«r~v TT \7 Ti F. S POSTHUMES FREDERIC II, ROI DE P RUS SE. T OME IX. suivant la copie imprimée a beb,HS[ chsz VOSS et DEGItER. t 7 8 $   COR RE SPOND ANCE, SUITE DES LETTRES X MONSIEUR DE VOLT AI RE. IVLonsieur, me voila rapproché de plus de foixante lieues de Cirey; il me femble que je n'ai plus qu'un pas a faire pour y arriver, & je ne fais quelle puiflance invifible m'eaipêche d'achever ce chemin. Vous ne fauriea croire ce que vous me faites fouffrir,' & les inquiétudes que j'ai, vous fachant fi prés, de ne pouvoir jouir de votre converfation. ]'ai paffé par un pays oü affurétnent la nature n'a rien épargné pour rendre les terres les p'us fertiles & les contréss les plus riantes du monde; mais il femble qu'elle fe foit épuifée en formant les plantes, les haies & les ruiffeaux qui embel» liffent les payfages, & qu'elle n'ait plus eu affez de force pour perfe&ionner notre efpcce. J'ai vu prefque toute la Weftphalie , qui s'eft trouvée fur notte paffage; en vérité, fi Dieu daigna comA 2,  4 CORRESPONVANCE. muniquer fon fouffle divin a I'bomme, il faut qua cetce nation en ait eu en très-petite quantité; tant y a qu'elle en eft fi mal partagée, que c'eft un fait i meute en queftion fi ces figures humaïnes fout des hommes qd penfent ou ^on ? Je fufjends mon jugement pour 1'amcur de l'huroanité,& de c;ainteque vous ne preniez pour médifance ce que je pourrois vous dire fur ce fujet. Je demande de vos nouvelles a tous ceux qui viennent de la Hollande; tous ceux a qui j'ai parlé, m\r.tretiennent des libelles infames dontvoscompatriotes vous perfécutent, & de 1'ingratitude de votre nation, qui foufïre qu'on couvre d'opprobres un homme qui fait honneur a fa patrie, & qui doit un jour rendre illuftre le fiècle dans lequel il a véeu. J'ai foutenu votre caufe a Bronftvic contre un certain Botmer, bel efprit manqué, vif, étourdi, cc décidant de tout en dernier reffort; je lui ai fa t a -'ouer en préfence d'une vingtaine de perlbnnes qu'il s'étoit groffièrement abufé dans Ie jugement qu'il avo't porté de vous, & qu'il n'étoit point capab'le de co.-.noitre toutes les beautés de vos ouvrages. Vous voyez, Monfieur, que je faïs des profélytes de tout cöté, que je fouhaiterois de pouvoir -vous en gagner a Paris en dépit de la France, & de faire fentir a votre nation, qui juge de tout par légéreté ou par caprice, que fes yeux font oiMqués, & que Ia jaicufie & 1'envie font une  CORRESPONDJNCE. 5 efpèce de broulllard qui cache & qui obfcurcitaux envieux le mérite de leurs aJverfaires. J'attends ici du Breuil Tronchin, pour prendre des mefures touchant notre correfpo.jdance. Je crois cependant avoir trouvé un chemin plus court pour écrire, c'efl: par Aix, oü j'ai un m'archand de vin, nommé Logni, qui a toutes fes correfpoidances en Champagne; & pourvu que vöus jugiez a propos de vous fjrvir d'un certain GsofFroy qui demeure a Epuruay, je crois qua notre corrufpoudance feroit fort accélérée par ce nouveau qanal. Je fuis ici dans une aftion perpétuelle; c'efl une vie aftive, & trés • aftivej peut- être fuis-je né pour pécher par les extrêmes: dans quelques femaines la fpéculation aura fon tour. Tbiriot m'a enroyé votre lettre a M. Maffer, & votre autre lettre fur 1'ouvrage de M. Dutót; ce font deux chef-d'ceuvres, chacun en fon genre. Vous p3rlez de Ia poëfie comme Horace, & de 1'art de rendre les hommes heureux comme un * * * ou comme un Agrippa. S'il fe peut ,approchez votre méridien du nótre. II paroit qu'un deftin jaloux de mon bonheur a youIu que Cirey fut fi loin de Rémusberg. Que par un fyftème nouveau Que'que favant change la terre, Et qu'il retranche pour nous plaire Les monts, les plaines & les eaux Qui féparent nos deux hameaux. A 3 *  6 CORRESPONDJNCE. Je fouhaiterois beaucoup que M. de Maupertuis me put rendre cc fervice; je lui en tiendrois compte plus volontiers que de fon voyage en Lapon ie , & de tout ce que lui ont appris fes Lapons. Je fuis avec bien de 1'eftime &c. WéM, ce 21 de Juillet i?38. JVt ° N cner ami y un voyage afTez long, aflez fatigant, rempli de mille incidens, de beaucoup d'occupations, & encore plus de diillpations, m'a errpêché de répondre a votre lettre du 5 Aoüt, que je n'ai regue qu'a Berlin le 3 de Septem'ore. 11 ne faut pas être moir.s éloquent que vous pour défendre & paliier auffi bien que vous le fa'ites la conduite de votre miniflère dans 1'afFaire de Pologne. Vous rendriez un fervice fïgnalé a votre patrie, .fi vous pouviez venir a bout de convainere 1'Europe que les intentions de la France ont toujours été conformes au manifefte de 1'année J733. Maïs vous ne fauriez croire a quel point on eii prévenu contre la politique gauloife, & vous favez trop ce que c'eft que la prévention. Je me fens estrêmement flatté de 1'approbation que la Marnuife & vous donnez a mon ouvrage, cela m'encouragera a faire mieux. Je vais répondre a préfent a toutes vos interïogaiions, charmé de ce que vous voulez m'ea  CORRESPONDANCE. faire, & prêt a vous alléguer mes autoïités. Ce n'eft point un badinage, il y a du férieux dans ca que j'ai dit du projet du Maréchal de Villars, que le miniftèra de France vient d'adopter: cela eft fi vrai, qu'on en eft inftruit par plus d'une voix , & que ce projet redoutable intrigue plus d'une puiflance; on ne verra que par la fuite du temps tout ce qu'il entrainera de funefle: ou je fuis bien trompë, ou il nous prépare de ces événemens qui bouleverfent. les empires & qui font changer de face a 1'Europe. La comparaifon que vous faites' de la France , a un homme riche & prudent, entouré de voifins prodigues & malheureux, eft aufli heureufe qu'on en puiffe trouver; elle met trés-bien en évidence la force des Francois & la foiblefie des puiiTances qui les entourent; elle en découvre la raifon, & permet a 1'imagination dc percer dans ces fièclesqui s'écouleront aprèsnous, pour y voir le continuel accroiffement de la monarchie francoife émané d'un principe toujours conftant, toujours uniforme, de cette puiflance réunie fous un chef defpotique, qui felon toutes les apparences engloutira un jour tous fes voifins. C'eft de cette manière qu'elle tient laLorraine de la défunion de 1'Empire & de la foiblefle de 1'Empereur. Cette province a paffe de tout temps pour un fief de 1'Empire ; autrefois elle a fait partie du cercle de Bourgogne , démembrë de 1'Empire par cette même France; & de tout temps les Ducs de Lorraine ont eu féance aux diètes, A 4  9 CORRESPONDJNCE. lis ont payé les mois romains, ils ont fourni dans les guerres leur contingent , & ont rempli tous les devoirs des princes de 1'Empire. II eft vrai que le Duc Charles a fouvent embrafle le parti de la France . ou bien des Efpagnols; mais il n'en étoit pat möins membre de 1'Empire, comme 1'ELecteur de Bavière, qui commandoit les armées de Louis XIV contre celles de 1'Empereur & des- alliés. Vous remarquez trés • judicieufement que les hommes qui det'roient être les plus conféquens, ces gens qui gouvernent les royaumes, & qui d'un mot décident de la féiicité des peuples , font quelquefois ceux qui donnent le plus au hafard. Cefl que ces rois, ces princes, ces miniftres , ne font que des hommes comme des particuliers, & que toute la différence que la fortune a mife entre eux & les perfonnes d'un rang inférieur, ne confiïle que dans 1'importance de leurs aétions. Un jet d'eau qui faute a trois pieds de terre, & celui qui s'élance cent pieds en 1'air , font égalenient des jets: il n'y a entre eux de différence que dans ï'efücacité de leurs opérations; & une reine d'Angleterre, entourée d'une cour féminine, mettra toujours quelque chofe dans le gouvernement qui fe reffentira -de fon fexe , je veux dire des fantaifies & des caprices. Je crois que les fermens des miniftres & des amans font a peu prés d'égale valeur. M, Torcy tous aura dit tout ce qui lui aura plu; mais je ma défierai  CORRESPONDJNCE. 9 défierai toujours des paroles d'un homme qui eft accoutumé a leur donner des interprétations difierentes: ce font tout autant de prophètes qui trouvent un rapport merveilbux entre ce qu'ils ont dit, & ce qu'ils ont voulu dire. II n'en a rien coüté a M. ïorcy de faire parler un Po:tchartrain, un Louis XIV, un Dauphin. II aura fait comme les bons auteurs dramatiques, qui font tenir a chacun de leurs perfonnages des propos qui doivent leur convenir. J'avoue que j'ai été dans un préjugé prefque univerfel fur le fujet du Régent. On a dit hautement qu'il s'étoit enrichi d'ur,e manière trés-confidérable par les Acïions ; un commis de Lasv, qui dans ce temps-la s'étoit retiré a Berlin , a meme affuré au Roi qu'il avoit eu commilTion.du Régent de tranfpoiter des foinmes affez fortes, pour être placées a la banque d'Amfterdam. Je fuis bien aife que ce foit une ealomnie; je m'intérefle a la mémoire du Régent, comme a celle d'un homme doué d'un beau géuic, & qui après avoir recormu le tort qu'il vous avoit fait, vous a comblé de bontés. Je fuis für de penfer jufte, lorfque je me rencontre avec vous; c'eft une pierre de touche a laquelie je puis tou. jours reconnoitre la valeur de mes penfées. L'humanité , cette vertu fi recammandable, & qui lenferme toutes les autres, devroit felon moi êtr.e ie partage de tout homme raifonnabls , & t il arrivoit que cette vertu s'éteigctt dans tout Vwo.A 5  ie CORRESPOND ANCE. vers , il faudroit encore qu'elle fut immortelle chez les princes. Vos idéés me font trop avantageufes: Voltaire en politique me fouhaite la couronne impériale; Voltaire le philofophe demanderoit au Ciel qu'il daignat me pourvoir de fageffe ; Voltaire mon ami ne me fouhaiteroit que fa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne défiie point les grandeurs, & fi elles ne viennent pas a moi, cher ami, je ne les chercherai jamais. Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma fatisfaction , & qui peut-être ne fe fera jamais pour mon malheur, m'auroit mis au comble de la félicité; fi j'avois vu la Marquife & vous, j'aurois cru avoir plus profité de ce voyage que Clairau!t & Maupertuis, que la Condamine & tous vos aca» démiciens , qui ont parcouru 1'univers afin de. trouver une ligi e. Les gens d'efprit font, felcn moi, la quintefience du genre humain , & j'en aurois vu la fleur d'un coup d'ceil. Je dois accuftr vo:reefprit & celui de la divine Emilie deparefTe, de n'avoir point enfanté ce projet plutót: il eft trop tard a préfent, & je ne vois plus qu'un remède ; ce remède ne tardera guère , c'eft la mort de l'Elefteur palatin; je vous avertirai i temps. Veuille le Ciel que la Marquife & vous vous puiffiez vous trouver a cette terre , oü je pourrois alors fürement jouir d'un bonheur cher & déücieux--!:  CORRESPONDANCE. Je fuis indigné contre votre nation & contre ceux qui en font les chefs, de ce qu'ils ne répriment point 1'aeharnementcruel de vos envienx. La France fe flétrit en vous flétriiTant , & il y a de la lacheté k elle afouffrir cette impunité :c'eftcontre quoi je crie & ce que n'excuferont point vos gêné» reufes paroles. J'aurai beaucoup d'obligation a Ia Marquife der fa differtation fur le Feu qu'elle veut bien m'er> voyer; je Ia lirai pour m'inftruire, & fi je dorite ■ de quelques bagatelles, ce fera pour mieux corneltre le chemin de la vérité. Faites-lui , s'il vous plait, mille affurances d'eflime. Voici une pièce nouveilement acherée; c'eft le premier fruit de ma retraite. Je vous 1'envoie comme les pa'iens offroient leurs prémices aux Dieux : je vous demande en revanche de la fincérité, de la vérité' & de la hardieffe. Je me compte heureux d'avoir un ami de votre mérite. Soyez-le toujours, je' vous en prie , & ne foyez qü'ami, ce caraftére? vous rendra encore plus aimable, s'il efl: poflible, k mes yeux, étant avec toute 1'eftime imagïuable &c. Ce n Scptembre .1738.- jM[ 0 H cher ami, je viens de recevoir dans ce; moment vctre lettre du 8 d'Aotit, qui par malheurarrivé apiès coup. 11 y a plus de quinze jours q.a«ï & 6  12 CORRES POND ANCE. nous fommes de retour du pays de Clèv.es, ce qui rompt entièrement votre projet. Je reconnois tout le prix de votre amitie & des atttntions obligeantes de la Marquife. Il ne fe peut aflurément rien de plus flatteur que 1'idée de Ia divir.e Emilie ; je crois cependant que fans 1'avantage d'une acquifition & 1'achat d'une feigneurie je n'aurois pas joui du bonheur ineffable de vous voir tous les deux. On auroit envoyé a Hamm quelque confeiller bien pefant, qui auroit drelTé méthodi. quement & trés - fcrupuleufement 1'accord de la vsnte, qui vous auroit ennuyé magr.ifiquement, & qui après avoir ufé des formaliiés requifes, auroit pnffé & parafé le contrat; & pour moi j'aurois eu 1'avantage de queftionner a fon retour, fur ce qu'il auroit vu & entendu, M. Ie confeilter ; qui au lieu de me parler de Vo'taire & d'Emilie, m'auroit entietenu d'arpens de terre, de droits feigneuriaux, de privileges, '& de tout le jargon des feétateurs de Plutus. Je crois que fi ]a Marquife vouloit attendre jufqu'a la mort de l'Elefteur palatin (dont la fanté & 1'age menacent ïuine) elle trouveroit plus de facilité alors a fe défaire de cette terre qu'a préfent. J'ai dans Pefprit, fans pouvoir trop dire pourquoi, que le cas de la fuccefilon viendra a exifter le pr'nfemps prochain. Notre marche au pays de Juliers & de Bergue en fera une fuite iirmanquable. La Marquife ne pourroit - elle point, fi cela arrivoit, fe rendre a cette feigneurie voinne de ces duchés ?  CORRESPONDANCE. 13 & le digne Voltaire ne. poarroit-il point faire une petite incurfion jufques au camp prufïïen? J'aurois fo:n de toutes vos co'.nmodités; on vous prépareroit une bonne maifon dar/s un village prochain du camp, oü je ferois a portée de vous aller voir, ou bien d'oü vous pourriez vous rendre a ma tente en peu de temps & felon que votre fanté le permettroit: je vous prie d'y avifer & de me dire naturellement ce que vous pouvez faire, en ma faveur: ne bafardez rien toutefois qui vous puiiTe caufer le moindre chagrin de la part de votre cour: je ne veux point payer du pvix de vos défagrémens les momens de ma félicité. La ïUfcgiife, dont je viens de recevoir utus-lettre, me marqué qu'elle fe flatte de ma mfcrétion a Pégard de toutes les pièces manufcrites que je tiens de votre amitié; j'efpère que vous n'avez pas la moinclre inquiétu-le fur ce fujet. Vous favez ce que* je vous ai prjmis, & d'ailleurs 1'indifcrétion n'elr. point du tout mon défaut. Lorfqua je recois de vos nouveaux ouvra'es, je les lis en préftmee de Kayferling & de Jordan: après quoi je les confie a ma mémoire, & je les retiens comme les paroles de Moyfe que les rois d'Ifraël éto ent obligés de fe rendre familières; ces pièces font enfuite ferrées dans 1'arrière-cabinet de mes archives, dont je ne les tire que pour les relire moi feul. Vos lettres ont un même fort, & quoiqu'on fe doute de notre commerce , perfonne ne fai» rien de pofitif la-dtffus. Je ne borne point a A 7  U CORRESPONDANCE. cela mes précautions; j'ai pourvu de plus loin, & mes domeftiques ont ordre de briiler un certain paquet, au cas que je fufïe en danger & que je me trouvaffe'a 1'extrémité. Ma vie n'a été qu'un tiflu de chagrins, & 1'éco'e de 1'adverfité rend circonfpect, difcret& compaciffant; on eft attentif aux moindres démarches , lorfqu'on réfléehic fur les conféquences qu'elles peuvent avoir, & 1'on épargne volontiers aux autres les chagrins qu'on a eus. Si votre travail & votre affiduité vous empèchent de m'écrire, je vous en dois de 1'obligation, bien loin de vous blamer; vous travaillez pour ma fatisfaftion, pour mon bonheur ; &quand la maladie interrompt notre correfpondance, j'en. accufe le deftin, & je fouffre avec vous. L'ode philofophique que je viens de recevoir eft parfaite ; les penfées font foncièrement vraies , ce qui eft le principaljelles ont eet air de nouveauté qui frappe , & la poëfie du ftyle, qui flatte fi agréablement 1'oreille ; 1'efprit y brille. Je doi» mes fufFrages I cette ode excellente; il ne fuut point être flatteur , il ne • faut étre que fincère pour y applaudir. Cette ftrophe qui commence: Tandis que dts humains, contient un fens infini. A Paris ce feroit le fujet d'une comédie, a Londres Pope en feroit un poëme épique, & en Allema^ gne mes bons compatriotes trouveroient de la matière fuffifante pour en forger un in-folio,bien conditionné & bien épais,  CO RRESP O ND ANCE. s£ Je vous effimerai toujours également , mon cher Protée, foit que vous paroifliez en phiiofophe, en politique, en hiflorien, en poête, ou fous quelque forme il vous plaife de vous produire: votre efprit parolt, dans des fujets fi differens, d'une égale force; c'eft un brillant qui réfléchit des rayons de toutes les couleurs, qui éblouiflent également. Je vous recommande p!us que jamais le foin de votre fanté, beaucoup de diète & peu d'expériences phyfiques. Faites-moi du moins donner de vos nouvelles, Iorfque vous n'êtes pasen état de m'écrire. Vous ne m'êtes point du tout indifférent, je vous le jure ; il me femble que j'ai une efpèce d'hypothèque fur vous relativement k 1'eftime que je vous porte. Jl faut que j'aye des nouvelles de mon bien, fans quoi mon imagination eft fertile a m'oft'rir des monffres & des fantömes pour les combattre. Soyez perfuadé des fentimens avec lefquels je fuis &c. Rémusberg, le 14 Septembre 1738. JVL o N cher ami, je viens de recevoir une lettre & des vers que perfonne n'eft capable de faire que vous; mais fi j'ai 1'ayaEtage de recevoir des lettres & des vers d'une beauté préférable a tout ce qui a jamais paru , j'ai aufïï 1'embarras de ne J&voir fou-'ent comment y répondre. Vous rn'ea-  i5 CORRESPONDJNCE. voyez de 1'or de votre Potofe, & ie ne vous ren t oie que du plomb. Après avoir lu les vers fi vifs & fi aimables que vous m'adreflez , j'ai balancé plus d'une fuis avant de vous envoyer 1'épitre fur 1'Humanité que vous recevrez avec cette lettre; mais je me fuis dit enfuite: il faut rendre ros hommages a Cirey, & il feut y chercher des inftruétions & de f-Jges corrections. Ces motifs, a ce que1 j'efpère, vous feront recevoir avec quelque fupport les mauvais vers que je vous enioie. Thiriot vient de m'envoyer 1'ouvrage de- la Marquife fur le Feu. Je puis dire que j'ai été étonné en le lifant. On ne diroit point qu'une pareille pièce pdt être produiie par une femme; de plus le ftyle eft male, & tout a fait convenable au fujet. Vous êtes tous deux de ces gens admirables & uniques dans votre efpèce, & qui augmentez chaque jour l'adm:ration de ceux qui vous connoilTent: je penfe fur ce fujet des chofes que votte feule modeftie m'oblige de vous celer. Les ptïens ont. fait des Dieux qui afiurément étoient bien au deffbus de vous deux. Vous auriez tenu la première place dans 1'Olympe, fi vous aviez vécu alors. Rien ne marqué plus la différence de nos mceurs de celles de ces temps reculés, que lorsque 1'on compare la manière dont 1'antiqu'té traitoit les grands hommes & celle dont les traite notre fiecle. La magnanimité, la grandeur d'amë, la fermaé pafl>nt pour des vertus chimériques.  CO RR ESROND ANCE. 17 ©n dit: oh! vous vous piquez de faire le Romain, cela eft hors de faifon, on eft revenu de ces affeétations dans 'ce fiècle. Tant pis ; les Romains, qui fe piquoient de ver;us, étoient de grands hommes; pourquoi ne pas les imiter dans ce qu'ils ont eu de louable? La Grèce étoit fi charmée d'avoir produit Homére, que plus de dix villes fe difputoient 1'honneur de fa patrie. Et 1'Homére de la France , 1'homme le plus refpec table de toute la nation, eft expofé aux traits de Tenvie! Virgile, malgré les vers de quelques rimailleurs obfcurs, jouiffoit paifiblement de la protection d'Augufte & de Mécéne, comme Boileau, Racine & Comeille de celle de Louis le grand. Vous n'avez point ces avantages, & je crois, a dire vrai, que votre réputation n'y perdra rien. Le fuffrage d'un fage, d'une Emilie, doit être préférable a celui du tröne pour tout homme né avec un bon jugemsnt. Votre efprit n'eft point efclave, & vutre Mufe n'eft point enchainée a la gloire des grands. Vous en valez mieux, & c'eft un témoignage irrévocable de votre fincérité; car on fait trop que cette vertu fut de tout temps incompatible avec la baüe flatterie qui règne dans les cours. L'hiftoire de Louis XIV, que je viens de relire, fe reffent bien de votre féjour ,de Cirey. C'eft un ouvrage excellent &-dont 1'univers n'a point encore d'exemple. Je vous demande inftammsnt de m'en procurer la continuation ; mais  ï.a CORRESPONDJNCE. je vous confeille en ami de point Ie livrer a 1'ifflpreflion ; la poftérité de tous ceux dont vous dites Ia vérité fe ligueroit contre vous; les uns trouveroient que vous en avez trop dit, les autres*. que vous n'avez pas affez exagéré. les vertus de leurs ancêtres; & les prêtres, cette race implacable, ne vous pardonneroient point les petits traits que vous leur lancez. J'ofe méme dire que cette hiftoire, ècrite avec vérité & dans un efprit philofophique, ne doit point fortir de la fphère des philofophes: non, elle n'eft point faite pour des gens qui ne favent pas penfer. Vos deux lettres ont produit un effet bien différent fur ceux a qui je les-ai rendues. Céfarion, qui avoit la goutte, 1'a perdue de joie, & Jordan, qui fe portoit bien, a penfé tomber en apoplexie, tant une même caufe peut produire des effets différens: c'eft a eux a vous marquer tout ce que vous leur infpirez; ils s'en acquitteront auffi beaucoup mieux que je ne pourrois Ie faire. II ne nous manque a Rémusberg qu'un Voltaire, pour être parfaitement heureux. Indépendamment de votre abfence, votre perfonne eft, pour ainfi dire, innée dans nos ames; vous êtes toujours avec nous: votre portrait préfide dans ma bibliothéque; il pend au deffus de 1'armoire qui confervs notre toifon d'or; il eft immédiatement p'acé au deffus de -vos ouvrages, & vis - a - vis de 1'endroit oü je me tiens, de facon que je 1'ai toujours fous mes yeux. J'ai penfé dire que ce  CORRESPONDJNCE, 19 portrait étoit comme Ia ftatue de Memnon, qui donnoit un fon harmonieux lorfqu'elle étoit frap. pée dis rayons du fuleil; & que votre portrait animoit de même 1'efprit de ceux qui le regardent; pour moi il me femble O vous donc qui brülez d'une ardeur périlleufe! &c. Souvenez-vous toujours, je vous prie, de la petite colonie de Rémusberg, & fouvenez-vousen pour lui adreffer de vos lettres paftorales. Ce font des confolations qui deviennent néceiTaires en votre abfence. Vous les devez a vos amis; j'efpère que vous me compterez a leur tête; on ne fauroit du moins être plus ardemment que je ne fuis & que je ne ferai toujours &c. . IU'mtisberg, le 9 Novembre 1738. M o n cher ami, il faut avouer que vcus etes un débiteur admirable. Vous ne reftez point en arrière avec vos pajemens, & 1'on gagne confidérablement au change. Je vous ai une obligation infinie de 1'épitre fur le Plaifir; ce fyflème de théologie me paroït très-digne de Ia Divinité, & s'accorde parfaitement avec ma manière de penfer, Que ne vous dois-je point pour eet ouviage incomparable ? Les Dieux que nous chantoit Homère, Etoient foi'ts, robuftes, pmffjns-,  so CÖRRÈSP ONDJNCE. Celui que 1'on nous prêche en chaire Eft 1'original des tyrans; Mais lePlaifir, Dieu de Voltaire, Eft le vrai Dieu, le tendre père De tous les efprits bienfaifans. On ne peut mieux connoitre la différence des génies qu'en examinant la manière dont des perfonnes différentes expriment les mêmes penfées. La Comtefie de Platen, dont vous devez avoir entendu parler en Angleterre", pour dire un eunuque , le périphrafoit un homme brülanté : 1'idée étoit prife d'une pierre fine qu'on taille & qu'on brillante. Cette manière de s'exprimer , portoit bien en foi le caraftère de femme, je veux dire de eet efprit inviolablement attaché aux ajuftcmens & aux bagatelles. L'homme de génie, le grand poè'te fe manifefte' bien différemment par cette noble & belle péripbrafe, qm lefer a privé des fources 4e la vie. Outre que la penfée d'un Dieu fervi par des eunuques a quelque chofe de frappant par elle-même , elle exprime encore avec une force merveilleufe 1'idée du poëte. Cette manière de toucher avec modeftie & avec clarté une mat'ère auffi délicate que 1'eft celle de la circoncifion , contribué beaucoup au plaifir du lecttiur. Ce n'eft point paree que cette piéce m'eft adreffée, ce n'eft point paree qu'il vous a plu de dire du bien de rnoi , mais c'eft par fa bonté intrinféque que je lui dois mon apprbbation entière. Je me doutois bien que le Dieu des  CO RRESPONOJXCS. si écoles ne pourroit que gagner en paiTaat par vos uuins. Ne cioyezpas, je vous prie,que je pouiL" mon fcepticifme a outrance ; il y a des yérités que je crois démontrées & dont ma xaifon ne me permet pas de douter ; je crois , par exemple, qu'il n'y a qu'un Dieu & qu'un Voltaire dans le monde ; je crois encore q»e ce Dieu avoit befoïn dans ce fiècle d'un Voltaire pour le rendre aimab'e. Vous avez lavi, nettoyé & retouche un vieux tableau de Raphaël , que le vernis de quelque bar&ouilleur ignorant avoit rendu méconnoifTable. Le but principal que je m'étois propofé dans ma diflertation fur 1'Erreur étoit d'en prouver 1'innoc^nce; je n'ai point ofé m'expliquer fur le fojet de la religion; c'eft pourquoi j'ai plutót employé un fu^et philofophique. Je refpecle d'ailleurs Copernic, Defcartes , Le'bniti, Nev;on; mais je ne fuis point encore d'age a prendre parti : les fentimens de 1'académie convienneut mieux a un jeu.ae homme de vingt & quelques années que Ie ton décifif & do&oral. II faut commencer par connoitre pour apprendre a juger, c'eft ce que je fais; je lis tout avec un efprit impartial & dans le deffein de m'inftruire, en fuivant votre excellente lecon: £5" vers la vérité le doute les conduit. J'ai lu avec admiration & avec étonnement 1'ouvrage de la Marquife fur le feu. Cet elfai m'a donné une idéé de fon vafte génie, de fes connoiffinces & de votre bonheur.- Vous le méritez  S2 CORRESP OND ANCE. trop bien que je vous 1'envie; jouiffez-en dans votre paradis, & qu'il foit permis a nous autres humains de participer a votre bonheur. Vous pouvez affurer Emilie qu'elle m'a infpiré pour le feu une vénération particuliere , non Ie feu qu'elle décompofe avec tant de fagacité , mais celui de fon puiiTant génie. Eft-ce qu'il feroit permis a un fceptique de propofer quelques doutes qui lui font venus? Peut-on dans un ouvrage de phyflque oü 1'on recherche la vérité fcrupuleufement, peut-on y faire faire entrer des reftes des vifions de 1'antiquité ? J'appelle ainfi ce qui paroit être échappé a la Marquife touchant 1'embrafement excité dans les forêts par le mouvement des branches ? J'ignore le phénomène rapporté dans Partiele des caufes de Ia congélation de 1'eau. On y rapporte qu'en Suiffe il fe trouvoit des étangs qui geloient pendant 1'été aux mois de Juin & de Juillet. Mon ignorance peut caufer mes doutes: j'y profiterai a coup fur, car vos éclairciflemens m'inftruiront. Après avoir parlé de vos ouvrages & de ceux de la Marquife , il ne m'eft guère permis de parler des miens. Je dois cependant accompagner cette lettre d'une pièce qu'on a voulu que je faiïe. Le plus grand plaifir que vous me puiffiez faire après celui de m'envoyer vos produétions, eft de corriger les miennes. J'ai eu le bonheur de me rencontrer avec vous , comme vous pourrez le voir fur la fin de 1'ouvrage. Lorfqu'on a peu de  CORRESPOND/INCE. 23 génie , qu'on n'eft point fecondé d'un cenfeur éclairé & qu'on écrit dans une langue étrangère, on ne peut guère fe permettre de faire des progrès: rimer malgré ces obftacles, c'eft ce me femble être atteint en quelque manière de la maladie des Abdéritains. Je vous fais confïdence de toutes mes folies: c'eft la marqué la plus grande de ma confiance & de 1'eftime avec laquelle je fuis inviolablement &c. Rémusberg, ce 1 Décembre 1738. M o n cher ami, je m'étois bien flatté que 1'épitre fur 1'Humanité pourroit mériter votre approbation par les fentiraens qu'elle renferms; mais j'efpérois en même temps que vous voudriez bien faire la critique de la poëfie & du ftyle. Je prie donc 1'habile philofophe, le grand poëte de vouloir bien s'abaiffer encore, & de faire le grammairien rigide par amitié pour moi. Je ne me rebuterai point de retoucher une pièce dont Ie fond a pu plaire i la Marquile; & par ma docilité a fuivrc vos corredlions vous jugerez du plaifir que je trouve a m'amender. Que mon épitre fur 1'Humanité foit le précurfeur de 1'ouvrage que vous avez médité; je me trouverai affez récompenfé de ce que' mon ouvrage a été comme 1'aurore du vótre : courez la même carrière & ne craignez point qu'un amour propre mal - entendu m'aveugle  24 CORRESPONDJNCE. fur mes produ&ions. L'humanité eft un fujet inépuifable; j'ai bégayé mes penfées, c'eft a vous a les développer. II paroit qu'on fe fortifie dans un fentiment, lorfqu'on repaffe en fon efprit toutes les raifons qui 1'appuient. C'eft ce qui m'a déterminé a traiter le fujet de l'humanité: c'eft a mon avis 1'unique vertu, & elle doit être principalement le propre de ceux que leur condition diftingue dans le monde. Un fouverain, grand ou petit, peut être regardé comme un homme dont 1'emploi eft de remédier autant qu'il eft en fon pouvoir aux mifères humaines; il eft comme le médecin qui guérit, non pas les maladies du corps, mais les malheurs de fes fujets. La voix des malheureux, les gémiffemens des miférables, les cris des opprimés doivent parvenir jufqu'a lui; foit par pitié pour les autres, foit par un certain retour fur foimême, il doit être touché de la trifte fituation de ceux dont il voit les mifère.s, & pour peu que fon coeur foit tendre, les malheureux trouveront chez lui toijte la compaflion dont ils ont befoin. Un prince eft par rappun □ fon peuple , ce que le cceur eft a 1'égard de la ftruflure mécanique dn corpsj il recoit le fang de tous les membres, & il le repoutïe jufqu'aux extrémités : il recoit la fidélité & 1'obéiflauce de fes fujets , & il leur rend 1'abondance, la profpérité, la tranquillité, & tout ce qui peut contribuer au bien & k 1'accroiffement de la fociété. Ce  CO RRESP 0 ND A NCE. 2Ï Qe font la des maximes qui me femblent devoir nai.re d'elles-meines dans le cceur de tous les hommes; cela fe fent, pourvu qu'on raifonne , & 1'on n'a pas befoin de faire un grand cours de morale pour 1'apprendre. Je crois que la compasCon & le défir de foulager une perfonne qui a btfoin de fecours font des vertus innées dans li plupart des hommes. Nou3 nous repréfentons nos infirmités & nos mifères en voyant celles des autres, & nous fommes auffi prompts a les fecourir quj nous defirertons qu'on le fut envers nous. ft nous étions dans le même cas. Les tyrans pèchent ordinairement en envifageant les chofes fous un certain point de vue; ils ne confidèrent le monde que par rapport a eux-mêrnes; & pour être trop au delfus de certains malheurs vulgaires, leurscosurs y font infenfibles. S'ils oppriment leurs fujets, s'ils font durs, s'ils font violens & crueis, c'eft qu'ils ne cosnoiiTent pas la nature du mal qu'ils font, & que pour ne point avoir foufFefK le mal , ils le croient trop léger. Ces fortes d'hommes ne font pas dans le cas de Mucius Scé« vota , qui fe brülant la main devant Porfenna, reffentoit toute 1'action du feu fur cette partie de fon corps. En un mot, tou:e 1'économie du genre humain eft faite pour infpirer l'humanité : cette reffeinblance de prefque tous les hommes, cette égalité de condition, ce befoin indifpenfabie qu'ils ont les uns des autres, leurs mifères qui ferrent les C«r. pojüi, ie Fr, U, T, 1\, B  5.6 €ORRESPOIJDANCE. li.ens formés par leurs befoins, ce penetrant naturel qu'on a pour fes femblab'es, notre confervation qui nous prêche l'humanité. Toute la nature femhle fe réunir pour nous inculquer un devoir, qui faifant notre bonheur, répand chaque jour des douceurs nouvelles fur notre vie. En voila fufïïfamment, a ce qu'il me paroit, pour la morale. 11 me femble que je vous vois b&iller deux fois en lifant ce terrible verbiage, & la Marquife s'tn impatienter. Elle a raifon en vérité ,• car vous favez mieux que moi tout ce que je pourrois vous dire fur ce fujet, & qui plus eft, vous le pratiquez. Nous reffentons ici les effets de la congélation de 1'eau; il fait un froid "exceffif. 11 ne m'arrivejamais d'aller a 1'air que ce ne' foit en trembiant que quelque partie nitreufe n'éteigne en moi le principe de la chaleur. Je vous prie de dire a la Marquife que je la prie fort de vouloir m'cnvoyer un p!;u de ce beau feu qui anime fon génie; elle en doit avoir de refte, & j'en ai grand befoin. Si elle a befoin 'de glacons, je lui promets de lui en fournir autant qu'il lui en faudra pour avoir des.eaux glacées pendant toutes les ardeurs de 1'été. Dvtlijfime, je n'ai pas ?u encore 1'EzTai de la Marquife. Je ne fuis pas prodigue de vos faveurs, il y a même des gens qui m'accufent de poufTc-r Tavarice jufqu'a 1'excès. Jordan verra 1'Eifai fur le feu , puifque la Marquife y confent , & il vous uiia lui-même, s'il lui plait , ce que eet cuvrage lui au:a fait fentir. Tout ce dont je puk  CORRESPONDJNCE. j? vous affurer d'avarice , c'eft que tous tant que nojs fo:nmes, nous ne connoifTons point les pré jugés: les Defcartes, les Leibnitz, les Nsvton, les Emilie nous paroiffent autant de grands hom mes qui nous inftruifent a proportion des fïècles oü ils ont vécu. La Marquife aura eet avantage que fa beauté & fon fexe donne fur Ie nötre lorsqu'il s'agit de perfuader: Son efprit perfuadera Que le profond Newton en tout eft véritable ; Mais fon regard nous convaincra D'une autre vérité plus claire & p'us pa'pable, Eb la voyant on fentira Tout ce que fait fentir un objet adorable. Si les Graces préfidoient a 1'académie, elles n'auroient pas manqué de couronner 1'ouvragc d: leurs mains. II paroit bien que Mïfïïeurs de 1'aci démie, trop attachés a Pufjge & a la coutume, n'aiment point les nouveautés , par la crainte qu'ils ont d'étudier ce qu'ils ne favent qu'impar faitement. Je me repréfente un vieux académicien, qui après avoir vieüli fous le barnois de Defcartes, voit dans la décrépitude de fa courfe s'élever une nouvelle opinion; eet homme connoit par habitude les articles de fa foi philofopbiqus, il eft accoutumé a fa facon de penfer, il s'en contente, & il voudroit que tout le monde en fit autant. Quoi! redevenir difciple a 1'dge de cjn quante , de foixante ans , & être expofé a fa B 2  ag CORRESPONDANCE. bonte d'étudier foi-même, après avoir fi longtemps enfeigné aux autres, & d'un grand fiambeau qu'on croit être, ne devenir qu'une foible luraière, ou plutót la voir s'obfcurcir tout a fait? Ce n'eft pas ainfi qu'on I'entend. 11 eft plus court de décrier un nouveau fyftème que de 1'approfondir; il y a même une fermeté héroïque a s'oppofer aux nouveautés en tous genres, & è foutenir les anciennes opinions. Un autre ordred'efprits raifonne d'une autre "manière ils difent dans leur fimplicité: telle opinion fut celle de nos pères , pourquoi ne feroit-elie paslanótre? Valons-nous mieux qu'ils ne valoient? N'ont-ils pas été heureux en fuivant les fentimens d'Ariftcte ou de Defcartes, pourquoi nous iomprions-nous la tête a- étudier le* fentimens des novateurs ? Ces fortes d'efprits' s'oppoferont toujours aux progrès des eonnoiiTances; aufli n'eft-il pas étonnant qu'il s'en faffe fi peu. Dès que je ferai de retour a Rémusberg, j'irai me jeter tête baiffée dans la pbyfique; c'eft la Marquife a qui j'en aurai 1'obligation. Je me prépare aufli a une entreprife bien difficüe & hafardeufe; mais vous n'en ferez infl'ruit qu'après 1'elïai que j'aurai fait de mes forces. Le Roi va ce printemps en Pruffe, ok je 1'accompagnerai. Le deftin veut que nous jouïons aux barres, & malgré tout ce que je puis imaginer, je ne prévois pas encore comment nous pourrons nous voir. Ce fera toujours trop tard pour mes fouhaits ; yous en êtes bien convaincu, a ce que j'efpère.  CORRESPONDANCE. 2§ comme de to.is les fentimens avec lefquels je fuis &c. Le ia Janvier '73">« Sub itement d'un vol rapide La Mort fondoit fur m>i, L'affreufe douleur qui la guide. Dans peu m'eüt abymé fous foi. De maux carnafSers avidement rongée, La trame de mes jours alloit être abrégée, Et la débile infirmué Précipitoit ma trifte vie, Hélas! avec trop de furie, Au gouffre de 1'éternité. Déja la Mort qui fème 1'épouvante, Avec fon attirail hideux, Faifoit briller fa faux tranchante, Pour éblouir mes .foibles yeux, Et ma penfée évanouie Alloit abandonner mon corps, Je me voyois finir: mes défaillans reflbrts Du martyre fouffrant la fureur inouïe, Faifoient leurs derniers efforts. L'ombre de la nuit éternelle Diffipoit k me? yeux la Iumière du jour; L'efpérance, toujours ma compagne fidelle, Ne me laiiïbit plus voir la plus foible étincelle D'an efpoir de retour. B 3  20 CORR ESPQ ND ANCE. Dars des tourmens fans fin, d'une angoifTemortelle, je défirois l'inftant qu'éteignant mon Hambeau, La Mort afibuvilTant fa paffien cruelle, Me précipitat au tombeau. C'eft par vous, propice Jeuneffe, Que plein de joie & d'allégreffe Des tourmens de la mort je fuis forti vainqueur. Oui, cher Voltaire, je refpire , Oui, je refpire encore pour vous, Et des rives du fombre empire, De notre attachement le fouvenir fi doux Me tranfporta comme en délire Chez Emilie auprès de vous. Mais revenant a moi, par un nouveau martyre," Je reconnus Terreur oü me plongeoient mes fens: Eaut-il mourir, difois-je? ó vous, Dieuxtout-puiiTans! Redoublez ma douleur amère Et redoublez mes maux cuifans; Mais ne permettez pas, fiers maitres du tonnerre," Que les deftins impatiens, Jaloux de mon bonheur m'arrachent de la terre, Avant que d'avoir vu Voltaire. Ces quarante & quelques vers fe réduifent i -,ous apprendre qu'une affreufe crampe d'eftomac a penfé vous priver il y a deux jours d'un ami c,u' vous eft bien fincèrement attaché & qui vous tft.aie on ne fauroit davantage. Ma jeuneffe m'a faivé;les charlatans difent que ce font leurs remèdes, & pour moi je crois que c'eft 1'impatience de vous voir avant que de mourir. J'avois lu le foir  CORRESPONDANCE. 31 av-rmt da me coucher une trés-mauvaifs ode di Rouffea 1, adreffée a Ia pofrérité; j'en ai pris la colique, & je crains que nos pauvres neveux n'en prennent la pefte. C'eft aQurément 1'ouvrage le plus miférable qui me foit de la vie tombé entre les mains. Je me fens extrêmement flstté de Papprobation que vous donnez a la dernière épltre que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaifir de relever mes fautes: je ferai ce que je pourrai poui' corriger mon ortbographe, qui eft trés-maui-aife; mais je crains de ne pas parvenir fitót a l'exaclitude qu'elle exige. J'ai le défaut d'écrire tro.i vlte & d'être trop pareffeux pour copier ce qua j'ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me fera poffible pour que vous n'ayez pas lieu de compofer dans le goüt de Lucien un dialogue des lettres qui plaident de/ant le tribun-al de Vaugelas, & qui fe plaignent des injures que je leur ai faites. Si en fe corrigeant on peut parvenir è quelque habüeté, fi par 1'application on peut apprendre a mieux faire , fi les foirjs des maiïres de Part ne fe laflent point de former les difciples; je puis afiurer qu'avec votre 3ffiftancc, je ferai un jour des vers moins mauvais que ceux que je compofe a préfect. J'ai bien cru que la Marquife du Chatelet étoit en affaires férieufcs, & qu'elle étoit en phyfique, en philofophie & dans la fociété. Le propredts fciences eft de donner une jufteffe d'efprit qi i iróvisnt Pabus qu'on en pourroit faire. J'aime a B 4  3a CO RRESPONDANCE. apprendre qu'une jeune Dame ait aöez d'empire fur fes pafllons pour facrifier tous fes goüts a fes devoirs; mais j'admire encore plus un philofophe qui abandonne la retraite & la paix en faveur de 1'amitié. Ce font des exemples que Cirey fournit a la poftérité, & qui feront infiniment plus d'hcnneur a la philofophie que 1'abdication de cette femme finguüère qui defcend du tróne de Suède, pour aller occuper un palais a Rome. Les fciences doivent être confidérées comme des moyens qui nous donnent plus de capacité pour remplir nos devoirs; les perfonnes qui les cultivent ont plus de méthode dans ce qu'elles font, & e'les agisfent plus conféquemment. L'efprit philofophique t'tablit des principes; ce font les fources des raifonnemens & la caufe des aftions. fenfées. Je ne m'étonne point que vous autres habitans de Cirey faffiez ce que vous tlevez faire; mais je m'étonnerois beaucoup fi vous ne le faifiez pas, vu Ia fublimité de vos génies & la- piofondeur de vos connoiffances. Je vous prie de m'avertir de votre départ pour Bruxelles, & d'avifer en même temps a la voie Ia plus courte pour accélérer notre correfpondance. Je me flatte de pouvoir recevoir tous les huit jours de vtos lettres, lorfque vous ferez fi voifin de nos frontière». Je pourrai peut - être vous être de quelque utilité dans ce pays; car je connois très-particulièrement le Prince d'Orange, rui eft fouvent a Bnéda , & le Duc d'Aremberg , qu"; de-  CO RRESPONDJNCE. 