LETTRES Z)' U N CULTIVATEUR AMÈRICAIN. TOME SECOND.   LETTRES Z>' U N CULTIVATEUR AMÊRICAI N; ÉCRITES A V. S„ ÉCUYER, Depuls VAnnU 1770 , jufqiia 1781. Traduites de FAnglois par ***. T O M E S E C O N D. ft A MAESTRICHT* Chez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires aflbciés. M. DCC. LX XXV.   LETTRES D'UN CULTI VAT EUR AMÊRICAI N, ÉCRITES A W. S. ÉCUYER. CANADA. Jettons enfemble un coup-d'ceil rapide fur toutes ces Provinces : c'eft le plus beau fpectacle que préfente aujourd'hui 1'univers : c'eft la venue d'une familie jeune, fraiche & vigoureufe. Je ne vous en dirai que ce qui fera abfoiument nécefTaire pour vous donner une idéé précife de chacune; ce lont dix-buit perfonnes que je veuxvous prdfenter, & dont en même-temps je veux vous apprendre le nom & les qualite's. — Toute§ les fois qu'un Francois parle de 4'Amérique, il veut dire fes Ifles; un EfTme //. A  (*) pagnol , fon Pérou & foti Mexique. L'idée que j'aitache a ce mot, efl: celle du Continent Septentrional, poffédé & colonilé pat les Anglois. La Province du Canada en contient trois abfolument diftincles , quoiqne unies enfemble par le même mot, c'efl: un tout trop vafte , pour qu'une feule idéé puiile fuffire a le comprendre. La première divifion que je voudrois vous montrer , comprend tout ce qu'on connoït du Nord de la baie de Hudfon , tout le territoire compris entre le fond de cette baie & les fources de la riviere des Outawas, & lescótes de lamer, connues fous le nom de terre de Labrador. Cette étendue immenfe de territoire efl: plus imaginaire que réclle; il y faitunfroid qui ne permet 1'exiftence d'aucune forêt, ni le progrès d'aucune végétation. Ce que je viens de vous expliquer fe concoit plus facilement fur les cartes , oü les lignes coloriées défignent des rivages , & annoncent des limites très-reculées , & que jamais pied humain ne tracera. Toute cette pompe géographique ne fert qu'a nourrir 1'orgueil des propriétaires, & a exprimer une amplitude de territoire inutile. Les trois quarts de cette rcgion, fi fuperbement coloriée par les deflinateurs, peut-être littéralenient appellée Terra Umognita. ~ Dans.  C 3 ) le laps des fiecles futurs, tout y fera aulïï ftériie & auffi inculte qu'aujourd'hui; car la nature, je ne fais pourquoi, a été plus fdvere au Nord de ce Continent qu'a celui de 1'Europe.— L'Angleterre a néanmoins divifé cette partie de fes doinaines, & leur a affigné les noms de Nouvelle-Bretagne, Nouvelle-Galle & Canada. — Si vous connoifficz ce Pays-la comme rnoi, vous verriez que ces nouvelles dénominations ne font que le fruit du gont d'une nation qui aime a pofl'éder , & a fe repaitre de 1'éten<3ue de fes conquêtes. II eft vrai que fi 1'irnmenfité de furface peut être flatteufe ou utile, nos maitres jouilfent de eet avantage. — Promenez vos regards depuis le fond de la baie de Hitdfon, jufqu'aux lacs Témifcaming, Nèpif' Jing, AJianipy; de-la jufqu'aux rivages de la terre de Labrador, aux fources du Saguenay , le long des cótes apres & terribles du fleuve Saint-Laurent ; de-la remontez le détroit de Bèlifle, jufqu'a 1'endroit que vous venez de quitter fur ces affreux rivages , vous verrez que tout eft rocher, 011 lac, ou marais, ou montagnes; que toutes les terres y font couvertes de pins, de lauriers fauvages , de fapinettes, de bouleau , &c. Tout ce que j'en ai vu, tout ce que j'en connois, n'eft nullement propre k li A ij  C 4 5 charrue; & a quoi boa traceroit-elle des* filIons,fi uiême il étoit pofllble, fous un climat bien plus humide & lbuvcnt aulïï févere que celui de la Sibérie? 11 eft plus aile a la Couronne d'Angleterre d'établir des limites, de donner des noms pompeux a eet alFreux pays, que d'y envoyer des Colons qui n'y pouvoient exiller qu'aulïï Jong-ternps que dureroient leurs provifions. — La fecond partie du Canada, eft celle qui comprend les grandslacs Erié, Michigan, Huron & Supérieur. — Quoiqu'immenfe & fertile , elle ne pourra jamais avoir de liaifon civile avec les Capitales du fleuve Saint-Laarent : tout , dans cette région, eft trop vafte & trop éloigne'; les Communications en feront toujours longues, pénibles & dangereufes. C'eft aujourd'hui la patrie des Indigenes; c'eft le pays d'oïi nous viennent cespeaux, devenues un fi grand objet decommerce : d'ici abien desfiecles, la charrue Européenne n'épouvantera leur gibier. La troifieme partie eft donc celle connue fous le nom de Canada, qui commence du cóté de la mer , aux limites de Ia NouvelleEcoffe, ou plutót aux monts Notre-Dame; de-la traver^ le lac Champlain, & s'dtend jufou'au faut de Niagara. Le milieu du fleuve elt habité cc fort bien cultivé, depuis 1'iflc  ( 5) aux Coudres, plus bas que Quèbec, Jufqu'au cóteau des Cedres, qninze lieues au-deffus de Montréal. ~- Cette première ville fut fondée vers 1'an 1625, a-peu-près dans le même-temps que Bolton.--Cette Province eft auffi vafte qu'un de nos grands Royaumes : — en voici 1'idée. Repréfentez-vous le fleuve Saint-Laurent, fortant du lacO«tario, a trois cents trente lieues de la mer, comme une grande artere; & le grand nombre de rivieres qui y apportent leur eau, comme autant de veines. —■ Plufieurs de ces rivages font cultivés, ainfi que ceux du Grand-Fleuve. Je ne crois point que dansaucun endroit, la profondeur'des établiffements Canadiens excede quatre concefTions, c'cft-a-dire, deux lieues. Cette maniere de concdder les terres , après être divifées en Paroiffes fur la longueur des rivieres , étoit une idéé Francoife bien jufte & bien adaptée a la localité de ce nouveau terrein. Par ce moyen, tousles cultivateurs ne peuvent jamais être très-éloignés d'une riviere qui leur fert de canalde commünication.—J'y ai vu, avec le plus grand plaifir , bien des cantons, oü trois générations limitrophes cultivoient leurs cbamps dans la paix & 1'unïon; le grand- pere, établi fur le rivage, avoit acheté une conceffion , égale a la fienne, pour A iij  («) fon fils-, qui s'éioit marié jeune : ceUii-cï en avoit fait autant pour fon ainé. Ces trois families avoient le tripte avantage d'être parents, amis & voifins : quelle heureufe fituation pour un vénérable grandpere! — J'en ai connu plufieurs qui, fenfibles ,ï leur bonheur , me difoient : — Ah ! Monfieur ! Dieu nous a été bierr ,, miféricordieux; nous fommes plus heu» ,, reux que le Roi. " Quel beau Pays le Canada ne feroit-H pas devenu , fi 011 n'y eüt point introduit les Seigneuries, 0 un quart n'en eüt point été concédé a un corps d'Eccléfiaftiques (i), & 1'autre quart a la Société des Jéfuites, excellents Prédicateurs de 1'Evangile , mais mauvais Légiflateurs ! — Ces bons Prêtres, croyant bien faire fans dou» te, obligeoientlesémigrants quiarrivoient, de foufcrire a un grand nombre d'articles de foi; fans quoi, ils ne vouloient pas les admettre, ou les chaffoient vers les Culonïes Angloifes. — Vous avouerez que ce n'étoit pas-Ia le moyen de peupler un pays oü il ne manquoit que des bras. — N'auroient-ils pas dü., au contraire , comme Guillaume Penn , comme Locke, comme le Lord Baltimore, y inviter tous les hom- (i) Séminaire de Saint-Sulpice.  (7) flies qui auroient voulu foufcrire , dans leurs regiftres, la promeffe fuivante : „ Nous promettons d'abattre autant d'ar9, bres, de cultiverautant d'acresdeterre, „ & de procréer autant d'enfants qu'il 5, nous fera poffible ". — Ce pays dur, mais fertile & fain , bien plus étendu que la Province de Majachujfet , auroit produit , comme cette derniere, une population de fix cents mille habitants dans le même efpace de temps, au-lieu de quatre-vingtdix mille que les Anglois y trouverent a la conquête : a bien des égards, ce fut une Colonie plutót eccléfiaftique que royale. II n'y en a point eu, fur ce Continent, dont les commencements aientété auffi foibles, auffi pénibles & orageux, paree qu'elle a toujours manqué de bras, paree qu'elle a eu des guerres cruelles a foutenir contre les Sauvages & contre les Anglois, dont les détails font frémir. — Pendant plus de cinquante ans, un Canadien fut plutót un foldat qu'un cultivateur ; jamais peuple, auffi nouveau & auffi foible, n'a montré plus de courage & de hardieffe : c'eft une hiftoire bien intéreffante a lire. Rien n'eft plus majeftueux , plus beau a voir, que le fleuve Saint-Laurent, depuis le Cap des Rojiers, jufqu'a Qiièbec; dans un efpace de cent quatre-vingt lieues, les A iv  ( 8 ) rivages, peu d'endrohs exceptés, en font élevds a une hauteur prodigieufe, & ne donnentqu'une idde frappante, mais peuagrdable , de cette nouvelle région : il eft rempli d'dcueils dangereux. — Rien n'eft plus doux a voir que ce même fleuve, depuis Qjiébec julqu'a Montrèal, dans un efpace de quatre-vingt lieues; c'eft la le centre de cette Colonie : la divifion des Paroiffes, le nombre infini d'habitations rdpandues fuï fes bords, prdfentent un coup-d'ceil magnifique & riant. — Rien n'eft plus beau n voir, fur une Carte, que le fleuve SaintLaurent, depuis Montrèal jufqu'a Catarakout, al'embouchure du lac Ontario, dans un efpace de plus de cent lieues; il eft opné d'un nombre infini d'ifles, de lacs, de promontoires & de rivieres. — C'eft ici oü le Peintre pourroit tracer mille efquiffes charmantes pour enrkhir fes tableaux; mais tn même-temps rien ne peut être plus terrible & plus effrayant, lorfqu'on le remonte. —■ La riviere des Outawas, qui tomba dans le lac des Dsux-Montagnes, n'approche pas du fleuve Saint-Laurent, pour la fureur & Jes dangers. — Ce dernier ne piefen te dans toute facourfe, ( peu d'endroits exceptés ) qu'une fuite prefque perpdtuelle de rapides ,de cafcades plus ou moins longues, plus ou moins traverfdes de rochers  ( 9 ) & de baftures, & de mille autres diffïciiltés que je ne puis exprimer, faute de termes: il faut un mois pour les franchiren bateau, & il ne faut que cinq jours pour revenir du Grand- Lac k Montrèal. — Quel travail, quelle patience la première opération n'exige-t-elle pas! quelle adreffe n'eft-il pas nécefiaire d'avoir, pour accomplir impunément la feconde! — J'ai remonté ce fleuve dans un bateau Canadien, que nous fümes obligés de décharger quatorze fois pour le fortir de 1'eau, & le rouler a travers autant de pointesou de'péninfules, qu'il auroit été impoffible ou trés - dangereux de doubler : je 1'ai redefcendu dans un canot d'écorce, avec deux Sauvages. — II faut avoir vu 1'impétuofité du Long-Saut, les defcentes rapides & foudaines, les ondulations prolongées , les fureurs de ce terrible courant, placé, comme je l'étois,dans une frêle machine; il faut avoir vu 1'adrcffe inimitable & le fang-froid de ces gens-la, pour concevoir le degré de terreur & d'é* tonnement, néceffairement infpiré par une pareille fituation : ma curiofité fut fi completement fatisfaite, que je n'ai jamais revu Ce fleuve depuis. Le Canadien , exclu de la mer fix mois Chaque année par les rigueurs de 1'hyver & les glacés de cette faifon, donne carrière A 7  C io ) a fon induftrie dans ce qu'ils appellent les voyages cTen-hant. Nulle nation Européenne n'a jamais ofé pénétrer fi loin dans la profondeur illimitée de ce Continent; c'eft d'eux d'oü nous tenons 1'idée que nous avonsdes Lacs de la Pluie, itsAJfiniboils, de Bourbon, &c. ainfi que la connoiffance d'une race de Sauvages, douce & civilifée, poffédant quelque degré de connoiffance agricole. —■ J'en ai vu plufieurs qui avoient été trois ans fans revenir chez eux. C'eft leur climat & leur fituation qui les a fi fort naturalifés avec les bois & les navigations intérieures : bien différents de leurs anciens compatriotes, qui fe croyoient ir« révocablement perdus, s'ils avoient feulement a defcendre le fleuve Saint-Laurent. Prefque toutes les families Canadiennes fonï aifées fans être riches : ils font patients dans leurs travaux, rarement oifïfs, fans avoir beaucoup d'induftrie. Leur objet favori, eft 1'immenfité des bois; ils font contents de leur fort, & connoiffent que peu cette manie de projets & d'entreprifes, fi commune parmi nous : ils font fimples & doux dans leurs fociétés; leurs mceurs font chaftes & pures ; ils font auffi intrépides & auffi intelligents dans les bois que les Sauvages; ils font légers fans turbulence, charitables & hoipitaliers j ils fout igno»  C ft ) rants. L'art d'dcrire & de lire eft fort rare parmi eux ; fi ce n'étoit que cette privation ferme la porte aux connoiffances utiles, je 1'appellerois une heureufe ignorance. — On leur avoit dit anciennement que les pommiers ne viendroient pas bien, & a peine en voyoit-on dans tout le Canada. On leur avoit dgalement dit, que le froment d'byver feroit étouffé fous la neige, & a peine le connoiffoient-ils. Les chofes ont bien changé depuis la conquête. II n'y avoit pas une feule Gazette dans tout le Canada , ni un feui Imprimeur; ils ignoroient par conféquent, grands & petits, tout ce qui pouvoit nourrir le gdnie, exciter la curiofité ou intéreffer la politique. Comme les Sauvages, les Canadiens adoptent des enfants, quand la nature leur en refufe , par un acte paffé devant Notaire. —• Comme les naturels, ils aiment la chalfe (i) , les bois, les courfes éloignées, les navigations intérieures, &c. —• De toutes les nations Européennes qui fe font établies fur ce Continent, c'eft la feule a laquelle les Sauvages ayent plus de confiance. En effet , je crois qu'ils les ont moins trompés que les autres, & que la pauvreté & la fimplicité des mceurs Cana- (i) La ehaffe des bètes fauves. A vj  * ( 12 ) diennes, les rapprochent de 1'état primitif de ces naturels plus que nous , qui fommes plus favants , & plus rufés par conféqueut. — Les Canadiens font les principaux agents du commerce que les Anglois font dans les Pays cTen-haut, au Dê*. ttvir, a Saint-Jofeph , Michilli makinack^ Saut-Sainte-Marie, &c. Leurs chevaux font auffi devenus une nouvelle race. Sans être grand connoifieur, je puis vous aflurer qu'il n'y a rien de fi fain, de fi fort, ni de meilleur qu'un cheval Canadien ; ils vivent dans les bois , pendant les temps de leur plus forte géide, ou bien dans 1'dcurie du maitre, fan$ que ce différent régime femble les affeéter: auffi leurs étalons font-ils recherchés dans tout notre continent. Le climat eft dur & fain. J'ai vu Ia ri» viere Saint-Laurent couverte de glacé 1» premier Mai, & qui plus eft, j'y ai vu unetrès-jolie fête que donnoit la ville de Qjtêbec aux Dames, fous des tentes drigées fur cette même glacé. —- II eft vrai que ce phé» nomene n'anïve pas tous les ans. Les cha« leurs , comme dans tous les pays froids, y font fortes & courtes : la vdgdtation y acquiert une rapidité de développement , qui eft vraiment étonnante. — Tous les grains de 1'Europe y raürifient ; déja, on,  C 13 ) s'appercoit que les deux extrémités du de* mat commencent a s'adoucir. Une des principales raifons qui empêchent le Canadien de devenir riche, eft que prefque tous les profics de 1'été font confommés pendant 1'hyver : car le Canadien, comme les autres Colons Anglois, aiment la bonne chere & la fociété pendant cette dure faifon. — Mais après tout, ne font-ijs pas encore affez riches ? Oui , fans doute, mille fois plus riches que le voluptueux, le cruel plan» teur de la Jamaïque. — Le Canadien efl; fain, robufte & fort, & ne meurt que dans une vieilleffe avancée : bien différent des habitants du Tropique, qui ne deviennent riches qu'aux prix du fang & de la vie de leurs negres , qui, au fein des jouiffances de la volupté, & de toutes lespaffions, ceffent a trente ans d'être hommes, & deviennent de bonne heure accablés de toutes les infirmités de la vieilleffe. —. Malgré leur mauvaife adminiftration, les Canadiens étoient heureux, & leur bonheur venoit de ce qu'ils étoient ignorants, fains, & fans ambition : nulle part Je n'ai vu une fociété ayant des mceurs plus fimples & plus pures, moins litigieufes &. plus tranquilles. — Avant la conquête, le caractere Canadien étoit tout-a-fait original, & différoit autant de 1'Europden que du nótre. -1 JUs  C 14 ) étoient égalcment éloignés de la brntalité' d'un étit fauvage, & des ralTinements des nations plus civilifées ; également éloignés de leur original Frangoh , comme de celui de leurs voifins fauvages. - Tel a été 1'effet du climat & de la nouvelle inaniere d'exifter. Leurs neiges profondes ne les empêchent pas de voyager , ou avec leurs traïneaux , ou avec leurs raquettes; leurs maifons font d'excellents afyles contre le froid, par 1'ufage de leurs doublés fenêtres , ainfi que par celui de leurs poëles : la culture de cette Province s'eft beaucoup bonifiée depuis la conquête , par les lumieres & les heureux exemples qu'y ont apporté les Colons Anglois. - C'eft le pays des eaux: auffi tout s'y tranfporte-t-il fur eet élément. ~ Le fang y eft très-pur & très-beau : vingttrois Officiers Anglois fe marierent a Montrèal dans le premier hyver qu'ils y pafferentaprès la conquête. - S'ils ne font point; devenus, comme nous, un peuple maritime, c'eft le climat qui les en a empêché; leurs lacs , leurs rivieres immenfes, leur ont procuré un nouveau genre d'énergie & d'aclivité , qui lesrend infinimentutiles dans les voyages intérieurs qu'exige le commerce avec les Sauvages. C'eft principalement parmi les habitants:  c 15 y de Ia Pointe deLèvi, (x) qu'orj trouve dés hommes uniques dans ce genre d'exercice; ils font fans contredit les premiers du continent pour ces fortes de voyages : ils entendent parfaitement 1'art de conftruire & de réparer leurs canots, celui de les con» duire a travers tant d'obftacles & de difficulcés. Auffi il n'y en a pas un feul expédié de la Chine, (2) pour le détroit & les Iacs, qu'il n'y ait quelques perfonnes de ce Canton.— L'ufage continuel de paffer de cette pointe a Québec, dans quelque faifon que ce foit, eft la grande école qui forme tous les jeunes gens : c'eft-la. oü ils apprennent 1'art de pagayer leurs canots, de vaincre la force d'un courant impétueux,de les haler & de les gliffer enfuite fur les glacés , que le courant (qui ne gele jamais) entraïne avec une rapiditc finguliere; de les replonger enfuite dans 1'eau, & de s'y rembarquer : cette manoeuvre voUs étonnefoit & vous effrayeroit, j'en fuis für. Cette Province, qui a peine pouvoit fe nourrir en 1759, exporte aujourd'hui beau* (i) Grande pointe fituée vis-a-vis Québec, d'oi yiennent toutes les provifions de cette partie dn Canada. (1) Pointe de 1'Ifle de Montrèal, d'ou partenf tous les canaux pour les lacs.  ( i6 ) coup de grains. Déja les habitants commefl» cent a s'intéreffer aux pêches a huiles , dans Ie bras du fleuves, a Anticofty, Baye des Chaleurs, Saguenay, Golfe Saint-Laurent, elles font très-lucratives, & forment d'excellents matelots. En 1774-la Province du Canada exporta pour 76,0001. ft. de Pelt. En huiles, cótes de ba- leine, &c. pour. . 3,500 , 12,000 quarts de fro- ment 12,009 Ginfing , ferpentine , capillaire , &c. . 3>00° Bois de conltruclion , &c 11,000 Liv. fter. . 105,500 Elle importa en marchandifes Angloifes, pour 105,000 ISLE SAINT.JEAN. Cette Me eft fituée, comme vouS le favez, dans le Golphe Saint -Laurent, proche les cótes de la Nouvelle - Ecolfe; les pêches de baleine, de marfouin , de veaux marins, de morues, fout devenues5  ( 17 ) depuis la p'aix, un objft fi confidérabl» & fi digne de 1'attention du Gouverneur Anglois , qu'il a réfolu de donner toute la confiftance poffible a ce commerce induftrieux & lucratif. — Pour eet effet, 1'lfle Saint-Jean a été érigée en un Gouvernement féparé & diftinct de la NouvelleEcofle. De cette Ifle devoit fortir une multitude de barques & de vaiffeaux , pour aller moiffbnner des richeffes fur les cótes de 1'Acadie, fur celles de 1'Ifle de la Magi deleine, dans la baie des Chaleurs, dans toute 1'anfe favorable du détroit de BelleIfle, & enfin fur les cótes poiffonneufes de Labrador. — Je me plais a étudier & a fuivre 1'organifation d'un plan fi régulier & fi utile. — Rien ne pouvoit être mieux ordonné quenelefut la divifion de cette Ifle; elle abonde en excellentes baies , havres , rivieres commodes, ifles inférieures, abris & creeks : jamais morceau de terre n'a été plus convenable a la navigation, de tous les cótés. -> Elle fut divifée en trois Comtés & en quatorze Paroifl'es. —>' On y traca les fondements de trois villes; favoir, celle du Rot, de la Reine, & du Prince. Le tout fut encore fubdivifé en foixante-fix lots ou cantons , diftingués par des numeros depuis i jufqu'a 66 : il n'eft pas poffible de conceYoir une plus belle idéé d'établif-.  (it ) fement, quant a la Typographie. - Un gouvernement y fut établi enfuite en 1772, avec tous les Officiers néceflaires : les terres y furent offertes a bon marché; elles font excellentes , ainfi que les bois : des pêcheurs y accoururent de toutes parts, des cultivateurs y vinrent auffi en affez grand nombre , remplacer les trois mille Francois que le Gouvernement en avoit cbaffés. Tous les bords des rivieres & des baies abondent en prairies falées, avantage très-important pour former des premiers établiflements : les arbres y font auffi beaux que fur le continent même; toutes fes cótes fourmillent de clams , d'huitres & de poiflbns de toute efpece : elle eft envirounée d'une mer orageufe , mais riche & féconde : Thomme accoutumé a une vie laborieufe & dure, peut ici trouver un afyle & 1'occupation la plus abondante. Le voifinage de cette ifle, de tous les endroits propres aux pcches a 1'huile & autres, & fa fituation, affuroient le puffage du golfe, & devenoient la clef du grand fleuve. Cette Ifle, bien peuplée, établiffoit un monopole certain fur toutes les richeffes de ces parages : richeffes beaucoup plus importantes qu'ori ne penfe, par rapport au commerce & a la navigaüon; mais la nature s'eft en partie oppofée a tous ces brillants delfeins: 1'hu-  ( 19 ) tnidité de 1'air & du lol, la quantité prodigieufe de prairies, y ont de tous les temps produit une quantité immenfe de mouftiches, qui femblent réclaraer la fouveraineté de cette Ifle, & en veulent chaffer les hommes. Voila le mal pbyfique qui afflige & défole toute cette partie de TAméiique. J'ai connu plufieurs families qui, épuifées par les fatigues d'une infomnie perpétuelle, & d'un tourment journalier, ont été obligées d'abandonner leur poffeffion : les animaux même qu'on y a portés , a peine peuvent y vivre. — Pendant les chaleurs de 1'été, ils font obligés d'abandonner leurs pilturages , pour fe plonger dans 1'eau jufqu'au nez. — Quoique eet inconvénient affligeant ait retardé 1'agriculture, les pêches ont été poulfées & étendues fur toutes les cótes de ces parages, avec beaucoup defuccès& d'aclivité. La quantité immenfe d'huile fert aux groffes peintures , a la préparation des cuirs , a 1'illumination des villes, & prefque par-tout eft devenu un fupplément au fuif. Ne fachant fi un de mes enfants n'auroit point du goüt pour ce genre devie,je crus qu'il étoit de mon devoir d'y aller acheter une conceffion convenable, & pour la pSche & pour 1'agriculture; — mais quelle fut ma furprife, lorfquej'yarrivai! „ Non,  C w ) j, me dis-je a moi-même , je ne ferai jamais ,, la caufe qu'un de mes chers enfants „ vienne dans ce purgatnire pour y fouf„ frir tant de vexations affligeantes ; le „ continent n'eft-il pas affez vafte, fans venir fe fixer dans un pays abondant & ,, fain , a la vérité , mais fujet a une fi, ,, grande calamité "? — J'abandonnai mon projet, & revins a Philadelphie. A peine, fur cinq nuits que j'y paffai, pus-je y repofer une : c'étoit dans le mois de Juin, & les infedtes mordants y étoient dans leur plus grand nombre &dans leur plus grande aétivité. —■ Je fus obligé d'entourer mon lit de pierres plates placées fur le plancher, ou j'entretenois une fumée perpétuelle : jugez de 1'efpece de repos que je pus y prendre pendant ces nuits agitées. La date de cette colonie (i) eft trop récente , pour que les habitants puiffent avoir acquis un carac~tere diftinétif : ceux qui habitent cette Ifle font prefque tous des navigateurs; ils font hardis, entreprenants j & très-experts a toutes les efpeces depêches ufitées dans ces parages. Je joins ici les détails de ce qu'elles pro* duifirent fur les cótes de Labrador & dans le golphe Saint-Laurent, en 1774. (0 1765.  (tl) 1,470 tonnes d'huile de ba- leine, a 15 liv. ft. . 22,050 liv. 300 d°—d° de veau ma- rin ~ d° 3,i5o 3.7 d° tonneaux de baleine, a 300 liv. . . 21,600 '12,000 peaux de veau marin, i 6 d 3oo Total. . 47,100 liv. Ces pêches employent a-peu-près 5,000 hommes. A C A D I E OU NOUTELLE-ÉCOSSE. C e font les hiftoires Francoifes qu'il faut confulter, pour trouver 1'origine des premiers établiffements que cette nation y fit de trés-bonne heure. ~ Quelle peuplade cette région ne contiendroit-elle pas aujourd'hui, malgré Ie fol & le climat! mais cette colonie étoit defiinée a ne jamais s'accroltre, & a périr enfin mifërablement. Une partie des rives de la riviere Saint-Jean, de la baye de Beau-Baffin, & plufieurs autres endroits, étoient jadis habités par un peuple doux & humain , s'il en fut jamais : ils  ( M ) étoient profondément ignorants, & c'écofo !a feule calamité a laquelle ils étoient expofés; mais ils ne le favoient pas : ils menoient une vie paftorale & fraternelle; ils auroientdü donner le nom d'Arcadie aleur nouvelle patrie. - Leur innocence , leur vertu, leur patience, leur fidélité , auroient dü leur procurer un meiüeur fort. Hélas! ils y feroient encore , s'ils avoient été des brigands, des gens fans foi ni loi! C'eft la première qui eft devenue la fource d'oü eft découlée leur ruine & leur banniffement. Sans le vouloir, & bien malgré eux, ils ont caufé deux grands crimes; 1'un , coramis par 1'Angleterre contre la faine politique& 1'humanité, en les arrachant de leurs foyers, fous les prétextes les plus frivoles; 1'autre, commis par leur mere-patrie, contre 1'affeétion & la reconnoiflance qu'elle leur devoit. Oubliant dans ce moment malheureux fa générofité ordinaire, elle les abandonna a leur funefte fort, & les laiifa mourir de faim dans tous les endroits oü leur deftinée les conduifit. Les Anglois les répartirent dans plufieurs Provinces , d'oü ils revinrent dans la fuite chercher leurs foyers, embarqués fur de fimples pirogues qu'ils avoient conftruites eux-mêmes , au grand étonnement de tout le monde. — A leur retour, ils trouverent leurs terres, leurs  (*3) tnaifons concédées a des intrus : fans tourmure, & fatisfaits de refpirer leur air natal , ils fe contenterent de fe louer pour labourer pour les autres leurs propres terres, dont ils venoient d'être dépoflcdés. — Ceux, au contraire, qui pafferent en Augleterre, enFrance, au Canada, aux Ifles, font prefque tous morts de mifere, dans 1'oubli & 1'abandon. — Croiriez-vous qu'il y en a aujourd'hui jufques fur les ifles Falkland? — Ainfi a péri une nation laborieufe & foumife, qui étoit compofée de plus de quaraute mille individus. Cette Province a une étendue très-confïdérable; mais elle efl: très.-peu habitée, & même les cantons peuplés ont a peine la plus foible liaifon les uns avec les autres , paree qu'ils font divifés par des bras de mer, des lacs, ou des montagues. La grande péninfule fur laquelle fe trouve 1'Ifle Royale & la baie de Chédabouétou , eft féparée du continent par la baie de Fundy, laquelle efl: divifée elle-même en mi grand nombre de ramifications. Par - tout ici on ne trouve que des rivieres , des golfes , des baies, des lacs, des marais éternels, & de trésmauvaifes terres, peu d'endroits exceptés : toutes ces caufes forment une maffe d'lmmidité étonnante, & produifent un nombre infini d'inieftes piquants. La inarée monte  ( *4 > dans la baie de Fundy plus dc vingt-cinq pieds; ce qui Iaiffe toutes les fix heures, a découvert, des plages immenfes. L'Ifle Royale, ou Cap Breton, efl fi pro. che de la grande péninfule, qu'elle peut être confidérée comme en faifant partie; elle n'eft fameufe que pour fes pêches & fes mines de charbon de terre. L'Ifle de Sable, qui en eft peu éfiignée, & tous les bancs de ces parages, abondent en morues; de facon que prefque tous les habitants de la Nou veile-Ecoffe font plutót pêcheurs que cultivateurs, & ils ont raifon. Dans ce continent, plus la terre eft ingrate , plus la mer eft féconde : heureufe difpofition des ch.jfes ! Les Alleinands, les Irlandois, & le peu d'Acadiens qui y font revenus, forment une population trés foible , & répartie fur un terrein & a des diftances immenfes : chacun , par conféquent , dans fon cauton , a gardé les mceurs de fon pays. Halüfax, batie au fond de la baie deCWdabouclou, eft déja une ville confidérable , fameufe par la bonté de fon havre, & la commodité d'y radouber les vaiffeaux; fa richeffe ne vient point de la culture, mais des dépenfes de la marine royale. A une iieue de cette ville, les terres y font d'une ftgrilité aftreufe; il faut traverfer la péninfule  C 25 ) fule jufqu'a la baie de Fundy pour y trou. ver du grain & des beftiaux. Le Gouvernement de cette Province a été 1'ouvrage de la Couronne, & par conféquent n'eft pas fi avantageux aux Colons que celui des nötres; c'eft proprement parlant un pays conquis, & il s'en reffent bien. Plus la terre eft ftérile, plus le climat eft dur; & plus les Loix devroient être douces, plus les privileges municipaux devroient être confidérabks; alors quelqu'ingrat que foit le fol, ce pays fe rempliroit d'hommes induftrieux. — Pour vous convaincre du fléaudesMouftiches, permettez-moi determinercefoible récitpar 1'anecdote fuivante. Au fond de la baie de Fundy, on trouve une ancienne bourgade, batie par les Francois, appellée aujourd'hui Annapolis Royale ; depuis 1'exil des anciens habitants, 1'Angleterre y a toujours confervé une garnifon de trente hommes ; fur la lifte de eet établiffement militaire , j'y ai vu 14 guinées par an, données a un- foldat pour entretenir nuit & jour de la fumée fous le Tempte de Cloacina. Les habitants de cette Province n'exportent que tres-peu de chofe; & la plupart de leurs établiffemcnts pêcheurs font obligés de dépendre des autres colonies pour ce qu'il leur manque, & c'eft avec 1'argent Tame II. I)  C KS ) de la marine Royale qu'ils le font. — Ils font d'ailleurs dans un état de guerre prefque perpétuel avec les Sauvages, qui ne leur ont jamais pardonné, & 1'exil de leurs amis les Francois, & les cruautés que les Anglois ont fouvent exercées contre eux. Le lin & le chanvre deviendront un jour une branche lucrative de leurs exportations. Pour vous donner une idéé de fa population & de fa force , permettez - moi de johtdre a ces détails celui de fon importation, & de fon exportation en 1774. La Nouvelle-Ecoffe importa cette année pour la fomme de . . * . 25,000 »>. Elle exporta la même année, 3,000 barils de maquereaux falés 3,°00 2,500 tonneaux de morue. . 25,000 3oo dito d'huile de poiffon. 4,500 5 dito cótes de baleine. 1,500 Mats & bois, & charbon de terre 4,000 Total . 3^000  (-7) T E R RE-NEUVE. Dans ]a mêine année, cette Ifle produifk a l'Angleterre, 30,000 tonneaux de morue, 300,000 liv. 3,000 dito d'huile de morue, 45,800 Total . 345,000 Elle recut cette même année de l'Angleterre, en différents articles , pour ..... 273,000 Cette pêche & le commerce a employé 390 navires, montés chacun de 12 hommes ; 2000 barques, montées chacune de 8 hommes; ce qui fait 20,680 matelots & pêcheurs, employés,nourris, vêtus & gagés. Toutes ces pêches ne valent-elles pas mieux que les mines dangereufes du Pérou ? c'eft ici 1'école de la fanté, de la tempérance & de l'induftrie. La pêche de la morue , ainfi que toutes celles du golphe & de la cóte de Labrador, forme une pépiniere de matelots, accoutumés a une vie dure & laborieufe : c'eft un des principaux perfs de la marine Angloife.  ( *S ) TERRITOIRE DE SAGADAHOCK & DE MAIN. La riviere Sainte-Croix, au Sud-Oueft, divife cette derniere Province du territoire de MafTachuffet , connu fous le nom de Sagadahock & de Main. Le terrein, quoique moins fertile que celui deNew-Hampfliire, produit cependant de bonnes récoltes de feigle & de maïs. Les paturages , ainfi que les beftiaux, y font très-bons. — Ce pays eft arrofé par les belles rivieres de Penobfcot, de Kennebeck, &c. qui abondent en poiiTons de toute efpece, & furtout en faumon; les habitants y font avec leurs moulins a fcies les plus belles planches du monde; ils exportent les plusbeaux mats de 1'Amérique , des vergues & du mevrain. — C'eft la Ruffie de notre Continent. — Le Gouvernement Anglois y a fait arpenter un canton de 600,000 acres, contenant les plus beaux pins blancs; & y a envoyé un Agent intelligent qui les fait abattre fur Ia neige, & les fait embarquer a bord de vaiffeaux très-longs & conftruits exprès. - La baie de Cafco, au fond de laquelle eft la.ville de Falmouth la Capi-  ( *9 ) tale, eft füre & excellente, abordable dans toutes les faifons. - Je ne puis vous dire pourquoi ce grand diftricT: appartient a la Province de Maffaehuffet, quoiqu'il en foit féparé par le nouveau Hampshire. Les habitants de ces contrées font les defcendants des anciens Puritains Anglois du dernier fiecle; ce font les meilleurs gens du monde; ils font fimples & très-hofpitaliers. Un étranger ne peut leur faire un plus grand plaifir que d'aller paffer quelque tempsavec eux. - Ils ont encore confervé beaucoup de leur ancien rigorifme Puritain, paree qu'ils vivent chacun fur leurs terres, fouvent très-éloignés les uns des autres , & a une grance diftance de leur Métropole. Je n'ai jamais été recu nulle part avec plus de cordialité que parmi les Colons de ces deux diftrifts; ils ne font pas encore peuplés, en comparaifon de ce que cela fera dans un fiecle. -Leurs hyvers font rigoureux ; le pays très-fain , & les rivieres, ainfi que la mer, d'uneféconditéétonnante. — J'aimerois mieux vivre ici que dans la Caroline; j'y aurois de la fanté, de la force & du poiffon, chofes fort rares dans cette Province méridionale, en dépit de fes ncheffes.  C 30 > MA SSACHÜSSE T-BA TE. N 0 u s voila arrivés a la plus ancienne, la plus refpeftable, ainfi que la plus nombreufe des Colonies Angloifes. —C'eft 1'alnée de toutes; vous favez fans doute 1'hiftoire de fon origine (1). — Comme toutes les autres, elle a du fon origine au fanatifme, aux guerres de Religion, & aux malheurs de 1'Ëurope (2). Le premier vaiffeau aborda au Cap Cod en 1626. N'y trouvant que de la terre fablonneufe & ingrate , les principaux émigrants s'embarquerent dans leurs canots , & naviguerent tout le long de la baie inférieure de cette grande péninfule; ilstrouverent enfin a Pocajfet un bavre für , oü ils amenerent leur vaiffeau ; quelle fuite de travaux , de fatigues ! quelle incertitude dans leurs premiers pas ! quels pénibles (1) Le peuple choifit tous les membres ies trois Êtats. (1) L'Etat de Maflachufet eft feulemem le fecortd pour 1'ancienneté 8e le nombre d'habitants , celui de Virginie ayant commeneé en 1606, &, par un dénombrement exaftfail en 178* , contenoit 567,614 hommes.  ( Si ) «ommencernents ! — Avouez qu'il falloït avoir bien de 1'audace & du courage pour cntreprendre un pareil voyage, pour voguer prefque fans favoir oü ils alloient, pour, defcendre fur une terre qu'ils ne connoiffoient pas, & pour entamer des conférences avec des hommes qu'ils n'entendoient pas, & qu'è peine ils pouvoient appeller. freres. Heureufement pour eux, j'ofe m'exprimer ainfi, une contagion terrible avoit enlevé la moitié des Sauvages de ces contrées, quelques années auparavant. — Sans eetévénement , la Colonie naiflante n'auroit pasexifté deux ans, & au moins nefe feroit pas étendue auffi rapidement qu'elle 1'a fait. ■— Ils obtinrent aifément de Miantonimo, Sachem du lieu, la permiffion d'y defcendre, & d'ypaffer 1'byver.--Ils ybatirent quelques huttes. — Tels furent les foibles fondements de la ville de New-Plimouth. L'année fuivante, un fecond vaiffeau arriva au Cap Anne, de 1'autre cóté de la baie de Maffachuffet; ces nouveaux émigrants obtinrent toute efpece de bons fecours du Sachem Mafconomio , qui étoit chef du village de Numkêag, aujourd'hui Salem.«— Ilfaudroit un volume pour décrire leur marche & leurs progrès, pour vous peindre les malheurs de la guerre avec les Sauvages, 1'effet J3 iv  C 52 ) «es fa&ions, des fchifmes cc de la difette. La première vache qui leurarriva quelques années après, fut recue avec des acclamations de joie; ce fut une fête dans toute la Colonie. — Tous les ans de nouveaux émigrants vinrent partager leurs travaux & augmenter leur fécurité. —- Leur hifloire préfente des époques bien frappantes, outre le progrès lent & pénible de 1'agriculture, de la légiflarion & de la population. — Plus d'une fois des établiflements nouveaux furent réduits encendres, & les Colons malfacrés; car les Sauvages montrerent un courage que rien n'auroit pu foumettre, que les armes a feu. On voit dans leurs annales un grand fchifme, qui fut la caufe de la fondation de Bofton, & de plu» iieurs endroits; leur fage refus des offres d'Olivier Cromwell, qui propofa de leur donner 1'jfle de la Jamaïque, derniérement conquife par les Amiraux Penn & Venables; la fameufe guerre Philippique contre les Sauvages , conduite & entreprife par Majpifoit & Wamfutta, les deux fils de Miantonimo; eet éclat horrible de fanatifme, qui commenca a Salem; 1'affociatioii des quatre Provinces de la Nouvelle-Augleterre, New-Hampshire, New Plimouth , Maffachuffet & 1'Ifle de Rhodes; la perfécution des Quakers & des Anabaptifies,  C 33 ) qui furent exilés, & allerent fonder Providence & New-Port, & plufieurs autres. II eft peu de ville dans le monde plus avantageufement fituée pour le commerce : fon port eftvafte & fur, aifément défendu. Bolton eft bAtie au fond de la baye, fur unepéninfule formée par la riviere Charles. — Elle eft devenue depuis le centre d'un commerce très-confidérable : 1'année paffée , il en fortit quinze cents voiles, tant pour 1'Europe, que pour les Ifles & le cabotage-4 elle eft la capitale d'une Province très-étendue, comme vous pouvez le voir fur la carte, qui, outre Bofton , a plufieurs autres villes très-confidérables, telles que Salem , Marblehead , Newburry-Port, Falmouth, Sherburn , &c. & un très-grand liombre dans 1'intérieur. Bofton compte dans fes murs plus de trente-cinq mille ames : les édifices publics cc particuliere font trés - beaux : une jettée de plus de cinq cents pieds de long, s'avance dans la mer, du milieu du grand quai, autour de laquelle les plus gros vaiffeaux peuvent aifément décharger leurs marchandifes. — Plufieurs families Fran9oifes y trouverent un afyle dans le temps de la révocation de 1'Edit de Nantes; ils y apporterent 1'art de raffiner le fucre; art qui pendant long-temps curichit exclufiveB v  ( 34 ) ment cette métropole. L'un d'eux, appellé Fanneuil, fit Mtir, afes fraix, une fuperbc Maifou de-Ville , fur des arcades très-élevées , qu'il deflinoit a un marché public, & fit préfent du tout a fes concitoyens , qui, par reconnoifiance, 1'ont appellée depuis Fanneuil-Hall. Les premiers émigrants apporterent avec chujj'et, &batirent quelques maifons fur la péninfule nommée, par les Sauvages, Shamut, pour y adorer Dieu en paix, fuivant leurs nouvelles lumieres. ~ Ce Miniflre, extrêmement chéri & refpecté de fes difciples, eut la gloire de donner a ce foiblc village le nom de la ville d'oü il venoit luimeme dans la Vieille-Angleterre. ~* Tels ont été les premiers commencements du cette ville, aujourd'hui fi belle , fi commercante & fi opulente, & la métropole des quatre Provinces connues fous le norn de la Nouvelle-Angleterre. En 1774, cette Province exporta 10,000 tonneaux de morue. 100,0001. ft. Mats, planches, bois, &c. .... 45,000 70 navires batis pour 1'é- tranger. . . . 49,000 8,000 barrils de maquereaux & d'alofes falés. . 8,000 7,000 tonneaux d'huile de baleine & autres. 105,000 28 dito de fanons de dito. 8,400 1,500 barrils de poix, téré- benthine&gaudron. 600 216,0001. ft.  C 44 ) Rapport. . 216,000 Chevaux & bétail. . 12,000 8,000 barrils de potalTe. . 20,000 9,000 dito de viande fumée & falaifons. . . 13,500 Cire & autres menus articles. . . . 900 Total . 362,4001. ft. Cette Province importa, cette même année, pour 395,000 liv. fterl. N O UVEA Ü HA MPS HIR E. Cette Province n'occupe que vingt milles de large fur la mer, quoiqu'elle foit très-étendue dans 1'intérieur: heureufement, cette largeur eft fuffifante pour lui fournir le beau port de Piskataqua, qui eft formé par les eaux du lac d'Exéter; au fond de cette fuperbe baie efl la capitale, connue fous le nom de Portmouth. L'intérieur s'étend jufqu'a la riviere de ConnetHicut, qui tire fa fource d'un marais immenfe dans le voifinage du lac Champlain. Le terrein de cette Province eft fertile, & heureufement entrecoupé de rivieres & de  C 45 ) ruifleaux qui font tournet les plus beaux moulins a fcie de toute 1'Amérique. NewIlampshire abonde en bois, m;1rures, merrain, planches ; en lard, en beftiaux, en lin, en potaffe, outre le produit de fes pêches; elle fait partie de ce qu'on appelle ordinairement la Nouvelle-Angleterre. Le voifinage de la Province de Maffachuffet a beaucoup retardé le progrès du commerce de celle-ci; car elle tire plus de la moitié de fes importations de cette métropole, & elle lui envoie prefque tout le montant de fes denrées : mais ces inconvénients difparoitront, lorfque la population de New-Hamsphire & les défrichements de fes terres feront plus avancés. Quant auculte, au gouvernement, aux mceurs , ils reffetnblent a ceux de leurs voifins de Maffachuffet, qui a été la fouche & le principe de la population de cette Province. — Avant la guerre du Canada, le Gouverneur Benin Wint-Worth, qui y préfidoit , concéda , fuivant 1'ufage, au nom du gouvernement Anglois, toutes les terres a 1'Ouelt de la riviere de Conne£iicuty depuis les limites de Ne\v-Yorck jufqu'aux rivages du lac Champlain, réputées alors appartenir aux Francois. — C'eft une contrée immenfe, plutót omée que furchargée de montagnes; elles font couvertes d'ua  ( 40 > fóJ trèS'fertile, & procureur, atous ces cantoris la fraicheur & une fertilité peu commune, par le nombre des ruifleaux qui en découlent:les bois, lesarbres y fontd'une grofleur & d'une hauteur énorme. Dans 1'efpace de vingt ans, tout ce nouveau pays fut concédé; & les parties les moins expofées aux incurfions des Sauvages Canadiens, furent remplies de families induftrieufes. — Depuis la conquête du Canada,la Couronne a jugé a propos, nonfeulement d'annexer ce grand territoire a celui de New-Yorck, mais même de fe reffaifir de ces terres, comme ayant été concédéespar un Gouverneur qui n'y avoit nul droit.—Les habitants de ces diftricts, qui les avoient achetéesdebonne-foi, comme étant fous la jurifdiélion de New-Hampshire , & fous le grand fceau de cette même Province , s'oppoferent a un attentat auffi atroce & aufli barbare. Plufieurs Cantons fe révolterent même , infulterent & chafferent les nouveaux magiflrats de New-Yorck qui y étoient venus adminiflrer la juftice; ils en éleverent plufieurs a des branches d'arbres très-hautes , & leur firent promettre de ne jamais revenir chez eux. Peudetemps après, le Roi concéda des diftrifts boifés a des Ecoffbis, & a plufieurs autres individus de New-Yorck, qui y conduifirent  ( 47 0 des émigrants, & y jetterent les fondements de plufieurs étabüffements confidérables : prefque toutes leurs maifons & leurs moulins furent brülés ou détruits. Jamais de pareils outrages n'avoient été juftifiés par des motifs plus forts : peut-il, en effet, y en avoir de plus juftifiables, que de conferver une propriété légalement acquife & bonnifiée par plus de quarante ans de travail ? Telle fut cependant la tyrannie & 1'injuftice de Ia Couronne, que des Cantons entiers, bien cultivés & bien batis, furent donnés, par voie de gratification , a des Officiers Anglois qui n'étoient jamais venus en Amérique, & qui ne connoiffoient point ce qu'ils avoient obtenu : Ia Cour Britannique n'eft pas plus exempte de ces fortes d'injuftices que bien d'autres. Le diftricT: d'/mfda/e, en particulier, fut donné, par Mandamus , a * * *, Capitaine dans les gardes. C'eft un endroit charmant, de dix milles en quarré; une riviere poiffonneufe le traverfe en entier; elle eft bordée, des deux cótés, de prairies étendues & fertiles, & les plantations font conftruites, plus haut, fur un fol dont la fécondité ne s'eft pas démentie depuis quarantefept ans. Nous en avons peu, dans laPenfijyanje, plus produclif, plus agréable k  C 4? ) voir, mieux cultivé 011 plus peuplé: c'étoit un préfeut d'au moins vingt-fept mille acres d'excellente terre, accordés, par un trait de plume, a un homme qui n'en avoit jamais abattu un arbre. C'étoit dépouiller entiéremeut plus de quatre cents families de leur patrimoine gagné a la fueur de leur front, ainfi que de ceux de leurs peres, ou les affujettir a des rentes onéreufes & injultes auxquelles vraifemblablement ils fe feroient foumis, plutót que d'abandonner leurs foyers. Les habitants tflmfdak, informés de ce procédé cruel, ainfi que de 1'arrivée de leur nouveau Seigneur propriétaire, s'armerent& furent a fa rencontre : ils fe rendirent aifément maitres de fa perfonne. — Je ne fais lequel admirer le plus, ou la conduite de ces braves gens armés pour foutenir le droit de la nature le plus facré, ou celle de ce généreux Officier Anglois. ,, — Pour, quoi m'arrêtez-vous, leur demanda-t-il ? „ — Crainte que vous ne cherchiez, par „ des adïes de loi, a vous rendre maitre s, d'un terrein qui n'appartient pas au Roi s, qui vous 1'a donné, & encore' moins a ,, vous qui venez pour nous en dépofféder. Ne favez vous pas qu'il y a quarante-fept ans que nous fommis iei? s, ignorez-vous quels font les titres de no- „ tre  ( 49 ) „ tre poffefïlon ? — J'ignore tónt cela , ,, mes amis; on nous a dita Londres que, „ depuis Ia paix , il fe trouvoit, par les ,, nouvelles limites des Provinces, un ter,, rein immenfe a concéder. — J'en ai de„ mandé la partie qui m'a été défignéefous „ le nom de la patente d'lmfdale; je 1'ai „ obtenue, & j'étois venu a deffein de la „ voir, & d'en tirer parti. — Ainfi, les meilleurs Rois font trompés, répondi- rent-ils. Nos peres acquirent de ce mê- me Gouv; rnement , qui , aujourd'hui, „ nous traite comme desnegres, les terres „ de cette patente, pour la fomme ordi„ naire & ufitée. — Les premiers proprié,, taires font divifée entr'eux; ils y ont, depuis , épuifé leur petite fortune& leurs 5, forces ; la plupart font morts , & ont ,, laiffé tous ces héritages h leurs enfants, 3, qui n'ont ceflé de travailler jufqu'a ce „ que tout ait été défriché. — Nous avons toujours payé nostaxes, &obéi au Gou„ vernement de New - Hampshire ; nous „ avons contribué, comme les autres, a la „ guerre du Canada; &, fans avoir com- mis aucun crime, fans être entendus , ,, fans favoir même quels en font les mo„ tifs, la Grande-Bretagne veut nous pla- eer fous la jurifdiction de New-Yorck, 3, trop éloignée de nous, & prétend que Tomé II. C  C $0 ) , les patentes de fon ancien Gouverneur , font illégales , & nos conccffions nulles. — Puifque l'Angleterre eft la plusfbrte, „ qu'elle fe reffaififfc des terres incultes, „ pour en remplir les poches de fes avides „ Gouverneurs; mais qu'elle ne raviffe point „ de nos mains induftrieufes & honnêtes, „ 1'héritage que nos peres ont acheté & „ péniblement défrichée". Eft-ce la véritablement 1'état des chofes, mes amis, demanda 1'Officier Anglois ? — Tout ce que nous venons de vous dire n'eft que trop vrai, répondirent-ils. — S'il en eft ainfi, continua le généreux Breton, j'abjure mes prétentions, & renonce pour toujours a tous mes titres; je me croirois & jamais déshonoré d'accepter, même des mains du Roi, un préfent auquel il n'a aucun droit; il n'en connoit pas 1'injuftice, j'en fuis für : il pourroit, avec la même propriété, vous concéder les terres que je poffede dans le Comté de Kent. — Vous Ëtes de braves gens, mes amis; vous êtes dignes de la fouche refpectable d'oü vous defcendez : c'eft rendre fervice a l'Angleterre , que de s'oppofer a des ordres auffi atroces & auffi injuftes; c'eft 1'honorer même , puifque vous prouvez aujourd'hui que les habitants de ces Colonies n'ont rien perdu de leur énergie nationale 5 en paffant  (50 la mer : croyez que je n'aurois point accepté ce préfent, fi j'avois connu toutes ces circonfiances. — Conduifez - moi chez vous; faites-y dreffer telle forme de renonciation que vous voudrez; que tous vos voifins en deviennent les témoins; je la fignerai avec le plus grand plaifir : a mon retour en Angleterre , je ne manquerai pas d'y raconter & ce que j'ai vu ici, & ce que je vais y faire. — En effet, il réalifa fa promefie dans la même journée, mérita fa liberté, converfa avec ces braves Colons, demeura pendant plufieurs jours avec eux, parcourut tous leurs champs, vifita tous les établiffements, exprima fon agréable furprife d'avoir trouvé, fi loin de la mer , & au milieu des forêts de 1'Amérique, un canton fi fertile & fi bien cultivé , II repafia enfuite en Angleterre, avec des fentiments bien différents de ceux qu'il avoit apportés en Amérique. Selon mes idéés, ou il faudra que cette région foit divifée entre les trois Provinces limitrophes , ou il faudra qu'elle en devieune une difiincte & indépendante des autres; car elle eft trop éloignée de New-Yorck. II y a plus de cent vingt lieues de cette Capitale a la riviere de YOgnion, dans la baie de Mifiskoui fur le lac Champlaia, qui «ft la partie la plus Nord-Èft de cette nouC ij  ( 5* ) veile région : ce fera alors la première Province qui n'occupera point une partie des rivages de la mer. —Je ne connois nutte part de fol plus fertile en herbage; jamais aucun de nos établiffements modernes n'ont fourni une preuve plus frappante & plus étendue de 1'induftrie Américaine, par la rapidité étonnante avec laquelle ce nouveau canton a été défriché, peuplé, rempli de maifons & d'hommes, & paria profpérité qui les a accompagné. — Dans les différentes émeutes qu'ont fufcité tant d'aftes d'injuftices, ils ont été connus fous le nom de Green Mountain Boys, les Garcons des Montagnes Vertes (i). — Leurs mceurs, leurs ufages, leur religion , font les mêmes que ceux des habitants de Maffachuffet & NewHampshire: toutes les tracafferies auxquellesils ont été expofés, les ont rendus plus tumultueux, plus factieux. Environnés de dangers, ils ont fait voir beaucoup de courage & d'ardeur. — Cette région produit déja les plus beaux bceufs qu'il foit poffible de voir, du beurre & du fromage en quantité : ce fera un jour 1'Irlande de cette partie de 1'Amérique. (1) Connus depuis cette guerre fous le nom de 1'Etat de Vermout.  ( 53 ) La Province de New-Hampshire exporta, en 1774, pour 390001. ft. En mats, planches, poutres , merrain, &c. Viande fumée, falaifons, beurre & fromages. Graine de chanvre & lin. Huiles de baleine & autres. Maquereaux falés & aiofes. Chevaux & bétail. Potaffe. Elle importa de 1'Anglet. une très-grande quantité de marchandifes qu'elle tira de Bofton, pour 12000I.ft. Elle contient cent cinquante mille habitants. 1 S LE DE R H O D E S. u ne fecle d'Anabaptiftes, qui s'étoitformée parmi les premiers colons de la Province de Majfachiijfet, excita dans les bons Puritains, une jaloufie & une haine amere. Après plufieurs années de trouble & d'agitation, ils réfolurent enfin de chaffer ces réfraétaires; ce qu'ils firent par une loi ex* preffe. — Les exilés acheterent heureufement des Sauvages 1'Ifle d''Jquidneck, a C iij  C 54 ) laquelle ils donnerent le nom tflfle deRhodes; ils y jetterent les fondements d'une colonie floriffante, qui eft devenue 1'afyle de toutes les Sectes. Les premiers fondateurs conferverent pendant long - temps la fupériorité dans toutes les éleétions, & jamais n'en ont abufé pour perfécuter ceux qui chérilïbient des opinions différentes. A-peu-près vers la même période, la Sociétédes Quakers, après avoir fouffert une perfécution fanguinaire, fut auffi chafféede la colonie de Maffachiiffèi : les fugitifs réfolurent de s'arrêter fur le premier terrein qu'ils pourroient acheter des naturels : le hafard les conduifit a travers les bois, au fond de la grande baie de Ylfle de Rhodes oii ils s'étabürent du confentement des Sauvages : ils donnerent a ce nouveau diftrict le nom de Providence. Chaffés de leur nouvelle patriepar le même efprit perfécuteur, & devenus voifins par 1'effet du hafard , chacune de ces deux Sectes cultiva en paix fes nouveaux terreins, & ne perfécuta perfonne. Dans Ia fuite, ces deux établiffements furent incorporés, fous le nom de la Colonie de F Ifle de Rhodes & des Plantations de Providence, en y comprenant le diftriét de Narraganfet. —Cette Province, quoique Ia plus petite de toutes, jouit de grands avantages. — Le havre de Nevr-  (55) Port (O eft im des meilleurs de i'Améfi* que a tous égards : les terres de cette co* lonie produifent de 1'herbe excellente & des beftiaux de la plus grande taille, du lin, du maïs, du feïgle, & des moutons. Narfaganfet eft le meilleur canton de toute 1'Amérique pour les chevaux d'allure. — La commodité que procure a cette Colonie la grande baie, a donné a fes habitants un goüt & une aptitude finguliere pour les affaires maritimes. De tous les temps ils ont été les plus habiles navigateurs: n'ayant que peu d'objets d'exportation, ils arment leurs vaiffeaux pour le compte des étrangers, ils entendent parfaitement toutes les reffources du cabotage & celles du commerce de fpéculation. Le Gouvernement eft une démocratie paffaite : le peuple choifit annuellement fon. Gouverneur & fes Magiftrats. ■— Cette Ifle a quatorze milles de long fur quatre de large, les chemins dont elle eft entrecoupée , font plantés des deux cótés d'acacias (0 Le havre de Nev-Port eft d'une entree facile , le mouillage profond & bon, & 1'abri excellent; il eft fous le quarante-unieme degré trenteune minute de latitude , a foixante-dix milles da Bofton par terre, cent dix de New-Haven, a deuX cents de New-Yorck< C ïv  ( 56 ) & de platanes. — La nature a placé fur la cime de cette Ifle charmante, des fontaines d'oü découlent des ruifleaux les plus utiles : par-tout on y voit les champs couverts de moiffons , & des prairies couverte* de 1'herbage le plus abondant : les maifonf y font fiuguliérement propres & commodes. — Providence leur fournit de la chaux excellente, & leur Ifle une efpece de fable 9 dont ils enduifent les dehors de leurs maifons: cette incruftation , a laquelle ils donnent 1'apparence de la pierre, préferve les bois qui en font revêtus de toutes les attaques des vents, des pluies & des gelées: rien ne m'a paru plus léger, plus propre, plus élégant & plus durable. — Dans aucune autre colonie, on ne voit desbceufs d'une fi prodigieufe grandeur, ni des troupeaux de moutons fi nombreux. C'eft le pays le plus fain que je connoiffe r auffi New-Port efl-il devenu le rendez-vous de tous les intirmes Anglois , Hollandois & Francois des Ifles occidentales. — Ne pourroit-on pas appeller cette charmante Ifle IeMontpellier de VAmèriquel Les chaleurs de 1'été y font réguliérement tempérées par les brifes de mer & les rigueurs de 1'hyver, confidérablement diminuées par le voifinage de 1'Océan. La tête de cette Ifle, du cóté de la mer, offre un fingulier mê-  ( 57 ) lange de rochers pittorefques & de petits champsfertiles, de ftérilité & d'abondance, de iables & de riches fols, de baies douces & commodes, de promontoires efcarpés. C'eft ici la partie de 1'Ifle qui infpira a 1'Evêque Berklay le defir d'y Mtir un College : on y peut, pour ainfi dire, cultiver la terre avec une main, &pêcheravec 1'autre; jamais rivages n'ont été plus abondants en poiffons de toutes efpeces, furtout en tew-tags (i). L'Ifle de Kanankut unit a 1'excellence de fon paturage, la fertilité du fol labourable, la facilité des pêches, la beauté de la fituation, & la plus grande falubrité de 1'air. Je defirerois pouvoir finir mes jours fur 1'une ou 1'autre de ces deux Ifles. Toute cette baie en eft parfemée, & aucune n'eft ftérile. — Ici on voit le plus beau fang de 1'Amérique : la beauté des filles, 1'hofpitalité des habitants, la douceur de leur fociété, la fimplicité de leurs amul'ements, y ont toujours prolongé moh féjour, & m'y ont fait pafler les moments les plus heureux. (i) Tew-tags eft une efpece de poiffon, cofflmujiément appelles tlackfish, ou poilfonnoir, a caufe de la couleur de fa peau} il fe trouve en grande abondance fur tous les rochers qui bordent cette cöte. 11 eft excellent & fain. C v  C 53 ) L'efprit démocratique du Gouvernement, ainfi que celui du commerce , auquel ils font fi adonnés, a beaucoup influé fur leurs mceurs. — Ils font actifs & remuants , toujours occupés de quelques fpéculations maritimes ; ils font fins & rufés : leurs loix, quoique fondées fur l'équité, ne procurent pas toujours a un étranger les prompts fecours qu'elles promettent : c'eft peut-être unvicedans leurs conftitutions que lepeuple ait le droit de nommer fes Juges. — Comme leurs principales richeffes viennent du commerce, & d'une foule de fpéculations d'importation & d'exportation , ils ont bcfoin, plus encore que les autres colonies, de la liberté la plus ample : c'eft pourquoi ils fe font toujours oppofé aux réglements commerciels de l'Angleterre , & avec la plus grande animofité. «— Les plus foibles entraves renverferoient leurs fortunes & leur exiftcnce, qui n'eft fondée que fur la liberté du commerce la plus illimitée. Toutes les feftes font venues s'établirici: les Quakers , les Anglicans, les Calviniftes & les juifs, dont il y a un très-grand nombre; ces derniers ont fait batir une magnifique Synagogue, oü ils y adorent 1'Etre fuprême dans 1'antique langage d'Abraham, & avec les anciens rites de Moïfe.  C 59 ) Tous las ans on arme ici un très-grand nombre de vaiffeaux pour Ia pêche de la baleine; ils font auffi entreprenants, auffi hardis , auffi habiles que les habitants de Nart* tucket dans ces expéditions. — On fabrique 'a New-Port des chandelles de fpermacetty (i), plus Manches & plus belles que celles de cire ; elles ne donnent aucunê odeur, aucune fumée. ~ Dans les opérations néceffaires, & pour donner la confiftance a la matiere dont ces chandelles font faites, ils ont trouve l'art d'extraire une huile limpide , appellée auffi huik de fpermacetty, qui eft très-utile pour les lampes des ftudieux : elle ne donne ni odeur, ni fumée. La ville de Providence, au fond de la baie , eft fameufe pour la conftruétion des vaiffeaux & la grande quantité de chaux qu'on y manufaéture : ils en exportent dans prefque toutes les villes du continent. — Cette Province contient, a ce qu'on m'a affuré, 59,678 habitants. - L'importance de cette petite Colonie confifte moins dans les productions de fon crü, que dans l'aéti» (1) Les chandelles de fpermacetty font faifes avec la cervelle de haleine , a laquelle on donne la confiflance par le moyen d'une preffion trésconfidérable. C *}  C elle ne cherchftt a opprimer les autres. Le Gouvernement eft compofé d'un Gouverneur , d'un Confeil nommé par le Roi, & d'un Corps légiflatif choifi par les habitants de tous les Comtds, qui, tous les hyvers, s'aflemblcnt a New-Torck pour y promulguer les loix dont la Province peut avoir befoin, & veiller aux dépenfes, aux recouvrements, & a 1'emploi des taxes. — Je ne vous dirai rien de 1'Ifle de Nvtjfau, appellée Ijle-Longue, a caufe de fa longueur de cent vingt milles. — Cette Ifle eft un petit épitome de 1'Univers; on y voit un peu de tout ce qu'il contient ; fon voifinage de la mer lui fournit les baies & les bavres les plus commodes , des prairies Oüées & fraiches, des montagnes & des plaines. — Vous connoiffez celles qu'on appelle Hamftead (i), des terres de la plus (i) Les plaines de Hamftead, fur 1'Ifle-Longue, ont quarantc-cinq milles de long, fur dix de larges ; elles nourrlffent un nombre infini de mou» tons. Les villas circonyoilines d« cette plaine on*  ( 94 ) grande fertilité , ainfi que des plus mauvaifes, des lacs & des étangs, des bourgades & des villes , des forêts des plus beaux arbres, & des forêts de miférables pins. — La population & les productions feules de cette Ifle font trés - confidérables. —. La Province de New-Yorck exporta 1'année paffée pour 525,000 liv. ft. de denrées, & en importa pour 531,000 liv. ft.; elle contient, dit-on, deux cents cinquante mille habitants , Hollandois , Francois , Allemands , Anglois , Ecoflbis & Irlandois. DESCRIPTION . DE ÜISLE DE NANTUCKET. O ui, je le fais, vous avez lu plufieurs relations de nos Provinces; mais qu'elles font imparfaites! — II y a dans le grand tableau mille nuances nouvelles & intéreffantes, que les Auteurs ont négligées. — Ils ne nous parient que de 1'époque Je nos établiffements, que de 1'efprit de nos formé des réglements extrêmcment fages pour Ia conduite de ce grand troupeau. Ces villes font, Hamftead, Jéricho, Jérufalera , la Jamaïque, & Oyfterbay,  (95) différentes chartes, que de nos anciennes guerres, ou plutót de nos anciennes injuftices envers les Sauvages ; & ils ont négligé de vous peindre le génie différent des habitants de chaque Province, leur genre d'agriculture, leurs mceurs , leur induftrie, les reffources innombrables par le moyen defquelles 1'indigent induftrieux peut acquérir une fubfiftance honnöte & la tranfmettre a fapoftérité. — Ou ces Ecrivains n'ont point réfidé parmi nous, ou ils ont négligé tous ces détails, qu'il feroit cependant fi aifé de rendre intéreffants : peut-être auffi ont-ils cru nos fociétés trop jeunes, pour avoir des nuances marquées & dignes d'être obfervées. Cependant, les grandes variétés qui fe trouvent dans nos climats, dans nos Gouvernements, dans nos occupations; les différentes circonftances qui ont occafionné tous ces établiffements, les différentes fouches de notre population, leur préfentent un vafte champ. — Quelle tache inftructive & agréable, de tracer toutes ces idéés , de fuivre attentivement le développement graduel de tous ces événements, depuis la Nouvelle-Ecoffe jufqu'au MiJfiJJipi.' — L'hiftoire n'offre rien de plus digne de fon pinceau. — Hé quoi, dédaigueroit-elle de parler d'un peuple nailTant, paree qu'il n'a  C & ) pas encore fait rougir la vertu, par les fraudes de fa politique, & paree qu'il n'a pas encore enfanglanté la terre ? Convaincu demon inhabileté a vousconduire, au milieu d'un champ aulfi vafte, je me contente aujourd'hui de chercher quelqu'endroit qui vous foit prefque inconnu , & qui cependant puilfe vous intéreffer. — Mais oü trouverai-je ce canton? Une foule d'établiffements fe préfentent de tous cótés ; chacun d'eux offre un afpect différent, porte un caractere particulier, quoique tous femblent réunir ce qui eft effentiel au bonheur des hommes, la liberté & 1'amour du travail. Sur les cótes maritimes qui abondent en poiffons , la pêche fournit a la fubfiftance & a la richefle des uns; ailleurs, ils abattent les pins qui bordent les grandes rivieres , & en forment des rade aux.; d'autres les conduifent avec une adreffe infinie, a travers cent courants rapides, versies ports de mer, oü ils font employés a 1'ufage de la marine; plus loin ils conftruifent des vaiffeaux pour toutes les nations; dans le fein des montagnes, on fabrique le fer , 1'acier, les canons & les ancres néceffaires a la marine : dans les lieux convenables, ils convertiffent les troncs d'arbres en plandies de toutes les dimenllons, par le moyen de  ( 97 ) de moulins a fcie de la plus grande beauté; prefque par-tout oü la charrue peut tracer des fillons, ils cultivent la terre, élevent des beftiaux , défrichent & enclofeut des champs nouveaux , embelliffent la nature par leurs travaux, & peuplent les déferts. Je connois un endroit oü on ne fait aucune de ces opérations; malgré cela ilnous récompenfera , j'en fuis fur, de 1'infpection minutieufe que nous allons en faire. Son terrein eft infructueux , fon étendue très-bornée , & fa fituation incommode. Ce canton ne poffede aucuns matériaux pour la batiffe des vaiffeaux, ni pour la conftruélion des maifons; on n'y trouve ni pierre , ni carrière : il femble n'avoir été établi que pour démontrer ce que les hommes peuvent faire, quand le génie humain jouit en paix de toute 1'étendue de fes refforts, & quand fon induftrie eft libre & fans entraves. — C'eft ici oü je puis vous faire obferver les heureux elfets de la fagacité & de la perfévérance, & vous donner des preuves d'un nouveau genre de profpérité, qui n'a jamais eu d'autre bafe, jamais joui d'aucune autre affiftance que de celle du bon fens, de la fimple raifon & de la liberté. C'eft pour moi la fatisfa&ion la plus douce, dans 1'examen des parties qui comTeme II. E  ( 93 5 pofent ce grand continent, quand je vois profpérer les travaux des habitants; quand je vois, qu'en verfant des fueurs, ils peuventacquérir une honnêtefortune; quand, après avoir furmonté leurs premières difficultés, ils vivent a leur aife, & laiffent a leur poftérité 1'abondante fubfiftance qu'ils avoient fi bien méritée. — Mais quand je vois que cette profpérité vient de la douceur du climat, de la fertilité particuliere du fol, je partage avec eux tout le bonheur dont ils jouiffent. il eft vrai; mais je ne m'arrête que peu de temps avec eux; ce fpectacle n'offre rien qui me montre ce que peut 1'homme. — Mais quand , au contraire, je rencontre quelques cantons ftériles, fertilifés a force de travaux; quand je vois 1'herbe croiffante oü nulle herbe ne croiffoit auparavant, les moiffons fuccédant aux ronces, des maifons aux cabanes, des richeffes enfin acquifes par les moyens les plus extraordinaires : la, je m'arrête; ces objets deviennent le fujet de mes recherches, de mes plus douces fpéculations. —Je laiffe avec plaifir les premiers colons, fillonnant leurs champs féconds , & je retourne avec empreffement contempler ceux qui ont vaincu tant de difficultés, qui ont furmonté tant d'obffacles, par la perfévé-  (99 ) rance, par la fageffe, & par Ie courage Jaborieux. Je ne prétends point écrire les annalesde 1'Ifle de Nantucket, fes habitants n'en ont point ; car ce n'eft point un peuple de guerriers : je ne veux que raconter fimplement 1'hiftoire de leurs travaux , depuis 1'époque de leur arrivé e jufqu'aujourd'hui. Le feul but que je me propofe, eft de vous tracer les inoyens par lefquels ils fe font élevés de leur premier état, au bonheur civil & a Populence qu'ils poffedent aujourd'hui; & de vous donner une efquiffe de leurs coutumes, de leur religion, de leurs mceurs, de leur police, pêches, commerce & gouvernement. J'obferve avec plaifir que nulle fédition, nulle convulfion politique, n'a jamais terni la gloire de cet établiffement , & n'a jamais agité ou retardé le bonheur de cette fociété ifolée; il ne fut point fondé furl'intrufion , fur le droit du plus fort, fur la violence & le fang, comme tant d'autres. — II tire fa première origine, d'un cóté , delanéceffité (ce grand principe d'action) ; de 1'autre, du confentement & de la bonne volonté : depuis cette époque , tout n'a été qu'une fuite non interrompue de paix <5i d'induftrie. Les fondateurs de cet établiffement n'aE ij  C ioo ) voient cependant jamais entendu parler de Licurgue ni de Solon : tout ce qu'on voit aujourd'hui kNantucket, loin d'étre 1'ouvrage de perfonnes éminentes, ou de puiffants légiflateurs, n'a été commencé & conduit a la perfection oü nous le voyons, que par de fimples colons, qui n'avoient pour toute richeffe que 1'induftrie & la perfévérance naturelle a^ous les hommes, quand ils font encouragés, protégés par un Gouvernement jufte & bienfaifant. — Une ifle fablonneufe, contenant a peine vingt-trois milles acres, qui ne produil ni pierres, ni bois, dont la furface n'offre aux yeux ni prairies , ni fol arable, poffede une ville compofée de plus de cinq cents maifons, habitée par plus de cinq mille habitants; compte dans fon havre plus de deux cents voiles; emploie année commune deux mille cent cinquante matelots. — Croiriez-vous, mon ami, que ce terrein puiffe nourrir quinze mille moutons, cinq cents vaches, deux cents chevaux, & que plufieurs des habitants de Shearburn ayent acquis des fortunes de plus de vingt mille guinées ? ce font cependant autant de faits indifputables. Si cette ifle eüt été placée dans le voifinage d'une grande monarchie, elle n'auroit jamais nourri que quelques foibles peuplades de pêcheurs, qui, écrafés fous le poids  C 101 ) des taxes, enchainés par mille entraves, & intimidés par 1'afpect des vaiffeaux de guerre, n'auroient jamais poulfé leurs projets ni leurs efpérances au-dela d'une fubfiftance foible & précaire. -> Ils n'auroient jamais connu cette hardiefle de fpéculation, cette fécondité de projets , fi naturelle aux habitants de Nantucket , qui les a élevés au rang d'armateurs, de marchands , & des premiers pêcheurs de baleine. — Ils vont au nord, fous Ia ligne, fur les cótes de Guinée, du Bréfil; ils vont, a la vue d'un autre pole, attraper cet énorme poiffon, qui, par fa force & fa viteffe, femble être indomptable pour 1'homme. Cette ifle n'a rien de remarquable que fes habitants ; ils font encore logés dans les premières cabanes, & ils y ont encore leurs premières vertus; point de citadelles impofantes, pas même une fimple batterie pour empêcher 1'approche d'un ennemi, ou pour annoncer quelque heureufenouvelle; quant a leur culture, ils ne connoifiènt que celle qui eft abfolument utile. Cette Ifle eft fituée fous Ia latitude de 41', 10; 100 milles Nord-Eft du Cap-Cod; 27 milles Nord tfHyannês, ou Barnftabh, petite ville fur Ia péninfule de Namfet 00; (1) Namfet eft 1'ancien nom fauvage de la grande péninfule du Cap Cod. E iij  C "2 ) 21 milles Oueft par Nord du Cap Peg, fur Ylfle de Marthre; 50 mille Oueft par Nord de Woodhole, fur 1'Ifie d'Elifabetk; 80 milles Nord de Bofton ; 120 milles de 1'Ifle de Rhodes; huit cents milles Sud des Bermudes. La ville de Sherbum , contient 537 maifons ; elles font toutes Mties de charpente , le dedans en efl: latté & platré, leurs plus belles chambres font couvertes de beau papier, le dehors eft doublé de planches de cedre, polie a la varlope, artiftement jointes enfemble & décemment peintes : chaque maifon a une cave de même dimenfion, batie en pierres, élevée de deux a trois pieds au-deffus du niveau de la terre. — Rien ne peut être plus fimple que ce genre d'architeélure : leur unique ornement intérieur & extérieur , confifte dans la commodité & dans la propreté. — Je n'en connois qu'une qui foit batie en brique; elle appartient a M. ***, un des plus riches citoyens de 1'Ifle. Obfervez que tous les matériaux de ces maifons viennent du continent. — Cette ville eft conftruite fur un cóteau fablonneux, qui, du rivage, s'avance graduellement vers la campagne : fe havre eft commode , & a 1'abri de tous les vents. — On ne voit ici que deux Eglifes r la première appartient a la Société des Amis; la fc-conde a celle des Presbytériens. —- On voit dans le milieu de  ( 103 ) cette vilte un batiment ifolé, auffi fimple que tous les autres : c'eft leur Maifon-deVille, oü s'adminiftre la Juftice, oü fe tiennent les comptes, oü font confervés les regiftres publics : dans le voifinage eft le marché. — Les champs voifins de la ville , fertilifés par 1'induftrie de ces bonnes gens , rapportent aujourd'hui des grains & des légumes. Les rues de Shcrburn ne font ni fi droites, ni fi régulieres-que je m'y étois attendu, fachant que cette ville avoit été fondée par des hommes qui obfervent la plus grande régularité dans tout ce qu'ils font , & chez qui 1'ordre & la méthode préfident. Plufieurs de leurs rues font ornées de pêchers & de cerifiers, ainfi que les champs voifins : l'air & le voifinage de la mer empêchent les pommiers d'y venir. Quoique cette Ifle ne foit chargée d'aucunes montagnes , elle a cependant une furface très-inégale : ces inégalités forment plufieurs vallées & quelques marais couverts de 1'herbe appellée bleubent. Ces marais leur fourniffent auffi de la tourbe excellente, dont les plus pauvres fe chauffent. On compte quatorze petits lacs de différentes dimenfions : les uns, par leurs direclions tranfverfales , facilitent la dvifion de 1'Ifle en différents cantons , pour L'u« E iv  C 104 ) ftge de Jeurs beftiaux; les autres abondent toute 1'année en poiffon & en gibier. Les rues de la ville ne font point encore pavées; mais cet inconvénient eft de peu de conféquence, paree qu'elles ne font jamais remplies de vokures de campagne 9 & paree qu'ils ne fe fervent de celles de Ia ville, que quelque temps avant le départ & après 1'arrivée de leurs flottes. — La première chofe qui me frappa, après mon débarquement, fut 1'ödeurque je fentis: cette odeur vient de la grande quantité d'huile de baleine, qui eft le premier commerce de cette ville j c'eft w inconvénient inévitable, & auquel on s'accoutume bientót; c'eft un mal que la propreté, fi naturelle a ces gens-Ia, ne peut empêcher ni prévenir. — Cette huile eft.leur principale récolte; c'eft de leur finguliere adreffe a attraper les baleines, de leur hardiefle, de leur étonnante navigation dans tous les climats, que réfulrent leurs richeffes. — II y a dans le voifinage des quais de débarquement, plufieurs magafins valles, commodes & bien Mtis, oü ces huiles font dépofées, ainfi que les matériaux néceffaires a t'armement, 1'expédition & le radoub de leurs vaiffeaux. — lis ont trois j'ettées principales de trois cents pieds de long, autour defquelles on trouve ordinairement dix pieds d'eau. —  ( io5 > Semblables a celles de Bofton, elles font conftruites de troncs d'arbres, apportés du continent, remplies depierres, & recouvertes de gravier. — Un efpace trës-confidérable entre ces quais & les premières maifons de la ville , facilite le débarquement & 1'embarquement des marchandifes, ce qu'ils font par le moyen de leurs petites charrettes a un cheval, les feules voitures en ufage fur cette Ifle. — Ces quais, ces jettées, fi propres, fi commodes & fi bien conftruites, donnent a un étranger une haute idéé de 1'induftrie des habitants, ainfi que de la profpérité de leur ville : trois cents voiles peuvent aifément aborder autour de ces jettées ü 1'abri des vents & des flots. -— Quelques jours après 1'arrivée de leurs flottes, le bruit & le mouvement quife fait fur cette place, vous feroit imaginer que Sherburn efl: la capitale d'une Province opulente & confidérable. — Ils ont bati un phare élevé, folide & élégant, fur Ia pointe de terre qui forme la partie occidentale du havre, oü tous les foirs on allume un feu. La péninfule connue fous le nom de Coitou, met le havre a 1'abri des plus mauvais vents. Si, du cóté de la mer, la vue de tant de vaiffeaux., de tant d'aftivité, & de tant d'affaires y infpire les réflexions- les plus ïnftru&ïves j de 1'autre , les champs voifins  C 106 ) de cette ville en occafionnent de non moins fatisfaifantes. — Avec une perfévérance & une fagacité qui excite 1'étonnement & 1'aJmiFation , les habitants de cette Ifle ont trouve' le moyen de fertilifer les fables de ce voifinage. — Les boues de leurs rues, le fumier de leurs vaches, le parquement de leurs moutons, les vafes de leur havre, les pailles, les engrais du continent, tout leur a fervi; ils ont cherché & épmTé tous les m >yeus, pour donner de la configance & ces fables, & ils y ont réuffi. — Ils yont employé autant d'induftrie & d'argent que fi une immenfe population eüt déja rempü toute la furface du continent , & que fi ce lieu fut le deruier de la terre oü les hommes puflent habirer. Les champs voifins de Sherburn rapportent aujourd'hui du maïs, des pommes de terre excellentes , des jqua-ïhes, (1) des potirom, des pofe ' desfeves, des haricots, du houblon , du feigle, des navets , du trefie, du farrafin, &c. Sur 1'endroit Ie plus élevé, ils ont conftruit quatre moulins a vent, qui réduifént enfarineles grains qu'ils cultivent ou qu'ils (1) Squashes, efpeces de gourdes excellentes a mangcr, & donc nous avons appris la culture des Sauvages,  ( io7 ) achetent. — Peu loin de-la eft la maifon oü ils manufacturent leurs cables & les cordes néceffaires aux agrès de leurs vaiffeaux. A une petite diftance des rivages du havre , & des jettées de la ville, on voit, avec plaifir & furprife, une excellente prairie, enclofe avec foin, & formée avec des dépenfes qui annoncent combien le foin eft rare & utile a Nantucket. Vers la pointe de Shémah,]e. terrein y eft plus plat & moins ftérile : — c'eft la: oü ils ont enferrné un efpace confidérable, & oü ils cultivent en commun leurs récoltes annuelles. — On ne voit fur cette Ifle que peu de plantations, paree qu'on n'y trouve que peu d'endroits qui admettent la charrue, fans 1'aide de beaucoup de préparadons difpendieufes & indifpenfables; de beaucoup de bois pour eneloreles champs, & de beaucoup de fumier. Cette Ifle fut coneédéc a vingt-fept propriétaires , en 1671, fous le fceau de la Province óeNew-Torck, qui, dans ce temps-la, réclamoit toutes les Ifles, depuis les montagnes de Nevifinck , prés Sandy-Hook, jufqu'au Gap Cod. — Les premiers habitants, ayant trouvé leur nouvelle acquifition ftérile & peu convenable a 1'agriculture, convinrent de ne la point E vj  C 10S ) divifer; ils fe trouverent forcés de jetter Ie3 yeux fur Ia mer qui les environnoit; fa n* cheffe les détermina bientót a devenir pêcheurs : pour cet effet, ils chercherent un havre , au fond duquel ils batirent une. bourgade compofée de vingt-fept maifons: telle a été 1'origine de Sherburn & de toutes les villes du continent. lis arpenterent enfuite tout Ie terrein, de la baie , qu'ils diviférent en vingt-fept portions de quatre acres chacune; ce qui fut appellé lots de: domicik. C'étoit une heureufe idéé; car a quoi bon auroient-ils defiré d'en pofféder davantage ? puifque 1'infpection du terrein leur annoncoit qu'ils n'en pourroient tirer aucun parti, & qu'ils ne pourroient pasmême enclore leur nouvel héritage; la nature n'ayant pas planté un feul arbre fur toute 1'étendue dö cette Ifle. r üne furface de quatre acres étoit donc tout ce qui pouvoit leur être néceffaire pour la cornmodité de leurs pêches, 1'èmplacement de leurs maifons, & 1'efpoir de quelque jardin» Ils convinrent enfuite de jouir du refte de 1'Ifle en commun ; mais de quelle efpece de jouiffance pouvoient-ils fe flatter? — Avec une fagacité admirable,. ils prévirent que I'herbe de 1'Iflè- pourroit s'améliorer un jour par 1'introduction des mourons j pour cet euet t ils convinrent que  C iojr) chacun d'eux auroit droit d'en nourrir cmq cents foixante* Par cette convention , le troupeau national devoit confifter en quinze mille cent vingt; c'eft-a-dire, que la partiede 1'Ifle non divifée, non-feulement ferviroit a nourrir pour cliacun d'eux le nombre fpécifié , mais rendroit leur nouveau domaine idéalement divifible en autant de portions qu'il y avoit de moutons : portions auxquelles néanmoins nulle quantité de terrein n'étoit affignée ; car, dans ce temps-la, a peine favoient-ils quelle étoit Ia véritable étendue de leur Ifle; & il auroit été impoflible au plus habile arpenteur d'en avoir combiné Ia quantité & la qualité que cliacun avoit droit de réclamer. -* Ils convinrent de plus que, fi ce troupeau national amélioroit le pflturage, une vache repréfenteroit quatre moutons , & deux vaches un cheval & que dans la fuite on fixeroit le tarif le plus équitabfe pour dé* terminer la quantité de terre qui feroit jugée être équivalente au paturage d'un-; mouton.. Tel fut le berceau de leur établiffement, qui peut véritablement être appelléPaftoral.. Plufieurs de ces tiires de patarages ont depuis été réalifés fur lës différents lerreins. aujourd'huï en culture, devenus la propriété de ceux qui les ont obtenus,. -*  C HO ) Les autres titres de pdturages ont été tant fubdivifés, par le moyen des mariages, que fouvent bien des filles fe marient, n'ayant d'autres portions que leurs menbles , leur linge, & 1.' privilege de nourrir quatre moutons, ou le droit d'avoir une vacbe dans Ie troupeau national : ces droits font d'autant plus flatteurs, que quiconque en poffede un certain nombre , peut efpérer de les voir réalifés un iour en terres par le Confeil des propriétaires (i). Voila pourquoi ces titres font fi difficiles a obtenir, & coütent toujours beaucoup plus qu'ils ne valent; ils nourriffent dans* 1'efprit du poffefleur 1'efpoir de pofféder un jour un franc allen, oü il batira une maifon qui lui fervira d'afyle dans fa vieilleffe. Adieu, St. John. (i) Un Confeil de propriétaires, établi par les premiers fondateurs , exifte toujours fur cette Ifle : devant lui font portées toutes les difputes territoriales. Tous les titres font recordés dans les livres du Comté que cette ville repréfente , ainfi que tous les contrats de vente , d'achats , d'é* change, Sec.  C ut ) DEUXIEME LETTRE, Lr 1 S L E. Cette Ifle n'offre aux Naturaliftes ni marbre, ni granits , n-i rares végétaux; je n'y connois que peu d'objers dignes d'obfervations. Nantucket , comme les autres Ifles, femble être ie fummet d'une grande montagne de fable, dont les difïerenres élévations lous les eaux fnrment ces baucs fi bien cönnus des navigatenrs, fous le nom de Nantucket - Shoals. Une partie de Ia furface de cette Ifle efl: couverte d'ofeille fauvage, de five tangers, de pïam-grafs , de quelques* buijfons de cedre rouge, & de chénes nains; les marais qu'on y rencontre font beaucoup plus eflimés par 1'excelIente tourbe qu'ils produifent, que par le püturage de leur furface, quoiqu'on y rencontre dans de certains endrofts Ie blue* tent, qui eft une excellente efpece d'herbe. — Tous les cóteaux qui tendent vers les rivages , font couverts de beach-grafs , mauvaïs foin quand il efl fee, mais excellent verd. On voit vers la partie oriëntale* de 1'Ifle plufieurs prairies falées (i) aflez (i) Prairies falées; ce foat des terres bafles'  (•"O confidérables; elles font foigneufement enclofes, & produifent aujourd'hui une quantité confidérable de cette efpece de foin. Parmi les lacs de Nantucket, les uns font d'eau douce, & les autres d'eau falée. — Ces premiers ont été produits par 1'irruption de 1'Océan, teis que les lacs de I-Fïwida , de Sujfdcacher 9 de Crofskaty , & plufiéurs autres. Dans quelqu'ancien orage, les vagues de la mer briferent fans doute les foibles dunes qui défendoient 1'intérieur de 1'Ifle; les efpaces fubmergés fe remplirent alors de poiflbns , qui s'y trouvercnt enfermés a 1'arrivée des fables apportés par ces mêmes vagues. — Les habitants s'amufent dans de certaines faifons a ouvrir ces bancs : aufli-töt que la breche efl: faite,'ils y placent des filets, dans lefquels le poiffon fe trouve arrêté, en fuivant 1'élément qui s'écoule. Le poiflbn le plus commun efl: Ia bajjè tachetèe , le poijfon bleu, le tomcod (i), le maquereau, le teutag, la plis , dans ls voifinage de la mer, ou de quelque riviere d'eau falée, qui. rapportent un jonc fin & haut, qu'on fauche, & qui fait un foin trés-fain pour &s chevaux & les beftiauar. Ce foin répandu fur la terre efi ua fumier excellent& lui procure Hn grand degré de fertilitév. Ci) Tom-cad', efpece de peti'te morue qu'o* «souve fut ks gerits bancs s-elle efi excellente.  ( "3 ) Ia lajje de mer, Yanguille, &c. C'eft une des plus grandes fêtes de cette Ifle. J'ai eu le plailir d'aiïifter une fois au defféchement du lac Wiwida. Vous m'accuferiez fans doute de partialité & d'ignorance, fi j'ofois avancer que la joiepure, les récréations fimples, mais charmantes, 1'exercice, qui formerent cette fête maritime & ehampêtre, compofée des bonnes geus de Sherburn , me frapperent beaucoup plus que ne le feroit la vue d'un de vos Opéra, quoique je ne les connoiffe que par les defcriptions particulieres qu'on m'en a faites» — Les autres lacs procurent aux habitants la facilité de divifer leur Ifle en plufieurs cantons» pour le paturage des beftiaux. A FOueff de Nantucket, on trouve le havre de Mardiket, formé par Smith Point, au Sud-Oueft, par celle des Anguilles au Nord, & parl'ifle de Tuckanuck, auNordOueft; mais il n'eft ni fi fur, ni fi commode que celui de Sherburn; il y a dans ce havre trois ruiffeaux d'eau falée , qui produifent les anguilles les plus ameres dont j'aie jamais goüté. Entre les lots de Polpice, a 1'Eft , la vallée de Barey, le lac de Miacomit, au Sud, & le Lac étroit, a 1'Oueft , vers la pointe de Shémah , on voit un territoire  ( "4 ) affez confidérable : c'eft le terrein le plus plat & le plus fertile de toute 1'Ifle; il eft: divifé en fept cantons, dont un eft réguliérement planté ou femé tous les ans, par la partie des habitants qui y a droit. Ce diftrict eft appellé la Plantation commune, ou les lots de Tètoukemnh. Admirable expédient ! car fi chaque petit propriétaire étoit obligé d'enclore fa propriété, cette féparation de champs exigeroit une quantité prodigieufe de poteaux & de paliffades (i), qu'il faut aller chercher au continent, & qui coütent fort cher. Par cette méthode, au contraire, tout eft compris dans le même champ, & entouré aux dépens des propriétaires dans la proportion du territoire qu'ils cultivent. D'ailleurs, cette efpece de communauté excite 1'émulation , unit leurs intéréts, force tous les Colons a cultiver leurs portions avec le plus grand foin poflible. Dans 1'efpace de fept années, tout ce diftrict fe trouve tellement enrichi par le fumier , par la charrue & par le trefle qu'on y feme après la récolte , que les fix feptiemes de cette portion de 1'Ifle (i) Poteaux & paliffades. Tous ks champs de ce pays-ci font enclos avec des poteaux plantés de dix pieds en dix pieds , 5c joints enfemble par cinq paliffades plares, placées horizontalement.  ( "5) procurent pendant cette intervalle un excellent parurage au grand troupeau de vaches, appartenant aux habitants de la ville.' Un berger les conduit aux différents endroits défignés pour chaque faifon, & les rameneréguliérement tous les foirs. A peine font-elles arrivées a la vue de la ville, qu'elles s'empreffent de retrouver la maifön d'oü elles étoient parties le matin , füres d'y recevoir, en récompenfe du lait qu'elles rapportent , un petit préfent de fon, de grain oudepommes de terres : telle eft a cet égard 1'économie de ces bonnes gens. — Ne vous imaginez pas que tous les habitants de Sherburn poffedent des terres, ou s'occupent des travaux de la campagne; le plus grand nombre eft en mer fous différentes latitudes , pourfuivant les baleines, ou pêchant la morue fur les grands bancs, ou employés dans d'autres expéditions de commerce.— Les étrangers, pour la plupart artifans, ne fuivent que leurs métiers; & même parmi les Infulaires, le plus grand nombre occupé dans leurs comptoirs de leurs fpéculations maritimes, n'ambitionnentpas la poffelfion d'un fol auffi ingrat; ils fe contentent feulement, pour le bien-être de leurs families, d'un nombre affez grand de ces titres, pour jouir du lait d'une ou de deux vaches.  C "6 ) Ceux quï, en réalifant ces privileges,, ont acquis des terres, s'y font formé de jolies habitations Polpice réunit 1'avan- tage d'une iituation commode, a la proximité du havre. Quayes eft petit, mais fertile; 1'ami C. y fait conftruire une maifon , qui eft la plus belle de 1'Ifle : c'eft une retraite bien digne des honnêtes & bonnes gens qui 1'habitent; on rencontre dans ce voifinage un joK ruifleau, fur lequel eft conftruit un moulin a foulon. Vers 1'Orient eft Ia portïon de 1'Ifle apftWèQ Sqtiam ; elle eft arroféed'un ruifleau, fur lequel on voit auffi un fecond moulin a foulon : ce font les feuls qui préparent le drap que Pon fait ici. — Leur grand troupeau national fournit annuellement une quantité prodigieufe d'excellenre laine (i); une partie eft filée & teinte par leurs induftrieufes femmes; c'eft avec ces étoffes domeftiques, (bonnes, quoique un peu groflieres) qu'elles vêtent leurs maris «S: leurs enfants; le refte eft vendu aux families étrangeres, qui ne jouiffent d'aucuns droits de pdturages. — La partie Sud-Eft de cette Ifle, appellée Siafconcet, efl di- (i) La laine de Nantucket eft d'une excellente qualité : leur troupeau national en produit plus de $0,000 liv.  C il? ) vifée par elle-même : on y trouve plufieurs marais, dont 1'herbe s'eft bien améliorée depuis quelques années; c'eft-la oü les habitants engraiffcnt les beftiaux qu'ils deflinent pour leurs provifions d'hyver. — Tout proche de la pointe du Sud-Eft commence le banc de fable appellé Pockick - Rip, oü on prend le meilleur poifibn de 1'Ifle, tels que la bajfe de mer, le tewtag, le cod, clojine, brochet, &c. C'eft fur ce rivage, ainfi que fur cetix de Sankaté & de Suflhkatché, que les habitants de Sherburn ont érigé les maifons qu'ils habitent pendant la faifon de la pêche : c'eft comme qui diroit enEurope, le temps de la vendange & des plaifirs. La grande péninfule de Coitou n'offre qu'un terrein léger & fablonneux; il eft couvert de petits buiflbns & de cedres rouges; les lapins y abondent, & va en attraper qui veut. Souvent on y conduit le grand troupeau de moutons, qui y paiffent furie Beach- Grafs (i), ainfi que fur les herbes maritimes des rivages qui 1'environnent: ces buiflbns de cedres fervent d'abri & de retraite aux moutons pendant les nei» (i) Beach-Grafs, efpece d'herbe qui ne vient que fur les bords de la mer, fans cependant être falée.  C n3 ) ges de 1'hyver. — A 1'Oueft de Nantucket eft 1'Ifle de Tuckanuck : c'eft la oü on envoye les jeunes beftiaux pendant le printemps; elle ne contient que quelques buiflbns de chênes nains ( i), & deux lacs d'eau douce. Dans la belle faifon, elle eft couverte d'oifeaux de mer; c'eft alors que les oififs & les geus nouvellement revenus de la mer, vont s'amuferpendant quelques jours a cette chaffe facile & peu fatigante. — Ces deux Ifles n'ont ni cerfs, ni ours , ni renards, ni loups; auffi les habitants élevent-ils une grande quantité de volailles de toute efpece. Nantucket jouit d'un climat extrêmement tempéré pendant 1'été; les chaleurs du Continent , ( quelquefois violentes ) font toujours adoucies par les brifes de mer qui rafraichiflent cette ifle. — D'un autre cóté, les rigueurs de 1'hyver s'y font doublement fentir; le vent du Nord-Oueft, (ce tyran du Continent) après s'être échappé de hos montagnes & de nos forêts, fe déchaine fur cette Ifle dans fon paffage fur 1'Océan (2), & la rend très-froide : elle ne jouit (1) Scrub-Oak , efpece de chêne qui ne vient qu'en buifibn, & qu'on trouve fur tous les mau» vais terreins. (2) Le vent de Nord-Oueft eft le plus impétueux  ( H9 ) que peu de 1'avantage de nos neiges. — Les habitants alors n'ont d'autres refföurces que dans 1'excellence de leurs habits, que dans Ia bonté de leurs maifons, la chaleur de leur feu & 1'abondance de leur table. «■ Mais fouvent il arrivé que, pendant les rigueurs de cette faifon, plus de la moitié des habitants, fous des climats plus tempérés, font occupés a chercher leur proie. Nantucket, comme je vous 1'ai déja dit, n'eft que le fommet d'une montagne de fable, qui, heureufement plus élevée que les autres, a procuré aux hommes 1'afyle dont je vous parle. Les montagnes moins élevées, que les navigateurs rencontrent dans le voifinage, ont des profondeurs, &„ il des diftances différentes, forment cette Région fi bien connue .aux marius fous le nom de Nantucket• Shoah. Ce font la les boulevards ( fi redoutables aux vaiffeaux ) qui défendent cette Ifle de l'aftion d'un Océan toujours agité, & qui, fans ces puiffants obftacles, auroit détruit, il y a longtemps, ce monceau de fable; ce font Ia les bancs d'oü les premiers habitants tirerent de tous nos vents. J'ai connu un Capitaine de vaiffeau, qui m'a dit avoir appareillé de Sandy-Hook avec un gros vent Nord-Oueft, qui 1'avoit cor> duit jufqu'en Angleterre.  C i» ) leurs premières richelTes ; c'eft la oü ils firent 1'apprentiffage -de cette induftrie, de cette hardiefTe, de cet efprit d'entreprife qui les a conduits depuis fous tant de latitudes différentes, & derniérement jufqu'aux ifles Falkland. Les rivages de cette Ifle fourniffent aux habitants , outre une grande quantité de poiffons de toute efpece , trois fortes de clams (i); les fuccïwags, ou écailles tendres; les quahags, ou écailles dures; & les copfiwags , pêchées dans les grandes mers. C'étoit iadis la reffource & le pain quotidien des Sauvages qui habiroient cette Ifle , ainfi que de ceux qui habitoient les cótes de la grande péninfule du Continent : la nature n'a jamais donné aux hommes une nourriture plus faire, plus abondante & plus aifée h attraper. Ces clams reftent immobiles dans le fable : on peut aifément les diftinguer, par le moyen d'un orifice toujours rempli d'eau, qu'elles lancent perpendiculairement a 1'approche d'un ennemi. Je fuis étonné que les Européens n'ayent jamais (i) Clams , efpece de coquillage , plus allongé qu'une huitre , dont 1'écaille eft liffe & brune endehors, pourpre 8c blanche en-dedans : elles pefent entre un quart & une livre chaciwie : il n'y a point de poiffon plus nourriffant.  