D E LA TRAGÉDIE.   760 F13 D E LA TRAGÉDIE, POUR SERVIR DE SUITE A U X LETTRES Par M. Clement. PREMIÈRE PARTIE. A A M S TER D A M 3 Et fe trouve a Paris 3 Chez Moutard , Impiimeur-Libraire de Ia Reine, de Madame, & de Madame Comteffe d'Artois , rue des Mathurins, Hotel de Cluni. M. DCC. LXXXIV.   D £ LA TRAGÉDIE, CHAPITRE PREMIER. DES progrès de VArt Tragi^e , & de fy décadence. D e tous les genres de Poéfie fondés fur iimitanon de la Nature, le TO DramaJique eft , fans aucun doute , celui qui préte le plus a une fidelle imitation. L'Epopée «conté les atfions & les d.Tcours des Héros; Jlfemble plus naturel & plus fimple de les *«reagir& parler eüx-ménies. Cependanc le Poëme epique a étë imaginé & fupérieurement exécuté , long-temps avant les plus groffières ébauches de la Tragédie. Plufieurs Première Partie, ^  2 De la Tragédie'. Nations ont réufïï plus ou moins dans 1'Epopée ; tels que les Latins, les Italiens, les Anglois , les Portugais , Sc n'ont jamais bien connu 1'Art Tragique , qui néanmoins tire fon origine du Poëme e'pique. Cet Art même eft celui fur lequel le goüt des difFérens Peuples eft le I plus arbitraire , & a le plus varié. La Tragédie Latine ne reffëmble guère a celle des Italiens ; ni 1'une ni 1'autre»^ 1'Efpagnole & a 1'Angloife, qui n'ont de conformité entre elles que par un monftrueux affemblage du grave & du burlefque , ék par 1'infraction la plus décidée de toutes les regies. On ne fauroit leur comparer la Tragédie Franfoife, ék toutes enfin font différentes de la Tragédie Grecque , leur mère commune. Ce qu'il y a de plus fmgulier , c'eft qu'en général ces Nations rnodernes, qui ne voudroient pas quitter les amufemens de leurs tliéatres, pour adopter les nötres, s'accordent cependant a donner lapalme au théatre Frangois; & , en un mot, la Tragédie que les Francois eux - mêmes regardent comme la plus parfaite de leur théatre , Athalie , eft la Pièce la plus con-  De la Tragédie. ? forme au goüt des Pièces Grecques. II eft donc très-prabable que le PeupJe inventeur de la Tragédie, eft celui qui a confU de ce genre de fpedacie 1'idée la plus jufte & Ia plus vraie; & puifque 1'Art Dramatiqile a ere le dernier a fe former chez ce Peuple créateur, il eft a préfumer que c'étoit le genre de Foelie le plus difficile au moins pour Ia partie importante & caradtériftigue de eet Art. En effet, il eft plus faci]e d'imit« Ia Nature en faifant le récit d'une adion qu en repreTentantl'aétionelle-même. Qu'eft-! ce qui rend Homère fi fupérieur aux autres Poëtes épiques ? Ce n'eft pas feulement Pélévation & la vérité de fa Poéfie narrative , c'eft le dramatique dont fes Poëmes font ammés. Aucun de fes imitateurs n a eu , au même degré, ce talent de tranfporter 1'aflion dans le récit. Mais quelque difficulté qu'il y ait a choifir les parties dun récit qui' peuvent être expofées d'une manière dramatique, & k cacher le refte, ou du moins a 1 envelopper dans 1'artifice d'une narratio* qui retranche la plupart des circonftances, A ij  4 De la Tragédie: ou qui trouve aifément des moyens pouf les rendre yraifemblables, il y en a pourtant beaucoup moins qu'a expofer l'adion entière fous la forme dramatique. Je ne dis pas pour cela qu'un Poëme épique foit plus facile a faire qu'une Tragédie. L'Epopée eft un grand corps, compofé de plufieurs parties importantes , dont 1'afTemblage demande un talent prodigieux : mais je dis que la vraifemblance eft infiniment plus difficile a obferver dans le Drame que dans la narration , & qu'une partie dun Poëme , comme 1'épifode d'Euryale & de Nifus, auroit couté beaucoup plus de peine h Virgile , pour être expofée dans une Tragédie , que pour être mife en récit. On doit. convenir que le premier principe d'une imitation qui reflemble le mieux a la Nature, eft fondé fur la plus exacle vraifemblance. Or , qu'y' a-t-il de plus femblable a la Nature, qu'une a£Hon qui fe palTe fous nos yeux, oü 1'on voit, ou 1'on entend- les Perfonnages, oü le plus grand plaifir eft 1'illufion , qui nous fait croire véritable cette aftion fi bien imitée l C'eft  De la Tragédie'. 5 donc la vraifemblance qui caraétérife effentiellement le Poëme dramatique, & qui en fait la plus grande difficulté. Sans la vraifemblance , cette imitation devient auffi facile que faufTe & méprifable. Vous voyez combien F Art du the'atre eut .de Peine a ^ former chez un Peuple qui a tout cre'e', & dont nous ne fommes que les imitateurs ; mais ce Peuple fentoit tout le prix de eet Art, & c'eft lui qui a fu donner le plus de vérité & de naturel a la Tragédie. D'autres Peuples , au contraire , ont imaginé fans peine des repréfentations groffières, qui n'imitent rien ^ék qui refTernblent a des Tragédies , dont on leur a pourtant donné le nom , comme le Conté de Peau d'ane reffemble a un Poëme. Pour nous qui n'inventons rien, mais qui fommes nés pour imker , & peut-être pour perfectionner les inventions d'autrui, que de temps ne nous a -t-il pas fallu pour arriver enfin a la véritable idéé de 1'imitation dramatique ! Je ne parle pas de nos Myftères, de nos Series , ni de toutes nos Farces dévotes & barbares; mais après que Garnier eut tenté A iij  H De lei Tragédie. en vain de nous marquer la route fur les pas des Anciens, dans quels e'carts ne nous a pas jete's 1'imitation infenfe'e des Efpagnols, & 1'ignorance des vrais principes de F Art l Qu'y avoit-il de plus invraifemblable,& de plus fou que les Pièces de Hardi ? mais aurïï avec quelle facilité & quelle promptitude il les entafloit les unes fur les autres ! car, ie le re'pete, il n'y a rien de fi facile qu'une tragique extravagance. Le goüt fantafque des Romans ck des aventures merveilleufes , auroit pour jamais corrompu le germe de la Tragédie , & 1'eüt empêché d'éclore , fi, parmi les Calprenède & les Scudéri, il ne fe füt trouvé un génie d'une trempe vigoureufe, ami de Ia raifon & du vrai. Corneille parut; & après avoir erré quelque temps dans ce dédale d'intrigues romanefques, oü la Nature égarée ne pouvoit plus fe retrouver, -il s'élanca tout a coup loin de ces fentiers perdus, & la carrière fut ouverte. La force de fon génie & la leclure des Anciens lui firent fentir que la vraie Tragédie, n'étant pas un caprice de 1'imagination , n'avoit d'autre bafe que Ia  Z>e la Tragédie, y vraifemblance, qui eft pour la ve'rité ce que 1'Art eft pour la Nature. II vit donc qu'il n'e'toit pas vraifemblable qu'une aétion de peu de dure'e put admettre un grand nombre d evènemens; que c'étoit choquer le bon fens, d'amener, dans le cercle de quelques heures , plufieurs incidens extraordinaires, & de ces fituations forcées qu'on nomme coups de théatre, lefquelles demanderoient des circonftances bien rares , & une fuite de plufieurs anne'es, pour être préparées d'une manière un peu raifonnable. Après avoir connu que les incidens & les cataftrophes de la vie humaine naifTent prefque toujours des différens caradères des*hommes, & de 1'orage de leurs paffions , il jugea que le ve'ritable intérêt de la Tragédie confiftoit auffï dans le développement des paffions & des caradères • que telle étoit la fource des fituations vraiment tragiques, qu'un merveilleux romanefque poitvoit exciter quelque temps une vaine curiofité; mais que la peinture des grands fentimens ck des agitations d'un cceur paffionné, étoit feule capable d émouvoir, attendrir, tranfporter 1'ame du Spec- Aiv  8 De la Tragédie, tateur ; que , lorfqu'on s'embarrafTe dans une fntrigue pe'nible ck confufe , 1'efprit qui fait tous fes efForts pour fortir de ce labyrinthe ,ne peut s'appliqaer, en même temps , a peindre ïes mceurs ck les paffions, avec toute la force, fétendue ck la ve'rité convenables; & qu'ainfi il falioit laifTer les Pièces chargées d'incidens aux efprits médiocres , qui cherchent, dans Je fracas des fituations, a cacher leur ignorance du cceur numain, ck qui, ne pouvant rien approfondir dans un fujet fimple, favent au moins effleufer beaucoup de chofes dans une matière furabondante. Corneille fe dit donc a lui-méme : C'eft en choififiant une aclion intérefTante, fimple ck vraifemblable , que firniterai la belle Nature; c'eft pat la peinture des grands caraétèresék des fentimens fublimes, que j eleverai 1'ame ; c'eft par le combat ck le choc des paffions, que je remuerai les cceurs, que )e tirerai les larmes. Je ne prendrai qu'autant de firet qu'il m'en faudra pour mettre ces paffions en mouvement; le moment oü je produirai mes Perfonnages, doit être Ie plus propre a faire fortir leur caraclère dans toute  De Ia Tragédie', 2 fa fwce. Puifque ce moment eft fi'voifin de la cataflrophe , il demande donc une aclion vive & prefTée , qui force les feritimen? d eclater avec chaleur; mais afiez fimple auffi, pour donner. le temps de fe développer fans confufion , de pénétrer par degrés, avec un iptérèt toujours croifTant , dans 1'ame du Spedtateur , & d'y laiuer gravé , par des traits profonds de terreur, de pitje' & d'admiration, un fouvenir inefFa'gable. , Ces Principes furent ceux de Racine , qui s'attacha encore davantage a perfedlionner Ia vraifemblance théatrale, a fimplifier 1'actim, a lier les fcènes, & qui, reconnoi/Tant enfin le défaut des épifodes amoureux qu'Ü avoit été obligé d'introduire dans fes Pièces , pour accommoder certains fujets au goüt de' notre Nation, termina fa carrière nar un chef-d'ceuvre , oü lart du théatre eft a fon comble par 1'imitation la plus parfaite de Ia Nature. Ces deux grands hommes ayant ainfi établi la gloire de notre Scène , & rappelé la Tragédie a des régies oubliées dêpuis tant de fiècles , il fembloit que leur exempie dut  10 De la Tragedie. nous préfèrver a jamais de retomber dans les e'carts & les abfurdes folies dont ilsavoient purgé le théatre Francois. A peine cependant eurent-ils difparu , que le Roman envahit de nouveau la Tragédie , & la dénatura. La froide fagefTe de Campiftron , Ianguiffant ck. fade imitateur de Racine , acheva de perfuader a des efprits amoureux de la nouveauté , que 1'intérêt théatral demandoit plus de mouvement, d'intrigues ck de fituations , que n'en avoient mis Racine & Corneille. Quelques fuccès de la Grange-Chancel accréditèrent cette opinion; ck Crébillon, après s'étre heureufement paffe de cette miférable refTource des talens médiocres, dans fa Tragédie d Atrée , qui annoncoit un génie vigoureux , fe laiffa gagner au mauvais goüt, gata le beau fujet d'EIeclre par des incidens romanefques ck de froids épifodes de galanterie , & obfcurcit des nuages de 1'invraifemblance , 1'intrigue fi intérefTante de Rhadamifie Sc de Zénobie. Le mauvais exemple d'unhomme qui a du génie ou de grands fuccès, eft toujours contagieux, ék précipite Ia décadence de lAit.  De la Tragédie, n Crébillon , né avec un talent original, plus énergique & plus male que touchant ck pathétique, avoit trop négligé de former fon goüt fur les bons modèles de 1'antiquité, dont il faifoit beaucoup moins de cas que des Romans de la Calprenède. Auffi fes grandes beautés font-elles obfcurcies par de très-grands defauts j ck 1'on prétend que Defpréaux , après Ia repréfentation d'une des premières Tragédies de ce Poëte, dit qu'il lui fembloit avoir entendu Racine ivre. Ce mot exprime afTez bien le défordre de fa Pöéfie , une certaine exagération de'ftyle qui reflèmble a 1'enflure, fa marche déréglée dans le plan & la conduite de fes Pièces, 1'empbafe ck 1'obfcunté qui accompagnent fes plusbeaux traits, ck fes écarts fréquens qui 'tiennent plus en efFet de 1'ivrefie que d'un heureux délire. On verra , dans la fuite de eet Ouvrage , que je fais admirer ce qu'il y a d'admirable dans eet Ecrivain \ mais je ne puis diffimuler ici que Crébillon acommencé de corrompre l^rt de la Tragédie j que , s'il lui a donne quelquefois des couleurs plus fombres & plus vigoureufes que fes prédéceiïeurs, il en a altóre la belle  ï« De la Tragédie. fimplicité par des intrigues & des fituations de Romans , par des e'pifodes d'une infipide galanterie, des peintures faufTes ck ontrees du cceur humain, une diétion trop emphatique & trop néglige'e , & des vices de langage trop nombreux ck trop impardonnables au fuccefTeur de Racine. Le the'atre Francois étoit a ce point de décaden ce , quand Voltaire s'annonca par (Edipe. Trois ou quatre fcènes, heureufement imitées de Sophocle , affurèrent le fuccès de cette Pièce , & firent efpérer aux gens de goiït que Ia Tragédie alloit reprendre fon véritable paradère. Dans le premier Ouvrage d'un Auteur' de vingt-quatre ans , on pardonna fans peine les défauts du plan , & 1'épifode des vieilles amours de Jocafte ck de Philoclète, que Voltaire s'eft lui-même févèrement reproché. Si 1'on nereconnut pasen lui la touche originale ck forte de 1'Auteur d'Atrée , on crut y appercevoir plus de goüt, plus de^fagefTe , plus de connoilfance des bons principes; d'ailleurs on voyoit dans (Edipe y du feu , de 1'éloquence , le coloris de la Poéfie , & a travers une foule d'imitations  De la Tragédie: de Racine , de Corneille & de Crébillon , une manière brillante ck. facile , qui fembloit n'appartenir qua Voltaire. On efpéra que lage & 1'expérience du théatre- développant toute 1 etendue de fes talens , il feroit plus d'ufage de fes propres forces, & qu'il abuferoit rnoins de la facilité des imitations qu'on lui reprochoit; qu'en fe livrant davantage a fon génie , il prendroit plus de rigueur & de caradère ; que Crébillon feroit éclipfé , & que Racine nous feroit rendu. Ces efpérances fembloient d'autant mieux fondées, que la nature du génie eft de s'élever de progrès en progrès, jufqu'au point de perfedion oü il eft capable d'atteindre , d'y refter quelque temps, & de déchoir enfuite s'il n'a pas la prudence de faire une retraite honorable. Tout ce que nous favons des grands Ecrivains, confirme cette obfervation. Après Médée , Corneille a fait le Cid. Andromaque a fuivi 1'Alexandre de Racine. Atrée, Eledre, Rhadamifte , font venus après Idoménée j mais immédiatement après (Edipe , Voltaire a donné Artémire 3 Marianne , Eriphile. Brutus , qui valoit mieux , mais  ï4 De la Tragédie. rempli d'énormes défauts, neut qu'un foible fuccès , 6c ne foutint point la réputation d'QEdipe. Alors les amis de 1'Auteur lui confeillèrent de renoncer au théatre; & le Public, trompé dans fes efpérances , ne vit en lui qu'un imitateur élégant des Maitres de Ja Scène, qui, loin de fe perfedionner dans 1'Art tragique ck. dans la Poéfie , fe permettoit toutes fortes de fautes, fans les racheter par des beautés du premier ordre. Voltaire ne fe fentant point afTez de force pour foutenir cette belle fimplicité tragique , dont il avoit fait tant d'éloges, & qu'il avoit taché de fuivre dans fes premières Pièces , vit bien que, pour relever fa réputation , il falloit qu'il fe fit un nouveau genre , plus facile & plus propre a cacher la foibleffe de 1'Auteur; un genre qui pütéblouir parl'éclat des fituations , par le merveilleux des incidens, lefpedacle, les décorations , & fur-tout par 1'étalage des maximes philofophiques dont le goüt commencoit a fe répandre dans tous les Ouvrages. II jugea qu'en imaginant des fujets, ou bien en les.tirant des Romans , il lui feroit plus facile d'y multiplier les coups de théatre,  De la Tragédie; 8c de cacher les invraifemblances, que s'il eüt traité des fujets puifés dans les fources connues. II s'attacha donc a ces fujets d'imagination , comme Zaïre , Alzire ■ & ce.te idéé lui ayant réuffi , il renonca rarement depuis a ce fvftème de Tragédie romanefque, qui avoit été détruit a la création de notre théatre. Cet Ecrivain eut a lutter long-temps contre 1'opinion des gens de goüt, qui étoient encore en aITez grand nombre; ils prévoyoient que ce nouveau genre , capable de féduire 1'ignorante curiofité de la multitude , & favorable a la médiocrité des Poëtes, ne manqueroit pas d'étouffer la vraie Tragédie , beaucoup plus difficile a traiter , & dont la fimplicité noble & réguliere ne chatouilleroit plus que foiblement le goüt d'un Speélateur accoutumé a des caricatures tragiques. Ce qu ils prévoyoient arnva; tout favorifa les innovations théatrales de Voltaire. Le Roman ufurpa les deux genres dramatiques. La ChaufTée fit pour la Comédie , ce que lAuteur de Mahomet faifoit pour la Tragédie. L'un & 1'autre ne pouvant peindre des caraclères , chacun , felon fon  *6 De. la Tragédie. genre, tachoir a rajeunir des intrigues , de? incidens , des coups de théatre déja uiés , même avant Corneille; & ces deux genres, au ftyle pres , retomboient dans Ie miférable état d'oü les avoient tirés Corneille & Molière. Dans le même temps, Ie goüt inconftant & léger de notre Nation fe porta vers la Littérature étrangère , & nous commencames a imiter lesOuvrages des Anglóis, lorfque nous n'avions plus de modèles dignes d'être imités par eux. Ce n'étoitplus le temps ou les Popes & les Adi ilons fe formoient fur Ica Defbréaux & les Racines, qui avoient abfolument ignoré 1'exiftence litteraire d'un Peuple e'trangér jufqu'alors a la gloire des Arts. Ce fut Voltaire, comme il le dit lui-même, qui commenca de nous faire connokre Jes Mufes Angloifes; mais ce qu'il-ne dit point, c'eft que leur commerce n'a pas peu contribue' a dénaturer le goüt, & meme le caraótère Francois. Le théatre Anglois fut donc le champ ou 1'Auteurde Sémiramis fit d'abondantes móiffons. Ce n'eft pas qu'il tranfportat fur notra fcène toutes les ordures dramatiques 5 qui font les  JDe la Tragédie. \y les délices de la populace Angloife ; mais il .en imita la multiplicite' des incidens , 1'invraifemblance de 1'intrigue , le déréglement de la marche & de la conduite , le mouvement continuel, qu'ils nomment adion , & qui ne caufe que de la confufion & de 1'embarras; le fpedacle , les décorations, la pantomime , qui amufent la foule des Spedateurs, dont tout 1'efprit efl dans les yeux. Tous les Peuples ne font pas aufïï heureufèment nés que les Athéniens, chez qui d'ailleurs le Magiftrat même veilloit a la confervation du goüt, comme a un objet important pour les mceurs; car un goüt dépravé ou barbare annonce nécefTairement des moeurs barbares ou dépravées. Ce Peuple , ingénieux & fenfible , n aimoit que le fpedacle qui convenoic a un fujet raifonnable & important-. Mais une merveille abfurde étoit pour lui fans appas, & il a fifflé plus d'une fois les dénouemens pofticbes & les Dieux-macbines d'Euripide. Le goüt des Grecs tenoit a la fimplicité de leurs mceurs \ un objet fimple , mais confidéré dans toutes les fituations, fuffifoit pour les réjouir pu pour les occuper. La variété, cfrez Première Partie, B  i8 De la Tragédie: eux, confiftoit moins dans la multitude del objets, que dans les manières diverfes d'en envifager un feul; ils aimoient mieux approfondir qu'effleurer : mais comme ils aimoient furtout qu'on refpedat leur goüt & leur efprit, & qu'ils étoient habiles a lancer le ridicule fur tout ce qui les choquoit, combien n'auroient-ils pas ri de voir traiter férieufement fur le the'atre , des contes dépouillés de toutes les couleurs de la Nature , des aventures inouies & incroyables , dont leurs enfans mêmes auroient appercu les invraifemblances! Ce Public , raifonnable & févère , accoutumoit les Auteurs a refpeder la raüon & la vérité ; ck. les Auteurs s'applaudüToient de travailler pour la gloire , en amufant un Peuple aufïï éclairé admirateur, que critique fin & de'licat. Chez les Nations modernes , oü , dans les plus heureux Siècles, il n'y a guère eu qu'une petite portion d'hommes qui ait entièrement fecoué la fange de la barbarie, les Auteurs ont eu a plaire a la clafl'e des gens de goüt, qui n'eft pas nombreufe, ck a la multitude ignorante ck groffière. La perfedion des Arts,  De la Tragédie. parmi ces différens. Peuples, a dépendu êridemment du plus ou du moins de complai-, fance que les Artiftes ont eu pour le goüt de la multitude ; & , pour ne parler que dn théatre , qui eft en effet le plaifir de 1'efprit Ie plus a la portée du Peuple , les Anglois, qui önt fmgulièrementflatté, dans Ieurs Pièces, 1'ignorance , la brutalité & les plaifirs féroces de leur populace , ont donné a leurs fpectacles la forme la plus fauvage , la plus de% goütante & la plus barbare. Nos grands Poëtes, qui, dans Ia Cour polie & fpirituelle de Louis XIV, avoient moins i cceur de plaire au Peuple , qu'aux Princes & aux Courtifans , ont eu pourtant quelque* fois de la déférence pour ceux qui font Ia foule dans les fpeclacles. Molière , qui avoit fait le Mifanthrope pour les hommes dun goüt févère & délicat, efquifTa le Médecin malgré lui pour le Parterre. II n'eft pas douteux que Racine & Corneille eufTent moins fouvent affoibli leurs pinceaux par les fades couleurs de la galanterie , s ils n'euffent été obligés de fe prêter au goüt des femmes, qui donneront toujours le ton aux Francais, & dont les fufe Bij  20 De la Tragédie. fragesentralnent promptement touslesautres.. Cependant ces hommes de génie , forcés de fe plier au ton d'une Cour galante , accoutumoient cette même Cour a connoitre le vrai & le beau , a n'admirer plus que des Ouvrages travaillés fur les bons modèles de 1'antiquité. Ils avoient fait goüter a 1'efprit léger & inconftant du Francois, cette grande manière des Anciens , qui confifte a développer , a approfondir un caradère & une paffion, & cette fimplicité d'adion qui paroinoit fi peu convenir a des têtes frivoles, éprifes de la ledure des Romans a grandes aventures. En un mot , ils avoient formé leurs Juges, & travailloient plus a rendre leurs Spedateurs dignes de leurs Ouvrages , qu a faire des Ouvrages dignes de leurs Spectateurs. Enfuite, le génie s'étant affoibli , & le goüt s'étant gaté parmi les Auteurs, ils n'ont pu prendre le même afcendant que nos grands Hommes avoient eu fur la Nation j ils ont trouvé plus facile de careffer 1'ignorance & la corruption des efprits. Voltaire eft celui qui s'eft le plus fervi, en tout genre, de cetta  De Ia Tragédie. ii malheureufe reffource. Les temps de dépravation oü il eft venu , ont détérioré fes talens; ck. 1'ufage pernicieux qu'il a fait de 1'efprit le plus facile , le plus féduifant ck. le plus francois qui aitpeut-être exifté, a confommé la de'pravation de fon Siècle. C'eft donc au peu de fuccès qu'il eut depuis (Edipe , ck a 1'imitation des Anglois, qu'il dut cette nouvelle efpèce de Tragédie a coups de théatre & a décorations, qu'on a juftement comparée a une lanterne magique , avec laquelle il a captivé les yeux de la multitude, ck principalement des jeunes gens. Si fon prettige dramatique n'a pu impofer aux véritables ConnoifTeurs , qui ont toujours réclamé contre ce mauvais genre, il en a du moins recueilli deux grands avantages : le premier, & le principal pour celui qui aime mieux les éloges que la gloire , d'attirer la foule qui juge par les fens, & dont 1'ame n'eft grofïïèrement touchée que par les yeux : le fecond , d'avoir trouvé le moyen de faire en peu de temps, ck avec le moins de peine , un grand nombre de Pièces : car la manière de celui qui ne vent qu'enlever les fuffrages du B üj  De la Tragedie.' Peuple, eft une rnanière expéditive, qui ne t&fembte guère a la rnanière lente ckmé'ditée de 1'Ecrivain qui veut mériter 1'approbation d'un Public mieux choifi. Pareila ces Peintres qm, fijns defïïn, fans art & fans génie, mais avec un grand fracas de couleurs, expediënt promptement des Tableau* a efets, Iefquels éblouifTent d'abord les yeux , & ne peuvent foutenir une attention éclairée; Voltaire , ne s'embarraffant ni du plan , ni de la conduite , ni des vraifemblances , ni des caraétères, ni du dialogue, ni de fa vérité de 1'exprefïion j mais fachant placer, en dépit de tout cela, une fitua.tion d'aéle en aéte , de fcène en fcène , & jetant beaucoup de mouvement , ou plutöt beaucoup de fracas fur le théatre, a fu expédier auffi promptement des Tragédies a efets , qui excitent les broubahas de ceux qui en jugentpar les yeux, & le rire critique de ceux qui les fournettent aux ioix du goüt & de la raifon. Et comme on voit ces Peintres expéditifs former une école d'Artiftes prefque toujours plus mauvais que leurs Maïtres , & qui font rapidement de foneftes progrès; de même Voltaire a fait  De la Tragédie. 2$ une école dramatique , d'oü fortent tous les jours les eflaims de fes imitateurs , qui, dès leur enfance, importunent la fcène de leurs bourdonuemens tragiques, & qui, ayant afTez de talent pour le furpaffer dans fes de'fauts, ont quelquefois auffi des fuccès plus bruyans que les fiens (i). (O Jamais Tragédie de Voltaire n'a fait amant ie fcruit que le Siége de Calais. Zclmire, Gabrielle de Vcro-y , Gafton Si Bayard, font autant d'effet fut nos Speadre^nt a« Le Roi vicnt. Par ma voix Ie Ciel va M parfcr , LesDefansafes yeux veulent fe dévoijLes temps font arrivés. (Edipe paroit & Ie Grand-Prêtre ne dit plus que deschofesvagues. Quand il sècrie au lujet du meurtrier ; II faut qu'o„ Ie connoiiTe, il fallt ^ ,£ ^.^ (Edipe ne lui demande pas: Quel eft ce meur. larq,„„ avoient ^ ^ leur Maitre;&quieW%nëes Jfik de tfrutus, ainfi que des autres Confpirateurs Dans laPièce de Voltaire, la Jifte fai/ïe cbez Meflak ne %mfie rien. Comment cette Me, écrite par Merïala , on ne fait pourquoi, ni a quel. ufage , fuffiroit .elle a convaincre Titus? Ne peut - on pas y avoir imcnt fon nom, fans que Titus foit coupable? Iuen de tout cela n'eft dans Ia ve'rité ni dans la We. On dira que Tullie, en fe tuant a nommé le fils de Brutus. Si cette Princefte accufe fon amant, c'eft un monftre q«i ne merite aucune créance j d'ailleurs ce Vers, Tullie, en expirant, a nommé votre fils. ne %nine pas que Titus foit coupable d'une confpiration, &netémoigneaucunement contre lui. Titus, ajoutera-t-on.fereconnoitcoupable en préfence de fon père;#ais il ne fait ce qu il dit; il l a été tout au plus en idee; & en bonne juffice, on ne pend pas un homme pour une mauvaife penfée , ni fur fon feal aveu.  De la Tragedie. 43 §• ML ♦ Quoique la Tragédie de Mérope foit peutêtre la meilleure de Voltaire , celle qui eft le plus dans le bon genre , dans laquelle on trouve le moins de clinquant romanefque & le plus de beautés naturelles; cependant Ia rnanière expéditive de 1'Auteur n'a pas manqué de 1'entrainer dans plufieurs invraifemblances qui fautent aux yeux. La bafe même du fujet eft chancelante Sc ruineufe. Oü eft la poffibilitéque Mérope ignore entièrefnent, Sc, qui plus eft, ne foupconne pas quel'affafïïn de fon époux eft Polifonte ? Quoi! depuis quinze ans , elle n'a pu le découvrir , & Narbas , qui en eft inftruit , n'a pu , depüis quinze ans , le faire favoir a la Reine ! Polifonte , après avoir alTaffiné fon Roi pour régner a fa place, doit-il aufïï attendre quinze ans, avant d'entreprendre de monter fur le trone % avant de propofer a Mérope de i'époufer ? Mais quel jufte motif empêche Mérope d'accepter 1'Empire qui lui eft offert Sc qui lui eft dü ? Elle ne veut pas, dit-elle , en dépouiller fon fils. Belle raifon ! Ne feroit-  ■42 De la Tragédie. elle pas plus füre, enl'acceptant, dele rendre h {qWfils, qu'en le lahTant pafier aux mains de Polifonte ? II eft même impoffible quelle veuille le refufer, puifqUe ce refus affermit les projets de fes ennemis , & lui öte les moyens de revoir jamais fon fils au tróne de Crefphonte. Tel eft le fondement ridicule fur Iequel eft établie toute 1'aélion. Parions du moyen que 1'Auteur a imaginé pourle nceud de fa Pièce , c'eft-a-dire , pour faire penfer a Mérope que fon fils eft 1'anaffin de fon fils même. C'eft fans doute un moyen bien étrange, que cette armure qui confirme les foupcons de Mérope. Comment Narbas , pre/Té de* fauver Egifte qu'on vouloit égorger, fongeat-il aemporterl'armure de Crefphonte l Cette imagination eft puérile. Au furplus, rien ne prouve a Mérope qu'Egifte foit Ie meurtrier; tout prouve au contraire qu'il ne 1'eft pas , puifqu'il dit que 1'armure eft a lui. Mais il a jetécette armurc. U falloit lui demanderpourquoi il Pavoit jetée; il falloit qu'il le dit. L'Auteur a obfcurci tout eet incident d'un nuage épais dont il avoit le plus grand befoin.  