CS O ■"O O 3 O . S" GO C5 C3 '"" 3 „ CS , » ~ 1 O ■» J (75. , . c fe f l| ? t_ a . '1 ' ll 3 g O O  LES LACUNES D E L A PHILOSOPHIE.   ii LES LAC jy* E S DE LA PHILOSOPHIE. AAM S^O^1 DAM; .E7 yï; froave , a P A RIS 3 r CLOUSIER, Imprimeur-Libraire, 1 ruc dc Sorbcnne. CZ y BE LI N , Libraire, ruc Saint- Jacqucs, C prés Saint-Yves. M. DCC. LXXXIII.  ■  DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Lorsqu'on fe préfente en public, on peut, ou faire bonne contenance & en impofer par fa maffe & fon volume , ou échapper a la faveur de fa petiteffe. Je fuis malgré moi dans ce dernier cas. Je fens tout le prix des honneurs de Vin-folio. Ils attirent le refpeft du public , & difpenfent de la peine d etre lu & critiqué. Je n'ai a lui offrir en ce moment qu'une mince broa  ij DISCOURS chure. Des raifons qu'ii lui importe peu de connoïtre, m'ont empêché d'afpirer plus haut &c de continuer le foible écrit qu'il va lire , s'il veut en courif les hazards. Je lui donne toujours ces Fragmens en attendant. Ils font tirés d'un ouvrage confidérable dont je vais lui rendre compte autant que la foiblefie aftuelie de ma tctc pourra mc le permcttre. Je 1'ai intituïé Du Moi humain ou de fEgoïfme & de la Vertu. Je 1'ai divifé en trois parties ou plutöt en trois Points de Vue. 1°. Point de Vue Moral : 2°. Point de FuePolitique: 30. Point de Vue Métaphyfique. Chaquepoint de vue comprcnd un certain nombre dc méditations dont les  PRELIMINAIRE, iij titres de quelques-unes font a la fin de eet écrit. II. cft des fujets qui appattenant égalcment aux trois Points de Vue, fe rctrouvent dans tous & s'y reproduifent fous le jour qui leur efl: propre. Tels font 1'analyfe de 1'Egoïfme & de la Vertu, les grandes queftions de rmtéiêt, de la confeience , du luxe , &c. &c. reftées jufqu'a pre'fent indécifes , & les incertitudes de la Philofophie, fur ces objets importants. Les deux premiers Points de Vue feront fceptiques & critiques. Je ne me ferai aucun fcrupule d y palTer tour a tour du férieux a la plaifanteric. Cc ne fera que dans le troifième que a z  iv DISCOURS je donncrai la folution des Problêraes que j'aurai laiffé indétcrminés dans les deux premiers. J'ai recherché dans ceux-ci les différens fens des mots Egoifme & Vcrm3 & je tache dans le troifième d'cn découvrir le véritablc. L'on n'eft parvenu a titer la Phyfique du long fommeil de 1'enfanceoüelleétoitdepuis trois mille ans, qu'en obfervant & qu'en foumettant les corps a 1'expérience. *C'eft a-peu-près ainfl que je traiterai la Morale. Les deux premières Parties formeront unc Morale expérimentale , elles feront comme une fuite d'expériences fur 1'Egoïfme & la Vertu. La troifième Partie offrira la Morale  PRÉLIMINAIRE. V rationclle ou fyftématique. Je fuivrai la méthode analytiquc dans les deux premiers Points de Vue & la Sinthétique dans lc troifième. Des principes généraux , j'y defccndrai aux différentes queftions agjtées dans les premiers , pour leur fixer une place dans le fyftême. J'ai fait ufage dans ce troifième Point de Vue de tous les fecours que j'ai pü me ménager. Je me fuis aidé quelquefois de la Phyfiologie, fur-tout de celle des nerfs, & j'ai ofé même approcher de ces fujcts obfcurs la lumière délicate de 1'analyfe mathématique. Je pourrois pour faire valoir mon travail, parler de la quantité prodigieufe d'Ecrits, de Traités a 3  vj DISCOURS & cfEiïais que nous avons fur PHomme , fur la Morale , les Paffions, le Bonheur, & en relever par-la 1'extrêmc difficultc : mais je ferois un Charlatan , & j'efpere que le Lecleur ne verra d'un bout a 1'autre de eet ouvrage que de la candeur. J'aime mieux lui avouer fans détour que ce fujet ne me paroït pas épuifé , &■ que je vois la poffibilité de lui préfenter denouveau fur ces matières fi.rebattues trois volumes intérclfans & dignes de fon attention. II refte dans les régions fi fréquentées de la Morale & de la Vertu , des terres inconnues oii Ton n'a point encore abordé. J'ai ofé les reconnoitre. J'y ai  PRÉLIMINAIRE, vij trouvé des conceptions nouvellcs dont j'ai dü étudier & les formcs & la languc. Auffi ai-je peu fait mention de la plupart des Méditations du Point de Vue métaphyfique. Les titres même n'en feroient pas entendus, ou paroïtroient bizarres avant den avoir la clef. • Je ne fus point long-tems a méditer fur l'Egoïfme , que je m'appercus que cctte idéé tenoit a t-out. Je vis que la Morale prife dans fon fens le plus général , dépendoit toutc entière de la réponfe a faire a cette qucftion , qu'eft-ce que TEgoifmc ? J'analyfai cettc notion. Je la fuivis dans toutes fes ramificacions. Après d'innombrables circuits *4  viij DISCOURS ( peut-être m'abufai-je ) je crus cntrevoir un principe tout neuf, une chaïne de coniequcnces lumineufes qui en dépendoienr , un nouvel ordre de vérités. Ce principe fécond auquel je fuis rcraonté par l'analyfe eft antérieur a tous les principes connus. II eft de la plus grande fimplicité. II me donne lui feul laclef de tout le fyftême de 1'humanité. Et fi en ëffet j j'ofois me flatter d'avoir fait dans -la troifième Partie de eet ouvrage quclques découvertes, je ne m*abuferois point en difant qu'ellcs donneroient une face nouvelle a la Morale, a la Politique & a la Métaphyfique. Pourquoi prendre la plume  PRÉLIMINAIRE, ix pour ne répéter h un public éclairé, que ce qu'il fait déja, ou qu'il peut voir micux traité dans les écrits originaux ? On ne nous donne plus que des Livres faits d'après d'autrcs Livres. Pourquoi écrire qnand on n'a rien de neuf a dire ? II y a long-tcms, il eft vrai, qu'on s'écric que tout eft dit. On s'en plaigneit déja il y a cent ans. On fe lamentoit que les Anciens ne nous cuftent rien lafffé a dire. C'eft pcu connoïtre les reflburces de 1'cfprit humain, le développement fucceffif & la progreflion indéfinie dont il eft fufceptible. Les Philofophes qui nous ont précédés, nous auroient-ils donc condamnés k un filence étcrnel ? a S  x DISCOURS Nous auroient-ils ravis la douce efpérance d'être utiles auffi a la poftérité ? Egoïfme eft le nom nouveau d'une bicn ancienne maladie de 1'efpece humaine. II vient comme on le voit du pronom perfonnel Ego , dont la langue Francoife a fait un fubftantif & un adjedif Egoifme, Egoific Ces deux exprelïïons lui font p'ropres, & on n'en trouve Féquivalent dans aucune langue ni ancienne. ni moderne. Un mot n'eft qu un mot pour le vulgaire. II eft quelque chofc dc plus pour Fhomme qui réflé* chit & qui obfcrve. II annonce quelquefois une révolution prochaine ou dans les moeurs (i)  PRÉLIMINAIRE, xj ou dans les connoiffances humaincs. Un mot nouveau s'introduit dans une langue. II paffe de bouche en bouche , & flotte longtems incertain entre des acceptions-diverfes. Le génie faifitce mot, FéchaufFe de fes méditations, & en voit éclore des poffibilités nouvellcs. C'eft ainfi que Newton attacha un grand fens au mot attraction , Colomb a celui d'Antipode. Puiffe le liafard qui fait comme 1'on fait les frais de prefque toutes les découvertes , avoir été pour moi, ce que le génie fut pour ces grands Hommes ! Puiffe-t-il m'avoir fait découvrir le véritable fens du mot Egoïfme! a 6  xij DISCOURS . Ce hafard qui fe mêle a tant de chofes, qui influe fur tant d'évènemcns, préfide auffi quelquefois a la fucccffion des idéés & a leurs diverfes combinaifons. Je croirois en avoir été bicn fervi, s'il m'avoit mis fur la voie de balancer les deux idéés d'Egoïfme & de Vertu Tune par Tautre. Je Taverne , j'aurois la fimplicité de regarder Ie titre feul de eet ouvrage comme une découverte , en tant que j'ai le premier préfenté TEgoïfme & la Vertu dans un rapport d'oppofition. Mon ouvrage en entier n'eft que le développement de mon titre & de cette oppofition. J'ai regardé le Moi huma'm com-  PRÉLIMINAIRE, xïïj me la racine commune de YEgoïfme & de la Vertu, & en cela je me fuis un peu détourné du fens & de 1'acception rccue de Moï humain. Dans un moment oü 1'on ne parle que de Vertu > oü 1'on cherche a la faire naïtre, öü 1'on fondc des prix pour Ia Vertu, oü tout retentit du nom de Ia Vertu ; il peut être intéreflant de reconnoïtre ce qu'elle eft, de chercher a s'en faire une idee plus diftincte. Cette grande & fublime notion qui remplit & animc elle fcule toute la fcience "de la Morale, eft couverte pour nous d'un voile que toute la fubtilité de la Philofophie n'a pu percer en^ core. La notion de Vertu eft  xiv DISCOURS exadtcment a la Morale, ce que la notion de force ou de puiffance eft a la Méchanique. Nous avons une Méchanique fans favoir ce que c'cft que la force , comme nous avons une Morale fans favoir ce que c'eft que la Vertu. Et c'eft ici que brille éminemmcnt 1'empreinte divine de 1'efprit humain. Circonfcrit de toutes parts, par des limites qu'il ne fauroit franchir ; il femble que le point qui lui marqué fa foiblefle eft celui dont il fe plaït a s'élancer pour montrer fon audace & déployer toute fa vigueur & fon activité. Pour déterminer la polïtion d'unpole, il faut reconnoitre le pole oppofé. Ce globe n'a été  PRÉLIMINAIRE, xv un pcu connu & 1'Aftronomie n'a fait quelqucs progrès , que depuis la découverte des antipodes. L'Egoïfme eft 1'antipode de la Vertu. En oppofant ces deux idees Tune a 1'autre, on parvient a les déterminer merveilleufcment 1'unc par 1'autre. On verra combien fous eet appei-911 , elles deviennent fécondeSj & les folutions naturelles, qu'ellcs fourniflent des queftions les plus épincufes de la Morale. De l oppofition & du choc de ces deux idees fi nébuleufes, j'ai vu fortir des étincelles, & jaillir des fillons de lumière qui les éclairent elles-mêmes , & répandent le plus grand jour fur les queftions non moins obfeures  xvj DISCOURS de 1'intérêt, de la confciencc, da luxe , &:c, Ce rapport d'oppofïtion m'a conduit a une définition toute neuve de ces deux propriétés de 1'ame humaine. J'ai dit, l'Egóifme & la Vertu tendent également è. la félicïté , l'une en abjurant tout intérêt perfonnel , 1'autre en s'y concentrant tout entier. Je croirois avoir ainfi donné a ces deux id ^es, un caraclère de précilion & de clarté dont elles ont été bien éloignées jufqu'a préfent. Mais dans ce fens élevé & philofophique, 1'Egoïfme & la Vertu me paroiflent comme les deux poles du monde raoral. Ce font deux points óppofés 8c placés dans le ciel pour éclaireir  PRÉLIMINAIRE, xvij &: juger les actions de la terre. I!s font marqués fur la fphèrc des adions humaines pour fervir de règle ; mais ils n'ont pas plus de réalité ici bas , que les ligncs & les points que la Géograv-hie tracé fur nos globes terrejlres pour s'orienrer , juger de la déclinaifon de 1'aftre qui mefure nos jours &: apprécicr la marche du tems qui nous détruit. S'il eft affligeant de penfer qu'il n'cft point fur cette terre d'homme vraiment bon , on fe confolc en fongcant qu'il n'y en a point non plus d'abfolument méchant. Ces qualités prifes dans un fens abfolu , ne peuvent convenir a un être aufli foiblc que 1'homme. Le jeu  xviij DISCOU'RS délicat de fes organes-j la mobilité de fes nerfs, leur vibratilité, le flux Sc rcflux du fluïde nerveux , 1'action Sc réaction de cette multitude innombrable de reflbrts qui échappent a la vue, la tyrannie que tout eet appareil immenfe exerce fur la penfée , excluent totalement de eet être fragile, les idees abfolues de bonté & de méchanceté. La Vertu Sc TEgoifme, outre leur obfeurité , fe reflemblent quelquefois fi parfaitement qu'on les confond Sc qu'on les prend 1'un pour 1'autre. Leurs apparences trompeufes égarent alors bien plus qu'elles ne dirigent. Semblables a ces conftellations équi-  PRÉLIMINAIRE, xix voqucs j que le .Pilote inquiet ne voit pendant la nuit qua travers des nuages. Dela les méprifes & les incertitudes des Moraliftcs. Dela les naufrages auxquels on fe trouve expofé fur 1'Océan moral, fur ces mers agitécs par les paffions humaineSj foulevées Sc battues également par les efforts de la tyrannie &: la réfiftance de la liberté, par les tem-, pêtes du crime Sc le fouffle généreux de la Vertu. Tout eft ténébreux dans 1'homme, le phyfique en échappe a nos fens Sc le moral a notre intelligence. L'Egoïfme & la Vertu font motifs ou actions , tantöt des caufes & tantöt des eftets; nouvelle fource d'obfcuiités.  xx DISCOURS Confidérés commc principes d'adrions, 1'Egoïfme produit fouvent tous les effets de la Vertu, & la Vertu tous les efFets de 1'Egoïfme. Ne fcroit-ce point en partie, ce qui rend 1'étude du cceur humain , de la Morale &: des paffions, ft compliquée, fi fcabreufe, fidifficile? Ne refteroit-il donc plus rien d'utile a découvrir fur ces matières ? Quoi ! la recherche du bonheur eft inhérente au cceur de 1'homme , & nous avons trois cents opinions fur le bonheur. J'ai compté a-peuprès autant de définitions de la Vertu. Or , s'il eft difficile de marcher a la félicité hors du fentier de la Vertu : coraraent la fagcffe fe démêlera-t-ellc de  PRÉLIMINAIRE, xxj ccttc multitude dc routes? Comment fe tirera-t-elle de ce labyrinthe ? Nous fommcs complets dit-on fur la Morale : plus que complets certainement. Mais la richcfle en ce genre eft indigence &: il ne nous manque peutêtre pour êtrc heureux & parvenir a ce but deliré , que d'avoir deux cents quatre-vingt-dixncuf routes de moins. La Morale eft comme un grand procés amplement, volumineufement indruk dcpuis quatre mille ans & qui n'dt point encore jugé. C'eft en parcourant les pièces de ce procés; c'eft en me promenant dans les vaftes archives , oü fe trouvent ammoncelés ces titres de la  xxij DISCOURS folie &*de la fagacité humaines, que j'ai rencontré des documens plus gfrécieux encorc que ceux que je chcrchois, de nouvelles preuvcs de 1'exiftencc d'un premier être intelligent & de 1'immortalité de Tame. Jufqu'a ce moment, je 1'avoue, j'admettois ces vérités paree qu'elles nous font enfeignécs par la révélation. Les raifons d'y croiiedénuées de eet appui divin,ne me parohToient pas péremptoires. J'admirois, fans emêtre fubjugué, les cfforts de Clarke & de RoufTeau. La lumière naturelle ne me fembloit jetter fur cette fuprême efpérance qu'un jour foible & incertain. J'ai taché dans la partie métaphyfi-  PRÉLIMINA IRE. xxiij que de eet ouvrage de 1'élever au rang d'une démonftration , non du genre de celles qu'on peut appeller relatives 3 paree qu'elles n'opérent pas fur tous les bfprits , lc niême degré de conviétion , mais de la nature des démonftrations géométriques qui font abfolues , générales &c qui emportent néceffairement avec foi l'a(fentiment de tous les hommes. J'oferois croire que Clarke & RouÜéau n'ont point embraffé un alfez grand enfemble & que de plus, ils ont féparé ce qu'il falloit unir. Du point de vue beaucoup plus élevé oü je me ftiis placé, l'exiftcncc d'un Dieu' & rimmortalité de 1'ame , ne m'ont paru former qu'üne feule  xxiv DISCOURS &: même vérité. Une parcillc démonftration fcroit fans contrcdit le plus beau préfent que la Philofophie puiflé faire aux hommes. Heureux celui qui en aura la gloire. Y afpirer eft légi-. time. Y prétendre feroit orgueil. A mefure que fuyent dans le paffé , les tems oü Dicu lui-même environné de prodiges, parloit aux hommes, ou fa préfence immédiate sannoncoit par les convulfions de la nature. A mefure que cette voix s'affoiblit en s'éloignant: il eft utile d'apprendre a reconnoitre une autre voix^ moins bruyante il eft vrai, moins impofante, mais égale uniforme & continue. Celle-ci parvicnt de 1'Eternel a nous par le milieu de la  PRÉLIMINAIRE, xxv ïa raifon humainc. Bicn-loin de recevoir du tems aucune altération, il fcmble au contraire que i'cxcrcice des facultés intelleduelles toujours plus vigourcux,foi-tifie fon timbre &ajoute a fon intenfité. Cctte vigueur. eft due a la Philofophie. Elle nourrit 1'cfprit au défaut de 1'aliment du cicl. Elle fupplée ia manne du défert, recoit Phomme en févrage & lui apprend a fe palier de miraclc pour être hommc de bien. La Philofophie eft lmftitutcur de la penfée. Elle eft a rcntendcment ce que les Maïtres d'exercice font au corps. Elle lui apprend a faire ufage de fes forces, a déploycr des fut tes d'idées felon de juftes prob  xxvj DISCOURS portions. Elle eft en un mot 1'art de diriger les mouvemens de rintelligence humaine fur les rapports éternels des chofes. C'eft fur-tout dans ce fiècle oii 1'on attaque avec tant d'audace les fondemens d'une révélation, qu'il feroit très-précieux d'en trouver d'inébranlables a la Religion naturelle. Cependant vains & impuiffans efforts ! L'ouvrage de Dieu fuccomberoit-il fous la main de 1'impie l La foi Chrétienne doit étendre un jour fes rameaux fur toute la face de la terre. L'Evarv gile nous 1'annonce. Nous n'en pouvons. douter. Rome moderne la Métropole de cette Foi, én perdant chaque jour du terrein, conierve encore cette ef-  PRÉLIMINAIRE. xxvij" pérance. C'eft ainfi , que Rome ancienne (fil'onofecomparcr le profane avec le facré) preflee de tous cötés & réduite autrcfois a fes feules murailIes,nerenoncoit point a 1'empire du monde (i). Une partie de mes prcuvcs métaphyfiqucs ne feront pas a la portee de tout le monde. J'en donnerai des réfultats très-clairs, & j'en ferai voir les applications. Elles auront cela de commun avec une multitudc de magnifiques thcorêmes de la Geometrie fublime , qui pour n'être démontrés qu'a un petit nombre d'initiés, n'en font pas moins certains. Le commun des hommes ne forme aucun doutc fur les vérités mathématiques. II b 2.  xxviij DISCOURS les crpit fur pavolc. Ces vérités n'influcnt pas moins fur plufieurs arts qui leur doivent leur perfeetion , & fur plufieurs fciences qu'elles éclairent, ou dont elles font les fondemens, L'immortakV tédel'ame &rcxiftenccd'unDieu font peut-êtrc a la Légiflation & a la Morale , ce que 1'Aftronomie eft a laNavigation. Le Pilote fans connoïtre les favantes théories fur lefquellcs fon art eft fondé, dirigc fonvaifleau, parcourtfans héfiter la furfacc des mers &: les fillonne en tout fens fur 1'un &c fur 1'autre hémifphèrc. C'eft fur la Métaphyfique qui s'occupe de cette exiftence & de cette immortalité, que font fondés , la glojrc , lcfpérancc  PRELIMINAIRE, xxix Jk le bonhcur de l-hoaioïe. La plus folide bafe de k Vertu repofc fur les principes que fournit cette fcience. Je fais néanmoins de quel ceil, elle eft regardée par le fiècle préfent, &: le travers qu'ont pris contre cette fcience d'excellens cfprits. Je Fai partagé pendant long-tems. En effet lorfqu on confidére la paix du monde troublée par la Métaphyfiquc, les hommes s'égorger pour des difputes forties de fon fein , FUnivers mis en feu par la Métaphyfique : elle ne fe préfente plus que fous un afpeét hideux. On la voit avec un mépris mêlé d'indignation fe pcrdre dans des abftracïions, s'occuper de queftions oifeufes ou b 5  xxx DISCOURS infolubles, confondre & broui!* Ier les idees, au lieu de les lier &: de les ordonner; troubler les cerveaux, & déranger les têtes qu'clle devroit régler. De quoi rhomme n'a-t-il pas abufé? SouVent 1'abus précède en lui 1'ufage. Telle eft la marche invariable que lui prefcrit fa nature fupérieure d'être perfedtible & libre. La brute , ufe & n'abufe jamais. II eft difficile de réfifter aux impreffions finiftres que caufent tant d'écarts, tant d'abus qu'on croit inféparables de la Métaphyfique. Les meilleurs efprits la prennent en horreur. Les hommes fenfibles & humains la déteftent. C'eft alors la vertu ellemême , qui repoufle le foclc  PRÉLIMINAIRE. XXXJ éternel de fa ftatue , défiguré & enféveli fous les haillons barbares de la fcholaftique & autour ctuquel 1'ignorance , ou un favoir bien plus funefte , avoit laiffé germer une foule de plantes vénéneufes. Qu'arrive -1 - il alors ? On fe jctte dans 1'excès oppofé. On ne rêve plus que Phyfique , qu'expérience. On ne veut plus croire a den qu'a ce qu'on touche , & tous les rap- • ports que les fens ne peuvent pas vérifier font rejettés. De part & d'autre cependant les inconvéniens font a-peu-près les mêmes. C'eft le vaiffeau qu'un coup de vent a jetté fur le cöté. Prés d'être englouti dans 1'abime, on s'agite, on s'occupe b 4  xxxij DISCOURS des moyens d'échapper au danger. La frayeur qui précipite tout & ne raifonne ricn fe hatc de revcrfcr les canons & la'charge fur le cöté oppofé. Le navire bientöt s'inclinc -en fens contraire , & fé retrouve expofé au même péril, dont on vcnoit de le tirer. O homme! te verra-t-on toujours ne fortir d'un exces que pour retomber dans un autrc ï N'as-tu donc que le choix cntre des délires également funeftes ? Paiferas-tu fans ceffe de la fièvre brülante du Fanatifme, a la glacé & au friflbn de 1'Athéifmé > II eft une ligne intermédiaire , un point également diftant de 1'un & de 1'autre de ces extrémes: ce point eft lumineux, II brille de  PRÉLIMINAIRE, xxxiij tout 1 eclat de la vérité. Les ombres s'étendent & s'allongent a mefure qu'on s'en éloigne. C'eft fur cette ligne : c'eft fur ce méridien que tout fage , tous les jours, devroit réglcr fes opinions & remontcr fon ame. Difons-le donc hardiment: la Métaphyfique contenue dans de juftes limites , eft la première èc la plus importante des fciences. Toutes les autres diminuent de certitude, a mefure qu'elles s'en appuyent moins 3 ou qu'elles s'en éloignent. L'évidence mathématique elle - meme eft toutc fondée fur des évidences métaphyfiques. Eh! qu'eft-ce que 1'Univers entier & tous fes phénomènes, que des perceptions mé' 5  xxxiv DISCOURS taphyfiques de notre ame ? C'eft de la Métaphyfique que 1'homme emprunte toute fa dignité. Elle feule peut 1'annoblir , lui révéler fes titres, Sc le fouftraire a la bafleffe du néant. Elle feule donne des folutions plaufibles du problême de fon exiftence. Elle feule en fixant un terme a fes misères , lui préfente audela , un avenir riant. Je ne la reconnois plus aftife derrière des nuages, myftéricufe & fombre, femant le fanatifme avec des argumens , armee de peines , & lancant fes foudres, ou verfant fes pavots fur les malheureux humains. La vertu , je le fens, s'cvanouit au-devant de la rigueur  PRÉLIMINAIRE, xxxv des chatimens ou de 1'amorce des récompenfes (3). Mais aullï fa noble flerté dédaigne d'animer une combinaifon abjecte & paflagère. Elle eft trop élevée pour venir habiter un ver immonde, qui, fur un morceau de fange, rampe & s'agite pour peu d'inftans, jette fur cette fange le trifte éclat de quelques ondulations & finit par s'y incorporer. Non la vertu ne fait point s'arranger fur nos vains fyftêmes, m fe plier a nos combinaifons. Elle ne peut, quoiqu'on faflc, être portée par le néant. Elle n'aime a déployer fon vol que fur les ailes de PEternité. Je n'offrirai point a mes Lecteurs (je dois les raflurer ) une b 6  xxxvj DISCOURS mctaphyfique obfcurc & contentieufe. Elle fera fondée fur des faits & des obfervations. A