C ) jamais cherché a tranfporter & a naturalirer fur leurs cótes, un poiffon qui multiplie fi aifément, & qui feroit tant de bien aüx habitants maritimes de leurs pays. Les defcendants des anciens habitants de cette Ifle , vivent enfemble dans des maifons commodes & décentes, baties fur les bords du lac Miacomit, vers le Sud de 1'Ifle. Ils font induftrieux & paifibles; ils aiment la pêche de la baleine & les expéditions maritimes autant que les blancs : ils étoient en guerre les uns contre les autres, lorfque les premiers fondateurs arriverent; & le premier préfent qu'ils leur firent, fut la paix. Hélas ! c'étoit pour en jouir, qu'ils étoient venus eux-mömcs s'établir fur un terrein aufli infruétueux! les perfécutions atroces qu'ils effuyerent de la part du gouvernement de Majfachuffet-Baie, les obligerent enfin a quitter leur patrie. Les uns acheterent des Sauvages Moshdwjick ( au-. jourd'hui appellée Providence , ) ce diftrict, quoique réuni dans la fuite a la colonie de Vlfle de Rhodes, fut cependant diftingué dans la charte d'incorporation, & 1'eft encore, fous le nom de Plantations de Providence. Les autres aborderent fur .cette Ifle, qui, dans ce temps-la, appartenoit au Duc d'Torck (i), propriétaire de la (l) C'eft ce même Duc d'Yorck, frere de Char- Tome II. F  ( 122 ) Province du même nom , ainfi que les Ifles tfElifabetk , de Marthre , &c. : ce changement de jurifdiction procura a ces premiers colons la paix qu'ils cherchoient. — Ainfi, 1'enthoufiafme & la perfécution, en Europe comme en Amérique, ont produit tour-a-tour des émigrations, des établiffements nouveaux, & enfin toutes ces belles colonies qui embelliffent aujourd'hui les rivages des cet hémifphere. Depuis long-temps, toutes ces Ifles, jadis réclamées paria Province deNew-Torck, ont été incorporées avec celle de MajfachuJJet-Baie, dont elles font bien plus voifines. — Celle-ci en forme une des Comtés connus fous le nom de Comté de Nan* tucket; celle de Kapawock ou YJJle de Mar* thre, ainfi que celle dCElifabeth, dans le voifinage de la Grande-Péninfule (i), forment le Comté du Duc. — Toutes les deux poffedent Ie même établiffement municipal que celles de la Terre-Ferme , c'eft-a-dire, qu'elles ont leurs Juges de pa'tx, Shériffs, Coionels de Milice, Supervifeurs (2), AJjèf- ies fecond, qui devint enfuite Roi d'Angleterre, fous le nom de Jacques Second , & qui fïnit fes jours au chateau de Saint-Germain-en-Laye. (1) C'eft la péninfule de Namfet, aujourd'hui appellée Cap Coi. (1) Supervifeurs : ce font des Officiers choifis  ( "3 ) feurs (i), Collecteurs, Oonnètables, Peres des pauvrcs, Infpefteurs des chemins , &c. Leurs taxes font proportionnées a celles de la métropole ; comme chez nous , elle* font levées fuivant les évaluations des biens fixés par la Loi. Les deux tiers des Officiers municipaux qui gouvernent aujourd'hui 1'Ifle de Nantucket, font de la Société xles Amis (2). Ma'gré mon envie d'être laconique, je me trouve entralné par la Iongueur des détails que je ne puis abréger : excufez ces longueurs, & croyez -moi, &c. par le peuple pour infpedter les comptes, & arrêter la dépenfe & la recette des Comtés. (1) Affeffeurs : ce font des Officiers également xhoifis par le peuple, pour affeffer ou taxer tous les francs tenanciers, fuivant le détail que chacua eft obligé de donner de fa fortune. (2) La Société des Amis fut, dans I'origine de cette fecte, appellée, par dérifion, celle des TremMeurs ou Quakers. St. John. F ij  ( 1=4 ) TROISIEME LETTRE. SAUVAGES. Avant de vous efquiffer le Gouvernement particulier de cette Ifle , 1'indufirie des habitants , leur coutume , leur commerce & leur pêche, je me crois obligé de vous donner une légere idéé de 1'état des naturels des Nantucket, avant 1'arrivée des Européens: ils entrent pour quelque chofe dans les détails fuivants ; ils forment les premières nuances du grand tableau de ces Colonies. Cette petite digreflïon femble d'autant plus néceflaire, que cette race s'affoiblit de plus en plus : ceci efl peut-être le dernier compliment qui lui fera fait par les voyageurs. Mais fi journellement leur nombre devient moins confidérable, ce n'eft ni la tyrannie, ni 1'injuftice qui occafionne ce dépériflement. La Province de Majfachuffeta. toujours religieulément obfervéles conventions qui ont été faites avec cesnations. Elles ont coufervé en paix tous les terreins (i) que leurs ancêtres s'êtoient réfer- (i) Les différents terreins & diftrifls que les Sauvages fe font réfervés dans les conceffions qu'ils  ( 1=5) vés; & je pourrois même vous citer plufieurs loix promulguées pour prévenir 1'aliénation de ces terres, qui ne rentreront a la Province que quand tous les naturels feront morts. Les fondateurs de Nantucket, animés du même efprit de douceur & de charité que ceux de Philadelphie, ont toujours traité comme freres ceux qu'ils trouverent fur 1'Ifle : ils vivent encore aujourd'hui dans la plus grande paix : ils ne font qu'un peuple, fans cependant s'être unis que par les liens de la fociété. II eft incertain fi le premier droit du Comte de Stirling ou du Duc tfTorck, étoit fondéfur 1'achat du, terrein, & fi véritablement les Sauvages y avoient confenti : ce que nous favons, eft que les vingt-fept premiers Colons acheterent la propriété de cette Ifle de ces deux Seigneurs. — Avant leur arrivée, les Sauvages de Nantucket, comme tous ceux qui habitoient les cótes voifines, ne vivoient que du poiffon & du coquillage ont faites aux Européens , ont été refpeöés da»j les Provinces de la Nouvelle-Angleterre plus encore que par-tout aüleurs. Elles ont promulgué des loix pour empêcher que les Sauvages mêmes ne puffent démembrer ces terreins. Elles ne feront jamais concédées tant qu'il fe préfentera un feul Sauvage qui les réclame. F iij  C laö ) qu'ils attrapoient journellement, & jamais rivages n'ont été plus poiflonneux & plus abondants. — Si le nombre des naturels eft aujourd'hui fi diminué , cela ne peut être attribué qu'a une caufe fecrete & générale, qui produit invariablement les mêmes effets depuis un bout du continent jufqu'a 1'autre, par-tout ou. les deux races fe font trouvées mêlées. Avant 1'arrivée des Européens, ils étoient très-nombreux, & fur Ie continent, & fur les Ifles. L'hifloire ne nous informe point de quelle nation particuliere étoient les habitants de Nantucket; probablement ils avoient anciennementémigré de la cóte d'Hyannes, fur la GrandePéninfule, qui n'eft qu'a vingt-fept milles de diftance. Cette opinion me femble d'autant plus vraifemblable , qu'ils parloient, & parient encore la Jangue Nattick, qui, comme le Huron dans le Haut-Canada, le Mohawk parmi les nations confédérées, VAlgonkin dans le Bas-Canada , étoit la langue-mere de cette région. M. Elh'ot, un des plus zélés Miffionnaires de la Province de MaJJachuffet, traduifit la Bible en Nattick vers Pan 1666 : elle fut imprimée a Cambtidge, oüles premiers Colons avoient déja jetté les fondements de Ia célebre Univerfité que nous voyons aujourd'hui. Si on ne connoiflbit pas 1'effet de la mal-  C i=7 ) heureufe deflïnée , qui par-tout fuit les homs mes, a peine pourroit-on croire que les habitants de cette petite Ifle étoient divifés en deux partis, qui fe faifoient la guerre la plus cruelle. — Quelle en pouvoit être la caufe?les cótes de leur Ifle abondoient également en poilfon, clams & huitres. Ainfi que les autres Sauvages du continent, ils ne connoiflbient point la propriété exclufive des terres : ils s'entr'exterminoient cependant avec une fureur finguliere. — Ce petit coin de la terre, pauvre & ifolé, auroit dü être le féjour de 1'innocence & de la paix; mais le même principe qui précipite les nations civilirées dans leurs guerres faflueufes, pour la pofleffion d'une Province , avoit créé une haine nationale fur laquelle étoit fondée la guerre implacable qu'ils fe faifoient. La partie de ces Sauvages qui occupoit VËfl de lTfle, haïflbit, depuis un temps immémorial, les habitants de VOueft, & réciproquement ces deux tribus étant deveuues, par la fuite, peu nombreufes , les furvivants commencerent a craindre que leur race ne s'éteignit. Au milieu de leur ignorance & de leur haine fanguinaire, d'oü leur pouvoit venir cette crainte ? Ils trouverent un expédient qui mit fin a leur guerre, & empêcha leur entiere deftruction, peu d'années auparavant F iv  C 1=3 ) 1'arnvée des Européens. — Ils ngréerent entr'eux de fixer une ligne de démarcation , Nord & Sud, qui diviferoit 1'Ifle en deux parties égales. Ceux de VOueft s'engagerent è ne point tuer les habitants de YEfi, a moins que ces derniers n'outre-paffafTent cette ligne; ceux de YEfi promirent d'en faire autant. Bientót ils apprirent a goüter les douceurs de la paix. — C'eft la feule action dont on ait confervé la mémoire, qui femble leur mériter le nom d'hommes. Après ce traité, ils multiplierent beaucoup; mais un autre malheur les attendoit. Les Européens arriverent, & introduifirent parmi eux Ia petite-vérole, qui en détruifit un grand nombre : a ce nouveau fléau fuccéda la connoiffance del'eau-de-vie. — Telle eft la caufe qui a fi fort diminué le nombre de ces anciens habitants , depuis une extrêmité du Continent jufqu'a 1'autre : dans certains endroits, des tribus entieres ont difparu. II y a quelques années, les Sauvages de trois grands canots revenant de Niagara, oü ils avoient été a la traite, furent attaqués de Ie petite-vérole, a la longue pointe du lac Erii (i) : ils périrent tous; leurs (i) Cette pointe a plus de trente lieues de long: un canal qui uniroit les deux cötés du lac qui la  C 129 ) carcaffes , leurs canots, leurs marchandifes , furent trouvés quelque temps après par des voyageurs Européens , & leurs chiens vivoient encore. Outre ces deux grandes caufes de deftruction, une apathie également puiffante & également deftruétive, fe manifefte partout oü ces naturels vivent, dans le voifinage des Européens; ils deviennent, je ne fais pourquoi, journellement expofés a une variété d'accidents, d'infortunes morales & phyfiques; ils tombent dans unft efpece d'oifiveté, d'inaction & de pareffe, qui s'étend même jufqu'a 1'amour que les hommes, par-tout, ont pour leurs femmes. Cette obfervation eft invariable par-tout oü je 1'ai appliquée. A Natttck ( anciennement la métropole de ces cantons) , a Mashpée, a Sockanojfet , dans les limites de Falmouth, a Nobfcujfet, a Houfutonick dans la Province de Connefticut, a Montauck, fur 1'Ifle-Longue, a Knpawock, aujourd'hui 1'Ifle de la Vigne-de-Marthre. — La nation Mohawh elle-même , jadis fi nombreufe , fi puiffante & fi renommée , n'a plus aujourd'hui que deux cents guerriers, depuis que les établilfements des Européens baigne, éviteroit bien des délais & des naufrages j te canal ne feroit pa* d'une lieue. F v  C 130 ) ont circonfcrit leurs chateaux & les habitations qu'ils s'étoient réfervées. Avant Farrivée desEuropéens fur la grande péninfule de Namfet (1), une épidémie affreufe avoit emporté un très-grand nombre de ces naturels : cet événement rendit l'arrivée&l'intrufion de nos peres beaucoup plus aifée qu'elle ne 1'auroit peut-être été. —-Dans 1'année 1763, plus de la moitié des Sauvages de cette Ifle & des voifines, périrent d'une infection qui ne fe communiqua cependant point aux blancs leurs voifins : cette race femble être condamnée a difparottre devant le génie fupérieur des Européens. — La feule ancienne coutume de ces peuples dont on fe fouvienne, eft que, dans leurs foibles échanges quarante elams féchées au foleil & enfilées, valoient a-peu-près un de nos fols : ils ne connoiffoient ni 1'ufage, ni la valeur du wampun (2). Les families qui réfident aujourd'hui fur cette Ifle, font donc ce qui refle des anciens (1) La péninfule de Namfet eft celle aujourd'hui appellée Cap Cod. Peu d'aanées avant 1'arrivéedes Blancs, c'eft-a-dire, vers 1'an 1610, une efpece de pefte avoit enlevé plus de la moitié de 1'efpece humaine tout le long des cötes de ce continent. (ï) Wampun : c'eft une écaille ronde & polie que 1'on tire des clams, qui leur fett d'ornement 8c de preuves juridiques.  ( *V ) propriétaires. — J'ai paffé plufieurs jours avec eux ; tout méprifables qu'ils parottroient fans doute aux yeux de vos riches & de vos favants, ce font cependant les véritables enfants de la nature , & tels qu'ils font fortis de fes mains. — Quelle étoit donc fon intention, en formant les hommes ? — Nous vouloit-elle du bien, nous vouloit-elle du mal ?— Elle forma la terre, la couvrit de forêts, la remplit d'ours, de loups, de cerfs & d'hommes , qui, fouvent, font obligés de manger leurs femblables , quand leur chaffe eft ftérile. —- J'ai trouvé ceux de Nantucket inftruits, doux, tranquilles, alertes & induftrieux : leur ancienne férocitén'exifteplus; ils ont été convertis a la Religion Chrétienne de trèsbonne heure par les Miffionnaires de la Nouvelle-Angleterre, & font réguliérement élevés dans les écoles que les Quakers (i) ont établies. •— C'eft pour 1'ufage de ces écoles, qu'on a traduit & fait imprimer a Bofton , en langue Sauvage, non-feulement la Bible , mais le Catéchifme de 1'Eglife (i) Ce mot eft venu du ridicule de leurs premières infpirations , qui fembloient agiter leurs corps : de-la on les a appelles Trembleurs ; ce que fignifie le met Quakers. Leur véritable nom eft Amis, ou la Société des Amis. F vj  C I3£ ) Ecoflbife, & plufieurs livres utiles. — Ils aiment la raer, & s'embarquent volontiers dans toutes les expéditions de 1'Ifle : il y en a toujours cinq dans les vaiffeaux baleiniers.— Telle eft la raifon qui a engagé plufieurs families des Ifles voifines , de Naw.ham , Capoquidick, Kapawock , &c. a venir s'établir ici. Quelles révolutions ces nations n'ontelles pas elfuyées depuis moins de cent cinquante ans ! Je me demande quelquefois, en parcourant ces contrées, que font devenues les nombreufes peuplades qui jadis habitoient les rivages étendus de la grande baie de Majfachujjet, depuis Numkéag (i), Saugns{2), Shamut, (3;, Patuxet,. Naponfet (4) , Matapan (5) , Wméfimet (6y, Pocaffèt, Pokahoket (7), Suchanoffet C8) , Nobfcufet (9), Naujjit (10), TM* cut '11), jufqu'a Hyannes, &c., & tant d'autres villages qui étoient établis fur les cótes, de plus de quatre cents milles d'étendue ? Que font devenues les grandes nations qui vivoient fur les rivieres de Hudfon, Houfatonick (12 , Lonneiticut, Tiii- (1) Salem. (2) Lynn. (1) Bofton. (4) Mi'ton. (5) Chc-Ifea. (6) New - Plimouth. (7 Fa mouth. (8) Yarmouth. (9) Eaftham. (10' Chathara. (11) Barnftable. (>a, La riviere de Stradford.  C 133 ) quit , Merrimack , Piskataqua , Sawko, Sagadahock, Kennehcch, &c. , telles que /e* Ulehikandres , Mohigins , Pêquods , Narraganfets , Nianticks , Maffiichiijfet , Wamponuag. , Aipnets, Tarranttus, &c. ? E.les n'exiftent plus , ces nations; nulle part on ne truive les plus foibles vcftiges de ces peuplades immenf'es qui couvroient les rivages de cette partie de 1'Amérique; mes plus attentives recherches n'ont pu découvrir un des defcendants du fameux Mafconuméo, Sachem du Cap Anne, qui montra tant d'humanité pour la détreffe des premiers Ang ois qui y firent naufrage en 1629. — Il n'exifte plus un feul membre de la Familie de Majfafoit, pere, (fi bien connu ) de Métacomet (i; & de Wamjutta-, (2), qui, le premier, céda des terres aux Colons Ang'ois qui y aborderent en 1625:ils ont tous difparu dans les guerres qu'ils ont enes avec les Européens; ils ont péri par la petite vérole, par l'ufage de feaude-vic,ou ils ont infenfiblement dégénéré dans 1'oubli & l'ohfcurité, au milieu de la paix donr ils jouiffent fur les fliflricls qu'ils s'étnientrél'ervés. II ne nousrefte rien aujourd'hui de toutes ces nations , qu'un feul (1) Philippe. (2) Alcxandre.  ( 134 ) monument, & encore le devons-nousal'indultrie des Européens; je veux dire la Bible, & plufieurs autres livres traduits en langue Nattick. Enclavés dans leurs territoires par les plantations des blancs, ils ont ceffé d'être chaffeurs ; ils ont oublié leurs anciennes mceurs, leur férocité & leur courage : en ceflant d'être Sauvages Américains , ils ne font point devenus Européens: telle a été la deftinée de tant de nations puiffantes , jadis indépendantes & libres. Leurs guerres particulieres & leurs divifions ont été la caufe de leurs pertes. S'ils avoient fu unir leurs forces & faire un intérêt commun, peut-être les Européens n'auroient-ils jamais pu s'établir ici, même malgré leurs armes a feu. J'efpere que les détails fuivants ne paroitront pas étrangers a mon fujet. La grande péninfule de Nam/et (i), & 1'arrivée de nos peres , étoit divifée en deux régions; celle du cóté de la baie étoit appellée Nobfcujfet, du nom d'un de fes principaux villages, & fa métropoleétoit Nauffit. Les habitants de cette région demeuroient dans les villages de I'amet, Noffet, Pachée, Potomaket, SoSloowet & Nobfcuffet. — La partie de cette péninfule, bai- (i) Cap Cod,  C 135 ) gnée par POcéan , étoit appellée la région de Mashpèe , & contenoit les tribus de Hyannes , Cojiowet , Waquoit , Scootin , Saconajfet, Mashpée & Namfet. Plufieurs de ces villages ont été depuis convertis , par les Européens, en établiffements trèsopulents : la plupart font encore connus fous leur ancien nom. — Cette péninfule, peu d'endroits exceptés, eft très-fablonneufe; a peine y voit-on d'autres arbres que des pins : elle efl divifée en fept diftriéts; favoir, Barnftahle ,Tarmouth, Harjyick, Chatham, Eaftham, Pamet, Namfet ou Province-Town, qui eft fitué a 1'extrémité du cap. — Malgré la flérilité du fol, ce pays efl: cependant extrêmement peuplé; la quantité prodigieufe de poiffon & de coquillages dont les habitants font leur principale nourriture , ajoute beaucoup a la fécondité de leurs femmes, & a converti cette ingrate péninfule en une pépiniere d'hommes forts, fains, courageux, & les meilleurs marins de toute 1'Amérique. Le Miniftre de Province-Town recoit, du Gouvernement de Majfachujfet, un falaire annuel de 1000 liv. tournois; & telle eft lapauvreté de fes paroifliens, qu'au-lieu de la foufcription qu'ils devoient lui payer, la Loi n'exige d'autre tribut enversleurMi-  C 136- ) niftre, que deux cents fcafpins(i) par tête, avec lefquels ce Prètre primitif fertiüfe fes terres, qu'il culrve lui-même ; car rien ne viendroit dans ces fables arides, fans Paffiftance de ce fiimer exrraordinaire : quatorze boiffenux de bied d'Inde par an, font confidérés comme un produit confidérable. Toutes ces cótes fourniffent annuellement au commerce & aux grandes pêches, un nombre confidérable de matelots. Nantucket, comme formant un des Comtés de la Province de Majjachujfet, jouit d'une cour inférieure, dont on appelle au tribunal fuprème de Bofton, connu fous le nom de Cour générale. — Les Amis compofent les deux tiers de la magillrature de cette Ifle, & font les propriétaires de la plus grande partie du terrein; mais avec tout cet appareil de loi, on fe fert rarement de ces pouvoirs coërcitifs; rare ment y voit-on un citoyen amendé ou puni: leur prifon n'infpire aucune terreur : pas un coupable n'a encore perdu la vie juridiquement a Shtrburn depuis la fondation de cette ville, qui a plus de cent vingt ans d'exiftence. (O Singulier poiffon, a écaille très-Iarge, que 1'on mer au pied de chaque plante de bied d'Inde pour les faire croitre.  ( 137 ) Je n'y ai vu ni Gouverneur environné de pornpe, ni Magiftrats revêtus de pourpre: le refpect des Loix, le mépris de 1'oifiveté fuffifent pour maintenir 1'ordre de la fociété , la paix de 1'Ifle, & 1'union parmi tous les habitants. — Mais , me direzvous, comment cela peut-il fe faire, fans 1'effroi des chatiments, fans la terreur des cachots , fans la févérité du Gouvernement ? Comment les foibles font-ils protégés contre la violence des plus forts ? — L'oifiveté, le luxe, la pauvreté, ces caufes de tant de crimes, font inconnus a Nantucket. Ici tous cherchent, par le moyen d'un travail honnête , cette portion de,fubfiftance qui leur eft néceffaire; tous les moments de leur vie font entiérement remplis : ils font occupés ou a la mer, ou fur la terre. — L'efpérance de profits raifonnables, celle du crédit d'un ami, & des fecours de la bienveillance, leur fait ignorer la noire jaloufie, la cupidité, la pareffe & la pauvreté : la fimplicité de leurs mceurs abrege le catalogue de leurs befoins, & leur active indullne les rend aifés & contents avec peu de chofes. — La Loi, que tout le monde connoit & révere, femblable i\ une divinité tutélaire, eft toujours prête a exercer fon pouvoir, pour protéger ceux qui en réclament 1'alliflance. — II efl rare de voir  C 13? ) les vices croltre & fe répandre fur une terre ingrate, pour peu que les hommes yfoient paffablement bien gouvernés. Et comment les folies, fi communes dans les riches fociétés, pourroient-elles prendre racine fur une terre qui ne produit rien fans un labour affidu ? — Cette Ifle ne fournit rien ; ce n'efl que par leur hardieffe a la mer qu'ils acquierent des richeffes, qui bientót fe trouvent divifées parmi le grand nombre d'enfants que la nature leur donne. Nantucket doit donc produire la fanté , la tempérance , la pureté des moeurs, 1'égalité des conditions, oula mifere la plus abjecte. — S'il étoit poffible d'introduire ici, feulement pour un an, les moeurs & les ufa* ges de vos fociétés européennes, femblables a une vapeur épidémique, elles détruiroient tout; le plus grand nombre des habitants ne pourroit pas fubfifler un mois; ils feroient obligés d'émigrer & d'abandonner une terre qu'ils ne fertiliferoient plus avec leurs fueurs. Comme dans toutes les fociétés (excepté celle des naturels ) quelque différence doit néceffairement exifter parmi les membres qui la compofent, foit par leurs talents ou par leurs richeffes;, de même on trouve ici plufieurs gradations parmi ces bonnes gens. — Ces nuances font même plus re-  ( 139 ) marquables parmi ceux qui ne vivent que du produit de leurs expéditions maritimes, que parmi une fociété d'agriculteurs. — Les nuances que j'ai obfervées a Nantucket ne font fondées que fur le bon ou le mauvais fuccès de leurs flottes baleinieres & de leurs péches : elles ne proviennent point de 1'éducation, encore moins de diftinctions féodales ou ariftocratiques; celleci eft la même pour tout le monde, fimple & utile , comme leurs habillements & leurs maifons ; mais cette différence dans les fortunes ne produit jamais ces noires jaloufies , fource de tant de haines & de divifions dans les riches fociétés. La mer, qui les environne , produit également a tout le monde 1'efpoir de la fortune ; & quand il arrivé que 1'un d'eux a été trompé dans fon attente : Je feraiplmheurev.x une autre année, fe dit-il. — Un Collecteur de la Douane de Bofton eft le feul Officier du Roi qui paroiffe fur ces heureux parages, pour y recevoir les foibles droits que cette fociété doit au Gouvernement Anglois, fous la protection duquel ils naviguent dans toutes les parties du monde. Adieu, St. John.  C 140 ) QUATRIEME LETTRE. ÊDUCATION. La meilleure maniere de connoitre les moeurs , les opinions civiles & religieufes d'une nation, eft certainement d'examiner quelle eft 1'efpece d'éducation que Ton donne aux enfants; comment ils font traités dans la maifon paternelle ; quels font les principes & les préjugés qu'on leur infpire ; ce qu'on leur enfeigne dans les temples, ce qu'on leur apprend dans les écoles. — L'imagination des enfants de cette Ifle, doit de trés-bonne heure être frappée de la conduite uniforme de leurs parents; elle eft en général grave fans pédanterie, & férieufe fans trifteffe. — Le principe de fubordination auquel ils font foumis, n'eft prefque jamais akéré par des paffions foudaines , ou par des punitions inconfidérées : ils font tenus uniformément par des cordons qui uniflent la douceur a la force, ainfi que par les préceptes journaliers, 1'exemrle & les heureux préjugés de leurs peres : ils font corrigés avec tendrefl'e, inftruits par la converfation , foignés avec affection, liabillés avec cette dé-  ( I4i ) cente & rigide fimplicité , dont leurs parents ne s'éloignent jamais : plus encore par la force de Pexemple que par celui des préceptes, (toujours infruftueux fans 1'affiftance du premier) ils apprennent a penfer & a juger des chofes comme leurs peres, & a marcher fur leurs tracés ; c'eftH-dire, a me'prifer le luxe & 1'oftentation, & a le confidérer comme une aftion coupable. Ils acquierent un gofit décidé pour 1'ordre & la propreté ; ils apprennent a être prudents , économes , induftrieux & aftifs : le ton de voix avec lequel on leur parle, les accoutume, dès la plus tendre enfance , a une douceur de diftion qu'ils ne quittent jamais & qui devient habituelle. Une fociété entiere de peres & de meres qui , conftamment, menent une vie frugale & fobre dans le phyfique comme dans le moral , qui font rarement fujets aux paffions bruyantes , qui fuivent toujours avec foin quelqu'occupation utile, rarement coupables de diffipation & de débauche, fuyant les plaifirs bruyants & le tumulte , cultivant, chériffant la modeftie, la douceur & la paix, pratiquant la juftice & 1'équité,. ne peuvent manquer d'élever leurs enfants dans les mêmes principes : la conduite égale des anciens, devient le modele de celle des jeunes gens pour  C 14* ) tont le refte de leur vie. — S'ils héritent d'une fortune , ils ont appris a en jouir avec modération & décence, ainfi que 1'art de la faire fruétifier par de nouvelles fpéculations, (car il n'y a pas ici ne feule perfonne oifeufement opulente). S'ils font defiinés a commencer leur vie avec peu, ils favent comment s'aventurer, comment travailler & exercer leurs talents a 1'inftar de leurs peres. — Si, au contraire, ils font infortunés, il y a fur cette Ifle , comme par-tout oü cette Société s'eft établie, des amples reffburces pour les malheureux, fondées fur les principes de la plus ample bienveillance & de la plus utile charité : les accidents imprévus font fouvent réparés par la générofité de parents ou d'amis plus heureux. A 1'Eglife, on leur enfeigne les fimples préceptes de leur fecte; c'eft- a - dire, la morale de Jefus-Chrift : c'eft par le moyen de ces principes, qu'ils deviennent fobres, induftrieux, juftes & miféricordieux. — On leur enfeigne les devoirs effentiels du Chrétien, tels que ceux de ne point offënfer la Divinité par la commiffion de mauvaifes actions, de redouter fa colcre, & de ne pas encourir le cMtiment qu'il a prononcé contre les méchants : on leur apprend a le regarder comme le Pere de la  C 143 ) nature, ainfi que celui de tous les hommes , a avoir confiance dans fa miféricorde , en même-temps qu'il faut révérer fa juftice. Chaque fecte, vous le favez, a un culte & des opinions fondés fur les interprétations différentes de 1'Ecriture-Sainte ; ces différentes nuances religieufes en ont apporté dans les préjugés religieux & civils des fee; taires. — Celle des Amis eft bien connue: par-tout ils font diftingués par leur obéiffance aux loix, par la juftice & la bienveillance générale , par leur zele pour la tolérance, leur fobriété , leur douceur , leur amour pour la propreté , 1'ordre, & enfin leur goüt pour le commerce; ils font auffi recommandables ici par ces vertus , qu'a Philadelphie, leur berceau Américain, & a bien jufle titre le triomphe de cette fociété. Leurs enfants apprennent dans les écoles, jufqu'a douze ans, a lire & a écrire d'une belle main; après quoi on les met apprentifs au métier de tonnellier, branche d'induftrie que tout le monde doit favoir: a quatorze ans, on les envoye a la mer fur des vaiffeaux baleiniers ; la ils apprennent de leurs compagnons (qui prefque toujours font leurs parents ou leurs amis) les regies de la navigation , 1'art de manceu-  C M4 ) vrer un vaiffeau dans toutes les fituations différentes qu'exigent fi fouvent la mer & les vents; celui de vaincre tous les obftacles provenants de ces deux éléments. Peutil y avoir dans le monde une école plus prompte & plus inftructive ? Ils paffent enfuite par tous les grades, de pilotes, de rameurs, de harponneurs, &c. C'eft ainfi que , fans nulle diftinction , commencent tous les jeunes gens de Nantucket. II feroit honteux pour eux de s'établir fans avoir fait cette efpece de caravane. Si la fortune leur deftine des richeffes, ils apprennent, par leur propre expérience, ce qu'il en a couté a leurs parents pour amaffer le bien qu'ils poffedent; fi au contraire , ils ne font pas nés riches, fans cet apprentiffage , comment feroient-ils capables de gagner leur fubfiftance & de s'établir? — C'eft donc cette école qui les perfectionne dans Part d'attraper les baleines, oü ils acquierentce courage & cette audace maritime, qui leur a mérité, a fi juftes titres , la réputation des premiers navigateurs de ce continent. C'eft-la oü ils apprennent les regies de la conftruétion, de 1'expédition & du ravitaillement des vaiffeaux. — Après trois ou quatre ans d'expérienee dans cette nouvelle carrière , ils deviennent capables de commander un vaiffeau  ( 145 ) feau baleinier , de devenir les correfpondants de leurs peres dans quelques ports de mer du continent , ou d'entrer dans leurs comptoirs. CINQUIEME LETTRE. Progrejjive Induftrie des premiers Colons. Les premiers propriétaires de cette Ifle commencerent leur carrière d'induftrie avec une fimple barque a rames (i): ce fut avec ces foibles nacelles qu'ils entreprirent d'aller a la pêche de la morue, fur les écueils qui environnent leur. Ifle Le voilinage de ces bancs leur procura la facilité de multiplier les premières expéditions : les fuccès qui les accompagna, leur fit imaginer d'attraper les baleines, qui, jufqu'alors , avoient vécu tranquilles au milieu de leurs fables. — Ils réuffirent enfin, après plufieurs effais mal-adroits & malheureux. —Jugez du (i) Les nacelles baleinieres font une barque d'une invention & d'une conftru&ion Américaine-, elles font faites de bois de cedre, très-légeres, & font ce qui va plus vite fur 1'eau après les grands canots d'écorce des Sauvages, On les appelle en Anglois Whaleboat, Tome II. G  C 146 ) triompbe de ceux qui, les premiers, eurent 1'audace & lTiabileté d'attraper un poiffon fi puiffant, & le bonheur de 1'amener fur leurs cótes. Les profits de ces foibles entreprifes, faites avec ces foibles nacelles, leur procura bientót les moyens d'acheter par la fuite de meilleurs vaiffeaux, & de pouffer leurs expéditions maritimes beaucoup plus loin. — Avant cette époque, ils diviferent la cóte méridionale de leur Ifle en quatre parties a peu-près égales; chacime de ces parties fut affignée a une compagnie de fix hommes, qui éleverent dans le milieu de leur diftriét, un mat garaii d'échelons, fur le haut duquel un d'eux étoit conftamment en vedette, pour obferver le foufflement des baleines, pendant que les cinq autres fe repofoient dans une cabane conftruite tout auprès. — Aufïï-tót que la fentinelle en appercevoit une , il Tannoncoit , & defcendoit a 1'inflant pour aider fes compagnons a lancer la nacelle, dont chaque compagnie étoit pourvue : ils pourfuivoient enfuite leur gibier avec toute la vélocité & toute 1'adreffe dont ils étoient capables. —Aujourd'hui, devenus les plus habiles baleiniers de 1'univers, rarement ils manquent leur proie. — Ceux qui font moins heureux dans ces grandes entreprifes, vont s'eu dédommager a la pêche de  ( 147 ) Ia morue fur les grands bancs, ou dans le voifinage de 1'Ifle de Sable (i). Peu d'années après leur établiffement, ils allerent, avec des vaiffeaux pontés, viliter le Cap Breton, le Détroit de Belle-Ifle, la CSte de Labrador, la Baie d'Hudfon , le Détroit de Davies, le Cap Dèfolation, eti 70 degrés de latitude. Depuis ces premiers teiups, ils ont parcouru toutes les mers, tous les parages oü fe trouvent les baleines : les Agores , la Latitude de 34 , fameufe pour ce poiffon; les Cótes du Bréfil. Ils font leurs huiles a la vue même des établiffements Portugais, que leur exemple n'a pu encore ni inftruire, ni animer. Depuis plus de vingt ans, ils vont a la cóte de Guinée chercher ce poiffon , ainfi qu'aux Ifles Falkland. Ils ont Ie projet d'envoyer leurs vaiffeaux dans la mer du Sud; telle efl: la hardieffe infpirée par leur longue expérience, ainfi que par leurs connoiffances. (1) Me de Sable, extrêmement poiffonneufe , z dix lieues du cap Breton : elle eft envhonnée de bancs de fable, fur lefquels on pêche une excellente efpece de morue. C'eft en parcourant tous ces parages que ces hommes ont enfin tracé, fuivï 8c marqué le grand courant du golphe du Mexique : découverte importante , qui doit néceffairement raecourcir le paffage des vaiffeaux entre 1'Europe 8t rAoisrique. Gij  C 148 ) D'après 1'exemple de ces hardis infulalres, plufieurs compagnies fe font formées dans nos Capitales , pour pourfuivre le même plan. — La probabilité du fuccès étoit d'autant plus grande, que ces Capitales poffedent tous les articles néceffaires a ces fortes d'expéditions , fans être expofés a la dépenfe & au rifque d'une doublé importation , comme les marchands de Nantucket; mais telle a été jufqu'ici 1'induftrie particuliere des habitants de cette Ifle, que leurs compétiteurs n'ont point réuffi. — Sherburn eftdevenu le plus grand marché d'huile, d'os de baleine & de fpermacetty (1), qu'il y ait fur cet hémifphere. — Malgré tous ces détails, il ne faut pas cependant vous imaginer qu'ils foient toujours heureux ; ce feroit un champ bien extraordinaire oü les récoltes feroient toujours bonnes. — Souvent il arrivé que les expéditions nepayent pas lesfraix de 1'armemcnt: ils fupportent leur infortune en véritables marchands; jamais ils n'aventurent toute leur fortune a la fois, comme font les joueurs défefpérés. Ils réiterent une feconde, une troi- (1) Spermacetty, c'eft la cervelle de la baleine, dont on fait de trés - belles chandelles, après en aroir exprimé 1'huile , qui eft limpide, claire, 5c brüle fans fumée.  C 149 ) fiême fois; & il eft bien rare qu'ils ne réuffiffent par quelques-uns des moyens qu'ils employent. — M. C me dit qu'au retour de fes vaiffeaux, il y a deux ans, il lui en manqua un , après une abfence de treize mois ; il le crut perdu. — Quelle fut fa joie & fa furprife, lorfqu'il le vit ren. trer avec fix cents barils d'huile. — Le Capitaiue n'ayant pu rien découvrir fur la ftation oü il avoit été envoyé, réfolut d'aller vifiter les cótes de Guinée, plutót que de retourner a vuide , & il réuffit. — Tous les articles provenant de ces pêcbes, font en partie vendus dans les villes du continent, ou échangés pour les différents articles dont les armateurs de Nantucket ont befoin : le refte eft envoyé en Angleterre, oü le retour eft converti en efpeces Quand ce dernier projet eft adopté par la Société qui équipe les vaiffeaux baleiniers, ils ont foin qu'un de ces vaiffeanx foit beaucoup plus grand que les autres; ils lechargent d'huile dans les parages mêmes oü elle eft faite , & de-la ce vaiffeau fait voile pour la Grande - Bretagne : cet expédient accélere leur retour, & épargne beaucoup de fraix. Ils ont plufieurs autres branches de commerce pour fupporter ces expéditions pêcheufes; de plus grands détails vous enG iij  < i to ) nuieroient : — ils employent une partie de leurs vaiffeaux a tranfporter aux Ifles, du rnerrain, des provifions, des planches, & mille autres articles qu'ils achetent ou échangent fur le continent. — De ces Ifles, ils tirent en retour toutes les productions qu'elles fournifient, qu'ils vont enfuite échanger fur le continent pour des farines, falaifons & autres provifions. L'habileté, la fagacité de ces bonnes gens, leur procure fans cefle des fpéculations nouvelles , & des reflburces qu'ils ne manquent jamais d'embraffer. Je ne connois point d'hommes qui pouffent 1'efprit du commerce & de toutes fes combinaifons , a un plus haut degré de perfeétion. — A toutes ces expéditions baleinieres, ils ont joint une variété d'autres affaires très-lucrativcs ; ils tirent des douves, des bois de conflruction , &c. des rivieres de Kennebeck & de Pènobfcot; du goudron, du bray & des muts de la Caroline feptentrionale; des farines & du bifcuit de Philadelphie; du bceuf & du lard falé de la Province de ConneEtisut; ils favent quelle eft la meilleure faifon de porter aux Ifles leurs morues vertes & falées, afin de les échanger pour le taffia, les fyrops & le fucre dont ils ont befoin, nonfeulement pour leur propre confommation , mais pour leur commerce d'échange. La  ( i5i ) . réunion de toutes ces fpéculations, & de ces différentes branches de commerce, produifent a Nantucket une circulation d'affaires, y amenent une multitude de vaiffeaux , qui feroient croire a un Européen nouvellement débarqué, que Sherburn eft la capitale d'une Province infiniment opulente, — Tel eft 1'effet du commerce fur cette Ifle fablonneufe : telles font les reffources innombrables qui font ici vivre tant de families ; paree qu'a 1'abri de loix juftes & humaines, ces mêmes families vivent fans crainte de monopoles exclufifs , d'impótS arbitraires, & des rapacités du fifc. ———HMEi SIXIEME LETTRE. L'Ifle de la Vigne de Martre. j' e s p e r e que les détails fuivants ne vous paroitront pas déplacés : 1'Ifle de Kap*wock ou la Vigne de Martre, a 20 milles de long, fur 7 a 8 de large. Elle eft fuuée a neuf milles du Continent : — elle eft divifée en trois diftrife : — les autres Ifles qui en dépendent font au nombre de cinq. — Elles produifent toutes les meilleurs pdturages qu'on puiffe voir. — Ils ont établi C iv  ( ?5» ) un excellent bac entre Edgartown & la ville de Falmouth, fur le Continent, dont la diftance eft de neuf milles. — Le nombre des habitants fe monte a quatre mille, parmi lefquels on y comprend trois cents Sauvages defcendants des anciens propriétaires de cette Ifle. — Le diftrict d'Edgar poffede un excellent havre; & comme le terrein des environs n'eft pas bon , plufieurs des habitants font devenus navigateurs. - Celui de Chilmark eft fameux par 1'excellence de fon fol; il abonde en paturages de meilleure efpece, en prairies , en ruiffeaux propres aux moulins, en pierre pour enclore les champs. -Le diftrict de Tisbury eft remarquable pour 1'excellence de fon bois, & pour un havre capable de recevoir les plus grands vaiffeaux; Les troupeaux de 1'Ifle confiftent en vingt mille moutons , deux mille têtes de befliaux , outre les chevres & les chevaux. - Leurs bois font remplis de cerfs , leurs rivages de gibier , & la mer qui les environne abonde en poiffon. - Cette Ifle a été un des premiers Séminaires pour 1'éducation des Sauvages; ils furent d'abord convertis a la Religion Chrétienne par la refpeclable familie des Mahews. — Le premier de ce nom a qui cette Ifle fut concédée, en légua la moitié a une rille chérie, qui s'appelloit  ( 153 ) Martre. Cette partie de 1'Ifle fe trouva fi. remplie de vignes, que fon nom fauvage de Capawock fut dans la fuite changé en celui de Vigne de Martre; elle forme les Ifles voifines , connues fous le nom des Ifles Elifabeth , un des Comtés de la grande Province de Maflachujfet , appellé Comté du Duc, & jouit de tous les privilegesmunipaux néceffaires au bonheur des habitants. La poftérité des anciens naturels vit encore fur 1'Ifle de Capoquidick , qui n'eft divifée de la grande que par un très-petit canal : leurs ancêtres s'étoient réfervé cet afyle dans leurs anciennes conceflïons. — Une loi de Majfachufet défend a tout citoyen d'acheter ces terres réfervées, quand même les Sauvages voudroient les vendre: cc ne fera qu'après 1'extinction totale de leur race, que ces diftricts retourneront a la Province, & alors le corps légiflatif en dilpofera. Plüt a Dieu que de pareilles loix euflent été paffées & auffi religieufement obfervées dans les autres Provinces ! Les naturels que j'ai vu a Capoquidick me parurent entiérement Européens, par leurdécence, leur propreté & leur induftrie. — Ils ne font en rien inférieurs aux autres habitants : comme eux, ils me parurent laborieux & religieux, principal caraétere des habitants de ces quatre ProvinG v  C 154 ) ces (1). — Semblables aux Européens, les jeunes Sauvages de cette Ifle vont fouvent n Nantucket, pour être employés dans les expéditions baleinieres : ils vivent en paix, &font foumis aux loix du pays : nulle part je n'ai vu tant d'union & de fraternité; ils femblent n'avoir nulle autre ambition, que celle de foutenir décemment leurs femmes & leurs enfants. — J'appercus fous leurs toits Faifance, les commodités de la vie, le filence & la paix; ils cultivent leurs terres avec jugement & adrefle : tous ont leurs nacelles, avec lefquelles ils vont pêcher fur les bancs voifins. Si j'étois un pauvre itinérant, comme il y en a tant en Europe, ( fuivant ce que vous me dftes ) fans feu ni lieu, fans amis , fans proteclion, j'entrerois bien volontiers dans la fociété de ces bonnes gens , que ridiculement nous fsfons appeller Sauvages ; j'y vivrois heureux & tranquille. Différents des blancs, ils ignorent la fureur de devenir riches; fureur qui nous fait verfer tant de fueurs, courir tant de dangers, entreprendre tant de projets, & nous expofe a tant de peines & de chagrins.— Satisfaits d'un amplenéceffaire, ils ne travaillent que pour vivre (1) Nev-Hampshire, Maffachuffet, Me de Rhor.a, CoanecticiK.  C i55 ) fubfknfiellement , & n'ont d'antres defirs que d'élever leurs enfants, & de leur laiffer un petic champ a cultiver, une nacelle & 1'art d'attraper le poiffon de leurs rivages. _ Quel dommage que cette race tende vers fa fin! L'Ifle de la Vigne de Martre eft habitée par deux claffes d'hommes : la première cultive la terre avec le plus grand foin & la plus grande adreffe : la feconde vit a la mer, ( cette grande fource d'induftrie & de richefles.) Cette Ifle eft devenue la pépiniere d'oü fort annuellement ce grand nombre de pêcheurs, de pilotes cótiers, & de marins de toute efpece : car c'eft ici un des pays les plus maritimes de toute 1'Amérique : auffi la culture de la terre & la navigation 1'ont-ils rendu un des plus peuplés. _ Vous trouverez des habitants de ces deux Ifles dans tous les ports de mer, depuis la Nouvelle-Ecotfe jufqu'au MifflQipi; le climat eft favorable a la populationla fubfiftance des families s'y procure fi aifément, il y a tant de débouchés, que le mariage devient un des premiers defirs d'un jeune homme : c'eft un bonheur fi aifément obtenu, & ils font fi attachés a leurs femmes, que le nombre des enfants y eft trèsgrand.—De la une population qui, comme une fource féconde & intarifiable, produit G vj  C 15* ) fans ceffe une exubérance d'hommes, que la héceffité force a 1'émigrarion. — Cette furabondance d'habitants va continuelleruent peupler d'autres cantons, & fouvent fonder de nouvelles Colonies. L'extrcme fécondité des femmes de Ia Nouvelle-Angleterre, la chafteté, la fimplicité de leurs moeurs, leur conduite fobre &religieufe, ont produit & produifent tous les jours des miracles de population, auxquels plufieurs diftricts de ce continent doivent les nombreux habitants qui les cultivent aujourd'hui. Sans ceffe 1'Europe nous envoie fes pauvres & fes défceuvrés, fans ceffe nos parties maritimes fourniffent des hommes pour une navigation qui augmente chaque année; nos établilfements intérieurs fe rempliffent journellement , notre agriculture commence a s'étendre par-tout : déja nous avons franchi les montagnes tfAllégany. >— Que neferons-nous pas dans un fiecle de plus? — Quand on contemple, comme je Ie fais fouvent, ce vafte champ ouvert a l'induftrie humaine , toutes les branches d'induflrie futures, toutes ces reflburces alimentaires, enfin rimmenfité & la profondeur de ce continent; l'imagination eft furprife du nombre d'hommes qui paroltrom un jour, ainfi que de la richeile & de la  ( 157 ) force que ce continent acquerrera. — C'eft de cette Ifle que fortent journellement les pilotes les plus experts pour la grande baye de MaJJ'achufet, le Cap Cod, le Détroit de ces Ifles, les bancs de Nantucket, & toutes les autres parties de cette région. — Ces pilotes font toujours a la mer, cherchant les vaiffeaux qui atterrent; quclque temps qu'il faffe , ils les abordent avec une déxtérité finguliere , & les conduifent heureufement dans les ports pour lefquels ils font deflinées. — Le cap de Gayhead, qui forme la pointe occidentale de cette Ifle, fournit une grande quantité ffocres, verds rouges & bleus, ainfi que la terre a foulon^ les habitants fe fervent des premiers, broyés avec de 1'huile, pour peiudre leurs maifons. Adieu, St. John. SEPTIEME LETTRE. Pêche de la Baleine. Les vaiffeaux les plus convenables a ces expéditions , font des brigs de 150 tonneaux, particuliérement quand ils font deftinés a aller chercber des baleines fous différentes latitudes éloignées. — L'équipage  C 158 ) de chaque vaiffeau eft toujours compofé de treize perfonnes, afin que les deux nacelles puiffent être armées, & qu'il refte nri homme pour avoir foin du vaiffeau. — Chaque nacelle eft conduite par quatre rameurs, Ia cinquieme perfonne eft 1'harponneur, & la fixieme , celui qui tient le gouvernail. — II eft abfolument néceffaire qu'il y ait pour chaque vaiffeau deux de ces nacelles, afin que fi 1'une eft détruite dans 1'attaque de la baleine, 1'autre, fpeclatricc du combat, puiffe fauver les hommes de la première. — Cinq des treize hommes qui compofent 1'équipage de ces vaiffeaux, font prefque toujours des Sauvages; chaque perfonne a bord, au-lieu de gages fixes, tire une certaine portion du fuccès de 1'entreprife, ainfi que 1'armateur. Par ce fage arrangement , ils font tous intéreffés a Ia profpérité du voyage, & font tous également vigilants & adroits. Ils n'embarquent jamais perfonne a bord de ces vaiffeaux qui ait plus de 40 ans; ils croient qu'après cette période , I'homme perd cette vigueur & cette agilité qu'exige une entreprife auffi hafardeufe. —• Auffi-tót qu'ils font arrivés fous les latitudes qu'ils croient convenables, un de 1'équipage monte au haut du grand mat. — Dès qu'il apperc, oit une baleine, il crie : awaité Vawa*  ( 159 ) **, je vols une baleine; tous demeurent immobiles & en filence, jufqu'a ce que la fentinelle ait répété une feconrle fois Pawana, une baleine. — Alors, dans moins de fix minutes, les deux nacelles font lancées a 1'eau , & remplies de tous les inftruments néceffaires pour 1'attaque. Ils rament vers leur proie avec une célérité étonnante. — Souvent il eft arrivé (avant que les blancs euflent tant multiplié) que tout 1'équipage d'un vaiffeau baleinier étoit compofé de Sauvages, a 1'exception du Patron. Rappellez-vous auffi que le Nattick. eft entendu de prefque tout le monde; voila pourquoi ces expreffions font devenues ufitées a bord des vaiffeaux baleiniers. II y a plufieurs facons d'approcher la baleine, fuivant 1'efpece particuliere : — cette première connoiffance eft d'une grande importance. -< Quand les deux nacelles font arrivées a une diftance convenable , une d'elles s'arrête fur fes rames; elle eft deftinée a être le témoin inaétif du combat qui va fe livrer. - Vers la proue de la nacelle attaqunnte, 1'barponneur eft fixé; c'eft de fon adreffe que dépend principalement le fuccès de 1'entreprife; il eft habillé d'une vefte courte, & étroitement attachée a fotl corps, avec des rubans au-lieu de boutons; fes cheveux font arrêtés a la Cauadiunne,  ( itfo ) par le moyen d'un monchoir fortement noué par derrière. - Dans fa main droite , il tient 1'inflrumeHt meurtrier,.fait du meilleur acier poffible; quelquefois il eft marqué du nom de leur vaiffeau , quelquefois de celui de la ville d'oü ils viennent. ~ Une corde d'une force & d'une dimenfion particuliere eft arrangée dans le milieu de la nacelle avec la plus fcrupuleufe attention ; une des extrémités eft fixée au bout du manche du harpon , & 1'autre a un anneau qui eft attaché a la quille de la nacelle. - Tout étant ainfi préparé , ils rament, & rament dans te plus profond filence , abandonnant Ia conduite de ce moment important au harponneur , dont ils recoivent les ordres. Quand il fe juge affez prés, c'eft-a-dire a la diftance de 15 pieds de la baleine, il leur fait figne de s'arrêter. ~ Peut-être a-t-elte un veau, Ia préfervation duquel fixe toute fon attention, c'eft une circonftance favorable; peut-être eft-elle d'une efpece dangcreufe , qu'il eft plus prudent d'éviter; mais c'eft un fentiment que leur préfomption & leur audace permet rarement de fuivre. - Peut-être eft-elle endormie, ce qui arrivé afi'ez fouvent : — alors il tient fon harpon élevé a Ja longueurde fon bras, hoiïzoutalement, & dans le plus parfai équilibre. Bientót il le balance par des vi-  ( i6i ) brations aifées, dont il accélere infenfiblement la viteffe. Cherchant alors dans ce moment critique a réunir toute l'énergie, 1'adreffe , la force & le jugement dont il eft capable, il le lance; la baleine eft frappée, car rarement ils manquent leur coup : ils jugent de fon caraclere par fes premiers mouvements , ainfi que du fuccès de leur combat. — Quelquefois dans les premiers accès de la colere , elle attaque la nacelle, & d'un feul coup de fa queue elle la brife en morceaux. Dans un inftant la frêle chaloupe difparoït, & les affaillants font immerfés. *-> Ah! fi la baleine étoit armée de la machoire meurtriere & terrible du requin ; fi , comme ce monftre, elle étoit vorace & fanguinaire, ces hardis navigateurs ne reviendroient plus chez eux y amufer leurs femmes chéries par les récits de leurs merveilleufes aventures. — Quelquefois la baleine, pleine de fureur & de rage, plonge fous les eaux, & difparoït pour toujours : tout doit alors céder a fa vélocité, ou tout eft perdu. Dans d'autres occafions, elle nage & s'enfuit, comme fi elle n'étoit pas bleffée; elle tire après elle la corde fixée au harpon avec une fi grande vélocité, que la friction quelquefois enflamme lesbords de la nacelle. — Souvent elle fe plonge & reparoit. Si  ( l62 ) elle furnage avant d'avoir épmTé la longueur de la corde, qui eft de 3000 braffes, c'eft un heureux préfage, alors ils fe croyent prefque fürs de leur proie. Le fang qu'elle perd 1'affoiblit bientót au point, que fi.elle cherche a fe cacher fous les eaux, elle eft obligée de reparoftre : alors la nacelle la fuitavec une vélocité prefque égale a la fienne. Cela dure jufqu'a ce que, fatiguée enfin par 1'obftacle qu'elle traine après elle, ainfi que par 1'extrême agitation qu'elle fe donne, elle teint la mer de fon fang; fes forces s'épuifent, fa vfteffe diminue , elle meurt & furnage. — Mais quelquefois il arrivé qu'elle n'eft pas morrelbment bleffée, quoiqu'elle pnrte dans fon corps 1'iriftrument meurtrier. — Alors avec une vigueur étonnante, alternativsment, elle paroit & difparoït dans fa fuite. Le harponneur, toujours fixé dans la même place, la hache h la main , regarde attentivement le progrès de rimmerfion. — Déja la nacelle commence a prenclre de l'eau par-delfus fes bords; elle s'enfonce de plus en plus, le moment devient critique, il approche fa hache tout prés de la corde; il s'arrête encore, & fufpend le coup qu'il alloit donner, tout dépend de lui. L'appdt du gain, la crainte d'être accufé de timidité, fouvent leur fait courir de grands rifques, fe flattant encore  ( i*3 ) que la vélocité de la baleine va enfin diminuer; mais ce n'eft: qu'une vaine efpérance ; ilfent au contraire qu'elle redouble d'efforts : un inflant va déterminer le fort de leurproie, ainfi que celui des fix perfonnes qui la pourfuivent. Les hommes quelquefois plus foigneux d'amaffer des richeffes que de préferver leurs vies, s'expofent a des dangers, dont la feule vue feroit trembler un fpeCtateur défintéreffé. — II eft étonnant jufqu'a quel point ces pêcheurs ont pouffé 1'audace dans ces moments douteux. — Mais il eft inutile d'efpérer ; le harponneur coupe la corde , la nacelle, prête a être engloutie fous les eaux, (è releve & furnage. — Mais fi après être ainfi dégagée du poids qui la retenoit, la baleine reparolt, ils ne maiiquent jamais de 1'attaquer une feconde fois; & s'ils réuffiffent a s'en approcher affez prés pour la bleffer, bientót elle incure. — A peine les agomes de la mort font-elles paffées, qu'ils la conduifent a cóté de leur vaiffeau , oü ils 1'attachent du mieux qu'ils le peuvent. — Quelle étonnanie & hafardeufe entreprife ! En effet, fi vous confidérez attentivement 1'immenfe difproportion qui exifte entre 1'objet affaifii & les affaillants;' fi vous vous rappellez la foibleffe de leurs nacelles, 1'inconltance & 1'agitatiou de 1'élément fur lequel cette fbenc  C 16*4 ) fe paffe, les accidents imprévus provenants de la mer & des vents, vous conviendrez que cette chaffe, fi je puis me fervir de ce terme , exige Pemploi le plus parfait de toute 1'énergie, de toute la force, de tout le courage & de tout le jugement dont le corps & 1'efprit des hommes font capables. La feconde opérationeft decouper la baleine en pieces avec des haches & des bêches faites exprès; les grandes chaudieres font fixées, déja Fhuile découle, & ils en rempliffent leurs barrils; mais comme cette opération elt beaucoup plus lente que celle de dépecer , ils jettent a lacalle du vaiffeau , auffi promptement qu'ils le peuvent, tous les fragments qu'ils découpent , crainte qu'un orage, ou 1'agitation des flots , ne les oblige d'abandonner leur proie, comme cela arrivé quelquefois. — La quantité d'huile que produifent ces poiffons eft furprenante , & ces expéditions font fort avantageufes , lorfqu'ils ont le bonheur de rencontrer des baleines. Celle du golfe Saint-Laurent, (Ia feule que je connoiffe) a 75 pieds de long, 16 pieds de profondeur, 20 pieds dans la largeur de la queue, 12 de longueur des os de mdchoires : elles fourniffent communément .80 barrils d'huile : la langue feule de la derniere que j'ai vu en produifit 16.  