LHISTOIRE DU R E G N E DE L'EMPEREUR CHARLESQUINT.   L'HISTOIRE DU REGNE DE LEMFEREUR CHARLESQUINT, Prêcêdêe  DU TRA DUCT EUR. xj munion , comme il I'a déja fait dans fon Hiftoire d'Ecofle , qui eft. traduite dans notre Langue : il Ioue les novateurs j il s'intérelTe aux progrès du Luthéranifme j il cenfure avec amerturae les vices du Clergé Romain, & les abus que 1'ignorance & la fuperftition avoient introduits dans l'Eglife Catholique : mais ces déclamations ufées ne peuvent ni a'larmer ni embarraffer les efprits , même les plus foibles; il n'y a pas a craindre que M. Robertfon fafle des Presbytériens parmi nous. D'ailIeurs, c'eft peut-être de tous les hiftoriens Proteftants, celui qui a écrit avec le plus de modération fur eet objetj & le refpecl fincère qu'il montre par-tout pour la Religion en? a vj;  xij A VE RT1 S S E MENT, &c. général, dok édifier les ames pieufes , bien plus que les traits de proteftantifme qui lui échappent ne doivent les bleffer.  P R É F A C E DE L AUTEUR O n ne trouve, en étudiant 1'Hiftoire de fon propre Pays , aucune époque qui ne foit intéreffante a quelques égards; tous les événements qui fervent k faire connoitre les progrès de fa conftitution, de fes loix & de fes moeurs, méritent la plus férieufe attention. Des faits même éloignés & peu confidérables, peuvent fatisfaire ce feniiment de curiofité  xiv P R É F A C E. qui eft C\ naturel a 1'efprit humairc, Mais lorfqu'il s'agit de 1'Hiftoire des nations étrangeres, le defir de l'inftruÉtion doit être refferré dans des limites plus étroites. Le progrès univerfel des lumieres depuis deux fiecles , 1'art de 1'Imprimerie, & d'autres caufes très-connues, ont donné naiffance en Europe a un ü grand nombre d'Hiftoires j & a des colleétions Ci volumineufes de matériaux hiftoriques, que Ia vie humaine efl trop courte, je ne dis pas pour les. étudier, mais pour les lire. Ainfi, non-feulement les hommes qui font appelles a Fadmini£ tration des affaires publiques, mais eacore ceux qui en font 1'obj.et  P R Ê F A C E. xv de leurs recherches & de leurs méditations, doivent fe contente* d'une connoiffance générale des événements éloignés > 6V bomer 1'étude de 1'Hiftoire a ce période fur-tout ou les différentes Puiffances de 1'Europe s'étant plus étroitement unies, les opérations d'un Etat ont affe&é tóus les autres t au point d'influer fur leurs pro jets & de régler leurs démarches. II faudroit donc fixer des limites certaines qui marquaffent la féparation de ces différents périodes, II eft une époque, avant laquelle chaque Pays, n'ayant que peu de liaifons avec ceux qui 1'environnoient, avoit k part fa propre Hiftoire j & après laquelle les événe-  xvj P R É F A C E. mems de chaque Nation confidérable de 1'Europe deviennent infrruftifs & intéreflants pour toutes les autres : c'eft cette époque qu'il faudroit déterminer. C'eft dans cette vue que j'ai entrepris d ecrire 1'Hiftoire de 1'Empereui Charles-Quint. Ce fut pendant fon regne que les Puiffances de PEurope formerent un vafte fyftême politique, oü chacune prit un rang qu'elle a confervé depuis avec beaucoup plus de ftabilité qu'on n'auroit pu 1'attendre , fi 1'on confidere les fecouffes violentes qu'ont occafionnées tant de révolutions intérieures & tant de guerres étrangeres. Les grands événenements qui fe font paffés alors ,  P R É F A C E. xvij n'ont pas encore confumé toute leur a£Uvité j les principes politiques qui s'établirent, ont encore aujourd'hui des effets fenfibles ; & les idéés fur 1'équilibre du pouvoir, qui fe formerent ou devinrent plus communes a cette époque, n'ont pas cefle d'influer fur les opérations politiques des Cours de l'Empire. Le fiecle de Charles-Quint peut donc être regardé comme le période auquel 1'Etat politique de 1'Europe commen^a de prendre une nouvelle forme. En compofant le Tableau que je préfente dans eet Ouvrage , j'ai taché d'en faire une introduérion a toute la partie de 1'Hiftoire de PEurope qui  xvii) P R É F A C E. a fuivi ce regne. La foule des Biographes s'eft occupée a décrire les aétions & les qualités perfonnelles de Charles-Quint; les Hiftoriens de différents Pays en racontent des faits qui n'eurent que des fuites locales ou paffageres : je me fuis propofé de ne recueillir de fon regne, que les grands événements dont les effets furent univerfels , ou fe font encore fentir aujourd'hui. Comme mes Le&eurs ne tireroient qu'une inftruérion imparfaite d'une Hiftoire femblable du regne de Charles - Quint, s'ils n'avoient pas quelque connoiffance de l'état de PEurope avant cette époque , j'ai voulu y fuppléer par une In-  P R É F A C E. xix troduclion ; & ce travail a produit un volume préliminaire, oü j'ai entrepris d'indiquer & de développer les événements & les caufes, dont l'a&ion a opéré toutes les révolutions fucceflives qui fe font faites dans 1'Etat politique de 1'Europe depuis la deftruétion de 1'Empire Romain jufqu'au commencement du feizieme fiecle. J'ai préfenté un Tableau des progrès de la Société dans ce qui concerne non-feulement 1'adminiftration intérieure, les loix & les mceurs j mais encore 1'exercice de la force nationale qu'exigent les opérations des gouvernements audehors; enfin , j'ai décrit la conftitution politique des principaux Etats de 1'Europe au morrjent oü  xx P R É F A C E. Charles-Quint commenca fon regne. Cette partie de mon travail m'a engagé dans plufieurs difcuffions critiques, qui femblent être plutöt du reflbrt du Jurifconfulte ou de 1'Erudit, que de celui de 1'rMorien, j'ai placé ces difcuffions a Ia fin du premier volume, & je leur ai donné le titre de Preuves & Éclaircijfements. Plufieurs de mes Le&eurs ftront vraifemblablement peu d'attention a ces recherches; mais d'autres les regarderont peut-être comme Ia partie de mon Ouvrage Ia plus curieufe & la plus intéreffante. J'ai indiqué avec foin les fources d'oü j'ai tiré les faits, & j'ai cité  P R É F A C E. xxj les Auteurs dont j'adopte 1'autorité, avec une exa&itude fi minucieufe, qu'elle fembleroit tenir de 1'arTeclation , fi 1'on pouvoit tirer vanité d'avoir lu beaucoup de Livres, parmi lefquels il en eft un grand nombre que je ne me ferois jamais avifé d'ouvrir , fï je ne m'étois pas impofé 1'obligation de vérifier avec le plus grand foin tout ce que j'expofois aux yeux du Public. Comme mes recherches m^ont conduit fouvent dans des routes obfcures ou peu fréquentées, je me fuis vu obligé de renvoyer conftamment aux Auteurs qui me fervoient de guides; & cette attention m'a paru non-feulement néceffaire pour juftifier les faits fur lef-  xxij P R É F A C E. quels j'établiiïois un raifonnement, mais encore propre a fervir de guide a ceux qui voudront fuivre après moi Ia même route , & a les mettre en état de faire leurs recherches avec plus de facilité & de fuccès. Tout Leéteur attentif & éclairé obfervera dans mon Ouvrage une omiffion dont il eft néceffaire que j'explique Ie motif. Je n'ai fait mention ni des conquêtes du Mexique & du Pérou, ni de 1'établiflement desColonies Efpagnoles fur le Continent & dans les Mes de 1'Amérique. Je m'étois d'abord propofé de m'étendre beaucoup fur le récit de ces grands événements j mais en examinant avec plus d'attention  P R É F A C E. xxiij cette partie de mon plan, j'ai trouvé que ces découvertes, & leur irifluence fur les fyftêmes de politique ou de commerce de 1'Europe, étoient des fujets trop brillants & trop importants pour être traités feulement d'une maniere fuperficielle , qui ne feroit ni inftruc"rive ni intéreffante : d'un autre cóté, en donnant a ces objets toute 1'étendue qu'ils méritent, je me ferois engagé dans un épifode trop difproportionné avec le corps de 1'Ouvrage. J'ai donc réfervé ces détails pour une Hiftoire particuliere, que je me propofe d'entreprendre, fï 1'Ouvrage que je donne aujourd'hui au Public obtient fon approbation. Qooiqu'en fupprimant du regne  xxiv P R É F A C E. de Charles V des objets ft confïdérables, mais détachés du fujet principal, j'aye renfermé ma narration dans des bornes plus étroites, je fuis cependant perfuadé que mes Leéreurs , d'après 1'expofé que j'ai cru devoir leur faire de la nature & de 1'intention de mon Ouvrage, en trouveront encore le plan trop étendu & 1'entreprife trop hardie. Je 1'ai fenti fouvent moi - même j mais Ia perfuafion oü j'étois de 1'utilité d'une Hiftoire de ce genre m'a déterminé a perfévérer dans mon deffein. C'eft au Public a prononcer fur le mérite de 1'exécution. J'attendrai fonjugement, non fans inquiétude j & je m'y foumettrai avec un refpe&ueux filence. Tableau  TABLEAU DES PROGRÊS DE LA SOCIÊTÉ EN EUROPE, Depuis la deftru&ion de 1'Empire Romain, jufqu'au commencement du feizieme iiecle. S E C T I O N I. Tableau des progrès de la Soc'ütè en Europe, relaiivement au gouvernement intérieur, aux loix & aux moturs. OEffet de la a . , , puiffance . N connoit deux grandes revolu- Romaine üons qui fe font faites dans 1'état po- fur 1'état de Tornt I. A 1'Europe,  a Intro duction. litique & dans les moeurs des nations Européennes. La première fut occafionnée par les progrès de la puiffance Romaine; la feconde par la deftruction de cette même puiffance. Lorfque l'efprit de conquête conduilit les armées Romainesau dela des Alpes, elles trouverent tous les pays oü elles entroient, habités par des peuples qu'elles appellerent barbares , mais qui étoient indépendants & braves , & qui défendirent leurs anciennes pofleffions avec la valeur la plus opiniatre. Ce fut la fupériorité de la difcipline & non celle du courage, qui donna Pavantage aux Romains. II n'en étoit pas de ces barbares comme des habitants efféminés de 1'Afie, oü une feule bataille décidoit du fort d'un Etat. Les vaincus reprenoient les armes avec une nouvelle audace; & leur bravoure fans difcipline, mais animée par Pamour de la liberté, leur tenoit lieu d'art & d'union. Pendant ces longs & fanglants débats , oü Pon difputoit d'un cöté pour Ia domination, & de 1'autre pour I'indépendance, les différentes contrées de 1'Europe furent fuccefïïvement ra-  I N TH ODUCTION. J vagées : une grande partie des habitants périrent dans les champs de 1 bataille; un grand nombre d'autres tomberent" dans 1'efclavage; & le relte, ïncapable de faire une plus; longue réfiftance, fe foumit èi YEmpire Romain. Après avoir défolé 1'Europe, les Romains s'occuperent è la civilifer. Ils établirent dans les Provinces conquifes une forme de gouvernement, févere, mais réguliere, & qui affuroit la tranquillité publique. Ils donnerent k leurs nouveaux fuj ets leurs arts & leurs fciences, leur langue & leurs moeurs, foible dédommagement peut-être de la perte de la liberté. L'Europe commenca a refpirer & k recouvrer quelques forces après les Iongues calamites qui 1'avoient affligée. L'agriculture fut encouragée; la population augmenta; & 1'on vit naïtre une apparence de profpérité, qui réparoit a quelques égards les ravages de la guerre. Cet état étoit cependant bien-loin encore d'afTurer Ie bonheur des peuples, & de favorifer les progrès de 1'efprit humain. Les nations vainCues A ij Ravages jui accompagnerentes conquêtes des Ronains. Avamages qui en réiulterent. Conféquen» cesfuneftes, de la domination Romaine.  4 Introduction. étoient défarmées par les vainqueurs, & contenues fans ceffe par des troupes foudoyées pour veiller fur tous leurs mouvements. Les* différentes Provinces abandonnées a la rapacité des Gouverneurs qui les pilloient impunément, virent toutes leurs richeffes diffipées par des taxes exorbitantes; & ces impöts étoient diftribués avec fi peu de juftice &d'humanité , que la charge en étoit ordinairement augmentée , a proportion que le peuple étoit moins en état de lafupporter. Les hommes les plus induftrieuxfurent obligés de quitter leur patrie pour aller chercher la fortune ou les honneurs dans une capitale éloignée , oii ils s'accoutumerent a foumettre aveuglément toutes leurs aftions aux volontés d'un maïtre. Dans ce concours de circonftances qui tendoient a avilir les efprits, il étoit impoffible que ces peuples confervaffent la vigueur & la fierté de 1'ame : 1'amour de 1'indépendance & de la guerre , qui avoit diflingué leurs ancêtres, s'éteignit dans la fervitude. Ils perdirent non-feuIement Phabitude, mais encore la ca-  INTRODUCTION. 5 pacité derégler eux-mêmes leurs yolontés & leurs aftions; la domination de Rome, comme celle de tous les grands Empires, dégrada & flétrit 1'efpece humaine (I). • Une fociété ne pouvoit pas lubfilter long-temps dans un état femblable. Le Gouvernement Romain, même dans fa forme la plus parfaite, avoit des défauts qui préparoient fa diffolution. Le temps mürit ces femences primitives de corruption, & fit éclore de nouveaux défordres. Une eonftitution vicieufe fe feroit détruite d'elle-même &C fans aucun efFort étranger; mais 1'irruption violente des Goths , des Vandales, des Huns & des autres Barbares, avanga eet événement, & précipita la chüte de 1'Empire. On vit naïtre, pour ainfi dire, de nouvelles nations, qui fembloient accourir de régions inconnues, pour venger fur les Romains les maux qu'ils avoient faits aux hommes. Ces peuplades barbares habitoient différentes Provinces d'Allemagne qui n'avoient jamais été fubjuguées par les Romains, ou elles étoient difperfées dans ces vafA iij Irruption des nations barbares.  Etat des pays d'oü fortoient ces nations barbares, 6 Introduction.. tes contrées du Nord de 1'Europe & du Nord-Queff de FAfie, qu'occupent aujourd'hui les Danois, les Suédois, lesPolonois, les Ruffes &: les Tartares. On ne fait prefque rien de leur état & de leur hiftoire avant cette invafion dans I'Empire.. Nous devons aux Romains tout ce que nous connoiffons a ce fujet; & comme ils n'ont pas pénétré bien-loin dans ces pays affreux & incultes ^ ils ne nous ont laiffé que des détails fort imparfaits fur 1'état ancien des habitants. Ces peuples eux-mêmes, groffiers & fauvages f fans arts & fans mouvements , n'ayant ni le ïoifxr, ni la curiofité qui porte 1'efprit a la recherche des événements paffes , confervoient peut - être lé fouvenir confus de quelques faits récents; mais tout ce qui remontoir au loin étoit perdu dans 1'oubli, enveloppé de ténebres, ou altéré par les, fables (II). Le grand nombre des effaims de barbares , qui fondirent fuccefflvement fur I'Empire depuis lë commencement du quatrieme fiecle jufqu'a l'a~ néantiffernent de la puiffance Romav-  INTRODUCTION. 7 ne, a fait croire que les paysd'ou ils fortoient étoient furcharges d'habitants; & Ton a imaginé différentes hypothefes pour expliquer cette population extraordinaire qui a fait donner a ces mêmes pays le nom defabrique du genre humain : mais fi nous faifons réflexion que les terres occupées par ces peuples étoient prodigieufement étendues, & couvertes en grande partie de bois & de marais; que les tribus les plus confidérables de ces barbares fubfiftoient par la cbaffe & le paturage , &c que dans ces deux états de fociété , il faut de grands efpaces de terrein pour nourrir un petit nombre d'habitants; enfin qu'aucun de ces peuples n'avoit ni les arts, ni rindufirie, fans lefquels la population ne peut jamais faire de grands progrès, on verra évidemment que les pays qu'ils habitoient n'ont pas pu être anciennement auflï peuplés qu'ils le font aujourd'hui, quoiqu'ils le föient encore moins que les autres parties de 1'Europe & de FAfie. Mais les mêmes circonflances qut borac .ent la population des. peuples* A ir.  Motifs de leurs premières incurfions. 8 Introduction. barbares, contribuoient a infpirer & a fortifïer 1'efprit guerrier qui les diftinguoit, Endurcis, par la rigueur du chmat & la ftérilité du fol, a des travaux qui augmentoient la force du corps & la vigueur de 1'ame, accoutumés a un genre de vie qui les difpofoit fans ceffe a I'aöion, & méprifant toute autre occupation que celle de la guerre, ils entreprirent & exécuterent leurs exj>éditions militaires avec une ardeur & une impétuofité dont les, hommes amollis par les délir catelfes d'une fociété plus policée , ont de la peine a fe former une iufte idee (UI). Les premières incurfions dé ces peuples fur Ie territoire de I'Empire Romain, furent infpirées par 1'amour du pillage, plutöt que par le defir de former de nouveaux établifTements. Excités a prendre les armes par quelque chef audacieux & populaire, ils fortirent de leurs forêts, fondirent fur les Provinces frontieres avec une violence irréfiflible, pafferent au fil de 1'épée tout ee qui poulut s'oppofer a leur choc, emporterent les efFets les plus pr«cieux  INTRODUCTION. e des habitants, ravagerent avéc le fei & la flamme tout le pays qu'ils par coururent, & retournerent en triomphe dans leurs bois & leurs déferts, emmenant avec eux une multitud( de captifs. Leurs fuccès, le butir dont ils étoient chargés, la defcription qu'ils firent des pays mieux cultivés ou plu&heureufementfitués qu'il: avoient parcourus , & le récit fédui; fant des richefïes & des commodités inconnues qu'ils y avoient trou vées, tout cela ne pouvoit manquei d'exciter 1'émulation & 1'avidité d'au tres avonturiers , qui allerent fucceffivement ravager les frontieres Romaines. Lorfque lesProvinces limitrophes. entiérement dévaflées par de fréquentes irruptions, n'offrirent plus rien a piller, les barbares pénétrerent plus avant dans 1'intérieur de I'Empire : & comme ils trouverent enfuite de la difficulté ou du danger a revenii fur leurs pas, ils commencerent è s'établir dans les pays qu'ils avoien fubjugués. Alors cefferent ces cour tes & fubites excurfions qui allarmoient 6c troubloient I'Empire; mai; A v i Pourquoï Us s'établirentdans les pays qu'ils avoient conquis.  ro Intro duction. il fe vit menacé d'une calamité plus rëdoutable. Des corps nombreux d'hommes armés , accompagnés de leurs femmes & de leurs enfants-, & fuivis d'efclaves &c de troupeaux, s'a« vancerent comrae des colonies régulieres pour chercher de nouvelle* habitations. Ces peuples qui n'avoient point de villes, qui fouvent n'avoient pas même de demeure rïxe étoient fi peu attachés k leur terre natale , qu'ils fe rranfportoient fans répugnance d'un lieu a un autre. De nouvelles peuplades fuivirent les premières ; & les pays qu'elles abandonnnoient étoient fucceflivement occupés par d'autres barbares qui venoient de pays encore plus éloignés. Ceux-ci a leur tour chercherent des contrées plus fertiles; c'étoit un torrent qui croiffoit fans ceffe,: & qui entraïnoit tout ce qui s'offroit fur (oa paffage. Depuis la première irruption, on vit en moins de deux fiecles, des barbares de noms & de races différentes , envahir fuccefïivement & ravager la Thrace, la Pannonie, les Gaules, 1'Efpagne, PAfrique, enfin PItalie 6c Rome elle-mêmêo  Int r o du c t r o n. x i Ainfi ce vafie édifïce, que la puiffance Romaine n'avoit élevé qu'avec lefecours des Meeles,futrenverfé dans ce court efpace 6c détruit jufqu'en fes fondements. Un concours de différentes caufes avoit préparé de loin cette grande révolution, 8c facilité le fuccès des nations qui envahirent I'Empire. La République Romaine avoit conquis le monde par la fageffe de fes maximes de gouvernement, 6c par la févérité de fa difcipline militaire. Sous le regne des Empereurs , les anciennes maximes furent négiigées ou méprifées , 6c la difcipline fe relacha par degrés. Les armées Romaines, dans lë quatrieme 6c le cinquieme fiecles, n'avoient prefque plus ancune reffemblance avec ces invincibles légions , qui enchaïnoient par-tout la vicfoire fur leurs pas. Ces hommes libres, è qui Famour feulde la gloire ©u de la patrie mettoit auparavant les armes k la main , étoient'remplacé; par des fujets 6c des barbares^ qu'ön enróloit par force ou pour de Fargent Ces foldats mercenaires étoient trop foibles ou trop orgueilleux pour U A v) Circonftan; ces qui ont produit la chüte de I'Empire Romain.  iz Intro duction. foumettre aux fariguesdu fervice militaire ; ils fe plaignoient même du poids excefïif de leurs armes défenfives , & furent obligés de les quitter par 1'impoflibilité delesporter. L'infanterie, qui faifoitautrefoisla force des armées Romaines, tomba dans le mépris. Les foldats des derniers temps, efféminés &fans difcipline, nepouvoient plus fe mettre en campagne , a moins qu'on ne leur donnat des chevaux : c'eft cependant a ces troupes feules, toutes méprifables qu'elles étoient, que la défenfe de I'Empire étoit confiée. La jaloune du defpotifme avoit interdit au peuple 1'ufage des armes; & des fujets opprimés, privés des moyens de fe défendre eux-mêmes, n'avoient ni la force ni la volonté de repoulfer un ennemi, de qui ils avoient peu a craindre, paree que leur condition ne pouvoit guere devenir plus malheureufe. A mefure que I'efprit militaire s'éteignoit, les revenus de I'Empire diminuoient par degrés. Le goüt pour les fuperfluités & le luxe de ï'Orient, avoit fait tant de progrès k la Cour Impériale, qu'il abforboit des fommes immenfes, qui alloient  I N T R O D. U CXI ON. 13 s'engloutir dans 1'Inde pour n'en revenir jamais. Les énormes fubiides qu'on payoit aux nations barbares, déroberent ala circulation une quantité d'efpeces plus confidérable encore. Les Provinces de la frontiere, ruinées par les fréquentes incurfions des barbares, devinrent bientöt hors d'état de payer le tribut accoutumé; & les richefles du monde , qui, pendant fi long-temps, s'étoient concentrées dans la Capitale de I'Empire Romain, cefferent enfin d'y refluer avec la même abondance y ou furent détournées dans d'autres canaux. Ainfi eet Empire , fans rien perdre de 1'étendue de fon territoire, perdit la force & le courage néceffaires pour fe défendre , & vit bientöt toutes fes reffources épuifées. Ge corps immenfe, languiffant &c prefque inanimé, touchoit a fa deftruction. Les Empereurs, qui gouvernoient avec une autorité abfolue, fe plongerent dans toutes les mollelTes du luxe oriental, s'enfermerent dans les murs d'un palais, ignorant la guerre, fuyant le travail, &dominéspardesfemmes& des eunuques, ou par desMiniftres nonmoins  Circonftances qui contribuerentau fuecès des nation< barbares.. T4 I rTTR O D O £ TI O BR. laches& non moins corrompus; tremblants a 1'approche du danger &c dans. les circonftances qui demandoient autant de vigueur dans le confeil que dans Pacrion, ils ne montrerent partoutque l'impuirTante irréfolution qui caraclérife la crainte & la ftupidité.. L'état des nations barbares étoit a. tous égards le contraire de celui des, Romains; 1'efprit guerrier s'y étoit confervé dans. toute fa vigueur, & leurs chefs étoient pleins d'audace Sc de courage. Elles ignoroient les arts, qui avoient énervé les Romains; &c par la nature de leurs- infiitutions-militaires, elles pouvoient mettre fans peine des arméesnombreufes en campagne , & les entretenir a pen de fraix. Les troupes mercenaires & efféminées qui gardoient les frontieres de I'Empire, intimidées par la férocité des barbares r ou fuyoient a leur. approche > ou étoient mifes en déroute au premier choc. Les Empereurs furent obligés de prendre a leur folde de gros corps de barbares , qu'ils oppoferent a ceux qui venoient tenter de nouvelles incurlions; mais ce dangereux expédient, au-lieu de retar-  Intro d-uction. 15 dër la chüte de I'Empire, ne fit que Faccélérer. Ces mercenaires tournerent bientöt leurs armes contre leurs maïtres, & s'en fervirent avec plus d'avantage qu'auparavant : car enfervant dans les armées Romaines., ilsapprirent la difcipline & 1'art de la guerre qui s'y étoient toujours confervés; & cette connoiffance fortifiant leur férocité naturelle , les rendit invincibles. Ces différentes caufes-, jointes- a plufieurs autres circonftances ,. concoururent a rendre très-rapides les progrès des nations qui détr-uifirent I'Empire Romain ; mais leurs- conqüêtes n'en. étoient pas moins meurtrieres : ces barbares porterent partout le ravage Sc la défblation, & firent couler des flots de fang humain.Des peuples civilifés, qui prennent les armes de fangfroid, &c animés feulement par des raifons de politique ou de prudence , foit pour fe mettre a 1'abri d'un danger qui les menace, ou pour prévenir quelqu'événement éloigné, fe battent fans animofité : la guerre parmi eux efl dépouillée de la moitié de fes horreurs.  Ravages commis par les barbares en Europe. 16 Introduction. Les barbares ne connoiflent pas cesraffinements : ils commencent la guerre avec yiolence, & la pourfuivent avec férocité. Leur unique objet eft de faire è leur ennemi tout le mal qu'ils peuvent, & leur fureur ne s'appaife que par le carnage & la deftruöion, C'eft ainfi que les fauvages de 1'Amérique font encore aujourd'hui la guerre; & ce fut avec les mêmes difpofitions que les fauvages, plus puiffants & non moins féroces, qui habitoient le nord de 1'Europe & de 1'Afie, vinrent fondre fur I'Empire Romain. Par-tout oü ils marcherent, leurs traces furent teintes de fang; ilsmaffacrerent & ravagerent tout ce qui fe trouva fur leur paffage; ils ne diftinguerent point le facré du profane , & ne refpefterent ni le rang, ni le fexe, ni Page. Ce qui leur échappa dans les premières excurfions, devint leur proie dans celles qui fuivirent. Les Provinces les plus fertiles & les plus peuplées furent converties en de vaftes déferts, oü quelques ruines des killes & des villages détruits fervi-ent d'afyles a un petit nombre d'ha3itants malheureux, que le hafard  Introduction. 17 avoit fauvés, ou que Pépée de Fennemi, raffafiée de carnage, avoit épargnés. Les premiers conquérants, qui s'établirent d'abord dans les pays qu'ils avoient dévaftés, furent chaffés ou exterminés par des conquérants nouveaux, qui, arrivant de régions plus éloignées encore des pays civilifés, étoient encore plus avides & plus féroces. Ainfi 1'Europe fut en proie a des calamités renailTantes, jufqu'a ce qu'enfin le Nord , épuifé d'habitants par ces inondations fucceflives, ne fut plus en état de fournir de nouveaux inftruments de deftruction. La faim & la pefte qui marchent toujours. k la fuite de la guerre lorfqu'elle exerce ces horribles ravages , affligerent toute 1'Europe, & mirent le comble k la défolation & aux fouffrances des peuples. Si Pon vouloit fixer le période oü le genre humain fut le plus miférable, il faudroit nommer fans héliter celui qui s'écoula depuis la mort de Théodofe jufqu'a 1'établiffement des Lombards en Italië (a). Les Ecrivains contem- {<$) Théodofe mourut en 395. Le regne  Changement univerfel produit dans 1'état de 1'Europe , par les conquêtes des barbares. d'Alboin en Lombardie commenca en. 1; de forte que ce période eft de 174 l»nées. 18 Introductiox. porains qui ont eu le malheur d'êfre témoins de ces fcenes de défblation & de carnage, ont de la peine a trouver des expreffions affez énergiques pour en peindre toutes les horreurs» ïls donnent les noms defiéau de Dieu, de dejlructeur des nations, aux chefs les plus connus des barbares, & comparent les excès qu'ils commirent dans leurs conquêtes, aux ravages des tremblements de terre, des incendies & des déluges, calamités les plus redoutables & les plus funeftes que 1'imagination puiffe concevoir, Mais rien n'eff plus propre a donner une juffe idee des conquêtes deftruclives des barbares, que le fpe&acle qui s'offre aux yeux d'un obfervateur attentif, en contemplant le changement général qui fe fit daas 1'état de 1'Europe , lorfque les peuples commencerent a refpirer vers la fin du fixieme fiecle , &c a goüter quelque tranquillité. Les Saxons étoient alors les maitres, des Provinces mé-  Introdvction. 19 ridionales les plus fertilesde 1'Angleterre ;les Francs s'étoient emparés des Gaules; les Huns, de la Pannonie; les Goths, de ffifpagne; les Goths & les Lombards, de PItalie & des Provinces limitrophes. II reftoit è peine fur la terre quelques veitiges de la politique, de la jurifprudence, des arts & de la littérature des Romains; par tout il s'étoit introduit de nouvelles formes de gouvernement & de nouvelles loix, de nouvelles moeurs , de nouveaux habillements, de nouvelles langues, & de nouveaux noms d'hommes & de pays. Un changement confidérable & fubit dans. un Peul de ces différents objets,, ne pouvoit fe faire fans exterminer prefqu'entiérement les anciens habitants du pays; & fans eet affreux moyen, le plus habile & Ie plus redoutable conquérant Fauroit vainement tenté (IV). Ainft la révolution totale , que Fétabliffement des nations du Nord a occafionnée dans Pétat de 1'Europe entiere, peut être regardée comme une preuve plus décifive encore que le témoignage des Hiftoriens contemporains , de toutes les horreurs qui  De ce déford re général font fortis les gouvernement*établis aujourd'huien Europe. j I ! ] < i 1 i i j 1 1 ïo Introdüction. ont accompagné les conquêtes de ces barbares, 8c des ravages qu'ils ont faits d'une extrêmité de eet hémifphere jufqu'a 1'aütre (V). C'eft dans les ténebres du chaos oü ce défaüVe univerfel plongea les nations, qu'il faut chercher les femences de 1'ordre , 8c tacher de découvrir les premières traces des gouvernements 8c des loix qui font aujourd'hui établis en Europe. C'efr-la que les Hiftoriens des Etats différents de cette partie du globe, ont taché Je chercher 1'origine des inftitutions Sc des coutumes de leurs compatrioïes; mais peut-être qu'ils n'ont pas sorté dans leurs recherches tout le öin & toute 1'attention qu'exigeoit 'imporrance de la matiere. Je ne me jropolë pas de donner un détail cir:onftancié des progrès du gouverïement 8c des moeurs de chaque naion particuliere, dont les événenents font 1'objet de 1'hifloire fuirante. Mais pour fe former une jufte dée de 1'état de 1'Europe au comnencement du feizieme fiecle, il eft ïéceffaire de remonter beaucoup plus laut, 8c de connoitre 1'état des peu-:  Introduction. 2,1 pies du Nord au temps de leur premier établiffement dans les pays dont ils s'emparerent. II eft néceffaire de füivre les pas rapides qu'ils fïrent de la barbarie a la civilifation, & d'obferver les principes & les événements généraux dont 1'influence uniforme & puiffante accéléra par degrés les progrès que ces nations avoient faits dans le gouvernement &lesmoeurs, au moment oü Charles-Quint commenca fon regne. Lorfque les peuples foumis au defpotifme deviennent conquérants, leurs conquêtes ne fervent qu'a étendre le pouvoir & le domaine du defpote; mais des armées compofées d'hommes libres veulent conquérir pour elles-mêmes, non pour leurs chefs : & telles étoient celles qui renverferent I'Empire Romain, & s'établirent dans fes différentes Provinces. Non-feulement les nations diverfes forties du Nord de 1'Europe, qui a toujours été reconnu comme le fiege de la liberté, mais encore les Huns & les Alains, habitants d'une partie de ces contrées, qu'on a regardées comme le Principe* fur lefquels les peuples du Nord fonderent leurs établiiTementsen Europe,  ïi Intro duction. pays naturel de la fervitude (a) ; jouifloient d'un degré d'indépendance & de liberté qui paroit a peine compatible avec un état d'union fociale , ou avec la fubordination néceflaire pour maintenir cette union. Ces peuples fuivoient le chef qui les menoit a la conquête de nouveaux établiffements, non par contrainte, mais par choix, non comme des foldats a qui il pouvoit ordonner de marcher, mais comme des volontaires qui s'étoient offerts librement pour 1'accompagner (VI). Ils confidéroient leurs conquêtes comme une propriété commune a laquelle chacun d'eux avoit droit de participer, puifque chacun d'eux avoit contribué a 1'acquérir (VII). II eft difficile de déterminer avec précifion de quelle maniere & fur quels principes ils fe paftageoient les terres dont ils s'étoient emparés; nous ne connoilfons aucuri monument des nations de 1'Europe , qui remonte jufqu'a ce période éloigné, & il n*y a guere de lumieres {a) De 1'Efprit des Loix, Lib. XVII, ch. 3,4, &c.  