THÉATRE DU MONDE. TOME PREMIER.   THÉATRE DU MONDE, Ou , par des exemples tirés des Auteurs anciens & modernes, les vertus & les vices font mis en oppojition. Par M. RICHER, Auteur des Vies des plus célebres Marins, des Faftes de la Marine Fran^oife, &c. OüVRAGE DÈDIÈ A LA REINE, TOME PREMIER. A MA E S TRICHT, Chez J. P. Roux & Compagnie, Imprimeurs-Libraires , aflbciés. I 7 9 0. Avcc Jpprobat'wn 5- Privilege du R/i*   A LA REINE. Madame, Faire paroitre fous les aufpices de Votre Majesté un Ouvrage, qui n'a pour objet que 1'amour de la vertu & 1'horreur du vice, c'eft vous rendre un hommage qui vous eft dü. Vous daignez 1'accepter,  vj ÉPITRE DÉDICATOIRE. MADAME, & vous proüvez aux Francois combien eft jufte la fatisfa&ion qu'ils goütent, en voyant a cöté de leur Monarque une augufte Princeffe, qui embellit le Tröne par 1'éclat de fa naiffance & par celui de fa beauté. Je fuis avec le plus profond refpeél , MADAME, De Votre Majefté , Le très-humble Setviteur & Sujet, Adrien RIc h £r.  vij AVERTISSEMENT. No vs avons eu Tintention de faire pour nos Contemporains ce que ValereMaxime fit dans le premier fïecle de J. C. pour les fiens. Voulant épargner, comme il le dit dans fon Epttre dédicatoit^ adrejjèe a VEmpereur Tibere, Venmti des recherches a ceux qui defiroient de s'inftruire, il prit, dans les meilleurs Auteurs, les a&ions mèmorables des grands Hommes, en fit une colIc&ion & la donna au Public. Son Ourrage nous a fervi de modele : nous mus en fommes cependant écartés, dans ïintention de rendre le nötre plus utile & plus agréable. Les faits qu'il rapporte nous ont paru trop détachés : on ne voit point ce qui les a occafionnés, & fouvent on ne connoit point ceux qui les ont produits. Pour éviter eet inconvénient, nous avons fait précéder chaque trait hiftorique aujourdhui; ce font les marqués cer» taines des larmes que m'ont fait ver» fer vos difgraces. Cruelle deflinée ! » Mon mari me for^oit de porter le » deuil pour mon pere, aujourd'hui mon » pere me force de le porter pour mon » mari. Croyez-vous , Léonidas, que >> votre fille vous voye tremper vos mains » dans le fang de celui que vous lui avez » vous-mêrhe choifi pour époux ? Non; » la mort la dérobera k eet horrible » fpeftacle. Oferoit-elle fe préfenter de» vant les autres femmes ? De quelle » honte ne feroit-elle pas couverte , elle » qui n'auroit pu obtenir de fon mari » la grace de fon pere, ni de fon pere » celle de fon mari! Léonidas, fi vous » n'êtes point fenfible aux larmes d'une » fille qui vous chérit; fi les foupirs de » ces deux enfants, qui font profternés  dü Monde. i » k vos pieds, ne vous touchent point, » vous effacerez le crime de Cléombro» tus k votre égard, en prouvant vous» même qu'on peut facrifier a la Royau» té, pere, enfant & gendre". En achevant ces mots , elle prit Cléombrotus entre fes bras, & dit : » II faut que le » poignard que vous voulez lever fur » lui, paffe au travers de mon corps, » avant d'arriver au fien ". Se jettanr enfuite aux genoux de Léonidas, elle ajouta : » Non , mon pere, vous ne » voudrez pas que le même coup tue » votre gendre & votre fille ". Ce fpe&acle étoit fi touchant, qu'il arracha des larmes de tous les fpeftateurs. La colere de Léonidas contre Cléombrotus céda a fa tendreffe pour fa fille. II la prit entre fes bras , mcla fes larmes aux fiennes, & lui dit : » Ma » chere fille, ta vertu défarme mon cour» roux; ton mari ne périra pas ; ma » tendreffe pour toi en eft le gage; mais » il faüt qu'il forte de Lacédémone, fa » préfence choque mes yeux : qu'il parte » dans Pinftant; & toi, ma chere Ché» lonis, refte avec ton pere, qui feroit » plus malheureux fur le Tröne, féparé » de toi, qu'il ne 1'étoit dans un afyle » avec -toi ", Chélonis avoit trop de A iv  8 Thiatrc grandeur cfame pour abandoriner fon mari dans le malheur: elle fe profterna au pied de 1'autel de Neptune , fit une courte priere, prit un de fes enfants entre fes bras , préfenta 1'autre a fon mari , & dit : » Partons, Cléombrotus : je vous » ai abandonné pour un pere malheu» reux; aujourd'hui, j'abandonne mon w pere pour un mari malheureux ". Quels éloges ne mérite pas une femme qui refaife de vivre avec un mari qui eft fur le Tröne, &c qui le fuit dans fon exil! Plutarque, Vh (PAgis & de Cléomenc, § . H. Bajfejfe & perfidie. JLes Lombards étoient une horde de Tartares; ils parcoururent une prodigieiife étendue de pays , s'établirent en Allemagne , vers 1'an 3 70 de Jefus-Chrift, pafferent en Italië, en 568, fous'la conduite d'Alboin , un de leurs Chefs. Plufieurs Ecrivains prétendent qu'ils y furent appellés par 1'Eunuque Narfès , qui avoit fuccédé au célebre Bélifaire dans le Gouvernement de ce pays. Les Italiens oublierent les fervices que Narfès  du Monde. le conduite a des extrêmités violentes; mais les remórds 1'anroient arrêté dans fa vengeance ; il en feroit venu aux éclaircifTements , 6c fon amour auroit fans doute encore augmenté; mais cette jaloufie étoit plus dangereufe : 1'orgueil 1'allumoit 8c 1'entretenoit : Henri avoit le vcoeur pris d'un autre cöté. Jeanne  44 Thédtre Seymour venoit de paroitre a la Cour en qualité de Fille d'honneur de la Reine : elle étoit jeune , belle, & avoit beaucoup d'efprit : le Roi en devint éperduement amoureux. Ce Prince avoit une bizarrerie étonnante dans le caraftere; il heurtoit prefque tous les principes de Religion dans lefquels il avoit été élevé, pour fatiffaire fa paffion; &, par délicateffe de confcience, il ne vouloit point être amant fans être mari. Pour faire fa femme de celle dont fon caprice le rendoit amoureux, eet homme violent & inébranlable dans fes réfolutions , n'écoutoit ni 1'honneur , ni la pitié. L'amour qu'il avoit concji pour Jeanne Seymour, lui fit ajouter foi aux calomnies qu'on employoit auprès de lui contre Pinfortunée Anne de Boleyn. II la fit conduire a la Tour : en y allant, elle apprit la caufe de fa difgrace. Lorfqu'elle fut dans la prifon, elle implora le fecours de la Divinité, qui connoiifoit fon innocence. Elle fit une confenion de route fa vie , fans même y omettre quelques plaifanteries, dont la pudeur , la décence même ne peuvent s'offenfer. Loin que Henri fut touché de cette candeur & de cette fincérité, il ne la regarda que comme un  du Monde. 45 , voile qui fervoit a couvrir des crimes. De toutes les perfonnes qu'Anne de : Boleyn, naturellement bienfaifante, avoit : obligées pendant qu'elle étoit en faveur, [ aucune n'ofa s'intérefTer pour elle ; & cette femme dont on imploroit la pro: teel ion, quelques jours auparavant, fut I abandonnée de tout le monde , paree ■; qu'elle étoit tombée dans la difgrace Sc 1 le malheur. Les Catholiques Romains, ; parmi lefquels fe trouvoient plufieurs de i fes parents, fe réjouiiïbient de fes maux: 1 ils defiroient même fa mort, efpérant : qu'elle termineroit les difputes qui s'é: toient élevées entre le Roi Sc la Cour de Rome. Cette infortunée PrincefTe , connoiffant le cceur de fon implacable mari , fentoit que fa perte étoit affurée : elle lui écrivit de fa prifon pour tenter en; core de prouver fon innocence. Elle lui i marqua qu'elle ignoroit le crime dont il i faÜoh qu'elle fe juflifiat; qu'il avoit tort de lui promettre fa grace pour prix de fa fincérité; que fa malheureufe époufe ; ne s'avouereit jamais coupable d'une faute dont elle n'avoit même pas eu la penfée. » Je ne me fuis jamais afTez ou» bliée fur le Tröne oü vous m'avez V fait monter, pour ne pas m'attendre  4 6 Tfüdtre ►> k la difgface que j'éprouve aujourd'hui. » J'ai prévu que mon élévation n'étoit r* fondée que fur un caprice de 1'amour; » qu'un autre objet pouvoit féduire vo» tre imagination , Sc m'enlever votre » cceur. Vous m'avez tirée d'un rang » obfcur pour me décorer du titre de » Reine, & de celui de votre compagne, » qui eft bien plus précieux pour moi. » L'un Sc 1'autre font fort au-deflus de » mon mérite & de mes voèux; mais, » puifque vous m'avez trouvé digne de » eet honneur, une légere fantaifie, ou » les mauvais confeils de mes ennemis, » ne doivent pas me priver de vos bon» tés. Que la tache, 1'odieufe tache qui » me refteroit de pouvoir être foupfon» née d'avoir eu un coeur perfide pour » Votre Majefté , ne fouille jamais la » gloire de votre fidelle époufe, & de » la jeune PrincefTe, votre fille. Qu'on » me juge., Sire; j'y confens : mais que » ce foit a un Tribunal légitime, & que » mes ennemis ne foient pas mes accu» Tateurs &c mes Juges. Que 1'on m'in» terroge publiquement Sc juridique» ment ; je n'aurai point k rougir de » la vérité de mes réponfes, Mon in» nocence paroitra alors dans tout fon » jour : vos inquiétudes feront calmées j  du Monde. 47 » la calomnie & la méchanceté feront » condamnées au filence, ou mon crime n paroitra a découvert. Alors, de quel» que maniere que Votre Maj ené dé» cide de mon fort, elle ne fera expo» fée a aucun reproche. Si je fuis cou» pable, vous aurez le droit devant Dien » & devant les hommes de punir une » femme parjure , & de fuivre votre » penchant vers la perfonne qui me » remplace dans votre cceur, & qui eft » la feule caufe de 1'état qü je fuis ré» duite. » Si vous avez- pris votre parti fur » mon fort; s'il faut que non-leulement » ma mort, mais encore une horrible » calomnie vous afllirent la polferlion » de 1'objet auquel vous attachez votre » bonheur, je fouhaite que Dieu vous » pardonne un fi grand pêché; aufli» bien qu'a ceux qui en auront été com» plices. Puiffe-t-il, au jour du jugement, » ne pas vous demander un compte ri» goureux de votre cruauté envers moi I » Nous paroitrons tous deux a fon Tri» bunal, & mon innocence y fera plei» nement démontrée. » PuilTé-je porter feule ici bas tout » le poids de votre colere! Puiffe-t-elle » ne pas s'ét^ndre fur les innocents &  4 8 Thédtn » malheureux Serviteurs que 1'on m'a dk » être en prifon comme mes compli» ces ! L'unique &C la derniere priere » que j'ofe vous adreffer, c'eft de ne leur » pas faire fubir un chatiment qu'ils » n'ont pas mérité. Si jamais je fus agréa» ble k vos yeux , fi jamais le nom » d'Anne de Boleyn flatta vos oreilles, » accordez-moi cette grace : je ne vous » fatiguerai plus des gémifTements & w des vceux que j'adrefTe au Ciel, pour h qu'il vous premie fous fa garde, & » qu'il dirige toutes vos aftions. De ma » lugubre prifon dans la Tour, le fix » Mai quinze cent trente-fix. Votre loyale &: toujours fidelle époufe, Anne de Boleyn ". Cette lettre auroit excité la pitié de tout autre que de Henri : mais ce barbare ne la re5ut que comme une importunité fatiguante. II avoit pris 1'irrévocable réfolution de faciliter la conclufion de fon nouveau mariage par la mort d'Anne de Boleyn. Tous ceux que la calommie avoit accufés d'être fes complices furent jugés, condamnés fans preuve, & exécutés. Norris, premier Gentilhomme  du Monde. 49 tilhomme de la Chambre du Roi, avoit été très-en faveur auprès de Henri: comme il fe trouvoit compris dans le nombre des accufés , le Roi voulut lui fournir un moyen de conferver fa vie; mais ce fut a condition qu'il avoueroit fon crime Sc accuferoit la Reine. Norris montra plus d'humanité Sc de grandeur d'ame, que le Roi ne montroit de bafTeffe Sc de cruauté; il répondit a cette indigne propofition qu'il fouffriroit plutöt mille morts., que de lacher la moindre calommie contre la conduite d'une femme vertueufe, Sc conferva ces fentiments jufqu'au dernier moment de fa vie. Anne Sc fon frere furent jugés par une Affemblée des Pairs. Ce jour-la les foup, $ons devinrent des crimes, la calomnie c devint une preuve devant les Pairs d'An' gleterre : ils rendirent un Arrêt par le; quel la Reine Sc fon frere furent con' damnés k être brülés, ou décapités, feI Ion le bon plaifir du Roi. Lorfqu'Anne, qui avoit paru a eet odieux Tribunal pour fe défendre, entendit prononcer ce terrible Arrêt, elle leva les mains au ciel, Sc dit : » O mon Pere, ö mon » Créateur! vous qui êtes la vérité même v> Sc la vie, vous favez que je ne mép rite pas cette mort". Elle fe tourna Tome I, C  ^ O Thédtre enfuite vers fes Juges 6c fit les proteftations les plus pathétiques de fon innocence. La cruauté de Henri n'étoit pas encore fatisfaite par une mort aulfi injufte; il vouloit diffoudre fon mariage avec Anne de Boleyn, 8c la forca, en la menacant de lui faire fubir fon Arrêt a la rigueur, de convenir juridiquement qu'il y avoit quelqu'empêchement légitime a fon mariage avec le Roi. Le Primat fe vit obligé, par cette confeffton, de caffer & d'annuller ce mariage : mais la maniere dont il prononca la fentence , annongoit fa douleur. Anne , voyant fa perte aüurée, ne fongea plus qu'a fe préparer a la mort. Elle chargea quelqu'un de remercier le Roi de ce qu'il ajoutoit toujours de nouveaux degrés a fon élévation : » De » fimple > Particuliere que j'étois, lui fit.» elle dire , vous avez fait de moi une » Marquife , enfuite une Reine : ne » pouvant plus m'élever dans ce mon»> de , vous me procurez le rang de » Sainte dans 1'autre". Elle lui renouvella les proteftations de fon innocence, 6c recommanda fa fille k fes foins. Cette PrincefTe voyoit approcher 1'heure de fa mort avec cette tranquillité, qui,  du Monde ', t\ dans ce terrible moment, n'appartient qu'aux ames véritablement grandes ; elle fe livroit même encore k ces faillies de gaieté qui lui étoient ordinaires : elle dit au Lieutenant de la Tour : » J'en» tends dire que 1'Exécuteur eft trés-' » expert",; &, mettant fes deux mains! a fon cou, elle ajouta, en riant:» Mon » cou eft mince , il ne fera pas diffi» cile a couper ". Le moment fata! arriva : on vint lui dire qu'il falloit aller au fupplice. Elle répondit: » Allons » donc a la mort". On imaginera, fans doute, que cette infortunée PrincefTe, en parcourant 1'efpace qui fe trouvoit entre fa prifon & lechafaud, étoit en proie k toutes les frayeurs que 1'approche du fupplice infpire aux ames vulgaires. Non^ infenfible a fon propre malheur, elle n'écouta que fa tendreffe maternelle, & facrifia k fa fille , quï étoit encore au berceau, le peu de moments qui lui reftoient k vivre. Elle réfblut de ne plus parler de fon innocence. Arrivée k 1'échafaud , elle pria Dieu pour le Roi, y monta avec tranquillité, préfenta le cou au Bourreau. Ainfi finit une femme dont la beauté a caufé la plus étonnante révolution qui foit jamais arrivée dans 1'Europe. C ij  5 X Thédtre Henri VIII, Roi d'Angleterre, prouve combien eft odieux nn homme qui ne prend pour guide que fes paffions. Incapable de pitié, de remords, c'étoit un monftre qui n'avoit de Phumanité que la figure: fa vie eft un journal d'horreurs. Hifi. de la Maifon de Tudor , par David Humt, t. 2. §, IX. Urn femme fe détruit elle-même , pour venger la mort de fon mari, Erasinorix & Sinatus régnoient dans une portion de la Galatie, gardoient tous deux le célibat, &c vivoient dans la plus grande intimité. Sinatus alla un jour rendre vifite a un Monarque, dont les Etats étoient peu éloignés des -fiens. II vit auprès de lui fa fille Camma : aux charmes de la figure, k la majefté de la taille, elle joignoit cette douceur de caracïere qui fait 1'appanage des femmes. Ce qui la rendoit accomplie, elle étoit un modele de chafi teté, Le peuple lui avoit marqué fon eftime en 1'élévant h la dignité de Prê»  du Mondei 53 ti'effe de Diane, Divinité pour laquelle les Galates avoient la plus grande vénération. Sinatus avoit le cceur fenfible ^ il ne put réfifter au defir de poneder une femme auffi parfaite. Ce Prince étoit orné des graces de la jeunefTe; il ne tarda pas a plaire a Camma , la demanda a fon pere , 1'obtint, &c 1'emmena avec lui. Elle étoit trop belle pour ne pas faire fur le coeur d'Erafinorix 1'impreffion qu'elle avoit fake fur celui de Sinatus ; mais fa vertu , foutenue dé fon amour pour fon mari, la retenoit dans les bornes de fon devoir. Les prieres, les promeffes étoient en vain employées : Camma , toujours chafte , toujours fidelle, les rejettoit avec mépris. La réfiftance enflammoit les defirs d'Erafinorix : enfin 1'amour , qui adoucit ordinairement le cceur des hommes , en fit un perfide, un barbare ; il fit affafliner Sinatus. Les fcélérats prêtent ordinairement leur baffeffe aux autres. II crut que Camma, dégagée du lien du mariage, confentiroit a être le prix de fon crime; il lui offrit fa main: mais elle regut cette offre avec toute Phorreur qui lui étoit due. Erafinorix ne fe rebuta pas ; il s'adreffa a ceux qu'il favoit avoir le plus de crédit fur. C üj  54 Tkédtre 1'efprit de la PrincefTe, les engagea a lui parler en fa faveur. Leurs preffantes follicitations obtinrent enfin fon confentement. Le jour marqué pour la célébration de 1'hymenée, elle fe para de fes plus riches ornements , regut avec nn air de fatisfaóïion Erafinorix , qui s'étoit rendu chez elle pour la conduire au Temple. Leur marche étoit précédée par une multitude de jeunes vierges tte. de jeunes garcons, qui chantoient en chceur des hymnes analogues a la fête : les rues par oü ils devoient paffer étoient remplies de fpetlateurs, qui ne fe laffoient point d'admirer les graces & la beauté de la PrincefTe. Lorfqu'ils font arrivés dans le Temple de Diane, oii le mariage devoit fe célébrer, Camma avance au pied de 1'Autel, avec eet ah" de gaieté qui femble annoncer la fatisfaöion intérieure; prend la coupe nuptiale, boit une partie de la liqueur qu'elle contient, la préfente a Erafinorix , qui boit le refle avec empreffement. Aufïï-töt la PrincefTe fe proflerne aux pieds de la ftatue de Diane, & dit, a haute voix : » Je » te rends grace, ö vénérable DéefTe, » de m'avoir prêté ton Temple pour » venger un mari qui m'étoit cher, &c  'da Monde. 5 5 i que ce barbare a fait affafiïner "! A peine eut-elle achevé ces mots, qu'elle expira : Erafinorix tomba mort prefque au même inftant. La liqueur que contenoit la coupe étoit empoifonnée. Le perfide Erafinorix fut puni dans le moment qu'il croyoit triompher. Pofycen , l. 8. Plutarque, vertueux faits des femrnes. La haine qu'une femme a pour fon mari, eft fi violente, qu'elle la poujfe au défefpoir : elle fe détruit elle-même. H erménia étoit une des plus belles filles d'Athenes, & fes gr aces extérieures étoient embellies par fes qualités intérieures. Son nom faifoit un éloge ; il étoit paffé en proverbe pour exprimer la fageffe & la douceur. Tous les jeunes gens d'Athenes fe difputoient fon cceur, & chacun d'eux afpiroit au bonheur d'être fon époux. Herménia n'étoit pas infenfible : dans la foule d'amants qui 1'environnoient, il s'en trouvoit un qui lui paroiffoit digne d'elle s C iv  5 6 Tkédtre mais, fi le cceur de cette vertueufe fille parloit , fa modeftie ne lui permit pas de donner le moindre indice de ce qu'on lui avoit infpiré. Cependant elle arriva a eet age oü il feut que les parents fe décident fur le fort d'une fille. Parmi ceux qui fe préfenterent pour obtenir fa main , on choifit celui auquel elle defiroit ellemême d'appartenir : les parents confentent a leur union. L'amant, 1'heureux amant (*), a la permiffion d'aller voir fa Maitreffe, de lui parler de fon amour; Herménia peut, fans rougir , lui faire l'aveu de fa tendreffe. L'impatience oü ils font d'être unis par les nceuds du mariage , leur fait regarder le temps qu'on employé aux préparatifs, comme trop lent a paffer. II avance cependant, & le jour du bonheur eft marqué. Ils goütent toute la fatisfaftion que peut leur caufer la certitude oü ils croyent être , de fe pofféder mutuellement dans peu de jours : mais cette joie fe changea bientöt en douleur. Un certain Lucélius, d'un age avancé , d'une figure fort ordinaire, d'un efprit très-borné, (*) L'Hiftoire në le nomrae pas,  du Mondt. 57 maïs qui poffédoit des richeffes immen» fes , propofe aux parents d'Herménia de partager fa fortune avec elle, & la demande pour femme. Les parents de cette fille n'écoutent que la cupidité , oublient la'parole qu'ils ont donnée & l'amant. Sans fon aveu , Herménia eft promife a Lucélius; 1'on pouffe même la barbarie jufqu'a la forcer de donner fon confentement. Le malheureux amant ignore ce qui fe paffe, va chez fa Maitreffe, lui jure une éternelle tendreffe. II n'eft plus regu avec cette joie, eet air de fatisfa&ion qui éclatoit fur le vifage d'Herménia, fi-töt qu'elle 1'appercevoit : il n'y voit plus que 1'empreinte de la doulenr. II la preffe, il la conjure de lui faire connoitre ce qui occafionne en elle un changement lï prompt. Elle jette fur lui des regards mêlés de douleur &S de tendreffe ; lui répond : » Nous ne nous verrons plus ", & dans 1'inftant fe dérobe a fa vue. II veut la fuivre; mais les portes lui font fermées. 11 rencontre le pere & la mere d'Herménia , & regoit de leur bouche 1'ordre cruel de ne plus fonger a leur fille , qui doit être. dès le lendemain, la femme de Lucénus. Sa douleur fut d'autant plus vive, qu'il étoit fur d'ê* C v  '5 8 Thédtre ire aimé : il vouloit parler; mais on lui dit de fortir. Le lendemain, Herménia va au Temple avec la douleur de fe voir privée d'un homme qui lui eft cher. Les défagréments de fon rival ; la contrainte qu'il lui fait effuyer le lui rendent odieux. Le mariage fut célébré, & tout le monde, excepté Herménia, faifoit éclater fa joie. On fit les réjouiffances en ufage dans ces fortes d'occafions, &c 1'on y invita lous Jes parents ik amis des deux époux. On étoit a table & on fe livroit a la ^oie qui eft ordinaire dans ces circonfiances : Herménia fe leva, & dit :» Ma » complaifance pour mon pere & pour » ma mere a laiiTé former les noeuds » de mon hymenée avec Lucélius ; mon » défefpoir les rompt ". En achevant ces mots , elle s'enfonga un poignard dans le fein, & tomba morte. Les fuites d'un mariage mal afforti font toujours funeftes. Le Bouquet Hiflorial, rccudtti des meilleurs Auteurs.  du Monde. §. xi. Une femme vertueufe eft outragée aprh la mort de fon mari : elle s"immole fur fon cadavre, "Vers le douzieme fiecle, 1'Italië vit naitre dans 'fon fein 1'homme le plus ambitieux, le plus cruel, & le plus impudique dont 1'Hiftoire ait jamais fait mention. Ezzelin ou Azolin naquit au village d'Onera, dans la Marche-Trevifane. II étoit fils d'Ezzelin le Romain , qui, après avoir régné quelque temps k Vicence, & s'y être fait admirer par fes vertus, embralfa 1'état monaftique, ou il devint v.n modele de piété. Le fils fe mit d'abord a la tête des Gibelins , fit admirer fes talents pour la guerre, contre les Guelphes; fe rendit, par la fuite , maitre de Vérone , de Padoue &c de quelques autres Villes. Cet homme odieux ne fit ufage de fa puiffance que pour affliger l'humanité. Les jeunes filles étoient enlevées & défhonofées. Apporter de la réfiftance, même paroitre s'affliger, étoit un crime pour une tnere; on lui coupoit le fein : c vj  6 O Théatrc fi elle étoit enceinte (la nature frémit) on lui ouvroit le flanc, & 1'on jettoit fon fruit, tout palpitant, dans les flammes. Ces horreurs parvinrent aux oreilles du Pape Alexandre IV. II en concut une jufte indignation , & fit prêcher une croifade contre le monitre qui les commettoit. Les Padouans n'attendoient qu'un moment favorable pour fecouer le joug d'un tyran fi odieux : ils fe préparerent tous k la vengeance, auffitót qu'ils apprirent qu'on fongeoit a les fecourir. Cependant Ezzelin , incapable de remords, s'endormoit au milieu des forfaits. Différents peuples de 1'Italie s'affemblerent a la voix du Pape, marcherent contre lui. Eveillé par 1'orage qui gronde fur fa tête , il ramaffe des troupes , va a la rencontre des ennemis ; les habitants de Padoue & des autres villes qui font fous fa domination, profitent de fon abfence, & arborent 1'étendard de la rébellion. II en eft inftruit, &, loin de fuivre ce que la prudence lui difte, il ne prend confeil que de fa fureur & de fa cruauté; d fait périr , dans les plus cruels tour! ments, douze mille hommes de Padoue, qui font dans fon armée. Plufieurs furent condamnés a mourir de faim ;  Ju Monde. 73- efpece de fer : mais elle fut inutile. La vie étoit infupportable a Porcia; Brutus ne vivoit plus : elle avala des charbons ardents, &c mourut. Le pere & le mari de cette illnflre Roffiaine s'étoie-nt immolés a 1'amour de la patrie; elle s'immola a Tamour conjugal, Plutarque, vie de Brutus. Valere* Maxime. §. XIV. Une femme arrivé} de crimes en crimes + O, faire périr fon mari dans les plus^ cruels tourments, Edouard I". pofTédoit toutes les Qualités civiles & militaires : fous fon regne 1'Angleterre parvint a un degré de glöire qui lui avoit été jufqu'alors inconnu : mais fon fils Edouard II ne monta fur le Tröne que pour le défhonorer. Ce Prince foible & indolent fe livroit tout entier a des plaifirs & a des amufements indignes de fon rang & de fa naiffance. Incapable de fupiporter le poids du Gouvernement, il Tome I. D  74 Thédtrt 1'abandonriok è. d'indignes favoris qui en abufoient, & qui ne faifoient ul'age de leur pouvoir que pour punir ceux que leurs intéréts, ou leurs querelles particulieres rendoient coupables. Le foible Edouard II, étranger dans fon Gonfeil, ignoroit les crimes qui fe commettoient dans fon Royaume, & , en ne les arrêtant pas , s'en rendoit complice. Spenfer, fon favori & fon Miniftre, profitoit de fon indolence pour comjnettre les aftions les plus criantes. Enhardi par 1'impunité, il profcrivit un nombre confidérable de gens de la première qualité, & s'empara de leurs •foiens. La NoblefTè & le peuple, indi>gnés, fe réunirent contre le favori. Ifabelle de France, fille de PhilippelV, dit le Bel, fceur de Charles IV, dit auffi le Bel , étoit alors Reine d'Angleterre. Cette Princeffe ambitieufe ne voyoit qu'avec dépit 1'afcendant que Spenfer avoit pris fur 1'efpritdu foible Edouard II, fon mari : elle fe joignit en fecret aux , mécontents, pour perdre un homme qui avoit ufurpé une puiftance qu'elle croyoit lui appartenir. Pour porter des coups plus sürs, êk abattre 1'infolent favori Spenfer, elle réfolut d'attendre une occdxqn fayorable. Le hafard la préfenta  du Monde. 75" bientöt: Charles-le-Bel, Roi de France, 1 prétendit qu'Edouard devoit venir lui- même k fa Cour, pour lui rendre hom, mage de la Guyenne qu'il tenoit en j qualité de Vanal de la Couronne de I France. Spenfer crut que fon intérêt ne i hu permettoit pas de laiffer aller Edouard i II feul en France; paree que ce Prince l facile pourroit, pendant fon abfence, ; paffer fous 1'empire d'un autre : il fenI tok d'ailleurs que s'il reftoit en An; gleterre, dépourvu de la protedfion du f Roi , il feroit expofé aux plus grands I périls. II n'étoit pas moins dangereux I pour lui, de fuivre le Roi a Paris; ok [ ifabelle , dont il connoiiToit les fenti- ments pour lui, avoit beaucoup de 5 crédit. La Reine étoit trop adroite pour ne : pas pénétrer les intentions de Spenfer. ] Elle leva toutes les difficultés, en propofant a Edouard de céder la Principauté de la Guyenne a fon fils , qui ! étoit alors agé de fept ans , & qui pour1 rok, fans aucun inconvénient, paffer i en France, pour rendre hommage a Charles. Spenfer goüta cette propofition , & y applaudit: il ne vit pas le piege qu'on •> lui tendoit; perfonne dans le Confeil d'Angleterre, n'eut affez de fagacité pour Dij  j6 T/iédcre 1'appercevoir : le jeune Edouard, alors Souverain de la Guyenne, pafla en France avec Ifabelle, Beaucoup de Seigneurs mécontents avoient quitté PAngleterre : n'ignorant pas la haine que la "Reine avoit concue pour le Miniftre d'Angleterre , ils le rangerent tous auprès d'elle. Du nombre de ces méconxents fe trouva Roger Mortimer, d'une des plus illuftres Maifons d'Angleterre. A la fleur de la jeunefTe, aux agréments de la beauté 8c de la taille, il joignoit une légéreté d'efprit furprenante. Bientöt il fut le confident d'Ifabelle. Lorfque la confiance eft établie entre deux perfonnes d'un fexe différent , il eft difficile que leur cceur ne s'enflamme pas. Ifabelle voyoit tous les jours Mortimer , 8c tous les jours il acquéroit pour elle de nouveaux charmes. Enfin, elle oublia pour lui ce qu'elle devoit a fon rang, afon honneur. Edouard II, qui n'avoit été qu'un objet de mépris pour elle , en devint un de haine, aufti-töt qu'elle Peut outragé. Elle entra dans ïa confpiration qu'on avoit formée, fe rendit maitreffe de la perfonne du jeune Edouard, héritier du Royaume d'Angleterre , 8c réfolut la perte du Roi Sc de fon favori, On prétend que le Roi  du Monde, 77 de France approuva eet odieux projet. La Cour d'Angleterre ne tarda pas a être inftruite des complots d'Ifabelle £ -Edouard lui ordonna de revenir promptement dans fon Royaume, avec font fils; mais elle déclara formellement qu'elle n'y retourneroit jamais , fi 1'on n'erc chaflbit Spenfer. Cette déclaration fut connue en Angleterre, &c attira a la Reine 1'amour de tous les Anglois. Ifabelle, inftruite des difpofkions du Peuple &c des Barons en fa faveur , réfolut de pafler en Angleterre avec une armee qui la mit en état de foutemr fes partifans, 8c de faire la loi dans ce Royaume. Quoique le Roi de France fut tout difpofé a favorifer la facfion de fa fceur, il fentit cependant qu'il feroit honteux pour lui de protéger ouvertement une femme &c un fils contre un pere, un époux ,' un Roi: il refufa de donner des troupes a Ifabelle. Cette PrincefTe , öbligée d'avoir recours a quelque autre Puiffance , fianga fon fils, encore trop jeune pour fentir les conféquences des démarches de fa mere, a Philippe, fille du Comte de Hollande & de Haynaut. Süre de la proteftion de ce Prince, 8c d'un appui fecret de la part de fon frere, D iij  7^ Thèdtrt elle enröla prés de trois mille hommes d'armes a fon fervice, mit a la voile des cötes de France, Sc defcendit, fans obflacle , fur celles de Suffolk ; avec fon fils Sc tous les Seigneurs Anglois qu'elle avoit trouvés a la Cour de France, du nombre defquels fe trouvoient les deux freres du Roi. Ifabelle, pour cacher fes odieux deffeins, fit publier un manifefte, par lequel elle annongoit que fon unique intention étoit de délivrer le Roi Sc te Royaume de la tyrannie de Spenfer. Cette publication augmenta le nombre de fes partifans , au point qu'elle fe vit a la tête d'une armée formidable„ Le foible Edouard , au-lieu de fonger a écarter 1'orage qui grondoit fur fa tete, abandonna Londres , Sc s'enfuit de Provinces en Provinces. Si-töt qu'il eut montré fa foibleffe, tout le monde leva 1'étendard de la rébellion. La juftice demeura fans force, les loix refterent. fufpendues; les horreurs fe multiplierent,: Spenfer Sc fon pere furent pendus; Sc tous ceux qui confervoient encore quelque attachement a leur devoir, périrent dans les tourments. On pourfuivit le Roi, on 1'arrêta dans les montagnes du pays de Galles, oü il vou>  'M Monde. 79 lolt fe cacher. On le conduifit au chateau de KeuuVortk. La Reine, voulant profiter des diipofitións oü le peuple étoit en la faveur , cónvoqua un Parlement a \Veltminfter. On y produifit' contre le Roi, un libelle, oü on 1'accufa d'être incapable de régner, de prodiguer fon temps a de vains plaifirs, de négliger les affaires publiques, de fe laiffer gouverner par des mauvais Miniftres, &tc. Le malheureüx Edouard fut dépofé d'une voix unanime, & le Prince Edouard, fon fils, fut proclamé Roi, On poufla 1'injuftice, a 1'égard du pere, jufqu'a exiger de lui une abdication. Lorfqu'Edouard II fut arrivé au comble du malheur, la haine fe changea pour lui en pitié, &£ 1'on fentit toute 1'horreur de la conduite d'Ifabelle. Les yeux étant ouverts fur elle, on appercut que fon attachement pour Mortimer étoit cri~ minel; on ne tarda même pas a en avoir des preuves , tc elle devint un objet odieux pour tous les Anglois. Ils ne la virent qu'avec indignation verfer des larmes fur le fort du malheureux Edouard, & prirent ces larmes plutöt pour 1'effet de 1'hypocrifie , que pour celui de la pitié. Ils fe reprocherent eux-même's d'a-  &® Thêdtre yoir rnanqué a ce qu'ils avoient de plus facre, de s'être dés.honorés pour foutenir fes forfaits. La Reine & fon Favori ne tarderent pas a être informés des difpofitions oü Pon étoit a leur égard , & des fentiments que le malheur du Roi infpiroit. Pour éviter les fuites que ce changement dans les efprits pourroit occafionner, ils envoyerent ordre a Mautravers & a Gourney , qui gardoient Edouard II a Berkeley - Caftle , oü il avoit été transféré, de faire périr ce malheureux Prince, de quelque maniere que ce fut. Ils ne pouvoient mettre ce crime en de meilleures mains : ces deux fcélérats commencerent par lui faire enduxer les outrages les plus cruels. On affure qu'ayant demandé un jour a être rafé, ils firent apporter de Peau froide je bourbeufe qu'on avoit puiiée dans un foffé. Edouard en demanda d'autre; mais on refufa d'en faüe venir. Juflement indigné de eet outrage , il verfa des larmes, &c les fentant couler fur fes joues, il dit : Je ferai rafé avec de Peau claire' & chaude , malgré les malheureux qui m'environnent. L'impatience de ces odieux Miniftres de la cruauté d'Ifabelle & de Mortimer, ne permit pas que ce Prince infortuné  du Mondt. &i .trainat plus long-temps fa malheureufe vie. Le 21 Septembre 1327, ils s'élan* cerent fur lui, le coucherent fur fort lit, &, pour 1'y retenir, mirent une table fur fon corps. Se trouvant maitres de fa perlbnne , ils lui introduifirent, au travers d'une corrte, un fer rouge dans le fondement. Cette précaution empêcha qu'il ne rtftat fur fon cadavre des marqués extérieures de violence; mais les cris aigus dont eet infortuné Prince ft retentir ie Chateau, pendant fon fupplice , avertirent tous les Gardes & tou.s les Domeftiques, de 1'horrible fcene qut fe paffoit. Mortimer voulut profiter de fon crime pour ufurper la fouveraine puif fance en Angleterre; mais il fut dupe de fon ambition. Le Parlement lui fit fon procés, &c le condamna k être pendu. L'arrêt fut exécuté le 29 Novembre 1330; & Ifabelle fut enfermée dans fa propre maifon a Refings, prés de Londres, oü elle mourut en 1358. Ifabelle de France, Reine d'Angleterre, prouve combien une femme doit fe tenir en garde contre elle-même, & qu'elle ne fait plus arrêter fes paffions , lorlqu'elle leur a une fois laifTé prendre 1'elTcr. Hijf. d'Angleterre, par David Hume> D v  8i Thédtre §. XV. Une femme brave tout pour prouver fon amour conjugal. Denys, tyran de Syracufê, eft trop connu pour que nous foyons dans le cas de nous étendre ici fur fa naiffance & fes cruautés. Ce monftre n'avoit aucun ami , paree qu'il n'étoit l'ami de perionne; tous ceux qui le connoiffoient 1'abhorroient. II donna fa fceur Thefta en mariage a Polyxene , un des principaux habitants de Syracufê, Si Polyxene étoit flatté d'être le beaufrere de Denys, c'eft paree qu'il étoit le man de Thefta, Cette PrincefTe avoit recu de la nature autant de vertus que fon frere avoit de vices. Polyxene étoit digne d'elle : il pouvoit être mis au nombre des Sages de fon temps. II ne tarda pas a s'appercevoir qu'un fage eft déplacé 4 la Cour d'un tyran : fes vertus offenfoient Denys, paree qu'elles lui reprochoient fes vices. Pour fe dérober au péril qui le menacoit fans celfe, il quitta la Sicile, & alla chercher un afyle affuré dans la Grece, Denys, informé de  du Monde. 83 fa fuite , envoya chercher Thefta , 8c lui reprocha, avec colere, de ne 1'avoir pas averti que Polyxene avoit forme le projet de fortir de la Sicile. Elle jetta fur lui un regard d'indignation , 8c lui dit: » Si tu crois que mon mari fut parti » fans moi > après m'avoir communiqué » fon deffein, tu me connois mal, DeW nys; il feroit plus fatisfaifant 8c plus » glorieux pour Thefta, d'être fugitive » avec Polyxene , que de vivre avec » Denys ". Cette fermeté changca la colere de Denys en confufion; il fe retira fans répondre a fa foeur. La renommee publia bientöt dans Syracufe le langage héröique de Thefta. Cette femme y devint 1'objet de la vénération publique. Lorfque Denys fut mort, que fon fils fut chaffé , 8c la tyrannie détruite, on conferva pour cette femme le même refpect, 8c on lui rendit les mêmes honneurs qu'a une Reine. Lorfqn'elle mourut, les Magiftrats ordonneïent que tous les Citoyens alfifteroient a fes funérailles en habit de deuil. U eft rare que la vertu, pouffée a un fi haut degré, ne recóive pas les hommages qui lui font dus. Plutarque, Vie At D'wn* D vj  Thédtre §. xvi. Haine implacable. Jacqueline de Baviere, Comteffe & héritiere du Haynaut, de la Hollande, de IaZélande & de la Frife,étoit recherchée en mariage par tous les plus piuüantsPrinces de I'Europe. Eile époufa Jean, alors Dauphin de France, fils de Charles VI, & refta veuve , fans en avoir eu d'enfants. Cette PrincefTe prit pour fecond mari Jean, Duc de Brabant, coufin de Philippe, Duc de Bourgogne. Jacqueline contracta ce mariage plus par complaifance que par inclination, & les fuites n'en furent pas heureufes. Elle avoit 1'efprit vif, fin, délicat, plus de courage & de fermeté qu'il n'en eft ordinairement accordé a fon iexe, &c fe trouvoit alors dans la vig-ieur de l'%e. Le Duc de Brabant entroit k peine dans fa quinzieme année. A une loibleffe d'efprit extraordinaire, il jo^"gnort une fanté très-délicate. La différence étoit enfin fi grande entre le mjtfi « la femme, que Jacqueline concut pour lui un dégout qui fe cbangea bientöt en  du Monde. 85 haine, & réiblut de rompre un mariage qui lui étoit odieux. Elle s'attendoit k trouver de la réfiftance du cöté de la Cour de Rome; mais, pour contenter fes impatients defirs, elle palfa en Angleterre , fe mit fous la protection du Duc de Gloceüer , frere de Henri V, oncle de Henri VI, Sc Protefteur du Royaume d'Angleterre , conjointement avec le Duc de Bedfort, fon frere aïné , pendant la minorité de leur neveu. Le Duc de Glocefter étoit bouillant, impétueux, fon cceur s'enflamma bientöt pour une femme jeune , belle & aimable, telle qu'étoit Jacqueline de Bavier e ; d'ailleurs elle attendoit une fortune immenfe : Pamour tk 1'ambition fe réunirent & engagerent le Duc a lui demander fa main. Elle accepta , & le mariage fut conclu, fans folliciter une difpenfe du Pape , & fans inftruire les parents du Comte de Brabant, de cette démarche indifcrete. Philippe , Duc de Bourgogne, ne Papprit qu'avec indignation. D'un cöté, il fentit Poutrage que 1'on faifoit au Duc de Brabant, fon parent ; de 1'autre, il craignoit de voir les Anglois établis dans fon voiiïnage. Ces idéés 1'engagerent k repréfenter au Duc de Brabant ce que fon honneur deman-  T/iéatre doit de lui, & a propofer aux fujets de Jacqueline, d'embraffer les intéréts de ce Prince. Inftruit que le Duc de Glocefter faifoit des préparatifs pour fe mettre en poffenion des biens de la ComtefTe, il leva des troupes &c marcha au fecours du Duc de Brabant. La guerre s'alluma avec fureur dans les Pays-Bas , & la haine,' autant que la politique, irrita les deux Ducs 1'un contre 1'autre. Ils s'écrivirent plufieurs lettres outrageantes, & en vinrent a des défits réciproques. Le Duc de Bedford blama beaucoup la conduite de fon frere : il prévoyoit que le Duc de Bourgogne ne manqueroit pas de renouer avec le Roi de France, & d'abandonner totalement le parti des Anglois, qui avoient cependant befoin de fon fecours pour achever de conquérir la France. Ce Prince fit Pimpoffible pour rétablir la bonne intelligence entre les deux Ducs : mais celui de Glocefter avoit un caraftere trop altier pour abandonner fes prétentions; il ne voulut jamais fe prêter a un accommodement raifonnable. Le Duc de Bourgogne obtint du Pape Martin V, une Bulïe qui annulloit le mariage de Jacqueline de Baviere avec le Duc de Glocefter, & déclaroit que fi le Duc de Brabant, fon  du Mondei 87 véritable époux , mouroit avant elle , cette PrincefTe ne pourroit jamais s'unir légitimement au Duc de Glocefter. Celui de Brabant mourut peu de temps après ; Jacqueline fut obligée de nommer le Duc de Bourgogne pour fon héritier , en cas qu'elle mourut fans enfants , Sc de promettre de ne jamais fe remarier fans fon confentement. Jacqueline époufa , par la fuite , un fimple Gentilhomme Flamand, nommé Berfelen. Le Duc de Bourgogne le fit arrêter, Sc Jacqueline racheta la liberté de fon mari, en cédant au Duc les Comtés de Haynaut , de Hollande , de Zélande Sc de Frife; ce qui rendit ce Prince maitre de prefque toutes les Provinces des Pays-Bas. Ce n'eft pas la feule fois qu'on a vu des femmes facrifier, biens, honneur Sc refpecl: humain a la fatisfaöion de pof féder un homme qui leur plak. Hifi. d'Jnglet., par David Humt-  du Monde. 