O E U V R' E S P.OSTHUMES D E FREDERIC II, ROI BE P RUS SE. Tome XI- SUIViNT la COPIE IMPRIMÉE A BERLIN CHEZ V O SVS et DECKER i 7 3 9<   CORRESPONDANCE. LETTRES a. MONSIEUR D'JLEMBERT. J e voiis dois trois lettres, mon cher d'Alembert. L'ouvrage de mon métier, les hdmorrhoïdes & des humeurs goutteufes m'ont empêché de vous réponare plutöt. Je commence par vous remercier de votre ouvrage fur les hautes fciences, que je trouve adrairable, paree que vous avez daigné defcendre des régions dthérées pour vous rabaüTer jusqu'a la conception des ignorans. J'appelle votre manufcrit mon guid'ane, & ]s me rengorge de comprendre quelque chofe aux my» fières que vous autres adeptes cachez è la multitude. Je vous fuis très.oblige" de 1'envoi du gramraairien. J'ai cru m'appercevoir que c'eft un garcon fage , & qui vaut mieux que 1'emploi qu'on lui donne ne lui procurera de raoyens de développer fes tslcMN Je vous envoie en même tfflfs les règlemens de raon académie. Comme A 2  4 CORRESPONDJNCE. le plan en eft nouveau, je vous prie de m'en dire votre fentiment avec fincérité. Nous attendons iei M. Helvétius: felon fon livre le plus beau jour de notre connoilTance fera le premier; mais on dit qu'il vaut, infiniment mieux que fon ouvrage, 'qui, quoique rempli d'efprit, ne m'a ni perfuadé ni convaincu. A propos de rhiftoire de vos jéfuites, dont je vous remercie d'avance, Ie Pape a «nvoyé une nouvelle bulle psr laquelle il confirme leur inftkut; auflröt j'en ai fait défendre i'infinuation dans mes Etats. O que Calvin me voudroit de bien, s'il pouvoit être informé de cette anecdote! Mais ce n'eft pas pour 1'amour de Calvin, c'eft pour ne point autorifer encore plus dans le pays une ver. mine malfaifante, qui tót ou tard fubira le fort «ju'elle a eu en France & en Portugal. Je vis a préfent ici dans la plus grande tranquillité. Je m'amufe a corriger des vers que j'ai faits dans des temps de troubles; mais mefurer des fyllabes & clouer une rime au bout, eft une bien futile occupation en comparaifon de celles de ceVtains grands génies, qui mefurent la vafte étendue de 1'efpace. Que voulez-vous? Je vous dirai comme Fontenelie, qu'il faut des hochets pour tout age. Je fuis vieux, j'ai des infirmités, & les vers me font plaifir. Ma philofophie me dit qu'il y a tant de défagrémens dans le monde & fi peu de plaifirs, qu'il faut faifir ces derniers oü on les 'trouve; le grand poinc eft d'être heureux, le füt-ou en jouaut aux  CORRESP ONDANCE. 5 poupées; mais on ne 1'eft guêre quand Pefloroac digère mal. Je vous plsins fincèrement de fouffrir & de lariguir dans un age oü vous êtes encore dans toute votre force. Je foupconne qu'il y a quelque opilation dans les vilcères du bas-ventre, & j'opine pour les eaux minérales & apéritives. L'eftomac eft dans le cas des phüofophes, on 1'accufe fouvent de la faute des autres. II faut que vous fasfiez examiner vos urines, & que vous vous taciez fous les cótes, pour vous affurer que le foieefleu bon état; il faut que les rnédecins obfervent fi 1« fiel & la bile font leur devoir, en concouranc a Ia digeftion. II faut que fur les fymptómes ils s'aflarent fi votre méfentère eft en bon état, ou fi le fang eft trop épaifli; car tous ces détails font nécelfaires pour fonder la méthode felon laquelle ils djivent vous traiter. Toutefois prenez de 1'exercice, & ne vous en défaccoutumez pas, ou votre mal ira en empirant. Songez qu'il n'y a que vous feul qui fouieniez en ce moment la gloire de votre pattie; & comme vous aimez cecte iugrate, confervez.vous au moins pour eile. Croiriez-vous bien que j'ai rec;u une lettre de Voltaire? Je lui ai répondu fort obligeamment. II crie contre fon Diftionnaire philofophique qu'on imprime en Hollande, mais nous favons a quoi nous en tenir. A propos, on dit que vous avez • un monftre dans le Gevaudan. Vous verrcz que c'eft le Marquis avec fa capote, qu'on aura prïs pour un monftre. On dit qu'il dévore des enfaus A 3  6 CORRESPOND ANCE. & qu'il eft fort lefte a fauter de branche en branche, cela ne lui rellerable pas; fi le monftre dormoit, ce ne pourroit être que lui. Nous avons eu ici un priuce de Courlande qui a paffe vingt ans en Siberië; par tout ce qu'il en a conté, il n'a donné envie a perfonne d'y aller, & je crois que vous n'avez pas mal calculé en refufant de vous approcher de ce voifinage. Je me flatte d'apprendre bientöt de meilleures nouvelle» de votre fanté; perfonne n'y prend plus de part que moi. Sur ce &c. A Potsdam, Ie 24 Mars 1765. J'ai été faché d'apprendre la mortification qu'on vient de vous faire effuyer, & 1'injuftice avec laquelle on vous a privé d'une penfion qui vous rcvenoit de droit. Je me fuis flatté que vous feiiez affez fenfible a eet affront pour ne pas vous expofer a en fouffrir d'autres. Nous autres militaires, ne fommes pas gens a tendre 1'autre joue quand on vient de nous frapper. Ce qu'on appelle honneur dans le monde eft fans doute un préjugé; mais il eft établi, & c'eft par cette règle que 1'on juge les aaions des hommes. Je vous en dirois bien davantage, fi je croyois vous perfuader:toutes mes raifons viennent après coup, paree que je remarque que votre parti eft pris & que vous êtes décidé. Ne crpyez pas cependant que vos raifons me paroiffent auffi bonnes  CORRESPONDANCE. f qu'au petit cercle de vos ami qui vous entoure 4 Paris. « J'airae a ergoter comre les géomètres, pour expérimenter fi fans ïavoir k k plus b, on peut ne pas déraifonner. Voici donc ce que je vous répondrois, fi cette fcène fe pafibit en converfation: que depuis longtemps les climats font confidérés comme affez fembiables, fi on en excepte la ligne & le póle; que ceux qui vivent dans la zone tempérée, n'éprouvent qu'une légère différence de la tempdrature de 1'air. II y a quelques lieux qui fe diftinguent a la vérité par un air mal.fain, comme Mantoue, Peil en Hongrie, Oftende en Flandre; mais certainement fair de Berlin n'a jamais paffé pour mal-fain; il eft même fi favorable aux Fran9ois, que plufieurs réfugiés de cette nation font morts aprè» avoir paffé quatre-vingt-dix ans, de forte que le climat peut fervir d'excufe honnête, mais non pas de raifon. Votre fecond argument a quelque chofe de plus plaufible; il eft dans 1'ordre de la nature que je menre avant vous, & je ne puis pas vous garantir le contraire; mais qui vous dit que je ne faurois mettre votre fortune a l'abri des caprices de la poftérité? Cela fe peut, & cela eft. très-faifable. Voila ma réfutation, je la trouve viftorieufe, je m'éiève déja un trophée pour avoir vaincu un grand géomètre, le toux en pure perte, paree que je n'ai pas le don de convaincre. Mais parions d'autres chofes. Vous me deman" dez mon fentiment fur votre hiftoire des jéfuites? Je vous avoue qu'il y refte quelque chofe a défiA 4  % CO RRESP O N D ANC E. rer. Je m'attendois a voir en abrégé 1'hiftoire de 1'établiffement de eet ordre, & furtout les régies de leur inflitut: je croyois y trouver les progrés que eet ordre a faits dans le monde, la politique qui a préfidé a fon établiflement & a fon extinction, les noms des plus célèbres de leur corps, comment la doctrine du régicide a pris naiffance chez eux, les meurtres facrés dont ils ont été les auteurs, leurs querelles avec les janréniites, leur conduite en Portugal, & enfin ce qui a donné lieu a leur banaiffement de France. Le plan que vous vous étes propofé eft différent de celui-ci. Vous avez heurté les jéfuites & les janféniftes en même temps; ils ont crié & ils ont cru devoir intéreffer le tróne dans cette querelle. Le mmis. tére peut avoir de 1'humeur de ce que vous avez découvert fes vues cachées; car M. de Choffeul ayant eu la hardieffe d'attaquer les jéfuites & de les chaffer de Fiance, ne manquera pas de courage, s'il en trouve 1'occafion , pour détriure les autres cuculati; mais peut-être s'en cache-t-U & ne veut.il pas qu'on avertiffe la milice tonfurée 4e 1'étendue de fes vues. Voila ce que je penfe fur toute cette affaire. Te fuis ici aux eaux a me baiguer quatre heures par iour, & il fe peut bien que je raifonae en 1 a.r ftr les vues de vos miniftres, que je ne conno.s ni „e veux connoitre. Je fuis a préfent dffcple de Thalès & de Buffon; dans le bain je conh. dère 1'eau comme le principe de routes chofes, & fi 1'eau m'a fait mal penfer, prenez-vous-en a eet  COHR^SfONDANCE. $ eet élément; celle de la Seine eft fi mauvaife, que vous devriez la prendre en averfion; bc-aucoup de médecins la croient trèsmalfaifante pour refiomac , au Heu que notre eau de Berlin eft très-pure & bienfaifante. Je n'en dirai pas da-" vantage, & je me contente, en vous aflurant de mon eftime, de prier Dieu qu'il vous ait en fa fainte garde. Le 2o ^ ^ J e vois par votre lettre que votre efprit eft aufïï' malade que votre corps; ce qui caufe une doublé' lbufFrance. Je ne ine mêle de guérir ni Pon ni 1'autre, paree que les géomètres ont un tempérameut a eux, & une facon de penfer bien plus élevée que les autres hommes. Si j'avois a parler a' quelque littérateur, je lui dirois qu'en aucun pays les penfions n'ont décidé du mérite; qu'Ovide,. tout exilé qu'il étoit, balance a préfent & furpafte' en réputation le tyran qui 1'opprima; que fi les' licheffes donnoient des talens, perfonne n'en au-roit plus que C. P. & leurs femblables; & qu'ainfi ce littérateur feroit bien de croire que le mérite le talent, & la réputation qui les fuit, tiennent a fhomme & non aux décorations. Mon littérateur fe confoleroit, il fe feroit admirer comme aupara-vant & il feroit heureux. Ce raiformement n'étantpas. foutenu de k k plus b, ne peut fe préfeuter en*  1<» CORRESPOND ANCE. eet état vis-a-vis des hautes fciences; toutefois il eft for.dé fur un calcul très jufte, fur un parallèle des dons de la nature & de ceux de Ia fortune, fur une idéé nette de ce qui doit attirer 1'eftime des hommes & de ce qui la mérite le plus, fur une comparaifon qui doit confoler un grand hom* me de 1'injuftice qu'il fouffre en fe rappelant que d'autres grands hommes ont été encore plus infortunés. J'avoue que j'aurois dü citer préférablement a Ovide, Galilée & Socrate;mais comme il n'eft queftion que de jéfuites & non d'antipodes, que vous n'empêchez pas les fculpteurs d'orner d'images vos autels ,& qu'on ne vous donne point de ciguë a boire, j'ai mieux aimé parler d'un auteur qui réjouit le monde, que de ceux qui ce qu'ils prétendent) 1'ont éclairé. Si j'avois a traiter ce fujet avec quelque militai. re, je lui dirois: fouvenez-vous de Cajus Marius, qui ne fut jamais plus grand, qui ne fit jamais parokre plus de courage, que lorsque profcrit & abordé fur les rivages sfricains, il répondit a un officier du préteur qui lui faifoit dire de fe retirer: dis-lui que tu as vu Cajus Marius affis fur les ruines de Carthage. C'eft dans le malheur qu'il faut du courage. J'endoftrinerois mon militaire de toute la morale ftoïque; mais qu'eft-ce que la morale? La mode malheureufement en eft paffee. Notre fiècle a la rage des courbes, & tous ces calculï ingénieufement imaginés ne valent pas a mon fens des principes de conduite qui répriraent les pas-  CORRESP ONDANCE. H fions effrénées & par lesquels les hommes peu. vent jouir du foible degré de bonheurque comporte leur nature. Je ne finirois point fur eet article, fi je voulois répéter ce qu'on a dit: toutefois je fuis perfuadé que vous prendrez votre parti fur ce qui vient de vous arriver, & que vous ne voudrez pas donner a vos ennemis la joie de foupconner qu'ils vous tuent par leurs perfécutions. Je ferai charmé de vous revoir en quelque occafion que ce foit, & j'efpère que le temps, ce grand maïtre, pafiera fon éponge fur le palTé & vous fera recouvrer vo. tre fanté, votre gaieté & votre repos. Sur ce &c. Le 23 Novembre 1765. |ii Sr. de la Grange doit arriver h Berlin; il a obtenu le congé qu'il follicitoit, & je dois a vos foins & a votre recommandation d'avoir remplacé dans mon académie un géomètre borgne par un géomètre qui a fes deux yeux; ce qui plal. ra furtout fort a la clafle des anatomiltes. La mo» deftie avec laqueüe vous vous comparez au Sr. de la Grange, élève votre mérite au lieu de le rabaisfer, & ne me fera pas prendre le change fur ma fagon de penfer & fur l'eitime que j'ai pour vous. Notre académie elt affez fournie a préfent de fujets Nous avons le Sr. Caftillon & fon Gis qui ob'fervent le ciel. On fait des réparations au bati. A 6  is, CORRESFO ND ANCE.. ment de 1'académie, de même qu'a fon obfenratoïre. M. Euler, qui aime a Ia folie la grande & la petite ourfe, s'eft approché du nord pour les obferver plus a fon aife. Un vaiiTeau qui portoit fes x, z, & fon k k a fait naufrage; tout a été perdu, & c'eft dommage, paree qu'il auroit eu de quoi remplir fix volumes in-folio de mémoires chifFrésd'un bout a 1'autre, & 1'Europe fera vraifemblableraent privée de 1'agréable amufement que ceite leéture lui auroit donné. Taudis que M. Euler tire vers Ie nord, mon neveu voyage vers le fud; il trouve que la nation francoife elt la plus civile & la plus galante de 1'Europe; & pour vous parler en votre ftyle, ce Prince trouve que votre politedè redöuble pour les étrangers en raifon in* verfe du quarré des maux qu'on vous a fait?. Vous me parlez d'un abrégé chronólogque dë lliiftoire de 1'Eglife, que je ne connois poiut. Je Ijs rarement des préfaces ; cependant j'ai odï dire que 1'auteur de celle-la étoit auflï effroiué qu'infolvent, qu'il a eu 1'impertinence de prouver parun fatlum que Jean Ie Blanc n'étoit que Jean Farine. On dit qu'on eft toujours en train de brüler les livres en France. C'eft une reflburce en cas de grand, hiver; fi le bois manque, les livres ne manqueront pas, pourvu qu'on ne brüle que 1'écritura & non les auteurs ,• ce qui deviendroit trop férieux., & je me mettrois de mauvaife humeur, fi 1'oa dreflbit des büchers pour de certains philofophej auxq^uels je m'intéreflerai toujours. Sur ce &c. Le s.6 Juillet 1766,  CORRESPOND ANCE. i$ Il m'eft impoflible de vous répondre au fujet de ce prifonnier auquel vous vous intéreflez, paree que fon crime & fon nom même me font incoanus. On a demandé des éclairciflemens aux crï*. busaux d'Embden & de Clèves, dont il faut attendre les rapports, pour favoir de quoi eet homme eft accufé. Quoi qu'il en foit, j'ofe me flatter que les colléges de juftice de mon pays ne ponent pas 1'oubli des formalités & la précipita* tion des jugemens au même point que vos cours de juftice de France; & je ne penfe pas qu'un innocent ait été condamné, a moins que durant fa guerre il ne fe foit pafte des chofes qui ne font point parvenues jusqu?a moi.. Vous me preflez de vous dire ce que je peafe des additions que vous avez faites a vos ElTais de littérature. II me ferable vous avoir écrit que je m'étois inftruit dans cette partie de 1'ouvrage ofi vous daignez abaifler la fublime géométrie au niveau de mon ignorance, que j'approuvois beau» coup la fagefle & Ia circonfpeétion avec laquellevous avez traité Ia partie métaphyfique, matière délicate & fcabreufe, & qu'il me fembloic que c'écoit la feule manière de 1'expofer, fans; foulever contre foi un eflaim de daéteurs arraés. d'anathèmes & d'imprécations. La partie qui, regarde les beaux arts eft plus libre; il eft, permis de dire fur le fujet de 1'hiftóire, de.  XQ. CORRESPONDANCE. la poëfie & de la mufique tont ce que 1'on veut, fans craindre 1'inquifuion: & comme les goüts font différens, il feroit difficile de trouver deux perfonnes dont les feminiens fuffent d'accord en tour. Pour moi, par exemple, je me fuis fait une habitude d'étudier 1'hiftoire en la prenant a fes commencemens, & en la fuivant jusqu'a nos ^ours, par la raifon qu'on établit des principes Tavant d'en tirer des conféquences. J'aime dans Ja poëfie tout ce qui parle au coeur & a l'imagu oation, la politique & la fable, & je ferois faché qu'on voulüt en bannir la mythologie, fi féconde en images. Ce n'efl pas a dire qu'on abufe d'images ufées; mais que de refiburces pour un beau génie que ce nombre d'allégories charmantes fous lefquelles les anciens enveloppoient leurs connoiifances phyliques! Si des batbares, des prêtres fanatiques ont déiruit les images des Dieux du paganisme, feroit-ce a des gens de lettres du XVIIlème fiècle a faire main baffe fur ce que des fiècles oü fleurilToient les arts & le goïit ont produit de plus ingénieux? En un mot, le premier devoir du poëte eft de plaire; il faut qu'il lui foit libre d'employer tel fecours qu'il veut, pourVU qu'il y réuflïife. Je n'ofe pas dire que j'ai trouvé quelques fophismes en dialeclique dans les penfées d'un grand géomètre fur la mufique; mais je penfe qu'il y a quelque abus de mots dont la définition, peut-être différente, m'empêche d'être du fenti. ment de ce grand taomme. II convient que Ia  CO RR ES P O ND ANC E. jg mufique ne peut articuler que les feminiens de 1'ame, que par conféquent tont ce qui peut être du reflbrt des autres fens, ne Feil pas de 1'acouftique; cependant il exige du compofiteur qu'il rende le lever du foleil: ne feroit'ce pas qu'il veut que le muficien exprime cette joie douce & tranquille qu'infpire le lever de 1'aurore ? Cela fe peut; mais de monter des cordes les plus baffes de 1'inftrumenc aux plus aiguës, & d'en redefcendre au gré du géomètre, cela ne peut jamais établir la moindre analogie entre le fpeétacle d'une belle matinée & les fons articulés. Teiions - nousen donc en mufique a 1'expreflion des afFeétions de 1'ame, & gardons-nous de rendre les cris des grenouilles, le croaflement des corbeaux & cent autres fujets dont 1'imitation eft vicieufe en mufique comme en poëfie: toutes les chofes de ce monde, ainfi que les arts qui fervent & nos plau firs, ont leurs bornes circonfcrites; fi nous le» étendons au dela de leur fphère, nous les dénaturons au lieu de les perfectionner. Je ne fuis qu'un dilettante & je ne décide poiut fur des matières qu'a peine il m'eft permis d'efïïeurer; mais vous avez voulu que je vous dife ce que je penfe; le voila. Pour M. 1'Abbé d'Olivet, dont je fuis le très-humble ferviteur, bien loin de lui vouloir du mal de fon crep ou crêpe, je lui ai Ia plus grande obligatiou de ce qu'il m'a cité; depuis, je me crois un auteur fameux, & je prends les airs de fuffifance d'un poëte dont il eft fait mention dans 1'académie franfoife. Je recQOi»  ifj CORRE SP OND ANCK. mande mes foJécismes & mes barbarismes a fon indulgence; car dans ce pays-ci on craint plus les cenfures grammaticales que celles de la forbonne & du pape même. " Vivent les philofopbes! voila les jéfuites chasfés de 1'Efpagne. Le tróne de la fuperflition eft fapé & s'écroulera danï-le llécle futur; toutefois prenez garde qu'il ne vous écrafe en tombant; car la chute de tous les trónes du monde ne vaut pas les chagrins & les perfécutions qui troublent le bonheur de notre vie. Je vous fouhaite un bon» heur conftant & inaltérable. Sur ce &c. te 5 Mai 1767; Je vous fuis obligé des vceux que le nouvel an' vous fait faire pour ma perfonne, & j'y répondrois tout de fuite, fi'je n'étois retenu par'la diète de Ratisbonne, dont les graves délibérations roulent a préfent fur les complimens de la nouvelle année; la pl"ralité des voix incline a les fupprimer. Vous favez qu'un certain fifcal Anis m'a fort perfécuté dans fon ternps; & comme je crains Ia cenfure, je me borne a faire pour vous les voe«x quotidiens de toute 1'année. Si ma' dëmière lettre vous a fait rire, c'eft que j'aime V égayer les matiéres qui en font fufceptibles &' qu'il me pafte journellement par les maias tant de: chofes graves ou ennuyeufes , que je m'en dé-dommage». quand* j'en ai 1'occafion, par d'autres  CORRESP ONDANCE. i? qui délaffent 1'efprit: & pourquoi toujours traiter la philofophie avec une mine refrognée? J'aime a dérider le front des philofophes, & ft badmer fur les opinions, qui, fi on les examine de prés, n'ont pas de grands avantages les unes fur lei autres. Le fage 1'a dit: vanité des gtandeurs, vanité de la philofophie, & tout eft vanité. Ne penfez pas cependant que je ne fais que rire; j'ai fait pleurer il y a quelques jours toute 1'affemblée d'une académie a laquelle vous vous intéreffez, au fujet du difcours que je vous en. voie, felon 1'ufage, comme on dit, paree que vous en êtes membre. Je crois que le fils de Caflillon eft tout inftallé fur la tour de 1'obfervatoire, & que Jupiter, Vénus, Mars, Mercure ne gravitent plus que felon fes ordres. J'avois fait mon accord qu'il adouciroit nos hivers & réchaufferoit nos printemps; jusqu'ici il n'a pas tenu parole, mais comme fa domination n'a commence que depuis peu, il y a apparence qu'elle n'eft pas encore affez afFermie pour que les planètes lui obéiffent. On m'a envoyé de Paris deux nouvelles tragédies, les Canadiens & Coftoès. Les jeunes geus qui en font les auteurs ne font pas mal les vers: s'üs pèchent, c'eft qu'i's n'ourdiffent pas affez fmement la trame de tout 1'ouvrage, & que les fituations ne font pas affez préparées, ni amenées affez riaturellement; c'eft qu'ils manquent de eenfeurs éclairés qui les conduifent dans une route oü. il eft facile de s'égaier fans guide; mais fi le  18 CORRESPOND ANCE. public les dégotite, il étouffe dés talens naiflans qui pourroient fe développer. Pour les talens des jéfuites, ils ne fe développoient plus: les voila chafTés de la moitié de 1'Europe & du Paraguay même; les poffeffions qui leur reftent ailleurs, me femblent précaires. Je ne répondrai pas de ce qu'il leur arrivera en Autriche, fi 1'Impératrice-Reine vient a mourirj pour inoi je les tolérerai tant qu'ils feront trcnquilles & qu'ils ne voudront égorger perfonne. Le fanatifme de nos pères eft mort avec eux; la raifon a fait tomqer le brouillard dont les fectes offufquoient les yeux de 1'Europe. Ceux qui font éclairés & humains, doivent être toléranr. Que cette odieüfe perfécution foit un crime de moins pour notre fiècle. C'eft ce qu'on doit attendre des progrês journaliers que fait Ia philofo» phie; il feroit a fouhaiter qu'elle influSt autant fur les moeurs que la philofophie des anciens. Je pardonne aux ftoïciens tous les écarts de leurj raifonnemens métaphyfiques, en faveur des grands hommes que leur morale a forme's. La première fefte pour moi feia conftamment celle qui influera le plus fur les mceurs, & qui rendra la fociété plus fure, plus douce & plus vertueufe. Voilé ma fa^on de penfer; elle a uniquement en vue le bonheur des hommes & 1'avantage des fociétés. JNTeft-il pas vrai que 1'électricité & tous les prodiges qu'elle découvre jusqu'a préfent n'ont fervi qu'a exciter notre curioilté? N'eft-il pas vrai que 1'attraclion & la graviiation n'ont fait  CORRESPONDANCE. i£> qu'étonner notre imagination? N'eft-il pas vrai que toutes les opérations chiiniques fe trouvenc dans le même cas? Mais en vole-t-on moins fur les grands chemins? Vos traitans en font-ils devenus moins avides? Rend-t-on fcrupuleufemenc les depóts? Calomnie-1-on moins, 1'envie eftV elle étouffée, la dureté de cceur en eft-elle ainollie? Qu'importe donc a la fociété ces découvertes des modernes, fi la philofophie négligé la partie de la morale & des mceurs, en quoi les anciens mettoient toute leur force? Je ne faurois mieux adreffer ces réflexions que j'ai depuis long-temps fur Ie cceur, qu'a un homme qui de nos jours eft PAtlas de Ia philofophie moderne, qui par fon exemple & fes écrits pourroit remettre en vigueur la difcipline des Grecs & des Romains, & rendre b. la philofophie fon ancien luftre. Sur ce &c. Le 7 Janvier 176S. V o u s avez recu un Eloge moins fait pour 1'otlentation que pour la vérité. Je vous afture que le talent de 1'orateur n'y étoit pour rien & que le témoignage unanime de 1'auditoire a bien jufiifié 1'auteur de cette accufation; mais je pafte fur un fujet trop triffe pour que j'y infifte plus long-temps; & je félicite les philofophes des fottifes récentes du grand Lama. Vos vceux n'auroient pu que difficilement obtenir du Ciel qu'il fe conduiflt plus mal ; il reflemble a un  tv' CORRESPONDANCE. rieux danfeur de corde, qui dans un age d'infirmité reut répéter fes tours de force, tombe & fe cafle le cou. Les foudres des excommunicatións font depuis longtemps rouillées dans le Vatican; falloit-il les tirer de eet arfenal, pour les laneer d'un bras impuiflant, & dans quel temps? oü le maicre eft aulïï décrédité que le vicaire, oü la raifon rejete hantement tout verbiage myftique & inintelligible, oü le peuple eft moins abfurde que les hommes en place ne 1'étoient autrefois, oü^des fouverains aboliflent de leur propre autorité 1'ordre des jéfuites, qui fervoient de gardes du corps a la papauté. Vous verrez que le pape fera auffi maltraité a Paris que les philofophes, & que le père éternel de Verfailles trouvera très-mauvais la galanterie que le faint ficge a faite a fon petit • fils. Que ces prophéties s'accompiiftent ou non, il en réfulte pour moi !a confolation d'avoir un confrère de plus excommunié; cela eft d'autant plus agréable, que eet événement fe trouve le premier en ce genre qui arrivé de mon temps. J'ai vu une épkre oü le pauvre Marmontel veut fauver une fille de théatre pour fes charités; il parolt que les cenfures de la forbonne ne 1'ont pas encore fu corriger du vice horrible de la tolérance: comme il veut fauver tout le monde, je me flatte qu'il fera un généreux effort en faveur du Duc de Panne & pour moi, de forte qu'avee Marmontel, le Duc de Parme, la danfeufe & moi, nous irons droit en paradis, malgréla forbonne & le Pape.  CÖRRESPOND ANCE. al On-dit que vous travaillez a angmenter 1'édi. tion de vos oeuvres, & je m'en réjouis, paree que perfonne n'écrit d'un ftyle aulïï clair & aufïi net que le vótre fur des matièrés abftraites de géométrie. On n'entsnd plus parler de Voltaire. Des lettres de la SuilTe annoncent' qu'il travaille a un ouvrage deftiné pour 1'Impératrice de Ruflie; je ne fais ce que ce peut être. II pourra compofer un code de nouveües lois pour les Polonois» Tartares ou Perfaus. Pour moi, j'ai eu diffé. rentes indifpofitions de fuite qui m'ont fort incommodé; mais qui n'en a pas? on dit" que c'eft pour exercer notre patience. Je voudrois que votre fanté ne füt pas dans le cas d'expofer plus long-temps'votre patience a s'impatienter, & que votre corps aufll fain que votre ame ör votre efprit, ne füt point comme ces fourreauj: qu'on dit que 1'épée ufe; & fi ce peut être unj confolation pour vous, comptez qu'il y a ici des perfonnes qui s'intéreftent fincèrement a votre confervation, ainfi qu'a tout ce qui peut vous être avantageux. Sur ce &c. XJ n Dieu favorable aux philofophes a envoyé un efprit de vertige & de démence C»" »'eu du faint efpriQ au faint père, qui lui infpire de puisfantes erreurs & des entreprifes extravagantes. On Le 24 Mars 1768.  s» CORRESPONDANCE. dit que le bras levé il va lancer fes foudres fur le très-chrétien, le irès-catholique & le trésfidelle. Vous 1'allez voir adopter le défenfeur de la foi & le très-hérétique phiiofophe de SansSouci, pour n'être pas ifolé & dépourvu de cortége. La poftérité fera furprife d'apprendre quels géans le pape a bien ofé excommunier. Tout ce que mériteroit le pape, feroit que ces facrées majeftés lui jetaffent des pornmes au vifage. Ce qu'il leur refufe ne mérite en vérité pas d'être recherché. Un bon gigot de mouton eft plus fucculent que toute chair virginalement divine. Je ne fais ce qui réfultera de cette affaire. C'eft è ce vieux danfeur de corde qui vous a fait rite, a voir comment il fe tirera du pas dans lequel il s'eft engagé. Quoi qu'il en foit, cela fera fans contredu lavorable a la philofophie. On verra d'un cou a «uel comble d'extravagance mène Ie fyflème des mfpirations, & d'un autre a quelle fageffe mènent les raifonnemens exacts & rigoureux de la pnilofophie: ici 1'orgueil & 1'ambition d'uu prêtre qui veut fouler des couronnes a fes pieds; la une raifon éclairée qui protégé & défend le pouvoir légitime des fouverains: d'une part les fuues turbu,emes d'une religion extravagante; de 1'autre ceux qui la décrient & qui s'élèvent contre des sbus monftrueux. Enfin, il n'y aura plus rnoyen de foutenir une thèfe qui manifefte elle-même fa dangereufe abfurdité. Cependant, on perfécute Marmontel & les encyclopédfftes.  CORRESPONDANCE. »$. A cela je réponds qu'il y a partout des brigues, dés cabales, des inimitiés perfannelles, des jaloufies, & des querelles de parti qui s'arment de prétextes frivoles pour coutenter leur haine & leur vengeance particulière; mais le très-chrétien excommunié, il fe fera philofophe, vous deviendrez fon premier aumónier, Diderot confeffera Choifeul, & Marmontel le Dauphin. Vous aurez la feuille des bénéfices, vous donnerez uil archevêché a Voltaire, un évêché a Jean Jaques, une abbaye a d'Argens, & les affaires n'en iront que mieux. II y a eu grand bruit a Ferney; on ne fait pas ce qui peut y avoir donné lieu. Le patriarche a chaffé Agar de fa maifon , il a pris le divin déjeti' ner, s'en eft fait donner Ie certificat & 1'a envoyé a Verfailles; figne certain de quelque perfécution nouvelle. Mais comme tout Ie monde fait jus» qu'oü il porte la ferveur de Ia foi, il échappera fans doute aux calomnies de fes envieux. Je voudrois que votre fanté fe rétablit & que votre courage triomphat des tracafferies comme votre raifou des erreurs. Souvenez. vous que Galilée fut plus maltraité que vous ne 1'êtes, que Defcartes fut banni de fa patrie, que Bayle fut obligé de la quitter, que Michel Servet fut brülé, & que les cendres de ceux qui 1'ont été pour une aufïï belle caufe formeroient des montagnes comme le Mont-Martre, fi 1'on pouvoit les raffembler. Adieu.' Je vous recommande la paix de 1'aoie comme le premier mobile de la fanté da  ,4. " CORRÊSPONDANCE. corps En philofopham il eft bon d'éclairer les autres, mais il ne faut pas s'oublier foi- même. Veillez donc a votre confervation, a laquelle je ro'intérefie plus que perfonne. Sur ce &c. Le 7 Mai 1768. JE vois que votre attachement 1 la pMofopme eft fupérieur a tout appat de fortune. Vous ne voulez pas vous engager a la cour, ftt-ce même en qualité de cafuifte, chargé de faire les équ». tions algébriques des péchés du fouveram & des peines qu'il encourt. Vous préférez votre retraite Llofophique au fafte des grandeurs, & P u. ftge que Platon, aucun Denys ne vous fera abandonL la méditation, pour vous livrer au tourb.llon des frivolités. C'eft ce repos qu'Epicure recomi,nde „nt a fes difciples, C& dont on fait peu de cis dans votre patrie,) & que ce ph.lofophe conüdéroit comme Ie fouverain bien. II y a ici Bn certain Marquis, fortement imbu de cette doctrine, qui la poufle au point de s'imerdire tout mouvement. S'il pouvoit vivre fans que fon f.ng circulat, » préféreroit cette ft9on d etre a celle do„c il exifte actuellement. Pour moi qui a.me a faire plaifir h tout le monde, je me garde bien de Ie contredire: j'ai même cru, comme Jean laques a réuffi a mettre a la mode la do-tane Jde, paradoxes, que je ne ferois pas mal de me „cger du nombre des auteurs, qui param leun  CORRESPONDJNCS. as ouvrages de belles phrafes, ont renoncé a Ia fotte manie d'avoir le fens commun. Je vous envoie Ia belle differtation que j'ai coinpofée a la louange de la pareffe. Vous y trouverez une érudition légère & une profondeur fuperficielle qui doivent dans le fiêcle oü nous vivons faire Ia fortune de eet ouvrage: il m'a réconcilié avec le Marquis, & je ne doute pas que vos fainéans de Paris ne me trouvent un profond dialeéticien. Si vous ou vos amis avez quelque contradiction a prouver, je me charge de m'en acquitter a leur contentement, perfuadé que c'eft la feule voie qui rede ouverte pour parvenir a une réputation folidement établie. Voici en attendint quelques fujets fur lesquels j'ai des matériaux tout préparés: que la fociét4 des jéfuites eft utile aux Etats: qu'il faut expufftr les philofophes des gouvernemens monarchiques, a 1'exemple des empereurs romains, qui chaffèrent de Rome les aftrologues & les médecins: qu'il y a plus de grands génies en tout genre dans notre fiècle que dans le fiêcle paffé: que la fuperftition éclaire les ames: que les Etats dans les. quels les fujets font les plus pauvres, font les plus riches, paree que le peuple eft fage & fa't fe paffer de tout: que les poè'tes font des empoifouneurs: que des lois contradiAoires font utiles aux Etats, paree qu'elles exercent la fagacité des juges: que la frivolité vaut mieux que le bon fens, paree qu'elle eft légère & que Ie bon fens e(t lourd: qu'il faut agir & enfuite rétléchir, paree Ocuy.pllh.de Fr. U. T. XI. B  a6 CORRESPONDANCE. que c'eft comme cela qu'on fait partout. Enfin, Je ne finirob point, fi je vous communiquois tous es thèmes que je tiens en réferve. Je voudrots, ,u lieu de ces belles chofes, avoir le fecret de rendre la force a vos nerfs & de rajuiler 1'étui de V01re ame, pour qu'elle s'y trouvat plus h fon Bife & que dégagée des infirmités de la mattere, eile Püt en pbilofopher plus tranquillement. &ur ce &C. Le 4 Aoüt 176?. JE ne penfois pas devenir chef de fefte en vous „„,„t ce badinage fur la parefte, & je me ran^ment d'avoir des philofophes pour d S,les;ien'attribue cependant pas cette co » fion a la foice de mes argumens. 11 faut etre S & onvenir qu'après avoir poufté le cour. ]f er de fon imagination dans routes les carner „finaej qu'après avoir vu le bout de met3P C\T ou "our mieux dire les bornes que S»t neFf.«oi, franchir, on peutaptès 1 v ins effais fe permettre .a parefte d'efpnt fur 5 fecrets de la nature, que 1'homme ne dechifte fecrets o h yie hu. ^Tun eu infant, oü des poliftons élèmTce que d'autres ont abattu, ou détru.fent Tque S"es 0111 é,eVé' °Ü Is inquiets & plus «den. que la multitude trou- £ la tranquillhé de la fociété, oü des mar- W voraces enlèvem la viande a leurs camara-  CORRESP ON D ANCE. 27 des & ne leur lailTent que les os. Si ces écervelés Te trouvoient nés parefleux, je crois que la fociété n'y perdroit rien. Je ne range pas cepen. danc le grand Turc dans cette catégorie; il n'a pas encore aflez bien appris fon catéchisrne, pour ferrailler en faveur du fuiflTe du paradis; il fe bor. ne a couvrir fes frontières contre les incurfions des Heydamaque?, & il enroie des troupes il Montenero, pour réduire conjointeraent avec les Vénitiens un rebtlle qui a foulevé cette province contre lui. Les autres ouvrages que vous me demandez ne paroitront pas fitót; je deftine celui que j'appelle la vnatTue du defpotisme qui alTomme la raifon, pour votre patrie; je le ferai paroïtre en même temps que je poftulerai une place a 1'académie francoife, & comme il faut être orthodoxe pour parler purement votre langue, ce livre, qui fera preuve de mon zèle contre les philofophes, me tiendra lieu de tout ce que les Vaugelas &.les d'Olivet auroient pu m'apprendre. Pour le livre de 1'utilité de la pauvreté, prouvé par la poütique & par la religion, il doit paroitre a Vienne, fi moins que M. van Swieten ne le raetce a 1'index. Cet ouvrage perfuadera, je me 1'alTure, aux fidelles fujets de Sa Majefté 1'ImpératriceReine, que 1'argent d'un Etat 11'eft que pour le fouverain; que tant que les peuples font pauvres ils font vertueux; témoins les Spartiates, téiTioins le's Romains du temps de lenrs premiers confüls; & qu'enfin riche on n'nérite pas le royaume des B 2  38 CORRESPONDANCE. cieux. Ce paradoxe prouvé me vaudra Ie pafte de familie que les puiflances du fud ont formé; il fera le fceau de la réconciliation de la Prufle & de 1'Autriche, & les traitans me canoniferont. Vous voyez que mes defieins ne fe bornent pas a des bagatelles & que mes ouvrages me rapporteront plus que le diftionnaire de Bayle n'a valu a fes éditeurs, & que peut-être je m'élèverai a cóté de Henri VIII, auquel fon galimatias tnéologique valut le titre ineftimable de défenfeur de laj>'goutte, mes voyages & mes occupations ont uu peu rallenti ces travaux impomns. Ma ftnté, a laquelle vous vous intéreffez fi affeftueufement, s'eft alTez bien remife. La nature ma ccmdamné a ramalTer pendant trois rmnees des matières, qui accumulées a un point de maturité produifent la goutte : ce n eft pas être lltraité que d'éprouver de trois ans en trots ans unaccès de ce mal; il faut que la pat.ence des princes s'exerce tout comme celle des part.cubers, Lee qu'ils font pétris du même limon; il faut ' L'on fe familiarife avec 1'idée de fa deftruftion & qu'on fe prépare a rentrer dans le fein de cette nature dont on a été tiré. Ouant a mon Marquis, pour me prouver quil „-eft point parefleux, il entreprend le voyage ,,Aix. car vous faurez que les Provencaux font comme les juifs; de la boue de Jérufalem pour iP, uns & les eaux minérales d Aix pour Jes «ine- leur femblent les chef-d'ceuvres du trés-  CO RRE S P O ND A NCE. haur. J'ai le malheur de n'être point né avec la même prédileaion pour notre fable, & je crois qu'on peut être bon patriote, fans s'aveugler de préjugés pour fa patrie. A propos, les SuilTes ont fait un deflein de Voitaire penitent allant a confeiTe, qui eft la plus plaifante idéé que Mesfieurs les treize cantons ayent enfantée depuis le déluge. On y voit Voitaire le rofaire en main, efcorté de fes garde • chaues, fuivi de fon père Adam, de fa cuifiniêre & de fon cocher; un finge porte le crucifix devant lui & 1'êne de la Pucelle qu'on mène derrière lui, en faifant des pétarades, fait tomber de delTous fa queue toutes fes brochures, & furtout le petit poëme contre vos amis les Genevois. Rangeons cela fur la lifte des fottifes paifibles, & fouhaitons qu'il ne s'en faife point d'autres. Puifliez-vous vivre en pais, recouvrer entièrement votre fanté & vous bien perfuader que perfonne ne s'y intéreffe plus que moi pour 1'honneur des lettres, du bon fens & de la philofophie! Sur ce &c. Le 4 Oclobre 17Ö8, Je vous aurois répondu plutót, fi je ne m'étois vu accablé d'affaires de différens genres. Je com» mence par vous remercier de votre harangue aca« démique inclufe dans votre lettre, & de ce que vous me dites fur le renouvellement de 1'année. Je puis vous afiurer fans compliment que je fuis B 3  co CORRESPONDANCE. trés. content de votre huangue; c'eft un éctii plein de dignité; vous y touez le Roi de Danemarck fans le flatter, & vous épuifez toutes les matières que le Danemarck fournit, pour en dire quelque chofe d'avantageux. Le fiyle en eft fimp'e & noble; la feule image que vous employez eft pour le Czar Pierre I| elle eft forte & plncée en fon lieu pittorefque. J'ai lu d'autres difcoun, même des vers faits pour ce fujet; fans vous flatt>r, vous devez croire que votre harangue 1'emporie fur tous ces autres ouvrages qui me font parvenus. ., ,, , Nous n'aurons plus déformais des Nouvelles de France du Roi de Danemarck, car le voila parti; mais 1'obfcrvatoire de Paris en débite une, qui, fi elle fe confirme, donnera de la tablature aux favans & de la matière aux aflrologues. On nous mande qu'un fatellite ancien de Saturne s'eft perdu Vous qui êtes un habitant du ciel, je vous Prie de me dire ce qu'il eft devenu. Saturne 1'a. t il avalé? ce fatellite eft-il difgracié? ou fe feroit. il caché fous quelque nuage pour fe mocuer des aftronomes? Meffieurs les aflrologues, fans attendre la confirmation de ce phénomène, annonceront hardiment la chute de quelque favori d'un grand prince, ou ils foutiendco.it que le rècne de Saturne va revenir fur terre & que ce fatellite perdu, il 1'a envoyé s'incarner, (comme Somonocodon;) qu'on le verra paroltre a la tete de 1'armée turque ou de 1'armée rulle, pour etam fon tègne. Pour moi, je me contente», de  CO RRESP O ND ANCE. 3- cr5er partout: fi vous 1'attrapez , ^«Mgjg Pas Meffieurs. Vos aftronomes de Verfaiües diront que le «tellite defcend fur terre pour fubjuguet la Corfe, dont les généraux & les armees d»& Louis XV. ne peuvent venir a bout. Enfin U réfulte de toutes ces conjecture. que Saturne va nous tailler de la befogae dans le courant de cette "tolu vieux que je fuis j'ai lu 1'a, b,c, de Voltaire, & je vous réponds qu'il ne connolt n> n entend 1'a, b, c, de Hugo Grotius, que probable. ment il n'a jamais lu Iiobbes non plus; cela eft pédant, paree que cela eft profond. Le jugement qu'il porte de Montesquieu eft mieux tapé que le refte. Je crains qu'il n'ait raifon. Le rejte de 1'ouvrage contient des facéties & des légüretés répandues a fa manière. II croit le monde éteruel, & il en apporte les plus foibles raifons; il voudroit bien douter de Dieu, mais il craint le fagot. Ce qu'il dit de mieux, c'eft qu'il veut que les rois, au lieu de mettre leurs armées aux prife-s, fe battent eux-mêmes. Comme Voitaire n'a point d'armée, j'aurois envie de lui envoyer un coutelas bien affilé, pour qu'il vide fon différend avec Fréron; je voudrois les voir s'efcrimer en champ clos; cela vaudroit a tout prendre mieux que les injures qu'ils fe difent. Depuis un an je n'ai rien recu de Voitaire. Pour le cher Ifaac, il s'eft mis a la moutarde de Dijon, qui vaut peut - être'nutant que les eaux d'Aix; je ne fais quand il arrivera chez lui, ni B 4  J2 CORRESPO ND A NCE. quand il reviendra; peut-être fe fera -1-il hiftoriographe du fatellite de Saturne, pour nous eu donner 1'itinéraire & les aventures. Ecrivez - moi quand 1'envie vous en prendra; toutefois ne trouvez pas étrange que les réponfes ne vous arrivent pas promptemenr. Ces maudits slliés de votre vice- Dieu nous donnent de 1'occupation: quand la mairon de notre voifin brüle, notre premier foin doit être de préferver la notre de 1'incendie qui Ia menace &c. Le 16 Janvier 1769. NE.penfez pas, mon cher d'Alembert, que les querelles des Saimates & des autres peuples orientaux troublent ma tranjuillité au point de ne pas pouvoir répondre aux lettres des philofophes. Nous cultivons la paix malgré les guerres de la Podolie, malgré ceile de Corfe & malgré Ie trouble que vous autres écervelés de Frac§ois excitez en Suède. Nous n'avons rien it craindre de perfonne, paree que nous fommes amis de tout le monde, & je crois que les frontières gauloifes du pays des Weiehes n'ont rien a appréhen. der des courfes des Tartares & des Cofaques. Voila donc nos vceux principaux accomplis. Quant a mon individu, mon cher d'Alembert, je vous dirai ce que le Prince Eugène répondit a Carelli, médecin de Charles VI; mon mal eft une coïonnerie qui conduit au tombeau; c'eft 1'age,  CO RRES P O NDANCE. 