quelques portions prés de mes démonurations dont j'ai parlé plus haut, & que j'aurai foin de traduire ; j'animerai mes abftractions 5 je leur donnerai autant qu'il me fera poffible du corps & de la vie. Ce ne fera point une Mctaphyfique aride & décharnée. Je tacherai de la parer des couleurs de la Poéfie & de 1'Eloquence. Je n'oublierai point, en m'élevant a fes plus fublimes méditations, qu'on ne parvient point a 1'entendcment, fans paffcr par les yeux & les oreilles; & qu'il faut, fi I on vcut ètre hi , récréer les uns par deb  PRÉLIMINAIRE. xxxvT) images , & èfaarmer les autres par le nombre & 1'harmonie. J'ai peine a reconnoïtre pour Phüofophes ces Ecrivains abftraits, qui m'ufent le cerveau a pénétrer le fens obfcur de leurs penfécs, & dont le mérite nc fe laiffe appercevoir qu'a travers une diétion confufe embarraflcc. Ils croicnt être profonds, & its ne font que creux. L'efprit ne fauroit fe nourrir de ce que le goüt ou i'oreille repouffe. Platon , a fes rëverïès prés, ne fut le premier Philofophe de fon fiècle , que paree qull fut celui qui s'exprima avec le plus de grace , de feu , d'imagination & d'harmonic. On avoit trop longtems féparé dans la recherche de  Xxxviij DISCOURS la vérité, des moyens qui s'entr'ai- dent merveilleufement. II appar- tenoit a la Philofophie moderne dc les réunir , d'être a la fois éloquente, harmonieufe & pro- fonde. La Morale (dont la Politique n'eft qu'une branche) éclairée par la Métaphyfique, eft nonfeulement la fcience la plus intéreflante a 1'homme : elle eft encore la fcience de lui-même. Ainfi on peut en réuniflant ces deux fens , 1'appeller par excellence j la fcience de 1'homme. J'ai parcouru les Ecrits des Philofophes fur ce fujet important. J'ai vu peu d'accord, point d'enfemble , de magnifiques appercus,de grandes incertitudes,  PRÉLIMINAIRE, xxxix des vérités précieufes, de fréqucntes contradiétions , & de vaftes Lacunes a remplir. Efpérer entrcvoir & douter , voila rhiftoire de 1 homme privé des fecours de la Révélation. La Morale auroit befoinqu'un penfeur intr épide 1 ui rendït le même fervice, que 1'illuftrc Cook a rendu a la Navigation. II a dit: les paffages du Nord font-ils pollïbles ou impoffibles ? L'autre fe de'mandera ; la théorie de la Morale eft-elle démontrable ou non > Elle a auffi fes terrcs auftrales a découvrir, ce font fes premiers principes (4). Mais Cook en ne trouvant point ce qu'il chcrchoit a beaucoup mérité du genre humain. Si le Pen-  Sl DISCOURS feur n'ctoit pas plus heureux que le Navigateur , fcroit-il du moins auflï utile r Grande queftion a décider. Pour la réfoudre, il y auroit enrreux cette différcnce a obfervqr. L'on croit a un homme qui la fonde a la main fouillc dans le fond des mers. Celui qui defcendant au fond de fon ame, aflureroit qu'il en a pënétré tous les replis, nc jouiroit pas du même privilege, Ces replis font innombrables & recèlcnt dans lcurs détours cachésj des générations d'idées a naïtre , qui peuvent convertir des doutes en certitudes & diffiper bicn des obfcurités. Qu'eftce que le monde matériel auprès d'une feule penfée J lei la  PRÉLIMINAIRE, xlj ïéalité eft an-deflbus de fon image. Ce globe eft fini. Les mcrs font commenfurables, & lefprit humain ne 1'eft pas. Qui en eftct oferoit en pofer les hornes ? Qui oferoit lui dirc , Ja eft le terme que tu ne franchiras pas. Circonfcrit par rimmcnfité des chofes ; jouiffant feul dans IVnivers de la faculté dirtinctive d'appcrccvoir ; l'cfprit humain ne reconnoit d'autre limite que 1'infini. II n'efl eft pas moins vrai que ces principes & cette théorie ou n'exiftcnt pas, ou ne doivent pas être cherchés ailleurs que dans 1'entcndement humain. L'Univers morai eft tout enticr dans la tête de 1'homme.  Ixij DISCOURS En attendant que ce génie puiflant paroifle & ouvre la carrière , j'ai ofé 1'entrevoir , & prenant la fcience de 1'homme ou la Philofophie 1'a laiflee ; j'ai elfayé d'en reculer les hornes & d'en remplir quelques Lacunes. Plufieurs Modernes ont rabaifie la Morale en lui donnant pour bafe une efpece d'inftincT: qu'ils ont appellé Sens Moral 3 fens purement factice, & le produit de 1'opinion , deThabitude , des préjugés & de 1'éducation. J'ai cherché au contraire a 1'élever a la dignité de fcience. La Morale feroit bienavancéc, bien prés detre une fcience exacte , fi 1'on avoit de la vertu,  PRÉLIMINAIRE, xliij de cette propriété caraétériftique de 1'homme , une idéé claire & diftincte. Ce que j'ai cherché eft a 1'inftinét de la vertu, ce que font des principes lumineux a une routine aveugle. Trouver une théorie a la Morale; dire ce que c'eft que la vertu, c'eft prefque deviner le mot de 1'énigme humaine. C'eft foulever le voile qui cachc a notre foible raifon 1'origine de 1'homme, fa nature & fa deftination. J'ai tout ramené dans mon troifième Point de vue a eet afpeél ft élevé , ft riche & ü intéreffant. En jettant un coup-d'oeil fur les incertitudes de la Philofophie , dont j'ai renvoyé la no-  jfltv DISCOURS mcnclature a la fin de cct Efiai: on sVtonnera peut-étre du grand nombre de matières que j'ai traitées. On me fera honneur ou de plus de fcience , ou de plus de préfomption qu'il ne m en appartienf. J'ai fuivi une marche fort fimple. Dans les deux premières Parties, guidé par le hafard , j'ai erré au milieu de ces incertitudes , cherchant a les reconnoïtre. Dans la troifième, je me fuis placé fur les hauteurs de la Métaphyfique & de cc point de vue élevé , j'ai contemplé ces deux fcienccs fi rmparfaites de la jMoralc & de la Politiquc. C'eft dcla qu'abrégeant mon travail, & le fimplifiant j j'ai promcné fur cette  PRÉLIMINAIRE, xlv rnultitude dc fujets un fcul & unique principe. Les folutions, fous ce principe , m'ont paru fe multiplier en nombre prcfqu'égal a celui des incertitudcs. * Engagez-vous dans les finuofités & dans les replis tortueux des rucs d'une Ville immenfe : elle vous paroït un labyrinthe incxtricablc. Vous ne rencontrez qu'embarras , obleurités : tout vous arrêtse. Prencz votre effor. Montez fur une tour élevée, & regardcz la Ville a vue d'oifeau. Les iffues fe multiplient. Les incertitudes ccffent. Vous en faififlez renfemble. L'image nette & diftincte s'en pcint en raccourci dans vos yeux. Vous  xlvj DISCOURS en levez le deflein avec facilité. J'ai parcouru la grande Ville a pied, dans les deux divifions Morale & Politique. Je 1'ai confidérée a vue d'oileau dans la divifionMétaphyfique.Voila naïvement 1'hiftoirc de mon Ouvrage. Un des illuftrcs Philofophes de ce fiècle , a prononcé qu'il ne reftoit plus rien de neuf a propofer fur les matièrcs que j'ai traitées , que des chofes dangereufes ; mais je foupconnerois que ce grand Ecrivain avoit 'moins en ce moment la vue courte que le regard malin(f). Nous fommes riches en Morale. Les matériaux abondent  PRÉLIMINAIRE, xlvij avec profufibn. C'eft un fuperbe édifice a conftruire , qui attend peut-être encore plus la main du tems pour s elever que celle du génie. Ce font les fondemens qui manquent. C'eft la voute propre a fupporter 1'édifice qui refte a faire. Elle doit avoir; ü* j'ofe hafarder cette flgure ; pour pierres, des vmus; pour ciment le bonheur. La clef de la voute, d'oü dépend toute fa folidité, eft très-difficile a placer. Cette clef , c'eft Yamour de foi qui crée les vertus ou les détruit &: qui eft tout a la fois , le principe & le tombeau de la félicité. L'on a beaucoup agité Iaqueftion ü 1'homme étoit un être  xlvüj DISCOURS fimple ou doublé. Pourquoi s'occuper de cette queftion , puifqu'cllc eft infolublc. D'illuftres , Philofophcs tels que Montefquicu , Helvetius , Rouficau , ie font exercés fur le principe des adions humaincs. Ils 1'ont vu fimplc. Je le vois doublé. Cette duplicité m'a mcné trcsloin. Si lcurs lumières m'ont éclairé , lcurs erreurs m'ont encore plus inftruit. C'eft en m'en détournant que j'ai appcrcu les premiers traits de ce deffein fublime & neuf fous lequcl m'eft apparu fhomme moral. Confidèrcr 1'homme fous 1'influence de fes mobiles. Chcrcher a le furprendre pour aiafi dire par  PRÉLIMINAIRE, xlix par les reflbrts qui le meuvent. • Trouver dans ces mobiles , les titres de fa grandeur , le principe de fes devoirs & le gage de fa félicitc. Tirer de ces reiforts de nouvellcs induclions, & comme un nouveau jour fur fon origine & fa deflination. Inttoduire a leur aide dans la prifon obfeure oü fa penfée eft renfermée , un rayon d'éternité , eft une cntrepnfe toute neuve digne de la plus haute-Philofophie, mais dun poids très-difproportionné a ma foibleiTe. Déclarcr d'avance que ce fujet eft encore le plus beau, le plus grand , le plus vafte qu'elle puiflc fe propofcr : c'eft prefque s'impofer 1'obligation d'y  i DISCOURS répondrc. Du moins-, c'eft s'ótcr toute excufe. Jc fens toutc 1'é-tendue de ma témérité. Toute* fois , on en a vu d'hcurcufes. Les prétextes ont trop fouvent fervi de refuge a la mediocrité. C'eft en les abjurant qu'on parvknt a multiplier fes forecs. Des afylcs détruits font devcnus plus d'une fois les inftrumens de la victoirc S'ötcr tout cfpoir dc retraite , c'eft s'en ouvrir la route ; & lorfqu'on eft animé dc la pafllon d'être utile , il faut fans doutc des talens, mais il faut encorc plus d'éncrgie. Cette noble pailion élève 1'amc , enflammc le courage & tient UcU toutc feule & dc talent & de génie.  PRÉLIMINAIRE. Jj . Lcqucl vam le micux de refter par fes ouvrages au-dcflbus de fon fècle , ou de le dev-anccr comme fit Montagnc. Dans le fecond cas, on n'cft pas entendu. Dans le premier, on 1'cft, oneft jugé,apprécié,compris' & Montagne ne le fut point par fes Contemporains. S'il eft hUmiliant de ne pouvoir s'clever a la hautcur de fon fiècle : il eft ■douloureiix de n etre prifé a fa valeur qUe quand on a ceilé d'être. C'eft pourtant la le cas de plus dun hommc de genie qui s'eft épris de cette fumée qu'on appelle gloirc , de cette fomée qui fuit 1'hommc vivant & qof ne fe plan: a ombrager que fon cadavre. C 2,  H) DISCOURS Mais fi Montagne cnjamba par fon génie fur les fiècjes a yenir , je fens que j'aurai bicn de ia peinc d'attcindrc a la portee du micn. II n'y eut jamais autant dc Lectcurs éclairés. Les Difciples font aujourd'hui trembler les Maitrcs. Cc qui me raflure un pcu, c'eft que fi les Lcéteurs font devenus nombreux , les Livrcs font devenus bicn rare* Entre plufieurs caufesque j'en connois, je n'en citerai qu'unc. On eft devcnu d'unc fenfibilitc cxccfüvc. On eft &vide de renommee, & 1'on veut ctre impunément médiocre ou piauvais. La délicatcffc nervcufe de 1'amo.ur-proprc des Auteurs, nc peut plus fupporter les traits  PRÉLIMINAIRE, liij de la critiquc. On s'cft vu forcé de lui óter fcsarmes. C'eft un malheur. Un Ariftarquc févcre , inéxorable , dans 'fes fonctions ou publiqucs ou privécs , eft un préfent du ciei , le créatcur même du merite Sc 1'ami le plus sur. Sous la rigueur de fes rctranchemens , croifient & germent les penfces élevées ou profondes & les formes divines. Sa faulx impitoyable tranche les chardons, la cufcute &c les jets parafites, &: laiffe a découvert la plante qui nourrit, & celle dont 1'cclat charme & réjouit nos yeux. Loin de lui la fatyre , les pcrfonalités & letondu libelle.Nousavons vu de nos jours la Critique pefante, infoutcnable, prcndrc cette forme c 3  m DISCOURS odieufe, fe dégradcr par dc platcs injures & déchirer FAufeur pour dénigrer 1'ouvragc. II cn eft des Ecrivains comme des Acteurs. Les louanges précoces & prodifjuées font lc fléau dc leur talent. Le fifflet les réveille. JJé* loge les endort & les étourtc fous des monceaux de fleurs. On peut douter que les Contes Moraux , les In cas cuflent été écrits; & que fur-tout Bélilaire eut jamais vu le jour, fi Aiiftomenc & Denis le tyran n'euflcnt été poignardés par Fréron. C'eft afTez dirc lc cas que je fais dc ces belles productions. Les Fragmcns qu'on va lire exCCpté l'Idee générale de eet otivrage 3 font mes premiers eflais. Je ne  PRÉLIMINAIRE. Iv m'étois point cncore élevé a la hautcur de mon fujet;, & je ne 1'avois point embraffé dans toute fon étendue. Ces Fragmens ne fönt donc pas choifis , ni les meilleurs, tant s'en faut. Mais ils font a-peu-près écrits , lc refte n'eft que pcnfé. Ils font ïnes premières réponfcs a la qucftion qu'eil-ce que 1'Egoïfme ? On s'apperccvra ailemcnt que ces réponfcs ne font en grande partie que bégayées. La plupart font même aujourd'hui un hors d'ceuvre a mon ouvrage &: n'y feront pas employees. Mon premier travail .a été de méditer tout mon ouvrage avant que dc 1'écrire. Je 1'ai jetté en entier , ainll pcnfé , fur Ie pac 4  lvj DISCOURS pier.'C'eft une mafte informe i laquelle manque le coloris de 1'cxpreftion : un vrai chaos , qui attend 1'cfprit de vie que j'ai perdu , pour s'animer. Je commencois a 1'écrirc loifque j'ai été forcé de le quitter. Enforte que je prête complettcmeht le fianc au ridicule dc n'avoir a donncr au public en ce moment , qu'un ouvrage qui eft a peinc commencé (6). Si je ne m'étois interdit les excufes , & ne les avois profcrites j j'en devrois , j'en ferois a mon Lccteur, fur cette fuite découfue dc penfées difparates , qui reünies, s'offrcnt moins fous la formc d'un Difcours préliminaire } que fous 1'afpcd un peu  PRÉLIMINAIRE, lvij fauvage de matériaux bruts &c cntaflës fans ordrc. Ces matériaux font le fupplément dc Yidéc générale que je n'ai pu finir. L'on peut confidércr ce Difcours tel qu'il eft, co mme une êfpece dc Profpcctus de mon ouvrage , &c les Fragmcns qui le fuivent commc des cflais que je hafarde pour fonder le goüt .du public & preffentir fon jugement. Je le prie de ne point juger a la rigueur cc que j'écris en cc moment. Jc. ferois prudemment d.'implorer de même fon indulgence pour tout le refte , mais il ne faut pas demander tout a la fois. Je ne lui dirai point encore que je fuis étranger. Je l'oiiblierai peut-être mqi-même» * i  Mi) DISCOURS & Francois par k cceur, je croi- rai 1'être par le ftifc. Au furplus f attaché pcu d'importancc a ce pctit Ecrit. Je Fabandonne a la ccnfurc du public. II n'cft que 1'annonce de 1'ouvrage que je prepare, C'eft dans eclui-ci que jc me montrerai jaloux de mériter fon fuffrage , que perfonne ne refpeéte & n'ambitionne plus que moi. Défcnfeur de 1'cxiftcnce d'un premier être , & de leterniré du principe penfant: confondu dans la foule & feftateur des opinions communes; je ne peux point afpircr aux honneurs du bücher, ni m clever dans la région du feu pour échappcr a la cenfure. Hélas! que de Livres  PRELIMINAIRE. ' iix n'ont etc lus qu'a la lucur des Hammes qui les ont confumés ! Calanus fixa fur fon bucher les yeux dc I'armée d'Alexandre & de ia Grèce entière. S'il fut mort dans fon lit , perfonne n'y eüt pris garde. Que d'ouvrages euffent dc même filentieufement expiré fous la preffc , auxqucls on n'cut jamais fongc , fans lc tocfin dc 1'incendie ! (i ) Le changement qui s'eft fait dans les mceurs de la narion, depuis que les mots Egoïfme FgoV.e font dans toutes les touches , eft très-r reimrquable. Je 1'ai développé avec étendue dans la Méclitation de l'Egóifme & de Ja Vertu confidérés dans auatre époques mémorables , le Stoïcifme 3 le Chrijliah'tfme _, la Che-6 6  lx DISCOURS yalerie & la Philofophie monarchique. (2) Rome lobtint en effet par fa perfévérance. ( 3 1 Ce n'eft ici qu'une manièrè abrégée de rendre ma penfee. 0n fent bien que je ne veux dire autre chofe , finon que la Vertu perd de fon mérite, lorfqu'elle n'a pour mobile que la rigueur des chatimens y Sec. &c. (4) Nous recomioilfons pour fondement inébrmlable a la Morale, d'aborcl la Révclation , a laquelle nous ne totichons pas : enfuite la loi Naturelle , c'eft-a-dire , cette loi écrite dans nos casurs par la Nature. Elle eft limpulfion même du fentiment : guide infaillible & sür. 11 ne s'agiï donc ici que des principes fecondaires auxquels nous avons cherche. de donner une évidence rigoureufe & métaphyfique.  PRÉLIMINAIRE. l*j I. (5) Jean-Jacques Roujjeau. Ce regard étoit dirigé contre les Philofophes. On fair affez qu'il n'étoit pas de leurs amis. Son ccenr ne renfermoit cependant ni fiel, ni amertume. Né pour aimer, il Peut été, il eut aimé iui-mëme, fi fon étoile ne Peut foumis a une conjonótion fatale , qui fortifiant en lui une difpofition naturelle au foupcon & a la dériance, le détacha peu a-peu de fes amis , de fes femblables , Pifola par degré & finit par eutourer fon imaginnrion de monftres & par créer a fa crédulité un peuple d'ennemis. Quand on penfe a la réalité du modèle qu'il eut fans ceife fous les yeux, dont il recut toutes les impreffions, au pied duquel il dépofa ce caradère républicain & fier; & au beau idéat qu'il avoit dans Ia tête , a Julie > i  Hf) DISCOURS Sophie tirées d'après ce type raviffant. Lorfqu'on rérléchit a. ce contrarie , on refte confondu. Mais s'ü fut dupe des femmes & ne les connut pas; il fut coquet avec la renommee , la connut bien , lui furprit fon fecret. Sa froideur lïmulée 1'excita & la tint éveülée. 11 fut fe cacher a ■ propos pour fe faire chercher, attirer les regards par un cynifme adroit, décrier avec art ce qu'il faifoit le mieux, & déprimer les lettres auxquelles il devoit tout. S'il eut fuivi la gloire, elle 1'eüt fui peut-etre; il s'en fit fuivre en la fuyant. C'eft dans fes retraites que réfidoit une partie de fa force Semblable adx Parthes, c'eft en fuyant fes ennemis comme la gloire, qu'il les battoit. 11 les accabloit de fes fuccès en leur rournant le dos. II écriyit en hom me & s'affligea comme un enfant. II s'emportoit  PRÉLIMINAIRE, bui) moins qu'il ne fe dcpitoit. Sa colère fc& fes momens d'humeur reflembloient a eet age , en avoient 1'innocence & les graces naïves. Ce fut un véritable enfant. II en eut les joies vives & les chagrins bruyans , maïs un enfant vigoureux , qui nourri du lait de la Philofophie , prit plaifir toute fa vie a battre fa nourrice. Il fe calomnia lui-même dans fes frop naïves confeffions. Pourquoi les ccrivic-il ? Cet ouvrage femble prouver que fi , comme on 1'a dit, il n'y a point de Héros pour fon valetde-chambre, il eft difficile de conferver la taille dun grand hommedevant fon Confeifeur. Une imagination ardtnte & de profondes médiftions déforganifè-rent fa tête avant le tems. II eut ie malheur de fe furvivre a lui-même. II exiftoit encore & déja fa raifon n'étoit plus.  lxiv DISCOURS I I. La Botaniquc & le Tombeau. II aima les champs , la folitude , comme tous les hommes fenfibles, enciins a la rêverie & qui ont recu de la nature cette teinte de mélancolie , unie d'ordinaire a. la pénétration & au génie. Cette difpontiou favorable & funefte , eft pour eux une fource également féconde en ravillemens & en peines vives & profondes. La Boramque, cette fcience de 1'homme champêtre , qui emprunte des bois , des rochers, des ruilïeaux & des prés , un intérêt touchant qu'elle leur rend a. fon tour , charma les loifirs & les ennuis des dernières années de fa vie. II eft ptacé au mdieu de tout ce qu'il aima le mieux. La Bonnique déploie fur 1'herbier vivant qui 1'environne , toutes fes richelfes. Des  PRÉLIMINAIRE, lxv eaux tranfparentes refléchiffent fonfarcophage. L'Aftrantia & la Reine des prés croilTent autour de fon tombeau. Un.fouffle léger y agite les feuilles tremblantes du peuplier : & des platahes prêtent lears ombres favorables a fon dernier afyle. II femble que la nature qu'il anima par fes vives dèfcriptions, ait voulu a fon tour, tout animer autour de lui. Le Roflignol feul , trouble le calme de ces filentieufes retraites. II ne manque point au Printems, par fes criants , par fes amours , de venir rendre un doublé hommage a. 1'Auteur de jiüie & du Devin. La France entière , accourant aux lieux oü fa cendre repofe , aura pu confoler fon ombre défolée. II aura vu jufqua fa Souveraine venir dépofer fur fa tombe Porgueil du diadême , y rêver , y foupirer peut - être. Si PAnglois magnanime , dans les  fevj DISCOURS honneurs funèbres qu'il rend a fes grands Hommes , les place a cöté de fes Rois : le Francois par fes acclamations, par fa vive fenfibilité, placé les fiens au .rang des Dieux. Une larme de Marie-Antoinette vaut une apothéofe. I I ï. Le retour de Ut Paix. Cette douce paix que les humains ont tant de peine a trouver dans leür ame Sc a. fixer dans leurs cités , habite fa dernière retraite. Exilée depuis long-tems du milieu des vivans Sc reléguée chez les morts, elle vienr enfin de nous être rendue. Jamais , depuis la nailfance du globe, elle ne s'avanca en un cortóge plus magnifique , plus impofant. Lile s'annonce aux hommes & vient répondre a leurs vceux , accompagnée de la Juftice de la Bienfaifance & de 1'égalia'. Elle Éi  PRÉLIMINAIRE, lxvij commence fa nouvelle carrière fous les heureux aufpices de la liberté donnée d la moitié du monde. La France en enrichiifant l'Amérique de ce bien précieuX j ineftimable, ne garde pour elle que le fentiment délicieux de Tavoir fait. S'occuper du bonheuf d'un peuple nombreux en abjurant tout imérèt perfonnel j eft un effort de vertu dont elle vient de foumir un exemple. C'eft tin phénomène moral que j'avois relégué dans les cieux :un Roi jufte & humain vient de 1'évoquer fur la terre. Il a donné 1'exiftence a mon idéé de la vertu & imprimé le fceau de la réalité a ma définition. Qu'il eft beau , qu'il eft grand d'être Roi , lorfqu'on fait élever fon ame a la hauteur de fa puiffance , & qu'on n'eft le premier homme de fon empire , que pour en être le meilleur. Le Prince le plus fort efttoujours  Jxviij DISCOURS le plus jufte , comme la Politique la plus süre eft toujours la plus droite. Sa 'caufe propre devient celle de tous. Si 1'on échappe a fes armes,. on eft vaincu par fa modération. Ce caraclère de grandeur fe tranfmet k ceux qui fous fes ordres, veillent au falut de la Patrie. ■ Pour vous, Nation rivale & réconciliée, qui chériiieZ la liberté dans landen Monde & la prof criviez dans le Nouveau, vous, donc la conftitution n'a point eu de modèle Sc n'aura pas d'imitateur : qui êtes a la fois des Agricoles induftrieux , d'intrépides Navigateurs & des Marchands avides : qui réuniffez le favoir d'Athènes Sc la fierté de Sparte a. 1'avarice de Carthage. Vos Héros tiennent du mélange de ces qualités difparates Sc mixtes. Nous avons vu Van d'eux, moilfonnant des lauriers , raviifant des dépouilles , cueillir des palmes d'une main Sc  PRÉLIMINAIRE. Ixix foulever de 1'autre un burin illicite , fe coüvrir a la fois de gloire & de malédiction, Mais les malédiclions paifent , les" rapines s'oublienc & le grand Horame refte. La poftérité ne fe fouviehdra que des Ides d'Avril. Elle célébrera de même les noms des A'EJlaing} des Bouillé', des Suffren 3 des La Fayettc & n'aura rien » oublier, car ces noms font Francois, I V. La Mstaphyfque & le Commerce. Vous enfin a qui