LES M(EÜRS, P O E M E EN SEPT CHANTS, AVEC DES NOTES. Nunqukm aliud natura , aliud fapientia dicït Ju VEN. Sat, XIV. A AMSTERDAM, Chez CHANGülOK , Libraire , Et fc trouve d Paris , $?URAND Painé» Libraire, rue Galand Chez< B AIIly, rue Saint-Honoré , derrière la Barrière des Sergens. M. DCC, L X X X V I   A MONSEIGNEUR L E MARÉCHAL, DUC DE MOUCHY, Grand d'Efpagne de la Première Claffe , Prince de Poix, Marquis d'Arpajon, Vicomte de Lautrec , Baron d'Ambres & des Etats de Languedoc , &c, Chevalier des Ordres du Roi, Grand-Croix de 1'Ordre de Maltlie , Gouverneur & Capitaine des Chaffes des Ville, Cbateaux & Parcs de Verfailles , Marly & dépendances , Lieutenant-Général de Guienne, & Commandant en Chef dans le Gouvernement Général de ladite Province. MONSEIGNEUR, A N S eet OuVrage, que vous m'avs^ permis de parer de votre Nom , je tache de prouver que les M&urs font la fonrce du bonheur & ds Ia gloire , le fondement de la vtntable  grandeur , & le prix des fenümens unlverfels d'amour & de vénération qui pajferonl jufqu'a la dernière Pqftéritê. quiconq.ve jètera les yeux fur Vous , Monseigneur , pour peu quil fache dijlinguer ce que vos vertus ajoutent d'éclat <è tant d'illujïres Titres , verra ces grandes vérités dans leur plus beau jour , & fentira par conféquent combien je dois me gtorifiec d'avoir pu vous offrir publiquement eet hommage auquel foufcrit tout ami de VHumanité, des Mceurs Cf de la Religion. Je fuis , avec le plus profond refpeB & U plus vive reconnaijfance, MONSEIGNEUR, Votre très-humble & très-obéiflanÊ fervkeur. DuP***.  P R E FA C E- Ce Poëme, qui contient fept Chants ; auraic pu fe divifer en un plus grand nombre fi je m'érais étendu fur les devoirs particuüers desdifférens états ou condidons. Mais, comme ces devoirs rentrent tous a-peu-près dans les devoirs généraux de la Morale, c'eft a ceux-ci que je me fuis reftreint de préférence, d'autant mieux que je ne me fuis pas fenti capable de foutenir les détails , c'efta-dire d'y jeter affez de variété pour les empêcher de Ianguir. Dans le premier Chanr, je traite de Ia nature de PHomme, de fes befoins , de fes facultés, & des biens qui lui conviennent; a iij  vj PREFACE. dans le fecond , des paffions & de leur difcipline; dans le troifième , des vertus & de leurs avantages ; dans le quatrième , des devoirs des Souverains & des Magiftrats ; dans le cinquième, de 1'amttié , de 1'amour & du mariage; dans le fixième , de 1'éducation des enfans ou des devoirs des pères & mères; & dans le feptième, après avoir expliqué ce qui fait les moeurs vraiment fociales , je montre que le dogme de 1'immortalité foutient tout 1'édifice de la Morale , de manière qu'öter ce fondement, c'eft le bouleverfer. Mais pour avoir eu la précaution de me renfermer dans de pareilles bornes, je n'en fuis pas plus affuré du fuccès. II eft tant d'autres imperfeaions dans eet ouvrage, qu'une de moins ne le rendra guère plus digne du Public. La feule chofe qui pourraic me donner quelque confiance, c'eft que dans une matière fi délicate, je crois n'avoir pas  P R E F A C E. vij du moins bleffé Ie refped qu'on lui dok ; wais je fens égalemenc que c'eft trop peu pour efpérer qu'en faveur d'un fi petit mérite, il fermera les yeux fur la médiocrité de mes ralens. II me fuffira qu'il n'ait pas deux torts a me reprocher a la fois , celui d'Ecrivain faible, 8c celui d'Ecrivain indecent. Je peux me confoler du premier ; mais je ne faurais me pardonner Ie fecond. D'après cemotif, je me fuis fcrupuleufement interdit d'abonder dans mon fens, & dehafarder ou d'adoprer aucun fi'ftème , perfuadé que , pour offrir un corps intéreflaht de véritésmoraIes5jenepouvais mieux faire que de recueillir les maximes les plus auten* tiques , les principes généralement avoués fur la terre & fandionnés , tant par 1'enfcignement unanime des fages, que par Pautorité de Ia raifon. t CePendant je marchais a travers un chaos d'opinions difTérentes, dont I'expofé le plus a iy  vlij PREFACE. fuccint, avec la nomenclature, ferait un volume : ce qui fuffit pour m'abftenir d'un pareil détail. Mais , comme ces opinions , quelque fameux partifans qu'elles aient eus, n'ont jamais effacé le trait profond de la vérité dans 1'elprit des hommes , c'eft a k bien faifir ce trait que je me fuis appliqué. Pour eet effet, j'ai dché d'obferver la morale des honnêtes-gens de tout état, c'eft-a-dire ce qu'ils ont coutume de louer ou de blamer fans paffion , de confeiller ou dediffuader, de penfer ou de faire, certain que je retrouverais ainfi le pur langage de la raifon, la voix même de la Nature ; & qu'en raffemblant ces rayons épars, j'en compoferais le faifceau de la vérité. Entre les Ecrivains hétérodoxes en morale, les plus étonnans font ceux qui nous la donnent pour faftice, & la fubordonnent a la volonté des Légiftateurs ou des Nations. On ne concok guère cette manière de voir dans  V R E F A C E. ix des hommes d'efprk, ni le bien particulier ou public qui pourrak réfuker de leur doctrine ; & voila pourquoi je me fuis attaché de mon mieux a la réfuter. En effet , 1'Homme fut - il 1'ceuvre du hazard, il eft bien évident que , conftitue tel qu'il eft avec des befoins , il devrait , pour ne pas périr , pouvoir les fatisfairc , c'eft-a-dire en obferver & choiftr les objets; mais incapable de les créer , pourrait-il les obferver & les choilir s'ils n'avaient pas êté donnés par la Nature ? & donnés qu'ils font , peut-il, fans périr également , en y fubftitu:r de contraires ? De même , doué du défir d'être bien, c'eft-a-dire d'êcre content de fes pareils Sc de lui-même, il eft obligé, non pas de frayer le chemin qui conduit a ce 'out , mais de le diftinguer & de le fuivre; de manière qu'il eft toujours foumis a l'éternelle loi d'adaptcr les moyens a la fin, Cr, puifque la morale n'eft, a la prendre  x P R E F A C E. dans Ie fens le plus étendu, que la fcienccs des moyens nécelfairement adaptés au bonheur de norre nature ; dire que ces moyens ont été déterminés par des conventions poliricfues ,;'n*eft - ce pas dire que nous nous fommes donné le défir & le befoin irréfiftibles du bien-être ? Car il répugne que ce défir foit antérieur aux moyens , & qu'on ait un befoin naturel de ce qu'il eft im pble d'avoir. Je fais bien le motif principal qui fait ainlï dégrader la morale ; mais, comme ce motif n'a rien de louable, je me tairai ladefTus. Qu'iroportent, d'ailleurs, a la vérité, les contraditlions de quelques individus ? Elte règne fouverainement fur la malfe des buroains, &? malgré les effbrts foutenus de fes ennemis , tant anciens que modernes, toujours demeure-t-il certain que 1'homme ne fc perfeclionne qua mefure qu'il devient plys moral; qu'il ne s'évite mille maux , &c  P R E FA C E. xj 1'abbréviation même de fes jours , que par la tempérance j ne s'acquier: 1'amour de fes pareils que par la bonne-foi, le défintéreffement & la juftice , & ne parvient en un mot a la plus grande fomme de bonheur poiïible , que par 1'ufage raifonnable de toutes fes paflions. Cette vérité n'a jamais fouffert ni ne fouffrira d'éclipfe : du fein des fiècles les plus corrompus, du cceur même des novateurs les plus téméraires, il s'efl élevé des voix qui dépofaient hautement en fa faveur, 8c tcus les fophifmes imaginables ne fauraient 1'ébranler. Qu'on fiftématife tant quon voudra, qu'on parle,qu'onécrive, jamais on ne fera que ce que nous entendons par un malhonnête-homme , vaille , dans aucun pays , ce que nous appellonsun homme de bien. Et s'il faut néceffairement en revenir-la, pour peu qu'on s'eftime, que gagnet-on a nier que les principes moraux foient éternels ?  xij P R E F A C E. Mais , diront-ils , la preuve qu'il eft indifférent de négliger ces principes, & qu'ils font conféquemment d'inftitution humaine , c'eft que rhomme qui les fuit, eft fouvent moins heureux que celui qui ne les fuit pas ; & cependant, ainfi que vous en convenez vous-même , la pratique de la vertu devrait ctre 1'infaillible garant du bonheur. Je ne m'appefantirai pas a lever cette difficulté , i\ paree que ceux qui ne ceffent de la répéter , favent aufTi-bien que moi ce qu'on n'a ceffé d'y répondre i &, 2,0. paree qu'ils n'ont pas encore démontré 1'impoffibilité d'une autre économie : ce qu'il faudrait néanmpins pour qu'ils fuffent bien fondés dans leur objeclion. Je leur obferverai feulement que leur manière de raifonner eft peu folide; puifqu'ils partent d'un fait douteux , favoir , que rhomme de bien foit fouvent moins heureux que ie malhonnête-homme 3 pour attaquer  P R E F A C E. xiij une vérité qui n'admet pas de doutc , favoir, que les regies des moeurs ne font autre chofe que la raifon même , c'eft-a-dire 1'cxpreffion des moyens naturels & généraux d'être bien. D'aMeurs, de ce que cela fe trouverait vrai quesquefois , s'enfuivrait-il que 1'obfervatio- de ces régies fut indifférente ? N'eft-il pas plus raifonnable de laifler les exceptions pour ce qu'elles valent, de les mettre fur le compte des loix imparfaites des hemmes, & fur-tout de fe méfier beaucoup de 1'illufion fur ce point ? En effet, le vrai bonheur ne croit ni ne décroit néceftairement en raifon des avantages temporels , quoique nous en jugions ainfi d'après nos fens: il eft relatif au prïx intrinscque des êtres , & tient efTentiellement a leur conftitution morale, dc manière que ,1e meilleur, c'eft-a-dire celui dont les défus font le mieiiX ordonnés, quelïes qu'en foient lss circonftances, doit en être philofophiment cenfé Ie plus heureux.  xiv P R E F A C E. Je conviens néanmoins que , vu notre faible pour les biens d'opinion , ou, fi 1'on veut, notre peu de goüt pour tout ce qui n'eft pas fenfible , nous ne pouvons guère fentir que fpéculativement le prix d'un tel bonheur. L'image n'en féduit quun moment notre raifon , mais fans fixer 1'attention de notre cceur, & chacun de nous, a fon infcu , bien-aife de Padmirer dans un autre , ne vóudrait pas fincèrement 1'offrir en foi. Auffi doit-on fe garder de nous le préfenter tout feul, fi 1'on veut qu'il nous attaché : il faut avoir foin de Parrondir mieux , & de lui donner plus de corps : ce qu'on ne peut qu'en le liant a de hautes efpérances, & qu'en afleyant ces efpérances fur une bafe capable de réfifter au choc des tentations. Ainfi , loin d'épaiiïir les voiles répandus fur notre nature en fefant de vains efforts pour les déchirer, loin d'oppofer a des dogmes confolans des fiilêmes moins bien aifo^tis &  F R E F A C E. xv moins efficaces; du pays des abftractions revenons au monde réel, rapprochons-nous de notre fens intime, & reconnaifTons de bonnefoi que le code moral , tel qu'il eft depuis plufieurs fiècles, a toute la fantlion que peut déTirer un vrai philofophe ; puifque lui feul jette quelque jour fur le grand myilère de 1'avenir en foulevant un coin du rideau derrière lequel fe tient caché 1'Auteur des Etres, qu'il fert plus ou moins de lien fondamental a routes les Socictés politiques, & mitige, par fon influence , la rigueur de la loi du plus fort. Que les abus de 1'autorité ne nous aigriffent jamais jufqu'au point de regretter cette loi finiftre , & ne nous laiffons pas tellement fcandalifer aux erreurs qu'on peut mêler a lamorale, que nous allions jufqu'a fufpecter ou même prendre en haine des principes effcnciels & lumineux qui font facrés a toutes les Nations. Tout le fond du Poëme des Mceurs fe  xvj P R E F A C E. réduit a ces deux verlees capitales : que l'homme n'efl heureux, a proprement parler, qu'en difcernant avec précifion les objets qui font appropriés a fa nature, & que ces objets ne font autre chofe que la matière de fes devoirs , c'eft-a-dire de 1'exercice moral & bien-entendu de fes droits naturels. Mais dela je ne conclus, ni que l'homme vertueux foit a 1'abri de toute peine, ni que le vicieux foit privé de toute fatisfa&ion : ce ferait contredire les faits. Je foutiens feulement que les déplaifirs du premier ne font pas le réfultat dela vertu même, qu'ils lui viennent de la part du fort ou de fes coaffociés, & que fa vertu les adoucit par 1'onction qui 1'accompagne : au lieu que les amertumes les plus cruelles du fecond découlent du fein même dn vice , & que , bien loin de tempérer ou d emouffer les traits qui lui font lancés d'autre part, celui-ci les empoifonne toujours , Sc les enfonce plus avant dans fon coeur. Ce qui  F R E F A C E. xvij me paraït plus que fufïïfant pour juftifier la morale, & pour lui mériter le refpe£t de tout efprit judicieux. Malgré cela je ne dis pas que le bien & le mal foient balancés entre les individus des diverfes clafles de la Société, de manière qu'un petit lot de tout bien phifique foit compenfé par un grand lot de bien moral, ou réciproquement, & qu'en dépit de tant d'inégalités que nous remarquons d'efprit, de mceurs, de fanté, de conditïon & de fortune; il règne conftamment une égalité que nous ne foupconnons pas. Cette do&rine n'eft propre qua tarir toutesles fources de la bienfefance, de la miféricorde & de la compaffion. La raifon & 1'expérience proteftent contre ce nouveau paradoxe; & la voix de tous les amis de 1'humanité doit éclater pour fanéantir. Non , les jouiffances morales ne fauraient fuppléer aux privations phifiques: la préfenee  xviij p R e f a C e. de la vertu n'eft pas l'abfence de tous les maux j & lesames vertueufes font même celles qui, par leur trempe délicate, fentent le plus vivement tout 1'amer des défavantages temporels. C'eft un contrafte bien étrange que de fe croire malheureux par la fimple privation du luxe, & de ne pas regarder le Peuple comme tel par le manque du néceffaire ! C'eft un rafinement d'efprit bien cruel que de pefer fur de certains biens dont on jouit fouvent mieux que lui, tels que la fanté , 1'appétit, le fommeil, la tranquillité d ame ; pour fe difpenfer de compatir a fes maux dont on eft exempt! C'eft fur-tout une abfurdité bien groftière que de vouloir lui perfuader que la vertu fuffk pour le bien-être, & d'exiger qu'il y tienne, même fans efpoir de dédommagement futur, & malgré 1'impulfion puiffante des befoins phifiques ; tandis qu avec toutes les reffources de 1'éducation , jointes au frein de la confcience , au fein de tout ce qu'il faut pour fe  P R E FA C E. xix contenter amplement, on fe furprend cncore affez faible pour la trahir & 1'abandonner ! D'ailleurs , on n'eft pas néceffairement immoral pour être grand ou riche : il eft des citoyens qui fonc 1'un & 1'autre, fans que nous puiftions néanmoins citer aucun genre de vertus , de profpérités , ni d'avantages perfonnels ou publics qu'ils n'aient pas. Et, puifque alors on réunit a tous les biens réels tous les biens d'opinion, toutes les douceurs de 1'a ondance, le baiïin de 1'indigent le plus vertueux eft enlevé par le leur dans cette hypothèfe , & le prétendu niveau difparait. C'eft au Grands , c'eft aux Riches de ce caractère, qu'il importe de repréfenter fouvent que les biens & les maux n'ont pas été répartis également entre tous les hommes, & de leur perfuader que la plus belle, la plus augufte de leurs prérogatives, c'eft de pouvoir , jufqu'a certain point , remédier a ce  P R E F A C E. défaut par leur humanité. Unis au Peuple par Ie lien de la frarernicé naturelle , féparés de lui dans 1'ordre focial pour en veiller mieux a fa garde, pourraient-ils dédaigner cette clafTe précieufe de 1'Etat , oü fe conferve fpéciaiement le dépot des mceurs qu'ils refpeclent, fur laquelle pèfe le faix des.travaux publics les plus utÜes , & qui, dans fes calamités, tourne fes yeux vers eux comme vers fes dieux tutélaires.? Que de titres pour les attendrir, les intéreffer & les engager a fe rapprocher d'elle ! Tous les malheureux font leurs frères ; mais ceux-la le font doublement qui, voués au travail , a Ia population, a toutes les peines, forment avec eux une communion plus intirae de vertus & de mceurs. LES  LES MiURS, P O E M E. CHANT PREMIEPv, tl E vais chariter un Art de töus le plus udle. Le Soc ouvre la terre & la rend plus fertile : La Nef fillonne 1'Onde & brave les hafardsj Mais 1'art qui fait le Sage , eft le premier des arts.' Minerve ! fois mort guide & m'ouvre la barrière, Que d'écueils j'entrevois femés dans ma carrière l lei $ fous un bandoau qu'il eft tems d'écarter , L'erreur mjtudit le jour qui va la tourmenter. A  2 LES MCEURS, La., des fots préjugés voyant fapper 1'empire , L'ignorance s'allarme & contre moi confpire. Par-tout des paffions Ie trop fougueux effaim , Rit de ma difcipline & repouffe raon frein. L'efprit, le coeur, les fens , quelle ligue fatale Tudois affronter, vaincre , ö fublime Morale ! Sur ce tas d'ennemis, comment pourra ma voix Affurer ton triomphe & cimenter tes loix ? Comment pourra mon ceil retrouver la nature Dans Pobfcur labyrintbe ou règne 1'impofture ? Daigne donc m'éclairer, foutiens mes foibles fons : Je vais plaider ta caufe & diéter tes legons. Vous tous, coeurs délicats, qui, fur cette planète , N'eftimez que le vrai, que le bon , & 1'honnête , Agréez mon ofïrande , & puiffent mes loifirs , Sur vos momens d'ennui, verfer quelques plaifirs ! L'homme n'a jamais du paffer pour un problême. II peut fe définir en s'obfervant lui-même. Qu'eft-il? quels font fes vceux? quel eft fon jufte pri*? Remarquons fa conduite & nous 1'aurons appris. L'étre, comme le bien, n'eft pas fous fon empire»-  CHAKT PREMIER 3 Le néant dont il fort, en toüt chez lui tranfpire. Dans le champ de fefpace & dans 1'aire dü tems ? Qu'occtipe-t-il ? un point Sc quelque peu d'inüahss On 1'entend foupirer dès qu*on le voit éelore t C'eft un lait maternel qu'aufïi-töt il implore. Son pouvoir n'eft donc pas un pouvoir abfolu , Ou tout ce qüi lui manque , il ne 1'a pas voulu; Cepencknt fi 1'amour n'écoUtait fa priere , Avant d'ouvrir les yeUx il perdrait la lumière. II a donc des befoins & des befoins innés. Au fortir du berceau , fes traits mieux deffinés Nous font toucher fon coeur & lire dans fon ime. II conijoit, il combine, il craint j rougit i s'enfiame; II eut donc en partage un germe de raifon. A-t-il atteint enfin fa brillante faifon i II efl moins pétulant, il s'inftruit, il s'^claire j II preffent les dangers, il veut briller & pl'aire» II eft donc perfeclible , & fon coeur en fecret , Vers d'autres biens que 1'être , eft poüffe par 1'attrak. Ces biens font le moral qui feul du coeur avide Fait 1'éternel tourmént s'il n'en remplit lè vide, Ea naiffant il fait feindre & trog tard re'fléchif j A z  4 LESM Eft fouvent plus maudit qu'un ftérile terrein. Le trait qu'a la vertu ne peut ravir le vice , Pour être bien faifi , veut un long exercice. La raifon nous 1'apprend , c'eft-la fon attribut. Cultive donc la tienne & parviens a fon but. C'eft fur-tout dans ton ceeur Sc dans ta confcience Qu'il faut fixer le calme & 1'humble confiance. Eü de'flrs renaifTans 1'un efl toujours fécond : Un premier n'eft pas mort qu'il en nait un fecond.. Les tréfors , les plaifirs , les honneurs & la gloire Font du. coeur une arène oü flotte la vicloire j Mais dès qu'il la leur cède & rampe fous leurs loix y L'autre , pour 1'éveiller, fait éclater fa voix, Frémit, fe plaint , murmure , Sc. d'un oubü fi lache a Par fes dards pénétrans le punit fans relache. Fais fubnfler entr'eux le plus conflant accord. Le charme qui le fuit, vaut bien un tel effort...  CHANT PREMIER. *3 Qui fait fe maitrifeo maintient eet équilibre Qu'a. li bon droit recherche & prife 1'être libre. En vain met-on ce titre au-deffous de 1'inftincl ; L'homme vil fe croit brute & la raifon le plaint. L'homme fyftématique , en tout , hors en fa vie , Voit le loup s'affouvir fans remords , & Penvie. Mais ces monftres d'erreur dont on fait vanité , Ontpour mère Pécole & non Phumanité. L'efprit me léduit peu quand 1'efprit me ravale. C'eft pour ta liberté que naquit la morale. Son jufte frein peut feul la régler , Paffermir. , Quiconque s'en défend, ne vit que pour gémir • Ou , s'il rit quelquefois , fi fon front fe de'ride , Quand fon pied eft pofé fur un ferpent perfide , Quand de fon coeur 1'ennui fait un trifte cercueil , Pour lui la raifon pleure & fe couvre de deuil. Que l'homme que conduit cette raifon févère j La fainte liberté lui doit donc être chère ! II eftroi s'il la garde , efclave s'il la perd j Noble tant qu'il commande, infame dès qu'il fert. Qu'alors vil & rampant , autant qu'il fut rebelle , II plaigne moins la brute ; il eil au-deffous d'elle.  l4 LES MCEURSj Qu'il doit frapper ton coeur ce coup-d'ceil effrayant! Laifie vanter aux foux leur joug humiliant. Aimer la liberté, c'eft haïrla licence. L'une vit de défordre & 1'autre d'innocence. L'une traïne fes fers dans la honte & les pleurs : L'autre d'un pas léger marche a travers les fleurs. Ne les confonds jamais, & que ton fier empire , Oü la loi mit fa borne , en 1'adorant, expite. Sur-tout ne penfe pas qu'en précepteür jaloux , Je veuille te cacher les plaifirs les plus doux. Pour que mon coeur en ait, faut-il que tu t'en sèvres ? Peux-tu les faire éclorre ou tarir fous mes lëvres ? Tous les plaifirs font bons & tu peux les goüter j Mais Pabus les déprave & tu dois Péviter. Règne fur tes penchans. Qui les fuit d'habitude , Malgré fes vains efforts, meurt dans leur fervitudgd Ce qui te rend meilleur, deviens-en amoureux. Ce qui peut t'avilir, n'a po int droit a tes voeux. Veille donc fur tes choix, & que ta raifon même Recommande a ton coeur Pobjet que ton cceur aime» L'objet qui nous honore , eft toujours un devoir» L'objet qui nous flétrit doit-il nous émguvoir ?  CHANT PREMIER. ij H nous rend inquiets loin qu'il nous tranquilife. Le faux femble du vrai j mais fefons 1'analyfe Du tas d'objets divers qui peuvent nous toucher: Quels font ceux, en effet, que 1'on doit rechercher ? L'ot devient un tourment dans les mains d'un avare 9 Les honneurs ne font rien lorfqu'un faquin s'en pare j La volupté nous blafe & fon contrepoifon Se trouve dans fon fein plus qu'en notre raffon j Le fceptre Ie plus beau , le pouvoir le plus vafie K'écarte point 1'ennui , fils & tyran du fafte ; Lapourpre, les lauriers, 1'éclat des beaux-efprits, Si 1'on n'eft vertueux, font d'un bien mince prix. Ces biens éblouiffans dont le foin nousoccupe, Le cceur en fent le vide & n'en eft 'pas moins dupe. Oh ! que les biens réels devraient mieux 1'attirer J Que leur éternel charme eft doux a favourer ! Un beau jour, un ciel pur, un cceur plus pur encore , Un cceur que ni fouci ni haine ne déVore j Un toit, un voilinage ou chacun nous chérit ; Un vieillard confolé dont l'&me nous fourit Les rêves faits au bord d'un ruiffeau qui ferpente 9 Image des défirs dont nous fuivons la pente j  iG LES M CE U H Si Un jugement folide , une faine raifon , Un corps qui peut braver la plus apre faifon , Un goüt des fimples mets qui jamais ne s'émoufTë , Un vin qui fort en ambre ou rejaillit en mouffe j La liberté parfaite & le calme des fens : Voilales feuls vrais biens, les feuls biens raviffans'. Sache les varier, quoique fans inconftance: Tu porteras gaiment le poids de 1'exiftence : Cepoids qui fait gémir les triftes fcélérats, Les ris le foutiendront, 8c tu le béniras. Eh ! dans nos régions , én tréfors fi fertiles , Que d'objets d'agrement 8c que d'objets utiles ! L'émail des pres fleuris , le verd frais des gazons , L'ombre augufte des bois, 1'or flottant des moiffons , Les vallons, les cöteaux, les rochers , les abimes , Les monts 8c les torrens qüi roulent de leurs cimes ^ Le ciel vêtu de pourpre annongant le matin , Ces momens de nuit faible 8c de jour incertain ; La fplendeur du Soleil, les Aftres 8c leur route j Les éclairs fe jouant fous une immenfe voüte j Ces maffes de vapeurs qui de leurs fiancs féconds Epanchent 1'eau, lenitre, en globes, en flocons ; L'iris  CHANT PREMIER, tf L'iris dont la ceintute en forme la couronne ; La poudre de nos cliamps qui dans l'air tourbillone } Les phafes des faifons, leurs contraftes divers , Tout diftrait, tout amufe &plait dans Puniyer* De tes frêles déftins pour prolonger la trame , Par le canal des fens pour déleóter ton ime, Arbuftes, végétaux, arbres, gazons & fleurs , Variant beauté, forme, & vertus & couleurs, N'afpirant a Penvi qu'a te fervir ou plaire, L'ofmonde, 1'althéa, 1'ormin, la fcrophulaire , L'oranger, le nerpruni le fureau, Péglantier* Le catalpa fuperbe & 1'orgueilleux laurier, Le lys qui de grains d'or pare fa Manche tête , L'ceillet que la bergère arrofe pour fa fête , Les jafmins aux lilas mariant leurs feftöns , L'orme , époux de la vigne , épandant fes chatons j Tous ces fujets nombreux, épars dans ton domaine', Sont fiers d'en embellir, d'en parfumer la fcène. Ici, ton plomb rapide abbat le lourd faifan , L'ondoyante bécaffe ou I'exquis ortolan , Le cauteleux renafd, le fanglier fauvage * Le lapin condamné par Cérès qu'il favage * B  ,8 LES MCEURS, Le cerf, honneur des bois, & le loup deftruaeur. La, fous 1'aulne touffu, dans un loifir flatteur , Affis, au fond des eaux , ton hamecon perfide , Va te cbercber , fidéle a lamain qui le guide, La truite aux tacbes d'or , le friand efturgeon , La percbe foup^onneufe Sc le brochet glouton. Tantót, ton arrofoir , au réveil de 1'Aurore , Contre les traits de feu dont 1'Eté nous dévore , Défend Sc ton parterre Sc ton verd potager ; Ou du pêcber , frileux , mais cbarmaht étranger Ton fer profcrit les jets oü la sève s'égare. Tantót dans un quinconce , avec un ami rare , Tu lis le bon Montagne ou le doux Fénélon , Tandis que la cigale ennuyant le vallon , Au concert des oifeaux , a cbanter intrépide , Joint le bruit continu d'un fauffet infipide. D'autres fois, fur du pampre en un tiffu d'ofier , Recueillant, vers le foir , 1'abricot printanier j La iraife au doux parfum , la poire délicate , La figue larmoyante Sc la pêche incarnate , Tu joutf de tréfow d'autant plus gracjeux ,  C H A N T PREMIER. ^ Qu'ils font nc's pat tes foins & müris foüs te< ^ , Oü du haut d'un cóteau laiffant erret fa Vue , Tu vois 1'affreux milan tournoyer foüs Ia nue, Le Laboureur des bceufs prelfer les pas pefans ; La cbèvre fe percher fur des roes menacans, Les ombres s'allonger & la jeUne Bergère , Au fon du flageolet, danfer fur la fougère. Qu'ils font tous ces plaifirs dignes de nous flatter t Que nous faut-il, hélas! qu'uncoeurpourles goüter? D'un bonbeur d'apparatappre'bende 1'amorce • Le miel eft au dehors , le fiel eft fous 1'écorce Souvent le plus a plaindre, eft leplus jaloufé Mo.ns on prend le vol haut , moi„S on eft e f, Qu^porte tant d'eclat fi ce n'eft qu'un fantöme ? Je cherche dans le cceur & le bonheur & H,0ffim, Si d'un pareil creufet tu n'armes ta raifon, r Tes fens, a chaque pas, vont humer le p0ifon Par-tout 1'erreur en chaire étalant fes merveiiles 4 Seplairad'alfaillirtesyeux&tesoreilles Le monde eft fon théltre & f0„ e'cho bruyant La,chacunlacarefie,&d'unairfouriant, Tandi, que 1'allégreife eft morte dans fon ^ Ba  30 LES MfflüRS, Du tyran qui le gêne , eft Porateur infame. On vante fcn empire & Pon verfe despleurs. Oü fon venin circule , il n'éclótpoint de fleurs. Pous juger les objets fi divins dans fa boucbe , Juge-les dans ton cceur ; c'eft la pierre-de-touche. Qu'y produit le renom ? le fafte ? le pouvoir ? ^ Un vain cbatouillement qu'on ne peut concevoir. Qu'y produit 1'attirail ? la pourpre ? la couronne ? Ce que produit fur Peau la nef qui Ia fillone. Qu'y produit, en un mot, le mépris de tout frein l Un court enivrement fuivi d'un long chagrin. Tout bien dont a Pépreuve on connait Pimpofture, C^ft 1'erreur qui Penfante & non pas la nature, yo^s uncriftal Iimpide , un neaar généreux , TJn frorSdtleaable ou des fruits favoureux ; ^En peux-tu fufpeaer le prix & Pimportance ? Leur fecours journalier foutient ton exiftence. Veux-tu d'aimables fleurs en femer le tiflu i II fuffit d'être lage & Pon n'eft point décu.... Quoi I f« un roe fcabreux, bordé d'un noir abime , Le bonheur fuit pour toi par ma dure maxime ?  