De Ia Tragédie. 4$ On voudroit favoir pourquoi Egifte a jeté cette armure , & c'eft-la précifément ce que le Poëte n'a pas éclairci, paree qu'il ne le pouvoit pas , & qu'Egifte n'avoit aucune raifon prjur jeter une armure qui étoit Ia fienne. On ne voit donc pas que -Mérope ait lieu d'accufer Egifte & de le punir comme meurtrier. Lorfqu'Euriclès vient dire a cette Reine , au fujet d'Egifte : On vieat de dccouvrir, de mettre dans les chaines Deux de fes compagnons, qui, cachés parmi nous, Cherchoient encor Narbas échappé de leurs coups. la Reine ne devoit-elle pas confronter Egifte avec fes deux prétendus compagnons / Y avoit-il un autre moyen de découvrir la ve'rité ? Mérope fe conduit en infenfée. Quel que puifTe être 1'égarement d'une mère dans fa douleur, il ne faut pas qu'elle ait des fentiraens & une conduite contraires a ceux que la Nature fuggère. L'amour maternel • n'éteint pas 1'efpérance. Pourquoi Mérope ne prendroit-elle pas plaifir a douter de la mort de fon fils! & , dans ce cas, combien de précauüons pour s'en affurer ! Que de preuves  44 De la Tragedie. ne doit-elle pas cherclier, au lieu de ne'. gliger, comme elle fait, le moyen Ie plus fur de confirmer ou de de'truire fes foupcons ? II eft donc certain que cette fituation fi brillante, oü Mérope veut venger fpn fils fur fon fils même , n'eft point amenée d'une rnanière naturelle, & que cette mère infenfée femble s'égarer a plaifir dans la route oppofée a celle oü elle doit chercher une connoifTance certaine du meurtre d'Egifte. Examinons maintenant fi Narbas , qui eft 1'autre inftrument du coup de théatre , fe conduit d'une rnanière plus raifonnable. Après avoir lahTé échapper Egifte, fans en faire donner avis a fa mère , & fans trop fe preffer de le chercher, il arrivé; il apprend que Polifonte eft Roi, & il n'apprend point qu'on .a tué Egifte , quoique cette fauffe nouvelle faffe 1'entretien de toute la ville. II refie feul* affez long-temps a parler au Speéiateur plutöt qu'a foi-même ; & , quoique tout 1'engage a voir promptement Mérope , il prend toutes les précautions néceffaires pour ne la point voir. II rencontre «ne Confidente, qu'il prie de le conduire  De la Tragédie. 45 vers la Reine : cette Confidente, Ifmlnie, le refufe, paree qu'elle ne le connok pas. Cependant elle avoit cent fois entendu dire a Me'rope , qu'elle attendoit Narbas, qu'elle faifoit chercher Narbas de tous cóte's. Ifraénie devoit donc lui demander : Etes-vons Narbas f lui feul peut voir la Reine. Narbas inlïfte; il n'avoit qua dire fon nom, pour fe faire connoitre; il ne le dit point, paree qu'en effet fon temps n'eft pas encore venu de paroitre. La Reine vient; il fort, de peur de la rencontrer. II eft vrai qu'Ifménie lui dit de fe retirer , la Reine voulant être feule pour tuer le meurtrier d'Egifte. Mais cette raifon fuffifoit-elle pour empêcber Narbas de fe préfenter aux yeux de Me'rope ? II eft impoffible de fe douter pourquoi Me'rope ne veut pas fe donner la fatisfaélion de fe venger publiquement j encore une fois, il faut que Narbas ne paroiffè qu'au moment oü le poignard fera levé. II fe retire donc, on ne fait oü : car, fi cette place eft publique, comment Mérope veut-elle n'être pas vue ? fi elle n'eft pas publique , comment Narbas peut-il voir du dehors ce qui fe paffe  4°" De la Tragédie. dans un lieu fecret ? Quoi qu'il en foit, il eft conftant que , de toutes les manières, ce coup de théatre eft forcé , amené fans aucun art , & par des motifs que le bon fens défavoue. On ne fait guère aufïï pourquoi Mérope ne reconnoit pas Narbas aufïïtöt qu'il paroit, elle qui n'a fongé qu'a lui, qua fon retour. Voyant donc Egifte appeler Narbas fon père , le feul mouvement naturel que pouvoit avoir Mérope , étoit de s'écrier : Narbas, fon père / o Ciel ! j'al bis tner mon fils l Nous nous réfervons d'analyfèr ailleurs cette Scène, dont le dialogue eft extrêmement défeétueux. La conduite des deux derniers Aétes de cette Pièce eft auffi incompréhenfible que languifTante. Polifonte apprend qu'un Vieillard a fufpendu la vengeance de Mérope, au moment qu'elle alloit frapper , & il ne fait pas arrêter ce Vieillard; il ne demande pas a la Reine les raifons qui ont amené ce Vieillard, & qui 1'ont fait agir. Egifte , qui ne fe connolt pas encore, au commencement du quatrième Aéte, doit-il parler k Polifonte ayec autant d'audace l Ce ton eft-il  De la Tragédie. 47naturel & foutenable ? s'accorde-t-il avec cette douce ingénuité qui forrne fon caractère dans les premiers Aétes l Le coup de théatre de cette Scène oü Me'rope reconnoit fon fils devant Polifonte , ranime pour un inftant 1'inte'rêt de 1'aérion ; mais, outre que cette fituation eft entièrement prife de Guftave, elle ne mène a rien de naturel & de vraifemblable. Au lieu d'aller & de venir fans ne'cefïïte', au lieu de prier en yain Polifonte , Mérope, qui a retrouvé fon fils, n'avoit d'autre conduite a tenir que de le déclarex au parti qu'elle a dans 1'Etat , d'affembler le Peuple, & de dire : Tal retrouvémon fils, Polifonte eft 1'affaJJln de mon époux; rende^ le trone au fils de Crefphonte. Qu'y a-t-il aufïï de plus ridicule que Ia conduite de ce Polifonte, qui, du commencement jufqu'a la fin', ne fait autre chofe que répéter qu'il veut époufer la Reine , qui , après avoir reconnu le fils de Mérope , & 1'avoir remis a fes Gardes, le laiffe néanmoins avec Narbas & Euriclès attachés a * Mérope & a Egifte ? Quel bon hornme que  48 De la Tragédie. ce Tyran, qui vient encore cffüyer tranquillementltt brarades de featwgtat Egifte , & le laiflè,comme auparavant, avec Narbas & Euriclès,au lieu de JVmmrrter avec lui; qui enfuitc lui envoie Mérope, chargéede 1'introduire dans le temple, & qui a la fimplicité de ne fe méfier ni d'Euriclès, ni de Narbas, ni de Mérope , ni dEgifte ? Mais par quelle fingularité Polifonte veut - il qu'Egifte aille a 1'autel avec Mérope, a 1'autel oü cette mère peut s'adreffer au Peuple , lui montrerfon fils, & publier a la face oes Dieux , les crimes du Tyran l Cependant Mérope fort de la fcène avec fon fils; elle feule peut l'introltiire au temple, elle y eft entree avec lui. Toutefois oh voit dans le récit, qu'elle arrivé fans lui a 1'autel, & qu'Egifte y court enfuite pour tuer le Tyran. Dites-moi fi la Reine a pu entrer avec fon fils fans qu'on les ait vus enfemble, & fi Polifonte peut recevoir la main de Mérope , fans vouloir, comme il le vouloit d'abord, qu'Egifte, qui vient d'entrer , foit préfent k la cérémonie ? Savez-vous d'oü vient que ce Tyran fe  De la Tragédie, ^ tuer par furprife & fans défen{e, f dt qml a eu ,a P^aution , par complaiW pour Egifte, de laifler toute fa garde hors du temple. Ce „eft pas h Polifonte qu on doit appliquer ce vers de Narbas: Les habiles Tyrans ne font jamais punis. car on n'en a guère vu de plus mal-habiles Ajoutez au ridicule de ce dénouement fi gauchement calque' fur celui d'Andromaque Imadion de tous les Perfonnages, qui ne favent que parler & de'biter des maximes dans «ne crife fi violente; les fituations répe'tées les allees & venues inutiles, les déclama' tions d'Egifte & de Mérope, les colloques fuperflus de Narbas & d'Euriclès , quis'amufent a regarder dé I0i„,.& W-temps,le combat, au lieu d'y courir fur le champ & femblent cloués fur la fcène, de peur de Ia lailfer vuide ; & vous verrez que ^ ^ rempliffages compofeat le cinquième Aéte le plus extravagant & le plus froid qui exifle au recitprès, qui eft fort beau & fort animé Après cela, vous ne ferez pas peu furpris de Première Partie, J)  50 T)e la Tragidiel lire , dans une lettre que Voltaire a fait modeftement imprimer a la tête de fa Pièce, que le cinquième Acte de Mérope égale ou JurpafJ'e le peu de cinquièrhes Aóles excellens qu'on a vus fur le théatre.  De la Tragédie. . CHAPITRE | tl Cominuation du même fujet. Dans un Roman frivole aifément tout s'excufe • C'eft afTez qu'en courant Ja fidtion auiufe; Trop de rigueur alors feroit hors de faifon : Mais la Scène demande une exaéte raifon. L'étroite bienféance y veut être gardée. Plufieurs Critiques ont blamé cette efpèce de Tragédie, dont le fujet n'a rien de réel & n'eft que de pure imagination. Leurs rail fonnemensne m'ontpas tout-a-faitconvaincü; je fuis perfuadé néanmoins qu il eft tonj autrement difficile de rendre fidèlement des caraétères connus, comme ceux d'A'ciuile d'Alexandre, d'Augufte, d Agnppine, d'An! dromaque, que de prélenter des Heros'inconnus, a qui 1'on peut donner tels caractères qu'on voudra, a qui même 1'on peut nen donner qu'autant qu'on a de talent pour les exprimer, fans que le Speétateur m lieu de fe plaindre , comme il auroit droit de le faire, fi f0n ne marquoit pas D ij  $2 Ve la Tragédie^ fidèlement dans les Perfonnages qu'il cott* moit, le caraclère qui leur eft propre. Je crois fur-tout que, dans les fcijets d'imagination, il faudroit s'attacher encore plus a refpeéter la vraifemblance , que dans les fujets re'els : ceux-ci étant confacrés par la créance publique , leur vérité reconnue peut rendre moins difficile fur ce qu'il y auroit de moins vraifemblable. Qu'un fils ait tué fon père & époufé fa mère ; qu'une mère égorge fes enfans, cela n'eft pas dans toute la vraifemblance ordinaire ; mais ces deux faits étant connus, le Speétateur , déja difpofé a les croire, n'a pas befoin de toutes les préparations par lefquelles il faudroit rendre ces évènemens vraifemblables, s'ils étoient imaginés. L'efprit fe prévient naturellement contre un fait qu'il ne connoit pas; il faut infiniment plus de précautions pour lui perfuader ce qu'il eft tenté de ne pas croire : il eft néceffaire que 1'art du Poëte , dans un fujet feint, applaniffe toutes les difHcultés qui fe trouvent naturellement levées par une croyance authentique dans un fujet réel ; 8i c'eft principalement oü la Yérité manque >  De la Tragédie. 53 iqïie doit régner la plus exacle vraifemblance. Voltaire a fuivi des principes tout oppofe's; car c'eft dans fes Tragédies d'imagination que 1'invraifemblance domine le plus; & il femble avoir pris plaifir a rendre toujta-fait incroyables fes menfonges dramatiques. Nous allons voir, dans Zaïre ck Alzire, ce défaut porté aux exces les plus inouis. Ce'n'elt pas que ces fujets feints ne ftuTent heureufement choifis ; celui d'Alzire furtout , offroit un plan magnifique ck intérelTant, dans le contrafte des mceurs Européennes & Américaines ; ck fi cette Pièce eüt été un peu raifonnablement conflruite , elle pouvoit offrir un des plus beaux tableaus qui aient jamais été expofés fur la Scène Francoife. §• I. . Je me trouVai un jour a une repréfentation de Zaïre , avec une femme Grecque d'origirie , en qui 1'efprit naturel & le bon fens font unis a une vraie fenfibilité , ck qui a dans 1'ame cette chaleur que nos D iij  54 De la Tragédie, Francoifes n'ont guère que dans la té te. .Je fus aflèz étonné de. voir qu'elle entendif prefque toute la Pièce fans être è'mue , qu'elle ne fut attendrie qua la Scène de Lu' fignan, & que, dans tout le refle, elle fourioit aux endroits qui faifoient tirer le mouchoir aux autres femmes. Je lui demandai la raifon de cette fingularité; elle me dit que jamais elle n'avoit pu être touchée des maux qu'elle ne pouvoit croire ; qu'aufïï-töt qu'elle avoit vu Zaïre , avec une croix a fon coii, dans un Serail, elle s'étoit bien doutée que toute la Pièce n'e'toit qu'un conté fait a plaifir; que le refte 1'avoit confirme'e dans fa première idee, & que voyant continuellement, de fcène en fcène, un menfonge contre Nature , elle n'avoit pu fe prêter un feul moment a une impoilure fi mal déguifée , ni donner des larmes a des malheurs évidemment impofïibles. - Certe femme jugeoit plus fenfe'ment que 1'Abbé Batteux , qui place Zaïre a cóté de Phédre ck de Polieude. II y a de ces erreurs de goüt qui peuveat entrainer une nation pendant quelque temps j mais elles ne  De la Tragédie; féduifent jamais un connoilfeur habile , qui ne juge point d'après 1'efprit de fonfiècle, & quiexamineun Ouvrage moderne, comme s'il exiftoit depuis mille ans, 8c du même ceil que le verra la Poftérité. En effet, pour prononcer fur le me'rite d'une Tragédie, il faut avoir tres-peu d'égard a la fenfation qu'elle peut produire aujourd'hui fur des Spectateurs inattentifs, qui s'attachent plus au jeu du Comédien , qua la vraifemblance de 1'aétion &c de fes moyens; il faut fe rappeler ce que dit Ariftote , que la Tragédie doit, comme l'Epopée3 produire fon effet fans la repréfentation , & qu'il lui fuffit d'être lue, Autrement, pourrions-nous juger a préfent des Pièces des Anciens ? Or, fi un homme fenfé lit Zaïre avec une attention un peu réfléchie, trouvera-t-il quelque interêt a des évènemens impoffibles l fera-t-il ému de ce qu'il ne croira pas ? II fe dira : L'Auteur a vraimeni clioifi un fujet qui feroit tragique , & dont les fituations feroient déchirantes, fi elles étoient poffibles; mais puis - je me faire illufion fur des chofes dont la fauffeté eft évidente , qui' choquent D iv  5 6 'De ta Tragédie. perpétuellement la Nature & la vraifefllblance ? II eft impoffible, d'après I'expofition même du fujet, que Néreftan ne fache pas que Lufignan eft fon père, que Zaïre eft fa fceur. Néreftan , qui fe reffiouvient de Céfdrée en cendres, de la prifon de Lufignan, de celle de Cbatillon, ne peut pas avoir oublié le nom de fon père. Néreftan & Zaïre , pris enfemble ,renfermés enfemble, devoient toujours fe connoitre comme frère & fceur : ih ne fe perdent point de vue dans leur efclavage; comment donc peuvent-ils perdre Ia mémoire de ce qu'ils font ? II eft impoffible que Zaïre ait confervé une croix de diamant au milieu dun Sérail. Ceu'x qui la firent' captive, ne furent-ils pas éblouis d'un fi brillant ornement ? Ceux qui 1'élevèrent dans la Religion Mufulmane, lui Iaifsèrent - Üs un figne fi connu du Cbriftianifme l La reconnoiffance qui fe fait par cette croix de diamant , eft donc auffi impoffible j car la caufe ne pouvant exifter , 1'effet eft nul. PafTons fur une foule d'inconféquences romanefques j wyons fi Ie nceud & le dénouement de cette  De la Tragédie'. '^y Pièce ne font pas auffi peu naturels & auffi re'voltans. Concevez-vous pourquoi Zaïre, qui vient d'apprendre que Lufignan fe meurt, ne défire pas feulement d'aller recevoir les derniers foupirs de fon père , & renferme conftammentfa douleur devant Orofmane, même quand eet Amant la preffie de s'expliquer, en tui difant : Eh bien ! quel intérét fi preflant & fi tendre A ce Vieillard Chrétien votre caeur peut-il prendre J Concevez-vous mieux pourquoi Zaïre s'obftine a* lui cacher qu'elle eft fille de Lufignan l Orofmane fait qu'elle eft nee Chre'tienne : qu'importe a ce Soudan qu'elle foit fille de Lufignan ou d'un autre ? Quel malheur en peut-il arriver a Lufignan'expirant ? Mais ce père a recommande' le fecret a fa fille. Sans doute le Poëte a eu befoin de lui faire dire: Jure^-moi de garderun fecret fifunejle. Qu'y a-t-il donc de üfutiefle'dam la reconnoiffance d'un père & de fa fille ? & pourquoi Lufignan veut-il que ce fecret foit gardé! ïl n'en dit rien. Si un Perfonnage exige une  5§ De la Tragédie. chofe de'raifonnable , eft-ce afTez, pour Vexcufer , qu'il n'en apporte ancune raifon ? Jamais , au théatre , on ne doit agir fans motifs, ni fans expofer fes motifs. Le Spectateur veut qu'on lui rende compte de tout, & ne permet pas que le nceud d'une Tragédie dépende du caprice inexplicable d'un Perfonnage. Que le Grand-Prêtre , dans Athalie , cache obftinément fon fecret au brave Abner, il en explique les raifons, & 1'on voit fuffifamment que la füreté de Joas, celle du temple , & la fienne propre dépend du plus profond fecret, dans le moment oil Athalie & Mathan ont juré la ruine de tous les trois. Mais que Zaïre avoue a Orofmane qu'elle eft fille de Lufignan, que fon père fe meurt , & que ce n'eft pas' la le moment de conclure un mariage • que peut-il arriver de funefte a Zaïre, a fon père, a fon frère?. au contraire , par eet aveu , elle obtient le temps qu'elle défire , & tranquillife Orofmane. On a beau' meftre fon efprit a la torture , on ne peut fe figurer la raifon pour laquelle Zaïre ne fait point eet aveu indifpenfable. En Yain 1'Auteur nous dit, dans fa  De la Tragédie. Préface", qu'il ne tiendroit qu'd lui de nous apprendre pourquoi Zaïre cache fon fecret a fon Amant. Soyez bien fur qu'il ne le pouvoitpas , puifqu'il ne 1'a.pas dit, fur-tout puifqu'il ne 1'a pas fait dire a Zaïre même. Au? refte, je ne vois pas pourquoi une Tragédie feroit une énigme , dont 1'Auteur pourroit garder le mot fans 1'apprendre a perfonne. Ce n'eft pas qu'il n'ait cherché a juftifier cette abfurdité, quand'Zaïre 'dit a Fatime i Je voudrois quelquefois me jetera fes pieds, Be tout ce que je. fuis faire un aveu fineêrc. a quoi Fatime re'pond : Songez que eet aveu peut perdre votre fiére, Expofe les Chrétiens, qui n'ont que vous d'appui. Fatime raifonne fort mal, & Zaïre devroit lui répondre : Qu'ai-je a craindre pour mon frère, après ce que j'ai vu d'Orofmane , qui fait fléchir pour moi toutes les Loix du Sérail, en époufant fon efclave l Ce Soudan , fi complaifant a mes vceux , eet Amant fi tendre , qui s'efl montré fi généreux ënvers Néreftan , le fera-t-il moins quand il verra en Iai le frère de fa maitreiTe ? Zaïre n'avoit  Öo De la Tragédie. pas autre chofe a répliquer; & rien nerf plus abfurde que de mettre un Perfonnage dans une fituation, pour lui faire dire tout Je contraire de ce que cette fituation exige. "Ce de'faut eft particulier a Voltaire ; fes Pièces en font remplies. Nous donnerons la-deffus des détails bien furprenans, quand il s'agira du Dialogue. La feconde abfurdité , dont 1'Auteur avoit befoin pour opérer la cataftrophe , ck qui eft une fuite de la première , eft le billet a doublé entente que Néreftan écrit a fa fceur, & qu'il paroit écrire a fa maitreffe. Puifque Néreftan vouloit courir le rifque d'envoyer un Chrétien dans le Sérail, ferme avec foin par 1'ordre d'Orofmane, il devoft donc écrire fa lettre , de rnanière qu'elle ne compromit pas Zaïre, fi cette lettre tomboit dans les mains du Sultan , comme il avoit tout lieu de le craindre : mais non 5 il la nomme dès le premier vers, & dans tout le refte il la fait foupconner d'une infidélité ck d'un complot , cachant feulement avec grand foin qu'elle eft fa fceur , chofe moins importante que ce dont il s'agit dans la lettre.  De la Tragédie? 61 Cet arrangement étoit bon pour 1'Auteur; mais un homme qui n'eft pas tout-a-fait inknfé, ne fe feroit point arrangé de la forte. Par 'quelle fatalité faut-il que les Perfonnages des Tragédies de Voltaire fe conduifent comme des foux & des extravagans? Troifième abfurdité néceffaire au dénouement. EfMl dans la Nature, Sc dans la paffion d'un amant jaloux a 1'excès, qu'Orofmane, tenant entre fes mains une lettre qui lui fait croire fon amante infidelle, ne cherche point a la convaincre en lui montrant cette lettre ? Quelle faute contre la connoiffance du cceur humain ! Sans cette faute inexcufable , il n'y avoit plus de dénouement. Ce qui aggrave encore cette invraifemblance, c'eft le difcours de Zaïre, plein de fierté, d'amour & de vertu. C'étoitla le moment oü Orofmane , tourmenté par la preuve qu'il croit avoir de la perfidie de Zaïre , & par fes difcours qui refpirent la. candeur & la fidélité , devoit néceffairement montrer le fatal billet , pour terminer, de rnanière ou d'autre , fa cruelle agitation & fon affreufe perplexité, Si la jaloufie change  te De la Tragédie. en certitude les moindres foupcons; par une . contradiétion ordinaire a cette aveugle paf, fion , elle doute toujours des chofes^es plus certaines : elle voudroit trouver coupable 1'objet ^e fes tranfports, afin de juftifier fa frénéfie ; & elle voudroit auffi Je trouver innocent, pour mettre fin au fupplice qu'elle éprouve. C'eft dans cet état de doute & d'anxiété, qu'Orofmane fait venir Zaïre. Pourquoi voudroit-il Ia voir, s'il ne défiroit ou de Ia convaincre, ou de 1'entendre fe juftifier ? Dans 1'un ou 1'autre cas, fa paffion 1'obligeoit nécefTairement de mon«rer a fon amante la lettre qui dépofoit contre elle. La quatrième abfurdité, & la plus grande, eft celle qui touche au dénouement. Cette abfurdité eft encore amenée par d'autres invraifemblances que voici. D'oü vient qu'a Ia fixième Scène du cinquième Acte , Z;;i're quitte le théatre, puifque c'eft dans'ce lieu •que fon frère doit être conduit par Fatime, & que Zaïre va , dans 1'inllant, revenir aii même endroit ? Comment Fatime peut-elle aller chercher Néreftan , puifque le Sérail eft ferme ? Pourquoi Zaïre , fortie fans  De la Tragédie. 6] motif , revient - elle avec Fatime , qui lui dit, en parlant de Néreftan : II va venir l Zaïre ne pouvoit-elle pas aller oü Fatime venoit de killer Néreftan ? La malheureufe Zaïre reparoit donc fans nécefïïté j & comme il faut qu'elle foit tüée par fon amant, a caufe d'un mal-entendu , elle choifit les mots les plus durs a prononcer, pour dire ce qu'elle ne doit pas dire : Eft-ce vous , Néreftan, que j'ai tant attendu l D'abord elle ne 1'a pas attendu long-temps, puifqu'elle n'a recu la lettre qu'un moment auparavant. Remarquez fur-tout que ce mot Néreftan fait lui feul la cataftrophe. C'eft ce mot qui tue Zaïre. Si elle eüt dit: Mon frère 3 eft-ce vous! tout cliangeoit de face , elle n'étoit pas poignardée. Comment ne le dit-elle pas , elle qui, dans la troifième fcène du même Aéte, ne nomme pas une feule fois Néreftan , & ne 1'appelle que du nom de frère de cher frère ! Oü trouvera-t-on 1'exemple d'un moyen auffi petit, auffi puéril , auffi faux , pour fonder une cataftrophe auffi terrible, auffi fanglante l  °4 De la Tragédie. §• II. Invraifemblances de la Tragédie d'AlArel On feroit bien embarrane de trouver un Roman, ou même un Conté de Fee , dans lequel les incidens & les fituations fuflent amenés avec auffi peu d'apparence de raifon , que dans cette Tragédie. Voici d.'abord les chofes incroyables qu'il faut fuppofer poffibles, afin que 1'aétion puiffe commencer; finon vous 1'arrêterez dès le premier pas. U faut fuppofer que Zamore eft refté trois ans fans apprendre oü étoit Alzire, ni Guf, man, Gouverneur du Pérou ; qu'au bout de trois ans , il vient, avec des Américains, auprès de la nouvelle ville batie par les Efpagnols, fans favoir que Gufman , le Gouverneur, yréfide; fans favoir qu'Alvarès , ci-devant Gouverneur , a qui Zamore a fauvé Ia vie , y deriieure avec fon fils Gufman; fans favoir que Montèze y eft avec Alzire/ II faut fuppofer qu'il laifTe fa petite-armée d'Américains dans une forêt voifine; qu'il fe fait prendre par des Efpagnols , on ne fait  De la Tragédie. fait comment, Ie jour même que Gufman don époufer Alzire, & qu'il ne fait pas encore quel eft le maftre de la vilie oü on leretient captif ■ que , ,ni lui, ni aucun de ie* compagnons, nc peut demander a perfonno, quel eft le Gouverneur de cette viile, & ce qu'eft devenue Alzire , fille d'un'Roi dc 1'Amérique; qu'aucun des captifs n'a reconnu Zamore , Souverain d'une pirtie du iWe ; &q»e le brt.it ne s'eft pas répandu dans Ia vil|e , qu'on avoit m & ^ fonnier un Sourtrara. Ce n'eft pas tout; il ftut fuppöftr «ttffiqu-AIzfrê croit fon Amant Zamore au tombeau , quoiqu'elle n'en ait aucune preuve , & qu'elle ne dife pas même qu'elles en foit informée; il faut qu'elle ne veuilie pas voir les captifs qui pourroient i'en inftruire. Suppofez encore comme poffible , qu'Alz.re n'a pas fu de fon Amant , ^ avoit Myé la vie a Alvarès; que Gufman a fait föüffrir des tourmens affreux a Zamore , fans qu'Alzire en fache rien, fans que le père même de Gufman , Alvarès, en ait rien appris. Suppofez toujours quAlvarèg Première Partle, g  66 De la Tragédie. ignore que Zamore e'toir 1'Amant d'Alzire, que fa foi lui étoit engagée, & que Zamore lui-même n'a jamais été inftruit qu'Alvarès étoit le père de Gufman, quoiqu'il connüt fï bien Gufman &. Alvarès. Telle eft une partie des abfurdités que vous êtes obligé de croire avant toute chofe , ft vous voulez prendre quelque intérêt a une aétion qui ne peut exifter fans ces abfurdes préliminaires. Suivons maintenant la marche de cette aétion ft étrangement préparée. Alvarès, qui connoit Ie caractère cruel de fon fils , devoit-il fe preffer de remettre le pouvoir entre fes mains ? II eft vrai que cette efpèce d'abdication eft néceffaire a la Pièce, qui ne pouvoit fubftfter autrement: mais elle n'en eft pas moins contraire au caraétère humain d'Alvarès , qui ne doit point être las de faire le bien, pour donner a fon fils le pouvoir de faire le mal. D'ailleurs, Alvarès, qui vient demander en grace a fon fils, qu'il lui remecte des efclaves , ne pouvoit-il pas les délivrer avant de quitter le gouvernement l car il paroit, par les deux premiers  De Ia Tragédie, éy vers, qu'il ne dépofe fon autorite' qu'en commencant la Pièce. Se peut-il qu'Alvarès n'ait pas fu d'Alzire qu'elle aimoit Zamore ? Pourquoi Alzire ne cherche-t-elle point a parler a Alvarès, avant de s'unir a fon fils 1 Pourquoi ces Perfonnages e'vitent-ils de fe voir & de fe rencontrer , comme s'ils avoient peur d'agir raifonnablement l Cet Alvarès, qu'on veut nous repréfenter fi humain & fi tendre , force Alzire d'e'poufer fon fils, qu'elle de'tefte , & il appelle ce mariage forcé un heureux hyménée. Alvarès n'eft-il donc un tyran que pour Alzire ï Eft-il dans la Nature qu'Alzire fe rende avec fi peu de réfiftance aux mauvaifes raifons de fon père , &. s'unifTe fi pre'cipitamment a un homme qu'elle hait, & qui 1'infulte par des difcours de Capitan ? Ne faudroit-il pas, du moins, quelle ie fut bien afTure'e de la mort de fon Amant, a qui fon cceur & fa foi font engage's , & que fon père même lui avoit promis pour e'poux ? Elle fe contente de dire : Zamore > mon efpoir, péric dans le combat. Mais elle n'en peut avoif Eij  68 De la Tragédie. aucune preuve ; elle parle d'après im bruir qu'elle n'a point cherché a confirmer. Avant de confentir a époufer Gufman, il falloit qu'elle eut envoyé quelqu'un pour s'informer avec foin de la deftinée de fon Amant, & que , dans une fcène du premier Aéte , le perfonnage chargé de cette recherche , vint lui dire qu'il n'avoit rien appris qui ne confirmat le trépas de Zamore. Alors Alzire auroït pu décemment fe facrifier aux volontés politiques de fon père. Sans ces precautions nécefTaires , fon confentement précipité refTemble a une véritable perfidie. Doit-on s'intéreffer a une femme qui parle tant de fon amour, & qui ne fait rien de ce qu'elle devroit faire pour fon Amant ; qui, fachant, dès le premier Aéte, qu'on a délivré des captifs Américains, ne cherche pas a les, voir; qui n'a pas cherché a les voir lorfqu'on les a amenés dans la ville, ni daigné s'informer auprès d'eux fi Zamore ne vivoit plus ? L'amour , 1'honneur, la raifon, la Nature ne lui en faifoient-ils pas une ïoi , avant de trahir des engagemens auffi chers que facrés, avant de conclure un hymen qu'eile abhorre l  De la Tragédie. 