OEÜVRES DRAMA TIQUES. TOM E SECOND.   188 toïÖ OEUVRES DRAMATIQUES D E M. D'A RNA U D, T 0 M E SECOND. JVEC FIGVRES. A AMSTERDAM, Chez JD. J< CHJNGUION. MDCCLXXXII.   EUPHÉMIE, o u LE TRIOMPHE DE LA RELIGION. 2o!»e II. A D R A M £.   P R É F A C E. U n de nos auteurs de théatre, dont les fuccès font tombés dans 1'oubli, de même qu'on pourra oublier ceux de quelques-uns denos contemporains, qui comptent avec aiïurance ïeurs titres d'immortalité par Ie nombre de repréfentations. qu'ils onteu, Triftïri 1'Hermite (i) fit fuccéder (i) C'efl ce verfiricateur ignoré nujourd'hui, qui ayant toute Ia batTefle attachée a la médiocrité- du talent & au trifte métier de faifeur de virs, fe compofa lui-même cette dpitaphe avilhTante: Ebloui de 1'dclat de la fplendeur mondaine Je me -fiattai toujours d'une efpérance vaine, Faifantle chien coucbant auprès d'un grand Seigneur; Je me vis toujours pauvre, & tacbai de paraitre; Je vécus dans la peine, attendaht le botiheiir, Et mourus (tir un cofifre, en attendant mon mattre. Digne fin d'un Valei PoëteX Sa Mariamne eut des applaudifiements; elle couta Li yie h aa malheureux eoinédien nomnié Mondory: au milieu des extravaganres & des abfurdïcés dont ce drame fotirmille, 011 lui tn uve le mérite de 1'adlion. Pantbée n'eut pas la réullite de Mariamne. On croiroit que M. de Voltaire a eu ce Triftan en vue dans ces vers , que tous les jeunes gens devroient appreitdre par cceur pour fe gudnr de la métromanie, cette maladie fi contagieufe : Ci gtt aux bords dj 1'Iiyppocrène Un mortel longtems abufé ; Pour vivre pauvre & méprifé II fe donna bicn de la peine. A 2  iv P R É F A C E. Panth'ée a Mariamne, en difant qu'il donnoit uns fcsur a cette. derniere tragédie. Me feroit-il permis d'employer ces vieilles expreflions métaphoriques, lorfquer je fais paraitre Euphémie après Comminge ? Je ne déciderai point comme Triftan, que Vainée a plus de beauté que la cadette: c'eft aux connaiffeurs a me juger, & a prononcer fi ma nouvelle production dans ce genre doit être mife a cóté ou au-deiTus d'unEffai, que 1'indulgence du public & la fingularité du fujet femblent avoir tiré de la foule des ouvrages dramatiques. Que 1'on regarde Euphémie comme une fuite du fombre tableau que j'ai expofé dans Comminge, & alors on fera moins blefEé de 1'air de reffemblance qui fe trouve entre ces deux piéces. Mon deffein a été de préfenter un cosur déchiré par les mêmes combats, agité des mêmes orages; je dirai plus, bien loin de chercher a me défendre fur Pefprit d'imitation qu'on ne manquera point de me reprochcr , j'avertis mes cenfeurs que je ne me bornerai pas a ces deux Drames pour prouver par Ie choix des fujets, fi le mérite de Pexécution m'eft refufé, jufqu'a quel point Ia religion aux prifes avec 1'amour eft fufceptible de produire un fpectacle vraiment pathétique. Ceft du jeu de ces deux reflorts fi puiiTants fur la nature humaine, que peuvent jaillir & éclater ces g'randes paffions dont la fougue eft néceffaire a 1'actioa théatrale. Voilé pour quelle raifon Zaïre  PRÉFACE. V fera toujours revue avec tranfport. Quel homme n'eft pas frappé de la majefté de la religiön , de la grandeur des dcvoirs .qü'elle nous impofe, & en même tems n'a point fenti fon ame s'ouvrir aux émotions d'un penchant impérieux qui fouvent a le caraftere dé la faibleffe, & même celui du crime? Ce penchant prend-t-il la viqlence de la paffion, Ia vertu s'efforce-t-elle de le repouflcr, en eft-elle vifborieufe : cette image excitera la pitié, fera auffi tragique que ceüe que nous offre Séneqne dans le courage d'un héros luttant contre l'adveriité (yir ftrtis cum mald fortund compofitus.-) Et n'eft-ce pas Ie comble de I'infortune que cette fenfibilité fi avouée par la nature, & que la religion nous ordonne avec tant de févérité d'étouffer , quand elle ne 1'a point revêtue de la fainteté de fes ehgagements? On aime a voir fur la fcène un perfonnage entralné a commettre des fautes inalgré Lui: c'eft une obfervation qu'Ariftote a puifée dans la véiïté du fentiment; affurément 1'amour eft le premier des tyrans qui déchirent le cceur humain; que Ie triomphe eft éclatant, lorfqu';près bien des efforts, des affauts répétés, orj yient 4 bout de le foumettre! Si Polyeufte eut un peu plus confervé le caraftère annoncé dans ces vers: Aftc I. S. I. Polyeuüe h Marqué. M»iu vous ne fcavez pas ce que c'eft qu'une femnit; A 3  vi P 11 k F A C E. Vous igoorez quels droits eUn a fur toute 1'ame, Quand après un long-terts qu'elle a feu 1,0115 chaimer, Les flambeaux de l'hyroen viennent de s'alluirjer. Elle oppofe fes pleurs au deflun que je fais. Et tilchc a m'empêcher de fortir du palais; Je méprife fa ciainte, & je cède a fes ISrmes ; "Elle rne fait pitié fans mi dunner d'allarnies , Et mon coiar attendri fans ttre intimidé N'ofe déplaire aux ycux dont il cftpofle'dé. L'occafion, Nésrque, cft-clle fi preffante Qu'Ü taille être infeiifible aix foupirs d'one ainnme? • * Pour fc domier a lui (i: Dien) faut-il n'aimerpeifonne; Sur mes pareils , Néarque, un bel ocil eft bicn fort; Tel ciaii.t de le facher, qui ne ctaint pas Ia mort. Mais Paulice s'amige & re peut confentii , Tam ce Tonge la trouble, a. me laiffer fortir. Scène II. PolytuQe a part. Adieu :vos pleurs furnioi prennent trup dc puiffaiice; Je fens déja mon cceur prét a fe révolter, Et ce n'eè qu'en fuyant que j'y puis réfiircr, Si dans ce drame , 1'homme eut plus difputé contre le chrctien , lorfqu'il s'agit de faire coülêr les larmes d'une époafè adorée, & de Ia perdre pour jamais, Pèmpotteaient religieux du héros, fa viétoire fur la nature fe fuffent montrés encore avecplus d'avan'tage, & Corneille en jettant plus d'otidulations dans ce perfonnage, fi parfait a tant d'^gards , n'auroit pas cu bcfoin du róle acccf-  P R É F A C E. VII foire de Sévere (i), qui peut-être donne plus que Polyeucte de 1'ame a la piéce, & devient la fource principale de 1'intérêt. Ce pouvoir furnaturel de la religion qui nous fubjugue, & nous arrache a nous-mêmes: tel eft le grand tableau que j'avois a repréfenter dans Comminge , & dans Euphémie. 11 ne faut accufer que la médiocrité & 1'infurïïfance de mes talents, s'il n'a pa's produit plus d'effet; j'ofe dire que 1'idée en eft heureufe, & que mis en ceuvre par le génie, il 1'emporteroit fur les autres aftions dramitiques. C'eft en quelque forte, une n9uvelle nature qu'auroit i nous expofer un poëte fublime; & quelle richeffe, quelle vigueur de caractères s'offriroient a fon pinceau ! Les paflions concentrëes dans le filence & 1'obfcurité de la retraite ont une véhémence, une force, auxquelles font incapables d'attcindre la langueur & la délicateiTe d'un monde diffipé; un cceur tfolé, forcé de Ce replier fur kü-même, de feparler, de fe ré,pondre, de fe nourrir, fi 1'on peut s'exprimer aiufi, de fa propre fubftance, en acquiert plus de relTort §t d'énergie dans fes mouvements. Iln'eft (O OT-Tuis-je hazarder unc rï.flexion criti^ue fur l'oiyeucte? On doit le reprocher d'aimer tant Sévere; eet amant de Paulme eft ii tendre, li génércux ! Ce perfonnage, lelon moi, taic un peu tort a celui du raari, ajijuel rintérêi devroit plus fe rap±>orter. A 4  ▼m P R i F A C E. point de faibles ofciilations pour une ame folitaire : tout y porte de violentes fecoufles; elle s'attache avec vivacité aux moindres objets qui 1'intérefient, & elle les embrafle avec fureur; on peut comparer des ames de cette efpéce a ces volcans dont l'explouon til d'autant plus terrible , que la flarmre a é[é plus comprimée, & que tout lui a fervi d'aliment. L'imaginatiorr dans une perfonne féparde de la fociété eft prompte a s'allumer, paree qu'elle eft plus recueillie, & moins divifée. Vbila pourquoi, en ftippofant deux hommes qui auroient recu du ciel une égale portion de talent, celui qui auroit le courage de vivre feul, de s'enfoncer dans fes penfées, ce que les Italiens appellent il grrm' fenfiero, s'éleveroit néceffairement è un degré fupérieur de génie. Homere, Démoithenes alloient compofer leurs ouvrages immortels aux bords de la mer, & c'eft dans 1'horreur des cimétieres qu'Young a médité fes Nuits, le chefd'ojuvre du genre fombre. J'ai renvoyé a la fin de ma Piéce les Remarques qui y font relatives, ainfi que les Mémoires d'oü j'ai emprunté ma Fable. Voulant conferver a 1'intérêt théatral tout fon effet, partie de notre littérature trop peu approfondie, je me fuis appercu que le le&eur prévenu fur la marche & i'économie d'un drame, fur les diverfes impref- fions  P R É F A C E. ix fions qui en devoient réfulter, n'apportoit plus qu'une froide curiofité a la connaiffance de Vintrigue. L'efprit n'étant plus exercé par le piquant de la nouveauté, le coeur ne tarde pas a tomber dans le dégout & dans le relachement. Ces prologues inventés par les Grecs, adoptés par les Romains , & imités de nos jours par les Anglais, en ufage même chez les Chinois , deToient nuire a la chaleur de 1'aftion; quelqu'un qui n'auroit jamais entendu parler d'Jphigénie, auroit certainement lieu d'être faché qu'on 1'inftruifit des faits avant que d'avoir lu 1'admirable tragédie de Racine, ou de 1'avoir vü r;epréfentcr. Ce feroit d'ailleurs au goüt a indiquer les occafions, oü les éclairciffements doivent précéder une production dont le but eft de plaire & d'émouvoir; ces efpeces de fommaires , en nous préparant aux impreffions touchantes que nous allons reflentir, nous familiarifent d'avance avec la pièce , & le charme de 1'intérêt s'évanouit. On m'objectera qu'il y a de la fatisfaftion i juger du parti que i'auteur a tiré de fon fujet: je ne luis point ennemi des plaifirs de l'efprit, mais fes amufements qu'il lui plak d'appeller des connaiffances , font bien au-defïbus des voluptés da 1'ame. On éprouve des tranfports délicieux a la ïepréfentation de Phédre, de Zaïre, de Méfops, A 5  x P R É F A C E. &c. qu'on eft malheureux de pouvoir raijmntr fur des drames fi intéreflants! On voudra b'ien fe reflbuvenir de 1'cmploi des points, tel que je 1'ai propofé dans mon fecond Discours a la tête de Commikge. Les deux points.. indiquent une fufpenfion; les trois... en forrqent une b'eaucoup plus marquéc; ces filences employés a propos font 1'accent, pour ainfi dirc, du fentiment. Ils donnent plus d'intelligence, ' de variété & de vie au débit, & font fortir davantage ces beautés fimples qui animent Ie langage de Ia paffion. Quelques gens du monde, de ces agréables caufeurs, qui fe gardent bien de rëflééhir, ont cru m'óppofer des raifons, en fe récriant jtSonffavuit lire: c'eft juftement ce qu'on fcait üès-peu. Ces mêmes perfonnes auroient été fort embarraffées, fi pour toute réponfe je les euffe priées de lire a haute voix, furtout une tragédie; j'ai vu même des littérateurs que ma propofition auroit déconcertés. Encore une fois, j'ai prétendu noter le jeu théatral, & je le répéterai, fi nos maitres n'avoient.pas dédaigné d'apporter quelque attention a cette bagatelle, Ieurs chefs-d'ceuvrcs ne feroient point fi dénavurés , foit a la repréfentation, foit a la lefture, & les partifans de Ia fcène francaife fe plaindroient ffloins de'ce qu'on perdde vut la tradition.  EUPHÉMIE, o u LE TRIOMPHE DE LA RE LIG ION. D R A M £. A 6  PERS0NN4GES. EUPHÉMIE, Religieufe. THÉ O TI ME, Religieux. LA COMTESSE D'ORCÉ\ -MÉLANIE, Religieufe. CÉCILE, Religieufe. VSt S0£UR CONVEKSE. ia Scène ejl dam le Convent de  D R A M E. ACTE PREMIER. Le rideaufe leve. Lafcène repréfente une celluie de la plus grande fimplicüé. A gnuche , a peu de dijlance du mur, eft uncercueil, aux pieds duquel Je voit une lampe allumèe.. Du même cdté, plus fur le devant de la fcène, eft un Prie-Dieu fur* monté d'un Crucifix que foutient me the ie mort: fur le Prie-Dieu, font des livres de dévotion. On tbfervera que quelques chaifes de paille cachent un peu le cercueil aux perfonnes qui entrent dans la tellule. Lejottr commence a paraitre. A 7 EUPHÉMIE, O u LE TRIOMPHE DE LA RELIGION.  14 EUPHÉMIE, scène Première. EUPHÉMIE feule, eppuyant une mam fur fin uftuefc,JLiti PattUuds ituneptrfonne qui fe leve • ildans ce Iit funèbre (r).arrofé de mes larmes, Oü veillent avec moi d'éternelles aliarmes, Oü fans ceffe ma fin a mes ycux vient s.'ofTrir , Oü mon cceurj chaque jour, doit apprendrè i mourir, Dans ce même cercueil, qui contiendra macendre, J'ofe encor m'occuper d'un fouvenir trop tendre, Que dis-je? d'un amour réprouvé par le ciel! Elk quilt: le cercueil, & va fe jetter avec pridpttation aux pieds du Prie-Dieu. Ne fcaurois-tu dompter ce penchant criminel, O mon Dicu? Ton époufe a tes pieds gémiflante Implore ton fecours, tagrace, fipuiffante; Atonordre, les vents s'irritent, font foumis; Tu fouleves les mers, & tu les applanis; Ton foufile allume, éteint la flamme du tonnerre; Tu changes, quand tu veux, la face de la terre; Et tu ne peux changer, & rappeller a toi Une ame qui t'échappe, & qui trahit fa foi! CO On fe fouviendra qu'il y a des Religieufes dont 1'ufagc eft de coucher dans leur cercueil.  DRAM E. 15, Tune peux appaifer ces troubles, .eet orage Qui trompen? ma FaTbTéïïe, & laiïent mon courage! Détruis des fenfiments fi coupablcs, fi chers; Brife un cccur révolté, qui traine d'autres fers Que ceux, dont pour jamais tes mains m'ont enehainée.. Qu'eft-ce que la vertu du ciel abandonnée ? La mienne en vairi réclame un impuiflant devoir. Dieu, pour vaincre Euphémie, il faut.. tout ton pouvoir. Elle fe projlerne plus profamk'ment, fif en pleurant amèïemcal. Mes'priéres, mes pleurs devant toi fe répandent; Que dans mon fein la paix, le pur amour defcendent! Fais ceffer mescombats, mes inüdélités; Triomphe, regne feul fur mes fens agités. Elle embrafle 4e fa deux mams la tête de mort. Et toi, qu'avec horreur tout mortel envifage, Ton filence nVinftruit.. oui, je vois mon image! Voili , voila les traits, par qui je veux charmerl C'eft moi, que je contemple, ö ciel!. & j'ofe aimer!. Elle efl penehèe vers la terre, dans Vattiiude is la profonde -douleur. J'expire!  15 EUPHÉMIE, SCÈNE II. EUPHÉMIE, MÉLANIE. EumÉMIE, fe relevant avec prêcU pilation, & allant yen Mélanie. Eh bien, ma fosur! ce pieux folitaire, Par qui la vérité nous parle & nous éclaire, Viendra-t-il ranimer ma mourante vertu, Afiujettir un cceur trop Iong-temps combattu, Soumettre a mes devoirs ma faibleffe indocile ? MÉLANIE. Vous le verrez bientót fur les pas de Cécile; C'eft fa voix qui Pappelle en ce féjour facré. Mais, a quel trouble affreux votre efprit eft livré • Pouvez-vous fous le voile,ó ma chereEuphémie, Nourrir fans efpérance une flamme ennemie, Le poifon dévorant d'un amour infenfé? Malgré votre raifon, & le ciel offenfé, Un objec, qui n'eft plus, vous occupe fans cefle! La mort.. Euphémie, avec vivaciti. La mort n'a pu lui ravir ma tendreffe. II vit, il vit toujours dans ce coeur dëchiré, Et fouvent a Dieu même il s'y voit préféré. Je ne venx point cacher tout 1'excès demon crime:  D R A M E. 17 Plus que jamais, l'amour s'attache a fa viccime; II s'arme contre moi des ombres de la nuit; Jufques dans ce cercueil fa fureur me pourfuit; J'y voulois dépofer le poids de mes allarmes; Mon ceil appéfanti fe fermoit dans les larmes; Mon ame, qui cédoit aux horreurs de fon fort, S'effayoit a dormir du fommeil de la mort: Quel fonge! quel fpeftacle a frappé ma paupiere! Un lugubre fiambeau me prêtoit fa lumiére; J'égarois mes ennuis, mes tourments, mes remords, A travers les tombeaux, les fpettres & les morts: Un éclair brille & meurt dans ces vaftes tênèbres; Un cri m'eft apporté par des échos funèbres. La terre gronde, & laifle échapper de fes flancs Un fantóme, entouré de fombres vêtemehs; Un glaive étinceloit dans fa main menacante; II s'avance a grands pas, me glacé d'épouvante, S'approche, offre a mes yeux..jereconnaisSinvaI, Sinval, de 1'Eternel audacieux rival, Sinval, que je devrois repouffer de mon ame, Qui toujours y revient avec des traits de flamme.. „ Viens, fuis-moi, m'a-t-ildit, fuis ton premier „ époux; „ CeiTe de m'oppofer 1'autel d'un Dieu jaloux. „ L'autel, pour m'arrêter, n'a point de privilége." Soudain fous les efforts de fon bras facrilége, Mon voile fe déchire.. infenfible a mes cris, Parmi le fang, la mort, & fes affreus débris.  n E U P H Ê M I E, Decercueils en cércfieils, furies bordsd'une tombe, Jl me traine expirante; il m'y j'ctte.. je tombe; Sinval plonge Ie fer dans mon fein malhenreux, - Et la foudre en éclats nous a frappés tous deux. mélanie. Dans ces jeux du fommeil, je ne vois qu'un vain fonge, Dont la nuit avec elle emporte le menfonge. Vous-même pféparez le poifon fédufteur, Vous aigmTéz le trait qui vous perce le creur. ■ Ah! ce n'eft point ainfi qu'on obtient la victoire; D'un objet dangereux rejettez la mémoire.. Euphémie. Eh! lepuis-je, mafceur? vous ne connaiflez pas Le feu des paffions, Ieurs horriblcs combats, Le charme del'amour, fon pouvoirinvinciblc.. mélanie. 1 v - Ma fceur, vous avez cru Mélanie infenfible : Non, je ne le fuis point. Mais, j'ai tourné mes vocux Vers un objet, qui feul doit allumer nos feux. Ma fccur, vous méritez toute ma confiance: Du ciel en ma faveur admirezla puiffance; L'exemple quelquéfois fuflit pour éciairer; Mon ame a vos regards biule de femontrcr. Dans mon premier foupir j'exhalai htendreiTe; D'un fcntiinent fi cher je nourri.Tois rivrcffe; Tout cequi m'entouroit, intéreflbit mon cceur, M'attachoit par unnceud"toujours plus enchanteur;  D R A M E. 1% Je .touchois a cct age, oü 1'ame inquiétée S'étoime.des tranfports dont elle eft agitée; L.'amour déterminoit fon afcenJant fur moi; 11 m'alloit csptivcr. Mes yeux s'ouvient; je voi Mes deux fceurs, que devoit flatter Terreur du monde, Dansles fombres ennuis, dans la douleurprofonde, L'une pleurant fans cefle un époux adoré , Aux premiers jours d'hymcn dans fes bras expiré;_' L'autre prète a mourir , amante infortunée, Par un vil féducteur trabie, abandonnée; Mon pere, auprès de. nous ramené par la paix, Tout a coup dans la tombe emportant nos regrets; Son ami malheureux, & que les fers attendent. Mes regards confternés fur 1'univers s'étendent; Jecontempleces grands, les maltres des humains: Je les vois affiégés de fembiablcs cbagrins; Je vois le tröne même environné d'allarmes, Et le bandeau des rois, tout trempé de leurs larmesCette image auroit dü vaincre, & détruire en moi Le tendre fentiment, qui m'impofoit la loi. Mais^ en vain ma raifon oppofoit fon murmure A ce befoin d'aimer, le cri de la nature: Mon cceur me trahiflbit; je ne combattis plus; I Je cédai; je fixai mes vceux irréfolus. 11 falloit que Tamour remplit toute mon ame, Et je choifis un Dieu'pour 1'objet de ma fiamme. Dès ce moment, le mondei mes yeux fe perdit  S© EUPHÉMIE, Comme uneombre qui paffe, & qui s'anéantit; Je rejettai bientótfes trompeufes promeffes; Malgré 1'efpoir flatteur du rang & des richeffes, Malgré tous mes parents, je courus aux autels M'enchainer: Dieu recut mes ferments folemnels; J'ai trouvé tout en lui; pour lui feul je refpire. Ma foeur, a mes tranfports Dieu feul pouvoit fuffire; Maltre des fentiments, il les fatisfait tous; 'Je n'eus point d'autre amant, je n'ai point d'autre époux. ■Ma flamme tous les jours, & s'épure & s'augmente; Cette célefte ardeur, du fort indépendante, Ne craint pas Ie deftin de ces engagements Que détruit Ie caprice, ou la mort, ou Ie tems. Non, je ne brule point pour un amant vulgaire, Qui change, qui périt, ou qui ceffe de plaire: Je brüle pour un Dieu; mon efprit immortel' S'embrafera des feux d'un amour éternel.. Ah! ma fceur, partagez le bönheur d'une amie; Dieu lui feul doitregner dans Ie creurd'Euphémie. Euphémie. Je demande en pleurant qu'il m'óte un fouvenir Que Ie devoir, 1'honneur m'ordonnent de bannir. Ce miracle, ó mon Dieu! feroit-il impoffible? Tout rappelle è. mon ame une mere inflexible Que mes gémiffements ne fcauroient attendrir, Dont le fein a mes pleurs refufe de s'ouvrir, Qui pour fon fils, hélas! mere aveugle, idolatre.  D R A M E. « M'accablc des rigueurs d'une dure martee, Qui, dans 1'ombre du cloltre enfermant mes douleurs, Goüte 1'affreux plaifir de féparer deux coeurs, Tandis que ma tendrefle.. elle m'eft toujours chero,' Et dans fes cruautés je ne vois que ma mere.. Sans doute, elle a caufé le trépas d'un amant.» Cette image m'accable, irrite mon tourmentl Moi-même ai confommé le fatal facrifice; Je me fuis impofé.. le plus affreux fupplice. J'avois perdu Sinval; que m'étoit 1'univers? Et je repouffe un Dieu! je pleure fur mes fers! Sous un fardeau d'ennuisma faibleffe fuccombe! Sinval.. rentre, cruel, dans la nuit de la tombe; Tu m'arraches mes voeux.. je te fuis chez les morts, Ah! du moins, laifXe aDieu mes pleurs, & me« remords. MÉLANIK, la firrant dans fes bras. Ma foeur, ma tendre amie, il faut cacher ce trouble.. Euphémii. Puis-je, hélas, le] cacher ? chaque inftant le redouble.  I* E U P H É M 'I E, SCÈNE III. t EUPHÉ MIE, MÉLANIE, CECILE. mélanie, a Euphémie. V^egile vient.. craignez.. i Eu p ii ém ie. Qua fes regards, ma fceur, Qu'a ceux du monde enticr éclatent ma douleur, Mes maux, mon défefpoir, mon repentir, mon crime.. Que tout fcache, ó Sin val, que je meurs tavictime. cecile ffun ton févère a Euphémie. Enfin vous allez voir ce miniltre facré D'un Dieu, qui fcait punir, interprète éclairé; Ma fceur, ce Dieu laffe d'employer les ifienaces, S'apprêtea vous fermer le tréfor de fes graces; Epoufe fans pudeur, infidelle a 1'époux, II va vous accabler du célefte courroux. Votre rébellion, a nos fceurs trop fatale, A levé dans ces murs la pierre de fcandale. Expicz envers Dieu eet oubli criminel; Si vous ne réclamez fon amour paternel, Si, livrée aux regrets, a des remords fincères, Vous n'arrofez 1'autel de vos larmes améres, Frémiffez, n'attendez qu'un jugc impatient  D R A M E. 23 De prononcer I'arrêt que fa bonté fufpend; Son équité le prelTe: il ne peut vous abfoudre; Je vois le bras vengeur, qui s'arme de la foudre, Le tonnerre allumé, la (lamme des enfers, Sous vos pas égarés les ablmes ouverts: Vous tombezdans ces lieux de défefpoir.. derage... Euphémie a ces derniers mots paratt troublée. MÉLANIE avec tranfpirl a Cécile. Que dites-vous, barbare ? arrêtez.. cette image.. N'eft point celle de Dieu: vous le peignez cruel; Depuis quand le pardon n'eft-il plus fur 1'autel? A Euphémie avec 1111 ton louchant, la ferranl contre fon fein. Vas.ma chereEuphémie, humble dans tesprieres, Vas te jetter aux pieds du plus tendredes peres, Lui porter dans fon temple un cceur qui fqait aimer, Qui fcaura pour lui feul fouffrir & s'enflammcr; D'un penchant qui 1'ofFenfe, étouffe la mémoire; A tes fens ennemis difpute la viftoire; Dompte i'humanité, qui voudroit te ravir Le prix de tes combats, 1'honneur de t'affervir; Repouffe la nature indignée & jaloufe; Vole a Dieu qui t'appelle, & rends-lui fon époufe; Vois-le du haut des cieux qui s'appfaudit en toi, Qui prête a tes efForts les ailes de la foi; Pénétre-toi des feux de fagrace invincible. Ma fceur," il a formé ton ame trop fenfible, Pour ne t'infpirer pas eet amour immortel Qui rejette le monde, & nous éleve au cielj  n EUPHÉMIE, II frappe quelquefois: mais toujours il nous aime; Necrains pas. Ceminiftre, envoyé par Dieu même, Ne fe montrera point 1'ange exterminateur: II fera ton arni, 1'ange confolateur; II effuyera tes pleurs d'une main bienfaifante. X,i piété iincere eft toujours indulgente. Euphémie fe retire dans la plus profonde douleur. D'un autre fentiment peut-on être animé, Et reconnaltre un Dieu fi digne d'être aimé? SCÈNE IV. MÉLANIE, CÉCILE. MÉLANIE. Excusez des tranfports qui nefeauroientfetaire, Ma fceur; votre vertu, fans doute trop auftere, Dans le fein d'Euphémie a porté la terreur. Le ton de la menace appartient i Terreur. La douceur eft Tefprit d'une morale fainte; L'»mour doit Tinfpirer ; n'y mêlons point Ia crainte. CÉCILE. Ma colère eft égale a mon étonnement! Quoi! Ioin de partager un jufte emportement, Quand Tintérêt du ciel devroit feul vous conduire. Des folies paffions vous flattez le délire! Vous  D R A M E. 25 Vous voulez qu'une fceur, indigne de ce nom, De Dieu, qu'elle trahit, attende fon pardon! MÉLANIE. Et toujours ces rigueurs, & cette ame inflexible, Qui met tout fon orgueil a fe rendre infenfible! Cécile, ouvrez les yeux; faut-il vous répéter Ce que le fentiment s'emprefTe a nous dicrer ? Non, ma fceur, Dieu n'eft point un tyranfanguinaire, Inacceflible aux pleurs du repentir fincere; Qu'eft-ce que la grandeur qui ne pardonnepas? N'a-t-il point répandu fon fang pour des ingrats ? Euphémie a fes pieds fe reconnait coupable: Il daignera lui tendre une main fecourable; I.a grace defcendra dans ce fein agité. Soutenons l'arbriffeau dans fa fragilité; Confolons notre fceur, & plaignons fa faiblefle.' CÉCILE. Sa faiblefTe! Grand Dieu, qu'elle outrage fans ceffe» Sur quels crimes ta foudre aura-t-elle a tomber* Si dè pareils forfaits peuvents'y dérober? Depuis qu'i nos autels Euphémie eft liée, L'idole de fon coeur ne peut être oubliée; De la nuit du tom'ueau eet objet renaiflant, Sur fon ame égarée eft toujours plus puiffant; Comment! après dix ans de foupirs & de plaintes. Se confumer d'amour pour des cendres éteintesï Nous laiffer voir un c«ur toujours plus enfiamjpe;» Ttme II. B  26 EUPHÉMIE, Plus criminel! MÉLANIE. Aprés une longue paufe. Ma fceur... vous n'avez pas aimé. cécile. Qu'en ces liens honteux j'euffe été retenue! Que Cécile eut aimé! Dieu feul.. SCÈNE V. MÉLANIE, CÉCILE, UNESOEUR Converse. La Soeur Convekse a Mélanie, & Cécile. u ne mconnue Vous demande en ces lieux un fecret entretien. cécile avec vitacité. Quel rang annonce-t-elle? mélanie h Cécile. Eh ! le rang n'y fait rien, Ma foeur; il faut la voir. La Soeur Convers e. Tout pour elie intérefle; Un air noblc & touchant fe mêie a fa trifteffe; Je crois qu'elle eft a plaindre, & que 1'adverfité.. MÉLANIE vivement. Qu'elle entte.  D R A m E. '47 Cécile h Mélanie. Hé quoi! ma fceur! cetteimportunité.. Toujours des indigents! mélanie a la fceur Converfe. Qu'elle vienne, vous dis-je. La fceur Converfe fort. SCÈNE VI. MÉLANIE , CÉCILE. mélanie d'un ion pênétri. u n fentiment fi dur me furprend & m'affli^e. Rempliflez-vous les loixde Ia religion, Quand votre ame fe ferme a Ia compaffion; Quand votre piété farouche, atrabilaire, Préte a Dieu ces lcvains de haine & decolere; Quand vous ne goütez point l'ineffable plaifir D'aimer le malheureux, & de Ie fecourir, Dans les larmes d'autrui d'efluyer vos pleurs mêmes? Eft-ce-la ton efprit, & tes douceurs fuprêmes, Religion fi pure, & fi chere a mon cceur? Vous n'avez point aimé: je vous 1'aidit, ma fceur; Votre dévotion s'irrite fous la haire. Si vous euffiez aimé, votre zele févere 13 2  AS EUPHÉMIE, D'une grace plus douce eut fenti les attraits. Le Dieu que nous fervons eft le Dieu des bienfaits; C'eft fa tendreffe, hélas! & non pas fa juftice, C'eft 1'amour, qui pour nous l'a conduit au fupplice. CÉCILE. Penfez-vous que le ciel emprunte votre voix, Ma tour, pour m'éclairer & me diéter fes loix? Je fcais les pratiquer: mais je vois 1'infortune Afftéger eet afyle, & fe rendre importune, Aflbcier fa plainte aux cantiques facrés. L'autel a des devoirs de tout tems révérés. Nedoit-on pas prier? A votre tour inftruite.. mélanie. Faifons du bien, ma tour, & nous prierons enfuite. SCÈNE VII. LA COMTESSE DORCÉ, MÉLANIE, CÉCILE, UNE SOEUR Conveese. La Ccmtejji annonce 1'indigence par un habitlement noir, des plus fimplts, oü cepend.ni: je nmarque cette proprete décente, qui ti'abandorme jamais les infortunés qui unt queïque naijjance, ou quelque éducation. Cécile la re. garde avec une wdiférence froide & déiaigneufe , af Milenli (rite teut FiuUréi ie la fenfibilité.  D R A M E. 19 La COMTESSE d'OrCÉ a Mélanie & Cécile. \Jhe inconnue, hélas! mourante dans les pleurs, Ofe dans votre fein apporter fes douleurs.. MÉLANIE viyement a la fceur Converfe. Sortez. SCÈNE VIII. LA COMTESSE D'ORCE, MÉLANIE, CÉCILE. La COMTESSE d'OrCÉ continue. D e 1'univers, de tout abandonnée, Laffe de fupporter ma vie infortunée, D'attacher des regards dédaigneux ou cruels, J'ai cru que mes malheurs trouveroient auxautels Le fentiment d'une ame aux vertus confacrée, Cette pitié touchante, & du monde ignorée . MÉLANIE a la Conttefi avec alten. drijfement. AfTeyez-vous, Madame. Elles'afied. CÉCILE froidemsnt. AiTurement, nos vceux Sont adreffés au ciel pour tous les malheureux. Mais, d'une dette immenfe è peine foulagéc, B 3  30 EUPHÉMIE, Cette maifon, fans bien, eft d'aumönes chargée.. La cbarité.. La comtesse d'OrcÉ ace mot fondant en pleurs. A Cécile. Voila le comble du malheur, Madame.. & vous auffi, vous me percez le cceur! Non, jen'implore point Ia charité, Madame; Je demande.. Ia mort. Stt larmes redoMent, Dieu! quel coup pour mon ame! mélanie avec tranpport a Cécile. Qu'avez-vous fait, cruelle? allez.. retirez-vous; Vous avez déchiré fon cceur.. Cécile refle encore.' Eh! laiffez-nous. Cécile fort avec dépit. SCÈNE IX. LA COMTESSE D'ORCE, MÉLANIE. mélanie s'afeyant aux cótés de In Comtejje ê? ferrant fes mains. M ad ame. . La comtesse D'0 R C é toujours dors les fanglots, fi? n'écoutant point Milame. Quoi! c'eft-la cette loi bienfaifante, Cette religion douce & compatiffante!  D R A m E. 3r Oü chercherlapitié? de qui 1'attendre? ó ciel! mélanie. De mon cceur. Croyez-moi,c'eft aux pieds de 1'autel Que 1'humanité pleure & gémit fans contrainte; Dans 1'ame de Cécile elle n'eft point éteinte; La Comtefe leve la tête, s'appercoit que Cécile efl ntirée, & regarde Mélanie avsc attendrijfement. Daignez lui pardonner. Sa fombre piété ParaJt s'enorgueillir de fa févérité: Mais elle vous plaindra.. non, il i ^ft pas poffible.. Qui pourroit vous entendre,&n écre pasfenfible? La Comtesse o'Orcé. Jeneviens point, Madame; implorer des tscoim, Ni d'opprobres fouiller le dernier de mes jours: Carje fensqu'au tombeauje fuis prêteadefcendre. Puiffe, ö Dieu, ta rigueur s'arrêter a ma cendre ■Je connais les moyens de hater ce moment, De finir, en un mot, ma honte & mon tourment: Mais Dieu feul, qui me frappe, a des droits fur ma vie; Par fes coups feuls, il faut qu'elle me foit ravie. Je dois donc m'abaifler fous le fléau vengeur; Je dois boire a longs traits la coupe du malheur, Pourobéir au ciel, fupporter 1'exiftence, Faire plus, étouffer 1'orgueil de ma naiffance. J'eusautrefoisun rang, des biens & des honneurs : L'infortune' a détruit tous ces fonges flatteurs. Et, qui m'a pu réduire i ce fort déplorable?. 13 4  32 EUPHÉMIE, Elle pleure. Excufez ce défordre.. un trouble afFreux m'accable; Le malheur jufques-la peut-il humilier? Je venois.. quel aveu! je venois vous prier De foutenir mes pas au bout de ma carrière.. De me placer enfin, pour trainer ma mifere, Au rang., avec des fanuiuts, de domeftique. mélanie avec des latmet, Anêtez.. vous, fervir! Non, Madame., a vos maux tout Icaura compatir; C'eft vous, qu'on fervira. Je donnerois ma vie, Pour dérober vos jours è cette ignominie. L'amitié.. la tendreffe.. on efTuyera vos pleurs. Qui ne s'attendriroit, hélas! fur vos malheurs ? La comtesse d'0 r cé en Vemlrafant. Ah! je vous dois déja de la reconnaiffance: Mais, mon honneur s'oppofe a votre bienfaifancej Je fcaurai m'abaiffer, fervir enfin., mourir, Sans que mon infortune ait jamais a rougir. Les dons, de quel que main qu'ils foient oflerts, Madame, OfFenfent la nobleffe & Ia fierté de 1'ame. J'expire.. & ce qui rend le trait plus affu/Tin, Madame., avec des pleurs. c'eft un fils.. qui me perce le fein. mélanie avec un cri. Un fils! Ie monftre affreux! & quelle ame affez dure Peut trahir a ce point le fang & la nature? La  D R A M E. 33 La Comtesse d'Orcé. Oui.. c'eft un fils, un fils par ce fein allaité, Madame; il fut a peine en mes bras apporté, Qu'il réunitmes foins,mescraintes,mescarefles, Le tendre amour de mere, & toutes fes faibleües; Je lui facrifiai les plaifirs & les rangs, Mon pere, mon mari, tous mes autres enfants; Pour un feul de fes jours je me fuffe immolée, Et mourant a fes yeux, j'euffb été confolée; Jenevoyois, n'aimois, n'adorois que ce fils.. Ses freres, au tombeau, de mon époux fuivis, Lui laifferent des droits qu'appuya ma tendreffe: De fon feul intérêt je m'occupois fans ceffe; Que dis je ? avec ces droits je cédai tous les miens, Et maitre de mon cceur, il le fut de mes biens. Mes moindres revenus, tout devint fon partage, Tout; je ne demandois que Punique avantage De vivre prés de lui, prés de lui de mourir, Et que ce fils fi cher eut mon dernier foupir. Les penchants trop marqués d'une ame corrompue Sous des traits embellis fe montroient a ma vue; Envain tout m'éclairoit: j'aiinois am'abufer; Tant 1'amour maternel fcait nous en impofer! Je n'appercevois pas dans ma folie tendreffe, Que ce fils égaroit fa coupabie jeuneffe, Qu'aux plus honteux excès de la perverfité 11 joignoit 1'avarice & 1'inhumanité.. Qu'il étoit un irjgrat. Enfin il fe marie: B 5  34 EUPHÉMIE, Une femme fouvent, dans une ame endurcie, Porte cette douceur, eet attendriffement, Principe des vertus, fource du fentiment: Son époufe, au contraire, encorplus inhumaine, Echauffa contre moi les poifons de fa haine; Ce fils, fur qui j'avois épuifé mes bontés, M'accabla de mépris, d'horribles duretés, Unit 1'infulte amere au plus cruel outrage, Des pleurs qu'il fit couler, détournafon vifage.. En pkuranl. I! me chaffe (i), quel mot! de ce même chateau, Séjour de mes ayeux, notre commun berceau; j'embraffe fes genoux; éplorée & mourante, CO Si quelques perfonnes, qui, fans doute, auroient peu vécu , pouvoient penfer affez bien de la nature humaine, pour foupconner d'invraifemblance ce caractère odieux , on leur répondroit par un trait einprunté non d'un roman , mais des petites affiches de Paris, du 3 Féviier de 1'année 1767. „ La nominée Anne de Laloy femme de Jean d'Uron, eft niorte le 14 Janvier au „ village de Vaux-fur-Seine , pris Melun, agée de 99 „ ans 3 mois & 2 jours; elle n'a cefl'é de travailler a ,, la culture des terres qu'environ trois mois avant fon s, décès , & elle a flni fes jours dans une étable a yaches, „ oit on lui permelioit par charité de fe rctirer. Elle a j, eu 58 enfants ou petiis - enfanls, & elle en laijfe 53 „ vivants." Les peres & meres ont-ils jamais offert «lts exemples d'une pareille inhumanit4?  D R A M E. S5 Je m'écrie: „ O inon fils! une mere expirante, „ Une mere a vos pieds n'implore qu'un bienfait, „ Seul prix de eet amour, qui pour vous a tout fait: Le trépas va bientót terminer mes miferes: „ Que je meure du moins dans le lit de mes peres! II ne m'écoute pas:,, Vous, qu'a nourri mon fein, ,, Vous voulez donc,mon fils.. quej'expiredefaim ! „ Je vous ai donné tout; en proye a 1'amertume, ,, Je n'ai gardé., qu'un cceur que le chagrin confiune. „ Vous aurez des enfants: je devrois fouhaiter.. „ Ah! puifTent-ils, cruel, ne vous pas imiter !" Sa femme, en ce moment, plus barbare peut-être, Me force de quitter les lieux qui m'ont vu naitre, Oü s'attachoient encor mes regards expirants.. Ciel! & j'ai pu furvivre a ces coups accablants! Que vous dirai-je, enfin ? tout s'éclipfe a ma vue; Je cours chez une amie, & je fuis méconnue; Trainant envain partout les horreurs de mon fort, J'arrive en ce féjour.. pour y trouver la mort! mélanie. Non, vous ne mourrez point; vous aurez deux amies, Que pour vous confoler le ciel a réunies; La Comtejfe pleure avec plus d'amertume. Vous gémiffez! vos pleurs, en repoufïant ma tnain, Avec plus d'amertume inondent votre fein! La Comtesse d'Orcé. Ah! Madame, la fource en doit être éternelle. B 6  36 EUPHÉMIE, Vous connaiffez mes maux &ma douleur mortelle: Apprenez donc mon crime, & jugez fi je puis Mettre fin è mes pleurs, a mes cruels ennuis; Ce fils.. ce même enfant, qui m'arrache la vie.. JEut une fceur.. mélanie avec un nouvel intirél. Parlez. La Comtesse d'Orcé. Elle étoit embellie De tous ces agréments, dont 1'affemblageheureux Touche encor plus le cceur, qu'il ne féduit les yeux; Pour me plaire, grand Dieu, tes mains 1'avoient formée; je lui fermois mon fein, & j'en étois aimée; Ma fille, a mes rigueurs oppofant fon amour, Plus foumife a mes loix, plus tendre chaquejour, Sembloit me pardonner, ignorer que fon frere Emportoit tous les foins de fon injufte mere; Un jeune homme modefte, aimable, vertueux, D'un rang égal au fïen, fit éclatter fes feux, Demanda que 1'bymen l'unit a ma familie; lis s'aimoient: infenfible aux larmes de ma fille, Je 1'immole a fon frere, éloigne fon amant, Dans le cloitre Pentraine, yprefle fon tourmentj L'afFreux Iien qui doit la tenir enchainée, Bien différent des nceuds d'un flatteur hymcnée! Mélanie iroublée, a part, Pc fembiables revers..  D R A M E. 37 La Comtesse d'Orcé. Pour décider fon fort, J'allai de fon amant lui confirmer la mort; Sa douleur a ces coups fuccombe; une parente Accourt, de fon couvent la retire expirante; Cette parente meurt, & je ne puis fcavoir Oü ma fille a porté fes pas, fon défefpoir; Ma fille eft dans la tombe.. & c'eft moi, malheureufe!. J'ai rendu pour un fils, fa deftinée affreufe. mélanie encore plus troubUe. J'ai peine a réfifter.. &.. plus je vous entends.. Madame, en ce féjour.. depuis prés de dix ans.. La Comtesse d'Orcé yiyimcnt. Depuis dix ans.. eh bien! mélanie. J'ai la plus tendre amie; D'une mere qu'elle aime elle fut peu chérie. La Comtesse d'Orcé. Pourfuivez.. une mere.. mélanie rapidement. A caufé fon malheur; Un fort auffi funefte entretient fa douleur; Elle fcait refpe&er 1'infortune timide: Souvent dans eet afyle elle lui fert de guide; Son fein compatiffant a vos pleurs s'ouvrira; Elle plaindra vos maux.. elle vous chérira. EV.efe leve avec emprepment, B 7  38 EUPHÉMIE, Madame., il faut lavoir; vous I'aimerez, Madame. La Comtesse d'Orcé relevant avec la même vivacité. O ciel!. il fe pourroit.. que vous troublez mon amef Guidez mes pas vers elle; au comble du malheur, Grand Dieu, tu permettrois.. SCÈNE X. EUPHÉMIE, LA COMTESSE D'ORCE, MÉLANIE. mélanie donnant le tras h la Comtejfe 6? apperceyant Euphémie. "V^-nez, venez, ma fceur, A la noble infortune ouvrir vos bras.. La Comtesse d'Orcé tomlant évanouïe fur fa chaije, £f avec un cri. Conflance! EUPHÉMIE aux pieds de fa mere. Ma mere! Mélanie. Efl-il bien vrai ? fa mere! ó Providence! La Comtesse d'Orcé revenant i elle, avec un figne Wefroi & de douleur. Ciel! qu'ai-je vu? ma filleattachée auxautels!.  D R A M E. Pour jamais!. j'ai formé ces liens éternels! Ce voile, ce bandeau m'accuferont fans cefte.. Par quel événement., inftruis-moi.. ta tendreffe..A de fi doux tranfports tu peux t'abandonner! Avec dei tormes, & emhrajfant fa fille. Va, le fuprême effort eft de me pardonner. Euphémie. Ma mere.. que j'embrafle! La Comtesse d'Orcé. Oui, tu revois ta mere, Ta mere infortunée. Euphémie. EUe m'en eft plus chere. Elle fe releve. Qui peut avoir caufé ce changement affrcux ? La Comtesse d'Orcé. Ton frere. Euphémie. Mon frere! La Comtesse d'Orcé. Oui, eet objet de mes voeux, Qui m'a fait méconnaltre, & haïr ma familie, Ce fils.. penant la kaïn h Euphémie , & -en pleurant. A qui j'ai pu facrifier ma fille.. Euphémie viyement. Je ne fens que vos maux.  4o EUPHÉMIE, La Comtesse d'Orcé. De mes biens poflefleur, fiourd k la volx du fang, au cri de Ia douleur.. Ma fille.. (j'eus pour toi Ia même barbarie) II a chafle fa mere avec ignominie. Le ciel étoit, héias! contre moi courroucé. Juge de mes malheurs! La Comtefie d'Orcé, Qu'aveugla fi long-tems le rang & 1'opulence, En proye a ces horreurs, qui fuivent 1'indigence, Sans amis, fans efpoir, fans nul foulagement, Viclime du befoin.. du befoin confumant, Venoit en eet afyle, ouvert a la difgrace, Attendant Ie tombeau, mendier une place.. L'eroploi.. de domeftique.. Euphémie /ombani dans Us bras ie fa mere, & après une longue paufe. A peine je reviens.. Avec tranfport & en pleurant. Vous ne defcendrez point a ces honteux moyens, Pour foulager le poids d'une horrible infortune; Je fouffrirai pour vous une vie importune; Vivamnt. je ne vais m'occuper, m'arrachant a Ia mort, Que de 1'unique foin d'adoucir votre fort, De vous venger d'un fils., j'e peux., cette parente, Qui du cloitreenfes bras me tranfporta mouraote, Qui feule dans ces murt me vit ïcndre a des fers, Que je voulois cacher a vous a 1'univers,  D R A M E. 41 Ce coeur fi généreux m'a laiffé 1'héritage D'un léger revenu.. rapidcment, qu'il foit votre partage; J'ajouterai, ma mere, a ce faible fecours, Le travail de mes mains.. j'immolerai mes jours, Tout.. je mourrois cent fois, ómere que j'adore, Pour vous prouver 1'amour. La Comtesse d'Orcé fembraffant. Tu peux m'aimer encore, O ma fille ! oublier.. Euphémie. Je ne fonge qu'i vous. En montrant Mélanie. Voici votre autre fille; elle eft digne de nous; Senfiblea 1'amitié, le malheur rintéreffe; Elle réunira fes foins & fa tendrefle. La Comtesse d'Orcé d'un tonpénétri. En ma faveur dé a fon coeur s'eft déclaré, Et d'un jufte retour le mien eft pénétré.. En lui tendar.t la mam. MÉI.ANIEii/fl Comtere. Je ne vous ai donné qu'un fentiment ftérile. Si ma tendre amitié pouvoit vous être utile, Je rendrois grace au ciel, qui vous doit fonappui. Le calme, le bonheur ne viennent que de lui; Lui feul peut confoler, relever 1'infortune. Mais ma préfence ici pourroit être importune.. Elk fait quelques pas pour fe retirer.  4-2 EUPHÉMIE, La Comtesse d'0rcé fe levant. Non, demeurez. Pour vous aurions-nous des fecrets, Madame? montrant fa file. Publiez fes vertus, mes regrets, Mon repentir, les pleurs que leremordsmecoüte, Tous fes bienfaits.. euphémie embraffant fa mere. C'eft vous qui m'obligez fans doute, Nous pourrons vivre enfemble & pleurer toutes deux.. Ma mere.. hélas Ibientót vousfermerez mes yeux. La Comtesse d'Orcé. C'eft toi, quifermeras ma mourante paupiere. Euphémie. Ne fongeons qu'au plaifir de foulager ma mere. Ailons. . Elle donne la mam a fa mere. La Comtesse d'0 rcé appercevant le cercueil, £? reculant tteffroi. Dieu! qu'ai je vü ? mélanie a la Comlefe. Notre loi, chaque nuit, Nous ramene au cercueil, oü la terreur nous fuit, Nous préfente la fin qui nous eft deilinée. euphémie a fa mere avec un gtmiflemcnt. Oui... voila mon afyle, & mon lit d'hymenée!  D R A M E. tri- La Comtefe a ce dernicr mot pleure, regarde ter.drt* ment fa fille, £? tombe dans fes bras. Euphémie , après une longue paufe, dit it fa mere: Vous fcaurez tous mes maux. it Mélanie. Ne m'abandonnez pas; Que ce jour voie enfin terminer mes combats! Hatez 1'heureux inftant, oü mon ame accablée » Par eet ange de paix doit être confolée. Le rideau fe baife. Fin du premier Alle.  44 EUPHÉMIE, ACTE II. La ttilefe léve. On voit une chapelle, un autelfur le cêté, unpériflile dans l'enfoticement. SCÈNE PREMIÈRE. EUPHÉMIE, MÉLANIE, toutesdeuxprofier. nées, rune en face de fautel, 6? ïautre a un des cötés. mélanie. O toi dont les bienfaits annoncent Ia grandeur, Qui de la grace en nous conduisletraitvainqueur, O mon Dieu, prends pitié des erreurs d'une amie, Entends mes vceux, defcends dans le fein d'Euphémie ; Subftitue aux tranfports d'un aveugle penchant, Le feu pur de ta foi, ton amour fi touchant; Seigneur, contre les fens viens lui donner des armes ? Pourrois-tu rejetter nos prieres, nos larmes? Hélas! fon cceur efl: fait pour connaitre ta Ioi, Pour t'aimer, t'adorer, pour fe remplir de toi. Tu vois fon défefpoir, ó Dieu puifiant, acheve, Acheve, & qu'elle céde au remords qui s'élève..  D R A M E. 4? EuPHÉ MIE. De la trifte infortune afyle protefteur, Autel d'un Dieu clément, d'un Dieu confolateur," Seul appui dans mes maux.. Elle embrajfe avec tranfr port le coin de Pantel. Que ma faibleffe embraffe,' D'un fardeau de douleurs impatiente & laffe, Mon ame, en gémiffant, vient répandre a vos piés Ses ennuis.. fes remords dans les larmes noyés; Elle fe tourne vers Mélanie. J'ai voulu les cacher aux regards de ma mere, Et ces pleurs.. dont, grand Dieu,la fource encor m'eft chere, Retenus trop longtems demandent a couler.. Mes foupirs étouffés brülent des'exhaler; Cette coupable ardeur malgré moi me dévore," C'eft un fantóme vain que j'aime, que j'adore, Qui fans efpoir excite un facrilège feu, Qui dans mon coeur domine a la place d'un Die»; Sinval, toujours vainqueur, s'éleve de laterre, Pour combattre le ciel, & me livrer la guerre; L'amour.. a dans mon fein enfoncé tous fes traits; Une affreufc tempête y gronde pour jamais! Je ne puis décider quels fentiments m'infpirent: Deux ames tour a tour m'emportent, me dé- chirent, O ma religion.. la plus faible eft pour toi! 11 faut pourtant, il faut que tu règnes fur moi;  |k e u p h é m i e, Tout m'en fait un devoir, le ciel, Phonneur luimême, Tout, Sinval, me condamne & défend que je t'aime; L'époufe d'un mortel lui dok fa foi, fon cceur; Et-1'époufe d'un Dieu.. ciel! je me fais horreur..' Elle regarde du cóté du périjlile. Son miniiïre a mes yeux ne s'offre point encorei Elle fe prufierne plus profondément. O mon Dieu que j'offenfe, ó mon Dieu que j'implore, Tu m'as rendu ma mere; ah ! comble tes bienfaits, Ou., que dans mon cercueil jetrouveenfinlapaix! Ce repos, oü mes vceux n'oferoientplus prétendre, Le refuferas-tu, Dieuvengeur, ama cendre? Elle appercoit fa mere; a part & avec furprife. Ma mere! SCÈNE II. EUPHÉMIE, LA COMTESSE D'ORCE. Euphémie trouhlée & fe levant. OfJ vene'z-vous? Mélanie fe retire. La Comtesse d'0 rcé ferrant Ca fille dans fes l/ri;s. Dans tes bras, partager  D R A M E. 47 Tes maux, que je voudrois, ma fille, foulager.. Ah! ce feroit a moi d'éviter ta préfence. On craint fes bienfaiteurs: mais j'aime affez Confiance, ■ Pour voler au-devant de fes foins généreux. Et.. tu gémis ? ton fort.. Euphémie. Mon fort! il eft heureuX: A mes embraflements le ciel vous a rendue; N'accufez point mon coeur, fi je fuis votre vue..~ Elle eft agitée. Non.. je ne vous fuis pas., je venois en ce lieu.'s Ma mere.. je venois. .j'étois aux pieds d'un Dieu., Hélas! je l'implorois.. Elle prononce ces deniers muts d'une voix tombante* La Comtesse d'Orcé. Tes accents s'affaibliffcnt.. Til détournes les yeux.. deslarmcslcs rempliffent! euphémie comme emportée par la douleur, lombant dans les bras de ja mere , en fondant en larmes. /Iprès une longue paufe. Ah ! ma mere.. ne puis-je en ce torrent de pleurs Exhaler mes ennuis, mes regrets, mes douleurs, Dans ces larmes mourir? . Ma raifon impuiffante, Envain, les repouffoit dans mon ame expirante; Je me fuis efforcée, envain, de vous cacher Un coeur.. que tout trahit: contraint de s'épancher,  4g EUPHÉMIE, II va vous découvrir fes allarmes cruelles, Ses agitations, fes bleffures mortelles, Que loin de les calmer -igrit encor le tems; Vous connaltrez mes maux, 1'exeès de mes tour* ments.. Rappellez-m'en la caufe, &.. vous devez ra'eH- tendre.. La Comtesse d'Orcé. Sur ton fort quel retour que jenepuiscomprendre? Qni ? moi, j'irois, ma fille, a tes yeux retracer Un tableau, qu'aujourd'hui je voudrois effacer De mes pleurs, de mon fang.. Ma chere bien- faitrice, Ecartons cette image: elle fait mon fupplice.Et tu m'as pardonné.. EUPHÉMIE laifant la maln de fa mere. Ma mere, c'eft a vous D'accörder un pardon, que j'implore a genoux; Criminelle a regret, c'eft moi qui vous offenfe. Gardons fur mes malheurs un éternel filence. Un Dieu, fans doute, un Dieu qui règle nos deftins, M'appelloit dans ces murs, m'en ouvroit les chemins. Parions de ma tendreffe attachée a vous plaire, Du bonheur que j'aurois de confoler ma mere; Sa voix i'attenéTU davaniage. Parions., non, je ne puis furmonter le defir, L'impatiente ardeur de m'en entrecenir; Par-  D R A M E. A9 Parions.. de eet objet.. La Comtesse d'Orcé. De qui? Euphémie. . Mes pleurs, mon trouble Vous Ie nomment aflez.. mon fupplice redouble.. /iprls une longue paufe. De Sinval.. La Comtesse d'Orcé." De Sinval! Euphémie. Oui, du maltre adoré D'un cceur.. toujours épris, toujours plus déchiré. La Comtesse d'Orcé. Qu'ai-je fait?ciel! 1'amour poffede encortoname! Quoi! ma fille, ce feu.. Euphémie avec tranfpon. Plus que jamais m'enflamme; Mon repos, mes devoirs lui font facrifiés. Je le dis en pleurant, en mourant a vos piés, Elle motitre l'autel. En atteftant ce Dieu, qui me laiffe & moi-même, Quimevoit, chaquejour,dans cedéfordreextiême. Me trainer aux autels.. qui ne m'écoute pas.. Dix'ans de défefpoir, de larmes, de combats, Une haire fanglante a mon cceur attachée, La terreur avec moi dans mon cercueil couchée, Le tems, la mort, la mort par qui tout fe*détruit. Tune II. C  50 EUPHÉMIE, Rieri n'a pu m'arracher au trait qui me pourfuit. Une ombre, fur mes pas fans ceiTe ramenée, Emporte tous mes voeux, & me tient enchalnée, L'ombre, hélas! de Sinval: voila.. quels attentats.. O. ciel! tu peux m'entendre, & tu ne tonnes pas! Dans 1'horreur de la nuit, au lever de 1'aurore, Voila I'unique Dieu que je fers, que j'adore, A qui je cours ofFrir mon encens fur 1'autel! Pour des cendres, enfin, je trahis 1'Eternel.. Qu'ai-je dit, malheureufe? ah! Dieu vengeur, pardonne, Pardonne.. ina raifon.. ta grace m'abandonne. Avec tranfport. Ma mereül n'eft donc plus? & quel funefte fort.. Notreamour.. mon dcftin.. j'aurai caufé fa mort. La comtes s e d'0 r Cé frranl fa fille dans fes bias, & en pleurant. O ma fille! a mes yeux combien je fuis coupable! Tainqre.. c'eft ma main, Conftance, qui t'accable! J'ai creufé fors tes pas eet abime de maux! J'ai porti dans ton fein ces éternels bourreaux, -Cette ardeur facrilege, &deremords fuivie, . Cet indomptable amour, qui confume ta vie! ÉIU la tient toi jours dans jon fein. A mes crimes, ma fille, oppofe ta vertu. 51 Sinval au tombeau n'étoit point defcendu.. E u p h é mi e avec rapiditê. S'il refpiroit! Sinval!. heureufe en ma mifere,  D R A M E. 5j • Que ma chaine a ceprix me paraitroit légere! La Comtesse d'Orcé. Ma fille.. je pourrois adoucir ton tourment! Apprends.. tous mes forfaits. Euphémie avec tranrport. Sinval feroit vivant! La Comtesse d'Orcé. Je voulois avancer la fatale journée, Qui devoit aux autels fixer ta deftinée, Pour jamais t'éloigner & du monde, & de moi; Un bruit inattendu vint te frapper d'efFroi : Je fuppofai Ia mort.. Euphémie. Sinval voit la IumiereJ La Comtesse d'Orcé. Tout m'engage du moins a le croire. Euphémie. O ma mere; Mon coeur ne fuffit pas.. mes tranfports.. mon bonhcur.. II vit., ciel, fur mes jours épuife ta rigueur.. Serrant lts mains de fa mere. Que ne vous dois-je point? Sinval.. Sinval refpire.. O Dieu,qu'il foitheureux!