CHANT PREMIER. 21 En vain jufqu'a-préfent j'avais fu t'émouvoir , Un mot qui t'épouvante , ébranle ton efpoir ? Mais pourquoi t'effrayer s'il fufEt d'être fagé ? Quoi ! ménager tes fens par un louable ufage : Donner a. tous tes vceux, dès ta jeune faifon , ' Le vrai befoin pour règle & pour frein la raifon : Plus que les faux brillans appre'cier ton ame : De ton coeur , du Public t'épargner le dur blame: Loin d'errer au bafard , avoir un but certain : Pardonner aux méchans & fur-tout au Deflin : Te fauver tout remord jufqu'a Pheure fuprême : T'honorer, t'ennoblir, enfin t'aimer toi-même: T'aimer de eet amour plein de difcernement , Qui rend le joug léger & le devoir charmant ; Qui du fein des vertus , comme d'un doux calice , A longs traits , fait pomper le miel du pur délice Qui fait tout avec poids Stprévient les regrets : Oü ferait ta raifon fi tu craignais ces frais ? II s'agit dubonheur, & quel que cher qu'il coute, Quiconque le marchande, extravague fans doute. C'eft du tien qu'il s'agit & tu peux balancer ? Tu te perds par principe & tu prétends penfer ? Quoi! ce grand inrérêt qui t'échut en partage , B 5  ss LES MCEURS, Faut-il , pour PafTurer, Pennuyeux avantage D'éblouir les humains & deplaner fur eux ? Q_ue fert- il de brille? fi Pon n'eft pas heureux ? «Enbrillant ; diras-tu, pourraic-on ne pas 1'étre? a Le bon fens re répond qu'on a beau le paraitre, L'éclat du vêtement peut-il remplir le cceur ? Dans les nerfs, dans la tête e'pand-il Ia vigueur ? ■ Double-t-il Pappétit, le fommeil Sela joie ? Non , malgré 1'appareil qu'au dehors on déploie , L'ennui, tel qu'une rouiile , au cceur va s'attacher, On peut, au fein du fafte, & languir & fécher. Jugeons-en toutefois au gré de ton optique ; En peux-tu mieux alors dedaigner ma pratique ? Ou que foit ton bonheur , il t'y faut parvenir, Si le fentier eft rude , il te faut Papplanir. S'il fuit devant tesyeux, tel qu'une perfpeétjve, Ton ardeur peut 1'atteindre Sc non ta voix plaintive. Des efforts qu'il demande, il fut toujours le prix. Mais fonge que Pe'clat dont ton ceil eft e'pris, H§ peu? gue'rir ton coeur fi ton cceur eft malade, f que yn gouï dépravs le meilleur mets eft fade.  CHANT PREMIER. *3 L'eau ne fait que paffer dans un tonneau qui fuit. Le plus brillant phofphore allumé dans la nuit, Peut autant de famarche en Pair laiffer 1'empreinte , Que 1'or calmer la fievre ou diffiper la crainte. Sois modéré , frugal & ménage tes fens : Leur vigueur te fuivra jufqu'aux bornes des ans. L'aófion les foutient; mais tout excès les tue. Que ferais-tu fans eux ? une froide ftatue. Le champ le plus fécond, lorfqu'i-1 efl fatigué, Perd le fuc produftif qu'il a trop prodigue. Que jamais leur attrait ne te ferve d'excufe : S'il teconduit bien, fiiis-le, & fuis-le s'il t'abufe. N'allègue pas qu'en vain tu veux lui réfiiler : S'il nuit, il faut le vaincre ou ne pas m'écouter. Quoi ! fort pour avaler un poifon qui t'amorce , Pour t'en fauver Phorreur tu manquerais de force ? Tout befoin de caprice & dès-lcrs imprude;:t , Qui veut bien le dompter, en dompte 1'afcendant. Lacbe ! qui que tu fois , hurle des hiperboles : La raifon s'cmeut peu de tes raifons frivplés. Si fondivin flambeau n'^éclaire nos calcu's, Notre cceur refte vide & nos plaifirs font uu's. B 4  «4 LES MdURS, Pourquoi te réduis-tu , feclateur du grand nombre , En rêvant le bonheur, a n'en ferrer que 1'ombre ? Non, tes entours, ton train ne peuvent m'éblouir $ Plus tu fais de fpe&acle & moins tu fais jouir. Tant que ton cceur le'ger fiottera fur fabafe, Lesplaif.rs fugitifs s'épancheront du vafe, ïl a beau varier leur cercle qu'il de'crit; Cbez lui tout fond, toutgliife, & fa foifs'en aigrit, Plus il croit Pappaifer, moins il fent qu'il 1'appaife, Un poids n'allège pas un poids qui de'ja pèfe , Ni Palkali ne calme un tranfport eonvulfif. Empcrté par fa fphère , il eft toujours paffif. Dans un vafte ne'ant fon erreur le balotte. Jouet des vents , un ais qui fur POcéan flotte , 3eté de roes en roes, & loin du port cbaffe , i\'e peïnt que faiblement le fort d'un infenfé, On veut trop embraffèr & Perreur eft commune, t'.bacun tièBt a fon fens ; mais la raifon eft une, Feu fa prennent de face & plufieurs de profil, Pour afiurer ta mar-che , il faut fuivre fon fil : II f&iu que fon creufet t'ait dit fans impofture ! bien eli faux , frivole ou vrai par fa nature,  CHANT PREMIER. 2; Alors sur de leur prix, abftiens-toi des premiers , Pane-toi des feconds , fois jaloux des derniers. Ceux-la, 1'erreur les fait j c'eft un vain fimulacre Qui ne rend qu'en poifon 1'encens qu'on lui confacre: Monftre dont les attraits &. les ris apparens Ne cachent qu'horreur, honte & regrets déchirans. Ccux-ci font les heureux & 1'or même leur cède: v Mais lailfons-en 1'éloge au cceur qui les pofsède. Vertus ! Paix ! biens divins , biens feuls a défirer , Pour juger votre charme , il faut vous favourer: II faut, pour le fentir , un tatt exquis & rare , Un inftinól lumineux dont le Ciel eft avare. Ces objets ncanmoins ont peu d'adorateurs. Les feconds ont la vogue & les admirateurs. Prés d'un rang élevé quel cerveau ne s'embrouille ? Quel cceur fi mode'ré qu'un tas d'or ne chatouille ? C'eft pour cesbiens,hélas! qu'on perd fouvent lebien, Le calme de 1'efprit fans lequel tout n'eft rien. Ecartons leur preftige : indifférens d'eux-mêmes, La raifon qui d'abord permer que tu les aimes , l*avertit qu'ils font bons lorfqu'on fait en ufer j Mais qu'auprix de 1'honnéte il faut les méprifer. Non, 1'ami qui t'inftruiïj, fous un tas d'hiperboles  afct LES MCEURS, &c. Ne veut point , en fauvage , écrafer ces idoles. L'éclat n'eft pas un mal ni Por un corrupteur : Le pouvoir eft utile , un laurier eft fktteur. Mais fi eet appareil rend un mortel illuftre , C'eft lorfque de fon ame il emprunte du luftre; C'eft lorfque le Héros qui Pa rec,u pour prix , Fait éclater fon zèle & non pas fon mépris. Mais le pas eft gliffant & Pécueil eft a craindre. Tel qui nous éclabouffe , eft fouvent bien a plaindre. Pour monter fur un char , au fortir d'un palais , En eft-il plus grand homme aux yeux de fes valets ? Se fait-il admirer par fon humeur égale , Par fon vafte coup-d'oeil & par fa raifon male ? Non; les pompeux dehors dont il fe croit orné , Lui laiffent fon cceur lache & fon efprit borné. Malheur a qui n'oppofe au Public qui s'irrite , Qu'un pofte qu'il dégrade ou qu'un nom fans mérite ! En vain du dernier rang vola-t-il au premier ; Le fumier couvert d'or refte toujours fumier. Connais donc les honneurs : leur éclat éphémère N'eft, fans 1'honneur réel , que néant & chimère. Un fat peut en douter j toi,, redens ma le?on. II n'eft bonheur ni gloire a heurter la raifon.  LES MöSURS. £ H AN T $ E C O N D. -IVf A Mufe t'a des Mceurs ébauché la peinture, Développe ton être, expliqué ta nature, Pefé tous les objets dont 1'attrait peut tenter , Dit les faux jugemens que tu peux en porter, Circonfcrit tes befoins & d'une main plaufible, Mis, autour de tes fens, une garde inflexible. Mais contre cette garde, en leur tranfport ardent s J'entends les paffions fe üguer en grondant. Des befoins naturels les paffions éclofent. Dans nos cceurs innocens d'abord ces feux repofent. Toutefois dans nos jeux on les voit tranfpirer; Mais leur élan eft faible 6c ne peut égarer.  2% LES MCSURS, Ces contrepoids en nous maintiennent 1'énergie Qui nous fait du repos vaincre la lethargie. Ainfi du mouvement les merveilleux refïbrts Font voyager la terre & la maffe des corps. Mais comme le torrent détruit des hords fertiles , Comme le vent fougueux abbatdes plants utiles, Ainfi les paffions , dans leurs bouillans accès , Kous jetant hors du cercle , enfantent les excès. Les Cite's qu'on forma pour en brider 1'audace, En les rapprochant trop , en ont accru la race. Mais ces mêmes cités, malgré d'aigres clameurs , Ont humanifé l'homme , ont fu créer les Moeurs. Dans tes chères forèts , non , tout n'eft pas délice, Ü\ tout n'eft dans nos murs fel, horreur & malice. Sois meilleur fi tu peux, mais fans nous rudoyer. En regrettant les bois, tü t'y fais renvoyer. Tout louer eft d'un fot, tout blamer d'un cauftique. Brifons 1'hpmme de fer qu'exal,tait le portique. Sentir n'eft pas un mal, mais mentir en eft un. Tout röle que Pon force , eft bientöt importun. Lorfque de la douleur 1'eguillon te domine , En vain tu me fouris, je la vois fur ta mine.  CHANT SECOND. 29 J'aimerais de te plaindre, &ton efforr hautain, Loin d'étonner mon ame , excite mon dédain. Quitte , prés des enfans , la morgue doctorale. Jouer , végéter , rire , eft toute leur morale. Plufieurs , jufqu'au trépas , s'y bornent fans rougir. A quoi bon tant prêcber ? 1'enfant briïle d'agir. Lorfque fesmouvemens qu'indifcret tu condanes, Auront formé fon corps , dénoué fes organes, Enricbis fa mémoire & nourris fon efprit. Si tu préviens ce tems , le travail le flétrit. J'aurais pitié de toi fi ce docteur imberbe , Parlant, comme Reftaut, & du nom & du verbe, Dans un de ces combats ou la vanité court, A tes yeux enchantés , fur rien ne reftait court. Tout 1'efprit qu'on admire en un favant précoce, Ne me peint qu'un vieillard déja prés de fa foffe. Ne batons pas les fruits, cbacun a fa faifon. L'une produit les jeux & 1'autre la raifon. Celle-lafuit bien vite, & ton enfant peut-être, Déja fous celle-ci fent completter fon être. Le fabot j fous fa main , ne dort plus en roulant: II voit, d'un air diftrait, planer un cerr-volant.  30 L Ë S MCEURS, Dans fes fens agite's un fang brülant circule. C'eft maintenanr qu'il faut ton art & ta férule» Saifs donc eet inftant que 1'age vient t'offrir. Quand le levain fermente, il eft tems de pétrir. Tu pourras tout fur lui fi le bon fens t'éclaire. Qu'il eft fouple le cceur qui veut aimer & plaire ! A ta voix déformais le fien n'eft plus rétif: Ce ferment le fubjugue & 1'y rend attentif. Sur cette molle cire imprime le fceau d'homme ; Mais 1'art peut ébaucher & le tems feul confomme, Le tems eft un grand maitre auquel tout obe'it. Sa raifon , long-tems faible , enfin s'épanouit. Des droits de fa nature il a la confeience. II faut donc, pour 1'inftruire , avoir fa confiance. Sois bon, fois indulgent, aime qu'il foit heureux. Qu'il n'ait fur eet amour nul foupcon dangereux. Tout maitre fufpeété contre lui nous foulève. Tout confeil arbitraire eft perdu pour 1'élève. Inftruits, prêcbe, reprends , nouveau Quintilien. Si le coeur eft bouché , Pefprit ne recoit rien. Oui , eet apre re'gent , ce fombre pédagogue , Qui d'abord m'a glacé d'un air dur , d'un tonrogue ,  CHANT SECOND. 51 Aurah beau m'étourdir pour m'impofer fa loi 5 Son front eft trop bideux pour lui prêter ma foi. Des couleurs de fa bile il teint la vertu même. Je la hais fans remords dans le tyran qui Paime. Croit-il, en la crifpant, fléchir ma volonté ? Non , mon cceur fe refufe a qui Pa révolté. iltp 11 L'air aimant amollit , Pair haineux pétrifie. L'un , fans parler, fe montre & déja Pon fi ne : L'autre vient , dogmatife & chacun Péconduit. L'Auteur fait fonportrait dans Pceuvre qu'il produir. Tel le pédant fe peint dans le fot qu'il fabrique. On s'en plaint} on en parle, 8c Pon fuit la rubrique. Mais de tant de refforts quel mouvoir ? diras tu. L'intérêt ? le plaifir ? Phonneur ou la vertu? Ah ! tu vas échouer fi tu cherches ton thême. Tu dois créer un homme , 8c non pas un fyitême. Fais voir a ma raifon , fais fentir a mon coeur Que le fruit de 1'étude en couvre la rigueur. En faveur du devoir que tout chez toi dépofe. Un heureux , a le croire , aifément me difpofe. D'ailleurs tous ces refforts, ou vrais ou>prétendus,  3* LES MCEURSj N'en font peut-être qu'un s'ils font bien entendüs. Mais choifis, s'il le faut', & d'une main habile , Fais agir fur Penfant le plus propre mobile. Bientót du premier joüg l'dge va 1'affranchir i Hate-toi, fais qu'il penfe , & fache réfléchir. Hélas 1 s'il t'échappait brut , altier & rüflique , En déparant Ia fcène , il ferait ta critique. Ne lui cache plus f len , prends enfin ton pinceaU , Du monde qui 1'appelle , offre-lüi le tableau. Peins-lui les pre'jügés , les humeurs, les caprices , Les rangs & les devoirs , les vertus & les vices. En vain d'un tel travail tu voudrais t'exemptef; Un fardeau que tu crains , ne faurait me tenter. Plus fon deftin m'éfl cher,moinS je puis te corïvplaire, S'il n'e'tait pas heureux, quel ferait mon falaire ? Oui, s'il trompairmon zèle & vivait trifteméntj Son nom ferait ma honte & ton or mon tourment. Mes confeils ne'anmoins vont aider ta tendreffe : C'eft a toi , c'eft a lui que mon cceur les adreffe. Avant tout noeud civil règnait 1'égalité. Nul joug n'avait encor reftreint la liberté. Tout était a chacun. Nul contrat, nul partage N»  CHANT SECOND, 3) Ne flxair aux humains de lieu ni d'héritage. Rois , mais fans Nation ; Maïtres, mais fans pouvoir , Leurs droits étaient la force & leurs vceux leur devoir. Ce tems dont la chimère eft fenfant des Poëtes , Sous le nom dMge-d'or, a trop féduit nes tétes. Mais k leur vain pinceau laiffons les fiétions. Nous vivons fous des loix , & dans tes aclioris Ce frein doit te br'ider , ce flambeau te conduire.' Autrement füis le monde & crains de t'y produire." • Y voudrais-tu paraïtre en defpote nouveau ? La loi qui t'affervit, t'y met a mon niveau : Tu ne peux , comme moi, qu*en refpecfer les formes j Ou ü le corps-civil, par fes vceux uniformes, T'a placé dans un rang bien au-deffus du mien , Tu ne peux m'éclipfer qu'en fefaht plus de bien ; Qu'en fachant te montrer plus vrai, plus équitabfe , Plus jaloux des momens dont tu nous ès comptable ; Dépóuiller mieux 1'empire & l'homme perfonnel , Pouffer plus loin le zèle Scl'amour fraternel. Contiens tes paffions dans 1'effor légitime Qu'exige pour ton bien ton propre fens intime; Qui leur permet d'errer r*ns calcul ni compas , C  34 LES MCEURS, Compte pour rien le monde ou na le connait pa$ Apprends donc que 1'crgueil, dès qu'il fe manifefte Dans ton air , ton parler , ton regard ou ton gefte , Loin d'augmenterton prix, ne peut que le baiffer. L'homme , pour être grand , ne doit pas grimacer. J'allais t'accorder tout, beauté , talens , génie j Mais tu les prends d'avance & je te les dénie. Mon jugement eft libre, &, quand tu t'applaudis , Je le fens qui murmure & je me refroidis. Ah! fi du bien public la pafnon t'anime , As-tu befoin d'orgueil ? fois plutót magnanime : Tu n'auras plus d'égaux, mais des admirateurs. Si pourtant tes beaux faits trouvent des détraaeurs s D'un orgueil qui les brave, alors arme ton ame : Sois fier & fais paiir le Hete qui te blame. Cet orgueil t'eft permis & tu dois le fentir. La vertu qu'il foutient, peut moins fe démentir. Un fot qui fait 1'altier pour cacher fa baffeffe , Des traits du ridicule on le crible fans ceffe. Plus il veut mon hommage & moins ilTobtiendra : Plus-il craint macenfure & moins il layaincra.  CHANf S Ë C Ö N D. g$ C'eft payef mon mépris que d'ofer fe furfaire. Homme , qui que tu fois , qui te mets a 1'enchère é Tu te flétris toi-même en croyant m'éblouir r J'ai droit d'être ton Juge & j'en prétends jouir. Ne fois point exigeant & fuis toute Ja^anc©; Quitte ce ton d'empire & ces airs d'importance. Ce qu'eft lagoutte d'eau dans le bafïin des mers , Quelqüe'grand que tu fois , tu 1'ès dans 1'universi Son fein ne s'étend pas pour conrenir ton être; II te verra mourir ainfi qu'il t'a vu naitre. Tu veux que je t'honore & tü vis fans vertu ? Je te dois des égards; mais toi, que me dois-tu ? Nos devoirs font égauxs &, quand tu les méprif#S Dois-je feul du refpea aux Hens qüe tu brifes ? Songe qUe Ia Cité dont tu devins 1'eiifant , Ne t'a jamais permis ce qu'elle me défend; Que tu n'en ès qu'un membre , & que , fi tu t'ifoles » ■ * Tes droits les plus facrés tu les rendras frivoJes. Mon cceur les étendra fi tu t'y circonfcris : Si tu les fais valoir, je fabattrai du prix. — Pour monter aux honneurs} ne fais pas ton éloge* C a  35 LES M , L'envieux qui favoure un malheur qu'il trama s $ L'oppreffeur qui jouit du fang qu'il exprima , *X N'ont-ilspasdesplaifrs? que faut-il davantage?» Pigncre s'ils en ont; mais un tel avantage.  CHANT SECOND. 39 S'il fufflt a la brute , eft-il fait pour ton coeur ? Porte tes voeux plus haut & connais ton erreur. Les Néf ons, les Séjans ont des plaifirs fans doute ; Mais 1'eftime defoi que l'homme de bien goüte , La paix , 1'amour public , ces biens fi favoureux , Le bonheur, en un mot , le crois-tu fait pour eux ? Le plaifir eft aux fens ce qu'a la foif preffante Eft d'une goutte d'eau la fraicheur impuiffante 5 Ce qu'eft au voyageur égaré dans la nuit , La trompeufe clarté qu'un phofphore produit. Le bonheur eft un jour & pur & plein de charmes , Qui nous luit a toute heure & même dans nos larmes * C'eft un immenfe fleuve oü le cceur fans effort Nage , boit &s'ennivre en puifant a plein-bord. ü célefte bonheur ! 6 feul tre'for de l'homme » Pour te goiiter , hélas ! fufft-il qu'on te nomme ? Notre cceur te fait-il accourir a. fa voix ? Te peut-il & fentir & fixer a fon choix ? N'a-t-il qu'a commander, & force'ment docile 9 Tout agité qu'il foit, le prends-tu pour azile ? Non , non ; loin des remords tu fuis e'pouvanté : Au fein de 1'humble paix tu defcends enchanté. Je fens que maint Le&eur baillera fur ces rimes. C i  LES M Qui crains de t'avilir, qui fens & qui raifonnes, D'après 1'art que je tracé, il faut que tu t'orèonnes, Qu'invité par la nuit a quitter fori féjour , Le hibou, d'un grand cri , chante 1'exil du jour j Fier d'un plus beau deftin , 1'aigle , d'un vol fublime, Va humer les rayons de Paftre qui 1'anime. Le plus épais brouillard ternit moins 1'horifon Que les vapeurs des fens n'offufquent la raifon. Mais la raifon, dis-tu , n'eft qu'un cenfeur auilère, Qfe done la braver , ou plutót fais-la raire. Alcrg fier d'un triompbe auffi beau que cqütetix ,  CHA'NT SECOND. 4* Dans tes plus grands excès ne vois rien de honteux? De plaifirs en plaifirs paffe d'un vol rapide ; Fronde du vain Public le tribunal ftupide ; A travers fes clameurs cours hardi vers ton but; A chaque fleur qui nait, fais payer fon tribut; Que t'importent les cris , les pleurs de la Nature ? Que te fait ton fang propre & la race future ? Tes pcnchans font ton dieu , ton bon plaifir ta loi : Rois , citoyens , parens, tout n'eft rien hormis toL Qu'ainfi nul noir chagrin jamais ne te flétriffe : Que toujours ta fanté , que ta gaité fleuriffe. C'eft mon dernier avis; penfes-y conftamment: Tu n'ès qu'un infenfé , fi ton front le dement. Quoi ! déja ta paleur fait ceffer mon problême ? Mais, puifque tes momens , filés par les ris même s Des plus joyeux plaifirs font un brillant tiffu ; Puifqu'aucun de tes goüts n'eft contraint ni dé^u : D'oü vient donc que les ans, plus tardifs pour le fage , Si-tót d'affreux fillonsont couvert ton vifage ? Qu'ils.ont mis leur cachet fur ton ccrps teut ufé ? D'oii vient ce front fi chauve & eet ccil fi creufé ? Quoi ! ce Public altier. qui jamais ne fit grace , Sa vcix t'émeut, t'affeclc & trouble ton av.dace ?  Tel objet qui vous plaït, m'eft fouvent importun. » Le calme vous ravit; moi, lé fracas me flate. » Quand furmoilè tonnerre en fóns bruyans éclate , » D'un cbarme inexprimable il inonde mes fens. » Don nez-moi donc vosnerfs &vos goüts innocens; m Ou fouffrez que des miens je refpeéte 1'empire , • i n cherchant les objets ou chacun d'eux afpire. » I^a raifon t'e'blouit j mais en fermant les yeux , El) étcins-tu foudain le flambeau radieux ? II eft diffé'rens goüts & non pas divéYs centres. En cherchant le bonheur, dans mon objet tu rentres. C'eft au bonheur qu'on tend lorsmême qu'on le fuit: Dans tout effai nouveau c'eft lui qui nous féduit. Tel eft fon afcendant, tel 1'ambur qu'il excite , Qu'a fon infgu pour lui Ie pSts oifif s'agite. C'eft lui feul dont I'abfence , entre les ris , les jeux ? Des jours les plus fereins fait des jours orageux. Sur les marches du Tröne & fous 1'humble chaumièrej C'eft a lui que tout hornme adreffe fa prière. Césfoupirs, ces chagrins qu'on voudrait fe cacher, Du plus profond de 1'ame il fait les arracher , C mme tributs force's Sc tcmoins de'plcrables  CHANT SECOND. 45 Qu'on aima mieux 1'erreur que fes lois adorables j Qu'on crut aux paffions & qu'on eft tout furpris D'avoir fait tant de pas fans 1'obtenir pourprix. Alors 1'ennui triompjie , & pour 1'aigrir encore, On verfe des poifons dans le cceur qu'il de'vore. . Ennui ! fléau du luxe & fon fis monftrueux , Quel mortel te craindrait s'il e'tait vertueux ? ... « Le plaifir le bannit » , c'eft l'erreur générale. Voulons-nous 1'éviter ? écoutons la morale. Nous avons des befoins ; il faut les contenter. La raifon nous diftingue j il faut la confulter. Fefons marcher de front ces devoirs légitimes ; L'Ennui , chez les humains, n'auraplus de viéïimes. Ce bel accord eft Part qui feul fait les heureux. Mais gardons-nous ici, 1'écueil eft dangereux, Pour des befoins réels de compter les faétices. Rien ne remplit un coeur rempli de vains caprices. Qu'appellons-nous vertus ? Nos déflrs ordonnés. Les vices , quefont-ils ? Nos penchans effrénés. Or tout penchant qu'ignore ou profcrit la nature , Faut-il, puifqu'il corromp , s'étonner qu'il torture l Cet être vain", léger, qui va, vient au hazard,  4^ L È S M CE U R Si Change toujours de place, & n'eft bien nulle pari j Ce fat qui, tout gonflé de fon éclat poftiche , Penfe doubler fon prix en doublant fon affiche : Cet indolent qui baïlle en famorne langueur : Cet enfant de Plutus qui, fans efprit, fans cceur 9 Berce fa nullité d'un vain recüeil d'antiques , De chars & de Laquais & de maifons rultiques : Ce tas d'AcTeurs oifeux qui, dans leurtourbillon, Jamais d'un vrai défir n'éprouvant 1'éguillon , Sans goüt, d'un fin repas entonnent cent élogeS f Ne révent que toilette & vivent dans les Loges: Ces triftes débauchés, déja morts par les fens , Que la volupté trompe en leurs vceux impuiffans: Tant d'êtres fans raifon qui jugent fur parole , S'agitent pour percer & pour jouer un röle, Pourfuivent leur chimère & volent au trépas , Vides de ce qu'ils ont, pleins de ce qu'ils n'ont pas J» Chacun d'eux, des befoins étendant trop la fphere, En fait plus murmurer qu'il n'en peut fatisfaire. L'eau peut tarir la foif, le pain chaffer Ia faim 2 L'homme las dort fur 1'herbe & fe réveille fain. Mais quel nedtar, quel mets, quelle fi molle couchg Flaterait ces mortels que le feul luxe touche ?  CHANT SECOND. 47 Chacun ne jouit plus pour vouloir trop jouir. Leur bonheur apparent doit-il donc t'éblouir ? Je veux t'en révéler un plus vrai, plus folid^. Entre ces deux honneurs que ta raifon décide. Vois un torrent rouler fur un terrein pierreux , Des de'bris qu'il entraine, enfler fes flots terreux , Errer loin de fes bords & rompant toute digue , Noyer les riches dons que Cérès nous prodigue. Son cours eft impofant ; fa loi fait tout fléchir j Mais jamais Moiffonneur n'ofa s'y rafraichir : Jamais dans fon limon la timide Bergère Ne vit fon teint de rofe & fa taille légere. L'effroi nait fous fes pas & les lieux d'alentour Qnt a lui reprocher des malheurs chaque jout. Cet aveugle torrent du premier eft Pemblême. Dois-tu 1'opter? calcule & réfoudsle problême. Suis maintenant mes pas dans ce vallon riant, Que couvre 1'émail frais d'un tapis verdoyant» En cent canaux divers , vois ce ruiffeau limpide Partager fon criftal & d'un cours peu rapide, Prés & loin de fon lit, fimbole d'un bon cceur a Sur tout ce qui végéte, épandre la vigueur.  