33 drmeure a Bruxelles; peut-être pourrai-je aufg par le mmittère du Prince de Lichtenftein abréger a la Marquife les longuetirs qu'on lui fera fouffriï' a Bruxelles & k Vienne; les j'uges de ces pays re fe preflent point dans leurs jugemens: on dit que fi la cour impériale devoit un foufflat k quelqu'un , il faudroit folliciter trois ans avant que d'en obtenir Ie payement. J'augure de-U que les affaires de Ia Marquife ne fe termineront pas aufl] vite qu'elle Ie pourroit défirer. Le vin de Hongrie vous fuivra partout oir voua irez ; il vous eft beaucoup plus convenable que fe vin de Rhin, duquel je vous prie de ne point boire, k caufe qu'il eft fort mal-faia. Ne m'oubiiez p3s, cher Voltaire, & fi votre fanté vous Ie permet, donnez-moi plus fouve.it de vos nou velles, de vos cenfures & de vos ouvrages. Vous m'avez fi bien accoutumé k vos produftions, que je ne puis prefque plus revenir k celles des autres. Je briils d'impaüence d'avoir la fin du (ïècle de Louis XIV. Cet ouvrage eft incomparable; mais gardez-vous bien de Ia faire rmprimer. A Beïfin , le 17 Janvief 1759» ]V£on cher ami, vous recevez mes ouvrageï arec trop d'indulgence: une prévention favorable a 1'auteur vous fait excufer leurs foibleffes, & les faytes donrt ils fourmillent. Je fuis comme Ie ProB 5  34 CORRESPÖNDANCE. rréthée de Ia fable; Je dérobe quelque chofe de votre feu divin, dont j'anime mes foibles produft ons; mais Ia différence qu'il y a entre cette fable & Ia vérité, c'eft que 1'ame de Voltaire, beaucoup plus grande & plus magnanime que celle du roi des Dieux , ne me condamne point au fupphce que fouffrit I'auteur du célefte larcin. Ma ianté languiffante encore m'empêche d'exécuter les cuvrages que je roulois dans ma tête; & Ie mécecin, plus cruel que Ia maladie même, me condamne a faire tous les jours de 1'exercice, temps que je fuis obligé de prendre fur mes beures d'étude. Ces charlatans veulent me défendre de m'ir.flruire, bienrót ils voudror.t que je r.e penfe plus: mais tout compté, tout rabat u, j'aime mieux être malade de corps, que d'être perclus d'efprit. Malheureufement 1'efprit r.e ftmble être que 1'acceffoire du corps; il. eft dérange en même temps que 1'organifation de notre macnine, & Ia mauère ne Uunit fouffrir, fans que 1'efprit s'en reffente également. Cette union fi éuoite, cette Iiaifon intime eft, ce me femble. une trèi - forte prcuve du ftntiment de Locte; ce qui penfe en nous eft affürément un c-ffet cu un ré'uitat de la mécanif;*^»!! i>cMii»ffaiiBée. Tout homme fe. fé, tou: homme qui n'tft point imbu de prévention cu d'amour- propre doit en con-enir. Tour vous rendre compte. de mes occupations, je vous dirai que j'ai fait que'ques progrès en phyllqut; j'ai TS toutes. ies'exfériecces de la-  CORRESFONDJNCE. s" pompe pneumatique, & j'en ai indiqué deux nou velles , qui font premièrement de mettre une montre ouverte dans la pompe, pour voir fi fon mouvement ftra accé'éré, s'il retariera, s'il reflera le 'même, ou s'il ceffera. La feconde expérience regajrde la vertu produftrice de 1'air. .On prendra une ponion de terre dans laquelle on plantera un pois; après qu'on l'aura enfermé dans le récipient, on en pompera 1'air, & je fuppofe que le pois ne- croitra point, a caufe que j'a'.tribue a 1'air cette vertu pro-uJhïce & cet;e force qui développe les femcnces. J'ai donné de plus quelque befogne a nos académicitns: il m'eft venu une idéé fur la caife des veris, que je leur ai communiquée, & notre célèbre Kirch pourra me dire au bout d'un an, fi mon aflertion eft jufte, ou fi je me fuis trompé. Je vous dirai en peu de mots de quoi il s'agit. On ne p,s.ut confidérer que deux chofes comme les mobiles du 'vent; la preffion de 1'air & le ïnouvexent. Or je dis que la raifon qui fait qua nous avons plus de tempêtes vers le folftice d'hiver , c'eft que le foleil eft plus voifin ce nous & que la preffion de eet aftre fur notre hémifphère produit les vents: de plus, la terre étant dans fon périgée, doit avoir un mouvement plus fort en raifon inverfe du quarré de fa diffance, & ce mouvement inSuant fur les parties de 1'air, do't néceffairement proluire les vents & les tempêtef. Les autre veqts peuvent venir des autres planètes avec lefquelles nous fQinm.es> dans le.céri& 6  3S C0RRESP0ND.4NCE. gés; de plus , lorfque Ie foleil attire beaucojp d'humidités de Ia terre, ces humidités qui s'éüvent & fe raiïëmblent dans la moyenne région de 1'air, peuvent par leur preffion caiifer également des vents & des tourbillons. M. Kirch obfervera exaétement Ia fituation de' notre terre a 1'égard du monde planétaire; il remarquera les nuages, & il exsminera avec foin, pour voir fi la caufe que j'affigne au vent eft véritable. En voila aflez peur la phyfique. Quant a Ia poëfie, j'av-is formé un deffein, mais ce deffeia eft fi grai d qu'il m'épouvante moi - même, lorfque je Ie confïdère de fang froid. Le croiriez - vous ? J'ai fait Ie projet d'une tragédie; Ie fujet eft pris de PEnéide-l'action de lapièce de oit repréfenter 1'amitié tendre & coi.ftanie de Nifus & d'Euryale. Je me fuis propofé de renfermer mon fujet en trois aftes, & j'ai déja rangé & dig éré les matéiiaux;ma maladie eft furvenue, & Nifus &Euryale me paroiffent plus redoutables que jamais. Peur vous, mon cher ami, vous m'êtes un étre incempréhenfible; je doute s'il y a un Voltaire dans le monde- j'ai fait un fyiïame pour nier fon exifterce: non aflurément, ce n'eft pas un homme qui fait Ie travail prodigieux qu'on attribue a IA. de Voltaire. II y a i Cirey une académie, com. pofée de 1'élite de 1'univers; il y a des philofo. phes qui traduifent Newton, il y.a des poëtes Èéroïques , il y a des Corneilles, il y a des Calulles , il y a des Thucydides, & J ouvrage de  CORRESPONDANCE. 57 cette academie fe publie fpus le nom de Voltaire-, comme l'aftion de toute une armee s'attribue au chef qui Ia commande. La fable nous parle d'un géant qui avoit cent bras: vous avez mille génies „ vous voulez embraffer 1'univers entier , comme Atlas le portoit. Ce travail prodigieux me fait craindre, je 1'avoue, N'oübliez pofnt que fi votre efpric eft immenfe, votre corps eft très-fragüe; ayez quelque égard, je vous prie, a 1'amitié de vos amis, & ne rendez pas votre champ aride i force de Ie faire rapporter. La vivacité de votie efprit mine votre fanté, & ce travail exorbitai.t ufe trop vlte votre vie. Puifque vous me promettez de m'eirvoyer les enJroits de la Henriade que vous avez retouches , je vous prie de m'envoyer Ia critique de ceux que vous avez rayés. J'aurois deffein de faire graver fa Henriade, (lorfque vous m'aurez envoyé les changemens que vous avez trouvé a propos de faire) comme 1'Horace qu'on a gravé a Londres. Knobelsdorf, qui defïïne tres - bien , fera les deffeins des eftampes, & 1'on pourroit y ajouter 1'ode a Maupertuis, les épitres morales, & queN ques-unes de vos pièces qui font difperfées en diffërens endroits. Je vous prie de me dire votre fentiment, & quelle feroit votre volonté. II eft indigne, il eft honteux pour Ia France qu'on vous perfécute impunément. Ceux qui font les mahres de la terre doivent adminiftrer la B7 /  CORRESP O NDANCE. juflice, récompenfer & foutenir la vertu contre 1'oppreffion & la calomnie du vice. Je fuis indigné de ce que perfonne ne s'oppofe a ia fureur de vos ennemis. La nation devroit embraiTer la querelle de celui qui ne travaille que pour la gloire de fa patrip, & qui eft prefque 1'unique homme qui fafle honneur a fon fiècle. Les perfonnes qui penfent jufte, méprifent le libelle difFamatoire qui paroit: ils ont en horreur ceux qui en font les abominables auteurs. Ces pièces ne fauroient attaquer votre réputation; ce font des traits impuiffans & des calomnies trop atroees pour être crues fi Iégèrement. J'ai fait écrire a Thiriot. tout ce qui convient qu'il fache, & 1'avis qu'on lui a donné touchant fa conduite, fructiiiera , a ce que j'efpère, Vous favez que la Marquife & moi nous fommes vos meilïeurs amis; char^ez - nous, lorfque vous ferüjz attaqué, de prendre votre défenfe; ce n'eft point que nous puiffions nous en acquitter avec autant d'éloquence , de tour & de dignité qua fi vous preniez ce foin vous-même. Mais tout ce que nous dirons pmirra êtra plus fort, a caufe qu'un am , outré du tort qu'on fait a fon ami outré , peut dire beaucoup de chofes que la mbJératioa de 1'ofFenfé doit fupprimer: Ie public même eft plutót: ému par les plaintes d'un ami compatiffint, qu'il n'eft attendn par 1'opprimé qui crie vengeance. Je ce fijjj point inaifférent fur ce qui vous regarde^  CORRESP O ND ANC E. 3? & je m'intértffe avec zè'e au repos de celui qui fans relache travaille pour mon inftruction & pour mon agrémenc. Je fuis &c. A Berlin, ce 2 de Février J739- ^Vi o n cher ami, je me fuis furieufement préci.' pité a vous découvrir rn.es projets de pbyfique; il faut 1'avouer.ce trait fent bien le jeune homme, qui pour avoir pris une légere teinture de pbyfique , fe méle de propofer des problèmes aux maltres de 1'art. J'en fais amende honorable en ïougifTant, & je vous promets que vous ne m'entendrez plus parler de périhélies ni d'aphéües qu'après m'en être bien inftruit préalablement» Paffez cependant a un ignorant de vous faire une objettion a ce vide que vous fuppofez entre Ie foleil & nous. 11 me femble que dans le traité de la lumière Newton dit que les rayons du foleil font de la nmière , & qu'ainfi il falloit qu'il y eüt un vide, afin que ces rayons puffent parvenir a nous en fi peu de temps; or comme ces rayons font matériels, & qu'ils occupent eet efpace im. menfe, tout eet intervalle fe trouve donc rempli d'une matière lumineufe; ainfi il n'y a point de vide , & la matière fubtile de Descartes , ou 1'éther, comme il vous plaira de la nommer, eft lemplacée par votre lumière. Que devient donc 1c  40 CORRESPONDJNCE. vide? Après ceci ne vous attendez plus de moi' a un feul petit mot de phyfiqus. Je fuis volontaire en fait de philofophie; je fuis trés - perfuadé que nous ne découvrirons jamais les fecrets de Ia nature ; reftant neutre entre les feétes , je puis les regarder fans prévention & m'amufer a leurs dé, pens. Je n'ai pas la même iridifférence pour ce qui regarde la morale; c'eft Ia partie la plus nécesfaire de Ia philofophie, & qui contribue le plus au bonheur des hommes. Je vous prie de vouloir corrfger Ia pièce que je vous envoie. fur Ia Tranquillité. Ma fanté ne m'a pas permis de faire grand'chofe; j'ai en atten*dant ébauché eet ouvrage ,• ce font des idéés croquées , que la main d'un habile peintre devroit mettre en exécution. J'attends Ie retour de mes forces pour commencer ma trajédie; je ferai ce que je pourrai pour réuffir, mais je fens bien que la pièce toute a'chevée ne fera bonne qu'a fervir de papiltottes a la Marquife. Je médite un ouvrage fur le Prirce de Machiavel; tout cela roule encore dans ma tête, & il faudra le fecours de quelque Divinité pour débrouiller ce chaos. J'attends avec impatieoce Ia Henriade; mais je vous demande inftamment de m'envoyer la critique des endroits que vous retranchez.- il n'y.auroit rien deplus inftructif, ni de plus capable de former le goüt, que ces remarques. Servez-vous, s'il vous plait, de Ia voie de Michelet, pour me faire tenir vos lettres; c'eft Ia meilleure de toute». Mandez-mor,  CÖRRESFOND ANCE; 47 je vous prie, des nouvelles de votre fan'é; j'appréhende beaucoup que ces perfécutions & ces afFaires continuelles qu'on vous fait, ne l'altèrent plus qu'elle ne 1'eft déja. Je fuis &c. A Rému*bei*g, !e 22 Mars 17:9. Je n'ai qu'un moment a moi pour vous aflitrer do mon amitié, & pour vous pr.'er de recevoir Pëcri» toire d'ambre & les bagatelles que jé vous en-oie. Ayez li bonté de donnet Paotre boite, oii il y a le jeu de quilles, a Ia Marquife. Nous fommes fi occupés ici, qu'a peine avons - nous le temps de refpirer. Quinze jours me me'.tront en Gtuatiori d'être plus prolixe. Ls vin de Hongrie ne peut partir qu'a Ia fin de 1'été, a caufe des chaleu'3 qui foit furvenues. Je fu's occupé a préfent a régler 1'édition de la Henriade ; je vous comj muniquerai tous les arrangemens que j'aurai pris la - deffus. Nous venons de perdre I'homme Ie plus favanJ de Berlin, le répertoire de tous les favans d'Alle. magne, un vrai magafin dè fciences: le cé!èb-e M. la Crose vient d'être enterré avec une vingtaine de langues différentes, la quinteffence de toute Phiftoire, & une multitude d'hiftoriettes dont fa mémoire prodigieufe n'avoit Iaiffé ecbapper aucune circonftance. Falloit - il tant étudier pour mourir au bout de quatre-vingts aas ? ou p'utót ne devoit?  4* C0RRESPONDJN"CE:. il point vivre éternellement, pour récompenfe di fes belles études? Les ouvrages qui nous reftent de ce favant prodigieux, re le font pas affez connoicre a mon avis. L'endroit par lequel il brilloit le plus, c'étoit fans contredit fa mémoire; 41 en donnoit des preuves fur tous les fujets qu'on lui propofoit; il vous citoit les éditions & les pages oii vous trouviez, fans que cela lui manquat jamais., tout ce que vous fouhaitiez d'apprendre. Les infirmités de 1'age n'ont en rien diminué le talent extraordinaire de fa mémoire, & jufqu'au dernier foupir de fa vie il a fait amas de tréfors d'érudition, que Ia mort vient d'enfouir pour jamais,. avec une connoiffance parfaite de tous les fyftèmes philofophiques, qui embraffoit également les points principaux des opinions & les moindres minuties. M, de la Croze étoit aflaz mauvais philofophe; il fuivoit le fyftème de Descartes dans lequel on 1'avoit élevé, probablement par prévention, & pour ne point perdre la coutume qu'il avoit contractie, depuis foixante & dix années, d'être de ce fentiment: Ie jugement, la pénétration & un certain feu d'efprit qui cara£!:érife ii bien les efprits oiiginaux & les génies fupérieurs-, n'étoit point de fon reffortjen revanche une probité égale dans toutes fes fortunes le rendoit refpeftable & digne de Peftme des honnctes gens. Plaignez-nous, mon cher Voltaire; nous psrdons de grands hommes , & no.is n'en voyons point renaitre ;. il paroic que les fa vans &.. les orangers font de ces -  • CORRESPONDJNCS. 43- plantes qu'il faut tranfplanter dans ce pays, mais que no re terroir ingrat eft incapable de teproduire, lorfque les rayons ardens du foleil ou les gelees violentes de 1'hiver les ont une fois fait fécher. C'eft ainfi qu'infenfiblement & par degrés h barbarie s'eft introduite dars la capitale de 1'univers après,le fiècle heureux des Cicéron & des Virgile. Lorfque le poëte eft remplacé par le poSte, le philofophe par le philofophe, 1'orateur par 1'orateur, on peut alors fe flatter de voir les fciences fe perpétuer ; mais lorfque la mort les ravit les uns après les autres , fans qu'on voie ceux qui peuvent les remplacer dans les fiècles k venir, il ne femble point qu'on enterre un favant, mais plutót qu'on enterre les fciences. Je fuis avec tous les fentimens que vous faites fi bien éprouver k vos amis & qu'il eft difficile d'exprimer &c. r le i Juin 1739» JSfi. o w c^er amI' J'e fouhaiterois beaucoup que votre étoile errante fe fixat; car mon imagination déroutée ne fait plus de quel cóté du Brabant elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvoit une fois diriger vos pas du cóté de notre foiitude, j'employerois afiurément tous lts fecretsde 1'aftronomie pour arrêter fon cours: ie me jeterois même dans 1'aftrologie, j'apprendrois le grU  44 CORRESP ÖNDANCE. moiré , & je ferois des invocations a tous Ie3 Dieux & a tous les Diables , pour qu'ils ne vous permiffent jamais de quitter ces contiée?. Mais , mon cher Voltaire, Ulyfie, malgré les enchan. temens de Circé, ne penfoit qu'a fortir de cette ile, oii toutes les careiïes de Ia Déeffe magicienne n'avoient pas autant de pouvoir fur fon coeur que Ie fouvenir de fa chère Pénélope. II me paroit que vous fsriez dans le cas d'UiyiTe, & que le pu;!Tant fouvenir de Ia belle Emilie & 1'attraction de fon cceur auroient fur vous un empire plas fort que mes Dieux & mes Dê"m#ns. II eft juiïe que les nouvelles amitiés le cèdent aux ancien, nes; je Ie cède donc k Ia Marquife, toutefois £ condition qu'elle maintienne mes droits de fecond contre tous ceux qui voudroient me les difputer. ^ J'ai cru que je pourrois aller affez vke dans ce que je m'étois propofé d'écrire contre Machiavel, mais j'ai trouvé que les jeunes gens ont Ia tête un peu trop chaude. Pour favoir tout ce qu'on a écrit fur Machiavel, il m'a fallu lire une infinité de livres, & avant que d'avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que nous allons faire en PruiTe ne laiiTera pas que de caufer encore quelque interruption k mes études, & retardera la Henriade, Machiavel & Euryale. Je n'ai point encore réponfe d'Angleterre; mais vouspouvez compter que c'eft une chofe réfolue, & que la Henriade fera gravée. J'efpère de potwoü;  CORRESP ON D A NCE. 45 vous donner des nouvelles de eet ouvrage & de I'avant - propos avant mon retour de PruiTe, qui pourra être vers le 15 d'Aout. Un prince oiGf eft, felon moi, un anima! peu utile a 1'univers; je veux du moins fervir mon fiècle en ce qui dépend de moi; je veux contribuer a 1'immortalité d'un ouvrage qui eft utile a 1'univers je veux mu'tiplier un poëme oü 1'auteur enfeigne Ie devoir des grands, & celui des peuples, une manière de régner peu connue des princes, & une facon de penfer qui auroit annobli les Dieux d'Homère, autant que leurs cruautés & leurs cap'rices les ont rendus méprifables. Vous faites un portrait vrai, mats terrible, des guerres de religion, de la méchanceté des prêtres, & des fuites funeft.es du faux zèle. Ce font des lecons qu'on ne fauroit aflea répéter aux hommes, que leurs folies paffées devroient du moins rendre pluj fages. Ce que je médite contre le machiavélifme eft proprement une fuite de la Henriade: c'eft fur les grands feminiens de Henri IV que je forge le tonnerre qui écrafera Céfar Borgia. Pour Nifus & Euryale, ils atten front quff le temps &. vos corrections ayent fortifié ma verve J'envoie par le Lieutenant Schilling le vin de Hongrie fous 1'adreCe du Duc d'Aremberg: il eft für que ce Duc eft Ie patriarche des bons - vivans, comme il peut être regardé comme père de la joie & des plaifirs. Silène 1'a doué d'une phyfionomie qui ne déraent point fon caractère, & qui fait cpnnoitre en lip une yolupté  CORRZSFONDANCE. simable & décraffës de tout ce que la débauche a d'obfcécités. J'efpère que vous refpirerez en Brabant un air plus libre qu'en France, & que la fécurité de ce féjour ne contribuera pas moins que les remedes a la fanté de votre corps; je vous affure qu'elle m'intéreffe beaucoup, & qu'il ne fe paffe aucun jour que je ne faffe des vceux en votre faveur a la Déeffe de la fanté. J'efpère que tous mes paquets vous feront parvenus. Mandez.-m'en , s'il vous plsit, quelque petit mot. On dit que les plaifirs fe font donné rendez-vous far votre route, Que la danfe & la comédie, Avec leur fceur la mélodie, Toutes trois firent le defféin De vous efcorter en chemin, Avecque leur bande joyeufe, Et qu'en tous lieux leur troupe heureufe , Devant vos pas femant des fleurs, Vous a rendu tous les honneurs Qu'aufommet de la doublé crpupe» Gouvernant fa divine troupe, Apollon rectoit des neuf fceurs. On dit auffi: Que la Politeffe "& les Graceti Avec vous quittèrent Taris, Que 1'ennui froid a pris les placcs De ces DéelTes & des ris;  CÖR ÈESPON D ANCE. 4? '.Qu'en cette régioa trompeufe La politique frauduleufe Tient le pofte de 1'équïté j Que la timide honnêteté Redoutant le pouvoir inique D'un prélat fourbe & defpotique^ Ennemi de la liberté , S'enfuit avec la vérité. Voila une gazette poëtique de Ia facon qu'on les fait a Rémüsberg. Si vous êtes friand de nouvelles , je vous en promets en profe & en vérs, •comme vous les voufrez, a mon retour. Mille aflurances d'eftime a Emilie, ma rivale de votre creur. J'efpère que vous tiendrez les engagemens de docilité que vous avez pris avec Superville. Céfarion vous dit tout ce qu'un cceur comme le fien fent, Iorfqu'il a été affez heureux pour connoitre le vótre, & moi je fuis plus que jamais &c. A Riniusberg, 26 Juin 1739. §ub!ime auteur, ami charmant, Vous dont la fouice intariffable Nous fournit fi diligemment De ce fruit rare, ineftimable Que voire Mufe bardiment Dans un féjour peu favorable  i^S CORRESPONDANCÈ. Fait éclore a chaque moment; Au fond de la Lithuanie J'ai vu paroitre tout brillant Ce rayon de votre génie Qui confond -dans la tragédie Le fatalifme en fe jouant. J'ai vu de la philofophie, J'ai vu le Baron voyageur, Et j'ai vu la pièce accoj>plie Oü les ouvrages & la vie De Molière vous font hdnneur. A la France votre patrie, Voltaire, daignez épargner Les frais' que pour 1'académie Sa main a voulu defliner. En effet je fuis für que ces quarante tctes qui font payées pour penfer , & dont 1'emploi eft d'écrire , ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je fuis certain que fi Ton pouvoit appré» cier la valeur des penfées, toutes celles de cette nombreufe fociété prifes enfemble ,«ie tiendroient pas 1'équilibre vis • a-vis des vó'.res. Lei fciences lont pour tout le monde; mais 1'art de panfer eft le don le plus rare de la nature. Cet art fut banni de 1'école, Aux pédans il eft inconnu; Par 1'inquifition frivole L'ufage en feroit défendu, Si le pouvoir faint de 1'étole S'étoit a ce point étendu. m  :QORRESPONDANC£. 4? TDu vulgaire la troupe folie A penfer jufte a prétendu; Du vil flatteur 1'encens vendo En a parfumé fon idole, Et 1'ignorant a confondu Le froid non-fens d'une parole,' Et 1'enflure de 1'hyperbole, Avec 1'art de penfer, eet art fi peu connu. Entreces perfonnes qui croient penfer, il en eft une a peine qui penfe par elle - même; les autres n'ont que deux ou trois idees, qui roulent dans leur cerveau, fans s'altérer, & fans acquérir dê nouvelles forme.-; & lacentième .penfera peutêtre ce qu'une autre a déja penfé, mais fon génie, fon imagination ne fera pas créatrice. C'eft eet efprit créateur qui fa.t multiplier les idéés, qui faifit des rapports entre des chofet que 1'hom» me inattentif n'appe.'coit qu'a peine ; c'eft cette force du bon fens qui fa t feion mot la partie •eüentielle de 1'homme de génie. Ce talent précieux & raro Ne fauroit fe communiquer; La nature en paroit avare. Autant que l'on a pu compter, Tout un fiècle ele fe prépare, Lorfqu'elle nous le veut donner. Mais vous le poffédez, Voltaire, Et ce feroit vous eriruyer, Ou'ap,.récier & calculer ivhéri'.ag; de votre père.Oetiv. pejth. de Ft\ 11. T. IX. C  $4 CORRESPONDJNCE. Trois fortes d'ouvra^es me font parvftnus de votre plume en fix femaines de temps. Je m'imagine qu'il y a quelque part en France une fociété choifie de génies égaux & fupérieurs qui travaillent tous erfemble, & publieu ieurs ouvrages fous le nom de Voltaire, comme cette autre fociété les publie fous le nom de Trévoux. Si cette fuppofitïon eft fondée. je me fais trinitaire & je commencerai a voir jour a ce myftère que les chrétiens ont cru jufqu'è préfent fans le compiendre. Ce qui m'eft parvenu de Mabomet me paroit récent; je ne faurois juger de la charpente de la pièce , faute de la cor noltre ; mais Ia verfifica tion eft a mon avis pleine de force, & accompagnée de ces portrait? & caraétères qui font faire fortune aux ouvrages d'efprit, Vous n'avez pas befoin , mon cher Voltaire, de 1'éloquence de M. Valory ; vous êtes dans Ie cas oü 1'on ne fturoit détruire ni augmenter votre réputation, Vainement 1'envieux deffècbe de fureur; L'ennemi des hum.ains qu'afilige leur bonheur, Cet infeéte lampar.t qui nait avec Ia gloire , Dont le toucher irapur falit fouvent 1'hiftoire, Sur vos vets immoreels, répandant fes poifons , De vos lauriers naiflan? marde les moiffons. Votre airie.a ious les art-, par fon nerjcaant formée, Par ■/ irgt ans de travaux fonda fa renommee; Sous les'yeux 'd'Ém lie élève .de Ne \ ton, Vous effacaz cu Thou, vous furpaflez Maron.  CORRESPONDANCE. 51 "Ba tout genre d'écrits, en toute carriè'e C'eft le même foleil & la même luraière. Cet efprit, ces talens, ces quilités du coeur. Peuvent plus fur mes fens que tout ambafiadeur. Je fuis avec une eftime parfaite , mon cher Voltaire, Votre trés- affeclionné ami. Si vous voyez le Duc d'Aremberg, faites - lui bien mes complimens, & di es-lui que deux ligne» franeoifes de fa main me feroient plus de plailir que mille lettres allemandes dans le ftyle dee«ancelleries. A KoJtiigsberg, 9 d'Aoüt 1739. JEnfin hors du piége trompeur. Enfin hors des mains alTafïïnes Des charlatans que notre erreur Nourrit fouvent pour nos ruines, : Vous quittes votre empoifonneur.' Du To'say, des Pqueurs divines Vous fervirbnt de médecines, Et je ferai votre docleur. Soit, j'y confens, fi par avance,' Voltaire, de ma confcience ; Vous devenez le confeffeur. Je fuis bien aife cfapprendrs que le vin de Hongrie eft arrivé a Bruxelles. J'efpère d'être C 2  S* CORRESP O NDANCE. bientót informé par vout-même que vous en avez bu, & qu'il vous a fait tout le bien que j'en attends.. On m'écrit que vous avez donné une fête charmante au Duc d'Aremberg , a Madame Cna. rolet & a la filie du Comte de Laurai • j'en ai été bien aife, car il eft bon de prouver par ua exemple a 1'Eurqpe, que le favoir n'eft pas ir.comp^tible avec la ga anterie. Quelques vieux pédans radoteurs, Dans leur taudis toujours en cage, MH6rs'du rriondé.& loin de nos u ceurs E'ffaröüchoient d'un air fau age Cet auteur fo.u, léger, cl.ige Qui turlupine les cofteurs. Le go.ut ne fut point 1'appanage De ces miférables rêveurs , Qui cberchoient les ralens du fage Dans de lirrples extérieurs, Dans les rides de leur vifage. Et dans les frivoles honneurs Eu plus gros format d'un ouvrage. Le peuple, fait potr les erreurs, Aux préjugés en appanage, De tout fa ant crut voir 1'image Dans celui de ces plats auteurs. Bientót pour le bien de la terre Le Ciel daigna former Voltaire; 'Lors fous de nouvelles coulen*,' Et par vos talens anobiie, Reparut la philofophie  CORËESP&lsrDjiNCE. 53 Dans un cercle d'admirateurs. En pénétrant les profondeurs Que Newton découvrit a peine, Et dont cent auteurs a la gêne En vain furent commentateurs; En fuivant les divines tracés De ces efprits univerfels, Agens facrés des immortels, Vos mams facrifiant aux Graces, Vos fleurs parèrent leurs autels. Pefars difciples des Saumaifes, DifTéqueurs de graves fadaifesr Suivez ces exemples channans; Quictez la région frivole D'oü 1'air empefé de 1'école A profcrit tous les agrémens. J'attends avec bien de 1'impatience les actes ■ fuivans de Mahomet. Je m'en rapporte bien a vous , perfuadé que c;tte tragédie fingulière & nouvelle brillera de charmes nouveaux. Ta Mufe en conquérant affervit 1'univers ;Ea nature adjugea fon tribut a tes vers. L'Europe a tes fuccès fe voyoit alTervie, ü'Afrique étoit domptée, il te falloit 1'Afie. Dans fes fertiles champs cours moiffonner de;, flears, Au thëatre francais combattre les erreurs, Et frapper cos bigots d'une main indirecte Sur 1'aut'eur infolent de 1'infidelle feéte. 0n m'avoit dit que je trouverois la défaite d C 3  .34- CORRESPOND JNCE. M?cbia-el dans les notes pobüques d'Amelot de Ia Houffaj e & dans la traduction du Chevalier Gotdon. J'ai lu ces deux ouvrages judicieux & cxcellens dats Itur genre; mais j'ai été bien aife de voir que mon plsn étoit tout différent du leur; je travaillerai a 1'exécuter c'ès que je ferai de jetour. Vous ferez le premier qui venez 1'ouvrage, & le public ce le verra point, a moins que vcus te 1'approuviez; j'ai cependant travaillé au. tant que me 1'ont pu permettre les diftracciona d'un voyage , & ce tribut que la raiffance eft obligé de payer, a ce que 1'on dit, a 1'oifiveté & & 1'ennui. Je ferai Ie 18 a Berlin, & je vous enverrai de la ma préface de la Henriade, afin d'obtenir le fceau de votre approbation. Adieu, mon cher Voltaire; faites, s'il vous plait, mes affurances d'eftime a Ia Marquife du Chatelet, & grondez ut peu le Duc d'Aremberg de fa lenteur a me répondre; je ne fais- qui de nous deux eft le plus occupé, rrais je fais bien qui eft le plus pareffeux. Je fuis avec toute 1'afftftion poflible, mon cher Voltaire, Votre parfait ami. Aux haras dePruffe, 15 Aout 1739. M on cher ami, j'ai recu deux de vos lettres a la fois, auxquelles je réponds, favoir a celles-  CORRESPONDJNCE. 55 du 11 & du 17 d'Aoüt. J'ai trés-bien rccu de ffiêma le feco :d acte de Mahomet-, qui me paroic fort beau , mais a vous parler franchemeut moins travaillé, moins fini que la premier. II y a cependant un vers dans Ie premier acte de cette •piècé qui m'a fait naitre un doute; je ne fais fi 1'ufage veut qu'on dife écrafit des i'Ancelles, j'ai cru qu'il falloit dire éteindre ou éiouffer des étincelles. Souvenez-vous, je vous prie, de ce beau vers, £ƒ vers ' la vérité le dtute les cimduli. Toujoufs fais-je bien que mes fens font affectés d'une manière bien plus agréable par les magnifique» vers de vos Mufulmans, que par les mafTacre* que ces infidelles font de nos pauvres Allemanrfs a Belgrad. Quand de foufre enfüminés deux nuages affreus Obfcurciffent les cieux & menacent la terre, Agités par k : vents dans leur cours orageux De leurs flanc> ntr'ouverts voiniflent le tonnerre, D'un choc impétu-ux fe frappent dans les airs, Semblent nous abymer aux gouffres des enfers, 1.3 nature frémit; ce bruit épouvantable Paroit dans le chaos plonger les élémens, Et du monde ébranlé Ie fondement durabfe Semble être parvenu a fes derniers momens, Aiüfi quand le Démon ahéré de carnage Sous fes drapeaux fanglans rafTemble les humains," Que la deftruétion, la mort, 1'ayeugle jage, Des vaincus, des vainqueurs a fixéles deftins, C 4  50 CÖRRE SPONS ANCB. De bnine & de fureur follement animdes, S'égorgent de fang froid deux puiffantes armées^.. La terre t'e leur fang s'abreuve avec horreur,. L'enfer de leurs fuccès* empoifonne Ia fource, Le ciel au loin gémit d'une affreufe clameur, Et les flots pleins de morts interrompent leur courfe», Ciel! d'oii part cette voix de vaincus, de trépas, O ciel! quoi, de l'enfer un monftre abominable Tralne ces nations dans 1'horreur des combats. Ét dans le fang humain plonge leur bras coupible! Quoi! 1'aigle des Géfars vaincu des mufulmans Quitte d'un vol haté ces ri^ages fanglans; De'morts & de mourans les plaines font couvertes;: Le trépas qui confond toutes les nations, Dans ce climat fatal de leurs communes pertes Affemble avidement les cruelles moiiïbns. O fatale Morave! ó trop funeftas rives! Combien de fang humain ïépandu fur vos bords „. Rougiflant de vos eaux les ondes fugitives, Au loin portent 1'efFroi, le carnage & les morts \> Du trépas dévorant vos plaines empeftées D'un mal contagieux. déja font infcftées. Par quels monftres cruels, par quels affreux tyrani. Ges douces régions font-elles défo'ées, Et ta t de légions de braves combattans Sur 1'autel de la mort font-elles immolées? Tel que le mont Athos qui du fond des enfer» S elevant jufqu'aux cieux, au defTus des nuagesj, C i umple avec mépris les aquilons altiers A 1'entour de fes pieds raffemblant les arages; Te!  CORRESPONDANCE. 5', Tel clans fon vain éclat, au deffus des humahr, Un monarque indolent mairrife les deftms; Du fardeau de 1'Erat il charge fon miniftre, D'un foudre deftructeur il arme fes héros. L'autre au fond d'un ferrail fignant 1'ordre finUre, De fang froid de la gue.re allume les flambeaux. Monarques malheureux, ce font vos mams fatales Qui nourriffer t les feux de ces embrafcmens. La haine, 1'intérêt, déités infefnales, Précipitent vos pas dans ces égaremens. Accablés fous le poids de nombreufes pro unces, Vous en voulez encor ravir a d'autres princes. Payez de votre fang les frais de votre orgueil; Laiflez le fils tranquille, & le père a fes filles; Et qu'ainfi les foccès, le malheur & le deutl Ne touchent'de 1'Etat que vos feules families. Ce globe fpacieux qu'en ferme 1'univers ,^ Ce globe deshumains la commune patrie, Oü ces peuples notnbreux de cent climats divers Ne forment raffemblés qu'une ample colonie, Diftingués par leurs traits, par leurs religions, Leurs coutumes, leurs mceurs & leurs opinions, Du Ciel, qui les forma fur un même modèle, Ils recurent des cceurs, & c'étoit pour s'aimer. Déteftez, infenfésj votre rage eruelle; L'amour ne pourra-t-il jamais vous défarmer? De leurs deftins cruels man ame eft attendrie; Et d'un fort fi funefte aveugles artifans, Dieu! quel acharnement! avec qtielle furie Les voit-on retrancher la trame de leurs ansl G S  5,8 CORRESP O ND ANC E. Européens, Cbinois, habitans de 1'Afrique; Et vous fiers citoyens du fond de 1'Amérique, Mon cceur, également ému de vos malheurs, Condamne les combats, déplore les mifères Oü vous piongent fans* fin vos barbares fureurs^ Et jene vois en vous que mon fang'& mes frères. Que 1'univers enfin dans les bras de la paix ïtépmuvant fes erreurs abandonne les armes, Et que 1'ambition, la guerre & les procés Laiffent le genre humain fans trouble & fans alarmes! Que defcendent des cieux pour rerripür leurs défirf» Ces volages enfans, les ris & les plaifirs, Le luxe fortuné, la prodigue abondance, Et vous arts précieux, par qui furent poli* Les Egyptiens, les Grecs, 1'ltalie & la France, Mais dont a votre tour vous fütes anoblis! Venez.arts enchanteurs, par vos heureux prefliges Etaler a üos yeux vos charmes tout-puifJacs. Des fujets de terreur par vos nouveaux prodigesSe changent en vos mains & plaifent a nos fens \Tels des gouffres profonds, ir/connus au tonnerre, Oü n.ilie affreux rcchers fe cachent fous la teire, Ou roulent a grand bruit de rapides torrens, Les hommes ont tiré, guidés par nnduftrie» Ces mttsux précieux, ces jiches diamans, Compagnons fafiueux des grandeurs de la vi«fc jftinfi pcffédant Tart des magiques accords, Voltaire fait orner des fieurs qu'il fait éclore Ces tragïques fujets, ces carnages, ces morts, Que fajis ces tralts tavajas 1'ceil delicaf abhpne:  CORRESPONDJNCE. 59 C'eft la qu'on peut fouffrir ces-maflacres sftrcux; Les malheurs des humains ne phifent qu'en ces jeux Oü des auteurs divins tracent a la mémone Les règnes déteflés de barbares tyrans, D'un illuftre Courroux la malheureufe hiftoire, Oü les crimes des morts corrigent les vivat». Pourfuivez donc ainfi, fiers enfans de Soürae, Faites-nous admirer vos tricmphes heureux, Er bientót furpaffant Mithridate & Monime, Au théstre francois attirez tous nos vceux. Allez donc, fur les pas de Céfar & rt'Alzire, Sous le nom de Phanor a Paris vous produire; 5 ms avoir des ri vaux moins Craints, moins redoute», Mais plus fürs du bonheur de toucher & de plaire, Je vois déja briller 1'éclat de vos beautés, Je vois tóus les lauriers que vous cueiüit Voltaire. Je vous envoie en même temps la préfrce de la Her.riade. II faut fept asnées pour la g avure; mais 1'imprimeur anglois allure qu'il l'imprimera de manière qu'elle ne le cédera en rien a Ia beauté de fon Horace latin. Si vous trouvez quelque chofe a changer ou a corriger dans cette préface, il ne dépendra que de vous de le fa:res je ne veux pas qu'il y ait rien d'indigne de la Henriade, ni de fon auteur: je vous prie c.-pendant de me renvoyer 1'onginal , ou de le fairfl copier, car je n'en ai point d'autre. Après un psttt voyage de quelques jours qui me refte a\ faire, je me mettrai férieufement en devoir de combattre Machiavel. Vous favez que 1'étude) C 6  CORRESPOND ANCE. v-eut du repos, & je n'en ai aucun depuis trois. Uiois; j'ai même été obligé de quitter trois fois Ia p'ume, n'ayant pas. Ie temps d'achever cette'ettre ; & 1'ouvrage que je me fuis propofé de. faire demandant du jugement & de 1'exEÓtitude,, je 1'ai réfervé pour mon loifir dans ma retraite, philofophique. Je vous vois avec plaifir mener une vie pref. que route aufli errante que la mienne.. Tbiriot m'avertit de votre arrivée a Paris. J'avoue que fi i j'avois le choix des fêtes que célébrent les Francois d'aujourd'hui & de celles qu'on célébroit du temps ce Louis XIV, je ferois pour celles oü Pefprit a plus de part que la vue; mais je faisbien que. je préférerois a toutes ces brillantes merveilles le plaifir de m'entretenir deux heures avec, vous On m'interrompt tout a préfent;, su diable les facheux !.... Me voici de retour.. Vous me parlez de grands hommes & d'engagemens , qu'on vous prendroit pour un enróleur. Vous facrifiez donc aufli aux Dieux de notre. pays ? Si 1'on eft a Paris dans le goüt des plaifirs & qu'on fe trompe quelquefois. fur, le choix, on eft ici dans Ie goüt des grands-hommes; on ■ mefure le mérite a la toife, &. Pon diroit que qniconque a le malheur d'être ré d'un demi-pied de roi moins haut qu'un géant, ne faurpit avoir du bon fens, & cela fondé fur la règle des proppnions. Pouï'inoi, je ne fais ce qui en eft; asais felon ce qu'on dit, Alexandre n'étoit pag^  CORRESP O ND ANCE. 6i g-rand , Céfar non plus ; le Prinee de Condé, Turenne, Milord Marlborough , le Prinee Eugene que j'ai vu, qui étoient tous héros a jufte titre , briiloient moins par 1'extérieur que par cette force d'efprit qui trouve des reüources en foi-même dans les dangers, & par unjugement. exquis , qui leur faifoit toujours prendre avec; promptitude Ie parti le plus avantageux. J'aime cependant cette aimable manie des Fran.' cois; j'avoue que j'ai du plaifir a penfer que ■ quatre. cent mille habitans d'une grande ville ne. i penfént qulaux charmes de la vie , fans en con-; noltre prefque les défagrémens.. C'eft une mirque que ces quatre cent mille hommes font heureux.. II me femble que tout chef de fociété devroit penfer férieufement a rendre fon peuple content, s'il ne peut le rendre riche; car le contentement peut fort bien fubfifter fans être foutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui fe trouve a un fpectacle, k une fête, dans un en«droit oü une alTemblée nombreufe lui infpire une certaine fatisfadion, un homme dans ces momensla, dis-je, eft heureux, & il s'en retourne chez lui 1'imagination remplie d'agréables objets qu'il laiffe régner dans fon ame. Pourquoi donc ne pas raffiner davantage pour procurer aux hommes de ces momens agréables, qui: adouciffent toutes les amertumes de leur vie , ou qui du moins leur procurent quelques momens de diftradtions de leurs chagrins ? Le plaifir eft le bien le plus réel de C 7  & ÖOilRE S P O ND J NC Ët cette vie ; c'eft donc affiirément faire du bien , & c'en eft faire beaucoup que de fournir a Ia fociété les moyens de fe divertir. II parolt que le monde fe mf t affez en gout j «ar jufqu'au voifinage de la nouvelle Zemble & des mers byperborées, öc ne parle que de réjouiffances. Les nouvelles de Petersbourg ne font rem. plies que des bals, des feftins & des fêtes qu'on y dönne a 1'occafion du mariage du Prinee de BronfiVic. Je Pai vu k Berlin , ce Prinee de Bronf- ic, avec Ie Duc dé Lorraine, & je les ai vus badiner enfemble d'une manière qui ne fen* toit guère le tnoiarque; ce font cepenlant deux têtes que je ne fais quelle néceffité ou quelle pro* Vidence parolt deftiner k gou'/erner la plus grande partie de 1'Europe. Si la providence étoit tout ce qu'on en dit, il faudrott que les Newton, les Wolf, les LocVe, les" Voltaire, enfin les é res qui penfent le plus, fuffènt les maltres de eet tmivers; il paroitroit alor; que cette fageffe infinie qui préfide a. tous les événemens , auroit, par un choix digne d'elle, placé dans te monde les êtres les plus fages d'entre les humains pour gouverner les autres ; mais de la manière que les chofes vor.t, on diroit que tout fe fait affez i Paventure. Un homme de mérite n'eft point eftimé felon fa vsieur , un autre n'eft point placé dans un pofte qui lui con?ieat. Un faquin fera illu tré & un homme de bien languira dans 1'obfcurité. Les  CÖRRESFÖNDJNCE, f3 tênes du gouvernement d'un empire feront commifes & des mair.s novices, & des hommes esperts feront éloignés des charges. Qu'on me dife ]a,.deifus tout ce qu'on voudra, on ne pourra pclrtant jamais m'aliéguer une bonne raifon de cette bizarrerie du deflin. Je fuis fêché que ma deftinée ne m'ait point placé de manière que je puffe vous entretenir tousles jours, que je puffe bégayer quelques mo'.s dephyfique a Madame la Marquife, & que le pays des arts & des fciences fat ma patrie. Peut-être qua ce petit mécontentement a caafé mes plainte* au -fujet de la providence, peut - être mes doutes font-ils trop téméraües; mais je ne penfe point ce>* pendant qu'ils foient tout a fait deftitués de raifon, Dites, je vous prie , a la belle Emilie que j'étudrerai eet hiver cette partie de la philofophie qu'elle protégé, & que je la prie d'échauffer moij efprit d'un rayon de fon génie. Ne m'oubliez point, mon cher Voltaire. Que les charmes de Paris, vos amis, les fciences, le plaifir, les belles n'effacent point de votre mémoire une perfonne qui devroit y être eonfervêe i perpétuité ; je crois y mériter une place par Peitime cc 1'amitié avec laquelle je fuis a jamais, Mon cher Voltaire, Votre trés-parfait ami, rotsdam, ce 9 de Septembre 1739.  