contre tant d'ennemis , il n'eft refté pour défenfeur que le moi fublime de Médée. Dites, de quels enchantemens comparables aux fiens, vous êtes vous fervis ? ou rélide le principe magique de votre réfiftance ? Dans une idole , forgée au ;milieu de votre Me fur les débris des anciennes. Cette idole, c'eft le Commerce 5 dom la magie  Ixx DISCOURS donne aux Empires la confiftance illufoire, éph'émèrè &c brillante des palais de la Féerie. C'eft a cette magie que vous devez des fuccès trompeurs qui vous expofent au danger de fuccomber fous le doublé poids de vos trophées «Sc de vos dettes. L'idole du Commerce s'eft élevée fur les ruines de la Métaphylïque. Celle-ci fait travailler la tête; i'autre met en jeu des mains avides. L'une aggrandiiroit 1'ame , I'autre la replie fur des biens vils & périlfables. L'une foupire après la vérité, I'autre eft altérée d'or. Celle-ci sème chez les Européens le noir foupcon, les jaloufies & la haine. La Métaphyfique, il eft vrai , en s'égarant è la pourfuite de la vérité ou de fon fimulacre a caufé bien des maux. Elle a produit autrefois la Scholaftique. Ce monftre pofthume défavoué par Ariftote & forti de fon cadavre , a frappé  PRÉLIMINAIRE. Ixxj ■de vertige une partie de la terre & fiuvi du Fanatifme 1'a _ ravagée par le fer & le feu. Maïs le Commerce a vomi de fon fein 1'Avarice. Ce monftre fait aujourd'hui le tour du globe, trainant après foi la Difcorde. II défunit 1'Europe. II en fait heurter avec fureur les parties défaifemblées & des milliers d'hom1 mes reftent enfévelis ou écrafés fous ce funefte choc. Ainfi des cultes importeurs fuccèdent a d'autres cultes. Ainfi les malheureux humains font condamncs a fe trainer fans ceife , autour d'un cercle vicieux d'erreurs, . d'illufions & de calamitcs. L'on ne £ fe bat plus pour des queftions inintelI ligibles , on s'égorge pour des exporI tations. Nos guerres ne font plus 1 que des guerres de Commerce. Les I Nations de TEurope élèvent a cette I nouvelle idole , a ce Commerce Ci a vanté , un autel travaillé des mains  Ixxij DISCOURS du Luxe & foutenu par la Cupidité. L'Egoïfme en eft le Grand-Prêtre & le Sacrifkateur. Au pied de ce formidable Autel, coule a grands flots bien plus de fang, que n'en ont jamais fait répandre les querelles Reli-rieufes & les difputes de la Métaphyfique (i )■ (6) II ne faut pourtant pas croire que tous les Livres terminés par le mot fin foient pour cela des ouvrages finis. Si quelque Leéteur levere moins difpofé a fe payer de mes raifons, (i) Le Commerce devroit unir les peuples par le Hen commun d'une UtiUté réciproque, effacer les antipathies nationales , & ces nuances diftincüvcs & fatales qui en colorent les enfeignes. Il devroit de tous les hommes faire un peuple de freres. Mais on abufe du Commerce comme on avoit abufé dc laMétaphyfique, & l'un & I'autre font devenus fucceffivement deux fléaux de 1'humanité. me  PRÉLIMINAIRE, lxxiij tne prelToit & me difoit. Pourquoi ne pas attendre d'avoir quelque chofe d'entier pour le donner au public ? Je lui répondrois. C'eft pour ce public que j'ai dérruit ma fanté. Peu lm importe fans doute. Mais s'il m'en fair fi peu de gré; ne me doit-il pas du moins quelqu'indulgence? La tête eft un inftrument dont on n'abufe point impunément. Le métier de penfer ne va plus a. nos frêles conftitntions. Aufli a-t-on raifon de s'en difpenfer aujourd'hui le plus qu'on peut; de le rrouver trop rude , trop pénible & même un peu gothique. Je lui dirois que j'ai befoin de faire diverfion a mes maux; de fortir de moi-même ; que la diftradlion m'eft ordonnée ; que la publication d'un ouvrage pour moi qui n'ai jamais écrit, en eft une fort falufaire. Que je publie cette rapfodie comme on prend un remède j que je ne la pro. d  lxxiv DISCOURS, &c.' pofe point par foufcription pour n'at* trapper perfonne : que fi on ne 1'achète point , j'en chaufferai mes bains. Qu'il y auroit de la cruauté a. dénier a unpauvre malade, un remède innocent 8c même fi fort a la mode , qu'on ne peut guères plus fe difpenfer pour fe montrer, de faire nn Livre , que de porter a fa ceinture une boutique d'Horloger. Qu'au furplus, je fuis mort fpirituellement \ que je ne relfufciterai peut-être plus : & qu'en eet étar , j'ai le droit de défarmer la haine , 8c d'ètre traité comme un cadavre dont 1'odeur comme 1'on fait, ne blelfa jamais le nez d'un ennemi.  IDEE GÉNERALE DE CET OUVRAGE. Section première. Comment d'un mot, on fait un Livrc. En écrivant fur 1'Egoïfme peuton pariet de foi ? C'eft ici un premier doute qui fera fuivi d'un grand nombre d'autres. Heureux s'ils nous conduifent a quelques certitudes. OnTent bicnqu'a cette queftion, on peut également réA  2, Les Lacunes pondre oui & non. J'uferai de la libcrté que me donne ce.doute, &: je fupplie le Le&cur de me pardonner fi je l'entreticns un inftant de moi-même.. II lc peut avec d'autant moins defctupule, que ce que j'ai a en dire fe rappor te en enticr au fujet que je traite. Parmi le grand nombre d'excellentes produétions, dont la Philofophie a étonné & enrichi ce fiècle , il en eft une qui nous manque & qui fcrviroit merveilleufement a la recherche de la vérité, a 1'hiftoire des fciences & a la connoiffance de 1'efprit-humain; c'eft celle qui nous dévoileroit 1'artifice & les procédés dc 1'entendement dans la conftruétion d'un Livre , & fur-tout d'un Livre fyftématique, tel que l'Efprit des Loix , l'Emile 3 l'ouvrage de l'Efprit , & quelques autres.  DE LA PlIILOSOPHlE. 3 Mais leurs Auteurs, plus jaloux de furprcndre notre admiration que de merker notre reconnoiffance, nous ont dérobé la fuite des penfées qui les ont conduits a leurs principes. Ils fe font, comme Newton , fervi de 1'analyfe, &: ils nous ont voilé leur marche par la fynthèfe. II ferait rnfinimefit curieux & encore plus utile de connoïtre comment les mots Loi3 Educaüon, Efprli , 011 les idéés que ces mots repréfentent , jettés comme autant de gcrmes dans des ccrveaux difpofés a produire, y ont excité une fermcntation qui n'a celfé qu'au moment ou lc Livre a recu de la prclfe une vie publique & le beau droit de multiplier & d'étendre 1'exiftence dc fon Auteur. II Ccroit très-intéreffant de rechercher comment un mot, portéfouvent A a  4 Les Lacunes par le hafard dans la tête d'un homme de génie , y réveille fuo ccffivement plufieurs idéés épariés auparavant & ifolécs. Par quel méchanifme admirable ces idéés fe üant a d'autres, & variant fous mille afpcóts divers, la forme de leur arrangement, vienncnt enfin par 1'ordre & la diftribution que leur donne 1'entcndemcnt, aformer ces afiemblages neufs & ces vaftcs fyftêmcs qui nous raviffent, nousinftruifent & nous étonnent. Ces mots ont été pour ces hommes comme 1'étinceile portée fur un monccau de poudre. La forme fyfcématique eft féduifante , je le fcns 5 onapeinea s'en défcndrc. Dans la carrière qui s'offre a parcourir, 1'efprit aime a s'aider des principes , a partir d'un point fixe & a fe repofer fur des diviüons méthodi-  de LA Phi l osophie. y qucs. Tel le Voyageur qui, d'une Ville a I'autre, fe délaffe a compter fur fa route les colonnes rnilliaircs. Je ne connois cependant que la Geometrie ou. cette mé* thode foit fans inconvénient. La vérité s'y trouve fous la garde de 1'algèbre , qui oppofe au fophifme un front redoutable. Dans toute autre fcience, cette manie dc généralifcr , de pofcr des principes avant qu'unc fuite d'obfervations conftantes nous ait affuré dejeur parfaite évidence, fait les grandes réputations comme elle perpétue nos errcurs." Lorfque des Ecrivains fyftêmatiques ont établi lcurs fuppofitions, c'cn eft fait 3 on peut s attendrc d'avance que tout va y être plié & ramené dc gré ou de forec. On ne revient pas en arricre. On ne vcut point avoir A5  6 Les Lacunes médité des années en pure perte. Tous les objets feront vus déformais a travers deux ou trois idees dominantes. Ils vont en recevoir une teinte uniforme & ceux qui ne pourrontcnprendrela couleur feront mis de cöté. Ce ne feroit pas la partie la moins inftructive de leurs ouvrages, que cclle qui tiendroit compte de towtes les objediions qu'ils fe font faites & auxquclles ils n'ont point pu répondre. Nous ignorons tout ce que leurs principes k^ir ont coüté , a quel prix nous en jouiiïbns ! "Combien de vidimes ils leur ont immolé! Ah, fi nous pouvions appercevoir la route qui les y a conduits, nous la verrions peut-être jonchée d'une foule dbbfervations & d'idées importunes qui ont été impitoyablemcnt facrifiées a une hy-  DE LA PHILOSOPHIE. 7 pothèfe chéric. Non que je veuille porter la moindre atteinte au mérite éminent & a la gloire de ces hommes immortels, non que je prétende infinuer que nous ne leur ayons les plus grandes obligations; mais feulement que ces obligations feroient fupéricures encore, fi après nous avoir produit leurs fyftêmes , ils nous en avoient révélé les cötés foibles que perfonne ne connoiffoit mieux qu'eux. On voit avec regret les cfForts de téte & l'indufirie qui ont été dépenfés a foutenir ces portions chancelantes: ces efforts euffent été mieux employés dans des difcufiions impartiales & dans de nouvclles recherches qui auroient avancé de quclques pas la fcience dont ils s'occupoicnt. Mais en échange on ne voit A4  # Les Lacunes point fans admiration a combien de vérités précieufes, de magnifiques appercus font parvcnus ces grands Hommes , en nous voilant leur route & en partant quclqucfois de donnécs illufoires. II eft dans les conceptions humaines plus d'un détour peutêtrc, plus d'un circuit qui dcmandcroit encore a être éclairé des lumicres de la Philofophie. C'eft , par cxcmple , un phénomène fort exttaordinaire & qui donneroit iicu a des recherches utiles a la fois & profondes; que des conféqucnccs légitimement déduites d'unc fuppofition fauffe foient fouvent des vérités , & que des principes certains puiffent ou ne mencr nulle part ou conduire a des errcurs palpables. Ne feroit-ce point en partie que  DE LA PHILOSOPHIE. 9 lc principe lc plus faux recèlc quclquefois une face. cachée dont un génie percant voit le rapport avec une vérité lointab nc? Ilfaifit cette face, il fait en profiter & en tirer parti, tandis que dans 1'énoncé le plus inconteftablc, il fe rencontre des cötés problématiques qui four* voyent du droit chemin un cfprit a courte vue. Ou peut-ctre encore , en eft-il des cervcaux comme des terres , il s'en trouve d'une nature fi excellente que la femence de 1'erreur y frucBfle au profit de la vérité , comme il en eft d'autres fi ingrats que la vérité même n'y produit que des épines Sc d'inutiles ronccs. On a dit que l'hiftoirc nc dcvoit point faire deviner la patric dc 1'Hiftorien , je dirois que la Philofophie ne doit laiifer appcrAs  10 Les Lacunes cevoir aucune tracé de fe&e ni de parti. Pour faire dans ce genre un ouvrage vraimcnt-profitable, 11 faudroit examiner toutcs les opinions dans le filencc des préjugés, calculer leurs divers degrés de probabüités , balancer les unes par les autres & les pefer au poids de la raifon & de la vérité. Ce que les Ecrivains qui m'ont précédé n'ont point fait, je 1'entreprends pour le fujct que je traite. Ne pouvant, comme cux, me recommander par de rares talens; je tachcrai du moins d'intéreficr par ma candcur & par ma bonne-foi. Je vais mcttre mon lecieur dans ma confidence, je ne lui caeherai ricn , je ne lui diffimulerai aucune des difficultés qui fe font préfentécs a mon efprit. Je ne me placerai  DE IA PHILOSOPHIE. II point feui dans la tribune , je m'y éleverai infenfiblcmenr avec lui. Je le ferai paffer par toute la mite des méditations qui m'ont conduit a mes principes: fi je me trompe , je ne tromperai perfonne ; j'aurai fourni tous les moyens de reconnoïtrc mes errcurs. Bien-Ioin que les principes a la tête de 1'ouvragé dominent fur les idéés ; renvoyés a la fin , ils leur feront aflujettis; ils nc feront point les tyrans d'un fyftême , ils n'cn feront, s'il m'eft poffible, que lesappuis & le foutien. La partie fyftématique fc trouvera dc cette fortc n'être que la conféquence & le dernier développement des mé ditations précédentes. Je vais donc apprendre a mon Lecteur comment d'un mot oji fait un Livre , comment le feul mot A 6  i% Les Lacunes Egoïfme a produit tout eet écrit, je ne ferai point le Livre feul , nous le ferons enfcmble. Mais pour eet effet , il faut qull me permette dc me reprendrc au moment ou j'étois aufli-loin qu'on peut 1'être dc la penfée d'écrirc ; lc mot Egoïfme n'avoit point encore fonné a mes oreilles. Las dc cc flux & reflux perpétuels d'opinions contradicroires, dont les hommes & les livrei nc ceffoient de me berecr. Las dc 1'efprit tracaffier des ccrcles & de la morgue des petits talcns. Las de chercher la vérité dans les livres & lc bonhcur dans le monde. Las de les pourfuivre run &c I'autre fans les atteindre , je pris lc parti, il y a quelques annécs, de m'éloigner de la Société , dc recourir a de nouveaux cflais, & fur-tout de feite con-  delaPhilosophie. 13 noiilance avec moi-même. Jc fermaimes livrcs, jeleur fubftituai le calcul & Je compas , je me livrai a la méditation; je ne me trompai point: je trouvai la vérité dans la Geometrie, la paix dans la retraite & le bonheur dans la vie domeftique. Jc voyois Croïtre mes enfans , jc plantois des mclons d'Ormus, j elevois des pigcons & je taillois mes arbres. Si j'avois été un homme célèbre j'aurois fait quelquc choié de plus bifarre pour être rcmarqué. J'aurois pu fubftituer les fufcaux d'une femme a la plume d'un illuftre Ecrivain, & fixer les yeux de 1'univcrs fur une main accoutumée a traccr des chef - d'ccuvrcs & maintenant réduitc a faire des lacets; mais il n'cft rien de tel pour être fage que d'être obfeur. Mes jours  14 Les Lacunes s'écouloient ainfi purs'&fereins & je crois que j'en aurois attcint le derriier , fans m'en apperccvoir , lorfque les papiers publiés offrirent a ma vue les funefles cffets de l'Egoïfme 3fujet d'Eloquence propofe' par l'Académie de Bcfancon. Je nc fais quellc impreffion fit fur moi cette annonce. J'y revenois involontairemcnt. Des mouvemcns inconnus s'élevèrcnt audcdans de moi & vintent touta-coup troubler le calme dont je jouiffbis. Que dirai-je enfin > je fus afiailli pour la première fois de la penfée d'ccrire. Cette contagióh perca ma folitude &: m'atteignit. Je n'annoncois aupavarant aucune vocation. Sevère pour moi-même , indulgent pour les autres, je trouvois excellent tout ce que je lifois, & déteftable tout ce que j ecrivois.  DE LA PhILOSOPHIE. 15 Ce n eft pas a cc prix que Pon devicnt Auteur, quoique pcutêtrc je ne fiffe en cela que me rendre juftice. Enhardi cependant pat Pcxemple , j'aurois pu, comme bicn d'autres, pafferfur le foible inconvénient de n'avoir a donner au public qu'un méchant livre. Mais les Philbfophes dc Genêvc & de Fcrney vivoient &: BufFon éctivoit. La voix de ces Géans me glacoit de fraycur & me rendoit muet. je n'ai jamais écrit & je m'en glorifie , c'eft un mérite affez rare aujourd'hui pour qu'on puiffe en tirer vanité. Faire un livre c'eft lc métier de tout le monde. Se tairc c'eft fc tircr de la foule. Je cherchois donc a me réfifter , mais je luttois contre ma deftinée : un afcendant plus fort m'cntrainoit & me ramenoit tou-  16 Les LacuneS jours a cc Programme. Gccupé d'un problcme 3 je rêvois a 1'Egoïfmc. Cette idéé me pourfuivoit, m'obfédoit, m'agitoit, me placoit malgré moi fur lc trépied & agiflbit fur ma tête comme la vapeur divinc fur 1'efprit dc la Pythic. Je faifis le premier moment lucide pour me demander qu'cft-cc que 1'Egoïfmc > Jc fus d'abord un peu furpris dc nc pouvoir répondre tout de fuite a cette queftion d'une manicre claire & nette. Je 1'attribuai a un refte de la vapeur : mais mon étonnement augmenta bicn davantagc lorfque >e m'appcrcus que plus je méditois cc mot l plus mes réponfcs devenoient ambigües, incertaines, & participoient a 1'obfcurité dc 1'oraclc. Chaquc jour jc m'interterrogeois avec aufii peu de fuc-  DE LA PHILOSOPHIE. I? cès , je ne pouvois ni éclaircir ce fujet ni le perdrc de vue, ni approcher de cette idee ni la fuir. Les jours & les mois s'écouloient & ce fujet avoit été doublement couronné a Befancon, traité, débattu, difcuté a Paris i tout le monde y avoit dit fon mot fur ce mot , que je n'avois point encore fatisfait a cette première queftion ni trouvé lc premier mot de la réponfe. J^dtnirqis la pénéttation & la fécondité dc nos bcaux cfprits & j enragcois de me trouver fi béte. Dans mon dépit je m'en pris a la Géométric. Je lui attribuai ma ftupidité , jc la mis fur fon compte. Jc lui reprochai cette démarche lourdc & pefantc qui la rendoit incapable de s'élanccr au bout dc la carrière , öc de frapper rapidement  i8 Les Lacunes au but comme nos Atalantes modetncs. Je voulois 1'abandonncr , mais je fis ce que font les Amans, je boudois une Maitreffe chérie & je revins a elle. Je reptis infenfiblcmcnt ma première ïérénité & j'oubliai de nouveau dans fon commerce & mes difgraces & 1'Egoïfme & funivcrs. Cette féténité ne devoit pas durer. L'idée d'Egoïfme fermentoit encore dans ma tête , mais foiblemcnt, elle s'y feroit vraifemblablemcnt éteinte pour jamais , fi un foufflc nouveau plus puiffant que le premier , ne fut vcnu la rallumcr. Une annonce plus dangcreufe pour mon repos m'attcndoit. II n'étoit queftion dans le premier Programme que de la gloire de bicn dire , il s'agifibit dans celui  DE LA PHILOSOPHIE. 1? ci (i) cTune gloire plus touchante, celle de contribuer au bicn de fes femblablcs en publiant un écrit eftimable &c utile. A ce défi d'utilité , je mc fentis ranimcr. Ce cri au plus utile me réveilla , cette lice ouverte au courage dc dirc quelques vérités a mon fiècle me rit trouver des forecs. On peut dans la première jeuneffc fe paffionner pour TEloquencc & des couronnes Acadé- (i) C'eft le Prix extraordinaire propofé par 1'Académie Francoife , pour 1'Ouvrage qui paroitra dans la préfente année 1781 , le plus utile & le mieux écrit: il feroit trés a fouhaiter pour le mamtien ou la reftaulation du Goüt & le progrès des Lettres Sc des Sciences, que toutcs les Académies de 1'Europe adoptaflent ce plan , & que les Prix qu'elles font dans 1'ufage de donner fulfent promis de même aux meilleurs Livres de 1'an- DCC.  20 Les Lacunes miques. On peut ne rêver que trophées & vicloires. Mais il eft un autre agc oü 1'on ne prife fon cxiftence que par le bien qu'on fait ou qu'on a fait; oü Ton jctte les ycux plus volontiers derrière foi que devant foi, & oü confidérant la carrière qu'on a déja parcourue, on aime mieux la voir fcmée dc travaux utiles que de palmes & de lauricrs. Oiu, il eft unc fituation de 1'amc, un état dc la tête , oü 1'on s'écrie fans effort & fans charlatanifmc , qu'cft-ce dans tous les fens qu'unc doublé & triplc coir ronne auprès d'unc fimple vertu? Tout le monde connoït 1'empire abfolu que prennent fur 1'amc les iciences cxaètcs, & combien il eft difticile de s'en detacher lorfqüon s'en eft laifle charmcr.  DelaPhilosophie. Zï Elles nc fouffrcnt aucun partage, rcgnent avec violence & rempliffent toutc la capacité dc la tête. II me falloit un motif auffi puiffant pour romprc lc charme &c m'occupcr dc ce nouveau fujet, que celui dc payer, s'il m'fift poffible , a la fociétc , le tribut d'utilitc que tout homme lui doit. Mais, pourra-t-on me dire, on peut vous tenir compte de votre bonne volonté , on ne vous félicitera pas de votre adrcifc, elle ne briile pas dans votre choix. Quoi, écrirc ala hn du dix-huitième üecle fur 1'Egoïfmc & laVcrtu! Fit-on jamais choix d'un fujet plus rebattu , & par conféquent plus difficile & plus ingrat? Songezvous que nous fommes complets fur la morale ? fongez-vous au goüt dédaigneux & a la faticté du fiècle ) Qüefpércz-vous nous  12, Les Lacunes dire de neuf fur 1'Egoïfme &c la Vertu ï Ces objcctions méritent une réponfe. Avant de la faire , il ne fera point hors dc propos , ni étrangcr a mon fujet, de jetter un coup-d'ceil fur 1'état actuel des Lettres en Europe , & furtout en France.  DE LA PHILOSOPHIE. 2.5 3ECTION DEUXIEME. Les Caravanes & le Défert. Une révoiution qui fe fait autour de nous, qui nous entraïne, & dans laquellc nous fommes comme piongés , ne nous eft pas fenfibie : lc folitaite y plonge moins & la voit mieux. Le moment acluel a Pair comme étonné de 1'éclat prodigieux qüont jetté les Lettres dans le fiècle dernier , & la Philofophie dans les deux tiers de celui-ci. Ou plutöt nous paroiflbns fortir d'un grand feftin , & digérer en filence chacun dans notre coin tant de productions merveilleufes. Le domaine de la Philofophie , a qui nous les devions fur-tout: ce domaine  14 Les Lacunes jadis fi riche & fi fertüe, eft de* venu tout-a-coup un défert. On n'y voyagc plus. Les routes en font peu füres ; clles font infeftées d'Arabes. Si de loin en loin on voit encore quclques Voyageurs imprudens , ofer s'y expofer feuls , ils y font auffitöt détrouffés. II eft vrai que le bicn dont on les dépouille rarement leur appartient, & que le brigandage qu'on exerce fur eux n'eft en cela qüun acte de jufrice. Ces Arabes , a cela prés qu'il faut qu'on vivc , fontd'ailleurs d'aflez bon naturel; ilsvolent le volcur, mais ils ne lc tucnt point. Au refte ( on cfttoujours méchant), on dit que c'eft moins par humanité, que par impuiflance de donner la mort a qui n'a point de vic. La ftérilité de ce défert augmente chaque jour, rien n'y pouffe a  DE LA PHILOSOFHIE. Zf pouiTe , & cependant ( chofe étonnante ! ) les Arabes qui s'en font emparésy vivent a mcrvcille. Ils s'y multiplicnt & s'y reproduifent en bcaucoup plus grand nombrc que lorfqu'il étoit couvert des plus riches moiffons. Comme il eft toujours défagréable de fe voir dépouiller , même du bien d'autrui, on a pris le parti depuis quclques années dc n'y voyager qücn caravancs. Les Auteurs s'aflbcient pout traverfer le défert. Ils n'y marchent qüen troupcs. Ils s'y foutiennent par le nombre & 1'épailfeur des Volumes. Ils traïnent a leur fuite des (Euvres & des Typographics univcrfelles, de vaftcs compilations ; & retranchés derrière des Diétion•naires, ils font face aux Arabes dont les traits viennent tomber /ans force, &c s'émouflcr contre B  16" Les Lacunes* ces malles énormes , qu'ils n'entament feulcmcnt pas. On dit menie aujourd'hui qüils n'attaqucnt plus les caravanes. Elles fe font arrangées. Ils cn recoivent des tributs, ou ils y font intcreffés , & ils accordent des efeortes. Le défert une fois traverfé , la fortunedesentreprencurseft faitc, ou a peu prés. La caravanc nous apportcccsimmenfescollcctions, dont la maffe & lc poids viennent brifer les portcs dc nos Bibliothcques trop foiblcs pour leur réfiftcr. Elles en prennent poffcffion , & s'y étalent, non pour y être lues , mais pour y refter dans un profond repos, jufqüau moment oü la mort affez injuftcpour nous ravir jufqüa nos propriétés, les tranfportc a un nouveau propriétaire. Car il eft a remarquer qu'on ne lit guètc aujourd'hui ce qu'on i  DE LA PHILOSOPHIE. 