Introduction. 23 a tirer de ces méprifables chroniques, compilées par des écrivains qui ignoroient le véritable but & les objets eflentiels de 1'hiftoire. Cependant cette nouvelle divifion des terres introduilit de nouveaux principes, des moeurs nouvelles; & il en réfulta bientöt une efpece de gouvernement inconnu jufqu'alors, & diftingué aujourd'hui par le nom de fyjtêmc féodal. Quoique les nations barbares qui donnerent naiffance k ce Gouvernement, fe fuffent établies en différents temps dans les pays qu'elles avoient conquis; quoiqu'elles fufTent forties de contrées différentes, qu'elles euffent des langages divers, & qu'elles n'euffenl pas les mêmes chefs, on remarque cependant que la police féodale s'introduifit, avec peu de variation,dan< toute 1'Europe. Cette étonnante uni formité a fait croire h quelques Au teurs que toutes ces nations, malgn beaucoup de diverfités apparentes, n< formoient originairement qu'un feu & même peuple ; mais il eft bier plus naturel de chercher la caufe d< cette uniformité dans la reffemblanc< Le gouvernement féo» da! s'établit par degrés chez les peuples. [  La défenfe nationale eft le principal objet o In.tr o b c c t i o k, les uns les aurres par des guerres éternelles, opprimoient leurs Aijets, & humilioient ou infultoient leur Souverain. Pour mettre le comble a tous ces maux, le temps confolida & rendit même refpecfable eet abfurde & :unefre fyftême de gouvernement, que la violence avoit établi. Tel fut depuis le feptieme jufqu'au onzieme fiecle, 1'état de 1'Europe, relativement a 1'adminifiration inférieure du gouvernement. Toutes les, opérations que les différents Etats fïrent au-dehors, pendant ce période, furent néceffairement très-foibles. Comment un Royaume démem-. bré, déchiré par les diffentions, qui manquoit d'un intérêt eommun pour réunir fes forces, & d'un chef refpecfé pour les diriger, eüt-il pu agir avec vigueur > Les guerres qui fe fïrent en Europe pendant ce période te temps, ne furent prefque toutes ii importantes, ni décifives, ni marjuees par des événements extraorlinaires :. elles reffembloient plutot k des incurfions rapides de pirates ^ de brigands, qua des opérations ;ombinées de troupes régulkres, Chs-.  Introductïon. 31 que Baron, a la tête de fes vaffaux, pourfuivoit quelque entreprife particuliere, pour fatisfaire fapropreambition , ou quelque fentiment de vengeance. L'Etat ainfi défuni, reftoit dans 1'inaction, ou ne tentoit de faire quelque effort que pour mieux lailfer voir fon impuilTance. II eft vrai que le génie de Charlemagne réunit en un feul corps tous ces membres divifés, & rendit au gouvernement cette force , cette a&ivité qui diftingue fon regne, & en a rendu les événements dignes non-feulement de la curiofité, mais même de 1'admiration des fiecles les plus éclairés: mais eet état de vigueur & d'union n'étoit pas naturel au gouvernement féodal ; auffi fut-U de pen de durée. A la mort de ce Prince, le fyftême vafte & hardi qu'il avoit établi s'écroula, paree que ce fyftême ne fut plus foutenu par 1'elprit qui en animoit toutes les parties. Son Empire, déchiré & partagé en plufieurs Royaumes, fut en proie É toutes les calamités qu'entrainent la difcorde & 1'anarchie, &C qui n'avoient fait que prendre une force nouvelle. Depuis cette époque B iv  Effets funeftes de eet état de ibciété fur les progrès des fciences & des arts. • : 4 ] 4 « 1 ( i i I « 32 ÏNTRODUCTION. Jufqu'au onzieme iiecle, les annales de toutes les nations de 1'Europe fe rrouvent remplies & fouillees par une fuite d'événements atroces ou infenfés, & par des guerres continuelles auffi peu importantes par leurs motifs que par leurs conféquences.. On peut ajouter a ces trifïes effets de 1'anarchie féodale, la funefte infhtence qu'elle eut fur les progrès de 1'efprit humaim Tant que les. hommes ne jöuiffent pas d'un gouvernement. réglé & de la füreté perfonnelle qui en eft une fuite naturelle, d efl impoffible qu'ilstherchent a culdver les fciences & les arts, a épu'er leur goüt, a polir leurs moeurs :.iinfi lé période de trouble,. d'opprefion & de rapine, que je viens de lécrire, ne pouvoit pas être favo* able a la perfeöion dés lumieres & le la fociabilité; Il'n'y avoit pas enore un fiecle que les peuples bariares s'étoient établis dans les pays, onquis , & les traces des connoif ances & de la polïteffe que les Rolains avoient répandues dans toute Europe, étoient déja entiérement ifacées. On négKgeoit oü 1'on avoit  I'NTROD UCTTON, deja perdu, non-feulement ces arts d'élégance qui fervent au luxe, & que le luxe foutient, mais encore plufieurs des arts utiles auxquels nous devons les douceurs & les commodités de Ia vie. Dans ces temps malheureux, a peine connoiffoit-on encore les noms de littérature , de phiIofophie ou de goüt; ou fi Pon en faifoit quelquefois ufage, c'étoit pour fes proftituer a des objets li méprifables, qu'il paroït qiPon n'en fentoit plus guere la véritable. acception. Les perfonnes du plus haut rang, & chargées des emplois les plus importants , ne favoient ni lire, ni écrire. Beaucoup d'Eccléfiaitiques n'entendoient pas le bréviaire qu'ils étoient ebligés de réciter tous les jours, & quelques-uns n'étoient pas même en état de le lire. (X.) La tradition des. événements palTés étoit perdue, ou rie s'étoit confervée que dans des chroniques pl'eines de circonftances puériles & de contes abfurdes. Les codes de loix mêmes , publiss par lës nations qui s'établirent dans les différentes parties de 1'Europe , cefferent d'avoir quelque autorité, 8c B v  EfFet du gouvernement féodal fur la Religion, 34 Intro d-uction.. 1'on y fubftit.ua des-coutumes vaguea &C bifarres. L'efprit htimain, fans liberté , fans culture fans émulation tomba dans la plus profonde ignorance. Pendantquatre cents ans,.1'Europe entiere ne produiiit pas un.feul Auteur qui mérite d'être lu,. foit pour 1'élégance du fïyle, foit pour k jufteffe ou la nouveauté des idéés & Pon citeroit a peine une feule. invention,. utile ou agréable a la fociété dont ce long période puiffe s'honorer. La Religion Chrétienne, dont les préceptes & les inflitutions font üxé& dans les livres faints avec une précifion qui ne fembloit pas permettre de les altérer ou de les corrom» pre, la Religion Chrétienne ellemême dégénéra, pendant ces fiecles d'obfcurité, en ime groffiere fuperftition. Les nations barbares, en embraffant le Chriftianifme, ne firent que changer 1'objet de leur culte, fans en changer l'efprit. Ils cherchoient k fe concilier la faveur du vrai Dieu „ par des moyens peu différents de ceux qu'ils mettoient en ufage pour appaifer leurs fauffes divinitcs. Au-lieu  Introdustion. 3J d'afpirer a la fainteté & a la vertu, qui feules peuvent rendre 1'homme agréable au grand Auteur de tout ordre & de toute perfecfion , ils crurent remplir toutes les obligations qui leur étoient impofées, en obfervant fcrupuleufement des cérémonies extérieures & puériles. (XI.) La Reli Sjion . fuivant 1'idée qu'ils s'en étoient formée , ne comprenoit rien de plus; & ces pratiques par lefquelles ils ef- eroient attirer iur eux les graces. U Ciel . étoient tf>1W miV.n voit les attendre des hommes groffiers qui les avoient imaginées & introduites. Cetoient des puérilités qui outrageoient Ia. majeité de 1'Etre fuprême, ou des extravagances. qui déshonoroient 1'humanité & la railbn. (XII.) Charlemagne en France, & Alfred le Grand en Angleterre tacherent de dilFiper ces ténebres' & parvinrent k faire pénétrer au milieu de leurs. peuples quelques rayons de lumiere; mais leurs efforts & leurs inflitutions trouverent des obifacies invincibles, dans Pignorance de leur fiecle, & la mort de ces, deux grands Princes. repbngea B vj  Effet du gouvernement féodal fur les manieres & les vertus des hommes. 36 Introduction. les nations dans une nuit plus épaiffe Sc plus profonde. Les habitants de 1'Europe, pendant ces temps malheureux, ignoroient les arts qui embelliflent les fiecles policés , & n'avoient pas même les ver? nis qui diftinguent les peuples fauvages. La force d'ame ,1e fentiment . de fa dignité perfonnelle, la bravoure dans les entreprifes , & 1'opiniatreté. dans Pexécution , le mépris du danger Sc de la mort, font les vertus caraétériltiques des nations qui ne font pas encore civilifées; mais elles font. le produit de 1'égalité & de 1'indé— pendance, que les inftitutions féodales avoient anéanties par-tout. L'ef-prit de domination avoit corrompu Ia nobleiTe ; le poids de la fervitude avililfoit le peuple; les fentiments généreux qu'infpire 1'égalité, étoient entiérement éteints, & il ne reftoir plus. aucune barrière contre la férocité & ia violence. L'état Ie plus corrompude la fociété humaine, eft celui ou ies hommes ont perdu leur indépendance Sc leur fimplicité de mceurs primitive , fans être arrivés a ce degré de civiüfation oü un fentiment  INTRODÜ CTION. 37 de juftice &c d'honnêteté fertde frein aux paffions féroces & cruelles. C'eft auffi dans 1'hiftoire des temps dont nous parions, qu'on trouve un plus grand nombre de ces aètions qui frappent 1'imagination d'étonnement & d'horreur, qu'on n'en rencontre dans aucun autre période des annales de 1'Europe. Ouvrons l'hiftoire de Grégoire de Tours & des Auteurs contemporains, nous y rencontrerons «me fcaile incroyable de traits révoltants d'inhumanité ,, de perfidie & de vengeance. Mais.il y a, felon la remarque d'un Hiftorien élégant & profond (a) , un dernier degré d'abaiflement, comme d'élévation , d'oü les chofes humaines, lorfquelles y font arrivées, retournent en fens contraire, & qu'elles ne paffen!prefque jamais, ni dans leur progrès, ni dans leur déclin. Lorfque les défauts, foit dans la ferme , foit dans 1'adminifiration du gouvernement , produifent dans la fociété des défordres exceffifs & intoléra- (a) D. Hume, hifi. of England , vol. 2, p. 441. Le gouver» nement & les mceurs commencerent a fe perfe&ionner dès Ie onzieme fiecle.  38 Introduction. bles, 1'intérêt commun découvre & employé bientöt les remedes les plus propres a détruire le mal. Les hommes peuvent négliger ou fupporter long-temps de légers inconvénients ; mais lorfque les abus viennent a un certain terme, il faut quelafociété peniTe ou qu'elle les réforme. Les abus du gouvernement féodal, joints a la corruption du gotit & des moeurs qui en étoit la fuite naturelle , nV voient fait que s'accroitre pendant une longue fuite dannées; & il paroït qu'ils étoient arrivés vers la fin du onzieme fiecle , au dernier terme de leur accroiffement. C'eli k cette époque que 1'on voit commencerla progrelïïon du gouvernement & des mceurs en fens contraire, & que nous pouvons faire remonter- cette fucceffion de caufes & d'événements, dont I'influence plus ou moins fbrte, plus ou moins fenfible , afervi a détruire la confufion & la barbarie, & a y fubitituer 1'orclre,. la politeffe & iaregularité. Dans la recherche de ces événements & de ces caufes, il n'eii pas necelfaire de s'attacher a 1'ordre des,  Intkobüctiok. 39 temps avec une exactitude chronologique ; il eft bien plus important de marquer leur liaifon & leur dépendance mutuelle, & de faire voir comment un événement en a préparé un autre, & a fortifié fon influence. Nous avons fuivi jufqu'a préfent les pro. grès fucceffifs de ces épaiffes ténebres. qui ont couvert fi long - temps 1'Europe ; il fera plus agréable d'obferver les premiers rayons de la clarté renaiffante ,.& de reconnoitre les accroiffements infenfibles de lumierequi ont amené enfin le jour brillant dont nous jouiffons. Les Croifades, ou ces expéditions des Chrétiens pour aller arracher la Terre-fainte des mains des infideles, paroiffent avoir été le premier événement qui ait tiré 1'Europe de la léthargie dans laqiu 11e elle étoit plongée depuis fi long-temps , ck qui ait contribué a amener quelque changement dans le gouvernement & dans les mceurs. II eft naturel aux hommes de voir avec un fentiment de vénération&de plaifir des lieux renommés pour avoir été la réfidence de quelque grand perfonnage, oule théa- Les Croifai~ des ont contribué a. introduire un change-ment dans le gouvernement & les moeurs.  4® Introduction. tre de quelque adtion célebre. Ce principe eft la fource de la dévotion fcmpuleufe avec laquelle les Chrétiens, des les premiers fiecles de PEid. 576..  Occafton des Croilades, f 42. In troduction. plus nombreux; elle répandit 1'allarme, & excita 1'indignation dans toute 1'Europe Chrétienne. Tous cenx qui revenoient de la Paleftine, racontoient les dangers qu'ils avoient courus en vifitant la Terre-fainte , & ne manquoient pas d'exagérer la cruauté & les mauvais traitements des Turcs, Les efprfts des hommes étoient ainfi préparés, lorfqu'un moine fanatique concut 1'idée de réunir toutes les forces de la Chrétienté contre les infïdeles, pour les chaffer a main armée de la Terre-fainte; & c'eft a fon zele que cette bifarre entreprife doit fon exécution. Pierre 1'Hermite (c'étoit le nom de eet apötre guer» rier) courut , un crucifix k la main, de Province en Province , excitant les Princes & les peuples a entreprendre la guerre fainte, & fes déclamations allumerent dans tous les efprits le fanatifme qui 1'animoit. Le Concile de Plaifance , auquel affifterent plus de trente mille perfonnes , décida que le projet de Pierre avoit été infpiré par une révélation immédiate du Ciel; & lorfqu'on en fit la propofition au Concile de Clermont,  Imtröduction. 43 qui étoit encore plus nombreux que celui de Plaifance, toutes les voix s'écrierent : Cefi la volonté de Dieu. Cette fureur épidémique gagna tous les ordres de PEtat. Ce n'etoient pas feulement les Seigneurs & les Nobles de ce fiecle guerrier, qui prirent les armes avec leurs vaflaux; ilsauroient pu être leduits par 1'audace même de cette expédition romanefque :mais on vit encore des hommes d'une condition obfcure & pacifique , des Eccléfiaftiques de tous les rangs, des femmes même & des enfants s'éngager a Fenvi dans une entreprife qu'on regardoit comme pieufe & méritoire. Si nous pouvons en croire les témoignages réunis des Auteurs contemporains , fix millions d'hommes prirent la croix (a) ; c'eft la marqué par laquelle fe diftinguoient ceux qui fe dévouoient a cette fainte guerre, & qui lui a donné le nom qu'elle a confervé. L'Europe emiere, difoit la Princeffe Commene , paroijfoit comme (a) Fukherius Carnotenfis , apud Bon» garfii, gefia Dei per Francos , vol. l , 387* tdit. Han. 1611,  Succès des Craifides. (a) Aiexias,/i£. 10 , ap.Bif.fcrigt.v.oL 44 Introductio k. arrachée de fes fandements, & prêie a. fe précipiter de tout fon po'tds fur C Afie (a). L'ivreffe de ce zele fanatique , loin de fe diffiper au bout de quelque temps , eft auffi remarquable par fa durée que par fon extravagance. Pendant deux liecles entiers, 1'Europe fembla n'avoir eu d'autre objet que de conquérir ou de garder la Terrefainte, & ne celTa d'y faire paffer fucceffivement des armées nombreules. (XIII). Rien ne pouvoit réfifter aux premiers efforts d'une armee dont la valeur étoit exaltée par 1'enthoufiafme de religion. Une partie de 1'Afie mineure , la Syrië éc la Paleftine , furent bientöt enlevées aux Infideles ;. la bannïere de la croix fut arborée fur la montagne dë Sion; un corps de ces aventuriers qui avoient pris les armes contre les Mahométans, s'empara de Conftantinople, la Capitale de I'Empire Chrétien en Oriënt; & pendant la moitié d'un liecle, le tröne impérial fut occupé par un  Int», oduction. 45 Comte de Flandres & par fes defcendants. La violence inattendue du premier choc descroifés rendit leurs premières conquêtes faciles ; mais ils trouverent enliiite une prodigieufe difficulté a les conferver. Des établiffements fi éloignés de 1'Europe, entourés de nations guerrieres & animées d'un zele fanatique qui ne le cédoit guere a celui des croifés mêmes , étoient fans celfe expofés k une deftruction prochaine. Avant la fin du treizieme fiecle, les Chrétiens furent chaffés de toutes les pofleffions qu'ils avoient dans 1'Afie, & dont la conquête leur avoit cofité des millions d'hommes & des tréfors immenfes. Ainfi la feuie entreprife pour laquelle toutes les nations de 1'Europe fe foient jamais réunies , & qu'elles ayent foutenue avec autant d'ardeur que d'opiniatreté , n'efl plus aujourd'hui qu'un monument éclatant de la folie humaine. Ces expéditions, tout extravagantes qu'elles étoient, produifirent cependant d'heureux effets, qu'on n'avoit pu ni attendre, ni prévoir. Les croifés, en marchant vers la Terre- Ann. 1191.' Effets falutaires des Croifades fur les moaurs.  46 Introdügtion, fainte , traverferent des pays mieux cultivés, &desEtats mieux civilifés que les leurs. C'étoit en Italië qu'ils fe raffembloient dans les commencements; Venife, Gênes, Pife 6c d'autres villes avoient commencé a cultiver le commerce, & fe polilfoient en s'enrichilfant. Les croifés alloient enfuite par mer en Dalmatie, d'oü ils continuoient leur route par terre jufqu'a Conftantinople. Il eft vrai que l'efprit militaire étoit depuis longtemps éteint dans tout I'Empire d'Orient, 6c qu'un defpotifme, de 1'efpece la plusdangereufe , y avoit prefque anéanti toute vertu politique; mais Conftsntinople , qui n'avoit jamais été ravagée par les nations barbares , étoit la plus grande , ainfi que la plus belle ville de 1'Europe, 6c la feule oü il reftat encore quelque image de 1'ancienne politeffe , 8c dans les mceurs 6c dans les arts. La puifTance maritime de I'Empire d'Orient étoit confidérable , &c des manufaöures trés - précieufes y fubfiftoient encore. Conftantinople étoit Funique entrepot de 1'Europe pour les produclions des Indes orientales.  Introdu gtio n. 47 Quoique les Sarrallns Sc les Turcs euflent dépouillé I'Empire de plufieurs de fes plus riches Provinces, Sc lëuifent reflerré dans des bornes fort étroites, cependant ces fources de richefles entretenoient a Conftantinople non-feulement 1'amour du falie Sc de la magnificence, mais encore un refte de goüt pour les fciences ; Sc a eet égard, 1'Europe entiere étoit fort au-delfous de cette ville fameufe. Les croifés trouverent dans l'Afie même les débris des fciences Sc des arts que 1'exemple Sc les encouragements des Califes avoient fait naïtre dans leur Empire. Quoique les hiftoriens des croifades euflent porté toute leur attention fur d'autres objets que fur i'état de la fociété & des moeurs parmi les nations de 1'Orient; quoique la plupart d'entr'eux n'euflent même ni affez de goüt, ni affez de lumieres pour obferver Sc pour bien peindre ce qu'ils voyoient, cependant ils nous ont tranfmis des traits fi frappants de 1'humanité Sc de la générofité de Saladin Sc de quelques autres chefs des Mahométans, qu'on ne peut s'em* pêcher de prendre de leurs mceurs  48 Introductïon. i'idée la plus avantageufe. II étoit impoffible que les croifés parcourulTent tant de pays, qu'ils viflent des loix & des coutumes 11 diverfes , fans acquérir de 1'inftrucf ion tk. des connoiflances nouvelles. Leurs vues s'étendirent; leurs préjugés s'affoiblirent; de nouvelles idéés germerent dans leurs têtes; ils virent en mille cccafions combien leurs moeurs étoient groffieres en comparaifon de celles des Orientaux policés ; &c ces imprelïïons étoient trop fortes pour sëffacer de leur mémoire lorfqu'ils étoient de retour dans leur pays natal. D'ailleurs, il y eut, pendant deux fiecles entiers , un commerce alfez liiivi entre 1'Orient & FOccident; de nouvelles armées marchoient continuellement d'Europe en Afie, tandis que les premiers aventuriers revenoient chez eux, & y rapportoient quelques unes des coutumes , avec lefquelles ils s'étoient familiarifés par un long féjour dans ces terres étrangeres. AulTi I'on peut remarquer que même peu de temps après le commencement des croifadc-s, il y eut plus de magnifïcence a la Cour des Princes,  Introduotion. 49 Princes, plus de pompe dans les cérémonies publiques, plus d'élégance dans les pïaifirs & dans les fêtes; le goüt même des aventures devint plus Tomanefque, & s'accrut fenfiblement dans toute 1'Europe. C'eft a ces bifarres expéditions, 1'effet de la fuperftition & de la folie, que nous devons les premiers rayons de lumiere, qui commencerent k difïiper les ombres de Pignorance & de la barbarie. Mais ces effets falutaires des Croifades ne fe fïrent fentir que lentement. Leur influence fur 1'état de la propriété des biens, & par conféquent fut celui du pouvoir, fut plus immédiate, & en même-temps plus fenfible. Les nobles qui prirent la croix, & s'engagerent a marcher vers la Terrefainte , virent bientöt qu'ils avoient befoin de fommes confidérables pour faire les fraix d'une fi longue expédition, & pour être en état de paroltre k la tête de leurs vaffaux, avec la dignité qui leur convenoit, Le génie du fyflême féodal ne leur Tomt L C Influence des Ctoifades fur 1'état de la propriété.  fO I N T F, CT D U C T I O Ni permettoit pas d'impofer des taxes extraordinaires a leurs fujets, qui n'étoient pas accoutumés a en payer. II ne leur reftoit donc d'autre reffource pour fe procurer la fomme dont ils avoient befoin, que de vendre leurs terres. Comme tous les efprits étoient exaltés par les idéésromanefques des conquêtes qu'ils efpéroient faire en Afie , & par le defir de recouvrer la Terre - fainte , delir fi ardent qu'il faifoit taire toutes les paffions, les Seigneurs abandonneren! fans répugnance leurs héritages, & les vendirent a vil prix , pour aller , en aventuriers, chercher de nouveaux établilfements dans des pays inconnus. Aucun des différents Souverains de 1'Europe ne s'étoit engagé dans la première croifade, & tous faifirent avec empreflëment une occafion fi favorable, pour réunir a peu de fraix a leurs couronnes des domaines confidérables (a). D'ailleurs, plufieurs grands Barons étant morts dans la guerre fainte fans laiffer d'hé- (a) Willeta. Mahnesbur. Guibeit, Abb. mud Bongp.rs. vol. i, 481.  Introduction. Kt ritiers , leurs fiefs retournerent de droit a leurs iuzerains; 8c ces accroiflements de propriété, auffi-bien que de puiflance, ajouterent k 1'autorité royale tout ce que perdoit celle de 1'ariftocratie. D'un autre cöté, 1'abfence de plufieurs vafiaux puifiants, accoutumés k en impofer, & fouvent a donner Ia loi k leurs Souverains, ofFrit k ceux-ci une occafion d'étendre leur prérogative, & d'acquérir une influence qu'ils n'avoient jamais eue auparavant, Ajoutez a ces circonftances réunies, que tous ceux qui prirent la croix fe mirent fous Ia protecfion immédiate de 1'Eglife, qui lanca fes plus redoutables anathêmes contre quiconque voudroit nuire ou faire injure a ceux qui fe dévouoient k cette fainte expédition. Les querelles 8c les hoflilités particulieres , qui jufqu'alors avoient banni 1'ordre & la paix de tout Etat féodal, furent tout-a-coup fufpendues, ou s'éteignirent entiérement; 1'adminiftration de la juftice commenfa a prendre une forme plus folide & plus conftante, 8c 1'on fit enfin quelques pas vers 1'établifleC ij  Effets des Croifades fur 1'état du commerce. (a) Du Cange , gloffar. voet Cruce fignatus. Guil. Abbas ap. Bongars, vol. i , 480 , 482. 52 Intro nucTTON. ment d'un fyftême plus régulier d'adminiftration & de police, dans les différents Royaumes de 1'Europe (a). (XIV.) Les effets que les Croifades produifirent fur 1'état du commerce de 1'Eurojïe, ne furent pas moins fenfibles que ceux dont je viens de parler. Les premières troupes qui s'enrölerent fous 1'étendard de la croix , & que Pierre 1'Hermite & Godefroy de Bouillon conduifirent a Conftantinople par 1'Allemagne & la Hongrie , eurent prodigieufement a fouffrir, tant par la longueur de la marche , que par la férocité des habitants de ces pays. Les armées qui fe formerent enfuite, inftruites par lëxpérience des premières, fe garderent bien de prendre la même route, & aimerent mieux aller par mer crue de s'expofer aux mêmes dangers. Venife, Gênes & Pife leur fournirent les batiments de tranfport fur lefqnels ils sëmbarquerent. Ces vil-  INTRODUCTION. 53 les recurent de ces armées nombreufes de croifés, des fommes prodigiewfes pour le fret feul de leurs vaiffeaux (a); ce ne fut cependant qu'une petite partie de Pargent qu'elles retirerent des expéditions de la Terre-fainte. Les Croifés fïrent marcbé avec elles pour avoir des provifions & des munitions de guerre. Tandis que les armées s'avancoient par terre, les flottes fe tenoient fur la cöte, fournilToient aux troupes tout ce qui leur étoit néceffaire , Sc abforboient tous les bénéfïces de cette branche lucrative de commerce. Les fuccès qu'eurent d'abord les armes des Croifés, procurerent aux villes commercantes des avantages encore plus folides. II exifte encore des chartes par lefquelles on accorde aux Vénitiens, aux Pifans &c aux Génois, les immunités les plus étendues dans les différents établiffements formés en Afie par les Chrétiens. Toutes les marchandifes qu'ils importoient ou exportoient, étoient ( UétablilTé* ment des communautés futfav.orable aux progiès du gouvernement.  Ancien état des villes. ( Cette innovation n'eut pas plutot été établie en Italië , quëlle: conimen9a a s'introduire en France. Louis le Gros jaloux d'élever une, («*) Muratori, Antiq, hal. vol. IV, p, C yj Elle s'mfjre-»duit en France & dans d'autres pays de. rEurope,  no8. 60 Introduction. nouvelle puiflance pour contre balaneer celle des grands vaffaux, qui fouvent donnoient la loi au Monarque même , adopta le premier Pidée d'accorder de nouveaux privileges aux villes fituéesdansfesdomaines. Par ces privileges, appelles .Chartes de communauté, il affranchit les habitants, abolit toute marqué de fervitude, &c les établit en corporations ou corpj politiques, qui furent gouvernés par un confeil & des Magiifrats de leur propre choix. Ces Magiftrats eurent ïe droit d'adminiltrer la jurtice dans lënceinte de leur territoire , de lever des taxes, d'incorporer & dëxercer la milice de la ville, qui, a la première requifition du Souverain , fe mettoit en campagne, fous les ordres d'Officiers nommés par la com« munauté. Les grands Barons fuivirent lëxemple du Monarque, & accorderent de femblables immunités aux villes de leurs territoires. Epuifés par les fommes immenfes que leur avoient coüté les expéditions de la Terre-fainte, ils adopterent avec emprelfement un nouveau moyen de fe procurer de Pargent en vendant  Introduction. 6j ces chartes de liberté ; & quoique Fétabliffement des communautés fut auffi contraire a leurs principes politiques que dangereux pour leur puiffance , 1'attrait d'un fecours préfent leur fit méprifer 'le danger éloigné. En moins de deux fiecle*, la fervitude fut abolie dans la plupart des bourgs de France , qui, privés jufqu'alors de liberté , de jurifdidtion & de privilege, devinrent par-la des communautés indépendantes. (XVI)» C'eft encore vers le même temps que les grandes villes d'Allemagne commencerent a acquérir de femblables. immimités, & a jetter les fondements de leur liberté aöuelle. ( XVII.) Cet ufage fe répandit promptement en Europe, &futadopté enAllemagne, en Efpagne, en Angleterre, en EcofTe, & dans tous les autres Etats foumis au gouvernement féodal. (XVIII). On ne tarda pas è fentir les bons effets de cette nouvelle inftitution , dont Finfluence auffi puiffante que falutaire , s'étendit fur le gouvernement & fur les moeurs. Un grand corps de peuple fut affranchi de la fervitude , ainfi que de toutes les Henreux effets de cette innovation fur 1'état des habitants.  Ses effets. fur Ie pouvoir des noWes. I (a) Statut. Humberti Belloïoci, DacherSpicel. vol. IX, 182, rtK.Clurtanmit.Fkrent, ibid. 193, 62 I H5T ft O D U C T I O N". impofitions arbitraires & onéreufas auxquelJes leur miférable état les affujettiifoit auparavant. Les villes, en acquérant Ie droit de communauté , devinrent autant de petites républiques gcnivernées par des loix connues de tous les citoyens, & égales pour tous; la liberté étoit regardée comme une partie iï effentielle de leur confïitution, qu'un ferf qui sV refugioit,& qui, dans 1'intervalie dune année, n'étoit pas réclamé etoit autfi-töt déclaré bomme Uhre] &admis au nombre des membres de' Ia communauté (a). Si une partie du peuple dut ia liberté a 1'établifTement des communautés , une autre partie lui fut redevable de fa företé, Les gouvernements de 1'Europe durant plufieurs fiecles avoient été fi barbares, que tout homme étoit obligé, pour fa :onfervation perfonnelle , de fe metare fous la proteöion de quelque Ba■on puiiTant, dont le chateau, dans  Introduction. 6$ les temps de danger , étoit 1'afyle commun oü chacun alloit chercher fa füreté. Mais des- villes entourées de murs , dont les habitants , régUliérement exercés a la difcipline militaire , fe trouvoient unis par un intérêt commun, & s'obligeoient par les engagements les plus folemnels afe défendre mutuellement, offroient au peuple des afyles beaucoup plus fürs & plus commode?. Les nobles perdirent bientöt de leur autorité & de leur confidération, dès qu'ils eefferent d'être les feuls appuis auxquels le peuple put avoir recours pour fe garantir de la violence. Les privileges accordés aux ckés, en diminuant Ie pouvoir de la nobleffe, augmenterent celui de la couronne- Comme il n'y avoit point de troupes régulieres fur pied, dans les gouvernements féodaux, le Roi nc pouvoit faire la guerre qu'avec les foldats que lui fourniflbient les vaffaux de Ia Couronne , toujours jaloux de fon autorité y &c fouvent révoltés contre lui; & il n'avoit d'autres reffources pour fubvenir aux dépenfes du fervice public, que les  Accro'iffement d'induftrie. 