U CORRESP OND ANCE. Pour avoir illuftré la France ^ Un vieux prêtre ingrat t'en bénit; ** II radote dans fon enfance. C'eft bien ainfi que 1'on punit, Mais non pas que 1'on récompenfe. J'ai lu Ia petite brochure du fiècle de Louis legrand. Si ce prinee vivoit, vous feriez comblé'd'honneurs & de bienfaiis; mais dans le fiècle oü nous fommes, il paroit que le bon goüt , ainfi que le vieux Cardinal, font tombés en enfance. Milord Chefterfield difoic que 1'année vingt-cicq le monde étoit devenu fou; je crois qu'a 1'année quarante il faudra le mettre aux petites maifons. • Après les ■ chagrins & les perfécutions que 1'on vous fufcite, il n'eft plus • permis a perfonne d'écrire: tout fera donc criminel, tout fera donc condamnable; il n'y aura plus d'innocence, plus de liberté pour les auteurs. Je vous prie cependant^ par tout le crédit que j'ai fur vous, par la divine Emilie , d'achever pour 1'amour de votre gloire 1'incomparable hiftoire dont vous m'avez confié leÉ commencement. Laiffe glapir tes envieux Laiffe fulminer le faint père, Ce vieux fantóme imaginaire,'• Idole de nos bons aïeux, ,  HOR RESP O ND ANCE. ÖS Et qui des intéréts des cieux Se dit ici-bas le vicaire, Mais qu'on ne refpecte plus guère.. Laiffe en propos injurieux Dans leur humeur atrabilaire Hurler des bigots furieux. Méprife la folie colère, De 1'héritier oftogénaire Des Mazarins, des Richelieuxi De ce doyen machia'élifte, De ce tuteur ambitieux, Dans fes difcours adroit fophiftei,\ Qui fuit l'intérêt a la pifte Par des détou's fallacieux, Et qui par 1'artifice penfe De s'emparer de la balance Que foutiennent ces fiers Anglois;, Qui pour tenir 1'Europe libre Ont maintenu dans 1'équilibre. L'Autrichien & le Francris. Ecris, honore ta patrie Sans baffeffe &. fans flatterie l JEn dépit des foutjueux accèsDe ce vieux prélat en furie, Que 1'ignorance & la folie Animent contre tes fuccès. Qu'impofant filence aux miracle^. Louis détruife des erreurs , Qu'il sbolifle les fpeftacles Qu'a faint Médard des imppfteuT|:  *ó CO RRESPOZJD 4 NCÊ. Préfentoient a leurs feétateurs ,• Mais qu'il n'oppofe point ri'obftades A ces efprits fupérieurs De i'univers législateurs, Dont les écrits font les oracles Des beaux efprits & des dcfteurs. O toi! le fils cbéri des Graces * ' L'organe de la vérité, Toi qui vois naitre fur tes traces L'indépendante liberté, Ne permets póint cjue ta fagefife, Craignant 1'orage & les hafards, Préfère a 1'inftinct qui te preffe L'indolente & molle pareffe De Meflleurs Greffet & Uernard. Quand même la bife cruelle De fon fouffie impur vient faner Les jfleufs, production nouvelle Dont Flore fe vett couronner, Le jardinier toujours fidelle, Loin de fe laiffer rebuter, Va de nouveau pour cultiver Une fleur plus tendre & plus belle, C'eft ainfi qu'il faut réparer Les dégats que caufe 1'orage. Voltaire, achève ton ouvrage, C'eft' le moven' de te vengef. Le confeil vous paroitra intéreiTé : j'avoue qu'il 1'eft effeclivement, car j'ai trouvé un plaifir  CORRESPONDJNCZ, ftifini a la lecture de l'h'iftöire de Lom'i XIV, & je déöre beaucoup de la voir acbevée'. Cetouvrag» vous fera beauconpplus d'honneur an jour que la perfécution qoe vou3 fcuffrezapréfentrre vous c^ufede chagrins; il ne faut pas fe rebuter fi aifément: un homme de votre ordre doit penfer que l'hïitoire de Louis XIV imparfaite eft une banquerout© pour la république des lettres. Souvenez - vous de Céfar.qui nageant dans les fiots de la mer.tenoit fes Comraentaires d'une main fur fa tête,pour les conferver a la poftérité. Comment vous, parrer de mes foibles produetions, après vous avoir parlé de vos ouvrage* immortels? Je dois eependant vous rendre compte de mes études. L'approbation que vous donnez aux cinq chapitres de Machiavel que je vous ai envoyés. m'enccurage a finir bientót les quatre derniers chapitres. Si j'avois du loifir , vous auriez déja tout Mnti - Machiavel , avec des correétions & des additions; mais je ne puis tra. vailler qu'a batons rompus. Occupé fans ceffe a rien faire Le temps, eet être fugitif, S'envole d'une aile légère Et 1'age pefant & tardif Glacé ce fang bouillant &, vif Qui dans ma jeuneffe premièreMe fit vigilant & aftif; On m'ennuie en cérémonie j L'ordre pédant, la fymétrie  V8 CORRESP O'ND-A'NCÜm Tiennent en ce fé;our oifif Lieu des plaifirs de cette vie; Encenfant ainfi' fur 1'autel Des grandeurs & de Ia folie,, Ce facnrice poi étuel Rendant mon ame appefantie Et par les refpects affoupie, Incapable en ce temps cruel De me frotter a Machiavel , J'ate-ds que fuyant cette rive,. Je revoie ces heureux bords Oü la nature plus naïve, Et oü la gaité moins craintive5,1, Sans les richeffes & fans 1'or Trouvent une grace plus vive Dans la liberté, doux tréfor! Que dans la grandeur exctffive' Des fortunes qu'offre le fort. Les chapitres de Machiavel font copié's par" un de mes fecrétaires; il s'appelle Gaillard; fon écriture reflemble beaucoup a celle de Céfarion. Je voudrois que ce pauvre Céfarion fut en étas d'écrire; mais la goutte cruelle 1'attaque impitoyablement par tous fes membres; depuis deux moil' il n'a prefque point eu de reliche. Malgré fes cuifantes douleurs La galté le front ceint de fleur»A 1'entour de fon lit folatre; Mais la goutte, cette maritre,,  «PQRRE-SPONDANCE. op sChange les jeunes ris en pleurs. Dans un coin, venant de Cythère, Triftemenc regardant fa mère On voit le tendre Cupidon; II pleure, il gémit, il foupire De la perte que fon empire Fait du pauvre Céfarion. Et Bacchus vidar.t fon flacon, JRépand des larmes de Champagne En voyant ce brave champion Sortir boiteux la campagne. Momus fe rit de leurs ciameurs: Voila, Meffkurs les importeurs,• (Difoit-il a ces Dieux volages,) Voila. dit-il, de vosouvrages; Ne faites plus tant les pleureurs, Mais déformais foyez plus fages. Je crois que Meffieurs les Lapons nous ont fait la galanterie de nousenvoyer quelques zépbyrs ■échappés de leurs cavernes, dont en vérité nous nou fèrions bien paffes. J'écriraf a Algarotti pour qu'il nous envoie quelques rayons de foleil de fa patrie; car la nature aux abois piroic avoir un befoin indifpenfable d'un petit détacbement de chaleur pour mi rendie la vie. Si ma poudre pouvoit vous rendre la fanté, je donnèrois dès ce moment la préférence fur le Dieu de Delphes a celui d'Epidaure. Pourquoi ne puis-je point contiibuer a votre fatisfa&ion comme a votre fanti ?  7* CORRESPONDJNCS. Que ne puis-je vous rendre aufli heureux que vous mérirez de 1'être! Les uns ont dans ce monde le pouvoir fans la volon'.é, les autres ont la volonté fans le pouvoir; contentez-vous, mon cher Voltaire, de cette volonté & de tous les fentimens d'eftime avec lefquels je fuis &c. A Berlin, ce lo Janvier 1740. M o n cher ami, je vous aurois répondu plutót , fi la fituation fócheufe dans laquelle je me trouve 1'avoit permis. Malgré le peu de temps que j'ai a moi , j'ai pomtant trouvé le moven d'achever 1'ouvrage fur Machiavel dont vous avez les commencemens; je vous envoie par eet ordinaire la lie de mon travail, en vous priant de me faire part de la critique que vous en ferez. Je fuis réfolu de revoir & de corriger fans amóurpropre tout ce que vous jugerez. indigne d'être préfenté au public. Je'parle trop librement de tous les grands princes pour permettre que 1'AntiMachiavel paroifïe fous mon nom ; ainfi j'ai réfolu dele faire imprimer après I'avoir corrigé, comme 1'ouvrage d'un anonyme. Faites donc main - baffe fur toutes les irijures que vous trouverez fupeiflues, & ne me paflez point de fautes contre la pureté de la langue. J'attends avec impfetience la tragédie de Maboinet ichevée & retouchée: je 1'ai vue dans fo»  CORRESP OND ANCE. jf: crépufcule , que ne fera-t-elle point dans fon midi? Vous revoila donc a votre phyfique & Ia Marquife a fes procés. En vérité, mon cher Vol-, taire, vous êtes déplacés touè les deux. Nous avons mille phyficiens en Europe; mais nous n'avons point de poëte ni d'hiltorien qui vous approche; & 1'on voit en Normandie cent mar. qöifes plaider, mais aucune qui s'applique a Ia philofophie. Retourne! , Je vous prie, a votre hiitoire de Louis XlV, & faites venir de Cirey un manufcrit 6c vos livres, pour que rien ne vous arrête. Valory dit qu'on vous a exllé de France comme perturbateur de la religion cathoüque, & j'ai dit qu'il avoit menti. Je voudrois que le vieux machiavéliite, relié da-^s la pourpre romaine , vous affignat Berlin pour Is lieu de votre exil. Mes déftrs font pour Rémusberg, comme les vótres pour Cirey; je languis d'y retourner faluer mes pénates. Le pauvre Céfarion eft toujours malade, il'ne fauroït vous répondre. Prefque trots mois de maladie Valent un fiècle de tourmens; Par les maux fon ame eneourdle Ne voit. ne connoitplus que la douleurdes fenss Les charmans accords de ta lyre, Mélocfteux, forts & touchans, Ont fur fes efprits plus d'empire 0_u'Hippocrate , Galien & leurs médicamens.  1» CORRESPONDANCE. Mais quelque Dieu qui nous irfpire,' Tout eft en vain fans la fanté: Lorfque le corps fouffre martyre, L'elprit ne peut non plus écrire 'Que le faucon voler , privé de liberté. Confolez-moi, mon cher Voltaire, par vos ouvrages; vous m'accufcrez d'en ére infatiable, mais je fuis dans Ie cas de ces perfonnes, qui pour avoir beaucoup d'acide dans 1'eflomac, ont befoin d'une nourriture plus frequente que les autres. Je fuis bien aife qu'Algarotii ne perde point Ie fou enT de Rémusberg ; les perfornes d'efprit n'y feront jamais oubliées , & je ne défefpère pas de vous y voir. Nous venoi,s de voir ici un petit oms en pom ons; c'eft une princcff; ruffe, qui ne tient de l'humanité que 1'ajufl.ement; elle eft li.le du Pri ce Cantemir. Rendez, s'il vous plait, ma lettre a Ia Marquife. & foyez perfuadé que 1'eftime que j'ai pour vous ne finira jamais. M o n cher Voltaire, je ne puis répondre qu'en deux mots a la lettre la plus fpirituelle du monde que vous m'avcz écrite; la fituation. oü je me trouve A Berlin, ce 3 Février 1740.  CORRESPONDJNCE. 73 t{rou»3 ine rétrécit fi fort 1'efpritque je perds prefque la faculté de penfer. Aux portes de la mort un père a 1'agonie, Affailli de cruels tourmens, Me préfente Atropos prête a trancher fa vie. Cet afpeft douloureux eft plus fort fur mes fens Que toute ma philofophie. Tel que d'un chêne énorme un foible rejeton Languit, manquant de fève & de fa nourriture, Quand des vents fiirieux 1'arbre fouffrant injure, Sèche du fummet jufqu'au tronc: Ainfi je fens en moi la voix de Ia nature Plus éloquente encor que mon ambition, Et dans le trifte cours de mon affiiction mon père ext>irant je croi voir 1'ombreobfcure^ Je ne vois que fa fépulture, Et le funefte inftant de ft deftruétion. Oui, j'apprends en devenaut maiüre La fragilité de mon être : Recevant les grandeurs , j'e 1 vois ia vanité. Que n'ai-je, héla;! vécu fans être tranfplanté De ce cümat doux & tranquille Oii profpéroit ma libeué , Dans ce terrain fcabrcux, raboteux, difficile,' De machiavélifme infefté? Loin des folies grandeur , de Ia cour,de la viUe, De Péblouiffante clarté Du tróne & de la majefté, Loin de tout cet éclat fragile, Qexy,tt[lb,4iflr,U,T.ae D  74 CORRESPONDANCE. Ah, j'eufTe préféré mon ftudieux afyle , Mon aimable repos, & mon obfcurité. Vous voyez par ces vers que, quand le cceur eft plein, la bouche débonde. Je fuis fur que vous compatiffez a ma fituation, & que vous y prenez une véritable part. Envoyez-moi , je vous prie, votre Dévote, votre Mahomet, & généralement tout ce que vous croyez capable de me diflraire. AtTurez la Marquife ce mon eftime, & foyez perfuadé que dans quelque fituation que ,1e fort me place, vous ne verrei d'autre changement en moi que quelque chofe de plus efficace réuni a. 1'eflime & a 1'amitié que j'ai & que j'aurai toujours pour vous. P. S. Je penfe fort fouvent a 1'endroit de Ia Henriade qui regarde les courtifans- de Valois: ces courtifans en pleurs, &c. J'enverrai dans peu Ia Henriade en Angleterre pour Ia faire imprimer; tout eft achevé & réglé pour cet effet. ' A Berlin, ce 26 de Février 1740. M om cher Voltaire, j'ai recu les galions de Bruxelles, qui m'ont apporté destréfors qui font au deffus de tout prix pour moi.. Je m'étonne de la prodigieufe fécondité de votre Pérou, qui paroit inépuifable. Vous adouciffez les momens les plus amers de ma vie; que ne puis-je con-  CORRESPONDANCE. 75 tribuer également a votre bonheur! Dans 1'inquiétude oü je fuis, je ne me vois ni le temps, ni la tranquillité d'efprit nécelfaires pour corriger Machiavel; je vous abandonne mon ouvrage, perfuadé qu'il s'embellira entre vos mains; il falloit votre creufet pour féparer cet or de 1'alliage. Je vous envoie une épitre fur la néceffité de cultiver les arts : vous en êtes bien perfuadé, mais il y a beaucoup de perfonnes qui penfent différemment. Adieu, mon cher Voltaire. J'attends de vos nouvelles a 'ec impaiience; celles de votre fanté m'inféreffent autant que celles de votre efprit. Affurez la Marquife de mon eftime , & foyez perfuadé qu'on ne fauroit être plus que je ne fuis, Votre trés-fidele amh A Berlin, ce 26 Avril 1740. o w cher Voltaire, il faut avouer que vos rêves valent les veilles de beaucoup de gens d'efprit; non point paree que je fuis le fujet de vos vers, mais paree qu'il n'eft guère poffible de dire de plus jolies cbofes , ni des chofes plus galantes fur un fujet plus mince. Ce Dieu du gout, dont tu peignis le temple-, Voulant lui-même éclairer 1'uni/ers, D a  76 CÖRRESPONDANCE. Et nous donner fon immoreel exemple, A fous ton nom fans doute fait des vers. Je le crois effe&ivement, &-que c'eft vous qui nous .avez abufés. E'aimable, le divin Voltaire Ecrit, mais il ne fait pas tout; L'on affiire qu'au Dieu du goüt '11 ne fert que de fecrétaire. Dites-nous un peu fi c'eft la vérité, & com. ment votre être aufli finguliér qu'accompli a pu accordtr tant d'imagination & tant de juileffe,taat de profondeur & tant de légéreté.? Tant de favoir , tant de génie, Melpomène avec Uranie, Euclide armé de fon cojnpas, Et les graces & les appas Dont tu charmes ton Emilie, Les ris badins, les ris moqueurs, Avec les doctes profondeurs De t'immenfe philofophie. Ce fera, je crois, une énigme pour les fiècles futurs, & la croix de ceux qui voudront être favans & aimables après vous. Votre rêve , mon cher Voltaire , quoique trés - avantageux pour moi \ m'a paru porter le caraftère véritable des rêves, qui ne reffemblent jamais parfaitement a la vérité; outre qu'H manque beaucoup de chofes pour l'ac-  coKRESponrbAKCE. n co»plir, ü me femble encore qu'un efprit prophétique y auroit pu ajouter ceci : L'ange prote&eur de Berlin Voulant y planter la fcience, Chercha pafmi lé genre humain . Un fage en qui fa confiance Des böaux arts remlt le deftin? II ne chercha point dans la France Ce radoteur, vieille Éminence, Qu'un peuple rongé par la i faïnf, Ou quelque auteur manquant de pain Affez groflièrement encenfe; Miis loin de ce prélat romain 11 trouva 1'aimable Voltaire, Que Minerve même inftruifoit, Tenant en fes mains notre fphère» ■Lui fagement examinoit, Et tout rigidement pefoit Aux poids que d'une main fevèni La vérité lui fourniffoit. Ah! dit l'ange, c'eft mon affaire j Si 1'efprit ainfi qu'amrefois Sur le tróne élevoit les rois, La Pruffe te verroit naguère Revêtu de ce caracfère; Mai* de plus indulgentes lois Aux föts donnent les mêmes droits. D'oü vient que ces faveurs infignes Në font jamais pour les plus dignes? D s  78 CORRESPONDANCE. Cet ange ou ce génie de Ia Pruffe n'en refta pas la, il vouloit a quelque prix que ce füt vous engager a vous mettre a la tête de cette nouvelle 'académie dont le rêve fait mention ; je lui dis que nous n'en étions pas encore oü nous «royfons être. Car que peut une académie Contre Pappas de la beauté? Le poids feul que donne Emilie Entraine tout de fon cóté. L'ange tint ferme, il prétendoit prouver que le plaifir de connoitre étoit préférable a celui de jouir. ' lvlais finifibns, ceci fufEt, Car Defpréaux fagement dit Qu'un bavard qui prétend tout dire, Franc ignorant dans Part d'écrire, Laffe un lecteur qu'il étourdit. Du génie heureux de la Pruffe je paffe a l'ange gardien de Rémusberg , dont la proteclion s'eft manifeftée dans le te; rible incendie par lequel la plus grande partie de la ville a été réduite en cendres. Le chateau a été fauvé , quoiqu'avec peine; mais cela n'eft point étonnant, car vous favez fans doute que votre portrait s'y conferve: Ce palladium Ie fauva D'une affreufe flamme en furie (Ondoyante, ardente ennemie, Qui bientót Ie bourg confuma;)  CO R RE SF OND A'NCE. 19 Car au chateau 1'on conferva, Et toujours 1'on y vénéra De vous 1'image tant chérie: Mais le Troyen qui négligea D'un Dieu la célefte effigie, Vit fa négligence punie; Bientót le Grégeois apporta La femence de 1'incendie Par lequel Ilion brula. Ce palladium eft placé par Ie difcernemënt dans le fan&uaire du chateau; c'eft Ia bibliothèque, oü les fciences & tous les arts 1'accompa* gnent, & fervent pour ainfi dke a 1'encadrer. Et les fages de tou« les temps, Les beaux efprits & les favans L'honorent dans cette chapelle ; De fes ouvrages excellens On voit le monument fidele, De fes beaux écrits les fragmens, Et la Henriade immortelle D'une foule de courtifans., ■ Tous animés de même zèle, Regoit les hommages fervens„ .En vérité, fainte Marie, Lorette, & tous vos ornement La pompe de vos facrem'ens, Vos prêtres & leur momerie, Ne valent pas afTurément Ce culte exempt de flatterie, D 4  CORRESP ONDANCE. Sans fafte & fans hypocrifie; Ce culte de nos fentiinens, Qui fur. 1'autel du vrai mérite,, Le difcernement a fa fuite, Offre le plus pur des encens. Je vous prie de critiquer & mes vers & . ma profe; je corrige tout a mefure que je recois vos oracles. Pour vous fóurnir nouvelle matière a corrtétion , je vous envoie un conté , dont mon féjour de Berlin m'a fourni le fujet. Le fond de l'hiftoire eft véritable, j'ai cru devoir 1'ajufler. Le fait eft qu'un homme nommé Kirch, aftronome de profeffion, ^ & je crois un peu aftrologue par plaifir, eft mort d'apoplexie: un miniftre de la religion réformée, de fes amis, vint voir fes fceurs, toutes deux aflronomes, & leur confeilla de ne point enterrer leur frère, paree qu'il y avoit beaucoup d'exemples de perfonnes que 1'on avoit enterrées avant que leur trépas fut avéré : & par le confeil de cet ami les fceurs crédules du mort attendirent trois femaines avant que de 1'enterrer, jufqu'a ce que 1'odeur. du cadavre les y forca, mal.!}ré. les repréfentations du mi-* niflre, qui s'attendoit tous les jours a la réfurrection de M. Kirch. J'ai trouvé 1'hiftoire fi finguüère, qu'elle m'a paru mériter la peine d'être mife dans un conté. Je n'ai eu d'autre objet en vue que celui de m'égayer & s'il ell trop !o.-g, vous n'en attribueiez la raifon qu'a 1'intempérance de ma verve, Quj  corre'Spon'dAnce: st Qjjs- ma bague, mon cher Voltaire, rie quitte jamais votre doigt. Ce taliflnau eft rempli de tant de fouhaits pour votre perfonne, qu'il faut de néceffité qu'il vous porte bonheur; j'y contribuerai toujours autant qu'il dépendra de moi, vous aiïurant que je fuis -inviolablement Vötre trés-fidele ami. Faites, s'il vous plait, mes complimens a 1 voïe aimable Marquifg. A Rémusberg, le 3 éi Mai 1740." j^on cher Voltaire , vous m'avez véritablé. ment obligé par votre fincérité, & par les remar-' ques que vous m'aidez a faire fur ma réfutation. Vous devriez vous attendre naturellement a recevoir du moins quelques ahapitres corrigés , & c'étoit bien mon intention; mais je fuis dans une crife fi épouvantable, qu'il me faut plutót penfer a réfuter Machiavel par ma conduite que par mes ' écrits. Je vous promets cependant de tout corriger, dès que j'aurai quelques momens dont je : pourrai difpofer. A peine ai-je pu parcourir le prophéte fanatique de 1'Afie: je ne vous en dis ; point mon fentiment, car vous favez qu'on ne fauroit juger d'óuvragcs d'efprit qu'après les avoir lus è tête repofée. Je vous enveie quelques petites bagataüe^ ei; d 5  i* CORRESPOND ANCE. vers, pour vous motórer que je remplij en medélaffant avec Calliope le peu de vide qu'ont a préfent mes journées. Je fuis très-fatisfait de la réfolution dans laquelle je vous vois d'achever le fiècle de Louis XIV. Cet ouvrage doit être entier pour la gloire de notre fiècie , & pour lui donner un tnomphe parfait fur tout ce que 1'antiquité a pro. duit. de plus efiimable. On dit que votre Cardinal éternel deviendra Pape; il pourroit en ce cas faire peindre fonap< théofe au dóme de I'églife de S-. Pierre i Rome. Je doute a la vérité de ce fait-, & je nfimagipe que Ie timon du gouvernement francois vaut bien les c'és moitié ronillées de S£. Pierre., Machiavel pourroit bien Ie difputer a Sr. Paul, & M.'. de Fleury pourroit trouver plus convenabi'e a fa gloire de duper Ie cabinet des princes compofés- de gens d'efprit, que d'en impofer a la multitude fuperftitieufe & orthodoxe de I'églife catbolique. Vous me ferez grand plaifir de m'envoyer votre dévote & votre métaphyfique. Je n'aurai peut-être rien a vous rendre; mais je me repcfe fur votre générofité, & j'effère que vous voudrez bien mc faire créuit pour quelques femaines; après Mach iavel, & peut-être encore quelque autre rien,. ppurra m'acquitter envers vous. Voici une lettre de Céfarion, dont fflfaM -r£fórtififiv de. jour en jour. Nous parions, tous ks,  CORRESPONDANCE. 81 jours de nos amis de Cirey; je les vois en efprit, mais je ne les vois jamais fans fouhaiter quelque réalité k ce rêve agréable, dont Pillufion me tient même lieu de plaifir. Adieu, mon cher Voltaire; faites une ample provifion de fanté & de forces: foyez économe de votre fanté, autant que je fuis prodigue envere vous des fentimens .d'eftime & d'amitié avec lefquels vous me trouverez toujours Mon cher ami, mon fort a changé, & j'ai affifté aux derniers momens d'un Roi.a fon agonie fit a fa mort. En parvenant a la royauté , je n'avois pas befoin affurément de cette Iecon pour être dégouté de la vanité & des grandeurs humaines. J'avois projeté un petit ouvrage de métaphyfique;: il s'efi: changé en mes mains en ouvrage de politi» que. je croyois jotiter avec 1'aimable Voltaire, Stil me faut efcrimer avec le vieux Machiavel mitré». Enfin, mon cher Voltaire, nous ne fommes point maitres de notre fort. Le tourbillon des événe-mens nous entraine, & il faut fe laifTer entrainer. Ne voyez en moi, je vous prie, qu'un citoyerj! zélé, un philofophe un peu fceptique, mais uh> ami véritablement fidele. Pour Disu ! ne m'éc:i«D 6 Votre trés - fidele ami. A Ikrlin , i8 Mai 1740.  §4 córrf.spqsdance; vez qu'en homme, & mépïifez avec moi les titres, le som & l^éciat extérieur. Jufqu'a préfent il me refte a peine Ié temps dé me reconnoltre. J'ai des occupations infinies, & je m'en donne encore davartage ; mais malgré tout ce travail il me refte toujours du temps affez pour admirer vos ouvrages, & pour puifér chez vous & des inftructions & des délaffemens. Affurez la Marquife de mon eftime, & que je 1'adtni/e autant que- fes vaftes connoiffances & Ia rare capacité de fon efprit le méritent. Adieu, mon cher Voltaire. Si je vis, je vous verrai, & celamême.cette année. Aimez-moi toujours, & foyez ■ toujours fincère avec vore ami. M on cher ami, celui qui'vous rendra cette Jettre de ma part eft l'l omme de ma dernière -épitre: il vous rendia du vin de Hongrie a la place de vos vers imnicrtels-, & ma mauvaife profe au Iieu de votre admirable philofophie. Jé fuis. accablé & furchargé d'affaires ; mais dès, que j'aurai quelques mom;ns de loifir, vous recevrez de moi les rnêmes tributsque par le paffé , flr aux mêmes corfditions. Je fuis a la veille d'unènterrememt , d'une augmertation , de-beaucoup -sigtve-yages &■ de foins .auxquels mon devoir m'€n- a Charloctcrbourg, ce 6 Juin 1740.  CORRESÏÖNDANCE. 3'5' gage. Je vous prie d'excufer fi ma lettre & celle qiw vous recutes de moi il y a trois femaines fe reffenter.t de quelque pefanteur; ce grand travail finira, &.alors mon efprit ppurra repjendre fon élafticité. naturelle.. Vous, le feül Dieu qui m'infpirez, Voltaire, en peu vous me verrez .Libië de foins, d'inquiétudes, Chanter vos vers & mes plaifirs: Mais pour .combler . tous mes défirs, . Venez charmér nos folitudes. Ceft en tremblant que ma Mufe me diéte ce dernier vers , & je fais trop que 1'amitié doit le céder a..,. Adieu, mon cher Voltaire. Aimez-moi toujours un peu. Dès que je pourrai faire des odes ou des épltres, vous en aurez les gants; mais il faut avoir beaucoup de- patience avec moi , & me donner le temps de me trainer lentement dans la carrière que je viens d'enfller a préfent. Ne m'oubliez pas , & foyez fur qu'après le foin ds mon pays, je n'ai pas de chofe plus a coeur que ds vous convaincre de l'eftime avec laquelle je fuis • Votre trés - fidele ami. A Cliarlottcnbourg, le n Jüin i74«* D 7  ie CORRESPOND ANC El M on cher Voltaire, vos Iettres me font toujours un plaifir infini: non .par les louanges que vous me donnez, mais-par Ia profe inftructive & les charmans vers qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même , comme 1'éternel Abbé de Chaulieu; qu'importe? il faut vous contenter. Voici donc Ia gazette de Berlin, telle que vous me Ia demandez: J'arrivai vendredi au foir a Potsdam, oü. je trouvai Ie Roi défunt dans une fituation qui me fit: augurer que fa fin étoit pre chaine ; il me témoigna mille amitiés, & me paria plus d'une grofié heure fur les affaires tant internes qu'étrangères avec toute la juftefTe d'efprit & Ie bon fens imaginable; il me paria de même ie famedi , Ie dimanche & le lundi, paroiffant ttès-tranquille & très-réfigné quant a fa perfonne, & foutenant fes fouffiances infinies avec toute la fermeté imaginable; il réfigsa Ia régence entre mes mains Ie mardi matin a 5 heures, prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marqué & de moi. La Reine, mes frères & moi, nous 1'avons affifté dans fes dernières heures, oü il a montré le ftoïcifme de Caton dans fes angoiffes : il efi mort avec la curiofité d'un pbyficien, fur'ce qui fe pafloit en lui dans 1'inflant de fa mort, & avec 1'héroïfme d'un grand  CO RRESPO ND .JNCE. 87 homme, nous laiffant a tous des remets fincères de fa perte , & fa mort cöurageöfe comme un exempb a fuivre. Le travail infini qui m'efl échu en partage depuis fa mort, m'a laiffé a peine Ie. temps deme livrer a ma jufle douleur. J'ai cru que depuis la perte de mon père, je me devois entièrement a ma patrie; & dans cet efprit j'ai travaiilé autant qu'il a été en moi , pour prendre les arrangemens les plus prompts qu'il m'étoit poffible pour le bien public. J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de 1'Etat de 16 bataillons, de 5 efcadrons de houfards & d'un efcadron de gardes du corps. J'ai pofé les fondemens de notre " nouvelle académie: j'ai fait 1'acquifition de Wolf, de Maupertuis, de Vaucanfon, d'Algarotti; j'attends la réponfe de s' Gravefande & d'Euler. J'ai établi un nouveau collége pour le commerce & les- manufactures ; j'engage des peintres & des fculpteurs, & je parts pour la Prufle pour y recevoir 1'hommage fans la fainte ampoule, & fans les cérémonies ioutiles & frivoles que 1'ignorance a établies & que la coutume favorife. Mon genre de vie eft affez peu réglé quant au préfent; car la faculté a trouvé a propos de jn'ordonner ex officia de prendre les eaux de Pyr. mont; je me léve a 4 heures , je prends Iss eaux jufqu'i '8 , j'écris jufqu'i. ;o , jê vois les lïoupes iufqu'a midi, j'écris jufqu'a 5 heures, & . le foir je'me délafle-en bonne compagnie. Lorf*  U CORRESPONÖANCE. que les voyages f..front llnis, mon genre de vie fera plus tranquille cC-plusuni; mais jufqu'a pré» fent j'ai le cours ordinaire des affaires, & j'ai les nouveaux établiffemens de plus; avec - cela' beaucoup de complimens inutiies a faire & dVrdres circulaires a donner. Ce qui me coüte le plus , eft 1'établifTement de magafins affez confidérables dans toutes les provinces, pour qu'il s'y trouve une provifion de grains d'une année & demie de confommation pour tout le pays. Laffe de parler de moi-même, Souffrez du moins, ami charmant, Que je vous apprenne galment La jóie & Ie plaifir extréme Que nos premiers ömbraffemens Déja font fentir a mes fens. Orphée approchant Eurydice Au fond de 1'infernal manoir, Sentit, je crois, moins de délice Q'ue ne m'en doünera le plaifir de vous voirj Mais je crains moins Pluton que.l'aimable Emilie; Ses attraits pour jamais enchainent votre vie; L'amour fur votre cceur a bien plus de pouvoir Que Ie Styx n'en pouvoit avoir Sur Eurydice & fa forrie. - $ans rancune, Madame du Chitelet; il m'eft permis de vous envier un bien que vous poffédez , & que je préférerois è bctaucoup d'autres biens pjtii me font échus en partage.  CORRESP OND'ANüE. 5~$- fen reviens a vous, mon cher Voltaire; vous ferez ma paix avec la Marquife, vous lui conferverez la première place dans votre coeur, & elle peimettra que j'en occupe une feconde dans votre efprit. . Je compte que mon homme de l.'epitre vous aura déja rendu ma lettre & le vin de Hongrie. Je vous paye trés - matériellement de touf 1'efpnt que vous me prodiéuez , mon cher Voltaire. Confolez-vous, car dans tout 1'univers vous ne trou /eriez affurément «perfonne. qui voulüt faire affuit d'efprit avec vous: s-'il s'agit'd'amitié, je le difpute a tout autre , & je vous affure qu'on ne fauroit vous aimer ni vous eftimer'plus que vous ne 1'ètes de moi. Adieu. Pour Dieu, acht)tez toute: 1'édition de 1'Anti-Machiavel. Clrarlottenburg, ce 27 Juin 1740. J^'dmant favori d'Üraniè Va fouler nos champs fab!onneux| Environné de tous ces Dieux, Hors de 1'immortelle Emilie. Brillante Imaginadon, Et vous-fes compagnes les Graces , Vous nous annoncez par vos traces Sa rapide apparition. Notre ame. eft Xouvent le prophéte -  JO CORRESPONDANCE. D'un fort heureux & fortuné;Elle eft le célefte interprète De ton voyage inopiné. L'aveugle & ftupide ignorance, Graint pour fon règne ténébreux; Tu parois: toute fon engeance Fuit tes éclairs trop lumineus. Enfin 1'heureufe jouiffance Ouvre les portes des plaifirs; Les jeux, les ris, & nos défïrs T'attendent pleins xt'impatience. Des mortels nés d!un fang divin Volent de Paris, de Venife, Et des rives de la Tamife, Pour te préparer Ie chemin. Déja les beaux arts reffufcitent;Tu fais ce miracle vainqueur, Et de leur fépulcre ils te citent Comme leur immortel fauveur. Enfin je puis me fiatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitans de Ia Thrace, qui lorfqu'ils donnoient des repas aux Dieux ,' avoient auparavant mangé la moëlle eux-mêmes. Je recevrai Apollon comme il mérite d'être rec;u, cet Apollon non feulement Dieu de la médecine, mais de Ia philofophie, de 1'hiftoire, enfin de sous les arts. L'ananas qui de tous les fruits Raffemble en lui les gofrts exquis,'  CÖRRESPONDANCS. pi Voltaire, eft de fait ton emblème; Ainfi les arts au point fuprame Se trouvent en toi réunis. Vous m'attaquez un peu fur Ie fujet de ma fanté, yous me croyez plein de préjugés, & je crois en avoir peut-être trop peu pour men malheur. Aux faints de la cour d'Hippocrate En vain j'ai voulu me vouer; Comment pourrai-je m'en louer ? Tout, jufqu'au quinquina, me rate. Oujéfuite, ou Mufulman, Ou bonze, ou brame ou proteftant,. Ma peu fubtile cónfeience Les tient en égale baiance.^ Pour vous, arrogans médecins-, Jg fuis hérétique incrédule; Le Ciel gouverne nos deftins, ■ Et non pas votre art ridicule» L'avocat, fort d'un argument, Sur la chicane & 1'éloquence Veut élever notre efpérance; Tout change par 1'événement. De ces trois états la furie Nous perfécutent a la mort; L'un en veut a notte tréfor, L'autre a 1'ame, un autre i la vie; Trés - reJoutables charlatans, Médecins, avocats & prêtres,  *a COKRESPQNDA-NCZ. Affaffins , fcélérats & traltres , Vous n'éblouirez point mes fens. J'ai lu le Machiavel d'un hout è 1'autre: mais1 ivous dire le vrat, je n'en fuis,pas tout a-faitr content, & j'ai réfolu de changer ce qui ne m'y plaifoit point, & .d'en faire une nouvelle édition fous mes yeux a Berlin. J'ai pour cet effet donné un. article pour les gazettes, par lequel 1'auteur de 1'elTai défavoue les deux imprefllons. Je vou3 demande pardon; mais je n'ai pu faire autrement; car il y a tant d'étranger dans votre édition, que ce n'eft plus moh ouvrage. J'ai trouvé les chapitres XV & XVI différens de ce qae je voulóis qu'ils fuffent; ce fera 1'occupation de cet'hiver que de refondre cet ouvrage. Je vous prie cependant, ne m'affichez pas trop; car ce n'eft pas me faire plaifir ; & d'ailleurs vous favez què lorfque je vous ai envoyé le manufcrit, j'ai exigé un fecreê' invielable*^ J'ai pris le jeune Luifcïus a mem fervice : pour fon père , il s'eft fauvé , il y a paffé je crois un an, dü pays de Cièves. & je penfe qu'il eft trés - indifférent oü ce fóu finira fa vie. Je ne fais oü cette lettre vous trouvera; je ferai toujours fort aife qu'elle vous trouve proche d'ici ; tout eft préparé pour vous recevoir , & pour moi j'attends1 avec impatience le moment de , vous embrafler. A Rémusberg, ce 7 d'Oélobre i?4o.  CQRRESPONDANCE. ^|os cher Voltaire, je vous fuis mille fois obligé de tous les bons offices que vous me rendez, du Liégeois que vous abattez, de van Duren que vous retenez, & en un mot de tout le bien que vous me faites. Vous êtes enfin le tuteür de mes ouvrages, & le génie heureux que fans doute quelque être bienfaifant m'envoie pour me foutenir & m'rafpirer. O vous. mortels ingrats! ó vous, cceurs infenfibles! Qui ne connoiiTez point 1'amour ni la pitié, Qui n'enfant,ez jamais que des projets nuifibles, Adorez 1'amitié. La vertu la rit naltre, & les Dieux la douèrent De 1'honneur fcrupuleux, de la fidélité; Les traits les plus brillans & les plus doux 1'otnèrent De la Divinité. Elle attire, elle unit les ames vertueufes, Leur fort eft au deffus de celui des humiins; Leurs bras leur font communs.leurs armes généreufes Triomphent des deftins. Tendre & vaillant Nifus, vous, fenfible Euryale, Héros dont 1'amitié, dont le divin tranfport Sut refferrer les nceuds de votre ardeur égale Jufqu'au fein de la mort : Vos fiècles engloutis du temps qui leg dévore, Cantre les hauts csploits a jamais cpnjurés,  O* CQRRESPONDANCE. N'ont pu vous dérober I'encens dont on honore ■ Vos grands noms confacrés. Un nom plus grand me frappe & remplitl'hémifphèrei L'augufte vérité dreffe déja 1'autel, Et 1'amitié paroit pour te plaeer, Voltaire, Dans fon tempie immortel. Mornay de ces lambris habitant pacifique, Dès long-temps folitaire, heureux, & fattsfait, Entend ta voix, s'étonne, & fon ame héroïque T'appercoit fans regret. „ Par zèle & par devoir j'ai fecondé mon maltre; „ Ou miniftre, ou guerrier, j'ai fervi tour a tour: „ Ton coeur plus généreux afritte (fans paroitre) „ Ton ami par amour. „ Celui qui me chanta, m'égale & me furpaffe: „ II m'a peint d'après lui; fes crayons lumineux „ Qrnèrent mes vertu-, &" m'or,t donné la place Que j'ai parmi les Dieux." Ainfi parloit ce fage; & ies intelligences Aux bouts de 1'univers 1'annoncoient aux vivans; Le ciel en retentit, & fes voütes immenfes Prolon^eoient leurs accers. Pendant qu'on t'applaudit & que ton éloquence Terraffe en ma faveur deux vénimeux ferpens, L'amitté me tranfporte, & je m'envole en France Pour fléchir tes tyrans. O divine amitié d'un cceur tendre & fiexible! Seul efpoir dans ma vie; & feul bien dans ma mort, Tout cède devant toi; Vénus eft moins fenfible, Hercule étoit moins fort.  CQRRESFO ND A NCE. 05 J'emploie toute ma rhétorique auprès d'HercuIe de Fleury, pour voir fi 1'on pourra 1'humanifer fur votre fujet. Vcus favez ce que c'eft qu'un prêtre, qu'un politique, qu'un homme très-têtu, • & je vous prie d'avance de ne me point rendre refponfable des fuccès qu'auront mes follicitations; c'eft un van Duren placé fur le tróne. Ce Machiavel en barette , Toujours fourré de faux fuyans, Léve de temps en temps fa crête, Et honnit les hom êtes gens. Pour plaire a fes yeux bienféans II faut entonner la trompette Des éloges les plus brillans, Et parfumer fa vieille idole De baume arabique & d'encens» Ami, je conitoiscton bon fens: Tu n'as pas la cervelle folie De l'abjefte faveur des grands, Et tu n'as point 1'ame affez molls Pour époufer kurs fentimens. Fait pour la vérité fincère, A ce vieux monarque mitré, Précepteur de jrloire entouré, Ta frajchife ne fauroit" plaire; Tu naquis pour la liberté, Pour ma maitreffe tant chérie, Que tu vantes en vérité Plus que Pbyllis & qu'Emilie; Tu peux avec tranquillité  $6 tORRESTONDANCE. Dans mon pays, a mon cóté, La courtifsr toute ta vie. N'as-tu donc de félicité Que dans ton ingrate patrie? Je vous remercie encore avec toute Ia recon-' noiffance poffible de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n'ai pas le petit mot a dire contre tout ce que vous avez fait, finon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles. Mandez-moi, je vous prie, les frais qu'occafionnera 1'impreffion , & les avances que vous avez faites a ce fujet, afin que je m'acquiite du moins en partie de ce que je vous dois. J'attends de vous des comédies, des favans , des ouvrages d'efprit, des inftruotions, & a 1'infini des trairs de votre grand^g ame. Je n'ai a vous rendre que beaucoup d'eftime, de reconnoiffance, & I'amiiié parfaite avec laquelle je fuis tout a vous. A Rémusberg, ce ïi Octobre 1740. JvjLon cher Voltaire , Pévénement le moins pré vu du monde m'empêche pour cette fois d'ouvrir mon ame a la vótre comme d'ordinaire, & de bavarder comme je le voudrois. L'Empereur eft mort. Ce prinee né particulier Fut Roi, puis Empereur; Eugène f^t fa gloire: Mais  CORRESPONDJNCE. 97 Mais par malheur pour fon hiftotre 11 eft mort en banquerotitier. Cette mort dérange toutes mes idéés pacifiques, & je crois qu'il s'agira au mois de Juin plutot de poudre a canon , de foldats, de tranchées, que d'aftrices, de ballets & de théatres; de facon que je me vois obligé de fufpendie le marché que nous aurions fait. Mon affaire dc Liége eft toute terminée: mais celles d'a préfent font de bien plus grande conféquence pour 1'Europ? ; c'eft le moment du changement total da Tanden fyftème de. politique ; c'eft ce rocher détaché qui roule fur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonofor, & qui les décruifit tous. Je vous fuis mille fois obligé de l'impreffion du Machiavel achevée; je ne faurois y travailler i préfent, je fuis furchargé d'affaires. Je vais faire paffer ma fièvre, car j'ai befoin de ma machine, & il en faut tirer a préfent tout le parti poffible. Je vous envoie une ode en réponfe a celle de Gieffet. Adieu, cher ami, ne ïn'oubliez jamals , & foyez perfuadé de la teadre eftime a?ec laquelle je fuis Votre trés - fidelle ami. A Rémusbera, 26 d'Oftobre 1740. t • : ...s ft- tftwT t^tJ- t-Jt». <->i f*oi « j .