69 L'entrée de Zamore eft un chef-d'oeuvre de démence. II fort de prifon lui ck fes.camarades , ck il parle co.inne un vsinqueur qui entre dans une place prife d'affaut; il eft dans la ville qu'habitent Alzire , Montèfe , Gufman & Alvarès; ck il a été pris, il eft délivré avec fes compagnons d'infortune , fans favoir en quel lieu ils fe trouvent, fans avoir appris que tant de perfonnes qu'il eft venu chercher, font raflèmblées dans le même lieu. Zamore ne cefTe de parler d'Alzire & de Gufman , ck il n'a pu apprendre de ceux qui 1'ont pris & délivré, que Gufman étoit le Gouverneur , & qu'il alloit époufer Alzire , quoiqu'on lui ait dit, en lui rendant la liberté, qu'il ne la devoit qu'a ce grand hyménée. Alvarès, qui cherché par-tout 1'Américain fon libérateur , & qui , pour le trouver plus aifément, n'a pas voulu favoir fon nom , le rencontre enfin a point nommé, le jour que fon fils va époufer la MaitrefTe de ce généreux Américain. La fituation eft extraordinaire : qu'en va-t-il réfulter ? Ces deux hommes fe retrouvent pour ne fe pas dire E iij  rö De la Tragédie. tan feu! mot de ce qu'ils doivent fe dire, Zamore ne parle d'Alzire que par rnanière d'acquit, fans découvrir fon amour a Alvarès; il ne s'informe de rien , lui qui n'eft venu la que pour s'informer de tout. Ce Zamore qui tout a 1'heure faifoit mille queftions a des gens auffi peu inftruits que lui , n'en fait aucune a celui qui peut 1'inftruire. II fe garde bien encore de prononcer devant Alvarès le nom de Gufman, qui eft fans eeffe dans fa bouche quand Alvarès n'eft pas auprès de lui. A Ia ve'rité , ce Sauvage, furieux d'amour & de vengeance, parle beaucoup de morale, quand fon Amante va être unie h fon plus mortel ennemi, & dans ce moment de crife , la morale fait un mérveilieux effet; car s'il ne s'occupoit a débiter de beaux adages, il faudroit bien qu'il parlat de Gufman qu'il détefle , & d'Alzire qu'il aime; & cela ne feroit pas le compte de 1'Auteur , qui fait prudemment extravaguer Zamore en Philofophe , paree qu'il faut qu'Alzire foit mariée a Gufman , & que la Pièce ne foit pas finie au commencemenc du fecond Aéüe. Alvarès; de fon cèté y is  De la Tragédie. ji garde bien de demander a Zamore, pourquoi il s'intérelTe a Montèze & a fa fille; il fe garde bien de lui dire que Gufman va époufer Alzire j il ne fonge pas même encore a favoir le nom de fon libérateur ; 8i fur-tout il ne fonge pas a la première chofe qu'il devoit faire, qui étoit de préfenter fon libérateur a fon fils. Pourquoi ? Paree que toute cette conduite étoit dans la Nature , & que les Tragédies de Voltaire ne font pas conftruites afin que les Perfonnages fe conduifent ck parient felon la Nature , mais felon le befoin de la Pièce , oü rien de ce qui fe fait ne fe pourroit faire, fi un feul des ïnterlocuteurs avoit 1'ombre du bon fens, & parloit un moment comme il devroit parler. II eft bon de rappeler ici que , fi la première de toutes les Loix , dans un Ouvrage dramatique , eft que les fentimens ck les difcours des Aéteurs naiffent de 1'aétion • le plus grand vice de tous , c'eft que l'aétion ck les difcours foient continuellement en contradiétion. La fcène fuivante entre Zamore ck Montèfe , eft encore conduite contre toute raifon. E iv  I>* la Tragédie, Pourquoi ce Montèze, qui veut que fi Mé V^me * Gufman, au mépris de h ™&;quJa fiire a Zamore, vient-il voir ce meme Zamore , au moment de Ia cérémonie ? Zamore setend beaucoup fur des cho es etrangèresace qui lintéreffe le plus, &il "e demande point a voir Alzire, il ne court pas fe jeter > fo ^ ne ceffedeluder fes queftions ,& Zamore «e daigne pas s'en appercevoir. Zamore dit qui| vient pour fe yeHger de Gufma quoiquil ignore encore oü eft ce Gufman6c Montèze . 1'imprudence de dire en fortant, que Gufman commande en ces lieux On vient avertir Montèze de fe rendre a fi ceremonie; & Zamore, qui voit que Montèze ne veut pomt le conduire a fi fiffi, m,„ Montèze ne répond point a fes queftions" ne pouvant alors douter de fi trahifon, nè ie doute point que cette cérémonie n'eft autre cliofe que Je mariage d'Alzire. II a fu f1 iefr0it Je mêrae air Amante, & ft seft arrèté ft long-temps, au lieu de voler auprès d'Alzire. Montèze le quitte Pourle trahir; &ce Zamore, ft Louilfint^  De la Tragédié. fi impe'tueux, refte encore cloué fur Ia fcène, & il ne cherché point Alzire. II faut que Zamore ne fonge a voir fa Maïtreffe , que lorfqu'elle fera mariée k Gufman. Enfin, pendant Pentre-aéle, cet incomprélienftble Zamore , ayant les plus violens foupcons que Montèzeletrahit&veut lui ravir fon Amante, ne s'informe pas de ce qu'Alzire eft devenue ; il revient au troifième Aéte , & ne fait point qu'elle eft unie k Gufman. Le Gouverneur d'une petite ville fe marie-t-il fans qu'on en fache rien ? Zamore n'a-t-il rien rencontré qui Pen ait inftruit ? A-t-il pu chercher Alzire , a-t-il pu en parler fans apprendre fon mariage ? Voila donc Alzire mariée par un concours de circonftances impoffibles. Quel fera le dénouement d'une intrigue auffi abfurde ? Zamore enfin eft inftruit de tout; il brave Gufman; il eft remis en prifon. Alzire demande a fon époux la grace de fon Amant, après avoir mis en oeuvre des moyens pour le faire évader; & Gufman, époux fort complaifant, quoiqu'Efpagnol , laiffe courir fa femme pendant Ia première nuk de ks  74 De la Tragedie. noces; car c'eft durant la nuit qu'elle trame la délivrance de Zamore. Confidérons la fuite de la démarche, qui donne a fon Amant la facilité de tuer fon époux. Peut-elle ne pas prévoir , aux difcours , aux menaces , aux fureurs de Zamore , qu'il ne va faire ufage de la liberté qu'elle lui procure , que pour fe venger de fon rival heureux ? Alzire, qui ne veut rien comprendre au langage le plus intelligible, joue un róle bien équivoque. La première chofe qu'elle devroit faire promettre a Zamore, pour le prix de fon évafion , c'eft de ne point attenter aux jours de fon époux; & c'eft Ia première chofe qu'elle oublie. Emire, qui fuit Zamore par 1'ordre d'Alzire , eft allee fur fes pas jufqu'au palais de Gufman ; elle a entendu des cris, & elle n'a pas entendu que Gufman venoit d'être affaffiné ; elle n'a pas eu la curiofité de favoir ce qu'avoit fait Zamore , que fa Maitreffe lui avoit ordonné de fuivre. Eft-il pofïïble qu'Alzire ne fe doute pas que fon Amant a tué fon époux ? Dans quelle autre intention fe feroit-il couvert de$ armes du foldat qui le guidoit, Sc auroit-i!  De Ia Tragédie, ytf couru au palais de Gufman ? Pourquoi le foldat donne' pour guide a Zamore, & défarmé par lui , prend-il la fuite, quand il voit Zamore courir, 1'épée a la main, au palais de Gufman 1 Pourquoi ne crie-t-il pas qu'on arrête Zamore ? car enfin ce foldat n'avoit pas e'te' féduit par Alzire, pour favorifer rafTaffinat que Zamore exe'cute. Par quel motif Don Alonie3 qui vient arrêter Alzire , ne lui dit il pas que Zamore vient de poignarder Gufman? Le feul motif eft de me'nager une furprife au Speétateur. Pour moi je ne fuis furpris que de voir outrager a ce point la Nature & le bon fens. Quand Alzire s'écrie : Quoi l Zamore n'eft plus ! Don Alonze ne doit-il pas répondre : C'eft bien Zamore que vous deve^ plaindre, quand votre époux- vient d'être affaffiné par lui l Que cette erreur abfurde foit encore prolongée jufque dans 1'Aéte fuivant, & qu'Alzire n'ait point appris le fort de fon époux par aucun de fes Gardes , y a-t-il rien de plus inconcevable? Alzire peut-elle s'imaginer qu'on la mettroit dans les fers, fi Zamore n'étoit allé fimpleraent que fe faire tuer ? Quand on vient  r6 De h Tragédie. 1 arrêter, elle doit dire : O 'del ! Zamrê a donc tué mon époux ? & cette penfée quelle n'a pas, eft la feule qu'elle puifTe naturellement avoir. Nous entrerons ailleurs dans quelques détails fur la dernière partie du dénouement, qui reflèrable a celui de Cinna, mais qui eft plus pathétique, en ce que Gufman pardonne fa mort, & qu'Augufte ne pardonne que la conjuration. Le pardon de Gufman furprendroit moins; mais il feroit plus touchant, fi 1'on avoit pu sintérefier a ce Gufman dans le cours de la Pièce. L'intérét qu'un Perfonnage commence a exciter dans une dernière fcène, ne fauroit être aiTez vif, pour faire entièrement oublier 1'infipidité du róle qu'on lui a vu jouer ; & 1'homme que nous avons méprifé,parvient difficilement a nous toucher. Ainfi la clémence d'Augufte repréfenté fous des couleurs intérefTantes fait verfer plus de larmes que le pardon accorde par le malheureux Gufman; quoique la fituation de celui-ci foit plus pathétique en elle- même que celle d'Augufte.  De la Tragédie. yj CHAPITRE IV. Nouvelles confidérati&ns fur la Vraifemblance théatrale. J"E m'arrête principalement a Ia vraifemblance , comme a la fource de laquelle dérivent toutes les regies de 1'Art Dramatique. Sans elle , cet Art n'exifte plus. C'eft laconnoifTance & le développement de ce principe jge'néral, qui a tiré notre Théatre de la barbarie oü il eft pret a retomber, par 1'oubli prefque total de ce même principe. On ne peut donc trop infifter fur cet article ; & comme les exemples frappent toujours davantage que les préceptes , j'ai cru devoir expofer dans tout leur jour les défauts qu'un homme célèbre a, pour ainfi dire, entaffés dans fes Tragédies, pour avoir négligé toute vraifemblance. Quant a ceux qui prétendent que Racine & Corneille lont blefTée autant que Voltaire , on les croira quand on aura perdu le jugement. Puifque c'eft a Corneille qu'ils en veulent le plus,  78' De la Tragédie. & que Voltaire lui-même , pour fe juftifier de tant de fautes , a taché den trouver de pareilles dans le créateur de notre Théatre , il eft bon de rappeler ici fes plus fortes critiques , 8c d'y répondre. Je défie tous les admirateurs enfemble de Voltaire , d'en faire autant pour lui, 8c de le difculper feulement d'une rnanière fpécieufe fur toutes les invraifemblances qu'ils applaudiffent. i i Sur "la fixième Scène du troifième ASle des Horaces. » Le vieil Horace , qui étoit préfent, dit 9 Voltaire , quand les Horaces 8c les Cu» riaces ont refufé qu'on nommat d'autres » champions, a du être préfent a leur com» bat. II peut paroitre trés - extraordinaire » qu'un vieillard de fon caraétère, qui a » affez de force pour tuer fon fils de fa » propre main, a ce qu'il dit, n'en ait pas » affez pour être allé fur le champ de ba» taille; qu'il refte dans la maifon , tandis » que Rome entière eft fpeclatrice du combat.  De la Tragédie. » Comment fouffrir qu'une Suivante foit v alle'e voir ce fameux duel, & que le vieil » Horace foit demeure' chez lui ? Comment i> ne s'eft-il pas mieux informé pendant » 1'entre - ade ? Pourquoi le père des Ho» races ignore-t-il feul ce que tout Rome i> fait « ? II eft certain que fi Ie vieil Horace fut refte' fur le champ de bataille , Corneille n'auroit pas eu lieu de faire cette belle fcène que nous admirons : mais le père des Horaces devoit-il être fpeclateur du combat ? Lorfquil apprend qu'on a fëparé les comf battans , qu'on veut faire un autre choix, il court fur le cbamp de bataille j il veut voir ft fes fils auroient affez peu de courage pour fouffrir qu'on leur en pre'férat d'autres; il e'toit pret a les immoler de fes propres mains, s'ils n'euffent e'te' dignes de lui & de la Patrie. Voila le caraétère de Citoyen bien rempli; mais dès que ce vertueux père voit fes géne'reux fils dans les fentimens qu'il defire, il eft content, il s'attendrit fur eux, & ne doit pas afïïfter a un combat oü doivent néceffaireraent périr ou fes fils, ou fes  s° De la Tragédie. parens; il doit appréhender de faire paroitre? quelque foibleffe de père dans un fpedacle fi dechirant, ou même d'être témoin de la défaitede fes fils, & par-Ia , de la bonte de fa Patrie & de fa Maifon ; il devoit craindre au moins detre blamé des deux Peuples , qui avoient, par pitié, fëparé les combattans , s'il eüt été affez dénaturé pour voir avec plaifir & de fang froid couler le fang de fa familie. II eft donc très-naturel qu'il revienne cbez lui attendre le fuccès du combat; il ne peut mieux employer ce temps, qu'a confoler fes filles , k pleurer un moment avec elies, & \ relever Ieur courage par la chaleur fublime de fes fcntirnens patriotiques. Quant kl'objeétion: Pourquoi le père des Horaces nejl pas mieux informé pendant l'entre-aéle , & pourquoi il igncre feul ce que tout Rome fait! il n'eft pas moins aifé d'y répondre : c'eft paree qu'un Romain de ce caraélère , croyant que fon fils a eu la lacheté de fuir, fe garde bien-de fe préfenter k perfonne , de peur d'avoir k rougir de fon fils. II y a plus; quand il a appris cett§  De la Tragédie. 81 cette faufle nouvelle d\i Julie, il a dit: Ces maïns , ces propres mains Xavcront dans fon fang la honte des Romains. La-defTus fes filles 1'ont fuivi; ck c'eft dans Jes prières ck les inftances qu'elles ont faites pour 1'arrêter, que s'eft rempli 1'entre ade , qui doit être fort court. Le père fort, a 1'Ade fuivant, pour fatisfaire fon courroux ; fa fille le fuit encore; & après une fcène très-courte, Valère vient détromper le vieil Horace. Rien de plus naturel ék de plus ' vraifemblable que cette marche ; & rien, par conféquent, de plus faux ck de plus mal raifonné que la critique. §• i r. Sur le fecond Aéle de Cinna. Voltaire a d'autant plus accumule' fes critiques fur le nceud de cette Tragédie, qu'il la regardoit comme la plus parfaite de Corneille. » On eft un peu furpris, dit-il, qu'Auï> gufte propofe tout d un coup a Cinna ck Première Partie. F  82 De la Tragédie. » a Maxime fon abdication a 1'Empire , & » qu'il les ait mandés avec tant d'emprerfe» ment, pour écouter une réfolution fi fou» daine, fans aucune préparation , fans aucun » fujet, fans aucune raifon prife de 1'état » préfent des chofes. Peut-être cette fcène » eüt-elle été plus vraifemblable , plus théa» trale , plus intéreffante , fi Augufte avoit » commencé par traiter Cinna & Maxime » avec amitié , s'il leur avoit parlé de fon » abdication , comme d'une idéé qui leur » étoit déja connue : alors la fcène ne pa» roitroit plus amenée comme par force , » uniquement pour faire un contrafte avec » la confpiration «. Corneille avoit prévenu la critique qu'on pouvoit faire fur ce contrafte , par ces vers de Cinna a Emilie, au premier Aéie : Je ne vous puis céler que fon ordre m'étonne j Mais fouvent il m'appelle auprès de fa perfonne. Maxime eft , comme moi , de fes plus confidens , Et nous nous alarmons peut-être en imprudens. Ces vers font une préparation fuffifante pour Ia fcène dont il s'agit. Si cette fcène avoit  De la Tragédie. g ^ été plus annoncée , loin de produire autant de furprife & d'efFet qu'elle en caufe après 1 emotion que Ie récit de Cinna a jete'e dans les efprits,elle feroitprefque un hors-d'ceuvre. C'eft paree que Cinna ne s'y attend point, & qu'il peut craindre qu'Augufte ne foit inftruit du complot, qu'il fe méfie de fes intentions , & qu'il ufe de feinte envers un Tyran habile a difïïrauler. Cette délibération eft afTez motivée par le préambule du difcours d'Augufte , oü il expofe , avec tant d'éloquence , les dégoüts & les alarmes que lui dojine 1'Empire. Jamais tableau ne fut auffi fublime que ce contrafte qui choquoit Voltaire. Cinna & ïes Romains confpirent pour óter 1'Empire a Augufte , qui ne regarde ce même Empire que comme une fource d'inquiétude & d'ennuis, & qui, dans le defTein de 1'abdiquer, vient demander confeil a ceux mêmes qui conjurent fa perte. Cette idéé eft la plus grande & la plus philofophique qui ait jamais été concue dans la tête d'un Poëte. Sur quoi eft fondé ce reproche , qu'AuS gujle devoit leur parler de fon abdication , F ij  &4 De la Tragédie^ comme d'une idéé qui leur étoit déja connuef Augufte fait pre'cife'ment ce qu'on de'fire de lui. Après la peinture vive & touchante de fes angoiffes & de fes foucis, il ajoute : Voila , mes chers amis, cc qui me met en peine.' Vous qui me tenez lieu d'Agrippa, de Mécène , Pour réfoudre ce point avec eux débattu , Prenez fur mon efprit le pouvoir qu'ils ont eu. Peut-on mieux re'futer un Commentateur que par lAuteur même qu'il a commentë ? Ce que le Critique reprend avec le plus d'obftination, dans cette fcène , & fu» quoi il revient a la charge dans toute la fuite de la Pièce, c'eft le confeil que Cinna donne a Augufte , de conferver 1'Empire. Voici les termes de Voltaire : » Cinna fe-.rble de'shonorer les belles cho» fes qu'il a dites, par une perfidie bien » lache qui 1'avilit. Cette balfe perfidie même » femble contraire aux remords qu'il aura. » On pourroit croire que c'eft a Maxime , » reprélentë comme un vil fcéle'rat, a faire » le perlonnage de Cinna , & que Cinna » devoit dire ce que dit Maxime. Cinna ,  De la Tragédie. H » que 1'Auteur veut & doit ennoblir , de»voit-ü conjurer Augufte, k genoux , de »garder 1'Empire, pour avoir un pretexte v de raffaffinerl.On eft faché que Maxime »ioue ici le róle dun digne Romain,& , Cinna , dun fourbe qui emploie le raffinement le plus noir,pour empêcher Au» gufte de faire une adion qui doit meme » défarmer Emilie «. Cette objeaion paroit fpécieufe au premier coup-d'ceil; mais quand on y réftéchj* unpeu, on laiffe lk les fubrilites du Beefprit , pour approuver le grand fens & le génie de Corneille. Remarquez , je vous pne, qu Augufte mande Cinna, au moment que ce Romain vient danimer , avec tant de chaleur& de courage, tous fes Conjures» la mort de 1'Empereur. Cinna , comme je 1'aidéjk dit, ignorefi Augufte na pas eu quelque avis de la confpiration , & d doute ft cette envie d'abdiquer n'eft pas une feinte pour découvrir fes fentimens & ceux de Maxime. II en peut douter dautant mieux, qu'il a vu plufieurs fois Augufte temoigner cette envie fans la fatisfaire, & que ie F üj  86" De la Tragédie? camclèr* de cet Empereur a toujours étè la fine/Te & Partifice , pour ne pas dire la fourbe & la diffimulation. Pourquoi veut-on que Cinna, petit-fils dn grand Pompée , Amant d'Emilie, Chef des Conjures , qui , par le fang , par 1'amour , Par lefprit de parti & de vengeance, eft 1 ennemi d'Augufte, abjure tous fes fentimens de haine, a finftant qu'il fort encore tout tovullant de la conjuration , & qu'il vient d avoir , avec les Conjures, cette fcène dont h fimple récit enflamme les Speélateurs ? Eft-ce dans ce moment, oü fon ame agitée de tant de paiïïons violentes , vient encore d'être écliaufïee par 1'amour & les emportemens d Emilie , qu'il doit avoir des remords ? Cela eft-il dans la Nature ? je le demande. Mais quand la réflexion aura laiffé le temps a tous ces mouvemens tumultueux de sak faiffer, pourainft dire, au fond de fon cceur; quand la reconnoiffance pourra faire entendre fa voix, dans Ie filence de toutes ees paffions, c'eft alors que le repentir & les remords peuvent naturellement s'emparer de Cinna, comme 1'a très-bien fenti Cor-  De la Tragédie. 87 neille, qui connoifToit parfaitement le cceur humain. Ce n'eft pas tout. Dès que Cinna eft a la tète d'un parti de Conjures , il eft cenfé avoir quelque politique dans 1'efprit; &. 1'on a vu , par fon récit, qu'il ne manquoit m de raifons, ni de motifs, pour entreprendre la confpiration. II fe trouve donc avec Maxime, un de fes complices, pour entendre la propofition d'Augufte. Tous deux foupconnent que 1'Empereur eft inftruit. Cinna * obligé de parler le premier, croit ne pouvoir mieux faire que de détourner lesfoupcons d'Augufte , en lui confeillant de garder 1'Empire; il trouve cette politique ft convenable, qu'il croit que Maxime fera , par la même raifon, du même fentiment; il femble 1'y inviter, en lui adreffant ainft la parole : C'eft ce qu'en peu de mots j'ofe dire ; & j'eftimc Que ce peu que j'ai dit eft 1'avis de Maxime. Comme la fcène auroit été froide fi Maxime eut été du même avis, il a bien fallu qu'il en eut un contraire. Maxime n'eft pas, comme le dit Voltaire, un fcélérat, mais F iv  gS De la Tragédie: «n faornme feftfc; ii n'a pas, pour conjurer; d aufiT puirfans motifs que Cinna, par lequel ïl ert entrainé dans le parti. II eft dans fon caraélère d'ouvrir un avis qui rompe Ia conjuranon , puifqu'il tremble de la voir découverte, & qu'il doit la découvrir lui-même ; 11 étoit bien facile a Corneille de donner a Cinna Ie difcours de Maxime , & a Maxime celui de Cinna. .Le Poëte avoit le choix & peut-être a-t-il balancé un moment; mais il a fenti»que Maxime deviendroit affreux & xidicule a la fois , n'étant pouilë par aucune pamon, & n ayant nul intérêt perfonnel a confpirer; au lieu que les paffions différentes qm font agir Cinna , font pour lui une excufe fumfante. Maxime n'avoit aucun motif a parler comme Cinna, & Cinna en avoit un puiffant, qu'il explique dans la fcène avec Emilie , au troifième Aéte : J'ai pu, vous k fhvez fans rwrinr. c r z' lans paijurc & fans crime, Vous feiflct dchagper cefte iUuftre vidime. Céfar, fe d^ólillfant du pouvoir fouveram , Nous Aroit tour pie'texte a lui pêrccr Je fcin'. La conjur3tion s'en ailoit diffipee , Vos de/luns avortés, votre liaine 'trompte,  De'la Tragédie: 89 Moi feul j'ai raffermi fon efprit étonné, E: pour vous 1'imnioler ma main 1'a couronné. Après tout, le changement eft facile a faire. Donnez rèciproquement a 1'rin les difcours de 1'autre, & vous verrez le mife'rable effet que ce changement produüa. Ajoutez encore que Cinna apporte de très-bonnes raifons \ dans la fcène fuivante , pour juftifier fa politique avec Augufte ; & ces raifons fe reffentent encore de 1'ardeur qu'il a fait parokre au premier Ade. Quoi ! dit-il, O&ave aura donc vu fes fureurs affouvies, Pillé jufqu'aux. autels, facriflé nos vies, Rempli les champs d'horreur, comblé Rom? de mo'rts } Er fera quitte aprèv pour 'f'effct- d'un remords? Quand le Ciel par'nos mains ale punir s'apprêtc, Un lache repenrir.garantira fa tête !..... Vcngeons nos Citoycns , & que fa peine étonne Quiconqüe , après fa mort, afpire a la couronne. Que ce Peiiple' aux Tyran; ne foit plus expofé. S'il eüt puui .Sylla, Céfar eik moins ofé. Quand Voltaire obferve que » ces mots d'Au» gufte : Je vous donne Emilie, devoient faire » impreffion fur un homme qu'on nous donne » pour digne petit-fils du grand Pompèe «j-  5 o De la Tragédie. je ne concois pas ce que cela fignifie. Eft-ce que Ie digne petit-fils de Pompée doit avoir quelque pente a aimer le fils adoptif de Céfar? Cinna doit-il beaucoup a Augufte , paree , qu'il veut lui donner Emilie , que I'Amour lm a déja donnée, & dont il ne peut obtenir la main , qu'en rempliffimt les fermens qu'il Iui a faits de tuer 1'afTaffin de fon père ? » Mais, répète le Critique, pourquoi a-t-il » enfuke des remords ? Pourquoi nén a-t-il » pas fenti , quand les bienfaits & Ia ten- ' » dreffied Augufte devoient faire fur fon ame » une fi for.te impreflïon « ? J'ai déja dit que Cinna étoit trop agité par la violence de deux paffions auffi impétueufes que lamour & la vengeance , pour etre touché dans 1'inftant oü Augufte 1'a mandé; que la réflexion «Sc Ia folitude venant enfiute a calmer ces agitations, le repentir & le remords ont eu la force de s'élever dans «n cceur plus repofé. Cinna lui-même détrmt cette objeélion , qui lui eft faite auffi par Maxime. Celui-ci lui dit : Vous n'aviez point tantóc ces agitations Vous paroiffiez plus ferme en vos mtentions;  De la Tragédie. h ayant été refufépar Félix, conferve gue querefTentimentde cetteinjure, & qu'il en ufeavecceGouverneur d'une rnanière Ilui f-e fenur qu'il fe Wient de fes mépris ? Mats que dls-je? Sévère donne, de fe p'opre touche une raifon de fe conduite ,& cette fon efl puifée dans Ia délicateffe de fe fentnnens.Uveutvo.rstl eft encore aimé; W de fes prétentions a Ja ^ dJ^ f, paree qu tl veut devoir ce bien „on a Ion pouvoir, mais a fon amour. A« ! quel comble de joie ! I Cette chere beauté confent que je !a voie. ! Ma.s ai-,e f„r Con ame encor ouelque pouvoir » tQuelque refte d'amour s'y fait-il encor voir? ' Première Partie, Q  98 De la Tragédie. Quel trouble, quel tranfport lui caufe ma venue ï Puis-je teut efpérer d'une fi chère vue ? Car je voudrois mourir , plutót que d'abufcr Des Lettres de faveur que j'ai pour 1'époufer ; EIIcs font pour Félix , non pour triompher d'elle. Jamais a fes défirs mon cceur ne fut rebelle ; Et fi mon mauvais fort avoit changa le fien, Je me vaincrois moi-même, & ne prétendrois rien. Puifque tel eft le plan de conduite que Se'vère a choifi, pourquoi exiger de lui qu'il envoie a Félix un expres pour lui demander Pauline ? Le Critique n'auroit-il pas mieux fait de lire attentivement fon Auteur, avant de le juger, de peur de blamer des chofes qu'il ne s'étoit pas donné la peine de comprendre ? II en eft de même de ce qu'il dit enfuite. » II eft bien peu décent, bien peu naturel » que Sévère n'ait pas encore vu le Gou» verneur «. II 1'a vu j car a la fin du premier Aéte, Félix dit: Jufqu'au devant des murs je vais le recevoir. » Si Félix , ajouté le Critique , eft allé le » recevoir hors des murs , comment Po» lyeuéle ne 1'a-t-il pas accompagné « ? Voltaire oublioit donc que Polyeucle eft  De la Tragédie. oq forti, a la feconde fcène du premier Aéte pour recevoir le Baptême, avant qu'on eut appris 1'arrivée de Sévère. Cette fainte cérémonie doit 1'occuper affez, pour qu'il ne puiffe pas aller au devant d'un homme dont il ne fait pas même 1'arrivée. » Oü parle ici Sévère ? dans la maifon du » Gouverneur, dans un appartement oüPau, » line va bientöt le trouver «. Sans doute, il a envoyé Fabian devant lui, pour demander une entrevue j & en entrant fur la fcène , il dit a ce Fabian : Cependant que Félix donne ordre au facrifice j pourrai-je voir Pauline! ■ » Et Sévère n'a point vu le Gouverneur « ? - II 1'a vu, vous dis-je, puifque Félix eft allé le recevoir; & ce Gouverneur qui donne ordre au facrifice, ne peut pas être en même temps chez lui. » Et Sévère ignore que ce Gouverneur a » marié fa fille « ? Et qui veut-on qui le Jui dife auffi-töt •qu'il arrivé ? Sera-ce le Gouverneur, a qui Sévère n'explique point fes intentions, par la raifon qu'on a vue ; ou bien des gens qui G ij \ /  ioo De la Tragédie. ne favent pas feulement fi Sévère a été amou-> reux de Pauline , puifque leur amour n'avoit éclaté qu'a Rome , & non dans 1'Armenië , oü ils ne s'étoient point encore vus ? II y a mille chofes femblables a dire fur ce fujet, & qui viennent en foule dans 1'elprit, lorfqu'on n'a point 1'intention frauduleufe d'interpréter de travers un Auteur , & de lui donner un mauvais fens. Au furplus, quand on n'auroit aucune excufe fatisfaifante pour difculper un grand Poëte dans une occafion pareille, il faudroit fe rappeler le précepte d'Ariltote, qui permet a un Auteur d'employer fans fcrupule un moyen peu vraifemblable & même abfurde, s'il produit une très-grande beauté; pourvu toutefois que cette abfurdité devance 1'aétion , foit hors' de la fcène , & cachée dans toutes les préparations néceffaires pour nouèr 1'intrigue de la Pièce. Affurément les beautés qui naiffent de 1'arrivée de Sévère, & le plaifir que produit ce röle admirable , feroient bien dignes de 1'indulgence quAriftote exige du Speétateur, s'il en étoit befoin : mais on a vu que Corneille n'avoit rien négligé pour  De la Tragédie: tot Joindre Ia vraifemblance a 1'inte'rêt; & qu'il faut, pour Ie critiquër la-deffus, tomber dans des contradiétions & des abfürdités , pour lefquelles on ne trouve point d'excufe dans Ariftote. & iv. Sur la troifihne Scène du fecond Acle de RODOGUNE. En attaquant Ia propofition que Cle'opatre fait a fes fils de tuer Rodogune, Voltaire fondoit fur cette critique la ruine de la Pièce , puifqu'elle tend a renverfer le fujet de fond en comble. Voyons fes raifons. » La » propofition de donner Ie tröne a qui affaf» finera Rodogune , eft - elle raifonnable ? » Tout doit être vr aisemblable dans » une Tragédie. Eft-il pofïïble que Cléo» patre , qui doit connoitre les hommes, ne » fache pas qu'on ne fait point de-telles pro» pofitions, fans avoir de très-fortes raifons » de croire qu'elles feront acceptées l Je dis » plus : il faut que ces chofes horribles foient » abfolument néceffaires. Mais Cléopatre n'eft » point réduite a faire affaffiner Rodogune, G iij  fói JDe la Tragédie. » & encore moins a la faire arfafflner pnr fes » fils. Elle vient de dire que Ie Parthe eft » éloigné, qu'elle eft fans aucun danger. Ro» dogune eft en fa puiftance : il parok donc » abfolument contre la raifon , queCIéopatre » invite a ce crime fes deux enfans, dont » elle doit vouloir être refpeéfée. Si elle a » tant d'envie de tuer Rodogune, elle le » peut fans recourir a fes enfans «. II ne s'agit point ici de favoir fi Ia propofition de Cléopatre eft raifonnable; mais fi elle eft vraifemblable de la part d'une femme ambitieufe , vindicative & cruelle, qui a bien pu tuer de fa propre main fon premier mari, paree qu'il venoit époufer & couronner cette même Rodogune. Cléopatre n'eft point réduite a cet affaflinat. Belle raifon ! Mais elle veut fe venger, & la vengeance eft fa première loi : Notumque furens quid femina, pojjit. Si elle ne s'eft point vengée jufqu'ici, quoiqu'elle tint Rodogune en fa puiffance , elle en explique la caufe : Ce ne fut ni pitié, ni refpedl de fon rang', Qui m'ariêta le bras & conferva fon fang.  