64 Introduction. f'ubfides que ces mêmes vaffaux lui accordoient, prefque toujours avec autant d'économie -que de répugnance. Mais lorfque les membres des communautés eurent obtenu la permiffion de porter les armes, & qu'ils eurent appris a s'en fervir, cette innovation remédia a quelques égards au premier inconvénient, en donnant au Monarque la difpofition d'un corps de troupes indépendant des grands Barons. D'un autre cöté, les villes, par reconnoiffance & par attachement pour leurs Souverains, quëlles regardoient comme les premiers auteurs de leur liberté, & les prote&eurs de leurs privileges contre l'efprit impérieux des nobles, accorderent fouvent a la couronne des fecours d'argent qui donnerent au gouvernement une force nouvelle ( ides proportionnés è leurs moyens k è fes befoins.. Les Barons eux-mêmes, en vertu lu même principe de gouvernement , toxent admis a 1'affemblée fuprêmp  Intiioduction. 67 de Ia nation, & concouroient avec le Souverain a la formation des loix , & a 1'impoiïtion des taxes. Selon Ie fyftême primitif de la police féodale , le Seigneur fuzerain confervoit la propriété directe des terres , dont il avoit accordé pour un temps la jouiffance a fes vaffaux; lorfque dans Ia fuite les fiefs devinrent héréditaires, la loi fuppofa toujours 1'exiftence de eet ufage primitif, & un Baron continua d'être regardé comme Ie tuteur de tous ceux qui réfidoient dans fes domaines. Le confeil général de chaque nation , foit qu'il prit le titre de Parlement, de Diete, de Cortès, 011 d'Etats généraux, étoit d'abord uniquement compofé des Barons & des Eccléfiaftiques en dignité, qui tenoient immédiatement de la couronne. Les villes, foit qu'elles fuffent fituées dans les domaines. du Roi, 011 fur les terres d'un fujet, avoient befoin de la proteéiion du Seigneur de qui" elles relevoient. Elles n'avoient ni un titre légal, ni une exifience politique qui put les faire admettre dans 1'affemblée Iégiflative , ou leur y dónner quelqu'au-  Année 115. 6$ Introduction. torité : mais dès qu'elles furent affranchies, & qu'elles formerent des corporations , elles devinrent desparties légales & indépendantes de la conftitution , & jouirent de tous les droits appartenants aux hommes libres. Le plus elfentiel de ces droits étoit celui de donner fa voix pour faire de nouvelles loix, & pour accorder les fubfïdes; & il étoit naturel qu'un privilege fi important fut recherché par des villes accoutumées a une forme de gouvernement municipal, fuivant lequel on ne pouvoit, fans leur confentement, ni établir aucun reglement nouveau, ni lever de 1'argent. La richeffe, le pouvoir & la confidération qu'elles acquirent en recouvrant leur liberté, donnerent un grand poids a leurs prétentions ; plufieurs événements heureux & différentes circonftances favorables, concoururent è en affurc r le fuccès. L'Angleterre fut un des premiers Royaumes ou les repréfentants des. bourgs furent admis au grand Confeil de la nation. Les Barons qui prirent les armes contre Henri III, vou-  ÏNTRODUCriON. 69 ïant attacher davantage le peuple a leur parti, & élever une plus forte barrière contre 1'accroiflement de la puiffance royale, inviterent ces repréfentants a venir au Parlement» En France , Philippe-le-Bel, Monarque qui joignoit beaucoup d'audace aune grande fagacité, regarda les députés des villes comme des inftruments dont il pourroit fe fervir avec un égal avantage pour étendre la prérogative royale , pour contrebalancer le pouvoir exorbitant des nobles, & pour faciliter Fimpofition de nouvelles taxes : ce fut dans cette vue qu'il introduifit aux Etats-généraux de la nation, les repréfentants des villes qui avoient été établies en communautés (V). En Allemagne , la richeffe & les immunités des villes impériales , les mirent bientöt de niveau avec les membres les plus eonfidérables du corps Germanique; enhardies par le fentiment de leurs forces & de leur propre importance , elles demanderent enfuite le privi- (a) Pafquïer, Recherches de la France, p. 81, Paris, 1663»  Année 1293. Effets heureux de cette innovation fur Ie gouvernement. i 1 < I c i I t tl ïi tl h p a< d Ie ca pin 7° Introduction'. lege de former un banc féparé' dans la diete, & 1'obtinrent (J). De quelque mamëre que les députes des villes euflent été admis dansles aiTemblées Iégiflatives, cette mnovafion influa beaucoup fur le gouvernement. Elle tempéra la ri?ueur de 1'oppreflion ariftocratique >ar urt melange de liberté populaire ; elle procura- au corps de Ia naion, qui jufques-la n'avoit point eu [e reprefentants , des defenfeurs acits & puiflants, chargés de veiller la confervation de fes droits & de es prmleges; elle établit entre Ie ^01 & les Nobles une puiflance in?rmediaire,è laquelle ils eurent alïrnativement recours; & cette puifmce arrêta tour-a-tour les ufurpaons de la couronne, & réprima 1'amition de la noblefle, Dès que les re-efentants des communautés eurent •quis un certain degré de crédit & influence dans Ie gouvernement, s loix commencerent a prendre un raöere différent de celui qu'elles ■fi ' Abrésé de tHifi- & duDroic W dAlkmagne, p. 408, 451.  IüTROBUCTIO N. Jl avoient eu jufqu'alors. Les légiflateurs éclairés par de meilleurs principes , dirigerent leurs vues vers d'autres objets. L'égalité, le bon ordre , le bien public, la réforme des abus, devinrent des idees communes & familieres dans la fociété, & s'introduifirent bientöt dans les réglements & la jurifprudence des nations Eu■ropéennes. C'eft a cette nouvelle puiffance introduite dans le corps légiflatif, qu'on doitprefque tous les efforts qui fe font faits en faveur de la liberté, dansles différents Etats de 1'Europe. A mefure que les communes acquirent du crédit §C de la eonfidération, la rigueur de la domination ariftocratique s'affoiblit; & les privileges du peuple s'étendirent par degrés en proportion du décroiffement de 1'ancienne & exceflive autorité des nobles. ( XIX). Les habitants des villes ayant été déclarés libres par leschartes de communauté, la portion du peuple qui habitoit dans la campagne , & qui étoit occupée aux travaux de 1'agriculture, commenca a obtenir fa liberté par la voie de 1'affranchiiTement. Tant que le gouvernement féo- Le peuple acquiert la liberté par Paffranchiffement.  J% Iniroduction, dal a fubfifté dans toute fa rigueur, la maffe entiere du bas peuple étoit, comme on 1'a déja obfervé, réduit a 1'état de fervitude. C'étoient des efclaves , attachés k la terre qu'ils cultivoient, & qu'on pouvoit céder ou vendre avec la terre même, k un nouveau propriétaire. L'efprit du fyftême féodal n'étoit pas favorable u raffranchiffement, même de cette claffe d'hommes : fuivant une maxime généralement établie, il n'étoit pas permis a un vaffal de diminuer la valeur d'un fief, au préjudice du Seigneur de qui il 1'avoit recu ; en conféquence, on ne regarda pas comme valides les affranchiffements accordés par 1'autorité du maïtre immédiat; & fi 1'acte n'étoit confirmé par le Seigneur fuzerain de qui le maitre même tenoit fa terre , 1'efclave n'acquéroit pas un droit légi- time a la hberte. 11 etoit donc neceffaire de remonter par toutes les gradations de la tenance féodale , jufqu'au Roi, qui étoit Seigneur Paramont Une forme de procé¬ dure (a) EtabliJJemems de Saint Louis , Liv. a , chap. 34, Ordon. torn, 1. 283, not, (. II, c. uS. 80 Introdu c t i o n. qui Phonneur, 1'intérêt, ou le fang 1'a lié. II n'a que des idees obfcures êc groftieres fur les principes de 1'u. nion politique; mais il eft vivement affefté de tous les fentiments d'affecfion fociale & des obligations qui dérivent des> relations du fang. La feule apparence d'un dommage ou d'un affront, fait a fa familie ou k fa tribu, allume dans fon cceur une fureur fubite, & il en pourfuit les auteurs avec un reffentiment implacable. II regarderoit comme une lacheté, de remettre ce foin en d'auXres mains que les ftennes, & comme une infamie, de laifler k d'autres le droit de décider quelle eft la réparation qu'il doit exiger, ou la vengeance qu'il doit tirer. Toutes les nations non civilifées,. & particuliérement les anciens Germains & les autres barbares qui ont détruit I'Empire Romain, ont eu fur la recherche & la punition des crimes, des maximes & des coutumes abfolument conformes aux idéés que je viens d'établir (a). Tant qu'ils  Introduction. Sr ont confervé leur première fimpli•ité de moeurs, & qu'ils ont été partagés en petites fociétés ou tribus, les défauts de ce fyftême imparfait de jurifprudence criminelle, ( fi toutefois on peut lui donner le nom de fyftême,) furent è peine ienfibles. Lorfque ces mêmes peuples vinrent a s'établir dans les vafites Provinces qu'ils avoient conquifes, Sc a former de grandes monarchies£ lorfque de nouveaux objet* d'ambition fe préfentant a leur' efprit, contribuerent a rendre leurs diffentions plus vives & plus fréquentes, i\s auroient du fans doute étabbr de nouvelles regies pour la réparation des torts, & foumettre a des loix générales & équitables, ce qu'on avoit abandonné jufqu'alors au caprice du reffentiment perfonnel. Mais des chefs fiers & farouches, accoutumés a fe venger eux-mêmes de ceux qui les avoient offenfés, ne vouloient pas fe défifier d'un droit qu'ils regardoient comme un privilege de leur ordre, & une marqué de leur indépendance. Des loix qui n'étoient foutenues que par 1'autoD v  8z Introduction, rité de Princes fans puiffance & de Magiftrats fans force ,. ne pouvoient pas infpirer beaucoup de refpecf. Parmi un peuple ignorant & groffier, Padminiftration de la juftice n'étoit ni affez réguliere, ni affez uniforme , pour impofer aux individus , uns foumiflïon aveugle aux décifions du Magiftrat. Chaque Baron, qui fe croyoit infulté ou attaqué dans fes biens, endoffoit fon armure ,. & alloit a la tête de fes vaffaux, deman* der oii fe faire juftice. Son adverfaire fe mettoit comme lui en état de guerre pour fe défendre. Ni 1'un ni 1'autre ne fongeoient a en appeller a des loix fans force , qui n'auroient pu les protéger. Ni Pun ni 1'autre ne vouloient foumettre les intéréts de leurs paffions les plus fortes aux lentes décifions d'une procédure judiciaire : c'étoit a Ia pointe de 1'épée que devoit fe décider 1'affaire : les parents & les vaffaux des deux rivaux, fe trouvoient enveloppés dans la querelle, & n'avoient pas la liberté de refter neutres. Ceux qui refufoient de fe joindre au parti a qui ils appartenoient, non-feulement fe  Introduction. 83 vouoient a 1'infamie, mais encore s'expofoient a encourir des peines légales. Ainfi les différents Royatrmes de 1'Europe furent en proie pendant plufieurs fiecles a des guerres inteftines , allumées par des animofités particulieres, & foutenues avec toute la fureur naturelle a des hommes qui ont des mceurs féroces &c des paflïons violentes. Le domaine de «haque Baron étoit une efpece de territoire indépendant & féparé de celui de fes voifins; & c'étoit un fujet perpétuel de conteftations entre les Seigneurs différents. Le mal s'invétéra , & jetta des racines fi profondes, qu'on en vint k fixer d'une maniere authentique* la forme &c les loix de ces guerres particulieres ; ces réglements fïrent une partie du fyftême de jurifprudence (a), comme fi eet ufage eut été fondé fur quelque droit naturel de 1'homme , ou fur la conftitution primitive de la fociété civile. . (V) Beaumanoir, Coutumes de Beauvoijis, c/i. 59 , 6- ks notes de Thomafliere , p. 4^7, D vj Conféquencss funeftes de eet ufa-  On em- ploie différentsmoyens pour 1'abolir, (> P-37>> §4 INTRO'ÖÜCTIOH. Les calamités qu'entrainoient ces hoftüités perpétuelles, rendirent le mal fi général & fi preffant, qu'on fentit enfin la néceflïté d'y chercher du remede. Les Princes tenterent par différents moyens , d'Öter aux Nobles ce funefte privilege qu'ils s'étoient arrogé. II n'y avoit point de Souverain qui ne fut intérefie a abolir une pratique qui rendoit prefque nulle fon autorité. Charlemagne défendit par une loi exprelfe les guerres particulieres, comme une ïnvention du diable pour détruire 1'orclre & Ie bonheur de la fociété (a) ; mais un feul regne , quelque vigoureux & quelque aétif qu'il fut, étoit trop court pour extirper un ufage fi folidement établi. Au-lieu de confirmer cette prohibition falutaire, les foibles fuccelTeurs de Charlemagne oferent a peine appliquer des palliatifs au mal. Ils déclarerent qu'il ne feroit permis k perfonne de commencer la guerre, qu'après avoir envoyé un défi formel aux parents  Introbuction, 85 & aux vaffaux de fon adverfaire; ils ordonnerent que lorfqu'un délit commis donneroit lieu a une guerre particuliere , Foffenfé feroit obligé de laiffer écouler quarante jours , avant que d'attaquer les vaffaux de 1'agreffeur; ils enjoignirent a tous les fujets de fufpendre leurs querelles perfonnelles , & de ceffer les hoftïlités dès que le Roi feroit engagé dans une guerre avec les ennemis de la nation. L'Eglife fe joignit au Magiffrat civil, & interpofa fon autorite pour anéantir une coutume fi oppofée a l'efprit du chriftianifme. Plufieurs Conciles publierent des décrets pour défendre les guerres particulieres, & lancerent les anathêmes les plus féveres contre quiconque oferoit troubler la paix de la fociété, en réclamant ou en exercant ce droit barbare. On fut obligé d'invoquer Ie fecours de la religion, pour combattre & pour adoucir la férocité des moeurs. Différentes perfonnes affurerent que le Tout-Puiffant leur avoit fait connoitre par des vifions & des révélations, qu'il défapprouvoit eet efprit de vwgean-  86 Introduction. ce, qui armoit une partie du genrehumain contre 1'autre. On fomrna les hommes, au nom de Dieu, de remettre 1'épée dans le fourreau , & de refpeéier les liens facrés qui les unilToient comme Chrétiens & comme membres de la même fociété. Mais cette réunion de la puiffance civile &c de 1'autorité eccléfiaftique , quoique fortifiée encore par tout ce qui pouvoit en impofer a l'efprit crédule de ces fiecles barbares, ne produifit cependant d'autre effet que des ceffations momentanées d'hoftilités & des fufpenfions d'armes pendant certains jours &c certaines faifons confacrées aux acfes de piété les plus folemnels. Les Nobles continuerent a foutenir leur dangereux privilege; ils refuferent d'obéir a quelquet-unes des loix qui avoient été fakes pour Pabolir ou le limiter, & en éluderent d'autres; ils préfenterent des requêtes, fïrent des repréfentations; enfin, ils difputerent pour la confervation du droit de faire la guerre particuliere , comme pour la diftinÉtion la plus éclatante tk. la plus honorable  Introduction. 87 de leur ordre. On voit que jufques dans le quatorzieme iïecle, des Nobles de différentes Provinces de France, réclamoient encore Pancienne méthode de terminer leurs différends par Pépée , & refufoient de fe foumettre a ladécifion juridique des tribunaux. Ce n'efi pas tant a Pempire des loix & des ftatuts qu'il faut attribuer 1'extincfion entiere de eet ufage, qu'a 1'accroiffement fucceflif de 1'autorité royale, & aux progrès infenfibles de la raifon & des lumieres , qui ont donné des notions plus juft.es des principes du gouvernement , de 1'ordre, & de la füreté publique. (XXI.) II. La forme de procédure par Ie combat judiciaire , étoit une autre coutume abfurde dont 1'abolition contribua fenfïblement & introduire une police réguliere, qui piit affurer a la fois 1'ordre public, & la tranquillité particuliere. Suivant le droit de la guerre privée, le fort des armes décidoit plufieurs des conteftations qui s'élevoient entre les individus , comme les querelles qui s'éleyent entre les nations; les procé- La prohibition du combat judiciairecontribué a perfedHonner 1'adminiftrationde la juftice.  Défaut dans les procédures judiciaires. 88 I N T R O 0 U C T I O K. dures par le eombat judiciaire , qui s'étoit enfuite introduit dans tous les, pays de 1'Europe , avoient banni toute équité des tribunaux, & n'etabliffoient que la force & le hafard pour feule regie des jugements. Cbez les nations civilifées , tous les engagements ou contrats de quelque importance fe faifoient par écrit; la repréfemation de Pafte fuffifoit enfuite pour établir le fait, & pour déterminer avec précifion ce qui avoit été ffipulé pour chacune des parties contraftantes. Mais chez un peuple ignorant & grofïïer , oü il étoit fi rare de favoir lire &c écrire qu'il fuffifoit de pofféder ces deux talentspour mériter le nom de clerc ou favant, on n'écrivoit guere que les traités que les Princes faifoient entr'eux, les privileges & les chartes qu'ils accordoient a leurs fajets , ou des aft es particuliers de la plus grande conféquence par leur nature & leurs effets. La plupart des affaires de la vie commune ne fe traitoient que par des promeffes verbales. Ainfi , dans un grand nombre de procés civils , non-feulement il  INTRODU C, T I O N. 89 étoit difficile de trouver des preuves fuffifantes pour fixer les prétentions réciproques des parties, mais encore la fraude 6c le menfonge étoient encouragés par 1'efpérance prefque certaine de 1'impunité. L'embarras n'étoit pas moins grand dans les caufes criminelles, oü ils s'agiffoit de vérifier un fait, ou de détruire une accufation. Des nations barbares n'avoient guere d'idée de la nature 8c des effets de la preuve légale. Comment définir avec précifion 1'efpece de témoignage qu'un juge doit chercher? comment déterminer quand il doit infifter fur des preuves pofitives, 6c quand il peut fe contenter des preuves tirées des circonftances ? comment comparer le rapport de plufieurs témoins qui fe confredifent, 6c fïxer le degré de confïance que chacun d'eux mérite.? C'étoient-la des difcuffions trop fubtiles 8c trop compliquées pour la jurifprudence de ces fiecles de ténebres. Ce fut pour éluder ces difficultés, qu'on introduifit dans les tribunaux une forme de procédure plus fimple, 6c pour les affaires civilefi  90 ï N T R O 1) U C T I O N. êc pour les caufes criminelles. Dans tous les cas oü Ia notoriété du fait ne préfentoit pas la preuve la plus claire & la plus directe, 1'accufé ou celui contre qui on intentoit adtion, étoit appellé légalement, ou s'offroit de lui-même a fe purger par ferment de Timputation formée contre lui; &c s'il déclaroit par ferment fon innocence , il étoit abfous fur le champ (a). Cet abfurde ufage n'étoit propre qu'a afïïirer a la fraude le fecret & 1'impunité , en rendant la tentation du parjure fi puiffante , qu'il n'étoit pas aifé d'y réiifter. On éprouva bientöt les dangereux effets qui rélultoient néceffairement d'une femblable coutume ; ik pour les prévenir, les loix ordonnerent que les ferments feroient adminiltrés avec la plus grande folemnité tk avec les circonftances les plus propres k infpirer aux hommes un faint refpeót, ou du moins (a) Leg. Burgund. tit. 8 6» 45. Leg. AIemand, tit. 89, Leg. Baifvar , tit. 8t  Introduction. 91 une terreur fuperffitieufe (a). Ce moyen fut d'un foible fecours. On fe familiarifa bientöt avec ces cérémonies , qui en impoferent d'abord a 1'imagination , mais dont 1'effet s'affoiblit infenfiblement par 1'habitude. Ceux qui ne craignoient pas d'outrager Ia vérité , ne pouvoient être long-temps retenus par 1'appareil d'un ferment. Les légiflateurs ne tarderent pas a s'en appercevoir, & ils chercherent un nouvel expédient pour rendre plus certaine & plus fatisfaifante la preuve par ferment. Ils exigerent que 1'accufé comparüt avec un certain nombre d'hommes libres, fes voifins ou fes parents, qui donneroient plus de poids au ferment, en jurant eux-mêmes qu'ils croyoient tout ce que 1'accufé avoit affirmé. Ces efpeces de témoins étoient appellés Compurgateurs , leur nombre varioit felon 1'importance de 1'objet qui étoit en litige , ou la nature du crime dont un homme étoit accufé (£). Dans certains cas, il ne (a) Du Cange, glojf. voc. Juramentum» vol. 3 , p. 1607 , édit. Benediil. {I) Du Cange , 'Md. vol. 3 , p. 1599,  Introduction. fallpit pas moins que le concours de trois cents de ces témoins auxiliaires, pour faire acquitter 1'accufé (a). Mais ce moyen ne produifit point 1'erTet qu'on en attendoit. II a régné e» Europe pendant plufieurs fiecles un principe de point d'honneur , qui ne permettoit pas a un homme d'abandonner, dans aucun cas, Ie chef auquel il s'étoit attaché, ou les per* fonnes auxquelles il étoit uni par les liens du fang. Quiconque étoit alors aifez hardi pour enfreindre les loix, étoit fur de trouver des adhérents entiérement dévoués , tout prêts a le défendre & a le fervir de la maniere qui lui conviendroit le mieux. La formalité d appeller des compurgateurs , n'orfroit donc qu'une fitreté apparente & non réelle, contre le menfonge & le parjure ; & tant que les tribunaux continuerent de s'en rapporter, fur chacun des 6iits conteftés, au ferment du dé» fendeur, ils rendirent des jugements dont Tiniquité étoit li évidente , ( avec un égal emprelfement. Ce n'tTome I. E  9§ I N -*T R O D V C T I O N. toit pa's feulement des points de fait incertains ou conteftés, mais encore des queftions de droit générales &c abftraites , qu'on foumettoit a la décifion du combat; & cette méthode étoit regardée comme un moyen de découvrir la vérité, plus noble & en même-temps moins incertain que la voie de la difcuffion & du raifonnement. Les parties intéreiTées, dont les efprits pouvoieut être animés & aigris par la chaleur de la contradicfion, n'étoient pas feules autorifées a défier leur antagonifte, & a le fommer de foutenir fon accufation, ou de prouver fon innocence 1'épée a la main; les témoins, qui n'avoient aucun intérêt au fonds de Paffaire , & qui étoient appellés pour déclarer la vérité , en vertu même des loix qui auroient du les protéger, les témoins étoient également expofés avi danger du dén", & également obligés de foutenir par la voie des armes, la vérité de leurs dépofitions. Mais ce qui mettoit Ie comble a 1'abfurdité de cette jurifprudence militaire, c'eft que Ie caracf ere de juge ne mettoit pas a 1'abri  Introduction. 99 de cette violence. Lorfqu'unjugeétoit fur le point d'expofer fon opinion , chacune des parties pouvoit 1'interrompre , 1'accufer de corruption & d'iniquité dans les termes les plus injurieux, lui jetter le gantelet, & le défier de défendre en champ clos fon intégrité ; il ne pouvoit pas fans fe déshonorer, refufer d'accepter le -dén*, & de paroitre dans la hce avec fon adverfaire. Ainfi le combat judiciaire s'etendant par degrés comme les autres abus, fut bientöt mis en ufage par des perfonnes de tous les rangs, & prefque dans tous les cas litigieux. Les Eccléfiaftiques, les femmes, les enfants mineurs , les vieillards & les infïrmes, qu'on ne pouvoit ni avec juftice , ni avec décence , forcer k prendre les armes & a foutenir euxmêmes leur propre caufe, étoient obligés de produire des champions, qui , par affection ou par intérêt, s'engageoient a combattre k leur place. II étoit naturel qu'on revêtit de beaucoup de cérémonies une action qui étoit confidérée , & comme un appel dired a Dieu , & comE ij Le combat |udiciaire devientuniverfel.  Pern'icieux cftets de eet ufage. (. (^)Ordonn. des Rois, torn. I, p. i&. E iv  104 IN T R O 1) ü C T I O N. te &c étoient fi fortement attachés a lancienne pratique des combats que ce Monarque n'ofa pas étendre cette mnovation a tout le Royaiime Cependant quelques Barons adopterent volontairement fes ordonnances Les tnbunaux de juftice fe déclarerent contre cette forme barbare de jugements, & s'occuperent en toute occafion a en décréditer la pratique, Mais les Nobles attachoient tant tfhonneur a ne fe repofer que fur leur courage, de la füreté de leurs, perfonnes & de leurs biens, ils s'éieverent avec tant de chaleur contre la révocation de ce privilege particulier de leur corps , que les iucceffeurs de Saint Louis ne pouvant foumettre par 1'autorité ces fujets trop- puilfants, & craignant même de les offenfer , furent oblioés non-feulement de tolérer, mais encore d'autorifer le même ufage que ce Roi avoit projetté d'abolir (a) En d'aurres pays de 1'Europe, les Robles ne montrerent pas moins de («O Ordónn. tom. i y p. 328 .390. jf;  Introduction. io-j vigueur 8c d'oplniatreté a défendre Ia coutume établie , 8c arracherent a leurs Souveraips de femblables concefïïons fur eet objet. Cependant tous les Princes qui montrerent de Ia fermeté 8c des talents, ne perdirent jamais de vue eet objet de politique , 8c rendirent fucceffivement plufieurs édits pour fupprimer le combat judiciaire ; mais Pobfervatiort qu'on a faite plus haut fur le prétendu droit des guerres particulieres , eft également applicable a Ia pratique de ce combat. Jamais une fimple promulgation de loix 8c de réglements, ne fuffit pour détruire un ufage , quelqu'abfurde qu'il foit, s'il eft établi depuis long-temps, 8c s'il tire fa force des moeurs 8c des préjugés du fiecle même oü il eft établi. II faut que les opinions dit peuple changent, 8c qu'il s'introduife dans 1'Etat quelque nouvelle force capable de balaneer 8c de vaincre la force qui foutient eet ufage.. Ce fut aulli un changement ferablable qui fe fit en Europe , lorfque les; Iumieres commencerent a pénétrer par degrés dans les efprits, 8c que E v  io6 Introduction. la fociété fe perfeftionna. A mefure que les Princes étendirent leur autorité & leurs droits , il fe forma Une nouvelle puiffance intéreffée a détruire tous les ufages favorables, a 1'indépendance des Nobles. Le ehoc de ces, forces oppofées fubfifta pendant plufieurs fieclès : quelquefois les nouveaux principes & les nouvelles loix paroiffoient faire des> progrès ; mais les anciennes coutumes reprenoient enfuite de la vigueur; & quoique 1'ufage du combat judiciaire devïnt en général; moins fréquent de jour en jour, cependant on en trouve encore des exemples jufqu'au feizieme fiecle,. dans les hifïoires de France & d'Angleterre. A mefure qu'il s'affoibliffoit, Padminiftration de la juftice prenoit une forme plus réguliere, les procédures des tribunaux étoient réglées par des loix fixes & connues, don» 1'étyde fit un objet effentiel de 1'attention desjuges; & lorfque cette caufe principale de la férocité des moeurs fut entiérement anéantie , on vit les peuples d'Europe marcher a grands pas vers la civilifation & la  Intro duction. 107 politeffe qui les diftinguent aujourd'hui. (XXII.) Une autre opération non moins importante que celle dont je viens de parler, contribua beaucoup aulTi a établir plus de regie, d'accord & de vigueur dans 1'adminiftration de la juftice : ce fut la permiflïon d'appeller aux tribunaux du Roi , des fentences rendues par les tribunaux des Barons. De toutes les entreprifes que les Nobles , dans les Gouvernements féodaux, oferent tenter fur les droits des Souverains, la plus extraordinaire fut de s'arroger le droit de rendre Ia juftice dans toute Fétendue de leurs domaines, & de juger en dernier relfort toutes les caufes civiles &c criminelles. Dans d'autres nations, on a vu des fujets lutter contre leur Prince , & chercher a étendre leur pouvoir & leurs droits ; mais on ne trouve rien , dans 1'hiftoire de ces débats , de femblable au droit que prétendirent les Barons féodaux , & qu'ils parvinrent a obtenir. II faut qu'il y ait eu dans leur efprit & leurs mceurs, quelque fingularité remarquable qui leur E vj Le privilege d'appeler des tribunaux dts Barons a ceux du Roi, concourut a perfedtjonner 1'adminiftrationde la juftice. Origine de la jurifdict'ion inde-  pensante oe Ia no-^ kleffe. 108 Introb'ügtion. ait infpiré cette idéé, & les ait excités a foutenir une prétention fi: extraordinaire. Chez les peuples barbares qui conquirent les différentesProvinces de I'Empire Romain , & y fonderent de nouveaux Etats , Ie: fentiment de la vengeance étoit une' pafiion trop violente pour fouffrir aucun frein ; elle n'auroit pu être réprimée que foiblement par 1'autorité des loix. On a dé-ja obfervé* qu'une perfonne offenfée fe réfervoit II droit de pourfuivre fon ennemi, de le punir elle-même, den rirer a. fon gré la vengeance la plus cruelle, ou d'accepter une compenfation. pour 1'injure ou le dommage qu'elle avoit fouffert. Mais tant que ces peuples farouches continueren! d'être lesïeuls juges dans leur propre caufe,. leurs haines furent éternelles & implacables, ils ne mirent des bornes ni a la violence, ni a la durée de ieur reffentiment. Les excès qui en réfidterent étoient fi incompatibles avec la tranquillité & le bon ordre de la fociété, qu'on fut enfin obligé d'y chercher quelque remede. D'abord il intervint dans les querelles  Introdüctio n. i©9 des médiateurs, qui, par des raifons ou par des prieres, déterminoient ï'offenfé a recevoir de 1'agreffeur un dédommagement , & a renoncer h toute pourfuite ultérieure. Mais ces médiateurs qui n'avoient ni autorité légale ni lupériorité de rang, ne pouvoient obtenir qu'une foumiffion purement volontaire; on fentit bientöt la néceflité de nommer des juges , &C de leur donner une force fuffifante pour faire exécuter leurs décifions. Des peuples guerriers devoient naturellement confier eet important emploi au chef auquel ils étoient accoutumés k obéir, dont ils eftimoient le courage , &c refpectoien* 1'intégrité ; ainfi chaque chef dut être le commandant de fa tribir en temps de guerre, & fon juge en temps de paix. Chaque Baron conduifit fes valfaux au champ de bataille , & leur adminiftra la juftice dans fon chateau. La fierté de ces vaffaux n'auroit pas voulu reconnoïtre une autre autorité, ni fe foumettre a une autre jurifdiction. Mais dans les temps de trouble & de défordre, on ne pouvoit exercer la  Progrès & fuites periiicieules de ce privilege- ïio Introduction. fonction de jage, fans fe foumettre * beaucoup d'embarras, & fans courir même du danger; perfonne n'ofoit fe charger de eet emploi, a moins qu'il n'eüt affez de pouvoir pour protéger une des parties contre la violence du reffentiment perfonnel, & pour forcer 1'autre a fe contenter de la réparation qui feroit fixée felon la nature de 1'ofFenfe. Ce fut par cette confidération que les juges, indépendamment de la fomme qu'ils affignoient en dédommagement pour la perfonne ou la familie offenfée, impofoient encore une certaine fomme comme un falaire de leurs propres peines; &c dans tous les gouvernements féodaux , cette derniere taxe pécuniaire n'a pas été fixée avec moins de précifion que la premiere, ni exigée avec moins de févérité. Ainfi par 1'effet naturel d'un concours de circonflances, particulieres aux mceurs & a 1'état politique des nations foumifes au gouvernement féodal, les jurifdicfions territoriales non-feulement s'établirent dans chaque Royaume , mais encore les Ba-  Introduction. iiï rons trouverent dans leur propre intérêt, autant que dans leur ambition, un puiffant motif pour chercher a maintenir & è. étendre 1'influence de eet établilTement. Ce n'étoit pas par un fimple point d'honneur que les Nobles feudataires fe réfervoient le droit de rendre la juf» tice a leurs vaffaux ; Fexercicede ce droit formoit une branche confidérable de leur revenu; fouvent même fans les émoluments qu'ils en retiroient, ils n'auroient pas été en état de foutenir leur dignité : il n'efi donc pas étonnant qu'ils ayent toujours mis beaucoup de chaleur & de fermeté a défendre un privilege li important. II réfulta cependant de cette inftitution, que chaque Royaume d'Eufope fut divifé en autant de Principautés difiinctes qu'il y avoit de Barons puilfants. Leurs valfaux , foit dans la paix, foit dans la guerre, ne connoilfoient guere d'autre autorité que celle de leur Seigneur fuzerain ; ils ne recevoient d'ordre que de lui, & ne pouvoient être cités qu'a fes tribunaux de juftice. Les  ii2 Introduction. Üens qui uniffoient enfemble ces affo* ciations particulieres, fe refferroient & fe fortifïoienf de jour en jour ; ceux qui formoient I'union générale , fe relacherent dans Ia même proportion , ou même fe rompirent. Les Nobles s'occuperent a combiner des réglements qui tendoient a confïrmer & a perpétuer leur privilege. -Afin de détruire jufqu'a la moindre apparence de fubordination de la part de leurs tribunaux a 1 egard de ceux de la Couronne, ils forcerent les Souverains a défendre a tous les juges royaux d'entrer fur Ie territoire des Seigneurs, & d'y exercer aucun acte de jurifdiöion; fi, par méprife ou par un efprit d'ufurpation, quelque juge Royal s'avifoit d'étendre fon autorité fur les vaffaux d'un Baron , ces vaffaux n'avoient qu'a alléguer leur privilege d'exernption; le Seigneur de qui ils relevoient, étoit non-feulement autorifé a les réclamer, mais avoit encore droit d'exiger une réparation folemnelle de 1'affrontqui lui avoit été fait. La jurifdiction des juges Royaux ne s'étendoit guere au-dela des bornes étroites  Introduction. 