- TTon Apollon te fait voler au ciel, Tandis, ami, que rampant fur la terre Ocuv. poflh. d: Fr. 11, T. IX. E  v>3 CORRESPOND ANCE. Je fuis en butte aux carreaux du tonnerre, A la malice, aux dévots dont le fiel A.vec fuieur cent fois a fait la guerre A rr.aint humain bien moins qu'eux criminel. Mais laiffons-Ia leur imbécille engeance Hurler Terreur & prêcher Tabftinence, Du fein du luxe & de leurs paffions. Tu veux percer la crrière immenfe De Tavenir, & voir les aótions Qiie le deftin avec tant de conftance Aux cuiieux bouillans d'impatience Crcha touiours tres - fcrupuleufement? Pour te parler tant foit peu fenfément, A ce palais qu'on trouve dans Voltaire, Tempte oü Henri fut conduit par fon père, Oü tout parolt nud devant le deftin, Si fon auteur t'èn'montre le chemin Ensièrement tu peux te fatisfaire. Mais fi tu veux d'un fantafque tableau, En ta faveur de ce nouveau chaos je vais ici te Barbouiller Thiftoire, De Jean Calïot empruntanr le pinceau. Premièremert vois bouillonner la gloire Au "feu d'enfcr attifé d'un démon; Vois tous les fous d'un nom dans la mémoire iioire a Texcès de ce fatal poifon; Vois dans fes mains, feconant un brandon , Sptctre hidtux, femel'e affreufe & noire, Parlant toujours langage de grimoire, Et s'appuya'nt fur le fö'mbre fööpcöti,  CORRESP O ND ANC E. 09 Sur Ie fecret, & marchant a tótons, La poütique ,» implacable harpie, Et Tintérêt qui lui donna le jour Infinusr toute leur troupe impie Auprès des rois, en inonder leur cour, Et de leurs traits blefl'er les cceurs d'envie, Soulier la haine, & brouiller fans retour Mille voifins de qui la race amie Par maint hymen fignaloit leur amour. Déja j'entends 1'orage du tambour, De cent héros je vois briller la rage, Sous les beaux noms d'audace & de courajej Déja je vois envahir cent Etats, Et tant d'humains moiffonnés avant I'üge, Précipités dans la nuit du trépas. De tous cótés je vois croltre 1'orage, Je vois plus d'un illuftre & grand naufrage, Et 1'univers tout couvert de foldats; Je vois.,.. Petit (*). J'en vis bien davan'.agej Et vous, a votre imagination C'eft a fihir; car ma Mufe eflbufflée De Ia fursur & de 1'ambition Te crayonnant Ia défolation, Fuyant le meurtre & craignant Ia méléei S'eft promptement de ces lieux envolée. Voila une belle hiftoire des chofes que vousprévoyez. Si Don Louis Acunha , le Cardinal C) 2c la comC-tlie des Plaideurs. E Z  1ö0 CORRESPONDA NCS. Alberoni, ou 1'HercuIe mitré avoient des commis qui ieur fifient de pareils plans, je crois qu'ils for» tiroient avec deux oreilles de moins de leur cabinet. Vous vous en contenterez cependant pour Ie préfent; c'eft a vous d'imaginer de plus tout ce qu'il vous plaira. Quant aux affaires de votre petite politique particuliere , nous en aviferons a Berlin, & je crois que j'eurai dans peu des moyens entre les mains pour vous rendre fatisfait & content.. . - - ■ . a'j Adieu, cher cygne , faites-moi quelquefois enteiidre votre cbant; mais que ce ne foit point, felon la fiction des poè'tes, en rendant 1'ame au bord du Simoïs. Je veux de vos lettres, vous bien portant & même mieux qu'a préfent. Vcus connoiffez 1'eftime que j'ai pour vous, & vous en êtes, perfuadé. A Rémusbjrg, ce 3 Novembre 1740. Je vous fuis ob'igé des beaux vers joints a votre kttre. J'ai lu le poëme de notre confrère le Cfinois, qui n'eft pas dans ce qu'on appelie le goüt européen , mais qui peut plaire a la Chine. Un vaiiTiau revenu depuis peu de Ia Ch'ne a Embden a apporré une lettre en vers de cet Ëmpêreur , & comme on fait que j'aime la poëfie, on me Ta envoyée: la grande difficulté a été de Ia faire traduire; mais nous avons heu-  CORRESPONDJNCE. iei reufement été fecondés par le fameux profeffeur. Arnu!phiu3 Euferico Quadrazius: il ne s'eft pas contenté de la mettre en profe , paree qu'il eft d'opinion que des vers ne doivent être traduit» qu'en vers, Vous verrez vous-même cette pièce, & vous pourrez la placet dans votre bibliothèque chinoife. Quoique r.otre grave profeffeur s'excufr fur la diflkulté de la traduftion , il ne compte pour rien quelques folécifmes qui lui font écbappés, quelques mauvaifes rimes qu'on ne doi« point etivifager comme défeftueufes lorfqu'on traduic 1'ouvrage d'un empereur. Vous rirez de ce qu'on penfe a la Chine des fuccès des Ruffes & de leurs viftoires. Cependant je puis vous affurer que nos nouvelles de Conftantinople ne font aucune mention de votre prétendu SouJan d'Egypte, & je prends ce qu'on en débite pour un conté ajufté & mis en roman par le gazetier. Vous qui avez de tout temps déclamé contre la guerre, voulriez-vous perpétuer celle-ci? Ne favez-vous pis que ca Mufhpha avec fa pipe eft allié des Weiehes & de Choifeul , qui a fait partir en h&te un détachement d'officiers du génie & de 1'artillerie, pour fortifier les Dardanelles ? Ne favez-vous pas que s'il n'y avoit un granl Turc, le temple de Jérufalem feroit rebati , qu'il n'y auroit plus de féraü, plus de Mamamouchi, plus d'ablutions &c? & que de certaines puiffances voifinüs de Belgral s'intéreifent vivement a 1'al. coraa & a toutes ce< cbofcs , & qu'en fin, quelE 3  102 CORRSSPONDJNCE. que brillante que foit Ia guerre, ia paix lui efï toujours préférable ? Je falue I'original de eertaine ftatue, & le recommande a Apollon, Die» de la fanté, ainfi qu'a Minerve, pour veiller a fa confervation. Le 5 Diicembre 1770. JL 1. y a longtemps que je vous aurois réponclu, fi je n'en avois été empéché par le retour de mon frcre Henri, qui revient de Ruffie, & qui plein de ce qu'il y a vu de digne d'admiration, ne cefle de m'en entretenir. II a vu votre fouveraine; il a été a portée d'applaudir a ces qua» lités qui la rendent fi digne du tröne qu'elle occupe, & a ces qualités fociales qui s'allient fi rarement avec la morgue & la grandeur des forverains. Mon frère a paffé par curiofité jufqu a MofcDu, & partout il a vu des traces de grands établiffemens, par lefquels le génie bienfaifar.t de Plinpératrice fe manifefle. Je n'enrre poii t dans des détails qui feroient immenfes & qui demandent pour les décrire une plume plus exercée que la mienne. Voila pour m'excufer de ma Ienteur ; j'en viens a préfent a vos lettres. Voyez la différence qui eft entre nous. Moi, avorton de philofophe, quand mon efprit s'exalte, il ne proMt que des rêves ; vous, grand-prêtre d'Apollon, c'eft ae  CORRESPONDANCE. 103 Dieu même qui vous remplit & qui vuus infpire ce divin enthoufiafjna qui nous charme & nous tranfporce. Je me garde- donc bien de lutter contre vous, de crainte d'avoir le fort d'un certaia Ifraël, qui s'ëtant compromis contre un ange, ea eut une hanche démife. J'en viens a vos queftions encyclopédiques; & j'avoue qu'un auteur qui écrit pour le public, ne fauroit affez le refpefter , même dans fes foibletTes. Je n'approuve point l'auteur de la préface du Fieury abrégé. S'il s'exprime avec hariieflj; il avance des propofitions qui peuvent choquer les ames pieufes, & cela n'eft pas bien. Ce n'eft qu'a force de réflexions & de raifonnemens que l'erreur fe filtre & fe fépare de Ia vérité: peu de perfonnes donnsnt leur temps a un examen auffi pénib'e & qui demande une atte.ition fulvje; avec quelque clarté qu'on leur expofe leur; erreurs, ils penfent qu'on les veut féduire, & ta abhorrant les vérités qu'on leur expofe , ils détcftsnt Tauteur qui les annonce. J'approuve donc fort ia méthode de donner. des nafardes a la fuperftition en la comblant-de politeffe. Mais voici une hiiloire dont le protecteur des capucins pouvra ré^aler fon faint & puant troupsau. Les Ruff.s ont voulu afliéger le petit fort de Czenftochow, défendu par des coufédérés. On y garde, comme vous favez, une image de la fainte & immaculée reine du ciel; les conféiérés dans leur détrcfftf s'adrefTèrent a elle pour implorer fon divin appu'. ü 4  104 CORRESPONDANCE. La vierge leur fit un figne de tête , & leur dit de s'en rapporter a elle. Voila déja les Rulles qui fe prépsrent pour 1'aflkit; ils s'étoient pourvus de longues échelles, avec Iefquelles ils avancent la nnit pour efcalader cette bicoque;la vierge les appercoit, appelle fon fils & lui dit: Mon trfartt, reffoimttis- toi de ton premier métier; il eft temps d'en faire ufage pour fauver ces coiféiérés ortho* doxes. Le petit Jéfus fe charge d'une fcie ; il part avec fa mère, & tai dis que les Rufles avancent, il leur fcie lefiement quelques barres de leurs échelles, & en riant il fe tranfporte par les airs avec fa mère a Czeuftochow, & rentre avee elle dans fa niche. Les Rulles cependant appuiens leurs échelles aux baflions; jamais ils ne purent y monter , tant les échelles étoient raccourcies. Les fchifmatiques furent obligés de fe retirer, les orthodoxes entonnèrent un te Deum, Sc depuis ce miracle la garde-robe de notre fainte mère & fon eabinet de curiofités s'accroiffert a vue d'ceil par les tréfors qui s'y verfent, & que ie tèle des ames pieufes augmente en abondance. J'efpère que juiqu'aux poux de vos capucins fe feront fête en apprenant ce beau miracle, & qu'ils ne manquerent point de I'ajouter a ceux de la légende qui de longtemps n'a été auffi bien recrutée. II court ici un tefiament politique qu'on vous attribue; je 1'ai lu, mais je n'y ai pas é'é trorrpé comme les autres , & je prétends que c'eft Vcu» viage d'un je ne fais qui, d'un quidam qui «ou* ai  CORRESPONBANCE. m a entend, & qui s'eft fhtté d'imiter affez Hen votre ftyle pour en impofer au public ie vous prie, un petit mot de réponfe fur cet amcle. Le pauvre Ifaac eft allé trouver fon pere Abraham en paralis; fon frère d'Eguife, Jfcg dévot, 1'avoit lefté pour le voyage, & on lm ér.be des trophées, qu'on ne vous érigera de longtemps. Votre corps peut être agé; mais votre e|p.«.eft encore jeune , & cet efprit fera encore aller le refte Je le foubaite pour les intéréts du Parrjaiie, nour ceux de la raifon & pour ma propre fctisfacïion. Surquoi-je prie le grand Dieu de la me. decine , votre prottcteur le Dieu Apollon , de vous avoir en fa fainte & digne garde. Le 5 Mars 1771. Quels agrémens, quel feu vous poiTédeZ encore l Le coucbant de vos jours furpaffe leur aurore. Quand l'&ge injurieux mine & glacé hos fens, Nous perdons les plaiürs, les gra&s. les 'alens; Mais furchargé d'bivers, Voltaire eft a 1'entendre, Tel qu'on dit le phénix qui renait de fa cendre. Ce petit compliment vous eft du , on pcüT mieux dire c'eft ure merveiile qui Itftfte "E>! Ope , ce fera ui problème que la poiténo, gpp peh.e aréfoudre, que Voltaire, chargé de jours & d'années, ait plus de feu, de ga.a* % ds g^nie E 5  106 CORRESPOND ANCE. que cette foule de jeunes poëtes dont fa patrie abonde. Votre impératrice feta fans doute flattée de 1'épltre que vous lui adreüez. 11 eft conflant que cefont des vérités; mais il n'eft donné qu'a vous de les rendre avec autant de giaces. J'ni été fort furpris de me voir cité dans vos vers. Certis je ne préfumois pas de devenir un auteur grave; mon amour-propre vous en fait un compliment; faurai bonne opinion de mes rapfodies, en tant que je les verrai enchaffées dans les cadres que vous leur favez fi bien faire. J'en viens a ce Muftapha, que je n'aime pas plus que de raifon, je ne m'oppofe point a toutes les prétentior.s que vous pouvez former a fon férail; je crois même que Conltantinqple pris, votre impératrice pourra vous faire Ia galanterie de tranfporter le harem de 'Stamboul a Ferney pour votre ufage. II parolt cependant qu'il feroit plus digne de ma chère alliée de donner la paix a 1'Europe que d'ajlumer un embrafcment général. Sans doute que cette paix fe fera, que Muftapha en payera la facon, & la Grèce deviendra ce qu'elle pourra. On fe dit a 1'oreille que la France a fufcité ces troubles; on impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d'un miniftre difgracié, homme de génie, mais d'un efprit inquiet, qui croyoit qu'en divifant & troublant 1'Europe il maintiendroit plus longtemps la France tranquille. Vous qui êtes 1'ami de ce miniftre,' vous faurez ce qu'il en faut croire. Le bruit court  CORRESPONDANCE. 107 ki que vous rendrèz Avignon au vice-Dieu des fept' montagnes. Un tel trait de générofité eft rare chez les fouverains; Ganganelli en rira fous cape & dira en lui-même: les portes de l'enfer ne prévaudront point. Et cela arrivé dars ce fiècle philofophique • dans ce XVIII=. fiécle ! Après cela, Meffieurs les philcfophes, évertuezvous bien, combattez l'erreur, entaftez argumens fur argumens pour la pulvérifer ; vous n'empêcheiez jamais qu'en r.ombre les ames fcibles ne 1'emportent fur les ames fortes. Cbaffez les préju< gés par la porte, ils rentreront par la fenêtre. Un bigot a la tête d'un Etat, ou bien un ambitieux que fon intérêt lie k celui de 1'Eglife, renverfera en un jpur ce que vingt ans de vos travaux ont élevé a peine. Mais quel bavardage ! Je réponds au jeune Voltaire en ftyle de vieillard; quand il badine je raifonne, quand il s'égaye je diffsrte. Sans doute que Bouhours avoit raifon ; mes chers compatriotes & moi r.ous n'avons que ce gros bon fens qui trot'e par les rues. Ma foible chandelle s'éteint, & ce foupcon d'imagination dont je n'eus qu'une foible dofe m'abandonne, ma gaieté me quitte & ma vivacité fe perd. Confervez longtemps la vótre. Puifliez.' vous, comme le bon homme faint Hilaire, faire des vers a cent ans, & moi les lire! C'eft ce que je prie Apollon de nous accorder. Le 18 Mars !$$ E 6  x*S CORRESPÖNDJNCE. J'ai eu Ie plaifir de recevoir de vos lettres. L'apparition que Ie Roi de Suède a faite chez neus , m'a errpêché de t ous répondre plutót. J'avois donc deviné que ce beau teftament n'étoit pas de vous. On vous a fait 1'honneur, comme aü . Cardinal de Richelieu , comme au Cardinal Alberoni, -comme au Maréchal de Belle-Jfie de teller en votre nom. Je difois a quelqu'un qui me parloit de ce teftament., que c'étoit une oeuvre de ténébres, oü 1'on ne reconnolt ni votre ftyle, ni les bienféances que vous favez fi fupérieurement obferver en écrivant pour le public; cependant bien des perfonnes qui n'ont pas le tact affez fin, s'y font trompées, & je crois qu'il ne feroit pas mal de lel défabufer. J'ai donc vu ce Roi de Suède, qui eft un prinee tiès-inftruit , d'une douceur charmante, & très-aimable dans la fociété. 11 aura été charmé fans doute de recevoir vos vers, & j'ai vu avec plaifir que vous vous fouveniez encore de moi. Le Roi de Suède nous. a beaucoup parlé de nouveaux arran'gemens qu'on prenoit en France, de la réforme de Tanden parlement & de la création d'un nouveau. Pour moi, qui trouve affez de matières a m'occuper chez moi, je n'envifage qu'en gres ce jqui fe fait ailleurs ; je ne puis juger des opéra, tions étranègres qu'avec euconfpettion, paree  CORRESPONDJNCE, 109 otfil faudroit plus approfortdir les matière* que je „e le puis pour en décider. On djt que le Chancelier efl un homme de génie & d'un mérite diftingué ; d'ou je conclus qu'il aura pris les mefirres les plus jufles dans la fituation aAuelle des chofei,- pours'arranger de la manière la plus avan- . taeeufe & ia plus utile au bien de PE-at; cependant, quoi qu'on faffe en France. les Welches crient , critiquent, fe plaigncnt & fe confaent par quelque épigramme fatyrique, ou par quelque chanfon maligne. Lorfque le Cardinal de Mazann, durant fon miniftère faifoit quelque innovation, il demmdoit, efb-ce qu'a Paris ils ont chanté la. cmzcnettar fi on lui difoit qa'üui, il étoit content. 11 en eft prefque de même partout. Peud'hommes raifonnent, & tous veuient décider. Nous avons eu ici en peu de temps une foule d'étrangers. Alexis Orlow, afon retour de Pétersbourg, a pafié chez nous, pour fe rendre fur fa flotte a Li ourne; il m'a dooné une pièce affez curieufe que je vous envoie, je ne fais comment, il fe 1'eft prccurée ; le contenu en eft fingulier, peut-êtr^vous amufera-1-elle. Oh S pour la guerre , Monfieur de Voltaire, ü n'en eft pas queftion. Meffieurs les eHCyciopédiftes m'ont régénéré; ils ont tant crié contre ces bourreaux mercenaires, qui changent 1'Europe en un théatre de carnage, que je me garderai bien è 1'avenir d'encourir leurs cenfures. Je ne fais fi la cour de Vienne les craint autant que je les rentte; mais E 7  110 CO RR E S P O ND A NC S. j'ofe croire toutefjis qu'elle mefurera fes démarches. Ce qui paroit fouvent en politique le plus vraifemblable, Teft Ie moins. Nous fommes comme des aveugles, nous allons i tatons, & nous ne fommes pas aufli adroits que les quinze- vingts , qui connoiffent, a ne s'y pastromper, les rues & les carrefours de Paris. Ce qu'on appelle l'art conjeftural , n'en eft pas un ; c'eft un jeu de hafard, oü Ie plus habüe peut perdre comme le p'.us ignorant. Après Ie départ du Comte Orlow, nous avons eu 1'apparition d'un Comte autrichien, qui lorfque j'allois me rendre en Moravie chez PEmpereur, m'a donné les fêtes les plus galantes ; ces fêtes ont donné lieu aux ve'rs que je vous envoie, oü elles font décr;tes> avec vérité; je n'ai pas négligé d'y crayonner le caractère du Comte de Hoditz , qui s'y trouve dépeint d'après rïature. Votre Impératrice en a donné de plus fuperbes a mon frère Henri: je ne crois point qu'on puiffe Ia furpaffer en ce genre: des illuminations durant un chemin de quatre milles d'AHcmagne, des feux d'artifice qui furpaffent tout ce qui nous eft connu en ce genre, felon les defcriptions qu'on m'en a faites, des bals de trois mille perfonnes, & furtout 1'affabilité & les graces que votre fouveraine a répandues comme un affaifonrjei ment a toutes ces fêtes, en onc beaucoup relevé 1'éclat. A mon a^e les feules fêtes qui me conviennent, ce font les bons livres. Vous qui en êtes le grand fabricateur, vous répandez encore  r€ORRESP ONT) AliCÊ. ?ïf quelque férénité fur le déclin d3 mes jours; tous ne devez donc pas vous étonner que je m'intérefle autant que je le fais è la conlervation du patriarche: de Ferney, auquel foit honneur, gloire, fanté,dg fiècle en fiècle. Ainfi foit - il! Le i Msi tgyti. C^/S poëte empereur fi puiffant qui dominc Sur les Mantchoux & fur la Chine, Eft bien plus avifé que moi; Si le démon des vers le prefie & le Iutine; Des chants dont fon confeil fait choix II reftreint fagement la caufe clandeftine Aux bornes des Etats qui vivent fous fa loï. Moi, fans écouter la prudence, Les traits légers de mes foibles crayons Je les dépêche tous pour ces heureux canton» Oü le plus bel efprit de France, Le Dieu du goüt, le Dieu des vers, Depuis peu fait fa refidence; C'eft jeter par extravagance Une goutte d'eau dans les mers. Mais cette goutte d'eau rapporte des intéréts ufuraires, une lettre de votre part & un volume de queftions encjclopédiques. Si Is peuple étoit inftruit de ces échanges littéraires, il diroit que je jete un morceau de lard après un jambon, &  ,12 CORRÉSPÓNDJNCE. quoi'que I'expreffion fok triviale, il auroit raifon.. On r/entend goère parler ici du Pape; je le crois perpétuellement en conférence avec le CardinaF de B'ernis y ponr eonvenir dn fort de ces bons pères jéfuites; én qualité d'aflbcié de 1'ordre, il me fCroït banqueroute de leurs prières, fi Rome avoit ia cruauté de lesfupprimer. On nentend pas non plus des nouvelles du Turc; on ne fait a quoi fa hauteiTe s'occupe, mais je parierois bien que ce n'eft pas a grand' chofe. La Po-te vient pourtart, après bien des remontrar.ces, de relacher M. Obrefkow, Miniftre de Rufïle, détenu contre le droie desgens, dont cette puifiance barbare n'a aucune connoilTance. C'eft un acbeminemert a la paix, qui va fe conclure pour le plus grand avantage & pour la plus taande gioir* de votre Impératriee. je vous félicite du nouveau miniftre, dont le trés. Chrétien-a fait choix; on-'e dit hcffime d'efprit? eD ce cas vous trouvetez m lui un protefteur déclaré. S'il eft tel, il n'aura ni 1'imbéciilité , ni Ia foiblefle de rendre ft ignon au Pape. On peut être bon eatholique & néanmoins öépouiller le vicaire de Dieu de tes pofteffions temporelies, qui le dilhaient trop de fes de.oirs fpirituels, & qui lui font fouvent rifquer fon falut.. Quelque fécond foiblefle & de Tignorance ; cette trinité domine auffi impérieufement dans les ames vrfgatfe» qu'une autre trinité dans les écoles de théologie. Quelles contradiftions ne s'allient pas dans 1'efprit humain? Ce vieux Prinee d'Anhalt- DeiTau que vous avez vu, ne croyoit pas a Dieu; mais allant a la chafie, il rebrouffoit chemiir, s'il lui arrivoit de rencontrer treis vieilles femmes; c'étoit un mauvais augure; il n'entreprenoit rien un lundi, paree que ce jour étoit malheureux; fi vous lui en demandiez la raifon: il Pignoroit. Vous favez ce qu'on rapportede Hobbes; incrédule de jour, il ne couchoit jamais feul la nuit, de crainte des reverians. Qu'un fripon fe propofe de tromper ies hommes, il ne manquera pas de dupes; 1'homme eft fait pour Terreur', elle entre comme d'ellemême dans fon efprit, & ce n'eft que par des travaux immenfes qu'il découvre quelques vérités. Vous qui en êtes Papótre, recavez les hommages du petit coin de mon efprit purifié de la rouille= fuperftitieufe, & des borgnes mes compagnons; pour les aveugles, il faut les envoyer aux quinzevingts : éclairez encore ee qui eft éclairable. Vous femez dans des terres ingrates ; mats les fiècies futurs feront une ricne récolte de ces champs. Le philofophe de Sans-Souci falue 1'hernite de Ferney. Vale. Le 21 Juin i7?r»  H4 CORRESPONDANCE. U. homme qui a longtemps inftruit 1'univers par fes ouvrages, peut être regardé comme le précepteur du genre humain; il peut être par conféquent le confeiller de tous les rois de la terre, hors de ceux qui n'ont point de pouvoir. Je me trouve dans le cas de ces derniers a Neuchatel, ou mon autorité eft pareille a celle qu'un roi de Suède exeice fur fes diètes, ou bien au pouvoir de Staniflas fur fon anarchie farmate. Faire a Neuchatel un confeiller d'Etat fans 1'approbation du fynode feroit fe commettreinutilement. J'ai voulu dans ce pays protéger Jean jacques, on Pa chalTé; j'ai demandé qu'on ne per'fécuiat pas un certain Petit Pierre, je n'ai pu 1'obtenir. Je fuis donc réduit a vous faire 1'aveu humiiian de mon impuiffance. Je n'ai point eu recours dans ce pays au remède dont fe fert la cour de France pour obliger les pariemens du' roymme a obtempérer a fes volontés ; je refpette des conveniions fur lefquelles ce peuple fonde fa liberté & fes immunités, j& je me refferre dans les bornes du pouvoir qu'ils ont ptefcrites eux - mêmes en fe donnant a ma maifon. Mais ceci me fournit matière a des réflaxions plus philofophiques. Retmrquez, s'il vous plait, combien 1'idée attachée au mot de liberté eft déterminée en fait de politique, & combien les  CORRESPONDANCE. tt§ métaphyficiens 1'ont embrouillée; ii y a donc né» ceffairement une liberté. Car comment auroit-on une idéé nette d'une chofe qui n'exifte point? Or Je comprends par ce mot la puiffance de faire oude ne pas faire telle a&ion felon ma volonté; il eft donc fur que la liberté exifte, non pa3 fans mélange de paffions innées, non pas pure, mais agiffant cependant en quelques occafions fans gene' & fans contrainte. Il y a unedifférence fans doute entre pouvoir nommer un confeiller (foi-difant) d'Etat, & ne le pouvoir pas; celui qui le peut, a cette liberté; celui qui ne fauroit le breveter, ne jouit pas de cette faculté. Cela feul fuffit, ce» me femble , pour prouver que la liberté exifte, & que par conféquent nous ne fommes pas sutomates mus par les mains d'une aveugfe fatalité, Paftez-moi ces petites réfiexions; c'eft ledernier renvoi que me caufe 1'indigeftion du fyftème de la nature. C'eft ce fyftème de la fatalité qui meC 1'empire ottoman a deux doigts de fa perte ; tandig qus les Turcs fe tiennent cqmme les quackers les bras croifés pour attendre le moment de 1'impulfion divine, ils font battus par les RufTes, & ce léger échec que vient de recevoir un détachemens du Prinee Repnin, ne doit pas enfler 1'efpérance de Muftapha jufqu'a lui faire croire qu'une bagatelle de cette nature puifle entrer en comparaifors avec toutes ces vi&oires que -les Ruffes ont entaffées lerunes fur les autres. Tandis que ces gens-la fe battent pour les.  ïi6 CORRESPONDJNCÊ. poffefllons de ce monde-cf, les Suiffes font rrèsbien d'ergoter entre eüx pour les biens de I'aütre' monde; cela fournit plus a Pimaginaticn , & quand on n'a point d'srmée pour conquérir la Valachie, la Moldavië, la Tarf.rie, on fe bat avec des paroles pour le paradis & l'enfer. Je ne connois point ces pays - la; de Lifle n'en a pas encore donné la carte ; le chemin qu'on dit y mener, traverfeles efpaces imaginaires, & jamais perfonne n'en eft revenu. N'allez jamais dans ces contréss pires que les hyperboréennes. Quelqu'uri qui vous a vu m'affure que vous jouiife* d'tire très-bonne fanté. Ménagez ce tréfor le plus lorg=» temps que poffible; un tien vaut mieux ,qüe dix ta 1'auras. Que Venus nous conferve le chantre des Graces, Minerve 1'émule de Tbucydide, Uranic 1'interprète de Newton , & Apollon fon fils chéri, qui furpaiTant Euripide, égala Virgile ! Ce font les vceux que le folitaire de Sars - Souci fait & fera fans fin pour le patriarche de Ferney. \ o u s vous moquez de moi, mon bon Voltaire. Je ne fuis ni un héros ni l'océan.mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent c'éfunir la fociété. Comparez-moi plutc-t è un médecin qui proportionne le remède au tempérament du malade: il faut des remèdes doux pour les fanati- Le 20 Septembre I77r.  CO R R E S F O ND ANC E. ti7 njues-i les violens teur donnent des convulfions. Voila comme je traite les prédicans de Genève, qui reflemblent plus par leur véhémecce aux réformateurs du XV. fiècle, qu'a la géuération préfente. II y a iongtemps que j'ai lu la brochure du droit des hommes & de 1'ufurpation des autres. Vous croyez tionc que les Senons ne font pas curieux de vos ouvrages, & qu'on ne les Iit pas aux bords de la Havel avec autant & peut-ètre plus de plaifir qu'aux bords de la Seine & du Rhóne? Cette brochure parut précifément après que les t'rancois eurant pris poffeffion du comtat; je crus que c'éto.t leut manifefle & que par mégarde on I'avoit impnmé après coup. Je vous ai mille obligations des 6 &. 7 Tomes de l'encyclopédie que j'-i recus. Si le ftyle de Voiture étoit encore a la mode, je vous diro;s que le père des Mufes eft t'auteur de cet ouvrage & que 1'approbation eft fignée par le Dieu du goüt. J'ai été fort furpris d'y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis. J'ai trouvé quelques paraboles moins obfeures que celles de 1'évacgile, & me fuis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage eft admirable; je vous exhorte a le continuer. Si c'étoit un difcours académique, aiïujetti a la revifion de la forbonne, je ferois peut-être d'un autre avis. Travaillez toujours; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en ÏUiffie , je vous réponds qu'on les dé vore».  ïi8 CORRESPOND ANCE. Quelque précaution qu'o^ prenne, ils entreront en France, & vos Wskhes auront honte de ne pas approuver ce qui eft admiré partout ailleurs. ' J'avois un tres-violent accès de goutte quand vos livres font arrivés, les pieds & les.bras garrottés, enchaïnés & peiclus; ces livres m'ont été d'une grande reffource ; en les lifant j'ai feéni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde. Pour vous rendre compte du refte de mes occupations, vous faurez qu'a peine j'eus recouvré Par» ticulation de la main gauche, que je m'avifai de barbouiller du papier, non pour éclairer, non pour inftruire le public & 1'Europe aux yeux ouverts, mais pour m'amufer. Ce r.e font pas les vicloires de Catherineque j'ai chantées, mais les folies des confédérés : le badinage convient mieux a un convalefcent que 1'auftérité du ftyle majeftueux; vous en verrez un échantillon; il y a fix chants, tout eft fini; car une maladie de cinq femaines m'a donné le temps de rimer & de coiriger tout a mon aife. Deux chants de leeture que je vous prépare, fuflifènt pour vous ennuyer. Ah! que 1'homme eft un animal incorrigib'e , direzvous , en voyant encore de mes vers ! La Valachie , la Moldavië , la Tartarie fubjuguées doivent être chantées fur un autre ton que les fottifes d'un Krafinsky , d'un Fotolsy , d'un Oginsky. Comme je crois pofTéder une liberté miti^ée, je m'en fuis fervi dans cette occafion , & comme je fuis un hérétique excommunié une  CORRESPONDJNCE. lig fois pour toutes , j'ai bravé les foudres du V«tt* can; bravez-les de même, car vous êtes dans Ie même cas. Souvenez-vous qu'il ne faut pas enfouir Cn talent. C'eft de quoi jufqu'ici perfonne ne vous accufe; mais je voudrois que la poftérité ne perdit aucune de vos penfées ; car combien de iiècles s'écouleront avant qu'un génie s'élève qui joigne i tant de goüt tant de connoiffances? Je plaide une belle caufe , & je parle i m homme fi é'oquent, que s'il jette un coup d'ceil fur Ie fujet, il failit tous les argumens que je piurrois lui préfenter. Qu'il continue donc a étendre encore fa réputation, a inftruire, a éclairer, a confeiller, a perfiffler, a pincer, felon que la matière 1'exige, le public, les cagots, & les mauvais auteurs; qu'il jouiffe d'une fanté inaltérable, & qu'il n'oub'ie point le Senon folitaire habitué a Sans - Souci. Le 13 Novembre 1771. Je conviens que je me fuis impofé 1'obligation de vous inftruire fur le fujet des confédérés que j'ai chantés, comme vous avez expofi les anecdotes de la ligue, afin de répandre tous les éclairciffcmens nécefiaires fur la Henriade. Vous faures c'onc que mes confédérés, moins braves que vos ligueurs, mais auffi fanatiques, n'ont pas voulu leur céder en forfaits. L'horrible atteutat, entre-  120 CQRRESPONDANCE. pris & marqué contre le Rot de Pologne, s'eft paffe (a la communion près_) de la manière qu'il eft détaillé dans les gazettes. II eft vrai que le iniférable qui a voulu affafliner le Roi de Pologne, en avoit prêté le ferment i Pulasvski, Maréchal de confédération , devant le maitre-autel de Ia Vierge a Czenftochow. Je vous envoie des papiers pub:ics qui peut-être ne fe répandent pas en Suifle, oü vous trouverez cette fcène tragique détaiüée avec les circonftances exactement conformes a ce que mon Miniftre de Varfovie a marqué dans fi relation. II eft vrai que mon poëme (fi vous vóu'ez 1'appelkr ainfi) étoit achevé lorfque cet attentat fe commit; je ne le jugeois pas propre a en rer dans un ouvrage oü règne d'un bout a Pau re un ton de p'aifanterie & de gaieté ; cependaLt je n'ai pas voulu non plus paffer cette horreur fous filence & j'en ai dit deux mots en pafTant au commencement du chant V; de forte que cet ouvrage badin , fait uniquement pour m'amufer, n'a pas été défiguré par un morceau tragique qui auroit juré avec le refte. J'ai pouffé la licence plus loin; car quoique la guerre dure encore, j'ai foit la paix d'imagination pour iïnir, n'étant pas afluré de ne pas prendre la goutte lorfque ces troubles s'appaiferont. Vous verrez par le troifième & quatrième chant que je vous envoie, qu'il r/étoit pas poffible de mêler des faits graves avec tant de fottifes. Le fijbliine fatigus a la longue, & les poliflbnneries font  CORRESPONDANCE. font rire. Je penfe bien comme vous que plus on avance en age^, plus il faut eftryer de fe dérider. Aucun fujet ne m'auroit fourni une auffi abondante matière que les Polonois ; Montefquieu auroit perdu fon temps a trouver chez eux les principes des républiques, ou des gouvernemens fouverains. L'inté'-êt, 1'orgueil, la baffeffe & la pufillanimité femblent être les fruits du gouvernement anarchique. Au lieu de philöfophes, vous y trouvez des efprits abrutis par la plus ftupide fuperftition, & des hommes capaoles de tous les crimes que des laches peuvent commettre. Le corps de la confédération n'agit point par fyftèma. CePulawsky, dont vous aurez vu le nom dans mes rapfodies, eft proprement 1'auteur de la confpiration tramée contra le Roi de Po'.ogne. Les autre.; confédérés regardent le trdne comme vacant, quoiqu'il foit rempli; les uns y veulent placer le LanJgrave de HefTe, d'autres l'Eleóteur de Saxe, d'autres encore le Prinee de Tefchen. Tous ces partis différens ont autant de haine 1'un pour 1'autre que les ianféniftes , les molinlftes & les calviniftes entro eux. C'eft pour cela que je les compare aux maeors de la tour de Babel. Le crime qu'ils viennent dar tenter, ne les a pas décrédités chez leurs protecteurs, paree qu'en effet plufieurs de ces confédérés 1'ont ignoré: mais qu'ils ayent des protecteurs ou non, ils n'en font pas plus redoutables^ & par les mefures que votre fou/eraine vient Qtuv. p<#. de Fr. II, T. IK. F  J 2 2 CO RRESPONDANCE. de prendre, dans peu leur mauvaife volonté fera confondue. II femble que pour détourner mes yeux des puérilités polonoifes & de la fcène atroce de Varfovie, ma fceur, la Reine de Suède, ait pris ce temps pour venir revoir fes parens, après une abfence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la familie; je m'en fuis cru de dix ans plus jeune. Je fais mes efforts pour diflïper les regrtts qu'elle donne a la perte d'un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les fortes d'amufemens dans Iefquels les arts & les fciences peuvent avoir la plus grande part. Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma fceur trouvoit que vous manquiez a Berlin. Je lui ai répondu qu'il y avoit feize ans que je m'en appercevois. Cela n'a pas empêché que nous n'ayons fait des vccux pour votre confervation , & nous avons conclu , quoique nous ne vous poifédions pas, 'que vous n'en étiez pas moins néceffaire k 1'Europe. Laiffez donc a la Fortune, k TAmour , k Plutus leur bandeau; car ce feroit une contradiction, que celui qui éclaira fi longtemps 1'Europe, fut aveugle lui-même. Voila peut-être un mauvais jeu de mots. J'en fais amende honorable au Dieu du goüt qui fiége a Ferney; je le prie de m'infpirer & d'être afiuré qu'en fait de belleslettres je crois fes décifions plus infaillibles que telles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale. Le 2 Janvier 1772.  CORRESPONDANCE. lij Je fais en vérité tout honteux des fottifes que je vous envoie ; mais puifque vous êtes en train d'en lire, vous en recevrez de diverfes efpèces; ie vme. chant de la confédération, un difcours aicadémique fur une matière affez ufée pour ainener un éloge de 1'illuftre auditoire qui fe trouvoit a la féance de 1'académie, & une épltre en vers a ma fteur de Suède au fujet des défagrémens qu'elle a effuyés dans ce pays-la. Elle a recu la lettre que vous lui adreffez; elle n'a pas voulu me confier la réponfe, qui fans cela fe feroit trouvée inclufc dans ma lettre. Ce n'eft pas feulement en Suède oü 1'on effüie des contretemps ; la pauvre Babet, veuve du défunt Ifaac, en a bien éprouvé en Provence; il faut que les dévots de ce pays foient de terribles gens, ils ont donné 1'extrême onction en faifant violence a ce bon panégyrifle de 1'Empereur Ju> lien ; on a fait des difficultés de 1'enterrer, & d'autres encore pour un monument qu'on vouloit lui ériger. La pauvre Babet a vu emporter par une inondation la moitié de la maifon que feu fon mari lui a batie; elle a perdu des meubles, & confidérablement vu diminuer fa fortune qui n'eft que mince; elle a acquis quantité de connoiffances pour complaire a fon mari; elle ne peint pas F 2  :24 CORRESPONDJNCZ. mal, & elle eft refpettable pour avoir contribué autant qu'il étoit en elle, en fe conformant aux goüts de fon mart , a lui rendre la vie agréable. Un foir, en revenant de chez moi, Ie Marquis rentre chez fa femme & lui de.mande: eh bien! as-tu fuit cet er.fantt Quelques amis qui fe trouverent préfens, fe prirent a rire de cette queftion étrange; mais la Marquife les mit ,a leur aife , en leur montrant le tableau d'un petit -morveux que fpn mari 1'avoit chargé de faire. Je viens encore d'effuyer un violent accès de goutte; mais il ne m'a pas valu de poëme, faute de matière. Pour vous, ne vous étonnez point' que je vpus croie jeune ; vos ouvrages ne 'fe reffentent pas de la caducité de leur auteur, 6: j.e crois qu'il ne dépendroit que de vous de compofer encore une Henriade. Si les inftctes de la littéraire vous donnoient de 1'opium , ils n'auroient pas tant tort; car metttant Voltaire de cóté, ils en paroitroient moins médiocres, &.que de beaux lieux communs on pourroit répéter, en faifant la lifte de tous les grands hommes qui ont furvécu a eux-mêmes? On dirpit que 1'épée a ufé lefourreau, que le feu ardent de ce grand génie Pa confumé avant le temps, qüil faut bien fe garder d'avou- trop d'efprit, paree qüil s'ufe trop vlte. Que de fots s'applaudiroient de ne pas fe trouver dans ce cas ? & qu'une multitude d'animaux a deux pfeds fans plumes diroient, nous fommes bien heureux de n'stre point des Voltaires? Mais  CORRESPONDJNCE. 125 lieureufement vous n'avez point de médecin premier miniftre, qui vous donne des drogues pour régner en votrd place ; je crois même que la trempe de votre efprit réfifteroit aux poifons de 1'ame. Je fais des vceux pour votre confervation; s'ils font intéreffés, vous devez me le pardonner en faveur du plaifir que vos ouvrages me font. Vale. Le 1 Mars 1772. Xl ne s'eft point rencontré de poëte affez fou pour envoyer de mauvais vers k Boileau, crainte d'être rembarré par quelque épigramme ; perfonne ne s'eft avifé d'importuner de fes balivernes ou Fontenelle , ou Boffuet, ou Gaiïendi; mais vous , qui valez ces gens tous enfemble, vous ajoutez 1'indulgence aux talens que ces grands hommes. poffédoient; elle rend vos vertus plus aimables ; auffi vous attire-t-elle la correfpondance de tous les éphémères du facré vallon, parmi lefquels j'ai 1'honneur de me compter. Vous donnez 1'exemple de la tolérance au Parnaffe en pro:égeant le posme de M ... & celui des con. fédérés, & ce qui vaut encore mieux, vous m'envoyez le neuvième tome des queftions encyclopédiques. Je vous en fais mes remercimens. J'ai lu cet ouvrage avec la plus grande fatisfaclion; il eft ftit pous répandre les connoiffiinces parmi F 3  ut CORRE S P O ND ANCE. les aimables ignorans , & leur donner du goéï pour s'inftruire. J'ai été agréablement furpris par Farticle des beaux arts que vous m'adreflez; je ne mérite cette dfftinétion que par 1'attachement que j'ai pour eux, ainfi que pour tout ce qui caractérife Ie génie, feule fource de gloire pour Peiprit humain. Les Lettres de Memmius a Cicéron font des chefd'cEuvres, oü les queftions les plus difficiles font mifes a la portée des gefis du monde ;c'eft"l'extrait de tout ce que les anciens & les modernes ont penfé de mieux fur ce fujet. Je fuis prêt a figner ce fymbole de foi philofophique ; tout hemme fans prévention , qui a bien examiné cette matière, ne fauroit penfer autrement. Vous avez eu furtout 1'art d'avancer ces vérités hardies, fans vous commettre avec les dévots. L'article Vérité eft encore admirable. Je ne finirois point, fi je voulois entrer dans Ie détail de tout ce que contient ce volume précieux. C'auroit été bien dommage s'il n'avoit pas paru, & fi la poftérité en avoit été fruftrée. On m'a envoyé de Paris Ia tragédie des Pélopides, qui doit fe ranger parmi vos chefd'ceuvres dramaiiques; 1'intérêt toujours renaiiTant de la pièce & 1'élégance continue de la verfification 1'élèvent de cent piqués au deffus de celles de Crébillon. Jé m'étonne qu'on ne la joue pas a Paris. Vos compatriotes , ou plutót let Welches modernes, ont perdu le goüt des bonnes chofes; ils ont été raftafiés de chef-d'ceuvra  CORRESPONDANCE. 127 de 1'art, & la frivolité les porte a préfent a protéger 1'opéra comique, Vauxhall & les marionnettes; ils ne méritent pas que vous foyez né dam leur patrie. Ce ne fera que la poftérité qui con« noitra tout votre mérite: pour moi, il y a trentefix ans que je vous ai rendu juftice; je ne varie pas dans mes fentimens, je penfe a foixante ans de même qu'a vingt-quatre fur votre fujet, & je fais des vceux a cet être qui anime tout, pour qu'il daigne conferver auffi longtemps que poffible le vieil étui de votre belle ame. Ce ne font pas des complimens, mais des fentimens très-vrais, que vos ouvrages gvavent fans cefTe plus profondément dans mon efprit. Le 18 AvriJ 1772. Js vous remercie des félicïtations que vous me faites fur des bruits qui fe font répandus dans le public; il faudra voir fi les événemens les confirmeront & quelle iffue auront les affaires de la Tologne. J'ai vu des vers bien fupérieurs a ceux qui m'ont amufé lorfque-j'a vois la goutte: ce font les fyftèmes & la cabale. Ces morceaux font auffi frais & d'un coloris auffi chaud que fi vous les aviez faits è 1'age de vingt ans ; on les a imprimés a Berlin, & ils vont fe répandre dans tout le nord. F 4  128 CORRESPONÓANCE. Nous avons eu cette année beaucoup d'étran. gers tant anglois tjue hollandois, efpagnols & jtaliens ; mais aucun francois n'a mis le pied chez nous, & je fais pofitivement que le Marquis de Saint Aulaire n'eft point ici. S'il vient, il fera bien recu , furtout s'il ne's'eft point expa. trié pour quelque mauvaife affaire : ce qui arrivé quelquefois aux jeunes gens de fa nation. Je pars cette ruit pour la Siléiie. A mon retour vous aurez une lettre plus étendue , accompagiée de quelques échantillons d'une porcelaine que les connoiffeurs approuvent & qui fe fait i Beilin. Je fouhaite que votre gaieté & votre bonne humeur vous confcrve encore longtemps pour Phonneur du Parnaffe & pour la fati-sfaclion de tous ceux qui vous lifent. Vale. Le 14 Aoüt 1772. J'ai recu du patriarche de Ferney des vers charmans, a la fuite d'un petit ouvrage polémiqüe qui défend les droits de l'humanité contre la tyrannie des bourreaux de confcience. Je m'étonne de re« trouver teute la fraicKeur & le coloris de la jeuneffe dars les vers que j'ai recus: oui, je crois que fon ame eft immortelle, qu'elle penfe fans le fecours 'de fon corps, & qu'elle nous éclairera encore après avoir quitté fa dépouille mortelle. C'eft un beau privilége que celui de 1'immorta- lité ;  CORRESPONÓANCE, 123 lité ; bien peu d'êtres dans cet univers en ont joui; je vous applaudis & vous admire. Pour ne pas refter tout a fait en artière, je vous envoie le VI chant des confédérés, avec une médaille qu'on a frappée a cc fujet. Tout cela ne vaut pas une des ftrophes que vous m'avez envoyées; mais chaque chanlp ne produit pas des rofes, & on ne peut donner que ce qu'on a. Vous voyes que ce fixième chant m'a occupé plus que les affaires, & qu'on me fait trop d'honneur en Suiffe de me Croire plus abforbé dans Ia politique que je ne le fuis. J'autois voulu joindre quelques échantillons de porcelaine a cette lettre. Les ouviiers n'ont pas encore plu les fournir; mais ils fuivront dans peu , au rifque des avantures qui les attendent e'k voyage. Perfonne du nom de-Saint Aulaire n'eft arrivé jufqu'ici; peut-être que celui qui vous a écrit a changé de fsntiment. Voila enfin la paix prés de fe conclure en oriënt & la pacirication de la Pologne qui s'apprête. Ce beau dénouement eft uniquement du a h modération de 1'Impératrice de. Ruffie , qui a fu elle-même mettre des bornes a fes conquêtes, en impofer a fes ennemis fecrets, & rétablir 1'ordre & la tranquillité oü jufqu'a préfent ne régnoit que trouble & confufion. Ce fera a votre Mufc i la célébrer dignement. Je n'ai fait que balbutier erj cbauchant fon éloge, & ce que j'en ai dit, n'acquiert de prix que pour avoir été dicté par Je fentiment. F 5  i3o CORRESPONDJNCE. Vivez encore, vivez longtemps. Quand os •ft fur de 1'immortalité en ce monde-ci, i! ne faut pas fe hater df'en j'ouir dans 1'autre. Du moins ayez Ia complaifance pour moi, pauvre mortel, qui n'ai rien d'immortel, de prolonger votre féjour fur ce globe pour que j'en jouiffe; car je crains fort de ne me pas trouver dans cet autre monde. Fait. V^o u s faurez que ne me faifant jamais peindre, ni mes portraits ni mes médailles ne me reflemblent. Je fuis vieux, calTé, goutteux, furanné, mais toujours gai & de bonne humeur; d'ailleurs les médailles atteftent plutót les époques qu'elles ne font fidelles cu reflemblantes. J'ai non feuleraent acquis un abbé , mais deux évèques , & «ine armée de capucins, dont je fais un cas infini depuis que vous ètes leur protefteur. Je trouve, il eft vrai, le poëte de la confédération impertinent d'avoir ofé fe jouer de quelques Francois paffés en Pologne; il dit pour fon excufe qu'il fait refpeüer ce qui eft refpeétable , mais qu'il croit qu'il lui eft permis de badiner de ces excrémens des nations, des Frangois réformés par la paix, & qui faute de mieux alloient faire le mé. tier de hrigands en Pologne dans 1'affociation confédérale. Je crois qu'il j a des Frangois qui Le 16 Septembre 1772.  