ANALY S E SUR VA ME BES BETE Sa LETTRES PHILOSOPHIQUES. Olim truncus eram Cum faber, incertus fcamnum faceretne Priapum, Maluit ejje Deum. Hor. Liv. I, Sat. VIII. AMSTERDAM, i 7 8 i.   A MONSIEUR LEB AR Ó N DE VATRONVILLE, Lieutenant des Maréchaux de France. MONSIE.UR, f/^OUs ave^ toutes les comioijfances pojfibles; la Chymie furtout vous flattz infiniment. . Je prends la überte de vous dédier un EJfai chymiquej cefi une A na~ •LYSE SUR la m E DES BÊTES.  ÉPITRE D É DIC AT OI RE. Cette opération eji affe\ difficïle; mals conduife^ par dégré le feu de votre alamhic , & je fuis perfuadé que votre opération fera conforme au réfultat de la mienne. Je fuis, très-refpectueufement > MONSIEUR* Votre trcs-humble & trèsobéiffant Serviteur, A. P. M.  ANALYS E SUR VA ME BES BETE & LETTRES PHILOSOPHIQUES. LET TR E PREMIÈRE. J E deviens Philofophe, cher Marquis, c'eft le parti que je prends pour me défennuyer 3 Ia campagne. Cependant je ne veux point être un Philofophe fauvage, j'aime la fociété , & fi je ne fuis avec mes amis, je veux m'entretenir avec eux par un commercede lettres, & les informer du progrès que je ferai dans cette fcience, A  £ A M 'A E Y S E C'efl: vous furtout, dont je fais choixpour être le dépofitaire de mes réflexions. Je dois cette préférence a 1'étendüe de vos lumières, & a la juftefle de vos penfées. Mon coup d'efTai fera fur le mécanifme des adtions des Bêtes. Une chaiïe fingulière oü le hafard me fit trouver ces jours dernlers, me détermine a traiter cette matière plutót qu'une autre: je me promenois le long de ma forêt; j'entendis comme la voix d'un chien courant, je m'arsétai: quelques minutes après, je vis fortir un lièvre ; un renard qui s'étoit caché a 1'entrée de la forêt, fe jetta derlus, & Fétrangla. Bientot après furvint un fecond renard , c'étoit celui qui avoit fait 1'office de charTeur. Tous les deux fe difpofoient a partager la. proie, lorfque je parus , & que je donnai Fépouvante a ces deux braconiers, qui laifsèrent le mort en ma difpofition. Ce ne fut pas fans regret, a ce que je m'imagine , mais il arrivé dans la vie des contretems facheux , & c'en fut un qui dut leur déplaire. J'admiraï 1'adrelTe de ces deux rufés chafleurs, & leur 3&ion me parut fuppofer un agent bien fubil, & fort ingénieux.  sur l'a me des Bêtes. £ Je fuis loin du tumulte, je me vois a la portee d'étudïer Ia Nature, & quoique la matière foit e'pineufe, je fcaurai me renfermer dans de juftes bornes, & ne point m'expofer a la cenfure. Plufieurs Philofophes ont e'crit fur ce fojetj il n'eit cependant pas épuïfé, & ü peut encore fournir a la difpute. Le but de la Philofophie eft de conduire au vrai ; tant que nous en fommes éioigne's, notre efprit n'eft point en repos , & il ne ceife de travailler qu'après I'avoir trouvé. Tous les fyftemes qui ont paru fur 1'ame des Bêtes , ou font évidemment faux, ou ne peuvent entièrement me convaincre: ainlT il n'eft pas e'tonnant que je cherche a me fatisfaire. Peut-être donnerai-je dans un travers qui ne fera pas fupportable. Je n'ai pas affez de préfomption pour me croire infaillible ; je fuis homme, & je puis me tromper. ^ Entout cas, je me repofe fur votre amitié ; vous me ferez indulgent; & fi vous me jifez Mms ennui , ce fera un efFet de votre complaifance. Je fuis, &c. A ij  | Analyse L E T T RE 11 S i pour nous donner une idéé du mécanifme des acVions des Bêtes, nous jettons les yeux fur les Philofophes de la crédule antiquité , nous verrons que plufieurs ont admis pour principal relTort, une ame fpirituelle dans les Bêtes, & totalement femblable a la nötre. Vous fentez, cher Marquis, les conféquences dangereufes d'un tel fentiment. Je me réferve a en faire connoïtre le faux dans la fuite de eet ouvrage. Les Péripatéticiens Philofophes obfeurs & inintelligibles, fe prévalent de leur forme fubftantielle, matérielie, & diftinguée de la matière. Ils ne manquent pas de letablir pour principe de connoilTance dans les Bêtes, qui felon eux fentent, connoiffent, & agiffent avec connoilTance & fentiment; mais je les prie de me dire quel eft ce principe. Eft-il un miiieu entre efprit & matière? non. Nous ne connoiiïbns que ces deux fubftances, & c'eft une chimère, que d'en fuppofer une ir.oyenne,  sur l'ame des Bêtes. £ Ces Philofophes auront beau s'efcrimer, & m'alléguer leur forme fubftantielle, matérielle & diftinguée de la matière, je me fervirai de la réflexion du Poëte fatyrique, &. je leur répondrai, Avec votre Ariflote i La raïion n'y voit goute , & le bon fèns radote; Defcarte homme d'un génie fupérieur, & d'une imagination féconde, a voulu vérifier 1'idée que Saint Thomas avoit eu fur 1'ame des Bêtes. Ce Do<5teur les regardoit comme des machines , & attribue leur induftrie, a leur divin Ouvrier qui en eft le moteur , & qui les a règlées & difpofées de la forte. II ne leur donne pas plus de difcernement, qua une flèche , qui fans connohTance de caufe, va frapper au but, fuivant 1'in tention de celui qui la décoche. On peut dire que le fyftême des machines efl: très-ingénieux. Quoiqu'il foit pofllble que Dieu faiTe un automate femblable a. un chienj ou a tout autre animal, qui par la difpofition, & par 1'arrangement de fes organes , foit fufceptible de toutes les aclions merveilleufes que nous lui voyons opérer, cependmt nous A üj  6 Analyse ne devons pas conclure qu'il 1'a fait : notre conféquence feroit téméraire, les aclions des Bêtes ne prouvent pas qu'elles font des machines , elles fuppoferoient plutöt un principe de raifon & de difcernement. Qu'un homme foit du cöté d'une rivière, & que fon chien foit fur le bord oppofé; qua cinquante pas au-deffus du cours de la rivière il y ait un pont, le chien ne traverfé pas 1'eau, il va paiTer fur le pont pour aller trouver fon maïtre. Dans ce fait qui eft certain, & dont j'ai été témoin wulaire, ü I'animal étoit une machine , l'accion dcvroit ctre différente, & le tvroit fe je :te a Peau. Je le prouve: u j -Si te doit filivre la voie la plus courte, & duit obcir néceflairement aux plus fortes imprefllons que lui occafionne 1'objet qui la mcut. Or, dans le cas fuppofé , le moteur eft rhnmmc. Dans la (ïtuation préfente, les corpufcuies émanés du corps du maïtre doivent agir efficacement fur les refforts, foit de la v'üe, fait de 1'odorat du chien , & doivent empêcher la machine de s'écarter. Les corpufcules, qui fe répandent au loin dans 1'ao  sur l'ame des Bêtes. 7 mofphère , ne peuvent plus faire ici d'impreffion, plus ils s eloignent, plus ils perdent de leur force, & les plus éloignés doivent être comptés pour rien. L'effet de 1'eau eft auffi réputé nul. Le chien fait nager, & les relforts de cette a&ion devroient fe bander , & livrer paffage a la machine. II eft donc vrai de dire que l'animal n'a point fuivi les lois mécaniques; mais qu'il a été guidé' par un principe qui lui a fait chercher un endroit commode & favorable. Je propofe maintenant un triangle reétangle équilatéral. Que Ton mette égale quantité de la même viande dans deux de fes angles, & que 1'on place un chat dans le troifième. Qu'eft ce qu'il doit arriver ? La machine ne doit avancer ni reculer , & fes refforts feront inutilement'bandés : en effet, ira-t-e!le a droite ? ira-t-eile a gauche ? non. L'impreffion quelle regoit des deux angles eft égale, & les corpufcules qui partent de deux centres différens , & qui viennent fe réunir dans un centre commun , feront comme deux barres qui doivent lui interdire touta A iv  SS Analyse aftion. Le chat tout au plus criera , fe donnera mille contorfions , levera les jambes pour avancer, & il périra plutót que de le faire. Dans cette circonftance ce pauvre animal me feroit rire, & pitié en même tems. Cependant je fuis très-affuré qu'il n'en feroit pas la dupe. Vous êtes un bon Géomèrre, faites en 1'épreuve , & vous conviendrez après avec moi, que le fyftême de Defcarte n'a rien de réel , & n'eft qu'une rêverie ingénieufe. Au furplus, nous devons refpefter ce Philofophe. Ses erreurs nous ont été utiles j & nous devons encore dans notre fiècle, le regarder comme un homme dun efprit rare. L'auteur de 1'Amufement Philofophique fur le Langage des Bêtes , a propofé un moyen très-fimple d'expliquer facilement toutes leurs actions. II a voulu infinuer que les Diables étoient logés dans le corps des animaux, & qu'ils Ie faifoient agir & mouvoir. II fait valoir fon fyftême, & prétend qu'il n'eft point contraire a la Pveligion, en ce que 1'Eglife n'a point décidé, que les Démons fourlriflent aduellement dans les Enfers»  sur e'ame des Bêtes, # Je le veux ; mais cette queftion qui paroiflbit être décidée par elle-même, ne méritoit guère 1'attention du Saint-Siège. Le pêché des Anges rebelles étoit des plus énormes, & le chatiment n'en pouvoit être différé. L'Eglife auroit fans doute dans un Concile en forme condamné un fentiment contraire , fi elle avoit prévu qu'un feul homme eüt ofé 1'avancer. L'Auteur appuie fon fyftême fur des paffages de l'Ecriture Sainte. Ce n'eft pas fans les tronquer, & fans en violenter le fens. Un feul'fuffira. A]k\t maudits J au feu éternel j qui eft préparé au Diable , & tzfes Anges. II ne continue pas, il fait ici une réticence pour tirer parti de fon paffage. II prétend en conclure, que les Démons ne brülent pas aftuellement dans les Enfers , paree que Dieu, pourfuit-il, ne dit pas que le Diable & fes Anges brülent dès a préfent dans le feu ; mais il dit feulement, que le feu leur eft préparé J & les attend au dernier jour qui fera le commencement de leur tourment. Quelle fimplicité ! fi 1'on devoit entendre ce mot eft préparé, dans ce fens, il faudroit l'interpréter de -.néme a la fuite du paffage,  io Analyse oü il eft répété, lorfque Dieu s'adrefTera aux fidèles obfervateurs de fa loi: Venei les bienaimés de mon Père> pojftéde\ le Royaume qui vous eft préparé & croire que tous les Fideles qui font morts, & qui moureront jufqu'a la fin des fiècles , ne font pas encore dans le Paradis : ce qui eft contraire aux fentimens des Pères, & aux décifions de 1'Eglife. Jéfus-Chrift, dit-il, ayant chaffé un jour plufieurs Démons, & ceux-ci lui ayant demandé permifïion d'entrer dans un troupeau de pourceaux qui pafToient prés de la mer, Jéfus-Chrift