27 achète, & qüil eft rare qu'on achète ce qu'on lit. On 1'emprunte, on lc louc , ou mêmc on ne lit pas du tout , cc qui eft encore plus courr. Tout charige , tout paflc , plus en Francc qüailleurs. On avoit affez longtems étudié par les yeux ; il étoit juftc d'y faire participer les autres fens. En cc moment , on s'approchc curieufement de la nature, on la queftionne, on I'ioterroge , on la tournc, on lanairc en tout fens : on 1'étudic par lc ncz. On fe plaït a s'cnivrcr dc fes vapcurs , on apprécic lcurs diverfes nuances. Sous les noms impofans & d'air fixe & de gas, on tient comptc dc toutes fes exhalaifons. Lcsncrfs olfacloires font maintcnant au premier rang. C'eft par le ncz , fiégc du mépiü, tifme , que 1'on dominc fur fon B 2  2<3 Les Lacunes fiècle, & qui nc fait odorcr la nature n'eft plus dighe detre admis a fes feercts. Cette nouvelle manièred etudiern eft point fans inconvénient. Uafphyxie eft devcnuc parmi nous une maladie fort commune , c'eft lc mal de 1'Etat comme la colique des Peintres ou cclle du Poitou. Depuis dix ans Ion peut dire mêmc que nous fommes tous plus ou moins frappés d'afphyxie. Je doute fort que tout falkali volatil fluor des rharmacies dc Paris puiffe nous en guérir. Si Ton effayoit dc quelques pages deCandide. C'eft une idee que je propofe. Jc ne fuis. point encore affez adepte pour prononcer. De 1'odorat 1'on paffe au goüt. Ces deux fens fe touchent. L'un ne peut être favant fans que I'autre s'en reflente, Ce dernier fens 3  DE LA PHILOSO^HIE. 29 dont 1'cxercice eft beaucoup plus ancien en France , & dont le rang diftingué lui a toujours valu le dröit dc tenir des Miniftres dans les cuifincs étrangères, s'étoitlaiile, on nc fait comment, fupplanter par fon voifin ; mais depuis quelque tems il fe relève & remonte a fa première dignité; & déja , quelque rcfpcclable & nombreufe que foit la familie des Gas : la race des Acides &C la race des Seis nc le lui cedent point. Quclle fcène mouvante que cclle de la vie ! Avec quellc rapidité tous les objets s'y fuivent & s'y fuccèdcnt ! Ce mouvement en France eft bicn plus fenfible qüailleurs. II rcflemble au flux & au rcflux de fes parterres. On fe porte cn foule felon une direction donnée , 1'inftant d'après on revient fur fes pas. C'eft qüil B ?  3© Les Lacunes eft rare que perfonne y marche d'un mouvement qui lui foit propre , c'eft ordinairement d'un mouvement commun. L'on a trouve le fecret d'y tripier la durécdelavie, fi en cffctladurée n'eft pour nous qüune fucccffion d'évènemcns & d'idées. La nation paroit en ce nroment raffcmblée au fond d'un alambiCj 1'efprit recteur eft !e principe qui 1'anime: jufqüaux femmes oublient leur teint délicat &: vont affronter le méphitifme des fourneaux. Un chiffon d'ailleurs fuccède a un chiffon, un travers a un travers, un Miniflre a un Miniftre. Les pieds il y a trois ficcles avoient trois pieds dc long. Tout-a-coup la mefure des pieds a paffe fur les tctcs. Celles de nos femmes nc finiffent plus. On diroit qu'on a foütirc le dedans pour garnir le  DE LA PHILOSOPHIE. Jl dcflTis. L'on couroit il y a trente ans après la Phthifie que laSociété royale pourfuit aujourd'hui criminellemcnt: tout le monde vouloit lui reflembler. Les voix étoient devenues grêles , les corps fluets, le dos des Marquis étoit rond & les poitrines refferrées. II n'y a que le cceur du Francois , qui, bravant la mobilité de la mode , a toujours confervé fon antique & grande dimenfion. II feut dans tous les temps aimer fes Rois, s'immoler pour 1'honneur, mourir pour la patrie; il fcait vaincre aujourd'hui fous d'Eftaing (i). La fureur du changement eft fi grande en France, qu'il n'eft pas jufqüal'ameqüonn'ydéplacc(2). ( t ) Ceci a été écrit peu dc tems après Ia prife de la Grenade. (i) Le mot ame peut fe prendre en bien * B4  3i Les Lacunes L'amc dcpuis des fiècles vivoit en paix dans la glande pinéalc , que ne 1'y laiffoit-on ? Ne gouvernoit-elle pas bien du tems de nos peres ? Son adminiftration étoit favante & point difpendieufe. On apportoit cn foule a rimprimerie Royale (i) des cents chauds & piquants. Tout fleuriffcat. La Chymie moderne a paru, tout a changé de face. L'ame s'eft vue changée en une efpèce de phofphore , & logée entre le goüt & 1'odorat. La, elle vit mal a l'aife & nous des fens. Par exemple, 1'ame d'un Royaume eft fouvent un grand Miniftre des linances. (i) Selon le fens qu'on attachera au mot ame, on pourra lire aulfi Tréfor royal. On fe fouviendra aulTi-tót d'un homme rare, fur la tête duquel, les deux fens viennent fe réunir , & a qui ce Tréfor & les prefles doivent également.  DE LA PHILOSOPHIE. 33 coüte fort cher. Les Chymiftes nc 1'y nourriffent que d'acides & de fels; ils en épuifent la nature. Paffe encore pour 1'acide, mais pour le fel, qu'ils nous.en laiffent un peu & ne s'emparcntpas de tout. Sa rareté eft devenue il grande, que mêrae les Libraires commencent a s'en palier. Ils pourroient, il eft vrai , en tirer de 1'Attique. Mais 1'Attique eft bien loin. Bien plus loin que du tems dc la Fontaine & de Boileau. Les frais fcroient confidérables. Ils font affures fans ces frais du debit. La denree leur reviendroit plus cher & ils ne la vendroient pas mieux. Quant a 1'acide : c'eft autrc chofe. Sa rarcté eft un peu plus doutcufc. Au grand nombre de productions qui nous font gtincer les dents, on pourroit  34 Les Lacunes croire que la race n'en eft pas épuifée , & que la cornue des Chymiftes n'a point encore tout abibrbé. Revenons au défert. L'efpnt de financc qui frappe de ftérilité tout ce qüil touche s'y eft gliffé pour la perpétuer. La Gloire & le Calcul furent toujouts brouillés enfemble. On fabrique des livres a Paris , comme des étoftes a Tours & a Lyon. La pauvreté a tcnu quelquefois lieu dc verve. Mais ce n'cft point aujourd'hui 1'indigence qui infpire des vers. La Cupidité diéte des Profpecïus, 1'Ignorance remplit ces canncvas, & la Sottife les foufcrit. Sur les confins du défert, une troupe de taupes creufent & s'cnfoncent fous terre, en fillonnent les couches horifontalcs ou incliuées , & fe trainent en tatonnant d'une  de la PhILOSOPHIE. 55 cxpéricnce a I'autre , fans voir jamais d'enfemble. Elles jouiffent en fccrct de la nuit Sc du filence qui couvrent le défert. La nuit eft favorable a leurs travaux , Sc leurs travaux ne feroient aucun bruit, fans le filence. II refte encore fur pied dans cc défert, plufieurs Peupliers fuperbes que le tems a refpeclé. Tomberontils auffi ) Sommes-nous menacés de nouveaux deuils ? Hélas! fommes-nous deftinés a ne compter nos jours que par nos pertes ï Ne naït on plus? nefait-on que mourïr! Mais que parlai-je & de morts Sc de deuils ï lc génie meurt-il ? Chantons plutöt des hymnes. La mort ne convient qüau vulgaire. Le grand homme fe furvit dans nos penfées Sc dans nos cceurs. II prend fon vol vers PimmortaJité. *B6  3  66 Les Lacunes nous reffemblons a cethommc, au bonheur prés. Aftres propices,aftres contraires, qui pourroit vous méconnoïtre ? Je vous vois fufpendus fur la naiffance de deux hommes que vous avez conduits a la célébrité , comme a la mort, par des routes bien oppofées. Tous deux ont difparu , prcfqu'au même moment & dans les mémes licux. Des évènemcns extraordinaires marquèrent ce moment. Un perfonnage ne meurt point fans des fignes. C'eft oien pis , quand ils font deux, & qu'ils font deux fans être amis. Plufieurs prodiges inufités fuivirent leur départ. La terre né trembla point, mais elle fut d'un bout a Vautre conjiernée 3 alarmée. II n'y eutpoint d'éclipfcs de foleil,mais il y eut éclipfe totale  BE LA PHILOSOPHIE. 6j de jugement.Toutes les têtes,plus ou moins, furent dans 1'ombre. Le mot calamité voloit de bouche cn bouche. On fe le repoufibit, on fe le renvoyoit de 1'un a I'autre parti. Chacun y attachoit fon fens & 1'appliquoit a la vie de 1'un ou ala mort dc I'autre. Les rites étrangers, les coutumes lointaines furent tout-a-coup tranfportcs au milieu dc Patis. On y vit, pour la première fois, des pkureurs foudoyés , accompagncr les corps & gémir tour a tour fur la naiffance ou fur la mort de tous les deux. On déifioit 1'un, pendant que I'autre étoit maudit. On rioit, on s'aflfligcoit, on entendoit dans le lointain une mufique douce & plaintive , intcrrompue , quclqucfois, par des imprécations & desinjures. C'étoient des diffonances qui avoient  68 Les Lacunes leur effet. Elles tenoient lieu dc faux-bourdon ou dc laprc Sc mordant coup d'archet, telqu'on le diftiriguë dans les chceurs d'Iphigénie. Les deux convois funèbres fe rencontrèrent Sc on en vint aux mains. On ne peut fc diffimuler que le convoi du corps le mieux renté fut le vainqueur, Sc I'autre le vaincu. Dans ce fiècle dc financc& de luxe, 1'or, quoiqüon puiffe faire, eft toujours très-utile. II fortifie la renommee, lui fert fouvent de porte-voix. II fert a battre 1'ennemi, donnc des loges al'Opéra & plus d'un riche a cru dans 1'yvreffe qu'ilcaufc, qu'il pouvoit quelquefois procurer a 1'ame en paradis, les bonnes pla* ces. Que dirai-je du fond dc la querclle ? Les anges n'ont que des  DE LA PHILOSOPHIE. 6$ vernis, les démons que des vices. Ils curent des vertus & des vices, paree qu'ilsétoient des hommes, & jc ne connois rien de plus fou que dc métamorphofer certains hommes en monftres, li ce n'eft peut - être d'en convertir quelques autres cn dieux. L'un finit ia carrière brillante & théatrale par une mort fimple&fans fafte ; I'autre termina fa vie auftère par un coup de théatre. Nous ne fommes pas a la fin des prodiges. Que des hommes fe divifent, fe haïffent , cherchent a nuire , c'eft le moindre de tous. Mais après s'être quercllés bien follemcnt, il reftoit a faire une paix extravagante, &: on Pa faite. On ne s'eft réuni que pour être un peu plus abfurde. Du délire des altercations, on a paffe a 1'imbécillité des réconcilia^  7o Les Lacunes tions; & Ton s'eft enfin accordé a les regarder comme deux Philofophes du premier ordre, de grands Peintres dc la nature humainc, & des hommesdivins qui méritoient de nous des hommages &: des adorations! Des hommages! a qui 5 a des génies qui nous anéantififcnt, a des génies qui font tomber a 1'Ecrivain ou au leétcur la plume oule livre des mains. Peut-on être plus ftupide que de fléehir les genoux devant des idoles qui nous écrafent ï Je crois voir de malheurcux Indiens fe précipitcr avec joie , fous les roues du charriot de la divinité de Jagrenate. Allcz,troupe infenfée, livrez-vous a ce culte imbécillc. Pour moi, je me fépare de vous. Je rétractc mes éloges. J'abjure mon idolatrie. Jc renverfe les autels que je leur avois drefle & j'abbats leurs images.  DE LA PHILOSOPHIE. 71 Je ne les vois plus que comme deux Divinités malfaifantes, qui ne nous ont fait jouir d'une abondance & trompeufe & perfide , que pour nóus faire éprouver enfuite toutes les horreurs de la difette. Bicn loin que la fatiété qu'ils ont caufée, & qui paroït d'abord un antidote a la difette, puiffe les excufer : cette fatiété portant beaucoup moins fur le fentiment douloureux de la faim que fur la difficuité de lc fatiffaire , n'eft de leur part qu'un xafinement de cruauté. Je ne fais donc pas plus dc grace a 1'un qu'a I'autre. Je les réunis dans le mêmc anathêmc, & je dis fans détour , que cc font deux monftres qu'il cüt fallu étourfer dans le berceau. J'en dirois bien autant de quelqucs autres génies tout aiuli malfaifans, mais les  72 Les Lacunes monftres refpirent. J'attends que 1'hideufe mort ait porté a fon comble la terreur qu'ils m'infpirent pour leur déclarcr la même guerre ; car il y a fans doute moins de gloire a combattre des vivansqu'oncraintmoins que des trépafles qu'on redoute davantage; & ricn n'eft plus généreux, plus intrépide même, que de s'attaquer aux morts, fur-tout quand on croit aux manes, & qu'on a peur des revenans. En quoi doit donc confifter aujourd'hui 1'adreflé d'un Ecrivain ? A fuir ces hommes dangereux , a s'abftenir des routes qu'ils ont battues, de peur- de les y rencontrcr ; a chercher quelque fentier folitaire&défert, oü ne pouvant être comparé a perfonne, il ne foit en vue qu'avec lui-même. Je n'uferai point dc  DE ia PhILOSOPHÏE, 75 dc cette adrefle, je ne connoïtrai point cette timide prudence. Tant de circonfpection nc s'allia jamais avec un généreux defleim Les Spartiates qui 3 fous Léonidas, fe dévouoient au falut de la Grècc, ne choififlbient point 1'endroit des Thermopiles le moins expofé. Je connois le défilé fcabrcux oü jc m'cngage , tous les dangers qui m'y atfendent; & néanmoins j'oferai, oui j'ofcrai traitcrencore dela morale & parler de vices & dc ver rus. J'ofcrai foupconner qu'il refte encore quclques découvertcs a faire dans 1'ame humaine , oü tout femble avoir été vu. J'oferai même lutter quelquefois contre ces Athlètes rcdoutables; & il je fuis vaincu , ce nc fera point fans rendre des combats &iausleur vendre cher, s'il meft poih'ble, D  74 Les.Lacunes & leur victoire & ma défaite. Mais qui fe foucie dc morale aujourd'hui: A voir cette indifférence , on croiroit que les queftions les plus intéreflantes au bonheur des hommes , font fuffifament éclaircics & débattues. La morale confidérée comme ordonnant des mceurs, impofant des obligations, prefcrivant des devoirs, paroït chagtine & incommode. Elle erTraic un fiècle plongé dans lés délices du luxe & de la molleiTe , dans lmdolence &£ dans 1'oifiveté. Triftes délices , mille fois plus effrayantes pour le bonheur que toute fauftérité dc la morale. A entendre nos Ecrivains politiques s'occuper dc la félicité des Etats , on diroit que les  DE LA PHILIS OPHIE. 75nations ont une ame en commun capablc de goüter le bonheur, pendant que chaquc individu , mécontcnt dc fon fort j fe défole & gémit. On ne rêve que félicité publique & l'on ne fut jamais fi mornc. Des rcntiers par milliers , cclibataircs par état, differtent cn baiilant fur la populafion. Un ris forcé & convulfif erre par moment fur les lèvres ; tandis que Ie plomb dc 1'ennui en affaiflant les cocurs, allongc les vifages. Grands & riches de la terre qui la plupart oififs n'avez d'atv tre exiftence que d'attendre fa fin, hommes frivoles Sc diffipes, le fecret du bonheur ne vous eft pas connu. Demandez-le au petit nombre de Sages qui vivent a 1'ccart & favent s'occuper. Pour 1'homme heureux le D z  j6 Les Lacunes travail eft le plaifir ; 1'amufcment n'eft que la peine  DU MOI HUMAIN, O u DE L'ËGOISME, E T DE LA VERTU. POINT DE VUE MO RAL. MÉDITA1TQN PREMIÈRE. De l'Egoïfme & de l'amour dc foi 3 confidérés dans leurs diffe'rences & dans leurs rapvorts avec le bonheur. Section première. Nee potefl quifquam beate degen 3 qui fe tantum intuetur. Scn. L'Homme d'un éfat incpnnu paffe a la vie. II refpire. D 3  7$ Les Lacunes Modifié par tout ce qui 1'entoure , il ne fe fent que pour la peine ou le plaifir. Pourroit-il balancer ï La matière brute peut être indifférente au mouvement ou au repos: mais la première fenfation établit auffi-tót cntre Phomme & lui-même une unioiv intime. II fait efrbrt pour attcindre le bien, pour écarter le mal. Légitimes efforts; union fainte j qu'échaufte & couvre de fesailcs la nature bienfaifante. Quelle eft la caufe fans ceffe agiffante qui déploie routes fes facultés , &1 les ditige vers ce but uniqueï Quelle eft cette force motrice qui 1'y détermine fi impérieufement > C'eft 1'amour de foi , & eet amour eft bon 5 il eft 1'ouvrage de la nature. C'eft elle qui a tracé cette ligne de rigueur que tous les êtres fenfiblcs font  DE LA PHILOSOPHIE. 79 forcés dc parcourir fans pouvoir s'en écartcr. On peut donc regarder cette tendance au bicn-être comme une propriété inhérente aux corps otganifés. O Newton! par quelle infpiration foudaine devinas-tu le fyftêmc de 1'univers ? Qui te révéla la loi fimple & féconde de 1'attraction. Tu dis, & la révolution des aftres, les orbites parcourus , obéirent a ton hypothèfe. L'univers parut s'y aifcoir majeftueufement, 8c révéler aux yeux dc 1'homme étonné fes'profondcurs. Si defcendant de la hautcut dc tcs calculs , tu te fuffes rapproché dc la terre & des êtres qui 1'habitent; ou plutót, fi des propriétés de la matièrc tu tc fuffes élcvé dans un monde intcllccluel, tu aurois peut-être vu dans la gravitation une loi univcrfelle D 4  8o Les Lacunes de la nature. Tout cc qui eft moral dans les corps tend au bonheur : comme tout ce qui eft phyfique en eux, gravitc vers un centre. Et fi on ofoit hafarder la loi fclon laquelle cette gravitation a lieu , on diroit qu'cile eft en raifon directe de la fenfibilité des organes, & cn raifon inverfe dc la diftance morale oü chaque objet de nos defirs eft de nous. Mais hélas ! que nous fert une tendance fi vivement fentie: II eft une autre force qui agit en fens contraire & rend cette tendance vainc : unc force répulfive qui nous cloigne fans ceffe de la fin oü nous poulfe l'amour dc nous-même. Cette force, c'eft 1'Egoïfmc. L'amour dc foi & 1'Egoïfme entre lefqucls unc vue fuperficielle feroit tentée de trouver  DE LA PHILOSOPHIE. 8r quelques rapports, différent autant entre cux qu'ils paroiflent fe rcffcmblcr davantage. La diftancc dc 1'un a I'autre eft immenfe. L'amour dc foi n'eft que l'amour du bien-étre, & nc peut pas plus fe féparer de 1a pratique des vertus & de l'amour de 1'humanité , que le but qu'on fe propofe des moyens dc 1'obtenir. Le véritable amour de foi s'identifie avec la bienfaifancc : il n'eft & ne peut être que 1'afTection pour nos femblablcs. L'Egoïfmc eft le repli en fens contraire, le retour du cceur furies chofes qu'il imaginc utiles a foi feul. L'Egoïfte n'elt identique qu'a lui-même. S'aimer feul n'eft pas s'aimcr : c'eft une véritable contradiétion dans les termes. C'eft brifcr leslicns qui nous retcnoient a la vie, pour retomber dans le Dj  8z Les Lacunes vuide &: le néant. Lc bonheur confiftc a nous aimcr dans nos femblables; & la vertu eft un vain nom, ou elle n'eft pas fufceptiblc elle-même d'une autrc définition. L'Egoïfme eft la préférence injufte que 1'homme éclairé donne a fes intéréts contrelesmouvemens de fa confcience.il eft le fouvenir exagéré de cc qui nous eft du, & 1'oubli de cc que nous devons. II eft la folie de fe croirc feul, & de nc fongcr aux autres que dans le rapport qu'ils peuvent avoir a nos paffions & a nos jouiffances. Un de fes caractcrcs diftinétifs eft detrc dur, infcnfible & fans pitié. En un mot, il eft la profanation du moi d'autrui & 1'idoiatrie du fien.  de la philosophie. 8j Section seconde. Alteri vivas opportet 3 Ji vis tibi viverc. Scn. Seroit-ce un crime a 1'homme dc s'aimer ? Cet amour eft la première de fes paffions & la fource de toutes les autres. Scroit-il donc coupablepour avoir des paffions ? Non. Les paffions font autant de mouvemens que la nature imprime a 1'ame pour 1'approchcr d un bien dont elle lui a donné le defir, & qu'il ne manque peutêtre a fon bonheur que d'entrevoir d'une vue plus faine &c plus diftinclc. S'aimer 3 c'eft être docile a ces mouvemens; c'eft obéir a la nature. Mais céder aux mouvemens de la nature, n'eftce pas ouvrir fon cceur aux douD 6  84 Les Lacunes ces émotions qu'y portent avec profufion les relations d'ami, de citoyen, de père & d'époux? L'amour dc foi n'eft donc que la nature elle-mêmc confidérée dans fes rapports avec la félicité de 1'homme. L'obfervation des loix quiréfultent de ces rapports, c'eft la vertu: elle eft toujours entre la nature & le bonheur. La vertu porte donc avec elle fa récompenfe; öz la première volupté de 1'homme vertueux, c'eft la vertu. Nous n'avons qu'a defcendre en nous-mêmcs, nous obferver, pour être convaincus qu'aimcr eft la vie dc 1'ame. C'eft dans fa force expanfive que réfide lc charme feerct dc rexiftence. Elle eft heureufc paree qu'clle aime. Mais aimer n'eft autrc chofe que s'affimiler le bien - être des autres. Et fi, comme on n'en peut  DE LA PHILOSOFHIE. gy doutcr , la capacité d'aimcr eft la mefure de notre bonheur j plus 1'ame a d energie , plus elle en eft fufceptible. Qucl doit donc être le fort d'un Egoïfte , qui, fans energie , réduit a n'aimer ricn , s'ifolc & fc détache dc la maffe des êtres. Un moi dc glacé a étcint cn lui cette douce chaleur qui le rendoit un être &z vivant& fenfible : touty eft mort. L'amour de foi eft 1'apanage du Sage: i'Egoïfme celui de la folie & de Terreur Dire que le Sage ainfi que 1'Egoïfte, n'agit & ne peut agir que par un retour fur lui-même , que 1'intérêt les détermine 1'un & I'autre dans toutes lcurs adions : c'eft dire une chofe très-fimple& même triviale. C'eft dire qu'ils ne peuvent admettte une volonté ni formcr un defir fans un motif, ou qu'il n'y a  86 Les Lacunes point d'cffet fans caufe. C'eft dire encore que cc motif ou cette caufc eft néceffairement pour tous les deux lc plaifir, ou la maniere d'exifter qui leur paroït la plus agréable. Mais rintérë£ du fagc Clt le feul bicn entendu : il eft: 1'intérêt même de la vertu , confondu dans fon cceur avec celui de fa fclicité. Leur motif eft le .même; mais 1'un atteint la fin qu'il fc propofe, I'autre s'en éloigne fans ceffc. L'Egoïfte prend 1'ombre pour le corps ; fa vie n'eft qu'une longue fuite d'errcurs & d'infortuncs. Le fagc s'aime donc dans fes cnfans.C'eft lui qu'il affectionnc dans fon ami. II eft bon citoyen, tendre époux,frère affectionné, fils foumis , paree que ce n'eft qu'ainfi qu'il eft en paix avec lui-même. En travaillant au bonheur de tout  DE LA PHILOSOPHIE. 