De la Tragédie. ioj La mort d'Anriochns me laifloit fans armée; Et d'une troupe en bate a me fuivre animéc, Beaucoup dans ma vengeance ayant fini leurs jours, M'expofoient a Ton fiere & foible & fans fecours. Je me voyois perdue , a moins d'un tel otage. II vint, & fa fureur craignit pour ce chcx gage : Il m'impofa des loix, exigea des fermens; Et moi j'accordai tout, pour obtenir du temps. .Le temps eft un tréfor plus grand qu'on ne peut croire. Cléopatre a fait la paix avec le frère de fon ennemie, a condition que Rodogune épouferoit 1'ainé des deux Princes , qui doit être nommé Roi. Cléopatre verrok donc régner celle qu'elle avoit déja écartée du tróne , en tuant Nicanor ? Elle a promis qu'elle alloit déclarer, dans ce jour, a qui de fes deux fils appartient le droit d'aineffe, & par conféquentfon ennemie échappe a fa vengeance, & peut fe venger a fon tour , fi elle ne la prévient en ce jour même. En voila bien affez pour 1'y déterminer. Ne peut-elle pas fe fervir d'une autre main que de celle de fes fils ? Non. Elle ne veut point parokre avoir violé le traité de paix en fe vengeant elle-même, ni attirer fur elle le courroux du frère de Rodogune; elle veut lui oppofer un de fes G iY  io4 Be U Tragédie, fils, qui Ia pui/Te défendre, o» qu'elle pui/Te facnfier, s'il en eft befoin. Obfervez encore quelle ne peütplüs faire Ia guerre, ou ronv pre le traité de paix, qu'en nommant un Roi. Ne faurois-tu juger que , fi je „omme un Roi, C'eft pour le commandcr & combattre pour moi 5 Pen ar le choix en main, avec le droit d'aïneffcj Et pmfqu'il en faut faire une aide a ma foibleffe, ' Que la guerre fans lui ne peut fe raliumer, J'uferai bien du droit que j'ai de le „ommen On ne montera point au rang dont je de'vale , Qu'en époufant ma haine au lieu de ma rivale. Ce n'eft qu'en me vengeant qu'on me Je peut ravir 5 Et je feirai régner qui rhe voudra fèrvir. C'eft par cette offre du tróne qu'elle penfe féduire u„ de fes fils; & les connoiffant tresfoumis, très-dépendans de fesvolontés, rien ne répugne a ce qu'elle croie qu'elle' ks maitrifera affez pour faire condefcendre au moins 1'un des deux a fa vengeance, furtout en leur montrant que Rodogune avoit voulu les.priver du tröne en époufant leur père.^ Ajoutez que fon difcours eft très-beau , très-artificieux , & fait pour impofer aux deux jeünes Princes.  De la Tragédie. iö$ Mais voir , après douze ans & de foins & de maux, Un père vous órer le fruit de mes travaux ! Mais voir votre couronne, après lui, dcftinée Aux enfans qui naitroient d'un fecond hyménée l A cette indignité je ne connus plus rien. Je me trus tout permis pour garder votre bien. Rien de plus adroit encore que cette réponfe a fes fils qui refufent le tröne : Dites tout, mes enfans: vous fuyez la couronnej Non que fon trop d'éclat ou fon poids vous étonne j L'unique fondement de cette averfion k C'eft la hcnte attachée a fa poffeflion. Vous ne la regardez. que comme une infamie, S'il faut la partager avec votre ennemie , Et qu'un indigne hymen Ia fafle retomber Sur celle qui venoit pour vous Ia dérober. ïl n'étoit pas poflible d'amener plus naturellement & avec plus d'adrefTe la propofition qu'elle leur fait enfuite. » Cléopatre, ajoute le Critique, n'eft pas » adroite , quoiqu'elle fe foit donnée pour » une femme très-habile. Dés qu'elle apper» coit que fes enfjns ont horreur de fa pro<» pofition, elle ne doit pas infifier. On ne » perfuade point un crime horrible par de  iofj De la Tragédie. » la colère & des emportemens. Quand Phé» dre a laiffé voir fon amour a Hypolite, & » qu'Hypolite re'pond : Oubliez-vous Que Théfée eft mon père, & qu'il eft votre époux 3 » elle rentre alors en elle-mêrne , & dit:* Et fur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire? » Cela eft dans la Nature j mais peut-on fup» pofer qu'une Reine qui a de 1'expérience, » perfide a révolter fes enfans contre elle, » en fe rendant horrible a leurs yeux « ? Quelle comparaifon peut-on faire d'une femme qui brüle malgré elle d'une flamme inceftueufe, qu'elle fe reproche, aimant mieux s'en laiffer confumer que d'en faire 1'aveu, & qu'elle n'ofe déclarer qu'après Ia fauffe nouvelle de la mort de fon époux j avec une femme ambitieufe & cruelle comme Cléopatre , qui ufe d'artifke pour féduire fes enfans, mais qui peut leur commander , puifque leur fort eft dans fes mains ? Ce retour de pudeur eft très-naturel dans Pliédre , dont l'ame eft déchirée par les remords , & qui ne fait fa déclaration que dans 1'em-  De la Tragédie. 107 portement d'une pafïïon involontalre. C'eft ne connofcre ni la Nature , ni la difFérence des caradères & des pafTions, que de trouver quelque rapport entre Phéd're qui dit: Je fais mes perfidies, (Enone, & ne fuis point de ces fcmmes hardies, Qui, goütant dans le crime une honteufe paix, Ont fu fe faire un front qui ne rougit jamais. & Cléopatre , qui facrifie tout a 1'ambition, qui foule aux pieds toute vertu, toute humanité; en un mot, qui s'exprime ainft: Je fis beaucoup alors; je ferois encor plus, S'il étoit quelque voie infame ou légitime, Que m'enfeignat Ia g'.oire , 011 que m'ouvrit le crime , Qui me put conferver un bien que j'ai cbéri, Jufqu'a verfer pour lui tout le fang d'un mari Délices de mon coeur, il faut que je te quitte 1 Mais puifqu'cn te perdant j'ai fur qui m'en venger, Ma perte eft fupportable , & mon mal eft léger. Cléopatre, voyant que la douceur.& 1'artifice n'ont point perfuadé fes fils , ufe de fon autorité fur eux, recourt a la menace, cherchéa les effrayer, ck. a leur faire craindre le fort de leur père. Cette marche eft très-naturelle dans un caradère atroce comme le ften. On  »0 8 De la Tragédie. ne fe Iivre pas k la colère & k lempórtêment, pour perfuader quelqu'un fur quij'on n'a aucun pouvoir; mais Cléopatre , qui a vainement employé tout fon art a gagner fes fils, qu'elle connok fi dociles a fes volontés , & qui attendent le tróne de fon choix, outrée, par-deffus tout, d'avoir fait d'inutiles ouvertures de fon defTein, & d'avoir mis par-la fa vengeance en péril d'échouer, fe livre a toute la violence de fon caraétère' & cherché au moins a retenir dans la difcrétion , par la terreur de fes menaces , ceux qu'elle n'a pu poufTer au crime par 1'artifice de fes difcours. U eft inutile de fuivre plus Ioin des critiques qui fe réfutent d'elles-mêmes par leurs contradiélions & leur mauvaife foi. Je fuppofe que 1'on remarquat effeclivement, dans les Tragédies de Corneille , autant de fautes contre 1'Art théatral, que Voltaire a voulu le perfuader; encore le Grand Corneille aurott il une excellente excufe k nous apporter, en difant que, dans 1'état oü il a trouve' notre' théatre, c étoit beaucoup d'y mettre de la decence, de la noblelfe, des fituations vrai-  De la Tragédie. 109 ment tragiques , des peintures admirables dn cceur humain, des caraétères fi fièrement deffinés & fi variés, un dialogue fi parfait, I une éloquence fi forte , une Poéfie fi male , ck les traits les plus fublimes qu'il y ait dans aucune Langue. II nous diroit qu'Efchyle avoit bien moins que lui entendu 1'Art du théatre , ck qu'on ne laifTe pas de le compter au nombre des meilleurs Poëtes Tragiques de la Grèce; qu'il eft bien plus diftïcile de fervir de modèle, que de furpalTer ce même modèle , en quelques parties. II auroit une infinité de raifons auffi bonnes a nous ex-, pofer ; ck 1'on n'auroit rien de fatisfaifant a lui répondre. Maisaprès quel'Art Tragique ,porté fihaut par Corneille, s'eft vu tout-a-fait épuré ck perfeétionné par Racine, quelle excufe reftera-t-il a un Auteur qui s'écarte de la route fimple qu'ils ont tracée , qui fait retomber la Scène dans les aventures romanefques dont elle avoit été infeélée par les Scudéri; qui négligé les vraifemblances les plus ordinaires; qui veut accumuler les fituations & les coups de théatre , quoi qu'il en coute au bon fens Sc  110 De la Tragédie. a Ia Nature ; & qui, fatisfait d'éblouir ainfi les yeux, négligé d'approfondir aucune paffion, effleure le cceur humain, 8c laifle 1'efprit a jeun, après l'avoir gonflé de fentences pompeufes ck d'un vain bruit de mots harmonieux l Voltaire n'a donc mis en eeuvre que des chicanes ck des fubtilités, pour reprendre dans Corneille des chofes qui n'ont rien de défectueux, & pour trouver abfurdes des plans qui ont toujours fait 1'admiration des ConnoifTeurs, par la force d'imagination avec laquelle ils font concus , & 1'art merveilleux avec lequël ils font développés. Ce n'eft point avec de pareilles armes que nous avons attaqué les abfurdités des Pièces de Voltaire. Ces abfurdités font plus claires que le jour, ck dévoilées fans artifice. Nous croyons ne devoir pas finir cet article important, fans expofer encore toutes celles qui forment le plan le plus vicieux que je connoifTe j c'eft celui de la Tragédie de Mahcmer, qui paroit aux Admirateurs de Voltaire le chef-d'ceuvre du Théatre Francois.  De la Tragédie. in i v. * Ma ho met , chef - d'csuvre d'invraifemblance. NOUS allons fuivre pas a pas les inconféquences les plus abfurdes qui font le ti/fti de cette Pièce incroyable. II faut toujours fe rappeler que le vraifemblable dramatique el! ce qui doit fe faire & fe dire, telle pofition e'tant donne'e , & que cette pofition ellemême doit être prife dans la Nature. II eft bien fingulier que le vieux Zopire ait enlevé Palmire , depuis peu , dans le camp de Mahonaet; on devroit dire au moins comment cela s'eft fait, puifqu'autrement il -eft impoffible que Palmire fe trouve chez, Zopire. Quand un Auteur n'a qu'un feul moyen pour lier un Perfonnage a 1'aéhon , il faut que ce moyen foit non feulement naturel , mais que les circonftances en foient éclaircies de rnanière a ne laiffer aucune dif"ficulté. Or il eft difficile de concevoir comment ce vieillard a pénétré dans le camp de Mahomet, jufqua l'appartement des femmes,  ïi3 De la Tragédie. pour n'enlever. que la feule Palmire. Cette aétion fingulière méritoitbien quelques éclairciffemens; & fi vous n'en donnez aucun, croirons-nous autre chofe, finon que vous n'en pouvez pas donner ? On ne voit pas affez pourquoi Zopire refufe a Palmire fe grace qu'elle lui demande de briferfes Hens, après qu'il lui a dit : De vos juftes dêfirs fi je rempüs les voeux, Les derniers de mes jours feront des jours heureux. Les motifs qu'il emploie pour la retenir , ne font pas fetisfaifans, & les inflances de Palmire ne font pas affez vives; elle oublie même de faire a Zopire 1'aveu de fon amour pour Séide. Ainfi elle a to'rt de dire enfuite a fon Amant, qu'elle a dit a Zopire : Vous vojei les fecrets de mon casur ■ car elle ne lui a pas fait voir les fecrets de fon caiur. A la troifième fcène, voici ce que Phanor vient apprendre a Zopire : Omar eft arrivé. On lui parle, Ü demande, il regoit un otage. Séide eft avec lui. Phanor conrioit-il Séide ? A-t-il eu quelque intérêt d'apprendre fon fiom l Séide n'eft pas moins inconnu a Zopire. Si  De la Tragédie. Ir? Si Palmire avoit parlé de Séide, s'il en avoit ete queftioii dans les premières fcènes ]e difcours de Phanor %nineroit quelque chofe; mais la , Séide tombe des nues; c'eft un beioiri de 1'Auteur pour I'annoncer, & comme on ignore 1'amour de Palmire , on ne comprend rien a fon exclamation : Grand Dleu { Dejhnsplus donx IQuol, Séide t LesPièces de Voltaire ne marchent jamais qu'entourées de nuages épais qui ne fe diffipent tout au Plus qua demi, & laiflent fur tout le refte une impénétrable obfcurité. Séide vient fe donner en otage , malgré Mahomet; comme ft Mahomet n'avoit p,s regie quel devoit être cet ota^e ! Mais il fallon bien amener Séide & Palmire dans la maifon de leur père. L'une s'y trouve par un enlèvement inexplicable , & rautre par une étourderie qui „'a point d'exemple Kemarquez que 1'aélion eft a peine commencee dans le premier Aéte ■ il ne confifte qu en des entretiens fur Mahomet, fans qu'on putfie même entrevoir quel fera le fujet de la Pièce. II eft bien inconcevable qu'on ait lai/fë Première Parilg, pj  H4 De la Tragédie. entrer Mahomet dans la ville, & fur-tout accompagné de tant de Guerriers. Quelle en eft la raifon l On 1'ignore. Omar a dit au Se'nat que Mahomet venoit pour les inftruire & pour être injlruit : pour cet effet , on le laiffe entrer les armes a la main : mais enfin Ie voila dans la ville. Nous verrons de quelle rnanière il s'y prendra pour entrainer les cceurs & charmer les efprits. II commence par dire a Séide : Vous, fuive^ mes Guerriers. Peut-il difpofer ainii de Séide, qui, en fa qualité d'otage , eft fous la puiffance de Zopire ? Mais nous verrons cet otage , pendant toute la Pièce , aller librement avec Omar & Mahomet, felon le befoin du Poéte: avancons. Mahomet eft amoureux de Palmire , il fe plaint de ce que Séide eft fon rival; & cependant il a laiffé Palmire Sc Séide fe livrer a leur amour; il a , dit-il, attifé de fes mains leurs feux illégitimes. De quoi fe plaint-il donc ? Eft-il vraifemblable qu'il n'ait pas encore déclaré fon amour a Palmire , qu'il ne 1'ait pas mife au rang de fes époufes, qu'il n'ait pas jufque la fait conftdence de fa paffion a Omar, 6c qu'il attende,  De la Tragedie, rrj pour Ia faire, un moment oü'les plus ini portans 0bjets le doiyent occuper ^^.^ Voltaire, après avoir tourné en ridicule Ie tf" ^^'^^depuisvingtans Phfthene au parricide, en le récompenfant - par veelte, acependant pris le même plan , qu il trouvoit fi abfurde. Mahomet fait enlever par Hercide , Séide & paImire,«encore au berceau; il les fait élever enfemble, ■ les huffe fe prendre d'amour, fans leur dé■couvrir ce qu'ils font, & pendant quinze • ans il nourrit ainfi le delTein de faire tuer Zopire par fon fils. C'eft précifément la | meme idéé que celle d'Atrée , c'eft le même : plan de vengeance. Atrée eft moins ridicule que Mahomet, puifqu Atrée n'eftpoint amoureux de la maitrefTe de Plifthène. D'ailleurs Ja vengeance connue d'Atrée n'eft point ex-! travagante d'après fon caraétère : mais cello q«e 1 Auteur prête a Mahomet contre fon earaétere , eft réellement abfurde, puifqu'elle ne pouvoit être que funefte k fes projets Uans cette imitation contradictoire, Voltaire i changé une circonftance , & Ce change, nent eft encore une contradiétion; s'eft: Hij  n6 De la Tragédie. Omar qui propofe a Mahomet de faire afiaffiner Zopire par Séide : on ne con9oit pas que cette penfée puiife venir H'efpritd'Omar; on 1'attendoit de Mahomet, puifqu'au fecond Atfe, il dit a ce même Omar, au fujet de Palmire &. de Séide : J'aifiourri dans mon fein ces ferpens dangereux ; Déja, fans fe connoitre , ils m'outragent tous deux. J'atrifai de mes mains leurs feux illégitimes. Le Ciel voulut ici rafTembler tous les crimes. Je veux Leur père vient. Mahomet n'achève pas de dire ce qu'il veut 3 & dans la fuite il n'en parle plus. II eft évident qu'il veut faire tuer le père par le fils; car dans quel autre motif de vengeance auroit-il pris tant de foin d'élever Séide ? Pourquoi , étant amoureux de Palmire , auroit-il attifé les feux inceftueux de Palmire & de Séide ? Peut-être 1'Auteur a-t-il oublié d'une fcène a 1'autre, ce que Mahomet n'avoit pas achêvé de déclarer j & fentant que 1 imitation d'Atrée feroit trop forte, il a fait propofer par Omar ce que Mahomet eft cenfé avoir réfolu depuis long-temps, ft 1'on en  De la Tragédie. 11 j juge par fa conduite, qui autrement feroit inexplicable. Mais qui pourra me dire quel eft. le motif qui détermine Zopire a voir Mahomet, &. a venir lui-même le chercher , lui que 1'Auteur a fait parler ainli , dans la fcène avec Omar l Omar. Mahomet veut ici te voir & te parler. Zopire. Lui I Mahomet 1 Omar. Lui-même, il t'en conjure. Zopire. Traure ! Si de ces lieux ("acres j'étois 1'unique maitre, C'eft en te puniflant que j'aurois répondu. Après s'être ainfï emporte' contre Ia propofition d'Omar, Zopire ne paroit-il pas lingulièrement inconféquent, lorfqu'il vient, fans autre follicitation, prévenir Mahomet & fe rendre auprès de lui l Quefpéroit-il de cette entrevue ? Croyoit - il convertir Mahomet ? N'avoit-il pas lui-même 1'intention detre H üj  tl8 De ta TragéÜe. inflexible ? Encore une fois, que veut-il donc ? Qu'eft-ce qui 1'oblige a une démarche qui répugne k fon cafaétère, puifqu'il a 1'aif de faire des avances k 1'homme qui lui eft le plus odieux l Que pouvoit, a fon tour , efpérer de cet entretien Mahomet, qui connoiffoit affez la haine inflexible de Zopire, 8c qui devoit favoir qu'en fe déclarant foimème fourbe 8c hypocrite, ce n'étoit pas le moyen d'attirer un fanatique dans fon parti ? car obfervez que 1'Auteur a fait auffi de Zopire un fanatique. II fuffifoit fans doute de donner k ce Vieillard de la fermeté 8c de la vertu; mais prefque tous fes difcours font d'un jeune liomme violent, emporté 8c frénétique. Etoit-ce avec un liomme de ce caraétère, que Mahomet devoit prendre d'abord le ton d'un Infpiré , pour fe déoouvrir tout de fuite k lui comme un fourbe ambitieux ? II y a plus; Mahomet eft un infenfé de s'expofer a un entretien dont Zopire pourroit tirer contre lui de terribles avantages, s'il répondoit tout ce qu'il eft en droit de répondre , 8c s'il alloit déclarer au Sénat, dont il eft le Chef, tout ce que le faux  De Ia Tragédie. Prophete vient de lui révéler avec une indifcrétion fi déraifonnable. Cette fcène, que 1'on vante , eft donc mal amenée , & néceifairement inutile, puifqu'elle répugne également au caraétère des deux Interlocuteurs, & que la fuite n'en pouvoit être que funefte a Mahomet , fi Zopire vouloit ufer de fon autorité de Schérif, &. fe conduire un moment comme la raifon le demande. PafTons a d'autres invraifemblances. Que Zopire fe fente de 1'attachement pour la jeune Palmire qu'il a chez lui depuis deux mois , cela fe peut comprendre ; mais qu'il fe prenne tout-a-coup d'amitié pour Séide , en le voyant pour la première fois, au point de lui confier qu'on veut perdre Mahomet, & que le carnage va commencer pendant la nuit(i), cela devient incompréhenfible. S'il a des preffentimens que ce font fes enfans , il n'en fait pas affez. Quand il a appris de Mahomet, que Mahomet lui-même les a tous deux en fa puiffance , il ne fe donne (i) Zopire ne donne aucun éclairciffemenr. fur ce projet formé en 1'air, & dont on n'cntend plus parler. Hiv  tiö Z)e la Tragédie.' aucun mouvement pour découvrir oü ils peü« vent être. II a fu de Palmire qu'elle ignoroit fes parens , & il ne cherché point Palmire pour 1'interroger, quoiqu'elle foit chez lui; il n'eft point frappé de la conformité du fort de Palmire & de Séide, qui ne cennoiffent point les auteurs de leur naiffance , avec celui de fes enfans, qu'il a perdus dans un age oü ils ne pouvoient connoitre les leurs. II fait qu'Hercide a enlevé fes enfans; Hercide eft venu dans la Mecque avec Mahomet , & Zopire ne cherché point Hercide pour s eclaircir du fprt de fes enfans ! Tout cela eft-il dans la Nature ? Quel eft 1'homme, je ne dis pas ufant de fa raifon , mais prefquè imbécille ou fou , qui fe conduiroit de la forte ? Mahomet, qui eft entré dans la Mecque a la faveur d'une trève d'un jour, pour féduire les efprlts , va faire affaftiner Zopire par fon fils. Eft-ce la un excellent moyen de féduire fes ennemis ? II faut d'un peuple fier enchanter les efprlts 3 dit Mahomet; & pour les enchanter, il va faire commettre un parricide. Omar eft forti quand Zopire  De la Tragédie. 121 eft venu , fans fujet, caufer avec Mahomet; Omar revient auflï - tot après la fortie de Zopire , & dit a fon Maitre : Le Sénat vient de te condamner. Mais Zopire ne pouvoitètre au Sénat, tandis qu'il étoit avec Mahomet, & le Sénat ne pouvoit rien faire lans le Schérif. Cette inconféquence relfemble affez a celle qui fit tomber Amphiaraüs fur le théatre d'Athènes. Dans la fcène de Zopire & de Séide , celui-ci dit au Vieillard qu'il ne connoit point fes parens; Palmire lui a dit la même chofe j & le Vieillard, qui n'a pas interrogé Palmire a ce fujet, ne fait pas non plus a Séide les queftions les plus naturelles. Si 1'Auteur n'avoit pas tout arrangé pour que Zopire neut pas une ombre de raifon dans fa conduite, & qu'en conféquence il fut égorgé par fon fils, ne diroit-il pas a ce jeune homme : Conncljfer-vous Hercide l & tout feroit découvert. D'oü vient que Séide lui-même ne parle pas a Zopire d'Hercide dont il eft aimé , & qu'il ne dit pas que ce fut Hercide qui 1'enleva au berceau , & le remit entre les mains de Mahomet l C'eft que  J22 De la Tragédie. 1'Auteur a prédeftiné le miférable Séide a égorger fon père, & que la fatalité attachée aux Perfonnages de cette Pièce, veut qu'ils s'obfiinent a taire ce que la Nature veut qu'ils difent. Je ne puis m'empêcher de rire, quand je vois deux AéUurs qui font mutuellement en garde pour ne pas laiifer échapper Ie feul mot qui peut les éclairer fur leur fort, le feul mot qui doit leur venir fans ceffe a la bouche , & cela paree qu'il faut que 1'un foit affaffiné par 1'autre, & que 1'Auteur a combiné Ie plan d'un parricide fur cette énorme abfurdité. Je ne fais ce que je dois admirer le plus, ou de 1'audace du Poëte, ou de la facilité des Speclateurs. Pourquoi Zopire dit-il a Séide : Remetstoi dans mes malns, puifque Séide ne doit point fortir de la maifon de Zopire , dont il eft 1'otage \ De quel droit Omar vient-il au même inftant chez Zopire, arrêter 1'otage qu'on lui a donné , & commander a Séide d'aller fe jeter aux genoux de Mahomet \ Par quel efprit de vertige , Zopire qui, dans une des premières fcènes , a parlé a Omar avec tant de violence , n'ouvre-t il pas feulement  De la Tragédie. 123 la bouche en ce moment, & fouffre-t-il, chez lui , avec une patience ridicule , qu'Omar vienne parler en maitre , & lui enlever , contre le droit des gens, 1'otage qu'il lui avoit remis ? Par quel efprit de vertige encore plus grand, cette étrange conduite ne lui infpire-t-elle aucun foupcon , & ne craint-il point que Séide aille revéler la confidence indifcrète qu'il lui a faite, qu'on en veut a la vie de Mahomet , que le fang va couler, &c. ? Séide a révélé l'horrible myjlère a Hercide, il lui a confié qu'il alloit afTaffiner Zopire; cependant Hercide ne découvre point a ce jeune hornme que Zopiré eft fon père; Hercide fe contente d'écrire a Zopire qu'il veut le voir. Hercide veut empêcher cet horrible parricide, & voila comme il 1'empêche, en n'agiffant pas de la feule rnanière qui foit conforme au fens commun, en ne difant pas un feul mot fi facile a dire. II doit dire a Séide : Zopire ejl votre père. II doit écrire a Zopire : Séide, Palmire font vos enfans. Eft-il befoin qu'Hercide figne' fa lettre , qui peut tomber dans les mains de Mahomet ?  «4 Be la Tragédie. L'Auteur fait toujours écrire des Iettres contre tout ordre naturel, pour fa plus grande commodité ; & en effet, pourquoi fes Perfonnages écriroient-ils autrement qu'ils ne parient l . ZoPire' aPrès ^oir recu Ie billet d'Hercide , commence a foupconner qUe Séide & Palmire pourroient bien être fes enfans. D'après cela, on s'imagine qu'il va les trouver, puifqu'ils font tous deux dans fa maifon ; mais il n'en fait rien. Que fait-il donc dans Imtervalle du troifième au quatrième Acfe? On 1'ignore. Ce qu'on ne peut ignorer , c'eft qu'il ne fait point ce que la fituation donnée exigeoit néce/fairement de lui. Ce qui mepuoir plaifant, c'eft que Mahomet s'imagine que tout le peuple adorera fon Dieu, qu-nd il aura affafhné le père par Ia main du iris; & qu'un tej parricide, commis pendant la trève, lui gagnera tous les cceurs. ü ie défavouera, me direz-vous; mais par quel mirxle croira-t on qu'un etage donne' p-.r Mahomet, n'ait pas .été excité par lui a violer tous les droits des gens & de 1 humanité l Quel intérèt auroit porté  De la Tragédie. 125 Séide a ce crime , s'il ne lui avoit été diété par fon Maitre ? Tel eft donc ce Mahomet qui annonce de fi grands projets; il fe borne a aimer ridiculement une petite fille , & a commander un parricide qui ne peut lui fervir a rien qu'a le faire empaler tout vif dans une ville oü il n'eft entré qu'a la faveur d'une trève. Palmire n'a pu apprendre que le vieux Zopire étoit la viétime demandée par Mahomet ; toutefois, lorfque Séide lui en parle, elle ne paroit point étonnée , elle ne s emeuc point en faveur de ce vertueux Vieillard qui a voulu lui tenir lieu de père , & qui lui a donné tant de marqués de bonté ; elle paroit plus infenfible , plus dure que Séide; c'eft elle qui le raffure dans fes perplexités ? &. qui femble 1'enhardir au meurtre. Cette atrocité eft contre h Nature. La DuchefTe de Montpenfier pouvoit bien , par fes carefTes, échauffer a fa vengeance Farfaffin du dernier des Valois ; mais Palmire eft - elle dans le même cas ? Quand des fcélérats fe font fervis du fanatifme pour exécuter des meurtres, ils ont choifi des monftres imbécilles oufurieux,  12 6 De la Tragédie. quinavoient ni vertu , „i pri„cipesd'honneur & de bravoure, mais feulemenc 1'aveugle impetuofite d'un courage féroce. Jamais ils „ont cru qu'une jeune fiile innocente & fenfibie auxbtenfaitsdun VieiHard, püt encourager ade rek forfaits un jeune homme vertueux & qui a de la va leur. fld0^r/n?0it rienUaPHè-q-Zopire adreneKesDteux^lparlecomm.unhomme qm attend la mort, & dont 13 Seéte va fuc comber fous le pouvoir de Mahomet II n'y * Pas long-temps neanmoins qu'il vouloit arracher Séide au carnage, oü Mahomet devoit perir avec tous les fiens. A quel pro. posv,ent-il impJorerfes U^pourla der. ^{^^^^"^-êtreégorgé?