43 LES M (E U R S, &c; U fleurit le Printems, il enrichit 1'Automne : Toujours fon afpect charme & Cérès & Pomohe : Au gvé de leurs enfans, il rentre dans fes bords : II n'en fort qu'a leur gré pour verfer des tréfors. Oeft 1'amour des bergers, de leurs tendres compagnes. Des troupeaux, des forêts ? des pre's & des campagnes; Vüila 1'autre bonheur; tu ne peux t'y tromper : Nul trait dans ce tableau qui n'ait dü te fraper. Toutefois c'eft trop peu que d'en chérir 1'image Qui le fuit , ne lui rend qu'un menfonger hommage. Fais tout pour 1'obtenir, ton cceur en a befoin. Cette foif qui lepreffe , exige tout ton foin. Deviens ce ruiffeau pur dont le courant facile , Aux loix qu'on lui prefcrit, fe montre fi docilej,Semble oublier fa pente & borner fes efforts A s'épuifer lui-même en fécondant fes bords.: LES  CHANT TR O IS IE.ME. A JT\ ÏNSÏ des pafiions purifiant la mafTe, Excitant leur parefle ou bridant leuraudace , Conduis, repais ce Peuple, & digne Souverain , Prends 1'éguillon pour l'une & pour 3'autre Ic freia. U faut les gouverner & non pas les éteindre. Leur tiran, leur efclave ont tout feuls 4 s'en plaindre. L'un , contre fon cceur même armant fa vanité , Sous 1'hydre qui renait , fuccombe tourmenté : L'autre les fuit, les flate & fent que leur menfong? Diflile dans fon ame un poifon qui Ia ronge. J'en ai marqué la fource &, loin de la fceller , En citant les abus qu'il en faut démêler , J'ai fu de ton bonheur Ia rendre tributaire. Tel l'art fait d'un poifon un baume falutaire. D Prends 1'éguillon pour l'une & pour l'autre le freia -rl c. _. . t LES MCEURS.  5o LES MCEURS, Sans fard, fans appareil, les vertus a leur tour Vont t'offrir leurs appas & briguer ton amour. Aux Lois, a. la Nature, il eft des cceurs fidèles. Règle tes pas fur eux , s'il te faut des modèles. Chercbe 1'heureux fecret qui les rend fi contens , Si bien voulus de tous & fi bien méritans. Non , leur fecret n'eft pas caché dans un abime. II a pu quelquefois tromper Pefprlt fubliine, Mais au fimple bonfens cet art eft familier. Point d'oubii , point d'écart; fuis un plan régulier. Vois avant tout plaifir tes devoirs & ton être. Sois meilleur en effet que tu ne veux paraitre. Ton vrai prix c'eft ton ame & c'eft en 1'épurant Que tu peux valoir mieux , non en te décorant. Rien d'étranger enfin , engoüment ou cenfure , N'accroit ton prix réel, n'en reftreint la mefure. LaifTe pefer fur toi fans pefer fur autrui. En tout prévi.ens ton frère & n'attends rien de lui. Ménage tous fes droits: quelque goüt qu'il préfère , Pour yployer le tien , ne crains pas d'en trop faire. Vois moins ce qu'il te doit que tonpropre devQir. Quel défaut de fa part te permet d'en avoir i  chant troisiëmë. $ï Vil, faüx, inconfe'quent, qu'il n'ait pas ton eftime j Mais que pour lui 1'amour , que la pitié t'anime. Eüt-il, dans fon déiire, enfreint toutes les Ioisi Pourrais-tu 1'abhorrer fans 1'en pUnir deux fois ? Prêt a lancer tes traitS, que ce penfer t'arrête: Qu'il eft trop malheureux dès qu'il eft mallionnêce. Ton aigretir eft un tort. Le mal, tel qu'un Ievain, Fermente fur la terre & ton courroux eft Vain. Vrille donc fur ton cceur, c'eft lui qui t'intéreffe. Quoi ! le poifon le gagne & ta folie tendrelfe a des cceurs e'trangers va fon fecoUrs offrir ? Infenfé ! c'eft le tien qu'il faut d'abord guérir. D'un amour-ptopre fot détruis-y jufqu'au germe» n'aille pas être rolde en Voulant être ferme , Prendre le ton farceur de peur d'être pefant , Flater, mentir, ramper pour être complaifant. Sois aifé dans tes mceurs : j'aime d'y voir 1'empreint-èDe la noble francbife & j'y hais Ia contrainte. J'y veux voir a 1'inftant 1'honneur, la bonne-fox. Souffre que 1'on fe vante & parlepeu de toi. Suis le ton général; mais n'en fois pas efclave. D z  52 LES MCEURS, Lache qui 1'idolatre , infolent qui le brave. Acquiers ce coup-d'ceil jufte & ce tact précieux Qui font faifir d'abord ce qui convient le mieux. Laréforme du monde eft un travail immenfe Qui, loin de s'achever, chaque jour recommence. Le Ciel qui te défend cet orgueilleuxprojet, A toi feul, par fageffe , en circonfcrit l'objet. Rentre donc dans ton cceur&, plein d'un jufte zèle, Pourfuis dans fes replis tout venin qu'il récèle. Ce travail eft borné fans en être moins beau. Sois content s'il eft fait a deux doigts du tombeau. Oui; dii-toi chaque jour en revoyant 1'Aurore : « Je vieillis & ma tache eft imparfaite encore. » Tu nous prêcheras mieux en ne prêchant que toi. Toujourslapre cenfeur eft indulgent pourfoi. L'orgueil contre 1'orgueil fe débat & fulmine : L'humeur contre 1'humeur & s'aigrit & s'obftine. Entre ces fiers rivaux la paix ne peut régner. Le méchant au méchant doit toujours répugner. L'être bon qui les voit , les plaint & les tofere. Sa vertu les reprend & non pas fa colere.  CHANT TROISIEME. 53 Souffre donc les humains du naturel qu'ils font. Pourrais-tu les haïrpour le mal qu'ils fe font ? Je t'entends. Tu voudrais que , s'oubliant lui-mcme, Chacun pour tes humeurseüt unrefpecl fuprême, Te crut parfait en tout, teprévint, te complüt, Recherchat ton bien être & n'eüt pas d'autre but. Apprends qu'un tel défir eft le plus fot mécompte ; Qu'aucun titre réel n'en peut couvrir la honte. Quoi! diras-tu; mon rang, mes talens, mes appas? Garde tout en filence & ne t'en prévaux pas. L'orgueil eft raifonneur & c'eft de fes fopbifmes Que naiffent nos débats & nos fcandaleux fchifmes. C'eft 1'horrible tiran qui fait couler nos pleurs. Que fans lui fur la terre il éclorait de fleurs > La paix yrègnerait, cette paix qu'en exile , Qu'en éloigne fans ceffe un orgueil imbécile. Les humains, tous unis par fon nceud fraternel , Sembleraieht s'y donner un feftin folennel. Ils s'entre-fecourraient & leur foi réciproque Préviendraittous leschocs que ce monftre provoque. Quelsjourslquelles douceurslquin'envoudrait jouir? Mais nous voulons primer, nous voulons éblóuir : Nous nous croyons. des Dieux & ce fort ineffable , D 3  54 LES MCEURS, Ce bonheur qui ravit, n'eft dès-lors qu'une fable. Reviens fur tes calculs & fache mieux compter. Pour t'anervir mon cceur , dois tu le révolter ? II ne fuit que fa pente &t tu veux le contraindre ? Sois certain qu'il te hait s'i! t'a jamais pu craindre, Tes retours , ton aftuce excitent fon dédain. Es-tubon, franc, loyal ? il s'ouvrira foudain. Plus on veut le lier & moins on le pofsède. On perd ce qu'on prétend, on gagne ce qu'on cède. C'eft le tableau du monde & qui veut ufurper , S'y fait trop d'ennemis pour les pouvoir tromper. Malheur k qui d'abord en a furpris 1'eftime ! Qui n'en eft pas 1'idole , en devient la vief ime. Choifis donc , mais renonce k me fixer ton prix. Si tu manques de cceur, compte fur mon mépris: Mépris qui pariera quand je pourrais le taire, II t'importe fur-tout d'avoir un caraélère. Un méchant décidé ne nous nuit qu'une fois ; Mais 1'être quifécuit par quelques beaux endroits, Du poids de fes défauts chaque jour nous accable. Tel cïoitnous fupporter, qui n'eft pas fupportable*  CHANT TROISIEME. 55 Qu'un inconnu d'abord te puiffe définir. Si ton air contre toi pouvait me prévenir , En vain tu porterais le cceur le plus fenfible. Pourquoi le caches-tu ? j'aime qu'il foit vifible. J'aime que le difcours, le regard , le maintien , Le ton, les procédés, tout me le peigne bien. Pourexcufer quelqu'un d'un airdur, d'un ton aigre, On a beau m'alléguer que c'eft un cceur intègre : Que ne m'en montre-t-il des effets plus parlans ? On finit par haïr tous ces cceurs excellens. Oui; qui 1'a vraiment tel, le fait fentir fans cefTe. La bonté n'admet point 1'aigreur & la rudeffe. Etre bon , c'eft aimer ; c'eft cbercber conftamment Qu'on foit content de nous, qu'on le foit pleinement. C'eft verfer des plaifirs pour en goüter foi-méme. Mais le fot égoifme entend peu ce fiftême. Jugeons-nous une fois & dépouillons 1'erreur. Quoi ! ton fils ne faurait t'aborder fans terreur: Toujours ton ceil eft fee & ton fourcil févère : Tu te montres tiran & tu te crois bon père ? Quoi ! la jeune beauté qui t'a donné fa foi , Chercbe déja ce ton qui la charmait en toi , D 4  56 LES MCEURS, Cet air doux , ces égards, cette noble conduite , Tous les avant-coureurs du nceud qui 1'a féduite ; Mais, pour les retrouver, fes foins font fuperflus. Bientót dans tes humeurs tu ne te contrains plus. Te bornant envers elle a n'être pas parjure , Je t'entends chaque jour lui prodiguer 1'injure, La brufquer, la confondre & tu crois la chérir ? Quoi ! cette pauvre fceur que tu peux fecourir; Cet ami qui t'ouvrit & fon coeur & fa bourfe ; Ce cliënt qui te croit fa meilleure reffource , Tu nefais leur parler qu'en les chargeant d'affronts ! Même par tes bienfaks tu fais rougir leurs fronts ! Les crois-tu donc jaloux d'effuyer tes faillies ? Crois-tu les bien aimer quand tu les humilies ? Quoi ! tes Concitoyens, fouvent meilleurs que toi ; S'üs n'ont d'autres reliëfs que les mceurs & la foi, . Tu ne les vois jamais que du haut de ta place ! T'en crois -tu donc chéri quand tamorgue les glacé ? Non , n'artends pas d'amour fans amour mutuel , Sans un cceur bon , fenfible, & le tien efl cruel. .Oui, cruel. Eh ! comment pourrais-tu m'en dédire, Quand dehors & chez toi 1'humeur te fait maudire ?  CHANT TROISIÊME. 57 Quand fes bouillans accès font tantfouffrir chacun ? Quandprêchant les égards, tu n'en connais aucun? Tu n'ès pas , je le veux, ce monftre déteftable Qui d'énormes larcins , joyeux , couvre fa table j Des pleurs de Pindigence a comblé fes tréfors • Fauteurdu defpotifme , en étend les refforts j Ou dans les longs tourmens d'une douleur amère, Fait mourir une amante, une époufe, une mère : Son nom même te crifpe & fait bouillir ton fang. Mais un pareil mérite eft-il donc fuffifant ? Sitöt qu'on n'eft pasmonftre,eft-on ce qu'on doit être? Doux, humain, tolérant, bon époux & bon maitre ? A-t-on cet air ouverr, ce liant, ce moëlleux Qui plait dansle commerce &le rend favoureux ? Qu'il eft grand 1'intervalle entre ces deux extrcmes ! Qui parvient au dernier , a des vertus fuprêmes. Lui feul eft raifonnable & fait vraiment s'aimer. Quel eft donc Pattribut qui le fait nous charmer ? L'efprit ou la beauté ? Le rang ou le courage ? Non ; fon cceur eft aimant & ce cceur nous engage. Tpus les fots préjugés qu'un fot orgueil admit,  58 LES MdURS, Au creufet du bonfens d'abord il les foumif. D'un fi long examen qu'inféra-t-il en fomme ? Que rien, hormis le cceur, ne peut ennoblir l'homme; Qu'entre tous les reliëfs que nous pouvons briguer , Un cceur bon , délicat peut feul nous diftinguer. Qu'ils font beaux leseffetsde ce coup-d'ceïl fublime! Nos vceux immodéfés; toujours voifins du crime; Nos efforts convulfifs pour briller par des riens ; Nes faux biens achete's aux dépens des vrais biens ; Nos beaux raifonnemens & nos inconféquences ; Nos crairites de la mort & nos intempérances ; Nos plaifirs fiprónés &nos fens fi fle'tris : Plus il les confidère & plus il eft furpris. II nous voit,nous entend & ne peut nous comprendre. A-t-il tort ? non,nos cceurs ont trop funous 1'aprendre. Je peins, dis-tu peut-être , un efprit de travers , Ou ce mortel, du moins, n'eft qu'un portrait en vers. Pour voir 1'original , n'allons pas au Portique Oü , d'un ton faftueux , 1'orgueil fiftématique , Dans le grand art de vivre , inftruit les nourrilfons. Un Bouvier par fes mceurs en fait mieux des lecons.  CHANT TROISIEME. 59 Choifis-le pour ton maitre & lailfe nos fophiftes Pourfuivre leur chimère en fubtils méthodifles. La raifon de 1'Ecole eft 1'envers du bonfens. Cherche des gens de bien & non des bien-difans. "Vois notre villageois, obferve fa pratique : C'eft un traité mcral, vivant & patétique. Jamais défir chez lui ne prévient le befoin , Ne trompe la nature & ne s'étend plus loin. II eft franc , ingénu , fain , tempérant & chafte , Conféquent fans Logique , eftimable fans fafte. Quel efclave du luxe, en méditant fur foi j Quel Dodteur lui dirait: « Je fuis meilleur que toi. » L'ennui ne 1'atteint pas, tout excès le révolte: II n'eft ambitieux que des fruits qu'il récolte. Déja fon fis le nomme , & fa digne moitié , Dont fans art, fans étude , il a feul 1'amitié , Prend ce fis, le lui donne, & lui, c'un cceur fincère, Bénit fon doublé titre & d'époux & de père. Voila. favoir jouir j voila les biens parfaits , Purs comme la Nature & f.s riches bienfaits. Pour s'épargnet des maux , c'eft elle qu'il écoute : C'eft d'elle qu'il cbtient les voluptés qu'il goüte.  6o LES MCEURS, Qui pourait en fon ame épancher du poifon ? Les befoins & la force y font a 1'unilfon. Cet ascord merveilleux qui feul peut fatisfaire , Pour le rendre durable, il ne fait que bien faire, Que bien vouloir a tous, leur prêter fes fecours , Gouverner fa familie & lui vouer fes jours. Dis; un bonheur fi plein n'eft-il pas délïrable ? En connais-tu quelqu'un qui lui foit préférable ? Eh ! quel Docteur jamais , fur Porgueilleux pap;er , Vers notre commun but, traca mieux le fentier ? En vain dans nos écrits nous vantons la Nature ; Le luxe de nos mceurs en fait mal la peinture. Non; des éclairs d'efprit ne font pas la raifon. Lui , fans en parler même, il nous en fait lecon. Tupeux , dans fon difcours, noter maintbarbarifme; Mais combien fa vertu vaut mieux que ton purifme 1 Ses jours &fes penchans font réglés au compas : II fe plait dans fa fphère & ne la franchit pas. Foi, loyauté , courage , en lui rien n'eft pofticha ; U a tout en lui-même & toi, tout en affiche. L'efprit prés du bon fens perd fon trifte jargon. C'eft un chétif jongleur devant un fier Caton.  CHANT TROISIEME. Gi Tu fais plus finement éguifer 1'épigramme , Broder une anecdote ou décider d'un Drame. Mais cet art te rend-il plus digne citoyen, Plus précieux au monde & plus homme de bien ? Jufqu'a quand prendras-tu , partifan du menfonge , Les ombres pour des corps & le vrai pour un fonge ? Un tableau peut du cadre emprunter certain prix; Mais qui n'a qu'un beau cadre , eft digne de mépris. Dans 1'état focial , quelle qu'en foit la forme , On eft plus ou moins bon,fuivant qu'on s'y conforme. Ou fuis dans un défert ou fubis-en les lois. Vis-y muet , tranquille , ou t'en bannis par choix. Qu'il ait divers moteurs ou qu'un feul y préfide , Ton bonheur eft certain fi la raifon te guide ; Mais par-tout fur la terre il trompera tes vceux , Si tu ne prends confeil que d'un efprit fougueux. Ne 1'attends ni du fort ni des faveurs du maitre : Cherche-le dans ton cceur & tu 1'y verras naitre. Pendant que 1'on s'agite & que 1'efpoir féduir, Le tems de jouir paffe & pour jamais s'enfuit. D'un tems lï précieux fois toujours économe. C'eft alfez d'être bien; le mieux eft un fantóme  62 LES MCEURS, Qui toujours devant nous , éta'ant fes appaS, Vient fe jouer, nous leurre & voltige a deux pas i Enchanteur le plus fourbe au quel nocre caprice Fait fi fouvent du bien 1'imprudent faCrifice. On le pourfuit encore au moment qu'on s'éteint* Ce qui fait le bien -être , aife'ment on 1'atteint. Faut il changer de ciel, t'élancer dans ta courfe Du couchant a 1'aurore & du fud jufqu'a 1'Ourfe ? Non j pour y parvenir , luis les cbemins battus : C'eft le fruit du travail 8tfur-tout des Vertus. Ton e'tat eft obfcur ? ne crains prefque qu'un vice t Que d'un éclat trompeur 1'amour ne t'afTervifTe. Aifé ? fois fatisfait. Pourquoi tant réflécbir ? Prends fur tes faux befoins 8c tu vas t enrichir. Brillant ? fois modéré, loin d'être plus cupide. Défends-toi par raifon toute lutte ftupide j Tout affaut ruineux de fafte 8c a'appareil. On s'écrafe' en voulant écrafer fon pareil. Prévois de loin les tours que la Forune joue, Qui veut fe maintenir fur le baut de fa roue, Doit compaffer fa marcbe 8cla bien alfurer. Jouis, fecours ton frère , 8c t'en fais adorer.  CHANT TROISIEME. €3 La coupe des malheurs fur toi s'épanche-t-elle ? Entends au fond de 1'ame une voix immortelle , La voix de la vertu fi propre a t'afFermir. Léve les yeux , fois homme & ceffe de gémir. Non ; ces objets fi chers que tu vois difparaitre , N'e'taient point en effet inhe'rens a ton être : Le coup qui les détruit, le lailfe tout entier. C'etaient de vains rofeaux : devais-tu t'y fier ? Tout femble-t-il s'unir pour tourmenter ta vie ? Ta faveur, tes fuccès font-ils fiffler 1'envie ? N'éprouves-tu que fourbe & noire trahifon ? Montre dans Ce conflit Ia plus male raifon. Faut-il, fi des jalouxle feul de'pit te blame, Leur ce'der le triomphe & dégrader ton ame ? Oui; contre tes vertus ils ont beau fe liguer, Si de leur pur éclat tu fais les fatiguer. Haï d'eux , aime-toi: ce droit feul eft fans borne. Quoi ! 1'équité t'abfout & tonairparait morne ? Mais 1'équité fe tait. Conviens que ton mépris a Que ton fafte infultant peut les avoir aigris. Moins d'orgueil, plus d'égards & tu les feras taire. Trouves-tu le Public un cenfeur trop auitère ? Veille-t-il fur tes mceurs d'un ceil trop affidu ?  LES MCEURS,II fallait I'honorer, il te 1'aurait rendu. Non, ne t'en défends pas; fi tu lui fers de fable, C'eft que tes airs choquans , ta vafclté coupable , Tes écarts fcandaleux n'ont pu que 1'indigner. Vois-tu dans tes revers tes amis s'e'loigner, Tes ennemis fourire &peut-être tes proches Rembrunir leur fourcil lorfque tu les approcbes ? Tu n'en faurais douter j tes torts les ont aigris j Les leurs m'en font garans & t'en rendent le prix. On s'accufe foi-même en accufant les autres. Toujours leurs proce'dés font calques fur les nótres. Les moindres torts qu'on a, font paye's chèrement; Souventtrop.-prendsdoncgarde&visconféquemment. Quirnanque le premier, n'a plus droit de fe plaindre. S'il en eft trop puni , que n'a-t-il fu le craindre ? L'innocent qu'on maltraité, afeul droit de crier; Mais nos torts , en filence , il faut les expier. Citoyen ! dans ton coeur grave bien ces maximes. Au ISeu de voir par-tout des noirceurs & des crimes , N'y vois que 1'apre lutte & les convulfions Des paffions qu'aigrit le choc des paiTions; Qu'un  CHANT TROISIEME. 65 Qu'un conflit ténébreux du tort contre 1'injure ; Qu'un combat oü 1'orgueil contre 1'orgueil murmure, Oü chaque vice enfin , fe cachanr fa laideur , Réclame 1'équité qu'il enfreint fans pudeur, • Sois lent a condamner & prompt a te reprendre. Si j'ai quelque défaut, avant de me 1'apprendre, Scrute ton propre cceur &, s'il n'en eft exempt, LaifTe le premier foin pour un foin plus preffant. Tu me rendrais meilleur fi tu 1'étais toi-mème. La le^on me déplaït fans 1'exemple que j'aime. La déraifon tempête & s'emporre d'un rien. Qui veut groflir mon tort, ne groffit que le lieol Qu'il eft mal-avifé le Correóteur cauftique ! Des enfans & des fots 1'elprit eft la critique. Un borgne voit-il mieux pour railler un bofTu ? Eh , quoi'. du beau-moral, fi tu i'as bien concu , Qui médit & cenfure, eft-il donc un modèle ? Sache , cceur rétréci, qu'il eft un plus beau zèïe. As-tu quelque pouvoir? Que tes faits éclatans Enchainent a ton nom les deftins & les tems. Sois a la République & d'une ame élancée , Vis, nourri«-toi de gloire & charme la penfée. fi'  t E S MCEURS, li croit bien loin du cercle oü tu te circonfcris: Le beau, 1'heureux laurier que je t'offre pour prix. N'as-tu que ta raifon ? Loin d'imiter la tourbe. Que 1'erreur fous fon joug & fait ramper & courbe , Des êtresbien-penfans brigue 1'illuftre cboix : Obtiensprès d'eux un fiège & t'unis a leur voix. , Sur-tout de la douceur. Dépouille 1'air fauvage, La roldeur , 1'arrogance & tout brufque langage. Fuis le ton magiftral, tranehant, impératif:^ Songe que je fuis homme & non pas ton captlf: Sens que je fuis ton frère & que ni rang ni titre, Bien n'abolit mes droits ni ne t'en rend 1'arbitre. Penfe que je te juge & qu'un cceur fans effroi, Dès-lors qu'il te méprife , eft au-deffus de toi. Fuffes-tu la vertu , la raifon en perfonne, Si ton front eft bideux, je fuis & t'abandonne. Cbacun veut de lui-même occuper fes égaux ; Mais on prend des moyens & mal adroits & faux. Aulieu d'un bon efprit, d'une noble conduite, Tu m'oifres ta dorure & ton train & ta fuite. tfe veux-tu qu'un regard ? tu 1'obtiendras de moi J je le dois a ta pompe & n'en dois point a toi.  CHANT TROISIEME. 67 Puis-je t'appercevoir quand ton éclat t'efface ? Quand, parmi tant d'objets que je parcours en mafte, Dans un coin du tableau, tu difparais aux yeux ? C'eft ainfi qu'on s'éclipfe & 1'on croit briller mieux. C'eft afTez d'un travers pour gateir un prodige. L'amour doit s'acheter & fuit dés qu'on 1'exige : II fuit; c'eft notre faute & nous nous emportons. Plus nous fefons pitié , moins nous nous en doutons: Nous le difons pourtant que 1'air atrabilaire , Le mauvais ton, 1'humeur nepelivent que déplaire; Que la manfuétude & 1'abord doux, ferein , Ajoutent au mérite un charme fouverain. Mais des devoirs civils inconféquens apótres, Nous gardons nos défauts & nous préchons les autres. Le courfier du Bétis , auffi prompt que 1'éclair , Bondit & dans un pré fe plaït a fendre l'air. Combat-il un rival ? ou bienivre d'audace , Difperfe-t-il rapide un troupeau qu'il menace ? Qu'il eft fier de fa fbrce & de fa liberté ! Mais tandis qu'il fe joue en fa témérité , Que fon henniflement te fait frémir peut-être , Une voix qu'il connait, le conduit a fon mairra. E z  6g LES MCEURS, Bannis ta peur, approche & tu pourras Paimef. Vois; le frein fe préfente & femble le charmer. II flaire tout joyeux la main qui le careiTe. Fier il t'épouvantait & doux il t'intérefïe. Ainfi plak la douceur. Son attrait raviffant Donne feul un empire & flatteur & puiffant. Riche de ce tréfor , des tréfors le plus rare , Des cceurs le moins aimans un Plébéyen s'empare, Tandis que de lauriers un Héros ombragé , D'honneurs & d'opulence un Courtifan chargé, Un Savant qu'on infcrit au Temple de Mémoire , N'ont fouvent pas un cceur avec toute leur gloire. « Mais ces êtres,dis-tu, qu'on tremble d'approcher, „ Qu'on perd fon art, fa peine a vouloir défacher ; P, Qui fe fouciant peu des moyens de nousplaire , „ Croiraient fe donner tort a parler fans colère : ' „ Faut-il avec douceur , quand ils crifpent nos fens, „ Les voir'& les entendre infulter au bonfens > Ces plats individus qui , nés dans la roture , „ En reniant leur fang font rougir la nature ; „ N'ont rien de merveilleux qu'un babil effronté ; „ De vent & de fumée enflent leur nullité ;  CHANT TROISIEME. 6g » Ces favans par extraits qui dans leur idiöme » Veulent qu'un paradoxe ait 1'air d'un axiöme : 9> Ces fats dont le courage , k bon droit, étonnant 9 » De leur panégirique affomme tout venant ■ n Faut-il , fans fourciller , fans ofer les dédire 9 » Tout indigné qu'on foit, refpe&er leur délire ? « Ont-ils donc leur orgueil & leurs prétentions n Plus de droit d'éclater que nos e'motions ? u Non;Porgueil n'anul droit,comme tout autre vice. Mais t'ai-je dit jamais cPapprouver un caprice ? Je t'ai dit d'être jufte & dans tes procédés D'avoir toujours pour toi des motifs bien fondés. Es-tu donc la Raifon PEquité par effence Pour punir, a ton gré, quiconque les offenfe ? Avec leurs intéréts fi tu confonds les tiens, Ton zèle n'eft pas pur lorfque tu les foutiens. Il compromet leurs droits fi-töt qu'il les excède. Qui donc a leur aveu ? L'homme qui fe pofsède 3 Qui ne fe paffe rien , ferme 1'ceil fur autrui , Eil indulgent pour tous & févère pour lui. J'y confens néanmoins : oui, cespervers inflgnes^ Quand ils fe montrcnt tels , j'aimeque tu t'indignesj E3  70 LES MQSURS, Sec.' J'aime qu'a leur afpeil ton front tout obfcurcï , D'un cceur ami de 1'ordre , attefte le fouci. Qu'il eft amer pour eux ce défaveu tacite , Ce déni du refpeét que chacun follicite ï JMais ton devoir eft fait., borne-la ta rigueur. Punir trop lesméchans n'eft jamais d'un bon coeur, N'ès-tu pas affëz fort ? fens-tu qu'en leur préfence ,Tu peux mal de ton fang calmer 1'efFervefcence ? S'ils te font étrangers , fuis-les , il t'eft permis : Ton bonheur auprès d'eux ferait trop compromis, Te font-ils alliés? Que ton joug eft auftère ! Devant leur déraifon ta raifon doit fe taire , Certaine que 1'orgueil, lot des petits efprits , S'accroit par la cenfure & meurt par le mépris. Plus ils font infenfés , plus tu dois être fage. Tes confeils feraient vains , interdits-t-en 1'ufage, Qu'ont gagné fur leur ame & fur leurs fens obtus Ceux par lefquels 'cent fois tu les as combattus? ISJon; d'un fébricitant, la raifon laplus forte Ne faurait tempérer 1'accès qui le tranfporte , Ni 1? meilleur efprit rendre le leur plus fain. fom' lui? comme pour eux , il faut un médecin»  LES MiURS» CHANT QUATRIEME. L E défir d'être bien n'eft pas a notre choix. On n'en peut étouffer ni négliger la voix. Attrait central de 1'ame , il la meut, ladomine. Mais fi dans nos amours lui feul nous détermine a La raifon qu'il trahit, a droit de murmurer. De tant d'objets divers dont il veut s'emparer , Aucun n'eft le bonheur , & tel qui nous amorce, Se trouve bien fouvent n'en avoir que 1'écorce : i Tel auffi qui rebute , eft digne de nos vceux. Le faux fait les méchans & le vrai les heureux. Vois-tu la fage abeille, errante dans la plaine, Fuir Porgüeiüeux pavot pour Phumble marjolainej LaifTer 1'ceillet, la rofe & s'atuches au thim ?  f2 LES M (S U R S, Tel s'extrait le bonheur, ce miel pur & divin." Tout objet eft cru bon, dès-Iors que fa préTence Fait goüter le plaifir ou le promet d'avance. Ne'anmoins ons'y trompe & l'objet eft mauvais S'il bannit de nos cceurs le charme de la paix, C'eft ainfi que tout vice y re'pand la de'treffe, Mais les vertus ? chacune y verfe 1'alle'greffe. Qui les fuit avec zèle Sc fans fe démentir> Peut avoir des ennuis, mais pas un repentir, C'eft donc ton inte'rêt & ton propre bien même , C'eft toi que tu chéns lorfque ton coeur les aime. Tels ont été fur l'homme & tels feront leurs droits, lis font plus faints encor fur les Grands Sc les Rois. A quoi bon tant citer 1'égalité première , Roman que la raifon détruit par fa lumière ? Jugeons d'après les faits. La maffe des humains A par-tout fur ce globe & deux pieds & deux mains: Mais qu'ils font inégaux en vigueur, en adreffe Pour les mêmes befoins dont 1'e'guillon lespreffe! Qui donc met a la force un jufte contre-poids ? C'efl 1'ordre poütique Ss le rempart des Leis.  CHANT QUATRIEME. 