SUR LE GESTE E T L'ACTIOK" THEATRALE,   Kb 758 G-8 IDÉÉS SUR L E GESTE ET L'ACTION THÉATRALE;; PAR M. ENGEL, De PAcadémie Royale de Berlinj S U I V I E S D'une Lettre , du même Auteur , [ SUR LA PEINTURE MUSICALE. Le to-ut traduit de 1'Allemand. Avec trente.quatre Planches. TOME PREMIER. A PARIS, Chez B A It R O I S , 1'amé , Libraire, quai des Auguftins. A STRASBOURG, A Ia Librairie Académique , Rue des Serruriers, N«. 21. A LA H A Y E , Cliez Van Chef, Libraire , fur le Spuy. Avec Approbation & Privilege du Roi. i 7 8 8.   (*) PRÉFACE D U TRADUCTEUR. Ta e s fpectacles font devenus de no$ Jours un hefoin pour tous les peuples policés , & c'eft dans les grandes -villes Jur-tout que ce befoin fe fait fentir le plus impérieufement. Uinégalitó des conditions & celle des fortunes , qid en eft l'ejfet néceffaire , divifent leurs nombreuoc habitans en deuoc clajjes , dont l'une a le travail en partage, & l'autre les richeffhs , qui ne mènent que trop Jouvent l'ennui a leurfidte. Si cette dernière clajjb a befoin de dijjipation pour ranimer pendant quelques heitres une fenjibilitè pj'efqiï'éteinte par Pabus des plai/ïrs & par la facilité des jouiJJ'ances ; la première a des droits a un délajfement honnête , après une journée confacrée d des travaux utiles. Aucmi des amufemens publics ne remplit mieux eet objet que hs fpectacles ? qui procurent a  même a la fociété un autrp avantage noTi moins important : ils occupcnt les hommes i/iutiles , qui rejluent vers les grandes -villes, & dont la dangereuj'e induftrie troubleroit l'ordre public f Ji des dijiractions toujours nouvelles ?ien drrêtoient pas Le développement. JMais Ji véritablement la fociété retlre de pareils avantages desJpectacles, d'ou uient qil'oti s'eft occupé Ji peu a leur donnar toute la, pcrfcction dont ils font fujceptibles ? Il ne Jéra pas queftion ici de leur utilité morale; car comme le but de toute production théatrale doit ëtre de pourfuivre le -vice , & d'offrir a Vadmiratioji des fpectateurs des actiöns nobles & -vertueijes > on Jiippofe qu'une ccnfire févère en écartera Jans cejfc tout ce qui pourroit blejjerla décence publique & corrompre les mceurs. On Je bomcra donc d quelquesréjlexionsfur Venfemble des repré/entations thédtrales, auocquelles l'ouvrage , dont jious oJJ'rons la traductioji, nous invite d nous livrer. jLuciin ajnatcur éclairé de l'art thédtral ne prétendra Jans doute qu'il n'y ait plus rien djaire pour la per-  (3) fection de nos fpectacles modemes; Sans vöidóir les comparer d ceux des anciens , ni parler des effets prodigieux^qui ont été attrihués d ccux-ci, f/^fm. d'objerverque les peuples de l antiquité qui ont aimé eet art, en ont toujours confidéréla culture comme unè affaire nationale. Les éloges que les auteurs enontfaits peuvent avoir été exagérés ; mais il n'eft pas moins certain que les débris des anciens théatres , qui ont échappé d la fureur des barbares & dia main du tems , dépofeni encore de nos jours en faveur des hommes de génie qui en ordonnèrent La conjmiction. On en peut inférer avec une -vraifemblance qui équivaut prefque d la certitude , que le coftume 6' tous les accejfoires, d'oh dépend en grande partie la vérité de la repréfentation d'une pièce de thédtre , aufont été obfervés avec la plus fcrupuleufe exactitude , & que les acteurs Jur-tout fe feront attachés d rendre Leurs róles avec ce naturel, avec ce jeu rigoureufement adapté aux caractères & aux fituations, fans lefquels il neftpaspoffible de parvenir d une ULuJion parfaits. Les anciens, & prin- a z  (4) cipalement les Grecs , obfervateurS ajjidus & Jïdèles de la nature & doués d'une organijation heureufe f dwejit trouver dans le beau climat qu'ils habitoicnt des facilités d'antant plus grandes d étudier le langage des pajjions & a en développer les nuances les plus délicates , que la forme de leur gouvernement laijjant d chaque homme Jon caractère propre & individuely avec le droit dele montrer dans toute Jon énergie il leur fujjijbit, pour ainji dire } de Jé laijjer aller d Uimpidjion de la nature; & prejque toujours eet heureux injtinct, dirigé par une Jenjibilité exqulje , devoitêtre d'accord avec la regie , qui auroit été le réjuliat de la réflexion & de l'expérience. Cependant l'une & Vautre durent enjin conjblider un ouvrage, que la réunion de ces circonjiances Javorables , des difpojitions heureujes , & des Jpectateurs délicats avoient ébauché. En un mot, tous les arts mujicaiLX , dont ceux du ge/ie & de la déclamation Jaijbient partie, durent parvenir d ce degré de perjéetion néceffaire pour que le plus grand des orateurs pilt dire ? que la déclama-  (5) tion Jeule conftituoit toute Vêloqttence. Enportant nos regards furnosfalies modemes } nous ne voyons par-tout que des bdthnens mefquins , mal éclairés , injalubres , & diftribués moins d'après Jfattention quexigeroit la commoditédesfpectateurs, que d'après les vues d'un fordide intérót, qui calcule rigoureujëment combien la gêne ou Von met chacun d'eux peut ajouter a la recette. Il n'eftpeut-être aucunefalie , fans en excepter les plus célébres , qui jbit conf truite d'après les lois de l'acouftique , & dontlc luxe & les ornemens inutiles ne défruifent pas tout l'effet de l'action qui doit être repréfentée Jur la fcène. Si l'on ef encore d cherchcr la coupe la. plus favorable d la propagation & d la diftribution égale duJon, & qui réunifje d la commodité des fpectateurs la falubfité de fairla Jacilité du fervice , & l'aifance de let circulation mtéricure & extérieure f faut-il s'étonncr que le coftume , dans les décorations & dans les habillemcns , foit négligé, ou du moins Jouvent tresinexact"? Quand on pc/Je que dans le beau fècle de Louis XIV, Augufte ■) Cinna & tous les héros Grccs a 3  C 6 ) & Romains ont parit fur la fcèncfrancoije dans un coftume ridicule) lorfqu on calcule tous les obftacles que Mademoijdle Clairon & le célébre Lekain eurent d furmonterpour introcLuire du nwins une cfpèce de coftume cowenabled chaque róle ; quand enfin nous voyons encore tous les jours d cote dun héros habillé d la grecque ou a La romaine , fon conftdent frifé en grandes boucles flottantes & poudrees d blanc , ou 'des princeffes qui etalent dans leur parure toutes les Jnvolztes éphémères de la mode du jour; on ne fait ce qui doit étonner davantage, oude 1'extréme incuric des acteurs, ou de ktfroide indfférence des fpectateurs Telle eft la force de la routine & des préjugés qui afferviffent Pre/que tous les corps : cliaque membre, ijoie a des prétentions aux fuccès , ™ais lesfautcs appartiennent d tous, O eLles vieilliffent avant que perfonne ne fonge a les redreffer. Tel acteur -verfe dans ïhifioire de fa patrie Jeroit honteux de confondre les événemens d un règne avec ceux d'un autre ; mats chargé du róle d un Jénateur roniain, ü ne rougira pas de mouter  < 7 ? capitole en efcarpins ou en c/ieveiüv a la confeillère. Nous nignoronspas que des acteurs inftruits & efthnablcs tuttent fans ceffe contre les -uieillcs habitudes , & nous aimons d croire que leur courageufe pcrfévérance parviendra. enfin d bannir de la fcène un ridicule qui d(jfigure les plus belles productions de l''art dramatique ; niais ces efforts, quelqu'éloge qu'ils méritent, ne font querendre plus frappant le contrafte que la bigarrure du coftume doit néceffairement produire. Ces défauts , affez confdérables fans doutc pour bief er l'homme de goiit, n'attendent , pour dijparoitre , que la. yolonté reünie des acteurs. Leur intérêt pcrfonnel foïlicite cette utile réforme , réclamée depuis long-tems par tous les amateurs inftmits. Si des fpectateurs boiyiés ne remarquent pas de pareils anachronifmes , ou f les comédiens fe flattent de les couvrir par la perfection de leur jeu, ce fuccès , quand même il auroit lieu , ne peut durer toujours. Plus le goüt du fpectacle fe répandra. dans toutes les clajfes de la. fociété , & plus les fpectateurs deviendront di/ficiles fur les conve- a $  ( 8 ) hances thèdtrales. Que les comédiens fe hdtent donc d'ajouter cette perfection a leurs repréfentations , & Jurtout qu'ils 71'oublient pas que ce coftume commandé par le bon goüt n'eft pas bornéfeulevicnt aux habillemens , maïs qu'il s'étend a tout: décorations , maintien , fubordination des perfonnages fecondaires , des compaifes , des groupes; en un mot, rien ne doit être négligé de tout ce qui peut rendre le fpectacle plus vrai, plus beau & plus conforme au tems , au caractère & aux mosurs du peuple qu'on met fur lafcène ; car Jans vérité & Jans beauté, il ne peuty avoir d'illujion. En réfléchijfant aux défauts fans nombre . qui accompagnent prejque pa?-tout les repréjéntations thèdtrales , on eft forcé de convenir du pouvoir magique du jeu des acteurs habiles, puifqu'il fait oublier d la plupart des Jjyectateurs les nombreux défagrémens qu'ils n'éprouvent que trop Jouvent. Mais ce jeu a-t-il été porté au degré de pejfection qu'il peut atteijidre? Nous n'avonsni droit deprononccrjur cespoints importans , ni qualitépourle faire ; tout ce que nous favons , c'eft  qu'on choijit Jouvent l'état de comédien fans examen , qu'on le fuit Jans travail > & qu'on y perjèvère par habitude ou par nécejjité. Un auteur moderne a dit : « Pour parottre avec » agrément fur la fcène , il faut avoif » une figure , finon très-jolie , au » moins piquante ou intérejjante , ou » noble, Q toujours exprejfive ; une >» taille bien prife , & jinon feite , y> êlancée f du moins régidière, pro»portionnée $ une démarche aijèe, un » maintien ajfuré, les mouvemens fa35 cil.es } les geftes Jans ajfectation , » des graces dans les attitudes ; une » prononciation Jbnore Jans exhaujfer *> trop la uoix , fermeJans péfantèur , y> douce Jans g^JJayer ; l'élocution » vive fans précipitation, noble Jans )■> froldeur, facile fans trivialité. » II faut avoir ajfez de lecture pour » comprendre les alliifions , les allégo» ries d'unpoè'te , & favoir ce que veut » dire ce vers : Minerve eft éconduite , & Vénus a la pomme; r> ajfez d'efprit pour diftinguer les  O) « nuances du ftyle , les ironies , les vjegures , pour faijir les portraits , 33 ks traits heureux & les fairefcntir; j> ajfez d'ufage du monde pour pren» dre tous les tons : refpectucuoc avec "fcs Jbpérieurs, décent & aifé avec »fs cgaux , bon avec fes inférieurs ; »pour connoitre les manièrcs de la 3) cour , des femmes qui n'y viventpas, 53 de ce qu'on appelle haute fmaiice ? j> de la. bourgeoijie non ridicule, ma is vfimple ; ajj'ez de tact pour faifir les « travers, les rendre fans les charger/ »pour choifir l'efpècc de gaieté qui » convient au fijet; ajfez d'adrefje * pour -variër• Jon jeu 6' n'être cxac3) tement le même dans aucun róle . 33 quoiqu'ils foient tous du même em33 ploi. 3' II faut avoir af fez de mémoire 33pournejamaisbroncher, ou du moins vparoitre occupé de ce qu'on va dire; w aJJbz d'oreille pour fippléer d ce qui 3> manque ordinairement du cóté de 33 la mufique ; ajfez d'amour de la 3> gloire pour triompher de la févéiité 33 du public , qui donne rarement te, v tems de fe formcr fans laiffer voir 3> Jon humeur ; ajfez de fanté pour  »fuivre un traxail peniblc , continu > 33 6' nécejfaircment quclqucjbis forcé/ 33 aT/fés tóe docilité pour écouter les avis , 33 «//e/- au-devant même , & croire qu'il 33y a toujours a acquérir. 3» XIfaut avoir une ame de feu qui 33 fente & cxprime les paffions $ un 3> fentiment doux & pcrjuajf qui inté3) rejfe tous ceux qui uous ócoutent $ 33 une phyfionomie qui foit tour-a-tour 33 leur fidele interprëtc ». L'auteur que nous vcnons de copier exige fans doute bcaucoup de celui qui fe deftine d Vétat de comédien , & il obferve même. qu'il faut tout cela & dix fois plus encorc d Vacteur qui vent s'élever au-deffiis du mediocre■. Nous fommes perjüadcs qu'il en efi qui , en entrant dans cette carrière difficile , y ont apporté toutesles qua lités nécejfaires pour la parcourir e/ecc fuccès. C'eft d. ceux-ci fur - tout que nous offrons la traduction d'un ouvrage propre d tous égards d les éclairer dans l'étude d'un art trop livrê jufqu'a préfeTit d l'arbitraire , d une routine aveugle, ou d des traditions incomplettes, & qu'on n'a pas ent fvfceptible d'étre reduit d des prln-  ( 12 ) cipes certains & invariables. Quoique eet ouvrage n'ojfre que des idéés éparfes > celui qui les méditera trouvera cependant qu'elles font plus que fuffifantes pour fervir de bafe a une théorie que l'artifte intelligent pourra fe créer, Jï, exempt de préjugés & laiffant les préventions nationales de cóté , il s'attaché uniqueme??t d ce que fauteur a puifè dans la nature de l'ame, dans celle des paffions & de leur développement, ainfi que dans Vétude des modifcations qu'elles opèrent dans le corps humain , & s'il médite les confêquences que ce judicieux écrivain eii a tirées en les fubordonnant aux deux lois effentiell.es a tous les beaux - arts ; favoir, la vérité & la beauté, fans lefqueïles", dans aucune de leurs productions , il ne peut y avoir ni illufion , ni effet. Cet artifte reconnoitra l'iifuffifance de la Jènjibilité naturelle, & le danger auquel il s'expoferoit en s'y abandonnant fans réflexion ; il fentira combien il doit peu compter fur la routine , & moins encore fur la tradition dans le fens qu'onprend communément ce mot; paree qu'enfuivantcelle-cipour unique  ( i3 ) guide f il ne fera jamais qu'un froid copifte. JD'ailleurs , quoi que puiJJ'ent dire les parti/ans de la tradition , les éloges outrés qu'ils en font deviennent fujpects , ne fut-ce que paree que leur fftême favorife la parejfe des talens médiocres , en méme-tems qu'il met des entraves au génie. L'artifte prudent fe fervira de la tradition comme le littérateur fe fert du commentaire d.'unpajfage difficile : il examinera fi avant lui tel róle ou telle ftuation a été hien faiji, & il l'adoptera ou le rejettera felon qu'il le trouvera vrai ou faux ; mais il fe gardera hien de copier fervilement le jeu & la déclamation de Jon prèdécejfeur : fi l'une & l'autre ont été vrais , il fe les appropriera tellement qu'ils paroitront Lui appartenir ; & ce n'ejt en efj'et que dans ce fens qu'il eft permis d l'acteur de copier, paree que rien ne peut Le difpenfer d'étudier Q de jéntir lui-même Jon róle. Une autre répZexion qui fe préfente ici y c'eft que la tradition ne femble devoir être conjiiltée exclufvement que pour les reprèfentations des tragédies & des drames tirés de l'ldftoire des  peuples qui n exiftent plus , ou dont le caractère, le coftume & les tm amrs font invariablement arrêtés ; dans ce cas même ^ l'imitation portera bien plus fur l'enfemble des convenances thèdtrales , des jituatlons , des groupes . des perfonnages principaux & fcondaifesdé ceux des comparfes , & fur l'efprlt gënéml des róles , que fur les détails ifolés du jeu & du débit, qui doivent dépendre de la fenfibilité naturelle de chaque acteur & de Jbil étude , fi l'on ne vent pas en jaire un automate. II n'en eftpas ainfi de ces productions fublimcs du génie par lefquelles les poè'tes philofophes attaquent les -uices & les ridicules qui fout de tous les pays & de tous les tems. Afin d'en rendre le tableau plus frappant , il conviendroit peut - être que dans les repréfentations de pareilles piècesle comédien adoptdt le coftume & le ton de jon fiècle ; carl'amour-propre de l'homme vicicux , toujours inqénicux a écarter la cenfure , Jbifira avec aviditéle moyen de rejetterfur une génération pajjée le mépris & Vindignation que lui-méme mérite. II feroit iuutile d'obf rvèr que de fe/nSlables  ( *5 ) cAangemens ne doivent porter ni fur l'efj'ence même des róles , ni fur la marche & la contexture de la pièce. Du moment que l'auteur a peint d grands traits , & que fes tableaux repréfentent l' homme , quelles quefoient les nuances du fiècle ou du pays qui le modifient, ce feroit les détmire que de uouloir y toucher, & l'acteur doit s en tenir d ces nuances feules^, pour que, changées en celles qui caractérifent fon fiècle , elles y conforment aufi le but moral de la pièce. Les ob/e/xations que nous -uenons de faire fur la tradition & la manière den tirer un parti utile , nous rappellent un moyeii ingéiüeux propofé d eet effet par quelques amateurs êclai7'és de l'art thédtral. Nous ne pouvons réffter d l'envie d'en donner ici une efquiffe rapide dont nous laifferons le développement d la fagacité de nos Lecteurs. Le vont de ces amateurs étoit qu'on crédt un comité compofé de Javans de littérateurs & d'afti/tes chargé de Tjeiller au coftume de toutcs Les pièces repréfentées jur les thédtres de la capitale , qui donnent le ton d  ( i6 ) ceux de province , d la confervation de la pureté du texte, £' au maintien de la véritable tradition ,fur-toutd Végard du drame lyrique , oü le mouvement , les nuances du fort & du doux, qui créera des k-parte pour égayer le parterre , & tous ces projanateurs ëchapperont au mépris de l'homme de goütl Non fans doute; mais ils tariront impunémentlafource de fes joidf- fanccs en détrufant l'enfemble d'un bel ouvrage , Ji rien ne met un terme aux deftructions de ce genre. L'établijfement dont il s'agit rendroit de pareilles profanations impof fibles : fes membres , en -veillant d la confhryatiori des productions thèdtrales , feroieyit en même-tems lesprotectêurs de nos plaifirs & les propaa-ateurs dubongoïlt; car les momimens du génie confervés de cette manière dans leur pure té pr.'mitiye donneroient non-feidement l'hiftoire des procrrès de l'art thédtral d l'obfervateur philo- fophe , mais ils enpréviendroientpeutêtfe aujfi la décadence en ramenant b x  ( 20 ) Jans cejje aux vrais principes ceux qui t avides de nouveautés , Jeroicnt tentés de s'en écarter. Nous croyons devoir nous abjtenir de dijcuter l'opinion P peut-être paradoxale , qu' avance notre auteur au Jij et de la veijijication qu'il voudroit bannir du thédtre. Cette queftion a déja occupé les littérateurs francois, & elle jemble aujourd'lud irrévocabletlient décidée. Jaloux de rendre notre auteur tel qu'il eft} nous n'avons pas cru devoir jiippruner un ariicle important de Jon ouvrage , qui a donné lieu d une dijen/jïon auJJi ?ieuve qu'intérejjante. Revenant jans cejje aux lois Jbndamentales des beaux-arts $ Javoir, la vérlté & la beauté , notre auteur, en jujiijiant fon afjèrtion > trouve Voccajion d'indiquer les cas oii djs ornemens nidjibles dl'efjétde l'enJémble , doivent être facrijiés. Quelque Jingidière que cette ajjèrtion puijj'e paroitre a nos lecteurs, ils n'en jeront peut-être pas moins Jatisjaits du développement de certaines idéés qid pe lventjetter un trés-grand jour jur les routes nouvelles que Le génie peut Je • frayer. Ce que notre auteur dit de la pan-  ( 21 ) tomime n'obtiejidra peut-être pas Ie fuJFrage des partifans de eet art, qid, Jëduits par Les éloges outrés que les anciens lui ontprödigués , dejireroient qu'il fut pofJibLe de lui yqir reproduire les ejfets Jurprenans dont l'hiftoire nous a confetvé la mémoire. Mais en examinant avec févérité les moyens que eet art emploie , il auroit été extraordinaire qu'on n'en reconnütpas l'inftffifance. La difficulté de concevoirun langa ge pantomime , qui micux, ou du moins aujfi-bien que les langues parlées , exprimdt par des fignes méthodiques & J'ufceptibles de comhtnaifons -uariées, no?i - feulement les objets vifibles , mais caifji les intellectuels ; cette difficulté, dis - je , ji'cn' exclut pas rigoureufement la pofifibilité : cependant fi L'on réfléchit que malgré l'étonnante richeffe de plujïeurs langues anciennes & modernes en termes abftraits, il n'en eft peut - étre aucune qui puiffe fouruir des mots propres pour exprimer d'une manière claire & précije toutes les nuances que l'efprit eft capa.ble de faifir dans fes opérations & dans les ajfections da l'amc , on conviendra Jans peine qu'un b 3  (22) langage pantomime , qui, par Pabonda nee de fes élémens & la variété d& leurs combinaifons , auroit a, eet égard l'avantage fur les langucs partées , doit être relégué dans le pays des chimères. Notre auteur a trés - bien éclairci par quelle illujion les fpectateurs attribuent d la jignification des geftes du pantomime les idéés que celui-ci afulcmentréveillées dans Leur mémoire. L'exprejfion ufitée chez les anciens , qui appelloient Poëmes les fujets que danjbient les pajitomimes , donne tout lieu de croire , que ceuxci ne repréfentoient jamais des fi/jets de leur propre invention , ou qui ne fujfent pas connus de la plupart des fpectateurs. La my thologie , la religion, la tradition, l'hiftoire étoient les fources intarijfablcs oii ils puifèreut; & qui peut ignorer que bieji long' tems avant l'exiftence des fpectacles pantomimes les fables des Théogonics , des Cofmogonies & des premiers tems des peuples , mais principalement des Grecs , ont été chantées par leurs poêtes, & que ces poëmes, tranfnis par Ja tradition , étoient connus de chaque individu. Dans tous les fujets  ( ^3 ) de ce genre, il frfffoït donc que Ie pantomime réveilldt dans l'efprit des fpectateurs l'idée principale indiquce par chaque fituation , pour que leur mémoire développdt la féric de tantes celles quiy étoient liées. D'ailleurs une confidération trés-importante qu'il ne faut pas perdre de vue , c'eft que la muf que ajoutoit infiniment d l'intelligencc du jeu & des attitudes du pantomime : un choix heurcux du mode T du mouvement & du rhythme convenables d chaque fituation & au jcntimcnt qui devoity douüner, dijpofoit d'avance 1'amedL'affection que le pantomime fe propojoit d'expriiner. Une douce mélodie jouée fur la flüte lydienne invitoit auffi-bien aux tendres émotions de la volupté , que Tdndpefte frappé fur la lyre de Tyrtée , appelloit les Spartiates au combat. Ajoutons d cela la licence effrénée des pantomimes dans le choix de leurs geftes & de leurs attitudes pittorefques ou imitat'fs, principalcment eii repréfèntant les amours des divinités & des héros , & l'on conviendra Jans peine qu'il ne falloit pas un grand efjbrt d'ejpritpour entcndre des figues b  1 (24 > etonf les premiers pencham de la natureétoientles interprétes, Ainfi donc, en Jeparant de ce prètendu langage pantomime ce qui appartenoit d la niemoire, qui retracoit les idéés du Jujet; auoo décorations & au coftume , qui en mettoient la fcène fous les. yeuoc ; a la mufique , qui difpofoit l ame a Vaffection dominante j enfin , alimagiiiation, qui, róveilléepar des Jenjations analogues, en complettoit & developpoit les nuances ; il reftera bienpeu en propre d l'art du pantomime, ou, pour mieux dire, eet art ne confervera que les traits caractérifP-ques de ces mouvemens du corps, d la verité, prononcés plus fortemenl , dont un acteur habile fe feroit feryi en declamant une tirade ou wie fcène qui, enoffrant la même fituation' auroitaujfi exprimé les mênies fentimens generauxfans leurs nuances interméctiaires. Peut-être en remontant d Forigine qu on peut rdifonnablement affgner a l art du pantomime , trouveroit-on une nouvelle preuye pour détruire Fopimon de ce prétendu iangage du gfte , qUl n'avoit pas befoin de la  ( *5 ) parole pour être entendu. Chez pref que tous les peuples anciens , mais jur-tout chez les Orientaux , on trouve dès leurs premiers tems la mufique & la danfe unies aux cérémonies religiën fes. Les prétres ouprótrejfes chantoient les hymnes adrejfées aux divinités; & comme les offrandes & les facrifices formoient un des articlcs ejfentiels des différens cultes du paganifme & même de la religion judaï-' que, il eft naturel de ci^oire que pendaiit le chant des hymnes, les Canéphores, ceux qui faifoient ou qui apportoient les offrandes, ou qui amcnoient les victinïes , devoient y conformer leurs pas , leurs attitudes &' leurs geftes. Il ji'eft pas moins naturel de croire que d'abord la mefure & le rhythme des hymnes, cnfuite le genre des louanges ou des va?ux adrefjés d la divinité durent déterminer & modifier exclujivemejit les mouvemens de ces perfonnages fccon* daires , qui, même en ne mêlantpaS leur -voix d celles des prétres , étoient forcés d'en copier le jeu , pour donncr aux cérémonies religieufes eet eu/cmhle impofant & augufie qui dcyoit  t *6 ) frapperla midtitude. Pcrforme n'ignorë que Phonnne, même Jans avoir recit de culture , manifcfte par les mouvemens du coips les fentimens dont fon ame eft affectée. Or, Ji Pon confidérc la variété infmie des dicux du paganifme , chez qui tout dans la nature eut fa divinitê tutelaire , on peut aifément fe faire une idéé de la, pof fibilité, que la diverfité dés cultcs , des cérémonies , des faveurs qu'on deinandoit aux dieux , pouvoit faire parcourir fuccejjivement tout le cercle des fentimens dont Pame humaine peut étre affectée , & établir parconféquent tous les élémens des mines, du gejte & de Pattitude propres d chaque ajfection ou pafjion ijblée. Ueftainfiqu'en célébrant lagrajideur, la toute -pidffaiice & la majefté des dieux , Phomme dut fentir fa foibleffe, & exprimer , par fes mouvemens , tour-d-tour, l'étonnemcnt, Padmiration , la vénération > le rejpect& la foumiffion d leurs décrets étcrucls. Une jeune beauté facrifioit-ellc aux Graces , une tendre amantc remercioitelle la mé re des amours des faveurs céhftes dont elle Pavoit combïée f des  yeux baijfés , une démarche timide , un niaintien modefte durcnt aunonccr la pudeur virginale de lune, comme le regard -voluptueux , le fourire aimable , l'élan de la reconnoijfance tempéré par une douce langueur , auront exprimé VivrcJJe de l'autre. Il jéroit fuperflu de parcourir tous les genres de mines , de geftes & d'attitudes , & d'indiquer les circonftanccs oii , dans l'enfance des peuples , le fentiment en a pu développer les premiers élémens : il Juffira de remarqucr que chaque prière , chaque vam , chaque acte religieux contenoit un ouplufieurs fentimens ; donc un jeu analogue dut néceffairement fe manifcftcr dans les mouvemens du coips, qui, malgré les modifications caufées par les propriétésparticulières d cliaque individu , confcivant toujours les traits primitif's & caractériftiques , ont pu pa ff eide génération en génération , juj'qu'd ce que les progrès de la culture , l'amour des arts & le befoin de nouvelles jouiffanccs aient engagé le pantomime d s'en emparer pour les faire fervir de premiers élémens d fon art, Cependant l'on ne doit pas perdre  d , (28) de vue que dés leur origine ces ge/ïei, ces mouvemens & ces attitudes , qui a^ompagnoientlaparoleJhhornoient Jimplementa indiquer le fentimèntprin* cipaL Janspouvoir en exprimerles difi J-erentes nuances : quel que fut donc le genie du pantomime dans les combi7iaiJons de ces premiers élémens , il ne poiivoit jamais les élever fufqu'a ce dcgre de clarté & de précifion qu'ont Les termes propres dans toutcs les Langues riches & cultivées. Dira-ton que le pantomime aura rendu par unejérie de geftcs correfpondans ce que Jes moyeus ne lui permettoiejit pas de rendre par un fëul? Mais ce Jeroit vouloirprétcndre qu'une circoniocutionfaftidieufe & trainante feroit pLus ou du moins le même effet dans l art oratoire que le tenne propre rigourcufement choifi. En un mot, nous crayons que la pantomime doit fe bomer d traiter des fujets connus, de même que la mufique dans le dram» lyrique doit accompagner la parole : elles peuvent & doivent renforcer le Jentiment • mais fi ces deux arts s'arrogent le droit de -vouloir exprimer par les moyens qui leur font propres  des fnjets abfolument inconnus , l'un devient une gejticulation vague & ittfipide , l'autre une fuccejjion de tons , qid, hien ordonnés , chafmeront f oreüLe , & n'en. auront pas moins une fignification équivoque que chacun peut varier & interprêter d fa fantai/ie. Lorfqu'Heft permis dl'un & d l'autre de ces arts de peindre, le fijct doit déja être efquijje ou annoncé par le poete , la mémoire ou l'imagination du fpectateur fupplée alors d l'infujfifance de la peinture. Ce fut fans doute par un procédé femblable que les pantomimes des anciens portèrent leur art d la perfection : ils ne reprefentèrent que des fujets connus; & il eft d préfumer que les poê'tes , chargés de compofer les poëmes deftinés d être danfés , eurent grand foin de leur donner la marche 'laplus rapide , de rejferrer les fituatious.de brufquer les tranfitions & de rejetter toutes ces fcènes préparatoires & de raifonnement , ces dialogues vides d'action & de fentimenspajfionnés que le pantomime ne peut aucunement rendre. Ceft ainfi que le chevalier Gluck concut ïacontexture du drame lyrique ;  „ ( 3o ) quoiqile muficien , il afjigna le fecotid rang a fon art; & guidé par le fentiment profond & vrai qu'il eut du pouvoir des arts muficaux employés Juivant la fubordination zndiquéepar leur nature , il remit la poéfïe d la place , dont l'ignorance , le mauvais goüt & de vieilles habitudes l'avoieut bannie. La révolution que eet homme de genie a opérée Jur le thédtre lyrique , & qu'il a confolidée par fes productions fublimcs , eft un eocemple frappant de ce que peut un artijie, quand dans la pratique de fon art il eft guidé par la pliüofophie : éclairé par fon jlambcau, il dédaignera les préjugés & l'aveugle routine; en méditant fur l'cjjence & fur le hut des beaux-arts , ainfi que fur laportée de leurs moyens , il parviendra toujours d ces deux lois fondamcntales : la -vélde & la beauté; & fi, doué d'une finfibillté exquife , d a accoutumé fon jugement d maitiifer la fougue d'une imaginatio?i ardente, /'/ créera des chef-d'wuyres , quel que foit L'art qu'il profejfe. L'ouvrage, dont nous offrons la traductiou au public, & principalement  ( 3i ) aux acteurs , eft concu aVaprès ces principes. S'il obtient leur Juffrage , nous frons récompenfés de notre travail, & nous croirons avoir acquitté notre dette envers un art que nous ai~ mons , qui nous affure des jouijfances toujours nouvelles , & dont parconféquent la perfection ne peut nous être indifferente.   (O IDÉÉS SUR LE GESTE ET L'ACTION THÉATRALE, PAR M. J.J. ENGEL, De 1'Académie Royale des Sciences de Berlin , &c. FiSla voluptaüs caufa fint proxima veris. Horace. traduit de l'aLLEMAIÏD. LETTRE PREMIÈRE. L es argumens par lefquels vous avez cherché a me faire renoncer k 1'idée d'un traité fur le Gefte & PActiou théatrale , dont je vous fis part il y a quelque tems , ont produit un effet entièrement oppofé : loin de m'en détacher , ils m'y ont ramené avec plus de A '  (2) force. C'eft ainfi qu'en agit , direzvous fans doute, tout homrae entêté de fon opinion : plus on s'efforce a le dégoilter de fes projets , & plus il s'obftine a les pourfuivre. Je me flatte , anon ami, de ne pas mériter ce reproche de votre part; auffi mon projet ai'eft-il pas d'écrire un traité fur 1'art du gefte. Cependant je ne puis réfifter a 1'envie de liafarder quelques effais fur cette matière, ne fut-ce que pour me convaincre davantage qu'il n'y a rien d'extravagant dans Pidée que je vous ai communiquée. Vous taxez Pingénieux Leffing d'avoir parlé, dans fa Di~amaturgie , de Paction théatrale, comme d'une chofe qui n'étoit pas fufceptible de régies fixes & déterminées. Je ne trouve nulle part ce paffage, mais il y en a un autre , qui , comme vous le remarquerez fans peine, prouve plus en ma faveur qu'elle ne prouve en la vötre ; car quoiqu'il ne décide pas qu'il foit poffible d'inventer réellement eet art , ce paffage en fait du moins defirer Pexiftence. « JNTous » avons des acteürs , dit-il ( 1 ) ; mais ii) Dramaturgie delejjing, T. U. Dan* la dernièrc  (3) » 1'art du comédien nous manque* j> Si anciennement il en a exifté un y 33 nous ne 1'avons plus j il a été per* 33 du 5 il faut donc en créer un entiè- ?> rement nouveau. On a beaucoup » écrit fur cette matière dans plu- *> fieurs langues ; mais je ne connois » que deux ou trois ouvrages oü 1'oix » trouve des régies particulières , » exactes & précifes , d'après lef- » quelles 1'on puiffe déterminer 1'é- « loge ou la critique que mérite le » jeu de Facteur dans telle ou telle » fituation. De - la vient que toutes les » réflexions qu'on peut faire fur ce j> fujet font fi infignifiantes cS<: fi peu j> fondées , qu'il ne iaut pas être étonné » que les acteurs , qui ne poffèdeut » qu'une heureufe routine , s'en trou- » vent également offenfés , foit qu'on » loue ou qu'on blame leur jeu. Car, j) dans le premier cas , ils s'imaginent .» qu'on n'apprécie pas enpore affez j) leur mérite ; & dans le fecond , ils 33 penfent que la critique eft trop fé- >3 vère. Quelquefois même ils ne favent pièce qui, de même que quelques autres, n'ont pas été traduites par M. Junker, A 2  (4) » fi c'eft un compliment ou un repro» che qu'on leur adreffe ? II y a long» tems qu'on a fait la remarque que » la fenfibilité des artiftes a la criti» que eft plus vive ou plus foible , » en raifon de ce qu'ils ont des prin»> cipes plus ou moins fürs & évidens 53 de leur art 33. Je ne vois ici que des plaintes fur ï'état actuel de notre théatre , mais aucune apparence de doute fur ce qu'il pourroit être un jour, fi 1'on vouloit réellement s'occuper a le perfectionner. Si jamais on a pu efpérer cette révolution , c'eft peut - être k préfent que notre théatre commence k fe former. Comme 1'augufte chef de cette nation honore de fon attention tout ce qui peut favorifer les progrès de Part dramatique , il feroit honteux que les gens inftruits fur cette matière ne cherchaffent pas a y coopérer de tout leur pouvoir , ainfi qu'a contribuer au développement des difïérens arts qui fe réuniffent fur la fcène j dans un moment fur - tout oü un art qui y a beaucoup de rapport excite un intérêt fi grand & fi général j mais qui, a la vérité ? a déja diminué  (5) fenfiblemerït, paree qu'on n'a pas pu en trouver les principes généraux &; certains , & que des raifons , qui font affez connues, ne permettront peut-être jamais de découvrir facilement par la fuite. J'appeile la Phyjionomie un art femblable a celui de ia Pantomime ; car tous les deux s'occupent a faifir l'expreffion de 1'ame dans les modifications du corps; avec cette différence cependant, que le premier dirige fes recherches fur des traits fixes & permanens , d'après lefquels on peut juger du caractère de 1'homme en géncral, & 1'autre fur les mouvemens momentanés du corps , qui indiquent telle ou telle fituation particulière de 1'ame. Au paffage cité de Leffing , que votre mémoire ne vous a pas retracé fidellement , je puis en oppofer un autre tiré d'un de fes ouvrages antérieurs, qui prouve de la manière la plus convaincante qu'il a été perfuadé de la poffibilité de former un art du gefte , & qu'il doit même en avoir efquiffé le plan. Dans le premier volume de fa Bibliothèque Théatrale (1) , il donne (i) Pages 109 — 266. A 3  (6) un extrait du Comédien de Rémond de Sainte -Albine ; & pour prévenir le reproche de ne pas avoir traduit èntièrement eet intéreffant ouvrage , il en fait une critique auffi fine que judicieufe , dont je ne puis m'empêcher de copier le paffage fuivant, que vous trouverez certainement trés - remarquable. « M. Rémond de Sainte - Albine , » dit-il, fuppofe tacitement dans tout » le cours de fon ouvrage que les » modifications extérieures du corps » font les fuites naturelles de la fitua» tion intérieure de 1'ame , qui fe ma» nifeftent d'elles - mêmeSy fans aucun ?> effort. II eft vrai que chaque homme » peut rendre 1'état de fon ame par » des fignes extérieurs & fouvent arr> bitralres qui frappent les fens ; mais >> fur la fcène on ne fe contente pas » d'une expreffion approchante des fen» timens 8c des paffiöns , 8c moins en» core de la manière irnparfaite avec » laquelle un homme ifolé, placé dans » la même fituation , pourroit les ren» dre 5 mais on veut que cette exprefw fion foit tellement complette qu'il » feroit impoffible d'ajouter quelque  < 7 ) «> cliofe a fa perfection. Je ne vois pas » d'autre moyen pour y parvenir , »^ que d'étudier toutes les nuances par» ticülières que les fignes extérieurs » des paffions & des fentimens offrent, » fuivant la variété des caractères & » des tempéramens , & d'en former une 33 méthode générale , qui deviendra » d'autant plus vraifemhlable , que cha» que homme y retrouvera la nuance 3> individuelle qui lui eft propre.En un 33 mot , il me paroit que le principe 33 pofé par notre auteur doit être pris 3» en fens contraire. A mon avis , 33 lorfque le comédien aura appris a 33 imiter fidellenient tous les fignes & 33 toutes les modifications du corps , 33 qui , d'après 1'expérience , ont une 33 certaine fignification , alors fon ame , 33 déterminée par 1'impreffion des fens, 33 fe mettra d'elle - même dans une fi33 tuation analogue aux mouvemens & 33 a. 1'attitude du corps, ainfi qu'a 1'ac33 cent de la voix. Le talent d'acquérir 33 cette imitation adroite par un certain 33 procédé mécanique, fondé cependant 33 fur des régies invariables , dont on 33 contefte généralement 1'exiftence , »> eft la véritable & la feule méthode A4 •  » d'etudier 1'art du comédien. Mais 3> qu'eft-ce qu'on trouve , dites - moi , « de tout cela dans 1'ouvrage de notre » auteur ? Rien, ou tout au plus des » réflcxions trop générales & trop va» gues , qui n'offrent que des mots ■» vuides de fens au lieu d'idées , & » un certain je ne fais quoi pour des » définitions. Et c'eft précifément par * cette raifon qu'il feroit facheux que » notre public s'accoutumat a juger » d'après de femblabies réflexions. s> Tout le monde parleroit de chaleur » de fentiment, d'entrailles , de vérité » de nature 8c de grace, & perfonne » n'en auroit peut - être une idéé nette. » J'ef])ère trouver bientot 1'occafion de o> m'expliquer plus en détail fur ce » fujet, en offrant au public un petit » ouvrage fur V Eloqucnce du ge/te. » Je me borncrai donc pour le mos> ment a dire que je me fuis donné « toute la peine poffible pour en rendre » 1'éiude auflï fure que facile ». Ces derniers mots fur-tout m'ont engagé a tranfcrire ce paffage. Celui qui s'étoit propofé de donner un traité fur 1 action théatrale, qui même en avoit déja rédigé le plan, finon liir le pa-  fier , du moins dans fa tête ; ( car Leffmg n'a jamais promis une chofe dont 1'exécution lui paroiffoit douteufe ) ne devoit pas envifager comme impofhble 1'exécution d'un pareil ouvrage. 3NTe m'objectez pas que dans le cours de fon travail il doit avoir rencontré des difficultés infurmontables , paree que fans cela nous aurions eu cette nouvelle production de fon fécond génie avant que la mort ne 1'enlevat a la république des lettres & a fes amis. Cette funefte perte nous a privé fans doute deplus d'un ouvrage qui exiftoit dans fa tête, & qui n'avoit befoin que d'être rédigé fur le papier. Cet eftimable écrivain, dont notre littérature fe fera toujours honneur , poffédoit tan* de talens , des connoiffances fi étendues & fi profondes , avec un amour fi dépourvu de prévention pour toute efpèce de recherches <& de difcuffions libres , que , s'enrichiffant fans ceffe d'idées nouvelles., il avoit formé le plan d'une infmiié d'ouvrages j de forte qu'il a dü fe trouver dans une impoffibilité abfolue de les exécuter tous , 8c d'achever même ceux qui embraffoient trop d'objets , ou qui  (10) êxigeoient un travail trop pénlble & trop fuivi. Voila pourquoi nous avons tant de canevas incomplets de lui. L'homine doué de la plus grande facilité '( don que n'eut pas Leffing ) n'auroit pu épuifer la richeffe de fes idees, aii même. fuivre dans leur dévéloppement la rapidité avec laquelle fon génie fécond les concevoit. Peut-être auffi trouva-t-il ( fi véritafclement il a mis la main a 1'oeuvre ) que fa differtation projettée fur 1'art du comédien deviendroit un ouvrage d'une certaine étendue$ & des productions fugitives convenoient mieux au génie de Leffing, tant par les raifons que je viens d'expofer , que par un autre motif qui ne lui fait pas moins d'honneur. Une pénétration peu commune , qui fut la faculté dominante de fon ame , qui dirigeoit toutes les autres , & par laquelle , fi j'ofe le dire , il les eut toutes ; cette pénétrante fagacité lui offroit dans chaque partie ifolée d'un tout tant de détails intéreffans , 8c fa vafte éi-udition multiplioit tellement les idéés qui s'emparoient tout d'un coup de fon efprit 7 qu'il s'attacha toujours, pour ainfi dire,  (11) k de petits touts pris d'idées ifolées OU de quelques parties d'une fcience , dont il croyoit pouvoir fe rendre raaitre. Un fujet trop riche 1'effrayoit par le nombre ïnfini d'idées dont la difcuffion & le développement s'offroient k fon efprit pénétrantj car ce doublé travail de tout difcuter , de tout développer , fut précifément celui qui devoit plaire a fa fagacité & k fa vafte é]-udition. En mefurant d'un coup-d'ceil 1'abondance de la matière , 6c la prolixité inévitable d'un ouvrage méthodique , il ne voyoit point de terme a fon travail, 8c il craignoit parconféquent d'être obligé de s'arrêter trop long-tems fur le même objet; contrainte qui devoit être infupportable a un efprit auffi actif 8c auffi avide de nouvelles recherches.  LETTRE II. "\/"o u s avez deviné la raifon qui mé porte a croire que la critique de Lefïing fur 1'ouvrage de Rémond de SainteAlbine ne devoit pas vous être indifférente. Le paffage que j'en ai cité contient la réfutation exacte de ce que vous m'avez objecté relativement a 1'utilité de Part du comédien j & d'auffi bonnes raifons employées par un homme pour lequel vous avez une prévention juftement favorable , en doivent avoir d'autant plus de poids. Tous les comédiens, en général; parient fentiment, & fe perfuadent que leur jeu fera parfait, pourvu que, fuivant le confeil de Cahufac(i) , ils parviennent a fe penétrer jufqu'a Penthoufiafme de leurs röles. Je connois unfeul acteur, mais c'eft auffi le plus excellent dont j'aie entendu parler jufqu'a ce (i) Dïffèrtaiion hijloriquc fur la Vanfe ancienne & mo~ 'derne ; vers la fin.  (i3) jour; favoir, Ekhoff(i), quines'eneft pas tenu au fimple fentiment, ni par rapport k la déclaraation, ni par rapport au gefte. Je fais, au contraire, que dans la repréfentation il étoit tros - attentif k ne pas fe laiffer emporter par le fentiment ; afin que le défaut de préfence d'efprit ne le fit pas pécher contre la vérité , 1'expreffion, 1'harmonie & 1'enfernble. Un ar- tifte qui s'abandonne fimplemeut a la fenfibilité de fon ame, peut tout au plus efpérer de repréfenter fidellement les paffions offertes k fon imagination par le poëte avec les meines nuances qu'on appercevroit dans la réalité chez toutes les perfonnes quï en feroient actuellement affectées. En un mot , il rend complettement la nature. Mais 1'imitation ? la copie fidelle de la nature , ainfi qu'on 1'a déja tant obfervé , & qu'on 1'obfervei'a toujours avec raifon par la fuite , eft un principe qui ne fulfit dans aucun art. La nature crée fouvent des chofes avec une telle perfection, que (i) Célébre comédien allemand.  