91 Indiens, avoient la liberté de fe marier lans le confentement de leurs parents. H arrivoit fouvent que, le premier feu de le pafnon étant éteint , le mari & la femme fe dégoütoient 1'un de l'autre : mais , le divorce n'étant pas permis , beaucoup de femmes, pour fe débarraffer de leurs maris, les empoifonnoient; ce qui leur étoit très-facile dans un pays oii le poifon eft fort commun. Pour arrêter ce crime, les Indiens porterent une loi qui ordonnoit, lorfqu'un homme étoit mort, de brüler une de fes femmes avec le cadavre. Les femmes , ignorant fur laquelle le fort tomberoit, veilloient toutes a la confervation de leur mari. Celles qui ne vouloient pas fe foumettre k Cette loi, étoient regardées comme infantes & bannies de toutes les fociétés. On aflüre que eet horrible ufage exifte encore dans 1'Inde. C'eft arrêter la barbarie par la barbarie même. Diodore de S\cile , g.  9* Thédtre §. XVIII. Horribh vengeance. .Alexandre, après avoir valncu Darius, foumis la Perfe, pafla dans la Tartarie , & fubjugua plufieurs nations : mais il trouva une réfiltance opiniatre dans Spitamenes, chef d'une horde dc Tartares, & Gouverneur d'une portion de la Grande - Bucharie. Cet Officier avoit eu un fi grand attachement pour le Roi de Perfe, qu'il réfolut de facrifier tout, même fa vie, pour le venger. II avoit appris aux Tartares , qui étoient fous fes ordres, k faire la guerre ■ légere; par des attaques fubites & impréyues, des fuites précipitées, il harceloit continuellement les Macédoniens : plus Alexandre trouvoit de difficultés a vaincre ce Tartare, plus il s'opiniatroit a le combattre. Le courage Sc la prudence de Spitamenes auroient fans doute ^ng-temps bravé la patience du Héros, s'il n'eüt pas été le mari d'une femme plus ennemie de la fatigue qu'il ne 1'étoit lui-même du repos & de la trar.quillité. Connoilfant 1'empire que fa  du Mond',. 93 ; beauté lui donnoit fur 1'efprit de ce Prinice , elle concut le pro jet de lui faire jmettre les armes bas pour fe foumettre au conquérant de la Perfe, Elle lui repréfenta'que c'étoit une témérité de voui'loir, avec li peu de monde, réfifter a. ■ un Héros fous les coups duquel il avoit . vu tomber le plus puiuant Monarque de j la terre; que de fes peines & de fes fai ticnies , il n'en retireroit que la honte \ d'augmenter la gloire de fon ennemi, & la douleur de perdre fes Etats : elle j ajouta que la foibleffe de fon fexe ne ( lui permettoit point de le fuivre , & \ que, s'il avoit autant d'amour pour elle qu'il vouloit lui en faire paroitre, il lui j fourniroit 1'occafion de fe repofer &C de ( conferver fon rang & fa fortune, en fe l foumettant au Roi de Macédoine , qui t étoit toujours prêt a accorder grace k I ceux qui imploroient fa clémence. Spij tamenes trouva tant de bafTefTe & de i bicheté dans ce difcours, qu'il entra en I fureur, tira fon épée & s'élanga fur fa } femme pour la lui paffer au travers du ) corps : les Officiers qui étoient autour i de lui, arrêterent fon bras. Sa colere i étant calmée -, il remit fon épée dans le ; fourreau; mais il ordonna a fa femme de fortis & de ne plus paroitre devant  du Monde. 95 habitants de la Bucharie , n'ayant plus de chef, prirent le parti de la fourniffion. Cette femme abominable ne recut que des marqués d'indignation de celui qu'elle efpéroit voir applaudir a fon crime. Quint, Cur. I. y. Sabell. I. Fulvius , Sénateur Romain, inftruit que fon nom étoit fur la lifte des profcrits, alla trouver fa femme, 6c la pria E iv  104 Thldtrt de l«i aider a chercher une retraite oii il put être a 1'abri du danger qui le . menacoit. II avoit d'autant plus lieu d'efpérer d'elle ce fervice , que la reconnoiffance & la tendreffe devoient la rendre fenfible a fon malheur. De 1'état abjecl d'efclave, oü la naiffance 1'avoit placée, il 1'avoit élevée au rang de femme de Sénateur : mais la jaloufie impofa filence au devoir : cette femme étoit perfuadée que fon mari avoit donné fon cceur k une autre J & Fulvius, au-lieu de trouver ime époufe tendre & compatiffante, ne trouva qu'une ennemie implacable; elle alla le dénoncer aux .Tnumvirs, & le lfvra aux bourreauy. Les effets de la jaloufie font prefque toujours cruels. Fulgof. I. J, c. 2. §. xxiii. Complaifanci extraordinaire: L è flambeau de 1'amour eft ordinaïxement allumé par les charmes de la ngure , & quelquefois par ceux de 1'efpnt. L'hiftoire en fournit plufieurs exem-  du Monde. 105 pies. Nous en prendrons un dans Diogene Laërce, 1. 6, c. 7. Le Philofophe Cratès naquit a Thebes, óü fes parents tenoient un rang diftingué. II abandonna des blens confidérables pour fe livrer tout entier a la Philofophie, 8c embraffa la feclte des Cyniques. A une figure défagréable , a une taille difForme, il joignoit une malpropreté infupportable. II n'avoit pour manteau que des lambeaux mal aflemblés 6c tout couverts d'une hörrible faleté. Enfin, la figure de eet homme choquoit les yeux de ceux qui le rencontroient : mais fi la nature avoit été avare a fon égard pour les qualités du corps, elle avoit été prodigue pour celles de Pefprit. Ge Cynique avoit la conception aifée, le jugement folide , une éloquence male 6c perfuafive : fes difcours eharmoient tous ceux qui 1'entendoient. Une jeune fille, nommée Hipparchie, 'originaire de Maronée , ville de Thrace, 1'entendit un jour qu'il prónöneoit un difcours au milieu du peuple; elle 1'écouta avec raviffement; ferma les yeux fin fes défauts extérieurs, pour ne faire attention qu'a la beauté de fes talents \ congut même le defir de 1'avöir pour E v  ÏOÓ Thèdtre mA. Eife étoit d'une des plus Hluftrasï families de Thrace, fceur de Métroclès qui fut depuis difciple de Cratès; réu- ' nifloit aux fleurs de la jeunefïe , toutes les graces de fon fexe , régularité dans jes traits , nobleflê dans la taille & dans les geftes, douceur dans le caracfere, fineffe & agrément dans 1'efprit : Hipparchie pafïbit enfin pour la perfonne la plus accomplie de fon temps. Tous les jeunes gens des environs afpiroient au bonheur de la pofléder , & s'emprefioient k lui rendre des hommages Ce n'étoit point le faire dans les habits, 1'air afFefté dans le maintien, le langage fade & apprêté qu'il falloit pour toucher le cceur d'Hipparchie, c'étoit un homme d'un mérite réel; c'étoit un Philofophe; c'étoit enfin Cratès. Plus elle 1'entendoit, plus fon amour pour lm augmentoit. Bientöt elle regarda les moments qu'elle étoit éloignée de lui, comme des moments perdus , & pria les parents de fouffrir qu'elle le prit pour fon mari. Leurs remontrances , leurs prieres, leurs menaces enfin ne fervirent qu'a 1'affermir dans fon projet. Elle leur déclara qu'elle périroit ou qu'elle ferou la femme de Cratès. Une pareille ï-efolution leur caufa les plus vives alar-  du Monde. '«>7 mes: Us allerent trouver Cratès, & k gerent d'employer l»""?^^ quence pour détourner Hipparchie de ?on deffein. Cet homme s'etor fait une loi d'impofer filence a toutes te; pal fions j il accompagna les parents dHipoarchie, & lui tint ce langage: : » Vous Tvoute être la femme d'un Cynique ; mal il faudra mie vous fuiviez es mceurs de cette fefte auftere. La deSSe de votre tempérament vous w Se tók en ^erV&,J^ dï „ été ; de vous interdire les mets öe■ ^it^auxquels Voojto*^ « mée oour ne manger que des reues l Teoutants que vous pour** trouver :S?les rl; de marcher encore »» auand vous ferez fatiguee ; enhn öe Scre le fommeil qui vous accabtea? » Pourrez-vous encore vous refoudre a » iures & les outrages '? Hipparcme lui rèpondit : » Rien ne maffligera , Tvous me tiendrez lieu de tout lorf, mie vous ferez mon epoux. Ma re» que wu changerai "„Sw qudea — s, voV avoirpoiu- epoux * A 11,11  108 Thédtn tam ühiflè tomber fon manteau, tourne le dos, montre une boff éno; ™ entre fe deux épaules, & Z d?t >> Le voda - Pofant ia befa e & fontl' ton aterre,dajouta : >> Voici fatf ttppardne avoit pris fa réfolution die' époufa Cratès, fe foumit,,pour lui Dlairi aux loxx de fon odieufe '&e,TpóS ^r^'i?,Uand H le defiro t, ieP°e^ Pecf du a 1'honnêteté & a ladécence Elle eut plulieurs enfants d ^cen^ SnV Tr F ^ancd De'pa! ^SSde^ ^ Diogene Laërce; $• xxiv. Hauteur déplacie. eXoiïi R dü freizle^e fiecle, if exiitoit a Rome Un certain Pierre Ke" ieler, qlu tenoit un rane jffe ï dans la Bourgeoifi"& Si J Y efpnt, il nWnJt SW1"^ ai, par fon confidération p^mT ^ande P- une d£o£T c^triote*; avoat au moins fflénté ]eiir ^  du Monde. 109 homme n'étoit, ni vindicatif, ni ambitieux; il n'avoit aucuh des vices auxquels étoient fujets ces hommes célebres qui ont fait le malheur de leur patrie; ; mais il étoit tourmenté par celui qui at: taque ordinairement les hommes vulgaires, qui fuyent toute efpece d'occupation, & fe livrent a une entiere oifiveté. Après avoir long-temps combattu, il réfolut de fuivre le confeil que Saint ; Paul donne a ceux qui fe trouvent dans fa pofition, & de fe marier. II fe leva • un jour de très-grand matin, implora le fecours de la Divinité, & lui promit ' d'époufer la première fille qu'il renconi treroit, fi elle confentoit a être fa fem, me. Sa priere étant achevée , il partit pour fe rendre a 1'Eglife de St.-Pierre, : trouva , dans le cimetiere, une jeune fille qui lui demanda 1'aumöne d'une maniere fort humble. Kelfeler , rempli de fon idéé, lui demanda fi elle étoit fille ; & , fur fa réponfe, lui propofa de 1'époufer. Cette propofition de la part d'un homme qui avoit quelque apparence, caufa une fi grande furprife k cette malheureufe fille, qu'elle garda le filence. Voyant que Kelfeler perfiftoit , elle lui dit que 1'état déplorable ou il la trouvoit, la mettoit dans le cas d'ac-  I 10 Thédtre cepter toutes les propolitions qu'on lui feroit, pour en fortir; » mais, ajouta» t-elle, ce que me propofe un homme » tel que vous, a plus l'air d'un badi» nage que d'une réalité : laiffez les » miférables en paix, tous les gens de » probité les ont refpectés ". Le bon Kefleler affura qu'il parloit avec fincérité. La fille lui dit alors qu'elle feroit fa femme, fi-töt qu'il le voudroit. II fe hata de remplir les formalités ordinaires; n'écouta les remontrances, ni de fes parents, ni de fes amis, & fit fa femme de celle dont il n'auroit pas du faire fa fervante. Kefleler avoit droit d'efpérer au moins de la reconnoiffance; mais il ne trouva dans fa femme que hauteur , arrogance & mépris. II éprouva enfin combien il eft difficile que ceux qui , d'un état abject, font élevés a la fortune, confervent de 1'humilité. Huid, Coccii Theologi Baf, Acroam,  du Monde. in §. xxv. Conftance & fidétiti. Cyrus joue un fi beau röle dans cette hiftoire, que nous commencerons notre narration par faire connoitre quel étoit ce Prince. Son pere s'appelloit Cambife , il étoit Roi de Perfe, & defcendoit de Perfée , fi vanté dans la Fable. Sa mere, nommée Mandane, étoit fille d'Aftiage, Roi des Medes. La Nature fembloit s'être fait un devoir de donner k Cyrus toutes les perfeaions que 1'on peut defirer dans un homme. 11 avoit la figure extrêmement belle; fa taille étoit noble; on remarquoit des graces jufques dans fes moindres geftes. Dés fon enfance, il annoncoit ce qu'il devoit être; aucun de fes compagnons ne 1'égaloit en adrefle; il avoit la conception fi prompte, qu'on lui en avoit toujours affez dit. Ses talents pour 1'art militaire fe développerent de fi bonne heure, qu'il étoit regardé comme un grand Capitaine , dans un age ou les autres hommes favent k peme obeir. Le Roi d'AfTyrie , voyant que le<  112 Tkéatre Medes & les Perfes contraftoient tous les jours de nouvelles alliances , eut peur que leurs forces reünies ne les miffent en état de fubjuguer toute 1'Afie. II forma contre eux une ligue, dans laquelle le célebre Créfus, Roi de Lydie, entra un des premiers. Cyaxare , Roi des Medes, & frere de la mere de Cyrus , fut informé des préparatifs qu'on faifoit contre les Medes & les Perfes. Se doutant bien que les ennemis commenceroient leurexpédition par fes Etats, qui étoient plus voifins des leurs, que ceux de Perfe, il fit des préparatifs pour les repoufier, & envoya demander du fecours a Cambyfe, fon beaufrere , | qui Tégnoit alors en Perfe. Le jeune Cyrus fut choifi, d'une voix unanime, pour commander 1'armée qu'on réfolut d'envoyer au fecours des Medes. II foumet d'abord les Arméniens & les Chaldéens; entre avec fon armée vi&orieufe dans les Etats du Roi d'4ffyrie, vers 1'an 556 avant Jefus-Chriii. Sa préfence jette une fi grande confiernation parmi les ennemis, qu'ils prennent^ la fuite, fans ofer, pour ainfi dire fe défendre : les Perfes & les Medes ne font occttpés qu'a frapper & a faire des prifonniers. Parmi les femmes que la  du Monde. '113 lacheté des Affyriens , la valeur des Medes & des Perfes pnverent de la liberté, il s'en trouva une dont la beauté étoit fi grande, qu'elle attira 1'admiration du foldat &c de 1'Officier : ils setforcerent tous, comme a 1'envi , de calmer les douleurs que lui caufoitJa captivité. C'étoit Panthée, femme d Abradate, Roi des Sufes, allié des Affyriens. Ils la deftinerent pour Cyrus, croyant qu'on ne pouvoit faire uri prefent plus agréable a un homme de Ion êee : mais ils ne connoiffoient pas le grand Cyrus. II écouta, avec tranquillité, les éloges qu'on lui fit de cette femme , & répondit : » Je ne la verrai pas, » puifqu'elle eftfi aimable; je craindrois » qu'elle ne captivat mon cceur, &c ne » n'empêchat de faire mon devoir de » Général ". Cyrus n'étoit pas inienfible aux charmes de la beauté ; mais il étoit affez prudent pour craindre lamour & fes fuites. II mit cette femme fous la garde d un Officier Mede , nommé Arafpas , qui . avoit paffé avec lui une partie de la ieuneffe; lui recommanda , en memetemps , de fe défier de lui-meme, & de borner fes foins auprès de cette belle captive, aux devoirs que hu impoloit  1 r4 Thédtre la commimon dont il étoit chargé. II ajouta ; » Notre gloire dolt veiller a fon » honnetir &c garantir fa vertu ". Arafpas ne montra d'abord a Panthée, que des attentions refpeaueufes. II alloit fouvent la voir : par des efpérances flatteufes, il adouciffoit fon chagrin; II parvint a rétablir quelque tranquilhte dans 1'ame de cette femme infortunee. Elle concut pour lui de 1'eftime, & hu marqua de la reconnoilfance. Toutes les fois qu'il arrivoit des exercices militaires, elle examinoit quels pouvment être fes befoins, les Indiquoit a fes ( efclaves , & leur ordonnoit d'y fatisfinre. Dans des conjondtures femblables, 1'amour-propre eft ingénieux k flatter les hommes : le Mede attribua a 1'amour ce qui n'étoit que 1'effet de la reconnoiffance. II fit connoitre a Panthée les fentiments qu'elle lui avoit infPires : mais le fuccès ne répondit pas a fon attente. Elle lui dit que fon cceur appartenoit k Abradate , qu'elle n'en pouvoit plus difpofer; qu'elle aimoit fi tendrement fon mari, que 1'abfence même n'etoit pas capable de la faire manquer a fon devoir , en quelque maniere que ce fut. Ce langage, ditïé par la vertu, devoit faire changer la pafiion d'Araf-  da Monde. 115 >pas en admiration 8c en refpect; mais ü irrita fes defirs, au point qu'il alla jufqu'aux importunités. Craignant d'irriter Cyrus contre fon ami , Panthee ne vouloit pas lui porter fes plaintes , & foupiroit en fecret. Les obflacles, irriterent enfin les defirs d'Arafpas, au point qu'il devint furieux. Panthee ne trouva plus en lui le courtifan d'un Prince généreux ; c'étoit un forcene qui n'étoit plus en état de refpeaer 1'honneur Sc la vertu. II alla jufqu'a • lui dire , qu'il obtiendroit de la violence ce que la complaifance ne vouloit pas lui accorder. Panthée, craignant les effets de ces menaces, crut ne devoir plus garder de ménagement : elle envoya un de fes efclaves dire k Cyrus, qu'elle le prioit de garantir fon honneur qui étoit en danger. Cyrus, ï ayant entendu le récit de 1'efclave, ie tourna vers les Officiers qui 1'environnoient, Sc leur dit : n C'eft donc ainfi » qu'Arafpas peut réfifter a 1'amour, » comme il vouloit nous le perfuader il » y a peu de temps "! Ü ordonna enfuite k Artabaze, un de fes principaux Officiers , d'accompagner 1'efclave de Panthée, Sc de dire k Arafpas quil lui défendoit de faire aucune efpece de  ■ 116 Thédtre violence £ une femme d'un rang aufSl diit.ngue que celle qui étoit confiee ai ia garde; que s'il pouvoit obtenir queW que chofe d'elle par la douceur & l*i pertoafion, d ne letrouveroitpasmauvaiv m Artabaze etoit un Philofophe auftere *1 ïndigné de la conduite d'Arafpas, il luiii reprocha fon intempérance; lui dit qu'il I avoit vxolé les loix divines & humaines , en voulant outragef une femme» qui lm avoit été confïée comme un dépot facre. Arafpas ne répondit point;; mais il verfa des larmes de honte &tl de conftifion. 11 eralgnoit d'ailletirs que ] Cyrus, informé de fa conduite, ne lui fit t iubir la pumtion qu'il méritoit, Cyrus» J initruit de fa cramte & de fon repentir, Ie fit vemr dans fa tente , & 1'ayant pns en particulier, lui dit : » Je vois, » Arafpas, que vous êtes rempli de » confufion, & que vous craignez mon » courroux; mais calmez vos craintes » Notre Religion m'apprend que les » Dieux mêmes ont été vaincus par » 1 amour; & 1'expérience ma démon- I » tre que les hommes les plus iages n'v » refiftent pas toujours. J'éprouve moi» meme que je ne réiiite aux tenta» tions de 1'amour, qu'en évitant de I » me trouver avec les belles femmes"  du Monde. 117 Arafpas lui répondit: >> Cyrus eft affez » grand pour excufer 6c pardonner les I fautes; maïs ceux qui compofent 1'arI mée, ne font pas des Cyrus. De | quelque cöté que je me tourne , je w ne rencontre que des fujets de dou»► leur & d'humüiation. Depuis qu'on » a annoncé dans le camp mon crime I & mon malheur, les uns ne me re1 gardent que comme un objet digne i de mépris; les autres m'accablent de I confeils & veulent m'engager a fuir, I pour éviter votre courroux ". Cyrus : reprit : » Vous pouvez, Arafpas, proi» fiter de la conjonfture pour me reni» dre un fervice important, ainfi qu'& K tous vos Compagnons. Feignez de » craindre & d'éviter mon courroux, » retirez-vous chez 1'ennemi : faites4ui » de fauffes confidences fur nos forces, » nos projets, &c. il ne manquera pas » de vous donner toute fa confiance; » vous connoitrez tout ce qu'il a in» térêt de tenir fecret; lorfque vous » trouverez une occafion favorable, » vous repafferez dans mon camp, & » vous m'inftruirez de tout ce qu'il eft » important que je fache ". Arafpas affembla quelques-uns de fes plus fideles amis, leur confia fon projet, 6c partit,  i ï 8 Thédtu Panthée ne fut pas plutot inftruite du t départ d'Arafpas, qu'on regardoit com- me une fuite véritable, qu'elle envoya 1 a. Cyrus un de fes efclaves, chargé de 3 lui tenir ce langage : » Cyrus , ne re-< \ » grettez point la perte d'Arafpas. Sim » vous fouffrez que j 'envoye vers Abra- • » drate, mon mari, je vous promets; » que vous aurez en peu un ami plus ? » fidele qu'Arafpas, & qui viendra vous I » fervir avec autant de forces qu'il enii w pourra ramaffer. II étoit 1'ami du pere : » de celui qui regne fur les Affyriens a » mais ce dernier a plufieurs fois tenté • » de femer la difcorde entre mon marït » Sc moi. Je ne doute pas qu'Abradate'1 h ne préfére le fervice d'un homme aufli » vertueux que vous, a celui d'un mé- ■ » chant comme lui ". Cyrus lui per-1 mit de faire ce qu'elle demandoit. Pan-:thée envoya un homme de confiance vets fon mari; &, pour qu'il ne doutat pas de la vérité qu'il lui annonceroit , elle lui donna fon chiffre. Auffi-töt qu'Abradate eut appris ce qui' fe paffoit, il afTembla deux mille Cavaliers , &c partit pour fe rendre au camp des Perfes. Lorfqu'il fut arrivé aux gardes avancées, il leur dit d'aller annoncer fon arriyée a Cyrus, Ce Prince or«  du Monde. 119 donna qu'on le conduisit fur le champ dans le lieu oü étoit fa femme. Cette entrevue caufa au mari & a la femme une joie d'autant plus grande , qu'ils n'avoient aucun lieu de 1'efpérer. Panthée fe hata de lui faire connoitre tout ce qu'ils devoient a Cyrus, qui lui avoit marqué tant de bonté 6c de refpeft en même temps. Abradate lui dit : » Que I puis-je faire, ma chere Panthée, pour » m'acquitter envers Cyrus, de ce qu'il » a fait pour toi, & de ce que je lm » dois ? — Abradate, il'faut tenir a fon » égard la même conduite qu'il a tem nue au nötre '\ Abradrate fe rendit enfuite dans la tente de Cyrus. En 1'abordant , il lui dit : » Seigneur, je ne pais reconnoï» tre vos bienfaits, qu'en vous pnant » de me prendre pour ami , pour fer» viteur, & pour allié. Je ne ferai plus » occupé qu'a vous donner des preuves de mon xele & de mon attachement Cyrus accepta fes offres, lui dit d'aller voir encore Panfhée, & de revenir auprès de lui , paree qu'il 1'admettoit , dès ce moment, au nombre de fes anus. Pendant ce temps, les Affyriens faifoient leurs préparatifs pour attaquer les Medes & les Perfes. Créfus s'étoit chargé  110 Thèdtre du commandement de leur armee, & avoit attiré a leurs fecours une multitude d'alliés, du nombre defquels étoient les Egyptiens. Cyrus, inftruit de leur marche, donna ordre a fes troupes de fe ranger en bataille pour aller a la rencontre des ennemis. Les Officiers &t les foldats fe hatent de prendre leurs armes; déja Abradate mettoit fa cuiraffe, lorfque Panthée 1'aborda, & lui préfenta une cafaque de drap d'or, des gantelets, des bralfelets d'or maffif, une cotte d'armes de pourpre, & un panache couleur d'hyacinthe. Pour que ces armes lui convinfTent, elle avoit fait prendre, en fecret, la mefure de celles qu'il avoit coutume de porter. Abradate, étonné de leur éclat, lui dit : » Ma chere Panthée , pour avoir ces » armes, n'auriez-vous point facrifié ce » que vous avez de plus précieux. —> » Non, Abradate, ce qui eft le plus » précieux pour moi me refte". En tenant ce langage , elle lui aidoit k arranger fes armes, & quelques efforts qu'elle fit pour retenir fes larmes, on les voyoit couler fur fes joues. Ces armes donnerent un nouvel éclat k la beauté d'Abradate. II fe difpofoit k mon» ter fur fon cha%; mais Panthée 1'arrêta, fit  du Monde. 121 fit retirer tous ceux qui Penvironnoient, & lui dit : » Abradate, mon cher Abra» date, s'il y a des femmes qui aiment » plus leur mari qu'elles-mêmes, vous » n'ignorez pas que je fuis du nombre: » mes adtions vous Pont mieux prouvé » que ne pourroit faire mon langage. » Soyez, cependant, perfuadé que j'ai»> merois mieux vous voir périr en hom» me courageux , & mourir avec vous , » que conferver votre vie par une la» cheté qui rejailliroit fur moi. Souve» nez-vous de ce que vous vous devez, » de ce que vous me devez; enfin, de » de ce que vous devez a Cyrus. Jai » été Pefclave de ce Prince; jamais il » n'a fongé a me faire fentir les dure» tés de Pefclavage, ou a m'affranchir » par un titre odieux. II a eu pour moi » les mêmes égards qu'il auroit pu avoir » poiu la femme de fon frere. D'ailw leurs , lorfque Pindigne Arafpas , a la » garde duquel j'avois été confiée, paflk » chez les Aifyriens, je promis a Cy» rus de hu procurer un ami plus fin» cere & plus fidele, s'il me permettoit » d'envoyer vers vous". Abradate, charmé de ce difcours, pofa la main fur fa tête, &c levant les yeux au ciel, dit: » Jupiter , fais que je paroifle aujourTorne I. • F  122 Thidtn y d'hui digne d'être le mari de Panthée » & l'ami de Cyrus". II monta auffi-töt fur fon char, & la trifte Panthée, ne pouvant plus 1'embralfer, colla fa bouche contre ce char. Abradate part; elle marche après lui; il fe retourne, pour la regarder encore, lui dit : » Adieu , » ma chere Panthée, calmez vos inquié» tudes; adieu ". Ses Efclaves 1'emporterent dans fa voiture, oü elle fe livra a la douleur de fe voir une feconde fois féparée de fon mari. On commenca a faire attention a la beauté de la figure, a 1'air majeftueux d'Abradate, a I'éclat de fon armure & de fon char : lorfque Panthée étoit préfente, tous les regards alloient fe confondre fur elle ; elle paroiffoit feule digne d'admiration. Cependant Cyrus avance vers 1'ennemi; les deux armées fe joignent; les Perfes & les Medes font des prodiges de valeiu; les Aflyriens font vaincus. Créfus, qui les commandoit , fe retire a Sardes, Capitale de fes Etats. Cyrus Yy pourlüit , affiege la ville , la prend & fait Créfus prÜbnnier. II lui accorde fa grace, lui rend fes Etats, prend fes tréïbrs , les diftribue k fes Officiers & a fes Soldats. Ne voyant point paroitre Abradate, il demanda ce qu'il étoit de-  du Monde. 123 perm. » Seigneur , lui répöndit un de > fes Gardes, Abradate ne vit plus; il > a péri dans le combat. On dit que > Panthée , a cette trifte nouvelle , a > couru toute éplorée fur le champ de > bataille; qu'elle a reconnu le cadavre > de fon" mari; qu'elle 1'a fait enlever > & porter fur les bords du Pactole, oii > elle lui fait creufer un tombeau : elle > eft affife auprès de lui, tient fa tête > fur fes genoux, Sc 1'arrofe de larmes ". Dyrus partit fur le champ pour fe ren* Ire a 1'endroit oü fe palfoit cette trifte cene. II dit a deux de fes Officiers d'ap101'ter ce qu'ils pourroient trouver de dus précieux pour orner le tombeau ïi'un auffi brave guerrier & d'un auffi rénéreux ami. II ordonna en mêmeemps qu'on amenat des animaux de oute efpece, pour les immoler auprès >|u cadavre d'Abradate. En arrivant ait ieu qu'on lui avoit indiqué, il trouva m fpecfacle fi touchant, qu'il ne put etenir fes larmes. II s'écria : » Généreux guerrier, je mets ta mort au nombre des grands malheurs qui puiffent m'arb river ". II s'approche enfuite d'Abraate, prit une de fes mains; mais elle efta dans la fienne : elle avoit été cou'ée pendant la bataille. Ce nouveau F ij  124 Thcdtn fpecfacle caufa de la furprife a Cyrun & augmenta fa douleur. Panthée reprit cette main , la baifa plufieurs fois , h!j replaca au bout du bras, & dit : » Ld » refte du corps eft couvert de bleffu-i: » res. C'eft pour vous tk pour moi u » Cyrus, qu'il s'eft expofé au malheim » qui lui eft arrivé. Imprudente que II » fuis, je ne ceflbis de 1'exhorter a fi| » montrer toujours digne de votre amii » tié , tk je fuis certaine qu'il a plui » fongé k vous fervir qu'a fe confervefi » Malheureufe Panthée , tes exhorta;| » tions ont conduit ton mari dans cd » état, & tu vis encore " ! Cyrus, ld yeux fixés fur le cadavre d'Abradatee exprimoit fa douleur par les larmes. 1 ïnterrompit le filence qu'il avoit gardi jufqu'alors, tk dit : » Panthée , votrij » mari a perdu la vie, mais d'une mar » niere bien glorieufe; c'eft en remporl » tant la victoire. Je lui ferai rendrl ♦> tous les honneurs qui font dus k f » naiffance 6c k fa valeur ; je lui ferar » ériger un maufolée digne de lui. Nlj » craignez point de refter fans protec: » teur : je ferai le défenfeur de votri » chafteté, tk ne cefferai d'admirer voi » autres vertus. Choififfez un lieu on » vous voudrez vous retirer, je vous V  du Monde. '115 I ferai cónduire en füreté. Vous faurez I bientöt , répondit Panthée , quel eft I le lieu que j'ai choifi ". Cyrus fé retira : il plaignoit la femme d'avoir perdu Ln tel mari , Sc le mari d'être féparé d'une femme fi vertueufe Sc fi aimable. fSi-töt qu'il fut parti, elle ordonna a fes Efclaves de fe retirer, de la laiffer pleufer en liberté, retint fa nourrice Sc la pria d'enfevelir fon corps avec celui de fon mari, lorfqu'elle feroit morte. La rnourrice mit en ufage tous les moyens qu'elle crut capables de la détourner du Ideffein qu'elle avoit pris de fe détruire iclle-même. Voyant que fes prieres Sc fes yepréfentations n'avoient d'autre effet que id'impatienter Sc d'irriter Panthée , elle ts'affit, couvrit fon vifage avec fes mains, Bc les arrofa de fes larmes. Panthée tire aauffi-töt un poignard qu'elle gardoit detouis long-temps, 1'enfonce dans fon fein , Ipofe fa tête kir 1'eftomac d'Abradate, Sc Beurt. La nourrice foupire , _ Sc pour (obéir aux ordres qu'elle avoit re^ts , lelie enveloppe enfemble les deux cadavres. Si-töt que Cyrus fut inftruit de ce qui venoit de fe paffer , il accourut tpour voir fi 1'on ne pourroit point don^ner quelque fecours a Panthée ; mais elle n'étoit plus. Trois Eunuques, qui F üj  3 2(5 Thidtre étoient du nombre de fes Efclaves, f\|fl rent fi affligés de fa mort, qu'ils s'en- • foncerent eux-mêmes leur épée dans le : fein. Cyrus verfa des larmes fur le corps des deux illuftres époux. II leur fit éle- j ver un fuperbe maufolée dans 1'endroit | même oü ils étoient; ordonna qu'on i élevat au milieu une colonne fur laquelle : il fit graver leurs noms en lettres Syria- ■ ques. Voulant éternifer la mémoire des | trois Eunuques, il les fit enterrer autoiir j du maufolée, & placer fur chaque tom- ■ beau une colonne avec le nom de celui i qui étoit defious. Les Grands Hommes ont toujours ref- ■ pecfé la vertu. Xénophon , l. 5, S, y. %. XXVI. Perfidie. Cléopatre, fille de Ptolomée-Philométor, Roi d'Egypte, femble n'avoir paru dans le monde, que pour prouver qu'une femme qui fe livre.a fes paffions, eit capable de tous les crimes. Son pere, irrité contre Démétrius-Nicanor, Roi de  du Mondei 12.7 Syrië J qui lui avoit enlevé Pifle de Cypre, réfolut d'allumer le feu de la guerre au milieu de fes Etats. II engagea un jeune homme de balfe extrattion, a fe dire fils d'Antiochus - Epiphane , tk préfomptif héritier de la Couronne de Syrië. Cet importeur fe nommoit Alexandre Bala. II parut avec tant de confiance, que tous les Monarques des environs, le regarderent comme héritier de la Couronne de Syrië, &c réunirent leurs forces pour la placer fur fa tête. Ptolomée lui donna en mariage fa fille Cléopatre, La fortune feconda fon audace; il battit Démétrius, qui périt dans 1'aöion, tk relta maitre d'un des plus beaux Royaumes du monde. Ce tyran ne montra aux Syriens que des vices : ils fe lafièrent bientöt d'avoir un tel Maitre, appellerent a leur fecours Démétrius, fils de celui qui avoit péri fous les coups de Pimpofteur. Démétrius eft proclamé Roi; tout le monde abandonne Alexandre, qui s'enfuit auprès de Zabdiel, Prince Arabe; mais loin de trouver un proteöeur, il ne trouve qu'un barbare, qui le fait affafliner. Démétrius, maitre de la Syrië, époufe Cléopatre, veuve d'Alexandre. II ne jouit pas long-temps de fon bonheur: Mithridate, Roi des Parthes, le battit F iv  12 8 Thédtre &c Ie fit prifonnier. Cléopatre eut hönte d'être la femme d'un Roi captif : elle appella Antiochus , frere de 1'inforfuné Démétrius, lui mit la couronne fur la tête, & lui donna fa main, Ce Prince ne fut pas plus heureux que fon frere. Les Parthes le battirent &: le tuerent. Démétrius trouva le moyen de fortir de fa prifon , de rentrer en Syrië, & de remonter fur le Tröne. II pardonna a la perfide Cléopatre, & la reprit pour fa femme : mais il eut bientöt lieu de fe repentir de fon indulgence; elle lui coüta la vie. Un certain Alexandre Zébina, fils d'un Marchand d'Alexandrie, fe dit fils d'Alexandre Bala, entre en Syrië a la tête d'une armée Egyptienne. Le peuple , toujours avide de nouveautés , fe rangea du cöté de Zébina. Démétrius leva promptement des troupes, marcha contre 1'impofteur ; mais il fut battu prés de Damas, voulut fe fauver a Ptolémaïs , ou Cléopatre s'étoit retirée. Cette femme barbare, loin de fecourir fon mari, 1'accabla : elle ne fe contenta pas de lui faire fermer les portes de la ville, elle le fit encore pourfuivre jufqu'a Tyr, oü il tomba entre les mains de fes ennemis, qui le firent périr. L'impofteur monta fur le Tröne , &c laiffa une partie du  dtt Monde. 12.9 Royaume a Cléopatre, pour prix de fon crime. Séleucus, fils ainé de Démétrius, réclama fes droits a la Couronne : mais la cruelle Cléopatre le fit périr. Elle craignoit qu'il ne voulut venger la mort de fon pere, & la dépouiller de la partie du Royaume dont 1'ufurpateur lui laiffoit la paifible jouiflance. Le peuple ne vit qu'avec indigrtatiort une mere tremper fes mains dans le fang de fon fils : on murmuroit de toutes parts. Cléopatre , pour appaifer la révolte prête a éclater , mit la couronne fur la tête d'Antiochus , le fecond fils qu'elle avoit eu de 1'infortuné Démétrius. L'ufurpateur Zébina mena pendant quelque temps une vie errante, & périt miférablement. L'ambitieufe & cruelle Cléopatre, impatiente de voir que fon fils vouloit tenir les rênes du Gouvernement, forma 1'horrible projet de 1'empoifonner; mais elle fut trahie : on avertit Antiochus, qu'elle avoit empoifonné le breuvage qu'on devoit lui fervir a table. Ce Prince , indigné de la barbarie de fa mere, la forca d'avaler elle-même le poifon : elle en mourut prefqu'a 1'inftant. Cette punition étoit digne de fes forfaits; mais F v  '130 Thé'al're il ne falloit pas qu'elle partit de la maïn d'un fils. Jofeph , Antiquités Juives. §. XXVII. Une femme porte fur fon vifage les preuves de fa tendreffe pour fon mari. S éne q u e approchoit Néron de trop prés, pour ne pas être une des viétimes de la cruauté de ce tyran. Avant de paffer a 1'événement tragique qui nous fait placer ici le nom de ce Philofophe, nous croyons devoir donner une idee de fa vie & de fes mceurs. Annccus Seneca étoit de Cordoue en Efpagne. Son pere le mena a Rome, quinze ans avant la mort d'Augufte, & le deftina a 1'éloquence du Barreau, oii il fit des progrès fi rapides, qu'il fut bientöt regardé comme le premier Oratetlr de fon temps. II étoit d'un tempérament fi foible, qu'il ne pouvoit fupporter aucune efpece de fatigue. Son oncle maternel, ayant obtenu le Gouvernement d'Egypte, 1'emmena avec lui, efpérant que le changement d'air rétabliroit la fanté de fon neveu : mais  du Monde. 13 1 Séneeme étoit d'un tempérament trop foible pour que les efpérances de Ion oncle fuffent remplies. II revmt a Rome auffi délicat qu'il en étoit forti. Ses parents 1'engagerent cependant a le maner : on°ignore le nom de celle qu'il époufa. II en eut plufieurs enfants , & la perdit quelques années après fon mariage. II chercha fa confolation dans la philofophk, adopta la morale des Stoiciens , paree qu'il la trouva conforme k la gravité de fon caradere ; donna des lecons publiques a Rome, ou il s'acquit beaucoup de réputation. Dion Caffius prétend que Séneque cachoit les plus affreux vices fous le voile de 1'auflerité; que fon exil fut la punition d'un adultere qu'il commit avec Julie, niece de 1'Empereur Claude, qu'il participa aux i impuretés d'Agrippine, mere de Neron. i L'ennui de 1'exil lui fit cublier fon ftoi■ cifme. Pour être rappellé a Rome , il \ implora la proteftion d'un affranchi de 1'Empereur; lui prodigua des louanges exceffives : il adrefTa un panégynque a j 1'Empereur Claude, ou il 1'appella Dieu ! de la terre , pere de la patrie ; loua fa clémence & fa valeur; enfin, il fe hvra k des baffeffes qui auroient même deshonoré lui homme ordinaire. Cet encens F vj  13 a Thédtre fut perdu : Séneque languit encoïe quelque temps dans Me de Corfe, lieu de fon exil. Agrippine , ayant époulé fon oncle Claude, forma le projet de placer fur le Tröne Néron, qu'elle avoit eu de Domitius - jEnobarbus, fon .premier mari. Pour rendre fon fils digne du rang auquel elle le deftinoit, elle crut qu'il falloit confier fon éducation a Séneque, & fit rappeller ce Philofophe de fon exil. II fit tous fes efForts pour former le coeur de Néron a la vertu. Agrippine récompenfa fes foins en Impératrice , & accabla Séneque de bienfaits. Néron , qui étoit extréme en tout, y joignit fes prodigalités, & Séneque fe trouva des richeffes immenfes. II fut fouvent expofé aux railleries des autres Philofophes de fon temps : mais ceux que la jaloufie ne guidoit pas , donnoient les éloges dus a fa générofité ; fa table & fa bourfe étoient ouvertes k tous les Savants, a tous les citoyens même, qui étoient dans 1'indigence. II époufa en fecondes noces une fille de trés-grande qualité , & qui pofiédoit des biens confidérables : elle fe nommoit Julie Pauline, joignoit les avantages de la nature a ceux de la fortune : c'étoit une des plus belles perfonnes de Rome. Une  'du Mondei 133 éducation conforme k fa naiffance, & fecondée par une douceur de caraftere admirable, par un jugement folide &c une vivacité d'efprit furprenante , en avoient fait une femme accomplie. Séneque mettoit tout fon bonheur a la pofféder. II marquoit un jour k fon ami Lucilius : » II eft bien doux de voir » qu'il y a en moi, tout vieux que je » fuis, une jeune perfonne que je foigne » en me foignant moi-même. Pour» quoi réfifterai - je k une paffion hon» nête ? C'eft une foibleffe que de ne » favoir pas vivre par tendreffe pour » une femme ou pour un ami. Quoi de » plus agréable que d'être fi chéri d'une » femme, qu'on ne fe chériffe plus^foi» même "! Les douceurs qu'il goütoit auprès de fa chere Pauline, ne le détournoient point des foins auxquels 1'affujettiffoit le pénible emploi qu'il avoit pris auprès de Néron : il cherchoit toujours a 1'éclairer de fes confeils. Un jour eet Empereur donna ordre de mettre k mort plufieurs Romains , qu'il foup9onnoit de trahifon. Séneque calma fa colere , en lui difant: » Quand même vous » en feriez périr un nombre plus con» fidérable, vous ne pourriez faire mou» rir votre fuceeffeur. II lvü difoit quel-  *34 ThiJfre » quefols : j'aimerois mieux vous offen* Ier par la vérité, que vous plaire par » la flatterie ". Plus les confeils font fages , plus ils déplaifent aux fcélérats i Séneque devint enfin odieux k Néron' & 1'infame Néron envoya ordre a fon Precepteur, de choifir le genre de fa mort. Séneque recut eet ordre fans étonnement • A connoiffoit Néron, & y étoit préparé. II ordonna qu'on lui apportat un bain , & ie fit ouvnr les veines. Pauline n'expnmoit fa douleur que par les larmes Revenue de ce premier accablement, elle dit a Séneque : 1'hymen & 1'amour nous ont unis, la mort ne nous féparera pas; elle fit auffi-töt apporter un autre bain, ik, malgre les remontrances & les prieres de Séneque, ordonna qu'on lui ouvnt les veines. Le foldat qui étoit chargé des ordres de Néron, fut témoin de ce fpeftacle, & fe hata d'en aller rendre compte k 1'Empereur. Ce monftre eut dans ce moment quelques fentiments dhumanite; il dit au foldat : « Pauline » ne m'a pas offenfé; il n'eft pas juife » au elle meure; allez promptement faire >> fermer fes veines, & arreter fon fang » Le foldat lui obéit, fit firer Pauline du' bain, & lui conferva la vie ; mais elle avoit deja perdu iaat de fang, que fon  du Monde. 13 5 vifage refta pale le refte de fes jours. Cette paleur qui avoit fuccédé a 1'éclat de fon teint , la rendoit bien plus belle encore ; elle annoncoit aux Romains le courage de Pauline & fon amour pour fon mari. Elle faifoit en même-temps Péloge de Séneque, qui avoit mérité tant de tendreffe. Jujle-Lipfe; Fulgofus ; 6- Egnatius 9 l. 4, c. 6. % XXVIII. Jaloujie & barbarit. "Vers le quatorzieme fiecle, il exiftoit a Rome une jeune fille dont la beauté étoit fi parfaite, qu'elle attiroit Padmiration de tous ceux qui la voyoient. Son nom étoit Juffine. Les Hiftoriens fe font contentés d'annoncer qu'elle étoit d'une des plus illuftres families de 1'Italie, 6c ont omis de faire connoitre cette maifon. Tous ceux qui étoient dans le cas de fe marier, la demandoient a fes parents : mais il falloit, pour 1'obtenir, pofféder des biens confidérables. Celui qu'on attendoit ne tarda pas a fe préfenter„  Théatre (Son nom eft encore ignoré.) Ce qui eft ordinaire en pareille occalion , fa fortune empêcha qu'on n'examinat fon efprit &c fon caraftere : il fut bientöt le mari de 1'aimable Juftine : mais, de tous les hommes, c'étoit peut-être celui qui méritoit le moins de la pofléder. II etoit inquiet, jaloux, & d'ime ftupidité extréme. Sa femme ne tarda pas a le connoitre & a fentir qu'elle augmentoit le nombre des filles que les parents facrifient a 1'opnlence. Elle crut qu'une douceur fans bornes, que la conduite la plus réfervée, la mettroient a 1'abri des inquiétudes & des grofftéretés de fon mari : elle fe trompa, & éprouva qu'on ne_dok jamais rien efpérer des hommes, qui, dépourvus de tout efprit, ont un caracfere féroce. Un foir qu'ils s'étoient retirés dans leur chambre, pour fe mettre au lit, il la regarda avec attention, la trouva fi belle, qu'il fe perfuada qu'il étoit impoffible qu'elle gardat la fidélité conjugale a un homme tel que lui. Juftine , ignorant ce qui fe paflbit dans fa tête, fe déshabilla tranquillement : lorfqu'elle fe baiffa p®ur öter fa chaufture, elle lui laiffa voir un cou d'une beauté admirable. Ce que le lefteur aura peine a croire, loin que les charmes de cette  du Monde. f}7 femme fiffent changer les fentiments du marï, fa jaloufie alla jufqu'a la fureur; il prit fon fabre, s'élanca fur elle, ö£ lui coupa la tête. II recut bientöt la punition due a fa barbarie. On trouve encore a Rome 1'épitaphe de cette viaime de la beauté. Elle eft en latin barbare. En voici a-peu-près le fens. » Un mari féroce m'a coupe le cou » pendant que j'étois occupée a öter ma » chauffure , a cöté du lit même oü » i'avois , peil de temps auparavant , » perdu, avec lui > 1'honneur d'être vier» ge. Je vous prends a témoin, grand » Dieu! que ma conduite ne méritoit ,> pas un pareil fort; mais telle étoit ma » funefte deftinée. » Pere qui voyez la tombe de 1 ïntor» tunée Juftine , apprenez a ne jamais ,> marier votre fille a un brutal & un n ftupide ". Lud. Dominici exempla.  