87 ce qui 1'cntoure , c'eft pour lui qu'il agit. II nc parcourt lc ccrcle rigourcuxdc fes devoirs qu'cn fuivant Ie penchant qui 1'cn traïnc. San fuperflu lui pcfe tant qu'il connoït des indigcns. Les plus grands facrifices Ielèvent a fes yeux , & lui font contempler fa propre image avec délicc. S'il défend fes foyers & tombe fous le fer des enncmis; fa chüte eft douce , & fon dernicr foupir eft un vceu pour la patric. Lorfqu'il paroït renoncer a lui; c'eft alors même qu'il s'y attaché le plus fortement. En un mot, il fe détefte vil, & nc fait fe chérir que grand & magnanimc. Ah! s'il donnoit jamais accès a 1'Egoïfme! S'il laiflbit rcmplaccr dans fon ame eet amour éclairé de lui-même! Infenfé! ferois-tu las de ton bien-êtrc ? L'Egoïfme! C en  S8 Les Lacunes eft fait , il n'y a plus pour toi, ni enfaris , ni époufe, ni amis, ni parens , ni patrie. Un moi morne & funefte a tout détruit. L'Egoïfme a fait de toncceur un défert. II s'y eft fubftitué a toutcs ces douces affections qui le vivifioient Malheureux ! je friffonnc pour toi , tu reftes feul dans la nature. Les fpectres hidcux du vice errent autour de toi fous des formes qui te féduifent. O folitude efftayantc ! une nuit profonde en remplit la vafte enccintc. Les lueurs menfongcres du plaifir y brillent ca & la: tu les pourfuis cn vairi'; elles t'échappent & redoublcnt en s'évanouifiant fhorrcur des ténèbrcs qui t'environncnt. Jufqu'ici 1'Egoïfme eft un état d'apathie : mais a cette langucur de 1'ame fuccède fouvent une  DE LA PHILO SOPHI E. 89 affreufe fenfibilité ; & c'eft ledernicr tcrme ou puiffe parvenir Faffcction dépravéc dc 1'homme pour lui - même. Le défefpoir d'attcindre au bonheur, rend bientöt 1'Egoïfte ennemi de celui dc fes femblablcs; & 1'envie eft un dc fes caractères le plus commun. L'ordre des affections de 1'ame fe renverfc. La joie & Ie chagrin fe déplacent; & changeant de moteurs, fe trouvent cn contradichon avec lcurs caufes naturelles. L'Egoïfme devient la dcteftable joie des mifcres dc nos femblablcs, & 1'odieufcaffliction dc leur bien-être. II eft alors une paflion de foi qui ne fe nourrit que de défaftres & dc revers. Ne chcrchcz plus lc vifage fercin du Sage , fon front radieux a difpalu. Incliné maintenant vers la terre, lc tourment de la félieité  5>o Les Lacunes d'autrui 1'afillonné avant le tems & Ta teint de la couleur lividc. Que font devenus ces yeux qui .par leur éclat rcfléchiffoient 1'allégteffe publique ? Elle fe peint encore dans ccux de 1'Egoïfte; mais ce n'eft que par la trifteffe dont elle les obfeurcit. Leurs globes fombres & faillans promènent du fonds de 1'antre que 1'envie leur a creufé, des regards doulourcux & finiftres fur les images de la joie &: du bonheur. J'cntends 1'horrible vceu de fon amc. Je 1'entends s'écrier fourdement au-dedans de lui-même. » Que ne puis-je a 1'inftant de ma mort, éteignant le foleil comme j'étcins mon flambcau quand jc me couche, plonger ainfi d'un feul coup dans la nuit du tombcau toutc la race humainc « ! Tcls font les fruits funeftes de  DE LA PHILOSOPHIE. $1 l'amour dépravé de 1'homme pour lui - même : flamme impure cz réprouvée par la nature. Cependant nous murmurons contre elle. Comblés de fes faveurs , nous oublions tout ce qu'elle a fait pour nous; nous 1'accufons. Rentrons un moment en nous - mêmes : recucillons-nous; &c dans le filence des paffions écoutons fa voix. Elle nous crie de toutes parts. » O homme! h je t'avois donné l'amour que tu te portes^our lc concentrer fur toi feul, & le goüt de la félicité pour ne la trouver qu'en toi-même, je t'aurois fait un être ifolé , indépendant: mais je t'ai alfocic des êtres de ton efpècc, pour les fcrvir, pour mériter en retour leur bienveillance , leurs fccours & lcurs foins. C'cit fur tes bc-  *>i Les Lacunes foins ; c'eft fur ta dépendance que j'ai- élevé 1'édifice de tes profpérités. C'eft fur ta dépendance que j'ai fondé le plus nohle ufage de ta liberté: celle dc faire le bien pour gouter le bonheur. Je n'ai multiplié au tour de toi tant d'intéreffantes relations , je ne t'ai cnvironné de tant de liens , que pour te dérober a toi-même. Je ne t'ai foumis a tes femblablcs , que pour te donner le plus beau des Empires; pour commandcr a tes paflions & regner fur toi-même. Réduit a toi feul, tu n'es ricn. Tu n'es grand que par tes forces reünies , & hcurcux que par 1'union qui te fait grand.Tu chcrchcs le plaifir & il fuit loin de toi. Tu le chcrchcs a travers les obftacles que t'oppofent le troublc & les remords.  DE LAPhILOSOPHIE 93 Eh ! laiflè treffafilir tes entrailles ! verfe une larme fur eet infortuné! Elle te vaudra une jouiffance & te ne coütera aucun remords. II te tend des mains fuppliantes. Pourquoi te réfiftes-tu. Eh! cédc a la pitie ! II eft des mal ■ heureux! &: tu te plains de 1'être! Les paffions font autant de refforts dont j'ai armé ton ame pour la préferver de la langueur & de l'ennui. J'ai chargé la haïne , 1'ingratitudc , 1'envie , la colère , de t'affliger de mille fenfations douloureufes. J'ai ordonné a 1'amjtié , a l'amour paternel , a la piété filiale , a la reconnoiffanee , de faire couler dans tes veines le baume délicieux de la tendreffe & de la joie. Tous tes vices font des lüpplices. Tous tes plaifirs font des yertus Wf  54 Les Lacunes (i) On connolt la franchife de 1'Egoïfme des Héros d'Homcre, leur Jadtance, a quel point ils font ouvertemcnt pleins d'euxmêmes & avec quelle force ils font céder toutes les confidérations de pitié , d'humanité , a leur intérêt particulier, leur orgueil 6c leur vengeance. Mai; fans re- MÉDITATION SECONDE. De 1'Egoïfme confidéré dans fes effets extérieurs felon l'acception vaguc & l'idée confufe qu'y attachent la plupart des hommes. Section première. Qu'est-ce que 1'Egoïfme ? C'eft un afpect" du moi humain dont les traits jadis fortement prononcés fe montroient a découvert, (i) Ces traits s'enfoncent  DE la Philosophie. cjy dans l'obfcurité a mefure qu'on s'éloigne de 1'enfance des focié- monter fi haut, jc prends Rome dans les beaux jours de la République. On y voit 1'EgoïTme marcher tête levée. Si je choififfois pour exemple Marius, CeTar, Clodius , Catilina , Cethegus & quelques autres, on m'objeéleroit avec raifon que deux ou trois ambitieux & une poignée d'hommes perdus & décriés ne forment point les Mceurs publiques d'une Nation. Je citerai donc en preuve les perfonnages les plus eftimés dc la République , Cicéron , Hortenfius, Sec. J'y vois Hortenfius calculant fur 1'or ou le crédit de Verrès , prejidre ouvertement fa défenfe , plaider pour un fcélérat reconnu , & employer fes talents a 'protéger le crime & a le faire abfoudre. J'y vois Cicéron , dans fes Lettres a fon ami Atticus, qui ne condamne pas Macer coupable du crime de concuffion , paree qu'il eft coupable : c'eft encorc pour lui une affaire de calcul. II convient mieux a fes intéréts dc capter la bienveillance du peuple en perdant Maccr, qu'il nc lui convient de  ^6 Les Lacunes tes. Des voiles de toutes cou- leurs les dérobent maintenant s'étayer du crédit de Macer en le fauvant. Il ne feroit pas difricile pour avoir un Tableau de comparaifon affez fidéle , entre 1'Egoïfme des Anciens & le notre , d'imaginer la Lettre qu'un Egoifte, dans les difpofitions dc Cicéron, écriroit aujourd'hui a fon Atticus. Il lui diroit : Macer étoit coupable, j'ai dü le condamner. 11 a cherché a me gagner. 11 a fait briller a mes yeux fes grandes allian~ ces, les appuis confidérables qu'il pouvoit me donner : mais je les ai fermés fur fon crédit pour ne voir que fon crime. II fe garderoit bien de révéler auffi naïvement que Cicéron fon vrai motif. Ces vertueux Romains; livrés au culte exclufif de leur intérêt perfonnel, paroiffoient fe jouer également & ouvertement de 1'innocence, du crime & de la vertu. Dans un moment od la colere fait fortir de fon ame la vérité, écoutez Cicéron , apoftropher ainfi Numatius qu'il avoit autrefois défendu & fauvé: Tu n'étois pas innocent. Mon art en voilant tes forfaits , les a dérob?s au regard a la  DE LA PHILOSOPHIE. cyj a la vue, & des ombrcs épaiffcs en défcndent au fond du cceur de tes Juges. ( Voyez Plutarque , Vie de Cicéron.; II écrit a Atticus, que les crimes de Catilina font plus clairs que le jour,' & dans la Lettre fuivante il fe prépare a le défendre , dans 1'efpérance qu'il pourra 1'engager a s'entendre avec lui dans leur pourfuite commune du Confulat. Cicéron lï connu pour avoir délivré Rome des fureurs de ce monftre , qui doit a cette dclivrance la plus brillante portion de fa renommée, Sc le beau nom de Père & de Sauveur de la Patrie : Cicéron a la veille de plaw der pour Catilina! Mais il vouloit, a quelque prix que ce fut, s'élever & parvcnir au timon des affaires publiques. Une fois Conful, il s'agifloit d'illüftrer , d'éternifer fon adminiftracion : ce même Catilina fe préfente a lui, il le parcourt avidernment, & d'un coup-d'oril il voit ce qu'une telle proie peut valoir a fon génie & a fa gloire perfonnelle. Ce long tiffu de crimes aura bicn de la pcihe a lui paroitre affreux lorfqu'il ie rapprocke de la trarue fuperbe dont il va E  98 Les Lacunes 1'cntréc a la lumière. Cct afped n'eft plus qu'une idéé fugitive, un Protée qui échappe lorf- les envclopper. L'amour propre enfle voluptueufement fon cceur , fon fang bouillonne de plaifir 8C fa tête s'allume. Il voit en germe dans les forfaits de Catilina les beautés neuves Sc hardies de fes immortelles Oraifons , Sc les grands mouvemens de ÏEloquence male 8c fublime que ces forfaits vont lui donner 1'occaficn de déployer. II calcule fur Catilina comme fur Macer. L'on peut conclure de ces faits que telles étoient les mocurs publiques a Rome , que lorfqu'il convenoit a 1'intérêt particulier d'un perfonnage de commettre des adtions réputées infames parmi nous , on le pouvoit fans craindre les flétriffures d'une opinion qui n'y exiftoit pas. C'étoit comme ua droit acquis a la carrière des honneurs. Perfonne ne pouvoit y trouver a redire, paree que tout Romain en eüt ufé de même en pareille conjondture. ( Ceci efi tirê de la Méditatioit fur l'epinion chei les anciens & les modcr^ nes.)  DE LA PHILOSOPHIE. 99 \ qu'on lc cróit faifir. Adroit ; dans fes déguifemens , 1'Egoïfme emprunte tous les mafques. Comment lc reconnoïtre caché fous 1'intérêt dc 1'Etat ou de la Rchgion > fous la gloire ou Ja craintc de Dicu ? fous les voiles fpecieux du bicn public , d'amour dc la liberté , d'affcction Pour la Patric,& jufqUes fous lc maAteau de bicnveillancc univerfellc qu'il a furpris a la Philofophie moderne? Pour s'occuperdefoi avec plus de fécurité, on meditc aujourd'hui fur des rapports généraux qui n'engagent a rien ; & poUr fe difpenlcr de donner dans fon cceur mie place a fonami, a fes enfans , a fes Concitoyens, on y loge 1'univers. L'Egoïfme eft un poifonfubpl que 1'or exalte, que le luxe Ei  ioo Les Lacunes & la molleffe développent rapidement , & qui s'éohappant de toutes les paffions fadices , pénètre dans le cceur , le déprave & le du reit. Tous les vices de Thumanité recèlent de cc venin une portion plus ou moins grande. II répand a la fuperficie du eoeur un ftoid de glacé pour les malheurs d'autrui, pendant qu'il en cmbrafe 1'intéricur des feux tcrribles de la cupidité. Tcls ces volcans recouverts dc neiges &: de frimats jufques a leurs fommets. L'envie &: 1'ambition qui fe deteftent & ne pcuvent fc quitter, marchent a fa fuite. II eft le Hen qui les unit. Elles tiennent fous fes ordres & difpenfent a fon gré les paffions orageufes. Elles excitent les tempêtes, qui de tout tems ont pro-  DE LA PHILO S O P HI E. lol duit les crimes & les malheurs du monde. L'ambition s'irrite de ce que lui difpute 1'envie , &z 1'envie s'afflige dc ce que lui ravit 1'ambition. L'ambition n'eft que 1'envie active & audacieufe , & 1'envie une ambition négative , impuiffante & paffive. Selon que TEgoiTme penche vers l'une ou I'autre de ces paffions , fa marche eft éclatante ou fourde il imprimc de grands mouvemens ou il en recoit de douloureux & les tranfmet infidieufement. II porte fes coups dans les téncbres , ou il opere a découvert les calamités du genre humain. II eft tantöt la haine de la profpérité d'autrui, & tantöt un amour effréné de foimême qu'aucun cxcès n'étonnc. 11 eft, ou une flamme dévoE3  ioi Les Lacunes rantc qui brüle & defsèchc la racinc de toutes les vertus, ou un foufle glacé qui les tue. En un mot, il eft le mobile fecrer de toutes les aétions qui n'ont pas la vertu pour motif. C'eft lui qui fait les fecrets: il en a inventé le mot. C'eft lui qui a retardé les progrès de 1'Art de guérir , en convcrtiffant a fon profit particulier des découvertes & des obfervations que 1'humanité fe fut empreffée de répandre. C'eft lui qui tient la balancedans laquelle le Médecin pèfe les deftinées de fes maladcs avec fes opinions, &• oü le poids dela vied'un ho mme fe trouve quelquefois fi léger, auprès de celui d'un jugement qu'il a porté lorfqu'il eft contefté par des rivaux (i). (i) Long-terris après avoir écrit ceci, j'ai  de LAPhILOSOPHIE. 10$ C'eft lui qui doublé Ü'airain les entraillcs de ces mcres dénaturées, lorfque craignant pour leurs plaifirs ou pour leurs charmes , elles repouffent dc ce fein dont elles font idolatres , la bouche de 1'cnfant nouveau né qui le cherche. eu befoin moi-même des fecours de Ia Médecme. Je ne faurois affez rendre juftice au favoir , a la probité Sc a la dclicateffe des Médecins de Paris que j'ai cu occalïon de confulter. II en eft un fur-tout Philofophe Sc Géomètre , planant au-delfus de fon Art : je 1'ai vu, avec ce noble défintéreffement des grandes ames , repouffer mon or comme une infulte, ne vouloir fe payer d'une excellente Sc lumineufe Confultation, qu'en m'cnrichrlfant de nouvelles lumières Sc qu'en me faifant don d'un Ouvrage précicux fur 1'homme , auquel on n'a peut-être défiré un peu plus de clarté , que paree que la foiblefie de nos têtes n'a pu en digérer toute la profondeur. E4  io4 Les Lacunes C'eft lui qui fourit au célibat: ce fléau deftructcur de 1'union des époux & de la population: au célibat, qui, confacré par le libertinage 8c la luxure donne a 1'Etat des Citoyens fans nom j ou groffit le dépot de ces enfans de la lubricité perdus pour le public , 8c qui ne paroiffcnt un moment a la vie que pour y expicr par la douleur la fouillute dc leur origine. C'eft lui qui ccint d'un ttiple acier le cceur de eet Adminiftratcur infidèle dc vivres ou d'hopitaux , qui calcule lc nombre &: la variété des jouilfanccs qu'il peut fonder fur les fouffrances 8c la difette: qui lui fuggcre ces altérations 8c ces fraudes qui doivent redoubler les fureurs de 1'épidjmie 8c moiffonner plus d'hommes que le fer de 1'ennemi.  DE LA PHILOSeOPHIE. lof Du milieu dc ces épargnes homicides s'élèvent les ordres d'Architecture qui décorent fa demeure brillantc. L'Inanition , le Marafmc &laFièvre en ontcreufé les fondemens, &c alïis les focles du portique fur les offemens des Citoyens que fa cupidité a précipité avant le tems dans la nuit du trépas. C'eft de lui que ce Miniftre , qui , pour fe rendre ncceffaire & incliner fur fa perfonne les regards de fon Maitre, vient de confeiller une guerre inutile oü injufte , emprunte eet ceil fee avec lequel il contemplc le fpectacle des mifcres humaincs que fon intérêt pcrfonnel va faire naïtre. Cette dépêche qu'il va figner , qui va porter le fignal des larmes de la vcuve & des eris de 1'orphelin : qu'eft-elle, E 5  leis" Les Lacun e s qu'un arrêt de mort prononcé contre une foulc d'innocens ? Qu'eft-elle , que cent mille vi&imes immolées au moi d'un feul > homme ? Et nous reculons d'effroi & nos cheveux fe hérifient s lorfqu'on nous parle de ces Dieux avidcs de fang & de ces affreux autels, oü des peuples , dans leur picufe & ftupide limplicité ont entraïné , malgré leur réflftance & leurs gémiffemcns j, une Vierge arrachée des bras dc fa mèrc ou un fils premier né! Et nous ne fongeons pas que nous portons au-dedans de nous-mêmes une Divinité plus féroce cent fois ; & que le plus fanguinaire des cultes eft celui de ce moi terrible , offert par 1'Egoïfme a notre idolatrie. C'eft a lui que font dédiés ces Temples dont le nombre  DE LA PHILOSOPHIE. I07 s'accroït chaque jour , &c oü Populcncc fufpend au col des Nymphes qui les deffervent, les dépouilles opimes , conquifes , non fur les ennemis dc 1'Etat, mais fur les enfans de la Patrie. Edificcs modcftcs autrefois, confacrés au plaifir , & maintcnant a lavanité& a 1'cnnui. Ceft-la, que,par une conccffion recente, ces Nymphes devcnucs Prêtreffes dc la Mode, en prononcent du haut dc lcurs balcons les oracles a la Cour , a la Ville & a PEurope. Ceft-la que le panache qui ombrage leurs têtes , plus terrible que celui du cafque d'Heclor, épouvante les tendres rejettons d'une union légitime & les fait fuir & fe cacher dans le fein des mères défolées. C'cftla que le célibataire va perdre dc vue la femme qu'il doit prenE 6  io8 Les Lacunes dre, Öz rhomme marié la femme qu'il a prife. Une feule Prêtreffe y abforbe fouvent le revenu de plufieurs terrcs. De riches patrimoines s'y changent cn chiffons fous les doigts de la Mode- Elle y eft fans cefte occupéc a contourner de cent facons bifarres des cheveux , des gafes & des plumes. Elle Courbe les têtes fous le jong de la futilité, ne donne a tout'qu'une exiftence éphémère & frivole, fourit au vieux nom de Patrie , trouve antique ce qui pafie le mois, & rapetiffant 1'ame , ne connoït rien de grand q'ie le Bonnet du jour. O Egoïfte! c'cfc envain que s'avancent au-devan' de toi tes enfans précédés de leur mère, pleine de modeftie & d'appas. C'eft envain qu'ils t'entourent &  delaPhïlosophie. 109 te preffcnt de leurs bras réunis. Ils ne fcntiront point palpiter ton fein. Ils ne liront point dans le cryftal h timide dc tes yeux attendris 1'émotion qu'ils te caufent. Tu ne connus jamais j ni les tendres ctrcintes, ni ce frémiifemcnt délicicux, avant-coureur des douces larmes. Le faint nom d'époufc ne réveille en toi que les idéés de richeffe & de rentes , & une femme n'eft pour toi qu'une dot. Ce n'eft pas le Citoyen utile, ni le foutien de la Patiïe que tu vois dans ton fils: tu nc le confidétes que comme le véhicule de ton orgueil, & le moyen de perpétuer la vanité de ton nom. C'eft 1'Egoïfme qui fe plaït aux moyens ténébrcux d'une adminiftration compliquée , & qui redoute autant dans 1'Admi-  iio Les Lacune s niftrateur la probité qui éclaire que le génie qui fimpliric. C'eft lui qui tremble au nom feul d'un Miniftre intègre &: délintérefle. Le mot qui flatte le plus fon orcille eft celui de privilege exclufif après celui de monopole. II vit d'abus } il en craint les réformes; & toujours pret a favorifer les opérations nuiilbles au grand nombre, utiles au petit , c'eft par lui que s'établiflént ces proportions fi exactes entre les obftacles que rencontre un projet & la grandeur du bien qu'il doit produire. Ce n'eft pas toi qui infpira 1'illuftre Evêque de Cambtay. On le fent. La vertu feule a pu diclcr leTélémaque. Elle y tranfpire a chaque page comme une douce rofée qui s'infinue dans  DE LA PlLILOSOPHIE. III lc cceur Sc le pénètre. Peut-être cntras-tu pour quelque chofe dans Jcs écrits que publia contre lui un Prélat célèbre Sc fupérieur par fon orthodoxie. Du moins faut-il regarder comme un des malheurs dc fa vie, que ce grand défenfeur dc la Foi ait pu perfécutcr ou haïr le plus touchant des Apötres de la vertu. Tu cs le démon' qui agita ces Ecrivakis plus célèbres que grands } dont les Ouvrages refpirent la paflïon , la haine , la partialité Sc la licencc. Ce n'eft pas toiquiraffemblales traits épars &: les membres difperfés de ces morts illuftres qui ont éclairé 1'univcrs ou fervi leur patric Quelle Divinité propice les anima Sc leur fouffla la vie une feconde fois ? Ils refpirent  irz Les Lacunes encorc dans les images auguftcs qu'un Philofophe faconna - pour 1'admiration de la poftérité. Le fecret d'animer. fes modèles ne périt point avec Pygmalion. La vertu lc réfervoit au Sage qui modéla Defcartcs , Mare- Aurèle & Sully. Ce n'eft pas toi qui donna 1'impulfion a ce génie univcrfcl, que ceux qui le lifent admirent, & nc connoiflent qu'a demi s'ils ne 1'ont point entendu. Dont la converfation a fait naïtre plus d'un Ouvrage eftimable. Toujours prêt a fe dépouillcr en faveur de tous ceux qui eurent recours a lui, d'une foule d'idées grandes , ncuves & fortes , qu'il fema avec plus de profufion encorc dans fes entretiens que dans fes écrits. Efprit vafte & fécond , s'enrichif-  DE LA PHILOSOPHIE. 113 fant de fa dépenfe, il feut allier les hautes fpéculations de la métaphyiiquc au touchant défordte d'une tête pleine de feu, d'images, Sc d'un cceur qui déborde de fentimens affectueux & de bonhommie. Entoufiafte de 1'honnête Sc du beau, il écrivit fur la vertu comme on doit s'en entreténir dans le Ciel. II vivra par fes Ouvrages Sc par unc tradition peut - être fupérieure ; Sc il réunira , dans le nom qu'il laiffera après lui , lagloire d'avoir écrit comme Pythagorc ou Platon , Sc d'avoir converfé comme Socrate. II eft de eet homme célèbre une particularité que je ne dois point palfer fous filence ; c'eft que fa tête , comme ces globes dc verre pleins d'cau a travers lefquels les enfans croient  ii4 Les Lacunes voir un cétacée dans une mouche , eut la propriété de groffir beaucoup les objets. Auffi cut-il le bonheur rare de n'avoir pour amis que des'grands Hommes. C'eft que nous fümes prefque tous ( car je me" mets du nombte ) le produit dc fon imagination. Ce n'eft pas toi qui guida dans fa glorieufc carrière , ce Philofophe doux , modefte & bienfaifant : de tous les modernes celui qui mérita le mieux ce nom. Ses contemporains virent avec admiration renaïtre en lui les trois caractères de la Philofophie antique, la Geometrie , la Mufique & 1'Eloqucnce. II fut en Géométtic le rival d'Archimède, 1'émulc & le fucceffeur dc Newton. II donna de 1'Eloquence, 1'exemple & le précepte:  DE LA PHILOSOPHIE. II5 fit palfer dans fa langue les profondeurs du Latin de Tacite; & en rendant intclligible par la clarté de fon génie ce qui ne 1'étoit pas, il devint le créateur des découvertes de Rameau. D'une plume rapide, il traca 1'cfquifle impofante des connoiffances humaines. 11 en difpofa les divers objets & les grouppa dans un ordre luraineux. II en dévcloppa la chaïne immenfe , & d'une main sürc &: hardie , il en fufpendit le tableau a nos regards ehchantés. II hérita de la touche précieufe & familière de Plutarque. II feut lire a la fois dans les Aftres &: dans le cceur humain , & fc délaffcr de calculer &.de décrire les cllipfes céleftcs pour crayonner les Plommes. L'amour-propre • dif-  n6 Les Lacunes pofe a l'ingratitüde. L'on fe fouvient le moins qu'on peut de tout ce qui s'élève au-deffus de la médiocrité. Les talens , les vertus s'cffacent promptement de la mémoire c!cs hommes. C'eft au génie a les fauver de 1'oubli. II en fixe les traits fugitifs dans des élogcs immortels. Pcrfonne ne s'acquitta de eet emploi pieux avec plus de grace & plus d'aménité que lui. Mais s'il fut flatteur. de s'illuftrer affez pour flgurer dans ces élogcs, il fut j plus doux encore de vivre fon ami. On put fe confoler de ne pas lui furvivre. Ses amis cn mou- I rant rccty:ent quelquefois de lui plus que ce qu'ils perdoient. Plus -d'un d'entr'eux dut a la fenfibilité de fon ame ou au preftige de fon art > dc ne ceffer  DE LA PHILO S OPHIE. 117 dc vivre que pour commencer d'cxifter. C'eft toi qui t'oppofe au progrès des connoiffances. C'eft toi qui fait les fophiftcs & engage tant de difputcs, oü la vanité du motif eft toujours couverte du prétexte de la vérité. C'eft toi qui divifant deux célèbres Philofophes de 1'Antiquité , épaiffiffoit le nuage fur la farneufe queftion du fouverain bien. L'auftérité de la volupté d'Epicure fe rapprochoit beau coup des charmes de la vertu de Zenon , il ne s'agiffoit que des'entendrc & l'on eür été d'accord. Mais que feroient devenues & la gloire des Chefs & 1'honncur dc chacune des Sectes ? Toutes les opinions brillantes, tous les paradoxes pi-  u8 Les Lacunes quans fondés fur cette diverfité trompeufe de fens que préfentent des mots différens fe feroient évanouis!  