&.. que cent fois j'expirei /Iprès une paufe. Mais.. ilm'aimoit: comment a t il pu melaifTer!, La Comtesse d'Orcé. Tu ne fcais pas encor.. que vais-jet'ai.noncer? C 2  J4 EUPHÉMIE, Euphémie rapidement. II ceffad^m'aimer? gardez-vous de m'inftruire. La Comtesse d'Orcé. Sinval.. il t'adoroit. Faut-il donc te redire Ce que mon cceur voudroit, ma fille , fe cacher, Ce que fans ceffe, hélas! je dois me reprocherï E uphém ie. Pailez.. La Comtesse d'Orcé. Quels nouveaux coups une mere te porte! Sinval.. que tu crus mort, & fon tour te crut morte. Euphémie. En eft-ce affez, grand Dieu? La Comtesse d'Orcé. De douleur égaré, 11 fuit loin de mes yeux.. fon fort eft ignoré.. Eup hé mie. Sinval ne fera plus. J éprouve trop moi-même Combien il eft affreux de perdre ce qu'on aime. Je n'en feaurois clouter : il eft dans le tombeau.. Mais, pourquoi m'anêter a ce fombre tableau? Sinval, a mon trépas peut-être moins fenfible, Aura pu foutenir cette difgrace horrible, Se confolcr.. quel cceur aima comme le mien? Qu'ai-je dit? captivé par un nouveau lien, Peut être dans les bras., dans le fein d'une époufe.. 11 manquoit a ma flamme, ö ciel, d'être jaloufe! Ec d'un femb'.abx fjuje P'uis encor brüler!  D R A M E. 53 Oü m'emporte un amour, qui veut tout s'immoler ? En ce moment, c'eft moi, moi feulequejepleure. Ne voyons que Sinval, qu'il vlve, quejemeure! Etn'eft-il pas heureux, s'il a pu nj'oublier? Voudrois-je a mes tourments, Sinval, t'afTocier? Incertaine en mes vceux, de raifon incapable, Toujours plus malheureufe, & toujours plus coupable, Mon cceur.. mon ècewr ne fcait, aveugle en fes tranfports, S'il n'aimeroit pas mieux Sinval parmi les morts, Que Sinval, loin de moi, jouifTant de la vie; Non, je ne puis dompter 1'affreufe jaloufie. Vous avezcru, a fa mere. jugez demon égarement, Vous avez cru m'offrir quelque foulagement, Et vous venez encor d'irriter mes tortures; Tous les poifcms,Ies feux enflammentmes blcffures; Je ne me connais plus., je repouffe en fureur L'autel, oü j'ai formé mon éternel malheur; J'ouvre mon fein brülant au trait qui le déchire; L'amour au défefpoir eft tout ce qui m'infpire.. Je rejette mon voile., en outrageant 1'époux, En outrageant le Dieu.. dont je crains trop les coups. € 3-  EUPHÉMIE, SCÈNE III. EUPHÉMIE, LA COMTESSE D'ORCÉ, CÉCILE. cécile h Euphémie. Ce miniftre infpiré par un zèle fublime, Cet organe du ciel, le fage Théotime.. Euphémie ayec vivacité. Eft ici? cécile. Dans celieu, bientót, vous leverrés. euphémie vivement. Ah! s'il rendoit le calme a mes fens égarés! Je brule de le voir, je brille de 1'entendre, D'épanchermes ennuis, dans fon fein'de répandre Mon ame, mes erreurs.. cécile. Dites des attentats Que Dieu tarde a punir, mais ne pardonne pas. EüP hémi e. Hé quoi! toujours armer fa main compatiffante! Cécile. Avant que Théotimb a vos yeux fe préfente, Je voudrois un moment lui parler: laifTez-nous, Et fongez que le ctiel s'appéfantit fur vous,  D R A M E. 5-5- Qu'il n'eft pour vous fauver qu'un feul inftant peut-être. Önvous avertira, quand vous devrez paraitre. Euphémie d'un ton touchant. Ah! ma fceur! Cécile avec hantettr S? indignathm Un tel nom doit vous être intcrdit ; Ma fceur fuit mon exemple, & le ciel la bénit; Aliez. Euphémie accaV.ée de douleur ejl emmenée par fa mere^ qui la tient dans fes bras. SCÈNE IV. Cécile reu'.e. O Dieu vengeur, punis, frappe le crime, Et que Ie feu du ciel confume la vittime! Ta gloire, ta juftice', exigent que ton bras L'arrache a ta clémence, & lalivre au trépas; Pour éclater, répands fur la terre embrafée Les flammes de la foudre, & non pas la rofée; L'indulgence aux mortels te manifefte peu: C'eft a des chatiments que Pon connait un Dieu Sur fa tête Euphémie appelle 1'anathême; 11 fautun pur hommage a ta grandeur fuprême; Profternée aux autels, & foumife a tes loix, Je te fers, & te crains.. C 4  >ö EUPHÉMIE, SCÈNE V. THÉOTIM E, CÉCILE. Théotime annonce ians toute fa perfonne un grand recueittemenf; il a la téte enfevelie dans fes habits de reltgieux. cécile allant an-devant de Théoihne , £f jaifant une inclination. 3?üedonnez, fima voix, Mon pere, interrompant votre faint miniftere, Ofe attirer vos pas en ce iieu folitaire, Quand 1'autel.. Théotime. • Etre utile eft: le premier devoir, La main, qui peut fervir, doit quitter 1'encenfoir; Que voulez-vous? Cécile. J'ai cru fur votre renommée.. Théotime. Mon oreille a ces mots n'eft point accoutumée. Laiffons, laiffons au monde, a fon orgueiltrompé Tous ces hommages vains > dont il eft occupé; lei, la vérité doit tous deux nous conduirc, Et ce n'eft point a nous de chercher a féduire. Je vous 1'ai dit: je n'ai qu'un ftérile defir D'obliger les humains & de les fecourir. Quel  D R A M E. 57 Quel fujet en ces murs auprès de vous m'appelle? CÉCILE. Ce n'eft point pour mon ameafes devoirs fidelle, Et qui craignantfon Dieu, s'abaifle devantlui, Que mon zèle importun réclame votre appui: C'eft pour une compagne a la terre att.ichée, Dont la honteufe ardeur ne peut être cachée, Qui portera nos autcls des éclats fcandaleux, Les révoltes d'un cceur indocile a fes vceux; Qui s'enfhmme d'un feu qu'elle devroit éteindre, Qui meurt d'un fol ainour.. Théotime avec un foupir. Elle eft, fansdoute, aplaindre! Cécile. Je venois vous preflei" d'employer la terreur, De menacer au nom d'un Dieu jufte & vengeur, D'oppofer fon tonnerre au feu qui la confume, De lui montrer la foudre & 1'enfer qui s'allume.. Théotime. Je lui préfenterai, plus fur de la gagner, UnDieu qu'on doit chérir , & qui fcait pardonner. Cécil e. Mon pere, vous croiriez ce moyen infaillible.. Théoti me. Repofez - vous fur moi.. une paufe. fur une ame fenfible, Du foin de ramener a fon joug oublié Votre fceur malheureufe, & digne de pitié; Je 1'attends, C 5  5S EUPHÉMIE, SCÈNE VI. Théotime feul. Quel orgneil! fa piété Farouche Se forme un Dieu cruel, qui tonne parfabouchel Ne venons-nous jamais une fage union Rapprocber la nature & la religion ? Haïra-t-on fans cefFe au nom du Dieu fuprême?. O malheureux humains! SCÈNE VII. THÉOTIME, MÉLANIE. Théotime. M a foeur, le ciel lui-même S'apprête è vous entendre, a cahner vos ennuis.. mélanie avec modejlie. Je connais ma faibleffe, & le peu que je fuis; J'ai befoin du feeours de la faveur célefie; L'homme toujours éprouve une guerre funefte, Mon pere! je fcais trop qu'a nos fens attachés, Nous fommes fur 1'abime inceffamment penchés:  D R A M E. 53 Mais Je fort d'une fceur dont je reffens Ia peine, Eft aujourd'hui 1'objet, qui devant vousm'amene; C'eft elle dont la voix vous demande en ces lieux; Hélas! qu'elle vous doive un deftin plus heüreuxt Une fombre langueur fe répand fur fa vie; Je v'iens vous implorer pour cette fceur chérie, Digned'aimerunDieu, quivoit couler fes pleurs : Soncceur,né trop fenfible, a fait tous fes malheurs. C'eft a vous d'éclairer, de confoler fon ame, D'élevcr fes tranfports fur des aïles de flamme, Vers ce Dieu qui mérite & qui remplit nos vceux; Daignez lui préfenter la clémence des cieux; Mon pere, pardonnez, fi ma main téméraire Touche au fiambeau facré, qui par vous nous éclaire : Mais'.. je connais ma fceur; facile a s allarmer.. Théotime. Qu'elle efpere en ce Dieu, que;vous faites aimer. De la religion voila bien le langage! Malheur au zcle impie, au cceur dur & fauvage» Qui ne pouvant chérir un Dieu plein de bonté, Arme toujours le ciel contre 1'humanité! C 6 I  é» EUPHÉMIE, SCÈNE VIII. EUPHÉMIE, THÉOTIME, MÉLANIE. Euphémie a le voile baijfé & s'avance ayec timiditi. Mélanie a Théotime. M ONpere, lavoici.. Elle va au-devant d'Eu. pliêmie, lui dunne la main , & fait avec elle quelquts pas fur la fc'ene. Venez, nia tendre amie; Ne craignez point: le ciel. vous rappelle a la vie; Sa grace vous attend, ouvrez-lui votre cceur. Nous poffédons enfin ce faint confolateür; Elle l'aniène au ■ dtyant de Théotime. Je vous laifle avec lui., en fe tttirant. Remportc la victoire, 0 rnon Dieu; ce triomphe intéreffe ta gloire.  D R A M 5. « SCÈNE IX. THÉOTIME, EUPHÉMIE. Enphémi» parait troublée; elle e/l tncore éloignec, &ê toujours fon voile baiQé. Théotime. .AprROCHEZ-vous, ma fceur; qui pourroit voui troubler? Mondevoir,mon penc-hant eft de vous confoler, De guérir vos erreurs, en partageant vos peines. Hélas! qui n'a connu les paffions humaines'? Qui n'a fenti leurs maux, tous les chagrinscruels, Suite des faux plaifirs, qui trompent les mortelsf euphémie faifant quelques pas, 9 portant fon mouchoir a fes yeux. Ah! mon pere! Théotime. Ma fceur, que ces troubles s'appaifent. ConSez a mon cceur les ennuis qui vous pefent. Plus d'une époufe fainte a comme vous gémi: Epanchez vos douleurs dans le fein d'un ami. Affeyez-vous. C 7  te EUPHÉMIE, EUPHÉMIE refle un moment, fi? s'affiedtnfuile, ainfi que Théotime; leurs fièges font a une certaine iiftance l'un de tautre. Euphémie jette un profond foupir , ti demeure qvelques inflants fans parler. Hélas! par oü commencerai-je?. Vous me voyez, d'un Dieu 1'époufe facrilège, Tour a tour embraffant, repouffant fon autel, Oppofant a fa chalne un Iien criminel, Echauffant mes tranfports, contre moi révöltée, Du crime au répentir tour è tour emportée, Ne pouvant étouffer un fentiment v.ainqueur, Le voile fur Ie front, &.. 1'amour dans le ceeur.. Elle dit ces deruiers mots d'une voix vaffe. Théotime trouhié. L'amour.. ;/ fe rafure. il faut le vaincre;. Euphémie. . Eh! donnez-m'en Ia force. Théotime conttmutnt. Avec foi s'impofer un éternel'divorce: II faut que vers Dieu feul le cceur foit emporté. Eloignons, un moment, la fainte vérité, Et n'empruntons ici que la faible lumiere Qu'è nos regards préfente une raifon groffiere: De cette paffion , fi féconde en malheurs, "Qui mène au précipice, en le couvrant de fieurs, De 1'amour.. fi trompeur, examinons la fuite: Quel avenir attend 1'ame qu'il a féduite? L'intérêt, le parjure, un caprice odieux  D R A M E. «$' Nous enlevent I'objet, qui fixoit tous nos voeuxj Sa voix ici eft tioublée. Ou., brüle t-il pour nous d'une ardeur mutuelle: Quel revers accablant! la mort., la mort cruellè Nous ravit eet objet, que nous pleurons envain;. A nos gémilfements fourd.. infenfible enfin... Après une longue paufe B avec pjécipilation. Cefl Dieu qu'il faut aimer, croyez-en Théotime. Euphémie. La fagefle du ciel, mon pere, vous anirne: ' Mais vous ne pouvez pas fcavoir ce que 1'amour.. ÏHÉCfTIME yiyement. Je fcais.. 11 fe remet de fon trouble , & changeant de ton. Parlez, ma fceur: depuis quand ceféjour, D'un trait fi dangereux voit-il votre ame atteintet L'amitié vous écoute: expliquez-vous fans crainte. , euphémie d'une voix tralr.anle. Mon ttifte cceur.. nourrit ce feu depuis dix ans. Théotime avec un foupir. Depuis dix ans! Euphémie. Ma flamme augmente avec le tems. Envain pour me dompter j'unis toutes les armes; Envain je crie i Dieu, je mouille de mes larmes Son temple, fes autels, eet affreux lit de mort, D'oü fe leve avec moi le crime, le remord: Je porte eet amour jufques au fanétuaire!  *4 EUPHÉMIE, Jfl ce moment encore, è vos genoux, mon pere," Plus que jamais, fon trouble égare ma raifon; Tous mes fens font remplis de ce fatal poifon. Quatre luftres a peine avoient marqué mon êge: T'aiinoiSjj'étois aimée; & qui m'olFroitrhommage De fon cceur, de fa main, du fort le plus flatteur, De 1'amour le plus tendre & le plus enchanteur? Un mortel..des humains leplus parfait peut-être'Avec tous fes préfents, le ciel 1'avoit fait naitre; Aimable, vertueux, digne d.'être adoré.. Théotime vhement. Que dites-vous, ma fceur? par 1'amour égaré Votre cceur.. Euphémie. Eft toujours rempli de cette image; Je voudrois.. ömonDieu, malgrémoije t'dutrage.. De 1'hymenée enfin les flambeaux s'allumoient; Déja fes chaftes nceuds aux autels fe formoient; lis alloientnous unir:unemain.. qui m'eft cfiere, Romptces nceuds,nous fépare&comblemamifere, Me traine dans le cloitre, y cache mon deftin; De ce tombeau je fors, & j'y rentre foudain; J'y rentre, pour jamais n'être au monde rendue, Pour nourrir les douleurs d'une amante éperdue, Pour expirer en proie a de fombres fureurs. On m'avoit dit, hélas! que 1'objetde mes pleurs, Que tout ce que j'aimois n'étoit plus., il refpire, Voit cc jour, qui bientót va cefler de me luire,  D R A M E. Monpere,&jedevrois..jedevroismoins fouffrir.. Mes tourments.. c'en eft fait. • je ne puis.. qu« mourir. Non, je ne puis me vaincre, effacer de mon ame Cette image gravée avec des traits de flamme; Non, je ne puis haïr, détefter mes forfaits; O mon pere .. en pleuranu je 1'aime encor plus que jamais. Euphémie a la t(te baifée fur fes deux malus jointes. Théotime. Que je reflens vos maux, 6 chere infortunée! Ah! je dois compatir a votre deftinée; Si vous fcaviez.. moi-même ainfi que vous troublé.. Dans mon cceur.. dans mon cceur vos larmes ont coulé. Oui, je pleure avec vous; j'appris trop a vous plaindre. Trjfte reffouvenir, c'eft a moi de vous craindre! Jem'égare, ma fceur.. il nous faut furmonter Cette compaffion, qui pourroit vous flatter; La voix de mon devoir a regret vous découvre Leprécipice affreux, qui fous vos pass'entr'ouvre : Rejettez eet amour f fource de tant d'erreurs, Dont les plus doux tranfports font même des fureurs; II eft crime fouvent, prefque toujours faibleffe; II eft pour vous 1'excès d'une coupable ivreffe. Ma fceur, je vous 1'ai dit: Dieu feul doit entralner  66 EUPHÉMIE, Nos penchants, nos efprits, lui feul nous dominer, Nous dékromper enfin des menfonges du monde; Sur Dieu feul, le bonheur, Ie pur amour fefonde, Et vous, vous fon époufe, au pied de ces autels, Vous trainez Ie parjure & des liens mortels! 11 lui inontre Vautil. Ce tabernacle faint, oü Dieu même repofe, Ce voile, ce bandeau, tout contre vous dépofe; Ces murs , ces murs témoins du trouble oü je vous vois, Tout, pour. vous accufer, femble élever la voix; Toutvaporterauxcieux, vos larmes, votre honte; , Ce Dieu, ce Dieu jaloux, il vousdemande compte : II léve fa balance, ypèfe fes bontés, Vos chutes, vosrefus, vos infidélités; Que lui répondrez-vous? Euphémie tnublée. Arrêtez, ó mon pere; Pour appaifer Ie ciel, dites, que faut-il faire? Je me foumets a tout. Théotime avec attendrijfement, Oublier eet objet., Euphémie. L'oublier! Théotime. EfFacer jufques au moindre trait D'une image trop chere a votre ame attendrie, Eloigner, en un mot, a Dieu feul affervie,  D R A M E. 61 Tout ce qui peut flatter un penchant dangereux, Et trahir vos effbrts dans ce combat douteux. s Euphémie. Quoi! du monde & des fens pour jamais féparée, Sur les bords du tombeau, de mes pleurs enivrée, Je ne pourrois garder, fans offenfer les cieux, De faibles monuments d'un amour malheureux!. Théotime d'un ton touchant. Le moindre fouvenir eft un crime, fans doute. Euphémie avec noilefe £f cfialeur. Je ne veux point tromper ceDieu qui nous écoute. Eh bien! cruel.. Mon pere, arra'chez-moi le coeur. Elle met la main dans fon fein. Voici ces monuments.. de Ia plus vive.ardeur, Des Iettres chaque jour de mes pleurs arrofées, Dans mon fein.. dans mon ame en fecret dépofées], Elle tire de fon fein un paquet de lettres qu'elle tient i la main. D'un trop fatal amour cher & feul aliment.. llfautdonctout m'óter,tout,combIermon tourment. Donnant les lettres. Les voici: c'eft envain que je les facrifie: Ecrites dans mon coeur.. ah! j'en perdrai lavie. JN'importe. Mon trépas, ciel, va te défarmerl Lifez, voyez, juge-z li je devois aimer.. Pendant ces derniers vers, Théotime jetle la vue fur les lettres £? tombe fans connaijfance. Vous ne répondez point.. parlez.. mon ame émue..  «3 EUPHÉMIE, Elle live fon voile. Mon pere . Dieu! la mort fur fon front répandue,. Dieu, Ie puniriez-vous de fentirmes malheurs? Elle court i lui. Secourons - Ie . . T)ans ce moment, Théotime a ld tête entierement hors de [on habillement. Sinval! je ne puis.. je me meurs. Elle va tornier a. fon tour éyanouie fur [d chaife. Théotime rever.ant h lui (ar degrés , ttivre enfin les yeux, les tourne fur Euphémie & court fe jetier avec précipitation a fes pieds , en luiprenant ia main qu'il arrofe de fes larmes. Confiance m'efr. rendueió ma chere Confiance! Je fuis a tes genoux! avec fureur. Que le ciel s'en ofFenfe : Tous mes ferments, mes vceux, mes liens font rompus. Oma religion.. je ne la connais plus.. Euphémie reprenant fes fens. Sinval! c'eft vous, Sinval!. elle retombe dans Pon accablemsnt. Théotime toujours a fes genoux. Oui, c'eft moi qui t'adore, Que 1'amour, la douleur, depuis dix ans dévore; C'eil moi, qui n'ai ceffé d'aimer, de te pleurer; C'eft moi.. qui veux du moins a tes pieds expirer. Euphémie. En jetlanl les yeux de tous cdtés. Aki Sinval!.dass quels lieux le deftin nous raffembie!  D IL A M E. 69 Ne pouvant être è nous.. ah! . nous mourrons enfemble. Théotime. Non, tu ne mourras point.. tu vivras.. tu vivras Pour me voir adorer tes vertus, tes appas.. Euphémie. Que dis-tu, malheureux ? quelle erreur nous égare? Regarde, tremble, & vois tout ce qui nous fépare. théotime fe relevant avec précipitation. Nous ferons réunis.. rapidement. Sans pouvoir t'oublier, , Au miniftère faint j'ai couru me lier. Sur la foi d'un récit infidèle & funefte, J'ai nu formerdesvceux.. desvceux que je détefte: Mais mon premier ferment, mon vceu le plus facré Ont été de t'aimèr.. & je les remplirai. Euphémie fe krant. Nous! aimer! nous! brüler d'un feu fi condamnable! Eh! quel eft ton deffein ? théotime avec toute la furcur de la pafion, D'êtreencor plus coupable, De rorhpre tous ces fers, dont je fuis enchalné, j De rapporter un cceur vers toi feule entralné , D'exciter ton courage a brifer tes entraves, A laifiVf dans ces murs gé'teir tes fceurs efclaves'j De t'arracherd'ici, de traverfer les mers .i De voler, s'il le faut, au bout de Purjivers, De chercher,de trouver quelque lointain rivage  ?o EUPHÉMIE, Un rocher efcarpé, I'antreleplus fauvage, Oü loin de ces humaius, dégradés par leurs loix, De 1'homme naturel reprenant tous les droits, Content de t'adorer, de confacrer ma vie A ce pur fentimcnt dont mon ame eft remplie; Je puifle, maitre enfin de mon fort, de mesgoüts, A la face du ciel m'avouer ton époux. Viv^metit. Oui, nous ferons unis par la vérité même : L'hymen, n'en doute point, efi uneloi fuprême. Eh! pourroit-il déplaire aux yeux de 1'Eternel? C'eft un-traité facré; c'eft 1'ouvrage du ciel, Le feul qui foit vainqueur de 1'hümaine impofture, Et c'eft le premier vceu qu'ait formé la nature. Elle nous prêtera fes bienfaifants fecours. Nous n'aurons pas befoin, pour foutenir nos jours,' D'aller folliciter Ia pitié languifTante; Laiffons a ces cceurs durs leur richeffe infultante : Nous vivrons fans rougir; nous vivrons fans remords; J'aime: de mon courage attends tous les efrorts. II n'eft point d'état vil pour le mortel qui penfe; C'eft dans le crime feul qu'eft 1'abjefte exiftence. Sous mes mains.. fous mes pleurs la terre s'ouvrira; En ta faveur Ia terre a mes foins répondra. Dieu, qui verra nos ans couler fous fes aufpices, De nos fimples travaux recevra les prémices. Plus tendres,pkis heureux.pluszélés chaquejour,  . D R A M E. 71 Nous bénirons ce Dieu dans notre chafte amour; Nos enfants rediront notre hommage fincère; lis apprendront de nous a 1'aimer comme un pere; Nous ne 1'offenfons point ce maitredenoscceurs, Qui fans doute a nourri d'innocentes ardeurs. Avant que 1'hymenée ent fait briller fa flamme, Un penchant mutuel t'avoit foumis mon ame. Après un injlant de fiknee. Dieu, j'ofea cetautel attefter ta grandeur: Voila, yen fais ferment, timet 'une de fes mains fur. tautel, £f de t'autre prend celk d'Euphémie. 1'époufe de mon cceur, Celle a qui pöur jamais, l'honneur, le ciel m'engage. A Euplkmie. Suis-moi. Euphémie s'arrltant. De Théotime cft-ce la le langage ? Théotime. C'eft celui de Sinval.. d'un amour furieux. Euphémie. Que me propofes-tu? Théotime. Le bonheur de tous deur. Euphémie. Notrehonte.Eft-ceamoi,qui meurs dematendrsffe, De fauver ta vertu d'une indigne faibleffe, De rappeller tes pas dans le crime engagés, D'off'i ir a tes regards nos devoirs outragés ? ^ors de ces iieux. EUe fait juelques pas peur fe relirer.  tz EUPHÉMIE. Théotime Va fuivant, Ecoute.. EuriiÉMiE. Ah! fuis loin de ma vue. Théotime la fuivant. Tu m'entendras.. Euphémie. Va, pars, fuis.. mon ame éperdue.." Pourrois-tu m'exciter a brifer mes Iiens? Non,que tes yeux jamais ne s'ouvrent fur les miens; Que de tes pas ici difparaiffe Ia tracé! Que de mon fbuvcnir ton nom même s'efface! Cher amant,, qu'ai-je dit? il faut nous féparer; Fuis, Iaiffe-moi mourir, &.. vis pour me pleurer. Elle fait quelques tas £? s'arréte. Laifie-moi.. fois d'un Dieu Ie miniftre fuprême. Théotime. Duffé je être frappé du célefte anathême! Euphémie s'arance vers le fond du ihêcltre. J« ne te quitte point. Il va a elle avec fureur. Euphémie. Quel aveugle tranfport! Que veux-tu, malheureux? Théotime la fuivant toujours. Ou Coniiance, ou la mort. La toilt tombe. Fin du Jecend AUe. ACTE  D R A M E. 73 ACTE III. Le rideau fe léve. Le thédtre repréfente un caveau funéraire, tak qu'il en exifle encore dans nos anciennes églifes. On voit plufieurs tombeaux de forme différente, quelques-uns ruinés par le tems; ■ des fépulcres entr'ouverts, dont les pierres font & moitié brifées ; les murs chargés d'épitaphes: d'un des cótés du thédtre, un efcalier autour duquel règne une balujlrade de pierre; vis-a-vis de l'efcalier, une voüte fouterraine a perte de vue; a l'extrêmitê d% caveau, on apperpit encore d'autres'tombeaux, dei colonnes furmontées d'urnes qui font l'emblême de Vèternitè: ü y a une de ces colonnes fur le devant du thédtre. On ebfervera que les tombeaux font dans les cêtés, qu'ils ne dérobent rien de l'aüion au fpeüateur, £f iu'elle fe paffe au milieu de la nuit. SCÈNE PREMIÈRE. Euphémie feule. Elle paratt fur le perron de l'efcalier, une Utmpe i te main , dam une extréme agitation , regarie de tous lótés, léve les yeuk au ciel, favtncs cn trttxikxt, Tome II. D  74 EUPHÉMIE, defcend- quelques degrés, léve encore les yeux au ciel, FapJUTi, cömmë accablée de douleur la main, fi? enfuite la lêle fur la balujlrade, déchirée par de grands mauve, menu, fait des efforts pour remonter, tombe ayec un gémijfement h la feconde marche, demeure quelques moments dans cette fituation douloureufe , fe releve, continue de defcendre ayec li même trouble , fi? fait quelques pas fur la fcine. De lugubres horreurs., de tombeaux entouréè, A chaque pas tremblante.. incertaine.. égarée.. Emportant avec moi les enfers, Ie remord, Je marche.. a la lueur.. du flambeau de la mort.. Elle fait quelques pas. Que fa barbare main në m'a-t-el!e frappéc! Elle pofe fa latnpe für un tomhtau ds formé carrêc ; Euphémie y ttppuye pendant qne'ques momints les de'lx miins fi? la tête , ev/uite la relève ,■ laiffaril nne dc fts mains fur le tombeau, & tou'rnant fes regards vers le éiei. O Dieu! quelle promeiTeamabouche échappt'e, Qa'ai-jedit? k mon cceur ! mon coeur Ta puformer, Et je refpire encor! Dieu! j'ai promis.. d'aimer, De trahif.. tous més" vccux ! Auj'ourd'kni, ■ dans ( une heure, Je comble mes foifaits! je fuis cette demeure ! Sinval, elle tourve les yeux vers !e fuuterrain. Par ce détour, découvert a mes yeux, Et qui rêcfetëmérif conduit Hors de ces lieux, Au milieu de la duit» a la faveur des oinbte's.  . D R A M E. 75 Pres de moi, doit fe rendre en ces retraites fombres. Au cloitre, a mon état, a Dieu trop méconnu, M'enlever.. pour jamais.. & 1'inftant eft venui A ce terme fata!, mon ame s'épouvante; Transfuge des autels, je ne fuis plus qu'amante; Ma main, trop lente au gré d'une coupable ardeur, Eft prête a rejettêr de mon front fans pudeur Ce voile, cebandeau, garants d'une foi pure, Poury fubftituer Tappareil du parjure, Tous les fignes du monde, & d'un art fuborneur, Monuments de mon crime, & de mon deshonneurl Declimatsen climats étrangere, avilie, Jem'expofeau malheur, qui fuit 1'ignominie, Au fort de 1'apoftat, a la néceffité D'abjurer mon pays, mon nom, la probité, Que fcais-je ? Dieu lui-même.. A mes fureurs livrée, J'abandonne en ces murs, fille dénaturée, Ma mere, dont mes foins, dont mes faibles fecours Confoloient 1'infortune, & foutenoient les jours; Je la laiffe expirer de douleur.. de mifere.. Elle quitte le tombeau avec vivacité, £? vient au milieu du thédtre. Qui peut trahir fon Dieu.peut bien trahir fa mere. Non.je n'oublierai point mes icrments.mon devoir: Sur Euphémie, ó Dieu, reprens tout ton pouvoir j Tiiomphe de Sinval, triomphe de moi-même; O ciel! achevcrai-je? &.. fois le feuixwefaimê; CefTe de m'éprouver par des combats nouveaux ■ D 2  76 E U P H É M I E, Eft-cearoi, Dieu puiffant, de craindre des rivaux? Détruis, anéuntis 1'amante criminelle, Et ïanime Ia foi de I'époufe fidelle; Que Ie profane amour cède a 1'amour facré, Ou qu'enfin fous ton bras je meure.. Avec farce. Je mourrai. II ïn'eft aifé de perdre un vain refte de vie: Mais perdre mon amour, Sinval! que je t'oublie! Que mon coeur fe refufe au deiiin fi flatteur De vivre pour toi feul, de faire ton bonheur, Det'aimer, toujours plus!. non,ii n'eft pas poffible. Sois encor plus févere, óDieu, plus inflexible; Redouble mon fupplice; arrache-moi le jour: Tu ne fcaurois détruire un malheureux amour. ZUe va au milieu de la fcène en juignanl les mains , £? les kvant enfuite vers le ciel. Ah! femme trop coupable, oü t'emporte 1'ivreffe De eet amour, qu'attend la foudre vengereffe? Dieu, dis-tu, ne fauroit vaincre ces mouvements, Ces tranfports criminels, qui foulèvent tes fens: Las d'un fervice ingrat, Dieu t'a congédiée; Pour fon époufe cnlin , Dieu t'a répudiée; Il n'eft plus que ton maitre, un juge courroucé, Et ton arrêt de mort eft déja prononcé. Arrêtc, Dieu terrible., avec ttttrtdrifemenl. Hó quoi! fans qu'il t'offenfe, Le cceur ne neut jouir de fa faible exiflence,  D R A M E. 77 S'ouvrir au doux plaifir d'aimer, & d'être aimé! L'amour y fut, hélas! de ton foufile allumé; Oui, tu créas l'amour, pour effuyer nos larmes, Pour confpler la vie, & lui prêter des charmes; Tout annonce 1'éclat de la Divinité, Sa grandeur . . & l'amour fait fëntir fa bonté. Soumife a ton pouvoir, j'adore ici mon maitre; L'époufe de Sinval t'eut mieux aimé peut-ètre. . Elle fait quelquts pas. Malheureufe! pourfuis, ofe infulter aux cieux.. Triftë jouet d'un cceur, égaré dans fes vceux, ' Je n'ai plus de raifon; je me cherche Cc m'ignoie.. Elle va vers le fouterrain. ■ Sinval dans ces tombeaux ne paraït'point encore! Elle revient vers le tombeau. ■ Ah! qu'il ne vienne point.. qu'il me fuye.. a jamais.. Qu'il mefuye..eft-ilvrai? font-ce-la mes fouhaits? Ne plus revoir Sinval! ó devoir! ótendreife! O Sinval! ó mon Dieü! je retombe fans ceffe; Dans ces affreux combats je ne me foutiens plus, Et ma faibleffe cede a mes fens éperdus. Elle tombe accabUe fur une des marches du tombeau , ks deux bras étendus fur elle. D 3  VS EUPHÉMIE, SCÈNE II. EUPHÉMIE, THÉOTIME. On U foit venir de tres-kin dans U détóur, £? approcher ayec tous les fignes de l'inqu'éiude j il avance, £? jette fes regards de tous cóléi: la fcene eft toujours faiblement éclairêe. Théotjme. A£i;s regards inquiets cherchent envain Confiance ! Qui peut Ia dérober a mon impatience ? 11 l'appercoit fur les marches du tombeau, df court a elle. Que vois-je? en quelétat! euphémie comme revenant d'un profond accablement. Ah! Sinval, efi-cevous? Théotime vivement. C'eft moi, c'eft ton amant, c'eft ton fidéle époux, Qui ferme pour jamais Ia fource de tes larmes; Pourquoi ce trouble affreux, dans ces moments de charmes ? euphémie regardant Sinval avec at* tehdrifj'tment. Pourquoi, Sinval?  D R- A M E. '79 Théotime lui tendant la main. Quittons un féjour détefté ; Tout eft piêt. Euphémie avec irouile. Tout eft piet! Théotime vivement. Reprends ta Iiberté; Leve-toi. U k\ reiht. Suis mes pas; des amisnous attendent; Lui prenant la éaini Songe que mon bonheur, que mes jpprs en dé- pendent: Ne tardons point. . euphémie appuyit fur le tombeau, & regardant Sinval avec des larmes. Sinval , . Théotime. Tu pleures! tu géuas! Tu reppuffes ma main ?. ne m'as-iu point promis ? Euphémie. J'ai promis. . de mourir. Théotime. Maltreffe de mon ame, Tu ne brulerois plus de ce feu qui m'enflamme! Tu ne m'aimerois plus! Euphémie.- Ah! cruel! ah! Sinval! Cher amant., le regardant avec un alteudrijfemenl marqué. D 4  50 EUPHÉMIE, Un Dieu feul peut être ton rival. Théotime. Que veux- tu dire ? hé quoi! n'es-tu pas mon époufe ? EUPHÉMIE a quitté le tombeau. Je fuis celle d'un Dieu, dont la grandeur jaloufe Me défend pour jamais d'ètre a d'autre qu'a lui. Théotime au défcppair. Par quelle main ce Dieu me foudroye aujourd'hui! De quoi me parles-tu? de nceuds que 1'artifice, Que la trahifon même, unie a 1'injufticc, Que Terreur t'a contrainte a ferrer malgré toi. Mant que d'être a Dieu, tu m'as donhé ta foi; Ofe me démentir. E u r ii t m i e. II eft vrai, Thymenée A ton fort promettoit d'unir ma deftinée : Mais, réponds: fi Conftance, entrainée aux autels D'un autre avoit recu les ferments folemnels; 51 Ton m'avoit forcée a devenir fa femme, A lui porter ma main, que ton amour réclame ; Si le devoir enfin m'eüt foumife a fes Ioix, Pour rompre eet hymen, parle: aurois-tu des droit»? THÉOTIME ayec furcur. Les mieux fondés, les droits d'une prompte vengeance. Tout devient légitime a l'amour qu'on offenfe; De cent coups de poignard, ócjufques dans tor. cceur, Ma  t> R. A M E. 8i Ma rage auroit percé celui du raviffeur . . Mais ce Dieu que j'adore , & que pour mon fupplice, De fes crimes la terre a rendu le complice, Ce Dieu que le menfonge & la crédulité Font fervir de prétextc a leur férocité, Au gré de leur caprice indulgent ou févère, II voit du haut des cieux, il voit avec colère,' Tous ces humains groffiers lui prêter leurs erreurs, Confacrer de fon nom leurs ftupides fureurs; Non, jamais 1'Eternel n'a forgé ces entraves, Cc joug fous qui s'abaifTe un vil peupled'efclaves; De ces fers odieux fes regards font bleffés; Un volontaire hommage, & non des vceuxforcés, Voila le feul tribut que la raifon luidonne, Voila le pur encens, qui s'élève a fon tróne. Rapidement. Ingrate, c'étoit lui, ce Dieu fi bienfaifant, Qui m'amenoit vers toi dans eet heureux inftant, Qui brifoit tes liens, qui terminant nos peines, En des noeuds enchanteurs changeoit d'horribles chalnes, Me nommoit ton époux, m'appelloit dans tes bras, Ordonnoit notre hymen . . tu ne m'écoutes pas; Tes yeux couverts de pleurs.. avec tendrefe. O maltrefie adorée} D 5  Sz E -ü P H É M 1 E, 11 lui prend la main. Chère époufe, fuis - moi.. mon ame eft déchirée; Ne me réfifte pius; n'attendons point le jour; Jette-toi dans mon fein; fuyons de ce féjour; I'uyons . ■ Euphémie le quitte, va s'appuyer it la colonne funéraire qui eft fur le devant du thédtre; Théotime l'y fuit. Hé quoi! toujours a mes defirs rebelle. . 11 revieni au milieu de la fcène. Tu ne m'aimas jamais ! il falloit donc, cruelle, II falloit memontrer, fans nul déguifement, Cc cceur, qtii peut jouir de mon affreux tourment; II falloit t'oppofer au penchant qui m'entralne, Combattre mon projet, fatisfaire ta haine, T'applaudir de ces nceuds, que I'enfer a tiffus, Ofer me dire enfin . . que tu ne m'aimois plus, Que tu me laiflerois une vie odieufe, Que tu voulois ma mort.. Iamortlaplus afFreufe . Avec altendrijjement. Ah! Conftance, & ces coups., en pleurant. lis partent tous de toi! Euphémie revmant a Sinval avec précipitation, Ecoute, cher amant.. Sinval, écoutez-moi; N'attends pas que jamais Conftance diifimule. Cédant a ma tendreffe, a cefeu qui me brüle, Oui, j'avois tout promis; je ne le cache pas*  D R A M E. 83 Oui, Je t'immolois.tout; re volois fur tes pas; lnfeniïble aux dangers , aux menaces de Tonde, Je te fuivois par-tout, jufqu'auxbornes du monde; Je portois mon amour aux plus fombres déferts; Avec toi partagés, ils me devenoient cbers; Je te facrifiois mon repos, ma patrie, Mes ferments, mon devoir, ma déplorable vie, Mon honneur, mille fois préférable a mes jours, Teut, en un mot, ce Dieu.que j'offenfe toujours; Pour comblermon fupplice, en ce moment encore Plus que jamais, Sinval, je t'aime, jet'adore: Je le dis a ces lieux par la mort habités, A ce ciel dontj'entens les foudres irrités... Prête è tomber enfin fur les bords de Tablme, Mes yeux fe fontouverts, & j'ai vu.. tout mon crime. Tu t'élèves envain contre ces noeuds facrés* Par la religion, par la loi confacrés: Avec noblcfe. Sois mon juge, Sinval; j'en appelle i toi-même; Prononce; ofe oublier que mon arbitre m'aime; Ofe écarter l'amour de tes fcns prévenus; Confulte ta raifon, & dix ans de vertus, . Dix ans , qu'un jour peut • être , un inftant va détruire; L'équité te conduit; Ia probité t'infpire; Parle: j'ai cuntracté, Sinval, avec un Dieu; D 6  «4 EUPHÉMIE, Un Dieu même a reen ma parole, & mon voeu, Sinval; & tu voudrois que malgré ma promeffe, Malgré tous mes ferments,queje déments fans ceffe, Ma lèche trahifon m'arrachant a J'autel, Rompit ouvertement ce contrat folemnel! Elle fait quelques pas, en regardant le ciel. ■Le crime eftdigne affez, grand Dieu,detacolere, D'apporter dans ton temple un hommage adul tere, De nourrir dans mon- fein des parjures fecrets', Sans ajouter encor 1'audacea mes forfaits; Non, net'en flattepas, Sinval; maperfidie Refpeclera du moins la chaine qui me lie; je f^aurai m'y foumettre, attendant que le ciel Etouffe dans mon cceur un feu trop criminel, Ydompte ton image; ou quelamort plus prompte Vienne dans mon cercueil enfevelir ma honte. Si Conftance t'eft chere, ofe donc 1'imiter; Renfermeton ardeur; cherche a te furmonterj A nos propres regards méritons notre eftime; Rappetle ta vertu; montre-moi Théotime; Ce nomt'inflruit, Sinval, de ton devoir, dumien : Tous deux ils t'ontparlé. Je n'écoute plus rien; Je dois, fans doute, a Dieu cette force fuprême; Je pourrois retomber.. fauve-moi.. de moi-même. Pendant tout ce couplet, Théotime donne divers fignes d*agitdtiótt. Ah!Sinval, qu'ai-je dit?, je connais mon amour.  D R A M E. ifiS • Elle s'avaiice vers le fouterrain. Va.. féparons - nous, Fuis par ce mêmedétonr\ Qui t'a vu., pour ma honte en ces lieux t'introduim. LaiiTe-moi fur mon cceur conferver eet empire-J ■Adieu. . théotime montrant ce fouterrain, & parcourant le thédtre avec une fombré- fureur. Ce n'eft pas la, barbare, mon chemin. 11 revient fur fes pas. Euphémie. Que dis-tu?iéponds-moi.. quel feroit ton delTein? 11 parcourt le devant de la fcène, & Euphémie le fuit. Tes regards enfiammés!. eh! que prétends-tu faire? 11 va du cóté de l'efcalier; elle court a lui. Ah! Sinval! oü vas-tu?. théotime fe retournant. Je vais.. te fatisfaire. Euphémie. Quoi?. Théotime avec impétuofité. C'eft peu que Sinval expire de tes coups; Le trépas te parait un fuppüce trop doux; Ta cruauté demande un plus grand facrifice: Tuveux que, fansmourir, fur moi je réuniffe, Les maux les plus affreux, tous les fléaux diverss Une éternelle mort, les tourments des enfers; Tu connais les tranfports de ces ames facrées, D 7  $6 E .Ü P H É M I E, Et d'encens & de fiel a la.fois enivrées.. Je vais m'abandonner a toutes leurs fureurs, Sécher dans des cachots inondés de mes pleurs, tChaque jour y maudüe une horriblc exiftence.. De ces antres profonds, creufés par la vengeance, Puiffent mes cris percants jufqu'a toi retentir, Tetroubler, t'arracher un trop vain repentir! >Oui, pour les épuifer ces chatiments terribles, Je vais porter mon cceur, a ces cceurs inflexibles, Par un aveu fincère allumer leur courroux, Contre moi les armer au nom d'un Dieu jaloux; Le cloitre, dont le zèle exige des viciimes, Le cloltre-va fcavoir mes erreurs, tous mes crimes; 11 fcaura que j'ai pris pour la religion, pourdefaints mouvements, mes feux, mapaffion, Que , lorfqu'a Dieu j'ai cru rendre un fidele hommage, C'étoit toi, c'étoit toi dont j'adorois 1'imagej Que Sinval de tes fers a voulu t'afFranchir; Qu'a tes pieds gémiffant, il n'a pu te fléchir; Qu'une ame fans pitié, barbare, elt.ton partage; Que.. je meurs de douleur, de défcfpoir, de rageEt j'y cours .. 11 va du cuté de Fefcalier. EUPHÉMIE voulant le rctcnir. Ah! Sinval, arrête.. 1 HÉ OTI M E marekant toujours. C'eft en vain.  D R A M E. S? Euphémie u fumnu illétc.» Théotimb. Laiffe-moi.. Euphémie. Tu me perces le fein! Eh! cruel, eft-ceatoi d'augmenter mes allarmes? Elle fe jetle avec précipitation a fes pieds. Vois Conftance a tes pieds, les baigner de fes larmes ; Demeure.. théotime la relevant. De tes pleurs tu fcais trop le pouvoir. 11 la regarde avec tendrefe. Conftance.. j'obéis .. 11 fait quelques pas en revenant fur la Jcène. Mais remplis mon efpoir.. 11 fe jette h /es pieds. C'eft moi dont la douleur, c'eft moi dont la tendreflfr Embraffetes genoux, te conjure, te preffe.. Epoufe de mon cceur, ne me refufe pas; # fe releve avec yivac'ué, la ferre dans fes bras. Viens, fortons de ces lieux, précipitons nos pas. Euphémie en pleurant. Que veux-tu? Théotime. Mon bonheur.  n E U P H É M I E, Euphémie. Ma mort. 'Théotime. Ah! dis Ja miemie; Si tU tardes encor.. 11 enttafne Euphémie vers le détour. Euphémie. Je me fbutiens l peine. Pour mes fens défoJés, quels combats i quel tourment! A Théotime. O ma religion.. je me meurs.. un moment; Sinval, écoute-inoi: eiie s'arréte. Scais-tu que la mifere, Le chagrin dans ces murs ont amené ma mere? Théotime avec furprife & hdi. gnalion. Ta mere! ici! quel nom!. 1'auteur de tous nos maux! Euphémie avec attendrifement. Sinval! elle a repris des fentiments nouveaux; Sinval! elle eft ma mere.. hélas! par notre fuite, Au malheur, au befoin elle fe voit réduite. théotime s'eft arrêté avec Euphémie. Tu parles de parents a ton amant., amoi, Qui n'adorai jamais, n'idolatrai que toi! Ah! tu n'as pas mon cceur: la mere de Conftance Ne doit point éprouver 1'horreur de 1'indigence, Malgré les bords lointains qui nous fépareront,  D H 1M t 3 .$9 Sur fon adverfité nos fecours s'étendront, Et.. 11 entratne une feconde fois Euphémie. Partons. L'heure fuit;fous ces voütes funebres, J'appercois s'éclaircir, & tomber les ténebres. 'Euphémie. ' Trahir. . non .'. je ne puis .. Eiie tombe fur fes genoux, les mains levées vers Théotime, comme pour le prier. Thé otime. Ne crois plus me toucher; De ces lieux, malgré toi, je fcaurai t'arracher.. 11 la fouleve avec violence £? marche vers le fouterrain. Euphémie épiorée. Quefaistu, malheureux?. Sinval.. mon Dieu.'. j'expire' •• Sori voile eft en defordre. Sous tes coupables mains, mon voile fe déchire!. Arrête.. ciel! ó ciel!. la terrem'engloutit! Une des tombes qui font fur la fcène , s'ouvre fous lts pas d-Euphémie; la pierre fe brife, £P roule avec brutt. Euphémie eft entralnSe dans la chüle, & fe trouve a motttê engloutie dam ce fépulcre. La Comtefe d'Orcé paratt fur fefcalur, un ftambeau a la main, & conduite par Mélanie,  * EUPHÉMIE, SCÈNE III. EUPHÉMIE, THÉOTIME, MÉLANIE, LA COMTESSE D'ORCÉ, CÉCLLEt mélanie appercevant Sinval. Théotime ! La Comtesse d'Orcé laijfant échapper le pmbeau ds fes mains, & tombant dans les tias de Mélanie. Sinval! Cécile ouvrant une porie qui donne dans le caveau , recule cTétonnement. Euphémie & Théotime font frappés de terreur, 6? eet état les empêche d'apper. cevoir les aulres perfonnagss. EUPHÉMIE a peine revenue de fon accablement. Enfin, Dieu me punit; Je tombe fous fon bras; c'eft ici qu'il m'appelle; C'eft ici qu'il détruit ma fubftance mortelle, Qu'il a marqué le terme a mes égarements , Que vont rouler pour moi des fiècles de tourmen ts , L'éternité.. terrible i mes regards offerte; Ici, j'attends Ia mort.. & ma tombe eft ouverte.  , D R A M E. $i Théotime reut la relever: elle le repoufe avec irJignaiwn. Homme trop criminel, va, fuis ioin deceslieux, Et puiffemon trépas te deffiller ies yeux! N'as-tu point dans cette ame, a mon repos fatale, Entendu-retentir la pierre fépulcrale? N'as-tu'point vu ce Dieu la brifer fous mes pas? Lui-même eft accouru m'arracher de tes bras; Dans ce tombeau, hü-même il m'a précipitée; Aux pieds de fa juftice, il m'a déja citée; II t'y tralne avec moi; ne crois pas échapper A fonglaive. i il menace, il s'apprête a frapper ; Son fiambeau te pourfuita travers ces ténèbres; Lis ton arrêt écrit fur ces marbres funèbres.. La foudre approche, éclate.. elle fond fur nous deux; L'enfer s'ouvre.. ó Sinval, quels fantómes hideux! Des fpectres agités errent dans ces lieux fombres; Sous le même linceul, je vois un peuple d'ombres; Tous les morts, réunis dans ces murs pleins d'effroi , Du fond de leurs tombeaux s'élevent contre moi; lis m'entrainent!. je vais auprès de vous m'étendre, A vos triftes débris mêler ma froide cendre; Par vos accents plaintifs ceiLz de m'accufer. La colère du ciel ne fcauroit s'appaifer ! O maitre des humains, qu'ont laffé mes offenfeS, Sur moi feule répands la coupe des vengeances;  ■52 EUPHÉMIE, Avec atlendrijfement. Le Sinval, ó mon Dieu, détourne ton courroux, Et qu'un remords heureux le dérobe a tes coups h En fe rctournant, elle appercoit la Comtrffe. Ah! ma mere, c'eft vous que ma faibleffe implore, Oui, vous voyez Sinval, pour qui je brüle-encore, Ma mere, en ce moment, j'allois..j'allois vous fuir, Infïdele a mes vceux, les rompre, les trahir.. De eet afyle faint je marchois vers 1'abime, Et j'engageois Sinval a partager mon crime; j Je 1'entrainois.. un Dieu, trop lent a fe venger, Dans cette tombe enfin eft venu me plonger.. J'y veux mourir. Elle fe jette fur la tombe & rembrafe avec emportement. La Comtesse d'Orcé. O ciel! I Théotime h ia Comtefe. Vous voyez votre ouvrage! Tous les perfonnages reflent pendant quelaue temps dans un filer.ee profond. " Euphémie fe relevant avec fureur, & jetlant les yeux fur Tkêollme. Je te revois encor! que veux-tu davantage? Le ciel frappera-t-il fans ébranler ton cceur? Cruel, n'eft-il pas tems que ce ciel foitvainqueur; Criminels dévoués au terrible anathême, Combattrons-nous toujours contre ce Dieu fuprême ? Attendrons-nous 1'inftant oü raffemblantfes coups.  D R A M £• 97: t Son tonnerre, qui gronde, ait éclaté fur nous, i Qu'il nous aic engloutis, pour venger fes injures, ïi Dans une éternité de feux, & de tortures? [ Du fort qu'il nous prépare, il vient de m'avertir: Sinval, cede & rna voix, au cri du repenfir, A la religion, a Conftance, a toi - même; Pour la derniere fois je te dis que je t'aime, Que je dois, que je veux dompter ces mouvements.." Que je veux étouffer lés moindres fentiments. Si l'amour.. qu'ai-je dit? fi la pitié t'infpire, i Si mes larmes encore ont fur toi quelque empire,' Théotime s'attendrit par degrés. Laiffe-moi retourner aux pieds de nos autels, Y porter mes remords, mes tourments éternels; Laiffe-moi m'immoler a ce Dieu que j'offenfe.. Je vois couler tes pleurs :ils prennent ma défenfe3 Te parient pour ce Dieu, qui te r'ouvre les bras, Qui rentre dans ton fein.. ne le repouffe pas, I Sinval, cours a fes pieds dépofer nos allarmes; I Sinval..le repentir pour Dieu même a des charmes; ï Nos maux 1'attendriront; il fe défarmera; Un pas vers lui de plus, ilnous pardonnera. THÉ0TIM2 en pleumnt amerement 3 & après une longue pttnfe. I II 1'emporte, ce Dieu; fa grace eft dans ta bouche; I Je cede a fon pouvoir: c'eft par toi qu'il me touche; I Tu me rends aux autels, a mes devoirs, a mois 1 A dix ans de vertus que je perdois fans toi;  94 EUPHÉMIE, Mon coeur envain s'éleve & t'oppofe un obftacle: 'fes larmes.. fur ce coeur vont produire un miracle. Eh bien! ee mot affreux, le puis-je prononcer ? Je vais.. a mon amour.. Conftance... renoncer, Oui.. te quitter.. tefuir.. fuir.. tont cequej'adore, Finir loin de ta vue un deftin que j'abhorre, T'arracher, te bannir de mes fens éperdus.. O ciel! en eft-ce affez ?. que te faut-il de plus ? Euphémie. Euphémie, ömon Dieu, retrouveThéotime? Théotime. Ah! jamais Ia vertu ne fut plus prés du crime. Mon pceur 1'éprouve trop j c'eft peu quedemourir: Connais, fens tous les maux que 1'homme peut fóuffrir : Vois 1'abime effroyablc oü je me précipite : Je m'éloigne.. je pars.. Conftance, je te quitte.. Je pars., je t'obéis, bien plus encor qu'a Dieu; Conftance.. tu recois mon éternel adieu; Mon auie, de regrets, de douleurs confumée, Pour toujours! .quand jamais tu ne fusplusaimée. 11 Je fait violence & fort prédpitamment. EUPHÉMIE le fuivant des yeux jufqu'k ce quW.e ne l'appercoive plus. Je n'ai plus qu'a mourir. Elle tombe les bras élendus fur une des pierres fépuU cralcs.  D R A M E. 93 SCÈNE IV derniere. EUPHÉMIE, LA COMTESSE D'ORCÉ, MÉLANIE, CÉCILE. r MÉLANIE embraffant, Euphémie avec Iren/porl. Tu triomphes enfin!' Les tranfports de lagraceont paffé dans ton fein! O mon Dieu, ma priere eft enfin exaucée; Au rang de tes élus Euphémie eft placée. Jl Euphémie. Nous accourions- vers toi pour calmer ta douleur; Dieu lui-même eft venu, de fon bras proteéteur, T'applanir le chemin qui mene a la victoire; Goüte bien ton bonheur, & jouis de ta gloire. Ce choc, oü fe détruit 1'hümaine paffion, ïAffermit le pouvoir dé la religion. CÉCILE. A ce fublime efFort.. je demeure interdite! A Mélanie. J'obfervois tous fes pas; je révélois fa fuite: Contrainte a 1'admircr, je vois que la vertu Ipiait davantage au ciel, quand elle a combattu. MÉLANIE occupé h fecourir Euphémie. iP'oü vient que dans mes bras trunblante.. inanimée..  p6 EUPHÉMIE, &c. Sür fon front paliffant ia mort même imprimée! * A la CöMeJfé avec vivacilé. Secourons votre fille'.. ejnpreifons-nous...ó cieux! Qu'il en coüte a nos cceurs pour être vertueux! A Euphémie avec tendrejfe. Ma fceur.. La Comtesse d'Orcé. Voila le fruit des rigueurs d'une mere! O vous , qui trahiffez ce facré caraétere, Que n'êtes-vous témoins du chatiment cruel Qui punit les erreurs de l'amour maternel! La Comtefe, Mélanie & Cécile je rêuniffent pour arra* cher a cette fituation Euphémie mourante. La toik fe taijfe. ME-  MÉMOIRES D'EUPHÈMIE. Temt II. E    /i 'aèjpatJ cependant je marchois vers un cimetiere au mi! lieu d'un- lugubre convoi; Ie mort qu'on portoit t fe~ leve du cercueil, me prefle dans fes bras; I«. ; froid qu'il répand dans mon fein, produit une imprefïïon fi forte que je m'éveille en furfaut.. Mes fens difputoient encore contre les traces ! dé ce fonge horrible: j'entends ouvrir ma porte;. i la peur me failït; je demande qui peut entrer cette heure dans .mon appartement ? On me. asppnd : n venez promtement, Mademoifellr ES;  Io6 MÉMOIRES ,, il n'y a point de tems a perdre ; Monfieur votre pere vent vous voir. ■ Mon pere. me voir! ' Oui, Mademoifelle , ne différez ,, poipt, il fe meurt." Je veux interroger le domcftique: il étoit déj'a loin. Je vole chez mon pere. Quel fpeclacle me frappe ! mon malheureux pere fuccombant fous une attaque d'apoplexie, & expirant entre les bras d'un piêt-re & d'un médecin; ma mere pleurant a fes cótés, te mon frere aux pieds'du lit, regardant ces objets de terreur d'un ceil aflez indifférent, & comme préparé au défaftre qui nous menaqoit. ,, Ah! c'eft.vous, ma fille," me dit mon pere d'une voix embarraffée & prefque éteinte; ,, venez, ma chere Conftance, appro,, chez ; je n'ai plus que quelques moments i ,, vivre; je veux que ce foit vous qui me fermiez „ les yeux. Madame," ajoute-t-il, en fe tournant vers mi nisre , „ fi je puis me flatter d'avoir encore après ma mort quelques droits fur ,, votre amitié, daignez-vous.intérefier au bon,, heur de notre chere fille: hatez fon mariage. „ Mon fils ne me défavoucra point; il ne doit „ pas être jaloux des marqués de bonté que „ vous, accorderez a fa fceur; je vous en conjure: „ fakes-lui oublier ma perte; qu'elle me retrouve „ en vous." A ces mots je tombe, en fondant en larmes, dans le fein de mon psre, qui faifoit  D'EUPHÉMIE. 107 des efforts pour fe lever & pour m'embrafTer; j'étois mourante avec lui. Je fors de eet ablme de douleurs pour entendre s'écrier: rl n'eft plus' Je retombe dans mon anéantiffement, & j'en reviens pour fentir davantage toute 1'horreur du' coup qui venoit de m'accabler. En efFet, je peldois tout dans ce. pere fi chéri.C'eft alors que je commencai a entrevoir Je funefte avenir qui m'attendoit. - Je ne pouvois ma cacher-que mon manage- dépiaifoit i.'ina ..mere j e!le étoit maitfeffé de tous les biens, cernon frere avoit toute'fa tendrefle. Lapréfence du Chevalier adouciffoit ma triftefle, fans la difiïper; moa eftime égaloit mon amour ; je trouvois I'ami le plus zélé, le plus refpeclable dans le plus tendre des amants; il n'avoit point employé la féductiofl pour me plaire : c'étoit fon cceür fenfible cc généreux, qui m'avoit charmée; j'ofe dire qu'il étoit un affemblage des perfeótions humai'nes,- & je me défiois enfin de 1'efpérance flatteufe, qui m'avoit trop abu'fée, de polféder un époux fi accompli r-j'avois éprouvé que le ciel fe plait 4 trahir nos vceux a 1'inftant même qu'il paratt nous favórifer Ie plus. Ma mere ne tarda point a réalifer mes creintes. „ Mademoifelle," me dit-elle peu de jours après ce trifte événement, „ fongez a m'obëir; préparez-vous a un voyage ,j- qu'exige la Jécence; ce foir vous ne fisres £ 6  5o8 MEMOIRES „ plus ici." Je veux repliquer : on m'impofe: filence, & je retourne a mon appartement, incer-. taine fi j'exiftois encore. Eh bien! m'écriai-je,mes preflentimcnts étoient-. ils. fondés ? avois-je tort de regarder la mort de> mon pcie comme la fource de toutes mes afHic-. tions? O mon pere, vous n'êtes plus! vous n'êtes plus! le ciel ne m'a laiffé la vie que pour vous pleurer éternellement; & pourquoi ne m'a-t-il' pas précipitée avec vous au tombeau ? mon cercueil du moins. feroit prés du votre.... Voiladonc le fort qui m'étoit réfervé ?... Oü eft Saint; Albon? oü eft-il? que vais-je devenir? je ne le: verrois point ? je m'éloignerois de ces lieux,, fans être affurée qu'il m'aimera toujours , que. notre amour triomphera des obftacles! il y faut. r-enoncer.. Non, Saint Albon ne fera point mon: 4poux.. il ne fera point mon époux! .. Je m'arrache a 1'excès de mon défefpoir, pour•jTayer. fi j'aurai la force d'écrire au Chevalier.. Déja ma main tremblante avoit tracé quelques lignes;.ma mere entre avecfureur, & me deman-de ce que je fais ? Mon embarras me trahit; elle.furprend ce billet commencé & le déchire. en, .