13 * Thédtre §• XXIX. Tendreffe & fentiments glnéreux. T J a c: q u E s Ier. créa deux Compagnies pour former différents établiffements dans la Virginie. Celle de Londres chargea Jean Smith, de commander trois vaiffeaux, qui mirenr k la voile au mois de Décembre 1606. Pour établir fa Colome, il choifit une péninfule, y batit une ville, & lui donna le nom de JamesTown. Les naturels du pays étoient humains, traitables, mais méfiants & capables de fe hvrer a la plus terrible haine. lis fournirent des marchandifes k la Colonie , tant qu'ils crurent trouver de la bonnefoi dans les échanges; mais, voyant que les Anglois enchériffoient arbitrairement leurs marchandifes, ils fe perfuaderent qu'ils cherchoient k les tromper, bz formerent des projets de vengeance. Ils commirent contre eux plufieurs acTes dnolhhté, & maflacrefent tous ceux qui eurent 1'imprudence de s'éloigner de 1'habitation. Smith eut cependant 1'adrefïe de rétablir , en quelque forte , la connance des Sauvagesj il fit même une  du Monde. 139 efpece d'alliance avec le Cacique du canton de Pouhatan, & y établit une plantation. Le Cacique, voyant qu'il vouloit s'étendre plus qu'il ne lui avoit permis , recommenca les hoftilités contre les Anglois : il prit même Smith prifonnier. Cet Anglois avoit une figure agréable , une taille avantageufe, Un maintien noble : il infpira de 1'amour a la fille du Cacique. Cette PrincefTe ,: qui fe nommoit Pocahontas , fcrma même le projet de 1'époufer ; communiqüa fon deffein a fon pere & a fon frere , qui 1'approuverent : ils marquerent au prifonnier tous les égards qu'ils croyoient devoir k un homme qu'ils regardoient déja comme leur allié. Ils efpéroient que le peuple, par confidération pour eux , n'exigeroit pas que 1'on mit en pratique , k 1'égard de Smith, 1'ufage barbare oü Ton étoit dans ce pays, d'engraiffer les prifonniers, de les affommer, & de les dévorer. Ils fe tromperent : lorfque le peuple crut que Smith avoit affez pris de nourriture, il s'amaffa autour du Palais , &c demanda, avec inftance, qu'on lui livrat le prifonnier. En vain le Cacique & fon fils rcfifterent; les demandes changerent en menaces ; il fallut le liyrer, On le conduit fur une place, oü  14O Thidtri le bloc fur lequel on dolt lui écfafer la tête, eft déja préparé. On 1'attache deffus ; 1'Exécuteur leve fa maffue ; mais il voit k cöté de la tête du prifonnier , celle de la PrincefTe , baiffe fa maffue fans frapper. En vain on voulut 1'enlever , elle affura qu'elle périroit avec lui. Pour ne pas lui faire les violences dont fon rang la mettoit k couvert , on reconduifit le prifonnier au Palais, efpérant qu'on trouveroit un moment favorable pour lui caffer la tête a 1'infu de la PrincefTe. Lorfque cette généreufe fille apprit que 1'on conduifoit a la mort celui qu'elle regardoit comme fon mari, elle ne s'amufa point a verfer d'inutiles larmes , elle partit auffi-töt pour aller mourir avec lui. Ce n'étoit point une pafïion condamnable qui la guidoit : elle avoit 1'ame trop élevee pour defcendre aux foibleffes vulgaires; c'étoit un amour fondé fur 1'eftime & 1'amitié. Contente, pourvu qu'il vécut, même éloigné d'elle, cette PrincefTe pria fon pere de le dérober a la fureur du peuple, & de Ie faire conduire a James-Town. Le Cacique brava le reffentiment de fes fujets , & fauva la vie a Smith. Pocahontas, toujours flattée de 1'efpé-  du Monde. 141 ïance de pouvoir s'unir a Smith, par les Hens que les loix de fon pays autorifoient, alla le voir dans fa Colonie , & lui fit porter des vivres Sc des rafraichiffements. Toutes les fois que les Sauvages fe préparoient a attaquer les Anglois, elle fe déroboit pendant la fluit , & aUoit en avertir Smith. La guerrè s'étant enfin rallumée entre fon pere Sc les Anglois , elle ne reparut plus dans la Colonie Angloife , Sc Smith retourna en Angleterre. En 1612 , un nommé Argal, qui commandoit un vaiffeau Anglois, fe rendit k Patowmeck , pour y établir le commerce. II y trouva la PrincefTe Pocahontas, 1'engagea a paffer fur fon vaiffeau, fous prétexte de lui rendre les honneurs dus k fon rang, Sc 1'emmena prifbnniere a James - Town , croyant que fon pere , pour la revoir , feroit une paix folide avec les Anglois. Ce fut dans 1'efpérance de revoir Smith qu'elle fe laiffa enlever par Argal. Son premier foin en arrivant dans la Colonie , fut de demander de fes nouveiles; mais on lui perfuada qu'il étoit mort , & on 1'engagea k fe faire baptifer, Sc k époufer un Gentilhomme Anglois nommé Rolfe. Le Cacique , flatté de cette aüiance, fit la paix avec  Thédtre les Anglois. En 1616, le Chevalier Dale 1'emmena en Angleterre avec fon mari. Lorfque Smith fut qu'elle étoit en Angleterre , il lui fit demander la permiffion d'aller la voir, & de lui préfenter fes hommages. Indignée de ce qu'on 1'avoit trompée, en lui difant que Smith étoit mort, & qu'un homme qu'elle avoit fi tendrement aimé , 1'eüt oubliée fi promptement, elle lui fit dire d'éviter fa préfence. II fit tant d'infiances , qu'il obtint enfin la permiffion de la voir. Lorfqu'il parut devant elle , la rougeur qui fe répandit fur le vifage de cette femme, annonca ce qui fe paffoit dans fon cceur: elle n'ouvrit la bouche que pour lui reprocher 1'indifférence dont il avoit payé fon amour. Smith préfenta une requête a la Reine, pour 1'engager a prendre fous fa proleet ion cette PrincefTe Indienne.» Grande » Reine, dit-il, ce fut a cette généreufe m PrincefTe que nous eümes obligation » de notre falut. Dans Page le plus ten» dre, & , malgré la guerre qui con» tinuoit avec les Indiens, elle fe hafar» doit a venir nous voir, appaifoit fou» vent les querelles qui s'élevoient entre w nous & fa nation , & ne manquoit » jamais de pourvoir a nos befoins. Lorf-  du Monde. 143 >> que fon pere cherchoit a nous furprenjj» dre, ni 1'épailfeur des forêts, ni les m ténebres de la nuit, ni la difficulté I des chemins ne 1'empêchoient de venir l» me trouver les larmes aux yeux , pour t» me donner des avis qui me déroboient :» a la fureur des ennemis , au rifque >» de périr elle-même , s'ils en avoient » eu quelque foupcon. Après la paix , m elle fréquentoit notre habitation avec ■ tout fon cortege, & nous mit pluEi» fieurs fois k 1'abri de la fa mine. La i» guerre s'étant rallumée entre fon pere »» & les Anglois, nous n'entendimes plus » parler d'elle. » Après mon départ, on trouva moyen I» de 1'enlever, & on la retint deux ans » prifonniere k James-Tovn. Elle époufa B un Gentilhomme Anglois, avec lequel » elle eft arrivée en Angleterre. C'eit la » première Indienne qui ait embraffé le » Chriftianifme, la première qui ait parlé » notre langue, & la première qui ait » eu un enfant légitime avec un An» glois... Pour lui procurer des fecours, I a qui m'adrefferai-je, avec plus de con» fiance , qu'a Votre Majefté, dont la p bonté n'eft pas moins connue que la » puiflance ? Et pour qui follicitera-t-on » jamais avec plus de hardieffe , que  144 Thêdtre » pour un mérite extraordinaire , pour r » la naiflance, pour la vertu accompa--, » gnée d'une extreme fimplicité , & ex- ■] » pofée aux embarras du beibin ? Le a » mari de cette illuftre ïndienne n'efbq » pas en état de kii fournir des habitflj » anez décents pour fe préfenter devant 'a >> Votre Majefté ". La Reine ree, ut cette requête avec bon-J té, fit donner a la PrincefTe ïndienne , J les ajuftements qui lui étoient nécefTaires'a pour paroitre k la Cour; chargea My-1 ladi de Lawar du foin de fon entretien, J & de la lui préfenter. La jeune ïndienne 4 re^ut tous les honneurs que 1'on avoit'Öj coutume de rendre aux PrincefTes du Sang | Royal, & le peuple lui marqua le plus i grand refpecf. Elle répondit parfaitement K a 1'idée que Smith avoit donnée de fon"| caracTere &c de fon efprit. On affure ; qu'on alla jufqu'a mettre en délibéra-1 tion fi 1'on ne feroit point le procés a l fon mari, pour avoir eu la témérité d'é-; 1 poufer la fille d'un Roi, fans 1'approba- 4 tion formelle de fon pere. II eft vrai, dit-1 1'Auteur dont ce fait eft emprunté, qu'on i accufa Rolfe d'avoir abufé de fa qualité 1 de prifonniere, pour la forcer k Tépou- I fer; que le pere de cette fille en avoit § d'abordctc fortmécontent; mais qu'après 1 quelques ï  da Monde. 14 j quelques éclaircifiements, il en avoit été fatisfait. Cette PrincefTe n'eut pas la fatisfa&ion de retourner dans fon pays, & de revoir fon pere : elle tomba malade lorfqu'elle étoit fur le point de s'embarquer , & mourut dans les plus pieux fentiments du Chriftianifme. Elle étoit d'une taille fort petite, mais elle avoit la figure trèsagréable. Elle laifia un fils nommé Thomas Rolfe, dont la poftérité tient un rang diflingué dans la Virginie. Smith, Hijloire générale des Voyages, t. xir. §. XXX. Amour Jimuiï. L'Empire Grec, foible refte de la puhfance Romaine, ne fit que languir. Juftinien Ier. le foutint, en étendit les hornes, &c lui rendit un nouvel éclat: mais, fous fes Succeflèurs, tout retomba dans la foibleffe. L'hiftoire de eet Empire ne préfente plus qu'une liffe de Monarques qui regnent avec indolence, & le laiffent en proie aux barbares qui le déchirent de toutes parts. Tome /, G  146 Thédtre Conftantin-Ducas fe trouve dans cette lifte. II monta fur le Tröne vers 1'an 1059 de Jefus - Chrift après 1'abdication d'Ifaac Comnene. Ce Monarque, trop timide pour commander une armée , & pour paroitre en face de Pennemi, enrichiffoit fes voifins pour obtenir la paix, &c ruina 1'Empire. II régna fept ans Se demi, pendant lefquels les Grecs ne porterent point les armes. II avoit époufé Eudocie, fille de Conftantin-Dalaffene , qui étoit d'une des premières Maifons de Conftantinople. Comme elle joignoit les agréments de 1'efprit aux graces de la figure , il avoit concu pour elle le plus violent amour; alla même jufqu'a craindre qu'un autre ne la ponédat après lui. Se voyant attaqué d'une maladie mortelle, il lui tint le langage que lid dicla fa tendreffe , Se la pria de lui donner un écrit par lequël elle promettoit, avec ferment, de ne jamais fe remarier. Eudocie eut peur que 1'amour outragé ne fe changeat en haine, fi elle faifoit paroitre la moindre répugnance a contenter les defirs de Conftantin-Ducas. Elle avoit formé le projet de fe faire proclamer Impératrice après la mort de fon mari; mais elle n'ignoroit pas qu'il pouvoit fe défigner ^n fuccefleur, & faire évanouir fes ef-  du Monde, 147 pérances. Elle feignk de lui rendre tendreffe pour tendreffe, & lui affura que la propofition qu'il lui faifoit, étoit conforme au deffein qu'elle avoit formé. Elle écrivit la promeffe telle qu'il la dicta , la figna : ils la remirent entre les mains ,du Patriarche Xiphilin, qu'ils avoient mandé. Conftantin-Ducas , perfuadé qu'Eu-' docie agiffoit avee fincérité , öc pénétré de reconnoiffance, la défigna pour lui fuccéder, afin qu'elle gouvernat 1'Empire pendant la -minorité de Michel-Ducas, fon fils aïné. Si-töt que Conftantin fut mort, Eudocie fe fk proclamer Impératrice. Romain-Diogene crut qu'il pourroit profiter de la foibleffe du Gouvernement , pendant le regne d'une femme, pour monter fur le Trone ; il employa tous les moyens poffibles, afin de mettre ies principaux de 1'Etat & les Gouverneurs des Provinces dans fon parti: mais prefque tous refuferent de le feconder dans fes complots , & les annoncerent même a 1'Impératrice. Elle le fit arrêter & condamner a mort. Un courtifan qui vouloit, fans doute , dérober le coupable au fupplice , vanta a PImpératrke fes talents Sc la beauté de fa figure: elle voulut le voir, avant qu'on le conduifit G ij  1.48 Thédtrc a la mort. Frappée de fa beauté , elle lui accorda, fur le champ, fa grace. Les impreflions qu'un bel homme fait fur le cceur d'une femme qui eft difpofée a. 1'amour, font prefque toujours vives, 8c la conduifent quelquefois au-dela de ce que fon devoir lui permet. Eudocie concut pour Romain-Diogene un amour ft violent, qu'elle réfolut de 1'époufer. Elle crut que la conjonclure oü elle fe trouvoit feroit excufer fa conduite. Cette PrincefTe étoit chargée d'un fardeau trop pefant; fa qualité de mere de 1'héritier préfomptif du Tröne, demandoit qu'elle employat tous les moyens pour le lui conferver. Celui qui paroiffoit le plus con- 1 venable 8e le plus fur , étoit d'époufer j un homme qui fut en état de lui aider è. gouverner 8c a réprimer les complots; qu'on pourroit former contre fon fils,, Elle aimoit Romain-Diogene, 8c Romain-1 Diogene avoit toutes les qualités requi-' fes pour remplir fes vues. Elle imaginoit l que le peuple fe contenteroit des prétex-i j tes fpécieux qu'elle donnoit a fon maria- ■ ge, 8c la verroit le contracler fans étou? nement: mais le ferment dont le Patriar-' che étoit dépofitaire, apportoit a fes defir$ | un obftacle infurmontable; il falloit ■ lui enlever ou garder le veuvage, Si on  du Monde. 149 avoit employé la force , le Patriarche auroit crié au facrilege: on craignoit d'un autre cöté de le trouver inflexible en employant les voies de la douceur. On eut recours a la rufe, & un Eunuque adroit fe chargea de tromper Xiphilin. II alla. le trouver, tui dit que 1'lmpératrice étoit dans la néceffité indifpenfable de fe remarier, que fon deifein étoit d'époufer. le frere du Patriarche; mais qu'elle ne pouvoit rien exécuter a eet égard, tant qu'on garderoit le ferment qu'elle avoit donné par écrit au feu Empereur, & qui avoit été dépofé entre fes mains. Xiphilin , flatté d'être le frere d'un Empereur, rendit le ferment, & publia en chaire , que 1'Impératrice devoit fe facrifier elle-même aux intéréts de PEtat, & fe remarier. Eudocie, voyant que tous les obfiacles qui pouvoient s'oppofer a fes delfeins , étoient levés, époufa Romain-Diogene. Une femme trouve prefque toujours les moyens de contenter fes defirs. Zonare, G iij  Thèdtn %. XXXI. Courage & fermeté occajionnés par Vamour, N ous ne nous arrêterons point k donner ici le détail des malheurs qu'occafionnerent k Rome les difputes qüi s'éleverent entre Marius & Sylla. Perfonne n'ignore que Marius exerca contre les partifans de Sylla, tout ce que la cruauté peut infpirer, & que Sylla ne tarda pas k employer la plus horrible vengeance contre ceux de Marius. Cinna avoit été un des plus zélés partifans du dernier; mais la mort 1'avoit dérobé au malheur qui 1'attendoit. Sylla tourna contre fes enfants toute la haine qu'il avoit conc,ue contre lui. Jules-Céfar, fort jeune alors, avoit époufé Cornélie , fille de Cinna. Elle étoit belle & aimable, Céfar 1'aimoit tendrement, & voulut la garder, quelques inftartces que lui fit Sylla pour la répudier. Sylla, indigné de rencontrer un jeune homme qui ofat réfifter k fes volontés, le déclara déchu de la dot de fa femme, & de tous les héritages qu'il pouvoit en efpérer. Sa colere s'irritant de plus en plus, il lui öta toutes les digni-  Qu Mondt. ï^ï tés qu'il avoit: il le condamna même a la mort, 8e chargea les Miniitres de fes cruautés de le chercher, & de lui trancher la tête, L'amour de Céfar pour Cornélie croiffoit dans les malheurs qu'il effuyoit pour elle. Quoiqu'attaqué d'une fievre violente, il fortit de fa maifon , 8c alloit toutes les nuits fe cacher dans différents endroits, oii, n'ofant fe fier a perfonne, il étoit privé de toüs les fecours que fa maladie lui rendoit néceffaires. II fut même piufieurs fois rencontré par ceux qui le cherchóient, 8c obligé de racheter fa vie par des fommes confidérables. Enfin, comme il étoit d'une des plus illuftres families de Rome, tous les amis de Sylla , les Veftales mêmes, demanderent fa grace. Sylla, en 1'accordant dit: » Vous ne connoiffez pas le jeune » homme pour lequel vous vous inté» reffez: je vous prédis qu'il ruinera urt » jour le parti des Grands; je vois en >> lid piufieurs Marius ''. II falloit que Céfar eut dans le maintien, 8c dans les geftes, quelque chofe qui annongat fon ambition naturelle, 8c que Sylla fut bien pénétrant, puifqu'il étoit le feul a Rome qui s'en appergüt. Suitont, vit de Céfar. G iv  151 Thédtre §. XXXII. Uamour cede d Cambition', Ij'Empereur Augufte eut quatre femmes ; Servilie, qu'il époufa lorfqu'il étoit encore fort jeune, & qu'il répudia peu de temps après; Clodia, fille du fameux Clodius, tué par Milon : il la répudia pendant le Triumvirat, Ia renvoya a Fulvie , fa mere , qui avoit époufé Mare-Antoine en fecondes noces, & avec laquelle il étoit brouillé : il fit dire k Fulvie que fa fille étoit encore vierge. Sa troifieme femme fut Scribonie: une jaloufie outrée la rendit infupportable k fon mari; il la répudia encore, le jour même qu'elle accoucha de Julie. La quatrieme fut^ Livie, que lui céda Claude Tibere-Néron, qui étoit fon mari : il vécut avec elle le refte de fes jours. La haine que Scribonie avoit inlpirée a Augufte, ne rejaillit point fur leur fille Julie: il n'interrompoit les travaux d'Empereur que pour s'occuper des foins de pere. La beauté, 1'efprit & les talents de cette Princeffe, fe développoient avec 1'age: Augufte fe félicitoit tous les jours  du Monde. 153 de lui avoir donné la naiflance. Lorfqu'elle fut arrivée k 1'age oü 1'on a coutume de marier les filles, il lui chercha un mari digne d'elle ; lui donna Marcellus , fils de Caïus-Marcellus, & de la vertueufe Oftavie, qui étoit fa fceur ainée k lui-même , 8c qui avoit- eu le malheur d'époufer en fecondes noces MarcAntoine, alors émule d'Augufte. Le goüt pour la débauche fe développa bientöt chez cette PrincefTe: elle trompa la vigilance de fon pere, abufa de la confiance de fon mari, 8e s'abandonna k tous les jeunes gens qui fréquentoient la Cour de 1'Empereur. Elle devint veuve, 8c prefque aufti-töt femme du grand Agrippa, qui avoit vaincu Antoine a Attium, & donné 1'Empire a Augufte. Les femmes galantes ne pardonnent point la vieillefle k un mari. Agrippa étoit avancé en age lorfqu'il époufa Julie, 8c Julie, loin de refpecfer en lui le vainqueur d'Antoine, tm héros couvert de lauriers, le déshonoroit tous les jours par de nouvelle? proftitutions. Ce grand homme la laiffa encore veuve. Augufte 1'offrit k Tibere, fils de 1'Impératrice Livie, 8c de ClaudeTibere-Néron. Tibere avoit alors pour femme Agrippine, fille du grand Agrippa, & de Célia-Attira, fille de PomponiusG v  15.4 Thédtre Attieus, Chevalier Romain, que 1'amitié de Cicéron pour lui a rendu fi célebre. Cette femme étoit belle & vertueufe: fon mari avoit pour elle un amour mêlé d'eftime. II fentoit, d'un cöté, combieu il feroit avantageux pour lui d'être le gendre d'Augufte; de l'autre, il étoit trop attaché a fa chere Agrippine, pour confentir a la répudier : 1'amour & 1'ambition combattirent quelque temps dans fon cceur; mais 1'ambitiontriompha. Tibere répudia Agrippine, & époufa Julie. II ne tarda pas a fe repen'tir du facrifice qu'il faifoit a 1'ambition. Les débauches continuelles de Julie, lui firent connoïtre Ie prix d'une femme vertueufe. II rencontra un jour Agrippine : toute fa tendreffe pour elle fe ralluma dans fon cceur. II palit, chancela même, & montra tant d'émotion , qu'Augufle en fut informé, & ordonna a cette femme infortunée d'éviter la rencontre de Tibere. L'émotion du mari, les ordres de 1'Empereur faifoient un bel éloge d'Agrippine. Une femme vertueufe &c aimable , efl une dangereufe rivale pour une femme galante. Tibere, ne voulant pas être témoin d' s débauches de fa femme, & n'ofant la répudier, il quitta la Cour, fe retira  du Monde. 155 k Rhodes, oü il paffa fept ans. Augufte fut enfin informé de la conduite que tenoit Julie : fa tendreffe pour elle fit place k la colere; il 1'exila dans 1'ifle de Pandataire, fur la cöte de Campanie. Tibere , quoique charmé de cette jufte punition, eut la politique de demander grace pour elle; mais Augufte étoit trop irrité pour 1'accorder. Lorfque Tibere fut fur le Tröne , il fe vengea des infidélités de Julie, avec la cruauté dont il étoit capable, défendit qu'on lui donnat a manger, & la laiffa périr de faim. Suètone. §. XXXIII. Une femme donné d fon mari Cexempk du courage. Les Romains, impatients de la cruauté des premiers Empereurs > formoient tous les jours de nouvelles conjnrations» Furius-Camillus-Scriboniahus, Gouverneur en Dalmatie, fe révolta 1'in 42 dêJëfusChrift contre 1'Empereur Claude \ Caecina-Paetus 4 un des premiers Officiers de 1'armée qu'il comntandoit, fe rendit comG vj  J5<5 .Tkèdtn plice de fon crime : mais les foldats refierent attachés k leur devoir, immolerent Scribonianus a leur jufte indignation, chargerent Partus de chaines , & 1'envoyerent k Rome. Arria, fa femme, voulant accompagner fon mari qu'elle yoyoit aller au fupplice, fe jetta, toute éplorée , au milieu de ceux qui le conduifoient, & leur demanda en grace de fouffrir qu'elle montat fur le vaiffeau qui étoit deftiné pour le porter k Rome. Ses prieres , quelque touchantes qu'elles fuffent, ne firent aucune imprefuon fur les foldats, ils la repoufferent avec dureté. Arria, trop attachée a Paetus, pour refter éloignée de lui, & incertaine de fon fort, fe mit dans une barque de Pêcheur, &. fuivit le vaiffeau. Lorfque Paetus fut arrivé a Rome, 1'Empereur le condamna a mort; mais il lui accorda la permilïïon d'en choifir le genre. Arria, qui étoit alors k fes cötés , lui dit : »> Celui que vous choifirez fera le mien ; »> la mort même ne nous féparera pas". Ses amis, fa fille & fon gendre qui étoient préfents, firent toutes les inffances pofïibles pour la détourner de ce projet. Elle leur. dit : » Ma réfolution eft prife, » & les obffacles que vous apporterez » a fon exécution, ne ferviront qu'a me  du Mond',. 157 » fórcer de me procurer une mort cruelle » 6c violente ; laiffez m'en choilir une » douce 8c tranquille avec mon mari ". Voyant qu'ils perfiftoient, elle fe frappa fi rudement la tête contre la muraille, qu'elle tomba évanouie. Si-töt qu'elle eut recouvré fes fens , elle leur dit : » Voila 1'efFet de ma réfolution, 8c de » vos importunités Ayant appergu un couteau , elle fe leva brufquement, le faifit, 1'enfonga dans fon fein, le préfenta enfuite k Païtus, ka dit : » II ne » m'a point fait de mal ". Païtus devoit être plus fenfible a la mort d'Arria, qu'a la contrainte oü il étoit de mourir luimême. P/in. I. 3. Eplft. ad Nepotcm, Martial. Epig. %. XXXIV. Horribh excmplc dt barbarlc. "Vettius-Sallassus , Sénateur Romain , avoit embraffé la faftion de Marius. Lorfque Sylla rentra dans Rome, il le fit mettre fur la lifte des profcrits. Sallaffus, en ayant été informé, fe retira promptement chez lui pour fe déro-  158 Thédtre ber aux coups du tyran. Tous fes efclaves s'emprefTerent de lui chercher un lieu oii il put être en füreté: fon malheur excitoit leur pitié; mais ils ne purent le mettre a 1'abri des coups d'un autre tyran , plus dangereux & plus cruel que Sylla même. Sa femme fe rendit, fur le champ, dans le lieu de fa retraite , lui palfa une corde .au cou, &c Pétrangla elle-même. Les Hiftoriens ne difent point quel fut le motif qui engagea cette abominable femme a être elle-même le bourreau de fon mari. Valere-Max. I. g , c. 11. §. XXXV. Le triomphe de la patience & de la douceur, Louis Vïvès, Auteur de piufieurs ouvrages, écrits en latin barbare, étoit l'ami du célebre (*) Guillaume Budée. (*) Guillaume Budée vivöit fous Francois I , & eut part aux libéralités que ce Prince diftribuoit aux Gens de Lettres. II paffoit pour favoir trèsbien le Grec , & pour connoltre 1'antiquité. II fut un des favants qui préfiderent 9 1'établiffement du College Royal.  du Mondt. 159 II dit dans le livre fecond de la Femme Chrétienne , qu'il en a connu une qui méritoit les éloges de fon temps & ceux de la poftérité : mais il n'apas eu 1'attention de faire connoitre fon nom & fa patrie. Elle étoit jeune , belle, douce, chafte & d'une naifTance au-deffus du vulgaire. Son mari, ( ce qui n'eft malheureufement que trop ordinaire) fe raffafia dans la poffeftion; il s'attacha a une autre femme , qui, par la figure, les qualités du cceur & de Pefprit, étoit de beaucoup inférieure a la fienne; mais elle avoit le mérite de ne pas lui appartenir: il fe rendoit tous les jours , même piufieurs fois , auprès d'elle. Sa vertueufe époufe n'ignoroit pas fa conduite : mais elle ne fe livroit point a ces reproches, k ces injures, k cette vengeance, qui, loin d'arrêter les égarements d'un mari, les autorifent. A une répugnsnce marquée , k des outrages répétés, elle n'oppofoit qu'une douceur conftante , une prévenance exacte : elle lui déroboit même les larmes que la douleur la forcoit de répandre. Cette conduite eft admirable; mais celle-ci 1'eft encore davantage. Elle fut inftruite que fes freres avoient formé le projet de fe mettre en embufcade la nuit, pour furprendre fon mari lorfqw'il  i6o Thédtre' fortiroitde chez fa maitreffe, & le pumr des infidélités qu'il faifoit a leur fceur. Elle le prit en particulier, & lui dit: » Je vois que vous n'êtes plus maïtre de » votre cceur, que ma rivale le pofTede » tout entier. Je ne vous en fais point » un crime; je ne me permettrai pas » même les reproches a eet égard: vous » êtes plus a plaindre qu'a blamer; 1'on m n'eft point maitre de fes fentiments. » Mon devoir, mon attachement pour » vous, me forcent de vous avertir qu'on » en veut k vos jours, & qu'on doit » vous attaquer la nuit, en fortant de » chez votre maitreffe. Mettez votre vie >► a Pabri du danger, je vous en con» jure; elle m'efT: précieufe. » Pour voir votre maitreffe avec fure» té, amenez-la dans cette maifon : je »> lui céderai 1'appartement le plus com» mode, & je vous jure que je lui mar» querai autant d'égards & d'amitié, que v fi elle étoit ma fceur. Si vous fentez » quelque répugnance a voir votre fem» me a cöté de votre maitreffe, je lui » abandonnerai la maifon toute entiere. » Mais hatez-vous de fuivre le confeil' >> que je vousdonne ". Le mari, cédant a fa crainte & a fon amour, amena fa maitreffe chez lui, dès le même jour,  'du Monde. '161 Êeuf air timide & embarraffé en entrant, déceloit la honte que leur infplroit une auffi odieufe conduite. La femme les reent avec une douceur & une bonte qm auementerent encore leur confufion. Llle ne défigna fa rivale que par le nom de fceur , la conduifvt elle-meme dans fon appartement, ordonna aux domeftiques /avoir pour elle plus de foms & plus d'attentions que pour leur maitreffe même , leur affurant que ceux qui lm cauferoient quelque défagrément, fort par les aaions, foit par les paroles, foroient punis furie champ. Cette vertueufe femme pouffoit 1'attention jufqu a aller chaque jour rendre vifite a fon impudique rivale, &c difoit quelquefois a fon man: » Vous pouvez k préfent jomr , fans con>> trainte & fans danger, de 1'objet de >> votre amour". Une année entiere fe paffa fans que le mari allat voir fa femme, fans meme ou'il lui donn&t la plus légere marqué d'amitié; toute fa tendreffe étoit epurfee pour fa maitreffe. Les domeftiques, qm connoiffent & divulgent toujours le iecret des maifons, publierent bientöt celui-ci : tout le monde plaignoit cette femme infortunée; mais elle renfermoit fa douleur en elle-même, & ne le plaignoit a perfonne.  t6z ThJJire Enfin la hüfon, fatiguée de voir fe vertu humiliée, éclaira le mari : il vit que fa femme étoit d'un prix bien fa» périeur a celui de fa maitreffe; &, lui rendant la juftice qui lui étoit due , il lui rendit bientöt fon cceur. Son amour pour fa femme augmentoit tous les joursj fon indifférence pour fa maitreffe fe changea en haine, il la chaffa de chez lui. La femme poffédoit toutes les vertus; elle oublia les maux que lui avoit caufés fa rivale , pour ne fonger qu'a la foulager dans 1'affreufe mifere oü elle la voyoit plongée : elle pria fon mari de lui donner une fomme fuffifante pour la mettre a 1'abri des tourments de la faim. II y confentit; étonné lui-même de fon aveuglement k 1'égard d'une femme fi aimable, il cherchoit k réparer fes torts par fes foins, fes affiduités & fa tendreffe. II ne ceffoit de dire que fa femme étoit tout pour lui. Ainfi cette femme forca fon mari a Paimer Sc a 1'admirer,  du Monde. 163 §. XXXVI. Vengeance finguliere. . L E Czar Alexis, pere de Pierre-le- \ Grand, ne s'occupoit que du bonheur de fon peuple, Sc en étoit adoré. II tomba dangereufement malade vers 1'an 1657. les Médecins confulterent leur art pour I lui procurer une prompte guérifon; les Grands Sc le peuple adreffoient au Ciel des vceux finceres pour obtenir la confervation de leur Monarque. La maladie augmentoit, Sc le danger d'Alexis paroilfoit prelfant. On fit publier dans tout 1 1'Empire, que ceux qui avoient quelques connohTances de la médecine , étoient i invités a. fe rendre a Mofcou, pour donner leur avis fur la maladie du Prince. Chacun efpéroit réulfir , Sc s^attendoit k une récompenfe proportionnée au fervice : Mofcou fut bientöt rempli de Médecins. Ce qui ne pouvoit manquer d'arriver, on regut une multitude d'avis fi variés, que ceux qui étoient chargés du foin du Czar ,'ne pouvant les fuivre tous, réfolurent de n'en fuivre aucun. La maladie d'Alexis devenoit cependant de jour  1 &4 . Thidtre en jour plus dangereufe, & Pinmuétudej de les finets augmentoit. La femme d'un ] Boiare, ayant recu quelque fujet de mé- \ contentement de fon mari, réfolut de: proflter de la circonftance pour fe ven- • ger : elle alla trouver le premier Minif» ■ tre, lui affura que fon mari connoiffoit: un remede qui guériroit fürement lef Czar, qu'elle étoit indignée de voir fon pen d'attachement pour le Monarque & qu'il ne fe hatat pas de venir offrir le fecret qu'il poffédoit. Le Miniftre crédule envoya chercher le Boiare , le blama beaucoup de n'avoir pas averti qu'il étoit affez inflruit dans la médecine, pour guenr le Czar, & lui dit qu'il n'y avoit pas d'autre moyen de réparer fa faute, &c deviter le ch&iment qui lui étoit jufternent dü, que de hSter la guérifon de fon Maitre. Le Boiare fut fort étonné de voir qu'on le prenok pour un Médecin, & affura qu'il ne connoiffoit aucune efpece de remede. Le Miniftre fe perfuada que le Boiare refufoit de prêter au Czar les fecours néceffaires , fit affembler le Sénat, & lui propofa de decider fur la pumtion que méritoit l'opimatre refus du Boiare. On décida qu'il feroit fouetté tous les jours jufqu'è ce quü eut donné fon remede. Dès le jour  du Monde. 165 même, il fubit 1'arrêt, & fut conduit • en prifon. Le lendemain on le mena fur 1 la place publique, on le fouetta avec plus de violence, 6c on 1'enferma en> core dans la prifon. Cet homme voyant qu'on vouloit le forcer de convenir qu'il t étoit Médecin, demanda quels indices on I avoit de fa fcience dans ce genre. On ' rimlruifit que fa femme étoit venue elle! même a la Cour, pour avertir qu'il étoit en état de guérir le Czar, 8e que c'étoit un effet de fa mauvaife volonté s'il ne I le faifoit pas. II fe livre k tous les tranfports de la colere, jure qu'il exercera ; contre fa femme la plus cruelle vengean1 ce. On le fouette encore plus violem{ ment que les deux premières fois, paree i qu'on eft perfuadé que fa colere contre ï fa femme , ne vient que du dépit qu'il a concu contre elle, de ce qu'elle a réi vélé fon fecret. Enfin, fans vouloir faire attention aux ferments qu'il fait de n'être point Médecin , on lui allure qu'il périra fous les coups, s'il ne veut pas employer fon remede, 6c guérir le Czar. Ce malheureux, pour éviter les fouffrances auxquelles il fe voyoit condamné, confentit a être Médecin. II dit qu'il connoiffoit en effet un remede; mais que, n'étant pas fur de fon efficacité, il nV  i66 Thidtrt voit ofé 1'indiquer, Sc demanda quinze ! jours pour le préparer. Ce temps lui i ayant été accordé, il envoya cueillir fur • les bords de 1'Occa une multitude d'her- ■ bes aromatiques, & en fit un bain qui guérit le Czar. Le Boiare fut étonnédu fuccès de ce remede qu'il n'avoit employé qu'au hafard, & elpéroit une récompenfe proportionnée au fervice qu'il venoit de rendre au Monarque. II la reent en effet; mais, pour le punir de fon opiniatreté a refufer fon remede, on le fouetta plus violemment encore que les autres fois; & on lui défendit fous des peines très-rigoureufes, de maltraiter fa femme, de quelque maniere que ce fut. Les femmes qui fe livrent a la vengeance, font toujours dangereufes. Ce morceau de 1'Hiffoire de Rufïïe peut avoir donné a Molière 1'idée de la Comédie du Médecin malgré lui. Oléarius, Voyages en Mofcovie. Il place ce fait fous Boris - Godunou ; piufieurs autres Ecrivains le metttnt fous Alexis.  du Mondei 167 §. xxxvii. ] Une femme ejl immolée u la tendreJjeJ La célebre ville de Smyrne, fituéé jdans la Turquie Afiatique, fut afliégée & prife d'alfaut par les Vénitiens, vers jl'an 1471. Le foldat effréné fe livra aux horreurs que permet 1'injufte droit de la jguerre êc que défend 1'humanité : les ;maifons furent pillées, les peres furent limmolés fur le cadavre de leurs fils, les enfants furent maffacrés entre les bras de leurs meres, les femmes, les filles furent ;déshonorées ; enfin , 1'horreur excitoit 1'horreur. Un foldat Vénitien entra dans une maifon particuliere, en parcourut tous les appartements, pour enlever ce qui lui paroitroit digne de fa cupidité. II trouva, dans le lieu le plus écarté de cette maifon, une jeune femme dont la beauté le frappa. II n'y avoit pas longtemps qu'elle avoit perdu fon mari : elle étoit au milieu de fes femmes, témoins de fa douleur &C de fes regrets. Dans cette retraite, elle n'avoit entendu, ni le bruit des armes, ni les cris des vaincus, ni les gémilfements desmourants; elle igno-  ' 68 Thèatn rok entiérement ce qui fe paffok dans ïa ville. Selon les loix établies parmi les Turcs, le mari feul a le droit d'entreri dans 1'appartement de fa femme ; tout autre qui y eft furpris paie fa témérité< de fa vie. Dans la conjontture oii cette< femme étoit, elle ne vit qu'avec un] etonnement mêlé d'indignation, un homv| me entrer ft hardiment chez elle. Sonl premier foin fut de dire k fes femmes | de le chaffer, & de demander du fecours.. Le foldat écarta les femmes, &, efpérantl tner de la maitreffe une fomme confi-| derable, il s'élanca fur elle, & 1'emporta.J Lorfqu'elle fut dans la ville, elle connut le malheur qui étoit arrivé aux habitants, ceffa d'employer la réfiftance, &: promit au loidat de le fuivre. Comme ü I la conduifoit aux vaiffeaux deftinés a l emporter a Venife les dépouilles de Smyrne, ft la fit paffer auprès du tombeau de I ion mari : elle le reconnut, fe précipita f deffus, prononca piufieurs fois le nom I de fon mari, lui donna.les épithetes les E plus tendres, & ne ceffa de lui parler que. pour foupirer. Le foldat, impatient de ï lattendre, voulut 1'enlever; mais elle i s'attacha tellement au tombeau, qu'il ne put venir k bout de 1'en arracher. Ce bar- ■ bare 1'immola k fa fureur, Un? \  du Monde. 169 Une -jeune & belle femme expirant fur le tombeau de fon mari, qu'elle embralfe &: qu'elle teint de fon fang, préfente un tableau digne d'horreur tk de pitié. .Sabellicus, l. Cj, dêcad. jj. $. XXXVIIL Êtranges effèts de Tamlition cachie fous Ie voile de 1'amour. L'événement que nous nous propofons de rapporter, eft un des plus finguliers qu'on trouve dans les annales du monde : il penfa occalionner la deftruction de 1'Empire de Ruflie. Nous croyons qu'il doit être précédé par un tableau de eet Empire, qui eft aujourd'hui un des plus valies de 1'univers. Son étendue d'occident en oriënt, eft d'environ deux mille deux cents lieues, tk celie du midi au nord eft, a-peu-près, de huit cents cinquante. . Les premiers Ruftes étoient un affemblage de nations difïerentes, qui fe rangerent fous les ordres de Rurich, homme puiffant tk courageux. II forma une Sou» yeraineté, vers 1'an 862, 6c la défigna Tome L H  i -jo Tkédtre fous le nom de Duché de Ruflie. Ses fucceffeurs eurent 1'imprudence de la partager entre leurs enfants; ce qui occafionna des guerres continuelles en Ruflie , Sc affoiblit tellement ce pays, qu'il fut foumis par les Tartares, qui forcerent les Ducs k leur payer un tribut. Iwan III monta fur le Tröne de Ruflie, vers 1'an 1462 , foumit tous lespetits Souverains, battit les Tartares, leur impofa un tribut annuel a eux-mêmes, Sc étendit les bornes de fon Empire. Son fucceffeur Bafde marcha fur fes traces. Iwan IV fit trembler tous fes voifins, joignit piufieurs Royaumes a fes Etats , prit le nom de Czar , qui veut dire Roi, Sc mérita celui de conquérant. II laiffa deux enfants, Théodore qui lui fuccéda, Sc Démétrius, dont on va voir la fin tra- Théodore fut un Prince foible, qui ne conferva que le titre de Czar, abandonna toute fa puiffance a un ambitieux, qui n'en fit ufage que pour détruire la familie des Czars, faire périr fon Sou-, verain même, & ufurper la couronne. C'étoit Boris-Godunou. Sa naiflance ne le mettoit point dans le cas de tenir un rang diftingué a la Cour : mais, comme les Monarques de Ruuie, felon Pufagé  du. Monde. i jt établi ," facrifioient , en fe mariant, la nailfance a la beauté , Théodore avoit époufé Irene , fceur de Boris-Godunou. Cette PrincefTe joignoit aux graces de fon fexe, un caractere fouple &c une finefTe d'efprit extraordinaires : par une complaifance continuelle, elle forca le Czar de joindre Pamitié a. 1'amour qu'il avoit pour elle. Bientöt elle s'appercut qu'il étoit incapable de porter le poids du Gouvernement, &c difpofé a fe laiffer fubjuguer par le premier Courtifan. qui fe préfenteroit : elle appella fon frere a la Cour, en fit le compagnon des amufements de Théodore. L'amitié qui nait dans les plaifirs croit infenfiblement, &c fe change en confiance. Le Monarque ne tarda pas a donner toute la fienne a Godunou. Ce Courtifan devint le Souverain de Ruftte, fous le nom de Théodore. C'étoit lui qui diftribuoit les graces; c'étoit de lui qu'on obtenoit les dignités. L'ambition de Godunou croiffoit avec- la puiiTance : il regarda comme au - deffous de lui la dignité de Miniftre; il voulut celle de Monarque. Pour 1'obtenir, il déploya tout ce que la fcélérateffe a de plus affreux. Les Grands , qui font 1'appui du Tröne & la plus iïrre garde des Hij  172. Tkédtre Rois, furent écartés de la Cour de Ruffie; leurs biens furent confifqués; leurs dignités furent occupées par des hommes vils &c mercénaires , par les partifans de Godunou. Démétrius , frere du Czar, & encore enfant, fut dérobé aux regards du peuple : on Penvoya, avec tous fes parents du cöté maternel , a Ugléez, qui étoit fon appanage. Godunou chargea un des miniftres de lés cruaütés , d'empoifonner ce jeune Prince : mais fa mere & fa nourrice veilloient trop a fa confervation, pour que le fcélérat put venir a bout de fon abominable projet. Godunou, impatient de voir qu'on tardoit k exécuter lés ordres, chercha & trouva deux malheureux qui lui promirent d'affafTiner Démétrius : ils commirent le parricide le 15; Mai 15 91. La fortune qui feconde les crimes comme les vertus, fe déclara tellement pour Godunou , que les deux affaffins furent maffacrés fur le champ par le peuple. Cette prompte mort mit Godunou a 1'abri de toute accufation, & le déroba axi fupplice qui lui étoit fi jüftenierit dü. La réiuTite dans le crime enhardit les fcélérats ; Godunou porta fes mains parricides jufques fur le Tröne : il empoifonna Théodore.  