113 du domaine de la Couronne. Ainfi, au-lieti de la fubordination réguliere qui auroit dü régner entre différent' tribunaux foumis a 1'autorité de< mêmes loix générales , qui devoienl faire la regie de leurs décifions , on vit dans chaque Royaume féodal mille tribunaux indépendants, dont les pratiques étoient réglées par des coutumes locales & des formes contradicloires. Les conflits de jurifdidion qui s'élevoient entr'eux, retardoient fouvent 1'exécution des loix. Une jurifprudence fi arbitraire , fi contradief oire , fi capricieufe, ne permettoit de porter dans Padminiftration de la juftice, ni exaditude, ni uniformité. Tous les Souverains avoient bien fenti 1'importance des atteintes portées k leur jurifdidion ; mais ils voyoient avec peine combien il étoit dirïïcile d'y remédier. Les Nobles étoient fi puiffants, qu'on ne pouvoit fans témérité tenter de les dépouiller a force ouverte des droits qu'ils avoient ufurpés. Ce n'étoit que par des voies lentes & détournées, que les Rois pouvoient parvenir a re- Moyer* employés pour limiter les jurifdi£lion3des Nobles  ii4 Introduction. couvrer ce qu'ils avoient perdu. Les moyens différents qu'ils employerent pour eet effet, méritent d'être remarqués , paree qu'ils font voir les progrès de la jurifprudence dans les divers Etats de 1'Europe. Les Princes s'occuperent d'abord k limiter la jurifdiction des Barons, en ne leur permettant de connoitre que des affaires de peu d'importance, 6c en réfervant au jugement de jurifdictions royales, celles qui feroient plus confidérables, 6c qui furent défignées par les noms de Plaids de la Couronne , ou de Caufts royales. Ce nouveau réglement ne tomba que fur les Barons d'un rang inférieur : les plus puiffants d'entre les Nobles n'eurent garde de foufcrire k cette diftinction; 6c non feulement ils prétendirent avoir une jurifdiction illimitée, mais encore ils obligerent leurs Souverains a leur accorder des chartes, par lefquelles ce privilege étoit reconnu 6c confirmé dans la forme la plus expreffe 6c la plus folemnelle. Cependant cette première tentative des Rois produifit quelques bons effets, & en prépara de plus impor-  ÏNTROBUCTION. 11 5 tants; elle ffxa Fattention du public iVir une jurifdiction diftincte de celle des Barons. On s'accoutuma k voir les prétentions de fupériorité que Ia Couronne s'attribuoit fur les juftices territoriales ; & les vaffaux opprimes par leur Seigneur , apprirent a regarder leur Souverain comme leur proteéteur. Cette difpofition des efprits facilita 1'ufage des appels , par lefquels les Princes foumirent a la révifion des juges royaux, les fentences des tribunaux des Barons. Tant que le combat judiciaire fubfïfta dans toute fa force, toute affaire décidée par cette forme de procédure , ne pouvoit plus être évoquée k un autre tribunal. On en avoit appellé au jugementde Dieu même , &c fa volonté étoit manifeftée par Piffue du combat; il y auroit eu de Fimpiété k révoquer en doute Féquité de cette fentence divine. Mais dès que cette barbare coutume devint moins univerfelle & moins fréquente , les Princes encouragerent les vaffaux des Barons, k appelier aux juftices royales , lorfqiPils auroient a fe plaindre de leurs juflices particu-  116 Introduction. Jieres. Ce moyen ne s'établit cependant que lentement &c par degrés; les premiers exemples d'appel furent fondés fur des refus ou des délais de üiftice , de la part des tribunaux des Barons ; & comme ces appels étoient autorifés par les principes même de fubordination qu'établilfoit le fyftême féodal, les Nobles ne purent s'oppofer que foiblement a Pintroduction de eet ufage. Mais quand a ces appels, on en vit fuccéder d'autres , mbtivés fur Finjuftice de la première fentence, les Nobles commencerent alors a fentir que fi cette innovation devenoit générale , il ne leur refieroit plus que Fombre feule du pouvoir , 6c que toute 1'autorité de jurifdiction réfi'dèroit réellement dans les tribunaux qui auroient Ie droit de révifion. Auffi-töt Fallarme fe répandit parmi les Barons ; ils fïrent des repréfentations contre cette prétendue ufurpation, &défendirent avec autant d'ardeur que de fierté, leurs anciens privileges : mais dans plufieurs Royaumes d'Europe , les Souverains pourfuivirent leur plan avec fageffe Sc avec fermeté. II eft  Introduction. 117 vrai qu'en certaines circonltances, ils ont été forcés de fufpendre leurs opérations, & de paroïtre même fe défiiïer de leurs prétentions , lorfqu'ils voyoient fe former contr'eux une ligue trop puilfante, a laquelle ils n'étoient pas en état'de réfifler; mais on les a vus enfuite reprendre Pexécution de ce fyltême , & la preffer avec vigueur , dès que la réfiftance des Nobles le relachoit ou devenoit moins redoutables. Les jultices royales dans le commenceme-nt n'avoient point de rélïdence conftante, ni de temps fixe pour la tenue de leurs alfemblées : les Princes fixerent a chacune un lieu & un temps de Pannée pour exercer leur jurifdiftion ; ils s'attacherent a choifir des niges plus éclairés & plus habiles que ceux qui pféfidöient aux tribunaux des Barons; a donner plus de dignité a leur emploi, & plus d'éclat a leurs alfemblées. Ils chercherent les moyens de mettre plus de régularité dans la forme des procédures, plus d'accord & de fuite dans les jugements. Toutes ces attentions ne pouvoient manquer de pro-  si8 Introduction. eurer aux tribunaux de la Couronne, la confiance & la vénération publique. Le peuple abandonnant les jurifdittions partiales des Barons, s'empreflbient de porter leurs objets de conteftation fous les yeux plus penetrants &c moins corrompus des juges que le Souverain avoit choifis pour adminiftrer la juftice en fon nom. Les Rois devinrent donc encore une fois les chefs de la communauté , &c reprirent le droit de rendre la juftice a leurs fujets. Dans quelques Royaumes , les Barons abandonnerent 1'exercice de leur jurifdicfion , paree qu'elle étoit tornbée dans le mépris ; en d'autres Etats, les jurifdictions territoriales furent reftreintes par des réglements qui en prévenoient les abus, ou furent entiérement abolies par des ordonnances exprefles. Ainll Fadminiftration de la juftice découlant alors d'une fource unique , & n'ayant qu'une feule diredtion, prit dans les différents pays un cours plus réglé, plus uniforme, & en même-temps plus rapide. (XXIII.) Les formes &c les principes du  Introduction. 119 droit canonique , qui étoient devenus refpectables par leur'influence dans les tribunaux eccléfiaftiques, ne contribuerent pas peu k avancer les progrès de la jurifprudence. Si 1'on confldere le droit canonique fous un point de vue purement politique , foit comme un fyftême combine pour faciliter au Clergé 1'ufurpation d'une puiffance & d'une jurifdiétion , aufli oppofées k la nature de fes fondions, qu'incompatible avec la police du gouvernement; foit comme le principal inftrument de 1'ambition des Papes , ambition qui, pendant plufieurs fiecles, a ébranlé les trönes , & a failli d'envahir les Hbertés de toüte 1'Europe, on doit le regarder comme un des plans les plus formidables qu'on ait jamais formés contre le bonheur de la fociété civile. Mais fi nous ne 1'envifageons que comme un code de loix relatives aux droits & aux propriétés des individus , tk fi nous ne faifons attention qu'aux effets civils qui en réfultent, nous en jugerons bien différemment & d'une maniere bien plus favorable. Dans les fiecles d'i- Progrcs des ulur-  pations ec- cléfiafU- ques. i io Introduction. gnorance & de crédulité, les Miniftres de la Religion font les objets d'une vénération fuperftitieufe. Lorfque les barbares qui inonderent I'Empire Romain , commencerent a embraffer la Religion Chrétienne, ils virent que les Eccléfiaftiques jouiffoient d'un pouvoir fort étendu , & ils furent naturellement difpofés a rendre a ces nouveaux guides le refpect & la profonde foumiffion qu'ils étoient accoutumés d'avoir pour les Prêtres de la Religion qu'ils avoient abandonnée. Ils regarderent leurs perfonnes comme auffi facrées que leurs foncfions; & ils auroient trouvé de 1'impiété a prétendre les foumettre a la profane jurifdiction des laïques. Les Eccléfiaftiques ne négligerent pas de profiter des avantages que leur préfentoit la ftupidité des peuples. Ils établirent des tribunaux , auxquels ils firent reflbrtir toutes les difcufïions qui concernoient leur caracfere , leurs fonftions & leurs biens. Ils entreprirent 6c vinrent a bout de s'affranchir prefque entiérement de 1'autorité des juges civils. Bientöt fous différents prétextes,  Introduction. 121 prétextes, & par des artifices multipliés, ils communiquerent ce privilege a tant de perfonnes, & étendirent leur jurifdiction fur un fi grand nombre de cas, que la plus grande partie des objets de litige furent réfervés a la connoiffance feule des tribunaux eccléfiaftiques. Pour difpofer les laïques a fouffrir fans murmures & fans réfiftance ces ufurpations, il étoit néceffaire de leur perfuader que la jurifdiction eccléfiaftique rendroit plus parfaite Padminiftration de la juftice, & cela n'étoit pas difficile dans un temps oh Ie clergé ofoit tout tenter fans danger & prefque fans obftacles. Le peu de lumieres qui fervoit a guider les hommes dans ces fiecles de ténebres, étoit en dépot cfoez les Eccléfiaftiques ; eux feuls étoient accoutumés a lire, a raifonner, è réfléchir , a faire des recherches; ils poffédoient feuls les reftes de la jurifprudence ancienne , qui s'étoient confervés, foit par la tradition, foit dans les livres échappés aux ravages des barbares. Ce fut fur les maximes de cetancien fyftême, qu'ils formerent un Tornt I. F Le plan de la jurilpiudence eccléfiaftiqueétoit plus parfait que celui de la jurifprudence ciyile.  122 I N Ï R O D V C T I O N. code de loix conformes aux grands principes de 1'équité. Guidés par des regies conftantes 8c connues, ils fixerent les formes de leurs tribunaux, & mirent dans leurs jugements de 1'accord 8c de 1'unité : ils avoient d'ailleurs toute 1'autorité qui leur étoit néceflaire povir faire refpecfer leurs décrets ; 1'excommunrcation &' les autres cenfures eccléfiaftiques étoient des chatiments plus redoutables qu'aucun de ceux que les juges civils pouvoient infliger en exécution de leurs fentences. II n'eft donc pas furprenant que la jurifprudence eccléfiaftique fut devenue 1'objet de 1'admiration & du refpect des peuples , & que 1'exemption de la jurifdiction civiie fut follicitée comme un privilege, & accordée comme une faveur. II n'eft pas furprenant qu'aux yeux mêmes d'un peuple ignorant 8c groffier, les principes du droit canonique ayent paru plus équitables que cette jurifprudence informe qui régloit toutes les procédures dans les tribunaux civils. Suivant celle-ci, tous les différencls qui s'élevoient en-  Introduction. 123 tre les Barons, feterminoient, comme dans 1'état de nature, par la violence ; fuivant la loi canonique, toutes les conteftations étoient foumifes a la décifion de loix ffxes. L'une en permettant le combat judiciaire, établiffoit le hafard & la force pour arbitres du vrai & du faux, du jufle * &C de Finjufte; 1'autre en déeidoit par les principes de 1'équité & les rapports des témoins. Une erreur ou une injuftice dans une fentence prononcée par un Baron k qui appartenoit la jurifdiction féodale, ne pouvoit plus alors fe réparer , paree qu'on ne pouvoit en appeller a aucun tribunal fupérieur. La loi eccléfiaftique établit une gradation réguliere de tribunaux différents , auxquels une caufe pouvoit être fucceffivement portée au moyen des appels, jufqu'a ce qu'elle fut jugée définitivement par celui auquel 1'Eglife avoit attribué 1'autorité fuprême pour eet objet. Ainfi le génie & les principes du droit canonique difpoferent les efprits a approuver les trois grands changements dans la jurifprudence féodale, que je viens d'expo» F ij  3 I \ : < La culture du droit Romain contribué a répandre des idéés plus précifes fur la juftice & le gouvernement. ri4 Introduction. er. Mais ce ne font pas les feuls chanjements avantageux a Ia fociété, dont >n eft redevable a ce fyftême de oix. Plufieurs des réglements qu'on ■egarde aujourd'hui comme les bar■ieres de la füreté perfonnelle, ou :omme la fauve-garde des proprié:és particulieres , font contraires a 'efprit 8c aux principes de la juriforudence civile qui régna en Europe Dendant plufieurs fiecles, & ils ont ;té empruntés des regies & de la pratique des tribunaux eccléfiaftiques. Ce fut en obfervant la fageffe & 1'équité des jugements rendus par ces tribunaux, que les peuples commencerent k fentir la néceflité d'abandonner les jurifdictions militaires des Barons , ou de travailler k les réformer, (XXIV.) Une autre caufe coucourut avec celle que j'ai déja expofée, pour donner aux hommes des idéés plus juftes Sc plus étendues fur la nature du gouvernement 8c fur 1'adminiftration de la juftice : je veux parler de 1'étude & de la connoiffance du droit Romain. Parmi toutes les calamités qui fuivirent les inondations 8c les  Introduction. 125 ravages des barbares , une des plus déplorables fut le renverfement du fyftême de la jurifprudence Romaine , le plus fublime monument de la fageffe de ce grand peuple, formé pour fubjuguer & pour gouverner le monde. Les loix & les réglements d'un état civil étoient abfolument oppofés aux moeurs & aux idéés des guerriers farouch.es. du Nord. Ces réglements étoient fondés fur des objets abfolument étrangers a un peuple groffier, &C appropriés a un état de fociété qu'il ne pouvoit pas connoitre. Auffi par - tout oii les barbares s'établirent, la jurifprudence Romaine tomba bientöt dans 1'oubli,. & refta pendant plufieurs fiecles enfevelie fous le poids de ces inftitutions bifarres que les peuples d'Europe ont honorées du nom de loix. Vers le milieu du douzieme fiecle, on découvrit par hafard en Italië , un exemplaire des Pandeéfes de Juftinien. L'état politique de la fociété avoit déja fait alors de grands progrès , &c 1'expérience de plufieurs fieeles avoit étendu & rectifié les idéés des hommes fur eet objet; ils furent F üj Circonftan:es qui fïrent tomber dans 1'oubti le droit R.oraain.  Circonftan*es qui en ont favorifé la renaifiance. Bons effets que produit J'étude du droit Romain. i%6 Introduction. frappés d'admiration, en examinant ce fyftême de jurifprudence que leurs ancêtres n'auroient pu comprendre. Quoiqu'ils ne fuffent pas encore affez infiruits pour emprunter des anciens le goüt de la vraie philofophie & des fciences fpéculatives, & quoiqu'ils ne fuffent pas en état de fentir les beautés & 1'élégance de leurs compofitions littéraires , ils étoient cependant affez éclairés pour juger du mérite d'un fyftême de loix , oü tout ce qui intéreffe effentiellement Ie genre humain dans tous les ages , étoit fixé avec autant de fagacité que de juftice & de précifion. Les bommes de Lettres fe livrerent avec ardeur a 1'étude de cette nouvelle fcience; & peu d'années après la découverte des Pandecfes, on nomnia dans la plupart des Etats de 1'Europe , des profeffeurs de droit civil , chargés d'en donner des lecons publiques. L'étude & Pimitation d'un modele fi parfait, ne pouvoit manquer de produire les plus heureux effets. Les hommes n'avoient befoin que de connoitre des l,oix conftantes & gé-  Introduction. 117 nérales, pour en fentir toute ÜUtilitéj ils s'emprefferent de fixer les principes & les formes fur lefquels les tribunaux devoient régler leurs procédures & leurs jugements. Cette en* treprife fi importante pour le bien de la fociété, fut poulfée avec tant de zele & d'ardeur, qu'avant la fin du douzieme fiecle , la loi féodale fut réduite en un fyftême régulier; Ie code du droit canon fut étendu & difpofé dans une forme méthodique , &z les coutumes vagues &t ineertaines des différentes Provinces ou des Royaumes divers furent recueillies &c arrangées-avec- un ordre •&, Une exactitude qu'on ne devoit qu a la connoiffance de la jurifprudence Romaine. Dans quelques pays d'Europe, on adopta le droit Romain pour fervir de fupplément aux loix municipales; & tout les cas fur lefquels celles-ci n'avoient pas prononcé , étoient jugés. fuivant les principes du premier. Chez d'autres peit-. pies, les maximes auffi-bien que les. formes de la jurifprudence Romaine fe mêlerent & fe confondirent avec jes loix du pays, &C contribueren* F iv  jii Introduction. auffi , quoique d'une maniere moins fenfible , a y perfecfionner la légiflation. (XXV.) Ces divers perfectionnements dans le fyftême de jurifprudence Sc dans Padminiftration de la juftice , occafionnerent dans les mceurs, des changements d'une grande importance, & dont les effets s'étendirent fort Ioin. II en réfulta une diftinétion marquée dans les profeffions. Les hommes furent obligés de cultiver des talents divers, & de s'exercer a des occu* pations différentes, afin de fe mettre en état de remplir les différents «mplois qu'exigeoientlesbefoins multipliés de la fociété (a). Chez les peuples non-civilifés, il n'y a qu'une profeffion honorable : c'eft celle des armes. Toute 1'activité de l'efprit humain fe borne a acquérir la force & ï'adreffe qu'exigent les exercicesmilitaires. Les occiapations en temps de paix font fimples & en petit nombre ; & 1'on n'a pas befoin pour fe mettre en état de les remplir, de fui- (a) Dr. Fergufon , EJfai on the hijtory of tivil fociety , part. IV, feil, I.  Introduction. rzc? vre un plan d'éducation ou d'étude ; tel fut 1'état de 1'Europe pendant plufieurs fiecles. Tout Gentilhomme naiflbit foldat, 8c méprifoit toute autre occupation; il n'apprenoit d'autre fcience que celle de la guerre; fes exercices 8c fes amufements étoient des faits de prouelfe militaire. Le caractere même de juge, qui appartenoit aux Nobles feuls , ne demandoit pas des connoiflances plus étendues que celles que des foldats fans éducation pouvoient acquérir. Tout ce qu'un Baron regardoit comme néceffaire pour rendre la jufiice , fe réduifoit a recueillir quelques coutumes de tradition , que le temps avoit confirmées & rendues refpedtables, a fixer avec les formalitesrequifes lespréparatifs d'un combats, a en obferver 1'iflue, 8c a prononcer fi tout s'étoit palfé conformément aux loix des armes. Mais lorfqu'on eut fixé les formes des procédures légales, lorfqu'on eut rédigé par écrit & recueilli en un corps les regies qui devoient guider les jugements, la jurifprudence devint alors une fcience qu'on ne put F v Effets de ce, changement fur la fociété.  130 Introductio n. jacquérir que par un cours régulier d'études, &C par une longue expérience de la pratique des différents tribunaux. Les Nobles qui ne refpiroient que la guerre, & favoient a peine écrire, n'avoient ni le loilïr, ni le defir d'entreprendre un travail 15 pénible, & en même-temps fi étranger aux feules occupations qu'ils regardoient comme intéreffantes ou comme convenables a leur rang. Ils abandonnerent par degrés les places qu'ils avoient dans les Cours de juftice , oii leur ignorance les expofoit au mépris. Ils fe lafferent d'entendre des difcuffions d'affaires, qui devenoient trop compliquées pour qu'ils puffent en embraffer tous les détails. II fallut donc s'en rapporter a des perfonnes exercées par des études préliminaires & par la connoiffance des loix, non-feulement pour la décifion judiciaire des points qui formoient le fujet de la conteftation, mais encore pour la conduite des opérations & des procédures qu'exigeoit rinltruction du procés. Une claffe d'hommes a qui tous les citoyens étoient obligés d'avoir fans  IntrodtJction. 131 ceffe recours pour avoir leur avis fur les objets les plus intéreffants, Sc dont les oplnions décidoient de la fortune, de 1'honneur Sc de la vie , ne pouvoit manquer d'acquérir bientöt de la confidération Sc de 1'influence dans la fociété. Ils obtinrent les honneurs qui avoient été regardés jufques-la comme les récompenfes propres des talents 8c des fervices militaires. On leur confia des emplois diltingués par la dignité Sc la puiffance qui y étoient attachées. II s'éleva ainfi parmi les laïques, une nouvelle profeffion honorable , qui n'étoit pas celle des armes. Les fonctions de la vie civile mériterent Pattention du public, Sc 1'on cultiva les talents néceffaires pour les bien remplir. Une nouvelle route s'ouyrit a 1'émulation des citoyens, Sc les conduifit a la richeffe Sc aux honneurs. Les arts Sc les vertus de Ia paix furent mis a leur place, Sc recurent les récompenfes qui leur étoient dues. (XXVI). Tandis que ces changements, fi importants pour 1'état de la fociété & pour 1'adminiflration de la jufF vj L'efprit do Chevakrie fait naïtre des idees  plus grandes & des moeurs plus généreules. Origine de la Chevale- rie. 131 Introduction. tice , s'établiffoient par degrés err Europe, la Nobleffe commencoit a prendre des idees plus grandes & des fentiments plus généreux ; ce fut un effet de l'efprit de la chevalerie v qu'on ne regarde ordinairement que comme une inftitution bizarre, nee du caprice , & comme une fource d'extravaganees, mais qui étoit le produit naturel des circonftances oü fe trouvoit la fociété, Sc qui contribua puiffamment a polir les mceurs des nations de 1'Europe. Le gouvernement féodal étoit un état perpétuel de guerre, de rapine &c d'anarchie, dans lequel les hommes foibles & défarmés étoient fans ceffe expofés aux infultes de 1'infolence & de la force. Le même efprit guerrier qui avoit engagé tant de Gentilshommes è prendre les armes pour la défenfe des pélerins opprimés dans la Paleftine, en exita d'autres a fe déclarer les protecteurs & les vengeurs de l'innocence, opprimée en Europe; ce fut le feul objet digne d'exercer le courage & 1'activité de ces nobles aventuriers, lorfque l'en= tiere réduclion de la Terre-Sainte  Introduction. iji fous la domination des infideles , eut mis fin aux expéditions des croifades. Réprimer 1'infolence des opprefleurs puilfants , fecourir les malheureux, délivrer les captifs, protéger ou venger les femmes, les orphelins , les Eccléfiaftiques , & tous. ceux qui ne pouvoient pas prendre les armes pour lë défendre eux-mêmes; enfin, redreffer lestörts & réformer les abus ; telles étoient les occüpations les plus dignes d'exercer leur valeur & leur vertu. L'humanité, Ia bravoure , la juftice & 1'honneur étoient les qualités diftindtives de la chevalerie, qualités que la religion, qui fe mêloit a toutes les inftitutions & a toutes les pafiions de ce tempsla, exaltoit encore par un mélange d'enthoüfiafme, & qu'elle portoit jufqu'a eet excès romanefque qui nous etonne aujourd'hui. On fe préparoit alors a la chevalerie par des exercices longs & pénibles; & 1'on y étoit admis avec des folemnités oii il entroit autant de pompe que de dévotion. II n'y avoit point de Noble qui ne follicitat 1'honneur d'être fait Chevalier. C'étoit une diftincf ion  I Heureux effets de cette inuitutïon. « t e »34 Introduction, qui paroiüoit en quelque forte fupérieure a la Royauté; '& les Souverains fe faifoient gloire de Ia recevoir des mains d'un fimple Gentilhomme. Cette fmguliere infiitution, oh la valeur, la galanterie & la religion fe confondirent d'une maniere fi étrangere, étoit merreilleufement appropriée au goüt & au génie d'une Nobleffe guerriere; & fes effets fur les mceurs fe manifefïerent bientöt de la maniere la plus fenfible. La guerre fe fit avec moins de férocité, lorfque l'humanité devint, autant que Ie courage, 1'ornement de la Chevalerie. Les mceurs fe polirent & ('adoucirent , lorfque la courtoifie ut regardée comme la vertu la plus nmable d'un Chevalier. La violence 1'oppreffion produifirent moins l'excès, lorfqu'on fe fit un mérite k. un devoir de les prévenir ou de es punir. Le refpedt le plus fcrnpueux pour la vérité , & I'exadtitude a plus religieufe a remplir tous fes ngagemenfs, formerent le caradfere iflindtif d'un Gentilhomme , paree ue la Chevalerie étoit regardée  Introduction. 135 comme 1 ecole de 1'honneur, & qu'elle exigeoit a eet égard la plus grande délicateffe. L'admiration que mérltoient ces qualités brillantes, jointe aux diftinftions & aux prérogatives que la Chevalerie obtint dans toutes les parties de 1'Europe, putinfpirer quelquefois a des efprits ardents, une forte de fanatifme militaire, qui les porta a des entreprifes extravagantes; mais elle contribua toujours a graver profondément dans les ames , les principes de 1'honneur & de la générofité. Ces principes étoient fortiüés d'ailleurs par-tout ce qui peut affeder les fens & toucher le cceur. Les romanefques exploits de ces Chevaliers errants, qui couroient le monde a la quête des aventures, font affez connus, & ont été juftement 1'objet de la fatyre & du ridicule; mais on n'a pas affez obfervé les effets politiques & permanents de la Chevalerie. Ceft peut-être a cette fmguliere inflitution , en apparence fi peu utile au bonheur du genre humain, qu'on doit en grande partie & les raffinements de la galante-  136 Introduction. rie, & les délicateffes du point d^honneur, & cette humanité qui vient fe mêler quelquefois aux horreurs de la guerre; ce font-Ia les trois traits les. plus frappants qui diftinguent les mceurs modernes des mceurs anciennes. Pendant le douzieme, Ie treizieme , Ie quatorzieme & Ie quinzieme fiecles, les fentiments que la Chevalerie infpira, eurent une influence bien fenfible fur les mceurs & fur la conduite des hommes ; & ils avoient jetté des racines fi profondes, que leurs effets durerent encore après que Pinftitution même qui en étoit le principe , eut perdu fa vigueur & fon crédit fur Popinion des peuples. On trouvera dans Phiftoire que j'ai entrepris d'écrire , des faits importants qui reffemblent plus aux valeureufes expéditions de la Chevalerie, qu'a des expéditions bien concertées d'une faine politique; &c quelques-uns des pnncipaux caracferes que j'ai tracés, étoient fortement empreints de eet efprit romanefque. Franfois I". arnbitionnoit la gloire d'être regardé comme un parfait Chevalier; il vou-  Introduction. 137 loit en avoir 1'audace Sc la bravoure dans la guerre , la magnificence & la courtoifie dans la paix. La réputation qu'il fe. fit par fes qualités brillantes, éblouit fon rival plus flegmatique, au point de le faire fortir de fa prudence & de fa modération naturelles, Sc de lui infpirer Ie defir d'égaler Francois par quelques actions de prouefie &C de galanterie, (XXVII.) Les progrès de la raifon & la cub ture des Lettres contribuerent beaucoup auffi a changer les mceurs des nations Européennes, Sc k introduire la politefle & le goüt qui les diftinguent aujourd'hui. Les Romains, après la defiruction de leur Empire , avoient k la vérité perdu ce gout pur, qui rendoit les productions de leurs ancêtres, des modeles de perfeöion & des objets d'imitation pour les fiecles & les peuples qui devoient 1 leur fuccéder ; mais ils avoient confervé 1'amour de la littérature , & ils cultivoient encore les arts avec beaucoup d'ardeur, Des peuples barbares & groffiers étoient bien éloignés d'admirer ces perfections rafii- Les pregrès de la raifon ont une grande influence fur les moeurs. lgnorance des fiecles moyenso  ï 3 8 -I N T R ODUCTION. nées, qu'ils ne connoiflbient pas ou qu'ils méprifoient; ils n'étoient pas encore arrivés a eet état de fociété, ©ü l'efprit humain commence a exercer fes faeultés fur les objets de I'imagination & du goüt. Ils étoient ctrangers aux befoins. & aux defirs qui donnent naiiTance aux inventions de l'efprit; & comme ils ne fenroient ni le mérite , ni 1'utilité des arts, ils s'occuperent k en détruire les monuments, avec autant de zele que leur poftérité en a mis a les découvrir ou k les conferver. Les. fecouffes violentes occafionnées par rétabliffement des barbares dans 1'Empire Romain, les révolutions nombreufes & violentes qu'ils exciterent dans tous les. Royaumes qu'ils for>rnerent, &c les vices efientiels qui fe trouvoient dans la forme de gouvernement qu'ils ont. introduite, étoient autant de caufes qui avoient banni Ie loifir & la fociété , qui avoient fufpendu la naifi*ance du goüt & la culture des Lettres , & qui, pendant plufieurs fiecles, avoient tenu 1'Europe dans 1'état d'ignorance dont on a déja yu la peinture ; mais les évér.  Introduction. 139 nements & les inftitutions diverfes dont j'ai tracé 1'hiftoire, ont produit fucceflivement dans la fociété les changements les plus effentiels. Dès qu'on eut commencé a éprouver les bons effets de la révolution qui rendit a une grande partie de la nation la liberté & I'indépendance; dès que tous les membres de la fociété eurent commencé a fentjr le prix des avantages qui réfultoient du commerce , de 1'ordre public, de Ia füreté perfonnelle, alors l'efprit humain commen?a a fentir fes forces, & prit un nouvel effor; les hommes fe livrerent è des occupations & a. des recherches dont auparavant ils n'avoient pas même 1'idée. C'eft vers la fin du onzieme fiecle qu'on obferve ce premier réyeil des efprits, qui, fortant de la profonde léthargie oü ils avoient été fi long-temps piongés, portoient leur attention & leur curiofité fur des objets nouveaux. Cependant les premiers efforts des peuples d'Europe vers les objets de littérature & de philofophie, furent t-rès-mal dirigés. II en eft des nations Les premiers efforts en littérature , font mal di«  140 Intro puction. rigés, & pourquoi. comme des individus; les facultés de 1'imagination ont dé ja acquis de la vigueur avantque celles de l'efprit fe foient exercéesfurlesmatieres abftraites & fpéculatives. Les hommes font poëtes avant d'être philofophes. Ils fentent vivement & favent peindr* avec force, lors même qu'ils n'ont fait encore que peu de progrès dans Ie raifonnement. Le liecle d'Homere & d'Héfiode précéda de beaucoup celui de Thalès & de Socrate; mais malheureufement pour la littérature, nos ancêtres s'écartant de cette marche des efprits, indiquée par la nature même, fe jetterent dans les profondeurs de la métaphyfique & desétudes les plus ahftraites. A peine étoient-ils établis dans les pays qu'ils avoient conquis, qu'ils furent convertis a la Religion chrétienne ; mais ils ne la re^urent pas avec toute fa pureté. Des hommes préfomptueux avoient mêlé è la doctrine inltructive & fimple du Chriuianifme , les fubtilité d'une vaine philofophie, qui ofoit entreprendre de pénétrer des myfieres , & de décider des queftions inacceffibles. aux facultés trop  Introduction. 