^lordonnant de la. fuivre; je me jette a fes jieds. —• „ Ma mere, oü voulez-vous me con-. „ duire? Du moins, avant mon départ, que je; .,, we uu.ififtaritj.un feul inftant, I'époux qu«-  D"E- U t RE Ml E. ross „ vous mc deftiniez. N'eft-ce pas vous & moto f pere qui m'avez permis de lui donner ce nom? N'aviez-vous point flatté mon pere expirant ?... Ma mere, vous ne.m'entendez, point; vousne l voyez point ma douleur; j'embraffe vos ge" noux-, je les arrofe de mes larmes ; plongezmoi dans un cachot; donnez-moi la mort, la mort la plus cruelle; mais que je voye encore * Saint Albon, que je lui dife encore.... Nafuis-je plus votre fille ? Déchirez donc moncceur;. reprenez la malheureufe vie que je. vous dois..!. Quel eft mon crime ? Vous m'avez " été toujours chere; oui, ma mere, je vous ai: H toujours aimée, malgré vos rigueurs.... Eft-ce „ vous qui me percez le fein ?" J'étois mourante a fes pieds que je ne voulois point quitter. „. C'eft donc la, Mademoifelle, „ répond ma mere, le fruit de la fage éducation '„ que vous avez recue? Vous avez abufé der " 1'aveugle tendreffe de votre pere? &. depuis quand une fille de votre ège a-t-elle le droit „ de céder a fes caprices, aux égarements de „ fon cceur ? Qui vous a dit que j'approuvois. „ votre mariage avec Saint Albon ? Les tems, H font changés, Mademoifelle; je fuis maltrefla „ de votre fort, & ma volonté doit déterminer „ tous vos fentiments. Je n'ai point d'éclaircis„ feraents a vous donner fur ce. que je décideiat' E ?  xi» MÉMOIRES 0 a votre égard: il vous fuffit d'apprendre, en „ ce moment, que mon deflein eft que vous m'obéiffiez fans réplique." Auffitót des domeftiques me portent expirante dans un carrofle; oü ma mere étoit déja montée avec mon frere , tous deux pendant prés de cinq jours m'accabient de leur inhumanité. Nous arrivons aux portes d'un couvent; „ c'eft-la, Mademoifelle," me dit ma mere du ton le plus dur, „ le nou„ veau féjour que je vous ai choifi. Souvenez„ vous que je réglerai ma conduite fur la vótre, ,, & que votre deftinée eft entre vos mains." Ce fiirent- fes dernieres paroles; elle ne me IaifTa pas le tems de lui répondre; nous étions entrées dans le couvent; j'étois tranfportée dans un monde inconnu, enfermée dans une efpece de prifon, loin de la maifon paternelle , Ioin de tout ce qui pouvoit m'attacher ala vie, loin du Chevalier; & tous ces coups de foudre m'avoient écrafée a la fois. Quelle image effrayante, lorfque revenue de ce tumulte de chagiins imprévus, je pus me rendre compte de mon horrible fituation! Je ne voyois autour de moi qu'un abime immenfe de maux; il ne me reftoit pas même la derniere reffource des infortunés, eet efpoir confclant, le feul ami qui nous fuive jufou'au tombeau. J'étois partie fans avoir vu Saint Albon! je me  D'EUPHÉMIE.. tï* croyois certaine, oui, certaine que je ne le yerroisplus, qu'il cefTeroit de m'aimer.. je repousfois toute idéé moins affligeante. Ah Dieu! * 1'ame ne fuccombe point a de pareils affauts! Mon premier mouvement fut d'aller me précipiter aux pieds d'un' crucifix que je trouvai dan* ma chambre; je 1'embraiTai en verfarit un torren» de' larmes; je lui adreffai une piïere étoufFée dans les fanglots. Ah! ma chere fille, c'eft bien dans Ie malheurqu'on fent 1'exiftence d'un Dieu ! 1'infortune fo jette avec tranfport au-devant de ce fuprême confolateur; elle le voit, lui parle, lui offre fes peines; elle éprouve qu'elle n'a point d'autre refuge, d'autre ami fur la terre; non, il n'y en a point d'autre. Mon Dieu, mon Dieu, lui crioïs-je du fond de mon coeur, je n'ai d'appui* de parents que vous, que vous feul, ó mon Dieu; prenez pitié d'une malheureufe qui ne vous de-' mande que la mort. Deux foeurs converfes entrent & fouillent dan» mes poches, en rejettanC ce procédé fur de» ordres précis de ma mere. On m'óta un crayon, des lettres du Chevalier, qui étoient l'uniqua edoucifiement è. mes maux; on ne me laiffa de livres que 1'Imitation de Jefus-Cbrift. Que Ia religion, ma chere amie, a d'onftion & de douceur dans ce livre admirable! il n'y a point de  nt m:emoi.r.e.s traité de morale , point de' phüofóphe: anciefla ou moderne., qui approche de eet excellent ou'vrage; on cliroit qu'un Dieu de bienfaifance Ta: difté; Qu'il m'a été.utile dans le cours de ma: vie , & combien de fois a-t-il recu comme. un fidéle ami,. le,dépot de mes larmes!. Gependant un fbuvenir trop cher, loin da »'«ffaibIir,.prenoit chaque Jour un nouveau dégré. d'intérêt. Saint Albon n'avoit. jamais eu plus, d'empire fur mon ame; je lui confiois mes peines, comme s'il eüt été préfent; je lui répétois les fermens d'un amour éterneï; je lui demandois fi le fien ne s'étoit pas rallenti, &.je finifibis tous ces entretiens par ne point dbuter que le Chevalier ne m'eüt oubliée. II femble que la fénfibilité s'attache plus aux images funeftes qu'aux promesfes d'un fort flatteur; on diroit que Ie malheur eft Tétat naturel de 1'homme; c'eft toujours fur cette trifte perfpective que retombent fes regards , & les miens ne cefibient de s'y fixer. Jepalfaiplufieurs années dans un accablemens qui différoit peu de Ia mort. Je ne recevois «ucune nouvelle de ma mere. Ma douleur, mesvives follicltations, rien n'avoit pu fiéchir la févérité du cloitre, Tout m'étoit étranger; tout fe ïetiroit de moi; c'étoit dans moi-même qu'il" mafalloit chercher des confolations.que je n'y tiouyois point. Enfin, ne pouvant plus fuppor-  D'EUPHÉMIE. ii s ter eet horrible fardeau de mes chagrins , je concois le delfein de m'affranchir de l'efclavage" Cette réfolution d'abord m'effraya ; je ne me diffimulai pas les fuites qui en réfulteroient, la difficulté d'employer. des moyens honnêtes de fublifter , la néceffité de me foumettre a toutes les épreuves humiüantes qu'entraine 1'infortune, plus que tout cela, les foupcons inévitables auxquels je m'expoferois. Je m'écrie: non.jen'exécuterai point ce projet qui me couvre de honte a mes propres regards. Quelle eft mon efpérance?" De' recouvrer ma liberté ? Et pourrai-je vivre un inftant, ft je fuis déshonorée? Que dira-t-on de moi? On me croira coupable; je ferai condamnée a un aviliffement éternel; je mourrai dans ledéfefpoir, & mon opprobre mefurvivra; peutêtre que Saint Albon lui-même... s'il alloit me, foupconncr.... Un moment aprês, j'embraffois des idéés contraires. — Mais je fuis une miférable prifonniere qui brife fes 'fers; il n'y a que Ia fuite qui puiflem'anacher de cette efpece de tombeau, oü,felon Les apparences,. je dois être enfevelie pour toujours : je ne vois pas enfin Saint Albon ; dit moins je fcaurai s'il vit encore, duffé-je apprendre qu'il ne m'aime plus... Je m'arrêtai a cettederniere idéé, qui bientöt eut détruit toutes celles qui s'oppofoient a un parti auffi violent. Que-  "4 MEMOIRES m'importe, me difois-je, ce qu'on penfera de moi? la vertu dépend-elle du bruit public? Ne me fuffira-t-il point d'avoir mérité le témoignage de ma confcience? Que me fait le jugement, le cri de l'univers entier, fi la voix de mon cceur n'a rien ame reprocher? J'aurai 1'eftime, j'aurai Ia tcndreffe de Saint Albon; il fcaura qUe lui feul m'a pu déterminer a cette démarche. Voila, ma chere fille, oü nous conduifent les pafllons; 1'excès de leur déreglement, efi de s'efforcer de couvrir. nos fautes d'un voile fpécieux. L'amour 1'a donc emporté fur Ia bienféance, le devoir, 1'honnêteté, la religion! Je fais des' cordes de mes draps, cc je descends par ma fenêtre dans le jardin; j'y avois déja fait quelques pas: un chien s'élance; Je tombe en pouffant des cris affrcux, & je perds 1'ufage de mes fens. En revenant a moi, je me troilvai dans ks mains de plufieurs reiigieufes, qui étoient accourues au bruit: elles me trainent chez Ia fupéricurc, qui ordonne que je fois enfermée plus étroitement & condamnéc au pain & i 1'eau, jufqu'a ce qu'on écrivit a ma mere & qUe fa réponfe décidat de mon fort. Rendue a ma prifon , je m'endormis, fi J'on peut Ie dire, dans 1'accablement de mes maux. Cet snéantiflement attaché aux grandes dou-  D'E U P H É M I E. lis leurs, feroit-il un bienfait de la nature, ou plutót de 1'Etre fuprême, qui veille fans cefle a notre confervation? II vouloit, fans dbute, mepunir; il permit que je fufie réveillée de cette léthargio par de nouveaux coups de tonnerre. Une dei fceurs converfes qui me fervoient, me fait figne qu'elle avoit quelque chofe a me communiquer; j'ai 1'adreffe d'écartcr pour un moment fa compagne ': aufïïtöt toute mon ame vole au-devant d'un billet que cette fille tiie de fon fein: 1 peine m'en fuis-je faifie, que j'ai déja lu ces mots quL me renverfent a terre comme frappée de la foudre. „ ll vous eft refté, Mademoifelle, des. amis qui ne ceflent de s'intéretier a votre fort.. On ne feait comment yous préparer a 1'événci ment dont il faut, ae toute néceffité, que vous. ,-, foyez informée; vous êtes dans 1'afyle de la „ religion: c'eft elle qui vous foutiendra contre ce revers inattendu... Le Chevalier de Saint „ Albon n'eft plus digne de votre tendrefic... fon „ coeur a changé; enunmot, Mademoifelle, il „ s'cft élevé entre vous & lui une barrière infur„ montable... le Chevalier vient de fe marier..." On continuoit dans cette lettre de me plaindre, & de me donner des confeils; on m'exhortoit encore a la fermeté & a la religion; il ne m'échappa qu'un cri: le Chevalier eft marié lEnfuite jene parlai plus, je n'entendis plus; il n'y avoic  MEMOIRES que mon cceur, qui exiflat pour fentir tout 1'excès du défefpoir. Je reftai plufïeurs femaines dans ce déplorable état. Si je formois encore quelques vceux, c'étoit pour être délivrée promptement d'une exiftence qui m'étoit odieufé, J'allois expirer: je touchois a ce moment oü 1'on goüte une forte de fatisfaftion k quitter la vie, comme un malheureux, q„I, gémiflant fous un fardeau,. fe trouveroit foulagé, s'il venoit a en «tre débarraffé. Une voix, qui ne m'étoit pasétrangere, fe fit entendre a mon oreille; je leveles yeux: je reconnois ma mere, ma mere! 1'auteur de tous mes maux; la nature avoit encore des droits fur mon cceur prefque éteint: je 1'em. braffe avec tranfport. „ II m'a donc trahie! il * en a époufé une autre!..." Ces mots me font k peine échappés, que je retombe fans force fur. mon Ut. „ Que voulez-vous dire, ma fille," me lépond ma mere? „ Saint Albon n'a point été „ marié..." Je me releve. — „ Saint Albon „ m'aimeroit encore?... Hélas! pourfuit ma. „ mere, puifTes-tu 1'oublier! il faut fe réfigner „ a Dieu; il tient nos deftinées dans fes mains.. „ Non, le Chevalier n'eft point marié," ajoutat-elle avec un profond foupir, „ mais... — „ Achevez, ma mere, qu'allez - vous m'appren„ dre? - Saint Albon... _ Eh bien! Saint' Alboa>-< - Eft-ce que tu ne m-'entends point?:  D'E U P H É M I E. li? „ Mon embarras t'en dit affez. Saint Albon.., .„ Ma fille... II n'eft plus. — II n'eft plus! — II .„ eft mort, il y a déja quelque teras;" & auifitót .elle me prefie contre fon fein. Ma mere paffa une quinzaine de jours avec moi; je n'avois a la bouche que le nom du Chevalier ; chaque inftant que je me trouvois feule , je voulois me percer le cceur; 1'inftrument homi.cide étoit fur ma poitrine : la religion venoit m'arrêter la main. Hélas! fi ce n'étoit a 1'Etre fuprème qu'eft réfervé le droit de prononcer fur nos jours , pourquoi fupporterions - nous une exiftence importune ? Quelle reflburce pour les malheureux, que de pouvoir fe jetter dans les bras de la mort! Ma mere écrivit a une de mes tantes pater.nelles. Cette refpcclable parente ne tarda pas a fe rendre auprès de moi; elle fut touchée de mes maux: elle m'emmena avec elle dans une petite terre, oii elle s'étoit retirée loin du monde; fon revenu médiocre lui fuffifoit pour foutenir 1'état borné qu'elle avoit embraffé. Ma mere m'avoit fait entendre que mon frere étoit fur le point de fe marier, & que j'avois peu de bien a efpérer; je n'eus pas de peine a concevoir qu'il falloit que je renoncafle a rentrer dans la maifon qui m'avoit vü naltre. Ma tante employoit tous les moyens de me  H8 MÉMOIRES confoler; je pleurois librcment devant elle; j'a▼ois perdu St. Albon; tout m'étoit devenu infupportable; je voyois partout I'ombre du Chevalier; je 1'entendois gémir & me reprocher fa mort. Je me redifois fouvent: c'eft moi, c'eft moi qui 1'ai précipité dans cette tombe, oii je brule de le rejoindre; notre féparation lui aura coiité la vie, & ne fcais-je pas combien il eft affreux d'être privé de ce qu'on aime? St. Albon, quoi1! tu n'es plus! & je n'ai point recueilli tes dcmiers foupirs! tu n'as pas recu les miens! ;e ne fuis point expirée i tes yeux! je mourrai, je mourrai, après toi! j'ofe vivre encore, & tun'exiftes plus! II n'y avoit que Dieu feul qui pot guérir de fi profondes bleffures: je réfolus de recourir a lui. Je priai ma tante de fouffrir que je m'enfeveliffe dans un couvent, que j'y fuffe attachée par urn Iren éternel: cette digne parente perfiftalongtems dans fes refüs; j'obtins enfin fon confentement; ce fut elle - même qui me conduifit a 1'abbaye de **; je 1'engageai i garder le fiience fur ma démarche, & furtóut a ne point en inftruire ma familie qui paraiffoit s'intéreiTer fi peu è mon fort. Ma tante céda a cette nouvelle demande. Que vous dirai-je, ma chere fille? Mon noviciat expiré, je pris le voile: j'avois mefuré toute 1'étendue de mon tombeau : je m'y plongeai  D'E U P H É M I E. u9 Tivtnte; mes vceux, mes vceux furent pronontés; quel mot! quelle image!.je promis enfin!§i Dieu de n'aimer plus que lui. Concevez tout ce que m'impofoit ce ferment terrible; eh! combieu de fois s'eft-il élevé contre moi! Ma tante fidelle a I'obfervation de fa promelTe,' n'étoit point accompagnée de domeftiques, lorsqu'elle venoit me voir; fa préfence cc fon entretien étoient un foulagement au chagrin dévorant qui me confumoit. Une inaladie fubite m'enleve cette chere bienfaitrice , & elle emporte avec elle dans le cercueil, le fecret de ma nouvelle iituation & de ma retraite. Cette perte me caufa une affliclion qui me fit fentir que la douleur eft fans bornes. Je ne tenoif plus a la fociété que par ce lien , & il venoit d'être rompu. Mon état étoit précifément celui d'un être malheureux qui jufqu'alors auroit eu la tête élevée hors du précipice, & qui , a cetto affreufe nouvelle, y feroit retombé pour jamais. Me voila donc feule livrée a tous les ennernis qui étoient au dedans de moi-même! Que je m'étois trompée , quand j'avois cru trouver la paix aux pieds des autels! hélas! en changeant d'habit, avois-je changé de coeur? avois-jepu faire des ferments qu'il n'étoit pas en mon pouvoir de remplir ? comment donner a Dieu une ame oü dominoit le fouvenir d'un homme ? Saint  12» MÉMOIRES Albon n'étoit plus: mais il vivoit encore pour un amour qui fe nourrilToit de fes larmes. Ii m'échappoit des regrets fur le facrifice de ma liberté, fans pouvoir me dire pourquoi je les formois ; quand j'avois perdu tout ce qui auroit j>u en être 1'objet, quel autre bien, quelle autre fituation convenoient plus a mes malheurs, que 1'obfcurité du cloitre &une efpece de mort perpétuelle ? dans quel fein m'étoit-il permis de xépandre des pleurs, ii ce n'étoit dans celui de Dieu, & cependant mes jours n'étoient qu'un tilTu de parjures & d'infidélités envers lui; Saint Albon en quelque forte lui déroboit 1'hommagt que tout ce qui refpire doit a ce fuprême bienfaïteur. Que le coeur humain eft enveloppé d'épaiffes ténebres! & fi Pon avoit le fecret d'y lire, qu'on trouveroit peu d'hommes qui ne fuffent point coupables! jel'étois, fans doute, quand fous un maintien religieux, je confervois en moi des fentiments fi oppofés a la véritable piété. Les gens du monde n'imaginent pas qu'une pafllon dont 1'objet efi détruic, puiffe fubfifter & même s'augmenter; ma fille, ce n'eft que dans la retraite que Pon aime ainfi; le coeur n'y connalt point cette diffipatiou qui le fait errer dans fes goüts, qui lui óte ce fes forces en multipliant fes defirs; une ame ifolée, folitaire, fe concentre dans une affection , en fait fon unique penfée, lön  D' E U P H É M I E. isi fon feul aliment, s'y attaché toute entiere; C'eft pour elle qu'il n'y a ni tems , ni efpace, -que 1'objet abfent prend tous les charmes de 1'objet préfent, que les morts revivent, que les images fe réalifent; c'eft dans 1'ombre & 1'effroi du filence que la fenfibilité vient a bout de furmcmter tous les obftacles, & qu'elle déploye touto 1'étendue de fes facultés. Hélas! cette fenfibilité faifoit mon éternel fupplice; c'étoit un vautour qui dévoroit mon cceur, fans cefle renaiffant pour lui fervir de püture. Rien n'avoit pu affaiblir la violence de mes maux; toujours criininclle envers Dieu, toujours confumée pour St. Albon d'un amour aufli infenfé que coupable, me jettant er» pleurant aux pieds des autels, les embraffant avec fureur, y portant toute la fincérité, toute 1'ardeur du vral repentir, & rentrant dans mon ame pour me retrouver encore plus tendre & plus condamnable; tel étoit 1'excès des tourments qua j'avois a fouffrir, & qui ne devoient avoir de üa que celle de ma vie. Une religieufe, qu'on nommoit Sophie, voulut bien partager ce fardeau de mes peines fécretes; elle pleuroit avec moi, & effayoitde me confoler; fon ame pure & exempte de faiblefle, jouisfoit de fa première innocence; c'étoit une glacés que le moindre fouftle n'avoit jamais ternie; foa premier foupir s'ëtoit élancé vers Dieu; elle lui Tmt II. F  lil MÉMOIRES avoit confacré toutes fes penfées, tous fes fentittegts; elle joignoit a fon goüt pour la religion une profondeur de raifonnement qui prêtoit de nouvelles forces a fa piété: arrivée a eet age oü 1'on voit tout avec les yeux prévenus de rillnCon , elle avoit eu le bonheur d'envifager Ie monde tel qu'il eft en effet; il lui paraiflbit une carrière immenfe de faux plaifirs , d'apparences trompeufes, de miferes réelles, de viciffitude» contraires qui emportent & la mort, fans qu'on ait cu le tems de vivre un moment, & elle avoit jugé que les attachements humains , quelques fiatteurs qu'ils nous femblent,' n'ont jamais la douceur & la vérité de cette arejpur , de cette fkrrfme fi épurée qui nous éleve vers IeSouverain des êtres , nous concentre dans un amour fans trouble, fans remords, toujours défirant, toujours fatisfait , & toujours vertueux. Cette noblelTe de fentiments & cette délicatcfie de niorale n'empêchoient point Sophie de regarder autour d'elle, & de plaindre les infortimés que les paffions égarent fur la terre; elle voiloit les défauts d'autrui avecfoin : févere jufqu'a Ia dureté pour elle-même, &. indulgente a 1'excès pour fes compagnes, elle avoit feu concilier la fainteté de la religion & la fenfibilité de la nature. J'ofai verfer les larmes de l'amour profane dans ce fein brülant de l'amour divin. O ma chere  D'EUPHÉMIE. ri§ Sophie, daigne me tendre les bras du haut des deux, oü, fans doute, tu as recu la récomp^nfe que tu méritois , daigne encore me protéger , m'aimer, prendre pitié d'une fceur malheureufe qui a tout a craindre del'éternelle juftice; applanis-moi le chemin du tombeau, ce chemin qui m'effraye. Hélas! il faut avoir vêcu comme toi pour ne pas redouter lanéceffité de mourir. Cette amie refpectable, en me condamnant, me plaignoit avec bonté; le charme de fes exhortations fufpendoit mes chagrins, & fembloit me faire goüter pour quelques inftants les douceursde la paix intérieure; c'étoit un rayon confolant qui luttoit contre I'obfcurité d'une drift profonde; elle m'eut rendue maltrefFe de cette füncfle pasfion qui m'attachoit encore au fouvenir duCheva.licr, fi ce miracle n'eut pas appartenu a Dicxlfcul. Sophie un jour entre dans ma celluie avec précipitation ; elle s'affied en verfant des larmes. „ Qu'avez-vous, lui dis-je, ma chere bienfai^ trice? pourquoi cette douleur imprévue? Ah! ., ma fille, me répond-elle, je viens-*d'avoir„ fous les yeux 1'exemple le plus touchant des ,, calamités dont la terre abonde. Laiffez-moi un „ moment reprendre mes efprits; je fuis péné„ trée de ce fpectacle. O malheureux humains! „ n'eft-cepas affez d'êtrefaibles? pouvez-vouï „ être barbares & dénaturés è ce point?"  1H MÉMOIRES Ma curiofité augmcnte; je prefie Sophie de la fatisfaire. » Je ne fcais trop, pourfuivit-elle, fi „ j'aurai la force de vous apprendre ce prodige l d'inhurnanité." Elle garde quelque tems le fil'ence & continue ainfi: „ votre fenfibilité, ma ' chere Euphémie, va être mife a une cruelle „ épreuve: mais il efi: fi doux de pleurer fur le „ fort des malheureux & de les plaindre, que je „ me reprocherois de ne vous point faire partager tout ce que j'ai reffenti! „ J'étois au parioir. Une de nos fceurs converfes. eft venue de ia, part d'une inconnue me demander un entretien fecret. Quelques mo, ments après a paru une Dame d'un certain age; tout annoncoit en elle 1'adverfité; il étoit cependant.aifé de s'appercevoir qu'elle s'effor"cpit de conferver la dignité du malheur; 1'intérêt qu'elle cxcitoit, n'avoit rien de cette " compaffion qui fouvent humilie 1'objet qui 1'a fait naitre. Je me fuis cmpreffée de faire afleoir cette Dame & de 1'interroger fur les moyens de *' confolation qu'il étoit en mon pouvoir de lui donner; elle m'a répondu par un torrent de , pleurs: j'en ai été attendrie jufqu'apleurer moi même. Madame, lui ai-je dit, verfez vos „. larmes dans un fein qui vous eft ouvcrt; ne ma cachez rien-; parlez ; c'eft un avant-goüt du „ bonheur fiprtme de pouvoir foulagerlet infor-  D'EUPHÉMIE. 12% „ tunés; j'ai peu de facultés, mais mon coeur „ même fera a vous. Madame , a-t-elle inter„ rompu au milieu des fanglots & en me ferrant les mains, je n'implore point des fecours hon„ teux; je ne réclame que des fentiments de pitié „ dont je n'aye point a rougir. Je me fuis infor„ mée, Madame, des perfonnes obligeantes ,, qui habitent ce couvent; on vous a nommée, „ & je n'ai point appréhendé de m'offrir a vos ,, yeux pour vous pricr, s'il étoit poffible" . . . (& la elle a baifTé la tête avec une efpece de confufion & en balbutiant) „ pour vous prier de me „ placer auprès de quelque Dame en qualité de „ domeftique. A ce mot, elle a penfé fuffoqucr „ dans 1'abondance de fes pleurs. ,, O ma chere Sophie", m'écriai-je au milieu de ce récit, ,, il faut lui épargner un tel abaiffc,, ment; il eft des fecours plus cruels que le mal,, heur même... ,, Ecoutez-moi , pourfuivit Sophie , penfez,, vous que votre amie n'ait pas votre délicateffe? ,, Madame, ai-je répöndu, en lui tendant les „ bras, vous ne ferez point réduite a cette extrê„ mité; on tachera de vous obliger d'une facon „ plus convenable. . Elle ne m'a point donné le ,, tems d'achever, & a repris vivement: jen'ac„ cepterai pas d'autres bienfaits; je fcaurai def•„ eendre aux emplois les plus bas, me cacher F.3  ï2« MÉMOIRES „ dans la poufllere; j'ai fi peu de jours & vivre! „ II faut dévorer ma douleur, me courber fous ,, la main de Dieu. . Madame, il me chatiejufte,, ment; j'ai mérité fes eoups. . A peine a-t-elle „ prononcé ces dernieres paroles, qu'elle change „ de couleur, & perd connaiffance; mes fecours „ ta font revenir. Elle reprend: ah! Madame, „ pourquoi le ciel nous a-t-il défendu d'attenter ,, a notre vie? que je me débarafferois avec joie „ de la mienne! Mais je refpefte la fuprême „ Providence qui m'a frappée; oui, je le répé„ te, c'eft fa juftice même qui me punit, & elle „ eft afiez vengée. Ehl Madame, qutlles „ font donc vos difgraces ? n'y auroit-il pas ,, moyen d'y remédier, fans intércfier la délica„ tefie d'une vanité permife aux yeux du mon- „ de? Oui, Madame, repart-elle avec un „ profond foupir, j'ai p"u avoir quelque vanité, „ & c'eft ce qui me rend mes revers plus diffici„ les a fupporter. Je fuis née, Madame, bien „ éloignée de 1'étatdéplorableoü vous me voyez. „ Je fuis femme de condition, j'ai eu un rang, „ des richefles , de 1'éclat, & je ferois trop heu„ reufe aujourd'hui de trouver une place de fem„ me de chambre. (Ce mot lui percoit toujours „ le coeur.) Encore une fois, lui ai-je dit, vous, „ ne fervirez point, Madame.. II eft inutile, •„ repliqua-t-elle, de meparler d'autres bienfait»;  D'EÜP H É M I E. 117 ,, je fcaurai.. je fcaurai mourir.. ■ Mafs vos „ adverfltés font-elles d'une nature i ne pouvoir „ être adoucies ? J'ai perdu mon bien , ,, Madame, toute confolation, toute efpérance; „ j'ai tout perdu, & ce qui augmente mes maux, c'eft qu'ils partent d'une main .. d'une main qui „ me fut bien chere... Croiriez- vous, Madame , „ que le crue!, que le barbare, qui m'a plongé „ dans eet abime de mifere . . c'eft mon fils . . „ c'eft mon fils!. . — Votre fils! — Oui, Ma„ dame, mon- fils . . mon fils que j'ai nourri de „ mon propre fein, mon fils que j'ai préféré a „ toute ma familie, mon fils pour qui j'ai oublié „ mes devoirs, la nature,Dieu même. Jenevous „ entretiendral point de mes faibleifes & de mon „ idolatrie pour eet ingratr reftée veuve, je toi „ ai facrifié tous mes droits, tou3 mes biens; il „ s'eft marié: fa femme a achevé d'endurcir ce „ caracbere monftrueux. J'ai effuyé , Madame, „ des outrages, des opprobres; rien n'a pa „ émouvoir ces deux cosurs dénaturés. Ne me „ refufez point, leur difois-je, lagrace, Tuni„ que gracc que je vous demandea genoux, lais„ fez-moi expirer dans un coin de ce chateau: „ mais que du moins ma cendre foit réunie i „ celle de mes peres ! J'ai fi peu de tems, mon „ fils, 4 vous importuner de mes gémiflements-!' » mon cher fils, fouvenez-vous que je vous a£ • F 4  128 MÉMOIRES „ allaité. . . fouffrez que mes derniers regards „ fe fixent fur un lieu qui a été mon berceau, „ qui a été le vótre, oü je vous ai élevé dans „ mes bras. . Ah ! mon fils, étoit-ce a vous d'être mon bourreau? Mes follicitations, mes prieres, mon défef„ poir, tout fut inutile. Enfin, Madame, le mari & la femme m'ont forcée de quitter ce féjour, qui m'étoit ii cher, oü je vöulois mourir; ils m'ont abandonnée a 1'adverfité, au „ befoin . . quel mot, Madame! & mes amis ont tous fuivi leur exemple." Je ne pus m'empêcher de m'écrier une feconde fois: „ ma tendreamie, il faut fecourir promp„ tement cette mere affligée. Hélas! j'eus une „ mere! quel monftre que ce fils! oü eft cette „ infortunée ? que je la voye, que j'effuie fes larmes! Vous n'avez entendu , continue So„ phie, qu'une partie de fes peines : elle eft d'autant plus malhcureufe, qu'elle eft déchirée de remords. Non, m'a-t-elle dit, ce n'eft „ pas aflez d'être la plus infortunée des femmes, „ j'en fuis encore la plus criminelle. La plus cri„ minelle, ai-je répliqué avec étonnement! efi „ bien, Madame, jcttez-vous dans le fein de la „ Bonté Divine. Elle m'en a repoufie pour ja„ mais, répond 1'inconnue; eh! comrfientappai„ fer le cri de ma confcience, ce cri éternel qui m'ac-  D'EUPHÉMIE. T29 „ m'accufe, qui me condamne? C'eft dans mon ,, cceur qu'eft ia fource intariffable de mes Iar„ mes, c'eft-la qu'eft mon fupplice. J'ai offenfé „ la nature, le ciel. Comment tout ne feroit-il „ pas déclaré contre moi ? Je ne puis me récon„ cilier avecmoi-même; rien, Madame, ne peut réparer 1'énormité de mes fautes. A ce dernier mot, fa douleur augmente; Ja „ lui parle avec plus de tendrefle; je lui remets „ devant les yeux le ciel toujours prêt a pardon,, ner, Dieu comme un bon pere qui ne fe laffe „ point d'ouvrir fes bras a fes malheureux en„ fants; jelui repréfente que Ie remords a des „ droits fur fa juftice, que fon amour & fa mifé„ ricorde font infiniment au-deflus de fa févéri„ té, que s'il eft le plus puiffant, le Souverain „ des êtres, il en eft auffi le meilleur. Je fcais, „ Madame , interrbmpt-elle, que Dieu met fa „ grandeur a faire éclater fa bienfaifa'nce:. mais„ quelques inépuifables que foient fa clémence 6c „ fa bonté, il eft des forfaits. . Je repars avec ,, vivacité : il n'en eft point, Madame, que le „ repentir n'efface a fes yeux. Quoi! Madame, „ repliqua-t elle , vous croyez que Dieu peut ,, pardonner a la plus barbare des meres? J'eus ,, une fille, Madame". . J^interromps Sophie : elle eut une fille ? . » Sophie reprend: „ Et j'ai caufé tous fes maux, F 5  »«o MÉMOIRES „ po.uifuit cette mere digne de pitié; elle n>*ai~ %, moit malgré ma barbarie, et comine la plus „ cruelle des marktres je lui ai toujours fermé ■„ mon fein". . „ Je n'eu puis entendre davantage , dis-je & Sophie; il faut abfolument que je lui parle . .. „ Ma chere amie! fi ma mere éprouvoit un forj „ aufli affreux , quel plaifir je goüterois a lui „ pardonner! Généreufe Sophie, hatez-vous".... A peine prononcois-je ces derniers mots, qu'on Tient avertir ma compagne que 1'abbe.ffe la demande, & que cette étrangere, qu'elle. avoit dé a »ue, defiroit encore i'entretenir. Sophie rentre ■avec précipitation :. „ ma cbere Euphémie, voici }, cette Dame.. . . Cette Dame, m'écriai.-je . ,. „ Madame," dit mon amie a I'inconnue en fe tourrjant de fon cöcé, „ je vous laiffe avec une autre, moi-meme; n'héfitez point a lui confier ,., vos peines;' elle y fera fenfible . . je reviens,. a, je reviens," Elle. nous quitte. Je continue vivement: „ Apg, prochez ,, Madame , approchez; ne craigngz. „ point; oui, je brüle de vous connaitre, d.'ou- vrij mon qceux a vos larmes, d'adoucir" . . , Que vois-je? ma mere!" &je tombe évanouïe.. £a effet, c'étoit ma mere... c'étoit ma mere qui arrofoit mes mains de fes pleurs. Je reprends 1'ufage des fens. „ Quoi! c'eft ma fille, me ditM elle.! je retrouve sa fille liée par des nceufe  D"' E IX P H É M I E. r$r 'n éternels! Ah! voili' mon ou'vrage ! — C'eft „ vous, ma mere! c'eft vous! ace point malheu„ reufe!.. Mon amie m'a fait part de toutes vos in'-„ fortunes, &... Ma mere, dans quel état!.. je „ vous en aimerai davantage .. ó frere barbare!" Elle entre avec moi dans les détails de fon affreufe fituation; fa voix étoit étouffée par lea langlots. Je ne ceffois de dirj: „ oui, ma mere,, „. oui , ma tendre mere , je mettrai tous mes„ efforts a vous confoler, a vous foulager; ne „ parions plus de ce frere dénaturé. —Eh! quoi ,. „ ma chere fille," reprenoit-elle a chaque inftant, „ tu peux m'aimer ! j'ai fait tous tes „ maux! — Ah! ma mere, je mourrai dans „ votre fein . . — Toi, mourir, ma fille! ta „ es malheureufe! — Ma mere".... Je n'achevat point ; le défordre étoit dans mon ame ; il n& m'eft pas pofïïble d'exprimer le bouleverfement que j'éprouvois. Jë voulois .. je voulöis parlër a' ma mere de Saint' Albon: je n'èn eus pas ïa force; je devois refpefter fa mifere: c'étoit par fes coups que je fouffrois; & quand j'ëtois affez heureufe pour lui être de quelque fecours, étoitce è moi de lui rappeller un événement qui 1'humtlioit a mes yeux? c'auroitété r'ouvnr fes oies fures. Si elle eüt joui dé fa fortune, fans doute je n'aurois pas eu cette difcrétion. Que lé mal-lieur a d'empire fur les ames fenfibles, êc qu'oRJ F 6  J3* MÉMOIRES lui doit d'ëgardsl Je pouffai le facrifice jufqu'5 détourner ma mere d'un entretien qui eut amené néceffairement Ie récit de mes peines; je me contentai de lui apprendre que ma tante m'avoit laifTé, en mourant, une petite rente qui me procureroitles moyens de la foulager; j'ajoutai que je joindrois a ce faible revenu le travail de mes mains. Je 1'inftruifois des arrangements que je prendrois pour Ia retenir dans 1'abbaye, oü j'étois alors : tout a coup ellepalit, ne parle plus qüi peine; je Ia vois expirante. Qu'avez- vous, ma mere , lui dis-je toute effrayée ? „ Ma fille," répond-clle d'une voix éteinte , „ feroit-ce a vous que je cacherois tout I'excès de ma mi„ fere ? Vous voyez ma nourriture depuis plus „ de huit jours;" (elle me montre un morceau de pain noir) „ il eft arrofé de mes larmes; je „ fuis déja tombée en faibleffe en préfence de „ votre amie; ma fille.. je fuccbmbe de faim." Quels traits me percerent, me déchirerent! Je ne pus que lui dire, fuffoquée par lesfanglots: „ ma mere!"&je courusa ma celiule;j'enrapportai de quoi foulager fa faim. Ce fut a mon retour que mon ame fe fixa toute entierefur 1'horreur de cette fituation. Une femme de cerang, ma mere, mourant dc faim! Comment n'aurois-je pas oublié fes torts a mon égard , quand je la  D' EUPHÉMIE. - 13$ Vöyois réduite a cette afFreufe extrêmité ? Elle vouloit tenir fon nom caché, & qu'il n'y eüt que moi feule dans le fecret, paree que 1'orgueil, difoit-elle , s'infinue quelquefois jufques dans ces retraites qui doivent être 1'afyle de 1'humilité, & qu'il y regne avec plus de hauteur que dans Ie monde; elle imaginoit que cette attention de fa part me flatteroit, comme fi j'avois pu rougïx d'une mere infortunée! „ Non, ma mere, lui dis-je avec tranfport, „ je ne déguiferai pas la vérité; je m'honorerai „ de porter le nom de votre fille; vous êtes „ malheureufe; vous en êtes plus refpectable, ,, plus chere a mon cceur i la honte eft pour ces „ laches, pour ces inhumains qui n'ofent aimer „ des parents que le malheur pourfuit; 1'infor„ tune ajoute encore a vos droits facrés." Sophie rentre dans ce moment. Je m'élance vers elle. — „ C'eft ma mere, ma tendre amie... „ J'ai retrouvé ma mere! .. Ah! que vous avez „ augmenté mon amitié, ma reconnaiffance! que „ je vous ai d'obligation d'avoir montré tant de „ fenfibilité pour cette mere, dont le fort eft II „ a plaindre!" Sophie étoit demeurée immobile de furprife: elle fe livre enfuite a tout 1'excès du fentiment; elle m'embrafle, & baife les mains de ma mere, que nous faifons entrer dans 1'intérieur du couF 7  134 MEMOIRES vent; j'obtins de Pabbeue qu'elle refteroit avec moi. Je paflbis les nuits a des travaux a 1'éguille', dont j'ajoutois le produit a cette petïte rente dons je vous ai parlé, & que j'employois a Pentretien de la Comtefle. Qu'il eiï doux de conferver la vie de ceux dont oh I'a recue ! II femble que notre amour pour eux augmcnte , lorfque nous pouvonsleur être utiles; & qu'alors on fent tout le charme & tout rattendriffement attachés aux aoms de fille & de fils! Je ne cefibis de regarder ma mere; je laiffois couler des larme*. Elle m'avoit interrogée plufieurs fois fur la caufe de cette fombre trilteffe que je m'efForcois de lui cacher : mais qu'il en eoütoit a mon coeur, qu'il fe dédommageoit de cette cruelle contrainte, par les tourments fecrets qu'il me faifoit fouffrir ! que le nom de Saint Albon fut fouvent prêt de m'échapper! II y avoit des moments oü j'aurois defiré que ma mere eut pénétré le fujet de mon chagrin. „ Non, mon „ adorable bienfaitrice," difois-je a ma chere Sophie, „ non, je ne puis étoufier un amour infenfé ; la préfenee de ma mere n'a fait que ,r prêter de nouveaux aliments a ce feu qui me confume ; fa fóciété auroit dü adoucir mes ennuis; le plaifirde Pavoir obligée, I'extrênie 3, envie que j'aurois de la confoler , ces fenti„ ments, fans doute, me touchent & m'occa-  D'EUPHÉMIE. tsf pent: mais je n'entends point parler de SaiGï „ Albon ; comment peut - ii avoir perdu la vie.? „ ïa'aura-t-il nommée en expirant? Hm'aimoLt, „ il n'aura pu furvivre au regret de notre fépa„ ration :« l'amour eft une paffion qui a tant dt „ violence! — Euphémie," me répondoit cette amie fi refpectable, „ vous devez croire que mon „ attachement faifit toutes les occafions de fe „ montrer: mais feroit-ce vous obliger que de „ flatter & d'entretenir votre faibleffe ? c'eft at „ moi de vous armer contre vous-même, voils. „ les devoirs de la véritable amitié.. Je vous' ,,. aime , Euphémie, vous n'en doutez pas: mais votre honneur m'eft encore plus cher que vos „ jours, & vous deve» regarder eet effort comme ï'excès même de la fenfibilité; j'aurois pu „ dans les entretiens que j'ai avec votre mere, „ m'éclaircir fur ce qui concerne le Chevalier; „ j'ai banni de mon efprit jufqu'a 1'idée d'en parler : je veux que tout vous eftime, que „ votre mere même vous croie plusforte, plus „ courageufe que vous n'êtes. Eh ! ma chere „ Euphémie , fongez-vous a quel point vous „ offenfez le ciel ? fbngez-vous que votre cceur „ ne doit être rempli que de l'amour divin? — „Je fcais tous mes devoirs, m'écriai-je; je >y. connais, je vois tous mes crimes, oui, tous w mes crimes > mes rernords ne. me font poia*  136 MÉMOIRES », grace; ils font moins indulgents que vous „ Sophie, & je nepuis m'empêcher d'être couf% pable!" Que vous dirai-je? malgré Sophie, malgré Ie ciel, malgré moi, cette paffion auffi chimérique que criminelle étoit au moment d'éclater; je laifibis voir a ma mere cette ame fatiguée de combattre; je lui révélois tout; j'allois parler de Saint Albon. Ma mere avoit effuyé trop de chagrins pour que fa fanté ne fut pas altérée; mes foins, fon cntiere réfignation a Dieu, rien ne pouvoit diffiper la mélancolie répandue fur fes jours ; elle tombe malade; fa maladie augmente; jamais elle ne m'avoit paru plus digne de ma tendrefle; j'allois répandre mes craintes & mes inquiétudes dans le fein de Sophie, & je revenois auprès de ma mere pour efiayer de la confoler , moi qui avois tant befoin de confolation. Elle demande un jour a refter feule avec moi. „ Ma fille, me „ dit-elle, j'aiun fecreta vous confier; c'eft un „ fardeau pour mon cceur que je ne veux point „ emporter dans la tombe.", Ces premiers mots exciterent ma curiofité. ,, Je fens, ma fille, „ continua-t-elle , que je touche a eet inflant „ terrible qui va nous féparer pour jamais. . . „ Ce n'eft pas a toi de répandre des larmes: c'eft „ moi qui dois expirer dans les regrets, dans les  D'EUPHÉMIE. 137 fanglots. Ma fille, quelcompte j'aurai è rendre „ au Juge fuprême! puifie ma mort fatisfaire fa „ juftice ! Que je 1'ai oftenfé, ma chere Con„ ftance ! Je ne puis me diffimuler que j'ai été la „ plus barbare des meres, que c'eft moi qui as < caufé tous tes malheurs. — Ah! ma mere, ne , parions point de mes malheurs ; parions de vous,'de votre fanté: voila tout ce qui m'oc„ cupe ; le comble de mes maux feroit de vous „ perdre. — Conftance," répond-elle en s'appuyant fur un bras, „ tu ne fcais pas tous mes „ crimes. J'ai furpris Ie fujet de cette profonde , douleur qui te détruit; l'amour, ma fille, eft „ encore dans ton cceur!" Alors je tombe dans fon fein en pleurant amérement. Elle pourfuit: „ tu donnés des pleurs au fouvenir du Chevalier!. „ pourrois-je, avant que d'expirer , goüter la „ confolation d'apporter quelque adouciflement „ a tes peines? feront-elles moins violentes, fi ,, je t'apprends que Saint Albon n'eft point „ mort? — II n'eft point mort!" Un cri m'échappe avec ce mot : toute mon ame vole audevant de ce que je vais entendre, ,,Non,il n'eft „ point mort," continue ma mere. Elle veut achever: il lui prend une faibleffe; elle effaye vainement de me parler ; elle me fait quelques fignes , que je ne puis comprendre ; enfin, ma chere amie, Ie ciel, qui ne fe laffoit point  138 MÉMOIRES d'éprouver ma fenfibilité, m'enleve ma mere;*' elle expire peu d'inftants après dans mes bras. ] Sophie entre & tnetrouve mourante & fans connaiffance ; je reviens, de eet accablement. — „ Ma mere n'eft plus ! le Chevalier n'eft poiut'I mort!" c'eft tout ce que mon horriblc fituation I me permet de dire. Je reftai plufieurs jours dans un état qu'il eft ■impoffible de repréfenter. On imagineroit qu'en ce mament tous les coups m'avoient frappée; I moi-même, je croyois avoir épuifé ma malheu- I reufe deftinée : j'étois cependant réfervée a des ; difgraces encore plus accablantes. L'image de Saint Albon vivant venoit fejoindre i-celle de ma mere, & je 1'avouerai a ma honte, Ie premier de ces objets abforboit mon ame. Ma mere n'avoit mes larmes qu'après le Chevalier; 1 une foule de fentiments oppofés m'agitoit. Je me I difois: „ quoi! Saint Albon n'eft point dans Ie I „ tombeau! il refpire! je n'ai point a pleurer fa :] mort! Ah! tous mes maux font finis; II voit „ Ia Iumiere: il m'importe peu d'en être bientót ' privée pour jamais ... Si du moins il fcavoit I „ combien je 1'aime, que c'eft pour lui que je „ meurs!" Enfuite j'ajoutois : „ il vit, & 11 ne s'informe pas fi j'exifte; quelle eft ma fituation, j, fije brüle encore!.. il m'aura oubliée! .. " Je fiaiftbis par me livrer a toutes les fureurs de Ia '  D'E UPHÉMIE. JS5 |aloufie : je m'écriois : „ oh ! il en aime une „ autre; une autre eft fon époufe, fon amante.." Mon ame étoit ramenée fans ceffe fur ce dernier tableau, &.qu'il me déchiroit le cceur! Le diraije? il y avoit des inftants oü je doutois fi je n'aurois pas mieux aimé Saint Albon parmi les morts, que Saint Albon jouiiTant de la vie: des larmes données a fa mémoire avoient une certaine douceur que ne pouvoient avoir des pleurs, que peut-être faiibit couler le foupcon de fon infidélité, carje cherchois en vain a m'en impofer: fi mon coeur héfitöit encore,mon efprit ncbalancoit plus a croire que le Chevalier m'avoit trahie ; 1'idée Ia plus favorable qu'il m'étoit permis d'ërubraffer comme une illufion qui trompoit ma douleur , c'étoit qu'il ig-noroit mon fort. Biëntót je repouflbis toutes ces afFreufes images. Eh bien, qu'il vive! qu'il foit heureux! fon bonheur me fuffit; eft-ce a moi de connaitre un femblable Tupplice? ö mon Dieu, mon Dieu, une ame qui t'aitne uniquement, eft-elle expofée a de pareilles agitations? , Ce n'étoit donc pas aftez de tous mes tour.ments: la jaloufie étoit venue me confumer de fe* feux; cette furie impitoyable me pourfuivoit par,tout; je la portois dans mon fein, jufqu'au fane■tuaire; j'implorois vainement un remede contre ce fata! poifon. Sophie, malgré fon extréme  t+o MÉMOIRES piété, ne fe laffoit point de me plaindre & de me : repréfenter mes devoirs; elle employoit la voix s de 1'amitié, celle de la religion; etle me montroit t un Dieu infini dans fa clémence, mais cependant t fatigué d'offrir au coupable un pardon qu'il s'ob- ftine a ne point mériter. On parloit beaucoup a notre abbaye d'un reli- ■ gieux célebre par le nombre de converfions qu'il 1 avoit opérées: je concus le deffein de le voir &; de réclamer fes fecours contre une malheureufe: paffion que le tems ne pouvoit détruire. Sophie; approuva mon projet; elle écrivit 4 ce religieus:: il répondk qu'il fe rendroit inceffamment auprès ! de nous. „ Ah! ma chere amie,"' dis-je a mat bienfaitrice, ,, je brüle de voir eet homme res„ pectable; Dieu peut- être Fa deftiné pour mar-„ quer un terme a mes peines; je lui avouerai „ tout, ma chere Sophie, je lui avouerai tout; il lira dans mon cceur; il connaitra toutes mes> „ blefTures: eh! me refuferoit-il fa compaffion I ,, Qui Ia mérite plus que moi? s'il alloit me rap„ peller i la tranquiilité, Ia religion! fi je pou„ vois enfin étoufFer ce fentiment, la fource de. „ toutes mes affliclions & de toutes mes fai„ blefies!" Ce religieux arrivé; on I'appelloit Théodofe.: Sophie me conduit dans une chapelle peu éclairée; j'avois mon voile baiffé, & je marchois eai  D'EUPHÉMIE. 141 ; trcmblant. „ Mon pere , dit mon amie, voici „ ma fceur pour Iaqueüe j'ai follicité votre appui; „ elle en a befoin, & elle eft digne de recevoir „ vos confeils. Mes confeils, rtSpond Théodofe, 1 „ feront finceres: je defire qu'ils produifent un [ „ heureux effet; j'ofe avancer que la vérité même I „ les diétera, & j'y ajouterai la conviction de I „ 1'expérience." Le ton de voix de ce religieux ij jetta dans mon ame un trouble dont je ne pouvois I démêier la caufe. Sophie nous laiffe feuls; il me fait afieoir a quelque diftance de lui. Je refte un peu de tems fans ouvrirla bouche;enfin je prends laparole au milieu des larmes. — „ Ces pleurs, ,, mon pere, font moins le fruit du repentir que „ d'un fentiment peu fait pour mon état; je m'en „ accufc fans cefle devant Dieu, & je ne lui offre „ que d'impiuffahts remords. Mon deffein eft de „ vous déclarer toute 1'étenduc de mes fautcs, „ de vous en montrer le principe, les progès, „ la violcncc : vous daignerez me prêter des „ armes pour me vaincre. Oui, mon pere, vous „ voyez une femme malheureufe , une femme „ coupable, indigne de porter ce bandeau facré, ,, révoltée conti e la raifon, 1'honneur, contre „ Dieu, Dieu lui-même; l'amour leplus profane & le plus criminel me dévore. — Vous aimez," interrompt Théodofe avec vivacité & en gardant le filcnce quelques minutes! „ ma fceur, je vous  Ï42 MEMOIRES „ condamne , & je vous plains. L'amou-r eft li J plus dangereufe des paffions; hélas! c'eft peut- • „ être cellequi nous égare davantage; mon de-.„ voir me défend de vous Ie diffiinuler: l'amour p „ eft pour vous un crime 'qui vous attirera toute,; „ Ia colere du ciel; Dieu feul doit être 1'objet : „ de vos penfées, voila votre unique époux. Ne : „ vous aveuglez point: bn ne peut lui être infiJ „ dele irapunément; & fi nous écartions Ia reli„ gion, & que nous ne vouluffions nous en rap- , „ porter qu'aux lumieres de cette raifon humaine „ fi bornée dans fes connaifiances, je vous de- „ manderois quel eft votre efpbir? Mon! „ efpoir, mon pere, mon efpoir eft ... de mou,, rir, déchirée de regrets, de douleur , de re- : ,, mords, odieufe a moi-même, redoutant de j „ lever les yeux vers Ie ciel que j'offenfe ..., „ Ah! mon pere, ramenez-moi a Dieu; je brüle „ d'y retourner, & je n'en ai pas la force; aidez„ moi, aidez-moi; que mes regards ne s'abais„ fent plus fur le monde, fur ce monde oü j'ai ,, trouvé mes maux, ma reine.. . — Puiffé-je, ma „ fceur, combattre un penchant fi funefte, deffil„ Ier vos veux, vous faire envifager la vérité, Ie „ fort terrible qui vous attend! Que 1'homme eft „ malheureux, quand il ne fgait point s'armer „ contre fon propre cceur! Ma fceur. . .je I'ai „ éprouvé."  D'EÜPHÊMIE. x+ï ■"Théodofe accompagne ces mots d'un profond •upir; il pourfuit: • „ Je ne puis vous épargner Ie récit des circonI ftances de cette paffion malheureufe. — Cette , "paffion, mon pere, eft née en quel que forte I avec moi; j'aimois un Jeune homme qui avoit. ,' pour moi ia même tendrefie'; il afpiroitè ma , main; nos families étoient d'accord; ma mere • CTifuite s'oppofa è notre manage, "elle m'apprit , la mort de mon amant : j'avois tout perdu, je } 1'aimois plus que jamais; je-renoncai a la. ,' fóoiété; je m'enchainai a Dieu par des nerjuds, , qui me coütent bien des larmes, & depuis j'ai ■ , appris que eet objet de mon amour éternel, de ,'ffies fautes, étoit vivant." • Je compris par Ie ton de Théodofe, que ces [ernieres paroles 1'avoient troublé. ,, Mafoeur," epliqua-t il avec un embarras qui Ie trahiffoit. . . ,' ma fceur... de femblables revers... je connais , une perfonne qui en a efluyés d'aufii cruels , , oui, d'aufii cruels... Voici de quelle facon elle , s'eft conduite : privée de tout ce qui pouvoit ,--1'attacher fur la terre, elle a couru dans les,. bras du fuprême confolateur ; elle lui a offert a," fes larmes; elle repoufle une image qui vient 8, toujours la défoler: mais elle ne ceffe de pleurer" I devant Dieu , & Dieu en aura pitié.. Croyezi,; moi, ma fceur, toutchange, toutvarie, tout  ïW MÉMOIRES „ meurt autour de nous, tout meurt! & en élevant j| „ nos penfées a Dieu , nous nous uniübns a lui, jj „ nous jouiffons d'avance des douceurs de 1'im- „ mortalité. Ah! ma fceur. Vous pleurez, „ mon pere ! eh pourquoi ces pleurs? — Pour„ quoi ces pleurs? vous me rappellez.. ma fceur, armons -nous tous deux de fermeté; c'eft a moi „ d'avoir plus de courage que vous, de vous „ tracer le chemin oii dëformais vous devez „ marcher. II faut donc vous fubjuguer, brifer „ votre coeur, ne plus détourner les yeux fur ce „ monde qui paffe, qui fe détruit; n'ayez. vos „ regards fixés que fur ce grand tableau devant „ lequel s'évanouiffent tous les autres objets. „ L'éternité , ma fceur, l'étërnité, voüi tout ce 1 que vous devez envifagcr; fongez qu'il eft un „ tenne.a la vie, & que nous renaiffons pour „ une félicité durable , ou pour des tourments „ fans fin; contemplez-vous fans ceffe étendue] „ fur le lit de mort, relevant votre paupiere ap-..< „.péfantie pour voir fumerle flambeaufunéraire, J „ pour voir votre lincetil fe déployer . .. C'eft' tl „ alqrs, ma fceur, que nous voudrions n'avoir|| „ jamais aimé que Dieu. Eh bien! mon pere^J j, que faut - il faire ? parlez , parlez ; ordon-(-r nez. Ce qu'il faut faire, ma fceur?chafferi|l „ loin de vous tout ce qui vous retraceroit ia I ,, pkis faible idéé de ce6' amour criminel; oublier.tfe „ tout; |  D'E U P II È M I E. >, tout; vous confacrer touté entiere a 1'uir'que „ foin de plaireaDieu, ne vivre que pour lui, j, que pour lui feul." J'écoutois ce religieux avec attention ; fes difc'ours paiïöient dans mon ame, s'y imprimoient en caractercs de feu; je m'écrie: „ mon pere, je Ti vous obéirai; oui , je vous obéirai; je vais j, m'arracher le cceur, remettre dans vos mains „ un monument de tendreiTe, 1'ouvrage'de mon „ amour , que j'ai compofé d'après une im?ge „ trop profondément gravée dans ma mémoire: „ le voici ce fatal portrait, que j'avois caché J, jufqu'ici a tous les yeux , que j'ai tant de fois „ arrofé de mes larmes , a qui j'ai tant de fois „ adreffé mes foupirs, mes gémiffements: mon „ pere, il faifoit toute ma confolation : mais il ,, faut tout vous facrifier, .s'immoler entiérement „ a Dieu qu'il prenne donc ma vie." Auffitót je donne a ce religieux le portrait da Saint Albon , que j'avois retiré de mon fein^ Théodofe ne 1'a pas plutöt recu, quej'entends un cri, & prefque en même tems lebruitd'unechüté'; je leve mon voile: j'appercois ce religieux étendii fans connaiflance fur la terre: je vole a lui pour lefecourir; je reconnais... Saint Albon... Saint Albon lui-même: il tenoit encore mon portrait d'une main tremblante. LaifTez - moi , ma fille, m'anêter quelques To.ns II, Q  i46 MEMOIRES inftants fur cette fituation fi frappante pour la trifte Euphémie: elle remplit encore mon ame. Je n'eus pas la force de prononcer une parole ; je tombai évanouie ; revenue a moi, je vis le Chevalier a mes pieds. „ C'eft vous, s'écrie-til! „ c'eft voik, ma chere Conftance! quoi! vous „ vivez ! vous vivez ! levez donc les yeux fur „ 1'amant le plus tendre, Ie plus fidele & le plus „ infortuné... Non, je n'ai jamais ceffé de t'ado- rer, je te retrouve ! tu vis! & tu es liée aux „ autels!.. Je romprai tous ces nceuds. Que „ dites - vous , Saint Albon ? quel eft votre „ égarement? oui, je refpire, mais pour mourir mille fois a chaquc inftairt, mais pour n'être ,, jamais a vous ; Saint Albon — j'appartiens a ,, Dieu; nous l'offenfons : ah! étoit-ce-la le „ fecours que j'attendois ? " Le Chevalier, tranfporté de fureur, éclatoit en fangiots, en menaces; toute 1'impétuofité des palfions 1'agitoit; je partageois la violence de fes anouvements ; je pailois de mon amour, de mes devoirs; j'accufois Ia terre, Ie ciel; mon ame étoit emportée par des orages fuccefiïfs , de la religion a la tendrefie, du repentir a de nouveaux parjures jj'appris a Saint Albon tuut ce que j'avois foufFert depuis notre féparation; que j'avois recu une lettrc d'un cai aftcre inconnu, oü 1'on m'annoncoit qu'il écuit marié; que ma mere e.ifuite étoit  D'E ÜPHÉ M I E. H7 tenue me dire qu'il avoit perdu la vie; qu'enfin quelques moments avant que d'expirer, elle m'avoit déclaré que la nouvelle étoit fauffe. Saint Albon, a fon tour, me dit qu'on avoit employé le mê:ne artifice pour le tromper; ma mere m'avoit fait paffer pour morte: frappé de eet événement imprévu, plongé dans la douleur la plus fombre, il s'étoit déterminé tout a coup a quitter le monde & è embraffer 1'état monaftique, perfuadé qu'il n'y avoit que Dieu feul qui püt occuper dans fon cceur la place que ma mémoirey avoit toujours confervée. 