^ ^ ^ 13 ?art de Auteur, qui oublie ce quilafait dire plus haut au vieux ^Fre,&qui n'eft plus occupé que de I* «tuation préfente. Le moment oü Séide , incertain & aeité Ant etreléplus attendri par les voeuxqj le ymlla.dfau pour fes ènfaas, ce momentoule poignarddevroitlui tomber des mains eit ceJuz oü il éeurt aflkfliner ce maJheureu*  De la Tragedie. rij père. Palmire, qui laiffe Séide commettre ce forfait a deux pas d'elle, & prefque en fa préfence , Palmire, qui fait de froides réflexions fur cet alfaffinat, paroit mille fois plus barbare que 1'alfaffin. L'égarement de Séide, après le crime, eft bien peint; mais Palmire, qui demande froidement les détails du meurtre , indigne & révolte : après avoir fouffert tranquillement ce laehe affafftnat, quand Zopire fe traine tout fanglant, elle dit , en allant a lui , quelle céde d la pitlé dont elle ejl déchlrée. Cette pltïé fait rire dans la bouche de cette miférable, qui a, pour ainfi dire, pouffé le poignard & Ia main de fon Amant dans le cceur du Vieillard. Ce qui n'eft pas moins rifible , c'eft qu'Hercide, qui pouvoit ft facilement empêcher le parricide, attende qu'il foit confommé, pour donner avis a Zopire que Séide & Palmire font fes enfans. Tandis que la reconnoiffance fe fait, Zopire n'eft pas a fon aife , & 1'on ne fonge pas a lui donner du fecours ; on caufe comme fi de rien n'étoit; on le laiffe paifiblement noyer dans fon fang. Cependant Omar vient arrêter Séide, &  I2§ De la Tragédie. Zopire refte muet■ il ne lui reproche pas le parricide .que fon Maitre & lui viennent de faire commettre. Séide ni Palmire ne lui en font aucun reproche. Pourquoi cette abfurdité l Afin que Mahomet femble ignorer, au commencement du cinquième Ade , que ce fecret foit connu , & afin que 1'Auteur puiffe trouver la matière de deux fcènes dans cette prétendue caufe d'ignorance. 11 n'y a rien au monde de fi extravagant. Zopire eft expirant, dit Omar a Mahomet , en ouvrant le cinquième Aéte. Qui le croiroit ? Zopire n'a point révélé que Mahomet 1'a fait affafiiner par fon fils & par fa fille j il n'en a pas inftruit le Sénat pendant 1'entre-ade ; le Sénat n'a pas fait faifir Mahomet, qui profite de la trève pour exécuter un fi horrible crime ; en un mot, rien de tout cela ne s'eft fait dans un intervalle qui ne pouvoit être nér.effairement employé que de cette rnanière. Tout ce commencement du cinquième Ade eft incroyable; & Omar ne dit pas un mot qu'il doive dire. Séide ne fait pas qu'il vient d'ouvrir le flanc dont il Temt la vie, dit Mahomet.. Omar répond :  De la Tragédie. I1;> Qui pourroit Ven ïnjlruire t Eft-il poffible que Séide n'en ait rien dit l Et Palmire ! Le füence eft encor fur fa bou-che timide ,■ ajoute Omar. Eft-il pofïible qu'elle ait gardé le filence ? Oü eft la Nature ? oü eft le- fens commun ? Séide a été empoifonné' dès le troifième Aéte ,. & Ie poifon eft affez complaifant pour attendre jufqu'a la fin du cinquième k produire fon effet, au moment précis que Mahomet le jugera a propos pour fes deffeins. Qui croiroit que c'eft-la 1'inftant que Mahomet choifit pour débiter une déclaration d'amour a Palmire , & que cette Palmire lui laiffe le loifir d'enfiler dix-huit vers de fadeurs ? Cette fcène êft d'un ridicule achevé. Mahomet n'a jamais été ni plus peut, ni plus abfurde que dans ce cinquième Ade. Dites-moi d'oü peut venir la confiance qu'il témoigne, quand tout le peuple fe foulevant contre lui, vient a main armée Ie punir de fes forfaits ? C'eft que Mahomet compte fur un miracle pour confondre le peuple; c'eft-a-dire , fur le poifon donne a Séide : il eft affuré que ce poifon fera fon effet juftement quand il le voudra. Cette Première Partie. 1  130 De la Tragédie. affurance de Mahomet n'eft-elle pas plaifante l Mais le peuple peut-il ne pas croire que Mahömet, s'étant fervi de Séide pour un ft exécrable attentat , & défavouant le crime qu'il a ordonné, aura empoifonné ce malheureux , comme il a fait mourir Hercide ? D'ailleurs, fi Mahomet n'étoit pas aufïï infenfé que 1'Auteur la f it, la prudence ne demandoit-elle pas qu'il hatat la mort de Séide , tan dis qu'il étoit dans la prifon ? Devoit-il attendre qu'on vint 1'en arracher ? ou du moins devoit-il s'expofer aux révélations que cet infortuné feroit néceffairement avant que d'expirer par le poifon , puifque ce poifon agüToit fi lentement ? Séide vient donc mourir du poifon ,' au moment qu'il s'avance pour frapper Mahomet. Mais quoi ? il n'en avoit pas fenti 1'atteinte un moment auparavant ? il n'avoit pas pu animer le peuple , en difant que Mahomet 1'avoit empoifonné, pour enfevelir avec lui la connokTance du parricide ? Par quelle folie Mahomet s'eft-il repofé fur cette circonftance puérile, & a-t-il pu compter fur la lenteur, fur la ponétualicé du poifon,  '( ' De la Tragédie. j^t pour fe juftifier par 1'apparence d'un miracle ? Si le poifon avoit agi un moment plus tót ou plus tard, qu'auroit-il fait ? Que pouvoit-il efpérer enfin du meuttre de Zopire commis par Séide , otage de la trève li'vré par Omar ? Dans tous les cas, le dénouement qui devoit réfulter de cette aétion ne pouvoit être qu'abfurde , ou funefte a Mahomet; car fi le peuple eft alfez ftupide pour fe laiffer leurrer a un miracle fi groffier, le Sénat n'eft-il pas convaincu de 1'impofture, .& ne doit-il pas pourfuivre Jé chatiinent du thaumaturge parricide ? Ce~qui me paroit le comble de la folie, c'eft que Mahomet, convaincu devant le peuple par le témoignage de Zopire , d'Hercide, dePhatlor, de Séide, de Palmire, & par Ie jugement du Sénat, ofe parler de fon innocence devant ce même peuple , &.en préfence de Palmire, qui n'a pas le courage d'élever la voix & de de'mentir cet impofteur. Le comble de la folie eft que le peuple balance un feul moment entre Mahomet & Séide, pour trouver Je coupable. Séide pou« voit-il être autre chofe qu'un inftrument de  De la Tragédie. fon Maitre \ Ét quand il a dit que Mahomet 1'a féduitpour lui faire tuer fon père , quand il vient pour fe venger du parricide auquel on 1'a deftiné dès le berceau , peut il refter une ombre de doute , dans l'ame du plus ftupide, fur le crime de Mahomet ? Si un miratle auffi abfurde 8c auffi puéril que celui-la fe trouvoit dans 1'Alcoran , combien n'exciteroit-il pas la pitié & la rifée de ces mêmes Philofophes qui vont 1'admirer au théatre ! Si quelque chofe encore peut rendre ce' de'nouement plus ridicule , ce font les fureurs d'amour de ce pauvre Mahomet, qui terminent pitoyablement la Pièce la plus romanefque & la plus invraifemblable qu'on ait vue fur la' fcène. Quel eft maintenant le plus déterminé partifan de Voltaire, qui ofera dire que les Tragédies de Corneille & de Racine offrent les mêmes abfurdités, & ne font pas conduites avec plus de fimplicité , de naturel, d'intelligence & de génie ? On trouve fans doute, dans 1'intrigue de leurs Pièces , quelques moyens foibles 8c communs, d'autres qifi n'ont pas toute la dignité convenable au  De la Tragédie. ' 13* genre • mais on n'en trouve aucun qui choque le bon fens & la Nature, comme on en rencontre perpétuellement dans Voltaire. Ses Admiratenrs obflinés n'ont plus qu'un parti * a prendre; ils diront que tous ces défauts contre la vraifemblance font apparemment efTentiels au genre tragique, puifque des Tragédies qui produiiént un fi grand effet en font remplies j ils ne manqueront pas d'ajouter , qu'il va ut mieux préférer fon plaifir a une raifon fi réguliere & aux fcrupules de la critique. En parlant ainfi, ces Meffieurs ne feront pas attemion que la vraifemblance n'eft pas une de ces régies arbitraires qu'on puiffe violer fans .cc-nféquence ; elle eft la bafe effentielle de tout Ouvrage fait pour des hommes raifonnables. Nous favons bien qu'on peut plaire fans elle , que des Romans extravagans, que tant d'Ouvrages enfarités par une imagination auffi infipide que déréglée , ont trouvé beaucoup plus de Leéteurs que 1 iliade & 1'Enéide : mais oü eft la gloire de plaire a de tels Leéteurs l Et quand des Auteurs même de Romans ont ambjtionné des fuffrages I iij  134 De la Tragédie. honorables, h'ont-ils pas été obligés de refpeder la vraifemblance ? Que faudroit - il donc penfer de 1'Art Dramatique, qui doit parler a la fois aux yeux & a l efprit, ft le vraifemblable y étoit moins néceffaire que ' dans les Ouvrages qui parient feulement k i'imagination ? L'Art Dramatique n'auroit-il été inventé que pour amufer la populace & les enfans-,'que le vrai touche peu, mais que 1'incroyable étonne «Sc tranfporte ? Sans Ia vraifemblance, en un mot, vous révoltez 1'amour-propre des efprits éclairés t qui ne veulent point qu'on cherché a les tromper groflïèrement, ck qui exigent qu'on proportionne lesamufemens qu'on leur offre, a 1'exceilence de leur goüt, & a la pénétration de leur difcernement. Si le preftige du fpedacle a pu les éblouir par hafard, ck arracher leurs applaüdiffemehs pour des Pièces déraifonnables, c'eft que leur jugement s'eft laiffe' égarer; ck il y a bien pen d efprits affez parfaits, pour étre toujours a 1'abri de pareilles furprifes; mais leur plaifir ceffe du moment qu'ils voient Ia raifon outragée , &.qu'ils apper9oivent les abfurdités  De la Tragédie. 155 qui avoient d'abord échappé a leurs lumières; ils deviennent même d'autant plus févères Sc plus rigoureux a condamner ces mêmes Ou: vrages, que leur amour-propre leur reproche durement de s'être laiffé tromper, comme la foule, au prettige groffier d'un fpeétacle abfurde. Ceux qui difent donc qu'il faut préférer ! fon plaifir au bon fens Sc a la raifon, ne prouvent rien, finon qu'ils font aife's a contenter j & il n'eft pas étonnant qu'ils admirent avec tant d'intre'pidité des Ouvrages oü il y a fi peu de raifon & de bon fens. Qu'ils aient feulemenr., s'il eft poffible , la modeftie d'avouer que leurs plaifirs ne doivent pas être la règle des efprits plus difficiles & plus délicats; qu'ils applaudüTent, tant qu'ils youdront, a des Trage'dies fpirituelles & abfurdes , faites expres pour ëux •, pourvu qu'ils permettent aux gens fenfés' de réferver leur admiration pour des Ouvrages de génie , immortels comme la Vérité 6c la Nature qui les ont infpirés. • ' I iv  ^ De la Tragédie. CHAPITRE V. De l'Adion, ou du Mouvement Dramatique. V^N fait que Ie mouvement eft Ia vie de toutOuvrage de. Poene ou -d'Eloquence , & que chaque genre a fon mouvement particulier. Celui del'Odea une rapidité , une chaleur que n'a point celui de 1'Epitre ; & le mouvement dramatique doit avoir une progreffion plus fiuvie que celui du Poëme épique. Dans.une bonne Pièce de théatre, le mouvement doit fe faire fentir dès 1'expofition , croitre fucceffivement de fcène en fcène & d'Aéie en Acte, de rnanière que chaque fcène ait un progrès marqué fur la précédente, & ajoute quelque chofe au-développement des caraétères & des paffions: C'eft ce développement progrefhf qui échauffe par degres l'ame du Speclateur, qui le tire d'une fuuasion tranquilie , 1'entraine , fans qu'il s'en appercoive, par une émotion dauce, k  De la Tragédie. 137 une émotion plus forte, & 1'amène enfin au point de. partager tous les mouvemens, les tranfports, les dóuleurs du Perfonnage , fans avoir le temps de reconnoitre rillufion &. d'en fortir. Mais fi cette progreffion n'eft point obfervée; fi une Trage'die commence par une expofition froide & fans mouvement; fi 1'action mal entamée languit pendant deux Actes, pour' amener au troifième ou au quatrième une fituation terrible; le Speétateur qui n'eft.point préparé , recoit une fecouffe 8c non une émotion ; il n'eft pas touché, il eft furpris; il peut être frappé du jeu de 1'Aéteur , mais il ne pleure point fur le fort du Perfonnage. Après la repréfentation de Mahomet , on pouvoit avoir la curiofité de demander 1'Auteur; mais 'après avoir vu le Cid & Andromaque , on n'étoit occupé qu a efTuyer fes larmes'. J'entends dire affez fouvent que les Pièces de Voltaire ont plus' d'aclion que celles de Racine & de Corneille. Ceci demande explication. Si par aclion, on entend 1'intrigue & les incidens, il eft certain qu'il y a plus  ij8 De la Tragédie. d'incidens & d'intrigue dans les Drames de Voltaire i mais eft-ce-la un fujet de louanges ? rfeft-ce pas, au contraire , le reproche que nous lui faifons, d'avoir dégradé par des intrigues romanefques, la belle fimplicité que fes prédéceffeurs avoient rendue a la Tragédie l N'eft-ce pas pour fourhir a cette forte d'aSion, qu'il a imaginé tous ces moyens abfurdes que nous avons remarqués j ces lettres fans adreffes, ces noms changés fans fujet , ces enfans perdus 6c retrouvés, ces reconnoüfances forcées, ces myftères 8c ces fecrets ridicules fur des chofes qu'il eft déraifonnable de cacher; cette conduite extravagante des Perfonnages qui auroient de fortes raifons pour agir. autrement qu'ils n'agiifent; en un mot, toutes ces fituations amenées de force , & qui font impoffibles , quand on les confiaère felon les loix du bon fens ? Veut-on dire que fes Perfonnages tragiques agijfent plus fur la fcène que ceux de Corneille 6c de Racine ' C'eft redire la même chofe en d'autres termes; car il eft évident que les Acteurs d'une intrigue fort chargée d incidens 6c de fituations , feront plus en  De la Tragédie. 139 mouvement fur le théatre, que dans une intrigue fimple & naturelle, oü les fituations feront plutöt 1'effet du choc des paffions, que des caprices du hafard. Mais prefque toujours ce prétendu mouvement, qui n'eft i que du défordre & du bruit, eft contraire au progrès de 1'aéïion & a fes véritables ■ développemens. Auffi voyez-vous dans le ' Théatre de Voltaire , que Yacïion eft retar: dée , & tourne dans le même cercle pendant deux ou trois Aétes, afin d'amener les I coups de théatre & d'entretenir le tumulte ïdes Acteurs. Les deux premiers Aétes de fZaïre & d'Alzire, les trois premiers de Sémiramis & d'OEdipe,' les deux derniers de Mérope, le fecond,, le troifïème & le quatrième de Brutus, & prefque toute la Pièce 1de Mahomet font infeélés de ce défaut, qui iproduit une alternative de langueur"& de ifecouffie, quelque furprife, & peu d'émotion. Examinons jufqu'a quel point le mouvement progreffif elfentiel a la Tragédie fe fait fentir_dans Cinna, ce chef d'oeuvre aujquel Voltaire reproche de manquer 'd'aélion : nous verrons enfuite s'il y a autant de ce  140 De la Tragedie'. mouvement dans Se'miramis, qui eft la Pièce 01V 1'on trouve le plus de ce qu'on reut aujourd hui nommer aélion. L'implacable reftentiment d'Emilie contre Augufte ouvre la Tragédie de Corneille avec beaucoup de vivacité; c'eft fa vengeance qui eft le premier motif de 1'aétion , & c'eft auffi cette vengeance qui donne a 1'aétion le premier mouvement; mais quel -degré de chaleur ne recoit-il pas foudain par le récit de Cinna , qui eft non feulement un des plus beaux morceaux de Poéfie, mais qui forme encore 1'expofition la plus animée , la plus claire & la plus belle ! Avec qüelle rapidité le Poëte vous entrainé au milieu de la conjuration prête a éclater ! Vous voila , dès le commencement, au fort de 1'aétion, & vous croyezja cataftrophe prochaine. Si Corneille avoit été de ces efprits flériles, qui aiment a fe charger d'une matière oifeufe .& furabondante , dans la crainte de n-'avoir pas la force de foutenir cinq Aétes , ilauroit pu aifément, avec tous les préparatifs de la conjuration, tourner languiffiamment dans le cercie de trois Aétes 3 il auroit même  De la Tragédie. 141 pu faire aller & venir fouvent les Conjure's fur la fcène , leur donner beaucoup de mouvement, & en öter a fon aétion ; il auroit fait fans peine ce qu'on voit dans Rome fauvée, ck dans la Mort de Céfar, Tragédies pleines de fcènes, de colloques ck de bruit, mais fans aétion ók fans ame. Ce défaut, trèsfenfible dans la première de ces deux Pièces, oü Catilina parle toujours Sc n'agit jamais, 1'eft encore davantage dans la feconde, qui n'a que trois Aétes; car la conjuration ne commence a s'y former que vers la fin du deuxième. On peut affirmer qu'une conjuration qui n'eft pas nouée avant que la 'Pièce commence, ne doit produire qu'un fujet froid & languilfant. ■Corneille, en ouvrant fa Tragédie au moment oü 1'on met, pour ainfi dire , le feu a la conjuration , commence donc par un mouvement plein de chaleur ck de force; voyons s'il le foutiendra. A 1'inflant on vient dire a Cinna , qu'Augufte le mande avec Maxime, autre Chef de 1'entreprilè. Ce nouveau mouvement, qui eft un coup de théatre frappant, excite une violente curiofité, &c fait faire un  I41 De la Tragédie. grand pas k 1'aétion; on attend avec impatience, pour favoir fi Augufte a découverf la confpiration. La longue fcène, dans laquelle il délibère s'il quittera 1'Empire, ou s'il le gardera, cette fcène fi éloquente pa^ roitroit froide , avec toutes fes beautés, dans tout autre circonftance ; mais le Poëte a fu vous la faire défirer, & vous attacher k tous fes détails, par la rnanière habile dont il 1'a préparée. A préfent qu'on eft raffuré fur le compte de Cinna , & fur le fort de 1'entreprife, on eft agité d'un autre mouvement; on veut favoir fi ce témoignage de confiance & d'amitié de Ia part d'Augufte défarmera Cinna , & fera échouer la vengeance d'Emilie : car le Speéïateur commence a s'intéreffer pour Augufte; mais il partage 1'embarras de Cinna , qui, ayant promis. a fa Maitreffe & k fes amis de délivrer Rome d'un Tyran qui 1'a noyée au fang de fes enfans , vient de mettre 1'entreprife au point d'éclater, & fe voit au même inftant comblé des faveurs & desbontés de 1'Empereur, dont il a juré la ruine. Ce mouvement d'intérêt  D.e- la Tragédie. ck de curiofité romberoit tout de fuite , dans le cas oü Cinna fe rendroit.a 1'amitié d'Atr* gulle; mais comme on voit qu'il Jui confeille de garder 1'Empire , on concoit qu'il n'abandonne point fon projet; 6t ce coup de Maitre, qui a été blïmé fi mal a propos par Voltaire, foutient fortement la curiofité ck 1'intérêt. Cependant, quand la fureur, que Cinna avoit répandue dans 1'affembléadesConjure's, & dont nous 1'avons vu encore tout enflammé aux yeux d'Emilie , a eu le temps de fe modérer; lorfque les bouillons de fa colère ont été refroidis un peu par la réflexion, par le fouvenir des bontés d'Augufte , ck par fapproche du coup qu'il doit porter ; •les remords s'emparent de lui, 6k la reconnoiffance combat dans fon.cceur la vengeance ck 1'amour. Ce combat eft ün mouvement nouveau , qui nous rejette dans 1'agitation & la perplexité; nous croyons 1'entreprife rorapue. AufTï-töt Emilie , dans une des fcènes les plus fublimes de Corneille , vient oppofér a la.géne'rofite' de fon Amant toute la chaleur '6c 1'emportement de la vengeance, toute  M+ De la Tragédie. la hauteur & le courage de 1'indépendance romaine. R falloit le génie de Corneille, pour rendre Emilie plus admirable encore, au moment oü elle veut détruire le fentiment vertueux de la reconnoiffance dans le cceur de fon Amant. Les lamentations d'un amour plaintif, dans la bouche- d'Emilie, auroient alors affadi le Speétateur , & avilt Cinna; au lieu qu'on n'eft pas étonné que la fierté, la rjoble fureur de cette Romaine, 1'exaltation de fes fentimens, qui tiennentala grandeur d'ame , rejettent Cinna , mal-jré lui-, dans le parti de la conjuration j & qu'il forte défefpéré, avec le projet d'immoler 1'Empereur a fon Amante, & de s'immoler lui-même a fon honneur. L'agitation eft plus grande que jamais , paree qu'Emilie a rallumé dans tous les cceurs le feu de fa vengeance ; paree que néanmoins on s'intéreffe a Augufte, qui s'eft montré fous des traits de bonté capables de faire excufer un peu les cruautés d'Oétave; paree - qu'enfin on s'intéreffe davantage a Cinna, depuis qu'on le voit fenfible a la reconnoiffance encore plus qua 1'amour, & forcé par le génie d'Emilie a poignarder  De la Tragédie i I45 : poignarder Augufte. Le troifième Acle finit, en vous lahTant l'ame ainfi bouleverfée : on attend avec crainte ce qui va arriver. La conjuration eft découverte ; Cinna eft trahi par Maxime , qui fait tout révéler a ! Augufte : voila cet Empereur en füreté j mais que vont devenir Emilie & Cinna ? Que fera Augufte ? Soutiendra-t-il le caractère de bonté qu'il a montré d'ab'ord, ou ! fe vengera-t-il de fes ennemis l Nouvelle 1 agitation, nouvelle perplexité. Notre efprit, 1 déja fortement remué par ce moment de [ crife , 1'eft encore davantage par le trouble d'Augufte, par les reproches qu'il fe fait k lui-même , par les combats que livre a fon ;coeur le défir de punir des traitres, & fenivie de leur pardonner. II fort dans cette irréfolution. L'incertitude oü il nous laiffe fur le parti qu'il prendra, entretient le mouveM:ment qu'il vient de nous communiquer, excite .la curiofité , & redouble 1'intérêt que nous prenons a Emilie, a Cinna , & a Ia gloire d'Augufte. A la vérité , les fcènes de . Maxime , que 1'on croit noyé, & qui reparoit pour dire des douceurs a Emilie, refroidiffent Première Partie. K  ï4<5 T)i la Tragédie? la fin de ce quatrième Aéte, ralentiflent le mouvement de 1'aclion , 8c forment un remplilfage indigne d'un tel chef-d'oeuvre. Mais Corneille ne tombe jamais que pour fe relever avec plus de grandeur. Avec quelle chaleur fe ranime 1'intérêt, quand Augufte paroit avec Cinna, lui rappelle tous les bienfaits , toutes les faveurs qu'il a recues a fa Cour , depuis qu'il refpire, ck lui de'taille enfuite toutes les circonftances de la conjuration ! Combien notre attention devient plus vive ck plus inquiette 1 Mais tandis que nous fommes dans 1'attente du parti que prendra PEmpereur , dont le calme ironique nous fait plus craindre qu'efpérer pour Cinna ; tandis que Cinna implore avec courage , non la clémence d'Augufte , mais fa vengeance 8c la mort, ck fortifie par ia 1'intérêt que nous prenons a fa fituation ; Emilie vient s'accufer elle-même pour fauver fon Amant, ou du moins pour mourir avec lui.- Ce combat de grandeur d'ame ck de générofité entre ces deux Amans qui fe difputent la mort, nous intéreife plus vivement a eux, ék redouble a la fois notre inquiétude, notre curiofité 8c notre admiration.  De Ia Tragédie. x^y b L'émotion eft au comble , quand Augufte ! faifant un dernier efFort fur fon courroux, is cede a la clémence , & pardonne aux Con- e. jurés. C'eft alors que notre cceur agité pen[e dant tout Ie cours de la Pièce, fe repofe fur le I le fentiment le plus noble & le plus touj. chant, & laiffe couler des larmes d'admi- f, ration qui le foulagent & 1'élèvent. Qui"eft-ce le qui n'eft pas tranfporté, ému , attendri, 3 chaque mot de ce difcours, oü Augufte i s'e'c»e , avec lenthoufiafme d'un efprit irrité „8 qui s'eft vaincu lui-même : e 1 Jc fuis maïtre de moi comme de I'Univers • " Te Je fuis' j= veui 1'«rc- O Siècles I 6 Mémoirel i; Confervez a jamais ma dernière viftoire. !, Ic. «ipmphc aujourd'hui du plus jufte courroux |De 9ui le fouvenir pui/Tc aller jufqu'a vous. ,. Soyons amis, Cinna 5 c'eft moi q.ij t'en convie. Comme a mon ennemi je t'ai donné la vie j * Ec> maIgré ,a fareur de ton lache de/Tem, :, Je te Ia donne encor comme a mon aflaflïn. - re Vous vovez comment, fur leplan le plusfimIj PIe5 Corneille a donne'a fon aétion unmouvei ment continuel & progreffif, qui vous agite & ,5 vous entraine de fcène en fcène, jufqu'au de'. Kij  14? De la Tragédie. nouement. Vous voyez auffi que le mouvement de fon aétion ne vient pas du mouvement extérieur de fes Aéteurs , rnais de celui de leur ame & du combat de leurs paffions; que la marche de cette Pièce eft claire, fans embarras, fans la moindre invraifemblance; que tout y eft naturel, motivé, préparé ; que les fituations naiïTent du fujet, & non pas le fujet des fituations, comme dans les Drames de Voltaire. Confidérons maintenant', en peu de mots, s'il y a beaucoup dé véritable mouvement dans la Tragédie de Sémiramis, oü il y a tant d'aclion. Ce Drame réunit prefque toutes les abfurdités de toutes les Pièces de 1'Auteur, avec plufieurs autres non moins choquantes: mais ce n'eft pas de quoi il s'agit ici •> nous ne ferons feulement qu'indiquer les fcènes utiles a 1'aétion. Sur un ordre de Sémiramis, Arzace vient \ Babylone; on ignore pour quel fujet; ainft Von ne voit pas quel peut être celui de la Pièce. Après une longue fcène d'expofition , le mouvement n'eft point encore donné : oa attend 1'émotion; mais on ne peut pré-  De la Tragédie'. ,14,0/ Toir de quelle rnanière elle naitra. L'arrivée du Grand-Prêtre excite un peu la curioiite'; * on apprend que Ninus a été empoifonné, èk qu'il doit être vengé : en quel temps ck. par qui ? on n'en fait rien. Bien loin que 1'on croie toucher a la cataftrophe dès 1'ouverture de la Pièce , 1'action ne s'appercoit encore que dans 1'éloignement; elle n'eft pas commencée , on attend toujours. Après cela, AfTIir vient difputer de bravades avec Arzace. Cette fcène eft pleine d'efprit, de fierté , & de beaux vers; mais du fujet de la Pièce , pas un mot. L'entrée de Sémiramis promet, au premier abord, quelque émotion; elle nous touche un peu par fes remords, fans qu.'on fache oü cela mène; elle ne nous dit point pourquoi elle a fait venir Arzace. Quoiqu'il y ait déja eu un grand mouvement de la part des Acteurs , qui font prefque tous venus fur la fcène pour parler beaucoup , 1'aétion n'a pas fait un pas dans ce premier Aéte. Je ne dirai qu'un mot du fecond. Après beaucoup d'allées & de venues de tous les Acteurs, on n'eft pas plus avancé quand il K iij  ■ r$0 De la Tragédie. finit, qua Ia fin du premier : il faut encore atrendre que 1'aétion commence. PafTez pardeffus les cinq premières fcènes du troifième Aéte , & a la fixième vous verrez naitre 1'aétion d'une rnanière affez impofante, lorfque Sémiramis veut donner a Arzace fa couronne & fa main. Le mouvement commence a fe faire fentir, & du moins, dans cette occafion , il fe trouve d'accord avec le tumulte des Perfonnages. La première fcène du quatrième Aéte ralentit le mouvement qui vient de naitre, & qui fe ranime dans la fcène fuivante. On voit qu'Arzace eft fils de Ninus , & qu'il doit venger fon père. Sur qui ? Voila ce qu'on défire de favoir par le dénouement. On ne s'intéreffe a aucun des Perfonnages , paree qu'ils n'ont point de caraétère bien décidé, & qu'ils ne paroiffent pas avoir de iut dans leur conduite; mais Ia curiofité forme une efpèce d'intérêt qui ne laiffe pas d'attacher. Cependant, comme on voit que cette curiofité va être fatisfaite prefque a 1'inftant même , on eft peu agité, & 1'on atterid fans émotion. Cette émotion pourroit  De la Tragidlet tji être fort vive, lorfque Ninias fe fait recon» noitre a fa mère ; mais 1'Auteur, qui aimoit beaucoup les fituations fortes ck pathe'tiques, n'avoit pas apparemment affez de force de ge'nie , pour traiter les paflions énergiques ék les grands mouvemens de la Nature. Ainfi 1'intérêt n'a fait aucun progrès, ck 1'on touche a la cataftrophe. Les trois ou quatre premières fcènes du cinquième Aéte font froides, ck ne préparent point les efprits au coup affreux qui doit terminer la Pièce. Du moment que Ton voit Sémiramis, oubliarft qu'elle vient de faire arrêter Affur , former le projet infenfé de defcendre au tombeau de Ninus, pour défendre fon fils contre ce même Affur, ék qu'on voit Azéma , non moins infenfée, oublier a fon tour d'inftruire Ninias que Sémiramis eft entree dans ce tombeau, on eft: fur que la mère fera tuée par le fils, ék 1'émotion eft détruite d'avance. On pourra bien applaudir au talent pantomime de 1'Aéteur ék de 1'Aétrice qui fortiront du tombeau d'une rnanière effrayante , après le parricide -} mais le cceur refte froid, tandis que K iv  *52 De la Tragédie; les yeux admirent; & après avoir vu beaucoup d'agitation fur la fcène, on en fent peu ,au fond de fon ame. Vous avez donc pu remarquer que la. moitié de cette'Pièce eft inutile a faction , qui ne commence que vers la fin du troiftème Aéte j que par conféquent 1'inte'rêt eft nul jufqu'a ce moment, & qu'il n'eft ni affez balancé, ni affez foutenu dans le rêfle, pour produire une fenfation auffi profonde que celle de Cinna, dont le mouvement commence dès la première fcène, & va toujours en croiffant jufqu'a 1» dernière. II réfulte de tout ceci, que ce qu'on appelle de Yaclion, ne fignifie rien, & ne convient a 1'aólion tragique qu'en concourant a fon progrès ; qu'il ne fuffit pas qu'il y ait du mouvement fur le théatre & dans la marche des Aéleurs; mais qu'il doit y en avoir dans la marche de 1'aétion , dans l'ame des Perfonnages, & conféquemrnent dans celle du Speélateur. Qu'arrive-t-il de ces Pièces a fracas & a grands effets ? Elles étonnent, fatiguent les yeux , fans en tirer une feule larrae. Sémiramis, dont la repréfentation  De la Tragédie: 153' enivre les regards de la multitude, n'a jamais touche' une ame fenfible, quoique 1'Auteur ait voulu y raffembler tous les moyens d'e'mouvoir : mais une foule de moyens employés contre toute raifon, s'embarraffent, fe de'truifent 1'un par 1'autre, ék ne vont point au cceur; tandis qu'un feul moyen bien me'nage' , fe de'ploie aife'ment , 6t produit, par une gradation naturelle , un effet toujours fur , qui eft d'attacher continuellement , d'e'mouvoir fans diftracftian , de s'infinuer dans tous les replis du cceur, den toucher toutes les cordes fenfibles, ék d'y fouiller toutes les fources d'oü peuvent couler les larmes.  