le leur permit, & ils y entrèrent: nrüs qu'arriva-t-il ? chaque pourceau ayant fon Diable, il y eut bataille , & tout le troupeau fe noya dans la mer. Je ne vois pas la raifon qui porte ces Diables a fe battre. II y en avoit une légion dans le corps d'un homme ; ils y vivoient en paix : d'oü vient donc qu'ils fe battent, lorfqu'ils font entrés dans le corps des pourceaux ? Ce n'eft point la place qui leur manque pour les loger, & celui qui yeftfuppofé,n'eft pas affez incivil & affez fauvage , pour refufer afyle aux compagnons de fa mauvaife fortune. C'en eft affez fuc 1'Auteur de 1'Amufement  sur l'ame Des Bêtes. li Philofophique ; il s'eft rétraóté de bonne foï, & a confeffé que fon ouvrage étoit un jeu d'efprit & un pur badinage. Dans la première, je donnerai 1'eflor a mes Idees. Je fuis, &c.  k2 A n a' L Y s B L E T T RE IJL D o n n E k un ouvrage , & 1'appuyer fur, une idéé fyitématique, c'eft , cher Marquis , élever un Palais fur des fondemens mal allures. Le moindre tremblement fait écrouler Fédifice,&une feule difficulté que F Auteur n'a pas prévue, détruit, & fait voir combien fon opinion étoit peu folidement établie. Si quelques faits fympathifent avec nos principes , & fi nous en pouvons donner une explication raifonnable , nous nous laiffons féduire, 1'amour-propre nous flatte, la vraifemblance nous paroït auflitöt une vérité , & nous ne nous donnons pas la peine d'examiner & de réflécbir. La nouveauté que nous aimons, & que nous cherchons avec emprefTement, ne contribue pas peu a nous aveugler, & a nous faire donner dans 1'erreur. Vous avez vu que le mieux raifonné des fyftêmes que j'ai taché de réfuter, ne fixe pas encore notre efprit; quel feroit donc la  sur l'ame des Bêtes. 13 principe qui animeroit les Bêtes, & qui feroit le mobile de tant d'actions merveilleufes que nous leur voyons opérer? tel qu'il foit, il annonce un Ouvrier tout-puiffant , & plein de fageffe. Ofons percer le nuage, & dans une matière fi délicate, ne nous écartons point des devoirs que nous prefcrit la Religion. Pour expliquer le mécanifme des actions des Bêtes, je ne vois que deux chofes qui peuvent en être le principal reffort; une matière fubtile que Dieu rendroit fenfitive & intelligente, ou bien une fubftance fpirituelle dont la connohTance & l'intelligence fe borneroient au feul bien, & au feul mal phyfique ; c'eft-a-dire, a tout ce qui peut être nuifible, ou avantageux a 1'individu. La première opinion a eu des partifans. Je ne doute point du pouvoir de Dieu ; mais ma raifon éprouve une répugnance infurmontable, lorfque 1'on veut lui perfuader que la matière peut penfer & fentir. Suppofons néanmoins la pofTibiiité ; fuis-je forcé de me rendre? non : en fait de fyftêmes , les fentimens font libres, & je dois mon fuffrage a 1'opinion la plus fimple & la plus probable.  Ï4 A H A' L Y SE Or celle qui admettroit dans les Bêtes une fubftance fpirituelle avec les feules connoif- fances phyfiques, me paroït la plus fimple , & eft auffi probable que 1'opinion qui vou- droit y fuppofer une ame matérielle & fenfi- tive. En effet, d'un cöté il ne faut qu'un adte de la puiflance de Dieu pour unir un Efprit avec la matière , & faire que ces deux êtres fï différens par leur effence puiftent fympathifer, & fe prêter un fecours mutuel dans ' leurs opérations. Au contraire le fentiment oppofé exige néceiTairement deux ades. Pour rendre la chofe plus palpable , croyons pour un moment que 1'ame d'un Unge eft matérielle. Cette ame fera fenfitive , premier acte par lequel il aura fallu rendre la matière fufceptible de fenrimens , dont elle eft incapable par elle-même. Cette ame penfera, toutes les adions des animaux nous portent a le croire, la facuké de penfer ne s'étendra pas par toute fhabitude du corps, comme la faculté de fentir ; ou bien il faudroit dire, que la queue d'un finge penfe, ainfi que tout le refte du corps, & que féparée du tout, elle conferveroit encore la fa-  sur l'ame des Bêtes. ij" culté de penfer : ce qui feroit ridicule & abfurde. La penfée réfidera donc dans une feule partie ? fecond acte par lequel il aura fallu que Dieu veuille que telle partie de l'ame penfe, fans que cette faculté foit commune a toute fon étendue. Vous voyez déja, cher Marquis, que l'opinion d'une fubftance fpirituelle eft plus fimple, eft-elle auliï probable? Je le crois trèsfort; examinons le fait. Je m'en rapporte a votre jugement & a votre décifion. ^ Faut-il un pouvoir plus grand pourjjpréer une fubftance fpirituelle dont la connoïfTance feroit bomée au phyfique, que pour rendre la matière fenfitive & intelligente ? Entrevoyez vous plus de répugnance dans les termes d'un cöté que de 1'autre ? Je fuis perfuadé que vous me direz que non. Ainfi Tune & 1'autre eft donc également probable. La certitude que nous avons que Dieu peut créer des fubftances fpirituelles plus ou mcins parfaites, & même plus ou moins heureufes , favorife beaucoup la probabilité du fentiment pour lequel j'opine. Qui poteft majus J poteft £r minus. Quelle diftance ! quelle difproportion entre 1'état de ces premiers  l '6 A N A L Y S E Êtres fpirituels dont nous parle l'Ecriture, & le nötre ! Je fuppofe, fi vous voulez, celui du premier Homme dans le Paradis terreftre. Les Anges avoient des connoifTances trèsétendues, jouiflbient d'un bonheur parfait. Adam, a la vérité, avoit des connoifTances ; mais elles étoient trés bornées en comparaifon, & fon bonheur étoit bien inférieur. Ainfi, puifque Dieu peut créer des fubftances fpirituelles avec des degrés de perfe&ion , qui peut ne pas croire la poffibilité d'un être jfpïrituel avec les feules connoifTances phyfiques? Quelques-uns cependant ne feront pas de mon avis. Ces Théologiens refpeétables rnobjecFeront, qu'il eft d'une fubftance fpirituelle d'être intelligente, & de connoïtre tout ce qui eft intelligible. Or le bien moral eft intelligible , donc il ne peut y avoir de fubftances fpirituelles douées feulementdes connoifTances phyfiques. On pourfuivra , & Ton dira: II eft del'effence de cette même fubftance de connoïtre tout ce qui eft aimable: or quoi de plus aimable, que celui duquel nous tenons 1'exiftence? Je  sur l'ame des Bêtes. iy Je réponds en peu de mots a mes adverfaïres, que la majeure des deux propofitions eft fauffe. Je dirai en bonne logique, une fubftance fpirituelle penfe néceffairement : mais il n'eft pas de 1'effence de cette penfée , de s'étendre fur tout ce qui eft inte'ligible , & fur tout ce qui eft aimable. Le créateur eft le maïtre fur ce point, & il peut borner a fa volonté 1'étendue de cette penfée. Enfin pourquoi ne voudroiton pas qu'il y eüt de différence entre les Etres fpirituels ? Dieu en nous créant, n'a-t-il pas créé une fubftance fpirituelle différente de lafienne? Peut-onlui refufer le pouvoir d'en créer une différente de la nötre? J'ofe 1'avancer, quiconque refuferoit a Dieu un tel pouvoir , feroit injuftice k fa toute-puifFance. Tel eft mon fentiment fur le mécanifme des aftions des Bêtes, elles-ont une ame fpirituelle &" intelligente j leur connoiffance fe borne au feul bien , & au feul mal phyfique ; c'eft-a-dire, a tout ce qui eft nuifible , ou avantageux a leur individu ; & leur ihtelligence. les détermine néceffairement a prendre les moyens pour fe procurer 1'un , & éviter 1'autre. B  ig Analyse Ce fentiment eft hardi, direz-vous , cher Marquis, je crains. que la Sorbonne n'en informe, & que vous ne foyez anathématifé. Necraignez rien, je fuis Orthodoxe , enfant de 1'Eglife j'attends fes décifions avec foumiffion. Je dis que les Bêtes ont une ame fpirituelle & intelligente; mais je prouve que ce fentiment ne blefTe en rien la Rehgion, non plus que la juftice de Dieu, & qu'il ne contrarie point 1'Ecriture Sainte , ni lesSaints Pères. Je ne fuppofe pas en vain que les bétes ont une ame fpirituelle: elles penfent, elles réfiéchiffent, elles ont des paffions, & on doit leur accorder 1'ufage des fens. Tous ces attributs font du reffort d'une fubftance fpirituelle, &réfultent en partie de fon uniort avec la matière. m Ainfi je ne conclus point du pouvoir a fade , mais 1'effet feul me conduit a la con~ noilfance de la caufe. J'examinerai dans la fuivante, fi les dogmes de 1'EgUfe peuvent nuire a mon opinion, & fi 1'Ecriture Sainte peut me condamner. Adieu. Je fuis,  sur l'ame des Bêtes, tjf L E T T R E IV. L'E glïse n'a rien décidé fur l'ame des Bêtes, & ne s'oppofe point, cher Marquis, que 1'on adopte un fentiment qui n'attaque en rien Ia Religion. L'Ecriture Sainte nepeut nullement me préjudicier. Elle ne fait point mention de la nature de l'ame des Bêtes. Ne vous y trom* pezpas, les palfages que nous fournit la Bible Sacrée ne prouve riencontre moi. Deut. chap. 12. Hoe folüm cave ne fanguinem comedas, fanguis enim eorum pro animet ejï. Ici ce mot anima, dans le naturel & vé-< ritable fens, fignifie la vie qui confifte dans le fang. C'eft un proverbe commun dont on fe fert tous les jours, le fang eft l'ame, pour; dire eft Ia vie de fhomme. En effet , tants qu'il circule librement, la machine fait bien fes fonftions; s'il eft empêché , & s'il manque , la machine périclite, ne fait plus }ouer fes refforts, & bientöt Thomme n'eft plus, B i}  '20 A" N X E: Y S E Dans 1'Écriture, se mot anima, lTgnifiëtoujours la vie , lorfqu'il s'agit des Bêtes. Lévit, ch. 14. Anima omnis carnis in fanguine eft, unie dixi filiis Ifrad * fanguinem univerfte carnis non comeleds ^ quia anima carnis in fanguine eft. L'Écriture parle-t-elle ici de eet efprit de connoifTance qu'ont les animaux? non: elle défigne feulement ce principe qui donne le branie aux organes, & qui fournit le fuc nourricier. Le fang n'a-t-il pas ces avantages? c'eft: donc lui qui eft indiqué comme la vie des animaux. Pfeaume 31. Sicutequus & mulus quibus non eft intelleElus. Ce palTage loin de combattre, favorife mon opinion. II s'agit des hommes qui fe taifTent abrutir par leurs paffions , & qui ne fuivent que les fens. Ce mot intelleElus ne doit ici s'interpréter qu'en faveur de la connoilfance morale , & non point en faveur de la connohTance phyfique. Je ne vous rapporterai point d'autres paflages , tous ceux qui fe trouveront, fins faire violence au fens naturel, pourront s'interpréter en ma faveur.  