141 bornées de l'efprit humain. Ces téméraires fpéculations s'étoient incorporées avec le fyftême même de la Religion, & en avoient été enfin regardées comme la partie la plus effentielle. Dès que la curiofité eut porté les hommes a réfléchir & a raifonner, ces obj ets dürent être les premiers qui fe préfenterent a eux, & attirerent leur attention. La théologie fcholafiique , avec fon cortege immenfe de difcuffions hardies & de diftincüons fubtiles fur des points qui ne font pas a la portée de la raifon humaine , fut la première production de l'efprit philofophique, lorfqu'il reprit quelque aftivité en Europe. Cette circonftance ne fut pas Ia feule qui fervit a donner une fauffe direction aux efprits, lorfqu'ils recommencerent a s'exercer fur des objets qu'ils avoient négligés fi longtemps. La plupart de ceux qui concoururent a la renaiffance des Lettres , dans le douzieme & le trezieme fiecles, avoient recu leurs connoiffances & leurs principes de philofophie , ou des Grecs dans I'Empire d'Orknt, ou des Arabes en Efpa-  142. Introduction. gne Sc en Afrique ; mais ces deux peuples avoient corrompu par un excès de raffinement , les fciences qu'ils avoient cultivées. Les Grecs avoient fait de la théologie, un fyftême de futilités fpéculatives Sc de controverfe interminable ; les Arabes avoient dégradé la philofophie par les vaines fubtilités dont ils 1'envelopperent: de femblables guides n'étoient propres qu'a égarer. Ceux qui les premiers étudierent la philofophie, errerent fans but dans un labyrinthe de recherches embarralfées: au-lieu d'abandonner leur imagination k fon elfor naturel, Sc de 1'appliquer a des ouvrages d'invention, qui auroient épuré leur goüt & étendu leurs idécs; au-lieu de cultiver les beaux-arts qui embelliffent la vie Sc en adoucHTent les peines , ils fe lailferent enchainer par 1'autorité, Sc égarer par 1'exemple; ils épuiferent la force & 1'ardeur de leur génie dans des fpéculations auffi frivoles que pénibles. Mais ces fpéculations quoiqu'inutiles Sc mal dirigées, excitoient les . efprits par leur nouveauté Sc les in-  Introduction. 14.3 téreflbient par leur hardiefle. L'ardeur avec laquelle les hommes fe iivrerent a des études fi pen attrayantes , eft extraordinaire. Jamais dans les fiecles les plus éclairés, on ne cultiva avec plus de zele la bonne philofophie. On ouvrit dans toutes les cathédrales, & prefque dans tous les monafteres un peu confidérables, des écoles fur le 'modele de celles qu'avoit établies Charlemagne. On fonda des colleges & des univerfités, qui formerent des communautés ou corporations, avec le droit de fe gouverner par leurs propres loix, & d'exercer fur leurs membrés une jurifdiclion particuliere &c fort étendue. On accorda aux maitres & aux étudiants des privileges confidérables; & pour récompenfer les uns & les autres, on inverita des titres & des diftinctions aeadémiques de toute efpece. Ce n'étoit pas dans les écoles feules que la fupériorité de connoilfances conduifoit aux honneurs & a 1'autorité; la fcience devint un objet refpecfable dans la fociété , &c un moyen de fortune & d'avancement. Tous ces avantages  Circonftance qui arrêta les effets du progrès des lumieres. t i I 1 t me. 144 Introducti on. réunis attirerent dans les univerlités & dans les colleges une foule incroyable d'étudiants. On s'emprefla d'entrer dans une carrière nouvelle, qui conduifoit a la gloire & aux diftinctions. _ Quelque ardeur & quelque a£tivité qu'on remarque dans ces premiers efforts de l'efprit humain, il n'en réfulta pas cependant d'auffi grands avantages qu'on avoit lieu de 1'attendre; une circonfiance particuliere en arrêta les effets : toutes les langues d'Europe, pendant le liecïe dont nous parions, étoient barbares , dénuées d'élégance, de force, & même de clarté ; & 1'on n'avoit fait jufqu'alors aucune tenrative pour les perfectionner ou les polir. L'Eglife avoit confacré a la religion la langue latine ; & la coutume, dont 1'autorité n'étoit guere moins refpectée , avoit approprié :ette même langue a la littérature. routes les fciences qu'on cultivoit lans le douzieme & le treizieme fie:les, n'étoient enfeignées qu'en lain. Tous les livres oü 1'on en traioit, étoient écrits dans le même idio-  Introduction. 145 me. On auroit cru dégrader un fujet important, que d'y employer la langue vulgaire ; ce préjugé refferroit les connoiiTances dans un cercle fort étroit. II n'y avoit que les favants qui pmTent être admis dans le temple de la philofophie; les portes en étoient fermées au commun des hommes qui étoient forcés de refter enfevelis dans leur première ignorance. Quoique eet obftacle, en bornant 1'influence des lumieres, eut empêché qu'elles ne fe répandilïent dans la fociété, cependant les progrès des connoilfances doivent être comptés parmi les caufes principales qui introduifirent un changement de moeurs chez les peuples d'Europe. Cette ardeur de recherche que j'ai décrite, quoique dirigée par un faux principe, mit en mouvement, &excita Pinduftrie & Faótivité des efprits; elle apprit aux hommes a faire de leurs facultés un ufage qu'ils trouverent aufti agréable qu'intéreftant. Elle les accoutuma k des exercices & k des occupations propres a adoucir leurs mceurs , & a leur donner le gout Tome 1. G Effefs des lumieres fur les moeurs.  Influence du commerce fur les moeurs & le gouvernement. 146 Introduction. des vertus douces & aimables, qui diftinguent les nations chez qui les fciences font cultivées avec fuccès. (XXVIII). Le commerce, qui faifoit chaque jour des progrès fenfibles, concourut auffi a polir les mceurs des peuples d'Europe, & a y introduire une bonre jurifprudence, une police réguliere , & des principes d'humanité. Dans la nailfance & 1'état primitif de la fociété, les befoins des hommes font en fi petit nombre , & leurs defirs li limités, qu'ils fe contentent aifément des productions naturelles de leur climat & de leur fol, & de ce qu'ils peuvent y ajouter par leur fimple &C groffiere induftrie. Ils n'ont rien de fuperflu a donner, rien de nécelfaire a demander. Chaque petite communauté fubfifte du fonds qui lui appartient ; & fatisfaite de ce qu'elle polfede, ou elle ne connoit point les Etats qui 1'environnent, ou elle eft en querelle avec eux. II faut, pour qu'il s'établilfe une libre communication entre des peuples différents , que la fociété & les mceurs ayent acquis un certain degré dé per-  INTRODUC TION. I47 feftion , & qu'il y ait déja des réglements pour affermir 1'ordre public &c la füretc perfbnnelle. Nous voyons auffi que le premier effet de Pétabliflement des barbares dans I'Empire, fut de divifer les nations que la puiffance Romaine avoit unies. L'Europe fut morcelée en plufieurs Etats diftincts, &c pendant plufieurs fiecles, toute communication entre ces Etats divifés fut prefque entiérement interrompue. Les pirates couvroient les mers; & rendoient la navigation dangereufe ; & en arrivant dans des ports étrangers, il y avoit peu de fecours Sc même de fureté a attendre de la part de ces peuples féroces. Les habitants des parties éloigaées du même Royaume, ne pouvoient même que difficilement avoir quelque communication entr'eux. Un voyage un peu long étoit une expédition périlleufe, dans laquelle on avoit a craindre & la violence des bandits qui infeftoient les chemins , Sc les exactions infolentes des Nobles , prefque auffi redoutables que les brigands. Ainfi la plupart des habitants de 1'Europe, enchainés par G ij  Caufes de la renaiffan» ce du commerce. 148 Introdb ction. toutes ces circonftances reünies au lieu oü le fort les avoit fïxés, ignoroient jufqu'aux noms , è la fituation, au climat & aux productions des pays éloignés d'eux. Différentes caufes fe réunirent pour ranimer l'efprit de commerce, & pour r'ouvrir en partie la communication entre les nations diverfes. Les Italiens , par leurs relations avec Conftantinople &c les autres villes de I'Empire Grec , avoient confervé quelque goüt pour les arts & pour les précieufes productions de 1'Orient; ils en communiquerent la connoiffance a d'autres peuples, voifins de 1'Italie. Cependant il ne fe faifoit encore qu'un commerce médiocre, qui n'établiffoit entre les différents Etats que ies liaifons très-bornées. Les croifades, en conduifant en Afie des armées nombreufes tirées de toutes les parties de 1'Europe, ouvrirent entre 'Oriënt & 1'Occident une commulication plus étendue, qui fubfifta pendant plufieurs fiecles ; & quoique es conquêtes & non le commerce ïiffent 1'objet de ces expéditions ; nioique 1'iffue en eut été auffi mal-  Introduction. 149 heureufe que le motif en avoit été bifarre & déraifonnable, il en réfuita cependant, comme on 1'a déj^/vu, des effets très-heureux & trè^-durables pour les progrès du commerce. Tant que dura la manie des croifades, les grandes villes dltalie &L des autres pays de- 1'Europe , acquirent la liberté , 6c avec elle des privileges qui les rendirent autant de communautés indépendantes & refpedfables. Ainfi 1'on vit fe former dans chaque Royaume un nouvel ordre de citoyens, qui fe vouerent au commerce, & s'ouvrirent par-la une route aux honneurs & a la richefïe. Peu de temps après la fin de ia guerre fainte, on découvrit la bouffole ,- qui, en rendant la navigation plus affurée & en même-temps plus audacieufe, facilita la communication entre les nations éloignées, & les rapprocha pour ainfi dire 1'une de 1'autre. , Pendant le même période de temps, les Etats d'ltalie établirent un commerce régulier avec 1'Orient par les ports d'Egypte, & en tirerent toutes les riches produdtions des Indes. G iij Découverte de la bouffole. Progrès du commerce chez les, fj^-. Hens.  ï trts, qui ont élevé les Anglois au >remier rang parmi les nations comnerfantes. Les progrts du commerce & de  Introduction, 155 Ia communication qui s'établit entre les différents peuples, paroitront peu confidérables, fi on les compare a Ia rapidité & & 1'étendue de ceux qui fe font faits depuis deux fiecles; mais on les trouvera prodigieux , 11 1'on fait attention a 1'état de 1'Europe avant le douzieme fiecle, Ce changement ne pouvoit manquer de produire de grands effets. Le commerce tend a affoiblir les préjugés qui entretiennent la féparation & 1'animofité réciproque des nations ; il adoucit & polit les moeurs des hommes , qu'il unit par des Hens les plus forts de l'humanité, celui de fatisfaire leurs befoins mutuels; il les difpofe a lapaix, en formant dans chaque Etat un ordre de citoyens perfonnellement intérelTós k maintenir la tranquillité générale. Dès que l'efprit de commerce commencé a acquérir de la viguefir & de Fafcendant dans un Etat, on yoit auffi-tot un nouveau génie animer fon gouvernement, & y diriger les alliances, les guerres, les négociations. On en trouve les preuves les moins équivoques dans 1'hifloire des Etats d'Italie , de la ligue Anféatiquc G vj, Effets avan» tageux des progrès du commerce.  156 Introduction. & des villes des Pays-Bas, pendant le période dont nous parions. A mefure que le commerce pénétra chez les différents peuples de 1'Europe, on les vit fucceffivement tourner leur attention vers les objets qui occupent toutes les nations policées, & adopter les moeurs qui en diftinguent le caractere. (XXIX). Fin de la première SeUion.  TAB L E A U DES PROGRÈS DE LA SOCIÊTÉ EN EUROPE, Depuis la deftrudtion de I'Empire Romain, julqu'au commencement du ièizieme fiecle. S E C T I O N II. PROGRÈS de la Sociêté relativement a texercice de la force nationale, nécejfairt dans les opérations du dehors. N ous avons obfervé les événements & les inftitutions, dont Pin- L'état de la fociété ayoit déja  acquisbeau coup de perfeciion. Elle étoit encore défeclueuferelativement k 1'exercice de la force tationale. i ] « ïjo* Intro du ction. . fluence puiffanre a contribué a introduire par degrés un gouvernement plus régulier, & des moeurs plus douces dans les différentes nations de 1'Europe. Lorfqu'après avoir étudié 1'état de la fociété & les moeurs des individus au commencement du quinzieme fiecle , on remonte plus haut pour examiner Ia condition des peuples d'Europe , au temps oii les barbares qui détruifirent I'Empire Romain , s'établirent dans les pays qu'ils venoient de conquérir , on ne peut s'empêcher d'admirer les progrès confidérables que les hommes avoient déja fait vers la^ perfeciion de la police & de la fociabiïité. Cependant Ie gouvernement étoit encore loin d'être parvenu a eet état de folidité qui met de vaffes monarchies en état d'exercer & de réunir toutes leurs forces, & de pourfuivre de grandes entreprifes avec conftance & avec fuccès. II eft aifé a de petites tribus d'agir de concert 5c avec toute la force dont elles font :apables; elles ne font animées dans eurs entreprifes que par 1'imprefïion les objets préfents, St jamais par cette  Introduction. i f 9 prévoyance de 1'avenir , ni par ces fpéculations réfléchies qui affectent & intéreffent les hommes dans les fociétés policées. Les ïnfultes d'un ennemi allument le reffentiment de toute la tribu ; le fuccès d'une nation rivale excite 1'émulation ; ces fentiments fe communiquent & paffent dans toutes les ames; tous les membres de la communanté s'uniffent avec une égale ardeur, & courent au champ de bataille , ou pour fatisfaire leur vengeance, ou pour fe difHnguer. Mais dans les Etats fort étendus, tels qu'étoient les grands Royaumes d'Europe au commencement du quinzieme fiecle , les membres de 1'Etat font trop éloignés les uns des autres pour avoir beaucoup de communication entr'eux, & 1'on ne peut former une grande entreprife fans un concert général & de longs préparatifs; auffi rien ne peut exciter & réunir leur force , que 1'autorité abfolue d'un defpote, ou 1'influence puiffante d'un gouvernement régulier. Les valles Ëmpires de 1'Orient nous offrent des exemples du premier; les ordres facrés du Souverain s'étendent juf-  Le pouvoir des Rois très-limité. 160 Int r o d ü c t i o n. qu'aux Provinces les plus éloignées de fes domaines, & tous ceux de fes fujets qu'il lui plaït de convoquer, font forcés dc fuivre fes étendards. Les Royaumes d'Europe , tels qu'ils font aujourd'hui , fourniflênt des exemples du dernier. Le Prince en employant avec moins de violence, mais avec autant d'efficacité, Paction des loix & d'une adminiftration bien réglée , elf en état de réunir toutes les forces de fon Etat, & de les employer dans des entreprifes qui demandent de la vigueur èc de la perfévérance. Mais au commencement du quïnzieme fiecle , la conftitution politique de tous les Royaumes de 1'Europe étoit bien éloignée de ces deux efpeces de gouvernement. Quoique les différents Souverains euflent un peu reculé les bornes de leurs prérogatives par quelques heureufes ufurpations fur les immunités & les privileges de la Noblefle , cependant leur autorité étoit encore très-limitée. Les loix &c 1'adminiftration inférieure des Royaumes, quoique perPeftionnées par les événements & les  Introduction. 161 infiitutions que j'ai déja expofés, étoient encore dans un état fenfible de foibleffe & d'imperfeftion. Partout le corps nombreux de la nobleffe , toujours formidable malgré les expédients divers qu'on avoit employés pour PafFoiblir , obfervoit tous les mouvements des Souverains avec une jaloufie inquiete, qui arrêtoit leur ambition , & prévenoit les projets qu'ils pouvoient former pour étendre leur autorité , ou en traverfoit 1'exécution. Les revenus ordinaires des Princes étoient trop modiques pour fuffire aux fraix d'une entreprife importante; ils étoient forcés, pour fe procurer des fublides extraordinaires d'avoir recours k la bonne volonté des peuples, qui leur en accordoient fouvent avec répugnance, & toujours avec économie. Avec des revenus fi bornés, les Souverains ne pouvoient mettre en campagne que des armées peu propres a un fervice long & pénible. Au-lieu de foldats habitués par une difcipline réguliere , a la fubordination & a Part de la guerre, ils Leur revenu très-modique. Leurs armées peu propres a faire des conquêtes.  i6z Int r o b u c t i o n. n'avoient d'autres troupes que celles que des vaffaux devoient leur fournir fuivant les conditions de la tenance militaire. Ces combattants n'étoient obligés de refter en campagne que pendant un temps fort court, Sc 1'on ne pouvoit pas les forcer de marcher loin de leur réfidence ordinaire : plus attachés a leurs Seigneurs particuliers qu'au Monarque qu'ils fervoient, ils étoient fouvent plus difpofés a traverfer fes vues qu'a les feconder; & quand même ils auroient été plus foumis a 1'autorité du Prince , ils n'auroient encore été que ^ des inftruments peu propres a Pexécution d'une grande & difficile entreprife. La force d'une armée, deftinée pour la conquête ou pour la défenfe, conlifte dans 1'infanterie. Ce fut a la fermeté & a la difcipline des légions , compofées principalement d'infanterie , que les Romains, pendant le temps de la République, dürent toutes leurs vicioires. Lorfque fous les Empereurs, ces peuples oubliant les maximes qui avoient conduit leurs ancêtres a la domination univerfelle, changerent entiérement  Introduction. 163 leur fyftême militaire, & mirent leur principale confiance dans une nombreufe cavalerie , ils ne purent réfifter a 1'impétuofité fans difcipline des nations barbares , qui combattoient prefque toujours a pied. Ces nations ne profïterent pas de la faute qui avoit été li fatale aux Romains ; peu de temps après leur établilfement dans les pays qu'elles avoient conquis, elles abandonnerent lesufages de leurs ancêtres , & changerent en cavalerie toute la force de leurs armées. Ce changement fut occafionné chez les Romains par la molleffe des foldats qui n'étoient plus en état de fupporter les fatigues du fervice , que iupportoient fans effort leurs peres plus robuftes & plus vertueux. II paroit que chez les peuples qui ont fonde les nouvelles monarchies, entre lefquelles 1'Europe s'eft trouvée partagée, la même innovation dans la conftitution militaire eut fa fource dans I'orgueil des Nobles, qui craignant de fe tróuver confondus avec des hommes d'u» ordre inférieur, voulurent en être diftingués, k la guerre comme en  164 Introduction. temps de paix. Ce qui donna encore plus de confidération pour la Cavalerie , ce fut 1'inftitution de la Chevalerie & la fréquence des tournois, oh les Chevaliers, armés de pied en cap , entroient dans la lice montés fur des chevaux magnifiquement équipes, & fe fignaloient a 1'envi par leur valeur , leur force 6c leur adreffe. Le goüt pour ce genre de fervics devint fi général, que, dans Ie treizieme 6c le quatorzieme fiecles, les armées Européennes étoient prefque entiérement compofées de cavalerie. Un Gentilhomme n'auroit pas voulu paroïtre au camp fans un cheval, & il auroit cm déroger è fa qualité s'il avoit combattu a pied. La cavalerie étoit par une diftinction particuliere, appc-Ilée la BatailU, & c'étoit d'elle feule que dépendoit le fort de toutes les aöions. On ne comptoit pour rien 1'infanterie, qui n'étoit qu'un ramas de populace mal armée , 6c plus mal difciplinée encore. La réunion de ces circonftances ne permettant pas aux Etats différents de mettre dans leurs opérations militaires de la vigueur & de la fuite,  Introduction. i6> empêcha long-temps les Souverains d'Europe de veiller avec attention fur les démarches & les deffeins des Princes voifins , & de chercher k former un fyftême régulier de füreté générale. Ils ne pouvoient ni s'unir par des conféderations, ni agir de concert pour établir une balance de pouvoir entre les Etats divers, & empêcher que les uns ne priffent un degré de fupériorité qui put allarmer la liberté &c 1'indépendance des autres. II paroit que les nations d'Europe fe font regardées pendant plufieurs fiecles comme des fociétés féparées , a peine liées enfemble par quelque intérêt commun , & fort indifférentes fur les affaires & les opérations les unes des autres. Les Princes n'avoient pas un commerce étendu & fuivi, qui leur donnat une occafion d'obferver & de pénétrer leurs vues & leurs pro jets réciproques. Ik n'avoient point d'Ambaffadeurs , qui, en réfidant cónfïamment c^ans chaque Cour , fuffent a portée d'épicr tous fes mouvements, ck d'en donner fur le champ avis è leursmaïtres. L'efpérance de quelques avan-  Le peu de liaifon qu'il y avoit entre les différentsEtats. ï66 Introduction. tages éloignés , ou la crainte de quelques dangers incertains ou poffibles, n'étoient pas des motifs fuffifants pour faire prendre les armes a une nation. II n'y avoit que celles qui fe trouvoient expofées a un danger imminent ou a des infultes inévitables , qui fe cruffent intérelfées a fe mêler dans une querelle , ou k prendre des précautions pour leur propre füreté. Quiconque veut écrire 1'hiftoire de quelquun des grands Etats de 1'Europe pendant les deux dernier* fiecles, eft obligé d'écrire 1'hiftoire de 1'Europe entiere. Depuis cette époque, les différents Royaumes n'ont formé qu'un feul & vafte fyftême, fi étroitement uni, que chacun d'entr'eux ayant un rang déterminé , les opérations de 1'un fe font fentir a tous les autres affez puiffamment pour influer fur leurs confeils, & diriger leurs démarches. Mais avant le quinzieme fiecle, les affaires & les intéréts des différents pays fe mêloienl rarement, excepté lorfque le voifïnage de territoire rendoit les occafions de querelles fréquentes & iné-  Introduction. 167 vitables, ou lorfque les jaloufies nationales fomentoient & envenimoient l'efprit de difcorde & de guerre. II arrivoit dans chaque Royaume des événements importants, & des révolutions que les autres Puiffances regardoient avec 1'indifférence de foectateurs défintéreffés, qui ne craignent pas que les fuites de ces événements s'étendent jamais jufqu'a eux. Les querelles fanglantes qui s'éleverent entre la France & 1'Angleterre, fembloient tendre a réunir ces deux grands Royaumes fous la domination d'un même Prince : malgré ce qu'une pareille réunion avoit d'allarmant pour les autres Puiffances de 1'Europe, on ne les vit prendre, pour détourner ce coup funefte , aucune mefure qu'on puiffe regarder comme le réfultat d'une politique fage &c réfléchie. Les Ducs de Bourgogne & de Bretagne s'engagerent, il eft vrai, dans ces querelles; mais leur lituation ne leur permettoit pas de refter neutres; ils prirent bien plus fouvent le parti que leur fuggéroient leurs propres paffions, que celui que leur auroit dicfé un jufte difcerne- Confirmé par 1'exemple des affaires de la France.  Affaire: a'Efpagne Affaires d'Ailemagne. t6% Introd tr ctjon. ment du danger qui menacoit la tran* qiullité de 1'Europe & leur propre füreté. Les autres Souverains paroiffant s'inquiéter peu des fuccès & des revers réciproques des parties belligérantes , refterent fpeftateurs de ces guerres, ou ne s'y intérefferent que par des négociations foibles & fans fuccès. Malgré les troubles perpétuels oü 1 les différents Royaumes d'Efpagne furent piongés pendant plufieurs fiecles; malgré les circonfïances fuccefTives qui préparoient vifiblement la réunion de ces Royaumes féparés, en une feule &c grande monarchie, les autres Souverains de 1'Europe ne parurent^ pas donner la moindre atrention a une révolution fi importante. Ils virent tranquillement s'élever & fe fortifïer par degrés, une Puiffance qui devint bientöt formidable a tous fes voifins. Au milieu des violentes convulfions qu'exciterent dans I'Empire l'efprit de domination de la Cour Romaine , & 1'ambition turbulente des Nobles d'Allemagne, ni 1'autorité des Papes foutenues par les artifices & les  Introduction. i6f les intrigues, ni les follicitations des Empereurs, ne purent déterminer aucun des Monarqnes puiffants qui régnoient alors en Europe , a entrer dans ces querelles, ni a profiter de plufieurs occafions favorables pour y interpofer leur médiation avec fuccès & avec avantage pour eux-mêmes. Cette inaction extraordinaire des Princes dans des occafions fi intérefiantes , ne peut pas être imputée k un défaut de lumieres Sc de difcernement pour prévoir les conféquences poiitiques des événements. La faculté de juger avec fagacité Sc d'agir avec vigueur, appartient aux hommes de tous les fiecles. Les Souverains qui gouvernoient les différents Royaumes de 1'Europe pendant le temps dont nous parions , n'étoient ni affez aveugles , ni affez flupides pour méconnoitre leur intérêt particulier , pour négliger la füreté publique, ou pour ignorer les moyens de maintenir i'un Sc 1'autre. S'ils n'adopterent pas ce fyftême falutaire,' qui apprend aux poiitiques moclernes a prévenir un danger éloigné, Sc Tomc I. H Cette !naetion étoit 1'effet de 1'état du gouvernement.  Événements dans le quinzieme fiecle qui rendent les efforts des nations plus vigoureux. 170 Introductio n, a s'oppofer aux premières ufurpations de toute puiffance redoutable, & qui rend chaque Etat en quelque forte le gardien des droits & de Pindépendance de tous fes voifins; il ne faut en attribuer la caufe qu'aux imperfedtions & aux abus qui fubfiftoient dans le gouvernement civil de chaque Etat; ces abus ne laiffoient pas aux Princes les moyens de conformer leurs démarches aux vues & aux principes que la fituation des affaires & leurs propres obfervations leur auroient fuggérés. Mais dans le cours du quinzieme fiecle , plufieurs événements fucceffifs concoururent k mettre les Princes en état de difpofer avec une autorité plus abfolue des forces de leurs domaines refpectifs, k former des entreprifes plus grandes & plus vigoureufes. Ce changement établit 'des liaifons plus fréquentes & en mêmetemps plus intimes entre les affaires des différents Royaumes, qui s'accoutumerent par degrés k fe liguer pour agir de concert, & furent conduits infenliblement k former un fyftême politique pour affermir & main-  Introduction. 171 tenir Ia balance de pouvoir, Ia plus propre a établir la füreté générale. Ce fut fous Ie regne de Charles V que 1'on commenca a bien fentir les principes qui fervent de bafe è ce fyftême ; & les maximes d'après lefquelles il s'eft conftamment foutenu depuis cette époque , ont été dèslors univerfellement adoptées. L'examen des caufes & des événements qui ont contribué a établir ce plan de politique, le plus vafte &c le plus falutaire de tous ceux qui ont jamais influé fur la conduite des chofes humaines , eft donc non - feulement une introduction néceffaire k 1'ouvrage que j'écris, mais encore un objet effentiel dans 1'hiftoire de 1'Europe. Le premier événement qui produifit quelque changement confidérable dans la fituation des affaires de 1'Europe, fut celui qui réunit k la Couronne de France les domaines étendus que FAngleterre poffédoit fur le continent. Tant que les Anglois furent maitres de plufieurs des plus fertiles & des plus riches Provinces de France, & tinrent en-H ij Fe premier fut 1'expulfion des Anglois du continent.  171 Introduction. g?.gés fous leurs drapeaux, une grande partie des plus braves habitants de ce Royaume , ils fe regarderent piutöt comme les rivaux que comme les vaffaux du Souverain de qui ils relevoient. Les Rois de France, arrêtés dans leurs projets, & traverfes dans toutes leurs opérations par un ennemi auffi jaloux que redoutable , n'ofoient fe hafarder a former aucune entreprife importante ou difficile. Ils trouvoient les Anglois touj-ours prêts a s'y oppofer. Ce peuple leur difputoit jufqu'a leur droit a la Couronne; & comme il lui étoit facile de pénétrer dans le cceur de la France , il pouvoit armer contre ces Souverains les mêmes mains qui auroient du être employées a les défendre. La timidité dans les confeils , Sz la foibleffe dans les opérations , étoient la fuite ncceffaire de cette fituation. La France démembrée &c contrainte par une puiffance rivale, ne put pas prendre le rangqu'elle devoit naturellement avoir dans le fyftême de 1'Europe; mais heureufement pour ce Royaume , & peutctre auffi pour 1'Angleterre elle-mê-  Introduction. 173 me, la mort de Henri V fauva les Francois du malheur de voir un Prince étranger placé fur leur tröne. La foibleffe d'une longue minorité, les diifentions qui s'éleverent a la Cour d'Ang'eterre, le défalit de fermeté & d'accord qui en fut la fuite, tout cela fournit aux Francois une occafion favorable de recouvrer ce qu'ils avoient perdu. Les Nobles de France , dont la valeur naturelle fut encore exaltée jufqu'a 1'enthoufiafme par 1'intervention prétendue du Ciel en faveur de leur caufe, fe mirent en campagne fous des chefs expérimentés; un fage Monarque dirigea avec prudence les opérations du Confeil , & il profita de cette conjoncf ure favorable avec tant d'habilité Sc de fuccès, que non-feulement les Anglois perdirent leurs nouvelles conquêtes, mais qu'ils furent encore dépouillés de leurs anciennes poffeffions , & fe trouverent bientöt refferrés dans les bornes étroites de Calais & de fon petit territoire. Les Rois de France, dont la puiffance fe trouvoit confidérablement augmentée par la réunion de ces ProH iij Ces fuccéi augmentenc la puiffance deiaui.oaar;  chie fran- i 174 Introduction. vinces a leurs domaines, commencerent a former des plans plus hardis, tant pour 1'amélioration de Ia police inférieure, que pour les entreprifes du dehors. Bientöt ils fe rendirent redoutables k leurs voifins, qui virent la néceffité de fixer toute leur attention fur les mouvements d'une puiiTance dont les démarches intéreffoient de fi prés leur füreté. La France dès-lors, profitant des avantages naturels qu'elle doit k Ia fituation & a la contiguité de tous fes domaines, aufli-bien qu'au nombre & a la valeur de fes habitants, prit une nouvelle influence en Europe; elle fut la première puiffance dont Ja force excita la jaloufie & les allarmes des Etats qui Penvironnoient. La réunion des Provinces reconquifes fur les Anglois, ne fut cependant pas Ia feule caufe de 1'augmenration de la puiffance Francoife. Cette réunion fut fuivie d'une circonfrance jui, quoique moins importante &c moins marquée , ne contribua pas oeu a donner plus de vigueur & d'aulace aux opérations de cette monar-  Introduction. 