DE LA PhILO.SOPHIE. lig Section Seconde. Exoriare aliquis nojlris ex ojjibus ultor. Virg. Lorsque tu fors des replis ténébreui^du cceur oü tu te caches pour tc montrer au-dehors ; ce n'eft pas a la gloire que tu afpires, c'eft a la célébrité. La gloire eft 1'auréole de la vertu , tu ne pourrois y toucher fans la ternir. La vertu fuit le bien , tu cours après le bruit. Quelquefois ta laideur difparoït fous la magie d'un pinceau brillant , & plus d'un Ecrivain a feu te prêter la phyfionomie de la vertu, fon langage ingénu & fes tendres accens & fa "touchante humanité. En eet état tu  no Les Lacunes follicites nos hommages, & nous te les devons. Réprimons un ceil profane. Honorons les talens. Le Ciel a fes remords pour en vanger 1'abus. L'hypocritc n'eft point foumis a la juftice humaine, il ne relève que du Ciel. Mais fi enflé de tes fuccès , fier de tes avantages, tu dedaignes d'affervir tes traits au moule incommode d'un mafque, & qu'au lieu de le portcr fur ton vifage tu le fufpendes a ta plume ou le tiennes a la main , qui pourroit te méconnoitre ï Alors tu diftilleras a la fois le miel & lc poifon. Des écrits cftimablcs & licentieux couleront pêle-mêle de ta plume feconde. Tu voudras dominer fur ton fiècle , lui donner toutes tes imprcffions , occuper feul les cent bouches de la Renommee & ré- gner  DE LA PHILOSOPHIE. UI gner Lans rivaux. . Tu rc croiras Puuiquc foyer de lumière &c du goüt. Tu prétendras qu'aucune tête humaine ne peut étinceler de quelque feu , qu'en lc tenant de toi par communication. Les. Ecrivains de ton tems nc feront que les conducteurs de ton génie. Tu ne fourkas a leurs-Ouvrages que comme a des effets que tu produis. Leurs talens ne feront avoués par toi que comme les furabondances du tien, èc Phommagc que tu rendras au mérite d'autrui ne fera que lc déguifement dc celui que tu rends au tien même. Tu détefteras les hommes profonds. Tu paliras a la vue d'un Géomètre. Tu parieras de tolérance & feras un tyran. Malheur a 1'imprudent qui ofera heurter tes opinions. Si fon ètpüe ne 1'a  12.2, Les Lacunes fait qu'homme de bien, il eft. perdu. Des traits aigus vont le percer. La fanglante ironie va le couvrir de ridicule aux yeux d'un peuple délicat & frivole, que la difcuffion fatiguc, que les formes féduifent, que le fonds touche peu &c devant qui l'on trouva toujours grace quand on fut 1'amufer. Trop fouvent 1'Eloquence a raifon & la Sottife a tort. Trop fouvent les dons du génie couvrent & les vices du cceur & les honteux penchans. C'eft ainii que le crime obfcur expire fous la barre flétriflante de 1'exécuteur, tandis que quelquefois un forfait éclatant fait s'élever jufqu'a 1'Apothéofe. O Egoïfte ! ta fenfibilité n'eft que faétice , tes émotions font dans ta tête. Tu mefures tes mouvemens fur leurs degrés  de LA RhILOSOPHIE. 12,$ d'utilité. Tu calculcs tout, ï'eftinie, le refpect, 1'amitié Sc jufqu'a. tes amours. Tu places a intéréts tes foins Sc tes affiduités, Sc ton cceur gouverné par Barême fe répand s'ouvre ou fe ferme au gré de tes combinaifons fecrètes. Tu fuis le vent de la faveur. Semblable au peuple d'Athènes corrompu , avili, tu renvcrfes ou relèves les ftatues que tu décernes au gré de la victoire Sc de 1'évènement; &: profterné au pied de 1'idole du jour , proftituant balfement tes éloges, pour toi le grand Homme d'Etat fut toujours l hommc en place. Confidére cette portion touchante du genre humain , eet age heureux qui fut le notre, que nous brülons de franchir Sc dont les joies pures nousfuyent F %  124 Les Lacunes avec fon innoccncc j a mefure que les annces nous cn éloignent. Vois ces enfans fi favorifés de la nature, fi chagrinés par nos inftitutions. Ils font a tes genoux. Ils te demandent grace pour leur libérateur. Pourquoi les repouffes-tu ? Je t'entcnds. L'éloqucnce que ce généreux défenfeur déploya te bleife. L'eftime qu'il obtint t'importunc. 11 te toucheroit davantage s'il n'cüt jamais ému perfonnc. L'Egoïfme pardonne tout, hors le génie &c la vertu. L'Egoïfme parcourt tous. les rangs de la fociété. II cn eft le fléau. On Yy rencontre a chaque pas précédé de 1'envie. II y drclfe des cmbüches a la vertu. II y pcrfécutc fourdement les talens.11 va rodant lans eclfe , pour épier les premières lueurs du mérite &z  DE LA PHILOSOPHIE, I2J Pétouffer a fa naiffance. II garde tous les paffages 'qui mènent a Ja fortune & a la gloire. II en sème toutes les avenues dc piéges & d'écueils. Ce cri de douleur que lc fuccès arrache a l'amour - propre , c'eft dans fon amc qu'il rctentit. Etranger aux misères d'autrui , fourd aux gémilfemens dc 1'infortune, oü prendra-t-il ce feu facré , qui, fous la garde de 1'fin* mortalité même,animc les écrits dertinés a nc s'étcindre jamais? II s'abufe s'il croit pouvoit y fupplécr par ces phofphores &: ces feux fans chaleur qu'il tire au befoin de 1'imagination. En tournant autour de ce cceur ifolé qui ne bat que pour lui; il pourra , j'en conviens, faire crépitcr fa profe , pé til Ier une Epigramme, étincclcr la pointe  12.6 Les Lacunes d'un bon mot, ou jaillir au bout de fes farcafmes quelques traits de lumière. Tels ces fcux de Cabincts qu'une boule frottée fait naïtre pour amufer des enfans & des femmes. Les émotions qu'il caufe ne font que des piquüres. Quand il parle d'humanité , il peut avec art électrifcr fon ame , il n'appartient qu'a la vertu de 1'cmbrafer. Les lueurs du bel-cfprit, les biuettes d'une antithèfe prétendroicnt-elles a i'honncur d'être le flambeau d'un fiècle J On ne les trouve point dans tes écrits, ö Chantre immortel d'Hcloïfe ! Tu brilles , mais c'eft d'un feu célcftc. Tes paroles font autant d'explofions. Tu rappelles a la vie la vertu expirantc. Si tu pourfuis le vice^ tes éclairs font palir lc méchant, & le coup qui  DE LApHlLOSOPHIE. 117 les (uit tombe & va foudroyer 1'iniquité dans le cceur de 1'homme coupable. Quelle eft la caufe du charme inconcevable qu'on goütc cn te lifant: Pourquoi cette larme toujours prête a s'échappcr dc nos yeux J Ou prends-tu ces foupirs qui nous oppreffent? Oir réfide en toi le foyer de tant d'expreflions brülantes ï Dans un cceur fcnfible &c vivement ému. C'eft dela que tu troublcs & agites le notre; que tu diftribues a ton gré la chalcur qui le dilate, ou la détrefle qui le refferre; que tu te rends maïtre abfolu de tous fes mouvemens ; que tu précipitcs ou fufpends notre haleine, comme le Dieu des mers foulève ou appaife les flots. Une belle aciion couverte des ombres du filence n'a plus de goüt pour 1'Egcïfi.e. Le filence F'4  12.8 Les Lacl1 nes 1'effraic & glacc au-dcdans de lui-même un généreux dcffcin. Cependant il défendra des opprimés connus. II sèmera des bienfaits publiés. II tendra a 1'indigence des fecours appeixus. II failira avidement comme de bonnes fortuncs de renommée les occafions dc s'tlluftrer dans des caufes d'éclat. II cmploiera les menées , la cabale & 1'intriguepour parvcnir au Confulat; mais il fauvera Rome. II peut donc quelquefois méritcr notre eftime & nous forcer a la reconnoiflancc. Eteignons alors le .flambeau qui éclaircroit au fond dc 1'ame la turpitude du mobile. Imitons le fils refpeélueux de Noé & détournant la vue, jettons un voile indulgent fur la nudité des premiers rclforts. Adorons les effets d'un principe  DE LA PHILOSOPHIE. I29 vicicux & rendons hommage a Phomme qui fait le bien fans nous enquérir jamais de fes motifs.  Les Lacunes DU MOI HUMAIN, O u DE L'ÉGOISME E T DE LA VERTU. POINT DE VUE POLITIQÜE. F RAG M E N S Extraits de ce point de vue. Premier Fragment^- L E s licns iociaux qui unilfent les membres d'un même Etat entr'cux öz au foi qui les a vu naij  DE LA PhiLOSOPHII. ifl tre , nc rccoivent dc force que du licn phyfiquc dc la propriété. L'inégalite excefüve des fortuncs, dont J firct eft dc reilérrer entre " les mains d'un petit nombrc routes les tichelles d'une Nation , mine & detruit doublcmcnt Ia force d un Etat. Elle fubftitue fidéc de 1 or a eelk dc Patric, Elle multiplie les iiidigehs & remplacc des Citoyens par des merecnaires. Elle fait de ceux-ci des êtres holés, pour qui le premier des befoins étant de vivre, ne tiennent qu'a 1'argent qui les fait fubfifter. La patrie du mercenairc eft le pays oü l'on paie le mieux. L'Etat ne peut compter fur lui. II n'y a que la propriété qui élèvc 1'homme audclfus de 1'inftinct groffier des premiers befoins ,cn lui ménageant des loifirs qui annoblif¥6  13Z Les Lacun es fent fa raifon. Cette propriété entre tient dans fon ame une douce chaleur qui fait éclqre les vertus. C'eft alors qu'il rend a la Patrie cn force, ce qu'il recoit d'elle en bien - être C'eft peut-être 1'opération de la politique la plus importante & la plus délicate que cclle d'une jufte répartition des richcfles, Divifcz les richcffés. Prévcnez les engorgemens de 1'or. Favorifez la libre circulation de ce fluidc dangereux qui ne s'entalfe jamais impunément fur aucun des points de la furfacc d'un tcrritoire. Les fortunes énormes, femblablcs a ces protubérances du corps humain qui dégénèrent en cancer, finiflent tot ou tard par former a 1'Etat des plaies  DE LA PHILOSOPHIE. 133 incurablcs . C'eft une certaine proportion entre les fortunes qui établit & fonde les relations & 1'un ion fociales. Cette proportion doit être telle , que les plus riches ne le foient pas affez pour acneter 1'cftime qui n'eft due qu'au merite ■■, & que les moins aifés ne foient pas affez pauvres pour vendre le refpect qui n'eft du qu'a la vertu Cette proportion eft rompue auffi-tot que les métaux inftitués pour être la mefure des valeurs phyfiqucs,.le deviennent encore des valeurs morales.  154 Les Lacunes JJeuxieme Fragment. Ce nc font ni les vices qui tiennent fouvent aux foiblefles dc fhumanité , ni les paffions qui en font autant la force que ia foibleffe , ni la corruption des mecurs que le luxe accompagne & détermine quclqucfois. Ce ne font point toutes ces chofes qui portent lc caradtère d'incompatibilité abtblue avec le maintien de 1'ordre focial & la paix de fes membres. L'Egoïfme feul jouit de cette affreufe prérogative. Scul, il détache le Citoyén de la Cité. Seul , il le privé' du bonheur qui eft le ptix de fon union Seul, il arréte lejeu de la machine politiquc en affoiblilfant & détruifant tous les ref-  DE LA PHILOSO PHIE. 13 j forts & ca ifolant tous les rouages. Nous pourrions nous difperifer dc rccourir aux prcuvcs hiftoriques pour ctaycr cc qui eft évident par. foi-même. Ce n'eft pas ici unc de ces hypothèfes ingénicufes qui ne peuvent fe foutcnir que par les rcffources brïllantes de 1'imagination , 6z dont !a lumière factice fe promenant fur les faits douteux de l'hiftoire , n'cn éclairc que lc cóté qui lui eft favorable. C'eft une vue phüofophiquc, une vérité auftète qui réfulte néeeffairement de 1'analyfe dc 1'Egoïfme. Si d'un coup-d'ccil rapide nous paifons en revue les Siècics & les Nations , cc (era donc moins pour établir cette vérité cue pour cn préfenter des applications qui puiffent la rendre plus inftructive. Nous verrons I'Egoïf-  x^6 Les Lacunes mc marquer par fes degrés lc déclin de la force dans le Gouvernement & celui de l'arfection pour la Patric dans le cceur des Citoyens; & devenir, pour 1'Obfcrvateur attentif , lc thcrmomètrc le plus sur qui puiffe lui faire apprécicr a travers les fignes extérieurs de la puiflance & du bonheur,la foiblelfc réelle d'un Empire & le malheur fecret de fes habitans.  de LA PhILOSOPHIE. 137 Troisieme Fragment. N ous voyons tous les Etats du monde selever & déchcoir, le patriotifme s'affcctionner aux Républiques & déferter les Monarchies. II eft un peuple fingulier , frivole & fage, léger a la fois &c profond , qui fe joue de ces loix générales & qui met ca défaut toutc la fagacité de la politique. II jouit feul du privilege glorieux dc profeffer Pa. mour de la Patric dans unc Monarchie. Cct amour cn lui fc confond avec celui dc fes Monarques. II tombe & fe relève. II paffe tour a tour du découragement a fhéroifme : tout dépend dc fes Chefs. Docile au  • 138 Les Lacunes mouvement que Lui donnent fes Maïtres, on le vit de tout tems rajeunir alternativement &z vieillir avec cux, fe tcindrc de leurs vices & fe parer de leurs vertus. Unc défaite n'eft pour lui que le préfage d'un fuccès. Unc bataille perduc fait retrouver dans le patriotiune & dans le zèle national dc quoi remporter dix vicioires. Sa deftinéc fut toujours d'abjurcr 1'Egoïfme dans les vertus dc fes Maïtres. C'eft dans le cceur dc fes Rois que tout Francois fe crée une Patrie ou la retro uvc.  DE LA PHILOSOPHIE. 13$ QUATRIEME FRAGMENT. En jettant les yeux derrière nous, nous apperecvons d'abord le peuple Rornain ; ce peuple le plus impofant dc tous. Son origine enveloppée de fables, comme tant d'autres , nous laifle appercevoir cependant, que de tous les brigands qui défoloient la terre a cette époque,ilsétoient les plus fenfés & les plus fyftématiques. Ils eurent de commun avec cux , de ne connoitre d'autrc droit que la force; mais ils n'curcnt pas 1'abfurdité de dévafter pour conquérir, de ruiner un pays pour 1'aifervir , & d'en exterminer les habitans pour les rctcnir fous le joug. Ils ne furent pas affez ftupides pour fc  T4° Les Lacunes croire plus puiffans cn régnant fur des déferts. Les Grecs contemporains avoient déja des qualités bnllantes , des talens, de 1'imagination : mais cette poignéc de brigands obfeurs, groffiers &z ignorans qui fonda Rome , paroït avoir eu en partage plus de jugement que tous les Grecs enfemble pendant tout le tems de leur duréc. Ils furent auffi injuftes que les Grecs, auffi durs avec leurs voifins ; mais ils furent du moins ce qu ils vouloicnt : ils fe proposèrent un but 3 ils fe firent un plan ; ils eurent une politique. Pendant que les Grecs livrés a Ia difcorde & a la jalouficVaffaflinoicnt, s'affoibliffoicnt & fe detruifoient mutucllcmcnt: pendant que jaloux de leur qualité de Citoyen > ils rejettoient du fein de leurs  DE LA PhiLOS OPHIE. 141' Cités des étranges qui auroient pu réparer lcurs pertes: les Romains également injuftes , mais d'une injuftice plusprofonde, déroboient a lcurs voifins des femmes & des citoyens & le premier ufagè qu'ils faifoient de la victoire étoit de s'affimiler les vaincjas & de s'en fórtifier La bafedu Gouvernement Romain au milieu de fes viciflitudes, a toujours été 1'Egoïfme. Sa marche , fes procédés, fa politique cn a tous les caradtères. Mais 1'Egoïfme d'une Nation toujours dangereux fans doute , n'a pas les mêmes inconvéniens que celui de fes membres. La raifon cn eft fcnfiblc. Lorfqu'attentive a fes feuls intéréts, elle fe replie fur elle-méme, le point  I4i Les Lacunes de contact n'eft pas unique. II tombe fur un moi collectif compofé d'autant d'individus qu'il y a de citoyens qui peuvent être unis entre eux. Les principes iniques fur lefquels elle fe dirige ne font tels que dans leur application extérieure. Ce qui eft Egoïfme au - dehors devient amour de fes femblablcs au-dedans j & il ne lui manque pour être humaine &: jufte que d'être feule dans 1'univers. Tcls furent ces Romains dont le nom feul réveille 1'admiration, le mépris, le refpect &• 1'indignation. Ils s'étoient fait des dieux déteftables qui leur fouffroient pour leurs voifins la violence &: la rapine; mais qui ne leur permettoient entre eux que des vertus. La religion du ferment étoit un frein que la politique avoit era-  DE LAPhiLOSOPHIE. 143 prunté du ciel pour contenir ces brigands dans les limites de la jufticc. C'eft fous 1'influence de 1'Egoïfme & de la vertu > de ces deux forces oppofées & difcordantes , que s'eft formé ce peuple merveilleux, qui cxagéra toutes les dimenfions de la nature humaine, qui en dépaffa toutes les ftatures & qui donna pendant plus de mille ans le fpectacle au monde des plus grands crimes comme des plus fublimes vertus.  144 Les Lacunes Cinquieme Fragment. L'Egoïsme fc rénforce amefure que 1'égalité s'altère. Et lorfque 1'inégalité eft portee jufqu'a fon (dernier terme A 1'Egoïfme touche au maximum de fa force, comme la fociété politique a celui dc fa foiblcflc. Car la force de 1'Egoïfmc particulier, & la force de la fociété générale, font toujours en raifon inverfe l'une de I'autre. Enfin, fi i'inégalité fociale eft parvenue a cct exces 5 que de deux hommes égaux aux yeux de la nature , 1'un foit devenu un infeéte qu'on écrafc impunément & I'autre un dieu, la dépravation & la foiblcfle font a leur comble. Nous ne voyons que Rome  de LA PhILOSOPHIÊ. i4f Rome oü rEgoïfme fqj| monté a ce degré d'cnormitë : mais auffi fes iïmplcs citoyens dominoient fur les Rois comme leur cité fur l-'univers. C'eft alors qu'ils devinrent autant de dieux qui, réunis, eurent des temples, un culte, des facrifices. L'arêne fut le temple , & les gladiateurs les victimes qui furent immolées a la majefté du peuple Romain. Les combats d'animaux furent dédaignés; & le fang humain fut feul jugé digne d'être offert a ce peuple dieu qui avoit fuccédé au fils dc Saturne dans le gouvernement de 1'univers. II prit pour ce culte effroyablc une telle paflïon, qu'on n'obtint plus rien de lui qu'en multipliant fous fes yeux le nombre des viclimcj. L'on ne parvint a le fléchir que par les meurG  t4-6 ^Les Lacunes tres &£ le carnage. Rome au fort de cette frénéfie fanguinaire , cette d'être redoutablc.Ellen'infpire plus que de Thorreur. Tant il eft vrai que tous les êtrcs ne recoivent leur force que de la place qu'ils occupent dans 1'ordre de la nature. Quand les Dieux fe firent hommes, ils ne laifferent voir que foibleffe & turpitude; & ces Romains, ce peuple fi grand compofé d'hommesjiie fut plus.rien quand il fut dieu. On n'a point affez réfléchi fur tout ce que préfente de monftrueux le fpectacle des gladiateurs, au milieu d'une nation fenfible a 1'éloquence & a la poëfie ; polie par les arts, éclairée par fes philofophcs Aufli ne tarda-t-elle pas a paf-  DE LA PHILOSOPHIE. 147 fër dc la libcrté a Pcfclavage. Nous vcrrons bientót ces fïeres divinités, defcendre elles-mêmes dans 1'arêne j Sc de 1'objet d'un culte, devenir victimes a leur tour. Ces Chevaliers , ces Sénateurs fuperbes vont briguer 1'honneur honteux de s'égorger pour le plaifir du tyran qui vient dc leur donner des fers. Si dans la fuite Rome eut quelques intervalles oü elle parut refpirer fous quelques Princes philofophes , il femble que c'eft pour reffentir plus vivcment les horreurs oü la replongc le tigre couronné qui fuccède a un fagc. C'eft le malheureux qu'on n'arrache a la torture que pour 1'y replacer. II eut été a fouhaiter pour ce peuple féroce Sc fanguinaire par choix, pargoüt, par réflexion , que le vceu de G z  i48 Les Lacunes Galiguia eut pu être exaucé. II fouhaitoit que le Peuple Romain n'eüt qu'une tête pour la trancher d'un feul coup.  DE LA PHILOSOPHIE. 149 DU MOI HUMAIN, O u DE L'ÉGOISME, E T DE LA VERTU. POINT DE VUE MÉTAPHYSIQUE. EXTRAIT PREMIER. De la Méditation fur le^moi humain & combien la recherche de ce quiconf titue ce moi eft pre'férable a celle des idees de corps & d'z.mc pour pe'nétrer dans le fyftéme-moral. L'Homme eft pour lui-même le plus inconcevable des miftcG3  ïfo Les Lacunes res. II a été confidcré fous un fi grand nombre de faces : il eft un problême fur lequel fe font exercés tant de génies fubtils 8c pénétrans : les folutions en font tcllement multipliées, qu'il y auroit de la témérité a fe flatter de quelque fuccès dans de nouvelles recherches. Tout eft dit fur cette matière. Tout paroït dit du moins ; 8c peut-ctre tout refte a dire. Car il femblc que nous fommes deftinés a connoïtred'autant moins les objets qu'ils font plus rapprochés de nous. Nous atteignons fans pcine aux pleyades 8c a la voie laétée; 8c le moi humain , auquel nous paroiflbns toucher de fiprès, eft un abïme dont on ne contemple point la profondeur fans friflbnncr. Entreprendre de faifir 1'homme par ce moi myftérieux j c'eft 1'atta-  DE LA PHILOSOPHIE. I$I quer par le cöté le mieux gardé. C'eft fe jetter tout au travers des plus grandes difticultés de ce problême, dont la folution fe dérobant a nos eftbrts, eft peut-être réfervée aux races futures. Oui , 1'oblërvation & les faits me conduifcnt a foupconner que nous nous tourmentons beaucoup & vaincment pour deviner' aujourd'hui ce qui nous fera révélé demain. Le tems , ce fphinx ailé qui fe joue dc Pobfcurité des enigmes nous emportc rapidement vers cette folution enveloppée dans la nuit de 1'avcnir. Mais fi le moi humain hériffé de difticultés eft le cöté de 1'homme lc mieux gardé, c'eft que le refte fe défend de lui-même. Par ce cöté, 1'homme offre quelque prife ; par-tout ailleurs, il eft inattaquable. C'eft le plus G4  ifi Les Lacunes grand , k plus intéreffant des problëmes qu'on n'a cherché a réfoudre jufqu'a préfent que par fes faces infolublcs; & cela devoit être. Les obftacles vagues & confus que préfente dans le lointain une queftion infoluble, effraient beaucoup moins que les difticultés réelles d'un fujet difficile, appercues d'une vue diffinefc. L'imagination voit une fonk d'iflues dans le problême infoluble quelle contempk. Elk fe fert de 1'obfcurité pour multiplier fes lueurs , & fait fe ménagcr des jours oü il n'y a que ténèbres. Semblabka cescnfans qui des deux mains preffent leurs yeux bouchés pour voir des étincelles. Nous ne connoilfons point la fubftance en qui le moi humain réfide. Nous ignorons celle qui agit  »e la Philosophie. iyj fur nosorganes, 8c cellc qui a la confcicncc de cetre action. Ce qui caufe rimpreffion 8c ce qui la reeoit nous eft également, inconnu j & ccpendant matière , amc 8c corps , ont été de tout tems 1'objet de la fpéculation 8c du délirc humain. Que n'a-t-on pas fait de ces fubftances ? On les a lëparées. On les a reünies. On a épaifti l'une 8c fubtilifé I'autre. Leur exiftence a été mife alternativement en queftion. On les a fucccflivement détruites 8c recréées. On s'eft fervi de l'une pour animcr I'autre. On a privé celie-la d'étendue pour 1'accorder a celle - ci, 8c on ne les a pas moins fait agir phyfiquement l'une fur I'autre. Tantöt on les a fouftraites a toute influence immédiatc & réciproque. On a fait marchcr l'une a Poccafion de G5  iy4 Les Lacunes I'autre, a peu prés comme les deux horloges que 1'ingénieux Comus a montré long-tems aux Boulevards : & tantöt on les a difpenfées de toute a&ion , en la tranfportant a un agent fuprême. On a donné la vie a la matière pour lui öter le fentiment. On 1'a rendue active en la privant de réflexion. Enfin , au bout de trois mille ans d'étude fur Yame , le corps & la matière • CCS trois mots échauffés & couvés par les méditations de trois mille penfcurs , après avoir fubi les laborieufes transformations d'univerfaux , d'effences , d'atomes , de monades , de natures plaftiques, d'entélechie , de tormes fubftantielles , d'hylozoïfme, d'entités & d'éther, nous ont été tranfmis comme ils avoient été recus. Ce ne font  DE LA PHILOSOPHIE. IJf toujours pour nous que trois mots qui expriment trois chofes dont nous n'avons aucune idee diftincte. L'une eft un phénomène palpable dont la caufe refte inconnue. L'autre un phénomène invifible qui tient a un principe ignoré, Sc le corps n'eft que le phénomènc incompréhenfiblc de 1'impénétrabilité. On s'étonne fouvent de la lenteur extreme avec laquelle fe fuccèdent les découvertes Sc les vérités les plus fimples; mais lorfqu'on penfe a la multitude effroyable de volumes que les hommes ont enfanté fur ces matières, c'eft le contraire qui devroit futprendre. Si j'avois a dérinir 1'homme moral, je Pappellerois un être intelligent, indifférent aux vérités fimples qui l'éclahent: contempteur du boa  ïj£ Les Lacunes fens qui le fert; adrairateur du Charlatan qui le trompe ; ardent pour des fütilités > froid pour ce qui le touche ; avide de miracles ; paflionné pour le merveillcux ; difpofé a fe profterner au pied dc tout ce qui 1'étonnc & le confond , & doué de la propriété de méditer , d'écrire & dc parlcr fans fin fur des matières inintelligiblcs. Puifque la Phyfique ne nous a point appris ce que c'eft que les corps , ni la Métaphyfique ce que c'eft que les cfprits, laiffons pour un moment de cöté &: les efprits & les corps 5 & tachonsenéclairantle/7züihumain d'en tirer cn retour quelque lumière. Quelque myftérieux qu'il puiffe nous paroïtre , en lui du moins, nous n'cn pouvons douter, réfide le principe des mon-  r»e la Philosophie. 