11 m'avoua qu'il s'étoit abufé, quand il avoit pris pour de purs fentiments de religion, cette fenfibilité qui n'avoit ceffé de Tammer; il éprouvoit, continua-t-il, que jamais l'amour n'étoit forti de fon cceur; fon ame en me retrouvant, avoit repris toute la fureur des paffions: il fe rejettoit fur Tabominable trahifon qu'on nous avoit faite; il prétendoit que nous pouvions nous affranchir de nos fers. Jugez, ma chere fille, de Texcès de notre aveuglement: il me propofoit de m'emmener en Hollande , au bout de la terre, s'il le falloit: ,, tous les lieux, ajoutoit-il, me ,, font égaux, pourvu qu'il me foit permis de ,, vivre avec tout ce que j'aiine ; tu embelliras „ les climats les plus fauvages; je n'ai vu que ,, toi dans Tunivers ; toi feule fuffiras a mon „ bonheur; que dis-je? je te devrai, d'éterneh G a  I48 MÉMOIRES „ plaifirs; la vertu ne fera point féparée de notre amour. Dieu nous avoit faits 1'un pour 1'autre: je 1'adorerai dans toi, dans toi que je nommerai ma tendre amie, mon époufe; non, „ je ne crois point que notre union foit un crime aux yeux de ce bienfaiteur fuprême; ü la béni„ ra, il acceptera nos vceux & nos hommages;. „ n'appréhende pas que la mifere empoifonne ,, nos jours ; Conftance , aime-moi, & je me „ foumettrai a tout avec joie; fi tu vis, fi je te „ fuis toujours cher , il n'eft point d'état vil a mes yeux; je déchirerai le fein de la terre, je 1'arr.oferai de mes fueurs , de mes larmes; je „ n'en rougirai point; on fcaura que je fuis prêt „ a tout faire, a tout fouffrir pour l'amour, pour „ Conftance.. ." Je voulus fuimonter ma faiblefie, oppofer au ij'oevalier l'honneur, mon devoir, le ciel, lui montrer plus de courage que je n'en avois en efl'et. ,, Refufes-tu de me fuivre, pourfuit-il?' „ as-tu cette de m'aimer? je uejette a tes ge„ noux;vois mondéfefpoir; il égale monamour; c'eft te direaquel point la fureur me tranfportera , fi je ne puis te toucher ; parle , quel „ eft ton deffein?"' Je .lui marqué encore la plus fortc répugnance au facrirke qu'il exige de moi; cependant je lui • demande quelques jours pour me décider. „ Quel-  D'E U P H É M I H» ,-, qucs'jours, me répond-il? cefoir, a minuit,. „ jé t'arrache de ces lieux , ou ie me perce le „ cceur de cent coups de poignard; toi: même tu 1'auras condurt dans ce cceur qui n'adore que „ toi ; fi tu évites ma vuc, j'ordonnerai qu'on „ annorte mon cadavre a tes pieds; ton jnnuma„ n'ité, du moins, ne te défendra point de lui „ accörder des larmes. — Saint Albon , que „ dites-vous? Ce que j'ai réfolu de faire, „ continue-t-il , fellé" eft madeftinée, fi tu hé„ fites un feul inftant." Béid ! üvrée a vingt combats différents, par-, tagée entre Dieu & un homme, cédant enfin al eet éternel tyran de ma vie, a mon amour, je donnai ma parole,je promis tout;&Saint Albon, ie foir même, devoit, par une iffué fecrette qui aboutiffoit i une chapclle fouterraine, fe- rendre auprès de' moi : j'abandonnois pour jaattaü le doitre , 1'honncur, la religion; tous mes Hens étoient rompus: voila oii m'avoit entrainée ma paffion I Quelle journée pour moi! quel boulcvcrfemcnt duns mon ame ! Sophie n'avoit pas éu de peine è s'apperccvoir de montrouble: tout me trahifibifi. & déceloit mon agitation : cette refpeftable amie me demanda la caufc de cette émotion .furnatu-, relle? J'eus la force de me tairo; elle étoit bien éloignée d'imaginer que 1'auteur de ce défordreG 3  150 MÉMOIRES affreux étoit ce Théodofe , dont elle m'avoit vanté le zele & les lumieres : je comptois les heitres, les minutes; j'attendois avec impatience le fatal inftant, & je le redoutois comme celui de la mort même ; je voulois tout dévoiler a Sophie , & je rejettois enfuite cette réfolution ; je ne fgavois a quelle idéé , a quel fentiment m'arrêrer. D'un cóté , j'entendois la religion me rappeller dans fon fein, comme une mere tendre qui gémiroit après fon fils unique qui voudroit 1'abandonner; je voyois Dieu fe lever, prendre la foudre, m'en écrafer: de 1'autre cóté c'étoit le corps tout fanglant de Saint Albon qui frappoit mes regards; il me montroit fon cceur déchiré, fon coeur palpitant; il me difoit: „ conremple „ ton ouvrage; voila ce coeur qui t'a aimé; c'eft: ,, fous tes coups qu'il a perdu la vie." 11 étoit décidé que l'amour feroit a jamais mes crimes & mes malheurs: il 1'emporte. Dix heurcs venoient de fonner ; toute la communauté repofoit. Je paffe devant la celluie de Sophie; je ne pus m'empêcher de m'arrêter quelques moments a fa porte, de me dire a moi-même : „ je trabis „ donc aufii mon amie! elle, dont la tendreffe étoit 11 pure , qui ne m'entretenoit que de la j, vertu, de, cette vertu a laquelle je renonce „ pour toujours. Tudors, Sophie! ah! le crime „ ne connoit point le repos."  D' E U P H É M I -£. 151 Je me rends donc a cette chapelle que j'avois indiquée a Saint Albon. Dans toute autre circonftance, la terreur eut glacé mes fens. Cette chapelle étoit confacrée a la fépulture de 1'ancienne matton de * * * ; c'étoit un amas de vieux tombeaux mutilés par le tems,& fur lefquels mon imagination allarmée me repréfentoit la mort affife. A peine eus - Je fait quelques pas dans ce réduit fombre , que la peur combattit encore davantage un amour trop audacieux. Je fentois la terre trembler & mugir fous mes pas; j» voyois s'entr'ouvrir ces maufolées, les pierres de ces fépulcres s'agiter, fe lever, les morts qu'ils renfermoient en fortir dépouillés de leurs linceuls , croitre , s'aggrandir , toucher de leurs fronts pales & livides la voüte de la chapelle ; je les voyois venir i moi, m'arrêter; ils me reprochoient d'un ton lugubre ma démarche facrilege; ils m'entrainoient avec eux dans la tombe; j'entendojs de tous cötés retentii une voix fombre & menacante : malheureufe! tu vas donc perdre le fruit de dix ans de vertus qui t'avoient tant coüté! tu vas te livrer au deshonneur, a 1'opprobrei tu trahis tout! tu mourras de mifere & de honte; tu réclameras ce Dieu que tu outrages: mais il ne t'écoutera plus, il ne fera plus tems de 1'implorer ; il te frappera , & fes chatiments ne finiflent jamais. Je répondois dans le fond de G 4  15* MÉMOIRES mon cceur : mais on a furpris notre crédulité ; c'eft la trahifbn qui nous a fiés par ces nceuds facrés; nos arnes ne font-elles pas 1'ouvrage de la divinité? elle nous avoit unis, avant qu'on eüt abufé du miniftere de la religion ; je retrouve mon premier époux... Ton premier époux, me difoit cette voix funebre qui me pourfuivoit: eh! n'as-tu pas engagé ta foi a celui qui brife tous les nceuds, & dont les liens font indiffolubles ? qu'eft-ce qu'un homme, 1'univers, tout ce qui otiflc, devant Dieu? Mon ame n'oppofoit a cette conviftion qu'un feul-fentiment qui revenoit toujours m'épouvanter : fi je ne cede point a Saint Albon , fi je ne le fuis pas, il fe donnera la mort; je le pcrdrai! J'errois dans ce caveau, accablée de ma fituation ; j'appuyois ma tête fur ces tombeaux j je m'en relevois pour regagner l'efcalier qui conduifoita notre couvent; jerevenois, j'allois vers le fouterrain par oü Saint Albon devoit s'introduire dans cette retraite; je retournois a ces tombeaux ; je demeurois immobile , anéantie ; je tombois fur mes genoux ; j'implorois le ciel. Minuit approchoit; je me fens toucher la main : „ Eft-ce vous, Saint Albon ? Que voulez- „ vous dire," me répond une voix que je reconnais ? Je me trouve expirante dans les bras de Sophie. „ Eh! ma fceur, quel eft votre „ des-  D'ETJPHÉ'mIE. ^53 ■ deffein ? a cette heure ? dans ce üeu écarté ? . — „ Mon dèflein . . Sophie . I mon defïein ... je "„ vous ai trompée; j'albis vous fuif ; m'arra„ cher a mon état . . . pour toujours , fuivre „ Saint Albon qui m'eft rendu ; que fcais-je, „ mourir, mourir loin de vos yeux." Mon ame étoit furchargée de douleurs & de remords : je 1'épanche toute cntiere dans le fein de mon amie; je lui apprends , au milieu des fanglots qui me fuffoquent, mon projet, mes combats, mes réfolutions,mon défefpoir. „Oui, „ lui difois-je, j'ai revu le Chevalier ; je fuis coupable de tous les crimes ; Dieu ne peut „ plus me pardonner; fuyez-moi , généreufe „ Sophie, fuyez-moi; fuyez une malheureufe „ femme qui veut courir afïtperte, fe deshono„ rer. — Vous ne vous deshonorerez point," ' reprit Sophie avec cette fermeté & eet afcendant que donne la vertu: „ je vous connais : vous „ pouvez vous égarer: mais 1'honneur & la religion vous parleront toujours ; vous reviendrez a votre devoir , a la probité ; vous me '„ fuivrez. - Que je vous fuive! &fcavez-vous ,, que je plonge un poignard dans le cosur de „ Saint Albon, fi, dans ce moment même, il ne „ m'cmmene point? & ... je 1'aime plus que „ jamais ! — Vous n'irez point ,, Euphémie j „ vous n'irez point vous couvrir d'un opprobrc G s  154 MEMOIRES ,, éternel. — Mais, Saint Albon . . — Je Ie ■ „ verrai, je lui parlerai, je vous réponds de fes jours. Allons, venez avec moi; craignez qu'on „ ne s'appereoive de votre fuite; votre trouble m'avoit allarmée; en vain vous me le cachiez. J'ai couru a vötre celluie; 1'amitié m'a donné des foupcons; je vous ai cherchée partout; je I „ fuis venu jufqu'ici : n'y demeurons pas plus 1 „ longteinps. Appuyez-vous fur mon bras." Je faifois quelques pas, & je m'arrètois. -—1 „ Air! malheureufe amie, qu'allons-nous faire? ,, permettez du moins que je le voie, que je lui i 3, dife un mot, un feul mot. — Vous ne le I „ verrez point.. cefiez de réfiffcer a 1'amitié, a Dieu qui vous parle par ma voix, qui vous 3, ramene en fon fein; je vous 1'aj dit, c'eft moi qui le verrai, qui le rappellerai a fon état, a ; la vérité, au ciel qu'il veut trahir... C'cftici, I „ ma tendre amie, qu'il faut s'immoler, qu'il faut que votre amour s'épure ; aimez Saint „ Albon , mais aimez fa vertu, fon honneur, I ' „ 1'éternité de biens qui 1'attend, s'il fcait domp' . ter ure paffion qui 1'entraine vers Ia terre ; un „ triomphe fi éclatant vous élevera tous deux vers le ciel, que 1'homme doit ravir a force . de 'combats & de viftoires fur lui - méme. „ Marchons." ^ II fembloit, en effet, que Dieu m'impofoit fes  D'EUPHÉMIE. 155 loix par la bouche de Sophie ; elle m'entraïne défolée, mourante, noyée dans un torrent de larmes; je m'écriois: „ cruelle amie! ie ne le, „ verrai plus! je ne le verrai plus! . . vous nous " percez le cceur a tous deux. Je vous aime „ peut - être plus que moi - même , repliquoit" Sophie , mais votre réputation & votre hon„ neur me font encore plus précieux que vos ,., jours; je préférerois votre mort a une exiftence criminelle, n'en doutez point. — Et m'in" terdirez - vous encore la confolation de lui " écrire ? qu'il regoive de moi une lettre, une " lettre oü foit toute mon ame. C'eft a vous," continue la courageufe Sophie, „ de lui prefcti„ re ce qu'il vous doit, ce qu'il fe doit a lui;, même: fervez-vous de 1'empire que vous avez 'l fur fon cceur , pour le rendre a Dieu , le ■-, maltre & le juge de 1'un & de 1'autre; ordonl nez-lui une abfence éternelle, banuifTez-le 'l pour jamais de vos yeux, de votre ame. L'ef" fort eft grand, fans doute, & je I'attends de j, mon amie. .." (Elle m'embraffe) .. . .„ Crois„ tu, ma chere fceur, que je ne fois pas fenfible „ a tes peines? elles me font mourir comme toi: , mais confidere toute 1'horreur de la démarche „ oü t'emportoit une aveugie paffion ! Je vais „ voir Saint Albon; je lui parlerai; je lui poc„ terai ta lettre, je luiporterai tes pleurs;il m'éG 6  35<5 MÉMOIRES „ coutera; il aura pitié de ta fituation; il t'aim; ; „ voudroit-il ton deshonneur? Eh bien! „ célcfte amie, divine bienfaitrice, difpofez de „ mon cceur, déchirez-le, regnez-y, faites y regner Dieu , la religion : je vais eenre i ,, Saint Aibon, dites-lui bien . .. que je 1'aime, „ que je Padore . . non, dites-lui que je meurs. ,, de mon repentir; qu'il m'imite, qu'il n'offenfe plus ce Dieu. . . Sophie , diccez-moi . . comf> ment lui annoncer? Sophie , aurai-je Ia force, v de lui apprend're que je ne dois point Paimer?" Voici quelle fut ma lettre. „ Que direz-vous de moi, Saint Albon? Au „ lieu de vous voir, de tcnir ma promefie, de „ céder a un malheureux penchant, je vous annonce que Phonneur, que la religion I'sm3, porte & cette lettre eft la demiere que vous „ recevrez de moi. J'étois fur les bords du pré■„ cipice , j'en ai envifagé toute 1'horreur, & je vous entrainois dans ma chüte. Q'u'allions}» nous faire? Kous expofer a tous les revers, a „ toutes les humiliations, fuites néceffaires de notre démarche criminelle ; mourir dans la „ bonte & dans la douleur, ou trainer loin de a, notre patrie , méprifés de tous les honnêtes „ gens, une vieilleffe languifiante & confumée „ de remords inutiles; ceifer enfin de nous »5 aimer, paree que Paniour ne f^auroit fubfjiter  D'EUPHÉMIE. is? 3 oü 1'eftime ne peut être, & il nous feroit im\, poffible de nous eftimer, après avoir trahi des engagement? auffi faints que les nótres. Ou, blions que nous nous fommes vus; mourons, „ s'il le. faut, aux pieds des autels: mais appre"„ nons a nous dompter, & que Dieu feul regne " dans notre ame: Saint Albon, on ne doit; „ point réfifter a ce rival; qu'il triomphe entié» rement de nous! que votre image ... ö ciel. . „ oui, Saint Albon, votre fouvenir même eft „ un crime.. n'ai-je pas été affez longtems coupa„ ble? Imitez-moi, quand c'étoit a vous a me „ donner 1'exemple ; imitez-moi , ne fongez qu'aux maux que je vous ai caufés, ou plutót „ ne vous rempliffez que de vos. devoirs ; rie „ voyez dans Conftance qu'une infortunée . * „ dont vous ne devez point être le complice .. „ Ah ! j'éteindrai dans des torrents de lar„ mes ces feux ... je les éteindrai.. Que dis-je? „ Saint Albon , n'appercevez point le trouble „ de mon ame; ne voyez point les pleurs qui „ arrofent ce billet . . fi je vous fuis chere. . „ quel mot m'eft échappé! Souvenez- vous que „ vos jours, font les miens, que fi vous y atten„ tiez, ce feroit. mon cceur que vous perceriez; „ vivez pour me plaindre, pour me pleurer . . „ Non, Chevalier, vivez pour m'oublier, pour „ vous repentir. Nous ne nous reverrons donc G 7  i5S MEMOIRES pi plus ! Adieu . . adieu pour tou>ours . . Ah 1 ,, cruel devoir! Malheureufe! ne te lafferas-tu u point d'offenfer le ciel? Saint Albon .. . fur„ tout confervez vos jours." J'expirois dans les fanglots; je voulois en écrire davantage ; eh ! comment aurois -je pu confier au papier tous les fentiments qui m'agitoient? Sophie s'empara de cette lettre. „ Arrètez, lui dis-je, je n'ai point affez épanché mon ame, mes pleurs.. Ah! que je lui parle, que je lui parle, Sophie; vous ferez préfente a notre èntretien; penfez-vous que c'eft pour la derniere fois . . . Non , répond mon amie, vous ne le verrez point j cette lettre fuffira pour le toucher ; repofez-vous fur moi du foin d'exprimer vos regrets, vos remords: Euphémie, c'eft la feule vertu qui vous refte a tous deux ; ne repouffez point le repend r; c'eft un effet de Ia grace, & Dieu ne s'eft point encore éloigné de vous; jevais.... Je vous fuivrai, m'écriai-je... Sophie ne me dit que ce mot: Euphémie!" mais elle le prononca d'un ton fi impofant, qu'elle m'enchaina en quelque forte a Ia place oii j'étois; tant Ia vertu a d'empire fur 1'humaine faibleffe! Je m'abandonnois au défefpoir. ■ „ Eh bien! cruelle, je vous obéirai; vous ferez fadsfaite; je ne verrai point Saint Albon; vous me retrouverez expirante; je n'cxifterai plus.  D'EUPHÉMIE. 155 Aller plutót lui annoncer ma mort; allez, barbare, vous applaudir i fes yeux de votre inhumanité. Ah! refpectable amie, pardonnez, pardonnez a mon égarement: Sophie, je fens tout le prix de vos bienfaits : mais l'amour. .. Je ne connais rien, je ne vois rien que Saint Albon. Je ne fcais ce que je réfoudrai.. ce que je dois. . Vous ne voulez point que je vous ac compagne ! Attendez-moi ici, répond Sophie. Enfermez-moi donc dans cette celluie, répliquai-je avec fureur; puiffiez - vouz me cacher, m'enfevelir dans le centre de Ia terre! Si voul ne me retenez, je ne vous promets point. .. j'irai, je volerai fur vos pas. . Je n'ai plus de raifon; 1'honneur, le ciel, tout fe tait dan? mon ame, hors ce malheureux amour." Sophie m'embraffe, tire fur elle la porte qu'elle avoit eu la précaution de fermer a la clef. —— Elle eft partie! elle va voir Saint Albon! hélasl que va-t-elle lui dire? En ce moment il m'attend, il m'attend! j'étois a lui pour jamais, & pour jamais je m'en fépare ! ah ! Dieu , Dieu ! quel plus grand facrifice exigerois-tu? J'étois étendue fur la terre, que j'inondois de mes larmes: qu'eft-ce que la mort auprès de femblables Gtuations ? tous les tourments, tous les déchirements de cceur , je les éprouvois en eet horible inftant; je formois des cris inarticu-  160 MEMOIRES lis.: Sophie rentre; je me .rcleve.avec tranSport: — „ Qu'a-t-ii dit? . . vivra-t-il? . . m'aimera-t-il? . . a-t-ii bien promis de ne me plus aimer, de m'oublier ? Sophie, eft - il bien .vrai qu'il épargncra fes jours?" Elle me'rend un compte exact de fon entretien avec Saint Albon; il. s'étoit trouvé dans la chapelle a 1'heure indiquée; fon étonnement a la vue de Sophie qu'il avoit piïfe d'abord pour moi, fa douleur, fon défefpoir, lapromeffe qu'il avoit faite, puisque c'étoit moi qui lui impofois cette loi, de refter attaché a fon état, de retourner au fein de Dieu, de vivre enfin, tout me fut rapporté fidelement. Sophie ne prononcoit pas un mot qui ne me percat ie cceur de mille traits. „ Jouiflez de votre triomphe , lui dis-je; vous devez être contente: il ne me refte plus qu'a mourir." Sophie avoit une piété trop véritable , une amitié trop vive & trop pm-e, p0Ur ne me porat pardonner tous ces tranfports que m'arrachoit 1'excès de mon égarement; elle ne me répondoit que par un redoublement de zeie, que par dei foins de la plus tendre amitié; elle pleuroit avec moi; ma vie n'étoit plus qu'une langucur continnelle; le tombeau étoit tout ce que je voyois, tout ce que j'efpérois. Je recois une lettre de Hollande, j'y lis ces mots: „ Je vous avois promis de refpefter une exi-  D'E Ü P H É M I E'. m '„'ftence qui eft bien plus la votre que Ia miemie-; „ j'ai tenu ma parole; je vis, mais pourêtrèle „ plus malheureux des hommes , vous adorant „ plus que jamais', & convaincu que je n'étois „ point aimé, puifque vous avez pu'refufer de faire mon bonheur. J'ai le chagrin d'avoir■„ tenté une démarche inutile, de m'être desho,, noré aux yeux du monde entier, a mes propree „ regards ; j'ai été forcé de quitter mon état; j'ignore par quelle fatalité mes fupérieurs ont „ été inftruits de mon projet: ils ont feu tout r „ ils ont feu auffi que vous avez eu affez de vertu „ pour triompher d'un amour, qui'ne finira„ qu'avec ma vie. Jouiffez de cette feimeté que „ j'admire, & qui m'eft fi funefte: pour moi, jefuis bien loin de 'vous imi'ter ;'mon-unique„ occupation eft de penfer a vous, de me rem« „ plir de votre image. N'allez pas croire que„ la crainte du chatiment m'ait fait prendre le-„ parti de m'affranchir d'un jougque vous m'avez „ rendu odieux ; j'ai appréhendé avec raifon,„ lorfque je ferois privé de la liberté & foumis,, aux punitions impofées par nos ftatuts, de ne' „ pouvoir être ihformé fi vous viviez, fi vous ,, daignicz me plaindre. Eh! me refuferiez-vous „ la pitié f votre devoir, le ciel vous interdi„ roient-ils un faible témoighage de eompas„ fion? Je ne vous parlerai plus d'un fentimeus:-  162 MEMOIRES „ né avec nous, qui ne devoit nous quitter qu'au „ dernier foupir j non, je ne vous en parlerai „ plus. Sans doute, il ya des" douceurs atta„ chées a la pratique de la religion, a 1'obferva„ tion de fes loix; je ne puis goüter ce bonheur. „ Ah ! c'en eft fait ; mon deftin eft de fentir „ toute 1'énormité de ma faute, & de ne pouvoir „ y remédier. Faife le ciel que vous retrouviez „ ce repos, auquel il ne m'eft plus permis d'afpi„ rer! Oubliez-moi. . Eh! qu'eft-il befoin que „ je vous invite a me bannir de votre cceur? „ dois-jedouter de votre indifférence? Ma ten„ dreffe cependant étoit fi pure, fi vive, fi dé* „ fintéreiTée ! Ah ! Conftance, offenfe-t-on le „ ciel lorfqu'on aime ainfi? Du moins écrivez„ moi ; foutenez - moi ; parlez - moi de mes „ devoirs, de la vertu, de nos malheurs; écri„ vez - moi ; fongez que mon ame vole déja „ toute entiere au-devant de ces lettres fi de„ firées. Vous aurez moins horreur de moa „ infidéüté , lorfque vous vous reflbuviendrez „ que 1'artifice a üfiu les liens qui nous enchai„ nerent 1'un & 1'autre; que c'étoit la douleur „ de vous avoir perdue qui m'a pu conduire dans le cloitre. Vous vivez, je vous ai revue „ &je ne puis vous pofféder! Y auroit-il encore „ pour moi de nouveaux malheurs acraindre? „ Conftance, dufliez-vous me haïr, me déces-  D' EUPHÉMIE. 163 , ter . . . que je n'aye point votre mort a i „ pleurer." II y avoit encore quelques lignes qu'on ne : pouvoit lire, & qui étoient effacées par des lari. mes. De quels nouveaux coups je fus frappée! i Lifez, dis-je a Sophie, en lui remettant cette I lettre ;y a-t-il pour moi une fourcc inépuifable de I douleurs? O mon Dieu! fi j'ai pu t'offcnfer, ne I m'as-tu point aiTez punie? Voila donc Saint Alj bon condamné a trainer des jours fouillés d'op:, probres, le partage d'un apoftat! & c'eft moi qui . l ai pouiTé dans ce précipice effroyable! Je voulois me donner la mort ; j'avois perdu ) toute idéé de religion ; j'étois tombée dans un. i fombre défefpoir: mon ange tutélaire, Sophie me rappelloit par dégrés a la vie, a cette piété i fi confolante; elle me preffoit d'envoyer a Saint I Albon une lettre, oü tout mon pouvoir fut emI ployé pour 1'engager 4 rentrer dans le cloitre. , „ Mais," difois-jê a mon amie, ,, fi Saint Al: bon alloit fubir une punition! fi j'étois la caufe qu'il fouffrit un feul jour , un feul inflant! Ne I craignez point, me répondoit Sophie; on re. cevra Saint Albon avec douceur : la religion n'infpire point d'autres fentiments; ramené par 1 le repentir , il fera aflurë de 1'indulgence de ! fes fupérieurs ; ils borneront fa peine a quel■ ques remontrances dictées par le zele. Envi?  IÓ~4 MÉMOIRES fagez tout ce que le Chevalier vous devra J'honneur, I'eftime de fes compatriotes, bien plus, le retour & la vertu, a la religion , Ie bonheur de rentrer en grace avec ce maitre fuprême, infini dans fes vengeances, comme dans», fes bontés. Ouvrez les yeux, ma chere Euphémie: frémiffez du chatiment terrible qui menace ce malbeureux , s'il meurt affranchi du joug que Dieu même nous impofe. C'eft alors qu'il" faudroit le pleurer , & toutes vos larmes, ma fceur, ne I'arracheroient point a un fupplice étcrnel." Vaineue par les difcours de Sophie , j'écris donc a Saint Albon; elle me conduifit la plume, & ne m'accorda pas Ia moindre expreffïon qui eüt pu réveiller un amour trop malheurcux: je ne parlois au Chevalier que de fes devoirs, que de 1'obligation oü il étoit de fe rendre a fesiiensfacrés. Cette lettre me p.iraitlbit dure: qu'elle étoit loin d'exprimer les tranfports qui m'agitoient! Sophie y joignit une des fiennes. Je comptois les jours, les heures juïbu'au momeit oü je devois recevoir Ia réponfe. Ah ! me difbisje, j'étois bien perfuadée que cette lettre affligeroit Saint Albon; je lui aurai caufé Ia mort! Si j'avois puluitracer un mot, un feul mot.. . s'il fcavoit que je I'aime encore . . . cruelle Sophie' vous n'avez pas mon coeur!  D'EU PHÉ MIE. :ió"5 , Je pafiai plufieurs années dans un tourment qui ,! jie peut fe concevoir. Souvent j'accablois de reproches mon amie i c'éto'it elle qui m'avoit dicté cette lettre fatale j enfuite je la priois de -m'cxcufer. Je connaifTois trop 1'acbarnement de ,mon malheur pour être incertaine fur le fort du Chevalier; je ne doutois point qu'il n'eüt peidu 'la vie, & que ce ne füt moi qui lui euiïe porté le .coup mortel. Sophie & moi, par un événement étranger au récit de mes infortunes, nous fümes transférées dans ce couvent; je rends graces au ciel de m'y avoir conduite : je vous y aiconnue; j'ai pu vous adrefler mes derniers foupirs : car je regarde, ma fille, l'écrit que je vous envoie, comme leï reftes d'une ame qui eft prête a me quitter. Le changement de demeure n'en avoit point apporté a mes fentiments ; & dans quels lieux aurois-je pu me fouftraire a cette funefte paffion? Je me promenois feule , un foir , dans notre jardin;. la rêverie m'avoit entrainée au bout d'une allée obfcure : la mélancolie cherche tou) jours les endroits les plus fombres ; le chagrin I auroit-il fes plaifirs, & 1'ame trouveroit-elle de ii! la douceur a fe pénétrer du fujet de fes peines, | & a pleurer fur elle-même ? Vous fcavez que nos I murs touchent a ceux du couvent des religieux I de * * *. Je fuis tout a coup épouvantée par des  't66 MÉMOIRES gémifferaents, que je ne pouvois diftinguer; je croyois me tromper: j'avance: le bruit augmentoit a mefure que j'approchois; bientöt des fons plus articulés frappent mon oreille; j'entends diftinctement ces paroles : „ Je ne demande „ point qu'on me délivre de ma prifon; tout ce „ que j'implore de 1'humanité , c'eft de faire „ parvenir une lettre a fon adreffe..." J'appercois de la lueur a travers les pierres qui fe mouvoient: la frayeur me faifit; je veux fuir ; un mouvement plus fort que moi, & que je n'aurois pu définir, me ramene : je prête mon fecours pour écarter ces pierres; plufïeurs- fe brifent & roulent a la fois. Quelle image me frappe! un homme enchainé au milieu du corps, un cachot éclairé d'une lampe ; prés de la muraille étoit une table, fur laquelle il y avoit quelques livreséc une tête de mort. „ Je n'ai point réclamé votre fecours , me dit ce malheureux, pour me fauver de ce tombeau; j'y veux mourir : daignez feulement vous charger de cette lettre . . ." Je ne le laiffe pas achever; je poufTe un cri affreux, & je tombe a fes pieds. Jer'ouvre !es_ yeux. — ,, Saint Albon, c'eft-vous!" II leve la tête. — „ Conftance!" Saint Albon (en eftëtc'étoit lui - même) ne put prononcer que mon nom; fa bouche étoit demeurée entr'ouverte, fes yeux étoient égarés; il me tendoitles bras.  D'E U P H Ë M I E. 16? - Ah! ma chere fille, quel fpeftacle! „ Quoi! Bi'écriai - je , c'eft vous, cher infortuné ! Que vois-je?— Votre ouvrage," me répond-il; „ il n'importe , je bénis dans vos coups, ceux de la Providence. Conftance , c'eft Théodofe que vous retrouvez; Saint Albon n'exifte plus; Dien triomphe enfin. Je vous avois tracé avec mon fang même cette lettre, oü je vous reprochois votre inhumanité, oü je vous repréfentois que la religion ne défendoit point que vous fuffiez fenfibie a ma cruelle fituation." Je prends cette lettre, que j'arrofe de mes larmes. „ Jugez, pourfuit Saint Albon, de votre pouvoir fur moi. Vous m'écrivez en Hollande : plus docile encore a votre voix qu'a celle de mon devoir, je revole vers Ia France; je cours me jetter aux pieds d'un de nos fupérieurs, lui montrer mon repentir ; je ne lui cache point que c'étoit vous qui me rameniez a mon état; je m'applaudifTois de votre viétoire, & je me promettois de vous en inftruire : on n'a point égard a ma franchife & a mes remords ; pour toute réponfe , on m'entraine dans ce fouterrain, oü Dieu, depuis cinq années, fans doute pour me donner le tems de pleurer mes fautes, entretient un fouffle expirant. Confiance! je fuis nourri du pain de Ia douleur , & je m'abrcuve de mes larmes; ce Dieu fuprême rn'a éclairé du flambeau  ïöi MÉMOIRES de 1'infortune; c'eft ce que je vous apprenois pat eet écrit que je vous prie de conferver; vous y verrez combien je gemis de mes égarements, que mon ame... non, Conftance, non, mon amour ne doit plus vous ofFenfer, ni irriter le ciel: c'eft 1'attachement le plus pur, c'eft la tendrefle innocente d'un frere pour une fceur qui, après Dieu, eft ce qirtl aime le plus ; je ne vous der mande que vos pleurs, que vo prjeres; adreflezles a eet Etre fi bienfaifant, obtenez - en mon pardon. Je vous i'ai dit: je ne cherchois point a fortir de ce cachot; je voulois feulement que vous fuflïcz informée que je refpire encore, que mon cceur eft changé... Me tromperois-je, Conftance? Votre vue... Dieu, Dieu.permettra que vous receviez mes derniers foupirs." Eft - il poffible , ma chere fille , d'exprimer tout ce que je fouffrois ? Mes yeux étoient fixés fur Saint Albon; je ne pouvois former que des cris; j'étouffois dans les fanglots. — „ Quoi! Saint Albon, c'eft vous, c'eft vous que j'ai plongé dans ce gouffre de maibeurs ! Je vous ai chargé de ces chalnes! — Je les fupporte avec plaifir , puifque je vous ai obéi; vous m'avez rendu a Dieu ; je veux vivre & mourir pour lui; j'ai eu la confolatiou de vous voir... Ah! Conftance , fuyez - moi , fuyez... je fens... je fens que pour ceff-r de vous jt.mer , il faut que je cefie d'exifter."  D'EUPHÉMIE. ï«9 Et auffitó-t il prend dans fes mains cette tête da mort qui étoit devant.lui: ,, voilé, continue-t-il d'une voix lugubre, ce que je vais bientót devenir! que cette image foit entre vous & moi! voila a quoi je vais reflembler! & lorfqu'on eft fur le point de fubir un changement fi affreux, doit-on ofer aimer?" Saint Albon & moi nóus nous exhortions mutuellement a repouffer un fentiment qui venoit toujours nous furprendre. Peut-être, hélas I dans ce moment ou nous nous promettions d'abjurer une tendreife criminelle , dans ce même moment brulions-nous plus que jamais. L'humanité a tant de peine a fe vaincre, & les paffioiis j ont des relforts fi cachés ! il eft fi difficile de \ furmonter un penchant que nous avons recu prefque avec 1'exiftence ! Cependant je m'eftbrcois de faire croire au Chevalier que nous étiona devenus les maitres de notre cceur, & que c'étoit I ia piété feule qui m'animoit ; je voulois m'en impofer a moi-même; je lui appris quelle raifon : m'avoit amenée dans cette nouvelle retraite. Après une longue converfation , nous nous fé, parames; il me fit donner ma parole que je le reverrois; nous rétablimes les pierres, de facoa qu'on ne pouvoit foupcpnner qu'elles cuffent été dérangées. Tomé II. H  *7« MÉMOIRES De retour chez moi, je me remplis d'une avanttire fi extraordinaire; e'étoit un fonge que le réveil me rendoit encore plus effrayant: jene fcavois i quel parti m'arrêter. Je cachai a Sophie, & j'aurois voulu cacher a moi-même que j'avois retrouvé Saint Albon; j'allois fouvent ls voir; je lui portois i manger ; je pleurois fur fes fers; c'étoit lui qui me confoloit; il m'avouoit qu'il n'avoit jamais paffé de jours plus heureux, que ma compaflion le retenoit a la vie , qua -j'avois changé fa prifon en un lieu de délices, & il demandoit au ciel d'expirer en ma préfence. Mon amie un jour me furprit au moment que j'étois prête a m'ouvrir la prifon du Chevalier. „ Oü allez-vous, me dit-elle ?" Je lui réponds avec emportement: „ réparer ce qu'a fait votre barbarie; tenez, voyez." Je fais tomber les pierres : elle reconnait Théodofe ; elle apprend fes nouveaux revers, & elle verfe des larjnes avec nous. Sophie cependant ne put s'empêcher de me faire des repréfentations. „ Eh quoi! ma chere v amie , me dit-elle, vous vous expofez 1'un & '1'autre è de pareilles épreuves! Vous êtes-vous bien interrogée ? eft-ce bien la pitié qui vous conduit? ne cédez-vous qu'au defir de foulager HO malheureux qui a befoin du fecours de com-  D'E U P II É M I E. 171 paffion ? Euphémie, vous vous trompez tous deux; jamais vous n'avez été plus proche de I'ablme. Mais la religion, lui répondis-je, ofdonne-t:elle qu'on laiffe mourir de rnifere & de fair» un infortuné? .. Sophie, c'eft moi qui ai fait tous fes malheurs, & vous voulez que je 1'abandonne! Non, je ne veux point qua •vous 1'abandonniez: je veux que vous vous repofiez fur moi du foin d'adoucir fa malheureufe fituation; je tenterai tout pour lui être de quelque utilité : mais vous, fi vous m'en croyez, fi Ia religion vous parle encore, vous ne le verrez jamais. Et quand vous feriez affurée que cette démarche n'offenferoit pas le ciel, penfez-vous que vos entrevues avec Théodofe puiftent refter longtems cachées? Envifagee-vous la rigueur des chatiments qui 1'attendent, fi Ton vient a découvrir que fa prifon vous eft ouverte?" Ces dernieres paroles de Sophie me troublerent plus que fes reproches & fes craintes fur ma piété chancelante; je connus aifément que Saint Albon étoit menacé d'un danger inévitable; je ne m'arrêtai pas aux promeffes de Sophie; j'étois bien perfuadée qu'elle feroit tous fes cfforts pour obliger Saint Albon; mais Ie fentiment qui m'enflammoit encore , ne me permettoit pas dans une telle circonftance, de w'ca H ï  ï7s MÉMOIRES rapporter 4 d'autre qu'4 moi-mêrne; c'étoit k moi de m'occuper du foin de fecourir le Chevalier. J'imagine un projet ; j'écris au fupérieur de*** , que je le priois avec inftance de paffer i notre couvent, & de m'accorder une demi-heure d'entretien: il fe rend a mon invitation. Après m'être excufée fur la témérité de ma démarche: „ mon pere, lui dis-je, permettez que je vous parle a genoux." II m'interrompt: „ ma fceur, je ne le foufFrirai point. — Je pourfuis: oui, mon pere , je me jette 4 vos pieds comme a ceux de Dieu même; vous le repréfentez fur Ia terre, ce Dieu de bonté, de clémcnce: c'eft. donc 4 vous que j'ofe avoir recours." Ce religieux, pénétré déja de compaffion, veut abfolüment que je me leleve: je lui obéis, je m'affieds, & je lui fais un détail du trifte enchalnement de mes difgraces ; je n'omets aucune circonftance ; j'appuie fur 1'horrible. trahifon qui nous avoit enfevelis 1'un & 1'autre dans le cloitre, Cet homme respectable me parait attendri. „ Mon pere, m'écriai-je, c'eft donc au nom de 1'humanité, au nom de la religion que je vous implore; j'attends de votre pitié qu'on retire de cet aftreux féjour i'infortuné Théodofc, cc qu'il foit remis au nombre de vos religieux. Je n'ignore ■ point qu'il  D'E U P H É M I E. 173 s'efl accufé i vos yeux d'avoir tenté de me féduire , & de m'enlever a mon état: connaifiez la * vérité : c'étoit moi qui lui avois fuggéréce deffeiri facrilege; c'eft moi qui lui ai fait oublier fon devoir, Phonneur, Dieu même: un remords heureux m'a empêchée de le fuivre dans les pays étrangers, quoique ce complot fut mon ouvrage; c'eft donc moi qui fuis la feule coupable, & qui mérite d'être punie. Mais que Théodofe voye brifer fes fers, & je me foumets a tous les chatiments. . . Mon pere, (je rctombe a les genoux) me refuferez-vous cette grace ? Je vous donne ma par'ole que jamais je ne reverrai Théodofe;non, jamais je ne le reverrai; je ne lui écrirai même point; il ne fcaura pas fi , après 1'avoir retrouvé , cëtte féparation me coüte la vie. . . Un repentir véritable 1'a ramené aux autels; qu'il y trouve cette indulgence dont Dieu nous a donné 1'excmple. Vous ne me répondez point... Si vous "rejettez ma priére, je ne connaïs plus rien; j'irai, j'irafaux pieds du tróne y porter mes larmes, mon défefpoir; toute la terre fera inftru.ite de mes faiblefles, de mes égarements.. tout apprendra que je fuis criminelle; on me condamriera ; je ne m'aveugle point, je ferai deshonorée ; mais je foufïïirai tous les opprobres, toutes les punitions, Ie deshonneur; jc H 3  !74 MÉMOIRES mourrai contente, li j'ai pu fauver ce que j'ai tanc aimé (j'ajoute avec des fangiots) ce que peutêtre j'aime encore . . Mon pere, me 1'accorderez-vous, cette grace ? - Vous ferez fatisfaite," me répond ce religieux touché de ma douleur. „11 y a peu de tems que je fuis dans Ia maifon; je hais ces rigueurs tyranniques, li contraires a Ia pureté de notre morale; oui, Théodofe fera libre. Mais vous m'aiTurez qu'il fent 1'énormité de fes fautes, que vous ne vous verrez plus , que vous ne vous écrirez plus ? — Je promets tout, tout, mon pere: qu'il vive, qu'il foit heureux, qu'il m'oublie, & que je meure!" Je cours a Sophie. - „ Partagez ma joie; j'arrache Théodofe a fa prifon ; j'ai parlé : on m'accorde fa liberté . . Sophie, je ne le verrai plus: mais il me devra fon bonheur. Pour moi, je ne veux plus m'occuper que de Dieu." Je m'applaudiffois de ma démarche; je goütois un plaifir fecret a m'être accufée pour juftifier Saint Albon. Et en effet, medifois-je, ne ' fuis - je pas la première coupabje ? Si Ie Chevalier ne m'eüt point connue, qu'il ne m'efit point aimée, auroit-il trahi fes vceux? Malheureufe Euphémie! ne t'entretiens que du bonheur d'avoir rompu la chaine de 1'infortuné Théodofe* oublie-toi, immole-toi; eil-ce affez du  D'EUPHÉMIE. 175 ikuifice de ton cceur, de tes jours, pour acquitter tout ce que tu de vois a ce funefte amour? Te m'efforcois de recueillir le fruit de ce momphe apparent. Une main inconnue me remet ce billet: „jen'aipasjouilongtemsdevosbtenfaits fi l'on peut donner ce nomaufervice cruel " que vous m'avez rendu; j'étois dans un cachot, courbé fous le poids des fers : mais je vous " voyois , je pouvois vous confier mes pemes; " vous effuyiez mes pleurs, vous me difiez que " je vous étois encore cher; je me fuis vu enle■ ver ce plaifir, le feul qui me retenoit a la vie; "je n'ai pu fupporter le jour , privé de votre préfence; au moment oü je vous écns, je luis , étendu fur le lft de mort. Conftance . . dans ce moment terrible, mentirois-je a Dieu ? U ia* r vous 1'avouer : je n'ai jamais ceffé de TOU* i aimer < il eft vrai que cet amour s'étoit épuré " dans 1'adverfité & dans les fouffrances. Sou, venez-vods que le ciel m'avoit formé pour ' être votre époux; fi je 1'offenfe ce ciel, c'eft • malgré moi; je lui en demande un fincere Parl don : mais il faut que mon cceur alt perdu tout * fentiment pour n'être point rempli- de votre „ image. Puifife ma mort défarmer un Dieu m " rité ! Conftance , joignez vos larmes & vos [ prieres aux miennes; c'eft & dernier témoi- H +  176 MÉMOIRES „ gnage de générofité que j'attends de votre ame fi compatiffante. Adieu , adieu pour jamais.; ,- J'ai fait vos malheurs, me le pardonnez-vous? „ Je vois 1'éternité s'approcher . . ó mon Dieu.. „ je me jette dans le fein de ta bonté!" La mort de Saint Albon fut en quelque forte Ia miennejje n'avois point été préparéea ce dernier coup: il m'accabia. Je n'exiftois plus qUe par 1'amitié de Sophie; elle feule retenoit Ie foufile de vie qui me faifoit refpirer. Cette amie infatigable redoubloit fes foins; elle recevoit dans fon fein le peu de larmes qui étoit refié dans mes yeux prefque étcints a force de pleurer. Tous ces faciifices ne fuffirent point a Ia jufticc de Dieu; il voulut appéfantir fon bras vengeur, & ne me laiffer aucune confolation fur Ia terre pour me faire éprouver qu'il efi le feul que nous' devons aimer; oui, fans doute, il efi le feul qui mérite notre hommage, notre attachement, tout notre coeur. II m'avoit fait defcendre fur les premières marches du tombeau : il acheva de m'y plonger. Sophie tombe malade; mon ame fe réveille de fon anéantifiement de douleur pour être faifie de nouvelles craintes ; je fens encore que j'ai un coeur capable d'aimér , fasceptible de recevoir de nouvelles bleffures. La maladie de ma bienfaitrice devient dangerenfe, enfin  D'EUPHÉMIE. fff enfin tout ce qui m'intéreflbit dans Ie monde, mon amie, mon unïque amie, mon feul foutien, Sophie va mourir: elle fait écarter nos compagnes, & me tient ce difcours, qui fera toujours gravé dans ma mémoire: „ Ne pleurez point, ma chere Euphémie , réjouifiez - vous plutót avec moi d'une fin qui nous eft deftinée a tous; je brüle d'être réunie a 1'auteur de mon être; il a-été le digne objet de mes affeffions; je n'ai vécu que pour 1'aimer, que pour 1'adorer; jc lui offre encore mon dernier foupir : puifle-t-il 1'agréer & me pardonner mes fautes, en faveur de cette confiance fans bornes que j'ai en fa fniféricorde! Tout ce qui m'afflige, c'eft que vous allez être privée d'une amie out pouvoit vous être néceffaire; j'ofe dire plus, vous n'en trouverez point de plus tendre. Euphémie, je vous en conjure, par les demiers tranfports de cette amitié qui vous fut chere, revenez entiérement a Dieu que vous avez fi longtems abandonné'; que votre amour pour lui , votre réfignation a fes volontés, foient le prix de ma mort! N'envifagcz que ce ciel oü doivcnt tendre tous nos vceux. Euphémie, voila la fource du bonheur; il n'y en a point d'autre. . . Me promettez-vous bien de retolirner a ce Dieu qui vous appelle?" Sophie me tendit la main ; je ne pus que la H S  178 MÉMOIRES ferrer & la baigner de mes larmes. Enfin, j'ai, tout perdu, tout. , . Sophie n'eft plus. Je la couvre encore de mes baifers, de mes pleurs; je lui adrefie encore mes gémiffements & mes fanglots ; fes yeux oir paraiffoit briller une fainte confiance, étoient tournés vers le ciei; tout fon vifage refpiroit ce doux éclat, cette fplendeur de 1'heureufe immortalité, cette férénité inexprimable, ie partage des ames pures qui .s'envolent dans le fein du Dieu qui les a créées. Magénéreufe amie ne m'a point abandonnée; fans doute je dois a fes prieres 1'adoucifiemeri't que j'éprouve dans mes peines ; mes .dernieres larmes ont moins d'amertume; Ja religion eft venue auprès de moi prendre fa place; elle me tient lieu aujourd'hui.de tout; je fens avecplaifir que je vais bientót rejoindremon amie. . . Parlelai-je de Théodofe? ah! Seigneur, vous offenferois-je, fi je defirois de le revoir dans 1'afyle du pur amour? ne lui auriez-vous point pardonné? mes pleurs, grand Dieu, ne vous auroientils pas défarmé ? Ma fille , vous voyei ce qu'il en coüte, lorsqu'on eft livré aux pafiïons; le cloitre eft un lieu de tourments pour les ames infeétées du levain •erreöre: pour celles qm' ont les vertus, lapu-  D'EUPHÉMIE. 179 reté , la ferveur de Sophie, c'eft un fëj'our de félicité & de délices. Pénétrez- vous bien de la religion, ma chere enfant; foyez perfuadée que fortifiée par fes principes, on n'a rien adéfirer ni a craindre ici-bas. Que font les affeétions humaines prés de l'amour divin! Déja je ne vois plus Ia terre que comme un point dansl'infini, & je m'éleve a 1'éternité. L'authentkité de ces Mémoires receira une nouvelle force des deux morceaux que j'njoute ici. On y verra cependant que l'hiftoire n'eft pas i rendue aujfi fidelement que je la public d'aprés les 1 eriginaux. Le premier extrait eft empruntè du Speócateur Anglais, Tomé II, Difcours 40. Le fecand eft pris de la feconde portie du Tome I, < des Variétés curieufes & amufantcs, &c. Extrait bu Spectateur Anglais. Cjonstance fr) étoit une jeune Demoifelle d'un efprit & d'une beauté fort extraordinaires, mais aflez malheureufe pour avoir un pere qui avoit acquis de grands biens par fon induftrie, (1) On a fuivi U traduétion qui eft coiiBUt. H 6  i8o MÉMOIRES & qui faifoit conlfier fon bonheur 4 les pofft. der, ou plutót a en être Iui-même 1'efclave. Théodofe étoit Ie fils puiné d'un gentilhomme tombé en décadence , qui avoit de 1'efprit, de 1'éducation , du favoir & de la vertu. A 1'age de vingt ans, il eut Ie plaifir de fe trouver pour la première fois avec Conftance, qui étoit alors dans la quinzieme année. Leurs maifons paternelles n'étoient qu'a peu de lieues 1'une de 1'autre ; de forte qu'il eut fouvent occafion de la revoir enfuite ; & que par les avantages de fa bonne mine & d'une converfation agréable , il fit une fi profonde impreffion fur le cceur de la Demoifelle, que Ie tems ne püt jamais 1'effacer. D'ailleurs, il n'étoit pas moins fenfible lui - même sux charmes de Confiance. Une longue habitude ne fervit qu'a leur découvrir de nouveaux attraits, & a les animer d'une paffion mutuelle qui influa fur tout le refte de leur vie. Mais au milieu des plaiiirs innocens qu'ils goiitoient enfemble, il arriva par malheur que les deux peres devinrent ennemis irréconciliables , fur ce que 1'un s'eftimoit trop par fa naiffance & 1'autre par fes richefies. Le pere même de Conftance porta fon animofité fi loin, qu'il eut del'averfion pour Théodofe, lui défendit 1'entrée de fon logis & ordonna a fa fille de ne le plus voir, fous  D'E U P H É M I E. .1*1 peine d'encourir fon indignation. II n'en de meura pas a cette démarche, & afin d'óter a ce» amants 1'efpérance dont ils fe flattoient, qu'il pourroit arriver o/uelque conjonélure favorable qui aideroit a les réunir , il jetta les yeux fur un gentilhomme bien fait & riche, qu'il deftina pour le mari dc fa fille. II .n'ent pas plutót pris fes mefures a cet égard, qu'il dit a Conftance qu'il avoit deffein de la donner a un tel gentilhomme , & que les nóces feroient célébrées un tel jour. Conftance intimidée par 1'autorité de fon pere, & qui ne pouvoit rien alléguer contre un mariage fi avantageux , en recut la propofition avec un filence plein de refpeft , que fon pere ne manqua pas de louer , puifqu'il lied toujours bien a une jeune fille en pareil cas. Le bruit de ce mariage pénétra bientöt jufqu'aux oreilles de Théodofe, qui après un long tumulte de différentes paffions qui s'éleverent alors dans fon cceur, écrivit a fa maitrefle le billet fuivant: „II y a quelques années que je faifois tout „ mon bonheur de penfer a ma chere Conftan„ ce: mais cela même fait aujourd'hui mon plus „ grand fupplice. Faut-il donc que j'aye Ie „ chagrin de vous voir poffédée par un autre? „ Les ruifteaux, les prairies & les champs oü g nous avons eu de fi longs & de fi doux entreH 7  elle acheva de lui expofer tout ce qu'elle avoit fur le cceur. Le bon religieux fentit une fi vive émotion de 1'état oü il voyoit fa pénitente, qu'il ne put arrêter Ie cours de fes larmës, & que dans les tranfports de fon ame, la plancbe fur laquelle il étoit afiis, s'agitoit fous lui. Confiance qui le crut touché de compaffion envers elle, & pénétré d'horreur pour fon crime, lui paria du vceu oü elle étoit réfolue de s'engager, comme d'une démarche capable d'expier fes fautes , & du feul facrifice qu'elle pouvoit offrir a la mémoire de Théodofe. A 1'ouïe de ce nom qu'il n'avoit pas encore entendu prononcer depuis fi longtemps, &a la vue d'une fidéiité fans exemple , de la part d'une Dernoifelle qu'il croyoit depuis bien des années entre les mains d'un autre , le bon pere , qui s'étoit déja un peu affermi, éclata de nouveau & fondit en larmes»  186 MÉMOIRES Au milieu des intervalles de fa douleur, a peine avoit-il la force d'exhorter fa pénitente accablée fous le poids de fon affliétion, è prendre courage & i fe confoler, de lui dire que fes pécbés lui étoient pardonnés, que fon crime n'étoit pas fi grand qu'elle fe 1'imaginoit , qu'elle ne devoit pas s'affliger outre mefure. A la faveur de ces courtes périodes, il fe remit affez bien pour lui donner I'abfolution dans les formes, & la prier de revenir le lendemain, afin qu'il 1'encourageat 4 exécuter fes pieufes intentions, & qu'il lui départit de falutaires avis a cet égard. Conftance fe retira pleine d'un nouveau zèle, & ne manqua pas de fe rendre le Jour fuivant auprès de fon directeur. Théodofe qui s'étoit muni de bonnes & faintes penfées , propres a cette occafion , anima fa pénitente Ie mieux qu'il lui fut poffible, a remplir tous les devoirs de la vie religieufe qu'elle vouloit embraiTer, & a bannir de fon efprit ces craintes mal fondées qui le tyrannifoient, avec promelTe de lui donner de tems en tems fes avis charitables, d'abord qu'elle auroit pris le voile. „ Les regies, ajouta-t-il, denos différents ordres, ne permettent pas que je vous aille voir: mais comptez que je me fouviendrai toujours de vous dans mes prieres, & que je vous laftruirai fouvent par mes lettres. Marchez avec  D'E DPhImIE. 18? [öie dans la glorieufe carrière qui vous eft ouverte, & vous trouverez bientót cette paix & cette fatisfacïion de 1'ame, que le monde ne faufoit donner." \ Conftance fut fi animée par le difcours du pere iiFrancois, qu'elle fit fon vceu dès le lendemain. L'abord qu'on eut acbevé toutes les cérémonies He fa réception, pour fuivre la coutume, elle fe itetira dans fon appartement avec 1'abbefie. ] Celle-ci informée dès la nuit précédente de Jtout ce qui s'étoit paffé entre le pere Frangoi» i& fa novice , remit a la derniere un billet de jl'autre , qui lui écrivoit en ces termes: „ Pour ■J„ vous faire gouter les prémices de ces joies 3,i & de ces confolations que vous devez attendre ■ „ de la vie que vous venez d'embrafler, je dóis sj„-'vous avertir que ce Théodofe dont vous |„:.déplorez la mort, eft encore en vie, & que\,j le pere a qui vous vous êtes confeffëe, étoitL, autrefois ce Théodofe que vous plaignez tant, i«--Le mauvais fuccès de nos amours nous attirera ifUplus de bonheur que nous n'en aurions -pu' )„ efpérer de leur réuffite. La Prcvidence a :i,; 'difpofé. de nous pour notre avantage , quoi-: |que ce n'ait pas été felon nos defirs. Oubliee' 1 „> que Théodofe fut 'au monde: mais fouvenez„ vous qu'il y « un homme qui ne ccfiera de"  MÉMOIRES „ prier Dieu pour vous en qualité du Pere „ pRANgois." Conftance, qui a Ia vue de ce billet réfléchit fur Ie ton de voix, les manieres & 1'émotion de fon confeffeur , ne manqua pas d'y trouver d'abord Théodofe. Après avoir pleuré de joie: „ c'eft afTez , dit-elle , Théodofe eft en vie ; je palferai Ie refte de mes jours en paix & fans aucun chagrin." Toutes les lettres que Ie pere lui écrivit enfuite , font gardées dans le monaftere oü elle réfidoit, & I'on en fait fouvent la leclure aux jeunes religieufes, pour leur infpirer la vertu & de bonnes réfolutions. II y avoit dix années ou environ que Conftance étoit ici , lorfqu'une fievre maligne y furvint, qui emporta une infinité de gens , au nombre defquels fe trouva Théodofe. Sur Ie point de mourir, ce bon pere lui envoya fa bénédiction , concue en des termes fort tendres: mais attaquée alors du même mal J elle étoit déj;ï en délire & hors diétat de larece-,, Vpir. Peu de jours après, Conftance eut un de ces bons intervalles qui précédent d'ordinaire la. mort dans les maladies de cette nature: defoite. que 1'abbefle avertie par les médecins qu'elle n'en pouvoit pas revenir, lui dit que Théodofe s Venoit de la dévancer, & que, dans fes dérniers  D' EUPHÉMIE. 