sur l'ame des Bêtes. 21 Saint Thomas qui paroït être décidé pour le fyftême des machines , & Saint Auguftin qui admet pour ame des Bêtes Ia matière fubtile & aërienne, ni 1'un ni 1'autre de ces Doéleurs ne peut me condamner. Ce n'eft point un fait de Reiigion, & ils ont pu fe tromper. D'ailleurs Firmien Lactance dont les écrits font parmi ceux des Saints Pères, a dit formellement, que Dieu avoit accordé aux Bêtes 1'ufage de la raifon; mais il n'eft pas entré dans le détail. Ainfi d'un cöté , ni 1'Écriture tri les dogmes de 1'Églife ne peuvent nuire a 1'opinion que je propofe. Nous verrons dans la fuite . ft la juftice de Dieu & la Religion auront lieu d'en fouffrir. Portez-vous bien. Je fuis, &c. B iij  Cg Analyse L E T T RE V. Pour donner plus d'ordre & de clarté è eet ouvrage, je fuppofe, cher Marquis, avoir prouvé que mon opinion ne blefTe point la Religion, non plus que la juftice de Dieu, & je dis: L'ame des Bêtes en général eft intrinféquement auffi parfaite dans les unes que dans les autres. Suivant la difpofition , le développement, & la délicateüe des organes, telle faculté fe manifeftera plus ou moins fenfiblement. L'ame dans fes opérations dépend en partie du mécanifme de la machine, & celle-cï dans fes aélions , de 1'intellecl: de 1'animal qui la dirige fuivant le bien ou le mal phyfique. Enfin, de la perfe&ion de la machine, réfultera en quelque forte la perfedtion de l'ame des Bêtes. Faifons préfentement 1'analyfe de leur ame: nous n'avons befoin de fourneau ni d'alembic. Principes. L'intellecr., le jugement. Mixtes. L'amour, la jaloufie, le courage,  sur l'ame des Bêtes. 23 la joie, la crainte , le chagrin , la haine , la colère & le reffentiment. Compofés. Lavue, 1'ouïe, 1'odorat,legoüt & le toucher. Les mixtes pourroient encore fouffrir une décompolltion ; mais regardons-les avec les compofés comme des facultés fimples. Plagons maintenant cette ame. Son lieu le plus convenable eft le cerveau. Elle fera affiégée de toutes parts de nerfs, & d'efprits animaux. II y a une fi grande liaifon, & une fi grande fympathie, que 1'extrémité d'un nerf ne peut être bleffée , fans que celle qui y répond ne foit ofFenfée. Ainfi l'ame fera a la portée de veiller a la confervation de la machine, de commander aux efprits animaux pour la diriger fuivant les circonftances. Ne me demandez pas , comment un être fpirituel peut dépendre dans fè*s opérations d'un corps matériel ; quel rapport, .quelle fympathie il peut y avoir entre deux êtres diamétralement oppofés. Pour vous le dire , il faudroit connoïtre 1'un & 1'autre. Nous navons que des idéés bien confufes, & quelques légcres notions de la matière : quant a 1'être fpirituel, il faut B iv  24 'Analyse avouer ïngénuement notre ignorance, & plutot nous taire, que de tenir des propos vagues & infenfés. Je fqais que ce qui penfe, ne peut être matière: qu'eft-ce donc? un et prit ? a la bonne heure. Qu'eft-ce que eet efprit? Je ne puis le définir. Telle eft Ia réponfe que je donne^ Je ferai mes efForts pour mieux vous fatisfaire fur la probabilité de mon opinion, & vous conviendrez de la vérité du fait, fi je prouve que 1'analyfe que je viens de faire de l'ame des Bêtes, eft jufte dans toutes fes parties. Avant que den venir a la preuve, & a un examen particulier, je crois que pour un plus grand éclairciffement , il convient de vous donner une idee de 1'anatomie, & de la circulation du fang. Ce fera pour la prochaine pofte. Je fuis, &c.  'sur l'ame des Bêtes. 2j* L E T T R E VI. Je n'ai point defTein , cher Marquis , de faire une anatomie complette ; je vais vous préfenter la chofe le plus fuccinétement, & le plus clairement qu'il me fera poffible. Le corps animal eft un compofé de mufcles , d'artères , de veines, nerfs, & parties offeufes .... Tous ces organes jouent dans Ia machine, Sc font deftinés ades fonótions particulières. Ouvrez le crane : vous y trouverez une fubftance molle, dont une partie eft blanchatre, & 1'autre eendree. C'eft un tiffu & un laflis admirable d'un nombre indéfini de petits filets , c'eft le féjour des efprits animaux , & les efpèces de cribles oü ils fe filtrent, & fe perfectionnent. Cette partie s'appelle le cerveau; c'eft la. oü prennent naiffance les nerfs qui jouent un • ft grand röle dans la machine. I!s font humeétés des efprits animaux , & en méme tems les organes de toutes les fenfations que nous éprouvons. Ils fe diftribuent dans toutes  20 Analyse les parties du corps , & Ton peut dire que tout eft nerf, puifqu'il n'eft prefque nulle partie , qui ne foit fufceptible de fentimens. Dans la poitrine , on voit un organe de figure pyramidale d'une fubftance mufculeufe, dont les fibres charnues & élaftiques font en partie droites, le plus grand nombre obliques, de la droite a la gauche , & de la gauche a la droite. Cet organe eft le cceur: il a fes vailTeaux particuliers , artères , veines & nerfs ; de plus deux cavités , le ventricule droit , le ventricule gauche, & dans leur milieu, une membrane qui les fépare. La partie inférieure fe termine en pointe ; elle eft ronde, étroite , relevée par devant, applatie par derrière. La partie fupéireure eft large : on y voit quatre gros vaifteaux, deux artères & deux veines. Les deux premiers ont les fibres plus fortes & plus ferrées, d'oü vient leur mouvement de fiftole & de diaftole. Les deux derniers ontles-fibres plus laches & plus molles , & n'ont aucun mouvement fenfible.  SUR L'AME DES BÊTES. 2.J Tous les quatre a leur extrémité ont des valvules qui s'ouvrent; favoir, celles des artères de dedans en dehors, & celles des veines de dehors en dedans. II fe trouve dans le canal des veines & de diftance en diftance des valvules qui font des foupapes, & qui favorifent quelque peu le mouvement progreffif de la liqueur. Les artères qui femblent fortir du cceur, pour fe diftribuer dans toutes les parties de la machine, fe partagent en différentes branches , fe divifent & fe perdent en un nombre infini de rameaux, dont les extrémités, par leur déiïcateiïe, échappent a notre vue; qui fe reploient en differens fens & fe continuent; qui fe raflemblant fe groffiffent, & forment ces vaiiïeaux que nous appellons veines, qui fe terminent au cceur par deux expanfions que Ton nomme oreillettes _, & qui font deftinés a rapporter Ie fang dans les ventricules de ce mufcle. Cette defcription faite, expliquons Ie phénomène de la circulation. Le fang qui entre dans le cceur, par fon poids , par fon volume, pefe fur ce mufcle , en fait écarter les parois : ceux-ci diftendus  s8 Analyse au-dela de leur ton naturel, aidés des vaiffeaux fanguins, artériels, & des efprits animaux, font effort pour revenir dans leur premier état; comme leur réfiftance eft grande, leurs reiïbrts efficaces, & fupérieurs en force a celle du fluide; ils chaflent le fang du cceur, le font entrer dans les artères , d'oü il fe répand dans toutes les parties du corps va pourvoir a leurs befoins , fe dépouille dans des organes appropriés des humeursqui lui étoient en quelque facon fuperflues & étrangères, & fe perfeótionne lui-même par les differens couloirs oü il paffe, revient au cceur par les veines : fcavoir, le fang de 1'aorte par la veine cave, celui de 1'artère pulmonaire par la veine du même nom. Si ce mouvement fe continue , la machine fubfifte; s'il ceffe, la machine périt, & n'eft plus. Dieu veuille quelavötreen jouiffe encore cent ans, & puifsè je vous écrire dans ce tems fur une autre matière. Adieu. La vüe fera le fujet de ma première lettre. Je fuis, &c. ***  sur l'ame des Bêtes. 2$ LE T T RE VIL *Vo u s ne pouvez , cher Marquis , refufet aux Bêtes 1'ufage de la vue. La difpofition, rharmonie des parties de eet organe en aiïiirent 1'éxiftence. Entrons dans la compofition de 1'ceil, & nous jugerons par nous-mêmes , qu'il doit tranfmettre au cerveau rimpreffion des objets qui le frapperont a 1'extérieur. L'ceil dégagé de fes mufcles, eft de figure ronde. Au contraire , s'il eft enveloppe , fa figure eft oblongue & pyramidale. Sa bafe fera ën dehors, & fa pointe en dedans. II a fes parties externes, & fes parties internes. Pour ne pas abufer de votre complaifarice, je laiffe les parties externes, & je difsèque les internes. La cavité de 1'orbite eft remplie de graifTe qui fert d'enveloppe au corps de fceil, qu'elle humecte, & dont elle favorife les differens mouvemens, qui fe font par differens mufcles, quatre droits, & deux obliques. Pour nerf, il a 1'optique qui forme la retine, le moteur , Je. patétique  $0 Analyse Les artères font au nombre de troïs, & de même les veines. ( Six membranes, defquelles quatre communes, la conjonótive, la cornée, Tuvée & Ia rétine. Deux propres, ia vitree, & la rachnoïde. Dans ces tuniques , font renfermées trois humeurs, 1'aqueufe, la vitree, la criftalline. Que de parties différentes ! que de refforts délicats concourent enfemble a la compofition, & a 1'aélion de 1'ceil ! Pouvons-nous douter que de leur combinaifon il n'en réfulte Ia vüe, & que 1'Ouvrier fe foit propofé une autre fin ? Le mécanifme en eft furprenant, le jeu en eft divin : efTayons de fournir une explication fatisfaifante. Les mufcles renferment les humeurs; Yu-> fage de celles-ci, eft de rompre les rayons, plus ou moins, fuivant leur confiftance: par cette refraftion les rayons des objets fe terminent au point que 1'optique demande pour les préfenter, & la rétine ébranlée en fait pafTer 1'impreffion jufques dans le cerveau. Le mécanifme de la vue paroït fe pafTer ainfi. Si vous avez quelque chofe de mieux ,  sur l'ame des Bêtes. 3$ vous m'en ferez part. En attendant, je vous dirai qu'un chien diftingue de fort loin fon maïtre, qu'il lit fur le vifage de celui-ci 1'arrêt de fon fort; qu'il fera trifte ou gai, fuivant que 1'homme lui paroïtra colère, ou riant. Peut-on refufer au chat 1'ufage de Ia v'ue ? En plein minuït, eet animal guète la fouris: il la voit fortir de fon trou, & attend qu'elle fe foit affez écartée pour courir deffus, & la. faifir. Le Milan porté dans la moyenne région, appergoit fur la terre une poule, ou une perdrix : il plane au-deffus comme pour endormir fa proie, & on le voit tomber tout-acoup , & fe précipiter fur elle. Les animaux enfin fe connohTent les uns & les autres , & ne fe trompent jamais dans leur efpèce. Adieu, je ne crois pas auflï me tromper, en leur accordant 1'ufage de la vüe. Je fuis, &c.  •Ji' Analyse 1 j L E T T R E VIII. L a ftrudure de 1'oreille n'eft pas" moins admirable, cher Marquis , que celle de 1'ceil, & le mécanifme de lome eft auffi frappant que celui de la vue. Je pafferai légèrement fur Fanatomie de cette partie; je dirai que 1'oreille fe divife en externe, & en interne. L'externe ici nous eft fort peu utile, & nous feroit conjedurer feulement, que le lobe de 1'oreille du chien , & les anfraduofités qui y parohTent, font utiles pour brifer la trop forte impulfion de Fair. L'oreille interne nous préfente plufieurs conduits, trois membranes , trois offelets, une corde, deux mufcles & des nerfs. Au fond de l'oreille externe, fe trouve le premier conduit: il eft tortueux , oblique, étroit, & terminé par une membrane trèsmince, sèche, tranfparente & tendue. Derrière cette membrane , eft une cavité qui contient trois petits os adiculés enfemble, & qui regoivent leur jeu d'un mufcle fitué dans le même lieu. Plus loin, s'offrent deux  SUR L'AME BES B Ê T E S. 35 deux efpèces de fenêtres, enfuite une cavité que les tours & détours de plufieurs conduits qui y font ont fait nommer Ie labyrinthe. Dans le dernier de fes condüits, fe trouva Ia partie molle du nerf auditif, qui y eft placé fans doute pour y faire fon office, comme le nerf optique fait Ie fien dans I'ceil. Cela -pofé, venons a 1'explication du phénomène de 1'ouï. Qu'eft-ce que 1'ouï ? C'eft une modification faite fur le nerf auditif, a 1'occafion de 1'air agité, & qui avertit l'ame de ce qui fe pafte au dehors. D'un autre cöté , qu'eft-ce que le fon ? c'eft une agitation de 1'air. Or la defcription de l'oreille nous fait voir , comment cette agitation peut fe tranfmettre au cerveau, & faire éprouver a l'ame telle fenfation. En effet, 1'air extérieur agité entre dans Ie premier conduit, & frappe la membrane dont il eft terminé. Cette membrane agitée , ébranle Ia petite córde qui eft derrière, & les trois petits os qui y font attachés, Sc par-la communiqué a 1'air intérieur 1'impreffion de 1'air extérieur, c  54 Analyse Le mouvement de 1'air intérieur fe continue , fe fortifie paffant d'un endroit plus large dans un plus petit, & arrivé dans cette cavité oü eft le nerf auditif fur lequel il agit: il le modifie, & la fenfation s'en fait fentir a l'ame, qui veille a tout ce qui fe paffe , foit au dehors , foit au dedans de la machine. Ce mécanifme me paroit trés - naturel •* 1'expérience peut nous convaincre de Pexiften. ce de 1'ouïe dans les animaux. Que votre chien foit affoupi; fi vous 1'appellez , il fe réveillera au fon de votre voix, il dreffera les oreilles, & fon attention a vos geftes & a vos paroles, vous témoignera qu'il eft difpofé a exécuter vos ordres. ' Mais pourquoi vouloir vous perfuader un fait dont vous avez tous les jours des exemples. Vous étes Chaffeur , & vous favez combien le lièvre & la perdrix ont l'oreille fine, & furtout en hiver. Puifque j'ai entrepris de décrire le mécanifme des adions des Bêtes, je crois devoir expliquer la raifon qui rend la perdrix plus lefte & plus prompte au départ, dansuntems froid, que dans un tems de chaleur. Nous éprouvons par nous-mêmes qu'en  sur l'ame des Bêtes. 35fciver nous fommes plus agiles, & moins lourds qu'en été. D'oüvient ce phénomène? Eft-ce que 1'atmofphère de 1'air qui nous environne eft moins pefant, & plus épuré ! C'eft tout le contraire, cher Marquis; dans cette faifon 1'air eft plus pefant, & plUs chargé de parties étrangères , cela pourra paroïtre un paradoxe k quelques perfonnes : la chofe n'en eft pas moins vraie. Dans 1'hiver, 1'air eft beaucoup plus condenfé , & dans un efpace donné , il en contiendroit peut-être cent fois plus que dans 1'été. Ileftauffiplus chargé de part'es aqueufes, vaporeufes, & glaciales : ainfi vous jugerez certainement qu'il doit être plus pefant. Pour vous dire la raifon qui nous rend plus lourds en été, il faut que vous fcachiez qua Ie mouvement de la machine fe fait par Ie jeu des mufcles, & le concours des efprits animaux : plus les mufcles fonttendus , moins il faut d'efprits animaux pour les gonfler &c les faire agir. C'eft tout le contraire s'ils font laches. Or dans la chaleur, les mufcles font beaucoup moins tendus, il faudra donc plus d'ef- Cij  5§ A N "A" Ë' Y S E prits animaux pour les faire jouer 5 ce qui fuppofe un peu plus d'un inftant momentané pour fournir la quantité requife. Ajoutez que les pores font plus ouverts, que la diffipation eft plus confidérable, & que par conféquent les efprits animaux ne font pas en fi grande abondance. De-la vous ne ferez jamais fi bon piéton en été qu'en hyver. Dans un tems froid, les vaiffeaux font plus ferrés & plus tendus; le mouvement, foit des efprits animaux , foit des efprits vitaux , devient plus rapide, & par-Ji les organes font plus propres a recevoir les- impreffions; la moindre agitation de 1'air devient fenfible , & le Chaffeur, füt-il a cent cinquante pas, fa marche fait èffet fur 1'ouïe du lièvre & de la perdrix, qui prennent auffitót 1'épouvante, & leur fuite eft bientöt favorifée par le peu d'efprits animaux qu'il faut pour gonfler 'les mufcles. Je fuis, &c,  sur l'ame des Bêtes. 37 L E T T RE IX. Je ne vous ferai point, cher Marquis , l'a> natomie des trois fenfations qui me reftent a expofer. Vous m'éviterez cette peine, & moi je vous épargnerai 1'ennui de la defcription , & des noms de tant de parties différentes. Pour concevoir le mécanifme de 1'odorat, du goüt, & du toucher, il fuffit de favoir que les nerfs font les organes des fenfations» & qüils font éprouver a l'ame celles dont ils font affectés. L'odorat eft bien marqué dans les animaux; 1'odeur de la poudre agit puiftamment fur celui du geai & du corbeau; avertit 1'un & 1'autre de 1'approche de 1'ennemi, & les fait fuir. Votre Diane peut auffi vous convaincre du fait. Sa fubtilité a éventer le gibier, fa dextérité a vous retrouver lorfqu'elle vous a perdu de vue, vous afture de la finefte & de la délicatefte de fon odorat: fi vous lui donnez quelques mets amers & difgracieux au goüt, fa précipitation a le rejetter, & fon dédain, vous fatisferont fur la fenfibilité , & C üj  38 Anabysb fur la réalité de fon goüt. Quant au toucher , repréfentons-nous le matou de Madeirjoifelle de .... lorfqu'elle le baife , qu'elle lui paffe légèrement la main fur le dos, eet animal fait la roue, entreferme les yeux, & léve la queue, tant il eft fenfible au plaifir qu'il reftent. Je crois, cher Marquis, avoir fuffifamment prouvé 1'exiftence des cinq fens que j'ai accordés aux Bêtes dans mon analyfe , & en avoir affez fait fentir le mécanifme. J'ai cependant encore quelque- chofe de nouveau ; & quoique je fois Chimifte , je ne fuis point myftérieux, & je vous ferai volontiers la confidence d'un fixième fens que j'ai découvert. C'eft cette fenfation exquife dont les nceuds facrés de 1'hymen nous permettent de jouk feulement. J'en fais un 'fixième fens , • & je 1'établis avec raifon. S'il ne devoit. être regardi pour tel, il faudroit dire que le goüt, 1'odorat & le toucher ne font qu'un même fens. La faine Médecine ne fera jamais de eet avis, les effets de ces trois fenfations font très-différens , cependant ce font les papilles nerveufes qui les occafionnent, D'oü dépend  sur l'ame des Bêtes. 3$ donc cette différence ? Le voici: une papille difpofée, de'veloppée de telle fagon , eft propre a donner telle fenfation dans telle occafion, & produira toujours le même effet, fi la caufe eft toujours la même. Un exemple nous éclaircira, une rofe que je flère , me flatte agréablement I'odorat, &fon odeur n'agit point fur cette fenfation que Ton nomme le goüt. De même, un bon vin de Champagne mouffeux, me flatte agréablement Ie palais, lorfque j'en bois, & ne fait pas la même impreflion fur I'odorat. D'oü vient cela? c'eft que les papilles de I'odorat font différernment difpofées , différernment développées que celles du goüt. Toutes les fois que je boirai du Champagne mouffeux, j'aurai toujours le même plaifir; & toujours la même fenfation lorfque je flérerai une rofe. Ainfi, il eft donc vrai de dire, que Ia difiérence de ces deux fenfations confifte dans Ia difpofition, & le différent développement de leurs papilles nerveufes. Or le toucher qui feroit Ie fens qui pourroit le mieux quadrer avec le fixième que j'admets, ne m'offre rien de femblable dans C iv  '40 Analyse fa fenfation : il faut donc que les papilles de 1'organe qui fert a la propagation, foient différernment difpofées & développées; il faut donc 1'admettre pour un fixième fens: il produira toujours un efFet de raviffement & d'extafe dans la même occafion, & jamais nulle autre partie que vous toucherez , n'en pourra faire autant. L'Auteur de la Nature ne paroit y avoir attaché tant de plaifir, que pour procurer par ce moyen la multiplication de 1'efpèce. Aufli voyons-nous que les Bêtes en font trés fufceptibles; qu'elles cherchent avec emprefTement l'-occafion de ce bien-être, & qu'elles fe diftinguent dans les ébats amoureux. Un bon coq a fept femmes, & un petit moineau eft infatigable. Adieu, je parlerai la prochaine fois des mixtes de mon analyfe. Je fuis j &c.  sur l'ame des Bêtes. 