C 165 ) Après avoir vaincu ce fameux Lèviathan de rOcéan, après avoir furmonté tous les obftacles des vents & des flots, ces pêcheurs ontencore deuxennemisa redouter; le premier eft le requin, ce monftre cruel & affamé, auquel la nature a donné des armes fi meurtrieres & fi terribles. Souvent ils viennent en foule le long du vaiffeau ; & en dépit des armes, du foin & de la vigilance des hommes, ils partagent avec eux une partie de leur proie : c'eft la nuit fur-tout qu'ils font beaucoup de mal, & qu'il eft difficile de s'en garantir. Le fecond ennemi de ces pêcheurs eft plus terrible encore; on 1'appelie le killer (1),{ou ou le thrasher (2): c'ell une efpece de baleine de 30 pieds de long; elles nagent avec une fi grande vélocité, que fouvent elles attaquent même les fpennacetty ( 3) , & fouvent emportent la proie des pêcheurs : préda minor is fit preda major is. — Quels moyens de réfiftance 1'homme, ifolé dans un frêle vaiffeau , peut - il apporter a un ennemi fi puiffant? Auffi-tót que tous leurs barrils fontremplis d'huile , ou que le temps, marqué par leurs armateurs eft expiré, ils s'en retour- (1) Meurtrier. (2) Le Batteur. {]) Grande efpece de baleine.  C 166 ) ïient dans leur partie avec les richeffes qu'ils ont acquifes par tant de dangers & tant de hafards : a moins qu'ils n'ayent chargé en mer quelque vaiffeau , deftiné a porter en Europe la récolte de plufieurs baleiniers. Telles font, auffi briévement qu'il m'a été poffible de vous le dire, les différentes branches de pêches pratiquées par ces hardis navigateurs; tels font les moyens dont ils fe fervent pour aller, a une grande diftance de leur Ifle , chercher ce poiffon monftrueux. Permettez que je vous envoyé le nom , ainfi que le caraclere diflinétif de toutes les efpeces de baleines qui leur font connues. (N. B. Le Traducteur eft obligé de fe fervir des noms Anglois, ne les connoiffant point en Francois. ) •Baleine du golfe Saint-Laurent, décrite ci- deffus, foixante-quinze pieds de long. Le Disko, qui fe trouve dans les mers du Groenland. Right-ÏVale , ou Ia Baleine de fept pieds d'os; elles ont foixante pieds de long, & font communes dans toutes les mers de 1'Amérique. Spermacetty; elles fe trouvent dans toutes les mers, font de toutes les dimenfions; les plus grandes ont foixante pieds do  ( i6> ) long , & produifent cent barils d'huile. Hump-Back, ou le Dos-Bojpu, communes fur les cótes de Terre-Neuve; elles ont depuis quarante jufqu'a foixante-dix' pieds. Fiun-Back, ou la Baleine Américaine; elle a trop de viteffe pour être attrapée. Sulphur-Bottom, ou Ventre - Souff'ré; elles fe trouvent dans la riviere Saint-Laurent: on les attrapent fort rarement, a caufe de leur grande vélocité. Grampus, trente pieds de long:on nepeut Pattraper. Killer ou Thrasher, trente pieds de long; c'eft le plus grand ennemi de la baleine, ;\ laquelle il fait toujours la guerre. Black-Fish-Whale , ou Baleine au poiffon noir; elles ont vingt pieds de long; elles donnent depuis huit jufqu'a dix barrils d'huile. Le Marfoin, pefant cent foixante liv.; il donne beaucoup d'huile : on en fait des pêches confidérables dans le golfe SaintLaurent , & fur toutes les cótes de Labrador. En 1769, les armateurs de Nantucket expédierent cent vingt-cinq baleiuiers du port de cent cinquante tonneaux : les premiers cinquante qui retournerent, apporterent onze mille barrils d'huile. En 1770, ils expédierent cent trente-cincj  ( 168 ) vaiffeaux pour la grande pêche, a treize hommes par vaiffeau; quatre pour les Ifles, a douze hommes; vingt-cinq pour apporter a Nantucket du bois & des provifions, a quatre hommes; dix-huit cabotiers a cinq hommes , & quinze gros vaiffeaux pour porter leurs huiles a Londres, a onze hommes d'équipage : tout cela fait deux cents cinq vaiffeaux , & deux mille cent cinquante - neuf matelots ou geus de mer. — Quelle diftance entre la poffeffion de quelques nacelles balemieres & celle d'une pareille flotte! Dites-too;, oü trouverez-vous une Ifle de Sable de vingt-trois mille acres , dont les habitants aient, dans 1'efpace d'un peu plus d'un fiecle, acquis, par leur feule induftrie, des richeffes auffi confidérables? Adieu, St. John. HUITIEME LETTRE. 3Iceurs. Les préjugés , les opinions, les goüts, les vices &les vertus d'un peuple qui gaffe les deux tiers de fa vie a la mer, doivent être bien différents de ceux de leurs voifins du Continent, qui ne s'occtipent que de la culture de la terre. — L'abftinence févere  ( 169 ) févere a laquelle les premiers font fouvent expofés, 1'effet des vapeurs falines de la mer, la répétition fréquente des dangers auxquels ils font expofés, la hardieffe & le courage qu'ils acquierent en les furmontant, 1'impulfion même du vent, toutes ces raifons doivent néceffairement influer furie phyfique &lemoral, & doivent, i\ leur tour, infpirer h ces marins un plus grand penchant pour Pivreffe, ainfi que pour tous les autres plaifirs dont ils ont été fi long-temps privés. — Malgré les puiffants effets de toutes ces caufes , je n'ai obfervé aucunes irrégularités a la rentree de leur flotte; aucunes de ces affemblées tumultueufes, fi communes dans nos capitales , oü Vinfouciant matelot jouit des plaifirs les plus groffiers;& s'imaginant qu'une femaine de débauche peut le récompenfer pour fix mois d'abftinence, follement dépenfe, dans peu de jours, les fruits d'une année de travail: je n'obfervai ici, au contraire, que paix & décence. *-> La raifon eft, je crois, que prefque tous ces marins font mariés; car ils prennent des femmes bien jeunes : le charme de les revoir devient leur unique plaifir, & abforbe tous les autres. — D'ailleurs , les motifs qui conduifent a la mer les hommes de Nantucket, font bien différents de ceux qui Terne II. H  C 170 ) y forcent la généralité des matelots; a proprement parler, ils n'ont point ici de matelots. — Ce n'eft ni 1'oifiveté, ni la débauche, ni la haine du travail, qui les menenta bord des baleiniers; c'eft un plan d'action , c'eft leur goüt, c'eft 1'exemple de leurs peres, c'eft 1'aiguillon de 1'efpérance qui les déterminent; c'eft le feul chemin de leur commerce & de leur fortune : & que feroient-ils s'ils reftoient chez eux? —> La mer eft leur patrimoine; ils s'embarquent avec autant de plaifir, avec une efpérance de fuccès auffi forte, que le cul« tivateur qui nettoie un marais. — Le premier avance fon temps, fon travail & fon induftrie, pour fe procurer de 1'huile de la furfacede la mer, comme 1'autre pour faire croitre la bonne herbe d'un terrein marécageux. — Ceux qui habitent la ville, reffemblent beaucoup, dans leur conduite & dans leurs mceurs, aux habitants de Philadelphie; ils font graves fans étre triftes, réfervés fans froideur , faifant beaucoup d'affaires fans tumulte, ni précipitation. Jefus cordialement recu , amon arrivée, par ceux auquels j'avois été recommandé. Par-tout j'y trouvai les portes de 1'hofpitalité ouverte : il eft impoffible qu'un voyageur habite cette ville pendant une femaine, fans connoitre les chefs des principales fa-  ( i7i ) milles. — II ne faut ni introduction, ni Pufage d'aucunes cérémonies; il fuffit feulement qu'on fache que vous logez chez un tel, dont vous êtes 1'ami. — Par-tout j'obfervai une fimplicité de ftyle & de mceurs, plus primitive & plus rigide encore que je ne m'y attendois : cela vient de leur fituation ifolée. — Jamais ruche n'a contenu de mouches plus induftrieufement occupées a ramaffer de la cire & du miel des champs voifins, que ne le font les habitants de cette Ifle dans leurs différentes opérations, chacun pourfuit, avec la plus grande diligence , quelques branches de pêches, de négoce, quelques affaires ou quelque métier ; 1'artifan eft defcendu de parents auffi refpeétables, & eft auffi bien vêtu, auffi bien nourri que 1'armateur &le riche négociant : ils font autant eftimés & confidérés que ceux qui les emploieut. Les différents degrés de profpérité & de richeffe forment les feules nuances de cette fociété, &, heureufement, cette différence accidentelle n'y a point introduit , d'un cóté, 1'arrogance & Porgueil , de 1'autre , la baffeffe & la dégradante fervilité. Leurs maifons font propres, commodes & décentes; plufieurs contiennent deux families ; elles font garnies de bons lits & de meubles plus utiles que faftueux; par-tout H ij  C m ) py al vu Ia bonne chere & Pabondance; & après la feconde vifite, je me luis trouvé tout auffi h mon aife que fi j'euffe été un ancien ami de Ia familie. Les provifions meparurent auffi abondantes a Nantucket, que fi j'euffe été dans un des plus beaux quartiers de la Penfilvanie. A peine pouvois-je me perfuader que j'avois quitté le fertile Continent, & que j'étois fur un banc de fable tout-a-fait ftérile, qui n'étoit fertilifé en certains endroits que par 1'huile de baleine : leur culture eft très-bornée, & les meilleures plantations font fort éloignées de la ville. Pendant le féjour que j'y fis, je converfai avec les perfonnes les plus intelligentes des deux fexes; je m'informai des différentes branches de leur induftrie & de leur commerce; je cherchai a pénétrer dans les replis de cette fagacité profonde, qui leur a procuré 1'aifance & les richeffes qu'ils poffedent aujourd'hui : c'eft une énigme qui ne peut être réfolue qu'en étudiant, fur le lieu même, leur activité, leur génie national, la patience, la perfévérance qu'ils mettent a tout ce qu'ils font. Tous poffedent la perfeclion du bon fens & une finguliere jufteffe d'efprit; ils ont acquis ces lumieres fans aucuns fecours académiques ; ils héritent de 1'expérience de leurs peres, comme de leur fortune.  ( 173 ) Les talents brillants, les connóiffances acquifes a 1'Uuiverfité, feroient ici entiérement inutiles; elles ne ferviroient qu'a obfcurcir les lumieres naturelles , cc a les égarer peut-être. Je me fuis amufé bien dés fois a leur faire raconter les différentes circonftances de leur vie, les heureufes aventures de leurs peres & de leurs amis, les gradations de leur bonne & de leut mauvaife fortune; j'ai parcouru avec eux tous les pas de leur carrière maritime, depuis les premiers effais qu'ils firent avec une feule nacelle baleiniere, jufqu'a la poffeffion d'un, deux, trois, quatre, & même d'une douzaine de vaiffeaux de cent cinquante tonneaux. Je fuis cependant bien éloigné de chercher a vous perfuader qu'ils réuffiffent tous; la même combinaifon de bien & de mal qui fe trouve répandue fur toute la terre, fe manifefte ici comme ailleurs; nulle part la profpérité n'eft le lot de tous les hommes : mais fi tous n'obtiennent pas des richeffes, tous obtiennent au moins une fubfiftance aifée. — Et ne vaut-il pas mieux, après tout, ne pofféder qu'une nacelle baleiniere & quelques droits de pdturages; ne vaut - il pas mieux vivre libre& indépendant, fous un gouvernement doux, dans un climat fain, fur une terre de charité & de bienveillance, que de ne H üj  ( 174 ) pofféder rien qu'une induftrie inutile, que d'avoir des bras que les riches de'daignent & ne veulent point employer, que d'être perpétuellement jetté d'une vague adverfe vers une autre, que d'être enchainé par les liens de la dépendance la plus humiliante, fans aucun efpoir d'en fortir? Le plus grand nombre des perfonnes employées dans cette pêche, ainfi que dans les différents métiers , font des Presbytériens venus du continent. Tous (comme je vous 1'ai déja dit) commencent par être de fimples baleiniers : cet apprentiflage dangereux & pénible, eft regardé comme néceffaire (même aux enfants des plus riches); il forme le tempérament, exerce le jugement, & leur enfeigne 1'économie , la prudence, & 1'art de conduire le principal commerce auquel ils font tous deftinés. Adieu , St. Jo u n. NEUVIEME LETTRE. Mar ia ges. Ici tout le monde fe marie de très-bonne heure : prendre une compagne, eft un des premiers defirs de 1'homme. — La nature park le même langage dans tous les pays;  C 175 ) mais ici on craint moins de 1'écouter & de lui obéir que par - tout ailleurs : les jennes gens n'attendent ni ne demandent aucune portion avec leurs époufes ; on ignore ce que c'eft que de fe marier a 1'ombre de ces pompeux contrats, rédigés par de favants Avocats , qui fouvent ne fervent qu'a embarraffer la poftérité , ou a nourrir 1'orgneil. Les Loix ont pourvu a toutes les circonftances; alors un fimple certificat eft tout ce qu'il y a de néceffaire: La nature elle-même exige, ratifie & folemnife nos contrats. La dot des filles de Nantucket n'eft compofée que de 1'exemple des meres , d'une éducation utile, la fanté , de Finduftrie, quelques droits de pdturages, & le trouffeau ordinaire; & que pourroient donner de plus les peres d'une nombreufe familie 5 De même que la fortune de la jeune époufe dépend de fon économie future, de fa modeftie, de fon adreffe; de même celle du mari eft fondée fur fon ap. titude au travail , fur la connoiffance de quelque profeffion , 1'expectative de quelque commerce , ou la poffeffion de quelque terre. — Rarement la réunion de ces efpérances manque-t-elle de fuccès, après quelques années de perfévérance & d'application; rarement leur induftrie & leur travail manquent-ilsdeleur fournir les moyens II iv  C 176 ) d'éleverla nombreureprogéniture qui,prefque toujours, fort de la couche nuptiale: leurs enfants , nés dans le voifinage de la mer, entendent le tumulte de fes vagues, lebruit de fes flots, aufïï-tót qu'ils font capables d'écouter quelque chofe. A peine peuvent-ils marcher, qu'ils fe trainent fur fes rivages , fe piongent & apprennent £ nager : tel eft leur premier apprentiffage. — C'eft au milieu de ces effais de 1'enfance, qu'ils acquierent cette hardieffe, cette préfence d'efprit , cette dextérité qui les rend dans la fuite des marins fi experts. Souvent ils entendent leurs peres raconter a leurs amis les aventures de leur jeuneffe, leurs expéditions maritimes, leurs combats avec les baleines , leurs premières difficultés. - Ces détails impriment dans 1'imagination de ces jennes gens une curiofité précoce , un goüt décidé pour le méme genre de vie. Dans un age plus avancé, fouvent ils pafTent le bac qui conduit au continent; ils apprennent dans ces petits, dans ces premiers voyages, 1'art de fe rendre capables d'en entreprendre depluslongs & de plus dangereux : ce n'eft pas fans juftice qu'ils paffent pour d'excellents mariV. Un homme de Nantucket peut étre aifément diftingué entre cent autres, par fa démarche , la foupleffe de fes membres, &  ( 177 ) par une agilité que Ia vieilleffe même ne lui óte pas : on dit qu'ils doivent cela aux effets de Yhuile de baleine , dont ils font fi fouvent impregnés, dans toutes les opêrations qu'ils lui font fubir avant d'être envoyée en Europe, ou a la manufachire de chandelles de Spermacetty. DIXIEME LETTRE. Emigration. V ous me demanderez, fans doute, que devient cette furabondance de population, provenante de tant de mariages, de la tempérance nationale, de la falubrité du climat, & de la pureté des mceurs; car leur ville, ainfi que leur Ifle, ne peut contenir qu'un certain nombre d'habitants. — Je réponds : 1'émigration eft aifée & naturelle aux marins; tous les ans plufieurs families quittent leurpatrie, pour aller s'établir dans d'autre parries du continent, attirées par quelques branches de commerce, ou par 1'acquifition des terres. D'ailleurs, 1'augmentation annuelle de nos moiffons exige annuellement un plus grand nombre de vaiffeaux & de marins : quelquefois femblables aux abeilles , ils émigrent par effaims.  ( 178 ) Parmi les Amis, il y en a qui, attachés plus particuliérement que les autres a la prédication, vifitent tous les ans les principales Congrégations établies fur ce continent. — Par ce fimple moyen, les membres de cette Société jouiffent d'une efpece de correfpondance générale & fuivie avec toutes les parties du corps ; ces hommes itinérants font en général riches, bien int truits, & excellents prédicateurs : ce font des cenfeurs utiles , qui arrêtent le vice par-tout oü ils le rencontrent , qui empêchent qu'on ne s'écarte des anciennes coutumes , qui banniffent la tiédeur, qui maintiennent 1'ancienne difcipline : par-tout ils portent la douce admonition & les bons confeils. En voyageant ainfi, ils recueillent, les obfervations les plus utiles fur la fituation & le commerce des différents endroits qu'ils vifitent ; fur le fol, les mines, les productions, le prix des terres, la diftance des rivieres navigables, &c. — Ce fut en conféquence de femblables informations recues a Nantucket, en 1^ 64., qu'un nombre confidérable d'habitants de cette Me acheta une grande étendue de terrein dans le Comté d'Orange , Caroline du Nord, vers les fources de Deep.River, une des branches occidentales de ia grande riviere de Cape-Fear. —- Ils y furent déterminés par  ( 5 79 ) 1'avantage inappréciable de pouvoir fe tranfporter dans des bateaux jufqu'a une trèspetite diftance de leur nouveau domaine; ainfi que par 1'extrême fertilité du fol, la beauté du climat, & les nömbreux ruifleaux qui 1'interfeccent & 1'arrofent : telles furent les raifons qui les déterminerent a quitter leur patrie, oü d'ailleurs il n'y avoit plus de place; la, ils ont fondé un charmant établiffement qu'ils appellerent New-Garden (i); il n'eft pas fort éloigné de la fameufe Colonie Morave , oü les Freres de cette Société ont fondé les grandes bourgades de Bètharaba , Bêthania & Salem, fur les branches de la riviere Tadkin. Rien dans la nature ne peut étre ni plus agréable, ni plus attrayant pour 1'homme , que ce diftricl: de New-Garden : tout confpire a rendre cet établiffement charmant; Fair, la terre & le climat : c'eft un mélange de déclivhés boifées, de cóteaux doux & fertiles, de terres balles, fécondes audela de ce qu'on peut concevoir, entrecoupées d'un grand nombre de ruifleaux propres a 1'établiffement de moulins : nulle part je n'ai vu un terrein qui récompenfe 1'homme auffi amplement que celui-la, pour le travail de fes mains; & telle eft en gé- (i) Jardin nowveau, H vj  ( 1S0 ) néral (peu d'endroits exceptés) cette vaffe région, fituée au pied des Alliganys (i), d'oü découlent cette foule innombrable de fontaines & de ruifleaux, dont la réunion forme enfuite les grands fleuves qui arrofent les deux Carolines , la Géorgie , la Virginie, & le Maryland : c'efl peut-être la contrée de tout ce Continent la plus intéreflante en-decades montagnes, & celle qui efl le plus fufceptible d'une population immenfe. — Outre Ia douceur de Ia tempé ïature , & 1'extrême fertilité de Ia terre, ces établilTements jouiffent d'une communication aifée avec les ports de mer, dans de certaines faifons de I'année , par le moyen du gonflement des eaux des grandes rivieres. Ces régions jouiffent d'un air bien plus fain que le pays plat qui les fépare de l'Océan. New-Garien efl fitué dans 1'extérieur des terres, a trois cents foixante-fept milles de la ville de Cape-Fear, dans la Caroline Septentrionale, dont Nantucket efl éloi- Toute cette partie de 1'Amérique, fituée aB la A r CeS/ra(nd" m°™gnes qui la traverfent , efl dehc.eufe & fernle au-dela de ce qu'on peut «nagmer. Les ruiffeaux, les fontaines,' qui forJnent les différentes origines des grandes rivieres y font fi nombreufes, qu'ils reflemblent aux veilles du corps humain portant Te fang aux arteres. C eft le pays de h fanté & de la fertilité,  gné de fept cents cinquante milles : c'efi; en conféquence de ce grand êloignement, qu'ils n'ont aujourd'hui d'autre communication avec leur ancienne patrie, que par le moyen des Amis prédicateurs itinèrants. Plufieurs autres effaims ont dté s'établir fur la grande riviere de Kennèbeck, dans le territoire de Sagadahock (i) , h cent cinquante lieues de Nantucket : la, ils ont trouvé Ie fecret d'adoucir le pénible travail de nettoyer les terres les plus chargées de bois qu'il y ait en Amérique, par 1'introduction du commerce que leur procure la riviere & le voifinage de la mer. — Par le moyen de moulins a fcie , ils exploitent leurs bois, & au-lieu de les confommerpar le feu (comme nous faifons), ils les coiv vertiffent en articles d'exportations, telles que planches, douves, pieces de charpente, pieux, paliffades, effentes, &c. Pour cet effet, ils entretiennent une correfpon- (i) Kennébeck : les terres qui avoilïnent cette grande & belle riviere font d'une grande fertilité, particuliérement pour les herbages ; les meilleures herbes croiffent fur les terreins les plus élevés, auffi-tót que les arbres en font abattus. Le chanYre, le lin , le feigle & le maïs, & le paturage des befiiaux , joint a Ia pêche du faumon, telles font les fourees qui doivent enrichir les Colons de «ette riviere.  ( iSa ) dance fuivie avec leur Ifle, dont Pin duf. trie & le commerce fait trafiquer de tous ces articles dans les Antilles & par-tout oü ils peuvent être vendus. Je connois plufieurs habitants de Sherburn qui poffedent des plantations fur cette riviere, & en tirent la plus grande partie de leur fubfiflance, leurs bois, leurs viandes & leurs grains: la mer les unit malgré la diflance, & ces terres éloignées leur font aufïi utiles que le feroit une ferme fituée fur leur propre Ifle. Le titre premier des terres de Kennébeck eft logé dans 1'ancienne Compagnie de PU* mouth, fous les pouvoirs de laquelle la Colonie de Majfachujjet fut établie. — Cette Compagnie, qui réfide a Bofton, concede encore les terres vacantes dans fa jurifdiction. Si la région de New-Garden eft fupérieure a celle de Kennébeck par la douceur du climat, la fécondité du fol, la variété des produétions, une moindre néceffité de travail, elle ne produit cependant pas des hommes auffi vigoureux que cette derniere , ni fi capables de combattre les dangers & les fatigues : les habitants futurs du pied des Allèganys deviendront un jour néceffairement plus oififs, plus efféminés, moins rubuftes & moins laborieux que ceux de Kennébeck. Si j'avois a choifir un établiffement , je préférerois certainement la der-;  C 183 ) nïere région a 1'autre, quoique fi douce & fi attrayante; j'y ferois déterminé par 1'attrait de la navigation d'une des plus belles rivieres de 1'Amérique, par la grande abondance de faumons & d'autres poiflbns par un climat dur, mais conftamment fain ;par les heureufes févérités de 1'hyver, dont les neiges facilitent les Communications &couvrent les grains d'un manteau vivifiant; enfin, par Pheureufe néceflité du travail. Toutes ces raifons me feroient négligerles contrées plus douces & plus agréables de la Caroline , oü le colon , pour peu qu'il foit indufirieux , moiffonne trop pour ce qu'il feme, ne travaille point affez, & s'accoutume trop vite a jouir des dons de la nature , fans être obligé de les acheter, de les mériter par 1'induftrie & les fueurs. Je conriois bien des perfonnes qui mépriferoient mon opinion, & m'appelleroient un mauvais juge. Qu'elles aillent habiter les bords charmants de YOhio, de la Menongahéla, du Muskingham , le pied des AUiganys & des Apalnches; avec un plaifir égal, j'éléverois ma teute fur les ftpres rivages de Kennébeck : ce fera toujours une région de fanté , de travail, d'induftrie & d'aftivité, que je prife beaucoup plus que ceux d'une grande opulence , d'une vie pius volup-  C 1S4 ) tueufe, & d'une moindre néceffité de fafi.gues & de travaux. Mais quoique cette pêche féconde envoie ainfi des effaims auffi induftrieux que les anciens habitants, elle relle cependant toujours pleine. Tel efl 1'effet de 1'émigration : les parties de l'Angleterre & de Flrlande qui nous envoient le plus grand nombre d'habitants, n'en font pas moins peuplées. —Les parties de 1'Efpagne qui fourniffent le plus de matelots au commerce des Indes , font beaucoup plus remplies d'habitants que 1'intérieur de ce Royaume, paree qu'elles font devenues plus riches. — On ne voit a Nantucket perfonne oifif, que les vieillards dont la fageffe & 1'expérience deviennent au moins auffi utiles que leur ancienne induftrie. Toutes les fois que cette Société fe trouve dégagée de la furabondance qui la gêne, elle femble fe porter avec plus d'activité vers quelques nouvelles fpéculations. Plus un citoyen de Sherburn devient riche, & plus fes richeffes lui fervent a augmenter le cercle de fes affaires : tel eft le véritable principe qui peut rendre une nation vraiment commercante. Celui qui a prefque terminé fa carrière d'induffrie, adoucit les amertumesde la vieilleffe par fes confëils & par fes réflexions, ainfi que par 1'intérêt qu'il prend  ( 1*5 ) i la poftdrité de fes defcendants. Leur vie n'eft donc, comme vous Ie voyez, qu'une fuite d'induftrie & de travaux : & que feroient-ils dans 1'accroupiffement de 1'oifiveté ? — Mais ne vous paroitra-t-il pas étonnant que les families qui ontaccumulé des richeffes, ne préferent point d'échanger leur fituation fur une Ifle ftérile & infructueufe, a des établiffements plus doux & plus commodes fur le Continent ? Ne vous paroitra-t-il pas extraordinaire, qu'après avoir paffé le matin & le midi de leur, vie, au milieu du tumulte des vagues & des affaires, fatigués du poids d'un commerce laborieux & pénible, ils ne defirent point de paffer le déclin de leurs jours au fein d'une Société plus~ étendue & moins bruyante , dans quelques endroits de Terra-Firma, oü la févérité des hyvers eft heureufement compenfée par une fuite de feenes plus douces & plus agréables qu'on n'en trouve a Nantucket ? Je leur ai fait les mêmes queftions : voici la réponfe qu'ils m'ont faite : — ,, Le même pouvoir de „ 1'habitude & de lacoutume, qui force ,, 1'Efquimau , le Sibérien , le Hottentot a préférer fon climat, fonfol, a des fitua,, tions plus agréables, nous perfuade auffi ,, qu'il n'y a rien dans le monde de fi ana- logue a nos iuclinations & a notre goüt.  ( iSÖ ) „ que Nantucket. Ici nous fommes an „ milieu de nos parents, de nos amis. — ,j Hclas! que ferions-nous éloigués d'eux, „ éloignés de nos enfants & de nos petirs„ enfants? —Vivre fomptueufement, leur „ répondis-je, vous procurer de nouveaux „ amis par une générofité oftentieufe, par „ le moyen de vos tables, a 1'aide de vos bons vins, comme Je font les citoyens „ de Londres quand ils ont acquis degran,, des fortunes dans les Indes. — Ce font „ des idéés, mon ami, me répondirent,, ils, qui ne font jamais enrrées dans nos têtes; nous deviendrions a jamais cou,, pables, nous mériterions 1'exécration de „ notre poftérité, fi nous pouvions feu„ lement former de pareils projets , imagi„ ner des plans de conduite fi différents „ des principes dans lefquels nous avons „ été élevés "... Ils abhorrent l'idée de dépenfer en vain luxe les fruits du travail d'une longue vie; ils préferent d'employer leurs capitaux a établir leurs enfants, a réparer leurs malheurs , ainfi que ceux de leurs amis. — Ignorant les honneurs monarchiques, ils ne fe Hmitent point a la polfelïion d'une certaine fomme avec laquelle ils achetent de vains titres & des noms frivoles. II n'y a point cependant a Nantucket un  ( 187 ) auffi grand nombre de gens riches qu'on fe 1'imagineroit, après avoir examiné legrand cercle de leur induftrie, de leurs connoiffances & de leur aftivité. Plufieurs quittent la vie fans avoir a fe plaindre que la fortune les ait négligés une feule fois : malgré cela, ils ne laiffent point a leur poftérité cette affluence que promettoit leurprofpérité : la première raifon efl, je crois, le grand nombre d'enfants qui divifent la fortune de leurs peres : la feconde , eft la dépenfe de leurs tables ; car Nantucket ne fourniffant prefque rien , chaque familie eft obligée de faire venir du Continent tout ce dont elle a bcfoin. — Rien ne manque hSherburn, & c'eft précifément ce qui épuife leurs fortunes : le premier ufage qu'ils font de leurs huiles & de leurs os de baleine, eft d'en échanger une partie pour des farines & des viandes. — Les néceffités, les ""befoins journaliers d'une familie nombreufe, quoique firiétement économe, confomment néceffairement une partie des profits; — & fi par quelque accident fes profits font interrompus, alors le capital en fouffre : — fouvent il arrivé auffi qu'une partie de ce capital eft fur mer expofée aux incertitudes de la defiinée, aux dangers des flots & des vents. Adieu, St. John.  ONZIEME LETTRE. La Rtligion de 1'Ifle. Il n'y a dans cette ville, & par conféquent fur cette Ifle, que deux Seétes ; elles s'affemblent tous les dimanches dans leurs Eglifes refpectives, qui font deux édifices auffi fimples que les maifons des fideles. — II n'y a a Nantucket qü'uri feul Prêtre. Quoi! obfervera un bon P. , qu'uu feul Prêtre pour inftxuire tant d'hommes, pour diriger, pour conduire tant de confciences ? II en eft cependant ainfi : chaque individu fait guider la fienne. Ce Minifire ifolé, eft un Prêtre Presbytérien, qui préfide a Pinftruétion d'une Congrégation trés-confidérable & très-refpectable. — L'autre eft compofée de Quakers, qui, comme vous Ie favez , ne reconnoiffent perfonne , qui , en conféquence des pouvoirs de 1'ordination, poffedent exclufivement Ie droit de prêcher, de catéchifer, de baptifer, d'inhumer, & derecevoir certains falaires pour leurs peines. Chacun, parmi eux, qui s'y croit appellé, peut expliquer les Ecritures dans leurs Eglifes, & exhorter le refte des freres; & comme d'ailleurs ils n'admettent  ( 189 ) ancun Sacrement, ni aucune forme deculte, un Prêtre feroit un perfonnage inutile parmi eux. — La plupart de ces bonnes geus font fouvent a la mer, oü ils adorent le Maitre de la nature au milieu des orages, contre Iefquels ils font fouvent obligés de lutter. — Ces deux fectes vivent dans 1'harmonie & la paix la plus parfaite. Ils font paffés , ces anciens jours de difcorde & de haine religieufe, lorfque chacuncroyoit faire une action méritoire, nonfeulement de damner fon voifin, (ce qui n'auroit été qu'un manque de charité ), mais de le perfécuter, & de le tuer pour la gloire de cet Être, qui n'exige de nous que de nous entr'aimer comme freres. — Chacun va a PEglife qui lui convient, & ne s'imagiue pas que fon voifin ait tort, paree qu'il ne le fuit pas. On ne voit ici que deux Médecins. — Et de quelle fervice la médecine peut-elle être dans une fociété primitive comme celleci, oü les excès font fi rares ? quel befoin a-t-on de remedes dans une ville , oü a peine trouve-t-on des fievres & des efiomacs délabrés? — La tempérance, le calme des paffions, la frugalité, 1'exercice continuel, confervent intacte Pexcellente conftitution qu'ils ont recue de leurs parents.  C 190 ) — Leurs enfants font tous les fruits du plus faint & du plus chafte amour. Depuis fa fondation , Nantucket n'a jamais effuyé le fléau de ces épidémies terribles, qui caufent dans cerlaines contrées de fi grands ravages. —• On voit ici quelquefois des pulmonies & desfievres automnales : plufieurs d'entr'eux ont appris des Sauvages 1'art de guérir les fimples maladies auxquelles ils font fujets. Je ne 1'ais oü il ell poffible de rencontrer une fociété auffi nombreufe, quijouiffe d'autant de fanté, & au fein de laquelle on trouve un auffi grand nombre de vieillards frais & vigöureux, & qui annoncent leur age par leur gravité & leur fageffe, plutót que par les rides de leur front. Ces grands avantages les récompenfent amplement de ne pas vivre fur les folsplus fcrtiles du Sud, oü les fievres bilienfes, lescoliquesnéphrétiques & la mortcroilfent a cóté de la canne a fucre, de 1'ananas, de 1'indigo, &c. La fituation de leur Ifle , la pureté de leur air, la uature de leurs occupations, leur modération, leur pauvreté , font les caufes de la vigueur & de la fanté dont ils jouiffent. — Veuille la deftinée que cette Iflene devienne jamais un objet de conquÊte, & qu'aucun tyran futur ne cherche a  ( i9i ) extirper fes paifibles habitants! —Et que trouveroit ici un conquérant, fi une fois ils abandonnoient leur Ifle? Quelques acres de terres bien enclofes & bien cultivées, & des maifons remplies de meubles de peu de valeur. — Le génie, 1'induflriedes habitants , les fuivroit ou périroit avec eux; c'eft leur feule richefle : ils iroient peutêtre fertilifer quelqu'autre endroit, par les mómes moyens avec lefquels ils ont fertilifé celui-ci, s'ils y jouiflbient de la même liberté. Un feul Avocat s'eft établi a Nantucket depuis quelques années; fa fortune vient plutót de ce qu'il a époufé une riche héritiere, que des émoluments de fon cabinet : il eft quelquefois employé a recouvrer les fommes d'argent qui ont été prêtées fur le continent , ainfi qu'a prévenir les accidents que 1'efprit de chicane occafionne quelquefois : rarement eft-il employé comme défenfeur, fouvent comme conciliateur. — Les Praticiens font fi nombreux dans toutes nos villes, qu'il efl étonnant de n'en pas rencontrer ici un plus grand nombre : ce font des plantes qui croiflent dans toute efpece de terrein, pourvu qu'il foit cultivé par la main des autres ; mais quand une fois ils y ont pris racine , ils détruifent toutes les plantes voifines, en  ( 19= ) épuifant leurs fucs végétaux; les fortunes rapides qu'ils acquierent dans toutes les Provinces, font furprenantes. Placez le plus ignorant de cette profeffion dans 1'établiffementle plus obfcur, bientót il encouragera Pefprit de chicane, fi naturel a nos colons, &yamaffera plus d'argent fans labeur, que le cultivateur le plus indufirieux avec toutes les fueurs de fa familie. Les Juriftes ont mêlé leurs doctrines & leurs problêmes avec nos loix fi adroitement , qu'ils s'en font rendu les interpretes néceffaires. — C'eft un des plus grands vices de nos conftitutions , qui n'admet d'autres remedes qu'une refonte générale. —Quand arrivera cette heureufe époque ? DOUZIEME LETTRE. Coutumes particulier es. A l'abri de toute efpece d'oppreffion civile & religicufe, cette fociété de pêcheurs & de marchands vit fans aucun établiffement militaire, fans Gouverneurs, ou autres inaïtres que les loix : leur Code civil eft fi léger, qu'on n'en reffent jamais le poids. — Un citoyen peut parcourir les différents événements d'une longue vie, furmonter les  ( 193 ) les obftacles de la mauvaife fortune, patfibltment jouir de la bonne, fans être obligé, dans ce long intervalle , d'avoir recours a la loi. — Le principal avantage qu'elle confere, eft la proteftion générale & individuelle, & cette proteftion eft acquife en payant les taxes les plus modérées & les plus équitables : rien ne m'a jamais paru plus fimple que leur organifation municipale ; elle eft plus fimple encore, quoique femblable a celle des autres Comtés de la même Province, paree que les habitants de cette Ifle font plus féparés du refle de la grande fociété, plus diflingués des autres par leurs imxurs, par leurs coutumes, ainfi que par leurs affaires. Tout femble, parmi eux, être analogue u la fimplicité du culte qu'ils rendent k 1'Etre Suprème; ils ne payent ni dixmes, ni falaires, ni aucuns droits d'Eglifes. — Les anciens font les feuls inftrucleurs de leur jeuneffe , & rarement ils manquent d'être 1'exemple du troupeau : ils vifitent les malades & les encouragent : après leur mort, ils font enterrés par leurs parents & par leurs amis , fans nulle autre cérémonie que Fafftiftion de leurs cceurs. LeMiniftrePresbytérien, comme un bon Pafteur de 1'Evangile, enfeigne les vérités qu'elle nous apprend , les récompenfes Tomé II. I  ( 194 ) qu'elle promet aux bons , les chatiments qu'elle prononce contre les méchants : le culte de ces derniers auroit mérité le nom primitif, fi celui des Quakers, plus fimple encore, n'eüt jamais paru. Les membres de ces deux fectes, comme Chrétiens & obéiffants au même légifiateur, s'entr'aiment Sc s'affiftent mutuellement dans tous leurs be-. foins : comme compagnons de travail, ils s'uniffent en freres dans tous leurs projets : en un mot, c'eft la même familie. La feule émulation qui paroiffe fubfifier parmi eux , ne confifte que dans leurs expéditions maritimes, dans 1'art d'armer leurs vaiffeaux, d'attraper les baleines, & de rapporter les plus grandes récoltes d'huile. Comme fujets du même Gouvernement, ils obéiffent aux mêmes loix, & font foumis aux mêmes droits. Je ne crois pas qu'il y ait un efclave fur cette Ifle , quoique 1'efclavage foit fi commun fur le continent. — Heureux les hommes fujets a un Gouvernement auffi doux ! heureux le Gouvernement qui préfide a la conduite de Colons aufli induftrieux! Les différentes coutumes introduites par la fimplicité des Quakers, font devenues des loix auxquelles ils font infiniment attachés. — Cette grande fimplicité s'étend non-feulement \ leur h'abillement, a 1'ameublement  C 195 ) de leurs maifons, mais même au ftyle de leurs converfations ; & quoique la conftruction de plufieurs de leurs phrafes & de leurs expreffions les plus ufitées foit contraire aux regies de la langue, celui cepen'dant qui voudroit corriger ces erreurs , en s'exprimant plus correclement , pafferoit pour un innovateur, qui méprife les bonnes & honnêtes coutumes de fes peres. — Qu'un étranger arrivé fur cette Ifle, qu'il s'exprime dans toute la pureté de leur ftyle primitif, (fuivant leur maniere de Fappeller, ) cette perfection le recommandera fur le champ a tous les membres de la Société ; paree qu'ils le regarderont comme un véritable frere, comme un ami, qui a été bien élevé , & qui chérit les anciens ufages , & 1'antique phraféologie. Plufieurs fois ils ont été attrapés par des importeurs; aujourd'hui ils commencent a devenir plus fages : fi quelqu'un d'entr'eux s'avifoit de porter pendant un des jours de la femaine un habit de drap Anglois, il feroit expofé a la cenfure fecrete de tout le monde, il feroit regardé comme un prodigue, comme un infouciant , a qui il feroit inutile de donner crédit, & qu'il feroit dangereux d'affifter dans fes malheurs. Deux riches citoyens de Sherhurn firent venir de Boflon , il y a quelques années, lij  C 196 ) chacun une cbaife a un cheval, (1) que 1'on fait dans cette Capitale, légeres & commodes. — L'introduétion de ces voitures mondaines , caufa un fcandale univerfel parmi ces bonnes gens ; rien ne leur parut plus coupable, plus impie que 1'ufage de ces chaifes dorées & peintes, au mépris des petites charrettes de leurs peres. Ce luxe nouveau & jufqu'a ce moment inconnu, caufa une efpece de fchifme , & aiguifa la langue de la calomnie. — Les uns prédirent la ruine prochaine de ces deux families , les autres appréhenderent le danger de 1'exemple pour leurs enfants : jamais, non jamais, depuis la fondation de cette ville, il n'y étoit arrivé un événement qui eüt tant malèdifié cette primitive Société. — Le poffeffeur d'une de ces chaifes, pénétré de repentirpour le fcandale qu'il avoit occafionné, prudemment renvoya fa profane voiture au continent : 1'autre, plus obftiné & plus pervers, garda la fienne, (1) Ces chaifes a un cheval font des voitures Américaines très-douces & tres - commodes , & fort élégantes; elles font fufpendues fur quatre refforts de bois ingénieufement imaginés & placés : il n'y a point de Colon parmi nous qui n'en ait une. C'eft en général la propriété de la femme, qui s'en fert fouvent pour aller vifiter fes voifines.  Q W ) en dépit de toutes les remontrances de fes voifins : depuis cette époque, le nombre s'en eft augmenté. — J'ai obfervé cependant que les families les plus riches & les plus refpectables , alloient encore a leurs Eglifes avec leurs femmes, dans des petites charrettes a un cheval, décemment couvertes avec un drap; & fi vous confidérez le mauvais état des chemins de leur Ifle, & fon fol fablonneux, ces dernieres voitures femblent très-bien adaptées a 1'ufage des habitants de Nantucket. L'oifiveté eft le plus grand pêché qu'on puiffe commettre ici; c'efl même un grand délit. —• Un homme oifif & défceuvré exciteroit d'abord la pitié & la compaflion , & enfuite 1'indignation; car l'oifiveté n'eft confidérée que comme un mot fynonyme a befoin & faim. — Ce principe efl fi profondément gravé dans tous les efprits , & eft devenu un préjugé fi univerfel, que, ftriétement parlant, vous ne voyez ici perfonne d'oifif. — Quand ils vont a leur marché, qui eft le café de Ia ville, (fi j'ofe me fervir de cette expreffion) foit pour y rencontrer leurs amis , foit pour y faire des affaires, ils tirent de leurs poches un morceau de cedre & un couteau, & tout en parlant ils en font, prefque inftinétivement, une bonde ou un foffet pour leur barrils, I iij  ( 19» ) on quelqu'autre chofe d'utile : c'eft ainfi qu'ils s'amufent pendant leurs moments de repos. -— Les jeunes gens qui font en croifiere pouffent 1'adreffè & 1'induftrie beaucoup plus loin : ils ne manquent jamais d'embarquer affez de cedre rouge & blanc, pour pouvoir occuper tous leurs moments de loifir a faire des bowles (i) , des jattes, des vafes de toutes les formes, des boites, & mille autres petits meubles, qu'ils donnent, a leur retour, a leurs femmes, fi ils en ont, ou a leurs amies. — Rarement les jeunes gens oublient de rapporter de leurs longues croifieres ces marqués de fouvenir; j'ai vu plufieurs de ces uftenfiles qui e'toient faits avec une adrefle finguliere. Ce gout pour tailler, couper, faconner le bois, eft ce qui fait que vous ne rencontrerez perfonne ici qui n'ait au moins deux couteaux dans fa poche, 1'un plus grand, & 1'autre plus petit. Quoiqu'ils méprifent fouverainement tont ce qui s'appelle mode, ainfi que toute efpece d'innovation dans leur maniere de fe vêtir, ils font cependant tout auffi embarraffés dans le choix & 1'achat de leurs couteaux, qu'un jeune homme de Bofton, dans (i) Bo-w!es : ce font des vafes ronds & creux , dont on fe fert pour boire du punch.  ( 199 ) celui de fes boucles ou de fon habit; anffitót que ces inftruments ont perdu leur luftre, ou font remplacés par une autre efpece qu'ils imaginent plus commode, (c'eft-adire plus nouvelle) ils ne manquent jamais de les reléguer dans un coin de leurs bureaux, & d'en acheter de nouveaux. J'en ai vu un jour plus de cinquante chez M. * * *; il n'y en avoit pas un qui reffemblat a 1'autre; c'étoit cependant un des hommes les plus refpeclables de 1'Ifle. Mais peut-il exifter quelque part fur la terre une fociété qui ne foit marquée au coin de quelque erreur ou de quelque folie ? Comme leurs voyages de mer font quelquefois très-longs, les femmes de Nantucket , pendant 1'abfence de leurs maris, font obligées de veiller a toutes les affaires de la familie, d'arrêter les comptes, de toutgouverner enfin. La fréquente répétition de cescirconftances ne manque jamais de leur donner les qualités néceffaires , ainfi que le goüt de cette efpece de furintendance. Elles font en général renommées pour leur prudence & leur bonne adminiftration. Cette occupation murit leur jugement, & les éleve a un rang fupérieur a celui des autres femmes : voila pourquoi , comme celles de Montrèal (i), les femmes de Nantucket (i) Les femmes de Montrèal, en cela , reffemI iv  ( 200 ) font fi fociables, fi affables &. fi connoiffantes dans les affaires. — Les maris, au retour de leurs croifieres, fatigués des travaux de la mer , pleins de confiance & d'amour, approuvent avec joie ce qu'elles ont fait,& dédient tous les moments qu'ils paffent a terre, au repos, au plaifir d'être avec leurs femmes, & a la reconnoiffance. »— Et que feroient ces honnêtes marins, fans le fecours de leurs fideles compagnes ? L'abfence de tant d'hommes pendant Ie cours de certaines faifons , rend la ville fombre & folitaire; cette fituation mélancolique oblige les femmes de fe vifiter beaucoup plus fouvent, que quand leurs maris font avec elles. De-la ce goüt pour s'affembler par petites coteries plufieurs fois la femaine. Dès que le diner eft fini, la maifon eft fcrupuleufement ballayée, tout y eft arrangé avec la plus grand foin : a'ors, leurs ouvrages a la main , elles vont a 1'endroit défigné : tout le temps de ces vifites eft employé a travailler, a converfer, a boire le thé & man- blent beaucoup a celles de Nantucket, paree que leurs maris font fouvent abfents des années entieres parmi les Sauvages , avec lefquels ils font un grand commerce.  ger d'excellentes chofes. — Je ne veux cependant pas dire que ces coteries foient exclufivdnent compofées de femmes dont le maris foient abfents ; il s'en faut bien, la préfence de ceux qui reffent n'empêche pas leurs compagnes de participer également aux plaifirs de ces petites affemblées. — Dans ce dernier cas, dès que le mari eft revenu de fon travail, il va gravemen-t trouver' fa femme, qui Tanend pour revenir. Souvent les feunes gens & les jennes filles s'affemblent auffi dans quelque maifon particuliere, oü la partie a été préalablement arrangée : ce font les époques de la joie la plus naïve & la plus pure. — Comme ils ne connoiflent ni les carrés', ni la mufique , ni les inftruments, ni la danfe, ils s'amufent a dire des hiftoires , & a folatrer; chacun parle de fes campagnes, de fes aventures contre les baleines; & de quoi s'occuperorent-ils ? ils- entretiennent leurs amies des pays & des fiabitants qu'ils ont vu dans leurs différentes relaches. — ,, L'Ifle de Sr>inte-C'atherine, „ dit 1'un d'eux, efl: une Ifle comme il'n'y „ en' a pas dans le monde, je le pariev Et „ pourquoi donc cela ,- demande' uti& des „ filles? ■—C'eftparee qu'on'nefouffrëpoint j, que les femmes- y abordeur,- & que les I v  ( 202 ) „ hommes y font condamnés a vivre feuls; „ il n'y a pas, comme ici, de jolies filles „ & de braves garcons, qui s'affemblent „ pour rire & s'amufer; ce que nous fe„ rons ce foir efl un pêché dans ce maudit „ pays, a ce qu'ils difent. — Quel pêché „ que celui d'être heureux & content! — „ Qui de nous ne bénit fon étoile que ce s, ne foit pas la coutume a Nantucket ? „ Auffi ces garcons & ces filles font bien „ les meilleurs qu'il y ait dans tout 1'Uni„ vers, n'eft-ce pas"? A peine cette innocente faillie fut-elle prononcée , que le fourire de la fatisfaction fit le tour de 1'affemblée , & peignit fur toutes les pbyfionomies les fignes d'approbation que chacun donnoit au raconteur de la derniere hiftoire. — Mais puis-je vous peindre des feenes qui font fi douces , que les traits ne s'échappent de-deflbus mon foibie pinceau? Que vous dirai-je? chacun parle a 1'oreille de fon voifin , lui communiqué les fentiments infpirés par la préfence de fes amis , ils s'amufent & font contents. Le thé, le chocolat, le café, les gdteaux, les confitures , les tranches de bceuf fumé; un excellent repas, enfin ,fuccede aux plaiiirs de la converfation, & termine la foirée; tout le temps qui y eft dédié & embelli par ies ris fpontanés, par les faillies  ( 203 ) jocondes, & par mille réflexions naïves. — Ainfi les jeunes gens de Nantucket paffentils une partie du temps qu'ils font 3 terre, dans 1'heureufe innocence, & au comble de la joie la plus pure. Je crois que peu de~ perfonnes , a circonftances égales, vivent auffi-bien que les Quakers en général, & particuliérement les habitants de Nantucket ; cela eft même poulfé quelquefois jufqu'a la furabondance. Je n'en fuis pas étonné : Hs ignorent les plaifirs de la bouteille, de la mufique, des chanfons & de la danfe; fans ceux de la bonne chere, comment rempliroient-ils les moments que produit la fociété & le repos ? — S'il arrivé qu'un des membres de ces coteries foit derniérement revenu de croifiere , il eft conftitui Porateur de la foirée ; mais fouvent ils parient & rient tous enfemble , & font heureux ; ils ne voudroïent pas échanger leurs plaifirs pour ceux dont on jouit dans les plus brillantes affemblées de 1'Europe. Hélas ! qu'y feroient-ils? 1'embarras, la foule, la confufion, 1'étonnement, pourroient-ils remplacer la fimplicité, 1'innocence, la joie vive dont ils jouiffent parmi eux? Ces affemblées durent jufqu'a onze heures; alors chaque jeune homme reconduit famie de la foirée chez fes parents. — Telle elt 1'idée que je I vj  C 204 ) voulois vous donner de leurs foirées de repos & de loifir, jufqu'a ce que la nouvelle failon les rappelle a la mer, aux fatigues & anx dangers de la pêche. Eft-il donc étonnant qu'ils fe marient fi jeunes ? Leurs inclinations ne font jamais arrêtdes par les féveres loix de la convenance, 011 par la difpropórtion de rang & de richelfes; tout entr'eux eft égal. Puur fe marier , ils n'ont befoin que de deux chofes, de s'entr'aimer & du confentement de leurs parents; ce qui n'eft pas difficile è obtenir. Mais k peine ont-ils fubi la cérémonie , qu'ils cedent d'être fi joyeux & fi gais; le nouveau rang qu'ils occupént, fuivant 1'étiquette de la fociété, leur fufcitede nouvelles idéés & une nouvelle maniere d'être. — Lèxemple général leur prefcrit la réferve,- le nouveau titre de chef de familie , de mart, de pere exige une conduite grave & folide : c'eft le ton de la fociété. — La nouvelle époufe, de fon cóté , marché fur les pas prefcrits par la coutume auffi puiffante que la tyrannie de la mode. — Infenfiblement elle commence k fe fervirde la phraféalngie d'ufage. ,, Mais, mon a-mi, ne devrois-tu pas faire cela, ne devrois„ t-u pas aller a tel endroit ? Ecoutes, que ,, je te dife, vas-t-en payer telle fi-mme, „ & ne manque j as de cecevèir, ea che-  ( *®5 ) min faifant, ce que le coufin ** nous ,, duit; entcnds-tu, mon ami " ? — Bientót après k nouveau mari s'embarque, & laifle fa femme maltrefle de tont. — Ceux qui reftent chez eux font prefque auffi paffifs en général. — II ne faut pas cependant vous imaginer que les femmes de Nantucket foient hautaines & impérieufes ; il s'en faut bien; elles ont au contraire beaucoup d'affabilité & de douceur : elles fe foumettent aux préjugés recus, a la coutume enfin. — Leurs maris, également foumis a ces deux pouvoirs, ne s'imaginent pas qu'en obéiffant a ces anciens & refpeétables ufages, il puiffe y avoir rien de contraire a 1'ordre ordinaire des chofes; ils eraindroient d'affoiblir les principes de la fociété , en changeant ces anciennes regies. — Ainfi les deux partis font parfaitement fatisfaits, & tout eft paix & concorde. L'homme Ie plus ribbe de cette Ifle doit la fortune&la profpérité dont il jouit , aux connoifl'ances & a 1'induftrie de fa femme ; c'eft un puiffant titre qui eft bien euregiftré dans la mémoire de tout le monde» Pendant les premières caravanes de fon mari, elle tint école & une petke bomique., —> Se« premiers fuccès 1'enhardirent; elle ?cfieta des artkks plus coulidérabks t elk écii-  ( 200- ) vit a Londres, s'y procura des correfpondants & un crédit. Elle fonda enfin un grand commerce, qu'elle a toujours continué depuis fous fon nom, & avec le plus grand fuccès. Quel efi le citoyen de Philadelphie, de New-Yorck ou de Bofton; quel efi le voyageur qui n'a pas entendu parler, ou qui ne connoit pas la Tante Kéfiahï Elle efl la femme de 1'ami C, un des hommes les plus refpeétables de 1'Ifle; fatisfait des connoiffances de fa compagne , il fe repofe fur fon jugement &fes lumieres fi pleinement, qu'il ne fe mêle en rien des affaires de fa familie. II efi: devenu un des Prédicateurs les plus renommés , & s'eft adonné depuis un grand nombre d'années a Ia vie contemp'ative. — Ils poffedent a Quays une charmante plantation, oü ils ont fait bfoir une maifon ample & commode. La, retirés des affaires , ils vivent dans la plus parfaite union, & voyent fouvent leurs parents & leurs amis. — Ils n'ont malheureufement qu'une fille , qui un jour héritera d'une fortune de plus de 20,000 guinées. Non-contentes de bien gouverner les affaires de leurs maris pendant leur abfence, les femmes de Nantucket font fameufes pour leur induftrie dans la conduite de leurs maifons.