185 moments, il lui avoit envoyé fa bénédiclion. Conftance la recut avec un plaifïr extréme, & -fupplia 1'abbefle de permettre qu'elle füt enterréo iaüpïès de Théodofe. „ Mon vceu, ajoüta-telle, ne s'étend pas au-deUA du tombeau, & je me flatte que ma demande ne fcauroit le violer." Elle mourut bientót après, & on lui accorda fa requête. I On voit encore aujourd'hui leurs tombes, avec une courte infcription latine gravée au-deflus, oü il eft dit mot pour mot: „ Ici repofent les „ corps du pere Francois & de la fceur Con„ ftance. Ils s'aimoient durant leur vie, & La jj „ mort ne lés a point féparés." • Extrait des variétés cürieuses et amusantes. m X_Jn e Demoifelle G * *, Bretonne, fut aimée 'ipar un gentilhomme de fon pays qui n'étoit pas vriche. La mere, pour détourner cette inclina. | f tion naiifante, prétexta un procés qui 1'obligeoit | jd'aller a Paris, & emmena fa fille avec elle: I ïinais comme elle s'appercut que 1'abfence n'avoit | point éteint les amours de nos deux jeunes gens, elle mit fa fille a i'abbaye Saint Antoine, & la .recommanda a une tante de la Pemoifclle qui y  ISK> MÉMOIRES étoit religieufe. On commenca par interceptet l les lettres que-nos amans s'écrivoient; enfuite c-on fit accroire que le jeune homine étoit tombé | malade; quelque tems après on annonca fa mort: si mais ce fut avec mille apparences de myftere,^ & 'a en fe fervant d'une tiercé perfonne; de forte que | Ia- jeune Demoifelle ne put douter de la perte 3' qu'elle avoit faite. Les mêmes intrigues furent l| employées auprès du jeune homme, qui croyant tj .fa maitrefTe morte, fe fit capucin. ! Cependant ia tante infinua è Mlle. G** que \\ -Dieu 1'appelloit a lui; le chagrin , plutót que Ia ij .raifon, Iadétermina:elle prit 1'habit,elle pouvoit ;{ avoir alors vingt-deux ou vingt-trois ans. , u 11 Dix ans s'étoient déja écoulés , lorfqu'on de- J manda un confefTeur extraordinaire pour le cou- \ vent; notre Capucin fut nommé. Mlle. G**f| vint a fon tour au confeffionnal; elle lui confia :f fes chagrins; il trouva quelque conformité entre l fes aventures & celles de fa pénitente : il lui i demanda s'il pouvoit la voir au parloir? elley | confentit. Dès Ia première entrevue , comme | il parloit plus haut qu'au confeffionnal, fa voix ï la furprit; elle 1'examina , & lui avoua qu'elle i lui trouvoit beaucoup de reffemblance avec un : gentilhomme qu'elle avoit connu en Bretagne; jl lui dit que non - feulemsnt il lui reffembloit, 1  . D'EUPHÉMIE. iqj mais qu'il étoit ce même gentilhomme qui, fut un faux rapport de fa mort, s'étoit fait Capucin. La fille s'évanouit, & étant revenue è elle, ils fe plaignirent de la fupercherie & de la cruauté de leurs parents, en termes remplis de tendreflè 1'un pour 1'autre. Le Capucin fentit réveiller toute fa paffion. Dans fon défefpoir, il voulut lui faire entendre que leur habit ne devoit pa» les empêcher de s'aimer; qu'on pouvoit fe faurer en toute forte de religion; que fi elle vouloit, ils pafferoient en Hollande, oü ils fe marieroient ; qu'il favoit oü trouver 1'argent pour faire le voyage, & que comme il étoit favant, il n'en manqueroit pas dans ce pays. Sa malheureufe maltreffe, auffi touchée, mais plus ferme que lui, détourna cette illufion; elle lui repréfenta qu'il ne falloit pas fe fervir, pour fe damner , des moyens que Dieu leur avoit ménagés pour les attirer a lui. Le Capucin infifta plufieurs fois, & enfin au défefpoir de ne pouvoir réufiir , il fe défroqua un beau jour & paffa en Hollande. On n'a point eu depuis de fes noutelles. Cependant Mlle. G** tomba en langueur; la jauniffe lui prit: mais comme elle avoit la voix fort belle , & quelques intervalles de gaieté, pendant lefquels elle étoit fort arnufante, Madame  -ïoa MEMOIRES, &c. 1'AbbefTe de * * Ia demanda ; elle y fut quelque tems: mais les manieies un peu Iibres «de cette AbbefTe lui déplurent; elle lui fit quelques remontrances fur ce qu'elle la faifoit travailler i des ouvrages qui n'avoient aucun -rapport a Ia fainteté de fa retraite , & fur ce qu'elle étoit fouvent a Ia grille avec de jeunes gens ; enfin elle s'en retourna a Saint Antoine, oii, accablée de chagrins & de maladies, elle mourut vers 1'an 1715, &gée de 45 ans. L E T-  LETTRE DE L'AUTEUR A L'0 CCASION D U DR AME D'EUPHÉMIE. Tume II. i   LETTRE DE L/AUTEUR A L'OCCASION DU DKAME HEUP HE MIE. Je vous envoie, mon ami, un Drame compofé encore dans ce genre que j'ai eu le faible avantage d'entrevoir. Incertain du mérite de 1'exécution , je voudrois ménager du moins quelques reffources a ma vanité, en vous expofant Ie plan de ma piece tel que je 1'ai concu; c'ett au génie a favorifer & a caltiver un genre fi intéreffant: je ne doute pas même qu'il ne produife dans la fuite une innnité de beautés dramatiques, & qu'il ne recule les bolnes trop reflerrées de notre fcene ; je vois déja avec fatisfacbion qu'il eft accueilli comme une nouvelle fource de plaifir pour les ames fenfibles, & en effet il me paralt un des plus heureuxréfultats des arts d'imltation. On pencheroit a croire que la douleur eft I'état de la nature humaine , & que la joie n'en eft qu'une fenfation momentanée. L'art de la poéfie & celui de la peinture , fuivant un de nos plus judicieux écrivains, (i) ne réuniflent jamais les (O L'Abbé Du Bos, &c. 1 a  io6 LETTRE fuffrages, que lorfqu'Hs ont réuffi a nous affliger, Interrogez la perfonne la moins éclairée: rarement retournera -1 • elle admirer une galerie compofée de Teniers, & elle ne fe laflera point de revoir les tableaux fombres & vigoureux de Rembrant. Les images de batailles, de morts, s'emparent de notre ame; deux peintres anciens, Nicomachus & Théon, avoient peint Medée fe fouillant du meurtre de fes enfants, & Orefte enfoncant le poignard dans le fein de Clytem» neftre. Le fpeftacle d'un torrent qui fe précipite a grand bruit du haut d'un rocher efcarpé & qui roule avec lui des arbres déracinés, d-es débris, nous afteftera beaucoup plus que la vue d'un ruifieau qui coule mollement dans une prairie émail!ée de fleurs; la profondeur d'une nuit qui n'eft éclairée que par les étoiles , excitera en nous un recueillement que n'y feront point naitre un beau jour, un ciel ferein ; nous quitterons fouvent des promenades agréables, pour aller nous enfoncer dans la fohtude d'un pare fauvage. Demandez aux libraires s'ils ne vendent pas vingt tragédies contre un exemplaire d'une comédie ; affurément Racine a plus de lccleurs que Molière, & peut-êtrc a-t-il fallu plus de talent 4 ce dernier pour créer & perfeftionner fes chefs - d'ceuvres. Tranfportons - nous dans nos places publiques: quel eft le fecret des  SUR E ü P II É M I E. 197 charlatans adroits pour attrouper & retenir Ia populace autour de leurs tréteaux ? ils détonnent des efpèces de romances lamentablcs , plutót que de chanter des vaudevilles divertiffants. II n'y a pas jufqu'aux enfants qui ne préferent ie récit d'aventures tragiqnes a des contes qui les faffent Ére. Shakefpearc eft redevable , lans doute, a 1'emploi de ce gen:primer ces deux vers, qui peignent £ bien un héros Efpagnol : rous, (ömmes rertevables ik 3M. tle VcJtaire de leur rt'tabl;frement. Selon les apparences , ce font les mêmes cenfëurs qui Te plaignoient fle ce que Lufignan avoit un ton de radoteur dévut , comme fi un vicillard renfenné en prifon depuis vingt ans & martyr de la religion de fes peres, ne devoic pas avoir cette effufion rt de 1'hiver, è. lui apporter tous les matins a Ion lever un verre de leur fueur? Croyons donc que toutes les afbons ne font pas fufceptibles d'être admifes iiidirj'éreniment fur Ia fcene, & que leur cboix fait avtx goüt, eft un des premierstalents de 1'écrivain dramatique. (i) Dans le fecond difecurs Ki fe trouve & la tête du Drame de Cemminge.  SUR EUPHÉMIE. 217 Trappe le perep du Comte ds Comminge , cette fcene , quelques beautés qu'elle eut pu renfermer, auroit été déplacée: ici je n'avois point les mêmes obftacles a combattre; ce qu'on fent au premier afte d' Euphémie pour Sinval , n'eft point comparable a 1'efFet que produit 1'apparition d'Euthime dans le premier afte de Comminge. Voila comment la variété des circonftances inliue fur les regies. J'ai donc cru que la reconnaisfance de la mere & de la fille ne ferviroit qu'a fortifier 1'intérêt, & j'ai répandu dans cette fcene, autant qu'il m'a été poflible, toute 1'énergie du fentiment. Je peins la Comtejjfe d'Orcé au comble de Pinfortune, & il étoit aiTez difficile de la montrer auffi malheureufe fans 1'aviIIr; je me fuis rappellé 1'exemple d'un de nos maitres : Racine avoit a nous ofFrir un perfonnage confumé d'une paffion criminelle; il a i'habileté da nous prévenir par Oenone que Phédre eft atteinte d'un mal qui la conduit au .tombeau; la Reine, dit elle. Touche prefque a fon terme fatal. En vain a 1'obferver jour & nuit je 111'attache: Elle meurt dan, mes bras d'un mal qu'elle me cache Un dcfordre é;ernel regne dans ton clprit; Son chagrin inquiet 1'arrachc de Ion ht; , Elle veut voir lc jour, & fa douleur prol'onde M'ordonnc toutefois d'écarter tout lc monde. * Terne II. K  2l8 LETTRE Le fpeftateur, que la préfence de cette femme coupable eut pu révolter, eft, par ce trait de génie, difpofé a foutenir fa vue & même a la plaindre. Phédre en arrivant fur Ie théatre, acheve d'approfondir cette impreflion, & de détermine'r la pitié en fa faveur: N'allons point plus avant: demeurons, chere Oenone Je ne me foutiens plus; ma force m'abandonne. Mes yeux font éblouis du jour que je revoi, Et mes genoux tremblants fe dörebent fous moi. La ComteJJe d'Orcé eft une de ces meres barbares, dont le nom feul ne peut faire naitré que rindignatión : mais fon abaiffement & fes remords font une efpece d'expiation de fes fautes, & 1'on fe fent porté a lui pardonner. Pour Théotime, j'ai taché de Ifi repréfenter tel qu'il devoit être; c'eft un honnête homme a qui la perte de tout ce qu'il aimoit, non 1'hypocrifie ou la dévotion, a fait prendre te parti de s'arracher au monde, & de s'enfevelir dans le cloitre; il a cru trouver la trariquiÜité au pied des autels; il S' m eft impofé au point d'imaginer que fa fenfibilité bienfaifante étoit le fruit de fon zele & de fa piété; il fe croit pénétré de la religion; il ,-etrouve fon amante , & reprend toutes les fureurs de l'amour. Je me fuis gardé de décider fa converfiou; ces coups furnaturels de la grace devant être employés avec ménagement, paree  SUR EUPHÉMIE. zt9 que le théatre n'eft établi que fur I'ordre de* poflibilités humaines. N'a-t-on pas reproché k Corneille Ie changement fubit de Félix ? J'aurois voulu pouvoir ajouter aux parties quï doivent former les carafteres, cette décente théitrale^, que je regarde comme une des délicatesfes (i) de I'art; c'eft chez les poëtes Grecs qu'on trouve une infinité d'exemples de ces nuances légeres, quine font perceptibles qu'aux yeux du gotit. Homere, ce grand peintre des moeurs, a foin de faire couvrir par Achille le cadavre d'Heftor , lorfque Ie malheureux P'ri'am entre dans fa tente. L'auteur d'Agamemnon, jEfchyle fait obferver a CafTandre le filence a 1'égard de Clytemneftre. Déjanire, dans les Trachiniennes de Sophocle, refpede la douleur d'lole, qui eft captive, & elle craint de 1'interroger. La même Déjanire fe retire fans parler, après avoir appris de fon fils Hyllus 1'horrible cataftrophe qu'a produit i'envoi de Ia robe empoifonnée par le fang du Centaure. Dans une autre tragédie du même poëte, qui porte le nom d'HercuIe CO C'eft encore un des heurenx talents de Racine. Je n'en citerai qu'un exemple : Iphi^nje fe re pent de s'être trop livrée a fon premier mouvement de jaloufie contre Eryphyle : J'ai tantót fans refpccT: aflüjé fa mifere &c. K 2"  22s du vil petiple, obéiiftnt aux rois; Qu'un roi n'a d'autre frein que fa volonté même; Qu'il doit immoler tout a fa grandeur fuprême; Qu'aux larmes, au travail le peuple eft condamné, Et d'un Tceptre de fer veut être gouverné; Que s'il n'eft opprimé, tót ou tard il opprime: Ainfi de piége en piége, & d'abime en abime, Corrompant de vos mceurs 1'aimable pureté, lis vous feront enfin haïr la vérité, Vous peindrunt la vertu fous une affreufe image: * Hélas! ils ont desrrois égaré le plus fage, tkc. Ce pafTage doit être regardé comme le chef- d'ceuvre de Ia verfification francaife.  SUR EUPHÉMIE. 225 flgnification des termes, qu'on fuivit leur liaifon & leur correfpondance , qu'on en appréciat la ■valeur par une fage difcuffion (c'eft ce travail | qui demande des vues métaphyilques), alors on ; ne torsberoit point dans ces diflbnances monftruemes; un confident ne s'éleveroit pas au ton d'un roi ,• une jeune princefle, au lieu d'avoir cette iimplicité d'expreflion conforme a 1'in.expérience dc fon age & a 1'ingénuité de fes fentiments, ne fe pareroit point du fafte pédantefque de la philofophie & ne s'amuferoit pas a débiter des tirades & des maximes raifonnées (i), (t) Un des grands défauts du flyle & qui y répand une mortelle froideur , efi cette application mal-adroite de maximes qui fouvent n'ont qu'un faux éclat. Thomas Corneille en eft rempli. M. d; Voltaire eft un de nos poëtes dramatiques qui aient connu mieux Part de tou'ner la maxime en fentiment; par ce rrtoyen elle eft d'autant plus inftructive , qu'elle eft touchante & qu'elle devient plus direcle. Si dans Alzire, au lies de ces vers: Croyez moi, les humains que j'ai trop fc'tt connattre , Mentent peu,mon [ils, qu'on veuille être leurmaitre. 11 y avoit: Croyez-moi, les humains qu'on apprend a eonnaltre. || II eft aifé de fentir comhien ce trait de morale gtai' ralifé perdroit de fon énergie. K S  S.26 LETTRE quand elle ne doit parler que de fa tendreffe, on ne trouveroit point dans un drame des vers d'ode (i) , d'épopée , d'idylle, d'églogue; &c. li Racine eut fouvent dit: Et dans un fol amour ma jeunefle embarquée . . .'lli! Seigneur! fi votre heure efi une fuis marqu'.e. Ci) C'eft dans ce genre de poc-fie quC ics inverfions& les tranffofitions ptuvent quelquefois produire dgs beautés: mais rarement doivent - elks être admifes dans le drame, qui n'eft qu'une converfation élevée. Racine eft encore a, ce fujet un escellent niudele k fuivre. Cz) Coinment ne s'eft - on pas avifé de reprocher ces deux vers a Racine, ainli que ctux-ci dans Uajazet ; c'eft Atalide qui park a Roxane: II m'a de vos bontés iongtems entretenue; 11 en étoit tout plein, quand je fai rencontré; j'ai cru le voir fortir, te! qu'il étoit entré. Et 1'on s'eft élevé cotitrc le même auteur pour ce vers aufli convenabls que naturel?' Madame , j'ai rc-cu des letttes de 1'armée. C'eft cependant une des preuves de fon goüt exquis qui rel'ufoit de furcharger d'ornements les petites chofes, & qui ié contemoit de les montrer dans une r.oble fimplkité. Perfonne n'a icu mieux que Racine faire parler les confidcnts & prêter de la grace a leur langage dépourvu de figures. Que de douceur & d'bar-  SUR EUPHÉMIE.. 227 11 n-'auroit pas cette réputation" de poëte enchanteur qu'il a méritée è fi jufte titre. Si Defpréaux eut fait tous fes vers dans le goüt de celui - ci: 'Horace a bufonfaoul, quand il voit les Ménades, on vanteroit moins fa noble élégance. Que réfulte-t-il de ce mélange de flyle dans une tragédie ou une comédie? la vraifemblance & Villufion théatrale fe détruifeat ; on eft faché de reconnaltre 1'auteur, quand on ne devroit s'occuper que des perfonnages, & dès ce moment, la langueur & le dégout s'emparent du fpeclateur, il n'eft plus trómpé agréablement ; il s'attendoit a la repréfentation d'une aécion intéreflante, que reffort de 1'art eft de faire paffer pour véritable, & on ne lui donne qu'un centon de vers entaffés fans choix, difcordants, ennemis les uns des autres. On ne veut pas fe perfuader qu'une beauté de ftyle, lorfqu'elle eft monie dans ces vers que dit Albine, en ouvrant la fcene du premier acte de Eritaiinicus v> Quoi? tandis qiie Neron s'abandonne au fommeil, Faut il que vous veniez atter.ure fon réveil ? Qu'errant dans le palais faire fuite & fans efcorta, La mere de Célar veille feule a fa porte? Madame, retournez dans votre appartement Quelle verfifkation muficale 1 E 6  si3 LETTRE déplacée, c;ffe d'être une beauté & devient une faute impardonnable ; Racine ne 1'a commife qu'une feule fois paf le brillant hors de propos de fon récit de Théramene ; Corneille s'eft attiré fouvent cereproche, furtout dans fa Mort de Pompée. Nos gens de lettres, au com ■ mencement du dernier fiede, avoient confervé cette abfurdité, refte de Ia barbarie gothique. Scudery fait dire par un de fes héros a fa maltrefle : Je ne viens point ici, beau thef-d'ceuvre des deux , Forté comme autrefois d'un vol audacieux, &C. II en eft du ftyle comme du coioris (i) ; les diverfes nuances fondues & mêlées avec art doivent former une couleur qui foit celle de la CO Ne pourroit ■ 01 pas comparér encore le ftyle * la mufique, oü il faut une réunion d'accords diffélenis, pour compofer un corps d'liarmonie ? C'eft du plus ou dn moins de talent & d'habileté dans le mélange des tous , dans Ia convenance de leurs rapports, que réfulte cet enfemble de fons qui (latte 1'oreille, & ïépand fon charme jufqu'a 1'ame. Que de parties il safTembler pour former un bon ftyle ! Au refte „ vijigt vers de Racine & des morceaux de profe de IPafeal, de BofTuet, de Fenelon , répandroient plus de htrakïe fur ce fujet , que tous les élénrents qu'os j«usroit imaginer.  SUR EUPHÉMIE. 229 Kature même; il n'en faut ni de tranchantes , ni de trop faibles; un cboix heureux d'expreffions, de 'tournures , de cadences ; une variété de phrafes & de périodes ; de la naïveté fans basfeffe; du noble fans bouffiffure; du fublime fans gigantefque ; partout une élégante ilmplicité : voilé les parties néceffaires X1) a ^a compofition d'un ftyle qui plaife dans, tous les - tems. Les écrivains qui n'ont qu'un ton. & une pompe uniforme , reffemblent a ce peintre ignorant qui voulant employer des couleurs riches & cheres, ne fe fervoit uniquement que d'outremer & de carmin. LesGrecs, que je ne me Iafterai point <öe citer comme nos modeles , ne font jamais parler leurs perfonnages qu'a propos, & ils leur prêcent le langage qui leur convient. II faut avouer que leui langue eft bien fupérieure a la (ij Ce feroit ici 1'occafion, fi 1'on ne cra;gnoit de pafler les bornes qu'on s'eft prefcrites, d'iiterr'oger' les gens de goflt fur ce qui difTérencie Ie flyle ampoulé, du ftyle fublime; le ftyle faible, du flyle facile; le ftyle bas, du ftyle familier; de fe plaindre de Pextinction de certains mots qui avoient de la noblefie, comme fon penfer , fes penfers; de proporer enfin quelques idéés fur une langue oü il n'y auroit ni adverbes, ni snême d'adjectifs , & qui, réduite aux noms & aux verbes, en acquerroit plus de vigueur & de préciiSen, &c. K 7  4So LETTRE nótre pour la fimplicité, la rondêur, 1'aborïdance & le pittorefque. Les Mufes & les Graces avoient chez les anciens le même temple : ne vouloient-ils pas faire eritehdre par cette affociation , que ces divinités ne devoient jamais, fe féparer? &oü font-elles plus réunies que dans la langue grecque ? chaque mot a fon image & fon accent mufical ; c'eft 1'harmonie même, alliée a la peinture. Cette nation, fi favorifée de la nature, fcavoit exprimer le bruit das flots, le fifflement des vents , la rapidité d'une fieche; les paflions avoient leur langue particuliere ; les cris de Philoctete formoient des vers; il y a un choeur dans les Perfes, tragédie d'iEfchile, oü les vieiliards interrompent par leurs gémiffements le récit du courier qui annonce la perte de la bataille de. Salamine; 1'arlangement des mots y produit un effet admirable. Les Anglais, qui fe piquent d'imiter les Grecs & les Latins, ne négligcnt point cet art dans leurs pieces de théatre : rarement fe fervent-ils du vers alexandrin: ils varient le mètre dans un même drame; ils ont des fcenes en vers de dixfyllabes, d'autres en petits vers de toutes mefurcs. & ils réfervent la profe pour les perfonnages fubalternes; le ftyle, en un mot, eft aflbrti au fujet. Je me fuis attaché a fuivre ces exemples»  SUR EUPHÉMIE. a3* autant que mes forees me 1'ont permis. Le ftyle,' dans le róle de Mélanie, doit être plus douX que dans celui d'Euphémie , paree que Mélanie n'eft point agitée par les paffions; fon Iangage doit refpirer la férénité de fon ame. L'ineffaUt\ plaiilr, fcene VI, aftel, eft une expreffionmyjii%ue, qui convient a fon caraftere & qui feroit déplacée dans la bouche d'une autre. II faut que Théotime, avant que de reconnaitre Euphè~ mie, ait le ftyle modéré & affeftueux. A-t-il retrouvé fa maitreffe : je crois que fon langag» peut s'animer avec fa fituation, & alors ii eft plus enflammé & plus pittorefque. Souvenonsnous toujours du précepte d'Horace : Telephus SP Peleus. cum pauper & exful uterqut Projicu ampullas &' J' ejquipedalia verba. Ayons fans cefie deva'nt les yeux ce vers fi fenfé de Molière, qu'on peut appelier le philofophe du théatre: Et ce n'eft pas ainfi que parle la nature. C'eft a Pétude conftante (i) de ce grand prh> (1) Ce n'eft qu'a force d'obfervations & de comparaifons que 1'on parvient a pofieder cette connaifl'ance fi néceffaire. II en eft du potte dramatique comme du peintre: 1'un & 1'autre doivent avoir des yeux differents que le refte de la fociété, &, fi 1'on peut le dire,  fgg LETTRE cipedes arts d'imitation, que je rapporte 1'objet principal de mes travaux: mais les connaiflances, fuiTent-elles approfondies, ibnt d'un faible focours, lorfqu'elles ne font point accompagnées du talent; il y a encore loin du deffinateur au peintre. Je vais vous indiquer les moyens que j'ai employés pour fouiller , ii je le puis dire, dans le fein de Phumanité , & lui arracher la découverte de fes plus fecrettes fenfations. Vous jugerez fi du moins j'ai feu ouvrir la carrière que le génie a feul la force de parcourir , & s'il me feroit permis d'établir quelques préceptes qui pourroient lui être profkables. Las de nos abfurdités dramatiques (i) , fatigué épier fans cefie la nature; c'eft a cet efprit obfervateur que Molière .'ut le talent de crei-fer fes fujets & de nous ttacer des caraéteres fi vrais & fi approfondis; il ne dédaigna pas da defcendre aux expériences les plus minucieufes pour s'éclairer fur les moi;?dres imprtllions de 1'humanité: aulii remarque-1 - ou dans fes ouvtages que c'eft d'après la nature même qu'il a compofé , non d'après les copies, &c. (j) Quel autre nom donner en effet a des tyrans Hial adroi'S , a de jeunes princeffes qui raifonnent comme de profonds politiques ou de fublimes philofophes , a des cotqis de théatre fi mal ■ oncertés & conléquemment dénués d'tfTet, au tic faut continuel de dialogue, a des awplilications de rhétorique eïpiimées  SUR EUPHÉMIE. 235 furtoutdu prétendu héroïfme de ces perfonnages gigantefques & fi peu vraifemblables , qui fe dévouent è la mort, ou qui la regoivent fans le moindre trouble , fans la moindre émotion , jeconcus le deflein de faifir la nature dans fa véritable attitude. Rempli déja de la lefture des anciens, principalement des Grecs, je n'ignorois pas que 1'éducation, en dégroffiirant cette nature, lui öte de ce caractere de férocité que les bai • bares appellent courage (1) ; je fcavois encore que ces mêmes Grecs fentoient plus le prix de la vie que les Scythes; les dieux d'Homere jettent des cris, lorfqu'ils font bleffés; Sophocle n'a pas en vers qui n'appnrtiennent point au fujet , a. des caïaéteres qui ne font millement établis, ou qui fe contrarient fans cefie , a des a parte qui font vqir tout Ie technique de 1'art, a des beautés, en un mot, qui ne font jamais a leur place ? Voila pourtant ce que nous voyons tous les jours fur notre fcene confacrée par les chefs-d'ceuvres des Corneille , des Molière , des Racine , des Crébillon , des Voltaire , &c. (O kes anciens peuples du Nord brüloient de rece» voir la mort dans les combats, pour aller jouir de toutes les douceurs du paradis d'Odin , qui confiftoient a boire du fang humain dans Ie crane de leurs ennemis, a porter encore les plus belles arrnes , a fe battre avec pluS de lureur, &c.  134- LETTRE héfité a notis montrer le compagnon d'Hercule, Philoftete, rempliflant fa caverne de gémiffements; nous calculons le degré d'intérêt par lc plus ou moins que peut s'évaluer la perte; & cet attachement a 1'exiftence, le partage des peuples inftruits, n'a fait que prêter plus d'éclat a ces grands hommes qui couroient en foule expofer leurs jours pour la patrie & chercher leurs tombeaux aux Thermopyles. Je voulus entrer dans le méchanifme de 1'homme, voir en un mot comment on mouroit. Emporté par l'amour de Tart , je domptai mon extreme fenfibilité ; j'eus la fermeté (i) d'aflifter au fpeftaclele plus affreux & le plus déchirant; je choifis 1'exécution d'un célebre criminel, dont 1'état avoit approché de (l) Me permettra-t-on une obrervation? On nous vante la bonté de la nature humaine: je ne concois pas comment les hommes peuvent courir en foule pour être témoins du fupplice d'un de leurs femblables & fe ralfafier de fes tourments. Je le répete, il n'y a eu qu'un amour prodigieux de Part qui m'ait pü forcer d'alïïiter a un pareil rpeélacle ; j'ai éprouvé, lorl'que j'ai vu le fabre levé fur la tête du criminel, que j'aurois préféré lé plaiflr de lui donner la vie , a toutes les r-ichefles & toutes les grandeurs qu'on eüt pu m'ofl'rir. II y a donc bien des caurs de fer! O fantiment! fentiment! quelle ame eft aifez heureufe pour £é pénétrer de toutes tes douceurs ?  SUR EUPHÉMIE. 2JS U fouveraine puiftance, & qui ayant été entouré de toutes les illufions de la grandeur , devoit conféquemment avoir plus de peine qu'un autre a perdre la vie; je m'impofai la loi de ne laiffer échapper aucun de fes mouvements ; il n'y en avoit pas un qui ne me donnat de nouvelles lumieres fur cette fituation,' la plus importante oü puiffe fe trouver la nature humaine; mon ame en quelque forte alla chercher 1'ame de ce malheureux , & fe pénétra de toute 1'horreur qui devoit la bouleverfer; je defcendis, pour ainfi dire, je marchai, je m'avancai avec lui au piedde . 1'échaffaud: lorfqu'il y fut arrivé, il fitun geftequi excita en moi une impreflion terrible, qui ne s'effacera jamais; il avoit les mains liées, il les ferra contre fa poitrine, & enfuite les foulevant un peu il tourna un long regard vers le ciel: ah! mon ami, que ce gefte & ce regard difoient de chofes! quel pathétique! Monté fur 1'échaffaud, il éUt la force . de fe mettre a genoux & d'y refter, fans être appuyé, jufqu'au moment qu'il recut le coup_ mortel ; lorfqu'on lui eut attaché le bandeau , que fa tête chauve'parut a découvert, alors ■ j'appercus la terreur de la mort fe graver a vue d'ceil fur fes deux joues; elles fe couvrirent 1 d'une livide paleur, & fe creuferent vers la bouche : tant fon ame éprouvoit un effroyable ravage! Il ne témoigna cependant ni faiblefle».  236" LETTRE ni infenfibilité; il mourut, comme auroit expiré 1'innocence même, avec cette décence qui eft le plus beau caractere de 1'humanité ; il remplit 1'idée attachée è ce trait fublime de la mort d'un de nos anciens héros: fpiritu magno vidit ultimo., Alors, monami, j'appris Ie grand art de mourir; je fentis combien un vrai philofophe eft fupérieur a des poëtes ignorans, lorfqu'il nous dit: ar. tu exijlimas quemquam fohito vultu , cjp ut ijïi delicati loqnuntur, hilari oculo mertem contemnere? Depuis cette affreufe expérience, j'ai eu de la peine a ne pas trouver,des défauts de vraifemblance dans nos meilleures tragédies. Racine, lui-même, qui a connu fi bien la vérité d« fentiment, y a manqué peut-être dans une de fes plus belles pieces. Iphigénie débite des vers admirables : mais Ie caractcre d'une jeune princefle, qui du fein maternel & du milieu des honneurs & des careffes de la fortune, paffe tout a coup a la mort, eft-il bien exprimé ? Iphigénie s'anête-telle affez fur Ie regret de perdre la vie? Qu'Euripide 1'a rendue plus vraie, plus touchante! il nous la repréfente rappellant a fon pere toutes les marqués de tendreffe qu'elle en a recues dans fon enfance & les promeffes flatteufes qu'il lui a faites de s'occuper de fon bonheur, & d'y mettre le comble par un hymen digne de fa naiffance; teutes les graces d'une jeune fille qui fe voit  SUR EUPHÉMIE. $37 7 mourir a Ia fleur de 1'age, font développées dans j ce'róle intéreflant. Croyez-vous, par exemple, I qu'on n'aimeroit pas a voir Jephté, habillée de blanc , couronnée de fleurs pour Ie facrifice,. 5 rêvant a l'ombre d'un bois folitaire, contemplant i avec une afFeclion mêlée de douleur les beautés :. de la nature, & par un retour fubit fur elle; même, s'attendriffant fur fa trifte deftinée? Ne * gofiteroit-on pas quelque plaifir a 1'entendre , s'écrier: „ O terre! ó cieux! ó ma chere patrie! je vais I „ donc vous quitter! je vais difparaltre du I „ monde.. pour jamais!.. pour jamais! le ciel . „ ordonne un facrifice , & c'eft moi qui fuis la „ vióHme ! hélas ! fi jeune encore ! quand j» I „ compte a peine feize printems, avec des efpé1 „ rances fi riantes, faut - ii renoncer a mes comI „ pagnes, è ma familie, a moi-même, aux jours ■ „'biillants que mon age & le rang de mon pere I >, fembloient me promettre? . . Mais j'offenfe „ Dieu par mes plaintes! il m'a donné la vie, „ il me Ia redemande, & 1'on m'a dit que je I ,, devois la lui rendre avec une entiere foumis. v lion; c'eft lui qui nous a créés : n'eil-il pas' ,, Ie maitre de fon ouvrage ? lih bien! que je [ lui fois immolée.. me défendioit-il de laiffer ,, couler mes larmes ? ah mon pere'! ah mon ■ „Dieu!.. je vous obéirai, je marcherai a  iS8 LETTRE „ 1'autel.. il n'y a donc plus d'efpérance! il faut „ mourir." I De jeunes filles paraiffent, elles'viennent a I Jephté en pleurant, en pouffant des cris. Jephté . tombe dans leurs bras, leur parle avec tendreiTe, les appelle chacune par leur nom, & quoiqu'ellemême fonde en larmes, elle leur dit: „Ne „ faut-il pas fe foumettre a Dieu? Hélas! je ne „ m'attendois point a vous être fitót enlevée! „ vous fcavez combien je vous chéridbis.. oui.. ■„ vous m'étiez bien cheres!" Et Ia fon attendrilfement augmente & les fanglots lui coupent la parole; elle reprend: „ Auriez-vous cru que , les fleurs que nous avons cueillies enfemble. ' „ ce matin, auroient fervi a me parer pour un „ facrifice ; que Jephté devoit tomber fous le . „ couteau facré ? Mes tendres amies, rappellez•j vous nos doux amufements, nos plaiürs , „ 1'amitié qui nous unifToit. . ' Nahami n'efl e, point ici!.. parlez-lui de moi, dites-lui bien „ a quel point je 1'aimois.. . je ne la verrai plus!.. Lorfque vous viendrez dans cette „ prairie , dites : c'eft ici que nous cueillions ' „ des fleurs avec Jephté , que nous repofions „ avec elle a 1'ombre de ce palmier, que nous „ nous affeyions aux bords de ce ruifleau pour „ voir couler fon onde & entendre fon flaneur „ murmure. Hélas ! embraffez - moi encore, .  SUR EUPHÉMIE. 23* „ Adieu, cheres compagnes, il eft tems de nous „ féparer. . puifilez-vous avoir un fort plus heu„ reux! adieu., fouvenez - vous quelquefois de „ la malheureufe Jephté." J'imagine qu'une femblable fcene embellie du coloris de Racine, feroit couler ces douces larmes qui ont tant de volupté pour les cceurs fenfibles. La mort préfentée fous de telles images , pcrd de fon horreur & produit une ■ trifteffe déücieufe ; c'eft cette mélancolie touIchante qui rend fi attendriflants ces vers de Chaulieu: Eeaux arbres qui m'avez va naitre, Biemöt vous me vcrrez mourir. Mais ce n'eft pas a cette feule connaiflance que doit fe borner l'étude de la 'nature : il faut la fuivre dans les diverfes affeftions qui lui font relatives; on fe plait a la voir mèler le charme de la fenfibilité a la grandeur d'ame du héros; le morceau fuivant eft un exemple qui inftruira mieux que tous les préceptes. Curiace répond au farouche, a 1'inflexible Horace, qui ne refpïre que la fureur du patriotifmè & qui ne f voit plus que 1'intérêt de Rome: Js n'ai point confulcé pour fuivre mon devoir; Notre longue amitié, 1'sinour ni 1'flliance N'ont pu mettre un racment mon efprit en balïBce  «40 LETTRE Et püifqne nar ce choix Albe raontre en effet QuV-e 111 iflime outar.t 'i!-e Rome vous a fait, Je croi>> faire j our elle autant .pie vous pour Rome; J'ai le coeur Huffi bon : mais enfin je fuis homme; Je voU que votre honneur demande tout mon fang, Que tout le' mien confifte a vous percer le flanc, Prêt d'époufer la fceur, qu'il faut tuer Ie frere, Et que pour mon pays j'ai le fort li contraire; Encor qu'a mon devoir je coure fans terreur, Mon cceur s'en effarouche & j'en frémls d'horreur; J'ai pitié de moi-même, & jette un ceil d'envie Sur ceux dont notre guerre a confumé la vie. Sans fouhait toutefois de pouvoir recuier, Ce traltre & fier honneur m'émeut fans m'ébranler. J'ai me ce qu'il me donne & je plains ce qu'il m'óte; Et fi Rome demande une vertu plus haute , Je rends graces aux dieux de n'êtré pas Romain, Peur concevoir encor quelque chofe d'humain. Pourquoi nous intéreflbns-nous fi fortement i Pauline ? c'eft que nous aimons fa vertu encor plus que nous ne Padmirons; c'eft que cette vertu eft fans fafte & qu'elle n'humilie point Ia faiblelTe de 1'hutnanité. j'aflure ; dit 1'époufe de Polyeufte , mon repos, en évitant la préfence de Sévere : La Vertu la plus ferme évi'e las hazards; Qui s'expofe au pétil peut bien trouver fa perre; Et pour vous en parie.' avec une ame ouverte, Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflaiWer, Sa préfence toujours a droit de r.o;is charmcr. Outre  SUR EUPHÉMIE. Ur Outre qu'on doit rougir de s'en laiffer furprendre, On fouffre ïi réfifter, on fouflre a s'en défendre, Et bien que la vertu triomphe de ces fcux, La vietoire eft pénible & le combat bonreux. On eft flatté, dans Ie róle de Félix, de voii s'ouvrir le coeur de 1'homme avec fes imperfect! ons : De penfers fur penfers mon ame eft agitée, De foucis fur loucis elle eft inquiétée; Je fens l'amour, la haine, & la crainte & Pefpoir, La joie & la douleur tour a tour 1'émouvoir. J'entre en des fentiments qui ne font pas croyables: J'en ai de violents, j'en ai de pitoyables, J'en ai de généreux qui n'oferoient agir, J'en ai même de bas & qui me font rougir. Que le Maréchal de Luxembourg eft bien plus intéreflant au Iit de mort, que dans 1'éclat de fes viétoires! qu'on eft touché de I'entendre proférer ces paroles, quelques moments avant que d'expirer : Je préférerois en ce dernier injlant i tous mes fuccès militaires, le mérite d'un verre d'eau donné è un pauvre. Voila bien Ia nature dans fon plus haut point de vérité! & fous ces traits, el!» eft fupérieure au plus brillant héroïfme. Dans la tragédie de Céfar par Shakcfpeare, Brutus & Cafllus ont une querelle trés vive. Brutus revient Ie premier a lui; il avoue a fon ami qu'il a eu de Ia vivacité, parce'qu'il a 1'amc ■ Tomé II. L  ||| LETTRE agitée d'un grand chagrin : la mort vient de lui enlever fon époufe, Porde : auffitót Caiiius reprend toute fa tendreffe; il ne peut fe pardonncr d'avoir ajouté a' la douleur de Brutus: il le ferre dans fes bras avec tranfport & s'écrie en pleurant: O monami! que manquoit-il i l'injure que je t'aifaite, que de t'enfoneer ce poignard dans Is Jein? Ce font-la de ces beautés inimitables que toutes les ames font en état de fentir. Dans une autre tragédie du même Shakefpeare , un mal heureux pere, dont les fils ont été afTaffinés, apprend cette affreufe nouvelle, fuccombe a fa douleur, <& s'effuie les yeux. en difant avec un profond gémiffement: Qjioi'. mes deux fils! tous deux', mes deux fils ne Jont plus', il ne m'en refte pas un feul!.. toui deux! N'êtes-vous pas dans le cceur de ce pere affligé? ne rcffentez - vous pas avec lui la perte de fes enfants? • Ce que le froid ftoïcifme appelle imperfection dans la nature, en eft fans contredit une des premières qualifés. Ariftote connaiffoit bien les rcfforts du co;ur bumain , lorfqu'il rejettoit du drame ces perfonnages dont Ia vertu inaltérable , n'eft mêlangée cëaucuric ombre. La raifon qui Iious fait prefque adorer Henri IV , c'eft que fon caractere eft, pour ainfi dire, le chefd'ceuvre de rhumanité ; les faibleffes de ce grand homme le mettent en- quelque forte a !  SUR EUPHÉMIE. *a| notre portéc , nous familiarifent avec Ie héros & adouciffent Padmiration qu'il nous infpire. Nous fommes plus étonnés que touchés de cette perfeclion qui eft li fort au-delTus de nous; c'eft le clair-obfcur qui fait fortir les beautés d'un tableau. S'i'l n'y avoit qu'un trait de lumicre répandu fur latoile, 1'ceil ne faifiroit plus la dégradation & le fonrfu - des couleurs. La nature eft affujettie aux mêmes regies que la peinture: des caracleres parfaits n'auroient que de la roideur , de la monotonie & ne produiroient furtout aucun intérêt; Padmiration eft un fentiment bientót épuifé; il n'y a que l'atten: driflement dont les impreffions foient toujours agréables & nouvelles. Ce n'eft pas qu'il n'y ait des circonftances oü Ia nature en s'élevant au-delTus de fa fphere, ne nous offre un fpefta. cle qui nous attaché. Les Flamands prifonniers, préfcntés a Charles VI, refufent la vie: „ Le „ roi, difent-ils,. eft affez puiffant pour affujettir „ les corps des plus généreux hommes du mon„ de: mais il n'aura jamais le pouvoir d'affu,, jettir nosefprits; lorfque nous ferons morts, „ nos os fe raflembleront pour combattre, &c." Quoiqu'on fcache trés-bien que les morts ne fcauroient reil'ufciter fans un miracle, cette exaltation de courage eft d'accord avec Pidée que nous nous formons de 1'inuépidité. Douze  M4 LETTRE Mandarins prcnnent la généreufe réfolution d'expofer au méchant empereur Tifiang 1'opprobre de fa conduite : le premier qui tenta cette démarche fi hardie, fut fcié en deux; le fecond eut la même audace & périt par une mort auili cruelle; Tifiang poignarda le troifieme; tous ces vrais héros de la vertu en furerit les martyrs, excepté le dernier, que la fin terrible de fes compagnons ne put ébranler; il eut la fermeté de courir au palais, & portant dans fes mains les .inftruments de fon fupplice: „voila," dit-il a 1'empereur, „ le fruit que retirent de leurs fer, vices vos fideles fujets; je viens chercher ma ■if récompenfe." Tifiang frappé de cette magnanimité , embrafla ce grand homme , le récompenfa & devint le meilleur des princes. On eft tranfporté a de femblables traits; ils nous attendriffient en nous furprenant, paree que 1'humanité échauffée par l'amour de Ia vertu, peut atteindre a ces efforts fublimes. Si nous aimons tant (i) ce qui eft conforme 4 (i) Une ame fenfi'jle a de la peine dans la lefture de 1'hiftoire , a fe piêter aux faits qui paraiffeut un 'iimènii a la nawre; le Chancelier de Silleri répond a Marie de Métücis , qui lui annoiicoit la trifte fin de Honri IV: „ Voire Majeflé m'excufera, les rois ne , Hieurent point en' France." Que 1'on eft malheureux  SUR EUPHÉMIE. 245 cette vérité de nature qui rapproche tout de nousjnêmes , nous devons voir avec peine que 1'on manque a ce principe fondamental. Croiroit-on qu'Homere , ce peintre iï vrai, ait été un des premiers a tomber dans cette faute? Penelope apprend d'Euryclée qu'UlyiTe eft revenu ; on s'a-ttend que le poëte développera tous les transports de Ia tendreffe; que ces deux époux qui ne fe font pas vus depuis vingt ans, vont fs précipiter dans les bras 1'un de 1'autre ; que cette reconnaiflance nous fera fondre en larmes. Penelope defcend de fon appartement, déliberu «n fon cceur ii elle pariera a fon mari fans Papprocher, ou fi elle 1'abordera pour le falüér & I'embraüer, Stelle ne lui parle point: Télema*que même en eft ii indigné, qu'il reprochc a fa mere d'avoir un cwur fius dur que Is marbier Ulyfle eft porté a Pexcufér; il s'imagine qu'elle ne Pa point reconnu , paree qu'il eft couvtit d'babits qui annoncent la pauvrcté-; il fe baigne, fe parfume, prend de riches vêtements, recoit de Minerve la beauté même des immortels, & d'avoir l'efprit G préTent, quand on ne doit être rempli que de la douleur d'une pareille cataftrophe , quand on perd Henri IV! Les tormes & les fanglots de SiU leri 1'euflent bien plus bonoré aux yeux de 1'luimanité , que fa réponfe froide & maplttrale, L 3  -s4« LETTRE va s'alTeoir en préfence de Ia reine , a qui il adreffe un long difcours. Penelope lui répond par un difcours encore plus long, s'obftine a ne point le croire, en difant qu'elle riujoute pas tncore foi a fes yeux; fon mari commence a fe facher, lui parle d'un certain lit qu'il s'étoit fait, lui décrit encore avec une exactitude fatiguante tout ce qui compofc ce lit. Enfin, après tous ces détails bien circonftanciés, bien inutiles , Penelope tombe évanouie & .r'ouvre.les yeux pour reconnaitre fon cher UlylTe, & tous deux s'applaudijjent réciproquement de leur prudence. Vous m'avouerez, mon ami, que tout lefteur fenfible eft tenté d'avoir un peu d'humeur, quand après vingt-trois livres, on lu.i préfente auffi froidement une reconnaiffance fi attendue. Je fuis aflurément un des plus zélés admirateurs d'Homere; je m'en fais gloire: mais je ne diffimulerai pas que cet endroit me caufe quelque peine, & je ferois curieux de fcavoir comment fes idoldtres s'y prendroient pour m'en faire goüter les beautés. L'iEfchile des Anglais, Shakefpeare, dans une de fes tragédies, qui renferme de très-belles fcenes, fait aiTafïïner une époufe innocente par fon mari jaloux; il tient un flambeau d'une main, & une épée de 1'autre; il entre au milieu de la nuit dans 1'appartement de fa femme, Ia trouve  SUR EUF'HÉMIE. 247 endormie, a tout Ie tems de contempler fes charmes & d'être partagé entre Ia fureur & l'amour; elle s'éveille, ils ont un très-long entretien, il le termine par étrangler cette malheureufe femme; un meurtre fi préparé, fi médité, eft-il dans la nature, & dans la nature d'un homme qui eft amoureux ? M. de Voltaire a traité bien différemfnent une fituation a peu prés fembiable. Orofmane eft en proie a toute Ia rage de la jaloufie; a peine a-t-il entendu la voix de Zaïre, qu'il court lui plonger un poignard dans le fein ; auffitót il eft déchiré par la douleur, par les remords, & fe frappe du même poignard. Je ne fcais fi ce célebre auteur a rendu la vérité aufii fidelement , lorfqu'a 1'avant - derniere fcene du quatrieme acté de cette tragédie , Orofmane qui croit avoir entre les mains une preuve de Ia perfidie de Zaïre, Ia rappelle auprès de lui, demande jufqu'a deux fois s'il eft aimé, & la renvoie enfuite fans aucune expl'ication ; un amant furieux qui avoit paru conferver fon fang-froid pendant quelques moments, ne devoit-il pas éclatter, accabler fa maitrefle de reproches & lui montrer enfin la lettre? II eft vrai que la 'piece étoit finie. Antiochus dans Racine doit-il choifir 1'inftant oü Bérénica eft au comble de fes vceux & croit aller époufcr Titus, pour faire a cette reine une déclaiatioii L 4  «48 LET T R E d'amour? Théodofe, a qui j'ai donné le nom de Théotime, a la force dans Ie Speétateur anglais, ie reconnaitre Conftance, de Pécouter & de ne pas lui apprendre qu'elle Pa retrouvé. Quand je fouhaite que nous foyons plus exacta a fuivre la marche de la nature, je n'entends point qu'on prenne 1'efprit & la petiteffe du copifte fuperftitieux, & qu'on imite ces peintres *]ui fe piquent d'une froide & fcrupuleufe fidélité. Jen'exigepasque dans un drame on defcendeaces détails minucieux (i) qui appartiennent a Ia vie dom es- CO H fai>t bien fe garder de conföndre la nature ïgnoble avec la nature fimple & naïve. Nous avons vu d'imbécilles comédiens qui s'imaginoient être les égaux de Baron, paree qu'ils ofoient pouirer comme lui fur Ie théatre la familiarité indecente jufqu'a fe aoucher & prendre du tahac. Un poëte qui, pour ctablir dans un drame Ie caraétere petit de Charles II, roi d'Efpagne, rappelleroit que ce prince fit tordre le col a deux perroquets de la reine fon époufe, paree qu'ils parloient francais, un tel poëte tomberoit dans le bas & dans le puéril. Les pieces anglaifes font ijifeélées de ce rnauvais goüt, qui admet fans choix toutes fortes de peintures , pourvu qu'elles foient vraies. II doit y avoir quelque différence entre la nature dans fa grofiiere vérité, & la nature théatrale,; celle-d rtcoit des embelliflements, & 1'art eft d'en f^avoir fixer Ia mefuie.  SUR EUPHÉMIE. 245 domeftique; je voudrois feulement qu'on cherchat a reflembler a ces fameüx artiftes, qui réuniflanc le technique & l'idéal, avoient en quclqu-s forte créé une nouvelle nature; des exemples développeront mes idéés. Phidias , dans fes ftatues de Jupiter & de Minerve, fembloit s'êtra pénétré de la divinité. Et concepit deos exhibuit. La Vénus d'Appelle étoit le réfultat de toutes les beautés réunies : c'eft cette nature idéale ou embellie que nous admirons dans Raphaël, le Correge, & qur répand fur leurs ou-' vrages cette grace variée & élégante qu'ils ont été feuls capables d'imaginer. II n'y a point de femmes, a les prendre féparétnent, qui raffemblent les charmes & les vertus 'de 1'héroïne ds Richardfon. Les Grecs 1'ont emporté (1) de beaucoup fur- CO Ils comptent des phüofophes, des poëtes, des orateurs, des hiftoriens, des pcintres, des fculpteurs, des muficiens, des architeaes; en un root, ils ont poffédé tous les arts au plus baut point de fupériorité, tandis rjue les Rornains ne peuvent fe flatter que d'avoir eti des poëtes , des orareurs & des biftoriens ; encore Virgile eft - il au-defibus d'Homere fon modele; Cicéfön inférieur pour la force du génie, a Deraofthene : & je ne fcais, pour les graces du ftyle 4c la maniere hfge, fi 1'on doit mettre les Tite-Live', les Sallufte & les Quinte- Curce k cóté des Tliucidide, des X*no1 S  'E5o LETTRE les Romains pour 1'intclligence de cette nature perfectionnée; aufïl Pope a-t-il dit avec raifon que Virgile qui fe glorifioit d'être 1'imitateur d'IIoraere, avoit trouvé que ce poëte & la nature étoient la même chofc: Nalure and Hamer were ht fouud the famt. C'eft donc cette nature idéale, cette belle nature , que je demartderois qui fut plus cultivée parml nous; aujourd'hui tout eft défiguré, tout meurt fous les effofts d'un art corrupteur (i) ; notre phon , &c. Je ne parle point du dramatique ; ou n'ignore point ce qu'eft Seneque a le comparer avec les jEfcbyle, les Sopbocls, les'Euripide. 11 y a autant de uilTérence entre les Grecs & les Romains, qu'entrc une belle ftatue antique & une moderne , & nous f}iu nes , en rapport d'éloignement du vrat & du ieait, aux Romains, ce qu'ils étoient aux Grecs. fi) II eft prodigieux combicn aujourd'hui nous Ibmuies livrés a tout genre d'impofture ; il eft des bornes dans tous les arrs , au • dela defquelles fa «rouvent Ie gigantefque, 1'cxtravagant, 1'abfurde, en na mot, le faux & 1'oppofé du naturel; & ces bornes li fages , nous les avons paffees, dans Ia confiance peut-Sire que nous ferions oubüer nos modeles. Nous rcflemblons préciiétnent a ces lemmes qui, a leur entrée dans le monde, mettent fi peu de rouge, qu'on peut douter fi ce ne font pas leurs propres couleurs ; cufuite leurs yeux s'accoucument a cet éclat étranger an point qu'elles en abul'ent & qu'elles fe défigurent.  §UR EUPHÉMIE. 251 peinture (1), notre architefture (2), notre mafique (3), notre déclamation (4), nos pieces de (1) Ce font furtout nos peintres a portraits qui ont introduit ce goüt mamiri, bien différent du bon goüt. lis ne peignent pas une de nos jolies femmes qu'ils ne lui prétent un air minaudier , un fourire forcé ; ces têtes penchées, ces regards de cóté, ces bouches grimacieres font regardés comme autant de finefies dii 1'art, faifies par le pinceau moderne, & ce vernis de porcelaine s'appelle du coloris. Qu'on fe fouvienne., au refte, que mes obfervations ne tombent que fur quelques abus du talent. (2) 11 n'y a pas jufqu'a la mort que nou» ne cberchions a lUtiaturer: un fauvage qui verroit nos catafalques , croiroit entrer dans un Jieu deftiné a quelques réjouifTances pnbliques. Que dtroit-il de nos falies de fptctacles , de nos jardins fymmétrifés , de aos appartements rétrécis ? (3) On demande fi cbaque langue n'a pas fa mufique, Gomme elle a ion accent particulier? II paralt ridicule qu'on chante des paroles franfaftts fur des airs italiens , & 1'on feroit fondé a croire que le récitatif d* Lulli, quand il elt moins tratné, eft le feul qui nous ronvienne. Ce n'eft point que la mufique italfenne n'ait des graces, du brillant & du pittorefque : mais encore une fois, lorfque nous parions, nous n'avons pas 1'accent des Italiens, & la mufique vocale doit prendre 1'cfprit & le ten de la langue, puifqu'elle n'eft aütre cbofe que 1'accejic de cette langue plus marqué. (4) Mlle. Dumefnil èft peut - être la feule en Europe , L 6  S52 LETTRE théatre (i) , tout eft infefté de ces prétendues graces de convention; nous devrions être effrayés que 1'on puiM'e donner pour modele de cette déclamation fimple & fans fade, qui eft la voix même de la nature. Jamais comédicn n'a feu mieux faifjr le fentiment & 1'exprimer. On fe reflbuvient • encore de quelle facon fublime elle rendit cet hémiftiche ii toucbant d'Oiympie, le malheur efi partout. Lorfque dans S-etnirainis elle fort du tombeau , elle fesit arracber des larmes par ces feuls mots qu'elle adreiTe a Ninias: O pion fils ! mon cher fils 1 Quelques idéés fur la declamation fuivront aifez naturellement 1'éloge de cette grande actrice. Pourquoi veut-on tout dédamer? eft - il dans la nature qu'un perfonnage fe détache de fon róle pour venir ati-devant du parterre & lui débiter des vers empoulés? Cela n'eft-il pas un groliier cohtre- fens? Je ne parle point de ces niiférables a parte, oü le poëte & facteur mettent le public dans leur confidence: un comédien intelligent pourroit quelquefois prêter des beautés a 1'auteur, ou adoucir du moins les teiutes trop fortes. Je n'en veux qb'uu exemple. Brutus, dans la tragédie de ce nom, lorfqu'il apprend la mort de fon fils, dit avec toute la férocité que Tite-JLive lui attribue: Home eft libre .. il fuiflt.. rendons graces aux dieux. Ce vers, dans la bouche d'un habile adletir, ne produiroit-il pas un plus grand efi'et, (i Brutus, a cette nouvelle affreufe, Iaiffjit entrevofr toute la doulew  SUR" EUPHÉMIE. 