4* L ET T RE X. L'a m o u r , la jaloufie, le courage, Ia haine, le refTentiment, la joie & la crainte, font des paflions , cher Marquis , qui parient toutes dans les animaux. L'Auteur de la Nature dont le delTein étoit de conferyer fon ouvrage , & de le perpétuer, a dü les y afiujettir. L'amour eft nécefTaire pour engager les Bêtes a fe multiplier; la jaloufie n'eft pas a Ia vérité générale, elle eft particulière aux families dans lëfquelles un feul male fuffit pour donner une nombreufe génération. Alors elle eft utile, & elle empêche que le commerce fréquent de plufieurs maris n'altere, & ne dérange la fécondation. Le courage tend a conferver la machine , la crainte doit éclater a la vue d'un péril qui pourroit conduire 1'animal a fa perte; la haine & Ie refTentiment coulent comme de fource du bien être, & de la fin qui doit tendre a la confervation de la machine : elles feront éviter un corps qui aura molefté 1'animal dans  4« Analyse quelques occafions. Enfin la joie & Ie chagrin fe manifefteront, fuivant que 1'individu fera bien ou mal affecte. Nous pouvons facilement nous convaincre de 1'exiftence de ces paflions dans les Bêtes. Jettons les yeux fur cette multitude innombrable d'animaux, foit terreftres, aëriens a ou aquatiques. Obfervons ce qui fe paffe dans Ie cours de la Nature. Parmi ces animaux de différent élément, & de différente efpèce, les uns fervent de nourriture aux autres, & font pour eux un met friant. La raifon du bien être a fait trouver a chaque efpèce des moyens pour fe conftruire des demeures & des retraites affurées, lui a fourni des fubtilités pour éviter le piége que lui tend fon ennemi. L'Auteur de la Nature a pourvu a tous leurs befoins; ceux~ci leftes & agiles a la courfe, cherchent leur falut dans la fuite; ceux la fendent les airs, & fe met> tent a couvert d*un adverfaire redoutable; d'autres ont des armes offenfives & défenfives, font dangereux, & peuvent attendre 1'ennemi de pied ferme. Tous en général ont des armes pour fe défendre, mais tous font de force inégale,  sur l'amï des Bêtes. 43 Le p'us fort battroit le. plus foible, la crainte fait fuir le dernier. Si le combat eft a armes égales, comme de coq a coq , les deux affaillans font bons 1'un pour 1'autre: alors le courage eft de la partie, la colère leur fert d'aiguillon. Le coq vainqueur témoigne fa joie, bat de 1'aile, & chante fa victoire: le vaincu au contraire eft trifte & chagrin; il fuit tête barfte'e , & va cacher fa honte. La haine & le reflentiment n'auront pas moins leur place : je mets en jeu votre petit Moret qui eft très-civil & très-courtois ; je veux que la fcène fe pafte entre le Chevalier.... & lui. Que le Chevalier , lorfqu'il viendra chez vous, frappe Moret: votre chien cherchera du fecours auprès de vous, ou bien fe cachera fous un fauteuil. Que le Chevalier revienne le lendemain , Moret fuira ; il fera plus, il commencera a aboyer. Si le Chevalier continue a 1'infulter, votre chien épiera 1'occafion, & la prochaine fois fera brèche aux mollets du Chevalier. Le fait arrivera a la lettré , j'en ai 1'expérience. La haine des oifeaux pour le hibou eft bien marquée. Si eet animal paroit le jour,  44 Analyse tous les oifeaux fe donnent Ie fignal; ils accourent de toute part, ils 1'environnent, ils lui difent mille inve&ives, ils jurent après lui dans leur langage, & ne lachent point prife, qu'ils ne 1'aient forcé de s'enfuir,. & de s'aller cacher. Vous n'ignorez pas 1'antipathie mortelle qui rcgne entre 1'éléphant & le rinoceros. Lorfque ces deux animaux fe rencontrent, ils fe livrent combat, & il faut que 1'un des deux y périfTe. II me refte 1'amour & Ia jaloufie. L'engeance aile'e peut nous convaincre de 1'exiftence de ces deux paffions dans les animaux. Lorfque les chaleurs du printems réchauffent & font reverdir la Nature, toute cette familie éprouve les effets de 1'amour: chacun s'empreffe a fe procurer une compagne. Cela ne i fe paffe pas toutefois fans foupirs, fans peine & fans combat. J'ai vu dix moineaux a gorge noire fe difputer la conquéte d'une femme. Cette belle étoit coquette, & fembloit promettre fon cceur a tous fes foupirans. Cependant il fallöit fondre la cloche, 1'honneur conjugal ne permet qu'un mari, Sc tous les dix afpiroient a ce bonheur.  sur l'ame des Bêtes. 'q£ Un d'entre eux plus impatient que les autres, commenga a battre la générale, & a défier tous fes rivaux au combat. L'amout n'eft point lache , furtout en préfence d'une maitreife : il neut pas plutöt parlé , qu'un amoureux fe préfenta , & lui prêta collet: mais ce fut pour fon malheur ; car il fut becqueté, & plumé de la bonne fagon. Un fecond ne fut pas plus heureux ; trois de fuite éprouvèrent encore le même fort. Le fixième y perdit un ceil, la moitié d'une aile. Enfin le vainqueur paroiffoit fi déterminé, & fi furieux, que les quatre autres eurent peur, & prirent honteufement la fuite. Pour-lors le moineau, fier de fa victoire,s'approche de fa maïtreffe, lui exprime 1'ardeur de fa flamme , lui dit dans fon petit jargon qu'il feroit heureux s'i.1 pouvoit mériter fon cceur, & qu'il s'expoferoit encore a. mille dangers , s'il en étoit néceftaire pour 1'obtenir. La belle fatisfaite d'un amant fi courageux, lui répondit que le péril qu'il venok de courir lui fuffifoit, & quelle 1'acceptoit pour époux. Du moins je crois que ce dut être fa réponfe, & j'ai Keu de le conjecïurer, car  -Analyse ils fe becquetèrent , fe cajolèrent, & cönfommèrent le mariage. J'eus le loifir de voir le fruit de eet himen; le cc-uple nicha dans des pots qui m'appartenoient, & je m'appergus dans la fuite , que le mari e'toit fi jaloux de fa femme, qu'il ne fouffroit aucune vifitedefes voifins, & qu'il avoit fouvent difpute avec eux. Je fuis, &c.  sur l'ame des Bêtes. 47 L E T T R E XL SuivANT mes principes, cher Marquis, les Bêtes font fenfitives, & elles doivent néceffairement fouffrir les incommodités du chaud &du froid. Le chaud fe fera fentii .par le mouvement rapide que la matière ignée qui s'introduit par les pores , & par les voies de la refpiration , occafionnera dans la mafTe des humeurs, & par fon a&ion au-dehors fur 1'habitude du corps. De plus elle raréfiera les humeurs, & il s'en fera une diflipation trèsgrande. De-la nous voyons que les animaux lont fort altérés en été , & que même les quadrupèdes font fujets a Ia rage, lorfqu'ils manquent d'eau; ce qui n'arrive pas lorfqu'ils en boivent •fuffifamment, paree que eet éléjnent fupplée a la perte qui s'eft faite de 1'hujnaur limphatique , & en tempère la violente effervefcence. Le froid n'agira pas moins fur Ia machine animale. II eft très-difficile de décider qu'elle eft la caufe du froid : eft-ce une ceffation du mouvement qui arrivé dans la liqueur par  48 Analyse la négatlon de la matière du feu ? feroit-ce un être étranger, qui fe formeroit par l'uriion & la combinaifon de quelques principes pri- mitifs? La première opinion peut avoir fes partifans; mais je ne crois pas devoir 1'ad- mettre. Suppofé quelle fut vraie, alors un fluide ne deviendroit folide que par labfence de Ia matière ignée ; cependant nous voyons des. fluides qui contiennent beaucoup de principe de feu , & dans lefquels on en de'montre lexiftence, qui néanmoins fe congelent avec lui: tel eft 1'efprit fulphureux. D'autres , au contraire, ne fe congelent jamais , pas même dans les frpids les plus fenfibles, tels font les acides concentrés. Ces faits prouvent 1'inutilité de labfence de la matière du feu, pour expliquer le phénomène de la gelee. Je ne ferai pas affez téméraire-pour annoncer les principes, qui, par leur combinaifon , pourroient former ce nouvel être qui fe«oit la caufe du frbid & de la congélation des fluides. Je dirai feulement que ce fera un corps folide, extrêmement tenu, & en forme d'aiguille , qui fe fera paffage a travers les parties de 1'eau , .qui s'infinuera en affez grande  sur l'ame des Bêtes. 49 grande quantité pour faire paroïtre eet élément fous la forme folide qui eft de fon effence, & qui ne paroït fluide que par 1'intromiflïon de la matière du feu qui fait couler fes parties liftes les unes fur les autres. Ainfi il fera facile de donner la raifon, pourquoi 1'efprit fulfureux fe congèle, & que 1'acide concentré ne fe congèle nullement. C'eft que le premier n'aura pas une confiftence, & une adhérence de parties fi forte que le dernier. La fluidité de 1'un permettra paftage au corps étranger en queftion, au lieu que 1'acide 'concentré lui réfiftera , & en , émouffera les pointes. En un mot, toutes les fois que eet être pourra s'infinuer dans un fluide, fes parties feront comme des points •d'appui, qüi lutteront contre 1'adion de la matière fubtile, & la rendront inutile. Son contaft immédiat fur notre corps oceafionnera Ia fenfation du froid. C'eft une propriété effentielle qu'il aura, & pourquoi Ia lui refufer ? Nous avons. des fels qui produifent un effet bien marqué de fraïcheur, lorfque Ton en met fur la langue. Exemple. Le fel de nitre. Je n'entreprendrai pas une difeuffion en D  jo Analyse forme , pour juftifier mon idéé fur la caufe du froid. Je m'écarterois de mon fujet, & des bornes que je me fuis prefcrites. Je dois feulement prouver que les Bêtes reffentent des difgraces de la part du froid: il les attrifte , il les force de déloger, & donne la mort a plufieurs families. Les preuves font parlantes. Le filence de la fauvette pendant 1'hiver , nous fait juger combien elle fouffre des incommodités du froid. La caille, les hirondelles, &c. ont foin d'en prévenir les rigueurs, & de fe retirer dans des climats tempérés. Les infe&es enfin en font tous les ans les vicVimes, ainfi que plufieurs oifeaux , & même'les qüadrupèdes, lorfque la faifoa eft trés-rigoureufe. Vous ferez convaincu , cher Marquis, en Vous rappellant le plaifir que nous donna la ComtefTe de. ... lorfqu'elle nous conduifit dans une falie, oü elle élevoit des families de chiens & de chats. Vous fcavez que c'étoit en hiver , qu'il faifoit extrêmement froid , & que tous les chiens & les chats étoient couchés fur des canapés autour d'un bon feu que 1'on avoit grand foin d'entretenir»  sur l'ame des Bêtes. jt J'expoferai dans la fuivante les principes de mon analyfe. Adieu , portez-vous bien. Je fuis, &c. Dij  j-2 Analysé i.'