04) l'art doït fe borner k les faifir telles qu'elles font, & a les rendre avec la plus fcrupuleufe fidélité j mais quelquefbis auffi la nature, même en développant toutes fes forces, n'atteint pas le clegré de perfeclion néceffaire ; fes productions font tantót fauffes , tantót foibles , tantót trop outrées. Alors il eft du devoir de l'art de corriger les défauts de la nature , de rectifier ce qu'elle a de faux , d'adoucir convenablement ce qui peut être trop fortement prononcé , & de rendre da vigueur néceffaire a. ce qui eft foible , fuivant la maffe des obfervations que l'art a eu foin de recueillir, ou plutót fuivant les principes qui en font le réfultat. Combien de faütes con- tre la langue , ou du moins de négligences , combien d'expreffions louches , foibles , outrées , prolixes , obf-cures ou confufes n'échappent pas k 1'homme entrainé par la chaleur du fentiment ? paree qu'en pareil cas il fe fert toujours de la première manière de s'exprimer qui fe préfente a fon efprit, 8c que fa mémoire lui refufe fouvent la meilleure , la plus éloquente & la plus convenable. ? ainls  (i5) que Ie tour le plus heureux pour en augmenter 1'effet. Faut - il pour cela que le poëte copie fervilement tout ce que la nature pourroit lui offrir? We doit-il pas plutöt chercher a donner a fon expreffion cette perfection qui ne fe rencontre que rarement ? mais quelquefois auffi dans un degré fupérieur ? Peut - il compter que fur la fcène, comme dans le cominerce de las vie , 1'intonation fuffira pour rectifier , expliquer ou modérer le mot, la mine & le gefte ? Ne doit-il pas, au contraire , choifir des mots propres a indiquer le ton , la mine & le gefte convenables , fans qu'il foit befoin de les chercher (1) ? Et fon ouvrage n'aura-t-il pas atteint le fuprême degré de vérité toutes les fois qu'on y trouvera par-tout cette convenance rigourcufe & cette frappante précifion dans le choix des expreffions ? Mais fi tel eft le devoir du poëte , celui du comédien peut-il être différent ? Le jeu du plus habile acteur, guidé uni- (i) Ciceron, in Bruto , c. 29. Quiddicam opus ejjè doctrina ? Sine qua, etiam fi quid bene dicitur, adjuvante natura, tarnen id , quia jortuito fit, Temper para turn effe non potejl. M  quement par la nature , oflre fouvent , dans le ton de la volx & dans le mouvement du corps des taches, des négligences , des traits trop foibles ou trop ou trés ; il en réfulte des lacunes k remplir, des fuperfluités h retrancber , de petites difcordances a rectifier : lbins abfolument effenliels , que tout artifte ne doit jamais perdre de vue , s'il eft jaloux de mériter ce nom. Les ouvrages de l'art doivent , en général , s'offrir cornme les productions les plus parfaites de la nature , qui 1 dans des millions de chances , peuvent fe rencontrer en effet, mais qui, felon toutes les apparences , ne fe rencontreront jamais facilement. — Ce n'eft que 1'accord parfait entre les paroles , 1'accent & le gefte , & leur harmonie rigoureufe avec la fituation & le caractère du róle qui produifent le plus haut degré de vérité qu'il foit pofiible d'atteindre , & Bllnfion la plus complette en eft toujours la fuite néceffaire. Vous me dites que tout ce qui fe fait d'après des régies fera néceffairement froid, roide S^peiné. Cette obfervation eft en effet jufte quand on prend la chofe dans  dans Ie vrai fens ; mais cela eft faux d'après 1'explication que vous en iaites > & parconféquent mal vu. Tant que la règle eft préfente au. fouvenir du difciple , tant que fa mémoire la lui rappelle fans ceffe , & que , timide & incertain dans 1'application qu'il doit en faire , il craint toujours de commettre des fautes ; auffi long - tems fans doute 1'exécution reftera trés - imparfaite , & même au - deffous de ce qu'elle feroit s'il ne fuivoit que 1'impulfion d'un heureux inftinct. Auffi 1'liabileté de 1'exécution s'acquiert - elle plus tard par 1'étude & la connoiffance approfondie des régies , que par le tact que donnent les idéés confufes du fentiment. Cependant on y parviendra toujours : la règle qui s'offroit d'abord avec clarté a. 1'efprit fe transformera d'elle-même en idéé, & fe confondra avec le fentiment, qui, au befoin, fe préfentera avec plus de promptitude 8c de facilité. L'ame , par 1'atteniion qu'elle doit donner k la règle , ne perdra plus rien de fa fbrce , paree que cette attention ne fera plus néceffaire ; 1'exécution deviendra auffi facile ? elle aura au tant de vivacité E  as voulu en attendre Une explication plus précife. Mais a préfent encore vous me parlez d'une diverfité infinie de détails fur cette matière ; vous prétendez que tout ce qui eft fans borncs ne peut être affujetti k des régies fixes & a une lliéorie folide ; & vous croycz que c'eft précifëment cette abondance vague & indéterminée du fujet qui a fait échoucr Leffing dans foii entreprife. Je ne puis me perfuader 'que L'efpèce même de modifications de 1'ame que le corps peul indiquer par fes attitudes & fes mouvemens , vous alt parufi  ,(23> infinie & fi incléterminable. De toutes' nos perceptions , ce font fans doute les mixtes ou les compofées qui forment le plus grand nombre ; mais pourvu qu'on puiffe indiquer une expreffion déterminée pour les plus pures & les plus fimples de ces perceptions , il en réfultera , a ce qu'il me paroit , une grande facilité1 d'exprimer celles qui font compofées. Celles - oi étant formécs de la réunion de plufieurs perceptions finxples , la manière de les rendre participeroit également de plufieurs expreffions dé ce genre ; & il s'agiroit alors de voir s'il ne feroit pas poffible de découvrir certaines régies pour diriger ces fortes de réunions d'une manière füre & invariable. D'ailleurs , qu'en arriveroit-il , fi 1'on ne parvenoit jamais a. completter la théorie de eet art ? Selon moi , il vaudroit mieux encore favoir quelque chofe a eet égard que rien; d'autant plus que de légères notions préJiminaires applaniroient la route a de nouvelles découvertes. II ne me paroit pas moins invraifemblable que vous vous foyez occupé de la diverfité infinie des objets qui B 4  aixent notre penfée , exeitent nos defirs j ou provoquent notre dégout. En tout cas , ce feroit - la une objection contre l'art de la pantomime des anciens , qui vouloient qu'on la comprit fans paroles, quoiqu'elle ne put être entendue de quiconque en ignoroit les élémens. Ce ne feroit pas-la une objection folide contre la poffibilité d'une théorie de l'art du gefte, telle que je m'en forme 1'idée , & dont 1'objet ne feroit pas tant de peindre que d'exprimer, & moins encore de parler elle - même , que d'accompagner & de renforeer la parole. Vous vous rappellez fans doute ce que vous avez lu fur la pantomime dans quelques auteurs anciens , & principalement dans Lucien ( 1 ). Cet art eft perdu pour nous , & je fuis loin de defirer qu'on le renouvelle , quoique mon intention ne foit pas non plus de contredire le pompeux éloge que Lucien en a fait avec tant d'éloquence. L'art le plus vrai & le plus avoué par le bon goüt feroit toujours , a (r) Dans fa Differtation fur la Lanfe.  (*5) ïllon avis , celui du comédien j & je crairis que 1'uri & 1'autre de ces arts ne puilïent être portés enfemble a leur perfection fans que le premier ne voie diminuer le nombre de fes amateurs , & qui plus eft fans qu'il perde véritablement de fon prix. Le comédien pourroit partager 1'admiration du public pour la pantomime ; ce fentiment pourroit 1'engager a. 1'imiter , & la peinture des idéés , objet effentiel pour la pantomime , pourroit lui faire oublier l'art plus réel & plus noble de 1'expreffion. Ou , fi cela n arrivoit pas , le comédien pourroit du moins adopter le jeu trop riche , trop vif & fouvent trop marqué du pantomime ; car celui - ci , fuivant la judicieufe remarque de 1'abbé 'du Bos (1) , doit, pour devenir intelligible , rendre fes démonftrations plus vives & fon action plus animée que le fimple comédien.Et lavraie mefure, qui, dans tous les arts, fait la condition effentielle de la beauté, fe trouve li difficilement fans cela ! (i) Réflexisns crii. fur la Poifit &• fur la Peinture, T. III,  ( 26 ) II ne refte plus qu'un point de> Tue fous lequel on puiffe examiner votre objection, & c'eft probablement le véritable. II me femble que vous avez voulu dire que la même modifieation de 1'ame eft exprimée avec une variété infinie par dilférens hommes , fans que pour cela 1'expreffion de 1'un foit préférable k celle d'un autre ; 8c qu'il faut plutót prendre en confidération le caractère perfonnel & national, 1'état, 1'age , le fexe , ainfi que mille autres circonftances pour déterminer enfuite 1'expreffion la plus vraie & la plus convenable. Votre objection interprêtée & expliquée de cette manière eft , en effet , affez importante pour mériter un examen férieux 8c une réponfe bien exacte.  ( 27 ) LETTE.E IV- "^/^o u s me demandez pourquoi votre objection prife clans le dernier fens dont il eft cjuefiion a la fin de ma précédente lettre , & cpie vous reconnoiffez pour être levéritable, me paroit fi importante & fi cügne d'un examen réfléchi ? C'eft paree qu'elle femble indiquer la véritable méthode par laquelle l'art du gefte pourroit être trouvé le rdus facilement , Sc paree qu'elle m'aide a fixer les bornes dans lefquelles cette théorie devroit fe renfermer. Vous ine compren- drez fans peine lorfque j'aurai détruit votre objection , Sc circonferit dans fes véritables limites ce qui vous paroit d'une fi immenfe étendue. II eft trés - vrai que dans 1'expreffion de leurs fentimens, les nations fe diftinguent fouvent entr'elles d'une manière trés-frappante, & que plufieurs même fe fervent pour cela de moyens abfolument contraires. L'Europëen ; ponr inarquer fon eftime Sc  (a8) fon refpect, découvre fa tête , tandis que les Orientaux la tiennent couverte : le premier , même pour déligner le plus liaut degré de vénération , incline feulement la tête & courbe un peu le dos, rarement il fléchit le genou; les autree , en pareil cas , cachent leur vifage ou fe profternent la face contre terre. La tête découverte n'eft fans doute pas chez les Européens une expreffion naturelle ; mais fimplement une alluhon a quelqu'ancien ufage arbitraire ; probablement a celui des Romains , qui ne permettoient k leurs efclaves de porter le chapeau qu'après qu'ils les avoient affranchis ; & par cette raifon le chapeau ou le bonnet eft encore le fymbole de la liberté. — Suivant le Talmud cette coutume a une autre origine : 1'ufage qu'ont les Chrétiens de découvrir la tête, vient du fondateur de leur religion, qui annonca fon projet d'abolir les cérémonies du culte judaïque , en entrant dans la fynagogue la tête découverte. Autant que je le fache , celte tradition ne fe trouve plus dans le Talmud , paree qu'on 1'a regardée comme choquante pour les Chrétiens.  < 29 ) Voller & couvrir le vifage eft una exprefiïon naturelle , mais pouffée au plus haut point , de refpect & de vénération j c'eft également le figne de la pudeur ou de la honte qui fe cache ; enfin , c'eft 1'aveu le plus humble du fentiment de fes propres imperfections , en comparaifon des grandes qualités d'un autre. La pudeur & la honte reffemblent, ainfi que la crainte , beaucoup a la vénération ; par cette raifon , 1'Européen , naturellement froid , exprime ce dernier fentiment, en baiffant modeftement les yeux , ou en ne les lèvant qu'avec timidité. Faites maintenant abftraction des nuances caractériftiques , oubliez 1'allufion a un ancien ufage de la part de 1'Européen, & a 1'enthoufiafme plus exalté de 1'Oriental; & il reftera le figne effentiel & naturel du fentiment , c'eft-adire , le raccourciffement du corps. Cette exprefhon eft portée au plus haut degré , lorfque 1'homrne fe profterne tout de fon long, avec le vifage collé contre la terre; elle eft la plus foible , lorfqu'il fe borne a un fimple mouvement de tête , ou lorfque 1'inclinaifon même du corps ? qui ne fe fait pas y eft  feuïement indiquée par celui de la mam Vers la terre. Je coiielus donc que ce figne eft naturel & effentiel , paree qu'il eft général & qu'il a lieti chez tous les peuples fans diftinction d'état , de rang , de fexe & de caractère , quoiqu'avec des nuances infinies. Je ne connois aucun peuple , aucune efpèce d'hommes qui chercheroit a. exprimer 1'eftime , la vénération & le refpect en levant la tête & en tachant d'agrandir la hauteur du corps ; comme , au contraire , il n'y a de même, je penfe , aucune nation, ni aucune claffe d'individus , chez lefquelles 1'orgueil ne produit pas 1'effet oppolë ; c'eft-a-dire, de faire porter la tête haute , de redreffer le corps , & fouvent de 1'élever fur la pointe des pieds, afin de rendre fon afpect plus impofant (1). Si le caractère général des nations caufe des variétés dans 1'expreffion des paffions , cette expreffion eft également (i) VoyezHome, Elementsof Criticifm, T. I, c. ;ƒ, p. j-— L'explication de cette expreffion fournira plus bas j'occafion de prévenir une objeftion qu'on pourroit vouloir faire contre cette id^e trop générale.  (3i) modiflée par le caractère propre k chaque fexe & a chaque age 7 ainfi que par les qualités individuelles de chaque homrae en particulier. Les déterminations caractériftiques de fa nature me— rale , & les propriétés de la ftructure & de 1'organifation de fon corps varient de mille manières fes fentimens & leurs expreffions , fans cependant en altérer 1'effence. L'un eft en tout plus impétueux , plus fort ou plus*rufé , 1'autre plus indolent , plus foible , plus lourd : tandis que l'un exprime déja , 1'autre refte encore immobile 5 1'impatience fait tourner le corps de celui-ci en tout fens, chez celui-la le mécontentement & 1'indignation ne s'annoncent que par le jeu de la phyfionomie ; ce qui fait éclater de rire le premier fait a peine appercevoir un léger fouris fur les lèvres du fecond. La même obfervation a lieu a 1'égard des états. Le ferrement de main , le baifer, 1'embraffade , font trois manières d'affurer quelqu'un de fon amitié ; la première eft la plus foible , paree qu'elle réunit feuïement deux des extrêmités du corps ; la dernière eft la plus forte, paree qu'elle rapproche  entièrement les deux individus & en xéunit les parties fupérieures. Les grands, chez qui la politeffe eft devenue une efpèce de vertu, ont compofé un fantöme appellé Ja voir vivre , ufage du mojide ? d'un grand nombre de témoignages raffinés de fervice & d'amitié , qui tous indiquent les plus fuprêmes degrésd'expreffion, corapatibles avec les circonftances. Ils parient de tranfport, oü le plaifir diroit déja trop; ils fe courbent jufqu'a terre , quand a peine ils devroient témoigner leur reconnoiffance par un mouvement de tête; ils fe précipitent dans les bras l'un de 1'autre , lorfque la véritable expreffion fe boimeroit a faire quelques pas en avant d'un air ouvert & amical. C'eft auffi par cette raifon que 1'accent de leur voix & leurs mouvemens ont une nuance fuperficielle , froide & momentanée , fuite naturelle de la difparité qui exifte entre leurs fentimens & la manière dont ils les expriment. L'habitant de la campagne , eet enfant chéri de la nature, dont la corruption des villes n'a pas encore dégradé le cceur, fait auffi embraffer, mais il réferve cette dernière expreffion de 1'a- mour  ( 33 ) mour pour les momens de tranfport 5 comme, par exemple , lorfqu'après une longue abfence , un fils revient a la ihaifon paternèlle. L'amitié ne lui cominande qu'un ferrement de main; mais comme c'eft 1'expreffion du cceur, il eft auffi plein de force , d'énergie & de chaleur. Vous voyez qu'il nous refte encore ici un trait effentiel & général j favoir , le pencliant ou la tendance k s'unir, comme la fuite naturelle de l'amitié, dont toute la différence dans les claffes de la fociété eft indiquée feuïement par le degré & 1'intimité de Turnou , ainfi que par quelques modifications fecondaires que la fineffe , la groffièreté , la chaleur ou la froideur des procédés particuliers peuvent occafionner. C'eft fur ces traits effentiels, généraux & naturels , qui font le dernier réfultat, après avoir fait abftractioiKdes dilférences individuelles de 1'homme , qu'a mon avis , il faudroit établir les principes fondamentaux de la théorie de l'art du gefte , en rejettant tout ce qui tient au caractère propre & a la pofition locale des individus j non - feuïement paree que C  fans cette reftriction la matière feroit trop étendue 7 de forte que difficilement on pourroit en embraffer 1'enfemble & 1'examiner a fond ; mais principalement a caufe que ce rapprocliement des traits naturels , généraux & effentiels fourniroit une toute autre efpèce de connoiffances que celles qu'on obtiendroit en raffemblant des obfervations particulières , dont le réfultat ne feroit, en général , qu'une connoiffance hiftorique ; tandis que la théorie, mife en oeuvre fuivant mes idéés , s'élèveroit trés - certainement 7 11 je ne me trompe , k la certitude philofophique. II faudroit que , par abftraction , on établlt des principes généraux , & qu'on trouvat une forme fyftématique pour les claffer fuivant une méthode claire & facile. Ce but, fi jamais on peut y parvenir, fera atteint plus difficilement , ou peutêtre même le manquera-t-on entièreznent , fi 1'on veut confondre 1'effentiel avec 1'accidentel, le général avec le particulier , & ce qui eft fondé fur la nature avec 1'arbitraire. Je conviens que 1'une de ces deux efpèces de connoiffances n'eft pas auffi  néceffaire au comédien que raiiffe.» Mais , dites-moi, qu'eft-ce qui 1'empêcheroit de les acquérir chacune féparément ? La connoiffance des états & des ages , ( car il n'eft prefque plus queftion de celle des fexes , paree que fur1 les théatres modernes les traveftiffemens fontrares , & que les röles de femmes n'y font plus joués par des hommes comme anciennement) &l'étude de tous les genres particuliers de caractères lui lëroient facilitées , s'il fe répandoit davantage dans les fociétés. Les hiftoriens, ainfi que les recueils des voyages , peuVent également lui fournir les notions néceffaires pour connoitre les caractères des peuples lointains & des fiècles paffés. Ce feroit un grand fervice a rendre au comédien , & dont il a vrairnent befoin , que de lui donner une idéé exacte des mceurs & des ufages des différentes nations dans les différens tems.Mieux eet ouvrage feroit raifonné, mieux il feroit connoïtre 1'efprit général des fiècles & des peuples , plus auffi 1'iinagination du comédien trouveroit de facilité a. s'en former des ima«es complettes , & fon jeu en deviendroit auffi d'autant plus éloquent. C 2  ( 36 ) M. Lichtenberg (1) a commencé k donner quelques obfervations fur les caractères de certaines claffes particulières de la fociété , dont les amateurs de ce genre de recherches doivent defirer la continuation. Cet auteur judicieux & agréable n'épuifera cependant jamais ce fujet fécond ; mais ce fera déja un grand avantage, fi fon travail réveille 1'efprit d'obfervation , qui , chez nous 7 parott être encore un peu engourdi , tant relativement aux fciences qu'aux beaux-arts. (i) Dans le Magafm de Gottingue.  (37) _____ t l E T T r E V. Jl me paroit qtre la chance eft tournee , puifque vous, qui ne vouliez entenclre parler cl'aucune théorie fur l'art du gefte , m'encouragez maintenant vous - même k traiter ce fujet. Tous les comédiens , a votre avis , m'en fauront un gré infini. — Je n'en fais rien. — Je vous accorde très-volontiers qu'il n'y a point d'artifte k qui la perfection doive paroïtre plus importante & plus intéreffante qu'a Facteur, paree qu'aucun ne jouit du fuffrage du public d'une manière plus prompte , plus immédiate, & avec un éclat plus flatteur. Vous auriez pu ajouter a cette réflexion , qu'aucun artifte n'eft témoin de la critique de fon talent, ou du mépris qu'il peut exciter d'une manière auffi humiliante & auffi fenfible que 1'eft le comédien. Non-feulement paree que le mépris ainfi que 1'approbation fe manifeftent d'une manière également prompte, ou paree que Facteur en eft témoin, & ne peut pas, comme ce peintre de 1'antiquité , fe cacher derrière la toile , pour enten- c 3  (38) 'dre ce que le public dira de fon tableau ; mais principalement a caufe de 1'impoffibilité qu'il y a de féparer le comédien de fon talent , qu'il doit montrer lui-même fur fon propre corps , de manière que le mépris de l'art rejaillit auffi toujours fur fa perfonne. Ceci peut fervir a expliquer pourquoi les coinédiens paroiffent, en général, fi fenfibles a la critique. Mais comment peut-on rendre raifon de cette incurie , de cette infouciance qui les dominent prefque tous ? D'oü vient qu'ils ne cherchent pas a. fe perfectionner , h fe former dans toutes les parties de leur art par la lecture , par la réflexion & par des fociétés mieux clioifies ? La plupart font enchantés de 1'ignorance & du mauvais goüt du public j ils aiment mdeux ufurper les applaudiffemens 7 fomenter fourdement des cabales , accaparer tous les roles intéreffans , &, dominés par une baffe jaloufie, écarter leurs rivaux, que de mériter les fuffrages des amateurs éclairés par la perfection de leur jeu. Je crains fort que des lecons publiques n'excitent bien plus leur colère que leur reconnoiffance ; car en les éclairant, elles inftruifent égalcment 1©  ( 3?) public ; de forte qu'ils ne pourront plus le faire une réputation a fi bon compte que par le paffe. Dans le nombre de ces artiftes, il s'en trouve fans doute qui penfent plus nohlement : ceux-ci n'orit peut-être plus befoin d'infiruction; cependant le mérite réei'& intrinfèque de ce nouveau genre de connoiffances fuffiroit pour me déterminer a vous obéir , fi je ne fentois pas rnon impuiffance , augmentée par le défaut d'une quantité fuffifante d'obfervations faites par nioi-même ou par d'autres. Le vceu de Sulzer (1), que beaucoup de fcènes ifolées foient développées par une fagc critique relativement k la pantomime convenable aux différentes fituations, n'a pas été rempli jufqu'a ce jour , fi 1'on en excepte quelques légers effais. Tout ce que ma pofition peut donc me permettre a eet égard, c'eft de donner quelques idéés rapides fur 1'enfemble de cette nouvelle théorie , d'y faire remarquer quelques points difficiles a réfoudre, & d'en développer tout au plus quelques partiea ifolées. (i) Théorie des Beaux-Arts, Artide Pantomime* C 4  ( 4o ) Pour rendre ce travail plus facile , fe dois commencer par clalTer les différentes modifications du corps que le comédien imite d'après nature. Elles fe partagent d'abord en deux efpèces principales j favoir , en celles' qui font uniquement fondées fur le mécanifme du corps; comme, par exemple, la relpiration difficile après une courfe rapide , 1'affaiffement des paupières a 1'approche du fommeil, &c.; & en celles qui, dépendant davantage de la coopération de 1'ame , nous fervent a. juger de fes affections , de fes mouvemens & de fes defirs , comme caufes occafionnelles ou motrices. II feroit ridicule de faire 1'énumération fcrupuleufe & fidelle des premières ; car .tout le monde fait que le fommeil ferme les yeux, & que 1'irritation de la membrane pituitaire provoque I'éternuement. II n'y a que deux confeils a donner a eet égard a Facteur : premièrement , qu'il doit chercher les occafions d'obferver la nature , même dans les effets qu'elle n'offre que rarement; & en fecond lieu, qu'il faut qu'il ne perde jamais de vue le but de fon jeu , ni qu'il bleffe les convenances par une imitation trop fervile j de manière a  CC40 faire ceffer par-la 1'illufion du fpectateur, ain/I que cela arriveroit fürement dans certains cas. Si 1'actrice , qui , dans le róle de Sara Sampfona mérité le fulfrage de Leffing(i), ne s'étoit jamais trouvée a cóté du lit d'un mourant, fon jeu auroit peut-être perdu un des traits les plus fins & les plus heureux. Voici la defcription que eet ingénieux auteur en a faite : « On a remarqué » , dit-il , « que les perfonnes agonifantes ont »> coutume de pincer & de tirer légère» ment avec le bout des doigts leurs » vêtemens ou les couvertures de leur 3> lit. Notre actrice a fait le plus heu» reux emploi de cette obfervation» Dans le moment que fon ame eft » fuppofée prête a quitter le corps, elle » fit appercevoir tout-a-coup , mais feu» lement dans les doigts de fon bras 'i étendu , un fort léger fpafme ; elle 3> pinca fa robe , & fon bras s'affaiffa J3 auffi-tót : dernier éclat d'une lumière 33 qui s'éteint, der nier rayon d'un foleil J3 pret a fe coucher 33. (1) Dramaturgie, T. ƒ, n. iy, paffage qui n'a pas été traduit par M. Junker,  C4* ) A 1'égard du fecond confeil, j'établirai une feule règle donnée nornbre de fois , & recornmandée entr'autres par* 8chlegel (1) ; favoir , « Que la défail»> lance & les approches de la mort ne 3i doivent pas être repréfentées d'une » manière auffi effrayante, qu'elles le 3> font réellernent dans la nature; que v dans le moment fuprême fur - tout , j> 1'acteur doit fe borner a des mouvè» mens très-doux, comme , par exem35 ple, 1'affaiffement de la tête, qui pa« roit plutöt indiquer un homme acca» blé de fommeil, que luttant contre » la mort; une voix entrecoupée, mais w fans qu'elle fe perde dans un rale » dégoutant. En un mot , facteur » doit fe créer une manière de rendre » le dernicr foupir , telle que chacun a voudroit l'avoir a la fin de fa car» rière, & telle que perfonne ne 1'aura j> peut-être ». Contemplez , fi vous le pouvez , les grimaces & les contorfions effroyables que des acteurs forcenés fe permettent dans de pareilles lituations , Sc vous fentirez alors la jufteffe de cette (i) (Euvres de J. E. SMegel, T. III, p, 174; édïtïon clkmande.  règle. Les réflexions qu'un critique judicieux (1) , fait fur le fondement de la règle dont il s'agit 7 peuvent fervir h votre inftruction ; & je vous exhorte a les méditer , car elles font auffi juftes que bien écrites. Je voudrois feuïement expliquer d'une autre manière le paffage d'Horace (2) , incrcdulus odi, que ce critique , non-content de ne pas adme ttre dans fa trente-quatrième lettre , rejette même entièrement comme un faux principe. Ce n'étoit point paree que la pantomime ne pouvoit pas rendre d'une manière naturelle les repréfentations effrayantes, qu'Horace y demeura froid & indifférent; mais paree que ce tableau liideux & repouffant le fecouoit trop fortement & d'une manière trop défagréable pour qu'il ne fe fouvïnt pas fur le cliamp de 1'illufion des fens, afin de fortir le plutót poffible de ce pénible état. Mais du moment que ce fouvenir fe préfente a 1'efprit, il ne peut naturel- (1) Lettres fur la Littérature moderne, T. V,p. 10$ &fuiv. 'êdit. allemande. (2) Dans le paffage connu. De arte poëtica, v. 185-188. Nee pueros coram populo Medea trucidet, Aut humana palam coquat exta nefarius Atreus. QuKcunquc ojiendis mihi fic, INCREPULUS ODI,  .( 44 ) lement être fuivi que de mauvaïfe humeur, de eet odi d'Horace ou de ces éclats de rire , que dans les fcènes les plus terribles & les plus effrayantes d'une tragédie le peuple jette fouvent, & dont Mendelfohn a donné une fi bonneexplication (1). J'aivumoi-mênie mourir un Codms dans des convullions, qui certainement étoient imitées d'une manière très-naturelle , mais qui cependant firent rire tous les fpectateurs. Quelquefois cette mauvaife humeur contre un acteur peut s'unir k un intérêt infpiré par 1'individu; & eet intérêt , du moment qu'il fe manifefte , détruit néceffairement 1'ilhifion : nous ne devrions être affectés que par le pei> fonnage, & nous commencons k 1'être par Facteur. Je ne fais quel mauvais génie peut perfuader aux comédiens , mais fur-tout aux actrices de nos jours, qu'il y a tant d'art k fe laiffer tomber, je dirois prefque, k fe précipiter par terre ? On voit une Ariane qui, en apprenant fon funefte fort de la nymphe du rocher, tombe foudainement, avec plus de célérité que fi la foudre Feut frappée, & (i) (Suvresphilofophiques, T, 77, p. ao-a*.  (45) avec une telle fórce qu'on feroit tenté de croire qu'elle a 1'intention de fe fracaffer le crane. Lorfque les applaudiffemens font prodigués a un jeu auffi peu naturel & auffi dégoutant, ce ne peut être que par des ignorans, qui ne poffèdent pas l'art de difcerner 1'intérêt des fituations d'une pièce , ou qui , clierchant feuïement le plaifir des yeux , aimeroient autant les farces des faltimbanques ou le combat du taureau. Si, en pareil cas, le connoiffeur fe permet auffi d'applaudir quelquefois , c'eft que, paffant tout-a»coup de la pitié au plaifir, ïl eft enchanté de voir que la pauvre créature (qui , toute déteftable actrice qu'elle foit ,, peut cepéndant être une bonne fille) fe foit tiré de ce mauvais pas avec tous fes membres fains & faufs. Des tours de force & des fauts périlleux n'appartiennent même pas a la véritable pantomime , paree qu'elle repréfente auffi une action , & que fon objet eft d'y réunir 1'attention & 1'intérêt. Ils ne font propres qu'aux treteaux de la foire , oü tout 1'intérêt fe concentrant fur 1'individu même , & fur fon adreffe corporelle, eet intérêt croit a mefure qu'on voit le téméraire plus expofé au péril.  'C4«) Les modiflcations du corps qui dépendent de la coopération de 1'ame , & qiri fe manifeftent d'une manière plus ou moins fpontanée , ont fouvent une fignification trés - vague & trés - générale. Elles répondent aux inflexions de la voix dans le récit tranquille , avec lefquelles on ne cherche qu'a faire fortir les idéés principales de toute une férie de faits ; afin que Pattention de Pauditeur s'attaclie précifément a ce qui occupe celle de la perfbnne qui parle. Ce qui , dans ce cas, détermine Pattention , c'eft la plus grande importance de la penfée pour Pefprit qui 1'apprécie ; mais entre tous les moyens de réveiller cette attention , celui-ci eft certainement le plus lent & le plus incertain. II faut donc le foutenir par un autre dont 1'effet foit plus rapide & plus fur ; c'eft-a-dire ? par un moyen qui agiffe plus puiffamment fur les fens ; comme, par exemple , en employant une inflexion nouvelle , en élevant & renforcant la voix 7 par une prononciation plus lente & plus impofante du mot qui indique 1'idée particulièrement digne d'être remarquée. Quelque foible que foit ce  (47) moyen , fon effet n'en eft pas moins conftaté par 1'expérience; & 1'ame , qui connolt fi bien fes avantages , ne manquera jamais de 1'employer , lorfqu'elie pourra difpofer d'un organe heureux. Mais fi 1'inflexion ou 1'accent de la voix vient au fecours de 1'attention , le gefte produit le même effet j par exemple , la main étendue , 1'index. levé , le bras projet té en avant dans toute fa longueur , ( la manus minus arguta , digitis Jubjequens verba, non exprimens ; le brackium proceriusprojectian , quajïquoddam telum orationis ) (1) , en frappant doucement d'une mam dans 1'aurre j un pas fait en avant, un léger mouvejnent de tête qui indique qu'on veut appuyer fur tel ou tel mot, &c. : tous ces moyens peuvent être employés a. propos fans qu'il en réfulte une peinture ou une expreffion proprement dites. La règle d'après laquelle il faut quö cette forte de geftes & de mouvemens foit ordonnée , eft la même que celle qui doit déterminer 1'accent; car , ainfi qu'il eft néceffaire que facteur réferve (i) Ciceron, De Orat, L. III. c. fp.  > Ce moyen pour les penfées principales 7 fans les accentuer toutes avec la même force 7 & en cherchant plutót a les fubordonner 1'une a 1'autre par des inflexions de voix adroites & fagement diftribuées ; il faut de même qu'il étaye , par fes geftes , feuïement les paffages importans 7 en réfervant les mouvemens les plus éloquens 7 comme, par exemple, 1'élévation de 1'index, la projection de la main & du bras , &c 7 pour les penfées les plus riches. Un jeu uniforme & continuel des bras 7 tel qu'on le remarque dans un écolier qui récite ou declame fes exercices de claffe, eft auifi fatiguant & auffi infipide pour 1'ceil, qu'une monotonie éternelle de ton peut 1'être pour une oreille délicate. Tout ce qui eft déplacé ou employé fans gradation bleffe du moins un jugement fain Sc exercé. Je crains de vous avoir plutót fatigué qu'amufé par mes obfervations 7 qui vous paroitront un peu triviales. Afin de ne pas vous accabler tout d'un coup 7 je rélërve pour une autre lettre les réflexions générales qu'on peut faire fur les geftes & les mouvemens du corps d'une fignification plus fpéciale & plus déterminée. LETTRE  (49) LETTRE VI. 'o t b. e objectiort , qu'on eft plus bccupé a mettre de la grace , un eertain agrément, du moëlleux, un beau développement & de la foupleffe dans le gefte , que de 1'employer & de le diftribuer a propos & avec convenance , eft peut-être une remarque très-vraie; mais ce n'eft pas-la une objection en forme. Tant pis fi, en général, nous avons été jufqu'a préfent ü peu attentifs aux geftes & aux mouvemens du corps : cette négligence nous privé d'une jouiffance que nous aurions trouvée de plus au théatre.Une oreille non exercée laiife échapper cent faux accens fans lés remarquer; faut-il pour cela les perinettre au comédien? Dironsmous que toute la règle de la jufte diftribution de 1'accent eft une vaine chimère ? Ou ne fommes - nous pas plutöt forcés de convenir que 1'accent bien placé produit même fur 1'ignorant tout 1'effet , que 1'accent faux manque toujours ? Votre remarque . que dans ce ieu D  ( 5o ) tranquille des geftes , le caractère de i'homme & celui qui eft propre a chaque nation fe montre déja, en eft d'au- tantplus jufte. Lorfque chez nous un philofophe propofe une queftion k examiner , il préfente la main ouverte a la hauteur du milieu du corps , ou tout au plus il porte 1'index jufques vers les lèvres : le Talmudifte , au contraire, qui , pendant tant de fiècles , a confervé 1'efprit & le génie des Orientaux, élève en l'air & agite avec force la main entièrement ouverte. Auffi trouve-t-on plus de peinture & d'expreffion dans fes difcours. Son imagination plus ardente , transforme , autant qu'il eft poffible , toutes les idéés intellectuelles en images ; les métaphores exprimées par fon corps ne font pas moins hardies que celles qu'il trouve dans la langue dont il fe fert; auffi fon cccur placé , pour ainfi dire, plus prés de fon jugement , fait adopter k celui-ci tout ce qui 1'intéreffe de préférence. Lorfqu'un doute arrête fon examen , on le voit pencher fon corps d'une manière fenfible vers un cóté; & ? en tirant dans le développement conféquence fur conféquence , il remue fans ceffe le pouce de cöté &  ( 5i ) d'autre. Lorfqu'enfin il a trouvé la folu-^ tion du problême , ( ce qu'un de nos fcrutateurs plus modérés fera connoitre par un regard fatisfait, & avec la main tranquillement avancée) notre Talmudifte en montre fa fatisfaction par un grand battement de mains. Toutes les modilications du corps d'une figniiication plus particuliere & plus déterminée, fe partagent dans les deux efpèces que je viens de nommerj favoir, en geftes pittorefques & en geftes exprejjifs. Peut-être ne me devrois-je fer< vir du mot gefte que pour cette dernière efpèce; mais notre langue (allemande) me paroit auffi-bien permettre cette extenlion du fens que la langue latine. Cicéron qui, dans un endroit, n'applique le mot geftus qu'aux fignes extérieurs de la fituation de 1'ame, les qffectiones ariimi; parle ailleurs du geftu Jcenico , -verba exprimente. Ce que j'appelle peinture , eft fa deinonftratio ' & fignificatio eft a-peu-près ckezlui ce que j'entends par expreffion (1). A la (i) Cicero, /. ct Omnes autem hos motus fubfea'd debet geftus , non hic verba exprimens, jesnicus, fed üi ive'rfam rent 6- fententiam, non demonftraüonc, fed figrtifieatione deda* rans. D %  ( 52 ) vérlté, il y a encore d'autres mouvemens , qu'on pourroit appeller indicatifs, lorfque la chofe ne doit pas être dépeinte, mais feuïement indiquée par quelque rapport extérieur, comme le lieu & le tems; ou quand , par le moyen de femblables rapports , la chofe eft défigjiée elle - même par une metonymie. Mais afin de ne pas être prolixe dans cette difcuffion , nous rangerons ces mouvemens indicatifs dans la claffe des pittorefques. Vous me demanderez fans doute fi 1'idée du tems peut auffi être exprimée ? Oui, cette expreffion eft facile en fe fervant de 1'image de 1'efpace : la main ouverte & courbée un tant foit peu en arrière , fait connoïtre , par 1'image d'un efpace rempli, un tems qui eft déja paffe; tandis qu'en étendant la main ouverte toute droite en avant , pour marquer un efpace encore a parcourir , on indiquera le tems a venir. Ainfi que 1'habitude entière du corps & de fes membres peut, felon l'occu« rence des cas, fervir k peindre une chofe, elle fert de même a 1'expreffion des opérations 8c des mouvemens intérieurs de 1'ame. Le fiège du jeu des geftes n'eft pas fixé dans tel membre ou telle partie  ( 53 ) du corps en particulier. L ame exêrce iuf tous les mufcles un pouvoir égal, & dans nombre de fes opérations & de fes paffions elle agit fur tous en général. Vous favez que chaque membre & chaque mufcle parle dans la figure du Laocoon. Mais cette expreffion eft, en quelque forte, trop foible dans certains membres comparativement aux autres pour être facilement remarquée ; d'aiileurs il y a des parties trop couvertes par la draperie , pour que 1'expreffion rapide & légère puiffe y être appercue. Le vifage eft le principal fiège des mouvemens de 1'ame, & les geftes prennent ici le nom de mines. Ita , dit Latinus Pacatus, intimos mentis adfectus proditor vultus enuntiat, ut infpeculo frontium imago eocjtet animaium (l). Les parties les plus éloquentes du vifage font les yeux, les fourcils , le front , la (i) C'eft le vifage, dit M. Lavater, Traité de la Phy~ fionomie,T.l,p. 10 — 12, (en hollandois), qui eft fans contredit la principale partie de la tête de fhomsr e. C'eft le miroir ou plutot Texprefnon fommaire des mouvemens de 1'ame. L'efprit s'y montre en particulier fur le front 8t dans les fourcils; la bonté ou la nature morale, tant attwe que paflive, dans les yeux, fur les joues & furies lèvres; la nature animale , dans la partie inférieure du vifage „ depuis la lèvrc inférieure jufqu au col. Note du TiaiuStuu D 3  ( H ) Douche & le nez (1). Enfulte la tête entière , ainfl que le col, les mains , les épaules , les pieds, les changemens de toute 1'altitude du corps ( en tant que cette attitude n'eft pas déja déterminée par les geftes précédens) fervent auffi de leur cöté a 1'expreffion. Vous déciderez vous ■ même fi le rang que je viens d'établir entre les parties expreffives du vifage eft exact. Le Brun (2) eft d'un fentiment contraire a. 1'opfc nion générale , qui attribue le plus d'éloquence a. 1'ceil. Suivant ce peintre , ce font les fourcils qiri expriment le mieux les paffions. Car, dit-il, la pnw nelle , par fon feu & par fa mobilité , indique bien 1'état paffionné de 1'ame en général , mais non pas de quelle efpèce eft cette paffion. Aimez - vous mieux adopter ce fentiment, ou celui de Pline 1'ancien (3), qui accorde la (1) Voyez D-uodecim Panegyricos veteres, Edit. Cellar. p. 416. (2) Voyez Conférence fur 1'expreffion générale & particuliere, p 19-20. (;) Natur.Hiflor. ,L.XJ, c. f4, edit. Hard,, T. I,p. 6iy, Nulli ex parte majora animi indicia cunSlis animalibus : fed hcmini maxime ; id ejl, moderationis , dementia, mifericord'ia, odii, amons, triftia, Icctitix. Contuitu quoque multifoima , .ruces, to'vi, flagrantes, graves, tranfverfi, limi , fummijfi, blandi, Profeüo in oculis animus habitat. Ardcnt3  <55 > , préférence a 1'ceil? Quant a moi, je Itus du fentiment de ce dernier (1). Remarquez bien, je vous prie , qu il y a une loi générale qui détermine 1'expreffion , & d'après laquelle , en cerlains cas , on pourroit mefurer la vivacité & le degré du fentiment. L'ame parle le plus fouvent, & de la manière la plus facile & la plus claire, par les parties dont les mufcles font les plus mobiles ; donc elle s'expliquera le plus fouvent par les traits du vifage , & principalement par les yeux ; mais ce ne fera que rarement qu'elle emploiera les cliangemens dans les attitudes caractériftiques, de tout le corps. La pre* intenduntur, humtOant, connwent. H'mc Ma mifencorditt lacryma. Hos cum ofculamur, animum ipfumvidemurattmecre H'mc fletus & rigantes ora rivï. Quis Me humor tjl, in dolore tam facundus & paratas? aul ubï reüquo tempore? Animo autem videmus , animo cemimus : ocuh , ceu vafa qutsdam, vifibilem ejus partem accipiunt atque tranfmittunt, (i) Cela nous rappelle le bon mot d'une femme d'efprit qui difoit: «II eft bien hardi, ce coquin-la : il ofera re'garder en face un homme qui tient le pinceau». C'êtoit fans doute auffi par le moyen des yeux que le celébre la Tour prétendoit lire dans l'ame de ceux qu il peignoit. «Ils croient, difoit-il, que je ne faifis que 'es. v traits de leur vifage ; mais je defcends au fond d ex x« mèmes, 8c je les remporte tout entiers». Note JuTiadiMeur, D 4  ( $6 ) mière efpèce de ces exprefïïons , favoir, celle des yeux, s'opère avec tant de facilité & il fpontanément, en ne laiffant, pour ainfi dire , aucun intervalle entre le fentiment Sc fon effet , que le fang froid Ie plus réfléchi & l'art le plus exercé a mafquer les penfées fecrettes , n'en peuvent pas arrêter 1'explofion, quoiqu'ils maitrifent tout le refte du corps (1). L'homme qui vent cacher les affections de fon ame, doit fur - tout prendre garde de ne pas fe laiffer fixer dans les yeux ; il ne doit pas moins veiller avec foin fur les mufcles qui avoihnent la fcauche , qui, lors de certains mouvemens intérieurs , fe maitrifent très-difficilement. Si les hommes , dit Leibnitz (a) , « vouloient j> examiner davantage avec un vérita» ble efprit obfervateur les fignes extéw rieurs de leurs paffions , le talent de >3 fe contrefaire deviendroit un art » moins facile ». Cependant l'ame conferve toujours quelque pouvoir fur les mufcles j mais elle n'en a aucun fur le (i) Chaque mouvement de 1'ame, dit Cicéron (De Orat.) a naturellement une phyfionomie qui lui eft pröpre. Note du Tradutleur. (2.) Nouvtaux ejfau fur 1'entendement humaint p. 127,  ( *7) fang, dit Defcartes (1) ; & par'cette raifon la rougeur & la paleur fubite dépendent peu ou prefatie point de notre volonté. Si le vifage & fur-tout 1'ceil ont eet avantage inconteftable dans 1'expreffion de ce qui fe paffe dans 1'intérieur de 1'ame ? quel dommage n'eft-ce pas qu'il foit fi difficile de décrire leurs changemens ! Le philofophe francois que je viens de citer a déja indiqué la raifon de cette extréme difficulté ; & il s'en fert comme d'une excufe , pour abandonner la partie (2). « II n'exifte aucune 33 paffion, dit-il , qui ne foit indiquée » par un mouvement particulier des 33 yeux. Souvent même ce mouvement 33 eft fi frappant , que le laquais le 3> plus borné peut lire dans ceux de 33 fon maitre s'il eft en colère ou de 33 bonne humeur ( 3 ). Mais quoique 33 ces mouvemens des yeux fe remarJ3 quent trés - facilement , & que leur (i) Pajfiones anima. art. 114. (al Ibidem, art. 11J. (3) Shakefpeare, ce grand peintre du coeur humain, a fait la même obfervation dans fa tragédie de Cymbeline» oü il dit a : How hard it is to hide the fparks of nature ! » Note du Tradu&eur.  c58) , j> fignification foit très-claire , il n eft ce» » pendant pas moins difficile de les dé- 33 crire. Chacun eft compofé de rau- 33 tations infinirnent variées des traits 3) du vifage & même des mouvemens 33 du corps , qui font fi fins & fi lé- 33 gers , qu'aucun n'en peut être ob- ■33 fervé & examiné féparément; quoi- 33 que ce qui réfulte de leur réunion 33 s'appercoive avec la plus grande fa- 33 cilité. On peut dire a - peu - prés la 33 même chofe des autres fignes expref- 33 Cfs du vifage ; car quoiqu'ils aient 33 moins de fmeffe que ceux des yeux, 33 leur analyfe offre néamnoins auffi 33 beaucoup de difficultés. Ils varient 33 tres - fouvent & fe confondent telle- 33 ment l'un dans 1'autre, qu'il y a des 33 hommes qui , en pleurant , font les 33 mêmes mouvemens de vifage que 33 d'autres lorfqu'ils rient. Quelques- 33 uns de ces mouvemens font a. la ve- 33 rité affez reconnoiffables ; comme» 33 par exeinple , les plis dans la colère . 3) & cerlains mouvemens du nez & des 3> lèvres dans la mauvaife humeur & 33 dans la raillerie ; mais ceux - ci pa- 3> roiffent plutot dépendre de la volonté »3 que de la fimple nature 33. Je  < 59) fupprime cc que Defcartes ajoute lei. paree que cela contredit le palï'age de Leibnitz, cité ci-deffus , qui me paroit plus exact. Mais , direz - vous fans doute , a quoi pourra fervir ce calcul fcrupuleux de toutes les parties intégrantes d'un gefte dans nos recherches actuelles ? il fuffira d'avoir des dénominations claires & précifes , qui foient a la portee de tout le monde , pour exprimcr les phénornènes en grand. Saus doute il feroit très-bon que nous euffions ces termes ; mais nos langues font encore h pauvres & li imparfailes a eet égard , qu'on ne peut efpérer de donner des idéés exactes fur ce fujet. En attendant, ne renoncons pas a fefpérance que G. les artiftes defhnateurs parvienüent a préparer la voie , en fixant, autant qu'il eft poffible , tout ce qui dans la nature eft fi mobile , fi momentané relativement aux mines & aux geftes , & en 1'offrant exprimé par un trait fidelle k 1'efprit obfervateur ; qu'alors auffi un homme de génie, ou plufieurs réunis , ou tous féparément trouveront le moyen de fuppléer a eet égard a la pauvreté des langties. « En  ( 60 ) » réfléchiffant, dit Sulzer (i), que, par » le feul examen des defhns 8c des def- » criptions , nn amateur d'hiftoire na- * turelle parvient a. imprimer dans fon » efprit & la forme & la ftructure de » plufieurs milliers de plantes Sc d'in- » fectes avec tant de fidélité & drexac- » titude , qu'il en remarque les nuances " les plus imperceptibles ; on peut pré- » fumer avec raifon qu'une collection » des différentes phylionomies Sc des j> modifications de leurs traits, faite Sc » claffée avec le même foin, eft une » chofe également poffihle , & qu'il en » réfultera un nouvel art non moins « impovtant dans fon genre. Pourquoï » une collection de geftes expreffifs ne » feroit - elle pas auffi poffible & auffi. » utile qu'une collection de deffins de » coquilles, de plantes & d'infectes ? o Et li cette matière étoit un jour 1'ob- » jet d'une étude férieufe, pourquoi ne j> parviendroit-on pas auffi-bien a. trou- » ver les mots techniques & les termes » propres pour cette fcience , qu'on eft » parvenu a. en imaginer pour l'hiftoire » naturelle » ? (i) Théorie générale des beaux-atts ; art. Gefte.  . < 61 ) .. Au feul artïcle de Futilité pres, que 1'amateur de coquilles conteftera peutêtre , que penfez-vous de ce paffage ? Quant k moi. je ne puis rien déterminer avec quelque certitude , fur cette matière. II y auroit tant de chofes k dire fur le terme de comparaifon fi diffemblable , qui fert de bafe au raifonnement de Sulzer , que j'aime mieux ne pas m'expliquer du tout fur ce fujet. D'ailleurs , vous m'avez déja fait le reproehe que je ne puis nommer ce digne brave homme fans lui chercher querelle j mais eft-ce fa faute ou la mienne?  ( 62 ) LETTRE VII. tj o i q u e la découverte que vous avez faite de 1'ouvrage de Lcewe ( 1 ) foit peu importante , 1'air d'intérêt avec lequel vous ine 1'annoncez m'encourage néannioins. Si vous aviez lü eet écrit , vous en auriez parlé avec moins de chaleur : car véritablement eet auteur dit , fur le fujet dont il s'agit entre nous , des chofes auffi générales , auffi infignifiantes , qüe celles que quelques auteurs étrangers qui 1'ont précédé en ont avancées, mais dans un ftyle bien plus foible & bien plus diffus. Cependant il m'a fait penfer a un point, que fans lui j'aurois peut-être oublié. Voici de quoi il s'agit. Si les geftes font des fignes extérieurs & vilibles de notre corps , par lefquels on connoit les modifications intérieures de notre ame , il s'enfuit qu'on peut les confidérer fous un doublé point de vue : (l) Abrègè des principes de l'éloquence du gefte, Hatn* bourg, 17 SS-  ( 63 ) d'abord, comme des changemens viiibles par eux - mêmes ; en fecond lieu ? comme des moyens qui indiquent les opérations intérieures de l'ame. Ce doublé point de vue fait naitre une doublé queftion. A 1'égard du premier , l'art demande : qu'eft - ce quï eft beau ? Et a. 1'égard du fecond ï qu'eft - ce qui eft vrai ? Or , comme ni 1'une ni 1'autre de ces deux qualités ne doit être négligée , l'art les réunit en une feule queftion , & demande : qu'eft-ce qui eft en même tems le plus beau & le plus vrai ? Parcourez toutes les régies particulières qu'on a données concernant 1'action de 1'orateur & même du comédien , & vous trouverez qu'au grand défavantage de l'art, on s'en eft beaucoup trop tenu a la première de ces queftions. Auffi la plupart des régies confervées par tradition fur la déclamation théatrale (fi ce ne font celles qui regardent les moyens de fe préfenter & de s'énoncer avec convenance ) n'ont d'autre objet que la dignité, la beauté & la nobleffe du jeu. De-la vient que nous remarquons cette froide élégance 7 fans ame & fans  < 64 ) expreffion dans le jeu de la plupart de nos acteurs; de même que ces geftes conv paffes, précieux & mannequinés de quelques autres ; car dans les tems modernes le nouveau gout dans le choix des pièces , a auffi amené une autre manière de les jouer , dont, fi je ne me trompe , Ekhoff a donné le premier 1'exemple en Allemagne, & a fervi en même tems de modèle. Cet acteur a joué la tragédie avec la même facilité & le même naturel que la comédie ; il a dédaigné la démarche majeftueufement compaffée ? la manière de porter le corps comme nos maitres a. danfer, & l'art de lever & de baiffer les bras avec des mouvemens préparés & exécutés felon des régies invariables qui rendent nos acteurs fi gauches. La vérité (comme elle doit 1'être pour tout artifte) fut toujours pour Ekhoff la première, & la beauté la feconde loi , anais fubordonnée. Sans jamais s'écarter ni de la vérité , ni de la nature , il déclamoit & jouoit fes röles , comme ils auroient auffi dü être dialogués; non d'après une idéé générale «Sc invariable du genre , mais fuivant la qualité particuüère de leur contenu. Ce jeu con- venoit  (65) venoit fans doute pour toutes les piècea que le poëte avoit écrites dans le même efprit; auffi Ekhoff y joua-t-il fupérieurement; mais il ne fut pas également heureux. dans les tragédies francoifes . dont le fyftême faux demande nécelïairement le jeu & la déclamation propres a cette nation. II étoit réellement comique de le voir jouer le róle d'un héros de Corneille, & rendre le dialogue pompeux & épique de ce poëte avec fa déclamation profaïque , & en prêtant aux caractères ampoulés du tragique francais fes mouvemens fhnples «fe naturels. Mais revenons aux inauvaifes fuites qui en réfultent pour le comédien , lorfqu'on lui prêche trop «fe fans aucune reftriction de mettre de la grace & de la foupleffe dans fes mouvemens. Comme vous ne connoiffez pas 1'ouvrage de Lcewe , j'en citerai le paffage fuivant, qui me femble très-bien vu. — « Ric» coboni , dit - il, a propofé quelques w rèSles clans fon Art du Thédtre, " CPaSe li), qui rendroient facteur » pédant, s'il les fuivoit k la lettre. » Mon objet n'eft pas ici de faire 1'énu« mération de ces & régies , de les ré» futer en détail. Je m'attaclierai uni- E  (66) » quement au mouvement des mams » dontilparleainfi(i). — Lorfqu'onveut » lever un bras , il faut que la partie fu» périeure,c'eft*a-dire,celle de 1'épaule » au coude, fe détache du corps la pre» mière , & qu'elle entraine les deux » autres pour ne fe mouvoir que fuc» ceffivement & fans trop de précipita» tion. La main ne doit donc agir que » la dernière j elle doit être tournee en » bas jufqu'a ce que 1'avant-bras 1'ait » portée a la hauteur du coude, alors » elle fe tourne en haut, tandis que le » bras continue fon mouvement juf- » qu'au point oü il doit s'arrêter. » N'eft - ce pas la une efpèce de pédan» terie; & cette règle n'eft-elle pas plus » propre a former des marionnettes vi>» vantes , que des orateurs & des .ac3) teurs? » Sans doute ; mais ponrquoi Lcewe confeille-t-il lui-même au comédien d'étudier 1'analyfe de 1'idée de la beauté de Hogarth ? Cet ouvrage lui fera tout auffi inutile & non moins dangereux que celui de Riccoboni. Afin de venger la vérité trop fouvent ( i ) Voyez le Supplément a Vhlftoïre & aux progrès du théatre, quatrièmepièce, édit. allemande.  tll, , ( «7 5 tieghgee dans cette matière, dans la* queile on s'eft conftamment attaché de préférence a la beauté, je ne parlerai pas de celle-ci, & la vérité feule fera 1'objet de mes recherches. Mais ce que je pour-' rai dire a eet égard fe réduira peut-être a quelques réflexions infignifiantes. En attendant, ne foyez pas embarralfé de claffer par la fuite vos propres obfervations fur ce fujet: j'aurai foin de vous en fournirles moyens; & il fe pourroit que, fans y penfer , vous devinffiez 1'homme le plus attentif & le plus diligent a raffembler des matériaux. II me femble qu'une certaine fuga vacui eft inhérente k notre nature : nous voyons rarement un palais vuide fans fouhaiter qu'il foit meublé. Du moment que les claffes feront marquées , vous ne tarderez pas a chercher de quoi les remplir» B a  ( 68 ) LETTRE VIII. E me flatte d'avoir fuffifamment expliqué ailleurs (1) la difïerence effentielle qu'il y a entre la peinture & 1'expreffion . en tirant une ligne de démarcation jufte & févère qui doit féparer ces deux idees. Ici la peinture n'el't encore que la repréfentation fenlible de la chofe qui occupe l'ame ; & 1'expreffion n'eft de même que la repréfentation fenlible de la difpofition avec laquelle l'ame penfe , & du fentiment dont fa perception 1'affecte > c'eft-a-dire , de 1'état dans lequel elle fe trouve placée par 1'objet de fa contemplation actuelle. La peinture de l'art du gefte eft, comme celle de la mufique , complette ouincomplette. On ne peut peindre complettement que la figure , 1'attitude , les mouvemens d'un corps femblable au notre. Tout ce que la pantomime voudra peindre au - dela ne produira que des repréfentations in- (i) Voyez la Let're fur la peinture muficale, T.J,p. 24^ feqq. de notre Rccueih  < 69 ), , . Complettes , des propriétés ifolées & des qualités généralifées. Par exemple , la hauteur d'une montagne fera peut-être indiquée feuïement par 1'élévation de la main & du corps, en renverfant la tête en arrière, & en tenant le regard fixé vers le ciel; la grande circonférence de cette montagne deviendra, en quelque lbrte , fenfible én décrivant un demi-cercle avec les bras étendus. Vous fentirez vous-même la foibleffe & 1'imperfection de cette manière de repréfenter les objets , & combien elle a befoin du fecours des paroles, a moins que la liaifon de 1'enfemble n'en facilite d'avance 1'explication. La montagne qui doit être imitée, & le corps humain, qui, a eet effet, n'a que fes propres moyens a employer, offrent une trop grande difparité entreeux, & les points oü ils coïncident ne font que des fignes très-éloignés & fort abftraits. Les mouvemens des animaux, ceux , par exemple , d'un courfier fier & courageux, font plus aifés a. imiter; mais les formes & les modifications du corps humain le font davantage encore. Tout le jeu de Minna (1), lorfque pourfuivant (i) Dans le drame alleraand, intitulé Minna dc Sarrt^ L a  < 7° ) Ie Major qui cherche as'échapper, & que ne pouvant lc retenir, elle rentre dans fon appartement après plufieurs expreffions du défordre & de la douleur qui 1'accablent; tout ce jeu \ dis - je , peut être, finon entièrement rendu, du moins indiqué trait pour trait, lorfqu'au troifième acte VHóte fait le récit de cette fcène. Celui - ci avancêra les mains , comme s'il vouloit retenir quelque cho. fe j il élèvera fes regards au ciel, il effuiera fes yeux , tout fon corps fera en agitation , comme tourmenté par une anxiété fecrette , & par de douces inflexions., fa voix même reffemblera, en quelque forte , k celle d'une femme. L'imitation de cette fcène eft trop naturelle , pour qu'ün acteur médiocrement habile ne puiffe pas la fentir au premier coup. Mais pourquoi trouve-t-on ici eet air naturel? Seroit-ce paree que VHóte veut donner a la Suivantc une idee trés - animée & trés - fenfible d'un événement dont il a été le témoin, & dont t fuivant fa curiofité ordinaire, Mm, de Leffing , traduit en frahcois dans leTome •? du tft&Wre allema^d, de M. punker & Liebaut.  ( 71 ) ' ïl voudroit avoir la clef? ou bien k caufe que pendant fon récit fes propres idéés acquierrent un tel degré de etaleur, qu'il ne peut s'empêcher de les exprimer par fes mines & par fes mouvemens? Quel que foit donc le motif que vous prêtiez a 1'höte, l'un & 1'autre font également fondés & exacts. Ils prévalent alternativement dans ces fortes de peintures , & , en général , ils fe trouvent fouvent réunis , paree que du* rant 1'effort qu'on emploie pour rendre une idéé plus frappante & plus fenfible a quelqu'un, il eft naturel qu'elle premie également une plus grande vivacité dans nous-mêmes. Lorfqu'un iuftituteur veut faire fentir a fon élève 1'indécence d'une attitude , ou le ridicule d'une action, il lui fait voir 1'une & 1'autre en les chargeant un peu; lorfqu'une gouvernante defire que fa pupille acquierre de la grace dans fon mamtien & dans fes mouvemens], elle fe propofe prefque toujours elle-même comme un modèle digne de toute fon attention ; & quand un homme accufé tache de fe juftifier devant le juge de ce que, dans la chaleur de la difpute, il a porté le premier coup , ü E 4  TT (72> cherche, en racontant le fujot de la rlxe 2 a imiter , en les exagérant, toutes les menaces & toutes les attitudes offenfantes de fon adverfaire , pour faire fentir qu il étoit irapoffible qu'un homme d honneur y répondit autrement que par un foufflet. Dans ces cas, on trouve les caules des geftes pittorefques réunies. La repréfentation de la faute commife pari elève , celle de la beauté d'un maintien plein de grace & de décence de la part de la gouvernante j & 1'idée de la grandeur de 1'offenfe qu'a recue 1'accufé, acquierrent, durant le récit de celui-cï & pendant la lecon des premiers , trop de force , pour que , s'élancant avec impetuofité de l'ame , elles ne fe manifeftent pas par des mines plus expreffives & des mouvemens plus animés. Dans ces trois cas, la correction , 1'inftruction & la juftification exigent, de la part de ces trois perfonnages, Pemploi de geftes^imitatifs. Chacun de ces buts ne peut être atteint que par une repréfentation très-animée de 1'objet qu'il s'agit de peindre , & 1'image frappante des phénomènes vifibles eft fans doute le moyen le plus puiffant pour les faire connoitre d'une manière fenfible. C'eft  ïci qu 011 peut appliquer Ia maxime connue: Segnius irritant anlmos demijfa per aurein , Qiiam quizfunt oculis fubjeclafideübus, & quot Jpje fibi tradit fpeclator (i) Cependant 1'expérience prouve auffi que, même fans aucun but, la feule ibrce de la repréfentation d'un objet peut en produire 1'imitation dans le corps de celui dont 1'efprit en eft fortement occupé. « Une repréfentation « complette & intuitive d'une action, » dit M. Tetens dans un de fes excel» lens effais ( 2 ) , eft une difpofition k » cette action. Lorfque nous nous re» préfentons en idéé des mots , nous » les prononcons intérieurement ; & j> quand cette langue interne devient » plus forte , en acquérant fucceffive» ment de la vivacité, on nous voit »> faire des mouvemens avec les lèvres ». Cet effet va fouvent en augmentant, jufqu'a ce que nous prononcions réel- (1) Horace, De Arte Poëtica, v. 180-182; ' (a) Effais philofophiques fur la nature humaine , & fur 'fon développement, T. I, p. 643. Comparez-y ƒ». 664 &l fuiv, (édition allemande).  Iement ces mots tout haut, comme fi nous voulions communiquer nos idees aquelqu'un, quoique nousfoyons feuls. En généralifant davantage la propolition de ce philofophe , on peut dire que chaque repréfentation complette & intuitive d'une chofe , ou d'un événement , (quoique eet événement ou cette chofe ne foit pas une action humaine) eft accompagnée d'une impulhon , d'un attrait qui nous porte a i'imiter. Home ( 1) avoit déja fait cette obfervation k 1'égard du grand & du fublime. « Un objet qui a de la grandeur, » dilate la poitrine , & il engage le fpecj> tateur k agrandir les proportions de *> fon corps. Cet effet fe remarque fur» tout dans les perfonnes qui, mépri» fant les convenances fociales & les » régies de la politeffe , laiffent une li3> berté entière a la nature , lorfqu'elles » font la defcription de grands objets : » maitrifées alors par un inftinct natus> rel, elles fe gonflent elles-mêmes en 3> infpirant fortement 1'air. Un objet » fublime produit une autre expreffion » du fentiment. II force le fpectateur (i) Home /. c. p. 286,  ( 7$) » k fe redreffer en s'élèvant fouvent fur « la pointe des pieds ». Au refte , comme rien n'eft plus intéreffantpour 1'liomme que lui-même ,* & qu'il ne peut rien repréfenter plus parfaitement que les qualités & les modifications du corps humain ; ce font ces qualités & ces modifications qu'il aime naturellement le mieux a imiter par des repréfentations complettes Sc intuitives. Lorfqu'un homme, après avoir vu plufieurs fois une pièce de théatre, ou que , trop blafé fur ce fujet pour ne pas y affifter avec quelqu'indifférence , il rencontre , parmi les fpectateurs, un jeune homme dont l'ame, encore neuve , eft entièrement attachée k ce qui fe paffe fur la fcène j eet abandon total lui fournit fouvent, au parterre , un fpectacle plus amufant que ne peut 1'être le jeu même des acteurs. Ce fpectateur novice, entraine par 1'illulion, imite toutes les mines 8c jufqu'aux mouvemens des acteurs, quoiqu'avec une expreffion moins prononcée. Sans favoir ce qu'on va dire , il eft férieux ou content felon l'air ou le ton que prennent les acteurs : fon vifage  <76) devient un miroir qui réfléchit fidellement les geftes variés des perfonnages. La mauvaife humeur , 1'ironie , la curiofité 7 la colère , le mépris , en un mot, toutes les paffions mifes en fcène fe répètent dans fes traits. Cette peinture imitative eft feuïement interrompue lorfque fes propres fentimens , en croifant les impreffions des objets extérieurs , cherchent euxmêmes les moyens de s'exprimer. —Dé pareilles obfervations, qu'on peut faire journellement , prouvent qu'Ariftote avoit parfaitcment raifon de placer 1'homme au - deffus du Jinge . en lui accordant le premier rang dans l'art de 1'imitation (1). Cette obfervation fur ce que le gefte étranger a de communicatif, fi je puis me fervir de ce terme, eft trés-importante pour facteur en général , & principalement pour le comédien , paree qu'il en peut tirer un grand avantage pour rendre fon jeu muet plus animé. Les conditions fous lefquelles il peut (i) De po'él. c. IV. To fitij.ii'iSa.i a-vfj.V5-i tb» «AAui £i«j» , ir' p,i/^/niKt~ar»i tri,  (77) fe permettre 1'imitation des geftes du perfonnage avec lequel il eft en fcène , fe réduifent k celles-ci : 1'attention qu'il lui prête , ou mieux encore celle qu'il donne a, fa réplique , doit être pour lui du plus grand intérêt f & aucun fentiment perfonnel & contraire a. la fituation . ainfi qu'a 1'imitation , ne doit croifer cette attention; car quand il faut qu'il commence a fe facher lorfque 1'autre fourit , il ne peut fans doute pas imiter ce fourire. Cependant je ne puis difcuter ici jufqu'oü la peinture eft permife ou défendue dans le jeu des geftes j il faudroit pour cela que nous euffions auparavant une connoiffance plus exacte de 1'expreffion. Je me contenterai d'indiquer feuïement une remarque trés - intéreffante qu'on peut encore faire ici : elle concerne le grand nombre de figures , & fur-tout de métaphores, qui fe trouvent auffl-bien dans le langage des geftes que dans la langue parlée , foit qu'on cherche a. peindre ou a exprimer. Toute peinture incomplette , fur-tout d'objets invilibles & d'idées iiltérieures & intellectuelles , doit fe faire par images , & cela arrivé en effet ainfi. En penfant a  ( 78 ) une ame fubhme, on élève Ie corps & Ié regard. A-t-on 1'idée d'un caractère obfw tiné , auffi - tót 1'on prend une pofition ferme , on ferre le poing & le dos fe roidit. L'imitation fe fait par des reffemblances fines & tranfcendantes , lefquelles , dans le langage des paroles. fourniffent aufli des termes pour des objets qui ne frappent ni le fens de 1'ouie , ni d'autres organes. Je pourrois accumuler a 1'infini les exempies des geftes figurés. Voulez - vous xme metonymie qui emploie 1'effet pour la caufe ? Le laquais , en parlant de la récompenfe défagréable avec laquelle fon maitre pourroit payer fes fredaines , fe frotte avec le deffus de la main le dos , comme s'il fentoit déja la douleur des coups de baton. En demandez - vous une autre, qui, au lieu de la chofe, indique un rapport extérieur. ? Pour défigner le vrai Dieu, ou les dieux du paganifme, le langage du gefte fe fert de leur prétendue demeure dans le ciel. De la même manière, les mains élevées, les yeux dirigés vers le ciel, appellent les dieux a témoin de 1'innocence , implorent leur fecours , Sc follicitent leur vengeance. Ou aimez  vous mieux une fynecdoque? On defigne une feule perfonne préfente pour indiquer toute fa familie; on montre un feul ennemi qu'on voit lorfqu'on veut parler de toute 1'armée ennemie. Ou bien voulez-vous une ironie ? La jeune beauté qui refufe la main de 1'amant qu'elle méprife , lui fait une révérence profonde, mais ironique. Le nombre des allufions n'eft pas moins grand dans le langage des geftes. L'action de laver les mains conftate 1'innocence ; deux dbigts plantés devant le front indiquent 1'infidélité de la femme; en foulïlant légèrement par-deffus la main ouverte , ondéligne I'idée de rien. Cependant les allufions qui ont rapport a des anecdotes , k des opinions ou a des locutions particulières, n'appartiennenj plus au domaine de la pantomime. Les geftes figurés , au contraire, qui, lorfqu'ils font bons, ont leur bafe dans les idéés mêmes , & peuvent parconféquent être généralement intelligibles , ne doivent pas être négligés dans eet art. L'Italien qui, en général, parle fouvent par le gefte d'une manière, trèsclaire, & avec une & grande vivacité , a, entre autres , une pantomime trés-  ( 8o ) expreffive ; c'eft lorfqu'il avertit de fe défier d'un homme faux & diffimulé (1). L'ceil fixe alors eet homme de cóté avec beaucoup de méfiance ; 1'index d'une main le montre furtivement en - deffous ; le corps fe tourne un peu vers celui qu'on avertit, & 1'index de 1'autre main tire du même cöté la joue en bas , de forte que eet ceil devient plus grand que 1'autre , lequel , par 1'expreffion propre a la méfiance, paroit déja beaucoup plus petit qu'il ne 1'eft naturellement.De cette manière il fe forme un doublé profil , & un vifage dont une moitié ne reffemble aucunement a 1'autre. J'étois d'abord tenté de vous expliquer toute cette pantomime comme une peinture figurée d'un caractère faux, combinée avec 1'expreffion de la méfiance ; mais a préfent il me paroit que ce vifage , détraqué & rendu diffemblable a lui-même , pourroit bien ètre 1'image de ce caractère. L'un des cötés tourné vers 1'homme fufpect a tout-a-fait 1'expreffion de la méfiance ; le tiraillement de 1'autre joue femble feuïement fervir a agrandirl'ceil, (i) Voyè/. la Planclie I, Figure I.    ( 8i ) & 1'objet de eet agrandiffement paro?fr indiquer 1'attention néceffaire pour fe garantir des pièges du fourbe. II eft fingulier que cette pantomime foit fi aifée a comprendre, & que cependant fon. explication offre tant de difficultés. L'Italien fe fert d'une autre pantomime également pariante, lorfqu'il veut exprimer le mépris d'une menace ou d'un avertiffement (i). II paffe le cöté extérieur de la main légèrement a quelques reprifes fous le menton , en jettant la tête en arrière avec un rire ironique, fourd &, pour ainfi dire, concentré. Chacun entend cette expreffion mais fon explication pourroit offrir plus de difficultés encore que celle de la première. L'Italien veut-il peut-être donner a entendre par ce gefte ce que dans le dialecte de la baffe Allemagne on infinue par une phrafe particulière dont le fens eft : rien ne me gêne ? Cela veut-il dire qu'il fe foucie auffi peu de la chofe dont il eft queftion que de la pouffière qui peut s'être attachée k fa barbe ? J'avoue mon ignorance a eet égard & je ferai fouvent forcé de répéter 'eet (i) Voyez Planche I, Figure II. F.  ( 8a > aveu, même lorfqu'il s'aglra d'exprefïions trés - fimples , & en ufage chez toutes les nations. Plus nous examinons la nature , & plus elle nous laiffe entrevoir de fecrets : les matériels échappent a notre vue, & les intellectuels furpaffent notre pénétration.  '( 83 ) LETTRE IX. o u s avez raifon fans doute dö dire qu'une pantomime écrite en Italië par un efprit penfeur deviendroit un ouvrage très-intéreffant. La théorie de eet art, comme celle de tous les autres , dépend en grande partie des obfervations. Mais la bonté de celles - ci ne tient pas tant a un ceü jufte & exercé qu'a la vérité , la force & la diverfité des objets qui s'offrent a fon examen. Votre feconde idéé , favoir, que facteur Allemand gagneroit a empruiiter de 1'Italien , pourvu que fon choix fut fage & difcret, me paroit également jufte. II trouveroit chez cette nation des expreffions qu'a la vérité une trés - grande énergie des paffions peut créer feuïement dans ces contrées méridionales , ou le fang eft phts chaud ; mais qu'a caufe de Ieuf grande vérité , nous comprendrions fur - le - champ fans reconnoitre leur origine étrangère , pourvu que nos acteurs euffent l'art de les modérer un peu. II en feroit, k mon avis > Fa'  ( 84 ) , . des geftes de cette nation plus vive £ comme de certaines idéés grandes & limples du génie : une feule tête eft d'abord en état de les créer; mais du moment qu'elles exiftent chacun peut les faifir. Des geftes pittorefques , fur lefquels je n'ai plus rien d'important a dire , je paffe aux geftes expreffifs. II y en a tant , ils font fi variés , que je ferois prefque tenté de les ranger par claffes , afin d'en faciliter 1'examen. Quelquesuns de ces geftes font motivés ou faits k deffein : ce font des mouvemens extérieurs & volontaires par lefquels on peut connoitre les affections, les penchans, les tendances & les paffions de l'ame, qu'elles fervent k fatisfaire comme moyens. A cette claffe appartiennent, par exemple, le penchement vers 1'objet qui excite de 1'intérêt; 1'attitude ferme & prête k 1'attaque dans la colère j les bras tendus de 1'amour ; les mains portées en avant dans la crainte ou Peffroi. — D'autres geftes font imitatifs , non en peignant 1'objet de la penfée , anais la fituation , les effets & les modifications de l'ame, & je les appellerai geftes analogues. Ceux-ci lont en  ( 85) partie fondés fur la tendance qu'a l'ame de rapporter a des idees fenfibles fes idees intellectuelles, & parconféquent auffi d'exprimer par des modifications imitatives du corps les effets qui leur font propres dès qu'ils acquierrent quelque vivacité ; comme lorfqu'en refufant fon affentiment a une idee , on 1'écarte , pour ainfi dire . avec la main renverfée <6c femble la mettre de cöté. Les geftes analogues font auffi fondés en partie fur 1'influence naturelle qu'ont les idéés les unes fur les autres , fur la communication, s'il m'eft permis de parlerainfi, qu'il y a entre les deux régions des idéés claires & obfcures , qui , a 1'ordinaire , fe dirigent & fe modifient réciproquement. C'eft ainfi , par exemple , que la férie des idéés en détermine la marclie ; de forte qu'elle devient tantöt; plus lente ou plus rapide, tantöt plus ferme ou plus modérée , tantöt enfin plus ou moins uniforme. Cette marche a lieu fuivant les idéés obfcures qui dirigent tacitement la volonté , & qui prennent la loi de leur férie des idéés claires qui dominent. L'influence des unes fur les autres eft réciproque. Par cette raifon, chaque fi- F 3  ( 86 ) iuation propre de l'ame , chaque mouvement intérieur 8c chaque paffion a fa marche diftincte; de forte que 1'on peiit dire de tous les caractères en général , ce que la femme d'Iierculc dit de Lychas. Qiialis animo eft, talis inceffu (i). II y a encore d'autres geftes qui font des phénomènes involontaires ; ce font , a la vérité , des effets phyfiques des mouvemens intérieurs de l'ame , mais nous les comprenons feuïement comme des fignes que la nature a attachés par des liens myftérieux aux paffions fecrettes de l'ame , afin, dit Halier (2) , que dans la vie civile un homme ne puiffe pas fi facilement en tromp er un autre. Jufqu'a préfent perfonne ne nous a expliqué d'une manière fatisfaifante pourquoi les idéés triftes agiffent fur les glandes lacrimales , & les idéés gaies fur (1) Seneca, Trag. Herc. fur. Ati. II, fc. 2. (2.) Paitc Phyfiologii, p. 310 II y a fans doute encore Ï»Our cela d'autres caufes finales; comme , par exemple, e mouvement de la fympathie„ &du deür de donner di^ fecours. Voyez Home, Smith & d'autres.  "(87) Ie dlaphragme 5 pourquoi Ia crainte & 1'anxiété décolorent les jc-ues, que la pudeur ou la honte couvrent d'une rougeur fuhite. Je réunirai tous ces geftes fous la dénomination commune de geftes phyjïologiques. Je vous prie en grace de ne pas regarder cette claffïfication comme faite d'après les lois févères de la logique. Ce n'eft que celle d'un obfervateur. qui cherche feuïement a mettre quelque ordre dans des faits dont la comparaifon & 1'examen ultérieur détermineront peut - être la véritable claffification par la fuite. J'efpère me garantir par cette déclaration formelle de toutes les tracafferies inutiles que les phyfiologues pourroient me fufciter k eet égard. Mon objet eft ici de batir , & non de guerroyer ; il eft donc de mon intérêt de garder une n'eutralité exacte dans tous les différends qui fubfiftent entre les partifans de Sthal &: les Mécaniciens; qu'il me femble d'ailleurs que M. Unzer & d'autres ont déja fuffifamment difcutés. Vous vous ajipercevrez fans peine que les premiers ne me pardonneroient pas ma claflification j car ils en trouveroient le premier mem- F 4  C 83 ) bre renfermé dans le demier, & Ils mé reprocheroient d'avoir bleffé cette ancienne règle , fuivant laquelle un membre doit en exclure 1'autre. Parmi les geftes phyfiologiques, il s'en trouve beaucoup qui n'obéilfent nullement a la libre volonté de l'ame : elle 3ie peut les retenir quand le fentiment les commande, ni les feindre avec art quand le fentiment réeln'exifte pas. Les larmes de la trifteffe , la pal eur de la crainte & la rougeur de la honte ou de Ia pudeur font cle ce genre; phénomènes auxquels , a proprement parler , je ne devrois pas donner le nom de geftes j mais que je puis cependant y comprendre d'après 1'explication plus étendue que j'en ai donnée. Comme on ne doit pas exigcr 1'impoffible , on difpenfe le comédien de ces changemens involontaires , & 1'on eft. fatisfait.s'il réulïit a imiter fidellement, mais avec prudence , celles qui font volontaires. Je dis avec prudence; car la même règle donnée plus haut concernant 1'imitation de la défaillance & de la mort, trouve également fa place ici. La fureur , qui s'arrache les cheveux d'une manière effroyable, qui fait grimaeeï toutle vifage,  < S9 ) qui Iiurle jufqu'a ce que les mufcles fe gonflent fucceffivement, & que le fang extravafé enflainme les yeux $ une telle fureur peut être de la plus exacte vérité dans la nature ; mais elle feroit fans contredit dégoutante dans 1'imitation. Je fais cette remarque a caufe de certaines Médées , qui forcent leur jeu jufqu'a le rendre ridicule, & qui crient de manière a affourdir les fpectateurs. Faut-il donc être abfolument infupportable aux organes pour parvenir a. émouvoir le cceur ? II exifte un feul moyen de produire dans la machine certaines émotions involontaires; mais ce moyen n'eft pas au pouvoir de tout le monde. Quintilien (1) raconte avoir vu des acteurs , qui , venant de jouer des röles triftes & touchans , pleuroient encore long - tems après qu'ils avoient dépofé le mafque j & il affure de lui-même que dans fes plaidoyers il avoit fouvent verfé des larmes & même pali. Tout le fecret confifte dans une imagination trés - ardente que (i) Inftit. Orac. L. FI. c. i, vers la fin. Vidi egofape hif'triones atque comados, cum ex aliquo graviore attu perfonam depofuijfent, flentes adhuc egredi. Ipfe — frequenter ua motus fum, ut me non lacrymat folum deprehenderint, fed pallor & Vero fimilis dolo'.  <9°l chaque artifte doit avoir, & dans l'art de 1'exercer dans la reproduction rapide & forte d'images touchantes . en 1'habituant auffi a fe pénétrer entièrement de 1'objet qui doit 1'occuper. Alors , fans notre volonté , fans notre intervention , ces phénomènes ont lieu d'eux-mêmes comme dans les fituations véritables. Peut-être feroit-il poffible de fe former certaines difpofitions corporelles & une certaine habileté par de femblables impreffions de 1'imagination , répétées fouvent. Je connois des acteurs qui n'ont befoin que d'un inftant pour remplir leurs yeux de larmes ; 8c les pleureufes qu'aux funérailles des anciens on payoit pour pleurer tel mort qui ne les intéreffoit en aucune manière , femblent confirmer mon idée. Heureux facteur qui a acquis ce talent & qui fait 1'employer a propos j car , comme 1'expérience le prouve « une larme qu'on voit couler produit fouvent le plus grand effet. Cependant ce confeil de s'échauffer 1'imagination jufqu'au point que fes images produifent une impreffion égale a. celle de la réalilé, eft, a mon avis . trés-  dangereux : j'en ai déja donne la raifon dans ma deuxième lettre. L'acteur qui poffède eet art , doit, avant que de s'abandonner a 1'impétuofité de fon imagination , examiner fcrupuleufement s'il a affez de génie pour en maitrifer les écarts. C'eft lorfque , fuivant 1'expreffion de Shakefpeare (1). il fait fe modérer même au milieu du torrent, de la tempête, & , pour ainfi dire , de 1'océan des paffions , pour remplir les convenances de fon art. qu'il eft véritablement un homme de génie , & que fon jeu nous entraïnera j tandis que celui d'un autre parviendra a. peine a nous émouvoir. II n'aura peutêtre pas 1'occalion d'imiter la témérité de eet ancien acteur, appellé Polus (2), qui, dansleröled'Electre, portoitl'urne oü étoient renfermées les cendres de fon propre hls : mon confeil de ne pas s'yexpoler feroit donc fuperflu. Les fentimens vrais ne s'emparent que trop facilement du cceur ; de forte qu'en le jnaitrifant, ils empêchent ou rendent (1) Hamlet, Ac~le UI, fc. 3. (2) Gellius. Nott. Attic.L, VII, c.  <9* ) fauffe 1'expreffion , qu'en pareus casj fuivant la véritable intention de facteur ? ils auroient feuïement dü fortifier.  (93) LETTRE X. JParmi les différentes fituations de l'ame que le corps exprime , confidérons d'abord celle de la parfaite inaction ; car, dans un certain fens, elle a auffi fon expreffion propre. —- Je penfe qu'il feroit inutile d'expliquer d'abord ce que j'entends par cette parfaite inaction. Vous me fuppofez probablement affez de connoiffance en métaphyfique pour être perfuadé que même dans 1'équilibre le plus parfait de toutes les facultés de l'ame. & dans le fommeil le plus profond de fes paffions , je crois encore a fon activité continuelle.Mais ici je fuis auffi peu métaphylicieai, que je me fuis montré plus haut phyfiologue; & il me plait de prendre les chofes telles qu'elles me paroiffent ? & non de rechercher fcrupuleufement comment elles font. II me fuffit que dans nombre de momens 1'homme ne s'appercoit ni de 1'activité fecrette Sc toujours fubfiftante de fes facultés intellectuelles , ni de la tendance de fon ame a. la manifefter par des fignes extérieurs 7  (94 > , ni cl'aucun mouvement quelconque de? fon cceur. Repréfentez - vous un liomme qui contemple une fcène tranquille de la nature , non comme 1'enthoufiafte Dorval de Diderot ( 1 ) , de qui la poitrine dilatée refpiroit avec violcnce , mais auffi tranquille , auffi muet que la nature même ; ou bien imagiiiez - vous qu'il écoute une converfation indifférente de fon and ou de fon voifin, & vous ne remarquerez en lui aucune tracé fenfible de plaifir , ni de chagrin , point de plis prononcés fur le front , autour des yeux ou des lèvres , le regard ni fin , ni trouble , ni vague ; en un mot, vous trouverez tout immobile , chaque chofe a fa place, & tous les traits dans un parfait équilibre , comme dans le deffin que le Brun a donné du Repos. L'enfemble du vifage fera analogue a la fituation de 1'ame.. L'attitude du refte du corps , debout ou affis , n'indiquera pas moins le repos & 1'inaction de l'ame. Les mains oifives fe repolëront fur les ge- (i)Dans le deuxième entrctien, a la fuite du Fils naturel.  , ( 9*) ïioux, dans les pc-ches , fur le fein ou dans la ceinture; finon , les bras feront entrelacés , ou quelquefois jettés en arrière , fur le dos , lorfqu'on eft de bout , & les mains fe foutiendront a la hauteur des reins. Un mouvement léger & fans objet des doigts découvrira peut - être davantage encore le défaut d'une occupation particulière de l'ame; mais auffi fuivant que ce mouvement fera plus ou moins rapide ou lent . doux ou heurté, il ïndiquera une propenlion fecrette k des ébranlemens procliains qui développeront des fentimens plus ou moins agréables dans l'ame. Lorfque le corps eft aflis , les pieds , également privés d'action , fe croiferont tantöt prés des chevilles , ou , tirés en arrière 7 une jambe fe trouvera devant 1'autre 5 tantöt un genou fera pofé fur 1'autre ; une tendance & une difpofition prochaine a 1'affoupiffement. Toutes les variétés de ce genre , foit que je les aie indiquées ou non , ont naturellement leur caufe déterminante , de même que les ont les attitudes & les politions dans leur enfemble , qu'elles fervent a nuancer. Dans 1'une il y a plus de gaieté, de force & de difpofition au plaifir , 8c dans 1'autre plus de pareffe , de gravité , d'ennui & moins d'énergie. Cette caufe eft en partie dans 1'objet de la méditation ou du récit même , qui ne peut jamais être entièrement indifférent , mais qui difpofe plus ou moins a des mouvemens agréables ou défagréables, quelqu'éloignée que cette impullion fecrette puiffe être. Cette caufe fe trouve auffi en partie dans le fujet qui recoit les impreffions , c'eft-a-dire, dans 1'homme. II eft poffible que le même objet faffe prendre a différens individus des attitudes trèsdifparates j mais cela peut également yenir d'une difpofition infenfible, momentanée & , pour ainfi dire, imperceptible de 1'efprit, que des impreffions précédentes ont laiffée après elles, ou d'une  d une lituation variable du corps 5 ce^pendant il n'eftpas moins certain qtie le caractère de 1'liomme & fa manière particulière de penfer & de fentir y contribueront beaucoup. AinfTque les traits caractériftiques 8c diftinctifs ne s'effacent jamais de la fuperficie tranquille du vifage , & que c'eft peut - être dans eet état de repos qu'ils font le plus reconnoiffables $ de même 1'attitude ou la pofition tranquille du corps offre-telle des traces fenfibles du caractère individuel. Sans une tenlion continuelle des mufcles , que l'ame opère par une activité non - interrompue , 8c dont parconféquent elle n'a pas le fouvenir , le corps entier s'affaifferoit ou tomberoit en défordre fur lui - même : ainfi la manière dont elle le foutient eft déja une preuve du degré de fon activité intérieure & fecrètement entretenue. D'ailleurs , certaines idéés , de inême que certaines inclinations favorites qui en dépendent , dominent plutot que d'autres dans chaque ame ; & quoique les unes & les autres foient dans un filence profond , il s'en manifefte cependant de légères tra ces dahs 1'attitude du corps 5 fa pofition ordinaire G  < 98 ) dévoile fa fituation habituelle , & 1'ori y découvre déja un commencement ou un élément d'expreffion. Afin de mieux faifir mon idéé, examinons enfemble une cu deux attitudes. L'orgueilleux (1) , en fourrant une main dans fa vefte, préfère de la placer trés - haut fur la poitrine } & fi 1'autre refte libre , il la polë , en la retoumant, avec le revers fur le cóté, ea faifant avancer le coude. Sa tête eft jettée un peu en arrière ; la diftance des pieds , tournés en-dehors, eft fort grande, ou fi l'un des pieds fert d'appui, 1'autre eft très-en-avaut. —Un caractère doux , fans être pour cela mol ou pareffeux , aime a tenir les bras entrelacés vers le milieu du corps. Sa tête refte dans une pofition verticale , ni jettée en arrière , ni penchée fur la poitrine j fes pas font petits , & fes pieds , fans être tournés en - de dans , ne le font pas non plus trop en-dehors (2). Vous remarquercz aifément qu'il eft queftion ici de 1'attitude favorite des femmes, que la nature ou l'art rend plus douces (1) Voyez Planche II, fig. t. (2) Voyez Planche II, fig. 2.      que le fexe qui a la lorce en partage: — Des mains reünies fur le dos , & parconféquent plus éloignées du procliain développement de leur activité(i), annoncent beaucoup plus de flegme, une inattention & une incurie plus parfaites. Cependant la groffeur du ventre , qui fait retomber les bras , pour ainfi dire, d'eux - mêmes en arrière , peut auffi rendre cette pofition plus commode ; mais quoiqu'une autre attitude, également ailée , puiffe avoir lieu ici. c'eft-a-dire , celle d'appuyer les bras fur les cötés , 1'excès de 1'embonpoint fait déja naïtre le foupcon d'un caractère flegmatique. Lorfque 1'homme vainT prend cette attitude , elle n'eft pas moins expreffive, ni moins pariante. Uhe certaine inattention & incurie reffemblent beaucoup a 1'orgueil; & dans une pareille pofition , la poitrine & le corps fe jettent davantage en avant • mais on n'y remarquera pas les pieds tournés un peu plus en - dedans , la direction drpite de tout le corps, & la tête penchée fur la poitrine ( 2. ). En général. (1) Voyez Planche III, fig. 1. (i) Voyez Planche III, fig. 2. G 2  ( ÏOD ) on juge avec cei-titude d'un caractère moins d'après quelques traits ifolés , que par 1'examen & la comparaifon de tous les traits réunis. Enfin , la tête , qui. n'étant pas placée droite fur le col, retombe fur la poitrine (1) , des lèvres ouvertes , qui abandonnent le menton a fon poids naturel, des yeux dont la prunelle eft prefque cacliée derrière la paupière, des genoux pliés en - dedans , un ventre avancé , des bras tombans dans les poclies de 1'habit, ou vacillans perpendiculairement le long du corps , & des pieds tournés en - dedans , offrent une attitude dont la fignification eft trés - frappante (2). On ne peut méconnoitre ici, au premier coup-d'ceil , ime ame molle & pareffeufe , qui n'eft fufceptible d'aucune attention , ni d'aucun intérêt; qui n'eft jamais bien éveillée, & qui ne poffède (1) Vcyez Plaflique , p. 73 , édit. allemande, « Le col »> indique , a proprement parler, non les facultés intel» leftuelles de 1'homme, mais fa manière de porter la 3) tête & d'envifager les événemens de la vie : ici 1'on » voit une attitude noble, libre & fiére; la cette réfigna» tion d'une viélime fans énergie & prête i fe laifler imn moler », (2) Voyez Planche IV.    (*°o pas même la foible énergie qu'il faut pour donner la tenfion néceffaire aux mufcles, & pour faire que le corps fe foutienne en portant convenablement fes membres? Une attitude auffi nulle , auffi inanimée , ne peut appartenir qu'a 1'extréme imbécillité , ou a la plus lache pareffe. Je n'ai pas fous la main les Frag~ mens fur la Phyjionomie de Lavater j & quand même j'aurois ce livre, je le confulterois très-rarement. Des idéés étrangères , que je n'ai pas approfondies moi - même , pourroient aifément troubler la férie des miennes. Si vous avez eet ouvrage , lifez , je vous prie , ce qui y eft dit des attitudes. Cette matière ne peut y être omife. puifque je me rappelle que eet auteur y traite même des conféquences qu'on peut tirer de 1'écriture des hommes pour connoitre leur caractère , & qu'il en a fourni des preuves. La contenance en marchant ne peut pas y avoir été oubliée non plus. Ces points & quelques autres font les limites in certaines des deux arts ; ils forment des bornes communes qui appartiennent auffi-bien a. la pantomime qu'a la phyfionomie, 63  ( 102 ) , II faut que le comédien juge, d'aprés le caractère de fon róle , quelle attitude & quel maintien il doit clioifir pour les fcènes tranquilles du fimple dialogue. Les régies les mieux déterminées & la vue des galeries les plus riclies en tableaux ne peuvent le difpenfer d'y réfléchir lui - même ; car le choix & 1'application des attitudes lui appartiendront toujours exclufivement, & la variété infinie de la nature ne permet d'ailleurs pas d'épuifer cette matière. Je dois cependant ajouter encore une remarque au fujet du changement de la fituation tranquille lors du paffage a 1'activité. Un homme dans 1'état de repos, invité ou excité par quelque chofe a déployer fon activité extérieure , trahira déja , avant que celle-ci ne fe manifefte , fon intention fur la manière de la développer : il ménagera , pour ainfi dire , chaque tems féparé de ce développement progreffif jufqu'a la fin; il tiendra les mains , les bras , les pieds , enfin le corps entier prêts aobéir au premier fignal de l'ame. L'attitude la plus nonchalante & laplus éloignée de 1'activité eft pour le corps affis . de 1'appuyer a demi couché en    ( io3 ) arrière, de mcttre les bras entrelacés dans le fein , de jetter un genou fur 1'autre , ou de retirerles pieds en arrière en croifant les jambes (1). Ainfi, le dernier tems de 1'attitude tranquille , & qui tient le plus immédiatement a la prochaine activité, eft de redreffer le corps, dirigé vers 1'objet qui nous intéreffe , de placer dans une pofition plus droite les pieds féparés & affermis fur la terre , de porter les mains également féparées fur les genoux , & de difpofer , par ces préparatifs, le corps a fe lever & a entrer fur le champ en action (2). Si le motif de 1'action fe développe fucceflivement, les préparatifs fuivront la même progreffion; par exemple , les jambes croifées & les pieds retirés en arrière fe porteront en avant, fe fépareront touta-fait & fe mettront a leur place d'une manière ferme; le déploiemeiit des bras viendra enfuire, &c. Cela aura également lieu, lors même qu'aucun objet extérieur ne provoquera 1'activité , quand il s'agira feuïement de conlidérer attentivement, & de recon- (1) Voyez la Planche V , fig. 1. (2.) Voyez la Planche V, fig. 2. G 4  ( 104 ) noitre un pareil objet , ou lorfque des idees mtereffantes viendront du dehors. On fe tourne vers celui qui parle • on s avance vers 1'objet qui intérene , en mettant plus ou moins le corps dans un etat qui annonce la volonté & la difpofition d'entrer en action. L'ame paffe , . pour ainfi dire, de Pintérieur dans 1'organe qui lui tranfmet des idéés importantes; & conformément aux lois de la fympaihie fecretie qui exifte entre les facultés , toutes les forces extérieufes font reveillées a la fois dans eet état. D'après ce que je me propofe de développer dans la lettrefuivante, on pourrareconnoitre facilement les cbangemens qui fe manlid tent lorfque l'ame cherche moins k faibr un objet qu'a en jouir , ou lorfque la communication des idéés met les puiflances intérieures & intellectuelles plus en mouvement que les facultés extérieure? des fens.  ( io5 ) L ETTRE XE "V o u s avez raifon de dire que dans quelques - uns de mes deffins je me fuis ecarté des traits généraux , en m'attachant trop aux traits caractériftiques des nations & des clalfes particulières de la fociété. Les mains fourrées dans les vêtemens ou cachées dansle fein préfuppofentdéjaun certain coftume; de même que les pieds toumés en - dehors indiquent les premiers élémens de la danfe moderne. Mais je voulois du moins en offrir quelques efquiffes a votre imagination ; & les tableaux, ainfi que vous ne 1'ignorez pas , ne peuvent s'exécuter ni par de fimples lignes pour les yeux, ni par des mots jettés au hafard pour 1'imagination , fans que les formes des objets qu'on veut peindre ne foient plus ou moins arrêtés. C'eft donc par les circonfftances que j'ai été entrainé dans cette faute , que vous voudrez bien, j'efpère , me pardonncr également k 1'avenir. II fuffira qu'a travers des traits particuliers & accidentels on ne puiffe pas méconnoitreles traits caractériftiques & généraux.  (ioö) INTous venons de confidérer 1'homme que rien n'intéreffe , dont rien encore ne provoque 1'activité. Celui qui fe trouve dans la fituation oppofée , occupe davantage fon efprit ou fon cceur. L'expreffion fera fenfible dans l'un & 1'autre cas. II péfe fes actions & fa pofition ; il examine quel parti eft le meil« leur a prendre; il cherche les plus furs moyens pour arriver k fon but j fa mémoire lui retrace des fltuations fêmblablcs ; en un mot, il compare, difcute & raifonne. L'expreffion fera ici plus óu moins animée felon la caufe qui aura développé 1'activité. Lorfque le feul amour de la vérité , qui cherche avec tranquillité de nouvelles connoiffances , développe 1'activité de l'ame , ou lorfqu'un jeu agréable de 1'imagination en eft le but; alors auffi l'expreffion fera plus foible , plus modérée & plus froide , que lorfque la tête , travaillant pour les intéréts du cceur , doit prendre en confidération , & péfer 1'avantage de 1'homme , fon bonheur & fon malheur en ce que les paffions offrent fous ce doublé afpect k 1'imagination allarmée. Quand Hamlet paroit dans cette fituation terrible & infupportable pour lui ? oü il  difcute les raifons pour & contre le luicide , 11 doit fans doute y avoir une expreffion différente de celle qu'offrira un froid moralifte qui raifonne fur le même objet, non comme une affaire importante pour fon proprc cceur, mais comme unproblême pour 1'efprit.Cependaiit 1'amour de la vérité peut auffi produire par lui - même un trés-grand intérêt. Pythagore offrit aux Mufes une hécatombe lorfqu'il cut découvert la démonltration de la propofition géométrique qui porte encore fon nom (1). Diodore Cronus mourut de cliagrin pour n'avoir pu réfoudre fur le cliamp les fubtilites dialectiques de Stilpo. A la vérité , la honte d'avoir fi mal foutenu fa thèfe en préfence de Ptolémée Soter, & les railleries amères de ce roi peuvent y avoir beaucoup contribué. C'eft également un problême a réfoudre , fi la vanité 8c 1'ambition ne préfidèrent pas davantage que la fatisfaction de 1'efprit a la joie que Pythagore montra d'avoir fait fa décou- (1) Vitruve, L. IX, c. 2.Cicéron raconte autremenc ce fait: De Natura Deorum, L. III, c. 26. II y fait femblant d'être fceptique, mais fans fuccès, Voyez Gedike, Hiftoria phil. antiq.p. 49.  ( io8 ) verte ; car de tout tems les philofophes formèrent un petit peuple dominé par la vanité & bouffi d'orgueil; quelques-uns même ont eu affez de franchife pour trahir le fecret de leurs confrères (1). La réflexion & le raifonnement quï ont lieu au théatre , partent prefque toujours des fentimens du cceur & des pafflons ; & celles - ci doivent indiquer k 1'acteurl'intonation & 1'accent, ainh que le jeu en général. C'eft d'elles que le gefte recoit fes modifications plus particulières , le degré déterminé de chaleur, les tranfitions & les repos plus ou moins marqués : ces nuances déterminées devant être puifées dans les propriétés particulières de chaque paffion, que je me propofe de traiter par la fuite , je me bornerai feuïement ici au général, en confidérant Ie penfeur que je mets en fcène, comme un homme froid & philofophe, qui ne prend aucuia intérêt particulier aux objets dont fon efprit eft occupé. Comme il eft impoffibJe d'épuifer toutes les expreffions que le développement de 1'activité intérieurepréfente, je (i) Diogène Laërce , L. IJ, Segm. III, p. ,12.  ( too ) me reftreindrai a quelques obfervations, qui pourront fervir de modèle a nombre d'autres de ce genre. C'eft principalement contre la règle de 1'analogie , obfervée prefque par-tout dans la nature, que les acteurs péchent le plus fouvent dans les fcènes de raifonnement, & parconféquent dans les monologues. Sallufte (1) met au nombre des traits caractériftiques deCatilina , fa démarche tantót précipitée, tantöt lente j & il attribue cette irrégularité a. 1'inquiétude de fa confcience fouillée par tant d'infamies, mais fur-tout par 1'affaffinat le plus abominable. Je n'ai rien a objecter contre cette explication 5 cependant, a mon avis , il fe pourroit également que les grands & périlleux pro jets queCatilina méditoit contre fa patrie euffent produit ces phénomènes. — Lorfque 1'homme développe fes idéés avec facilité & fans obftacle, fa démarche eft plus libre, plus rapide , & continue davantage dans (1) Bell. Catilin. C. XV. Animus impurus, Diis hominibufque infeftus, neque vigiliis, neque quietibus fedari poterat : ita confcientia mentem excitam vexabat. Igitur color ei exfanguis , fiedi oculi, CITUS MODO , MODO TARDUS 1NCESSUS, 6kc.  (.MO) «ne direction uniforme. Quand la férie des idéés fe préfente difficüement , fon pas devient plus leut, plus embarraffé ; & lorfqu'enfin un doute important s'élève foudain dans fon efprit, fa démarche eft alors entièrement interrompue , & 1'homme s'ariête tout court. Dans les fituations oü l'ame héhte entre des idéés difparates , & trouve par-tout des obftacles & des difficidtés ; lorfqu'elle ne pourfuit chaque fuite d'idées que jufqu'a un certain point, en paffant rapidement d'une idéé a une autre qu'elle abandonne également bieniöt, alors la démarche irréguliére , fans uniformité, fans direction déterminée, fe coupe & fe croife en tout fens. Dela cette démarche incertaine dans toutes les affections & pafilons del' ame , oü le doute & 1'incertitude entre différentes idéés ont lieu ; mais furtout dans cette terreur qui intérieurement agite & tourmente la confcience , qxu cherche inutilement les moyens de s'en délivrer. Le jeu des mains eft modifié de Ia même manière que la démarche : il eft libre, fans gêne, aifé & facile , lorfque les idéés fe développent fans peïne , & que 1'une naitfans difficulté de 1'autre j il eft    ïnquiet 9 irrégulier, les mains s'agitent en tout fens & fe nieuvent fans deffein, tantöt vers la poitrine & tantöt vers la tête , les bras s'entrelacent & fe déploient, fuivant que la penfée eft arrêtée dans fa inarclie ou pouffée vers toutes fortes de routes étrangères & incertaines. Du moment qu'une difficrdté ou un obftaclefe préfente , le jeu des mains s'arrête entièrement. La main étendue fe replie fur elle-même & fe rapproche de la poitrine, ou les bras fe croifent l'un fur 1'autre comme dans 1'état d'inaction. L'ceil, qui, de même que la tête , avoit des mouvemens doux & faciles , tandis que la penfée étoit régulière & fe déve-« loppoit avec facililé , ou qui erroit d'un angle a 1'autre lorfque l'ame s'égaroit d'idée en idee , regarde, dans cette nouvelle fituation, fixement devant lui ? & la tête fe jette en arrière ou tombe fur la poitrine , jufqu'a ce qu'après le premier clioc du doute, s'il m'eft permis de in'exprimer ainfi , 1'activité fufpendue reprenne fa première marclie (1). Afin de fentir 1'analogie des geftes (i) Voyez Planclie VI, fig. i.  (112) avec plus de clarté , repréfëntèz-vöus le vieux Philto ou Staleno ploagé dans la reflexion , lorfqu'ils cherchent enfemble un moyen de parvenir a leur but. Hs voudroient payer la dot de Camille, fans que fonprodigue frère put s'appercevoir de la richeiïe du coffre-fort du père. La chofe eft dlfficile a arranger j ils cherchent pendant quelque tems , croient avoir trouve un bon expediënt & 1'abandonnent fur le champ (i). Suppofons que le vieux Philto, en pourfuivant fa première idee, ait laiffé tomber la tète fur la poitrine en fixant la terre & rcpofant le corps fur la jambe gauche , la droite portee en avant j il y a tout k paner qu'a la fèconde penfée il aura changé de pofition. Peut-être mettra-il alors les mains fur les hanches, ou bien il levera la tête en regardant le ciel, comme s il vouloit chercher la haut, ce qu'il n'a pu trouver ici bas; ou il prendra enfin une attitude tóut-a-fait oppofée , en placant fur le dos une main dans 1'autre , en jettant en arrière la tête penchée d'abord , en retirant le pied gauche & en (2) Dans Le Tréfir, Comédie de Lefling, ABe III. s'appuyant  s appuyant fur la jambe droite (1). Vous devez avoir remarque ces changemens d'attitude & d'autres femblables , lorfqu'on cherche k fe rappeller le nom de quelqu'un. Le corps ne garde jamais la même pofition quand les idees changent d'objet j de forte que fi la tête étoit d'abord tournee vers la droite, elle fe portera enfuite versla gauche. Cependantil fe pourroit que dans ces geftes analogues il fe mêlat déja quelque deffein. Celui quï veut donner un autre cours k fes idéés , fait très-bien de changer auffi les impreffions extérieures auxquelles iln'a déja que trop conformé fes perceptions. D'autres objets , d'autres penfées! Certain favant étoit dans 1'ufage de fe fauver avec fon pupitre dans un autre coin de fon cabinet du moment que le travail ne lui réuffiffoit pas dans le premier oü il s'étoit d'abord établi. Vous vous reffouvenez fans doute que je yous ai donné une doublé raifon du gefte analogue : la première eft dans 1'influence fccrette & réciproque des idéés claires & obfcures ; la feconde dans la tendance de l'ame, de rapporter fes idéés (i) Voyez Planche VI, fig. lf H  (W) intellectuelles aux matérielies, de les mé* tamorpliofer, pour ainfi dire, en celles-ci, ou du rnoins de les y encliainer; & , fuivant 1'inftinct qui en eftlafuite , d'imiter par des modifications corporelles & figurées leurs propres effets intellectuels. Cet inftincteft par-toutreconnoiffable. Lorfqu'Hamlet a découvert les raifons qui rendent le fuicide une démarche fi criminelle(i), il s'écrie : « Ah, voila lenceud!» & au même inftant il met 1'index en avant, comme fi au dehors il avoit trouvé , par la fineiïe de fa vue , ce que néanmoins fa pénétration hitérieure feule lui a fait découvrir ( i ). Lorfque le roi Lear (3) fe reffouvient de 1'indigne traitement de fes filles , qui , pendant une nuit orageufe , ont expofé fes cheveux blancs aux injures du tems, & qu'enfuite il s'écrie tout d'un coup : « Ah! c'eft-la le » chemin qui conduit au délire ! évitons» le ! » II n'exifte véritablement aucun objet extérieur dont ce malheureux prince doive détourner les regards avec effrotj & cependant il fe tourne du cöt« (i) AÜe 111, fcène i. (x) Voyez Planche VII, fig. 1, {3) Aüe UI, fcène 4.      oppofé a celui vers lequel il étojt d'aboid* placé , en cherchant, en quelque forte , a repouffer avec fa main renverfée ce cruel & douiöüreux fouvenir ( 1). Lorfqu'.^/hert (zj , révolté, dit dans fa fcène avec Thoringer:« Ah, maudit fantöme! votre » homieur, vos devoirs de prince ! » Après cette expreffion violente : « Ah! » maudit fantöme! »il doit, en faifant dé cöté un mouvement de colère, jetter^ pour ainfi dire, avec la main ouverte , aux pieds du yénérabJe vieillard les idéés dont le méprifahle néantlui paroit fi clairement ^démontré (3). Mais vous ferez vous-mêmc a portée de faire fouvent de pareilles obfervations. Des idéés défagréables & importunes j que la bouché rejette avec un non répété, font en quelque facon , repouffées par la main agitée rapidement de cöté & d'autre , comme fi fon vouloit chaffer un infecte incommode qui revient a la charge avec importunité , &c. Parunfemblablejeu de 1'imagination, l'ame , lors de fa contemplation intuiti\ é (i) Voyez Planche VII, fig. i. (2.) Agnès Bernauer, Tragedie allemande, Afic IIÏ fcen- 4, (3) Voyez Planche VIII. H 2  . < 116 ) & de 1'emploi de fon oreüle inténeure (j'appellerai ainfi cette fituation) fubftitue ces mouvemens motivés ou fails a deffein, qui ne lui fervent réellement que quand il s'agit d'objets extérieurs & vifibles , ou de tons que 1'organe de 1'ouie veut faifir avec précifion. Lorfque des idéés plus fmes & plus importantes s'offrent dans le cours de 1'examen, le regard acquiert de la vivacité , les fourcils font attirés vers les angles du nez; deforte que le front fe couvrede plis, &quel'ceil, qui fe rétrécit afin de mieux concentrer les rayons vifuels , eft repouffé dans une ombre plus profonde (1) j de même que lorfqu'on veut examiner un objet d'une grande fmeffe ou placé aune certaine diftance. L'index fe porte fur les lèvres fermées , comme fi 1'on craignoit que le bavardage des idéés moins effenlielles ne troubfat 1'examen des plus importantes. Le gefte répond parfaitement a ce , Paix ! Attend » ! que fouvent dans le (i) Un ceil enfoncé dans 1'orbite, dit Ariftote, eft celui qui voit le mieux : Hiftoria anirn.il. L. I, Cap. io. Ot I^&ttA^CI — -1 «TC! a-^pa., H MTV , H p^UI T«T»< ll <(Wv paAis-a 05uo»£raT0i fti t«»t¥ ^«.Plinel'a copiéfans en être certain Hardouin yaajoutéennote : Caufa inprompiu eft : quia fpecies injeriores perjeruntur fub umbracula, neque aïrU mom dijftpantur. Ad Lib. XI, c, j.  monologue les lèvres prononcent égale* ment lorfqu'on rencontre un objet ou un doute important. Souvent auffi 1'index eft placé entre les fourcils fur les plis du front, comrne li le point oü Pattention" doit fe porter pouvoit être indiqué ou affujetti. — Cette pantomime , qui vient réellement au fecours de la peniëe , du fouvenir & de 1'examen intérieur, confifte a boucher, pour ainfi dire, les fens , en couvrant les yeux, en voilantle vifage des deux mains; car les opérations intérleures s'exécutent d'autant mieux , qu'elles ne font pas troublées par les impreffions extérieures des fens. Par cette raifon , 1'amour, la triftèffe & le cliagrin, ainfi que toutes les paffions réfléchies, aiment le filence & Pobfcurité des bois. Le hibou eft 1'attribut de la déeffe de la fageffe , paree qu'liabitant les déferts , il veille au milieu de la nuit. D'autres mines qui accompagnent la réflexion , comme , par exemple , le regard chagrin ou ferein , fuivant que fa marclie eft arrêtée ou libre ; les mouvemens avec lefquels la main femble venir au. fecours de la tête , lorfque , trop fortement occupée , elle eft fatiguée par le fang qui s'yporte en abondance, &c. : ïï 3  (n8) toutes ces mines font moins importantes, & des détails a eet égard feroient fuperflus. D'ailleurs je né vous ai promis que des fragmens , de légers effais. Je ne dis rien non plus de la curiofité avec laquelle nous cherclionsextérieurementles objets dont 1'examen peut ajouter k la fomme de nos idees : les phénomènes de cette fiffection vous deviendront fenfibles, par ce que je dirai en général des defirs dirigés au dehors. Vous m'engagez a m'occuper enfin de l'expreffion de oe qu'on appelle ajfections; & en effet il eft tems de trailer cette branche , qui eft la plus importante de la pantomime; mais il fe pourroit bien que je fuffe déja au milieu de la carrière. Comme j'ignore quand je pourrai revenir fur cette matière , je vous envoie en attendant un livret(i) qui par hafard m'eft tombé entre les mains : s'il ne vous offre pas de grandes inftructions , il fervira du moins a vous amufer quelques inftans. (i) A Lefture on Mimicry. London. 1777.  ( "9 ) LET T RE XII. "W/'a telet(i) a été guidé par le Brun , & celui - ci par Defcartes ; mais il ne me paroit pas prudent de fuivre aveuglément leurs traces. Je fuis moins tenté encore de confulter les écrits des philofophes pour y clierclier de quelle manière ils ont claffé les affections de l'ame ; car je connois d'avance 1'incroyable diverlité de leurs fyftêmes (2) ; & il feroit très-poffible que la confufion de leurs opinions m'égarat au point de ne pouvoir plus me re tr ou ver enfuite. Je rifquerai donc de faire k ma tête une nouvelle claffificalion , qui me paroitra la plus propre & la plus utile a mon objet. II fera trés - indifférent qu'elle ait été faite ou non par d'autres avant moi. J'appelle ajjection toute activité vive de l'ame , qui, a raifon de fa vivacité , (1) Dans !e chapitre De rexprefflon & des Pajjions, qui fe trouve a la fuite de fon poëme de VArt de Peindre. (2) Qu'on jette feuïement les yeux fur Holmannus, Philofoph. moral. pr, lin.p, 4/, 46. H 4  ( Ï20 ) eit accompagnee d'un degré fenfible de plaifir ou de peine ; j'en diftingue parconféquent deux fortes : car cette activité confifte dans 1'intuition de ce qui eft, ou dans 1'effort d'obtenir ce que 1'on defire. Cette dernière efpêce d'activité, dans le développement de laquelle nous apprenons proprement a connoitre nos forces , fe nomme dcjlr; tandis que dans la première nous paroiffons plutót paflifs ; c'eft-a-dire , que nous recevonspurementdes impreffions. Le defir , tel que nous 1'avons développé jufqu'a préfent, eft un effort , une tendance intérieure de 1'efprit, qui fouvent par lui-inême & fans être provoqué par 1'intérêt du cceur, reffent une activité très-vive, dont le feul but eft de favoir & de connoïtre. L'efprit a donc également fon affeciion du defir , qui, de tout tems , a opéré des miracles dans les ames nobles , & leur a fait facrifier peut-être autant de plaifirs , & confumer autant de forces vitales que tout autre defir quelconque. Mais i'efprit a auffi fes affections intuilives ; car il s'arrêtc avec plaifir a ce qui eft riohé en idéés , bien ordonné, liarmonieux ou beau ? fans en tirer d'autre avantage, ni  (121) d'autre jouiffance que celle que donne la feule connoiffance des chofes ; & c'eft avec chagrin qu'il remarque les contraires de ces perfections , favoir, ce qui eft vuide de fens, mal ordonné, irrégulier , laid , diffonant, &c. Les affections du cceur ont lieu lorfque le moi eft pris en confidération; favoir, lorfque nous envifageons 1'objet fous fes rapports avantageux ou nuifibles relativement a. nousmêmes ; quand nous 1'avons en averfion ou que nous 1'aimons; enfin, toutes les fois que nous defirons de nous y réunir, ou que nous croyons devoir 1'évitcr. Les affections de 1'efprit, qui fe font remarquer dans le regard,confiftent dans 1'admiration & dans le rire. Je fuis forcé, comme vous le voyez, de défigner la dernière de ces affections par fon effet le plus frappant, paree que la langue n'a pas de mot propre pour 1'exprimer. Elle aime a. fe meier a d'autres affections , comme , par exemple, dans le rire ironique , & dans le rire fardonien. Dans le premier elle eft unie au mépris, & elle s'affocie a la haine dans le fecond. Cependant cette affection peut auffi avoir lieu fans ces melanges , & alors c eft le rire proprement dit qui éclate  (122) avec gaieté en remarquant de petits défauts innocens , des contraftes , des difproportions & des diffonances (1). Ce n'eft pas ici le lieu de m'occuper a rechercher la véritable fource du ridicule. Ce qu'on a écrit de mieux fur cette matière fe trouve peut-être dans un petit ouvrage francois (2) , qui vous eft probablement connu. Les geftes de cette affection, qui appartiennent toutes a la phyfiologie , font quelquefois accompagnés de la peinture de 1'objet dont on rit. Les deffms que le Brun, ainfi queplufieurs autres en ont donnés , tiennent un peu de la caricature , & il me femble qu'ils ne valent pas la peine que je vous y renvoie. Chacun fait de quelle manière on rit ; quoique tout lo monde ne fache pas modérerles éclats du (1) « La paffio'n du rire, dit Hobbes ( Difcourfe on hu~ •n man nature') n'eft autre chofe qu'un foudain effet de Fa5» 1'amour-propre , excitée par une conception plus fpon* tanée encore de notre mérite perfonnel comparé aux » défauts des autres, ou avec ceux que nous pouvons 3» avoir eu nous-mêmes autrefois; car nous rions auffi de 11 nos propres penfées quand elles fe préfentent tout-a» coup a notre efprit; excepté lorfqu'elles font accompa» gnées acfuellement de quelqu'idée déshonorante ». Note du Tradufteur. (2) Traité des Caufes phyfiques & morales du Rire. AmfUrdam 1768,  ( i*3 ) rïre; & celui dont le vifage n'eft pas fait pour le rire, ne s'y formera certainement pas en prenant des lecons fur ce fujet. Defcartes avoit déja reraarqué que plufieurs perfonnes ont en pléurant la même pliyfionomie que d'autres quand elles rient(i). Prenez cette remarque en fens contraire , & elle ne fera pas moins vraie ; car beaucoup de perfonnes rient de la même manière que d'autres pleurent. IVIais c'eft précifément paree que nous remarquons fi facilement les écarts de ce genre , & que nous les trouvons ridicules , que cela annonce que nou» avons une idéé exacte des geftes propres au rire & aux pleurs , idéé dont il faut bien que nous fupportions les écarts dans la fociété, paree que nous ne pouvons y remédier , mais que nous ne fommes pas obligés de foufïrir dans 1'imitation & fur la fcène. II y a (i) Voyez fur cela Hogarth, Analyfis of Beauty, oh ïl dit entr'autres. « Je me rappelle avoir vu un mendiant j> qui avoit enveloppé fa tête avec tant d'art, & dont le 3> vifage étoit affez exigu & affez pale pour exciter la 3> compaflion; mais les traits de fa phyfionomie étoient » malheureufement fi peu propres a fes vues , que les j> grimaces qu'il faifoit pour exciter la compr.fiton relfem3> bloxent plutót a un rire gai & agréable »,  0*4) des hommes qui ne peuvent pas changer les traits de leur vifage fans nous offrir 1'afpect dégoutant de la lèvre fupérieure entièrement effacée , & d'un ratelier énorme totalement a. découvert. Par cette raifon , je ferois tenté d'exhorter les comédiens a étudier non-feulement les effets des paffions , mais auffi leur vifage , afin de connoitre quelles font les paffions qui le défigurent & celles qui lui conviennent; ou, ce qui feroit plus fage encore , a renoncer au théatre , fi la nature leur a refufé une expreffion vraie & belle. Cependant je puis épargner ce confeil ; car quelle utilité doiton en efpérer ? Si, en général, la plupart des hommes choififfent un état au hafard, & deviennent ce qu'ils font clans le monde , plutot par un gout aveugle que par un véritable pcnchant fondé fur des talens réels, cette obfervation peut s'appliquer en particulier a. 1'état de comédien , fur-tout en Allemagne. On devient acteur comme on prcnd le moufquel j communément par imprudcnce ou jiar befoin , rarement par inclinalion & par une véritable vocation. Vous trouvercz plus d'un deffin de 1'admiration chez le JBrun. C'eft le premier  ( 125 ) de ces deffins qui eft le plus agréable & le plus exact. Si vous examinez les traits par lefquels ce peintre caractérife cette affection ( nom que quelques-uns cependant refufent a Padmiration) vous remarquerez que le corps imite Pexpanfion de l'ame , lorfqu'elle cherche k faifir un grand objet, dont toute fa force reprélentative eft, pour ainfi dire , remplie. La bouche & les yeux font ouverts , les fourcils font un peu tirés en haut j les bras font a la vérité plus voifins du corps que dans le defir vif & animé , cependant ils font tendus j d'ailleurs, le corps & les traits du vifage font en repos. Ajoutez-y encore ladilatation de la poitrine, que nousavons déja remarquée plus haut, & qui eft une peinture coïncidente avec l'expreffion analogue , paree que Padmuation appartient aux fentimens homogènes ( 1 ) ; & vous verrez qu'ici tous les geftes peuvent être regardés comme imitatifs & analogues. En attendant, vous pouvez auffi expliquer 1'agrandiffement de 1'ceil comme C i) Voyez ce qui eft dit dans la Lettre fur la Peinture 'Muficale a la page 254 ,feq. du premier volume du Recueil de Pièces intèrefjantes, concernanl les Antiquïtés , les Beaux* Arts,&.<;, imprime'che^Barrois ïainè, a Faris. 1787.  ( «6* ) Un gefte motivé ou fait a deffein; car l'ame voudroit attirer de- Pobjet ( qui eft fuppofé ici être grand & vifible ) autant de rayons qu'il lui eft poflible. La direction immobile de I'ceil fur 1'objet eft auffi faite a deffein; puifque c'eft feuïement par I'ceil que l'ame peut fe raffafier de la connoiffance de 1'objet. L'extenfion des bras ne peut avoir lieu que dans le premier moment, au premier Aitonitis metiri oculis, ainfi que Claudien le nomme ( 1 ) ; c'eft-a-dire , lorfque l'ame s'elforce plus a faifir & a tenir en fa puiffance 1'objet, que quand elle commence déja a en jouir. Dés que ce premier inftant du defir eft paffé , les bras retombent doucement & fe rapproclient du corps * II en eft autrement des geftes de Padmiration du fublime , nuance que le Brun n'a pas remarquée : car ici la tête & le corps font un peu jettés en arrière ^ I'ceil eft ouvcrt , le regard élevé , & , par une peinture qui coïncide également avec l'expreffion analogue aU fentiment , toute la figure de 1'hommc fe redreffe; cependant les pieds j les (i) In fecuftd. Confulat, St'üich. v. 70.-    , C 127 ) mains & les traits du vifage font en repos ; ou fi une main eft mife en mouvement,elle ne fe porte pas en avant comme dans la fimple admiration , mais en haut (1). Lorfque ce font des forces corporelles extraordinaires que nous admirons , alors une efpèce de mouvement intérieur & d'inquiétude agite dans notre propre corps des forces qui y font analogues. L'étonnement qui eft feuïement un degré fupérieur de 1'admiration, ne diffère de celle-ci , qu'en ce qu'alors tous les traits que je viens d'indiquer font plus caractériftiques : la bouche eft plus ouverte , le regard plus fixe , les fourcils font plus élevés 8c la refpiration eft plus fortement retenue ; elle s'arrête même tout - a- coup , ainfi que la penfée , a la vue d'un objet intéreffant qui fe préfente d'une manière foudaine a nos yeux. Un fuccès contraire a notre attente, une chofe ou un événement, qui, fuivant notre calcul , n'auroit pas dü arriver ou fe trouver ainfi , excitent 1'admiration , fentiment qui fe manifefte communément par un léger fourire mo» (0 Voyez Planche IX, fig. i.  (i28) qtieur , ou , fuivant le cas , par un rire amer, lorfque le contrafte entre la cliofe & fidée qu'on s'en étoit formée eft au défavantage de la première. Un trait caractériftique de cette admiration eft une certaine ofcillation ou un branlement de tête , très-dilficile a décrire , quand fon objet n'eft pas iutéreffant , ou lorfque d'autres affections ne s'y affocient pas. Ce mouvement eft différent de celui avec lequel on rejette ou réprouve une penfée , ou qui fert a exprimer le déplaifir : il eft plus lent, plus uniforme , plus durable & moins heurté j en un mot , c'eft ce branlement de tête que vous feriez vousm'ême fi je me liafardois a vous en donner la définition , paree que vous ne fauriez concilier cette explicalion avec le fait. II m'eft iinpoffible d'indiquer la véritable caufe de cette expreffion ; je pourrois peut-être y fuppléer par des liypotlièfes ingénieufes ; mais cette reffource ne vous plairoit pas fans doute , & vous regarderiez cette dépenfe d'efprit comme mal employée. Le branlement de tête de la négation , & le mouvement en avant de 1'affentiment s'expliqueroient peut - être mieux. Le premier femble , eu  S 129 ) en général , indiquer qu'on fe détourne d'une idéé & qu'on larejette ; & le fecond , qu'on en approche , ou qu'on y accède : métaphore exprimée avec tant de clarté «fe de naturel par les mots grecs & latins : -^poo-veua, aTronvco , adnuo , abnuo , que JNTigidius , fans vouloir en donner aucune explication, s'eft contenté de les citer comme étant d'une trés - grande ilgnincation (1). Ceci fert a expliquer pourquoi dans un raifonnement auquel on eft pret a acquiefcer, on porte a plulieurs reprifes la tête en avant vers 1'interlocuteur, & qu'on la détourne, au contraire , lorfqu'on penclie vers un avis oppofé : direction que les yeux fuivent. auffi communément. Je ne m'occuperai pas davantage de 1'admiration , ni des affections de 1'efprit en général, d'autant plus qu'elles s'uniffent prefque toujours a celles du cceur, quoique celles-ci foient plus for- (i) ApudGz\X\i\m in NoEl.Attic. edit. Conr. T. II,p. ;j; Qimm adnumius & abnuimus , motus quidam Me vel capitis vel oculorum a natura rei, quam fignificat, non abhorret. Ceft bien dommage que eet ancien grammairien, qui paroit avoir fait nombre de remarques phüofophiques fur !a langue, ait parlé de ce fujet feuïement en paffant, ou qu'Aulu-Gelle n'en ait pas donné d'autres notions. I  (i3o) tes ; de forte que l'expreffion des premières fe confond d'une manière fi intime avec les li condes , qu'il eft difficile d'enbien faifir les nuances particulières. Dans la lettre fuivante , je traiterai du gefte propre a cette efpèce plus intéreffante d'affections; favoir, celles oü la repréfentation de 1'objet n'occupe pas exclufivement notre penfée; mais oü 1'idée de nous-mêmes , de nos avantages ou de nos befoins s'y affocie d'une manière plus ou moins inthne.  ( i3i ) LETTRE XII E jD a w s la tragédie du RoiJean , de Shakefpeare (\)>Hubeft raconte au Hoi Jean , combien le peuple anglois eft affecté de la mort du jeune Arthur & que eet événement , ainfi que la def' cente d'une puiffante armée francoife formoient Fob jet de toutes les converfations. « J'ai vu un förgeron, appuyé ainfi ( imitant fa pofture ) fur fon marteau tandis que fon fer fe refroidiffoit fur l'en« clume , dévorer , la bouclie béante, les nouyelles que lui contoit un tailleur • celui-ci , tenant dans fa main fes cifeaux & fa mëfure , avec des pantoufles , que dans fa précipitation il avoit chauffées a contre-fens, parloit de plufietirs milliers de Francois belliqueux, qui étoient déja rangés en ordre de bataille dans le pays cïe Kent (2) „. L'immobilité du maréchal , qui conferve 1'attitude du m >ment oü 1'étonnement l'a frappé, eft un trait auffi expreffif (1) AitelV, Scène 2. (2) Veyez Planche IX, fig. 2. I 2  que naturel. Toutes les facultés intellectuelles font encliafnées par un feul objet; il ne refte a l'ame aucune penfée étrangère , pas même celle d'un changement arbitraire dans la pohtion du corps : parconféquent 1'homme frappe d'un étonnement fubit doit refter comme une ftatue inanimée dans la même fituation oü il fe trouve. II exifte une eftampe en manière noire , qui repréfente affez bien ce récit d''Hithert; mais j'ignore qui en eftl'auteur. Cette remarque peut fervir de fupplément a ce qui précède. Ainfi, pourfuivons. II eft indifférent de quelle efpèce d'affections nous traitions en premier lieu, du deur qui demande que la chofe change de fituation , ou de la contemplation qui en examine 1'état actuel , qui en jouit & qui 1'apprécie fous tous les afpects. Commencons d'abord nos recherches par les différentes efpèces de defirs. Les phiiofophes moraliftes oppofent 1'averfion au defir ; mais fuivant le fens général que j'ai attaché a ce mot, 1'av riion appartient auffi a la claffe des defirs ; car il tend a changer la fitua» tion prélénte en une meilleure. "Nous  ÏOÓ ) avons donc deux fortes de defirs : l'un qui tache de parvenir ;iu bien , & 1'autre qui cherche & éviterle mal. Ce dernier defir fe fubdivife encore , puifque nous defirons de nöus éloigner du mal ou de 1'écartcr ; nous penfons donc a la fuite ou a 1'attaque. Comme dans tous ces cas, l'expreffion en offre des différences fort fenlibles , nous devons établir trois efpéces de defirs , dontl'une tend alajouiffance, dont 1'autre s'éloigne pour fa fiire» té, & dont la troifième s'approchede nouveau , mais pour écarter ou détruire 1'objet nuifible. II eft inconteftable que tous ces defirs font fufceptibles de modifications infmiment variées ; d'ailleurs ils parcourent tant de degrés , que fouvent on fera difficulté de leur accorder le droit d'appartenir au nombre des affections ; nom que leur refufera furtout le Spinofifte , qui ne veut pas admettre 1'admiration parmi les véritables affections (1). Une des modifications les plus remarquables du defir , c'eft celle de 1'homme qui fent un mal-aife, une prlvation , une anxiété fecrette , fans qu'il (i) Voyez Bened, a Spin. Eth, v. -335. T V> L 0  puifie en découvrir la raifon ; ou : pour mieux dire , celle qu'on éprouve en général quand on eft tourmenté par un violent defir , fans en coimoïtre 1 objet Telle eft la fituation de Mélide, dans le charmant poëme du Premier Navigateur, de Geffner. C'eft une maladie dont on ignore le iiora & le fiège. Quelquefois on en connoit 1'objet d'une manière générale & vague ; mais on eit irréfolu k 1'égard du choix de 1 'individu ; ou bien 1'on connoit eet individu fous des rapports déterminés , mais on ne découvre pas les moyens de s'en afiurer lapoffeffion. Telle eft la pofition du premier navigateur même , qui j depuis le fonge merveilleux qui 1'a frappé a toujours 1'image de cette charmante " Jilleprefente a fonimagination, fans voir ia poffibilité de parvenir a 1'ile qu'elle babite. C;eft une maladie comme, qui eit rebelle a tous les fecours de l'art d Efculape. Dans ces deux cas , vous Voyez un cercain defir vague qui s'élance vers 1 objet ou qui cherche les moyens de le pofïéder.Vous pouvez juger du jeu qui lui eit propre d'après ce que j'aidit de 1 expreffion de femblabJes frtuatjpns de » efprit : ü répond a 1'état de l'ame .  C M ) dont le trouble & 1'inquïétude fe ma* nifeftent par des changemens fubits Sc variés. L'homme , dans cette pofition , fe jette de cöté & d'autre , il le tourne en tout fens , il fe frotte les mains , ou , tendues fans deffein déterminé , elles faififfent indifféremment le premier objet qui fe préfente; fa démarche eft interrompue & prend toutes fortes de directions ; en un mot , il fait mille mouvemens , mais aucun n'eft durable , aucun n'indique une volonté fure & décidée, On reconnolt feuïement dans fes mouvemens, en général, qu'il eft agité de quelque violent defir , qu'il cherche a éviter quelque malheur dont il fe croit menacé , ou qu'il veut faire reffcntir fa vengeance & fa fureur a quelque objet d'une manière ou d'autre. Une autre modification du cöté de 1'objet, c'eft celle oü ce que nous deiirons ou avons en horreur, avec lequel nous cherchons a. nous unir , ou dont nous voulons nous détacher , eft un certain je ne fais quoi qui git en nousmêmes, Sc qui nous caufe une idéé fatisfaifante ou défagréable , mêlée de plaifir ou de peine. Dans une pareillo fituation ? le jeu du gefte a également fes proprié- I 4  ( i3ó* ) tes caracténftiques. Lorfqu'un homme pieux s'efforce de parvenir a une union intime & myftique avec Ja Divinité , al peint par fon gefte , par fes mines & par fes mouvemens ce recueillement & ce detachement abfolu des chofes terreftres qui précédent toujours de pareils ^lans d'une ame dévote. Ses mains, jointes & retournées a demi ou même éntièrement, fe trouveront retirées vers Ja partie fupérieure de fa poitrine ; les coudes trés ■ faillans feront portés en avant avec une énergie proportionnée a la force & a la ferveur de la dévotion; la prunelle de I'ceil, dirigée vers Ie ciel, fe cachera fous la paupière , & a peine le refte du globe fera-t-il vilible (1). Le malheureux tourmenté par une idéé infupportahle & déchirante , cherche des diffipations de tout genre pour s'en délivrer: fa démarche eft auffi vague & auffi incertaine que fon regard ; variant fans ceffe fes attitudes , il en revient toujours a fe frotter le front, comme s'il vouloit efïacer de fa mémoire jufqu'a la dernière tracé de la penfée qui 1'importune. Telle eft (i) Voyez Pknche X.    ( i37 ) ïa fituation cl' Otton de JVittelsbach (1), lorfqu'il dit: « Paix! Paix » ! L'acteur qui joua ici ( a Bcrlin ) ce róle avec tant de fuccès ne fe contenta pas de marcher d'un pas irrégulier en fe frottant le front, mais de la main il s'y donna trés - judicieufement quelques coups modérés , paree que le fouvenir douloureux du paffé s'y uniffoit fort intimement avec le repentir & la colère contre lui-même ; car lorfque les propres folies d'un homme caufent faperte, il s'en venge , pour ainfi dire , fur luimême ; il s'arraclie les clieveux , fe meurtrit le fein , comme Cléopatre prés du tombeau de Marc-Antoine (2) , ou comme (Eclipe il mutile & déchire fon propre corps. — Je ne fais fi 1'on doit regarder comme naturel le jeu de Guelphe lorfque , dans Les Jumeauoc y de Klinger , il brife la glacé , qui lui offre fur fon front le fiene du meurtre cle fon frère (3). II me femble qu'une confeience tourmentée par le remord (1) Tragédie allemande, AËe V', Scène 2. (2) Voyez Plutarque, dans la Vie de Mare - Antoïne 1 vers la fin. (3) Drame allemand, Afle IV, Scène 4.  (i38) eft en paix avec tout ce qui 1'environne ; dans eet état pénible fhomme eft toujours 1'objet de fes propres violences j du refte , il eft craintif & tremblant, une feuille qui tombe , un zépbir qui agite l'air, le remplit de terreur , & le fait fuir. La réponfe fi vraie de Caïn (1) : « Dois-je être le gardien » de mon frère » ? ne paroit fans doute qu'effronterie ; mais qui eft-ce qui ne reconnoit pas du premier moment que cette réponfe 'eft apprêtée & fauffe ? Quiconque auroit ce paffage a déclamer, exprimeroit certainement par une voix tremblante cette crainte , qui cherche a fe mafquer par les paroles mêmes. Une troifième modification eft celle oü 1'objet eft a la vérité hors de 1'homme , mais auffi hors du domaine des fens ; dont la poffeflion ne peut être procurée par la volonté libre d'aucun être vifible , & oü parconféquent aucun objet extérieur & déterminé ne peut être employé pour y parvenir. Telle eft , par exemple , la paiïion pour cette efpèce de gloire qui ne confifte que dans 1'opinion que les hommes lé forment (2) Mort d'Abel, de Geffner,  ( i39 ) de nos perfections , & qu'on ne peut ni arracherpar la force , ni obtenir par la foumifflon. Si les moyens d'acquérir de pareils objets font extérieurs & agiffent fur les fens , alors , par rapport a. l'art que nous traitons ici , le defir qui les pourfuit reffemble a celui qui a pour but un objet extérieur & fenfible ; mais fi ces moyens ne font pas dans le domaine des fens , on fera tourmenté par un defir qui fera des efforts intérieurs , dont j'ai effayé d'indiquer les phénomènes dans ma précéderfte lettre. Le héros & le penfeur , dominés tous les deux par 1'ambition , peuvent expliquer mon opinion. Le premier , pour obtenir un bien imaginaire , fe fert de moyens fenfibles; il fe précipite au milieu des combattans , il monte a. 1'affaut , il arrache le drapeau ennemi & renverfe coinme un furieux tout ce qui s'oppofe a fon paffage. Le penfeur ne tcnd pas les mufcles du corps , mais , comme Haller s'exprime, les tendons de l'ame : tout ce qu'il cherche a faifir ou a écarter eft en lui-même & dans fon cerveauj il pourfuit des idéés Sc de nouvelle» connoiffances.  ( iio ) Permettez-moi d'abandonner touteS ces modifications du defir pour ne m'occuper k 1'avenir que de celui dont 1'objet eft fenfible & déterminé , ou du moins réputé comme tel. Le jeu caufé par chaque efpèce de defir a deg propriétés caractériftiques j cependant il y a auffi des traits généraux communs k tous , & ceux - ci feront 1'objet que nous examinerons d'abord. LETTRE XIV- J' a i m e trop la paix , mon ami, pour me difputer avec vous fur une bagatelle. Le jeu de la glacé mife en pièces vous plait : eh bien ! qu'il foit donc regardé comme vrai. Votre idee , que Guelphe ne brife pas tant la glacé que lui-même dans 1'image qu'elle lui préfente , eft affez plaufible : je n'en penfe pas moins qu'un homme dans cette fituation ne devroit pas déployer avec tant de violence fon activité fur des objets extérieurs. Selon ma manière de fehtir , il devroit reculer d'horreur en s'appercevant dans la glacé ; & fi cette glacé doit être brifée, il faut  . ( i4" ) que cela n'arrive que par accident, en avancant rapidement la main, avec le gefte de la terreur. Telle fut probablement 1'idée de 1'auteur ; mais les acteurs , qui ne fe complaifent que dans des mouvemens violens & outrés , ont auffi leur idee favorite ; ils penfent fans doute qu'il eft beau de fe démener ainfi enfurieux, &de tomberapoings fermés fur tout ce qui les environne. La pofition oblique du corps eft le premier trait général 8c commun du jeu de tous les defirs qui fe portent vers un objet extérieur & déterminé. Si le defir tend vers 1'objet, foit pour le pofféder , foit pour 1'attaquer, alors la tête , la poitrine & la partie fupérieure du corps, en général , fe jettent en avant; non - feuïement paree que 1'liomme, mettant ces parties en mouvement avec la plus grande facilité , s'en fert d'abord pour fe fatisfaire , mais auffi a caufe que dans cette attitude les pieds font forcés de fuivre avec plus de célérité le refte du corps. Lorfque 1'averfion ou la crainte nous porte arepouffer 1'objet, alors le corps fe jette en arrière avant que les pieds foient en mouvement. Dans les affections fortes  ('4*) & imprévues , cela fe fait fouvent avec tant de précipitation & de vivacité , que 1'hoinme, perdant fon équilibre , fait du moins quelques faux pas , s'il ne tombe pas tout-a-fait. L'hypocrite Tibère, ennemi de toute efpèce d'adulations , fe retira un jour en arrière avec tant d'empreffement, lorfqu'un fénateur lui demanda pardon a genoux, ( Dieu fait de quelle faute ) qu'i] tomba par terre (1). Une feconde obfervation , que le déVeloppement de chaque defir vif & animé conftatera , c'eft que le corps luit toujours la ligne droite en s'approchant ou en s'éloignant de 1'objet. La raifon en eft claire; car le defir nous porte a nous unir ou k nous féparer le plutót poTfible de 1'objet 5 8c de toutes les lignes tirées d'un point k un autre , la droite eft la plus courtc. 11 arrivé donc que 1'homme qui fixe des yeux 1'objet de les defirs , n'appercoit rien de tout ce qui l'en fépare , & préfère de fendre la (1) Suéton. In Tiber.c. 27. Adulationes aieo adverfatus eft, ut neminem fenatomm, aut officïi, aut negotü caufa ad lettuam fuam admifcrit, confulatem vero , fatisfacicntem fibï acpergcnua orare conaniem, ita suffugerit , ut cadfret supinus.  