33 Hage, c'eft Ia vieillefle qui mine petit a petit, & qui confumant nos forces, nous amène dans ce pays oü Achille & Therfite, Virgüe & Mévius, Newton & Wiberius, oü tous les hommes fout égaux. Je fuis bien aife que vous me rafiuriez fur les affaires du ciel qui font de votre département: je voudrois que celles de la terre & de la mer allasfent également bien; mais eu vivant dans le monde on apprend a fe contenter de peu, & c'eft une confolation pour une ame bien nee d'ê.tre informée, quand tout fe bouleverfe fur ce petit globe, qu'au moins le ciel va bien. Quant a notre petit tas de boue, vous voyez qne les fouverains voyagent pour s'inftruire. Vous avez joui a Paris de la vifion béatifique du Roi de Danemarck; il eft jufte que Rome jouifte de celle de 1'Empereur, qui vaut un peu mieux que ce Roi du nord. C'eft le premier Empereur, depuis le temps du bas empire, que cette capitale du monde ait recu dans fe3 murs fans une fuite de conquérans qui 1'accompagnent. Ce prince a donné de fages infiruftions aux cardinaux aflem. blés au conclave; il eft a fouhaker qu'ils les fuivent; mais il eft apparent que le faint efprit voyageant a fon tour, aura pafte par Madrid & Verfailles pour inftruire les éleéteurs fur Ie choix du fuccefleur de Céphss; il eft encore très-plaufible que ce nouveau pontife ne fera intronifé qu'i condition qu'il fupprime totalement 1'ordre desjéfuites. Pour moi je fais gloire d'en conferves - BS  24 CORRESPONDANCE. les débris en Siléfie & de ne point aggraver lear malheur, tout hérétique que je fuis. Quiconque k 1'avenir voudra voir un ignatien, fera obligé de fe rendre en Siléfie, feule province oü il retrouvera des reliques de eet ordre qui naguères difpofoit defpotiquement des cours de 1'Europe. Vous vous reflentirez avec le teraps en France de 1'expulfion de eet ordre, & 1'éducation de la jeunefie en fonffrira les premières années. Cela vous vient d'autant plus mal k propos que votre littérature eft fur fon déclin, & que de cent ouvrages qui paroiflent, c'eft beaucoup d'en trouver Vin paftable. Je ne connois point ce poëme de Saint Lambert dont vous me parlez; mais je 1'attends avec cette prévention a laquelle votre fuffrage ml dirpofe. Je ne connois ui la gazette du bas Rhin , ni ceHe de Hoüande, encore moins celle de Paris. Je fais qu'un Francois, votre compatriote, barbouille régulièremem par femaine deux feuilles de papier a Clèves; 'je fais qu'on achète fes feuilles & qu'un fot trouve toujours un plus fot pour le lirev mais j'ai bien de la peine me perfuader qu'un f écrivain de cette trempe puifte porter préjudice it votre réputation. Ah! mon bon d'Alembert, fi vous étiez roi d'Angleterre, vous eftuyeriez bien d'autres brocards que vos trés-fidelles fujets vous fourniroieut pour exercer votre patience. Si vous faviez quel nombre d'écrits infames vos chers compatriotes ont publié contre moi pendant la guerre, vous ririez de ce miférable folliculaire.  C O RR E S P O ND A NCE. J5 Je *n'ai pas daigné lire tous ces ouvrages de la haine & de 1'envie de mes ennemis, & je me fuis rappelé cette belle ode d'Horace: Le fage demeure inébranlable aux coups de la fortune. Que le ciel tombe, il ne s'en émeut pas; Ta terre fe refufe fous fes pieds, il n'en eft point troublé; que tous les é'.émens fe confondent, il oppofe a tous ces phénomèeies un front calme & ferein : fort de fa vertu, rien ne Pagite: il voit du même ail Pinfoitune & la profpèritè, il rit des clameurs du peuple, des impoftures de fes envieux, des perfécutions de fes ennemis, & fe réfugiant dans lui •même, il y rctrouve le calme & cette douce fèrénitè que donnent le mérite & Pinnoccnce. Voila, mon cher, les confeils qu'un poëte ftrranné peut donner a un philofophe: cependant on s'informera touchaut vos plaintes, & 1'ou tachera de vous donner fatisfaélion; c'eft Ie moins que vous deviez auendre de moi. Sur ce &c. Le ag Avril i^fio. \^ous avez toujours les yetix fixés, mon cher d'Alembert, fur ces théologiens belliqueux qui argumentent en Pologne a grands coups de fabre. Aucune des hordes qui combattent fous eux n'a lu, je vous afttire, ni les inflitutions de Jean Calvin, ni la foinme de St. Thomas. Le Ciel va décider entre 1'alcoran & la proceflïon du fainc B 6  36 CORRESPONDANCE. Efprit du père. Je parierois pourtant pour Jes feétateurs de cette dern'ère opinion. Tout ce qui s'eft paffé jusqu'iï préfent entre ces cations tbéologiennes, doit être confidéré comme un prélude de ce qui arrivera lorsque la campagne fera ouverte. Le grand Vifir, & la téte des catholiques orthodoxes, va palier le Danube; le prince Gallizin avec fes hérétiques va s'avancer pour le combattre au paflage du Niefter. Cela prépare une belle fête pour le Diable; car la forbonne & 1'enfer, ou 1'enfer & la forbonne damnent également mahcrnétans & grecs. Quelle recrue pour Ie rol de la huaille noire & pour fes adhérens! J'ai tant envoyé de gens dans ce pays-la, malgré moi, qu'il m'eft bien permis d'être fpedateur de ceux que Sa Majeflé impériale de Conftantinopoïe & Sa Majeflé impériale de toutes les Ruflies y feronti voyager. Pour vous autres Francois, vous n'y allez pas demain morte en Corfe; vous déptuplez honnétement cette ile; mais le fort de ceux que > ous envoyez dans 1'autre monde eft différent de celui des Ruffes & des Turcs; car quiconque eft tué ayant combattu pour Paoli & pour la liberté de fa patrie, eft martyr & gibier de paradis. Votre Choifeul a pris cette Corfe, comme .un chat tire des marrons du feu; mais comme il eft adroit, il ne fe brülera pas. II prend du goü.t, a ce qu'oa affure, pour Avignon & pour le comtat Venaifin; il protefte au pape que hoe regnum fuum non eft vtundi* & ce pauvre druide ultramontain fera  CORRESPONDANCE. 37 obligé de fe Ie perfuader s'il peut. Le faint Efprit 1'a élu conditionnelletnent; que voulezvous qu'il fafle? II a perdu fon crédit idéal, fondé fur la ftupidité générale des nations; il fupprimera les jéfuites , comme autrefois un de fes prédécefleurs abolit 1'ordre des templiers, & les potentats orthodo. xes & le vicaire de Ctphas Bargonne fe partageront leurs dépouilles, tandis qu'un pauvre petit prince hérétique & tolérant ouvrira un afile aux perfécuiés. Quel tableau un peintre habile ne fe. roit il pas de ces événemens ? II vous deflmeroit d'un cóié le moufii rétabliflant des évêques polonois dans leurs cathédrales, de 1'autre des popes rufles combattant pour les enfans de Calvin: dans le lointain On prince proteftant protégeant les jéfuites opprimés par de trés ■ catholiques & de trèschrétiens monarques, & dans un nuage élevé faint Ambroife, Luther, avec Ie patriarche Photius. croyant tous trois avoir la berlue & ne comprenant rien a eet étrange fpéétacle. Si ce tableau s'achève > il fera deftiné a orner le grand fallon des petttes maifons de 1'Europe. Mais trève de plaifanterie. L'édifice de Péglife romaine commence ft s'écrouler, il tombe de vétufté. Les befoins des princes qui fe font endettés , leur font défirer les richefles que des fraudes pieufes ont accumulées dans les monaftè» res; affamés de ces biens, ils penfent ft fe les appropriér. CeiT la tonte leur politique. Mais ils 11e voient pas qu'en détruifant ces trompettes de la fuperftition & du fanatisme, üs fapent la  3g CORRESPOND/4 NC E. bafe de 1'édifice, que Terreur fe diflïpera, que le Zèle s'attiédera, & que la foi, faute d'être ranimée, s'éteindra. Un moine, méprifable par luimême, ne peut jouir dans 1'Etat d'autre confidé- ration'que de celle ^ue lui donne le ^é]ogé de fon faint ininiftère. La fuperftition Ie nourrit, la bigoterie 1'honore & le fanatisme le canonife. Toutes les villes les plus remplies de couvens font celles oü il règne le plus de fuperftition & d'intolérance. Détruifez ces réfervoirs de Terreur, & vous boucherez les fonrces corrompues .qui entretiennent les préjugés , qui accréditent les contes de ma mère 1'oie, & qui dans le befoin en produifent de nouveaux. Les évêques, la plupart trop méprifds_ du peuple , n'ont pas aflez d'empire fur lui pour exciter fortement fes paiïïons, & les curés, exafts a recueillir leurs dixmes, font aflez tranquilles & bons citoyens d'ailleurs pour ne point troubler 1'ordre de Ia fociété: il fe ttouvera donc que les puiflances, fortement affeaées de 1'acceiToire qui irrite leur cupidité, ne favent ni ne fauront oü leur démarche les doit conduire: elles penfent agir en politiques & elles agilTeut en philofophes. II faut avouer que Voitaire a beaucoup contribué è leur applanir ce chemin; il a été le précurfeur de cette révolution, en y préparant les efprits, en jetant ft pleines mains le ridicule fur les cuculati & fur quelque chofe de mieux: il a dégrofli le bloc auquel travaillent ces miniflres, & qui deviendra une belle ftatue d'Uranie, fans qu'ils fachent comment.  CORRESPOND ANCE. 3s, Après d'auffi belles chofes, je fuis un peu faché . que ce même Voitaire fafle fi platement fes pa. ques, & donne une farce auiïï triviale au public; qu'il fafie imprimer fa confeiïion de foi,a laquelle perfonne n'ajoute foi, & qu'il fouille la male parure de la philofophie par les accoutremens de 1'hypocrifie dont il s'affuble. Pour moi, il ne m'écric plus; il ne me pardonnera jamais d'avoir été ami de Maupertuis: c'eft un crime irrémiffible. On die qu'il s'eft brouille" avec fon évêque , que celui.la s'efl plaint en cour, & que le Trés-Chrétien a prononcé contre Voitaire, que la peur a glacé le pauvre philofophe & qu'il s'eft prété a ces momeries de paques & de 1'autel, pour ne pas pousfer a bout la patience des puiftans dont il n'a pas mal abufé. Cet homme auroit eu trop d'avantages fur fes contemporains, s'ils n'étoient pas rachetés par quelques foibleftes: ii eft haineux comme le Dieu d'Abraham, d'Ifaac & de Jacob, il puniroit jusqu'au quatrième degré la génération des des Fontaines, des Roufleau, des Fréron, des Pom. pignan ; &c. cela n'eft pas dans Ie gorlc de 1'académie ni du ponique, car vous autres philofophes Calmes au haut des cieux que Newton s'eft foumis, Vous êtes fourds aux cris d'impuiiTans ennemis * Un généreux mépris convertit en louange La voix qui contre vous croafte dans la fauge. C'eft ce qui doit arriver a tous ceux qui favent t. -daigner de ridicules accufaiions; car qui croira  4o CORRESP ONDANCE. fur Ia parole du gazetier du bas Rhin qu'on rue un académicien oflogénaire en Ie contrariant ou en Ie perfifflant? Ce genre de mort a été ignoté jusqu'a nos jours & le fera éternellement. Les calomnies fines font dangereufes; mais en vérité les platitudes n'attirent que du mépris. Notre géomètre berlinois fe porte a merveüle: il vit plus dans la planète de Vénus que fur ce petit globe terraquée. Le peuple, qui a peut-être entendu parler de Vénus, & de fon paffage par le disque du foleil, a été pendant deux nuits de fuite fur pied pour obferver ce phénomêne: cela vous fera rire aux dépens de mes bons compatriotes, mais ils n'y entendent pas plus de finefle. Vous me parlez d'ouvrages que vous m'envoyez, lesquels ne me font point parvenus jusqu'a préfent. Je connois les Synonymes francois, je les ai depuis longtemps. Ce livre eft d'autant plus utile qu'il apprécie exactement la valeur des termes de votre langue: je foupconne que c'eft une nouvelle édition de eet ouvrage qui doit me venir. je vous avoue que je fuis affez di.!goüté des nouveaux livres qui paroiffent a préfent en France; on y voit tant de fuperfluité, beaucoup de paradoxes, des raifonnemens Iaches&inconféquens,& avec ces dêfauts fi peu de génie, qu'il y auroit de qnoi fe dégoüter das lettres, fi le fiêcle précédent ne nous avoit pas fourni des cbef-d'ceuvres en tout genre. L'heureufe fécondtté de ce fiêcle nous dédommage de la ftérilité du nótre. Je fuis vena au monde a la fin de cette époque oü 1'efprit ha»  CORRESPO ND yJNCE. 41 mnin brilloit dans toute fa fplendeur. Les grands hommes qui ont fait la gloire de ces temps heureux, fontpafTés; il ne refle déformais en France que vous & que Voitaire qui fouteniez comme des colonnes fortes & puiflantes les reftes d'un édifice qui va s'écrouler. J'efpère donc que nous fortirons du monde en même temps & que nous voyagerons en compagnie vers ce pays dont aucun géographe n'a donné la carte, dont aucun voyageur n'a donné la defcription, dont aucun quartiermaïtre n'a indiqué le chemin, & dont nous ferons réduits ü nous frayer la voie a nous-mêmes: mais jusqu'au moment du départ jouiflez d'une fanté parfaite, goütez de tout le bonheur que notre condition comporte,& confervez votre ame dans une tranquillité inébranlable. Ce font les vceux de tous les philofophes pour leur cher Athénagoras. Sur ce &c. Le 2 Juillct 1769. Je profite du départ du Sr. Grimm pour vous faire parvenir cette lettre & pour vous apprendre que jusqu'a préfent il femble que la fortune, le hafard ou Ia providence n'ont pas décidé en fa. veur de laquelle des nations belligérantes fe déclareroit Ia victoire. Monf. SaintNicolas, quinavige fur une meule de moulin, & qui a une bonne tête comme 1'on fait, a perfuadé au Prince GaU litzin de fe retirer auprès de Kaminieck.  4. CORRESPONDslNCE. Te fuis bien atfe que vous foyez content des mémoirés de notre académie. Les trois fujets dont vous parlez, font fans contredit ce qu'il y a de mieux dans ce corps. Les hommes a talens en tout genre fe font rares; on a bien de la peine a trouver des hommes fupérieurs comme on les défireroit, & dans nos temps de itérilité on feroit embarraiTé a faire un meilleur choix. Si vous ne voulez pas me revoir a la vallée de Tofaphat, déterrainez-vous donc a me revoir ici; il n'y a point de milieu entre 1'un & 1'autre; cependant j'aimerois mieux que ce fut ici en chair & en os, plutót que je ne fais comment en guife de fantómevcar fans langue & fans voix notre converfationnem'a pas la mine d'être fort b:illante. Te charge M. Grimm de vous rendre toute la part tout flntérêt que je prends a votre perfonne. Vous connoiffez d'ailleurs 1'eflime avec laquelle ïe fui' &C' Le ,4 septembre 1769. Je fuis bien aife d'avoir fait la connoiiTance da Sr. Grimm. C'eft un gar9on d'efprit, qui a la tête philofophique, & dont la mémoire eft orn e de belles connoiftances. II n'aura jamais pu vous dire combien je vous eflime & combien je prends intérêt a tout ce qui vous regarde. U a trouve ma fanté affez bonne, paree que le moment de convalefcence qui fait un acces de goutte,  CORRESPOND ANCE. 43 •fécMëfflent celui oü Ton fe trouve Ie mieux. D'ailleurs le meiUeur remède pour la jeunefle « pour les vieiilards eft fans contredit la tranquillité d'ame. qui infpirant une joie douce met un nouveau beaume dans le fang & appaife ces mouvemens violens qui détruifent nos foibles reflbrts. Je crois que le bon cordelier pape aura befoin de recourir a ce remède; du moins Meftieurs fes enfans lui préparent-ils une belle tablature. J'aimerois autant être favetier que pape dans ce fiècle-ci. Le preftige eft dén-uit, & le miférable charlatan continue a crier fa drogue que perfonne n'achète, tandis que des téméraires s'acharnent arenverfer fon théatre. Je ne fais quel Anglois , après avoir tiré 1'horofcope de la hiërarchie, ayant calculé fa durée, en a fixé le tërme a la fin de ce fiêcle. Je ne ferois pas faché de voir ce fpedtacle; toutefois il me femble que cela n'ira pas fi vke, & qu'elle foutiendra fes abfurdités peut-être encore une couple de fiècles, d'autant plus qu'elles font appuyées par 1'enthoufiasme de la populace. Ce que je viens de dire fait naitre la queftion, s'il fe peut que le peuple fe pafle de fables dans un fyftème religieus ? Je ne le crois pas, a caufe que ces animaux que 1'école a daigné nommer raifonnables, ont peu de raifon en elTet. Qu'eft-ce que quelques profeiTeurs éclairés, quelques acadé. micieus fages, en comparaifon d'un peuple immenfe qui forme un grand Etat? La voix de ces précepteurs du genre humain eft peu entendue & ne s'étend pas hors d'une fphère refierrée. Comment  44 CORRESPOND ANCE. vaincre tant de préjugés fucés avec le lait de la nourrice? Comment lutter contre Ia coutume, qui eft Ia raifon des focs, & comment déraciner du cceur des hommes un germe de fuperftition que la nature y a mis & que le fentiment de leur propre foiblefle y nourrit? Tout cela me fait croire qu'il n'y a rien a gagner fur cette belle efpèce a deux pieds & fans plumes, qui probablement fera tou. jours le jouet des fripons q'ii voudront la tromper. Pour notre académie, fans être bien brillante, elle va doucement fon chemin. L'approbation que vous donnez a quelques-uns de fes membres, me les rend encore plus précieux. L'efpérance que vous me donnez de faire un tour dans ces con. trées, me fait plus de plaifir que n'en auroient les Juifs a la feconde apparition d'Elie. Je m'en tiens au préfent; je ne connois point la carte qui fuue la vallée de Jofaphat, ni le chemin qui peut y conduire, ni Ie langage qu'on y parle; il eft plus für de vous voir ici avec tous mes fens & de pouvoir vous aflurer de vive voix combien je vous eftime &c. Le 15 Novembre 1769. Le nord,Monfieur Protagoras, eft plus tranquille que vous ne le croyez; c'eft 1'orient oü règnent le trouble, la guerre & la confufion. Nous autres qu'on appelle les vieillards de 1'Europe, nous fommes trop pefans pour tracafler comme certaine  CORRESP ONDANCE. 45 nation du fud qu'on appelle les Welches. Cette nation gentille fourre fon nez partout, fouvent oü, elle n'a que faire, & porte 1'inquiétude qui Ia dé. vore d'un bout du globe a 1'autre; elle croit qu'en la communiquant elle diminuera Ia portion qui lui en eft échue, & qu'elle en deviendra moins agitée; mais c'eft peine perdue, dit-on, & pour Ia rendre plus tranquille (je n'ofe pas dire plus fage) il faudroit exorcifer le démon qui la pofTède, felon ce que m'aiTura en dernier lieu un théologien grave, avec lequel je m'entretins fur mon falut. Je laifle le puiné dans Ia catégorie oü vous le ran« gez avec le Roi des Sarmates; jamais concile ne 1'a accouplé de tel compagnon; quelque peu de crédit qu'ils ayent a préfent, leur tour pouna revenir; fi le deftiu le veut, ils reprendront faveur & feront fortune. Ce Monfieur *** eft encore . jeune; il eft comme le Duc de Lauraguais; a force de faire des fottifes il deviendra fage: fa naisfance n'tft conftatée que depuis quinze cents ans; vous voyez qu'il eft encore dans 1'enfance. Dieu fait combien de milliers d'années fe font écoulées avant que fon vieux papa parvJnt a s'accréditer & è jouir de la confidération qu'il a préfentement. Le temps fait tout; il produit, il exhaufle, ü abaifte, il relève les dieux & les hommes. Fions* nous-en a lui, mon cher d'Alembert, & Mon* fieur le Chevalier trouvera a fon tour le moment de briller. En attendant, ma familie s'amufe a faire des enfans: c'eft un bon remède pour 1'oifiveté, &  46* CORR E S P O ND ANCE. qui eft en fon lieu quand on a fouten u fept an. nées de guerre. Je vous remercie de la part que vous y prenez, & fi c'étoit dans les temps de Catherine de Médicis, je vous prierois de faire 1'horoscope de 1'embryon qui dans fik mois pourra venir au monde; mais je vous en difpenfe. Pour moi, au lieu de faire des enfans, je fais de mauvais mémoires pour 1'académie, dont vous verrez ici un échantillon. Je crois que vous fetez affez de mon opinion pour le principe: je fuis mes idéés, que je crois calculées pour le bien de l'humanité,& pour perfuader nos prêtres de les adopter j'ai été obligé de les ménager; pourvu que le bien fe faire , qu'importent les moyens qui peuvent 1'acheminer? Je fuis grand partifan de la morale,paree que je connois beaucoup les hommes,& que je m'appercois du bien qu'elle peut produire. Pour un algébrifte, qui vit dans fon cabinet, il ne voit que des nom» bres, des proportions; mais cela ne fait pas aller le monde moral , & de bonnes ruceurs valent rnieux pour la fociété que tous les calculs de Newton. J'efpère que vous me direz franchement votre fentiment fur mon mémoire, bien alïïiré de mon eftime & que je prie Dieu de vous avoir en fa fainte & digne garde. Le 4 Janvici 1770.  CORRESPOND JNCE. 47 ^Vous favez que nous autres poëtes nous forn> mes accufés d'aimer un peu trop la flatterie & 1'hyperbole; cependant le prologue fait pour 1'Eleftrice de Saxe n'en eft pas fufceptible, paree que cette princefte eft douée des plus rares qualités & potfède des talens qui fuffiroient a la réputation d'une particuliére. Cependant comme le public eft plus malin qu'admirateur, il falloit le contenter en faifant une petite fortie fur les comédiens, qui méritoient bien d'être relevésJe crois que vous avez de la peine ft Paris ft trouver de bons fujets; mais fi vous conr.oiffiez ceux qui repréfentoient cette pièce , votre troupe en comparaifon vous paroitroit divine. Si, comme le difent les philofophes, toutes les occupations des hommes font des jeux d'enfans, autant vaut-il faire un mauvais prologue que de tronbler la tranquillité de 1'Europe. Je n'ai rien ft démêIer ni avec Mahomet ni avec les Sarmates qui s'entre-déchirent. Je vis en paix & en bonne intelligence avec tous mes voifins, & je fais des vaudevilles pour m'amufer. J'ignore ce que penfe 1'infaillible qui fiége aux vfept montagnes; mais je fais qu'il s'intérefte pour achever & perfeftionner notre égUfe catholique de Berlin, & .qu'il ne me hait pas, me regardant comme un des fuppóts de fa garde précorienne, qu'on veut le contraindre ft licentier: il fe con-  48 CORRESPOND ANCE. tente de difputer pied ft pied les reftes d'un crédit idéal qui lui fait craindre une banqneroute prochai. ne. II fe trouve dans Ie cas de votre controleur desfinances; mais je parierois bien que la France, comme le plus ancien royaume de l'urjivers, aura le pas de Ia banqueroute, & que vos bourfes fe trouveront vides avant que le règne de la fuperftition foit aboli. La queftion que vous propofez ft rotre académie eft d'une profonde philofophie. Vous vonlez que nous fcrutions la nature & la trempe de 1'esprit humain, pour décider fi 1'homme eft fufcepti. ble d'en croire plutót le bon fens que fon imagination. Selon mes foibles lumières je pencherois pour 1'imagination, paree que le fyftème merveilleus féduit, & que 1'homme eft plus raifonneur que raifonnable. Je m'appuie dans ce fentiment fur 1'expérience de tous les temps & de tous les ages. Vous ne trouverez aucun peuple dont la religion n'ait été un mélange de fables abfurdes, & d'une morale néceflaire au maintieti de la fociété. Chez les Egyptiens, chez les Juifs, chez les Perfes, chez les Grecs Sr les Rottum», c'eft la fable qui fert de bafe 4 la religion. Chez les peuples de 1'Afrique vous trouvez pareillement ce fyftème merveilleux établi, & fi vous ne rencontrez point la même démence dans les lies Mauannes, c'eft que fes habitans n'avoient du tout aucun culte. La nation qui paroit la moins imbue de fuperftition , eft fans contredit Ia chinoife. Mais fi les erands fuivirent la doctrine-de Confucius, le peu. 6 ple  CORRESPONDANCE. 49 ple ne parut pas s'en accommoder; il reent a bras ouverts les Bonzes, qui le nourrirent d'impoftures, aliment propre a la populace & adapté a fa grosfièreté. Ces preuves que je viens d'alléguer, font prifes des exemples que nous fournit 1'hiftoire; il en eft encore d'au.tres qui me parouTent plus fortes, prifes de la condition des hommes & de 1'empêchement qu'un ouvrage journalier & néceftaire met a ce que la multitude des habitans puifle être éclairée pour fe mettre au deflus des préjugés de féducation. Prenons une monarchie quelconque; convenons qu'elle contient dix millions d'habitans; fur ces dix millions décomptons d'abord les la. boureurs, les manufacturiers, les artifans, les foldats, il reftera fi peu prés cinquante mille perfonnes tant hommes que femmes; de celles.la décomptons vingt-cinq mille pour le fexe féminin, le refte compofera Ia nobieiTe & la bonne bourgeoifie; de ceux-la examinons combien il y aur» d'efprits inappliqués, comb'en d'imbécilles, combien d'ames pufillanimes, combien de débauchés, & de ce calcul il réfultera a peu prés, que fur ce qu'on appelle une nation civilifee contenant envi. ron dix millions d'habitans, h peine trouverez-vous mille perfonnes lettrées, & entre celles-la encore quelle difrerence pour le génie? Suppofez donc qu'il füt poffible que ces mille philofophes fulfenc tous du même femiment & auflï dégagés de préju. gés les uns que les autres, quels efTets produiront leurs lecons fur Ie public? Si huit dixièmes de la nation , occupés#. pour vivre, ne lifeni Qsuy. pofth, de Fr, II. I. XI. C  go CORRESP 0 ND ANCE. point; fi un autre dixième encore nc s'applique pas par frivolité, par débaucbe ou par ineptie; il réfulte de la que le peu de bon fens dont notre efpèce eft capable, ne peut réfider que dans la moindre partie d'une nation, que le refte n'en eft pas fufceptible, & que les fyftèmes merveilleux prévaudront par conféquent toujours fur le grand notr.bre. Ces confidérations me portent donc ft croire que la crédulité, la fuperftition & la crainte timorée des ames foibles 1'emportera toujours dans la-balance du public, que le nombre des phiïofophes fera petit dans tous les ages, & qu'une fuperftition quelconque dominera 1'umvers. La religion chrétienne étoit une efpèce de théisme dans le commencement; elle naturalifa bientót les idoles & les cérémonies païeunes, auxquelies elle accorda 1'indigénat, & ft force de broderies nouveües, elle couvrit fi bien 1'étoffe fimple qu'elle avoit recue dans fon inftitution, qu'elle devint méconnoiffable. L'imperfeaion ,ant en morale qu'en phyfique eft le caraétère de ce globe que nous habitons; c'eft peine perdue d'entreprendre de l'éclairer,& fouvent la commis. (ion eft dangereufe pour ceux qui s'en chargent. II faut fe contenter d'étre fage pour foi, fi on peut 1'être, & abandonner le vulgaire ft lerreur, en tachant de le détourner des crimes qui derangent 1'ordre de la fociété. Fontenelle difoit trésbien, que s'ii avoit la main pleine de vérités, il ee 1'ouvriroit pas pour les communiquer au public, paree qu'il n'en valoit pas la peine i je  COKRESPONDANCE. 5« penfe 4 peu prés de même, en faifant des voeux pour Ie philofophe Diagoras, & priant Dieu de 1'avoir en fa fainte garde. Le 8 Janvier 1770. T_/approbation que vous donnez 4 mon mémoire me fair d'autant plus de plaifir, que votre fuffrage a plus" de poids que n'en auroient les fuffrages de dix mille ignorans. Pour répon. dre 4 Pobjeftion que vous me faites 4 1'égard de ceux qui croupiffent dans la dernière mifère, il faut premièrement convenir que la police de fon coté, & la charité des bonnes araes du leur, viennent au fecours des malheureux, & qu'il n'y a point d'exemple, Cfauf les calamités publiques.) oü 1'on ait vu une familie, pas méme un feul homme, mourir exaftement de faim. Les hommes les moins bien panagés de la fortune font ceux qui n'ont de fonds que leurs bras & leur induflrie; une maladie qui leur furvient, les réduit auffitót aux abois, 4 caufe que leurs revenus ceflent avec leur travail: relevant de maladie ils fe trouvent endettés, & trop foibles pour reprendre leur ou. vrage. * Cette fituation fans doute eït dure, furtout s'ils font furchargés d'une familie; mais au lieu de voler & d'aiTaffiner fur les grands chemins, ce qui conduit 4 la potence ou 4 la roue, n'auront-ils pas plutór recours 4 la compaffion de perfonnes vertueufes, pour fe procurer un fou!*C a  5* CO RRE S F O ND d NCE. gement honnête dans leur mifère, au lieu de fe précipiter dans un malheur cent fois plus affreuxf Les principes réprimans du vice que j'ai propo» fés, font, 1'amour de la confervation, qui doit faire craindre aux hommes d'entreprendre des aftions que les lois punifTent c-n leur ótant la vie; 1'amour de la réputation, qui doit empêcher de fe déshonorer en fe livrant en aveugle a fa padion; & 1'amour de la belle gloire, ce puiiTant aiguillon, qui fait abhorrer a ceux qui en font excités tout ce qui pourroit flétrir leur nom, & les ponfle a pratiquer tout ce que Ia vertu a de plus fublime. Si 1'on applique a propos cette panacée aux différens maux de 1'ame, il eft für que 1'on fera d'étonuantes guérifons. Vous voyez que dans tout ce raifonntmant je fuppofe pour bafe que je m'adrefTe a uue nation oir les lois gouvernent; car il eft bien vrai que fans Ie principe réptimant des punitions, Ia force du raifonnement ne feroit pas fuffifante pour arrêter feule les faillies féroces d'un auiour propre défordonné. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois, taut pour ménager votre fanté que faute de matière, priant Dieu &c. Le 17 Févricr 1770. J e fouhaiterois que votre fanté plus forte & plus «iamireufe vous oermlt détendre vos lettres. paree qu'en difcutant beau coup les matières on les éclaircit, & que vos lumières peuvent m'inftruire.  C O RR E S P O N D A NCE. 53 S'il s'agiffoit de plaifanter, je terrafferois bien vlie Ia d.fficulté que vous me faites nakre, en répondant que ce n'eft pas il un Franr^ois a la propofer, k un Francois qui voit honorer chez lui les plus gros vpleurs & rouer ceux qui ont pris trop peu< Vous voyez aborder toute la France chez vol fermiers généraux, chez vos receveurs, vos trélorres &c. tous gens qui font métier de dépouillet votre Roi & fon royaume. Mais j'abandonna cette défenfe de ma caufe, qui n'eft pas digne de fa gravité ni de fon importance, & reprenant mon férieux & jna pbyfionomie de pédagogue , je vous dirai que le cas, mon cher d'Alembert, que vous rnepropofez, ne peut prcfque pas, arriver, paree que tous les cceurs ne font pas également endurcis, & qu'il fe trouve dans toutes les communiutés & dans toutes les fociétés de bonnes ames, fenfibies aux cris de Ia mifère. Toutefois, fi par impodïblo il fe trouvoit une familie dépourvue de toute a.liftance & dans 1'état affreux oü vous la dépeignez, je ne balancerois pas a décider que Ie vol lui devient légitime: 1) Paree qu'elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des fecours. 2) Paree que fe laifter périr foi, fa femme & fes enfans, eft un bien plus grand crime que de dérober a quelqu'un de fon fuperflu. 33 Paree que 1'intention du vol eft vertueufe & que 1'aftion en eft d'une nécelïïté indifpenfable: je fuis même perfuadé qu'il n'eft aucun tribunal, qui ayant bien conftaté Ia vérité du fait, n'opinat k C 3 *  54 CORRESPONDANCE.abfoudre un tel voleur. Les Hens de la fociété font fondés fur des fervices réciproques; mais tt cette fociété fe trouve compofée d'ames irapitoyables, tous les engagemens fontrorapus, & lon rentte dans 1'état de la pure nature, oii le droit dn plus fort décide de tout. Voila ce qu'un philofophe ébauclié peut répon. dre au grand Anaxagoras qui s'amufe de ce balbutiage Vous me propofez enfuite en peu de mots „ne queftion a laquelle je ne pourrois répondre, fe'on le noble ufage tudesque, que par un gros in - folio. Comment, mon cher Anaxagoras, ne vovez-vous pas dans quelle difculTion je ne pour,ois me difpenfer d'entrer pour détailier toute cette matière? Je me refferrerai donc le plus que noffible Pour vous fatisfaire. Si nous nous p.acons au premier jour du monde, & que vous me \ mandiez M eft utile de tromper Je cup e te vous répondrai que non, paree que 1 erreur & fuperftition étant inconnues, on ne do, es introduire, on doit même les empêcher d éciore En parcourant fbiftoire, je trouve deux Les d'impoftures, les unes a la fortune desquele la fuperftition a fervi de marche.p.ed, & «He, qui a rolde de quelques préjugés ont pu SS i manier 1'efprit du peuple pour fon propte Ïvantage. Les premiers de ces impofteurs ce fT es Bonzes, les Zoroaftre, «es Numa, esMabomet; &c. pour ceux-la je vous les abandonne. L'autre efpèce font les polmques, quu pour le plus grand bien du gouvernement, ont e»  CORRES P OND ANCE. SS recours au fyftème merveilleux, afin.de mener les hommes, de les rendre dociles. Je compte de ce nombre 1'üfage qu'on faifoit a Rome des augures, dont le fecours a fouvent été fi utile, pour arréter ou calmer des féditions populaires que des tribuns entreprenans vouloient exciter. Je ne faurois condamner Scipion 1'africain de fon commerce avèc une Nymphe, par lequel il acquit la confiance de fes troupes & fut en état d'exécuter de brillantes entreprifes; je ne blame poiat Marius de fa vieille, ni Sertorius de ce qu'il menoit une biche avec lui. Tous ceux qui auront a traiter avec un grand ramas d'hommes qu'il faut eonduire au même but, feront coritraints d'avoir quelquefois retours aux illufions, & je ne le» crois pas condamnables s'ils en impofent au public par les raifons que je viens d'ailéguer. II n'en eft pas de même de la fuperftition grofTière. C'eft une des mauvaifes drogues que la nature a femées dans eet uni vers & qui tient même au caraétère de 1'homme; & je fuis moralement perfuadé, que fi 1'on établiflbit une colonie nombreufe, d'incrédules, au bout d'un certain nombre d'années on y verroit nattre des fuperftitioas. Ce fyilème merveilleux femble fait pour le peuple. On abolit une religion ridicule & 1'on en introduit une plus extravagante. On voit des révolutions dans les opinions, mais c'eft toujours un culte qui fuccède a quelque autre. Je crois qu'il eft bon & trés-utile d'éclairer les hommes. Combattre le fanatisme, c'eft défarraer le monflrè C 4  55 CORRES P O ND ANCE, le pms cruel & le plus fanguinaire; crier contra 1'abus des moines, contre ces voeux fi oppofé, aux defTeins de la nature, fi contraires a la mul. tlpHcaüon, c'eft vérhableinent fervir fa patrie. Mais je crois qu'il y auroit de la mal-adreffe, & Hiêrae du danger, a vouloir fupprimer ces alimcns de la fuperftition qui fe diftribuent publiquement aux en fans, que les pères veulent qu'on nournlTe de la forte. La réforme, comme vous le favcz, fit une grande révolution; mais que de rang, que de carnage, que de guerres, de dévaftations pour ofer fe paiTer de quelques articles de foi! Quelle fureur s'empareroit des hommes fi 1'on voulo.t les rupprimer tousl II reroit beau fans doute de iouir du fpeftacle nnique d'un peuple fans erreur, fans préjugé, fans fuperftition, fans fanatisme; mais il eft dit dans les centuries de Noftradamus, au'on ne le découvrira quapiès en avoir trouvé un fans vices, ftfbs paffions & fans crimes. Vous autres lumières de ce ténébreux un.vers, vous laifferez écbapper des gerbes de raifons pour I édairer; qu'en arrivera-t il? Que quelques gens de lettres dironc que vous avez raifon, que les Bonyes & les Lamas crieront, qu'une infimté d imbécilL boucheront hermétiquement les pertu.s de jeurs antres, pour empêcher que votre jour ne. blouiiTe & eux & les habicans de leurs tameres;. & cue le monde demeurera aveugle. La philofophie, encouragée dans ce fiêcle, s'eft énoncé* mc plus de force & de courage que jama.s;  COR.RESPONDANCE. $f qjjels font les progrès qu'elle a faits ? On a chalTé les jéfuites, direz-vous. J'en conviens; mais je vous prouverai, fi vous le voulez, que la vanité, des vengeances fecrètes, des cabales, & enfin 1'intérêt ont tout fait. Je vous objefterai en revanche le meurtre juridique de Calas, la perfécution de Syrven, la cruelle aventure d'Amtens, Ia' canonifation de ***, les forcières qu'on brüle publiquement a Rome, les ridicules querelles des Suifles fur les peines infinies, la fureur théologale' des prêtres hollandois contre des profeflenrs qui enfeignoient que la vertu fuffit aux hommes, fespèce de guerre de religion qui fe fait aétuellement en Pologne. Oh! mon cher Auaxagoras, 1'hom. me eft un animal incorrigible, plus fenfible que raifonnable. Cependant je lui ai fait un catéchisme & je vous 1'envoie. Mes pieds vont aulïï mal que vötre eftomac; j'ai la goutte, fans laquelle je vous aurois répondu avec plus d'ordre, paree que la tête en foufïre, & vous favez peut-être que nous avious ici un médecin qui ordonnoit de faigner au gros orteil, quand on avoit la tête embarrafi'ée; ainfi je ne faurois vous dire fi mon mal git dans la tête ou dans les pieds; mais quelque part qu'il foit, il nem'empêche pas de vous confidérer & de vous eftiraer. Sur ce &c. tt 3 Avril 1770. Cs  C O R'R E S7» O ND AN'C & W*3 J e vous fuis trés obligé de Ia part que vous prenez a rca fanté. L'enchalnement néceffaire des caufes a voulu que 1'acreté amaiTée dans mon fang fut le principe de la goutte qui m'a fait beaucoup fouffrir; mais je me fuis conformé a la volonté irrévocable de la nature. J'ai eu recours au régime comme a Ia patience, & me voila guéri. Durant ma convalefcence le premier livre qui m'eft tombé entre les mains eft 1'Eflal fur les „réjugés; il m^a tiré de 1'inertie oü me tenoient Ls forces perdues, & comme fur bien des fujets je penfe en raifon inverfe du foi.difant ptulofophe qui en eft 1'auteur, j'ai employé toute J'énergie de mon organifation pour en relever les fautes. J'ai éprouvé des mouveroens répullits aux fentimens de 1'auteur, qui prétend que Ia vérité étant faite pour 1'homme, il faut en tout temps la lui dire. Auffi fouvent que 1'auteur dit des injures aux rois, aux généraux, aux poetes, fts idéés n'ont pu s'identifier avec les miennes, paree que j'ai 1'honneur d'étre aflez mauvais poëte, Cou empoifonneur public,) paree queL eu 1'honneur de me battre quelquefois en qualité de général, (ou de bourreau mercenai. re, paree que j'ai eu 1'honneur d'étre une efpèce de Roi, (ou de «yran barbare.) Ces confldé». tions affimilées a ma facon de penfer & felon. Tidée que je me fais des cnofes, mont déter-  GORRESPÖ NDAN'CE. 59 miné a prendre la défenfe de mes confrères, pour empêcher que ces injures, fouvent répétées par de tels auteurs, n'obtiniTent, par 1'habitude & a force d'y accoutumer les oreilles du public, la fanction d'une opinion re?ue & indubkable. Mon auteur m'apprend que mes confrères les rois font une efpèce d'imbécilles, qui ne favent ni lire ni écrirey j'ai !u comme un bénédictin, & j'ai barbouillé du papier it 1'envi du folliculaire ie plus aiTamé; c'eft donc a moi a plaider leur caufe. J'envoie mon factum h Anaxagoras, qui fera notre juge; & même, s'il le trouve a pro»pos, il peut préfenter 1'ouvrage a la cour, afturé par ce moyen d'obtenir la première place de 1'académie des fciences. Badinage a part, eet ouvrage eft très-licentieux & trés- indécent. On diroit que 1'auteur comme un chien enragé attaque tout le monde, & fe rue fur les paflans, égaleraent fatisfait, pourvu qu'il morde; certainement il mérite d'étre traité de même. Si la vérité eft faite pour 1'homme, (de quoi je ne fuis pas d'accord,) s'il faut la lui dire en toute occafion, je me fuis régté fur les préceptes de P'auteur, & je lui ai dit bien fincèrement ce que je penfe de fon ouvrage; il trouve en moi un difciple obéiffant, qui éclairé par fa lumière fe fait un devoir d'imiter fon exemple; & comme la vérité eft toujours utile wk hommes, je me flatte qu'il approuvera la liberté avec iaqueile je la lui dis. Mais quel but ce foi difant phi. lofophe fe propofe-t-il par fon ouvrage? De C 5  6a CO RRE S P O ND ANCE, changer la religion? Je lui ai démontré que cela. étok impoffible. De réformer les gouvernemens? Les injures ne les corrigeronc point, elles pourront les irriter. Bouleverfer les cerveaux de quelques têtes éventées, qui déclamant contre le gouvernement fe feront metcre a la Baftille? C'eft un but digne d'un être malfaifant, malicieus & pervers , ce ne doit pas être celui de 1'auteur. Veutil donc devenir le martjrr de la religion naturelle ? Cela eft bien fou; car quand on n'efpère rien audela du tombeau, il faut rendre autant qu'on ie peut fon exiftence heureufe dans cette vie-ci, la. ieule dont on peut jouir. La mal-adreffe de 1'auteur paroit furtout en ce qu'il calomnie la religion chrétienne. J'avoue qu'il faut être bien novice pour lui imputer des crimes. II eft dit dans févangile: ne faites pas autres aux ce que vous ne voulez pas qu'ön vous faffe. Or ce précepte eft le réfumé de toute la morale: il eft donc ridicule, & c'eft une exagération outrée d'avancerque cette religion ne fait que des fcélérats. II ne faut jamais confondre la lai & pabos. La loi peut être utile & 1'abus pernicieux, & quand on marqué tant d'animofité contre ce que 1'on attaque, on fe déctédite foi-même, & 1'on perd la confiance du lefteur. Voila comme penfe un amateur de la fagefle folitaire, reclus dans fa petite vigne, oü il médite comme un autre fur les folies des -hommes, & fur toutes les opinions bizarres & ridicules qui leur ont pafté par la tête & c'sft- Ia oü. il fait des vceux a la Nature, eoux  CORRESPOND ANGE. f>* qne 1'enchaiaement néceffaire des caufes main* t'ienne longtemps votre efpèce organifée ft 1'abri des infirmiiés, des fouffrances & de la dilfolution, Sur ce &c. Le 17 Mai 1770. J E fuis bien faché de vous favoir toujours lan. guiffant. Pour 1'ordinaire la belle faifon corrobore les corps & leur rend les forces que les indifpofitions de 1'hiver leur ont fait perdre. J'avois efpéré du printeuips le même bénéfice pour vous. C'eft je penfe au dérangement de faifon de cette année qu'i! faut attribuer 1'état oü vous vous trouvez, & je crois que 1'ufage de quelques eaux. minérales ou des bains pourroit vous rétablir entièrement; mais c'eft a la faculté a en décider. A peine vous avois.je envoyé mes remarques fur. eet Efl'ai des préjugés, qu'uu autre livre m'eft tombé entre les mains; & comme j'écois en train. d\xaminer des ouvrages philofophiques & d'écrire, j'ai couché ces remarques par écrit & je vous les envoie. C'eft le Syftème de Ia nature, oü je me fuis attaché a relever les contradictions les plus palpab'es & les mauvais raifonnemens qui ra'ont le plus frappé. II y auroit encore bien des chofes a dire fur ce fujet & bien des détails oü je n'ai pas eu le temps d'entrer; je me fuis borné aux quatre points principaux que. L'autre traite. C 1  §t CORRESPOND ANCE. Quant au premier,oü il prétend qu'une natur* privée d'intelligence a 1'aide du mouvement produit tout, je crois qu'il lui fera impöffible de foutenir cette opinion contre les objeétions que je lui fais. Pour le fecond point, qui roule fur le fatalisme, il lui refte encore des réponfes, & c'eft felon moi de toute la métaphyfique la question la plus difficile a réfoudre. Je propofe un tempérament, c'eft une idéé qui m'a féduit & qui pourroit bien être vraie. Je prends nn milieu enne la liberté & la néceflné; je limite beaucoup la liberté de 1'homme, mais je lui en lailTè cependant la part qne 1'expérience commune des actions humarnes m'empêche de lui refufer. Les deux derniers points roulent fur la religion & le gouvernement. 