— Elles filent & font filer beau-  C =07 ) coup de laine & de lin ; elles perdroient leur bonne réputation, elles feroient irrévocablement déshonorées & méprifées, fi toute leur familie n'étoit pas vêtue de linge & de drap fait a la maifon; fi tous les lits n'étoient pas couverts de courte-pointes de leur facon ; fi tout 1'intérieur de leurs maifons enfin ne fe relfentoit pas de leur propreté & de leur induftrie. Les premiers jours (1) font les feuls ou. il foit permis aux deux fexes de porter des habits & des robes de manufaclures Angloifes; & même il faut qu'elles foient d'un prix modique, & de-couleurs graves & férieufes.—Je n'ai obfervé aucune différence dans la maniere dont ils font vêtus, aucunes nuances qui annoncent la différence de fortunes. Dans les jours de la femaine, les riches, comme les moins aifés, ne portent que des habits faits par leurs femmes; les jours de fêtes, tous portent du drap Anglois.— En cela, comme en toute autre chofe , ils reffemblent aux membres de la même familie. Adieu, St. John, (1) Premier jour, c'eft le Dimanche, fuivant le ftyle des Amis, qui appellent le lundi ftcond jour, ainfi de fuite.  ( 2o3 ) TREIZIEME LETTRE. Singuliere Cnutume. Les femmes de Nantucket, font foumifes 4 une finguliere continue qui m'a beaucoup furpiïs.— Je ne puis concevoir queHe en a pu être la caufe. — Depuis plufieurs années, elles ont adopté celle de prendre tous les marins une dnfe d'opium ; ce belbin efi devenu fi néceffaire, qu'un très-grand nombre ne peuvent pas commencer leur journée fans ce méts Afiatique : parmi le? hommes , peu s'y font affujettis. — Le Shériff chez qui je logeois, excellent Médecin, & qu'on peut, a jutte titre, appeller la première perfonne de 1'Ifle, ne manquoit jamais d'en prendre trois grains avant de déjeuner : il m'a avoué , avec le plus grand degré de fincérité, qu'il n'étoit pas capa. ble d'entreprendre aucune affaire fans cette dofe. — II eft difficile de concevoir, je 1'avoue , comment une fociété auffi heureufë, auffi faine, ait jamais penfé a 1'alfiftance de ce narcotique; mais, mon ami, dites moi oü eft la fociété d'hommes parmi" lefquels on ne trouve ni erreurs , ni folies ?' La plus rarfaite eft certaim ment celle oü il s'y  ( 209 ) trouve plus de,bien que de mal, plus de lumieres que d'erreurs, plus de vertus que de vices. Le plus grand nombre des habitants de eette Jile, font les defcendants des vingtfept premiers propriétaires auxquels elle fut concédée; le refte eft compofé de Colons, d'artifans & de pêcheurs , originairement venus de Majfachujfet & des Provinces voifines. On ne trouve ici ni Ecoffois, ni Irlandois, ni Francois, ni Allemand, comme dans tout le refte du Continent; c'eft une race véritablement Angloife til fe trouve parmi eux une confanguinité générale, qui les rend prefque tous parents ou alliés.— De-la , 1'ufage général de s'eutre-appeller oncle, tante, coufin & coufine : c'eft Pappellation ufitée dans les affaires;, comme dans la fociété; & fi quelqu'un s'y refufoit, on Paceuferöit de fierté & d'affeétatton. — Les étrangers , les voyageurs , tous fe foumettent a cet ufage primitif, qui nous retrace fans ceffe 1'image d'une nombreufe familie unie par les Hens de 1'amitié , de la fratcrnité & de la paix. Leur goftt pour la pêche de baleine & pour les entreprifes maritimes, a de tout temps été fi général, qu'il femble exclufïvement occupertoute leur attention :c'eft, je crois, ce penchant qui les a empêch*  ( 2IO ) d'introduire un plus grand degré de perfeclion dans leur agricuiture. II y a cependont plufieurs moyens faciles d'améliorer leurs terres fablonneulés; je connois plufieurs arbres dont Pombre féconderoit ce fol aride (O, & qui embelliroit en mêmetemps ces plantations chéries, qu'ils ont fertilifées & enclofes avec tant de dépenfes & d'affiduité. Le cedre rouge, le platane, le chene-chataignier & plufieurs autres, pourroient utilement couvrir leur plus mauvais terrein, & convertir en épaifles foiêts ce qui, aujourd'hui , ne préfente a 1'ceil qu'une plaine aride. Ils cultivent le bied d'Inde dans les champs qui ont été engraiffés par leur troupeau national : pour cet effet, il eft conduit fur les terres qu'on veut enfemencer. Trois fois pendant Ia nuit il eft permis d'épouvanter fes moutons avec des charbons ardents ; chaque fois la terreur les force a dépofcr leur fumier : une nuit d'un auffi grand nombre de ces animaux , fertilife & engraiffe finguliére- (i) L'ombre de 1'Acacia eft très-falutaire pour Ia terre : plufieurs perfonnes que je connois ont arrêté des fables mouvants , & fertilife ces mêmes fables , par le moyen de 1'Acacia. Je vous communiquerai dans peu un mémoire fur leur culture & leur ufaje.  X **« ) ment le champ qui les renferme. Le froment, femé après le maïs, commence a y croitre. Le feigle, de tous les grains, femble être le plus naturel au fol de Nantucket, particuliérement aux terreins qui ont été adoucis par la culture des pommes de terre, des navets, de potirons, de fquafhes (i), &c. — Si leurs expéditions maritimes ne les occupoient pas tant, a en juger par ce qu'ils ont fait, cette Ifle feroit devenue un jardin , malgré la ftérilité de fon fol. Adieu, St. John. QUATORZIEME LETTRE.. 'Plaifirs champêtres. L'opulence & 1'augmentation des richeffes produites par tant d'induftrie , n'occafionnent cependant aucun luxe, ni aucune diflipation. Le plaifir d'être riche ne fe manifefte que par une grande étendue dans les affaires, par de nouvelles fpéculations. Les riches voient plus fouvent leurs (i) Squash, eft une efpece de gourde, plate & petite , dont le goüt eft exquis, quand particuliérement elles font cuites fous les cendres,  C 212 ) smis, leur donnent des mets plus choifis, des meilleurs vins; 1'apparence, 1'habillement, les meubles, le train de vie, reftent toujours dans la möme fimplicité. — Leur plus grand plaifir après celui de boire & de manger enCemble, eft de fe promener, d'aller ouvrir quelques-uns de leurs lacs, pour attraper le poiffon qui s'enfuit avec 1'eau; le fecond eft d'aller a Polpice, oü il y a une auberge, & oü les plaifirs qu'on y va cbercher font tout auffi fimples que ceux dont ils jouiffent en ville. — Cette maifon de Polpice eft le rendez-vous général de tous ceux qui poffedent une chaife a un cheval, ainfi que des autres citoyens qui, attachés aux primitives véhicules de leurs peres , s'y tranfportent avec leurs femmes & leurs enfants dans des petites charrettes. La ils s'affemblent fans ordre, ni méthode; ils forment de petite cotteries, fe promenent & caufent de leurs affaires : les autres, affis a 1'ombre, fe réjouilfent le cceur avec du punch, du vin & leurs femmes, qui, comme vouslefavcz, partagent tous leurs plaifirs. Les anciens , affis autourde latable, racontent les hiftoires de leur jeuneffe , fument leur pipe, & animent, par leurs difcours , 1'aétivité de leurs jeunes gens , qui, de leur cóté, s'amufent  ( =13 ) a jetter la barre (i), a lancer des pierres, a courir & ü fauter. Telle eft Pidée que je voulois vous donner d'une de leurs plus grandes fêtesj elles font fi fimples, qu'elles donnent peu de matieres a la defcription. J'ai eu la fatisfaétion d'y conduire une des plus belles filles de 1'Ifle. Comme les autres, elle étoit habillée avec 1'élégance la plus fimple & la plus admirable; 1'éclat de fon teint étoit merveilleufement contrafté parle brun de fes beaux cbeveux; tout fon ajuftement confiftoit dans une robe de foie grife, dans 1'extrême propreté & la blancheur d'un tablier, d'un mouchoir & d'un petit bonnet plat de la plus belle batifte , fa tête étoit couverte, pendant la route, d'une efpece de chapeau a la maniere des Amis, fait de foie noire, doublé de blanc, dont les contours couvroient en partie fon dos & fes épaules ; fa taille étoit charmante, fans être trop fine : telle eft la véritable idéé que je voulois vous donner de 1'amie ***, qui, ce jour-la, voulut bien me choifir pour fon compagnon. —« Quand une femme eft belle, qu'a-t-elle befoin des vaines reffources de 1'art ? Elle n'a qu'a paroitre, n'importe comment, tous (i) Jetter la barre , eft un exercice Américain qui demande de l'adrefle 8c de la force.  C 214 ) les yeux la voient & 1'admirenr. La latdeur, au contraire, n'acquiert, par la parure , qu'un éclat plus mortifiant; elle n'exige que 1'obfcurité de la modeftie. Je n'ai, de ma vie, vu tant de filles fi gaies fans ris immodérés, fi badines fans être volages, fi charmantes enfin fans être coquettes ; toutes femblent jouir d'une joie & d'un plaifir analogue a leurs difpofitions; car chacune d'elles (a 1'ufage de 1'Ifle) avoit été conduite i\ Polpice par fon bon «mi. L'heureufe liberté, fans gêne & fans contrainte, 1'amour, 1'amidé, 1'innocence de la nature, déployés dans cette fête champêtre, remplirent la mefure de ce jour, qui, comme tant d'autres, me parut trop court. — Cette affemblée vous auroit offert une perfpeétive embellie des plus belles couleurs; car la nature elle-même s'étoit fervi de fon plus riche pinceau pour peindre toutes les pbyfionomies qui la compofoient. Qu'auroit penfé, qu'auroit dit un de vos riches voyageurs , fi, a fon retour de Rome & de Paris, il s'étoit trouvé ici? — Une troupe d'hommes, de femmes, de garcons & de filles affemblés fans violon , fans danfe, fans mufique & fans cartes, fans aucun deffein prémédité , lui auroit paru un affemblage bien infipide. — Ces fêtes de Nantucket reflemblent beaucoup a celles  C2-5 3 de notre Province; la feule différence efl que nous aimons la danfe & fexercice qu'elle procure, quoiqu'elle ne foit animée & conduite que par les accents baroques d'un violon africain. ■■■■■■■■■■■■■■■■mci QUINZIEME LETTRE. Excurjion vers la partie oriëntale de F Ifle. J e fus faifi, quelque temps après, du defir de parcourir 1'Ifle dans fa plus grande étendue. — Pour cet effet, je réfolus d'aller a Siaflconcet, qui en eft la partie la plus oriëntale: cet endroit n'eft remarquable que par Ie Pochick - Rip, banc de fable trèsabondant en poiffon. Je paffai tout auprès des lots de Tètoukèmah ( qui, comme vous le favez, font les champs de la communauté); les clótures étoient faites de bois de cedre, droites & régulieres : les différents grains qu'on y avoit cultivés étoient fleuriffants, & promettoient une bonne récolte. — De-la je defcendis dans la vallée de Barrey, oü je trouvai 1'herbe fort abon» dante & d'une excellente qualité (i). Après (i) C'eft le Blue-Bent & le Spear-Graft.  ( m6 ) avoir paffé par lepetit lac de Gibb, farrivai enfin a Siajconcet, diftant de dix milles de Sherburn. Comme il n'y a qu'une trés-petite partie de 1'Ifle qui foit cultivée, & qu'on n'y voit prefque aucun arbre, le coup-d'ceil n'en eft pas fort amufant; c'eft une plaine inégale, remplie de petites vallées : ces plaines ne rapportent qu'un berbage trèsmaigre , mais qui cependant nourrit un grand nombre de moutons, & s'améliore tous les ans. Plufieurs maifons ont été conftruites fur ce rivage fauvage & incuite, pour fervir d'abri aux habitants dans la faifon de leur grande pêche; elles étoient par conféquent toutes vuides, excepté celle ou. j'avois été adrcffé': comme les autres, elle étoit placée fur la partie la plus élevéede ce rivage; elle ne jouiffoit que de la perfpective uniforme de 1'Océan. — Le terrein du voifinage ne me parut compofé que de galet & de fable, anciennement jctté fans doutepar la violence des vagues; il étoit couvert d'une efpece d'herbe que la nature fait croltre fans nul fol végétatif. Ce qui rendoit cette maifon plus digne de mon attention , eft qu'elle avoit été conftruite fur les ruines d'une des anciennes cabanes qui furent érigées par les premiers  C m ) miers propriétaires , pour obferver du haut de leurs muts 1'apparence des baleines : ce font les feules antiquités qu'on trouve ici. — Cette maifon étoit habitée par une familie nombreufe : je n'avois, de ma vie, vu un endroit qui füt plus propre a fournir des idéés contemplatives; car elle étoit féqueftrée du refte des habitations de 1'Ifle, comme cette Ifle eft divifée elle-même du continent. Le tumulte perpétuel des vagues fut 1'unique objet fur lequel je pouvois jetter mes yeux, & qui, par conféquent, dut fixer mon attention & commander tous mes fens. — Mes yeux s'étendoient involontairement fur toute cette furface immenfe , même jufqu'a la ligne horizontale, qui femble divifer 1'Océan des cieux. — Quel élément, me dis-je a moimême ! c'eft le premier & le plus puiffant de tous ; la terre que nous habitons, le continent, les Ifles, tout peut s'affaiffer, s'écrouler & difparoïtre fous les eaux qui, feules, par leur mouvement & par leur nature, femblent devoir durer éternellement. Mes oreilles étoient continuellement frappées du bruit décbirant de fes vagues quï fe pourfuivoient en fe reployant les unes fur les autres , comme fi elles étoient guidées par une impulfion réguliere & invifïble; de toutes parts elles fembloient menage II. _ K  C «« ) eer ces rivages fablonneux; car elles s'en approchoient avec une force proportionnée a leur proximité. Mes narines refpiroient involontairèment les vapeurs falines dilperfées par le choc perpétuel des flots & de 1'écume , ainfi que par les herbes marines qui couvroient ces rivages. Mon imagination me fufcita mille autres réflexions qui fembloient élever mon ame, quoiqu'elles fuffent vagues & peu diftinctes; car je fuis trop ignorant pour pouvoir aller plus loin, dans la carrière de la contemplation, qu'aux premiers pas de fon crépufcule. Quel eft 1'homme, demeurant comme rhoi au milieu des bois, qui peut confidérer, fans effroi & fans admiration, ce fingulier élément, qui, par 1'agitation continuelle de fes vagues & le pouvoir diflolvant de fes eaux, femble être deftiné, dans le long cours des fiecles, tour-a-tour a détruirc une partie de cette planete, & a en ralfembler les ruines & les fragments fous la forme d'Ifles &de Continents nouveaux, propres a redevenir 1'habitation des hommes? Qui peut obferver les viciffitudes régulieres de ces marées, tantót fe gonflant pour aller pénétrer dans toutes nos rivieres, & youvrir les portes de la navigation, tantót fe retirant aunediftanceimmenfe, pour nousprocurerlafacilité d'attraperles clams,  ( «9 ) les huitres & les gros poiffons? Qui pe«t contempler de fang froid ces orages impétueux qui, quelquefois, foufflentavec affez de violence pour faire craindre que la terre ne foit forcée de quitter les limites de fon ancien orbite, dont Pexaétitude fait notre füreté ? Comment fe peut-il faire que ce même vent qui, fi fouvent, nous rafratchit dans nos champs Américains; que ces zéphyrs , qui ondoyent nos moilfons jauniffantes, puiffent être convertis en un nouvel élément fi deftructeur & fi terrible, qui convulfe les vagues de la mer, les fouleve comme des montagnes , démate les vaiffeaux , & caufe tant de malheurs & tant de naufrages? — La familie ifolée avec laquelle je paffai deux jours, vit prefqu'entiérement de poiffon & de farine de maïs,car la charrue n'a pas encore ofé décompofer les couches arides des champs voifins de cette maifon. — Et oü les hommes ne peuvent-ils pas habiter & fe trouver heureux, quand ils jouiffent de la liberté & du bonheur civil? — C'eft cela qui embellit le défert le plus lugubre, & qui nous fait trouver le contentement & 1'abondance fur le rivage le plus fauvage & furies champs les plus (tériles. - Rien ne manquoit ü cette folkude que quelques vieux arbres, K ij  ( 220 ) fous lefquels le contemplateur püt fe repofer a 1'abri des vents & du foleil. Cette familie étoit trés-nombreufe; il y avoit des enfants de tous les ages, les fruits d'un mariage contrafté a ivingt ans. lis me parurent tous frais comme des cerifes, fains comme le poiffon fur lequel ils vivoient, & durs comme des coques de pin; 1'ainé, ftgé de douze ans, ofoit déja fe plonger fous les vagues , fans trembler a leur approche redoutable; les autres, plus jeunes & plus timides, trainoient, fur les bords d'un étang reculé, des petits vaiffeaux faits a 1'imitation de ceux qu'ils devoient naviguer un jour a travers une mer plus orageufe & plus agitée. Ces bonnes gens m'apprirent que la laine de leurs moutons, compris dans le troupeau national, étoit plus que fuffifante pour les vêtir; que leurs cochons vivoient de poiffon fur tous ces rivages; qu'ils poffédoient un champ dans la communauté du Tètoukèmah ; que leurs vaches paiffoient dans la vallée de Barrey; que toutes les faifons leur procuroit beaucoup de poiffon, dont ils faloieiit une partie pour vendre; qu'ils avoient 1'art d'attraper des Marfouins, dont ils faifoient beaucoup d'huile ; projet qui les avoit déterminés a biltir une maifon dans un endroit fi éloigné de  C "i ) leurs amis; qu'ils étoient contents & heureux , & qn'ils ne changeroient pas leur condition pour celle du Gouverneur de Bofton. —Le bruit des roues, jufqu'a dix heures du foir, m'annoncoit affez 1'induftrie des femmes; elles avoient un métier, car la mere & la fille ainée étoient tifferaranes, comme le font la plupart des bonnes Américaines; enfin, j'y vis 1'abondance deschofes néceffaires, la propreté,la commodité, la fanté•& la paix, quoiqu'au milieu d'une plage ftérile. — Que faut-il davantage pour conftituer le véritable bonheur?— Très-certainement rien de plus. Adieu, Sr. John SEIZIEME LETTRE. Livres & réflexions finales. Après mon retour de Siafconcef, je ne tardai pas a m'appercevoir que les habitants de Sherburn n'avoient que peu de Livres , & qu'ils étoient peu adonnés ft la lecture. Celane m'étonna point, ils n'ont pas le temps de lire : la plus grande partie de leurs foibles bibliotheques , ne confifte que dans la Bible, le Catéchifme, & des Livres de prieres dans la langue Angloife K iij  ( 222 ) & Nattich; les Almanachs de 1'année, les Gazettes de plufieurs Provinces, ainfi que celles d'Angleterre , quelques Livres inftruétifs fur la Navigation , la Médecine & 1'Agriculture; je trouvai auffi dans prefque toutes les maifons, Hudibras,PHiftoire du Juif Jofeph.—Perfonne ne put me dire qui les avoit fait venir, ni dans quel temps. — II vous paroitra fans doute aufii étonnant qu'a moi, de voir des hommes naturellement fi graves , ne connoiffant aucune branche de littérature, lire cependant avec plaifir ce fingulier ouvrage , dont la leéture exige quelque efpece de goüt & de connoiffance hiftorique : plufieurs m'en ont répété par cceur de très-longs paffages; & il eft beaucoup moins étonnant de leur voir 1'Hiftoire de Jofeph, paree qu'ils y voyent celle d'lin peuple de qui naas avons requ lesprophéties que nous croyons, & une partie des loix religieufes que nous fnivons. Le voyageur nouvellement revenu de Pitalie , plein de Padmiration que lui a caufé Pexamen des flatues , des monuments , des (i) Hudibras eft, comme vous devez le favoir , un Poëme qui fut compofé du temps de Charles Second , fur les guerres civiles qui avoient fait péris fon pere.  ( "3 ) peintures que contient cet antique pays, voudroit a peine être perfuadé de venir vifiter un endroit auffi limité , auffi peu orné , & auffi ftérile que cet Ifle, qui en effet ne contient rien d'intérefl'ant ni de remarquable , que le génie, finduftrie & l'actlvité des habitants. - Mais comme je n'ai jamais vu 1'Europe , je me contente d'examiner attentivement ce que ma patrie offre de plus intéreflant. — Si nous n'avons ni dómes, ni palais, ni monuments anciens, nous jouiflbns dans nos bois d'un bonheur réel, que toutes les merveilles de l'art ne peuvent jamais remplacer. — II n'y a de pauvres parmi nous que les oififs & les fainéants; la force des bons exemples, & la vigilance des loix, les conduit bientót k 1'induflrie. - En Europe, les moyens de fubfifter font fouvent précaires; quelquefois il arrivé que les Rois n'exigent point de foldats, que la marine eft remplie de matelots, que les cultivateurs des terres & les manufafturiers ont autant de fubalternes qu'exigent leurs travaux : que peut donc faire cette multitude d'hommes qui ne poffedent que leurs bras; que peut faire cette foule de défoeuvrés qui n'ont qu'une bonne volonté inutile? Ici, au contraire, 1'induftrie humaine a acquit un champ immenfe, ou. elle peut fe K iv  ( 224 ) déployer dans toute Ton énergie : champ qui ne fera pas rempü dans bien des fiecles. -— Ainfi, mon ami, fi j'en avois le loifir & 1'habileté, je pourrois vous conduire ft travers le continent, déployer ft vos yeux une perfpective moins brillante qu'intéreffante, moins captivante qu'attendriflante , dont les détails font bien peu connus, & dont les nuages ne font occafionnés que par la folie des individus, que par notre efprit Jitigieux , & que par ces calamités imprévues & inévitables , dont nulle fociété n'eft, ni peut être exempte. Puiflent les habitants de Nantucket vivre long-temps au fein de la paix, ft 1'abri des fureurs de 1'ëlément qui les environne, ainfi que des commotions politiques qui menacent ce continent. Adieu, St. John. PROVINCE DU NOU VE AU-JERSET. Tous les rivages qui giffent ft 1'oueft de la ville de New-Torck, appartiennent ft la Province de New-Jerfey. — Son étendue n'eft pas confidérable; elle n'eft pas moins reuommée pour 1'excellence & 1'abondance  C 225 ) de fes denrées; pour la qUanritd immenfe de fes prairies naturelles & de fes marais boifés, qui, un jour, feront fa plus grande rieheffe; pour le grand nombre de fes ouvrages de fer, de fes forges, de fes mines de cuivre, ainfi que pour 1'induftric & Ia propreté de fes habitants. Cette Province comprend toute Ia cote maritime depuis Sandy-Hook jufqu'au Cap-May, a 1'embouchure de la Delaware; de-la toujours bornée par Ia rive oriëntale de cette même riviere , fon territoire s'étend jufqu'a celle de Mahakamack, dans le diftrict de MenifJinck , prés les Montagnes-Bleues.- — Du confluent de cette derniere riviere, une ligne décrite a travers les bois, & (marquée par des pierres jufqu'a un certain rocher fur Ia riviere iVHudfon'), la divife du territoire de New-Torck. De ce point, gravé fur ce rocher, cette Province s'étend le long des rivages de Ia mer jufqu'a Sandy-Hook. — Je n'en connois point de plus agréable Ji habiter, ni de plus intéreffante a examiner ; tout y réjouit le ceeur d'un bon ditoyen.. — La profpérité , Pabondance, la propreté, Pinduftrie fruclueufey annoncent le bonheur des habitants; les chemins y font bons, les plantations agréables a voir, les jeunes villes nombreufes & bien b&ies, les auberges excellentes, les fites charmants; K v  C y vn grand nombre de rivieres les traverfent, & les moulins y abondent. Un certain efprit éclairé & focial fubfilte ici , encora plus que par-tout ailleurs, entte toutes les families opulentes & polies, dont les établilTements embelliffent ces heureux cantons; elles contribuent a rendre le féjour de cette Province infiniment agréable. Les maifons y ont un air de propreté & de décence qui eft très-frappant: la plupart font baties en pierres de taille , & les autres font décorées & peintes avec foin. — Plmfieurs des Colons ontun gazon devant leurs portes, orné des deux cótés avec. des cedres routes. Cette Province abonde en bleds, farines , bifcuits de mer, lard & bceuffalé, jambons, En., chanvre, fer, cuivre, fer platiné, cldre , merrain, bois , &c. Elle n'a point de capitale oü les habitants puiffent vendre leurs denrées : Perthamboy jouit d'une belle fitu«7tion, a la vérité, h Pembouchure de la riviere de Rariton; mais les quais, les magafins , les grar,ds capitaux & la concurrence des marchands établis a PbihileU phie d'un cóté., & a New-Torck de 1'autre, attirent toutes lesproduftionsde cette Pro▼ince; le cours même de leurs rivieres ferable indiquer les endroits marqués par Ia nature pour y difpofer de leurs denréws..  ( "7 ) La race primitive des Colons de cette Province a été finguliérement mêlée : la partie qui avoifine New-Torck étoit, & eft encore entiérement Hollandoile; 1'Occidentale étoit jadis occupée par des Suêdois & des Finlandois, qui s'étoient établis fur les rivieres de Racoon & de Cohenfey. — Leur poftérité s'eft répandue dans plufieurs endroits. — A ces deux premières tiges fe font uni depuis des émigrations d'Anglois, de Francois, d'Irlandois & d'Ecoffois. —■ De ce mélange il eft réfulté une nouvellü race forte, aétive & induftrieufe , qui fe monte, a ce qu'on m'a dit, au nombre de 130,000. Cette Province a fait batir un trés-beau College a Prince-Town, fur la grande route de New-Torck a Philadelphie; il eft d'une architeóture agréable, & dans une fituation faine & champêtre : on y enfeigne la langue Latine, la Phyfique & la Théologie. r~\ Sa bibliotheque n'eft pas encore confidérable; ce n'eft, pour ainfi dire, qu'une Académie naifl'ante, a laquelle le temps, 1'attention du Gouvernement & la générofité publique , donneront toute la confiftance néceflaire. — 11 faut plutót s'étonner du grand nombre des colleges déja fondés, que de la foibleffe & de 1'imperfeétion de fes fondations. — Celui dont je parle a malK vj  C "8 ) ■heureufement un rival qui ne peut que nuire a fon accroiffement. Qui croiroit que le flegme Hollandois feroit fufceptible des inquiétudes & des agitations de 1'enthoufiafme ? — Les querelles théologiques de ces Colons, qui font riches & nombreux, divifent cette Province depuis plufieurs années. — Les uns prétendent que les Clafes Eccléfiafiiques établies en Hollande par le Concile de Dortdrecht , ont feules Ie pouvoir d'ordonner .les Prêtres ; les autres plus indépendants foutiennent, au contraire, que leurs Synodes Américains fuffifent pour conférer cette ordination. — De cette différence d'opinion, il s'en eft fuivi des partis & des querelles interieures, qui, depuis plufieurs années , déchirent les Eglifes Hollandoifes de cette Province. — Heureufement les querelles ne produifent plus aujourd'hui que du fcandale : les lumieres du fiecle, & 1'efprit tolérant diminuent chaque jourl'importance qu'on y attachoit autrefois. -- Le plus grand mal qu'ait produit cette effervefcence, & le feul qui inréreffe le public, efl d'avoir donné lieu a la fondation d'un fecond college. — Ces deux Académies fe nuiront mutuellement, paree que la Province n'eft point affez fiche ni affez étendue pour les fupporter, & paree qu'on y  ( "9 ) enfeignera des principes différents, qui entretiendront une rivaÜté nuifible, fans jamais pouvoir être utile. La richeffe & le caractere des Colons Hollandois, n'annoncent pas beaucoup de modération de leur part. II eft étonnant que le Gouvernement fe foit prêté aux fantaifies de cette nouvelle opinion. — Et qu'importe au public oü les Prêtres Hollandois foient éduqués, pourvu qu'ils le foient ? L'éducation du College de Prince-Town n'eft-elle pas affez bonne pour eux ? Qu'importe d'oü ils- recoivent leurs pouvoirs eccléfiaftiques , pourvu qu'ils fachent édifler leurs eongrégations par leurs bonnes moeurs, & les inftruire par leurs connoiffances ? —Qu'ils aillent en Hollande, oü qu'ils foient confacrés par un Synode Batavo-Amèricain, peu importe au bien public , qui n'exige que la paix & la plus parfaite liberté dans toutes les opinions religieufes. II n'eft pas poffible que, pendant votre féjour dans cette Province, vous n'ayiez entendu parler de la fertilité du Comté Burlington : il produit Ie lard & les jambons les plus exquis du continent. — C'eft la oü Pon voit des champs de maïs d'une grande étendue, & oü 1'agriculture eft trèsperfectionnée. — II ne fe peut que vous n'ayiez entendu parler auffi de Ia richefie  C 230 ) des prairies du Comté de Salem Les habitants de ce canton poffedent mieux que tous les autres , 1'art de les déffécher & de Mtir des digues pour arrêter le cours des eaux. — N'avez-vous point été étonné, a la vue de ce fuperbe chemin qu'on a fait, il y a quelques années, a travers Ia grande prairie de New-Arks ? — Ils ont trouvé 1'art de confolider cette route, quoique conduite fur un terrein tremblant, dans une étendue de plus de quatre milles; c'efi-a dire, depuis la péninfule de Bergen jufqu'a Ia ville de New-Arks : ils y ont établi trois bacs excellents, fur les trois rivieres qui traverfentces vafies prairies. C'eft un des plus beaux monuments d'induftrie qu'offre ce continent. — Cette fameufe route avoit été entreprife par des habitants de New-Arks, pour faciliter la communication de NewTorck a Philadelphie : elle eft aftuellement entretenue pur le moyen d'un carroffe public , qui part de la ville de New-Arks deux fois la femaine. — Avez-vous jamais vu de bourgade plus agréablement fituée & mieux bitje? Elle unit la douceur de la vie champêtre ü Ia facilité du commerce, ainfi qu'11 celle du tranfport de leurs denrées, le voifinage d'une grande ville a celui de Ia mer. - Auffi eft-11 aifé de prédire que New-Arks deviendradans ia fuite des temps 1'emplaee-  C 231 > inentde manufactures d'une ville confidérable. .. Cette Province, dont 1'intérieur elf: fi fertile, & heureufement défendue des fureurs de la mer, par un grand efpace de marais fablonneux, que la nature a plantés avec des forêts immenfes de cedres blancs; c'eft de leur fein que les habitants tirent les bardèaux dont les maifons font couvertes, des muts , des vergues & des planches. Dans nul endroit connu de ce continent, on n'y rencontre autant de prairies immenfes ; elles n'attendent que le defféchement & 1'application de 1'induftrie humaine pour devenir des terreins cofolidés & fertiles. — C'eft fur ces nouveaux fois qu'ils cultivent, avec tant de fuccès, le chanvre & toutes les efpeces de foin & de maïs. — Des milUers d'acres encore fous les eaux, dans pen d'années améliorés par le progrès du temps & de Ia population , enrichiront les Colons qui les poffedent, & embelliront cette partie de 1'Amérique. —■ La quantité immenfe de marais boifés n'eft pas moins furprenaute : tout le cours de la riviere de Pifaick, ainfi que les bords de toutes leurs rivieres, offrent des deux cótés des terreins aujourd'hui fangeux, mais qui feront un jourconvertis en prairies. — Je connois un canton, anprès de Baskingridge, qui contient plus ■de cinq mille acres, & dom le propriéui-  ( «3* ) re (r) a déja fait défricher une partie. Quel vafte coup-d'ceil, quelle riante perfpective n'offrira pas un jour cet immenfe plateau , ii ceux de fa poftérité qui habiteront fon élégante maifon ! Non loin de cet endroit, ce même propriétaire a fait ériger un moulin d'une conftruétion admirable : ce moulin brife le lin & le rend propre a être filé. Cette Province contient plufieurs mines de cuivre : celle qui eft fituée furies bords de la feconde riviere eft trés • profonde & très-riche : deux foisou y aétabli unepompe a feu, & deux fois elle a été brülée. — Non loin de cette mine, on voit un marais de cedres blancs, qui contient au moins quinze cents acres; il eft rempli d'arbres de dix-huit pouces de diametre & de foixante pieds de haut : c'eft un tréfor auffi utile que la mine dont je viens de parler. — C'eft dans ce voifinage qu'on voit auffi un des plus grands efpaces de prairies falées qu'il y ait ici. — C'eft une merétendue, qui n'eft bornée que par la péninfule de Bergen d'un cóté, & par les terres du Nouveau-Jerfey de 1'autre. — On y compte, je crois, fix mille acres, dont la plus grande partie eft (i) Le Lord Sterling.  ( 233 ) fauchée tous les ans. -* Les habitants dievent le foin en muions chacun fur fon ter Telle eft la devife de tous les émigrants qui arrivent iet. Qu'eft-ce donc que cet Américain , ce nouvel horame parmi les nations de la terre ? II eft Européen né, ou le defcendant d'un Européen. — De-la ce mélange étonnant de fang & de nations, que vous ne trouverez nulle part ailleurs fur la furface de ce globe. — Je connois une familie dont le grand-pere étoit Anglois, e> la grand'mere étoit Hollandoife, dont l'unique fils fe maria a une Francoife de la Roebelle, dont les quatre garcons ont époufé depuis, une Allemande, une Ecoffoife, une Irlandoife, & une Suédoife. L'Américain eft 1'homme qui, après avoir été adopté par notre merepatrie , abandonne la plupart de fes anciens préjugés, qui devenu fenfible a fon bonheur, remplit fon cceur de reconnoiffance envers Dieu , envers fa patrie adoptive , qui devient aétif & laborieux : tel eft le véritable Américain. — Tel doit être 1'homme qui mérite le titre de citoyen, & le bonheur qui y eft attaché. — Ici les individus de toutes les nations font fondus dans une nouvelle race, dont les travaux & Ia poftérité produiront un jour des changetnents  ( *97 ) sierveilleux dans le monde. ~ Les Atnérlcains font les pélerins qui portent vers 1'Oueft cette grande maffe d'arts, d'énergie , de force & d'induftrie , qui naquit avec 1'homme dans les plaines de 1'Orient. — Par eux finira le grand eerde. Avant leur réunion fur ces parages, les Ame'ricains étoient épars & perdus dans la foule des habitants de 1'Europe. — Aujourd'hui, réunis fur cette terre adoptive, ils ont produit aleur tour un des plus beaux fyftêmes de population qui ait jamais parn. — Leurs talents, leur induftrie , prife colleétivement, entre déja pour quelque chofe dans la grande machine de ce commerce, qui aujourd'hui occupe tous les Gouvernements.— Les différents climats que nous habitons, depuis les rochers de Labrador, jufqu'aux confins du Mexique, changeront dans la fuite des temps le»s couleurs primitives que nous avons apportées de 1'Enrope', & nous carnftériferont dans la chaine des nations d'une facon bien plus frappante & bien plus marquée que nous ne le fommes encore. L'Européen , devenu Américain, doit par conféquent aimer fa nouvelle patrie, beaucoup plus tendrement que celle d'oil il eft venu. Les récompenfes de fon induftrie marchent toujours a la fuite de fes travaux. Ses travaux font fondéi fur la N v  (V*) grande bafe de la nature même, V'intirH perfonnel, qui, fans qu'il y fonge, s'accorde avec celui des autres. — Sa femme & fes enfants, jadis lui demandoient inutilement de la nourriture; a peine fes fueurs journalieres fuffifoient-elles a foulager les plus preffants befoins: actuellement gais , fains, 1'ame paifible, ils font tous occupe's avec ce pere, autrefois fi malheureux, a défricher ces champs nouveaux, qui promettent & qui donneront d'abondantes récoltes. — II s'en nourrira, lui & tout ce qui 1'environne, fans payer une rente abforbante & énorme, fans dixme, fans les entraves du fifc. Ici la Religion , fille du Ciel, la protecirice des hommes, n'exige de ce Colon qu'un falaire modique & volontaire , pour 1'ufage de fon Miniftre, & de la reconnoiffance envers Dieu, le pere des moiflbas. i— Peut-il refufer ces deux fimples obligations? — Les Américains font divifés en plufieurs Provinces, occupant un efpace immenfe. — Je voudrois examiner cette nouvelle Société : fi mon examen n'oflre pas la même variété de couleurs, ni des gradations aulïï différentes qu'en Europe, nous avons cependant des nuances qui nous font particulieres. II eft naturel, par exemple, de concevoir que ceux qui habitent  C 299 ) les parties maritimes du continent different beaucoup de ceux qui habitent nos frontieres & nos bois. — L'efpace intermédiaire nous donnera une troifieme clafl'e , différente des deux autres. Les hommes, ft bien des égards, reffemblent aux plantes. — La bonté de leur fruit dépend du fol, de 1'expolition & de la culture : les premiers ne font véritablement rien par eux-mêmes; les différentes modifications qui diffinguent les peuples , viennent du Gouvernement auquel nous fommes foumis, de fair que nous refpirons, du climat que nous habitons, de la nature de nos occupations , & du fyftême de religion qui regne parmi nous. — Ici vous n'obferverez que bien peu de crimes; le mal n'a pas encore jetté parmi nous des racines profondes , paree que les loix y font refpeclées , paree que les mceurs y font pures , paree que Textrême befoin n'exifte pas. — Je voudrois être capable de tracer toutes mes idéés; mais fi mon ignorance n'empêche d'en développer toute 1'étendue, & de les peindre par la propriété de ma diction, j'effayerai du moins de vous préfenter les traité les pl»? fraar pants : c'eft tout ce que vous pouvez attendre d'un fimple cultivateur cumme rooi, Ceux de nos habitants qui demeureut N vj  C 300 ) dans le voifinage de la mer, & des nombreufes baies qui en découpent les rivages, inftinctivement prennent goót pour cet élément mobile; fouvent ils s'y embarquent, & a la fin s'aventurent dans des voyages lointains; de-la ce goüt pour la navigation , pour le commerce , pour toutes efpeces d'échanges. L'acbion d'aller fouvent a la mer, rend les hommes plus hardis, plus courageux, plus entreprenants. Les occupations paifibles de la terre ceflent d'avoir les mêmes charmes, elles font négligées. Les excurfions maritimes leur font connoïtre une foule d'hommes nouveaux; ces nouvelles connoifiances conduifent néceffairement a une nouvelle facon d'agir & de penfer. La mer infpire un plus grand defird'acquérirdes richeffes, un plus grand goüt pour les jouiffances & les dépenfes. — De la ce defir de pofféder une barque, & de tranfporter les denrées d'un endroit a 1'autre; de la un nouveau fyftême d'idées qui nous fait négliger le travail de la terre, & nous fait envifager les récoltes annuelles comme infuffifantes & comme trop lentes. — Cette nouvelle induftrie remplace done le travail des champs, & le defir de les repofféder ne revient plus qu'ft 1'approche de la vieilleffe, a laquelle il faut la pak ei un afyle.  C 301 ) Ceux, au contraire, qui viventau centre de nos Provinces, uniquement occupés de projets & de travaux agricoles , doivent être, & font néceffairement très-différents de ceux dont je viens de vous parler. La culture de la terre purifie les moeurs, conduit a la tempérance, a la paucité des befoins, a la fimplicité; elle adoucit la férocité naturelle aux hommes; car c'eft a Ia campagne qu'on a fouvent befoin de fecours réciproques. — D'un autre cóté, la douceur du Gouvernement, les infpirations d'une religion tendre, le rang que donne la propriété, qui ne doit rien & ne releve de perfonne ; toutes ces raifons doivent néceffairement infpirer au cultivateur Américain des fentiments, lui donner des idéés bien différentes de celles dont fa tête auroit été remplie, s'il étoit reffé en Europe. Les connoiifances qu'ils acquierent de bonne heure, les échanges de propriété, les différents marchés qu'ils commencent a faire dès leur plus tendre jeunelfe, la poffeffion de quelque chofe enfin, leur donne beaucoup de fagacité, & un genre de fagacité bien différent de ceux qui habitent les bords de la mer. L'Américain jouit d'une très-grande liberté d'aétion , de paroles & de volonté; mais cette prérogative, fi confolante & fi  ( 3'^ ) néceffaire, le rend en même-temps procefllf & fier; Porgueil & 1'obftination le menent fouvenc au Barreau. — Comme citoyen cultivateur, participant a toutes les branches du Gouvernement, s'intéreffant au mouvement de toutes fes roues, ce colon lira affiduement les Gazettes, adoucira la févérité de fon travail par 1'étude de ces magafins politiques , qui perpétuellement circulent dans tous les cantons; il entrera avec fes voifins, dans tous les détails des débats que peuvent occafionner les féances des alfemblées légiflatives ; il blamera librement, il cenfurera ou appronvera , fans nulle contrainte, la conduite de fes Gouverneurs cVrepréfentants. Comme cultivateurs , labourant leurs propres terres, ils feront attentifs au prix des denrées en Europe & ailleurs; ils calculeront s'il elf plus avantageux de vendre leurs grains en nature, ou de les vendre en farines; ils feront foigneux de tout ce qu'ils font, car c'eft pour eux qu'ils travaillent; ils defireront d'établir leurs enfants avantageufement, & ne négligeront aucune fpéculation qui puiffe faciliter cet heureux événement. Comme habitant un pays froid, ils aimeront les liqueurs fortes; ils s'affembleront fouvent dans les auberges, pour y difcuter les affaires du canton, ils épouferont tou-  C 3°3 ) jours avec vivacité, foit un parti, foit un autre, & rarement ils demeureront dans 1'apathie de Pin différence. — Souvent ils feront obligés de fuivre leurs procés, ou ceux des autres, comme témoins ou comme Jurés. — Souvent ils entreprendront des voyages pour aller voir des cantons nouvellement établis , & former quelques nouveaux projets , foit pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. — Comme Chrétiens, ils chériront & préféreront a tous les autres, le fyftême religieux établi dans leurs cantons , foit paree que de bonne foi ils le croient le meilleur, foit paree qu'il ne gêne point leurs opinions; & ils vous diront : „ La tolérance , en fait de reli,, gion , eft comme la liberté des éleétions du canton; chacun eft libre de donner „ fa voix au candidat qu'on croit le meil„ leur : pourrions-nous être ce que nous „ fommes fans ce doublé privilege? Nos „ actions, continueront-ils, font fujettes „ a l'eeil vigilant de la loi, Dieu feul eft „ le jugede nos penfées". —L'induftrie, le goüt des projets & des fpéculations nouvelles, une aftuce naturelle, un bon fens, même précoce dans un trés grand nombre, la bonne chere & la böuteUle , la fierté, quelques difpofitions aü procés , le goüt des difcuüions politiques, la franchife des  C 304 ) hommes libres , beaucoup de tole'rantifme êemême d'indifférence. —Voila, je crois,. quels font les traits généraux du cara&ere des Américains. Chacune des Provinces ont en outre leurs nuances particulieres, qu'il elt aifé de tracer depuis une extrêmité du continent jufqu'a 1'autre : ce font les maris & les peres les plus indulgents que je connoiffe. Ici nos femmes ont un poids confidérable, & jouiffent d'une grande importance. Le bien-être d'une familie Américaine dépend en grande partie du favoir, de 1'intelligence & de 1'habileté de la femme. Les enfants Américains font expofés k moins de févérité que ceux des autres nations. L'indulgence & la liberté générale, dont tout le monde jouit, s'étend jufqu'a la génération qui vient de naitre. — Telle eft 1'idée que je voulois vous donner nonfeulement des Américains en général, mais de nos cultivateurs. Si vous quittez cette zöne moyenne que je viens de décrire, & que vous majchiez vers 1'intérieur, vous y obferverez les mêmes grands traits, & marqués de couleurs plus fortes encore: la Religion a moins d'influence fur la conduite des habitants, les manieres y font moins adoucies. — Marchez plus loin , arrivez aux grands bois, dans ces diflricts les plus récemment habi-  ( 305 ) tés, vous y verrez les hommes fous une. nouvelle apparence; ils feroblent êtreplacés plus loin encore de Pinfluence du Gouvernement. — Cet éloignement les abandonne, pour ainfi dire, ft eux-mêmes; & comment ce Gouvernement doux pourroit-il fe faire fentir ft une diftance fi éloignée du centre? — II n'y a que la tyrannie, qui, comme la foudre, pénetre par-tout. — La plupart de ceux qui habitent nos frontieres, y ont été forcés par les malheurs, par la néceffité, par Penvie d'acquérir beaucoup de terre avec peu d'argent; quelquefois par l'oifiveté , par le défaut^d'économie. — Le croiriez-vous ? les vices & 1'ignorance de PEurope fe font fentir fouvent jufqu'ici, parmi les émigrants qui en viennent. — La réunion des gens d'une pareille efpece, ne préfente pas au contemplateur un fpectacle bien agréable; fouvent la difcorde, le manque de liaifon & d'amitié ; fouvent Pivrognerie & l'oifiveté ; fouvent tous ces maux enfemble fe montrent dans ces derniers cantons; de-la naiffent les querelles, Ia pareire & la mifere. — Le malheur eft qu'on ne peut point apporter 4 ce défordre les mêmes remedes dont on fe fert dans les parties plus anciennement habitées; le petit nombre de Magiftrats qu'on voit fur ces frontieres, font en général  (306) groffiers & ignorants , paree qu'ils font néceffairement choifis dans ces voifinages. — D'ailleurs ,les habitants font fouvent dans un état reffemblant a une guerre inteftine, nourrie par les procés & par 1'amour de la, difpute. — Ces mêmes hommes deviennent féroces , par la guerre qu'ils déclarent a tous les aniraaux dont ils font environnés : peu; auparavant ils étoient les feuls habitants de ces antiques forêts, dont on vient les dépofféder. — C'eft ici que 1'homme m'a pa-, ru n'être qu'un animal carnivorc. — Supérieur aux autres, il fe repaït de leur chair, quand il peut lesfaifir, & defarine, quand il eft malheureux a la chafie. Que celui qui voudroit voir notre Amé-, rique dans fes fuibles commencements , for-. mant la pénible ébauche de tous ces établif-, fements, aujourd'hui fi riants &;fi beaux, qu'il vienne vifiter cette longue ligne de ftontieres, ces champs tous nouveaux de nos derniers habitants! II y verra 1'homme réduit a une induftrie précaire , privé de 1'appui des idéés & des loix morales, de la force des bons exemples , du falutaire effet de la honte. Ces Colons compofent une efpece de cohorte d'enfants perdus; mais dans un petit nombre d'années , la profpérité établie parjai quelques-uns, la févrité des loix, con»  C 30? ) tribueront a policer les autres. ■» Les in- corrigibles s'expatrieront une feconde fois; & s'uniffant avec des compagnons de la möme efpece, fe retireront fur des terreins encore plus éloignés, & feront forcés d'abandonner leurs premiers établiffements a des families plus induftrieufes, qui. bientót rendront ce nouveau canton policé & floriffant. Ces nouvelles families changeront la maifon de troncs d'arbres, Logg-Houfe , en maifon de charpente, nette & commode : — elles amélioreront les prairies ïbiblement commencées , clorront les champs ft peine effartés, planteront des vergers, & donneront a ce dillridl, prefque fauvage, la forme d'un pays fertile & réguliérement habité. — Les accents de la religion & des loix s'y feront entendre, & feront refpeclés. Tel efl notre progrès, telle efl la mar»che des Européens, depuis les bords maritimes de ce Continent vers les parties intérieures, & tel en fera 1'avancement fucceffif. — II y a toujours, dans toutes les fociétés, une partie moins bonne & moins pure. — En Europe, on en fait des foldats, les autres deviennent des voleurs & des mendiants ; — ici, ce rebut fert de précurfeur aux bonnes gens. — Mon pere étoit un habitant des frontieres; le Gou-  C 308 ) vernement, en lui donnant des terres neuves , 1'avoit tranfporté fur ce menie terrein que j'occupe aujourd'hui. — Hélas! il étoit Européen & pauvre , mais fenfible a ce que Ia Penfilvanie avoit fait pour lui; il conferva toujours fes principes de probité & d'induftrie, & nous a tranfmis, après quarante-un ans de travail affidu, les bons héritages que nous poffédons aujourd'hui. — A peine un fur onze de fes contemporains, ont eu le même fort. II n'y a pas plus de quarante ans que* ce pays, (aujourd'hui fi charmant, ) étoit ainfi peuplé ; il elt purgé depuis longtemps : par-tout on y obferve une grande décence de mceurs; dans toutes les families on y craint Dieu, on y refpecte les loix, 1'ordre, la paix & 1'économie : il ne faut pas vous Ie cacher, tel a été le fort de nos plus beaux Comtés. Outre ces caracteres généraux , chaque Province , comme je Pai obfervé auparavant, a le fien particulier; il eft fondé fur le gouvernement, le climat , la facon de cultiver les terres, la poffeffion d'un plus ou moins grand nombre de negres; les coutumes , les ufages particuliers , & le génie des premiers habitants. — A peine les Européens ont-ils féjourné quelque temps parmi nous, qu'ils obéiffent infenfiblement  C 3"9 ) a cette maffe de circonftances , qui ont tant de pouvoir fur les hommes. — Dans le cours de deux ou trois générations, ils deviennent non-feulement Américains, mais ou Penfilvaniens ou Caroliniens , &c. —• Dans la fuite des temps, le feul point d'union fera la religion , le langage , le même goüt pour la liberté, la tolérance, 1'agriculture & le commerce. Quel tableau intéreffant la poftérité n'aura-t-elle pas a conteinpler, lorfque toutes les parties intérieures de ce vafte Continent feront remplies de peuplades immenfes, qui toutes prendront une nuance caractériftique propre au fol & a leurs fituations! Après vous avoir montré, quoiqu'imparfaitement, comment les Européens deviennent Américains, il ne vous fera pas défagréable , je 1'efpere, de vous faire voir comment les différentes feétes de la Chrétienté ont été introduites ici; comment elles fe mêlent & fe confondent enfemble, & par quelle caufe cette tolérance religieufe devient plus générale tous les jours. — Lorfqu'il arrivé qu'un nombre confidérable de feétaires réfide dans le même voifinage , s'ils ont du zele & qu'ils foient affez riches, ils y érigent un temple; & la ils y adorent la Divyuté fuivant leurs priaci-  ( 3i°) pes : perfonne ne s'y oppofe; au contraire, tout le monde s'empreffe d'y contribuer. S'il arrivé que quelque fecle nouvelle paroiffe en Europe, nous fommes fiirs que plufieurs viendront s'établir parmi nous. — II leur eft permis de faire des profélytes, s'ils le peuvent, fans cependant troubler la paix de la fociété, de bfttir une Eglife , & d'y fuivre les infpirations de leur confcience : ni les loix, ni le Gouvernement ne s'en occupent ni ne les troublent dans leur zele religieux. — Ce font des fujets paifibles; ils font induftrieux. La fociété n'en reffent aucun inconvénient, le repos public n'en fouffre point, la profpérité générale n'en eft point altérée : pas une charrue n'eft arrêtée en conféquence de cette nouvelle branche ajoutée au grand arbre. — Mais s'il arrivé que ces feclaires ne foient point établis dans le voifinage les uns des autres; fi, au contraire, ils font mêlés avec d'autres dénominations , leur zele deviendra journellement plus froid , plus inaétif; il diiparoïtra dans peu de temps : infenfiblement ils commenceront a croire que leurs voifins font d'auffi bonnes gens qu'eux. — Leurs occupations temporelies engloutiront leur fyfteme fpirituel; 1'abfence de leurs Miniftres, & 1'interruption de leurs affemblées religieufes, leur feront perdre  (m 3 de vue Ia rigueur de leurs anciennes maximes ; ils fe contenteront, comme les autres , d'offrir a Dieu leurs prieres dans le filence de leurs maifons. — Ainfi les Américains deviennent, quant aux différentes branches de la Chrétienté , ce qu'ils font déja, nationnellement parlant, un mélange de toutes les nations & de toutes les Religions de 1'Europe. — Dans le citoyen Américain , fe perd le nom d'Anglois, d'Hollandois, d'Irlandois & d'Allemand; ainfi que dans leur culte, fe confondent & quelquefois fe perdent les regies aufieres des différentes feétes , telles qu'on les pratique en Europe. — Cet effet s'étendra encore plus loin dans la fuite des temps. — Les caufes morales & phyfiques en font radicalement placées parmi nous. — Les générations futures en verront le développement, contempleront 1'elfet nouveau , qui doit néceffairement provenir de ce grand mélange de nations, du tolérantifme, d'une liberté primordiale, fondée fur le génie dé ce nouveau peuple, fur les loix & la fage diftri•bution des terres. Oferai-je avancer quel•ques réfiexions fur ce fujet? Les grandes véritis morales font parmi nous dans toute leur vigueur, & deviendront a jamais la première bafe de notre fociété ainfi que de •nos loix— Déja un grand nombre des ha-  ( 3" ) bitants les plus éclairés , ne connoiffent plus que ce fimple code; il fe fait un vuide dans le cceur des hommes , quant a leur attachement particulier, aux dogmes & aux fectes qui ont été apportés de 1'Europe. Si j'ofois anticiper en imagination une époque diftante, s'il étoit poffible de concevoir que le laps des fiecles futurs put jamais affoiblir le fyftême auquel nous obéiffons , il ne feroit peut-être pas difficile de prévoir ce qui pourroit leremplacer. — Pour cela, il faut confidérer que la nation Américaine eft la feule de 1'Univers dans laquelle le génie & les lumieres ayent influé fur fort cxiftence; que fon origine date de 1'époque la plus intéreffante qu'ait jamais éprouvé Pefprit humain : que les fciences, la bouffole, 1'Imprimerie, le compas & la hache lui ont fucceffivement enfeigné a traverfer POcéan , pour aborder fur cette terre nouvelle ; a organifer fon gouvernement, a diriger fon agriculture, a fonder fes villes, a établir fon commerce, & a former les loix fubféquentes qu'a exigé 1'accroiffement de fa population. — Eft-il poffible de concevoir que les ténebres de Pignorance puiffent jamais fe répandre fur cette nouvelle partie du monde? Eft-il poffible de concevoir que Pefprit humain puiffe jamais fe foumettre aux preftiges de cette multitude d'erreurs,  C 313 ) d'erreurs, que toutes les nations de la terre ont fucceffivement adoptés , excepté la Chinoife? — La vérité, fi rare parmi les hommes, (comme un fidele fatellite) ne fuitelle pas conftamment la lumiere ? Quelle révolution pourroit jamais éteindre celle qui illumina le berceau de nos fociétés , tic dont les progrès ont été fi brillants ? Que 1'exemple fuivant ferve de juftification ii ce que je viens d'avancer. — En voyageant enfemble depuis *** jufqu'a * *% reffouvenez-vous que 1'établiffement fur la droite vous frappa beaucoup. Vous me demandjites h qui il appartenoit.