du Monde. '173 Alors 11 dlftribua les richeftes immenfes qu'il avoit amaffées par fes vexations, & fut proclamé Czar. Pour affermir fur fa .tête la couronne qui étoit encore chancelante, il eut 1'adreffe de cacher fes vices & de ne montrer que d&, .vertus : les impóts furent diminués, les raalheureux furent foulagés ; Tinnocence fut protégée, & le crime puni, Ce fcélérat fe fatigua enfin de mafquer fon earacfere : lés vices briferent leurs digiles & fe déborderent. La vertu fut immolée a la jaloufie de Godunou; les hommes puiflants furent les malheureufes victimes de fes craintes & de fes foupgons ; les richeffes furent la ^ proie de fon avarice & de fa cupidité ; les impöts furent multipliés. Bientöt les, Ruffes fentirent qu'ils avoient un tyran pour maitre, & concurent pour lui toute la haine qu'il méritoit. Ils étoient tout prêts a feconder le premier qui auroit affez de hardieffe pour difputer le Tröne a 1'odieux Godunou. Cet homme hardi ne tarda pas a paroitre. C'étoit le fils d'un fimple Gentilhomme du Comté de Halicie. Comme il ne poffédoit rien, il n'avoit rien k facrifier, & ofa tout. Son nom étoit Grifcza. Ses parents 1'envoyerent k Mofcou pour y faire fes études , H iij  ï 74 Thédtre qui fe bornoient alors chez les Ruffes a apprendre a lire &c k écrire. Un Archimandrite s'étant trouvé dans 1'école oii on 1'infïruifoit, le prit en amitié, 1'emmena dans fon couvent, & lui fit prendre 1'habit de Religieux. Ce jeune homme qui avoit 1'efprit naturellement in- quiet, changea piufieurs fois de couvent , fe rendit a celui de Czudou, dont un de fes oncles étoit Supérieur. Le Patriarche Job, faifant la revue des maifons Religieufes, paffa par Czudou, vit Grifcza, concut de 1'afTection pour lui, Femmena kJtAofcoa, & en fit fon Secretaire. Lorfque Grifcza étoit a table avec les autres domeftiques du Patriarche , il mettoit toujours la converfation fur Démétrius, fils d'Iwan IV, & s'informoit avec foin des circonftances de fa mort. II lui arrivoit même quelquefois de dire : Je ferai un jour C{ar. Ceux qui 1'entendoient prcnoient ces propos pour une plaifanterie. II les répéta cependant fi fouvent, qu'on y fit k la fin attention, & qu'on en avertit Godunou. Ce Czar avoit de trop juftes fujets de défiance pour ne pas profiter de eet avis. II paroit étonnant qu'un homme aufti cruel n'ait pas fait périr fur le champ Grifcza : il regarda , fans doute , ce  du Monde 175 jeune Rêligieux comme un fou, même 1 indigne de fa cruauté ; fe contenta de | donner ordre qu'on Penvoyat dans quelI que cou vent éloigné, & qu'on Py gar{ dat foigneufement. Grifcza fut averti des i ordres que le Czar avoit donnés a fon Ifujet, s'échappa, fe rendit a Branfcoi, pafTa de-la a Novogrod, refta piufieurs jours dans. le couvent de St. Sauveur, lia une étroite amitié avec 1'Archiman drite. Avant de partir, il laiffa, fous le I traverfin de fon ami, un billet concu I en ces termes : » Je fuis le Czarevitz I » de Démétrius , fils du Czar Iwan. LorfI ■» que je ferai monté fur le Tröne de » mes peres, je te rendrai les mets » la boiffon que tu as eu la générofité » de me donner dans ton couvent ". L'Archimandrite fut fort étonné a la leöure de ce billet : mais, craignant de s'expofer k quelque faeheux accident en le divulgant, il jugea a propos de gars der le filence a ce fujet. Grifcza fe rendit a Kiou : le Prince Bafile-Conftantin-Oftorski, Gouverneur ; de cette ville, étoit fort dévot; il recut Grifcza avec bonté ; & , celui-ci étant alors Prêtre , il lui ordonna de célébrer la Meffe; Penvoya dans un Couvent, & chargea les Moines de lui fournir tout H iv  176 Thidtre ce qui lui feroit néceffaire. Grifcza, cé*~ dant a fon penchant naturel, fe livra aux plus grands excès; & , bravant les regies «fe fon Ordre, il mangeoit publiquement des mets défendus. Le Prince Offorski fut averti du fcandale que Grifcza caufoit, & ordonna qu'on punit ce jeune Rêligieux avec la derniere feVérité. Grifcza , informé du traitement qu'on lui préparoit, fortit du Couvent , quitta les habits de Rêligieux, pafia en Pologne, fut recu chez le Prince Adam Vifnioveski, en qualité de valet, &c on 1'employa aux ouvrages les plus vils. Cet importeur , toujours occupé du projet de monter fur le Tröne de RufTie, compofa & écrivit la fable fuivante. » Celui qui fait les fondfions d'un vil » valet a la Cour du Prince Adam , fous » le nom de Grifcza , eft Démétrius , » fils du Grand Czar Iwan IV. Ce fut le » fils d'un Prêtre qui fut tué a Ugléez, » par ordre de Godunou; non Démé» trius , comme on le croit. Mon Se» cretaire Gelkaloni, que 1'Eternel m'a » donné pour me conferver la vie, me » tint long-temps caché. Craignant que » Ie tyran ne découvrit a la fin le lieu » de ma retraite, il me fit palier en » Pologne.  du' Monde. 177 '» J'y ai mené une vie errante & tou» jours miférable : de malheurs eri mal» heurs je fuis tombé dans 1'état le plus » vil, J'efpere que Dieu jettera fur mói » un ceil de compafTion, &t qu'il per» mettra que je jouiffe un jour des droits » de ma naifTance, Si, par fes décrets » Eternels, je fuis condarriné h mourir » dans la mifere oii je fuis , ce billet » fera au' moins connioitre quel eft cehu » qui eft afTis fur le Tróne des Czars ". II cacha ce billet fous fon lit, & affedta d'être dangereufement malade. II demanda un Prêtre , lui déclara une partie de ce qu'on vient de lire ; & comme s il eut été trop foible pour continuer fon récit, il lui dit que le détail de Ce qu'il vouloit lui ap'prend're,, étoit coatemt dans un billet 'qu'il avoit mis fous fon ht. Cette hiftoire étoit trop intéreffante pour ne pas piquer la curiofité du Prêtre; il chercha le billet, le trouva ; le fut avec attention, alla voir le Prince Adam , &C 1'avertit de ce qui venoit de fe pafïer. Le Prince fe rendit dans la chambre de Grifcza , &, voyant qu'il n'en recevoit que des réponfes vagues, il chercha le billet que le Prêtre avoit remis lous le lit. Grifcza voulut fairé quelque refiftance, poiu lailTer croire qu'on ne lui avcut H v  IjS Thèdtre arraehé fon fecret que par violence. Le Prince lut le billet avec empreflement, fe hata d'envoyer des Médecins a Crifcza, qui ne tarda pas a être guéri. Lorfqu'il parut en état de voyager , le Prince Adam le conduifit k Cracovie , oii la Diete étoit alfemblée. On 1'interrogea: il affura, avec fermeté, qu'il étoit Démétrius , fils d'Iwan IV, parvint a le faire croire, & tout le monde lui promit des fecours pour foutenir fes droits. Le Prince Adam alla plus loin, il promit avec ferment , qu'il facrifieroit pour lui toute fa fortune, s'il vouloit établir le rit latin en Ruffie. L'impofteur accepta les conditions qu'on lui propofoit. On apprit bientöt en Ruflie ce qui fe paflbit en Pologne. Les Cofaqucs, qui font établis fur les bords du Tanaïs , & contre lefquds Godunou exercoit toutes fortes de cruautés , envoyerent de 1'argent a Grifcza, lui firent dire qu'ils avoient des armes & des hommes tout prêts a le fecounr. Les Polonois, voyant que la fortune fecondoit le prétendu Démétrius , réfolurent de profiter de la circonflance pour jetter le trouble & la divifion dans la Ruflie, & pour affoiblir eet Empire, dont la puiffance commencoit h les inquiéter : ils leverent des trou-  du Monde. -179 .pes , firent des préparatifs, Sc fe tinrent tout prêts a feconder les Cofaques. Piufieurs Ruffes, mécontents de la domination de Godunou, fe haterent d'aller en Pologne, Sc de fe ranger foi« les drapeaux de celui qu'ils croyoient être leur légitime Souverain. Grifcza, connoiffant 1'inconftance de lafortune , eut peur de fes revers : pour s'en garantir , il réfolut de fe faire un appui folide , Sc de fe mettre fous la protedion des Jéfuites. Le crédit qu'ils avoient auprès de la plupart des Princes Chrétiens, Sc leur zele pour étendre la puiflance du Pape , ne lui étoient pas inconnus. II leur promit de tenir la parole qu'il avoit donnée d'abord au Prince Adam, enfuite aux Polonois, qui étoit d'établir en Ruflie le rit latin , Sc les pria d'envoyer auprès de lui un de leurs Religieux qui fut capable de 1'inftruire. Grifcza eut 1'adrefTe de montrer au Jéfidte un air de fimplicité Sc de bonne-foi dont les fourbes ont toujours le talent de fe mafquer. II afTeda du zele pour le rit latin , Sc affura au Jéluite qu'il feroit 1'impofliBle pour 1'établir en Ruflie, fi-töt qu'il feroit affermi fur le Tröne. L'adroit Grifcza, voyant qu'il avoit amené les Jéfuites au point oü il les atH vj  '18o Thiatre tendoit, réfolut de proflter de leur crédit , pour fe préparer un afyle fur ea cas que la fortune lui devint contraire. Vifnioveski , Palatin de (*) Sandomir, étoit fi puiffant, qu'il pouvoit mettre fur pied une armee formidable. Grifcza forma le hardi projet d'époufer fa fille, qui étoit le feul enfant qu'il eut. Elle s'appelloit Marine, étoit jeune, bien faite, & fpirituelle. Quoiqu'elle ne fut pas d'une beauté réguliere, elle avoit la figure fi agréable , que tous ceux qui la voyoient, fentoient pour elle ce qu'infpire une femme aimable. Grifcza , dans fes différents voyages, 1'avoit vue a la Cour du Palatin fon pere. L'image de cette aimable Pi ineeffe s'étoit gravée dans fon coeur; & 1'amour, autant même que 1'intérêt, excitoit en lid le defir de la pofféder. La fortune le fervit encore dans cette occafion : les Jéfuites lui propoferent euxmêmes d'époufer la PrincefTe de Sandomir , & de préparer toutes les voies qui pourroient le conduire a cette alliance. II accepta leur offre avec joie & leur promit de fuivre exactement tous les confeils qu'ils voudroient lui dorfner. II fe rendit a la Cour de Sandomir, fe trouva {*) Ce Palatinat eft daas la petiteJPologne,  du Mondei 181 dans ie cas de voir & de parler fouvent k Marine. II étoit grand, bien fait, jeune & d'une figure trés - agréable : on le croyoit véritablement fils du Czar Ivaxu Marine avoit cette noble fierte qui eft ordinaire aux femmes de fon rang , öc qui intimidoit tous ceux qui pouvoient concevoir de lamour pour elle : mais la naiflance qu'elle fuppofoit a Grifcza, flatta fon ambition & humanifa fa fierte. fcile fit attention aux graces extérieures de Grifcza, concut de 1'amour pour lui, K bientöt le delir d'être fa femme. Ladroit Grifcza ne tarda pas a s'apperccvoir de fon triomphe : il ofa lui parler de Ion amour &C lui demander fa nam. La ioie qu'elle, ne put dérober fut lindice de fon confentement. II lui demanda la permiflion de fairé connoïtre k fon pere fes fentiments pour elle , & 1'obtint facilement. ,. >, Les Jéfuites avoient deja prevenü le Palatin : il promit fa fille k Grifcza ; mais il lui dit qu'il falloit attendre , pour celebrer ce mariage, qu'il fut fur le Trone de Ruflie, paree que tous ceux qui étoient difpofés k foutenir fes intéréts de toutes leurs forces „ pourroient le regarder avec des yeux d'indifférence ïorfqu'ds le verroïent marié.  181 Thidtre Grifcza fe rendit a ces raifons, alla trouver les Jéfuites, renouvella la promefle qu'il leur avoit faite d'embrafler le rit latin , ajouta qu'il recevroit le Clergé de Rome a Mofcou, & lui donneroit des biens fuffifants pour fubfifler. Les Jéfuites inftruifirent le Pape de ce qui fe palfoit, lui demanderent des fecours d'argent & des recommandations en faveur de Démétrius auprès du Roi & de la République de Pologne. Ils conduifirent Grifcza a la Cour de Pologne : Sigifmond II le recut avec accueil, & lui permit de lever dans fes Etats autant de troupes qu'il voudroit. Le tyran Godunou, qui avoit toujours les yeux ouverts fur Grifcza, faifoit tous fes efforts pour déconcerter fes projets : il mit fur pied une puiffante armée, augmenta la garnifon des villes, tacha de fermer k fon ennemi 1'entrée de la Ruflie : enfin, il chargea un Ecrivain de publier la vie de Grifcza , & de jetter fur 1'impoAeur tout le ridicule poflible , en fit pafler des exemplaires dans toutes les villes de Ruflie, & dans les pays étrartgers. II envoya des Députés au Palatin de Sandomir, pour lui repréfenter qu'il étoit honteux pour lui d'accorder fa proteöion a un infame impofteur, & en  'du Monde. 183 même-temps pour lui faire les propofitions les plus flatteufes, s'il vouloit le lui livrer. II fit tenir le même langage a tous les autres Princes qui s'étoient déclarés pour Grifcza. Ses démarches euii rent un effet tout contraire a celui qu'il ] attendoit. On fe perfuada qu'il ne crail gnoit celui qu'il appelloit impofteur , que c paree qu'il étoit certain que c'étoit Démétrius , fils d'Ivan IV. Bientöt on leva I des troupes en Pologne & dans le Palad tinat de Sandomir. Le Palatin fe mit luiI même a leur tête avec Grifcza, entra en 1 Ruflie. Ils furent prefqu'auffi - tot joints I par huit mille Cofaques, affiégerent & : emporterent piufieurs villes , qui prête1 rent ferment de fidélité a Grifcza. GoduI nou envoya contre eux une armée de cent mille hommes, qui rencontra celle ; de Grifcza prés de Novogorod, la battit: : mais celui qui la commandoit ne profita \ pas de fa viüoire. Au-lieude pourfuivre \ 1'ennemi, il s'amufa a faire des fieges, : lui donna le temps de fe fortifier dans un endroit avantageux, & d'attirer dans fon parti un nombre confidérable de fes foldats , même de fes Officiers. II youlut réparer fa faute ; mais il n'étoit plus | temps, 1'armée de Grifcza, fortifiée par I ceux qu'il avoit mis de fon parti, rem-  184 Tkédtre porta une vidtoire complete. A cette nouvelle, les Rulles vont en foule fe ranger fous fes drapeaux; des Provinces entieres le reconnoiffent pour leur Souverain. Godunou leve des troupes de tous cötés, fait paffer des Agents dans le camp de 1'ennemi, promet le pardon, même des récompenfes a tous ceux qui vou-. dront rentrer dans le devoir. Le Patriarche, a. fa follicitation ,, lance une excommunication contre les rebelles. Voyant que toutes ces tentatives étoient inutiles, il réiblut cPengager la Suede & le Danemarck a déclarer la guerre a la Pologne, afin de faire diverfion Sc d'engager les Polonois a abandonner Grifcza , pour s'occupér de leur propre défenfe. L'impofteur fembloit menacé d'une chfite certaine; mais Godunou fut attaqué d'une colique violente, Sc mourut vers la fin d'Avril 160(5;. Ceux qu'il avoit enrichis des dépouilles des Grands, & placés autour du Tröne , fentirent combien il étoit important pour eux de conferver la couronne dans fa familie , Sc firent proclamer Czar fon fils Théodore Godunou. Les partifans de Grifcza publierent que la mort de Boris-Godunou devoit être regardée com-  du Monde. 185 . me une punition de Dieu , qui défapikprouvoit 1'ufurpation de ce tyran. On i prit infenfiblement des fentiments plus favorables pour Grifcza : les habitants |.de Mofcou lui envoyerent des Députés ipour le prier de venir recevoir les homc mages de tous les Ordres de 1'Etat. Pour i( lui prouver leur zele, ils firent périr | Théodore : 1'on avertit Grifcza que le 1' Tröne étoit vacant, & qu'il pouvoit le -remplir. II fe rendit promptement k Mof| cou, y fit fon entrée aux acclamations 1 du peüple, & fut couronné peu de jours I après. Pour öter tout foupcon k ceux I qui pouvoient le regarder comme impof3 teur , il fentit qu'il falloit faire venir a V Mofcou la veuve d'Iwan, véritable mere t de Démétrius, & 1'engager a le reconf noitre pour fon fils. La conjonfture étoit I embarraffante : il avoit k craindre, d'un ; cöté, qu'elle ne voulüt pas fe rendre :; complice de fon impofture; de l'autre , I que le public ne fe perfuadiit qu'il n'oI foit la faire venir a Mofcou, & paroitre devant elle. Après de müres réfleü xions, il réfolut de la faire venir. Lorf1 qu'il apprit qu'elle approchoit de la Ca( pitale, il alla au-devant d'elle , mit pied ; a terre fi-töt qu'il apper^ut fon carroffe, lui donna, en 1'abordant, les plus gran-  j86 Tkidtre des marqués de tendreffe & de refpect.1! La Czarine jetta d'abord fur lui des re-: gards incertains; fon air triffe Sc morne mit Grifcza dans le cas de tout appré-; hender : mais eet importeur ne fe déconcerta pas. II commen^a par faire des imprécations contre la mémoire de Godunou ; demanda pardon a la Czarine, qu'il appelloit fa mere, des maux qu'ellei avoit endurés depuis la mort d'Iwan ; lui dit qu'il chercheroit a les lui faire oublieri par fes foumiffions Sc fon empreffement i a contenter fes defirs. La crainte Sc 1'ef- i pérance furent des motifs affez preffants i pour engager cette PrincefTe a reconnoi- ■ tre Grifcza pour fon fils. Elle affeda tout-; a - coup un air de fatisfa&ion , Sc lui donna les plus grandes marqués de tendreffe. Elle le pria, avec inflance, de! monter dans fon carroffe; mais il refufa, , difant qu'il vouloit lui donner toutes les marqués de refpect qui lui étoient dues; que la couronne de Ruflie étoit plus a elle qu'k lui; qu'il ne la porteroit que pour mieux exécuter fes volontés. II fuiyit, même affez long-temps, fon carroffe a pied, la tête découverte, la conduifit dans le Couvent deftiné aux veuves des Czars : il y renouvella fes careffes a fon égard. La Czarine lui prodigua celles  du Monde. 187 id'une mere tendre, 1'embrafTa piufieurs ifois, le reconnut pour fon fils en préii-fence de toute la Cour, même avec des circonftances fi particulieres, que tous (i-ceux qui étoient préfents ne douterent f plus que Grifcza ne fut véritablement Démétrius, fils divan. Le nouveau Czar, fe voyant affermi I baffadeurs au Palatin de Sandomir , pour | lui demander fa fille en mariage. Le PaI -.latin la conduifit lui - même a Mofcou : He mariage y fut célébré avec la plus 1 grande magnificence. L'étonnement eft | épuifé, lorfqu'on voit un Moine apoftat r monter furie'Tröne du plus grand Emi pire du monde, & époufer une des plus aimables Princeffes de fon temps. Son bonheur ne fut pas durable ; la I fortune en fit une vi£lime de fon caprice: elle le précipita auffi rapidement qu'elle ' 1'avoit élevé. Les premiers tranfports de ï'-joie que la nouveauté excite parmi le I peuple, étant calmés, on commen^a a examiner Grifcza de plus prés : tous fes i vices furent appercus. On lui en prêta même qu'il n'avoit pas. On médite fa perte : les Conjurés s'attroupent: BafileSuiski fe met a leur tête, les arme, enfonce les portes du Palais : Grifcza fe  i88 Thidtre jette par la fenêtre, & fe fauve dansljj forterelfe au milieu des (*) Strélitzs. Lei Conjurés entrent dans fon appartement ij en brifent tous les meubles , paffent daim celui de la Czarine , oü ils fe livrent i! tous les tranfports de la fureur, décou-J vrent Marine, qui s'eft cachée pour M dérober au malheur qui la menace;! Cette PrincefTe, dans ce moment terri-il ble, conferva toute fa fierté : elle timi devant les Conjurés une contenance af-!j furée , leur dit : » J'attends vos coups J » fans les craindre, frappez ". La barba-J rie même refpedte la beauté: ils la regar-il derent & fortirent. Inftruits que Grifcza s'étoit retiré dansl 4a fortereffe , ils y coururent en foulei Les Strélitzs fe rangerent auteur de luil pour le défendre : mais , voyant que lea Conjurés fe difpofoient a mettre le feu| a la Citadelle, ils leur livrerent Grifczai Alors tous les bras fe leverent a la foisi pour le frapper. Cette terrible polition| lui arracha des larmes. Piufieurs lui de-| manderent, avec un ton ironique , s'ilif étoit Démétrius, fils d'Iwan IV; & ajou-| (*) Les Strélitzs étoient en Ruffie ce que font les Janiflaires en Tiu-quic,  du Monde. 189 toient qu'il falloit qu'il eut été infpiré par le malin efprit, en voulant fe faire Kaffer pour être de la familie Impériale.' jGrifcza reprit dans ce moment toute fa fermeté ordinaire, & répondit : » Vous i> ne pouvez ignorer que je fuis le vériL table fils d'Ivan IV , & votre légitime l> Empereur, proclamé &C couronne en L préfence de tous les RufTes. Si vous \> me regardez comme un impofteur , » allez trouver ma mere, elle vous dira . » la vérité". Les Officiers fe rangerent rjautour de lui, écarterent le peuple , le ijconduifirent au Palais, & jurerent qu'ils Iverferoient jufqu'a la derniere goutte de jleur fang pour lui, fi la Czarine douairière le reconnoiflbit pour fon fils. On Jenvoya des Députés a cette PrincefTe , cpour lui demander fi le Czar aóïuellement Jrégnant , étoit véritablement fon fils. ijBafile-Suiski étoit a la tête de ces DéIputés : il pria la Czarine , au ^ nom de |toute la nation, de dire la vérité , & Ilui promit qu'on oublieroit ce qu'elle lavoit fait en faveur de 1'impofleur, fi Eelle vouloit fournir aux RufTes les moyens |de fe délivrer d'un tyran qui les déshocnoroit & fouilloit le Tröne des Czars. I Marie lui répondit que celui qu'on avoit proclamé Gzar, n'étoit point fon fils,  19O Thédtre qu'elle ne 1'avoit reconnu pour Démé-e trius que par la crainte de périr, voyanti que tout le monde fe réuniffoit en faf; faveur. » Suiski, vous étiez vous-même II » ajouta-t-elle , a la tête de fon parti, j » & vous faifiez les plus terribles mena-| » ces a ceux qui refufoient de le recon-1 » noitre pour Démétrius. Lorfquüne| » femme voit un homme de votre im-| » portance & de votre mérite fe décla-il » rer pour quelqu'un , doit-elle lui êtrel » contraire ? En appuyant Grifcza , vous » ferviez votre vengeance contre Godu-| » nou : les mêmes motifs nous condui-l » foient tous deux au même but. Enl » le reconnoifTant pour mon fils, je con--j •» fervois mes jours & je vengeois mom » propre fils. Mais fi je reconnoiffoisl » encore Grifcza pour 1'héritier des Czars, | » pour le Monarque des Ruffes, je déf--| » honorerois ce même fils que j'ai ven-.» gé. Voila ma réponfe, portez-la aux s » Officiers & aux Strélitzs ". Cette ré- \ ponfe fut 1'arrêt de mort de Grifcza : lesl Strélitzs 1'abandonnerent a la fureur du | peuple. Chacun s'empreffoit a le frapper. J En vain ce malheureux imploroit le fe-1 cours des foldats; fes cris, fes gémiffe- ■ ments irritoient la fureur du peuple : il | périt enfin fous les coups, & 1'on con- ■  du Monde. 191 ljnua , pendant quelque temps , a outrager fon cadavre ; on le traïna dans les mes , & on le laiffa expofé pendant tout le jour dans la place du marché; on 1'enterra enfuite dans le cimetiere des pauvres. Sa femme Marine , tk le Palatin de Sandomir, furent enfermés dans une étroite prifon. Les Grands de 1'Etat s'affemblerent pour élire un nouveau Czar : le choix tomba fur Bafile-Suiski. II eut 1'impru: dence de commencer fon regne par piufieurs aéfes de févérité ; exila une trésgrande quantité de Knées & de Boïarcs , & indifpofa les efprits contre lui. La haine qu'on lui portoit fit bientöt con!; cevoir le defir de le détröner. Pour y réufiir , on publia que Démétrius n'étoit pas mort, que celui qui avoit été affommé a Mofcou , étoit un Allemand. Cette fable fe répandit & paffa pour une vérité. Piufieurs villes prirent les armes en faveur de ce Démétrius imaginaire. Bafile - Suiski , en ayant été informé , envoya Michel Vorotinski avec piufieurs Prêtres a Ugléez, pour exhumer le corps duvéritableDémétrius, &le faire tranfférer a Mofcou. II ordonna au Patriarche d'établir trois fêtes en 1'honneur de ce Prince; la première, le jour de fa  191 Thidtre nanfance; la feconde, le jour de fa mortj! & la troifieme , le jour de fa tranfla- J tion, &c fit annoncer, dans toutes les<; villes de Ruflie, ce qui s'étoit paffe ËA Mofcou. Tous les Evêquesck les Archéij vêques, pour rendre le fait plus authen- j tique, firent célébrer dans leur Diocefe, 1 la fête de la tranflation du Prince Dé--j métrius. Ce que le Czar & le Clergé venoient | de faire , donnoit lieu d'efpérer que lea calme alloit fe rétablir en Ruflie, & que., j fi quelqu'un ofoit fe dire encore Démé-4 trios, il recevroit le chatiment dü a un* importeur & a un perturbateur du reposl public. Mais, ce qui dok paroitre in-4 croyable, le deur de la nouveauté gui-doit feul les RufTes ; ils n'afpiroient qu'au. moment de voir un nouveau Czar fuc-céder a celui qu'ils venoient d'élire. Perfonne n'ofok fe dire Démétrius, &l'on■• publioit par-tout qu'il n'étoit pas mort, ; qu'il s'étoit retiré dans quelque cantoni de la Rufïïe. Bafde-Suiski fit faire des:: recherches exatles pour découvrir ce^ prétendu Démétrius ; voyant qu'on ne: ( le trouvoit pas, que perfonhe n'avoit ofé prendre ce nom, il crut que lesü bruits qui fe répandoient fe diffiperoient, | & que les rebsües, n 'ayant point de | chef,I  du Monde. 193 chef, fe difperferoient : mais il fe trompa , leur nombre augmentoit tous les jours. Toutes les villes de 1'Ukraine entrerent dans la révolte. Deux Gentilshommes fe mirent a la tête des rebelles, les conduifirent a Mofcou, camperent ..a une lieue de eette ville, pour déhbérer fur le parti qu'ils avoient a prendre. Le Czar envoie contre eux des troupes qui les défont & diffipent leur armée. Cet échec, loin d'abattre le courage des rebelles , excite leur fureur. Un impofleur enfin paroit, & fe dit Pierre, fils de Théodore Ier. : ils fe rangent autour de lui, livrent piufieurs combats aux troupes du Czar, & remportent piufieurs viótoires. Bafile fe met enfin lui-même a la tête de fon armée , cherche les rebelles, les joint & lés défait. II eut 1'imprudence de punir avec trop de févérité ceux qui implorerent fa clémence, & d'indifpofer tous les RufTes contre lui. Alors un nouvel importeur parut _& prit le nom de Démétrius, qui étoit fi cher aux RufTes. Deux hommes, dont on ne connoiffoit point 1'origine, fe rendirent k Starodub en Sévérie. L'un prenoit le nom d'André Nogoy ; l'autre, celui d'Alexis Rukin, & fe difoit Secretaire du premier, Ils pubüerent que Dé Tome I, I  ! t>4 Tliêdtre métrius n'étoit pas mort, & qu'il lese avoit envoyes dans cette ville pour vom s'ils trouveroient quelqu'un qui voulüti prendre fa défenfe contre Bafile-Suiski, fon ennemi & Pufurpateur de fa couron-i ne. Tous les habitants fe rangerent autoun: d'eux, leur dirent que Démétrius pou-* voit paroitre, & qu'il les trouveroit touti prêts a prendre fa défenfe. Alexis Rukinij leur dit : » Démétrius eft parmi nous On le preffa de s'expliquer plus claire-ïj ment : mais il garda un filence opinia-ï! tre. Les Magiftrats lui firent donner letj knout. Aprèsavoir recu piufieurs coups, ïl dit : » Celui qui eft venu avec moi, » &C qui a pris le nom d'Alexandre No-J » goy, eft Démétrius même '\ Les habitants de Starodub eurent la fimplicitéJ d'ajouter foi aux difcours de eet incon-| nu, & la joie fe répandit dans toute la< ville. On fonna les cloches pour avertir tous les Rufles des environs , de venir ) rendre hommage a leur Souverain. Om) envoya des Députés dans différentes vil-.i les , pour annoncer ce qui venoit de fei paffer : tous les habitants répondirent d'une voix unanime, qu'ils défendroient Démétrius , leur légitime Souverain , jufqua la derniere goutte de leur fang.: On afiembla promptement des troupes; ■  du Monde. 195 llmpofteur fe mit a leur tête, reeut du fecours des Polonois , qui n'ignoroient pas que leur intérêt demandoit qu'ils entretinffent les troubles en Rulfie. Pendant que ces chofes fe palfoient dans la Sévérie, Bafile-Suiski prit Tula, fit prifonnier le faux Pierre, qui s'y étoit retiré , &C le condamna k être pendu. Nogoy fe voyant a la tête d'une armée formidable , affiégea §C prit piufieurs villes , tourna fa marche du cöté de Mofcou. Les Knées & les Boïares , voyant que l'impofteur recevoit tous les jours de nouveaux détachements de Pologne , & que fon armée devenoit de plus en plus formidable, confeillerent a Bafile-Suiski de mettre en liberté le Palatin de Sandomir & fa fille Marine. On les avoit toujours tenu prifonniers depuis la mort de Grifcza. Bafile-Suiski fuivit ce confeil , les chargea d'engager Sigifmond, Roi de Pologne, a rappeller fes troupes, & ordonna k un Officier de confiance de les conduire, avec un detachement , fur les frontieres de la Pologne. Nogoy fut informé de fon projet, envoya deux mille cavaliers pour couper le pafiage au détachement, & pour enlever le Palatin & fa fille. Ses ordres furent exécutés 3 tk on amena, dans fon  196 Thêdtre camp , Marine & fon pere. Lorfqu'ilsl parurent devant Nogoy, ils ne purenti dérober leur étonnement aux yeux dese ipeftateurs. Les foldats fe doutant de co qui le caufoit, commencerent a mur-r murer; ils fe difoient les uns aux autres qu'il étoit injufte qu'on leur fit effuyen tant de fatigues, &c répandre tant de fang| pour un importeur. Pendant ce temps le Palatin & fa filleV délibéroient fur le parti qu'ils avoient a prendre. D'un cöté, Marine fentoit qu'elldj fe couvriroit d'une honte éternelle , lii elle fe proftituoit k un importeur, quii n'avoit été élevé fur le Tröne que pour fervir la haine que les Polonois portoientr aux Ruffes; que les premiers ne manque-; roient pas de le faire rentrer dans le néantii d'oii ils 1'avoient tiré, fi-töt qu'ils feroienti affez forts pour n'avoir plus befoin dui nom de Démétrius : d'un autre, elle de< liroit de remonter fur le Tröne de Ruffié, oii elle avoit été affife, & efpéroit que les Polonois, ayant été attachés au pre-: mier Démétrius , qui n'étoit pas plust le fils d'Ivan que celui-ci, pourroient fervir le fecond avec le même zele. Enfin ,1 ces dernieres raifons 1'emporterent fur les premières, Marine facrifia toute honte, toute pudeur k 1'ambition , fut fi bieni  'du Monde. *97 tourrter 1'efprit de fon pere'; qu'il lui permit de reconnoitre Nogoy pour fon mari. Elle courut dans fa tente, fe prééipita entre fes bras, affecta pour lui la plus fincere tendreffe , marqua la plus grande joie de le revoir, & affura, en préfence de tous ceux qui étoient dans Ie camp, que c'étoit véritablement Déjmétrius fon mari. Ainfi 1'ambition lui fit toublier un' mari qu'elle avoit aimé, &C jl'aveugla au point de s'abandonner a un fcélérat dont elle ignoroit la naiffance, mais qu'elle favoit ëtre coupable des plus thorribles crimes ; a l'impoffeur le plus ihardi qu'on puiffe imaginer, qui vordoit tromper fa nation entiere , faire^ périr fon Souverain, & qui lui croyoit a elle\mëme affez peu de fentiments pour fe rendre complice de fes forfaits. La fille idu Palatin court elle-même a fon déf(honneur : elle eft veuve d'un Moine imipofteur, & va être la concubine d'un : autre importeur qui eft de la plus baffe i naiffance. On fut, par la fuite, qu'il étoit fils d'un Maitre d'école. Prefque tous les foldats , trompés par la tendreffe & la joie fimulée de cette femme, fe perfuaderent que Nogoy étoit Démétrius : quelques-uns appereurent la vérité au travers du menfonge dont on I iij  198 Thtdtre 1'enveloppoit; mais ils n'oferent déclarer f leurs fentiments , & prêterent, comme e les autres , ferment de fidélité a Pin* pofteur. On fut bientöt en Ruflie ce qui ve-J noit de fe pafler au camp des Polonois: i piufieurs villes, qui jufqu'alors étoient\ deraeurées fidelles au Czar , prirent lesj parti de 1'importeur , & lui prêterent i ferment de fidélité. Bafile-Suiski demanda^ du fecours aux Suédois, & en obtint. i Michel Suiski fe mit a leur tête , fut \ joint par un corps de Rufles qui étoiti demeuré fidele au Czar fon frere, battit les Polonois qui étoient répandus dansï| les Provinces de la Ruflie, foumit plu-fieurs villes rebelles , paffa au fil de PéJJ péeles garnifons Polonoifes, & s'avan9a 1 vers Mofcou, que Pimpofteur tenoit af- j fiégé. Les Rufles, qui étoient dans te' camp de celui-ci, connurent tout le danger qui les menaeoit k 1'approche d'un ennemi fi redoutable, & commencerent :\ réfléchir fur le tort qu'ils avoient eu de répandre le fang de leurs concitoyens, &c d'expofer leur propre vie pour un importeur. Ils prirent la réfolution de fe faifir de fa perfonne, & de le conduire a Sigifmond, Roi de Pologne, qui étoit entré en Ruflie a la tête d'une armée for-  du Monde. ï«>9 ' fflldable, & qui faifoit le fiege de Smolensko. Ils faifoient leurs préparatifs pour enlever Nogoy : mais il fut informe de leur deffein, fortit pendant la nuit du camp, 6c fe fauva a Coluga. Les Polonois attribuerent la caufe de fon evafion aux Ruffes, en maltraiterent piufieurs , en tuerent même un affez grand nom• bre. Les Ruffes prirent les armes pour fe défendre, 6c tuerent une tres-grande quantité de Polonois; on fe battoit dans le camp avec un acharnement egal, ö£ 1'on fut obligé de faire camper les Poi lonois 6c les Ruffes dans des heux fe- parés. . La nuit fuivante, Marine, que limpofleur avoit laiffée dans le camp, trouva le moyen d'échapper a la vigdance de fes gardes: elle fortit du camp, fe rendit k Coluga auprès de Nogoy, & continua de vivre avec lui comme fi elle eut été fa femme. Michel Suiski arriya enfin devant Mofcou, for9a les Polonois & les Ruffes combinés k lever le fiege, 6c entra triomphant dans la ville. L'imprudent 6c cruel Bafile devint jaloux de [1 gloire de fon frere, le fit empoifonner, 6c fe rendit odieux k tous les Rufles. No«oy, voyant que le nombre de les partifans diminuoit, que -les Polonois I IV  iOO Thédtre qui étoient dans 1'armée qui combattoxt t encore pour lui , fe propofoient d'aller ■ joindre Sigifmond devant Smolensko, fe rendit dans leur camp. II demanda a Rufinski, leur Général, s'il fongeoit véritablement k le défendre & a rinir fon ouvrage. Le Général Polonois ne lui fit que des réponfes vagues : Nogoy eut limprudence de s'abandonner k la colere & de lacher des paroles outrageantes au Polonois. Rufinski oppofa 1'inmlte k 1'infulte, & finit par le traiter d'impofteur. Nogoy, craignant les fuites de cette difpute, fe hata de retourner a Coluga. Le Palatin de Sandomir voulut engager fa blle Marine k retourner avec lui dans fa patne; mais elle lui repréfenta qu'en abandonnant un homme qu'elle avoit reconnu publiquement pour fon mari , elle le ^couvnroit d'une honte éternelle, & qu'elle devoit le fuivre dans fes malheurs, comme elle 1'avoit firivj dans fes profpérites. Elle écrivit une lettre au Roi de Pologne, pour implorer fon fecours. Elle s habil a en homme , alla au camp de Rufinski, appella les foldats par leur nom, leur paria avec une douceur mêlée de' majefié ; enfin, les charma tous. » Ne » vous flattez pas, leur dit-elle, que Si» gdmond vous paye des fervices que  du Monde. aoij » vous avez rendus k un autre que lui: » C'eft de votre légitime Souverain, c'eft » de Démétrius que vous devez attendre » la récompenfe de vos travaux, & le » prix du fang que vous avez répandu Ce difcours fit une impreflion fi forte fur 1'efprit des foldats , qu'ils demanderent qu'on les conduifït k Coluga, oü étoit Démétrius. Rufinski voulut les arrêter ; mais il fe révolterent contre lui , élurent un autre Général, & fe rendirent k Coluga. ; . . Pendant ce temps Bafile-Suiski faifoit des efforts impuiffants pour fe foutenir fur le Tröne : les Boiares, fatigués des malheurs qu'il leur occafionnoit, le dépoferent, le conduifirent dans un Couvent , & le firent rafer. Ils prirent la réfolution de proclamer Czar Uladiflas , fils de Sigifmond, Roi de Pologne; envoyerent des Députés a ce Monarque, qui étoit toujours occupé au fiege de Smolensko , pour lui annoncer la réfolution qu'on avoit prife a 1'égard de fon fils , & pour lui demander du fecours contre 1'impofteur qui difoit être Démétrius. Sigifmond fentit que fon bonheur paffoit fes efpérances. Ce n'étoit plus un inconnu, un irrtpofteur qui alloit recueillir le fruit de fes travaux; c'étoit fpn I v  Thédtre fils qu'il alloit voir monter fur le Tröne du plus grand Empire du monde. II recut les Amnaliaaeurs avec tout i'accueil pol- fible, & envoya le Prince Soulkouski a la tete d un corps de troupes , pour fecourir Mofcou. Soulkouski eut 1'adreffe de gagner une partie des Boiares, qui lui ouvrirent les portes de la ville. II diltribua les troupes dans les différents quartiers , & en mit une grande partie dans le Crémelin, ou Palais Impérial. II s'empara des clefs de la ville, & mit des gardes Polonoifes aux portes. Sigifmond, n'ignorant pas que la même légéreté qui avoit précipité Bafile-Suiski du Tröne,. pouvoit 1'y replacer, voulut 1'avoir en fa puiffance; ordonna au Général Polonois de 1'enlever du Couvent oü il étoit, & de le lui envoyer avec fa femme & fes plus proches parents. Lorf que eet infortuné Czar parut devant le Roi de Pologne, il fe fouvint qu'il avoit porté la couronne de Ruflie, & tint une contenanee fi fiere , que le Roi de Pologne en fut offenfé, & eut la bafle vanité de vouloir 1'humilier: il lui ordonna de fe profterner. La fierté de Suiski fe changea en indignation, il lui dit: # L e» tat humiliant oii je me trouve ne me » fait point oublier que je fuis le Mo-  du Monde. *03 I narque des Ruffes, & que je ne dois » me profterner devant aucun mortel. » Sigifmond, cen'eft point ta valeurqm » m'a fait ton efclave; c'eft la perfidie » de mes fujets & la volonte de 1'E» ternel. L'état oü tu me vois > doit te » faire trembler , tol qui n'es jamais » monté fi haut que moi'. Sigifmond ne putrefuferdel'admiration k un homme qui confervoit tant de fermeté au milieu des malheurs. II le fit conduire en Pologne avec fa femme & fes parents. Suiski n'y vécut pas long-temps. Quelques-uns prétendent qu'il y mourut de chagrin, d'autres affurent qu'il fut em~ poifonné. Le dernier fentiment eft autorifé par la mort de fes parents, qu* fuivit la fienne de prés. Sigifmond les fit enterrer fur le bord d'un grand chemin. On éleva au milieu de leurs tombeaux une colonne de marbre fur laquelle on fit graver cette infcription i lel revofe Bafile-Suiski, Empereur de Rufize; fon corps efl au milieu de fes Boiares. La vanité de Sigifmond étoit bien deplacee. II vouloit ériger un trophée a fa gloire fur les cendres d'un Prince dont d n avoit jamais triomphé. , Piufieurs Boiares, gagnés par les prefents de Sigifmond, vouloient qu'on proI V)  2-C-4 ThéJtre clamat Uladiflas Czar : mais les plus fenfés s'y oppofoient & étoient appuyés par le Patriarche & les autres Prélatsqui demandoient qu'il vint a Mofcou fe faire rebaptifer felon le rit Grec, avant qu'on le proclamat. Pendant que 1'efprit des Ruffes qui étoient a Mofcou flottoit dans 1'incertitude, 1'impofteur Nogoy faifoit tous fes efforts pour rétablir fes affaires. II fut attirer dans fon parti Urman, Can de Crimée, qui lui amena un fecours affez coniidérable pour le mettre en état d'entreren campagne. Soulkouski en fut mformé, & envoya un homme de confiance a Urman , pour lui repréfenter combien il étoit honteux de prendre le parti d'un vil importeur, & lui offrit des récompenfes confidérables s'il vouloit le livrer mort ou vif. Le Tartare fe laiffa féduire , & forma le projet de le tuer : Mais Nogoy en fut averti, & trouva le moyen de tuer lui-même Urman. Un Officier Tartare vengea la mort de fon Souverain : il furprit un jour Nogoy feul, & lui paffa fon épée au travers du corps. Marine, fa veuve, le fit enterrer dans la Cathédrale, avec une pompe funebre digne de celle d'un Monarque, fit baptifer fon fils dont elle étoit accouchée  du Monde. 105 depuis peu. On lui donna le nom divan, & on le proclama Czar. Cependant Soulkouski fe livroit aux plus grandes cruautés dans Mofcou. Un citoyen , véritablement attaché è. fa patrie, ne s'amufa point a verfer d'inutiles larmes fur fes malheurs. Procope-Lécpunou parcourut piufieurs villes , arma les habitants de fon zele, les conduifit a Mofcou, attaqua les Polonois , & les forca de fe retirer dans un quartier de la ville, d'ou ils ne pouvoient fortir fans s'expofer aux plus grands dangers. II les< auroit a la fin forcés d'évacuer la ville : mais il fut affaffiné par un fcélérat, nommé Zarutskoi , qui vouloit profiter du malheur de fes compatriotes, & s'enrichir de leurs dépouilles. Le zele de Léopunou excita celui du Knées-Démétrius , Michel Pofarski. B leva une armée plus formidable que celle de Léopunou , & marcha au fecours de Mofcou. II défait les Polonois qu'il rencontre , affiege Mofcou öc s'en rend maitre. , Ce Zarutskoi, qui avoit affaffiné Léopunou , s'enfuit, va trouver Marine, hu promet de mettre la couronne de Ruffie fur la tête de fon fils, s'empare de piufieurs villes. Pofarski, informé de ce que Zarutskoi  *0<5 Tlüdtrt & Marine font, affemble les Boiares; leur confeille d'élire promptement un Czar, & de le prendre dans la nation Ruffe. II les avertit que ce feroit une ïmprudence extreme de fe foumettre au Prince de Pologne , ou k Philippe , fecond fils de Charles IX, Roi de Suede, auquel on avoit auffi propofé la couronne. On goüta fon avis , & Michel Romanou, aieul de Pierre-le-Grand, fut proclamé d'une voix unanime. Marine, inftruite de ce qui fe paffe k Mofcou, fe retire avec fon fils & Zarutfkoi dans des déferts impénétrables. Elle en fort peu de temps après, trouve le moyen d'aflembler des foldats, paffe a Aftracan, y met tout a feu & k fang. Le nouveau Czar envoie des troupes contre elle. Bientöt elle eft arrêtée avec Ion fils & Zarutskoi : on les conduit k Mofcou. Zarutskoi eft empalé, le fils de Marine eft pendu, Marine eft condamiiee a paffer le refte de fes jours en prifon. Elle y mourut au bout de quelques annees. Telle fut la fin d'une femme qui avoit tent de fois facrifié fon honneur k 1'ambition, & caufé la mort d'un nombre mcroyable d'hommes. Hifi. Moderne, t. iS.  du Monde. 