11 y a outre cela une infinité d'endroits de eet ouvrage oü 1'auteur donne prife fur lui; il affirme sflèz doétoralement que la fömtne des biens Temport* fur la fomme des maux. C'eft de quoi je ne fuis point d'accord avec lui, & ce qu'il lui feroit impöffible de prouver, fi Ton voutoit poufler un peu vivement la difpute fur ce fujet. Enfin, en ramaflant mes remarques, je me fuis cru un docteur de Sorbonne, un pilier de TEglife, un faint Auguftin; mais en reiifant ce que j'avois jeté fur le papier, je me fuis trouvé très.hétérodoxe. J'ai trouvé mes propofitions mal-fonBantes, hérétiques, fentant Théréfie & dignes d'encourir les foudre* du Vatican. Cependant ce qui m'a confolé, c'eft que non adverfaire fera poui le moins doublement cuit-  r icORRESPONDANtE. 63 Si róti, fi je le fuis uue fois dans 1'autre monde. Je ne comprends pas comment il fe trouve des au» teurs affez étourdis pour publier de tels ouvrages» qui les expofent 4 des malheurs três-réels. Si 1'au» reur du fyflème de la nature alloit par hafard être découvert en France, le moins qui lui arriveroit feroit de paffer le refte de fa vie dans la Baftille, & cela pour avoir eu le plaifir de dire tout ce qu'il penfoit. II faut fe contenter de penfer pour foi, & laifler un cours libre aux idéés du vulgaire. Jé ^ ne fais point ce qui a pu animer 1'auteur contre le gouvernement de France. II peut fe paffer bien des chofes dans 1'intérieur de ce royaume dont mon éloignement m'empêche d'étre inftruit. Je fuis perfuadé qu'il s'y commet des injuftices & des violences contre lesquelles le gouvernement dévroit févir;mais comprenez donc bien que, lorsque quatre, fix mille, enfin une multitude d'hommesfe font donné le mot pour en tromper un feul, cela arrivé infailliblement. Cehi eft arrivé en touc pays & de tout temps, & 4 moins que 1'efpèce humaine ne foit refondue par un habile chimifte, & que quelque philofophe ne mêle d'autres matières 4 cette compofition, il en fera toujours de même. H faut s'affurer qu'un homrae eft coupable & enfuite 1'accufer: mais fouvent on fe préci» pite. II eft bon que les hommes ayent un arché* type.un modèle de perfeftion en vue,paree qu'ilsne s'en écartenr que trop, & que cette idéé même s'efface de leur efprit. Mais avec tout cela ils neparviendront jamais 4 cette perfeftion, qui mal-  *4 CORRESPOND ANCE. heureufement eft incompatible avec notre nature. J'en reviens toujours la, mon cher d'Alembert, & j'en conclus que ceux qui travaillent fincèrement pour le bien de la fociété, font, comme votre défunt abbé de faint Pierre, des rêves d'un hon. nête homme. Cela ne m'empêche pas d'y travailler dans le petit eerde oü le hafard m'a placé, pour rendre heureux ceux qui 1'habitent, & la pratiquc de ces chofes qui me paflènt journellement par les mains, m'éclaire fur leurs difficultés. Croyez , mon cher, qu'un homme qui auroit 1'art de vous faire bien digérer, feroit plus utile au monde qu'un philofophe qui en banniroit tous les prejugés. Je vous fouhaiterois un tel médecin d'autant plus fincèrement, que perfonne ne s'intéreffe 4 votre confervation, ni ne vous efiime plus que celui qui prie Dieu qu'il vous ait en fa fainte & digne garde. Le 7 Juillet 1770. T/R plus beau monument de Voitaire eft celui qu'il s'eft érigé lui-méme, fes ouvmges, qui fub« fifteront plus longtemps que la badlique de faint Pierre, que le Louvre & tous ces batimc-ns que la vanité humaine confacre a 1'éternité. On ne p»rlera plus francois, que Voitaire lèra encore traduit dans la langue qui aura fuccédé au francois. Cependant, rempli du plaifir que m'önt fait fes produétions fi variées, & fi parfaites chacune en leur genre, je ne pourrois fans ingratitude me refufer a la propofition que  CORRESPOND ANC £* <<5 vous me faites de cormibuer au monument que lui élève Ia reconnoiffance publique. Vous n'avez qu'a m'informer de ce qu'on exige de ma part; je ne refuferai rien pour cette ftatue, qui feta plus d'honneur aux gens de lettres qui Ia lui confacrent qu'it Voitaire même. On dira que dans ceXVIIle. Gëcle, oü tant de gens de lettres fe déchiroisnt parenvie, il s'en eft trouvé d'aflez nobles, dVfez généreux pour rendre juftice a un homme dmé de génie & de talens fupérieurs a tous les fiècles; que nous avons mérité de pofféder Voitaire, & la poftérité la plus reculée nous enviera encore cec avantage. Diftinguer les hommes célèbres, rendre juftice au mérite, c'eft encourager les talens & les vertus, c'eft la feule récompenfe des belles ames; m elle eft bien due a tous ceux qui cultivent fupérieurement les lettres. Elles nous procurent les plaifirs de fefprit, plus durab'es que ceux du corps; elles adouciflent les mceurs les plus féroces, elles répandent leurs charmes fur tout le cours de Ia vie, elles rendent notre exiftence fupportable & la mort moins affreufe. Continuez donc, Mefïïeurs, de protéger & de célébrer ceux qui s'y appliqueut & qui ont le bonheur en France d'y réuffir; ce fera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre natiou & qui obtiendra gtace du fiêcle futur en faveur de quelques aaes vvelches &. hérules qui pourroient fletrir votre patrie. Adieu, mon cher d'Alembert, portez-vous bien, jusqu'a ce qu'è votre tour une ftatue vous foit éle. vée. Sur ce &c. , Le 28 Juillet 1770.  €6 CORRESPONDANCE. J e trouve votre faculté de médecine bien aimable. Ah l fi j'avois de pareils médecins, que je ferois 4 mon aife! Mais ceux de ce pays-ci ne prefcrivent a leurs patiens que des gouttes & des drogues abominabie?. Cependant vos médecins ont failli; car fi j'avois leur bonnet fourré en tête & que vous m'euffiez confuhé a Paris, je vous aurois prefcrit Pair de ce pays comme le plus propre a vous guérir,• comme je ne fuis pas docteur, il faut en croire ceux qui ont le privilége de fe moquer de leurs malades ou de les abufer. Je fuis fur mon départ pour la Siléfie & la Moravie: 4 mon retour on vous fera toucher a Paris la fomme que vous demandez. C'eft une confo'.ation pour moi, que ces rois tant vilipendés puifienc être de quelque fecours aux philofophes; ils font au moins bons i quelque chofe. Adieu, mon cher. Je vous en dirai davantage 4 mon retour. „ . . Le 18 Aoüt 1770. Je ne m'attendois certainement pas 4 ce que la lettre d'un Tudefque füt lue en pleine académie fran9oife. L'abbé d'Olivet y auroit déterré plus d'un folécifuie, mais par bonheur pour 1'auteur de la lettre, l'abbé d'Olivet étoit trépalfé quand elle parut. Je vous pardonne de 1'avoir montrée,  CORRESPONDANCE. 67 paree qu'elle contient quelques vérités qui font bonnes a dire comme a entendre. Sans doute qu'il faut diflinguer les talens, furtout quand ils font raiTemblés en un degré éminent. Les belles ames ne travaillent que pour ia gloire; il eft dur de la leur faire efpérer & de ne les en jamais mettre en pofTeffion. Les cbagrins attachés i toutes les conditions humaines ne peuvent être adoucis que par ce baume, & il faut un peu de baume même aux plus grands hommes. ]e vous crois a préfent en route pour fItalië, & moi je viens de terminer une courfe longue & vive, que j'ai expédiée affez promptement. je vais prendre un peu de repos, après quoi je compte de répondre a votre lettre très-philofophique que je viens de recevoir, & je vous réponds, paree qu'un forbonniqueur m'a appris que le plus grand affront que puiffe effuyer un théologien, eft de n'avoir rien a répliquer: il faut donc dire quelque chofe, & je trouve a propos dans mon magafin un araas de diftinctions & de fubtilités capables de fournir matière h une duplique, après laquelle, s'il plalt au Ciel, nous ne nous entendrons plus ni les uns ni les autres, & dés ce moment la difpute deviendra intéreffante. D'ailleurs je fuis fort de votre fentiment, qu'après avoir longtemps difcuté ces matières abftrufes, on eft obligé de recourir au que fais je ? de Montaigne. Du refte votre controleur des finances m'a afTuré qu'il avoit pourvu a votre voyage, ainfi que pour le bufte de Voitaire ; Mettta comptera deux cents écus pour eet  63 CO RRES P O N D ANC E. objet, de forte que fon crane & fa cervelle fetont fürement a moi, & le refle pour les autres Coufcripteurs. Adieu, mon cher Anaxagoras; revenez fain & fauf a Paris, & que votre médecin pour 1'année prochaine vous prefcrive pour régime fair de Berlin. Sur ce &c. Le 26 Septembre 1770. M o n voyage en Moravie, des camps aflemblés dans ces envirotis, & la vifite que j'ai recue de 1'Eledtrice de Saxe, fopt des excufes valables de ne vous avoir point répoudu fur ce que vous ni moi n'entendrons jamais bien. Depuis j'ai donné quelque repos a mon efprit, pour le rafTeoir de la diffipatiou du grand monde & le remettre dans fon affiette philofophique. Vous m'obligez de ferrailler avec vous dans fbbfcurité, & je m'écrierai avec vous: Grand Diea, rends-tious le jour & combats contre nous!mais enfin, puisqu'i! faut entrer dans ce labyrinthe, il n'y a que le fil de Ja raifon qui puifle m'y conduire. Cette raifon me montrant des rapports éton. nans dans la nature & me faifant obferver les eaufes finales fi frappantes & fi évidentes, m'oblige de convenir qu'une intelligence préfide a eet univers, pour maintenir 1'arrangement général de la. machine. Je me repréfente cette intelligence comaie le principe de la vie & du mouvement. Le  CORRÊSPONDANCE. €$ fyflème du chaos développé me parolt infoutena. ble, paree qu'il eüt fallu plus dTiabileté pour for. mer le chaos & le maintenir que pour arranger leg chofes telles qu'elles font. Le fyftème d'un monde créé de rien eft contradictoire, & par conféquent abfurde: il ne refte donc que Téternité du monde, idéé qui n'impliquant aucune comradiction , me paroit la plus probible, paree que ce qui eft au. jourd'hui, peut bien avoir été h er, & alnfi du refte. Or 1'homme étant matière, penfant & fe mouvant,je ne vois point pourquoi un pareil principe penfant & agiffant ne pourroit pas être joint a la matière univerfelle. Je ne 1'appelle pas efprit, paree que je n'ai aucune i$ée d'un être qui n'occupe aucun lieu, qui par conféquent n'exifte nulle part; mais comme notre penfée eft une fuite de 1'organifation de notre corps, pourquoi 1'univer», infiniment plus organifé que 1'homme, n'auroit-il pas une intelligence infiniment fupéiieure a celle d'une auffi fragüe créature? Cette intelligence co-éternelle avec le monde ne peut pas, felon que je la concois, changer la na. ture des chofes; elle ne peut ni rendre ce qui pèfe léger, ni ce qui eft brülant glacé. Affervie a des lois qui font invariables & inébranlab'es, elle ne peut que combiner, & ne fauroit fe fervir des chofes que felon que leur conftitution intrinfêque s'y prête. Les élémens, par exemple , ont des principes certains, & ils ne pourroient pas exifter autrement qu'ils ne font; mais fi 1'on veut en inférer que le monde étant éternel, eft néceffaïre, &  CORRRSPONDANCE. que par conféquent tout ce qui exifte eft affujettl a une fatalité abfolue, je ne crois pas devoir fouscrire a cette propofition. II me paroit que Ia nature fe borne a avoir doué les élérnens de propriétés éternelles & (tables, & alTervi le mouvement è des lois permanentes, qui fans doute influent confidérablement fur Ia liberté , fans cependant entièrement la détruire. L'organifarion & les pas. fions des hommes viennent des élémens dont ils font compofés. Or lorfqu'ils obéiffent a ces pasfions, ils font efclaves, mais libres aulTi fouvent qu'ils leur réfiftent. Vous me poufTerez plus loin, vous me direz: mais ne voyez-vous pas que cette raifon par laquelle ils réfiftent b leurs paffions eft affujettie a la néceffité qui la fait agir. fur eux ? Cela peut être a la rigueur. Mais qui opte entre fa raifon & fes paffions, & qui fe décide, eft ce me femble libre, ou je ne fais plus quelle idéé on attaché au mot de liberté. Ce qui eft nécefTaire eft abfolu. Or fi 1'homme eft rigoureufement affujetti a la fatalité, les peines ui les récpmpenfea n'ébranleront ni nf, détruiront eet afcendant^vain, queur. Or comme 1'expérience nous prouve le contraire.il faut convenir que 1'homme jouit quelquefois de la liberté , quoique fouvent limitée. Mais, mon cher Diagoras, fi vous prétendez que je vous explique dans un plus grand détail ce qu'eft cette intelligence que je marie a Ia matière, je vous prie de m'en difpenfer. J'entrevois cette intelligence comme un objet que 1'on appercoit confufemeut travers un brouillard; c'eft baau. I  CORRE SP OND, ANCE. ft coup que de la deviner, il n'eft pas donné ft 1'homme de la connoitre & de Ia définir. Je fuis comme Colomb, qui fe doutoit de 1'eïiftence d'un nouveau monde, & qui laiffa ft cfautres la gloire de le découvrir. Après un aveu aufll fincère vous ne direz pas que des préjugés d'enfance m'ont fait embrafler la défenfe de la religion chrétienne contre le philofophe fanatique qui la déchire avec tant d'aniroofné. Souffrez que je vous dife que nos religions d'aujourd'hui reiTemblent auïïï pen ft celle du Chrift qu'a celle des Iroquois. Jéfus étoit Juif, & nous brülons les Juifs; Jéfus préchoit la patience , & nous perfécutons; Jéfus préchoit une bonne morale, & nous ne la praiiquons pas. Jéfus n'a point établi de dogmes, & les conciles y ont bien pourvu. Enfin un chrétien du rroifième fiêcle n'eft plus reffemblant ft un chrétien du premier. Jéfus étoit proprement un effénien; il étoit imbu de Ia morale des efténiens, qui tient beaucoup de celle de Zénon. Sa religion étoit un pur déifme, & voyez comme nous 1'avons brodée. Cela étanr, fi je défends la morale du Chrift, je défends celle de tous les philolbphes, & je vous facrifie tous les dogmes qui ne font pas de lui. Des prêtres ayant remarqué quel pouvoir leur crédit idéal leur donnoit fur 1'efprit des peuples, ils out fait fervir la religion d'inftrument ft leur ambition; mais fi leur politique a défiguré une chofe qui dans fon infcitution n'étoit pas mauvaife, cela ne prouve autre chofe, finon que Ia religion chrétienne a eu  71 CORRESP OND ANCE. Ie fort de toutes les chofes humaines, qui fe per. •vertiiTent par des abus. Quand on veut donc fe lécrier contre cette religion, il faut défigner les temps dont ou parte & diftinguer les abus de 1'inftitution. Mais quels que foient fes dogmes, le peuple y eft attaché par la coutume ; il 1'eft de même a certaines pratiques extérieures; qui les attaque avec achatnement, le révolte. Que faut-il donc faire? Conferverla morale, & même y réformer ce qui •ft néceffaire; éclairer les hommes en place qui influent fur les gouvernemens,• répan. dre a pleines mains du ridicule fur la fuperüiiion ; peififfler les dogmes, éteindre le faux zèle, pour acheminer les efprits k une tolérance univerfelle: qu'importe alors it quel culte le peup'e eft attaché ? Après vous avoir dit de Dieu ce que j'en fais, & ce que je n'en fais pas, je vous entreticndiai un moment d'une de fes images fur terre, de ce Louis XIV, trop loué pendant fa vie & trop amè. rement critiqué après fa mort. Vous accufez ce prince d'avoir le premier donné l'exemp'.e de ces arraées nombreufés qu'on entretient de nos jours. Ne vous fouvenez-vous donc pas que longtemps avant lui les Romains en avoient introduit 1'ufage? Mettez-vous dans le cas de ce prince. II prévoyoit que la jaloufïe de fes voifins lui fufciteroit des guerres toujours renaiffantes; il ne roti. loit pas être pris au dépourvu. 11 voyoit la maifon royale d'Ëfpagne prés de s'éteindre; ne devoit-il pas fe raettre en pofture pour profiter des événe-  CO RRES P O ND A NC E. 73 *' " .«VI événemens favorables que 1'occafiou lui préfen. toit? Et n'étoit-ce pas un effet de fa prudence ik de fa fageffe de les entretenir avant qu'il en eüc befoin? Et après tout, les grandes armées ne dé. peuplent pas les campagnes, ni ne font manquer de bras l'induflrie. Eu tout pays il ne peut y avoir qu'un certain nombre d'agriculteurs, proportionné aux terres qu'ils ont a cultiver, ik un certain nombre d'ouvriers proportionnés a 1'étendue du débit; le furplus deviendroit ou mendiant ou voleur de grands chemins. De plus, ces nombreufes armées font circuler les efpèces & répandent dans. les provinces avec une diflribution égale les fubfides que les peuples fourniffent au gouvernement. L'entretien coureux de ces armées abrége la durée des guerres; au lieu de trente ans qu'el. les duroient il y a plus d'un fiêcle, les monarques par épuifement font obligés de les terminer bien plus vite. De nos jours fept ou huit campagnes au plus, épuifent les fonds des fouverains & les rendent pacifiques & traitables. II faut encore obferver que ces grolTes armées fixent les condi. tions plus définitivement qu'elles n'étoient fixées autrefois. Au premier coup de trompette qui fonne a préfent, ni le laboureur, ni le manufactu. rier, ni rhomme de loi, ni le favant ne fe détournent de leurs ouvrages; ils continuent tranquillement a s'occuper a leur ordinaire, Iaiffant aux défenfeurs de la patrie le foin de la venger. Autrefois, a la première alarme, on levoit des tronpes a la hate, tout devenoit foldat, on ne pen. Osuy. pojlh. At Fr, 11, TM, D  74 CO'RRESl'ONDANCE. foit qu'a repoufler 1'ennemi, les champs reftoient tn friche, les métiers demenroient oifrfs, & les foldats mal payés, mal entretenns, mal difcipltié$, ne vivoient que de rapines, & menoient la vie de brigauds fur les malheureufes terres qui fervoient de tbéatre h leurs déprédations. Tout cela eft bien chargé, non qu'il n'y ait encore de yils pillards dans quelques armées ; mais tout cela n'approche pas du dérèglement qui avoit lieu au. trefoi*. Aïnfi vous voudrez bien que je fufpende mon iugement fur 1'entretien des grandes armées, iusqu'ü ce que vous me fournifliez de meilleurs argumens pour les abolir. La politique a d'autres régies fans doute que la métaphyfique; mais il en efTd'auffi rigoureufementprouvdes qu'on eu trouve dans la géométrie. Tout cela, mon cher Diagoras, ne fait pas que ie vous en eftime moins. On peut être de différente opinion fans fe haïr, furtout fans fe perféculÈr Vat réfuté 1'auteur du fyftème de la nature, carce que fes raifons ne m'ont pas couvaincu; cependant fi on vouloït le brüler, je pprterois de 1'eau pour éteindre fon bücher. Voila comme il faut penfer quand on veut fe mêler de philofophie, ou il faut renoncer. au titre de ph.loförhe Or je vous avertis que fi nous poufions notre difpute plus loin fur Dieu & fur la fatalité nous aurons Ie malheur de ne nous plus entendre. Je ne faursis vous en dire plus que ce flue mes obfervations & des probabilités m'en f>nt fourni: ces matièrcs ne font pour nous qu'un  CORRESPONDANCE. f$ objet de vaine ctiriofité & d'amufement; par bonheur elles n'influent en rien fur la férénité de nos jours; le grand article eft de fe bien porter. Je fouhaite que votre voyage rétabliffe vos orga. nes dans leur élafticité première, que la diffipa. tion chaffant les brouillards de mélancolie qui s'élevoient de votre ame, votre efprit fouffrant moins des influences fatales de la matière, puifle fe livrer en toute liberté aux impülfions de votre vafte génie. Sur ce &C. ous & Voitaire vous vous égayez fur mon compre, lorsque vous me dites que vous me jugez utile aux progrès de la philofophie. Les fciences ont été illuftrées par les Defcartes, les Newton, les d'Alembert, les Bayle, les Voltai. re; pour moi, qui ne fuis que ce qu'on nomina en Italië dilettante, je fuis avec d'autres amateurs-placé dans le parterre, & j'applaudis a ce qui eft beau; tout mon mérite confifle a battre des mains a propos. Vous aurez a préfent ree-U de ma part une épltre énorme, oü j'épuife pour vous toutes les armes que me fournit mon arfenat d'argumens métaphyfiques. De ces matières abftraites il n'en eft qu'une fufceptible de démonftra. tion, c'eft celle du matérialifme; & ce!Ie-la bien éclaircie, on peut fe contenter de différens 44grés de probabilités pour les autres, qui devieri. D 2 Le iS Oclobre 177a.  75  9p CORRESPONDANCE. une opinion contraire aux vérités de 1'expérierfce , vérités fi palpables, que ceux même qui embraffent le fyftème de la fatalité , le contredifent continuellement tant dans leur vie privée que par leurs aétions publiques. Or que devient un fyflème qui ne nous feroit faire que des fottifes, fi nous nous y conformions au pied de la lettre ? Nous voici a Ia religion, & j'ofe me flatter que vous me prenez pour juge impartial fur cette matière. Je penfe qu'un philofophe qui s'aviferoit d'enfeigner au peuple une religion fimple, courroit rifque d'étre Iapidé. -S'il trouvoit quelque efprit tout neuf, quelque Ainéricain non rrévenu en faveur d'un culte, il pourroit peutItre lui perfuader de préférer une religion raifonuable k celles que tant de fables ont dégra. dées; mais en fuppofant même qu'on parvint k propager la religion des Socrate & des Cicéron - dans quelque province,fa pureté feroit dans peu fouillée par quelques fuperftitions. Les hommes veulent des objets qui frappent leurs fens & qui nourrilTent leur imaginaticn. Nous le voyons éhez les protefians, qui fe trouvant attachés a un culte trop nu, trop fimple, fe font fouvent catholiques pour 1'amour des fêtes, des cérémonies & des beaux motets dont la religion catho. jique apoftolique & roraaine a ddcoré les faribo' les dont elle a furchargé la fimple morale du Chrift; témoins le Landgrave de Heffe, Poellnitz' & tant d'autres.. Mais Oippofè' que vous puis-  C o ff ^ ï ? ■") V O Atf C E. 83 fiez retirer les hommes de tant d'erreurs, c'eft encore une quefiion de favoir s'ils valent la peine d'étre éclairés. Pour votre Roi Louis XIV, ce feroit proprement a fes Francois a le déftndre; il leur a donné de belles manufactures; i! leur a donné de belles frontières, & les a fi bien fortifiées, qu'il a retidu fon royaume prefque inattaquable; il a protégé les lettres. Les Francois par reconnoiftance devroient le juftifier; mais puifque vous voulez que je fois fon Don Quichotte, je prendrai la liberté de vous faire obferver que longtetnps avant lui les Romains avoient entretenu d'ai:(H graudes armées que les fiennes, & que fi nous avions ici cent mille laboureurs de plus, il nous faudroit encore trois eens mille arpens pour les placerj car chaque champ a fon maitre & des bras fuffifans pour le cultiver; & puis quelle confiance placer dans Ia foi de tant de princes qui Ia plupart n'en ont aucune? & ces marionnettes que je ne fais quelle fatalité fait agir, qui les jeteroit dans un même moule pour en faire des princes pacifiques? Qu'il n'y ait en Europe que deux fouverains i tête remuante, cela fuflic pour mettre tout en alarme & en combuftion. Voici donc comme je raifonne: de tout temps il y a eu des guerres: or ce q«i a toujours été, doit être néceffairement, (quoique j'en ignore la raifon;) donc en tout temps ce fléau deftrufteur défolera ce raalheureux globe. Vous me permettez encore de ne pas penfer comme vous fur le fujet de la ré/ocation D 6  gl{. CORRESPO ND ANCE, de 1'édit de Nantes; j'en ai vraiment une grande obligation ft Louis XIV, & fi Monfieur fon petitfils vouloit fuivre eet auguite exemple, j'en ferois pénétré de reconnoiiïance. Surtout s'il banniffoit en même temps de fon royaume cette vermine da philofophes, je recevrois charitablement ces eiilés chez moi. Vous me ferez plaifir de perfuader ft vos miniftres de frapper ce grand coup d'Etat. L'académie iroit a votre rencontre & vous porteroit fur fes bras, & un philofophe fchifmatique vous recueilleroit avec la plus grande fatisfaction: vous qui connoiffez fes fentimens, vous n'en donterez pas. Sur ce &c. Le 18 Décembre 1770. Pour égayer quelquefois la ffénlité de la philofophie, je m'amufe de temps en temps avec des fujets moins férieux; mais puifque vous me rame. nez dans le temple facré oü notre ignorance éclate le plus, je vous y fuis. Vous me propofez d'abord un rerrible fujet, qui eft Dieu, incompréhenfible pour un être borné comme je le fuis, & dont je ne puis me faire une autre idéé, dont je n'ai de compréhenfion que par celle que me donne tout corps organifé cui jouit du don de la penfée. J'envifage toute 1'organifation de eet univers, & je me dis ft moi. même: fi, toi qui n'es qu'un ciron, tu penfes étant animé, pourquoi ces corps immenfes q»i  CORRES POND ANCE, 85 font dans un mouvement perpétuel, ne produiroient-ils pas une penfée bien fupérieure a la tienne? Cela me paroit trés-vraifemblable; mais je n'ai point. la vanité de préfumer, comme les anciens ftoïciens, que notre ame eft une émanation du grand être auquel elle fe rejoindra après ma mort; paree que Dieu n'eft pas divifible, paree que nous faifons des fottifes & que Dieu n'en fait pas, paree qu'enfin la nature éternelle & divine ne peut ni ne doit fe communiquer s des créatures dont 1'exiftence n'a pas la durée d'une feconde comparée a 1'éternité. Voila ma confeffion de foi, & c'eft ce que j'ai pu combiner de moins abfurde fur un fujet oü depuis que le monde eft monde, jamais perfonne n'a entendu goutte. Vous me conduifez de Ia dans un pofte pour Ie moins aufïï épineux, & je crois entrevoir quelque mal-entendu, qui étant éclairci nous mettra incefiamment d'accord. Si vous entendez par nécesfité ce que j'appelle raifon fuffifante, notre différeud elt terminé: cependant il me refteroit encore quelques infianees 4 vous faire; car il ne faut pas croire que tous les hommes fe déterminent après avoir bien pefé Ie pour & Ie contre. II eft des animaux appelles raifonnables, 4 deux pieds fans plumes, qui fe décident a'après le premier dictamen de leur imagination; j'ai connu un Duc de Mecklenbourg qui confultoic Ja boutonomancie. Tout cela prouve que ce ne font pas les mêmes refTotts qui agiffent fur différentes créatures, & D7  fS JCQRRESTOND JNCE. que la raifon fe borne a guider ceux qu'on appelle les plus fages. Si vous voulez appeller nécefiité ce que j'appelle raifón, notre dif'pure eft terminée; mais fi vous fuppofez uiie nécefiité fatale, qui nous fait agircamme des niarionnettes, j'aurois quelque peine a devenir rnarionnette fur mes vieux jours. A vous permis de réprouver la révocatkin de Tédit de Nantes, quoique plufieurs de ceux que le Tellier -a profcrits ayent fait des fortunes brülantes dans les lieux qu'ils ont choifis pour leur afile, 6c que d'ailleurs la France ne foit que trop peuplée. Nous trouvons dans les temples de ces réfugiés une partie du culte que vous propoféz; il n'y eft plus queftion que de difcours de morale, & le dogme on le laifle s'enrouiller dans les miL liers de volumes écrits fur ces matières, que perfonne ne lit plus. Je fuis perfuadé qu'un philofophe fanatiqne eft le plus grand des monftres poflïbles & en même temps 1'animal le plus incouféquent que la terre ait produit: je me contente donc de n'être point gêné fur ce qne mon peu de foi me permet de croire, & loin d'étre convertiff.mr, je laiffe a chacun la 'liberté de batir tin fyftème felon fon bon plaifir. Voila ma confeffion entière. Je vous fouhaite fanté & contentement. Sur ce &c. P. S. L'affaire que vous me Tecommandez d'une chanoinefte de Clèves, ne dépend pas de moi; car il y a des lois & des fondations dont on ne fauroit s'écarter. Le 13 Mars 1771.  CORRESPO ND ANCE, t7 V ous faites plus d'éloges de la réponfe 1'Empereur de la Chine a Voitaire qu'elle n'en mérite. Ce bon Empereur, quoique poëte, a befoin d'un fécTétaire qui travaille pour lui, lors» qu'il a des affaires è traiter avec les occidentauxj & comme j'ai 1'honneur de le fervir en cette qualité, je me fuis efforcé d'exprimer en welche les fentimens de ce puiffant monarque: il a fait con« rioiffance avec des jéfuites géomètres, & comme il les a trouvés entiers dans leurs "fentimens, par un jugement précipité il en conclut que tous les géomètres font dans les mêmes principes; mais j'efpère de Je faire revenir de ce préjngé, furtout s'il veut fe donner la peine de lire le procés de Newton & de Leibnitz fur la découverte du calcul infinitéfimal, & les écrits du grand Bernoulli & de fon frère, qui fe faifoient des défis pour réfoudre des problèmes. II feroit a fouhaiter que perfonne ne füt plus entier dans fes opinions que les géomètres: que le problème de la chainette foit applicable au balancier d'une montre, ou que cette courbe ne foit d'aucuu ufage, cela ne fait de mal a perfonne. Mais quand il s'agit d'opinions que les bourreaux défendent & qu'on foutient, au lieu d'argumens, par des fupplices & des cruautés énormes, cela paffe la raillerie, & vous avez encore en France de ces fortes d'argumentateurs, auxquels il ne manque que 1'impunité pour fe livrer a toute la fureur da fanatifmö».  gg CO RRESV ONDANCE. J'ai appris des chofes facheufes fur ce chapitre, mais que de fortes raifons ra'empêchent de publier. J'ai recu votre difcours & le dialogue de Descartes. Je vous remercie de ce que vous avez prononcé mon nom dans une compagnie de philofophes, oü mon ignorance ne me permettoit pas d'ambitionner un éloge. Le dialogue de Defcartes eft un ouvrage achevé, & d'autant plus admirable que la matière convenoit a la perfonne pour laquelle elle étoit deftinée, que 1'éloge eft ingénieux, fin & vrai. Je ne connois point le Roi de Suède; je 1'ai entendu applaudir par des connoiffeurs & je ferai bien aife de le voir; il n'aura qu'a s'imiter lui-même & fuivre la route qu'il s'eft tracée. Mais quel pnys pour les arts que la Suède! Un de fes plus favans hommes foutient que le paradis perdu s'eft trouvé en Scanie; un certain Linnseus, botanifte, affure que les chevaux & 1'homme font d'une même efpèce; je ne fais quel autre fou conjure les ames & s'emretient avec tel mort qu'on lui propofe. A confidérer ces gens-14, on ne diroit jamais qu'un philofophe de la trempe de Defcartes a mis le pied en Suède; ou il a mal cultivé ce terrain, ou les germes qu'il a répandus ont étrangement dégénéré. Ceux qui veulent faire honueur a la Reine ChrifHne de fon abdication, débitent, qu'indignée du peu de connoifTances & des mceurs agreftes des Suédois de fon temps, elle préféra de vivre en perfonne pri» vée au fein d'une nation civilifée & ingénieufe, au plaifir de commander a un peuple qu'elle  - CORRESPONDANCE. 89 n'eftimoit pas. Pour ce Roi-ci, je parieroii bien qu'i! n'abdiquera pas pour de telles raifons: i! effkyera fans doute d'éclairer le nord & de répandre le goüt des arts & des fciences, poar qu'ils règnent ft la place d'anciens préjugés & d'une pédanterie gothique dont les univetütés ne font pas encore purgées dans ce pays-B. 11 court ici un teftament politique de Voitaire. C'eft quelque plaifant qui aura recueilli fes propos, qui 1'a furement forgé ft plaifir. Je ferois bien furpris fi quelque anonyme ne s'avifoit pas de travailler au nom du pauvre d'Argens & de nous régaler de quelque ouvrage qu'il aura compofé aux champs élyfées. Je le regrette vérita. blement; il étoit honnète homme & vrai philofophe, poffédant beaucoup de connoiffances & fachant en faire ufage. Son ftyle avoit quelquefois la diarrhée, & c'étoit par une fuite de fa pareffe, qui 1'empêchoit de corriger ce qu'il donnoit au public. A peine avoit • il achevé un cahier que, fans le relire, il I'envoyoit au libraire. Si quelqu'un fe donnoit la peine de faire le triage de fes ceuvres, on y recueilleroit d'excellentes chofes; mais on peut bavarder & être homme sertueux; cette dsmière qualité femporte fur toutes les autres: c'eft un beau vernis qui cóuvre bien de pe. tites taches dont 1'humanité n'eft que trop remplie. Je fouhaite que vous ayez ft Paris un temps moins rude que celui que nous avons ici, que vous jouifiïez d'une fanté parfaite & d'une tranquillité d'ame inébranlable. Sur ce &c. Le 4 Avril  po CORRESPONDANCE. 'C'est dommrge que le Duc de Niverncis privé le public de fes produclions. II n'y a point de plus grand encouiagement pour les fciences que lorsque les'grands feigneurs les cultivent eux- mémes fans en rougir. Le Duc de Nivernois eft h préfent le feul de la haute noblefle qui raflemble des connoiflances & des talens dans un temps oü les arts paroiffent perdre leur cotifidération en France; il pourroit les relever & lesretirer de la roture. Je fuis faché de ce que fon extréme circonrpeétion 1'empêcbe de donner eet eucouragement au public. Enfin chacun eft Ie ma?tre d'agir comme il le trouve a propos; cependant on dit que les vertus des cénobites font perdues pour la fociété; il en pourroit bien être de même des bons ouvrages qui ne voient pas le jour. Quant a nos differtations ph'ilofophiqoes & mé. 