157 vemcns dc 1'homme. La caufe, la nature & la fin de ces mouvemens nous font auffi diftinctivement connues que nous connoiffons peu ce qui produit le mouvement des corps. Et lorfque la fagacité de 1'cfprit humain s'eft élevée a la théorie de fes loix générales : lorfqu'a 1'aidc dc quelques principes éloignés & fecondaires, elle a créé en moins d'un fiècle la fcience mervcilleufe de la méchanique : le premier des arts , celui d'ordonncr les mouvemens de 1'ame , eft encore au berceau. LaDynamiquc des cfprits n'eft pas née. Leurs mouvemens impétucux ou nuls piongent 1'hommc dans unc fatale inertie ou 1'entrainent dans les plus monftrueux écarts. II a foumis a l'analyfe 1'action des corps qui 1'environnent ; trouvé les pro-  iy8 Les Lacune s portions de leur balancement; dé terminé 1'effct de leur conflict ; prévu les obftaclcs qui changent ou modifient leur direction. Les mouvemens feuls du moi humain 3 trop lents ou trop violents, fans régie ni mefure , font le tourment de 1'homme & défolent le globe qu'il habite. Ils errent encorc au gré du caprice & du hafard. L'ignorance de leurs juftes rapports eft la fource de fes miferes. II a fu fe foumettre la force des Agens qui 1'entourcnt, calculer leur relfort, eftimer leur réfiftance. II les dirige a fon ufagc. II maïtrife la nature par fon génie , öc gémit dans fes propres fers. La Morale & la Politique intimement liéeSjiie font & ne peuvent être que la Dynamique des  DE LA PHÏLOSOPHIE. IJ? efprits,ou Part dcdiriger les mouvemens de 1'ame & de calculer les forces qui Papprochcnt ou Péloignent du but dc la félicité auquel elle tend cffcnticllcmcnt. L'art d'être heurcux fur cette terre n'eft encore qu'a fon aurore. Cet art ne peut parvenir a quelque perfecfion fans une théorie lumineufe qui le précède , & cette théorie refte a faire. Nous fommes furchargés d'ouvrages &z de traités fur la Morale , & nous n'avons pas encore une morale. Ce n'eft que fur les matières obfeures ik. contentieufes que les volumes femblent fe multiplier a Pinfini. J'entends par Morale, la fcience du bonheur de 1'homme.. Elle renferme deux parties; une fpéculative &: une pratique. La première doit être une théorie des  i6 Peuton pénétrer plus avant dans les myftères qui environnent eet être merveilleux > C'clt ce que nous apprendra le tems & cette attivité de 1'entcndement humain , nourrie & fecondée par les découvettcs en tout genre qui depuis deux eens ans font le prix de fes efforts Quelle que foit l-obfcurité qui règne dans les connoiflfances que  1^4 Les Lac un e s nous avons dc 1'Antiquité: quelque fupériorité que nous ayons fur les anciens a tant d'égards; il femblcroit néanmoins que 1'art de créer des hommes étoit un de leurs fecrets perdu pöur nous, & que ce fecret tcnoit a un autre , leur Mufique. Elle n'eft plüs pour nous qu'un art agréable & frivole. On fait de quelle : importance & de quelle étendue elle étoit parmi eux. Elle occupoit la Scène en mêmetems quelle préfidoit au Gouvernement des Cités. Elle embraffoir a la fois les Drames, les Mathématiques, les Loix , la Politique & la Morale. Elle étoit devenue dans leurs favantcs mains comme. un nouveau l reüort de 1'amc. Elle étoit le modératcur & le régulateur des paffions par lefquelles s'opèrent  RE LA PHILOSOPHIE. l6j le mouvement focial , la fucceiïion des évènemens, Sc ce changement continuel d'apparence Sc de décoration , qui fait de ce monde une vafte Scène , & de fon hiftoire un grand Drame. Les idéés ne -peuvcnt être rendues fenfibles que par des fons. En écrivant, en imprimant, l'on ne peint jamais que des fons. Et tel étoit le timbre harmonieux de leurs langues, que comme il faut néccffairemcnt tout ramener a urie langue Sc a fes fons , tout avoit pris parmi eux une forme lyrique. La Mufique proprement dite paroilfoit préfider a la pratique de la Morale, Sc la Géométrie a fa théorie. En fuivant de loin 1'analogie d'une pareille dillribution , l'on pourroit en retirer de grands .svantages. Par exemple , nous  166 Les Lacunes verrions peut-être moins d'innocens condamnés, moins de procés imperdablcs perdus, fi l'on. ne pouvoit parvenir aux Magiftratures fans avoir fubi un examen févère fur la Géométrie élémentaire. Des Juges accoutumésala juftelferigoureufe duraifonnement fe laifferoient moins fouvent féduire par desfophifmes captieux & des paralogifmes(i). Ils trouveroient peut-être dans Euclide de quoi rendre la juftice plus jufte que dans le Brun Sc ' (i) Et j'ajouterois même , fc laifferoient moins fouvent aveugler par leur cupidité. Le meilleur antidote que je connoilfc contre lc poifon de la vénalité & dc la conuption , eft 1'habitude de raifonner jufte. Celui qui préfère 1'or a 1'eftime publique, eft a coup sur un mauvais raifonneur.  de laPhilosophie. i6y Dumoulin. Et les arts de la Mufique venant a 1'appui d'une faine dialectique pourroient les rendre plus fentlbles , plus humains, &: leur apprendre a diftinguer la voix de 1'impofture des accens de la vérité. Les Anciens n'admettoient point a 1'étude de la Sagefle & de la Juftice quiconque n'avoit pas contradté par 1'étude des Mathématiques cette jufteffe d'efprit, ce goiit de 1'ordre, des proportions & des égalités, qui ferme le tiffu & 1'elfence de toutes fes parties. Une Mufique raviffante venoit enfuite faire pénétrcr dans le cceur les Maximes adoptées par 1'entendement. Ils avoient entrelalfé avec tant d'art la Religion , les Fêtes & la Politique , que 1'intervalle qui les féparoit du féjour célefte, étoit  ïé8 Les Lacunes bien plus petit pour eux que pour nous. L' Athénien touchoit a un Héros & le Héros a un demi-Dieu. Enforte que le Ciel même étoit une carrière ouverte a 1'ambition d'un Grec ; lorfque nous nous bornons obfcurément a coëffèr la notre d'un mortier, a 1'affubler d'une hermine, & que femblablcs encorc a ces Sauvages qui fc peigncnt le corps de diverfcs couleurs, nous nous complaifons a bigarrcr lc notre d'un r'uban rouge ou bleu & a nous tatoucr d'étoiles. Les grands Hommes , les dëfenfcurs de la Patrie , étoient chantés par de jcunes beautés qui ne tendoient les mains, qui ne fixoient les yeux que fur leurs imitateurl Ce culte impofant étoit rendu a la Divinité au milieu des Chef-d'ceuvres de Sculpture,  DE LA PHILOSOPHIE. \6) Sculpturc, d'Architecture &£ des Monumens élevés a ceux qui en avoient été 1'image fur la terre. Comment dans les beaux jours de leurs inftitutions n'culfent-ils pas été bons,grands Sc humains? La vertu les fubjuguoit par tous les fens. Mais comme la Religion, les Arts, les Sciences, les Speélacles & lcsTcmples, fe trouvoient unis a la Mufique prife dans fon vafte fens, Sc que la Philofophie embraffoit tous ces objets ; un Philofophc n'étoit parmi eux qu'un grand &: fublime Muficien. Déja nous voyons parmi nous; ce qui eft d'un bon augure j la notion de Philofophe fe rapprocher un peu dc la notion Antique. On commence a y faire entrcr les Mathématiqucs Sc la Mufique. Qui fait fi eet Art ifolé parmi H  170 Les Lacunes nous ne s'élevera pas un jour a fa première dignitéï On peut Pefpérer fi la Philofophie lui prête fes fecours Sz fes lumièrcs. Le premier pas qu'il fera dans fa marchc afcendante , fera dc rcfaire nos langues & de s'y incorporcr. Les prodiges & 1'étendue dc la Mufique anciennc tiennent certaincment a cette première condition , de fondrc tcllcmcnt enfcmblc la Mufique &: la languc , qu'on nc fachc plus cc que c'eft qu'unc langue fans la Mufique, ni la Mufique fans vine languc. Ils n'étoient fi riches a eet égard & nous fi pauvres , que paree qu'ils poflëdoient comme un , cc que nous ne pofledons plus que comme deux, Lc malheur des tems a tout éteint, & la barbarie du moven agc a féparé pour nous  DE LA PHILOSOPHIE. I71 ee qui étoit indivifible chez les Anciens. La Mufique 6c la languc font devenues étrangères l'une a 1'auttc , 6c la réunion qui s'en eft faite dans nos tems rnodernes a toujours étéforcée, non naturelle \ 6c il n'y a rien qui n'y paroiffe. Nous nc produifons plus que dc petits effets lorfqu'on les compare a ceux de la Mufique ancienne, que nous ferions raicux d'étudier 6c dc pénétrcr s'il eft poffible, que dc traitcr de fabuleux Un Philofophe dc ce fiècle a déja cu dc grandes vues & propofé dexccllcntes idéés fur la Mufique. II eft de tous les Modernes celui dont lc génie univerfel 6c les talens divers le rapprochent le plus de 1'acception H 2  172- Les Lacunes antique. II eft de plus un Sage; ce qui eft a remarquer: car tous les Philofophes ne font pas des Sages. On connoït , pour ne toucher que cette corde depuis Socrate jufqu'a Jean Jacques , les erreurs fur les femmes dans lefquelles peuvent tomber , fans préjudice de leur gloire , les hommes du premier mérite. Heurcux celui qui fait être fage dans fa conduite comme dans fes écrits : a qui la nature a prodigué les dons du génie , fans les lui faire expier par les travers , 1'inquiétude , les lingularités ou lc ridicule. Une grande Princefie du Nord a déiigné ce Sage avant moi, & Ton ne fait qui , la démarche quelle fit pour 1'attirer auprès de fa perfonne, louc le mieux, du Philofophe ou de la Souveraine.  BE LA PHILOSOPHIE. 173 L'eftime du mérite étoit peUtêtre portée plus loin encore dans des tcms que nousregardons comme barbares. Nous y voyons un despluspuiffansPrincesdelaterre, s'excufer auprès d'un Empereur 3 de n'aller point lui-même le prier de lui céder un Philofophe de fes Etats; mais il lui envoya pour cn tcnir licu des Ambaffadcurs & de riches préfens. C'eft ainfi encore que dans des fiècles plus rcculés & plus polis , l'on voit avec moins de furprife le plus grand Philofophe de fon fiècle , 1'élèvedeSocrate , recherché , carcffé par des Rois. L'Ecrivain francois eut avec 1'Athénien plufieurs rapports. Sa dcftinée fut comme lui, de charmer par le langage poli tk. délicat de fes Lettres & de fon entreticn , les Maïtres de la terre. Le Génie H3  174 Les Lacunes & lc Goüt fuyant du Midi vers le Nord , fcmbloient malgré lui 1'attirer avec eux , & le porter auffi dans une Cour qui dès longtems cn fut fafyle. Les plus grands Hommes de leur fiècle y avoient a leur tête un Sage couronné. La plupart ne font plus. L'on ne s'appercoit pas du vuide, Le licée qu'ils formoient n'en paroït pas moins plein. Frédéric lui feul les repréfente tous. Lui feul il remplit tout entier ce licéc dc foixantc ans de gloire & de vertu. Que j'aimc a voir ce Gucrricr vénérable a la tête de fes bataillons nombreux devcnus invinciblcs par fon génie, franchir cn cheveux blancs des Monts glacés inacceffiblcsj prodiguer fes tréfors & s'oublier lui-même pour le falut dc 1'Allemagne. Que j'aime a le voir j  DE LA PHILISOPHIE. I7J 1'humanité empreinte fur le front, rcpouffcr la viétoire qui Pappelle , & qui forcéc de s'éloigriet de lui , fuit épcrdue, embarraffée de fes palmcs & dédaignant d'en ombrager une autre tête que celle du Héros qu'elle chérit &c quelle n'abandonna jamais H4  ij6 Les Lacunes extrait troisieme. De la Méditation fur la diflance ou THomme eft de la Vertu dans fon état primitif. La phyfjque du corps humain ou fon anatomie comparée aveo celle des animaux , a donné lieu a de précicufes découverres. II fcmble qu'on auroit dü de même s'appliqucr plus qu'on n'a fait a 1'analyfe & au rapprochement des ifacultés dc 1'homme &c dc la brute; il cn eut réfultc unc Métaphyfique comparée qui eut pu faire évitcr bien des méprifes. Les uns, feduits par une analogie trompeufe, ont, ou rabaiffé 1'homme au niveau de la brute, ou élevé la brute a la  DE LA PHILOSOPHIE. 177 hauteur de rhomme. Les autres, tremblant pour les conféqucnces, ont détourné la vue dc eet examen. Mais cette analogie n'eft qu'un fantöme qui effraie fi on le fuit & qui fc difiipe fi on ofe le fixer, On nc s'eft pas affez défié de ce rapport, ou on 1'a trop redoute. ♦ Le defir du bicn - être eft lc feul principe dc mouvement que puiffent renfermcr des êtres fenfiblcs. II recoit le nom d'inftinct dans 1'animal, & dans 1'homme d'intcrêt perfonncl. Ce principe fous deux noms différens n'en eft pas moins lc même. II place 1'homme & la brute fur une même ligne. Tel eft 1'état dc rhomme dans fes deux enfanecs; dans celle dc fa vie individuelle & dans celle de fa vie collective ou fociale. Ses actions dans eet H 5  178 Les Lacunes état d'cnfance font dépourvues dc moralité. Oü feroit-clle ï La loi n'exiftc point. Elle eft le produit de la réflexionj & 1'homme en cct état n'a point encore réfléchi. L'cntcndcmcnt eft cn lui une faculté inerte &c paralyfée. 11 eft capable d'intclligence , mais il n'eft point encore intelligent, i Jnfqu'ici on appercoit entre les deux cfpèces fort peu de difterence, & 1'animal naït, fent, fouftre , jouit & meurt ainfi que 1'homme. Cette conformité qui de tout tems a paru accablantc , mc frappe au contraire de la plus vive admiration pour la Nature. Je la vois mervcilleufe dans la fimplicité de fes moyens, commenccr 1'homme comme le reptile , cachet fon plus bel ouvrage fous de modeftcs de-  de LAPhILOSOPHIE. 179 hors , & jetter dans le fein de Panimalité les germes d'un être immortel. C'eft ainfi que fur un defiein uniforme & par le même méchanifme, elle organife la foible plante qu'un printems voit s'évanouir, & 1'orme vigourenx qui doit braver les fiècles. C'eft ainfi que 1'humble apparine croit a cóté du chêne robufte qui porte fa tête fuperbe dans les cieux. II eft peut-être plus important qu'on ne penfe d'infifter fur ce premier état de 1'homme. Nous Pen éleverons plus aifément au rang fupérieur qui lui convient, & nous parviendrons a féparer les deux efpèccs avec d'autant plus de facilité , que nous les aurons d'abord mieux confonducs. Pour s'affurer du chejniu qu'on a fait & de celui H 6  ïSo Les Lacunes qui rcftc a faire , il faut reconnoïtre le point d'oü on eft parti. L'orgueil s'irrite de ce rapport & nous égare dans nos recherches. Une première vérité méconnue nous jettc dans mille erreurs. On complique ce qui eft fimple bz l'on ne fait plus fur quelle bafe s'appuyer. L'on paroït oublicr que le vrai moyen d'exiler une vérité du domaine de 1'évidence , c'eft de la démontrer mal. O homme ! ne rougis point de cette origine. Son obfcurité ajoute a ta gtandeur. Si tu devois cefler d'être un jour ; que nous importeroit de connoïtre ce que tu as été: Si ce principe uniforme d'actions alloit donner naiffance a des effets oppofés, il nous annonceroit de loin une grande féparation. Qüe fait 1'inftinét pour la  de la Philosophie. iSr brute? II allure fes pas, il calcule fa marche , & enchaïne tous fes mouvemens avec une tellc précifion, qu'en peu de mois il lui fait atteindre lc plus haut degré dc perfection & de félicité dont elle foit fufceptible. L'horamc au contraire fous le telfort animal de 1'intérêt perfonnel fe précipite dans les plus affreux défordres. C'eft un enfant robufte , qui ne fait qu'abufer de fa force. Je le vois fortir en troupe de fes forêts, femer fur fes pas la terreur & la défolation. Le crane de fes ennemis lui fert de coupe a fes feftins. Ses jeux font a 1'envi d'arracher des cris a la douleur ; & la peuplade entière, felon le fort de la guerre j hommes , femmes , enfans deviennent alternativement ou bourreaux ou patiens. Ses Divi-  iSi Les Lacune s nités groiïières ne font a fes yeux que des bourreaux plus cruels & plus puiflans que lui. II verfe fur leurs informes autels le fang humain , & la chair des victimes appaifc fon odieufe faim. Eft-ce un charnier que fa demeure ou le repahe d'une béte féroce: Des chevclures enfanglantées , des cranes depouillés y tapifiënt fa hutte, &c marquent par leur nombre le degré de refpect qui eft dü au tigre qui 1'habite. Sa vie eft courte ; elle n'eft qu'un pctit nombre de fenfations fortes &z de vives feeouffes. Les intervalles font rcmplis par le fommeil ou par une vcille ftupide qui n'en diftere guèrcs. En un mot, cette vie dont il ignote 1'üfagej a laqucllc il tient peu, fe pallë toute cntière a s'enivrer, dormir, maflacrer fon femblable & digérer fon enncmi.  Ï)E LA PHILOSOPHIE. l8j Telles font les mceurs de eet animal furieux ou imbécille & 1'agreftc enveloppe fous laquelle fe cachent long-tems avant qu'on puiflë s'en doutcr, Julien , Defcartcs ou Lcibnitz. Le voila eet hommc prétendu de la Nature , qu'on a ofé nous propofer pour modèle & préfenter a notre admiration; eet hommc fimplc, ingénu & dont la pureté primitive n'eft point encore altérée par la contagion de nos vices rafinés & de notre corruption. Telle eft 1'incroyablc manie qui porte a regretter lc paffe , ou plutöt, a frondcr le prcfent, que les Poëtes & quelques Philofophes ont célcbré a 1'envi ce premier age. La Poéfie a inventé pour lui les fidtions de lage d'Or & du regne d'Aftrée;&,la Philofophie ou plutöt le Sophifme,  Les Lacunes en lui aflbciant 1'innocence & la vertu , en a profane les touchantcs images. Non, ce n'eft point la Philofophie qui a pu croire 1'homme dans cette affrcufe dégradation plus prés de la Nature, que lorfque foumis a des loix, il jouit au fein des Arts & des Sciences, de tous les biens qu'clle prodigue a fon intelligence & a fon induftrie. Son état dans cc premier age n'eft qu'une enfance prolongée jufqu'a la décrépitude. II n'eft jamais fi loin de la Nature que lorfqu'il eft barbare & ignorant. Ce n'eft qu'en s'éclairant qu'il s'en rapprochc, & qu'en étudiant fes merveilles qu'il s'élève jufqu'a elle. Sous 1'influence de eet inftincl; fatouche , 1'hommc eft dans fon berceau. Son ame eft aflbupie. II ne fait que  DE LA PHILOSOPHIE. Io*? fouffrir, donner la mort, la rccevoir. II ne fent qu'un befoin , celui d'être fortement ému j & peut - être fon mépris pour la doulcur tient-il en partie a ce befoin. Dans ce premier age , tant qu'une même demeure lui eft commune avec les animaux; tant qu'il leur difpute fa vie ou fa pature , il n'eft qu'au fecond rang. L'animal le devance cn perfection comme en viteflë. Habitant des forêts, 1'homme y eft brut ou dans fa mine. Mais il eft la carrière d'oü la Nature tirera bientót ces bloes fuperbcs dont elle formera les Platon , les Antonins , les L'Hopital & les Henri. Comment franchira -1 - il 1'intcrvalle immenfe qui le fépare de la vertu J  i86 Les Lacune s extrait quatrieme. De la Méditation fur le développement fucceffif des facultés intellectuelles & morales de l'Homme. O Hom me! n'accufe point légèrement lc principe de ton être. Glorifie-toi de ton inteliigence; elle eft le gage de ton immortalité. Mais plus tu deviendras grand a tes yeux, moins il t'appartiendra de borner la puilfance ou de doutcr dc la bonte de celui par qui tu es. Sois timide & réfervé dans tes alfertions. N'entteprends point fur-tout d'afligner a des effets qui peuvent n'être que palfagers, une caufe réelle & permanente. Le mal exifte fur la terre. Ofe-  DE LA PHI LOS OPHIE. 187 1'ois-tu prononccr qu'il exiftera toujours ? Et fi ton habitation étoit nouvelle : & fi toi-même tü n'étois fur la terre qu un être tout récent N'en doutons point , cette tendance au bien-être que nous fentons au-dedans de nous-mêmcs,ne fauroitêtrevaine. L'homme s'agitc, s'inquiète , changc de fituation , fe retourne en tout fens; c'eft qu'il n'a point encorc , fi j'ofe parlcr ainfi , rencontré le centre moral de gravité , ciont la force Egoïfte 1'écartc inccffamment. 