—Je vous répondis,a unCatholique : il fe reffouvient encore de tout fon Catéchifme; — il croit, comme deraifon, a la Tranfubfiantiation; il travaille avec la plus grande affiduité; il jouit d'une fituation charmante; il moiffonne beaucoup de bied ; il a élevé une uombreufe familie d'enfants, tous fains & robuftes : fa foi, fa croyance , fes prieres n'offenfent perfonne; il eft aimé, eftimé & confidéré de tout le canton. — Phrs loin, a un mille de diftance, demeure un bon Allemand Luthérien , qui adreffe fes prieres au même Dieu , le Dieu de tous les hommes, fuivant les principes de fon éducation. — II croit a la Confubftantiation : fon culte, quoique différent du premier, Totne ƒƒ. O  C 5H ) ne fcandalife cependant pas le Catholique, qui eft un homme très-cbaritable. Comme ce premier , 1'Allemand adore Dieu dans fa maifon; car ils n'ont point d'Eglifes dans ce voifinage. — 11 travaille dans fes champs, avec fa femme , pendant les nuits de lune; il embellit la terre par fes travaux, il nettoie les marais, &c. Qu'importe au monde, qu'importe a tout autre qu'a lui, fes principes Luthdriens? II ne perfdcute perfonne, & perfonne ne le perfdcute; il ne hak perfonne a caufe de la différence de leurs opinions , & perfonne ne le hait a caufe des fiennes. II va voir fes voifins de temps eu temps, & fes voifins vont fouvent filmer leurs pipes avec lui, ils ont mutuellement befoin les uns des autres. Un peu plus loin, fur la droite, eft la maifon d'un Sècider (i), le plus enthoufiafte des feetaires : fon zele eft intdrieurement chaud & amer; mais fdparé de fon ancienne congrdgation depuis qu'il a quitté FEcoffe, il n'a plus d'Eglifes oü il pourroit cabaler, propofer des opinions nouvelles, mêlerl'entötement humain a la violence religieufe. Comme fon voifin, il a d'excellcntes moiffons ; il vend annuellement deux cents boif- 1%) Sefte Ecoffoife tres-rigide.  C 3T5 ) fèaftx de bied ; il a trouvé de la manie : •la maifon efl bien peinte & bien arrangée; fon verger eft un des plus beaux du voifinage. — Qu'importe au bien-être du Comtd, a la profpérité de la Province, quelles font les opinions religietifes'de cet homme ? c'eft fon affaire, & non celle de la fociété. Guillaume Penn lui-même n'auroit pu fouhaiter un meilleur colon. — Cet établiffement que vous voyez fur ce joli có=teau, environné d'acacias, appartient a un Hollandois qui croit fincérement aux or beaucoup plus loin , s'il étoit néceffaire, quel doit être l'efi'et inévitable de ce fingulier mélange de fectes & d'opinions religieufes ? Le moment eft arrivé oü les petits-enfants du Catholique & du Sécider fe marient : 1'un époufe une Anglicane, 1'autre une Anabaptifte ; les enfants qui naitront de ces feconds mariages cefferont d'être attachés a aucune fecte particuliere; jls fuivront fans remords celle du voifinage oü le hafard les conduira , circonftances qui fouvent décide de ce choix. — Les Ojiakers & les Moraves font les feuls qui retiennent pendant long-temps un goüt décidé pour leurs fectes. Quelque féparés qu'ils foient du corps de leurs freres, ils s'unifient de temps - en - temps dans leurs affemblées , & n'oublient jamais de fe nourrir dans le recueillement de la méditatiou de leurs premiers principes , qu'ils chériffent avec tendreffe. — 11 n'y a point de diftance qui les empêche d'aller au moins une fois par mois a leurs affemblées religieufes. Ainfi toutes les fectes fe mêlent & feconfondent comme toutes les nations ; ainfi cette tolérance générale dégénéré bientót en indifférence, & ferépand depuis un bout du Continent jufqu'a 1'autre. — II feroit a defirer, fans doute, que Ie zele pour la  C 319 ) Religion, pour lavérité, pour un cultepur & vraiment digne de 1'Etre Suprème, confervat toute fa chaleur & toute fon activité, & que 1'indifférence dont nous pavlons n'éteignït que le zele fanatique, fuperftitieux & intolérant. A Dieu ne plaife que nous prétendions recommander ou favori. fer 1'indifférence en matiere de Religion. Nous voudrions pouvoir ouvrir tous les yeux k la vérité , & tous les cceurs a lacharité; mais les hommes s'égarent dans la recherche de ce vrai unique, qu'ils auroient tous tant d'intérêt de connoitre , & la mul" titude des fectes prouve 1'erreur de prefque toutes. Au refte, nous ne prétendons entrer ici dans aucune difcuifion théologique fur les avantages & les inconvénients de 1'indifférence dont nous parions, & fur les bornes qu'il feroit a propos d'y mettre; nous racontons & nous ne dogmatifons point; nous difons ce que nous voyonsarriverjournellement, &ceque nouscroyons qui arrivera par la fuite, fans rien approuver ni condamner expreffément, paree que ce n'eft pas la notre miffion; & c'eft dans ce fens qu'il faut entendre tout ce que nous avons dit & tout ce que nous pourrons dire de 1'influence du temps, du climat, des mceurs & des loix fur toutes ces diffé» rentes fectes religieufes qui fe raffemblcnt O iv  ( 3-o ) efi Amérique. Nous prévoyous done que peut-être un jour il ne reftera que la pratique de la morale univerfelle , dénuée de tout cuite extérieur. Le mélange de tant d'opinions & de nations, Pimmenfité des diftances , cet efprit d'émigration , d'oü provient un flux perpétuel,, un mouvement général de families, qui vont chercher des étnbliiTements par-tout oü ils croient la terre meilleure ; le grand privilege dont jouiffent les Américains, de n'être pas attachés h la Province qui les a vu naitre, mais de pouvoir habiter tel canton qui leurconvient le mieux : voila, je crois , les raifons locales qui, unies a Pefprit tolérant des loix,. tendent a produire parmi nous le nouvel ordre de chofes & d'opinions dont je viens de vous donner une foible efquiffe. — L'efprit de perfécution , le zele religieux, la hauteur d'opinions , 1'amour de la contradiélion, tous ces motifs de difputes Européennes ne font plus affez concentrées pour agir avec violence; ils s'évaporent en quelque forte dans la grande diftance de nos. Provinces & de nos établiffements, ce n'eft plus qu'un grain de poudre qui s'enflamme en plein air. Mais revenons h nos Colons des frontieres : je n'en ai pas encore fini la peinture. -* Pourriez-vous imaginer que le voi-  C 3 = i ) inage des bois influe fur les moeurs? cela eft pourtant vrai, tant 1'homme dépend des lieux. Les habitants des forêts refïemblent, jufqu'a un certain point , aux fruits & aux plantes qui croiffent fous leur ombre; ils different beaucoup de ceux qui croiffent dans les plaines. — Je vais vous peindre nos idéés avec candeur; lifez-les avec in~ dulgence. — II eft de fait que l'air des bois change le caractere des hommes : les cerfs viennent fouvent brouter leurs moifibns, les loups dévorer leurs moutons, les ours leurs cochons , les renards leurs poules : — Cette guerre foudaine met le fufil dans leurs mains; ils guettent, pourfuivent & tuent ces bêtes- fauves. Gardiens de leurs récoltes, ils deviennent bientót chaffeurs: tel eft le progrès des chofes. Voila ce qui a conduit tant d'hommes blancs aux villages des Sauvages, & leur a fait préférer cette vie errante u toute autre. —■ Aufli-tót que les colons fontdevenus chaffeurs, plus de charrue, la chaffe les rend féroces, triCtes , infociables. Un chaffeurs n'aime point fes voifins; bien différent en cela dulaboureur, il les hait, paree qu'il craint Ia concurrence d'une induftrie fupérienre. — Le fuccès dans les bois fait négliger 1'Agriculture; on attend tout de la fécondité de la terre : plus d'amour , plus de foin des O v  C ) champs; la négligence a entóurer lés grams expofent leurs moiffons aux déprédations des animaux. ~ Pour réparer ces malheurs, ils vont plus fouvent dans les bois; ce nouveau genre de vie, devenu habituel, amene un nouveau fyftême d'opinions, d'idées & de coutumes, que je ne puis vous décrirc. — Ces nouvelles mtenvsforeftieres, greffées fur 1'ancienne tige européenne, produifent un mélange inexplicable. — Celles des Sauvages forment un fyftême refpeclable, comparéa celui auquel fefoumet cet Européen, devenu Sauvage comme eux Leurs femmes & leurs enfants vivcnt dans fa pareffe & 1'inactivité; ils n'ont prefque rien a Pure : jugez de 1'éducation que recoivent ces derniers 1 — Ils croiffent & deviennent , comme leurs peres, une race nouvelle qui, de plus en plus , fe rapproche de 1'état fauvage. Ces nouveaux chaffeurs perdent bientót ce délicieux fentiment que leur procura jadis leur changement de fituation. -> La pofftffion de leur franc-aleu ne leur infpire plus ce noble & doux orgueil, qu'ils avoient d'aborJ reflenti. — Peu d'années de chaffe effacent ces beurenfes impreffions. — Ajoutez a ces raifons leur fituation ifclée, les bornes de leurs befoins, la grande diftance a laquelle ils vivent les uns des autres. — Vous ne fauriez comprendre 1'ef-  C 3^3 ) fet fingulier de toutes ces caufes puiffantes & coinbinées. —1 Quel eft le plus grand nombre qui compofé la claffe de ces derniefs colons ? — Des hommes , qui, parmi nous , ont tenu une mauvaife conduite, qui fuyent la juftice, des fainéants qui . n'ont pas les connoiffances néceffaires pour profpérer, des gens qui ont paffé foudainement de 1'oppreffion & de la fervitude a la liberté illimitée des bois de PAmérique. Ils n'ont point de temples oü ils puiffent aller adorer Dieu enfemble ; peu ou point de commerce faute de chemins. Les idéés fociales qu'ils avoient avant leur émigration s'effacent infenfiblement, faute d'aüment: les affemblées du dimanche ont dans beaucoup d'endroits une grande influence; on s'y voit, on fe communiqué, on fonge un peu ft la propreté & ft 1'ajuftement : ici ils ne s'affemblent jamais que dans les auberges ou pour la décifion d'un procés. — Telles font les raifons locales qui font qu'en général les habitants de nos frontieres forment une claffe intermédiaire entre les cultivateurs & les chaffeurs. — De-la ce grand nombre de families qui fe font entiérement & pour toujours réunies aux Sauvages , de-la ce plus grand nombre encore qui ont contraébi ies vices de ces peuples , fans perdre ceux.des Européens. O vj  C 3=4 ) Si les moeurs des hommes ne s'épurent pas toujours dans les champs, elle deviennent plus fimples & plus douces en cultivant la terre ; le travail & le repos néceffaire qui partagent la vie des colons , ne leur laiffent ni le loifir, ni 1'idée de commettre des crimes: dans 1'état de chaffeur, au contraire, Ia vie efl divifée entre la diffipation de la chaffe & la langueur du repos. — C'eft moins le travail que 1'ivreffe, moins Ie repos que l'inaclion : je ne les accufe pas d'être natureilement enclins au crime; mais quelquefois la mauvaife fortune les conduit au befoin, & le befoin éveüle 1'injuftice & Ia rapacité. — Cette gradation fatale en a pouffé plufieurs aux aftions les plus noires, dans leur commerce avec les Sauvages; de-Ia les cruelles repréfailles que ces fiers habitants des bois ont fi fouvent commifes ; de-Ia ces dévaflations foudaines, qui, plus d'une fois, ont enfanglanté dc* certains cantons & caufé la guerre. Après ce foible examen concernant les solons denos dernieres iimites, peut-on encore fe fiatter de rendre les Sauvages Chrétiens ? Nos Miffionnaires devroient eommencerparconvertirces Européens dégénérés ; mais le nom de Ia Religion & fes ioux accents, fe perdent dans rimmenfité 4«s bois , oü on ne trouve ni tcmple, ni  C 325 ) Miniftres, ni moyens d'inftruéiion, & ofc même le genre de vie que menent les colons & la localité de leur fituation, les forcent a devenir ce qu'ils font. — Auffi-tot que les hommes ceffent d'être domiciliés, & s'abandonnent a une vie incertaine 5: errante, blancs 011 couleur d'olive , ils ceffent d'être fufceptibles d'inftruéiion. Ne vous imaginez pas cependant que tous ceux qui habitent nos frontieres, tombent dans cet état dégénéré ; j'ai connu plufieurs families qui y ont porté & confervé la décence de la conduite , la pureté morale, la crainte de Dieu & le refpect des loix. — Le degré plus ou moins grand de dépravation fouvent dépend de la nation ou de la Province dont ils ont émigré. On m'accuferoit de partialité, peut-être, fi j'ofois donner des preuves de ce que je viens d'avancer. «— Quand au milieu de ces forêts, on trouve des rivieres dont les bords font couverts de terres hajfes (i)» alors la fécondité du fol engage les propriétaires de préférer Ia charrue au fufil, paree que le travail néceffaïre eft beaucoup moindre que fur les terres ordinaires, & que les récoltes font füres & abondantes ; StrnSme, (1} Terres toujours trës-fertiles.  C 3*6 ) fur ces rivages charmants, les hommes acquierent un grand degré de rufticité & d'amour propre. C'eft en conféquence de cette localité d'exiftence, & de fon effet irréfiftible fur les moeurs, que les dcrniers colons des deux Carolines ont été , pendant longtemps, une fociété de bandits : il étoit même dangereux de voyager parmi eux. — L'énergie de nos Gouvernements fe perd dans une région auffi étendue; &, après tout, ne vaut-il pas mieux que les loix fe taifent pour un inftant, que de fe fervir de moyens contraires a 1'humanité? — Le temps elface toutes ces taches a mefure que la grande population s'approche de ces diftridis. Malgré tout ce qu'on a dit des quatre Provinces de la Nouvelle-Angleterre, jamais leurs annales n'on été fouillées de „cet oppropre; leurs derniers colons ont toujours été contenus dans les liens de la décence & de 1'ordre, par la fageffe des loix de premier établiffement, par 1'efiïcace de la religion. — Après cette efquiffe, jugez de 1'opinion que les natifs ont dü fe former des Européens. C'eft avec la claffe la moins honnête qu'ils commercent principalement. Ceux-ci s'enivrent avec les Sauvages, les trompent dans leurs achats; dela naiffent nos querelles avec eux; de-la  C 3^7 ) la guerre que les Shawanefes déclarerent h la Virginie en 1774, qui fut terminée par le beau difcours de Logan au Gouverneur Dunmore. Ainfi s'ouvre la route par oü doit arriver la feconde & la meilleure claffe des Américains, celle des véritables fonciers, qui compofé le gros de notre nation : refpeéiable par leur induftrie, par leur heureufe indépendance, & par cette conquète perpétuelle qu'ils font fur fes forêts du Continent, en augmentaut la richeffe & le commerce de notre patrie. — Ce beau pays n'eft peuplé que de ceux qui poffedent le fol qu'ils cultivent, membres du Gouvernement auquel ils obéiffent. — Notre diftance de 1'Europe ajoute encore a notre ntilité& rt notre importance, comme hommes & comme fujets. — Qu'auroient fait nos peres, s'ils étoient rcftés fur leur fol originaire? Ils auroient contribué peut-être a prolonger des convnlfïons qui Favoient déja ébranlé trop long-temps. Mais chaque Européeninduftrieux, tranfportéici, peut Être comparé a un rejetton né au pied d'un grand arbre; il ne jouit que cfune très-petite portion de feve : qu'il foit enlevé du tronc paternel & tranfplanté , il s'aceroftra & portera du fruit. Les Colonïes méritent donc bien toute Ia confidération de la merc-  ( 3^ ) patrie, puifqu'elles font peuplées de fujets utiles. — Cent families ft peine végétant dans quelque partie de 1'Ecoffe, fix ans après qu'elles auront été portées ici, cauferont, par leurs nouveaux travaux, une exportation annuelle de dix mille boiffcaux de bied, fi elles font induftrieufes. C'eft doiac ici que les fainéants peuvent être employés, les inutiles rendus néceffaires, les pauvres menés ft 1'aifance & ft la richeffe. Par-la je ne veux point parler de 1'or & de 1'argent; nous n'avons que peu de ces métaux; je veux dire une efpece de richeffe bien plus durable, des champs défrichés , des beftiaux , de bonnes maifons, de bons habits, &c. Eft-il donc étonnant que ce pays préfente tant de charmes , & tente fi puiffamment tous les Européens qui y viennent? Un voyageur eft étranger en Europe auffitót qu'il a quitté les limites de fon Royaume. II n'en eft pas de même ici : proprement parlant, nous ne connoiffons point d'étrangers; car c'eft ici Ie pays de tout le monde : la grande variété de nos terreins, de nos climats, de nos fituations, a quelque chofe qui eft für de plaire ft tous, fuivant leur goüt. — A peine un Européen eft-il arrivé , qu'involontairement il ouvre les yeux fur Ia riante perfpedtive qui s'offre  ( 3^9 ) ft lui; il retrouve beaucoup des ufages de fa patrie; par-tout il voit 1'induftrie la plus active ; il voit le bonheur & la paix répandus par-tout; il ne voit point de pauvres dont 1'apparence & la détreffe lui navrenc le cceur; prefque point de punitions , ni d'exécutions publiques : fans le vouloir, cet Européen s'attache ft un pays oü tout lui parolt li aitnable. Quand ce même homme étoit en Angleterre , il n'étoit alors qu'en Angleterre ; ici, il marche fur la quatrieme partie du globe; il peut obferver les produclions du Nord, lefer, les goudrons, les bois de conftrudtion, &c. : la, les provifions de l'Irlande, les bceufs, les falaifons , le beurre & les fromages; ici, les grains de 1'Egypte; la, 1'indigo & le riz de la Chine. II ne fe trouve pas entouré d'une fociété trop nombreufe, oü toutes les places fontoccupées; il ne fe reflent point de ce confiidt perpétuel qui, en Europe, renverfe tant de families. Le champ eft vafte parmi nous; il y a de la place pour tout le monde, & il y en aura pendant bien des fiecles ft venir. — Ce pauvre Européen qui anive, n'eft-il qu'un journalier fobre &induftrieux , il n'a befoin ni de prendre beaucoup d'informations, ni d'aller bien loin; il trouvera ft fe louer, ou au mois , ou a 1'année :-  C S3° ) il fera bien nourri, car ici tout le monde vit des meilleurs aliments, & recevra un falaire bien plus confidérable qu'en Europe.—Je ne veux cependant pas dire que tous ceux qui viennent ici, y deviennent riches : non; mais ils fe procureront une fubfiftance douce, aifée& décente, pourvu qu'ils foient induftrieux : ces avantages ne font-ils pas fuffifants pour des gens qui ne favoient que faire chez eux? Mais fi, jouiffant d'un honnête loifir & de 1'indépendance, cet Européen veut voyager , par-tout il trouve la plus honnête réception, par-tout une fociété fans vaine oftentation , des tables bien garnies fans aucun luxe, des femmes dont la beauté confifte plus dans la propreté & la fimple élégance , que dans des ornements multipliés; par-tout ilpourraparticiperauxamufements innocents de nos fociétés , fans beaucoup de dépenfes. — Combien d'Anglois riches & lettrés n'ai-je pas vus préférer ce genre de vie nouveau & charmant pour eux, aux plaifirs bruyants, a lapompe & a la richeffe de leurs fêtes & de leurs Opéra! A peine un Européen eft-il arrivé parmi nous, qu'il fe fait une révolution finguliere dans toutes fes idéés : je ne puis vous en décrire les détails, fans devenir peut-être  ( 33* ) ennuyeux. J'ai obfervé le progrès de cette révolution jufques dans les diftances; deux eents milles lui repréfentoient jadis un efpace très-confidérable, peut-être J'enceinte de fa patrie. Chez nous , cette diftance n'eft prefque rien : a peine a t-il refpiré notre air , qu'il commence a former des projets, a concevoir un fyftême d'occupations , auxquels il n'auroit jamais penfé dans fon pays; car, en Europe, j'ai oui dire que le trop plein des fociétés étouffe les talents les plus uiftingués.— Ici 1'amplitude des chofes leur permet d'éclore & de fruétifier : voila comme les Européens deviennent Américains. —rjugezquel changement a dü fe faire dans 1'imagination d'un pauvre homme, fix mois après qu'il a été employé, bien nourri, bien payé, & traité comme un égal! il fe rappelle moins fon ancienne fervitude & fa dépendance; fon cceurs'enfle & s'éleve. Cette première chaleur lui infpire de nouveaux fentimeuts; il bénit le moment qui 1'a vu arriver; il regrette même de n'être pas venu plutót.. Et comment n'aimeroit-il pas avec reconnoiffance fa patrie adoptive! il rcgarde autour de lui, il voit beaucoup de families heureufes , qui, peu d'années auparavant, étoient auffi pauvres que lui. Cette réflexion raigiiillonne ; il commence alors a fe  1332) tracer quelques petits projets : ce font, hélas! les premiers qu'il ait jamais eu la liberté de concevoir. S'il eft fage, il paffera ainfi quelques années, occupé a travailler pour les autres ; pendant cet intervalle, ilacquerra les connoilfances utiles, 1'ufage des outils , 1'art d'abattre les arbres, de cultiver la terre : cette conduite lui procurera une bonne réputation; c'eft 1'acquifnion la plus utile qu'il puiffe faire. II trouvera des amis ; on 1'encouragera ; il confultera, il écoutera les avis. II fefent enfin plus hardi qu'autrefois; il achete un morceau de terre, le peu d'argent qu'il avoit apporté, & tout celui qu'il a gagné, il le donne, & fe fie au Dieu des faifons pour le payement du refte : fon bon renom lui procure un crédit de plufieurs années. II poflede enfin Ie contrat d'achat qui lui donne irrévocablement le franc-aleu, & la propriété abfolue de deux cents acres de terre. — Quelle époque dans la vie de cet homme! il e(l devenu habitant de tel Comté; il a une place de réfidence; il va travailler pour lui-mSme; bientót il époufera une femme induftrieufe : telle eft a-peu-près lamarche «les pauvres Européens qui arrivent parmi nous. — Cette métamorphofe a fur ces hommes de bien puiffants effets; elle éteint la plupart de leurs anciens préjugés : ils ne  C 333 ) voyent plus', il ne jugent plus de menie la vie humaine; ils ne fuppof'ent plus qu'il y ait par-tout un fyftême d'oppreilion, fous lequel les derniers des ètres doivent gémir en filence. La nature & la fociété font changées a leurs yeux; ils fe fentent jouir d'un bonheur imprévu, & 1'efpérance ne tarde pas de déployer, a leurs imaginations, le riant tableau d'une profpérité peut-être exagérée, mais réelle. La plupart d'entr'eux font faifis d'une ardeur pour le travail, qu'ils n'avoient jamais reffentie auparavant; ils éprouvent cette fierté du citoyen qui fait refpecter les loix, & infpire la plus vive reconnoiffance pour un Gouvernement qui femble ne s'occuper que de leur bonheur , & bientót ces hommes , deveuus heureux, deviennent auffi des colons utiles. — II ne faut pourtant pas s'ipiaginer que le même degré de profpérité devienne le partage de tous ceux qui arrivent; tous ne le méritent pas également. D'ailleurs, on trouve ici, comme dans le refte de 1'Univers , une foule de cafualités qui fans ceffe s'oppofent a notre profpérité ; des maladies, des accidents imprévus, despertes, &c. : il eft cependant rare de voir 1'homme fobre, induftrieux & perfévérant, ne pas parvenir au fuccès. J'en ai vu quelques-uns, & cela n'tft  C 334 ) pas rare, qui out celTé d'être frappés de •ces premières idéés, fi douces & fi riantes; leurnouvel orgueil, au-lieu de lesconduire aux champs, ne les amenésqu'a l'oifiveté-; ils n'ont confervé que le defir de Ia poffeffion, & non pas de la jouiffance; lapareffe ou des fpéculations folies, ont tari pour eux la fource du bonheur qu'ils pouvoient s'approprier. En général, Ia claffe la plus fage parmi les émigrants , c'eft celle des Allemands.; ils commencent toujours par fe louer a quelques-uns de leurs riches compatriotes. Dans cet apprentiffage, ils acquierent les connoiffances néceffaires, ils étudient attentïvement 1'induftrie profpere de ceux avec lefquels ils vivent; cette contemplation leur infpire le defir efficace de marcher fur les mêmes traces. — Cette idéé frappante ne les quitte jamais, — Ils s'aventurent, & a force de travail, d'affiduité , d'économie & de perfévérance, ils réuffiffent ordinairement : ils le mériteut bien. — Après les Anglois , c'eft la nation qui a été Ia plus utile a ce continent , & a la Penfilvanie en particulier. L'Ecoffois & l'Irlandois vivoient peutêtre dans leurs patrics. auffi miférablement que les premiers ; mais ayant été, civileinefit parlant, plus heureux, I'effetdeleur  C 335 ) nouvelle fituation ne les frappe pas fi puiffammen t. — L'Ecoflbis eft un peuple d'hommes moraux & labórieux; mais leurs femmes n'entendent pas le travail comme les Allemandes , qui fouvent deviennent les rivales de leurs maris, & partagent avec eux les travaux les plus pe'nibles. —Voilft pourquoi ces Germains n'ont rien a craindre que les cafualités ordinaires de la nature, qui en général font comme un contre trois. L'Irlandois , je ne fais pourquoi, ne réuffitpas fi bien; il aime trop a boire, la boiffon le mene aux querelles, il eft procèffif, & bientót a recours a la chaffe qui ruïne tout : il femble d'ailleurs être plus ignorant que les autres, des affaires rurale». Peut-être la maniere dont les terres fontdiftribuées en Irlande , la nature de leur Gouvernement , Ie grand nombre de paturagcs, empêchent-ils leur induftrie d'être exercée. Ce qu'il y a de vrai, eft que 1'Irlandois, chcz lui, eft très-mal logé, qu'il vit peutêtre trop de pommes de terre , dont 1'abondance le rend pareffeux; peut-être que fes gages font trop foibles , & fon wisky ii trop bon marché. 11 n'eft pas poffible de faire des obfervations de cette nature, fans s'expofer a Perrcur; par-tout il y a beaucoup d'exceptions,  C 33ö ) 1'Irlandois lui-même eft différent de flrlandois dans les différentes parties de ce Royaume. Je ne puis vous dire fur quoi font fortdées ces notables variétés. L'Ëcoffois , au contraire , n'a qu'une nuance; toujours induftrieux & économe, il ne defire que les occafions de travailler : auffi font-ils prefque toujours fürs de réuffir. J'aime beaucoup, non-feulement a m'entretenir, mais même a examiner la marcbe & la conduite des éinigrants le plus récemment arrivés; voila pourquoi je vais vifiter les nouveaux établiffements. — J'y obferve foigneufement les différents progrès des families qui les compofent, les degrés plus ou moins grands de leur induftrie & de leurs connoiffances , le caractere des hommes, theonomie & 1'adreffe des femmes. Quelle peinture intéreffante pour 1'ceil d'un obfervateur! quelle différence de nuances dans les modifications de leur induftrie, de leurs procédés, de leurs méchanifme! — Le foir, après leurs travaux , je me plais a leur faire raconter Penchainement de leurs aventures. Je ne puis vous faire concevoir dans quel état de méditation & de rêverie me mettent le récit de leurs anciens malheurs, les détails de leur ancienne indigence , de ces temps funeftes oü, en fe levant, ils ne favoient d'oü viendroit le morceau de pain qui  C 337 ) qui devoit les nourrir. — Souvent plufieurs d'entr'cux ont fini leurs hiftoires par un tranfport de reconnoiffance vers 1'Etre fuprème, qui les avoit conduit a travers tant de dangers vers cette nouvelle terre; mais toutes les fois que j'ai obfervé dans ces families la pareffe, la nonchalance & 1'inattention, je ne manque jamais de les encourager, & de leur faire les fermons les plus pathétiques dont le texte efi toujours 1'activité. En effet, qui pourroit ne pas s'intéreffer a ces nouveaux compatriotes, échappés a tant de malheurs! quel contrafte pour un pauvre Ecoffois, après avoir quitté les montagnes ftériles du Nord, de fe trouver placé fur quelques plantations fertiles d'une de nos Pro vin ces! ,, Hé bien, mon ami, ,, difois-je a 1'un d'eux, comment cela va„ t-il a préfent ? Je fuis venu de plus d"e 50 „ milles pour vous voir; comment va la ,, coupe des arbres & des buiflbns, le net„ toyement de vos terres, &c ? Paflable,, ment bi?n, Monfieur; nous apprenons „ a nous fervir de la hache Américaine „ fort joliment; nous réuflirons , avec la ,, bénédiction du Ciel. — Nous vivons ,, fort bien; chaque jour nos vaches paif,, fent dans les bois, & nous donnent tous „ les foirs le lait dont nous avons befoin; Temt II. P  C 333 ) „ nos cochons deviennent gras dans les „ forêts. — Ah ! quel bon pays ; puif- fe Dieu le bénir, ainfi que Guillaume Penn "! Ne vaut-il pas mieux cent fois contempler fous ces humbles toïts les premiers effais de la profpérité & de la population future de ces cantons, Porigirie d'une fociété naiffante, le berceau d'une ville peutCtre , que d'aller a Naples parcourir les ruines de la nature, 1'effet des volcants & des tremblements de terre , & d'examiner dans le cabinet d'un Avocat les monceaux de papiers qui n'ont fervi qu'a la ruine d'un grand nombre de families ? — C'eft ici, mon ami, c'eft parmi nous feulement qu'on peut reconnoïtre les voies par lefquelles le monde a été graduellement peuplé c'eft ici qu'on peut voir par quelles méthodes le marais fangeux a été converti en riaiites prairies, le cóteau boifé en champs i'ertiles , 1'inutile cafcade en moulins qui changent nos grains en farines, nos bois cn planches, & nos Uns en huiles. Quel plailir pour le voyageur un peu fenfible, de fe dire a lui-même : ,, J'entends aujoura, d'hui la chanfon champêtre, je vois les charrues tracer des fillons , je contem„ ple de toutes parts la fanté, 1'allégrefle, „ & la fraiche profpérité , oü il y a peu  ( 339 ) ■3, d'années, tout étoit humide, obfcur & „ boifé, oü 1'oreille n'étoit frappée d'au„ cuns fons agréables, & n'entendoit que „ les cris des Sauvages , la chanfon noc„ turne du hibou , & les fiiïïements du „ ferpent". 'L'Angleterre, qui contient aujourd'hui nn fi grand nombre de fuperbes palais , de dhateaux, de maifons de campagnes, de canaux de navigation (ces prodiges de 1'art) fut jadis comme 1'Amérique , marécagenfe & couverte de forêts; fes habitants, aujourd'hui fi fameux dans les arts & dans le commerce, furent prefque nuds, le vifage peint a la fauvage. Si Jules Céfar qui conquit Albiou pouvoit la revoir aujourd'hui , environnée de fes chateaux mouvants, la plus riche & la plus favante des nations, que diroit-il? ~ Nous fleurirons, nous profpérerons a notre tour, & il ne nous faudra pas dix-huit fiecles. Que notre poftérité fente toute la reconnoilfance qu'elle devra a nos travaux, au courage, a la perfévérauce & au génie des premières générations. — C'eft la bafe & Funique fondement du fyftême bienfaifant dont elle jotiira pendant bien des fiecles; notre profpérité étonnera 1'Univers, dont les débris viendront accélérer notre marché , en dépit des entraves & des Loix. *-> Pij  ( 340 > Nos déferts immenfes, nos terres illimitées, les rivages de nos mers inte'rieures , les bords de milliers de rivieres attendent & recevront le trop-plein des anciennes fociétés ; le génie & les arts, affaiffés fous mille poids différents , renaltront parmi nous, dans toute 1'énergie que leur procurera notre nouveau fyftême focial. Ce continent deviendra le grand foyer, qui, pour le bien de la race, préfervera 1'effence de la liberté , de la véritable induftrie & du bonheur. — Mais que notre profpérité future n'allume ni les allarmes, ni la jaloufie de 1'Europe. L'enchainement des chofes rendra notre félicité mutuelle ft ces deux parties du monde; la deftinée femble avoir ordonné que notre force, notre perfeétion, contribuera plus qu'on ne fe 1'imagine aujour. d'hui, au repos, ft la tranquillité & au bonheur de 1'humanité entiere. -< Viennent ces beaux jours! Je connois plufieurs Ecoffois , derniérement arrivés des Hébrides, fuivant les détails qu'ils m'en ont donné, ces Ifles femblent beaucoup plus convenables ft la réfidence des malfaiteurs, que la Virginie & le Maryland. — Quelle étrange injure notre mere-patrie n'a-t-elle pas faite ft deux des plus belles Provinces de 1'Amérique ? Le Sénat Britannique a, de ce cóté-la, bien mal  ' C 340 yu les chofes; ce qui étoit propofé comme une punition , eft devenu, au contraire, 1'époque la plus heureufe pour un grand nombre de ces hommes malheureux : plufieurs d'entr'eux font devenus riches. Ceffant d'être preffés par la force irréfiftible du befoin qui les avoit pouffés vers le crime, ils font devenus induftrieux. La paix de ces cantons , 1'abondance qui y regne, la fageffe de nos Loix, les onr rendus des citoyens précieux & exemplaires. Le Gou' vernement Anglois auroit dü , il y a longtemps, acheter 1'Ifle des Hébrides , la plus ftérile &la plus froide , après en avoir tranfporté ici les fimples & honnêtes habitants. — Alors ce même Gouvernement auroit dü les remplacer par une Colonie de fes mauvais fujets. — La févérité du climat, la ftérilitd du terrein , la mer orageufe qui les environne, les affligeroit, les puniroit affez. En effet, pourroit-on trouver en Europe un endroit plus propre a venger la fociété des injures qu'elle auroit recues par la main de ces criminels? — Plufieurs de ces Ifles peuvent être regardées comme 1'enfer de la Grande-Bretagne, oü fes mauvais fujets devroient être relégués. — Dans peu d'années, la crainte d'être envoyé dans cette région polaire, infpireroit une terreur que ne peut donner leur tranfportation chez P iij  C 342 ) nous; ce n'eft point ici un endroit de punition. Si j'étois un pauvre Anglois, déV nué de pain & d'efpérance, fans la hontc qui y eft attache'e, je me trouverois heureux d'obtenir ainfi mon paffage. — En effet, peu importe ft un indigent par quelle voie il arrivé ici. J'ai connu un homme qui aborda ft NewYorck tout nud; c'étoit un Francois, matelot ft bord d'un vaiffeau de guerre Anglois; il nagea ft terre, il trouva des hommes qui le couvrirent & le nourrirent; il s'établit enfuite dans le Comté de IVeftchefter, dans un canton appellé Mamaraneck; il s'ymaria : il a laiffé ft fa mort une plantation a chacun de fes quatre enfants. — J'ai connu une autre perfonne, morte depuis ft 1'ftge de 82 ans. Etantftgéde douzeans, ce jeune homme fut pris par les Molmvks fur les frontieres du Canada. A peine eut-il féjourné quelque temps ft Albany, qu'il fut généreufement racheté par un Hollandois de cette ville, qui Ie mit apprentifchez un tailleur de cette même ville; il s'établit enfuite ft New-Town, fur 1'Ifle-Longue : il a laiffé un bien confidérable, & une nombreufe familie bien établie. Après qu'un étranger eft arrivé parmi nous, qu'il a été naturalifé & rendu citoyen , qu'il prcte une oreille attentive,  C 343 ) qu'il écoute dévotement la voix de notfé patrie; elle lui dit : „ Sois le bien-venu ,, fur mes rivages , Européen indigent ; ,, bénis le moment qui a découvert a tes ,, yeux mes montagnes boifées, mes champs fertiles, mes rivieres profondes , mes „ lacs poiffonneux. — Si tu veux travail,, Ier, je te donnerai la fubfiftance. -« Si „ tu veux être honnête, tempérant, actif, „ je te donnerai des récompenfes plus éten5, dues:Taifance, 1'abondance, &ladouce ,, liberté. -m Je te donnerai des champs, „ dont tu tireras ta nourriturè , tes vête3y ments, tous tes befoins. — Je te pro„ cureraiun foyer propre & commode ou', affis, tu fumeras ta pipe avec tranquil„ lité; oü- tu diras a tes enfants5 les moyens qui t'ont conduit h la profpérité. — Je te donnerai un bon lit, oü tu te repo„ feras de tes fatigues; je te conférerai en ,, outre toutes les immunités du citoyen „ Américain. — Si tu veux élever avec „ foin tes enfants, leur apprendre la re„ connoiffance qu'ils doivent a Dieu, le „ pere des cultivateurs; le refpect, 1'at,, tachement qu'ils doivent a ce Gouver„ nement, h ce fyftême bienfaifant, qui a; „ raffemblé fur cette nouvelle terre tant de families devenues heureufes, je prendrar „ foin d'eux après ta mort. - Cette con« P iv  ( 344 ) ,, folante perfpcctive n'eft-elle pas pour „ 1'honnête homme 1'objet le plus doux qui ,, puifl'ele flatter, le motif le plus puiffant qui agilfe fur fon ame, le dernier vceu „ qu'elle adrelfe a 1'Ètre fuprême au mo,, ment de la mort? — Vas donc, travail„ les, laboures & femes; tu recueilleras, ,, & recueilleras en paix, fans autres re„ devances que ce que je te demanderai. ■>•> — Tu peux compter fur le bonheur, fi „ tu continue d'être jufie, reconnoiffant „ & fage ". Adieu, Sr. John. L E T T R E Êcrite par F-IS, AB T, Mandril, Colon de ï'établiffement de Ce-y-V-y. 17 Septembre 177S. J e ne fuis qu'un pauvre Colon ; je ne jouis d'aucun poids ni d'aucune conféquence: le hafard me fixa fur le fol que j'habite, il y a dix-huit ans : j'y vins iVIrlande, pour éviter l'oifiveté & la pauvreté. Je me les rappelle encore ces jours d'aviliffement; je demandois du travail aux Seigneurs du Canton, & rarement ils m'écoutoient : eh! a  C 345 ) quoi aboutiffoit-il , ce travail, quand ils daignoient m'eu donner? Les grands propriétaires convertiffoient leurs domaines en pdturages, & en chaffoient lans pitié les pauvres locataires qui y avoient leurs cabanes. Me voyantprofcrit par les hommes & les éléments, je m'expatriai; que dis-je? je n'avois point de patrie, & je fuis venu ici en chercher une : elle m'a adopté. J'y ai verfé les fueurs du travail : j'y ai fenti 1'aiguillon de Pinduftrie , j'y ai appris la culture des champs, j'y ai connu les moiffons. J'ai appellé la raifon au fecours de mes projets : en Mande, je n'avois que de FinftincT:; ici j'ai penfé, j'ai réfléchi. Je me fuis abftenu du fufil & de la bouteille, par la crainte de préfércrla chaffe au labourage, & 1'ivreffe au travail : j'ai nettoyé plus de cent acres de terre; j'ai planté un verger confidérable, & je poffédois une belle prairie : déja je commencois a former des projets pour 1'établiffcment de mes enfants. J'étois phyfiquement heureux, puifque j'étois fain & laborieux : quant a mon bonheur moral , je le renouvellois tous les jours par le fouvenir de mon premier état, dont l'idée doubloit, pour ainfi dire, les délices de mon coeur; & cet objet de comparaifon faifoit toujours la douce méditation, qui fuivoit les prieres ferventes & P v  C 34* ) pures que j'adreffois 4 1'Etre fuprême : Ia guerre eft venue Mais, fitué oü ja fuis, ai-je dü la craindre? & lés calamités pouvoient-elles m'atteindre ? ,, Que 1'am„ bition, (medifois-je aux premiers bruits „ de cette guerre, ) que 1'ambition & la „ tyrannie faffent luire leur fer meurtrier, ,, & tonnent fur nos rivages ; 1'éloigne„ ment de nos retraites, 1'étendue impé,, ne'trable de nos bois, la pauvretéde ces „ frontieres, tout doit nous mettre 4cou,, vert des fureurs monarcbiques. L'An3, gleterre , (difois-je encore, ) qui con„ noit fi bien PIrlandè, n'a point de cartes „ alfez exactes de ces Provinces, pour den viRer „ dits, qui rejettent le lait de leur pere , „ (i) & qui par une ingratitude criminel„ le, & une indépendance puniü'able, ont (1} Expreffion faurage.  C 347 ) ,-, voulu fe fouftraire a la rriain paterhclie ,-, du grand Roi, du Roi qui commande ,, a votre pays ainfi qu'a 1'Océan.... " flélas ! je me croyois libre, & voila des cbaines! que ferai-je ? oü irai-je? Je n'ai des amis que parmi mes voifins, & ils font auffi malheureux que moi. Dois-je errer' de toits en toits, fuivi d'une familie affamée ? Irai-je promener notre pauvreté & notre difette de maifons en maifons ? Mais 1'hofpitalité & 1'abondance n'y font plus :: non.... Après les plus triftes délibérations voici le projet que j'ai formé, & les raifonnements que je me fuis faits.— La préfervation de nous-mémes eft le premier dev préceptes , c'eft un fentiment fupérieur',même aux opinions les plus cheres; la conduite Ia plus fage & la mieux adaptée a un; fimple colon comme moi, eft de fe préter' aux temps & aux circonftances dans lefquelles il fe trouve : a tous les maux qui m'erivironnent, il me faut un remede qui leur foit égal en vertu. Situé comme je le fuis, quel parti prendrai je qui ne déplaife point a mes compatriotes, & qui puiffe en'mêmetemps fauver ma familie de Ia deftfuclion' prochaine qui la menace ? Si j'étois fur'de' les fouftraire a 1'orage ,• & de leur'achètef,' par le facrifice de ma vie, le pain'dü'tra1 vail & de- 1'indufirie que je leur pfocuroiS '  ( 348 ) auparavant, j'en attefte le Ciel, 'e la donnerois volontiers , cette vie , pnifque ce n'eft que pour eux que je voudrois vivre & travailler ; pour eux que j'ai amenés dans cette miférable exiftence. — Notre fociété , dans fon état aétuel , reffemble 4 une grande arche renverfée jufques daus fes fondements, fans que je puilfe reconuoltre dans fes débris la place particuliere que j'y occupois moi-même. Aujourd'hui que tout eft épars & divifé, je ne puis donc être rien , jufqu'au moment oü le fort me placera dans une nouvelle arche Américaine. — Je la vois a une diftance confidérable , il eft vrai , elle eft environnée d'une multitude de dangers, mais toujours m'eft-il poffible d'y parvenir; puifque je ne ferai plus membre de 1'ancienne fociété actuellement détruite , avec ardeur je me prépare a le devenir d'une autre , moins briljante a Ia vérité , mais auffi plus voifine de la nature , moins embarraffée de loix contradiétoires & volumineufes , de coutumes, de préjugés qui afièrviffent aulieu de protéger, qui demandent a 1'homrae plus de facrifices qu'il n'en devroit peut-être faire. Devinez-vous, mon ami, le chemin nouveau que je me fuis tracé ? c'eft celui qui mene aux grandes forêts de la nature , oü éloignés du voifinage des  ( 349 ) * Européens, les habitants de ce canton vivent avec plus de décence , plus d'abondance , plus de paix & de bonheur que vous ne vous 1'imaghiez ; quelques préjugés, la force de peu de coutumes fimples & utiles, leur procurent toutes les reffources néceffaires, & forment un fyftême focial fuffifamment organifé pour remplir tous les befoius premiers de 1'homme chaffeur, & pour le rendre tel qu'il doit être dans les forêts de 1'Amérique. C'eft une fociété que vous connoiffez peu; remarquable, quoiqu'uniquement fondée fur 1'inftincT: , elle parolt bien mieux établie que les nótres, & donne a ceux qui la connoilfent, un attrait qu'ils n'oublient jamais. C'eft la que j'ai réfolu de me tranfporter; projet hardi & fingulier, me direz-vous! n'importe, je veux rompre mes anciennes liaifons , pour en contracter de nouvelles avec une efpece d'hommes que la nature a diftinguée des Européens par tant de traits particuliers : mais comme le bonheur de ma familie eft le feul objtt de mes plus ardents defirs, il m'importe peu de conn< iire d'avance la carte du pays que nous habiterons , pourvu que nous foyons réunis. Les calamités qui nous arriveront nous paroltront moins dures , fi nous pouvons les partager également. Notre afiéétion réciproque dans cette  * (350) nouvelle tranfmigration, deviendra le Kaft de notre nouvelle fociété, & nous procurera tout le plaid r qu'on peut attendre fur un fol étranger. — Les allarmes perpétuelles auxquelles nous avons été expofés depuis long-temps, m'ont rendu la vie plus indifférente qu'auparavant ; j'ai oublié prefque jufqu'au nom de paix & de tranquillité. ~ Je fais ce que je dois ft ma patrie, mais je fais auffi ce que je dois a la nature; le rang que j'occupe'dans ma fociété , me donne le droit de m'abandonner a mon choix. Je n'ai jamais été revêtu d'aucune commiiüon; tont ce que j'ai fait de mieux, vous le favez, c'eft d'avoir fait naitre les moiffons fur cent acres de terre : entreprife qui a employé bien des années de ma vie ! Je n'ai jamais fenti le poignard de 1'ambition , ni le venin de Penvie. Jé n'ai jamais formé d'autres defirs, je n'ai jamais chercbé ft jouir que du bien-être qui étoit le fruit de 1'induftrie réunie de toute ma familie. Tous mes vceux fe réduifoient ft refter chez moi, heureux & tranquiile, occupé du foin de cultiver ma terre, d'en acquérir pour mes enfants , de leur procurer les moyens de s'y établir convenablement, & d'y gagner une fubfiftance fuffifante & honnête , comme je 1'avois tart avant eux. -Faut-il donc que j'abandonne  ( 35i ) ces riants cóteaux , ces douces prairies, cet immenfe verger oü j'ai tant de fois entendu les chanfons matineufes de nos oifeaux Américains ? Cette maifon humble, mais décente; petite, mais commode, dont je vous ai envoyé le plan ? Faut-il que j'abandonne mes avenues d'acacia, mon jardin , mes deux granges , Fouvrage de mes mains , & de tant d'années d'induftrie ? Jugez , mon ami, jugez de mon affliétion, lorfque je compare cette ancienne fituation de paix & de bonheur, a celle oü je me trouve. Les fcenes riantes dont je repaiffois mon imagination , & qui enfloient mon cceur paternel , ne font plus qu'un rêve agréable, auquel ont fuccédé les circonftances les plus facheufes. Après avoir dor» mi fous nos propres toits, nous aftons devenir pauvres; de lacertitude de fubfiftance dans laquelle nous vivions , nous allon's être piongés dans la dépendance cruelle des circonftances & du hafard, au milieu des forêts que nous allons traverfer , par des chemins nouveaux & inconnus. Ah ! pourquoi fuis-je né dans cette période terrible , oü je vois échapper dans Fadvrrfité d'un jour , toute la félicité de ma vie ? Pourquoi mon trifte fort veut-il que je contrafte 1'obfcure athmofphere qui m'environne, avec le foleil tranquilk & lui&nï  ( 9» 5 de ma jeuneffe ? Ah, vertu! eft-ce ]\ la rdcompenfe que tu donnés a ceux qui'ont obéi a tes préceptes? Tu n'es qu'une chimère impuiffante & timide , qui s'envo!e aux premières menaces de 1'ambition, ton puiflant adverfaire. - Déja il me femble entendre les accents terribles d'une multitude de pauvres, mais vertueux individus, qui pénflent fous ie fléau de la guerre comme 1'herbe tombe devant les faucheurs.' foute ma vie j'ai aflïflé le peu d'infortunés que j'ai connus; je n'ai ceffé d'encourager les induflneux; ma maifon fut toujours ouverte aux voyageurs. - Oui, j'ofe le dire, 1'on ne compoferoit pas un jour, du temps que j'ai été oifif depuis que je fuis ici. Eloigné comme je le fuis d'églifes , de maifons, de culte & d'écoles, j'ai été le pafteur de ma familie, leur apótre, leur maitre & leur exemple. Je leur ai appris auffi. bien que je J'ai pu, la reconnoiflance qu'ils devoient au Dieu des moiffbns , & leurs devoirs envers leurs voifins. J'ai été un fujet utile par mon travail; j'ai toujours fidelement obéi aux loix que j'ai tdché de faire obferver aux autres (i). Je puis dire que jamais pere n'a plus tendrement aimé (0 II avoit été Juge de Paix.  ( 353 ) fes enfants que je n'ai aimé les miens, & cependant, ó Providence que je n'ofe accufer d'injuftice ! nous périffons , nous périfibns comme des bêtes fauvages enfermées dans un cercle de feu (i)! Oui, j'embraffe avec plaifir ce projet qui me femble une infpiration divine : nuit & jour il fe préfente a mon efprit, & j'en ai foigneufement examiné toutes les conféquences futures. Je fais que nous allons vivre fans fel, fans épices, fans linge & peut-être fans vêtements. Je fais qu'il faut apprendre Part de la chaffe, nous conformeraux moeurs de nos compatriotes, adopter un langage nouveau, & trouver enfin quelques remedes aux dangers prefque inévitables de 1'éducation que mes deux enfants pourront recevoir. Mais peut être que la plupart de ces cbangements me paroiffent plus terribles , lorfque je les confidere dans une perfpeélive encore éloignée, que lorfqu'il nous feront devenus plus familiers par la pratique. En effet, que cela nous peut-il faire? Quelle différence y a-t-il entre du bceuf roti & de la viande de cerf fumée? qu'importe au bonheur, pourvu que nous jouiffions de la fanté, d'être vêtus d'habits bien (i) Méthode dont fe fervent les naturels pour prendre leur gibier.  11 C 354 ) filés, bien teints, ou de bonnes peaux de caftor; de coucher fur des lits de plumes ou fur une peau d'ours; tout devient aifé par 1'habitude. Mais la difficulté du langage , les mauvaifes conféquences qui peuvent naïtre de 1'ivreffe de nos nouveaux hótes; le danger de 1'ivrermes plus jeunes enfants a l'infeétion , ou plutót au charme finguliérement puiffant de 1'éducation fauv vage : voila les feules confidérations qui m'arrêtent&m'effrayent. Ne vous êtes-vous jamais informé de ce que je vais vous dire ? n'avez-vous jamais fu pourquoi des enfants EuropéensTadoptés par les Sauvages , ont confervé toute leur vie ( après même leuréchange, ) les moeurs & les couïumes adoptives de ces Sauvages, & furtout une prédileétion irréfiftible pour la vie errante? Pai connu plufieurs families défolées, dont les enfants avoient été enlevés dans la derniere guerre, qui, au retour de la paix, furent aux villages fauvages oü ils favoient que ces enfants avoient été menés en captivité. Mais quel fut leur chagrin, & quelle fut leur furprife ? Ils les trouverent fi parfaitement métamorphofés, que la plupart ne reconnurent plus leurs parents; &ceux dontl'age plus avancé leur en retracoit encore les traits , refuferent abfolument de les fuivre, & fe réfugierent fous la protec-  C 355 ) tïon de leurs nouveaux amis, pour fe fouftraire aux effufions de 1'amour paterneL J'en connois qui depuis leur retour ne ceffent encore de gémir fur la perte qu'ils ont faite, & n'en parient jamais fans verfer des larmes de douleur. Je dis plus, ces mêmes goüts ont féduit des perfonnes d'un age avancé. — Dans le village de **, oü je me propofe de réfider, j'ai connu , il ya a-peuprès quinzeans, un Suédois & un Francois, dont Fhiftoire , fi j'avois le temps de vous la raconter, vous paroitroit touchante. Ils avoient 1'un & 1'autre au moins trente ans quand ils furent faits prifonniers : heureufement ils échapperent au fupplice qui les attendoit par 1'adoption de deux femmes Sauvages qu'ils fiment obligés d'époufer : vingt mois après ils recurent de leurs amis une fomme d'argent pour leur rancon ; les Sauvages, leurs anciens maitres, devenus leurs amis, loin de les confidérer comme captifs, leur dirent, qu'ils étoient auffi lires qu'eux; quedepuis longtemps ils avoient chaffé avec eux, & participé, comme mcmbre de la fociété, a toutes les immunités du village, & qu'ils avoient par conféquent le choix de les quitter ou de refter. Ils prirent le dernier parti. „ Oü „ irons nous, dirent-ils , pour être plus „ libres que nous le. fommes ici? Nous-  ( 356- ) „ étions foldats avant notre captivité, & „ que deviendrions-nous h notre retour ? „ Tandis que nous n'avons plus de chaij, ne, irons-nous rentrer dans 1'efclavage „ pour fix fois par jour? Ici nous vivons „ bien & avec peu de travail; nousnecon„ noiffons plus cette foule de foins & de defir perpétuels, que fontnaftre des befoins qui fe renouvellent chaque jour; „ nous nous fouvenons trop encore de ces „ foHicitndes affllgeantes que nous avons „ tant de fois effuyées ; de ces craintes „ de chirnment; chatiment fouvent terri „ ble, cruel & deftrufteur de 1'efpece hu„ mirre, de ce refpeét éternel que nous „ devions a tout le monde, de cette gra„ dation de fupérieurs qui ne finït point „ de cette contraétion perpétuelle de volonré qu, nous empêche a chaque minute „ de parler ou d'agir.Eh! qu'il eft dur de „ refientir cette foule de monvements foré„ neurs qn'une contradïclion perpétuelle „ étouffe! Ici nous femmes vérirablemerrt " h°™ ' 'a terre 1ue ^üs habitons „ eft fert.le au-de-la de nos befoins „ nos rivieres font fécondes en poiffon ' „ nos bois abondent en gbier; enfin, un „ pays oü „ons fomtnes libres, rranquities „ & heureux, doit être notre patrie, & „ uous n'en voulonspoint d'autre". Te'lles  . C 357 ) font en raccourci les réflexions qui leur tirent préférer la vie fauvage a celle qu'ils auroient pu feprocurer. Genre de vie dont vous femblez cependant entretenir une opinion fi effrayante. II y a donc dans leur fyftême focial quelque chofe de finguliérement captivant, quelque chofe de fupêrieur aux charmes de nos moeurs & de nos coutumes, puifque des milliers d'Européens font devenus volontairement Sauvages, & que depuis la découverte de rAmérique, nous n'avons pas un feul exemple qu'aucun de ces Aborigenes ait par goüt & par choix adopté nos loix & nos ufages? On y trouve donc quelque chofe de plus conforme aux inclinations naturelles que dans la fociété améliorée, au milieu de laquelle nous vivons, & que vainement peut-être nous croyons fupérieure a toute autre. Ce que j'avauce fera bien moins prouvé par mes raifonnements, que par ce grand nombre d'enfants, de jeunes gens, d'hommes & de femmes , qui, dans un efpace de temps très-court, font devenus invinciblement attachés ace nouveau genre de vie. En effet, prenez un jeune Sauvage, donnez-lui la meilleure éducation Européenne qu'il foit poffible, accablez-le de bontés , de préfents, de richeffes même, je foutiens qu'il confervera toujours uneinclination pour fes bois,.  ( 35? ) & qü'arrivé au terme de Ia vie ou il pourra prendre des informations & un parti, vous ïe verrez, volontairement & avec joie, tout abandonner pour retourner au village, y coucher fur la natte de fes peres. Un volume ne fuffiroit pas pour vous apprendre tout ce que j'ai vu , tous les faits publics de ces métamorphofes d'Européens en Aborigenes. Informez-vous de la réponfe que la garnifon A'Ofwego (prife en 1756 par le Marquis de Montcalm) fit au Général Pierre Schayler, après avoir été répartie dans les différents villages fauvages du Canada? La plus grande partie s'y établi. II y a quelques années que M ** recut d'un vieillard des Aborigenes un enfant de neuf ans, qui étoit fon petit-fils II prit de cet enfant les mêmes foins, il eut pour lui la même attention que s'il eüt été fon propre fils, par refpedt. pour la mémoire du grand-pere, qui étoit mort dans fa maifon.: 1'intention de M** étoit de lui faire apprendre un métier aifé & facile. Un jour, lorfque toute la familie étoit dans les bois a faire (comme cela fepratique annuellement) leurfucred'érable, il difparut foudainement, & ce ne fut que dix-fept mois après que M ** apprit qu'il étoit allé au village de BaU-Fagle, fur une des branches occidentales de la riviere de Sufquehannah, oü il avoit üné  ( 359 ) fa demeure... Difonsce que nous voudrons de ces gens-l;\, de leurs organes inférieurs, ou de leur manque de barbe , c'eft une race forte & bien faite. Nous avons beau les mép'rifer, ils nous méprifent encore bien plus fouverainement, & ils ont peut-être jaifon : nous nous appellons des hommes vertueux , habiles , favants, &c. Hélas ! quelles idéés peuveut-ils avoir de nos fublimes loix, de nos facultés fupérieures? Dans prefque toutes les Provinces, nous n'avons droit d'y être connus que comme des bandits, fans foi & fans loi. Par-tout on les a trompés; par-tout nous nous fommes montrés, en fait d'honnêteté, bien inférieurs a eux. On a voulu leur prêcher une religion, fainte ix la vé.rité, mais que nous démentons a chaque moment pour Ia plus petite caufe. Ils ne voyent parmi nous que diffentions & procés, quand ils nous obfervent individuellement. Quand ils nous examinent nationalement, ils nous appellent des méchants & des voleurs. — Obfervez-les, dans leurs villages, vous les verrez vivre en paix, fans Temples, fans Prêtres , fans Loix écrites & fans Rois. — Ils font nos fupérieurs dans plufieurs branches d'induftrie, & font plus heureux que nous, puifqu'ils ont moins de befoins. Sans entrer, avec vous, dans de plus longs dé-  C 360 ) tails, finiffons ces obfervations imparfaites, en prouvant ce que j'ai avancé. — Voyezles parler a un Général, ou a un Gouverneur, qui eft tout ce que nous avons de plus élevé parmi nous; examinez cette audace male. — Ils leur parient avec Ia même contenance qu'ils parleroient a un de nous. Infenfibles a tout ce que nous appeilons pouvoir, dédaignant tout ce que nous appeilons pompe & grandeur, chofes dont toutes les explications poffibles ne peuvent leur donner aucune idéé, & dont ils ne veulent pas même s'inftruire; ils vivent fans foucis & fans chagrins; ils dorment au pied d'un arbre, feuls, & au milieu des forêts, auffi tranquilles que dans leurs cabanes de bouleau. Ils prenncnt la vie telle qu'elle eft; ils en fupportent toutes les peines & toutes les afpérités, avec Ia patience la plus étonnante. Ils fouffrent fans fe plaindrc ; ils meurent fans terreur & fans inquiétude, ni pour ce qu'ils ont fait, ni pour leur fort futur. Quel eft le fyftême de philofophie qui nous a jamais procuré tant de qualités néceffaires ? Ils font certainement moins éloignés que nou3 de la grande fouche originelle. Ils font plus prés de la nature, dont ils font 1'immédiate progéniture ; car c'eft dans nos bois qu'il faut voir fes enfants, & y con- templer  ( 36i ) templer fes habitants primitifs tels qu'ils fon fortis de fes mains. Je 1'ai enfin réfolu,.... ou je pe'rirai dans 1'effai , ou je réuffirai : & , après' tout, ne vaut-il pas mieux périr tous enfemble dans un moment malheureux & terminer Ia tragédie, que de languir dans la perplexité, & voir toutes nos efpérances fe paffer & fe flétrir? Je ne me flatte pas de jouir dans le village de *», d'un bonheur parfait, il s'en faut bien. Oui, j'entrevois dans la nouvelle exiflence que je me prépare, un grand mélange de mal. Eh! dans > fuel parage irons-nous habiter oü il ne s'en trouve pas ? Je 1'avoue , quelquefois je me perds dans 1'étendue de mes rêveries, ainfi que dans les ramifications de cette nouvelle métamorphofe. Des accidents imprévus arriveront fans doute , pour augmenter mon malheur; mais je les furmonterai, je 1'efpere; car il n'eft rien que je ne puiffè ou vaincre ou fouffrir pour notre bien commun. Je fens combien il eft plus facile, dans la chaleur de mon cceur paternel, de former la théorie de ma conduite future, qu'il ne le fera d'obferver tous les détails de la pratique. Je fais ce que je dois attendre de la nature, des accidents, de nos conftitutions, des faifons, de cette grande combinaifon de circonftances, qui Terne II. Q  C 3«* ) viennent perpétuellement affaillir les hommes, qui nous menent aux maladies, a la pauvreté, &c. Mais que fais-je? peut-être trouverai-je dans ma nouvelle fituation quelques nouvelles caufes de profpérité non attendue. Quel eft 1'homme affez préfomptueux pour prévoir tout le bien, & affez téméraire pour prévoir tout le mal qui couvre le fentier de nos vies? C'en elt fait, je pars dans peu de jours; — mais ce ne fera point fans avoir rérléchi bien des fois fur le parti que je vais prendre , & le changement que je vais éprouver : pardonnez mes répétitions, mes réflexions puériles ; elles proviennent de 1'exubérance de inon coeur, d'un cceur agité qui ne conroit d'autre foulagement que celui de parler a fon ami. L'aclion de m'entretenir avec vous , femble déja diminuer le poids de mes peines, & raffraichir mon efprit. Ceci eft d'ailleurs le dernier détail que vous recevrez de moi : c'eft pourquoi je voudrois tout vous dire; quoiqu'a peine fais-je comment m'exprimer. Ah ! fi dans ces moments cruels, dont je fuis affailli quelquefois, dans ces moments d'angoiffe, jepouvois intuitivement vous repréfenter cette foule de penfées, de fenfations, qui agitent mon efprit & mon cceur, c'eft alors que vous auriez raifon d'être furpris de ces  C 363 ) détails, & de douter même de leur poffibilité. — Hélas! nous rencontrerons-nous jamais ? aurons-nous jamais ce bonheur? & dans quel endroit ? Sera-ce en Europe ? .... Non , je ne quitterai point ce malheureux Continent. Sera-ce dans le village de **? — Et pourquoi n'y viendriezvous pas a la paix? Vous y verrez le premier ami que vous ayiez jamais eu fom leBouleau (1) ; nos anciennes liaifons , le grand iacrifice que je vais faire, les leconsi que 1'adverfité de ma vie nouvelle me danneront, 1'expérience nouvelle que j'acquerrai, feront, fans doute, des motifs fuffifants pour nous réunir. Ne pèut-on pas paflér les mers pour s'inftruire, pour voin ce monde nouveau devenu fi intéreffant h 1'ancien , pour y voir un ami enfin ? — Si ma deftinée veut que je demeure quelques années dans ma nouvelle patrie , & que j'y termine ma carrière, j'efpere cbanger un peu les coutumes de mes nouveaux compatriotes. J'y réuffirois, j'en fuis für, fi je pouvois y introduire quelques autres families, qui defiraffent, comme moi, d'y venir éviter les fureurs d'un orage dont les vagues impétueufes ébranleront pen- {1) Cabane d'scorce.  C sH ) iant bien des années nos rivages étendus. — Peut être repofTéderai-je ma maifon, fi elle n'eft pas brülée; mais è quoi reffemblera ma plantation , & tous les ornements que j'y ai faits ? A moitié ruinée, fans doute , mutilée par 1'abandon, les pluies & les vents. . . Ah! je ne me flatte point a préfent de ce retour. Je regarde comme perdu tout ce que je laiffe derrière moi ; fi jamais je le repoffede , je le regarderai comme un don , comme une récompenfe de mon courage & de ma bonne conduite. Quels regrets amers ! Ah ! mon ami! favezvous ce qu'il en coüte pour quitter une maifon que Pon a prefque Mtie foi-même ? Oui, peut-être ne reverrai-je jamais ces champs que j'ai nettoyés, ces arbres que j'ai plantés; peut-être tout cela fera-t-il donné a quelqu'Ecofföis, qui n'aura d'autre mérite que celui d'avoir verfé notre fang au nom du Roi. Et ces prairies qui, pendant ma jeuneffe, n'étoient qu'un marais fangeux & obfcur, converties, par ma feule induftrie , en un beau tapis verd , faut-il que je les abandonne auffi! Si dans 1'Europe il eft digne de louanges d'être attaché aux biens paternels , combien plus naturel, combien plus fort n'eft pas cet attachement pour nous Américains , qui fommes les créateurs , les fondateurs de  ( 3*5 ) nos terres? — Car quoique 1'on pofféde des fermes en Europe, la relation n'eft pas fi intime entre les champs & les propriétaires, qui n'ont pas, comme nous, verfé des fueurs pour les rendre fertiles. En vous racontant la longue lifte de mes regrets, pourrois-je oublier les principales réfiexions que je fais tous les jours? — Quand je vois, autour de ma table, mes enfants tous unis par les liens de la plus étroite affeétion , ce fpeclacle fait germcr dans mon cceur une foule de fentations tumultueufes... Hélas! il faut être pere & mari pour les fentir & les décrire. — Je me dis ft moi-möme : Peut-être dans peu de temps verrai-je ma femme & mes enfants dans la détreffe ; peut-être n'aurontils pas le courage de fe voir fans pain, pourfuivis par les maladies, la difette, la pénurie rendue plus dure encore par le fouvenir de nos anciens jours de bonheur & de fatiété. — Je me repréfente déja fous le bouleau , affis fur ma peau d'ours, environné de ma familie anciennement heureufe, & actuellement trifte & dénuée de tout... Puis-je contempler de pareilles images fans frémir? Mais, quoi qu'il en puiffe arriver, il faut partir, & je fupplie 1'Ètre fuprême de me donner tout le courage dont j'ai befoiu, la perfévérance néceffaire pour Q üj  C36-6-) «onduir? la frêle barque qui doit bientót contenir tout ce que j'ai de plus précieux dans le monde, & pour la gouverner heureufement, a travers tant de dangers, dans un havre tranquille. Quand j'y ferai une fois arrivé , puiffe le même Ciel me donner affez de vertu & de conduite pour devenir un guide plus für, un exemple plus frappant a ma nombreufe familie, dans la aiouvelle carrière qu'elle va parcourir! J'ai vu avec plaifir que tous les moyens dont la Grande-Bretagne s'ëft fervi jufqu'ici pour armer contre nous les nations limitrophes, ónt été vains & fans exécution; elles ne veulent point prendre la hache contre un peuple qui ne leur a fait aucun mal. L'Angleterre n'a jufqu'ici, pu émouvoir les paffions qui déterminent ces gens i la guerre; ils n'ont contre nous aucun motif de vengeance, motifs qui , feuls, peuvent les animer a répandre du fang, &, en cela même, ils font infiniment fupérieurs aux Européens. Ils n'entendent rien a la nature de nos difputes; ils n'ont point d'idées d'une révolution comme celle - cï. Une guerre intefline dans la même tribu, eft un événement qu'ils ne connoiffent pas, même par tradition; ils favent bien que trop long-temps ils ont été les dupes des Européens & leurs viétimes, en s'armant  C 367 ) tantót contre les uns, tantót contre les autres; car c'eft ainfi que s'y prennent les Européens par-tout oü ils vont s'établir: ils y portent le germe de leur guerre, & artnent les naturels. Les nations confédérées nous regardent comme freres, étant nés fur la même terre; & quoïqu'ils n'aient nulle raifon denousaimer, rien cependant, jufqu'ici,. n'a pu les exciter a verfer notre fang. Quelques centaines de vagabonds raffemblés par Brandt (1), auquel le Roi a donné une commiffion expreffe, mêlés avec autant d'hommes blancs, encore plus barbares que ces premiers, commandés par Butler (2), forment ce corps d'affaffins & de conflagrateurs, qui ont fait tant de ravages depuis le lac Champlain jufqu'aux fources de la belle riviere Oyio. Dans ma jeuneffe, je commercois avec le village de **, fous la conduite de mon oncle : la juftice & 1'équité furent heureufement la bafe de ma conduite. Les principaux habitants de cet endroit s'en reffouviennent bien encore, heureux par leur fituation qui les éloigne du voifinage danger;ux des hommes blancs. Le printemps (0 Brandt, Mohavk de naiffance. (a) Butler, Officier Anglois né parmi les Sauvages. Q iv  C 3*8 ) paffé, j'y envoyai un homme de eonfianee pour leur communiquer mon projet. II en eft revenu il n'y a pas long-temps, après une abfence d'onze femaines; il m'a apporté un cordon de coquillages blancs, wampun, comme un témoignage que *** ( ce chef fi bien connu ) vem bien me donner la moitié de fa cabane, jufqu'u ee que j'aie eu le temps d'en batir une. Ce même chef m'a fait dire encore qu'ils poffedent des terres er> abondance, dont ils ne font point auffi avides & auffi jaloux que les Eunopéerts, que nous en cultiverons autant que nous voudrons; qu'avant notre première récolte, il nous fournira tout le bied d'lnde & la viande fumée dont nous aurons befoin ; que le meilleur poiffon abonde dans les eaux du ***, & qu'enfm Je village auquel il a communiqué ma propofition, agréera que nous devenions leurs compatriotes. Je n'ai pas encore communiqué a ma femme toutes ces bonnes nouvelles, & je tremble qu'elle ne refufe d'y venir; le feul motif de cette crainte eft 1'extrême attachement qu'elle a pour fes parents : mais je me natte pourtant de pouvoir la perfuader & la convaincre. Je vous expliquerois volontiers de quels moyens je compte me fervir pour tranfporter ma familie a une fi grande  C 369 ) diftance, fi ces détails n'étoient pas inïntelligibles pour quiconque ne connoit pas fuffifamment Ia géographie de notre pays. Qu'il vous fuffife donc de favoir qu'après avoir traverfé vingt-trois milles de bois, je pourrois faire Ie rede du chemin par eau, ft deux portages prés, & qu'une fois embarqué, j'examinerois peu fi la diftance eft de deux cents ou de trois cents milles, Nous n'emporterons avec nous que le néceffaire, nous repofant, pour 1'avenir, fur les pelleteries que nous pourrons attraper; car fi nous allions nous embarraffer de trop de bagage, nous ne pourrions jamais parvenir jufqu'aux eaux de * *, qui eft la partie de notre voyage Ia plus difficile & la plus dangereufe. Voici ce qu'avant mon départ, je me propofe de dire ft mes negres: ,, Au nom de Dieu, foyez libres , mes en,, fants; je vous remercie de vos fervices paffés; atlez, & foyez, pour 1'avenir, „ auffi libres que moi, qui fus votre mal- tre, ou plutót votre ancien ami, votre ,, ancien compagnon d'induftrie; travaillez „ pour vous-mêmes, & foyez fürs qu'avee 1'amourdela fobriété & du travail, vous ,, jouirez d'une fubfiftance honnête ". C'eft ainfi que je leur ferai mes derniers adieux, en les abandonnant aux feules loix de leur propre volonté, & aux foins d'une Provi- Q v  C 370 ) dence qui fera peut-être moins cruelle pour eux que pour leur maïtre. Je n'oublierai pas toutefois de leur laiffer leur manumiffion fignée & fcellée, pour mettre leur liberté a 1'abri de tout doute & de toute pourfuite. Mais que diront mes compatriotes, inflruits de mon départ? Ah! s'ils alloients'imaginer que je fuis allé jorndrenos ennemis, ces incendiaires de notre patrie , ces meurtriers de nos frontieres! Penfée abominable , vous n'cntrerez jamais fans doute dans Pefprit de mes freres! & pour les mettre dans le cas de rae rendre juftice , je vais écrire une lettre a **, a deffein de les informer de ma retraite dans les bois , & des raifons qui m'y ont déterminé. J'y fejai accompagné de 1'homme que j'ai envoyé au village de **; il a été coureur des bois pendant plufieurs années; il parle trés-bien la langue fauvage, & deviendra pour moi un homme très-utile. Confidérez moi donc , mon cher ami , comme ü j'étois déja membre du village de **; ne trembez pas pour votre ami : je connois fi bien les mceurs & les ufages de cette bonne efpece humaine, que je ne redoute rien de leur accucil. Je m'abandonne ftjeur difcrétion , & me repofe fur 1'efficacité de leur hofpitalité avec plus de confiance, que fur tous les contrats flgnés &  C 37* ) fcellés de 1'Europe. Permettez que je vous donne une efquiffe de ma conduite future. — Anffi-tót après mon arrivée, je me propofe de batir, fur le terrein qu'on m'affignera , une cabane conforme ft celle des autres, afin d'éviter les dangers de la fingularité & de la raillerie, (quoique les Sauvages en connoiffent peu 1'ufage ). Je ferai en forte que toute ma familie devienne la familie adoptive des habitants du village de **. Suivant leur ufage, nous recevrons tous desnomspar lefquels nous ferons toujours appellés. Les plus jeunes de mes enfants apprendront ft nager, & ft fe fervir de 1'arc &dela fleche, afin qu'ils ne foient pas méprifés des Sauvages de leur age. Quant ft nous, fi nous ne voulons pas paffer parmi eux pour efféminés , il faudra devenir chaffeurs : heureufement, je fuis un tireur affez expert pour ne pas m'attirer leurs railleries , & j'efpere même n'être pas le plus mal-adroit d'entr'eux. — Mais ce charme irréfiltible de 1'éducation fauvage... Ah! voila ce qui m'arrête & me rend irréfolu l Peut-être mes plus jeunes enfants oublierontilsque je fuis leur pere, pour n'être enfants que de la nature! —Je ne connois qu*un feul remede ft oppofer ft ce grand malheur; e'eft de les employer conftamment aux travaux ée nos champs : je fuis abfolument réfola Q vj  C 37a ) de faire dépendre leur fubfiftance journaliere, de leur application & de leur induftrie.dans ces mêmes travaux. Car je ne vois pas le danger de devenir fauvage dans la vie pénible & laborieufe de 1'homme cultivateur & laboureur. Mais le croiriez-vous, mon cher ami, c'eft la chaffe & la viande qu'elle fournit., c'eft la vie errante & folitaire du chaffeur, qui produifent ce fingulier effet & cette métamorphofe involontaire. Excufez la comparaifon; les animaux, nos cochons, par exemple, que nous tenons conftamment dans les bois, confervent toujours leur ancien degré de domefticité, tant que nous leur donnons du grain deux fois par femaine : mais fi , au contraire, les bulbes, les noix & les racines fauvages deviennent ia feule jouiffance de leur faim toujours acn've, bientót la voix qui les appelloit a leurs repas, ne fera plus pour eux qu'un objet de frayeur, & ils ne feront plus que fauvages & féroces. — Pour moi, je puis femer,labourer ou chafferfuivant le befoin; mais que fera ma femme, quand elle fera privée de laine & de lin ? Faut-il que fon induftrie ceffe , faute de ces précieux matériaux? II faut qu'elle apprenne, comme les autres femmes fauvages, Sqwas, è accommoder Ie nafaump &  ( 373 ) le ninchikè (i) , & toutes les autres préparations de maïs en ufage parmi ces peuples. II faut qu'elle s'accoutume a préparer fous les cendres la plupart de nos méts, a couper en tranches les viandes que je tuerai , a les deffécher & a les fumer. II faut qu'elle étudie avec foin , & qu'elle adopte les manieres & les coutumes de fes compagnes , dans leur habillement , leur conduite, leur économie intérieure & extérieure; mais cette complaifance néceffaire nous paroltra un bien léger facrifice , fi «ne fois nous avons affez de courage & de force pourquitter tout ce que nous avons, pour nous expatrier a -une fi grande diftance , & nous mettre i\ la merci d'un peuple fi différent de nous : d'ailleurs, 1'amour-propre (ce principe fi ingénieux jufques dans les bois) n'abandonnera peutêtre pas tout-a-fait ma femme & ma fille, quand il faudra quitter nos habillements ufés, pour nous conformerai'accoutrement fauvage. Car, Ie croiriez-vous, mon ami ? on trouve dans les forêts, fous le bouleau, des peintures & des miroirs. Ces habitants, fi fimples d'ailleurs , prennent autant de peines a omer leur vifage de couleurs, leurs (i) Méts fauvages faits avec du bied d'lnde.  C 374 ) bras de bracelets, que les femmes d'Enrope a placer leur rouge, leurs mouches & leurs rubans. Les hommes mêmes, fi fiers & fi hautains , s'occupent aulfi a treffer leurs cheveux , peindre leur corps de peintures cffrayantes , orner leur tête de plumes a la maniere de nos anciens Pites du temps de Jules Céfar. Mais quelle différence entreces deux races! Ces mêmes Pites, après vingt fiecles de meurtres, de conquêtes & de révolutions terribles, font devenus cette nation fi riche , fi favante & fi puiffante, qui, ne voulant point communiquer les influences de fa liberté infulaire aux autres membres de 1'Empire, nous fait aujourd'hui la guerre la plus injufte & la plus cruelle; tandis que j'obferve les anciens habitants de ce vafte continent, abfolument incapables d'être plus civilifés qu'ils ne le font, périffant dans l'oifiveté & la non-chalance, dès qu'ils ne font plus chaffeurs. Oui, ce font deux races, peut-être moins différentes dans leurs couleurs, que dans leur organifation & leurs premières difpofitions naturelles. Je ne defire cependant point voir ma femme & mes filles adopter, avec trop de fcrapules , toutes ces coutumes particulieres. Nous pourrons vivre en paix avec eux, farts Ui imitcr fi minutieufement; d'ailleurs,Fin-  ( 575 )' terruption de toute efpece de commerce aura fimplifié , s'il eft poffible, leur parure , & leur aura interdit bien des chofes d'ornement. Ma femme fait adminiftrer 1'inoculation ; car ce n'eft qu'en Europe que cette opération fi fage & fi fimple, fonclion purement maternelle, eft regardée comme une fcience. Outre qu'elle a inoculé tous nos enfants, elle a prodigué ces mêmes foins è plufieurs families , qui vivant ifolées au milieu de nos bois, ne pouvoient participer aux fecours de nos inoculateurs. Si nous pouvons perfuader a une feule familie de s'y foumettre, & que nous réufliffions, ce fera un des plus grands bonheurs que nous ayons droit d'attendre de notre fituation. Car fi on n'eft refpecté dans une fociété qu'a proportion qu'on eft utile, ce fuccès nous procurera un premier degré de confi; dération; & fi nous leur apprenons a ne plus craindre une maladie qui eft la pefte & peut-être Ie feul fléau de ces peuples, je me confie alors a la force de 1'exemple, & nous deviendrons bientót véritablement néceflaires : que fera, après tout, ce foible tribut que nous payerons a des hommes , qui auront bien voulu nous incorporer dans leur fociété , nous faire participer a 1'abri de leur village, nous communi-.  C 376 ) quer Pénergie de leur adoption & la dignité même de leurs noms ? Puiffe le Ciel feconder nos premiers eflais, & leur donner du fuccès! Ils compareront alors 1'utilité de nos fervices aux faftidieux Miffionnaires , qui , depuis tant d'années , leur prêchent un Evangile qu'ils ne comprennent point, & dont 1'effet n'a jamais été de rendre leur fanté plus robufte & leurs chaffes plus heureufes, ni même leurs mceurs moins fauvages, ni leur goüt pour la cul.ture plus décidé. Quant a notre culte & aux principes de notre Religion, ils ne fouffriront aucune altéraüon dans leur palfage des plaines au fein des bois. Je redoublerai même de zele & de piété. Sans déroger a Ia méthode que j'ai conftamment fuivie dans ma familie., depuis que je fuis pere, deux fois la femaine je ne manquerai point de leur lire le Décalogue, & de leur expliquer de mon mieux la belle & utile morale contenue dans ces préceptes laconiques; morale qui feule peut rendre les hommes humains, juftes & miféricordieux. Une douzaine d'acres de ces terres baffes (1), dont jouit le village, & dont la fertilité eft inouie, fournira abon- (1) Lowlands.  ( 377 ) damment a tous nos befoins; jenemanquerai point de donner le fuperflu de ma récolte, h ceux des Sauvages qui auront été les plus malheureux a la chaffe : cet exemple m'aidera peut-être a leur infpirer plus de goüt de la culture, & a leur faire comprendre les avantages combinés de la chaffe, de la pêche & des moifföns. Afin de les encourager encore davantage, je me propofe de batïr quelques moulins a bras quirm, tels que nos premiers colons, fur les frontieres, font obligés d'en avoir; car j'ai obfervé que ce qui dégoüte fur-tout les Sauvages de la culture du maïs, eft le plus fouvent le défaut de moulins. Comme je fuis charpentier, je conftruirai mes charmes, & me rendrai utile a ceux qui voudront m'imiter: qui fait même quelle pourra être la conféquence de mon induftrie , & la contagion de mon exemple? Les difficultés de la langue s'évanouiront avec Pufage & la patience. Dans les converfations fréqnentes que je me propofe d'awiir avec Ic&chcfs, je tacherai de les engagcr a régler leur commerce de facon que les cdureini de b«is n'ayent plus la liberté d'cntrcr dans le village pour y faire leur trcite, mais qu'elle fe faffedans un lieu marqué, fous Pinfpection des vieillards. Je fuis perfuadé que le refpecl que la jeuneffe obïervc invariabk-  C 373 ) ment a leur égard , rendra cette nouvelle coutume facrée & inviolable : voila ce que les Miiïionnaires n'ont jamais imaginé. J'efpere que le pouvoir de 1'amour fur le cceur de * *, dont vous avez connu le pere , & fon attachement pour ma rille, ne lui permettra pas de nous voir aller fans lui. Jeune & vigoureux comme il eft, il ne peut manquer de devenir un excellent chaffeur; & je ne défefpere pas qu'il n'égale en adreffe & en activité, les plus fameux du village. Ah! je fens tout le prix de cet engagement fortuné , & cette circonftance eft fans doute d'un heureux préfage; car, quoique je refpeéte cette fociété , fi fimple & inoffenfible , le préjugé le plus fort me feroit abhorrer toute alliance avec leur fang; ce préjugé eft fans doute conforme aux intentions de la nature, qui a diftingué les deux races par tant de caracteres indélébiles. Quand nous ferons malades , nous aurons recours aux connoilfances médicinales de ces gens, qui font fuffifamment inftruits des traitements qu'il convient d'adapter aux maladies dont ils font le plus communément attaqués; ainfi de planteurs que nous étions, nous nous métamorphoferons en une efpece d'hommes plus fimples encore, dépourvus de tout, excepté de 1'ef-  C S79 ) pérance, de la fubfiftance & de 1'habiliement des bois. Je fais que nous changeons une maifon décente & commode pour une cabane de bouleau, un lit de plume pour la natte; mais nous y dormirons du moins fans terreur, & a 1'abri de ces rêves pénibles & effrayants qui nous pourfuivent ici. La tranquillité , la paix phyfique & morale nous dédommageront ampleinent de ce que nous allons perdre. Ces bénédictions effentielles, que trop long-temps nous avons perdu de vue, peuvent - elles étre achetées trop cher? I-Jélas! j'irois avec joie jufqu'au - dela du Miffiffipi pour y retrouver ce calme, ce repos, qui faifoit autrefois mon bonheur; quelquefois mon cceur femble fatigué de palpiter, comme mes paupieres abattues & opprimées par les infomnies. Voila les parties principales de mon projet ; jugez de leur fuccès : dans le détail, chacune me paroïtfufceptible d'exécution; & pourquoi fe trouveroit-il plus de difficulté dans 1'enfemble ? Mais 1'éducation de nos enfants ! voila le terrible écueil qu'il eft difficile de franchir. Les abandonneraije aux influences de 1'éducation fauvage? Continuerai-je les principes & la méthode dont je me fuis fervi jufqu'ici ? D'un autre cóté, je crains que la portion de tra-  C 33° ) vail néceffaire pour notre fimple fubfiftance , fans aucun excédant lucratif, n'ait pas fur leur efprit le méme effet encourageant que Pont eu jufqu'ici nos travaux, fon dés fur une bafe plus étendue. L'cxubérance de nos moiflbns étoit convertie en efpeces réelles, qui en récompenfant nos fueurs, fixoient Pattention, rempliffoient les defirs de mes enfants, & nourriffoient dans leur efprit des idéés de richeffe & d'indépendance futures; mais pour fuppléer a ce manque de motifs, je tdcherai d'y fubftituer quelque aiguillon réel qui préviendra les conféquences fatales de cette apathie agricole. Je tiendrai, par ex:mple, un compte exad de tout ce que nous récolterons , & je donnerai a chacun un crédit annuel de fa part du travail, dont je leur promettrai le payement en propriété réelle au retour de la paix. J'ajouterai a ce crédit la dépenfe des habits dont ils feront obligés de fe priver, & quej'aurois continué de leur donner , fi nous euffions reftés ici. C'eft ainfi que, toujours uniquement pourvus d'une fimple fubfiftance dans une terre étrangere, ils jouiront par avance d'une richeffe idéale, par la perfpeétive féduifante de voir un jour la fomme de leurs travaux convertie en une propriété future, par les legs que j'établirai dans mon teftament. C'eft  ( 3Si ) par le charme de ces expédients que je les ferai jouir d'un bonheur factice , en portant avec plus de réfignation la couverture , la peau de caftor, le matchcoat, les mocaffins, &c... Leurs fuccès a la chafle ne feront jamais regardés que comme des exploits de pure récréation, & non comme des talents du premier ordre. ,, Vous „ chafferez , vous pêcberez , leur dirai„ je ; mais uniquement pour convaincre „ vos nouveaux compatriotes que vous ne leur êtes point inférieurs en fait d'a,, dreffe & de fagacité ". Loin du bruit de ces difputes & de ces fcenes grondantes, fi communes parmi nous; je veux qu'ils obfervent ce profond & modefte filence, cette paix , cette tranquilüté , cette apparence de concorde , cette fubordination filiale , beautés caraétériftiques, qui frappent toujours un Européen auffi-tót qu'il vient réfider quelque temps parmi ces peuples. En effet, rien n'eft fi beau a voir que cette harmonie de leurs villages, qui ne feroit peut-être jamais interrompue , fans Peffet des mauvaifes eauxde-vie que leur vendent quelquefois les coureurs de bois, en échange de leurs pelleteries. — Si mes enfants n'apprennent point les regies géométriques, 1'ufage du compas, les éléments de la langue latine,  ( 3«2 ) ils apprendront du moins la tempérance cs la fobriété, qui font devenues plus aufteres chez les Sauvages depuis que la guerre a fupprimé leur commerce; ils apprendront cette méfiance de foi-même , cette modeftie fi remarquable parmi les jeunes gens; ils apprendront que la culture de la terre eft un travail premier, cc la chaffe un fimple amufement : leurs tendres imaginations cefferont d'être agirées par des allarmes continuelles; ils cefferont de devenir 14ches par 1'habitude de vaincre 1'effet des dangers auxquels ils feront expofés. S'ils viennent 4 contracter uu air lourd & peu faconné, une apparence étrangere, qui les rendroit ridicules dans nos capitales, ils adopteront un goüt plus décidé pour ce genre de fimplicité qui lied fi bien aux cultivateurs Américains. Ils ignoreront, fans doute, ces arts & métiers qui embelliffent une fociété favante; mais je leur apprendrai 4 renverfer des arbres, 4 faconner le bois 4 leur gré, 4 conftruire leurs maifons & leurs charmes , avec beaucoup d'intelligence & peu d'outils. Si, dans la fuite des temps , ils font obligés d'avouer qu'ils n'appartiennent 4 aucuue Eglife particuliere, j'aurai du moins laconfolation de leur avoir tracé les grands traits du culte premier, qui eft le principe de tous les autres. S'ils n'apprenneut point  ( 333 ) k craindre Dieu, fuivant les regies particulieres de telle ou telle fecte, ils auront appris a le craindre & a le fervir, fuivant les anciennes loix de la nature. L'Etre Suprème ne réfide point exclufivement dans les Eglifes, il efl: également le grand Manitou adoré dans les bois, comme lerfDieu que nous adorons dans les plaines : dans 1'obfcurité des plus épaifles forêts, on peut y craindre fa colere, y implorer fa miféricorde, comme dans les temples les plus magnifiques. }e ne préfenterai a mes enfants d'autres images de la Divinité, que celles qu'ils pourront fe figurer eux-mêmes, par leurs foibles imaginations. Je leur dirai : ,,. C'eft le pere commun de tous les êtres, ,,,a la gloire duquel nous ne pouvons rien ajouter, dont le bonheur eft indépendant ,, du notre, & qui n'a voulu nous aflujet,, tir a d'autres regies qu'a celles qui ten„ dent a nous faire aimer notre prochain & a nous rendre meilleurs & plus heu,, reux ". Dans tout ce qui pourra nous arriver, nous nous y foumettrons avec réfignation, &nous dirons avec nos nouveaux compatriotes : Que ta volonté, Seigneur, foit faite fur la terre comme elle eft dans ton Royaume d'en (i) haut. —. (i) Tout ce raifonnement fur la Religion, qui  ( 384 ) La vie folitaire & ifölée de ma jeuneffe a du me préparer a celle qui m'attend au village de **. Je ne fuis pas le premier Européen qui en ait fait reffai , il eft vrai ; mais ils ne menoient pas avec eux, comme moi, une nombreufe familie; ils y alloient comme fp^culateurs, & moi comme un pere tendre qui fuit les malheurs de la guerre; ils y furent pour étudier les moeurs & les coutumes de ces peuples fauvages, & moi pour m'y conformer. D'autres s'y tranfporterent comme voyageurs , & moi je vais habiter parmi eux, pour y devenir leur compagnon de chaffe & de travail, déterminé a m'y former un fyftême de bonheur proportionné a mes befoins & a ma fituation. J'avois joui de ce bonheur dans ma maifon, jufqu'au commencement de cette guerre ; pourquoi ne pourrois-jé pas efpérer le même fort fous Phumble tolt de ma cabane? L'ancienne affeclion que vous m'avez toujours portée, m'affure que vous lirez ces détails avec 1'intérêt & la fympathie de 1'amitié. Comme membre de la même fociété, comme l'a réduit a la Religion naturelle, & auquel on fent tout ce qu'il y auroit a répondre, eft celui que doit faire un homme qui prend le parti défefpéré de quitter 1'etai civil pour 1'état fauvage.  C 385 ) comme compatriote , vous avez fouvent verfé des larmes fur le caruage horrible de nos concitoyens , fur la conftagration de nos villes, & fur toutes les ramifieations de nos malheurs. Par Pétat oü je fuis réduit, jugez de celui de milliers de families qui vivoient il y a fix ans dans Pindépendance, & dont le partage aujourd'hui eft ou des chaines ou la mort. Gémiffons enfemble k Ja vue de cette maffe énorme de mal phyfique & moral qui nous environne; prions PEtre Suprème d'y mettre une fin prochaine en éclairant l'Angleterre fur fes propres intéréts. O Efre Suprème ! fi ton ceil toutpuiflant daigne jetter un regard fur cette multitude innombrable d'étres difperfés dans les différentes planetes que tü as fi fagement placées autour de leurs foleils refpeétifs ; fi tu daignes t'intéreffer au malheureux fort des chétifs mortels; fi mafélicité future n'eft pas contraire aux caufes fecrettes de cette multitude d'effets, dont tu créas la chaine indeftruétible, ne rejette pas 1'ardente priere d'un homme forti de tes mains, auquel, dans ta bonté , tu as donné une femme & cinq enfants. Confidere-les avèc ta bénignite? paternelle; recois le facrilice de ce grand confiit de paffions, de regrets & de fouhaits que nous t'offrons aujourd'hui; guide nos pas chancelauts dans ia nouvelle carrière Tome 11, R  ( 33Ó ) que nous allons parcourir; bdnis Ia vie nouvelle que nous allons commencer : fi nos defièins font honnêtes, ils ne peuvent venir que de toij oui, q'eft toi qui nous les infpire, puifqu'il n'y entte ni fupercherie, ni fraude, ni trahifon; donne-moi cette énergie de conduite, actuellement devenue fi néceffaire, pour mener la familie que tu m'as donnée a travers les dangers de ce nouvel état dans lequel je vais m'engager; infpire a mon cceur des fentiments dignes d'être imités des autres : préferves la compagne chérie que tu m'as donnée; donne-lui toute la force & le courage dont fon ame timide a befoin pour foutenir 1'effroi de ce moment critique. Bénis les enfants qui font le fruit de notre union, j'implorepour eux ta divine aflifiance : parle a leurs tendres cceurs, infpire-leur 1'horreur du vice & 1'amour de la vertu; mais, fur-tout, rends h notre infortunée patrie la paix & la tranquillité, dons précieux dont tu 1'as privée dans les jours de ta colere; arrête & calme cet orageaffreux quil'a bouleverfée depuis fi longtemps. Permets, 6 Pere de la Nature! que Bos anciennes vertus & notre induftrie ne foient pas entiérement perdues, & qu'en récompenfe des pénibles & grands travaux que nous avons efluyés fur cette terre nouvelle, nous puiffions jouir des douceurs de  C 33? ) la liberté (ce premier préfent que tu fis £ 1'homme). Satisfaifant alors au premier & au plus doux de tes préceptes, nous remplirons ce continent immenfe de millions d'habitants , qui, fans ceffe heureux, te loueront fans ceffe, te remercieront de tes bienfaits, & tebéniront a jamais jufqu'a la diffolution de ce grand Univers. — Puifqu'il t'eft impoffible d'être le Dieu créateur de ce même Univers fans être bon, ne rejette pas la priere que mon cceur vient de m'infpirer, & que mes levres ont ofé prono»cer au pied de ton Tróne. Pardonnes a un foible mortel.... Mes larmes, mon cher ami, mes larmes en terminant ma priere, me forcent auffi de terminer malettre; mais je vois auffi couler les vótres.... Ah ! je n'ai plus qu'a me taire, puifque vous n'avez plus le courage de m'entendre, ni moi celui de parler. Adieu, St. John, R ij  C 3S3 ) L E T T R E D'un Voyageur Européen , fur la fituation de Charles-Town , fur fon Commerce & les Moeurs de fes Habitants, & de ceux des Campagnes; Penfées fur VEfclavage, " fur le mal phyfique; bar bar ie des Planteurs. Charles-Town eft dans Phémifphere du Nord, ce que Lima eft dans celui du Sud. Situées toutes les deux au milieu des plus'riches Pro vinces, dont elles recoivent les produétions, elles ont le titre de Capitales, &brillentdu même éclat. Les richeffes ont produit dans ces deux Villes a-peuprès le même effet. Le Pérou abonde en or. Ce métal précieux qui paffe a Lima comme un torrent, pourfe répandre de-la dans toute la terre, y eft devenu la fource du luxe & des plaifirs. Charles-Town doit a la culture des terres les richeffes qui rempliffent fes magafins. Au premier coup-d'ceil, elles paroifiènt de moindre valeur , & féduifent moins Pimagination; mais la raifon les préfere, paree qu'elles font le fruit de Pinduftrie. L'étalage de 1'opulence & du luxe y eft donc moüidre qu'a Lima% mais infini-  C 389 ) ment au-deffus rle tout ce que vous avsz vu dans nos villes Septentrionales. Sa fituation eft admirable; elle eft batie fur une péninfule formée par le confluent des deux rivieres iVAshley & de Cooper; elles recoivent dans leurs cours beaucoup d'autres petites rivieres, dont les canauxprocurent, aune grande diftance, 1'avantage d'une navigation intérieure. Les quais & les magafins font trés-commodes. Les riches produétions de la Caroline refluent d'elles-mêmes vers cette métropole , qui les diftribue a toute 1'Europe. Charles-Town eft appellée le centre de notre leau monde; fes habitants font d'une humeur fort enjouée; les planteurs les plus riches de cette Province y viennent en foule, quelquefois pour leur fanté, & toujours pour leur plaifir. On y voit, dans prefque toutes les faifons , beaucoup de valétudinaires & d'infirmes, qui viennent des Antilles pour fe rétablir. Combien n'aije pas vu de gens, épuifés par i'ardeur de leur climat , fatigués de leur maniere de vivre, & de 1'infalubrité de Pair: combien n'en ai-je pas vu accablés dés lMge de trente ans de toutes les infirmités de la vieilleffe? Rien n'eft ft commun dans ces contrées méridionalcs que d'y voir des hommes perdre la faculté de jouir des plaifirs les plus ordiR iij  ( 39° ) naires de la vic, & n'être encore qu'au midi de leur age. C'eft ainfi qu'ils perdent par 1'excès de leurs plaifirs prématurés le fruit de leurs travaux & de leur induftrie. Le cercle des amufements & Ia dépenf» de leurs tables vous étonneroient. C'eft cependant une fuite très-naturelle de la grande profpérité de cette Province. On re peut concevoir Ia rapidité avec laquelle les défrichements y ont été pouffés, fans avoir vu la variété, la quantité immenfe de leurs articles d'exportation, ainfi que de Pactivité de leur commerce. La péninfule fur laquelle Ja ville eft batie étant fort étroite , rend les maifons fort cheres; mais c'eft ft ce défaut même de leur fituation que les habitants doivent les vents de mer qui tempexent Ia chaleur fuffoquante, dont certains cantons de cette Province font accablés. Tous les excès , & particuliérement ceux de la table, font ici fort dangereux; malgré cela ils ne fongent qu'ft jouir, & fe dépêchent de vivre. Semblables aux mouches & aux papillons, les hommes des paysméridionaux, animés par la chaleur enivrante du foleil, ne fe laiffent guidcr que par Pinfouciance, & 1'amour de la difiipation; ils n'afpirent tous qu'ft moun'r de plaifir : voiIft le terme de leur ambition, & le but de leur vie.  