'taphyfique-s, croyez que fi je m'avife d'expofer mes fentimens a 1'Anaxagoras de ce fiêcle, ceft plutót pour m'infiruire que pour le réfuter. Le point que j'ai ofé examiner, eft fi fubtil, échappe a nos combinaifons; & Ton peut fe trom. per fans conféquence fur des matières auffi abftrufes. Confolons.nous, mon cher d'Alembert, nous ne ferons pas les feuls condamnés a ignorer t jamais la nature divine. Si cette ignorance étoit le plus grand de nos malheurs, nous pourrions nous en confoler facilement; je me rappele  CORRESPO ND AIV CE. 91 f«nvent ce vers anglois: Uh&mme e/l fait pour agir, & tu prètends penfer? Je ne faurois vons dire combien vos Francois m'amufent. Cette nation, fi avide de nouveautés, m'offre fans ceffe des fcènes nouvelles: tantót ce font les jéfuites cbaffés, tantót des bülets de eonfeffion, le parlement caffé, les jéfuites rappelés, de nouveaux miniftres tous les trois mois: enfin ils fourniffent feuls des fujets de couverfation a toute 1'Europe. Si la providence a penfé a moi en faifant le monde, (fuppofé qu'elle fait fait O elle a créé ce peuple pour mes menus piaifirs. Cependant je ne crois pas que la cour rappele les jéfuites. Le Roi les croit coupables du crime de D.irniens;ce n'eft pas une raifon pour in» feller de nouveau le royaume de cette vermine. II ne faut pas voir trop noir; mettant le? chofes au pis, n'avez-vous pas chez moi un afile tout ouvert? Defcartes n'aila-til pas fe réfugier en Hollande, enfin en Suéde, pour fe mettre a couvert das perfécutions de fes cornpatriotes ? Galilée n'auroit- il pas fait fagement de s'expatrier d'Itaüe, pour éviter les prifons oü 1'inquifition le retint? La patrie d'un philofophe eft le lieu oü il peut trouver un afile, & philofopher tranquillement; & le lieu qui 1'a vu naltre, devient pour lui une terre ennemie, dés qu'il y eft perfécuté. J'ai vu paffer ici le Roi de Suède, qui aime bien la France, mais qui Ia quitte, pour occuper dans fa patrie Ia première place; il eft très-aimable & trés- inftruit, mais il trouvera chez tui de quoi  pa CORRESPONDANCE. donner de 1'exercice a fa patience; c'eft un terrible pays a gouverner. Nous avons vu paffer ici Alexis Orlow Ie Lacédérnonien, qui a fait Ia guerre dans Ie Péloponnèfe & fur Ia Méditerranée; il m'a donné une pièce affez curieufe, qu'il a recueillie a Venife; je fouhaite qu'elle contribue a votre édification & a celle du troupeau. Quittez les penfées noires, mon cher d'Alembert. II vaut mieux rire des fottifes des hommes que d'en pleurer. Diffipez votre mélancolie par des idéés gaies, & fi vous voulez puifer dans une fource de bonne humeur, venez chez nous; je le fouhaite, je vous y exhorte; vous y vivrez plus tranquille & plus heureux. Sur ce &c. Le 7 Mai 1771. Je fuis bien aife que les philofophes de Paris ne reffemblent ni a *** qui ne rit jamais ni a Ia roffinante de Don - Quichotte, qui ne galoppa qu'un? fois en fa vie. Le pape, le mufti, les derviches & les moines font faits dans ce fiêcle pour nous faire rire; autrefois ils faifoient gémir. Je ne fais fi Ia correfpondance du vice-Dieu de Rome & du fucceffeur de Mahomet a Confiantinople eft bien authentique; mais s'ils ne fe font pas écrit ce qu'on leur attribue, ils ont dü fe ï'écrire, étant de même métier; il n'y a que le débit de leurs drogues & la concurrence qui  CORRESPONDANCE. 9% les rendent ennemis. Ceux qui combattent pour le croiffanc & les guerriers des mers hyperborées font plus difficiles a concilier que les prêtres; il faut efpérer cependant que quelques bonnes ames rétabliront la paix entre eux. Vous voyez donc que la guerre. eft un des ingrédtens qui entrent néceftairement dans la compofition de ce malheureux monde. Depuis 1'année trente quatre, 1'Europe n'a vu qu'une fucceiïïon de guerres psrpétuelles, celle de qua. rante jusqu'i quarante huit, celle de cinquante fix jusqu'a foixante trois, celle des Ruffes & des Turcs depuis foixante neuf qui dure encore. L'Efpagne a été fur le point de rompre avec PAngleterre: enfin rarement fe paffe-1 - il dix ans de fuite que toute 1'Europe jouiffe d'une paix durable. Vos Francois, qui fe confolent de tout par un vaudeville, crient un peu quand la guerre oblige a lever de nouveaux impöts, & quelques plaifanteries leur font tout oublier. Ainfi, par un heurcux effet de leur légèreté, le penchaut qu'ils ont a la joie 1'emporte fur toutes les raifons qu'ils ont de s'affliger. Un royaume auffi riche que la France, un royaume 4 reffources im« menfes que les déprédations de tant de brigands de finance n'ont pu épuifer, ne fauroit manquer d'argent; & le Roi trés - Chrétien, le plus ancien monarque de la chrétienté, doit avoir des richeffes bien plus confidérables que les Montézuma & les Mogols n'en ont jamais poffédé. J'ofe donc fuppofer qne les philofophes de Paris  94 CORRESPONDANCE. fe moqnent des habitans de Ia nier Baltique, Iors« qu'ils parient de Ia difette des efpèces. C'eft nous, les Danois & les Suédois qui fomrnes les gueux de 1'Europe; fauvages a peine débarbarifés, qui ne voyons que d'un ceil & qui imitons mal-adroitement 1'induftrie des peuples policés. Le père Bouhours 1'a bien dit, que hors de la France on pouvoit a toute rigueur avoir du bon fens, mais non de 1'efprit. Vous êtes dans Ie beau pays d'Eldorado, dont les cailloux font de brillans & les rochers d'or &c. Et dans votre opulence vous vous plaignez de n'être pas dans la Jérufalem célefte, encore fupérieure a Eldorado. Qu'on life le Siècle de Louis XIV; on voit comme les arts font en honneur en France; on y voit la protection marquée que ce fouverain lein accordoit. On a vilipendé ce fiêcle, & vous voyez ce qu'on fait a préfent pour n'être pas vilipendé a fon tour par la poftérité. Ja demande donc humblement a un grand philofophe, qu'il daigne me fournir une méthode toute nouvelle pour être approuvé de tout le monde & de tous les fiècles; il me fera plaifir d'éclairer mon ignorance vandale fur un fujet aufïï intéreffant, & je 1'affure qn'il aura tout 1'honneur de fa découverte. A propos, j'ai lu le quatrième tome des questions encyclopédiques de Voitaire, très-furpris d'y trouver une fortie épouvamable qu'il fait fur Maupertuis. II y a quelque chofe de fi lache a calomnier les morts, il y a tant d'indignité a noircir la mémoire des hommes de mérite, il y *  CORRESPONDANCE. $S quelque chofe clans ce procédé qui dénote une vengeance C implacable, fi atroce, que je me repens presque de la ftatue qu'on lui érige. Boa Dieu! comment tant de génie fe peut.il allier avec tant de perverfué! Je vous avoue que cela me fait de la peine. Enfin, vous qui avez le cceur bon, vous devriez faire des remontrances a Voitaire fur cette conduite, qui lui fait plus de tort qu'a Maupertuis. Je vous avoue qu'on fe laffe de'retrouver a tout propos Maupertuis, l'abbé des Fontaines, Fréron. le Franc de Pompïgnan,, le poëte Roufieau & Abraham Chaumeix dans fes ouvrages: des injores fi fouvent re'pétées dégoü. tent le leéteur & démafquent trop le fond de 1'ame de Voitaire. Cela eft trifte & n'eft pas ptaifant. Toutefois les pauvres Vandales de cescantons fnluent le philofophe habitant de i'Athènes moderne, 1'Anaxagoras de Paris: ils fe recommandent a fa proteftion, ü fes prières; ils le prient de les affocier a fes ceuvres pies, comme ces Vandales fe fontaffociés aux prières des bons pères jéfuites: c'eft Ie moyen de ne pas manquer le paradis, d'un cóté un géomètre, de 1'autre un jéfuite; avec cette efcorte ïl faut faire chemin , ou 1'on n'en fera jamais. Confervez votre bonne humeur, riez de tout avec Démocrite. Vivez furtout, porcez-vous bien, & foyez für que perfonne ne s'y intérefTe plus que le folitaire vaudale de Sans.Souci. Sur ce &c. Le S5 Juillet tjfU,  p CORRESPONDANCE. Si vous le voulez abfolument, je croirai que le beau royaume de France eft fans argent. Cela fuppofé, je le félicite des profpérités qui 1'attendent dans ce monde-ci & dans 1'autre. Lycurgue, ce fage législateur de Sparte, rendit fa république fameufe en lui interdifanc 1'entrée de tous les métaux, a 1'exception du fer. A fon exemple vos Francois vont donc devenir la nation Ia plus défintéreffée de 1'Europe, laplus attachée a fa patrie, la plus vertueufe & la plus invincible; & quelle perfpeftive encore au dela de ces biens terreftres 1'avenir ne lui préfente-1-il pas? la vie éternelle & ce paradis interdit a tous posfelTeurs d'efpéces. Voila, mon cher d'Alembert, la carrière qui s'ouvre pour vos compatriotes; j'en excepte quelques vilains financiers, tréforiers, archerêques & gens de leur féquelle, qui trop efclaves de la coutume & fidelles a leurs anciens ufages, contiuueront d'entalTer, d'accumuler & de receler des richeffes. Je ne faurois vous dilïïmuler néanmoins que je crois qu'un mot fuffiroit pour rappeler dans ce royaume la même abondance d'efpéces qui s'y trouvoit autrefois; le crédit rétabli, voila tout. Ce mot reflufciteroit les tréfors enfouis crainte de les perdre; il remettroit i'or & 1'argc-nt en circulation, & les philofophes feroient payés comme le pourroient être les maltreffes. A ré-  CORRESPONDANCE. 97 préfent ce mot de conjuration eft plus efficace que de certaines paroles qne des gens a crine fêlé prononcent devant des marmoufets en certaines occafions. Pardonnez-moi cette comparaifon fcandaleufe, elle m'eft échappée currente cala. mo, & puisqu'eile eft écrite je ne 1'effacerai pas. Mais ne penfez pas que vous autres Francois vous foyez les feuls qui fouffriez il préfent; nous épronvons ici en Allemagne des fléaux pires presque que ceux qu'occafionne chez- vous la fiagnation des efpêces: nous avons eu confécutivement deux mauvaifes récoltes; la première année la prévoyance y avoit pourvu, mais celleci nous prend fans vert. Les magafins font épuifés, & toute notre induftrie fuffira peut.être * peine pbur nourrir le peuple & pour gagner la récolte de 1'année prochaine. Voila le fort des hommes dans le meilleur des mondes poffibles. J'ajoute mes plainr.es phyfiques a vos plaintes morales, & cependant il n'en fera ni plus nï moins. Je vous avoue que j'avois une graude envie de procurer la paix aux peuples de 1'orient & a mes barbares voifins les Sarmates. Je crains fort de n'y pas réuffir. On accorderoit plutót, les janféniftes & les moliniftes, que 1'on ne mettroit certain nombre de têtes couronnées fous un chapeau: paffe encore, pourvu que ce feu n'aille pas fe communiquant de proche en proche jeter quelque étincelle fur les maifons voifines. Et voila pour les querelles des defpotes; pour celles des auteurs, vous faites une oeuvre méri- Ocuy. ioflk. de Fr. II. T. XI. E  98 CORRESPONDANCE. toire d'admonêter Voitaire fur ce tas d'injures ufées qu'il répand & fur Maupertuis (qui ne les avoit pas méritées) & fur tant de gredins de Ia littérature, qu'il tire par la de 1'oubli on probablement ils croupiroient a toute éternité. Je conclus de la conduite de Voitaire, que s'il étoit fouverain il feroit avec tous fes voifins a couteau tiré; fon règne ne feroit qu'une guerre perpé. tuelle, & alors Dieu fait de quels argumens il fe ferviroit pour prouver que la guerre eft 1'état naturel de Ia fociété, & que la paix n'eft pas faite pour rhomme. Les paffions, ingénieufes a fe déguifer, fe fervent fouvent de Ia dialeétique pour plaider leur caufe. On ne veut pas convenir qu'on a ton, on appelle Ia raifon a fon aide, & on lui donne la torture pour qu'elle paroilTe autoxifer notre conduite. Si convaincu du mal que ces pafiions occafionnent, quelque dofteur atrabilaire eu s'échauffant vouloit anéantir ces paffions autant qu'il eft en lui, il nous précipiteroit dans une autre extrémité;il feroit d'un homme animé un automate flupide, un être faus reffort. Ainfi a tout prendre, il faut laiffer les chofes telles qu'elles font, fepro. curer du pain quand il eft rare, déterrer 1'argent quand il en faut, crier fur la place crédit, crédit, laiffer faire Ia guerre a ceux qui ne veulent pas de la paix, fouffrir que des foi-difant philofophes impriment des injures & fe conteuter d'avoir Ia paix dans fa rnaifon. Sur.ce &c. Le 16 Septembre I77tt  CORRESPONDANCE. 99 J e crois que les Dieux fe font réfervé pour eux le bonheur & qu'ils en ont Iaiffé aux hommes 1'apparence; nous le cherchons toujours & ne Ie trouvons jamais: mais fi nous fommes privés de tout ce qui eft parfait, nous avons en revanche deux confolateurs qui diffipent nombre de nos maux. L'un c'eft 1'efpérance, & 1'autre un fonds de gaieté naturelle, que vos Francois furtout pofiêdant au fuprême degré; une chanfon, un mot bien frappé diffipent leurs ennuis: fi 1'année eft flérile, la providence a fon couplet; fi les irnpóts haufient, malheur aux traitans dont les noms peuvenc entrer dans leurs vers. Auffi fe confolent-ils de tout; ils n'ont pas tort, je me range de leur avis. II y a du ridicule a s'affli» ger de chofes paffagères, dont Ie propre eft Fin. flabilité. Si Démocrite en pleure, Héraclite en rit. Rions donc, mon cher d'Alembert, vous de vos finances, moi de la mauvaife année, de ma goutte &c. &c. C'eft le parti que j'ai pris, & je m'en trouve bien. A peine ai-je été déli. vré de mes grandes douleurs, que je me fuis diverti fur le fujet des confédérés de la Pologné. je me fuis amufé a les peindre au vrai: je vous envoie quelques chants de ce poëme. Je ne dis pas qu'il foit bon; c'étoit comme un remède qui en faifant diverfion a mes maux les a fufpendus; ie fouhaite qu'il vous guériffe de vos vapeurs, qu'il vous faffe oublier pour quelques momeuï E a  ïco CORRESPONDANCE. vos einbarras, & que vous vous fouveniez en Ie lifant que ce font des vers d'un malade & d'un homme qui a dépafle le demi - fiêcle de dix ans. Vous me patlez du peu d'honneur oü font a préfent les lettres en France. Je ne crois pas que cela foit général en Europe; mais convenez avec moi que bien des gens de Iettres donnent lieu par leur conduite a la méseftime oü ils vivent. Le gros du monde, qui ne réfiéchit point, confond le caraftêre & le talent de 1'artilte, & du mépris de fes mceurs il paffe a celui de fon art. On croit, paree que les connoiffauces n'adouciffent & ne corrigent pas Ie caractère des plus favaus, qu'un grand nombre sbufe même de fes connoisfances, qu'il eft inutile d'apprendre & de favoir, que les lumières de 1'efprit ne fervent qu'a une vaine oftentation, & puisqu'il n'en revient aucun avantage, qu'elles font inutiles a la fociété. Ce raifonnement eft géométriquement faux, paree que fi 1'on vouloit condamner toutes les bonnes inftitutions a caufe de 1'abus que le monde " en fait, il n'en refieroit aucune. Que voulez.vous que Ie public penle, lorsqu'il voit des écrits du même auteur fe contredire, qu'on difcerne ce que fa plume a librement écrit de ce que fa plume vénale a barbouillé, qu'on voit des libelles infames paroïtre contre Ie gouvernement & des cyni. ques effrontés qui mordent indifféremment tout ce qu'ils rencontrent; que dans des ouvrages philofophiques on retrouve les abominab.'es maximes des jean Petit, des Bufembaum, des MalagridaJ  CORRESPONDANCE. ioi Eft.ce r» des amateurs de Ia fageffe d'encourager Ie crime? & après 1'attentat de Damiens, ne devroit-on pas étre aflez circonfpect pour ne point échauffer quelque cerveau brülé par des maximes infernales qui le peuvent porter aux crimes les plus atroces ? Si Virgile, li Cicéron, fi Varron, fi Horace avoient été noircis de ces traits, ils n'auroient jamais joui dans Rome de la réputation qu'ils confervent encore. Pour rendre les lettres refpectables, il faut non feulement du génie, mais furtout des rnceurs. Mais ce métier eft devenu trop commun, trop de grimauds s'en mèient, & ce font eux qui le décréditent. Pour ce qui» vous regarde, je fuis bien aife de voir la confiance que vous avez en moi; elle ne fera pas trompée, quoique ce délabrement des fmances d'un prince qui a 400 millions de revenus me paroiffe bien étrange. Vous voulez favoir fi un manufcrit de Pline Ie naturalifte, qui concerne les guerres des Germains, fe trouve a Magdebourg? Quoique je n'aye pas encore recu de réponfe de 14-bas, je crois que c'eft un fait controuvé, accrédité fur la foi d'un voyageur; car fi uh tel manufcrit exiftoit, vous pouvez être perfuadé qu'il feroit connu; je n'en ai jamais entendu parler, non plus que nos doftes. Je puis vous répondre avec plus de précifion fur le fujet de cette Dame qui prétendoit pafier pour 1'époufe du Czarowitz; fon impofture a été découverte a Bronfwic, oü elle a paffé peu E 3  iotv CORRESPONDANCE. après la mort de celle dont elle emprunta Ie nom; elle y recut quelques charités, avec ordre de quitter le pays & de ne jamais prendre un nom dont fa naifl'ance 1'écartoit fi forr. Croyez qu'on fait comme il faut tuer fon monde en Rufïïe, & que lonqu'on expédie quelqu'un, principalement h la cour, il ne reflufcite de fa yie. Le contraire pourroit nous arriver, a nous qui ne fommes pas atifii verfés dans ce métier. Demandez donc, s'il vous plalt, quand vous verrez quelque refijfcité: de grace, Monfieur ou Madame, ou vous a-t-on tué? & fur le pays qu'il vous nommera, jugez de la vérité du fait. Si 1'on vous parle de la Judée, vous favez que c'étoit fufage; fi 1'on vous nomme mon pays, doutez; fi c'eft la Ruflie, n'en croyez rien. Voila vraïment une belle differtation, digne de 1'académie des belles - lettres & in* fcriptions. A propos, comme j'ai vu quelques ouvrages oü la louange des Francois n'eft pas épargnée, fait par des auteurs qui poftuloient une place a facadémie francoife & qui font obtenue, je me fuis avifé de me mettre fur les rangs; 8c pour devenir un de vos quarante babillards, je me fuis propofé de faire 1'apologie de quelques-unes des campagnes de vos généraux dans la dernière guerre; 1'ouvrage fera bientót fait, je le dédie a la fatuité nationale, & par ce moyen je compte dans peu devenir votre confrère. En voila affez pour cette fois; fi vous voulez me faire bavarder  CORRESPONDANCE. 103 dsvantage", c'eft a vous a m'y provoquer par une nouvelle lettre. Sur ce &c. Le 30 Nov. 1771. d'objets qui gagnent a êire vus de loin. La confédération de Polognf* pourroit bien être de ce nombre. Nous qui fommes les voifins de cette nation agrefte, nous qui connoiiTons les individus & les chefs du parti, nous ne les croyons dignes que de fifflets. Cette confédération s'eft formée par le fanatifme, tous les chefs en font divifés, chacun a fes vues & fes projets différens, ils agiffent avec imprudence, combattent avec couardife & ne font capables que du genre de crimes que des laches peuvent coinmettre. Si j'avois un évêque Turpin ou un abbé Trithème a rat difpofition, je le citerois volontiers; mais comme perfonne ne fait écrire en Pologne, je fuis réduit k être moi-mêiiie le garant des faits que j'annonce dans ce poëme. Or comme ce n'eft point une démonftration géoraétrique, il m'a paru que j'avois la licence de me livrer ft mon imaginatiou. Je ne vous réponds pas que i'évêque de Kiowie ait réellement en fa réfidence le tableau de la faint Barthélemy, mais il pourroit 1'avoir. Henri III avoit affifté a cette fainte boucheVie; il peut 1'avoir fait peindre & avoir donné le tableau k 1'évêque de Kiowie d'alors, comme un témoi- votre réponfe qu'il y a beaucoup E 4  io+ CORRESPONDANCE. gnage de fon orthodoxie, & eet évlque peut 1'avoir lailTé a celui d'ii préfent, qui ne demanderoit pas inieux , s'il en avoit le pouvoir, que de renouveler un pareil maffacre dans fa patrie. Vous avez vu par 1'attentst que ces miférables avoient projeté contre leur Roi, de quoi leur efprit de vertige les rend capables. La caufe de leur haine contre ce prince, eft qu'il n'eft pas aflez riche pour leur donner des penfions au gré de leur eupidité,- ils airneroient mieux un prince étranger qui pilt fournir de fon domaine a leur profufion. Te plains les philofopbes qui s'intérefient fi ce peuple méprifable il tous égards. On ne peut les excufer qu'en confidération de leur ignorance. La Pologne n'a point de lois, elle ne jouit pas de ce qu'on appeUe liberté; mais le gouvernement a dégénéré en une anarchie licentieufe; les feigneurs y exercent la plus cruelle tyrannie fur leurs efcla. ve». En un mot, c'eft de tous les gouvernemens de 1'Europe CQ vous en exceptez les Turcs) le plus mauvais. J'nifère dans cette lettre deux chants du même poëme, qui auront toujours quelque mérite, s'ils fervent a diiïïper les vapeurs de ceux qui les liront. Vous vous imaginez qu'on fait auffi facilemenc une paix entre des puiflances ennemies que de nruvais vers: cependant j'entreprendrois plutót de mettre toute l'hiftoire des Juifs en madrigaux, que d'infpirer les mêmes fentimens a trois fouverains entre lesquels il faut compter deux femmes. Quoi qu'il en foit, je ne me découiage pas, '&  CORRESPONDANCE. 10S il n'y aura pas de ma faute fi cette paix ne fe conclut pas auffi vite que je Ie défire. Quand Ia maifon de notre voifin brille, il faut éteindre le feu, pour qu'il ne gagne pas Ia uótre. Voila comme agit le quinzième des Louis. Sans fes foins infinis déja 1'Efpagne & 1'Angleterre fe battroient dins les quatre parties du. monde connu: chaque année qu'il prolonge Ia paix, doit rétablir fes finances. Un royaume comme Ia France eft inépuifable en refiburces, & il faut être bien mal • adroit avec quatre cents millions de livres de revenus pour ne pouvoir pas payer fes dettes. Vos académies vont s'enrichir & vos académiciens rouler fur I'or. Pour le pauvre Helvétius, il ne roulera fur rien; j'ai appris fa mort avec une peine inSnie, fon caraétère m'a paru admlrable. On etit peut-être défiré qu'il eüc moins confulté fon efprit que fon cceur. Je crois qu'il paroitra de lui des ceuvrcs poflhumes; une rumeur fe répand qu'il y a un poè'me de lui fur le bonheur, dont on dit du bien; fi on 1'imprime, je 1'aurai. L'ouvrage de Pline qu'on a prétendu être a Magdebourg, ne s'eft point trouvé ; on dit que le manufcrit eft a Angs. bourg, mais ce ne font que des difcours vagues; il eft apparent que ce Pline n'exifte nulle part. L'hiftoire de Madame de Muldac, foi.difante Czarowitzine, n'eft pas plus vraie. Cette perfonne a été, ce me femble, fille de garderobe da la princeffe dont elle a pris Ie nom. Son hiftoire eft un tiffii de faufletés. Jamais la Comteffe de Kcenigsraarck n'a mis le pied en Ruflh, le Comre E 5  i&c5 CORRESPOND ANCE. de Saxe n'avoit jamais vu Ia femme du Czaro. witz; donc i! ne pouvoic pas la reconnottre dans Madame de Muldac. Obfervez furtout que fi une princeffe, comme elle prétendoit 1'êcre, s'étoit fauvée par miracle de la Ruffie, elle auroit cher. ché un afile naturel dans Ie fein de fa familie & ne feroit pas 1'aventurière comme la créature dont vous parlez; elle peut avoir eu quelque reffemblance avec fa maitrelTe; c'eft fur quoi ellea fondé fon impofture, pour avoir quelque confidération ; mais elle s'eft bien gardée de paroitre a Bronfvvic, paree que la Czarowitzine étoit trop connue de fa familie, pour qu'on pilt abufer tous fes parens par une reffemblance vague & par des propos qui auroient décelé la friponnerie. Vous me chargez d'une autre commiffion plus embarraffante pour moi, d'autant plus que je ne fuis ni correcteur d'imprimerie, ni cenfeur de gazettes. Je crois que Ia familie de Loifeau de Mauléon a été a 1'école chez le Franc de Pompignan;elle fuppofeque toute 1'Europe a lesyeux fixés fur elle & 1'univers uniquement occupé de cette familie. Pour moi, qui vis en Allemagne & qui fais ce qui fe pafTe, je puis affurer avec honneur a la familie de Mauléon qu'un_ tréspetit nombre de perfonnes fait qu'elle exifie, & que ceux qui Ia connoiffent Ie mieux, font peut-être une quarantaine de perfonnes qui ont lu vin faftum fait par eet avocat en faveur de Calas. Je puis vous protefter que perfonne ne i'oppofe en' Allemagne a la nobleffe de cette fa-  CORRESPONDANCE. 107 mille, qu'il eft trés •indifférent ft la diète de Ra. tisbonne que eet avocat foit mort d'un polype au cceur ou d'uncrachement de fang,que laDucheffe d'Orléans ait confulté fon père ou non, Sc qu'en. fin tous les avocats de Paris, la cour des aidesr la tournelle, la grand'chambre, les préfidens ft mortier & le chancelier peuvent vivre & mourir comme bon leur femble; 1'on promet même de 1'ignorer en Allemagne. Pour le gizetier du bas. Rhin, la familie de Mauléon trouvera bon qu'il ne foit point inquiété, vu que fans la liberté d'é. crire les efprits reftent dans les ténèbres Sc que tous les encyclopédiftes, (dont je fuis difciple zéléO en fe récriant contre toute cenfure, infl« fient fur ce que la preffe foit libre & que chacun puiffe écrire ce que lui dicte fa facon de penfer. Faites prendre ceci comme unepoudre tempérante ft la familie de 1'avocat; elle donne quelques fymptómes de fièvre chaude, qu'il fera bon de pré. venir par des iaignées & de fréquentes émulfions. Que de perfonnes, mon bon d'Alembert, qui ne voient les objets qu'a travers ces grandes lunettes avec lesquelles on obferve les facellites de Saturne f II faudroit mettre leurs yeux pour quelque temp3 au régime du microfcope, pour leur apprendre a mieux apprécier les grandeurs des figures, &, s'il fe pouvoit, la leur propre; mais je n'en ai que trop dit aujourd'hui. Sur ce Sec. Le s(5 Janvier 1772. £ 6  iqS CORRESPONDANCE, Je ne fais par quel hafard il fe rencontre toujours des obftacles quand il s'agit de répondre h vos lettres. Tantót la goutte ine tenoit garrotté fur le grabat, enfuite c'étoit le féjour de la Reine douairière de Suède & de Ia Ducheffe da Bronfwic qui m'ont empêché de vous écrire. Vous n'y perdez pas grand' chofe; au contraire vous y gagnc-z de n'être pas cffommé d'un fatras de mauvais vers. Voici encore un chant de ce poè'me que je vous envoie: j'cfpêre que rempli d'une vertu narcotïque, il vous tien dra lieu des pavots que Morphée vous reftife. Nous autres Allemands, comme Ta trés-bien dit le bon père Bouhours, nous ne fommes guères propres a Ia poêfie, encore moins au poè'me épique. Nous n'avons que l'initinct. grofiier du bon fens, & notre Pégafe n'a point d'ailes. Je pourrois vous dire ce que van Haren répondit a Voitaire, qui le louoit fur fon poè'me de Léonidas: mes vers font bons, dit.il, car je li ai point cTimagination. On dit que le bon Helvétius a laifTé dans fes papiers un poè'me fur le bonheur. Je vous prie de me dire ce qui en eft; j'avoue que je ferois curieux de 1'avoir, fi ce n'eft être trop ïndifcret que de le demander. J'ai bien regretté ce vrai philofophe, qui a donné des marqués d'un parfait défintéreflement, & dont le cceur étoit auffi pur que fefprit facile a s'égarer; mais les philofophes  CORRESPONDANCE. io9 ne font pas moins fujets aux lois étemelles que les autres hommes, qui, fages & fous, grands & petits, font obligés de payer ce tributa la nature, ou plutot de lui reftituer ce qu'elle leur avoit prêté pour uh temps. II eft très-probable que le bon Helvétius ne lit plus les gazettes, ni les nouvelles eccléfiaftiques, & qu'ainfi ifne s'embarraffe guères des confédérés ni des Turcs; cependant, fi quelque nonvellifte de Paris envoie des nouvelles dans Ie pays oü il eft, il pourra lui apprendre que tous ces troubles vont s'appaifer & qu'une paix générale va fermer les plaies que les calamirés paffées avoient ouvertes; & Ie fort des confédérés fera fans deute d'étre cocus, battus & conteDs; il n'y aura que les gazetiers de mécontens de Ia fin da cette guerre; elle mettra fin Jt leur bavardage fur les conjectures qu'ils font au hafard & fur les fausfes nouvelles qu'ils débitent pour les révoquer 1'ordinaire fuivant. Voila ma confeffion de foï fur les gazetiers, pour répondre a ce que vous me demandez. Mais fi vous voulez favoir ce que je penfe de la liberté de la pre/Te, & des ouvrages fatiriques qui en font une fuite inévitable, je vous avouerai, (fans vouloir cependant choquer Mesfieurs les encyclopédiftes, que je refpeéte,) que connoiflant les hommes, pour m'être affez longtemps occupé d'eux, je fuis très-perfuadé qu'ils ont befoin de téprimans, & qu'ils abuferont toujours de toute liberté dont il jouiront, de forte qu'il faut en fait de livres \ que leurs ouvrages foient aflujettis a 1'examen, nou pas fait a la riE 7  110 CORRESPONDANCE. gueur, mais tel cependant qu'il fupprime tout ce qu'il fe trouve de contraire a la tranquillité publique, comme au bien de Ia fociété, a laquelle Ia fatire eft contraire; mais en même temps je ne vous diffimule pas que je trouve bien fade a la familie d'un petit avocat de fe formalifer fur une généalogie mal faite; au contraire, votre avocat ou fes parens devroient fe réjouir de ce que Loifeau de Mauléon fe trouve dans le cas de grands hommes dont on a donné également une généalogie peu exacte. Si cependant il s'agit de contenter cette familie éplorée, nous trouverons ici en Allemagne des érudits qui feront defcendre défunt 1'avocat en droite ligne des anciens tois de Léon & de Caftille , & j'ofe affurer que le courier du bas.Rhin inférera cette belle découverte dans fes feuilles. Voila tout ce que je puis opérer pour Ia conciliation de ces deux illuftres parties: j'en tirerai vanité, & je mettrai dans mes mémoires qu'ayant contribué a pacifier les troubles de la Pologne & de la Turquie, j'a. vois été encore affez favorifé de la fortune pour réuffir a rétablir la paix entre les Mauléon & Ie courier du bas-Rhin. Tenez, mon cher Anaxa. goras, après ceci j'efpère que-votre philofophie fera contente de la mienne. Je travaille, autant qu'il eft en moi, è concilier les efprits; je propofe des expédiens, & j'efpère que la familie de Mauléon ne fera pas plus intraitable que le grand Seigneur & fon divan. Muni de mes pleins-pouvoirs, vous pouvez figner eet aéte important pour I»  CORRESPONDANCE. m bien de 1'Europe, & rendre par la au conrier du bas-llhiu la tranquillité & la liberté d'efprit qu'il lui faut pour débiter fes balivernes. II ne me refte, après avoir parlé d'auflï grands tntérêts, qu'a faire des vceux pour votre confervation, a vous faire fouvenir du petit troupeau de philofophes établis aux bords de la Baltique, & a yous affurer de mon eftime; fur quoi je prie Dieu &c. Le 7 d'Avril 1771. Je commence par vous féüciter de votre nouvelle dignité académique, qui montre que le mérite elt encore récompenfé en France & qu'on fait difcerner ceux dont les grands talens font dignes de récompenfé. Vous favez que tout ce qu'ApolIon promet a fes nourriflbns, fe borne a quelques feuilles de laurier & a de 1'encens. Vous en jouisfez a préfent dans la plus célèbre académie de 1'Europe, & de la vous diftribuez des brevets de grands hommes a ceux qui fe diftinguent parmi les nations étrangères. Je fuis bien aife que notre la Grange foit de ce nombre. Je fuis trop igno* rant en géométrie pour juger de fon mérite fcienti» fique; mais je fuis affez éclairé pour reudre juftice il fon caraétère plein de douceur & a fa modeftie. L'approbation que vous donnez au petit discours académique lu en préfence de la Reine de Suède, me le rend fupportable, car au fond cette matière eft ufée; tout le monde devine ce qu'oa  lis CO RRE SP O ND ANCE. peut dire fur un pareil fujet; il ne me reftoit que de préfenter ce tableau fous un autre point de vue & relativement au bien d'un Etat. Mes fuccès furpafleroient mes efpérances, fi ce morceau pouvoit réveiller dans fefprit des lecteurs l'araour des fciences & le goüt'des beaux arts; mais je ne m'atteuds pas a de tels miracles. Pourvu que ce goüt prenne chez nous, comme je fais tous mes efforts pour le répandre, cela doit me fuffire: car les fciences voy^gent; elles ont été en Grèce, en Italië, en France, en Angleterre, pourquoi ne fe fixeroient-el!e3 pas pour un temps en PrufTe? II faut s'en flatter, & 1'idée feule de eet événement me réjouit. Savez-vous bien que vous venez de m'enorgueillir ? Quoi! Un des quarante de 1'académie fran9oife cite mes vers tudesques? Je commence a me croire poè'te, & dés que cette paix dont vous voulez me faire 1'honneur feraconclue, vous aurez le fixiême chant. J'ai fait écrire en Hollande pour avoir ce qu'on imprime des ceuvres pofthumes du pauvre Helvétius; mais je n'ai point encore de réponfe; apparemraent que l'impreffion n'en eft pas tout a fait achevée. C'étoit un fi honnête homme, que je relirai avec plaifir fes ouvrages. J'aurai dans peu de jours grande compagnie. La Reine de Suède vient ici avec une partie de la familie. Je lui donne Phèdre & Ma. hornet. Les acteurs qui joueront ces pièces ne font que d'arriver; ainfi je ne faurois juger de leurs talens. A propos, nous venons de perdre  CORRESPONDANCE. 115 Touffaint; il me faut un bon Rhétoricien ft fa place; j'ai penfé ft ge de Lille, traducteur de Virgile; je vous ptie de lui en faire la propofition; il feroit en même temps membre de notre académie avec les émolumens. En cas qu'il refufe, je vous prie de me propofer quelque autre fujet de mérite & qui püt figurer pour les belles, lettres datis notre académie. Voila des commiffions; mais qui eft plus capable de les remplir que vous? Ainfi j'efpère que vous voudrez bien vous en charger. Sur ce &c. Le 30 Juin 1772. J e ne m'attendois pas ft recevoir un ouvrage de tactique des mains d'un philofophe encyclopédifte: c'eft comme fi le Pape m'adreffoit un ouvrage fur la tolérance. Je n'ai pas lu en entier-Ie livre du jeune militaire; mais en jetant les yeux fur la préface, j'y ai trouvé des chofes qui méritent fnrement d'étre corrigées, pour rendre hommage ft Ia vérité. Le jeune auteur avance inconfidéremenc que les Pruffiens ne font pas braves; & c'eft cependant ft leur valeur que j'ai dü tous les fuccès que j'ai eus ft Ia guerre. Ce jeune homme devroit avoir compris que quelque adrefie & quelque dextérité qu'ayent les iroupes, elles ne battront jamais 1'ennemi qu'en le dépoftant du terrain oü il fe trouve, & cela ne peut s'exécuser que par des hommes braves & déterminés;  114 CORRESPONDANCE. ce paffage, digne de cenfure, devroit être effacé, car en parcourant les titres -des chapitres, j'ai va que c'eft l'ouvrage d'un génie qui travaille 4 s'éclairer & a éclairer les autres, & qui n'attend que les occafions pour fe diftinguer. Vous aurez fa complaifance d'avaler ce petit détail d'une profeffion que vous n'aimez pas, fous 1'abri de laquelle cependant toutes les autres s'exercent. Vous me faites bien de 1'honneur de m'attribuer un fi grand crédit auprès de Muftapha; il n'a pas été difficile de lui infpirer des fentimens pacifiques, paree qu'il n'avoit plus les moyens de continuer la guerre, & qu'il rifquoit, en la prolongeant encore, le bouleverfement entier de fon empire. Je vous réponds d'avance que les • abymes de la terre ne s'ouvriront pas pour vomir des flammes & confumer les ouvriers qui rebatiront le temple de Jérufalem. Muftapha n'a point affez de fonds, après les énormes dépen* fes qu'il a faites dans cette guerre, pour fe charger d'une pareille entreprife. Les Juifs de Conflantinople ne font pas affez riches pour 1'entre. prendre; il faudroit pour y réuffir que les ency. clopédiftes fiffent une quête dans tout 1'univers & impofaffent une taxe aux francs-penfeurs, & de eet argent nous éléverions eet édifice en bravant les flammes. Cependant ne penfez pas que ce temple édifié démontat Meffieurs de la forbonne; ils fe jeteroient dans des diltinctions , dans des fophifmes & ils trouveroient le moyen de perfuader qu'on n'a pas bati ce temple fur la place oü il  CORRESP ONDJNCE. 115 fut autrefüis; ils fcroient ft Paris des cartes de Jérufalem fans y avoir jamais été, ik déraontreroient aux dévots que Dieu par un miracle, abufant les incrédules, leur auroit fi bien fafciné les yeux, qu'ils auroient pris pour fonder un édifice, un terrain tout oppofé ft celui dü temple de Salo. mon. Des cagots, qui veulent toujours avoir raifon, qui ne refpeétent pas la vérité & qui font dans 1'ufage de mentir impunéraent, ne demeurent jamais fans réplique. Mais ces bons Meffieurs font fi fort vilipendés, fi décrédités dans 1'efprit des penfeurs, qu'on ne fauroit les avilir plus qu'ils ne le font déja. Laiffons donc au docteur Tamponet, au docteur Riboulet, aux Garaffes modernes le foible argument d'Ammien Marcellin, pour étayer leur vieux palais magique qui s'écroule. Ce font les philofophes, ces ames divines, nées de la raifon univerfelle, qui en apprenant ft penfer aux hommes, ont enfin nettoyé leur efprit des contes de peau d'ane & de barbe bleue fi long* temps confacrés par des fripons en foutane. Voila, pourquoi j'aime ces philofophes & pourquoi tout homme fenfé devroit leur éiiger des autels; j'en dédie un petit ft 1'Anaxagoras de 1'encyclopédie & je lui dis: mon bon fens bénit ta raifon fupérieu. re, qui dérouille les refforts engourdis de 1'entendement des hommes, & qui leur apprend ft exa> mlner, ft combiner, a fe défier d'eux-mêmes & a ne croire que des faits conftatés par 1'expérience. j'adrefle enfuite une petite prière au Génie heureux de la France, & je lui dis: O! Génie , fi tu  n6 CORRESPONDANCE. protégés Pempire gaulois, veille fur les jours d'Anaxagoras; c'eft le feul grand homme qui lui refte; ne permets pas que la mort de fa faux tranchante le moifTonne au milieu de fa courfe; raffermis fa fanté, & qu'il voie autour de lui s'élevet des rejetons de fa fcience capables de le remplacer un jour! Sur ce &c.| X-i e profeffeur en rhérorique dont vous venez de faire 1'emplette, ajoute aux obligations que je vous avois déjii, & coniribuera a perfeétionner une académie que j'ai beaucoup a cceur & dont les progrès ont jusqu'ici affez bien répoudu a mon attente. Le foin de 1'éducation eft un objet im> portant que les fouverains ne devroient pas négiiger & que j'étends jusques aux campagnes. Ce font les hochets de ma vieilleffe, & je renonce en quelque manière k ce beau métier dont M. de Guibert donne de fi éloquentes lecons. La guerre demande une jeuneffe vive, & ma vieilleffe pefante n'y convient plus: d'ailleurs me conformant aux fentimens de nos maltres les encyclopédiffes, je ne me contente pas de maintenir mon petit domaine en paix, je prêche encore cette paix aux au» tres. J'efpère que le Turc m'en croira, quoique bien d'autres qui fe mêlent du métier lui prêchent la guerre. Cependant j'ai encore une péroraifon en poche, qui j'efpère 1'empoitera fur les phrafes Le 23 Juillet 1772.  CORRESPONDANCE. 117 «les prédicans guerriers. Enfin vous aurez ce fixième chant des confédérés, pour qu'il ne vous manque aucune des fottifes qui m'ont paffé par la tête. En qualité de prophéte j'annonce Ia paix, quoiquelle ne foit point encore conclue; s'il y avoit moins de difficultés a la terminer, le temple de Jérufalem pourroit être réédifié par un desarticles; mais il ne faudroit pas a préfent ajouter une condition pareille, qui ne feroit qu'embrouiller les chofes; ce pourroit étre Ie fujet d'une négociation particulière; que Ia forbonne cependant n'en ait pas Ie moindre foupcon, ou vous la verrez épuifer les bourfös dévotes, envoyer le plus pur de votre or en Turquie, pour contrecarrer les protec. teurs du temple: enfin ce temple exifteroit & les forbonniqueurs foutiendroient avec leurs fophismes ufités & une noble effronterie, qu'il n'en eft rien. Tant ies prétres, furtout les docteurs, ont Ia cervelle dure & s'opiniatrent, On les a vus foutenir fouvent leurs opinions malgfé 1'évidence. Vous rircz d'eux & ils vous anathématiferont, mais riez toujours a bon compte. Je ne fais fi les chevaux de Spa mangent les Rulfes; mais ce que je fais certainement, c'eft que les janiffaires ne les mangent pas. J'efpère que cette aventure ne 'fera pas inférée dans 1'hiftoire de votre académie, dont vous vous acquitterez auffi bien que de toutes les chofes dont vous vous êtes chargé jusqu'a préfent. II eft für que 1'académie ne pouvoit pas faire un meilleur choix  liS CORRESPONDANCE. de fecrétaire perpétuel; c'étoit le feul moyen de faire lire fes mémoires depuis que Fontenelle n'y eft plus: je ferai un de vos lefteurs, de vos admiiateurs, & de ceux qui s'intéreffent a tout ce qui concerne votre contentement & votre confervation. Sur ce &c. Le 17 Septembre 1772. M onsieur Borrelly vient d'arriver. II m'a remis le paquet dont vous 1'avez chargé. Autant que j'en puis juger, il paroit habile & plein de bonne volonté. Je fai d'abord mis au fait de la befogne dont il doit être chargé; & comme dans le plan d'éducation qui eft recu a facadémie, il y a des méthodes qui différent beaucoup des autres écoles, je les lui ai indiquées, & je ne doute pas qu'il ne rempliffe 1'attente que donne fa bonne réputation, furtout votre fuffrage. Le défir que j'ai de voir réuffir ma petite iuftitution de facadémie des nobles, me reud d'autant plus reconnoiffant des moyens que vous me fourniffez de la perfectionner. Plus on avance en flge & plus 011 s'appercoit du tort que font aux fociétés les éducations négligées de la jeuneffe: je m'y prends de toutes les facons poffibles pour corriger eet abus. Je réforme les colléges ordinaires, les univerfkés, & même les écoles de village; mais il faut trente années pour en voir les fruits; je n'en jouirai pas, mais je m'en confolerai en procurant a ma patrie eet avantage dont elle a manqué.  