25^ ds la diftance qui nous .éloigne de la vérité; Iq public même (2) qui eft notre juge, eft tous lts de l'amour paternel, & qu'il ne prononcat qu'après UH' long filence, oü auroit éclaté l'attendriüement: Rome eft libre , &c. Par ce möyen , la dureté de ce röle feroit corrigée & le caracfere Romain ne perdroit point de fa grandeur & de fa fermeté, &c. (i) On convlendra que faétlon & I'emploi du pittorefque ont fait. quelques progrès: mais nous avons pérdu du cóté des développemeuts; les fcenes ne font plus qu'indiquées; les entrées & les forties , une des premières regies de Tart dramatique , font totalement ségligées ; les coups de tbéatre n'ont jamais été amenés avec plus de mal-adreiïé ; la nature eft partout facrifiée an bel-efprit, & 1'on crajnt furtout d'être Cmple & de ne pas entaifer les ornements : on s'iniagine avoir compofé une tragédie » lorfque 1'on a feu réunir fans nécefiité , des prêtres , des foldats , un tróne, un autel, un tombeau; on ne veut point fe perfuader que la décoratioa n'ajoute au mérite d'iw drame qu'autant qu'elle eft bien placée & que le fujec 1'exige; fans cela c'eft une parade tragique, qu'il faut renvoyer a la foire avec les farceurs & les danfeurs de corde. C'eft bien a préfent que nos maltres feroient en droit de nous crier: Eh! malheureux jeune hemme , tu as fait llelene riche , ne Vayant pu faire Mie ! (2) Nous aurons le courage de Ie dire: le public eft trorupé tous les jours fur Ie fentiment; il prend 1'art l 7  fublimes, celle d'établir 1'erdre & de faire le bonheur des hommes; de-la les Lycurgue.Ies Confucius, les Mare. Aurele , les Antonin, &c. Pour un homme qui fentira ayec énergie j  SUR EUPHÉMIE. «57 qu'eft- ce autre chofe qu'une exal tation de 1'ame, excitée par une erfervefcence (i) fupériéure aux mou- combien de ftoids beaux - efprits , d'êtres faux & fnvoles, de cadavres vivants dans la fociété ! 11 faui qu'il y ait bien peu d'ames fufceptibles de fentiment, puifque tous les jours on le confond avec les grimacel & le iateloge de Part; j'ai vu un public entier prendre l'biftrion pour le comédien , porter aux nues telle aétrice dont le jeu affe&é n'étoit qu'un perpétuel merfonge a la nature, & trouvor du fentiment dans des ouvrages qui n'en étoient que la parodie. Cl) II y a tel homme de génie ignoré & qui le fera toujours , tandis qu'une ranltitude intriguante de beaux. efprits de profenion ont leurs treteaux & leur petite auréole degloire; ce font peut-être les circonftances feules qui ont manqué au premier pour le placer a la tête de la littérature ; les circonftances fcnt au génie , ce qu'eft au bloc informe le cifeau créateur; la flatue fort de la pierre fous les doigtsl de l'artifte; & un rapport heureux d'événements fait écla. ter le génie; une fimple fecoufle fuffit quelquefois pour le développer ; un pere qui aura perdu fes enfants , un époux qui pleure fa femme expirée dans fes bras; un homme innocent qu'on aura calomnié; un autre qui du faite de la profpérité fe verra tomber par une chüte efiroyable dans 1'accablêment du malheur ; tous ces divers periönnages dans les accès de la douleur auront des élans de génie. Une mere tendre eft ab= forbée dans le chagdn par la mort de'fon fils unique ; elle refufe toute el'pece de confolation: un religieus  258 LETTRE vements ordinaires de la nature? Et qui peut découvrir en nous ce principe d'exaltation, 1'entrete- entreprend de la calmer; il lui rappelle ia réfignatirw j "> d'Abraham aux volontés de Dieu , qui lui ordonnok d'imnioler liaac ; elle s'écrie: ah! mon pere! Dieu ne fauroit pas commandê h une mere. L'éloqucnce des Grecs 1'a emporté fur celle des Romains; 1'intérêt d's» peuple entier qui avoit a combattre, par la politique comme par les arm es, la tyrannie d'un toi puifiant, étoit un motif bien plus agilTant fur 1'ame d'unorateur, que les conculïïons & les débaucbes obfeures de Verlès. Corneille auroit été moins giand, s'il ne fe fflt pas refTemi de cette fermentation qui nous avoit longttms agités, & Racine peut-être auroit montré plus de force, fi les beaux arts n'avoient commencé a fe tourner du cöié des graces & de la mollefle. On a remarqué que le patriotifme & Ia religion étoient les resforts les plus vigoureuxqui puilent donner de l'acfton au génie. Av reftc, je necoufonds pas avec 1'entlioufiafme du génie ces chaleurs ie. tête, d'oü ne réfultent que des jdées bilarres qui refllmblent aux écarts d'un délire extravagant. Ces écrivains qui prennent leur imagi» nation facYce pour de 1'ame , font les finges du génie , &c. La fociété, com'r.e je 1'ai déja obfervé, tue le génie, au - lieu qu'elle crée & entretient 1'efprit. D'ailleurs les hommes en fociété font dans une attitude forcée; notre prétendtie politefie eft le mafque de Ia perfidie & de 1'impofture. Ce n'eft donc pas dans les cercles ju'il fauc étudier 1'hutnanité; on ne va point au bal  SUR EUPHÉMIE. 25$ nir.le fortifier,lui donner 1'élafticité d'une fource abondante qui s'élance & fe répand en mille canaux? Une étude opinhUre de nous-mêmes, une méditation continuelle, une recherche profonde fur nos fenfations, fur nos idéés, une longue habitnde de nous interroger, &c. C'eft ainfi que 1'ame effaye fes forces, les affermit , & que fa faculté 'intuïtive devient plus pereante & plus vafte; le génie embralTe d'un èóup-d'oeil ce que 1'efprit n'apperco'it & ne décompofe que par fucceilion de tems; 1'un'eft ce globe de"feu qui lance de fon propre foyer des torrents de lumieres; & l'autre peut. fe comparer a cette planets dont la clarté n'eft qu'un reflet impuisfant & fans chaleur des rayons de Taftre du jour. Quand on n'aura point le courage' de s'arracher a un monde uniforme & fuperficiel, quand on pour faifir les traits du vifage; un peintre ne s'avife■roit pas d2 vouloir peindre le mid d'après des fisures drapées : nous svons tous aujourd'hui la méme phyConomie. Voulons-nous connaltre les hommes? examinons-les dans ces révolutions oii le méchanifme de la nature humaine fe montre a découvm. Combiea 1'événement du Syftême a-t il prouvé qu'il y avoit peu d'ames qui ne fuifent baGes & intéreflees t Ce n'eft pas la une des époques les plus brillantes pour la gloire de 1'homme; elle nous a bien fait voir 1» «'<« ü tü» fon origine.  260 LETTRE ' ne fcaura point s'ccower & creufer la nature, 017 ignorcra 1'art du dialogue, paree que c'eft da fentiment primitif qu'émane la vérité dialeftique;, ce fentiment primitif une fois échappé, il ne nous eft plus gueres poffible d'y revenir & den rcffaifir Ie fil & I'expreffion propre , quelques efforts que tente 1'efprit pour nous dédommager de fa perte & pour Je contrefaire. Le connaisfeur n'a pas de peine a diftinguer, fi 1'on peut s'exprimer ainfi, (ej points de Juture qui fe ren. contrent dans les fcenes de nos maltres ; il démêle I'endroit oü 1'auteur ramené a froid fur 1'ouvrage, n'a eu que les fecours du talent, & non I'élan & la viglieur de 1'ame. II eft aifé de voir que Corneille & Molière ont travaillé de maffe (1); voila pour quelle raifon leur dialogue eft fi plein, fi vrai, fi facile. Je rifquerai une opmion qui peut-être fera celle du petit nombre: j'attribuerois beaucoup plus encore a la faiblefie de fentiment, qu'a la faibleffe de ftyle la prodigieufe différence qui exifie entre Racine & Pradon. Je n'en veux qu'une preuVe: qu'on traduife i'un & pautre (2) dans une langue étran- Ci) Lifez La ChaulTée & tant d'autres, vous verrez que leurs fcenes font des chapitres bien arrangés, bien compafies & remplis de coupures. (s) On n'a qu'achoifir, par exemple, la déclaratioo  SUR EUPHÉMIE. ' atft gere ; il ne s'agira plus du mérite de Ia verfifi. cation ; lés beautés de 1'élocution de Racine, comme les défauts de celle de Pradon , auront difparu: on ne jugera que fur le fonds des chofes; & qui conflitue ce fonds fi précieux, fi ce n'eft la richefle & 1'abondance du fentiment? Tous ces accefibires fi intéreffants dans Racine, n'eft-ce pas lè fentiment qui les a fait naitre?c'eft lui qui nous fait retourner fans cefie i La Fontaine', & qui prête même a fes négligences des graces que n'a point la régularité dé 1'a'rt. Dans Tiridate, pieca du fecond genre & fans colons, c'eft le fentiment qu'on y trouve quelquefois, qui nous ferme les yeux fur la médiocrité des vers ; nous aimons a entendre ceux - ci, qui femblent s'échapper d'une ame plerne de fa paffion: Je re te verrai plus, 6 fceur fatals & iherel Les mers entre nous deux vont fervir de barrière l Je ne te verrai plus ! Nous fommes attendris jufqu'aux larmes dan* Efope a la Cour, de la fable du Fleuve & de Ia Source (i) > & n0lIS avons oublié les autres d'amour d'IIippolyte a Arioie; les deux auteurs ont manié le méme raorceau; qu'on le traduife en italien ou en latin, óri jugera (i ce fentiment eft fondé. (r-) Rhodope , dans la fortune & dans 1'éclat, a raéconnu fa men qui eft pauvr»; celle. ci vitut fe  LETTRE apologues de cette comédie. Ce ne font ni les ornements de Ia fiêtion, ni le brillant de la poéfle qui nous rappellent fans cefle a la lecturcde 1'Enéide: quels„font.donc les mprceaux qui nous flattent le plus ?■ c'eft le quatrieme livre oü eft déployé tout le .charme dn fentiment, letrait de Marcellus .dans le fixieme, i'épifode de Nifus & d'Euryale., Homere lui-mêm,e, ce peintre admirable , qui nous tranfporte dans 1'horreur des combats, qui nous enflamme de la valeur de fes Jiéros, nous -intérefre encore bien davantage par les adieux touchants d'Heitor & d'Andromaque, & par les larmes paternelles de Priam aux pieds- plaindre a Efope ; il la fait cacher; Rhodopc paralt; Efope, pour lui reprocher fes torts, fe contente de lui reciter cette fable : Un Fleuve enflé' d'orgueil de Tabondance d'eau Qui de plufieurs endroits avoit gioili fa courfe , ' Avec indignitd défavotfa la fourcé Qui 1'avoit en naillant fait'un iimple ruiffeau. Ingr.at, lui dit la Source , a qui.ce coup fut rude, Que tu reconnais mal ma tendreflc & nies foins! Quelque injufte raifon qu'ait ton ingratitude, Saus mdi qui ne fuis rien, tu ferois encor moins. Rhodope repor.d a cet apologue en fondant en larmes; elle reconnaitfa faute &. demande a voir fa mere, qui accourt aufii en pleurant öc tombe dans les bras de fa üile.  SUR EUPHÉMIE. 2<3 du mcurtrier de fon fils. Ovide auroit une' répui tation moins conteflée, fi tous fes vers étoienc \ femblables a ceux qu'il met dans la bouche de Biblis: elle envoye une lettre a fon frere, pour qui elle eft confumée d'une ardeur. inceftueufe, & elle n'ofe le nomrner a celui qui eft chargé de rendre cet écrit : Dixit, y adjecit longo poft lempore. . . fratri. Un feul trait de fentiment répandra tout ï coup fur un caraccere , un intérêt'qu'il- ne recevroit pas de la pompe & de la iiérile profufion dé ! 1'efprit. Qu'une harangue des Scythes i'AlexanI dre foit compofée en vers magnifiques, il n'y en I aura point qui fafiant autant de plaifir'que cette I faillie de fentiment: tu n'es pas un Dieu, puifque I tu fais du mal aux hommes. Dans un panégyrique I d'Antonin-, tout le fafte de 1'éloquence collégiale I s'évanouira ;devant. ces expreffions du cceur: ii I. yaut mieux conferver un citoyen, que de tuei. mille I tnnemis. Quelles reffources d'efprit dans ,1'éloges I de Charles V, duc de Lorraine, ferqient comi parables a ce que difoit ce prince biënfaifant : ■ je quitterois demiin ma Joweraineté, Jije ne pouvois B fan-e du bien. Qui a pu affurer le fuccès d'Inès, B tandis qu'une infinité de tragédies mieux écrites K; font toinbées dans 1'oubli? ce font les fituations ï\ de fentiment; je dis les fituations, paree que  %6A LETTRE le dialogue, indépendamment de Ia mauvaife verfitication, auroit pu être traité avec plus de chaleur & de pathétique. En unmot, le fentiment efi; 1'idiome univerfel; c'eft Ia langue-mere; Ie langage de 1'efprit n'eft qu'un jargon de convenance, foumis aux viciffitudes de la mode & de la bizarrerie. Nous entendons Virgüe bien plus aifément que Plaute & Térence; Ie premier; en nous faifant verfer des larmes avec Didon» a écrit pour tous les ages; et Plaute & Térence O'nt compofé pour les Romains & pour leur tems. L'efprit a mille nuances imperceptibles, que ehaque fiecle, chaque année, chaque jour même femblent emporter avec foi, & Ie fentiment eft toujours immuable; depuis quel'univers exifte, il n'a fouffert aucune altération ; c'eft le feu Central qui anime tout; c'eft le nceud fecret qui lie tous les hommes; un Chinois, un'Sauvage, qui n'auront que des notions imparfaites de notre langua francaife , pleureront a ces vers de Merope; C'eft un infortuné que Ie fort me préfente; II lüffit qu'il foit homme & qu'il foit malhêureux .. Et ils ne fentiront pas les finefies & les beautés répandues dans la comédie du Méchant. L'expérience nous demontre aflez que I'intérêt dramatique excité & foutenu par Ia feule force du  SUR EUPHÉMIE. 265 da fentiment, eft préférable a tous les effets combinés des coups de théatre; il y en a trèspeu qui foient motivés (t), & prefque tous font concertés; 1'efprit y laiffe voir fon artifice, Ci) Je ne connais que celui de Phedre, acte IV,' fcene IV, qui femble être ara ené' par la nature même & qui eft fuivi d'un effet proiiigieux. Phedre, qui en q'uelque forte a par la bouche d'Oenone accufé Hippolyte auprès de fon pere, reifent bientöt des remords & fe h&te de rejoindre Théfée pour 1'engager a ne point punir fon fils; fon époux lui répond: Tous fes crimes encor ne vous font pas connus: Sa fureur contre vous fe répand en injures; Votre bouche, dit-il, eft pleine d'itnpofture?_ II foutient qu'Aricie a fon cceur, a fa foi, Qu'il 1'aitne . .. &c. Quelle aftïeure lumiere pour une femme qui jufqu'a ce moment n'avoit condamné Hippolyte que pour fon infenfibilité. J'aurois defiré feulement qu'aoéantie par la furprife & le défefpoir, elle füt reftée 'quelque tems fans parler & qu'elle n'eüt repris les fens que pour s'écrier: Oenone, qui 1'eut cru? j'avois une rivale. J'in.aginc q >e le coup de théatre par ce moyen eflt été encore plus frappant; d'ailleurs, ce qui eft dans le monologre auroit pü fe tranfporter facilement dans U fcene fuivante. Tme II. M  265 LETTRE comme on découvre a 1'opéra Ie jeu d'un grolïïer méchanifme dans les defcentes des divinités , dans les vols, les décorations, &c. Le feul róle de Phedre eft fupérieur a toutes les tragédies qui nous emportënt de furprife en furprife. On a beau 'vanter le plan d'Héraclius (i), je crois qu'on ne fcauroit comparer cette piece a Cinna, rolyeucte, ouvrages du même auteur. Les plaifirs de 1'ame font plus doux que ceux de 1'imagination; on aime mieux voir fe développer un cceur, qu'une fuite d'événements extraordinaires, qui rarement ont pu exifter tels que le poëte nous les repréfente; on croit aifément que Théfée a été infidele, qu'il a trahi Ariane ; qu'Orofmane agité d'un tranfport de jaloufie , s'eft fouillé du meurtre de Zaïre: mais on a de la peine a fe perfueder que dans 1'efpace de vingt-quatre hcures, un miniftre ambitieus (2) ait alTafTiné fon rol, enfuite un des fils de ce roi, qu'il ait formé enfin une confpiration pour Uier (0 Corneille lui même avoue dans lm de les difcours fur les trois unités , quj fon Héraclius proditit un plaifir qui faügue. (2) On vent parler dn Oijet de Stilicon , rendu encore plus Invraifè'mblable & plus roraaiiefque par Metaflafè fous le titre d'Artaxerce. Thomas Corneille & la Grange ontplufieurs pieccs dans ce genre fi peu naturel.  SUR EUPHÉMIE. 267 1'autre fils qui eft fur le tróne: il n'eft pas poffible que le fentiment puilTe fe ,répandre dans de femblables fujets, qui appartiennent plus au roman qu'au théatre. Mais, dira-t-on, ne, court-on pas rifque d'être monotone, en n'adoptant que les reffburces du fentiment? Qu'on Tamme du feu des paffions, qu'on y jette ce défordre heureux qui en réfulte, qu'on y déploye les grands mouvements; furtout au lieu d'une multipMicité d'incidents peu vraifemblables, qu'oa fafle fuccéder naturellement des tableaux variés alors 1'action prendra fans ceffe de nouvelles forces, & 1'intérêt croltra a proportion. Le pouvoir des images (1) fur nos fens a été fi) Que d'exemples de ce pouvoir étonnant ! Ua tableau qui repréfente Palamede condamné a la mort par fes amis, jette le trouble dans 1'ame d'Alexandre; il rappelle a ce prince le traitement cruel qu'il avoit fait a Ariftonicus. Une courtifanne, au milieu d'une joie diflblue, vient par hazard a fixer les yeux furie portrait d'un philofophe; elle a honte tout a coup de fes défordres & embraffe la vertu la plus rigide. Un roï Dulgare fe fit chrétien pour avoir vu un tableau du jugeinent dernier. Amurat IV voulant réprimer 1'infoience des janiflaires & dés fpabis, ne leur fait aucuitreproche; il fort a cheval du ferrail, va dans 1'Hippodome, y tire de 1'arc & lance fa zagaye; Ia dextérité & Ia force qie montre cc prince, étonnent fes troupes: elies rentrent dans le devoir. On tente de M 2  268 LETTRE plus connu par nos philofophes, que fenti par nos poëtes; du moins ont-ils négligé ce reffbit, un des plus aétifs fans contredit, que puiffe employer 1'art théatral. La Grange avance aflez légerement dans fa préface d'Amafis, que „ le „ fpectacle n'eft bon que pour les tragédies de „ college" (i). II ne fuffit pas feulement de confjler üne femme qui a perdu fon mui; elle fait ftjne, en mettant la main fur fon cceur, que c'eft - la qu'eft renfermé fon cliagiin & qu'il ne peuc fe guérir; un tel gefte eft plus esprelfif que tous les difcours qui feroient éehapp.és a fa douleur. La mort de Germanicus pir le célebre Poullin , infpire de l'attendiiffement oour ce prince , & de l'indignation contre ï.bcre. Le ï-iche tableau des funérailles de Claiilïe n'eft-tl pas plus intéreflant que tous les regrets qu'on eöt prodiguésfur fa-perte? En un mot, ce n'eft que par le fecours des images que les idees emrent dans notre ame; les raifonnements ne viennent qu'a Ia fuite des objets qui frappent nos regards, & ce qu'on appeüe une abondance de réflexiöns, n'eft fouvent' qu'un amas de ta. uleaux ; c'eft au jugement & au goüt a leur aliigncr leur place & a djfpofer de leurs eitets. ' (i) Oui ; lorf-iue Ie fpectacle n'eft point motivé, k>r;"qu'tl n'eft pjint foutenu par une veifification male, «nergique & correfle, lorfque fans nul propos on fera vetiit' un regiment aux gatdes fur la fcene, & qu'on preudn la peine, comme je l'ai dit, d'élever un «oae, Uil a'uel, un tombeau , qui nc feront pas néces-  SUR EUPHÉMIE. aö favoir rimer: il faut avoir dés connaiilances, remonter aux caufes., étudier la nature dans fes principes, pour apprendre jufqu'a quel point le fpeftacle a de 1'empire fur Phommc. iEfchyle , Sophocle, Euripide, qui, fuivant les apparences, avoient. un peu plus réfléchi que le yerfificateur francais, nous ont offert une multitude Öé tableaux. Ce qui m'étonne, c'eft que Racine qui étoit inftruit, n'ait pas profité davantage de ce moyen employé avec tant de fuccès par les Grecs: Athalie eft Ia feule piece oü i! ait introduit du fpeftacle. Cependant Ie théatre ancien , 1'hiftoire , notre propre -expéfience , tout doit nous faire connaitre la nécefiité de fortifier le fentiment'par des images, fi nous voulons mettre en oeuvre toute la richeffe & ('énergie du pathétique. . Qu'eft-ce que la poéfie & 1'éloquence, lorfque la peinture ne les anime point? Dans la Mort de'Pompée, on voit Cornélie, on fuit tous fes mouvements dans ces vers qui préfentent autant d'attitudes pleines de vérité: La trjfte Cornélie, ii cet affieux lpcctade, 1'ar de longs cris aigtis tache d'y mettre obftacle, faires ïi la piece: mais lorfqu'on prefentera un Ipectacle tel que dans Olyrripie , qui fera lié au füjet , qui animera le roeit, alors il f'audra le tranfporter fur.le thiiitre francais & cbercher ii 1'e'itbellir par tous fes accsllöirês de la dc'coratinti. M 3  970 LETTRE Défend ce dier époux de !a voix & des yeux , Mais n'efpérant plus rien, leve les mains aux cieux , Et cédant tout a coup a la douleur plus fotte, Tcmbe dans fa galere évanouïe ou morte. La grandeur d'ame de Pömpée eft expriméc par ce feul coup- de pinceau : Sa vertu toute entiere il la mort Ie conduit. Cc vers hardi & pittorefque juftifie plus Rodrigue, coupable de la mort du pere de Chimene, que tous les raifonnements qu'on eut pu imaginer : Les Maures en fuyant ont emporté fon crime. Les Mexicains , que Tempereur Montezume avoiê envoyés a la découverte des Efpagnols, ieviennent auprès de leur maltre; ils ne parlenc point: ils fe contentent de développür des tableaux compofés de plumes, oii étoient repréfentés les Efpagnols montés fur leurs chevaux, armés de ces tubes d'oü s'élangoit la mort; le prince & toute fa cour font frappés de terreur. Un fimple récit auroit-il produit cet effet ? ïhilippe-Augufte étoit entouré de mécontents; quelques heures avant la bataille de Bovines, il met fa couronne fur 1'autel oü 1'on célébroit la meiTe pour 1'armée, & la montrant a fes troupes il leur dit: 5: vous croyez qu'un autre foit }lus capabk que moi de porter cette cottrtnne, je fuis  SUR EUPHÉMIE. 271 prêt de lui obèir: mais ft vous m'en croyez digne , ü vous faut défendre aujourd'hui votre roi , vos families votre honneur. Auffitót les foldats tombent a fes pieds & lui demandent fa bénédiction ; il n'eft pas furprenant qu'iis aient été vainqueurs. Un miffionnaire veut frapper les efprits; voici le tableau qu'il expofe; au premier coup d'oeil, il paraitra ridicule: au fecond, il fera fublime & remplira 1'ame d'une image impofante. II y a dms ïe-nfer une grande pendule, dom le faite fe perd dans l'immenfuè de l'efpace, &? les extrêmités dans un dimt fans fond; auprès de cette pendule efi un démon, qui a les yeux toujours attachés fur le cadran. Les damnès fe levent tous a la fois du milieu d'unvafie étang deflammes * demandent d'une voix gèmijfante: quelle heure eftil? quelle heure eft-il? L'éternité, (leur répond ce démon) l'éternité; fcf 'auffitót tous ces malheu. reux fe replongent avec. des nigiffements c? difparaijfent dans ce lac de feu. Le Pere le Moyne ajoute ainfi a la penfée de Seneque: quand un grand homme eft aux prifes avec le malïnur,. c'eji. alors qu'il mérite que Dieu s'avance pour le regarder.Quelle image-I Young fe repréfente dans une dé fes Nuits creufant au clair de la lune une folie pour fa fille, yenfevélifTant de fes propres mains fon cadavre & lui donnant le dernier baifar patcrnel. Comment Racine dans fon Iphigénie, M 4  *?a LETTRE *e s'eft-il pas approprié la fcene fi intérefTante rl'Euripide ? On voit Agarnemnon dans fa tente, arcabié de chagrin, écrivant a la lueur d'une I; mpe, pour engager Clytemneftre è. éloigner Iphigénie de 1'autel; les foucis dévorants font grayés fur Ie front de ce pere afïïigé; les devoirs de fon rang combattent l'amour paternel, en triomphent, font fubjugués, prennent ie deffus : il dééhire la lettre, la récrit & la déchire encore; un vieillard étonné Ie confidere & I'interroge: ah! vieillard," lui répond Agamem; non en pleurs, „ que tu es heureux & que „ j'envie ton fort!" Achille , dans Homere, s'arrache les cheveux, fe roule fur la pouffiere & veut fe donner la mort. Les anciens ont tellement regardé les tableaux comme une des parties effentielles de i'art dramatique, que'quelquefois il ne leur en a fallu qu'un feul pour remplir un afte entier. Voici un exemple qui eft connu; je I'emprunte du cinquieme afte des Trachinienncs, tragédie de Sophocle ; j'ai pris la liberté d'y faire quelques changements peu confidérables; ce n'eft qu'une copie bien imparfaite de l-'original le plus fublime ; mais 1'efquiüe fuffira pour vous donner une idéé, d'après laquelle vous pourrez décider du mérite del'invention. On faifit dans les moindres deffeins Ia riche eompofition des Raphaël & des Michel -Ange. Her-  SUR EUPHÉMIE. 273 Hercule avoit époufé Déjanire, fille d'Oenée, xoi de Calydonen Etolie; coupable du meurtre d'Iphitus, fils d'Eurythus, qui régnoit fur 1'Oechalie, il fe condamne lui - même a 1'exil felon 1'ufage de 1'antiquité , & paffe avec fa familie & fa fuite en Theffalie ch^z Céix, roi de Trachine. II traverfe un fleuve ; Ie centaure Neffus tranfporte d'abord Hercule, enfuite Déjanire; épris de la beauté de cette princeffe, il veutlui faire violcnce; fes eris parviennent a fon mari ; qui lance un trait infeété du venin de 1'hydre de Lcme ; lc centaure bleffé mortelle* ment donne de fon fang a Déjanire, en lui difant que fi jamais fon époux devenoit infidcle, elle pourroit oindre de ce fang fes habits, & qu'aiors il reprendroit fa première tendreffe. Hercule arrivé a Trachine, y laiffe fa femme & fes enfants, fait plufieurs expéditions, eft vendu a Omphale pour expiation du meurtre d'Iphitus, enfuite attaque Eurytus, ruine 1'Oechalie, de-la fe rend au promontoire de Cénée pour offrir un facrifice 3 Jüpiter, ii envoie a Trachine Licbas, un de fes ferviteurs, avec plufieurs efclaves, au nombrc defquelles étoit Iole; Déjanire allarmée pnr des foupcons que tout ne fert qu'a confirmer, fait ufage du fang du centaure , en frotte un vêtement travaillé de fes mains , qu'elle charge Lichas de reiaettre de fa part a fon mari; a peina M 5  274 LETTRE en eft - il revêtu, que le venin , comme une ilamine rapide, s'attache è toutes les parties de fon corps & lui caufe des tourments inouïs. Déjanire apprend par fon fils'Hyllus les effets de fon fatal préfent, elle fe donne la mort; Hercule défelpérant de la vie, dès qu'il fcaitla nature du mal qui le dévore, fe fait porter fur Ie mont Oeta & expire fur un bucher. Cette piece porte Ie titre des Trachiniennes, paree que le chceur eft compofé de jeunes filles de Trachine.  SUR EUPHÉMIE. 2-J ACTE V, (0 Des TracMnienr.es, Tragédie de Sophocle. SCÈNE PREMIÈRE. LE CHOEUR. W Il n'eft plus de malheurs que la Grece redoute. Nous fommes condamnés a d'éternels regrets. Le Chcsur fait quelques pas au fond du thédtre. (O On doit fe refiouvenir que les Grecs n'ont jamais connu ceite ridicule diflribution d'a&es que nous avoss adoptëe d'après les Romains: mais comme par cinquieme afte on entend la catartrophe ou Ie dénouement d'un drame, on a cru pouvoir fe fervir de ce mot a 1'exemple des interpretes. (2) Chez Sophocle , c'eft une troupe de jeunes filles de Trachine, qui ort donné leur nom a la piece, qu'on auroit pu intituler Hercule m'mranl. J'ai cru qu'il étoit plus convenable de fubftitiier a des étrarigeres un chceur formé de la fuite d'Hcrcule , fes fer. viteurs devant bien plus s'intérefor a fon fort , que les Trachiniennes. On obfervera que Ie chceur eft inltruit de 1'affreux événement qu'a produit la robe empoifonnée. M 6  2?o" LETTRE Un lamentable écho fe perd fous cette voute! Ecoutons.. La douleur du fond de ce palais, Potte jufqu'en ces Iieux une voix gémiflante! Nous ferions - nous trompés? . . ce fon lugubre angmerrte! Dieux! n'êtes-vous pas fatisfaits, Et votre haine eft-elle infatiable? De votre bras impitoyable, Devons ■ nous craindre encore , ó Dieux , de nouveaux traits? SCÈNE II. LA NOURRICE DE DE'J ANIRE, LE CHOEUR. La Ntuirice (1) parat! éplorée LE CHOEUR. M u's que veut cette efelave, & quel fujet Pamenè ? C'eft elle dont les foins ont élevé la reine, Et qui partage fes fecrets. ft) Notre ciéiicateiïe francaife, qui fouvcnt dégénéré en pétiteOe , m'a fait craindre d'employer le mot de Nuurrke, quoique Racine s'en foit fervi pluGeurs fois dans fon At'ualie , Sic.  SUR EUPHÉMIE. a7f Le défefpoir eft peint dans tous fes traits'. file, tremblante, hors d'haleine, Que va-t-elle annoncer?& pourquoi ces fanglots? La NoüRRICE, arrivant au milieu du thédtre. O trop fatal préfent! ó voile déteftable! Sur nos têtes, hélas, qu'il fait tomber de maux! Le Choeue. Les Dieux ajouteroient au fort qui nous accablel Quel plus affreux événement... La Nourrice. Déjanire n'eft plus! Le Choeur. Elle eft morte! comment? Quel revers imprévu termine fa carrière? La NouRRIce. Le fer lui ravit la lumiere. Le Choeur. Le fer! . nommez - nous 1'affaffin. La Nourrice. Elle-même. Le Choeur. Elle - même! La Nourrice. Oui, de fa propre main, La reine s'eft percé le fein. Une étemelle nuit a fermé fa paupiere. M 7  *.-8 LETTRE Le Choeur. Que nous apprenez-vous ? déplorable deftin t Fouvons-nous trop gémir? La Nourrice. Vous répandez des larmes; •La défolation s'ofFre de toutes parts. Eh! quel feroit Pexcès de vos allarmes, Si ce tableau terrible etit frappé vos regards! Un Vieillard, O fille d'Eurytus, fléau de ma patrie, Quel aftre envénimé préfidoit a ton fort? Danslamaifon d'Hercule, ainfi qu'une Furie, Tu femes le crime & la mort. La Nourrice. A cette image encor tous mes efprits fetroublent! Ecoutez.. écoutez.. que vos douleurs redoublent. Le front couvert d'une fombre paleur, Morne, comme afRtiiTée fousle poidsdu malheur, Déjanire au palais a peine étoit rentrée: 'Elle appercoit fon fils, s'éloigne avec terreur; Elle fuittous les yeux; a fes ennuis livrée, Sans voile, mourante, égarée, Elle court embraffer les autels protecTeurs, Leur adreffe fes cris, les mouille de fes pleurs; Elle porte partout fes mortelles allarmes : Tout irrite fes maux & nourrit fes chagrins; Sur les ouvrages de fes mains, Elle iaiiTe tomber des larmes;  SUR EUPHÉMIE. t-,9 Ses plus fideles ferviteurs S'empreflbient-ils fur fon paffagc, Elle les repouffoit, fe cachoit le vifagte, 'Et reprochoit au ciel d'avoir fait fes malheurs; Puis obfervant un long filence, Avec fureur elle s'élance, Monte ï 1'appartement qu'habitoit fon époux, Au chafte lit d'bymen vole & fe précipite: „ O monument chéri d'un feu jadis fi doux, " Pour le lit de la mort, Déjanire te quitte; " Tu ne m'entendras plus exhaler mes douleurs; " C'eft la dernierefois que tu rccois mes pleurs." Elle dit, prend unfer..(i) a fes pieds je me jette, Les embrafie en pleurant, & poufle mille cris; Je lui nomme Hercule, fon fils: Dans ce cceur défolé, la nature eft muette; Tous mes efforts fontvains; je vois lever fon bras.. Je vois fon fang jaillir d'une large bleflure; 11 forme en s'écoulant un lugubre murmure, (O Dans le Grec , c'eft avec une de fes agrafFes que Déjanire fe perce le fein. Ce récit , dans 1'original , eft un des plus bearx KOfceau* qui nous foient reftés de 1'antiquité; tout y eft fimple, touchant & pittorefque; c'eft a peu prés ie même tableau que celui d'Alcefte: Virgile en a emprunté quelques traits dans fa belle difcription d« Ia wort de Didon.  2«o LETTRE Et femble de lenteur accufer le trépas. Hyllus vient .. . il fcavoit alors fon innocente, 11 fcavoit que NelTus, du crime feul auteur, De Déjanire avoit trompé la confiance; Hyllus . .. il s'abandonne a fa vive douleur, A mes gémiffements mêle une voix plaintive, Implore fon pardon, preffe contre fon cceur Un corps pale, déja fans vie & fans chaleur; De fa mere vingt fois il déplore Terreur; 11 voudroit Tarracber a la fatale rive, Et dans fon fein recoit fon ame fugitive; Ses parents les plus chers, en ce jour douloureux, Sont a la fois ra vis a ce fils malheureux. (i) Déplorable familie! ó race infortunée! Hélas! quelle eft ta deftinée! CO Selon notre goüt francais, Ie récit auroit dn finir a ce vers: mr.is comme les Grecs aimoient les maximes, & que d'ailleurs leur théatre étoit une efpece d'école de mosurs & de philofophie, ils terminoiet.t toujours leurs grands tableaux par des fentences. Elles en étoient le réfultat, comme la morale eft ordinairement a la fin del'apologue; nous trouverions que ces maximes lont trop «blees & ne font- pas afiea fondues dans le corps de 1'ouvrage. Au refte, G nous avons quelques reproches a faire'a cet égard aux anciens, combien ne feruient-ils pas en droit de nous" condamner pour une infinité d'autrcs défauts plus importants !  SUR EUPHÉMIE. zll Songes de 1'avenir, preftiges fi flatteurs , Nous apprenons a vous connaltre. Qu'efpérer du jour qui doit naitre, Quand le jour qui nous luit, eft marqué par nos pleurs ? Le Choeur. Dieux! vous nous enlevez Hercule & Déjanire! L'une n'eft plus, & 1'autre expire; Tous deux nous étoient chers; qui de ces deux objcts Excitera plus nos regrets? Pour fescnfants, hélas! Jupiter nous réprouvel Ce jour cruel nous va tout enlever ; Un malheur qu'on doit éprouver, (i) DiiFere peu d'un malheur qu'on éprouve. Dieu des tyrans de Pair, Eole, entends nos vceux ; Abaifle ici ton fceptre, & qu'un vent favorabls Nous emporte loin de ces lieux! (2) fj) Voila encore cie ces maximes qui étoient autant de préceptes pour Ie peuple grec, & qui patmi nous fetitiroient la moigue de 1'école. (2) Je ne fcais ce que veut dire le texte dans cet endroit; chez Sophocle , comme je Pai obfenré , Is choeur eft compofé de Trachiniennes j ces filles peuveut-elles demander a être uanfportées loin de leut  282 LETTRE On nous menace, on dit qu'une image effroyable Se prépare a frapper nos yeux. Le fils du fouverain qui lance le tonnerre, Hercule en proie aux Dieux perfécuteurs, Va fortir du palais ót montrer 3 la terre Le fpectale de fes douleurs. De fourds gémiiTemcnts annoncent fa préfence. Ainfi la fceur de la mere d'Itys, Par fes accents plaintifs, i nos bois attendris, Fait de fes longs malheurs fentir la violence. Les étrangers comme nous gémiront. . . patrie? En mettant ces vers dans la bouche des ferviteufs d'Hercuie, ainfi que je Pal fait, ce pafTige alors deviant plus clair. SCÈNE III ö» demicre. HERCULE, HYLLUS, UN VIEUX OFFICIER, LE CHOEUR, LES E'TRANGERS. Le fond du thédtre s'ouvre; on voit Hercule ■porti par des Étrangers, Le Choeur continue. Les voici!. . la douleur éclatte fur leur front! L'oeil morne & d'un pas lent un peuple entier s'avance;  SUR EUPHÉMIE. 183 ' lis portent Hercule en filence! Le fommeil éterne! 1'auroit-il accablé? < Ou par un doux repos feroit-il confolé? Devons-nous écouter la flatteufe efpérance? H y l l u s. O mon pere!. eft-ce lui ?. dans quel état! ó ciell Que vais -je devenir? mon pere . . fortcruel! L'o fficier. Ah! prince, retenez vos plaintes; Craignez de réveiller 1'accès Du mal dont votre pere éprouve les atteintes; De la douleur Hercule épuife tous les traits! Couché fur le vifage, on 1'entend qui refpire. . HïLLUS. II vivroit! . quoi! les dieux le rendroient a me» pleurs ! L'o fficier. Comme il eft accablé d'un fommeil de douleurs! Quel charme heureux endorde malquiledéchire! Taifons-nous; n'allons point ranimer fes fureurs; Un mot irriteroit les tourments qu'il endure. Hyllus. v Eh! comment étouffer la voix de la nature, Lorfqu'on eft abattu fous de pareils malheurs» -Qui pourroit.fans gémir, fupporter cette image? Hercule, relevant la tê:e. OJupiter? oüfuis-je! . oü fuis-je? quelrivage, Me voit en proie a des maux éternels!  *84 LETTRE Ah! je fouffre encor plus! ah! fupplices mortels! O cieuxl L'officier, è HjHliS. Jugez combien il étoit néceffrire De ne point Ie tirer de fon accablement; Prjnce, vous n'avez pu vous taire, Et vous venez d'augmenter fon tourment. Daignez.. H ïl t vs. A ce fpeflacle horrible, Vous voudriez qu'un fils.. Qui ne feroit fenfible? Le défefpoir 1'emporte en cet affreux moment. Hercule. Et voila donc Ia fin qui m'étoit deftinée 1 O promontoire de Cénée, Oü d'hécatombes fblemnels, Ma main religieufe a chargé les autels! O Jupiter, objet d'un hommage fidelle, C'eft-la ma récompenfe! .. une honte éternelle, ] Eft le prix de Tencens que j'ai brülé pour toi; j O Jupiter, reprends ces jours que je te doi; Loin de me donner 1'être & d'ouvrir ma paupiere, | Que ne la fermois - tu plutót a Ia lumiere! Au mal qui vient me confumer, Quel remede oppofer? nul efpoir ne me refte! II n'eft que toi qui puiffes Ie cahner! Qu'eft-ce que i'art humain fans le fecours célefte? I  SUR EUPHÉMIE. a85 4 aux qui rentourtnt £? qui veulent lui procurer da foulagement. Ah' lailTez-moi.. laiffez ïnourir un malheureux.. Vous me touchez.. cruels!. retirez-vous.. ó Dieux! Vous redoublez mes maux .. vous m'arrachez la vie! O douleur infernale! . elle étoit affbupie.. Vous avez irrité mes poifons, tous mes feux. Ah! quelle flamme me dévore? O jour. .jour que je hais. . tu m'éclaires encore! Je fens.. je fens.. déchirements affreux!. O Grecs, dont tant de fois j'ai vcngé les injures, Pour qui, dans 1'horreur des combats, Couvert de poudre & de bleffurcs, J'ai tant de fois affronté le trépas, Jevous implore en vain.. vous me fuyez, ingrats, J'ai raffuré vos ports, vos villes infultées; J'ai nettoyé vos mers de brigands infeftées; Vous devez tout a 1'efTort de mon bras; Et de votre reconnaiffance, Quand je n'exige que la mort, Nul de vous par pitié ne vient finir mon fort.. I Tranchez le dernier fil d'une afFreufe exiftence; Dieux! L'OFFICIER, h L'ylluS. C'eft a vous que j'ai recours; -Prince, des jeunes ans la force eft le partage; Mon bras commence a fuccomber fojs l'ige;  »8rJ LETTRE Vous pourrez mieux que moi prêter quelque fecours. HïLLl'S. Ah! difpofez d'Hyllus, & . . n regerde fon pere* Cet afpeft me tue, Que fera mon zele impuifiant Pour calmer un mal fi preflant, Dont la fource fe cache a notre faible vuef On y voit éclater la colere des cieux, Et 1'eftbrt des humainscéde au pouvoir des Dieux» Hercule, ne voyant point fon fils. Hyllus fuiroit aufii les regards de fon pere! 11 l'apperfoit. Soulevez-moi dece cóté, mon fils. Prenez garde . . arrêtez .. ó tourments inouis! O Pallas.. cher Hyllus. . Dieux! . L'officier. II mord la pouffiere! HERCULE, fe relevant avec fureur, h fon fils* Repouffe la nature, il la faut oublier; Que la feule pitié te guide; Arme-toi d'un fer meurtrier; Sans craindre de fouiller tes mains d'un parricide, Dans mon fein malheureux plonge-le tout entier.. Tu vois oü m'a réduit une mere coupable: Puiffe-t-elle fubir un chatiment femblable! Puifié-j'e voir tout fon corps dévoré, Par le même poifon qu'elle m'a préparé!  SUR EUPHÉMIE. 287 tHite un trépas trop lent, Pluton, qu'HercuIe expire, Et trouve lc repos au ténébreux empire! Le Choeur. Quel grand tableau d'adverfité! Que tout mortel regarde & tremble! C'eft Hercule qui ibuffre, & qui fur lui raflemblp Tous les maux de 1'humanité! Hercule. Oui, vous voyez (1) ce vengeur de Ia terre, Ci) Tout ce morceau jufqu'a £? punir les pervers, étc. a été traduit par Cicéron : iifez ie fecond livre .des Tufculanes: d'autres diftnt par un arcien poëte Latin, nommé Attilius; Ovidï 1'a imité dans fes Métamorphofes, & a fon ordinaire il joue fur le mot: . . . Defeffa jubsndo ejl Sosya Jovis conjux; ego fum defefus agenda. Je ne fcais pourquoi le pere Rrumoy, a propos de ces miférables Concetti, regrette beaucoup de ce qu'Ovide n'a point travaillé pour Ie tb^A-re: nous ne pouvons ■pas parler de fa Itlédée, nuifqu'elle ne nous eft point parvenue: mais il y a tout lieu de croire qu'Ovide, qui «ft prefque toujours hors du fentiment , eüt été un tres mauvais auteur dramatique; on a beaucoup vanté fes Elégïes; je ne connais rien qui foit plus oppofé a \i.t genre ; c'eft le cceur feul qui doit s'exprimer dans Bi petits poëmes & Ovide y répand tous les briljants q déplacés du l/el-ejprit: fans fes Métamorphofes, oü il y a  868 LETTRE Qui par mille dangers & par mille travaux, S'étoit acquis la palme des héros, Et fembloit s'élever au féjour du tonnerre. Tous mes jours ont été des triemphes nouveaux; J'ai pu dompter les cieux& leur haine immortelle, Laffer le fort jaloux a furce de fuccès, Et la fille d'Oenéj efi pour moi plus cruelle Qu'Euriiihée & Juncn ne le furent jamais. Cefldemafemme, hélas! c'eft de fes mains impies, Que j'ai recu ce préfent infernal, Elles m'ont enfermé dans ce voile fatal, Comme dans un filet tiffu par les Furies. Un poifon dévorant s'attache a tout mon corps, Des fources de la vie attaque les refforts; Tout mon fang bouillonne & s'allume, Et je m'épuife en vains efforts. Un feu toujours plus yif me brüle & me confume! Moi, dont la force étonna 1'univers, Je ne fuis plus qu'un fpectre échappé des enfers! Ce que n'ont pu les fureurs de-la guerre, Les fils orgueilleux de la terre, Tous les monftres, la Grece & les climats lointains, Le monde qui me doit fes pailibles deftins, Ce tint d'imagination & de richcffe de poéfie , on pourroit lui ccntefier le rang d'un des prermers écrivalnï de 1'antiiuité.  SUR EUPHÉMIE. B8| Ce que n'ont pu les Dieux , qui m'éprouvoiene fans ceffe, Seule, n'ayant que fa faibleffe, Une femme a pu le tenter! Qu'ai - je dit ? une femme a pu 1'exécuter! D'une femme, en un mot,Hercule eft la victime!. A Hyllus. Ah! montre-toi mon fils ; que mon efprit t'anime; Qu'une mere coupable en ton coeur vertueux, N'aille pas balancer un pere inalheureux; Va, plein de ma fureur extréme, Va, du palais cours 1'arracher toi-même; Abandonne a mes coups fes deftins odieux: Oui,je veux que témoin du courroux qui m'infpire,Et des maux qu'elle doit endurer i fon tour, Hyllus faffe voir en ce jour Qui d'Hercule ou de Déjanire Mérita Ie plus fon amour. Point de retardement, cours ,vole & fers ma rage; Sens combien Ia douleur a dompté mon courage; Mon fils . . . Hercule pleure! Le Choeur. O ciel! quel changement j Et quel eft donc 1'excès de fon tourment? Aux yeux d'Hercule, il échappe des larmes» Hercule. Oui, je fuccombe a mes allarmes; Time II. N  2po LETTRE Oui, je verfe des pleurs. .vous in'entendez gémirj Peuple, c'eft mon premier foupir. A fon fils. Tu tardes k remplir les vceux de ma vengeance! Tu crains de m'obéir! c'eft mon fils qui balance, Qui n'eft point attendri fur mon fort inalheureux! Eh bien! connais le crime de ta mere: Vois jufqu'oii peut aller la colere des Dieux; Regaide. Ufedicouvr*. Approchez tOUS. . Au peuple. Contemplez ma mifere; Me reconnaiffcz-vous en cet état affreux? P torture! ö douleur! fuppüce infuppoitable! Ah! Dieux cruels, précipitez ma fin. Tous les monftres d'enfer me dévorent le fein, Ah! ton vautour infatiable, Malheureux Prométhée, avec moins defureur, S'acharnoit a tes flancs & déchiroitton cceur! Dieu des morts, ouvrc -moi tes gouffres les plus fombres; J'irai de mes tourments épouvanter les ombres; J'implore, 6 Jupiter, tes foudres réunis: Viens te montrer, mon pere, en tonnint fur ton fils.. Mon courage étonné cede au feu qui ine brule; Moi-même, hélas! j'ai peine a reconnaltre ■ Hercule!  SUR EUPHÉMIE. sje 11 regari: fon bras. Eft-ce-la ce bras menaeant Qui feut vaincre, étouffer un lion rugiffant; ... Qui de 1'hydre abattitles têtes renaiffantes; Qui des centaures monftrueux Dompta les forces impuifTantes; Qui d'un fanglier furieux, Délivra les bols d'Erymantbe; Qui, bravant les horreurs dugouffre ténébreux, Tira de fa nuit effrayante Cerbere , dont l'afpecr a fait palir les cieux; Qui d'un dragon terrible a tous les yeux, Difperfa les débris fur la terre fumante ? Ce bras fameux par mille exploits, Et jufqu'a ce jour indomptable, Qo. foutenoit le faible & détiönoit les rois, Lajrguit & tombe enfin fous le mal qui 1'accable. Quel revers! eft-ce toi, fils du premier des Dieux, Et de la plus tendre des meres ? Hercule eft affez inalheureux, Pour exhaler fa vie en des larmes ameres! Une époufe perfide, ó cieux! Caufe ce changement honteux. Qu'elle vienne, qu'elle paraifle, Et que fon chatiment apprenne a 1'univers Qu'Hercule, malgré fa faibleffe, Scait encor fe venger & punir les pervers. N *  2j)2 LETTRE Le Choeur. Quelle tera ta perte, ó Grece infortunée, Et qael deuil s'étendra fur huiven entier, Si d'un héros qu'aux Dieux on doit aifocier, La Parque ofe trancher Pilluftre deftinée? Hyllus. Mon pere, daignez m'écouter. . Un moment. . Hercule. Qui peut t'arrêter? Hyllus, Déjanire. Hercule. Ce nom réveille ma colere; Perfide, oferois - tu Jnftifier ta mere ? Hyllus. Peut-être fon forfait, ou plutót fon erreur. . Hercule. Son erreur! un tel nom conviendroit a fon crime! Que dis-tu, inalheureux? IJ y l lu s. Un démon deflrucleur Vous a choifi pour fa victime; Hélas! de Déjanire il a trompé les vceux; Vous tcnez de lui feul ce préfent odieux. Si ma mere en effet pouvoit être coupable, EHe auroit expié cet attentat. . .  SUR EUPHÉMIE. m Hercule. " 1 Tu dis... Explique-toi; parle. Hulus. Un fort déplorable A terminé fes jours, par les Dieux pourfuivis. Hercule. Elle ne feroit plus! une main étrangere L'aurojt dérobée a mes coups l Qui l'immole? Hyllus. Elle-même a fini fa miferc, Et porté le poignard dans fes flancs.. ah! mon pere! Si vous fcaviez . . calmez cet injufte courroux; Je vous 1'ai dit, elle eft moins criminelle ■. tl e r c u l e. Fils Indlgne, ce n'eft pas elle Qui me donne aujourd'hui Ie plus honteuxtrépas? Hyllus. Accufez-en l'amour qui 1'aveugloit; hélas! Accufez - en Iole & fa beauté fatale; Ma mere a fon afpect a craint une rivale;. Elle a cru préparer un philtre fédufteur Qui d'un volage époux captiveroit 1'ardeur, It nxeroit vos vceux par un charme facile. Hercule. Et dans ces lieux, quel enchanteur habile.. N 3  *54 LETTRE Hyllus. Le centaure Neffus. . Hek cule. Tu m'en as dit affez. C'en fft fait; pour jamais Ia clarté m'eft ravie; Vous n'avez plus de pere.. Hyllus, obéiffez : Que tous ceux que Ie fang me lie, Et ma mere furtout fi tendrement chérip, A votre voix foient raflemblés; Qu'ils foient inftruits du fort qui termine ma vie, Les oracles obfcurs me font tous dévoilés; Le fouverain des dieux, le maitre du tonnerre, Mon pere me prédit, (oui, j'ouvre enfin les yeux) Que nul habitant de la terre Ne trancheroit Ie fil de mes jours glorieux; Mais que leur fin feroit 1'ouvrage D'un habitant du fcjourténébreux. Neifus n'eft plus, & c'eft ce monftre affreux Qui d'un deftin mortel me fait fubir 1'outrage. Un autre oracle encor m'apporte un jour nouveau; Tout m'entraine, mon fils, & me plonge au tombeau. J'entrois dans Ia forêt antique Oü lés Selles font retirés, Lorfqu'un de ces chênes facrés, Que Dodone nourrit dans fon feinprophétique, M'annonca ce moment comme un tems de repos,  SUR EUPHÉMIE. 105 Comme le terme enfin de mes nobles travaux. Je crus que cette voix de mon bonheur fuivie. Me promettoit une paifible vie: Ce n'étoit que la mort, la fin de tous les maux. N'allons point repouffer ces funebres flambsaux, Madeftinée eft accomplie; Mon fils, Hercule doit mourir. 11 ne faut donc que m'obéir; La plus fainte des loix, mes droits, 1'honneur lui - même, T'impofent le devoir fuprême De céder au moindre deur D'un pere qui commande, & d'un ami qui t'aime: Dis: m'obéiras-tu ? Hyllus. Je ferai votre fils; C'eft dire qu'i vos loix vous me verrez foumis. Mais qu'ordonnerez - vous, mon pere, a ma tendrefie ? Qu'exigez-vous d'un fils ? Hercule. Qu'il n'ait point de faibleffe; Donne - moi cette main pour gage de ta foi. Hyllus. Mon pere ! ó ciel! que voulez - vous de moi ? Hercule. Donne. N 4  *-96 LETTRE Htll us, incertaitu Eh bien! Ia voila. Hercule. J»rc ici par mon pere, Par Jupiter que tout craint & révcre. Hyllus. Quoi! Hercule. »3 De remplir ma volonté. Hyllus, a part. Un fentiment fecret & m'arréte & me touche. llaut. ayec peine. Jupiter . . fois garant de ma docilité. Hercule. Prononce ton arrêt, & de ta propre houche, Que 1'imprécation, fi tu romps ton ferment, Punifiè . . tufrémis, & mon fils fe dement! Hyllus. Mon zele obéifTant fera ceifer vos doutes! C'eft au parjure a craindre un jufte chatiment. Les imprécations . . je les prononce toutes. Hercule. Le mont Oeta t'eft-il connu, Ce mont oü Jupiter par un culte affidu, Recoit des honneurs légitimes ? Hyllus. Je le connais; Ie fang d'innombrables viclimei Y rougit  SUR EUPHÉMIE. 297 Y rougit les autels, par mes mains répandu. ■■ Hercule. J'attends encor d'Hyllus un plus grand facrifice: J'attendsque par fon bras mondeftin s'accomplilTe. Tu connais Oeta, me dis -tü; C'eft-la, c'eft fur cette montagne, Sur fon fommet qu'il faut me tranfporter. Ces amis, dontici la troupe t'accompagne Dans ce pénible emploi voudront bien t'affifter; Que le chêne orgueilleux & 1'olivier fauvage, De la cime d'Oeta prompts a fe détacher, Cédant a leurs efforts, me formeut un bucher . ," Hyllus témoi^nc de la douleur, Souviens-toi que mon fils doit montrer du courage; Point de larmes, de cris , pas mêmeun feul foupir; La fcience de 1'homme eft d'apprendre a mourir. Si d'un amour foumis tu veux que je me loue, Que pour fon fang Hercule enfin t'avoue, Tu m'enleveras de ce lieu : Sur le bucher Mte-toi de m'étendret Hyllus, il deviendra 1'autel d'un demi-dieu. Le flambeau dans tes mains, viens allumer ce feu Qui doit dévorer 1'homme, & mettre Hercule en -( cendre; Ou mon ombre en courroux attachée a tes pas,,. HYLLUS, reculant fhorreur. Que votre fils. . N 5  aog LETTRE Hercule Tu ne I'es pa». Hyllus. Quoi! vous voulez qu'Hyllus commette un parricide! Hercule. Je veux qu'Hyllus foit moins timide, Qu'il foit mon foienfaiteur, qu'il preiTe mon trépas. Hyllus. Jeprendrois leilambeau!. j'allumerois la flamme!. Mon pere.. vous avez tout pouvoir fur mon arne: Mais. .\je ne puis. . Hercule. Eb bien 1 fi tu ne peux Commander a ton coeur ce tranfport courageux, Du moins fenlible a ma priere, Sur le bucher tu porteras ton pere. (i) (i) Hercule , dans l'orisinal , ne fe contenie pas d'txiger de fon fils ce fervice,- il veut ahfolumcnt qu'il époufe lole : c'eft alots que j'ai cru devoir manquer de refpecl aux anciens en retranchant ce morceau; notre ddlicatefTe , je dirai plus , le geilt général aujourd'hui en eut été offeufé. II parate en effet ridicule óc mê ne indécent qu'un pere veuille forcer Ion fils a époufer une femme qui a caufé tous les maiheurs arrivés a. fa maifon, & dont la réputation n'eft que trop fufpecW.  SUR EUPHÉMIE. 290 Hyllus, m pleurant. Ma main en frémiiTant tentera cet effort: Mais qu'une autre s'apprête i vous donner Ia mort. J'ai retrouvé mon fils a mes ordres docile. Allons, avant que de nouveaux accès Reviennent irriter une douleur tranquille, ^ Que 1'on s'empreffe 4 remplir mes fouhaits.; Approche, afonfils; acquitte ta promeffè; Tranfporte-moi fur le bucher. Aux éirangers. De fon bras incertain raffurez la faibleffe; De ces lieux il faut m'arracher; La mort eft le feul terme aux tourments que j'endure. . Hercule, en ce moment montre-toi tout entier : Etouffe dans ton creur jufqu'au moindre murmure; Mets dans ta bouche un frein d'acier; Subjugue la douleur & dompte la nature. . C'eft le dernier de tes travaux. Après une longue pauft. Allons mourir. Le Choeur. Hercule, aux marches de la tombe, Triomphe & fert encor de modele aux héros. Hyllus. Sans doute, Dieux jaloux, vous êtes fes rivaux, Et vous permettez qu'il fuccombe, N 6  30o LETTRE Qu'HercuIc mis au rang des vulgaires moreels Souffre comme eux des maux cruels, Qu'il foit vaincu du fort, & fous fes coups qu'ii tombe, Lui qui devroit partager vos autels ! L'avenir nous oppofe un voile impénétrable • II cache dans la nuit Iajultice des cieux, Mais qui n.'