. ... v , =s L E T T R E XII. "Vo u s ne pouvez raifonnablement, cher Marquis, refufer aux Bêtes Tintellect & le jugement; toutes leurs aótions fe déclarent en leur faveur, & pour leur bien phyfiques elles pofsèdent ces facultés a un degré fenftble. Chaque-efpèce parmi les animaux fcait fe procurer, & choifir la nourriture qui lui eft convenable , diftingue celle qui lui feroit préjudiciable, & dans un.casde maladie , cherche les fimples , ou d'autres moyens qui Iut font falutaires. Bien plus, cette faculté eft ft étendue dans des families entières, quelle les raffemble enfemble, leur fait prévoir 1'avenir,& prévenir la difette des vivres par des provifions qu'elles font pour fubvenir k leurs befoins. ' Telle eft la fourmi qui charie dans 1'automne les grains de bied, Telle eft 1'abeille qui va picorer au printems , & exprimer le fuc des fleurs. Quelle lumière! quelle fagelfe dans 1'une & 1'autre elpèce ! fervons-nous de  sur l'ame des Bêtes. J3 Fexemple des abeilles. Elles fe raiïemblent en corps, & forment une République : les unes vont en campagne chercher des matériaux pour conftruire des cellules ; les autres mettent les matériaux en oeuvre , ébauchent le fond, & les cloifons des cellules; cellesci polifTenf, tranchent, ötent le fuperflu de la cire, & conduifent 1'ouvrage a, fa perfection : celles-la apportent des vivres aux ouvriers , & la plus grande partie concourt a la fourniture des magafins. Fut il État mieux policé pour foulager des fujets dans un tems de difette! Vous fcavez avec quel art & quel génie le caftor conftruit fa maifon. II y pratiquedifférens étages, & dans une crue d'eau, il fe fauve dans un cinquième qui lui devient un afyleaffuré, & qu'il doit a fon induftrie-, & a fa prévoyance. Le raifonnement dans les Bêtes eft bien marqué. Soit l'exemple de- deux loups qui vont a la chafte: 1'un fe cache dans la forêt prochaine, & 1'autre vient fe jetter fur le troupeau. Qu'eft-ce qu'il-arrivé ? Ie berger fidéle crie, met les chiens après 1'ennemi. ïkê loup fuit,lqs chiens le pourfuivent. Celui- Diij  ^4 Analyse la les amufe, les harcèle> ceux-ci s'échauffent, & s'acharnent: pendant ce tems, 1'alfocié fort de fa faction, & s'élance fur le troupeau: il a déja enlevé un mouton, & fuit bien loin dans la forêt. Réfléchiffons , & voyons , fi ces deux compagnons n ont pas raifonné, & tiré une jufte conféquence de leurs prémices. Ces braconiers voyant que la vigilance du Berger & la méchanceté des chiens leur nuifoient beaucoup, & leur avoient fait lacher prife plufieurs fois , raifonnent enfemble fur les difficultés qui fe trouvent, & les dangers qu'ils courent , lorfqu'ils vont a Ia chaffe. Nous voyons, difent-ils, que lorfque nous courons fur la proie, nous avons a nos trouffes , le Berger & fes chiens , ceux-ci qui font alfez dangereux nous pourfuivent alTez loin, le Berger auffi quelquefois. Eh bien, il faut que 1'un de nous deux fe préfente, & que 1'autre refte caché:.il fe fera la même manoeuvre; le Berger & les chiens courront après celui-la; &. pendant ce tems, 1'autre fortira, & fera fon coup.' Si vous aviez, cher Marquis, a furpren-  •SUR l'ame DES BeTES. dre une ville d'affaut, raifonneriez-vous plus fenfément, & chercheriez-vous des moyens plus juftes & mieux compaffés ! Vous feriez feinte de donner d'un cöté pour détourner 1'ennemi, & de 1'autre vous auriez des foldats poftés qui efcaladeroient les murs & s'empareroient de la ville. Voici un autre fait qui n'eft pas moins furprenant, & qui s'eft paffe en ma préfence. Je m'étois levé de grand matin, & je paffois le long d'un pré , lorfque je fus arrêté par un fouffle vif & fréquent qui parut venir d'un animal fort irrité. Je m'approchai , & je vis pardeffus la haie le combat d'un loup & d'un taureau. Je ne voulus point faire de bruit; le taureau étoit vigoureux t & en état de fe défendre de fon ennemi. Le loup tournoit fans ceffe , & vouloit prendre en queüé le taureaü. Celui-ci qui connoiffoit le danger, tournoit également, & préfentoit toujours deux comes menagantes. Si Ie loup fé repofoit, le taureau en faifoit de même , 8c fe tenoit en garde. L'un commengoit-il a manceuvrer ? 1'autre ne s'endormoit pas , 8t fe mettoit en défenfe. Enfin le loup fatigué-, gc défefpérant de venir a fon honneur de foa D iv  yö Analyse entreprife, s'avifa du ftratagême fulvant: ij abandonne le taureau , 8c va fe plonger dans une foffe qui étoit dans le même pré. Je demeurai fort furpris de 1'action de eet animal, & je eroyois qu'il agiftbit ainfi , ou pour fe délalTer , ou pour fe rafraïchir. Après s'être bien tourné & retourné a & s'être tout couvert de boue , il retourna au taureau d'un pas tranquille & lent, & fut fe placer devanf lui. L'animal a cornes fixe le loup avec attention; celui-ci s'agite , & fe fecoue avec violence: il éclaboufte le taureau , 1'aveugle , profite de ce moment, lui faute aux parties les plus fènfibles, le jette a bas, & 1'étran* gle foudain, Ainfi finit le combat, Sc la vie du taureau, Le loup dans eet exemple ne vous femble-? t-il pas être un bon Logicien ? Voici comme il argumente. La force ouverte eft inutile } mon adverfaire me vaut pour le moins, Sc eft plus dangereux que moi, La rufe eft donc la feule voie qu'il me faut employer. Le taureau me fuit des yeux, Sc ne me perd pas de vüe: or fi je puis 1'aveugler , je réulïirai fa? pilement. Un liquide épais eft propre pouï eet effet; allons en faire provifion, Sc t&j  sur i'amï des Bêtes. f*7 ehons de le mafquer tellement, qu'il ne voie rien, Sc qu'il me foit facile de 1'abattre & de 1'étrangler. Jamais homme lache prit-il mieux fes mefures , & fe fervit-il d'un tour plus avantageux pour percer fon ennemi ? Je vous laiffe juger a préfent, fi les Bêtes ont de l'intelligence, & fi mon analyfe fe trouve exacte dans toutes fes parties. Les compofés ont été proüvés , les mixtes démontrés , & les principes réalifés. II me refte a concilier mon opinion avec la juftice de Dieu, & la Religion, Ce fera pour la prochaine pofte» Je fuis, &c.  Analyse L ET T RE XIII. Po urqüoi, cher Marquis , refuferiezvd%s de condefcendre a mes idees, & d'ac" corder enfin aux Bêtes une ame que leurs actions femblent exiger ? Le point effen tiel, direz-vous, eft la Religion, &la juftice de Dieu. Eh bien , levons ce fcrupule : faifons quelques réflexions furl'Être éternel, infini, & tout-puifTant. Dieu eft maïtre de créer, ou de ne pas créer ; s'il le fait, c'eft un effet de fa bonté: rien ne manque a fa gloire , il. fe fuffit a luimême. Si Dieu fe détermine a créer un nouvel être, il peut le créer plus ou moins parfait; il peut aulfi 1'aiTujettir a telles lois qu'il jugera a propos. II ne doit rien a la créature, & c'eft toujours pour elle un bonheur d'éxifter. Je ne crois pas que vous puiiïiez aller contre ces principes qui font conformes a Ia plus faine docTxine. Ne les perdez pas de viie; faites-moi éviter les répétitions, réfléchiftez, & vous conviendrez avec moi, que Dieu  Sur l'ame des Bêtes. 5-9 peut, fans bleffer fa juftice , créer une ame fpirituelle & intelligente, dont les connoiffances feront uniquement bornées au bien & au mal phyfique. Cep.endant vous aurez des difficultés a m'objeéter, & vous me direz, eft-il de la juftice divine de créer des ames pour être malheureufes, en les rendant efclaves du caprice des hommes ? Qu'eft-ce qu'a fait a 1'Etre fuprême ce jeune perdreau, qu'un Chaffeur infatigable pourfuit avec avidité , & qu'il maftacre impitoyablement! a peine eft-il né qu'il faudra qu'il périffe. De plus c'eft une ame bien innocente , & qui n'eft pas encore fortie de deftous les aües de fa mère : que deviendra donc fon ame ? Sans doute, pourfuivrez-vous, que vous conftruirez un Paradis nouveau , ou bién que vous m'entretiendrez de quelques champs élifées, pour placer cette foule innombrable de petites ames qui meurent auffi innocemment que le perdreau en queftion ? Vous admettrez peut être la métempfycofe des anciens ? Ce fentiment pourroit, direz-vous, me ridicuüfer. Pour répondre a cette objeftion , partez de mes principes , & rien n'impliquera contre  6© Analyse la juftice divine. Dieu ne doit rien aux créatures; il peut les affujettir k telles lois qu'il voudra. Or Dieu créant les animaux , les a foumis a 1'homme: il a voulu même qu'une grande partie fervït a fa nourriture. . De-la votre Chaffeur ne fera pas plus inhumain en faifant la guerre aux perdreaux, que ceux-ci feront malheureux en fuccombant fous les coups de fufil, & la juftice du très-haut n'en fera point endommagée. Comme Dieu peut créer des Etres plus ou moins parfaits, il peut en créer de plus ou moins heureux. Des trois partis que vous me propofez pour placer l'ame des Bêtes après leur mort, la métempfycofe m'auroit affez flat'té; j'aurois établi la création de toütes les ames des Bêtes depuis le commencement du monde, & je les aurois fait circuler de corps en corps jufqu'a fa fin oü je les aurois anéanties. Puifque je me rendrois ridicule , & quece fentiment paroït vous déplaire , je fuivrai une voie plus courte , & a 1'inftant de la ruïne de la machine, je les ferai defcendre dans le néant d'oü elles étoient forties, &, d'oü Dieu les tire quand il fe forme une nouvelle organifation animale*.  SUR L'AME DES BÊTES. 31 Il ne faut pas une plus grande puilfance de la part de Dieu pour anéantir ce qu'il a fait, que pour le tirer du néant. Le décret d'anéantiffement de l'ame des Bêtes fera pofé de toute éternité. : Telle fera la condition de notre jeune perdreau, & de cette multitude innombrable de petites ames que vous appellez innocentes: il n'étoit rien avant fon exiftence, il fera de même après fa mort. N'allez pas vous gendarmer, & ne dites pas, c'étoit bien la peine de naïtre. Souvenezvous que Dieu ne doit rien a la créature , & que. c'eft. toujours pour elle un bonheur d exifter. Au furplus le fort de ces ames ne fera pas fi malheureux , & n'eft point déplacé. Pour les faire furvivre au corps, il faudroit pouvoir leur alfigner une place après la.mort: je ne vois qu'un lieu de récompenfe , & un lieu de punition ; un milieu feroit idéal, fer-oit une pure chimère. Or ni 1'un ni 1'autre de ces lieux ne peut convenir a l'ame des Bêtes. Ils font le partage du mérite & du démérite , celles-ci n'ont point les facultés de mériter & de démériter : je le prouve,  02 A N A~£' Y S E Pour mêriter & démériter, il faut néceffairement avoir la connoiffance du bien & du mal moral, du vice & de la vertu, être libre dans le choix de 1'un & de 1'autre. Ces facultés fe trouvent dans 1'homme, c'eft une fupériorité qu'il a fur les animaux, mais elles ne font point de la compétence de ces derniers. Souvenez-vous que Dieu peut créer un Etre plus ou moins parfait, & 1'auujettir a telles lois qu'il voudra. Ne vous écartez pas de ces principes, & vous concevrez que Dieu a pu créer les Bêtes fans leur accorder la connoiffance du bien & du mal moral, du vice & de la vertu, & par conféquent fans pouvoir mériter & démériter. C'eft un état plus parfait, il eft vrai; mais Dieu ne doit rien a la créature ; aufli la fin qu'il fe fera propofée fera-t-elle très-différente. Enfin les Bêtes n'ont que la connoiffance du bien & du mal phyfique; c'eft-a-dire, de tout ce qui peut être nuifible, ou avantageux a 1'individu. Cette connoiffance s'étend fur tous les moyens qu'il fautchoifir pour y parvenir, & c'eft la preuve de 1'intelligence & de la fpiritualité de l'ame des Bêtes. Tout eft phyfiqua  sur l'ame des Bêtes. 