175 chie. Pendant les querelles opiniatres qui régnerenl li long-temps entre PAngleterre & la France , on fentit vivement tous les défauts que le fyftême féodal avoit introduits dans la conftitution militaire. Une guerre de longue durée ne pouvoit fe foutenir qu'avec langueur, lorfqu'on la faifoit avec des troupes autorifées & accoutumées a ne refter en c?mpa telles que Fexigeoit la longueur des guerres , les Rois de France furent obligés de prendre a leur folde des corps nombreux de mercenaires , qu'ils levoient en partie dans leurs propres Etats, en partie dans les pays étrangers. Mais comme dans un gou» vernement féodal on ne donnoit pas au Souverain des fonds fuffifantspoiir fubvenir ii cette dépenfe extraordinaire , ces aventuriers étoient licenH iv  Introduction des ar. mees fur pied. j t ( 176 Introduction. eiés a la fin de chaque campagne; ou a 1 approche d'un accommodement; & peu accoutumés a obferver aucune difcipline, fouvenr ils tournoient leurs armes contre le même pays pour la défenfe duquel ils avoient ete payés , & le ravageoient avec autant de fureur que 1'auroient pu faire ies ennemis même. Un corps de troupes fubfifiant & regulierement exercé a la difcipline. militaire , auroit fuppléé a ce qui manquoit dans la conftitution féodale , & auroit donné aux Princes les moyens d'exéctiter des entrepriles jufqu'alors au-defTus de leurs forces. Mais eet établiffement étoit fi oppofé k l'efprit féodal , & fi incompatible avec les privileges & les prétentions de la nobleffe, que, pendant plufieurs fiecles , il ne fe trouva aucun Monarque aflez puiffant ou aflez hardi pour entreprendre une !emblable innovation. Enfin, Chares VII, profitant de la réputation jue lui avoient aequife fes fuccès ontre les Anglois, & tirant avanage des ïmprefiïons de terreur que es ennemis redoutables avoient laif-  Introduction. 177 fées dans 1'ame de fes fujets, exécuta ce que fes prédécefleurs n'avoient pas même ofé tenter. Sous prétexte d'avoir toujours fur pied des forces fuffifantes pour défendre Ie Royaume contre une invalion fubite des Anglois, ce Prince, en licenciant fes autres troupes, conferva un corps de neuf mille hommes de cavalerie & de feize mille d'infanterie. II affigna des fonds pour la folde de ces troupes; il les dilïribua a fon gré dans les différentes places de fon Royaume, & nomma des Officiers pour les commander & les dilcipliner. Les plus diltingués des Nobles s'emprefferent d'entrer dans ce fervice, ou ils s'accoutumerent a dépendre de leur Souverain , ,a exécuter fes ordres, & a le regarder comme Ie juge de leur mérite & la fource des graces. La milice féodale, compofée de vaffaux que les Nobles fommoient de fuivre leur banniere , ne pouvoit être comparable a un corps de foldats conflamment exercés a la guerre; elle perdit infenfiblement fa réputation. On en vint bientöt a ne calculer la force des armées que par H v Année 1445*  Effets de ce nouvel étaJsliffement, 178 Introduction. Ie nombre des troupes régulieres qui; s'y trouvoient. En moins d'un fiecle , les Nobles & leurs fuivants militaires, quoiqu'on les requit encore quelquefois, fuivant les formes anciennes , de fe mettre en campagne y ne furent plus conlidérés que comme une multitude embarraffante pour les. troupes. avec qui elles faifoient la guerre, & furent regardés avec mépris par des foldats accoutumés aux détails pénibles 6c conffants d'une difcipline réguliere. Ainfi Charles VII , en établiffant la première armée fur pied, qu'on eut connue en Europe, prépara une révolution importante dans les affaires 6c la politique des peuples divers. En otant aux Nobles la direclion de la force militaire de 1'Etat, fource de 1'autorité 6c du crédit immenfe qu'ils avoient acquis, ce Prince porta un coup terrible a 1'ariftocratie féodale, & la bleffa profondément dans le principe même de fa force. Un corps confidérable de troupes régulieres, entretenues enFrance dans ce temps oü il y ayoit a peine daijs.  Introduction, 179. ehaque autre Etat de 1'Europe une compagnie ou un efcadron foudoyé toute 1'année , donna a cette puiffance un avantage fi fenfible fur fes voifins, foit pour 1'attaque, foit pour Ia défenfe, qu'ils furent obligés, par Fintérêt de leur propre confervation, d'imiter fon exemple. Les Royaumes confidérables du continent prirent a leur folde des troupes mercenaires, qui devinrent par degrés la feule force militaire dont on fit ufage, ou a laquelle on ofat fe confier. Pendant long-temps, Pobjet principal de la politique des Princes & des Miniftres fut d'augmenter le nombre de ces mercenaires, & de décréditer ou d'anéantir même tous les autres moyens d'activité ou de défenfe nationale-, Comme les Rois de France eurent les premiers Pidée d'établir dans leurs domaines une force militaire qui les mit en état de donner plus de vigueur & d'étendue a leurs opérations extérieure», ils furent auffi les premiers qui fubjuguerent Pariftocratie féodale, & qui humilierent les grands Vaffaux de la Couronne y H vi Les Roïs de Francecommencent a étendre ieur prérogative.  i8o Introduction* dont le pouvoir excefïif avoit refferré fi long - temps la prérogative royale dans des bornes très-éfroites,. & avoit rendu fi foibles tous les ef-forts des Souverains d'Europe. Plufieurs circonftances concoururent k faper par degrés les fonde-ments de la puiffance ariftocratique. en France. La fortune & les biensdes Nobles avoient beaucoiip fouf-fert dans les longues guerres que le Royaume eut k foutenir contre les Anglois. Le zele extraordinaire avec le— quel ils défendirent leur pays contre: fes anciens ennemis, entraina la ruine. de plufieurs families confidérables» Comme le fiege de la guerre fe portoit fucceffivement dans prefque tou*tes les Provinces du Royaume , lesterres des autres families furent expofées de même aux déprédations de Fennemi, pillées par les troupes mercenaires que les Rois prenoient a leur folde, & qu'ils n'étoient pas toujours en état de payer, ou ravagées, avec une fureur plus defbructive encore , par les payfans qui fe révoltoient. Le défordre des affaires &c les befoins publics ayant en même-;  Introduction. i 81 temps forcé les Princes a recourir au funefte expediënt de faire k la valeur des monnoies des changements fubits & confidérables , les amendes , les cenfes & les autres droits feigneuriaux baifferent dans la même proportión; & les reveuus d'un fief tomberent fort au-deffous de la fomme qu'ils produifoient auparavant. Pendantces mêmes guerres, dans lefquelles une Nobleffe généreufe fe portoit a 1'envi par-tout ou il y avoit des penis k braver & de lagloire aacquérir, plufieurs families confidérables s'éteignirent, & leurs fiefs furent réunis k la Couronne. D'autres fiefs tombant en héritage k des femmes, furent partagés entr'elles ; d'autres furent appauvris par des donations faites a PEglife, ou déchirés par desfucceffions d'héritiers collatc-raux () Mém. de Comines, tome I, p. 334. Charles VII leva des taxes pour la valeur de 1,800,000 francs; Louis XI les porta a 4,700,000. Le premier fo,udoya 51000 hommes de cavalerie, & 16000 din-  ïl étend les limites de la monarchie franc auffi terrible que le defpotifme de 'Oriënt.  Introduction. 191 Quoique fon regne eut porté un coup fatal a la liberté de fon peuple , cependant 1'autorité qu'il avoit acquife , les reïfources qu'il s'étoit ménagées , & 1'indépendance abfoIue qu'il avoit fu fe procurer, foit pour concerter fes projets , foit pour les exécuter, ne pouvoient manquer de mettre dans fon adminiftration de la vigueur &c de 1'activité. Louis négociadans toutes les Cours de 1'Europe ; il obferva les mouvements de tous fes voifms; il entra,ou comme partie principale, ou comme auxiliaire, dans toutes les grandes affaires poiitiques. Ses réfolutions étoient promptes, &c fes opérations vigou* reufes. Dans toutes les occafions, il étoit en état de réunir & de mettre en mouvement toutes les forces de fon Royaume. Les Souverains fes prédéceffeurs avoient vu leur puiffance enchainée fans ceffe, & circonfcrite par la jaloufie des Nobles ; depuis fon regne , les Rois de France , plus maïtres chez eux, ont étendu auffi leur influence au-dehors; ils ont formé des projets 'plus vaftes de conquêtes, & ont fait la guerre avec Le gouveN nement francois devient plus aftif & plus entreprenant.  Mefures prifes pour étendre le pouvoir de la Couronne en Angleterre. 192 Introduction. une vigueur & une acïivité, qu'on ne connoifToit pas en Europe depuis long-temps. ^ L'exemple de Louis XI, étoit trop féduifant pour n'être pas imité par d'autres Souverains. Henri VII ne fut pas plutöt aflis fur le tröne d'Angleterre, qu'il forma le projet d'étendre fa prérogative, en abailfant le pouvoir des Nobles. Mais les circonliances dans lefquelles il fe trouvoit, étoient moins favorables pour le fuccès de cette entreprife, que celles oü s'étoit trouvé Charles VII; & il ne porta pas dans fes démarches 1'aciivité que Louis XI avoit mife dans les fiennes. Les viftoires que Charles avoit remportées fur les Anglois , & 1'honneur qu'il s'étoit acquis en arrachant de leurs inains plufieurs Provinces, lui avoient mérité de la part de fes peuples un tel degré de confiance, qu'il put hafarder impunément les changements les plus hardis dans 1'ancienne conftitution. Le génie audacieux de Louis ivoit brifé toutes les barrières, & tenté de renverfer 011 décarter tous .es obllacles qu'il avoit trouvés fur fon  Introduction. 19$ fon palfage. Mais Henri ne régnoit que par un droit conterté; il voyoit une faction populaire toujours prête a prendre les armes contre lui; & après de longues guerres civiles, pendant lefquelles la Nobleffe avoit fouvent déployé fon pouvoir en faifant &c en dépofant les Rois, il fentoit bien que les refforts de 1'autorité royale avoient été fi fort relachés, &c les bornes de fa prérogative fi refferrées, qu'il ne pouvoit mettre dans fa conduite trop de réferve & de modération. II s'occupa donc k faper par les fondements, eet édifice formidable qu'il ne pouvoit attaquer a force ouverte, Ses plans furent mefurés, & lents dans leurs opérations; mais ils furent conduits avec prudence , & produifirent a la fin de grands effets. II publia des loix pour permettre aux Barons de vendre leurs biens malgré les fubfiitutions; il fit des réglements pour empêcher la Nobleffe de tenir a fon fervice ces troupes nombreüfes de vaffaux qui la rendoient fi formidable & fi turbulente; il encouragea la population , FagriculTome I. 1  Progrès de 1'autorité royale en Efpagne. Ï94 Introduction. ture & le commerce; il alTura a fes fujets , pendant le long cours de fon regne, la jouilfance des avantages qui nailfent des arts de la paix; il accoutuma le peuple a une adminiftration réguliere , fous laquelle les loix étoient exercées avec autant de vigueur que d'exactitude : par ces différents moyens, il fit infenfiblement dans la conftitution du gouvernement Anglois, les changements les plus favorables a 1'autorité royale , & tranfmit le pouvoir le plus étendu a fon fucceffeur qui devint un des Monarques les plus abfolus de 1'Europe , & fut en état de former & d'exécuter les entreprifes les plus hardies. L autorite royale fit les mêmes progrès en Efpagne : la réunion des Royaumes d'Arragon & de Caftille , par Ie mariage de Ferdinand & d'Iïabelle ; la conquête glorieufe de Grenade fous leur regne, conquête qui détruifit 1'odieufe domination des Maures; le commandement des grandes armées qu'il avoit fallu tenir conftamment fur pied pour achever cette expédition; la fagefle & la fermeté que Ferdinand & Ifabelle mirentdans  Introduction. 195 leur adminiftration, & 1'adreffe avec laquelle ils furent tirer avantage de toutes les circonftances, pour abaiffer la Nobleffe & étendre leur prérogative ; tout concourut a les élever a un degré de crédit & d'autorité, auquel n'étoit parvenu aucun de leurs prédéceffeurs. A la vérité, différentes caufes , que je développerai ailleurs, avoient concouru a conferver en Efpagne le gouvernement féodal, dans toute fa force , plus long-temps qu'en France & en Angleterre , oü les Rois jouiffoient déja d'un pouvoir beaucoup plus étendu ; mais le génie de Ferdinand &C d'Ifabelle fuppléa au défaut d'autorité , & ils firent valoir avec tant d'adreffe les droits qui leur appartenoient, que Ferdinand fut en état de foutenir avec une vigueur & un fuccès extraordinaire, les grandes expéditions qu'il entreprit au-dehors. Tandis que ces Princes travailloient ainfi k reculer les bornes de la prérogative royale, & prenoient de fi fages mefures pour diriger & réunir toutes les forcesde leurs Etats, plufieurs circonilances les mirent a I ij Événements qui offrent aux différents Souverains les occa(ionsd'exercer la nou-  Veile puiffance qu'ils avoient acquife. Manage de 1'héritiere de la Maifon deBourgogne, 196 Introduction. portee d'exercer la nouvelle pulA lance qu'ils avoient acquife ; ils le trouverent bientöt engagé dans une longue fuite d'entreprifes &c de négociations; en forte que les intéréts & les affaires des principales nations de 1'Europe fe trouverent infenfiblement ïiés enfemble par des rapports comrnuns; & 1'on vit fe former par degrés tin grand fyftême politique qui ne tarda pas a fixer 1'attention univerfelle. Le premier événement remarquable par Finfluence qu'il eut fur Ia révolution qui fe fit dans 1'état de 1'Europe, fut le mariage de la rille de Charles-le-Téméraire, feule héritiere de la Maifon de Bourgogne. Charles fon pere, 1'avoit propofée en mariage a différents Princes; mais il n'avoit eu en vtie que de les engager , par cette offre, a favorifer les projets que lui infpiroit fans ceffe fon ambition inquiete. Ce mariage étoit 1'objet de FatÜention générale : on fentoit parfaitement combien il feroit avantageux d'acquérir les valles domaines de cette Maifon , les plus riches & les mieux cultivés qu'il y eut alors en-deca des  Introduction. 197 Alpes. Auffi dès que la mort prématurée de Charles eut mis entre les mains de Marie de Bourgogne cette immenfe fucceffion, tous les Princes de 1'Europe tournerent leurs regards vers cette PrincelTe, &c montrerent le plus grand intérêt au choix qu'elle feroit d'un époux. Plufieurs des Provinces qu'elle poffédoit touchoient a la France dont elles avoient été autrefois démembrées; tout fembloit engager Louis XI a rechercher 1'alliance de Marie. II ne doutoit pas que toute propofition raifonnable qu'il jugeroit a propos de faire pour Pétabliffement d'une PrincelTe, valfale de fa Couronne, Sc defcendue du fang royal de France , ne fut recue favorablement. II n'avoit cependant que deux partis convenables a propofer ; Tm étoit de marier 1'héritiere de Bourgogne au Dauphin; 1'autre de la donner au Comte d'Angoulême , Prince du fang. Le premier mariage, en réuniffant k fa Couronne les domaines de Marie , auroit fait de la France la plus puiffante monarchie de 1'Europe; mais il y avoit trop de difproporI iij 5 Janvier M77« Vues de Louis XI fur ce mar riage,  19S Introduction. tion entre Page de Marie qui avoit vingt ans, & celui du Dauphin qui n'en avoit que huit; d'ailleurs, lesFiamands avoient déclaré qu'ils étoient réfblus de ne point choifir un maïtre, qui fut affez puiffant pour être en état d'attenter a leur liberté, & ils redoutoient fur - tout de tomber fous la domination odieufe & tyrannique de Louis : ces obiracles étoient fi puiffants qu'on ne fongea pas même a les furmonter. Le fecond projet étoit d'une exécution beaucoup plus facile ; Marie avoit même paru très-difpofée a accepter la main du Comte d'Angoulême (a). Par ce mariage , Louis auroit empêché que la fucceffion de la Maifon de Bourgogne ne tombat entre les mains d'une Puiffance rivale ; & en échange dvt. riche établiffement qu'il auroit procuré au Comte d'Angoulême, il eut obtenu ou extorqué de ce Prince des concefiions très-avantageufes au Royaume de France ; mais Louis,, accoutumé depuis aux manoeuvres Menu de Comines livi. 1, 3/;8,  / Introduction. 199 obliques d'une politique infidieufe , ne pouvoit goüter ce qui étoit fimple 6c raifonnable; il avoit tant de goüt pour 1'artifice 6c la rufe , qu'il finit par les regarder moins comme le moyen que comme le véritable objet de fes démarches. Ce principe , joint a celui qu'il s'étoit fait de ne pas- fouffrir qu'aucun de fes fujets s'agrandit, peut-être auffi le defir d'opprimer la Maifon de Bourgogne qu'il haïffoit, lui firent négliger une occafion dont un Prince moins fin & moins habile auroit fu profiter, 6c 1'égarerent en lui faifant prendre une route plus convenable a fon caracf ere 6c k fon génie. Louis forma le projet de s'emparer par la force, des Provinces que Marie tenoit de la Couronne de France , 6c de pouffer même plus loin fes conquêtes dans les domaines de cette Princeffe , pendant qu'il la trompoit par des inftances répétées pour le mariage impraticable du Dauphin. II montra dans 1'exécution de ce plan, une adreffe 6c des talents extraordinaires, 6c il fe fignala par des teuts de faufleté, de perfidie I iv Projet fin» gulier de Louis XL  wo Introduction. &de cruauté, qui étonnent, même dans hiftoire de Louis XI. Dès que Charles eut ferme les yeux, Louis fit marcher fes troupes, & s'avanca vers les Pays-Bas. II fe fit ouvrir les portes de quelques-unes des villes fronfreres , en corrompant les Gouverneurs , ou en fe ménageant des intelngences, avec les habitants. II négocia avec Marie; & pour Ia rendre ooieufe è fes propres fujets, il leuf revela des fecrets importants que lui avoit conhes cette Princeffe. II entre. tint une correfpondance fecrete avec es deux Miniftres en qui elle avoit Ie plus de conflance, & communiqua enfuite leurs lettres aux Etats de Flandres: les Etats, indignés de la frahifon . e ces Miniflres, ordonnerent qu'oa Jnfiruifitfur-le-champ leur procés; on leur fit fubir les tortures les plus mielies; & fans égard aux prieres aux larmes même de leur Souveraine ' quifavoit & approuvoittout ce qu'ils avoient fait, on leur trancha la tête en fa préfence (a). (<*) Mém. de Comines, Uk. V. cfr. x«, Pi  I M t e o D u c t r Ö ff. l&T Tandis que par une conduite li indigne d'un grand Roi, Louis s'alfuroit la polfeffion de la Bourgogne, de 1'Artois & des villes fituées fur les bords de la Somme, les Etats de Flandres entamerent une négociation avec 1'Empereur Fréderic III, & conclurent un traité de mariage entre Maximilien fon fils , Archiduc d'Autriche , & Marie leur Souveraine. La naiffance illultre de ce Prince &c la haute dignité a laquelle il paroiffoit deftiné, rendoient cette alliance très-honorable ; en même-temps 1'éloignement des domaines héréditaires de 1'Archiduc & la modicité de fes revenus, lu* lailfoient un pouvoir trop borné pour exciter la crain te ou la jaloulie des Flamands. Ce fut ainli que la bizarrerie & Pexceflive finelfe de Louis mirent la Maifon d'Autriche en polfehaon de 1'héritage de celle de Bourgogne ; cette acquilition fut la bafe de la puilfance oii s'éleva depuis Charles V; par-la, il fe trouva maïtre d'un riche domaine qui le mit en état de foutenir avec fuccès les plus formidables entreprifes contre la France, I v Manage de Maximilien avec rhériciere de Bo-urgogne. Annéé 1477V Influence de eet événement fur 1'état de 1'Europe.  Expédition de Charles VIII en Italië , feconde caufe des changements qui fe firent dans letat de 1'Europe. Année 1494. ^o^ Introduction. Ainfi Ie même Monarque qui fut le premier,, en réunilfant les forces intérieures de la France, rendre ce. Royaume redoutable a tout le refle de 1'Europe, contribua en même— temps a élever une puiffance rivale qui, pendant deux fiecles, a traverfé les mefures,. balancé les forces, &. arrêté les progrès des Rois fes fuc~ ceffeurs. Un fecond événement important influa fur 1'état de 1'Europe dans le quinzieme fiecle ; ce fut 1'expédition de Charles VIII en Italië. Elle produifit des révolutions auffi mémo— rables que celles dont on vient de parler, & occafionna des changements encore plus fenfibles dans Ie fyftême politique, ainfi que dans le militaire; elle excita 1'Europe a faire des entreprifes plus hardies, & lia plus intimement les affaires &c les intéréts des différents Etats. Charles étoit un Prince foible, mais généreux; fon adminiftration douce & modérée, fembloit avoir ranimé la vivacité, &C le génie de la nation Francoife, que le defpotifme farouche de fon pere avoit affoiblit tk  Introduction. 205 prefque éteints. La Nobleffe reprit pour le fervice militaire cette ardeur qui lui étoit naturelle ; & pendant que le jeune Monarque, impatient de fignaler fon regne par quelque a£iion d'éclat, cherchoit en luimême de quel cöté il tourneroit fes armes, les follicitations &c les inftances d'un politique Italien, infame par fes crimes , mais diftingué par fes talents, fixerent fon incertitude. Louis Sforce avoit formé Ie projet de détröner le Duc de Milan fon neveu, & de s'emparer de fes Etats; mais il craignoit que les Princes Italiens ne formaffent une ligue pour traverfer fes mefures, & ne fecouruffent le Duc de Milan, avec lequel la plupart d'entre eux étoient liés par le fang ou par des. alliances. Sforce fentit la néceflité de s'affurer d'une protecfion puiffante il s'adreffa au Roi de France ; mais loin de lui découvrir fes véritables intentions, il tacha uniquement d'engager ce Monarque a entrer en Italië avec une nombreufe armée, afin de s'emparer du tröne de Naples, far lequel Charles avoit en effet des I vj  Ses reffources pour cette entrejsrife. 104 Introdu c tion. prétentions comme héritier de la Maifon d'Anjou. Les droits que cette Maifon avoit fur le Royaume de Naples, avoient été tranim is a Louis XI, par Charles d'Anjou, Comte du Maine & de Provence; mais Louis en prenant fans délai poffefïion des Etats dont Charles étoit réellement le maïtre, n'avoit eu garde de fe prévaloir d'un titre imaginaire fur un Royaume que gouvernoit paifiblement un autre Prince; & il refufa conflamment de fe jetter dans le labyrinthe de la politique Italienne». Son rils, moins prudent ou plus audacieux, s'embarqua avec ardeur dans. cette entreprife; & fans égard aux repréfentations de fes confeillers les plus expérimentés, il fe prépara a la foutenir avec la plus grande vigueur. Charles étoit affez puiffantpour entreprendre avec fuccès une femblable expédition. Son pere lui avoit laiffé une autorité qui le rendoit maïtre abfolu de la France. II avoit luimême augmenté 1'étendue de fon Royaume par le mariage qu'il avoit habilement contracié avec 1'héritiere  Introduction. toays, depuis Ia fin du quinzieme fie-  Introduction. in cle jufqu'au regne de Charles-Quint, Tous les poiitiques Italiens ont mis toute leur attention a conferver Fé» quilibre de puiffance entre les parties belligérantes. Cette maxime ne fut pas renfermée dans les bornes de 1'Italie ; d'autres Etats, éclairés p?v Pintérêt de leur propre confervation, en reconnurent 1'utilité; & la pra-» tique en devint bientöt univerfelle* C'eft depuis cette époque que nous, pouvons obferver Sc fuivre les progrès de cette communication réciproque qui a lié fi étroitement les nations de 1'Europe 1'une a 1'autre ; c'eft dès-alors qu'on a fenti 1'importance & les avantages de cette politique prévoyante, qui,, pendant Ia paix, prévient les dangers éloignés, Sc poffibles, Sc qui, pendant la guerre , empêche les conquêtes rapides, Sc deftructives. Ce ne fut pas la le feul effet des guerres que les grandes Puiffances de 1'Europe porterent en Italië ; elles. fervirent encore a rendre général le changement que les Francois avoient commencé a faire dans 1'état de leurs troupes, 6c obligerent tous les Prin- Les guerres. d'Italie renden: général 1'établif-fement destroupes réjlées.  2.12 Introduction. ces qui fe montrerent fur ce nouveau théatre , a établir la force militaire de leurs Royaumes iur le même pied que celle de France. Quand le théatre de la guerre fe trouva éloigné des pays mêmes par qui elle fe faifoit,le fervice des vaffaux féodaux ne Douvant être d'aucun ufage, on fentit évidemment la néceiïité d'employer des troupes réguliérement exercées & conframment entretenues & foudoyées. Charles VIII marcha en Italië, avec une cavalerie entiérement compofée de ces compagnies de gens d'armes, qui avoient été incorporées par Charles VII, & confervées par Louis XI. Son infanterie étoit compofée en partie de Gafcons, armés & difciplinés a la maniere des Suif» fes. Louis XII y ajouta un corps d'Allemands, qui fe diftingua dans les guerres d'Italie fous le nom d* bandes noires. Mais aucun de ces Princes ne tint compte de la milice féodale, & n'eut jamais recours k cette force militaire qu'ils auroient pu convoquer & commander fuivant les anciennes inflitutions de leur Royaume.  Introduction. 213 Maximilien & Ferdinand fe ferVirent des mêmes inftruments, dès qu'ils conimencerent a faire Ia guerre en Italië, &c ne fe repoferent, pour ï'exécution de leurs plans , que fur le fervice des troupes mercenaires. Cette innovation dans la conliitution militaire fut bientöt fuivie d'ime autre, qui fut introduite par 1'ufage d'employer des Suiffes dans les guerres d'Italie. Les armes & la difcipline de ce peuple .étoient fort différentes de celles des autres nations de 1'Europe. Pendant les guerres longues &t meurtrieres qu'ils eurent a foutenir pour défendre leur liberté, la Maifon d'Autriche envoya contre eux des armées, qui, fembla* bles a celles des autres grandes Puiffances, confiftoient particuliérement en cavalerie pefamment armée. Les Suiffes, a qui leur pauvreté & le petit nombre des Gentilshommes qui réfi* doient dans leur pays alors ftérile & inculte, ne permettoit pas de lever & d'entretenir une cavalerie capable de faire face a celle de Pen* nemi, fe virentforcés de placer toute leur confiance dans 1'infanterie ; & Les peuples d'Europe apprennent a connoitre la fupériorité de Tin-. fanterie dans la guerre.  2.14 Introduction. afin de la mettre en état de foutenir le choc de la cavalerie , ils donnerent aux foldats pour armes défenfives, des cuiraffes & des cafques; & pour armes offenfives , de longues lances , des hallebardes & de pefantes épées. Ils formoient des bataillons confidérables , difpofés en colonnes profondes & ferrées, qui préfentoient de tout cöté a Pennemi un front redoutable (o). Les hommes d'armes ne pouvoient rompre la folidité de cette infanterie; elle repouffa les Autrichiens dans toutes les tentatives qu'ils fïrent pour fubjuguer la Suiffe, & battit la gendarmerie Bourguignonne, qui, pour Ie nombre & la valeur, ne le cédoit guere a celle de France; & lorfque ces troupes furent employées pour la première fois dans les guerres d'Italie , elles écraferent tout ce qui entreprit de leur réfifter. Des preuves fi répétées & fi éclatantes de la force de 1'infanterie , lui rendirent (d) Machiavel, Dell' Arte diguerra, Ut. U . cap. 2.  IN TR ODUCTION. ZIJ fon ancienne réputation , & rétablirent par degrés 1'opinion, fi longtemps abandonnée, de fa fupériorité dans toutes les opérations de la guerre. Mais la gloire que les Suilfes avoit acquife par leurs fuccès, leur infpira une fi haute idéé de 'eur bravoure & du befoin qu'on avoit d'eux, qu'ils devinrent mutins & infolents. Les Princes qui les foudoyoient, fe lalferent de dépendre du caprice de ces mercenaires étrangers, & commencerent a chercher les moyens de perfecfionner leur infanterie nationale. Les Princes d'AHemagne, qui commandoient a des hommes doués de la force, du courage & de la perfévérance propres a faire de bons foldats, firent bientöt dans leurs troupes des changements qui les mirent en état de le difputer aux Suilfes , & pour la difcipline, & pour la valeur. II en couta plus de temps & plus d'efforts aux Rois de France pour plier l'efprit impétueux de leur nation k la fubordination & k la difcipline ; cependant ils s'attacherent Infanten* nationale ;tablie en Allemagr:". En Franc».  En Efpagne. En Italië. («) Brantome, tome X, p. 18. Mcrn.de Fleuranges, p. 143. u 116 Introduction'. avec tant de foin a mettre fur un pied refpeétable leur infanterie nationale , que dès le regne de Louis XII, onvit des Gentilshommes du plus haut rang abandonner les anciens préjugés , & confentir k entrer dans ce fervice (a)-. Les Efpagnols , par leur fituation, ne pouvoient guere employer que leurs troupes nationales dans les parties méridionales de 1'Italie, théatre des principales opérations de la guerre qu'ils fïrent dans ce pays. Nonfeulement ils adopterent la difcipline des Suiffes, mais encore ils la perfeöionnerent, en mêlant dans leurs bataillons un certain nombre de foldats armés de moufquets pefants. Ce fut ainfi qu'ils formerent ce fameux corps d'infanterie, qui, pendant cent cinquante ans, fit la terreur & 1'admiration de toute 1'Europe. Les Etats d'Italie diminuerent auffi par degrés le nombre de leurs corps de cavalerie; & a 1'exemple de leurs voifins  ÏNTRODÜCTrON. Xlj voifins plus puilTants , fïrent confifter dans 1'infanterie la force de leura armées. Depuis cette époque , les différentes nations de 1'Europe ont fait la guerre avec des forces plus appropriées a toute efpece de fervice , plus capables d'agir dans tous les pays, & plus propres a faire & k conferver les conquêtes. Les guerres d'Italie qui avoient infpiré aux peuples d'Europe ceschangements avantageux dans 1'art militaire, leur donnerent enmême-temps fa première idéé des dépenfes qu'exigent des opérations longues & fourenues, & les accoutumerent a fupporter le fardeau des impofitions néceffaires pour y fubvenir. Tant que la police féodale fubfifïa dans toute fa force; tant que les armes ne furent compofées que de vaffaux guerriers, convoqués pour attaquer une Puiffance voifine, & pour remplir dans une campagne très-courte 1'obligation du fervice militaire qu'ils devoient k leurs Souverains, les fraix de la guerre furent peu confidérables. Un modique fubfide mettoit un Tome I, fC Les guerres d'Italie occafionnentune augmentationdans les revenus publiés de 1'Europe.  *i8 Introduction. Prince en état de commencer & d'achever fes plus importantes opérations. iMais lorfque 1'Italie devint le théatre oii les Puiffances de 1'Europe allerent déployer k 1'envi leurs forces , &C fe difputer la fupériorité , alors les préparatifs néceffaires pour une expédition fi éloignée ; la paye des armées conftamment entretenues; le foin de leur fubfiftance dans un pays étranger; des lieges a former & des villes a défendre , tout augmenta prodigieufement les charges de la guerre, & donna lieu a de nouvelles taxes dans tous les Royaumes de 1'Europe. Cependant les progrès de 1'ambition furent fi rapides , &c les Princes porterent fi loin leurs entreprifes , qu'il fut impoflïble dans les commencements, d'établir des fonds proportionnés a 1'augmentation de dépenfe qu'exigeoient ces efforts extraordinaires. Lorfque Charles VIII fit fon expédition dans le Royaume de Naples , les fommes néceffaires pour 1'exécution de cette entreprife excédoient fi fórt le produit des contributions que la France avoit été  Introduction. 