2.o7 §. XXXIX. Attention & complaifanct. Ctuillaume Budée vivöit, comme nous 1'avons dit paragraphe 3 5, fous Francois Ier., temps oü 1'on commen9oit a accorder de la confidération aux talents. Le Souverain avoit des bontés pour lui; les Courtifans lui marquoient des égards ; tous les Gens de Lettres recherchoient fa compagnie. Louis Vivès, dont nous avons auffi parlé dans le même paragraphe, fe rendit a Paris pour goüter la fatisfaftion de voir Budée, & de converfer avec lui. II lui rendit piufieurs vifites : un jour qu'il fe promenoit avec lui dans la cour de fa maifon, une femme d'une taille majeftueufe & d'une figure charmante, traverfa cette cour, les falua d'une maniere fi gracieufe > que Vivès en fut charmé. II demanda a Budée quelle éfoit cette aimable femme; Budée lui répondit : » C'eft la mienne. Elle eft en» core plus aimable par le caradtere que » par la figure : tous fes foins fe bor» nent a élever, inftruire fes enfants, » & a plaire a fon mari. Si-têt qu'elle  10c» Thidtn » a rempli fes devoirs de mere, elle veille » a la coniervation dé mes livrès aux» quels elle fait que je fuis attaché. Elle » imite en cela la femme de Pline : mais » elle a plus de mérite a mes yeux; celle » de Pline connoiffoit la littérature, & » la mienne ne la connoit pas Un pareil langage de la part d'un mari, fait bien 1'éloge de fa femme. Louis Vivès de Chriftiand fiem. I. 2. §. XL. Funefies effets de la haine. Il naquit a Metz, versl'an 1657, une femme qui fut d'abord célebre par fa beauté, & qui le devint encore davantage par fes crimes & fes malheurs. Elle etoit fille d'un Libraire nommé Carlier, & s'appelloit Angélique-Nicole. Elle reik' orpheline k 1'age de quinze ans, & partagea , avec un frere qu'elle avoit, la fuccefïion de fon pere ; elle montoit un million. Le frere devint par la fuite Capitaine aux Gardes. La fortune & la beauté réimies attiroient a cette fille une multitude d'a-  du Monde, 209 I mants. Le Sieur Tiquet, Confeiller au Parlement de Paris, en augmenta le nom1 bre, 6c eut 1'adrefle d'obtenir la préférence : Angélique Carlier devint Madame Tiquet. Les commencements de ce l mariage furent heureux : il en fortit deux, ] enfants, un garcon 6c une fille. Le bonheur dont le mari 6c la femme jouifI foient réciproquement, fut bientöt trou1 blé : la Dame Tiquet , fortie de 1'état t de fimple bourgeoife, 5c parvenue a celui de femme de Confeiller au Parlement de Paris, crut que le fafte lui étoit per] mis, & s'y livra toute entiere; mais elle i ne connoiffoit pas le caradere 6c la mé< I diocrité de la fortune du Sieur Tiquet. ] II avoit 1'humeur dure 6c auflere; le laffe i kii déplaifoit; fa fortune étoit très-bort j née; il n'étoit pas en état de faire des 1 dépenfes confidérables. Angélique Carlier , voyant que le caraftere 6c les biens du Sieur Tiquet étoient tout différents de ce qu'il lui avoit annoncé , concut 1 du mépris pour lui; bientöt elle paffa au dégout 6c k la haine. Un Capitaine aux Gardes , nomme Mongeorge, avoit été introduit chez elle par fon frere : il étoit jeune, aimable, riche , enfin il poffédoit tout ce qu'il falloit pour féduire une femme qui avoit  Thidtre du goür pour la diffipation & le falie: Le contrarie qu'elle trouvoit entre ce' jeune homme & fon mari, fit bientöt tnompher Mongeorge. Le Sieur Tiquet ne tarda pas a s'appercevoir de la nouvelle palfion de fa femme ; il fit éclater fa jaloufie, & fe rendit plus odieux, Le premier pas vers la débauche cordmt louvent aux plus grands excès. La Dame Tiquet devint 1'objet du mépris de tous ceux qui favent refpefter 1'hon-' neitr. Elle eut cependant 1'adrelTe de dérober fes infidélités aux yeux de Mongeorge , & conferva toujours fa tendreffe. Le Sieur Tiquet renfermoit dans le feeree de fa maifon les chagrins que lui caufoit la conduite de fa femme : mais fes creanciers le pourfuivirent, & la Dame Tiquet fe pourvut en féparation de biens. Alors le Sieur Tiquet ne garda plus de ménagements : il déclara au Miniftre les horribles débordements de fa femme, & obtint une lettre de cachet quil'autonfoit k la faire enfermer. Avant d'en faire ufage, il réfolut de la lui faire voir, efperant que la crainte de perdre ia liberté la rendróit plus circonfpeÖe dans fa conduite, & 1'engageroit k fufpendre fa procédure en féparation. La  du Monde. 111 Dame Tiquet fe faifit de la lettre de cachet , 8c la jeta au feu. Le Sieur Tiquet fit des démarches pour en obtenir une feconde , 6c ne put réuffir. Sa femme pourfuivit la féparation de biens , 6c 1'obtint par Sentence du Chatelet. Le mari 6c la femme continuerent cependant de vivre dans la même maifon ; mais ils avoient un appartement féparé, 6c ne fe voyoient qu'aux heures des repas. La haine qu'ils avoient concue I'un pour l'autre fut, pendant trois ans , ignorée du public : enfin, les remontrances continuelles du mari, fes reproches mêlés d'injures , fes duretés, impatienterent la Dame Tiquet : elle forma 1'horrible projet de le faire périr; le communiqua k fon portier, dont elle gagna la confiance par fes libéralités; on dit même par ces familiarités que la femme la plus livrée k la débauche , ne permet jamais k un homme d'un fi bas étage. Ce fcélérat mit dans le complot un • fecond fcélérat, qui n'avoit d'autre état que de fervir les étrangers qui venoient k Paris. On affure qu'il fut gagné^ par les mêmes moyens qui avoient féduit le portier. A force d'argent 6c de promeffes, ils trouverent piufieurs malheu-  2-1 ï Thidtre reux qui fe chargerent d'affaffiner le Sieur Tiquet, la première fois qu'il rentreroit tard chez lui. Le portier avoit promis de ne pas ouvrir la porte,auuitöt qu'il entendroit fon maitre crier, & de laiffer aux affaffins le temps de confommer leur crime. La Dame Tiquet réfléchit fur les fuites que pourroit avoir eet affaffinat, & ientit que le fecret étoit confié k trop de perfonnes pour n'être pas divulgué. Elle dit au portier d'avertir tous les fcélérats qu'il avoit attroupés, qu'elle n'étoit plus dans 1'intention de faire périr fon mari, le pria d'enfevelir fon projet dans un fecret irapénétrable, lui donna beaucoup d'argent pour diftribuer k fes complices, & lui recommanda de leur faire entendre que la moindre indifcrétion leur coüteroit la vie. Elle n'avoit cependant pas abandonné le projet de faire périr fon mari; mais elle vouloit en fufpendre 1'exécution pendant un affez long efpace de temps, pour faire croireaux complices qu'elle avoit changé de réfolution , & qu'ils ne lui attribuaffent pas le malheur qui pourroit amver au Sieur Tiquet. Celui-ci ignoroit ce qui s'étoit paffe, Sc croyoit que fa femme fe contenteroit de lui  du Monde. 11 3 óter 1'honneur ; il continuoit de vivre avec elle. Sa jaloufie faifoit cependant tous les jours de nouveaux progrès. II savifa un jour de défendre au portier de laiffer entrer chez lui le Sieur Mongeorge : le portier étoit dévoué k fa maitreffe, il recevoit de 1'argent du Sieur Mongeorge, & les ordres du Sieur Tiquet étoient mal exécutés : il en fut averti, & chaffa le portier. II tenoit fa porte fermée dès qu'il étoit nuit, perfonne ne pouvoit entrer ni fortir fans lui. Lorfqu'il fortoit le foir, il emportoit la clef. Malgré ces précautions, la Dame Tiquet voyoit fon amant; mais elle étoit gênée, & réfolut de fe délivrer^de fon mari a quelque prix que ce fut. Un jour que le Sieur Tiquet fe trouva indifpofé , elle lui fit porter un bouillon par fon valet-de-chambre. Le valet s'appercutquele bouillon étoit empoifonné: il affeda de faire un faux pas, ^ le répandit, & demanda fon congé dans 1'inftant même. II dit a. piufieurs perfonnes ce qu'il avoit vu & ce qiiïl avoit fait : mais cela ne parvint point aux oreilles du Sieur Tiquet, La Dame Tiquet, voyant qu'elle n'avoit pas réuffi par le poifon, reprit le deffein de faire  214 Thédtre alTaiTuier fon mari. Elle alla un jour chez la ComteiTe d'Aunoy, oü fe rendoit ordinairement une nombreufe compagnie , & fort bien compofée. Elle parut agitée : on lui en demanda la caufe; elle fabriqua une hiftoire qui ne mérite pas d'être rapportée. La Dame Tiquet s'en retourna chez elle , emmena la ComteiTe de Sénonville, qui paiTa le refte de la foirée avec elle. Cette ComteiTe ne remarqua dans la Dame Tiquet aucun air d'inquiétude, aucune diftrattion, aucune émotion. Le Sieur Tiquet étoit allé chez la Dame de Villemur, fa voifine, oü il refta fort tard. La ComteiTe de Sénonville avoit réfolu de refter chez la Dame Tiquet jufqu'a ce que le Sieur Tiquet fut rentré & couché, paree qu'elle favoit qu'il avoit coutume de fermer la porte de la rue avec la grofle clef, qu'il emportoit dans fa chambre, & qu'elle vouloit Je faire lever pour lui ouvrir la porte. A la fin elle s'ennuya & fortit. Les domeftiques du Sieur Tiquet attendoient leur maitre , & étoient inquiets de voir qu'il rentroit beaucoup plus tard qu'a 1'ordinaire. Ils entendirent tirer dans la rue piufieurs coups de piftolets, courwrent au bruit 3 le trouve-  du Monde. x 15 rent étendu fur le pavé, 5c perdant fon fang. II n'avoit point perdu la raifon, défendit qvi'on le portat chez lui, ordonna que ce fut chez la Dame de Villemur. Ce qui venoit de fe paffer étant parvenu aux oreilles de la Dame Tiquet , qui étoit couchée , elle fe leva promptement, courut dans la maifon oü étoit fon mari; mais il ne voulut pas la voir. II avoit recu cinq bleffures, dont aucune n'étoit mortelle. La plus dangereufe étoit auprès du cceur , qui, fuivant le rapport du Chirurgien , ne fut point atteint, paree qu'il fut refferré par la peur, 6c ne remplilfoit pas toute la place qu'il devoit occuper , dans 1'inftant que le coup fut porté. Le Commiffaire du quartier fut mandé pour recevoir la plainte du Sieur Tiquet. II lui demanda s'il avoit des ennemis, Sc s'il les connoiffoit. Le Sieur Tiquet lui répondit : » Je n'en ai point d'autre » que ma femme ". Cette réponfe tourna tous les foup^ons contre elle, 6c la procédure fut dirigée en conféquence. La Dame Tiquet retourna le lendemain chez la Comteffe d'Aunoy. Le cercle étoit compofé comme a 1'ordinaire. Sa contenance 6c fes difcours  2.16 Thédtre n'occafionnerent aucun foup^on contre e elle. Ceux qui 1'examinerent avec lea' plus d'attention , ne découvrirent en ij elle que les indices du chagrin que far pofition devoit lui occalionner. Enfin , ,\ elle joua fi bien fon röle qu'elle infpira l de la pitié a toute raffemblée. La Comteffe d'Aunoy lui demanda fi ij fon mari ne connoiffoit point fes affaf- ■ fins, » Ah.' Madame, répondit la Dame: » Tiquet, quand il les connoitroit, il 1 » ne les nommeroit pas; c'eft moi que: » 1'on affafline aujourd'hui. On devroit, J » reprit la ComteiTe , s'affurer du por- ■ » tier qui a été chaffé; c'eft fur lui i » que 1'on doit tourner fes foup$ons *. J Si-töt que la Dame Tiquet fut ren- • trée chez elle, on vint 1'avertir de pren- ■ dre la fuite, paree qu'on fe préparoit a | 1'arrêter. Cet avis lui fut réitéré piufieurs fois pendant huit jours. Le huilieme, un Théatin entre chez elle, lui dit de fe hater de prendre une robe de Théatin, & de fe jetter dans une chaifea-porteur qu'il a laiffée dans fa cour; j que les porteurs la remettront dans un f endroit ou elle trouvera une chaife de pofte, avec des gens qui la meneront k CalaiS, d'ou on la fera paffer en Angleterre. La Dame Tiquet répondit que la  du Monde, 217 la fuite étoit la reflburce des coupables , Sc que fon innocence la mettoit k 1'abri du fupplice dont on la menajcoit; que fon mari, feul auteur de tous les bruits qui fe répandoient contre elle, lui tendoit un piege, afin de 1'engager a prendre la fuite, Sc k le laiffer maitre de fon biem Elle finit par remercier le Théatin , Sc lui dire qu'elle vouloit attendre les événements. La Dame de Sénonville entra peu de temps après pour lui rendre vifite, Sc voulut fe retirer prefqu'aufli - tot : la Dame Tiquet -la pria de refter , Sc ajouta : » Je voudrois bien ne pas me » trouver feule avec cette canaille qui » doit venir ". A peine eut - elle prononcé ces mots, que le Lieutenant-Criminel entra avec une troupe d'archers. Elle lui dit: » Vous pouviez, Moniieur, » vous difpenfer de vous faire accomB pagner par ces gens-la : je n'avois 1» pas le deflein de m'enfuir, Sc, eufI» fiez - vous été feul, je vous aurois • » fiiivi Elle requit qu'il mit le fcellé si dans fon appartement, pour la lüreté ide fes effets; elle embraffa fon fils qui Iavoit huit ou neuf ans, Sc fa fille qu'elle si aimoit beaucoup, leur donna de 1'argent 3! pour fe divertir, les exhorta k ne point Tome I. K  i 18 Thidtre s'allarmer, les affura qu'elle les rever- \ roit bientöt , & monta tranquillement t en carroffe avec le Lieutenant-Criminel. J Elle avoit 1'air li tranquille, que ceux ;| qui la voyoient paffer, croyoient qu'elle i alloit faire une vifite. Elle parut cepen-1 dant émue, en arrivant devant le petit 1 Chatelet, on elle fut dépofée. On la t transféra enfuite au grand. Un des fcélérats qu'elle avoit gagnés,, trois ans auparavant, pour affaffiner fon ï tnari, fut irrité de n'avoir pas été com- ■ plice de ce nouvel affaffinat, & d'être j privé de la récompenfe qu'on n'avoit t pas manqué de donner a ceux qui 1'a- ■ voient commis. II alla dépofer que la ij Dame Tiquet lui avoit donné de 1'argent, il y a trois ans, pour affaffiner ion mari, & que la négociation s'étoit t faite par le miniftere du portier , que k le Sieur Tiquet avoit chaffé. Sur cette i dénonciation , on arrêta le portier & le : dénonciateur, & on les confronta h. lal Dame Tiquet. On inftruifit le procés: i il ne fe trouva pas de preuves légales sl du dernier affaffinat; mais il s'en trouva 1 affez pour la convaincre d'avoir médité !i & préparé le premier. En conféquence, j elle fut condamnée, le 3 Juin 1699, k\ avoir la tête tranchée en place de Grêve,,  du Monde. .219 \Ses biens furent confifqués au profit de \qui il appartiendroit; fur iceux prlalaMement pris la fomme de mille livres au ':profo du Roi, en cas que la conffcation tie lui appardnt pas. La même 'fentence adjugea au Sieur Tiquet cent mille liftrres de dommages &c intéréts .: mais il ne devoit en avoir la jouüTance que ipendant fa vie, & la propriété apparfienoit k fes enfants. Le portier & celui imii étoit allé s'aecufer lui-même, furent condamnés a être pendus. Le Sieur Tiquet interjetta appel de jcette Sentence, paree qu'elle n'adjugeoit >que la fomme de cent mille livres en propriété a fes enfants : il demandoit qu'on iui adjugeat celle de cent cinquante mille livres, & que fa femme y fut condamïiée folidairement avec les autres accufés. [ La Sentence fut confirmée., par Arrêt lu 17 Juin fuivant. Quant aux peines prononcées contre les trois coupables, B Cour ordonna, en outre, que, fur les biens confifqués, il feroit préalablement pris la fomme de vingt mille lii^res de réparations civiles , outre les :ent mille adjugées par la Sentence. La propriété de ces vingt mille livres fut adjugée au Sieur Tiquet. Cet infortuné mari, étant guéri de fes Kij  2. iq ThéaCrc bleffures , alla a Verfailles avec fon fils 11 Sc fa fille , pour demander au Roi lal; grace de fa femme. Sur le refus qu'il i efluya, il fe retrancha a demander laljj confifcation du bien, & 1'obtint. Le RqU dit que le Sieur Tiquet avoit gaté le mé-; rite de fa démarche. Le frere de la Dame Tiquet & le Sieurij Mongeorge mirent tout en ufage pourij lui fauver la vie : Louis XIV étoit dif-(j pofé a lui accorder fa grace; mais, avant] de la figner, il en paria a M. de Noailles | alors Archevéque de Paris. Le Prélat re-| préfenta ait Roi que, s'il laiffbit ce crimei ampuni, la vie d'aucun mari ne feroitl én füreté. L'Arrêt, prononcé la veille de la Fêtef Dieu, renvoya , felon 1'ufage, l'exécu-| tion au Chatelet, oii la Dame Tiquew. fut reconduite fur le champ. Les repofoirsi que 1'on a coutume de préparer ce jour-la| dans les rues, furent caufe que 1'on remiu 1'exécution au vendredi. "Dés cinq heuresl du matin, on conduifit la Dame Tiquelj. a la chambre de la queftion. Elle igno-jt roit fon Arrêt, & demanda, pendant lè: route , fi cette affaire ne finiroit pa:] bientöt. Ses conducteurs lui répondi-j rent: elle fera terminée en très-peu dd temps.  da Mondt^ il t, Lorfqu'elle fiit arrivée dans la chambre dc b queftion , k- Lieutenant - Crimk.el, qui 1'attendoit > b fit mettre a ge-, ; nou\", 8c ordonna au Grdfier de lui lire >fbn Arrêt. Elle en entendit la lecture iiavec le même fang-froid que s'il n'eüt (pas été queftion d'elle. LeMagiftrat 1'exIJiorta a s'épargner, par 1'aveu de fon j crime 8c la révélation de fes complices, j les douleurs de la queftion. Elle lui ré; pondit: » Loin de regarder avec horreur I» 1'inftant qui doit terminer ma vie, je m le regarde comme celui qui va met» tre fin a mes malheurs, & vous me >> verrez monter a 1'échafaud avec la mê, » me fermeté que j'ai montrée fur la » fellette, 8c a la lecture de mon Ar» rêt; mais la peur de quelques tour» ments ne m'arrachera point 1'aveu d'un » crime dont je fuis innocente ". Le Lieutenant-Criminel 1'avoit aimée : i il 1'exhorta, de la maniere la plus prefil fante, a ne fouffrir que ce qu'elle ne I pouvoit éviter. Ne pouvant vaincre fon obftination, il la fit enfin appliquer a la I queftion. Au fecond pot d'eau, elle dei manda grace, 8c avoua tout. On lui de- i manda fi le Sieur Mongeorge n'avoit I point eu de part a fon crime. Ahl s'é- ii cria-t-elle, y'e nai eu garde de lui en faire K iij  111 ThJdtn confidmct ; favois perdu fon tjh'me fans:; refource. Le Sieur de la Chétardie , Curé de t Saint Sulpice , s'approcha d'elle. Voyant 1 que fon fort étoit décidé, elle Imploraleii fecours de la Divinité , avoua qu'eïïeii, méritoit le chatiment qu'elle alloit fubir ; pfiaf le Patteur de demander, pour elle , j pardon a fon mari , & de cal'mer fa; colere qu'elle avoit fi juftement allumée.? Lorfqu'on fut que cette affaire devoiti fe terminer a la Grêve , chacun s'empreffa'; de louer des fenêtres aux maifons quii entourent cette place. On affure quei 1'afïluence fut fi grande dans les rues pari oü la Dame Tiquet paffa, qu'il y eut deS: perfonnes étouffées. Elle s'étoit vêtue del blanc; & eet habillemen't rehauffoit 1'éw clat de fa beauté. Elle avoit rabattu fa 3 coëffe fur fon vifage, pour s'épargner lal confufion que lui auroient caufé tous leS'j regards fixés fur elle. Le Curé lui fit une I exhortation fi pathétique , qu'il lui ren-.! dit le courage qui 1'avoit alors abandon-. née. Elle releva fa coëffe, regarda lei peuple d'un air ferme & affuré , mais modefte. Le Portier étoit dans le même tombereau: elle lui demanda pardon de i 1'avoir engagé a commettre le crime qui i les conduifpit tous deux au fupplice,  "drt Monde: I23 11 étoit cinq heures du foir lórfqu'elle arriva a la Grêve. II pleuvoit fi fort dans : ce moment, qu'on fut obligé de différer : 1'exécution jufqu'a ce que 1'orage fut dif: fipé. Elle refta dans le tombereau, ayant : toujours devant les yeux 1'appareil de fon : fupplice, Sc un carroffe noir attellé de l fes chevaux, qui attendoit fon corps. Elle j vit avec la même fermeté le fupplice : de fon Portier. Le moment fatal étant f arrivé, elle tendit la main au bourreau, i afin qu'il lui aidat a monter fur 1'écha] faud. Lorfqu'elle y fut montée, elle baifa : le billot fur lequel elle devoit pofer fa I tête , accommoda fes cheveux, fa coëf1 fure avec une adrefie Sc une célérité j étonnante. Elle préfenta elle-même le i cou au bourreau. Ce malheureux étoit lui-même frappé de la beauté de cette i femme : il la manqua, Sc s'y reprit k i cinq fois avant de féparer la tête du corps. Cette tête refta quelque temps fur 1 ej chafaud, expofée aux regards du peuple. i On affure qu'elle n'avoit point été alI térée par la féparation qui venoit de fe ï faire, Sc que le vifage étoit encore de la plus grande beauté , quoique la Dame Tiquet eut alors quarante - deux ans. Son mari fit porter fon corps a St. SulK iv  224 Théderè pice, oh on lui rendit tous les honneurs funebres. Pendant Pexécution, le Sieur Mongeorge fe promenoit dans le pare de Verfailles : fon air & fon maintien annon£oient fa douleur. Le foir Sa Majefté lui dit qu'EUe étoit trés-contente que Madame Tiquet Peut juitifié dans 1'efprit du public. Le célebre Peintre le Brun étoit alors chargé de repréfenter Madame de la Valliere, en Magdelene pénitente, pour la placer aux Carmélites. II alla voir Pexécution de Madame Tiquet; lui trouva, au moment qu'elle monta fur lechafaud, un air fi contrit & fi analogue a fon fujet, qu'il la crayonna fur le champ. On voit ce tableau aux Carmélites, & Pon allure que la tête refiemble plus k Madame Tiquet qu'a Madame de la Valliere. C'eft le chef- d'ceuvre de le Brun. L'hiftoire de la Dame Tiquet annonce que le premier pas vers le crime peut conduire jufqu'a 1'échafaud. Caufes cékbres , t. V, nouv. édit. 4H>  du Monde. 115 §• XLI. Vamour fiaternel cede d f amour conjugal. Pen d an t les premiers fiecles qui fuivirent la chüte de 1'Empire Romain en Occident, 1'Italie fut expofée k des viciffitudes continuelles. Les Oftrogots y fonderent un Empire; les Romains, etablis en Oriënt, les en chafferent. Les Lombards vinrent, a leur tour , y former un Royaume ; Charlemagne les battit, conquit leurs Etats, 8c les céda au SaintSiege. Les fchifmes Sc piufieurs calamités qu'enduroient les Italiens, fournirent occafion a différents tyrans de former des Principautés. Ils cherchoient tous a étendre leur domination, fe battoient, fe détruifoient les uns les autres. Les habitants de Parme crurent fe mettre a 1'abri des maux auxquels les Italiens étoient expofés, en élifant deux chefs qui, par leurs talents militaires, fuffent en état de les défendre contre ceux qui les attaqueroient. Ils élurent vers 1'an 1404 pour leurs Souverains, Gisbert de Corégio Sc Roland de Rofïï. Ces deux Princes fe iurerent une fidélité fraternelle : pour la K v  116 Tlüdtrt cimenter, Roland donna fa fceur en manage k Gisbert. L'ambition & Pamitié font incompatibles. Roland s'impatienta bientöt "d'avoir un émule , il gagna le peuple par des préfents , & les Grands par des promeffes, & Gisbert fut chaffé de Parme. La vertu a toujours des partifans. Ce Prince étoit doux , équitable & généreux. Ceux qui avoient fu 1'apprécier, murmurerent de Pinjuftice qu'on lui faifoit, armerent leurs amis en fa faveur , & Parme fut bientöt expofée k toutes les fureurs de la guerre civile. Roland , Ie fer a la main, parcouroit les nies , & par fon exemple excitoit fes partifans. Ceux de Gisbert, n'ayant d'autres guides que 1'amour qu'ils confervoient pour ion rival, & la haine qu'ils lui portoient a lui-même, oppofoient la réfiftance la plus opiniatre. La femme de Gisbert, craignant que le courage de ceux qui combattoient pour fon mari ne s'abattit , fe jetta au milieu d'eux pour les raflembler, leur fervir de^ guide, &, par fon courage k elle-même, foutenir le leur. Roland, fous les coups duquel tout tomboit, la rencontra : il ignoroit fon deffein, & la pria de fe retirer chez lui oii elle feroit en fureté, lui ajoutant qu'elle devoit être  du Monde. 217 effrayée d'un tumuke qui étoit capable de caufer de la terreur k 1'homme le plus fort & le plus hardi. Elle jetta fur lui un regard d'indignation, Sc lui répondit : » Traitre , ta pitié eft offenfante pour » moi. J'attefte la Divinité, que je n'en» trerai jamais dans une maifon fouillee » par un parjure : en me donnant pour » époufe a Gisbert, tu lui difois que » j'étois le gage de ta fidélité; traitre, » j'étois le gage de ta perfidie. Tu vou» lois 1'endormir dans la fécurité, pour » le facrifier plus fürement a ton amH bition. J'kai le trouver' au milieu des » foldats qu'il a raflemblés pour foutemr » fes droits & te punk. Je me préfen» terai devant lui comme la viftime qui » dok être immolée a fa jufte indigna» tion. Barbare, que t'avois-je fait pour » me réduire a 1'état atfreux ou je luis i » Forcée , par devoir, d'abhorrer mon » frere, appellée , par 1'amour & par » ce même devoir, auprès de mon man: »> ma raifon s'égare; tu es mon frere, » tu me préfentes une main fecourable. » Dieu, s'écria-t-elle ! mais c'eft un » traitre. L'amour conjugal dok tnonv» pher de tout. Je cours a mon man . Auffi-töt elle fe mit k 1'écart, qmtta fa chauffure , laifla tomber fes cheveux , K vj  228 Thcdtïe tourna fes pas vers le camp de fon mari, fe préfenta devant lui pieds nuds, les cheveux épars, lui dit, en fe profternant. » Je vous préfente la vief ime que » vous devez immoler. C'eft par ma » mort-que vous pouvez vous venger » de 1'outrage que mon frere vous a » fait, & qu'il vous préparoit en me » mariant avec vous. Ta douleur, re» prit Gisbert , en prenant fa femme » entre fes bras, prouve ton innocence, » & mon amour pour toi eft le gage de » ta füreté. Ta conduite eft auffi glo» rieufe pour toi, qu'elle eft outrageante » pour Roland : elle lui reproche fon »> crime ". Auffi-töt il conduifit fon armée vers Parme, trouva fes partifans qui fe défendoient encore, fe réunit k eux, chafla le perfide Roland, & fut reconnu feul Souverain des Parmefans. La trahifon de Roland ne fervit qu'a faire éclater les vertus de fa fceur. Fulgof. & Egnatius, l. S, c. y, exemplorum.  du Mondei 1x9 § XLII. VamoUr conjugal cede d Vambition & a. la débauche. Ladïslas, Roi de Naples, étant mort fans enfants en 1414, Jeanne II , fa fceur, fut proclamée Reine. Elle étoit alors veuve du Duc d'Autriche. Cette PrincefTe oublia que les peuples ont toujours les yeux fixés fur leurs Souverains, connoifTent facilement 5c jugent avec févérité toutes leurs adtions. Elle ne fit ufage de fa puiffance que pour contenter fespafïions, & déshonora le Tröne. Elle éleva a la dignité de Grand-Chambellan Pandolfe-Alapo, fon Maitre-d'Hötel, avec lequel elle entretenoit, depuis long-temps, un commerce criminel. Les Grands , voyant que le Royaume perdoit tous les jours de fon éclat, qu'il tomboit même dans 1'aviliffement fous le regne de cette PrincefTe, lui confeillerent de fe remarier. Elle jetta d'abord les yeux fur Don Juan d'Arragon, fils du Roi Ferdinand : les arrangements & les préparatifs étoient déja faits dans les deux Cours, pour la célébration de ce mariage. Don Juan fe  ^3° T/iéatre mit même en route pour fe rendre a Naples: mais on fit obferver k la Reine que ce Prince étoit trop jeune pour qu'elle en fït fon mari, & pour lui aider a porter le poids du Gouvernement. Elle ecouta & fuivit ces confeils; envoya des Députés k Don Juan, pour lui faire conrioitre qu'elle avoit changé de fentiments a fon égard. Ils le rencontrerent en chemin , lui apprirent le fujet de leur miffion. Cette nouvelle caufa autant de chagrin au jeune Prince , que 1'efpérance de monter fur le Tröne de Naples, lui avoit caufé de joie. Jeanne fut encore quelque temps incertaine fur le choix qu'elle devoit faire. Elle craignoit de prendre un époux ambitieux, qui s'emparat de toute 1'autorité, & ne lui laiflat que le fimple titre de Reine. Enfin , elle réfolut d'époufer Jacques de Bourbon, Comte de la Marche, Prince de la Maifon de France, mais très-éloigné de la Couronne. Pour calmer les craintes de la Reine, il confentit a ne point prendre le titre de Roi, & k fe contenter de celui de Comte & de Gouverneur-Général du Royaume. Jeanne , perfuadée que ces précautions étoient fuffifantes, époufa le Comte de la Marche. Quoique ce Prince fut jeune, bien  diL Monde. 13 1 fait , d'une figure agréable , & paffat pour très-courageux , elle le facrifioit a ce Pandolfe-Alapo, fon ancien Maitred'Hötel. Le Comte ne tarda pas a être inftruit de la conduite de la Reine : elle ne prenoit pas même les précautions que la décence demande. Dans cette conjoncture délicate, il ne confulta que la prudence, ne laiffa appercevoir aucun air, aucun mouvement de jaloufie , marqua de 1'amitié, même de la confiance a Alapo, & a tous les autres favoris de la Reine. Jamais il n'agiffoit que par les ordres de cette PrincefTe, tk s'y foumettoit lui-même de maniere qu'il n'avoit nullement l'air d'être fon mari. II arriva ce que ce Prince avoit prévu; les Grands ne virent qu'avec impatience un homme tel qu'Alapo , avoir un crédit fans hornes. Ils firent eonnoitre leur mécontentement au Roi , lui propoferent de le feconder, s'il vouloit exercer fes droits, tk prendre les rênes du Gouvernement. II avancoit vers fon but; mais il fentit que la trop grande précipitation pourroit le faire échouer, tk réfolut de laiffer le favori de la Reine multiplier fes vexations, fes injuflices. Par des manieres engageantes, par un air d'affabi-  132 Thi&trc lité, il augmentoit le nombre de fes partifans. Enfin , un jour de cérémonie 1 qu'il parut en public avec la Reine; le peuple, excité par les Grands, cria, d'une voix unanime : Vive, le Roi Jacques & la Reine Jeanne. La Reine n'entendit ces acclamations qu'avec un fecret dépit. Elle fentit que Jacques pourroit les prendre pour une proclamation réelle, agir par la fuite en Souverain , & lui öter toute 1'autorité. Ses craintes étoient fondées. Dès le lendemain Jacques commanda , & fe fit obéir en Roi. II fit arrêter Pandolfe-Alapo, ordonna qu'on lui fit fon procés, & qu'on lui tranchat la tête. Tous les autres favoris de la Reine furent bannis. Cette PrincefTe fe plaignit hautement que Jacques ufurpoit une puiffance a laquelle il n'avoit aucun droit. Le Prince avoit fait les premiers pas; il étoit dangereux pour lui de reculer. II fit arrêter la Reine, & ordonna qu'on 1'enfermat dans la Citadelle. Cette Princeffe, voyant que Jacques avoit intimidé tout le monde, par fes coups d'autorité, & que perfonne n'ofoit fe déclarer contre lui, prit le parti de diffimuler. Elle lui dit un jour qu'il étoit allé la voir: » Les jours que je » paffe acluellement font bien plus agréa,-  'du Monde. 233 » bles que ceux que je paffois autrefois. » Je ne puis affez vous remercier de m'a» voir débarraffée de ces troubles Sc de » ces agitations auxquels fe trouvent, » fans ceffe, expofés ceux qui font char» gés du foin de gouverner un Etat. » Je concois a préfent qu'il falloit un » homme d'un caraöere ferme, Sc d'un » efprit étendu ; enfin, un homme tel » que vous pour gouverner le Royaume » de Naples. Je puis aftuellement vivre » dans une heureufe tranquillité , Sc me » livrer aux amufements de mon fexe ". Jacques , trompé par la tranquillité apparente de la Reine, fe crut tout permis, Sc exerca fur les Napolitains un pouvoir tyrannique. II appella a fa Cour une multitude de Frangois, leur donna les premières places de 1'Etat, Se ks enrichit des dépouilles des Napolitains. La Nobleffe de Naples murmura : bientöt .elle réfolut de fecouer un joug qui lui étoit odieux. Pour y réuffir, elle réfolut de tirer la Reine de fa captivité , de lui rendre toute fon autorité , Sc de forcer Jacques a garder le ferment qu'il avoit fait en époufant Jeanne. Jules-Céfar de Capoue fe mit a la tête des mécontents, alla trouver la Reine, lui fit connoitre les mécontentements de la Nobleffe, lui  *34 ThUtrt annonca qu'on avoit formé le projet da la tirer de captivité, de la rétablir dans tous fes droits, & de faire même périr Ie Roi, s'il le falloit. Jeanne fe rappella que Jules-Céfar de Capoue avoit été un des premiers a blamer fa conduite , &c QiM avoit employé tout fon crédit pour lm oterla fouveraine puilTance, & pour la donner k fon mari. Elle ne crut pas devoir lui confier ce qu'elle penfoit. Elle refoliit,au contraire, deprofiter de cette occafion pour tromper fon mari,. & lui perfuaderque le langage qu'elle lui avoit tenu etoit dief é par la vérité: elle 1'avertit de ce que les Nobles tramoient contre ia perfonne , lui dit que Jules-Céfar de Capoue étoit le Chef de la conjuration. Pour Pen convaincre, elle le fit cadier derrière une tapliTerie, un jour que Jules-Cefar etoit venu pour Pentretenir de fon projet. Jacques fit arrêter JulesCefar de Capoue; dès le lendemain il ordonna qu'on lui fit fon procés : on lui trancha la tête peu de jours après. Ainfi Jeanne reuffit a fe venger d'un homme qui 1'avoit outragée , & k gagner la confiance de fon mari. II fut tellement fatisfait de la conduite de fa femme, qu'il ordonna qu'on laiffat entrer chez elle tous ceux qui fe préfen-  rdu Mondt. 235 terolent pour lui parler, & qu*on lui accordat plus de liberté qu'elle n'en avoit eu jufqu'alors. Elle profita de cette liberté pour recouvrer fa puiffance, communiqua fon projet a ceux qu'elle favoit être véritablement dans fes intéréts. Lortque tout fut préparé, & qu'elle crut la réuftite certaine, elle demanda au Roi la permilfion d'aller diner dans le jardin d'un Florentin : le Roi ne crut avoir aucun motif de Pen empêcher, & la lui accorda. ' ./ : Tout étoit prépare pour la derober a 1'efclavage. Ses partifans répandirent la nouvelle que la Reine dinoit chez un Florentin, & qu'on pouvoit la voir. Le peuple eft toujours fenfible au malheur de fes Maïtres: il voulut voir cette Princeffe qui avoit été fi long-temps la victime de fes foibleflês. II courut en foule au jardin ou elle dinoit. Cette Princeffe afièaoit eet air de triftefle qui rend toujours plus intérefiante une femme aimable. Lorfqu'elle fut montée dans la voiture pour retourner au Chateau, le peuple 1'environna &£ la conduifit a PArchevêché. A , Jacques ne tarda pas a etre informe de ce qui fe paffoit, il fentit tout le danger auquel il étoit expofé, & fe retira ,  ^3 6 Tkédtre tZCTi6ttatl0n' dans Ie Chateat.de 1 (S.ur. La Reine fe rendit a celui de Capuana, oü tout le monde s'empreffa d'aller lm temoigner la joie que 1'on relTentoit de Ia revoir. Elle rentra dans tous fes droits, tint fon mari prifonnier pendant pres de deux ans, au bout defquels elle lui rendit la liberté : mais elle le tint toujours dans une dépendance abfolue, & ie livra encore au penchant qu'elle avoit pour la debauche. Jacques fentit combien i etoit honteux pour lui de refter a Waples , ou il recevoit des outrages continuels. II s'embarqua fecrétement fur un vaiffeau Génois, fit voile è Tarente, d ou il retourna en France. Ainfi la Reine Jeanne fe trouva en poffeffion de la puifiance fouveraine : mais elle 1'abandonna a les favons, qui régnerent fous fon nom. Elle mourut en 1435. Jacques de la Marche éprouva combien il eft dangereux de s'allier k une guTd^ paffi°nS P°Ur AZmilius, l, /q.  du Monde, ï}j $. XLIII. Une femme s'immole elle-même d la fidélité conjugale. T < e célebre Uzun-CaiTan, qui foumit la Perfe, vers 1'an 1468 , eut pour fucceffeur Jacob, fon fils. Ce jeune Prince fe livra a tous les excès de la débauche, & fe rendit odieux a fes fujets , qui étoient tout difpofés a lever 1'étendard de la rébellion : ils attendoient quelqu'un aiTez bardi pour fe mettre a leur tête. II fe préfenta bientöt : c'étoit Pandoere ; un des principaux Officiers des troupes de Perfe. Les mécontents fe rangerent autour de lui : il foumit piufieurs villes, & menagoit la Capitale. Jacob fe mit k la tête de fes troupes, marcha contre lui. Pandoere attendit 1'armée du Roi , & fe difpofa a donner bataille. II avoit époufé, depuis peu, une des plus belles femmes de Perfe : elle étoit a peine agée de feize ans. II 1'aimoit au point qu'il ne pouvoit être un inftant féparé d'elle. Se trouvant dans fon camp au moment qu'on alloit donner bataille, elle lui fit les plus vives inflances de mettre les armes bas, d'implorer la clémence du Roi5  238 Thédtre & de ne pas expofer fa vie au caprice de la fortune. Voyant que fes prieres étoient inutiles, elle fe jetta a fes genoux, lui dit qu'elle avoit un preflentiment qu'il périroit dans 1'act ion, & le conjura de lui enfoncer fon épée dans le fein, afin qu'elle n'eüt pas la douleur de lui furvivre. L'air de confternation qm étoit répandu fur le vifage de cette femme infortunée , les pleurs qu'elle répandoit annoncoient fa douleur & fa tendreffe : Pandoere 1'aimoit fincérement ; 1'état dans lequel il la voyoit lui arracha des larmes k lui-même, II lui dit: » L'a»» mour que j'ai pour vous, votis donne » un empire fi abfolu fur moi, que je » ferois dans 1'inftant ce que vous me » demandez, fi j'en étois le maitre. Lorf» que je me fids mis k la tête des mé» contents, ils me promirent defacrifier » jeur vie pour moi; je leur promis de »> facnfier la mienne pour eux : le mo» ment de leur tenir parole eft arrivé ; » je dois vaincre ou périr. Reftez dans » le camp pendant la bataille; le fort ne » me fera peut-être pas fi contraire que « vous le craignez A peine eut-il acheve ces mots, qu'il fit fortir fon armée du camp, la rangeaen ordre de bataille, ot commenca 1'attaque. L'armée Royale  du Monde. 239 3 fe défendit avec un courage qui tenoit I de la fureur , 6c fit deux fois lacher - prife aux troupes de Pandoere. Ce Gé( néral, voyant que fes troupes plioient 1 pour la troifieme fois, fe jetta au mit lieu de la mêlee : alors tous les coups t des ennemis furent dirigés contre lui. I II fe défendit quelque temps, renverfa c piufieurs de ceux qui 1'environnoient, tk tomba enfin percé de coups. Son armée l n'ayant plus de Chef, mit les armes bas. j Le Roi fit tous les Officiers prifonniers, 8 8c incorpora les foldats dans fes trouI pes. On lui amena la femme de PanB doere. Elle conferva devant lui cette noa ble fierté que la naiffance 8c 1'éducaI tion donnent ordinairement aux femI mes. Elle lui dit : » Prince, vous avez t » en votre puiffance la femme d'un re< » belle. Ne vous attendez pas qu'elle 1 » defcende aux foibleffes de la crainte. » La mort a dérobé Pandoere a vos \ » coups, 6c vous a privé du plaifir de I » le punir. Tout n'efi: cependant pas ! » perdu pour votre vengeance : vous » pouvez la fatisfaire fur moi, J'étois fa » femme, 6c j'étois une femme chérie; I » il me confioit fes fecrets les plus ca«. chés : je fuis donc complice de fa ré» bellion, Etant coupable, je dois être;  M° Théatre w punie. Frappez , voici la vlctime ". Levant les yeux Sc les bras au Ciel, elle s'écria : » Dieu puiiïant, exauce » ma priere ; ne permets pas que le » cceur du Roi cede k la pitié; elle few roit plus cruelle pour moi que la bar» barie , même pouffée a fon comble. » Elle me priveroit de la fatisfacrion de » mourir pour mon mari, & de def» cendre avec lui au tombeau ". Quelque cruel que füt Jacob, il ne put réfufer de la pitié a une femme auffi belle Sc auffi vertueufe. II ordonna a un des principaux Officiers de fon armée , de veiller a fa confervation, Sc de mettre tout en - ufage pour calmer fa douleur. L'Officier emmena cette veuve chez lui, Sc lui marqua tous les égards qui étoient dus k fon rang Sc k fa vertu. Elle fit fur fon cceur 1'impreffion que les belles femmes font ordinairement fur celui des hommes. II la voyoit tous les jours, Sc tous les jours faifoit de nouveaux efforts pour adoucir fon chagrin. Enfin, fon amour pour elle augmentant de plus en plus , il coneut le defir le plus violent de la pofféder. II lui offrit fa main : pour réponfe il ne regut que des foupirs. Attribuant fon refus a fa douleur , il la laiffa iranquille pendant piufieurs  ' du Mondt. 141" piufieurs jours, au bout defquels il renouvella fes offres avec plus d'empreffèment. Cette jeune veuve, voyant qu'elle étoit forcée dé céder a fa demande , le pria de lui accorder encore quelque temps, pour délibérer fur le parti qu'elle avoit k prendre. Elle fe retira dans fon appartement , écrivit ce billet qu'elle laiffa fur fa table : » La veuve de Pan» doere n'a voulu, ni époufer un autre » homme , ni furvivre a Pandoere_". Elle s'enfonca un poignard dans le fein, &c expira dans 1'inllant. Celui qui la recherchoit en mariage , fe rendit chez elle pour recevoir fa réponfe: il la trouva morte &c étendue par terre. II ne put refufer des larmes a une femme qui ne fe déroboit a fon amant, que pour conferver la fidélité , même k la mémoire j de fon mari. Fulgof. I. 4, c. 5. §. X L I V. Infidiliti & cruautê. L es Huns étoient des Tartares. Ils fe diviferent en deux hordes; une pafla du cöté de 1'orient, foumit toute la TartaTomt 1. L  241 Thédtre rie , même la Chine; l'autre tourna fa marche du cöté de 1'occident, en conquit une partie, 6c ravagea le refte. Les premiers pen pies que les Huns attaquerent , furent les Goths , qui étoient alors établis fur les bords du Danube. Ils trouverent d'abord une réfiftance opiniatre: mais un événement fmgulier leur donna la viftoire. Un Officier de 1'armée des Goths avoit le malheur d'être le mari de la plus abominable femme qui exiftat alors. Elle commenca par fe dégoüter de lui; bientöt elle fut infidelle : ayant fait le premier pas vers la débauche, elle fe permit tout, &, de crimes en crimes, arriva jufqu'a öter la vie a celui qu'elle avoit déja privé de fon honneur. Elle fut accufëe devant les Juges , convaincue 6c condamnée a avoir la tête tranchée. Hermanaric, alors Roi des Goths, inftruit de eet horrible crime, en concut tant d'indignation , qu'il trouva la punition trop légere : il ordonna qu'on tirat cette odieuïè femme k quatre chevaux. La punition étoit cruelle , mais jufte. Tous|les Goths approuverent le jugement d'Hermanaric, 6c 1'amour de fes fujets fembloit faire une garde qui veilloit a fa füreté. La vertu s'endort dans la fécurité; le vice veille fans ceffe,  du Monde. 243' & faiiit le moment pour commettre fes crimes. Deux Roxolans fe trouverent k la Cour d'Hermanaric : ils étoient freres de cette femme qui avoit fubi la punition due k fon crime. Irrités de la cruauté qu'on avoit exercée contre leur fceur , ils réfolurent de la venger, & affaffinerent le Roi. Pour éviter le fupplice que méritoit leur crime , ils pafferent chez les Huns, les avertirent que les Goths étoient fans Chef. Les Huns profiterent de leur inftruaion, fe haterent d'attaquer les Goths , en firent un horrible carnage, les forcerent d'abandonner leur pays, de paffer fur les terres de 1'Empire Romain, qu'ils dévafterent pendant: piufieurs fiecles. Ce tritte événement arriva vers 1'an 373, Bonfinias, l. 2, dèc. I* §. XLV. lts homears & les biens facrifiés d Vamour conjugal. Phèroras, frere d'Hérode le Grand, Roi des Juifs , devint fi éperduement amoureux d'une de fes efclaves , qu'il L ij  244 Thèdtre 1'épotifa. Une pareille aHiance déplüt k Hérode, qui lui propoia de répudier cette femme , & d'époufer fa fille. Phéroras aima mieux s'expofer a toute 1'indignation d'Hérode, que de confentir a être privé d'une femme pour laquelle fon amour croifToit de jour en jour. Hérode, 'mdigpé do voir qu'un frere, auquel il ionaé toutes fortes de preuves d'a1 avoit, pour ainfi dire , afi tiifiance , répondoit fi pen i fon affefhon , lui fit les reproches les & donna fa fille en ma|W de fes neveux. Au bout de quchpu temps , il crut que les premiers H dc -v.r de Phéroras pour 1'efclave c;c;^nt éteints, & lui propofa une autre de fes filles. Phéroras fit le tableau de fa fituation a un de fes amis, qui lui dit qu'un fecond refus 1'expofoit k voir changer en haine implacable 1'amitié qu'Hérode avoit pour lui. Phéroras, fentant la juftefle de ce raifonnement, promit k Hérode de répudier 1'efclave, & d'époufer fa fille dans un mois. Le mois étant paffe, Phéroras ne put fe réfoudre k quitter fa femme. Hérode, tranfporté de colere, lui fit encore les plus virs reproches; il lui ordonna même de quitter la Cour. Les perfécutions que ce  du Monde. 