CORRE S POND ANQE. 1I?> Je ne comprends en vérité rien a vos Francoi's. Ces gens penfent-ils donc que la haute réputation oü ils étoient du temps de Louis XIV étoit fon. dée fur autre chofe que fur 1'avantage que leur donnoit fur les autres nations Ia culture des arts & des fciences, en y ajoutant eet air de grandeur que Louis XIV favoit donner a toutes fes actions? On devroit fe fouvenir a Paris qu'autrefois Athènes attiroit le concours de toutes les nations, & même de fes vainqueurs les Romains, qui rendoient hommage a leurs connoiffances & y ve» noient pour s'inftruire. A préfent cette ville de. venue agrefte n'eft plus vifitée de perfonne. Le même fort menace Paris, s'il ne fait pas mieux conferver les avantages dont il jouit. Vous recevrez ci joint une lettre pour le Chevalier de Chatelux: fes femblables fe trouvoient autrefois aborjdarament en France , la nobleffe dépourvue de connoiftances n'eft qu'un vain titre qui place un ignortnt au grand jour & 1'expofe au perfifflage de ceux qui s'en amufent. Je vois par ce que vous me mandez, que 1'académie a fes intrigues comme la cour; des perfon» nes nées avec un efprit inquiet tracaff.nt partout, mais le vrai mérite furmonte tous ces obftacles; il perce, il fe fait jour,il triomphe a la fin. Voila. ce qui vous eft arrivé & ce qui ne manquera pas d'arriver a M. de Lille, qui eft a mes yeux plus académicien que Ia moitié de vos quarante. Je vois par votre apoftille que vous avez placé tréshonorablement mon efiampe dans la compagnie de  i9ft CORRESPONDANCE. gens bien fupérieurs a ce que je fuis & a ce que je puis étre. Je vous envoie une médaille qu'on vient de frapper par rapport a un événement qui intéreiTe les Sarmates & je ne fais qui. Je voudrois que c'eüt été a 1'occafion de la paix que cette médaille fe fik faite ; mais quoi qu'on machine , quoi qu'on intrigue, cette paix fe fera pour. tant, & s'il plaït au fatum, bientót: je me flatte qu'alors, felon que me 1'a fait elpérer M. Borrelly, j'aurai le plaifir de vous voir & de pouvoir vous affurer moi-même'de toute l'eitime que j'ai pour vous. Sur ce &c. Le 6 Odtobre 177*. J'ai concu toute la témérité d'un Allemand qui envoie des vers francois a un académicien a Paris, & de plus encore a un des quarante. J'ai fenti toute 1'impertinence qu'il y a d'envoyer a une des premières têtes de la littérature fran9oife une fatire fur des aventuriers de fa nation; mais fi j'excepte de ces aventuriers trois ou quatre perfonnes de mérite, Ie gros de leurs compagnons n'étoit compofé que de la lie des dernières rédudions de vos troupes; & quant aux vers, comme ils ne s'élêvent pas plus haut que le ton du vaudeville, il m'a paru qu'un poëte tudesque muni d'effrouterie, pouvoït les bafarder. ^ Cette paix a laquelle vous vous intérefiez, s'ache-  CORRESP OND ANCE. 121 s'achemine a grands pas; le congrès vient de renouer les négociaiions, & avant la fin de 1'hiver les troubles de 1'orient feront pacifiés. Je ne fuis qu'un foible inftrument dont la providence fe fert pour coopérer il cette oeuvre falutaire. Les difpoiltions pacifiques de 1'Impératrice de Ruffie font tout dans cette affaire; le feul honneur. qui peut m'en revenir eft d'avoir foutenu les intéréts de 1'Impératrice par des négociatrons a Conftantinople & dans d'autres cours. La paix eft fans doute le vbut oü tous les politiques doivent tendre; mais que de matières combuftibles répandues dans !e monde, & que d'embrafemens nouveaux a crain. dre! Toutes les eaux de 1'océan ne feroient peut. être pas fuffifantes pour les éteindre, & tous les encyclopédiftes armés de feaux & de feringues fe confumeroient dans les plus durs travaux avant que d'y réuflir. J'enverrois volontiers au nouveau temple de Jérufalem une vermine hébraïque dout je ferois bien aife de me défaire, fi 1'on pouvoit perfuader a Monfieur Muftapha d'en permettre la réédification. Ce bon Sultan eft plus embarraffé de reconquérir 1'Egypte que de ce qui fe paff; a Sion. Si un Juif bien riche d'Amfterdam & de Londres lui propofoit (en lui offrant une groffe fomme) de permettre de rebütir ce temple, je crois que le Sultan ne s'y oppoferoit pas ; mais les Juifs ricbes aiment mieux les efpèces que les fynagcgues, & d'ailleurs il y a fi peu de zèle dans les feétes, que dins ce fiêcle elles n'achèteroient pas a vil prix des libertés pour lesquel/es Oeuv. pojlh. di Fr, II, T, XI' F  I22 CORRESPONDANCE. elles fe font fait géorger autrefois. 11 n'y a dei zélateurs en Europe qu'en France; Amiens & Touloufe en ont naguère fourni des exemples. L'Efpogne eft glacée, Vienne fe refroidit chaque jour, & les Anglois ont même fait mettre dans leurs gazettes, que le Pape s'étoit fait calvinifte. Je ne garantis pas le fait, mais je 1'ai vu imprimé. Votre profeffeur eft arrivé & vous en aurez déja recu.mes remercimens. II a bien débuté, & je ne doute pas que votre choix n'ait été auffi bon qu'éclaité. Le pauvre Thiriot s'en va donc! II y a quaratite ans que je le connois, fans 1'avoir vu. On 1'appeloit dans fa jeunefte le colporteur des ouvrages de Voitaire, il baisfoit notablement, fes feuillss étoient ftériles & ne contenoient rien de piquant ni d'amufant. Que celui que vous me propofez m'envoie une feuille de fa facon, pour voir s'il me conviendra, mais qu'il n'omette pas les hifloriettes de Paris, fi elles font piaifantes; car les bons livres deviennent fi rares, qu'a peine en parolt.il un dans l'-année , tandis que la gaieté, qui fait le caraftère de la nation, lui refle. Que vous dirai-je d'ici, finon qu'on m'a donné un bout d'anarchie a morigéner? Ven fuis fi embarrafté, que je voudrois recourir \ quelque tégiflateur encyclopédifte pour établir dans ce psys des lois qui rendroient tous les citoyens égaux, qui donneroient de 1'efprit aux imbécilles, qui déracineroient 1'intérêt & 1'ambition du cceur de tous les citoyens , & qui ne préfenteroient qu'un famóme de fouverain qu'on mettroit dehors  CORRESPONDANCE. 123 au premier ordre, oü perfonne ne connoitroit de taxes ni d'impóts & qui fe foutiendroit de luimême. Voila les hautes penfées qui. m'occupent maintenant. Quelque beau que foit ce gouverne. ment, je défefpère de mon peu de capacité pour le monter fur Me pied que vos favans iégjflateurs. (qui n'ont jamais gouverné) prefcrivent. Enfin, il en arrivera ce qu'il pourra, & 1'on me tiendra compte de ma bonne volonté, a peu prés comme a un écolier qui veut donner des lecons dans 1'abfence de fes maltres, & qui ne les ayant pas affez bien comprifes, les rend de travers. Portez.vous bien, confervez votre fanté, pour que j'aye encore le plaifir de vous voir. Sur ce &c. Le 27 Oftobre 1771. V ous nous faites trop d'honneur & k la Biltique & a moi, de vous intérefTer a notre fort; toutefois je dis bien, nonobflant notre union ,que je n'aurois pas envie de confommer mon nnriage au fond de cette mer, ni de m'y promeuer beaur coup, comme le doge de Venife. Le climnt de ces parages eft rude, & le voifmage tient un peu de vos Iroquois, a préfent aflujettis aux Ang'.ois. Je ne fais ce que feront ces autres batbares, habitaus de Byzance, & fi ma pérorailbn fera plus d'impreffion fur eux que les harangues faétieufes de quelques uns de leurs foi difant amis, qui votjF a  is4 CORRESPONDANCE. droient je crois les voir expulfés de 1'Europe, pourvu que les troubles continuaflent d'agiter Ie nord. U y a toute apparence que la forbonne verra d'un ceil tranquille cette guerre, & la paix,fi elle fe fait, & qu'il ne fera pas plus queftion de rebatir le temple de Jérufalem que de 'reconftruire la tour de Babel. Pendant toutes ces agitations diverfes, on va entièrement abolir f ordre des jéfuites, & le Pape, après avoir biaifé longtemps, céde enfin a ce qu'il dit, aux importunités des fils aïr.és de fon églife. J'ai recu un ambafladeur du général des ignatiens, qui me prelTe pour me déclarer ouvertement le proteaeur de eet ordre. Je lui ai répondu que lorsque Louis XV avoit jugé a propos de fupprimer le régiment de Fitz James, je n'avois pas cru devoir intercéder pour ce corps, & que le Pape étoit b;en mattre chez lui de faire telle réforme qu'il jugeoit a propos, fans que des hérétiques s'en mêlafient. Vous vous plaignez toujours du peu de cas que vos Francois font préfentement de la littérature. Bien des raifons y contribuent. La nation, avide de gloire, protégea les premiers grands hommes qui après la renaiffance des lettres illuftrèrent leur patrie par leurs écrits, & dont quelques.uns ne le cédèrent pas en mérite aux plus célèbres auteurs anciens; enfuite on fe rafTafia de ces chef-d'ceuvres;les auteurs qui fuivirent ces grands hommes, ne les égalèrent pas; les études fureut moins profondes & tout le monde fe me'.a d'écrire & d'im. pdmsr, La plupart de ces auteurs, décriés par  CORRESPONDANCE. 123 leurs mceurs, ne fauroient rnériter 1'eftime dupublic, & 1'on paffe du mépris de la perfonne au mépris de 1'arr. Ajoutez !t ces confidérations que Paris eft un gouffre de débauche, dans lequel fe précipite votre jeuneffe ardente; beaucoup y pé. riffent ou perdent le goüt de l'application; & comme les hommes n'aiment que les chofes dans lesquelles ils efpèrent de réuffir, cette jeuneffe frivole ne counoifTant que les plaifirs groffiers des fens, n'aime point les arts qu'elle ne connolt pas afTez pour en juger, & il lui eft plus facile de méprifer ce qu'elle n'a point étudié que de convenir de fon ignorance; car quel temps refte-t.il a un homme du grand monde a Paris, je ne dis pas pour étudier, mais pour penfer? La matinée, des vifites, un déjeuner, enfuite le fpeftacle, de Ia au jeu, au fouper, encore jeu jusqu'a deux heures du matin, puis bonnes aventures, enfuite on fe couche; on fe léve a onze heures; ainfi tous les momens font pris, & 1'on eft fort occupé fans rien faire. Mais je ne fais a quoi je penfe. Ce n'eft certainement pas a moi a vous faire la defcription de la vie de Paris, que vous connoiflez mieux que moi. L'éclat que la France jeta *ati fiêcle de Louis XIV étoit trop grand pour pouvoir fe foutenir longtemps: il y a un certain point d'élévation qu'il ne nous eft pas poffible de furpaffer. Les matiêres les plus intéreffantes font épuifées, il ne refte plus qu'a glaner fur les pas de ceux qui ont fait d'amples moiflbns, & avec un génie auffi élevé que Ie leur on ne les égaleroit F 3  liS CORRESPONDANCE. pas, paree que le fuccès des ouvrages dépend en grande partie du choix judicieux de la matière qu'on traite. A préfent ce qui me dégonte de cette petite correfpondance littéraire que j'ai entretenue en France, ce ne font pas ceux qui écrivent, mais les matières qui leur manquent. Lorsqu'un Fontenelle, un Voitaire, un Mairan, un Créhillon encore, & même 1'auteur de Ver-vert compofoient, c'étoit un plaifir d'apprendre des nouvelles de la France, qui étoient celles du ParnalTe paree qne les ouvrages de ces auteurs méntoient d'étre lus par tout Ie monde; mais aujourd'hm qu'il ne parolt que des compilations ou des recueils de 23,633 gra"dJ hommes que la France a produits,'& de 8,565 femmes illuftres, il H'y a plus moye'n de foutenir les journaux qui en font les extraits. Qui, P« exemple, s'avifera de s'inllruire de la méthode nouvelle de donner des lavemens, d'un nouvel art de rafer dédié a Louis XV, pour lui apprendre a fe faire la barbe lui-même, de diftionnaires & d'encyclopédies en tous genres? Tout cela me caufe des dégoüts, & comme je nVmtretiens plus de correfpondant a Athènes depuis qu'elle eft devenue Sétines, je n'en veux plus avoir a Paris,paree qu'on n'y trouve plus la marc^andife dont je fais cas; mais cela ne m'empeche pas de dormir. Souvenez-vous que le fomroeil CSC 1'efpérance font les deux calmans que la nature a daicné accorder a 1'humanité, pour lui faire lupporter les maux réels qu'elle endure. Dormez & efpérez, & tout iia bien. Vivez, car votre exi-  CORRESPOND ANCE. 197 ftence fera plus de peine 4 vo9 envieux ou bien a vos ennemis, que votre mort ne leur feroit de plaifir. Söuvenez-vous que 1'univers n'eft pas concentré dans Paris, & que fi 1'on ne connoit pas dans votre patrie le prix que vous valez, 1'on vous rend plus de juftice ailleurs. Sur ce &c. Le 4 Décembre 1772. J'implorf. moi(au lieu des Dieux auxquels s'adreffoit Démofthène) les lois du mouvement, ces principes vivifians de toute la nature, (dont vous avez fi favamment calculé les effets,) pour qu'ils prolongent en vous autant qu'il eft poffible leur acYivité, afin que vous éclairiez encore pendant longues année» vos contemporains, & nous autres ignorans qui n'avons pas 1'honneur d'étre géomètres. Je fouhaite en même temps que la Fortune, Déeffe a laqüelle vous ne facrifiez guères, répande fes heureufes influences fur vos jours prolongés; car fans le bonheur la vie n'eft qu'un fardeau, & un fardeau fouvent infupportable. Si vous me demandez ce que j'entends par la Fortune? Ce fera tout ce que vous voudrez, le d«ftin, le fatum, la nécefiité, en un mot, ce qui rend heureux. Et voila, non pas pour la nouvelle année, mais pour un grand nombre de fuivantes. J'ai été flatté de 1'approbation que vous donnez a ma facon de penfer au fujet du patriarche F 4  ioS CORRESPONDANCE; de Ferney. La'poftérité éclairée enviera aux Francais ce phénomène de la littérature, & les blamera de n'en avoir pas aflez connu le prix. De pareüs génies ne naiflent que de loin en loin. L'antiquité grecque nous fournit un Homère; c'étoir le père de la pcëfie épique; unAriftote, qui avoit, quoique mélées d'obfcurités, des connoiflances univerfelles; un Epicure, auquel il a fallu un comraentateur comme Newton pour qu'on lui rendit juftice. Les Latins nous fourniflent un Cicéron, aufli éloquent que Démofthène & qui embraflbit beaucoup d'érudition dans Ia fphère de fa capacité; un Virgile, que je regarde comme le plus grand des poëtes. II fe trouve enfuite une t ès-grande lacune jusqu'aux Bayle, aux Leibnitz, aux Newton, aux Voitaire; car une infinité de beaux efprits & de gens t talens ne peuvent fe ranger dans cette première clafle. Peut-être fautil que Ia nature fafiè des efforts pour accoucher de ces génies fublimes, peut.être y eu a-t il beaucoup d'étouffés par les hafards de Ia naiffance & par des jeux de la fortune qui les détournent de leur de' ftination; peut-être y a-t-il des années ftériles pour la produétion des efprits, comme il y en a pour les fermences & pour les vignes. La France, comme vous le dites, fe fent de cette ftérilité. On y voit des talens, mais peu de génies. Quoique cette ftériüté s'appercoive chez les.voifins, ces voifins mêmes n'en font pas mieux pourvus. L'Angleterre & 1'Italie font languiflantes;un IIume,un Metaftafio ue peuvent entrer en parallèle, ni avec leLord Bo»  CORRESPONDANCE. Eolingbrocke, ai même avec 1'Ariofte. Pour nos Tudesques, ils ont vingt idiomes & n'ont aucune langue fixée : cec inftrument eflentiel qui manque, nuit a la culture des belles lettres. Le goüt de la faine critique ne leur eft pas encore aflez famiüer. J'eflaye de reftifier les écoles fur cette partie fi eflentielle des humanités ,• mais peut-être fuis-je un borgiie qui veut enfeigner le chemin a des aveugles. Quant aux fciences, nous ne manquons ni de phyficiens ni de méchaniciens; mais le goüt de la géométrie ne prend pas encore. J'ai beau dire a mes concitoyens qu'il faut des fuccefleurs k Leibnitz , il ne s'en trouve point. Quand des génies naltront, tout cela fe trouvera. Je crois cette chanee fupérieure a votre calcul. U faut at» tendre que la Nature, libre dans fes opérations, agifle; nous autres pauvres créatures nous ne pouvons ni réckmer fes efforts, ni prévenir les mouvemens qu'el.'e s'eft propofés pour opérer ces productions tant défirables, II y a encore des érudits; cependant croiriez-vous bien que je fuis obligé d'encourager 1'étude de la langue grecque, qui fans les foins que je prends fe perdroit tout a fait? Vous jugerez vous-méme par eet expofé véridique que votre patrie ne doit pas craindre encore que les autres nations la furpaflent. Pour moi, je bénis le Ciel d'étre venu au monde au bon temps. J'ai vu les reftes de ce fiêcle a jamais mémorable pour 1'efprit humain: tout dépérit a préfent, mais la génération fuivaute fera plus mal que la F 5  j3o CORRESPONDANCE. notre. II paroit que cela n'ira qu'en empirant, jusqu'au temps oü quelque génie fupérieur s'élêvera pour réveiller le monde de fon engourdiffement, & lui rendre ce ftimulus qui le porte a fainour de ce qui eft eftimable, & utiie a toute 1'efpèce humaine. En attendant jouiffons du préfent, fans nous embarraffer du paffé,ni de 1'avenir. Voyez avec des yeux ftoïques tout ce qui peut vous faire de la peine, & faififfez avec empreflement ce qui peut vous être agréable: après bien des réflexions il en faut venir la; je fouhaite de tout mon cceur que les objets du plaifir Temportent chez vous fur les défagréables, ou que vous vous faffïez illufion a vous-même; car qüoi qu'on en dife, il va ut mieux être heureux par 1'erreur que malheureux par la vérité. Sur ce &c. Le 28 Janvier 1773. Ju partage ma lettre entre vous a qui j'écris & les commis des bureaux des poftes qui ouvrent les paquets. J'envoie a ces commis deux pièces en vers qui pourront peut-être les fcandalifer, ce dont je me foucie fort peu, & amufer les encyclopédiftes, ce qui me fera plaifir. Vous verrez par ces pièces, qui peut-être ne feroient pas afTez exaftes pour foutenir la révifion des Vaueelas & des d'Olivet, que les chaudronniers tudesques ne chatrent pas en Teutonie les chats qui veulent penfer; & comme Dieu-merci nou»  CORRESPONDANCE. i$i n'avons point de forbonne, ni de bigots aflez autorifés pour ofer fe mêler de cenfurer les pen. fées, vous verrez par les pièces que je vous envoie, que Hioi & tous les Pruffiens nous penfons tout haut. Cependant je ne faurois vous diffimuler que le fecrétaire pefpétuel de notre académie s'eft avifé de faire imprimer je ne fais queUe confeftion d'un incrédule, qui comme de raifon fe convertit in articuk mortis de fes débauches par peur du Dinble: c'eft ce qui m'a donné lieu de vous adreffer 1'épltre ci-jointej il n'y manque qu'un meilieur poè'ce pour inettre les matériaux en oeuvre. Vous voyez, mon cher d'Aiembc-rt, que m'occupant de pareilles niaiferies, le poids de 1'Europe que vous me fuppofez porter, ne m'accable guères. Comment pouvez-vons croire qu'un /ouverain des anciens Obotrites s'émancipe a jouer un róle en Europe ? Je ne fuis en politique qu'un poliffon, qui me contente de garder mon cuin, & de le défendre contre la cupidité & 1'envie des grandes puiffances. Je me fuis ingéré, il eft vrai, a vou. loir récablir la paix en Europe; 1'argent de vos Welches a prévalu a Conftantinople chez les ulemas coutre des raifons plus valables que des louis; & pour toutes les rodomontades de vos compatriotes & les prétendus mouvemens que les gazetiers prétendent qu'ils feront dans Ie nord , je vous affure qu'on s'en moque a Berlin, tout comme a Pétersbourg & a Copenhague. Nous demeurerons très-pacifiques j perfonne ne penfe ici a aigui. F 6  i32 CORRESPONDANCE. fer fes couteaux, & ceux qui par étourderie voudroient fe frotter ft nous, trouveroient ft qui parler. Prenez pour vous la moitié de ce que ja viens de vous écrire, & cédez le refte ft ceux qui, fans doute admirateurs de mon beau ftyle, font curieux de me lire furtivement; iis peuvent faire courir cetfe lettre comme d'autres , qu'ils ont répandues oü bon leur fembloit; & s'ils en veulent une autre, j'ai affez de loifir pour en compofer une, qu'ils ne montreront pas. Sans plus vous parler de ces faquins qui m'ennuient, je vous aflure que je m'intérefle beaucoup a la confervation de Voitaire. C'eft le feul grand génie de ce fiêcle; il eft vieux ft la vérité, mais il a encore de beaux reftes; il nous rappele le fècle de Louis XIV, duquel le notre n'approche pas; il a le bon ton & ces agrémens de 1'efprit qui manquent ft tous les prétendus beaux efprits de notre age: enfin il habite fur les confins d'une république & il écrit librement, eu obfervant cependam de certaines bienféances que je crois que tout écriyain doit obferver,pour qu'une liberté permife ne dégénéré pas en cynisme effronté. Si vous travaillez ft préfent fur les traces de Fontcnelle, pour transmettre ft !a poftérité les hsuts faits de vos académiciens, je vous trouve ft plaindre; car Fontenelle avoit ft parler tour ft tour de grands hommes & d'académiciens aflez ridicu. les. Ce mélange piquoit & excitoit la curiofité du lefteur, au lieu que vous n'aurez ni grandes découvertes ft relever, ni grands talens ft louer,  CORRESPONDANCE. 13.3 & que ue vous occupant que de la vie de gens três-médiocres, perfonne ne s'empreffera a favoir ce que vous en direz: c'efl le défaut de la matière & ce ne fera pas le vótre: cependant cela faic une grande différeuce. Tout le monde lira avidement la vie d'un Newton, d'un Pierre le Grand, d'un Cafïïni; mais qui s'avifera de s'inftruire des hauts faits & geftes d'un abbé Coyer, d'un Marmontel, d'un Ia Harpe & gens de leur acabit? Croyez que tout dépend du moment oü 1'on vient au monde. Un Alexandre Ie grand, né de nos jours en Macédoine, ne feroit qu'un poliflbn, & fi votre Louis XIV étoit Ie petit-fils de Louis XV, il débuteroit en montant fur le tröne par une banqueroute générale, qui ne lui donneroit pas beaucoup de célébrité. Les talens ne fuffifent pas feuls, s'ils n'ont les moyens pour les mettre en ceuvre. Si le grand Condé avoit été capucin, il n'auroit jamais fait parler de lui en Europe, & fi Voitaire étoit né vigneron en Bourgogne, il n'auroit jamais écrit la Henriade. Si Céfar uaifibit a préfent a Rome, il deviendroit peut-être un des Monfignori qui fe morfondent dans I'anti-chambre du cordelier Ganganelli, & ... Ceci e/l pour les commis des pojles, qui, s'ils le jugent a propos, peuvent Pimprimer pour Pidification des fidelles. Vous voyez que je ne négligé aucun de mes correfpondans, & que ces Melïïeurs ont leur portion de ma lettre; puisqu'ils ont eu 1'impertinence d'en ouvrir quelquesunes, il eft jufie qu'on s'adrefie ditectement a eus F7  134 CORRESPONDANCE. & aux fupérienrs non moins infolens a 1'infliga. tion desquels ils agiflent. Grimm vient faire un tour ici; il accompagne le Prince héréditaire de Darmftadt. J'efpère d'ap. prendre par lui de vos nouvelles ; en attendant vous pouvez être dans la plus grande tranquillité pour ce qui me regarde, & en vous recommaiiflant a la protedion d'Uranie & de Minerve, je fais mille vceux pour votre profpérité. Sur ce &c. Le 27 Avril 1773. ]V£ onsieur de Cfillon m'a rendu votre Crillonade qui m'a mis au fait de 1'hiftoire de tous les Crillons du comtat d'Avignon. II ne s'arrête point ici & pourfuivra fon voyage en Rufïïe, de forte que fur votre parole je le crois & le prends pour le plus fage des Crillons, perfuadé que vons avez toifé & calculé toutes fes courbes, ainfi que fes angles d'incidence. II trouvera Diderot & Grimm en Rufïïe tout occupés de 1'accueil favorable que 1'Impératrice leur a fait, & des chofes dignes d'admiration qu'ils y ont vues. On dit que Grimm pourroit bien fe fixer dans ce pays, qui deviendra 1'afile des Chaumeix & des encyclopédiftes. II paroit ici un dialogue des morts dont les interlocuteurs font la Vierge & la Pompadour. Ou 1'attribue a différens auteurs; je vous 1'enverrai, fi vous ne 1'avez pas. Cependant la crainte  CORRESPONDANCE. jis de fcandalifer vos vifiteurs de lettres ou vos illuftres commis des poftes, m'empéche de hafardec le paquet. M. Guibert a palTé par Ferney, oü 1'on allure que Voitaire 1'a converti, c'eft . dire 1'a fait renoncer aux erreurs de 1'ambicion, lui faifant abju. rer le métier affreux de bourreau mercenaire, pour le rendre ou capucin ou philofophe, de forte qu'il aura déja publié une déclaration comme Greflet, avertilTant le public qu'ayant eu le malheur d'écrire un ouvrage de tactique, il s'en repentoit du fond de fon cceur, en y joignant 1'affurance que de fa vie il ne donneroit des régies de meurtres, d'alTaffinats, de rufes, de ftratagèmes & de pareil» les abominations. Pour moi, dont la converfion n'eft pas avancée, je vous prie de me donner les détails de celle de Guibert ,pour amollir mon cceur & péuétrer mes entrailles. Nous avons ici la Landgrave de Darmftadt qui revient de Pétersbourg, oü elle a marié fa fille: elle ne tarit point fur les louanges de 1'Irapératrice, ni fur toutes les belles f'ondatious que cette princeffe a faites dans ce pays. Voila ce que c'eft que de voyager. Pour nous qui vivons comme des rats de cave, les nouvelles ne nous viennent que de bouche en bouche, & le fens de 1'ouïe ne vaut pas celui des yeux. Je fais en attendant des vceux pour le fage Anaxagoras, & je dis . Uranie: c'eft a toi de foutemr ton premier apótre, pour maintenir une lumière fans laquelle un grind royaume tomberoit dans les ténèbres; & je dis au  tS6 CORRESPONDANCE. grand Demiurgos: conferve toujours le bon d'A- lembert dans ta fainte & digne garde. Le 16 Décembre 1773. ous pouvez être fans appréhenfion pour ma perfonne; je n'ai rien a craindre des jéfuites, le cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes, il vient de leur arracher les dents macheüêres, & les a mis dans un état oü ils ne peuvent, ni égratigner, ni mordre, mais bien inftruire la jeuneffe, de quoi ils font plus capables que toute Ia made des cuculati. Ces geus, il eft vrai, ont tergiverfé pendant la dernière guerre; mais réfléchiffez a la nature de la clémence. On ne peut exercer ce'te admirable vertu ft moins que d'avoir été offenfé, & vous philofophes, vous ne me reprocherez pas que je traite les hommes avec bonté & que j'exerce 1'humanité indifféremment envers tous ceux de mon efpèce, de quelque religion & de quelque fociété qu'ils foient. Croyez-moi, pratiquons la philofophie & métaphyfiquons moins. Les bonnes adions font plus avantageufes au public que les fyfièmes les plus fubtils & les plus déliés de découvertes dans lesquelles pour 1'ordinaire notre efprit s'égare fans faifir la vérité. Je ne fuis pas cependant le feul qui ait confervé les jéfuites; les Anglois & 1'Impératrice de Ruffie en ont fait tout amant; & même dans ces trois Etats Londres fait corps enfemble. Voila pour les jéfuites.  CO RRESP O ND ANCE. 13; Pour M. Guibert, j'ai cru qu'il avoit abjuré fon art inhumain entre les mains de Voitaire. Je n'ai pas eu le temps d'entendre fa tragédie; il m'a dit qu'il méditoit pour 1'année prochaine un voyagë au nord , qu'il pafferoit par ici, & qu'alors il me liroit fa pièce. Je ne fuis fait que pour admi. rer & non pour critiquer ceux qui en favent plus que moi: quelques vers compofés pour mon amufement dans une langue étrangère ne me rendent pas affez préfomptueux pour me croire maftre de 1'art; la tragédie m'a paru furtout difficile a trai. ter; je n'ai pas eu le courage de m'effhyer en ce genre, paree qu'il ne fouffre rien de médiocre & qu'il faut un efprit plus libre de foins que le mien pour fe flatter d'y réuffir. A propos d'ouvrages nouveaux, j'ai lu celui d'Helvétius, & j'ai été faché pour 1'amour de. lui qu'on 1'ait imprimé. II n'y a point de dialeétique dans ce livre, il n'y a que des paralogifmes & des cercies de raifonnemens vicieux, desparadoxes & des folies complètes, a la tête desquelles il faut placer la république francoife. Helvétius étoit honnête homme, mais il ne devoit pas fe mêler de ce qu'il n'entendoit pas; Bayle 1'anroit envoyé a 1'école, pour étudier les rudiraens de la logique, & cela s'appelle des philofophes! Oui, dans le goüt de ceux que Lucien a perfifflés. Notre pauvre fiêcle eft d'une ftérilité affreufe en grands hommes, comme en bons ouvrages. Du fiêcle de Louis XIV, qui fait honneur a 1'efprit humain, il ne nous eft refté que la He,' & dans peu il n'y aura plus rien du tout.  i3g CORRESPONDANCE. Diderot eft ft Pétersbourg, oü 1'Impératrice Ta comblé de bontés. Ou dit cependant qu'on le trouve raifonr.eur ennuyeux; il rabache fans ceffe «les mêmes chofes. Ce que je fais, c'eft que je ne faurois foutenir la lefture de fes livres, tout intrépide ledenr que je fuis; il y règne un ton fuffifant & une arrogance qui révolte 1'inftinft de ma liberté. Ce n'étoit pas ainfi qu'écrivoient Ariftote, Cicéron, Lucrèce, Locke, Gafiéudi, Bayle, Newton. La modeftie va bien ft tout le monde, elle eft le premier mérite du fage: il faut raifonner avec force, mais ne pas décider impérieufement. Cela- vient de ce qu'on veut être tranchant: 1'on croit qu'il ÉofBt de prendre un ton décifif pour perfuader; ce ton peut aider ft la déclamation, mais il ne fe foutient pas ft la lec ture. Quand on a le livre ft la main, on juge des raifons, & 1'on fe moque del'emphafe: 1'auteur a beau fe targuer, on 1'apprécie & on réduit fes argumens ft leur jufle valeur. Je m'appercois que ma lettre eft bien longue, j'en ai home, je vous en demande pardon. En finiffant je n'ajomerai qu'un mot, ce font mes vceux pour la conferva. tion & la profpérité d'Anaxagoras, tant pour cette année que pour une longue fuite d'autres. * Sur quoi je prie la Nature & 1'Efprit qui peel», dent au grand tout de vous conferver dans leur fainte garde. P. S. Pour votre Crillon, il eft allé crillonner en Rufïïe; il y a un mois qu'il n'en eft plus queftion chez nous. ^ > Ju^t I774.  CORRESPONDANCE. 139 Voas pouvez être entièrement tranquille fur le fujet des jéfuites qui ne font plus jéfuites que chez moi. Ils font plus néceffaires que vous ne le penfez en France, pour 1'éducation de la jeuneffe dans un pays oü les maltres font rares, & oü parrai les laïques on auroit bien de la peine a en trouver, furtout dans la Pruffe occidentale. Je fuis bien aife que vous foyez d'accord avec moi, qu'on ne peut exercer la clémence qu'après avoir été offenfé. Je fuis fort étenné des remèdes dont le Roi de Sardaigue fe fert pour fes fluxions & je croirois presque que c'eft un conté fait a plaifir. Pour moi j'ai eu Ia goutte, dont je me fuis guéri par le régime, fans invoquer faint Antoine de Padoue. II eft bien für qu'un hornme qui fe fert de remèdes qu'on dit que le Roi de *•* a pris, n'eft pas fait pour être entouré par des d'Alembert & des la Grange. Notre académie a fi peu . a perdre, que nous devons conferver les bons fujets que nousavons, fans nous en départir. Les lettres de Pétersbourg nous annoncent que Diderot & Grimm font fur leur départ; leur intention eft de paffer par Varfovie, avant de fe rendre ici: je fuppofe qu'ils pourront arriver au commencement du mois d'Avril; je les verrai certai. nement a leur paffage, & je vous écrirai fur Diderot quand je lui aurai parlé, avec toute la fincérité que vous ine counoiflez. J'aurois fouhaite pour Ia  i4o CORRESPONDANCE. mémoiredu bon M. Helvétius, qu'il eüt pu con. fulter quelques-uns de fes amis fur fon ouvrage, avant que de le publier. II me femble qu'il s'étoic formé un certain fyflème en faifant fon livre fur 1'Efprit, qu'il a voulu foutenir par ce dernier ouvrage, ce qui a produit les fautes que tous' les ouvrages fyftématiques font ordinaire* ment cómmettre; c'eft faire des efforts inutiles qu$ de vouloir donner aux paradoxes les caractères de la vérité. Je verrai, quand Grimm pairera ici, s'il voudra fe charger de ce dialogue de la Vierge Marie jouant un fi beau róle. Je crains, quand vous 1'anrez lu, que vous ne difiez, n'eft- ce que cela ? Ce dialogue n'eft bon que pour amufer un moment II parolt ici une nouvelle brochure de Vol* taire fous le titre du Taureau blanc, écrite avec toute la gaieté & la fralcheur qu'il a eue dans fa jeuneffe; la fin en eft édifiante: le taureau redevient homme & même roi. Toutes les fois qu'il a fait des fottifes & qu'il les répare, Ie peuple s'affemble autour de fon palais & s'écrie, vive notre grand roi qui n'eft plus bceuf! Si vous n'avez pas eet ouvrage a Paris, il y aura moyen de vous le faire tenir par la même voie. J'attends ici le non-converti Guibert, qui fera bien recu lui & fa tragédie, & je ne doute pas que eet ouvrage, dont quelques perfonnes m'ont parlé, ne mérite d'étre approuvé. Pour M. de Crillon, il a eu Ie nez gelé a Pétersbourg: mais heureufement a 1'aide de la neige on le lui a fauvé;  CORRESPONDANCE. 14.1 ü doit repaffer ici ce printemps, dirigeant fa rome par la Laponie, la Suède & le Danemarck: lui & le Prince de Salm pourront bien revenir glacés ici; nous aurons to^t le foin poffible de les dégeler, & de les remetcre, s'il eft poffible, dans leur état naturel. Pour moi, qui ne fuis point a. la glacé & qui vous eftime très-chaudement, je fais des vceux pour que le grand DU miurgos protégé Anaxagoras, & fur ce &c. Xant de fiel entre.t-il dans le cceur d'un vrai fage? diroient les pauvres jéfuites, s'ils apprenoient comme dans votre lettre vous vous exprimez fur leur fujer. Je ne les ai point protégés tant qu'ils ont été puiffaus; dans leur malheur je ne vois en eux que des gens de lettres qu'on auroit bien de la peine a remplacer pour 1'éducation de la jeuneffe. C'eft eet objet précieux qui me les rend néceffaires,paree que de tout leclergé catholique du pays, il n'y a qu'eux qui s'appliquent aux lettres; auffi n'aura pas de moi un jéfuite qui voudra, étant très-intéreffé a les conferver. Depuis que je vous ai écrit, un grand phénomène encyclopédique en décrivant une ellipfe a frifë les bords de notre horizon; les rayons de fa lumière ne font pas parvenus jusqu'a nous; les aftronomes de Stettin 1'ont obfervé & ont Le xi Mars 1774.  I42 CORRESPONDANCE. 'calculé fa marche, qui fe dirigeoit fur Hambourg; les obrervateurs de Ia Haye font depuis vu fur leur horizon, d'oü fon iufluence bénigne g'eft répandue fur les libraires hollandois. Pompée fut affez heureux pour voir & pour emendre Pofidonius, quoique le philofophe eüt Ia goutte; pour moi je n'ai vu ni entendu le grand Diderot, quoi qu'il At plein de fanté i mais il n'eft pas donné a tout le monde d'aller a Athènes, èi la fatalité encyclopédique qui décide du deftin des hommes, ne m'a pas favorifé, apparemment paree que je protégé les jéfuites. Votre brave Cnllon, après avoir crillonné en Rufïïe, en Finlande, en Laponie, en Suède, en Danemarck, vient d'arriver è Berlin. Je m'imagine qu'il faudra TéChatiffeï pour refondre tout fair congelé qu'il a refpiré en chemin; il voyage en compagnie d'un prince de Saltn, qui eft fort aimcble & qui a remporté 1'approbation de toutes les cours oü il s'eft produit. Votre * * peut avoir des qualités occultes admu rables, mais on le trouve un peu ennuyeux, & il n'y a que les biilleurs qui s'amufent avec lui. Ce n'eft pas moi qui parle; pour avoir vu un homme une fois, on ne décide pas de lui; mais c'eft le public qui juge ainfi & je ne fuis que fon écho J'attendrai intrépidement M. Guibert & fa ■ traeédte, tant que le Ciel me donneravie, dispofé a applaudir a fun & a fautre autant que les élans d'admiration peuvent s'exhaler d'une ame tudesque. Vous Ie favez, le père Bonhours fa dit que nous avons la forme furieufement enfon-  CORRESPONDANCE. 143 cée dans la matière: il faut des fecoufies fortes pour mettre nos fibres groflières en vibration, & encore quand nous avons cette perception, elle n'eft pas de la vingtième partie auffi forte que les tranfports & les extafes & les convulfions qu'éprouve 1'ame d'un petit maltre francois; fon fang eft du vin de Champagne mouffeux , fes nerfs font plus fins que des toiles d'ariignées, fon fcnforium eft auffi facile a ébranler qu'une girouette au fouffla du zéphir. C'eft a de tels juges qu'il faut cffrir du beau, de 1'élégant, du parfait, & non a des maffes a demi animées. Notre académie ne doit pas être rangée fous cette catégorie, elle eft compofée d'étrangers qui ont le droit de penfer & qui peuvent avoir quelques prétentions modeftes \ 1'efprit. Votre Monfiettt la Grange brille par des chofes admirablcs, des a plus b auxquels je n'entends goutte, ni le Roi de *** non plus. Je ne fais fi ce dernier fe livre a préfent a Ia ddvotion tranfcendante & itiyitique; au moins étant encore Duc de Savoie il n'y penfoit pas. Je le plains, c'eft tout ce que je puis faire; car la grande dévotion ou des tranfports au cerveau font h mon fens des fynonymes, fi la dévotion n'eft pas pire ; car elle refte, & les tranfports fe perdent aufittót que la iïèvre eft calmée. Mais pour en revenir a notre académie, je ne doute pas qu'elle n'accepte avec plaifir le nouveau confrère que vous lui offrez; il leur fera propofé, & muni de votre recommaudation 1'académie auroit auffi mauvaife grace a le refufer  ï44 CORRESPO ND ANCE.' que fi Charles XII etit rejeté un officier approuvé par le grand Condé. Voila touc ce que vous aurez pour cette fois d'un valétudinaire, qui tant que durera fon exiftence, s'intérelfera au fort & a la profpérité de 1'Anaxagoras moderne. Sur ce &C Le 15 Mai 1774. V ous avez deviné jufte. II y a trois femaines que je fuis de retour de mes courfes & que je jouis ici de la fatisfaftion de pofféder la Ducheffe de Bronfwic, è laquelle j'ai fait entendre le Duc de Foix & Mithridate déclamés par Aufrène. J'avois appris encore avant mon départ la mort de Louis XV, dont j'ai été fincèrement touché; c'étoit un bon prince, un honnête homme, qui n'eut d'autre dêfaut que de fe trouver a la tête d'une monarchie dont le fouvcrain doit avoir plus d'activité qu'il n'en avoit recu de la nature. Si tout n'a pas été également bien pendant fon rè. gne , il faut 1'attnbuer a fes miniftres plutót qu'a lui. A préfent la malignité publique fe déchaine contre ce bon prince. Que 1'inquiétude des Francois n'aille pas les metire dans Ie cas des grenouiües de Ia fable que Jupiter punit de leur inconflance ; mais c'eft ce qu'ils n'unt pas a craindre. On dit des merveilles de Louis XVI; tout 1'enipire des Welches chante fes louauges. Le fecret póiir être approuvé en France, c'eft d'étre nouveau. Votre uation , laffe de Louis XiV, pcnfa  CORRESPONDANCE. H5 penfa infulter fon convoi funèbre. Louis XV également a duré trop longtemps. On a dit du bien du feu Duc de. Bourgogne, paree qu'il mourut avant de monter fur le tróne, & du dernier Dauphin par la même raifon. Pour fervir vos Francois felon leur goüt, il leur faut tous les deux ans un nouveau Roi; la nouveauté eft la déité de votre nation, & quelque bon fouverain qu'ils ayent, ils lui chereheront a la longue des défauts & des ridicules, comme fi pour être roi on ceflbit d'étre homme. Quel homme eft fans erreur, & quel roi fans foibleflé? Si j'étois M. 