119 aceoutumée a payer, qu'avant méme d'être arrivé aux frontieres d'Italie , ce Prince avoit déja vuidé fon tréfor & épuifé toutes les relTources domeftiques qu'il avoit pu trouver dans 1'exercice des droits ordinaires & très-étendus de fa prérogative. Comme il n'ofoit pas impofer de nouvelles taxes a fon peuple , déja écrafé fous le poids de charges extraordinaires, le feul expédient qui lui relïoit fut d'emprunter des Génois 1'argent dont il avoit befoin pour continuer fa marche; mais il ne put obtenir la fomme qu'il deraandoit qu'en payant 1'intérêt exorbitant de quarante-deux pour cent (a). On obferve la même difproportion entre les dépenfes & les revenus des autres Princes fes contemporains. Depuis cette époque, les impöts allerent toujours en croiffant; & pendant le regne de Charles-Quint, le produit des taxes, dans chaque Etat de 1'Europe , monta a des fommes qui auroient paru prodigieufes (d) Mém. de Comines, üb. Vlll, chapl 5, p. 440» K 1/  Ligue de Cambray. Motif de cette iigue. 220 Introduction. a la fin du quinzieme fiecle, & prépara la voie aux exaélions encore plus énormes des gouvernements modernes. Le dernier événement politique , antérieur au regne de Charles Quint, cfui mérite attention par fon influence fur 1'état de 1'Europe, fut la ligue de Cambray. Toutes les Puiffances qui fe réunirent ■ pour former cette ligue, avoient pour objet d'humilier la République de Venifé, & de divifer fes domaines. La conflitution civile de Venife étoit établie fur une bafe fi folide, qu'elle n'avoit fubi, depuis plufieurs fiecles , aucun changement confidérable; pendant tout ce période, la République dirigea fes affaires fur des principes de politique pleins de vigueur & de fagefle , & s'y attacha avec une perfévérance invariable, qui lui donna de grands avantages fur les autres Etats, dont les vues & les opérations changeoient auffi fouvent que la forme du gouvernement , ou que les perfonnes chargées de 1'adminifiration. En fuivant conftamment ce plan de conduite, les  Introduction. m Vénitiens vinrent a bout d'étendre leur territoire, 8c formerent bientöt la puiffance la plus confidérable qu'il y eut en Italië ;, tandis que leur grand comcerce, les produótions utiles Sc curieufes de leurs manufaétures, Sc le débit exclufif des marchandifes les plus précieufes de 1'Orient, rendirent cette République 1'Etat le plus riche de 1'Europe. La puiffance des Vénitiens infpira de la jaloulie Sc de la crainte a leurs voifins. Leur opulence fut un objet d'envie pour les plus grands Monarques , qui avoient de la peine a égaler les fimples citoyens de cette République dans Ia magnifi- cence de leurs édifïces, la richeffe de leurs meubles & de leurs veteraents, la fomptuofké 8c 1'élégance de leur table (a~). Jules II, qui eut autant de talents Sc plus d'ambitiorr qu aucun Pontife qui ait jamais occupé Ie tröne papal, concut 1'idée de cette ligue contre les Vénitiens r Sc fut, en raénageant les paffions des (^)Heliani oratio apuJ Goldaflum inpoüt. mperial. p. 5.80». K iij  Progrès rapides des confédé.iés. au Introduction, Princes, leur perfuader de fe joindre a lui. II excita les craintes des uns & 1'avarice des autres, & fon adreffe fecondée par d'autres circonftances. dont le développement n'entre point dans mon füjet, réufiït a former contre ces fuperbes républicains une des coafédérations les plus formidables que PEurope ait jamais vues. L'Empereur , le Roi de France, le Roi d'Arragon, le Pape, furent les principaux acteurs de. la ligue de Cambray, a laquelle accéderent prefque tous les Princes d'Italie; & le moins confidérable de ces Princes efpéroit de partager les dépouilles d'un Etat qu'ils avoient tous regardé comme dévoué a la deflruction. Les Vénitiens auroient pu d'abord détourner eet orage, ou du moins en brifer la violence; mais animés par une préfomption téméraire dont il n'y a pas, d'exemple dans le refte de leur hiftoire, ils ne fïrent rien pour Péviter. La valeur impétueufe des Francois rendit inutiles toutes les précautions qu'ils avoient prifes pour la füreté de leur République, &la fatale jourïiée de Giaradadda détruifit 1'armée  Introduction. 223 ) fur laquelle ils avoient compté pour leur défenfe. Jules II s'empara de tou; tes les villes qu'ils avoient dans 1'Etat : eccléfialtique. Ferdinand réunit de - nouveau au territoire de Naples les villes dont ils s'étoient mis en poffeffion fur les cötes de la • Calabre. Maximilien, ala tête d'une puiffante armée , s'avancoit fur Venife , d'un cöté; les Francois pouffoient leurs conquêtes de 1'autre. Les Vénitiens, fe voyant enveloppés par tant d'ennemis fans avoir un feul allié, paf' ferent de la préfomption au plus pro; fond defefpoir ; ils abandonnerent tout ce qu'ils poffédoient fur le continent, & fe renfermerent dans les murs de leur capitale , comme dans leur unique afyle & dans la feule place qu'ils euflent efpérance de conferver. Ce fuccès rapide devint cependant funefle a la ligue. Les Princes qui la compofoient étoient reftés unis, tant qu'ils n'avoient fait que contempler leur proie; mais ils fentirent renaitre leur ancienne jaloufie & leurs premières animofités, lorfqu'ils fe crurent au moment de la dévorer. Les K iv La divifiort fe met parmi les alliés.  Nouveaux objets de la politique 8i ce l'ambition des alli és,. 224 Introduction. Vénitiens en obfervant ces fyroptómes de divifionSc de défiance parrai leurs ennemis, virent briller un rayon d'efpérance, qui ranima la vigueur naturelle de leurs confeils ; ils repnrent un caracrere de fageffe Sc de fermeté, qui répara,, è quelqucs. egards, les fautes de 1'imprudence Sc du découragement auquel ils s'étoient abandonnés; ils recouvrerent une partie des pays qu'ils avoient perdus ; Jls appaifei-ent le Pape & le Roi d'Arragon par des coneefïions adroites Sc avantageufes a ces deux Princes, Sc paryinrent enfin a difToudre cette confedération qui avoit mis leur République li prés de fa ruine entiere. Jules R , enorgueilli du fuccès decette ligue qu'il avoit concertée luimême, & imaginant qu'il n'y avoit aucune entreprife dont il ne vint aifément a bout, coneut 1'idée de chaffer de 1'Italie toutes les Puiffances étrangeres; & il mit en oeuvre toutes les reffources de fa politique pour 1'exécution de ce projet, fi digne de fon génie vafk Sc audacieux. Sa. première attaque fe tourna contre fes Francois., qui, pour plufieurs rai-  Introduction. 225^ fons, étoient encore plus odieux aux Italiens que tous les autres étrangers qui avoient acquis des domaines en Italië. A force d'activité & d'adrelfe , le Pape perfuada k la plupart desPuiflances qui s'étoient unies pour la ligue de Cambray, de tourner leurs armes contre Louis XII leur allié, & engagea Henri VIII, qui venoit de monter fur le tröne d'Angleterre , a favorifer leurs opérations, en tenf ant une invafion en France. Louis fe défendit avec un courage étonnant contre cette ligue formidable & irnprévue. La guerre fe fit pendant plufieurs campagnes, en Italië, fur les, frontieres d'Efpagne & en Picardie, avec des fuccès & des per* tes réciproques. Epuifié a la fin par la multitude, autant que par 1'étendue des opérations qu'il avoit k foutenir ; hors d'état de réfifler a une confédération qui réuniflbit contre lui des forces fupérieures , conduites avec habileté & avec perfévérance ce Prince fut obligé de conclure différents traités de paix ayee, fes ennemis ,. & de terminer la guerre en abandonnant tout ce qu'il avoit acK y  Ces événements étar isliffent une plus grande eommunication param les nations Eurojpéennes. Xes événements précédents préparent la voie a ceux du feizieme fiecle. 216 I ntrodpct po n. quis en Italië, excepté le chateaude Milan &c quelques villes-peu confidérables de ce Duché.. Les différentes négociations qui fe traiterent dans ce période de trouble Sc d'agitation,. Sc les confédérations qui fe formerent entre des Puiffances qui, jufqu'alors, n'avoient eu que peu de liaifons entre elles, commencerent a étendre & a favorifer cette communication entre les nations de 1'Europe, que j'ai citée comme un effet des événements du quinzieme fiecle. En même-temps, 1'importance des objets que ces Puiffances fe propofoient,. 1'éloignement des lieux ou elles portoient leurs armes , la longueur Sc Pobltination des querelles dans lefquelles elles s'engagerent , les forcerent de faire des efforts dont les fiecles précédents n'avoient pas offert d'exemples. Ce n'efl pas feulement a l'ambition, aux talents 8c a la rivalité de Charles-Quint & de Francois I". qu'il faut attribuer la caufe des grands mouvements & des révolutions importantes, qui caradtérifentle période gu'embraffe Phifloire que j'ai entre-  Introduct i O Sf. 227 prls d'écrire. Les Royaumes d'Europe avoient dé/a fait de grands progrès dans la fcience de Fadminiftration intérieure; & 1'autorité que les Princes avoient acquife , en les rendant maïtres de la force nationale néceflaire pour foutenir la guerre dans des régions étrangeres, les avoit mis en état d'étendre la fphere de leurs opérations militaires, & de faire des efforts plus vigoureux & plus foutenus. Les guerres d'Italie, qui leur apprirent d'abord k effayer la nouvelle autorité qu'ils avoient acquife, donnerentnaiffance k tant de prétentions oppofées, exciterent parmi les nations diverfes tin efprit fi général de difcorde & de rivalité , &c devinrent Ia fource & le prétexte de tant de querelles, qu'il ne pouvoit manquer d'en réfulter des convulfions extraordinaires dans toute 1'Europe; auffi dès 1'ouverture du feizieme fiecle, tout annonca qu'il feroit. fécond en grands événements. Fin de la Seconde Seclion,. K vj.   TABLEAU DE S, PROGRÈS DE LA SOCIÉTÉ EN EUROPE, Depuis la deftrudfion de I'Empire Romain, jufqu'au feizieme fiecle. SECTION III. Examen de la Confiitution politique des principaux Etats de 1'Europe , au commencement du fei^iemt.fiecle. J'ai expofé les principaux événe- Différente ments qui, par leur influence fur tous, £™ ^ les, Etats de 1'Europe, contribuerend goriftjtu,ion  des différents Etats de 1'Europe. Néceflïtê de coiinoitre 1'état politique de 2)0 Introdu cti on. ou a perfecfionner leurgouvernement intérieur, ou k étendre la fphere de leur activité,& a augmenter leur force nationale. Pour difpofer mes Leéfeurs a entrer avec les connoilfances fuffifantes dans 1'hiftoire du regne de Charles - Quint, il ne me reit e qu'a faire connoïtre la conftitution particuliere & Ia forme du gouvernement civil, établies dans chacune des nations qui ont joué un röle confidérable pendant ce période. Tandis que les infiitutions &c les événements que j'aidécrits fembloient devoir donner les mêmes moeurs aux habitants de 1'Europe, en les conduifant de la barbarie a la civilifation par les mêmes fentiers & a-peu-près d'un pas égal, il fe rencontra d'autres circonftances qui produifirent une grande diverfite dans leurs établiffements poiitiques, & donnerent naiffance k ces formes particulieres de gouvernement, d'oii réfulta une fi grande variété dans le caracfere & legénie des nations. La connoifTance de ces dernieres circonftances n'efl pas moins néceffaire que celles des premières. Le ta-  Introduction. 231 bleau que j'ai tracé des caufes & des événements dont 1'influence a été univerfelle, mettra mes Leöeurs en état d'expliquer cette fmguliere reffemblance qu'on remarque dans la police intérieure & dans les expéditions militaires des peuples d'Europe. Mais fans une connoiffanee exacte de la forme particuliere & du caractere de leur gouvernement civil, une grande partie de leur hiftoire paroitroit myftérieufe & inexplicable. Les Auteurs qui ont écrit 1'hiftoire d'une nation particuliere , ne fe font guere propofé que d'intéreffer & d'inftruire leurs compatriotes , a qui ils pouvoient fuppofer que les mceurs & les inftitutions intérieures étoient parfaitement connues ; en conféquence , ils ont fouvent négligé d'entrer, a eet égard, dans des détails fufEfants pour faire connoitre: aux étrangers tous les rap ports des événements qu'ils racontoient. Mais une hiftoire qui embraffe les révolutions de tant de pays divers, feroit extrêmement imparfaite, fans un examen préliminaire de leur conftitution &c de leur étal chaque na» tion a 1'avénement da CharlesQuint.  Etat politique de l'Italie. 232 I n t r o d u c t r o n. politique. C'eft dans cette eonnoiffance que le Lecfeur puifera des principes qui pourront le mettre en état de juger fainement Sc de prononcer avec füreté fur la conduite des nations. On ne doit pas cependant s'attendre a trouver ici un détail circonftancié de toutes les. loix & les formes particulieres a chaque peuple ; eet examen entraineroit trop de longueur. Je me contenterai de tracer les grands traits qui dillinguent Sc caradlérifent chaque gouvernement; c'eft tout ce qu'exige la nature de eet Ouvrage; & tout ce qui eft néceffaire pour éclaircir les événements que je me propofe d'expofer. Au commencement du feizieme fiecle, la face politique de 1'Italie étoit bien différente de celles des autres parties de 1'Europe. Pendant que le refte du continent étoit partagé entre quelques vaftes monarchies, la délicieufe Italië étoit divifée en plufieurs petits Etats, jouiffant chacun d'une jurifdiction fouveraine & indépendante. Le feul Royaume qu'il; y eut en Italië, étoit celui de Na-  INTR ODUCTI ON. 233 pies. La fouveraineté des Papes étoit d'une nature particuliere, Sc n'avoit rien de commun avec aucun gouvernement ancien ni moderne. La fbrme du gouvernement de Venife Sc de Florence , étoit républicaine. Milan étoit foumis. a des Princes qui n'avoient pris que le titre de Ducs, Le Pape étoit la première de ces Puiffances. pour Ia dignité , Sc ne formoit pas la moins confidérable par Pétendue de fes domaines. Dans FEglife primitive, les Evêques jouiffoient d'une égale autorité. Ils tiroient peut-être quelque confidération de la dignité du fiege auquel ils préfidoient; mais ils ne polfédoient aucune autorité ou prééminence réelle que celle que pouvoient leur donner des talents fupérieurs ou une piété plus exemplaire. Rome avoit été fi long-temps le fiege de I'Empire Sc la Gapitale du monde, que fes Evêques dürent a eet égard être diflingués des autres. Ils obtinrent en- effet plus de refpect ; mais pendant plufieurs fiecles, ils n'eurent Sc ne prétendirent même aucune aufcr,e diftinclion. C'eil de c.es. foibles Origine Sc progrès dela puiffancepapale.  2.34 Introduction. commencements qu'ils parvinrent par degrés a établir fur les efprits des hommes, un empire auquel toute 1'Europe fe foumit aveuglément. Leurs prétentions a une jurifdiction univerfelle , comme Chefs de 1'Eglife , & a 1'infaillibilité dans tous leurs jugements , comme fuccelfeurs de Saint Pierre, font auffi chimériques que contraires a l'efprit du chriftianifme; mais profitant de Ia fuperftition & de la crédulité des hommes dans ces temps d'ignorance, ils furent él ever fur ces fondements un édifice immenfe &c merveilleux. Dans toutes les controverfes eccléfiaftiques, leurs décifions étoient recues comme les oracles de la vérité même ; &c ce n'étoit pas a ces objets feuls qu'ils bornoient 1'exercice de leur pouvoir : ils détrönoient les Rois; difpenfoient les fujets de Pobéiffance due aux Souverains , &c mettoient les Royaumes en interdit. II n'y avoit pas en Europe un feul Etat que leur ambition n'eüt troublé; un feul tróne que leurs manoeuvres n'euffent ébranlé; un feul Prince que leur pouvoir ne fit trembler.  Introduction. 235 Pour rendre eet empire plus ab- ] folu, & Pétablir fur les ruines de i toute autorité civile , il ne manquoit 1 aux Papes que de jouir d'un degré ] de puiffance temporelle, fuffifant pour feconder & appuyer leurs décrets fpirituels. Heureufement pour le genre humain , lors même que leur jurifdiclion fpirituelle étoit la plus étendue, & paroilfoit arrivée a fon plus haut période , leurs domaines étoient extrêmement limités. C'étoient des Pontifes puilfants & formidables de loin; mais de petits Princes fans force intérieure. Ils s'étoient a la vérité, occupés de bonne heure a étendre leurs territoires par des artirices affez femblables a ceux qu'ils. avoient employés pour étendre leur jurifdiction. Ils produifirent une donation de Conftantin & une autre de Charlemagne ou de Pepin fon pere; & fous ce prétexte voulurent s'emparer de quelques villes voifines de Rome : mais ils tirerent peu d'avantages de ces titres apocryphes. Les ceffions dont ils étoient redevables è la crédulité des aventuriers. Normands qui conquirent Naples-,,, ^es domailes des Paje s n'éoient pas 'ufRfants )Our fouteïir leur ju•ifdiftionpirituelle*  Les Papes n'avoient qu'une autorité trésbornée , même dans leurs domaines. Elle fut circonfcritepar 1'ambition des Nobles Romains. 13 6 Introduction'. & a la fuperftition de la ComtefTe Matilde, étoient réelles, & ajouterent aux poffeffions du faint Siege de vafïes domaines. Cependant les Papes, en augmentant leur territoire, n'augmentoient pas leur puiffance dans la même proportion. Chez les différents peuples de Pftalie, il s'en falloit bien que les forces de PEtat fuffent alors a la difpofition du Souverain. Pendant les troubles & les défordres des fiecles précédents, les Nobles les plus puif fants & les chefs des fa&ions popu-laires s'étoient emparés du gouvernement de plufieurs des villes principales; & après les avoir fortifïées & avoir pris a leur folde des troupes de mercenaires, ils avoient cherché a fe rendre indépendants. Les pays que PEglife avoit acquis, étoient remplis de petits tyrans qui ne laiffoient aux Papes que 1'ombre de la fbuveraineté. Comme ces ufurpations anéantiffoient prefque entiérement la puiffance papale dans Ia plus grande partie des villes foumifes au faint Siege, les Barons Romains conteftoient feu?  Introduction. 237 vent 1'autorité des Papes dans Rome même. On vit dans le douzieme fiecle , s'élever & fe répandre cette opinion , que les fonclions des Ecclé* fiaftiques étant purement fpirituelles, ils ne devoicnt pofféder aucune propriété , ni exercer aucune jurifdiction; mais que fuivant le louable exemple de leurs prédécefleurs dans la primitive Eglif'e, ils devoient attendre leur fubfifiance des dixmes ou des dons volontaires du peuple ( tik*l£ P- 4&7> C y Conftitution de la République de Venife ; fon origine Sc fes progrès.  Défaut de ce gouvernement , fur-tout relativementa fes opérations militaire;. zjo Introduction. tions en font fi excellentes, & les puiffances délibérative , légiflative &C exécutrice y font diftribuées & balancées d'une maniere fi admirable qu'on peut ie regarder comme un chef-d'ceuvre de faine politique. Mais fi nous confidérons ce même gouvernement relativement a un peuple nombreux foumis a fes loix ,, nous n*y verrons qu'une ariftocratie févere & partiale, qui place tout le pouvoir dans les mains d'un petit nombre des membres de la République, pour abaiffer & opprimer tout le refle. L'efprit d'un gouvernement de cette efpece devoit être néceffairement timide & jaloux. Les Nobles Vénitiens fe défioient de leurs propres fujets, & craignoient de leur permettre 1'ufage des armes. Ils en» courageoient parmi le peuple les arts de commerce & d'induftrie; ils 1'employoient aux manufacfures & a la navigation; mais ils ne 1'admettoient point dans les troupes qu'ils tenoient a leur folde. La force militaire de fa République ne confifèoit qu'en merccnaires étrangers, & Ie com-  Intro d u c t i o n. 2.51 mandement n'en étoit jamais confié a des Nobles Vénitiens, de crainte qu'ils ne priffent dans 1'armée une autorité dangereufe pour la liberté publique, ou peut - être qu'accoutumés a commander , ils ne puffent plus qu'avec peine rentrer eniuite dans la claffe de fimples citoyens. On placoit ordinairement un foldat de fortune k la tête des armées de la République ; & c'étoit le grand objet de 1'ambition des Condotüeri Italiens, ces chefs de bandes qui , dans le quinzieme & le feizieme fiecles , failoient un trafic de la guerre , & levoient des troupes pour les vendre aux différentes Puiffances. Mais la même politique foupconneufe qui engageoit les Vénitiens a recourir au fervice de ces aventuriers , les empêchoit d'avoir en eux une entiere confiance. Le Sénat nommoit deux Nobles pour fuivre 1'armée lorfqu'elle entroit en campagne ; ces Nobles, appellés Provtditmrs , & affez femblables aux députés de guerre qu'avoient établis les Hollandois dans les derniers temps, obfervoient toiis les mouvements du général, 8c % L vj  a<*i Introduction. gênoient dans toutes fes opéraions. Une République qui avoit de femblables inllitutions civiles Sc militaires, étoit peu propre a faire des conquêtes. Tant que fes fujets furent défarmés, & que les Nobles furent exclus du commandement des troupes , elle eut toujours dans fes expéditions militaires un très-grand défavantage. Cette facheufe expérience auroit dü apprendre aux Vénitiens a regarder comme le principal objet du gouvernement , la confervation de 1'EMt, Sc Ia Jouilfance de la füreté domeftique; mais les Républiques , ainfi que les Princes, font fujettes a fe buffer féduire par des vues d'ambition. Les Vénitiens, oubliant les défauts intérieurs de leur confiitution politique , oferent tenter des conquêtes ; mais le coup fatal qu'ils xecurent dans la guerre qui fuivit la ligue de Cambray , leur prouva bientöt qu'un peuple ne peut, fans imprudence Sc fans danger, faire des efforts violents contre l'efprit Sc la direcfion naturelle de fon gouvernement.  FN T R O D U C T I O N. X). La race des Rois de la Maifon d'Anjou n'étoit cependant pas éteinte, & n'avoit pas abandonné fes prétentions a la Couronne de Naples. (a) Giannone, liv. XIX, chap.4. (b) Giannone, liv. XXVI, c/iap. 2. Année 1434. PrétentioRS des Rois de France & d'Efpagne.  'Année 1494. Année 1501. 262 Introduction. Le Comte du Maine & de Provence, héritier de cette maifon, lestranfporta a Louis XI & a fes fuccelfeurs. Charles VIiI traverfa les Alpes, comme je Pai déja dit, a la tête d'une puiffante armée, dans le delfein de foutenir ces mêmes prétentions avec des forces bien fupérieures a celles qu'avoient pu employer les Princes mêmes de qui il tenoit fes droits; on connoit affez la rapidité des progrès de fes armes en Italië, & Ia courte durée de fes triomphes. Fréderic, héritier de la branche batarde des Princes d'Arragon , remonta bientöt fur le tröne, d'oii Charles VIII 1'avoit chaffé. Louis XII & Ferdinand d'Arragon , qui, pour des raifons différentes, regardoient 1'un & 1'autre Fréderic comme un ufurpateur, fe réunirent contre ce Prince, & convinrent de partager entr'eux fes Etats. Fréderic , fe fentant incapable de réfifter a deux Souverains ligués, qui avoient chacun des forces trés - fupérieures aux fiennes, abandonna le Royaume de Naples. Louis & Ferdinand, après s'être unis pour en faire Ia conquête, fe diviferent fur le par-  Introduction. 2,63 tage, & d'alliés, devinrent ennemis. Dans la guerre , qui fut la fuite de cette diviüon, Gonfalve de Cordoue déploya ces rares talents militaires, qui lui ont mérité le titre de grand Capitaine. II dépouilla les Francois de tout ce qu'ils pofdoient dans le territoire de Naples, & laiffa Ferdinand maïtre paifible de ce Royaume ; mais il dut en partie fes fuccès a des perfidies laches & multipliées , dont le fouvenir flétrira a jamais fa mémoire. Ferdinand laifTa le Royaume de Naples, ainfi que ceux d'Efpagne , a fon petit-Hls Charles-Quint ; & fi le titre qui mit la première de ces Couronnes fur la tête de Charles n'eft pas abfolument inconteftable , il paroitra du moins aulïï-bien fondé que celui qu'y oppoferent les Rois de France (a). Le Duché de Milan n'avoit dans fa conflitution politique & dans fon (<•/) Droits des Rois de France au Royaume de Sicile. Mém. de Comines, éd. de du Frcfnoy , tom. IV, part. JI, p. 5. Etat politique du Duché de Miian.  Querelles fur le droit de fucceflïon a ce Duché. Année -354- (a) Petrarca? Epifi. ap. Struy. corp. I, 264 Introduction. gouvernement, rien d'affez remarquable pour mériter d'être obfervé; mais comme le droit a la fucceffion de cette fertile Province fut la caufe ou le prétexte de prefque toutes les guerres qui fe fïrent en Italië pendant le regne de Charles-Quint, il eft néceflaire de remonter jufqu'a la fource de ces conteftations, & d'examiner les prétentions des différents compétiteurs. Pendant les longues & fanglantes querelles qu'exciterent en Italië les factions fameufes des Guelfes & des Gibelins, la familie des Vifconti acquit un grand crédit parmi les Milanois. Conftamment attachés aii parti impérial, qui étoit celui des Gibelins, les Vifconti avoient obtenu d'un Empereur, pour récompenfe de leur zele & de leurs fervices , la dignité de Vicaires perpétuels de I'Empire en Italië. (). On ne pouvoit fans la permimon des Etats , ni im-. pofer des taxes, ni déclarer la guerre , ni faire la paix, ni frapper de la monnoie, ni faire aucun changement dans la monnoie courante, (c), Ils avoient droit de revoir les procédures &c les jugements de tous les tribunaux inférieurs ; de veiller fur tous les départements de 1'adminiftration, & de réformer tous les abus. Ceux qui fe croyoient léfés ou opprimés, s'adreffoient aux Etats pour ( Nous, qui valons chacun autant » que vous, Sc qui tous enfemble » fommes plus puiffants que vous, » nous promettons d'obéir k votre » gouvernement, fi vous maintenez  Introduction. 287 nos droits & nos privileges; Sc » linon, non ". En vertu de ce ferment, lés Nobles établirent comme tin principe fondamerttal de la conftitution, que fi le Roi violoit leurs droits & leurs privileges, la nation pouvoit légitimement le défavouer pour fon Souverain , Sc en élire un autre a fa place (<*), Les Arragonois montrerent pour cette finguliere forme de gouvernement un aftachement excéffif, Sc un refpect -qui approchoit d'une vénération fuperftitieufe. (XXXI.) Dans le préambule d'une de leurs loix, ils déclarent que telle étoit la flérilité de leur pays Sc la pauvreté des habitants , que s'ils n'étoient dédommagés par les droits Sc la liberté qui les diiïinguent des autres nations , le peuple abandonneroit le Royaume pour aller chercher un établiffement dans quelque région plus heureufe Sc plus fertile (b). La Caftille n'avoit dans la forme de fon gouvernement aucune fingularïté qui le diftinguat d'une maniere {a) Her. Blanca, comment. p. 75 1. {b) Hier Blanca, ibid. comment, p. 751, Conftitution 1 ouvernementde Caftüle.  0.88 Intr ódu ct ion. remarquable des autres Royaumes Européens. Le Roi y exercoit la puiffance exécutrice ; mais avec Une prérogative extrêmement limitée. L'autorité légiflative réfidoit dans les Cortès, qui étoient compofés de la Nobleffe, des Eccléfiaftiques en dignité , & des repréfentants des villes. L'affemblée des Cortès y étoit tf%s-ancienne ■, & fon origine remontoit jufqu'a celle de la conftitution même. Les membres des trois différents ordres , qui avoient droit de fuffrage , s'affembloient en un endroit, délibéroient en corps collectif, & leurs décifions étoient formées par les avis du plus grand nombre. Le droit de lever des impöts, de faire des loix, & de réformer les abus, appartenoit a cette affemblée ; &c afin de s'affurer du confentement royal pour donner force de loi aux ftatuts & réglements qu'on jugeoit néceffaires ou utiles au Royaume, les Cortès avoient coutume de ne déÜbérer fur les fubfides demandés par le Prince, qu'après avoir terminé toutes les affaires qui intéreffoient le bien public. 11  Introduction. 289 II paroit que les repréfentants des villes ont eu place de trés - bonne heure dans les Etats de Caftille,& qu'ils ont acquis promptement un degré d'autorité & de crédit, trèsextraordinaire dans un temps oit la puiffance &c le fafte de la Nobleffe avoient éclipfé ou affervi toutes les autres claffes de citoyens. Le nombre des députés des villes étoit fi confidérable , en proportion de celui des autres ordres , qu'ils ne pouvoient manquer d'avoir beaucoup d'influenee dans les Etats. (XXXII). On peut juger par le fait fuivant, du degré de confidération dont ils jouiffoient dans 1'Etat. Ala mort de Jean I, on nomma un confeil de régence pour gouverner le Royaume pendant la minorité de fon fils. Ce confeil étoit compofé d'un nombre égal de Nobles & de députés choifis par les villes ; & ceux - ci avoient le même rang , étoient revêtus des mêmespouvoirs que les Prélats & les Grands du premier ordre (a). Mais quoi- O) Mariana, hifi. lib. XV1U, e. !<;. Tome I. N Année 1390.  icjo Introduction. que les membres des communautés fe fuffent élevés, en Caflille, fort au-deffus de 1'état oii ils fe trouvoient placés dans les autres Royaumes de 1'Europe; qu'ils euffent même acquis tant d'influence politique que Fbrgueil & la jaloufie de 1'ariltocratie féodale n'avoient pu les empêcher d'avoir part au gouvernement; cependant les Nobles continuerent, malgré les progrès des communes, de faire valoir avec beaucoup de hauteur les privileges de leur ordre, contre la prérogative de la Couronne. 11 n'y a jamais eu en Europe un corps de Nobleffe qui fe foit diftingué davantage par l'efprit d'indépendance, la fierté de la conduite, & la hardielfe des prétentions, que les Nobles de Caftille. L'hiAoire de cette monarchie offre les exemplès les plus multipliés & les plus frappants de leur vigilance a obferver toutes les démarches de leur Roi, &c de la vigueur avec laquelle ils s'oppofoient a leurs entreprifes, lorfqu'elles tendoient a empiéter fur leur jurifdiction , a blelfer leur dignité, ou a reftreindre leur pouvoir. Même dans  Introduction. 291 leur commerce particulier avec leurs Souverains, ils avoient une li haute opinion de leur rang, que les Nobles de la première clalTe regardoient comme un de leurs privileges de fe couvrir en préfence du Roi, & s'approchoient de lui plutöt comme fes égaux que comme fes fujets. La conftitution politique des Etats inférieurs, qui dépendoient des Couronnes de Caftille &c d'Arragon, étoit a-peu-pres la même que celle du Royaume auquel chacun d'eux étoit annexé. Dans tous, les Nobles étoient très-relpectés & très-indépendants, & les villes jouilfoient d'un grand pouvoir &c de beaucoup d'immunités. Si 1'on obferve attentivement la fititation linguliere de 1'Efpagne, & fi 1'on fe rappelle les divers événements qui s'y font fuccédés, depuis 1'invalion des Maures jufqu'è la réunion des différents Royaumes fous Ferdinand & Ifabelle, on découvrira aifément les principes & les caufes de toutes les particularités que j'ai fait remarquer dans la forme de Ion gouvernement. Ce ne fut qu'avec peine & par deN ij  XC,1 I N T R O D U C T I O X. grés , que les Efpagnols parvinrent_ I tlélivrer leurs Provinces conquifes du joug des Mahométans; les Nobles, en fuivant dans ces guerres 1'étendard d'un chef diftingué, ne combattoient pas pour lui feul; ils vouloient partager les fruits de la yictoire. Ils exigerent donc une portion des terres qu'ils avoient arrachées des mains de 1'ennemi par leur valeur & leurs fervices; & leur pouvoir augmenta a mefure que les domaines du Prince s'étendirent. Dans ces guerres continuelles avec les Maures, les Rois d'Efpagne, obligés d'avoir recours aux fervices de leurs Nobles , fentirent la nécefïïté de fe les attacher par des conceffions fucceffives d'honneurs & de privileges nouveaux. Dès qu'un Prince pouvoit établir fon domaine clans une Province conquife , il difiribuoit parmi fes Barons la plus grande partie des terres, en y joignant une jurifdiction & des immunités qui leur donnoient prefque une puiffance al> folue. Les Etats qui fe formoient ainfi dans les différentes parties de 1'Efpa-  Introduction. 