73 O vous, des Nations modérateurs auguft.es , Fondemens de cet ordre , appuis de ces lois jufles % Que votre cceur s'élève au niveau de vos rangs : Que du bonheur de tous vos vertus foient garans, L'autorité n'en efl qu'un inflrument futile : C'eft 1'amour des fujets qui feul la rend utile. Nul pouvoir n'eft inné. Le fceptre, 1'encenfoir Sont étrangers k l'homme & doublent fon devoir. Malgré ces hauts reliëfs , s'il veut que je 1'honore , J'attends que fes vertus brillent bien plus'encore, Ce n'eft rien d'être grand fi 1'on n'eft adoré. Pardonnons k 1'crgueil d'un mortel ignoré Qui s'enfle d'être craint & dans fa frénéne Agït & veut Scparle en defpote d'Afie. Vous , tréfcrs & pouvoir , tout eft entre vcs mains ; Mais tout vous manquerait fi vous n'étiez humains, Bannilfez le flateur dont 1'encens vous infulte. Non; 1'impofante pourpre , objet de fon faux culte , Si 1'éclat en eft feul , ne peut nous captiver. II n'eft que la vertu que nous n'ofons braver. Son tróne feul eft faint & fubjugue tout être. Le plus puiffant des Rois n'eft que fon premier Prêtre C'eft en lui confacrant fes travaux & fes vceux ;  74 LES MCEURS, Qu'il efl cher a fon Peuple & grand chez nos neveux. Hé ! que fait fur fon front le plus beau Diadême S'il n'eft pas des humains le premier par lui-même? S'il tient du feul hazard fon rang peu mérité ? Si perdant fa Cpuronne , il perd fa Majefté ? Quels Rois fuivit la gloire en croiffant d'age en age ? Dans 1'océan des tems , quel nora fameux furnage ? Les feuls que la vertu , les marquant de fon fceau , Rendit chers a la Terre 8c vengea du tombeau. Tout autre nom, 1'oubli 1'a couvert de fon ombre. Veux-tu donc partager le fort du premier nombre ? Les.Titus , les Trajan , ces grands Maitres des Rois , T'ofFriront leurs lecons qu'affaiblirait ma voix. Oui, pour qu'a leur mémoire un jour tu participes , Saifis-tor de leur ame 8c connais leurs principes. L'homme veut dominer; mais il n'acquiert ce droit Qu'enfemontrant plus fort,plus prudent & plus droitj Qu'en nous menant au bien par fa main tutélaire. Alors chacun refpeóle ua maitre qui 1'éclaire. Tel n'eft pas tout efprit qui s'enfle du pouvoir»  CHANT QUATRIEME. 75 Un Roi n'eft pas fans maitre : il dépend du devoir. Eh! quel devoir encor ? le poids en eft terrible ï Rien n'en faurait fléchir la rigueur inflexible. Un Roi vei 11e fans ceffe & fon cceur généreux , De tousceux qu'il gouverne , eft le dernier heureux^ Un cri de 1'orphelin que 1'oppreffeur dépouille , Un foupir de Thémis que fon proteéteur fouille , Une goutte de fang qu'on répand loin de lui ; II entend, il voit tout & tout a fon appui. Au centre de 1'Etat, comme 1'Aftre du monde 9 Jamais il ne s'éclipfe & fa bonte féconde , D'une grandeur oifeufe abhorrant les appas , Nous ménage un repos dont il ne jouit pas. Cependant contre lui que d'ennemis confpirent! Tantót l'air empefté que tous fes fens refpirent, Amollit fon courage , ofFufque fa raifon. Tantót la faufle gloire , embouchant fon clairon , Dans 1'horreur des combats aveuglément 1'entraine. Toujours 1'adroit flateur , déteftable Sirene , Le diftrait du devoir pour 1'occuper de foi. Qu'il faut fe fentir fort pour ofer être roi! Qu'il faut aimer autrui pour déiirer de 1'être ! Entre combien d'écueils, toujours préts k renaitiie ,  7S LES MCEURS, Sa main doit de 1'état gouverner le vaiffeau l Quel cahos d'intérêts, ingrat pour le pinceau, Son oeil doit débrouiller, accorder & conduire ! Quel tas de pafiions maitrifer & réduire! "Sur-tout de quel courage il faut qu'il foit doué Pour protéger le Peuple au mépris trop voué ! Ce Peuple qui nourrit, déplorable contrarie ! De fa fueur féconde un oifif &fot fafle : Ce Peuple malbeureux, 1'humble cliënt des Lois y La vicïime des Grands & 1'orphelin des Rois. Tel que le grand Moteur qui régit la Nature , Du ver comme de 1'aigle , arrange la ftruóture : Tel il doit tout produire , animer & mouvoir. II doit agir par-rout, par-tout on doit le voir. Eh ! qui peut mefurerles élans d'un beau zèle ? Au faint amour du bien , ce conducteur fidéle a Au pouvoir, au talent joints k la fermeté, Quel abus , quel obftacle a jamais réfiflé ! Pourrait-il fuccomber au poids du diadême ? Non ; chaque Magiftrat eft un autre Iui-même. Sa Cour n'eft pas fon peuple & , fans la dédaigner, II fait que pour le faible il doit fur-tout régner. Tel le Soleil des monts qu'en fe levant il dore 3  CHANT QUATRIEME. 77. Bientöt dans nos vallons defcend plus pur encore. Loin de lui cetefpoirqui, charmant nos travaux, Nous offre en perfpeaive un long & doux repos. Si-töt que de 1'Empire il prend les deftinées, Le travail eft fa fphère & remplit fes journées. Veut-il di&er des loix ? il doit les bien mürir , En fentir 1'avantage ou n'y point recourir. Réformer des abus ? il faut, d'une_main douce , Les fapper fourdement fans éclat ni fecouffe. Multiplier fon Peuple? il faut que les moiffons Aillent nourrir les bras qui creufent les fillons : Qu'aucun d'eux ne languiffe & jamais ne balance Entre mener fes bceufs ou trainer Populence : Que Por , ainfi qu'un fleuve, errant de routes parts, Stagne moins dans la ville & coule mieux épars. A-t-il porté fes yeux dans fon vafte domaine ? Chez fes voifins encore il faut qu'il les promène Pour prévenir tout piège & prévoir tout danger. Chaque détail eft grand, nul n'eft anégliger. Si le foc eft oifif, fi les champs font en fricbe, Qu'importe des cités 1'éclat brillant & riche ? Si d'ironjobjles nefs pourriffent dans les ports ,  78 LES MÉÜRSj Des Arts luxurieuX qu'importent les tréfors' ï Si les tirans publics qu'aucun effroi n'arrête j A la loi qui murmure , ont dérobé leur tête , Que lui fert d'immoler un faible criminel ? Eüt-il, d'ailleürs, le Prince, en fon cceur paternel, EmbraiTé les objets dans leur de'tail immenfe ; II eft un foin facré qui toujours recommence. Oui; lois , arts & gue'rets, qu'il ait tout fait fleurir 5 Les pleurs les plus cachés , qu'il ait fu les tarir ; Que fur les libres mers fon nom refpeélé vole ; Qu'il foit de fes voifins la terreur oü 1'idole : II doit fonger encore & j'en tremble pour lui , Qu'il eft des Mceurs le Prêtre & le chef & 1'appui* Les Mceurs du Corps-civil font & le nerf & 1'ame* C'eft un feu dont il doit ou ranimer la flame Lorfqu'accablé de maux 1'Etat eft en langueur, Ou la nourrir du moins lorfqu'il eft en vigueur. Par les Mceurs 1'Etat croit, fans les Mceurs il décliha. Nul n'a long-tems vêcu que par leur difcipline. Mais a quelque dégré qu'il ait fu 1'établir 3 Un torrent qu'elle gêne, a foin de 1'affaiblir.  CHANT QUATRIEME. 79 Toujours on voit le vice , entrainant la licence > Se gliffer, s'introduire , & fuir 1'obéiffance. Vos efforts trop tardifs deviendraient fuperflus: Sommeillez un feul jour & les Mceurs ne font plus. Alors tout fe dilfoud. L'abus & Panarchie Font gloire d'infulter la loi qu'ils ont franchie. Tout eft convulfion : chacun ne voit que foi; Chaque memhre s'ifole & fans honneur, fans foi, Dans ce commun naufrage uniquement fpécule Quel chemin va plus vïte aux larcins qu'il calcule. Pour reftaurer 1'Etat, que de plans on produit! Mais comment 1'affermir ? le ciment eft détruit. Les plus fages décrets ont beau tracer la route : Le crime enrichi parle & c'eft lui qu'on écoute. Alors Ie Laboureur qui fent tomber fes bras , Pleure fur des fïllons creufe's pour des ingrats , Lailfe rouiller fon foc , gémit , fe défefpère , Maudit 1'himen, fafemme & fesfils & leurpère. Alors tout eft vénal t la pudeur de Thémis , La faveur des puilfans , le fecours des amis , Les dignités , 1'autel , 1'honneur & le génie. Alors 1'infolent luxe , armant fa tyrannie,  Bo LES MdURS; Fait périr, jufqu'au germe , un refte de vertu; Ainfi meurt un Etat. Mais Ie chef, diras-tu , Préviendra-'t-il ces maux s'il défend, s'il protégé Le faint dépot des Mceurs contre tout facrilège ? Oui j fous leur afcendant tout fieurit, tout eft bien: Le crime tremble feul, la vertu ne craint rien. La maffe de 1'Etat, par fon poids invincible , Eft k 1'erreur , au trouble , au mal inaccelïible. Tous les membres font fains & leur rapprochemene N'eft pas un froid contact, un cruel frottement : Ce n'eft plus un chaos fans beauté, fans nuance , Ou du feul égoïfme on fente 1'influence : C'eft un paéte de cceurs, c'eft un tableau parfait Oü tout eft a. fa place & produit fon effet. Dans chaque individu tu trouveras un frèrc Tu verras , k couvert du pouvoir arbitraire , L'himen , le faint himen , autour de fes Autels ; Comme 1'herbe des champs, propager les mortels ; Thémis pofer fon glaive & fes mains virginales Ne febaigner de fang que par longs intervalles; Entouré de vingt jets , le vieillard fortuné , Verd fous un front chenu, s'applaudir d'être né; L'h.umanite'  CHANT QUATRIEME. Jh JL'humanité revivre & du froid égoïfme Arracher pour tribut quelque trait d'héroïfme j Peu nommé , mais fuivi fans contradiclion , L'honneur a toüt contrat fervir de fanction. Tu verras pour Cérès les rochers & les landes , Aux tréfors des vallons , marier des offrandes ; Les innocens hameaux, accrus & fre'quente's , Goüter des plaifirs purs , tranfuges des cite's ; Les fureurs de Bellone expirer aux frontières ; Les nefs porter au loin les Arts & les lumièresi Le Roi régner paiflble & fes jours triompbans Chers comme ceux d'un père k fes nombreux enfans. Qu'alors il eft flatteür Peclat de la Cöuronne » Qu'a ce prix il s'en pare & mon cceur lui pardonng. Mais les petits moyens font manquer ce grand but. Vois tes devoirs en grand: c'eft le feul attribuc Qui puifTe te fauver la marche didaétique Oü s'aftreintl'ombrageufe&vieille Politique. Quoi! divifer les corps pour mieux les aiTervir ? Prote'ger fans juftice ou fans raifon févir ? D'un mafque téne'breux ofFufquer Ia puiflance ? Non j 1'ignoble manoeuvre eft 1'arr de 1'ignorance. F  8a LES MÖEURS, Sois 1'exemple des Mceurs & les fais réve'ret ; Sois prudent, aime 1'ordre & tu ne peux errer. Tout ce qui fent 1'aftuce , eft fait pour te déplaire. Qui va droit, eft charmé que le grand jour 1'éclaire. D'un fombre Florentin fuis 1'exécrable voix : (i) Le Cigne de Cambray doit feul parler aux Rois. (2) L'un, dans le cruel Styx, .trempafa noireplume : L'humanité s'allarme en ouvrant ce volume, Oü des tyrans fur elle eft le fer fufpendu. Son cceur renait chez l'autre & s'y voit tout fondu. Ce n'eft plus un fophifte , écho du defpotifme , Fléau du bien , du peuple & du patriotifme , Qui des bancs de 1'Ecole, oü 1'allaita 1'erreur , Prêche des lois de fang Sc des coups de terreur. Ce n'eft plus un mortel; c'eft 1'augufle Sageffe Qui s'affied prés du Tróne & 1'ennoblit fans ceffe. Ce n'eft plus 1'art fubtil; c'eft la même raifon Qui conduit un bon père en réglant fa maifon. Puiffe-t-il ce Mentor , fi grand a tous ces titres , Pour le bonheur du monde , en guider les arbitres ! Ah ! leur propre bonheur eft compris dans ces vceux, (1) Machiavel. (2) Fénélon.  CHANT QUATRIEME. 8j Leur bonheur eft Je nötre;i!snefont qu'un tous deus; Tour tient a 1'unite' par un Hen fuprême : Qui Iarompt, fe dcchire & fe détfnit lui-même. Les fleuves fans la mer verraient leurs lits fécher : La mer leur rend les eaux qu'ils y vont épancher. Le rameau le plus fier vit du tronc qu'il couronne; Que le bras exécute & que la tête ordonne. Ainfi 1'Etat profpère & prefque fans effort Tout eft dans 1'équilibre & tout marche d'accord. DéTabufe-toi donc, ouvre les yeux & penfe, Toi oui couvert des biens que le Prince dKpéafèj Crois, en bravant le Peuple, honorer mieux ton rang. L'honneur eft d'être jufte & non pas d'être grand. Oui, je vois ta fplendeur, ton attirail me frappe • Mais ton prix perfonnel,mais ton bonheur m'échappe. Nos cceurs te le gardaient, tu pouvais en jouir : Faut-il que ton orgueil 1'ait fait évanouir ? C'eft 1'orgueil qui t'a dit:««viens & loin du vulgaire, » Splendeur, félicité, cherche tout dans ma fphère. » Tu Pas cru ce menfonge & ton cceur rétréci N'a rencontré que vide & néant & fouci. M n'eft pas ce foupcon démenti par ta pompe 3 Fa  g4 LES MCEURS, C'eft un infortune , c'eft toi feul qu'elle trompe. Dans ton cceur folitaire , as-tu pu t'enfermer ? Pour goüter 1'exiftence, apprends qu'il faut auner : Apprends que, fans Pamour , ta dignité ftérile N'eft qu'un figne frivole , un clinquant ptténle; Que ton dernier efclave en rit malignement; Que , loin de t'envier , il te plaint fourdement: Qu'en un mot , tes dédains que le Public dévore , Tu les fens de fa part &plus amers encore T'envclopper fans ceffe en refluant fur toi. Du Ciel qui nous unit, c'eft Pimmuable loi: Ni rana , ni qualité n'en fauve 1'anathême. Chacun doitrecueillir tout le poifon qu'il sème. Quel rang peut abforber les dégoüts & les foins ? p0ur éminent qu'il foit, remplit-il tes befoins ! Cbange-t-il ta nature & n'ès-tu plus un homme ? De quelque nom pompeux qu'un citoyen fe nomme , Ke peut-on pas Patteindre & réagir fur lui , L'immoler au farcafme & 1'abbreuver d'ennui ? Ah! ne te permets point un dëfifi funefte. Deviens Pami du Peuple & je réponds du refte: Oui; capte fon amour; ton bonheur en dépend :  CHANT QUATRIE ME. 85 Le bonheur eft le fruit du bonheur qu'on répand. Eh ! comment ce devoir , fi doux 8c fi fubhme , Peux-tu le trouver rude ou penfer qu'il déprime ? En te montrant humain , crains-tu de t'avihr ? Quand tu feraïs un Dieu , ce ferait t'ennoblir. Le Dieu de la Nature , en eft Pamant augufte. On n'eft vil en effet qu'alors qu'on eft inju.ne. Mais prés du ver rampant fi le ver plus guindé Defcend , reluit 8c rampe , eft-il donc dégradé ? Notre vrai déshonneur , c'eft de nous méconnaitre» Les crois-tu par hazard inhe'rens a ton être , Ces titres , ce pouvoir dont tu parais fi vain ? Ton fang , pour être noble , en eft-il plus divin ? Des faifons 8c du fort crains-tu moins Pinclémence ? Remplis-tu dans la fphère un cercle plus immenie ? Si comme nous enfin tu n'attends qu'un cercueil , Si tu n'ès qu'un mortel, qu'elt-ce que ton orgueil > Ton pofte n'eft pas toi, les vertus qu'il fuppofe , II ne les donne point Sc 1'erreur t'en impofe. Au rang du plus grandhomme, aflleds-toi, je le veux; Mais rends-moi fon génie ou te caches honteux. Son nom que tu revêts, n'eft rien fans fon mérite. C'eft Pame, c'eft le cceur dont j'aime qu'on hénte. F 3  8 Quoi ! dans des jeux d'en fan t couler toute fa vie , « Eft-ce-la le deftin qu'un noble cceur envie ? v Non ; pour la feule gloire il doit brüler d'ardeur : v Un beau zèle y conduit & non pas la grandeur. » Alors ces citoyens que tu nommais vulgaire , Que des vils animaux tu ne diftinguais guère, Honteux de ton injure & difcernant leur prix; Loin que leur trifte fort ait ton cruel mépris , II aura ton refpecl & pour toi que de charmes D'arrofer tes lauriers en effuyant leurs larmes >  9* LES M(EU'B S, Enfin tu feras homme & tu comprendras biert Qu'a cöté d'un tel titre, aucun titre n'eft rien. Ppurrais-tu fufpeóter un vceu fi légirime » Oui j rampant, je te plains, je t'envirais fublime. Crois -tu que ton bonheur put jamais m'attrifter ? Loin d'ébrécher le mien , il n'y peut qu'ajouter. C'eft craindre la vertu que'de n'ofer m'en croire. En s'ifolant du corps , tout membre perd fa gloïre : II devient mort, paffif; c'eft un froid offement Qui ne peut éprouver ni donner d'agrément. Pour fentir, il faut vivre , & le corps politique Vit, agit, fe maintient par la vertu-pratique. « La vertu ! diras- tu. Pourquoi toujours ce nom, ? » Pourquoi toujours Phonneur & toujours la raifon ? » Que peu d'individus , entrave's par ces regies , « Auraient, dans 1'univers, plané comme des aigles l » Que peu fe furvivraient en laiffant après eux , 9> Dans la fphère des tems, un fillon lumineux ! » Vois ces grands tourbillons que nous apelons villes, » La vertu ni Phonneur en font-ils les mobiles ? „ Leplaifir, 1'intérét, tout feuls, les font rouler. » Voila nos vrais moteurs : pourquoi me les céler ? * La brute les connait & les plus vils des étres ,  CHANT QUA T RIEM E. 93 Confommés dans cet art, t'y ferviront de maitres. Prends-les pour tes guidons & fourd a toute loi , Armé d'un front d'airain, vis lachement pour toi. En frondant mes avis , que perdras-tu ? 1'eftime. Si tu peux t'en paffer , ton goüt eft légitime. Cliacun a fes le^ons : ils t'offrent le plaifir ; Je t'offre Ie bonheur , c'eft a toi de choifir. Si leur offre fufpecte obtient ta préférence , J'attendrai que tes fens , enivrés d'efpérance , D'un long & cruel leurre enfin t'aient fatigué ; Que ton cceur au menfonge ardemment prodigué, En regrets , en foupirs exhalant fa détreffe ; Ait armé contre lui ta raifon vengereffe : J'attendrai que la tombe, a tes yeux s'entr'ouvrant, T'ouvre les yeux & juge un fi grand différend. Alors j'approcherai, )e viendrai, 1'ceil en larmes, Savoir fi tes plaifirs t'ont laiffé bien des charmes. Mais non j a ta douleur je craindrais d'infulter. Je plains les malheureux & fais les refpeóter. Sauve-moi ce tourment; ne fois pas par caprice L'émule d'un jeune homme amorcé par Ie vice , Des plus fages confeils imprudent contempteur, Qui croirait n'en punir que faiblement 1'auteur  4 LÈSMCEURS? S'il n'outrait fa débauche & fon ignominié; Le forcené! 1'avetigle ! effioyable manie ! Pour défoler un père , il boit mille poifons , Amers; mais , a fon gré, plus doux que des legonfi. Cet abandon funefte ou plutót cette rage, Sous un aiir de fierte' , fe'düit plus d'un courage. Le devoir eft pour l'homme un joug dur a perter. Pour montrer qu'il eft libre , il ofe tout tenter. II croit, s'il n'eft tiran , languir en fervitude. C'eft par la qu'il fe blafe & que la turpitude , Du bonheur, de la gloire, a fes yeux, prend les traits. O Grands ! fur ce pe'ril ne vivez pas diftraits. II eft dans votre cceur, il tient a vos rangs même. Sachez vous maïtrifer j voila Phonneur fuprême. Craignez 1'opinion dont 1'eeil plein de rigueur , Du rang fépare l'homme & ne voit que le cceur. Nel'oubliez jamais qu'il eft plus d'un courage; Mais le vrai la careife & le faux feul 1'outrage. II eft petit 1'orgueil qui veut touc atterrer , Croit d'ün mot tout foumettre & ne pouvoir erren Qu'il eft inconféquent ce tentateur perfide , D'ofer vous foutenir que la loi qui le bride ,Du défir de bien faire, enchaïne les élans !  CHANT QÜATRIEME. 9$ Ce frein peut feul régler la marclie des talens. Lui feul conduit au but &, dès qu'on ie fecoue, Plus de vceux ni d'efforts que le bon fens avoue. Hors du cercle qu'il tracé, il n'eft qu'illufions. Le flaneur , a 1'orgueil, joint fes fuggeflions: Le flatteur , ce reptile , ennemi par effence , Et des Lois & du Peuple & de votre puiffance. Qu'il vous foit en horreur ce frauduleux ferpent Qui de fleurs fait dorer le venin qu'il répand. Aimez les hommes vrais dont le grand caraclère, Aux yeux de leurs pareils , n'eft jamais un miftère. Ils font peu louangeurs , peu prefïes d'admirer j Mais le grand qui s'honore, ils favent 1'honorer. Ce n'eft point au pouvoir , c'eft au noble courage , C'eft aux faits glorieux qu'eft donné leur fuffrage. Pour jouer un grand röle, on n'eft pas toujours grand. Ils n'aiment d'applaudir qu'a PActeur qui le rend; Mais alors cet Acteur, le Ciel même Pavoue : II ne meurt point, il brille & chaque age le loue. Les finges du mérite en vain les contrefont : La loupe du bon fens les montre tels qu'ils ont. La gloire n'éclot point de leur fade langage : La voix j la voix du Peuple en eft Punique gage.  e>6 LES MlURSj Sec; Je les vois & je dis, en détournant les yeux : «L'encens de la banefle eft digne de fes Dieux; >*| Vous le humez encor quand, loin de fon idole , Chacun d'eux la de'grade & fans pitié Fimmole. Tel couronné de fleurs , prés d'un autel fanglant, Va , fous 1'affreux couteau , tomber 1'agneau bêlant. Sur du trlbur d'amouf, que la bonté s'attire , Un grand cceur balt 1'éloge & brave la fatire. Qu'il eft doux ce tribut ! qu'il eft a jaloufer ! Ah! la grandeur , fans lui, ne peut que vous pefer.Lui feul la rend légere & quiconque le goüte , En fefant des heureux , ne l'eft-il pas fans doute ?j Ainfi doit circuler le bonheur parmi nous, De vos mains fur le Peuple & du Peuple fur vous. Dans les humbles vallons , tel des hautes collines Defcendunruiffeau pur en ondes criflallines : Les vallons, a leur tour, enrichispar ceseaux , De leurs fleurs, de leurs fruits parfument les cóteaux. Heureux , heüreux 1'Etat qu'un tel accord anime. La, le petit eft jufte &le grand magnanime. Le Grand, ami du Peuple, en tarit les malheurs , Quand, pour les adoucir,nous n'avons que des pleurs. CHANT V.  LES MCEURS. CHANT CINQ U IE ME. Vl E N S , ö chafte Nature, épurer par ta fiarfte Mescouleurs, mon pinceau, mesaccens &mon éme. J'ai dit comment les Grands, les Maitres des humains Sont heureux du bonheur que répandent leurs mains. Maintenant j'inftruirai, pourvu que tu m'éclaires , Les Amis, les Amans, les Epoux & les Pères. Soüris a mon projet & que puiffe ma voix Enchanter tous les cceurs en révélant tes lois! Le plaifir difparait fi-töt qu'on 1'analife. Plus on fait le goüter & moins on moralife. C'eft le coeur qui le juge & non pas Ie favoir. Centre de tous les fens, le cceur qu'il fait mouvoir,  gg LESMÖEURS, Répond , au premier tact, a quiconque Pécoure , Qu'il doit, s'il eft réel, couvrir le prix qu'il coüte; Qu'il eft amer 8c faux , s'il ne le couvre pas. Mais veux-tu noblement ufer d'un tel compas ? Le plaifir n'a de prix qu'autant qu'on 1'affaifonne. Crains de le vendre ch.er.8t crois qu'on te le donne. T'es-tu donc confulté ? fens-tu de bonne-foï , Que tu prifes beaucoup un rien qu'on fait pour toi ? Juges-tu franchement, feul avec tapenfée, Que cent fois tes travers ont la raifon bleffée ? K'es-tu point perfonnel ? concois-tu quel enniit Doit s'attacher a l'homme abforbé tout en lui ? Es-tu compatiffant, vrai, généreux Sctendre ? Les amis vont s'offrir & tu peux y prétendre. Mais avant qu'aucun choix ne fixe ton efprit, Vois ce qu'eft PAmitié, vois ce qu'elle prefcrit. Le Ciel, en nous créant, nous unit comme frères ; Mais le choc des défirs & des humeurs contraires, Enfanta la difcorde Screlacha ces noeuds. Bientót , pour les ferrer , des efprits lumineux, Déplorant des humains les maux 8c les que'relles , En £ rent divers corps , des families nouvelles  CHANT SECOND. 9g Que Haient le ferment, les lois, Ia région , Les arts, les mceurs, la langue & Ia religlon. La paix régna d'abord ; mais un tiran fauvage , Au fein des cités même, exercant fon ravage , L'intérêt perfonnel, mal vu , mal raifonne' , N'en fouffrit pas long-tcms le règne fortune. Alors fans fard , fans voile, & pourtant adorable* Vola du baut des Cieux 1'Amitié fecourable. La Paix avec 1'Eftime accompagnait fes pas. La Candeur fur fon front verfait tous fes appas. La Terre en treffaillit & la falua Reine : L'Enfer feul en gronda de douleUr & de haine • U crut voir dès 1'mftant \ chez les heureux Mortel, ] Tomber & la difcorde & fes affreüx autels. Cependant I'Amitié fe gliffant dans les ames , Leur fit goüter fes lois , leur infpira fes flames, Parcourut 1'univers & par fes doux traités Dans les cités fit naitre un effaim de cités. Le Ciel qui les couvrit de fes regards propices, Le Ciel les voit encor fleiirlr fous fes aufpices. Si d'un contrat fi faint, fi pur, fi glorieux , G a  ïoo LES M (EU R S, *Tu veux donc favourer les fruits délicieux ; Sache que PAmitié, fans art, fans impofture , Naquit pour fuppléer aux Lois , a la Nature , Pour rafiermir leurs nceuds &pour les confacrer. Garde qu'un fot orgueil ne vienne t'ennivrer. , Non$ le rang, le crédit, la beauté, la richelfe, Les exploits, les talens, 1'efprit, la politeffe, N'en fauraient tous enfemble adoucir le mépris: Son augufte alliance eft a bien plus haut prix. Noble file du Ciel, un cceur ne peut lui plaire Qu'il ne foit des vertus le vivant fanóïuaire , Que 1'humanité fainte & 1'amour fraternel Ne s'y donnent fans ceffe un baifer folemnel ; Et qu'enfin l'on&ion qu'y répand leur préfence , . N'en marqué tous les vceux au fceau de Pinnocena C'eft eatre de tels cceurs qu'avec tranfport fa main Forme de* nceuds étroits & le plus doux himen. En vain fon nom facré retentit dans ta bouche j L'improbité la chafTe & 1'orgueil 1'effarouche. Lui crois-tu par ta pompe offrir affez d'appas ? Un cceur lui plairait mieux & tu n'en offres pas. Que lui font tes honneurs fi tu n'ès qu'un infame  Si 1'appareil chez toi tient lieu d'efprit & d'ame ï Que lui font tes fermens & tes foins fimulés S'ils font par 1'intérêt produits & calculés ? O chafte Déité ! que peu d'humains t'honorent ! Cesgrands,nommésheureux,lefont-ils?ilst'ignorent. Prés d'eux, le parafite , a. les tromper adroit , Singe ton chaud langage & refte toujours froid. Cet humble complaifant qu'aucun foin ne rebute s Les aime-t-il ? hélas ! il rirait de leur chute. Prêt a croifer nos-vceux qu'il fe fait révéler , Le fourbe prend ton mafque & c'eft pour t'immoler. L'ingrat, cruel afpic , en douceurs ne s'épuife Que pour mieux t'enfoncer le poignard qu'il éguifc.' D'inftrument a fa faim qu'il brule d'affouvir , Tu fers a 1'hipocrite & frémis d'en fervir. Le cceur , épris de 1'or , te vend pour fon idole; Par toi 1'étourdi jure & fon ferment s'envole. Tout ce tas corrompu feint en vain tes accens j Tu 1'exclus de ton culte & tu bais fon encens. « Je crainspeu, diras-tu, d'en fouiller 1'allianc « Eft-il fur le motif d'oü nait ta confiance ? Pour avoir dei amis ? il faut favoir aimer;  ïoj LES MCEURS, Ce n'eft pas tout encor : il faut favoir charme?, Cet art fondamental n'eft ni court ni faeile. II faut, pour le faifir ; I'efprit le plus docile : II faut toujours changer & toujours être toi, Prendre les premiers foins pour ta première loi , Interprêter en bien toute froideur qui bleffe , Corriger quelquefois & pardonner fans ceffe : II faut un coup-d'ceil jufte & le tact le plus fur, Que me fert ta bonté fi ton parler eft dur * Ton naturel loyal s'il eft trop fufceptible, Si d'un oubli, d'un mot, le tort imperceptible M'en fait, a tout inflant, effuyer 1'apreté ? Ta faveur , ton favoir, fi j'en fuis molefté ? Rien ne nuit au mérite autant que la jaclance . Si je fens qu'entre nous tu vois trop de diftance , Lynx roalin , je t'épluche & te mets au rabais. Oui, tu fais , cbaque jour, prévenir mes foub aitsj Mais j'en fuis peu flatté fi tu 1'ès trop toi-méme. Lui citer fes devoirs, c'eft gêner qui nous aime. L'ajnour eft feul fa loi, 1'amour eft feul fon prix. Tes, bienfaits fontpayés s'il t'a fait un fouris. I^'or peut tout acheter hors ce tribut de 1'ame,  CHANT CINQUE1ME, 105 Pour n'être pas ingrat, dois-je donc en infame Souffrir & tes bons-mots & ton manque d'égards ? D'oü vient ce froid falut & ces mornes regards ? Quoi ! pour un quolibet dont je crus pouvoir rire ? Pour ton dernier avis que j'ofai contredire ? Pour un de mes fucccs dont tu n'ès pas Pauteur ? Ah ! je m'en appenjois, il te faut un flateur; II te faut un cliënt dont Phumble complaifance A chaque mot t'admire & fans pudeur t'encenfe; Ainfi tu romps tout paóte & tout nceud d'amitié. Plus on fait Padorable & plus on fait pitié. D'ailleurs , j'ai mes défauts & tel défaut peut-être Oü j'ai fait mon portrait fans trop m'y reconnaitre» En un mot , je fuis homme & fur quoi prétends-tu Qu'a tes yeux je me montre unmiroir de vertu ? Offre-moi, fi tu peux, un femblable prodige : Moi, j'y dois renoncer , fai des défauts, te dis-je: J'ai ma fa^on de voir , tu peux me la laiiTer ; Mon humeur & mon faible , il faut me les paffer ; Mon amour-propre enfin : ne m"en fais pas un crime £ Ou du tien plus outré tu me rends la vidlime. A mon tour, que te dois-je ? un foin trés-diligent Pour n'avoir pas befoin que tu fois indulgent. G 4.  '104 LES M (E U R S, J'aime que tu le fois , mais j'aimerais mieux 1'étre. « Mon orgueil, diras-tu, s'en enflerait peut-être. » Un tel genre d'orgueil peut-il nous dégrader ? Ah 1 tu dois m'y combattre & non pas m'y céder, Voila de nos devoirs le tableau réciproque. Si tu veux des arois que jamais rien ne choque, Apprends qu'un tel travers doit les cboquer d'abord, C'eft 1'unjffon des cceurs qui feul en fait 1'accord, Un ton trop familier meffied a 1'ami même. Plus il eft délicat & plus je fens qu'il m'aime. Je 1'entends fans qu'il parle & prompt a deviner, Je fonde fes fecrets fans trop 1'importuner. Je gémis s'il gémit; s'il fe tait, je 1'approuve. Toujours je le ménage & jamais ne 1'éprouve. Ses défirs font mes lois & je les connais bien : Son coeur par fon ccntaót en avertit le mien. Je yeux qu'il foit heureux & pourvu qu'il lepenfe, II peut fe borner-la , je tiens ma récompenfe. C'eft pour moi, réponds-tu,que je forme ces vceux.»» Eh l pourquoi m'outrager, fophifte malheureux Dont Pefprit corrofif flétrit tout ce qu'il touche ? Si t« vois de travers, s.'enfuit-^il que je louche ? Creufe bien les vertus & pour nous infulter j  CHANT CINQUIEMK. io? Sur un tronc corrompu tache de les enter. Approfondis, difierte & , jaloux de leur gloire, Punis-les follement de ne pouvoir y croire: Souille tour d'intérêt, le dévoüment aux lois , Les travaux des Héros, la cle'mence des Rois j Mais prés d'un illétré qui muet les cultive , Qu'eft-il le bel-efprit qu'un foin fi bas captive B Oui, je veux qu'un ami, le plus doux des tréfcrSj Soit heureux pour lui-même & j'y fais mes efforts. Des vertus dans fon cceur ma voix nourrit la flame : J'amollis , quand il faut, ou j'endurcis fon ame : Contre les coups du fort j'aguerris fa raifon : Je lui peins les faux biens, 1'erreur & fon poifon; A travers les écueils je lui tracé des routes : Je calme fes frayeurs & j'éclaircis fes doutes. Par d'injufles foupgons ofe-t-on le ternir ? Je confonds l'impofteur ou lefais revenir. Mais fa félicité , füt-elle mon ouvrage ,* Ainfi que fes vertus , eft a lui fans partage. Me rend-il plus heureux s'il ne me rend meilleur ? Qu'il ait un grand crédit, la plus haute valeur , Mille rares talens, de Por, une couronne ;  'soS LES M Tout en toi lui fourit 8t pourtant il s'envole ? Tu fais trop 1'offenfé potir qu'on te prête foï. L'objet dont tu te plains , doit fe plaindre de toï. Laiffe-la fes défauts : qui médit fans mefure , En croyant fe louer, fait fa propre cenfure. II fe compromet trop pour 1'ériger en faint. L'être le plus plaintif eft toujours le moins plainf. Qui n'eft jamais content , eft peu digne de l'être. Oü nous arrons le plus, c'eft en amour peut-être.  *i2 LES M dU R S, Connais ton naturel & vois a t'aflortir. L'objet qui le peut mieux, apprends k le fèntir.' II eft des cceurs loyaux comme des cceurs perfides s Des cceurs bons, délicats cómme des cceurs fordides". Ceux-la te raviraient! Ah 1 fans y tant rêver, Seulement fois-en digne & tu vas en trouver. Ne choifis pas a 1'oeil l'objet qui doit te plaire : Les ames ont leur tacl j que ce taót feul t'éclaire* Tel qu'on peint cet Auteur,fimple dans fon débur , Puisbrillant,puispompeux & plus fort prés du but; Pour enchanter d'abord, n'ufe point d'artifice : Ton orgueil peut foufftir , fais-ert le facrifice. Promets peu , tiens beaucoup & fais-moi te prife* Comme ces mines d'or qu'on ne peut épuifer. Ne te defïiné pas mieux que tu ne peux être ; Ce mieux n'eft pas ton cceur & lui feul doit paraitre: Ravis-moi chaque jóur & que mon cceur furpris Ne te quitte jamais fans mieux fentir ton prix. Par-la 1'on m'affervit & par-la 1'on m'engage. C'eft le coeur qui me fixe & non pas le langage. A quoi bon tes fermens ? l'être vrai s'en abftient^ JLe fourbe les prodigue & jamais ne les tient. Loiti  tHANT CÏNQUIEMÈ. 113 Loin d'être les élans d'un amour vif, fincère , C'eft a des cceurs glacés que 1'efprit les fuggère. Fuis Padulation : 1 encens fait mon tourment. J'aime mieux ton amour qu'un pareil fupplément. Plus tu fais me louer, moins au fond tu m'eftimes. Tes fleurs me font fentir qu'il te faut des vWimeil A travers leurs parfums , amor^anspour 1'orgueil , Ta faufleté trarifpire & j'entrevois Pécueih Pourquoi ces tours ufes oïi ton efprit s'exhaie? Oui, tu Pas dit cent fois, nul objet ne nPégale | Mz\s n'as-tu pas d'abord trop vah'té ma vertu ? Pour demain qu'efpéré-je & que me diras-tu ? Chaque jour je te vois , chaque jour je t'obferve. Airs, difcoürs , aclions , tout eft mis en réferve* C'eft d'après ce recueil que je dois te juger : N'offre point de contrafte ou je faurai changer, Non, le cceur affervi n^apas ün tel courage : ïl tient il'objet même, k l'objet qui 1'outrage. En vain la raifon parle 8c nous convainc de tout ; Le cceur épris 1'excufe & lachement 1'abfoufc, Pela dans les amours ce tiifu d'aventures 3 H  H4 LES M <& U R S, De larmes & de ris, de paix & de ruptures.' On eft mal aftorn ; mais on veut s'abufer. / On gémit, on defsèche, & 1'on ne peut brifer ; Ou, fi 1'on romp un jour , quel jour & long & trifte ! On n'eft bien qu'un moment 8t pourtant onperfifte. L'amour eft délicat: c'eft un bouton naiffant Qui craint le brülant fud & 1'aquilon glacant. Ce qui le fait fieurir, c'eft la température. II eft , ainfi que tout, mortel par fa nature. Trop ou trop peu foigné, pareil a 1'arbrifTeau , II languit, il chancelle, 8c meurt pres du berceau,' Si ton cboix fut heureux, fi l'objet en eftdigne j S'il joint aux fentimens une raifon infigne , Crois-moi, voila ton maitre 8c je dois lui céder. Eh ! comment vers le bien voudrais-je te guider ? Au lïeu d'un précepteur , n'as-tu pas un modèle ? Calque fur lui ton ame, imitateur fidéle. A quel mentor plus cher te pourrais-tu colier ? C'eft 1'amour qui te parle : & qui fait mieux parler ? Ouvre-lui tous tes fens Sc fois comme Pargile Que pétrit, que faconne un ouvrier habile. La le§on Sc Pexemple en lui brillent d'accord;  CHANT CINQUIEME. nS Vois comme tout en lui plaït & charme d'abord; Comme le haut fentier que craignait ta faibleffe, Alors qu'il t'y foutient, s'applanit & s'ahaiffe : Comme dans fon langage il n'eft jamais d'accent, Sur fon Front jamais d'air ou dur ou peu décent. Aux pleurs des malheureux qu'il eft digne d'entendre , Sens palpiter fon cceur , ce cceur fi bon, fi tendre Qu'un foupir-, une larme ont droit d'intéreffer. Si la vertu te pïait, fi tu veux l'embraflcr, Tu la peux chaque jour puifer k fon école. Ou crains-tu d'échouer s'il devient ta bouffolel Oui , füffes-tu plus brut que tu n'èsen effet, H te polit, il t'aime & ton bonheur eft fait. Eh ! quel bonheur encor qu'un objet qui rafTembïa La raifon, les vertus & 1'amour joints ehfemble ! Voila tes vrais tréfors , amant! fois-en jaloux. Sais-tu fi 1'himen même en aura de plus doux è Non; puifque ton mérite a touché ta maitreffe f : Puifque le fien te charme & nou/rit ta tendreffe, ' : N'attends plus les beaux jours, ils font éclos pour tói. Jours chefs, jours raviffans ! tu 1'entens, tu Ia voi • • Tu reviens , on te nomme, & fon ame ravie , ' H *  LES M <£ U U S , Des yeux bok dans tes yeux le plaifir & la vie: Sa voix, cette voix douce & qui foumet ton cceur , Tar fon embarras merrie, annonce fon vainqueur. Tu pars & cette voix prend un accent plus tendre , Un accent qu'ifolé toujours tu crois entendre. Lorfque Pambition dans fes fougueux tranfports , Rêvant projets, combats , & lauriers & tréfors , Pourfuit ces vains néants, heurte tout,fe tourmente i Ton cceur jouit , s'ennivre en rêvant ton amante. ' Quel bien vaut k tes yeux fon fouris , fon regard ? Tout, jufqu'aumoindre mot, eft divin de fa part. A ton gré, fouvent lent & quelquefois rapide , Le tems peut s'écouler, ton cceur n'eft jamais vide. Crains feulement le prix qu'elle doit t'accorder: Efpérer comme toi, c'eft mieux que pofféder. Müris en f bonorant d'un fi charmant empire. Combien tu lui devras pourvü qu'elle t'infpire L'audace de bien faire & le mépris du fort! Pourrait-il t'ani'mer ce glorieux reflort, Sous le joug des beautés qu'avilit la débauche ? Mon pinceau fe refufe k t'en offrir 1'ébauche. Eaut-il, pour t'éclairer, tepeindre nos erreurs ï -  CHANT CINQUIEME. n? Non, pleurons fur le vice & cachons fes horreurs. Pleurons fur tant d'objets dont la beauté vénale , La viéïime du luxe & des mceurs le fcandale , Des cités fait 1'opprobre au Iieu de les orner, Révolte 1'amour même au lieu de Penchainer. Beau nom d'humanité ! nous te citons fans cefTe Et tant d'êtres, hélas ! font perdus pour Pefpèce» Ils femblent triompher; infortunés qu'ils font ! Le fceau de Pinfamieeft gravé fur leur front t Sceau qui relfort & brille en raifon de leurpompe. L'ufure les dé-vore & le plaifir les trompe. Crois-tu par Ie défordre arriver au bonheur ? II meurt du même coup qui fait périr Phonneur. Avec Phonneur fouvent Pamour-propre compofe. Sophifle infidieux dont Part nous en impofe , L'excès public du vice eft feul, dit-il, a fuir: Caché fous un beau mafque, il ne peut avilir. Mais Phonneur n'admet pas ces vainesdifférencesr II veut un cceur honnéte & non des apparences. L'orgueil , les paffions ont beau s'en courrouccr •> C'eft un rempart d'airain qu'on ne peut renverfer. Qui craint les feuls regar.ls du Public qui Pép'c» H 3  n8 LES MffiUSS, Ne prend de Ia vertu qu'une informe copie. Peintre froid , d'un tableau du goüt le plus exquis, II fait un lourd grotefque, un infame croquis. D'oü vient alors le droit qu'a Phonneur il s'arroge ? D'oü vient qu'il s'applaudit &prétend a 1'éloge ? Que du gcuffre du vice éloigné d'un feul pas, II voit tant d'intervalle oü Phonneur n'en yoitpas?1 Que nous fait fa fierte' s'il en dément PafEche ? Faut-il tant 1'obferver pour la jugerpoftiche ? Bientöt lemafque tombe, &ce dehors charmant N'eft qu'un vain fimulacre, un jeu du fentiment-, Enté fur Pignorance & fur un ton d'empire , Par cent endroits divers Pe'goïfme tranfpire. Avec ce ton contrafte un cceur qui, fans combat,, A longs traits boit la bonte & fe dit délicat. Pour Péveiller ce cceur fans nerf, fans énergie, II faut 1'éclat de Por ou le bruit de Porgie. Qu'il cefTe de vanter Pamour & fes appas : C'eft un Dieu qu'il outrage & qu'il ne connait pas; Mais a. quoi bon parler a qui ne peut m'entenc're? Ah ! fur ces noirs tableaux aurais^je pu m'étendre 06fi| Pefpoir de te plaire en yainquant mes dcgoüts ?•  CHANT CINQUIEME. ng Viens, repofons nos yeux fur des objets plus doux ; Sur ces fronts enchanteurs quibrillent d'innocence 9 Qui décorent la terre & que la tcrre encenfe. Heureux fi leur amour peut feul te réjouir ! Cet amour fait ta gloire &tupeux en jouir. Qu'un bien fi précieux a jamais te raviffe i La rofe du plaifir meurt au fouffle du vice: JI a beau ce tyran, fier d'un nombreux parti 9 Donner a la nature un bruyant démenti ; Mon efprit indocile en croit peu leur ïvrefle.' Oü je vois tant d'écueils, je vois peu d'allégreffe. . Que me fait leur fracas, leur fuperbe dédain ? Le bruit eff au Tartare & la paix dans 1'Eden. De cet Eden miftique , une vierge facrée , LaFoi, jeunes Amans ! va vous ouvrir 1'entréeJ Enfin 1'amour triompbe & des jours le plus beau Va de 1'bimen , fon frcre , allumer le flambeau. Quel moment enchanteur ! brulans d'impatience 9 De vos cceurs enflammés vous fcellez 1'alliance. La candeur fur le front , d'un amour éternel Vous1 vous donnez tous deux le ferment folemtiel. Vousatteftez 1'himen, vos pareus, vc'tre coucbe, H 4  Tu voudrais qu'il füt homme en fa jeune faifon ? Tv Yqi]drais qu'il le fut mieux que tu ne fais l'être ? Quj, mieux ? & mille fois tul'asprouvé peut-être,.  CHANT SIXIEME. igf Que faut-il, en effet , bien que fur ton retour , Pour t'éclaircir le front ? un grelot, un atour. Pour te donner du noir ? un refus, un caprice. Pour re'veiller cbez toi 1'orgueil & 1'avarice ? Un rnince grain d'encens, 1'efpoir d'un mince gaia.' Pour te troubler la tête ? Une ombre de dédain. Pour enfiamer ta bile & te mettre en furie ? Un oubli de fa part, un trait d'étourderie. Or , quand de tes regards un feu cruel jaillit, Que tu faifïs la verge & que ton air palit ; Quand fes frifTons , fes pleurs allument ta colère ; Dis-moi: quel eft 1'enfant, le fils ou bien le pcre ? Ainfi font-ils formés ces tendres nourriffons. On veut qu'ils foient parfaits & voila nos legons. Tu chéris la vertu ; mais tu me fais connaltre Que fouvent Ie difciple en eft un mauvais maitre; Qu'armé d'une rigueur, faite pour Ia trabir, En Ia leur prêcbant mal, tu la leur fais haïr. Tel eft le coeur bumain. Dès qu'il fe fent efclave , L'enfant, pour s'affranchir, fe roidit, fe déprave, Agir par un cboix libre eft notre grand pencbant. C'eit fon droit, on 1'en privé S? 1'on le rend méchant.  i38 LES MGEURS, Bientot onle croit tel, ce n'eft plus unproblême. Mais, pour m'en aflurer , réponds : 1'ès-tu toi-méme? Hé ! fur quoi prétends-tu qu'il eft autre que toi ? Que le mal eft fon bien, que Terreur eft fa loi ? Qu'entrainé par 1'attrait, par le befoin du vice , La 'vertu n'a pour lui ni beauté ni délïce ? Ce n'eft pas la vertu , c'eft ta cbaine qu'il hait: Plus tu 1'appefantis & plus il s'y fouftrait. Tu I'en punis ; mais fache , ó Précepteur ignare l Que 1'auteur de fes torts c'eft fon tiran barbare. Quoi! tu fais des lecons & tu ne congois pas Qu'il aime mieux errer que ramper fur tes pas ? Que bouülant de dépit, lorfque fier il déferte , II cbercbe fon bien-étre en courant a fa perte ? Ou , fi tu Ie concois , que n'ès-tu conféquent ? Pourquoi toujours cet air, ce ton dur & choquant,? Ah J lorfqu'a tes plaifirs , en enfant, tu te livres y • Peux-tu le condamner a n'aimer que les livres? Par des chaines de fleurs, que ne le guides-tu l Quel cceur flétri pour elle , aimerait la vertu i Quelle vertu , d'ailleurs, pour fa béatitude , Que tes bifarres lois , la retraite & 1'étude ! Oui j fon naïf inftind qui ne peut 1'y fentir.  CHANT SIXIEME. 135 A bien droit de douter , puifque tu peux mentir. Rougis ou prouve mieux qu'a lui tu t'intéreffes, Faut-il donc aux enfans prodiguer les carefFes ? Qui fe rend refpedtable , en eft feul refpefté : Qui leur condefcend trop , en eft feul infulte', Montre-toi jufte , égal, de fens-raffis & ferme, Ne te permets jamais ni cbatiment ni terme Que 1'équité n'approuve 8c fur-tout leur inftinclï Ton art eft en défaut fi cet inftincf fe plaint. Tacbe que le devoir , le travail & 1'étude , Gradués fur leur age & fur leur aptitude , Lorfque tu les pfeferi's , aient leur affentimeht. Plus d'épines dcs-lors, tout devient agrément. N'ont -ils cncor connu que ta loi pour mobile ? Leur lenteur trompera la main la plus habile. Le befoin fait mouvoir la maffe des efprits : Jufqu'a ce qu'il les preffe , en vain tu fais des cris. Alcrs feul reprochable , 8c ne t'en doutant gucre , Vantant tes foins perdus, en précepteur vulgaire , Parmi les efprits lourds , je t'entends les claffer. Tels qu'ils font néanmoins , ils pourront t'éclipfer Si le hafard permet qu'un maitre les manie  14» % ES M (EUR S, Qu'il leur sème de fleurs les routes du génie. Ne faut-il , le crois-tu , pour ouvrir ces fentiers, Qu'endoffer une robe & compter des quartiers ? Quel eft ce trifte jeu , cette farce bifarre Oü tantöt la fureur , tantót 1'amour t'égare? Oü toujours ridicule & plus puéril qu'eux , De 1'inftincf machinal tu fuis 1'élan fougueux ? Crois-tu donc les former lorfqu'avec euxtujoues? Qu'ici tu les rnaudis & que la tu les loues ? Quetu fais fuccéder , au gré de teshumeurs, Les clameurs aux baifers, les baifers aux clameurs ? Qu'aux Iecons de vertu , par un groflier contraire , On t'en entend mêler Std'orgueil & de fafle ? Qu'en un mot raifonnant & parlant au bafard , Tu ne montres le bien qu'a travers un brouillard ? L'abfurde pre'cepteur qui de'truit fon pre'cepte,. Ne doit taxer perfonne; il n'eft que lui d'inepte. Qu'il foit rbe'teur , poëte & bon grammairien , II manque de logique & fon favoir n'eft rien. Qui n'eft envers fes fils familier ni févère, A fon gré , les domine & leur cceur le révère.  CHANT SIXIEME. 14» Qui d'abord les ménage , enfin févit trop tard : 11 les rend plus mauvais s'il févit au hafard. Trop dur, il les roidit; trop doux , il perd 1'empire. De ces erreurs , hélas ! qui nous dira la pire ? Mais entre ces écueils un fentier efl tracé Que fuit 1'inftituteur clairvoyant & fenfé. Entre dans fon écoïe & , puifqu'il t'eft loifible , D'un vrai maitre de 1'art deviens 1'humble difciple»1 La, fiére de 1'entendre, accourant a fa voix, Vient fiéger la Nature & recortnait fes lois. Son cceur toujours naïf, mais flétri par l'infultea Henait tout étonné de recevoir un culte : De voir un jeune Peuple , efpoir cher a. fes vceux , Conduit par une main qui le rend plus beureux ; Qui, pour redreffer 1'arbre , évite de le tordre , Se laiife peu fentir 8c fait refpecler i'ordre. La , chacun efl content 8r. chacun lui fourit. L'efprit fe développe 8c la fanté fleurIt. Le plaifir feul fait tout; 1'équité le difpenfe : II punit refufé, permis il récompenfe. Lk, comme fur un fol favorifé des cieux, Ignorant toute cxaiate & tout joug odieux ,  i42 LES MffiURS, Le plant germe rapide & s'emplit d'une sèvé Qui le groffit, Terend, Pembellit & 1'élève. Que ne peut mon pinceau, tout prét des'épuiferj Sur un afpecf li doux long-tems fe repofer ! Pourfuis, ö fage guide ! & nous tiens en réferve Des étres qu'avoüront & les Mceurs 8c Minerve.Ton cceur feul te fuffit tandis que dans ces vers J'offre moins mes tréfors que mes larcins divers i Heureux li pour fervir le Public que j'honore , Ma Mufe par fon art t'en eüt plus fait encore. Croiffez, enfans , croiffez 8c jufqu'au dernier jour? Vous lui pairez fes foins en longs tributs d'amour. Un efpoir fi flatteur, un deflin fi profpe're 3 II ne faurait te luire , ö trop indigne père Qui, plongé dans le vice, endurci par Terreur,1 N'ès qu'un tiran barbare Sc qu'un objet d'horreur* En vain tout a toi^même 8c plein d'infouciance > Un calus envieilli couvre ta confcience : En vain dans ton audace au-deffus de tout frein, En répandant 1'angoiffe, ès-tu toujoujours ferein : Je t'ai vu, cceur féroce l'Sc c'eft moi qui t'accufe j  CHANT SIXIEME. 143 Je t'aï vu fous ton toit, plus cruel que Méaufe, D'un coup d'ceil, d'un feul mot pétrifïer des cceurs, Des cceurs dont ton fang même expirait mal les pleurs. Je t'ai vu vil & fier, bravant toute cenfure, Scandalifer Penfance , effrayer la nature. On t'attend, tu parais; mais, hélas ! quel moment! L'ceil hagard, Pair colère & d'excès tout fumant , Tu rugis tel qu'un tigre & ta femme tranquille , D'un foupir a Ia mort demandant un azile ; Ta femme dont le calme émouvrait un rocher, Mais t'aigrit, te courrouce au lieu de te toucher; Ta femme dont le cceur efl fuffoqué de larmes , Ne penfant qu'a fes fils dans cet inflant d'allarmes, Les cacbant dans fon fein contre leur ennemi , Fuit, s'éloigne d'unmonflre &te dit: « mon ami ! » C'efl toi, fcandaleux père, époux vil & fens ame ! Ëfclave d'un penchant qui te nuit, te diffame; C'eft toi qui m'as fourni ces incroyables traits. Oü les trouver ailleurs fi tu ne les offrais ? Non ; les monftres des bois , fans raifon ni culture , Ne les offriraient point; ils fentent la nature. Toi, tu la fais frémir ainfi que mon pinceau. L'Humanité t'abjure & t'arrache fon fceau.  *44 LES M (SUR S, Malheureux ! Eh ! quel cceur as-tü doncpü te fair* Pour tourmenter en tigre & tes fils & leur mère ? Quel eft cë droit affreux qu'on te voit t'artoger , Ce tribunal nouveau que tu veux t'e'riger Contre ton propre fang Sc contre 1'innocence'? Quoi ! tu peux, fans fre'mir , oppofer ta puiffance A 1'augufle Nature , a fon cceur maternel Que confond , épouvante un cceur li criminel ? Monftre ! n'entends-tu pas fa majeflé fuprême Sur toi , pleine d'horreur, fulminer 1'anathéme ? Ne vois-tu pas 1'abime oü , chaffé de fon fein , Tu cours t'enfévelir , entrainé par fa main > Ah ! par tes intéréts lesplus chers , les plus graveSjj Par le nceud conjugal qu'en forcené tu braves , Par 1'amoUr paternel dont Pattrait favoureux Remplit 1'ame , confole, & tout feul rend heureux f Sens, finis ton délire Sc fois époux Sc père. Eh ! qüel confolateur fe peut-il qu'il efpère Un cceur dans fon défordre infolent Sc brutal ? Tes beaux jours pafferont : bientót 1'hiver fata! Glacera ta chaleur, fur toi fondra rapide: Alors foutiendras-tu cet orgueil inrrépide ? Non ; concevant combien, dans ton affliction , Une  CHANT SIXIEMÈ. 145 tlöe fille , un fils tendre épandrait d'oncTion, Tu les réclameras ; mais un vengeur févère , Par de mauvais enfans , punit un mauvais pèrej. Que vois-je ? Quel fpeétacle liumiliant, affreux ! Rongé d'ennuis, de maux , für un lit douloureux , Chacun d'eux te délaiffe au bord du trifte gouffreó Tu les fis tant fouffrir ! c'eft ton tour, gémis,fouffre» Leur cceur ne t'entend point : hélas ! tu 1'as ferme'. Leur fuite t'en convainc; non , tu n'ès.pas aime'. Leurs vceux que mille fois la mort daignaconfondre, La mort vient les combler , le coup eft prét a fondre; Il fond. Meurs, cruel pere & defcends au cercueil: Tes enfans vont renaïtre en revêtant ton deuil. Mais leur front re'joui fous un lugubre voile, Me fait trembler poüf eux du cceur qu'il me dévoiles Hélas ! ce cceur barbare, ingrat & criminel , Chargé d'un facrilcge & d'un fang paternel , Cé cceur fent-il affez 1'équité , la nature , Pour s'éviter le fort dont j'ai fait la peinture ? Enfans ! fongez a vous, ou vos fils ptovoqüés Vous rendront les legons que vous leur inculques* Ainfi va des méchans fe propageant la race* K  T45 LESMCEURS, Le fils d'un iibertin s'attache fur fa tracé : Le petit-flls y marche & fes fils y courront, ïères auffi d'enfans dont les fils la fuivront. Comment rompre le cours de ce torrent funefte ? Les Mceurs, les feules Mceurs en tariront lapefte. Sols bon fils , fois bon père , & fans t'en émouvoir , Malgré les torts d'autrui, fais toujours ton devoir. «Le devoir eft pénible & la lecon facile. » Tu le creis , tu le dis ; mais la raifon tranquille , La raifon qui te parle & veut t'encourager , N'a point d'autre langage & n'en faurait changer. Èn vain dans ton dépit tu jéterais mon livre ; Ses lois reftent toujours, c'eft k toi de les fuivre. « De la raifon, dis-tu, c'eft enfler les pouvoirs. » J'ai mes droits naturels ainfi que mes devoirs. » Si ceux-ci font facrés , ceux-la le font de même. » Avant & plus que tout,permets donc que je m'aime, v Ce droit, le nom de père a-t-il pu le borner ? » Mon fils doit m'obéir & non pas m'enchainer. » Mes deftins font, d'ailleurs, au-deffus du vulgaire : » Je fuis trop au Public pour pouvoir être père. h J'ai de Por 3 c'eft afiez pour m'exempter d'un foin  CHANT SIXIEME. ï47 Ou tant d'inftkuteurs afpirent par befoin. » Ab ! contre le devoir quand 1'orgueil argumenten pëntends-tü pas ge'raïr !a raifon qu'il tourmente ? Quoi! tes plaifirs , ton rang , ton être perfonnel Tu les crois plus facrés que 1'amour paternel ? feft-il 1'amour de toi, bien pur, bien légkime , Si ton fils, ton fils même en devientla victime ? Immole-lui plutót tes pencbans vicieux j Aime ton propre fang & tu t'aimeras mieux. Ton fils dolt t'obéir; mais n'ès-tu pas injufte Lorfque, dès fon berceau, tu vends ce droit augufte % Lorfque , fans fon aveu , cherchant a t'alléger, Tu le mets, en iiaiffant, fous un joug étranger ? Hcrs du fein maternel, loin des regards d'un père , Commcntjfous un tel joug, attends-tu qu'il profpère? Qu'il ait, pour fes auteurs qui trompent fes befoins, Ce refpecl, cet amour, le fruit des premiers foins ? Ton fis doit t'obéir : tu dois donc le reprendre. C'eft un devoir que toi , toi feul lui peux apprendre. Quel que fut lementor qui méritat ton choix, Aurait-il & ton cceur Sc tes yeux & ta voix ? K a  148 LES MCEURS, Mais,que dis-je ? ton cceur .Tu te connais fans doute: On brille peu par-la lorfque le devoir coüte. Livre-le donc, ce fils; mais un jour, confondu , Tu cbercberas fon cceur, & tu Pauras vendu. II ne 1'oublira pcint qu'il te devait fon être : S'il pouvait 1'oublier, il t'aimerait peut-être. Qu'il foit ingrat alors , toi , tu 1'ès aujourd'hui. Efpoir flatteur pour toi !... Tu revivras en lui. II faura tous les arts , excepté l'art de vivre. II voit tes erremens &, foigneux a les fuivre , Indélicat, mou , lacbe, extravagant, altier, Ton fils a nos enfans terendra tout entier. S'il faut au Souverain, fous un grand caraaère , Aller , dans d'autres Cours, prêter fon miniftère : Si le montrer terrible en volant aux aflauts , Oubienfefant &fage aux yeux de fes vaffaux, II en prendra leeon aux pieds d'une maitreffe ; Mais tantót fon orgueil, tantót fa maladreffe Compromettra du Tróne & 1'bonneur & les droits j U vendra la viaoire & fe joüra des lois: Ou d'emplois fi brillans jugé trop incapable , On laiffera cet être oifeux & méprifable ,  C H A N T SIXIEME. 