11 ne le trouvera que lorfque des cxpéricnccs mille & mille fois répétécs dc race cn race , luiauront enfin appris qu'il n'eft qu'une feule lignc de direction qui puiflc y aboutir , &Z  i88 Les Lacunes que cette ligne ne peut être tracée dans nos cceurs que par les mains dc Ja bienfaifance, de la juftice & dc 1'honn êteté. L'homme alors même qu'il eft Vieux eft a peine ébauché Un jour vicndra , j'aime a le croirc , ou la fombrc lucur de 1'Egoïfme ceffera de nous égarer. Ses redoutables cffervefccnccs nc feront pas toujours de cette terre un féjour de larmes & de douleurs. Cepcndant fi les orages qu'il cxcitc ; fi la foudre qu'il fait grondcr fur nos têtcs doivcnt précéder le jour ferein de 1'ordre & de la paix ; fi ces fermentations font néceffaires pour épurer la vertu & rendre fon règne folide & permanent, de quoi nous plaindrions-nousï  »E LA PKILOSOPHIE. l3> Tout avance tres - lentement pour nous , qui pafïbns fur cette terre plus vïte que 1'éclair.Lorfque tout marche avec la plus extréme rapidité pour la Nature, qui d'un coup-d'oeil perce eet abïme fans fond ou s'écoule le tems, & y puife les charmes fans ceffe renaiflans d'une étcrnellc jeuneffe. C'eft cette lenteur de nos progrès vers le bien qui a fait répéter d'age en age ce cri accablant , que les hommes feroient toujours cc qu'ils ont été & ce que nous les voyons. Mais ce globe fumc encore de fes anciens embrafemens. Les divers mixtcs qui lc compofent font a peine ordonnés entr'eux. Cepcndant tout prend autour de l'homme une afliète plus fïxe & plus  i$o Leb Lacunes tranquille. D'immenfcs colonnes d'eau ne s'élèvcnt plus comme autrefois pour fubmerger des Provinces entières. Des milliers d'hommes, livrés a la fécurité, ne fe voyent plus eux & leurs foyers, defcendre tout-a-coup dans le fein de la terre ébranlée. Ils ne voient plus cette terre que fillonnent des torrcns cnflammés, fe refermer fur leurs têtcs, leur ravir la lumière du jour & les plonger vivans dans les gouftres ténébreux de la mort. Un grand nombre de volcans font éteints. Les autres,du haut de lcurs fommcts, ne lancent plus avec la même futie , leurs fcux deftrucfeurs, fur le pale & trcmblant habitant des Campagnes Non, 1'homme n'eft pas plus  DE LA PHILOSOPHIE. lyl dcftiné a produire le crime, que la terre a engloutir les Cités qui font fur fa furfacc Nous fommes dans le tems. L'expéricncc nous yfaconne lentement. Elle nous mène a la vertu & .au bonheur, a travers les orages du vice , des forfaits & des calamités. Ainfi le mouvement & la matière ont produit dans 1'cfpacc , par les diffolutions & la mine, 1'ordre phyfique. Cet ordre a donné naiffance au tems. Lc tems a 1'cxpériencc. L'expériencc a 1'ordre moral. Tcllc paroït être la grande loi de la Nature Tout ce qui exifte eft lancé par la force fuprême dans le  i5>2, Les Lacunes champ de 1'éteinité , pour y fubir un développement fucceffif &£ s'y avancer par une progreffion infinie vers la perfection, cette afymptotcmyftéricufe,dont doivcnt approchcr fans celfe les êtres fubordonnés fans 1'attcindre jamais Tout fc touche & s'enchaïne dans les trois Règnes. La Nature fait palier par les filières végétales & animales des fubftances que nous ne connoilfons que par lcurs eftets. Ces fubftances d'abord fe difpofent a s'organifer. De 1'organifation, elles tendent a s'animalifer, & selèvent par des degrës imperceptibles a la fenlibilité. Le dernier vceu de la Nature eft lc fentiment èc la vie. Mais 1'Agent ineftable qui 1'anime  2>E I A PHILOSOPHlE. 193 Panime & la meur., rient en réferve ce qui feul peur donner quelque prix au fentiment & a la vie. C'eft a lui qu'appartient la pcrfection des oeuvres de la Nature. II imprime a la vie 1'augufte fceau de la penféc. II colore le fentiment des rofes du defir & de 1'cfpérance. II 1'embcllit de 1'aimable pudeur, Parme des attraits de la vertu , &c 1'environne des fongcs de la félicité. L'Univers eft lc laboratoire immenfe oü s'exccutent inceffamment ces transformations mcrveillcufes : & le développemcnt de 1'hommc ici-bas , n'effc peut-être que 1'ope'ration d'une Chymie fublime , occupce a diftillcr en lui, fi j'ofe emprunter cette image , des efprits immortels, qu'elle verfe afa mort dans I  i5>4 Les Lacunes les vaftes dépots de 1'éternité. Le corps fous cette image, n'eft plus a notre heure dcrnièrc qu'un réfidu terreux , qu'un caput mortuum, rcfté au fond dc 1'alambic , & qui retourne a la terre d'oü il étoit primitivcment forti. L'intelligence fuprême a marqué de fon fceau les êtr-es qu'clle deftine a 1'immortalité. Ce fceau, c'eft 1'infini Notre ame eft un temple facré que la main du tems refpectera. Les fièclcs circuleront fans cefle autour de lui & ne 1'entameront point. II fera victorieux de la durée Sc oppofcra un front immobile aux aflauts  de la PhILOSOPHIE. 15,5- des ans & des révolutions; cac il renferme l'idée de rEternel. Si quelque Lecleur impatient déjiroit entrevoir du moins quelques élémens de la partie fyjlématique 3 je lui -détacheroïs au hafard les lignes fuivantes du Point de vue Métaphyfique. Elles font en même-tems un exemplc de ce j'appelle penfé & non écrit. Je. les livre aux penfeurs ; elles feroient inintellïgibles pour d'autres. Le réfultat de toutes mes Méditations & de toutes mes récherches fur ce fujet important, a toujours été3 de quelque cóté quefe me fois tourné3 que 1'hommc eji un être immortel 3 infini3oulc mot d'une énigme abfurde & entièrement inexplicable. Iz  io6 Les Lacunes Extb.au cinquieme. Du Point de vue Métaphyjique non écrit. J'a i été conduit aux propofitions fuivantes par la fuite de mes Méditations fur 1'Egoïfme. Les êtres finis font fous la puiffance immédiate de 1'Etre-fuprême. L'erreur ni le malheur ne font pas faits pour eux. II n'appartient qu'a 1'être qui agiffant par fa propre puilfance, s'élève z 1'infifti & fait le contempler , de fe tromper & d'être malheureux. L'erreur & 1'infortune font les conditions néceffaires, inévitables, attachéesafa qualité d'être immortel. Car il n'eft immortel que par l'idée ;  DE LAFHILOSOPHIE. I97 & 1'idéc par eflcnce rcnfcrme les deux types intelleeluels de Terreur & de la vérité, & les deux types moraux ( 1) du bicn & du mal. La vérité n'eft rien fans l'erreur oppofée qui lui correfpond: & nous ne favons ce que c'eft que le bien fans le mal. Le bien & le mal , font les deux types d'une même idée. L'idée du bien renferme dans fon concept l'idée du mal; & l'idée du mal , celle du bien. L'homme intelligent n'cxifte qu'a ce prix. Eteignez l'erreur , anéantifiez le mal fur la terre, l'homme vous échappe a 1'inftant. II ne vous refte qu'un animal infaillible , (1) Je n'explique point z préfent ce que j'entends par ces types , ainfi il eft permis même aux Penfeurs, de ne pas m'entendre en ce point. 1}  i. Ou ne fommes-  2o8 Les Lacunes nous injuftes & méchans, que paree que nous fommes encore ignorans & barbares ? io. La vie eft-elle un bien? eft-elle un mal ? Deux Philofophes célèbres & très-oppofés d'opinions s'accordcnt en ce point, que la vie eft un préfent funefte. L'un ne fait 1'cmbaumer que des plaifirs phyfiques de l'amour; I'autre a fous la main le baume dc 1'éternité & dédaigne de s'en fervir. n. Si 1'ordre focial eft naturel a l'homme , & que 1'ordre focial entraïne nécelfairement avec foi tous les défordres moraux; ces défordres en ce cas feroient naturels a l'homme : cela eft-il vrai ou faux ï Les vices & le crime font-ils en cffet étrangers ou naturels a l'homme ? & ne peuton le concevoir vivant en fo-  DE LA PHILOSOPHIE. ZOp ciété , fans donner un fpectacle mixte, oü tantöt le vice & tantot la vertu foit dominante. u. Quelle eft la meilleure forme de Gouvernement ? Eft-il poffible ou impoffible d'en établir un auflï permanent que le fol phyfique fur lequel on le fonderoit ? Ou les corps de Nation font-ils en tout femblablcs au corps humain , & obliges de pafier par les divers périodes dc la jeuneffc, dc la virilité , de la décrépitude &c de la mort? 13. Les Philofophes font divifés d'opinion & dc doctrine fur la Finance, le Commerce & le Luxe. Que d'écritspour &contre! Les uns font pour la frugalité & les vertns antiques ; pendant que les autres féduits par 1'efprit financier, tiennent pour les jouiffances qu'ils doivent au Com-  aio Les Lacunes mcrcc ; & fourient aux voluptés du luxe qu 11 entraïnc a fa fuite. 14. Sur la propriété des terrcs & la communauté des bicns , même partagc. II faut, dit 1'un , unc propriété fixe , héréditaire , fans quoi les hommes redeviendroient barbares ou refteroient fauvages. Point du tout s'écrie I'autre. Cette propriété .eft la fource de 1'avarice , de 1'ambition & de tous les crimes de la terre , qui font de l'homme un véritable Antropophage. II n'y a que la communauté des terres qui foit lc remèdc a ces, maux, & qui puiife lc rendre doux , fociable & humain. i). Point de liberté, dit 1'un, avec des repréfentans. Point de liberté, ni de félicité, dit I'autre, fans repréfentation.  DE LA PHILOSOPHIE. ZIT. 16. Diffette-t on fur les anciens > on leur fait dire tout ce qu'on veut. Ils fe prêtent avec une dacilité merveilleufe a toutes les opinions. Veut-on prouver qu'il y a eu parmi eux une plus grande maffe de bonheur , de fageflë & de vertu, que parmi nous ? auffi-töt fe préfentent a 1'cfprit une foule de faits &: de confidérations victorieufes. Eft-ce 1'opinion contraire que l'on veut foutenir ? & prétendon a eet égard faire prédominer les Modemes fur les Anciens > les argumens & les raifons font en auffi grand nombre. 17. Les Egyptiens d'après 1'Hiftoire & les Monumens, peuvent être tour-a-tour confidérés, feion le but qu'on fe propofe , comme le peuple le plus fage, le plus fuperftitieux, le plus phi-  z\z Les Lacune s lofophe , le plus heureux , le plus imbécille , le plus malheureux & le plus fou de la terre. 18. On pofe pour principe, 6z rien ne femble mieux fondé , qu'il faut au génie de la liberté pour fournir fa carrière & jouir de toute la plénitude de fon eifor: & par le fait, nous voyons tous les chef-d'ceuvres de 1'cfprit humain & les grandes vues de la Philofophie , éclore fous des Gouverncmens plus ou moins arbitraires , fous Alexandre _, Augufte , Louis XIV & Louis XV. 19. J'ouvre un livre de Morale. J'y cherche de quoi me rendre meilleur & plus heureux; & j'y vois: Pour obtenir le bonheur , il faut peu de defirs, peu de befoins & beaucoup de moyens de les fatisfaire, Sera-ce-la une règle infaillible > Pas tout-a-fait. A quelques pages  DE LA PHILOSOPHIE. ZIJ, dela, jc vois que pour obtcnir lc bonheur , il faut beaucoup de defirs & peu de moyens de les fatisfaire j paree qu'on fe dégoüte des biens qui n'ont tién coüté , & qu'il faut que le defir foit irrité par 1'obftacle , fous peine d'ennui. zo. Vous avancez que les Anciens étoient beaucoup plus librcs que nous, puifqu'ils étoient armés &c que nous ne le fommes pas. Vous pofés pour principe qu'il n'eft point de bonheur fans liberté, & vous décidez néanmoins que nous fommes beaucoup plus heureux que les Anciens. zi. II faut une morale a l'homme •, & le defir de fe conferver lui fera préférer la vertu au vice, par la même néceflité qui lui fait préférer le plaifir a la dou-  ii4 Les Lacunes leur. II doit par intérêt perlonnel & pour lc conferver fain de corps & d'efprit , pratiquer la vertu ■■, & la morale eft la fcience de rendre l'homme heureux par la vertu. Qu'ont donc befoin la morale & la vertu d'être appuyécs par la Politiquc & le Gouvernement ? & comment eoncevoir que dans aucun cas 1'excrcice dc la vertu puiffe rendre malheureux> 22. Vous me donnez pour motif de pratiquer la vertu , la préférence qu'un bien - être durable doit avoir fur le bien-être d'un moment. Mais fi tout de moi périffoit a ma mort, lc facrificc généreux de ma vie ne fcroit plus que la jouiffance d'un moment. Je devrois donc par vertu, préfércr a cette jouiffance  DE LA PHILOSOPHIE. Hf pafiagère, le bicn-êtxe plus durable de ma vie confervée & prolongée. II feroit bicn extraordinaire qu'au milieu dc toutes ces incertitudes , il ne reftat plus ancune'vériré a découvrir, ni rien d'utile a dire fur la morale &c la verru. Je 1'ai cherchée la Vérité, avec toute la lincérité d'un cceur droit & toute 1'ardeur dont j'étois capable. Mais pour la reconnoïtre , il faut avoir vécu avec elle, s'être familiarifé avec fa phyiionomie.. II faut avoir fréquenté les lieux oü elle fe plaït. C'eft un avantage précicux, dont la plupart de ceux qui ont écrit fur ces matières ont été privés. Ce n'eft que dans les régions élevées de la Géométrie qu'on peut efpérer de jouir de fon intimité. C'eft envain qu'ail-  n6 Les Lacunes leurs on croit la reconnoïtre , qu'on Tinvoque , qu'on attefte fon nom. Par-tout ailleurs on fe troüve expofé a des méprilës & au*danger de prendre fes apparences pour ellc-même. C'eft: lur-tout dans 1'analyfe de 1'infini, confidérée métaphyfiquement, que je 1'ai trouvée tout a la fois pure & fublime. C'eft la que j'ai appris a refpecfer la nature de 1'entendement humain. C'eft dans cette analyfe que j'ai appris a. diftinguer fous la flamme fubtile &; pénétrante qui en fonda les profondeurs, les premiers traits d'un être immortel. Mais fi la Philofophie n'a pu tout éclaircir ; elle brille du moins d'une lumière bien fupérieure a celle des fiècles précédens, & a tout ce que les Anciens nous ont laiffé de plus inftructif  DE LA PhILOSOPHIE, 217 inftructif & dc plus favorablc au bonheur des hommes. Si la Philofophie a fes incertitudes , elle a auffi fes certitudes. Voici au hafard quelques-unes de celles que ma mémoire me préfente. Elles devroient être gravécs dans les palais des Rois , écrites fur leurs hautes-hïfes& incruftées fur le lambris des cabinets de lcurs Miniftres ; en attendant qu'elles le foient dans leurs cerveaux. Elle dit : i°. Qu'il vaut mieux faire fleurir une Provin ce, que de la dévafter par la guerre & les impöts. z°. Qu'il vaut mieux rendre les hommes heureux que de les détruire. 3°. Qu'il vaut mieux faire porK  zï8 Les Lacun e s ter les impoliticms aux riches qu'aux pauvres. 4°. Qu'il faut protéger 1'opprimé Sc fecourir le foible contre les attaques du fort. 5°. Que le gouvcrnail eft fait pour le vaiffeau Sc non le vaifïeau pour le gouvernail. 6°. Que la perfécution donne également des Martyrs a l'erreur Sc des proféiytcs a la vérité. Témoin les Confeffeurs de la foi Ghrétienne Sc les Hérétiques qui ont fcellé de leur fang leur obftination fous Hcnri VIII Sc Francais ï. 7°. Que 1'opinion inférieure dc 1'amc nc peut point être recherchée. Qu'cllc eft nullc pour f éloge Sc lc blame, tant qu'ellcne produit point d'effets extérieurs bons ou mauvais , paree qu'il  DE LA PHILO S OPHIE. 21$ importe au maintien de la Société que les hommes foient jugés non fur ce qu'ils peniënt, mais fur ce qu'ils font. 8°. Qu'il feroit fort a défirer que les hommes les plus juftes 3c les plus éclairés d'une nation fuffent employés par lc Princc aux affaires du Gouvernement, & que les plus frippons & les plus ignorans fuffent mis de cöté. 9°. Qu'un des moyens les plus fages de faire ce difcernement feroit de repouffer tous ceux qui s'avanccnt , &c de faire avancer tous ceux qui fe retirent. io°. Que pour multiplier les Citoyens dans un état & les attacher au Gouvernement, ilfaudroit leur ménager le plus qu'il eft poffiblc , les moyens d'y acquérir des propriétés. Ki  no Les Lacunes ii°. Que tout ne feroit point bouleverfé dans une Monarchie; iorfqu'on donneroit le néceflairc aux Curés Sc qu'on öteroit aux Prélats un énorme fuperflu. i z°..Qu'un homme confacré au Service de Dieu ne contracteroit aucune impureté en procréant des enfans en légitime mariage ; fi 1'Eglife révoquoit une loi que des infpirations trèsfupérieures a nos vues bornées Sc a nos tetreftres raifonnemens lui ont fait maintenir jufqu'a préfent. Vu que de cette fainte union font auffi fortis d'illuftres Pontifes , Sc que 1'acté qui fait un Pape ne fauroit êtte un aéte impur. 130. Que 1'otTrande la plus agréable qu'on puifie préfenter au Seigneur eft celle d'un peuple fage Sc heureux. Que vou-  DE LA PhILOSO*HIE. 221 loir peupler la Terre de Saints & lc Ciel de Bienhcureux, eft une entreprife très-louable , que cependant ici 1'excès peut dcvenir dangcreux , qu'il faut d'un cöté,prendre garde de trop anticipcr fur 1'avenir, & dc I'autre , s'abftcnir de renverfer 1'ordre établi par la nature, qui a donné aux hommes la Terre pour leur bonheur & le Ciel pour leur fanctification & le complément de leur félicité. 140. Que bien choifir eft la véritable acfion dc Roi ; que les hommes d'un cfprit élevé &c d'un cceur droit font très-rares; qu'il faudroit les aller chercher jufqu'au bout du monde ; que prendre les terres , les charges & 1'argent d'autrui n'eft point une injufticc comparable a celle de priver 1'Etat du fecours de I<3  iz% Le* Lacunes ces hommes fupérieurs aux au- tres. Que pour bicn choifir , les Rois devroicnt fouvent, comme les Dicux antiqucs, fe tïanfformer en hommes, fe mêler parmi eux ; & dans cct humble déguifernent , fe rendre fourds a la voix des firènes &; clcs favoris pour prêter une oreille attentive a la voix pubiique, qui rarement manqueróit de leur défigner les fervitcurs utiles & capables. La penultièmc certitudc eft tirée des écrits dim Théologien qui n'eft pas un Pcte de 1'Eglife ; apparement paree qu'il eft vcnu trop tard; mais qui eft cn échange , le pèrc de 1'humanité &c de toutes les vertus. Je n'ai jamais pu lire une page de Fénélon fans fentir mes yeux fe rem-  DE LA PHILOSOPHIE. ïtj plir des plus douees larrhes. Peut-être trouvera-t-on ces certitudes bien fimples & même triviale*. C'eft ce qui arrivé a toutes les vérités préfentécs fous des formes variées & nombreufes. Elles obtiennent la conviélion publique par leur évidence; & tombent par les redites au rang des trivialités. Mais a qui doit-on cette conviélion ! A qui doit-on , que cc qui étoit nouveau pour le dix-feptième fiècle foit devenu trivial a la fin du dix-huitième ? A la Philofophie fans doute; & j'ai entrepris eet ouvrage autant pour la venger de fes injuftes détradlenrs que pour élevcr un monument a la Vertu. C'eft ce monument même que j'oppoferai a la clamcur des ingrats qui irifultent a la Philofophie moderne , cn lui devant tout cc K 4  "4 Les Lacunes qu'ils font 5 en tenant d'clle & leur bonheur & leurs lumières. En effct, fi un brouillard épais ne dérobe plus a nos yeux la vraie forme des objets. Si chacun de nos pas n'eft plus marqué par une chute. Si 1'horifon s'eft aggrandi pour nous. A qui le devons-nous , qu'a la Philofophie , qu'a ce flambeau , que le génie & 1'humanité ont fufpendu fur les Narions.ï Pigmées, qui en préfence du foleil vous énorgueillifiez d'appercevoir fes taches : vous oubliez que vous no les comptez qu'a la faveur de fa lumière, Votre manie eft de vous croire grands ; un preftige d'optique aüonge a vos yeux votre taille. Pour elle, fcmblable a Paftre radieux qui produit votre illuficn , elle reftera pour éclairer Punivcrs, pour 1'échauffer de  DE LA PHILOSOPHIE. 22) fes rayons: vous pafferez , vous & vos petites eeuvres, comme vos ombres vaines. Je fais que la Philofophie n'a pas befoin de moi pour défenfeur: mais je ne pourrois 1'abandonncr fans trahir la caufe même de la vertu , dont elle peut être un folide appui. D'aillcurs en lui prêtant mes foibles armes; jc contente mon cceur , je fatiffais a ma reconnoiffancc, a ma vénération pour elle. Ces certitudes font bicn fimples ? Pas fi fimples. Et pourquoi depuis trois mille ans, notre conduirc n'en eft-elle qu'unc pcrpétuellc contradiction? Pourqjuoi 1'hiftoire connuc jufqu'a cejour n'eft-cllc que 1'invcrfe dc ces maximes ? Pourquoi nc fcmble - t - elle jufqu'a préfent qu'une fatyrc fanglanfc du plus bel ouvrage qui foit forti des K 5  zz& Les Lacunes mains du Créateur > Pourquoi ? Paree que de tout tems, le nom de la Vertu fut dans toutes les bouches, &c 1'Egoïfme dans tous les cccurs.  DE LA PH I LOS OPH'IE. 227 Ti'TKES de quelques-unes des Méditat'ions traitées dans VOuvragt intitulc Du Moi humain ou de 1'Egoïfme cc de la Vertu. 1°. J^)e 1'Egoïfme confide'ré comme amour-propre. i°. De 1'Egoïfme confide'ré comme un vice. 30. De 1'Egoïfme & de l'amour de foi confidérés dans leurs dijférences & dans leur rapport avec le bonheur. 4°. De fEgoïfme confidéré dans' fes cffets extérieurs } felon l'acception vague & l'idée confufe quy attachent la plupart des hommes* 5°. De 1'Egoïfme & de la Vertu K 6  2i8 Les Lacunes dans leur rapport avec le bonheur. 6°. De TEgoïfme & de la Vertu. dans leur rapport avec Tart de s'aimer. 7°. De TEgofme & de la Vertu cönfide'res che^ les Anciens & les Mode,',les. 8°. De l'influence des Mcturs s des Ufages & des Habitudes fur TEgofme & la Vertu. 9°. De TEgo fme & de la Vertu dans leur rapport avec les Loix. i o°. De l'influence des Climats fur TEgofme & la Vertu. ii". De l'influence des Sites fut TEgo fme & la Vertu. De TEgoïfme & de la Vertu confidérés comme des mobiles oppofe's. i 3°. De l'Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec Tinégalité des richeffes & la dijférence des rangs. 140. De l Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec Topimon che% les Anciens & les Modemes.  DE LA PHILOSOPHIE. 12(> 15 °. Des modïfications , que les tems 3 les lieux & la forme desGouvememens apportent a 1'Egoïfme & a la Vertu. i6°. De 1'Egoïfme & de la Vertu confidérés dans quatre époques mémorables 3 le Stoïcifme 3 le Chrifiianifme , la Chevalerie 3 la Philofophie Monarchique. 170. De 1'Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport, avec la félicitépublique. 180. De 1'Egoïfme & de la Vertu confidérés comme principes de Gouvernemcns. io°. De TEgoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec la Conflitution & la force Politique des Etats. 200. Si les Vertus patriotiques peuvent s'exerccr avec autant d'éclat dans les Monarchies 3 que dans les Républiques : Sujet propofé par TAcadémie de Befancon.  Les Lacun e s 2i°. De 1'Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec la de'couverte du nouveau Monde. zi". De l'Examen des principaux Gouvernemens de TEurope dans leur rapport avec 1'Egoïfme & ld Vertu. 2 3°. Quelle ejl la meilleure manière de rappeller a. la raifon les Nations tant fauvages que policées, qui font livrées a l'erreur & aux fuperfitions de tout genre : Sujet propofe' par tAcadémie de Beiiin. 2 4e. De 1'Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec la Langue & la Mufique. z 5°. De 1'Egoïfme & de la Vertu dans leur rapport avec TEducation. i6°. De la diflance ou Vhomme eft de la Vertu dans fon état primi- z-j°. Du Moi humain, & combien la recherche de ce qui conflitue ce Moi , efi préférable a celle des idéés  DE la PhILOSOPHIE. 2JE de corps & d'ame, pour pénétrer dans le Syfième Moral. 28°. Sur le Développement fuccejjlf des faculce's ïntellecluelles & mo* rales de l'homme*  a?^ T A B L E T A B L E DES MATIERES. COURS PRELIMINAIRE . Page in idéé générale de cet ouvrage. Section première. Comment d'un mot on fait un Livre , 1 Section seconde. Les Caravanes & le Défert , 2,3 Section tRoisieme. Les Tortsde la Philofophie ou Apologie des Mirades , 36  DES M ATIERES. 233 Section quatrieme. L'Eclypfe & les Convois funèbres, 62 DU MOI HUMAIN, O u DE L'ÉGOISME £ T DE LA VERTU. POINT .DE VUE MO RAL. MÉDITATION PREMIÈRE. De l'Egoïfme & de Tamour de foi 3 confidérés dans' leurs différences & dans leur rapport avec le bonheur. Section première. Nee poteft quifquam beate degere s qui fe tantum intuetur. Sen. 77 Section seconde. Alteri vivas opportet 3 fi vis tibi viverc. Scn. 83  234 T A B L E MÉDITATION SECONDE. De TEgoïfme confidéré dans fes effets extérieurs felon Tacception vague &' l'idée confufe qu'y attachent la plupart des hommes. Section première, 94 Section seconde. Exoriare aliquis noftris ex offihus ultor. Virg. 119 DU MOI HUMAIN, O u DE L'ÉGOISME, E T DE LA VERTU. POINT DE VUE POLITIQUE, FRAGMENS Extraits de ce point de vue. Premier Fragment, 130  DES MATIÈRES. 23jDeuxieme Fragment,134 Trois ie me Fragment, 137 Quatrieme Fragment,139 Cinquieme Fragment, 144 DU MOI HUMAIN O u DE L'ÉGOISME, E T DE LA VERTU. POINT DE VUE MÉTAPHYSIQUE. EXTRAIT PREMIER. De la Mcditation fur le moi humain & combien la recherche de ce qui conf titue ce moi eft prefe'rable a celle des idees de corps