293 gne, étoient en même-ternps peu confidérables. Le Souverain d'un de ces petits Royaumes n'étoit guere diftingué au-defTiis de fes Nobles; &C ceux-ci, fe trouvant prefque fes égaux, agiffoient comme tels : le Prince ne pouvoit donc ni exiger beaucoup de foumiffion, ni exercer un grand pouvoir ; & la Nobleffe , qui voyoit ü peu de diftance du tröne a elle, ne pouvoit traiter fes Rois avec ce refpedt que les grands Monarques de 1'Europe infpiroient a leurs fujets. ( XXXIII.) Ces circonftances réunies contribuerent a élever la Nobleffe & a abaiffer 1'autorité royale; d'autres concoururent a donner aux villes d'Efpagne de la confidération & de la puiffance. Comme, pendant les guerres avee les Maures, le pays ouvert étoit fans ceffe expofé aux incurfions d'un ennemi avec qui on ne pouvoit faire ni une paix ni une treve affez durable pour jouir d'une füreté permanente , les perfonnes de tous les rangs étoient forcées, par Pintérêt de leur propre confervation , de fixer leur N iij  294 Introduction. féjour dans des places de défenfe. Les chateaux des Barons qui, dans bs autres pays, ofFroient un afyle commode contre les infultes des brigands ou contre les violences des foulevements intérieurs , n'étoient pas en état de réfifter aux attaques régulieres & lui vies des troupes difciplinées. Le peuple ne pouvoit donc fe retirer avec une apparence de füreté , que dans des villes oü un grand nombre d'hommes fe réunifToient pour la défenfe commune. C'eif a cette caufe qu'il faut attribuer 1'accroiffement rapide des villes d'Efpagne que les Chrétiens reconquirent. Tous les Efpagnols qui fe déroboient au joug des vainqueurs, alloient y chercher afyle, &c c'étoit dans leur enceinte que fe refugioient les families de ceux qui prenoient les armes pour aller faire la guerre aux Maures. Chacune de ces villes fut, pendant un efpace de temps plus ou moins grand, la capitale d'un petit Etat, & profita de tous les avantages qui favorifent la population clans tous les lieux oü fe trouve le fiege du gouvernement.  Introduction. 295 L'Efpagne avoit, au commeneement du quinzieme fiecle , un trèsgrand nombre de villes, beaucoup plus peuplées que celles du refle de 1'Europe , excepté de 1'Italie & des Pays-Bas. Les Maures avoient établi des manufactures dans ces villes, lorfqu'elles étoient fous leur domination. Les Chrétiens, en fe mêlant avec ces peuples, avoient appris leurs arts, & ils continuerent a les cultiver. II paroit que plufieurs villes faifoient alors un commerce déja confidérable ; & l'efprit de commerce concourut a y entretenir un grand nombre d'habitants , comme le fentiment du danger commun les avoit engagés a s'y réunir. Les villes d'Efpagne étant trèspeuplées, il s'y trouvoit beaucoup d'habitants d'un rang fupérieur a ceux qui réfidoient dans les villes des autres Royaumes d'Europe. La même caufe qui avoit contribué k augmenter leur population, y attiroit des hommes de tous les états qui s'y rendoient en foule, ou pour y chercher un afyle, ou dans Pefpérance d'y arrêter 1'ennemi avec plus d'aN iv  ic/6 Introduction, vantage que dans toute autre pcfition. On verra par différents incidents que je rapporterai dans le cours de cette hiftoire, que les repréfentants des villes aux Etats généraux , &c ceux qui exercoient les emplois d'honneur Sc de confiance dans Ie gouvernement dela communauré, étoient fouvent d'un rang diftingué qui honoroit tout a la fois leurs confïituants Sc les fondtions dont ils étoient chargés, Comme il étoit impoffible de foutenir une guerre continuelle contre les Maures avec la feule force militaire que les Barons étoient obligés de mettre en campagne fuivant les loix du fervice féodal , on fentit bientöt la néceffité de foudoyer conftamment un corps de troupes , Sc fur-tout de la cavalerie légere. Un des privileges des Nobles exemptoit leurs terres du fardeau des taxes. Les villes étoient feules chargées de 1'entretien des troupes néceffaires pour Ia füreté publique ; les Rois, qui fe trouvoient fouvent obligés de s'adrelfer a elles pour ayoir des fubü-  1 NT R O O V 2' 322 Introduction. fans fe perpétuer dans les families auxquelles ils avoient été accordés. La branche Allemande de la familie Carlovingienne s'éteignit enfin; les laches defcendants de Charlemagne qui occupoient le Tröne de France , étoient tombés dans un tel degré de mépris, que les Allemands, fans égard aux prétentions de ces Princes , uferent du droit qui appartient a un peuple libre, & dans une alfemblée générale de la nation, élurent Empereur, Conrad, Comte de Franconie. Après lui, Henri de Saxe &c les trois Othons fes defcendants , furent élevés fucceffivement au Tröne impérial par les fuffrages de leurs campatriotes. Les valies domaines des Empereurs Saxons, leurs grands talents & leur caractere entreprenant, concoururent r.on-feulement a relever 1'éclat de la dignité impériale, mais encore a en augmenter la force Sc la puiffance. Othon le Grand marcha en Italië a la tête d'une puiffante armée, &, a Pexemple de Charlemagne , donna la loi a tout le pays. Son autorité y fut reconnue par les différentes  Introduction. 325 Puiffances. II créa & dépofa des Papes par des adtes de fa volonté fuprême y &C annexa le Royaume d'Italie a I'Empire d'Allemagne. Enivré de fes fuccès, il prit le titre de Céfar Augufte (<*); ainfi Pon vit un Prince né dans le cceur de la Germanie , prétendre être le fucceffeur des Empereurs de 1'ancienne Rome, & avoir hérité de leurs droits & de leur puiffance; Mais tandis qu'au moyen de ces nouveaux titres & de ces acquifitions nouvelles , les Empereurs augmentoient par degrés leur grandeur & leur influence, la Nobleffe d'Allemagne s'occupoit en même-temps a étendre fes privileges & fa jurifdiction. L'état des affaires publiques favorifoit fes entreprifes. La vigueur que Charlemagne avoit donnée au gouvernement, s'étoit promptement relachée. L'incapacité & la foiblefffe extréme de quelques-uns de fes fucceffeurs , auroient encouragé des vaffaux moins audacieux que les No- (a) Annaliita Saxo, & ap. Struv. corp, vol. 1 j p. 246, O vj La Nobleffe d'Allemagne acquiert une autorité fouveraine & indépendanse.  314 ï N T ït O n V C T I O N. bles de ces temps-la , a s'arroger de nouveaux droits, & a augmenter leurs privileges. Les autres Empereurs, fe rrouvant engagés dans des guerres civiles, furent obligés de ménager ceux de leurs fujets dont ils follicitoient les fecours, de tolérer leurs ufurpations, & fouvent même de les autorifer. Les fiefs devinrent infenfible» ment héréditaires , êc fe transférerent dans les families , non-feulement •en ligne directe, mais aulli par fucceffion collatérale. Les femmes, ainfi que les hommes, demanderent 1'inveftiture des fiefs dont elles héritoient. Chaque Baron commenca k cxercer une jurifdiction fouveraine dans fon territoire ; les Ducs & les Comtes d'Allemagne profiterent des circonftances , & s'occuperent k faire de leurs domaines des états particuïiers &c indépendants (a). Leurs projets &c leurs démarches n'échapperent pas aux yeux attentifs des Empereurs ; mais ces Princes n'auroient (a) Pfeffel , Abrègc chronol. de l'Hift. 'd'Allemagne, pag. 110 , 152. Lib. feuder. tit, 1. ....  Introduction. 325 f\i efpérer d'abaiffer & de réprimer Fambition des vaffaux déja trop puiffants, qu'en dirigeant vers cet objet toute leur force & toute leur acHvité; & comme ils attachoient la plus grande importance au fuccès de leurs expéditions en Italië, expéditions qu'ils ne pouvoient foutenir que par le concours de la Nobleffe, ils n'avoient garde d'allarmer ou d'irriter les chefs de cet ordre redoutable , en attaquant leurs privileges ou leur jurifdiction. Les Empereurs crurent cependant pouvoir aller au même but par des voies indirecfes; ils accorderent inconfidérément de nouvelles poffeffions au Clergé, &c le combierent d'honneurs, dans Fefpérance que dans la fuite la puiffance de cet ordre ferviroit de contrepoids a celui ■de la Nobleffe (a). On ne tarda pas a fentir les funefles effets de cette erreur politique. Les affaires prirent une face nouvelle fous les Empereurs des families de Franconie & de Souahe , que ^ (a) Pfeffel, Abrègè chtanoL de JHiJl «AUem. p. 15^ Les Eccléfiaftiquesd'Allemagne acquierent la même puiffance. Funeftes effets de 1'agrandiffement da Clergé.  3i6 Introduction. les Aliemands avoient appelles par un choix volontaire au Tröne impérial. L'Allemagne devint le théatre d'un événement qui étonna 1'Europe alors , & qui eft prefque incroyable aujourd'hui. Les Papes, qui jufqu'alors avoient été dépendants des Empereurs, & qui devoient a leur bienfaifance & k leur proteétion, le pouvoir aufli-bien que la dignité dont jouiflbit le faint Siege , commencément a réclamer une fupériorité de jurifdiction ; & en vertu d'une autorité qu'ils prétendoient tenir du Ciel, on les vit juger, condamner , excommunier ckdépofer leurs anciens maïtres. II ne faut pas croire que ces entreprifes ne fuffent que des excès extravagants de Pambition d'un Pontife, enivré des hautes idéés qu'il avoit concues de 1'étendue de la domination eccléfiaftique, & de la plénitude de la puiffance papale. Grégoire n'étoit pas moins habile qu'audacieux; fa préfomption & fa vioIence étoient foutenues par une grande fagacité & par des talents poiitiques. II avoit obfervé que les vaftes domaines & la jurifdiction prefque  Introduction. 317 abfolue dont jouiffoient les Princes & les Nobles de 1'Allemagne , les avoient rendus très-redoutables aux Empereurs , & qu'ils étoient difpofés a favorifer toute entreprife tendante a limiter 1'autorité de la Couronne. II prévit que les Eccléfialliques Allemands, devenus prefque auffi puiffants que les Princes, feconderoient volontiers de toutes leurs forces, quiconque fe déclareroit le proteéteur de leurs privileges & de leur indépendance. Grégoire négocia avec ces deux ordres d'hommes; il s'étoit alfuré du fecours de plufieurs membres puiffants de la Nobleffe &c du Clergé, avant que d'ofer entrer en lice avec le chef de I'Empire. Grégoire commenca fa rupture avec Henri IV, fur un prétexte fpécieux &c populaire. II fe plaignit de la vénalité & de la corruption introduites par cet Empereur dans les collations des bénéfices aux Eccléfiaftiques. II prétendit que le droit de collation lui appartenoit comme au chef de 1'Eglife; & il requit Henri de fe renfermer dar.s les hornes de Querelles entre les Papes 6c les Empereurs.  318 Introduction. fa jurifdiction civile, & de s'abftenir pour Pavenir de ces ufurpations facrileges fur 1'autorité fpirituelle du faint Siege. L'Empereur, ayant refufé de renoncer a exercer des droits dont fes prédéceffeurs avoient conrtamment joui, vit fondre fur fa tête tous les anathêmes de 1'Eglife. Les Princes & les Eccléfiaftiques les plus confidérables d'Allemagne fe fouleverent, & prirent les armes contre lui; on excita fa mere, fa femme , fes enfants même k brifer tous les liens de la nature & du devoir, & a. fe joindre aux ennemis de ce malheureux Prince (a). Tels furent les moyens dont fe fervit la Cour de Rome pour enflammer le zele aveugle de la fuperfiition; elle fut diriger avec tant de fuccès l'efprit factieux des Italiens & des Allemands, qu'un Empereur, diftingué non-feulement par des vertus, mais encore par des talents peu communs, fut obligé de paroïtre en fuppliant k la porte du chatean oü réfidoit le Pape, &c (a) Annal. Gèrmnn, ap. Stnivium I, ,1». 3»5-  Introduction. 329 d'y refter trois jours , tête nue , ex* pofé a toutes les rigueurs de 1'hyver, pour implorer un pardon qn'il n'obtint même qu'avec peine & aux conditions les plus flétriflantes. (XL.) Cet acte d'humiliafion avilit la dignité impériale, & cet avilifiement laifla de longues traces. La querelle de Grégoire &c de Henri donna naiffance aux deux grandes faftions des Guelfes &c des Gibelins, qui, pendant trois fiecles, agiterent fans relache 1'Allemagne &l'Italie.Les Guelfes foutenoient les prétentions du Pape, & les Gibelins défendoient 1'autorité de 1'Empereur. On vit fe former , au milieu de ces troubles, un fyftême régulier, dontPobjet fut d'humilier les Empereurs, &c de limiter leur pouvoir. Ce fyftême fut conftamment fuivi pendant plufieurs fiecles : les Papes, les Etats libres d'Italie , la Nobleffe & le Clergé d'Allemagne, étoient tous intéreifés a en aflurer le fuccès. L'autorité impériale , quoique ranimée par intervalles fous 1'adminiftration de quelques Empereurs habiles, continua de décliner; il n'en refta plus que 1'ombre Année 1077. L'autorité impérial baiffe par degrés.  Année "73- Année IV3- Changement total dansla conftitution politique de i'Empire. 330 Introduction. dans Panarchie du long interregne qui fuivit la mort de Guiïlaume de Hollande. Rodolphe de Hapsbourg, qui fonda la Maifon d'Autriche, & prépara les femences de fa future grandeur , fut enfin élu Empereur, non paree qu'on le crut en état de relever & d'étendre la puiffance de cette dignité; mais au contraire , paree que fes domaines & fon crédit ne paroiffoient pas affez confidérables pour exciter la jaloufie des Princes d'AUemagne , intéreffés k conferver les formes dfine conftitution dont ils avoient anéanti la vigueur & le pouvoir. Plufieurs de fes fucceffeurs furent élevés,. par le même motif, au tröne de I'Empire, &ces foibles Princes furent encore dépouiliés de prefque tous les droits qui leur reftoient, & qu'ils n'étoient plus en état ni d'exercer, ni de défendre. Pendant ce période de trouble & de confufion, il fe fit une révolutiere entiere dans la conftitution du corps Germanique. On conferva les anciens noms des tribunaux & des magiftrats, ainfi que les formes pri-, mitives & extérieures de 1'adminif?  Introduction. 3 3 t. tration; mais la nature du gouvernement étoit efTentiellement changée. Les Princes, la grande Nobleffe , le haut Clergé, les villes libres avoient profité de 1'interregne dont j'ai parlé, pour affermir & étendre leurs ufurpations. Ils prétendoient avoir le droit de gouverner dans leurs territoires, avec une autorité abfolue, & ne vouloient reconnoitre de fupérieur dans aucune affaire relative a 1'adminiff.ration intérieure & a la poliee de leurs domaines. Ils publioient des loix, déclaroient la guerre, faifoient la paix, battoient monnoie, impofoient des taxes, & exercoient enfin tous les acres de foirveraineté qui difiinguent les Etats indépendants. Les principes d'ordre & d'union politique , qui avoient formé un feul corps de différentes Provinces d'Allemagne, étoient entiérement effacés, & la fociété fe feroit diffoute d'elle-même, fi les formes de la fubordination féodale n'y avoient confervé une apparence de liaifon & de dépendance refpedtive, qui fauva la conftitution d'une entiere deflrucfion.  Moyens employés pour mettre nn u 1'anarchie. 331 Introduction, Ce principe d'union, qui fubfiftoit encore, étoit extrêmement foible ; il n'y avoit plus dans le gouvernement Germanique aucune force fufrlfante pour maintenir 1'ordre public, ni même pour défendre la füreté perfonnelle. Depuis 1'avénement de Rodolphe de Hapsbourg au Tröne impérial , jufqu'au regne de Maximilien , prédéceffeur immédiat de Charles - Quint , I'Empire éprouva toutes les calamités auxquelles eft expofé tout Etat, oü les reiforts du gouvernement ont perdu leur vigueur & leur acfivité. Parmi cette multitude de membres dont Ie corps Germanique étoit compofé, mille caufes inévitables de troubles & de divifions s'élevoient fans ceffe, & allumoient de toutes parts des guerres particulieres, foutenues avec toute la violence du relfentiment perfonnel qui n'eft point réprimé par une autorité fupérieure. L'opprefïion , les rapines , les outrages devinrent univerfels; le commerce ceffa; 1'induftrie fut fufpendue ; toutes les Provinces de 1'Allemagne reffemblerent bientöt a un pays ravagé &c dévafté  Introbvctio n. 333 par 1'ennemi (a). La multitude des expédients auxquels ön eut recours pour rétablir 1'ordre &c la tranquillité , fait voir combien les maux enfantés par cet état d'anarchie étoient devenus intolérables. On nommades arbitres pour juger les conteftations qui s'étoient élevées entre les Etats différents. Les villes fe réunirent &c formerent une ligue dont 1'objet étoit de réprimer les rapines & les exactions de la Nobleffe. Les Nobles formerent de leur cóté des confédérations pour maintenir entr'eux la tranquillité. L'Allemagne fut divifée en différents cercles, dans chacun defquels il s'établit une jurifdiction provinciale & particuliere qui tint lieu d'un tribunal public & commun (£). Mais le peu de fuccès de tous ces moyens ne fervit qu'a faire juger de la violence du mal dont le corps de PEtat étoit attaqué. Maximilien parvint cependant a rétablir enfin 1'or- (a) Voyez plus haut, p. 83, & la note XXI. Datt. de pace publicd imper. p. 25. nQ. 53. />. 28, ri°. 26. p. 35,72c. 11. (b) Datt. , pajfim. Strnv. corp. hifi. I, 510, &c. Etabüffement de la chambre Impériale.  Année Année C) 12. Au eom- mencement du feizieme fiecle, I'Empire étoit une affociation d'Etats fcuverains. 334 Introöucti on. dre public dans I'Empire , en inftituant la chambre impériale, tribunal compofé de juges, nommés en partie par 1'Empereur , en partie par les différents Etats , & autorifé a juger en dernier reffort tous les procés entre les membres du corps Germanique. Quelques années après, Maximilien donna une nouvelle forme au confeil Aulique , oü fe portoient toutes les caufes féodales & celles qui appartiennent a la jurifdidion immédiate de 1'Empereur , & par - la il rendit quelque degré de vigueur k 1'autorité de fa Couronne» ' Malgré les effets falutaires qui réfulterent de ces nouveaux établiffements , la conftitution de I'Empire , au commencement du période dont j'entreprends d'écrire 1'hiftoire, étoit d'une efpece li particuliere, qu'elle ne reffembloita aucune forme de gouvernement connu, ni chez les anciens, ni chez les modernes. C'étoit un corps complexe, formé par 1'affociation de différents Etats, qui exercoient, chacun dans fon propre domaine , une jurifdidion fouveraine & indépendante, Tous les membres  Introduction. 335 qui compoloient ce grand corps, avoient 1'Empereur pour chef. C'étoit en fon nom qu'on publioit tous les édits & les réglements qui concernoient des objets d'un intérêt commun , & il avoit le pouvoir de les faire exécuter. Mais cette apparence de pouvoir monarchique étoit plus que contre - balancée par 1'influence Sc 1'autorité que les Princes Sc les Etats exercoient dans tous les actes d'adminifiration. On ne pouvoit fans 1'approbation de la diete de I'Empire, ni paffer une loi qui s'étendit fur tout le corps Germanique, ni prendre une réfolution qui affecfat fintérêt général; chaque Prince Sc Etat fouverain avoit droit d'afïïfter a cette alfemhlée , d'y délibérer , Sc d'y voter. Les décrets ou reces de la diete formoient les loix de I'Empire, & 1'Empereur étoit obligé de les ratirier Sc de les faire exécuter. En confidérant fous ce point de vue la conftitution de I'Empire, on y voit une confédération réguliere, femblable a la ligue Achéenne dans Pancienne Grece , ou a celles des Provinces-Unies Sc des Cantons Suif- Particularicés dans la nature de cette aflbr ciation.  336 Introduction. fes, dans les temps mödernes; mais fi on Fenvifage fous un autre afpect, on y obferve des particularités qui le difcinguent. Le corps Germanique n'étoit pas formé par 1'union de membres abfolument diftincts & indépendants. Tous les Princes & Etats, réunis dans cette affociation, étoient anciennement fujets de 1'Empereur ,& le reconnoiffoient pour leur Souverain. D'ailleurs, ils tenoientoriginairement leurs terres comme fiefs impériaux, &c devoient en conféquence aux Empereurs tous les fervices que des vaffaux feudataires doivent a leur Seigneur fuzerain. Cette dépendance politique étoit, il eft vrai, anéantie, & 1'infïuence des relations féodales étoit très-affoiblie ; mais on avoit confervé les formes & les inftitutions anciennes qui s'étoient introduites lorfque les Empereurs gouvernoient 1'Allemagne avec une autorité aufïï étendue que celle des autres Souverains de 1'Europe. II fe trouvoit ainfi, dans I'Empire Germanique, une oppofition fenfible entre l'efprit du gouvernement & les formes de 1'adminiflration, Sujvant le premier, 1'Empereur  Introduction. 337 pereur n'étoit que le chef d'une affociation dont les membres 1'avoient volontairement & librement élevé k cette dignité; mais fi 1'on confidéroit les formes intérieures du gouvernement , 1'Empereur paroiflbit être revêtu du pouvoir fouverain. Le corps Germanique avoit donc dans fon organifation même, des principes de divifion qui affectoient chacun de fes membres, en rendant imparfaite leur union intérieure, & en les empêchant de mettre dans leurs opérations poiitiques de la vigueur & de la régularité. Les effets de ce vice, inhérent a la conftitution de I'Empire , ont été fi importants, qu'il feroit impoffible, en les ignorant, de bien comprendre plufieurs événements du regne de Charles - Quint, & de fe former de juftes idéés de la nature du gouvernement Germanique. Les Empereurs d'Allemagne, au commencement du feizieme fiecle, étoient diftingués par les titres les plus pompeux & par des marqués extérieures de dignité, qui fembloient annoncer une autorité fupérieure a Tome I. P Défauts dans la conftitution de I'Empire. Défauts nailfants du pouvoir trop limité des Empereurs. *  3j8 I N T R O D V C T I O N. celle des autres Monarques. Les plus grands Princes de I'Empire les accompagnoient & les fervoient en certaines occafions , 'avec le titre d'officiers de leur maifon. Ils jouiffoient de prérogatives qu'aucun autre Souverain n'ofoit s'arroger-, & confer» voient des prétentions fur tous les droits que leurs prédéceffeurs avoient exercés dans les temps les plus reculés; mais en même-temps au-lieu de pofféder ces valles domaines qui avoient anciennement appartenus aux Empereurs d'Allemagne , & qui s*étendoient le long des deux rives du Rhin (a), depuis Bale jufqu'è Cologne , ils avoient été dépottillés de toute efpece de pofTeiIion territoriale , & n'avoient pas une feule ville , un feul chateau, un feul arpent de terre, qu'ils poiTédalfent comme chefs de I'Empire. Leurs domaines étant aliénés, les revenus attachés a leur dignité étoient prefque réduits a rien; & les fubfides extraordinaires qu'ils (a) Pfeffel , Abrègi dt l'hiftoirc cFAlUmagne , 241. »  In troduction, 339 ©btinrent en quelques occafions , furent accordés avec beaucoup d'économie, & payés avecrépugnance. Les Princes &c les Etats de I'Empire n'étoient fujets que de nom, quoicru'ils paruflent reconnoitre 1'autorité impériale ; car chacun d'eux exercoit dans les limites de fon territoire une jurifdiction municipale prefque abfolue. Une forme de gouvernement fi mal combinée avoit produit des inconvénients inévitables. Les Empereurs, éblouis de 1'éclat de leurs titres & des marqués extérieures d'une grande autorité, devoient être aifément portés k fe regarder comme les véritables Souverains de 1'Allemagne, & a s'occuper fans Ceffe des moyens de recouvrer Pexercice des droits & des prérogatives, que les formes de la conftitution fembloient leur accorder, &dont leurs prédéceffeurs, Charlemagne & Othon , avoient réellement joui. Les Princes & les Etats, qui ne pouvoient ignorer la nature & Pétendue de ces prétentions, étoient continue Uement fur leur garPij De Ia natu-» re de leurs titres & de leurs prétentions.  De la maniere dont les Empereurs étoient élus. 3 40 I N T R O D U C T I O N. de, pour obferver tous les mouvejnents de la Cour Impériale, & circonfcrire fa puiffance dans des hornes encore plus étroites. Les Empereurs appellerent au fecours de leurs prétentions les formes & les inffitutions anciennesque les Etats de leur cöté regardoient comme tombées en défuétude ; & ceux-ci fondoient leurs droits fur une pratique récente & des privileges modernes, que les Empereurs traitoient d'ufurpations. Cette jaloufie qu'infpiroit 1'autorité impériale, & 1'oppofition qui fublifloit entre elle & les droits des Etats, s'accrurent encore d'une maniere bien fenfible lorfque les Empereurs furent élus, non par le corps entier de la Nobleffe d'Allemagne, mais par un petit nombre de Prince diftingués par leur dignité. Pendant très-long-temps , tous les membres du corps Germanique s'étoient affemblés pour choifir leur chef, lorfque le tröne impérial étoit vacant; mais au milieu des troubles & de Panarchie oü 1'Europe fut en proie  Introduction. 341 pendant plufieurs fiecles, lept Princes, polTeffeurs de vaftes territoires, obtinrent un droit héréditaire aux grandes charges de PEtat, & s'arrogerent le privilege exclufif d'élire PEmpereur. Ce privilege leur fut confirmé par la bulle d'or, qui détermina la maniere de Pexercer, & ils furent diftingués par le titre (TÉlecïeurs. La Nobleffe & les villes libres fevoyant ainfi dépouillées d'un privilege qu'elles avoient poffédé longtemps, furent moins attachées a un Prince dont Pélévation n'étoit plus leur ouvrage; elles commencerent même k craindre davantage les progrès dè fon autorité. La grande puiffance & les privileges importantsdont jouiflbient les Electeurs, les rendirent redoutablès aux Empereurs, dont ils fe trouvoient prefque "les égaux dans Texercice de plufieurs actes de jurifdiction. Ainfi 1'introduction du college Electoral dans I'Empire , & 1'autorité qu'il acquit, loin d'affoiblir les principes de divifion, inhérents a la conftitution Germanique, ne fïrent qu'y donner plus de vigueur & d'activité. P iij  Des difTérentes formes de gouvernementétabiis dans l«s Etats qui compofoient le corps Gerinanique, < i 342 Introduction, Ces femences de difcorde étoient encore fortifiées par les formes diverfes & même oppofées, établies dans le gouvernement civil des Etats différents qui compofoient le corps Germanique. II n'eft pas aifé d'afiürer une union entiere & parfaite entre des Etats indépendants, lors même que le caracfere & les formes de leurs gouvernements refpect ifs fe trouvent fémblables ; mais dans I'Empire Germanique, qui étoit une confédération de Princes, d'Eccléfiaftiques & de villes libres, il étoit impoffible de former de ces différentes parties un tout bien uni. Les villes libres étoient de petites républiques, oü régnoient les maximes & l'efprit de liberté, propres de cette forme de gouvernement. Les Princes & les Nobles, è ■jui appartenoit la jurifdiction fuprême, exercoient dans leurs domaines .me efpece de pouvoir monarchi311e, & les formes de leur adminif:ration intérieure reffembloient beau:oup a celles qu'on trouvoit dans' es grands Royaumes gouvernés fui,'ant le fyftême féodal. Les intéréts,  Introduction. 343 ks principes, les vues qui.animoient des Etats fi diverfement conftitues, ne pouvoient être les mêmes. L amour de la liberté & ks interets du commerce étant les principes dominants des villes; 1'ambition du pouvoir & 1'enthoufiafme de la gloire militaire étant les paflions dominantes des Princes & des Nobles, il étoit impoflïble que leurs déliberations refpeftivesV?^ diftees par le même efprit, meme PlOn ne voyoit p> ftë: d'union entre ks membres eccléfiaftiques 6l féculiers de I'Empire, qu'entre les villes libres & la nobleffe. On avoit annexé des domaines confidérables a plufieurs Evêchés & Abbayes d'Allemagne, & ks Eccléfiaftiques en dignité poffédoient, par un droit de fucceflion héréditaire, quelques-unes des premières charges del'Empire. Les fils cadets des Nobles du fecond ordre qui fe deftinoient a 1'état eccléfiaftique , étoient ordinairement pouryus de ces charges importantes & diftinguées; & ce n'étoit pas fans beauP iv De 1'oppofition qui fe trouvoit entrelesmembres eccléfiaftiques & féculiers de I'Empire.  Del'inégale diftribution des richeffes CC du pouvoir parmi les membres de I'Empire. 344 Introduction. coup de peine que les Princes & les Nobles du premier ordre voyoient leurs inférieurs s'élever ainfi jufqu'a eux, & les effacer même par les diftinöions de leurs places. L'éducation de ces Eccléfiaftiques, Pefprit de leur état & leurs liaifons avec la Cour de Rome, concouroient a leurdonner un caractere & des intéréts différents de ceux des autres membres du corps Germanique, avec qui ils devoient agir de concert. Ce fut une autre fource de jaloufie & de difcorde qui mérite d'être obfervée lorfqu'on yeut connoitre Ia nature de la conftitution Germanique. L'inégale diftribution du pouvoir & de la richeffe parmi les différents Etats de I'Empire, donna naiffance k un nouveau principe de diffention, qui fe joignit k ceux que je viens de développer. Les Elecfeurs & les Nobles du premier rang étoient des Princes puiffants, qui régnoient fur des pays vaftes, riches & peuplés, oü ils exergoient une jurifdiction fouyeraine : plufieurs des autres Etats jouifibient auffi des droits de la fou-  Int r © r> u ct i o ni 345veraineté; mais leurs domaines étoient peu confidérables , & leur pouvoir réel n avoit aucune proportion avec celui des premiers. II étoit impoffible de compofer, avec des parties fi diffemblables, une confédération vigoureufe & bien unie. Les plus foibles étoient jaloux, timides , incapables de faire valoir & de défendre leurs droits légitimes; les plus puiffants étoient difpofés k ufurper & a opprimer. Les Eletleurs & les Empereurs s'oceupoient réciproquement k étendre leur propre autorité en impiétant. fur les droits des membres les plus foibles du corps Germanique ; &c ceux-ci, intimidés ou corrompus , abandonnoient lachement leurs juftés privileges , ou plus lachement . encore fecondoient les entreprifes formées contre; eux s mê-. mes. (XLI.) Lorfqu'on fait attention k ces principes divers de difcorde & d'oppofition qui fe trouvoient dans la conftitution politique de I'Empire d'Allemagne , il eft aifé de trouver la caufe du défaut d'aecord 8c d'uniforP v . Tous ces vices rendent le corps Germanique incapable d'agir avec Vigueur Si avec unior-.  34