'de Sartines, je ferois afficher cette fentence a toutes les places publiques & aux coins de tous les carrefours. Les fouveraius nos dévanciers, nous & nos fuccefleurs, nous fommes tous dans la même catégorie, des ê:res imparfaits, compofés d'un mélange de bonnes Sc de mauvaifes qualités; il n'y a que votre viceD:eu fiégeant it la ville aux fept montagnes qui foit infaillible & regardé comme tel par ceux qui ont une foi robufte. Moi qui ai la foi débile & de petits nerfs comme le Djc de Nivernois, quand je éopfidère un Alexandre VI, tyran, barbare, hypocrite & inceftueux, j'ai de la peine a recon. noitre fon infaillibilité: je range vos Suiffes du paradis au niveau des autres hommes & cent piques au deffous des philofophes. Toutes ces réflexions puifées dans la connois. fance du cceur humain rendent • indulgent, & ce fopport que les hommes fe doivent mutuellement Om. pofih, it Fr. IL TM. G  14« CORRESPONDANCE. achemine a la tolérance. Voila pourquoi voi ennemis les jéfuites font tolérés chez moi; ils n'ont point ufé du couteiet dans ces provinces oü je les protégé; ils fe font bornés dans leurs colléges aux humanités qu'ils ont enfeignées. Seroit-ce une raifon pour les perfécuter? M'accufera- t.on póur n'avoir pas exterminé une fociété de gens de lettres, paree que quelques individus de cette compagnie ont commis des attentats a deux cents lieues de mon pays? Les lois établiffent la- punition des coupables , mais elles condamnent en même temps eet acharnement atroce & aveugle qui confond dans fes vengeances les crrüinels & les innocens. Accuftz-moi de trop de tolérance, je me glorifierai de ce défaut; il feroit a fouhaiter qu'on ne püt reprocher que de telles fautes aux fouverains. , Voila pour les jéfuites. A 1'égard de M. Crülon, ne vous fachez, pas de ce que je vous ai écrit fur fon fujet: je le crois trés-vertueux & tel que vous le dépeignez; je ne fuis pas affez téméraire pour juger du mérite d'un étranger fans le connoitre; j'ai fait le rapporteur de la voix publique & de ce qu'on écrit de lui de Pétersbourg, du Dar.emurck & d'autres lieux qu'il a traverfés dans fon voyage. Je me garde bien auffi de prendre M. de-Guibert pour un homme indifférent; ce héros, quoiqu'en herbe, fauvera peut-être un jour la 37 «snee & remplira 1'univers du bruit de fes exploits. Cela fe trouve dans le cas des poffibilités, & par conféquent .cela peut arriver; pour fa  CORRESPONDANCE. ttf tragédie, je n'en ai pas entendu le mot, mais je la crois bonne & excellente fur la foi du charbon. nier. D'Alembert a du gotlt, il a approuvé ce drame, donc je dois 1'en croire fur fa parole. Pour 1'invifible Diderot, je ne fais que vous en dire; il eft comme ces agens céleftes dont on parle toujours & qu'on ne voit jamais. Un de fes ouvrages me tomba naguères entre les mtiBS.; j'y trouvai ces paroles: jeune homme, prends cif Ut. Sur cela je fermai le livre, comprenant bien qu'il n'avoit pas été fait pour moi,qui ai paiTé foixante ans. Des lettres de Pétersbourg marquent que 1'Impératrice lui a fait faire un habit & une per. ruque, paree qu'il étoit fagoté de facon a ne pas pouvoir fe produire a fa cour fans cette nouvelle décoration. Si après cette apologie vous ne me croyez pas encore affez bon Francois, j'ajouterai pour ma juftification que j'admire beaucoup vos Welches, quand ils ont. du bon fens & de 1'efprit; que je fais grand cas des Turenne, des Condé, des Luxembourg, des Gaffendi, des Bayle, des Boileau, des Racine, des Boffuet, des Deshoulières même, & dans ce fiêcle des Voitaire & des d'Alembert; mais que ma faculté admiratke ou admiratrice étant reftreinte a de certaines bonnes, il m'eft impöffible d'englobsr dans ces actes de vénéraiion, des avortons du ParnafTe, des philofophes a paradoxes & a fophismes, de faux beaux efprits, des généraux toujours battus & jamais battans, des peintres fans coloris, des mmiftres fans probité, des &c. &C &c. Après cette conG 2  Ut CORRESP ONDANCE. feffion, condamnez-moi, fi vous Ie pouvez; & en ce cas je me ferai abfoudre par 1'Aretin, qui loin d'admirer rien, paffa fa vie a tout critiquer. Je ne fais fi Paris peut fe comparer a Sodome, ou Sodome a Paris; toutefois il eft certain que je n'aurois envie de brüler ni fune ni 1'autre de ces villes, & que je dirois avec Pange Ituriel r fi tout n'eft pas bien, tout eft paffable. Vivez heureux & content fous Ie règne du feiziéme des Louis. Que votre philofophie vous ferve a vous égayer. C'eft le plus grand bien qu'on en puiffe attendre & c'eft celui que je vous fouhaite fincèrement. Sur ce &c. Le 28 Juillet 1774. M. s occupations ne font pas auffi confidérables que vous les imaginez; Ia paix conclue avec les Turcs en diminue une partie, & après tout rhomme eft né pour l'ouvraga; 1'oifiveté le rend non feulement malheureux, mais fouvent criminel. Vous n'avez pas lieu d'appréhender qu'il s'élève de neuveaux troubles dans le nord & vers 1'orient de 1'Europe. Nos envieux prennent leurs réves pour des réalités & débitent des fottifes; mais il faut être autant fur fes gardes fur les fottifes po. litiquesque fur les théologales. Votre monarque, s'il aime Ia paix comme vous le fuppofez, pourra en donner des preuves en tranquillifant fes voifins & paciflant des diffentions qui font prés d'embra-  CORRESPONDANCE. 143 fer le fud de 1'Europe. Ce prince paroit mefuré & fage dans fes démarches; c'eft un pbénomèua rare a fon age de réunir & de pofleder des quaiU tés qui ne font que le fruit d'une longue expérience. II paroit ici une pièce en vers fous le titre de Louis XP'aux champs élyfées. Peut-être 1'avezvous déjil vue a Paris. Louis y eft équitablement jugé par Minos; ce font des polilTonneries, & peut-être elt.il contre 1'étiquette de polilfonner è 1'occafion de la mort d'un grand monarque; mais tout fert a ceux qui aiment è s'amufer. Je ne vous parle p!us de M. de Crillon, que je refpecte & honore comme un preux chevalier. Accordez-moi cependant qu'on peut avoir de bonnes qualités & être un brin ennuyeux, & il accompagnoit un Prince de Salm qui étoit réellement aimable: celui-ci attiroit tous les regards, on s'entretenoit avec lui & on abandonnoit 1'autre a fes profondes méditations. Il faut creufer votre Crillon pour y trouver ces tréfors cachés; mais tout le monde n'aime pas a creufer, principalement fi c'eft un oifeau de paffage; tout le mal qui m'en aviendra, c'eft que je ne connoltrai pas il fond M. de Crillon. - J'ai entendu faire 1'éloge de M. Turgot. On dit que c'eft ua homme fage, honnête & appliqué. Tant mieux pour vos pauvïes payfans, qu'il foulagera du fardeau des fubfides, s'il a des entrailles. Le bon choix des performes en place eft fans doute 1'application la plus importante d'un fouveG 3  i5o CORRESPONDANCE. Min. Pour juger du règne d'un prince, il ne faut pas décider fur un début de trois raois. Je recueille les aétions du XVleme de vos Louis, &.fi je vis encore deux ou trois ans, ce fera alors que je pourrai dire ce que j'augure de fon règne; Je me rappele les prophéties de Voitaire au fujet du Roi de Danemarck; elles n'ont pas été heureufes: le plus für eft de prophétifer après 1'événement. Voici une atteftation de la conduite d'un jeune officier; Voitaire la derriande; & je vous 1'envoie pour en faire je ne fais quel ufage"; elle eft du Commandant de Wefel; comme elle eft en allemand, je vous en erftoie la copie vidimée fur 1'original. Catt a des coliques, des courbatures, des fluxions, dés efquinancies, des hémorrhoïdes, des crampes de veffie & je ne fais quoi encore; il ne m'a pas dit le mot du fculpteur, ainfi j'ignore entièrement de quoi il eft queftion. Je fais des vceux pour votre fanté, profpéiité & confervation. Sur ce &c. Oftobre 1774* J'ai été d'autsnt plus fèché de la maladie de Catt, qu'elle eft d'un genre fingulier. Des hé- • morrhoïdes qui ne vouloient pas fluer, 1'avoient mis dans 1'état de TirélTas, fans qu'aucune DJeffe s'en' fut mêlée. Les chirurgiens, qui fe moquent des maux comme des Déeffes, prétendent Ie guéiir pat 1'ufage des mouches canthaiides qu'on lui  CORRESPONDANCE. 151 tppliqffe; il coramence a revoir, inais la guérifon n'eft pas encore compléte. Peut-être la Vierge IV t-elle puni d'avoir fait copier je ne fais quel dialogue, & qu'ainfi je fuis en partie caufe de ce qui lui eft arrivé. Ces fottifes que je vous envoie ne font bonnes qu'autant qu'elles amufent celui qui les compofe & qu'elles font rire ceux qui les lifent; ce font les hochets de ma vieilleffe qui me procurent quelques momens de gaieté. Je ne fais ce que je puis vous avoir mandé des troubles qui menacent ie fud; mais c'eft a Tiréfias a'les prédire. Moi, pauvre reclus au fond du nord, je ne fais pas trop ee qui fe fera demain, bien moins encore dans un terme plus éloigné. Pour votre jeune roi, il fe conduit fagement; ce que j'approuve furtout en lui, c'eft la volonté qu'il a de bien faire; voila tout ce qu'on peut prétendre de lui. II a une grande tache a rem. plir, & il ne pourra fuffire a fes devoirs qu'en fe mettant bien au fait des chofes & en enrrant dans un détail qui lui paroitra étranger & nouveau, vu 1'éducation qu'il a recue. Que 1'ancien parlement ievienne, qu'e le nouveau refte, c'eft un fpectacle qui trouvera en moi un efprit neutre & qui ne décidera qu'après qu'on aura vu la fomine du bien ou du mal qui en réfultera. Nous autres acataleptiques, ne fommes pas gens a précipiter nos jugemens. Nous fommes convaincus que nos raifonnemens nous trompent fouvent, & qu'il n'eftpresque aucune matière qu'on puiffe difcuter jusqu'au bout» c'eft par une fuite de ce fcepticifrae qne je vous G +  I5t CORRESPONDANCE. prie de ne pas ajonter foi Iégèrement aux talomnies qu'on répand contre nos bons pères; rien de plus faux que le bruit qui a couru de 1'empoifounement du Pape; il s'eft fort cbagriné decequ'en annon9antaux.cardinaux la reftitution d'Avignon, perfonne ne Pen a félicité, & de ce qu'une nou. veile aufii avantageure au faint fiége a été re?ue avec autant de froideur. Une petite fille a pro. phétifé qu'on 1'empoifonneroit tel jour; mais croyez-vous cette petite fille infpirée ? Le Pape n'eft point mort en conféquence de cette prophétie, mais d'un defféchement total des fucs; il a été ouvert , & 1'on n'a pas trouvé le moindre indice de poifon; mais il s'eft fouvent reproché la foibleffe qu'il a eue de facrifier un ordre tel que celui des jéfuites a la fantaifie de fes enfans rebelles. II a été d'une humeur chagrine & brusque les derniers temps de fa vie, ce qui avec les débauches qu'i! a faites a contribué it raccourcir fefjours. Voila la fociété juftifiée, & ce qui en refte n'aura befoin ni d'arfenal pour le coutelet ni de pharmacie pour les potions expéditives. Après avoir fait 1'apologie de 1'innocence de ces prêtres, il me fera bien permis d'y ajouter ceile d'un pauvre officier que je vous ai adrefté; je'né m'atteuds pas qu'on y fafle attention; ni plus ni moins nous aurons fait notre devoir. Cette abominable fuperftition eft plus enracinée encore en France que dans la plupart des autres pays de 1'Europe. Vos évêques & vos prêtres ne. démordront pas fi facilement; ce ne fera pas l«  CORRESPONDANCE. 153 raifon qui les convertira; la nécefiité qui les forcera a ne point perfécuter, eft 1'unique moyen qui refte pour les réduire ft la tolérance. Je fonhaiterois bien que ma lettre fut ouverte & qu'elle tombat entre les mains de votre archevêque; ü béniroit Dieu de ce que fa providence ne m'a pas fait naltre fur le tróne des Welches,- & il en aimeroit d'auttnt plus Louis XVI. • Nous jouiffons ici d'une tranquillité parfalte, & je me flatte que cette heureufe fituation pourra continuer fi 1'on eft fage; La paix eft la mère des arts, il faut que Ie temple de Janus foit fermé pour les cultiver. C'eft le temps que votre fculpteur devoit prendre pour venir ici; les morceaux que j'ai vus de fa facon font élégans & de bon goüt. 11 trouvera d'abord de 1'ouvrage en arrivant: pourvu que fa tête foit auffi fage que fes mains font adroites, nous nous comporterons fort bien enfemble. S'il vous faut des vers, en voici; ce feront vos étrennes, cela eft bon pour amufer un moment & voila tout. Je n'apprends rien de votre fanté, ce qui me fait foupconner qu'elle eft bonne; confervez-la foigneufement, c'eft 1'unique vrai bien dont nous puiffions jouir. Perfonne ne s'intéreffe plus ft la confervation de Protagoras que le philofophe de Sans.Souci. Sur ce &c. Le 15 Novembre 1774» GS  154 CORRESPONDANCE. 31/e fculpteur eft arrivé avec Ia lettre dont vous avez bien voulu Ie cbarger. Nous ferons notre accord & il ne manquera pas d'ouvrage. Je vous fuis obligé du choix que vous en avez fait. Les morceaux que j'ai vus de lui font beaux, & je crois fur votre témoignage fa cervelle mieux organifée que celle 'de fon prédéceffeur. J'airae mieux, s'il faut choifir, moins d'art & un efprit tranquille, que plus d'habileté & une inquiétude & une fougue perpétuelle, dont un artifte défole tous ceux qui ont ft faire ft lui. A mon age la tranquillité eft ce qu'il y a de plus défirable, & 1'on fent de 1'éloignement pour tout ce qui la trouble. Grimm qui eft jeune, penfe autrement. Je Ie crois tout déterminé ft fe jeter dans les grandes aventures. Je ne m'attendois pas qu'il eilt mon portrait en porcelaine, j'ignorois même qu'il exiflat tel. II faut être Apollon, Mars ou Adonis pour fe faire peindre, & comme je n'ai pas 1'honneur d'étre un de ces Mefiïeurs, j'ai ddrobé mon vifage au pinceau autant qu'il a dépendu de moi. Si pourtant vous voulez avoir de cette porcelaine, j'en ferai une petite pacotille ft Berlin & je vous Ia ferai tenir U mieux conditionnée qu'il fera poffible. Tiréfias commence ft recouvrer la vue, les organes n'ont pas été viciés, fon mal n'a eu de caufe qu'ua fang ardent porté a?ec véhémence  CORRESPONDANCE. ISS a la tête par la fuppreffion des hémorrhoïdes» Voilft des accidens auxquels la malheureufe hu. manité eft aflujettie. Et qu'on nous dife après cela qu'il ne faut pas de philofophie dans un des pires globes de eet univers; il en faut beaucoup, mais plus pratique que fpéculative; la première eft un befoin, la feconde un luxe. Paffez-moi, mon cher Pythagoras, cette affertion en faveur de 1'eftime que j'ai pour vous. Sur ce &c. Le 14 Ddcembre 1774. J e ferois fort flatté, s'il étoit fur que mes man. vais vers vous euffent amufé un moment. Je crois que les commis des poftes les auront lus, car ils font dans 1'ufage d'ouvrir tous les paquets. Cette lettre- ei ne fera pas ou verte, puisque Tasfart, avec lequel le contrat eft paffé, vous la rendra, ainfi qu'une plus ancienné dont il eft le porteur égakment, Je féücite les Francois de pouvoir être contens de leur Uoi; je leur en fouhaite toujours de femblables. Le pofte que ce prince occupe, eft fcabreux; il a il faire a\ des milliers d'hommes, qui ont intention de le duper & de le perverdr; s!ïl échappe aux uns, il eft bien difficile qu'il ne devieune la victime des autres; mais lorsque dans les fouverains le cceur eft bon 5c les intcmions font droites, il faut avoir plus d'indulgence pour eux que pour d'autres individus, qui fe trouvant moins expo» G 6  15* CORRESPONDANCE. fés aux embüches, peuvent les éviter plus facl« lement. Vous voulez donc que Ie. Pape ait été empoi' fonné? Je fais de fcieuce certaine que toutes les lettres d'Italie qui arrivent chez nous fe récrient contre le poifon & ne trouvent rien d'extraordinaire dans la mort de Ganganelli, a moins que ces Italiens n'ayent doublé poids & doublé inefure, en écrivant en France ce qui peut y plaire & ici ce qui nous convient le mieux : je n'y comprends rien; toutefois il eft. für que mes bons pères fiiéfiens & prufïïens n'ont point trempé dans toutes ces horreurs. Pour Carthage, je vous Ia facrifie, j'entends ce que Calvin nommoit Babylone, la hiérarchie & toutes les fupeiftitions qui en dépendent: ce feroit un bien pour 1'humanité que d'en délivrer les hommes; fnais ni vous ni moi ne verrons eet heureux jour; il'faut des fiècles pour 1'amener, & peut-être qu'alors une nouvelle fuperftition remplacera 1'ancieHne; car je fuis perfuadé que Ie penchant a la fuperftition eft né avec 1'homme. Vous aurez ce portrait qui ne vaut pas certaU nement Ia peine de vous être envoyé & dont Ia matière fait tout le prix. Je crains avec raifon que la philofophie protectrice de 1'innocence n'échoue contre vos préfidens a mortier, hériffés de forraalités, & trop opiniatrément attachés a leurs anciennes décifions pour fe prêter a en modifier la rigueur. Ce pauvre Etallonde m'a la mine de demeurer déshérité, pour n'avoir pas bien fu faire  CORRESPONDANCE. 157 la révérence ft une mauvaife 'confiture qu'un prét're promenoit en cérémonie dans les rues d'Amiens; il n'en eft pas moins affreux que le fort des hommes dépende de telles niaiferies. Je vous fouhaite, mon cher Anaxagoras, non feulement une bonne nouvelle année, mais encore toutes. les profpérités que vous pouvez défirer vousmême, furtout la fanté,;fans laquelle le refte fe réduit ft zéro. Sur ce èkc. Le 6 Janvier 1775. J e fuis bien aife que les bagatelles que je vous ai envoyées vous ayent fait plaifir; au moins pourrez-vous vous fouvenir de moi quand vous prendrez le caffé; c'eft toujours un objet intérelTant pour moi, que mon nom ravifi'e un inftant d'attention au cerveau d'Anaxagoras, occupé des plus profondes méditations de philofophie. Je noterai qu'on mette dans mon oraifon funèbre, que mon fouvenir a dérobé une minute au calcul infinitéfimal, & ce fera ce qu'on pourra dire de plus flatteur pour ma mémoire. Je viens de voir le Comte Czernichef, qui m'a beaucoup entretenu de vous & de Louis XVI; nous nous fommes cependant plus arrétés furie philofophe que fur lemonarque, paree que 1'un a une réputation faite & que 1'autre doit encore travailier ft fe faire un nom. On dit le Roi faché contre fon parlement; & je le fuis auffi; car je n'aüne point du tout les G7  158 CORRSSPOND ANCE. atrocités jointes fi l'injuftice; & non fealeraent je crois que ces robins doivenc réparer Ie tort qu'ils ont fait a. Etallonde, mais je les condamnerois de plus a reffufciter ce maiheureux la Barre. Toutes les Iettres qui me viennent de Paris difent que vous y rerrez inceffamtnent Voitaire, que la Reine le veut voir & que la nation doit le récompeufer de 1'honneur qu'il a fait réjaillir fur elle. Je ne connois point les nouvelles pièces de fa fapon dont vous me pïirlez; ce font des ouvrages dignes d'étre envoyés dans la Grèce moderne a 1'Athènes de Paris, non pas aux Vandales ni aux Oftrogoths; mais cela nous viendra par la Hollande. Nous n'avons ici qu'une traduction admirable du Taffe, avec un avant-propos uniqu». II eft für que Voitaire fe foutient sierveilleuferaent; quoique fon corps fe reffente de 1'age, fon efprit a toute la fraïcheur & tous les agréraens qu'il avoit dans fa jeuneffe; mais il n'eft pas donné a tout le monde d'avoir comme lui une ame immortelle. Nous avons eu ici le Duc de Lauzun & Ie plus ancien Baron de 1'Europe' Montmorency- Laval: ce font*des lumières qui viennent éclairer nos ténèbres tudefques, qui paffent rapidemeut comme des comètes, pour retourner aux fphères bienheureufes ou leur deftin les fixe, & qui par leur départ nous replongent daus notre obfcurité or. dinaire. Vous autres Parifieus; vous allez vous remettre en pourpoints; vous aurez des faintes ampou. les, des facres, des cavalcades de facre, des fê-  CORRESPONDANCE. i$9 tes &des chofes admirables, avec des coiffures de vingt.deux pouces de hauteur, & nous n'aurons oue le fculpteur Taffart, auquel même nous na oouvons pas trouver de logement, paree qu'il y a longtemps que j'ai donné a occuper tout ce qui étoit logeable. Cela n'empêchera pas que nous ne trouvions des expédiens, il faudra batir; mais la difficulté fera de trouver une place. C'eft mon affiire & i'y pourvoirai le mieux que poffible. Ea attendant confervez votre fanté; ayez la noble éurulation de joiiter contre Voitaire & de réfoudre après quatre.vingts ans paffés un beau,problème de géométrie; c'eft ce que 1'hermite de Sans-Souci fouhaite a fon cher Anaxagoras. Sur ce &c. Le 22 Février 1775. M'ayant paru que vous-trouviez Ia porcelaine de Berlin a votre goüt, je vous envoie un morecau repréfentant le bufte d'un des hommes les p'us célèbres de 1'Europe; il a le merite de la reffemblance, ce qui en fait le prix. Vous voyez par eet efTai, que jusqu'a nos artiftes honorent le mérite & les talens des grarids hommes en leur genre; & que tout épais que font nos bons Germains, ils font cependant aiTez éclairés pour rendre aux hommes fupérieurs les hommages qui leur font düs. Nous avons vu pafTer ici des colonies rulles qui voyagent, dit-on, pour fe former le cceur & 1'efprit. Le Duc de Lauzun,  iSo CORRESPOND ANCE. qui a féjourné aflez longtemps chez uous, pour fe défennuyer eft allé faire 1'amour a Varfovie, & je crains que nous ne nous rouillions inceffamment, fi Paris par un généreux effbrt ne nous renvoie quelqu'un pour nous décrafler. Les froides cótes de la Baltique glacent les efprits comme les corps, & nous ferions gelés, fi de temps en temps quel. que Prométhëe gaulois n'apportoit du feu de 1'éther pour nous ranimer. J'en faurois bien un qui pourroit nous rendre ce fervice; mais il n'en fera rien, car on dit qn'il eft fecrétaire perpétuel de 1'académie, & depuis peu intendant des eaux & des riviéres. Si vous Je voyez, faites.lui mes complimens, & aflurez-le que perfonne ne s'intérefle plus a fa confervation que 1'auachorète de Sans.Souci. Vak. Sur ce &c. Vous avez deviné jufte fur le bufle qui vous a été envoyé, c'eft celui de Voitaire. Le mérite de ce morceau confifle dans la reffemblance 1 c'eft Voitaire lui-même, il ne lui manque que la parole. Vous direz qu'il y manque donc ce qu'il y a de mieux,- mais Ia porcelaine & Ia fculpture ne vont point jusqu'a cette perfection , & pour avoir 1'en. femble, il faut regarder Ie bufte en lifant la Henriade. Si nous pouvions vous pofféder ici, nos artiftes ne refteroient pas oififs, & je'fuis fur que votre bufte feroit dans peu le pendant de celui de Le 16 Mars 1775,  CORRESPONDANCE. 161 Voitaire; mais nous aurons ici des ducs & des p,u ancieus barons de France, fans .que ceux qu'on leur préféreroit de beaucoup , • abaiffent iufqu'a éclairer notre horizon de leur lumiète. Je Le doute que vous prenez pour des pla.fanter.es les éloges que je vous ai faits des fe.gneurs qui ?out pas dédaigné de vifiter nos foyers rufhques; ce font des Chriftoph Colomb ,qui ont b.en voulu traverfer les forêts hercyniennes, pour exaramer les fauvages qui habitent les bords de la mer Battique. Ils ont été étonnés de nous voir marcher fur nos deux pieds de derrière, mais nous leur avons confeffé que nous devions eet avantage au zèle de Louis XLV, qui nous a pourvus d une colonie de Huguenots, laquelle nous a rendu autant de fervices que la fociété d'Ignace en a rendu ,.ux Iroquois; mais avec tout cela nous fommes bien ruftres;nous ignorons une multitude de phrafes néologiques, dont la fécondité & i'imag.nation élégante des gens du bon ton ont ennchi la langue francoife. Nous voudrions nous ftco*ner au langage des toilettes, nous voudrions favoir •d:fTerter fur les pompons & les panaches, fouten.r une converfation intéreffante fur la manièos d'appliquer les mouches, de bien placer le rouge & fur cent chofes de cette nature auxquelles notre ftupidité fe refufe. Nous fommes fi humiliés quand . • on nous parle du grand ou du petit couvert, du débotté, des petites emrées, de 1'honneur de porter Ie bon jour, que nous fommes anéantis devant ces gens du grand monde qui nous en  ï62 CORRÉSP O ND ANCE. font les defcriptions les plus* impofantes. Nou* ne fomme» pas cians Ie cas de dire comme ce philofophe grec, qu'il remercioit les Dieux de 1'avoir fait homme & non pas bceuf, de 1'avoir fait naitre ft Athènes plutót que dans Ia Béotie, ik de lui avoir fait voir le jour dans un fiêcle éclairé plutót que dans un fiêcle d'ignorance. Nous ne fommes pas même Béotiens; nous fommes pis que des lices placés dans un carrefour feptentrional de 1'Allemagne fur les bords de la Baltique. Ovide exilé dans le Pont ne vit jamais amant de frimats dan? les lieux oü le Danube par fept bouches va fe précipiter dans le Pont Euxin, que nous en efïuyons ici annuellement. Jugez donc quelle impreffion doit faire fur des habitans d'un pays auffi difgracié de la nature 1'arrivée d'Athéniens modernes, étincelans de graces, d'efprit & de gentilleffes? Que ceci me ferve au moins d'apologie, & qu'on ne foupconne plus^de malignité un -citoyen d'une nation célèbre, chez les anciens Romains mêmes, pour fa candeur & pour fa bonne foi. Votre recommandation ne fera certainement pas inutile "au Geur Taffart. Pour de maifon ni de logement, il n'en eft point ft ma difpofition: jé n'ai de reöburce que celle de faire élever quelque bjttiraent nouveau pour lui. Taflart encore nous pariera du facre de Rheims, des ótages pour la fainte ampoule, d'emrées, de chars de triomphe de fix cent mille livres de valeur, & nous de nous extafier ck d'adinirer des merveilles  CORRESPONDANCE. \6i auxquelles notre imagination même ne pouvoit atteindre. Cette fainte ampoule qu'une colombe apporta du ciel pour oindte un Roi de France & qui ne fe vide jamais, fera dire a nos bonnes gen»: hélasl quand notre huile de Provence eft confommée, il faut en acheter de nouvelle ; mais auffi n-y-a-t-il qu'un Roi trés - chrétien dans le monde, & nous fommes bien loin de 1'étre. Vous autres Parifiens qui vivez dans cette fpbère d'opu. lence & de grandeur, vous traitez de chofes communes celles qui nous paroiflent extraordinai. res, & vous ne concevez pas 1'impreffion qu elles font dans le lointain & fur Ia fimplicité de nos mceurs. Je m'arrête en n beau chemin, de crainte de fcandalifer les mécréans. Soupconnez-moi de tout ce que vous voudrez , mais au moins rendez juftice a 1'intérêt que je prends a votre perfonne , a 1'adrairation que j'ai pour vos talens & aux vceux què je fais pour votre confervation. Sur ce &c. Le 8 Mai 1775- Un petit voyage équivalent * trois cents lieues de France m'a empêché, mon cher Anaxagoras, de vous répondre plutót. Je fuis bien aife que vous foyez content du bufte de Voitaire; chacun veut 1'immortalifer comme il peut. La pate de la porcelaine n'étoit pas une matière aflez duraWe pour 1'homme q.u'elle repréfente; cependant nos artiftes, zélés pour le mérite de 1'original»  164 CORRESPONDANCE. ont voulu travailier amant qu'il étoit en eux k éternifer fa mémoire, & j'ai été bien aife qu'a Berlin on rendit juftice aux talens fupérieurs. Vous me croyez, mon cher, dans les uues, occupé a gouverner 1'Europe. Vous tous trompez beaucoup. je vis en folitaire & comme le 'plus pacifique des hommes. L'orienr.eft pacifié, le nord refpire, après avoir foutenu une cruelle guerre, & les Gaules, amant que j'en fuis informé, n'ont aucun trouble k craindre. J'ai admiré Ia conduite de votre jeune roi, que des féditions excitées par les cabales de mauyais fujets n'ont point ébranlé, & qui n'a point cédé aux delTeins pernicieux de quelques frondeurs. Ce t»ait de fermeté^ffijrera k 1'avenir fon adminiftration. Des gens avides de changemens 1'ont taté; il leur a réfifté, il a foutenu fes minirtres; a préfent on ne hafardera plus de telles entreprifes. Je ne m'étonne point de la mauvaife conduite de 'vos évéques & de vos pré. tres. Quel bien peut.on atteudre d'une telle engeance? Ils n'ont que deux Dieux , 1'intérét & 1'orgueil. II eft bon-que votre jeune roi fe dé. trompe par fa propre expérience des préjugés qu'on lui avoit infpirés pour cc-s charlatans facrés. Heureux les Penfylvaniens qui favent s'en palier tout a fait I J'ai vu ici un M. de Laval-Montmorency & un M. Clermont • Gallerande, qui me paroiflent des jeunes gens fort aimables, modefl.es & fans fatuité; ils ont été avec moi dans ce pays que j'appelle notre Canada, dans Ia Pómerellie. Je penfe qu'a,  CORRESPO ND ANCE. 16< leur retour ils eu feront une belle defcription aux Parifiens. Des tailleurs & des cordonniers font des virtuofes qu'on recherche dans ce pays, faute d'en avoir. J'établis ft préfent cent quatre vingts écoles tant proteftames que catholiques, & je me regarde comme le Lycurgue ou le Solon de ces barbares. Imaginez-vous ce que c'eft; on ne connoit point le droit de propriété dans ce raaiheureux pays; pour toute loi le plus forr opprime impunément le plus foible; mais cela efl fini, & on y mettra bon ordre ft 1'avenir. Les Autrtchiens & les Ruffes ont trouvé chez eux la même confufiori. Ce ne feia» qu'avec bien du temps & une meilleure éducation de la jeuneffe qu'on parvien» dra ft civilifer ces Iroquois. Taffart efl arrivé. Je ferai ce qui fera poffible pour le contenter, furtout en faveur de votre recommandation. A préfent qu'une partie de mes 'tournées eft achevée, je me rejette k tête baiffe'e au milieu des lettres, feul vrai aliment de.l'efprit & feuls amufemens dignes des êtres qui forment quelques prétentions ft la raifon;car dans le fond, il me femble que nous n'en avons que fort peu. Adieu, mon cher Anaxagoras, vous feriez une ceuvre bien méritoire fi vous pouviez vous détermmer un jour ft venir vifiter l'tiermiiè de SansSouci. Cependant je ne vous preffe point. Vous vivez dans un pays oü il faut tant de confidéra. tions, de confidérations, de .confidérations, qu'un fecrétaire perpétuel de 1'académie n'y fait pas tout ce qu'il veut. Sur ce &c. Le ip Juin 1775,  jgtf CORRESPONDANCE. O n vous avoit alarmé mal a propos, mon cher Anaxagoras; je n'ai eu que quelques accès de fièvre & un rhume de poitrine dont le voyage de Pruffe m'a entièrement guéri. Croyez-moi, il n'y a point de fanté fans exercice. Un voyage eft un remède plus ëfficace que 1'ipécacuanha & le quinquina. Si vous veniez chez nous, vous regagneriez tos forces. Un vieillard aflez gat pour fon êge, vous communiqueroit fa bonne humeur, & vous retourneriez araris rajeuni de dix ans. 'un Milord au nom baroque, a, l'efprit aimable', m'a reudu uiie lettre de votre part. Pour moi d'abord: eh ! comment fe porte le prince des philofophes, eft - il gai ? Travaille -1 • il ? L'avezvous vu fouvent? Moi point, je viens de Londres. Mais d'Alembert eft a Paris... Mais il m'a envoyé fa lettre pour vous la rendre. Ainfi d'explication en explication j'ai débrouillé qu'il a été précédemment ii Paris & qu'ayaot fait votre con. noiflince, il avoit d'abord imaginé que pour être bien recu ici, il lui fallolt un paffeport d'AnaxagoTas. II ne s'eft pas trompé, & je conviens que c'eft un des Anglois ies plus aimables que j'aye vus; je n'en excepte que le nom, que je ne retlendrai jamais, & dont il devroit fe faire débap. tifer, pour prendre celui de Stair qui lui convient égalemïnt. A préfent, grace a 1'inconftance, on ne parle  CORRESPONDANCE. \6t plus ni de pigeon céléfte, ni de fainte ampele, ni de facre, ni de tputes ces pauvretés qui rappelent le fouvenir des fiècles d'ignorance & de barbarie. On dit beaucoup de bien de votre nouveau Roi. J'en fuis charmé, pourvu qu'il perfeVère & qu'il ne fe laiffe pas entrainer aux manigances de fes counifans & de* cette tourbe qui environne les rois & réunit fes complots pour leur faire commettre des fottifes. On wante fort le choix de fes miniftres. Pour moi, qui ne fuis ni comme les finges qui imitent, ni comme les perroquets qui répètent, j'attends qu'ils ayent été certain temps en aftivité pour juger d'eux par leurs aftions. Je ne connois ni TurgGt ni Malesherbes, taais bien un M. de Malefieux, hornme très-inftruit & aimable qui paffoit fa vie auprès de Madame du Maine a Seaux. Vos financiers & vos lóbins ne font connus que de ceux auxuuels les uns donnent des billets payables au porieur, ou de ceux qui gagnent les procés par leur habileté; leur réputation ne paffe pas le Rhin, a moins qu'il ne psroiffe quelque fadhim bien fait fur quelque caufe célèbre. On aime dans 1'étranger ceux qui font plaifir, non ceux qui ennuient. L'auteur d'une bonne tragédie aura un nom plus généralement connu que le premier préfident aux enquêtes & que le chancelier même. Et puis tous ces miniftres paffen!; ils font fur un piédeftal fi mobile, que le moindre choc les renverfe, & 1'on regrette .d'en avoir fait la connoiffance. J'ai. vu, moi qui n'ai que foixantetrois ans, plus de quatre-vinges miniftres en Fran-  1*8 CORRESPONDANCE. ce. Ces productions de la faveur ou de l'imrigue n'intérelfent guères, a moins. qu'il ne fe trouve dans leur nombre quelque homme bien fupérieur. Je m'en tien» a un Voitaire, a un Anaxagoras; leur efpèce n'a pas befoin de décorations étrangères, elle vaut par elle même; je leur donne la préférence fur les Vrilliére, les Amelot, les La. verdy, les Terray, les Rouillé & toute leur féquelle; non pas qu'un mimftre habile & honnête ne foit eftimable, mais il doit fe contenter de 1'ap. probation du peuple auquel il fait du bien; au lieu que les gens de lettres inftruifent, plaifent & amufei.t toute 1'Europe;ils doivent donc de juftice en recuèillir les fuffrages. Je iaifle a Meffieurs vos évéques la faculté de faire de leurs tours. Ce font des moules a fottifes; on ne peut atrendre autre chofe d'eux ; je les abandonne aux auathèmes encyclopédiques, & les dévoue eux & leur féquelle aux Dieux infernaux, s'il y en a; mais non les bons pères jéfuites, pour t lesquels je conferve un chien de tendre, non com. me moines, mais comme inftituteurs de la jeunes» fe, comme geus de lettres dont Tétabliflemenr eft utile a la fociété. J'ai vu jouer le Kain, & j'ai admiré fon art. Cet homme feroit le Rofcius de fon fiScle, s'il étoit un peu moins outré. J'aime a \oir repréfenter nos paffions avec vérité telles qu'elles font; ce fpeaacle remue le cceur & les entrailles; mais fe me refroidis auflïtót que 1'art étouffe la nature. Je parie que'vous penfez, voila les Allemauds, ils n'ont que des paffions efquis." lees,  CORRESPONDANCE. 169 fée$ ils répugnent aux expreffions fortes, qu'üs ne fentent jamais. Cela fe peut; je n'entreprendrai pas de faire Ie panégyrique de mes concitoyens; il eft vrai qu'ils ne ruinent les moulins ni ne gatent les femailles en fe plaignant de la cherté des blés; ils n'ont point fait jufqu'ici de faint Barthelemy ni de guerres de la fronde; mais comme le monde s'éclaire de proche en proche, nos beaux efprits efpèrent que tout cela viendra avec le temps, furtout fi les Welches veulent bien nous honorer de la friaion de leurs efprits. Parmi ees Welches j'excepte toujours les Voitaire & les d'Alemberr, desquels je ferai 1'admirateur jufqu'au moment oü la nature me fera rentrer dans la mafTe dont elle m'a tiré pour me produire. Sur ce &c. Le 5 Aoüt 1775. Ti a religion n'eft donc pas la feule qui ait fes martyrs & la philofophie aura également les fiens. Divus Etallondus va dans peu arriver ici, & protégé par vous & par Voitaire, je tacheraide lui faire un fort dans ce monde jufqu'au temps oü il fera des miracles après fa mort. On dit que vous autres Francois commencez a prononcer fans horreur le mot de tolérance: vous vous en avifez un peu tard. Du temps de Louis XIV ce mot n'écoit pas admis dans le diaionnaire théologique de fon conOsuy. pufth. ii Fr. II. T. XI. H  i;o CORRESP OND/INCE. fefieur. Les Malesherbes & les Turgot vont donc faire des merveüles ï ce feront les apótres de la vérité, qui terrafferont facilement Terreur, mais qui trouveronc de grands cbflacles a vaincre, les préjugés de Téducation. Vous favez que lorfqu'on efl tiès-chrétien, il eft'difficile d'étre en même temps très.raifonnable. J'abandonne ce problème a vos équations algébriques, qui fans doute pourront le réfoudre. Deus de vos jeunes Francois ont été en Siléfie, M. de Laval Montmorency & M. de Clerraont Gallerande; je les ai chargés tous deux de vous faire mille complimens de ma part. Ce font des gens aimables. Clermont a de fefpfit & je crois méme quelques connoiflances ; par difcrétion je n'ai pas vonlu fonder fes profondeurs. Mais, mon cher .d'Alembert, fi vous n'avez pas pu venir chez nous cette année, ctla ne fe pourra.t-il pas dans la prochaine? Savez.vous bien que je fuis vieux & que fi je ne vous revois pas dans ce monde-ei, je vous donnerai rendez.vous a pure pene dans la vallée de Jofaphat ? Croyez. moi, i'l n'y a pas de temps il perdre; faifons ce qne nous v.oulons exécuter tant que nous en fommes les maitres, ou cela ne fe fera jamais. Je ne puis point aller en France; mais avec un congé vous pouvez vous rendre ici, fans que vos académies «vent a s'en plaindre. Combien de fecrétaires pcrpétuels ont fait des abfences, & je crois 1'air de ce pays très-convenable a votre fanté. Que je vous voie avant de mourir, & que je puifie en-  CORRESPONDANCE. 171 core vous aflurer de mon eftime, voil» mes fouhaits. Sur ce &c. Quoi qu'en dife Pofidonius, la goutte efl: un mal phyfique très-réel. Cette maudite goutte m'a tenu quatre femaines tous les membres garrottés & m'a empêché de vous répondre. Votre dernière lettre m'a fait bien du plaifir, paree qu'elle me fait efpérer de voir & d'entendre encore le fage Anaxagoras avant de boire du fleuve Léthé. Croyez-moi, jouiflons de la liberté de nous voir tant que nous le pouvons. Dés que je faurai la route que vous aurez choifie, je prendrai le contre-pied des prêtres qui fèment la route du paradis d'épines & de ronces, pour femer la vótre da rofes & d'teillets. A la vérité vous ne ferez pas chez nous dans Ie paradis, mais dans une contrée bien fablonneufe, oü cependant les vrais philofophes font plus eftimés que chez les Juifs les chérubins & les féraphins. Je vous félicite du miniflère philofophique dont le XVIeme des Louis a fait choix- Je fouhaite qu'il fe maintienne longtemps ce miniftère, dans un pays oü 1'on veut fans cefle des nouveautés & oü la fcêue eft toujours mobile ; gare que leur règne 11e foit de courte durée. Divus Eiallondus vient d'aniver. Nous lui préparons une niche comme H 2 Le 9 Septcmbre 1775.  (ft CORRESPONDANCE. martyr de la philofophie & du bon fens, & nou» efpérons qu'il opérera inceffamment des miracles; par exempje, qu'il rendra complètement fous fes porfécuteurs, qu'il fera mettre les fanatiques aux petites maifons, qu'il reffufcitera la Barre & Calas, enfin qu'il décorera dignement la tête de tous vos foibonniqueurs. Si vous voyez la-bas quelque commencemc-nt de pareils miracles, ne manquez pas de m'en avertir, pour qu'on les uote dans la légende du faint. Quant a ce que vous me propofez touchant notre académie, je crois que la place a été donnée avant 1'arrivée de votre lettre; cela n'empêche pas qu'a la première occafion je ne puiffe y déférer. Enfin venez vous.même, comme vous me Ie faites efpércr", pour rendre Ia vie & cette académie, dont vous êtes 1'ame, quoiqu'abfent, & recueiilez iet les approbations fincères & les marqués d'amuié d'un peuple oborite qui vous rend plus de juftice que vos compairiotes. Sur ce &c. Le 23 Qdtobre 1775. J e vous avoue que je ne fuis pas auffi grand ftuïcien que Pofïdonius. Si Zénon d'Elée avoit eu comme moi quatorze accès confécutifs de goutte, ie ne fais s'il n'auroit pas confeffé que la goutte eft un mal trés réet. Que le corps foit 1'étui de 1'ame, ou qu'il en ccnftitue la machine organique,  CORRESPOND .IN CE,' 173 il n'en eft pas moins certain que la matière influe prodigieufement fur la penfée & que fes fouffiratw ces a Ia longue attriftent & abattent 1'efpnt. La nature nous a faits des étres fenfibles, & le portique par des raifonnemens alembiqués ne fauroit nous rendre impaflïbles, a moins que de fubfliiuer d'autres êtres en notre place. J'ai eu des doulc-uis très-vives; & quoique mon mal n'ait pas été dangereux, fa durée a fait croire que j'enfilerois la route qui aboutit au gouffre du néant; mais mon heure n'étoit pas arrivée, & je refpire encore pour honorer les lettres & pour applaudir a ceux qui comme un certaiii Anaxagoras s'y diftinguent par leur éclat.. Si ce fage vient ici, fa préfence achevera de me débarrafier des reftes de mes infir, mités, & nous nous entretiendrons enfemble de votre Roi, da fe* bonues qualités, du gouvcrnement des philofophes & de-s belles efpérances qu'en corcoit le royaume des Welches. On dit que Voitaire eft devenu Marquis, & en mcme tems Intendant du pays de Gex mais j'aimerois mieux qu'il n'ent point ces difiinftions & qu'il n'eüt pas en même temps a craindre une rechtue d'apoplexie. Si 1'Europe perd ce beau génie , c'en fca fait de la littérature. Des auteurs médiocres voudront le remplacer, le public leur applaudira faute de mieux, & le bon goüt fe perdra tout a fait: on pent prévoir cette marche fans être voyant. Pour moi qui aime vraiment les lettres, j'éuvifage leur décadence avec douleur. II faudw des üècies avant que la nature produife ua H 3  174- CORRESPOND ANCE. Voitaire, & qui fait encore dans quel climat elle en femera le germe? peut-être en Ruffie, peutétre fur les bords de la mer Cafpienne; nous deux ne le verrons pas. II faut me contenter des grands hommes que j'ai connus; leur efpèce a été rare dans tous les pays & dans tous les lïêcles; je rends du moins graces ft mon heureux deftin qui m'a fait naitre fut la fin du grand fiêcle de Louis XIV. Je vous donnerai pleine fhtisfaction fur le fujet de M. Weguelin. Marggraf vit encore, & je ne crois pas qu'il ait envie d'aller fitót travailler au laboratoire de 1'autre monde. Morival efl un bon garcon, 9'nuroit été une cruauté de barbare que de le griller pour 1'omifïïon d'une petite ré. vérence. Ah! mon cher d'Alembert, votre *** efl un étrange créature, qui a caufé bien des maux au genre humain. Vos prétres Welches font plus fanariques que ceux du faint empire ronsain de Germanie. La fuperflition diminue ft yuë d'ceil dans les pays catholiques; pour peu cjue cela continue, les raoines retourneront de leurs cellules dans le fiêcle, les préjugés du peuple ne feront plus entretenus & nourris, & la iaifon pourra parcitre eu plein jour, fans craindre la perfëcution ni les büchers. L'enthoufiafine du zèle s'eft perdu; tant de bons livres qui ont dévoilé 1'abfurdité des fables que le public re« gardoit comme facrées, ont abattu les cataractes qui aveugloient les yeux des principaux miniftres; ils rougiffent de leur culte infenfé, & travaillent  CORR&SPOND ANCE. m fourdement ft la chute de la fuperftition. Que le Ciel les bénifle! En revanche, un éveque de Toulon réduic le tombeau da Marquis d'Argens ft un cénoiaphe, que 1'on eft ob'igé d'ériger ft quelques lieues de 1'endroi: oü repofe le corps de ce pauvre philofophe : il ne manquoit plus, pour rendre la chofe compléte, que de voir ce moiae barbare faire déterrer le Marquis pour le jeter ft la voirie. Et lorfque de telles indignités s'exercent, on aura encore l'effronterie d'appeller ceXVllleme fiêcle le fiêcle des philofophes ? Non, tant que les fouverains porteront des chaine? rtéologiques, tant que ceux qui ne font payés que pour prier pour le peuple, lui commanderont, la vérité op primée par ces tyrans des efprits n'éclairera jamais ]ei peuples, les fages ne penferont qu'en filence, & la plus al/urde des fuperftitions dominera dans 1'empire .des \Ve!ch;-s. J'efpère que nous difcuterons enfemble toutes ces matières, & que je pour. rai vous aflurer de vive voix de toute mou efttrne & de mon amitié. Sur ce &c. Le 30 Dicembre 1775. D ii po is la dernière fois que je vóus ai écrir, j'ai encore effuyé deux accès de goutte. Cela eft un peu dur; cependant ft préfent j'ait fait divoree avec cette vilaine maladie, dont je me crois entiè. lement déiivré. Je fuis fiché d'apprendre que H +  i;ó* CORRESPONDANCE. vous foyez incominodé du rhumatifme; mais notre frêle machine va en baiiTaHt avec 1'age, & c'eft en dépériiTant infenfiblement qu'elle fe prépare a fa deftruction totale. Cependant ma goutte falue votre rhumatifme. Je fouhaite & j'efpère que vous en ferez bientöt délivré. L'hiver dernier a été violent. Le baromètre eft monté les jours oü le fjroid étoit exceffif, a i$ degrés, a deux de plus que 1'année 1740; mais il n'y a eu que trois jours de cette force: ni les blés ni les arbres fruitiers n'ont fouffert, & Ie degel qui efl furvenu Ie 20 de Février,n'a point endommagé les digues du Rhin, de 1'Elbe, de 1'Oder, ni de la Viftule, ce qui arrivé d'ailleurs affez fouvent & caufe des pertes confidérables. - Je n'artribue pas cependant ma maladie a 1'intempérie de la faifon; lorfque 1'on eft jeune, ni les froids de la zone glaciale, ni les chaleurs de la zone torride n'ahèrent un corps robufte & vigoureux. J'ai été curieux de favoir combien de temps les horloges de fer qui font aux clochers peuvent durer; les. experts m'ont affuré que tout au plus cela alloit a virgt ans. N'eft.il donc pas étonnant que notre efpèce, dont les organes font de filigrame & les cliairs compofées de boue & de fange, réfiftent plus de temps & parviennent a une durée plus que triplée de celle de ces horloges compofées de la matière Ia plus dure que nous connoiffions ? La différence des horloges a nous, eft que nous fouffrons, & qu'elles n'éprouvent aucune fenfation douloureufe en fe déttaquam: en revanche nous avons  CORRESPONDANCE. 177 avons gotité des plaifirs dans notre jeuneffe, & malgré Page il en refte encore dont les perfonnes raifonnables peuvent jouir. Je fuis perfuadé que les bonnes sctions de votre jeune Roi vous font plaifir & que vous ne m'avez pas écrit avec indifférence fur fon i'ujet. Si Mesfieurs les robins intervertifient fes bons deffeins, c'eft la faute de ceux qui les ont rappelés; il faudroit les bomer h 1'objet de leur deftination: ils font payés pour juger les procés & non pas pour tenir leurs fouverains fous tutelle. Vous verrez que peut-être la cour fera réduite a les exiler une feconde fois. Vous m'avertiffez un peu tard que Voitaire n'eft ni Marquis ni Intendant; je 1'en avois déja félicité; il n'y a pas de mal, il s'ap> percevra facilement que mon ignorance eft invo. lontaire. Si 1'on ment d'une chambre ft une autre, on peut débiter de même Bien des menfonges a Potsdam de ce qui fe fait a Paris. Vous vous plaignez de la difficulié de remplir de bons fujets votre académie; c'eft la faute du fiêcle. Nous avons beaucoup plus de gens médiocres qu'il n'y en avoit dans le fiêcle paffé; mais i! nous furpafibit en génies; il femble que le moui le en foit caffé. Lorfque la France aura perdu le patriarche de Ferney & un certain Anaxagoras, il ne lui reftera plus perfonne. Pour M. Weguelin dont je connois Ie mérite, je ne négligerai pas erf temps & lieu d'avoir égard a votre recommandarion; il feroit peut être un Montefquieu, fi-fos» #yle répondok a la force dö fes penfées. li 5;  i?3 CORRESPONDANCE. Je vous rafTurerai facileinent fur 1'appréhenfïon que vous caufent les Anglois animés des fureurs du Dieu Mars; s'ils ont la fièvre chaude, il n'y a pas d'apparence que 1'épidémie franchiffe les mers, pour fe communiquer au continent; leurs guinées font fait paffer a quelques principi di Germania bifognofi di fcudi. Sans doute cela s'arrêtera-la, & la guerre de 1'Arnérique fera pour les Européens ce qu'étoient pour les anciens ro« mains les combats des gladiateurs. Je fais des vceux pour que vous foyez promptement délivré de votre fciatique. Je ne renonce pas encore a la confolation de vous revoir dans c« monde-ci, affuré que nous ne nous reverrons plus dans un autre: vous ne devez pas y trouver a redire. Quand on a fait votre connoiffance, on voudroit jouir de votre préfence plus fouvent & toujours davantage. En attendant je prie Dieu &c. Le 17 Mars 1776. J'ignore ce qui fe débite a Paris au fujet de ma maladie, & je me trouve glorieux d'étre dans le cas des Anglois dont on exagère les pertes, tandis qu'ils n'en ont point fait de confidérables. Ma fanté efl celle d'un vieillard qui a effuyé dixhuit acces de goutte & qui ne recouvre pas fes forces auffi vite qu'un jeune homme de dix-huir ans;. mais. on me feia iaourir pat allégorie,commft  CO RRES PO ND ANC E. i?9 on me fait écrire en ftyle de charretier des Iettres, mi 1'on me prête des idéés que jamais je n'ai eues. Je vous fuis obligé d'avoir donné un démenti au compiiateur de ces bêtifes qui a voulu les mettre fur mon compte. Pour moi, je pourrois demander que le gouvernement fit des recherches contre 1'auteur de cette impofture; mais je n'aime point a me venger, & ce n'eft pas cette forte d'athlètes qu'il me convient de combattre. Je lis les réfle. xions de 1'Empereur Marc-Antonin, qui m'enfeigne que je fuis dans le monde pour pardonner a ceux qui m'offenfent & non pas pour ufer du pouvoir de les accabler. Je compatis, mon cher Anaxngoras, anx chagrins que vous caufe 1'amitié; c'eft un des plus fenfibies. Je ne fais quel ancien a très-bian dit, que les amis n'avoient qu'une ame en deux corps. Je fouhaite que Mademoifelle d'Efpinas fe réta. bliiTe pour la confolation de vos vieux jours. Mais fi fa fanté fe remet, & fi un jour vous vous portez mieux, faudra-t-il que je renonce a jamais au plaifir de vous voir, ou ine refte-1• il encore quelque efpérance? C'eft ce que je vous prie de me marquer. Comme j'ignore fi 1'ouvragé de Froiffard fe trouve dans Ie« bibliothèques de Breslau, j'en ai fait écrire a l'abbé Baftiani, qui me dira les chofes au jufte. S'il fe trouve, celui qui" veut écrire fur ce fujet pourra recevoir rous les éclairciffemens qu'il défirera. Je fuis fur Ie point de faire ases tournées dans les provinces; - ce qui m'occu. e 6  i3o CO RR ES P O ND ANCE, pera jufque vers le 15 de Juin, oü je pourral avoir le plaifir de vous écrire. Ce qu'il y a de certain, c'eft que nous fommes les gens les plus pacifiques du monde. La fcène qui fe paffe en Amérique & ce qui peut-être fe prépare encore ailleurs, eft pour nous comme ces combats de gladiateurs que les Romains (tant foit peu barbares a eet égard} voyoient de fang froid dans leur cirque , & dont ce peuple-roi faifoit fon amufement. Les mêines acteurs ne paroiffent pas toujours fur la fcène: nous y avons été affez long.temps;a préfent le tour eft ft d'autres. Votre philofophie pourra donc réfléchir ft fon aife fur la caufe & fur les effets de ce fléau deflruaeur qui ravage adtuellement 1'Amérique. Portez-vous bien, c'eft le principal, & abandonnez les hom-, mes ft leurs folies & ft leurs paffions, que ni vous ni moi ne parviendrons ft adoucuv Sur ce &c. Ls iö- Mai 1776» Je compatis au malheur qui vous eft arrivé de perdre une perfonne ft laquelle vous vous étiez. attaché. Les. plaies du cceur font les plus fenfi. bles de toutes, & malgré les belles maximes des philofophes , il n'y a que Ie temps qui les guérnTe. L'homme eft. un animal plus fenfible que raifonnab'e. Je n'ai que trop, pour mon malheur, expériment* ce qu'on. fouffre de tsUes perces.. Le  CORRESPO ND ANCE. 1*1 jueilleur remède eft de fe faire violence, pour fe diftraire d'une idéé douloureufe qui s'enracihe trop dans l'efprit. II faut choifir quelque occupation géométrique qui demande beaucoup d'application.pour écarter autant que 1'on.peut des idéés funefles qui fe renouvellent fans ceife & qu'il faut éloigner le plus que poffible. Je vous propo ferois de meilleurs remèdes, fi j'en counoiiTois. Cicéron, pour fe confoler de Ia mort de fa chère Tullie, fe jeta dans Ia compofition & fit plufieurs traités dont quelques-uns nous font parvenus, Notre raifon eft trop foible pour vaincre la douleur d'une bleflure mortelle; il faut donner quelque chofe a la nature,& fe dire furtout qu'a votre age comme au mien on doit fe confoler plutót, paree que nous ne tarderons guère de nous rejoindre aux objets de nos regrets. J'accepte avec plaifir 1'efpérance que vous me donnez de venir pafler quelques mois de 1'année prochaine chez moi. Si je Ie puis, j'effacerai de votre efprit les idéés triftes & mélancoliques qu'un événement funefte y a fait naltre. Nous philofb. pherons enfemble fur le néant de Ia vie, fur la philofophie des hommes, fur la vanité du ftoïcifme & de tout notre_être. Voila des matières intarisfables & de quoi compofer plufieurs in-folio. Faites, je vous prie, cependant tous les efforts dont vous ferez capable pour qu'un excès de douleur n'altère point votre fanté; je m'y intérene trop pour le fupporter avec indifFérence. Sur ce &c. Le. 9 Juillet 177C).. H 7  lU CORRESPONDANCE. otre lettre, mon cher d'Alembert, m'a été rendue a mon retour de Siléfie. Je vois que votre cceur tendre eft toujours fenfible, & je ne vous condamne pas. Les forces de nos aines ont des bornes, il ne faut rien exiger su-delii de ce qui eft poffible. Si 1'on vouloit qu'un homme trés-fort & robufle renverfat le Louvre en y appuyant fortement fes épaules, il n'en viendroit pas a bout; mais fi on le chargeoit de foulever un poids de cent livres, il pourroit y réuflir. II en eft de méme de la raifon; elle peut vaincre des obliacles proportionnés a fes forces; mais il en eft de tels qui 1'obligent a céder. La nature a voulu que nous fuffions fenfibles, & la philofophie ne vous fera jamais parvenir a 1'impaffibilité: & fuppofé que cela püt être, cela feroit nuifible k la fociété; on n'auroit plus de compaffion pour le malheur des autres , 1'efpèce humaine deviendroic dure & impïtoyable. Notre raifon doit nous fervir a modérer tout ce qu'il y a d'exceffif en nous, mais non pas a détruire 1'homme dans 1'homme. Regrettez donc votfe pene, mon cher; j'ajoute méme que celles de 1'amitié font irrépatables, & que quiconquè eft eapable d'apprécier les chofes, vous doit jtiger digne d'avoir de vrais amis , paree que vous favez aimer. Mais comme il eft au deffus de rhomme & même des Dieux de changer ]e paffé»  COKR-ESPOND./tNCE. il$ vous devez fonger d'autre part a vous conferver pour les arnis qui vous refteiu, afin de ne leur point caufer le chagrin mortel que vous vener da fentir. J'ai eu des amis & des amies;j'en ai perda cinq ou fix & j'ai penfé en mourir de douleur. Par un effet du hal'ard j'ai fait ces pertes pendant les différentes guerres oü je me fuis trouvé & obligé de faire continuellement des difpofuions différen. tes. Ces diftraétions de devoirs indifpenfables m'ont peut-être empêché de fuccomber a ma douleur» Je voudrois' fort qu'on vous propofat quelque problème bien difficile a réfoudre, afin que cette application vous forcat a penter a autre chofe. II n'y a en vérité de remède que celui la, & le temps. Nous fommes comme les rivières qui con. fervent leur nom, mais dont les eaux changent toujours : quand une partie des molécules qui nous ont compofés eft remplacée par d'autres, le fouvenir des objets qui nous ont fait du plaifir ou de la douleur s'affoiblit, paree que réellement nous ne fommes plus les mêmes, & que le temps nous renouvelle fans ceffe. C'eft une reffource pour les malheureux & dont quiconque penfe doit faire ufage. _ Je m'étois réjoui pour moi-même de 1 elperance que vous me donnez de vous voir; a préfent je m'en réjouis encore pour vous. Vous verrez d'autres objets & d'autres perfonnes. Je vous avertis que je ferai ce qui dépendra de moi pour écarter de votre fouvenir tout ce qui pour. tok vous iappeler des objets triftes & facheux,  Ï84 COKRESPODTDANC E. & je refféntirai autant de joie de vous tranquillifër que fi j'avois gagné une bataiile: non que je me croie grand philofophe, mais paree que j'ai une malheureufe expérience de Ia fituation oü vons vous trouvez & que je me crois par. Ia plus propre qu'un autre a vous tranquillifër. Venez donc, mon cher d'Alembert. Soyez fur d'étre bien recu, & de trouver non pas des remèdes parfaits a vos inaux, mais des lénitifs & des calmans. Sur ce &c. Le 7 Septembre ous voila accablé dé vers dont je crois qüe vous vous feriez paffé. J'ai cru cependant que quelques réflexiöns affez graves pourroient convenir a la douce mélancolie oü je vous crois plongé. Ces vers ne dèmandent qu'a étre déchirés avant ou après leur Iëfture, c'eft tout ce qu'ils méritent. Pour moi je vois avec impatience fa belle automne dont nous jouiffons; je demande quand arrivera ITiiver, pour demander enfuite quand viendra Ie printemps, enfin eet été qui me procurera lê plaifir dè vous revoir, & je dis; Volez, volez, beures trop lentes Pour mes impatiens défirs. Lorsque quelqu'un vient de France, par exem. ■ple M. de Rouillère, je ne m'informe pas de ce que fon; vos providejices-danj leur tioifième ciaZ..  CORRESPONDANCE.. 18$ de Verfailles; je ne demande point il vos Mats fubalternes a fix fois par jour fonc encachottés ou rolTés a coups de plat d'épée ; fi vos ports regor. gent de vaiiTeaux, fi les manches & les poches des hommes hauffent ou baifient, fi. 1'on fe frife en bec de corbin ou en ruiffeau? enfin je paffe cent chofes de cette importance, pour deraander: Que fait Ie Duc de Nivernois? Comment fe ports Anaxagoras? Aurons-nous bientót 1'Enéide de de Lille? Voila. ce qui m'intéreffe en France, le refte ne m'eft rien. Mais a propos. On m'affure que les garcons deviennent fiiles chez vous. On dit que pour parler correctement, au lieu de M. d'Eon il faut dire Mlle. d'Eon; enfin qu'il fe fait dans la nature des changemens étonnans. Voila un fujet inépuifable de pyrrhonifme. Quoi! me dis-je en nioi-même, fi la nation la plus éclairée de 1'Europe fe trompe fur les fexes, que fera ce de nous autres? IL faudra que M. de Vergennes fade venir du Vatican le fameux Jlerficorium de faint Pierre, pour qu'on y fouilfe tous ceux qui font deftinés aux affaires étrangères, & qu'on ne les admette qu'après le grave témoignage, Pater habet. Je ne fais oü j'en fuis avec notre Marquis ou Marquife de Pons; je fuis indécis devant lui, fi je dois 1'appeller Monfieur ou Madame: il eft vrai qu'il a du poil; mais on prétend que d'Eon en avoit auffï. Enfin cette incertitude me chiffonne & m'ernbarralfe l'efprit, car que deviendra 1'exaétitude grammaticale, fi 1'on ne fait plus s'il faut dire  186 CORRESPONDANCE. elle ou lui? Si l'abbé d'Olivet vivoit encore, j'aurois recours a la plénitude de fa fcience: a préfent je ne fais a qui m'adreffer. Tout cela me rend fi ignorant, fi honteux, mon cher d'Alembert, que j'héfite a proférer une parole crainte de dire une fottife. Raffurez-moi, rendez-mct le courage & 1'effronterie de prononcer a tout hafard Monfieur ou Madame, faute de pouvoir faire autrement. Je n'avois pas trop haute opinion de mon favoir; je croyois cependant que je connoiffois clairement quelques vérités; en voila des plus triviales & je les ignore. Je dirai donc com< me je ne fais quel philofophe, qu'après avoir bien étudié j'ai appris a ne rien favoir. Bon Dieu! Si 1'aventure de d'Eon étoit arrivée il y a dixhuit fiècles, c'auroit été un article de foi que de croire a ia métamorphofe. Le Ciel foit béni que ce miracle foit arrivé de nos jours; c'eft une fottife de moins qu'on épargtae a notre croyance, mais qui répondra des autres? Ayez pitié du plus ignorant des hommes, & venez 1'été prochain de votre lumière le raflu. rer fur fes doutes & furtout le réjouir par votre préfence. C'eft ce qu'attend de vous votre an. cien admirateur. Sur ce &c. hs SX Oclobre  CORRESPONDANCE.] l%T Ceux qui ont le malheur d'étre méfians, pouflent ordinairement leur curiofité trop loin: on ouvre les lettres, on veut pénétrer les fecreti des families, & 1'afile des maifons n'eft plus facré. Soit Allemand, foit Francois, quiconque a ouvert nos lettres, n'y aura pas trouvé des alimens 5t fa curiofité. Quelques réflexions morales qui nous regardent, & voilé tout, ou des poliffonneries qui ne font bonnes que pour le moment; nous n'avons qu'a continuer de même & nous les dégoüterons. Je fouhaite que mes lettres vous ayent pu pro» curer quelque foulagement; c'étoit 1'intention pour Iaquelle elles étoient écrites. Vous faites trèS'bien de vous diftraire; il n'y a qu'a continuer, le temps fera le refte: le grand point eft d'émpêeher l'efprit de fe fixer conftamment a un feul objet. Cet objet, comme vous le dites fort bien, eft plus vafte qu'on ne penfe; tout ce qjui 1'environne, eft fombre & très-propre h détruire les illufions du monde, a nous détacher de cette auberge oü nous ne faifons que paffer, a nous rappeler notre peu de durée, a rabaifTet les prétentions de 1'amour-propre, ainfi qu'a nous convaincre de notre néant. J'avoue que ces idéés ne conviennent guères aux fétes d'un carnaval j néanmoins ii eft bon de les avoir eues, pon?  388 CORRESPONDANCE. ftvoir eftimer les chofes d'après leur jutte valeurj le plaifir en devient moins vif, mais plus raifonné; on voit que le temps preffe & qu'on feroit bien fou de ne point profiter d'un bien certain pour courir après des folies chimériques. Voila comme il faut adoucir des réflexions noires, en y mêlant des nuances couleur de rofe, pour fupporter le fardeau de la vie & ne le trouver pas tout a fait révoltant. Je viens de perdre un Général dont toutes les femmes doivent retenir le nom, quoique peu fonore; il s'appelloit Kofchenbar; il y a un an que ft femme mourut; Ia tendreffe qu'il avoit pour elle & la vive douleur avec laquelle il 1'a regrettée, 1'ont conduir, au tombeau. Ce feroit un fujet de tragédie, mais non un exemple a fuivre. Tout ce qu'on doit a fes arais, c'eft un tendre fouvenir de leur vertu, & fi i'on peut, de fecourir leur pofte, rité & d'affifter ceux qui leur furent chers. Mais je ne devrois pas toucher h ces matières, pour épeler ce que votre cceur ne vous dit que trop & avec plus de force. Toutes les apparences annohcent que Madame Geoffiin n'échappera pas de cette maladie; mais quel eft eet excès de fanatifme qui exerce fa rigueur fur une femme mourante , qui 1'empêch^ de voir fes amis & de mourir comme elle veut? Je ne reviens point de mon étonnement. O ui, Ia France a des philofophes; mais je foutiens que le gros de la nation eft plus fuperftitieux qu'aucun  COR.RESPOND/1NCE. 189 autre peuple de 1'Europe; cette fougue s'échappe, comme dans le procés de Calas, de Syrven, de la Barre, ce qui s'eft paffé i Toulon a 1'égard da d'Argens, les cris du public au fujer de Necker; enfin cent exemples font connoltre que le funefle levaiu du fana-.ifme agit encore en France & qua ce fera le dernier pays de 1'Europe oü il fe con. lérvera. Je bénis Ia fatalité de ce que i'Allemagna devient de jour en jour plus tolérante; ce zèle pemicieux, caufe de tant de fcènes fanglantes, s'éteint, & perfonne ne demande a ceux avec lefquels il vit quelle eft leur religion. Voila ca qui fait que 1'Allemagne mérite que Ie philofophe d'Alembert vienne jeter un coup d'ceil fur elle. Je me réjouis d'autant plus de fon aparition, que ce fera pour lui une diverfion a fa douleur & pour moi une grande fatisfaétion de le voir. J'ai eu 1'éréfipèle a la jambe, oü il s'eft forrné* un gros abcès fous le genou; j'ai été obligé de Ie faire opérer, la plaie fe ferroera dans quelques jours. Vous devinez jufte, que mon intention eft cPêtré utile a ma patrie, ainfi qu'a mes content*; porains, pendant le peu de temps que j'aurai a vivre: le devoir de 1'homme eft d'affifter fes femblab'es en tout ce qui dépend de lui , c'eft 1'abrégé de la morale; & un cceur bien placé fera mécontent de lui-même , s'il ne remplit pas ce devoir. Je fouhaite de tout mon cceur que votre chagrin diminue, que votre fanté fe raffermiffe , pour que je puiffe affurer eet  l9o CORRESPONDANCE. été Ie cher Anaxagoras de toute mon eftime. Sur ce &c. P. S. Voitaire m'écrit une lettre toute mélancolique, il fe dit accablé de malheurs; je vous prie de m'expliquer ce que c'elt. Le 29 Novembre 1776. Je fuis bien aife d'apprendre par vous-même que vous commencez a pouvoir vous occuper de Ia géométrie; la forte application que les calculs demandent, accoutume infenfiblement l'efprit & s'occuper d'autres fujets que de ceux qui caufent la douleur, & le temps achevera Ie refte. Je me flatte que Ie voyage que vous ferez dans nos con« trées obotrites fera avantageux k votre fanté; c'eft une diverfion de plus qui pourra affoiblir les profondes imprefïïons que le chagrin avoit laiffées dans votre ame. Pour moi, ce me fera un plaifir fenfible de vous voir. Nous philofopherons,nous inétaphyfiquerons enfemble, mais en même temps vous devez vous atcendre que nous bannirons de la converfation toutes les idéés lugubres qui faneroient les rofes & les fleurs de nos amufemens. Des lettres d'Efpngne avoient annoncé il y a quelques mois des marqués d'aliénation d'efprit qu'avoit données Ie Roi d'Efpagne; c'eft bien Ia plus grande marqué de folie qu'un homme puiffa donner que de s'abandonner a fon confelTeur, Oa  CORRESPON DANCE. 191 eroit que le Prince des Afhiries n'attend que le moment oü fon père aura fair quelque faulTe démarche, pour 1'enfermer & régner en fa place. On frémit d'indignation en voyant cette inquifition rétablie en Efpagne. Hélas! mon cher Ana. xagoras, le bon fens eft plus rare qu'on ne penfe. Pour expier fes amours avec la vache b'anche, Sa Majeflé catholique fe livre avec fes fïdelles fujets aux mains de bourreaux tonfurés qui font plus de mal dans ce monde-ci que jamais les diables n'en feront dans ces enfers imaginaires empruntés des Egyptiens. Meffieurs vos confeillers au parlement feront bien gens a protéger 1'inquifuion; le zèle qui les anirae contre Voitaire me paroit fort fufpecl; ce pourroit bien êt'te la fuite du reflentiment qu'ils lui confervent d'avoir célébré en beaux vers leur expulfion ; ils devroient rougir de honte. Quel honneur ont-ils ft perfécuter un pauvre vieillard qui efl au bord de fa tombe? Et ft bien examiner la c'.iofe, Voitaire n'a fait que recueillir les fentimens de quelques Anglois & leurs critiques de la bible; loi-même il gémit de leur audace, & il paroit n'avoir fait eet ouvrage que dans le deflein qu'on le réfut'e. 0:i a tant dit de chofes dans ce fiêcle contre la religion. Ses commentaires fur la bible font moins forts qu'une infinité d'autres ouvrages qui font crouler tout 1'édifice, en forte qu'on* de la peine ft le relever. Mais il eft plus aifé de condamner un livre ft être brülé que de le réfuter. Si 1'on parloit férieufement en France de me»  i92 CORRESPONDANCE. chapelains, on riroit au nez de mon miniftre, tant ma réputation efl mal établie en fait d'orihodoxie. Cependant Voitaire me fait de Ia peine; fon abattement perce dans fes lettres. II faut qu'on Ie chicane fur fes établiiTemens de Ferney; il ajor.te qu'il a perdu un procés, qu'il eft ruiné & qu'il terminera fes vieux jours dans la mifère. C'eft 1'énigme du Sphynx; il faudroit un autre Oedipe pour 1'expliquer. Tout ce qui arrivé a Voitaire me fait venir une réflexion affez vraie malheureufement, qu'on fait fouvent des vceux inconfidérés en föu'naitant une longue vie a fes amis. Si Pompée étoit mort a Tarente, oü il fut attaqué d'une fièvre chaude violente, il auroit été entené avec toute fa réputation & n'auroit pas vu périr fa république. Si le fameux Swift étoit mort a temps, fes domefliques ne 1'auroient pas moutré pour de 1'argent lorfqu'il dévint imbécille. Si Voitaire étoit mort 1'année paflee, il n'auroit pas effuyé tous les chagrins dont il fe plaint fi amèrement. Laiflbns donc agir les vagnes deftinées, & fans nous embarrafter de Ia durée de notre courfe, contentons-nous de fouhaiter qu'elle foit heureufe. Le neveu dont vous me félicitez , n'a pas pouffé fa carrière au dela de trois jours. Je penfe comme je ne fais quel peuple de 1'Afrique, qui pleuroit a la nailTance des enfans & fêtoit leur mort, paree qu'il n'y a que ceux qui meurent qui foient a 1'abri des chagrins & des jnfortunes innombrables auxquelies les hommes font  CORRESPONDANCE. i$3 font fuiets. Je ne vous dis rien au fujet de la nouvelle année ; elle feta affurément heureufe pour moi, puisqu'elle me procurei.t le plaifir de voir le fage Anaxagoras & de 1'afiurer de vive voix de mon eftime. Sur ce &c. Le 25 Janvier 1777. Les remèdes de 1'ame opèrent lentement, mon cher Anaxagoras, a proportion de la v.olence du mal dont vous avez fenti 1'atte.nte. Vot e convalefcence ne fauroit être plus avancée qu elle ne 1'eft. II faut continuer a vous fervir du tonique de la géométrie , auquel nous ajouterons Pexercice du voyage & la dilïïpation que des objets nouveau» & variés vous préfenteront, & petit a petit nous rétablirons le calme dans votre ame, non pas au point d'eifacer la mémoire précieufe de ce qui vous étoit fi cher, mais bien iu5 & fa convalefcence m'a rendu le calme. Voila ce qui nous arrivé a nous trois. Si 1'on favoit le détail d'une multitude d'individus ,011 netrouveroit pas mieux. La jeuneife inconfidérée, volage & turbulente eft Ia feule qui s'étourdit fur tout ce qui lui arrivé; elle eft heureufe, paree qu'elle ne rétléchit pas. II faut s'étourdir fur tout ce qu'on ne peut pas changer, nos malheurs font 1'apologie de notre inconftance, il faut en sffoiblir 1'idée & les oublier fi 1'on peut. Je vous avoue que je me fais un vrai plaifir de vous voir ici & de vous entretenir; ce fera un bon moment qui pourra entrer pour moi en compenfation d'autres momens défagréables. Je vous devrai cette fatisfaétion, & je me propofe bien de vous en témoigner ma reconnoiffance. Sur ce &c. Le 7 Mars 1777. Je fuis flehé d'apprendre le dérangement oü fa uouve votre fanté; cela arrivé très-mal a propos pour moi qui m'étois fait une joie du plaifir de vous voir. II faut efpérer que d'autres temps me feront plus favorables. Je comprends que toute Ia France n'eft occupée préfentemem que du Comte de Falckenftein. Depuis Charlequint c'eft le premier Empereur qui ait paffé en France; mais fon voyage ne fera ni auffi coüteux ni auffi hafardé que celui de fon dévancier. L'Autriche & Ia France font alliées, & il n'y a point de maltrefle T m  to6 CORRESPO ND A NC E. k qui donner des bagues de diamans. Ce prince marqué beaucoup d'ardeur pour s'infiruire; c'eft par cette raifon qu'il négligé les bagatelles & ne s'attache qu'aux chofes relatives au gouvernement, il eft trés affable, même un peu coquet. Je devine tout ce que contiendra votre difcours fur M. de Fénelon. Vous n'oublierez pas fon Télémaque, ce qui vous donnera matière de trailer des perfeftions défirables dans un jeune prince , & chacun a ce ponrait reconnoïtra le jeune monarque qui vous écoute; cela eft fin & ne pourra pas déplaire, paree que 1'encenfoir ne donnera pas a travers le vifage de celui dont vous ferez le panégyrique. Je lus ces jours palfés un ouvrage intirulé la philofophie de la nature d'un certain de l'Ifle*; j'y ai trouvé de bonnes chofes, quelques idéés creufes, mais pas autant de méthode qu'on en défireroit dans un ouvrage philofo. phique. On dit que vos prétres ont fait rage contre 1'auteur & qu'il eft banni de France; eertainement fon livre ne raéritoit pas une telle rigueur. Je fuis fur le point de partir pour la Pruffe. A mon retour mes lettres feront plus Ion. gues. Je me borne a préfent a faire des vceux pour votre entier rétabliffement, dans 1'efpérance de pouvoir vous afiurer moi-même de toute mon tftime. Sur ce &c. Le i Juin 1777,  CORRESPONDANCE. 107 Je fuis faché d'apprendre que votre fanté ne fe remet point; il faut efpérer que le temps & le régime lui rendront fa prem;èfe vigueur. Je vois qu'on devine mal. J'avois imaginé le difcours que vous feriez devant i'Empereur. La facon dont vous vous y êtes pris, eft encore plus fine & plus flatteufe. Je vous fuis très-obligé de ce que vous avez dit a ce prince. Je ne fuis pas furpris qu'il ait trouvé tant d'approbation a Paris; il a beaucoup d'efprit, il eft affuble & défire de s'inftruire; il s'eft trouvé dans un pays oü il y a infiniment de chofes a admirer, & fes applaudifle» mens ont été Ia fuité de fon jugement & non ceux d'une ignorance étonnée de voir des objets nou. veaux. Les Francois font accoutumés s voir fouvent chez eux des Tudefques a peine fortis de 1'école , qui fréquentent communément a Paris alfez mauvaife compagnie; leur furprife aura été d'autaut plus grande de voir Ie premier prince de cette nation mieux élevé qu'ils ne croient que des fouverains peuvent 1'étre: fi Madame fa mère s'en va dans Ie pays dont on ne revient jamais, il ne tardera pas k faire parler de lui. Monfieur de Jaucourt, parent de Pencyc!opédi« ite, eft venu a Magdebourg voir les troupes: c'eft un des aimables Francois que j'aye vus de longtemps. Nous avons beaucoup parlé de vous; il a des connoiflances. Je me fuis informé de fon I 3  Iji8 CORRESPONDANCE. parent, qui par goüt a écudie Ia médecine chez Ecerhaave ,• une de fes parentes a élevé ma feeur de Suède, & une de mes fceurs qui eft morte: il a été avec moi jusqu'en Poméranie; il part pour Vienne voir les troupes autrichiennes; 1'Empereur lui a permis de s'y trouver. Pour moi j'ai poulTé jusqu'a Ia patrie de Copernic; ce n'eft plus a préfent celle des philofophes, mais fi Ie fol n'en eft pas changé, j'efpère qu'elle en produira de ncuveavx. 11 parol: un difcours plein de dures vérités contre le gouvernement; mais ce font des paroles qui ont pénétré les oreilles fans affccter le cceur. L'on cont;nuera donc de faire la guerre a ces pauvres Américains. A propos Grimmjepaffera chez nous pour fe rendre en France, d'oü il rëtournera dans peu en Ruffie. S'il n'apprend pas a connoitre Ie monde, perfonne ne le connoltra; il ne lui manque que d'avoir vu Ia Suède & la Grcenlande pour avoir été partout. J'aime mieux m'inftruire dans mon cabinet que de tant courir le monde. Les hommes dans les difterens pays fe reffemblent tous, i!s ont les mêmes paffions; les uns les ont plus vives, les autres moins, cela revient a peu prés a la même chofe, & Ia différence des mceurs & des ufages peut s'apprendre en lifanr, auffi bien qu'en voyant; il n'y a que les Anaxagoras qui vaient la peine qu'on les cherche. Adieu, mon cher d'Alembert, bonne fanté & bon courage; avec ces deux iffiftans je ne défefpère pas de vous revoir. Sur ce &C Le $o Juin 1757.  CORRESPOND ANCE. 199 Je ccramence ma lettre par des vers de Chaulieu qui font une lecon pour les vieillards de notre aga: Ainfi fans chagrins, fans noirceurs, De la fin de mes jours poifon lent & fnnefte, Je fème encor de quelques fleurs Le peu de chemin qui me refte. En penfant ainfi les nuages de l'efprit fe diffipent, & une douce tran itiillité fuccède aux agitations qui ïiofK iroublent. Ce u'eft pas a moi a prêcher les fages, c'eft un poëte philofophe qui leur parle. J'apprends que le Cornte de Falckenflein a vu des ports, des arfennux, des vaiffeaux, des fabriques & qu'il n'a point vu Voitaire. Ces autres chofes fe rencontrent partout , & il faut des fiècles pour produire un Voitaire. Si j'avois été a Ia place de 1'Empereur, ie n'aurois pas paffé par Ferney fans entendre le vieux patriaiche, pour dire au moins que je l'ai vu & entendu. Je crois, fur certaines anecdotes qui me font parvenues, qu'une certaine Dame Thérèl'e, très-peu pailoföphï, a défendu a fon fils de voir le patriarche de la tolérance. Ce que 1'Empereur a de bon, il le tient de lui-même» c'eft fon propre fonds, c'eft fon caractère a lui» qui a perfeftionné fon éducatión. Ce Maréchal de Baihyani qui 1'a élevé & que j'ai connu par-  soo CORRESPONDANCE. ticuliérement, étoit un digne homme & capnble de donner de bons principes a un jeune prince. Je le répète encore, Helvétius s'eft trompé dans fon ouvrage de 1'Efprit: il foutient que les hommes naiffent a peu prés avec les mêines talens. Cela eft contredit par 1'expérience. Les hommes portent en naiffant un caraaère indélébile; 1'éducation peut donner des connoiffances, infpirer a 1'élève la honte de fes défauts ; mais 1'éducation ne changera jamais la nature des chofes. Le fonds relte , & chaque individu porte en lui les principes de fes aétions. Cela doit être, paree que nous découvrons des lois éternelles; eft-iL donc probable, dès que quelque chofe eft déterminé dans 1'univers, que tout ne le foit pas? Je fais que j'agite une grande queftion, mais en. m'adrefTant au plus fage philofophe des GauUs:, c'eft a lui a la refondre., Vous voulez favoir ce que je penfe de la conduite des Anglois? Tout ce qu'en penfe le public; qu'ils ont pêché contre la bonne foi, en ne tenant pas a leurs colonies le pafte tel qu'ils 1'avoient fait avec elles, en déclarant mal adreU tement & contre les régies de la prudence la guerre a un de leurs membres, dont il ne pouvoit réfulter que du mal pour eux: paree qu'ils ont ignoré ftupidement la force de ces colonies, & fe font imaginé que le Général Gages pourroit les foumettre avec 5 ou 6,000 hommes qu'il commandoit; qu'ils ont pris des troupes a leur folde, fans avoir foegé aux vaiffeaux qui devoient  CÖRRESPONDJNCÊ. 201 les tranfporter en Amtfrique; qu'ils ont acheté fur le marché de Londres les provilions & vivres pour cette armée qui devoit combattre en Penfylvanie; enfin iln'y a que des fautes a reprocher a ces infulaires. Pourquoi ont-ils féparé a la diftance de trois cents milles le corps que Carleton com. mandoit & celui a la tête duquel eft maintenant J3ourgoyne? Comment ces corps pouvoient.ils dans eet éloignement fe porter des fecours mutuels? Falloit-il encore" dans une telle fituation fe brouiller de gaieté de cceur avec les Ruffes, fiv difpofer les Hollaudois par leur infolente arrogance & multiplier le nombre de leurs ennemis par leur mauvaife conduite ? Au relle je commence par vous déclarer que les voiles épais qui cachent 1'avenir, le dérobent auffi bien a mes yeux qu'a ceux des autres; mais fi je voulois a l'exemple de Cicéron prévoir ce que certaines combiuaifoHs femblent annoncer, je pourrois peut-étre hafarder de dire qu'il paroit que les colonies fe rendront indépendantes, paree que certainement cette campagne ne les écrafera pas, que le gouvernement des gottdam3 aura de la peine a fouiller dans lesbourfes des particuliers, pour fournir k la campa-' gne prochaine, qu'entre ci & le printemps prochain' la guerre fera déclarée entre la France & 1'Angleterre, qu'on fe battra dans les colonies réciproquement, & que peut-être la France pourroit fe remettre en poffèfiïon du Canada, fi la fortune ne lui eft pas trop contraire. Voila des rêves, puifque vous en voulez ; il eu fera ce qu'il plaira15  £02 CORRESPONDANCE. k la fata'ité, & quoi qu'il arrivé, cela ne nous empéchera pas de femer de fleurs le peu de chemin qui nous refte. Je ne fais ce que Grimm 'eft devenu. On di: qu'il eft parel de Pétersbourg avec un autre raortarque qui voyage incognito ; il fe pourroit donc bien qu'il fut actuelleraent a Stockholm; je crois pourtant que vous le reverrez it Paris. Pour vous, mon cher d'Alembert, je ne fais fi je vous verrai ou ne vous verrai jamais. Cela ne m'empêche pas de vous fouhaiter toutes fortes de profpérités, un plus beau temps que celui de eet été, une douce fatisfsction intérieure, & un peu de cette gaieté qui eft le bonheur de la vie. Sur ce &c. Le 13 Aoüt 1777. J e fuis perfuadé que I'air de la campagne vous aura été falutaire, iurtout le changement de lieu & la diffipation qui chaffe les idéés qui attriftenc & donne a ce qui penfe en nous la force de reprendre fon afliette naturelle. Le Colonel Grimm a paffé ici; je 1'ai chargé d'un autre griffonnage plus férieux que mon rêve, que je foumets k la, cenfure de la philofophie, qui feule eft en droit de juger fi les hommes raifonnent bien ou mal» Vous me trouverez peut-étre un grand barbouilleur de papier. Vous vous en étonnerez moins, fi vous voulez vous rappeler que ma méthode eft ds  CORRESPO ND ANC E. 903 méditer par écrit pour me corriger moi.même. Ja rn'en trouve Iren, paree qu'on peut oubüer fes Téflexions & qu'on retrouve ce qu'on a couché fur le papier. Mon ami, de la bonne humeur, c'eft le feul lénitif qui faife fupporter le fardeau de la vie. Je ne dis pas qu'on foit toujours mattre de fe procu« rer cette difpofition d'efprit; cependant en gliffant fur la fuperficie des maux & en imitant Démocrite, on peut s'amufer de ce qui parottroit infipide a. un mifantrope. Par exemple , Voitaire peut conferver toutë fa bonne humeur, fans avoir vu ]e Comte de Falckanftein. Combien de fages ont mis au nombre de leur bonheur de n'avoir pas vu des fouverains? La vifite d'un Empereur peut flatter la vanité d'un homme ordinaire , Voitaire doit fe mettre au deffus da ces petitefTas. Vous me parlez d'une queflion a propofer a 1'académie. Hélas! nous avons perdu encore récemment le pauvre Lambert, un de nos meilleurs fujets. Je ne fais qui pourra traiter la queflion, s'il eft permis de tromper les hommes? Je crois que Béguelin feroit le feul capable de traiter philofophiquement cette queftion. Je verrai comment cela pourra s'arranger. Si nous confultons la fefte acataleptique, nous conviendrons que la plupart des vérités font impénétrables pour la vue des hommes, que nous fommes comme dans un épais brouillard d'erreurs qui nous dérobe a jamais la tumière. Comment donc un homme, excepté quelques vérités géométriques, peut-il être ffer, 16  sro-4!. C&RRESP ONDANCE, étanr trorapé lui méme, de ne pas tromper fes pareils ? Tout homme qui veut en impofer au public de propos délibéré,pour fon intérêt ou pour quelque vue paniculière , eft fans doute coupable; rcais n'eft-il pas permis de tromper les hommes lorfqu'on Ie fait pour leur bien? Par exemple, de déguifer une médecine a laquelle le malade répugne, pour Ia lui faire avaler, paree que c'eft le feul moyen de le guérir? ou bien de diminuer Ia perte d'une grande bataille, pour ne pas décourager une nation entière ? ou enfin de diffimuler un malheur ou un danger auquel un homme feroit trop fenfible, fi on le lui annoneoit crument, afin d'avoir Ie temps de 1'y préparer? S'il s'agit de religion, il paroit par tout ce qui neus eft parvenu de 1'antiquité, que 1'ambition s'en eft fervie pour s'élever. Mahomet & tant d'autres chefs de fectes atteftent cette vérité. Ils ont été fans douta coupables; mais d'autre part confidérez qu'il eft peu d'hommes qui ne foient timides & crédules, & que fi on ne leur avoit annoncé une religion, eux-mêmes ils s'en feroient fait une. Voila pourquoi on a vu & trouvé des cultes établis presque fur la furface de tout notre globe. Sitót que ces religions ont pris racine, Ie peuple fanatique veut1 qu'on les refpecte, & malheur a ceux qui voudroient 1'en détromper, paree que très.peu d'hommes ont l'efprit affez jufte pour raifonner conféquemment. Cela u'empêche pas que tout philophe ne doive conibattre le fanatifme, paree que ce délire produit des horreurs, des crimes & les-, adtions les plus abominables».  