043) preffe & de s'y ouvrir un chemln avec les coudes roides & portés en avant, plu* tot que de prendre une route moins embarraffée, mais plus longue, qui, par un léger détour, le conduiroit avec moins de périls & de peines a fon but. Egifthe voulant venger la mort de fon père fur le tyran Polyphonte & empêcher 1'union de celui-ei avec fa mère , fe précipite , dans la tragédie de JMérope , de Gotter, a travers les gardes, le peuple & les prêtres , jufqu'a la victime qu'il fe propofe d'immoler (1). La même chofe a lieu dans un grand effroi : 1'homme fans fe retourner porte alors le pied en arrière , & fait ainfi en vacillant plufieurs pas de fuite dans la même direction droite ; fur-tout lorfqu'il cherche a ne pas perdre de vue 1'objet qui 1'effraye , afin de pouvoir juger du péril & diriger fa fuite en conféquence. C'eft ainfi op?Arfène, fans tourner le dos , fuit devant le monftre hideux qui traverfe la fcène au troifième acte ; & ? en général, lorfque dans un grand effroi ie corps fe tourne , cela doit fe faire au (i) AÜi V, Scène j,  ( i44 ) milieu du mouvement des pieds portés rapidement en arrière , paree que fans cela l'expreffion en feroit foible & fans effet. Le defir de la vengeance ou 1'attente du plaifir, lorfqu'un bruit, qui fe fait foudain entendre derrière nous , annonce 1'arrivée de 1'objet defiré , ne fera jamais retourner le corps autrement qu'au milieu du mouvement cles pieds portés en arrière. Dans de pareils cas les actrices manquent fouvent l'expreffion, paree que leurs robes trainantes ou leurs longs manteaux les expoferoient a. tomber de la manière la plus indécentepour le fexe. Emportées quelquefois par le véritable fentiment de la paffion , qui doit être exprimée , elles fe jettent rapidement en arrière , & les pieds s'embarraffant dans les plis de leurs aniples draperies , elles fe voient fouvent obligées , dans des fituations trèsintéreffantes, d'employer les mains pour réparer le défordre de leurs vêtemens. J'aime tout ce qui peut ajouter a la parure d'une femme que la nature n'a pas maltraitée ; j'aime davantage encore un coftume exact & rigoureufement obfervé ; cependant la règle la plus effentielle de l'art eft la vérité de l'expreffion ,  ( i4S ) l'expreffion , & aucune exception -».<* devroit avoir lieu a eet égard. Je de« firerois donc que dans chaque róle de fentiment les actrices employaffent le génie inventif avec lequel elles favent varier toutes les parties de leur parure , & toujours avec élégance , a arranger leurs robes trainantes de manière a ne pas s'en trouver embarraffées dans les' différens mouvemens que lë développesnent des paffions peut demander. J'ignore quel feroit le moyen le plus fimple pour obvier k eet inconvénient fans nuire a 1'enfemble du coftume ; mais je fais bien qu'il en réfulteroit un bon effet j s'il étoit poffibie d'oter eet embarras aux actrices , & que la vérité de leur jeu y gagneroit autant que le plaifir des fpectateurs. Une troihème obfervation que j'ai st faire au fujet du jeu des defirs en général, concerne les changemens qu'y produifent la pofition & les rapports déterminés , qui fubfiftent entre 1'objet du delir ou de 1'averlion & la perfonne qui en eft animée. Dois-je imputer a moi-même , ou k la chofe que je traite , la manière obfeure dont j'explique mon opiniou a eet égard : quelques exemplea t  ( i46 ) pris de chaque efpèce de defirs la rendront peut-être plus claire. Suppofons d'abord, mon ami, un objet qui puiffe être faifi & gouté plus par un fens que par un autre , & vous verrez que 1'intention de le faifir & d'en jouir doit produire une attitude très-différente. Celui qui écoute (1) donneraune autre direction a fa tête , & une toute autre pofition au refte de fon corps . que celui qui regarde avec une curiofité indifcrète : chez le premier, toute la figure penchera davantage fur le cóté ; & chez le dernier, elle fe jettera en avant vers 1'objet qu'il examine. Suppofons maintenant que 1'objet du defir occupe un endroit élevé , & que celui qui defir© foit placé plus bas ; ou, ce qui revient au même , prenons que la taille refpective des perfonnes ne foit pas égale ? alors une image doublé & très-différen« te fe préfentera k notre imagination. Lorfque le petit enfant cherche k s'élancer dans les bras de fa mère , il s'é« léve fur la pointe des pieds en hauffant tout fon corps j tous fes mufcles font (0 Voyez Planche XIV, fig.    tendus, & il porte fes bras en Vaarf avec la tête penchée en arrière (1). "Quand la mère veut embraffer fon fils , elle plie la partie fupérieure du corps , & peut-être aulïi les genoux , en laifiant tomber les bras , qui femblent inviter 1'enfant a s'y précipiter(a). Dans le defir de la vengeance, il doit y avoir également une différence entre 1'attitude dejafon, qui , mettant la main fur fon épée , menace Médèe dans fon char trainé par des dragons, & 1'attitude dédaigneulede celle-ci, qui , a 1'abri des fureurs d& Jafon, lui jette le poignard encore fu. mant du fang de fes enfans , en pro» noncant ces mots terribles : « Va les » enfevelir (3) ! » Unzer a déja remarque combien les mouvemens du defir de fe garantir d'un péril font dilférens , fuivant qu'on eft plus occupé de mettre k 1'abri telle ou telle partie du corps. (i) Voyez Planche XI, fig, i. (a) Voyez Planche XI, fig. 2. (3) Médée, tragédie a'lemande, Scène ;o, Ce font les pro» pres paroles d'Euripide , Jfle V, v. 1094 , oü eiles font appliquées a Ctéüfe, mais avec plus d'amertume encore, K. a  're Celui, dit-il, qui craint d'être écrafe j> par la chüte d'une maifon, s'enfüit s> pouffé par le delir de fa propre con» fervation , avec la tête penchée & j> couverte de fes mains; tandis , au 3) contraire, que celui qui eft menacé de 3> recevoir uu coup d'épée fe couvre la j) poitrine (1) ». Repréfentez-vous Apollon porté fur un nuage , & prêt a percer d'une flèche mortelle la poitrine d'un des enfans de Niobé, il réfultera de la réunion des deux attitudes une troifième : la tête & tout le corps feront jettés en avant , paree que le péril vient d'en haut ; le regard fuppliant avec effroi fe trouveratourn» vers le dieu, & lapoitrine fera couverte des deux mains (2). On pourroit multiplier a 1'infini les obfervatioris de ce genre. Quant on redoute un ébranlement trop violent du nerf optique par les éclairs ou par un objet hidejix , déshonnête ou dégoutant, on ferme les yeux en détournant la tête , ou bienonles couvre aveclamain.L'homme (1) Voyez Premiers Élémens de Phyjïologie, §.315, édï« Vion allemande. (2) Voyez Planche XII.    049) qui craint le bruit du tonnerre, une diffonnance aigue, & tel autre fon défagréable , ou bien des difcours impies & blafphématoires, feboucherales oreilles. en détournant de même la tête; tandis que celui qui ne peut fupporter nï 1'éclair , ni le tonnerre , ira fourrer la tête dans le lit, pour garantir ala fois les deux organes. D'un autre coté, 1'homme qui cherche k s'écarter d'un danger qui eft fort proche , comme, par exemple , celui d être mordu par un ferpent venimeux 8c prêt as'élancer fur lui, fe fauvera avec les pieds fort élevés de terre.; tandis que celui qui, fans efpoir de pouvoir fe fauver , voit le péril au-deffus de fa tête , affaiffera en tremblant tout le corps : femblable a 1'alouette , qui , a la vue du vautour planant au - deffus d'elle , fe précipite perpendiculairement vers la terre. C'eft ainfi que des circonftances différemment modifiées varieront k 1'infini le jeu des defirs dans le développement des moyens pour atteindre 1'objet , ou pour s'en garantir. En parcourant toutes les obfervations faites jufqu'a préfent , je n'en trouve aucune oü les trois efpèces de defirs fe réuniffent enfemble. Peut-être qu'il s'en, K 3  (i5o) préfentera quelques-unes par la fuite r lorfque nous examinerons chaque efpèce féparément. Comme 1'ordre h tenir dans nos recherches eft trés-indifférent ici , nous commencerons par le defir qui nous porte a nous approcher de 1'objet. lettre xv. Jl eft vifible que les variétés qu'on remarque dans le jeu du defir qui nous porte vers 1'objet , dont j'ai fait mention dans le dernier paragraphe de ma précédente lettra , font fondées fur les différentes analogies qui fubfiftent entre la perfonne qui defire & 1'objet defiré. Une des régies les plus gén érales de ce jeu , c'eft que 1'organe defiiné a faifir un objet, ( foit qu'on n'ait que celui-la dont on puiffe fe fervir , ou que ce foit celuila qu'on emploie avec le plus d'avantage) cherche toujours a s'approcherde eet objet.Celui, par exemple, qui écoute, avance 1'oreille ; le fauvage, accoutumé a fuivre tout h la pifte par 1'odorat ? porte le nez en avant; & lorfque 1'objet peut être faifl par le fens qui eft propre  ( iSi ) a cette expreffion, ce font alors les main» qu'on avance , quoiqu'en effet elles ne foient jamais parfaitement oifives dans l'expreffion d'un defir tant foit peu ani» mé j & dans ce cas elles font toujours ouvertes & tendues en droite ligne avec les doigts déployés lorfqu'il s'agit de recevoir , & fermées avec la paume de la main tournée vers la terre, quand elles veulent faifir & attirer avec violence. La démarche eft vive & ferme,fans être auffi impétueufe & auffi lourde que dans la col ére. A ces changemens motivés ou faits a deffein fe joignent les changemens phyfiologiques; c'eft-a-direj que toutesles forces intérieures de 1'homme fe portent d'une certaine facon vers 1'extérieur: les yeux font plus ou moins brillans, les mufcles ont plus ou moins d'activité , les joues font plus ou moins colorées, le pas eft lent ou preffé,les bras & les pieds s'étendent avec plus de viblence ou avec plus de modération , le corps s'écarte plus ou moins de fon a-plomb j car, ainfi que je 1'aï déja remarqué , le defir violent le précipite en avant, au point, pour ainfi dire , de le faire tomberj tandis qu'un defir foible le fait feuïement incliner vers 1'ob- K 4  jet d'une manière douce & prefquö infenfible. Cequ'ilya de plus remarquable dans le jeu de cette efpèce de defir, c'eft lafynéfgie des forces, c'eft-a-dire, leur réveil général, lors même que l'ame les appelle toutes pour un fervice qu'une feule eft en état de lui rendre. II n'en eft pas de même de la contemplation pure Sc dégagée de tout autre defir 5 car ici l'ame femble , en quelque forte , affoupir toutes les autres forces , pour jouir avec plus de volupté de 1'emploi . de celle qui , dans ce moment, a le plus d'attraits pour elle. Afin de mieux faifir cette différence , prenons pour exemple le buveur dévoré d'une foif bruiante & le gourmet voluptueux : l'un veut fatisfaire un befoin preffant, 1'autre cherche a flatter agréablement fon palais. Cependantfi vous voulez une expreffion pleine & forte , n'allez pas faire vos obfervations chez les perfonnes formées par 1'éducation a. ce qu'on appelle favoir vivre & commerce du beau monde. Une pareille éducation apprend a 1'homme l'art de hiêntir de deux faccfis : elle lui donne le talent de cach'er la force réelle de fes feritiinens, & celui  de leur en attribuer une qu'ils n'ont pas. Toutes les expreffions fortes d'inclinations ou de penchans perfonnels, & toutes expreffions foibles d'affections fociales bleffent le bon ton, quelque vraies & quelque propres qu'elles puiffent être d'ailleurs aux lieux , aux perfonnes & aux circonftances ; par cette raifon , les premières font déprimées au-deffous de la réalité , & les dernières font portées au-dela de la vérité. Le peu« ple, 1'enfant. le fauvage, en un mot , 1'homme fans culture, font les véritables modèles qu'on doit étudierpour l'expreffion des paffions, tant qu'on n'y cherche pas la beauté , mais feuïement la force & la vérité. Vous trouverez donc le gourmet voluptueux recueilli en luimême : fon pas eft petit, le mouvement de la main libre eft doux , les mufcles n'en font pas tendus , elle aime a fe porter fous 1'autre qui tient le verre j fes yeux font petits , (fans cependant avoir ce regard vif & fin qu'on obferve dans le connoiffeur qui goute le vin pour juger de fes qualités) fouvent ils font entièrement fermés , & même avec force : fa tête eft enfoncée entre fes épaules : erriin, 1'homme entier femble être  ( x54) abforbé dans la feule fenfation qui chatouille agréablement fon palais (1). «Quelle différence entre ce gourmet & le buveur altéré ! Chez ce dernier tous les autres fens prennent part au defir qui le preffe: fes yeux hagards fortent de fa tête, fes pas font écartés & grands, fon corps , avec le col allongé , penche en avant, fes mains ferrent avec force le vafe, ou elles fe portent en avant avec vivacité pour le faifir , fa refpiration eft rapide & haletante ; &, dans le cas qu'il fe précipite fur le vafe qu'on lui préfente, fa bouche eft ouverte, & fa langue defféchée, favourant d'avance la boiffon , paroit fur les lèvres(2). Vous penfez bien que je vous décris ici le plus haut degré de la foif, Vanhelam Ji£/w,commerappelleLucrece(3); mais ce que vous voyez ici dans toute fa force,vous le trouverez dans un degré inférieur en examinant une foif plus modérée, &, en général, dans tous les autres defirs qui fe font appercevoir au dehors. Chaque defir entraine toutes les forces extérieures d© (1) Voyez Planche XIII, fig. U (2) Voyez Planche XIII, fig. 2. (3) De Rerum Naivra, L.lV,v. $7%i    <155) ï'homme dans fes intéréts , en excitant même celles qui ne peuvent contribuer que très-peu a 1'acquifition de 1'objet, ni en partager la jouiffance. — « La nature , dit quelque part Fontenelle , n'eft pas précife » ; & cette propofition, quelque paradoxale qu'elle paroiffe , n'en eft pas moins très-jufte. Confidérez , s'il vous plait, un autre exemple plus noble que celle du buveur j repréfentez-vous Juliette (i), qui, dans 1'attente de fon cher Romeo, s'écrie toutè-coup : « Ecoute ! on marche » ! Quelle fera,a votre avis.fon attitude? Sans doute fon oreille & tout fon corps ( mais immobile pour mieux diftinguer le bruit qu'elle entend) feront penchés vers le lieu d'oü il vient: c'eft de ce cóté-la feuïement que fon pied fera pofé avec fermeté, tandis que 1'autre , appuyé fur la pointe , femblera être fufpendu en Pair. D'ailleurs, tout le refte du corps fe trouvera dans un état d'activité. L'ceil fera trèsouvert,comme pour raffembler un grand nombre de rayons vifuels de 1'objet, qui ne paroit pas encore ; la main fe portera a 1'oreille, comme fi elle pouvoit O) Adel, Scène i.  (156) réellement faifir le fon ; & 1'autre , pour tenir 1'équilibre , fera dirigée vers la terre , mais détachée du corps , avec la paume en bas, comme fi elle devoit repouffer tout ce qui pourroit troubler Pattention néceffaire dans ce moment intéreffant; & , pour mieux recevoir le fon , elle entr'ouvrira la boucbe (1). Je préfère eet exemple , paree qu'il offre précifément la belle attitude de 1'aimable actrice , qui joue ici (a Berlih) ce role avec tant de fuccès. Quoiqu'un objet foit étranger a 1'organe de la vue , ainfi qu'au tact , & qu'il frappe uniquement le fens de 1'ouie , I'ceil voudra cependant le voir , les mains cbercheront a le faifir , & tout le corps fe portera a. fa rencontre (2). (1) Voyez Planche XIV, fig. 1. (i) Ceci nous rappelle la belle defcription du jeune Grec qui va trouver la Fiametta dans fon lit, tandis qu'elle eft couchée entre le roi Aftolphe & Joconde. Viene all ufcio, e lo fpinge, e quel li cede; Entra pian piano, va a tenton col picdc ; Fa lunghi i pajfi, e fempre in quel di dietro Tutto fiferma, e Valtro par che mova 'A guifa, che di dar tema nel vetro; Non ch'l terreno abhia a calcar ma l'uova;    ( *57 ) Prenez le cas oppofé , lorfqu'on écoute une mufique éloignée & agréable , moins pour 1'apprécier que pour en jouir. Ici la perfonne qui écoute fe tiendra debout avec les bras entrelacés, ou réduits k 1'inaction dans une toute autre attitude ; les pieds feront rappro* chés j L'ceil tranquille fera foiblement ouvert ou entièrement fermé ; la tête & peut-être auffi le corps fuivront la mefure avec un léger mouvement (1). Dans ce cas , 1'activité des autres fens fera également amortie autant que les circonftances le permettront, afin que toute Pattention de l'ame puiffe fe porter fur la jouiffance voluptueufe de celui qui eft agréablement affecté (2). Je reviens au gefte motivé ou fait k E tien la manno innan^i fimil metro, Va brancolando in fin che'l letto trova; Ef di da dove gli altri avean le piante, Tacito fi caccio col capo innante. Note du Tradut~leut\ (1) Voyez Planche XIV, fig. 2. (2) Je ne place pas ici une remarque particuliere fur Ié idefir, qui fe trouve dans une diifertation de M. Hemlïerfauis, paree qu'elle eft trop intimement liée a une matière.  deffeindont j'aidéja parlé. Prisdansl o« rigine , il n'appartient véritablement qu'aux defirs qui font principalement dirigés vers des objets fenfibles extérieurs ; mais ce gefte eft auffi employé quelquefols métaphoriquement , lorfqu'on defire d'un être libre & fenfible, ou qu'on fe repréfente comme tel, des chofes que, dans le fait, on ne peut pas obte» nird'un autre par de pareils mouvemens; comme, par exemple, la communication des idéés, des fentimens moraux , des fenfations, des volitions de 1'efprit, &c. L'homme curieux & 1'amant demandent tous les deux avec le corps courbé en avant & avec la main ouverte, l'un une nouvelle , & 1'autre 1'aveu d'un tendre retour ; apeu-près comme le pauvre demande 1'aumóne «Sc le famélique de lanourriture. far une obfervation attentive , vous trouverez un grand nombre de ces applications métaphoriques du gefte motivé & des chofes purement intellectuelles.Repréfentez-vousunhomme que je ne me propofe pas de traiter ici.On peutconfulter fur ce fujet les Mélanges philofophiques T I, de eet auteur , oü 1'on trouvera auflï 1'excellent fupplément de MMeTderfurl'ameur&fur l'égoïfme, qu'cn donneradans le Recueil de Pièccs ïntérejfantes concernanl les Antiquitt' ,'tc - JScmix-Artsfcc., qui s'imprime i Paris, chez Barreis 1'afoé,  (i59) trés - attaché au récit qu'il fait, & quï réclame 1'attention d'un auditeur curieux , également intéreffé k la chofe, & vous trouverez que l'un & 1'autre fe prendront par la main, par le bras ou par les habillemens, pour s'attirer ou fe fecouer réciproquement au moment que le récit languit ou que Pattention diminue j a-peu-près comme on en agiroit pour tirer a foi un objet mobile , ou pour mettre en mouvement le reffort arrêté d'une machine.Dans 1'endroit cité plus haut, Shakefpeare fait AivekHubert: * Celui qui raconte prend fon interlocu» teur par la main , & celui qui écoute » fait des geftes d'effroi ». Cependant on peut donner ici une autre raifon du ferrement des mains, c'eft-a-dire, lorfqu'on 1'explique par le danger oü fe trouve la patrie , qui , en rapprochant les citoyens patriotes , les difpofe a s'armef tous en faveur d'un feul homme. D'ailleurs, le gefte du defir, dirigépar les fentimens ou la réfolution d'un être libre, fe diftingue de l'expreffion du defir qui a pour objet immédiat un être pure» ment paffif j car dans le premier cas les moyens moraux s'affocient communément aux moyens phyfiques : le gefte eft  , ( i6o ) • plein de motifs , qui, felon la différence des caractères & fuivant les rapports réciproques des perfonnes , fe manifeftent tantöt par des attitudes & des mines humbles qui flattent 1'orgueil , tantót par des careffes enjouées & amicales qui plaifent k un bon naturel j fouvent auffi ces motifs fe dévoilent par des mines naïves , douces & engageantes qui dit pofent 1'ame k des mouvemens tendres , ou par des geftes fiers, impétueux & menacans qui infpirent de la crainte , ou par un air défagréable qui provoque l'ennui& le dégoüt. Le plaifir engage a céder dans l'un de ces cas, & le déplaifir dans 1'autre : dans le premier, on accorde la chofe defirée pour récompenfer des fenfations agréables } & dans le fecond, pour s'en épargner de plus défagréables encore.    (i6i) LETTRE XV E IiA règle qui fubfifte a 1'égard du defir qui nous porte vers un objet agréable, convient également a celui qui nous éloigne d'un objet nuifible j car la partie du corps.la plus fouffrante ou la plus menacée fera toujours la première a fe retirer ou a fe détourner. L'idée du deffin fait parLaireffe d'un homme déja mordu par un ferpjpt, ou pret a 1'être , eft donc fauffe : en p'renant la fuite , il tient encore le pied prés du reptile , tandis qu'il auroit du le retirer a i'afpect du danger avec la même célérité qu'on retire du feu le doigt qu'on vient de briiler (1). Dans la Lettre XIV j'ai déja donné des exemples applicables a cette règle - je me bornerai a faire mention ici d'un feul, ( i ) Voyez Planche XV fig. t. Cette critique ne tombe que fur le deffin, & non pas fur eet eftimable artifte, qui ètoit déja frappé de cécité lorfqu'on publia fon ouvrage. La figure dont il eft ici queftion, & les autres, qui fervent a indiquer les difterentes paffions,ne fetrouventpas dans la traduftion frangoife de 1'ouvrage de Laireffe, impnmée 1'année paffee chez Moutard, & cela a caufe du mème défaut dont parle ici M. Engel. Note du Tra-dufaur. li  (i6a) paree qu'il me paroit digne d'être obfervé ; il s'agit des différentes nuances de l'expreffion del'averfion.felon qu'elle vient plus du fens de 1'odorat ou de celui du gout. Les mouvemens dunez & des lèvres, quele rapport intime de ces deux fens rend ici lo :jours fimultanés , manifeftent dans les deux cas le,, defir de s'éloigner de 1'objet qui nous répugne ; on remarque feuïement que , dans le cas oü 1'odorat eft principalement affecté, le nez fe fronce davantage , & que lorfque c'eft le goüt qui eft attaqué , la lèvre inférieure , pl|| élargie , e'abaiffe davantage avec tout le menton , qui fe baiffe en même tems vers la poitrine. Cette obfervation me paroit jufte ; mais la defcription en eft difficile , ainfi que eet effai ne le prouve que trop ; & 1'on pourroit trouver de pareils deffins défagréablei. & même hideux. Dans tous les cas oü le mal a éviter occupe une place déterminée , ou en prend fa direction , ( ce qui cependant n'a pas toujours lieu) ; comme , par exemple , lorfque des vapeurs nüifibie* remplifient toute 1'atmofphère , alors 1'homme s'enfuit de cette place déter-  ( i63 ) mmee. II a déja été dit plus haut quelle doit être 1'attitude de fon corps, & la direction de fa fuite. Enfuite , dans tous les cas ou la nature du mal n'eft pas paifaitement connue dés fa première approche , & que les organes propres a donner cette connoiffance n'en font pas directement menacés j ( ce qui a lieu , par exemple , a 1'égard de la foudre ) alors le defir d'examiner les qualités , la proximité & la grandeur du mal s'affocie a celui de fa propre confervation. Enfin, dans tous les cas oü il n'exifte pas une impoffihilité abfolue de fe mettre en füreté en écartant le mal, un fecond defir , quoique plus foible , fe joint immédiatement au premier ; favoir, celui de repouffer le mal & de s'en garantir par le développement de fes propres forces. La nature en indique les moyens les plus convenables fuivant les occurences. Celui qui cherche a diffiper de mauvaifes exhalaifons , pouffe fortement fon haleine devant lui , ou bien il agite Pair avec la main qu'il remue en tout fens ; celui qui tremble a Pattaque imprévue d'un ennemi, lui oppofe dans le moment d§ 1'eifroi les deux mains renverfées. L 2  ( x64 ) Le premier de ces defirs concomitans a une très-grande part a l'expreffion de la crainte & de 1'effroi, qui fe manifeftent dans les traits du vifage ; caril fait ouvrir extrêmement les yeux pour mieux connoitre 1'objet dont on eft menagé; & fi vous en croyez Parfon , ce mèrne defir fait auffi ouvrir la bouche pour favorifer une plus grande perception de fon (i). D'autres (par exemple, le Brun ) prétendent que cette extreme ouverture de la bouche doit étre attribuée au faififfement du cceur , qui rend la refpiration plus difficile (2). II m'eft indifférent a laquelle de ces deux expli,. cations vous donniez la préférence . (1) Human Phyfwgnomy explained, page 60. Voyez Philof. TranfaB. Vol. XLIV, Part. I, du Supplément. The reafon, why the eyes and mouth are fuddenly opened in frights, feems to be that the objecf of danger may be the better perceived and avoided ; as if nature intended to lay open all the inlets to fenfes for the fafety of the animal: the eyes, that they may fee their danger, and the mouth, which is in this cafe an affiftant to the cars , that they may hear it. This may perhaps furprife fome, that the mouth should be neccfTary to hear by; hut it is a common thing, to fee men, whofe hearing is not very good open their mouths with attention when they liften, and it is lome help to them : The reafon is , that there is a paffage from the Meatus auditorius , wich opens into the mouth. Thus we fee, how ready nature is, upon any emergency, to lay Jiold of every occafion for felf-prefervation. (2) A Tarticle Frayeur.  d65) cependant celle de Parfon a eet avan* tage , qu'elle ramène les deux phénomènes k un principe comrnun, & par cette raifon elle me plaït davantage j car je défirerois que tous les geftes obfcurs attribués a la pliyfiologie fuffent placés dans la claffe plus claire deS geftes moiivés. Au refte , il fuffit que la tendance -de connoitre & de juger le péril s'affocie prefque toujours par des raifons très-fenfibles au defir de la confervation de 1'individu , & que fon action dure encore après que 1'homme a déja tourné le dos , & qu'avec les mains portées en avant il eft en pleine fuite. Si 1'objet dangereux eft vifible, le fuyard y tourne fans ceffe les yeux par - deffus les épaules ; & il dirige 1'oreille vers 1'endroit d'oü le péril s'eft annoncé , s'il ne peut être appercu que par le fens de 1'ouie. Laireffe a parconféquent très-bien raifonné en faifant? regarder en arrière les perfonnes frappées de crainte ou d'effroi dont il a fait les deffins; fi ce n'eft que la figure effrayée par un coup de tonnere (1) , n'auroit pas dü , felon moi, retournex (1) Voysz Planche XV, fig. ftj Li 3  , s . o6, édithn de Vérone t7p. La crainte peut ayott quelques mouvemens pareils a la frayeur, quand elle n'eft caufée que par 1'appréhenfion de perdre quelque chofe, ou qu'il n'arrive quelque mal. Cette paffion peut donner au corps des mouvemens qui peuvent être marqués par les épaules preffées, les bras ferrés contre le corps , les mains de même , les autres parties ramaffées enfemble, & ployées comme pour exprimer un tremblement, *  (170) 1'on difoit qu'on rentre , pour ainfi dire en foi-même , qu'on retire chaque membre , & qu'on ferme autant que poffible tous les fens , lorfque la frayeur , comme dans le danger imminent de tomber d'une très-grande hauteur , eft xnontée au point qu'on craint d'approfondir le péril, & qu'on a perdu toute efpérance de fe fauver. « Je fermerai j> fürement les yeux » , dit un certain perfonnage dans une comédie, « pour » ne pas être témoin de ma déplorable » fin ». Les phénomènes phyfiologiques caufés par la crainte lorfque tous les mouvemens de la nature humaine , & furtout le defir de fa propre confervation fe trouvent intéreffés , font fi connus , & leur imitation eft d'ailleurs , en général, fi difficile pour facteur, que je crois devoir les paffer fous filence. Le faififfement glacial & le tremblement des membres s'imitent affez facilement j mais les altérations du teijnt ne feront que rarement les fuites d'une imagination fortement frappée , & jamais on ne parviendra a les produire par une froide intention. Car quoiqu'il foit certain que ce dernier phénomène  ( *7* ) dépend en partie de la coopératioit de1 l'ame , cependant les inftrumens par lefquels il s'exécute font fi pen fouples , fi rebelles & fi difficiles a mouvoir , que la plénitude des fenfations préfentes , oü l'ame déploye toute fa vigueur , femble être néceffaire pour le produire. Quittons donc ce fujet pour nous occuper de 1'emploi figuré des geftes motivés dont il a été queftion plus jiaut. Vous n'ignorez pas , qu'a. proprement parler , on ne peut reculer a 1'approche du mal , ni lui oppofer de la réfiftance en portant les mains en avant, a moins que 1'objet nuifible ne foit réellement préfent, n'occupe une place déterminée & ne frappe les fens ; mais que cependant on recule ou jette le corps en arrière lorfqu'on apprend une mauvaife nouvelle , ou qu'on entend le récit de penfées baffes & méchantes qu'une perfonne tiercé ne fait qu'avec cliagrin & comme malgré elle. Nos propres idéés produifent même fouvent eet effet, quand notre cceur & notre confcience rejettent ces penfées, comme ignobles ou criminelles. Lorfque Médée, tranfportée de fureur , fe confulte fur la  (ï72) Jnanïère dont elle pourra porterle coup le plus fenfible & le plus douloureux a Jafon, & qu'égarée par le defir de la vengeance, elle forme ce fouliait : « Ah? » que n'a-t-il déja des enfans de Créüfe »? ou lorfqu'elle fe fait cette queftion plus terrible encore : « N'eft - il pas déja » père 33 ? alors , avec le vifage détourné , elle porte les mains en avant, jette le corps fortement en arrière , & s'effraye , pour ainfi dire, d'elle - même $ tandis que la nature révoltée fait fortir foudain ce cri de fon cceur maternel : « Penfée 33 affreufe ! elle me glacé d'effroi (1) ! 3> C'eft ainfi qu'en général 1'homme recule devant chaque idéé défagréable 7 dès qu'elle acquiert une certaine vivacité , comme a 1'approche d'un mal préfent dont fes fens font frappés , foit que fon ame ait concue elle-même cette idéé , ou qu'elle lui ait été communiquée par quelqu'autre. La même chofe arrivé dans 1'étonnement, lorfque des idéés furprcnantes & incroyables s'emparent, comme par violence, de 1'efprit. L'erreur eft un mal pour 1'efprit, & (i) Tragédie allemande, Atle, III, fcène 10. Voyez la Planche XVI.    < <73) comme un mal ne fe trouve jamais feul, d'autres maux s'y réuniffent plus ou moins. & caufent fouvent de petits embarras momentanés ; c'eft ainfi , par exemple , qu'on s'expofe a être ridicule par trop de crédulité. C'eft par cette raifon qu'on s'éloigne a. 1'inftant de celui qui nous raconte des chofes incroyables , quoiqu'elles foient d'ailleurs parfaitement indifférentes k notre bien être , & qu'on fe détourne au récit de quélque paradoxe , fut-il fimplement tliéorique; c'eft de même auffi que 1'apparition fubite d'unami qu'on croyoit mort depuis long-tems, ou a une trés-grande diftance de nous , nous fait reculer d'effroi. comme fi un fpectre s'offroit a nos yeux. II eft inutile de remarquer que dans de pareilles fituations on eft également occupé a. reconnoitre & a apprécier le danger oü 1'on eft de fe tromper. On comparera , par exemple , 1'amï qu'on revoit avec 1'image qu'on en avoit confervé dans 1'efprit, pour conftater la réalité de fa préfence ; on confidérera d'un ceil fixc & quelquefois avec un léger fourire celui qui nous fait quelque récit , ou bien on 1'examincra avec un regard févère ou méprifant, pour cou»  clure par ie jeu de fa phy/ïonomie s'il plaifante ou s'il parle férieufement, «fe pour s'affurer de la vérité de lés penfées par la manière dont il foutiendra ce regard , ou dont il y répondra par fes mines ou par fes difcóurs. II me feroit facile de multiplier ici les exemples de pareilles expreffions figurées. ünenégation vive & animée , un refus donné fubitemcnt avec un peu d'humèur font toujours accómpagnés d'un mouvement de tête & de mains, comme fi 1'on vouloit écarter ou repouffer la queftion ou la prière qu'on nous fait. Au contraire, lorfqu'on affirme quelque chofe avec vivacité, ou qu'on accorde de bonne volonté une grace , on emploie la main ouverte avec la paume en haut, comme fi 1'on vouloit la préfenter a 1'interlocuteur ou recevoir la fieune ; & cette doublé difpofition n'eft que la repréfentation fignrée de 1'accord du jugement & de la volonté. Le gefte de 1'averfion appliqué k des objets moraux me paroit encore trèsdigne d'être remarquéj car vous devez avoir obfervé que l'expreffion du mépris prend volontiers une petite nuance de dégout. Par exemple , la vue ou le  récit d'actions raéprifables . d'une baffe jflatterie, d'une fupplicationpufillanime ^ d'une foibleffe fervile k fupporter des offenfes groffières , fait froncer le nez comme fi 1'odorat étoit bleffé par une odeur défagréable ; & lorfque le mépris eft porté au plus haut point, il fe manifefte par un crachement, ou du moins par 1'exclamation Fi! qui 1'indique j comme fi 1'on vouloit purger la bouche d'humeurs putrides & peftilentielles. D'autres maux font très-réels & méritent toute notre attention ; nous tremblons paree que nous comparons leur grandeur avec notre petiteffe , & leur force avec notre foibleffe ; mais nous fuyons un objet dégoutant a caufe de 1'idée que nous nous formons des imperfections propres &j inhérente s a fa nature : il nous occafionne de la répugnance fans exciter notre crainte ou notre attention j & voila fans doute le motif obfeur de la métaphore dont je viens de parler. Je terminerai cette lettre par vous faire obferver en paffant que le jeu de la crainte eft auffi très-motivé, lorfque le mal qu'on redoute dépend de la volonté d'un agent libre, & que dans ce cas les motifs en différent beaucoup fuivant  la diverfité des caractères &c des rappor ts j car tantöt on cherche a le toucner par la foumiffion & la prière , & tantöt al'effrayer en montrant de la fermeté 8c du courage : la flatterie & la jfierté font employees fuivant les ch> conftances 8c le génie des perfonnes. LETTRE XVII. T j E defir d'écarter ou de détruire un mal peut être toute autre chofe que de la colére ; cependant ce n'eft que fous les traits de cette paffion ( qui, autant que je le fache , fe confond avec le defir de vengeance & de punition , fuivant 1'opinion de tous les anciens philofophes ) ( ï ) qu'il a fon jeu caractériftique 8c trés-marqué. L'arne , agitée par ce defir, ne manifefte rien autre chofe dans les mouvemens du corps que réfolution 8c ardeur , auxquelles s'affocie peut - être l'expreffion d'autres affections , telles , par exemple, que celles de la crainte, de 1'effroi , (i) Voyez Menage ad Diagen. Laert. L. VII, Segm. 113 '. du  ( l77 ) du déplaifjr. Mais lorfque ce font des êtres raifonnables & fenfibles qui, de propos délibéré , nous caufent du chagrin, paree qu'ils nous méprifent fous quelque point de vue , comme des mdividus peu dangereux (i) qu'on peut oftenfer impunément, fans en avoir rien a redouter , ou a 1'ombre du myftère fans cramdre d'être découvert: lorfque nous remarquons que notre ennemr rellent une joie maligne de la douleur dont il a en 1'adreffe d'affecter notre fenfibxbte, le defir de la vengeance enflamme notre cceur, & nous eïcite a rendre;. toutes les fenfations douloureufes a celui qui nous en a caufées de femblables. Telles qu'un torrent qui renverfe fes digues , toutes les forces de la nature fe portent au-dehors. A 1'afpect terrible de leurs effets deftruc teurs , la joie cruelle de notre ennenü fe cnange en effroi & en douleur • tandis que le cliagrm amefque nous reffentons (i) Ariftote feit dériyer tous les effets de la colère de hdee quonnous mepnfejcar il explique cette M  ie transforcne dans le fentiment delicieus qui nait de 1'idée de notre propre puiffan* ce & de la terreur qu'eUerépand Jlréïultè , de-la ce que les philofophes moraliftes ont obfervé depuis long-tems ; favoir , que cette affection fe réveille naturellement contre des êtreslibres «fepenfans ; qu'elle eft moins naturelle vis-a-vis des animaux, qui, nepouvantninoiïs offenfer, ni nous méprifer , ont feuïement la faculté de nuire ; & qu'elle eft iout-a-fait contre nature quand il s'agit d'objets purement paflifs & inanimés. On a re gardé' comme un trait de délire 1'idée extravagante qu'eut Xerxès de faire fouetter Sc encliainer la mer ( 1 ). II fe pourroit cependant qu'un defpote, moins accoutumé que d'autres hommes au fouvenir humiliant de fon impuiffance Sc de fa dépendance , ent cherché une efpèce de confolation , en s'aveuglant au point d'avoir la folie vanité de croire qu'il pouvoit rendre a la mer en fureur tous les chagrins qu'elle lui avoit caufés , 6c qu'il étoit affez redoutable pour lui en faire éprouver fa Vengeance. (i) Pkuarqüe nip uttpyntiai édit. Reisk. Vol. VII, page jBy, Comparez-y Herodóte, L, VII.  ( 179 ) Ainfi que je viens dele dire , Ia colète donne de la force a toutes les par« ties extérleures du corps ; mais elle arme principalement celles qui font propres a attaquer , a faifir & a détruire. Gon« flées par le fang & par les Immeurs qui s'y portent en abondance, elles s'agitent d'un mouvement convulfif; les ypux enflammés roulent dans leurs orbites, & lancent des regards étince* lans ; les mains par des contractions violentes , & les dcnts fur - tout par des grincernelis effroyables , manifeftent tine efpèce de tumulte <& de défordre intérieurs. C'eft la même inqtiiétude que le fairglier & le taureau furieus montrent cbacun aexercerles armes que la nature leur a données : l'un en ai^ guifant , pour ainfi dire, fes défenfes pour 1'attaque , 8c 1'aUtre en agitant fes cornes , avec lefquelles il laboure la terre & jette en 1'air des tourbillons de pouffière. De plus j les veines fe gonflent, fur-tout celles autour du col, aux tempes & fur le front • tout le vifage eft enflammé j a caufe de la furabondance du fang qui s'y porte, mais cette rougeur ne reffemble pas k cello que produit le defir de 1'amour ; tous M a  ( i8o ) les mouvemens font heurtes & tresviolens ; le pas eft lourd, irrégulier , impétueux. Vous m'objecterez que ces changemens n'ont pas toujours lieu : que, par exemple, le vifage de 1'homme do miné par la colère palit aulfi fouvent qu'il paroit en fteu. Je réponds , que le fentiment du defir de la vengeance peut fe changer dans le fentiment défagréable de 1'offenfe recue , & de même vice ver/a y ou li vous préférez de donner le nom de colère a ces deux fentimens réunis , je dirai alors , que j> Cette » colère eft compofée du chagrin de » 1'offenfe rerue , 8c du defir d'en ti3> rer vengeance ». Le philofophe dont j'emprunte ces mots , continue ainfi : « Ces idéés, en luttant entr'elles dans j> une ame agitée , produifent des mouj> vemens abfolument contraires , fui« vant que 1'une ou 1'autre prédomine. 3> Tantot le fang fe porte avec vio» lence vers les parties extérieures de 33 1'homme agité par la colère ; les » yeux femblent fortir de la tête 8c de3> viennent étincellans; le vifage s'en33 flarame; on frappe des pieds , on fe 33 débat & s'agite comme un furieux : 3) voila les fignes du defir de la ven-  (i8i) » geance qui domine. Tantót le fang » retourne au cceur; le feu des yeux » égarés s'éteint , & ils rentrent fort » avant dans leurs orbites ; une paleur 33 fubite décolore le vifage , & les bras 33 pendent le long du corps fans force 8c 33 fans mouvement: ce font - la les mar33 ques les plus certaines du cliagrin pré33 dominant cauféparl'olfenfe( 1)3).Quoique ces obfervations foient très-juftes , il m'eft cependant permis, en m'occupant fimplement de 1'effet des defirs , d'examiner la colère fous le point de vue qui en offre les traits les plus caractériftiques. En réuniffant tous les geftes 8c toutes les mines de 1'homme en colère que je viensd'indiquer, vous enformerez un tableau tout-a-fait rep ouffant 5 il deviendra hideux & dégoutant même, fi vous y ajoutez cette bave empoifonnée , qui, dans le plus fort de cettepafhon,coule de lalèvre inférieure, tirée en bas vers un cóté de la bouche entr'ouverte, & a fon afpect 1'obfervateur tranquille concevra la plus srande horreur d'une paffion qui défi- (1) Voyez (Euvres philofophiques de Mofes Mendelsfohn, T. II, p, 34, 3} , édit, allemande. M3  (i8a) gure & ravage a tel point les nobles traits de 1'homme. II y a lieu de croire que celui qui eft maitrifé par cette paffion fe feroit horreur a lui-même , s'il étoit a portée d'examiner la propre figure pendant le tems qu'elle dure. Néanmoins Plutarque fait dire a Fondanus : « Qu'il ne fauroit pas mauvais gré au domeftique intelligent qui lui préfenteroit un miroir k chaque accès de colère 5 paree qu'en fe voyant lui-même dans un état fi peu naturel, il en apprendroit certainement a détefter cette paffion (1)». Mais, a mon avis , le domeftique intelligent donneroit une plus grande preuve de jugement en laiffantda le miroir 5 car il courroit grand rifque de fe le faire jetter a la tête. II en fut autrement de Minerve. Plutarque raconte que cette déeffe jetta loin d'elle fa flütc , lorlqu'elle s'appercut dans un ruiffeau de la, grimace qu'elle faifoit en jouant de eet inftrument. L'efprit de Minerv e étoit calme; Sc, comme femme, elle avoit intérêt de paroitre toujours belle , Sc de ne pas rendre fon afpect hideux par des contorfions qui iiuroicnt défiguré lés traits. (1) A I'éhjjroit cité, p. 783,  (i83) C'étoit pour plaire qu'elle jouoit de la flüte ; mais 1'homme en colère veut infpirer la crainte & 1'effroi. Ecoutons ce que Séneque en dit: Speculo equidem neminem deterritum ab ira crado. Qid ad Jpeculum venerat, ut fe mutaret, jam mutaverat. Iratis quidem mdla eft formcfior effigies , quam atrox & horrida, qualefquc ejfe , etiam vidcri voluut (1). Je m'écarte de mon fujct fans m'en appercevoir ; mais que pourrois-jc encore dire , après eet auteur , des geftes du defir de la vengeance ? II en a donné une defcription particuliere dans chacun des trois livres qu'il a écrits de la colère; & il y a déployé tantd'éloquence, il y a développé les plus petites nuances de cette paffion avec tant d'exactitude , que fon admirateur le plus outré , Jufte Lipfe , n'a pu s'empêcher de s'écrieravec une forte d'humeur: Ubique diffufe & cur toties, (2 ) ? Des trois paf- (1) De ira, L. II, c. 36. (2) Comment. in Senec.p. 2, nol. f. Les paffages de Séneque fe trouvent L. I, c. 1, L. II, c. 35, L. III, c. 4, En voici le premier, pour fèrvir- d'exemple : Flagrant & micant oculi, multus ore toto rubor, exafiuante ah imispra*. cordiis fanguine ; labia quatiuntm , dentes comprimunlur 4 M 4  C l84 ) iages choififfez la defcription qui vous paroit la plus belle & k plus riche j quant a moi, je me borne a offrir une feule remarque a la méditation de facteur j favoir , qu'en imitant la colère , il doit fe propofer un autre but que de la repréfenter au naturel; & que dans une paffion dont les effets deviennent fi facilement hideux & dégoütans , il faut qu'il fe garde , plus que dans toute autre affection de l'ame , de 1'outrer ou même d'y mettre trop de vérité.' horrentac fubnnguntur capilli , fpiritus coaflus ac ftridens • amculorum fe ipfos torquentium fonus , gemitus mugitufque &parum explanatis vocibus fermo praruptus & complofx foplus manus & pulfata humus pedibus & totum concitum corpus magnafquc mtnas agens, foeda vifu & horrenda facies depravantium ft atque intumefcentium. Nefcias, utrum magis aeteftabile vittum fit an deforme.  (i85) LETTRE XVIII. Il y a très-certainement de la malice dans la queftion que vous me faites; favoir , dans quelle claffe d'expreffions je range celles de la colère & du defir de la vengeance. Je penfe que vous vouliez me faire fentir adroitement ce qu'il y a d'incohérent & de vague dans ma claffification , qui eft plus propre , felon vous , a faire naitre la confufion qu'a la prévenir. Mais vous ai-je dit quelque part que cette claffification me paroit parfaite & d'une précilion rigoureufement conforme aux régies de la logique ? Vous dites que tous les changemens dans la circulation du fang devroient appartenir , felon moi, aux expreffions phyfiologiques ; mais qu'on trouve cependant dans la paleur & la rougeur fubites quelque chofe d'analogue a. la fituation de l'ame ; paree que le fang fe concentre lorfque 1'homme, faifant un retour fur lui-même, apprécie'fes imperfections ou le danger qui le me»  (i86) nace ; tandis qu'd fe porte avec force aux extrêmités du corps lorfque 1'on penfe k fon ennemi, qu'on eft occupé du fentiment de fa propre force, ou qu'on fe complait dans 1'idée d'une vengeance prochaine. Soit, Je réponds a cela, qu'il dépend de vous de tranfporter ces phénomènes de la claffe des expreffions phyfiologiques dans celle des analogues. Mais, en même tems , pourfuivez-vous , on peut k peine fe défendre, en rougiffant ou en paliffantfubitement , d'avoir la penfée confufe de quelque chofe de perfonnel, de quelque chofe qui tient peut-être feuïement de 1'inftinct , mais dont l'ame néanmoins paroit être la caufe. Dans les faififfemens violens de la crainte, l'ame femble être occupée intérieure-» ment du même foin de confervation a 1'égard du fang & des humeurs , que celui qu'elle porte au-dehqrs a 1'égard du corps : en fuyant avec les premiers dans les vaiffeauxles plus cachés delavie , 8c en fe fauvant avec 1'autre dans les réduits les plus obfcurs & les plus fïïrs. Dans la colère elle porte , au contraire , conformément au defir de la vengeance , toute 1'activité & toute la plénitude de fes forces au-dehors, fur-tout dans, les parties qui font les plus propres a Fat»  (i87) ïaque. — Cette obfervation eft également vraie 5 je fuis donc d'accord que vous retiriez ces fortes d'expreffions de la claffe des analogues pour les placer dans celle des mQtivées : mais alors ce fera votre affaire de vous arranger avec les partifans du mécanifme , fur - tout avec un homme auffi redoutable que 1'eft Haller. Cependant la réfutation de Ce favant, qui eft plus grand phyfiologue que philofophe , ne vous coütera pas beaucoup de peine; car fes argumens , comme je fuis forcé d'en convenir , ne font pas des meilleurs. S'ilprétend qu?il feroit abfurdc que l'ame , faifie de crainte , voulut oter la force aux genoux, & les priver de la faculté de tuir (i) ; vous pouvez lui oppofer qu'une pareille abfurdité s'explique parfaitement par la vivacité & le défordre qui accompagnent cette affection. N'a-t-on pas vu des perfonnes , demeurant k un qua* trième étage , qui, pour vouloir fauver (1) Element. Phyfwl. T.V,L. XVII, p. m. SS8. In metu, ad fugiendum imminens malum, fi propriam confervationem finem eorum motuum facias , quid abfurdtus tremore genuum , iebt&idte fuborta ? In ita , quid in emota bile&diarrhata boni adulcifcendum hofiem, quid in epilcpfia?  (i88) leurs mëubles des flammes , ont jetté par les fenêtres les glacés & les porcelaines ? Dans des fltuations pareilles , l'ame agit fans doute en tumulte; auffi ne peut-elle gouverner le corps que d'après des idéés très-obfcures & trèsconfufes, qui le font un peu plus que celles que tant de gens paroiffent s'être formées de ces fortes d'idées mêmes. Si Haller demande enfuite ce que la bile agitée , la diffenterie & 1'épilepfïe ont de commun avec le deffein de fe venger d'un ennemi ? vous pouvez lui répondre qu'on ignore le rapport du premier effet, & que les deux autres ont lieu probablement contre 1'intention de l'ame par le feul mécanifme du corps , qui, en général , ne doit jamais être perdu de vue dans 1'explication de pareils phénomènes ; car , fans parler de ce que ce mécanifme peut feul rendre poffible de femblables effets , le jeu de la machine , qui a recu fon impulfion, doit non-feulement offrir dans fa marche des fuites totalement étrangères a la fituation , mais il faut même qu'il en préfentequi y font entièrement contraires ; de forte qu'au lieu de laconfervation de 1'individu ? ilenréfulte  ( 189 ) fa détérioratïon, ou même fa deftruction totale. Je paffe , comme vous le voyez , très-légèrement, & , pour ainfi dire , en me jouant, fur cette matière» Mais , au refte , k quoi bon nous occuper de cette queftion épifodique & fi éloignée du véritable but de notre travail ? queftion qui , d'ailleurs , par fa nature même , ne pourra jamais être décidée d'une manière fatisfaifante. Abandonnons donc , du moins pour le moment, un problême dont la folution la plus fine & la plus heureufe ne nous difpenferoit pas de convenir de notre ignorance a 1'égard du point capital. Soyons affez fages pour ne pas toucher au voile que les amans les plus favorifés de la nature n'ont pas eu la permiffion de lever. Votre remarque fur ce que la colère quitte fouvent fon véritable objet pour s'attacher k d'autres tout-k-fait innocens & étrangers , eft très-jufte , & je vous remercie de ce que vous avez bien voulu me la commimiquer. Cependant je ne vois pas le motif qui peut vous avoir engagé k choifir parmi tant d'exemples cités par Home, (auquel vousavouez être redevable de cette remarque ) précifé-  ment celui qui me paroit le moins frap* pant. «Dans la tragédie Othello , » dit eet auteur (i ) , Jago a réveille ?> la jaloufie d'Othello par des fignes » équivoques & par des circonftances » propres a faire naitre des foupoons , « qui néamnoiiis ne femblent pas* affez » fondés a Celui - ci, pour en faire » reffentir les effets a Desdémona , » qui.en étoit 1'objet naturel. Le déf» ordre & 1'anxiété caufés dans fon j> ame par ces rapports , excitent pen» dant un moment fa Colère contre » Jago même , qui lui paroit encore » innocent , mais qui cependant èft » celui qui a donné naiffance a fa ja» loufie (2) b. A mon avis , la colère ne fe trompe pas ici, mais èlle s'attache plütót a fon véritable objet ; car Othello , tröp épris des charmes de Desdémona , & trop effrayé des tourmens cruels & infupportables de la jaloufie , abandonne vifiblement le foupcon qu'il avoit d'abord cóncu contre la vertu de Desdémona , pour fe livrer k ^)'m$m of Crhicifm, T. I,p. 8, de la cinqmërne (2) Acle III, Scène 3.  1 • • i. ('91) celui qui , diametralement oppofé au premier, concerne la probité & la véracité de Jago. Selon moi , Home auroit mieux fait d'appliquer ici 1'obferVation faite ailleürs ; favoir , que le porteur d'uUe nouvelle odieufe devient haïffable lui - même j & de 1'expliquer par 1'exemple très-frappant de la tragédie il'Antoihe & Cléopatre, de Shakefpeare (i)s Cepëndant, fi 1'on adopte 1'explication d'Ariftote i la colère ne portera pas ici für un objet entièrement faux ; car le flegme glacial & la tranquillité d'un nleffager, témoin du cliagrin amer que nous reffentons , nous paroiffent une efpèce d'offenfe & de mépris , qui naturellement doit échauffer notre bile (2). Au refte , ört ne peut pas douter que ce n'eft pas le meffager innocent ? mais 1'amant parjure, ( fi dans ce (1) At~le II, Scène fi (a) Rhetor. a 1'endroit cité, édii. Lipf. p. 87. Ariftote accumule ici une foule de remarques, qui toutes s'expliquent d'après 1'idée qu'il a donnée de la colère. II avoit dit plus haut : ofyt^nrat.... xcci rus mixa.ip'iin rmsarvxia.it, Hai oAms ey&i/|iiX/i6ni( e» ra.it iavrm «Tu^ia»' nyap £%%'ƒ>* * <\iyup\!nt{ jvsjh. Enfuite vient la remarque citee dans le texte : Kaï rtis ft» arraché tous les cheveux ». Vous re- (1) Cette gravure eft faite d'après le fuperbe tableau de M. Reynolds , premier peintre du roi d'Angleterre. Le fiijet en eft tiré de \'Enferd\i Dante, chap. ^3 , v. 168 & fuiv., cü le comte Ugolino eft dépeint mourant de faim, avec fes quatre enfans , en prifon. Dans le tableau de M. Reynolds, ce père infortuné eft repréfenté dans une parfaite apathie, & comme pétrifié par le fentiment de fon malheur; tandis qu'un de fes filstombe en agonie, un autre veut le fecourir; le troifième fe cache le vifage, & le plus jeune fe tient effrayé aux genoux de fon père. Les regards de tous les enfans font fixés fur le comte , qui n'entend plus, qui ne voit plus. Note du Traducleur. (a) Traité de Peinture, ch.2}6 p.219.  ( 206 ) marquerez , au refte , que cette efquiffe n'eft qu'un projet de eet eftimable artifte ; car il parle feuïement de ce qu'on peut, & non de ce qu'on doit faire , & très-certainernent le défefpoir perfonnifié , tel qu'il faudroit le repréfenter en peinture,occupoitfeulementicifapenfée. Afin d'éviter les répétitions 8c le défordre dont nous venons de voir des exemples, continuons k marcher dans la route que nous nous fommes tracée ; 8c fans faire attention aux différences indiquées par 1'ufage de la langue , ou k 1'unité ou a la diverfité que pourroit offrir 1'intérieur de l'ame , prenons garde de ne pas dépaffer, ou même de ne pas toujours atteindre le point oü 1'unité ou la diverfité dans les expreffions vifibles nous conduiroit. De Piles ayant reconnu les embarras de la routebattue jufqu'a préfent, auroit dü en agir ainfi ■ mais il préféra de s'écarter de la théorie importante des paffions , fous le prétexte fpécieux qu'il ne vouloit pas mettre des entraves a 1'imagination des artiftes , ni priver leurs ouvrages de la nouveauté & de la variété (i). (i) (Euvres diverfes de M. de Piles, T. II, p. 146 & ïuivanies.  ( 207 ) LETTRE XX. artes diftingue eXpreffément les fenfations corporelles des paffions de l'ame (1). Le Brun , quoique trèsfidelle a fuivre ailleurs ce philofophe , 1'abandonne ici tacitement, en parlant auffi. de 1'expreffion de la douleur phyiique au milieu de la théorie des affections. Je ne fuivraini l'un ni 1'autre de ces écrivains ; car je penfe qu'il vaut mieux paffer entièrement fous filence les régies de 1'expreffion corporelle ; en partie , paree qu'il faudroit entrer dans des détails dont il ne convient pas de parler; & d'un autre cóté , paree que ces régies font d'une moindre importance pour facteur , dont 1'inftruction eft 1'objet principal de mes recherches. Cependant onne peut pas négliger abfolument les fenfations phyfiques; car fouvent elles font les fuites des mouvemens intérieurs de l'ame , & leur expreffion nous ramène alors a ces mouvemens (i) Paf. an. art. 29. Comparez-y l'art. 2$.  ( ao8 ) comme a leur fource. Lorfque clans le drame d'Eugenie , le père tle 1'feeróïnê , en découvrant avec violencc fa poitrine, foulage , pour ainfi dire , fon cceur oppreffé; lorfqu' Othello, vacillant de cöté & d'autre avant qu'il tombe en foibleffe , porte peut - être une main a fa tête comme s'il éprouvoit déja les premiers fymptömes de fa prochaine défaillance , & frappe de 1'autre main fon cceur navré de douleur, tandis que fa langue balbutie des pbrafes & des penfées entrecoupées ; lorfque le Colonel révoltant dans la Hcnriette de Groffmann travaille fans ceffe avec le bout des doigts dans fes cheveux; ou,pour revenir du Ibible au fort , lorfque la brülante Sapho & 1'amoureux Antiochus (i), allanguis &prefqu'anéantis d'amour, fe débattent fous les fenfations d'une prochaine défaillance ; nous reconnoiffons dans tous ces mouvemens extérieurs, d'abord les changemens qui ont lieu dans le corps , &, par le moyen de ceuxci , les modifications qui affectent l'ame. J'ai dit plus haut que les affections (i) Plutarque , dans la Vie de Demetrius. Longin. de 'Subl. c. 10. naiffent  ( 2°9.) naiffent de la perception de notre pi'opre perfection ou imperfection : la première produit les affections agréables, la feconde les défagréables , & la réunion des unes & des autres eft la fource des fentimens mixtes. Un pareil fentiment a fouvent , mais non pas toujours , une expreffion compofée j parconféquent un grand nombre de fentimens de cette efpèce peuvent être rangés dans la claffe des fentimens fimples. Selon les philofophes, une douleur & une joie pures ne font pas verfer des larmes : pour les faire .couler il faut que des idees agréables commencent a fe mêler avec des idéés défagréables, ou vice ver/a. Cette obfervation eft jufte ; mais on ne trouve , quant a l'expreffion , ce mélange que dans 1'accablement de la joie , qui fait couler des larmes fur des joues riantes : 1'accablement de la douleur , qui fait grimacer tout le vifage pour le difpofer aux pleurs , eft feuïement , fuivant 1'exprefiion , un fentiment pur & fimple. Commencons par 1'examen des affections agréables , plus amufant que celui des affections défagréables, II eft fingulier qu'on faffe d'abord clioix de ce qu'on croit le meilleurj mais c'eft ainfi O  ( 210 ) qu'en agit 1'homme : dans Une corbeille pleine de fruits , on choifit toujours de préférence ceux qui paroiffent les plus beaux 8c les plus favoureux. II y a des hommes fi heureufement conftitués , que 1'équilibre le plus parfait des humeurs permet a leur fang de circuler , fans aucun obftacle , dans les vaiffeaux les plus délicats ; & , ce qui en eft une fuite néceffaire , la marche de leurs idéés eft fi franche , elle a tant de légèreté & de vivacité , que leur Vifage eft toujours ferein, & que leur cceur eft fans ceffe difpofé au plaifir. Lorfque des peintures fiantes s'offrent k 1'imagination de ces enfans chéris de la nature , ou quand des événemens heureux & extraordinaires embelliffent 1'état extérieur des hommes , en général, quelque foit leur caractère, (circonftance oii l'ame , en s'élancant dans 1'avenir , pareourt fans aucun obftacle une longue férie d'idées agréables ) on n'appercoit pas fimplement chez eux de la fatisfaction & de la férénité, mais ce degré fupérieur d'un fentiment agréable, auquel je vou« drois donner exclufivement le nom de joie. Dans le jeu que produit cette joie , on remarque 1'analogie la plus parfaite,  £*i*1 1 erapremfela plus exacte d'une ame,qu! ouvre , pour ainfi dire , toutes les avenues aux idees flatteufes en mefurant les mouvemens du cörps exactement fur le degré de vélocité , deliaifon 8c de facilité qui règnent dans la marche dë fes conceptions claires & dominantes. Le vifage eft ouvert 8c franc dans toutes fes parties j le front eft uni 8c ferein ; la tête s'élève avec grace d'entre les épaules ; I'ceil éloquent offre fon globe entier qui brille d'un éclatplus pur; la bouche préfente eet aimable femihians labellum du petit Torquatus (ï) ; les bras Sc les rnains font détachés du corps; la démarche eft fémillante Sc gaie; la légereté , la foupleffe , 1'harmonie , en un mot, la grace , règnent dans les mouvemens de tous les membres. Vous devez conclure de la que tous les phénomènes de la joie s'offrent fous des traits aiinables, gracieux 8c bcaux; & vous pouvez en tirer la conféquence , qu'ils feront d'autant plus caractériftiques , & que leur reffemblance avec cette affection fera d'autant plus frappante , que les idéés dont l'ame s'occupe (0 Catulle LlX,v. 220, O %  (213 ) feront plus gracieufes & plus belles 7 8c que ces mêmes idéés favoriferont davantage les analogies indiquées. La joie de 1'orgueilleux, qui voit la réuflite des grands projets de fon ambition , fera épanouir tout fon vifage & * confervera de la facilité & de la foupleffe aux mouvemens de fon corps ; mais lorfque des idees grandes , élèvées & vaftes occuperont fon ame , on trouvera qu'il y a toujours plus ou moins a öter du caractère de ce fentiment. On croira y remarquer moins une joie pure, qu'un melange de joie & d'orgueil. Celle de 1'amant dont l'ame parcourt voluptueufement des idéés belles , douces & aimables , fe montrera , au contraire , davantage fous le caractère d'une joie franche , pure & complette. II eft inutile d'obferver que l'expreffion de ce fentiment a fes degrés , ainfi que ce fentiment même ; mais le plus haut point du raviffement ou du tranfport ne fera toujours qu'un renforcement des traits que je viens d'indiquer (ï). A la vérité ces traits , s'ils ne s'évanouiffent pas en- (i) Voyez Planche XVII, fig. 2,  ( 2i3 ) tièrement, femblent du moins perdre toute leur grace , du moment que la joie devient trop folatre la gaieté du gefte fe confervent : on fautille , on frédonne , on chante , mille attitudes fe fuccèdent, afin qu'on puiffe fe regarder & s'admirer fous plufieurs points de vue. L'aftuce , la fineffe des moyens avec lefquels on eft parvenu a fes fins excitent-elles 1'admiration , alors un fourire fugitif fe fera encore appercevoir fur les joues & autour des lèvres, I'ceil fe contractera , le regard deviendraplusvif, la démarche fera lente & oblique , 1'index fera peut-être femblant de montrer le fot qu'on aura attrapé , &, afin de guider 1'attention de 1'interlocuteur auffi myftérieufement que 1'intrigue a été conduite, on le heurtera doucement du coude a la dérobée (1). Eft - ce la dignité , le pouvoir, la force d'efprit, ou tel autre mérite fupérieur dont il eft queftion , 1'homme mefure alors , par fa hauteur corporelle , fes rapports avec ceux qui font privés de ces avantages j il léve la tête avec fierté , en prenant un air férieux & penfif, 8c toute fa manière d'être devient d'autant plus concentrée & d'autant plus froide, que le fentiment de fon propre mérite lui caufe (i) Voyez Planche XVIII, fig. i.      ( 217 ) • > , plus de fatisfaction(i). Laplemtude dë fes idees lui fait agrandir fon pas & fes mouvemens; la lenteur du développement de ces idéés , fuite naturelle de cette plénitude , rend auffi fa démarche lente, trainante & majeftueufe.--S'agit-il de naiffance , de rang, de fortune , ou d'un de ces avantages étrangers & infignifians, quine donnent pas a 1'homme un fentiment réel de fon propre mérite , & dont la jouiffance dépend de 1'effet qu'il produit fur les autres ; alors le maintien tranquille & concentré du véritable orgueil dégénéré en fafte & en vanité ; peu fatisfait de fe donner un air important en filence , on fe pavanne , le corps fe place fur des jambes fortement écartées , les bras & les mains vaguent & s'agitent au loin , la tête & toute la figure fe jettent en arrière (2). Eft-il queftion de courage , de fermeté, de force & de réfiftance, auffi-töt tout le corps, en fe rabattant fur lui-même, devient plus compact, les mufcles font tendus , le col fe roidit , les genoux fe contractent, & la tête s'enfonce entre (1) Voyez Planche XVIII, fig. 2. (s) Voyez Planche XIX, fig. 1.  (2l8) les épaules élevées (1). J'ignore jufqu'oü 1'on pourroit porter ce genre d'efquiffes j mais comme je ne prétends pas en donner une collection complette, je quitte ici le crayon , pour lailïer a votre imagination, ou plutöt a votre efprit obfervateur, la fatisfaction de fuppléer a ce qui peut y manquer. D'après ce que j'ai dit plus haut de 1'admiration qu'infpirent les objets corporels grands ou élevés , vous aurez fans doute déja fait la remarque 7 que toutes les fois que, piongés dans la contemplation d'un objet , nous ne féparons pas, par abftraction, notre moi de 1'idée que nous avons de eet objet, nous cherchons a en adopter les qualités & a nous y rendre entièrement femblables. 3NTous nous agrandiffons avec ce qui eft grand, le fublime nous élève , & ce qui eft doux nous adoucit. Dans 1'intuition des perfections morales , cetoubli, ou plutöt eet echange avantageux de notre moi contre un autre eft beaucoup plus facile que lorfqu'il s'agit d'objets phyfiques ; & eet échange eft précifement la première fource de cette volupté intellectuelle que la (i) Voyez Planche XIX, fig. a.  (21Q) peinture de caractères élevés , fermes & nobles , & le récit d'actions hardies , grandes 8c infpirées par 1'amour de 1'humanité nous font éprouver. Nous réveil-, lons en nous-mêmes 1'orgueil, la fierté, la chaleur d'ame ou la douce fenfibilité que nous fuppofons dans notre héros ; & de cette manière tous ces fentimens , en devenant affez forts pour produire des modiiications vifibles , doivent fe peindre dans nos geftes & dans nos mines , précifément de la manière que ceuxdepareilles perfections qui nous feroient propres , s'y exprimeroient. Vous en avez un exemple dans le jeune Polydore de Shakefpeare , lorfqu'il entend faire le récit des anciennes actions guerrières de Belarius , avec eet intérêt que fes propres vertus martiales & 1'amour de la gloire affoupi dans fon cceur devoient naturellement produire. « Ce Polydore, óitBelarius, 1'héritier de j> Cymbeliiie 8c de la Bretagne , que fon »père nommoit Guiderius.—Oh, Jupi» ter! lorfqu'affi-6 fur un efcabeau a treis j> pieds, je raconteles exploitsbelliqueux y> de ma jeuneffe, toute fon ame s'élance » vers mon récit, quand je dis : Ainfi »tomba mon ennemi ; ce fut ainfi  ( 22o) » que je pofai mon pied fur fa gorge j » dans le moment fon noble fang monte » & colore fes joues, la fueur couvre tout » fon corps, il roidit fes mufcles, il fe met »lu i-même dans la pofture qui repréfente » 1'action de mon récit. Et fon jeune » frère Cadwal, autrefois Aiyiragus , » dans une attitude femblable , anime , » échauffe mon récit, & montre que fon » ame fent bien plus encore (1) ». Ainfi toutes les fois que nous entrons entièrement dans les fentimens & dans les penfées d'un autre , il n'y a rien a dire de neuf & de particulier des fentimens que nous tranfplantons, fi je puis m'exprimer de la forte , de fon ame dans la notre. Mais lorfque nous faifons abftraction de nous-mêmes, ou quand peut-être nous nous mettons en oppoütion avec celui qui nous occupe, deux fentimens , favoir, la vénération & 1'amour, s'offrent alors a la fois ; fentimens dont l'expreffion propre eft très-remarquable. (i) Cymbeline, Afte III, fiène 3. La traduaion ne peul pas rendre la beauté de 1'original. He puts himfelf in pofture That afls my words. — — —.  ( 221 ) LET T RE XXI. "F i A vénération eft Padmiration pour un être moral , de manière qu'en le comparant avec nous-mêmes , nous reconnoiffons fa fupériorité. Ce n'eft que par cette comparaifon que la vénération devient une affection du cceur ? qui 7 comme telle , n'appartient parconféquent pas a la claffe des affections agréables , ainfi que je m'en appercois trop tard. Cependant il y a toujours quelque chofe de fatisfaifant dans 1'enfemble de ce fentiment; c'eft-a-dire ? tant que la repréfentation de la perfection étrangère eft plus forte que celle de notre propre imperfection; & comme , dans le cas contraire , la vénération fe change dans un tout autre fentiment dont l'expreffion eft trèsdifférente , ( par exemple , lorfqu'elle dégénéré en envie & en malveillance ? ou que dans fon expreffion elle prend une nuance particulière , ce qui arrivé lorfque la crainte ou la honte s'y affocient ) elle pourra conferver la place  ( 222 ) que je lui ai afhgnée parmi les affeo tions agréables du cceur. D'ailleurs , la fome épiftolaire n'exige pas une méthode auffi rigoureufement exacte qu'un ouvrage fyftématique. „ La vénération eft autant 1'oppofé de lorgueil dans fes modifications exté-* rieures , qu'elle Peft par fa nature meme. L'expreffion de l'un & de 1'autre de ces fentimens s'opère par la même métaphore j car tous les deux mefurent les rapports intellectuels de la fupériorité morale par ceux d'une hauteur phyfique; mais il eft naturel de renverfer la métaphore fuivant la qualité des rapports; & la vénération fait que 1'homme s'abaiffe comme il s'é* léve lorfqu'il eft enflé par 1'orgueil. En préfence d'un objet qui nous infpire de la vénération, nondèulement les mufcles des fourcils, de la bouche & des joues de* venus moins fermes, s'affaiffent j mais il en eft de même de tout le refte du corps, iur-tout de la tête , des bras & des genoux. Lorfque les Orientaux croifentles mains fur la poitrine , tandis que le corps s'incline , leur intention eft fans doute d'indiquer par cette nuance par* ticulière la cordialité & la profondeur  (223) du fentiment dont ils font affectés ; & en ferrant leurs bras fortement contre le corps, ils cherchent a défigner la crainte , qui, comme je 1'ai déja remarque plus haut au hij et de la honte , tient, de même que celle-ci, de trés-prés a la vénération. La raifon en eft facile k deviner; car lorfqu'on compare une force étrangère avec notre foibleffe , le fentiment de celle-ci fait néceffairement nai*tre la crainte , & il nous eft impofhble de nous défendre de la honte toutes les fois que nous avons a redouter que 1'être plus parfait s'appercoive de nos imperfections. Ce font auffi ces deux fentimens qui renforcent la tendance vers la féparation 8c 1'éloignement, qui font déja fondés fur la nature même de la vénération; car celui qui en eft pénétré fe croit indigne d'un commerce plus particulier avec 1'être qui lui paroit fupérieur en mérite , ainfi que 1'orgueilleux eft perfuadé du contraire k 1'égard de celui qu'il place au - deffous de lui. Le premier s'éloigne donc comme celui-ci a une certaine diftance , & 1'efpace qu'il met entre 1'objet de fa vénération & lui-même devient le fymbole viCble de leur différence morale.  (224) Les affections de 1'orgueil & de la vénération fe rencontrent dans cette feule expreffion j mais cette reffemblance n'eft abfolument qu'extérieure; car il y a une différence totale entre 1'intention ou le motif fecret du gefte propre a 1'une & k 1'autre. Dans une de vos précédentes lettres vous avez élevé en paffant un doute contre 1'affertion , que 1'abaiffement du corps eft 1'expreffion de la vénération adoptéepar toutes les nations, tantpolicées que barbares. Je ne pénétrois pas alors votre opinion , mais je m'appercois aujourd'hui que, felon vous, quelquepetit peuple exiftant dans un coin reculé du globe , ou caché dans une ilè éloignée , pourroit bien faire une exception a cette règle générale ; & vous aviez fans doute en vue la petite nation aimable & intéreffante d'O-Tabiti , ou je me tromperois bien fort. Je conviens que Hawkeswortb donne pour l'expreffion de la vénération adoptée par ce peuple 1'ufage de découvrir la partie fupérieure du corps jufqu'aux hancbes fans aucune reftriction ( 1 ). ( i ) Voyez VHifioire des derniers voyages autour du Mais  (225) Mais on peut demander fi c'eft aveö raifon ; car que feroit-ce , fi cette nudb té, du moins fuivant le fens de 1'origine de eet ufage , ne défignoit que la franchife, la cordialité & 1'innocence , qui dévoilent le fein , pour prouver qua rien de méchant, rien d'infidieux n'y eft caché ? Que feroit-ce , dis-je , fi l'hiftoire ancienne de ce peuple , mieux connue , nous offroit peut-étre la véritable origine d'une coutume qui lui eft particulière? La circonftance, que ces infulaires ne voulurent abfolument pas permettre que 1'héritier préfomptif de leur He , ainfi que fa fceur , qui lui étoit fiancée , reftaffent dans le fort des Anglois, & que leurs chefs eux-mêmes étoient fou« vent fi circonfpects & fi retenus dans leur commerce avec ces étrangers , annonce une crainte qui donne du monde, L. II. Du moment qu'on les vit venir de loin ( le jeune héritier préfomptif & fa foeur ) Oberrea & plufieurs perfonnes de fa fuite qui fe trouvoient avec elle dans le fort, fe dècouvrirent la tête & toute la partie fupérieure du corps jufqu'aux hanches , & allèrent ainfi au - devant d'eux. Tous les autres Indiens placés hors du fort, firent la même cérémonie. Parconféquent l'a&ipn de découvrir le corps eft, felon toutes les. apparences, chez ce peuple , un figne de vénération & de refpeft. P  ( 226* ) jpoids a cette conjecture , & qui fert en même-tems a la conftater ( 1 ). Quoi qu'il en foit, 1'origine & la fïgnification de la cérémonie dont il s'agit ici , font encore enveloppées de nuages trop épais, pour qu'on puiffe en déduira une objection valable contre 1'univerfalité d'un gefte qu'on trouve chez toutes les autres nations connues. Au refte , cette fmgularité exclud auffi peu l'expreffion univerfelle de la vénération, que 1'action de découvrir la tête peut le faire dans une grande partie de 1'Europe oü eet ufage eft adopté • & votre objection n'auroit quelque force , qu'autant que Hawkesworth & Forfter affuraffeijt pofitiveraent que les infulaires de la mer du Sud ne s'inclinent jamais en marquant du refpect ou de la vénération a leurs fupérieurs ; mais ces auteurs n'avancent nulle part une pareine affèrtion, & il neme feroit même pas difficile de prouver qu'ils difent plutót le contraire. L'amour contemple autrement que d) Ibidem.Comparez Forfter, Voyaeeautourdu monde, l.I,p.2}l.  '(227) la vénération une perfection étrangère ; car fi, affectés par ce fentiment, nous en comparons les différens degrés avec ceux de notre propre mérite , animes par 1'amour , nous la confidérons , ou , pour mieux dire, nous 1'embraffons avec le plus vif defir , fuivant les rapports avanta* geux qu'elle a non-feulemeiit avec notre perfection perfonnelle , mais auffi avec notre bonlieur. La fhriple beauté corporelle excite déja en nous un fentiment doux 8c qui tient a 1'amour; mais 1'amour proprement dit, qu'il faut diftinguer de cette paffion groffière qui rapproclie les deux fexes s'attaclie davantage aux qualités de l'ame , particulièrement celles du cceur ; 8c dans leur nombre il choilit de préférence celles dont les effets, ainfi que la beauté , flattent immédiatement le fentiment d'une manière agréable. Quand les charmés du corps fe réuniffent a ces qualités r, lorfque eet impérieux penchant c.xü attire les deux fexes l'un vers 1'autro, ou quand la tendreffe des pareus onvers leurs enfans , qui tient de fi prSs h ce penchant , s'y affocient , alors le fentiment monte fans doute au plus haut degré, 8c fon expreffion devient P a  plus éloquente & plus anhnée. Mêmê des perfectums folides , plus clières k 1 eiprit qu au cceur , peuvent faire naitre 1 amour; mais 1'expreffion de cette palnon prendaJorsl'airvague d'une fatisfac tion tranquille & févère : „ous ferons donc mieux d'oppofer ce fentiment fous le nom d'amitié ou de bienveillance , k eet autre fentiment plus caractérifé qui ie diftmgue par une molleffe , uue douceur & une tendreffe qui lui font propres oc particuhères. r Un philofophe anglois m'a épargné la peine de vous peindre l'expreffion de ce fentiment. Burke dit(i) : „ Lorf» que nous avons fous les yeux des obv jets que nous aimons & qui nousplai» ient, le corps , autant que j'ai pu 1'ob-ferver prend 1'attitude fuivante : La » tete eft un peu penchée d'un cöté - les paupières fe rapprochent plus qu'i » 1 ordinaire; I'ceil, dirigé versl'objet, « ie ment avec douceur; la bouche eft » entr ouverte ; la refpiration eft lente , » & de tems en tems coupée par un pro» iond foupir; tout le corps eftreplié fur  (229) ia lui-même , & les bras tombent négli» gemment le long du corps. Tout ceci » eft accompagné d'une fenfation intéj> rieure de langueur & de défaillance 33. Ce qui fuit eft une remarque, qui, en la généralifant un peu , eft vraie pour toutes les efpèces d'expreffions , 8c cette raifon m'engage a la placer ici. « Ces j) phénomènes font plus ou moins vi» fibles fuivant la force de la fenfi» bilité de 1'obfervateur, 8c le degré 33.de beauté de 1'objet j 8c pour qu'on » ne trouve pas notre defcription exa» gérée , ( ce qu'elle n'eft certaine» ment pas ) il faut faire attention k » cette marche graduée de 1'expref» fion , qui, depuis le plus haut point de 73 la beauté parfaite de 1'objet, 8c de j3 1'amour exalté au fuprême degré du 33 fpectateur, defcend jufqu'au dernier 33 échélon de la médiocrité de l'un , & >3 de 1'indifférence compléte de 1'autre 33. Comme les modifications indiquées par Burke appartiennent prefque toutes k la» claffe des affections phyfiologiques, dont j'écarte les explications , je me bornerai a les diftinguer ici, & a faire mention , en peu de mots, des actions, par lefquelles fe manifeftent f a la vérité, auffi 1? 3  1 flinjtie & la bienvcillance , mals principalement 1'amour. Le premier & le plus effentiel des penclians de Pamc-ur eft celui qu'Ariftóphane défigne dans Platon par une fiction plaifante , & cependant très-riche en idéés; favoir , le penchant de réuuion & de communauté , qui , loi*s de la plus parfaite harmonie des ames , acquiert fouvent un tel degré de forco que li , fuivant l'expreffion du comique Grec , Vulcain defcenïfoit du ciel pour unir les deux amans , comme il affembleroit dans fa forge deux morceaux de fer h coups de marteaux, ils fe trouveroient au comble de leurs vceux (i). Les amans , en fe ferrant les mains , oü en entrelacant leurs bras , obéiffent a ce doux penchant. C'eft ce même penchant qui les attire , lorfque L' fe tenant étroifement embraffés , ils réuniffent leurs jou es 8c leurs lèvres brulantes , & qüe, fe paffant mollement le bras auto ur du col, ils repofent alternativemerit la tête iür le fein l'un de 1'autre. La fubïime & pure amitié , dégagée (i) Platon, Sympof. édit. de Wolf., p.  (23i) f § 'de toute affection érotique , temoigne auffi fon contentement intérieur, fon defir d'une cornraunication réciproque des ames , fon liarnionie de fentimens , d'idées & de vceuxpar le rapprochement & la réunion des corps : foit par un ferrement de mains , par des embraffemens , par le baifer , ou par tel autre moyen que les différens peuples ont adopté a eet effet. L'liabitant de Madagafcar, qui ignore les expreffions plus animées de 1'amitié , fe contente de pofer fa main dans celle de fon ami fans la ferrer & faris embraffer celuici (1) ; & Finfuïaire de la nouvelle Zélande , lorfqu'il veut prouver fa bienveillance , preffe fon nez contre celui de fon ami, comme nous autres Européens joignons nos lèvres ou nos joues dans le baifer de 1'amitïé. Un fecond penchant , également naturel , qui caractérife 1'amour, eft celui qui nous porte a. améliorer le fort de 1'objet aimé, d'augmenter fes perfectums & de les mettre dans le jour le plus avantageux , d'acquérir , par (i) Voyaees de Sonrterat, êdit. de Leipzig ,p.'pji P 4  des obligations qu'on lui impofe , de nouveau*, droits a fa bienveiilance & k fon affection, ou de donnerpar ce moyen plus de force aux qualités qui nous lont les plus chères • & , lorfqu'il plait principalement par fa beauté d'en relever 1 éclat , & d'en écarter tout ce qui pourroit en affoiblir ou cacber les cbar, mes. — Quand Schroeder (i) , dans le róle du capitaine Wcgfort(ï), après avoir retrouvé ik fdle fugitive , commence a ajouter foi aux proteftations qu'elle lui fait de fon innoccnce , on le voit d'une main tremblante , & en lui parlant avec amitié, écarter de fon vilage fes cheveux en défordre , que les fatigues d'une nuit paffée fur pied avoient dérangés. En vous repréfentant feuïement ce jeu en imagination , ne fentez-vous pas combien il y a de vérité , de naturel , & a quel degré il exprime les fentimens du cceur ? Le teudre père , trop long-tems privé du bonheur de voir 1'a fdle chérie , veut en jouir k fon aife ; il ne peut fouffrir aucune ombre , aucuu (i) Célébre aÖeur allemand. (i) Dans YEcrin dc diamans, comédie de Sprickmann . Sé IV, fcène 7. r *  ( 233 ) obftacle quï pourroit lui cacherle moindre trait de cette figure charmante. II voudroitpouvoir effacer jufqu'a la dernière tracé du chagrin qui a navré le cceur de fon enfant, avec autant de facilité que fa main careffante écarté les cheveux quï couvrent fon vifage. Par cette aimable follicitude , il veut lui faire fentir quel bon père elle a le bonheur de pofféderj & en lui prouvant ainfi fa confiance & fa joie , il cherche a fe 1'attacher de nouveau par les hens de la reconnoiffance. Des traits de ce genre , qui portent Fempreinte de l'ame entière , & qui font cependant fi fimples & fi faciles qu'ils paroiffent devoir s'offrir a tout le monde 9 caractérifent 1'homme de génie : plus les artiftes infpirés par le génie font rares. dans toutes les claffes , & plus de pareils traits frappent le connoiffeur. En parlant de 1'amour , je dois ajouter en paffant une réflexion fur les modifications que les affections intuitives , auffi-bien que les defirs , empruntenf de leur objet. L'amour , par exemple 7 a une propriété caractériftique , lorfqu'il confifte en une piété fervente ou en une contemplation concentrée de quelqu'objet agréable de 1'imagination ? qui, loin  ( a34 ) d'être réellement préfent aux fens extérieurs , n'eft pas même fuppofé comme tel par la penfée. Une prunelle cachée derrière les paupières , avec un regard qui n'eft dirigé vers aucun point fixe , qui parconféquent eft moins brillant, & femble concentré dans 1'intérieur; tandis qu'un fombre nuage couvre , pour ainfi dire, I'ceil , font les traits les plus remarquables de cette nuance; traits qui fmiffent par devenir a la longue un caractère permanent de la phyfionomie d'un pareil dévot ou entboufiafte, conftamment occupé de femblablës idéés. Lorfque les traits de Faccablement de la douleur fe réuniffent a ceux que je viens de décrire, I'ceil morne & éteint annonce alors une fouffrance intérieure Sc myftique , une imagination qui couve en fecret des idéés exaltées d'un genre trifte 8c mélancolique. On pourroit dire quelque chofe d'approchant de la vénération , ainfi que de quelques-autres modifications ; mais nous avons encore beaucoup de matières importantes a traiter, dont je crois devoir m'occuper de préférence.  (235) LETTE.E XXI E f" j esquisse que je vous ai tracée dans ma dernière lettre de l'expreffion de 1'amour vous paroit donc incomplette , & felon vous je n'aurois pas di\ regarder cette affection comme un doux fentiment de 1'homme heureux , — Cui placidus lenittr afflat amor (i) ; mais plutöt comme une fenfation amère & douloureufe du miférable dont elle. trouble le repos : — Qiiem durus amorcrudcli tabeperedit Vous oubliez fans doute , mon ami, que nous n'examinons encore que les affections agréables , & que nous n'avons même voulu confidérer que leurs expreffions pures & fimples, ainli que leurs nuances caractériftiques & le plus exac- (1) Tibulle, EL L. II. El. I, v. 80. (2) Virgile , Enéide, L. VI, v. 442.  (236) tement déterminées. Parconféquent fi celle de 1'amour trifte , malheureux & pret a s'abandonner au défefpoir prend entièrement 1'expreffion d'autres affections , ou y participe du moins d'une manière très-intime , je n'ai pas eu tort de n'en pas faire mention, principalement ici. Je puis de même, a ce que je crois , paffer fous filence 1'eftime; car l'expreffion de ce fentiment, ainfi qu'un coup-d'oeil rapide jetté furie deffin de le Brun le prouvera , n'a aucun caractère propre & diftinctif: empruntée de la vénération, elle eft feuïement plus modérée , & une certaine affurance franche , quoique modefte, y prend la place de la crainte refpectueufe. Commencons 1'examen des affections intuitives défagréables par les fentimens qui font oppofés a la vénération & k 1'orgueil • favoir , le mépris & la honte. Le premier de ces fentimens confifte a ravaler les autres au-deffous de nous-mêrnes , en concevant une plus haute idee de nos perfonnes , de nos qualités , & de nos idéés que de celles d'autxul; lefecond confifte k nous rabaiffer nous-mêrnes dans]'efprit des autres , en trouvant qu'uiae dc nos imperfections  ( 237 ) ou de nos foibleffes leur eft connue: Si a ce rabaiffement s'allie 1'idée que 1'imperfection étrangère ou 1'opiniort défavorable des autres a notre égard peut avoir une influence réellement nuifible pour nous, alors ces fentimens ceffent d'étre purs , quoiqu'ils ne changent pas abfolument de nature. La crainte fe mêle a la honte j la haine & la malveillance au mépris. Je do is vous avertir qu'il ne s'agit ici que des expreffions pures , & que je ne confidère parconféquent le mépris & la honte qu'en tant qu'un jugement défavantageux, fans 1'idée concomitante de quelqu'influence nuifible & réelle, en eft 1'origine. Le jeu du mépris eft la bouffiffure de 1'orgueil ; toute la différence qu'il y a entre ces deux fentimens , c'eft que ce dernier eft plus occupé des perfections perfonnelles 7 8c 1'autre des imperfections d'autrui. Les autres marqués du mépris font de détourner le corps 8c de fe préfenter de cöté , de lancer d'un air fier un regard rajiide , Sc quelquefois auffi jetté négligemment par-deffus 1'épaule , comme fi 1'objet n'étoit pas digne d'un examen plus at-  ( 238 ) tentif & plus férieux ; il arrivé fouvent qu'on yalfocie l'expreffion du dégout indiqué par un froncemeiit du nez'& une legére élévation de la lèvre fupérieurej & quand celui qu'on méprife paroit avoir une idéé trop avantageufe de lui-mème, & vouloir oppofer de la fierté a notre jugement, fceii le mefure alors d'un air railleur, tandis que la tête fe penclie m Peu de cöté , comme fi, de fa hauieur , 1'on avoit de la peine a apper«evoir toute la petiteffe de 1'homme; les ópaules s'élèvent , un rire dédaigneux .& mêlé de pitié annonce le contrafte qu'on remarque entre notre grandeur imaginaire & fa petiteffe réelle. Si les objets qui excitent notre mépris ne font pas des êtres penfans , mais des cliofes inanimées ( quoique ces chofes ne foient méprifées communément que par leurs .rapports avec certaines perfonnes) nous exprimons le peu d'intérêt qu'elles nous infpirent, en faifant femblant de vouloir les repouffer ou jetter loin de nous ; 8c nous appliquons figurémeiit ces expreffions aux objets moraux , aux idéés , aux fentimens , aux caractères , &c. Une des expreffions les plus fenfibles du mépris eft de négliger 1'interlocu-  teur , de traiter avec indifférence fa perfonne , fes actions , fes paffions j foit en reftant dans une tranquillité parfaite , foit en s'amufant a de petites occupations , de manière a lui faire croire qu'on paroit avoir oublié fa perfonne & ce qui 1'intéreffe , au point même de ne plus fe fouvenir de fa préfence. Cette indifférence devient infupportable , lorfque, animé par fon ob« jet, on eft prefque hors de foi-même j car manquer fon but après qu'on a raffemblé toutes fes forces pour 1'atteindre , & le manquer de la manière la plus humiliante, en n'excitant même pas la plus légère attention , eft une efpèce d'anéantiffement de notre propre mérite & de notre exiftence. De - la. vient eet effet frappant du contrafte 7 lorfqu'un acteur continue tranquillement fes occupations , foit en feuilletant un livre , en prenant du tabac avec un air d'indifférence , en rajuftant fon habillement , ou en frédonnant une chanfon enjouée; tandis que fon interlocuteur , tranfporté de fureur, eft prêt a fe déchirer lui-même. Le jeu de la honte varie , comme celui du mépris , fuivant la différence  ( 240 ) des circonftances : tantöt, par exemple , elle fait prendre la fuite , «fe tantöt elle nous fait tenir ferme, fuivant que l'un ou 1'autre parti nous paroit le plus propre a mafqucr notre foibleffe découverte. La jNTymphe, furprife au bain, fuit d'un pied léger avec fes vêtemens ramaffés a la liate , vers le prochain boccage, pour échappér aux regards indifcrets du SafVre curieux. Celui qu'on accufc d'un «léfaut moral, cherclie a cacber fa foibleffe, «fe a détruire , par fa préfence, 1'opinion défavantageufe qu'on pourroit en concevoir a fon égard ; «fe, fuivant que fa faute eft plus ou moins publique , fon impudence «fe fa diffimulation plus ou moins grandes, fon interlocuteur plus ou moins indifférent ou refpectable , il manifefte le defir d'en prévenir le jugement défavorable par toutes fortes de mouvemens confus &: d'excufes balbutiées ; ou il avoue fon impuiffance a fe fouftraire a 1'affront mérité , par une attitude roide «fe immobile , accompagnée d'un filence morne & d'un découragement complet. Vous avez vu quelquefois , je penfe, des gens d'un efprit borné , qu'une bonte vive «fe méritéc a rendu immobiles comme des ftatues  < Mi ) Jtatues, au pomt de ne pouvoir avancer ni reculer. Le fentiment très-défagréable de leur foibleffe découverte, entretenu & augmenté a chaque inftant par la préfence du témoin, leur fait defirer un prompt éloignement; mais ils font en même tems tourmentés de la crainte de s'avouer coupables par leur retraite; ils voudroient dire quelque chofe pour leur défenfe, s'ils ne redoutoient pas d'aggraver le mal, & d'ajouter , par des excufes maladroites , de nouveaux motifs au mépris qui les accable. Cette irréfolution les affujettit dans leur attitude peinée & a demi renverfée ; ils fentent bien la fotte figure qu'ils font • mais après avoir cherché vainement les moyens de fe tirer d'embarras, ils finiffent par tirailler quelque partie de leur vêtement, ou par tourmenter le chapeau qu'ils tiennent k la main. Qu'on leur ordonne de s'éloigner, & 1'on verra qu'ils obéirontaregret & k pas trainansj ou même, fans fe mettre en mouvement, ils attendront qu'on les pouffe, pour ainfi dire , hors de ia place qu'ils occupent. Cette obftination de ne point en venir ^ un aveu, & de ne point fe foumettre au mépris , dure autant que le défir de  s'arracher a cette fituation penible, Sc devient plus roide & plus ppinlatre a proportion que leür propre foibleffe fe dévoile davantage , & qüe 1'opinioii défavorable qui en réfulte fe manifefte d'une manière plus décidée 8c moins équivoque. Au refte , il y a une chofe qui eft au-deffus des forces de 1'homme livré a. la honte , quelque defir qu'il ait de fe fouftraire au mépris ; il lui eft impoffible de fixer d'un ceil franc & décidé une perfonne dans le regard de laquelle il veut chercher a lire le jugement qu'elle porte de lui , & fi fa foibleffe eft connue j dès ce moment, il ne jette qu'un coup - d'ceil furtif & de travers , femblable a un efpion timide & toujours préparé a la fuite , qui connoit le danger dont il eft menacé fi on le prend fur le fait, & qui ne fe fent ni le courage ni 1'adreffe de s'en garantir. L'homme honteux n'ignore pas que 1'air de fon vifage , en général, 8c furtout fes yeux , expriment de la manière la plus füre 8c la moins équivoque le fentiment intérieur qui 1'agite ; 8c comme il lui importe de ne pas trahir fa propre turpitude , il cherche a cacher  ( 243 ) k tout obfervateur habile des témoïns qui peuvent dépofer contre lui , Sc k commander a fes propres regards , toujours prêts a trahir fon feCret, Du moment que fa foibleffe s'eft montrée trop a découvert, Sc que le jugeraent de celui qui 1'obferve ne fouffre plus de doute ; dès ce moment, dis-je , fes regards fe fixent fubitement vers la terre * Sc le defir de fe juftilier n'a plus affez de force pour les faire relever jufqu'a la hauteur du vifage de fon adverfaire ? Sc moins encore jufqu'a cel]e de fes yeux 'f car quelque grand que puiffe être ce defir ? Ia crainte de fe trahir entièrement le maitrife 5 de forte qu'il doit avoir une répugnanceinfurmontable a acquérir une connoiffance complette des penfées Sc des fentimens de fon interlocuteur , qui, par le jeu de fes mines manifefteroit avec tant de Certitude fon mépris. Une femme laide & coquette craint moiiis de rencontrer une glacé fidelle , que 1'homme que la honte domine ne redoute des yeux dans lefquels il s'attend a voir tous fes défauts imprimés d'une manière auffi exacte que frappante. Rien n'eft donc plus fenfible a 1'homme accablé de honte * Q *  (M4) que de voir que 1'on cherche arencontrer fon regard : il baiffe & colle , pour ainfi dire , fon vifage contre fa poitrine ; fon col fe roidit comme s'il vouloit réfifter contre les efforts qu'on pourroit faire pour relever fa tête , & il détourne fes yeux timides ou les cache même derrière les paupières. — Toutes ces ■obfervations nous démontrent jufqu'a 1'évidence la vérité de cette maxime d'Ariftote : « La honte eft dans les j) yeux (1) ». Je ne dirai rien de la rougeur des joues , qui eft une autre expreffion phyfiologique de la honte. Vous pouvez confulter le paffage cité d'Ariftote, fi vous avez envie d'en avoir une explication bien exacte. Ce que les phyfiologues difent de certains entrelacemens des nerfs , qui tantöt affe.ctent diverfement les artères de la tête , tantöt y accumulen't le fang ou 1'en écartent , peut être très-vrai; mais cela ne fert nullemcnt k réfoudre la queftion que nous traitons ici; car il ne s'agit pas de favoir fi le mécanifme du corps peut rendre (i) Prollemat. SeÜ.XXX, Quafi. f.  (245) la paleur «Sc la rougeur poffibles , & de quelle manière cela fe fait j mais pourquoi ce mécanifme eft wis en jeu dans les paffions. Je fuis ench.uté que la forme de notre correfpondance , & la declararion que j'ai faite plus haut ine difpenfent d'entrer dans des recherches k eet égard ; car il eft auffi facile de s y livrer , qu'il feroit mal-aifé de ne s y pas égarer , a caufe de 1'obfcurité de la matière. LETTRE XXIII. LA haine & le mépris , la honte &ï le repentir peuvent fe trouver enfemble; mais on peut auffi méprifer lans haine , & avoir de la honte lans repentir 5 c'eft-a-dire qu'on peut avoir du mépris pour une imperfection qu on remarque dans autrui , mais qui ne peut pas être miiüble h nous-memes ni aux perfonnes que nous aimons , fans que cette mauvaife quahte excite notre haine; & de même 1'on eft honteux , fans cependant avoir du repentir , lorfqu'on ne voit dans fa propre imperfection qu'une foibleffe , dont Q ó  (a46) Fabfence feroit peut-être un plus grand défaut , & dont on eft feuïement fiché que les autres aient une idéé trop claire & trop vive. Les affections désagreables que je me propofe d'examiner dans cette lettre font d'une autre nature; elles naiffent de la rej réfentation qu'on fe fait de maux réels quï nuifent a notre bonheur , & qui pourroient le détruire. Je n'en trouve que quatre a diftinguer par rapport a Part du comédien, dont deux fe rapportent a Ja caufe, & deux au fentiment du mal. Les deux premières de ces affections , qui ont rapport k la caufe du mal, ne font que des defirs muets , qu'on cache , dont on arrête 1'activité , & qu'on n'appercoit peut - être auffi que d'une manière confufe; elles nous portent k attaquer 1'objet qui les infpire , ou k nous en détacher avec effort. La crainte proprement dite ne leur donne pas tou. jours naiffance; une forte d'eftiine accordee a celui qui nous effenfe influe affez volontiers fur nos fentimens ; quelquefois des égards qu'on fe doit k foi-même font impreffion fur notre manière de penfer ; mais fouvent auffi nous fomines gouvernés par d'autres confidérations  ( H7 ) tout-arfalt différentes , fondées fur le mépris oufurl'eftime & 1'aftachement qii'on a pour la perfonne de qui nous avons a nous plaindre. Lorfqu'un homme eft chagriné par une femme qu'il aime ; quand une perfonne illuftre par fon rang & par fes qualités perfonnelles fe trouve infultée par un homme du peuple ; tous les deux commandent a leur colère , prête a éclater : l'un par amour pour fa compagne , 1'autre pour ne pas fe compromettre; 8c tous les deux, en luttant ainfi contre leur colère , qu'ils concentrent ou étouffent dans 1'intérieur de leur ame, peuventpalir &trembler, comme s'ils étoient réellement faifis de crainte. Ce fentiment pourroit être rendü par fdcherie, dénomination qui exprime ce mélange de colère & de ce je ne fais moi, dont je cherche inutiloment le mot jropre. Vous avez trouvé dans ma dixfqDtième lettre la defcription des modifications extérieures de cette affection, fur-tout dans les paffages que j'ai empnntés des meilleurs philofophes 8c des aueurs les plus eftimés. Mendelsfohn y doine a ce fentiment le nom de chagrin, caifé par une offenfe ; dénomination d(Piit je ne fuis pas fatisfait, paree qu'elle Q 4  (248) n'indique pas 1'effence de cette affection , & fa différence avec celles qui lui font oppofées , auffi exactement que je le defirerois a préfent. Le mot chagrm n'exprime pas comme celui de facliene le rapport k la caufe du fentiment défagréable; puifque, craintifs ou mdulgens , le chagrin nous porte a nous éloigner de 1'objet qui le caufe , tandis que la facherie nous difpofe plutöt a nous en approcher & même k 1'at* taquer. Je me rappelle encore que ce dernier fentiment fe change en haine , lorlqu on reconnoït un être moral pour la caufe de fa fituation malheureufe: ïjiais le jeu de cette haine n'a rien de particulier , excepté que , lors de la prefence de 1'objet qu'on hait ,1e regard courroucé fe porte fur lui , tandis que le corps s en détourne avec un mouvemen; de colère. Je fuis obügé d'entrer dans de phs grands détails k 1'égard des deux aitres efpeces d'affections défagréabfes qui (e rapportent au fentiment du md. Je les nomme fouffrance & abate> ment, ou mélancolic. La fouffraice eit une affection inquiète & active rui le manifefte par Ia tenfion des mufcle:.  ( 249 ) C'eft une Iutte intérieure de l'ame contre la fenfation douloureufe , & un effort de la furmonter Sc de s'en débarraffer. L'abattement ou la mélancolle , eft, au contraire , une affection foible Sc paffive : c'eft un relacliement total des forces , une réfignation muette & tranquille , fans réfiftance ni contre la caufe, ni contre le fentiment même du mal. La caufe du mal eft ou fupérieure k nous , ou elle ne peut plus être repouffée ; auffi ne voulons - nous pas , ou , pour mieux dire , ne pouvons-nous pas penfer k la vengeance. Le fentiment du mal a déja laffe notre réfiftance & alfoibli nos forces , parconféquent il a déja perdu de fa violence. Le premier fentiment de Niobé , privée de fes enfans , fut 1'étourdiffement ; le fecond , la fureur de la douleur portée au fuprême degré ; le troifième feuïement li.it 1'abattement ou la mélancolie ; car les dieux, émus de pitié , ne la changèrent en rocher qu'après qu'elle fut de retour dans fa patrie. Cicéron eft d'avis que , par cette fiction de la métamorpliofe de Niobé , on a voulu indiquer le filence éternel  ( s5o ) de Ia trifteffe (1) , & cette explication me paroit affez naturelle pour être adoptée. Voyez , au refte, fi 1'on ne pourroit pas en donner une autre plus convenable a l'art du gefte. II me femble que 1'immobilité eft une qualité que 1'afpect d'un rocher offre plus facilement a la penfée que le filence ; & une douleur pleine & profonde , telle qu'on doit fe repréfenter celle d'une mère fi cruellement privée de tous fes enfans, eft en effet immobile ; elle eft plongée toute entière dans la repréfentation de fon malheureux fort j & ainfi que l'ame fixe , pour ainfi dire , d'un ceil hagard cette feule idéé , le corps entier , fuivant une analogie qu'on a déja remarquée fouvent , conferve auffi une feule & même attitude (2). Un (1) Tufcul. Quaft. L. III, c. 26. Niobe fingitur lapidea, propter aternum , credo, in luflu fdentium, (2) Comparez O vide , Me'tamorph. L. VI, Fah. 3 , v. 303-309, oü la métamorphofe de Niobé eft auffi expliquée par l'immobilité , mais lors de fon premier aba-» fcurdiffement. Diriguitque malis. Lumina mceftis Stant immota genis : nihil efl in imagine vivi. —< Accfletfi cervix, nee hracchia reddere ge flus, Nee pis irepotefl, —  C ) autre terme de comparaifon, qui ne me paroit pas moins jufte , eft 1'infenfibilité; car une mélancolie profonde & livrée a fes idéés fombres eft indifférente k tout ce qui 1'entoure ; elle ne prend garde ni aux actions , ni aux difcours d'autrui , & il n'y a aucun objet qui puiffe 1'engager a élever fes regards fixés vers la terre. Quelques-unes des belles lituations de Clémentine, dans Yhiftoire de Grandifon , expliqueront ceci mieux que les exemples que je pourrois emprunter du théatre. Avec quelles vives inftances le Général ne doit-il pas prier fa fceur, jadis h complaifante : « JNTe nous dédaignez pas ! » JNT'ayez point pour nous du mépris ! Si » vous nous aimez encore,honorez-nous » d'un regard amical « (1) ! Et lorfque , fe rendant k fa prière , elle eft prête a fourire. Mais ai-je befoin de rappeller ces traits a. un lecteur paffionné de Grandiju7i, qui certainement fait ce roman par cce.ur ? Le commencement de cette immobilité & de cette infenfibilité quifema- (i) Hiftoire de Sir Charles Grandifon, Tome V, L. li  ( 25a ) nifeftent lorfque la mélancolie eft parvenue au fuprême degré, s'annonce déja dés le principe par une certaine nonchalance & froideur. Tout s'af'faiffe dans 1'homme trifte : la tête foible & lourde tombe du cóté du cceur ; toutes les jointures de 1'épine dorfale , du col des bras , des doigts , des genoux font laches ; les joues font décolorées , & les yeux dirigés vers 1'objet qui caufe la trifteffe ; ou s'il eft abfent, les regards font fixés vers la terre j tout le corps même s'y penche : Ad humum mceror gr avis deducit (i) ; le mouvement de tous les membres eft lent, fans force & fans vie j la marche eft embarraffée, lourde & fi tramante qu'on diroit que des liens empêchent les jambes de faire leurs fonclions ; toutes les expreffions des autres fentimens , fur-tout des fympathiques, perdent de leur vivacité ; le defir de plaire ceffe avec 1'intérêt qu'on ne prend plus aux objets environnans; 1'extérieur eft (') Horat. De arte poëtica, v. na.  ( a53 ) négligé, comme 1'habillement & Hamlet, lorfqu'avec le pourpoint ouvert , fans chapeau fur la tête , avec des bas tombant en défordre fur la cheville des pieds , il entre chez Ophélie (1) , ou comme le coftume üAntiphile , fuivant k peinture que Syrus en fait: Offendimus Mcdiocriter veftitam veftc luguhri — Sine auro ornatam , ut quoz ornantur Jlbi, Nulla mala ejfe re expolitam muliebri : Capilluspajjus, prolïxus, circum caput Rejeclus negligenter. — (2). (1) Attc II, fcène 1. (2.) Tèrence, Heautontim. II, Scène j, v. 44. yo. Erf relifant ce paffage, je trouve que Syrus ^eut feuïement indiquer a Clinias, que pendant fon abfcence fa maitre e n'a pas penfé a faire d'autres conquêtes ; paree quelle n'auroit pas tant négligé fa parure, fi elle n'avon eu ce deffein. Cependant la fuite prouve que la mélancolie de cette bel'e avoit auffi beaucoup de part a cette néghgence ; oh s'en convaincra en lifant les vers 62-66. Cl Quid ah , ubi me nominas ? Syr. Ubi dicimus , rediffe te & rogare, uti Veniret ad te : muiier telam deferit Continuo & lacrumh opplet os totumfibi: Ut facile fcires, defiderio id fieri tuo.  (^4) Ajoutez a ces traits la paleur des jolles i ia tete fouvent légèrement foutenue par la main k la hauteur du front les yeux couverts dans cette attitude par les doigts, 1'amour de la folilude & de 1 ifolement, la bouche ouverte, la relpiration lente & filencieufe , entrecoupée de tems en tems par de profonds foupirs , & vous en aurez affez pour former 1'image de la mélancolie avec de petites nuances très-variées mais toujours reffemblantes en général. Vous me difpenfez fans doute de Vous donner 1'explication de ces traits: on les comprend tous três-facileinent lorfqu on examine la nature même de cette affection , fur-tout leur analogie avec la fituation de 1'homme Kvré k la trifteffe, qui aime tant k s'attacher a une feule repréfentation , dont les idéés , avancent fi lentement d'un figne caracténftique a un autre , & qui renonce fi complettement & volontairement ( k caufe de 1'efpèce de douceur attachée a la force de fa trifteffe) k toute efpèce de réfiftance contre le fentiment du mal dont il eftaccablé(i). (0 Voyez Planche XX, fig. 2.    ( 255 ) Vous trouverez tout cela autrement prononcé dans 1'affection de la fouffrance , a quelques légères reffemblances prés. Ici les mines & les mouvemens décèlent enfemble 1'inquiétude, & le combat intérieur de l'ame avec le fentiment douloureux du mal. L'homme qui fouffre n'eft plus , comme le mélancolique , foible 8c abattu; il eft oppreffé , il éprouve des angoiffes ; les angles des fourcils s'élèvent vers le milieu du front ridé , 8c vont, pour ainfi dire , au-devant du cerveau troublé & agité par une forte tenfion; tous les mufcles du vifage font tendus & en mouvement ; I'ceil eft rempli de feu , mais ce feu eft vague 8c vacillant ; la poitrine s'élève rapidement 8c avec violence ; la marche eft preffée & pefante, tout le corps s'allonge , s'étend & fe contourne , comme s'il avoit un affaut général a foutenir ; la tête , jettée en arrière , fe tourne de cöté en portant un regard fuppliant vers le ciel; les épaules s'élèvent avec une violente contraction; ( mouvement facile , parconféquent affez ordinaire a de moindres degrés de fouffrance , comme a la pitié & k la plainte ironique ) tous les mufcles des  ( 256 ) bras & des pieds fe roidiffent ; les mains fermées , qui fe tiennent avec force , fe quittent, & fouvent elles fe retournent en fe détacliant du devant du corps , ou elles pendent vers la terre avec les doigts fortement entrelacés (1). Lorfqu'enfin les pleurs inondent le vifage , ce ne font pas les larmes pleines , gonflées & ifolées qui s'échappent des yeux de 1'homme qui n'a pu affouvir fa colère; ce ne font pas non plus les larmes douces & taciturnes du mélancolique qui coulent d'elles-mêmes des vaiffeauxpleins & relachés ; c'eft un torrent, qu'une commotion vifible de la machine entière & des fecouffes convulfives de tous les mufcles du vifage expriment avec force des glandes lacrymales. La fouffrance étant par fa nature fi active & fi inquiète , vous comprendrez facilement que dans fes attaques médiocrement fortes, 1'homme qui fouffre doit fe livrer a toutes fortes de mouvemens indéterminés ; & que, s'agitant en tout fens fur fon fiège, il s'élancera tantöt (i) Voyez Planche XX, fig. i. en  t<*.fy) en fuivant des directions irrégulières j tantöt il errera a 1'aventure, tourmenté par une anxiété fecrète. L'individu qui fouffrereffemble au malade, qui, éprouvant dans toutes les fituations des inquiétudes & un mal-aife, efpère fans ceffe d'en trouver enfin une plus. commode '7 mais qui, fe tournantde cöté & d'autre, la cherche toujours fans jamais, en jouir. Lorfque la fouffrance va jufqu'au défefpoir , alors ces mouvemens irréguliers caufés par une. anxiété intérieure , deviennent violens : dans eet état, 1'homme fejette a terre , il fe roule dans la pouffière , s'arrache les cheveux , fe déchire le front 8c le fein. — Je me rappelle de yous avoir déja donné , dans une de mes précédentes lettres , des exemples qui viennent a 1'appui de cette obfervation, 8c d'y. avoir ajouté 1'explication, qu'une réflexion rapide peut offrir a tout le monde. Cléopatre & (Edipe furent tous les deux les auteurs de leurs infortu-* nes; ils tournèrent leurs mains contre eux-mêmes avec la même f'ureur que la colère met a punir 1'offenfe ; ne devroit-on pas croire parconféquent que la colère , caufée par leurs propres folies * ait armé leurs mains pour s'en punir? JR.  (a58) Mals nous avons vu que lors même qu'aucune idee de repentir n'a lieu, & que 1'homme , pleinernent convaincu de -la juftice de fa caufe , dirige entièrement 1'attaque vers celui qui 1'a offenfé , & dont il veut la deftruction ; qu'alors auffi il exerce fa fureur fur lui-même , au défaut du véritable objet de fa vengeance. Nous voyons donc pourquoi dans les foiiffrances brülantes & infupportables le même effet a lieu, fans que 1'homme foit pour cela animé de colère contre lui-même ( dont, en général , on ne peut pas fe faire une idéé trop nette) ni contre les autres. A qui, en effet, une époufe malheureufe s'en prendroit-elle dans le premier tumulte de fes affections , lorfque , prés du tombeau de 1'objet de fon amour, & déchirée par le fentiment douloureux de fa perte , elle s'arrache les cheveux ? Cependant une certaine uniformité d'ef fets en préfuppofe une dans la caufe j & a quelle caufe commune pourroiton attribuer les violences que le repentir , la vengeance & la douleur déterminent 1'homme a exercer fur lui-même? A mon avis , dans chacun de ces cas elles ne font autjre chofe que les explo-:  ( 259 ) fions de la douleur, que les efforts de Fa» me, par lefquels elle cherche a fe débarraffer de 1'idée infupportable d'un mal, ainfi que des fenfations défagréables caufées par les effets phyfiques de cette idée. Cette dernière circonftance me paroit démontrée, paree que la tête , le front, le fein , les joues , & les flancs font principalement expofés a. 1'attaque • qui fe fait donc précifément fur les parties dans lefquelles les paffions font le plus ferinenter le fang , & oü elles caufent les émotions les plus fortes dans le fyftêmenerveux. II femble que l'ame cherche a appaifer le tumulte intérieur du fang en lui faifant jour ; & quand même le defir qu'elle a de fe foulager lui caufe une nouvelle douleur, paree qu'elle le fatisfait avec trop d'impétuofité , cette douleur produit cependant un bon effet, en ce qu'elle détourne pour quelque tems 1'attention du mal le plus infupportable en la dirigeant vers un autre d'une nature différente. La critique de Bion étoit donc plus fpirituelle que folide , lorfque 1 action d'Agamemnon, qui, dans VIliade, s'arrache les cheveux , lui parut ïidicule & déplacée. II eft certain que ce n'eft point par une tête chaüve qu'on Ra  ( 2fSo ) foulage la douleur, maïs bien par Pao» tion par laquelle on fe dépouille de fes cheveux (1). Les violences caufées par üne confcience déchirée de remords Ont encore un motif plus fin, qui paroit fi important au philofophe romainj c'eft-a-dire , que la penfée d'une juf* tice exercée fur foi-même tranquillife 8c confole en quelque forte l'ame. A force égale , 1'affection du repentir agira en pareils cas avec plus de douceur que celle de Ia colère , paree que dans la première 1'homme a fon propre indi> vidu pour objet immédiat j tandis que dans 1'autre, penfant d'abord a celuï dont il a recü une offenfe , il eft rejetté enfuite fur fes propres imperfections phyiïques 8c morales par 1'impoffibilité d'affouvir fa vengeance. Mais , me demanderez-vous , quelle raifon plaufible peut-on alléguer de ce que les infulaires d'O-Tahiti ne croient pas donner une plus forte preuve de (i) Cicerón a 1'endroit cité. Hlnc Me Agamemno Homerieus & idem Accianus. < Scindens dolore identidem iatonfam comam. In quó face turn Mud Bionis, perinde flultifjlmum regem iit littfii capillum fibi evellere, qüafi calviüo maror larvaretur.  *eur joie au retour d'un objet chén y qu'en fe meurtriffant le fein , en s'arra-r chant les cheveux, & en, fe bleffant k la tête, aux mains & au corps ? C'eft ainfi que la mère d'Omai, en revoyant fon fils, fe déchtra de la manière la plus cruelle avec une dent de requin, tellement que fon fang ruiffeloit de tous cötés (i). A mon avis , les vlo-? lences exercées fur foi-même ne font, dans ce cas , comme dans la colère , que des efforts pour faire jour a une fenfation défagréable & infupportable. La joie immodérée n'eft-elle pas une forte de fouffrance pour 1'Européen policé ? dont le fang eft moins bouillant , & qui , en général , n'a que des paffions tranquilles ? Et le tumulte qu'elle excite dans fon mtérieur ne peut-elle pas le faire tomber en foibleffe ? Maintenant fi 1'on réfléchit k la violence des paffions d'un peuple a demi barbare , quï habite un climat ou les phénomèncs. moraux font auffi impétueux que ceux du monde phyfique , & ou les paffions , femblables a un coup de vent , com- (i) Forfter, Journal du voyage dam la mer du Sud, en IJ66-1780. R 3  ( 2CJ2 ) penfent Ia brièveté de leur durée paï» leur iutenfité • fi 1'on réfléchit, dis-je, a toutes ces circonftances , quelle explofion d'une joie immodérée pourra encore furprendre ? Les voyageurs rapportent que le vifage des O-Tahitiens offre des expreffions inflniment plus fortes de toutes les affections de l'ame qu'on n'en remarque fur nos phyfionomies. II eft donc naturel de penfer que leurs actions paffionnées font déterminées par un fang li bouillant & fi impétueux , qu'il feroit difficile de nous en former une idee. Je viens de parler des affections défagréables de la même manière que j'ai parlé de celles qui font agréables, en les prenant dans les degrés fupérieurs, oü leur expreffion eft laplus forte & la plus éloquente. J'ai taché en même tems de peindre celles qui font pures & fimples , &non pas celles qui offrent différentes nuances , qu'elles empruntent fi fouvent les unes des autres. L'examen de ces nuances , s'il me paroiffoit néceffaire , apparliendroit k la théorie de l'expreffion compoféc , dont il fera queftion par la fuite j mais des motifs , que vous approuverez fans doute , m'engagent k les paffer ici entièrement fous filence.  ( 2Ö3 ) LETTRE XXIV. J E commencerai cette lettre par une petite remarque que je n'ai pu placcr ailleurs : il me reftera affez de tems pour répondre a 1'objection que vousme faites fur la manière incomplette dont, jufqu'a préfent, j'ai traité mon fujet, ou de vous donner gain de caufe fi je ne trouve rien de valable a y oppofcr. La remarque dont il s'agit a déja été faite par Garrik, & chaque amateur du théatre , qui a de la iénfibilité & un coup-d'ceil jufte , pourra la faire également; mais je ne me rappcllc pas de 1'avoir trouvée quelque part généralifée ; cependant plus je fréquente, le théatre , & plus je trouve qu'elle eft applicable en mille occafions ; & que, transformée en un confeil général , elle peut devenir trés - utile aux acteurs. Garrik doit avoir dit un jour a un comédien francois , qui lui demandoit fon avis fur la manière dont il avoit ioué dans une pièce : « Vous avez rempli E. 4  (264) . » le róle d'ivrogne avec beaucoup de » vérité j 8c , ce qui eft trés - diificile » a réunir dans de pareils röles, avec » beaucoup de grace. Mais permettez » moi de faire une petite obfervation cri. » ïiqüe , c'eft qué votre pied gauche » étoit trop a jeun ». En nombre d'occafions je ferois tenté d'en dire è-pèu-près autant a cërtains acteurs : « Suivant mos foibles connoiffances , » vous avez rendu jufqu'a 1'illüfion tel » paffage, telle fituation , telle fcène » j ( car raremènt me feroit-il permis de parlér de Fenfemble d'un róle ) « vous »> avez parfait-ment imité'1'ivreffe de » la paffion dónt vous deviez être anï» mé • mais votre pied , votre main, » votre ceil, votre col , votre bouche » ( ou telle autre partie que j'aurois » trouvée en défaut) étoit trop a jeun ». INT e penfez - vous pas comme moi qu'une pareille applicatïon & extenfion de la critique de Garrik feroient en effet fondées? Comme 1'ivreffe phyfique attaque tout le fyftême nerveux du fommet de la tête jufqu'au bout des pieds, il doit, a mon avis, én être de même de 1'ivreffe morale des affèctioris j car 1'homme n'a qu'une ame , qui modifie  ( z65 ) tout fon corps ; ainfi quand une afifection fimple dirige toutes les forces de 1'ame vers un feul point , & que les idéés & les fentimens font parfaitement a 1'uniffon , alors tout le corps doit en partager l'expreffion , & le mouvement de chaque membre doit y coopérer. Si 7 comme je le crois , ce raifonnement eft clair, & fi 1'obfervation attentive de la manière dont les affections réelles s'expriment dans la nature peut en conftater la vérité , que dironsnous du jeu de tant d'actrices , qui , paroiffant fupplier avec inftance , jettent le corps en avant, tandis que leurs bras croifés gardent 1'attilude ordinaire du repos ? Quel jugement porteronsnous de tant d'autres , qui, en courant , fouvent avec les bras tendus , audevant d'un objet ardemment défiré , ne dérangent pas pour cela la direction verticale du corps ? Comment qualifierons-nous le jeu d'un acteur dans le róle A'Azor, qui, chagrin de fa figure hideufe & repouffante , laiffe tomber triftementla tête & les bras ; tandis que fa démarche, bien loin d'être feuïement tranquille ou animée , devicnt, au contraire , courageufe, fière& provoquante?  . <266) II me feroit facile d'accumuler ïc3' des exemples de pareils contrefens j maiSi je ne veux mortifier perfonne , ni doianer lieu a des applications malignes : j'aime mieux, a 1'occalion du róle HAzor dont je viens de parler , ajouter a ce confeil général un autre plus particulier relativement a 1'enfemble du jeu. La démarche que j'ai critiquée dans eet acteur paroit lui être naturelle ; en s'obfervant avec attentioil & avec impartialité , il auroit certainement trouvé qu'a eet égard il pouvoit le moins s'abandonner a lui-même , 8c que eet extérieur , devenu défectueux par une mauvaife habitude , méritoit principalement d'être furveillé. Ti autres contractent , par une noiichalence habituelle , une démarche lourde 8c trainante -y 8c je me rappelle d'avoir vu un acteur , qui, en jouant un róle plein de colère & de la plus vive inquiétude, accéléroit a la vérité un peu fa marche; mais en élevantfi foiblement les pieds , qu'a chaque pas on enten doit; la femelle de fes brodequins gliffer fur 1 es planches. D'autres encore ont le défaut naturel d'un col trop courbé , d'une tête penchée de cóté -} 8c ? faute d'y prendre  ( 267 ) garde , ils manquent toutes les expre£ iions qui demandent un port de tête dégagé & droit. Leur joie laplus vive , par exemple , paroit foible , honteufe , & quelquefois même fimulée. II eft trèspoffibleque des acteurs, dont lephyfique eft défectueux , ne puiffent jamais exprimer parfaitement quelques affections de l'ame ; mais que demande-t-on du comédien : eft - ce de jouer fes róles avec les défauts qu'il tient de la nature ou de fes mauvaifes habitudes t ou doit-il chercher a atteindre le fuprême degré de la perfection , 8c 1'idéa! fublime de l'expreffion ? Si tel eft fon devoir, en quoi confiftera eet idéal ? Sans doute dans 1'harmonie laplus complette & la plus fcrupuleufement exacte de tous les mouvemens , & dans la manière dont chaque paffion donnée modifiera un corps exempt de tous les défauts naturels ou contractés par 1'habitude. Hfautdoncquel'acteur,enétudiant un róle , ne fe contente pas de réfléchir , en général, fur la véritable expreffion de chaque paffion, mais il doit chercher avec foin a connoitre quelle part pourroit y avoir une partie de fon corps dont il connoit la défectuofité , foit par  ( 268 ) fes propres obfervations , foit par Ie mgement de fes amis , qui, fi fon amourpropre ne repouffe pas tout confeil falutaire , ne tarderont pas a 1'en inftruire. Eclairé d'une manière ou d'une autre , il doit s'attacher enfuite a habituer cette partie défectueufe k mettre de la vérité & de la foupleffe dans fes mouvemens; 8c quand même il fera parvenu a en maitrifer 1'emploi, il n'en doit pas moins veiller principalement fur cette partie avec la plus grande attention quand il eft fur la fcène , autant que l'expreffion de la paffion donnée pourra le lui permettre. Ekhoff, courbé par la vieilleffe , n'oublia jamais le caractère des röles de fierté & de nobleffe qu'il' avoit a jouer : tant que le regard du fpectateur pouvoit le fuivre jufque dans la couhffe , on le voyoit porter fièrement fa tête altière , 8c ce n'étoit abfolument que lorfqu'il fe trouvoit hors de la vue du public qu'il redevenoit tout-a-coup le vie-illard décrépit 8c courbé fous le poids des ans qu'on n'auroit pas foupconné être facteur qu'on venoit de voir fortir de la fcène. II ne fuffit pas que 1'harmonie la plus parfaite exifte entre tous les mem-  ( z69 ) bres du corps & entre tous les traits du vifage , pour rendre l'expreffion d'un fentiment j mais il faut aulfi que cette harmonie foit proportionnée au degré de force & de vivacité de ce fentiment. Si le defir fe manifefte trop par le jeu des bras , & trop peu par le mouvement des pieds ; fi 1'effroi ne fait pas ouvrir affez la bouche & les yeux, tandis que le corps eft prefque renverfé , & que les bras , élèvés avec rapidité, reftent immobiles ; fi la colère ne fait pas froncer affez le front, & laiffe appercevoir la tranquillité fur les lèvres , pendant que les pieds frappent la terre avec fureur , &c.; 1'illufion 8c tout effet quelconque ceffent fubitement pour celui qui appercoit ce défaut d'harmonie , & facteur fe retrouve devant fes yeux , tandis qu'il ne devroit voir que le perfonnage. Vous devez avoir remarque nombre d'exemples de pareilles incohérences dans l'expreffion , principalement fur ces vifages ou brillent trop tous les charmes de la jeuneffe. II y a des fronts qui ne fe rident jamais , des lèvres qui ne fauroient s'abattre , & des yeux qui ne peuvent fortir de leurs orbites j en un mot ? il y a des  (270) phyfionomies pleines & arrondies , fur lefquelles certaines affections fe peignent avec des traits fi légers & fi imperceptibles k quelque diftance , qu'on ne croit en recormoitre tout au plus que les premiers fymptömes ou une nuance très-fugitive ; 8c lorfqu'en pareils cas le jeu du refte du corps exprime toute la véhémeiice de 1'affection , il en réfulte un effet fort défagréable , du moins , k mon avis j de manière que j'aimerois mieux voir l'expreffion to» talementmanquée. Cependantcomme il n'y a aucune règle fans exception, celleci en admet auffi quelques-unes j carlorfqu'Ufautexprimer , par exemple , des affections fimulées d'un homme qui n'eft pas encore exercé k 1'hypocrifie , il fe préfente cette circonftance fingulière, que facteur habile , forcé de ne pas mieux jouer que le mauvais, doit mettre dans fon jeu, d'une manière trèsmarquée , quelque chofe de faux, de diffonant, de mal-adroit, nuances quiindiquent vifiblement que le but eft manqué. Ce principe vivifiant , qui , par l'ame , ©git fur tout le corps , ne fe trouve pas ici dans le role 5 & , conformément k notre fuppofition, il y manque auffi cette  ( 271 ) force d'imagination & cette hypocrifie exercée , qui, en fuppléant au défautde ce principe , pourroient donner au men« fonge le vernis de la vérité. La froide intention qui refte alors a. facteur placera l'expreffion feuïement dans les parties du corps & dans les traits du vifage dont ïl fait par expérience que telle ou telle ïnodification exprime fupérieurement 1'affection a rendre , & les autres membres refteront dans 1'inaction. L'homme faux, par exemple , qui veut paroltre aimable & qui fent confufément que cette qualité , ainfi que la bonté du cceur, fe manifeftent très-particulièrement dans les mouvemens de la bouche & des parties voifmcs , y placera donc l'expreffion de 1'amabilïté , peut - être en chargeant un peu cc caractère ; tandis que fon front , fes yeux & tout fon mainlien prouveront le contraire. Je dois encore obferver ici queplufieurs expreffions mixtes peuvent produire des geftes & des attitudes qui, ayant des fentimens contraires a. réunir, paroiffent fauffes par la contradiction qu'on y remarque, fans pourtant 1'être réellement. Vous favez que 1'étonnement fait jetter le corps en arrière ? & que  '4 ( 273 ) Familie le fait porter en avant: ainfi lorfqu'un ami qu'on ne s'at.tendoit pas a voir fe préfente fubitement k nous ( comme, par exemple, Otton de Wittelsbach{\) a Frédéric de Rei/J's ) ce fera un jeu trèsvrai, ou plutöt le feul véritable , que de faire un pas en arrière , ou du moins de pencher le corps en arrière a caufe de 1'étonnement; tandis que les bras fe porteront en avant pour recevoir cordialement 1'höte cliéri. Ceci.eft en effet 1'attitude qu'a toujours prife facteur qui jouoit ici (a Berlin ) ce róle (2). Du refte , fi le vieux Cbevalier doit attendre le Comte Palatin dans cette attitude , s'il faut qu'il recule de quelques pas 7 ou bien s'il doit s'en approcher lentement avec un étonnement mêlé de joie , cela dépendra de la diftance oü dans le premier moment celui-ci étoit du vieillard, 8c li en entrant le Comte 11e s'eft peut-être pas arrêté pour jouir de 1'aimable étonnement du vieux Cbevalier., 8c pour lui laiffer le tems d'en revenir. (1) Tragédie allemande, AEle III, fcène j. (2) Voyez Planche XXI. LETTRE  XXI   LETTKE XXV. C e r t e s vous avez raifon de dire que mes remarques fur 1'harmonie parfaite dans le jeu des acteurs con viennent a la plupart d'entr'ettx , quoiqu'aucun ne devroit fe trouver dans le cas d'en avoir befoin. II n'eft pas moins vrai que des comedrens , non de la dernière, ni même de Ia moyenne claffe , mais ceux qui a leurs yeux , paroiffent pofféder le plus grand talent, commettent fouvent les fautes les plus groffières , moins par diitraction que par une étude réfléchie. En laifant cette obfervation , auriezvous eu en vue eet acteur qui, en jouant le rdle de Capullet, repouffoit avec colere Juliette , en s'avancant chaque fois vers elle pour la prendre" par la mam; 8c qui ? lorfque k pauyre crAéa- tme, effrayée de ce couroux paternel, lailoit un pas en arrière, s'en approchoit davantage encore , afin de ne pas iaiüer fa faute Iraparfaite ? Ou penfiezvousa celui qui, faifant le rêle de 1'hvpocrite Comte JTenzel, parloltavechau- s  ( *74 ) teurau Comte Palatin, en fe tenant danS une attitude roide 8c fiére , avec la tête jettée en arrière ? Ou bien vouliez-vous me rappeller ce père de Zémire qui, en s'excufant d'avoir ofé cueillir la rofe encbantée , s'approchoit du monftre ef-< froyable avec toute 1'affurance & toute la familiarité d'un homme qui favoit trèsbien que fon cherami & confrère étoit caché fous le mafquehideux.Ilfaut convenir que 1'on eft encore bien loin de la perfection toutes les fois que des acteurs ignorans fe permettent des eontrefens auffi groffiers , 8c que le public, trop indulgent ou trop peu éclairé, ne s'en appercoit pas. Je doute fort que des artiftes capables de manquer ainfi l'expreffion ? en méconnoiffant la vérité du fentiment , & les convenances de la fituation , püiffenfc jamais mériter ce nom honorable , même en faifant les plus grands effortspour s'en rendre dignes, ïl paroit du moins que les acteurs de ce genre font privés du fentiment de leur art , abfolument néceffaire pour qu'on puiffe le porter a fa perfection j & ce fentiment, fi la nature 1'a refüfé 9 ne peut être fuppléé ni par des exem» pies , ni par des théories. Les règlea  ( *?S ) «Je tous les. arts , en général, ne font pas , comme celles de la morale , deftinées aux vicieux , mais aux meilleurs fujets. Mais je m'égare de nouveau dans des digreffions, que je devrois éviter avec foin , puifque vos remarques & vos objections ne me détournent déja que trop fouvent de ma route. Cependant celle que , dans ma dernière lettre , j'ai laiffée fans réponfe , n'aura pas produit eet effet; car ce que j'ai a dire a eet égard convient peut-être très-bien aü commencement de la théorie des expreffions compofées. Voici cette remarque : « L'efpérahce , la gratitude , la pitié , le foupcon , 1'envie, la joie maligne du malheur d'aütrui, la clémence , & plufieurs autres fentimens , qui certainement ne peuvent pas manquer d'avoir leur expreffion propre , fi toutefois le langage des geftes ne doit pas être regardé comme la chofe du monde la plus incertaine & la plus incohérente • — toutes ces affections , me dites-vous , n'ont été jufqu'ici caractérifées par aucun trait, 8£ vous prétendez avoir terminé la théorie de 1'expreffion »? Je cröis en S a  éffet avoir le droit de le dire, mais eii ine bornant a l'expreffion fimple. « Et ces fentimens , continuez - vous , ne font-ilspas également fimples dans leurs èxpreffions » ? — Sans doute ils devroient 1'être fuivant leur dénomination; mais vous n'ignorez pas que le nom n'eft pas toujours d'accord aVec la chofe. Quand on vous parle d'un étonnement mêlé de joie , d'une douleur tendre , d'un amour refpectueux , le compofé de l'expreffion verbale vous met déja a même de juger de la diverfité de celle du gefte j mais lorfqu'on vous nomme la gratitude, la pitié, le mépris, &c., féduit par une dénomination fimple , vous voulez vous former auffi unè idéé fimple de la chofe , & cependant un examen fuperficiel de ces premières affections 8c des fecondes fuffira pour dévoiletl'erreur.Cecï deviendra plus fenfible en portant un coup-d'ceil rapide fur chacün des fentimens dont il eft ici queftion. Commencons par la gratitude : quelque foit le motifqui détermine un cceur reconnoiffant a la manifefter, il eft impoffible de la caractérifer par des traits propres 8c individuels ; & fi elle ne doit pas fe montrer fimplement comme amour ou comme  (^77 5 vénéi-ation p ïl faut abfolument aïorS cju'clle adopte une nuance intermédiaire qui tiendra de ces deux fentimens. La pitié ne pourra fe rendre que par le jeu compofé de l'expreffion de la bonté &c de cello de la fouffrance. L'envïe ne peut fe diftinguer de la fouffrance & de la haine , que par le defir acceffoire de fe cacher a. tous les yeux, & par le regard baiffé 8c furtif de la honte , qui, dans une ame tant foit peu fenfible encore , accompagne toujours cette paffion baffe & méprifable. Le foupcon ne fe trahira qu'en ajoutant a l'expreffion du chagrin fecrct Je regard fournois & inquict de la curiofité , 8c en prêtant avec anxiété 1'oreille k toutes les converfations ou 1'on croit pouvoir faire quelques découvertes. La clémence ne peut devenir vifible que lorfque 1'amabilité de la bonté eft tempérée par le froid de 1'orgueil , qui en defcendant, pour ainh dire , du haut de fa grandeur ? permet a. 1'autre fentiment de fe montrer & de fe développer. La joie maligne du malheur d'autrui eft déja , par fa nature , celle de la haine , 8z 1'on ne pourra la rendre autrement que par l'expreffion de cette S3  ( 278 ) paffion. Enfin, 1'efpérance, qui ne voit le bonheur que dans i'avenir , n'eft jamais entièrement dégagée de crainte : elle ne pourra donc fe peindre dans les traits du vifage , que par l'expreffion du defir , avec un mêlauge de joie 8c de crainte. Parcourez toutes les autres affections qui nous reftent a. examiner, avec les différentes nuances que Watelet en a mdiquées , 8c vous trouverez que leurs dénominations défignent feuïement ou des fentimens mixtes , comme les précédens, ou des nuances plus ou moins fortes , ou fimplement des idees abftraites & philofophiques ; c'eftk-dire , des unités 8c des variétés fenfibles k la penfée dans 1'intérieur de l'ame, mais quine lefont pas k I'ceil dans les modifications extcrieures du corps. Au refte , fi vous êtes facbé d'avoir mal raifonné , tant fur les exemples que vous m'avez objectés , que peut-être même fur Ie fond de la chofe , rétractez - vous en faifant un léger changement a. votre 'critique , & dites que 1'énumération que j'ai faite des affections dont 1'exr preffion eft fimple 8c caractériftique , vous paroit affez cornplette ; mais que mes efquiflés du jeu des geftes qui leur  ( 279 ) üonviennent en font d'autant plus défeo tueufes & d'autant plus pitoyables. Je ne coinbatterai pas une telle critique j je bornerai ma juftification a alléguer uniquement que j'en partage la faute avec la langue , & que 1'écrivain n'a pas d'auffi puiffans moyens que le peintre , paree qu'il ne peut pas, comme celui-ci, employer les couleurs & les contours. Lorfqu'Apulée, en faifant la defcription de la repréfentation d'une pantomime de Paris fur le mont Ida , qu'il vit a Corinthe, dit de la déeffe des amours : u Qu'elle n'avoit fouvent danfé que » des yeux(i) » ; le fens de ce paffage eft clair & fenfible pour tout homme qui a vu des yeux expreflifs ; mais peiv fonne ne peut décrire une pareilie pantomime : elle veut être iudiquée feuïement par un trait léger & rapide ; il eft impoffible d'en aehever la peinture. Après tant de réflexions prélirninair-es , venons enfin au fait; rnais avant tout, jettons un coup-d'ceil fur le vafte champ qui s'ouvre a nos yeux & que (l) Apuléj. Metam. L. X. Senfrni annutantc capi'i ■fcepit ïncederc — ET NONNUNQ.ÜAM SALTARE SOUS ftPULIS, o 4  ( a8o ) nous avons aparcourir. Effayons de trtöö ver combien on pourroit employer de manières.de compofer le gefte , en général. JJ abord le defir d'acquérir de nouvelles connoiffances , peut fe combiner avec les autres affections de 1'efprit , de meme que celles-ci peuvent fe combiner entr'elles , & enfuite avec les affections du cceur. Les defirs peuvent etre hés k d'autres defirs, ainfi qu'a des affections mtuitives ; ces derniéres pruvent 1'être entr'elles, de même que les exprefhons variées des fenfations corporelles avec celles des modifications inteneures de 1'efprit • enfin , ilfepeut que toute la férie des geftes pittorefques & mdicatifs foit liée avec les geftes exprefififs en général. Aioutez-y encore les diflerens degrés poffibles de chaque affection, les différentes liaifons &proportions dont le mélange eft poffible, l'un ou 1'autre fentiment étant tantót le plus vif^ & fê plus frappant; & dites-moi, fi la fuite de notre correfpondauee ne vous effraye pas , & fi , avec une telle abondance de matièrcs, vous entrevoyez la poffibilité de 1'épuilérun jour? Mais , me répondrez-vous, a quoi peuvent fervir des détails auffi immenfes & auffi fatigans  ( **i ) tandis qu'il fuffiroit de trouver une règlè générale & fftre qui einbraffat toules les variétés dont il s'agit. — Voici, en peu de mots , cette règle générale : « l'expreffion doit être exacte&précife ». Cela aura lieu lorfque la réunion n'ayant rien de trop ni de trop peu , on proportionnera le degré de force a la fituation de l'ame , en laiffant dominer la fentiment principal, tandis que les fentimens fubordonnes n'ajouteront que de fimples nuances a l'expreffionj enfin , lorfque dans le melange même chaque fentiment fera ordonné& modéré fuivant que fes rapports déterminés avec tous les autres 1'exigent. Celui qui a étudié les effets que chaque affection! produit par les modifications des traits du vifage & des mouvemens du corps , & qui \ en même tems , a remarqué par quelles parties chaque paffion s'exprime depréférence , fentira fans difficulté da quelle manière des fentimens différens & variés peuvent fe réunir en une feule expreffion $ 8c comment, par exemple f les fouffrances d'un amant , qui eft occupé de 1'idée tout-a-la-fois voluptueufe & trifte de fon amante abfente , peuvent être exprimées par le jeu da  ( 282 ) la phylïonomie. La fouffrance affecté principalement la partie fupérieure , & la fenfation voluptueufe de 1'amour davantage la partie inférieure du vifage; parconféquent, li le premier fentiment n'eft qu'une nuance, les angles intérieurs des fourcils s'élèveront d'une manière prefque infenfible , & jetteront fur le front une très-légère ombre, qui femblera plutót être produite par un pli que par une ride; on verra, au contraire , errer imperceptiblement autour de la bouche le douxfourire de 1'amour; tandis que la prunelle languiffante & tournée vers 1'objet, aura une expreffion équivoque & tenant des deux fentimens. Au contraire, fi le plaifir n'eft qu'une nuance de la fouffrance qui domine, l'expreffion principale fe trouvera fur le front, 8c' le fourire errant fur les lèvres & fur les joues fera plus foible. Dans ce dernier mélange on remarque auffi plus de tenfion dans les mufcles du refte du corps , «fedans le premier plus de relachement & de molleffe. Pour vous donner un exemple plus frappant du réfultat combiné des nuances de l'expreffion de plufieurs fentimens . je deus vous rappeller les paroles  ( 283 ) t t^Admète adreffe en action de graca' aux dieux , après les premiers embraffemens prodigués a Aloefte ramenée des enfers par Hemde , & après quelques queftions que 1'étonnement du fuccès de 1'entreprife du héros lui arra^ che (i). Ce qui doit être indiqué par le gefte , favoir, la direction des yeux, de la tête & des mains , en tant que celles^ ci peuvent concourrir a l'expreffion , tout cela eft déterminé par la première exclamation : « Dieux auffi bons que » puiffans » ! ( car ce n'eft que dans les cieux o^Admète peut placer leur féjour. ) En continuant : « Regardez » avec complaifance les larmes que la 5> joie fait couler de mes yeux » ! 