CDRRESPONDJNCS. gardent le filence & qui ont un gand crédit au férail, mais mes nouvelles" de Conftantinople m'apprennent que le congres de paix fe renoue & reprend avec plus de vivacité que le précédent; ce qui me fait craindre que mon coquin de poëte, qui fait le voyant, n'ait raifon. J'ai lu lés beaux vers que vous avez faits pour le Roi de Suède; ils ont toute la fraicheur de vos ouvrages qui parurent au commencement de ce fiècle. Semper idem, c'eft votre devife; il n'eft pas donné a tout le monde de 1'arborer. Com ment pourrois-je vous rajeunir , vous qui êtes immortel? Apollon vous a cédé le fceptre du ParnalTe; il a abdiqué en votre faveur. Vos vers fe reffentent de votre. printemps, & votre raifon de votre automne. Heureux qui peut ainfi réunir i'imagination & la raifon! Cela eft bien fupérieur k Pacquifition de quelques provinces, dont on n'appereoit pas 1'exiftence fur le globe général, & qui des fphères céleftes paroitroient a peine comparables k un grain de fable. Voila les mifères dont nous autres politiques nous nous occupons fi fort. J'en ai honte. Ce qui doit m'excufer, c'eft que, lorfqu'on entre dans un corps, il faut en prendre 1'efprit. J'ai connu un jéfuite qui m'affuroit grayement qu'il s'expoferoit au plus cruel martyre, ne put • il convertir qu'un finge; je n'en ferois pas autant, mais quand on peut réunir & joindre des domaines entrecoupés pour faire m tout de poiMïons, je ne connois guère dff F 6  132 CO RRESPO ND ANCE. mortel qui n'y travaülat avec plaifir. Notez route» fois que cette affaire - ci s'eft paffee fans effufion de fang , & que les encyclopédiftes ne pourront point déclamer contre les brigands mercenaires & employer tant d'autres belles pbrafes dont I'éloquence ne m'a jamais touché. Un peu d'encre a 1'aide d'une plume a tout fait, & 1'Europe fera pacifiée au moins après ces derniers troubles. Quant a 1'avenir , je ne réponds de rien. En parcourant 1'hiftoire je vois qu'il ne s'écoule guère dix-ans fans quelque guerre. Cette fièvre intermittente peut être fufpendue, mais jamais guérie; il faut en chercher ' la raifon dans 1'inquiétu.le naturelle des hommes; fi ce n'eft I'un qui excite des troubles, c'eft 1'autre, &-une étincelle caufe fouvent un embrafemeut général. Voila bien du raifonnement. Je vous donne de Ia marchandife de mon pays. Vous autres Francois , vous pofiedez 1'imagination; les Anglois, a ce que 1'on prétsnd, la profondeur, & nous autres , la Ienteur avec ce bon fens qui court les rues. Que votre imagination recoive ce bavardage avec indulgence & qu'elle permette a ma pefante raifon d'admirer le phénix de la France, le feigneur de Ferney, & de faire des vceux pour ce même Voltaire que j'ai poffédé autrefois. & que je regrette tous les jours, paree que fa perte eft irréparable. Le i Nsvembre 1772.  CORRESP OND ANCE. jjj Aïast recu votre lettre, j'ai fait venir in> eeffamment le directeur de la fabrique de porcelaine, ét lui ai demandé ce que fignifioit cet Amphion , cette lyre & ce lautier dont il avoit orné une certaine jatte envoyée a Ferney ? II m'a répondu que fes artiftes n'en avoient pu faire moins pour rendre cette jatte digne de celui pour lequel elle étoit deftinée; qüil n'étoit pas affez ignorant pour te^ pas être inftruit de la couronne de Jauriers deftinée au Taffe pour le couronner au capitole; que la lyre étoit faite a 1'imitation de celle fur laquelle la Henriade avoit été chantée; que fi Amphion avoit par fes fons harmonieux élevé les murs de Thèbes, il connoiffoit qutlque vivant q.ui en avoit fait davantage en opérant en Europe une révolution fubita dans la facon de penfer; que Ia mer fur laquelle nageoit Amphion étoit allégorique, & fignifioit le temps, duquel Amphion triomphe; que le dauphin étoit l'emblème des amateurs des lettres , qui foutier.nent les grands hommes durant les tempêtes," & que c'étoit tant pis pour les dauphins, s'ils n'aimoient pas les grands hommes. Je veus rends compte de ce procés verbal, tel qu'il a été dreffé en préfence de deux témoins, gens graves, & qui ratafteront par ferment, fi cela eft nécelTaire. F 7  154 CORRESPONDANCÊ. Ces gens onl travaillé au grand delTert avec figcfres que j'ai envoyé a 1'Impératrice de Ruiïïe, ce qui les a mis dans le goüt des allégories ; ils avouent que la porcelaine eft trop fragile, & qu'il faudroit employer le marbre & Ie bronze pour tranfmettre aux ages futurs 1'eftime de notre fiècle pour ceux qui 1'honorent. Nous attendons dans peu la nouvelle de la conclufion de la paix avec les Tuffcs. S'ils n'ont pas cette fois été expulfés de 1'Europe, il faut 1'attribuer aux conjonótüres; mais ils ne tiennent plus qüa un filet, & la première guerre qu'ils entreprendront, achevera probablement leur ruine entière. Cependant ils n'ont point de philofophcs; car vous vous fouviendrez des propos qu'on tint i Verfailles en apprenant que la bataille de Minden étoit perdue; je n'en dis pas davantage. J'ai lu le poëme d'Helvétius fur Ie bonheur, & je crois qu'il 1'auroit retouché avant de le donner au public; il y a des liaifons qui manquent & quelques vers qui m'ont femblé trop approcher de la profe. Je ne fuis pas juge compétent; je ne fais que hafarder mon fentiment, en comparant ce que je lis de nouveau avec les ouvrages de Racine & ceux d'un certain grand homme qui illuftre la SuüTe par fa préfence. On peut être grand métaphyficien, & grand politique comme 1'étoit le Cardinal de Richelieu, fans être grand poëte. La nature a diftribué différemment fes dons, & il n'y a qu' a Ferney oii 1'on voit Texein-  CORRESP OND ANCE. ïgj p!e qu'elle les a réunis en la même perfonne. JouilTez longtemps des biens que la nature prodigue envers vous a daigné vous donner, & continuez d'occuper le tróne du ParnalTe , qui fans vous demeurera peut-être éternellement vacant. Ce font les vceux que fait pour le patriarche de Ferney le philofophe de Sans-Souci. Le i Décembre 1772. S ur la fin des beaux jours dont vous fltes 1'hiftoire; Si brillans pour les arts, oü tout tendoit au grand, Des Francois un feul homme a foutenu la gloire5 II fut embraffer tout; fon génie agiffant A la fois remplaea Bofluet & Racine, Et maliiant la lyre ainfi que le compas, 11 tranfmit les accords. de la Mufe latine Qui du fils de Vénus célébra les combats; De 1'immortel Newton il faifit le génie, Fit connoltre aux Francois ce qu'eft Tattraétionj H terraffa Terreur & la religion. Ce grand homme lui feul vaut une académie. Vous devez Ie connoltre mieux que perfonne, Pour notre poudre a canon, je crois qu'elle a fait plus de mal que de bien, ainfi que Timprimerie,qui ne vaut que par les bons ouvrages qu'elle répand dans le public ; par malheur ils deviennent de jour en jour plus rares. Nous avons dans notre  J36 CORRESPONDANCE. voiiïnage une cherté de bied exceffive ; j'ai era que les SuiiTes n'en manquoient pas, encore moin* les Francois , dont les ouvrages éclairent nos régions ignorantes fur les premiers befoins de la nature. Je ne connois point de traités fignés.a Potsdam ou aBerlin,-je fais qu'il s'en eft fait a Pétersbourg; ainfi le public trompé par. les gaietiers fait fouvent honneur des chofes aux perfonnes qui y ont eu le moins de part. J'ai entendu dire de même que 1'Impératrice de Ruffie avoit été mécontente de la manière dont Ie Comte Orlow avoit conduit fa négociation de Focziani. II peut y avoir eu quelque refroidifiement, mais je n'ai point apprïs jgue la difgrace füt entiére. On ment d'une maifon a Tautre; a plus forte raifon 'de faux bruits peuvent-ils fe répandre & s'accroitre, quand ils fe promènent de bouche en bouche depuis Pétersbourg jufqu'a Ferney. Vous favez mieux que perfonne que les menfonges font plus de chemin que les vérités. En attendant le grand Turc devient plus docile; les conférences ont été entamées de nouveau , ce qui me fait croire que la paix fij fera. Si Ie contraire arrivé, 11 eft probable que Monfieur Muftapha ne féjournera plus longtemps en Europe: tout cela dépend d'un nombre de c:iufes fecondes & impénétrables, des 'infinuations guerrières de certaines cours, du corps des ulemas, du caprice du grand Vifïr, de la morgue du négociateur; & voila comme le monde va; ii ne fe  CORRESPONDANCE. 13T goüverne que par compère & par commère; queicuefois' quand on a affez de données», on devine 1'avenir; fouvent on s'y trompe. Mais en-quoi je ne m'abuferai pas, c'eft en vous pronoftiquant les fuffrages de la poftérité la plus reculée; II n'y a rien de fortuit dans cette prophétie; elle fe fonde fur vos ouvrages égaux & quelques-uns fupérieurs a ceux des auteurs anciens qui. jouiffei. t encore de touce leur gloire. Vous avez le breves d'immortalité en pocbe; avec cela il eft doux de jouir, & de fe foutenir dans la même force malgré lés injures du temps & la caducité de 1'age. Faites - moi donc le plaifir de vivre tant que je ferai dans le monde; je fens que j'ai befoin de vous; & ne pouvant vous entretenir, il eft encore bien agréable de vous lire. Le philofophe de Sans-Souci vous falue. Le 6 Décembre 177c. Jf: me fouviens que lorfque Milton dans fes voyages en Italië vit repréfenter une affez mauvaife pièce, qui avoit pour titre Adam & Eve, cela réveilla fon imagination & lui donna 1'idée de fon poëme du paradis perdu ; ainfi ce que j'aurai fait de mieux par mon perfiffiage des confédérés , c'eft d'avoir donné lieu a la bonnatragédie que vous allez faire repréfenter a Paris. Vous me faites un plaifir infini de m$ 1'envoyer;  ïSS CORRESFONDANCE. je fuis très-für qu'elle ne m'ennuiera pas. Chez vous le temps a perdu fes alles. Voltaire a foixante & dix ans eft auffi vert qu'a trente. Le beau fecret de refter jeune, vous Ie poffédez feul. Charles Quint radotoit a cinquante ans , beaucoup de grands princes n'ont fait que radoter toute leur vie ; le fameux Clarcke , le célèbre Swift étoient tombés en enfance ; le Taffe, qui pis eft, devintfou; Virgile n'atteignit pas vos années, ni Horace non plus: pour Homère, il ne nous eft pas affez connu pour que nous puiffion. décider fi fon efprit fe foutint jufqu'a la fin; mais il eft certain que ni Ie vieux Fontenelle, ni 1'éternel Saint Aulaire, ne.faifoient auffi bien des vers , ni n'avoient 1'imagination auffi brillante que le pa'riarche de Ferney; auffi enterrera-t-on le ParnafTe francois avec vous. Si vous étiez jeune, je prendrois de Grimm; de la Harpe & tout ce qu'il y a de mieux a Paris pour m'envoyer vos ouvrages; mais tout ce que Thiriot m'a marqué dans fes feuilles ne valoit pas la peine d'être lu, a 1'exception de la belle tradudtion des Géorgiques. Voulez-vous que j'entretienne un correfpondant en France pour apprendre qu'il parolt un art de Ia raferie dédié i Louis XV, des effais de taétique par de jeunes militaires qui ne favent pas épeler Végèce, des ouvrages fur 1'agriculture dont les auteurs n'ont jamais vu de charrues, des dictionnaires comme s'il en pleuvoit, enfin un tas de mauvaifes co»-  CORRESPO ND ANCE. piïations, d'annales & d'abrégés, oü il femble cu'on ne penfe qu'au débit du papier & de l enere, & dont le refte au deraeurant ne vaut rien? Voilé ce qui me fait renoncer a ces feuiiles. Le plus grand art de 1'écrivain ne peut vaincre la ftérilité de la matière: en un mot, quand voua sforez des Fontenelles , des Montefquieux, des Greffets, furtout des Voltaires, je renouerai cette correfpondance; mais jufques-la je la fufpendrau Je ne connois point ce Morival dont vous me parlez ; je m'informerai pour avoir de fes nouvelles: toutefois, quoi qu'il arrivé, étant k mon fervice il n'aura pas le trifte plaifir de fe venger de fa patrie; tant de fiel n'entre point dans 1'ame des philofophes. Je fuis occupé ici k célébrer les noces du Landgrave de Heffe avec ma nièce. Je jouerai un trifte róle a ces noces, celui de témoin, & voila tout. En attendant tout s'achemine a Ia paix; elle fera conclue dans peu: alors il reftera a pacifier la Pologne, a quoi 1'Impératrice deRuffie, qui eft heureufe en toutes fes entreprifes , réufiira immanquablement. Je me trouve a préfent contre ma coutume dans le tourbillon du grand monde; ce qui m'empêche pour cette fois, mon cher Voltaire, de vous en dire davantage. Dès que je ferai rendua moi-même, je pourrai m'entretenir plus librement avec le patriarehe de Ferney,  14c CORRÊSPONDAJVCE. auquei je fouhaite fanté & longue vie, car il t teut le rtfte. Vale. Le ia Janvier 1773. So tos avoit raifon; on ne peut juger du mérite d'un homme qu'après fa mort. Au lieu de m'envoyer fouvent un fatras non-Iifibie d'extraits de mauvais Hvres, Thiriot auroit dü me régaler de vers devant lefquels les meilleurs qu'il m'arrive de faire, baiffent le pavillon. Apparemment qu'il méprifpit la gloire de dédaigner d'en jouir. Cette philofophie afcétique furpafTe , je Tavoue, mes forces. II eft trés-vrai qu'en examinant ce que c'eft que la gloire, elle fe réduit a peu de chofe. Etre jugé par des ingrats & eftimé par des imbécilles, entendre pronpncer fon nom par une po. pulace qui approuve, rejete, aime ou hatt fans raifon, ce n'eft pas de quoi s'en orgueillir. Ce. pendant que deviendroier.t les actions vertueufes & louables, fi nous ne chériflions pas la gloire? Les Dieux font pour Céfar, mais Caton fuit Pompée: ce font les fuffrages de Caton que les honnêces gens défirent de mériter; tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie, ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de- la réputation; mais il eft effentiel pour le bien de l'humanité  CORRESPONDANCE. i*£ «,üon ait une idéé nette & déterminée de ce qui eft louable. On peut donner dans des travers étranges en s'y trompant. Faites du bien aux hom» mes, & vous en ferez béni. Voila Ia vraie gloire. Sans doute que tout ce qu'on dira dc nous après notre mort, pourra nous être auffi indifférent que ce qui s'eft dit a Ia conftruction de la tour de Babel; ceja n'empêche pas qu'accoutumés a exifter, nous ne foyons fenfibles aux jugemens de Ia poftérité : les rois doivent Têtre plus que les particuliers, puifque c'eft le feul tribunal qu'ils ayent a redouter. Pour peu qu'on foit né fenfible, on prétend k 1'eftime de fes compatriotes , on veut briller par quelque chofe, on ne veut pas être confondu dans Ia foule qui végète. Cet inftincï eft une fuite des ingrédiens dont la nature s'eft fervie pour nous- pétrir: j'en ai ma part; cspendant je vous affure qu'il ne m'eft jamais venu dans I'efprit de me comparer avec mes confrères, ni avec Muftaphi, ni avec aucun autre; ce feroit une vanité puérile & bourgeoife, je ne m'embarraffe que de mes affaires. Souvent pour m'humilier je me mets en parallêle avec le Tocalon, avec Üarchérype des ftoïciens, & je confeffe alors avec Memnon , que des êtres fragiles comme nous ne font pas formés pour atteindre a Ia pertection. Si 1'on vouloit recueiliir tous les préjugés qui gouvernent Ie monde, ce catalogue rempliroit un gros in - folio. Contentons - nous de combattre ceux qui nuifent a la fociété, & ne détruifons pas  Uz CORRESPONDANCE. les erreurs utiles autant qu'agréables. Cependani quelque gont que je confeffe d'avoir pour la gloire, ne penfez pas que je me flatte que les princes auront le plus de part a la réputation. Je crois au contraire que les grands auteurs qui favent joindre Tutife a 1'agréable, inftruire en amufant, jouiront de la gloire la plus durable; paree que la vie des bons princes fe paffe toute en a&ion, & la viciflïtude & la foule des événemens qui fuivent ceux-la effacent les précédens; au lieu que les grands auteurs font non feulement les bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les fiècles. Le nom d'Ariftote retentit plus dans les écoles que celui d'Alexandre; on lit & relit plus fouvent Cicéron que les commentaires de Céfar. Les bons auteurs du dernier fiècle ont rendu Ie règne de Louis XIV plus fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra.-Paolo, du Cardinal Bembe, du Taffe, de TAriofte , l'emportent fur ceux de Charles Quint & de Léon X, tout vice-Dieu que ce dernier prétendoit être. On parle cent fois de Virgile, d'Horace, d'Ovide, pour une fois qü'on parle d'Augufte & en. core n'eft-ce que rarement en fon honneur. S'agitil de 1'Angleterre ? On eft bien plus curieux des anecdotes qui regardent les Newton, les Locke, les Shaftesbury, les Mihon , les Bolingbrocke, que de la cour molle & voluptueufe de Charles II, de la lache fuperftition de Jaques II, & de toutes les miférables intrigues qui agitèrent le  CORRESPONDANCE. -43 rcgne de la Reine Anne. De forte que vous autres précepteurs du genre humain, fi vous afpirez a la gloire , votre attente eft remplie; au lieu que fouvent nos efpérances font trompées, paree que nous ne travaillons que pour nos contemporains & que vous travaillez pour tous les fiècles. On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres; au lieu que 1'on converfe avec tous les beaux efprits de 1'antiquité , qui nous parient par leurs livres. Nonobftant tout ce que je viens de vous expofer, je n'en travaillerai pas moins pour la gloire, duffé-je mourir a Ia peine, paree qu'on eft incorrigible a foixante & un ans, & paree qu'il eft prouvé que celui qui ne défire pas Teftime de fes contemporains, en eft indigne. Voila 1'aveu iïncère de ce que je fuis, & de ce que la nature a vsulu que je fufle. Si le patriarche de Ferney, qui penfe comme moi, juge mon cas un pêché mortel, je lui demande 1'abfolution. J'attendrai humblement fa fentence, & même s'il me condamne, je ne 1'en aimerai pas moins. Puifle-t-il vivre la millième partie de ce que durera fa réputation! il paffera Tage des patriarches. C'eft ce que lui fouhaite le philofophe de Sans-Souci. Le 16 Janvier 1773.  ï44 CORRESPONDJNCE. Ja i recu votre lettre , & vos vers charmans, qui démentent fans doute votre age. Non, je ne vous en croirai point fur votre parole: ou vous êtes encore jeune, ou vous avez coupé au temps fes ailes. II faut être bien téméraire'pour vous répondre en vers; mais vous favez que les gens de mon efpèce fe permettent fouvent ce qu'on défapprouveroit en d'autres. Un certain Cotys, Roi d'un pays très-barbare, entretint une correfpondance en vers avec Ovide lorfque celui-ci étoit exilé dont le Pont; il doit donc être permis aujourd'hui a quelque fouverain d'un pays moins barbare , d'écrire a 1'Apollon de Ferney en langage Welche, en dépit de 1'abbe d'Olivet & des puriftes de fon académie. Vous aures peut-être encore le plaifir de voir les mufulmans challés de 1'Europe. La paix vient de manquer pour la feconde fois; de nouvelles combinaifons donnent lieu a de nouvelles conjonftures. Vos Welches font bien tracaffiers. Pour moi , difciple des er.cyclopédiftes, je prêche la paix univerfelle en bon apótre de feu 1'abbé d« Saint Pierre , & peut-être ne réuffirai-je pas mieux que lui. Je vois qu'il eft plus facile aux hommes de faire le mal que le bien, & que 1'enchalnement fatal des caufes nous entraine malgré nous ,  CORRESPONDANCE. 145 noas, & fe joue de nos projets comme un vent impétueux d'un fable mouvant; cela n'empêche pas que le train ordinaire des chofes ne continue. Nous arrangeons le chaos de 1'anarchie chez nous, & nos évêques confervent vingt-quatre mille écus de rentes, les abbés fept mille les apótres n'en" avoient point autant. On s'arrange. avec eux fur un tel pied, qu'on les débarraffe. des foins mondains, pour qu'ils s'attachent fans diftraction a gagner la Jérufalem célefte, qui eft leur véritable patrie. Je ous fuis obligé de Ia part que vous prenez a réiabliffement de ma nièce; elle a une figure fort intéreffante, jointe a une conduite qui me fait eff érer qu'elle fera heureufe, autant qu'il eft adonné a noire efpèce de Tètre. Je m'informerai de ce compagnon du malheureux la Barre que je n'ai pas 1'honneur de connoltre, & s'il a de la conduite, il fera facile do le placer; votre recommandation ne lui fera pas inutile. Les nouvelles qu'on vous donne de Paris différent proJigieufement de celles que je regois de Pétersbourg. On vous écrit ce que 1'on fouhmi. te, mais non pas ce qui exifte; enfin ce qu'on fe promet du fruit de fes tracafferies, ce qui peutêtre étoit poffible autrefois , mais a quoi 1'on ne doit s'attendre aucunement en Ruilïe de la fagefle du gouvernement préfent. Hé bien, je vous ai rogné quelques années, & je ne m'en dédis pas; vos ouvrages ont trop Qew. pojHi, de Fr. 11. T. IX. G  146 CORRESPONDANCE'. de fhicheur pour être d'un vieillard. Souvenezvous de la maxime de 1'Empereur Augufte, feftina lente; ce font les vceux que le philofophe de SansSouci fait pour le patriarche de Ferney en attendant les lois de Minos. V^ous favez que tous les princes ont des efpions ; j'en ai jufqu'aux pieds des Alpes, qui m'ont alarmé en m'apprenant les dangers dont vous avez été men?cé. Je re fais s'ils m'ont annoncé jufte, (car vous favez que les princes font fujets a être trompés;) mais ils foutiennent que votre mal a déuénéré en goutte, ce qui m'a doub!emer,t réjoui, paree que cette maladie a votre age pronöftique une longue vie, & que je fuis bien aife de vous affocier a notre confrérie de goutteux. Je vous fais des remercimens de la tragédie que vous m'avez envoyée. Vous avez été frappé des événemens arrivés en Pologne & des révoiutións de Suède, & cela vous a fourni Ia matière d'un draaier je crois que fi vous vouliez 1'entreprendre , vous feriez de nouvelles de gazettes des fujets de tragédie; ce!le-ci eft certainement trés - nouvelle & ne reffemble a aucun des fujets que les tragiques anciens ou modernes ont traités. Je ne vous répéterai point 1'étonnement que j'ai de vous voir rajeunir dans un age oii notre efpèce Le Février 1773.  CO RRESPONDJNCZ. 147 eeiTe d'être; mais s'il eft permis a un dilettante, ou pour nommer les chofes par leur nom, è un ignorant comme moi, de vous expofer mes doutes , il me parolt que la mort d'un prêtre ne peut toucher perfonne, & fi Aftérie ou Teucer avoient péri par les complots des pontifes, on auroit été plus remué & plus attendri. Vous qui poffédez les fecrets de ce grand art d'émouvoir, vous qui avez plus approfondi cette matière qu'un diletcante tel que je le fuis, vous avez eu fans doute des raifons de préférer le dénouement qui fe trouve dans la pièce a celui que je propofe. Ne vous attunde; pas a recevoir de ma part des ouvrages de cette nature; nous aimons mieux dans ce pays n'avoir que des fujets comiques; les autres nous les avons eus par le paffé , mais nous aimons •mieux voir repréfenter des tragédies que d'en être les afteurs. Quelque age que vous ayez, vous avez un doyen dans ce pays-ci, qui eft le vieux Pcellnitz: il a été fort mal & je vous envoie Thiftoire da fa convalefcence, il a aftueilement 85 ans paffé?. Ce n'eft pas une bagatelle d'avoir pouffé fa carrière a un age auffi avancé, & de repouffer les attaques de la mort comme un jeune homme. L'autre pièce, qui commence par un badinage, finit par quelques réfiexions morales: j'ai fort recommandé qu'on ait foin d'en affranchir le port, paree qu'il n'eft pas jufte que vous payiez un fatras de fadaifes qui vous ennuiera peut-être. G 2  148 CQRRESFONDANCE, Vous me parlez de vos Welches & de leurs intrigues; elles ine font toutes connues j il ne m'é.chappe rien de ce qui fe'paffe è Stockholm, ainfi «m'a Conftantinople; mais il faut attendre jufqu'iU bout pour voir qui rira le dernier. Votre Impératrice a bien des reflburces; Ie nord demeurera tranquille, ou ceux qui voudront Ie troubler, tout froid qu'il eft, s'y bruleront les doigts. Voila ce que je prends la liberté de vcus anroncer, & que vos Welches , pour trouver des fouverains trop crédules, pourront peut-être les précipiter euxmêmes dans de plus grands malheurs que ceux qu'ils ont courus jufqu'a préfent. Mais je ne fais de quoi je m'avife; les pro«oftics ne vont point a 1'air de mon vifage & ce n'eft pas a un incrédule a faire le voyant, auffi peu qu'a un échappé de Teuton a faire des vtrs Welches Je me fauv'erai de ceci comme Pilate, qui dit fcriptum Jcripfi. Qn peut mal prévoir, on peut faire de mauvais vers; mais cela n'empêche pas qu'on ne foit fenfible au deftin des grands hommes & que Ie philofophe de Sans-Souci ne prenne un vif intérêt a Ia confervation du pajriarche de Ferney, pour lequel il confervera toute fa sy.ie la plus grande admiration. Le 4 d'Avril 1773,  CO&RESPO-NDANCE* Si je n'étois pas furchargé d'affaires, j'aürois1 répondu a votre charmante lettre au fujet de toutes les trinités infernaies auxquelles vous avez heureufement éctiappé, ce dont je vous félicite. II fauira attendre le retour de mes voyages, ce qui fera expédié a peu prés vers le miüeu du mois prochain. Quelque preffé que je fois, je ne faurois pourtant m'empêeher de vous dire que Ia médifance épargne les philofophes auffi- peu que les rois; on fuppofe des raifons a votre dernière maladie, qui font autant d'honneur a la vigueur de votre tempérament que vos vers en font a ia fraieheur, ou pour mieux dire è 1'immortalité de votre génie. Gontinuez de même, &• vous furpafTersz Méthufalem en toute chofe; il n'eut jamais teil» maladie a votre age , & je vous réponds bien qu'il ne fit jamais de bons vers. Le philofoph»de Sans - Souci falue le patriarche de Ferney. Be 17 Mai 177$. 1?uisque les trinités font fi fort a la mode, je vous citerai trois raifons qui m'ont empêchóde vous répondre plutót, mon voyage de Pruffe,. 1-ufags des eaux minérales & 1'arrivée de'ma niècs^ G 3  ijo CORRESP ONDANCE* h Frinceffe d'Orange. Je n'en prends pas moins part a votre convalefcence, & j'aime mieux que vous me rendiez compte en beaux vers de ce qui fe paffe fur les bords de 1'Achéron , que fi vcus aviez fixé votre féjour dans cetie contrée dont perfonne encore n'eft revenu. Le vieux Baron a été de toutes nos fêtes, & il ne paroiffbit pas qu'il eüt 86 ans. S'il s'eft échappé de la fa a!e barque faute de payer le paffa;e , vous avez a 1'exemple d'Orphée adouci p^r les doux axords de votre lyre Ia barbare dureté de,s commi» ds l'enfer, & en tout fens vous devez votre im nition de ces crimes qu'ils font aiTujettis ci avilis par les barbares. Eft-ce a moi de les délivrer? Sais-je fi le terme pofé a leur pénitence eft fini, ou combien elle doit durer? Mof qui ne fuis que cendre & que pouifière, dois-je m'oppofer aux arrêts de la providence ? Q_ue de raifons pour maintenir la paix dont nous jouilTons ! II faudroit être infenfé pour en troubler la durée. Vous me croyez épuifé par cs que j'ai marqué ci-deffus ; ne le penfez pasr une raifon auffi valable que celles que je viens d'alléguer, eft, qu'on eft perfuadé en Rulfie qu'il eft contre Ia dignité de cet empire de faire ufage de fecours étrangers , lorfque les forces des Ruffès font feules fuffifantes pour terminer heureufement cette guerre. Ua léger échec qu'a regu 1'armée de Romanzow ne peut entrer en aucune comparaifon avec une fuite de fuccès non - interrompus qui ont fignalé toutes les G a iïC2-5 cette fituation on ne penfe pas a chercher de? combats dans la Thrace & la Scjthie, & foyez fur que 1'lmpératrice de Ruffie , jaloufe de la gloire de fa nation, faura bien faire fa paix fans fecours étrangers. Vous qui êtes, je crois , immortel, vous voudriez être fpeftateur d'une de ces grandes révolütions qui changent la face de 1'Europe ; prenez- vous-en a la modération de 1'lmpératrice de Ruffie, ficette révolution n'arrive pas. Cette princeiTe ne penfe pas, comme Charles XIf, qu'il n'y a de paix avec fes ennemis qu'en les détrónant dans leur capitale. Ces Grecs pour Iefquels vous vous intéreffez fi vivemen t font, dit-on, fi fort avilis-, qu'ils-ne méritent pas d'être libres. Mais, dites-moi, comment pouvez-vous exciter 1'Europe aux combats , après le fouverain mépris que vous & les encyclopédiftes avez affiché contre les guerriers? Qui fera affez hardi pour rifquer l'excomraus icntion majeure du patriarche de Ferney & de toute la féquelle encyclopédique ? Qui voudra gagner le beau titre de conducteur de brigands & de brigand lüi-même? Croyez qu'on Iaiffera la Grèce efclave, & qu'aucun prinee ne commencera la gueire avant d'en avoir obtenn indulgence plénière dè la part des philofophes; Déforraais ces Meffieurs vont gouverner TEurope comme les papes raffujettirent autrefois; je crois même que M. Guibert aura fait abjuration de fon art meurtrier entre vos mains, & quJil fe fera ot i  C0RRESP0XD/1NCE. 16 c eapucin ou philofophe, pour trouver en vous un puiffant protccïeur. II faut que les philofopbes ayent des miffionnaires, pour augmenter le nombre de pareilles convesfion3 ; par ce moyen ils déchargeront iraperceptiblement les Etats de ces grolTes armées qui les abyment, & fucceffivement il ne reftera perfonne pour fe battre. Tous les fou /erains & les peüples n'autont plus cesmalheureufes paffions dont les fuites font fi funeft.es, & tout le monde aura la raifon auffi parfaite qu'une démonftration géométrique. Je regrette bien qu; mon age me privé d'un- auffi beau- fpe&acle , de 1'aurore duquel je ne jouirai pas même, & 1'on plaindra rhes contemporains comme moi d'êt?e nés dans un fiècle de ténèbres, fur la fin duquel a. commencé le crépufcule du jour de la raifon perftctionnée. Tout dépend pour l'homms du temps oü il vient au monde. Quoique j'y fois venu trop tót, je ne le regrette pas; car j'ai vu Voltaire, & fi je ne le vois plus, je le lis, & il m'écrit. Continuez longtemps de même , & jouiffea en paix de toute la gloire qui vous eft due & de tous les biens que vous fouhaite le philofophe de Sans - Souci. Le 21 Novembre I/T3. I l étoit bien jufte qu'un pays qui avoit produit un Copernic. ne croupit pas plas longtemps daas  i«2 CORRESPONDJNCE. la barbarie en tout genre oü la tyrannie des puif. fans 1'avoit plongé, Cette tyrannie alloit fi loin, que les grands, pour mieux exercer leurs caprices, avoient c'étruit toutes les écoles , croyant les ignorans plus faciles a opprimer qu'un peuple inflruït. On ne peut comparer les provir.ces polonoifes a aucun Etat de 1'Europe; elles ne peuvent entier en parallèle qu'avec le Canada; il faudra par conféqaent de 1'ou 'rage & du temps pour leur faire regagner ce que leur mauvaife admiLiftration a négligé pendant tant de fièdes. Vos vosux ont été exsucés ; les Turcs fons battus par les Rulles, Siliftria eft prife & le Vizir fuit du cóté d'Andrinople. Muftapha apprendra i trembler dans fon férail , & peut-être que fes malheurs le rendront plus föuple, qu'il fignera une paix que les conjondtutes rendent néceffaire. Si les arme6 viétorieufes des R'.fles pénètrent j'ufqu'i Stambouf,je prierai rimpératrice de vous envoyer la plus jolie Circaffienne du férail; elle fera efcor. tée par un eunuque noir, qui Ia conduira droit au férail de Ferney. Sur ce beau corps vous pourrez faire quelques expériences phyfiques , en animant par Ie feu de Proméihée quelque embryon qui hérkera de votre beau j,énie. Madame Ia Laadgrave de Darmftadt eft de retour de Pétersbourg ; elle ne tarit point fur les éloges de l'fmpératrice, furies chofes utiles qu'elle a exécutées & les grands projets qu'elle médite encore. Diderot & Griram y pafferont  CORRESPONDjÏNCE. 1É3 1'hiver. Cette couï réunit le fade , Ia magnifïcence & la politeffe , & 1'Impératrice furpaffe encore le refte par 1'accueil gracieus qu'elle fait aux étrangers. Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des jéfuites ? Ce n'eft qu'en faveur de 1'inftruction de la jeunede que je les ai confervcs; le pape leur a coupé la queue, & ils «e peuvent plus fervir comme les renards de Samfon a embrafer les maifons des Phiüftins. D'ailleurs Ia Siïéfie n'a produit ni de père Guignard, ni de Mala?rida : nos Alleman is n'ont pM les paffions auffi vives que les peuples méridlonatix. Si toutes ces raifons ne vous touchent point, j'en alléguerai une plus forte; j'ai promis par la paix de Drefde que la religion demeureroit injlaiu quo dans mes provinces; or j'ai eu des jéfuites; donc il faut les conferver. Les princes catholiques ont tout a propos un pape a leur difpofition, qui les abfout d* iéur ferment par la plénitude de fa puiffance: pour moi, perfonne ne peut m'abfoudre; je fuis obligé de garder ma parole, & le pape fe croiroit pollué, s'il me béniiïbit; il fe feroit couper les doigts dont il auroit donné l'abfolution k un maudit hérétique de ma trempe. Si vous ne me reprochez point mes jéfuites, je ne> vous dirai pas le mot de vos piqué - puces- Nous fommes k deux de jeu; mes jéfuites ont produit de grands hommes, en dernier lieu encore Ie père Tournemine votre refteur; les capucins fe targuen^  3*4' C0RRESP0NDANC2. de faint Gucufko , dont i s peuvent s'applaudir i leur aife ; mais vou« protégez ces gens, & vous valez tout ce qu'Ignace a proiuit de meilleur. Ainfi j'admire & me tais, en affurant le patnarche de Ferney qua le philofophe de SansSouci 1'admirera jufqu'a Ia fin de Fexiftence dudit philofophe. Vak. * Le -l Décetubre 1773. La Dame de Paris avoit certainement tort, & vous avez deWné jufle en croyant que je ne me facherois pas de tout ce que vous venez d'écrire. i/amourct la haine ne fe commandent point, & ehacun a fur ce fujet le droit de fentir ce qu'il peut; il faut avouer néanmoins que les anciens pbik fopjes, qui n'aimoient pas ia guerre, ména^ geoient p us les termes que nos philofop' es mo« dernes-, qui depuis que Racine a ü»u|jjpntrer le mot de bourreau dans fes vers- élégans, croient que ce mot a obtenu privilege de nobleffe & 1'emploient indifféremment dans leur profe; mais je vous avoue que j'aimerois autant déclamer contre la fièvre quarte que contre Ia guerre , c'eft du temps perdu < les gouvernemens laiffent brailler les cyuques & vont leur train ; la fièvre n'en tient pas plus compte. II ne refte de cela que des vers bien frappés, & qui témoignent, a 1'étonaement- de 1'Europe, que votre talent ne vieiliit  CORRESPO ND ANCE. 105 jvoint. Confervez ,cet efprit rajeuni , & duffiezvous faire ma fatire en vers fanglans a 1'age de cent ans , je vous répunds d'avance que je ne m'en facherai point & que le patriarche de Ferney peut dire tout ce qu'il lui plalt du phrlofophe de Sans - Souci. Vak. Le 4 Janvier 1774. Votre taftique m'a donné un bon accès de goutte, dont je ne fuis pas encore reievé; cela ne m'empêche pas de vous répondre paree que je fais que les grands feigneurs veulent être obéis promptement. Vous me demandez un Mori'al, nommé Etallonde , qui eft Officier a Wé fels ii aura la permiffion d'aller pour un an a Ferney, & même il ne dépendra que de vous de Ie nommer chef de votre garde prétorienne. II ne fera ni recrue ni rien la bas; mais je vous avertis qu'étant profoit en France, c'eft a vous a prendre des mefures pour qu'il foit en tureté a Verfoy . & j'avoue que je ne crois pas que vous ayez affez de créüt pour obtemr fon pardon. Le Cheva ier de la Barre & lui ont été accufés du même délit; il eft contre la dignité du Roi de France qu'après que 1'un a été jufticié publiquement, il puifie pardonner a 1'autre fans psroltre en contradiélion avec lui-même. Je ne fache pa que les juges du Chevalier de la Barre ayent été punis;je n'aipoiet  ïöS CORR ES P O ND ui NCE. entendu dire qu'on ait févi contre aucun des affeffeurs du tribunal d'Amiens; ainfi a moins que du fond de Ferney vous ne gouverniez la France, je ne faurois me perfuader que vous öbteniez quelque grf.ce en faveur de ce jeune homme. Le feul profit qu'il pourra tirer de fon voyage, ce fera d'être défro:: pé p^r vous des préiugés qu'il peut avoir peut-être en faveur de fon métier; mais je vous l'abandonne, & en cas que vous le convertiffiez.il ne me fera pas difficüe de le ramplacer par un autre. Je vous avertis encore qu'il fe trouve deux décrotteur» a. Magcebourg qui jadis ont été fo;dats dans le régiment dc Picardie, & a Berlin un perruquier qui a fervi dans les aimées de M. de Broglio; ils font trés-fort a votre fervice, fi vcus les voulez avoir a Ferney, pour y augmenter Ia colonie que vous y établiffez. C'eft fur quoi j'attends votre réfolution , & quoiqu'ayant encouru votre haine & votre d'fgrace , je prie Apollon, & Efculape fon fils, Dieu de la inédecine, de vous conferver dans leur fainte garde. Vous devez favoir que je fuis Teuton de naiffance & que par conféquent la langue frar.coife n'eft pas ma langue maternelle. Quelque peine que vous vous foyez donnée poui ra'enfeigcer les Le 10 Février 1774.  CORRESP ONDANCE. ï6"7 finefles de votre langue, je n'en ai pu profiter autant que je 1'aurois voulu, foit par la diftradtion des affaires, foit par une vie aétive que les devoirs de mon emploi m'ont obligé de mener; j'ai donc pu mal entendre votre ouvrage fur la tactique, & je n'ai jamais cru que les termes de haine & de itnner i tous les diables fe foient jamais trouvés dans aucun diétionnaire de billets doux, è moins qu'il ne füt écn't par Tifiphone , Mégère ou Aleeto. Mais qu'a cela ne tienne, vous avez le privilége de tout dire , & d'anobür même par de beaux vers ce qu'on appelle vu'ga'rement des injur«s. Si Rouffeau dit Que le vainqueur de 1'Euphrate Dans la place de Socrate Eft le dernier des moreels. ' • * il n'a pas tant tort dans un fens, paree que Socrate étoit le plus fage & le plus modéré des moreels, & Alexandre le plus diffolu & le plus emporté des hommes, lui qui dans fes débauches avoit tué Clytus , qui dans d'autres mou.emens d'emportement avoit fait tuer un philofophe, & par foibleffe pour les caprices d'une courcifann) avoit brülé Perfépolis. 