éleveroit fa voix contre les Dieux, Qilan .1 Hercule fubit ce dejlin déplorable ? Aux Luangsrs. Amis, • fecondez-moi. Au chceur. Vous, fortez de ces lieux, Venez; que ce fpeftacle attaché tous les yeux! Pour les humains quel grand exemple ! Que l'univers entier contemple; Qu'il regarcle Hercule fouffrir; Qu'il regarde Hercule mourir. Dans cestounnents affreux, dans cette fin terrible, Dieux, qui ne reconnait votre bras invifible? (i) (i) Si 1'on veut connai;re Ie comble de IWurdité & fcr.voir ce que c'eit que i'énorme défaut d'outrepafcr ia nature, on n'a qu'a lire l'ilercule de Rotrou, qui efi une imitation grofiiere de Ja mauvaife piece de Séneque. Déjanire, dans le pcëte latin, copié fervilenaent par le francos, eft une bavarde infupportable ; «Ie fe répand en vaines déclainations dans le moment «ïórae oii chez Sophocle elle garde un profoitd iiience,  SUR EUPHÉMIE. 3oï Si 1'on n'eut confulté que le goüt francais, ou auroit pu retrancber confidérablement de cet afte, mais alors ce n'eut plus été'1'ouvrags de Sophocle: on s'eft attaché a le donner ici dans toute fon étendue , pour montrcr jufqu'a que! point les Grecs favoient tirer parti d'un feul tableau; ils ne les entaflbient point. (i) Plus en apprenant d'Hyllus les funeftes effers de fon préfenc » Hercule. De tels exemples rapprochés inlhuW'eni mieux fur fa vérité des moeurs & fur le naturel que toutes les difcuflions. Je remarquerai feuletnent qu'il eft trés t:ngu:ier que fauteur de Vencellas, que le grand Corneilie appelloit fon pere, ait eu la mal-adrefie d'emprunterlc plan de Séneque, plutót que celui deSophocle ; Déjanire dans le premier eft une furie & Hercule, un capitan ; & dans je grec , Déjanire eft une époufe malheureufe qui excite 1'intérêt, & Hercule un héros digne a la fois de pitié & d'admirstion: la d.ffé-. rence de ces deux tragédies eft précifément celle de la nature & de 1'art. CO Je croirois qu'il faut éviter au tbéatro la confufion des tableaux. Sont-ils trop multipüés ? ils fe éétruifent 1'un 1'autre & nuifent a 1'action, loin d'y ajouter ; il y a de« objets qui gagnent plus au récit qu'a la repréfentation : c'eft a la fageOe du goüt a fixet 1'euiploi de ces acceffoires; qu'on fe fouvienne feulement que le Brun , dans fon fauieux tableau de la N 7  302 LETTRE I'attitude eft fimple, & PIUS elle a d'expreffion; Le Pouffin veut repréfenter toute la douleur qué peuvent reflentir des meres qui voient égorger leurs enfants fous leurs yeux & dans leur fein même: il ne peint qu'une femme fur le devant de fon tableau du Maflacre des Innocents. Plus inteUigkür quam pingkur. Hercule mourant a donc fuffi au poëte grec pour remplir tui afte entier; toutes les articulations, fi pon peut Ie dire , d'un homme qui fouffre & qui eft pret d'expirer , font exprimées dans' cette grande image. II faut cependant obferver que la pantomiinc, qui eft au récit ce que la mufique eft z nos opéra, devoit par fa variété raccourcir de beaucoup cet afte qui nous paraitroit trop long. Ariftote mét les tableaux au nombre des parties théatrales; ceux de Philoftete & d'Alcefte font de toute beauté. J'ai ofé prendre le pinceau après ces grands maitres: Euphémie fe Jevant de fon cercueil & fe jettant enfuite a fon priedieu pour implorer 1'êtrefuprême'; Mélanie, avec cette infortunée, embraffant les autels • ce caveau funéraire oü celle-ci defcend une Jampe Familie de Darius, a mis beaucoup de fimplicité; ce clief- d'oeuvre de Ia peirrtnre pent inftruire nos poëtes coruuie il eft ur.e lecon pour nos peintres. - '  SUR EUPHÉMIE. gojr i la main; fon évanouiflement fur les marches d'un tombeau; fa chüte dans ce fépulchre, dont la pierre fe brife & roule avec bruit; toutes ces images fimples & vraies pourront peut - être tenir lieu de ces coups de théatre amenés a forc» d-art & prefque toujours hors de la vraifemblance. J'ai fuivi la même regie de fimplicité pour mon dénouement; il me parait fortir du fond du fujet; II eft dans la vérité de la nature perfeftionnée par la religion, qu'Euphémie après bien-des agitations, decombats, fe rende enfin maitrefle de fes penchants & qu'elle s'expofe è fuccomber fous 1'excès de fa douleur, plutót que de quitter fon état; fi elle eut cédé aux follicitations de Théotime, alors plus d'intérêt, plus de rnoeurs, & 1'objet de la piéce étoit totalemenl anéanti. Quelques perfonnes pouront me reprocber cette tombe ouverte tout a coup fous les pas d'Euïhémie, & regarder cet incident comme U Dieu de la machine: mais qu'elles dafgnent apporter un peu plus d'attention , elles verront que ce n'eft point un miracle (i); c'eft le feul efFet (i) C'eft un miracle-, par c-xemple, quand Pauline & Fêlix ie convertiffent au moment qu'on s'y attent! lc moins. Que dire du dénouement admirable de Ro<  304 L E T T R E du aafard & il fcrt i augmenter Ie ténébreux qui regne dans Ie Drame ; cet événement na poim décidé Euphémie i refter attachde a fes devoirs" .il ne fait que 1'affermir dans fe deffein qu'élfe, déja concu d'immoler l'amour ala feligion; j'aj* jois pu aifément me palTer de cet acceffoire • conféquemment il n'entre pour rien dans les ïnoyens qui fondent mon dénouement; 1'accufation tomberoita faux; il eft vrai que fai ^ «richir mon tableau , Ie rendre plus fombre donner en up mot plus de viguear au coloris & je me flatte que cette invention ne m'aura pas été inutile dans Je but que je m'étois propofé. Quant a ce qui doit former un dénouement heureux j'imagine que les plus fimples font toujours fes meilleurs; on aime celui de Cinna, paree qu'il eft naturel qu'Augufte qui fe piqué de grandeur, mette fa gloire a pardonner; on ne doute point que Polyeucte ne coure.au martyre & cependant dogune? fur que! fondement eft - il ftabjiï Sur la réticence d'un homme qui meurt a propos. Si Seleucus en espirant „e fut pas refté précifénunt a ce mot Cefi tout éroit éclairci & le cinquieme arte n'ai. Ooit plus. Si Nereftan avoit employé le nom de fceur ^leMUet adreifé a Zaïre, que devenoit la cata-  SUR EUPHÉMIE. 3c? on eft touché de fa mort. A ce feul vers d'Orofmane : Je' ne fuis point jaloux . . fi je 1'étois jamais! on entrevoit qu'il feroit capable d'óter Ia vie a fa maitreife, s'il pouvoit un inftant la foupconner d'infidélité; pn n'eft donc point furpris de la trifte fin de Zaïre, quoique cette cataftrophe foit une des plus touchantes que nous connaisfions. On m'oppofcra celle d'Alzire, elle n'eft pas plus inopinée que tous les dénouements dont je viens de parler; on doit s'attendre qu'un chrétien en mourant, n'a pas la même facon de penfer que dans le cours de. fa vie; a ce moment ilchange en quelque forte de caractere; les objets fe montrent a fes yeux fous un autre point de vue. Enfin pour qu'un dénouement, felon moi, foit exact dans toutes fes parties, (i) il faot que 1'on puifle dire après avoir lu ou vu une piece: cela ne pouvoit fe terminer autrement. Ceux qui veulent que la morale foit abfolument la bafe (2) d'une piece de théatre, trou- (1) L'Oe'drpe de Sophocle oflfre fans contredit Ie chef - d'ccuvre des dénouements; c'eft bien de ce drame que 1'on peut dire: fanper ad evcntum ftfiiaat. f» Le but de la tragédie feroit-il nécefi'airement  306 LETTRE ■ reront dans Euphémie Ie fonds de plufieursgrandes vérités relatives au bonheur & aux devoirs- de tous les hommes. Ces principes fi eiïentiels pour la religion & pour Ia fociété: que Dieu doit être 1'objct principai de nos attachements; que hors lui tout eft fujet achanger, a nous tromper; que des parents ne doivent jamais contraindre les inclinations de leurs errfans & immoler les droits du fang a la prédilection, a i'orgueil, a 1'intérét, qui trop fouvent efi plus fort que Ia nature: tous ces préceptes fi néceflaires font, pour ainfi dire, 1'ame de mon ouvrage. Puifle fa leélure attendrir des meres barbarei qui s'apprêtent a faire le fupplice éternel de leurs filles, pour aflurer plus de fortune a un fils chéri ! & que les jeunes gens apprennent a quels malheurs entrainent lespaffions, lorfqu'on ne s'effbrce pas de les combattre & de les étouf- de^ nous inftruire ? & ne fuffiroit - il pas quelquefois qu'elle excitilt de grands mouvemenrs & qu'elle peignlt le ravage des paffions ? Ces moyens indirects n'en ftroient peut-être pas moins propres ii nous ptirger lies vices ; toute artion vivement repréfentée , nous conduit a nous replier fur nous - mêmes ; & lorfque nous réfléchiflbns, il n'eft paj poffible que nous ne cherclüons a devenir meilleurs.  SUB. EUPHÉMIE. 307 fer dans leur naifftnce! Quelle douceur fuivroit la 'culture des lettres, fi elles pouvojent contribuer a 1'inftruftion publique & au bien général de l'humanité! que je fouhaiterois que ces vers fuffent écrits dans tous les cosurs: Voila les fruits des rigueurs d'une mere; O vous , qui trahiflïz ce fscré carnclcre, Que n'êtes. vous témoins du chatiment cruel, • Qui punk les erreurs de l'amour maternel ! M. de Voltaire dit dans une de fes préfaces: „ Les meilleures fins de tragédies font celles quL „ laiffent dans l'ainé du fpeftateur quelque idéé „ fublime , quelque maxime vertueufe (t) & * importante ,' &c." Je voudrois bien que la faiblefle de mes talents m'eüt permis de prétendre a cet avantage : mais il n'appartient qu'au génie de confacrer fes lecons; ce n'eft pas affez de la vérité des fentiments, il faut qu'ils foient exprimés avec énergie pour être portés dans les ames & s'y graver en carafteres ineffacables. CO La plupart des pieces de théatre des anciens finiifent par des traits de morale , qui femblent être le réfultat du drame; autfi pouvoit-on appeller leurs poëtes les précepteurs de la nation & ds 1'univers entier.  308 LETTRE C'eft a vous, mon ami, i décider fi j'ai feu employer heureufement quelques faibles connaiffsnces dans un art dont je fens toutes les difficultés. Quoiqu'Ariftote penfe qu'un drame, pour réuffir, peut fe palfer du fecours de Pacleur, je ne me' cache pas que mes ouvrages ont befoin de réunir en leur faveur tous les genres a'ülufion & un des plus briljants preftiges ..qui faffent difparaltre, ou qui du moins colorent & affaibliffent les défauts; c'eft Ie jeu & 1'intelligence des comédiens. IJ faut Pavouèr: combien font-ils valoir de tragédies (i) qu; perdent tout leur mérite a rexamen du cabinetl La'repréfentation eft a une piece de théatre qui feroit même h fruit du génie, ce qu'eft ie talent de Ia parole a un homme CO A la faveur du jeu d'un habile comédien, on a vu réuffir des pieces d'un ftyle barbare & remplies de défauts les plus grofiiers; on étoit honfeux a la leélure, des applandiflèmenti qu'on avoit prodigués a la repréfentation ; on ne pouvoit croire que ce füt le même drame qu'on avoit entendu j voila ce que produit nilufion du théatre. Les mémoires du tems nous apprennent que Racine a eu un nombre de compétiteurs, dont les fuccès ignorés aujourd'hui ont femblé balancer fa gloire, & on lira éternellement Britanmcus, Athalie, &c.  SUR EUPHÉMIE. 30$ dont la phyfionomie nous auroit prévenus: s'il |i ne parloit pas, 11 plalroit beaucoup moins. Je I 'dois rechercher plus que perfonne tout ce qui I peut impofer fur mes fautes: mais voici ma rét' ponfe aux reproches qu'on me fait tous les jour» I' de n'ofer m'effayer fur la fcene. Mon extréme [ paffion pour l'art dramatique, m'a fermé les yeux fur le peu de gloire que je pourrois efpérer de recueillir comme tant d'autres écrivains. J'ai mieux aimé me borner a la fimple lefture dénuée du fpeftacle & cultiver un genre neuf & intéres| fant, que d'aller me trainer fur les pas de nos r maitres (1) au théatre francais & de multiplier des copies froides & monotones. En fuivant Ia [première route, je ferai plus utile, quoique ï moins connu; & pour un homme qui fe donne I la peine de réfléchir, il n'y a pas a balancer un inflant entre 1'utilité & cet -éclat de réputation ï qui fouvent n'eft qu'une lueur éphémcre. D'ailI leurs, il faudroit renoncer a la littérature, fi 1'on 1 n'avoit pas le courage de 1'aimer pour clle- CO Peut-on fe flatter de faire mieux que Corneille, Ifcacine, Crébillon, M. de Voltaire? Ne fentira-t-on §;jamais que cette abondance de pieces compofees dans I le móme efprit, n'eft qu'une preuve de ftérilité? tos inopcs copia facit.  $r* LETTRE même ; c'eft une maitrefle è Iaquelle on doit É facririur fon repos , fa Iibeité, fans efpérancei même de retour Je m'efforcerai donc d'avanceri: dans la carrière que je me fuis ouverte ; j'ai i encore plufieurs Drame5 a publier dans le même ! genre; les critiques m'éclaireront, (i) & les ; fuccès, fi je fuis aiTez heureux pour en obtenir,! ne ferviront qu'a m'encourager; j'aurai toujours devant les yeux ce portrait du véritable homme de lettre;,' que nous tracoit un de nos amis:] „ Les Bardcs, nous difoit-il, on: été nos pre-| „ miers légiflatcurs, & aujourd'hui la plupart del „ nos pcëtes font des efpeces de jongleurs, qui| Jt amufent Ia populace aux dépens les uns des ] „ autres. L'homme de lettres, qui mérite ce j „ titre , ne confond pas le bruit avec la réputa- (O Je parle de ces critiques dictées par le goüt & J.'bonnêteté& non de cesfatyres indécentes, de cesrailleries araeres qui prennent leur fource dans un mauvaii cceur. Qu'on apprtnne , au refte, it fe confoler de ces traits de la méchanceté humaine par dos exemples fans nombre. De mauvais poëtes firent dévorer Euripidé par des chiens: c'eft bien pis que de 1'avoir acca'.dé ' de libelies diffamatoires. Nous fommes tncore révoltés du ton de mépris avec lequel Madame de Sévigné parle dans fes lettres de Racine, de UFonuine, &c. ;  SUR EUPHÉMIE. 31I '„ tion (1) ; il fcait fupporter jufqu'a 1'obfcu-. „ rité (i) cc I'indigence; il eft prêta immoler „ la richeffe, les emplois a fon talent j il fuic O) Parle. t - on aujourd'hui d'un certain peintre nommé de Ruet ? Cependant il avait feu par fes manoeuvres & fes baifes intrigues , fe procurer un accès auprès de Louis Xlli, qui lui fit 1'honneur de le crayonuer de fa propre main: on lit au bas de cc fleOeifl ces veis: On fcait a quelle gloire Appelle ofa prétendre Par ce faraeux portrait que laiiïa d'Alexandre Son pinceau dans la Grece autrefois adoré : Quoiqu'on en ait écijt, je prifc davantage Cet illuftre crayon, oü par un rare ouvrage Des mains d'un Alexandre un Appelle eft tiré. Qu'eft - ce donc que la réputation? (2) Pbilippe de Comines, un de nos anciens hiftoritns les plus eftiinés, fut oublié par un fouverain qui cependant eft au nomhre de nos bons rois; Coraines avoit pris fes intéréts auprès de Charles VIII avec tant de chaleur , qu'il déplut a ce monarque & fouffrit beaucoup fous fon regne, & la récompenfe de cet honnéte homme fut de mourir dans une extréme pauvreté. Pope dit en par'ant du poëte Gay qui avoit de la réputation-; Gay dies unpenfïoncd with a huudred fridtids. Gay meurt fans penlion, avec une centaine d'amis.  $rt LETTRE, &c. - „ Ie monde pour courir s'enfbncer dans lefilence j „ de la folitude; il fe redit fans cefie que I'éclafcf „ littéraire n'eft rien fans l'amour de la vertu; „ que Ie plus honnête homme eft toujours celui „ qu'on doit le plus eftimer, & il n'oublie jamais „ ces paroles de Montaigne:" La vettu eft plus jaloufe des loyers d'honneur, que des récompenfes oü f il y a du gain ff profit; ce n'eft pas metveille fi la \ vertu repeit fcf defire moins v'okntiers cette forte de 1 monnoie commune, que celle qui lui eft propre & 1 particuliere. M E-  MÉ RIN VAL. DRAME» jDJKf II, O     P R Ê F A C E. Depuis les fujets vraiment tragiques puifés par les poëtes Grecs dans les infortunes & les crimes célebres des maifons de Pélops & de Tantale , 1'antiquité n'a rien a nous oppofer quL foit comparable a celui-ci: il nous préfente dans toute leur force les deux moteurs principaux du drame, Ia terreur & le pathétique. C'eft bien a cette occafion que j'ai regretté de n'avoir point, quelques étincelles de cette flamme puiffantc qui animoit nos rnaltres. Je venois de faire paraitre Ie Comte de Comminge: un homme de lettres connu voulut bien , fur lc faible fuccès qu'avoit qu cet ouvrage , prendre quelque ïntérêt a mes effais drsmatiques,; il crut qu'amateur du genre fombre, je pourrois haiarder de toucher au fujet dont il s'agit & qu'il eut la bonté de nfindijuer: il effcemprunté d'un roman intitulé le Monde moral, cc attribué a 1'abbé Pré voit. "(i) ; 'je dis attribué; (t) On a cru devoir met're fous les yeux cette hiftoire: on ia trouvera a la fin du drame: on lui a corf.-rvé le titre XÉfets h la Vengeance , qu'elle * dans le recueil des conté? de Mlle.^f/ffry. oü elle eft infdrce. A propos de cet'e hiftoire, il eil lion d'ol>ferver q'ic quelques gens de lettres ont la difcrétion O z  315 P R É F A C E. paree.qu'on a de la peine a reconnaitre dans cet ouvrage I'éioquent & profond auteur de Cleveland, du Marquis de ** &c. J'avouc cependant qu'il s'y trouve un morceau d'une beauté frappante , qui nous offre avec une énergie que peu d'écrivains poffedent, ce trouble, ce défordre des fens qui fuit les grands chagrins ou les grands crimes: jele copie exactement: „ Tout devint pour moi non - feulement en„ nuyeux & fatiguant, mais rcdoutable & terri- blë-'s une ombre me faifoit friflbnner : le 'r% moindre bruit pénétroit mes fens, me confler|| noit 1'ame. La folitude, qui n'avoit fait que m'épouvanter après la mort de ma femme, „ étoit un fupplice auquel Je ne trouvois plus la „ force de réfiiter. On veilloit autour de moi „, la nuit & le jour ; ii je demeurois feul un „ moment, je ne remarquois pas plutöt ma „ fituation , que je paliiTois, mon front fe cou- très circonfpecte de fè taire fur les iburces oü ils pui. ient , & cc lilence indecent c(i affez généralemenc répandu. Cette elpc-ce de rufe eft-elle hien louable? Ne dénote-t- elle pas de la bafielTe dans le ccc-ur & de la petiieffe dans 1'efprit? 11 y a de 1'ingratittide a ne pas nomintr les bienf; iteurs, & un écrivain, qui nous fournit un fujet» aide beaucoup notre talent & mérite allutémcut notre tribat de reconi aiHanc;.  P R E F A C E. 31? „ vroi't d'une fueurfroide; j'étendois les bras en „ frémiffant & j'appellois du fecours: dans mes „ compagnies familieres, je m'aba-ndonnois a ds ,, longues & fombres diflractions, qui ne finif., foient que par un treffaillement & dont il ne „ me reftoit rien dans la mémoire. Queiquefois ,, il m'échappoit des cris qu'il m'étoit impoffible „ de retenir; quelquefois des larmes moins ,. ameres & cuifantes, qui laiffoient leur tracé „ fur mes joues & qui ne fèrvoiént pas a me ,, foulager &c." Les perfonnes qui demandent que la morde foit 1'ame & la fin de toute action dramatique, ne fe plaindront point qu'on ait négligé cette partie effentielle du théatre: on connait peu de pieces oü elle foit plus inftruétive & plus dominante que dans celle - ci. Quelle lecon plus terrible des malheurs & des crimes qui fuivent le fol aveuglement de la jaloufie! Se défier des appa'rences les plus impofantcs, trembler de fe livrer aux motrrdres foupgons , être toujours en garde contre foi-même, pour ne pas s'abandonner aux transports efFrénés de la vengeance, craindre, en un mot, avec un amour décidé pour la vertu, de fe plonger dans des égarements criminels, & de devenir le plus malheureux & le plus coupable des hommes: voili les grandes vérités qui réfultent de ce drame. Dira-t-on encore que las O 3  Si8 P R É F A C E. amufements rle Ia fcene ne pourroient être une fource d'inftriiftion pour 1'humanité ? C'eft notre faute & non ctlle de 1'art, fi nous ne tirons pas un meilleur parti des ouvragcs dramatiques. Jl nous feroit facile d'étabiir cette pwgr.tkn prétencme des paffions, ffrecommandée par Ariüote : rnais, tous les jours, nous nous éloignons davantage de nos modeles; Ie fentiment & la raifon, ces deux traits caractériftiques, qui femblent nous diftinguer des autres êtres , s'tffacent , au lieu d'être approfondis; nous perdons totalement de vue 1'efprit du théatre , celui furtout que les Grecs nous cntlaiffé dans leurs tragédies fimples & fublimes,& qui, accommodé au goütnational, produiroit )jarmi nous des chef-d'osuvres dont j'agrément feroit peut-être encore au-defibus 4e 1'utilité. On ne fe Iafiera point de Ie répéter : nous avons acheté peut-être trop cherement ces avantages fi eftimés dont nous fommes redevablcs a la fociété. En étendant les prqgrés de 1'efprit, elle a affaibli & tué, fi on peut le dire, le génie; c'eft une des principales, raifons pour lefquelles il nous fera bien difficile d'avoir aujourd'hui un drame d'un mérite fupérieur. Nos gens de lettres trop répandus, ne fe donnent pas la peine de creufer leurs idéés; ils en reftent au premier tiait. De-la ces copies éternelles, ces expres-  F R É F A C E. St4 fions parafites', ces réminifcences fatiguantes, cette difette de penfées qui nous appartiennent; nul coup de pinceau qui nous foit propre; nous nous trainons fans ceiTe fur les pas d'autrui: ce rl'ëft jamais d'après notre cceur que nous écrivons; nous faifons, qu'on me pardonne ces flcöris de parler, du fentiment avec de 1'efprit, & quelquefois nous parvenons a faire accroire a la multitude que nous avons rendu fidélement Ia | nature: mais 1'ceil du connailTeur, de 1'homme fenfible , ne fe laiffera point abufer; il faifira le 'défaut de vérité. Notre grand malheur efi 'de vouloir faire des vers (i), au lieu de chercher a (i) II n'y a pas un de no? poëtei qui n'ait mérité ce reprache: peut-être eft-u occalionn* p« •>«« peu de connaiflance d'une MUIS ïrtiè * ■ ■ • Qu'on lire lc Philocte'e Grcc •- rV 'des lecons de cette vérité fi aUéré: a-ijoutdriMti. PMloétete ne s'amufe pas a débittf «fca v«ï, des lirsJts: ce font de profonds gémifletiiviir* itfat ««toppcnt • f» douleur. Encore une fois , renoiu»ns au.* l'oiirccs, ctudiorts la nature partout r.ii elle pent fè Wiii.V Saiut;Louis apprend que fa mere t'.l tniirte; l'homnice 'Joinville vole il lui pour le confulers lc fonvwra, 1 peine 1'a-t-il appercu, ne fal ~V>c M «Ures „ *ht „ Sénécnal! j'ai perdu ma mere." Un auteur modeme auroit mis dans la bouche du monarqste une amplifica. tioii ou des fentences pbilofophiques. O 4  329 P R E F A C TL exprimer Ie caraftere des paffïons. Que de tragédies admirées , fi on les examinoit fous cet afpect, nous ofFriroient des tiflus perpétuels de contrefens , d'invraifemblances ! & alors il n'eft plus poflible a ua être penfant de goüter Ie moindre plaifir. Soit qu'on ait defiein de s'araufer, ou foit qu'on veuille être touché & verfer des larmes, il faut nécefiairement que la raifon fe cache fous Ia plaifanterie, ou qu'elle entre dans les moyens que 1'on employé pour nous at- | tendrir. II eft vrai que cette raifon exigeroit fouvent des facriiïces qui coüteroient beaucoup a • l'amour-propre de 1'écrivain; & qu'il en eft peu auxquels on puifie donner Ia louange délicate que ï.I.ilton a recue d'un de fes compatriotes : „ The ti haft not mifs'd om thought that could he fit, „ And aü thet was improptr doft tmit. Hj' Ces réflexions, au refte , me femblent aflez inutiles : la plupart de nos Francais, pour connaitre la nature, la vérité, I'énergie des pafiions, n'iront point renoncer i l'Opéra Comique, aux Comédiens de bots, a Nicolet. Aujourd'hui on ne veut plus que s'amufer (2); toutfe traveftit en plai- CO ,, Tu as recueilli tout ce qui étoit propre, & s, tout cequi ne 1'étoit pas, tu 1'as rejetté." (2; U11 bel-efprit trés méchant, trés frivole, trés  P R É F A C E. 321 plaifanterie (i); tout joue le perfonnage de Ta- médiocre, débite dans un eerde vin tiflu de calomnies fur un de fes amis qui étoit abfent; I'honniHe compagnie fe pame de rire : on fc récrie fur la fineiTe des farcafmes. Quelqu'un de moins plaifant jette une réflcxion a travers ces biillantes faillies; il prend la ' liberté de faire obrerver qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette hiftoire fcandaleufe. „ Qu'importe," tul répond comme de concert Peftimable fociété, que „ les faits foient vrais ou faux ? il y auroit de l'inibéciliité. „ a ne les pas répandre; cela eft trés divertiiTant." yu'attendre de pareils individus , qui caiculent avec plaipr les coups d'épingle que recevra un hom ête homme outragé , qui , s'il m'efi permis de le dire, jóüiflent des bkffure? que fait le poignard de Ia caloranie! II faut que de tels êtres foient bien faibles ou bien méchants. O Athéniens ! vous n'êtes pik rfétruits. Mes amis , lifez parfofs le vieux Coilcau ; il eft vrai qu'il n'eft plus de mode, vous y trouvsrez ces vers que je vous prie de reteuir: „ Envain par fa grimace un bouffon odieux „ A table nous fait rire & divertit nos yeux ; „ Ses bons mots ont belbiu de farine &i de platre; , ,, Prenez-Ie tête a tête; ótcz-lui fon théatre; „ Ce n'eft plus qu'un coeur bas, un coquin ténébreus, ,, Son vifage elTuyé n'a rien que d'affrcux.", (i) Je me rappelle un cercain fouper, uü j'eus 1'honneur d'être invité ; rien n'y manquoit : ■délicateiTe , foinptuofité, choix des convives. On veuloit abfolu■ïent que la gaieté tót de la partie. 11 s'étoit güfie O 5  3ï2 p r e F a C e. barin; & afTiiréiHent Gille, avec fon begum, fes plattes bouffonneries & fon vifage enfariné, attirera plus de monde que le Kam dans toute Ia majefté dramatique: ce n'eft plus le fiecle des Corneille, des Boffuet,des Fénelon, des Racine, des Molière : ce dernier n'avoit point le rire grimacicr ; fon comique émancit furtout de la fituation , & non de 1'expreflïon. Qu'on nous donne des Tartuffc, des Mipmope, des Avare, & quelque penchant qu'on me fuppofc pour le drame, je m'écrierai: „ voila ['excellente comé„ die! & 1'on n'y peut trop applaudir." Mais je crains bien que Molière n'ait point de fucces- par hazard dans cette briljante fociété un homme ïenCble , qui s'avifa de vouioir déplorer le malheur de Lisbonne, qui venoit d'être prefque engloutic par le wemblement de terre de 1755; un des héros du fouper lui ferma la bouche, & crut avoir enfanté une faiilie d'efprit en lui difanti „ qu'y a-t-il de plaifant la-de„ dans ?»' Toute la compagnie appïatidrt a ce'traït aduiirable, & la créature compatiüante fut fur le point de rougir de fa fenfibilité & de s'en cxcuftr. J'ajouterai encore que fi cette pr&endue gaieté étoit naturelIe, elle ne feroit point revoltante: mais c'eft une de ces impoftures groffieres qu'e'ntraine 1'abus de Ia fociété , & ia fauffe gaieté eft le plus infipide & Ie plus dégoutant de tous les menfonges. 11 n'apparticnt qu'a Ia canJeur & a la vertu de rire: le vice & la coiruptieti grimacent.  P R É F A C E. 323 feurs, au lieu que nous ferons encore Iongtcms accablés d'une foule de médiocres tragédies & de drames groflierement ébauchés, qui nous replongeront dans 1'enfance du théatre. Ceux qui, avec raifon , regardcnt 1'unité do ' lieu (1) comme un des principes fondamentaux Ci) Ecoutons la Mothe : „ loin que fuitiié de Heit „ foit elTeiitielle , elle' prend orditiairclnent beaucoup „ fur la vraiïembïaBce. 11 n'eft pas naturel que toutes „ les parties d'une aétion fe pafietit dans un même ap„ partcment ou dans une même place. Ce n'eft qu'a „ la faveur de hafards muïti'pliés , du rendus vrai„ femblables a force de préparation , qu'on raflemble „ dans le même lieu differents peifbnnages, pour y „ iaire ou dire ii point nommi, ft'on lebclbiu de 1'in„ trigue-, des cbofes qui devoient être faites ou dites „ a'ilieurs'i Si 1'on y prend gsrde, 011 veut que les ., plus grands poëtes, malgré toutes le? reflburces de ,, l'art, violent bien des convenances pour intisfaire a cette regie prétendue. Envain aücgue-1-on , pour „ en établir la' néceffité , que les rpea.iteurs qui ne '„ changent point de place, re fcauroicm fuppofcr que „ les aéleurs en changent. Mais quoi, ces fpeélate,urs " ppnr fcavoir qu'ils font au théatre, s'en ttanf.tortent„ ils moins aifément dans Atheries ou dans Rome, oü „ aguTent les héros qu'on leur repréfenié.? croit-on „ que leur imagination. réCftat beaucoup davantage au „ changement de lieu d'ffte en aéteï L'öRérience „ répond parfaitement a la queftion: on cliange fou• O 6  324 P R É F A C E. de notre poétique théatrale, s'élemont eontre Ia licence que j'ai prife dans Ia piece que je mets » vent de fcene dans les opéra, & c'eft même une „ regie de cette lörte d'ouvrage. L'aéïion en paralt» elle moins vraie, & 1'imagination s'avife-t-elle „ d'en être bleffie ? Au contraire, Killufion , loin d'y „ perdre, n'en devient que plus fortej & cela prouve. » bien que nous prenons les plisj qu'il nous plait, & que nous nous faübns des principes de fantaifie, „ puifque nous condamnons a un théatre ce que ,, nous approuvons a un autre dans le même genre". ,, Je difpenferois donc en bien des rencontres les „ auteurs dramatiques de cette unité, qui coüte fou„ vent au fpéctatetu des parties de ï'aftion qu'il „ vondroit voir, anxquelfes ou „e peut ftippléer que par des récits toujours moins frappants que 1'aéteur „ mé-Bé'!. Enfuite la Mothé nous tracé un plan d'une tragédie en croq artes de Coriolan, a laquelle il ariapte ces principe?, il faut eonyenir aufli qu'il reconnata que les regies forment un art, & que „ leur première „ utilité, c'eft que la contrainte qu'elles impofent, „ détourne de la carrière des efprits médiocres qui ne „ crairidroient pas d'y entrer, fi elle étoit plus libre." Je ne cite ces jugements de la Mothe, que pour démontrer qu'un homme de beaucoup d'efprit a pu penfer fur Funiti de Hen différemment que la multitude des «êjcrivatns. D'ailleurs, je fera! le premier a recommander qu'on fe tienne en garde contre ces idéés fpécieufes; ll eft des regies qui ont été, en quelque forte , créées par Ia nature même, & celle-ci en eft une des plus invariables. La violation de Funiti de lieu rameneroit  F R È F A C E. 3*5 au jour. La fcene aux trois premiers artes eft dans un chateau; enfuite elle eft tranfportée au milieu d'une ville, qui,pour ainfi dire, touche i ce même chateau. favouerai que j'ai éteadu un, peu loin la forte de permiffion qu'on nous accorde depuis quelques années ; je ne voudrois point cependant en abufer, & je ferois trés ftché de donner un exemple qui put eontribuer a la décadence de notre théatre. Mais qu'il me foit permis de tacher d'adoucir la rigueur de la loi aiTujettifiante que nos maitres femblent nous avoir impofée a ce fujet & qui fouvent produit des fituations ridiculcment amenées. La première regie, fans contredit, eft la vraifemblance: or, ce qui ne fcauroit choquer le bon fens, peut être toléré, s'il n'eft approuvé. 11 y a fi peu de diftance du chateau de Mérinval a la ville, qu'il eft aifé de s'y rendre en moins d'une demi-heure; je n'ai donc pas cru qu'un fcrupule fuperftitieux düt m'arrêter. En fixant ma fcene dans le même lieu, il m'étoit abfolument impoffible de ne pas faire connaltre Mérinval fils, & ce dernier perfonnage con'nu dès le commencement de mon quatrieme afte, ne pouvoit exciter 1'intérêt qui le théatre a ce point de barbarie dont les Corneille & les Racine 1'ont tiré. Défions-nons de 1'imagination : fouvent elle nous montre de nouvelles routes & elle nous égare. O 7  225 P R É F A C E> réfulte du refus' qu'il fait a fon juge de lui ciéclarer fon nom. II y auroit bien des chofes a dire fur cette unitéde lieu; cet objet demanderoitubc difcuffion approfondie ; le grand art feroit de poiféder 1'efprit des regies fans trop s'y affervir, & de fcavoir quand il eft a propos de fecouer les 'chaines dont 1'ufage, fouvent plus que le raifonnement, nous a chargés. Mais nous avons de la peine a nous fouvenir de ce qu'Ovide fait recammander a Phaëton par fon pere : inter utrumque tene. Nous reftons fous le joug, ou bien nous courons nous égarer & nous perdre ; nous ne fcavons point nous arrêter dans ce jufte milieu qui eft le véritable fecret des arts & du goüt. C'eft en cela que 1'efprit pkilofophique nous^peut être utile: il nous infpire ce dïfcerncment judicieux, fans lequel il eft bien difficile au génie de ne pas tomber dans des écarts qui nuifent toujours au but qu'on s'eft propofé. Je ferois trop heureux, fi , en parlant de mes fautes, je pouvois donner lieu a quelques obfervations favorables aux progrès d'un art que je voudrois cultiver avec plus de fruit. C'eft ici 1'occafion de répondre aux perfonncs qui daignent affez s'intérefler a ïr.oi pour fe plaindre de mon peu d'cmpreflement b 'b'liciter les honneurs de la fcene Francaife. f.a faiblefle de mes taleijts, mon averfion infurmontable pour tout ce qui  P R É F A C E. 3*r exige la moindre foupleffe , une ame aifée a dé-eourager, paree qu'elle eft frappée d'une cruelle vérité, que fans 1'intrigue on ne fait point un pis dans aucun chemin; ma connaiffance des hommes &peut-être mon dégotit de la fociété, que je crois fondé; 1'incertitude oüje ferois de réuflir fur le théatre de la nation, enfin les délais éternels (i-) ■auxquels il faut fe foumettre pour parvenir a être ■repréfenté : voila ce qui jufqu'a préfent a pu ■m'anêter. Ce qu'on appelle réputation littéraire, vaut-il bien la peine qu'on fe ftitiguc, qu'on fe ■ O) Un homme de letres, prcfie dejouir, eft quelquei fois obligé d'attendre cinq ou fia ans pour obtecir les honneurs,de la repréfentation. Ces difficultés infurmontables ne peuvent que jetter le talent dans un décourageiuent nuiiible a 1'avaucement de 1'art draraatique & aux plaïfirs de la fociété. Si nous avions deux théAtres, ces inconvénients ne fubfifteruient plus ; on auroit encore 1'avantage de voir jouer fur ces deux thécltres le même fujet' 'traité différemment. N'a-t-on pis vu paraitre a la fois la Béréfiice de Coraeilie , & celle de Racine? Alors le public qui eft notre juge, feroit en état de ptononcer: ce qui échautïeroit 1'efprit d'émulation ft néceffaire aux progtès des arts. La plupart des poëtes Grecs fe font exercés fur la même fable, & encore aujourd'hui un opéra de Métaftafe fe reproduit, en quelque forte, fous les mains de vingt muficiens différents.  $28 P R lï F A C E. .dénature, qu'on fe plie a mille complaifances qui, a les regarder de prés, font des basfefles & des dégradations de 1'homme ? Comment écrire avec dignité, quand on paffe fa vie a defcendre au róle de protégé, qui coüte tant de travail, tant de mortifications ? quand notre confcience fe révolte contre notre plume ? Le moyen d'exprimer la nobleiTe du fentiment,Ia fierté du coeur, la fage indépendance de la vertu, dès le moment qu'on a pris Ie collier d'efcfave, & qu'on a fait une efpece de vceu tacite de n'être jamais foi ? Gens du monde, ames impuiffantes ou pulillanimes, infipides plaifants, ce n'eft point votre fufFrage que je follicite; j'écris pour ce petit uombre de lecreurs qui croient encore a Ia vérité de la nature; j'écris pour Ia claiTe ii bornée des coeurs fenfiblesr voila mes juges, mes amis; fi je parviens a mériter leur indulgencc, que puis-Je defirer davantage ? Tachons de ne pas perdre de vue cette maxime li importante qui affure Ie repos, les plaifirs du cceur, 1'heureux emploi de la faculté de penfer, la jouiflance de foi-même: qui bene tatuis, bene vixit. Un fouverain des Indes, fuivi de toute fa cour, voyageoit dans fes états; il demande a un Brachmane qu'il trouve affis fous un palmier, quels étoient fes plaifirs? „ Vous ne pouvez lts connaitre," répond le fage, „ I'égalité & la retraite. !  MÉRINVAL. DRAME»  P ERSONNAGES. MÉRINVAL pere, gentilhomme retiré du fervice. MÉRINVAL fils. EUGÉNIE, époufe de Mérinval fils. LE LIEU TENANT CRIMINEL duBailJiage' dè***. ' ^ i ï \ ' S.IX CONSEILLERS,1 LE GREFFIER, ydu même Baïiliage. UN HUISSIER, j H,ENRI, laquals de confiance de MÉ b. in va t 1 pere. • R.OSE, fuivante d'Eugénie. UN GEOLIER. plusieurs vas s aux et domestiques. La Scène eft dans les envirêns d'une ville rjf enfuite dans la ville.  DRAME. ACTE PREMIER. &s thédtre repréfente 1''appartement d'un cMteau voifin d'une ville; dans ce fallon fe trouve une table , fur laquelle font quelques livres. II fait nuit. SCÈNE PREMIÈRE/ £' mérinval pere , feul, en robe de chainbre , lts cheyeux épars, ouvrant la porte du fallon avec précipitation, s'avancant fur le thédtre, égaré de fraysvr, comme s'il étoit pourfuivi. Laisse-ihoï, laiffe-moi... Fuis, ipectre épouvantable! .. MÉRINVAL.  33* MÉRINVAL, II attaché a mes pas fa vengeance implacable! II me montre les coups \.. fon fang... ma femme! ó ciel! Ses mains tiennent encor le breuvage mortel! Eloignez-vous , ceffez . . bientót je vais vous fuivre; Epargnez les moments qui me reftent a vivre. M avance encor: fur la fcene, tombe affis & appuyé prés d'une table; puis comme reyenanl d'un fonge, après quelques moments de filence. Un fonge me caufer cet excès de frayeur! Tous mes fens font glacés d'une froide fueur! Moi, qui dans lescombats, au milieu ducarnage, Tant de fois a la mort oppofai mon courage! Un réve m'intimide, & je cede a la peur! Je fuccombe a 1'effroi!.. U appelle a haute voix. Henrü Plus ham. Henri! HliNRl, derrière le thédtre. Monfieur. MÉRINVAL. Henri, de la lumiere. a part. O nuit, jufqu'a ton ombre Qui répand dans mon ame une terreur plus fombre!. . d'un ton pénitré. Ce n'eft pas la vertu qui craint 1'obfcurité. Dieu!  DRAME. 33j SCÈNE II. MÉRINVAL pere, HENRI accourant ayec de U lumiere. Henri. Qu'avez-voüs, Monfieur? tremblant, pilei agité! . . 11 ptje la luwiere fur la talie. mérinval.. a part. Je. n'ai rien, mon ami. .. Têchons de nous cojj-j traindre. Hensii. Mais, Monfieur.. . MÉR inval, a part. Des mortels je fuis le plus a plaindre, Quand le cours de mes maux fera-t-il terminé?.. Henri, quelle heure eft - i I ? Henri. Quatre heures ont fonné. MÉRINVAL. Tu dormois? Henri. Oui, Monfieur. MÉRINVAL, d part & a'un ton pinêtri. L'innocence repofe.  ?34 M É R I N VA L, Henri. .. II fe.leve , £? metiant la mailt fur le tras df Henri, d'un ton de douleur. Jene dors plus! Henri. Et quelle efi: donc Ia caufi? De Ia métancolie oü je vous vois plongé? Vous tournez vers le ciel un regard affligé ! Un fourdchagrin vous mine & malgré vous éclatte! Le bonheur d'êtreaimé n'a plus rien qui vous flatte! Vous fuyez vos amis par vous-même invités ! Vous cherchez Ia retraite & foudain Ia quittcz! Les plaifirs de la chaffe & de 1'agriculture, Tout vous déplait, Monfieur, jufques 3 la lecturc» Le plus cber autrefois de vos amufements! Ce féjour a vos yeux perd tous fes agréments! Vingt-fix ans de fervice, un zele inviolable, Une fidélité conftante, irréprochable, Les foins que j'ai donnés a Monfieur votre fils Dès fa plus tendre cnfanceentremesmainsremis, Doivent, j'ofe le dire avec quelque affurance, M'avoir acquis des droits a votre confiance; D'oü nait ce fombre ennui... qui vous fera fatal? N'eft-il point de remede a cet étrange mal ? Nous tremblons pour vos jours. Encore hier, ma femme.. M é r i n v a l, arte vivr.c'té. Ta femme! . . De quels traits tu viens me percer 1'ame ?  DRAME.. 33S Henri, j'eus une époufe, &... je la pleure envain. Henri. Une mort imprévue a fini fon deltin, Nous la regrettons tous: elle avoit tant de charmes; Tam de vertus!.. qui peut lui refufer des larmes ? Tout par fa bienfaifance étoit heureux ici; Sa tendrefle... MÉ r'in'v a W. aVant au devant de Henri, t* avec une efpece de fureur. Cruel. .. 11 cttange de ton. LailTe-moi, mon arm'. J-'attcndrai que le jour en ces lieux reparaiffe; II calme quelquefois le chagrin qui nous preffe. Henri. Oh! vosordres, Monfieur, ne feront point fuivis» Je vole de ce pas chez Monfieur votre fils... Je réveille... Mérinval. Henri! modere un zele extreme. Epancher fes douieursdans un cceur que 1'on aime, Loin de les adoucir , c'eft les multiplier. Le fardeau qui m'accable,eftpourmoitout entier. Depuis deux jours, mon fils venu dans cet afyle, Avec fa jeune époufe y goüte un fort tranquile: N'allons point leur ravir les douceurs du repos; C'eft a moi de veiller, de foufFrir tous les maux... Henri ... ce fils fi cher ... il reflemble a fa mere! Ce font fes traits,fa voix,.. va, te dis-je,j'efpere  336" MÉRINVAL", Que ces livres pourrónt m'atta<-her un moment? J'effairai d'y pui fer quelque Toulagement; Ils fufpendrontdu moins mes cruelles allarmes; Héias! plus d'une fois ils ont recu mes larmes. S C £ N E III. mérinval ' feul prend un livre , (f après s'étn ejforcè de Ure quelques injlans, il le remet fur la laile. ^Non, rien nerend le calme & mes fens agités; Des fantómes toujours errent a mes cótés; Du malheureux Evard l'ombie pale & fanglante, A mes yeux effrayés toujours fe repréfente; Je vois... fe vois ma femme a fes derniers moments Demandant a mourir dans mes embraflements. Qu'ai-je fait? ..enflammé d'un courroux légitime, J'ai vengé mon honneur ... la vengeance eft un crime: Je 1'éprouve a mon trouble, a mes tourments fecrets 1 Quels feroient doncles maux attachés aux forfaits ? O Dieu, dont la colere en cet inftant m'accable, Dieu! le remords fuffitpour punirle coupable!.. 11 appercnt fon fils c? fi levant ayec yiyacilé.. Men fils! SCÈNE  DRAME. 337 SCÈNE IV. MÉRINVAL pere, MÉRINVAL fils , dans m habit de matin annoncant le dijordre £ƒ l'agitatim. mérinval fils. C^u' a i - je entendu, mon pere ?.. 1 mérinval pere. Quoi! Henri .: mérinval fils. Ne devoit rien cacher a mon coeur attendri: J'apprends ... vous reiTentez une peine fecrete! Ah ! ne ménagez point ma tendreffe inquiete, Auriez - vous des chagrins qu'on ne peut foulager, Mon pere ? je pourrai du moini les partager. J'accourois dans vos bras, après dix ans d'abfence..? mérinval pere. D'un fervitenr zélé j'excufe 1'imprudence. Je n'ai point de chagrins, mon rils... il eft dei coups. .. N'en fois jamais frappé... Mérinval, gardez-vous. D'écouter les tranfports d'une fureur jaloufe.. . Retournez, retournez auprès de votre époufe; Jouiffez d'un bonheur, hélas! que j'ai perdu. Mon fils, le doux repos eft fait pour la vertu... Allez, retirez- vous. Tme II. P  338 MÉRINVAL, MÉRINVAL fils. D'un filence cruel votre douleur s'inïte! Vos foupirs étouffés brülent de s'exhaler ! Dans vos yeux , je furprends des pleurs prêts & , couler!.. Ah! dans le fein d'un fils, Iaifiez-les fe répandre; II n'eft point, croyez-inoi, de cceur qui foit plus tendre; L'amour... vous me verrez embraiTer vos genoux. 11 fe jette aux pieds de fon pere. ' Au nom de cet amour, parlez, expliquez - vdüs. J MÉRINVAL p ere, ayec des larmes & embrajjant fon fils. Leve-toi, mon cher fils... ainfi j'ai vu ta mere... Que veux - tu ? MÉRINVAL fils. S'il fe peut, vous confoler, mon pere, Ou pleurer avec vous ... Vous ne m'écoutez pas! Votre trouble s'augmente ... oü portez-vous vos> pas? Le pere vent fortir , le fils s'oppofe h fon pajfage. Vous céderez, mon pere, a mes cris, a mes larmes; Vous daignerez m'ouvrir un coeur chargé d'al1 larmes... Je n'en puis plus douter. MÉRINVAL pere. Tu ne fcaurois guérir Le chagrin... dont biencót tu vas me voir mourir.  DRAM E. 339 Mérinval'^*. Seriez-vous offenfé d'un noeud que latendrefle, Que rnêrae votre aveu follicitoit fans ceffe ? Au moment oü 1'hymen formoit nos doux liens, II eft vrai qu'Eugénie a perdu tous fes biens, Diffipés fans retour par un revers funefte : Mais tous les agréments, mais la vertu lui refte, Et c'eft-la le tréfor qui fixe tous mes vceux... N'auriez-vous pas mon cceur ? MÉRINVAL pere. J'applaudis a tes feux.' Malheur a ces parents dont le pouvoir barbare Veut affervir l'amour a la fortune avare, Et qui de leurs enfants fombres perfécuteurs, Leur font un jougde fer des nceuds les plus flatteursl Le trouble fuit toujours ces chalnes qu'on détefte. MÉRINVAL fils. Et d'oü peut naltre enfin ce chagrin fi funefte ? Un trifte événement qu'on a pu me cacher, Mon pere, de vos mains viendroit-il arracher Ce bien, prix glorieux du fang de nos ancêtres;Qu'ont encore groffi les faveurs de nos maitres ? Ma fortune eft a vous, trop heureux... MÉRINVAL pere. Non, mon fils, Ce n'eft point 1'intérêt qui caufe mes ennuis; L'indigence n'eft pas le coup le plus terrible: 11 eft des maux plus grands pour une amefenfib'e... P 2  340 MÉRINVAL, Va retrouver ta femme, & ... laUTe-moi mourir... C'aft en vain... MÉRINVAL fils. Je fcaurai... Je veux vous fecourir. MÉRINVAL pere. Tu prétends pénétrer un horrible myftere ? // court a fon fils , £? le ferrant dans fes bras avec un frémijfement, Ah! malheureux enfant,v digne d'un autre pere, Que me demandes-tu?.. Connais donc mon deitin : D'un mot, je vais porter la terreur dans ton fein: Dans ce vieillard mourant, objet de ta tendrefle, Qui n'a d'ami que toi, qui dans fes bras te prelfe, Frémis, tu vas ouir Ie comble de 1'horreur, Tu vois... un meurtrier... MÉRINVAL fils. Ciel! MÉrimval pere. Un empoifonneur. MÉRINVAL fils. Q ciel ! mérinval pere. ' C'eft encor peu, Mérinval, de ces crimes: Quand tu fe-ras inftruit du nom de mes viétimes, Tüfrémiras bien plus. Sans doute, un Dieu vengeur Veut aux regards d'un fils développer mon cceur, Des effets furprenants d'un courroux implacable, Lui montrer dans fon pere un excmple cffroyabie i  DRAM E. 34ï Nous ferions malgré nous entrainés aux forfaits! O SagefTe éternelle! adorons tes décrets. Mon malheur réunit tous les malheurs enfemble, Tous les coups. Affieds-toi, mon fils; écoute & tremble. Au fortir de 1'enfance, un inftinct belliqueux M'emporta fur les pas qu'ont tracés nos ayeux. Pour modele & pour chef je choiüs ce grand homme, Ce célebre Condé que la France renomme; Mes mains eurent 1'honneur de porter fes drapeaux: L'amour vint m'enlever a ces nobles travaux ; Alors mes vceux en lui trouvoient lebien fuprême! Les parents de Sophie, & Sophie clle-méme, Obtinrent d'un amant, pénétré de fes feux, Qu'il ne fut plus foldat pour être époux heureux. D'un hymen défiré les flambeaux s'allumerent; Sous quel aufpice, ó Dieu! ces liens feformerent! Ce chateau m'attendoit; il nous recut tous deux Pour y goüter en paix un amour vertueux, Augmenté par Ie tems, nourri par la conftance. Ces beaux jours font enfin marqués partanaiffance: Je fuis pere; mon coeur s'ouvre aux plus doux plaifirs: II fembloit que Ie ciel eut comblé mes defirs; Malheureux! je croyois a de fauffcs careffes! Qu'il me devoit, hélas! vendre cher fes largefles! Séligni, que Ie fang a ma femme allioit, P 3  342 MÉRINVAL, D'une douce retraite avec moi jouiflbit; II entroitdans cet age oü Ia fougueufeivrefïe, Surprend nos fens trompés & corrompt leur faibieife : Une de ces beautés, 1'opprobre de l'amour, Enflamme Séligni, 1'arrache a ce féjour, L'entraine fur fes pas dans la ville prochaine : lis alloient s'époufer: je m'oppofe a leur cbalne; Contre un coeur tropépris j'armetous fes parents; On écarté 1'objet de ces vceux imprudents; Le fort nous favorife: il termine fa vie. L'ardeur de Séligni n'en eft point refroidie ; Sahaine contre moi s'empreffe d'éclater: Peut-être aurois-je dü, moins prompt a I'irriter, Tour vaincre fon penchant, employer plus d'adrefTe. L'indulgence a fouvent ramené la jeunelTe. De fon parent, ma femme affaibliflant Terreur Du foin de Ia combattre accufoit la chaleur; Des nuages légers entre nous s'éleverent; La raifon & 1'amour bientót les diffipergnt; J'en devins plus heureux, ainfi que plus épris. mérimval fiU. Vous pleurez ! Mérinval pere. Ah! je dois verfer des pleurs, mon fils! De mes maux, c'eft ici que la carrière s'ouvre; Toute mon infortune a mes yeux fe découvre;  D R A M E. 343 Eh, nuel enchalnement de revers pleins d'horreurs! Dans le feindel'amour, comblé de fes douceurs, Un autre fentiment prsffoit encor mon ame: Téorouvois le befoin d'une nouvelle flamme, T'implorois 1'amitié, chere & funefte erreur, Odnonmoinsquel'amour.afaittoutmonmalheur. Le retour de la paix dans ces cantons amene, Un officier connu, que diftinguoit Turenne; Par fon propre mérite, il s'étoit élevé; On le nommoit Evard : un efprit cultivé, Des dehors prévenants, une heureufe figure, Paraiffcient annoncer une ame honnête & pure... 11 devient mon ami; fon commerce attachant Pour mon fenfible cceur, tous les jours, plus touchant, D'un pere abfent de toi foulageoit la trifteffe. Ta familie, a Paris appellant tajeuneffe Te formoit k ces arts que 1'on négligé ailleuri. Ne goütant de l'amour que fes plaifirs flaneurs, J'ignorois ces tourments né> de la jaloufie,. Du cceur humain, hélas! la plus fombre furie!.. Ses ferpents enflammés paffent tous dans mon fefri. Un billet, dont mes yeux méconnaiffent le feing, M'apprend que cet ami, ce monftre que j'embrafTe, Apporta dans ces murs tout 1'enfei fur fa tracé, Qu'il trahit 1'amitié, la nature, le ciel, Qu'il refpire les feux d'un amour criminel, Qu'il eft mon affaffin ... 411 infame adultere. P 4  34* MÉRINVAL, mérinval fils. Votre ami le plus cher! mérinval pere. , Ce n'eft pas tout: ta mere... Quel aveu ! quels forfaits! ta mere 1 ecoutoit, Ta mere étoit coupable & me déshonoroit. mérinval fils. Ma mere, ó Dieu! ma mere! mérinval pere. Elie combloit 1'outrage: Dans fon perfide fein, elle portoit un gage De cet indigne amour fi fata! a tous trois. mérinval fils. Abimonpere, arrêtez... Tous les coups a Ia fois!.. Mérinval pere. La foudre va les fuivre. Une feconde lettre Qu'une main étrangere en mes mains faitremettre, Me confirme mon fort par cent détails affreux Qui me percent toujours de traits plus douloureux. Mon fils, quels noirs excès ma bouche te raconte! II ne m'eft plus permis de douter de ma hpnte; la vengeance me refte, & je cours 1'embrafler; Je vole au fcélérat qui feut trop m'ofFcnfer; II cherche la raifon du courroux que j'annonce: Le fer étincelant eft ma feule réponfe; Je le force a parer les coups d'un bras vengeur: II me femble a regret repoufler ma fureur; II tombe, il ofe encor d'une voix défaillante, m'appeller.  DRAME. 