149 Trainalfer dans la fange un nom déshonoré , Blanchir danj la crapule & mourir ignoré. Eh quoi ! de commenfal, d'efclave d'une Bonne , II deviendrait un jour ce que fon rang ordonne ? Tu le devinj trop peu pour Pefpérer de lui. L'efprit de la plupart n'eft que 1'efprit d'autrui. II fent ton injuftice & tu crois qu'il 1'ignore ! II voit ton inconduite & tu veux qu'il t'honore ? Dans fon cceur prcvenu, que peut-on imprimer ? Le mépris des cceurs vils ? on croirait te norcmer. L'honneur & le devoir ? on ferait ta latire. L'amour reconnailfant ? rien chez toi ne 1'attire. Inftruis-donc, Précepteur ! ton jeune nourrifTon ; Si les mceurs des parens démentent ta lecon , Vainement dans ton art tu fcrais un modcle s II fuccera leurs mceurs & tu perdras ton zèle,' Un feul jour, de dix ans , fait avorter le fruit. L'enfant, Jibre du frein , biendrefie, bien inftruit, Rentre dans fes foyers, voit d'autres mceurs, s'yplie. Entend une autre laiigue & 1'ancienne s'oublie. K 3  J*o LES MCEURS, II t'eft ener cependant j mais te 1'eft-i! affez? ff Je répands Por pour lui Bienfaits intéreflés ! Tes foins & ton exemple auraient plus d'influence. « Des maitres de tout art, vois chezlui Paffiuence. » Un feul lui vaudrait mieux & je ne Py vois pas. Conviens-en , ce devoir a pour toi peu d'appas. Qui ? toi, te rabaiffèr au rang d'un mercénaire ? ï>Ton; le Ricbe, le Grand doit rougir d'être père. Ton cceur eft magnanime Sc fon noble penchant, Dans un foin fi borne', ne voit rien de touchantQu'ils font rrands les objets oü «'attaché ton zèle! Lefalut d'unEtat dont le deftin chancèle ; La guerre qui menace & qu'il faut conjurer; Le Peuple qu'on dédaigne & qu'on doit honor-er $ Tous les moyens enfin qu'ïndique la prudence Pour reftaurer les mceurs & fixer Pabondance. Eft-ce toi que j'ai pelnt ? Ah ! fi de ton néant . Tu furchargeais la terre , orgueilleux fainéant ; Sï de Parbre-civi! que tout poids embarraffe , Tu g-ourmandais les fucs , rameau fier & voraee S Si les gofks du moment, les nouveautés du jour Compofaient ten hiftoire & les feuls fous ta Cour j CQOelu? j mpi, je finisdepeur qu'un fi grand être,  CHANT SIXIEME. 151 Par les foins paternels , ne 5'avüit peut-être-. Toi, qui dutrifte fcrt tiensun pareil époux, O mère ! de ces foins fais tes foins les plus doux. Ah! quand cet être nul t'ahreuve d'amertume, Qu'un chagrin concentré lentenient te confume , Vois dans tes chers enfans tes vrais confolftteurs; Couvre-les de tes yeux, de tes yeux prorecleurs. Qui mieux que leur foütis peut adoucir tes larm.cs ? Oui; fens que la nature eft la mère des charmes. Quel être comme toi peut en fèntjr 1'attrait ? Ton cceur eft fon prodige & ton front fon portrrut. Dans les cceurs maternels, fa main pleine d'adreffe, Epuifa tout fon art & toute fa tendreffe. Mais quel fut fon objet en uiitinguant ces cceurs ? Le bonheur de la terre & le règne des Mceurs. Remplis tes hauts deftins , ó mère refpeétablc ! Ménage-nous les biens dont tu nous ès comptable. Vis pour nourrir tes fils, vis pour les enfeïgner: Travail Ier pour leur gloire, en jouir, c'eft régner. Eh ! dans ces cceurs naïfs, qui peut mieux qu'une mère En diftiler 1'amour tel qu'un lait falutaire > Ou quel bien, quel plaifir flaterait mieux tes fens K 4 \  t$2 LES M (E U R S, &c. Que leur tendre foürire & leurs premiers accens ? Oui -3 dansle tourbillon qu'une avcugle s'envole j La raifon t'en convainc , fon efpoir eft frivole : Jamais, loin du devoir, on n'eft prés du bonheur. Toi,prés d'eux, & plusfage &plusriche d'honneur, De tes chers rejettons dont 1'effain t'environne , Forme le coeur, 1'efprit, ils feront ta couronne. Qu'il efl beau cet emploi ! qu'il efl fatisfefant ï C'eft approcher d'un Dieu que d'être bienfefanr, Laiffe de leur pouvoir s'enorgueillir les pères : Le refpect eft pour eux, 1'amour eft pour les mère?.  LES MöEUR S, CHANT SE PT IE ME, & dernier. «F'A PPROCHEde men but & je vais refpirer , M'occupant des lecons que j'ai fu t'infpirer. L'Humanité, 1'Honneur, 1'Etat, le Diadême, La Raifon , 1'Amitié, 1'Amour & 1'Himen même , Tout t'intima fes lois &, prompt a. les faifir , D'un pénible travail tu m'as fait un plaifir. Je reprends mon crayon, heureux fi ton courage Peut Hater mes effens bien plus que cet ouvrage. Que 1'amour des vertus fixe ton premier foin. Bien-tót joins-y les Mceurs ; leurfphèreva plus loin. Non j le premier tre'fcr ne fufft pas a l'homme.  J?4 LESM<£URS, De fes nombreux devoirs un ne fait pas la fomme. Le plus commun défaut , 1'un des plus infenfe's C'eft qu'en fait de merite , on dit trop tót afiez* La foif d'un bien li rare eft a 1'inftant e'teinte. Notre cceur peut a peine en offrir quelque teinte, Lorfque dans fon orgueil fe mirant fatisfait , II s'applaudit iui-même & fe trouve parfait. Bannis cet amour-propre & toujours plus avare , Julqu'au dernier moment, acquiers, choifis, compare. Vois dans fon attelier un Phydias nouveau. C'eft d'un bloc groffier, brut, que fon doéte cifeau Sut tirer la Vénus dont la beauté t'enchante. Quel regard ! quel foüris ! quelle grare toucbante ï Le marbre fous fes doigts , furpris de s'animer , Sent & parle & refpire & te pent enflamer. Ivjais comment dans fes traits & dans fon attitude, A-t-il jeté tant d'art ? c'eft le fruit de 1'étude. Obfervateur foigneux , s'inflruifant a loifir , Le beau, le deux , 1'aimable , il a fu tout faifir. Efiorce-toi d'atteindre un ouvrier fi fage. Ton marbre, c'eft toi-même & ton cifeau, 1'ufage. '"el cóté parait rude l il faut o^u'il'foit poli.  CHANT SEPTIEM E. 155 Tel eft dur ? La raifon veut qu'il (bit amolii. Ton maintien eft glacé ? que ton efprit Panime. Ton ceil mort & muet ? j'exige qu'il s'exprime. Ton parler fier & fee ? qu'il devienne moëlleux, Corrige ton port rolde & ton front fourcilleux. Faiï fur-tout que ton ame, en ta pbyfionomie, Vienne chereber la mienne Sc s'en mcr.tre i'aa;ie. En un mot, dans ton gefte & tout Pextérieur, Doux, franc, affeclucux, peins ton Intérieur. Tels font de la vertu Fair, le ton & les graces. L'crgueil ofe fouvent lui prêter-fes grimaces ï L'crgucil, qui d'une vierge outrageant la pudeur-, Veut 1'ttalerfans ceffe & ternit fa candeur. Pen aime les attraits , mais fans caricature. Oü je vois de Pemprunt , je fens de Pimpofture. Que fert le ton mielleux , Pempbafe, le manteau ? Ces moyens trop ufés ne font plus un panneau. A quoi boïi t'épuifer en difcours focratiques ? Plus tum'en étourdis & moins tu les pratiques. Tu tc n-.::s ;;ar Paffiche , eile m'ouvre les yeux, Tcurfard furun vifage annonce qu'il eft vieux. * La vertu n'eïl pas vieillc , & lorfque tu Ia fardés .  *5s les mceurs, Loin de mieux m'y fier, je me tiens fur mei gardes. Mais, fi je lui défends le ton, 1'airaffété, Je ne lui permets pas 1'humeur ni 1'apreté. C'eft une beauté fimple, une vierge ingénue. Qui bait d'être parée & rougit d'être nue. Choifis les ornemens qui peuvent 1'affortir. Un air ouvert lui fied & la fait mieux fortir. Revêts-la de raifon , de douceur , de noblelfe : Abforbé fous fes traits ; que l'homme difparaiffe. Moins il fe montrera, plus il aura ma foi. Fais moi t'aimer en elle ou 1'adorer en toi. Je lui hais & 1'aigreur & Ie ton dont tu 1'armes. La rofe fans épine aurait bien plus de charmes. En vain pour fon héros mille gens t'ont donné ; Je t'entends un quart-d'heure & m'enfuis étonné. Puis-je t'avouer tel a ton abord ruftique , A ton fee laconifme & ton humeur cauftique ? Malgré tes louangeurs ou fots ou complaifans , L'urbanité te manque & je n'ai plus d'encens. Pour être le héros du tableau que j'achève , II te faut du beau monde être long-tems 1'élcve. Que n'as-tu , pour paraitre & civri & loyal , Enté fur l'air fauvage un air plus focial ?  CHA.NT SEPTIEM E. 157 Pourquoi te rien céler ? Oui, laprobité brute Efl d'un faible fecours quand le debors rebute. Si tot qu'un air maiifTade en obfcurcit les traits, Je crois que la nature en a fait tous les fraix. C'eit ton tempérament qui te rend équitable, Auifi bien qu'impoli, grondeur & peu traitable. Tu n'y fis rien toi-même & j'ofe t'en blamer; Puifqu'avec le cceur jufte, un rien t'eüt fait aimer.' Ce qu'a la tendre fleur font les fraicbes rofées, Le font a la vertu les manières aifées. La fleur craint & 1'orage & le midi brulant: La vertu hait l'air brufque & le ton infolent. Dépouille ces défauts: vois , réflécbis , écoute. Ce qui plait au Public , te fiérait bien fans doute. Ne 1'as-tu pas ? acquiers-le & ne te laffe point. Ce qu'il hait & critique , eft a fuir en tout point. Fuis-le donc , il le faut: c'eft une loi puiffante Dont ni le rang, ni Page, en un mot, rien n'exempre.' Mais que Purbanité , ce reliëf fi charmant, Soit le fruit du me'rite & non le fupple'ment. Si d'un excellent cceur ton dehors n'eft le gage , Compte peu fur la foi que d'abord je t'engage.  LES M (E U R S, Qui n'eft pas ce qu'il femhle , eft un vil grimacier: Qui dit plus qu'il ne fent, eft toujours un groffier; Tant 1'auitère raifon fait peu de dift'crence Des dehors fans Ie fond , du fond fans 1'apparence. Elevé dans la morgue, ignorant & fans goüt, t7n grand fait qu'il eft tel & penfe que c'eft tout. Mais ainfi qU'une tour qui, péchant par la bafe , Cède au premier orage & fous fon poids s'ccrafe j Telle aux traits que lui lance un généreux dédain 9 Sa fauffe grandeur tombe & difparait foudain. Qu'un air d'aménité, qu'un abofd favorable Lui faurait ménager un fort plus' honorable ! Eh ! comment prétend-il que Pamour des mortelts D'une ïnfènfible idole , encenfe les autels ? Qu'accourant en aveugle aux pieds d'une ftatue^ Les prix düs au grand-homme, il les lui proftitue ? Que ne parüt-ii donc dans ces tems oü Terreur j Devantfes Dieux affreux, glagait le Nil d'horreur? Que nous fait fon éclat, fon.appareil infïgne , Si fon air nous morfcnd & fon ton nous indigne ? Que nous fait fon Palais, ü 1'aecès en eft craint ?  CHANT SEP TI E ME. 159 Son or ou fon crédit, fi 1'opprimé s'en plaint ? Plus il nous voit petits &plus il doit nous plaire. Qu'il ait cet art a cceur ; qu'il foit bon , populaire , Accueillant, ferein , grave & toujours circonfpecl. Que fon noble maintien commande le refpecl. Qu'en obligeant, fon ton jamais ne défoblige; Qu'en retufant, jamais fon caprice n'afHige ; Qu'il courbe fon orgueil fous le joug de la loi ; Qu'en le quittant, chacun foit plus content de foi; Le bon droit combattu, que fon pouvoir 1'appuie j Les yeux baignés de pleurs , que fa main les elfuie. Tout le dehors d'un grand doit peindre la bonté» Mais un devoir fi faint & trop peu refpeété, Croirais-tu le remplir par un air bénévole , Ce grand art de la Cour , mafque vil & frivole ? Tu te mettrais dès-lors au rang d'un hiflrion Jouant Minos , Augufle , Heéfor ou Phocion. Un tel afTortiment ne lied qu'aux ames balles. Sache que la bonté veut plus que des grimaces ; Qu'il lui faut d'habitude immoler nos loifirs , Nos dégoüts , notre luxe & même nos plaifirs. Un tour d'expreflion coulant, plein d'élégance, Un ton de fentiment, unair de bienveillance :  i6o . LES MCEURS, Jeu trompeur, fatal piège oü le fmple fe prendé La noble politelfe eft bonté dans un Grand. Ne prétends pas jeter les vertus a tön moule. Ou foutiens mieux ton röle ou rentre dans la foule. Vas te méler honteux patmi ces lourds efpf its Auxquels leur fervitude a ce faux art appris". Ils favent fimuler & mieux que toi peut-être. Oui, de quelque beau fang que foit forti ton être , Tu n'as qu'un cceur ignoble & voilk tes rivaux. En rougis-tu ? Prends donc des fentimcns nouveaux. Mentir fera toujours la refTource d'un lache : Qui connait fa laideur, fuit le jour & fe cache. Mais l'homme vraiment bon, jaloux d'être connu, Ne craint pas de fe nuire en fe montrant k nu. Si tu favais t'aimer , faudrait-il des préceptes ? Ah' puifque du vulgaire, orgueillêüx, tu t'exceptes, Vois mieux ce qui dégrade & ce qui rend fameux : Vois de qui tu defcends & fois poli comme eux* Pourquoi dégénérer en recourant aux feintes ? Te jouer d'un cliënt , efbce tarir fes plaintes ? C'eft offufquer ton luftre, au lieu de 1'avive*.  CHANT SEP TI E ME. iSt J'y hais la moindre tache & tu dois I'en fauver. Laifle dcrmir en paix tes aïeux , leur hlftoire : C'eft en toi feul que j'aime a retrouver ta gloire. Veux-tu m'eri accahier ? Donne-m'en pour témoins Tes vaiTaux dans 1'aifance ou foulagés du moins 5 L'ordre dans ta maifon èz ton coeur magnanime Cher aux Mceurs qu'il honore,aux talens qu'il anime. Leshauts-faits ont leur prix; mais eft-il un laurier Qui t'illuftrat autant & qu'on dut t'envier ? Si d'un pareil tableau tu m'offres ie contraire, II t'eft dü mon mépris; ne crois pas t'y fouftraire. Quoi! puis-je t'honorer pour être tout-puiflant, Quand tu fais au hameau verfér des pieurs de fang » T'accorder mon refpeft quand la débauche t'ufe, Qu'on rit a tes dépens, que 1'artifan t'accufe , Que ton bien dlfparait , que ta femme gémit, Que cliens & vaffaux , tout fe plaint ou frémit > Tecroire humain, poll, généreux & fenfible, Pour couvrir d'un air doux un naturel horrible ? Pour tout donnet en dupe & manquer a ta foi ? Non j j'ai peint un barbare & n'ai fongé qu'a tof.' L  iGz LES M avec les Mceurs affis , Tenir Jong-tems ie fceptre & bannir nos foucis ! Privé de fon compas , au fein de I'opuïence , Au faïte des honneurs oü ton orgueil s'élance , Le bonheur oü tu cours , trahira tes cfrorts. U n'appartient qu'a lui d'en ouvrir les tréfors; D'en établir le règne a la Cour, au vil lage , Par-tout oü la fortune eft fous les pieds d'un fage. Lui feul fait, du Public auditeur attentif, Fuir tout ton empbafé , tout air comparatif ; Tout regard dédaigneus que le dédain rebute; Tout rang pris fièrement que la fierté difpute ; Tout défir de primer, tout emprunt, tout apprêt; En un mot, tout travers, & tout fingulier trait. Lui feul fait bien faifir les tems , les convenances; Faitvaloirnosbier.faits, nos foins, nos prévenances; A travers tant d'efprits que Pon voit contrafter, Conduit toujours nos pas fans jamais les heurter. L a  164 LES MCEURS, Lui feul fait pardonner une aimable folie , Sait placer a propos 1'efprit & la faillie ; Marier la fageffe aux ris vrais & décens j Choilir pour la beauté des airs affortiffans ; Au rang, a la bravoure , aux vertus effeétives Affurer & leur gloire & leurs prérogatives; Difcerner les humeurs , & d'un bigot , d'un fat , Ménager 1'amour-propre & 1'orgueil déïicat : Enfin , parler, répondre , écouter & fe taire. Que n'efl-il confulté ce maitre falutaire ! Dès-lors nos intéréts & mieux vus &plus purs; JNous fëraient agir tous d'après des calculs fürs. Dès-lors difparaitrait le facheux qui molefte , Le bourru dont on rit, 1'arrogant qu'on détefte ; Le cenfeur qui , hors lui , voit tout a corriger ; L'impudent qui nous laffe a force d'exigér; L'efprit faux & têtu, le caufeur inlipide , L'homme vain qui du monde efl le fléau ftupide g Le frondeur indifcret, le fot admirateur , Le mielleux hipocrite & 1'effronté menteur. Dès-lors plus de pédant, de fat nauféabonde ; ."Race par-tout maudite & qui par-tout abonde:  CHANT SEPTIEM E. i&$ Plus d'être perfonnel , impertinent, pervers : Plus de ces détraóteurs , dont 1'efprit de travers , De vertus qu'il déchire & de noms qu'il viole 9 Moins adroit que méchant, nourrit fa gloriole. Dès-lors 1'urbanité , les fentimens , Phonneur Banniraient tout manége & tout art fuhornetir. Le goüt ferait tomber les lazis , 1'équivoque Dont le fel affadi piqué moins qu'il ne choque. Chacun fe connaltrait & ferait mieux connu. Ainfi cefferait donc ce corobat continu De notre vanité qui veut primer fans ceffe , Contre celle d'autrui qui toujours la rabaiffe. C'eft dire qu'on vaut peu que d'ofer fe vanter. Qui ne doute de rien , de tout me fait douter. Tel efl un fuffifant, malheureux caraétère Qu'on détefte d'entendre & qui ne peut fe taïre.' Sens donc qu'on fe dégrade en fe fefant valoir. Celui-la n'eft qu'un fot qui fe fait malvouloir. Dans le choix des amis crains la rttefalliance : Ce choix, prudemment fait, t'acquiert ma confiance. L 3  i66 LES MIURS, J'aime que la retraite ait pour toi des attraits. ; Le cceur févré du monde , y retourne plus frais, Quiconque 1'en fature , ardent & trop avide , L'y rend indifferent & 1'en rapporte vide. Fais-t-en une reffource & non pas un befoin. Bientct il t'exclura, prévois ce jour de loin. Attends-y-toi d'avance , un long biver s'apprêtej D'abondantes- moiiTons' pourvois donc ta retraite. Sur ce bruyant théatre, ona beau fe prelfer ; Malgré ces flots d'acieurs, 1'ennui fait s'y gliffer. Chacun croit s'y fonftraire & celui qu'il éprouve ; Mais rentré dans fon cceur, tout entier il l'y trouve Les efprits ennuyés font toujours ennuyeux. Ce font-la ces brouillards & ces fle'aux des cieux Qui pareils a la pefte , a la faim, a la guerre, Etouftent les plaifirs qui germent fur la terre : Etres non moins a charge a 1'humaine raifon , Que ne 1'eft aux gue'rêts le nuihble chardon, Cette plante maudite en pompe la fubftance. Tel 1'oiff furchargélas de fon exiflence, A l©ïtt ce qui Pentoure,- en fait porter le poids.  CHANT SEPTIEME. io> Aime donc le travail , c'eft: la gloire des Rois : Sans lui, leur diadême eft un reliëf futile. C'eft d'eux que doit partir le mouvement utile Qui, d'une vafte fphère animant les reiforts , Seul fait agir & croitre & briller tout le corps. Tout vit par 1'aftion, tout meurt par 1'inertie. Eh ! comment pourrait-il l'homme qui s'apprécie s Laifler ftagner fon ame & fon cceur & fes fens ? Le repos n'eft pas fait pour les êtres penfans, Nos jours font un éclair dont le fillon s'elface Si 1'éclat des vertus n'en a marqué la tracé. Seuls , a travers les ans & toujours radieux , Leurs ttaits du dernier age , iront fixer les yeux.' Qu'il eft autre le fort d'une grandeur frivole ! La mort engloutit tout, prêtre, autel, temple , idole. A ces traits immortels unis donc tes deftins : Ne vis que pour bien faire & tes prix font certains. Plains l'être défceuvré ; le poids du tems 1'opprime. Ne borne pas .tes foins a t'abftenir du crime: Pr Jferve-toi du vice & fens que le premier Au bonheur focial nuit moins que le dernier. Tel qui des juftes loix fubit la fiétriffure L 4  •68 LES MiURSj Pour un depót nié, pour le vol ou 1'ufure , Fait moiris d'infortune's qu'un brutal, un trompeuiy Dont fhumeur tirannife & 1'approche fait peur. As-m fini chez toi le citoyen & l'homme ? De tes nombreux devoirs as-tu rempli la fomme ?] Ne vois-tu plus enfin de maux a fecourir , De vernis a défendre & de pleurs a tarir ? N'en fois pas plus oifif. Chaque jour fur nos traces Reproduit les malheurs, fait pleuvoir des difgraces; L'urne qui les épanche, aurait beau s'cpuifer, Nos erreurs fuitraient peur les cternifer. Oui , nos trifies erreurs , ces tirans domeftiques Qui célant a chacun fes mceurs.impolitiques , Pu cercle de nos jours font un cercle d'ennuis. Peu de nos déplaifirs qui n'en foient les produits. Combats-les donc fans ceffe & jufqu'au dernier age , R.oi , Sujet r jeune vieux, pourfuis ce grand ouvrage. Qu'il eft mordant, fubtil, leur tenace poifon ! Que c'eft un long travail d'en purger la raifon ! Mais en t'y dévouant, crains encor la chimère ; Crains d'un rare favoir le brillant épbe'mère. Plus il fiatte 1'orgueil, moios il eft fr.uclueux.  CHANT SEPTIEME; i6g Hé I que nous fervirait ton favoir faftueux , Tes appercus nouveaux , tes vaines théories , Tes hauts & froids calculs & tes longues féries ? Livres-y-toi par goüt; quel en fera Ie fruit ? Aprcs vingt ans perdus , un obfcur & vain bruit.' Avant Platon, Leibnitz & Loke & Malebrancbe , La raifon guidait l'homme & le guidait plus franche.' Pour voler a leur fuite , il a trop de befoins. Ou'a marcher d'après elle , il borne donc fes foins,' C'eft-la fon vrai tréfor & fa première gloire : Tout vain favoir apeine en efl un acceffoire. Le vrai, le bon , 1'utile efl placé fous nos mains. L'efprit qui nous l'y montre, efl 1'ami des humains. Loin qu'au dela des fens l'abflraclion 1'entraïne , Toujours des vérités il tient 1'antique chaine , La fuit, en voit la borne & fermant fon compas , Oü le vague commence , il revient üir fes pas. Honorons, il eft jufte , & Newton & Defcarte , Sans pourtant que du vrai ce refpeót nous écarté. Tous deux grands, le fecondné pour tout réformer , L'autre pour fuivré 1'ceuvre & pour la confommer , A^la hauteur des Cieux 5 fous leurs pas appianie ,  ITO LES M'fflüRS, Tous deux ils font affis au tröne du génie. L'Anglais tient le compas qui foumit a fes lois Les aftres & leur maffe & leur cours & leur poids. Le Francais , fierathlète , efl armé de 1'égide Qui trifa de 1'erreur le talifman ftupide. Son doute fit renaitre & briller la raifon. Quelle gloire pour lui ! Montefquieu, Fénélon . Dépofent a fes pieds leurs couronnes durables. Suis donc, fik-ce de loin , cesgüidcs vénérables , Qui, travaillant pour rhomme, en ont bien mérité. Mais pour ton cceur fur-tout cherche la vérité. Le favant, qui vit ma!, eft pire que 1'ignare. C'eft au fein des tréfors , un imbécile avare Qui fouvent jouit moins qu'un être'qui n'a rien. Le plus beau des talens , c'eft d'être homme de bien. Apprends donc beaucoup plus a bien penfer & vivre, Qu'a fcruter la nature ou compofer un livrë. Si l'inftinct cependant t'impofait cette loi , Vois fur leur tribunal, affemblés devant toi , Tout le fècle préfent & ceux qui doivent naitre : Tels font les auditeurs dont tu deviens lé maitre.  CHANT SEPTIEM E. 171 Pourrais-tu lans délire , aux dogmes du bon-fens,, Oppofer , devant eux , tes rêves peu décens ? Dans le refpeét aux lois ne voir qu'idiotifme , Dans tout pouvoir civil qu'horriblc defpotifme ; Bouleverfer le monde & dans tes vinons , Pour 1'organifer mieux , lacher les paffions ? Pourrais-tu , des vertus hlafphémateur prophane 3 De Perreur & du vice impur & vil organe, LailTer d'affreux écrits , femés dans Punivers , Pour témoins de ta honte & de ton cceur pervers ? Puiife jamais pour toi n'exifter Part d'écrire , Si du chafte Public la voix te doit profcrire; Si de PAutel, du Tröne, & des Mceurs & des Lois , Tu dois fapper la bafe & contefter les droits ! Q_ui croit par cette audace illuftrer fon courage 3 Eft un perturbateur & non pas un vrai fage. Sens qu'il eft une borne oü Pon dolt s'arrêter , Un mieux même qui tente & qu'il faut éviter j Des préjugés enfin dont, hélas ! la nature Veut qu'au trifte vulgaire on cache 1'impofture. Sous cet heureux bandeau , méconnaiffant fes droits, II fent moins fa difgrace , obéijt mieux aux lois.  «72 LES M (EURS; Au lieu de 1'éclairer, deviens-lui plus utlle-* Rendsfon joug plus léger, fon labeur plus fertile.' En vain d'un penfeur libre affeéïant le devoir , Tu m'inculques ta foi que je hais d'entrevoir ; En vain n'afflches-tu qu'humanité, que zèle, • Ma raifon te prelfent & bientót te décèle. A 1'inftant je te quitte & pour jamais adieu. Penfeur ! plains ton difciple : hélas ! il croit en Dieu; Peuple qu'il eft encor , fa trop faible penfée , Oü fier tu vas planant , tremblerait élancée. Qu'apprend-il néanmoins en fondant ton phébus ? Qu'a ton gré , fa croyance eft un groffier abus. Mais ó toi qui bannis 1'Eternel de fon Temple ; Toi qu'avec le vulgaire , étonné je contemple , Ecoute & juge-moi. Quand tu démens mon cceur, Quand tu brifes 1'appui qui foutient ma vigueur , Qu'après m'avoir prefcrit des fentimens fublimes , Dans un néant lugubre a la fin tu m'abimes : Non, je ne faurais croire ( & peux-tu te facher D'un aveu trop naïf que tu viens m'arracher ) Je ne crcirai jamais qu'une raifon bien pure  CHANT S EP T IE ME. Ï73 T'ait fait jufqu'a la brute abailfer ta nature , Ni qu'un pareil fecret , peu fait pour réjouir , T'ait pu fembler trop beau pourn'ofer Penfouif , Ni qu'enfin d'un tel fort la froide perfpeétive , Enflamant ta vertu, la rende plus adive. Ne m'óte pas Pappui dont mon cceur a befoin. 11 eft fouffrant, infirme & ton dangereux foin , Au lieu de 1'affermir, Paffaiblit, le défoie. Toi, le Deftin te rit; fais-en donc ton idole. Ce Dieu te fuffit feul , puifqu'il comble tes voeux. Moi qu'il ne vit jamais que d'un ceil dédaigneux , Moi qu'écrafe fon joug , que fa rigueur infulte , Je ne dois au tiran mon amour ni mon culte. Toi , fous un tel aufpice , a 1'abri des remords , Desterreurs, des combats, des douloureux efforts ; Gliffant , d'un air joyeux , furies fleurs & les rofes , Loin des rudes labeurs mollement tu repofes. Tu jouis: tu n'attends 1'été ni les moiffons : Ton tréfor eil rempli; qu'importent les faifons ? Que t'importent a toi qui vois un fort profpère, Les pleurs d'un orpbelin privé jeune d'un père ,  '«74 LÉS MCSURS, Tant de maüx qüe lahonte en nos murs tient cachés, Tant de feins maternels par la faim deiféchés ? Au temple des plaifirs dont tu parcours 1'enceinte , Tu careffes ton ame > heureux & hors d'atteinte. Moi, trifte dans 1'exil oü tu vis fi ferein, Perdu fur une terre & fous un ciel d'airain ; Forcé de réfléchir pour armer mon courage , Quand j'ai bien qüerellé le deltin qui m'outrage* Quand fes faveurs pour toi revoltant ma raifon , : 3'ai dit en murmurant: « Vertu, tu n'ès qu'un nom. >ji Terrible dans mon cceur fa voix fe fait entendre. «Ingrat! tu m'avilis en te laffant d'attendre. « Au court cercle du tems m'ofes-tu mefurer ? wConnais enfin mon prix Stfache m'honorer. » Oü tout règne finit, la mon règne commence. « A ces mots, jerenais &, malgré ma fouffrance, Malgré tout ton éclat fait pour m'empoifonner , L'efpoir qui m'enrichit ,me fait te pardonner. Pour toi 1'ordre moral, établi par la force, N'eft que l'art d'obtenir tout objet qui t'amorce. Ton intérêt 1'exige & c'eft ce grand moteur  CHANT SEPTIEM E. 175 Qui te rend tout permis dès qu'il en eft 1'auteur. Lui feul fur tes défirs met fon cachet augufte : Lui feul eft réel , faint; hors lui, tout eft injufte.' Hé ! quel pacte civil , quelle loi des humains Te vourait a 1'angoiffe & te lirait les mains ? Ce court tilfu d'inftans li prompts a. difparaitre 3 11 faut le parcourir heureux ou ceffer d'être. Oui; voila ta morale & ton premier devoir. Malheureux', ta reffource eft dans le défelpoir. En effet, indigent, délaiffé fous le chaume , Qui pourrait dans ton cceur épandre quelque haume? Qui ? Tes triftes pareils , j ouets du même fort, Ne croyant, comme toi , qu'a la loi du plus fort ? Ou tes brillans ainés , li chers a la fortune , Dont le bonheur t'aigrit, dont 1'ëcjat t'importune j Qui, trop diftans de toi pour entendre tes pleurs , Planent ivres de joie & couronnés de fleurs ? Ou ton droit d'être bien, ce droit imprefcriptible Que rend nul cependant un fort irréfiftible ? Crois-tu que tes vertus , que ta candeur, ta foi Les feront & te plaindre 8cs'oublier pour toi? Que le poids de tes maux pèfera fur leur ame ?  »76 LES M I U R S, Le vice eft égoïfte &fe moque du blame.' Un louprepu de meurtre , un tigre ivre de fang Dort & ferme 1'oreille a tout plaintif accent. Moi , plein d'un intérêt que ma raifon préfère , ' D'un efpoir qui du tems franchit la courte fphère , Cet efpoir eft mon maïtre & , pour le ménager , D' après lui je m'ordonne & dois me dirigerContent lorfque mon cceur n'y donne pas d'atteinte^ Le fort peut m'e'prouver fans exciter ma plainte. Ce n'eft rien d'être pauvre & d'ennuis ahbattu ; L'ennui finit, 1'or s'ufe & non pas la vertu. Ceft-la le vrai tréfor qui fait le tout de l'homme , Prémices d'un bonheur que le trépas confomme. C'eft le grand intérêt oütout doit s'engloutir, Que fa raifon lui prêche & qui peut 1'affortir. Sans lui, rien n'adoucit le deftin que je pleure. Tu m'as trompé , cruel ! ton bonheur eft un leurre. « Sois vrai, bon, patiënt, m'as-tu dit mille fois. >• Ah ! que me revient-il d'avoir fuivi tes lois ? II t'eüt fallu du moins , en m'e'loignant du vice, Défendre que le fort lui fut jamais propice. Sous  CHANT SEPTIEM Ë. . m Sous le poids des revers, que n'eft-il abbatu ? S'il nage dans les ris , que me fert ma vertu ? Que me fert ta pitié , ton livre , ton eftimè ? Pourquoi de tes lecons m'avoir rendu viclime ? Que ne me difais-tü : « Non, la vertu n'eft rien j »Le vice n'eft qu'un mot; le tout c'eft d'être bien; » Chacun de ces refforts eft bon s'il eft utile : «Chacun, fi-töt qu'il nuit , eft mauvais & futile. - Ni l'homme leplus jufte, au fein du dénument, » Par fa feule vertu , n'eft heureux pleinement ; » Ni du plus fcelérat, en fa fplendeur fuprême , » Le poids du crime feul ne fait le mal extréme. « En vain ptónerait-on ton honneur & ta foi; » Si tu languis obfcur, tu n'as rien fai t pour t j'n n Bril le donc, deviens riche, & crois que le vulgaire £ » Après quelques vainscris, finirapar fe taire. » Connais, d'ailleurs, les lois & de leur fancfion «Cherche quel eft 1'auteur, c'eft la féduéïion. « Que leur autorité te foit donc plus fufpecle. » Des qu'elle peut gêner , dupe qui la refpefte j » Mais fage qui 1'élude ou qui la fait fervlr » A fon droit d'être bien qu'on n'a pu lui ravir. » M'  ,7g LES M Page 27 , Vers 9, AjES befoins naturels les pafions ècïofent. Les paffions ne font que Pexercice du droit individuel que nous avons chacun de nous conferver ; leurs exces même ne font illégitimes que lorfqu'ils ne rentrent pas dans ce plan; & la raifon pourquoi les paffions fadices font en ge'néral les plus immorales, c'eft qu'elles nuifent plus commünément k Pintérét de notre confervation. Le même nom qui fert a les défigner en particulier, comme 1'orgueil , Pambition, la colère, n'en prouve pas Pidentité dans tous les individus quï les éprouvent : il en eft de cbacune comme de Pefprit , du jugement & de la raifon. C'eft uniquement 1'efpèce de paffions qu'indiqüe la nomehclature & non pas le degré qu'on en a recu. Peu d'individus en pofsèdent plufieurs dans un haut dégré N z  i96- N O T E S d'intenfiré. Les faétices, dont lamultiplication fuit la progreflion du luxe , 1 doivent nécelfairement affaiblir la plupart des naturelles en partageant & diffipant l'aclivité des ames fur un grand nombre d'objets. De cet affaiblilfement que réfulte-t-il tant en inconve'niens qu'en avantages ? Plus de calme dans la fociété, plus d'aménité dans les mceurs > beaucoupplus depetites jouiffances; mais aulfibeaucoup moins de fentimens profonds , d'entouliafme pour la gloire , de grandes vertus & de véritable bonheur. Voila ce qu'il faut effentiellement balancer dans la queftion du luxe , l'une des plus diffciles qu'ait k réfoudre la morale-politique , & dans laquelle probabi ement on ne rencontrera jamais bien qu'en tenant un jufte milieu. Je ne fuivrai point ici dans toutes fes ramifications le droit que chacun a de conferver fon être , pour montrer que c'eft le tronc d'oü tout ce qui s'appelle paflïon dérive; ce détail me ménerait trop loin. On fentira, d'ailleurs, aifément que la faim, la foif, le fommeil , &c. font les premiers jets de ce tronc, & que de ces jets fortent immédiatement 1'amou» pu Paverfion, Ia hardieffe ou la crainte j Ia gratx-  SUR LE POEME DES MCEURS. 197 tude ou Ia colère ; la trifteffe ou la joie, fuivant que nos pareils font favorables ou contraires , 8c les objets analogues ou nuifibles a notre falut. Page 28, Vers 18. Brifons l'homme de fr qu'exaltait le Fonique. Toute doclrine extraordinaire lürprend notre admiration en raifon du dégré fupérieur de courage qu'elle femble nous atteffer dans fon auteur. Voilk pourquoi Ie floïciime a fait tant de dupes , même dans une clalfe d'bommes reipecfables & faits pour en fentir 1'illufion. Pour juger une morale quelconque , il fuffit d'examiner , 'non pas fi 1'individu feul s'en trouve mieux , ou s'il en devient plus admirable , mais fi Ia plus grande fomme de bonheur qu'il en recueille , efl: exaclement la mefure du bien qu'il fait a fes coaffocie's. Qui prend fur fes paffions , & même fur fes befoins phifiques, pour fe me'nager des moyens plus étendus d'être utile, efl: grand aux yeux de la raifon, eft un fage , un héros. Qui ne prend fur les uns ou fur lesautres, que pour fe finguiarifer, pour fe bouff r d'applaudiifemeiis extorqués a la multitude & s'ap- N 5  ïq3 n O T e S plaudir le premier Iui-même , n'eft qu'un impofteu* Du qu'un infenfe'. Zénon avait bien fajfi 1'effort Ie plus fdduifant pour un male courage, le triomphe fur la douleur. Mais, outre que la raifon n'en faurait émouifer les traits, il ferait dangereux d'y parvenir; puifqu'un cceur apatbique ne ferait plus un cceur humain. Le mal, dit Montagne, eft bien k l'homme a fon tour : fans le mal, point de volupté. Ce n'eft pas-la Ie langage peu perfuanfd'un optimifte ; car Mon, tagne convient qu'il exifte du mal; mais que fa manière de le voir eft profonde ! II en voit découler le bien perfonnel de 1'bomme , il voit la yolupté naitre du fein même de la douleur; au lieu que Pope n'en voit fortir que Ia chimère d'un bien gé-. |iéral qui ne faurait confoler les individus fouffrans, Tout dèfordre apparcnt eft un ordre réel; Tout mal particulier un Hcn univerfel. Epit. première , vers 433:, La bonne confolation a donner aux gouteux , pa? g xemple , que de leur fcutenir que les nodofités de leurs membres rebaullent merveilieufement le tableau de I'univers ! Que les grands mots font une  SUR LE POEME DES MCEURS. 199 excellente enveloppe pour couvrir la déraifon l Page 31 , Vers 13 Mais de tant de refforts quel mouvoir ? diras-tu. De tous ceux qui peuvent déterminer Ia volonté, le plus communément employé , c'eft la crainte & , fans contiedit, c'eft le plus pernicieux & le plus immoral. En effet, quand la menace d'un chatimeht va toujours avec 1'impofition d'une tache, qu'ap>prenez-vous a 1'enfant ? C'eft que vous êtes fort & qu'il eft faible : vérité cruelle qu'il ne faurait pefer fans vous haïr. Ce que je dis ici des enfans, on doit aufïi I'entendre de toute perfonne fur qui 1'on a quelque fupériorité de rang , d'age , de fexe ou de pouvoir. II faut, pour manier surement nos pareils, leur cacher qu'on a plus de force, & leur montrer feulement qu'on a plus de raifon & de bonté. Tout être moins fort a befoin de faifir notre cöté faible y & c'eft par ce talent qu'il rétablit 1'équilibre & fouvent même prend le deffus. ,N 4  250 N O T E S Page 43 , Vers 23. ~^ 'Mais fi p&t-iï, dis-tu, que le bonheur fok un. NoiM ayons divers tableaux du bonheur - mais, OU IJÜC dans quelques-uns i! n'eft peint que d'un trafo ai confidéré* qu'en maffe, Ia plupart ont pour èé&Ut dfl ne le compofer que d'ingrédiens arbi-. r/aircs , & feulement adapte's au tour particulier d'imaginarion des Auteurs. L'un des plus e'tendus & des plus féduifans peutêtre , eft celui d'Horace dans 1'Ode : Beatus Me, &<:• & 1'on peut Ie regarder comme le canevasde tous ceux qu on a faits poftérieurement. Les Poëtes fur-tout, perfuadés qu'on ne faurait puifer dans une mine plusriche, n'ont ceffé de le copier, de le eommenter, ou d'en extraire les traits les plus faillans, II faut convenir que cet excellent Peintre nous offre un enfemble bien gracieux. La propriété d'un fol héréditaire, la tranquillité d'efprit , la douce liberté , le travail fans fatigue, la variété d'occupanons , les jouiffances pures, la fociété d'une cempagne üdelle , la falubrité des alimens? le doux  SUR LE POÉME DES MCEURS. 20r fomrneil, la tempérance, &par conféquent la fanté. La figure du bonheur femble vivre dans ce tableau ; cbacun voudrait la toucher , 1'embraffer, & s'imagine qu'il Ia trouverait pleine de faveur & de cbair. Cependant, malgré le refpeét dont je fais profeffion pour mon maitre, je dirai qu'en tranfportanr. la fcène du bonheur k la campagne, il en exclut tous les habitans des grandes villes, tandis que la faine raifon n'en exclut effecfivement que les vicieux. Comment le Poëte cLï la raifon eft-il tombé dans cette faute ? c'eft par Terreur qu'il reprend lorfqu'il demande : d'oii vient que perfonne n'eft content de fon etat. En effet, il n'était ni laboureur ni marié ni fans patrons a courtifer , ni fans cliens ou folliciteurs a recevoir. Voila pourquoi, féduit par la perfpeótive d'une différente manière d'être , il a compoféle bonheur de toutes fesprivations ; & malheureufement c'eft ce que nous fefons auffi la plupart. Je né fache rien enfuite de plus preftigieux que le fiècle paftoralde GrcfTet, Quelle touche délicate l Quelle magie ! La terre aufft ricbe que belle ' r - UnifTait dans ces heureux tems  20a N O T E S Les fruits d'une Automne éternelle Aux fleurs d'un éternel Printems,.. Vous n'étiez point dans ces années , Crimes, vices tumultueux ! Les paffions n'étaient point nées ; Les plaifirs étaient vertueux. Sophifmes , erreur , impofture , Rien n'avait pris votre poifon. Aux lumières de la Nature Les Bergers bornaient leur raifon. Sur leur république champêtre Régnait 1'ordre , image des cieux» L'homme était ce qu'il devait être : On penfait moins, on vivait mieux. Chaque jour était une fête ; Les combats étaient des concerts: Une amante était la conquête ; L'amour jugeait du prix des airs..." Mais comment finit cette voluptueufe defcription qwe j'abrège ? On ne 1'imaginerait pas : En tout tems l'homme fut coupable: En tout tems il fut malheureux.  SUR LE POEME DES MCEURS. 205 Qui s'attendrait a cette chute ? Elle vient li fcrufquement qu'elle choque , & qu'on ne faurait la pardonner a GrefTet, li Pon n'y reconnaifiait un fond d'humeur mifantropique dont il a trop fouvent lailfé tranfpirer des vapeurs. Je fais bien que le fiècle d'or eft une chimère; mais le bonheur n'en eft point une , & Panéantir tout d'un coup après nous avoir paffionnés pour fon image ; eft auffi cruel qu'il le ferait de jeter un vafe d'eau limpide qu'on aurait fait triller aux yeux d'un homme mourant de foif. Voila. donc deux tableaux du bonheur manqucs , Pun pour ëtre exclufif, & l'autre idéal. Celui de Lamorhe. quoique plus fuccinét & moins poërique , eft bien d'un autre prix. Heureux , dit-il, en s'adrelfant aux Dieux : Heureux ft de votre bonté .Pobtiens les biens que je défire : Un coeur pur, un fens droit, une ferme fanté , Du vin, des anus & ma lirq. Si Lamothe eut fait nombre de vers auffi bien frappés , il ne devrait pas être clafïé panni les Poëtcs  *o4 N O T E S médiocres , ou du moins il y tiendrait un rang plus diftingué ; car on ne peut guère renfermer plus de chofes dans un fi petit cadre, ni les exprimer d'un fHle plus net &plus fans prétention. Chaque trait décèle un bel-efpritné dans le beau-monde &nourri de faines réflexions. Que de'fire-t-il pour fa félicité ? D'abord un cceur pur. C'eft en effet le vrai fondement d'un pareil édifice , au lieu qu'Horace commence par demander un cbamp patrimonial : quelle différence ! Le bonheur ne croit pas fur.le même fol que la moiffon. Unfens droit. En voila la véritable fauvegarde , bien mieux que le féjour des champs & les occupations ruralcs au milieu defquelles on peut languit' fans ce fecours. Une ferme fanté. Remarquez la gradatiori, Cette dernière touche parait finir le tableau ; car avec un cceur pur, un fens droit, une fanté vigoureufe , que refte-t-il a défirer au Sage ? JDu vin. Mais ponrquoi du vin plutót que des honneurs , des tréfors , de la renommee ? C'efl qu'il eft le père de la gaité. Des drriis. Quel vceu plus faint & plus plaufible ! L'Anacréon Romain voudrait une femme chafle, &  SUR LE POEME DES MCEURS. 205 Ie cliantre de Vert-vert une amante fidelle : ce font deux tréfors bien précieux. Lamothe femble préférer des amis : qui 1'ofera condaner ? Et ma lire. Ce dernier trait efl le feul exclufif & perfonnel. Mais comme cbacun a fes moyens particuliers pcur'remplir les lacunes du tems , on n'a qu'a fubftituer a la place de la lire l'objet qu'on a choilï pour fes récréations folitaires, & 1'on aura le plan de bonheur Ie plus accompli qui me foit connu. Page 45 j Vers 4 & 5. Alors l'ennui triomphe & pour l'aigrir encore , On verfe des poifons dans le cozur qu'il de'vore. L'ennui n'eft que 1'abfence des fenfations qui font aimer 1'exiftence , comme le contentement n'eft que la préfence de ces mêmes fenfations. L'ennui tourmente bien plus la première claffe de citoyens que les autres; mais pourquoi ? paree que dans 1'état de ftagnation oü 1'on affecle d'y vivre , la fubftance de 1'ame fe corrompt en quelque forte , & que la tête s'embrume de vapeurs que 1'exercice diftiperait. Alors, quel parti prend-on ? de fe jeter dans le  2o§ NOT E S tourbillon du monde oü dans 1'ifolation. Qu'éprouve-t-on dans le premier ? Pour peu qu'on foit doué d'une fenflbilitc vive , on 1'éleclrife trop 'par un frcttement continuel, & 1'on finit par 1'émouffer au point qu'on ne re^oit plus- que des émctions faibles ; oü bien ne rencontrant guère d'êtres de la même trempe , las des diveffes recherches qu'inutilement on a faites , on retombe bientót fur foimême , & 1'on ne voit que frivolité dans les amis , infipidité dans les jeux, chimère dans les tendres liaifons. Si 1'on opte le fecond parti, li 1'on romp avec la focie'té pour fe feplier en foi-même, qu'arrive t il ? C'eft que dans ce retranchement, tout beau, tout pre'cicux qu'il eft lorfqu'on ne s'y tient que paf intervalles, 1'imagination manquant d'alimenS étrangers, fe tourne contre nous-mêmes , & fe venge cruellement de 1'e'tat d'inanition auquel on Ia cortdane , par mille noirs fantömes qu'elle ne cefTe dê crcer pour s'en nourrir. Que l'homme défceuvré par état devlenne donc laborieux par raifon; fans cela, quelque refTources qu'il ait dans l'efprit, ou qu'il fe natte de trouver dans le monde, l'ennui ne 3'épargnera pas, il peuf  SUR LE POEME DES MCEURS. 207 en être certain. Hé ? fur quoi fondé fe refuferait-il a ce précepte de la morale ? Si le défceuvrement eft le tombeau des fens & Popprobre même de l'homme, ferait-il jaloux d'un li trifte privilége ? & fi le travail elf le véhicule des plaifirs , le gardien des mceurs & Pacquit de tout citoyen envers la Société , le regarderait-il comme dérogeant a fa noblelfe ? D'ailleurs, il n'eft pas queftion pour lui de manier la ferpe ni de mener la charrue : il a des domaines ; qu'il confacre a les améliorer les fommes qu'il abime dans les gouffres du jeu. II a fa maifon & fes affaires; qu'il ne dédaigne pas d'y jetter un. coup d'ceil chaque jour , & n'aime pas mieux être pillé noblement que de veiller roturièrement a 1'adminiftration de fes revenus. II a des correfpondances ; qu'il ne laiffea fon Secrétaire que les moins effencielles ou celles qui lui prendraient un tems qu'il peut mieux employer. II a du crédit & de la fortune ; qu'il fe piqué d'avoir encore plus d'humahité : la foule des malheureux qu'il confolera , lui fauvera le malheur de s'ennuyer. Quant aux individus doués d'une ame toute de feu , d'un efprit délicat , d'un cceur profondément fenfible, lefquels, d'après tin certain nombre  208 N O T E S de choix peu fatisfefans & d'effais qui leur ont mal réuffi , défefpérant de trouver leurs femhlahles , renoncent a ce qu'ils appellent le tourment de les chercher, que leur dirai-je pour les réconcilier avec le monde, Scles guérird'un mécontentement qui les conduirait a la confomption ? C'eft de ne pas nous conlidérer avec le télefcöpe de 1'humeur , de ne pas mal penfer de la Nature, 8cde croire moinS décidément qu'un ami vrai, qu'une femme d'un commerce auffi fur que délicieux foient des objets introuvables , des êtres de raifon. Dans le fait, il entre beaucoup d'amour - propre dans 1'abnégatiort du monde, lorfqu'on s'y réfoud d'après cette manière de voir. On fe dit délicat paree qu'il eft beau de l'être; & prefque toujours il eft fous-entendu qu'on eft exigeant & fufceptible ; mais il ne vient pas a l'efprit de s'en douter. Prenons un jufte tempe'rament: ne veuillons nï des amis pareils a ceux de la Fable , ni des héroïnes de roman. Sachons nous contenter de ce qui rtotts vaut , & nous ne ferons pas grand tems a le trouver. Les ames cherchent les ames, comme les atömes de Démocrite s'entrecherchoient j elles ont leur fphère d'activité , leur tacf pour fe conna^tre,, & leur attra&ion  SUR LE POEME DES MÜEURS. 20a èttfaclion pour s'unir. Les plus excellentes peuvenè errer plus long-tems feules j mals quand un beu* ïeux hafard vient k leur préfenter leurs pareilles S & que 1'amalgame du fentiment les leur attaché, n'ont-elles pas un ample dédommagement de leurs peines ? RéTümofts. Quelpréfervatifa-t-on contre l'ennui * Le travail joint aux plaifirs de la fociété. Mais » pour retrouver chaque fois k ces plaifirs leur faveuc naturelle, que faut-il apporter dans ce mondé ? La befoin de diffipation , Pefprit d'indulgence , la déprévention de foi-même & le contentement intérieur iPage 47, Vers i. Chacun ne joukplus pour vouloir trop jouir. Les fens font les organet des plaifirs $ les plaifir font, k ce qu'on croit, les fources du bonheur ou le bonheur même , & pour être plus heureux qu'un autre , on fatigue plus immodérément fes fens.Bientötle, fens s'émouflent, Ia fatiété furvient, le fang appauvri fe traïne difficilement dans le» canaux de Ia circulation , on eft mort aux plaifir* & Pon a recours aux Médecins ■ mais les Médecins ne réfufcitent pas les mom, Q  210 N O T E S, &c. Preuve donc que la modération dans Pufage des plaifirs rentre dans Pintérêt de notre confervation , & ne fait par conféquent qu'un avec notre bonheur. L'abftinence qu'on s'impofe par raifon , elf 1'afTaifonnement de la jouiflance , le grès qui rend au défir fa pointe & le feul elixir d'imroortalité.  •N O T E S &U CHANT TR0IS1EME, i'age 5°> Vers 17, LtAISSE pefer fur toi fans pefer fur autrul Se peut-il, dira quelqu'un , que ce foit-li I'efprjt de la morale? Oui, certaincment, een eft 1'efprit. C'eft a vous de fupporter tout & dc n'avóir pas befoin de fupport. Tel qu'une colonne qui foutient redxficcnepefezquefurvotrebafe, & quechacun feut appuyé fur vous. Au refte , quelque fort que vous foyez , perfuadez-vous que vous payez plus d'un tribui; k 1'humanite' par vos faibles , & tache* de les payer au moins k Pinfcu du Public. A ce prix , repartira-t il , c'eft moi tout feul qui doxs porter le poids des devoirs fociaux j permis 4 chacun d'avoir des torts , des travers, des ridicules öioi feul...> Non, cela n'eft permisaperfonne; &voilapourfluox la fuprême raifon qui les tolère , vous ordonne O z  2,t N O T E S de les tolérer. Mais c'eft mal voir que de regarder ce prccepte comme trop onéfeux.... Toute vertu doit tourner a notre bien , nous faviver quelque peine, & nous applanir la route de la félicité. D'après ces notions, que vous ne contefterez pas fans doute, examinez bien l'objet de ce précepte , & vous verrez qu'il rentre dans celui de toute vertu. En effet, quelque dur qu'il foit de fupporter les défauts d'autrui, vous femblerait-il plus doux de vous en aigrir & de vous en plaindre ? Trouveriezvous plus aile de ployer mille faeons de penfer & de rompre mille volontés que la vótre ? Serait-il plus avantageux pour vous de vous élancer tel qu'un gladiateur fur 1'arène, pret a combattre quiconque penferait, agirait ou ferait aftefté différemment que vous ? Que les commencemens ne foient un peu rudes , c'eft ce que je n'aurai garde de vous nier : 1'amourpropre n'eft pas un reffbrt qui fe laiffe manier facilement. Mais d'une fois que vous aurez acquis 1'hatitude d'en arrêter les faillies , en ne vous formalifant derien, en voyant tout fans étonnement , en lanfant k cbacun fes fagons, fes goüts & fes idees, vous ne vous appercevrez prefque pas que cela vous  SUR LE POEME DES MCEURS. 2?$ coute: les triomphes fe remporteront fans effort ; & dès-lors quelle douceur ! D'ailleurs, le Public n'eft pas long-tems viclime , & , fi vous ne devenez tolérant, bientót vous ferez la lïenne , & le ferez pour un jamais. Note partout comme un efprit qui ne paffe rien, ne voit q -iz hd de raifonnable, & fe fait un plaifir cruel d'imir.. Ier au ridicule des perfonnes déja trop malheureufes d'y prêter le flanc, dès que vous appaiuitrez dans dans un cercle , on baifTera les yeux , on fe taira. Vous vous préfenterez cbez vos amis; on ne fera pas vifible : vous vous introduirez , on aura des affaires : vous oferez tenir bon , on quittera la gêne , & Pon vous fera clairement fentir que vous pefez. Las enfin d'effuyer des affronts & de prodiguer votre délicieux commerce a des êtres Peu capables d'apprécier une fi haute faveur, vous vous enterrerez vivant dans une mélancolique folitude dont pas une ame ne s'embarraffera d'avoir le renfcignement. La, délayant a loifr votre cerveau daas Phumeur,vous vous jaéterez de vous fuffire a. vousmême , lorfque , dans le fait, il ne vous reftera plus que cette maigre jouifiance, Sc vous croirez vous O 3  >i4 N O T E S bien venger du monde en le déiivrant d'un fléau qu'il détellait. C'eft a cette crife que je vous attends pour vous demander , non pas a combien de gens vous aurez reproché qu'ils étaient ennuyeux ou déraifonnables, mais a combien vous aurez prouvé que vous aviejs le plus rare bonfens & le meilleur ton. Page 54 , Vers 2. L(i rèforme du monde efl. un travail immenfe. Du fyjen un peu plus ou moins mêlé de mal par circonflance, voila Phiftoire de tous les fiècles & de toutes les nations. Pourquoi cela ? Paree que la même mafte de paffions ayant toujours circulé fur la terre , y produif t en tout tems a peu prés les, mêmes effets, 6t n'y laiffa jamais poflible le maxi-, mum du bieii ni du mal. Je fais bien que les tems paffes auront toujours des panégiriftes ; car, outre nömbre d'individus qui fpnt mal ayec leurs contemporains par leur faute , les faux zélateurs ont befoin de ce lieu-commun peur renforcer leurs déclamations. Efpérons donc  SUR LE POE ME DES MCEURS. 214 qu'un jour leurs fuccefTeurs nous pairont le même tribun. En effet, quand le rénovateur des générations, le tems nous aura reculés bien avant dans fes annales, quand nos neveux nous envifageront k travers dix, vingt ou trente fiècles, qu'ils nous trouveront 1'air vénérable , & qu'ils fe fentiront petits auprès de nous ! Dela je conclus , i°. que tout réformateur qui , comme Platen, plus Romancier que Pbilofopbe, va nous tracer dans la région des chimères un plan de légiflation qui ne peut fe réalifer, eft évidemment plus curieux d'aftlcher de l'efprït que d'utilifer fon travail; & que le feul ami des humains eft celui qui, comme Socrate , les prenant tels qu'ils font, dégénérés ou non dégénérés , au lieu de chercher a métamorphofer les Athéniens en Spartiates, leuc enfeigne pratiquement a mieux ufer de leur raifon. J'en conclus , 20. que nous crayonner le tableau de 1'état primitif avec 1'affeclation de 1'enthoufiafme: ctat qu'on ne rend preftigieux qu'en y prodiguant les caricatures de 1'imagination , & qu'offrir a nos maux le retour de cet age fortuné pour toute reffource , c'eft être le pendant d'un empirique qui , pour guérir des gens affeclés d'obftruclions, leur O 4  ai6 N O T E S ©rdonnerait d'aller boire les eaux aux föurces da l*Orénoque, ou fe prpmener dans les jardins d'Alcinoüs. L'homme eft prelTé de jouir : c*eft-l^ fon intérêt le plus urgent, & fur lequel il peut le moins temporifer. II ne faut donc pas le renvoyer a des tems intérieurs a fon exiftence , non-plus qu'a des révolutions qui très-probablement n'arriveront jamais. Meilleur, auffi bon ou pire que fes devanciers, républicain ou monarchifte , c'eft aujüurd'hui qu'il vit s c'eft donc aujourd'hui qu'il lui faut du bon- heur & tout le devoir d'un moralifte judicieux % ic'eft de 1'éclairer fur les moyens réels d'y parvenir. ?age 59» Vers i & 2. Choijis-h pour ton maitre & laijje nos fophiftes? Fgurfuiyre leur chimère en fubtils mêtodiftes. On a heaucoup écrit & difputé fur le bonheur,. Effèclivement la queftion eft bien plus intéreffante que celle, de la population de 1'Amérique ou de $'>antiquité des Chinois , & que les problêmes du e_alcul différentiel. Les anciens s'en font tellement quent nous n'attacherionS pas le même prix a fon objet. Le fait elf trop peu doüteux pour m'arrêter a le ptouver ; car , quoique nous nous accofdions 9 a peu prés, tous a nommer bons les honneurs, les plaifirs fexuels , le favoir , la fortune , nous mettons des dégrés d'ardeur bien inégaux a les pouffuivre, Sc cela dit affez clairement que nous n'en fefons pas tous un cas égal. Je conclus de-la qu'aimant tous néceffairement d'être bien , & les bons objets pouvant feuls nous procurer cette manière d'être, nous fommes tous nécefïités d'en convoiter la pofTelTion. Quel eft donc notre malheur ? C'eft de nous tromper ou dans les jugemens que nous portons de leur valeur intrinsèque , ou dans le choix des moyens requis pour les ©btenir. La première de ces erreurs entraine deux  SUR LE POEME DES MCEURS. 