6j chez elles , les actions qui paroiflentlemieux établir certaines vertus morales, ne font qu'en impofer, j'en ferai connoïtre le faux. Cette explication ne lahTe rien a defirer, la Religion n'eft point intéreftee , & 1'anéantiflement eft très-raifonnable. Je fuis, &c.  #4 Analysé L E T T R E XIV. "Vo u s voudrez, cher Marquis , que les Bêtes méritent & .déméritent; vous vous expliquerez ainfi. Un chien qui toute fa ■ vie aura été fidéle a fon maïtre , qui par fes aboiemens redoublés aura donné 1'épouvante a un voleur nocturne qui méditoit d'entrer dans la maifon, & qui fe propofoit de faire main baffe fur les piftoles qu'il y trouveroit: un chien qui veille fur Ie fouper qu'on a laiffe a fa garde & a fa difcrétion, qui chatie un chat friant qui venoit pour le dévorer : quoi , ce chien ne mérite pas? il mérite certainement: le but de fon mérite, & celui de fes femblables, fera d'obéir, d'être utile, & de fe rendre ferviable a 1'homme. S'il le fait, c'eft bien ; s'il s'écarte de fes devoirs , ce fera mal. Voici la loi pour les animaux domeftiques. Quant aux autres, continuerezvous, qui vous a dit qu'il n'y en avoit pas ? & même une particuliere pour chaque efpèce? nous ne la connoiftons pas a la vérité; mais Dieu n'eft pas obligé de nous Ia révéler. Ainfi  sur l'ame des Bêtes. '<5fl 'Ainfi je ne vous approuve point d'anéantir les Bêtes; elles méritent & déméritent; il faut néceffairement admettre un lieu de récompenfe & un lieu de punition oü elles iront après la mort. ^Cette difficulté eft apparente : pour la réfoudre nous n'avons befoin que de 1'expofition fuivante. Vous fcavez que dans Ia création de rhomme, Dieu s'étoit prqpofé de le rendre heureux, & d'en faire, fi j'ofe ainfi parler, un autre lui-même fur la terre. Le Créateur fit venir tous les animaux en la préfence d'Adam , & voulant lui faire fentir quelle différence il mettoit entre eux & 1'homme, & quelle faveur il accordoit a celui-ci, il lui dit: Tu en feras le maïtre, tu en feras le Roi, dominaberis. Tout étoit foumis pour-lors au premier homme; la terre ouvroit fon fein pour lui fournir les alimens qu'il pouvoit défirer; les Bêtes les plus féroces ne le fuyoient point, & lui obéiffoient. Adam par fa défobéiftance s'eft.rendu criminel ? tout a changé de face, la terre eft devenue ingrate & ftérile, les Bêtes féroces & indociles , 1'homme leur a E  66 A N A i Y S E para un ennemi dangereux, & .elles ont cru qu'il étoit de leur füreté de le fuir & de 1'éviter. Simple effet, mais bien marqué des fignes terribles de réprobation & d'indignation, que le Créateur avoit gravé fur le front de la créature. Héritiers infortunés , mais cependant héritiers avec jufHce des peines attachées a la défobéilfance, ainfi que du pêché de notre premier père, nous, en éprouvons aujourd'hui les incommodités & les difgraces. L'utilité que nous devions efpérer nous procurer de certains animaux dans nos travaux journaliers , nous a fait chercher les moyens de nous attacher les plus nécelTaires. Nous les avons flattés, carelfés, & nourris de nos propres alimens. Cette voie devoit réuflir, & effacer infenfiblement l'impreflion que no' tre vïie faifoit fur 1'organe des animaux. Le bien être fe trouvoit intérelfé ; les faveurs que ces Bêtes éprouvoient de notre part, concouroient au bonheur & a la confervation de leur individu , & c'étoit un puiffant motif pour nous les rendre plus traitables. De-la nulie loi pour les Bêtes ; les faveurs qu'elles éprouvent des hommes, font qu'elles  sur l'ame dEs Bêtes. 67. fe rendent ferviables & utiles: pour-lors ce n'eft pas un devoir, 1'avantage du bien être les fait agir feulement. De-la cette diftinction que 1'on fait des aniirfaux domeftiques, & fauvages. Les uns ont été, & même font tous les jours comblés de nouveaux bienfaits de la part des hommes : ils ont celTé de le fuir; fa vüe ne fait plus une irhpreiïion fi redoutable fur leurs fens. Les autres au contraire qui n'ont point vécu avec lui, & qui n'éprouvent nulle faveur de fa part, font portés a éviter fa préfence, par 1'impreffion dangereufe qu'elle continue de faire fur leurs organes. Vous plaifanterez, & vous me direz : Je concois que le fort du chien de la Marquife de D.... eft préférable a celui d'habiter la campagne &; les forêts; on a attention de prévenir tous fes befoins, bifcuits , blancs de poulet , lit bien mollet , rien ne lui eft épargné : mais croyez-vous que le baudet de Martin Meunier, qui porte la cuifton du matin au foir, foit bien content de fon fort, & qu'il n'aimeroit pas mieux fa liberté ? Non, cher Marquis , Fexercice qu'il prend le jour, lui ouvre tellemeat 1'appétit, qu'il Eij  r6B Analyse dévore le foir avec fatisfaótion & un efprit tranquille, le fourage qu'on lui donne, fütce même des chardons: d'ailleurs le picotin qui lui revient de tems a autre, 1'encourage, & lui fait fupporter patiemment fes travaux. J'ajoute de plus, que les Bêtes en général ne s'attachent fortement, qu'aux perfonnes de qui elles recoivent la nourriture, & le plus de faveurs. Obfervez que le pêché d'Adam ne lui a point öté tout pouvoir furies animaux; il a fur eux droit de mort & de vie, & il peut -s'en nourrir a fa volonté. II a fait feulement qu'ils font devenus fauvages & indociles , les uns même plus que les autres. Dieu 1'a permis , pour que 1'homme n'eüt rien fans peine , &. qu'il expiat dès ici bas 1'énormité de fon crime. Ne perdez pas de vüe cette expofition ; elle eft utile pour vous rendre raifon fur les faits qui paroiffent établir dans les animaux quelques vertus morales, comme la reconnoiffance. Ce fera le fujet de la lettre fuivante. Je fuis, &c.  sur l'ame des Bêtes. 6p L E T T R E XV. V o u s allez être furpris , cher Marquis , lorfque je vous dirai que les Bêtes ne font fufceptibles d'aucune reconnoiffance, & que le feul intérêt eft le mobile des aétions qui paroiffent établir en elles cette vertu morale. Quittez toute prévention , & vous verrez que le fait eft véritable. Voici un exemple frappant. Un chien fuit fon maïtre qui eft infultéT d'un paftant. Les deux champions en viennent aux mains. L'animal fe jette fur le paffant; il le mord; il le déchire; & ne 1'abandonne point, que fon maïtre forti vainqueur du combat, ne lui fafte lacher prife. Ne fembleroit-il pas que le chien donne a fon maïtre des preuves évidentes d'une reconnoiffance parfaite? il eft pénétré, direzvous, des faveurs qu'il regoit tous les . jours de fon maïtre; il trouve lieu de lui témoigner fa gratitude; il le' fait, & par fon acharnement après 1'ennemi , il paroïtroit être fachè de ne pas profiter de cette occafion. Eiij  »p A N A £ Y S E Ce raifonnement eft fpécieux ; l'animal n'agit point ici par reconnoiffance; il ne fcait pas même qu'il rend fervice a fon maïtre. Le chien s'eft attaché au maïtre en queftion par les bienfaits qu*il en a recus, & qu'il en recoit journellement. II ne doit donc pas fe comporter vis-a-vis tout autre homme , comme il fe comportera vis-a-vis fon maïtre. En effet le chien le plus doux , qui paroïtra même s'attacher le plus volontiers , fera indifférent a la première vüe d'un étranger; heureux fi eet autre ne lui faute pas aux jambes, & s'il ne fait que fuir & qu'aboyer. Tant il eft vrai, que la faute d'un ieul, nous a rendus ou bien odieux, ou bien redoutables a 1'engeance animale. Obfervez , que le maïtre aura dès le bas age du chien, & ce vis-a-vis tout étranger, nourri, fortifié 1'impreffion facheufe que 1'homme fait fur fes organes. Ainfi 1'affaillant dans 1'exemple que j'apporte, eft étranger au chien qui ne peut déja le fouffrir d'inclination. La colère qui fe manifefte dans faétion des deux combattans, réveille celle du chien qui s'anime s'enhardit, & fe jette fur 1'étranger qu'il hait natu,-  sur l'ame des Bêtes. 71 rellement, & qu'il regarde comme fon en« nemi juré. Ce n'eft donc point un motif de reconnoiffance qui porte le chien a défendre fon maitre ; fa haine qu'il cherche a alfouvir, eft 1'unique agent de fon action. Le chien eft 1'animal qui paroït être le plus fufceptible de gratitude. Voici deux exemples affez fenfibles. Un homme meurt dans un bois ; le chien fidéle refte auprès de lui; il ne bok ni ne mange, & le chagrin le fait mourir. Un hömme s'eft noyé , le chien fe jette a 1'eau, & fe noie lui-même pour voulok tirer fon maïtre du précipice.. II n'y a nulle reconnoiffance dans faction de ces deux chiens ; je n'y vois tout au plus qu'une amitié intéreftée. L'ün èc 1'autre eft fort attaché a fon maïtre par la nourrkure qu il en recok journellement ; il n'en attend que de lui, & ne fe met pas même en devoir d'en chercher ailleurs. Dans Ie premier exemple, Ie chien refte auprès du mort : il efpère que fon maïtre lui donnera a manger. Lireure ne vient pas ; le E iv  «72 Analyse chien s'affoupit ; le long intervalle de tems 1'affoiblit; les organes épuifés d'efprits animaux ne peuvent plus faire leur fonction, & 1'animal périt. Dans le fecond exemple , le chien fera: affamé, ou fera ennuyé de ne pas voir celui avec lequel il vit ordinairement. II fcait qu'il eft dans Peau, il ne craint point eet éle'menr. L'amour du bien phyfique le fait plonger; il veutfoulever fon maïtre; il s'embarraffe luimême, ou fuccombe fous le poids, & fe noie. Vous ne pouvez entrevoir de la reconnoiffance dans ces deux aótions. Elles indi— quent feulement une amitié intéreffée : 1'un & 1'autre chien cherche fon bien-être, & puis e'eft tout. N'allez pas m'objefter que le phyfique devroit leur faire prévoir le danger, & leur faire éviter la mort. II peut a la vénter les avertir du danger ; mais ne le pas préfenter fi grand qu'il eft. Le chien noyé n'envifage donc fon entreprifeque du bon cóté, & le premier fe laifte rnourir dans 1'attente & 1'efpérance de rece» voir la nourriture de la maai de fori maïtre.  