1'expreffion du vifage , qui doit rendre la joie mélancolique, eft déja indiquée par les paroles. Le defir doux & timide d'exciter 1'attention des dieux fait faire un léger mouvement aux mains , qui ne font pas jointes , ( car la joie domine dans l'ame , & ce fentiment eft expanfif) mais détachées & ouvertes j & s'élèvant chacune de leur cóté avec une molle lenteur ; de forte que le coude ne forme (i) Alceflc de Wkland.  ( ^84 ) pas un angle, mais une legére ce-urbure. Le refte du corps s'éléve avec la même molleffe , & 1'indication fe dirigeant en haut, il penche tant foit peu en avant; le pied droit, qui eft en avant, pofeavecfermeté a terrej le gauche, placé a une petite diftance en arrière , ( paree qu'un pas trop allongé ne s'accorderoit pas avec 1'élévation modérée des mains , & avec les bras légèrement courbés ) paroit foulevé & prêt a faire un nouveau pas,en avant. La vénération , liée immédiatement a 1'idée des puiffances céleftes, permet moins a la tête de fe jetter en arrière ; elle la tient plus prés de la pofition verticale , & cache la pru« nelle derrière les paupières un peu plus que cela n'a lieu dans la fimple direction des yeux vers le ciel. Le fentiment de reconnoiffance dont l'ame eft pénétrée ajoute a. cette vénération 1'amour, qui, s'annoncant déja par la douceur , par la grace & par le moëlleux, ( qualités que nous exigeons dans tous les mouvemens en général) doit encore faire tourncr la tête un peu vers un cöté, & de préférence vers celui du cazm(\). Admètc continue; (i) Voyez Planche XXII, fig. i.  1 XXII   ( a85 ) i> Comment un mortel pettt-il vous té-* s> moigner fa reconnoiffance , li ce n'eft » par des larmes de joie » ? Quelle expreffion doit-on trouver ici ? Vous voyez que tout le mélange de fentimens fubfifte ; aucune des affections réunies ne ceffe ; aucune nouvelle ne s'y affocie : mais leur degré & leurs rapporte intérieurs font changés. Le defir d'attirer les regards des dieux fur ces larmes de joie , fera prefqu'éteint par le fentiment de 1'impuiffance d'expriiner autrement que par elles la reconnoiffance dont 1'ame eft pleine ; 1'idée de la grandeur des dieux domino donc dans ce moment, & le fentiment de la vénération devient prépondérant. Ce même fentiment exige parconféquent l'expreffion la plus forte , tand is que la plus foible appartient a la joie , au defir & a 1'amour; mais vous favez que la vénération affaiffc les mufcles du vifage, ainfi que tous les membres du corps, & qu'elle s'éloigne par refpect. Toutes ces nuances doivent donc fe mêler a 1'attitude & aux geftes (FAdmète ; cependant avec une modération néceffaire, pour que 1'exiftence continuée des autres affections ne foit pas  ( 2,86 ) mèconnne. II faut donc qüe tous les traits du vifage offrent encore des mar-ques fenfïbles de plaifir; le corps , ne fera pas couvert par les bras , & ne fe repliera pas fur lui-même ; mais la tête feraun peu plus penchée ; le blanc des yeux deviendra plus vifible qu'auparavant; leS bras & les mains , fans cependant pendre tout-a-fait inanimés le long dü corps , prendront infenfiblement une pofition perpendiculaire ; le pied gauche fera ferme , & le droit, un peu foulevé , paroitra prêt a fe porter en arrière j le corps fe penchera en arrière a-peu-près autant qu'il Féloit d'abord en avant (i)< C'eft ainfi que devroient être , a mon avis , 1'attitude & le gefte pendant la déclamation lente, trainée & folemnelle de cette phrafe : « Comment j> un mortel peut-il vous témoigner fa » reconnoiffance »; car dans lafuivante: Ie refte de 1'attitude fut confervé, & que la main gauche déployée parut en« core baiffée vers la terre, de voir la droite fe lever avec la même inflexion douce & fouple du bras qu'auparavant; en montrant , pour ainfi dire, ces larmes & en les préfentant au ciel comme une offrande de reconnoiffance j mais alors il faudroit que la tête fe jettat de nouveau en arrière , & que l'air folemnel de la vénération füt tempéré par une plus forte nuance de l'expreffion de 1'amour. Quelque facile que foit le développement du jeu convenable a la fituation qüe je viens d'examiner, je ne le continUerai pas; car je crains , mon ami, de ne Vous avoir déja que trop occupé de tous ces détails minutieux. Au refte , votre propre fenfibilité vous convaincra fuffifamment, qu'ici l'expreffion fimple de la joie , de la douce trifteffe , du defir ou de la vénération, manqueroit entièrement le but. Et en m'accordant que le mélange , ainfi que le degré de ce mélange , ont été déterminés avec exactitude , votre imagination voua ramènera naturellement aux attitudes que je viens d'indiquer . quand même  ( 288 ) toue ne demanderiez pas dans le jeu de Facteur une auffi grande précifion, relativement aux plus petites nuances de 1' expreffion des fentimens dont 11 doit être affecté. La févérité du théoréticien convient auffi peu au juge , que 1'indulgence de celui-ci peut être exigée du premier. LETTRE  (289) LETTRE XXV E cherchant des exemples pour' développer en détail tous les mélanges poffibles des différens geftes dans chaque claffe d'expreffions , je regavde comme une chofe fi facile d'indiquer celle qui eft convenable a un mélange déterminé de fentimens, que ce travail me femble fuperflu ; paree que chacun peut y fuppléer aifément par fes propres réflexions. Heft fans doute fouvent trés - difficile de trouver pour chaque cas le véritable mélange de fentimens f ainfi que fes juftes proportions ; mais ce n'eft pas 1'affaire du théoréticien , qui détermine feuïement l'expreffion des fentimens donnés j cela regarde Facteur même, qui, en étudiant fon röle,doit en pénétrer parfaitement le caractère 5 •& cela concerne auffi le métaphyficien, qui , pour en faciliter 1'étude 4 celuici , doit lui fournir toutes les idéés qui peuvent le guider avec fïïreté. Le comédien , qui veut exercer fon art en homme inftruit , & non gar pur inftinct , doit fans doute apprendre quel- T  ( *9° ) que chofe de plus que la théorie dil gefte. Que le problême donné foit de réunir 1'exprefQon de deux defirs oppofés qui fe rencoutrent dans l'ame ; je foutiens que > pour le réfoudre , il fuffit de connoitre ces deux defirs , ainli que leurs expreffions propres & caractériftiques j de favoir fi ces defirs font en équilïbre , ou fi l'un prédomine; enfin, de bien faifir leur degré de prépondérance; après quoi il ne fera pas difficile de trouver l'expreffion véritable , qui, d'une manière frappante , indiquera complettement les affections dont toute la fenfibilité de l'ame eft maitrifée dans la fituation donnée. Lorfque Zémire fe trouve devant le tableau magique , la crainte & le defir 1'affectent avec une égale force: la crainte lui fait appréhender de faire évanouir 1'apparition par fon approche , & le defir 1'engage a fe précipiter dans les bras d'un père tendrement aimé qui déplore fa perte. L'actrice chargée de ce róle rendra cette fituation intéreffante , en vacillant avec tout le corps tantót d'un cóté, tantót de 1'autre, en étendant avec rapidité 8c avec l'air du plus ardent defir fes mains  (201 ) Vérs le tableau magique j pour les retïrer enfuite lentement rejointes ? avec l'expreffion de la douleur , en portant le eentre de gravité du corps tantöt fur l'un , tantöt fur 1'autre pied, fans néanmoins fortir de place , quoiqu'elle foit dans un mouvement continuel. Le defir d? Hamlet de découvrir le terrible fecret de fa familie eft très-prépondérant dans fon ame au moment qu'il appercoit & fuit le fpectre de fon père ; mais ce defir eft affoibli par la crainte qu'infpirent un être inconnu & 1'idée d'un autre monde. Cet affoibliffement aug« mente a mefure que le prince s'approche du fpectre, 8c qu'il s'éloigne de fon compagnon : ainfi lorfqu'il s'arrache ea menacant des bras de celui-ci, fon jeu 8c fes mouvemens doivent être brufques & animés; dés qu'il commence k marcher , fon pas fera lent & modéré mais ferme & réfolu; fucceffivement il deviendra plus circonfpect , moins bruyant, 8c il embraffera moins de terrein ; enfuite töus fes mouvemens fe rallentiront, & le corps approchera davantage de la pofition verticale. Chez Huon, lorfque le roi des fées lui préfente le dernier don de fa couronne de myrthe , T sk  ( 292 ) Ie defir de la pofféder fe réunit au fen~! timent qu'il eft indigne de tant de bienfaits non-mérités , 8c k fa tendance quï en réfulte de les refufer sl 1'avenir : il doit donc s'incliner pénétré de refpect Sc de vénération vers Oberon ; fon regard férieux , mais animé du plus vif amour, doit être fixé fur fon bienfaiteur j fa main droite , légèrement avancée » faifant le gefte de remerciment , & ] pour ainfi dire , prête a recevoir le don , doit être un peu baiffée vers la terre ; tan dis que la main gauche retournée paroit, en quelque forte , prête a repoufferle don qu'on lui offre (1). Cependant pour que vous ne me reprochiez pas que je choifis de préfërence des exemples faciles, 8c que je négligé ceux qui offrent de grandes difficultés j je vous prie de m'indiquer vous-même les fentimens compofés crue vous jugerez poffibles, & j'effayeral d'en déterminer l'expreffion d'une manière fatisfaifante. Ou , fi vous 1'aimez mieux , donnez-moi tel gefte poffible qui réuniffe plufieurs expreffions , & nous verrons CO Voyez le frontifpice d'Oberon, conté de "WielanJj \  ( 293 5 comment je réuffirai a. en développer l'expreffion générale. Je dis générale , car la plus fpéciale ne peut fe trouver dans l'expreffion de la pantomime, paree que celle-ci, de même que l'expreffion muficale , indique feuïement des efpèces & des claffes générales de fentimens. Sï vous me montrez un homme de qui les geftes expriment autant le défagrément que le chagrin qu'il éprouve , & qui détourne de fon interlocuteur la partie fupérieure du corps redreffé, pour le retourner vers lui prefqu'au même inftant j qui, avec les deux bras tendus , les mains ouvertes , rapprochées & tremblantes , avec le haut du corps fortement avancé , & avec des yeux fixes qui lancent des regards animés , manifefte une vivacité colérique : en voyant Un tel homme je dirai, fans héfiter, qu'il exige quelque chofe de fon interlocuteur, ou'il ne peut obtenir de lui par aucun moyen; que la peine inutile qu'il prend a eet effet lui caufe un mécontentement inêlé d'une douleur profonde , qui le di£ pofe a s'en arracher; mais que le defir prolongé & prédominant de parvenir a. fon but le ramène fubitement vers eet inter- T 3  C 294 ) ïocuteur, & que fes mains, agitées avec vivacité , préfentent , pour ainfi dire , vifiblement è fceil les idees & les motifs par lefquels il efpère de le convaincre , ou cherche du moins k ramener toute fon attention. Certainement ce jeu n'en manifeftera pas davantage , & pour qu'on puilfe y reconnoitre quelque chofe de plus déterminé, il faut que nous ayons auparavant de ces fignes de convention que les pantomimes de 1'antiquité ont probablement connus & employés dans leurs repréfentations. J'ignore fi vous me donnerez d'autres problêmes k réfoudre , & de quel genre ils pourront être; je paffe donc a des recherches qui, intimement liées a la théorie des geftes compofés , ont a mes yeux beaucoup d'importance. On peut demander, par exemple , fi , dans le langage des geftes \ il y a des fynonimes, des mouvemens d'une même figmhcation , qu'on peut employer indifféremment l'un pour 1'autre ? Ou plutót fi chaque petit changement offre le fentiment fous un autre point de vue , & fert a indiquer une nuance particu» liére , qui cchappe peut-être au gros du  public, mais que le connoiffeur faifit? S'il n'en eft pas de même des fynonimes du langage du gefte comme de ceux de la langue parlée; c'eft-a-dire, s'ils ne pré" fentent pas tous lamême idéé principale, mais avec plus ou moins de nobleffe & de force, en 1'offraiit fous tel ou tel afpect, ou avec telles ou telles idéés fecondaires? Enfin , h le comédien dont le defir eft de parvenir a cette rigoureufe exactitude qui, dans tous les arts , conftitue le fuprême degré du mérite de 1'artifte , ne doit pas employer dans le choix de fes geftes le même difcernement fin , délicat & févère, qu'un auteur habile ne manquepas d'eiuploycr dans le choix de fes expreffions ? — II eft connu , d'après le rapport de Macrobe , que Rofcius & Cicéron fe firent quelquefois le défi a quï des deux exprimeroit de plus de facons la même penfée ; c'eft-a-dire , Facteur en variant fes geftes , & 1'orateur en variant fes phrafes. En fuppofant même que Rofcius n'ait pas reniporté la victoire, du,moins ne doit-il pas avoir entièrement fuccombé ; car le réfultat de ces défis lui donna une fi haute idéé de fon art, qu'il ofa compofer un traité, uniquement deftiné h le comparer k T 4  ( ao6 ) celui de 1'orateur (1). Si, comme oiï peut le croire , les variations de l'un fe rapportoient a celles de 1'autre; fi , en quelque forte , ils fe traduilbient réciproquement, Cicéron par des paroles les geftes du pantomime , & celui-ci par des geftes les paroles de 1'orateur; il en réfulteroit la preuve , que le langage du gefte a fes fynonimes feuïement dans !e même fens que la langue parlée, & que dans l'un & 1'autre la même idee principalepeuts'exprimerdifféremment, mais toujours avec d'autres idees acceffoires. II peut arriver que , dans l'un & 1'autre cas , le choix entre les fynoaiimes foit a-peu-près indifférent; mais il eft très-certain qu'il y en a bien plus oü un artifte profond & doué d'une fenfibilité exquife , qui a parfaitement faifi 1'enfemble du caractère de fon róle & de fa fituation , ainfi que chaque moment ifolé de cette fituation > ne vou- (l) Macrobe, Saturnal, L. II, c. ,o. Satis eonfiat,contendere eum ( Ciceronem ) cum ipfo hiftrione ( Rofcio ) fditum, utrum tlle foptus eamdem fententiam variis geftibus efficeret, an ipfe per eloquentie copïam ftrmone diverfo pronunciaret Qua res ad hanc artis fuafiduciam Rofciumabf iraxit, ut librum confcriberet, quo eloquentiam cum hillrionia compararet. J    „ . < *97 ) droit pas employer mdifféremment «ne expreffion pour 1'autre. Vous vous rappellez fans doute 1'efquiffe que je vous ai tracée de Juliette quicroitentendreveniri?omeo. Jelui ai donné l'expreffion pure &pleine du defir le plus ardent qui animoit fon cceur ; fes yeux & fa bouche étoient ouverts, fes bras tendus, fon corps fortement penché du cöté d'oü venoitle bruit (1). Changez quelque chofe dans cette attitude, & voiis en aurez changé la fignifoation. A la place de I'ceil très-ouvert, mettez-en un dont les paupiéres , fe rapprochant davantage , rendent le regard plus fin; fermez la bouche , retirez la inainportée en avant vers le cöté d'ou le bruit fe fait étendre, & placez 1'index devant les lèvres ( 2 ) : ce ne fera plus l'expreffion pure du dehr fubiteniL^b excité & dominant dans toute fa plénitude ; il s'y mêlera déja le defir de connoitre la nature & la direction de ce bruit. Cette nouvelle attitude indique qu'il eft éloigné , incertain & foible j (1) Voyez Planche XIV, fig. r. page 156. [?) Voyez PUnche XXJII, fig. 1.  ( soS ) qu'on a befoin du blence & de la tran* quillité pour 1'entendre & pour le diftinguer. Ainfi, dans la première attitude le cceur étoit plus dirigé vers 1'acquifition d'un bien ; & dans la feconde 1'efprit s'attache davantage k connoitre & a examiner une idée. Faites-y entore un plus grand changement; que le corps ne foit pas tant penché , mais , pour ainfi dire , difpofé a la fuite j que les deux genoux paroiffent fe plier , & que le pied , k demi levé dans les attitudes précédentes , pofe k terre avec prefque autant de fermeté que 1'autre, en s'écartant du cöté ou Fon pourra le fauver ; & il fera aifé de voir que la crainte fe mêle ici au defir. Celui qui écoute fent qu'il fe permet une action honteufe , ou du moins dangereufe ; car pourquoi, en fatisfaifant ainfi fon defir , prendroit-il des mefures pour fa füreté (i) ? Ce feul exemple nous prouve que ce qui paroit indifférent daris le général, comme , par exemple , telle ou telle attitude en écoutant, ne Fe ft plus du tout dans une fituation parti- (0 Voye.' Planche XXIII, fig. £j  ( 299 ) culière & déterminéej & qu'a 1'égard des geftes fynonymes, on peut a bon droit répéter prefque tout ce que 1'abbé Girard dit au fujet des fynonymes de la langue (1). Examinons quelques autres exemples que nous fournira la troifième efpèce de defirs, &prenons pour celala colère. Repréfentez-vous 1'offenfé avec le bras levé, dirigeant le poing fermé vers 1'ennemi qu'il fe hate d'atteindre , & vous aurez l'expreffion pure & pleine du defir de 1'attaque. Montrez-le avec le poing fermé , baiffé vers la terre , & en même tems le cqrps jetté un peu en arrière , de forte qu'il paroiffe plutöt s'éloigner de 1'objet que vouloir s'en approcher , & vous aurez une expreffion mixte , dans laquelle le delir ,■ qui s'efforce de s'écarter , lutte avec celui de 1'attaque , au point que ce dernier peut a peine être maitrifé par le premier. Que 1'of- ( i ) Voyez les Synonimes frangois, dans la préface. « S'il n'eft queftion que d'un habit jaune, on peut pren» dre le fouci ou le jonquille; mais s'il faut aflbrür, on s> eft obligé de confulter la nuance. Eh! quand eft-ce que » 1'efprit n'eft pas dans le cas de 1'aflbrtiment? Cela ?» rare, puifque c'eft en quoi confifte l'art d'écrire jj,  ( 3oo ) Fenfé faififfe d'une main inquiète & tremblante fes vêtemens , que fon regard incertain erre de cóté & d'autre, que furieux il marche a 1'aventure dans une agitation continuelle ; qu'il brife , déchire ou écrafe quelque chofe , & vous aurez le defir d'attaque déja détourné de fon objet ? mais encore vif, agiffant , enflammé ; d'abord incertain s'il le quittera, & de quelle manière ; enfuite fe retirant en effet de 1'auteur de 1'offenfe , & s'attachant aun objet étranger & déterminé. Enfin , que 1'homme dans la colère fe jette fur foi-même, foit en s'arracbant les cheveux avec toute l'expreffion de la fureur, foit en y portant de tems en tems les mains avec plus de modération , ou bien en rongeant fes ongles avec une apparente tranquillité , tandis que fon fang bouillonne dans fes veines; & vous aurez cette fituation ou l'ame , dirin geant fon attention vers fa propre im-1 perfection , fait tous fes efforts pour fe débarraffer de ce fentiment humiliant & pénible. Tantót ce fentiment eft infupportable , & il n'exifte pas encore un effort contraire affez puiffant pour modérer le defir de s'en dé--  ( 3oi ) lïvrer; tantot il eft plus foible par luimême , ou trop retenu par d'autres penchans pour pouvoir fe déployer dans toute fa force. Après cette indication générale des diverfes nuances , jugez vousmême fi avec des caractères déterminés , & dans des momens donnés , le choix de l'expreffion peut être indifférent , ou fi 1'emploi arbitraire d'une efpèce & d'un degré contre la convenance de la fituation, ne feroit pas plutöt une faute fouvent auffi groffière que ridicule ? Que diriez-vous de Tellkeim (1), fi , au mépris de la nobleffe de fa fagon de penfer & de la politeffe , il mettoit la main fur Minna y qu'il foupconne de trahifon , ou fi le fentiment de fa pofition odieufe le portoit a s'arracher' les cheveux ou a déchirer fes habits ? Que diriez-vous d'une mère de Bethléhem , qui , en voyant maffacrer fon enfant, commanderoit k fa douleur , & oublieroit d'attaquer avec fureur le meurtrier j ou qui , a 1'afpect du cadavre fanglant de fon enfant fe contenteroit de manifefter les fouf- (i) Dan» la comédie de Minna de Barnhelm Ai Leffing.  ( Soa ) frauces de fon cceur maternel en fe mor-' dant les lèvres ? Certes Leffing Sc Rubens n'auroient pu donner une plus grande preuve de mauvais goüt Sc de défaut de fenfibilité , que le premier en prefcrivant un femblable jeu a fon béros , & le fecond en fe fervant dans fon tableau du MaJJacre des Innocens d'attitudes auffi froides & auffi fauffes. Au refte , dans les cxemples que je viens de citer , les différences font encore fortes & frappantes ; mais il y en a d'autres oü les nuances font trèsfoibles. Pour prendre un exemple dans un autre genre d'affection , examinez deux figurés debout dans une attitude mélancolique. Que 1'une joigne foiblement & fans effort les mains pendantes ? abandonnées a leur propre poids (1)5 que 1'autre leur doune feuïement un peu plus de tenfion ; en entrelacant plus profondément les doigts , & en renverfant les mains k demi vers la terre 5 Croyez - vous qu'il foit indifférent de cboifir 1'une ou 1'autre de ces nuances ? Qu ne trouvez - vous pas que dans la (1) Voyez Planche XX, fig. 1 & fig. 2, page  ( 3o3 ) première domme davantage une mélancolie profonde & pure, tandis que dans Ia feconde il y a encore un foible refte de fouffrance prête k fe transformer en mélancolie? Cette dernière attitude n'exigera-t-elle pas auffi quelque léger changement dans les traits du vifage; ne doiton pas y voir une plus profonde tracé de fouffrance dans les fourcils élevés avec plus de force, & les fignes d'une tenfion douloureufe dans tous les mufcles ? Mettez une figure affife k la place de celles dont nous venons de parler; qu'elle ap puie fur une de fes mains la tête lourde 8c fatiguée : la manière de tenir la main, 8c 1'endroit ou elle eft placée , 1'attitude de la tête fortant davantage d'entre les épaules, & péfant fortement fur la main , ou y tombant avec molleffe ; ces nuances , dis - je , ne produiront - elles pas différens effets ? Dans la tête fatiguée 8c s'affaiffant librement fur la main ouverte , dont les doigts allongés 1'embraffent fans effort & fe perdent légèrement dans les cheveux , nous avons le figne d'une mélancolie douce & tranquille. La tête moins pendante & plus fortement preffée contre le poing fermé ? donne une nuance de chagrin , qui  ( 3o4 ) imprime auffi une petite mc-dification a la phyfionomie. La main ouverte ou fermée qui n'eft pas placée furlestempes, mais devant le front, de forte que fon ombre couvre les yeux, eft un nouveau trait qui indique le delir de fe concentrer en foi-mêmc, foit par dégout du monde , foit pour fuivre avec plus de recueillement fes idéés. Lorfque le front , pi*effé contre la main, fe jette un peu en arrière, •de forte que le menton faillit plus en avant, cette attitude nous préfente un furcroit fenfible de fouffrance. Quand 1'index repofe ifolé fur le front, tandis que les autres doigts & le creux de la main cachent une partie du vifage , on a l'expreffion d'une réflexion plus fuiviej que le fentiment de la douleur, du chagrin , ou de la mélancolie peuvent nuaneer de différentes manières. II eft difficile de parler des geftes & des mines en général , fur-tout de leurs plus fines nuances , d'une manière ■claire & intelligible. Les exemples que jious venons de choifir au hafard, fuffifent donc pour prouver combien il eft effentiel d'étudier dans le développement Aes effets & des fuites d'une affecjtion tous les détails, qui, joints aux fituations  ( 3o5 ) fituations &aux circonftances données f peuvent en modifier l'expreffion. Je ne ferois point du tout étonné , mon ami , qu'on regardat les nuances fines & délicates que je viens de faire appercevoir par ces exemples, comme de vaines fubtilités dictées par le caprice ou par la pré» vention. Le fentiment que nous avons de l'art n'eft pas encore exact, & nous en jugeons a-peu-près comme le Mufulman de la mufique : 1'inftrument quï fait le plus de bruit f eft celui qui nous paroit le plus agréable , & celui qui en joue de la manière la plus animée Sc la plus bruyante , nous femble auffi le premier des virtuofes. Souvent , lorfque toute la falie retentit d'acclamations & d'applaudiffemens, on feroit tenté de dire , derrière la couliffe, a facteur ce qu'un jour le joueur de flute Hippomaque, dit k un de fes élèves : « Peux-tu croire avoir bien joué , tan»■> dis que de pareils auditeurs t'applauj> diffent (1) ». II eft a-peu-près égal k la plupart des fpectateurs modernes, que les paffions foient indiquées au hafard, (0 Voyez Elien, V*r. Hiflor. L. XIF, c 8. V  ( 3o6 ) efquiffées avec des traits généraux j ou que toutes leurs petites nuances foient détaülées avec une exactitude Tigoureufe , que le jeu des acteurs & leur accent aient cette fineffe & cette précifion , qui, a la vérité, ne tiennent fouvent qu'a des chofes légères & quelquefois de peu d'importance , mais dont la réunion conftitue le charme de l'art pour le connoiffeur délicat & fenfible. II y a plus $ lorfqu'un jeu faux a beaucoup d'éclat, on 1'admire & on 1'applaudit davantage qu'un jeu moins animé & plus foible, quoique ce dernier foit le feul vrai, & le feul qui convienne au róle & a la fituation. Onpréfère la nouveauté a la vé« rité j & facteur a d'autant plus de talent a nos yeux, qu'il varie davantage fon jeu dans les repréfentations fucceffives d'une même pièce ; comme s'il y avoit du mérite & effacer les bons endroits d'un ouvrage pour y fubftituer de mau« vaifes pointes d'efprit a chaque nouvelle copie qu'on en feroit. L'artifte & 1'auteur ne devroient jamais changer 1'expreffion , que lorfqu'ils y remarquent des fautes ou des endroits foibles; car tout changement doit avoir la perfection pour objet.  ( 3o7 J Vous ne vous rappellez peut-être plua Ie paffage du róle d'Agnès Beiiiauer , que 1'actrice qui en fut chargée ici ( a Berlin ) rendit avec tant de fupériorité; je vais vous en retracer unö foible efquiffe. Agnès voit toutes les efpérances qu'Albert lui avoit données détruites par ce que le Chancelier lui dit; elle apprend que ni le Duc , ni les états de Bavière , ni 1'empire ne reconnoftront jamais leur union pour lé* gitime; que même le Duc adéclaré qu'il fera caffer leur mariage ; de forte qu'a chaque expédient que le Chancelier lui propoie , elle fentfa fierté ou fon amour mdignementblefie; enfin, elle demande avec une ironie amere:«]N"'avez-vous plus » d'autres expédiens a. me propofer » ? Le Chancelier lui protefte folemnellement qu'il ne connoit aucune autre reffource. Maintenant faites-vous une idéé de la fituation terrible de cette malheureufe femme , qui fe Voit menacée parun ennemi auffi puiffant que réfolu a la contrarier , & qui, animée de fon cöté par 1'amour & par la fierté , eft également décidée a ne jamais abandonner fon cher Albert. L'indignation & les différentes affections qui  I 3o8 5 déchirent fon cceur peuvent - elles lui permettre autre chofe , fi ce n'eft de raffembler toutes fes forces pour fupporter avec courage le plus grand des malheurs, & de fe roidir , pour ainfi dire , contre tous les dangers quï la menacent. Ici le poëte a parfaitement bien faifi le feul & le véritable fentiment qui convient a la fituation , en mettant cette réponfe dans la bouche de fon héroïne : « J'en connoisun encore j mon cceur » fidéle fe brifera dans mon fein , & je » mourrai (1) ! » Mais 1'actrice n'a pas moins fupérieurement faifi cette penfée , lorfqu'en manifeftant ce noble courage elle ramaffoit tout fon corps; & qu'en élevantles bras fortement entrelacés jufqu'a la hauteur du fein , elle les y preffoit avec vigueur ; tandis qu'en détournant feuïement pour un inftant fes regards du Chancelier , elle les jettoit, en quelque forte , fur ce cceur qu'elle aimoit mieux voir fe brifer que d'abandonner fon époux.Ume paroit impoffible de trouver une autre expreffion plus profondément fentie , & en même tems plus vraie que ce gefte fi (i) Agnes Bernauer, tragédie allemande, ASe IV\ fitne 8.  fimple «fe fi tranquille. Or, Factrice doitelle jamais changer un jeu auffi naturel qu'heureufement faifi ? Vbudroit - or» qu'elle frappat a coups redoublés fon fein j qu'en difpofant les traits de fon vifage a l'expreffion d'une douleur déchirante, elle balbutiat avec anxiété fa réponfe ? Un pareil changement ne répondroit ni a 1'intention du poëte , ni k 1'efprit du róle, paree qu'il feroit fufpeeter Ia fermeté de 1'héroïne ; 8c 1'actrice qui fe le permettroit , donneroit au connoiffeur une preuve de fon peu d'intelligence. Les paroles du poëte & le jeu dé 1'actrice doivent donc être confervés , paree qu'il n'y a rien de mieux pour les remplacer : Hcecfemel placuit; decies repetita placebit. V 3  I 3*0 ) LETTRE XXVII, ,*\^"o u s ne voulez pas me propofer des problêmes a réfoudre, fans doute , paree que vous n'en avez pas trouvé d'affez difficiles; mais vous me demandez la réponfe a une objection qui vous paroit importante. Vous dites que 1'invention de la véritable expreffion 5 pour une affection donnée, étant fi facile , vous ne devinez pas comment il peut y avoir tant de difficulté a deffiner des ïêtes d'expreffion, & tant de mérite k y réuffir. Mais avez-vous réfléebi a la grande différence qui exifte ici entre le peintre & Facteur ? Celui-ci n'a que l'expreffion a donner k fon vifage , 1'autre doit de plus inventer le vifage même fuivant les régies & les principes indiqués par l'art de la phyfionomie : la nature aide l'un k rendre vilible par fes mines le fentiment dont fon imagination eft frappée ; 1'autre, par les procédés de l'art , doit tranfporter fur une furface plane 1'image la plus heureufe que fon imagination a choifie entre  ( 3ii ) mille. Cette différence donne au peintre un fi grand avantage fur Facteur , que l'art de celui-ci fe réduiroit prefque k rien , s'il n'avoit pas pour lui de pouvoir agir fur 1'efprit, non - feuïement d'une manière fubite, mais auffi par degrés fucceffils , & d'être non-feulement peintre , mais en même tems muficien. Je m'expliquerai dans la fuite plus claiiement fur ce fujet , après que j'aurai terminé les recherches importantes que je me fuis propofé de placer a la fuite de la théorie de l'expreffion. II s'agit de favoir quand il eft permis d'employer la peinture dans le jeu des geftes & des mines. Afin de nous préparerabien traiter cette queftion, propofons, avant toutes cholés, Fexamen de quelques exemples. J'aurois voulu emprunterle premier du théatre de 1'ancienneRome; mais j'ai trouvé qu'il ne pourroit s'appliquer ici que moyennant une fauffe explication , & qu'il n'éclairciroit pas autant la règle de la peinture , que celle de la perfection & de la convenance de l'expreffion. Vous ferez fans doute de mon avis quand vous aurez confidéré le fait, tel que Macrobe le raconte, & non pas tel que quelques écrivains mo* dernes le rapportent d'après eet auteur,  ( 3« ) , Hylas, élève de Pylade & affez avancé dans fon art pour Pemporter prefque fur fon maitre , jouoit un jour , ou , fuivant Pexpreffion des anciens , danfoit une pièce , dont les derniers mots étoient, « Agamemnon le grand». Hylas , pour exprimer 1'idée de la grandeur, allongeoit tout fon corps, comme s'il avoit voulu indiquer la mefure d'un homme d'une haute ftature. Pylade , placé parmi les fpectateurs , ne put fe retenir, & lui cria : « Tu le repré» fente long, & non pas grand». Le peuple, excité par cette critique, exigea que Pylade montat fur le champ fur la fcène & joiiat le mêmeröle. Pylade obéit. Lorfqu'il arriva a Pendroit en queftion , il repréfenta Agamemnon penlif j car rien, a fon avis , ne convenoit davantage a un auffi grand roi & k un auffi célébre capitaine que de penfer pour tous(i). Suivant la manière dont 1'ahbé (l) Saturnal. L. II, c. 7. Nee Pylades hiftrio nobïs omittendus eft, qui clarus in opcre fuo fuit tempo ritus Aueufli & Hylam difcipulum ufque ad oequalitatis tontentioncm eruditione provexu. Populus deinde inier utriufque fufragia divifus eft. Et cum canticum quoddam faliaret Hylas , cujus daufula erat: - vi fi.tya.1 AyafMuiiia ,  (3i3) du Bos , & fur-tout Cahufac, racontent cette anecdote , il faudroit qu'Hylas eut commis une faute puérile , dont cependant je ne trouve aucune tracé dans le récit de Macrobe. Le premier fait exécuter a ce pantomime tous les mouvemens que feroit un homme qui voudroit en mefurer un autre plus grand que lui (1) ; & le fecond, qui parle de 1'événement comme s'il en eut été témoin oculaire, fait entendre qu'il s'éleva fur la pointe des pieds pour atteindre , par le moyen du cothurne , a. une hauteur extraordinaire (2). J'avoue qu'il me pa« roit incompréhenfible , que du tems d'Augufte , un artifte fi généralement eftimé , & fur-tout fi cher k Mécène , ait pu tomber dans une pareille exagé- fublimen ingentemque Hylas velut metiebatur. Non tulil Pylades & exclamavit e cavtd : 2u fj.av.pti , V p.tya.1 lami. Tunepopulus eum co'ègit ,ïiem faltare eantieum. Cumque ad locum venijfet, quem reprehenderat, exprejjit cogitantem, nihil magis ratus magno duci convenire, quam pro omnibus togitare. (1) Voyez Réflexions critiques, bc. T. 111, p. 268. (2) Voyez La Danft ancïtnnc & moderne, T, II,p.»4,  (3ï4> . , tatiori, & peindre une métaphore da manière a donner dans un enfantillage auffi ridicule. II eft probable que fa faute confifta feuïement en ce qu'il chercha l'expreffion de la grandeur uniquement dans 1'élévation 8c le redreffement du corps , & qu'il outra peutêtre auffi cette expreffion en mefurant avec trop de force fa longueur. Dans ce cas- la correction de Pylade fe fera auffi bornée a s'élever d'une manière aifée 8c fans gêne , a mettre de la nobleffe 8c de la dignité dans fon attitude , 8c fur fon front le férieux penfif qui devoit déterminer davantage 1'idée de grandeur , conlidérée comme une qualité morale 8c digne d'un roi. Je ne puis me perfuader que , fuivant l'opinion de 1'abbé du Bos , Pylade ait pu adopter 1'attitude 8c la mine d'un homme enfeveli dans des penfées profondes ; car 1'élévation du corps eft une métaphore trop naturelle, & qui s'offre trop facilement au fentiment d'une grandeur morale; & eet habile pantomime ne vouloit pas feuïement paroitre penfif, mais en même tems grand 8c fubli* me dans fes penfées. — Cependant on ne peut pas juger avec certitude de la chofe i  Ia pièce dont il s'agit ici eft perdue , Sé Macrobe ne nous a tranfmis que les der« niers mots du róle d'Agamemnon , fans nous indiquer la marcfie des idees & des fentimens. TJn paffage de Quintilien nous apprendra mieux que cette narration incomplette la différence qui exifte entre la peinture &c 1'expreffion , & combien la première eft fouvent fautive. Ce rbéteur injerdit févèrement tous les geftes avec lefquels on imite les objets donfc il eft queftion dans le difcours; puis il ajoute : que dans le comique les acteurs qui avoient quelque réputatiou obfervoient de même cette regie, quoique tout leur art fe bornat a 1'imitation , & que les meilleurs parmi eux s'attachoient davantage k exprimer le fens que les paroles (1). La règle, telle que Quintilien la donne ici, n'eft, k la vérité , pas trop exactement fixée ; mais les exemples qu'il emprunte d'une oraifon contre Verrès ne font pas mal choifis , 8c leur examen , plus réfléchi, nous conduira auffi bientöt k une meilleure dé- (i) Inflitut. Ow. L. XI, c. 5.  ( 3if5 ) termïnation de cette règle. Cicéron raille Verrès , avec le mépris le plus amer , de ce qu'au départ de la flotte du port de Syracufe , il s'étoit trouvé fur le rivage chauffé & vêtu a la grecque, 8c appuyé voluptueufement fur une courtifane. L'orateur romain lui reproche auffi, au milieu des plus fortes exclamations & en lui faifant connoitre toute 1'horreur qu'infpire fon infame conduite , que fans fentence , fans information 8c fans délit , il avoit fait battre de verges le citoyen romain Gavius dans la place publique de Mcffine ( 1 ). « Un » orateur ne doit pas copier , dit Quinj> tilien , 1'attitude de Verrès , qui tient » une vile courtifane par-deffous le bras; » ni la pofture 8c le mouvement des » bras que demande 1'action du bour» reau , ni les gémiffemens 8c les cris » que la douleur arrache k un patiënt». Une molleffe indécente , la fuftigation , la douleur du fuftigé étoient les objets de la penfée de Cicéron ; le mépris , Ia colère , 1'étonnement 8c 1'horreur étoient les fentimens que ces objets (i) In Verrem, Aft. II, c. 33 & c. 62.,  ( 3i7 ) excitoient clans fon ame. Ainfi , Quin» tilien veut qu'on préfente dans la tribune , comme fur la fcène , non pas les objets extérieurs qui frappent les fens & dont il eft queftion , non pas les fentimens étrangers qui nous émeuvent, mais le fentiment propre & actuel; ou , pour m'expliquer autrement , il veut qu'on exprime , non pas les objets qui occupent notre penfée , mais les fentimens avec lefquels nous les confidérons. II eft indifférent que ces objets foient des cbofes purement corporelles 7 ou les mouvemens mêmes de l'ame. Vouloir peindre 1'effroi de Gavius , lorfqu'on 1'entraine pour lui faire fubir une punition qu'il n'a pas méritée; cela feroit auffi faux que d'imiter les mouvemens du fuftigateur. Dans tous les cas, le véritable gefte eft celui qui exprime le fentiment du moment, & qui domine exclufivement dans l'ame de l'orateur. Je donne a ce gefte le nom Hexprejjion, & k 1'autre celui de peinture. La règle mieux déterminée de cette manière feroit donc : Que les acteurs & les orateurs ne doivent pas peindre les actions , mais exprimer les penfées. Avant que d'aller plus loin , recon-  (3i8) noiffez la jufteffe de cette règle dans quelques exemples pris du théatre moderne. Hamlet, au moment de demander un fervice important a Horatio , y prépare , d'une manière fort naturelle fon efprit par des éloges qu'il lui adreffe (1). « Horatio, dit-il, tu »> es 1'homme que j'aie jamais rencon3> tré , dont le caractère fympathife le « plus avec le mien ». Horatio voulant décliner eet éloge comme une flatterie, Hamlet continue: « Non , ne crois pas » que je te flatte; car quel avantage puis»> je efpérer de toi , qui , fans aucun » des biens de la fortune, ne poffède » d'autre héritage fur la terre que tes » bonnes qualités ? Flattera-t-on jufqu'au 3) pauvre? Non : que la langue emmiel» lée 8c flatteufe aille careffer les ftu» pides grandeurs , 8c que le genou « rampant fléchiffe fes mufcles dociles » aux lieux oü le profit peut payer 1'a* j> dulation». Vous vous rappellez fans doute eet acteur , qui, en déclamant les dernières paroles de cette tirade , fléchiffoit en effet le genou , en baiffant (i) A3t III, fcène 8t  ( 3i9 ) la main comme s'il avoit voulu faifir le bord d'un manteau de pourpre pour le porter a fes lèvres. Ce jeu faux vous frappa dans le tems , & tout homme de goüt le fentiroit également. En réfléchilfant au mépris qu'avec chaque parole le prince manifefte a 1'égard de l'ame baffement rampante du flatteur, & a fon intention d'öter a Horatio tout foupcon, que lui - même pourroit s'abaiffer a jouer eet infame róle , comment eet acteur pouvoit-il s'avifer d'imiter ici le flatteur ? S'il avoit voulu rendre ce paffage par un gefte frappant , il auroit dü plutöt s'élever que s'abaiffer , en prenant Pair du mécontentement 8c du dépit, & non pas celui du refpect , qui y eft diamétralement oppofé; il auroit du rejetter une penfée humiliante , pour ainfi dire , plutöt avec la main , que de la porter vers la terre d'une manière baffe 8c fervile. China, dans la tragédie du grand Corneille , apporte a Emilie, qui, k proprement parler, eft a la tête de la conjuration, la nouvelle que les conjurés brülent tous de fe venger & de rétablir la liberté : « Plüt aux dieux , » dit-il, que vous y eufliez été préfente!  ( 320 ) Au feuïnomde Céfar, d'Augufte & d'Empereur Vous euffiezvu leurs yeux s'enflammer de narent $ Et dans un même inftant, par un effet contraire , Leur front palir d'horreur , & rougir de colère (i). Dorat trouve ces vers fi beaux , qu'il les a inférés dans fon poëme fur la Déclamatipn thédtrale (x). Són jugement a eet égard peut être exact j mais fi Baron les a déclamés de la manière qui paroit li parfaite a Dorat qu'il la préfente comme unmodèlea facteur tragique , & qu'il lui confeille d'imiter en cela 1'Efope francois; je luis faché de ne pouvoir être de'' fon avis. « Baron , dit-ü , après fa retraite, « qui fut de plus de vingt années, re» monta fur la fcène j elle étoit alors » en proie a des déclamateurs bour» foufflés qui mugiffoient des vers au » lieu de les réciter. II débuta par le (l) Atle I, fcène 8. (a) Chant ƒ, />. 81. la note de la quatrième édition. róle  ( 321 ) » rolede Cinna. Son entree furie théa* » tre, noble, fimple, majeftueufe, ne fut » point goütée par un public accoutumé » a la fougue des acteurs du tems; maia » lorfque dans le tableau de la conjura» tion il vint aux beaux vers que je viens j) de citer , onle vit palir & rougir fuc» ceffivement; ce paffage fi rapide fut » fenti par tous les fpectateurs ; la ca33 bale frémit & fe tut». II faut que cette cabale ait été douée d'une critique peu faine , car elle auroit dü éclater précifémenta 1'inftant oü elle devint muette. Mais je crois que c'eft a tort qu'on attribue a Baron cette anecdote,qui m'a touta-fait fair d'une fable. Car,fuppofé que eet acteur ait eu une imagination affez forte pour produire dans une fucceffion auffi rapide des expreffions phyfiologiques auffi contraires & auffi difflciles a rendre , il n'eft pas moins certain que , fuivant le coftume du théatre francois, il doit avoir mis du rouge ; or, comment eft-il poffible que couvert de fard il ait pu palir & rougir d'une manière affez frappante pour exciter 1'étonnement des fpectateurs ? Mais h en effet il a eu le talent de produire ces expreffions phyfiologiques, il a commis alors % X  (/ 322 ) k mon avis, une faute groffièrc; car, dans cette fcène , Cinna n'apporte-t-il pas une heifreufe nouvelle afonamante? 2STe veut-il pas lui infpirer du courage & ranimer les efpérauces ? Et lui-inéme n'en eft-il pas foutenu? Or, li ces lèn-? timens rempliffent fon ame , comment ceux de la colère & de 1'effroi , qui leur font oppofés , jieuvent-ils acquérir affez de force pour fe manifefter avec tant de rapidité & des effets fi fenlibles ? Un autre exemple de pareils contrefens m'eft fourni par le róle de la Préji amante! Que j'entendiffe les accla-, < 1 ■. (i) Drame alkmand, Afte UI, Scène dernière.  ( » mations tumul lueufes B.elapttpupaeé , » qui 11c manc|iie jamais de fe rejouu? » du malheur d'autrui ! Que fon père , » témoin de fa juftë punition, vit couler » fon fang » ! Lorfque je lus ce paffage , mon imagination ine repréfenta 1 être lo plus emporté & le plus revoltant; je crus voir la plus effra) ante expreffion de la rage; un corps fortement jetté en arrière , des yeux fortans de leurs orbites, étincelans, égarés , des bras tendus avec effort plu tót vers le ciel que vers la terre , avec une phyfionomie dont tous les traits détraqués & convulfifs offroient Fimage du défefpoir. Tel auffi' fut en effet le tableau que ine fit voir 1'actrice a la première exclamation : « PhVt a » Dieu qu'on 1'atteignit » ! Mais a la feconde , ou malheureufement elle s'attacha a la peinture des liens qui devoient garotter le coupable , tout ca jeu s'évanouit; fón corps prit foudain une pofition verticale, fes bras s'abaiffèrent, & fes mains fe croifèrent fur les jointures des. poignets ; toute l'expreffion de la rage , qui feule pouvoit excufer une explofion auffi contraire au cri de la nature, fut détruite , & la vérité, ainfi que 1'illufion fe diffipèrent avec elle.  ~ p . < 3a4 ) Ces reflexions préliminaires doivent fuffije , je penfe; d'autant plus que la matière eft trop abondante pour être épuifée dans une feule lettre. Fin du premier Volumel