345 M'appeller fon ami; lui! ma rage s'augmente; Malgré moi cependant je détourne les yeux, Et je porte la mort dans fon flanc odieux. MÉRINVAL fils. Quel horrible poifon verfé fur votre vie! Je fens tous vos revers; mon ame en eft remplie. Seroit - il des humains créés pour le malheur? MÉRINVAL pere. Nous étions fans témoins: mais j'emportots mon cceur, Mon crjsur,qui contre moi i'efoulevoitfans cefle, Qui de meurtre accufoit ma fureur vengereffe, Qui me peignoit Evard fous les traits d'un ami, Egorgé de mes mains ... ah! je 1'ai trop chéii ! Tout couvert de fon fang, accouru vers ta mere. Je lui crie : il eft mort 1'ingratqui t'a feu plaire. — Que dites-vous? — Evard, le traitre eft au tombeau, Et c'eft moi qui 1'y plonge & qui fuis fon bourreau r Voila, femme perfide, oü m'a conduit ton crime! Tremble & fois en ce jour ma feconde victime. Je frappois: 1'infidelle embraffant mes genoux, Découvrant mille attraits a mes regards jaloux , Tremblante, échevelée, expirant dansles larmes, L'emporte, & de ma main, je fen's tomber mes armes; Ellefoutient qu'Evard, qu'Evard eft innocent. .1 Elle fe juftifie. Ah! qu'il étoit puiffanttg' /'  346 MÉRINVAL, L'empire que 1'ingrate avoit pris fur mon ame! Que j'avois peine a vaincre une fi vive flamme, A croire que Sophie avoit pu me trahir! J'allois plus que jamais fous fon joug m'aiTervir, L'adorer. De ce coeur oü rentroit la parjure, Un troifieme billet vient r'ouvrir la bleflure, Infulte a ma faiblefle, apporte un nouveau jour A des yeux qui vouloient ne voir que mon amour. II faut donc m'y réfoudre &latrouvercoupable! ~ Son fort eft décidé. Ma main impitoyable Malgré des fentiments dont je dompte 1'cffort, S'emprefle a préparer le breuvage de mort, Après un long fileaee» Je le porte k ta mere. mé r i nv a l fils, ■ O ciel! mérinval pere. Recois, perfide-, Le prix que te devoit ma vengeance timide; Ton juge te punit & tu n'as plus d'époux; Prends & meurs. Ellecroitdéfarmer mon courroux:: — Je n'entends plus tes cris; je ne vois plus tes larmes; Ces yeux trop defïïllés font fermés fur tes charmes;. Tu mourras. 'Auffitót d'un front calme & ferein,, C'eft un préfent, dit-elle, offert par votre main; Je 1'accepte avec joie: il finira mes peines. Donnez, Après un repos.  DRAME. 34? L'affreux poifon a coulé dans fes veines. Ma viécime expirante, alors fe ranimant, Accufe ainfi I'excès de mon reffentiment: - Et c'eft vous qui caufez le trépas de Sophie! Vous qu'elle a tant aimé!.. La noire jaloufie Vous empêche aujourd'hui d'écouter la pitié; Vous avez immolé l'amour & 1'amitié. Evard ne brüla point d'une ardeur criminelle. Et vous eütes toujours une époufe fidelle. Trop'tard vous gémirez fur mon fatal deftin. Mais que vous avait fait ce gage qu'en mon fein... _ Je m'écrie a ce mot: ce qu'il m'a fait, cruelle!.. — Mérinval, il étoit votre enfant, pourfuit-elle. - Mon enfant! — Oui, c'eft vous, c'eft fon pere inhumain, C'eft vous qui devenez fon horrible affaffin. Mon enfantl Cette image en mon amejettée, Des troubles de la mort une femme agitée, Que fcais-je ? la pitié qu'on ne peut étouffer, • Tous ces traits de mes fens reviennentuiompher. Je volois au fecours d'une époufe mourante. — Ces inutiles foins tromperoient votre attente; C'en eft fait, & la vie a pour moi difparu, Tout eft flni. Le ciel connait feul la vertu. Un fils nous refte encore , adoré de fa mere... Que celui-la du moins trouve dans vous fon pere!. MÉRINVAL fils, en pleurant. O ma mere ! P 6  348 * MÉRINVAL, MÉRINVAL pere. Elle dit, & me tendant les bra*T.. Je m'y jette... Je veux 1'arracher au trépas, Sous mes larmes r'ouvrir fa paupiere égarée • Moa coeur prefTe fon coeur... Après un long fiience. Elle étoit expirée». Mérinval fils. Quel deftin! je fuccombe a mon accablement. Mérinval pere. Mon fort t'eft dévoiié; jugedemon tourment: J'ai fatisfait 1'honneur; j'ai vengé mon injure; Et fans ceffe en mon ame un fombre accent murmure! Le remords me confume! Un ténébreux effroi,, Et la nuit & le jour s'éleve autour de moi! De ma femme, d'Evard les ombres menacantes Me.pourfuiventpartóut, partoutmefontpréfente3, Jufques a cet enfant qui vient m'épouvanter!.. Ils étoient criminels,, je n'en fcaurois douter... .Etjene goüte point la paix de 1'innocence! Le ciel fe feroit-il réfervé la vengeance ? Sans ufurper fes droits, n'oferions-nous punir ? Notre partage, hélas! n'eft -il que de fouffrir ?■ fe leve. Après un tel aveu qu'un pere a fait entendre,. Vousconcevez, mon fils, leparti qu'il doitprendre. Si la religion n'eüt arrêté mon,bras, J'aurois depuis longtems avancé mon trépas,  DRAME. 349 Vivre eft un chatiment que fon ordre m'impofe; Du, refte de mes jours qu'elle feule difpofe: Je cours m'enfevelir dans ces afyles faints, Ouverts par fa clémence aux malheureux humainr; J'y donnerai des pleurs a ces triftes victimes. J'aurois dü pardonner: j'ai partagé leurs crimes; Oui, coupable comme. eux. . . S'ils étoient innocents! SCÈNE V. MÉRINVAL pere, MÉRINVAL fils, UN DES DOMESTIQUES d e Mérinval pere. LE DOMESTIQUE a Mérinval pere. Cette lettre, Monfieur. .. mérinval fils. fur Is devant du thédtre, 4? dans i'accablement. Quel trouble en tous mes fenil mérinval pere , au domeflique-^ De qui ? Le Domestique, D'un inconnu. mérinval pere. Donne. Point de réponfe?' Le Domestique. Non, Monfieur. F r  §50 , MÉRINVAL, mérinval pere. Cet écrit... Voyons ce qu'il m'armonce. .2 Ehl n'ai-j'e pas atteint au comble des malheurs? Qu'aurois-je a craindre encor? /in domtfiique. Laifle-nous. Le domtfiique Cort, SCÈNE VI. MÉRINVAL pere, MÉRINVAL fils. mérinval pere, après avoir lu la lettre & l'avoir mife dans fa poche , tdche un moment de fe contraindre, & tombe tout a coup dans te fauteuil qui efl pres de la iaile , en s'écriant : Je me meurs. mérinval fils, courant a fon pere. Quel mal foudain vous preffe?. Ecoutez-moi, mon pere. Daignez... Ii toucheroit i fon heure derniere!, tt va au fond du thédtre , & a haute voix : Hola,quelqu'un! Henri! venez tous... du fecoursi  SCÈNE VII. MÉRINVAL pere, MÉRINVAL fils, HENR3 & plufieurs autres Domestiquss accourant. MÉRINVAL fils. i Henri, & enfuite aux autres domefliques. JVIon pere eft expirant.. Prenons foin de fel jours ; Dans fon appartement qu'on m'aide a le conduire. On emmene Mérinval pere. qui efi toujours jaus mouvement; il a la téte penchée dans le fein de fon fils. O ciel! a tant de coups mon coeur peut - il fuffire S Fin du premier Aïïe. DRAM E. 35f  55* MÉRINVAL SCÈNE PREMIÈRE. MÉRINVAL pere, MÉRlWALfils, EUGÉNIE ^ HENRI, deuk autres domestiques. mérinval pere , toujours en robe de chambre , « dans les mains une épie dont il yeut fe percer: il eft eniouré des aBeurs qu'on vienl de stommer; fon fils furtout tente de lui arracher cette épée. Engénie après s'élre unie aux ejforts de fon mari,poufe un cri au moment oa elle voit fon beau-pere prét h s'uter la VU; elle tombe évanouie dans les bras de Rofe tandis que Mérinval fils s'obfline a vouloir s'oppofe'r a la fureur de fon pere. M é ri n va hfils h fon pere & s'eforfant deluiótcr réfée. Vous n'accomplirez pas cet horrible deflein,. Mon pere... non... Henri fe joignant au fils. Monfieur... mérinval fils a fon pere. Percez plutót mon rein.  DRAME. 353 Attenter i vos jours! quelle aveugle furie?.. Daignez envifager ma femme évanouie. • • Ah! vous nous frappez tous... D lui arrache l'épie qu'il jette loin Ae lui, & Henri ramajfe & donne a un autre iomeflique. k Henri. De fes mains écarté, Que ce fer pour jamais, Henri, lui foit óté; AiTeyons-le. Aidé de Henri & des autres domeftiques , U affied Mérinval pere, li qui il échappe des mauvertents convulftfs , qui enfuite leve les yeux au ciel, gimit & ' tombe dans uit profond accablement dt ioaleur ; fon fils Fembrajfe. Mon pere... Il ne veut point m'entendre! Hélas! c'eft votre fils, votre ami le plus tendre... a Henri, qui eft prés de Mérinval pere. Qbferve bien.. . 11 va a fa femme. Reprends tes efprits égarés, Xalme-toi: tes regards vont être raffurés. Eugênie revient de Pon évanouiffemtnt, regsrde Mlrinvalpere £f refte toujours dans les bras de Rofe. Kous fcaurons adoucir ce défefpoir farouche... 11 retourne a jon pere. Ne vous fuis-je plus cher? Son pere lui ferre tendremer.t la main. Eh bien! fije vous touche, Si la nature encor vous parle en ma faveur, Ma voix dëfarmera cette fombre fureur; J'en apprendrai du moins la caufe inconcevable; Jettez fur nous les yeux: votre état nous accablé.  354 MÉRINVAL, Mérinval pere leve la tête; après avoir pottfé un long gémifement , il fait figne de la main a Henri ö1 aux autres domeftiques de fe retirer. Cédez a fes defirs. Aux domeftiques. Allez, éJoignez-vous.Mérinval pere fait de nouveaux panes de la main . pour qu'Eugénie &' Rofe fe retirenl aufii. A Eugénie. Suis leurs pas. A l'inftant tu revois ton époux. SCÈNE II. MÉRINVAL pere, MÉRINVAL fils. Mérinval pere, toujours dans le même accablement, a la tête appuyée fur fa main, mérinval fils, _ "Vous êtes obéi: nous fommes feuls;peut-être, Mon pere m'inftruira d'oü ce tranfportpeut nakre ? Faut-il en accufer ce malheur eiFrayant Dont le tems vous rendra le fardeau moins pefant?.. ChaiTez de votre efprit ces terreurs formidables... m é Ri n val pere fe levant avec emportemeut, poufant un cri lugubre & tendant fes mains vers le ciel. Ils n'étoient point coupables. // rstonde dans le fauteuil, accablé de fa fituation.  DRAME. 355 MÉRINVAL fils. Qu'ai-je entendu! ma mere!.. ó douleur! 6 regrets! MÉRINVAL pere, tiraut prècipitammenl une lettre de fit pêche & la donnant a fon fils. Tiens:lis,lis; dans mon fein enfonce tous les traits. MÉRINVAL fils prend la lettre; pendant ce tems, fin pere efi agité de divers tranfports de douleur^ St de défefpoir; il fe couvre le vifage de fes mains. Mérinval fils lit a haute voix. Je puis enfin jouir d'une jufte vengeance! Je commencerai par t'oiTrir L'image des tourmcnts dont tu me fais mourir; lis ont pafl"é ton efpérance, Pour moi dans l'univers il n'eft plus de plaifir, Qu'un feul, qu'un feul que je goüte d'avance! Plus que moi tu pourras fouffrir. Rappelle tes exces: armé contre Ia flammc, Qu'un amour violent allumoit dans mon ame, Ton caprice a fes loix prétendit m'affervir. L'objet que j'adorois, vi&ime de ta rage, Eprouva par tes coups le fort le plus affreux; D'un hymen attendu nous préparions les nceuds; Ta fureur les rompit; elle ofa davantage: Loin de moi, mon amantsenlcvée a mes véeur, Vit fiétrir fes beaux jours'dans un dur efclavage; Le chagrin dans Ia tombe eft venu la plonger; Elle eftmorte, en un mot, cette femme chériel Je 1'aime encore avec idolatrie!  356 MÉRINVAL, Et j'ai récu pour ia venger. Mon ame ici fe répand toute entiere. Telt furenttés bienfaits: en voici lefalaire: Habiie a me jouer de ta créduüté, (Que l'amour qui fe venge.eft un puilTant génie!) J'ai feu, dans ton fein agité, Jetter tous les ferpents, toute 1'atrócité D'une ftupide & noire jaloufie. J'ai fafciné tes yeux, dénaturé ton cceur, Perverti ta raifon. En efclave docile, Tu fervois a mon grémon avide funeur; Sur tous tes mouvements j'avois un ceil tranquile; Chaque jour, j'ajoutois a ton aveugle erreur. Oui, c'eft moi qui fans ceffc irritant ta colere, Par le fecours heureux d'une main étrangere ' T'écrivois, nourriffois, échauffois tes tranfports, Subjuguois ton amour, étouffbis tes remords., C'eft moi qui dirigeant un de tes domeftiques, Par 1'intérêt, a mes projets foumis, Ai de fes faux rapports appuyé mes écrits, Et t'ai fait embraffer mille objets fantaftiques; Je comptois tous tes pas dans le piege affermi's; Jufqu'au bout ma vengeance a dévoré fa proie. Vois donc tous tes forfaits, & fens toute ma joie: Evard étoit 1'exemple des amis; Ta femme, celui des époufes; Cet enfant, il étoit le tien; Tous les trois, je fcais tout, on ne m'a caché rien,  DRAME. 3J*' Ont fuccombé fous tes fureurs jaloufes... Mérinval fili jette la lettre fur la table & enurt avec précipttation vers le fond du thédtre. Mérinval pere. Oü vss-tu, Mérinval? mérinval fit. De cent coups réunis Percer le monftre affreux... mérinval pere. Il n'eft plus tems, mon "fils J L'impunité... reprends cette lettre fatale. MÉS inval fils, revient fur fes pas, repreni la lettre 6? continue de lire; Et c'eft oü t'attendoit un amant outragé! En vains éclats ton défefpoir s'exhale. Nemeurspas,ne meurs pas;j'en feraiplus vengé: Souffre après ces revers tout le malheur de vivre. C'eft a ton propre cceur que Séligni te livre..,j Ne vas point concevoir le projet infenfé De vouloir m'égaler dans I'art de la vengeance; Mon fort, quand jufqu'a toi ma lettre aura paiTé, Ne fera plus en ta puiffance;"' Sous un ciel étranger, j'aurai fixé mes pas. PuiiTe ma haine encor furvivre a mon trépas! D'un afyle ignoré, j'infulte a ta fouffrance." Et ma main ne fauroit lui déchirer le flanc, S'enfoncer a plaifir dans fon cceur toutfanglantl  353 MgÉ R I N V A L, J'irai... Je furprendrai fa tracé-fugitive... Ma mere... MÉRINVAL pere. Eh bien, mon fils, tu voudras que je vive ? 11 Je leve avec fureur & court èt fon fils ayec le même emportement. Mérinval, de ton bras.j'attends lespremiers coups, Du ciel qui m'a profcrit, aflbuvis le courroux; 11 lui découvre fon eftomac. Terce un cceur fatigué du poids de I'infortune. Tout, tout m'eft odieux,me bIeffe,m'impoitune; Toi-même... Hate-toi d'anéantir ce cceur, Eternel aliment d'un éternel malheur; Et montre-toi mon fils, en m'arrachant la vie. M É R 11\ VAL fils, emlraffant fon pere. Que la mienne plutÖt cent fois me foit ravie! Eh ! mon pere, quittez, quittez ce noir deflein; Vous nousplongez a tous un poignard dans le fein. Pendant ce tems, Mérinval pere va fe rejetter dans li fauteuil & laijfe échapper divers mouvements d'a. gitction ; il pleure , il a la tête penchée fur fon fein. Au nom de Ia tendrefle, au nom de Ia nature, Qui par ma bouche,héIas!vous prefie,vous conjure, Mon pere, accordez-inoi... daignez-vous rendre aux pleurs 11 fe jette a fes pieds. Dontj'arrofe vos pieds en ce moment d'borreurs; Si vous reftez toujours a ces pleurs infenfible,  DRAME. S5S> Si vous gardez toujours un efprit inflexible, Que Ie fang prés de vous réclame envain fes droits, De la religion braverez-vous les loix? C'eft elle... MÉRINVAL pere. Mérinval, ils n'étoient point coupable»! MÉRINVAL fils. Ecartez, écartez des tableaux effroyables. Sans être criminel, Terreur vous a perdu; Mais domptez votre fort a force de vertu. Fromettez donc au ciel dont aujourd'hui voijsmême ' Reconnaiffiez 1'empire & la bonté fuprême, Promettez de porter le fardeau de vos jours, Et fenfible a nos foins, d'en refpeéter le cours. Triomphez des afiauts qu'un noir cbagrin vous livre. MÉRINVAL pere relevant fon fils, fe levant lui ■ même. ê s'avancant avec MérinvaTuu - deyant du thédtre,, Tu feras fatisfait: oui, je promets de vivre, Ou plutót de trainer une éternelle mort. Mon ame pour jamais eft ouverte au remord!.. Mais a ces pleurs, mon fils.fi tu veux que je cede, Pour foulager mes maux, il n'eft qu'un feul remedc ; Tu me Tas rappellé; tantót je te parlois ( De cet afyle faint oü déja je volois; Eh! que n'ai - je fuivi cette heureufe penfée!  3<5o ME'riNVAL, Cet écrit, le tourmentde mon ame opprefTée, Aux mains d'un malheureux ne feroit point tombé; A fes derniers revers il fe fut dérobé. Cet afyle m'attend; ne vas point me combattre; La, du moins, je vaincrai le fort opiniatre; Jb défierai la vie & fes ennuis cruels; Le malheur pourfuit-il jufqu'au pied des autelsf Mérinval fils. Vous féparer de nous! Mérinval pere. Tu veux que ma conftanc* Supporte le fardeau d'une horrible exiftence. Le deffein en eft pris. Tu rempliras mes vceux. Je parts, dès ce moment. Qu'on 1'ignore en ce* lieux ; Que ta femme furtout n'en foit point informée; J'aurois a redouter fa tendreffb allarmée. Arrivé par degrés a tant d'advea-fité; Dans 1'abime profond oit le fort m'a jetté, Il n'eft qu'un Dieu, mon fils, dont Ie bras me foutienne, Et jevolea ce Dieu. Cours préparer... llPemirafe, J'ai peine A te laiffer fortir de ce fein paternel. Je ne fcais... Mérinval... mon fils... Va. M ér INVAL fils , fait'quelques pas & reyhnt. Le cruel! II échappera donc a ma main vengcreffe 1 Le  DRAME. 351 Le monftrejouira de fa fcélératefle!,. Quoi! 1'on ne fcaura point... MÉRINVAL pere. Vains efforts! 1'inconn» Qui donna cette lettre, a foudain difparu. Séligni.. laiffe ï Dieu le foin de fon fupplice: II nepeut fe fauver, mon fils, de fajufticc; Le bras qui le menace & qui s'appéfantit, Atteint partout le crime & partout le punit; Eh! n'a-t-il pas fon coeur qui me venge, fans doute? Dérobe-moi les pleurs que mon départ te coüte. J'emporte, en te quittant, 1'efpoir confolateur Que mes revers pourront affermir ton bonheur: Mérinval, je te laiffe une image terrible Des excès oü s'égare une ame trop fenfible. Va, te dis - je, & reviens promptement... SCÈNE III. MÉRINVAL pere, feul, regardant fon filsjufqu'au moment qu'il Fait perdu de vue, D2 f„ bras A regret détaché... quels font mes vosux , hélas? Anéanti, brifé fous cent coups de tonnerre, Je voudrois m'enfoncer au centre de la terre, M'y cacher a moi-même; & je ne puis quitter Tome II. Q  36i MÉRINVAL, Ces lieux que j'ai fouillés, que je dois détefter. Mon fils, après dix ans d'une abfence cruelle, M'eft rendu: ma tendrefie en ces murs le rappelle; Et ce jour, ce moment... a peine je le vois! J'embraiTerai mon fils pour la derniere fois!.. Malheureux! efl-ce a toi de fentir la nature? EUe t'accufoit trop! fon lugubrc murmure T'avertiffoit alfez de tous tes attentats; jNon, la voix du remords ne fe repouffe pas. Mon ami... mon époufe... ah! ma chere Sophie, Je pofTédois ton cceur & j'ai tranché ta vie! Cet enfant, cet enfant, c'étoit Ie mien! ö cieux!.. Après un repos. Je ne fcaurois trop tót m'exiler de ces lieux. Partons... allons mourir. Dans ma douleur profonde, . Dois-je tourner encor mes regards vers Ie monde? C'eft un fonge qui fuit de mes fens éperdus! Les nceuds qui m'attachoient, je les ai tous rompus! Fatigué de la vie, au bout de ma carrière, Je n'envifage plus, dans Ia nature entierc, Qu'un cercueil.,. je l'embrafle&j'y porte avec moi D'inutiles regrets, les remords & 1'effroi! Maltre de nos dcftins, mon unique réfuge, O mon Dieu, fois mon pere & ne fois pas mon juge... Mon fils ne parait point! rébelle a mes fouhaits, Voudroit-il me fermer ce féjour de la paix? Eh! ce n'eft qu'aux autels qu'une ame défoiée  DRAME. 363 Peut dépofer les maux dont elle eft accablée; Et quel autre en effet que la religion Daigneroit m'accorder de la compaffion? Hélas! l'humanité que j'ai trop outragée, Pannes tourments n'eft point en cofeaffezvengée...' Qu'il tarde a fe montrer!.. d'oü vient que plus troublé... J'entends... c'eft Mérinval... // appercoit Eugénie. II a tout révélé!.. Eugénie!.. SCÈNE IV. MÉRINVALpew, EUGÉNIE, ROSE. eugénie, accourant pricipitammtnl vers fan ieaitpere, & dans un déforire qui décele fon agiiatim. A h! Monfieur! ah! mon pere! Mf rinval. Des larmes!.; Expliquez vousrpourquoices foudaines allarmes! Eu génie. Mon pere! Mérinval... Mérinval. Mon fils... eh bien! mon fils..» Eu génie. Vient de quitter ces lieux. Q 2  354 MÉRINVAL, MÉRINVAL. Raflurez vos efprits j Bientót nous Ie verrons. Eugénie. D'une trop jufte crainte, Loin de Ia diffiper, tout redouble 1'atteinte; II eft forti, mon pere, enflammé de fureur. Mérinval. Qui? Eugénie. Mon époux. Mérinval. it part. Mon fils!.. ó nouvelle terreur 1 Eugénie. Un inconnu 1'aborde; il lui parle a voix baffe; ,■ Auffitót Mérinval jette un cri qui me glacé, S'élance a fon épée, & fuyant de mes bras, S'échappe. ■. il difparalt! Mérinval. a Roj-ei Qu'on vole fur fes pas. A;nenez-moi Henri: que tout ici le fuive. Roji jon.  DRAME. 3tf? SCÈNE V. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE. Mérinval trouW. O Dieu! Dieu! retenez mon ame fugitive! Quel avenir m'attend?.. qu'eft devenu mon fils? Si c'étoit ce eruel... mes fens d'efFroi faifis... LaifTa-t-il dans ces murs fon infernal génie? Faut - il en cor trembler ?.. i Eugénie. Vous dites, Eugénie... Un étranger... comment!.. par quel deftin fatal... SCÈNE VI. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE, HENRI, ROSE, plufieurs autres Dom e s tique s. MÉRINVAL pere, a Henri. tÏENRLj'ai tout perdu...qu'on cberche Mérinval; Un inconnu... fcachez... allez... a part. Oü doit-il être ? A tous les dQmeftiques. Aux portes de Ia ville on 1'atteindra peut-être; Remontez vers le bois... du cóté des torrcnts... Q 3  S66" MÉRINV-AL, Chacun. de vous prendra des chemins différents J De tous les voyageurs aura foin de s'inftruire... Les iomegiques fe retirent chacun par des cétés différents; Mérinval court vers eux & les ramene. Revenez, mes amis... Je n'ai pas pu vous dire... Examinez... portez des regards curieux; Obfervez... Ah! d'un pere aurez-vous bien les yeux? C'eft le fils le plus cher rjue Je vous redeman de..'. JUmenez-moi mon fils; courez... ü lts üptJU encore. Non, qu'on m'attende... J'irai... je veux... mes pas font parl'age affaiblis... Ranimé par l'amour, je trouverai mon fils... i Eugénie. , Je fcaurai diffiper cette nuit de trifteffe... Je remets dans tes bras 1'objet de ta tendreffe. tt fort accompagni de Henri & de fes autres domiftiques. SCÈNE VII. EUGÉNIE, ROSE. Eugénie en pleurant. Il veut me raffurer, quand lui-même éperdu... A mes pleurs Mérinval ne fera point rendu! Tous mes fens font remplis du fombre effroi d'un fonge :  DRAME. 3*7 J-entends des cris plaintifs.. dans le fang je me plonge.. Je marche fur des morts.. j'accours a mon époux.. Je le vois expirant... percé de mille coups!.. Ro se. Eh! pourquoi vous former ces funehres images, Madame ? Eugént e. Je me livre aux plus trift.es pr-cfages... Tout m'afflige &. m'effraye. a Me. Ah! tu n'as point aimé! Le véritable amour eft fans ceffe allarmé... Quel feroit 1'inhumain dont nous parloit fon pere? II le connait... tous deux... pénétrons ce myftere. Scachons oü Mérinval peut être en ce moment; Allons nous oppofer a leur emportement; Les cruels... ils feront attendris par mes larmes; Je m'expofe a leurs coups; je vole entre leurs armes; Je fauve Mérinval; ou le fer affaffin Terminera mes maux, en me percant le fein. Fm du fecond Aclt. Q 4  3<58 MÉRINVAL, ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. EUGÉNIE, ROSE. EUGÉNIE igarêe de douleur. V^uoi, toujours incertaine, aux allarmes livrée, Portant de toutes parts ma douleur égarée, Et ne pouvant faifir la plus fnible clarté! Quel deftin accablant! quelle perplexité! Rofe, de Mérinval on n'a point de nouvelles? Son pere... il m'abandonne a ces terreurs mortelles I Ferfonnen'a paru? Rose. Perfonne! II faut penfer, Madame, que bientót vos craintes vont ceffer. Dans leur zele empreffé parcourant cet afylc, lis auront étendu leur recherche a la ville, 7 Dbfervé les chemins & les lieux d'alentour. A vos vceux fatisfaits, tout promet leur retour ; J'embrafTe avec tranfport cette flatteufe attente; Lloignez des objets que la trifteffe enfante; Eugénie. Ils ftmblent malgré moi s'attacher a mes pas. Rose.  DRAME. 369 r9se. Vous verrez votre époux... EugÉNIE d'un ton de douleur. Je ne le verrai pas,« Je ne le verrai plus! Ié tourment Ie plus rude Reviendra fuccéder i tant d'inquiétude. Si le ciel daigne enfin m'éclairer fur fon fort, Rofe, n'en doute point, on m'apprendra fa mort. Voila fur quel objet mon ame eft arrêtée! Voila dans quel malheur je fuis précipitée! Etoit-ce mon efpoir ? Rose. Quel étrange penchant .Vous prefle d'écouter un noir preffentiment? Madame, efpérez mieux de votre deftinée. Eugénie. A.peine j'ai forméles nceuds d'un hyménée Oü f attachois, hélas! un bonheur qui n'eft plus; Eh! je laiffe échapper des regrets fuperflus. Ma raifon ne fcauroit, de ce trouble maitreffe, Etouffer une voix qui s'éleve fans cefie; Le ciel qui nous pourfuit, devoit fervir nos vteux : Pleins d'un doux fentiment.nous venons en ces lieux Pour embrafferun pere, & confoler fon age; L'avenir nous offroit une riante image, Je touche, (de ce ciel eft-ce haine ou faveur?) Au moment oü je dois confacrer mon ardeur, Sceller cette union a mon amour fi chere, Q 5  370 MÉRINVAL, Au nom d'époufe enfin Joindre Ie nom de mere, Et foudain Mérinval, par un événement Qu'a mes yeux inquiets on cache vainement, Court, fans doute empreiTé de venger quelque outrage, Avec un ennemi mefurer fon courage... Tu la déments envain: j'en croirai ma douleur, Ce fentiment profond dont j'éprouve I'horreur... II paira de fon fang le tranfport qui I'anime; Des hafards du combat il fera Ia viélime • Je ne m'aveugle point: je perdrai mon époux... Et je n'ai pu fcavoir... SCÈNE II. MÉRINVAL tere, EUGÉNIE, ROSE, un DOMESTIQUE quifoutkni Mérinval £? qui l'aüie a manker. Qn olfervera qu'il eji liabillé. EUGÉNIE courant au-deyant de lui. Il n'eft point avec vous! Ah! parlez... il feroit inutile de feindre; Mérinval m'cft ravi ? a Rofe." Je n'avois rien a craindre?.. Tu le. vois. Mon malheur n'eft donc plus incertairj J  DRAME. 57ï MÉRINVALj que fon af/ied dans le fauteuil qui efi prèsf de la table. Nous ignorons encor, ma fille, fon deftin! Eugénie. Et revenu fans lui! mérinval. La vieilletTe pefante A fecondé du fort la haine trop conftante. Mes pas précipités... Je volois vers mon fils... Et d'un flatteur efpoir mes fens étoient remplis; De tes larmes enfin j'allois tarir la fource, Quand ma force trahie a fufpendu ma courfe. Eugén ie. Ciell mérinval. Et fans Mérinval on me ramene ici! Efpérons cependant. Le fidele Henri ' Emploie a le chercher tout 1'effort de fon zele; Mes autres ferviteurs.pleins d'une ardeur nouvelle, Ont redoublé leurs foins, courant de toutes partï Dans les hameaux voifins, furies routes épars... On trouvera mon fils... Trop cruelle vieilleffe! Un pere devoit-il éprouver ta faiblefie? Et les coeurs échauffés des plus vifs fentiments Sont-ils faits pour céder a l'outrage des ans ? Ah! ma chere Eugénie, appaife tes allarmes; Hélas! c'eft dans mon fein que vont couler te3 larmes. Q6  572 MÉRINVAL, h part. Un inconnu... Je crains quelque nouveau forfait. Eugénie examinant Mérinval. Vous vous troublez, mon pere!.. on me cache un fecret. , mérinval a part. O Dieü! fi de mes maux la caufe eft découverte... /? Eugénie. Que dites-vous ?. . Mon ame i des foupcons ouverte... SCÈNE in. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE, ROSE, UN DOMESTIQUE, un fecond Domestique. M é r i n v a l /> tev*h* ayec précipitation & faU fant quelques pas vers le nouveau Domeflique. Eh bien! j'a-t-on revu? dans quels lieux? le second Domestique. C'eft en vain Que nous avons, Monfieur, parcouru le chemin Qui borde la forêt & conduit a ia ville. Jufqu'ici la recherche eft encore inutile; Nous avons redoublé nos foins impatients, Rien ne s'eft découvert a nos yeux vigilants... Monfieur, vous connaiuez le zele qui m'infpire. -,  DRAME. 373 mérinval. ..i  ,-.376 MÉRINVAL, Au troifieme domejliquc. Point Je nouvelles! Dieu! nul rayon neme luieJ le troisieme domestique. On n'a rkn découvert. Seulement on m'a dit, mérinval. On t'a dit?.. Parle, parle... EUGÉNIE au domejlique. ! Acheve. Mérinval. O Providence! Mérinval... le troisieme domestique. Sur Ia route oü le vallon commence... Mérinval. Eh bien! le troisieme domestique. On a trouvé, Monfieur, un corps fanglant. Eugénie. C'ertluil • Mérinval. Mon fils! Eugénie. Courons, mon pere, & qu'a 1'initant... 'Mérinval. Je ne puis foutenir ... mes forces m'abandonnent! Les ombres de la mort, ma fille, m'cnvirqnnentv Tun'aurois plus d'époux! je n'auroh plus de als! , li va s'appuyer, la te.' ■  DRAME. 377/ le troisieme domestiqu e. On répand que c'étoit un voyageur... . JVÏÊrihval.- Tu dis... Un voyageur ... mes fens... je' reviens a la vie. Ce n'eft point Mérinval; tul'entends, Eugénie; Nous nous précipitons au-devant du malheur; Que 1'efpoir a de peine a fortir de mon cceur! Au troifietm iomefiique. A-t-on pu diftinguer fon rang, fes traits,fon age ? LE troisieme DOMEtTIQO-e. Jc n'ai feu rien de plus. Eugénie. Que faut-il davantage ? mérinval a Eugénie. Ih! lailTez-moi douter. Mon efprit incertain Se plait a repoulfer un horrible deftin; Pourquoi fur des foupcons... Eugénie. Sur des foupcons, mon pere ?Cm'exigez-vous encor? La véritém'éclaire! le troisieme domestique a Mérinval.- On prétend qu'il fortoit de ces lieux... Mérinval. C'en eft fait! Je vois tout mon malheur. Voila le dernier trait, Ciel! Mérinval efi dans V'accablement.  378 MÉRINVAL, SCÈNE VI. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE, ROSE, plufieurs Vassaux , les deux Domestiques. Un des Vassaux accourt aVecfru a Mérinval pere. Il eft retrouvé! Mérinval. Mon fils I le Vassal. Pour vous Pa pprendre, % 1'envi dans ces lieux nous brülions de nous rendre, Monfieur : nous 1'avons feu du fidele Henri; II eft inftruit du fort de ce fils fi chéri. il marche fur nos pas, & vous allez 1'entendre. MÉ r in val canrant fuccefivement a fes vajfaux, les ferrant dans fes bras. Que j'ai, dignes amis, de graces a vous rendre! Comment d'un tel bienfaitenvers vous m'acquitter ? A Eugénie. Par de plus doux tranfports laiflbns nous agiter... Mon fils... eft-il bien vrai qu'un pere te revoie? Tout mon c«eur... j'ofe encor reflentir de la joiei  DRAME. 379 Eugénie fdifini qiMquci Pas veri u fond d" thédtre, & regardant de tous cttés. Mais ... ilne parait point! Mérinval. Va! tu peux cfpérer; A de vaines frayeurs cefie de te livrer. Mesainis... pardonnez au trouble qui m'infpire; Dé l'amour paternel vous connaifiez 1'empire: La nature fe plaltaregner dans vos crxurs, Avous faire éprouver fon charme & fes douceurs; C'eft vous qui chériffcz ce facré caraftere, Ce lien fi puiffant, ce tendre nom de pere; Vous fentez ce qu'un fils... SCÈNE VII. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE, ROSE, HENRI, plusieurs Vassaux et domestiques. mérinval courant au ■ devant deBe-ri, qui a lé douleur peirrte fur le vifage. "Eh bien! mon cher Henri, II nous eft donc rendu! Que ne vient-il ici? Pourquoi... feroit-ce, ó cieux! un rapport infidele ? Tu ne partages point cette heureufe nouvelle!..  58o MÉRINVAL, Jc lis dans tes regards une fombre douleur. Mon fils... il n'accourt point dans nos bras... henri, d'un ton teucMnt. „ „ , , Oui, Monfieur... II eft retrouvé. Mérinval. Dieu! tu me faifis decrainte! Tu ne peux t'exprimer que d'une voix éteinte! Henri ? Eugénie. De quel effroi je me fens accabler! henri, a Mérinval. Un moment, fans témoins, ne puis-je vous parler? mérinval, aux vajfaux (faux domefltques. Laiflëz-moi, mes amis, allez... Je visa peine, Que va-t-il m'annoncer? Eugénie. Ah! fa mort eft certaine* henri, d'un ton touchant, a Eugénie qui veut fortir. Rcftez , reftez, Madame. Les vajfaux £? les domejiiques fe retireni.  DRAME. 3J1 SCÈNE VI17. MÉRINVAL pere, EUGÉNIE, HENRI; ce dernier a les yeux attachés fur le.foni du thédtre; ü attend que les vajfaux les domes■tiques Joient retirés; enjuiie il s''avance d'un air fombre fur la fcene au milieu de Mérinval d'Eugénie : ces trois perfonnages obfervent quelque tems un filence ténébreux & fe regar* dent avec une 'efpece d'effroi. Henri tournant la v'ue fur Mérinval, & ff uil ton luguire, s'adrejfant tl lui. O ui, fon fort eft connil,' mérinval. Tu pleuresl^u gemis! Henri. O défaftre imprévu! mérinval, tombant dans le fauteuil prés de la table, la tête appuyée fur fes mains. Je tombe... Après quelques inflants, il releve la tête. Eh bien ! Henri, frappe, óte-moila vie: J'attends les derniers coups. A Eugénie qui eft duns la plus profomle douleur. Trop fenfible Eugénie!.. Vous redoublez mes maux! e Henri,  3S2 MÉRINVAL, Eft-il bleffé, mourant? M'eft-il ravi? Henri. ■ J'annonce un malheur bien plus grand! mérinval. Un malheur bien plus grand! cieux ! il feroit pofllble ! Et. . . comment m'accabler d'un revers plus terrible ? Il n'eft point de fupplice a mes tourments égal. Henri. Un homme affalTiné... mérinval. ^ Ce feroit Mérinval? LIenri. Nous ferions trop heureux! mérinval. Et que va-Vil me dire? Henri. Dans les flots de fon fang, cet étranger expire. La main qui 1'a frappé ... je n'acheverai pas... Vous devéz trop m'entendre. mérinval. A Henri, O Dieu! tu m'apprendras... Tous mes fens égarés fe foulevent d'avance... Henri. Eh bien!,. 1'auteur du meurtre ... eft...  DRAME. 38i " Mérinval. Mon fils ?.. ton filence.. 1 Cmel! tu in:as tout dit. Henri. Oui, pere infortuné, C'eft lui, c'eft vetre fils... vers la prifon mené.,« MÉRINVAL égard de douleur. Mon fils! dans la prifon! ah! c'eft moi.. qu'on m'y tralne! Qu'on m'y traine !.. je dois fubir l'affreufepeïne.« Oui, je fuis le coupable; oui, je fuis 1'aiTaflin; Oui, j'ai mis a mon fils le poignard dans la main. A Eugénie cS Henri. Vous fcaurez tout... ma force ... ah! qu'elle fe ranime! J'en eus... j'en eus alTez pour cominettre le crime» Et je n'en aurois point, ó comble de douleur! Pour voler a ce fils dont je perce le coeur. Let toile fe baitfsi Fin du troijieme ASte. \  g. O mon fi'lsl" lui dis-je d'uhe voix baffe,"en tremblant d'horreur & de pitié, „ a „ qui le demandez-vous ce fatal fecours? & " pouvez-vous 1'attendre de la main d'un pere? " Oui, répondit-il d'un ton ferme; c'eft la "„ feule a qui je puiife me fier de votre honneur 'l & du mien. L'échaffaud, la fentence même, r votre diligence peut tout prévenir." " Je demeurai fans rSponfe. Mes réflexions, S ce nom conviertt.' aux douloureux mouvements qui continuoient de me déchirer, étoient moins contraires è cette terrible propofitron „.que les mortelles répugnances de ma tendreffe. Dans les préjugés d'honneur qui me tyrannifoient comme lui, tout ce qui pouvoit nous fauver 1'ignominie du'fupplice, & celle-même de la fentence, me paraiffoit préférable a quelques heures de vie, paffées dans les horreurs d'une fi cruelle attente. Je fentois auffi tout le danger du délai., car j'étois arrivé la nuit précédente ; j'avois paffé le matin a folliciter les juges; & n'ayant pu me faire ouvrir la prifon que 1'après-mi'di, les trots jours que le commandant m'avoit fait efpérer» • étoient déja raccourcis. Qui me répondoit da refte, dont je n'avois èu 1'obligation qu'W ha-  452 E F F E T S zard ? Le moindre incident pouvoit avancer la fentence & Pexécution. Mais préter mes mains a Ia mort d'un fils! préparer moi-même & lui préfenter le breuvage empoifonné ! craindre de ne pas me béter alTez pour Phorrible office! mon cceur, mon imagination fe foulevoient; toutes mes entrailles étoient émues. Ce combat ne pouvoit être terminé que par un expédient plus tragique encore; celui qui me temba dans 1'efprit de préparer du poifon pour deux & d'en avaler ma part, de la même main dont j'aurois préfenté la fienne a mon fils; cette idéé, dont je m'applaudis beaucoup, calma fur Ie cbamp mes agitations. Je fentis plus que jamais 1'importance du temps; & ne doutant pas que le refte du jour ne fuffit pour mon deifein, je me levai brufquement; j'embraffai mon fils avec une fermsté qui fe refientoit déja de ma ré. folution : „ vous ferez content, lui dis-je; „ mais vous ne mourrez pas feul. Je fuis a vous j, dans une heure." II ne me falloit pas plus de temps pour la compofition du breuvage ; & dans une grande ville il me fut aifé de me procurer les mortels ingrédiens par le miniftere d'un valet fidele. Je retournai auffitót a la prifon, quelques papiers a la main, pour éloigner les défiances par des prétextes d'affaires domeftiques. Un retardement  DE LA VENGEANCE. 453 de quelques minutes caufoit déja de 1'impatience & peut-être de 1'inquiétude a mon fils. Mais lorfqu'il me vit paraitre avec Ia liqueur & tenir le vafe qui la contenoit, la joie fe peignit fur fon vifage. „ Voyons la couleur," me dit-il, en tendant Ia main avec un regard avide. „ Les apparences," répondis-je d'un ton grave, qui lui reprochoit une curiofité fuperflue, ,, ne ,, changent rien a 1'effet ;" & fans Ie moindre foupcon , je lachai Ie vafe pour un moment. Mais, au lieu d'obferver la liqueur, il 1'avala d'un feul trait. Concevez, s'il eft polilble, tout I'excès de ma furprife & de ma confufion. J'en devins comme immobile. Mon fils fourioit d'un trouble & d'une confternation dont il pénétroit Ia caufe. II avoit compris mes- vues par quelques mots échappés. Je concus qu'il s'applaudiflbit de fon adreffe, & je ne pus me défendre d'une forte de reiTentiment. „ Qu'avez-vous gagné , lui dis-je, a „ retarder ma réfolution de quelques moments? „ Croyez-vous emporter avec vous un fecret ,, dont je n'ai que trop appris Ia vertu par mes ,, funeftes épreuves?" Alors il me confeffa qu'ayant compris mon deifein, il avoit voulut m'óter d'abord 1'occafion de 1'exécuter , dans 1'efpérance de me le faire perdre entiérement par  454 E F F E 'T S de puiffantes raifons qu'il me conjuroit d'enten. dre. II me forea de m'aiTeoir pour 1'écouter. • • Son difcours fut aufli réfléchï, auffi cal ine que fi le mortel breuvage n'eut pas commencé a fermenter-dans fon . fein , & peut-être a circuler déja dans fes veines. Je ne doutai pas qu'il ne feut médité pendant mon abfence. Mais il remarqua bientót qu'il en tiroit peu de fruit. Mes intéréts perfonnels qu'il jugeoit capables de me faire atmer la vie, celui-même de fon frere pour lequel il s'efforca de réveiller ma tendreffe, ne firent pas la moindre impreflioil fur mon cceur. Tout fembloit giiifer fur une furface endurcie ; & branlant la tète a chaque article , je fouriois a mon tour de Ia faiblelfe de fes argujnents. La raifon toute-puiffante , irréfiftible, étoit réfervée pour la derniere. Lorfqu'il me vit infenfible a toutes les autres: „ fi 1'honneur, >, ajouta-t-il , vous efi aflcz cher pour vous |, ayoir fait pr.écipiter la derniere heure de ma ' mere & : pour vous faire avancer aujourd'hui „ la mienné, pouvez-vous fermer les yeux fur ', les fuites de votre réfolution ? Deux morts qui s'entre-fuivront de fi prés, pafferont-elles .„ jamais pour des événements naturels ? Et fi Ja -, jultice en prend connaifiance avec un peu de rigue-ir, de .quel opprobre notre mémoire  DE LA VENGEANCE. 455, „ n'eft-elle pas menacée?" II s'arrêta un moment pour chercher ma penfée dans mes yeux.... j, Au lieu, reprit-il , qu'en me laiflant mourir „ feul & me furvivant avec une douleur modé„ lép , vous ne faites trouver dans ma mort „ qu'un accident ordinaire & de toutes parts je „ vois notre honneur en füreté." Ce trifte raifonnement eut toute Ia force qu'il defiroit. J'en fus il frappé que , fans y faire la moindre objection , j'abandonnai mon. deflein en remettant la difpofition de ma vie a d'autres temps. Mon filence néanmoins fut Ie feul confentement qu'il put obtenir. Je me laiffai tomber fur fon cou , que j'arrofai de mes larmes; & paffant les bras autour de lui, je Ie tins étroite» ment embralTé; pendant qu'il me recommandoit le foin d'*une vie que I'efTort même que je me faifois pour confentir a cette prolongation, devoit être capable de m'arracher ; j'étois dans cette pofture , lorfque le geolier vint m'avertir qu'il étoit tetnps de me rctirer. Mes deux bras ferrcrent mon cher fils, & mon vifage preffa le fien avec un redoublement de tendreffe & de douleur, mais .dans le même filence. Au moment que je fortois, la tête psnchée & les yeux fermés, il me demanda s'il pouvoit compter fur ma promeife? ,, Oui," lui dis-je; & ce mot fut le fcul que j'eus la force de prononcer. „ Eh  456 E F F E T S „ bien!" 1'entendis-je répondre, „ j'attendrai }, tranquillement mon fort." La forme de cet adieu , & nos dernieres expreflions qui n'échapperent pas au geolier, fervirent beaucoup , ie jour fuivant, a détourner les foupcons d'une cataftrophe méditée, Je me rendis le lendemain matin a la prifon; le geolier m'apprit lui-même qu'étant entré dans la chambre de mon fils a 1'heure ordinaire , il 1'avoit trou\4é mort dans fes draps, & que les chirurgiens par lefquels il avoit été vifité fur le champ, n'avoient découvert aucune marqué de violence. Tout préparé que j'étois a la première de ces deux nouvelles, mes forces n'y réfiiterent pas, & je tombaj dans un profond évanouilfement; mais eh revenanc a moi, la feconde excita mon courage ■& m'infpira la penfée de demander le corps, qu'un ordre du premier préfident me fit accorder. Cependant, après m'avoir fait cette faveur, il ajouta que c'étoit prendre beaucoup fur lui dans une affaire de cette importance, & que la même raifon 1'obligeant d'en rendre compte, il me confeilloit de retourner promptement a Paris , pour obtenir de Ia cour que Ie procés fut entierement abandonné. Ce difcours me fit comprendre qu'il reftoit de facheufes fuites a redouter. Je confiai le corps de mon fi's a notre parent, qui fe chargea de le tranfporttr au  de la vengeance. 457 au tombeau de nos ancêtres ; & trainant mon défefpoir avec moi, je repris le chemin de la capitale. Le miniflre ne me fit pas acheter trop cher Ia grace que je venois demander. II y joignit même des confolations flatteufes pour 1'honneur de ma maifon ; mais il me fit entrevoir qu'il devinoit une partie de ma tragique aventure & que la vifite des experts ne lui en impofoit pas. Ua filence auquel ma douleur eut plus de part que la confidération de ma füreté, ne dut pas le fa.re changer d'opinion. 11 ajouta d'une voix plus bafle, en penchant la tête vers moi, qu'ilplaindroit toujours un pere a ma place. Mais, hélas ! que me valut ce refpect pour Popinion des hommes , auquel j'avois fait tant d'horribles facrifices ? & quel fruit tirai-je de cette manie d'honneur par laquelle toute ma vie avoit été gouvernée? Un fruit que je nommerois le plus grand des maux, s'il ne m'avoit conduit au premier de tous les biens; un fruit fi terrible, qu'avant la lumiere a laquelle il m'a fait parvenir, j'ai quelquefois mis en doute s'il n'étoit pas plus infupportable pour le coeur hurnain , que Popprobre dont il m'avoit garanti. J'entends cette efpece de trouble ou de tourment infernal que lo terme de remords exprime trop faiblement. Je n'en connus pas tout d'un coup Ia natare, Tem II. V  458 E F F E T S paree que je Ie confondis d'abord avec la douleur, & qu'un fentiment fi jufte ne pouvoit me caufer de furprife ni d'effroi. Mais lorfque le temps 1'eut affaibli, je n'en demeurai que plus en proie a des agitations & des terreurs dont je ne pouvois foutenir la violence, ni me demander la caufe a moi - même. Tout devint pour moi non-feulement ennuyeux & fatiguant, mais redoutable & terrible. Une ombre me faifoit friffonner; le moindre bruit pénétroit mes fens & me confternoit 1'ame. La folitude qui n'avoit fait que m'épouvanter après Ia mort de ma femme, étoit un fupplice auquel je ne trouvois plus la force de réfiiter. On veilloit autour de moi Ia nuit & Ie jour. Si je demeurois feul un moment, je ne remarquois pas plutót ma fituation que je paliiTois ; mon front fe couvroit d'une fueur froide : j'étendois les bras en frémiflant & j'appellois du fecours. Dans mes compagnies familieres, je m'abandonnois a de Iongues & de fombres diftractions , qui ne finiffoient que par un treflaillement & donc il ne me reftoit rien dans la mémoire. La vue même & les foins de mon fecond fils, Ie feul qui me refioic, n'adoudffoient pas mes noirs &. douloureux fentiments. Quelquefois il m'échappoit des cris qu'il m'étoit impoffible de retcnir j quelquefois des larmes , mais amere; & cuifantcs , qui laifioient leurs  DE LA VENGEANCE. 459 trares fur mes joues & qui ne fervoient pas a me, foulager. Vous ferez furpris que j'aie méconnu fi longtemps Ia caufe du mal , ou plutöt que fermant 1'oreille a cette voix du ciel qui m'en infiruifoit nvec tant d'énergie, j'aie pu m'obftiner dans une erreur que je nomme aujourd'hui volontaire. Mais vous avez dü juger par tout ce que vous venez d'entendre , que je n'avois jamais eu des principes de religion bien approfondis. Mon éducation avoit été celle de ma naifiance. J'étois paffé de bonne heure au métier des armes. Les plaifirs de 1'abondance avoient fiiccédé. Ma religion étoit 1'honneur, & je Ia pouflbiS'a 1'idölütrie. Dans cette aveugle difpofition, non-feule* ment je croyois toutes 'les afr'ions de ma vie bien jufiifiées; mais les jugeant indifpenfables, j'aurois regardé le doute ou Ie repentir comme une faiblelfe. Loin de reconnaitre que Ia main du ciol s'appéfantiflbit fur moi, je me roidiflbis contre fes avis & fes ctuttiments. Je cherchois fa juftico dans 1'excès de fa rigueur. J'allois jufqu'a réclamer mon innocence. Ainfi mes yeux1 fe fermant fur la caufe du mal , au lieu de m'aider è \h découvrir, les mêmes préventions qur me déröboient cette connoiflance, m'éloignoient & jamais du remede. J'étois dans ce déplorable état & fans efpoir V s  *6o E F F E T S d'en fortir, lorfqu'après une longue infomnie caufée par mes agitations, ordinaires , qui m'avoient conduit a me rappeller toutes les circonilances de mes malheurs, un léger aiToupiiTement me fit efpérer quelques inftants de repos. Je m'endormis en effet, fi 1'état oü je pafiai peut vous paraitre un fommeil. Songe ou vifion terrible ! dont je ne ferai jamais le récit tranquillement, quoique je fois condamné par la juftice du "ciel a porter jufqu'au tombeau cette affreufe image. Je vous épargne un détail qui vous glaceroit le fang; je me 1'épargne a moi-même, qui ne fuis pas toujours für que mes forces y fuffifent. Que vis-je? Toutes les victimes de mon aveugle fureur & de ma crtelle tendrefle, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne 1'exiftence. Je les vis; je Iesreconnus; j'entendis leurs cris! EUes m'appelloient par mon jiom: elles me reprochoient leurs tourments; elles m'annoncoient le même fort. Ajouterai-je que 1'ardeur du cruel élément qui les dévoroit, fe fit fentir jnfqu'a moi? Songe ou vérité, dois-je répéter; mais 1'impreflion en fut fi vive & fi jpénétrante, que m'arrachant au fommeil comme 1'application d'un fer embrafé, elle me fit poufler un cri fort aigü. Je demeurai dans un trouble que je vous lailTe  DE LA VENGEANCE. 461 a vous figurer. Mes gens accourus au bruit, me trouverentbaignédefueur, tremblant, les yeux égarés , tenant un de mes rideaux des deux mains, comme le premier fecours qui s'étoit offert. Mais ce qui vous furprendra beaucoup, j'anêtai leurs foins , je leur ordonnai même le filence; pour m'attacher , dans 1'attitude oü j'étois , au fpecraclè que j'avois encore devant les yeux & contre 1'horreur duquel leur préfence fembloit me fortifier. Je prétai 1'oreille; j'obfervai ce qui me confternoit & me déchiroit le cceur, avec une attention obftinée, que je regarde aujourd'hui comme l'ouvrage du ciel, qui vouloit faire fervir cette fcene d'horreur au foutien comme a la naiffance de mes réfolutions, en la gravant pour jamais dans ma mémoire : elle difparut enfin. Mes domeftiques prirent le défordre de mes fens & de mon imagination, pour un de mes accès ordinaires. En fortant de cette étrange extafe , je confidérai mon fonge ou ma vifion avec un peu plus de libertéd'efprit; & le fruit de mes réffexions ne fut pas longtems incertain. 11 falloit, ou renoncer a tout fentiment de religion, ou fe rendre a des éclairciflements forcés, qui faifoient évanouir toutes mes faufies idéés d'honneur. Non qu'un fonge dut avoir cette force en luimême; mais, quoique les inftructions de majeoVJ «  462 E F F E T S Heffe euffent été négügées , elles n'étoicnt pas effacées de ma mémoire; & s'y réveillant, a la faveur de ce nouveau Jour , elles porterent ma coDdamnation , fans autre lumiere. La vérité, lorfqu'elle eft reconnue de bonne foi, ne laiffê aucun nuage après elle. Voici quel fut le progrès da ma converfion. Le ciel, me dis-je a moi-même , ne me doit pas de miracle ; & rien ne m'oblige de reconnaitre ici 1'opération de fa puiffance : ainfi je fuis iibre de traiter mon fonge, ou ma vifion , de vapeur montée au cerveau, de toutes les parties d'un corps languiffant, & condenfée en noires images qui as m'ont repréfenté que de vains fantómes. Je ne dois pas même y chercher d'autre explication; car pourquoi ma femme, cette viétime innocente d'une barbare impofture, feroit-elle au nombre des coupables? Et les au! tres, fans excepter mon malheureux fils, dont le défefpoir n'a que trop été volontaire, n'ont-ils pas eu, jufqu'nu dernier inftant de leur vie, une reflburce dans la clémence du ciel, qui ne permet pas de prononcer fur leur fort? Mais, quand tout ce que j'ai vu ne feroit qu'un fonge, une pure illufion de mes fens troublés, la réalité du lieu terrible, dont ils m'auroient offert une fauffe image, n'en. eft pas moins certaine. II n'en eft pas moins eonftant que les crimes y feront punis,  DE-LA VENGEANCE. 463 & par de3 rigucurs plus affreufes que ma faibla imagination n'a pu me les repréfenter. 11 eft da la même vérité , qu'entre mes viccimes, les coupables ont mérité cet épouvantable cMtiment, & que, fans égard pour de frivoles excufes, telles qu'ont été les micnnes, ils le fubifient avec toutes fes horreurs, fi Ia juftice n'a pas été défarmée par Ie repentir. Sera-t-il moins vrai que ■ moi, le trifte objet des crimes d'autrui, mais chargé des miens & complice d'une fi grande partie des autres, je dois m'attendre aux mêmes fupplices? Qu'importe ce que j'ai vu ? C'eft un fonge; mais il me ramene a la connaiflance des plus importantes vérités. II devient pour moi, ce qu'il y a de plus refpeftable & de plus intéreffant après elles. Je dois Ie regarder a jamais, comme une des plus précieufes faveurs que le ciel ait jamais accordées aux ames rebelles. Ces raifonnements fortifiés par la redoutable impreffion qui m'étoit toujours préiente, me conduifirent bientót a des réfolutions qu'ils m'ont donné Ie courage d'embrafler. Leur premier effet, avant le rétablifiement même de ma fanté, fut d'adoucir 1'amertume & le trouble de mes fentiments. La bonté du ciel permit, pour foulager mon imagination , que je crus fentir diminuerle poids de mes crimes, i mefure que je faifois quelques pas vers le repentir; & m'ai-  464 E F F E T S , &c. danr auffi par les douceurs de 1'efpérance, il m'infpira celle d'expier par ma pénitence & par mes larmes, non-feulement mes propres forfaits, mais ceux dont je me reconnais la caufe ou 1'occafion. Confolation inexprimable ! fi le cceur d'un pénitent, tremblant pour lui-même, ofoit s'y livrer. Chere époufe! mon fils! malheureux major! oü êtes-vous? A quel horrible fort vous ai-je expofés? Telles font, Monfieur, les raifons qui m'ont conduit, & qui me foutiennent dans cette carrière fi pénible, fi révoltante pour la nature. Vous conviendrez 4 préfent, que ma pénitence, loin d'être exceffive, ne peut jamais approcher des réparations que je dois a la juftice du ciel, & qu'avec des motifs tels que les miens, on peut trouver fon martyre affieux & fouhaiter qu'il redouble. Fin du ftcond Volume.