CORRE SP ONDANCE. 205 T'en viens au remède que vous me demandez. Vous recevrez ci-joint toutes les explications que vous défirez & même une petite dofe de cette préparation; la chofe eft certaine, 1'inventeut a opéré des cures merveilleufes, dont il y a des milliers de témoins. 11 faudroit en faire prendre au parlement d'Angleterre, car il femble que quelque chien enragé 1'a mordu. Ces gens fe couduifent comme des infenfés. Vous aurez furement la guerre avec ces gottdams; les colonies deviendront indépendantes & la France regagnera le Canada , qu'on lui a enlevé. Je fouhaiterois que eet oracle füt plus certain que ceux de Calchas. Vous me laiffez toujours ce qui étoit au fond de la boite de Pandore, 1'efpérance de vous voir; mais vous favez Ie proverbe: on défefpère quand on efpère toujours. Si je ne puis vous voir dans ce monde.ci, je vous appointerai aux champs élyfées, oü vous ferez entre Archimêde, Cafïïni, Anaxagoras & Newton. Cependant ne vous hatez pas de faire ce voyage, je m'intéreffe trop a votre Gonfervation pour le défirer. Sur ce &c. Le 5 Oflobre 1777 I l y a, mon cher d'Alembert, un proverbe qui fouvent n'eft que trop vrai: un malheur ne vient jamais fans F autre; je ferois fort embarralTé d'en donner une raifon paffable. Ni plus ni moins 1'expérience prouve que cela* arrivé fouvent. Voi» I 7  aorj CORRESPONDANCE. la Madame GeofFrin attaquée de psralyfie, qui felon touces les apparences, après avoir langui jusqu'a 1'biver, fera emportde par un coup d'apoplexie foudroyant. J'en fuis faché pour vous, & pour les lettres qu'elle honoroit. Mais, mon cher d'Alembert, vous favez apparemment qu'elle n'étoit pas immortelle. A bien prendre les chofes , les morts ne font pas a plaindre, mais bien leurs amis qui leur furvivent. La condition humaine eft fujette a tant d'affeux revers, qu'on devroit plutót fe rejouir de 1'inftant fatal qui termine leurs peines, que du jour de leur naiffance. Mais les retours qu'on fait fur foi-même font affligeans; on a le cceur déchiré de fe voir féparé pour jamais de ceux qui méritoient notre eftime par leur vertu, notre confiance par leur probité, & notre attachement par je ne fais quelle fympathie qui fe rencontre quelquefois dans les humeurs & dans la facon de penfer. Je fuis tout a fait de votre fentiment, qu'a notre age il ne fe forme plus de telles liaifons; il faut qu'elles foient con. iraétées dans Ia jeuneffe, fortifiées par 1'habitude,. & cimentées par une intégrité foutenue. Nous n'avons plus le temps de former de femblables Ijaifons; la jeuneffe n'eft point fake pour fe préter i notre facon de penfer. Chaque age a fon édu. cation, il faut s'en tenir s fes contemporains, & quand ceux-la partent, il faut fe préparer lefiement a les fuivre. J'avoue. que les ames fenfibles font fujettes è étre bouleverfées par les perres de familie, mais de combien de plaifirs indicibles ne  CORRESPONDANCE. 207 •oui(feut. elles pas, qui feront a jamais inconnus & ces cceurs de bronze, a ces ames impafiïbles, (quoique je doure qu'il en exifie de telles?) Tou. tes ces réflexions, mon cher d'Alembert, ne confolent point. Si je pouvois reffufciter des morts » je le ferois. Vous favez que ce beau fecret s'eft perdd. H faut nous en tenir a ce qui dépend de hous. Lorsque je fuis affligé, je lis le troifième livre de Lucrèce, & cela me foulage. C'eft un palliatif; mais pour les maladies de 1'ame nous n'avons pas d'autre remède. Je vous avois écrit avaut-hier & je ne fais comment je m'étois permis quelque badinage; je me le fuis reproché aujourd'hui en lifant votre lettre» Ma fanté n'eft pas trop raffermie encore. J'ai eu un abcès a 1'oreille dont j'ai beaucoup fouffert. La nature nous envoie des maladies & des chagrins , pour nous dégoüter de cette vie que nous fommes obligés de quitter; je 1'entends a demimot & je ine réfigne k fes volontés. Vous me parlez, mon cher, de guerre & des avant - coureurs qui pronoftiquent 1'arrivée du Dieu Mars. Ce que j'en fais, c'eft que les Portugais pouflent a bout la patience efpagnole, & qu'en conféquence d'un certain pafte de familie,, te plus chrétien des Rois fera dans Ie cas de feconder fes alliés. Ce fera probablement fur mer que les parties belligérautes exhaleront leur fureur. Vous favez que ma flotte manque de vaifleaux, de pilotes, d'amiraux & de matelots: probabïe* mem elle n'agira. point» Et quant a Ia guerre d«  toS CORRESPONDANCE. continent, je ne vois pas comment elle auroit Jieu. Votre jeune Roi ne demande qu'a vivre en bonne intelligence avec tous fes voifins; s'il y a des puilTances qui ont ce que les Italiens appellent la 'rabbia d'ambi/ione, il eft a préfumer qu'elle ne pervertira pas les bonnes & fages dispofitions dans lesquelles fe trouve votre jeune monarque: d'oü je conclus qu'après s'étre battus dans les mers des deux Indes, les auteurs des tioubles, lalTés ou punis de leurs entreprifes, feront la paix, fans que Belloue fuivie de la Diseorde troublent le refte de 1'univers. Souvenezvous en lifant ceci que ce n'eft ni de Delphes ni de 1'antre de Trophonius que part eet oracle, mais que ce font des combinaiföns humaines fur des contingens futurs fujets a Terreur. En attendant je me réjouis véritablement de vous voir ici; j'efpère même que ce voyage vous fera falutaire, paree que tout Teft pour qui peut faire diverfion a la douleur. J'en reviens toujoursa Touvrage, que je vous recommande. l\lon ami Cicéron ayant perdu fa fille Tullie qu'il adoroit, fe jeta dans la compofition: il nous dit qu'en commencant il fut obligé de fe faire violence, qu'enfuite il trouva du plaifir dans fon travail & «ju'enfin il gagna affez fur Jui - même pour paroitre a Rome, fans que fes amis le trouvaffént trop abattu. Voila, mon cher d'Alembert, un exemple « fuivre; fi j'en favois un meilleur, je vous le propoferois. Nous fentons nos pertes par Ie gtix nous y mettons; le public, qui n'a rien  CORRESPONDANCE. ao$ perdu, n'en juge pas de même, & il condamne avec malignité ce qui devroit lui infpirer la plus tendre compafïïon. Toutes ces réflexions ne font pasaimer ce public. Faites vous violence, mon cher, vivez & que j'aye encore une fois le plaifir de vous voir & de vous entendre avant de mourir. Sur ce &c. „ , Le 26 Oétobre 1777. J'ai chargé Catt de vous informer de tout ce qui eft relatif au remède trouvé contre la rage. II n'eft pas befoin de permiffion pour entrer en correfpondance avec notre académie; elle refoit les lettres de quiconque lui en adreiTe & y répond. Au refte je dois vous avenir que j'ai été furpris dé voir imprimées des lettres que je vous sj écrites, & d'apprendre qu'il y en a d'autres qui courent manufcrites a Paris. Je ne fais fi, comme quelques. uns le foutiennent, il eft für que Pytha. gore vécut du temps de Numa; toutefois il efl: certain qu'il ne nous eft refté aucune lettre que Numa lui ait adreffée. De même nous ne voyons pas que Platon, qui s'eft trouvé a la cour de Denys, ait public: la correfpondance oü il étoit avec ce tyran. Ariftote ne nous a tranfmis aucune des épttres qu'AIexandre lui avoit adreffées. Les philofophes de nos jours fe conduifent donc d'après d'autres principes que les anciens, ce qui doit obliger dans nosS, temps modernes les princes au filcace. Sur ce &c. Le 11 Novembie 1777» .  iio CORRESP O ND ANC E. J e me contente d'accufer la réception de votre lettre, & comme la mienne pourroit courir dans tout Paris, je me borne a vous répondreau fujet du fieur de Lisle dont vous me parlez, qu'il n'y a point de place ici qui puiffe lui convenir & je crois que le meilleur parti qui lui refle a prendre eft d'aller en Hollande, oü le métier de folliculaire nourrit bien des gens de fan efpèce. Sur ce &c» Le 20 Décembre 1777. M 01 qui n'arrauge que des mots, j'ai été fort étonné qu'un philofophe qui ne s'occupe que des chofes, veuille que je lui envoie des fylhbes mefurées a Ia toife & peut-être même mal mefurées. Malebranche méprifoit la poè'fie, Newton, je crois, en tenoit aflez peu compte & Copernic faifoit plus de cas des éphémérides de Ptolomée que de 1'iliade & de 1'inéide. Quelle imprefïïon des ficlions peuvent-elles faire fur un efprit amoureux de vérités? Mais eet efprit ne peut pas toujours être tendu, il faut du relache après de grands efforts, & puis quand on a fait quelque féjour a Ferney, on peut fe. réconcilier avec la poëfie. Voila comme j'ai raiibnné; enfuite les réflexions font furvenues, je ine fuis dit: fi tu faifois des vers comme ceux de Voitaire, tu pourrois les  CORRESPONDANCE. 211 envoyer hardiment , füt-ce même ft Diagoras; mais les tiens font des avortons d'une imagination foible & d'un ignorant dans la langue des Welches. Je me fuis arrêté, j'ai été indécis m mêmedécouragé; un moment après j'ai réfléchi fur la facon dont on en ufe avec ceux qui jouent ce qu'on appelle de grands róles, & je me fuis dit: on nous traite comme des enfans; quand nous balbutions ft peine, on nous dit que nous haranguons comme Cicéron; s'il nous arrivé d'ajufter une rime au bout de quelques mots, on efl étonné de fétendue de notre génie, & quand nous marchon» lourdement, on nous compare ft des danfeurs de corde. Vas donc , épitre chinoife , trouver Diagoras, recueillir des éloges pour ton auteur. Sur cela 1'épitre part & vous fera remife. Je m'attends que vous en jugerez comme défunt l'abbé Trublet d'un fermon fur lequel on lui demandoit fon fentiment: il n'y a pas la, dft.il, un feul mot de géoraétrie. Après tout fi ces vers vous ennuient, vous n'avez qu'ft vous en prendre ft vous-même, vous avez voulu les avoir. Ce qui m'étonne encore plus, c'eft la propofition que vous me faites de mettre certain rève en vers. Cela feroit fort diüicile, & comme ce n'eft qu'une faillie d'imagination, il feroit ft craindre que les vers ne confervaffent pas la même rapidité que la profe. La rime eft une terrible chofe, & les meilleurs poëtes font obligés de recourir ft des chevilles & ft des longueurs qu'ils déguifent le mieux qu'ils peuvent, mais qui ne laiflént pas de  ais CORRESPONDANCE. rendre Touvrage plus trainant qu'il ne feroit en profe. J'apprends d'ailleurs qu'on fait a préfent a Paris des tragédies non rimées & que 1'on eft fur le point de profcrire la poè'fie; je crois donc qu'il vaudroit mieux mettre mes vers en profe que ma profe en vers, a moins que par un édit de vos nouveaux miniftres on ne conferve a la poè'fie fon ancien droit de bourgeoifie. Je fuppofe que vous aurez recu a préfent un fatras d'ergotage raétaphyfique qui ne dit pas grand' chofe. Mais que peut. on favoir d'une fcietice dont des mots vagues & intelligibles fervent d'iuterpiètes ? C'eft bien de la métaphyfiquc dont on peut dire qu'elle a créé des monttres pour les combattre. Après tout, les différentes explications des énigmes de la nature n'altèrent cn rien notre bonheur, & les chofes continuent d'aller leur train accoutumé. Vous me parlez des lunettes d'approche de ***; j'en crois le calcul admirable; mais le fait eft que j'ai voulu m'en fervir & que je n'ai rien vu. Je juge par le fiyle de votre lettre que votre fanté fe rétablit & que le voyage ne vous a pas été inutile. Continuez a vous bien porter & foyez perfuadé de la part que j'y prends comme a tout ce qui vous regarde. Sur ce &c. Le t$ J.nvier 1779.  CORRESP ONDANCE. 2 ij J'ai recu deux de vos lettres avec 1'éloge de quelques académiciens, & Ie petit ouvrage que vous avez confacré a Ia mémoire de Milord Matéchal, dont je vous remercie. Je n'ai pas eu le temps de tout lire, paree que je ne fais que d'arriver. Mon efprit, encore tout fouillé d'une bourbe mêlée de politique & de finance, doit fe purifier par une ablution légale dans les eaux d'Hippocrène, avant de fe préfenter a Ia cour d'Apollon devant les neuf Mufes, & avant de méditer des ouvrages comme les vótres. Donnez-moi ce petit délsi & j'entrerai alors en matière plus que je ne le puis a préfent. Mon pauvre cerveau a été agité par des tempêtes pendant quatorze mois, les traces des arts effacées, les idéés bouleverfées par la multitude d'arrangemens, de fpéculations, de négociations & d'affaires de toute nature dont il falloit de nécefiité m'occuper. Le fougueux Antan & 1'impétueux Borée ont été calmés par un coup de trident du Neptune francois & de fon fage miniftère; mais fi les flots de mon efprit longtemps agités n'ont plus des vagues foulevées jufqu'au ciel, la furface des eaux efl encore ridée, jufqu'a ce qu'un calme parfait en arrête le mouvement. Voila du poè'tique qui vaudroit mieux dans une ode que dans une lettre. Je ne faurois qu'y faire, mon cher géomètre; vous ferez obligé ,d'avaler cette comparaifon ufée, paree que je ne  ei4 CORRESPONDANCE. faurois en ce moment y rien fubftituer de mieux. Je deviens fi vieux & fi ufé, que je ne fuis plus bon it quoi que ce foit. Tout Ie monde n'eft ni Fontenelle, ni Voitaire, ni lebon dëfunt Müord, qui confervoient Ia force & ia vivacité d'efprit dans un age plus avancé que celui des Condé & des Marlborough, qui radotoient aux bords du tombeau. Je radoterai bientöt comme eux, & comme Swift que fes domeftiques montroient pour de 1'argent. Et Don Jofeph dira, il t* bien mérité. Et toujours du Jofeph, & encore du Jofeph it un géomètre qui fe foucie auffi peu des infeaes qui fe déchirent fur ce ridicule globe, que nous autres imbécilles de la cinquième lune de Saturne; mais je voulois vous dire encore un mot du bufte de Voitaire. Comment de Saturne viendrai-je a lui? quelle tranfuion me mènera de 1'un a 1'autre? Je n'en fais, ma foi, rien & j'écris au fecrétaire de 1'académie francoife, qui avec quelque purifte , quelque fucceffeur de 1'Abbé d'Oiivet dira: eet homme ne fait pas écrire, Bouhours 1'avoit bien dit, 1'atmofphèrt de l'efprit s'étend de la Garonne jufqu'a la Mofelle, au-delft point de fens commun. Enfin pour aujourd'hui je fubis condamnatioa, je ne m'en relève pas, c'eft au temps ft me remettre dans mon affiette naturelle, s'il en peut venir ft bout, & a vous ft me regarder avec des yeux d'indulgence, & ft me venir voir fi cela peut vous convenir. Sur ce &c. Le 6 Juin 1779.  CORRESPONDANCE. 215 J'étois dans quelque inquiétude fur le fort de mes lettres & du paquet qui les accompagnoit; je foupconnois les poftes d'infidélité, je poutfois méme le foupcon jufqu'a croire qu'on ne vous avoit rendu ni ma lettre ni les exemplaires, paree qu'on y avoit trouvé des affertions choquant les oreilles pieufes & fentant 1'héréfie. Je craignois même que ces niaiferies, dénoncées a M. 1'archevêque de Paris, n'attirafTent 1'excommunication majeure fur un pauvre hérétique, auteur de cette oeuvre pieufe. Enfin votre lettre arrivé, & mes iuquiétudes difparoiffenr. Vous portez un jugement trop favorable de ces foibles produétions. Que peut- il fortir de bon de la cervelie d'un vieillard ignorant & qui a fervi de jouet toute fa vie aux caprices de la fortune, auquel l'aëtion eniève le temps qu'il pourroit employer a méditer, qui perd chaque jour de fes fens & de fa mémoiré, & qui ira joindre dans peu Milord Maréchal, Voitaire, Algarotti ? C'eft dans 1'age ou 1'homme a: toute fa force que 1'ame a !e plus d'énergie. C'eft alors qu'il peut produjre de bons ouvrages, fuppofé qu'il ait les connoiiTances, les talens & le génie néceffaires; mais 1'age détruit tout, 1'ame s'affaiffe avec le corps, ce dernier perd fa force & Ie premier fa vigueur» Mon intention étoit bonne en compofant ces rapfodies; il falloit une main plus habile & un ftyle plus acadé-. mique pour I'exécuter.  si6 CORRESPONDANCE. Vous vous étonnez de ce que les lettres de Philopatros parient des encyclopédifles ? J'ai lu dans leürs ouvrages que 1'amour de la patrie étoit un préjugé que les gouvernemens avoient taché d'accréditer, mais qu'en un fiêcle éclairé comme le notre il étoit temps de fe défabufer de ces anciennes chimères. Cela doit fe trouver dans un de ces ouvrages qui ont parn avant] ou peu après le Syltème de la nature. Ces fortes d'affertions doivent être réfutées pour le bien de la fociété. Enfin pour me jufiifier pleinement, je dois ajouter qu'ici en Allemagne on met tous les ouvrages que des fonge-creux produirent en France, fur le compte des encyclopédifles; je parlois au public; j'ai donc dü me fervir de fon langage; car j'efpère que vous aurez affez bonne opinion de moi pour croire que je ne confonds par les d'Alembert avec les Diderot, avec les Jean Jaques & avec les foi-difant philofophes qui font ia honte de Ia littérature. J'accepte avec plaifir 1'efpérance que vous me donnez de revoir Anaxagoras avant de mourir; mais je vous avertis qu'il n'y a pas de temps a perdre. Ma mémoire fe perd , mes cheveux blanchiffent, mon feu s'éteint, & bientót il ne refiera plus rien du foidifant philofophe de Sans-Souci. Vous n'en ferez pas recu avec moins d'empreffêment, charmé de pouvoir vous marquer mon eftime. Sur ce &c. X.e 3 Déccmbre 1779. Nous  CORRESPONDANCE. tl? JNous croyions vous voir arriver d'un moment a 1'autre, lorfque je rccus votre lettre, quoiqu'elle m'ait fait plaifir, elle n'a pas remplacé la fatisfac. tion de vous voir en perfonne; cependant les raifons qui vous ont empêché de faire le voyage font fi décifives, que je fuis obligé d'y foufcrire. Par quelle fatalité Ia gravelle va t - elle fe fourrer dans les reins d'un philofophe? Ne pouvoit-elle pas fe loger dans le corps d'un forbonnifte, d'un fanatique, d'un capucin ou d'autres animaux de cette efpèce ? Cette ma'adie efl une des plus doulou. reufes dont la pauvre humanité foit afHigée. Je vous confeille de vous fervir d'un remède de Madame Stefens; ici bien des perfonnes s'en font trouvées foulagées, & quoique les Anglois foient en guerre avec les Francois, je crois qu'un Francois peut calculer avec Newton, penfer avec Locke & fe guérir par Madame Stefens. Voila donc, mon cher Anaxagoras, ma fentence pro» noncée, & je ne vous reverrai plus que dans la vallée de Jofaphat, s'il en efl une. Pour Voitaire, je vous garantis qu'il n'eft plus en purga'oire; après le fervice public pour le repos de fon ame célébré clans 1'églife catholique de Berliu, le Virgile francois doit être raaintenant refpIendifTant de gloire; la haine théologique ne fauroit 1'erapêcher de fe promener dans les champs élyrées en compagnie de Socrate, d'Homère, de'Virgile, de Oeui.pofih.de F. II. T.X1. K  2,8 CORRESPONDANCE. Lucrèce; appuyé d'un cóté fur 1'épaule de Bayle, de 1'autre fur celle de Montaigne, & jetant un coup d'ceil au loin, il verra les papes, les cardinaux, les perfécuteurs, les fanatiques fouffrir dans le tartare les peines des Ixion, des Tantale, des Prométhée & de tous les fameux crifninels de 1'antiquité. Si les clefs du purgatoire euffent été uniquement entre les mains de vos évêques fran. cois, toute efpérance 'pour Voitaire auroit été perdue; mais par Ie moyen du paffe - partout que nous ont fourni les melTes pour le repos des ames, * la ferrure s'eft ouverte & il en eft forti en dépit des Beaumont, des Pompignan & de toute leur féquelle. Vous me faites plaifir de m'informer de 1'éditicn nouvelle qu'on prépare des ceuvres de Voitaire; il feroit a fouhaiter que les éditeurs élaguaffent ces forties trop fréquentes fur les Nonottes, les Patouillets & d'autres infeéles de la littérature dont les noms ne méritenc pas de fe trouver placés a cöté de tant de morceaux inimitabïes, qui dignes de la poftérité, dureront autant, & plus peut-être que la monarchie francoife. Les écrits de Virgile, d'Horace & de Cicéron ont vu dé. truire le Capitole, Rome méme; ils fubfiftent, on les traduit dans toutes les langues & ils relteront tant qu'il y aura dans le monde des hommes qui penfent, qui Iifent & qui aiment a s'inflruire. Les ouvrages de Voitaire auront la même deftinée; je lui fais tous les matins ma prière, je lui dis: Divin Voitaire, era pro nobis! Que Calliope,  CORRESPONDANCE, 219 que Melpomêne, qu'üranie m'éclairent & m'infpirent! mon faint vaut bien votre faint Denys. Mon faint, au lieu de troubler 1'univers, a foutenu 1'innocence opprimée autant qu'il étoit en lui, il a fait rougir plus d'une fois Ie fanatifme &, les juges de leurs iniquités; il auroit corrigé Ie monde, s'il eüt été corrigible. Ce petit échantillon, mon cher Anaxagoras, de liberté très-philofophique, vous fera juger du peu de progrès que j'ai faits en forbonne fous la diétée de mon docteur; il perd avec moi fa peine & fon temps; fouvent fa bonne ame gémit de ne pouvoir ramener au bercail de l'Eglife cette brebis égarée, pour Ia tondre & 1'écorcher; mais cette brebis, pareiHe au peuple anglois, fe révolte & fe gendarme contre le joug tyrannique qu'on lui veut impofer. Ce font a préfent les Frangois, les Efpagrïols & les Anglois 'qui jouent fur le rhéatre fanglant & tragique de Mars; je les vois du parterre s'efcrimer & joïiter les uns contre les autres: la pièce qu'ils jouent me femble compofée dans le goüt de Crébillon; 1'intrigue en eft fi compliquée, qu'on ne fauroit deviner quel en fera le dénouement. Le vent eft le nceud de toutes les pièces qui fe jouent fur mer, & je crains que par quelque boutade Eole ne nuife aux fuccès de vos bons compatriotes. Si 1'Impératrice de Rufïïe n'avoit fignalé depuis longtemps fon règne par fes glorieux fuccès, il lui fuffiroit d'avoir établi ce code maritime pour rendre fon nom immortel. Elle vengi Neptune en lui rendant fon trident, K 2  220 CORRESPONDANCE. que des ufurpateurs lui avoienc arraché. A 1'imitation de Louis XIV, elle pourroit placer darts fes palais un tableau repréfentant la légifhtrice des mers conduifant les pirates que fa fageffe a fu encbainer a fon char de triomphe. Mais tout ce cue ie vous écris, mon cher d'Alembert, ne vaut pas le remède de Madame Stefens. Confultez vos médecins, & s'ils 1'approuvent, fervez-vousen. Je fais des vceux pour que vos pierres le fondent, que vous puifliez jouir en paix des jours que le defiin vous réferye. Sur ce &c. P S 1'a' oublié de vous répondre touchant le 'bufte de Voitaire. N'infultons pas a fa patrie, en lui donnant un habillement qui Ie feroit méconnoitre; Voitaire penfoit en Grec, mais il étoit Francois. Nè défigurons pas nos contemporains en leur donnant leslivrées d'une nation maintennnt avilie & dégradée fous la tyranuie des Turcs, leurs vainqueurs. Le 22 Juin 1780. J E fuis bien ftché que 1'état de votre fanté foit atfez mauvais pour m'óter 4 jamais 1'efpérance de vous revoir. Je m'étois flatté que vous n'étiez incommodé que de maladies paffagères & fans conféquence. II faudra donc nous donner un rendezvous a ia vallée de Jcfaphat, oü quelques  CORRESPONDANCE. «ai dévots afcétiques prétendent qu'on .We beaucoup. Peut-être que j'apprendrai la le fujet de vos plainte. & de vos ennuis, qui me font d au. tant plus cacbés que je ne fuis pas informé du tout que vous ayez effuyé préfentement la momdre perfécution. L'Europe fuppofe que vous êtes auffi heureux qu'un philofophe peut 1 être. Te fais de longue main que 1'ufage des prêtres eft de s'acharner fur les cadavres des philolophes, & j'ai fuppofé que les philofophes s'en moquoient; on fi'a qu'a laiffer agir la corruption; elle empefte les cadavres de telle forte, que les vivarra font bien obligés de les cnterrer, & j'ofe efpérer qu'il eft égal aux philofophes dans qtfétTe terre le caprice des vivans leur affigne leur fépulture. Je ne fais fi les lettres font méprifées en France. on fi on les honore; mais je m'appercois de la difette des grands génies; les trónes de la littérature demeurent yacans faute de fuccefleurs, & 1'Europe entière fe reffinc de la difette des grands hommes. J'en viens it Voitaire, auquel vous desünez un cénotaphe dans notre églife catbolique de Berlin: je crois qu'il ne s'y plairoit pas. 11 vaut mieux placer fon bufte dans 1'académie, oü il n'y a rien a écrafer, & oü le fouvenir d'un grand homme qui joignoit tant de talens a tant de génie peut fervir d'encouragement aux gens de lettres & Tes animer a mériter de la poftérité de pareils • fuffrages. Nous fommes agés tous les deux; contentons-nous d'avoir vu la gloire d'un fiêcle qui K3  c22 CORRESPONDANCE. honore l'efprit hurnain, & vous d'y avoir contribué. Aux beaux jours de Rome oü Cicéron, Virgile, Horace florilToient, fuccédêrent les temps des Sénèque & des Pline, & a ceux-la la barbarie, & après la dégradation de l'efprit humain revinrent les temps de la renaiffance des fciences. Laiffons il la viciffitude fon empire, & béniffons le Ciel d'étre venus au monde dans le bon temps, oü nous avons été les contemporains des talens & de génies cultivés. Quant aux prêtres, ils feront incorrigibles, jusqu'ü ce qu'on en ait ex. tirpé la race. J'efpère d'apprendre de meilleures nouvelles de votre fanté. Sur ce &c. Le 2 Oétobre 1780. Je crois que le meilleur parti qu'on puiiTe tirer de la philofophie confifte a nous rendre Ia vie fnpportable, & rien n'adoucit plus notre exifience qu'une certaine tranquillité d'ame qui ban» uit de l'efprit les foucis & les idéés fombres qui 1'inquiètenr. Je m'en ferois accroire, fi je pouvois me perfuader qu'un ignorant de ma trempe ent pu répandre Ia férénité dans 1'ame d'un grand philofophe, dans celle de notre Anaxagoras moderne; je trouve plus vraifemblable que ce grand philofophe fe' foit déterminé de lui-même a re. prendre cette gaieté décente qui efl 1'attribut du caraaère national des Francois: pour moi je tou-  CORRESPONDANCE. 223 ch« a rétat 4'impaffibüité oii 1'age mene les vieux radoteurs; je vois, fans m'inquiéter, nattre & mourir ceux dont le tour vient ou pour entrerau monde ou pour en fonir. J'ai cependaW donné des regrets a la mort de 1'ImpératnceReine; elle a fait honneur au tróne & a fon fexe; je lui ai fait la' guerre & je n'ai jamais été fon ennemi. Pour 1'Empereur, fils de cette grande femme, je 1'ai vu & il m'a para trop éclairé pour fe précipiter dans fes démarches; je 1'eftime & ne le crains pas; & pour ce qui regarde les futurs contingens, il me ferable que les géomètres qui peuvent les réduire en cilcul, font plutót en~état de pénéirer daus 1'avenir que ce que vous appelez les politiques, qui fouvent ne voient pas le bout de leur nez. Cela étant, vous ferez plus de chemin avec trois courbes que moi avec de vains raifonnemens qui n'approchent pas de ces calculs. Si 1'on aflembloit un congrès général des fouverains de 1'Europe, j'opinerois certainement pour qu'ils fuffent tous entre eux en paix & qu'ils vécuffent en bonne harmonie; cependant fur ce fujet les mais ne finiroient point. Le parti le plus fur dans de telles circonftances eft d'abandonner aux deftins les décrets de 1'avenir & de recevoir avec une réfignation entière ce qui nous en avient. Pour vous donner une preuve de ma tranquillité, je vous envoie une petite brochure qu tend a marquer les défauts de la littérature allemande & a indiquer les moyens de la perfec K 4  22$ CORRESPONDANCE. tionner. Le Colonel de Grimm, qui eft Alle-mana, pourra vous mettre au fait de ce qui regarde cette langue, que vous n'avez pas apprife & qui n'en a pas valu la peine jusqu'ici; car une langue ne merite d'étre étudiée qu'en faveur des bons auteurs qui font illuftrée, & ceux.lft nousmanquent entièrement; mais peut-être paroitrontils quand je me promènerai dans les champs élyfées, oü je préfenterai au cygne de Mantoue les idylles d'un Germain nommé Gefner & les fables «le Gellert. Vous vous moquerez des peines que je me fuis données pour indiquer quelques idees du goüt & du fel attique a une nation qui jusqu'ici n'a fu que matiger, boire, faire 1'amour & fe battre; toutefois on défire d'étre utile ^fouvent. un mot jeté dans une terre féconde garme, & pouffe des fruits auxquels on ne s'attendoit pas. Puiflé cette année oü nous entrons être auflu féconde en événemens favorables pour vous Sc pour la philofophie que je le défire! Puiffiez-vous encore longtemps occuper la chaire de la raifon de laquelle vous éclairez les Gaulois & les Welches ! Ce font' les vceux que je fais chaque jour pour 1'Anaxgoras moderne. Sur ce &c. Janvier 1781. Vov-  CORRESPONDANCE. «*5 L'ouvriAGii que je vous ai envoyé eft l ouvrage d'un dilettante, qui prenant part a ta gloire de fa nation,défireroit qu'elle perfeftionnat autant les lettres que 1'ont fait les nations fes voifmes qui 1'ont précédée de quelques fiècles. Lom d'étre févère, je ne 1'ai fouettée qu'avec des rofes: il ne faut pas abaiiTer ceux que 1'on veut encourager; au contraire, il faut leur faire voir qu'ils ont Ie talent & qu'il ne leur manque que la volonté de le perfeaionner, & en cela une pédan. terie groffière & le manque de goüt font les plus grands obftacles qui les arrèrent. J'avoue que le génie n'eft pas auffi covnmun qu'on le croit, & que des hommes déplacés qui auront fait merveille dans un genre, ne réuffiffent pas également dans les autres. Dans les écoles & les univerfités de mon pays j'ai introduit la méthode d'inflruaion que j'ai propofée, & je m'en promets des fuites avantageufes. Je figne volontiers mon arrêt touchant Marc-Aurèle & Epiftète ; • toutefois vous faurez qu'en Allemagne la connuiirance de la langue latine eft bien plus commune que la connoisfance de la grecque; pourvu que nos favans s'appjiquent a bien traduire ces auteurs, ils mettront dans leur propre langue par ce moyen plus deforce & d'énergie, qualités-qui lui manquem encore. Vous voulez bien vous iméreffer a ma fanté,,•  22 dirai-je? Comment y a-t-il encore des gens affez fous pour faire des fyfièmes dans ceXVflleme fiêcle, & créer un monde a. leur fantaifie, fans avoir examiné fi ce monde eft éternel, & fi cela; n'eft pas beaucoup plus vraiferablable que de lui donner un coinmencement? Quel chaos que ca fyftètnei Vouloir refiufciter les courbillons de Des*  CORRESPONDANCE. 25-1 cartes & les afïïrailer trés - gauchement au fyftème de Newton! S'il eft encore quelque place ouverte dans les petites maifons de Paris, logez-y votre philofophe au plus vite. Ce fera la un tróne pour lui. Celui qui veut lutter contre Newton doit être armé de toutes pièces & bien afiuré fur fes arcons; mais votre héros franc-ois, au moindre petit coup de lance, feroit étendu fur le carreau. Groyez-moi, tenons-nous en a 1'expérience; que la raifon dirige la partie philofophique, & que l'ima« gination ne déborde point la fphè're. de Ia poëtie. Cet ouvrage m'a mis de trés-mauvaife humeur; mais j'ai voulu décharger mon chagrin dans votre fein, pour m'alléger tant foit peu. J'avois déja la goutte, le rhumatisrae, une ébullition & la fièvre, & ces folies que vous m'avez envoyées, avoient prefque achevé de m'accabler. Une mauvaife dialeftique eft la plus mortelle de toutes les maladies, quand elle entre dans un cerveau qui regimbe contre Ia dérailon. Pour 1'amour de Dieu, fi vos Francois enfantent de pareilles bali. vernes, ne m'en accablez point. Laifl'ez-moi^ partir tranquillement de ce monde-ci, fans m'en dégoüter par les plates abfurdités d'auteurs qui' penfent 8tre philofophes & qui ne font que desvifionnaires entêtés de leurs folies illufions. Sur ce &c. , . Le at de Fevner* 17.^1 -  25a CORRESPONDANCE. Vous n'avez pas été auffi mal informé fur mot» fujet que vous le croyez. J'ai eu une forte attaque de goutte a la main & au pied droit, & comme malheur eft bon a quelque chofe, fimpuiffance de me fervir de Ia main droite m'a fait recourir ft Ia main gauche, avec laquelle j'ai appris ft écrire . lifiblement. Cet exercice & celui de Ia patience eft tout ce que j'ai profité de ma dernière maladie. J'ai rappelé dans ma méraoire les fages préceptes du portique, quoique je ne me fois pas écrié dans un moment de douleur comme Pofidonius: 6 goutte! quoi que tu faffes, je n'avouerai poinc que tu es un mal. Je me borne ft fupporter Ia douleur fans m'en ptaindre & fans en nier 1'exiftence. Je fuis bien faché d'apprendre que vous avez fouffert de la gravelle, tandis que j'étois garotté par la goutte. C'eft ft 1'ftge qu'il faut s'en prendre. Le temps qui a détruit jufqu'au temple de Jupiter au Capitole, & qui n'a laiffé aucun yeftige de la tour de Babel élevée jufqu'aux cieux, comme vous favez; le temps, dis.je» vient beaucoup plus facilement ft bout d'affoibli" & de rendre caducs des refforts auffi fragiles que ceux dont le corps humain eft compofé; & cette fange dont nous fommes fabriqués, réfifte plus longtemps cependant ft la deftruction que le fer méme, malgré fa dureté. Vous faurez que je me fuis infoimé combien de temps fe confetvent le»  CORRESPO ND A NC E. -53 horloges qui font furies clochers deséglifes, & j'ai appris a mon grand étonDement qu'il faut tous les vingt ans au moins les renouveler tout ïi fait, paree que la rouille ronge & fait éclater des partiea des refforts, ce qui en arrête le mouvemenr. Or nous deux, qui avons eu 1'impertinence de vivre au.dela de la durée de trois horloges de fer, nous ne devons pas trouver étrange que notre machine fe difloque & que fes infirmités nous annoncent fa deftruftion prochaine. Tout nous avenit de 1'empire que la viciffitude exerce fur notre- globe. Rome, 1'impérieufe Rome apoftolique fuccombe fous fes enfans mutins, qui lui refufent 1'obéifTance, décloitrifent les cuculati, s'approprient leurs biens & fecouent infolemment le joug du purgatoire. Le vicaire du Chrift va faire amende honorable a Vienne^ aux pieds du tróne impérial; & vous entendez" les hérétiques crier partout: nous vous Favions bien dit, que laprojlituèe de Babylone n'étoit point infaillible: ft Brafchi F'étoit, il ne commettroit pas la fottife de faire une démarche auffi inutile que déplacie. Pour mol, quoiqu'a la vérité hérétique, je plains l'abbé du midi, (comme 1'appelle le Prince de Ligne) de la fituation défolante oü il fe trouve; il eft la viétime de 1'audace effrontée de fes prédéceffeurs. L'abbé Raynal fouffre d'un deftin a peu prés femblable: a préfent dans un affreux cachot de la Baftille, après s'être trouvé il y a a peine fix mois 4 cóté du Céfar Jofepb, dioant a Spa e»  254 CORRESPONDANCE. compagnie de ce monarque; j'avois cru qu'une fauve- garde contre tout opprobre-étoit d'avoir converfé une fois dans fa vie avec un caput orbis. II faut donc que dans ce fiêcle pervers il n'y ait plus d'abris pour la médiocrité contre les caprices de la fortune. O Salomon! fi tu revenois au monde, tu confefferois qu'il y a bien des nouveautés arrivées de nos jours que tu n'avois ni vues ni imaginées, & il s'en produira encore bien d'autres. J'abandonne , comme de raifon , 1'avenir aux vagues deftinées; je me borne a demander uniquement a notre bonne mère Nature la confervation du fage Anaxagoras, &'j'abandomie Si leurmauvais fort les Brafcrii, les Raynal, les fucceiTeurs de Kouli Kan, les igimiens, les capucins & les Anglois. Sur ce &c. Le 17 Mars 17B2. Non , mon cher Anaxagoras, mon zèle philofophique ne s'eft point exhalé comre vous qui étes un vrai fage, mais contre des écervelés, qui fe couvrant du titre fpécieux de philofophes, s'avifent de créer un monde a leur facon au bout du XVIIIeme fiêcle. J'avois préfumé que les progrès du bon fens & des connoifTances auroient au moins détrompé les fcrutateurs de la nature de 1'idée abfurde de i'origine que des imbécilles ont donnée au monde; mais notre auteur fe met  CORRESPO NB A NC E. a§5 fiérement fur les rangs, U d.truit bien les fyftèmes qu'il attaque, furtout celui de Bnffon: toutefois larfqu'il arrange le fien par un mélange bizarre & fncompatible du fyftème de Defcartes & de celui de Newton, & que je vois mon homme par fa parole créer & arranger 1'univers, au lieu d'admirer ce puiffant créateur, je lui affigne les petites maifons pour demeure. Quiconque a bien examiné cette matière, conviendra que fi 1'on veut refpeéter les axiomes fondainentaux de la raifon , il faut de néceffité admettre 1'éternité de 1'univers. Le fy ftème de la création en.raine des abfurdirés a chaque pas qu'on fait pour 1'établir; il faut niet ï'ex nihilo nihil efl que toute 1'antiquité refpectoit; il faut fe perfuader qu'un être incorporel, dont nous ne pouvons nous faire aucune idéé,) forme la matière & agit fur elle fans contact; il faut affocier dejux idéés contradiftoires, celle d'un Dieu bou & parfait a celle d'un ouvrage déteftable qu'il s'eft complu a faire. Le philofophe des petites maifons méprife ces petites difficultés; il franchit hardiment les abymes de 1'in. compréhenfibilité; les rayons de la vérité fondent fes ailes artificielles & le précipitent comme Icare dans une mer de contradidions, oü va fe noyer le peu de bon fens qui lui refte. Paffez-moi cette comparaifon trop poëtique; elle eft un peu dans le goüt de Baizac: vous la lirez avec indulgence, quaad réfléchilfant que plein des déclamations du créateur parifien & 1'imagination échauffée par  256 CORRESPONDANCE. fon ftyle, il m'en eft échappé quelque imitatios dans cette lettre. Tout le monde eft ici tranquille. Jn ne crde rien, on fe borne è jouir de ce qui eft créé, & tandis que 1'Empereur fe chamaille avec le Pape & vous avec les Anglois, je roule mon tonnean comme Diogène, pour n'être pas feul défceuvré. Sur ce &c. Le 23 Mars 1782. Fin du Terne XI.