e *54 De la Tragédie. CHAPITRE VI. Du Speclachj ou de l'Appareil théatral. Oest dans I'enfance de 1'Art, ou Iorfqu'il dégénéré , que les Poëtes, privés du talent d'émouvoir & d'intéreuer par la peinture des caraétères & des grandes pafTions, cherchent du moins a féduire la multitude, par le fafte impofant des décorations, le jeu frivole de la pantomime , ék toute cette pompe exté* rieure qu'on nomme aujourd'hui fpedacle , ék que les Italiens appellent plus juflement la furberia della fcena. Horace s'efl moqué plaifamment de Ia fottife ék de 1'ignorance des Romains fans goüt, qui s'avifoient, au milieu d'une Pièce, de dernander des ours ék des Gladiateurs; car c'eft-la, dit il, le charme de la canaille, quoique ceux qu'on appelle aujourd'hui honnêtes gens, foient a peu prés dans le même cas. On préfère aux plailïrs de 1'efprit, de vains fpeélacles qui n'amufent que les yeux.  De la Tragédie. i<^* On fait pafier en revue les efcadrons, les Bataillons ; on traine les Rois vaincus, les mains lie'es derrière le dos ; les chariots, les litières, - des vaiffeaux même fe hatent de paffer , & 1'on montre en ivoire 1'image captive de Corinthe. Que Démocrite riroit! ajoute le Poëce. Ce peuple feroit pour lui un fpedacle plus amufant que le fpedacle même. 11 ne manqueroit pas de fe dire, qu'un Poëte qui travaille pour de tels Spectateurs , eft un ruftre qui conté des hiftoires a fon ane fourd : car y a-t-il des voix affez fortes pour fe' faire entendre dans nos fpectacles l C'eft une forêt agitée par les vents, c'eft une mer qui mugit. Paroit-il une décoration nouvelle, oü un habit riche & d'un goüt nouveau ? on bat des mains. Qu'a dit cet Adeur ? Rien. Pourquoi donc ces applaudiffemens 1 c'eft qu'il a une robe de pourpre violette. Dans tous les fiècles, les Auteurs Dramatiques qui ont voulu plaire a une populace ignorante , n'ont eu befoin que de ce mérite facile , fi bien ridiculifé par Horace. Des cavalcades, des combats, des marches triom-  t$6 De Ia Tragédie; phales, de magnifiques cérémonies font le plus Lel ornement du Théatre Efpagnol ék des Opéra Italiens. Des enterremens repréfentés avec la régularité la plus fcrupuleufe, des échafauds, des gibets , des exécutions patibulaires , ék autres imitations de la belle Nature de Tiburn, font un grand charme pour les Anglois , & toujours für d'attirer la foule a leurs caricatures bouffonnes & tragiques. Le fage Adilfon n'a pas épargné les railleries a ces puérilités lugubres du Théatre Anglois. » Si le Poëte , dit cet excellent Cri» tique, a deffein de nous effrayer, il fait » gronder le tonnerre, ék' lorfqu'il veut nous S> rendre mélancoliques , le théatre eft obf» curci. J'ai vu , dans plufieurs de nos Trai> gédies, introduire une-cloche avec un effet » fi merveilleux, que toute 1'affemblée étoit » en alarmes pendant qu'elle fonnoit. Mais » ü n'y a rien qui caufe tant de plaifir ék » de frayeur a notre Parterre, que 1'appari» tion d'un efprit, fur-tout s'il eft couvert » d'une chemife enfanglantée. Un fpeétre ' » qui n'a fait que traverfer le théatre , ou  JDs la Tragédie. 157 » fortir d'une fente , & qui s'évanouit tout » d un coup fans dire un feul mot, a bien 5> des fois fauvé 1'honneur d'une Pièce. Ce » n'eft pas tout : pour relever 1'éclat des » Héros , de même que la dignité des Rois » & des Reines, on s'avife de les accompa» gner de hallebardes ék de haches d'armes, » Deux gu trois hommes employés a chan» ger les décorations, avec deux moucheurs » de chandelles, font un corps-de garde » complet fur notre théatre; ék fi 1'on y ü> joint quelques crocheteurshabillés de rouge , » ils peuvent repreTenter plus de douze lé» gions. J'ai vu quelquefois fur la fcène deux » armées rangées en bataille , lorfque le » Poëte a voulu faire honneur a fes Géné» raux. Cependant il eft impoffible que vingt » hommes bffrent a 1'efprit 1'idée de plufieurs » milliers, ou de s'imaginer que deux ou » trois cent mille foldats fe battent dans un ï> efpace de trente ou quarante verges en y> quarré. II vaut mieux raconter, que repréy fenter des aétions de cette nature «. Adiffon finit par fouhaiter que fes compatriotes fuivent, a cet égard, 1'ufage du  *58 De la Tragédie. Théatre Francois, d'oü 1'on avoit banni tout ce fpedacle ridicule : mais Iorfqu" AdiÏÏbn parloit ajnfi, il voyoit notre Théatre dans cet état de dignité raifonnable & de grandeur réelle oü 1'avoit élevé le génie de Corneille & de Racine; il ne prévoyoit pas que leurs fuccefTeurs, ne pouvant foutenir cette majefté fimple , ennemie d'ornemens faux & étrangers, iroient s'affubler de toutes les guipures du Théatre Anglois , tranfporteroient fur le nötre tout cet attiraij faftueux & bruyant des Charlatans Dramatiques , & que nous ferions une gloire . nos Poëtes d'avoir tranfplanté chez nous ce goüt barbare & groffier, qui faifoit l fes yeux la honte de f« IVation. Il faut rendre a Crébillon cette juftke , qu'il neut jamais recours a une fi miférable' reffource; il eut fouvent les défauts dun genie robufte qui fait un mauvais ufage de fes forces, paree qu'il n'a pas bien appris 1 art de s'en fervir; mais il ne s'abaiffa jamais a cette fourberie de la fcène, qui eft toujours une marqué de foibleife & d'impuiffance. Voltaire, qui n'a negligé aucune des  De la Tragédie. 159 charlataneries d'Auteur, capables dimpofer au vulgaire, a prodigué le fpeétacle dans fes Tragédies, a mefure qu'il fe méfioit de fes forces. Ses premières Pièces en font beaucoup moins chargées que les autres, qui, depuis Sémiramis, font prefque toutes des Pièces a décorations. Voltaire ayant ouvert un chemin li facile , les imitateurs s'y font jetés en foule ; & comme il fuffifoit de manquer d'un véritable talent, pour enchérir fur lui dans cette partie mécanique de 1'Art du Théatre , il y fut bientót furpalfé par les plus méchans Poëtes. Celui-ci , las de faire voir des batailles rangées en rafe campagne fur des treteaux, imagina d'y repréfenter un combat dans les défilés des montagnes, & fur les rochers de la Suiffe ; un des Héros recevoit un coup de flèche, & on le voyoit rouler du haut d'une roche efcarpée, au fond d'un précipice, avec beaucoup de grace & de dextérité, de peur de fe meurtrir dans fa chute, qui feroit devenue vraimènt tragique. Celui-la faifoit aborder un grand vaiffean fur le théatre , non pas pour repréfenter un  lèo B,e la Tragédie: combat naval, genre de fpedacle qu'on n'a pas encore eu le génie d'imaginer, & qui pourroit produire un grand effet, mais pour faire embarquer fon Héros, dont il étoit embarraffé, & a qui les Spedateurs fouhaitoient unbon voyage. Le vaiffeau voguant auffi-töt a pleines voiles, emportoit a Carthage le dénouement de la Tragédie. Jen ai vu un autre qui , dés la première fcène, nous montroit une Princeffe au haut d'une tour , déplorant fes malheurs & fa captivité; & dans le même inftant, arrivoit un preux Chevalier armé de toutes pièces, qui enfoncoit la porte de la tour , & mettoit la belle prifonnière en liberté. Quelquefois une voute enfumée, ou tendue en noir , une lampe mourante a cöté d'un tombeau , une Princeffe en deuil afïïfe auprès de fon fépulcre, & tenant une coupe pleine de poifon, ont fait une profonde imprefïïon fur les yeux du Public , & ont relevé une Pièce chancelante. Les fuccès les plus prodigieux ont été pour les Auteurs qui ont eu le talent de réunir beaucoup de ces grands effets dans une feule Pièce; & pour en venir a  De la Tragedie. igr. % bout, le plus court eft de coudre enfemble deux ou trois fujets de Tragédie. Nos Spectateurs n'accourent en foule qu'aux Pièces oh il y a beaucoup k voir ,8c peu a retenir; il leur faut des décorations nouvelles & fingulières. Plus il y aura de changemens de fcènes 8c de décorations, plus ils applaudiront. Des vètemens étrangers, fuffent-ih affez bizarres pour égayer une mafcarade , ne manqueront pas de leur plaire ; mais ils ne fortiront bien fatisfaits, qu'après avoir vu une poignee de* valets habillés en foldats , qui fe battent en riant fur le théatre , avec des efpadons de fer blanc; une marche militaire , accompagnée du bruit des tambours & des trompettes une afTemblée des Etats Généraux; 1'apparition d'un fpeétre en perruque noire ; un bücher allumé dans lequel une femme fe va précipiter, 6c 1 echafaud préparé pour une autre; une mère qui ehtre dans un tombeau , 8c qui en fort toute fanglante, maffacrée par fon fils; un Tyran mal-adroit, auquel on efcamote le poignard qu il tient fur la gorge de fon ennemi, 8c qui fe laiffe tuer quand il faut que la Pièce finiife, Si a tout ce fracas ' Première Partie. L- #  iBx De la Tragédie, fanguinaire, il fe joint cjuelques tremblemens de terre, des e'clairs & de grands coups de tonnerre , les applaudiffemens ne finiront plu?, &l'on criera miracle jufque dans la rue. Telle eft une partie des richefTes dramatiques qu'on nous a fait venir d'Angleterre ; voila dans quels exces de folie fe font pre'cipite's nos Dramaturges. La Comédie a eu fa bonne part dans cette fublime innovation. La boutique d'un Menuifier, repréfente'e au naturel, a enlevé 1'admiration des Maitres de 1'Art. Une cavalcade de Comédiens ék. de Danfeurs enchaffés avec des chevaux de carton, de rnanière que 1'homme ék la béte ne faifoient qu'un, a long-temps attiré un grand concours au théatre Francais. Un Auteur n'a plus ofé rifquer une Comédie, ou un Drame, fans confulter le Peintre ou lArrhiteéte', pour 1'exécution dun fallon xmgnifïque ék. d'un nouveau goüt, qui prévient d'abord le Public en faveur de la Pièce. II eft arrivé que le Décorateur eft devenu 1'homme le plus important pour la réuflite d'un Ouvrage Dramatique ; aufïï ne peut-il fe faire payer. trop cher; ék les Auteurs  De la Tragédie; , xg, obligés de fubvemr aux frais qu'exigent ces belles inventions, fe font ruines fouvent pour obtenir quelque fuccès. Tout ce que nous venons de dire ne tombe que fur un abus ridicule , & non fur 1'ufage raifonnable qu'on peut faire du fpedacle , quand il entte naturellement dans le fujet d'une Tragédie, qu'il eft une fuite néceffaire de 1'aétion, qu'il contribue enfm a augmenter la terreur d'une fitua'ion & Péclat d'un dénouement. C'eft ainfi que les Anciens s'en fervoient, non pour fatisfaire a la vaine curiofité du peuple, mais pour jeter plus de mouvement & de pathétique fur la fcène ; lorfqu'une aétion déja grande par elle même, devenoit encore par-la plus impofante ék plus vive. Rien de plus fuperbe que 1'ouverture de XfEdipe de Sophocle. Elle préfente aux yeux une place , un palais ; un autel a la porte du palais dXEdipe, des|pnfans ék des vieillards pro/ternes ; on apperfoit même tout un peuple qui paroit au loin environner les deux temples de Pallas ék 1'autel d'Apollon. Ceft dans ce moment qu'QEdipe vient confoler fes fujets, ék chercher avec le Grand' L ij  lfj4 De la Tragédie. Prêtre les moyens d'appaifer les DietlX. Reirsarquez que cette expofition, le chefd'ceuvre de tous les Th atres , ne pouvoit fé faire autrement, fans être froide ; que Ia Pièce devoit néceffai'ement s'ouvrir de cette maniere , puifqu' 1 s'y agit du falut d un peuple entier, & que l aélion de cette Pièce éft une fuite naturelle ck indifpenfable de 1'intérêt quXEdipe prend au malheur de fon peuple. Le dênouement de YEhélre du même Poëte , préfente auffi un fpedacle qui donne une force terrible a cette cataftrophe. Orefte, comme on iait , s'eft introduit dans le palais d'Eirifte , pour demander lui-même le prix de..ine a 1'affaffin d'Orefte. Tandis que Clitemneftre envoie chercher fon époux , qui eft peu éloignê du lieu de la fcène , cette Reine adultère 6k parricide eft immolée aux manes d'Ag#memnon , felon les ordres de 1'Oracle de Delphes. Après cette première vengeance, Orefte rejoint fa fceur fur la fcène, &. rentre prefque auffi-töt dans le j^eftibule du palais, paree qu il apperfoit Egifte. Celuici, attiré par la nouvelle de la mort d'Orefte,  ■ De la Tragédie. 565 demande a Eleclre oü font les étrangers qui 1'ont apportée. Avant que d'entrer dans le palais, tt en fait ouvrir les portes , pour montrer le cadavre d Orefte a tout le peuple , encore peu foumis a la tyrannie. Les portes s'ouvrent •, on voit dans l'enfoncement un cadavre voilé. Orefte , Pyla le & le Gouverneur parohTent. Egifte , plein de joie 3 la vue de ce cadavre , veut s'en raffafier en levant le voile, & ordonne en même temps qiHn falTe venir Clitemneftre. Ne la cherchei point a 'dleurs ; la voici, lui dit Orefte, au moment qu'Egifte léve le voile, Si. qu'il appercoit le cadavre de fon époufe. Cette fituation fait frémir , &. termine la Pièce de la rnanière la plus tragique. C'eft ainfi que le fpeétacle n'eft pas un vain remplilfage , & qu'il ajoute a la terreur & au pathétique dont il eft la fource. Si Corneille , au cinquième Aéte de Rodogune, a étalé un fpeétacle fi impofant, c'eft que la .fituation 1'exigeoit; c'eft qu'il vouloit peindre, dans cette fituation admirable , fes deux . principaux Perfonnages fous 1'afpeét le plus énergique. D'un cöté, c'eft Antiochus qui ,  l66 De la Tragédie. fur Ie point d'époufer Rodogune & de fe réconcilier avec fa mère , apprend que fon frère, mais un frère chéri, vient d etre*ffaffiné, & qui fe voit dans 1'affreufe néceffité d'accufer de ce meurtre ou fa mère ou fon amante. Quelle perplexité cruelle ! Quel orage de fentimens douloureux ék de paflions contraires! D'un autre coté, c'eft une mère ambitieufe ck barbare , qui jouit de la moitié de fon crime , & qui feint une réconcilia^n folennelle, pour empoifonner fon feconf fils dans la coupe qu'elle lui préfente : mais juflement fufpecfe, & preffée vivement par Rodogune, qui conjure Antiochus de ne poinjt approcher fes lèyres de la coupe, avant den faire un effai, Cléopatre furieufe faifit cette coupe , ck boit Ia première, dans 1'efpérance que fon fils & fon ennemie, raffurés par fon exemple , s'empoifonneront ék mourront avec elle. Peut-on offrir un tableau plus neuf, plus riche en contrartes, plus frappant par Ia force des caraélères, plus animé par Ie mou- . yement ék le choc des paffions ? Dans Athalie , la pompe du fpeétacle n'eft point un artifice théatrai, une briljante ék  De la Tragédie. r6j vaïne décoration ; ce n'eft pas même nn ornement acceffoire ; c'eft une partie néceffaire , fans laquelle la Pièce ne peut exifter. L'appartement du Grand-Prêtre , dans le temple de Jérufalem , étant le lieu de la fcène, c'étoit la que, par nn coup de Maitre, il falloit faire venir Athalie;c'étoit la que toute 1'aétion devoit fe paffer. De la ces troupes de Prêtres ék de Lévites, ce chceur de jeunes filles qui rempliffent le théatre , ék qui jettent un mouvement continuel dans cette Tragédie parfaitement conforme aux Tragédies Grecques. Le couronnement de Joas devant les Lévites , qui jurent tous , fur le Livre faint, d'être fidèles a leur jeune Roi, de vivre , de combattre & de mourir pour lui, ne pouvoit pas fe faire ailleurs; & cette fcène , plus admirable par la fituation ck par la fublimité des fentimens, que par 1'appareil théatral , eft non feulement naturelle , mais indifpenfable. II en eft de même dudénouement , qui ne pouvoit pas être autrement qu'en aétion & en fpecf acle : car Athalie, attirée dans le piége par avarice , par crainte ou par curiofité , ék venant dans le templ» Li*  De la Tragédie: pour fe faifir de 1'enfant & des tréfors qu'on lui avoit promis; c'étoit la qu'elle devoit reconnoitre Joas , que ce jeune Roi devoit lm être préfenté fur fon tröne , dans tout lappare.1 de la majefté royale, & accompagne de Lévites armés pour fa défenfe. II y a plus : quand même Racine auroit vouln mettre ce denouement en récit, il ne le pouvoit pas. Suppofez , en effet, que Pad ion fe paffat derrière Ia fcène, dans une autre partie du temple , il feroit contre la Nature & la vraifemblance, que tous les Perfonnages intéreffés au fort de Joas ne fuffent pas préfensa 1'adion; & par conféquent il ne refteroit perfonne fur la fcène a qui 1'on put faire le récit de cette cataflruphe fi pompeufe, fi naturelle & fi tragique. Vous voyez donc que Racine & Corneille ont regardé le fpeélacle comme devant être un moyen néceffaire au pathétique, aux grands effets de la Tragédie , & non comme un ap-areil frivole, un fimple objet de curiofité. Ainfi Racine auroit condamné Ia miférable pantomime que les Comédiens exécutent aujourd'hui pour 1'ouvertuie de fon  De la Tragedie. 169 Iphigénie. Ils ont cru qu'il étoit bien intéreffant de montrer Agamemnon écrivant fa lettre, la pliant, la «achetant fans dire un feul mot, & venant, après un demi-quart d'heure d'un jeu muet, reveiller Arcas pour commencer la Pièce. Cette pantomime imaginée par Rotrou , eft plus du genre de la Comédie , que de la dignité tragique. Un Aéïeur habile , chargé du róle d'Agamemnon , auroit fenti combien il eft difficile d'exprimer, par un jeu muet, toute 1». douleur de ce père; douleur qui eft fi bien rendue par cette peinture d'Euripide : » Cepen» dant que faites-vous l Röngé d'inquiétude , » vous palfez la nuit a la lueur d'une foible » lumière , tantöt a tracer une lettre , tantöt » a effacer ce que vous avez écrit; vous la » fermez, vous la rouvrez, vous la jetez de » dépit, & vous verfez un torrent de lar» mes. Voici, voici encore cette fatale lettre » entre vos mains «. Ce petit récit eft mille fois plus touchant que toutes les grimaces pantomimes d'un Aéleur qui eft dans une fituation violente , oü il n'eft pas naturel qu'il garde le filence. C'eft-la précifément  ?7° De la Tragedie, h cas oü de petites circonftances font meilleures a décrire qua repréfenter. Les Comédiens devroient avoir ^lus de refpect pour des Ouvrages qu'il n'eft pas en leur pouvoir d'embellir. Trop heureux s'ils ne les défiguroient pas l Leur tentative pour mettre en fpeétacle le dénouement de cette même Iphigénie, n'étoit pas mieux imaginée, ék n'a pas été heureufe. Comment a-t-on pu croire que Racine ne fe fat pas avifé d'une idéé auffi fimple, s'il en avoit cru 1'exécution praticable fur la fcène ? On auroit dü voir ce qu'il avoit aifément appercu lui-même; que cette aétion du facrifice étoit trop confufe, pour 1'expofer aux yeux des Speétateurs; que Clitemneftre, Agamemnon, Achille, Iphigénie , Eriphile fe trouvent tous enfemble dans une fituation trop violente, pour que leurs mouvemens différens , qui doivent fe choquer rapidement, puilTènt fe développer d'une rnanière naturelle. Dans un pareil moment , on ne peut entendre que des cris confus; ék Racine connoiifoit trop bien fon Art, pour ne pas écarter du théatre une  I}e la Tragédie. r^ï' aétion qu'il lui étoit plus facile d'embellitdans un récit. Voila une de ces circonftances oü il eft impoffible a la Poéfie Dramatique d'imiter la Nature, autrement que d'une rnanière indirecte , c'eft a-dire , par la narration :, ék ce n eft pas la le cas de dire : les yeux , en la Yoyant, faifiroient mieux Ia chofe.; car la chofe même mife fous les yeux, a trop. d'embarras & de confufion, pour être bien feifie. Une partie effentielle de l.'Art Drama-' tique , eft* donc de favoir ce qu'il convient de mettre en récit ou en fpeétacle. Une aétion, merveilleufe , ou bien dont les circonftances font trop rapides éktrop accumulées pour être. faifie par les yeux, doit être expofée en récir. Le récit de Théramène, fi beau, fi riche , ü pathétique, pourroit-il être mis en aétion fur le théatre ? Tout ce qui doit frapper ék cap* tiver 1'imagination pour aller au cceur, demande la. narration'; car les yeux font les ennemis févères de 1'imagination. Mais tout ce qui parle direétement au cceur , toute. aétion dans laquelle les caractères ék la paf-, fipn peuvent fe développer fans confufion &  Ve la Tragédie. fans obfcurité, doit être expofée fur Ia fcène. Ia peinture de la paffion & de 1'égarement de Phédre, au premier Ade , perdroit tout fon prix , ft elle êtoit mife en re'cit. Voltaire n'a pas tou jours connu cette régie > fondée fur la connohTance de la Nature ck de 1'efprit humain. L'envie d eblouir les yeux parle preffige du fpedacle, lui a fait hafarder Ie dénouement de Mahomet, qui eft puëril, incroyable ck abfurde , mis en adion. Peutêtre qu'un récit bien fait eut fauvé 1'abfurdité merveilleufe de ce faux miraclè, qui ne peut exitier fur le théatre qu'en fuppofant Mahomet infenfé, ék tous les autres Perfonnages imbécilles. D'autre part, Voltaire n'a fait qu'ébaucher une foule de fcènes , oü Ia paffion peinte dans toute fon énergie ék dans tous fes développemens , auroit préfenté un fpedacle mille fois plus touchant ék plus beau que tout I'appareil de fes décorations ck 1'éclat de fes fituations pantomimes.  De la Tragedie; CHAPITRE VII. Du Pathétique de fituation. Sl je diftingue cette efpèce de patlie'tique de celle qui réfulte de Ja peinture des caractères & des palïions, lefquelles ne fe trouvent jam aisfe'parées dans les grands Poê'tes, c'eft que d'autres Ecrivains ne les ont pas toujours re'unies, & qu'ils ont fouvent employé' des fituations , dont 1'a pantomime d'un bon Acteur fera toujours le fuccès .fins qu'on faffe attention aux difcours du F%fonnage. Tel eft le moment oü Ninias & Se'miramis fortent du tombeau; tel eft celui oü Zopire, perce' de coups, fe traine vers Palmire ck. Se'ide. Je ne nie pas qu'il n'y ait un certain merite a imaginer ces fortes de fituations, oü le jeu d'un Acteur babile peut produire lui feul une^ forte fénfation; mais il n'eft pas moins vrai que ni Sophocle , ni Euripide, ni Corneille, ni Racine n'ont jamais ambitionné le titre de Poëtes pantomimes. II n'eftpas très-difficile d'imaginer des fitua-  '174 De la Tragédie* tions > d'apfès celles qu on trouve dans I'Hif toire, dans les Romans, & dans les différens Théatres j il 1'eft encore moins den placer deux ou trois dans une Tragédie , quand on fe permet toutes les invraifemblances, tous les défauts de conduite, toutes les abfurdités néceffiires pour les amener a 1'endroit ou 1'on a prévu qu'elles feroient le plus d effet. Voltaire avoit bien fenti, par exemple, qu'un amant jaloux & furieux, poignardant fa maitrelfe, paree qu'il Ia croit parjure & infidelle, ék fepoignardantlui-même, quand il la reconnoït innocente, devoit bouleverfer ck déchirer l'ame par touslls traits de la pitié ék de la terreur. En effet, le dénouement de Zaïre, imité de celui d'OthelIo dans Shakefpear, eft un des plus tragiques qui foient au théatre. Mais tous les moyens abfurdes qui préparent cette cataftrophe, ék qui fe renouvellent de fcène en fcène, affoiblilfent 1'impreffion qu'elle devroit produire. L'émotion eft nulle pour ceux qui s'appercoivent que la fituation ne fauroit exifler dans 1'ordre même des poffibles. Pour ceux qui n'y regardent pas de Ci prés, 1'émotion eft encore  De la Tragedie, 17^ tien diminuée par ces embarras & ces impoffibilite's, qu'ils ne fe donnenr pas la peine de démêler, mais qui font toujours leur effet fans qu'ils le fachent : car fi la Nature frappe & faifit les efprits les plus groffiers, quoiqu'ils ne puiffent pas en expliquer la raifon ; ce qui n'eft ni vrai, ni naturel, contrarie inte'rieurement leur plaifir , quoiqu'ils manquent de goüt & de fagacité pour découvrir en quoi 1'on a bleffé la Nature & la vérite'. De plus, 1'embarras du plan fe communiqué a 1'efprit du Poëte, & brouille fon imagination; 1'e'motion qu'il reffent eft confufe , & il ne fera point paffer dans fa Poéfie Ia force d'un fentiment qu'il aura foiblement entrevu; il ne peindra point avec les couleurs vraies de la Nature, ce qu'il fent en luimême être peu conforme a la Nature; & s'il ne le fent pas, il le peindra bien moins encore. Le vrai talent du Poëte Dramatique n'eft donc pas de trouver des fituations, mais de les rendre raifonnables & naturelles. Celui I qui penfe autrement, celui qui cherché tou; jours des coups de théatre, fans trop s'embar-  '176 De la Tragedie. rafter fi la raifon les approuve, doit néceffairement, ou manquer de génie ék de bon fens, ou bien avoir un profond mépris pour fes Auditeurs. Voltaire a critique, dans Racine , les petits moyens que Mithridate ék Néron emploient, 1'un avec Monime, ék 1'autre avec Junie ; mais ces moyens, tout petits qu'ils font, produifent une affez grande lenfation, paree qu'ils font vrais, ék pris dans le cceur humain. On fent que le jaloux ék artificieux Mithridate a pu defcendre a cette rufe, pour découvrir le penchant de Monime; ék que Néron a pu fe donner le plaifir daftliger fon rival , en le voyant douter du avur de jen amante, quoiqu'en même temps il ait navré le cceur de celle qu'il aime, lui qui difoit, dans la joie de fon amour féroce : J'aimois jufqu'a fes pleurs que je faifnis couler. Un homme de génie eft bien plus für de donner une émotion vraie ék profonde , en fe fervant d'un moyen commun , mais naturel , qu'en recourant aux moyens extraordinaires ék romanefques. Que de fituations pathétiques dans le Cid! Quel en eft Ie reffort ? / Une  De la Tragédie. \y„ Une infulte que Don Gormas fait k* Don Diègue. Rien de plus fimple & de plus naïf; mais comme toute la fuite en eft vraie & touchante 1 Y a-t-ü une Pièce oü toutes les fources du pathétique fe trouvenf rafiemtlées comme dans Andromaque l De quoi s'agit-a cependant ? De favoir fi Andromaque voudra époufer Pirrhus, pour fauver fon fils. De la naiftént tous ces orages de paffions oppofées , qui agitent Orefte , Hermione , Pirrhus, & dont le choc continue! ébranle notre cceur par de fi vives émotions. Avant de mettre en oeuvre une fituation tragique, Corneille & Racine examinoient toujours fi elle étoit vraie, & fi elle tenoit a des reiforts naturels. Amfi ils auroient rejeté une des fituations les plus pathétiques que V elitaire ait trouvées dans les Romans, & qu'il ait mifes au théatre; celle d'Adélaïde du Guefclin , au cinquième Aéte. Vendóme , amoureux d'Adélaïde, & rival de fon frère qui lui eft préféré, ne confent alë Iaiffer vivre, qu'a ]a feu]e conditioa quelle fe rendra a fon amour & lui donnera fa main. Adélaïde ne fe rend point; Première Panie. M.  