11 eft certain qu'un caractère auffi peu modéré ne pouvoit en aucune faeon être comparé a Socrate ; mais il eft vrai auffi, que fi Socrate s'étoit trouvé a la tête de 1'expédition contte les Perfes, il n'auroit peut - être pas égalé 1'aaivilé ni les réfolutions hardics par  Tt>8 CQRRESPONDJNCE, leiquelles Alexandre dompta tant de nations, J'aimerois autant déclamer contre lafiévrepourprée que cont é la guerre : on empêchera auffi peu 1'une de faire fes ravages, que 1'autre d'exciter les nations. II y a eu des guerres depuis que le monde eft monde, & il y en aura longtemps après que vous & moi aurons payé notre tribut a la nature. Votre Morival a eu une permiffion pour un an de fe rendre en Suiffe. Je fuis perfjadé, comme je vous 1'ai déja écrit, qu'on n'obtiendra rien en fa faveur ; mais enfin il vous verra , il pourra apprendre 1'exercice pruffien a Ia garnifón francoife que vouj ferez mettre a Verfoy. On dit que cette ville s'élève& fait des progrès étonnans. Le publ c attribue è vous & a M. de Cboifeui fa nouvelle exiftence. Ce fera fans doute M. d'Aiguil.'on, nouveau Miniftre de la guerre, qui mettra I,< dernière main a cet ouvrage. En attendant j'ai toujours la goutte & je n'écris point contre elle; & que vous m'aimiez ou que vous ne m'aimiez pas, je ne vous en fouhaite pas moins longue vie & profpérité. Le 16 Féviier 1774. éloquence eft femblable a celle du fameux orateur Antoine des Romains, qui fa voit fi bien plaider fes caufes, quoique injuftes, qu'il les  CQRRESPOND ANCE. 169 les gsgnoit tou es. Je me fens fort obligé de li haine que vous avez pour moi, & je vous prie de me la continuer comme la plus grande faveur que vous puiffiezrae faire. Bientót vous ms psrfuaderez qu'il fait nuit en plein jou'. Je fuppofe que Morival eft a préfent a. Ferney. Vous entendez mieux les lois de France que moi, & vous concilierez la préfence d'un exilé avec ces mêmes lois qui lui défendent 1'entrée de toute pro/ince appartenant a cet empire. Vous lui ferez obtenir fa grace, & une récompenfe de ce qu'il a eu affez d'efprit pour fe dérober au fupplice que ce malheureux la Barre a fouffert. Je veux croire qu'il y a des gens fenfés, même a Amiens, qui condamnent le jugement barbare de leurs juges; mais que le fanatifme crie que la religion eft offenfée, & vous verrez ces mêmes juges, emportés par leur fougue , exercer les mêmes cruautés fur ceux qu'on leur désoncera. Vos juges francois font ■ comme les c'ótres , lorfque ces derniers ont la fièvre chauie; & malheur a la viótime qui fe préfénte pendant qu'ils ont des tranf-orts au cerveau! Mais c'eft au pro'ecteur des Calas & des Syrven a fecourir Morival,& a purger fa nation de Ia honte que lui impriment d'aufS atroces barbaries que celles d'Amiens & de ïouioufe. En é*crivant je recois votre feconde lettre; elle me trouve fans goutte, & je ne vous en fuis pas moins obligé du compliment que vous me faites au fujet de ma maladie. Cependant croyez que je Qeuy. poflk, de Fr. 11. T. 11. H  CORRESPÖA'DANCE. fuis trés perfuadé que Ie monde eft trés - bien allé avant mon exiftence, & qu'il ira de même quand je ferai confsndu dans les élémens dont j'ai été compofé. Qu'eft-ce qu'un homme,' un individu en comparaifon de la mu!titude d'êtres qui peuplent ce globe ? On trouve des princes & des rois si foifon, mais rarement ces Virgiles & des Voltaires. Nous conr.oiffons ici le Taureau blanc,mais point le dialogue dont vous me parlez du Prinee Eugène & de Marlborough. On dit que vous en avez fait un dont les interlocuteurs font la yierge & la Pompadour. Je trouve Ia matière abondante, & je vous prie de me 1'envoyer. Ces ouvrages de votre jeuneffe me con&lent de mon radotage. Demeurez jeur.e longtemps, haïffez- moi encore longtemps , déchirez les pauvres militaires, décriez ceux qui défendent leur patrie, & fachezque cela ne m'empêchera pas de vous aimer. Vale. Le 29 Mars 1774. JVXorival vous a les plus grandes obligations ; fans le connoltre, fon innocence feule a plaidé pour lui, & rougiffant de la barbarie des jugemens prononcés dans votre patrie contre des légéretés qu'on ne fauroit qualifier de crimes,vous embraffez géréreufement fa défenfe. C'efl fedéclarer le protecl.eur des opfrimés & le vengeur des  CORRESP OND ANCE. 171 fejofrices. Cependant, avec toute votre .borme volotvté, il fera difficüe , pour ne pas dire impoffible, d'obtenir la gtice de ce jeune homme. Quelques progrès que faffe la philofophie, la ftupidité & le faux zèle fe maintiennent dans I'églife. & fon nom eft encore le mot de ralliement de tous les pauvres en efprit & de ceux que la fureur du falut de leurs concitoyens poffède. Dans un royaume tres - chrétien il faut que les fujets foient trés - chrétiens , & on n'en fouffnra jamais qui manquent a faluer la pate que 1'on adore comme un Dieu, ou a s'agenouiller devant elle. Le feul moyen d'obtenir grace pour Morival eft de lui perfuader d'aller faire amende honorable a la porte de quelque églife la torche a la main, de fe faire feller par les moines aux pieds du maltre autel, & au fortir de lade fe faire moine lui-même. Ni vous ni lui ne fiéchirez autrement ce clergé qui fe dit Ie miniftre du Dieu des vengeances, ni les jages auxquels rien ne coüte autant que de fe rétrafter. Cependant l'entreprife vous fera honneur, & la poflérité dira qu'un philofophe retiré a Ferney, du fond de fa retraite a fu élever fa voix contre 1'iniquité de fon fiècle, qu'il a fait briller Ia vérité aux pieds du tróne, & contraint les puillans de la terre i réformer des abus. L'Aretin n'en a jamais fait autant. Continuez a protéger la veuve & 1'orphelin, 1'innocence op primée, la nature humaine foulée aux pieds impé» H 2  172 CORRESPONDJNCE. rieux*de 1'arrogance titrée r & foyez perfuadé que perfonne ne vous fouhaitera plus de profpérités que le philofophe de Sans-Souci. ' Vale. Le 15 Mai 1774. J\.u cun cheval ne m'ajeté abas je ne fuis point tombé , je n'ai point eu 1'aventure de votre faint Paul, qui étoit un déteftable cavalier; mais j'ai eu la fièvie avec une forte éréfipèle: cependant je n'ai rien vu d'extraordinaire dans mes rêveries', point de troiilème ciel; j'ai encore moins entendu des paroles ineffables que la langue des hommes ne fauroit rendre. Mon aventure toute commune s'eft réduite 3 une éréfipèle, comme tout le monde peut en avoir. Le gazetier de Leyde, qui ne m'honore pas de fa faveur, a broJé ce conté a plaifir; il a 1'imagination pogtique, il ne tiendroit qu'a lui de fane un poSme épique. Pour le bon Louis XV, il eft allé en potte chez le père é'ernel. J'en ai été fiché; c'étoit un honnête homme, qui n'avoit d'autre défaut que celui d'être Roi. Son fucceffeur débute avec beaucoup de fageffe, & fait efpérer aux Welches un gouvernement heureux. Je voudrois qu'il eüt traité la du Barry plus doucement, par refpeft pour fon bifaïeul. Si la gent monacale influe fur ce jeune homme, les petits - maltres feront en rofaire & les initiées de Vénus couvertes d'agnus dei. 11 faudra que quelque  CORRESPONDJNCE. i'?3 é/éque s'intéröffe pour Morival & qu'un piquepjjce piaide fa Ciufe. On prétend qu'un «rage fe forrne & menace les philofophes. J'attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés & les événemens que ce nouveau règne va produire, difpofé è admirer tout ce qui fera admirable , & a faire mes réfljxions fur ce qui ne le fera pa», ne m'intéreffant qu'au fort des philofophes, & principalement a celui du patriarche de Ferney, dont le Philofophe de Sans.-Souci a été, eft & fera le fincère admirateur. Vale. Le 19 Juin 1774. Ja ne me hafarde pas encore a porter mon jugement fur Louis XVI. II faut avoir le temps de recueillir une fuite de fes aétions, il faut fuivre fes démarches, & cela pendant quelques années, ou pour s'être précipité & avoir décidé a la hite,' on fe t'ompe. Vous qui avez des liaifons en; France, vous pouvez favoir fur le fujet de la cour des anecdotes que j'ignore. Si le parti de Ia fuperflition 1'emporte fur celui de la philoföp.hie, je plains les pauvres Welches; ils rifqueront d'être gouvernés par quelque caffard en froc ou- en fou2 une, qui leur donnera la difcipline d'une.ma:ö & les frappgra du crucifix de 1'autre. Si cela arrivé, adieu les beaux arts & les hautes fciences; k rouiile de la fuperftition achevera de perdre un H 3  17+ CORRESP ONDANCK pei;ple d'ailleurs aimable, & né pour la fociété;: mais il n'eft pas fur que cette trifte folie religieufe feccue fes grelots fur le tröne des Capets. Laiflêz en paix les manes de Louis XV. II vous a exilé de fon royaume , il m'a fait une guerre injufte. II eft permis d'être fenfible aux torts qu'on reffent, mais il faut favoir pardonnerCette pafiion fombre & atrabilaire de la vengeanee n'tft pas convenable a des hommes qui n'onr qu'un moment d'exiftence. Nous devons réciproquement oublier nos fottifes, & nous bomer i jouir du bonheur que notre nature comporte. Je contribuer-ai volontiers au bonheur du pauvre Morival', fi je le puis; vouloir corriger des injuftices & vouloir faire Ie bien font des inclinationsque tout honnête homme doit avoir dans Ie cceur. Cependant ne comptez pour rien Is crédit que jepuis avoir en France ; je n'y connoïs perfonne;; j'ai vu M. de Vergennes il y a vingt ans, comme il paffoit pour aller en Pologne, & ce n'en eft pas affez pour s'affurer de fon appuï. Enfin vous en uferez dans cette affaire comme vous le jugerez convenable au bien du jeune homme. J'ai vu jouer Aufrène fur notre tbéatre;. il a. jeué les ro'es de Couffi & de Mithridate. On m'a dit qüil avoit été a Ferney; auffit&t je 1'ai fait venir pour 1'interroger fur votre fujet; il m'a dit qu'il vous avoit trouvé alité & urinantdu fang;; ces paroles m'ont faifi, mais ayant ajou'é que vousaviez déclamé quelques róles avec lui, ie me; fuis rafJuré.  CORRES-PONDJNCS, 175 Tant que vous fulmineren avec tant de force contre cet art que vous- appellez infernal , vou, vivrez , & je ne croirai .votre fin prochaïne que lorfque vous ne direz plus d'injures aux vengeursde 1'Etat, a des héros qui rifquent leur fanté, leursmembres & leur vie pour conferver celle de leurs concitoyens. Fuifque nous vous perdrions, fi vous ne lachiez de ces farcafmes contre les guerriers , je vous accorde le privilége exclufif de vous égayer fur leur compte. Mais repréfentezvous 1'ennemi prst a pénétrer aux environs de Ferney, ne regarderiez-vous pas comme votre Dieu fauveur le brave qui défendroit vos poffeffions & qui écarieroit cet ennemi de vos fromtières? Je prévois votre réponfe: vous avancerez qu'il eft jufte de fe défendre, mais qu'il ne taufi attaquer perfonne: exceptez donc les exé'cufeurs' des volortés des princes, de ce que peuvens avoir d'odieux les ordres que leurs fouverains leur donnent. Si Turenne & Louvois ont mis le Fala veriez que des jaloux , Homère , Virgile, Sophocle, Euripide, Thucydide, Sallufte, Cicéron & Démofthène: tous ces gens ne vous verroient ..arriver qu'a contrecceurau lieu qu'en reftani che? nous, vous pouvez conferver une place que perfonne ne vous difpute, & qUi vous eft doe de bon droit. Un, homme qui s'eft rendu immoreel,  GO RRE-S. P QN D A NGF.. i?? f IjTeft plus afTajetti a' la condiüon du refte des hommes; ainfi vous vous êtes acquis un privilege exclufif. . Cependant ,. -comme je vous vois fort occupé du fort de ce pauvre Etallonde, je vous envoie une lettre de Paris qui donne quelque eipérance; vous y verrez les termes dans lefqueis le vice-Chancelier s'eft exprimé, & vous verrez' en même temps. que M, de Vergennes fe prête a la juftificatio.-r de 1'innocence. Cette affaire fetafuivie par M. de Goltz , & j'efpère a préfent que ce ne fera pas en vain , & que Voltaire le promoteur de cette ceuvre pie, en recevra les remercimens. ü'Etallonde. & les miens. Si je ne vous croyois pas immortel, je confentirois- vo'ontiers a ce qu'Etallonde reftat jufqu'a la fin de fon affaire chez votre nièce; mais j'efpère que ce fera vous qui le congédierez, Votre lettre m'a affligé; je ne faurois m'aceoutumer a vous perdre tout a fait, & il me fem» ble qu'il manqueroit quelque chofe a rotre Europe ; fi elle étoit privée de Voltaire. Que votre pouls inégal ce vous inquiète pas: j'en ai parlér i ui fameux médecin anglois qui fe trouve aétueLlement ici, qui traite la chofe de bagatelle, & qui dit que vous pouvez encore vivre longtemps* Comme mes veeux s'accordeht avec fes décifions vous voufrez bien nè pas m oter 1'efpérance qui étoit le dernier inp.rédient de la boite de Pandore. C'eft dans ces fentimens- que le philofophede, Sans - Souci fait mille vcaux a Apolloncomme:  ï SS CORRESP O NDA NCEl a fon fils Efculape, pour la confervation du- ps. ïriarche de Ferney, te iS Novembre 1774, N oh", vous ne mourrez pas fitót. Vous prenez les fuites de Page pour des avant - coureursde la mort. Cette mort viendra a la fin;- mais ce feu divin que Prométhée déroba aux cieux & qui vous remplit, vous foutiendra & vous confervera encore longtemps. H -faut^. Monfeigneur , que vos fermons baiflént, (comme difoit Gil-Bias a Parchevéque de Tolède) peur qu'on préfage votre décadence. Jufqu'a préfent vos fermons ne baiffent pas; récemment j'en ai lu deux, Vun a 1'évêque de Senez & 1'autre a Pabbé Sabatier, qui marquoient de la vigueur & de Ia force d'efprit. Cet efprit tient au genre nerveux, & a hr finefie desfijcs qui ie diftillent & fe préparent pour le eerveau, Tant que cette élaboration fe fait bien, la machine ne menace pas ruine. Vous vivrez & verrez la fin du proces de Mo tences du parlement ne pourroient lui nuire now plus, car c'eft Ie véritable crime qui diffame & non la punition, lorfqüelle eft injufte. Il faudra voir fi 1'ancien parlement réhabilité vouira obtempérer aux infinuations de M. de Vergennes. Geminiftre qui a réfidé longtemps en pays étrangers,. a entendu le cri public de 1'Europe ft 1'occafion de ce maiTacre de la Barre; il en a honte, & il tftchera de réparer cette affaire autant qu'elle eft réparable; mais le parlement peut-ê;re ne fera pas docile; ainfi je ne réponds encore de rien. Prenez bien foin de votre fan'é pendant Ie fteii rigoureux qui ccmmence, & comptez qu*  i $ CORRESPONDANCE. le philofophe de Sars-Soufei t'intéreffe p'us que perfonne a la confervation du- patriarche de Ferney. Vak. Le io D'éccmbre 177*4. Voüs ne mourrez poinf; je n'y puis confentir. Vous vivrez & verrez la fin du procés d'Etatlonde; mais je ne garantirai pas qu'il le gagne. Si cependant cet ancien jyrlement ne veut pas deshonorer fon rétabliffement, il doit prononceren faveur de 1'innocence, & d'Etalionde vous aura la doublé obligaüon d'avoir rétabli fa mémoire, fa fortune, & de lui a/oir fourni par le moyen de l'inftruition de quoi former & perfeftionner fes taléns. Je vous remercie des deiTeins que vous m'en. voyez , furtout de celui de votre jardin , pour me faire une .idéé des lieux que votre beau génie rend célèbres & que vous habitez. Vous me parlez d'un jeune homme qui a été page chez moi, qui a quitté le fervice pour aller en France, oii , pour trouver protcction , il a époufé , jé crois, une parente de la du Earry. Si Louis XV B'étoit pas mort, il auroit joué un róle fubalterne dans ce royaume , mais aftuellement il a beaucoup perdu: il eft fort éventé, & je doute qu'il fe foutienne a la longue. Avec une bonne dofe d'effronterie, il s'eft annoncé comme homme  C3RRESPQ A7 DJNCE. 1S9 i talerts, on 1'en a cru d'abord fur fa parole: il Jui faut une quinzaine de printemps pour parvenir / a maturité; il fe peut qu'alors il devienne quelque chofe. Les fiècles oü les nations produifent des Turennes, des Condés , des Colberts , des BolTucts, des Bayles & des Corneilles , ne fe fuivent pas de proche en proche. Tels furent ceux des Périclès, des Cicéron, des Louis XIV; il faut que tout prépare les efprits a cetie effervefcence^ il femble que ce foit un effort de la nature , qui fe repofe après avoir prodigué tout a la fois fa fécondité & fon abondance. Aucun fbuverain ne peut contribuer a Pexiftence d'une époque auffi brillante. II faut que la nature place les génies de telle forte, que ceux qui les ont regus, puiffent les employer dans la place qu'ils auront a occuper dans le monde; & t:ès-fouveut les génies déplacés font comme des femences étouffées qui ne produifent rien. Dans tout pays .oü le cuke de Plutus 1'emporte fur celui de Minerve, il faut attendre a trouver des bourfes enflées & des têtes vides. L'honnête médiocrité convient le mieux aux Etats; les richeffes y portent la mollefle & la corruption; non pas qu'une république comme celle de Sparte puiffe fubfifter de nos jours; mais en prenant un jufte milieu entre le befoin & le fuperflu, le caraclère national confervera quelque chofe de plus male, de plus propre a 1'appUcatiou, au travail & a tout ce qui clève Patrie, Les grands biens font ou des ladres  ÜW CORRESP ONDANCE. 1'innocence demeure «pprimée. Cet ancien parlement:, rebelle a celui qui 1'a réintégré , fera -1-il-föiiple a la raifon pure, agiffant d'ailleurs d'une manière fi oppofée ifes devoirs, a fes vériiables intéréts?'Mais qui;  CORRESPONDANCE. 20S penfera ft d'Etallonde, quand il s'agit de remettre en vogue les pourpoints de Henri IV? II faut changer fa garde-robe, faire emplette d'étoffes, & employer 1'habiletó des tailleurs pour être a la mode. Cet objer. eft bien plus important que celui d'un procés jugé; hors quelques parens, toute la France ignore qu'un citcyen nommé d'Etallorüe a échappé aux punitions injuftes & cruelles qSonvouloit lui infliger , & qui n'étoient point pro* pórtionnées au délit, qui propremeht éxcttt une' poliffonnerie. Je falue le patriarche de Ferney; je lui fouhaite longue vie. J'ai lu fa nouvelle tragédie, qtu' n'eft point mauvaife du tout; je hafardero's p%W être quelques petites remarques d'un ignorant, nttós* ne pouvant pas dire comme leCorrége , fon pittori ètcV io, je garde le filence, en vous priant de ne: point oublier le philofophe de Sans-Souci. Vale. Le «8 Février 1775. 1 ■■.■■■ii muil .ni'i 'uitf-ai1■n--" L E Baron de Pcellnitz n'eft pas le feul cótogénaire qui vive ici & qui fe porte bien; il y a Ie' vieux le Cointe, dont peut-être vous vous reflbuviendrez, qui a dix ans de plus que Pcellnitz; lesbon Milord Msréchal approcbe du même age*,. & 1'on trouve encore de la gaieté & du fel attiqu&j femé dans fa converfation. Vous avez plus de- c& ftu. élémentaire ou céiefte que tous ceux que jts I- S  a«4 CORRESPÖND^XC-S} viens de nommer; c'eft ce feu que les LatfejJ appelloient anima, qui fait durer notre frêle machine. Vos derriiers ouvrages, dont je vous remercie encore, ce fe nCentent point de Ia décrépitude; tant que vctre efprit confervera cette,force & cette gaieté, il ne périclitcra point, Vous me parlez de diaiogues polonois qui meïent inconnus. Je penfe fur les fatires comme Epiclète: Si 1'on- ait du mal de ui £?. q-i'il foit. véritable, comge - ui; fi ce font des menfivges^ ris-en. J'ai appris avec Page a devenir ben cheval de pofte - je fais ma ftatiop & je ce m'embarrafl» pas des-roquets qui aboient en. cr.fmin. Je me garde encore davantage de faire imprimer mes billevefées; je ne fais.des vers que pour. rn'amufer. II faut être ou Boiieau, cu Bacite,. ou Voltaire pour tranfmettre fes ouvrages è la poflérité , & je n'ai pas leurs talens. Ce qu'on a, imprimé de'mes balivernes n'auroit jamais paru de' mon confentement. Dans le temps oü c'étoit la mode de s'acharner fur moi,on m'a volé ces mani* fcrits, & on les a fait imprimer au moment ou. ils auroient pu me nuire. II eft permis de. fe. de» laffer & de s'amufer dans les occupations d'une agréable littéxature; mais il ne faut pas accabier le public de fes fadaifes, Ce poëme des confédérés dont vous parlez, je 1'ai.fait-pour me défennuyer; j'étois alité de la goutte & c'étoit une agréabla, diftractlon ; mais dans cet ouvrage il eft. queftion de bien des peifonnes qui vivent encore,.  tO-R RE SPON DAN CE, yfë & je nb dois ni ne veux choquer perfonne. Nl plus ni moins la diète de Pologne tire vers ü tin; on termine aétuellement 1'affaire des diffiJens,L'Impératrice de Ruffie ne vous a point trompé;' Hs auronc pleine fatisfaftion , & PImpératrice en aura tout 1'honneur. Cette princeffe trouvera plus: de facilité a rendre les Polonois tölérans, que vous & moi a rendre votre par'ement juftcr. Vous me faites 1'énumération des contradiétionjj' que vouj trouvez dans le cafactire de. vos conl. patriot-es. je conviens qu'elles 7 font; cependant pour être équitable, il faut avouer que les inèrae» c-ontradictibns fe rencontrtnt chez tous les peuples. Chez nos bons" Germains eltes ne font pas fi fiillantes , paree" que leur tempérament eft plus S-.-n^tique : mats chez les Prat cois, plus vifs , plus f >ugueux , ce* cortradictions font plus marquées. D'autant plus refpefhbles font pour eux ces précepteurs du genre humain qui tachent de tourner ce feu vers la bienveillance, l'humanité, la tolérance toutes les vertus» Je connois un de ces fages qui bien loin d'ici habite a ce qu'on dit a Ferney; je ne ceffe de lui fouhaiter mille bënédiftions & toutes les profpérités dont notre «Jp-èce eft fufceptible. Vale. Le 1 Mars 1775- l 7  2C6 CO R RESPO'N-DANCE: N on , vous s'entendrez plus les aigres fifflernens? Des monftres que nourrit 1'envie , J'étoufFe leurs cris difcordans Par 1'élöge de votre vie. J'irai vous cueiliir de ma main Des fleurs dans les bofquets de Floret Pour en parfemer le chemin Que 1'aveugle arrêt du deftin Veut bien vous réferver encorej. Vous avez charmé mon loiiir, J'ai pu vous voir & vous entendre; Tous vos vers font a moi, car j'ai fu lesapprendreSD'un coeur- reconnoiffant le plus ardent défir Eft, qu'ayant par vos foins recu tant de plaifir, Je puiffe a mon tour vous en rendre. Le pauvre Protée dont vous faites 1'éloge, ï'éft qu'un dilettante, efpèce de gens qu'on appelle ainfi en Italië , amateurs des arts & des fciences, n'én poffédant que la fuperficie, maiS' qui font pourtant rangés dans une clafle fupérieure a ceux qui font totalement igncrans. Je me fuis enfin procuré les fept dfalegues & j'en ai approfondi 1'hiftoire. L'auteur de cet ouvrage eft un Anglois nommé Lindfey, théologien de profeflion, & piécepteur du jeune Prinee Poniatowsky , neveu du- Hoi de Pologoe ; c:eft &  C O 'R R E S F-0 N D A N CE' £»r Pinftigation des Czartorinsky , cncïes da Roi ^ qu'il a compofé- fa fatire en anglois ; Pouvragtr achevé, on s'eft-apperga qus perfonne ne Pentendroit en Pologne , s'il n'étoit traduit en francois ; ce qui s'eft' exécuté tout de fuite maiscomme le tradu&eur n'étoit pas habiiè, on envoya: les dialogues a un certain Gérard a Danzic, quï< pour lors y étoit Conful de la part de la France,. & qai a préfent eft Commis du bureau des affaires étrangè.res auprès M. de Vergennes. Ce Gérard, qui a de 1'efprit, mais qui me fait PLonneur de: me haïr cordialement, a retouché les dialoiues , St les a mis- dans Pétat ou on les a vus paroitre,. J'en ai beaucoup ri ; il y a par-ci par-la desgrofuéretés & des platitules infipides, mais il y a des traits de bonne plaifanterie. Je n'irai poinr fmailler a coups de plume contre ce fycophante; il faüf s'en tenir a ce que difoit le Cardinal Mazarin : laijfons charS.it les Francois , poitrvu qu'ils nous laiffent faire. J'en reviens au pauvre d'Etallonde, dont ['affaire ne m'a pas Pair de tourner avantageufement j: comme j'ai été celui qui lui a procuré fon premier afile, je ferai fa dernière reffource. Un ingénieurr formé fous les yeux de Voltaire eft un phénix k mes yeux. Pour cette bataille dont il a tracé le: plan, il y a"fi longtemps qu'elle s'eft donnée, qu'a peine je m'en refTouviens. D'Etallondepourra vous fervir. a conduire les fravaux au liége ds * * *, i foimer les bstteiies des bal-  S63- COR R É S P ÖND ANCÊ', iiftes & des catapultes, pour faire écrou'er tït* tièrement Ia tour de la fuperftition , dernief afyle des vieüies femmes & des tonfurés. Je vois que vous préférez, le féjour de Ferney a celui de Verfailles ; vous le pouvez faire fansrifque; les diftinftions que vous pourriez recevoir de votre ingrate patrie , tourneroient plus a fon honneur qüau vötre. Vous ne recevrez pas Timmortalité comme un don , vous vous Fêtes donné© vous - même. Les bonnes intentions de Ia Reine de France font cependant fon élogei il eft beau-, qüune jeune princeffe penfe a réparer les tortsd'une nation don« elle occupe le tróne , furtout qu'elle rende juftice au mérite éclatant. Ce portrait que vous avez voulu avoir, & qui eft plus propre a déparer qu'a orner un appartement, vous. le recevrez par Michelet; je voulois qu'on lui mit un habit d'anachorate { cela n'a pas été exécutéSi ce portrait pouvoit parler, il vous diroit que perfonne ne vous fouhaite plus de bénédiftions, ni ne s'intéreflè plus a votre confervation que le philofophe de Sans - Souci. Vale. Le 2(5 Mars- 1775. V^ous ne m'accuferez pas de lenteur a vous envoyer la confultation de nos jurifconfultes; ce font eux qui m'ont lanterné jufqu'a ce moment, que je reeds enfin leur dofte décifion. Si notre juftice  CORRESP O ND-dUfCR*- >s&$ eft fi lente, a quoi ne faudra -1 - il pas s-'attendre' de la part- du parlement de P-aris. Ni vous, ni moi, ni Morival ne vivrons affez longtemps pous voir- la fin de cette affaire. Le parti le plus fur fera de fe défifter, faute de pouvoir amollir les cceurs de roche de ces juges iniques. Je crois que la fuperftition & Ie fanatifme ont eu moins de part' a cet'e boucherie d'Araiens, que 1'opiniatreté; il y, a des gens qui veulent toujours avoir raifon, & qui fe feroient plutót lapider qua de reeonnoitre 1'excès oü, leur précipitation les a fait tomben A préfent on ne penfe a Paris qüau faasde R-eims ; y eüt-il mille d'Etallonde , on fle les écouteroit pas, pour ne point fe diflraire desétages, de la fainte ampoule, de 1'entrée. du Roi , de la Guriofité de favoir qui portera la couronne > qui le feeptre , qui le globe, & qui le foir portera le bon foir du Roi. Ce for.t des chofes bien plus attrayantes cue de juftÖier un innocent. Vos confeillers de la. granj'chambre penferont ainfi , & Vokaire, proteeleur de 1'innoccnce, fans pouvoir la fauver, muni des confultations des jurifconfultes les plus intègres, n'aura de reffource que cellede flétrir par les fuffrages de 1'Europe entière les. bourreaux de la Barre & de fes compagnons. J'écarte de ma mémoire ces horreurs & ces atrocités qui infpirent une mélancolie fombre , pour vous parler d'une maticre plus agréable. Le Kain va venir ici cet été, & je lui verrai reptéfenter Tas tragédies* C'eft une fête pour mei. Noua  $i&> COffR-ESP ONDANCE. .eümes 1'année paffée Aufrène dont le jeu nobië", firaple & vrai, m'a fort contenté. 11 faudra voir fi les efforts de 1'art furpaffent dans le Kain ce que-la nature a produit dans 1'autre. Mais avant que' d'en venir la, j'aurai trois cents lieues a faire en parcourant différentes provinces. A mon retour j'aurai le plaifir de vous écrire, pour favoir desnouvelles du patriarche de Ferney, pour lequel le folitaire de Sans - Souci ne ceffe de faire des vceux. Vak. Le 10 Msi 1775» C i n Q cents milles de France que j'ai parcourusen quatre femaines me ferviront d'excufe de vousdevoir réponfe a trois lettres, dont deux arrivèrent Ie moment avant mon départ & la dernièrea mon retour. Je vous réponds felon les dates. Le portrait que vous avez recu eft 1'ouvrage' de Madame Terbufch, qui pour ne point avilir fon pinceau, a rajufté des graces de la jeuneffe; ma figure éraillée. Vous favez qu'il fuffit d'être quelque chofe pour ne pas manquer de flatteurs; les peintres entendent ce métier tout comme les courtifans les plus raffinés. L'artifte qu'Apolion infpire, S'il veut par fes talens orner votre chateau, Doit en imitant I'art dont vous favez écrire Anoblir les objpts- Sc. peindre tout en beau,  CO'RRESPONDANCE. ara Certainement ni le portrait ni 1'original ne méritent qu'on fe jette a leurs pieds. Si cependant 1'affaire de Morival dépendoit de moi feul, il y a longtemps qu'elle feroit terminée a fa fatisfaction. J'ai douté, vous le'favez,* que 1'on parvint *V fléchir des juges, qui pour qu'on les croie infaükbles ne réforment jamais leur jugement. Les formalités du parlement, & les bigots , dont le nombre eft plus confidérable en France qu'enAllemagne, m'ont parü" des obftacles invinciblespour réhabiliter Morival dans fa patrie. Je vousai promis d'être fa dernière reffource & je voustiendrai parole ; il n'a qu'a venir ici , il aura-, brevet en penfion de Capitaine ingénieur, métier dans lequel il trouvera occafion de fe perfeftion. ner ici , & le fanatifme frémira vainement de: dépit , én voyant que Voltaire- & moi 5 pauvre' individu , nous faüvons de fes griffes un jeunegarcon qui n'a pas obfervé le puntüio & le cérs»monial ecdéfiaftique.- Vous me faites tremblér en m'annoncant vos-' maladies. Je crains pour votre nièce que je ne: connois point, mais que je regarde comme un fecours indifpenfable pour vous dans votre retraite. Je fuis éncore accablé d'affaires; dans une couple: de jours je ferai au courant & pourrai m'entretenir plu; librement avec vous. Votre Impératrice fe fignale a Mofcou par fes bienfaits & par la* douceur dont elle traite lö Mé des adhérens da: 2ugatfehef: c'eft un bel e;;emp!e pour Ws fottó*  dtf CÓRRE&PONDANCEï rains; j'efpère, plus que'je ne le crois, qu'il fénf imité. .Adieu, mon cher Voltaire; confervez un homme que toute 1'Europe trouveroit a dire, moi furtout, s'il n'exiftoit plus ; & n'oubliez pas le lolitaire de Sans^-Souci. Le 17 Mai 1775. V^ous croyezdonc, mon cher patriarche, que j'ai toujours 1'épée au vent ? Cependant votre lettre m'a trouvé la piume a la main, occupé k corriger' d'anciens mémoires que vous vous reiTbuviendrez peut - être d'avoir vu autrefois peu corrects & peu foignés. Je lèche mes petits, pour achéver de les former; tfente ans de différence rendent plus diffkile, $. quoique cet ouvrage foit deftiné k demeurer enfoui pour toujours dans quelque archive-poudreufe-, je ne veux pourtant pas qu'il foit mal feit. Voila pour mes occupations'. Quant a Morival d'Etallonde, je vois Bien ff&& Vos bonne-s intentions n'ont pas éte fuffifantes pour déraciner les préjugés du fanatifme des têtes de vos préfidens a mortier; il eft plus difficile de faire entendre raifon a un docïeur en droit que de compofer la Henriade. Si Morival ne veut pas faire amende bonorabfe lè cierge au poing, il peut venir ici;. je le placerai dans le génie a votre recommandation. li vaut mieux étudier Vauhm & Coshorn que de s'avilir, fuitout lorfqu'oR  £ORRESFONDANC%. M% -eft innocent. II me femble que les progrès de Ia •raifon fe font plus rapidement fentir en Allemagne qu'en France; la raifon en eft, ce me femble, que beaucoup d'eccléfiaftiques & d'évêques catholfques en Allemagne commencent a avoir bonte de leurs fuperft'ttieux ufages, au lieu qu'en France le clergé fait-un corps de 1'Etat, & toute grande .compagnie refte attachée aux anciens .ufages, lors même qu'elle connolc les abus. On n'a parlé ici que du facre de Rheims, des cérémonies bizarres qui s'obfervent & de la fainte ampoule dont 1'hiftoire eft digne des Lapons. Un prinee fage & éclairé pourroit abolir cc la fainte ampoule & Ie facre même. J'ai vu ici deux jeunes Francois bien aimables; Pon eft un M. de Laval Montmorency & 1'autre un C!ermo.,t Gallerandej %z dernier furtout joint la vivacité de 1'efprit a une conduite mefurée & fage. Au lieu d'affifter au facre ils voyagent; ils ont été avec moi en Pruffe, d'oü ils fe font rendus a Varfovie, dans le deffein d'aller a Vienne. Le Kain eft venu ici; il jouera Oedipe, Orosmane & Mahomet; je fais qu'il a été a Ferney; il fera obligé de me conter tout ce qu'il fdt & ne fait pas de celui qui rend ce bourg fi célèbre. Je vis jouer Aufrène 1'année paffée ; je vous dirai auquel des deux je donne la préférence, quand j'aurai vu joueï celui - ci. J'ai toute- la maifon pleine de nièces, de nepyx & de petits • neveux ; il faut leur donner des  ®r/. VORRES.POiïDANCE. •fptchcles qui les dér'ommagent de l'ennui qu'ik ..peu vent gagner cans la compagnie d'un vieillard. II faut-fe rendre juftice & fe rendre fupportable a la jeuneffe. Ceci me regarde. Vous avez,le privilege exclufif de ne jamais vieillir, & quand même quelques infirmités attaqueroient votre corps, votre efprit triomphe de leurs atteintes &' femble acquérir tous les jours des forces nouvelles. Que Minerve, qu'Apollon,. queies Mufes, que les Gra•ces veillenc fur leur plus bel ouvrage & confervent encore longtemps celui dont des fiècles ne .pourroient réparer la pene! Voila les vceux que 1'hermite de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. Vale, Le 14 Juület 1774. Je viens de voir Ie Kain; il a été obligé de me dire comme il vous a trouvé, '& j'ai été bien aife d'apprendre de lui que vous vous promenez dans votre jardin, que votre fanté eft affez bonne & que vous avez plus encore de gaieté dans votre converfation que dans vos ouvrages. Cette gaieté que vous confervez eft la marqué la plus fure que nous vous pofféderons encore longtemps. Ce fea élémentaire, le principe vital, eft Ie premier qui s'affoiblit lorfque les années minent & fapent le roécanifme de notre exiflence. Je ne crains donc plus maintenaat que le tróne du parnaffe devienne  gQRR-ESFOND/lNEIS. tij &öt vacant, & js vous nommerai hardiment mort .executeur teftamer.taire.; -ce qui me fait grand plaifir. Le Kain a joué les róles d'Oedipe, -de Mahomet & d'Orofmane; pour 1'Cedipe nous 1'avons entendu deux fois. Ce comédien eft trés-habile.; il a un bel organe, il fe préfente avec dignité, il a le gefte noble cc il eft impoffible d'avoir plus d'attention pour la pantomime qu'il n'en a; mais vous dirai - je naïvement 1'impreffion qu'il a faite fur moi? Je le voudrois un peu moins ontré Scalors je le croirois parfait. L'année paffee j'entendis Aufrène; peut-être lui faudroit-il un peu du-feu que 1'autre a de trop : je ne confulte en ceci que la nature & non ce qui peut être d'ufage en France; cependant je n'ai pu retenjr mes larmes ni dans Oedips ni dans Zaïre: c'eft qüil y ades morceaux fi touchans dans la derniêre, de ces piéces & d'au-, tres fi terribles dans la première, qu'on s'attendrit dans 1'une & que 1'on frémit dans 1'autre. Quel bonheur pour le patriarche de Ferney d'avoir produit ces chef - d'ceuvres, & d'avoir formé celui dont l'organe les rend fi fupérieurement fur la fcène ! II y a eu beaucoup de fpeétateurs a ces repréfentations , ma Sceur Amélie, Ia Princeffe Ferdinand, la Landgrave de Heffe & la Princeffe de Wurtemberg votre voiftne, qui eft venue ici de Montbeillard pour entendre Ie Kain. Ma nièce de Montbeillard m'a dit qu'elle pourroit bien entreprendre un jour le voyage de Ferney, pour voir 1'auteux dont les cuvrages font les délices de  EI* ■CQP.RËSPÖNDJNCE. ■''Europe. Je I'ai fort enecuragée & fatisfaire cett* -digne curioiité. 'Oh que les belles lettres Tont utiles a la feciété ! elles délaffent de I'ouvrage de la journée, elles diffipent agréablement les vapeurs politiques qui entêtent, elles-adouciffent'1'efprit, elles amufent jufqü'aux femmes, elles confolent les affiigés, elles font enfin 1'unique plaifir qui refte a ceux que 1'age a courbés fous fon faix, 6c qui fe trouvent heureux d'avoir contrafté ce goüt dès leur jeunefle. Nos Allemands ont 1'ambition de joutr a leur tour des avantages des beaux arts; ils s'effbr. cent d'égaler Athènes, Rome, Florence 6c Paris., Quelque amour que j'aye pour ma pa'rie, je ne faurois dire qu'ils réuflifient jufqu'ici ,• deux chofeg leur manquent, Ia langue. & le göüt. La langue eft trop verbeufe, la bonne compa;nie parle francois; 6c quelques cuiftres de 1'école , & quelque» profeffeurs ne peu vent lui donner Ia politefie 6c les tours aifés qu'elle ne peut acquérir que dans la fociété du grand monde. Ajoutez a cela la di confidère comme une viftime échappée au glaive5 du. facrifkateur, ou pour mieux dire du bourresu^ K> 4-  224 CORRESP O ND JNC& Je pars pour la Süéfie, je ne pourrai êtr« de re, tour que le 4 ou Ie 5 du mois prochain; aSnfi. il aura le temps d'arrarjger fon voyage. Dans quelque lieu que je me trouve., mes vceux feront les mêmes pour le patriarche de Ferney, & faute dé 'pouvoir 1'entendre, chemin faifant je m'entreT tiendrai avec fes ouvrages. Vale. Le 13 Aoüt 1775. J e vous fuis très-obligé du plaifir que. vous m'avez. fait dans mon voyage de Süéfie. II faut avouer que vous êtes de bonne compagnie & qu'on s'inftruit en s'amufant avec vous. Voltaire & moi, nous avons fait tout Ie tour de la Süéfie, & nous fommes revenus enfemble. Quant a le Kain Dans ces beaux vers qu'il nous déclame Avec plaifir je reconnois La force, la nobleffe & 1'ame De 1'auteur de fes grands portrait»;; H fait par d'invincibles charmes. Me communiquer fes alarmes, II émeut, il perce le cceur Par la pftié, par la terreur** Et mes yeux fe fondent en larmes. Ah ! malheur au cceur inhumain "Que rien n'ébranle & rien ne touche! Ge mortel, ou vain, ou farouche, " N«  Ne voit nos mtux qu'avec déJain, Efl-on fait po'ur être impaffibla ? J'exifte parle fentiment, Et j'aime a fentir vivement Que mon ccsur eft encor fenfible. Voila dans l'exacte vérité Ie plaifir que m'a 1 fait la repréfentation de vos tragédies. Le Kain ! a fans doute aidé dans le récit, dans IViction; mais quand même un moins bon acteur les eflt" rep'/éfentées , le fond" 1'auroit emporté fur la déclamation. Je pourrois fervir de foufileur A vo* ' pièces; il y en a beaucoup que je fais nar creur-, Si' je ne fais pas fórtune dans le monde autrement", ce métier fera ma de-rnière reffource-. ii eft bon d'avoir plus d'une corde a fon are» Je ne fuis póint au fait de ce qui,fe paffe a la cour 1 de Verfailles; je ne le fais qu'en gros. Je- ne connois ni les Turgot, ni les Malesherbe, S'ils ; font de vraïs philofophes, i'is font dans leur place-y> il ne faut ni préjugé, ni paffión dans les affaires j ia" feule paffion qui foit permife eft celle du- bien 1 public. Voila comme penfoit Marc-Aurèle7 &; comme doit penfer tout fouverain qui veut remplirfon devoir. Pour votre jeune Roi, il eft bailctu" par une mer bien orageufe; il lui faut de h-foree ' & du génie pour fe faire un fyftème raifonné & '■ pour le foutenir. Maurepas eft chargé d'années 'aura bientót.un fucceffeur, & il'fauira voir alers'' qui Ic choix du monarque tombera. & fiqlfïf K S  *i<5 CORRESP O ND AXCL, rieux proverbe fe dément : dis. moi qui tu haltes: £ƒ je d*Vo» ?«t tu es. Je viens de voir en Süéfie un M.-de Lavai Montmorency & un Clermont Gallerande, qui m'ont dit que Ia France commercoit a connoltre Ia tolélance, qu'on vouloit rétabiir 1'édit de Nantes fi longtemps fupprimé; je leur ai répon-'u tout uniment que c'étoit noutarde après diner. Vous me. prendrez pour *** ja béte qui s'exprimoit en proverbes triviaux en traitant d'affaires; mais une lettre n'eft pas une 'négociat on, & il eft permis de fe déridet quc'qutfois en fociété ; vous ne voudriez pas fans doute que j'arborj.ffe 1'air empefé de vos robins & de nos graves députés de Ratisbonne: les uns font les bourreaux des la Barre & les au'res font des fottifes d'un autre genre avec leurs vifitations. Vous. avez raifon de dire que nos bons Germains en font encore a 1'aurore des connoiff.mces. L'Allemagne eft au point oü fe trouvoient les beaux arts du temps de Francois I; on les aime, on les re. cherche:des étrangers les tranfplantent chez nous; Hiais Ie fol n'eft pas encore affez. préparé pour les jiroduire lui-même. La guerre de trente ansa plus. nui a 1'Allemagne que ne le croient les étrangers. 