145 Prince efïuyoit a caufe de fa femme , augmentoient fon amour pour elle. II faifoit confiffer tout fon bonheur a la pofTéder. Enfin , il 1'emmena dans une ville éloignée, Sc palfa le relte de fes jours avec elle. Si Phéroras étoit blamable d'avoir contracté une pareille alliance , il étoit bien louable de conferver tant d'attachement 6c de fidélité pour fa femme. Jojepke, antiq. Juiv. §. XLVI. JJamour conjugal facrifié a Tavarice. L A Marquife de Ganges étoit fille d'un fimple bourgeois d'Avignon, nommé Roujfan, &c feide héritiere d'un aïeul maternel nommé Joanis, Sieur de Nocheres, riche de cinq cents mille livres. On la nommoit , avant fon mariage , Mademoifelle de Chdteaublanc; c'étoit le nom d'une des terres de fon aïeul. Elle perdit fon pere de bonne heure : le Sieur de Nocheres fe chargea du foin de fon entretien 6c de fon éducation: il concut pour elle une véritable tendreffe paterL iij  14 Thédtre nelle, Sc réfolut de lui donner pour dot la fortune confidérable dont il jouilïbit. Elle époufa, en 1649, le Marquis de Caftellane , n'étant encore agée que de rreize ans. Ses traits ne tarderent pas a fe développer, & fa taille fe forma trèspromptement : elle devint la plus belle femme de fon temps. Mignard fe fit gloire de la peindre, Sc ce portrait eft mis au nombre des chef-d'ceuvres de ce fameux Peintre, Louis XIV, qui étoit alors dans la :fleur de fon age, donna des éloges a la beauté de la Marquife de Caftellane. II lui fit même 1'honneur de danfer deux fois avec elle. La célebre Chriftine , Reine de Suede, étoit alors a la Cour de France : elle dit, en voyant la Marquife de Caftellane, que, dans tous les pays qu'elle avoit parcourus , elle n'avoit rien vu de comparable a la belle Provencale. C'eft ainfi qu'on nommoit la Marquife de Caftellane. La douceur du caraclere répondoit a la beauté de la figure Sc de la taille; fon efprit étoit plus folide que brillant. Elle devint bientöt veuve. Les galeres de France firent naufrage dans la mer de Sicile, & le Marquis de Caftellane y périt. La Marquife fut obligée de re-  du Monde. M7 toumer k Avignon; fes affaires 1'y rappelloient. Sa fortune & fa beauté attirerent autour d'elle une foule d'adorateurs; chacun afpiroit au bonheur de 1'avoir pour femme ; le Sieur de Lenide, Marquis de Ganges, fut préféré. II étoit d'une naiffance diftinguée , n'avoit que vingt ans : fa taille étoit avantageufe & bien proportionnée; fes traits étoient affez réguliers : il avoit un air de douceur qui charmoit tous ceux qui le voyoient. Ce mariage, qui fe fit en 1658, paroiffoit très-bien afforti : il réuniflbit les deux plus belles perfonnes du canton. La femme n'avoit que vingt-deux ans; elle attendoit une fuccefïïon confidérable : le mari étoit Baron du Languedoc, Gouverneur de Saint-André dans le Diocefe d'Uzès au 'bas-Languedoc. Pendant les premières années de leur mariage, le Marquis tk la Marquife de Ganges faifoient confifter tout leur bonheur a fe pofféder mutuellement : deux enfants, un garcon tk une fille, furent le fruit de leur tendreffe. Le feu de leur amour mutuel diminua infenfiblement; ils ne fe fuffifoient plus réciproquement; ils chercherent de la diffipation dans les fociétés : la Marquife y recut les homL iv  24^ Thedtrt mages dus a fa beauté. Lês émprêifements qu'on lui marquoit commencerent a déplaire au Marquis; bientöt il fe livra aux inquiétudes de la jaloufie. La conduite de fa femme, 1'air réfervé qu'elle confervoit avec tous ceux qui 1'abordoient, le forcerent, pendant quelque temps, de renfermer fon chagrin en ïui-même: mais il devint fombre, triffe; il fe permit quelques duretés a 1'égard de la Marquife, & paffa aux outrages. La Marquife étoit dans cette fituation Jorfque deux freres du Marquis', 1'Abbé & le Chevalier de Ganges vinrent demeurer avec lui. L'Abbé avoit beaucoup d'efpnt; mais fon caraftere étoit abommable : il étoit capable de tous les crimes, & poiTédoit, même a un de^ré fupérieur, 1'art de feindre & de diffimuler. Ce formidable fcélérat s'étoit rendu entiérement maitre de 1'efprit du Marquis; rien ne fe faifoit dans la maifon que par fes ordres. Les charmes de la Marquife allumerent dans fon cceur tout le feu de la paifion : ce malheureux, ne connoiiTant ni les devoirs de 1'honneur ni ceux de la Religion, employa tous les moyens poffibles pour rendre fa belle-fceur fenfible a fes defirs. Avant de déclarer fes fentiments, il  du Mondei 249 chercha a plaire, commenca par calmer les inquiétudes du mari fur la vertu de fa femme, & rétablit la,paix entre eüx. II ne manqua pas de faire connoïtre k la Marquife que la tranquillité dont elle jouifioit étoit fon ouvrage , & qu'il tournoit a fon gré les volontés , même les pafïïons du Marquis. Madame de Ganges avoit déja appercu une partie du caraftere de eet odieux Abbé : elle fut fachée de lui avoir obligation, & eut peur qu'il ne voulut en exi<*er de la reconnoiffance. L'Abbé, ne trouvant en elle qu'une politeffe froide, attaqua fon cceur par des foins tk des prévenances : il jettoit tout 1'agrément qu'il pouvoit dans les converfations qu'il avoit avec elle. II perdit fes foins & fes peines, la Marquife refta toujours dans une entiere indifférence. Elle alla paffer quelque temps a la maifon de campagne d'une de fes amies: il fe hata de s'y rendre. On le recut avec accueil, paree qu'il avoit le talent d'amufer tous ceux avec lefquels ü fe trouvoit; d'ailleurs le defir de plaire a fa belle-fceur , le rendit plus agréable qu'a 1'ordinaire. Les femmes voulurent fuivre a cheval une partie de chaffe, L'Abbé de Ganges L v  '4 5° Tkédtre fe préfenta pour être 1'écuyer de Ia Marquife : il trouva 1'occafion de 1'entretenir tête-a-tête, lui paria de fa paffion dans les termes les plus énergiques, & avec un ton d'aifurance qui auroit offenfé toute autre qu'une belle-fceur. La Marquife lui répondit avec un air de tranquillité qui annonce fouvent le mépris : » Monfieur , vous devez penier » comment une femme telle que je fuis » & que vous connoiiTez, doit rece» voir un pareil compliment : dites» vous k vous-même ce que je dois » vous dire ; épargnez-m'en la peine ". L'Abbé avoit 1'ame trop balie pour fentir töute la confufion que devoit lui inipirer un pareil langage. II repliqua, avec eet air d'affurance qui elf ordinaire aux fcélérats : » Savez-vous, Madame, » que votre bonheur elf entre mes mains, 7* .& que , quand je le voudrai, vous' » ferez la plus malheureufe femme de m toute la terre. La félkité dont vous » jouilfez eft monouvrage; mais je peux » le détruire k mon gré, & je ne crains » même pas que vous puiïïiez profiter » de ce que je vous dis. Je fuis affuré », que tout ce que vous direz &c ferez, * n'aura aucun fuccès erntre moi. Pour » notre tranquillité commune ne nous  'du Monde. 2.51 » heurtons pas. Répondez a ma ten» dreffe, nous pafferons des jours fereins ,> 8c agréables, » Si vous avez apprls a m'aimer, re9 pliqua la Marquife, apprenez a m'ef» timer ; 8c fachez que la perfpeftive du » plus parfait bonheur , 8c la erainte » de la deftinée la plus malheureufe s ne » pourront jamais me déterminer k man» quer a ce qtïe je me dois , & k rien » faire aux dépens de ma vertu. D'ail»> leurs, fi j'étois capable d'une foibleffe, » vous feriez Ie dernier homme pour qui » j'en aurois . , Ces paroles humilierent 1'Abbe de Ganges; mais elles ne le guérirent pas de fa pafïion, & ne lui firent pas abandonner fon projet : il fe flatta qu'a force d'égards 8c de complaifances, il vaincroit la vertu de fa belle-fceur. La Marquife , connoiffant le but oh tendoient fes démarches, con?ut pour lui une haine implacable ; elle évitoit même, autant qu'elle le pouvoit, les occafions de le V°Pendant que cette femme refpeaable étoit occupée k fe garantir des féductions de 1'Abbé de Ganges» elle eut la douleur de fe voir attaquée par le Chevalier. Ses charmes avoient auffi fait L vj  2 5 2 Thédtrc une forte imprefïïon fur ce dernier • ™af. ? avoit le caraöere plus doux que lAbbe, d paroiffoit plus fupportable a la Marquife, elle converfoit avec lui toutes les fois que 1'occafion s'en pré- lentoit. L'Abbé ne tarda pas k s'appercevoir que Ion frere étoit mieux recu que lui, & a croire qu'il étoit aimé : il les épia ; mais il ne découvrit rien qui püt le mettre dans le cas de foupconner la vertu de la Marquife. Ce fcélérat réfolut de tromper fon frere, & de 1'engager a Ie fervir dans fon projet crimineL 11 lui dit un jour : » Nous aimons tous » deux la femme de notre frere • ne » nous nuifons pas; je fuis affez maitre » de ma paffion pour vous la facrifier: » li vous voyez que nos tentatives foient » inutiles,. retirez-vous, & je 1'attaque» rai a mon tour; mais ne nous brouil>> lons pas pour une femme Ainfi ces deux hommes convinrent de tenter tous les moyens pofiibles de déshonorer leur frere, & une femme qui, par fa conduite mentoit toute leur effime; mais des icelerats comme eux ignorent le ref pedf qui eff dü k la vertu : ils s'embrafïerent, & 1'odieux accord fut conclu. L'Abbé vouloit, en faifant ce traité,  du Monde. 2,53 s'aiïurer fi la vertu de la Marquife étoit le feul obftacle a fa réuffite, ou fi elle avoit une entiere répugnance pour lui. Le Chevalier redoubla fes foins auprès de la Marquife, qui, en ignorant le but, ne les rejetta pas : mais aufiïtöt qu'elle crut appercevoir celui qu'il fe propofoit, fon amitié fe changea en indifférence; & le Chevalier, plus timide que 1'Abbé, n'ofa découvrir a la Marquife les fentiments qu'elle lui avoit infpirés. II réfolut même d'abandonner fon projet, & de vaincre fa palTion. II le dit a 1'Abbé qui 1'affermit fi bien dans fon pro jet, que la haine prit infenfiblement la place de 1'amour dans le cceur du Chevalier. L'Abbé recommenca fes pourfuites : mais il prit une route différente de celle qu'il avoit fuivie , &c réfolut d'effayer fi, en la rendant une feconde fois malheureufe, il ne réufiiroit pas. II chercha k rallumer la jaloufie du Marquis. La Marquife alloit fouvent dans une maifon ou fe trouvoit affez fréquemment un jeune homme, qui , par des difcours honnêtes & agréables, favoit 1'amufer. Comme 1'innocence fe permet une liberté honnête , la Marquife de Ganges ne faifoit aucune difficvdté de  2 5 4 Thidtre le laiffer placer a cöté d'elle , Sc de s'entretenir avec lui. L'Abbé de Ganges avertit le Marquis de ce qui le paffoit publiquement entre le jeune homme Sc la Marquife; il tourna même fon difcours de maniere qu'il fit entendre k fon frere que Madame de Ganges Sc le jeune homme pouvoient aller au-dela. des entretiens. Le Marquis fe livra a tous les tranfports de la jaloufie, Sc alla jufqu'a maltraiter fa femme. La Marquife fentit d'oü le coup partoit. Si elle avoit eu a faire a tout autre qu'au Marquis de Ganges, elle auroit entrepris de lui deffiler les yeux; mais elle favoit jufqu'a quel point alloit fon aveuglement pour fon frere, & prit le parti de fouffrir avec patience les maux préfents, pour ne pas s'en attirer par la fuite de plus grands. L'Abbé, fe trouvant un jour feul avec elle, eut la hardieffe de lui dire que les maux qu'elle enduroit étoient fon ouvrage, Sc qu'il les feroit changer en agréments, fi elle vouloit avoir un peu de complaifance pour lui. La Marquife lui jetta un regard d'indignation , Sc lui tourna le dos. Ce malheureux, loin d'éprouver toute la honte que devoient lui caufer fon imprudence & le courroux  du Monde. 255 de fa belle-foeur, loin de refpecter une femme dont la vertu réfiftoit a toutes fes attaques, conctit une haine implacable contre elle , 6c réfolut de la perdre. Quelques jours après, elle fit fervir de la crème a des perfonnes qui étoient chez elle. On s'appercut qu'il y avoit de 1'arfenic; mais comme il étoit corrigé par le lait , qui en eft 1'antidote, elle 6c ceux qui mangerent de la crème, n'en furent que légérement incommodés. Cette aventure fit d'abord beaucoup de bruit dans Avignon : mais elle tomba dans 1'oubli. Le Sieur de Nochercs mourut dans ces circonftances , 8c laiffa des biens confidérables h la Marquife de Ganges. Comme elle pouvoit, felon la coutume du pays, en difpofer & fon gré, 1'Abbé fit entendre k fon frere qu'il falloit la ménager. Le Marquis goüta ce raifonnement , 8c marqua a fa femme tous les égards qui lui étoient dus. La Marquife vit, fans étonnement, cette révolution dans 1'humeur de fon mari; elle en connoiffoit la caufe, 8c prit la réfolution de refter dans une parfaite réferve avec fes beaux-freres 6c fon mari.  2.5 6 Thêdtre Le Marquis forma le projet d'aller paffer i'automne a Gartges , petite ville du Languedoc , dans le Diocefe & k fept lieues de Montpellier , & k dixfept d'Avignon. Le Marquis étoit Seigneur de Ganges, & y avoit un chateau. Lorfqu'on eut annoncé a la Marquife le projet de fon mari, elle s'abandonna a une triffeffe invincible. Elle fe rappella 1'aventure de la crème empoifonnée, fentit que dans la petite ville de Ganges, oü tout étoit, pour ainfi dire, foumis a fon mari & a fes beaux-freres, fa vie ne feroit pas en füreté. Elle ré'folut de faire fon teftament avant de partir , inftitua fon héritiere la Dame Rouffan fa mere , a la charge d'appelier a fa fucceffion celui des deux enfants de la teftatrice, qu'elle jugeroit k propos. La Marquife de Ganges avoit un fils agé de fix ans, & une fille agée de cinq. Quoique ce teftament fut fait dans toutes les formes, elle voulut encore y donner une nouvelle force , fit raffembler les Magiftrats d'Avignon, & piufieurs perfonnes de marqué; fit, en leur préfence, une déclaration authentique , portant que, fi elle faifoit un teftament  du Monde. M7 poftérieur k celui qu'elle venoit de faire, elle le défavouoit formellement, & s'en tenoit au premier. Cette déclaration fut rédigée de maniere qu'elle étoit a 1'abri de toute efpece de conteftation. Plus elle approchoit du moment oe fon départ, plus elle croyoit approcher de celui de fa fin : elle dift nbua a differents Religieux des fommes affez confidérables pour lui dire des Meffes , en cas qu'elle mourut. Elle fit des adieux fi tendres a ceux qu'elle connoiffoit, qu'il fembloit qu'elle leur difoit un adieu éternel. Elle étoit aimee de tout le monde, & tout le monde reffentoit de la douleur en la voyant partir. Elle fut précédée a Ganges par ia belle - mere, femme d'un mérite rare ; par fon mari & fes deux beaux-frere*. Tous s'emprefferent k lui faire une reception agréable. L'Abbé & le Chevalier fe tinrent avec elle dans les bornes étroites du refpect. . La Marquife étoit fincere, elle jugea de fon mari & de fes freres par ellemême, & fe livra a une entiere fecunte. Sa belle - mere retourna a Montpellier; le Marquis fe rendit a Avignon oü fes affaires 1'appelloient , & Madame de Ganges refta feule avec fes deux beaux-  2 5 ^ Thédtre freres A force d'égards, même de ref- pedts fimulés, ils parvinrent k gaenerfa conhance. Un jour qu'ils s'entretenoient familierement, 1'Abbé lui dit que le teftament qu elle avoit fait feroit toujours un obftacle a 1'amitié de fon mari pour elle paree qu'il faifoit une preuve certaine quelle-meme n'en avoit pas pour lui H ajouta que fon bonheur demandoit qu'elle annullat ce teftament, qu'un pareil facrif ™ gagneroit entiérement le cceur de M. de Ganges, même de toute la familie de Ganges. L'Abbé lui répéta ce langage a piufieurs fois différentes : la Marquife etoit douce & complaifante; elle ht un fecond teftament en faveur de fon man. L'Abbé de Ganges, ignorant la déclaration que la Marquife avoit faite devant les Magiftrats d'Avignon, crut, en tenant le fecond teftament de la Marquife temr le fruit de Ik diffimulation. II réfolut alors de tirer vengeance du mépris que fa belle-fceur lui avoit marqué , & d aftiirer k fon frere une prompte jouiuancedes biens que la Marquife lui avoit légués. ^ Cette femme malheureufe réfolut de prendre une médecine, le 17 Mai 16Ó7,  da Monde. 259 , U k fit compofer par le Médecin du i lieu. Lorfqu'on la lui préfenta, elle la trouva fi noire & fi épailTe , qu'elle eut j de la répugnance a la prendre; d'ailleurs, = elle ne lui étoit pas préfentée par la t main du Médecin. Elle fe contenta d'avaler des pilulles dont elle avoit eu la précaution de fe munir en partant d'Avignon. Ses beaux-freres envoyerent piufieurs fois demander des nouvelles de ia fanté; &, croyant qu'elle avoit pris la médecine , ils étoient fort étonnes de voir qu'elle ne produifoit pas leftet qu'ils attendoient. La Marquife jugea a propos de garder le lit ce jour-la, &: mvita les femmes qui faifoient fa fociété ordinaire , de venir lui tenir compagnie après le diner. Jamais la Marquife n'avoit,paru fi gaie. Ses deux beaux-freres furent toujours d'une diftraftion fi grande, qu'elle leur en marqua elle-même fon étonnement. . ■ , .r On fervit une collation : la Marquife en fit les honneurs, mangea beaucoup ; mais fes deux beaux-freres ne mangerent P°Lorfque la compagnie fe retira, 1'Abbé accompagna les Dames jufqu'a la porte, & le Chevalier refta feul avec la Mar-  2.6° Thèatre ' quife : il étoit dans une rêverie fi profonde, qu'elle lui en demanda piufieurs fois le motif. L'Abbé le lui fit connoïtre en rentrant (*). II tenoit d'une main un piftolet, & de l'autre un verre rempb d'une liqueur noire , trouble & epaifie. Sa phyfionomie étoit horrible; tous fes traits fembloient hors de leur place; la fureur étoit peinte dans fes yeux; fes cheveux étoient hériffés, 1'écume lui fortoit de la bouche. II ferme la porte, fe tient k quelque diftance du ht de fa malheureufe belleteur fixe fur elle des regards furieux. Le Chevalier met aufii-töt 1'épée k la mam & fa figure devient a-peu-près femblable' k celle de 1'Abbé. L'infortunee Marquife fubit , pendant quelques mftants, 1'horrible fupplice de cette fcene muette. Enfin, 1'Abbé s'approche d'elle , & dune yoix entrecoupée par le fuffixmernent de la fureur, lui dit : >, Madame , » d taut mourir ; choififfez le fer,le feu » oulepoifon. Qu'ai-jefait,s'écria-t-elle, » qm merite que vous me donniez la mformanons : ce I"1 f"» eft tiré de k dédaration jundiquê de la Marquife. ««ciaration  du Mondt. 261 » mort ? Je ne me fens coupable , envers w vous , d'aucune autre faute que d'avoir » été attachée a mon honneur & a celui » de votre frere ". Se tournant enfuite vers le Chevalier, elle lui rappella les marqués d'amitié qu'elle lui avoit données : elle s'étoit privée de fes épargnes pour lui ; elle lui avoit même donné deprus peu une lettre de change de 500 liv. Ce monftre lui répondit: » C'en eft » affez , Madame , prenez votre parti; fi » vous ne le prenez fur le champ, nous » le prendrons pour vous ". Elle jette fur eux un regard d'indignaj tion, leve les yeux au Ciel, & prend le verre que tient 1'Abbé. Pendant qu'elle avale le poifon qu'il contient, 1'Abbé lui place le piftolet fur 1'eftomac , & le Chevalier 1'épée contre la gorge. Quelques I gouttes de eet horrible breuvage tomberent fur fon fein , & lui corroderent la peau : fes levres furent toutes brülées. Le Chevalier remarqua qu'elle laiffoit au fond du verre la partie la plus épaiffe I du breuvage, il ramaffa, avec un poingon | d'argent, ce qui s'étoit attaché aux parois t du verre , le réunit a ce qui étoit refté | au fond, rendit le vafe a la Marquife , & lui dit : » Allons, Madame, il faut  262 Thidtre » avalef le goupillon ". Elle mit ce renV< de liqueur dans fabouche, le retint fans'u 1'avaler, fe laiffa tomber fur fon chevet^l &, pouifant un cri que la douleur luw arrachoit, elle jetta dans fes draps ce'J qu'elle tenoit dans fa bouche. » Au nom dj » de Dieu, dit-elle enfuite, puifquevousi » avez tué mon corps, ne perdez pasis » mon ame, envoyez-moi un Confef-H » feur ". Les deux fcélérats fortent, ferment la J porte, & vont avertir le Vicaire du lieu: i il demeuroit dans le chateau, avoit été'a Précepteur du Marquis, & fon éleve avoit i toujours eu beaucoup d'amitié pour lui- j La Marquife, qui avoit confervé la liberté a de fon efprit, fe voyant feule, chercha ■ les moyens de fe fauver. Elle mit fura elle une jupe de taffetas, gagna une fe-1 nêtre qui donnoit fur la baffe cour duj chateau, a vingt-deux pieds de hauteur. J Elle fe préparoit a fe précipiter parj cette fenêtre, lorfque le Vicaire entra. II I fe jetta fur elle, faifit fon jupon, & vou-1 hit la retenir : mais la moitié du jupon | lui refta dans les mains , la Marquife ï tomba fur fes pieds , & ne fe blelfa pas. | Ce malheureux Prêtre, qui fe nom- I moit Perrette, étoit, fans doute, complice j du crime horrible qu'on venoit de com- I.  du Mondt. 2.63 :mettre, Sc ne venoit que pour le conifommer. Voyant que la vief ime lui échapipoit, il langa fur elle une cruche pleine fd'eau, qui étoit fur une fenêtre joignant celle par oü la Marquife avoit pafté. II ll'auroit écrafée, s'il 1'avoit attrapée; mais la cruche tomba a deux doigts d'elle. La Marquife fit promptement entrer le bout de la treffe de fes cheveux dans Ifon gofier ,. provoqua le vomhTement. I Comme elle avoit beaucoup mangé en faifant collation , les aliments avoient i empêché que le poifon n'attaquat les pa1 rois de 1'eftomac; elle fe trouva un peu i foulagée. Un fanglier privé fe trouva-la par haIfard; il avala ce qu'elle venoit de renI dre, & mourut fur le champ. Elle cher| cha un endroit par oü elle put s'enfuir; | mais toutes les portes étoient fermées. 1 Le hafard lui fit rencontrer un palfre'i nier. Elle lui dit : » Je fuis morte , fi I » tu ne m'ouvre 1'écurie pour fortir ". I Dans 1'état oü il voyoit fa maitreffe , I il ne s'amufa point a lui faire des quefi tions; il la prit entre fes bras, la porta : hors du chateau. La Marquife, fe voyant I en liberté, courut a 1'aventure pour cher: cher un afyle. Ses beaux-freres, inftruits ï de fon évaüon par Perrette, fe haterent  164 Thédtre de courir après elle, & crioient qu'elle ei étoit folie ; qu'elle étoit attaquée d'un 1 accès de vapeur hyftérique. La Marquife é étoit dans une fituation a faire croire J qu'ils avoient raifon. Une femme de fon 1 rang courant dans les rues, nuds pieds,, en chemife, n'ayant pour vêtement qu'un t jupon de taffetas en lambeaux, 1'air trou- ■ blé , les cheveux épars , & criant ait fecours, a véritablement l'air d'une folie, <, lorfqu'on ignore le motif de fa fuite & : de fon agitation. Le Chevalier la joignit auprès de la maifon du Sieur des Prats, éloignée du chateau d'environ trois cents pas, 1'y fit entrer par force, &c ferma la porte. L'Abbé fe tint fur le feuil, tenant un piftolet a la main , menagant de tuer le premier qui approcheroit, & difant qu'il ne vouloit pas que fa belle-fceur fe donnat, dans fa folie, en fpectacle a tout le monde. Son but étoit d'empêcher qu'on ne donnat a cette femme des fecours contre les ravages du poifonj Le Sieur des Prats étoit abfent, & fa femme fe trouvoit alors avec piufieurs de fes amies qui étoient venues lui ren- I dre vifite. Comme la Marquife répétoit p lans ceffe qu'elle étoit empoifonnée, la u femme du Miniftre du lieu , nommée I Brunelle,' I  du Mondt, 165 Brundle, luiremit adroitement une boite pleine d'orviétan. Elle en prenoit des morceaux dans les inftants ou le Chevalier , qui fe promenoit dans la chambre , en la regardant, lui tournoit le dos. Une femme lui donna un verre d'eau, pour éteindre le feu que le poifon &c 1'orviétan avoient alïumé dans fes entrailles. Le Chevalier failit le verre, le calfa entre les dents de fa belle-fceur, &c dit aux femmes qui étoient préfentes, qu'elles lui feroient plaifir de n'être pas les témoins des folies de Madame de Ganges ; qu'il prendroit foin d'elle, & ne la quitteröit point qu'elle ne fut en meilleur état, & qu'on pouvoit s'en repofer fur lui. La Marquife , qui faififlbit toutes les iueurs d'efpérance qui fe préfentoient, crut qu'elle pourroit enfin fléchir fon beau-frere; elle pria ceux qui étoient dans la chambre, de la lailTer feule avec lui: jout le monde palTa dans une chambre voifine. Cette infortunée Marquife fe jetta alors aux genoux de fon beau-frere ^ hu rappella encore les marqués d'amitié qu'elle lm avoit données ; lui promit d'être , dans la fuite, aveuglément foumife a fes ^olontés, d'oublier le traitement qu'elle Tome It M  2.Ó6 Thédtre a recu, & de donner a la fcene qui vient de fe paffer , 1'interprétation que 1'on jugera a propos. Pour toute réponfe, il tire fon épée, en donne deux coups dans le fein de fa belle-fceur. Elle fe leve, court vers la porte, & crie au fecours : il la pourfuit, lui donne, par derrière, cinq coups d'épée; laiffe une partie de la lame dans fon épaule. II joint 1'Abbé qui gardoit toujours la porte, lui dit : » Retirons» nous, 1'affaire eft faite Les cris de la Marquife attirerent dans la chambre oü elle étoit, tous ceux qui en étoient fortis : on cria, par la fenêtre, de faire venir promptement un Chirurgien. L'Abbé, jugeant de-la que fa bellefceur pouvoit en revenir, entre dans la maifon , perce la foule , aborde cette femme malheureufe, lui appuie le bout de fon piflolet contre le fein , & tire. L'arme fait un faux-feu ; d'ailleurs la Demoifelle Brunelle avoit dérangé le bras de l'alTafïïn. Ce monftre, dont la fureur s'irrite par les crimes, donne un coup de poing a la tête de cette femme, tourne ion piftolet, & fe prépare k 1'altommer. L'horreur de ce fpectacle donne enfin du courage aux femmes qui font préfentesj  du Monde. 167 elles fe jettent fur le monflre, 1'accablent de coups, tk le trainent a la porte. On étancha le fang des plaies de la Marquife: le bout de la lame qui étoit refté dans fbn épaule, s'étoit engagé dans les os, de facon qu'il fallut, pour 1'arracber, appuyer le genou contre 1'épaule. On pofa le premier appareil fur les plaies 9 & on ne les jugea pas mortelles. Les Confuls de Ganges arriverent avec main-forte ; ils poferent des fentinelles autour de la maifon du Sieur des Prats. Le Baron de Treffan, Grand-Prévöt, fe mit a la pourfuite des afTalfins. Comme il étoit neuf heures du foir lorfque ces fcélérats porterent les derniers coups a la Marquife, 1'obfcurité de la nuit favorifa leur évafion. On verra , par la fuite, ce qu'ils devinrent : fuivons la Marquife dans fes infortunes. On fit venir prompr iement des Chirurgiens tk. des Médecins de Montpellie.r. Toute la Nobleffe des environs fe hata de fe rendre auprès. d'elle pour lui témoigner combien elle étoit ,fenfible a fon malheur. On envoya avertir le Marquis du trille état dans lequel fes freres avoient réduit fa femme ; il éclata en imprécations contre eux, jnra qu'il feroit lui-même leur bourreau; il joua enfin tout le röle qui M ij  2Ö8 Thêdtre convenolt a fa fituation; mals fes actions ne répondirent pas a fon langage : au-lieu de voler au fecours de fa femme , il ne partit que le lendemain après avoir diné, alla voir piufieurs perfonnes d'Avignon, & garda avec elles un filence profbnd fur le malheur qui étoit arrivé a fa femme. Lorfqu'il fut k Ganges, il fe fit annoncer k la Marquife par un Religieux. Elle donna les plus grandes marqués de tendreffe k fon mari, & ne lui fit des reproches que fur ce qu'il fembloit 1'avoir abandonnée. Cette femme, dont la douceur alloit au-dela de toute expreffion, eut peur que ce reproche n'eüt offenfé le Marquis; elle lui demanda pardon , lui préfenta la main de la maniere la plus tendre, & lui dit que le reproche qu'elle venoit de lui faire, étoit plutot échappé a la douleur qu'a tout autre fentiment. Ce malheureux ne profita des marqués de tendreffe que fa femme lui donnoit, que pour montrer la dureté de fon cceur & fon infatiable avidité. II la pria de révoquer fon teftament d'Avignon , & la déclaration qu'elle avoit fake deyant les Magiftrats de cette ville. La Marquife ouvrit alors les yeux fur  dü Monde. 2.69 le caractere de fon mari; elle lui répondit , avec fermeté, qu'elle ne toucheroit point a fon teftament d'Avignon, qu'il contenoit les volontés dans ielquelles elle vovdoit mourir. Sentant tout ce qu'elle avoit k craindre de ce monftre, elle fit tous fes efforts pour lui dérober les fentiments qu'elle avoit congus contre lui. Elle demanda, avec inftance, qu'on la conduifit a Montpellier, oü elle trouveroit des fecours plus prompts, &c oü la tendreffe de fa mere , qui y faifoit réfidence , veilleroit k fa confervation. Les Médecins ne trouverent pas qu'elle fut en ëtat d'être tranfportée ; elle fut obligée de refter dans la maifon du Sieur des Prats, d'oü elle n'avoit pas voulu qu'on la tranfportat au chateaU. La Dame de Rouffan , fa mere , fe rendit auprès 'd'elle ; mais elle ne put fouffrir long-temps la préfence du Marquis, qu'elle regardoit comme celui qui avoit armé les bourreaux contre fa fille; elle partit au bout de trois jours. La Marquife demanda qu'on lui adminiftrat les derniers Sacrements. Elle frémit d'horreur lorfqu'elle vit Perrette entrer dans fa chambre le Viatique a la main. Elle fe rappella ce qu'il avoit fait lorfqu'elle cherehoit k fe fauver : croyant M iij  xjo Thédtre qu'il venoit pour 1'empoifonner; elle voulut qu'il prit une partie de 1'Hoftie. Les craintes de la Marquife étant calmées, elle prit Dieu, qu'elle alloit recevoir, atémoin, qu'elle pardonnoit a fes ennemis & a fes alfaffins, le pria de leur pardonner comme elle , demanda en grace que 1'on appaifat la juftice des hommes en leur faveur. Elle tenoit fans ceffe fon fils au chevet de fon lit, & faifoit tous fes efforts pour lui öter les defirs de vengeance qui s'élevoient dans fon cceur. Cependant la Juftice s'armoit contre les affafïins de la Marquife de Ganges : leur crime fut déféré au Parlement de Touloufe. On nomma un Commiffaire pour aller interroger la Marquife fur les lieux, & faire toutes les informations néceffaires. La Marquife déclara tout ce que la Religion du ferment 1'empêchoit de celer. Elle dit enfuite au Magiflrat qu'elle defiroit qu'on la tranfportat dans un autre lieu, qu'en reftant a Ganges elle étoit dans des craintes continuelles; d'ailleurs, que eet odieux pays lui retracoit, fans ceffe, les cruautés qu'on y avoit exercées contre elle. L'interrogatoire qu'elle venoit de fubir, 1'avoit forcée de fe rappeller toutes les fcenes affreufes qui 1'a-  du Mende. 271' voient conduite dans Pétat oii elle étoit: fon mal redoubla; elle paffa la nuit dans les douleurs les plus cruelles, & expira le lendemain 7 Juin 1667, fur les quatre heures du foir. Le CommilTaire que le Parlement de Touloufe avoit envoyé k Ganges, décréta le Marquis de prife de corps, & le fit arrêter dans fon chateau: on le conduifit dans les prifons de Montpellier, oü il arriva de nuit. Tous les habitants en furent inflruits : ils fe mirent aux fenêtres, pour le voir paffer; ils avoient formé comme une illumination générale. II fut expofé a toutes les huées du bas peuple, 8c accablé d'imprécations. Toutes les femmes de Montpellier & d'Avignon regardoient le malheur de la Marquife de Ganges comme le leur propre ; & 1'on parloit dans toutes les maifons de venger fa mort, comme fi c/eüt été un malheur arrivé k chaque familie en particulier. On fit 1'ouverture de fon corps, aucune des bleffures qu'elle avoit regues , n'étoit mortelle ; mais le poifon ayoit brülé fes entrailles; fon cerveau même étoit noirci. Cette femme, qui étoit parfaitement bien conftituée, avoit un tempérament fi fort, qu'il combattit, penM iv  2 71 Thidtn dant dix-neuf jours, contre le poifon le plus violent. On allure que, pendant ce combat, la Marquife étoit encore plus belle qu'auparavant; que jamais elle nra- r°?-ftU Ie tdn plus ëclatant> r« yeux * bnllants, la parole plus douce & plus ierme. La Dame Rouffan, fa mere, fe mit en poffeffion de tous les biens de fa fille, comme héritiere inllituée, fe porta accufatnee des affaffins de la Marquife, & y comprit le Marquis. II fut transféré a Touloufe. Par Arrêt du 21 Aoüt 1667, 1'Abbé & le Chevavher de Ganges furent condamnés k être rompus vifs ; le Marquis k un banniflement perpétuel, dégradé de Nobleffe; fes biens furent confifqués au profit du Roi : le Prêtre Perrette, après avoir én? df,g/adf des °rdres Par la Puiffance Ecdefialtique , fut condamné aux galeres a perpétuité. On murmura beaucoup contre la douceur du jugement k Péeard du Marquis. Louis XIV en marqua même pubhquement fon mécontentement Perrette fut attaché k la chaine, & mourut en chemin. LeRoi donna Ganges &c les biens conWques fur le Marquis, au Comte fon trere , qui avoit fervi Sa Majeffé avec  du Monde. 2.73 homieur, 8c avoit un caractere tout-afait différent de fes trois freres. Dés que fon neveu fut majeur, il lui rendit ces biens. Le Marquis fe tint caché pendant quelque temps : mais il trouva le fecret det gagner 1'amitié de M. de Baville, Intendant de Languedoc : il forgoit ceux de fes vaffaux qui étoient Religionnaires , d'aller a la MefTe, 8c dénongoit ceux qui refufoient de lui obéir. La proteftion de 1'Intendant le mit dans le cas de refter fans gêne dans le chateau de Ganges, qui appartenoit a fon fils, en vertu de la donation que le Comte lui en avoit fake. Le jeune Marquis de Ganges, qui étoit entré au fervice en qualité de Capitaine de Dragon, époufa la fille du Baron du Moijfac; elle étoit riche Sc aimable 5 il la mena a Ganges, 1'y laiffa, Sc rejoignit fon Régiment. En partant, il recommanda fa femme a fon pere, 8c la mit» pour ainfi dire, fous fa direöion. Cet homme abominable ne fe vit pas plutöt feul avec fa bru, qu'il réfolut de faire fa cour a 1'Intendant a fes dépens. Comme elle étoit nouvelle Catholique, il lui óta d'abord une fille qu'elle aimoit beaucoup, 8c qui, depuis long-temps, étoit auprès d'elle, fous prétexte qu'elle avoit M v  2 7 4 Thêdtre été élevée avec fa bru dans les principes du Calvinlfme. Enfin, il lui cauia des mortifications de piufieurs efpeces : mais elle eut affez de douceur & de prudence pour ne pas en marquer fon reffentiment. L'horrible hiftoire de fa bellemere ne lui étoit pas inconnue : elle frémiffoit de fe voir forcée d'être tous les jours _tête-a-tête avec un homme auffi abominable que fon beau-pere, dans un chateau oh la malheureufe Marquife de Ganges avoit effuyé les plus horribles cruautés. Sa frayeur fut au comble, lorfqu'elle s'appercut que ce beau-pere redoutable étoit un amant paffionné. Sa repugnance, foutenue par fon attachement k fon devoir, ne lui permettoit pas de flatter un amour fi criminel : mais elle fentoit tout le danger auquel elle s'expoferoit en irritant un homme qui avoit prouvé qu'il étoit capable de tout facnfier a fes paffrons. A qui confier fes mquiétudes ? Tout lui étoit fufpeft dans le chateau. Son pere étoit nouveau Cathohque, & avoit beaucoup fouffert pour la Religion. Elle ne douta pas que le Marquis ne s'autorilat de cette circonffance pour ouvrir fes lettres, & s'en fit même un mérite auprès de l'Intendant. Elle fe hata d'écrire k fon mari, lui  du Monde. 275 fit le tableau de fa fituation, & lui demanda un prompt fecours. II frémit de crainte &c d'horreur en llfant fa lettre , prit la pofte, alla fe jetter aux pieds du Roi, le pria de forcer fon pere a executer fon Arrêt, promettant de hu fournir abondamment tout ce qui lui feroit néceffaire par-tout oü ön 1'enver- róit . , « Le Roi fut étonne de voir que le Marquis de Ganges avoit rompu fon ban, & ordonna qu'on lui fit fon procés de nouveau, fi on le trouvoit dans le Royaume. Le Comte de Ganges, fon frere, étoit alors a la Cour j il partit pour Ganges, fit paffer le Marquis a Avignon, de-la k Lille , petite ville du Comtat Vénaiffin , voifine de la fontaine de Vauclufe. Depuis ce temps on n'en a plus entendu parler. . , Le Chevalier de Ganges s'étoit retire a Venife. 11 demanda du fervice a la République , qvü étoit alors en guerre contre les Turcs. On 1'envoya au fiege de Candie, qui duroit depuis vingt ans. Le bruit fe répandit, peu de temps après, qu'il avoit été tué d'un eclat de bombe. II eft certain qu'on ne 1'a plus revu. , L'Abbé de Ganges fe retïra a Viane M vj  Thédtré en Hollande, dont le Comte de la Lippe étoit alors Souverain : fes defcendants 1'ont rendue aux Etats de Hollande. L'Abbé y fit connoiffance avec un Gentilhomme, qui le préfenta au Comte , comme un Francois réfugié , & d'un mérite diftingué : il avoit pris le nom de la Martelliere. La Martelliere plut tellement au Comte , qu'il lui confia 1'éducation de fon fils qui n'avoit alors que neuf ou dix ans. Les talents du Gouverneur furent fecondés par 1'heureux naturel de 1'éleve, & ce jeune homme devint un Prince accompli. , II eft- certain que 1'Abbé de Ganges etoit né avec des talents fupérieurs, & quil en faifoit un bon ufage , lorfqu'il ti'etoit agité par aucune paflion. La crainte d'être reconnu Sc d'être livré k la pumtion juftement due k fon crime, le retenoit dans une circonfpeftion conïHiuelle. H faifoit toujours ce qu'il devoit faire, Sc jamais ce qu'il ne devoit pas faire. Le Comte & Ia Comteffe de la Lippe congurent pour lui une véritable eftime : ils fui confierent, pour ainfi due, 1'adminiftration de leur netit Etat. r Piufieurs Francois, qui avoient aban-  du Monde. 2.77 donné leur patrie, pour caufe de religion, formerent le projet de s'etablir a Viane, & d'y batir des maifons : ils en demanderent la permiffion au Sieur de la Fare, Chef de la Juftice du lieu. II leur dit qu'il ne pouvoit la donner fans le confentement du Comte; & que, pour 1'obtenir, il falloit avoir le fuffrage du Sieur de la Martelliere. Celui - ci fentit que fi les Francois formoient un établiflement k Viane , il ne tarderoit pas k être reconnu : la permiflion fut refufée. ; :, „ . . , Le crédit qu'il avoit fur 1 efprit du Comte &c de la ComteiTe, devint enfin fi «urand, qu'il fe flatta d'époufer une jeune & aimable Demoifelle qm etoit parente de la Comteffe. Cet adroit fcélérat fut infpirer k cette jeune perfonne ' les fentiments quil defiroit qu'elle eut pour lui : elle alla même au point de demander k la Comteffe la permiffion de 1'époufer. La Comteffe de la Lippe lui répondit qu'elle ne fouffriroit jamais que fa parente conti-adat une pareille alliance. » La Martelliere, ajouta-t-elle, » eft un honnête homme ; nous fom» mes trés - contents de lui : mais on » n'a jamais pu découvrir k qui il ap,> partient,ce qui prouve qu'il eft d'une  *7*> Tfiïdtrt » baffe naiffance. Lorfqu'il voudra nows » quitter, on lui donnera une récom» penfe proportionnée a fes fervices ; » mais on ne lui facrifïera point 1'hon» neur de la maifon La Demoifelle n'ofa rien repliquer: mais elle dit k la Martelliere de faire uiage de fon efprit pour obtenir 1'agrément de la ComteiTe. Après avoir épuile, lans reulïïr, tous les moyens qu'il put imaginer, il réfolut de dire qui il etoit, fe perfuadant que 1'efïime qu'on avoit pour lui, elfaceroit 1'horreur que Ion nom infpiroit. n obtint une audience de la ComteiTe, fe jetta k fes pieds, & lui tint ce iangage : » Je m'étois flatté, Madame, » que Votre AltefTe m'honoroit de fa » bienveillance, & elle s'oppofe aujour» dhm a mon bonheur. Mademoifelle » de ... me fait 1'honneur de me choi» fir pour fon époux ; M. votre fils » autonfe cette alliance. Que vous ai» je fait, Madame, & que peut-on » me reprocher depuis piufieurs années » que j'ai 1'honneur d'être a votre fer» vice ? » Je ne vous reproche rien, reprit Ia » Comteffe; mais je ne veux pas qu'on * me reproche k moi d'avoir fouffert un  du Monde. 2.79 » pareil mariage. Rendez-vovis juftice, » bornez-vous k des chofes qui vous » conviennent , & vous aurez lieu de » vous louer de ma reconnoiffance. De» mandez des emplois, on vous en don» nera; mais- ne vous oubliez pas juf» qu'a prétendre a une alliance a law quelle vous ne devez pas vous flatter » de pouvoir parvenir. Le myftere que » vous avez toujours fait de votre naif» lance; le foin que 1'on a toujours vu » que vous preniez d'éluder tout éclair» ciffement fur cette matiere , eft une » preuve qu'elle n'eft rien moins que » diftinguée. » Madame, repliqua le faux la Mar» telliere, fi je ponvois me faire con» noitre k Votre Alteffe, fans encourir » fon indignation, elle verroit que cè » n'eft pas ma naiffance qui me rend » indigne de 1'honneur 011 j'afpire. Oui, » Madame, vous en feriez convaincue, ?