De la Tragédie. Vendóme veut faire tuer fon frère , ék charge Couci de ce crime. Couci refufe d'abord, ék enfuite accepte 1'horrible commiffion. Après 1'ordre donné, Vendóme a des remords; ék lorfqu'il eft pret a révoquer cet ordre. parricide, il entend le coup de canon qui 'eft le fignal dont on eft convenu pour lui annoncer la mort de fon frère. Tandis qu'il-eft accablé de fon défefpoir, Adélaïde vient, réfolue enfin d'époufer Vendóme pour conferver les jours de celui qu'elle aimoit. Vendóme, déchiré par fes remords, ék par les difcours d'Adélaïde , qui enfoncent encore le poignarddans fa bleifure, détefteplus que jamais 1'atrocité de fon- crime , ék déclare avec horreur qu'il a fait alfaffiner fon frère par Couci. Adélaïde fe livre a la plus grande douleur, ék veut fe percer le fein pour jejoindre fon Amant. Vendóme en veut faire autant. Affurément cette fituation feroit le comble du pathétique, fi elle avoit la moindre apparence de vérité. Mais comment Vendóme a-t-il pu s'adreffer au vertueux Couci pour 1'exécution d'un parricide. j ék comment a-t-il pu croire que  De la Tragédie. Couci acceptoit cet abominable emploi, autrement que pour fauver la vie a ce malbeureux frère l L'arnour peut aveugler fur Ie compte d'une maitreiTe; mais cet aveuglement ne peut pas s etendre fur un ami qu'on faitetre généreux, brave, remplid'honneur ni cbanger rout-k-coup 1'idée qu'on avoit de' fa vertu. Ainfi la fituation de Vendóme eft faufle & romanefque. Celle d'Adélaïde ne 1'eft pas moins. Doit-elle imaginer un feul mftant, que le brave Couci, dont elle connoit tous les fentimens d'honneur , ait pu affaffiner le frère de fon ami ? Elle doit, au contraire , fe-raffurer & fe livrer a la joie, quand elle apprend que les jours de fon Amant font en de fi bonnes mains. Cette fituation répugne donc a la Nature, au bon fens ,& par confequent au pathétique. Le Spedateur ne fauroit être ému, puifqu'il ne peut craindre que le vertueux Couci foit capable de commettre ce crime; il ne le croit pas un feul moment; & für en lui-même que Couci n'en a rien fait, il voit d'un oeil fee & tranquille les douleurs d'Adélaïde & de Vendóme, & ne concoit pas comment ces Perfonnages font Mij  180 De la Tragédie. affez dépourvus de fens commun, pour foupconner le plus généreux des hommes du plus noir affaffinat. Dans fes Commentaires fur Corneille , Voltaire fait une critique fanglante de Nico-mede Sc d'Othon, & défireroit.a ces Pièces une intrigue plus forte ck plus pathétique. Othon ék Nicomède ne font pas, il eft vrai, des Tragédies auffi touchahtes que le Cid ék Polyeuéte , ni auffi fortes que Cinna ék Rodogune. C'eft une autre efpèce de Tragédie , qui, fans faire autant d'impreffion au fpeétacle , eft peut-être plus utile pour la Nation. Les Grecs mettoient fur leur théatre des fujets de leur Hiftoire; ck. il y a quelques Pièces, comme les Perfes , qui font dans le genre politique. Quant a nous , il nous eft très-difficile, pour ne pas dire impoffible , de traiter dés fujets nationaux dans le genre dramatique ; ék cela par des raifons qu'il eft aifé de fe repréfenter, mais qu'il eft au moins inutile de dire dans une Monarchie. Or, il eft tout naturel de prendre dans 1'Antiquité des fujets qui fe rapprochenrde nos mceurs ék de notre rnanière d'être. Te crois qu'Othon3,  De la Trdgédïe. iSt Nicomède, font des Drames plus faits pour nous, que Cinna & les Horaces : peut-être même viendra-t-il un temps oü nous ferons tout-a-fait infenfibles a ces grands traits des Romains, qui nous parohTent déja d'une nature trop relevée. Les fentimens fublimes feront bientöt regardés comme chimériques; au lieu qu'on fe reconnoitra davantage, nous retrouverons des mceurs & des fentimens mieux affortis aux nótres , dans les Pièces de Nicomède & d'Othon. Je ne fuisdonc pas furpris que la première de ces Pièces ait été reprife de nos jours, avec plus de fuccès que jamais; & je fuis perfuadé qu'avec de légers changemens, Othon auroit prefque une égale réuffite. Que Corneille , en compofant ces deux Ouvrages, ait eu les vües que je viens d expofer , je n'oferois 1'affürer; mais comme fon génie inventeur le portoit a imaginer toujours quelque chofe .de neuf, il ne vouloit jamais traiter un fujet qui reffemblat a ceux qu'il avoit exécutés, bien différent de ces Auteurs qui reproduifént toujours les mêmes fujets fous différens noms. Les paffons qui entrent dans le genre, pathétique 4 M iij  1&* De la Tragédie: il les avoit e'puifées dans fes premières Pièces; il ne pouvoit pas aller plus loin, ni peindre mieux 1'amour , la vengeance , la fureur r 1'ambition & la grandeur d'ame j il ne vouloit pas déchoir en ce genre ; il fe rejeta donc furie genre politique , dont les beautés moins frappantes pour la multitude, n'en font pas moins précieufes aux efprits fenfés, aux hommes fages qui font moins d'ufage de leurs paffions que de leur raifon. Enfin lage même de Corneille 1'y invitoit. Dans la jeuneffe , on peint mieux les paffions; dans Un age plus mür, on peint mieux les mceurs. Homère fit 1'Odyifée après 1'Iliade; Corneille a fait Nicomède après Cinna ï mais il falloit le génie de Corneille , pour réuflir en un genre d'autant plus difficile, qu'il n'a aucune reffource pour féduire , qu'il ne parle point au cceur, & qu'il s'adreffe a un juge beaucoup plus févère , qui elf 1'efprit. Auffi le feul Corneille , Britannicus a part, a-t-il pu traiter ce genre avec quelque fupériorité , tandis que plufieurs Auteurs ont eu des fuccès dans le genre pathétique. Ainfi ces Tragédies, que Voltaire affectoit de condamner,  De la Tragedie. ï 8 j paree qu'il n'avoit rien pu faire en ce genre qui en approchat , ne prquvent pas moins la grandeur ékfétendue de 1'efprit de Corneille, que fes autres Pièces ne prouvent la force & 1 'élévation de fon génie. Pour revenir a la critique de Voltaire , Corneille penfoit que 1'intrigue d'une Tragédie doit être tirée du fond du fujet, avoir la même teinte de couleur, fervir a 1'étendre & a le déployer , non a 1'obfcurcir & a 1'étouffer. Une intrigue , comme celle de Rodogune ou de Polyeuéle, auroit-elle pu s'allier avec le caraétère de Nicomède l Ses railleries fi fières, fon ironie tranquille auroient-elles pu naitre d'un fujet- terrible Sc touchant ? La difparate n'eüt-elle pas été choquante ?• Je congois bien qu'un Héros, au comble du malheur, peut encore relever la force de fon caraétère par un courage calme & par une fierté ironique. Gatimozin fur des charbons ardens , peut dire : Et moi ,fuis-je, fur un Ut de rofes f Mais de pareils traits trouveront-ils fouvent a fe placer dans 1'intrigue d'une Tragédie ? Et tandis qu'on fera vivement ému -par des paffions fortes & des M iv  ï84 De la Tragédie. fituations touchanfes, écoutera-t-on avec plaifir les railleries, quelque nobles qu'elles foient, d'un Perfonnage qui veut jeter du mépris fur fes ennemis ? Corneille avoit trop de génie pour imaginer une intrigue qui eüt contrarie' le caraétère de Nicomède : il produit dans cette Pièce 1'effet entier qu'il rouloit produire ,.la plus grande admiration pour fon Héros; il s'eft donc fervi du moyen' le plus vrai, puifque fon but eft rempli. Si Voltaire a manqué fon caraétère de Mahomet, c'eft qu'il a mis en ceuvre un moyen faux pour le développer ; & cela pour répandre beaucoup de pathétique fur ce fujet , dont il craignoit 1'auftérité. Outre que le nceud de fon intrigue eft trop romanefque & n'a pas une lueur de vraifemblance, cette même intrigue avilit Mahomet & le rend abfurde : car ce faux Prophéte s'annoncant d'abord pour un ambitieux & un politique .habile, dont la tête eft remplie des plus grands projets; & ne trouvant enfuite d'autre refTource pour féduire icus les efprits, que de faire affaffiner un père par fon fils , fans fonger qu'il ne peut retirer de cet attentat  De la Tragédie', d'autre fruit que dêtre abhorré, eft non feulement odieux en pure perte , puifque fon propre inte'rêt combat cette atrocité j il eft encore petit & me'prifable , paree qu'il ne met aucune grandeur re'elle ni apparente dans fa vengeance, & qu'il va , par les moyens les plus vils & les plus fce'lérats, direélement con&re fon but, qui eft d'enchainer les carnrs &deféduire les efprits. L'objetde cette Tragédie , a juger par les premiers Aétes \ étoit pourtant de peindre Mahomet d'une rnanière impofante, & d'infpirer pour lui encore plus d'admiration que de fcaine : car nous favons qu'au théatre on ne doit jamais faire méprifer le Héros principal, lors même qu'on veut le rendre odieux. Ainfi f Auteur a imaginé une intrigue contraire a 1'objet de fa Tragédie j & le pathétique de la Pièce avilit le caraétère du Héros. U ne fufht donc pas d'inventer des refforts' attachans; il faut que ces reiTorts foientanalogues au fujet. On peut donc, avec des fituations tragiques, ne pas faire une bonne Tragédie. Si, d'après ce principe , on veut examiner les Pièces de Voltaire, on verra que  iSc» De la Tragédie, dans prefque toutes, le pathétique porte \ faux , foit paree qu'il eft amené par des moyens contre nature , comme dans Adélaïde du Guefclin ; foit paree qu'il eft contraire a la vraifemblance, a la pofïïbilité , comme dans Zaïre & Alzire; foit paree qu'il eft fubordonné a 1'attirail du fpeétacle, a la pantomime , comme dans Sémiramis; foit enfin paree qu'il répugne a 1'objet principal de la Pièce, comme dans Mahomet. Faites fubir Ia même épreuve aux Tragédies de Racine ék de Corneille, ék vous verrez fi elles y fuecomberont. Toutes vous offriront un pathétique proportionné a la force du fujet, ék non pas introduit a toute force dans le fujet. Vous y verrez les fituations plus ou moins fortes, plus ou moins terribles, naitre de 1'aétion même ék du caraétère des Perfonnages; jamais 1'aétion ni les caraétères fubordonnés aux fituations. Le pathétique de Britannicus n'eft pas celui d'Andromaque; dans Mithridate, il n'eft pas Ie même que dans Iphigénie , ékc. Chacune de ces Tragédies a fa couleur propre qui fort du fujet. Racine a mieux aimé que Bérénice  De Ia Tragédie, i$y fut moins tragique ,' & ne pas y jeter des fituations d'une couleur difparate & différente du fonds de la Pièce. Voltaire, dans fes remarques fur Bérénice , blame Racine de n'avoir pas donné affez de force aux plaintes & aux reprochès que cette Princeffe fait a Titus ; il auroit voulu qu'elje fe füt exprimée avec la vèhémence de Roxane ou d'Hermione. II ne voyoit pas que Racine , qui connoiffoit fi bien les nuancesMes caractères & des paffions , s'il eut donné a une femme remplie de graces, de délicateffe & de douceur , les fentimens & le ton d'une femme fiére ék emportée, auroit forcé ce caraétère ck manqué fon fujet. Voltaire n'a prefque pas connu cette unité précieufe qui caraétérife les produélions de la Nature , & que les hommes de génie ont toujours imitée avec foin dans leurs Ouvrages. Son pathétique romanefque eft a peu pres au même degré dans toutes fes Pièces, paree qu'il n'eft pas inhérent a chacune, ék qu'il y eft attaché par des moyens étrangers au fujet. Les mêmes fituations fe retrouvent dans Ninias qui a tué fa mère, dans Séide qui a  18S De la Tragédie. tué fon père, quoique les fujets des deux Tragédies foient bien différens. La Tragédie de Lufignan eft un hors-d'ceuvre dans Zaïre. Le dénouement d'Alzire ne tient point au fond du fujetil eft opéré par un changement de caraétère dans Gufman j ék 1'intérêt qu'il faut prendre a Ja dernière fcène, pour ce Gufman qu'on a méprifé pendant toute la Pièce , contrarie les fentimens, ck détruit 1'unité du pathétique. Quoiqué le dénouement de Mithridate foit a peu prés celui d'Alzire , en ce que Mithridate mourant pardonne a fon fils ck a Monime , ék les unit enfemble , comme Gufman unit Alzire ék Zamore , après leur avoir pardonné; cependant le caraétère de Mithridate n'eft point contraire a ce dénouement. C'eft un Prince jaloux , violent, mais magnanime, fufceptible de fentimens généreux , ék admiré dans le cours de la Pièce. S'il a refolu la mort de Monime, c'eft qu'il la croit d'intelligence avec Xipharès, ék qu'il penfe que Xipharès le trahit; mais quand il voit au contraire que ce fils, toujours digne de fon père, deYient fon vengeur en arrachant la viétaire  De la Tragedie. 189 auxRomains, il change naturellement de deffein, conferve les jours de Monime , & la regarde comme le plus digne prix de la va— leur de fon fils^Ta mort lui fait accomplir la réfolution pafTagère qu'il avoit eue a la fin du quatrième Acte. Quoi! nevaut-il pas mieux, puifqu'il faut m'enpriver, La céder a ce fils que je veux conferver ? Ce dénouement n'a donc rien d'étranger au caraétère de Mithridate , ék tient parfaitement au refte de la Pièce; mais celui d'Alzire ne peut être opéré que par un coup de la grace dans 1'odieux ék méprifable Gufman. Un autre défaut confïdérable, c'eft que le pathe'tique n'eft point fondu par des nuances, ni amené par gradation dans les Tragédies de Voltaire , comme il 1'eft dans celles des grands Maitres. Vous avez vu de quelle rnanière il eft préparé dès la première fcène de Cinna, ék va toujours en croifTant : vous verrez la même chofe dans les trois premiers Aétes des Horaces , dans le Cid, dans Pölyeuéte , dans Rodogune , dans toutes les Tragédies de Racine. C'eft ce qu'on peut  *9° De la Tragédie. appeler unité de couleur dans Ia peinture des paffions tragiques. Les premières nuances fe hent & fe. fondent par degrés avec toutes les autres. L'entrée de Phédre;?nnonce fur quel ton doit être monté le pathétique de Ia Pièce , & ce ton fe foutient progreffivement julquau cinquième Aéte. 11 en eft de même d'Iphigénie , dAndromaque , de Bajazet, dAthalie, Scmême de Bérénice. Chacune de' ces Pièces offre une nuance de pathétique différente, & chaque nuance eftparfaitement annoncée&graduee, du commencement jufqu'a Ja fin de chaque Tragédie. Aucune de celles de Voltaire ne vous préfentera cette unité de couleurs, ni ces nuances progreffives; mais toujours une couleur tranchante & difparate & le pathétique de fes fituations mal annoncé par le ton de fes premiers Aétes, ou dementi par Ia fuite. Quel rapport les dermers Aétes d'CEdipe ont-ils avec les premiers l Quelle liaifon de couleurs y a-t-il entre le premier Aéle de Brutus & les trois fuivans ? Le premier Aéle de Zaïre annonce-t-il en aucune -rnanière 1'efpèce dé pathétique qui regnera dans les deux derniers f Dans tour. le  De la Tragédie. iax cours de la Pièce d'Alzire, peut-on s'attendre au pathétique du de'nouement ? Les deux premiers Aétes de Mahomet, qui font tout en raifonnement, ne tranchent-ils pas avec les autres, comme le blanc avec le noir? Et le pathe'tique du troifième Aéte de Mérope , affez bien annoncé par les précédens , ne s'éteint-il pas tout-a-coup vers le milieu du quatrième Aéte l ■ De la il réfulte que le total d'une Tragédie de ce Poëte ne produit pas , a beaucoup pres , une émotion auffi profonde , aufïï durable qu'une Tragédie de Racine ou de Corneille. L'imprefïion qu'il vous laiffe' n'eft point une , pleine, continue , comme celle des deux autres ; elle eft momentanée , infcjrrompue , donnée par fecouffes, contrariée par le défaut d'unité & d'enfemble , fans compter les autres défauts : Sc par cette raifon , quoiqu'il expofe fur la fcène des fituations plus fortes en général que les h;urs; quoiqu'il force les coups de théatre les plus tragiques d'entrer dans fes Drames; il ne fe rend point maitre du cceur, il n'attache, ni ne pénètre, ni ne touche , ni n'entraïne au  ï9^ De la Tragédie. même degré que Corneille & Racine : en tin mot, il a quelques parties plus théatrales , mais non pas un enfemble auffi tragique. II ne faut point confondre 1'effet tbéatral avec le pathétique : celui-ci réfulte de 1'enfemble d'une Tragédie, lorfqu'une paffion eft portée au comble par une progreffion non interrompue. Des fituations briliantes peuvent faire beaucoup d'effet au théatre ; mais quand elles ne font pas fondues dans la peinture d'une paffion , quand elles ne femblent pas jailhï de la paffion même , elles ne produifent point le pathétique dont 1'effet théatral n'eft qu'une ébauche. Cet effet furprend, paree qu'il eft inattendu; il excite la curiofité & les applaudiffemens; mais il n'a pas fu pénétrer peu a peu dans le cceur, le re® muer profondément, & en tirer des larmes que le pathétique feul peut faire répandre. L'efret théatral eft le fruit de 1'efprit, un réfulfat de combinaifons ingénieufes qui peuvent porter Ie tragique jufqu'oü 1'efprit eft capable de le porter : le pathétique n'eft accordé qu'au génie, qui le puife au fein de Ia Nature. Ce  De la Tragédie. lg} \ "'eft donc P°int quelques parties, c eft par 1'enfemble qu'il fife jUgerfi un Poëte eft plus tragique qu'un autre. Ce q«e je dis de la Tragédie, on peut 1'appliquer a tous les Arts. Sans cela , on feroit expofé | porter mille faux jugemens : on fe croiroit en droit de preférer a un Peintre fafeïime , un Peintre ingenieux, paree que celui-ci auroit donné a quelques-uns de fes perfonnages des attitudes plus bnllantes. A juger par certams détails on pourroit trouver plu» de grandeur a Lucain qua Virgile , plus d énergie a Sénèque qu'a Ciceron. Qui a jamais prétendu que Sophocle & Euripide fuffent moins patbétiques, par exemple , que Sénèque le Tragique ? Perfonne jufqu'ici, que je faclie , n'a oié avancer une fi grande abfurdité. Cependant, fi r0„ vouloit chercher dans le Poete Latin, on trouveroit des fituations théatrales plus brillantes ék peut être quelquefois plus belles que celles d'Euripide ék de Sophocle. N'eft-cepas lui qui a imaginé la déclaration de Phédre a Hyppolite, qui n'étoit pointvenuea 1'eiprit du Poëte Grec, ék que Racine a fi heureufement embellie.? Mais, pour donner 1'exemple d'une Première Panie, JSJ"  194 De Ia Tragédie. fituation vraiment pathétique, voyons, dans la Troade, la fcène du troifième Aéte , lorfqu'Andromaque effrayée fur le fort de fon fils que les Grecs ont condamné a la mort, le fait cacher dans le tombeau de fon père. » O cher Hecfor ! dit cette mère éplorée » gardez le pieux larcin que votre époufe j> vous confïe; recevez auprès de vos cendres » fidelles cet enfant fi chéri, pour le rendre a » la vie. Entrez, mon fils, entrez dans ce » tombeau. Pourquoi frémir ? Pourquoi dé>> daigner ce trifte afile ? Vois ce qui refte de » notre grandeur- palfée, un tombeau, un ,» enfant, une mère efclave ! II faut céder a » tant de maux. Ofe entrer dans le fanc» tuaire des manes de mon Herftor. Si les » Deftins nous favorifent, il fera ton afile -3 » s'ils veulent ta mort, ce fera ton fépulcre «, Un moment après, Andromaque apperjoit Ulyife qui vient, de la part de 1'armée , demander Aftyanax ; & dans la violence de fa crainte , cette mère prie fon époux de cacher fon fils dans les entrailles de la terre. Nous allons rapporter une grande partie de cette fcène fi intérelfante 6c fi tragique, en retran-:  De la Tragédie. chant néanmoins tout le fuperflu flérile de 1'ampoulé Déclamateur. U l y s s e, Miniftre involontaire du Sort inhumain, je vous conjure, Madame, de ne point m'imputer ce que je vais vous dire; c'eft la Grèce aflemblée , ce font vingt Rois qui vous parient par mabouche. Le fils d'Heétor soppofe a leur retour, les Deftins le demandent. Les Grecs ne croiront jamais leur conquête affermie, ni Ja paix aifurée; la crainte les tiendra toujours en défiance & en armes , tant que votre fils pourra relever 1'efpérance' & le courage des Phrygiens. Andromaque. Sont-ce-lk les oracles de votre Augure Calchas ? U l y s s e. Quand 1'Augure Calchas fe tairoit, Hetfor lui-même , fes exploits , fa race redoutable nous difent affez ce qu'il faut craindre. Les enfans des Héros font nés pour 1'être eux- N ij  iq6 De la Tragédie. mêmes. Une cendre mal e'teinte peut rallumer 1'incendie. Je con^ois vos douleurs; mais la douleur eft un juge intéreffé. Pefez x les raifons des Grecs, ék vous leur pardonnerez. Dix e'tés ék dix Invers d'une guerre cruelle ont trop appris a des foldats vieillis dans les travaux d un fi long fiége, a redouter Ilion , même fous fes débris. Un Heclor a venir eft un objet funefte pour eux. Délivreznous de cette inquie'tude qui feule arrête encore nos vaifTeaux au rivage. Je vous demande un fils; mais c'eft la cruauté du Sort, ék non la mienne. J'eufTe demandé Orefte, ft le Sort Feut ordonné. Supportez un malheur que le Vainqueur lui-même a fouffert avant vous (i). Andromaque. Plüt aux Dieux que mon fils füt entre mes mains ! DufTe-je voir ces mains meurtries fous le poids des chaines, être accable'e de traits, environne'e de flarnmes, jamais , non jamais ce cceur maternel ne trahiroit la Nature. (i) Le facrifice d'Iphigénie,  De la Tragédie. ïn-r O mon fils! mon cher fils! en quel lieu estu ? Quel eft ton deftin l Es-tu errant avec les reftes échappés de Troie ? Les Hammes de ta Patrie t'auront-elles de'voré ? Le barbare Vainqueur s'eft-il fait un jeu de verfer ton fang ? Es-tu devenu la proie des vautours l U l y s s e. LaüTez Ia feinte , Madame; vous ne tromperez pas Ulyfle ; il connoit les rufes des mères, & des Déeffes même n'ont pu le itromper. Laiifez, dis-je, ces vains détours. !Oü eft votre fils ? Andromaque. Oü eft mon fils l Barbare ! Oü eft Heclor ? oü eft Priam ? oü font tous les Phrygiens ? Tu n'en demandes qu'un , je les demande tous. U l y s s e. N'attendez pas que Ia violence vous arrache Ia vérite'. Andromaque. Que craindre , quand on peut mourir , pand on le doit, quand on le . veut l N iij  iqS De la Tragédie; U l y s s e. La mort qu'on voit de prés abat ce grand courage. Andromaque. Si tu veux m'efFrayer, menace-moi de vivre. La mort fait tous mes vceux. U l y s s e. Je Ie vois, Ie cceur d'une mère peut tout braver; mais ce même amour que vous avez pour un fils, les Grecs ne doivent-ils pas l'avoir pour leurs enfans ? Et cette guerre qui m'a couté dix ans de pe'rils & de fatigues, faut-il que mon fils Télémaque en foit un jour la viétime, fi votre fils refpire ? Andromaque. Eh bien, il faut donner cette joie a Uly/ïe & a tous les Grecs. O ma douleur ! ceffe de te contraindre. Cruels Atrides, jouifiez de mes lammes; ék vous, portez leur avec plaifir cette agréable nouvelle : Le fils d'Hector n'eft. plus.  De la Tragédie: r99 Ui v.s s e. Et fur quelle aflurance voulez-vous qu'ils me croient ? Andromaque. Puiffe toute Ia cruauté du Vainqueur retomber fur ma tête, fi mon fils n'eft privé de la lumière , s'il n'eft parmi les morts , dans le fond du tombeau! U l y s s e. II fuffit. Puifque la race d'Heétor eft éteinte , je vais annoncer aux Grecs une paix heureufe & folide. ( A part). Ulyife , que fais-tu ? Les Grecs te croiront-ils ? Et toi, qui crois-tu? une mère.... Allons, rappelons notre efprit, déployons notre induflrie , nos artifices, tout Ulyrfe en un mot. La vérité fe fait jour enfin; fondons le cceur d'une mère. Elle foupire, elle gémit, elle pleure , elle porte ca & la fes pas incertains, & prête une oreille inquiète a tout ce qu'elle entend; elle eft plus craintive qu'affligée. Ufons de notre génie. (II revient a Andromaque). Ma» Niv '  zoa De la Tragédie: dame , I'ufage veut que 1'on confole les autre* mères de Ia perte de leurs enfans; pour vous, je dcis vous féliciter. Heureufe dans votre malheur d'avoir perdu un fils qu'une mortcruelle attendoit ! Vous connoifTez 1'unique tour qui refte de Troie : du fommet de cette tour , il devoit être précipite'. Andromaque. Je me meurs; mon fang fe glacé dans me& veines. Ulysse ( a part). Elle fre'mit; la frayeur pa^le au cceur d'une mère ; c'eft par-ü qu'il faut arracher la vérité redoublons fes terreurs. (auxfcldats). Allez promptement, cherchez le fils d'Heclor, que fa mère veut nous cacher. Quelque part qu'il foit, découvrez ce dernier ennemi de la Grece. ( apart). C'en eft fait, fon fecret eft devine'. (Ram). Allez, dis-je, hatez-vous, enlevez cet enfant. Pourquoi regarder ce tombeau, Madame ? Pourquoi trembler l Votre fils n'eftil pas mort ' IAndromaque. Plüt au Ciel que j'eufte a craindre pour t  De la Tragédie: sol fes jours ! Mais Ia frayeur m'eft devenue naturelle. On perd difficilement une fi longue Jiabicade. U l y s s E. Eh bien , puifque votre fils a pre'venu , par une mort plus douce , 1'expiation que fon fang devoit aux murs de Troie, puifqu'il eft hors d etat d'accomplir I'oracle de Calchas J voici ce que Calchas ordonne : La flotte ne peut être purifiée, ni fe flatter d'un heureux retour, qu'en appaifant la mer par les eendres d'Heclor difperfées dans les ondes. Qu'on fcrife & qu'on détruife entièrement fon tombeau. Andromaque-(a part). Ah Dieux ! que vais-je faire ? O cendres d'un e'poux ! & mon fils I vous de'chirez e'ga-» lement mon cceur. U l y s s E. Le temps preffe, Madame; j'obe'is a l'Ora> cle; je vais renverfer ce tombeau.  SO» 'De la Tragédie: Andromaque. Quoi, barbares ! ce tombeau que vous m'avez vendu ? Ulys.se. Dans 1'inftant même , il n'en reftera que les débris. Andromaque. Les cruels ! c'étoit-la le feul crime qu'ils n'eiuTent pas encore ofé. Les temples , les autels, les Dieux mêmes qui vous favorifoient, vous avez tout violéj votre fureur impie avoit épargne' les tombeaux. Mais je m'oppoferai a votre barbarie; mes foibles mains fcraveront vos armes j je trouverai des forces dans mon défefpoir; je me jetterai au milieu der ces foldats; ck fi Ia mort me rejoint a mon époux , compagne de fa cendre que j aurai défendue, j'expirerai avec joie fur fon tombeau. U l y s s e. Soldats, qui vous arrête ? Seroient-ce les  De la Tragidiel 20$ èrïs & Ia vaine fureur d'une femme ? Hates-* Vous d'obe'ir. ' Andromaque. C'eft moi, c'eft moi, barbares, qui dois tomber fous vos coups. Heeftor , ah ! cher Herftor 1 fors du fond des Enfers, fends la terre a 1'inftant, Sc viens terraflèr UlyfTe \ ton ombre fuffira. U l y s s e (avnfoldat). Allons, de'truis tout jufqu'aux fondemens. Andromaque (a pan). Que fais-tu , mère infenfe'e ? Veux-tu en-. velopper dans la même ruine ton fils Sc ton époux l Peut-être fléchiras-tu les Grecs par tes prières. Ah ! le poids du tombeau va écrafer mon fils Ulyffe , je tombe a vos pieds, moi qui jamais n'embraffai les genoux du Vainqueur. Prenez pitié d'une mère; ne rebutez point fa prière & fes pleurs. Plus les Dieux vous ont élevé , moins vous devez accabler les malheureux. Ce qu'on accorde a 1'infortune, onle donne a foirmême.  '204 De la Tragédie: Qu'ainfi pui/Te vous recevoir la cc-uche fidellé de votre chafte e'poufe ! Qu'ainfi puifie Ie vieux Laërte prolonger fes jours pour vous embrafier ! Qu'ainfi votre jeune Télémaque trouve fa joie a vous revoir , ék que faifant toutes vos de'Jices, il paffe fon aïeul en age , ck fon père en efprit! Ayez pitte' d'une mère > belas! Un fils eft le feul bien qui lui refte. U L Y s S E. Livrez-Ie, Madame, ék j'entendrai votre prière, Andromaque. Viens, mon fils, cher tre'for d!une mère , fors des te'nèbres oü je t'avois en vain cache'. Voila donc , ó Ulyffe ! la terreur de vos mille vaiffeaux, un enfant! Soumettez-vous, mon fils, embraffez les genoux d'un maitre; n'eftimez plus honteux ce que veut Ia Fortune. Oubliez vos aïeux ck leur puiffance ; oubliez Priam & fon vafle Empire ; oubliez votre père Heófor : vous voila captif, prenez des fentimens conformes a votre état; ék fi lagevous empêche de fentir 1'horreur du tre'pas  De la Tragédie. 