3} a fallu commer.cer par Ia culture des ter-es, Wfuite par les manufaftures, enfin par un foible. commerce. A memre que ces établiffemens s'afferaniffent, il nait un bien-être qui e'ft fuivj deilaifance-, fans laquelle les arts. ne fauroient pre-/  CÖR'RESPÖ'NDANCE. éfe fpérer. Les Minés veulent que les eaux du-Paifble arrofent les pieds du Parnaffe; il faut avoir dt quoi vivre pour pouvoir s'inflruire & penfer libre-ment:, auffi Athènes 1'emporta-1 - elle fur Sparte^ en fait de connoilTances & de beaux arts. Legoüt ne fe communiquera en Allemagne que par une- étude réfléchie des auteurs claffiques tant grecs' que romains & francois ; deux ou trois génies; reftifieront la langue, la rendront moins barbare,, & naturaliferont chez eux les chef - d'ceuvres des* étrangers. Pour moi, dont la carrière tend a fa: fin, je ne verrai pas cet heureux temps; j'auroisvoulu contribuer a fa naiiTance; mais qu'a pu urn être tracaffé dans les deux tiers de fa courfe par des guerres continuelles, obligé de réparer les-; maux qüelles avoient caufées, & né avec des talens; trop médiocres pour d'auffi grandes enfreprifest! La philofophie nous vient d'Epicure: Gafiendi0, Newton , Locke Pont reclifiée: je me- fais honneuïd^être leur difciple, mais pas davantage, G'eft vous qui deffillant les yeux de 1'universs Rempjiffez dignetnent cette vaite carrière,. Ou bien en profe ou bien en vers. Vous avez dans la nuit fait briller la lumièrs^, Délivré les mortels de leur vaine terreur; La raifon dans vos mains a dépofé fon foudrëj; Vous avez fu réduire en - poudre- Et le fanatifme & ferreur. G'efl a Bayle votre précurfeur & a voussJa®ï K 6  2tS COR R.E S P O NUANCE*. doute, que la gloire eft düe de cette révolutioa* qui fe fait dans les efprits; mais difons la vérité,. elle n'eft pas compléte; les dévots ont leur parti,, & jamais, on ne 1'écrafera que. par une force.majeure. C'eft du gouvernement que doit partir la, fentence. Des miniftres éclairés y peuvent beaucoup contribuer; mais. il faut que la volonté du, fouverain s'y joigne. Sans doute cela fe fera avec le temps; ni vous ni moi.ne ferbns fpeftateurs de. cet événement tant déiïré. . J!attends ici d'Etallonde, Vous aurez a préfent, recu mes réponfes, 6f je.le, crois en chemin; je. ferai pour lui ou pour v.ous ce qui dépendra de. moi ; c'eft un martyr. de la fuperftition qui mé-, ijte, d'être fanótifié par la p.hi'oCopbie, Ne me. lïreZf point., de 1'erreur oü je fuis, j'en crois le. Kain : je veux , je défire que nous vous confervions, le plus longtemps poffibie; vous ornez trop votre. ilècle pour que je puiffe être indifférent fur votre,: fujet. Vivez, & n'oubliez pas le folitaire.de Sans-. Spuci. Vak. Le. 8 Septembre J775.. a meilleure recommandation de Morival fera -, s'il m'apprend .qu'il a laiffé. le patriarche de F.eraey. en parfaite fanté. Morival fera lofguemenï-. icte'rrpgé fur ce fujet.; ca?., il y. a .des êtres priviIt^a. de, la nature , dont les moindres détails:  CQRRESPQND ANCE*- a^yfc» deviennent intéreffans : j'apprendrai de lui les. progrès de. la foire qui s'étabiit ia-bas, 1'augmen-; tation du, commerce. des montres, la conftru&ion d'un nouveau théatre, & furtout ce qu'il fait du philofophe chez lequel il a, paffe dix-huit mois, temps . le plus. remarquable & le plus. précieux de la vie de Morival ; enfuite j'en viendrai a fa propre hiftoire, dont. je. ne. fais que ce qui fe' trouve dans un mémoire de Loifeau. II eft vrai' que ce jugement d'Amiens révolte l'humanité, que 1'inquifition de Rome même auroit été moins févère: mais les hommes fe croier.t tout permis, quand ils penfent combattre pour la gloire de Dieu; ils fouillent les autels d'un être bienfaifantdufang.de viftimes innocentes.. Si ces horreurs peuvent s'excufer,. c'eft dans 1'effervefcence de quelque nouveau fanatifme; mais ces Auteurs de▼iennent plus atroces encore, quand elles fe conv mettent dans Ie filence des paffions. La poitérité aura peine a croire que le XVIII fiècle ait vu Ie fanatifme le plus abfurde étouffer les cris de la raifon, de la nature*& de l'humanité. Morival eft heureux d'être échappé des grifFes de ces anthvopophages facrés; il vaut, mieux habiter avec une horde de Lapons qu'avec ces monfires d'Amiens. Un Roi dont les vues font droites, un miniffère fage cctrime celui que vous ave? préfentement en France, empêcheront fans doute 1'exécution des jugemens iniques; ils ne voudrort pas <§ue les lois de la France & de la Tauride foiept ■ K 7  ï3a CORRESPONDAWCE. les mcTies; cependant ils auront toujours contre eux le clergé, armé du faint nom de la religion. catholique apofiolique & romaine. Il me femble voir fortir un évêque de cette troupe , qui s'a< dreflant au XVI des Louis, lui dit: Sire, vous Stes le feul Roi dans 1'univers qui porties le titre ds tiès C'irétisn; le glaive dont Ditu arme votre bras, vous eft donné pour défendre i'Egtife; la religion eji outragéi, elle réclame votre aJJiHance; il faut que Is fang du coupible foit verfé en expiation pour le premier & le plus nncien nyaume du monde. Je vousallure que quand tous les encyclopédiftes fe trouveroient p éfens a cette harangue, ils n'arracheroient- pas des mains des prêtres la viftime que ces barbares auroient réfolu d'immoler. Si d'auffi bombies fcandaies que ceux d'Amiens & de Touloufe fe commettent ailleurs moins qu'en France, il faut 1'attribuer a la vivacité de votre nation, qui s'emporte toujours aux extrêmes-. Ce n'eft pas feulement en France oü 1'on trouve un mélange d'ob;ets dont les uns exciteat 1'admiration & les autres le blame. Je crois qu'il en eft de même partout. L'homme étant imparfait lui-même,, comment produiroit-il des ouvrages parfaits? Votre royaume a été fubjugué par les Romains, les, Saliens, les Francs, les Anglois & par la fuperftition. Ces conquérans ont tous promulgué deslois; ce qui a fait un chaos de votre jurifpru. dence. Pour bien faire, il faudroit détruire pour éiifier; csux qui 1'entreprendroient, trouveroient\  $0}R RESP O ND J'NSS. 231 contre eux Ia coutume , les préjugés, & tout Ie peuple attaché aux anciens ufages , fans qu'il fache les apprécier, qui croit que toucher a. ces ufages ou bouleverfer le royaume, c'eft la même chofe. Vous approuvez, a ce que je crois , le gouvernement de !a Penfylvanie tel qu'ü eft établi & préfent: il n'exifle que depu's un fiècle; ajoutezen encore cirq ou fix a fa durée, & vous ne Ie reconnoitrez plus tant il tft vrai que 1'inftabilité eft une des lois p! rmanentes de 1'univers. Qua des philofophes fondent Ie gouvernement le plus fage ,. il aura le même fort ; ces philofupnes mêmes ont-ils toujours été a 1'abri des erreurs? N'en ont-ils pas débité eux-mêmes, témoin les formes fubftan-ielles d'Anftote, le galimatias de Pla on . les tourbillon: <)e Defcartes, les monades de Leibnitz. Que ne dirai-je pas des paradoxes. dont Jean Jaques a régalé 1'Europe , (fi Pon peut le compter parmi les philofophes.) qui cependant ont bouleverfé la cervelle de quelques bons pères de famille.au point, qu'ils donnent a leurs enfans 1'éducation d'Emile. Il réfulte de tous ces exenïpies que malgré les bonnes intentions & les peines qu'on fe donne, les hommes ne parviendront: jamais a Ia perfeftion en quelque genre que ce foit; mais je me fuis abandonné. au flux de ma plume, j'ai Ia logodiarrhée, & je barbouille inutilement du papier , pour vous dire des chofes que vous favez mieux que moi. Je n'ai qu'une feule. excufe pour moP,- c'eft que fi oh ne devoit  fP .C.OKRES-POjXDJNCJS. vous écrire que des chofes que vous igaoraffiez on n'auroit rien a vous dire: cependant en voici une.. Vous voulez favoir de quoi nous nous fommes entretenus en voyageant en Sfiéfie ? Vou3 faurez donc que vous m'avez récité Mérope & Mahomet , & lorfque les cahots de la voiture étoient txop violens, j'apprenois par cceur les morceaux qui m'avoient paru les mieux frappés. Ceft" ainfi que je me fuis occupé en route en m'écriant par fois, que béni foit cet heureux génie qui préfent ou abfent me caufe toujours un égal plaifir'! II y a longtemps que j'ai lu & re'u vos ceuvres; les ouvrages polémiques qui s'y trouvent, peuvent avoir été néceffaires dans les temps oii ils ont été écrits; mais les des Fontaine , les Fréron , les Paulian, les la Beaumelle n'empêcheront jamais que la Henriade, Oedipe, Brutus , Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis , le Comte de Foix, Eleflre & Mahomet n'aillent grandement a la pofléfité, & qu'on ne les mette au nombrc des ouvrages claffiques dont Athènes, Rome, Florence & Paris ont embelli la littérature: c'eft une vérité dont tous les connoifTeurs conviennenc & non pas un compliment que je vous fais. Le vieux Pcellnitz a voulu payer généreufement fon paffage a Caron; il a fait quelques ftiponneries le jour même de fon décc3, pour qu'en dife qu'il eft mort comme il a vécu; il n'eft regretté que de fes créanciers. Mais Milord Maïéchal, plus 5^ que 1'autre, a 1'efprit aufTi pré>  CO R R ESP ON DA N C E. % jent que dans fa jeuneffe, il a-de. la gaieté & da renjouement, & jouit d'une eftime univerfellcv Tel, dit le Kain, eft Ie patriarche. de Ferney;. j'ajoute qu'il fera immortel comme fes ouvrages. Qu'il terrafie 1'hydre du fanatifme, qu'il protéga1'innocence opprimée, qu'il foit encore longtemps1'ornement du fiècle & une fource de contentemenV pour ceux qui lifent fes ouvrages! VsL: Le 29 Septembre IJtSh C = s jo"» paffés Ie hafard m'a fait tomber.en»tre les mains une crifique de Ia Henriade dont IaJBeaumelle & Fréron font les aiueurs. J'ai eu I*. patience de parcourir leurs remarques, qui refpirent plutót 1'amour de nuire que celui de Ia juffies& de 1'impartialité. Je croyois que ces Zoïtesavoient épuifé tout leur venin dans ces not,es; mais quelle fut ma furprife, lorfque je (rouvai desmoitiés de chants de leur compofition, qu'ils prétendoient inférer dans ce poëme! Ces vers d'un. ftyle fee & décharné ne mérifent pas d'être lus parles honnêtes gens. Mol qui fuis bien loin de poiTéder les connoiiTances des d'Olivet, je me trouve en état d'en faire 'une-bonne oitique, tant leur verfification eft déteftable. La bêfife, Ia bafië. jaloufie & la méchanceté de ces inftctes du Far< sjffe me firent .imaginer la fable que voici  234 CORRESPONDANCR. Un beau jour certain ine en paifTant dans les boi» Entendit préluder la tendre Philomèle, Qui célébroit 1'amour dans Ia faifon nouvelle;, Admirateur jaloux des charmes de fa voix L'ane ofe imaginer de 1'emporter fur elle; Sa voix rauque auffitót fe prépare a chanter; (Tout jufqu'è l'ane même incline a fe flateer.) Mais comment réuflït foa défir téméraire? Tout s'envoh d'abord quand il fe mit a braire. Petits auteurs, apprenez tous A demeurer dans votre fpbère, Ou. 1'on fe moquera de vous. Peut - être que mes vers ne valent guère mieux que ceux de Meffieurs vos critiques; ils contiennent cependant quelques vérités qui pourroient leur faire rabaitre de leur amour p-opre exceffif; mais laiffons ces avortons de Zoïle. Je mg flatte d'être le premier quI-vous félicife de 1'intendance du pays de Gex dont on vient de vous revêtir , ■& fur l'ére&ion en marquifat de votre terre de Ferney. A force de mérite vous fbrcez votre patrie a vous témoigner fa recoanoiffance. Je prends part a tout ce qui arrivé d'avantageux' a notre bon patriarche, & je le prie de fe fouvenir quelquefois du folitaire de Sans-, Souci. Vals, Le 24 Odtobre 1775.  CGRR&SFO ND A NC E. 23S AucuN£ de vos lettres ne m'a feit autant de plaifir que celle que je viens de recevoir; el!e me tire des inquiétudes que la nouvelle de votre maladie m'avoit caufées. 11 feut que le patriarche de Ferney vive longtemps pour la gloire des lettres & pour honorer le XVIll fiècle. J'ai furvécu vingt-fix ans a une attaque d'apoplexie que j'eus 1'année 1749. J'efPère 1ue vous ■** de meme; Ce qu'on appelle femt- apoplexie n'eft pas fi oangereux, & en obfervant un bon régime, en renoncant aux foupers, je me flatte que nous pourrons vous conferver encore pour la fatisfaftton de tous ceux qui penfent. Vous me demandez ce que c'eft que 1'efprit? Hélas! je vous dirai tout ce qüil n'eft pas; j'en ai fi peu moi-même, que je ferois bien embar. raffé de le définir. Si cependant vous voulez pour vous amufer que je felle mon roman comme un autre , je m'en tiendrai aux notions que 1'expéritnce me dónne. Je fuis très-certain que je ne fuis pas doublé; de la je me confidère cotnme un Être unique; je fais que je fuis un aniinal matériel animé & organifé qui penfe; d!oü je conctus que la matière animée peut penfer, ainfi qu'elle a la propriété d'être ékftrique.. Je vois que la vie de 1'aniraal dépend de la chaleur & du mo«r-  t$S CORRESPONDANCE. vement; je foupgonne donc qu'une parcelle dcf feu élémentaire pourroit bien être la caufe de 1'Sn & de 1'autre de ces mouvemens. J'attribue la penfée aux cinq fens que la nature nous a donnés; les connoiffances qu'ils nous communiquent s'im.priment dans ces nerfs qui en font les meffagers; ces impreflions que nous sppellons mémoire, nous fournilTect les idéés; la chaleur du feu élémentaire , qui tient Ie fang dans une agitation perpétuelle, réveille ces idéés, occafionne 1'imagination ; felon que ce mouvement eft vif ót fecile-, les peufées s'y fuccèdent rapidement-; fl- Ie ■ mouvement- eft lent- & embarraffé , les penfées- ne viennent que de- k»in a loin. Le fommeil confirme cette opinion; quand il eft pat, fait Ie fang circule fi doucement, que- les idéés font comme engourdies, que les nerfs de 1'entendemsnt fe détendent & que 1'ame demeure comme anéantie: fi le fang circule avec trop de véhémence dans le cerveau, comme chez les ivrognes-, ou dans les fièvres chaudes-, il confond, il bouleverfe les idéés; fi quelque légere obftruclion fe forme dans les nerfs du cerveau-, il occafionne lafolie; fi une goutte d'eau fe dilate dans le crane, la peite'de la mémoire s'enfuit; fi enfin une goutte de fang extravafé prefie le cerveau. & les nerfs de 1'entendement, elle caufe 1'apoplexie. Vous voyez que j'examine 1'ame plutót en méde« «in qu'en métaphyficien: je me contente de ces  CÖR R ESPONDANCE. 3*331 vraifcmblances, en attendant mieux. Je me borne i jouir des fruits de votre entendement, de votre imagination renaifïante , de votre beau génie , fans m'embarratTer fi ces dons admirables vous viennent.d'idées innées, ou fi Dieu vous infpïre toutes vos penfées, ou fi vous êtes une montre dont le cadran montre fur Henri IV, tandis que votre carrillon fonne la Henriade. Qu'un autre fe faffe un labyrinthe pour s'y égarer; je me délefte dans vos ouvrages & je bénis 1'être des êtres de ce qu'il m'a rendu votre contemporain. Je n'ai pu vous écrire de longtemps, je fors de mon quatorzième acces de goutte; jamais elle ne m'a plus maltraité, je fuis a demi perclus de tous mes membres. Cela ne m'a pas empeché de voir Morival & de m'entretenir longuement fur votre fujet; il faut bien que nous fêtions nos martyrs; ils foufTrent pour la vérité; les autres ne font que les victimes des fuperflitions. Je m'attends de jour a autre que Morival fera des miracles; le plus grand feroit de confondre les juges iniques qui 1'ont condamné, & de leur caufer des remords. J'ai pris part k la faveur que le Roi de France a faite a M. de Saint Germain. Ce brave officier m'efl connu depuis longtemps; il ne fe rendra pas indigne de la place qu'il a obtenue, il a tout le mérite qu'il faut pour la remplir, & pour le bien public un zèle bien Iouable qui doit le rendre recoramandable k tous les honnétes geus. Je vous féiicite en même temps, mon cher  838 CORRESrONDJNCE. Voltaire; on m'affure que vous êtes devenu directeur des impóts dans le pays de Gex, que vous réduirez toutes les taxes fous un titre , & que i'exemple que vous donnerez de cette fimplification fera introduit dans toute la France. Les bons efprits font propres a tous les emplois; un raifonnement jufte, des idéés nettes & un peu de travail fervent également d'inffrumens pour les arts, pour la guerre, pour.les finances & pour le commerce. U fera donc dit que celui dont 1'ima. gination enfanta la Henriade & Oedipe, .le. traduóreur de Newton, 1'auteur de l'effai fur 1'hiftoire univerfelle, 1'oraclg de latolérance, 1'émule do i'Ariofle, a encore inftruit fa nation dans 1'art de foulager les peuples dans la perception des impóts. Nous ne connoiffons pas trop Homère , mais Virgile n'étoit que poëte, Racine n'écrivoit pas bien en profe, Müton n'avoit été qu'efclave du tyran de fa patrie ; il n'y a donc que vous feul qui ayez réuni tous ces genres fi différens. Vivez donc encore pour éclairer votre patrie dans cette nouvelle carrière; cette patrie vous devra fon goüt, fa raifon, & les laboureurs leur confervation. Quel bien deplus vous refte-1- il-a faire, finon de ne pas oublier le folitaire de Sans-Souci, qui vous admire trop pour que vous ne 1'ai- «aiez pas? V&\t. Le 4 Décembre J775»  CO RR ES PON D ANC E, 23, Je vous ai mille obligations de Ia femence que vous avez bien voulu m'envoyer. Qui auroit dit que notre correfpondance rouleroit fur 1'art de ïriptolème & qu'il s'agiroit de favoir qui de nous deux cultive le mieux fon champ? C'eft cependant le premier des arts, & fans lequel il n'y auroit ni marchands, ni courtifans, ni roi3, ni poëtes, ni philofophes. II n'y a de vraie richelTe que celles que la terre produit ; améliorer fe; terres, défricher des champs incultes, faigner des marais, c'eft faire des conquêtes fur la barbarie , & procurer de la fubfiftance a des colons, qui fe trouvant en état de fe marier , travaillent gaie ment a.perpétuer 1'efpèce & augmentent Ie nombre des citoyens laborieux. Nous avons imité ici les prez artificiels des Anglois, ce qui réuflit trés bien ; & par la nous avons augmenté les befciaux d'un tiers; leur charrue & leur femoir n'ont pas eu le même fuccès; la charrue , paree qu'en partie notre terre eft trop légère; le femoir, paree qu'il étoit trop cher pour le peuple & pour Ie« payfans. En revanche nous fommes parvenus a cultiver la rhubarbe dans nos jardins; elle con ferve toutes fes propriétés, & ne diffère point pour 1'ufage de celle qu'on fait venir des pays crientaux. Nous avons recueilli cette année dix  34-0 CORRESPONDANCE. mille livres de foie, -& 1'on a augmenté les ruches S miel d'un tiers. Ce font la les hochets de ma ■vieillefle, & des plaifirs qu'un efprit dont 1'ima. gination eft éteinte peut goüter encore. Il n'eft pas donné a tout le monde d'être immortel comme ■a vous. Notre bon patriarche eft toujours ie même. Pour moi, j'ai déja envoyé une partie de ma mémoire, le peu d'imagination que j'avois, ■avec mes jambes, fur les bords du Cocyte; le gr<ös bagage prend les devans, en attendant que le corps de bataille le fuive; c'eft une difpofition d'arrière-garde a laquelle Feuquières & M. de Saint Germain donneroient leur approbation. J'efpère que vous continuerez a me donner de bonnes nouvelles de votre fanté , qui certainement ne m'eftpas indifférente; & que vous vous fouviendrez quelquefois du folitaire de Sans-Souci. Vale. Le 5 Décembre 1775. L e courier du bas-Rhin écrit de Clèves fo«vent des fottifes & rarement de bonnes chofes; on s'eft borné jufqu'ici a contenir fa plume, quelquefois trop hardie fur le fujet des fouverains. Comme je ne lis point fes fe'uilles, j'ignore parfaitement leur contenu. S'il s'eft avifé de fa;r» 1'apologie des juges & du procés de ce malheureux la Barre, il donnera -au public une mauvaife opinion de fon cara&ère moral, ou de fon juge- aent  CORRESPONDANCE". Hl inent; il étoit permis chez les Romains de j>laider les caufes d'accufés dont le crime étoit douteux , mais les avocats abandonnoient celles des fcélérats. Hortenfius fe défifta de la défenfe do Verrès convaincu de méchantes aétions, & Cicéron nous apprend qu'il abandonna par la mêma raifon un efclave d'Oppianicus pour lequel il avoit commencé a plaider. Je ne puis cinr de plus il. • ïuftres exemples.au gazetier de Clèves que ceux de deux Confuls romains; pour les égaler il faudra qu'il fe réfolve a chanter Ia palinodie, & j'efpère que les miniflres auront affez de crédit fur lui pour qu'il prenne généreufement le patti de fe rétract-er. Morival eft a Berlin, oii il étudie lat géométrie & la fortification chez un habile profeffcur; il pourra fournir le mémoire aux miniftres, qui s'en ferviront pour condamner les menfonges du gazetier. Mais vous me demandez des nouvelles de ma fanté & vous ne m'en donnez pas de la vötre. Cela n'eft pas bien. Je n'ai que la goutte , qu'on chafle'par le régime & la patience; mais malheuteufement vous avez été atteint d'un mal plus dangereux. Vous croyez qu'on ne prend qu'un, intérêt tiède i votre fanté; cela vous trompe. li y a quelques bons efprits qui • craignent avec moi que Ie tróne du Parnaffe ne devienne vacant. J'ai recu une lettre de Grimm, qui vous a vu: cette lettre ne me raffure pas affez ; il faut qua le vieux patriarche de Ferney m'écrive qu'il ff ©w. jpsfiA, dt Fr. U. T. ÜC. , h  A4* CORRESPONDJNCE. trouve foulagé, & qu'il me tranquillife lui-même. Croyfez que vous me devez cette confoiation ^omme i celui de tous vos admirateurs qui vous rend le plus de juftice. Valt. Le 13 Décembre 1775. Vox re lettre m'eft venue bien a propos. Les gazetiers nous avoient tous alarmés par les nouvelles qu'ils défaitoient de votre maladie. Je fuis charmé qu'ils, aient menti fur ce fujet comme felon leur coutume. Le dernier accident qui vous eft arrivé ^ vous oblige a vous ménager dorénavant plus que par le paffé. Je penfe qu'il faudroit fe contenter d'un repas par jour; diner a midi pour laiffer a 1'eftomac le temps d'achever fa digeftion avant les heures du fommeil. J'ai recu du grand feigneur un préfent de baume de la Mecquej il eft de la première main. Si votre médecin juge que 1'ufage de ce baume vous puiffe être utile, je vous en enverrai trés• volontiérs une fiole. Voici le livre que vous me demandez; le traduéteur fe plaint de 1'obfcurité de fon original; il a eu toutes les peines du monde a deviner le fens de quelques paffages. Meffieurs nos acadésniciens fe mettent a traduire ; en quoi ils me font plaifir, paree qu'ils me mettent en état de iire des ouvrages des anciens , qui jufqu'ici oat été ou mal eraduits, ou traduits en vieux fran-  CORRESPONDJNCE. 24$ Cois, ou point du tout. Les livres font les ho.' chets de ma vieilleiTe, & leur lefture le feul plaifir dont je jouilTe. J'avoue qu'excepté la Lybie peu d'Etats peuvent fe vanter de nous égaler en fait de fable ; cependant nous défrichons cette année foixante & feize mille arpens de prairies; ces prairies nourriront fept mille vaches, ce tornier engraiffera & corrigera notre fable & le» moiffons en vaudront mieux. Je fais qu'il n'eft pas donné aux hommes de changer la nature des chofes; mais je penfe qu'a force d'induflrie & de travail on parvient a corriger un terrain ftérile, & qu'on peut en faire une terre médiocre; & voila de quoi nous contenter. J'ai lu a 1'abbé Pauw votre lettre ; il a été pénétré des chofes obligeantes que vous écrivez. fur fon fujet; il vous eftitne & vous admire, mais je crois qu'il ne changera pas d'opinion au fujet des Chinois; il dit qu'il en croit plus 1'ex-jéfuite Parenin, qui a été dans ce pays-14, que le patriarche de Ferney, qui n'y a jamais mis les pieds. Vous voudrez bien que je garde la neutralité , & que j'abandonne les Chinois & leur caufe aux avocats qui plaident pour & coure eux. L'Em. pereur de la Chine te fe doute certainement pas que fa nation va être jugée en dernier refTort en Europe, & que des perfonnes- qui n'ont jamais mis le pied 4 Peckin décideront de la réputation de fon empire; il faut 1'avouer, les Européeas font plus curieux que les habitans des autres par-  -&W CORRESPONDJNCE. ties de notre globe; ils vont paitout, ils veulent tout favoir, ils veulent convertir tous les peuples chez lefquel ils pénètrent , & ils apprécient le mérite de chaque province. J'attends avec impatience les ouvrnges que vous voulez bien m'envoyer. Vous favez le cas que je fais de tout ce qui part de votre plum'e; mais j'avoue en même temps mon extréme ignorance fur les mceurs des peuples du Mogol, du-Jap-n & de la Chine; j'ai bomé mon attention a 1'Europe ; cette connoiiTance eft d'un ufage journalier & nécelTaire. Ce que je pourrois ramafler d'érudition fur le Mogol. 1'Arabie & le Japon, feroit 1'objet d'une vaine curiofité. Je ne connois de 1'Empereur de la Chine que les mauvais vers qu'on .lui attribue; s'il n'a pas de meilleurs poêtes a Peltin , perfonne n'apprendra cette langue pour pouvoir lire de pareilles poëfies; & tant que la fatalité ne fera pas naitre le génie d'un Voltaire dans ce pays-la, je m'embarraflërai peu du refte. Vivez donc, mon cher Marquis, mon cher Intendant, pour foulager le pays de Gex, pour donner un exemple a votre patrie d'un gouvernement philofophique, & pour la fatisfaétion de tous ceux qui s'intérelTent vivement comme moi a la confervation du Protée de Ferney. VaU. Lc io Janvier ï7j6>  corresfondjncê. L * fable du rat & de 1'aigle vaut bien celle de l'ane & du roffignol; 1'aigle troqueroit volontiers avec le rat, fi par ce ttoc il pouvoit s'approprier les rares talens du dernier; mais il n'eft pas donné a tout le monde d'aller a Corintbe, de même n'eft 'pas Protée qui veut. Dans la fable jadis dans la Grèce inventée Nous almirons furtout le grand art de Protée, Qui toujours a propos fachant fe transformer, A tous les cas divers pouvoit fe conformer; Plus merveilleux encor que nê 1'eft cette fable, Voltaire la rendit de nos jours véritable. En effet il n'y a point de mutation dont vous ne foyez fufceptible, & pour vous randje entièrement univerfel, il ne nous manque de vous qu'un ouvrage fur la taftique; je 1'attends incefTammenE comme devant éclore de votre univerfalité. J'ai lu la brochure que vous m'avez envoyée,' & j'efpère que vous voufres bien y joindre la continuation, qui contiendra fans doute des découvertes & des combinaifons curieufes. Je viens d'sffuyer encore un violent accès de goutte, qui m.3 met bien bas : il faudra que la belle faiion vienne a mon fecours pour me rendre mes forces. En attendant le Marquis de Ferney, Intendant du pays de Gex, foulagera les peuples du fardeau L 3  *46" CORRESP ON DA NCE. des impó s, il réglera les corvées , & donnera l'échantillon de ce qui pourra fervir a établir le bonheur des Welches. Je finirai ma lettre comme Boileau: je t'admke &-me tais. Vale. Le 13 Février 177$. II eft vrai, comme vous le dites, que les chrétiens ont été les plagiaires groffiers des fables qu'on avoit inventées avant eux; je leur pardonne encore les vierges, en faveur de quelques beaux tableaux que les peintres en ont faits; mais vous avouerez cependant que jamais 1'antiquité , ni quelque nation que ce foit, n'a imaginé une abfurdité plus atroce & plus blasphématoire que celle de manger fon Dieu: c'eft le dogme le plus révoltant de la religion chrétienne, le plus injurieux a l'ètre fuprême, le comble de la folie & de la démence. Les gentils, il-eft vrai, faifoient jouer a leurs Dieux des róles affez ridicules, en leur prêtant toutes les paffions & les foibleffes humaines. Les Indiens font incarner toutefois leur Samonocodcn , a la bonne heure; cependant tous ces petiples ne mangeoient pas les objets de leur adoration; il n'auroit été permis qu'aux Egyptiens de dévorer leur Dieu Apis, & c'tft ainfi que les chrétiens traitent 1'autocrate de 1'univers. Je vous abaadofine, ainfi qu'a i'abbé Pauw»  , eORKESVONDANCE. «47 {es Chinois, les Indien» & les Tartares. Les nations ouropéennes me donnent tant d'occupation, -que je ne fors guère dans mes méditations A& cette partie Ia plus inféreffante de notre globe. Cela n'empêche pas que je n'aye lu avec plaifir les differtations que vouj avez eu la bonté de m'envoyer. Comment recevoit-on autrement ce qui fort de votre plume? L'abbé Pauw prétend favoir que 1'Empereur Kin-long eft mort, & que fon fiis gouverne a préfent; il dit que ce défunt Empereur a exercé d'énormes cruautés contre les jéfuites; peut-être veut-ii que je prenne fait & caufe contre Kin ■ long , d'autant plus qu'il fait combien je protégé les débris du troupeau de faint Ignace; mais je demeure neutre, plus occupé a apprendre fi la colonie de Pen continue de pratiquer fes vertus pacifiques, ou fi tout quakers qu'ils font, ils voudront défe,ndre leur liberté Ócombattre pour leurs foyers; fi cela arrivé, comme il eft apparent, vous ferez obligé de convenirqu'il eft des cas oü la guerre devient nécelTaire,. puifque les plus humains de tous les peuplejs 1» font. Ammien Marcellin doit être bien prés de Ferney, a compter Ie temps qu'on vous Pa expé» dié. Nos académiciens conviennent tous que c'eft: un des auteurs de Pantiquité les plus difficiles è tra.luire, a caufe de fon obfcurité. II eft ftir que fi d'ailleurs nous ne firpaffons pas les anciensen autre chofe, du moins écrit-on mieux qu'on nïécrivoit a Rome après les douse Céfars: la-méL - 4,  248 CORRESPOND .'4NCZ. thode, Ia clarté , la netteté ré^nent dans tous les ouvrages, & i'on ne s'égare pas dans des épiYodes comme les Grecs en avoient 1'habituJe. Je B'aime point les auteurs qu'on admite en baillant, fuffent-ils même empereurs de la Chine; mais j'aime ceux qu'on lit & qu'on relit toujours Tolontiers, comme les ouvrages d'un certain patriarche de Ferney; 1'antiquité nous en fournit quelques-uns de la même trempe. Il faut par toutes- 'ces raifons que vous ne mouriez point, & que tandis que le parlement qui radote , vous brille a Paris, vous preniez de nouvelles forces pour confondre les tuteurs des rois & ceux qui empoifonnent les ames. Ce font les vceux d'un pauvre gbutteux, qui fe réjouit de fa convalefcence, jouiffant par la du plaifir de vous admirer encore. Valt. Le 9 Mars 1776. J'a 1 lu avec plaifir les lettres curieufes que vous avez bien vaulu m'envoyer. J'ai beaucoup ri de 1'anecdote au fujet d'Alexandre rapportée par Oléarius. L'abbé Pauw eft tout vain de ce que ces lettres lui font adreffées; il croit n'avoir aucune difpute avec vous pour le fond des chofes; il croit qu'il ne diffère de vos opinions fur les Chinois que de quelques nuances ; il croit que 1'empire de la Chine remonte a la plus haute anti- quité,  CORRBSPONDANCE. ^ *4S> qtrté, qu'on y connok les principes de la morste, que les lois y font équitables; mais il eic auffi trés-perfuadé qu'avec ces lois & cette morale les hommes font les mêmes a Pekin qu i Paris, Londres & Naples: ce qui le révolte Is plus contre cette nation, c'eft• Pufage barbare d'expofer les enfans, c'eft la friponnerie invetéres de ce peuple, ce font les fupplices plus atroceg que ceux dont on ne fe fert encore que trop en Europe. Je lui dis: mais ne voyez-vous pas» que Ie patriarche de Ferney fuit 1'exemple do ïacite? CeRomain, pour animer fes compatnotes a la vertu , leur propofoit pour modèle ds frugalité & de candeur nos anciens Germains „ qui certainement ne méritoient pas alors d'être imités de perfonne. Monfieur de Voltaire ds même fe tue de dire a fes Welches.: apprenez des Chinois k récompsnfer les aftions vertueufes, enceuragez comme eux 1'agriculture, & vous. verf rez vos landes de Bordeaux & votre Champagne pouilleufe , fécondée par vos travaux , produire d'abondantes moiffons ; faites de vos encyclopé» diftes des mandarins & vous ferez bien gouvernés Si les lois font uniformes & les mêmes dans tou le vafte empire de la Chine, ó Welches n&ey-j vous pas bonteux' de ce que dans votie petit royaume vos lois changent a chaque pofte,, & qu'on ne fait jamai* par quelles cpWm^s on eft jugé ? L'abbé me répond que vous faites fort ien; mais il prétend que la Chine n'eft ni ö L S  • S« CORRZSPONDJNCE. heureufe , ni fi fage que vous le foutenez, & qu'elie eft rengée par des abus plüs intolérables que ceux dont on fe plaint dans notre continent. II me femble donc que Totre difpute fe réduit k ceci: Eft - il permis d'employer des menfonges officieux pour parvenir a de bonnes fins ? On pourra foütenir le pour & Ie contre, & les avis ne fe réuniront jamais 'fur cette queftion. Pour moi, pauvre Achille, qui pourtant ne fuis invulnérable ni aux talons, ni aux genoux, 3ii aux mains, Madame la goutte fe promène fuc ceffivement dans tout mon corps & m'a donné une bonne lecon de patience; il n'y a que ma tête qui foit demeurée hors d'atteinte. A préfent j'ai fait divorce avec cette harpie, & j'efpère au. moins d'en être délivré pour un temps. 11 faut bien que r.otre frêle machine foit détruite par les années, qui abforbent tout. Mes .fondemens font déja fapés; je défends encore Ia citadelle , & i'abandorme les ouvrages extérieurs a la force jnajeure qui bientót m'achevera par quelque aflaut Ibien préparé; mais tout cela ne m'embarrafle guères, pourvu que j'apprenne que le Protée de Ferney a eu quelques fuccès contre la fuperftition, qu'il éclaire encore la littérature, la raifon, les tnances &c. &c. &c. cela me fufBt, & j'efpère «ju'il n'oubliera pat 1'ex-jéfuite de Sans-Souci. Vale. f: S. Je recois une lettre de ma nièce de Rollande, qui me marqué qu'un mandarin «toineis étant arrivé a-Ia Have, elle avoit  C O R R E S V O J DAN C E. 251' eu la curiofité de le voir & de lui parler par le tnoyen d'un interprète; qu'il paflbit pour être fort ignorant & pour avoir peu d'efprit. L'abbé Pauw triomphe de cette nouvelle. Je lui ai répordu qu'une hirondelle ne fait pas Ie printemps, & qu'il faut néceffairement, felon les lois éternelles de la nature, que fur une population de cent foixante millions d'ames dont vous gratifiez. ia Chine, il y ait au moins quatre -vingtdix millions de bêtes & d'imbécilles , $ que la mauvaife étoile de la Chine a voulu* ' que précifément un être de cette efpèce ait fait le voyage de Hollande. Si je ne 1'ai pas affez réfuté, je vous abandonne le refte. Le 8 Avril 1776. L'abbé Pauw, qui marqué une foi fincère> pour toutes les relations des jéfuites de la Chine,, eft fur de la mort de 1'Empereur King-long, paree qu'ils Pont annoncée. Pour moi, en qualité dtv rigide pyrrhonien, je crois qu'il n'eft ni mort nü vivant.. La curiofité s'afföiblit avec Page, Pon fe> refmrre dans une fphère plus bornée. Walpote' difoit: j'abandonne VEurope a mon frère, je ne nxrfirvs que VAnxlettrrc. Pour moi, je- me contente-* d'être inftruit de ce qui s'eft fait, de ce qui f$: fait & de ce qui pourra arriver dans notre Eurr> je. Loais XVI'auire bien autremen* vp. cajicÊ^-' h t  £52 CQRRESPQNDANCE. que 1'Empereur King-long. J'ai lu un placet ou plutót un remerciment du pays de Gex adrelTé a ce monarque, & dans 1'intérieur de mon ame j'ai béni le bien que le fouverain a fait, ainfi que ceux qui lui ont donné d'auilï bons confeils. Le parlement auroit dü applaudir aux édits de fon fouverain, au lieu de lui faire des remontrances ridicules; mais le parlement eft compofé d'hommes, & la fragilité des vertus humaines fe cache moins dans les délibérations de grands corps, que dans les réfolutions prifes entre peu de perfonnes. Si notre. efpèce n'abufoit pas de tout généralement, il n'y auroit point de meilleure inftitution que celle d'une compagnie qui eut droit de faire des repréfentations aux fouverains fur les injuftices qu'ils feroient fur Ie point de commettre. ÏSTous voyons en France combien peu. cette compagnie penfe au bien Cu royaume. M. Turgot a même trouvé dans les papiers de fes prédéceffeurs les fommes qu'il en a coüté a Louis XV pour corrompre les confeillers de fon parlement, afin de leur faire' enrégiftrer fans oppofition je ne fais quels édits. Comme vos Francois font poffédés de la manie anglicane,ils ont imité en fe laiffant corrompre ce qu'il y a de plus blamable en Angleterre. Les républicains prétendent avoir Ie droit de vendre leurs voix; mais des juges, mais des gens de juftice, mais ceux qui fe difent les tuteurs des rois Pour nous autres Obotri- tes, nous fommes en comparaifon de 1'Europe ce jju'eft une fownulièje pour Ie pare de vérfailles;  CO R.RESP ON D ANCE. 253 nous accommodons nos petites demeures, nous nous pourvoyons de vivres pour les hivers, nous travaillons & végétons dans le filence. Ma fourmi veifine, le bon Milord Maréchal, dont vous me demandez *des nouvelles,. a préfentement 86 ans paffés; il Ut 1'ouvrage du père Suarez 'ie matrimor.io pour s'amufer, & il fe plaint que ce livre réveille en lui des idéés qui le tracaffent quelquefois. Comme il a quatre ans de plus que le protefteur des capucins a Ferney, je me flatte que ce dernier pourroit encore nous donner de fa progéniture, pour peu qu'il voulut, & ce feroit une bonne ceuvre. L'ex-jéruite de Sans-Souci eft encore occupé a recouvrer fes forces , qui reviennnent lente^ ment. 11 a recu des remarques furlabible, un ouvrage de morale, un autre fur les lois; il foup. conne d'oü ce préfent peut lui venir. Ce ne fera qu'après la lefture de ces livres qu'il pourra juger s'il a bien rencontré, ou s'il a mal deviné, & les remercimens s'enfuivront comme de raifon. J'implore tous mes faints , Ignace , Lainès, Xavier &c. &c. &c. pour qu'ils protégent lepr'cï ' tecleur des capucins a Ferney; que leurs fait.tes pvièces prolongent fes jours, afin qu'il confomme fe bel ouvrage qu'il a entrepris dans le pays de Gex, qu'il éclaire longtemps la France & 1'univers, & qu'il n'oublie point 1'ex-jéfuite de SansSouci. Vale. Le £o Avi.il J77<5» ' Li  ï3~4-: CO RRESPONDAWCE Jë reviens-, après avoir vifité mes demi-fauvages de la PrulTe , ëc^pour me corroborer j'ai trouvé ici la lettre que vous voulez bien m'écrire,. Je vous remercie du catéchifme des fóuverains, produótion que je n'attendois pas de Ia plume de M. le Landgrave de HelTe. Vous me faites tropd'honneur de m'attribuer fon éducation. S'il étoit forti de mon école, il ne fe feroit pas fait catbo lique & n'auroit pas vendu fes fujets aux Angloïs,, comms on vend du betail pour le faire égorger; ce dernier trait ne s'affimile 'point avec Ie csractère d'un prinee qui s'érige en prëceptéur des fóuverains. La paffien d'un intérêt fordidé eft 1'ünique caufe de cette démarche. Jep!ains cespauvresHeffois, qui termireront aufli malheureufg. inent qu'inutilement leur carrière en Amérique. Nous avons appris également ici le déplaceïnent de quelques miniflres francois. Je ne m'en étonne point. Je me reprëfente Louis XVI commeune jeune brebis entourée de vieux loups; il feiabien heureux s;i! leur échappe. Ün homme qui a . toute la routine du gouvernement trouveroit de la befogne en France; épié & féduit par des détours fallacieux , on lui feroit faire des faux pas; il eft donc tout iïmple qu'un jeune inonarquë fansexpérience fe foit laiffé eBtrainer par Je torrent des intrigues & des cabales; mais je ne croirai jamais cue la patrie de Voltaire rsdevienne d#.  CORRESP O ND-ANCE. tSÏ tos jours 1'afile ou le dernier retranchement ds la fuperftition; il y a trop de connoiffances & trop d'efprit en France , pour que la barbarie fuperftitieufedu clergé puiffe commettre des atrocités dont les temps paffes fourniffent tant d'exemples. Si Hercule a dompté le lion de Némée , un fort ath'ète, nommé Voltaire, a écrafé fous fes pieds Fbydre du fanatifme. La raifon fe développe jour. nellement dans notre Europe, les pays'les plus ftupides en reffentent les fecouffes; je n'en excepte que la Pologne. Les autres Etats rougiffént des bêtifes oü l'erreur a entraine leurs pères. L'At> triche , la Weftphalie , tous jufqu'a la Bavière tichent d'attirer fur eux quelques rayons de lumiès r;. C'eft vous, ce font vos ouvrages qui ont pro«duit cette révolufion dans les efprits. L'hélépole de la bonne plaifanterie a ruiné les remparts de la fuperftition, que la bonne dialeftique de Bayle n'a pu abattre. Jouilïez de votre triomphe; que votre raifon domine longues années fur les efprits que vous avez éciairés, & que le patriarch* de Ferney, le coryphée de la vérité, n'oublie pas le vieux folitaire de Sans-Souci. Vale. Le iS Juin 1776. O» me fait bien de Phonneur de parler de moi en SuiiTe, & les gazetiers doivent pvofigieu. fement manquer dé matière, puifqu'Ps emploient mon nom pour remplir leurs feuilles. Jefusmalade, IL eft vrai, 1'hiver paffé; mais depuis ma convales:  CORRESRONDANCE. ten'ce je me porte 4 peu prés comme auparavarjf, II y a peut-être des gens au monde augré defquels je vis trop longtemps, qui calbmnient ma fanté dans 1'efpérance qu'i force d'en parler je pourrai peut-être faire le faut périlleux aullï vite qu'ils Ie défirent. Louis XIV & Louis XV Iaffèrent Ia patience francoife par leur long règne. II y a trentefix ans que je fuis en place; peut - être qu'a leur exemple* j'abufe du privilége de vivre, & que je ne fuis pas affez complaifant pour décamper quand on fe lalTe de moi. Quant a ma méthode de ne me point ménager, elle eft toujours la même; plus on fe foigne, plus le corps devient délicat & foible. Mon métier veut du travail & de I'action; il faut que, mon corps & mon efprit fe plient a leur devoir. Il n'eft pas néceffaire que je vive, mais bien que j'agifle; je m'en fuis toujours bien trouvé: cependant je ne prefcris cette méthode a perfonne & me contente de la fuivre. Enfin j'ai pu affifter i toutes les fêtes qu'on a données au grand Duc. Ce jeune prinee eft le digne fils de fon augufte mère. On a fait ce qu'on a pu pour lui adoucir la fatigue & 1'ennui d'un long voyage, & pour lui rendre ce féjour agréable. ïï a paru content. Noua Ie favons de retour i Pétersbourg en parfaite fanté; fa promife y fera le 12 de ce mois, & après quelques fimagrées en faveur de faint Nicolas, les noces fe célébreront. Grimm a paffé ici pendant Ie féjour du grand Duc j il vous a vu malade, cela m'a inquiété;  C0RRESP0ND/1NCE. 257 cnfuiie, après avoir fupputé les temps, j'ai conelu que vous étiez entièrement remis. Nous avons de mauvaifes gazettes a Berlin, comme vous en avez k Ferney; elles affurent que notre vieux patriarche s'y fait moine de Clugny; en tout cas vous ne garderez pas longtemps votre abbé ; mais je m'intéreffe peu i ce dernier,, & beaucoup au fort du prétendu moine. Me voici de retour de la Süéfie, oü j'ai fait 1'économe comme vous a Ferney : j'ai bati des villages, défriché des marais, établi des manufactures & rebati quelques villes brülées. II s'eft préfencé k Breslau un M. deFerrière, ingénieur du cabinet ; il prétend vous connoltre ; il fait fins doute que cela vaut une recommandation chez moi: ü a été employé en Alface, il a fervi en Corfe, aduellement il eft cavalier k la fuite da M. de Breteuil k Vienne. Vous 1'aurez vu ou peut - être oublié , car parmi ce peuple innombrable qui fe préfente k votre cour, des paffe-volans doivent vous échapper. Des imbécilles faifoient autrefois des pélérinages k Jérufalem ou a Lorette ; k préfent quiconque fe croit de 1'efprit, va a Ferney, pour dire de retour chez lui, je l'ai vu. Jouiffez longtemps de votre gloire, Marquis de Ferney , moine de Clugny , ou Intendant du pays de Gex, fous quel titre il vous plaira; mais n'oiibliez pas qüau fin fond de 1'Allemagne il eft un vieillard qui vous a poffédé autrefois & qui vous regrettera toujours. Vale. Le 7 Septsmbre 177C,  t5S CORRÊSPO NÊJNCES V oici prés de deux mois qu'aucune gouttede rofée du ciel de Ferney n'eft tombés fur le rivage de la Baltique; les foi - difantes Müfes & les habitans de notre Parnaffe fablonneux deffèchent i vuedteil, & ils feroient déja diaphanes, fi'certains commentaires fur je ne fais quel Iivre neleur étoient tombés entre les mains. C'eft è cet ouvrage qu'ils doivent Pexiftence & la vie. Tout le monde a ri, paree que par- Nazareth il falloit entendre 1'Egypte, & par 1'Egypte Nazareth. Cet éclat de rire s'eft porté par éeho depuis le'Mansfeld jufqu'a Mémel; il a diffipé les humeur-s noires & rapporté Ia joie dans nos contrées. Que le Ciel béniffe le plaifant cómnentateur de ce profond ouvrage! Je Ie crois auffi habile a expliquer des traités entre les nations que les vifions bébraïquesjór peut-être que fi les Francois & les Anglois s'étoiênt ferv!3 de lui pour terminer leurs anciens démêlés fur le Canada, il les auroit accordés; on fe feroit épargné Ia dernière guerre: ce qui n'eut pas été une bagatelle. Voici des vers qu'un fonge-creux avoit fabriqués ici avant 1'arrivée du divin commentaire; ceux qu'il fera a préfent font plus gais; il fe propore de démontrer que 80 ans & 20 font la même eHofc, & cela par I'exemple de perfonnes qui n« vieillifleut point & dont Phiver des ans reflemble m printemps de leur Jeunefiè.  €ORRESPONDAiYCE. *$> Vos Welches fe préparent a faire la guerre fur mer a je ne fais qui; ils ont acheté beaucoup de bois dans mes chantiers, dont Dieu les béniiTYi Voila comme la chalne des événemens lle enfemble différens objets. H falloit que les Portugais fiffent les impertinens dans le Paraguay, pour que Don Carlos fe mlt en colère; il falloit qu'un pafte de familie obligeat par conféquent Louis XVI a fe facher, pour qu'il fit raccommoder fa flotte, & que pour avoir du bois & de la mature il en fit ehercher dans nos chantiers. Voila du Wolf tout pur. Vous 1'avez aufïi commenté du temps de Madame du Chatelet, fans cependant adoptertous les brillans écarts de Leibnitz: ca, commentez ou ne commentez pas , felon votre bon plaifir, mais faites-moi au moins favoir quelques nouvelles de la fanté du vieux patriarche. Je n'entends pas raiilerie fur fon compts; je me flatte que le quart-d'heure de Rabelais fonnera pour nous deux. a la même minute, & que nous pourrons métaphyfiquer enfemble la-bas, ou du moins que je n'aurai pas le chagrin d'apprendre fa perte & d'y furvivre; c'en fera une peur toute 1'Europe. Ceci eft férieux; ainfi je vous recommande a la fainte garde d'Apoüon, des Graces qui ne vous quittent jamais , & des Mufes qui -veillent autour de tous. Vale, le 42 O&obre 1776»  26e CORRESPONDANCE. J'a i été affligé de votre lettre, & Je ne faurois deviner fes fujets de chagrin que vous avez. Les gazettes font muettes, les lettres de Geuève & de Ia Suiffe n'ont fait aucune mention de votre perfonne, de forte que je devine en gres que plus que jamais on s'acharne a perfécuter vos vietx jours; mais vous avez Genève, Laufanne , Neuchatel dans Ie voifinage, qui font autant de ports contre 1'orage. Je ne devine pas les procés perdus, vous avez la plupart de vos fonds placés a Cadix; il eft fur que la jurisdiction de 1'évêque d'Annecy jie s'étend pas jufques-la. Vous auroit-on chagriné pour les changemens que vous avez introduits dans le pays de Gex? La valétaille de Plutus fe feroit-elle liguée avec les charlatans de h meffe pour vous fufciter des affaires ? Je n'en fais rien, mais voila tout ce que 1'art conjectural me permet d'entrevoir. En attendant j'ai écrit dans Is Wurtemberg , pour vous donner aiMance pour une dette qui m'eft connue. Je crois cependant vous devoir avertir que je ne fuis pas trop bien en cour chez fon alteffe féréniffime, & plus' encore que ladite alteffe a une forte fluxi'on fur les oreilles chaque fois que fes créanciers la haranguent. On fera néanmoins ce qu'on pourra. II eft fingulier que ma deftinée ait voulu me rendre le confolateur des philofophes. J'ai donné tous les lénitifs de ma boutique pour foulager Ia douleur.  