> quand vous fauriez que je fuis ce » malheureux Abbé de Ganges, dont » le nom & le crime font trop con» mis, & dont je vous ai entendu par» Ier a vous-même piufieurs fois. » Quoi! dit la Comteffe, en pouffant » un cri aigu , & reculant dliorreur, » vous êtes eet exécrable Abbé de Gan-  löO Titatrt • » ges , dont le nom feul fait frémir} » Ciel! quel monftre ai-je eu chez moi^ » & k quelles mains avions-nous confié » Féducation de notre fils! Je les vois » encore teintes du fang de la malheu» reufe viftime de votre atroce bar» barie ". Elle lui ordonna de fortir fur le champ du territoire de Viane , avec défenfes de fe trouver jamais en la préfence du Comte & de la Comteffe. II fe retira a Amfferdam, oü il fe fit Maitre de Langues. Sa maitreffe alla le trouver , & 1'époufa. Le jeune Comte de la Lippe, qui 1'aimoit, lui envoyoit fecretement de quoi fubfifter. II jouit dans la fuite des biens de fon époufe. Ses talents le firent admettre au Confifloire des Proteftants. II mourut parmi eux en affez bonne odeur. §. XLVII. Vamour conjugal fait txcufer Un outrage, ES T dans la vie des grands hommes qu'il faut chercher les exemples de vertu; c'eft dans celle de Dion qu'on trouve celui-ci. II vivoit vers 1'an 360  du Monde. iSi avant Jefus-Chrift, étoit fils d'Hlpparinus, qu'on regardoit comme le premier homme de Syracufe pour la naiffance & les talents. Denys le tyran époufa Ariftomache, fceur de Dion : il aimoit fa femme , & avoit beaucoup d'égards pour fon beau-frere. II remarqua, par la fuite, tant de qualités dans ce jeune homme, qu'il coneut pour lui une affettion particuliere, alla même jufqu'a ordonner a fon Tréforier, de délivrer k Dion autant d'argent qu'il lui en demanderoit. Platon, le divin Platon, prit le jeune Dion en amitié. Le hafard ayant conduit ce Philofophe de 1'Italie a Syracufe , Dion fe hata de le voir , & fentit bientót de quel prix les converfations des hommes fages font pour la jeuneffe. Le Philofophe ne tarda pas a connoitre le mérite du jeune homme , & fe fit un devoir de 1'inftruire. Dion, déja occupé des intéréts de fa patrie, chercha les moyens de procurer a Platon un entretien avec Denys. 11 efpéroit que le Philofophe ne manqueroit pas d'infpirer au tyran 1'amour de la vertu. Denys , cédant aux inflances de Dion , confentit a voir Platon. Le Philofophe mit la converfation fur la vertu, en fit un fi beau tableau, que  2 ^2 Tlüdtrï Denys en fut charmé. Le tyran hn demanda en quoi confiftoit le courage & la force. Platon répondit de maniere k lm faire fentir que les tyrans font des laches. II eut occafion de lui faire encore connoitre que les hommes injuftes font toujours malheureux. Le tyran , lom de profiter des préceptes de Platon, sirrita contre lui, & lui demanda pour quel motif il étoit venu en Sicile : » Pour y chercher un homme de bien, » répondit Platon. Par les Dieux, reprit » Denys , il femble que tu n'en a pas » encore trouvé "! Platon fut fi mécontent de 1'entretien qu'il avoit eu avec Denys, qu'il fe hata de fortir de la Sicile. Dion , quoique fon ami eut bleffé la vanité du tyran, ne perdit point fon crédit k la Cour ; Denys fouffroit même qu'il lui reprochat fes injufHces : il lui donna en manage fa fille Aréta. Ce tyran laiffa, en mourant, fa puiffance k fon fils, & Denys le jeune coneut d'abord pour Dion beaucoup d'eftime & d'amitié; mais il fut bientöt environné de flatteurs, toujours dangereux pour les Souverains. Son penchant le portoit k la molleffe; il les trouva tout prêts k 1'imiter; il paffa rapidement aux plus  'du Monde. 183 honteux exces de la débauche; ils furent affez laches pour autorifer fa conduite par la leur. Le feul Dion la lui reprochoit par la pureté de fes mceurs. Le jeune Denys ne s'étoit pas encore , tellement enivré de débauche, qu'il n'eüt confervé quelque vénération pour la \ vertu. Dans les affaires importantes, Dion étoit toujours fon guide : il écöü; toit même & fuivoit quelquefois les : confeils qu'il lui donnoit pour la vie privée; 8c Dion, fecondé par fon ami ] Platon, qui étoit encore venu a Syracufe, avoit amené Denys au point qu'il fembloit que le tyran alloit devenir un I philofophe. Les flatteurs fentirent combien un pareil changement pourroit leur devenir funefte : ils réfolurent la perte de Dion. Les complots des méchants réuffiffent prefque toujours contre les hommes vertueux : ils s'en occupent fans ceffe, cherchent, faififfent les occaiïons favorables; les hommes vertueux ignorent les rufes de la méchanceté ; ils reftent dans la fécurité de 1'innocence, 8c fuccombent. On accufa Dion d'être d'intelligence avec les ennemis de 1'Etat. Denys prit les accufations pour des preuves, 8c envoya Dion en exil. L'amitié  T/iJdtre croit dans fes bienfaits; la haine s'lJ rite dans fes forfaits. Ce ne fut pas affez?; pour Denys d'avoir chaffé Dion de faf patrie, il confïfqua fes biens, & forca:; Areta, fa femme, d'époufer Timoretèsj qui étoit un de fes compagnons de dé-:i bauche. Tant d'outrages allumerent la colere! de Dion; il jura la perte du tyran. Pour] eet effet, d raffémbla une partie de ceuxj que Denys avoit exilés; &, comme ilfl avoit parcouru prefque toutes les villes | de la Grece, ou il avoit fait admirer fes 1 vertus, d y trouva des fecours d'hom-1 mes & d'argent, forma une armée, fitj voile vers la Sicile. Les Siciliens le re-1 curent avec toute la fatisfadtion que devoit leur caufer 1'arrivée de leur libé- I rateur. Denys fe retira promptement dans la citadelle, oü il fe défendit quelque temps ; voyant qu'on preffoit le üege de plus en plus, il eut peur que Dion ne s'en emparAt, & ne lui fit iubir Ia punition juftement due k fes crimes ; il monta fur un vaiffeau , & senhut. Son fils foutint encore le fieee pendant quelque temps, & fut oblké de capituler. 6 Lorfque Dion entra dans la citadelle, >i y trouva une multimde de femmes de  dn Monde. 185 la première diftinction , que Denys y avoit retenties comme en ötage. Parmi elles étoient Ariftomache la fceur , qui : tenoit le fils de Dion par la main, &C Aréta qui les fuivoit. Sa contenance, : fes larmes annongoient fa douleur. Quel titre, difoit-elle, pourrai-je donner k ; Dion ! Je fuis fa femme, & j'ai fouffert r qu'un autre m'époufat. Dion falua &t 1 embraffa fa fceur & fon fils qui fe préI {enterent les premiers. Ariffomache fe retourna, lui préfenta Aréta qui étoit ) toujours reftée derrière eux, & lui dit : . I Dion , nous avons fouffert bien des 1 » maux pendant votre exil; mais votre 1 » préfence, votre vidtoire nous les fait 1 » oublier. Nous nous regarderions mê| » me comme au comble de la joie ; ( » mais Aréta vous a fait un outrage < » qui ne peut être pardonné que pour < » la contrainte oii elle s'eft trouvée. J'ai < » été moi-mcme témoin des pleurs que ■ » lui a fait répandre cette même cona » trainte. Sa confternation, fes foupirs, : » fes larmes font les preuves de fon i » innocence; Dion, elle garde le filence , » & ne fait fi elle doit vous appeller »> fon oncle ou fon mari ". Dion regarde Aréta , foupire , 1'embraffe , lui préfente fon fils, & lui dit qu'il la re-  Thédtre gardera toujours comme fa femme , qu'elle ^ne dok pas être punie d'un cri-i me qu'on 1'a forcée de commettre. Quelle reconnoiffance ne méritoit past Dion de la part de fes concitoyens! Onr imagine qu'ils crurent ne pouvoir ja-* mais lui en marquer affez; on fe trom-i pe : fa gloire excita leur jaloufie, ils; 1'affaffinerent. Plutarque, Vie de Dion. $. XL VIII. Un léger foupgon engage un mari d répilA dier fa femme. QuintU'S-Antistius-VétusJ Sénateur Romain, avoit une femme d'une \ naiffance illuflre, & d'une beauté rare,. II lui étoit d'autant plus attaché, qu'il £ croyoit feul pofféder fon cceur : mais, il étoit méfiant & jaloux; la moindre ] mdifcrétion pouvoit changer fon amour en jaloufie &^ en haine. Sa femme ne •tarda pas k 1'éprouver. II la trouva un jour qui s'entretenoit , en particulier, dans une des mes de Rome, avec une autre femme, dont la vertu étoit fuf-  du Monde. 2.87 pecte. II la répudia fur le champ, & répondit a ceux qui lui demanderent pourquoi il avoit exercé un chatiment fi prompt : » Ce n'eft point la fmvple ap» parence du mal qui m'a irrité contre » ma femme; mais j'aime mieux la ren» vover avant qu'elle ait commis le mal, » que d'attendre qu'elle Fait commis pour » la punir ". Valere-Maxime, /. VI. §. XLIX. Amour fondê fur l'ejiime, & récompenjs par un attachement extraordinaire. N ous voulons parler de Pierre-leGrand, Empereur de Ruflie, & de Catherine première fa femme. L'hiftoire de cette Princeiïe eft fingidiere , &C nous croyons que le Le&eur verra, avec plaifir, les détails dans lefquels nous allons entrer. Elle étoit fille d'un payfan Polonois , qui étoit efclave, aufli bien que fa femme, d'un Seigneur Polonois. Pour fe dérober a 1'efclavage, ils s'enfuirent tous deux k Derpt, petite ville de Livonie , oh ils vivoient du itravail de  x88 Thêdtre leurs mains. Ils eurent dans cette ville piufieurs enfants, entr'autres Catherine, qui naquit 1'an 1686. Comme ils étoient Catholiques Romains, ils la firent baptifer felon le rit de 1'Eglife Romaine. Le mari & la femme, voyant que la Livonie étoit affligée de la pefte, fe retirerent avec deux enfants qu'ils avoient, Catherine &c un garcon, aux environs de Marienbourg. La pefte s'étendit jufqu'a Marienbourg; le pere & la mere de Catherine en furent attaqués , & moururent en 1689. Un payfan du voifinage fe chargea du garcon, qui avoit cinq ans : le Curé, ou Pafteur du lieufe chargea de Catherine, qui n'en avoit que trois : mais il mourut peu de temps après de la pefte, avec tous ceux qui étoient dans fa maifon, k la réferve de la jeune Catherine. Le Sur-Intendant, ou Archiprêtre de la province, inftruit du malheur dont la ville de Marienbourg étoit affligée, fe hata d'y aller, pour procurer aux habitants les fecours fpirituels dont ils avoient befoin. Ils commenga fes vifiteS par la maifon du Curé qui venoit de mourir : il y trouva cette petite fille qui étoit au milieu des cadavres. Si-töt qu'elle le vit entrer , elle courut a lui, 1'appella fon papa, le  du.'Monde. 289 le prit par fa robe, lui demanda a manger , 6c le tourmenta jufqu'a ce qu'il lui en eut donné. Cette jeune fille excita fa compaffion : il demanda k qui elle appartenoit, fit des perquifitions dans tout le voifinage, pour favoir quels étoient fes parents, 6c la remettre entre leurs mains : mais perfonne ne put lui donner des éclairciffements fatisfaifants fur la naiffance de cette jeune fille , paree que tous ceux qui pouvoient en être inftruits étoient morts. M. Gluk , c'étoit le nom du Sur-Intendant, voyant que perfonne ne vouloit s'en charger, en eut foin pendant tout le temps , qu'il refta a Marienbourg, 6c 1'emmena avec lui, lorfqu'il retourna a Riga , qui étoit le lieu de fa réfidence. II pria fa femme de fe charger de eet enfant. La femme de Gluk étoit d'un carattere naturellement dur; elle regut 1'enfant de mauvaife grace , dit a fon mari: » Nous » avons affez de nos enfants, fans nous » charger de ceux des autres ". Elle la garda cependant, 6c 1'éleva dans la Religion Luthérienne. Si-töt qu'elle la vit en état de travailler, elle la mit au nombre de fes domeftiques, 6c lui en fit faire les fonaions. La beauté de cette jeune fille Tome I, N  2.QO Thidtre fe développoit infenfiblement : elle devint une des plus belles perfonnes de fon temps. Gluk avoit un fils qui étoit a-peu-près de même age; il fentit pour Catherine ce que la beauté infpire : il étoit d'une figure affez agréable; Catherine , qui étoit née avec un cceur fenfible, ne s'offenfa pas de fon amour pour elle. Les fceurs du jeune Gluk ne pardonnoient point a Catherine d'être plus belle qu'elles, Sc ne manquoient pas de 1'humilier toutes les fois qu'elles en trouvoient 1'occafion : les attentions que leur frere lui marquoit augmentoient leur haine pour elle. M. Gluk Sc fa femme ne tarderent pas k s'appercevoir de ce qui fe paffoit entre leur fils & la jeune Catherine. Ils eurent peur que eet attachement réciproque n'eüt des fuites fêcheufes, Sc que leur fils n'allat jufqu'a vouloir prendre cette jeune inconnue pour femme : plus elle étoit belle, plus elle leur caufoit d'inquiétudes. Ils rcfolurent de la marier fi-töt qu'ils en trouveroient 1'occafion ; elle ne tarda pas k fe préfenter. M. Gluk fut obligé de faire un voyage a Marienbourg; il y mena fa familie Sc la jeune Catherine. Parmi les foldats qui  du Monde. 201 étoient en garnifon dans cette ville, il fe trouva un jeune (*) Traban fur lequel Catherine fit la même imprefiion qu'elle avoit faite fur le fils de M. Gluk. II la demanda en mariage , & 1'obtintelle avoit alors feize ans. Le Traban étoit un trésbel homme : la curiofité de voir ce beau couple, attira une foule de fpeclateurs a la célébration du mariage. A peine le Traban palfa-t-il trois jours avec fon époufe; il fut obligé d'aller , avec fa troupe, joindre le Roi de Suede , quï paflbit en Pologne. Catherine refta chez M. Gluk , & continua d'y faire les fonctions de fervante. Son maitre, que les devoirs de fa place obligeoient de parcourir toutes les villes de fon diftrict, la menoit toujours avec lui. II étoit a Marienbourg , lorfque le Général (f) Bauer vint afliéger cette ville avec une armée Rulfe. La garnifon étoit fi foible , qu'elle réfolut de capituler : les habi- (*) Les Trabans étoient en Suede, fous le regne de Charles XII, des Cavaliers choifis dans tous les Kégiments de Cavalerie : on en avoit formé une troupe qui faifoit partie de la Maifon du Roi. Enfin, ils étoient en Suede ce que font en Trance les Grenadiers a Cheval. (•f) On trouve dans quelques manufcrits que c'é» 'tolt le Velt-Maréchal Sehérémetoff. N ij  zc)Z Thèdtre tants prierent M. Gluk, qui étoit fettf, Pafteur, d'itnplorer pour eux la clémence du Général Ruffe. Le Miniftre fe rendit avec toute fa familie 8c Catherineau camp de 1'ennemi. Catherine étoit remarquable par la beauté de fes traits, 1'éclat de fon teint, la nobleffe de fa taille ; le Général Ruffe eut les yeux fixés fur elle pendant tout le temps que M. Gluk lui paria. II demanda k qui elle appartenoit, 8c, ayantappris qu'elle n'étoit qu'une fervante, il dit k M. Gluk qu'il accordoit aux habitants de Marienbourg , tout ce qu'ils lui demandoient; mais qu'il vouloit garder cette jeune fille avec lui. En vain le Miniftre lui repréfenta qu'elle étoit ma-, riée , 8c que la Religion ne lui permettoit pas de prendre la femme d'un autre; en vain Catherine eut recours aux pleurs, pour obtenir fa liberté, fes larmes la rendirent encore plus belle; elles irriterent la paflion du Général : il la garda. Lorfqu'elle vit partir M. Gluk, elle verfa un torrent de larmes : ce fut pour elle un véritable fujet de douleur de fe voir pour jamais féparée d'un homme qui lui avoit fi long-temps fervi de pere, 8c d'entrer efclave dans une nation qui paffoit encore pour barbare. Elle ignoroit  du Monde. 2.93 le fort qui 1'attendoit : mais elle n'oublia pas fon premier bienfaiteur. Lorfque la fortune lui eut accordé toutes fes faveurs; elle 1'appella avec fa familie a la Cour de Ruflie, & le combla d'honneurs & de biens. . Catherine refla fix ou fept mois efclave chez Bauer : au bout de ce temps, le Général eut ordre d'aller joindre le Czar en Pologne, & Menzikof vint prendre le commandement de 1'armée qui étoit en Livonie. II vit la jeune Catherine, concut le defir de la pofféder, & la demanda a Bauer avec tant d'inftances, que Bauer , qui commencoit a être avancé en age, la lui céda. Cette femme, qui ne pouvoit fe voir , fans humiliation , forcée de paffer fucceffivement a ces Officiers Ruffes , ignoroit que c'étoit le chemin par lequel la fortune vouloit la conduire a la grandeur. Menzikof étoit encore jeune, il avoit une gaieté naturelle; il ne lui déplut pas : elle prit même infenfiblement du goüt pour lui. Menzikof, de fon cöté, voyant que 1'efprit de cette jeune efclave répondoit a. fa beauté, en devint éperdument amoureux : il étoit même plus efclave qu'elle. Le bonheur qu'il goütoit avec Catherine fut bientöt trouN iij  =■94 Thédtre blé. Le Czar eut occafion de palier par la Livonie; il s'arrêta chez Menzikof, vit Catherine, fut frappé de fa beauté , demanda d'ou elle étoit, & comment Menzikof 1'avoit eue. II paria enfuite k 1'oreille de fon favori, qui ne lui répondit que par une inclination : il fit piufieurs agaceries a Catherine , qui lui répondit avec tant d'efprit qu'il en fut étonné. II lui dit qu'il falloit qu'elle portat le flambeau dans fa chambre, lorfqu'il iroit fe coucher. C'étoit un arrêt qu'il falloit exécuter : elle porta le flambeau dans la chambre du Czar, & y palTa toute la nuit. Le lendemain Pierre partit de grand matin, & donna un ducat a Catherine. Cette fomme étoit modique pour un Souverain ; mais il s'étoit fait une loi de ne pas donner davantage aux femmes qu'il voyoit en paffant, & 1'on allure que eet article de fa dépenfe étoit conlidérable. Lorfque le Czat fut parti, Catherine fit des reproches affez vifs k Menzikof de 1'avoir livrée a un autre : Menzikof lui répondit qu'il étoit fincérement faché de ce qm s'étoit paffé; mais que les volontés du Czar étoient des ordres auxquels j! ne pouvoit réfifter. Depuis ce temps il ne la laiffoit voir a perfonne.  du Mondei 295 Le Czar, informé que Menzikof exercoit toutes fortes de véxations contre lés Livoniens, retourna dans cette Province beaucoup plutöt qu'il ne fe 1'étoit propofé : il fit a Menzikof les reproches les plus vifs , & réfolut de demeurer quelque temps dans ce pays, efpérant que fa préfence remettroit les chofes dans un meilleur état. 11 loua & fit meubler une maifon particuliere, y faifoit venir Menzikof, pour travailler avec lui. Comme ce Prince n'étoit pas beaucoup attaché au cérémonial, il alloit lui-même affez fouvent chez fon Miniftre , & y reftoit a manger. Toutes les fois qu'il y venoit, Catherine affeftoit de ne pas paroitre , & le Czar ne penfoit pas k elle : mais un foir quily étoit a fouper,il demanda ce qu'elle étoit devenue, & pourquoi il ne la voyoit pas. Elle parut fur le champ: fa préfence caufa tant de fatisfacfion au Czar, qu'il en fut ému. Revenu a luimême , il fit piufieurs queftions plaifantes k Catherine ; voyant qu'elle fe tenoit toujours dans les börnes du refpeft , il en reffentit une efpece de dépit, adreffa la parole k d'autres, & fut rêveur pendant le refte du fouper. Lorfqu'il fe leva de table, Catherine lui préfenta un verre de liqueur : il la N iv  *96 Thèdtre prit, & lui dit : » Catherine, jevoisque » nous fommes brouillés enfemble; mais » nous ferons la paix cette nuit''. Se tournant enfuite du cöté de Menzikof, il lui dit : » Je Pemmene". Auffi-tót il la prif entre fes bras, & 1'emmena dans 1'Hötel qu'il occupoit. Le lenderaain Sc lefur-lendemain, il vit Menzikof, & ne lui paria pas d'elle. Le troifieme jour, Menzikof étant allé le voir , il s'entretint avec lui fur piufieurs affaires de différentes natures; & , le voyant prêt a partir, il lui dit : » Ecoute, je ne te renvoie pas » ta Catherine; elle me plait, je la garde; » il faut que tu me la cedes ". Menzikof ne répondit que par une profonde inclination, & partit. Le Czar le rappella, & lui ajouta :» Tu ne fonges pas, fans » doute, que cette miférable eft toute » nue, elle n'a pas de quoi changer, ne » manque pas de lui envoyer fes hardes; » elle doit en avoir affez". , Menzikof entendit ce que cela vouloit dire : il connoiffoit Pierre, & la maniere dont il falloit fe comporter avec lui. Son premier foin , lorfqu'il arriva chez lui, fut de faire un paquet de tout ce qui appartenoit a Catherine , & d'y placer un écrin de diamants : il le lui envoya par deux efclaves qui avoient coutume de la  da Monde. 197 fervir, lorfqu'elle étoit dans fa maifon , & leur ordonna de refter auprès d'elle. Lorfque le paquet arriva , Catherine étoit dans 1'appartement du Czar : en rentrant dans le fien, qui étoit tout auprès, elle fut furprife d'y trouver fes effets, paree qu'elle ne les avoit pas demandés. Elle retourna fur le champ chez le Czar , lui dit :» J'ai été affez long-temps dans votre » appartement, pour que vous veniez » paffer quelques inftants dans le mien : » je veux vous montrer quelque chofe »' qui eft affez curieux ". Elle le prit par la main, 1'y conduifit, lui montra le paquet que Menzikof venoit de lui envoyer, 5c lui dit, avec un ton affez férieux : » Ce que je vois m'annonce que » je demeurerai avec vous; il eft jufte » que vous voyiez les richeffes que jy » apporte ". Elle défit enfuite le paquet, 8c dit: >> Voila le bagage de 1'efclave de » Menzikof". Ayant appercu 1'écrin, elle le prit pour un étui a cure-clents , 8c dit : » On s'eft trompé, voila un meuble qui » ne m'appartient pas ". Elle 1'ouvrit } 8c, voyant qu'il contenoit une bague magnifique, 8c des pierreries d'une valeur confidérable , elle regarda fixement le Czar, lui dit encore : » Ce préfent m> eft-il de naon .ancien ou de mon nouN v  298 Thédtre » veauMaïtre ? S'il eft de Panelen , il » congédie magnifiquement fes efclaves". Elle baiffa les yeux, répandit quelques larmes , & ajouta : » Vous ne me ré» pondez pas ". Le Czar étant tout occupé a la contempler, ne lui répondit point. Catherine reprit : » Si cela eft » de mon ancien Maitre, je veux le lui m renvoyer ". Et, en montrant une petite bague de peu de valeur, qui étoit alors a fon doigt, elle ajouta : » Cela » eft plus que fuffifant pour me faire fou» venir des bontés qu'il a eues pour moi: » mais fi cela eft de mon nouveau Maï» tre, je le lui rends, je n'en veux point » a fes richeffes ; je veux de lui quelque » chofe de plus précieux ". Elle prononca ces dernieres paroles avecattendrilTement, Verfa encore quelques larmes, & s'évanouit. Lorfqu'elle eut repris fes fens, le Czar lui dit que ces pierreries ne venoient pas de lui; qu'elles lui étoient envoyées par Menzikof, qui lui faifoit fön préfent d'adieu; qu'il vouloit qu'elle les acceptat , & qu'il fe char^eoit de la reconnoiflance. Cette fcene qui s'étoit paffee en préfence des deux efclaves que Menzikof avoit envoyés a Catherine, & d'un Officier des Gardes , fit du bruit a la Cour>■  da Monde. 299 de Ruflie, & 1'on ne douta plus que le Czar ne fut amoureux de cette jeune fille. Les courtifans fe rangerent bientöt autour d'elle, & mirent de la rivalité a lui rendre des hommages. Ils étoient d'autant plus étonnés de la conduite que le Czar tenoit a 1'égard de Catherine, qu'il faifoit tin myflere de fon amour pour elle; & que dans toutes les autres aventures galantes qu'il avoit eues, il pouffoit 1'indifcrétion a 1'extrême, même k 1'égard des femmes de la plus haute qualité. Quoique Catherine fut dans fon Palais avec hu, qu'elle occupat un petit appartement tout prés du fien, il ne paria jamais d'elle a perfonne , pas même a fes favoris. Lorfqu'il eut formé le projet de retourner a Mofcou, il chargea un Capitaine de fes Gardes de 1 y con-^ duire avec tout le fecret poflible; lui y ordonna de lui marquer , pendant la route, les plus grands égards , Sc de luf donner de fes nouvelles tous les jours. II lui donna une lettre pour une femme de qualité , mais d'une fortune médiocre, & qui demeuroit dans un quartier de Mofcou affez retiré. Par ik lettre, il prioit cette Dame de recevoir Catherine chez elle, paree qu'il vouloit que fon intrigue avec cette jeune femme fut cachée, N vj  3°0 Thêdtre Catherine refta plus de deux ans chez cette femme, fans recevoir aucune vifite; elle étoit, pour ainfi dire, ignorée de tout le monde; le Czar n'alloit la voir que la nuit, accompagné feulement d'un grenadier qui conduifoit fon traïneau. ;Ce Prince étoit laborieux , & defiroit véritablement de faire le bonheur de fes Sujets : il réfolut a la fin de réunir les devoirs d'un Monarque a la fatisfaftion d'un amant. II donna rendez-vous k fes Miniftres dans la maifon qu'habitoit Catherine , & s'entretenoit avec eux des affaires d'Etat, en préfence de cette femme. II fouffroit qu'elle entrat dans la converfation, & qu'elle dit fon avis; fouvent même il le fuivoit. L'amour & 1'eftime de Pierre pour Catherine augmentoient de jour en jour : il lui découvroit jufqu'a' fes plus fecretes penfées. Dans cette retraite, oii elle ne voyoit que le Czar & fes Miniftres, même en fa préfence, elle devint mere de la PrincefTe Anne, qui fut depuis Ducheffe de Holftein-Gottorp, & de la Prin ceffe Elifabeth qu'on a vue fur le Tröne de Ruftie: elley apprit a connoitre les intéréts des différentes nations de 1'Europe, principalement ceux de la Ruflie: elle y étudia le caracfere de Pierre, le connut dans  du Monde. 301 tont fon entier, le prépara a braver pour elle tous les préjugés, a 1'avouer publiquement pour fa femme, & a la placer a cóté de lui fur le Tröne de Ruffie. Ce grand homme avoit cependant 1'ame trop élevée pour ne s'occuper que des plaifirs de 1'amour : fans oublier Catherine , il la quitta , vola au milieu des hafards oii fa gloire 1'appelloit: mais le titre de Héros ne lui fuffifoit pas, il vouhit y joindre tous ceux qui conduifent un Monarque a 1'immortalité. Catherine eut enfin la gloire de recevoir les hommages du vainqueur de Charles XII, du réformateur, du pere des RufTes, & du fondateur de Pétersbourg. Ce Prince voulut célébrer la vidtoire de Pultava par une entrée triomphante dans Mofcou : c'étoit pour lui une véritable fatisfaftion d'expofer aux yeux de fes Sujets 1'humiliation de ces fiers Suédois qui s'étoient vantés d'entrer éuxmêmes en vainqueurs dans cette Capitale. On avoit élevé pour cette pompe fept arcs de triomphe, ornés de trophées d'armes, &c. On vit paffer fous ces arcs 1'artillerie, des vaincus, leurs drapeaux, leurs étendards , leurs timballes, leurs dépouilles, &c. Les Généraux, les Officiers & les Soldats Suédois marchoient  301 Théatre deux k deux, fans armes, & dans la pofture humiliée que les vaincus tiennent dans ces conjonctures. C'eft un fait certain que le Traban qui avoit epoufé Catherine lorfqu'elle etoit a Marienbourg chez M. Gluk fe trouva du nombre des prifonniers Suédois qui ornoient le triomphe du Czar II appnt ce qui fe paffoit entre fa femme öe Pierre & crut obtenir un meilleur lort en fe faifant connoftre; confia fon fecret a 1 Officier Ruffe qui étoit chargé du fom des prifonniers Suédois : mais, lom davoir des égards pour lui, on fe nata de le raire partir pour le lieu le plus reculéde la Siberië, oü, fuivant le rapport de piufieurs foldats Suédois qm lont vu dans ces déferts , il vécut jufques vers la fin de 1'année i7zi , c'efta-dire onze ans ; 1'entrée triomphante du Czar a Mofcou s'étant faite au mois de Janvier 1710. Pierre voulut que Catherine, pour laquelle il avoit la plus grande tendreffe, partageat fon bonheur & fa joie ; il 1'époufa : mais, avant la célébration de fon manage, ü fallut qu'elle abjur^t la Religion qu'elle profeffoit, pour embrafler celle qu'on fint en Ruffie, qui eft la Religion Grecque. Elle étoit née a Derpt,  du Monde. 303 oii la Religion Catholique Romajne étoit dominante, &C avoit d'abord été élevée felon le rit Romain; elle paffa chez M. Gluk, qui 1'avoit inftruite dans la Religion Luthérienne; pour époufer le Czar, elle embraffa la Religion Grecque, Ces différents changements firent dire a quelqu'un , que Catherine avoit beaucoup de Religion. On affure que la Princeffe Marie , fceur du Czar , ne contribua pas peu a ce mariage : elle aimoit beaucoup Catherine, en qui elle avoit reconnu des talents fort rares ; elle haïffoit Eiidocie-Fédérouna-Lapucin , qui étoit d une fierté infupportable, & qu'elle craignoit de voir reparoitre a la Cour. Pour lui en fermer le chemin, elle dit a Pierre que fa qualité de Souverain devoit le mettre au-deffus des préjugés du vulgaire, & que, n'ayant a rendre compte de fes aélions a perfonne, il pouvoit élever au Tröne une femme qui faifoit tout le bonheur de fa vie. Pierre voulut d'abord que fon mariage reftat fecret : mais il s accoutuma infenfiblement a regarder Catherine comme fa femme , & fouffroit que fes Sujetslui rendiffent les hommages qu'ils deveient a Ieirr Souveraine. Ce fut a-peu-près dans ce temps que  3 °4 Thédere le Czar forma le projet de tourner fes armes contre les Turcs. Sachant qu'ils faifoient des préparatifs contre lui en faveur de Charles XII, Roi de Suede, il réfolut de les prévenir, fe mit a la tête de fes troupes; ne pouvant fe paffer de fa nouvelle époufe , il 1'emmena avee lui, & entra fur les terres des Turcs. Dans cette expédition , Catherine montra toute 1'étendue de fon génie. Pierre s'engagea dans des défilés, & ne connut le danger oü il étoit, que par l'impofïibilité de s'en tirer. II arrivé fur les bords du (*) Pruth ; ne trouve point devivres dans ce pays aride & défert : le pain manqüe aux foldats; on n'a point de fourages pour les chevaux; la faim & les chaleurs exceffives occafionnent des maladies dans le camp : il y périt un nombre incroyable de foldats. Les Turcs fe campent de l'autre cöté de la riviere, & arrêtent tous les convois : la famine & les maladies augmentent dans 1'armée Ruffe. Pierre fent toute 1'horreur de fa fitua- (") C'eft une riviere qui prend fa fource dans Ie Mont-Karpath , fur les frontieres de Ia TranJïlvanie & de la Pologne , & fe jette dans le Danube au-deffous;de la Moldova,  du Monde. 3°' tion ; il s'écrie : » Me voila dans le même » état oü fe trouvoit mon frere Charles » a Pultava ". Pour terminer fes maux, il ne voit que la mort ou 1'efclavage. Après quelques moments d'un filence occafionné par le défefpoir, il fe tourna du cöté de Catherine qui ne 1'abandonnoit jamais, & lui dit: » Mourons, mais » mourons en gens de cceur ". II ordonna enfuite k fes Officiers de difpofer tout pour la bataille. Les Turcs pafferent le Pruth, & environnerent les Ruffes de toutes parts. Le Czar, voyant que le danger augmentoit, fe retira dans fa tente pour y paffer la nuit qui étoit venue furprendre les deux armées; &, voulant fe livrer a fes triftes réflexions, il défendit qu'on y laiflat entrer qui que ce fut. A cette nouvelle, Catherine accourt, pénetre , malgré les défenfes , dans la tente du Czar : elle le trouve dans la réfolution de vaincre ou de périr; fe jette a fes pieds, le conjure d'envifager les fuites terribles de fa réfolution : » II eft » glorieux de vaincre, lui dit-elle; mais » la prudence veut qu'on cede aux con» jonSures. Jettez les yeux fur votre ar» mée, vous verrez des foldats languif» fants qui peuvent a peine foutenir leurs » armes; la difette leur a abattu les för-  3 00 Thiuire » ces & óté le courage. C'eft les ex» pofer a une mort certaine que de les » mener au combat : fi les Turcs for» cent ces foibles retranchements, qu'al» lez-vous devenir? Que deviendrai-je » moi-même; ou je vous perds pour ja» mais, ou je vous vois réduit a un hon» teux efclavage, expofé aux infultes d'un » yainqueur infolent, & vous aurez la » douleur de me voir la captive de 1'Em» pereur des Turcs ". Ce difcours, accompagné de larmes, ht une telle imprefïïon fur 1'efprit du Czar, qu'il promit k Catherine de faire afïembler fon Confeil , &c de fuivre 1'avis que fes Officiers lui donneroient Voyant qu'il étoit plus tranquille, elle lm dit qu'Ofman, Kiaja , ou Lieutenant du Grand-Vifir, étoit fort avare , qu'il aimoit par conféquent les préfents; que le Grand-Vifir étoit, de fon cöté, fort timide, qu'il craignoit les dangers; qu'elle efperoit, a force d'argent , engager le Kiaja a effrayer ce Général , & k lui repréfenter que le défefpoir tient fouvent lieu de force & de courage; que 1'on a vu des troupes peu nombreufes remporter, en pareil cas, une vicloire complete fur une armée confidérable. Pierre écouta ia femme avec tranquillité, lui répoi>  du Monde. 307 dit : » Catherine , 1'expédient eft mer» veilleux ; mais ou trouverons - nous » 1'argent qu'il faut jetter a la tête de » eet homme; il ne fe contentera pas » de promelfes. Dans votre camp, ré~ ii pondit-elle; j'ai mes pierreries, & j'au» rai, avant le retour de 1'Envoyé, tout » ce qui eft dans 1'armée". Pierre 1'embrafTe , fait affembler les Officiers, pour demander leur avis. Piufieurs prétendent qu'on doit combattre, non s'humilier devant les Turcs que la fortune ne manquera pas de rendre infolents. Le Vice-Chancelier Shaffirof, que Catherine a fu faire entrer dans fes vues , eft d'avis qu'on demande la paix , & appuie fon opinion par des raifons fi fortes, que tout le monde propofe de tenter la voie de la négociation. Alors Catherine monte a cheval, parcourt les rangs , parle aux foldats, entre dans les tentes des Officiers , leur dit : » Amis, » nous voila dans une trifte conjonöure ; » il faut perdre la vie ou la liberté. Si » nous perdons la vie, notre argent nous » deviendra inutile. Employons-le a » éblouir 1'ennemi, & a obtenir un paf» fage libre. On travaille a eet objet: » j'y ai facrifié une partie de mes pier-.  3o8 Thédtre » reries & de mon argent. Ce qui m'en » refte eü tout pret, je le donnerai, »> lorfque celui qu'on a envoyé au camp » des Turcs, fera de retour, fi, comme » je 1'efpere , il réufïit dans fa négocia» tion. Elle dit enfuite a chaque Offi» cier en particulier : Donne-moi ce que » tu as d'argent; fi nous fortons d'ici , » tu le retrouveras au centuple, & j'en » ferai ta cour au Czar, notre pere ". Les Officiers , les Soldats , charmés de fes graces, de fon jugement, de fa fermeté, lui donnerent tout ce qu'ils avoient, & 1'on vit renaitre 1'efpérance & la joie dans 1'armée Ruffe. Pendant ce temps , on envoya un Officier au camp des Turcs. II s'adrefla d'abord au Kiaja, lui préfenta une bourfe dans laquelle il y avoit dix mille ducats, le pria d'accepter ce préfent de la part de Sa Majeflé Czarine, qui 1'affuroit qu'elle n'en refteroit pas la, s'il vouloit difpofer le Grand-Vifir a écouter favorablement les Députés qu'on fe propoloit de lui envoyer. Le projet de Catherine fut accompli. Le Kiaja recut 1'Officier Ruffe avec accueil, & lui promit de parler au Vifir. II fe rendit en effet dans la tente du Général, lui dit : » La loi » t'ordonne de pardonner a ceux qui fe  du Monde. 3°9 » foiimettent, & tu dois écouter leurs » prieres * II lui fit enfuite faire attention que le défefpoir des Rufles pouvoit les conduire k la viftoire , &c lui enlever les avantages qu'il obtiendroit par un accomraodement. Une caflette pleine dor & de pierreries que le Czar lui envoya par deux Officiers, acheva de le déterminer. La fufpenfion d'armes entre les deux armées fut publiée fur le champ. Le Czar, craignant que le Grand-Vifir ne changeat de fentiment , fe hata de hu envoyer des Plénipotentiaires pour faire le traité. Le Vifir tint fa parole, & la oaix fut conclue : le Czar fe mit en tnarche avec fon armée, & rentra dans fes Etats. . , .. Pierre, connoiffant tout le prix du iervice qu'il venoit de recevoir , crut devoir le récompenfer d'une maniere éclatante. On favoit dans tout 1'Empire Ruffe que Catherine étoit la femme du Czar; mais elle ne jouiffoit, ni des honneurs, ni des prérogatives qui y font attachés : on ne lui donnoit que le titre d'Alteffe. Pierre célébra folemnellement Ion mariage avec elle II la fit même couronner, &c ordonna aux Ruffes de lui prêter ferment de fidélité. ' Pierre avoit fait toutes les perquihtions  310 Tlreatre poffibles pour découvrir quelle étoit la naiffance de cette femme qui lui étoit fi chere; mais elles avoient toutes été inutiles ^ le hafard feul découvrit ce qui étoit éohappé k fes recherches. Un payfan, valet d'écurie dans une auberge de la Curlande, ayant pris querelle avec d'autres valets , dit, k demi voix, que, s'il vouloit lacher un mot, il avoit des parents affez puiffants pour faire punir ceux qui difputoient avec lui. Un Envoyé extraordinaire de Pologne en Ruffie , retournant de Pétersbourg k Drefde, s'étoit arrêté dans cette auberge. II fut témoin de la difpute, tk entendit le propos du valet d'écurie. II le regarde avec attention, tk trouve dans 1'affemblage de fes traits , quelque reffemblance avec ceux de la Czarine. II écrivit dans 1'auberge même, k un de fes amis, ce qui venoit de fe paffer, & lui fit part de 1'air de reffemblance qu'il trouvoit entre le payfan & la Czarine, & lui marqua fon nom, dont il avoit eu foin de s'informer. C'étoit Charles Scoworonski. Cette lettre fit du bruit a St. Pétersbourg. Le Czar fut informé de ce qu'elle contenoit, envoya ordre au Prince Repnin , Gouverneur de Riga, de faire chercher Charles Scoworonski, de trouver quel-  du Mondt. 311 mie moyen pour le forcer d'aller k Riga, de hu fufciter quelque affaire , de fe faifir de fa perfonne, & de 1'envoyer a la Chambre de Police de la Cour, en qualité d'appellant de la Sentence rendue contre lui k Riga. II chargea en mêmetemps le Prince Repnin de prendre toutes les précautions poffibles pour qu'il n'arrivat aucun mal k ce payfan. Les ordres du Czar furent poncfuellement exécutés : Charles fut conduit k la Chambre de Police de la Cour ; le Lieutenant-Général fit trainer fon affaire en longueur, comme il en avoit recu 1'ordre. II remettoit fon Jugement d'un jour k l'autre, faifoit beaucoup de queftions k Charles, 1'examinoit avec beaucoup d'attention toutes les fois qu'il paroifioit devant lui, &c rendoit au Czar un compte exact de tout ce qui fe paffoit. On chargea des gens adroits de veiller fur fa conduite, de le queftionner fur fa naiffance & fur fa familie. Toutes fes réponfes annoncoient qu'il étoit véritablement frere de Catherine. II dit qu'il s'appelloit Charles Scoworonski ; que fon pere &C fa mere quitterent la Pologne pour aller s'établir k Derpt, y menerent avec eux deux enfants qu'ils avoient, y fubfifterent quel-  31i Thédtre que temps de leur travail; que la pefte i les forga d'aller a Marienbourg; qu'ils y moururent; qu'un payfan affez riche le chargea du garcon, qui étoit alors agé de cinq ans, & que c'étoit lui-même; que le Pafteur fe chargea de la fille qui n'avoit que trois ans , &c qui fe nommoit Catherine; qu'elle fut faite prifonniere par les Ruffes; qu'on lui avoit dit qu'elle appartenoit au Prince Menzikof, & qu'elle étoit très-riche. Ce langage ayant été rapporté au Czar , il dit qu'il falloit infinuer a Charles de préfenter un placet au Czar, pour obtenir juftice, & ajouta qu'il iroit le lendemain diner chez Chappelof, fon Maitre-d'Hötel, qu'il vouloit qu'on lui préfentat ce payfan k la fin du diner. Le Czar regut Ion placet, lui fit piufieurs queftions, &c 1'examina avec attention. Lorfqu'il eut des preuves prefque convaincantes que eet homme étoit le frere de la Czarine , il lui dit qu'il verroit ce qu'il pourroit faire pour lui, & de revenir le lendemain a la même heure. Auffi-tot que le Czar fut de retour au Palais , il dit a la Czarine : » J'ai » diné chez notre Maitre - d'Hötel, & » j'ai fait bonne chere ; il fe nourrit » mieux  du Monde. 313 » mieux que nous. II faut , Catherine, » que nous y allions diner enfemble , » 8c que nous le furprenions comme » j'ai fait". La Czarine accepta la propofition , 8c le lendemain ils allerent diner chez Chappelof. Après le diner, on fit entrer, comme on en étoit convenu, Charles Scoworonski, dans 1'appartement oü étoient le Czar 8c la Czarine. II s'approcha , en tremblant, du Czar : la timidité 1'empêcha même d'articuler ce qu'il vouloit dire. Pierre, feignant d'avoir oublié ce qu'il lui avoit dit la veille , lui fit les mêmes queftions , en s'approchant d'une fenêtre prés de laquelle la Czarine étoit aflife. A chaque réponfe que faifoit Charles, le Czar difoit a fa femme : Catherine, ccoute cela. Après lui avoir répété la même chofe piufieurs fois, il lui dit : Catherine, ny entends-tu rien > Elle lui répondit, en balbutiant : Mais... mais. Le Czar reprit : » Si tu ne le comprends » pas, je le comprends bien moi. Cet » homme eft ton frere ". II fe tourna enfuite vers Charles, 8c lui dit: » Char» les, baife le bas de fa robe, comme » a ton Impératrice , embraffe-la en» fuite comme ta fceur ". Catherine , pale, interdite, tombe évanouie. Tout Tome 1. O  3 14 Thédtre le monde fe hata de hu donner du foulagement, & perfonne n'y mettoit plus d'emprelfement que le Czar. Lorfqu'elle fut revenue a elle, il lui dit : » Quel » mal y a-t-il a cela? Eh bien! c'eft >> mon beau-frere. S'il a des talents, nous » en ferons quelque chofe. Nous voila inftruits d'une chofe que nous vou» lions favoir depuis long-temps : reti» rons-nous ". La Czarine fe leva , demanda au Czar la permiffion d'embrafier fon frere, & le pria de leur accorder ion amitié a 1'un & a l'autre. On ordonna a Charles de refter chez le Maitre-d'hötel, de fuivre les avis qu'il lui donneroit. On lui promit en mêmetemps qu'on lui fourniroit tout ce qui lui feroit néceflaire. Pierre-le-Grand avoit 1'ame trop élevée pour ne pas fentir que le mérite réel éleve 1'homme & la femme ciu-deflus des chimères de la naiffance. Quoique cette aventure hu eut prouvé que Catherine étoit née fous le chaume, il conferva pour elle les mêmes égards qu'il avoit eus auparavant, & la trouva toujours digne d'être fa femme. Elle étoit d'ailleurs néceflaire a fa confervation. II étoit fujet a des convulfions , qu'on croyoit être 1'efFet d'un poifon qu'on lui avoit donné dans fa jeunefle. Catherine  du Monde. 