10$ qui vous menace , apprenez du moins, apprenez d'une mère a pleurer , ékc. Nous ne rapportons point le refte de la fcène, qui n'eft plus qu'une froide & ennuyeufe déclamatiön ; mais enfin la fituation qu'on vient de voir eft d'un effet admirable. L'intérêt , la curiofité , le pathétique , le mouvement théatral, le fpedacle , tout s'y trouve. Cependant Sénèque , pour cette invention, ék pour quelques autres auffi heureufes , ne doit pas plus être préféré a Euripide ék a Sophocle, que Voltaire ne doit 1'emporterfur Corneille ék Racine, pour quelques beautés théatrales dont il aura pu décorer la Tragédie; tandis qu'il la dégradoit de tant de manières, ék qu'il en ruinoit les fondemens, qui font la vraifemblance & la Nature. Nous ne devons pas oublier de parler des reconnoijfances , qui font devenues , a force d'être prodiguées, un moyen trivial de pathétique. Les Anciens en ont fait ufage , mais fobrement, lorfqu'elles fortoient fi naturellement du fujet, que c'eüt été un défaut de les nëgliger; ék fur-tout lorfqu'elles n'avoient  2 o ff De la Tragédie. rien qui choquat la vraifemblance, comme dans 1'EIeétre de Sophocle, ék 1'Iphigériie en Tauride d'Euripide. La elles ne caufent point une furprilë romanefque, ainfi que dans nos Drames; mais elles contribuent a augmentef; la terreur ou la pitie' : car rien de plus touchant que de pleurer fur les cendres qu'on croit celles d'un frère , devant ce frère même j Sc rien de plus pathétique ck de plus terrible, que de reconnoitre fon frère , au moment qu'on va 1'immoler. C'eft une chofe femarquable que Racine ck Corneille ont fait fi peu de cas d'un moyen pratiqué fur tous les théatres, qu'ils ne 1'ont jamais employé. Cela peut venir de deux cau-i fes : 1'une , que ces reconnoiffances étoient déja un moyen ufé avant eux fur le théatre Francois, & qu'elles étoient devenues ridicules par 1'abus qu'en avoient fait dans leurs Romans ék dans leurs Tragédies La Calprenède ék Scudéri. L'autre raifon eft qu'ils étoient très-amoureux de la vraifemblance , ék qu'ils fentoient 1'extrême difficulté de rendre vraifemblables ces reconnoiffances merveilleufes. Ils trouvoient auffi que, dans  De la Tragédie. 2.07 les Pièces a reconnoilfances, les premier; Aétes font charge's de pre'liminaires affez froids , ck de longues expofitions ; que le pathe'tique eft reculé jufqu'aux dernier; Aétes , ce qui re'pand encore du vuide ék de la langueurfuries autres. Aces fujets prefque toujours romanefques, oü 1'aétion marche long-temps dans les ténèbres, ils pre'féroient •ceux oü les paffions peuvent agir a vifage de'couvert, oü 1'on fait a qui 1'on en veut, oü les fentimens & les caraétères fe choquent ouvertement, & produifent d'un bout a 1'autre ces combats, ces flux & reflux , ces agitations continuelles, ces grandes & fortes émotions qui renouvellent a tous momens &c redoublent la pitié ék la terreur. » Je fais, dit le grand Corneille dans fon » fecond Difcours, que Yagnition (1) eftun » grand ornement dans les Trage'dies ; Arif-. » tote le dit; mais il eft certain qu'elle -a. » fes incommodite's. Les Italiens 1'affeétent » en la plupart de leurs Poëmes, ék perdent » quelquefois, par 1'attachement qu'ils y ont., (1) Rcconnoiffance.  aoS De la Tragédie. )> beaucoup d'occafions de fentimens pathé» tiques qui auroient des beautés plus confi» dérables. Cela fe voit manifeftement en » la Mort de Crijpe , faite par un de leurs » plus Beaux-Efprits, Jean-Baptifte Chiral» delli, & imprimée a Rome en 1'année •V 165 3. II n'a pas manqué d'y cacher a Conf».tantin la naiffance de Crifpe, & d'en faire » feulement un grand Capitaine , qu'il ne » reconnoit pour fon fils qu'après qu'il 1'a » fait mourir. Toute cette Pièce eft fi pleine » d'efprit ck de beaux fentimens, qu'elle eut » afTez d'éclatpour obliger a écrire contre fon V Auteur, & a la cenfurer fi-tót qu'elle parut. » Mais combien cette naiifance cachée fans » befoin, & contre la vérité d'une Hiftoire » connue , lui a-t-elle dérobé de chofes plus » belles que les brillans dont il a femé cet » Ouvrage ! Les relfentimens, le trouble, » 1'irréfolution ckles déplaifirs deConftantin i> auroient été bien autres a prononcer un » arrêt de mort contre fon fils, que contre un » foldat de fortune. L'injuftice de fa préoc» cupation auroit été bien plus fenfible a » Crifpe, de la part d'un père , que de Ia part  De la Tragédie. ' zo^ » part d'un Maitre; & la qualité de fils aug» menrant la grandeur du crime qu\>n lui » impofoit, eut en même temps augmenté » la douleur d'en voir un père perfuadé. » Faufte même auroit eu plus de combats » intérieurs pour entreprendre un incefte , » que pour fe réfoudre a un adulcère ; fes » remords en auroient été plus animés', & » fes défefpoirs plus violens. I/Auteur are» noncé k tous ces avantages , pour avoir » dédaigné de traiter ce fujet, comme 1'a » traité de notre temps le Père Stéphonius, » Jéiuite , ék comme nos Anciens ont traité » celui d'Hippolite j ék pour avoir cru 1'éle» ver d'un étage plus haut, felort la penfée » d'Arifiote , je ne fais s'il ne 1'a point fait » tomber au defTous de ceux que je viens de » nommer «. Les Auteurs qui font venus après Corneille ék Racine , ne s'accommodant point d'un genre de Tragédie qui demandoit une profonde connoilfance des paffions, une grande étendue d'efprit, ék beaucoup de force de génie, ont ramené au théatre les reconnoiffancesavec lesintriguesromanefques Première Partie, Q  ito De la Tragédie. des prédécefTeurs de Corneille. On a vu des Pièces dans lefquelles chaque Aéte préfentoit une fituation de reconnoiifance; & les Perfonnages n'y faifoient pas d'autres facons pour fe reconnoitre, que de dire : O ma fille ! o mon père ! ó ma fceur ! o mon frère ! ejl-ce vous l Quoi! c'eft elle l Oui, c'eft moi; c'eft lui-même. Regnard a plaifamment parodie ces ridicules rencontres , dans fon Démocrite amoureux, oü Strabon dit a Cléanthis, .qu'il retrouvé après vingt ans d'une féparation volontaire : Madame, par hafard, n'êtes-vous point ma femme ! & Cléanthis répond : Monfieur , par aventure , êtes-vous mon époux ? R faut convenir que Crébillon n'a guère fait de Tragédies, fans y inférer plutót deux ou trois reconnoifTances qu'une, & que la vra femblance y eft fouvent offenfée. Voltaire ayant vu que ces fituations emportoient les fuffrages des femmes & des jeunes gens, enc'iérit tant qu'il put fur Crébillon, & ménagea encore moins la vraifemblance  De la Tragédie. 21l & la raifon. Dans Zaïre, c'eft une reconnoiflance qui fait j au fecond Aéte, une feconde expofition. Dans Alzire, on peutcompter quatre reconnoilfances. Dans Ie nombre confidérable de fes autres Pièces, il y en a trés peu oü les incidens merveilleux & les monftrueufes invraifemblances qu'il entaffe 1'une fur 1'autre , ne foient les motifs & les refforts de quelques reconnoiffances. Je n'en dirai pas plus fur cet article; je ne penfe pas qu'on trouve une raifon de préférer Crébillon & Voltaire a Racine ék a Corneille, dans 1'abus exceffif qu'ils ont fait d'un ; moyen affez pathétique par lui-même , quand i il eft naturel ék bien ménagé, mais que les. ideux Maitres de notre Scène ont trouve ml :compatiblë avec de plus grandes beautés, ék qu'ils ont abandonné aux Poëtes roma' nefques, plus amoureux d'intrigues ék de coups de théatre, que de la Nature ék de Ia ve'rité. Le point le plus difficile k fixer par les ïoix du goüt, c'eft le degré de pathétique oü la Tragédie doit s'arrêter. Ce degre varie ieaucoup, felon les Siècles ék les Nations; O ij  212 De la Tragédie. Plus un peuple eft fenfible & facile a e'mouvoir , plus il faut tempérer la terreur par la pitié; plus il faut toucher fon cceur par 1'imagination , ék moins il faut étaler a fes yeux de meurtres ék de tableaux effrayans. Ce chceur des Eume'nides qui jeta un fi grand effroi dans le fpedacle d'Athènes, auroit a peine e'mu des Beotiens. II n'eft pas e'tonnant que, chez les Romains accoutume's aux combats des Gladiateurs, ék aux atrocités des profcriptions, Sénèque, en dépit du précepte d'Horace, ait préfenté Médée tuant de fang froid un de fes enfans aux yeux de fon époux. A quoi peut-on attribuer toutes ces repréfentations de carnage, toutes ces peintures hideufes ék révoltantes, qui font du théatre de Londres un véritable cimetière, finon a la dureté fombre ék féroce de la populace Angloife ? Dans Ie temps de nos guerres civiles, on aimoit affez a voir dans les Pièces de Hardi, des combats , des meurtres , des viols , ék d'autres tableaux de ce genre. Les premiers Ouvrages de Corneille offrent encore quelques peintures d'un goüt auffi barbare. Quand  De la Tragedie. 21 3 les efprits fe furent adoucis, quand les Francois revinrent a leur caraétère, le goüt des fpeétacles changea entièrement. Qu'y a-t-il de plus different de lui-même , que 1'Auteur de Clitandre & 1'Auteur du Cid l Le même peuple qui avoit fouffert & peut-être applaudi, dans Clitandre, un certain Pymante qui veut faire violence a Dorife fur la fcène, ék cette Dorife qui, avec fon aiguille , creve un ceil a ce Pymante , ne put fupporter, quelques anne'es après , dans Thëodore , du même Auteur , 1'idée feule d'une proftitution, quoiqu'elle ne füt annoncée que par un récit, ék qu'elle n'eüt point d'effet. Des efprits élevés, avides de gloire , échauffés par la valeur ék par des fuccès éclatans, étoient naturellement émus par les grands fentimens ék la fierté fublime des Héros de Corneille; ils trouvoient plus douces ék plus nobles les larmes d'admiration que leur faifoient répandre Augufte , Cornélie, Sévère ék Pauline, que celles qu'ils auroient données a des intrigues de Romans. Une paffion bien développée, des caraélères bien foutenus, un dialogue éloquent, animé, approfondi, fuffifoient O iij  «4 De la Tragédie. pour les intéreffer vivement : ils fe ioucioient peu d incidens extraordinaires, de furprifes de coups de théatre , dont 1'effet eft fi médiocre, quand on les connoit une fois - ils vouloient qu'on parlat a l'ame & \ Pefprit De Ja ces fcènes admirables & profondes qu on nomme aujourd'hui des converfations' pour excufer nos fcènes vuides & pantomimes , qu'on nomme de 1'aétion. II eft vrai que le ton de galanterie qui devint général forca ces deux hommes de génie'd'entrer dans certains détails langoureux & peu dignes de la Tragédie. Voila le grand reproche qu'on peut leur faire, ainfi qu'a Crébillon, qui a pouffé ce défaut bien plus loin que Racine, & na jamais fu s'en corriger comme lui. II eftjufte de dire que Voltaire, après avoir paye quelque temps Ie tribut a ce mauvais gout, inftruit enfin par 1'exemple d'Athalie , a taché de purger notre Scène de ces miférables fadeurs. Le Francais, fenfible & délicat, fut long. temps a fe contenter d'un fpeétacle ou les fentimens touchans, paffionnés & fublimes ïemportoient de beaucoup fur les fituations  De la Tragédie. 215 terribles & déchirantes. Peut-être cette délicateffe fut-elle portee un peu trop loin , & peut-être empêcha-t-elle Racine de faire marcher d'un pas égal , fur notre fcène , la terreur & la pitié : il s'attacha davantage a celle-ci, pour plaire a fon Siècle ; & nègligeant quelquefois 1'autre , il refta, dans cette partie, au deffous des Grecs, qu'il imitoit fi bien d'ailleurs, ék qu'il a fouvent furpaffés. Ce fut cette fenfibilité vive ék délicate dans les efprits, qui s'effraya d'abord des noires couleurs de Crébillon , ék qui rejeta avec horreur la coupe fanglante d'Atrée. On ne veut être ému au fpeétacle , que pour fon plaifir ; la terreur même y doit être douce , felon 1'expreffion de Defpréaux. Ainfi, quand une émotion eft pénible ék douloureufe , il eft fur qu'elle pafte le degré de force convenable aux Speékteurs a qui on la procure. Attirer les honnêtes gens aux plaifirs du théatre, pour leur préfenter des peintures atroces , c'eft les forcer, pour ainfi dire , d'aller avec la canaille aux fpeélacles cruels ék honteüx de la Grève. Jamais les Athéniens h'euifent fouffert cette fituation horrible O iv  ^ De la Tragédie, dun père a qui ie fang de fon fils eft offert en breuvage par fonpropre frère. Crébillon, eVaré FrSeneque, paffa le but prefque en entrant dans Ia carrière ; voulant aller plus Ioin que Racine, ,1 alla frop loin , & fut obW de revennfurfespas;ilfecondntenfuit/dans esjufte. bornes qui féparent la terreur de 1 horreur. Dans Eleétre, & fur-tout dans Rhadamifte, il fut adoucir par la pitié fes couleurs fombres & terribles; & , fans être auffi pathétique que Racine, dans 1'enfemble de fes tteces, il donna un degré de plus d energie a Ia terreur tragique. Cependant notre Nation, amollie par le luxe perdit en même temps de fa délicatere & de fa fenfibilité. II paroit étonnant, & neanmoms il eft très-vrai, que la moIlefle& le luxe, qui engendrent 1 egoïfme, rendent peu a peu infenfible, dur avec froideur, & crueI par indifférence. Non feulement on s'accoutuma aux noires couleurs de Crébillon , on toulut encore des émotions plus fréquentes, desfecoufTesplusfortes^oneutbefoindetoutes fortes de refforts extraordinaires, pour remuer des cceurs froids, & pour attacher des ef it$  Ue la Tragédie. 317 diftraits , en qui le fentirnent, dès longternps émouffé , fe trouvoit enfin ufé & prefque anéanti. Voltaire fit reffource de tout; il voulut meier les trois genres de Corneille, de Racine ck de Crébillon , ék par-deffustout cela, il appela a fon fecours les intrigues des Romans, les coups de théatre, les fituations extraordinaires , Ia pantomime , les décorations , ék toutes les licences Anglicanes. Mais, quoiqu'il ait fouvent enfanglanté Ia fcène, quoiqu'il y ait expofé des parricides ék des meurtres effrayans, il n'a jamais porté Ia terreur plus loin que Crébillon, ék n'eft point allé jufqu'a 1'horreur du dénouement d'Atrée; foitpar une certainefageffe de goüt, foit par la foibleffe même de fon pinceau , dont les couleurs font rarement égales a la force de fes fituations. Peu a peu les horreurs ék le carnage de la fcene Angloife ont paffe' fur la nótre. On y a vu des meurtres dès le premier Aéle', ék des cataftrophes fanglantes dans 1'expofition. Les coups de poignard fe diftribuoient de fcène en fcène; les duels a mort , les affaffinats ont été expofés aux yeux du Spec-  2i8 De la Tragédie? tateur; le théatre eft devenu une boucherie: tout cela avec 1'applaudiffement du Public. Je ne fais pourquoi on a fait difficulté de remettre fur ce même théatre la Tragédie d'Atrée , & la coupe pleine de fang , depuis qu'on a fait paroitre un mari jaloux & plein de rage , qui donne a fa femme un vafe ou nage dans le fang le cceur de fon amant, & qu'on voit cette malheureufe repaitre fes yeux avec dêlices de ce cceur tout fanglant. On dit même que 1'Aétrice , pour fe faire plus d'illufion , & pour fe pénétrer davantage de cette fituation fi dégoutante , fait mettre dans le vafe qu'elle a fous les yeux, un cceur de veau tout enfanglanté. II ne manqueroit plus, pour rendre ce fpeétacle complet, que de répandre ce vafe , ce cceur & tout ce fang fur le théatre. Amfi , moins un Peuple eft fenfible, moins il a de goüt & d'imagination , & plus il a befoin , pour être ému, de fecouffes violentes & de tableaux effrayans. La pitié ne fait plus d'impreffion fur fon cceur , la terreur I'ébranle a peine, & 1'horreur feule peut lui donner, non pas une émotion, mais une commotion.  T)e la Tragzi'teA, De tout cela il ne faut pas conclure que le degré de pathétique convenable a la Tragédie , devienne arbitraire felon les temps & les Nations; car le bon goüt ne fe regie point fur les plaifirs bizarres ou dépravés d'un Peuple dégénéré ou barbare. Pour établir ce degré précis, on cherchera le Peuple qui aura eu le plus de fenfibilité fans une délicateffe outrée ; 8c 1'on verra jufqu'a quel degré ce Peuple aura fouffert avec plaifir le pathétique du fpedacle. Alors on peut affurer que c'eft-la le point précis au dela & en deca duquel font les extrémités vicieufes. Or il ne paroit pas que jufqu'ici il ait exiflé aucun Peuple qui ait eu le fentiment plus vif & plus délicat, que les Grecs : vous voyez que , dans leur Théatre , le pathétique eft un mélange de pitié & de terreur. Le point oü il s'arrête efl celui oü la pitié dégénéreroit en foiblene & en fadeur, & la terreur en atrocité & en horreur. On peut donc affurer que les Grecs ont trouvé ce degré précis, ce jufle milieu que le bon goüt demande , & que les différens Peuples anciens ou modernes en ont plus ou moins  De la Tragedie. approché, felon qu'ils ont plus ou moins refiemblé a ce Peuple favorifé de la Nature, qui a fervi de modèle'en tout aux autres Nations, dès qu'elles ont eu honte de leur fauvage ignorance. Difons un mot du pathétique bourgeois,. qui n'a du peut-être une grande, partie de fon fuccès qu'k la vanité bourgeoife, confinée jufqu'alors au domaine du ridicule, ék flatfee de partager avec les Rois ék les Héros le tröne de la Tragédie. Les enthoufiaftes fans talent ont élevé c© genre métif bien au deffus du véritable tragique. Des raifonneurs plus modérés , mais qui n'ont jamais eu qu'un goüt variable ék. chancelant, reconnoiffent, il eft vrai, la fupériorité du genre héroïque '• mais ils accordent a la Tragédie bourgeoife un rang diftingué , un caraétère réel, ék des beautés qui lui font propres. Quelles font les beautés propres au tragique bourgeois? Des fituations pathétiques oü fe trouvent des Perfonnages ordinaires. On ne peut pas dire que ces beautés foient propres a cette efpèce de Drame, puifqu'elles  De la Tragédie: 121 font empruntées du pathétique effentiel a la vraie Tragédie. Le pathétique bourgeois n'eft donc pas un genre; c'eft une dégradation du genre héroïque. Je concois néanmoins que ces fttuations, plus a la portée du commun des Speétateurs, peuventlesattrifterdavantage que les malheurs des grands Hommes , plus éloignés de leur condition vulgaire. Mais qui ne voit d'abord que le but de 1'Art eft changé l La Tragédie n'eft point faite pour affliger feulement par le fpeétacle des maux de 1'humanité; mais pour nous confoler , au milieu de nos larmes, en nous montrant des hommes, que leur rang élève au deffus de nous, fujets a de plus vives douleurs & a de plus grandes infortunes. Par la elle nous fortirie l'ame, & nous fait fupportef plus doucement nos misères ; elle fert auffi d'inftruélion aux Rois & aux Grands , en les rappelant, par la crainte des mêmes malheurs, a cette pitié qui feule peut nourrir dans leurs cceurs des fentimens humains. La Tragédie bourgeoife ne fait rien de tout cela ; elle nous afflige en pure perte &. fans confolation; elle nous  *M De la Tragédie' arrache des Jannes cruelies & pp'nities, d'une réeréation eJie fait un tourment \ au lieu de nous diürairé de nos peines, elle les exagere par les couleurs les plus noires & les plus finiflres;aulieu d'exciter en nous cette hurnanitécourageufe qui nousfoutient contre nos propres maux , & nous fait compatir a ceux dautrui, elle nous entraine au découïagement, a la mifanthropie , au dégoüt des autres , & a 1'ennui de nous-mêmes. Je fens bien qu'a un Peuple dur , féroce , concentré en lui-même, ïl faut des moyens' violens pour le forcer i la fenfibilité■ il faut lm prefenter des calamités domefiiques , ds malheurs qui le touchent de plus prés , pour linterefler a fes femblables : cela feul peut excufer en quelque forte les Auteurs Anglois qui ont imaginé la Tragédie bourgeoife , après avoir échoué dans la bonne 1 ragedie. Mais a une Nation naturellement douce & portee a 1'humanité, chez qui les vices en général n'ont rien de fombre & de cruel, oü les exemples de la fcélérateffe bourgeoife font rares, & frappent d'effroi tous les efprits quand ils viennent a éclater,  De la Tragédie. 22} pourquoi montrer fur le théatre des tableaux qui révoltent dans la fociété , & des mceurs ■qui répugnent au caraétère national ? Pourquoi accoutumer les Speétateurs a la vue de ces obfcurs fcélérats, dont les honnêtes gens détournent les yeux quand on les mène au fupplice l Si vos fcélérats bourgeois nous intéreffent, vous diminuez 1'horreur du crime ; Sc cette conféquence , qui eft fi peu dangereufe en nous préfentant des Héros que nous ne pouvons imiter, le devient infiniment, quand vos Perfonnages fe rapprochent de nous, Sc nous mettent a leur portee. N'ayant point de grands motifs qui les excufent, il faut qu'ils nous féduifent par la feule pitié que puilfe exciter le coupable , en ce qu'il eft malheureux; mais cette pitié n'eft-elle pas capable d'amollir la haine qu'on doit aux méchantes aéhons , d'apprivoifer avec la tentation de les commettre ? Et n'eft-on pas bien prés de juftifier pour foi ce qu'on a prefque pardonné dans un autre ? Remarquez bien que la condition du coupable plus rapprochée de la notre , fait tout  De la Tragédie. Ie danger de cette féduéfton qui aalt de Ia pitié. Que le vertueux Caton fe tue pour ne pas furvivre a fa République, cet exemple eft trop au delTus de nous, pour nous engager a fimiter j mais que le Marchand Béverley s'empoifonne , après avoir ruiné par le jeu, lui, fa femme, fa fceur & fon enfant, qu'il' falfe un étalage de tous les lieux communs qui peuvent lui faire pardonner le fuicide; ce tableau & ces difcours ne vont-üs pas ' produire une impreftïon funefte fur Ie cerveau déja égaré de ceux que les mêmes vices ont jetés dans la même fituation ? Combien , depuis quelques années , n'avons-nous pas vu de fois ce crime du défefpoir fuivre de prés les excès du luxe, du jeu & des banqueroutes ? Ne doutons point que cette mode frénétique & barbare ne foit venue avec les mceurs & les imitations Angloifes. On voit donc combien il importe de ne pas cbanger le caraélère d'un Peuple. Les repréfentations theatrales peuvent avoir tant d'influence fur cette altération, que je n'ai jamais concü I mdifférence du Gouvernement a cet égard. II y a un rapport étonnant entre le goüt &  De la Tragédie. 22j & les mceurs. Un Cenfeur prépofé pour ari-êter tout ce qui feroit contraire au bon goüt, rendroit un fervice important aux mceurs de fa Nation , & plus important qu'on ne 1'imagine. Après avoir montré comment le tragique bourgeois produit un mauvais effet moral , il n eft pas difficile de découvrir les vices de ce faux genre , relativement a 1'Art. Ses partifans conviennent eux-mêmes qu'il fe trouve refferré entre deux écueils prefque inévitables, la baffe fcélérateffe & le romanefque outré. Comment donc ceux qui coufent la carrière dramatique ne fuiroient-ils pas , comme un précipice, un genre qui fe trouve refferré entre ces deux écueils prefque inévitables ? II eft évident que les fituations pathétiques peuvent feules foutenir la Tragédie bourgeoife : ainfi il faut accumuler ces fituations par des incidens d'un romanefque outré; & des évènemens bourgeois n'étant point par eux-mêmes affez importans pour devenir tragiques, fi les crimes atroces ne s'y mêlent, il faut auffi tomber dans la baffe fcélérateffe , puifque les objets qui excitent Première Partie. P  226 De la Tragédie. les paffions criminelles du vulgaire, n'ont rien que de bas & de me'prifable. Tel eft ce Béverley , qui s'empoifonne pour avoir joué , comme un fot, avec des fripons qui 1'ont ruiné. Tel eft ce miférable Barneveld, qui affaffiné fon oncle , fon bienfaicleur, pour fournir aux dépenfes d'une vile courtifane. Tels feroient auffi les Brinvilliers, les Lefcombat, les Defrues, fi nous nous avifions d'aller cboifir nos fujets tragiques a la Conciergerie & a la Grève. La Trage'die doit exciter la terreur & la pitié ; mais on n'a point de pitié pour un coquin digne du gibet ou de la roue , & fon fort ne peut infpirer de la terreur qu'a fes femblables. Les deux pivots du tragique bourgeois ne font donc que 1'horreur & le mépris, deux affeélions pénibles pour le cceur humain , qui ne trouve du plaifir dans la trifteffe , qu'autant qu'il peut plaindre, aimer ou admirer les infortunés qui en font 1'objet. Le vice de baffeffe & d'horreur, inféparable du genre , produit néceffairement tous les autres , tels que 1'exagération , 1'empliafe, labouffiffure, qui contraftent continuellement  De la Tragédie. 227 avec la petiteffe , 1'abjedion & la puérilité. Si vos Perfonnages bourgeois font toujours dans la convulfion de la douleur, ils deviennent outrés , monotones , fatigans. Si leurs convulfions ont quelque relache, il faut bien qu'ils defcendent au ton de familiarité qui leur convient, ck qui diftingue la Comédie de la Tragédie ; alors ce ton familier, ces détails domeftiques font infipides 6k ennuyeux : ils ne foutiennent pas 1'attention , comme les grands objets de la Tragédie. Dans celle-ci, 1'attention ék 1'intérêt font entretenus par la dignité ék 1'importance des détails héroïques; c'eft Augufte qui délibère s'il gardera ou s'il abdiquera 1'Empire; c'eft Mithridate qui développe fes projets contre les Romains. L'admiration ne nuit point au pathétique : mais quand vous avez vu des Bourgeois paffionnés emprunter le haut ftyle pour déplorer leurs malheurs, tout ce qu'ils vous difent enfuite de leur ménage , de leur commerce, de leurs petites affaires, vous paroit bien trivial ék bien froid. La trivialité ék le pathétique ne peuvent jamais s'allier. Ainft, voila deux nouveaux Pij  22% De la Tragédie. ecueik auffi inévitables que les deux autres, Ie flyle outré dans la paffion, & Ia baffeffe du ftyle dans tout ce qui n'eft point paffionné. Ue la, vous tirerez une conclufion facile . c eft que ce nouveau genre, qu'on prétend ie plus voifin de la Nature , en eft le plus do.gne, puifqu'il reunit les deux extrêmes Ajoutez qu'il eft impoffible , fans choquer la Nature , de donner une nobleffe foutenue au pathétique bourgeois. Quoiqu'il foit vrai que , dans toutes les conditions, 1'homme .devienne éloquent, & quelquefois fubhnie , quand Ja paffion i'infpire ■ il eft très-vrai auffi qu après Jes premiers éclats de la paffion, tout homme vulgaire fe remet au mveau de fon efprit & de fa condition, & quune douleur bourgeoife s'exprime fort bourgeoifement. Rien n'eft donc plus faux & plus outré qu'un pathétique foutenu „oüement dans la bouche d un homme ordinaire; & il feroit peut.être mofns rid.cuJe de faire des Tragédies familières, que des Tragedies bourgeoifes. Enfin il eft fur qu'avec un demi-talent, on réuffira mieux dans un genre qui n'exige'  De la Tragedie. qu'une demi-force tragique, & qui couvre la foibleffe du ftyle par la baffeffë de 1'intrigue & des perfonnages. Cet avanrage que la Tragédie bourgeoife offre a la médiocrité, prouveroit feul la fauffeté de ce mauvais genre, dans le.]uel il ne faut chercher d'ailleurs aucun mérite poétique. Auffi ce genre facile a-t-il été embraffé de tous ceux qui n'étoient pas nés Poëtes; ils ont même démontré qu'il valoit mieux le traiter en profe; ils ont raifon: ce tragique bourgeois n'eft ni fiffceptible ni digne de poéfie; & peut-être ne meritoit-il pas que je m'y arrêtaffë un moment; car fon règne eft prefque déja firn; il paffera comme toutes les autres innovations d'un goüt faux & ftérile , qui fe fuccèdent & fe détruifent mutuellement. Fin de la première Partie.  i3° T A B L E DES CHAPITRES e t des paragraphes Contenus dans cette première Partie. CjHAPITRE PREMIER. Des progrès de VArt Tragique 3 & de fa decadence > page i CHAP. II. De la Vraifemblance theatrale , §. I. Exemples de contradicTwns pris dans (Edipe, 30 §. II. De quelques-unes des invraifemblances choquantes du plande BrutUS , 35 §. III. Invraifemblances non moins choquantes du plan de mérope , 41 CHAP. III. Continuation du même fujet, 51 §. I. De Zaïre, 53 §. ÏI. De la Tragedie d'alzire , 64  T A B L E. 231 CHAP. IV. Nouvelles confidératlons fur la Vraifemblance théatrale , 77 §. I. Sur la fixième Scène du troifième Acle des Horaces, 78 §. II. Sur lefecond Acle de ClNNA , 81 §. III. Sur la conduite de Sévère, dans la Tragédiede polyeucte , 94 §. IV. Sur la troifième Scène du fecond Acle de Rodogune , 101 §. V. mahomet , chef-d'a>uvre d'lnvral- femblance , 111 Chap. V. De l'Aéllonj ou du Mouvement Dramatique, 136 CHAP. VI. Du Speciacle ou de l'Apparell théatral, 154 CHAP. VII. Du Pathétique de fituation, 173 Fin de laTable de cette première Partie. ( La feconde Partie d« cet Ouvrage paroitra au mois d'Oftobre procliain ).