CORRESPONDJNCE. a6ï de d'Alembert; je vous en donnerois volontiers de même , fi je connoiflbis votre mal a fond; mais j'ai appris d'Hippocrate qüil ne faut pas fe mêler de guérir un mal ayant de 1'avoir bien examiné & étudié. Ma pharmacie eft a votre fervice ; il vaudroit mieux que vous n'en euffiez pas befoin. En attendant je fais des vceux finceres pour votre contentement & votre longue confervation. Vale. Le 25 Novembre i77<5« Pour écrire a Voltaire il faut fe fervir de fa langue, c'eft celle des Dieux ; faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes penfées, Serez-vous donc toujours" en butte Au dévot qui vous perfécute , A 1'envieux obfcur ébloui de 1'éclat Dont vos rares talens offufquent fon état? Quelqu'odieux que foit cet indigne manége; Les exemples en font nombreux; O n a pouffé le facrilége* Jufqu'au point d'infulter les Dieux. Ces D ieux dont les bienfaits enrichiffent la terre, Ont été décbirés par des blafphémateurs; Eft - il donc étonnant que 1'immortel Voltairo Ait k gémir des traits des calomniateurs ? Je ne m'en fuis pas tenu a compofer ces mau." vais vers, j'ai fait écrire dans Ie Wurtemberg pow  *C* CORRESP O ND ANCB. aollkher vos arrérages. Voici la répoafe que je leeois. Je crois que fans faire remarquer au Duc le peu de confiance que vous avez au préfidial de Befancon, il feroit^ peut - être utile de lui faire infinuer que faute d'obtenir de lui les fommes que vous répétez, vous feriez obligé de recourir a Paffiflance de la juftice; la peur prendra le Duc, & il vous fatisfera: il fera plus touché de cette menace que des meüleures raifons que vous pourriez lui alléguer. Voila tout ce que j'imagine de mieux a 1'égard du Duc. Au refte je crois que pour vous fouftraire a 1'apreté du zèle des'bigots, vous pourriez vous réfugier «en SuifTe, oii vous feriez a 1'abri de toute perfécution. Pour les défagrémens dont vous vous plaignez a 1'égard de vos nouvesux établiiTemens de Ferney , je les attribue a 1'efprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïifent a caufe du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex, en Ie dérobant pendant un temps a la voracité de ces commis. Quant a ce point, je vous avoue que je fuis embarraffé d'y trouver un remède, paree qu'on ne fauroit infpirer des fentimens raifonnables a des dróles qui n'ont ni raifon ni humanité. Toutefois foyez perfuadé qus fi la- terre de Fer■ey appartenoit a Apollon même, cette race maudite ne i'eöt pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de perfécuter un homme unique, qu'un deftin favorable a fait naitre dans fon fein, un homme dont dis loyaumes fe difputeroient a qui  CORRESFONDJNCE. a$s pourroit Ie cömpter parmi fes concitoyens, comme iadis tant de villes de la Grèce foutenoient qu'Ho-, mère étoit né chez elles ? Mais quelle lachete plus révoltante de répandre Famertume fur vos derniers jours 1 Ces indignes procédés me mettent en colère, & je fuis fiché de ne pouvoir vous donner des fecours plus réels que le .fouverain mépris que j'ai pour vos perfécuteurs. Mais Maurepas n'eft pas dévot, la Reine n'eft rien moins que cela, M. de Vergennes fe contente d'entendre la meffe quand il ne peut pas fe difpenfer d'y aller, Necker eft hérétique ; de quelle main peut donc partir le coup qui vous aceable? M. 1'archevêque de Paris eft connu pour ce qu'il eft, & j'ignore fi fon Mentor ex - jéiüite eft encore auprès de lui; perfonne ne connoit le nom du confeffeur du Roi. Le diable incarné dans Ia perfonne de 1'évêque duPuy auroit-il excité cette tempête? Enfin plus j'y penfe & moins je devine 1'auteul de cette tracaflferie. Je n'ai point vu cet ouvrage fur Ia Chine dont vous me parlez; j'ajoute d'autant moins de foi a ce qui nous vient de cor.trées auffi éloignées, qu'on eft bien embarraffé fouvent fur ce qu'on doit croire des nouvelles de notre Europe. Cependant foyez füi que Ie plus grand creve cceur que vous puiffiez faire k vos ennemis, c'eft de vivre en dépit d'eux: je vous prie de leur bien donner ce chagrin - la , & d'être psrfuadé que perfonne ne  264 CÓRRESPONDANCË. s'iritérelTe plus a la confervation du vieux patriarch» de Ferney que le folitaire de Sans-Souci. Vak. Le 26 Décembie 17; 6. JEr. vaut mieux que vous ayez rerrniné vous-même votre affaire avec le Duc de Wurtemberg, que s'il a\ oitfallu recourira mon afïïf^ance. Je jouisde peu de crédit a cette cour, & fon alteffe féréniffime, furchargée de dettes, a une fluxion d'oreilles qui 1'aflburdit toutes les fois qu'elle entend le mot payes; & prononcé par ma bouche, ce mot lui répugneroit encore plus que par celle d'un autre. H étoit réfervé a votre éloquence viftorieufe d'amollir le creur de bronze dudit Duc, & de le perfuader a délier en votre faveur les cordons de fa boufe. Je vous félicite d'avoir cet embarras de moins, & Je me réjouirai fi j'apprends que tous vos fujets de chagrin font diffipés. L'age oü vous êtes devroit rendre votre perfonne facrée & inviolable. Je m'indigne, je me mets en colère contre les malheureux qui empoifonnent la fin de vos jours. Je me fuis fouvenl dit, comment fe peut-il que ce Voltaire qui fait 1'honneur de la France & de fon fiècle, foit né dans une patrie affez ingrate pour foufFrir qu'on le perfécute ? Quel découragement pour Ia race future! Quel Frar.cois voudra déformais vouer fe* ulens a la gloire d'une nation qui méconnoit  ■CORRESP O ND ANCE. tSs les grands hommes qu'elle a proauits, & qui les punit au lieu de les récompenfer? Le mérite perfécuté me touche, & je vole a fon fecours, ratte jufques au bout du monde. S'il faut renoncer a 1'immortel Voltaire, du moins pourrai-je m'entretenir cet été avec le fage Anaxagoras. Nous phüofopherons enfemble, votre nom fera mêlé dans tous nos entretiens , & nous gémirons da trifte deftin des hommes qui par foibleffe d'efprit & par ftupidité retombent dans le fanatifme. Deux döminïcains qui ont le Roi d'Efpagne a leurs pieds, difp >fent de tout le royaume ; leur faux zèle fanguinaire a rétabli dans -toute fa fplendeur cette inquifition que M. d'Aranda avoit fi fajement abolie. Selon que le monde va, les fuperftitieux Temportent toujours fur les philofophes , paree que le gros des hommes n'a 1'efprit ni cultivé , ni jufte, ni géométrique. Le peuple fait qu'avec des préfens on appaife ceux qu'on a offenfés; il croit qu'il en eft de même a 1'égard de la Divinité, & qu'en lui donnant k flairer la fumée qui s'élève d'un bucher oü 1'on brüle un hérétique, c'eft un moyan infaülible de lui plaire. Ajoutez k cela des cérémonies, les déclamations des moines, les applau-' dilTemens des amis & la dévotion de la multitude, & vous trouverez qu'il n'eft pas furprenanc que les Efpagnols aveuglés ayent encore de 1'attachement pour ce culte digne des anthropophages. Les philofophes pouvoient profpérer chez les Grecs & chez les Romains, paree que la reliQm.Mh'dtFraUTAX, M  265 CO RR ESP OND ANCE. gion des gentils n'avoit point de dogmes; mais les dogmes gatent tout, les auteurs font obligés d'écrire avec une circonfpeétion gênante pour la vérité, la prêtraille venge la moindre égratignure que fouffre 1'orthodoxie, 1'on n'ofe montrer Ia vérité a découvert, & les tyrans desames veulent que les idéés des citoyens foient toutes moulées dans le même moule. Vous avez toutefois eu 1'avantage de furpaffer tous vos prédéccfféurs dans Ie noble héroïfme avec lequel vous avez comba;tu Terreur ; & de même qu'on ne reproche pas au fameux Bcerhaave de n'avoir détruit ni la fièvre chaude , ni Tétifie, ni le haut mal, mais qu'il 5'efl borné de fon temps a guérir quelques-uns de fes contemporains, aufli peu pourra-t-on reprocher au favant médecin des ames de Ferney, de n'avoir pu détruire la fuperftition ni le fanatifme, & de n'avoir sppliqué fon remède qu'a ceux qui étoient guériffables. Mon individu, qui s'eft mis a fon régime, le bénit mille fois , en lui fouhaitant longue vie & profpérité. C'eft dans ces fentimens que le folitaire de Sans - Souci falue le pa. triarche des incrédules. Vale. Le io Février 1777. Le talent eft un don des Dieux Qu'en nos jours leur main trop avare Rend plus eftimable & plus rare Qu'au temps des Quinaults, des Chaulieux*  CORRESPONDANCE. aö? Né fur les bords de la Baltique Sous un ciel chargé de frimats, Admirateur du chant lyrique, Mon efprit épais , flegmatique, En s'efforcant n'en produit pas. Que me reftoit-il donc a fa're? Ne pouvant être bon auteur, Je me rendis 1'humble édiicur D'Epicure & de Deshoulière. Si j'étois Voltaire ou Apollon, j'aurois peut.' être relTerré le volume, en le rédaifant a moins de pages; mais m'auroit-il convenu d'être auffi ieWète cenfeur , ne pouvant furpaffer ceux que j'aurois ainfi mutilés. II me feroit arrivé comme a la Beaumelle & a Fréron ; ils jugèrent Ia Henriade , ils voulurent y fubftituer des vers, & il n'y avoit a critiquer que ce qu'ils avoient tres» mal i propos ajouté i ce poëme. J'en viens & vos chagrins & a vos peines. Souvenez-vous bien que 1'intention de ceux qui vous perfécutent , eft d'abréger vos jours , & jouez. leur le tour de vivre a leur dam & de vous porter mieux qu'eux. Nous fommes ici tranquilles & auffi pacifiques que les quackers. Nous entendons parler du Général Howe, dont chaque chien en aboyant prononce le nom; nous lifons dans les gazettes ce qu'on raconte des hauts faits des infurgens d'Amérique; les uns vantent la force de la flotte angloife, d'autres difent que la Francs & 1'Efpagu» M z  a<58 CO RR ES PO ND ANC E. ent plus de vaiffeaux que ces infulaires. Acluelle. ment la politique des gazetiers fe repofe, 6; L n'eft plus queftion que du féjour du Comte de Falckenflein a Paris. Ce jeune prinee y jouit des fuffrages du public, on applaudit a fon affabilité, & 1'on eft furpris de trouver tant de connoiffances dans. un des premiers fóuverains de 1'Europe. Je vois avec quelque fatisfaétion que Ie jugement que j'avois porté de ce prinee eft ratifté par une nation auffi éclairée que Ia ftancoife. Ce foi - difant Comte retoumeré chez lui par la route de Lyon & de la Suiffe. Je m'attends qu'il paffera par Ferney , & qu'il voudra voir & entendre 1'homme du fiècle, le Virgile & le Cicéron de nos jours. Si cette vifite a lieu, je me flatte que les nouvelles connoiffances ne vous feront pas oublier les anciennes, & que vous vous fouviendrez que parmi Ia foule de vos admirateurs, il exifte un folitaire è Sans - Souci qu'il faut diftinguer de Ia multitude. Vale. Le l Juin 1777. Je recois vos deux jolies lettres la veille de mon départ pour la Süéfie, de forte que je me hate de vous répondre. J'avois cru que les oracles étant dans leur origine rendus en vers, Apollon infpiroit tous les poëtes ; mais il n'infpire que les Voltaire & les Virgile, & les poëtes obotrites prédifent de travers, comme il m'eft quelquefai$  eORRESPONDAHrCE, *6f arrivé. Je dis , tant pis pour 1'Empereur, s'il ne' vous a- pas vu: des ports de mer, des vaiffeaux * des arfenaux fe trouvent partout; mais il n'y a> qu'un Voltaire que notre fiècle ait produit , & quiconque a pu 1'entendre & ne Pa pas fait, en aura des regrets éternels; mais j'ai appris de bon-ne part de Vienne que Timpératrice a défendu »■ fon fils de voir le vieux patriarche de la tolérance.. Les Suiffes font fagement de réformer leurs lois, fi elles font trop févères; cela eft déja faitchez nous; j'ai aufli médité fur cette matière pourma propre dire&ion; j'ai même barbouillé quel^ qus bagatelle fur le gouvernement, que je vous enverrai a mon retour fous le fceau du fecret. S'il' s'agit de contribuer au bien public, aux progrèsde la raifon, je-ra'y prêterai avec plaifir. La ban.que vous fera paffer par Neuchatel l'argent néceffaire pour le'prix propofé par Meflleurs lesSutiïes. Tout homme Joit s'intérefferau biendel'humanité.- Vous favez que je ne me fuis jamais rendu-ga«rant du Duc de Wurtemberg; je le connois pour ce qüil eft; fi vous croyez que mon intercelfionpuiffe vous être utile ,* j'écrirai volontiers a ca: prinee, quoique vous fachieï tout comme moi?. qu'a 1'exemple des grandes puiffances il a em.brouillé le fyftème de fes finances de telle forte' que peut-être fes anière-héritiers feront occiv. pés a payer fes dettes. J'attends votre réponfe-fitt cet article. Je parts pour la Siléfie, oü je m'occuperai deU- 3-  47o CORRESPONDANCE. la juftice, qui veut être veillée & furveillée; j'aurai des arrangemens de finance a prendre, des défrichemens a examiner, des affaires de commerce si décider, des troupes a voir & des malheureux è foul3ger: je ne pourrai finir ma tournee que ver? k 4 ou le 5 du mois piochain, vers lequel temps je me flatte d'avoir votre réponfe; Si ma lettre eft courte, ne 1'attribuez qu'au voyage que je dois faire. II faudroit avoir le cerveau bien defféché & bien ftérile pour manquer de matière quand on écrit a Voltaire, furtout quand on chérit fes ouvrages & 1'eftime autant que le fait le philofophe de Sans - Souci. Vak. Le 13 Aoüt 177T. Vous aurez ffjrement recu a préfent le prix pour celui qui aura le mieux appréeié la juftice des punitioos pour les Suiffes; mais il me femble que M. Beccaria n'a guère laiffé a glaner après lui; U n'y a qu'a s'en tenir k ce qüil a fi judicieufe. ment propofé, Dès que les* peines font proportionnées au délit, tout eft en règle. Je ne m'étonne point de ce qu'on fait en Efpagne, qüon y rétabliffe 1'inquifition, qüon fe gendarme contre le bon fens, en un mot qu'on y faffe des fottifes. Au lieu du philofophe d'Aranda c'eft un confeffeur, ou capucin ou cordelier, qui gouverne le Roi & la monarchie: ex ungut lemem.  CO RRESPONDANCE. &7* Je reviéris de la Süéfie, dont j'ai été trèscontent; 1'agriculture y fait des progrès fenfibles, les manufactures profpèrent: nous avons débité a 1'étranger pour cinq millions d'écus de toües & pour douze eens mille écus de draps; on a trouvé une mine de cobolt dans les montagnes, qui fournit toute la Süéfie; nous faifons du vitriol auffi bon que Fétranger ; un hofflfme fort induftrieux fait de 1'indigo tel que celui des Indes; on change le fer en ader avec avantage, & bien plus fitnplement que de la facon que Réaumur le propofe; notre population eft augmentée depuis 1756, qui étoit 1'année de la guerre, de cent quatre-vingts mille ames : enfin tous les fléaux qui avoienc abymé ce pauvre pays, font comme s'ils n'avoient jamais été, & je vous avoue que je reffens une douce fatiifaftion a voir une province revenhr de fi loin. Ces occupations ne m'ont point empêché de barbouiller mes idéés fur le papier, ciriourépargner la peine de les tranferire, j'ai fait imprimes flx exemplaires de mes rêveries, dont je vous en envoie un. Je n'ai eu le temps que de faire une efquiffe; cela devroit être plus étendu, mais c'eft a de vrais favans a y mettre la dernière main. Mcffieurs les encyclopédiftes-ne feront peut - être pas toujours de mon avis; chacun peut avoir le fien; toutefois fi 1'expérience eft le p!us für desguides , j'ofe dire que mes affertions font uniquement fondées fur ce que j'ai vu & fur mei ré' M 4  47a correspo-ndjnck: flexions. Vivez, patriarche des êtres penfans, & continuez comme l'aftre de la lumière a éclairer 1'univers. Vale. Le 4 Septembre 1777. Si j'exécute votre commiflion, j'aurai opéré un. miracle plus grand que celui de Jean Jaques a Venife; j'aurai comme Bacchus fait jaillir ur.e fontaine d'un rocher; mais ce rocher fur lequel je dors faire mes opérations, eft plus dur qae le dia» mant, & vous voulez que j'en faffe fourdre les eaux du Pactole? Je crains que mon foi-difant pupille ne me perde de réputation & qu'il n'en foit de moi comme de ces prophètes des Cévennes qui voulurent a Londres reffufciter un mort, & qui n'en purent venir a bout;, cependant j'ai recueilli tout mon Cicéron, tout mon Démoftbè» ne , pour compofer une lettre bien pathétique a fon alteffe féréniffime, oü par une belle pérorai. fon je m'efförce, d'amollir fes entrailles d'airain * lui repréfentant que le grand homme aunuel it doit, a. mérité ia reconnoiffance de toute PJiurope, & qüainfi c'eft une doublé dette dont il doit s'acquitter envers lui; je lui parle d'une vieilleffa refpectable qu'il faut honorer & f julager, & de la léputation qui réjaillira fur lui d'avoir aidé a, trarquillifer fur Ia fin de fa carrière ce patriarche. des ètres penfars & un homme dont le nom durera plus longtemps que celui de la forêt noire & du Wur?  CO-RRS SP O ND ANC E. vViaemberg, Enfin, fi Jas images peuyent puifer" dans des bourfes- vides , peut,-être e.i ferai-je» fortir les derniers écus; mais je n'en réponds pas^ car ex nihilo nihil fit, comme vous favez. Grimraeft arrivé ici de Pétersbourg; nous avons beau=coup parlé de votre autocratrice, de fes lois & des grandes mefures qu'elle prend pour civilifer fa nation. Grimm eft devenu Colonel; je vous ea< avertis, pour que vous n'omettiez. pas ce titre quide philofophe Pa rendu militaire. ApparemtnenJ que nous entendrons parler de fes haucs faits d'aav mes en Crimée, fi le délire porte les Turcs & déclarer la guerre a PImpératrice; mais Pincertitude oü je fuis fur ce que deviendra mon miracle:s, m'occupe plus que tout cela. Je crains quelquemauvais tour de mon pupille , qui jaloux de ma réputation-me fera manquer mon miracle. V'ivez0, vivez cependant, & confervez - vous pour la con ' jS'L- Eitaubé doit fe trouver fort heureux d'avoir vu ie. patriarche de Ferney. Vous êtes 1'aimant qui attirez a vous tous les êtres qui penfent. Chacun veut voir cet homme fingulier qui fait .Ia gloire de notre fiècle. Le Comte de Falckenftein a fmti la même attra&ion; mais dans fa courfe lMftre de Thérèfe lui imprima un mouvement centrifuge qui de tangente en tangente 1'attira a G.énève. Un tradufteur d'Homère fe croit gentilhomme de la chambre de Melpomène, & muni da ce cara&ère y il fe ptéfente hardiment a la cour de 1'auteur de la Henriade, & celui - la fait abaifler fo 1 génie pour fe mettie au niveau de tctix qui lui rendent leurs hommages. Bitaubé vous a dit vrai; j'ai fait conftruire a Berlin une bibliothèque publique. Les ceuvres de Voltaire étoient trop maulïadement logées auparavant. Un k-cratoire chimique qui fe trouvoit au rez de chauffée , menagoit d'incendier toute notre collection. Alexat dre Ie grand placa bien les ceuvres d'Homère dans Ia ofTette la plus précieufe qu'il etit trouvée paimi les dépouilles de Darius; pour moi, qui ne fuis ni Alexandre ni graad, & qui M 7.  27g CORRE SPO ND ANCE. n'ai dépouillé perfonne, j'ai fait feion mes petites facuités conftruire le plus bel étui poffibie pour y placer les ceuvres de 1'Homère de nos jours. Si, pour compléter cette bibliothèque, vous voulez bien y ajouter ce que vous avez compofé fur 'les lois , vous me ferez d'autant plus de plaifir que je ne crains pas les ports. Je crois vous avoir dónné dans ma dernière lettre des notions générales a 1'égard de nos lois & du nombre des punitions qui ont lieu annuellement ; je dois y ajouter nécefl'airement que la bonne police empêche autant de crimes que la douceur des lois. La police eft ce que les moraliftes appellent le principe réprimant; fi 1'on ne vole point, fi 1'on n'afiaffine point, c'eft qu'on eft für d'être incontinent découvert & faifi; cela retient les fcélérats timides; ceux qui font plus aguerris vont chercher fortune dans 1'Empire, oü la proximité des frontières de tant de petits Etats leur offre des afiles en quantité. Vous voyez que dans 1'Empire on ne reftitue pas même Targent qu'on a emprunté des philofophes. Je vous envoie ci- joint la copie de la réponfe que j'ai recue de M. le Duc de Wurtemberg. Ce prinee, qui tend au fublime, veut imiter en tout les grandes puiffances, & comme la France, 1'Angleterre , Ia Hollande & 1'Autriche font furchargées de dettes, il veut ranger fon duché de Wurtemberg dans la même catégorie; & s'il arrivé qu'une de ces puiffances faffe bau-  C0RRESPONDAN.ce. *J9 queroute, je garantirois prefque que piqué d'honneur il en feroit autant ; cependant je ne crois pas que maintenant vous ayez a craindre pour votre capital, vu que les Etats de Wurtemberg ont garanti les dettes de fon alteffe féréniffime, & qu'au demeurant il vous eft libre de vous adreffer aux pariemens de Lorraine & d'Alface. J'avois bien prévu que fon alteffe féréniffime feroit récalcitrante fur le fait des rembourfemens, & je vous allure de plus que ce foi-difant pupille n'a jamais éceuté mes avis ni fuivi mes confsils. Que ces mifères ne troublent point la férénité de vos jours: tranquille, du palais des fages vous pouves contempler les défauts & les foibleffes du genre humain, les égaremens des uns & les folies des autres , & heureux dans la poffeffion de vousmême, vous conferver pour ceux qui favent vous admirer, au nombre defquels & en première ligne vous compterez, comme je 1'efpère, le folitaire de Sans-Souci. Vale. Le 9 Novembre 1777. J'attends avec impatience votre ouvrage inftruaif fur les abus de la légiflation , perfuadé que j'y trouverai 1'utile & 1'agréable. H parolt què 1'Europe eft a préfent en train de s'éclairer fur tous les objets qui influent le plus fur le bien de l'humanité, & 8 faut vous rendre le témoigna-  28ö eORRES-PONDANCE. ge qtic-vous avez p'us contribué qu'aucun de-va?-; contemporains a 1'éclairer au flambeau de la philofophie. Peur vos We'ches, fur lefquels vous glofez, je croirois qu'en les prenant en maffe, ils font a peu prés femblables aux autres habitans de ce globe; ils ont peut - être quelque chofe de trop impétueux dans leur vivacité, qui dégénéré même en frivolifé ; d'ailleurs 1'homme eft une efpèce méchante, i laquelle il faut partout des principes réprimans , ou fa méchanceté fonciêre renverfe toutes les bornes de 1'honnêteté & même de Ia bienféance. Souvenez - vous que fi vos Fiancois vont de 1'échafaud au fpeftacle," Cicéron, Atticus, Varron , Catullus afftfto'ent au fpeftacle barbare des combats des gl-a^iateurs, d'oü ils alloient .et,tenJre jouer les tragédies d'Ennius & les comédies da Térence. C'eft l'haMtude qui gouverne les hommes; la curiofité les attire a 1'exécution d'un coupable, & Tennui les promène a I'opéra, faute de pouvoir autrement tuer le temps. II. y a des. fainéans dans toutes les grandes villes, &. pjeu de gens qui aient acquis aiïm de connoiffan. ces pour fe fermer le goüt; quelques-'perfonnes qui paffent pour habiles décident du fort des piè-ces, & des ignorans incapables de.juger par euxmêmes répè ent-ce que les autres. ont:dit.' Ces jugemens ne fe bornert pa3 ■ au théatre ; ils. fe font remarquer univerfellement & conftituent ce qu'on appelle la réputation des hommes; & voi.'è les folides appuis fur lefquels eft fondée la re nommée: vanité des vanités.  CORRESP O ND ANCE, 2*3 Vous- voulez favoir ce que font devenus lest jéfuites chez nous $ J'ignorois l'anecdote du régiment levé de cet ordre & qui probableraent auraeu fa part a Paventure des chèvres; mais comme. ees animaux. font très-rares en Süéfie, je ne crois pas que nos bons pères fe foient avilis en fréquentant cette efpèce. J'ai confervé cet ordre tant bien que mal, tout hérétique que je fuis, &. pis encore incrédule. En voici les raifons: on ne troupe dans notre contrée aucun catholique lettré ; tous n'avons m pères de 1'oratoire, nipiariftes; le refte des moines eft d'une ignorance. tralie; il falloit donc conferver les jéfuites, ou; lailfer périr toutes les écoles; il falloit de plus que 1'ordre fubfiftat pour fournir des profelfeurs a mefure qu'il venoit a en manquer, & la fondationpouvoit fournir a ces frais; mais elle n'auroit pas été fuffifante pour payer des profefTeurs laïques:de plus c'étoit dans 1'univerfité 'des jéfuites que fe formoient des théologiens deftinés a remplir lescures. Si 1'ordre avoit été fupprimé , 1'imiverfiténe fubfiftoit plus, & 1'on auroit été néceffité d'envoyer des Süéfiens étudier la théologie en Bohème ; ce qui auroit été contraire aux principes fondamentaux du gouvernement. Toutes ces raifons valables m'ont fait le paladin de cet ordre, & j'ai fi bien combattu pour lui. que je Paj fouten u, a quelques modifications prés, tel qu'il fe trouve a préfent, fans général, fans le troifièms tfeit, &. décoré d'un touvei vniforme que la.  ï82 CORRESP OND AN CE. Pape lui a conféré. Le malheur de cet ordre a influé fur un général qui en a été dans fa jeuneffe. Ce M. de Saint Germain avoit de grands & de beaux deiTeins , trés - avantageux a vos Welches; mais tout Ie monde Pa traverfé, paree que les réformes qu'il fe propofoit de faire auroient obligé des freluquets k une exattitude qui' leur répugnoit ; il lui falloit de Pargent pour fupprimer Ia maifon du Roi, on le lui a refufé, Voila donc quarante mille hommes dont Ia France pouvoit augmenter fes forces, fans payer un fois de plus, perdus pour vos Welches, afin de conferver dix mille fainéans bien cfaamarrés & bien galonnés. Et vous voulez que je n'eftime pas un homme qui penfe fi jufte ? Le mépris ne peut tomber que fur les mauvais concitoyens qui Pont contrecarré. Souvenez- vous, je vous prie. du père Tournemine votre nourrice, chez lequel vous avez fucé Ie doux lait des Mufes, & réconciliez-vous avec un ordre qui Pa porté & qui le fiècle paffé fournit k la France des hommes du plus grand mérite. Je fa's trés-bien qu'ils ont cabalé & fe font mêlés d'affaires , mais c'eft Ia faute du gouvernement; pourquoi Pa-t-il fouffert? Je ne m'en prends pas au père le Tellier, mais k Louis XIV. Mais tout cela m'embarraffe moins que le patriarche de Ferney; il faut qu'il vive,. qu'il foit heureux, & qu'il n'oublie pas les abfens. Ce font les vceux du folitaire de Sans-Souci. Vale* Le 18 Novembre 1777'  CORRESPONDJNCE. 2S3 J'ai recu la brochure d'un fage, d'un philofophe , d'un citoyen zélé qui éctaire modeftement le gouvernement fur les défauts des lois de fa patrie, & qui démontre la néceffité de les réfor. mer. Cet ouvrage mérite d'être approuvé par tout le monde. En fait d':quité naturelle & de droite raifon il n'y a qu'un fentiment, qui eft celui de la vérité , lequel vous avez luraineufement dé. montré. Pourquoi ne le fuivra-t-on pas? A caufe qu'on craint plus le travail qu'on n'aime le bien public, a caufe de 1'ancienneté des abus, & peutêtre encore pour ne point ajouter un fleuron a la couronne qu'un vieux philofophe a fu fe faire en ufant du grand nombre de talens dont la nature profigue envers lui 1'avoit doué. Cet ouvrage entrera dans ma bibliothèque comme un monument de 1'amour que vous avez pour l'humanité. Copernic, ne vous en déplaife, y tiendra auffi fon petit coin en qualité dePruffien; il pourra trouver place entre Archimède & Newton. Quant a votre Newton, je vous confeiTe que je n'entends rien a fon vide ni a fon attraftion; il a démontré a^ec plus d'exaftitude que fes dévanciers le mouvement des corps céleftes., j'en conviens ; mais vous m'avouerez pourtant que c'eft une abfurdité en forme que de foutenir 1'exiftence du rien. Ne fortons pas des bornes que nous donnent le peu  zff/f CORRESP O ND ANCE ds connoiffances que nous avons de Ja matiérs;. A mon fens la doctrine du- vide, & des efprits qui exiftent fans organes, font le comble de 1'égaïement" de 1'efprit humain. Si un pauvre ignorant de ma claffe s'avifoit de dire: entre ce globe & celui de Saturne , ce qui n'a point d'exiftence exifle,- on- lui riroit au nez; mais le fleur Ifaac qui dit la même chofe a hériffé le tout d'un fatras de calculs que peu de géomètres ont fuivi; ils aiment mieux Pen croire fur fa parole & admettre des contre-vérités, que de fe perdre avec lui dans le labyrinthe du calcul intégral & du calcul infinitéfimal. Les Anglois ont conftruit des vaiffeaux fur la coupe Ja plus avantageufe que Newton avoit indiquée, & leurs amiraux m'ont affuré que ces vaiffeaux étoient beaucoup moins bons voiliers que ceux qui font fabriqués felon les régies de Pexpérience. Je vouius fa!re un jet* d'eau dans mon jardin; Euler calcula 1'effort des roues pour faire monter Peau dans un baflïn, d'oü elle devoit retomber par des canaux afin de jaülir a Sans-Souci. Mon mouün a été exécuté géométriquement, & il n'a pu élever une goutte d'eau a 50 pas du baffin.. Vanité des vanités, vanité de la géométrie. Je crois que la Suède conviendra mieux a votre peu fyftématique-de Lifle que notre pays; s'il s'y pend, il fera regardé dans peu comme le plus bel efprit de Stockholm ; i! pourra rendre les liapons d'üma, de Torno, de. Kimigroad méta-  ,€ÖRRESPONDJNCE. aincu que fi ce troupeau fe trouvoit confidérable, il «nfanteroit dans peu quelque fuperftition nouvelle, a moins qu'on ne choiflt pour le compofer que des ames exemptes de crainte & de foibleffe; cela ne fe trouve pas communément; cependant je crois que la voix de la raifon, è force de s'élever contre Ie fanatifme , pourra rendre Ia race future pius tolérante que celle de notre temps , & c'eft beaucoup gagner. On vous aura 1'obijga* tion d'a/oir corrigé les hommes de la plus cruelle, de Ia plus barbare folie qui les ait poffédés & dont les fuites font horreur. Le fanatifme & la rage de Tambition ont ruiné des contrées floriffantes dans mon pays. Si vous êtes curieux dü tleitr> pofth. ds Ir. II. T. IX. N  20b CORRESPONDANCE; total des dévaftations qui fe font faites , vous faurez qu'en tout j'ai fait rebatir huit mille maifons en Süéfie , fix mille cinq cents en Poméianie & dans la nouvelle Marehe; ce qui fait felon Newton & d'AIembert quatorze mille cinq cents habitatiocs. La plus grande partie a été brülée par les Rulles. Nous n'avons pas fait une guerre auffi abominable, & il n'y a eu de détruit de notre part que quelques maifons dans les villes que nous avons affiégées; cela ne va certainement pas a mille maifons. Le mauvais exemple ce nous a pas féduits, & j'ai de ce cóté-la ma confcience exempte de tout reproche. A préfent que tout eft tranquille & rétabli, les philofophes par préférence trouverort des afiies chez moi partout oii ils voudront; a plus forte raifon 1'eanerni de Baal ou de ce culte que dans le pays oü vous êtes on appelle la proftituée de Babylone. Je vous recommande & la fainte garde d'Epicure, d'Ariftippe, de Locke, de Gaffendi, de Bayie & de toutes ces ames épurées de préjugés, que leur génie immcrtel a rendues des chérubins attachés a Parcbe de la vérité. P. S. Si vous voulez nous faire paffer quelques livres dont vous parlez , vous ferez plaifir è ceux qui efpèrer.t en celui qui délivrera fon peuple du joug des importeurs.  CO-RRESPON D ANC'K,- 291 \'.ous préfumez mieux de moi que je rtf le fais moi-même; vous me foupconnez d'être 1'auteur d un abregé de 1'hiftoire eccléfiaftique & de f, préface. Cela n'eft guères- plaufible. Un homme fans ceffe occupé de guerres ou d'affaiies n'a pas le temps d'étudier 1'hiftoire eccléfiaftique. J'ai plus fait de manifeftes durant ma vie que je n'ai lu. de bulles. J'ai combaitu des croifés, des gens avec des toques bénites, que le fa int père avoit fortifiés dans le zè'.e qu'üs marquoient pour me détruire ; mais ma plume moins témérairet que mon épée refpefte les objets qu'une longue coutume a rendus vénérables.. Je vois avec étonnement par votre lettre que vous pourriez choifir une: autre retraite que la SuiiTe & que vous pen fez au; pays de Clèves. Cet afite vous fera ouvert en tout temps. Comment le refuferois-je a un homme' qui a tant fait d'bonr.eur aux lettres, i fa- patrie v a l'humanité, enfin » fon fiècle ? Vous pouvez'. aller de SuiiTe a Clèves fans fatigue , fi vous vous* embarquez k Bale; vous pouvez faire ce voyage;' en quinze jours fans prëfque fortir de votre lit. J'ai lu avec plaifir la petite brochure que vow m'avez envoyée; elle fera plus d'impreffion qu'un gros livre; peu de gens raifonnent, au lieu que. chaque individu eft fufceptible d'émotion k la- narration fimpte d'u fait. 11 ne m'en falloit pas tant pour affifter ces malheureux que le fanatiöne priv* N 3  2«4 CO R RE S PO ND ANCE. de leur patrie dans le royaume Ie plus policé de 1'Europe; ils trouveront des fecours , & même un établiffement, s'ils Ie veulent, qui pourra tes fouftraire aux atrocités de la perfécution & aux longues formalités d'une juftice que peut-être on ne leur rendra pas. Voila ce que je puis faire & ce que je m'offre d'exécuter tant en faveur de 1'auteur de la Henriade que de fa nièce, de fon jéfuite Adam , & de fon hérétique Servet. Je prie le ciel qu'il les conferve tous dans fa fainte garde. Je compte que vous aurez déja recu ma réponfe & votre avant-dernière lettre, & je ne puis trou* Ter 1'exécution d'Amiens auffi affreufe que 1'injufte fupplice de Calas. Ce Calas étoit innocent; le fanatifme fe ftcrirle cette viétime, & rien dans cette aftion atroce ne peut fervir d'excufe aux juges ; bien loin de la ils fe fouftraient aux formalités des procédures & ils condamnent au fupplice, fans avoir des preuves , des conviftions, ni des témoins. Ce qui vient d'arriver a Amiens eft d'une nature bien différente. Vous ne contefterez pas que tout citoyen doit fe conformer aux lois de fon pays; or il y a des punitions itablies par les légiflateurs pour ceux qui troublent le culte adopté par la nation : Ia difcré^«a4 la décencev furtout le refpect que tquï  CORRESPÖNDJNCE. t&} cïtoyen doit aux lois, oblige donc de ne point infulter au culte "recu & d'éviter le fcandale & 1'infolence. Ce font ces lois de fang qu'on devroit réformer en proponionnant la punition è la .faute; mais tant que ces lois rigoureufes demeureront établies , les magiftrats ne pourront pas fe difpenfer d'y conformer leur jugement. Les dévots en France crient contre les philofophes & les accufent d'être les caufes de tout le mal qui arrivé. Dana la dernière guerre il y eut des infenfés qui prétendirent que 1'eneyclopédie étoit caufe des infortu„es qu'effuyoient les aimées francoifes. II arrivé pendant cette effervefcence que le miniftère de Verfailles a befoin d'argent, & il facrifie au clergé, qui en promet, des philofophes qui n'en ont point & qui n'en peuvent donner. Pour moi qui r.e demande ni argent ni bénédiftior.s , j'offre. des afiles aux philofophes, pour«u qu'ils foient fages & qu'ils foient auffi pacifi^ues que le beau titre dont ils fe parent 1'exige ; car toutes les vérités enfemble qu'ils annoncent re valent pas le repos de 1'ame , feul bien dont les hommes puiffent jouis fur 1'atome qu'ils habitent. Pour moi qui fuis un raifonnneur fans enthoufiafme, je défirerois que les hommes fuffent raifonnables, & furtout qu'ils fuffent tranquilles. Nous connoiffons les crimes que le fanatifme dans la religion a fait commettre; gardons-nous d'introduire ce fanatifme dans ia philofophie; fon caraftère doit être la douceujr N 3  s$| CO RR ES PO N D A N C E. & la modération , ella plaindra Ia fin tragique" tl'un jeune homme qui a commis uneex'.ravagar.ce; elle doit démontrer la rkueur excelïïve d'une loi faite dans un temps groflïer & ignorant; mais il ne faut pas que la philofophie encourage è de pareilles aftions , ni qu'elle fronHe des juges qui1 n'ont pu- prononcer autrement qu'ils n'ont fait. So. erate n'adoro t pas les Dei majores & minores; toutefois il a.lfifto-t aux facrifices publics. Gaiïlndi alloit a la meffe & Newton au prö'ne. Latolérance dans une -fociété doit aflutar a cL.acun kt libsr é de croire ce qu'il veut; mais cette tolérance ne doit pas s'étendre a autorifer 1'effronterie •& la' licence de jeunes étourdis qui infultent audac:eufement a ce que le peuple révère. Voila mes fen^ timens, qui font conformes a ce qui affiire la liberté ft la füreté publique, premier objet de tou'* lé^ifiarion'. ' Jejparie que vóus pe ne?, en lifant c.ci, cela eft bien . lleinand cela fe reffent bien du fiegme d'une nation qui n'a que des pafiions ébauchée?. Nous fommes, il eft vrai, une efpèce de végétaux en comparaifon des Francois ; auffi B'avons-nous produit ni la Jérufalem délivrée ni la Henriade; depuis que 1'Empereur Clarlemagne s'avifa de nous"faire" chrétiens en nous égorreant, nous le fommes reftés, è quoi peut être ont co-tribué notre ciel toujours chargé de nuages & les frimats de nos longs hi-'ers. Enfin prenez^ nous teis que nous foTimes. Ovi le s'accoutuma kien aux meeurs des peuples de Tomei, & j'ai-  CÖRPcESPONDANCE. *$$ iffez de vaine gloire pour me perfuader que Ia province de Clèves vaut mieux que le lieu cü le Danube fe jette par fes fept embouchures dans la mer noire. Sur ce &c. Js fuis bien aife que ce livre qu'on a eu tant de peine a trouver ici vous foit parvenu, puifque vous le fouhaitiez. Ce pauvre abbé de Fieury qui en eft 1'au'eur, a eu le chagrin de 1'avoir vu mettre a 1'index a la cour de Rome, & il faut avouer que cette hiftoire de 1'Eglife eft plutót un fujet. de fcardale que d'édification. L'auteur de la préface a raifon, en ce qu'il foutient que l'cuvrage» des hommes fo décèle dans toute la conduite des prêtres, qui altèrent de concil'e en coneile cette religion fimple en elle même, la furchargent d'articiês de foi, puis la tournent toute en pratiques extérieures , & enfin finiffent par faper les mceurs par leurs indulgences & leurs difpenfes, qu'ils femblent inventer pour fouiager les hommes du poids de la vertu ; cor.me fi la vertu n'étoit pas. d'une nécefïïté abfolue pour toute fociété , comme fi quelque religion pouvoit être lolérée auffitót qu'elle devient contraire aux bonnes mceurs? II y auroit de quoi compofer des livres fur cette matière, & les petits ruiffeaux que je pourrois fournir fe perdroient dans les immenfes réfervoirs 6t N 4  >$& CORRESP O NB ANCE. les vaftes mers de votre feigneurie de Ferney; vous écrire fur ce fujet, ce feroit porter des corneilles a Athènes. J'en viens a vous, pauvres Genevois. Seloa ce que difent les papiers public», il parolt qug votre minülère de Verfailles s'eft radouci fur leur fujet; je le foubaite pour le bien de l'humanité; • Pourquoi changer les lois d'un peuple qui veut les corferver? pourquoi tracaffer? & certainement il n'en reviendra pas une grande gloire a la France d'avoir pu opprimer une pauvre républüjue vuifine. Ge font les Anglois qu'il faut vaincre, c'eft contre eux qu'il y a de la réputation k gagner,car ces gens font fiers & fa vent fe défendre. Je ne fais fi on réuffira en France k établir une banque. JL'idée en eft bonne, mais moi qui vois ces chofes de loin & qui puis me tromper, je ne crois pas qu'on ait bien prïs fon temps pour 1'étabür; il faut avoir du cródit pour en formtr ui.e, & felon les bruits populaires le gouvernement enmanque. Je vous fais mes remercimens de la fagon dont vous avez défjndu mes b:rbarifmes & mes folécifmes vis-a -vis de. l'abbé d'Olivet. Vous & les grands orateurs rendez toutes les caufes bonnes, & fi vous vous Ie«propofiez, vous me donneriez affez d'amour-propre pour me croire tnfaüljble comme un des quarante. Tant i'ajt de perfuader eft un don précieux; je voudrois 1'avoir pour perfuader aux Polonois la tolérance. Je voudrois que les  correspon'dance; 29? diffidèns fuffent heureux, mais fans enthoufiafme, & de facon que la répuSlique füt contente. Je ne fais point comment penfe le Roi de Pologne; mais j'efpère que tout cela pourra s'ajufter doucement, en modérant les prétentions des uns & en portant les autres i fe relacher fur quelque chofe. Le faiht père a enroyé un bref dans ce pays-li qui ne parle que de la gloire du martyre, de 1'affiftance miraculeufe de Dieu, de fer, de feu, de défenfe de Ia foi, de zèle &c. Le faint efprit 1'infpire bien mal & lui a fait faire depuis fon pontificat tout a contre - temps. A quoi bon être donc infpiré? 11 y a ici une ComteiTe polonoife.qui fe nomme Crazinska, & qui eft une efpèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres; elle a appris Ie latin, le grec,- le francois, Wtt? Hen & I'anglois; elle a lu tous les auteurs claffiques de chaque langue & les'poffède bien; 1'ame d'un bénédiftin réfide dans fon corps; avec cela elle a beaucoup d'efprit & n'a contre elle que Ia difficulté de s'exprimer en francois, langue dont 1'ufage ne lui eft pas auffi familier que Pintelligence. Avec une pareille recommandation vous jugerez fi elle a été bien accueillie; elle a de la fuite dans Ia converfation, de la liaifon dans les idéés & aucune des frivolités de fon fexe: & ce qu'il y a d'étonnant , c'eft qu'elle s'eft formée elle - même fans aucun fecours. Voila trois hivers «ju'elle a paffés » g«Un avec le» gens ds leur et,  *9S CORRESPONDANCEt en iuivant ce penchant irréfiftible qui I'entraine. Je prêche fon exemple a toutes nos femmes qui auroientbien une autre facilité que cëtte Polonoife a fe former; mais elles ne connoiffent pas la félicité de ceux qui cultivent les lettres,& paree que cette volu^té n'eft pas vive, elles ne la reconnoiffentpas pour telle. Vous, quoique dans un