sur l'ame des Bêtes. 73' Je ne veux IaitTer rien a défirer, & je choifis les exemples qui femblent établir Ie plus évidemment de Ia reconnoifTance dans les Bêtes. Voici un fait que j'ai vu citer cent & cent fois. Un homme tombe malade; fon chien eft trifte: 1'homme meurt, eft porté en terre, & mis dans le tombeau de fes ancêtres. L'animal fuit le convoi, fe fixe fur le lieu oü fon maïtre eft enterré, refufe le manger qu'on lui préfente, & fe laüTe mourir. La reconnoifTance dans les animaux paroït être décidée dans cette occafion : peut-on être plus fenfible a la perte d'.un bienfaiteur ? Après eet exemple puis-je leur refufer des vertus morales ?• Oui, je fuis inflexible; je ne vois que phyfique dans cette aöion, & elle peut compatir avec mes principes. Pour 1'expliquer , repréfentons-nous la fcène. Le maïtre tombe malade, & fe met au lit. Le chien eft privé de fa viie; il n'en éprouve plus de faveurs; le phyfique patit: caufe légitime de chagrin. Une Garde a teint pale & plombé fait abferver un profond ftlence: fuffifante raifon d'effroi. Un Médecia  74 Analyse d'un efprit fornbre & taciturne eft appellé \ fujet bien fondé d'allarmes. Des vifages étrangers vont & viennent; motif cenfé de frayeur, & comble d'infortune. Au milieu de tant de cataftrophes, notre chien ne fcait oü donner de la tête ; il eft troublé, il oublie le manger, le bien-êtfe fouffre: fi dans des intervalles éloignés il prend une légere nourriture, la digeftion en fera imparfaite , ne pourra lui tourner a bien, & la machine fera dérangée. La maladie du maïtre continue ? celle du chien augmente. Enfin 1'homme meurt, & eft mis en terre. L'animal a été témoin des lugubres cérémonies que 1'on obferve dans de telles circonftances. II a vu renfermer fon maïtre dans la bierre : il la fuit. II eft conduit par un refte d'efpérance de trouver dans fon bienfaiteur de quoi fe foulager. II fe fixe fur Ie tombeau ? il y fcait fon maïtre. Des voifins par commifération lui apportent a manger? ïl les craint, il redoute leurs' préfens : ou pour mieux dire, il n'eft plus tems, le mal eft fans remède, les organes font viciés , tout eft fpedre chez l'animal, les morceaux  sur l'ame des Bêtes. r$ de pain & de viande lui paroiffent des ennemis. S'il lui refte affez de force, il deviendra furieux , & écumant de rage: ft le long efpace de tems qu'il aura fouffert , a prefque épuifé fes efprits , fes refforts ne joueront que fort peu , l'animal périra ïnfenfiblement, & en paix. Cette explication me femble naturelle , & la reconnoifTance ne peut avoir lieu dans 1'action du chien. Tout le monde connoït 1'hiftoire d'Androcle; elle mettra fin a cette queftion, fervira a nous convaincre & a nous perfuader, que les Bêtes n'agiffent point par des motifs de reconnoifTance, mais pour leur inte'rêt particulier. Cet efclave fugitif entre dans une caverhe oü habitoit un lion j qui pour-lors fouffroit beaucoup d'une épine qu'il avoit dans le pied. L'animal fe plaint, & indique è 1 étranger la caufe de fon mal, en lui préfentant le pied. Androcle tire 1'épine, & le guérit. Or ce fuyard qui ne fcavoit oü fe cacher, refte dans la grotte du lion qu'il regarde comme un afyle affuré. Le lion le permet volontiers; le fervice  7"°* • Analyse qu'il vient d'éprouver lui attaché eet ift* connu. L'animal preffé de faim va chercher des pro vifions: 1'homme en profite; néceffité lui fait trouver bons des mets qui lui répugneroient dans un autre tems. L'un & 1'autre font pris & conduits a Rome. Dans les fpectacles, Ie lion que 1'on a affamé, eft laché contre Androcle pour le de'vorer. L'animal ne le fait pas ; cela n'eft pas étonnant: le bien-être lui a fait connoïtre eet homme, ainfi que le tems qu'ils ont ve'cu enfemble. Bien plus, il le carefTe, il le baife ; le fervice qu'il en a reeu, lui en fait efpérer un autre, & par ces marqués d'amitié qu'il femble lui témoigner, il le prie de fouIager fa faim. Sur ces entrefaites, je veux que 1'on déchaïne un autre lion contre Androcle; que ce dernier foit étranglé par Ie premier, & que quelques autres encore éprouvent le même fort. Dans ce dénoüement rien de plus naturel: 1'haleine & les mugiftemens des lions furieux qui ne connoiftent point Androcle, & qui accourent pour fe jetter fur lui, avertiftent  sur l'ame des Bêtes. ffuotre lion civilile : celui-ci croit que c'eft a lui a qui 1'on en veut; 1'amour du bien-être le met en défenfe; & comme par fa conftitution il eft le plus fort, & peut-être le plus méchant, il étrangle fes adverfaires, & en eft le vainqueur. Vous ne voyez, cher Marquis, dans cette* action que des traits de phyfique. Avouez donc avec moi, que les Bêtes ne font nullement fufceptibles de gratitude. Si vous réfléchiffez fur mes principes qui font difperfe's, & appliqués dans differens endroits de mes lettres, il n'eft point de difficulté que vous ne puiffiez lever. Adieu; la fuivante expofera la difcipline des animaux. Je fuis, &c.  7* AN AL Y S E L E T T R E XVI. IL me refte , cher Marquis , a parler de Ia méthode dont on fe fervira pour apprivoifer toute forte d'animaux, & les drefter a tel exercice que Ton voudra. Suivant mes principes ils voient, ils entendent, ils raifonnent. En faut-il davantage pour dompter l'animal le plus féroce ? II en coutera des peines, il y aura du danger; mais Ie tems le corrigera, les coups le rendront docile, les faveurs qu'il éprouvera de tems a autre , lui feront impreffion ; & comme il eft jaloux de fon bien-être, il quittera fa férocité pour fe conformer aux volontés du maitre. Exemple. Je veux apprivoifer un ours; je le prends plus ou moins agé. Cet animal fera fauvage, & furieux a la vüe de 1'homme qu'il regarde comme un ennemi mortel. Celui-ci 1'enchaïnera, le chatiera , & le laiftera long-tems jeüner. Tous ces aftauts mortifieront le phyfique de l'animal. Le maïtre dans des intervalles éloignés préfente ï boire & ï manger a 1'ours. L'a-  sur l'ame des Bêtes. 79 nïmal pourra dans les commencemens les déc'aigner ; mais la faim qui le preffera, & fon bien-être qu'il confultera, ces deux caufes enfemble 1'engageront a recevoir la nourriture qu'on lui préfente. S'il continue de fe rebeller, le maïtre reviendra a la charge, le fatiguera, & le laffera fous les coups. Au contraire , s'il eft plus doux, & moins rebelle, le maïtre le careffera, lui donnera des mets qu'il fcaura être le plus fes favoris. Pour-lors l'animal réfléchiffant fur les idees qu'il avoit concües de 1'homme, & combinant les circonftances oü il fe trouve, lorfqu'il fait éclater fa haine & fa colère , avec celles oü il fe montre paifible & traitable ; il dira: Je fuis moi-même 1'auteur de mon mal. Cet homme me fait du,bien, lorfque je veux le fouffrir, & obéir a fes ordres; au contraire il m'afflige, fi je fais le rebelle & le méchant. II faut donc que je change de conduite, & que je me fafte a fa compagnie. Cet exemple fuffira pour 1'intelligence de 1'éducation des bêtes les plus féroces. Je paffe au mécanifme du chant. Le chant confifte a ménager 1'air contenu  €b Analyse dans les veflicules pulmonaires, & a le poufler au-dehors avec certaines modifications & certaines inflexions. Ceci dépend du jeu de certains mufcles; les mufcles agiffent par le fecours des efprits animaux: ceux-ci obéiffent a la volonté, & c'eft elle qui les conduit. La volonté elle-même a certaines régies qu'elle obferve , & certaines notes fur lefquelles elle fe modèle. Je veux apprendre a un merle a fïffler, a un perroquet a parler, & a un ferin a chanter. Tous les foirs j'ai foin de leur répéter exactement les mêmes paroles, & les mêmes airs, & cela a différentes heures de la nuit. Je choifïs ce tems pour deux raifons principales. Premièrement, paree que ces animaux font moins volages & moins diffipés. En feoond lieu, c'eft .que je mortifïe le phyfique en interrompant le fommeil. Les premières legons font aftez infrudtueufes ; ces pauvres oifeaux ne fgavent trop ce qu'on leur demande, & fe pafferoient fort bien du Muficien , & de fa mufique. Pour mieux réuflir, je leur préfente un miroir dans lequel ils voient leur femblable. Ce portrait les fixe; ils s'imaginent que c'eft lui  sur l'ame des Bêtes. 8r lal qui criante, qui parle ainfi , qui vient pour les narguer, & leur-donner a une heure indiie une preuve de fon fgavoir. Pou.r-lors ils fe réveillent, ils fe piquent d'émulation; & pour punir 1'amour-propre de celui qui les interrompt, & qu'ils regardent comme un orgueilleux, ils étudient fes tons & fes cadences : après avoir en eux-mêmes repaffé plufieurs fois leur lecon, on les entend url bon matin fiffler , parler, & chanter. Obfervez i°. Pour élever & apprivoifer des animaux, il eft bon de les choifir jeunes : la Nature eft. plus fouple & plus obéiffante. On fait prendre'tel pli que 1'on veut a un jeune arbrif^ feau. Obfervez 2°. Parmi les animaux il y en a de plus fairvages, & de plus dangereux les uns que les autres. II y en a qui faififfent plus aifément certaines actions auxquelies on veut les accoutumer; & cela non-feulement dans le généralmais encore dans le particulier , & parmi ceux de même efpèce. ■ Rép. II faut attribuer ces differens phénomènes a la différence de 1'organifation F  82 Analyse de Ia machine. Toutes ces difficultés s'évanouiront, fi vous confukez ma lettre de 1'union de l'ame avec le corps. Obfervez 30. Certains animaux ne fuient point a Ia vüe de 1'homme, & même viennent le careffer, quoiqu'ils ne 1'aient jamais vu. R. Les animaux' qui depuis très-long-tems vivent avec les hommes, font accoutumés a leur vüe, & ne les fuient plus. On peut dire que les animaux domeftiques font dans ce cas. S'il s'en trouve quelques-uns plus flatteurs que les autres , bien des motifs peuvent les y engager. La faim, la phyfionomie douce & affable de 1'homme , enfin la difpofitlon des organes. Je crois, cher Marquis , avoir rempli le but que je' m'étois propofé. Je ferois trop heureux fi ce coup d'effai de ma philofophie pouvoit vous plaire, & mériter votre fuffrage. Vous m'en direz votre avis a Paris; je dois m'y rendre au premier jour. Je fuis en attendant le plaifir de vous voir, & de vous embrafTer , Votre Serviteur, F I N.