3^5 avoit trouvé le fecret d'appaifer fes douleurs par des foins pénibles & des attentions recherchées, dont elle feule étoit capable. Catherine monta fur le Tröne de Ruffie après la mort de Pierre-le-Grand, y fit admirer fes talents pour le Gouvernement , fa douceur &c fon amour pour fes Sujets. Pierre donna des biens confidérables a Charles Scoworonski , lui fit faire un mariage avantageux. Une de fes filles époufa le Prince Sapiéha, qui eft d'une des plus illuflres Families de Pologne. Anecdotes manufcrites de la Cour de Ruffie fous Pierre-le-Grand. Amour payc par la plus horrib'e trahifon; JLi'Histoire de Catherine, Impératrice de Ruffie, rappelle a 1'idée celle de Sémiramis, Reine d'Affyrie. Le hafard les fit naitre toutes deux dans un état abject, &c la fortune fe fervit a-peu-près des mêmes moyens pour les élever fur le Tröne : mais la conduite de ces deux Princeffes, a 1'égard de leur mari, fut tout-a-fait différente. On a vu ce que O ij  316 Thidtn fit Catherine; voici ce que fit Sémira- ■ ruis. Nous allons la prendre dès le ber- • ceau, comme nous avons fait a 1'égard I de Catherine. Les anciens Ecrivains, perfuadés qu'on ne devoit pas laiffer une naiffance ordinaire aux perfonnes célebres qui avoient illuftré leur fiecle, fe faifoient une loi de leur en donner une tout-a-fait extraordinaire , & de les faire defcendre de quelque divinité. Au travers des fables qid enveloppent Phiftoire de Sémiramis, on appergoit qu'elle étoit née dans un village de Syrië , prés d'Afcalon , 6c qu'elle étoit le fruit d'un concubinage. Elle fut abandonnée par fa mere, dès le moment de fa naiffance, & expofée fur des rochers. Des bergers la trouverent, & la porterent k celui qui avoit foin des troupeaux du Roi. N'ayant point d'enfant, il prit cette jeune fille en affeöion , & Péleva avec autant de foin que fi elle eut été la fienne, lui donna le nom de Sémiramis, qui , en Jangue Syriaque, veut dire Colombe,& faifoit, lans doute, allufion a fa beauté. Elle devint effectivement Ia plus belle perfonne de fon temps. Le Roi Ninus ordonna a Menonès, un de fes favoris, & Gouverneur de Syrië, de vifiter fes  da Monde. 317 troupeaux : ce favori fe rendit chez le payfan qui s'étoit chargé du foin d'élever la jeune Sémiramis. Si-töt qu'il la vit, il fut frappé de 1'éclat de fa beauté, converfa avec elle, fentit que fon efprit répondoit aux graces extérieures, concut pour elle le plus violent amour , réfolut de paffer le refte de fes jours avec elle, 1'emmena a la Cour, 8c eut deux enfants d'elle. ■ Ninus fit Mènonès Chef de fon Confeil : ce Miniftre aimoit trop fa femme pour avoir avec elle cette difcrétion que fa place exigeoit de lui : ü lm confioit les fecrets les plus cachés de: 1'Etat. Loin d'être dans le cas de s'en repentir, il trouvoit en elle un ami difcret, un politique adroit qui lui donnoit de fages confeils, le guidoit dans fes in« certitudes, & le conduifoit toujours a la réuflite. '■ , Pendant que Menonès & Sémiramis font occupés du foin de 1'adminiftration de 1'Empire d'Affyrie , Ninus en étend les bornes : il foumet les Babyloniens, les Arméniens, les Medes, &c. Les Bactriens lui réfiftent: il retourne dans fes Etats, leve de nouvelles troupes , les conduit contre les Baclriens, les cléfait» les pourfuit jufqu'a Batfres, leur capiO iij  3 1 & Thidtre tale : mals cette ville eft défendue par 1'art & la nature, elle lui oppofe une réfiftance opiniatre. Menonès, qui avoit accompagné Ninus dans cette expédition, impatient de revoir fa femme, lui fit dire de fe rendre au camp des Aflyriens. Sémiramis joignoit le courage a fes autres vertus; elle faifit avec joie 1'occafion qui fe préfentoit de voir un fiege, & de prendre quelques connoiffances de l'art militaire, prit un habit commode pour le voyage, & fe rendit auprès de fon mari. Ninus faifoit des efforts incroyables pour emporter Bactres : mais il trouvok une réfiftance fi opiniatre, qu'il commencoit a défefpérer lui-même du fuccès de fes armes. Sémiramis fait le tour de la ville , s'appergoit que toutes les attaques fe font du cöté de la plaine, paree que les fortifications y font plus foibles, & qu'on négligé la citadelle . paree qu'on la croit inacceffible ; elle obferve en même-temps que les affiégës n'ont point mis de gardes dans la citadelle , & qu'ils tournent tous leurs efforts du cöté que les Aflyriens attaquent. Cette femme hardie & entreprenante fe met è la tête de quelques foldats accoutumés a grimper fur des rochers, arrivé  du Monde, 319 dans la citadelle, s'en empare fans obftacle, donne a 1'armée Affyrienne le fignal dont elle eft convenue. Les afliégés, confternés de voir que la citadelle eft pnle , abandonnent les portes & les murailks de la ville. Ninus, retiré dans fa tente, le livrou a tous les mouvements du défefpoir, regardant cette ville comme imprenable & comme le terme de fes conquêtes. On vint lui dire qu'elle étoit prife, & qu'on devoit cette conquête au courage & k 1'habileté d'une femme qui étoit dans fon armée. II voulut la voir & lui préfenter lui-même les récompenfes ducs au fervice qu'elle venoit de lui rendre. L'éclat de la beauté de Sémiramis le frappa au point qu'il garda le filence pourl'admirer. Cédant k 1'impreflion que faifoit fur lui une femme ft accompbe, il concut le defir le plus violent de la pofféder, pria Menonès de la lui céder, & lui offrit en mariage fa propre fille, nommée Sofanne. Sémiramis étoit d'un trop grand prix aux yeux de Menonès, pour qu'il put confentir k fe féparer d'elle : il fe jetta aux pieds du Roi, le pria de fouffrir qu'il paflat le refte de fes jours avec une femme qui faifoit tout fon bonheur : » Seigneur, ajoutaO iv  32-0 Thêdtrt » t-il, le defir que vous avez de la » pofféder peut vous faire connoitre la » douleur que me caufera fa perte. Pour » prix de mes veilles, de mes travaux, » je ne vous demande que ma femme ^ Plus 1'inforruné Menonès marquoit d'attachement pour Sémiramis , plus la paffion de Ninus s'irritoit pour elle. Ce Monarque fit taire la reconnoiffance & la juftice, menaca Menonès de tous les effets de fon courroux, s'il réfiftoit plus long-temps k fa volonté fuprême. Menonès , fe voyant forcé de fe féparer de Sémiramis, s'abandonna au défefpoir, &■ s etrangla. Ninus époufa Sémiramis ; &, pour goüter le plaifir de vivre avec elle, il le hata de régler les affaires de la Bactnane, & retourna dans la Capitale de Jes Etats. II eut d'elle un fils nommé Nimas. Sémiramis, voyant qu'elle avoit tout pouvoir fur 1'efprit du Roi, pria ce Prince de la laiffer Souveraine pendant cinq jours , afin qu'elle goütat le plaifir de voir, dans eet efpace de temps, 1'Afie foumife a fes volontés. Ninus 1'aimoit trop pour ne pas hu accorder une grace qui ne paroiffoit être qu'un badinage. II lui permit de prendre le fceptre, de donner des loix pendant cinq jours, &  du Monde. 321 ordorma a\ix Miniftres & aux gens de guerre de lui obéir comme a lui-même. Sémiramis ne bornoit pas ■ fes defirs & ne pofféder que pendant cinq jours la fouveraine puiffance; elle vouloit la conferver pendant le refte de fa vie. Pour y réuffir, elle employa le premier jour k donner des repas fplendides auxquels elle invita tous les gens de marqué , & qui avoient quelque autorité dans 1'Etat, afin de les mettre dans fes intéréts. Voyant qu'ils n'avoient point eu de répugnance k la regarder comme leur Souverame, elle fit mettre Ninus en prifon, & trouva parmi les Aflyriens des hommes affez fcélérats pour 1'affafliner, On publia dans 1'Empire que le Roi , fentant fa fin approcher, avoit abandonné le fceptre k Sémiramis, paree que perfonne n'étoit . plus digne qu'elle de commander aux~ Aflyriens. On ajouta foi k cette impofture, & on la proclama Reine d'Af* fyrie, , Son ambition ne fut pas encore iatii. fake; elle devint jaloufe de la gloire que Ninus s'étoit acquife par fes conquêtes , par la conftruaion de Ninive , & de piufieurs autres villes, Pour attker fur elle les regards du monde & Vadmiration de la poftérité, elle fit batir la fuperbe BaO v  3 XX Thédtfe bylone; &, pour en hater Pexécution, elle y employa deux millions d'hommes; elle fe mit k la tête d'une armée formidable; par fes victoires, elle étendk 1'Empire d'Affyrie, applanit des montagnes, détourna des fleuves, forca la terre d'être abondante ou elle s'étoit fait une loi d'être ftérile. Quelques Ecrivains prétendent que fon fils Ninias la fit périr. II eü certain qu'elle mourut a Page de foixante-deux ans , après un regne de quarante - deux. Cette Reine parut environ deux mille ans avant Jefus-ChrifL Diod. de Sic. I. 2. Plutarque, de Vamour. %. LX La conduite de piufieurs femmes , d Fé~ gard de leurs maris, force un ennemi, qui affiege leur ville , d les admirer, & fait changer fa haine en amitiér -A-PRÈS Ia mort de Lothaire IT, Empereur cPAllemagne, deux rivaux puiffants briguerent la Couronne Impériale, Ce furent Henri, Due de Saxe & de Baviere , Conrad, Duc de Francome,  du Monde. 3 2 3 Henri, le plus puiffant Prince de 1'Allcmagne , étoit fier 6c ambitieux : les autres Princes fentirent qu'ils ne manqueroit pas d'attaquer leur liberté , lorfqu'il feroit fur le Tröne. Ils s'affembkrent fecrétement k Coblentz, élurent Conrad Empereur , fans confulter les Etats de Saxe 8c de Baviere, 8c fe haterent de couronner ,1e nouvel Empereur a Aix-la-Chapelle. On affembla une Diete k Ratisbonne, oii Henri refufa de rendre les hommages dus k 1'Empereur. On faifit cette occafion pour abattre fa puiflance : on lui öta d'abord le» Duché de Saxe; voyant qu'il refufoit toujours de reconnoitre Conrad, on le cita k la Diete de Wurftsbourg, pour y rendre compte de fa défobéiflance. II n'y comparut point, & ne répondit que par des menaces aux follïcations que 1'Empereur lui fit faire de fe foumettre k fon Souverain. Alors on le mit au ban de 1'Empire, 6c on le dépouilla de toutes fes polfeffions : il mourut de deleipoir peu de temps après , 8c laiffa un fils, Henri, furnommé le Lion, alcrs aoé' de dix ans , qu'il recommanda aux E°tats de Saxe. Les Saxons prirent les armes en faveur du jeune Henri : le Duc de Welf, oncle 6c tuteur de ce O vj  3 2 4 Tkêdtre Prince, fe mit k leur tête, entra dans la Baviere, y fit reconnohre fon neveu pour Souverain. Conrad fe mit a la tête d'une armée formidable, le joignit prés du chateau de Vinsberg ; lui livra (*) bataille. Welf fe défenditavec beaucoup de courage; mais il fut enfin battu, & fe retira dans le chateau de Winsbere • Conrad 1'y affiégea. Welf s'y défendit li long-temps, que 1'Empereur réfolut, pour fe venger, de mettre tout a feu & a lang. La garnifon, manquant de vivres & de munitions , demanda a capituler: Conrad ne voulut fe prêter a aucun accommodement; il ordonna qu'on raontat a 1'alTaut, & qu'on paflat tous les habitants au fil de lepée. La pitié lui ( ) Cette bataille eft remarquable dans 1'Hiftoire du moyen age : c'eft elle qui a dor.né lieu aux r.oms fi connus de Gutlfcs & de Gibeims. Le cri de guerre de ceux qui tinoient Ie parti de Henri fut le nom de Welf, leur Général : les Impériaux fe fervirent de celui de Waiblingen , le chef-lieu du patnmoine des Empereurs. On employa , par la fuite, ces deux noms pour diftinguer le parti de Conrad , & celui de Henri. Infenfibiement 1'ufage en devint général. & paffa jufqu'en Italië oü 1'on corrompit ces noms : on appelloit Gibelins ceux qm étoient pour 1'Empereur, & Guelfes tous ceux qui lui étoient oppofés. Ces dénominations fe confefverent jufqu'au quinzieme fiecle.  du Monde, 315 paria cependant en faveur des femmes; il leur permit de fortir, & d'emporter avec elles tout ce qu'elles avoient de plus précieux. La Duchefle de Welf prit auflitöt fon mari fur fes épaules; toutes les femmes qui étoient dans ce chateau 1'imiterent : on ouvrit les portes, & ces femmes , ainfi chargées , & ayant la Ducheffe a leur tête , défilerent devant 1'armée ennemie. Ce fpectacle fit une telle impreffion fur le cceur de Conrad, qu'il accorda la grace aux hommes en faveur des femmes. II lia même , par la fuite, une étroite amitié avec le Duc de Welf. Campianus , de Ccefaribus, ' §. LI I. Vlnfidélitê de piufieurs femmes caufie la mine prefqu'entiere d'une Nation. IL E s Tartares Üsbecks s'établirent , vers le milieu du quatorzieme fiecle, dans la ville de Méru , qui eft fituée a 37 degrés de latitude , & a 88 de longitude , dans la Province du Chorafan. Cette ville devint une des plus belles & des plus riches de la Tartarie, paree  ' 32ó Thèdtrt qu'elle étoit comme 1'entrepót du cömmerce qui s'établit entre les Perfes & les Tartares de la Grande Bucharie: mais a peine y trouve-t-on aujourdbui des reftes de fon ancienne magnificence; elle fut, pour ainfi dire , détruite par un des plus finguliers événements dont 1'hiftoire falfe mention. Quelques-uns de fes habitants , ayant porté des marchandifes dans une ville de Perfe , furent maltraités, & perdirent leurs marchandifes. En vain ils demanderent juftice aux Magiftrats, on les renvoya , même avec mépris. Ils retourneren! a Méru, porterent leurs plaintes a leurs compatriotes, qui, juftement indignés de la conduite des Perfes , prirent les armes dans Ie deffein de ravager tout ce qui fe trouveroit fur leur paffage. Les Perfes , inftruits de leur projet, firent tous les préparatifs néceftaires pour fe défendre. Les Tartares continuerent leur marche, les attaquerent avec intrépidité; ils furent d'abord repouffés; mais ils reprirent courage , s'élancerent fur les Perfes, en taillerent une partie en pieces, & mirent l'autre en fuite. Les Perfes, fecourus par leurs voifins, revinrent piufieurs fois k la charge ; battirent encore les Tartares, qui ne tarderent pas k repren-  du Monde. dre leur revanche. Cette vicifïitude de victoires 8c de défaites, retint les derniers pendant cinq ans hors de leur ville ; enfin, ils firent un traité de paix avec les Perfes, qui leur payerent les fraix de la guerre , 8c fe mirent en route pour retourner dans leur pays. Ils efpéroient que leurs femmes viendroient au-devant d'eux, 8c les recevroient avec une tendreffe qui eft la véritablcf expreffion de 1'amour. Ils fe préparoient, de leur cöté, a leur marquer toute la fatisfaclion que 1'on goüte en revoyant des perfonnes qui font cheres, & dont on a été long-temps féparé : mais 1'événement fut bien contraire a leur efpérance; au-lieu de voir leurs femmes accourir au - devant d'eux, ils virent arriver leurs efclaves armés, prêts a leur livrer bataille, 8c a leur difputer rentree de la ville. Les femmes , ennuyées de la trop longue abfence de leurs maris, avoient époufé leurs efclaves. Ils s'élancerent les uns fur les autres : les efclaves eurent d'abord Favantaoe; mais les maris, plus accoutumés a combattre, fe rallierent, Sc taillerent les efclaves en pieces. Les femmes, craignant la punition due a leur perfidie,  Ji8 Thédtre du Monde. fe détruifirent elles - mêmes. Les maris abandonneren: une ville fi remplie d'horreurs, & fe difperferent dans différents pays. Hifi. génialogique des Tartans* Fin dn Tome premier:  3*9 T A B L E DES CHAPITRES ET DES PARAGRAPHES .Conttnus dans ce premier Volume. CHAPITRE PREMIER. Amour conjugal. Page z §. I. Grandeur d'ame. 3 §. II. Bafeffe & perfidie. 8 §. III. Bonheur parfait. 13 §. IV. La mêchanceté cherche inutilement d épuifer la patience. 17 §. V. Trwmphe de la douceur & de la patience. 10 §. VI. Haine implacable caufée par la jaloufie, la dureté & la fierte. 22 §. VII. Un amour exceffif caufe la jaloufie d'un mari & la perte de fa femme. 25 §. VIII. Suites funefies de l'inconfiance. 35 §. IX. Une femme fe détruit elle-même , pour venger la mort de fon mari. 52 §. X. La haine quune femme a pour fon mari , eft fi violente , qu'elle la pouffe au défefpoir : elle fe détruit elle-même. 5 5  33° T A B L E. §. XI. Une femme vertueufe efl outr'agce après la mort de fon mari : elle s'immole fur fon cadavre. $. XII. Une femme affaffiné fon mari, fur le fimple Jbupgon qu'il l'a trompée en Vèpoufant. <$ c $. XIII. Une femme ne peut furvivre d un mari qu'elle adoroit. 68 §. XIV. Une femme arrivé, de crimes en crimes , d faire périr fon mari dans les plus cruels tourments. 73 $. XV. Une femme brave tout pour prouver fon amour conjugal. 82 §. XVI. Haine implacable. 84 §. XVII. Aitachement extraordinaire. 88 §. XVIII. Horrible vengeance. 92 §. XIX. Preuves éclatantes de Vamour conjugal. cj 5 §. XX. Un mari facrifié d Vamour-propre. §. XXI. Défefpoir occafionné par la perte d'un mari, 101 §. XXII. Horrible ingratitude. 103 §. XXIII. Complaifance extraordinaire. 104 §. XXIV. Hauteur dêplacée. 108 §. XXV. Conflance & fidélité. 111 §. XXVI. Perfidie. ' 126 §. XXVII. Une femme porte fur fon vifiage les preuves de fa tendreffe pour fon mari. I3o  T A B L E. 331 §. XXVIII. Jaloufie & barbarie. 135 §. XXIX. Tendreffe & fentiments généreux. 138 §. XXX. Amour fimulé, 145 §. XXXI. Courage & fermeté occafiionnés par 1'amour. 15 0 §. XXXII. L'amour cede d 1'ambition. 15 \ §. XXXIII. Une femme donne d fon mari l'exemple du courage. 1 5 5 §. XXXIV. Horrible exemple de barbarie. M7 §. XXXV. Le triomphe de la patience & de la douceur. 15^ §. XXXVI. Vengeance finguliere. 163 §. XXXVII. Une femme efi immolée d la tendreffe. 167 §. XXXVIII. Ètranges effets de 1'ambition cachée fous le voile de l'amour. 169 §. XXXIX. Attention & complaifancz. 207 §. XL. Funefies effets de la haine. 208 §. XLI. Vamour fraternel cede d l'amour conjugal. 2 2 x §. XLII. L'amour conjugal cede d 1'ambition & a la débauche. 229 §. XLIH. Une femme s'immole elle-mcme a la fidélité conjugale. 237 §. XLIV. Infidélité & cruauié. 241 §. XLV. Les honneurs & les biens facrifiés a. l'amour conjugal. 243  332. Table. §. XLVI. L'amour conjugal. facrifié d l'avarice. 245 §. XLVII. L'amour conjugal fait excufer un outrage. 280 §. XLVIII. Un léger foupcon engage un mari d répudier fa femme. 286 §. XLIX. Amour fondé fur l'eflime, & récompenfé par un attachement extraordinaire. 287 §. L. Amour payé par la plus horrible trahifon. 3! j §. LI. La conduite de piufieurs femmes, d 1'égard de leurs maris , force un ennemi , qui afjiege leur ville , d les admirer, & change fa haine en amitié. 322 §. LH. L'infidélité de piufieurs femmes caufe la ruineprefqu'entiere d'une Nation. 325 Fin de la Table du premier Volume,  APPR.O BATION. J'ai lu par ordre de Monfeigneur le Garde-desSceaux, le premier volume du Tiréatre du Monde, ou , par les exemples tirés des Auteurs anciens & modernes, Us vertus & les vices font mis en oppofition, par M. Ric her. Le titre annonce que l'Auteur s'eft propofé de rapporter les connoiffances hiftoriques a leur véritable objet, qui eft la perfe&ion de la morale. C'eft dans cette vue qu'il préfente au Ledleur les tableaux les plus propres a lui infpirer l'amour de la vertu & 1'horreur du vice. Ainfi , je crois que 1'impreffion de eet Ouvrage ne peut qu'être utile & agréable au Public. A Paris, ce 17 Aoüt 1775. Signé, LOUVEL. PRIVILEGE DU ROI. Louis, pa» la grace de dieu, Roi de France et de Navarre : A nos amés & féaux Confeiüers , les Gens tenants nos Cours de Parlement , Maitres des Requêtes ordinaires de notre Hotel, Grand-Confeil, Prévöt de Paris, Bailüfs , Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, & autres nos Jufticiers qu'il appartiendra : Salut. Notre amé Ie Sieur Richer, Nous a fait expofer qu'il defireroit faire imprimcr & donner au Public , le Thédtre du Monde , oü , par des evemples tirés des Auteurs anciens & rnodernes, les vertus & les vices font mis en oppofition; s'il Nous plaifoit lui accorder nos Lettres de Privilege pour ce néceffaires. A ces Causes, youlant t'avorablément traiter 1'Expofant, Nous lui avons permis & permettons par ces Préfentes , de faire imprimer ledit Ouvrage amant de fois que bon lui femblera, Sc de le vendre , faire vendre & débiter par-tout notre Royaume pendant le temps de fix années confécutives , a compter du jour de la date des Préfentes. Faifons défenfes a tous Imprimeurs , Libraires, & autres perfonnes , de  quelque qualité & condition qu'elles foient, d'en introduire d'irnpreffion étrangere dans aucun lieu de notre obéiflance : comme auffi d'imprimer ou faire imprimer, vendre , faire vendre, débiter , ni contrefaire ledit Ouvrage, ni d'en faire aucuns extraits, fous quelque prétexte que ce puifle être, fans la permiffion expreffe & par écrit dudit Expofant, ou de ceux qui auront droit de lui, a peine de confifcation des Exemplaires contrefaits , de trois mille livres d'amende contre chacnn des contrevenants, dont un tiers a Nous , un tiers a i'Hötel-Dieu de Paris, & l'autre tiers audit Expofant, ou a celui qui aura droit de lui, & de tous dépens , dommages & intéréts •, a la charge que ces Préfentes feroiu enregiftrées tout au long fur le Regiftre de la Communauté des Imprimeurs Sc Libraires de Paris, dans trois mois de Ia date d'icelles; que 1'impreffion dudit Ouvrage fera faite dans notre Royaume , & non ailleurs , en beau papier & beaux caracleres , conformément aux Réglements de la Librairie, & notamment a celui du dix Avril 1725, a peine de déchéance du préU-nt Privilege ; qu'avant de 1'expofer en vente , Ie Manulcnt qui aura fervi de copie a 1'impreffion dudit Ouvrage, fera remis dans Ie même état oü 1'Approbation y aura été donnée, ès-mains de notre très-cher & féal Chevalier, Garde-des-Sceaux de France, !e Sieur Hue de Miromesnil; qu'il en i era enfuite remis deux Exemplaires dans notre Bibhotheque publique , un dans cellc de notre Chateau du Louvre , un dans celle de notre trèscher & féal Chevalier, Chancelier de France, le Sieur de Maupeou, & un dans celle du Sieur Hue de Miromesnil; Ie tott a peine de nullité des Préfentes : du contenu deiquclles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Expofant & fes Ayants-caufes, pleinement & paifiblement , fans fouffrir qu'il leur foit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie des Préfentes, qui fera imprimée tout au lon^ au commencement ou a la fin dudit Ouvrage , Voit tenue pour duement fignifiée, & qu'aux copies coUationnées par 1'un de nos ames ConfeillersSecretaires, foi foit ajoutée comme a 1'original. Commandons au premier notre Huifiier ou Sergent fur ce requis, de faire,.pour 1'exécution d'icelles, tous aftes requis & néceffaires, fans demander  autre permiffion , & nonobftant clameur de Haro, Charte Normande, & Lettres a ce contraires : Car tel eft notre plaifir. Donné a Paris , le dixfeptieme jour du mois d'Aoüt , 1'an de grace mil fept cent foixante - quinze , & de notre regne le deuxieme. Par le Roi en fon Confeil. Signi, LE BEGUE. Regiftre' le pré/ent Privilege, & enfemble la Ceffion fur le Regiftre XIX de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimenrs de Paris, N9. 3105, föL 481 , conformiment au Reglement de 1723 , qui fait dèfenfes, article IV, a toutes perfonnes de quelques qualités & conditions qu'elles foient , autres que les Libraires & lmprimeurs, de vendre , débiter , faire afficher aucuns Livres pour les vendre en leurs noms, f o:t qu'ils s'en difent les Auteurs ou autrement; & a la charge de fournir i la fufdite Chambre, huit exemplaires prefcrits par l'article 10S du même Réglement. A Paris, cc ïS Aoüt 1775. Signi, LAMBERT, Adjoint.       du Monde 6ï d'autres a être mutilés; d'autres, enfin, a avoir les yeux arrachés. Le tyran ordonna qu'on mit tous ces yeux dans un vafe, afin d'avoir 1'horrible fatisfaction de les voir. Ezzelin fit enfin connoïtre en Italië des cruautés que les Sylla 6c les Marius lui avoient laifie ignorer. Cet homme abominable avoit encore des foldats prêts a facrifier leur vie pour conferver la fienne : il les mena contre les ennemis qui étoient mal commandés, 6c les diffipa. II ne profita de la viftoire que pour affouvir fa vengeance contre les villes qui s'étoient révoltées: mais on en avoit fermé les portes, Sc les habitants s'étoient tous armés. II at-> taqua d'abord une petite ville fituée dans le territoire de Padoue. Baptifle de la Porte en étoit alors Gouverneur, 6c fe défendit avec tout le courage qu'on peut attendre d'un Officier véritablement brave. II étoit par-tout en même temps, 6c excitoit autant fes foldats par fon exemple que par fes paroles. Blanche Rube, fa femme, qui étoit fortie d'une des plus illuflres families de Padoue , s'étoit couverte d'une armure, partageoit avec lui fes foins 6c fes fatigues: cette Héroïne commandoit 6c combat-  62 Thédtre tok en même-temps. Avec de tels Chefs, la garnifon fembloit devoir fe laifTer enfévelir fous les ruines de la ville : mais il y a par-tout des traitres ; il s'en trouva dans cette ville qui écouterent, accepterent les offres d'Ezzelin, ouvrirent les portes, & lui livrerent le Gouverneur. Ezzelin le facrifia fur le champ a fa vengeance; il lui fit trancher la tête fous les portes de la ville. Blanche fut bientöt environnée d'une troupe d'ennemis : mais elle combattoit avec Un courage qui tenoit de la fureur, & faifoit tomber fous fes coups tous ceux qui 1'abordoient. Accablée par le nombre, elle eft enfin forcée de fe rendre : on la conduit devant le tyran. La beauté de cette femme , dont Péclat eft relevé par les armes, fait , dans 1'inftant, la plus vive impreftion fur Ezzelin : mais le cceur de ce barbare n'étoit pas fufceptible de ces doux fentiments qu'infpire la tendreffe. Le feu feul de la luxure 1'enflamma. Sur le champ il voulut contenter fes odieux defirs ; employa d'abord les careffes; voyant qu'elles étoient rejettées , il paffa dans 1'inftant a la violence. L'indignation &c Ia vertu ranimerent les forces &c le courage de Blanche; e!'e s'arra-  du Monde. ■ 63 cha d'entre fes bras, 6c s'élanca par la ; fenêtre. Les bleffures qu'elle fe fit dans i fa chüte parurent d'abord incurables : 1 mais les foins de ceux qui fe charge1 rent de fa guérifon la déroberent k la mort. Ezzelin n'en fut pas plutöt informé, qu'il ordonna a fes fatellites de 1'enlever, la fit attacher par fes efcla( ves , 6c la déshonora. Blanche fentit ; tout ce que devoit caufer a une femme 1 vertueufe la douleur d'avoir été en proie 1 a 1'homme le plus odieux de fon temps. ; Elle eut cependanr affez de force pour : cacher fon défefpoir; mais elle forma en elle-même le projet de ne pas fur; vivre a fon déshonneur , alla trouver '■. fes amis, 6c leur dit que ce feroit une i confolation pour elle de voir le cada1 vre de fon mari, dans quelque etat qu'il I fut. En vain , ils lui repréfenterent que i les tombeaux avoient toujours été re! gardés comme facrés, Sc que les nations i les plus barbares fe faifoient même un crime de les ouvrir : elle perfifta. Cédant enfin a fes inftances, ils la fuivi; rent, 6c luiaiderent a découvrir le tombeau de fon mari. Quel fpeclacle s'offre a leurs yeux ! Un cadavre fur lequel tous les éléments travaillent k repren1 dre leur tribut, 6c luttant les uns con  64 T/iédt/e tre les autres , en font un objet qui choque la vue & 1'odorat. Blanche, le vifage pale, la tête panchée, les bras croilës , refle quelque temps dans le filence de la conflernation : elle pouffe un foupir, & s'écrie : » Cher époux : » que ne fuis-je dans 1'état oü je vous » vois! je ne vous ai furvécu que pour » endurer le dernier des outrages. Mort » corps a été fouillé; mais mon cceur » ne 1'a jamais été ; vous 1'avez feul » poffédé ". En achevant ces mots, elle fe précipita fur le cadavre de fon mari. La pierre qui couvroit le tombeau fut entrainée par la chüte , & lui écrafa la tête. Ce fut ainfi que Pamour de la patrie & Famour conjugal réunirent les deux époux dans le même tombeau. Exemple de courage qui n'efl pas fouvent répété dans 1'hiftoire. Cette terrible" tragédie arriva vers Fan 12 5 3. Le Leöeur demandera, fans doute, fi les crimes d'Ezzelin demeurerent impunis : non , ce tyran fubit la peine qui leur étoit julTement due. Le Pape ranima la haine des Italiens contre lui. Ils Fattaquerent, pour ainfi dire, tous a la fois ; le firent prifonnier prés de Soncino; le condidfirent dar.s cette ville,  du Monde. 65 1 1'enfermerent dans une étroite prifon, oü il mourut de défefpoir vers 1'an 1259, , agé de 80 ans. Sab. I. 8, cap. 2. Fulg. I. o, c. 2. Platina in Gr eg. _q/. Blondus, 1.81 Dec. 2. Bernard. Sardeonus , /. 3. Hifi. Patav. §. XII. Une femme affaffine fon mari , fur U Jimple foupcon qu il Ca trompet tn Tépoufant. Cjaleote Manfredi, Seigneur & Souverain de Faenza , ville d'Italie, dans 1'Etat de 1'Eglife, fut frappé de la beauté i d'une jeune fille qu'il rencontra un jour a la promenade. II chargea un de fes Officiers de s'informer quels étoient fes parents. Ayant appris qu'elle appartenoit a. de fimples bourgeois, il fe perfuada qu'il lui feroit facile de 1'amener a fon but; que fon rang & fes largefI fes leveroient tout obflacle de la part ] de fes parents. II fe trompa, & connut 1 que dans eet état on eft auffi délicat  66 Tkédtft fur 1'honneur, que dans les autres. Ses - j préfents & fes promelfes fürent rejettés avec dédain : la jeune fille évita fa rencontre avec un foin fcrupuleux. Sa rëfiftance irrita les defirs de Manfredi : il renouvella fes attaques; mais ce fut fans aucun fuccès. Ce Prince, voyant la vertu réunie a la beauté, ne regarda plus cette jeune fille comme 1'objet d'une paflion pafiagere. L'eftime fe joignit h 1'amour : il la trouva digne d'être fa femme , & 1'époufa. Craignant cependant qu'une telle alliance ne le rendït 1'objet de la rifée de fon peuple, il fit célébrer fes noces, fans aucune efpece d'éclat ; laiffa fa femme dans fon ancienne demeure, & n'alloit la voir que la nuit. Ses parents &c fes amis qui ignoroient ce mariage, lui propoferent d'époufer une fille digne de fa naiffance, & dont Palliance ne pouvoit que lui être avantageufe. Son amour pour fa première femme , le tint long-temps dans 1'irréfolution. Enfin, les inflances réitérées le déterminerent : il devint parjure, viola la foi donnée & recue a la face des autels, & époufa Francoife de Bentivoglio, d'une des plus illufires Maifons d'Italie. Le mariage fut célébré avec toute la pompe qu'il demandoit.  du Mortde. Sa première femme lui épargna les plaini tes & les reproches qu'il étoit dans le \ cas de craindre : elle alla dans un cou: vent cacher fa honte & fa douleur; mais elle fut vengée par celle même i qui étoit caufe de fon outrage. Les haj bitants de Faenza fe répéterent, de bou' che en bouche, que Manfredi avoit une i première femme qui étoit encore vii vante. Ce bruit parvint aux oreilles de i Frangoife Bentivoglio. Elle en paria k l fon mari, qui lui répondit d'une mai niere fi peu fatisfaifante, que les foup) gons devinrent pour elles des vérités. Ü Elle ne fe regarda plus 'que comme la ) concubine de Manfredi, & réfolut de I laver eet outrage dans le fang de celui I de qui elle 1'avoit regu. Par préfents^ & ( par promefTes, elle gagna deux fcélé1 rats, qui fe chargerent d'afTaffiner ManI fredi. Le jour marqué, 1'heure prife , [ elle entre dans la chambre de fon mari; 3 les deux alfaffms la fuivent, s'élancent I fur lui , veulent le frapper ; mais le ! Prince, jeune & vigoureux, défend fa I vie au point que les afTaffins font en i danger de perdre la leur. Frangoife de ! Bentivoglio prend un poignard qui eft k fon cöté, 1'enfonce dans le cceur de Manfredi, & 1'abbat a fes pieds.' Ainft  68 Theat ré cette femme cruelle vengea fon hon- neur par le plus horrible des crimes. Fulgof. I. 6", c. i. §. xiii Une femme ne peut furvivre d un mart qu'eüe adoroit. Ui E nom feul de cette illuftre Romaine, dont tous les Hiftoriens vantent les vertus, embellit un ouvrage. Porcia, fille de Caton d'Utique, époufa d'abord Bibulus, Sénateur Romain. Elle en eut un fils , & refta veuve dans un age peu avancé. Elle prit pour fecond mari Marais Brutus, plus célebre encore par fes vertus, que par fa naüTance : fon origine fe perdoit dans 1'antiquité. Ils ayoient tous deux 1'ame élevée , un goüt décidé pour la philofophie, un attachement inviolable a leurs devoirs; aimoient leur patrie au point qu'ils croyoient qu'on devoit tout facrifier a fes intéréts & a fa gloire. La nature fembloit les avoir formés pour vivre enfemble. Brutus, impatient de voir Jides-Céfar exercer un pouvoir tyrannique dans  du Mondt, 69 : Rome, réiblut de 1'immoler a la liberté , ou de périr pour elle. II arma contre |j le tyran, tous ceux qui étoient encore ; dignes de porter le nom de Romains. Ils { fïrent les préparatifs qu'ils crurent né1 ceffaires , Sc le jour oü Céfar devoit I être alTafliné, fut marqué. L'air fombre Sc rêveur de Brutus avertit Porcia I qu'il formoit quelque projet important, a mais dangereux, L'amour la rendit cuïrieufe fans la rendre imprudente. Elle i trouva moyen d'entendre, fans être apI percue, les converfations de ceux qui | fe rendoient chez lui, apprit ce qu'on Üméditoit , Sc quel jour étoit marqué | pour 1'exécution. La nuit qui précéda | ce jour terrible , la crainte Sc le cou; rage combattirent dans le cceur de BruJtus, Sc écarterent de lui le fommeil. III fe leva , paffa dans la chambre de ; Porcia , efpérant pouvoir calmer fes I inquiétudes auprès d'elle. Ce qui eft orI dinaire k ceux qui ont 1'ame agitée, il ; fe déplaifoit par-tout oü il fe trouvoit: i bientöt il fortit de 1'appartement de fa femme, rentra dans le fien. A peine y étoit-il, qu'il fut rappellé chez Porcia ii par les cris redoublés de fes femmes, 1' Elle avoit pris un coüteau dont les bar-. biers fe fervoient pour couper les on»  ■jq Thédtre gles, feignant de couper les fiens; 1'avoit, comme par mégarde, laifle tomber fur fa cuiffe, & s'y étoit fait une profonde bleffure. Brutus, ignorant fon intention, la blama de n'avoir pas fait venir un barbier. Porcia lui dit a l'oreille : » Brutus, tes précautions n'ont » pu me dérober ton projet. Si tu ne » réuflis pas demain, je pourrai faire » ufage du fer; je 1'ai effayé ". Le tyran fut anaffiné; mais fa mort n'eut pas les fuites que Brutus attendoit : la tyrannie ne fut point détruite. Marc-Antoine , & Oftave, neveu de Céfar, ambitionnerent &C fe difputerent la fouveraine puiffance. Rome fut bientöt divifée en deux partis : les uns fe rangeoient du cöté d'O&ave, les autres du cöté d'Antoine : les gens de guerre fuivoient celui qui leur offroit de plus. Brutus, voyant qu'on forgeoit de nouveaux fers a fa patrie, fit de nouveaux efforts pour les brifer. II fe rendit k Eléa, port d'Italie, pour paffer a Athenes, oü il efpéroit trouver encore des partifans de la liberté. Porcia 1'accompagna jufqu'k ce port. II eft facile de lè peindre la douleur qu'elle reffentoit, en voyant approcher le moment qui alloit la féparer de Brutus : mais, crai-  du Monde. 71 gnant d'ajouter aux peines de fon mari, elle employa toute fa fermeté pour lui dérober les fiennes. Enfin, le fatal moment de leur féparation arriva : ils fe firent les adieux qu'une mutuelle tendreffe diöa. Porcia renfermoit toujours au-dedans d'elle-même la douleur qui 1'accabloit : mais elle jetta , par hafard, les yeux fur un tableau qui fe trouva dans le lieu oü ils étoient. Ce tableau repréfentoit fa fituation aétuelle : on y voyoit Andromaque faifant fes adieux a Hec~tor, qui fortoit de Troye pour aller combattre les Grecs. Porcia ne put alors retenir fa douleur , fon vifage fe couvrit de larmes, 6c fa bouche ne s'ouvrit que pour pouffer des fanglots. Brutus ouvrit la fienne pour parler , 6c la ferma fans avoir rien dit. Sa tendreffe pour Porcia Parrêtoit, 8c fon zele pour fa patrie 1'engageoit a partir : il monta fur le vaiffeau qui 1'attendoit, 6c prit la route d'Athenes. Porcia refta les yeux fixés fur le vaiffeau qui portoit Brutus : fon cceur faifoit a fon époux les adieux les plus tendres; elle preffentoit qu'elle ne le reverroit jamais. Si-töt que Brutus fut arrivé a Athenes, les débris de 1'armée que Céfar  71 Thédtre avoit battue a Pharfales , fe rangerent autour de lui : ils furent bientöt fuivis par une multitude de Romains qui vouloient combattre pour la liberté. Cependant Antoine , Octave & Lépide formerent cette fameufe ligue connue fous le nom de Triumvirat; firent condamner Brutus a mort, pour avoir affafliné Céfar , qui étoit un citoyen Romain. Toutes les perfonnes refpeöables qui étoient reftées a Rome, périrent par leur ordre. Brutus, jüftement indigné de toutes ces horreurs, paffa dans la Macédoine, appella a la liberté tous les Romains qu'il rencontra fur fon palfage , 6c les joignit a 1'armée qu'il avoit déja formée. Antoine & Octave, inffruits des préparatifs qu'il faifoit contre eux, affemblerent leurs troupes, marcherent contre lui, le defirent dans la plaine de Philippes. Ce grand homme , préférant la mort a la lërvitude, fe précipita fur fon épée, &c mourut en Romain. La nouvelle de la vicfoire remportée par les tyrans arriva bientöt k Rome. Les amis de Porcia fe rendirent en foule chez elle , pour calmer fa douleur, & la dérober aux effets du défefpoir; on prit la précautjon d'écarter d'elle route efpece  88 Thtdtrt §. XVII. detachement extraordinaire. La mort d'Alexandre-le-Grand occafionna des troubles , des divifions Sc d'horribles carnages dans fes vaftes Etats, Tous fes Généraux fe difputerent la fouveraine puifTance; les foldats embrafferent le parti de ceux dont ils croyoient avoir le plus a efpérer. Antigone Sc Eumenes fe trouverent a la tête de deux puiffantes armées : ils fe chercherent, fe rencontrerent dans les plaines de la Perfe, fe battirent avec un acharnement égal: le courage les excitoit encore; mais la fatigue les arrêta. Le carnage fut quelque temps interrompu : pendant cette efpece de fufpenfion darmes, oh fit enterrer les riioits de part Sc d'autre. Parmi ceux qui étoient du cöté d'Eumenes, il fe trouva un Officier nommé Céteiis , Indien de nation, Sc dont la valeur fit regretter la perte. Il avoit amené avec lui deux jeunes Sc belles femmes, qui étoient reftées dans le camp pendant la bataille. L'une étoit fa femme depuis plufieurs années, & 1'autre ne Pétoit que  du Mondt, 89 , depuis peu de temps; mais elles avoient un égal attachement pour leur mari. Selon une loi reeue chez les Indiens, lorfqu'un homme mouroit, une de fes femmcs étoit obligée de fe laiffer brüler toute vive avec fon cadavre. Celles de Céteiis, a la nouvelle de fa mort, fe difputerent 1'honneur de brüler avec fon cadavre. Les Officiers de 1'armée s'affemblerent pour décider cette étonnante queftion. La plus jeune leur reprélènta que fa rivale étoit enceinte , qu'elle devoit, par conféquent, être prii vée de Phonneur auquel elle afpiroit , la loi défendant de laiffer brüler celles qui étoient enceintes. L'autre foutiot que fon ancienneté affuroit fon droit , 6c qu'aucune circonflance ne pouvoit Pen priver. Les Officiers ordonnerent que celle-ci feroit vifitée par des Sages-Femmes , 6c, fur leur rapport, fe décide. rent, fi on peut le dire , en faveur de la feconde. A peine le jugement fut-il prononcé, que celle qui fe vit privée d'être brülée avec le corps de fon mari, pouffa des cris lamentabies, déchira fon voile, s'arracha les cheveux, enfin donna les marqués de la plus vive douleur. La joie éclata fur le vifage de l'autre; elle para fa tête de rubans 6c de pierreries,  9 o Thidtre prit tous fes plus beaux ofnemeftts, &J fut conduite au bücher avec autant de pompe qüa la cérémonie nuptiale : töu* tes les femmes qui 1'accompagnoient , chantoient des hymmes en fon honneur. Arrivée au pied du bücher, elle détache elle-même tous fes ornements, les diflribue a fes parents &C a fes amis, leur difant que c'eft un gage de fon amitié; fait fes adieux k tous les fpecfateurs , monte fur le bücher, s'étend fur le cadavre de fon mari. La violence du feu qu'on alluma dans 1'inftant, ne lui arracha pas une feule plainte. Ce fpecfacle ne fit pas la même impreflion fur ceux qui y étoient préfents : les uns furent touchés de compaffion en voyant périr une jeune & belle femme dans les plus cruelles douleurs ; les autres ne ié laffoient point d'admirer fa fermeté héroïque ; d'autres enfin trouvoient dans cette loi & fa pratique, une férocité qui ne peut être adoptée que par des Barbares. II eft vrai que cette loi répugne tellement a 1'humanité, qu'on douteroit de fon exiftence, fi elle n'étoit atteftée par une multitude d'Auteurs ; ils donnent même la raifon pour laquelle on la porta & Padopta. Les jeunes gens, chez les  94 Thédtre tui. Au bout de quelques jours j elle pria un des amis de fon mari d'intercéder pour elle auprès de lui , & obtint fa grace. Spitamenes , croyant qu'elle avoit changé d'idée, lui rendit toute fon affeclion. Cette femme avoit congu pour lui une haine implacable ; c'étoit pour trouver le moyen d'afTouvir fa vengeance, qu'elle avoit demande a rentrer avec lui. Elle affecla beaucoup de foumiffion a fes volontés, afin de gagner fa confiance Sc préparer le moment oü elle lui porteroit des coups plus fürs. Une nuk qu'il étoit couché a fes cötés, Sc enfeveli dans un profond fommeil, elle 1'afTafïina , lui coupa la tête , la mit dans un fac, fe fit accompagner par un efclave , pafla dans le camp des Macédoniens , fe fit conduire dans la tente d'Alexandre, Sc lui préfenta la tête de fon mari. Alexandre avoit 1'ame trop élevée pour ne pas fentir toute 1'horreur d'un pareil crime; il jetta fur cette femme un regard d'indignation, tourna la tête pour ne pas voir 1'horrible fpedtacle qu'elle lui préfentoit, Sc s'écria : » Quoil la femme » de Spitamenes me préfente la tête de « Spitamenes " ! II ordonne qu'on la chaffat fur le champ de fon camp. Les