C 391 ) Les femmes , au contraire, beaucoup plus fobres & plus réfervées, parviennent a une extreme vieilleffe, & finiffent rarement leur carrière fans avoir eu quatre ou cinq maris. Le voyageur Européen doit s'étonnerde 1'élégance de leurs maifons , de leurs meubles , de 1'abondance & de la délicateffe qui regnent fur leurs tables. A peine pourroit-il fe croire dans la métropole d'une Province fi récemment défricliée, s'il n'y reconnoiffoit Pheureufe influence de la liberté & du tolérantifme. On y peut divifer les habitants en trois claffes ; favoir les gens de Loi, les négociants & les planteurs. C'eft ici que les premiers fe font approprié les plus riches dépouilles. Je n'ai rien vu dans cethémifphere Septentrional, qui égale leurs richeffes, leut crédit & leur pouvoir; ils peuvent dire qu'ils ont atteint le nee plus ultra de la féftcite" humaine: nulle propriété n'eft affurée, nuls titres ne font bons, nuls teftaments valides , fi ces chofes ne font dictées, réglées & approuvées par ce corps. La maffe eutiere de propriétés eftdevenue tributaire de cette Société , qui bien plus avide que le Clergé en Europe, ne fe contente pas d'une foible dixme. J'en appelle a cette foule d'habitants, qui, pour défendre leurs droits ou leurs prctentions a quelques centaines R iv  C 392 ) d'acres de terre, ont perdu tout leur patrimoine dans le labyrinthe de la chicane: ils font plutót légiflateurs qu'interpretes de la Loi; ils joignent la dextérité du Serièe, au pouvoir & a 1'ambition des Primes: qui lait jufqu'ou cela pourra nous eonduire? La nature de nos Loix, notre efprit de liberté, qui tend quelquefois a nous rendre ïitigieux , ont déja jetté dans leurs mains iine grande partie de la propriété territoriale de cette Colonie; & dans moins d'un fiecle, les Gens de Loi pofféderont dans Ie Nord, ce que les Gens d''Eglife poffedent dans le Pérou & dans le Mexique. Mais, tandis que 1'on ne refpire a la ville que le bonheur & la joie , quel fpeclacle affreux ia mifere n'oifre-t-elle pas dans les campagne.-, ? Leurs oreilles , par le pouvoir de 1'habitude , font devenues fourdes , & leurs eoeurs calleux; ils ne voient, ils ne fentent, ils n'entendent rien des maux & des gémiffements de ces pauvres efclaves, qui, par leurs pénibles travaux, font naitre toutes leurs richeffes. Ici, les fatigues perpétuelles & les horreurs de 1'efclavage ne font jamais appréciées; a peine trouve-t-on, au contraire, un feul homme qui penfe avec un fentiment de compaffion aux fueurs & aux larmes dont ces malaeureux Afrjcains  C 393 ) arrofent journellement la terre qu'ils cultivent. De cette riante Capitale, on n'entend pas le bruit des fouets dont on preffe ces malheureufës. victimes a un travail exceffif. La race favorifée de la nature & de la fortune, boit, mange & vit heureufe; pendant que 1'autre reniue la terre , cultive Y indigo , & nettoye le riz, expofée a Pardeur d'un foleil, prefque auffi brülant que celui de leur pays, qu'ils ne reverront jamais. — Privés d'une nourriture convenable & du fecours, quelquefois nécelfaire, d'aucune liqueur fpiritueufe , de combien de réflexïons affligeantes ce grand contraire n'eft-il pas devenu pour moile fujet? Vous voyezd'un cóté une fociété d'hommes jouiffants, fans travail & fans fatigue, fans fe donner la peine de former un fouhait, de tout ce que la vie offre de plus agréable & de plus enchanteur, par le moyen de Yor tiré des montagnes du Pérou. Affis dans leurs comptoirs, d'un trait de plume, ils expédient des vaiffeaux pour Ja cóte d'Afrique. Par le moyen de ce même or, on porte la guerre, le meurtre & ladévaffation dans quelque village Africain, oü tout étoit auparavant paix & tranquillité ; chez un peuple doux & innocent, qui ne favoit pas même qu'il y eüt des hommes blancs, — La fillc eft arrachée des bras de fa mere , R y  C 394 ) 1'enfant, de ceux de fes miférables parents; la femme , de la couche d'un époux chéri ; des families entieres font enlevées & conduites, ft travers les tempêtes, ft cette riche métropole, oü ils font expofés comme les chevaux ft Ia foire , vendus & marqués d'un fer rouge. On les conduit enfuite furies plantations, oü ils font condamnés ft mourir de faim, ft languir pendant quelques années, & ft un travail exceffif. Pour qui faut-il qu'ils travaillent ainfi ? Pour des étrangers qui n'ont d'autre droit fur eux que celui que leur donne ce man. dit métal. Quel étonnant arrangement des chofes! grand Dieu! La feule différence de couleur eft-elle une barrière entre tes enfants, que fans doute tu chéris également? eft-elle un fignal de guerre ? dok-elk fuffire pour armer une moitié du genre humain contre 1'autre? ta tendreffe ne te parlera-t-elle pas en faveur de ces enfants opprhnés?& ta juftice... quand vieudra-t-elle écrafer les oppreffeurs ? Les malheureux font forcés de facrifier leur fanté, leur force, leurvolonté, toutes leurs facultés enfin, ft des maitres qui ne les regardent pas avec la moitié de ce fentiment affectueux, qu'ils ont pour leurs chiens ou leurs chevaux. Ceux qui cultivent Ia terre, qui portent des fardeaux.  ( 395 ) énormes, qui convertiffent les troncs d'arbres en planches, peuvent ils infpirer des fentiments d'affeétion, de bonré, oumöme de compaffion ? Non. — Cette foible récompenfe, fi fimple & fi naturelle, feroit un effet de 1'humanité , & il ne faut pas que des. planteurs en ayenr. Si on leur permet de devenir peres , cette fatale indulgence ne fert qu'a augmenter leur mifere. Les triftes compagnes de leurs plaifirs fugitifs font encore les compagnes de leurs plus durs travaux, & ils ont la douleur de les voir, dans un état doublement malheureux, joindre au fardeau de la nature, ( ce fatal préfent ) celui d'une tdche non diminuée. A peine ces enfants font-ils nés, que les pauvres meres font forcées de les attacher fur leurs dos, pour ne point interrompre leur travail, & de fuivre leurs maris aux champs. Le claquement desfouets, larude voix des piqueurs, & les cris de douleur, font les premiers accents qui frappent l'oreille de ces petits infortunés. Ne feroit-ce point par un refte d'humanité que les planteurs leur cachent, leur dérobent avec foin dès leur naiffance, la moindre fenfation, la moindre idéé du bonheur, pour enfuite les accoi.cumera nager fans effort dans 1'abyme de mifere qui leur eft préparé ? Pauvres negres, remerciez vos tyransj R vj  C 396 ) oui, c'eft un bienfait que vous recevez d'eux. Hélas! s'ils vous permettoient de vous livrei- aux fentiments ineffables que la nature infpire a tous les pc-res, d'élever vos enfants avec tendreffe, de les prendre fur vos genoux, & de recevoir leurs innocentes careflés, 1'horrible idéé d'avoir fait naitre de nouvelles viétiiries deftinées a hénter de vos chaines & de votre mifere, ne viendroit-elle pas convertir de fi douxplaifirs^en fiel, en amertume? Etres, nés pqUJr foulFrir, eft-il étonnant que Ie repos du tombeau vous paroifié quelquefois préférable a la vie? ■ PJanteurs, c'eit ainfi que vous devenez riches; vérkables antropophag.es, vous fattes mourir les hommes dans un long & rigoureux fupplice, & vous vous nouniffez de leur fublhnce; vous étoufFez en vous la voix de la nature, & vous avez même 1'audace d'impofer filence aux Miniftres de la Religion. Un de eeux-ci, le Miniftr.e de Georgetown, affecté des mêmes fenfations qui m'agitent, recommandoit * fonauditoire plus de modérntion envers les negres ; le^fervoit pathétiquement des paflages de 1'Evangjle, qui prefcriveut 1'hunianité : il mettoütouten ufhge pour at^djii ietce'U' de fesparoiffiens. „ % le Recte.jr, lui dit , un pianteur eu l'imerronieaut. , nous  C 397 ) vous donnons 360 gninées par an pour „ nous lire les prieres de la Lithurgie, „ fuivant 1'ordre de 1'Eglife, & nous ne „ voulons pas que vous vous mêliez de nous apprendre comment nous devons „ traiter nos negres D'oü nous vient done le droit que nous nous arrogeons fur eux, ou plutót fur quoi efl: fondée cette coutume barbare ? La force, la fraude, & la trabifon font-elles des droits? Je fais que 1'efclavage a été connu dans tous les ages & chez toutes les nations; c'eft-a-dire, je fais que la loi du plus fort a de tout temps été dominante. Les Laeidémoniem conquirent les llotes pour en faire leurs efclaves; les Romains, ce grand peuple oü nous allons encore chercher nos maitres dans toutes les fciences civiles &■ miütaires , vivoient au mi-lieu de 1'efclavage le plus affreux; ils eonquéroient pour envahir & pour affervir. Jettez vos yeux fur cet Empire Romain, & confidérez attentivement le trifle tableau que préfentoit alors 1'Univers; quel fpe&acfc -effrayant f A peine une Province étoit-elle foumife, que les villes, les difiricts, les villages étoient en partie dépeuplés, leurs habitants conduks a Rome, le grand marché de 1'Univers, oü ces infortunés étoient ' veudus comme efclaves. — Les terres n'é-  ( 393 ) toient cultivées que par les mains de ces malheureux, auparavant auffi riches, auffi libres que leurs nouveaux maltres : quel cruel droit! quel pouvoir atroce ! Tels étoient les Romains, dont le nom nous imprime encore la vénération & le refpecl; & fi nous jettons un regard fur le refte de la terre, que nous préfente -1 - elle ? un monde alternativement détruit & reproduit dans le laps d'une longue fuite de fiecles. L'examen du globe, des montagnes, des ifles & des mines, tout ce que nous voyons 1'attefte : les principes d'aétion qui nous animent , pareils aux différentes matieres qui compoferit la planete que nous habitons, femblent auffi n'exifter que pour fe détruire alternativement par les efforts d'un combat perpétuel. — La nature a donc placé dans le cceur de 1'homme des paffions qui renverfent néceffairement fon bonheur. Elle nous a fait naitre au milieu des calamités de toute efpece; elle nous a afliijettis a la férocité qui regne dans les bois, u la tyrannie qui défole les plaines, a la fuperftition , a 1'efclavage qui fe trouve par-tout, a la guerre enfin, le plus grand de tous les fléaux. Comme dans le monde phyfique, le plus foiblecede au plus fort, de même dans Ie monde moral, Pinjuftice, la fubtilité, 1'aftuce, triomphent toujours  ( 399 ) de I'honnêteté defarmée , de la foibleffe & de 1'innocence. — Juftice , modération , n'exifterez-vous jamais que dans la retraite d'une vie privée & obfcure? Ambition , tyrannie, fraude cachée fous des noms trompeurs , guiderez-vous toujours ceux auxquelsla deftinéea foumis 1'Univers?Quelle fuite d'horribles tragédies, quel enchaiuement de malheurs n'obferve-t-on pas en lifant 1'Hiftoire? Après les flots de fang qui ont été répandns, après ces longues dévaftatïons qui ont dépeuplé la terre, on eft étonné que la race entiere n'ait pas péri. Les guerres les plus injuftes ne font-elles pas toujours fu'vies de la victoire, quand elles font foutenues de la plus grande force ? Des impofteurs n'ont-ils pas régné dans tous les dges fur Ia crédulité humaine, & impofé Ie poids de leurs rêveries, fouvent fanguinaires, jufques fur les générations futures? Les fources de nos malheurs fontelles donc nées avec 1'ame humaine ? La vertu, fans ceffe opprimée, les injuftes enlevant toujours le partage qui devoit être réfervéaux bons : voila pour moi la fource des réflexions les plus ameres.—-Je trouve les contradiclions les plus affligrantes dans les méditations, même les plus douces : d'un cóté, j'admire la grande variété des plantes, des arbres & des fruits, conver  C 400 ) nablês k tous les climats; j'y vois la bénédiction d'un principe bienfaifant. -* Partout oü je rencontre la frérilité du fol, la rareté de provifions, 1'apreté du climat, j'obferve auffi dans le cceur de 1'homme des fentiments qui femblent balancer toutes ces rigueurs, & les habitants de ces rdgions ont un attachement plus fort pour leurs retraites fauvages , pour leurs ;1pres contre'es , pour leurs rochers cfcarpés , que n'en ont pour lenrs pays ceux qui en habitent de plus heureux; & par-tout j'y vois le mal mille fois plus commun que le bien. Examinez 1'Apre climat du Nord, oü des hordes affamées ont a lutter fans ceffe contre tous les befoins; leur fort n'eft-il pas plus trifte que celui des ours auxquels ils ne font fupérieurs que par le don de la parole? Examinez ces déferts immenfes, qui occupent une fi grande partie du globe : la, rien n'exifte , finon les matieres brutes & premières; la ftériüté de ces régions eft auffi anciennes que 1'Univers; elle eft coégale aux neiges & aux glacés qui les couvrent : la, le génie bienfaifant de la nature s'eftarrêté; ld , le froid tout-puiffauta prefen: des bornes éternelles au pouvoir créateur : la, 1'inftinct même (ce guide prefque toujours infaillible) eft comme inutile aux hommes : le foible rayon de leur in-  C 4°i ) telligence n'eft qu'une lueur pale & lugu» bre, qui femble éclairer a regret une cérémonie funebre. En oppofition a ces rigueurs du Nord5 voyez celles du Scleil dans toute fon ardeur; jettez vos regards fur ces contrées» embrafées par fa chaleur , épuifées par la féchereffe; fous ce ciel brülant, la colere de la nature fe manifefle de mille manieres r des exhalaifons peftilentielles & fulphureufes rempliffent 1'athmofphcre; ce font encore des déferts affreux; ce font des montagnes dont le centre renferme Ia caufe de tant de révolutrons funeftes, qui verfent annuellement, par plufieurs bouches, des torrents de flammes, de fumée & de matieres mi fes en fufion, jufqu'a ce que les gouffres qui les vomiifent deviennent d'immenfes tombeaux pour les générations a venir. Sur Ie fol empoifonné de 1'Equateur , combien de rivieres coulent lentement léurs eaux bourbeufes? de leur limoa irtfeét s'échappent des vapeurs mortelles, & l'air n'y eft falubre que pour des monftres, ennemis de notre race : c'eft-la le féjour de la foif & de la familie; la les hommes , (bus 1'empire de la défolation, font obligés de faire fans ceffe la guerre aux Jions & auxiigres, pour leur difputer Peau défaltérante d'une fontaine. Les feux élec-  C 402 ) triques , furabondants au fein des eaux, ou dans les airs, fufpendus dans les nuages, femblent menaeer a chaque inftant cette partie du globe d'une diffolmïon générale. Hélas! 1'ceil le plus aticntif ne trouve fur la furface de cette planete , que peu de régions favorifées, oü Phomme puifle vivre dans 1'abondance & le repos; & c'elt précifément dans ces climats, que le poifon de 1'efclavage, la fureur du defpotifme, la rage de la fuperftition, font réunis contre lui : vous n'y verrez que des maitres qui jouiffent & qui commandent , & des millions d'elclaves ou d'indigents qui travailleut, gémiffent & fouffrent. La nature humaine paroit y être encore plus opprimée & plus dégénérée qu'ailleurs. — Les fertiles plaines de YAjie, les riches terres de 1''Egypte, les bords du Tygre & de VEuphrate, 1'étendue immenfe des Indes Orientales, toutes ces contrées qui devroient être le féjour de 1'abondance & de la paix , portent les plus malheureux de tous les hommes : par-tout la liberté ( ce premier bien ) n'appartient qu'aux tyraus; tout Ie refte, efclaves abrutis , adore , comme des divinités , les êtres les plus féroces & les plus criminels, les Sultans, qui font perpétuellement entralnés par tous les caprices , & fans ceffe égards par le délire du  ( 493 ) pouvoir illimité. L'excès de la tyrannie y détruit les plus beaux dons de la nature, y étouffe les plus faintes infpirations , & 1 extréme fertilité du fol indique prefque toujours 1'efclavage & la mifere. Dans toutes les parties du Globe, une claffe de 1'efpece humaine eft fans ceffe oceupée a verfer le fang des autres; 1'exiftence poliïique des nations confifte a faire la guerre a leurs voifins, qui font toujours leurs ennemis. Si quelque part on apper£oit une lueur de félicité politique , on frémit en voyant les torrents de fang qu'elle a coüté. De cette revue imparfaite de nos malheurs généraux paflbns a 1'état de 1'homme dans la fociété civilifée; qu'y verronsnous? une augmentation de befoins, une multitude de facrifices, un mal fyftématique, malheureufement fondé fur la néceffité. Hélas! que nous payons chérement la portion de tranquillité dont nous jouiffons ! quelle foule d'entraves, quel mélange, quel étonnant affemblage des principes hétérogenes ! tous contenus par la force, ne jouiffant jamais que d'un calme apparent, dans lequel fermentent toutes lespaflions, & d'oü découlent des calamités in» nombrables : on les fouffre, il eft vrai, mais par foibleffe, par habitude, & paree  C 404 ) que Fon a défappris a fentir & leur nombre & leur poids. Dans quelle contrée, dans quel état la nature a-t-el!e donc voulu que nous fuffions heureux ? Les habitants des bois fe mangent fouvent faute de nourriture; ceux des plaines s'affament & fe détruifent faute de place. Voir la terre peuplée, eft cependant le fouhait général : la gloire des Royaumes confifte, dit-on, dans le nombre de leurs habitants. Ce feroit mon defir auffi, s'ils naiffoient pour être plus heureux ; mais , grand Dieu ! a quoi bon la multiplication de créatures condamnées a nager au milieu de tant d'erreurs, k commettre tant de crimes, a fouffrir tant de malheurs & de be-< foins ? La fcene fuivante, dont j'ai été le témoin, m'a tellement frappé, qu'elle pourra fervir d'excufe aux réflexions, trop mélancoliques peut-être, que je viens de faire; elles n'ont été dictees ni par la préfomption , ni par un mécontentement perfonnel, ni par un fol ofgiieil; ce font les mouvements involontaires d'un cceur vraiment affligé. Dans le dernier voyage que je fis h la Caroline du Sud, je fus un jour invité a diner chez un planteurqui demeuroit afept  C 405 ) milles de la ville de * * * : pour éviter la chaleur du foleil, je pris le parti d'aller a pied, en fuivant un petit fentier, que 1'on m'avoit indiqué a travers un bois fort agréa* ble : je voyageois tranquillement, tantót rêvant , tantót examinant avec attention quelques plances odoriférantes que je cueillois. — Tout-a-eoup je ferttis l'air agité, quoique Fathmofphere füt tiès-calme. — Je jettai les yeux fur les champs voifins, dont je n'étois qu'a une très-petite diftance, pour voir fi cette agitation n'étoit point caufée par 1'approche de quelque orage. Dans ce moment, un fon, reffemblant a une voi'x rauque & profonde, me fitenten. dre, a ce que je m'imaginai, quelques monofyllabes confus. Surpris & même ailarmé, je regardai précipitamment de tous cótés: a quatre perches de diftance , j'appercus quelque chofe de femblable a une cage, qui fembloit être fufpendue a une branche d'arbre ; elle étoit couverte d'oifeaux de proie (1); beaucoup d'autres voltigeants de tous cótés, fembloient a leur mouvement & a leurs cris, chercher auffi a s'approcher de cette cage. Plutót par inflinö que par un deffein prémédité, je tirai mon fufil; ils s'envolerent tous a une petite diftance, (i) ïurkey Buzzards.  C 406 ) en faifant le bruit le plus défagréable. — Je tremble encore, quand j'y penfe; je ne vous le répete qu'en friffonnant de tout mon corps. Cette cage contenoit un Negre vivant, condamné è y périr : les oiïeaux lui avoient déja arraché les yeux; les os de fes joues étoient dépouillés , fes bras a moitié dévorés , fon corps enfin couvert de mille plaies; fous la cage, la terre étoit teinte du fang , qui lentement découloit de toutes fes bleflures. — A peine les oifeaux furent-ils partis , qu'un effaim d'infectes dévorants couvrirent tous les membres de ce malheureux , pour fe repaitre de fa chair & de fon fang. Je me rappelle encore, en vous écrivant ces détails, les cris tantót aigus , tantót plaintifs , que pouffoit ce pauvre Negre : j'en fuis encore bouleverfé, quoiqu'il y ait dix-buit mois. *— Je me trouvai tout-a-coup immobile, par 1'effet de la terreur & de 1'épouvante, qui avoient glacé tous mes fens : mes nerfs tomberent en convulfion; un tremblement univerfel me faifit en contemplant le fort de ce Negre dans toute 1'atrocité de fes fouffrances. Ce fpecïre, quoiqu'a moitié rongé & privé de la vue, pouvoit cependant encore entendre, & dans fon langage, me pria de lui donner de 1'eau, pour calmer la foif dévorante dont il étoit con-  C 407 ) fumé. L'humanité même auroit reculé d'hor- reur a ce fpecïacle ; elle auroit douté au moins s'il valoit mieux le fecourir dans cette épouvantable détreffe , ou terminer .cette fcene d'agonie & de tourments par un coup mortel & charitable. — Ah! fi j'avois eu une balie dans mon fufil , certainement je 1'aurois ttré par pitié ; mais me trouvant hors d'état de lui rendre ce grand fêrvrce , je cherchai, en me foutenant h peine , a fatisfaire fon defir. — Une gourde , déja fixée ü une gaule, & dont quelques Negres s'étoient fans doute fervis pour cet ufage, fe préfenta a mes yeux; je la remplis d'eau , & avec des mains tremblantes , je 1'approchai des levres livides de ce pauvre Africain, qui, preffé par le pouvoir irréfiftible de la foif, cherchoit a la rencontrer, & fembloit de•viner oü elle pouvoit être, par le bruit que faifoit la gourde en paffant a travers les barreaux de la cage. Merck, homme blanc, mercie ; mettez la poifon, donnezinoi. Depuis quand êtes-vous fufpendu dans cette cage, ofai-je lui demander en palpitant? Deux jours, & my non meure, my non meure ; les oifeaux, les oifeaux aah mi; aah mi. Prêt a fuccomber fous l'effort de l'agitation que ce fpeciacle affreux m'avoit caufé,  C 408 ) je réfolus enfin de fuir. Lorfque j'e fus arrivé a la maifon oü je comptois diner, j'étois dans un état facile h concevoir; j'en pus a peine expliquer 1'horrible caufe. On me dit tranquillement que ce Negre avoit tué FIntendant de la plantation fur laquelle il travailloit, & que ce que j'avois vu étoit la punition d'ufage. Je m'informai des motifs qui Favoient porté a commettre ce meurtre; c'étoit, me dit-on, la jaloufie : il faut connoïtre, comme moi, les Africains pour favoir 1'effet qu'un motif fi puiffant doit avoir fur leurs efprits. — L'amour eft chez euxle premier fentiment de Fame; c'eft la paffion qui abforbe toutes les autres : une amante chérie lui avcit été enlevée par cet Intendant, — On m'ajouta que ces chitiments étoient nöceffaires pour la confervation de la Colonie; ils défeudirent la doctrine de 1'efclavage par les mêmes arguments dont on fe fert dans tous les pays oü la terre eft cultivée par des mains ferviles : je ne 'pus rien répondre, & il m'eft impoffible d'écrire plus long-temps. Je fuis, &cs De Chatles-Tovn ,1e .... CONVERSA TtOfï'  C 409 ) CONVERSATION Entre Métacomet (1), fih\de Majfafoit (2), frere de IVamfuta , & le vieux Siccacus, Sachem desPequods (3), extraite desjPournaux manufcrits deB.Wentworth,Ecuyeri Gouverneur du Nouveau-Hampshire. 1634. Philippe. M on efprit eft grandement troublé , Sic cacus, & il y a long-temps. — N'obferves- (1) Métacometnommé Philippe , par les gens de la Nouvelle-Angleterre, étoit fils de Maffafoit, Sachem de Pokanoket, oü les Anglois aborderent en l6i6, & frere de Wamfuta , appellé Alexandre: tous deux avoient été baptifés, & en partie élevés par les blancs ; ils les quitterent auffi - tót qu'ils parvinrent a 1'age de maturité , & formerent le projet de délivrer leur patrie du joug des blancs. C'eft 1'efquiffe de ce projet qui eft racontée dans la Converfation ci-jointe , que j'ai extraite des Journaux du Gouverneur Wentv/orth, & que j'ai traduite littéralemenr. (a) Maffafoit étoit le chef de la nation des Wam* ponoags, & fut le premier des Sauvages qui concéda des terres aux Anglois en 1626; il vivoit a Pokanoket, aujourd'hui une ville appellée NouvcllePlimouth, a POueft dans la grande baye de Maffachuffet. (3) Pêquods , nation confidérable qui habitoit le Tome II. S  C 410 ) tu pas comme les blancs fe multiplient fur hos rivages , remplilfent le fond de nos baies, & le bord de nos grandes rivieres ? La terre d'oü ils viennent eft donc une mauvaife terre, fans foleil, peut-être, fans lune, fans gibier & fans poiffon? car obferve la patience avec laquelle ils cherchent dans le fable nos fucc'v.vags (1 ), que les enfants même méprifent : ils vivent journellement de quahags (2) & de tewtags (3), comme s'ils n'avoient rien autre chofe a manger. Le pays d'oü ils viennent n'eft donc pas riche & abondant comme le nötre, ou bien le grand génie les en a chaffés ? Sans cela pourquoi auroient-ils quitté la wigwham (4) de leurs peres, & aban- «liftricT: aujourd'hui connu fous le nom de VIJle ie Rhodes & Providence. Ils furent détruits en 1637. (1) Succiwags, laplus mauvaife des trois efpeces de Clams ; poiffon qui reffemble aux huitres, & qu'on trouve fous le fable de nos rivages. (2) Qiiahags , clams dont 1'écaille eft très-dure, ■ppellée en Anglois Hard Shell Clams. (3) Tewtags , efpece de poiffon noir, d'un goüt exquis, & qu'on trouve dans la plus grande abondance fur toutes les cótes de la Nouvelle - Angleterre. (4) Wigwhams , cabanes des Sauvages très-ingénicufement faites avec de 1'écorce de bouleau; elles font élevces de fept pieds, arrondies vers le tok, dans le milieu duquel il y a un trou pour y  ( 4" ) donné les os de leurs ancêtres? — Quels gens que ces hommes du point du joural')? ils ent quitté leur foleil fans favoir s'ils ea •retrouveroient un ici. — Méfions-nous-en y Siccacus, s'il n'eft pas trop tard. —Comme ils en agiffent avec nous ! Si nous leur accordons un petit terrein, bientót ils en de■mandent davantage, & davantage encore j & bientót ils exigent, & celane finit point j ■— enfuite ils Mtiffent une wigwham ici, une autre wigwham la : •— après cela ils plantent un petit champ de maïs au Nord , un autre petit champ de (2) au Sud: telle a été leur marche depuis que mort pere Maffafoit les recut a Pokanoket (3) & Mafconomèo (4), a Numkeag (5). Ah, comme ils étoient humbles alors! — Un petit abri contre les vagues de la mer, un Jaiffer paffer la fumée; leur longueur dépend da nombre de la familie qui Foccupe. (1) C'eft le nom qu'ils donnent aux Européens qui en effet viennent de 1'Orient. (2) Squash, efpece de potiron, d'un goüt exquis; 81 qu'ils cuifent fous les cendres. (3) Pokanoket, c'étoit un grand village des Vam> ponoags, aujourd'hui Nouvclle-Plimouth. (4) Mafconomèo, Sdchem du C"p Anne; il recut les Anglois avec bonté. (5) Numkeag, aujourd'hui Salem, a dix-huit mille* jde Bojlon% $ ij  ( nï* ) peu de bois pour allumer leurs feux, quelques poiffons fecs, voila tout ce qu'ils demandoient. Quelle race d'hommes font-ils donc, Siccacus? viennent-ils de la mer ou de la terre ? ils femblent pleuvoir dans notre pays; ou, comme les grands ours blancs, viennent-ils de la hauteur des terres (i)? Non , car c'eft la mer qui les emporte dans leurs grands canots : d'oü leur font venus ces grands canots, qui ne peuvent pas fervir ici , puifqu'ils ne fauroient remonter nos rivieres, ni les mettre fur leurs épaules aux portages ? — Que ferons-nous aujourd'hui, je te le demande, bon vieillard ? — Je m'adreffe ft la fageffe de ton age; —. ta vois, tu fens, comme moi, qu'iïs font devenus nuifibles & dangereux : d'abord ils font trop nombreux ; —- ils abattent nos arbres, ils diminuent nos bois; ils brülent nos buiffons; ils effarouchent nos cerfs; nos ours en ont peur, ainfi que tout notre gibier. — Vois une cabane de ces gens-lft plantée quelque part, tout les fuit, tout s'en va. — Pourquoi cela, Siccacus? Ce que je te dis eft vrai, n'eft que trop vrai; (i) Hauteur des térres ; c'eft I'endroit le plu» élevé du Continent, d'oü les eaux découlent d'ua cóté dans 1'Océan Atlantique, a travers ces colonies; de 1'autre dans des mers jufqu'ici inconnues.  ( 413 ) j'ai raifon de les bien connoitre ; j'ai vécu bien des lunes avec eux, tu le fais : — c'eft pendant cette époque de ma jeuneffe, que je les ai vu, s'adreffant toujours a leur Dieu, auquel ils parient beaucoup; mais je n'ai jamais fu que leur Dieu leur parl.lt: c'eft un mauvais Dieu, puifqu'il leur permet de faire de mauvaifes cbofes (i). — Ils font la juftice entr'eux affez bien ; mais ils ne nous la font jamais, quoique nous les ayons traités, en freres tout d'abord , & qu'ils fumerent dans notre calumet : cependant ils nous regardent mal, trés-mal même, & fouvent ils difent dans leurs cceurs: „ Chaffons, tuons ces gens des bois; ils ,, n'ont pas de barbe comme nous, ils ,, ne font pas blancs comme nous, & ne font pas de la familie de notre Dieu (2) ". — Siccacus, forcons-Ies de nous craindre ; fans cela point de paix, point de juftice, & ils prendront toutes nos terres : ce temps n'eft pas loin; — car leurs femmes font tant d'enfants, & tant viennent du Point (1) II faut fe fouvenir ici de la réponfe d'Alvarès a Zamore , qui lui fait a-peu-près la même obje£lion. Ils ont le même Dieu, mon fils , mais ils 1'outragent. (1) Trop d'Européens, en effet, ont fait ce raifonnement cruel , fi contraire a 1'efprit de 1'Evangile, & fe font conduits en conféquence. S iij  C 414- > du jour (1). Peut-être ce point du jour feroic-il la fource des hommes ? — Ne pourrions-nous pas, Siccacus, inventer quelques moyens pour les empêcher de nous détruire ? Je fuis venu fur ta natte pour conférer feïieufement de cette matiere avec roi, qui as tant yude neiges.—II faut que tu envoies. des paroles aux Narraganf'etsO), aux Pequods tes amis, aux Natticks de Majfachu]fet{f), aux Wamponoags (4), aux gens de Mashpée (5) ; qu'en dis-tu , Siccacus? Siccacus. • Comment prévenir, comment arrêter un mal devenu li grand? — Peux-tu empêcher la neige de tomber, quand le vent de (1) Point du jour; c'eft 1'expreffion des Sauvages pour défigner 1'Europe & les Européens , qu'ils appellent Saganash, (2) Narraganfets , grande nation: qui habitoit a 1'Eft de llfle de Rhodes. (3) Natt'chs, de Maflachiiffet, nation qui habitoit Ie fond de Ia baye du même nam. Ils furent détruits en 167J. (4) Wamponoags , nation qui habitoit a 1'Eft de la grande baye de Maffachujfet. (;) Maskpée, la grande péninfule de Namfet, aujourd'hui Cap Cod, étoit divifée en deux régions; celle en-dedans de Ia baye , étoit appellée la région de Maskpée, & les Sauvages, les Sauvages de Mashpée,  (415 ) Nord-Ëft nous 1'apporte ? — C'eft ton pere Mafafoit qui a commencé lui-même ce grand'mal dont nous nous plaignons tous. — Les blancs font devenus trop nombreux; — leurs armes de feu nous atteignent de loin : que ferons-nous avec nos arcs & nos fleches ? pas plus que des enfants qui s'en fervent contre des ours 5 nous attrapons quelquefois de leurs armes creufes; mais nous n'en avons pas affez, & les blancs ne veulent pas nous en donner : — outre cela, n'ont-ils pas leurs forts faits avec des arbres? — Quand ils y feront enfermés, que pourrons-nous contr'eux? c'eft comme des écureuils au baut des arbres. — Les blancs font trop forts pour nous; c'eft Siccacus qui te le dit , Métacomet. — Ils peuveut vivre fans nous , & nous autres pouvonsnous vivre fans les chofes qu'ils nous donneut? _n vaut mieux devenir leurs amis, & vivre en paix fous le même foleil. — Ils nous donnent des koues de ferquivalent mieux que nos koues iTécailles de clams (1), (1) Houes d'écaille de Clams. Avant 1'arnvsé des Européens, les Sauvages fe fervoient des grandes écailles de ce poiffon, Sc les fixoient artifiement au bout d'un baton, pour culuvcr leur maïs & leur tabac : c'eft d'eux d'oü nous tenons la première idee de cet inftrument fi utile dans 1** griculture. g .v  C 416 ) des couvertures & des couteaux, & nous y fommes grandement accoutumés , & notre jeunefTe ne peut plus s'en paffer. Philippe. Qu'eft-ce que tu dis, Siccacus ? — Toi, homme d'age & de fageife ! tes idéés ne lont que comme des plumes fur mon efprit : —. nous vivrons comme avant que les blancs arrivafTent. - N'avions-nous pas du gibier & du poiffon en abondance ? nos femmes n'avoient-elles pas dulait? - Leurs armes, je Pavoue , font meilleures que les nótres , paree qu'elles vont plus lom; maïs ne fommes-nous pas affez nombreux pour nous en moquer ? arrivons fur eux avec nos lances & nos toméhawk (1) s quant a leurs forts, je voudrois les y voir tous enfermés; nous les affamerions bientót : nous couperions les jarrets de leurs chevaux, nous brülerions leurs maifons, nous détruirions leurs plantations de maïs: nous verrions un beau jour, Siccacus! _ Ce n eft pas leurs forts que je redoute ; qu ils s y enferment quand ils Ie voudront (i) Tomchawhs , inflrument reffemblant a une pet.te hache, avec laquelle ils caffent la tête de leurs ennemis, avec laquelle ils fument, & fur le manche de laquelle ils tiennent un regiftre de leurs  ( 417 ) cV tu verras, bon vieillard, ce que fera la jeuneffe. — Si nous achetons d'eux des couvertures, faut-il les acheter au prix de notre liberté & de notre indépendance? — faut-il que tes gens les Péquods les Narraganfets, faut - il que tous périlfent pour faire place a ces blancs ? — Et que fontils? les enfants d'un mauvais efprit, comme tu le vois par leurs liqueurs de feu (i) & par leur poudre combuftible. — Des gens comme nous, des enfants de notre Dieu ne s'en feroient jamais fervi pour la première fois; & fi nous nous en fervons aujourd'hui , c'eft la faute des gens du Point du jour. Siccac us. Je les connois comme toi, Philippe; c'eft paree que je les connois, que je les redoute. Je fens tout le poids de leurs forces. —- Ne vois-tu pas comme ils fe préparent, comme ils nous guettent? —Ils peuvent recevoir un renfort de Shamut (2) , de Suckiang (3), de Patuxet (4), & de (1) Liqueurs de feu, 1'eau-de-vie. (2) Shamut, aujourd'hui Bofton, capitale de la Province de Majfachuffct-Bayc. (3) Suckiang, aujourd'hui Hartford, capitale d» la Province de ConneBicut. (4) Patuxet, petite ville connue aujourd'hui fous le même nom, S v  C 413 ) tous cótés quand ils le voudront. Ils nous pourfuivront,& alors que deviendront nos femmes & nos enfants? Pour moi, qui ai tant vu de lunes, je fuis las :. — rendons leur voifinage utile k nos gens. De quelle quantité de terre ont-ils befoin en comparaifon de nous? toute une familie vit fur un petit morceau de cette terre; voila pourquoi il faut tant de blancs parmi nous.— Notre plus grand mul, Métacomet , germe & pouffe fous nos wigwfiams. Les blancs font tous unis comme corde , & nous divifés comme des branches. Le Narraganfet ne s'unira jamais avec le Péquod; le Péquod ne fumera jamais avec Nattick, leur ancien ennemi. — J'ai beau ieurrepréfeuter que les blancs nous haïffent tous dans leurs cceurs; j'ai beau leur dire:. „ Méfiez-vous des blancs barbus; ils par„ lent bien , ils font de belles harangues , „ & fument avec nous, & nous ferrent les ,, mams ; mais c'eft pour nous tromper „ comme ils ont toujours fait, paree qu'ils „ méprifent les hommes des bois, & qu'ils fe croyent plus forts que nous ". J'ai beau dire cela a tous, perfonne ne me croit; les jeunes gens ferment les yeux & ne veuknt pas voir. — Et comment , Métacomet, amenerions-nous a ta penfée les Narraganfets, qui ne font pas même d'uu bon  ( 419 ) accord enfr'eux ? Comment compter fur i'affifhnce des gens de NauQït (i) , «tut. ne peuvent remuer fans que les blancs ne les voyent , & même nos amis de Pokaffet (2)? Je les connois bien. — Qu'irionsnous faire ft Pokanoket (3), ft Acamentl* cus (4), ft Hafanimifco (5) , ft MoshawJick (6)? Les blancs les ont gfttésavec leurs eaux de feu, avec lefquelles ils les rendent fous (7). — Toncho de Munhaujfet (8) ne penfe pas toujours comme il le devroit.—> Les feuls gens qui auroient uni leurs bras aux nótres, étoient les guerriers de Nuin* (1) Nauffit, appellée aujourd'hui Eafiham , fur la péninfule du Cap Cod. (2) Pokaffet, le diftricT: des JTamponoags, dont Pokanoket étoit la capitale a 1'arrivée des Anglois, & oü demeuroit Maffafoit leur chef. (3) Pokanoket, leprincipal village ci-deffus mentionné. (4) Acamenticus, conn» fous le même nofti, a neuf milles du Vieil-Yorck. (5) Haffanimifco, aujourd'hui le diftricl: de Grafton. (6) Moshawfick, aujourd'hui Providence , capitale des plantations du même nom ,. -fituée au fond de' la baye de Vlfle de Rhodes.- (7) Les rendent foü:: , ivresV (.8) Munhauffst , 1'Ifle-Longue. S' vj  C -po ) Mag CO , Sa/igus (2) , da Naponfet C3), XAquidneck (4). II y avoit a]ors CS) qui étoit de mon fang, & Wabon (6), ce vieux guerrier, & JVéquash, de ma tri(?)» & Miantonhno (8), & 7*f (9); maïs tous ces gens font partis vers 1'Oueft (10): - les blancs les ont tués, & ont empoifönné leurs enfants. Ce que je te dis, Métacomet , eft cinq fois vrai. Va-t-en a Winéfimet (11), qu'eft-ce qu'il y a h efpérer? rien ; - a Matapan (12) rien; a Naponfet (13) , rien. - Tous les gens de ces (1) Numkéag, aujourd'hui la ville floriffantc de Salem, prés de Marblehead. (2) Sangus , aujourd'hui Lynn. (?) Naponfet, aujourd'hui Milton. (4) Aquidneck, aujourd'hui 1'Ifle de Rhodes. VinJ AH/Tm"' ,Ch£f deS SallvaSes a"JOurd'hui X'Ifle de la Vigne de (6) Walon , chef des Natticks. (7) Wéquash , chef Péquod. (5) Miantonimo, Sachem des Narraganfets. (9) T'toban le premier Chef des Pèqu.ods avec lequel les Anglois firent un traité (10) Vers 1'Oueft , font morts ; les Sauvages croyent que le repos des ames eft vers 1'Oueft (11) Winéfimet, village fauvage-dans le voifinage üstiofion, appellé aujourd'hui (12) Matapan, aujourd'hui appellé DorchtJl.r. (.13; Naponfet, aujourd'hui Milton,  ( 421 ) cantons ne font plus que les efclaves des blancs. — Les blancs n'ont qu'a parler, leur difant : „ Vas, & ils vont; refte, & „ ils reftent tranquilles ". J'ai entendu plufieurs des nótres qui leur difoient : „ Donnes-nous de ton eau, qui rend les gens foux,& nous ferons toutce que tuvou,, dras ". r* Ce que je te dis n'eft-il pas vrai, Métacomet? Philippe. Oui, a moitié vrai, & c'eft trop de Ia moitié. — Que deux ou trois nations commeucent 1'attaque , & aillent brüler Suckiang (i), par exemple, qui n'eft pasnombreux, tu verras alors comme tout le refte de nos gens marchera, comme ilsprendront le Toméhawk, & chanteront leurs chanfons de guerre ? — Tu verras, Siccacus, comme nous les poufferons vers la mer. — Que je détefte ces Blancs barbus! je les hais dans mon cceur, & je ne fuis pas le feul. — Ils nous font du mal par plaifir , & au nom de leur Dieu; ils nous en font tant qu'ils le peuvent, & leur bien eftnotre mal. Pendant que je vivois avec eux, j'entendis un jour Nimcraft (2) qui leur paria dur, & ferma la (1) Sucliang , aujourd'hui Hartford. (i) Nimcraft, chef des Sauvages, appellé Mo* hégins.  C 422 ) bouche k un de leurs Devins (i). Ce Devin difoit a nos gens : — ,, Votre Dieu „ Kitchy Manitou (2) n'efl qu'un foible „ oifeau en comparaifon de notre Grand„ Efprit ; c'eft lui qui a tout fait, & ]e „ foleil & Ia lune, & il défera tout quand „ il voudra; c'eft lui qui nous a conduits „ ici. - Eb bien, va-t en dire a ton Dieu, „ lui répondit Nimcraft, qu'il rende d'a„ bord les gens du Point du Jour bons, „ s'il eft bon lui-même, & enfuite nous „ t'écouterons C3)- — Les uns parmi tes „ gens ne travaillent point le famedi (4) „ pour plaire k ton Dieu; les autres ne „ travaillent point Ie jour d'après. Dis„ moi, lequel faut-il que nous faffions „ pour plaire a ton Dieu? Qui nourrira (1) Devins des Miniftres. (2) Kitchy Manitou, nom que les Sauvages doumm au Dieu d'oü vient tous leurs maux & tous Jes malheurs des hommes. (O Voyez la réponfe d'Alvarès dans la note ciseilus. (4) Parmi les Puritains, il y e„ a qui ne fta. vadlent pomt le faraedi. on ,M ^ g _ nens; d autres font commencer 1'obfervance du Dimanche le famedi au foleil couchant, & Ie font «n,r le Dimanche a la même époque j d'autres encore placenr 1'obfervance du Dimanche depuis •e matm de ce jour jufqu'au foil du mém?  C 4=3 ) , nos femmes & nos enfants, quand nous , ne ferons rien? ton Dieu nourrit-il les , oifiïs? — Vas-t'en prêcher ta parole i d'autres; s'ils t'en cmyent, je pourrai „ alors ouvrir mes oreilles. — Une autre „ fois, il dit au même Devin Mahew (i), „ dans une conférence publique : je ne „ vois pas en quoi les hommes foient meil,, leurs pour être Chrétiens, comme tu les appelles, puifque tes gens nous volent & nous trompent, & nous vendent de „ mauvaifes chofes. — Tous tes livres écrits „ ne fervent qu'a graver la rufe furl'efprit, „ & le menfonge dans le cceur. — Quand , tes gens defcendirent tout d'abord fur nos terres, ils fdrent de grands fignes „ de détreffe; ils avoient envie demanger, „ de boire , & de fe chauffer h nos feux; „ ils nous dirent que nous étions freres , „ Hls du même grand Dieu ,& puis ils nous ,, tenterent avec leurs marchandifes & leurs „ eaux de folie; & puis ils demanderent „ un petit coinvde terre pour y batir leur „ habitation, & nous le voulü-mes bien (i) Mahew „ familie de Bofton-des plus refpeflaBles : leur premier ancêtre étoit un Miniftre de ce. nom, qui montra beaucoup- de zele pour la converfion des Sauvages ; ils poffedent un biea uèt-confidérable fur 1'Ifle rf« Martre.  C 424 ) paree que nous les croyons freres; & „ ils ont amené des bufaloés (1) & 'des „ chevaux qui ont fait peur ft notre gibier; „ & aujourd'hui ils nous traitent comme „ des efclaves, & prennent nos terres de„ puis une montagne jufqu'a 1'autre , & „ ils empoifonnent les efprits de nos jeu„ nes gens. — Tous les Devins comme „ toi, font encore plus de mal que les au„ tres ; car dès qu'ils ont féduit nos en„ fants , nos enfants n'aiment plus leurs parents, ni leur fang, ni leurs amis, ,, & deviennent ceux des Blancs : tes De„ vins les ont rendus traitres & méchants „ comme des Blancs; — & ils en achetent „ enfuite des terres , des prairies , des „ montagnes & des rivieres , avec tout le „ poiffon, & voila tout ce que nous avons „ gagné ft écouter les Blancs ". Ainfi leur parloit Nimcraft; — voila comme ils ont enforcelé mon pere, & les peres de tous ceux qui vivent aujourd'hui. — Eft-ce que ton fang ne te réchauffe pas, Siccacus, quand je te dis tout cela, qui eft fi vrai? Siccacus. Je fuis vieux, Métacomet , tu le vois; je n'ai plus que la parole, & ce n'eft pas (0 Buffaloës, des vaches,  ( 4=5 ) tout : — il faut des bias; il faudroit tous les bras de toutes nos nations : — notre mauvais efprit ne le veut pas. Philippe. C'eft que nous ne le voulons pas; dis plutót : nous pouvons le forcer , fi nous voulons. — II n'y a qu'a lever la hache & frapper les Blancs, tu verras comme notre mauvais efprit s'en ira. — Le temps preffe, Siccacus; car tu vois que quand quelquesuns des Blancs barbus s'en retournent vers 1'Eft (i), d'autres arrivent; ils appellent nos gens ; ils leur demaudent une petite pointe de terre, comme les autres avoient fait dans un autre endroit; on leur donne cette pointe de terre, paree qu'il n'y aplus de gibier.—Nos gens s'en vont, je nefais comment; la terre refte, & les Blancs s'y multiplient comme 1'herbe. — Alors nous gémilfons, nous fumons enfemble, & nous difons : ,, N'en donnons pas davantage, ,, plus de terre aux Blancs; alors chacun ,, de nous dit oui, — oui, — oui ". — Mais bientót leurs Devins reviennent parmi nous, & emmenent avec eux quelques- (i) Vers l'Ejl. Quand les Européens meurent, les Sauvages s'imaginent qu'ils retournent dans une terre de repos vers la partie d'oü ils viennent, qui eft 1'Oriënt,  ( 425 ) uns de nos enfants qu'ils enforcelent; enfuite ils leur demandent une riviere, encore une montagne, & c'eft fans fin : c'eft le menie mal répété dans toutes les lunes : tu vois oü ils ont commencé; tu vois oü ils font déja arrivés. —Je mourrai plutót que de les voir marcher oü nous avons marché, fe coucher oü nous avons dormi, abattre les arbres que notre Dieu nous avoit donnés. —Allons, Siccacus, donnesmoi ta vieille main, & commen?ons : tout eft perdu , fi nous ne tombons pas comme une boule fur la tête des Blancs; tout eft perdu, fi les Péquods , les gens de Maskpée, ceux deConnecticut, les Wamponoags, ne s'uniffent pas pour frapper tous enfemble—Si nous manquonscè moment, alors il faudra remonter les rivieres avec nos femmes & nos enfants, & peu de temps après nous y verrons venir leurs Devins, qui viendront troubler notre raifon. — Que dis-tu, Siccacus? Siccacus. C'eft un grand trouble pour mon efprit; mais n'en avions-nous pas avant que les Blancs vinffent parmi nous? tu n'étois pas encore, Métacomet; je te le dirai donc, ouvre tes oreilles. Nous étions agités comme la mer; nous avions trop de guerres entre nous? & depuis ce temps-la les Blancs,  ( 427 ) comme des renards, fe font joints tantót avec les uns, tantót avec les autres; car ils n'avoient pas le bien dans leurs cceurs, & ils nous ont fait tuer, les uns par le Toméharvk des autres : voila notre plus .grand mal, Philippe, & je n'y vois point de remede. Philippe. Le fuccès ne viendra pas nous trouver en parlant; ce font nos jambes qui doivent aller a fa rencontre : ce font nos bras qui doivent fe faire venir. — Ah! fi tous nos gens ha'üToient les Blancs comme moi, nous ne manquerions pas de bras. — Je ne les prend jamais par la main, ces Bar* lm, que mon cceur n'en treffaille, & que Manitou ne me dife : „ Philippe, voila tes „ ennemis ; ce fout des gens de YEJl, qui „ ne valent rien , & qui viennent ici pour „ y attraper ton poiffon, pour y tuer ton gibier , pour y brftler tes wigwhams; ce „ font les ennemis des gens de bois : mal„ heur a ces derniers, s'ils font foux, & qu'ils ne s'uniffent pas pour chaffer les „ Blaucs ". Siccacus. Comment peux-tu empêcher ce qui efl déja arrivé? - Ce que legrand Efprit veut, il le veut; & nous n'y pouvons rien : quand Wfouffle, c'eft fa parole, c'eft fa volonté :  ( 4*3 ) n'eft ■ ce pas le vent qui a amené ici ces Blancs barbus? Philippe. Ce n'eft pas le grand Efprit qui nous a rendusfoux, & qui nousdivife; auffilongtemps que nous avons des bras pour exécuter, un cceur pour nous rendre hardis, & une tête pour nous conduire, qu'importe tous les Efprits? — Levons-nous, allons, commencons. — Je ne veux plus vivre avec les Blancs; je vais emmener ma femme & mes enfants; je tuerai enfuite le premier Blanc que je rencontrerai. Siccacus. C'eft inutile, Métacomet; c'eft inutilen'as tu jamais obfervé les terres vertes des' Blancs (i) ? Dans notre temps elles étoient mouihées & remplies d'une herbe que nous brülions tous les printemps. — Ils en ont apporté une autre efpece, & Ja oü ils fement cette herbe de YEfl (2), la nótre ne revient plus. - II en eft de même avec ces Blancs du Point du jour : ou ne voit prefque plus perfonne dans nos villages, qui abonde7""™ ^' prai"es naturelIes dont ce pays (a) Herbe de VEJl- les herbes a foin que les Européens ont introduites & femées fur ces prairies naturelles après les avoir defféchées.  C 4*9 ) font voifins des leurs, je ne fais pourquoi; & les leurs augmentent toujours, je nefais pourquoi. Philippe. Eh bien, tu vois donc, Siccacus, qu'il faut une féparation; je ne me foucie plus de leurs houes , ni de leurs couvertures; c'eft de leurs armes creufes dont nous avons feulement befoin : — j'en trouverai; — je vais voir nos autres guerriers. Adieu, Siccacus. Siccacus. II eft trop tard. Philippe. Trop tard pour toi, Siccacus; il eft encore temps pour moi. Quelque temps après , Siccacus révéla tout ce complot, que Philippe avoit déja pouffé très-loin. Cette importante découverte, qui menacoit tous les établiffements des quatre Provinccs de la Nouvelle-Angleterre, les détermina k prévenir les Sauvages. De-la cette guerre, fameufe dans leurs Annales, & fi bien connue fous le nom de la Guerre Philippique. Ce malheureux Sauvage, après plufieurs fuccès, fut abandonné de fes alliés, & enfin fut tué dans une embufcade, laiffant derrière lui la réputation d'un guerrier brave, magna-  ( 43° ) irime & entreprenant. Son caraéiere reffembloic beaucoup a celui de Miantonimo. II prédit peu avant fa mort la ruine de toutes les nations voifines de la mer, dont en effet on a peine a retrouver les plus foibles traces. FIN.  ( 43i ) TABLE Des Pieces contenues dans ce Volume." Canada, page i Ifle Saint- Jean, 16 Acadie ou nouvelle-Ecojje, 21 Terre-Neuve, -7 Territoire de Sagadahock C55 22! Province du 'Nouveau- Jerfey, 224 Penfilvanie, ^5 U Homme des Frontieres , 257 , 285 «£Wf»« écritepar F-JS , AB-T, Irlandois, Co/o» V établiffement de Ce-y-F-y , 344 ZeWre