225 inconvéniens j car dans le cas oü nous les eftimons trop , ils ne répondent pas a notre attente , & dans le cas oü nous ne les eftimons pas affez , nous n'en fommes pas fumTamment jaloux. L'errëur, fur le choix des moyens, fait a fon tour, ou que nous n'y parvenons point li les moyens font impropres, ou que nous n'y parvenons que tard s'ils font employe's a contretems & fans zèle, ou qu'enfin nous n'y parvenons qu'a travers mille diftlcultés , s'ils font mauvais: difficulte's dont alors ces objets ne fauraient couvrir 1'amertume ; puifque tout bien qui n'eft pas effentiel a notre confervation, dont le prix feul eft infini, ne pouvant qu'accelfoirement augmenter notre bien-être , eft cenfé prefque nul dès qu'il a pu coüter un déplaifir. A la vérité, les objets tirent un trés-grand prix de notre imagination, ou plutöt du befoin actuel que nous croyons en avoir, & de 1'ardeur avec laquelle nous en recherchons la jouiifance; mais outre que 1'imagïnation n'en faurait effe&ivemenr changer la nature, Ie charme s'en doit évanouir al'épreuve , & Ie cceur en demeurer conféquemment peu fatisfait i car le pouvoir magique de 1'imagination ceffe * mefure que I'effervefcence du befoin fe rafroidit,  224 N O T E S & 1'éguillon du befoin ne peut nous preffeï cónf- tamment avec la même force que pour les biens immédiarement lies a 1'intérêt de notre confervation; Quel eft donc l'homme phyliquement heureux ? C'eft celui qui, bornant fes défirs aux objets de ce dernier genre , défend a fon imagination de fuppofer le même prix a tous les autres , & fait auffi bien s'en paffer qu'en jouir. Et l'homme phifiquement malheureux , quel eft-il ? C'eft celui qui, dupe de fon imagination , met des biens indifféren9 au même taux que les ' biens elfentiels, s'eft créé plus de befoins qu'il n'a de reffburces , attend le complément de fon bonheur d'ingrédiens trop multipliés ou difparates, &dans fes calculsmet fes privations avant fes jouiffances, comme.Virgile a placé les horreurs du Tartare pour frontifpice au Temple de la Félicité. II s'enfuit de-la que le bonheur eft réellemene une vertu morale , puifqu'il dépend de nous en dernière analife, non pas, a la vérité , dans le fen* qu'on pourrait Pentendre, c'eft-a-dire, dans le fens que nous puiffions le tirer de notre propre fonds comme 1'on tire Peau d'un puits j mais paree qu'il ne tient qu'a nous de difcerner les objets dont on peut  SUR LE POEME DES MCEURS. 225 peut 1'extraire, & d'élaguer tout défir qui, nous entraïnant vers des biens d'opinion , ne ferait du ftioins pas mefuré fur nos moyens de les obtenir* Page 72 , Vers 14. A quoi bon tant citer Pégalitê première ? On doit certainement rangér cette hypcthèfe aü Mombre de celles d'un printems éternel & d'un fiècle d'or. En effet, puifqu'il exifta toujours des Pères, il exifta toujours au moins un gouvernement patriarchal- car la paternité n'eft pas un droit de convention , une autorité précaire; c'eft une dériVation immédiate du droit qu'a tout homme de fe conferver. D'ailleurs, quoique ce dernier droit foit egal dans tous les individus, il n'en eft pas de même des moyens requis pour le maintenir hors d'atteinte , & c'eft fpécialement pour remédier k ce défaut d'égalité phifique, qu'ils ont été forcés derecourir d'abord a 1'équilibre moral des loix. Page 74 , Vers 16, Phomme veut dominer; maisil n'dcquiertce droit, Le défir de dominer tient immédiatement au droit P  225 N O T E S que nous avons de nous conferver ; car on devient plus fort, a. cet e'gard, en raifon de la fupe'riorité , qu'on a fur les autres^ & 1'on a conféquemment moins k craindre: avantage réel, & qu'il eft naturel d'ambitionner. Mais I'ambition s'y trcmpe fouvent, faute de prendre garde que cet avantage n'eft pas le fruit d'une doraination quelconque , & que les tirans , environnés de nombreux fatellites, n'en font pas moins alïiégés de noires terreurs. Page 79 , Vers 22. 'Alors Vlnfolent luxe , armant fa tirannie , &c. On a beaucoup écrit fur la queftion du luxe ; mais les uns pour & les autres contre; de manière que bien des gens ne favent guère a quoi s'en tenir. Nous n'en dirons que deux mots. Que doit-on entendre par luxe ? C'eft, je crois , une difproportion entre la dépenfe & les moyens j car fauvez cette difproportion, & vous fauverez tous les inconvéniens du luxe , tant a 1'égard des individus que par rapport a 1'Etat. En effet, quel mal peut-il réfulter du plus ou moins de de'penfe , pourvü que ce plus ou ce moins foit relatif aux  SUR LE POEME DES MCEURS. 227 moyens de chacun ? Un Ouvrier qui, dans un payS diletteüx d'argent, vit pour vingt fois par jour, °U£ JülProd^ fon travail, eft-il meiileur par cela fc«l qu'il ne dépenfe pas fix francs qu'il gagneraic dans un pa,s ricbe, & dont il aurait alors befoin peur s'entretenir ? Ce que j'ai dit d'un Ouvrier s'applique naturellener a toute, I« clafies de Citoyens. Ce n'eft un bien moral ni politique qu'aucun théfaurife, & le devoir d'un bon gouvernement n'eft pas de fupprüfner , par des loix fomptuaires , les moyens deconfommer les gros revenus , mais d'empêcher, ram par Pafcendant des bonnes-mceurs , que par la crainte d'une punition sévère, que les riches fur-tout ne s'obèrent pour augmenter leur dépenfe , & „e dévorentainfi leurfortune aveccelle de leurs créanciert ' Alors difparaitra tout Ie pernicieux du luxe , & 1'avantageux feul en reftera. On dira que , même fan* exeéder le montant de* *evenus,,e luxe, ou pour parler alors plus ftrk. tement, ja confommation d'une grolfe fortune amollit, corrompt & rend malheureux Phornmepar la multiplicité de befoins qu'elle lui fefc COn. trailer. h  22g N O T É S Je réponJs i°. qu'on n'eft malheureux paf le» fcefolns , qu'autant qu'on en a plus qu'on n'en peut fafisfaire, & qu'il eft bon qu'un homme riche d'un million de revenu, ne feite pas fon bonheur par la eonfommation d'un tiers ou de la moitié. Je réponds, 20. que je ne concois pas comment la corruption proviendrait d'un pareil luxe ; car & Scipion valait bien Cincinnatus, & Catlnat , le plus brave de fes Grenadiers , quoiqu'ils euffent tous les deuxbeaucoup plus a dépenfer. Autrement la dégénération fuivrait la progrelfion graduelle du numéraire , & le moral déclinant en raifon direfte de cet accroiffement, un peuple plus opulent du triple dans un tems que dans un autre , ferait néceffairement trois fois plus vicieux & plus Infortuné : or les feits & la raifon démentent ce calcul. Je réponds enfin que ni 1'or, ni les commodités > ni les plaifirs , ni les arts , ni les fciences, ne font empoifonneurs & mauvais de leur nature, & qu'il faut étrangement s'aveugler pour les juger tels. Comme les paffions, ils font ce que l'homme les fait par 1'ufage , les tributaires de fa félicité lorfqu'il en puit felon les régies de la morale & les inftrumens de fon hufflilijUion, quand il mécos-  SUR LE POEME DES MCEURS. 229 naït ces régies. Or , puifqü'il dépend de chacun d'en ufer d'une manière légitime, peut-on reprocher a ces objets d'être caufe que plufieurs, ou même toute une nation en abufe ? & par conféquent fi par luxe on n'entend que 1'aggrégation de ces mêmes objets , les accufer de nous amollir & de nous corrompre , n'efl-ce pas tomber dans ce qu'on ncmme cercle vicieux ou pétition de principe ? En effet, on a déja Pefprit ou le cceur corrompu d'avance toutes les fois qu'on ufe mal d'un objet dont on peut bien ufer , & dire que tel s'eftmontré dépravé dans la poffelfion des richefTes, paree que les richeffes Pavaiant de'pravé , c'eft répondre par la queftion. Ce n'eft donc point de cet enfemble de biens que j'ai voulu parler dans le vers qui précède cette note , mais d'un vice réel du cceur & de Pefprit qui nous enexagère le prix, nous les fait convoiterplus que de raifon, & nous aveugle fur les moyens d'y parvenir ou de les accroitre, & dans ce fens le luxe eft inconteftablementaum criminel que malheureux.  *3Q N O TES Page 87, Vers 18, Pentènds : plus de plaifirs, tu les as épulfis. Les Riches n'ont rien tant k craindre que leurS richeffes., c'eft-a-dire ia furabondance.de moyens de jouir. En effet, nés au fein de routes les commo; dités , 1'habitude ne leur permet gyère d'en fentir le prix , & dès-lors ils en jouiftent prefque comme s'ils n'en joulftaient pas. Les meiIleUrs vins & les mets les plus exquis leur font trop familiers pour qu'après un certain laps de tems, & lorfque les fens trop fatigués ontperdu leurpureté primitive, lis puiftent retrouver aux uns h même sève , aux autres la même faveur. II en eft également de tous les autres plaifirs. Bientót ils en ont parcouny le cercle, bientót ils ne peuvent plus que les répéter, & de cette répétition journalière nait enfin la fatiété La fatiété : mot effrayant ! non moins funefte que la. tête de la Gorgone , dont 1'afpeét pétrifiait les • bommes , elle fait d'un être vivant une forte ^automate infufceptible de défirs ou du moins privé de fens, v  SUR LE POEME DES MCEURS. r2ji En quoi confiile donc la morale particuliere des Riches ? Elle fe réduit aux deux premières opérations de 1'Aritlimétique , a. fouftraire des jouiffances pour ajouter aux voluptés. Le Pauvre doic jouir, paree qu'il le peut trop rarement pour tomber dans le dégout, & le Riche doit s'abftenir , paree qu'il jouit toujours trop pour ne pas fe faftidier. Le plaifir croit & décroit en raifon du befoin , & quiconque n'eft jamais tourmenté par celui-ci , ne peut que médiocrement goüter celui la. Tel eft le fiftême général de la Nature; la douleur eft 1'indifpenfable préliminaire du plaifir; de manière qu'on pourrait peut-être définir la vertu : Laforce defouffrir le mal pour parvenir du bien. Et le vice : Vimpatience de jouir du bien fans Pavak mérité par Vépreuve du mal. Page go , Vers 2. Quoi.' chacun te jaloufe , & tu ri*ès pas heureux ? D'oü vient que les Riches ne font pas tous heureux ? Eft-ce manqus de biens ? Non, c'eft plutóc réplétion. S'ils s'envifageaient des yeux dont les Pauvres les envifagent, qu'ils feraient fatisfaits 5 e 4  N O T E S qu'ils goüteraient delicieufement ces mêmes avan?ages , qui ne leur font prefque pas de fenfation ! Eh bien, qu'ils t£chent de fe Jonner cej qu'ils changent pour cet effet de point de vue , en defcendant plus fouvent jufqu'a la clalTe fouffrant* de Ia Sociéré , non pas pour infulter 4 fes maux par 1'oftentation de leur bien-être, mais pour fe mieux perfuader de la réalité de celui-ci par le contrafte de routes les incommodités avec 1'enfemble de tputes les douceurs, Page 92, Vers 3. Fpurrais-tu fufpuler un vczu fi légïtime? Aurions-nous en effet la maladrefTe de reprocher %c d'envier aux Grands leurs jouiffances? Je dis Ia maladrefTe; car fi nous étions plus clairvoyans fw ' nos, vrais intéréts propres, non-feulement nous défirerions que leur féücité füt k fon comble, mais, encore nous nous efforcerions d'y concourir, perfuadés que notre coopération la ferait refluer fur nous; puifque tout être plein eft néceffairement communicatif La fouveraine béatitude & h f0uYeraine bonté ne font deux différens attributs qu'au* yeux des Logiciens.  SUR LE POEME DES MCEURS. 233 Voulons-nous donc humanifer l'homme ? enivrons-le de bonheur : alors le fpeótacle des êtrcs fouffrans fatiguera fon ame , & pour s'en délivrer , il fera nécefuté de leur donner de fa plénitude, c'eft-a-dire d'être bon. Voulons-nous qu'il foie féroce ? exafpe^ons fon cceur par le poids de la misère : alors l'afpect d'un heureux fera pour lui le plus attédiant des objets , celui d'un plus infortuné que lui ne 1'émouvra pas, ou même lui femblera confolant. Et pour nous convaincre que les défagrémens habituels peuvent le dénaturer jufqu'k ce point , abftraclion faite de certaines trempes d'ame que rien ne de'nature , examinons d'un ceil obfervateur les hommes qui paiTent pour durs & cruels , dans quelque claffe de la Société qu'ils foient placc's. Je mets en fait que , fi nous parvenons k découvrir le fil de leurs aventures, nousreconnaitrons par-la que mécontens de longue main du fort ou de leurs femblables , ils ont infenfiblement contraété cette cauf ticité d'humeur , cette pétrification d'entrailles qui leur fait trouver une forte de bonheur a troubler Celui d'autrui, Si la méchanceté caracfe'rifait un heureux , ce  z34 N O T E S , &c. -ferait un effet fans caufe, & dont on ne pourrait véritablement rendre raifon. Car c'efl le propre du contentement d'épanouir le cceur, d'attendrir & de dilater 1'ame , au lieu que le chagrin doit néceffairement la refïerrer & 1'aigrir. C'eft donc un grofiier malentendu, c'efl une inconféquence que de nommer les Grands les heureux du fècle, & de leur reprocher en même tems des entrailles de fer. Ah ! que n'ont-ils l'art de fe rendre plus heureux aufïï bien qu'ils en ont les moyens ! le Peuple n'aurait qu'a s'en féliciter.  N O T E S DU CHANT CINQ UIE ME. Page 108 , Vers 3 & 4. N ±^ON,le neant des biens qu'on pourfuit follement, N'eft connu que du Sage & fur-tout de V Amant. L'éloge que je fais ici de 1'Amour, n'eft pas jufte; mais je ne 1'ai pas fenti dans le tems de la compoftrion. L'Amour, ainfi que routes les paffions fortes, a deux torts ; 1'un, c'eft de trop méfeftimer les pbjets qu'il ne pourfuit pas ; & l'autre , d'imaginer que celui qu'il pourfuit, fuif ra tout feul a fon bonheur. Voila les deux illufions dont nous avons généralement k nous méfier. En effet, nous avons pluf eurs befoins , & par conféqttent fi nous nous occuponsd'en contenter un en négligeant les autres, quelque dominant qu'il foit, & quelque charme que fon objet pofsède, il eft impoffible que nous ne fentions des vides dans notre félicité.  t}6 N O T E S Page 108 , Vers 9. N'attends pas néanmoins un long tijfu defetes. L'amour eft celle de nos paffions qu'il nous importe le plus de bien difcipliner. Conduit par la raifon, il eft fécond en délices j privé d'un tel guide, il ajoute beaucoup a nos autres peines dont il devrait nous confoler. Mais cela vient-il , comme le prétend M de Bufon , de ce que le phifique feul en eft bon , & que le moral n'en vaut rien ? s'il en était ainfi , l'homme civil ferait devenu moins heureux que le fauvage , a proportion qu'il ferait devenu plus moral, & ce n'eft probablement pas-la 1'opinion de ce grand Ecrivain. A fon autorité foppoferais volontiers celle de Montagne, a qui 1'on ne peut contefter d'avoir parlé de l'amour en profond connaiffeur; mais la métaphore dont il fe fert, quoique fort énergique , a quelque chofe de bas qui pourrait blefier. Effayons donc de la commenter en termes plus décens. Pourquoi le moral de l'amour ne vaut-il rien 3  SUR LE POE ME DES MCEURS. 13? £rt-ce paree qu'il en augmente ou tempère 1'énergie ? 11 le rend moins crUel fans le rendre moins véhément. Ou paree qu'il en circonferit l'objet ? C'eft le ramener au plan de la Nature , & par conféquent le perfectionner. Ou paree qu'il en corromp les plaifirs par circonftance ? Plus fouvent il les affaifonne , 8c les erreurs des particuliers ne doivenü pas fe mettre fur le compte des lois. Ou enfin paree qu'il les met a trop haut prix ? Ils en font plus flatteurs. D'ailleurs, fi le feul phifique de l'amour efl bon, que s'enfuit-il ? Que pour en exprimer toute la faveur poffible , un tact perfectionné vaut moins qu'un inltinct brut, & que la raifon & le cceur n'y doivent entrer pour rien. Mais , puifque tous nos befoins , tous nos penchans tournent mieux a notre fatisfaction , étant dirigés par la morale , comment fe fait-il qu'un des penchans de l'homme le plus général , un de fes actes leplus important, la perpétuation de Pefpèce , foit excepté de cette regie & nous rende malheureux s'il efl raifonné ? Je doute que cette doctrine prenne jamais che»  238 N O T E S les Amans vertueux & délicats. Ils favent trop bien que le plaifir n'eft pas la volupté ; que le premier eft 1'appanagecommun del'univers fenfible, au lieu que l'autre n'appartient qu'aux êtres inteïligens , feuls capables d'être fenfuels; & que pour trouver délicieux le plaifir de l'amour , ainfi que tous les autres , il faut ajouter k Ia Nature par une forte de fens faaices, plus parfaits, que donne Ia civilifation. Toujours eft-il vrai, dira-t-on , que les fectateurs de l'amour phifique font moins tourmentés que les partifans de l'amour moral.. Je réponds, 1°. qu'un être raifonnable ne faurait fe détériorer en gouvernant fes penchans felon Ia raifon, & que l'amour parvenant bien mieux k fon hut naturel , la propagation , par le moral joint au phifique , on ne concoit pas comment le moral luipourrait être pernicieux. Je réponds , al que fi le moral de l'amour entraine effectivement plus de peine d'efprit que le feul phifique , il produit indubitablement , #ua  SUR LE POEME DES MCEURS. 239 autre cöté, des plaifirs plus vifs en récompenfe, de manière qu'aux yeux de fes partifans, non-feulement il rétabliffe 1'équilibre , mais qu'il les faffe même fe trouver plus heureux. Je réponds enfin que , dufTent-ils s'épargner bien des tourmens en changeant de fiflême, il en refterait toujours un qu'ils redouteraient plus que tous les autres , celui de contrarier 1'ordre focial , 8e de s'attirer par-la les reproches de leur raifon. Page 109 , Vers 15. Tout fcntimmt extreme eft bien pres de finir. Ce vers, qui n'eft que la tradudbion d'un vieil axióme de logique, entrera difficilement dans Pefprit des Amans a pafffon. On les voit tous foupirer après un redans de montagne , fans fe douter qu'ils n'y tiendraient pas un mois. On leur parait même très-impatientant 8i très-déraifonnable, quand on leur dit que , pour les défenchanter , il fufhrait de leur accorder leurs vceux. 11 n'en eft pas moins certain que l'amour, poufle d'abord a 1'extrême, ne pouvant monter plus haut , doit néceffairement  24o N O T E S defcendre & defcendu qu'il eft, bien différent dü thermomètre , il ne remonte plus. A la vérité , les héros de roman font preuve du contraire ; mais on peut aflurer qu'on ne voit ce miracle que dans les romans.  N O T E S ■Ö U CHANT SIXIEME, Page 131 , Vers 16. J. ^§ÓjVNER des joujoux} eft-ce cre'er des hommes ? On s'occupe trop de 1'acceffoire pour qu'on s'occupe fuffifamment de 1'effenciel. II faudrait commencer par cultiver dans les enfans la vigueur du corps , la noble liberté , la véracité , la franchife : alors les autres qualités qui demandent un certain dégré de raifon, telles que l'amour dü travail , la civiïité, la circonfpecnon, Ia bonne-grace, viendraient ileur tour, & comme fubfidiairement. Au lieu de fuivre ce plan fi naturel , on ne leur permet de s'exercer que comme des valétudinaires , & 1'on finit par les rendre tels la plupart. Ört les force de répéter des formules de complimens qui n'ont aucun fens pour eux , d'avoir des attentions dont ils ignörent le motif, de fe montrer reconaiaiffans avant de pouvoir apprécier une faveur , c'efl-a-dire qu'on leur fait exprimer ce qu'ils ne fentent point, & voila quelle fera leur honnêtcti» tant qu'ils vivront, Q  242 N O T E S Page 131 , Vers 19. II efl mutin, pervers: eft-il tel par nature ? Nous naiffbns tous avec les mêmes befoins phifiques qui ne font ni des vices ni des vertus; & li d'abord nous différons en quelque chofe , c'eft uniquement dans la manière d'exprimer ces befoins. Mais quelle que foit cette manière, elle n'a point de morante" jufqu'a 1'époque de la raifon. Voila néanmoins ce que c'eft que notre naturel; car le naturel n'eft pas une paftion , c'eft le dégré différent d'aófivité qui caradérife nos paffions originelles dont l'objet immédiat eft de veiller k notre confervation. Or le plus ou le moins d'adtivité dans la manifeftation des befoins , n'eft affurément pas alors un défaut moral. Qu'on fouille tant qu'on voudra dans i'ime d'un enfant qui vient de naitre, je doute qu'on y.puiffe découvrir rien de plus. Comment donc, d'innocent qu'il eft primitivement , le naturel peut-il devenir pervers dans la fuite ? C'eft paree qu'il fe trouve quelquefois difcordant &mal modifié pour plaire dans 1'état focial. En effet, quel eft le bon naturel ? C'eft celui d'un * individu qui, dans 1'exercice de fes droits, loia  SÜR LE POEME DES MCEURS. 243 a'empic'ter fur les nötres , leur dónné plus d'extenfon pour mieux affurer les fens. Ce naturel eft heureux, .s'il eft purement un don de Ia nature; mais i! eft bien plus méritant lorfqu'il eft le fruit de la raifon. Le maüvais naturel eft dans tous les cas, foit inné j foit faiüce , 1'oppofé de celui que je viens de définir Quiconque s'eft donné le premier , doit avoir fortement travaillé' fur lui-même & fait bien des obfervations fur les moyens les plus direds d'obtenir fes befoins. II faut qu'après avoir vu que les objets en font hors de lui , que la plupart même font au pouvoir de fes femblables, il ait fenti que , pour fe les ménager , il ne devait pas agir hoftilement & de force } mais plutöt employer la douceur de Ia perfuafion & furtout les acheter en cédant le premier d'aütres biens équivalens ou même fupérieurs. II faut qu'il ait prévu que plus il facrifirait en apparence , moins il facrifirait eneffet, attendu que mettant par-la fes concitoyens dans fes intéréts, il les rendrait en quelque forte tributaires de fes plaifirs , tandis qu'un arrogant, un orgueilleux, unmutin, les fait s'étudier a le déf©bliger & punir. Q 3  244 N O T E S. D'après ces réflexions , U eft évident que cornger ou gater un naturel , c'eft le modifier mieux ou plus mal pour réuffir dans la fociété. Mais pour expliquer comment cette modification s'opère , *1 faudrait parcourir tous les détails de 1'éducauon, a commencer dès le berceau ; car point de mot , de traitement, d'air ni de figne même qui n'y puifle contribuer. Je dirai feulement qu'en obéiffant mal.a-propos aux enfans , on les rend impérieux , exigeans & volontaires , & qu'en ne leur obéiffant pas quand leur befoin le demande, on les rend impatiens^naffeaueux&mutins. Page i46, Vers 8. le devoir eft pénlble & la lecon faclle. Que *rouve celui qui fait cette plainte ? Ce n'eft pas que'le devoir lui femble réellement pémble , mais qu'il doute fortement que c'en foit un & : qu'il puiffe gagner a quitter une manière d'agir qu'il connait d'habitude , pour en adopter une nouvelle qu'ü ne connait point. Autrement, nécelïite quHl eft de vouloir fon propre bien & convaincu que tout véritable devoir rentte dans cet objet, pourrait-üle trouverrigoureux fans fecontredne ï  : N O T E s DU CHANT SEPT1EME ET DEB.N1ER.. Page i$6 , Vers 20 & 21. Pour être le héros du tahlcau que fachlve, Qu'il te faut du beau monde être long-tans i'èkve ! A quelle école nous envoyez-vous potnat* polir ? me dira quelque faux zélateur. A Péeole du beau monde ? Ignorez-vous que les individu qui le compofent , ont de moins en vertu ee qu'ils ont de plus en politeffe & que d'ailleurs ils fe lont trop éloignés de la nature , pour nous pouvoir guv der a la fource du bonheur qui jailtft dans fon fein ? Je répondrai par quelque. éclairciffemens lur le raot nature ; car les difft'rentcs ueceptions dont 0. 3  ?4<5 N O T E S il eft fufceptible, en rendent le fens trés - indéterminé , très-vague & ne peuvent que jeter de Pembarras dans Pefprit. L'ctre fans raifón n'eft point éducable , a proprement parler : auffi s'éloigne-t-il moins que nous de la nature , c'eft-a-dire des mceurs propres dg fon efpèce %, meurt-il fans avoir perfcciionné fon inftinct ni rien acquis du cóté des inclinatións ou des faculte's. Ce que nous ajoutons a ceux qui vivent dans un état de domefticité, ne fait point éxception a cette vérité de principe & ne faurait paffer pour un dégré de perfeftion réelle ; puifqu'ils n'ont rien mis dans ce développement ou dans cet acceffoire , ni jugement , ni choix , ni volonté. Mais l'homme, cet être fi pliant & fi du-SiJe, qui fe fait a toutes les manières d'exifter & de yivre , qui peut fe métamorphofer de tant de facons paree qu'il efl libre, couvrir de tant de traits différentiels la caractériftique de fon efpèce, s'acfommoder k tous les gouvernemens , a tous les, fiftèmesreligieux , a toutes les Iatitudes ; l'homme n'a point une forme immuable de mceurs. Son privilege eft de pouvoir parcourir tout le cercle d<*s  SUR LE POE ME DES MCEURS. 24? formes poffibles & 1'échelle de fa perfeftibilité. Ainfi quelque diftant qu'il foit des mceurs originelles , a quelque haut dégré du cercle ou de 1'échelle que vous le fuppofiez , il n'eft pas hors de Ia nature : il eft feulement plus prés du dernier point oü 1'éducation puifle le porter. II ne devient donc en un fens le plus dénaturé qu'il eft poffible qu'en devenant fouverainement policé. Mais gagne-t-il ou perd-il a s'éloigner fi prodigieufement de 1'état primitif ? Qui pourra nous démontrer que ce qu'il acquiert en développement de facultés , en mceurs, en lpmières , eft tout entier au détriment de fcn prix réel & de fon bienêtre ? Qui nous aflignera bien pofitivement le dégré de civilifation qui lui convient & 1'échelon auquel il doit s'arrêter fous peine de dégénérer > Qui fe flattera furtout de perfuader en decidant que l'homme civil eft au-deffous du fauvage ? En effet, quoiqu'ils foient aux deux difterentesf extrémitcs du cercle, ils n'en font pas moins tous deux également prés de la Nature ; puifqu'elle ert embraffe le contour tout entier, & que fa main n'ert tient pas moins le dernier bout que le premier. Tous Q4  Mj N O T E S les deux, de même que les claffes intermédiaires , font imme'diatement fous fa jurifdicbion & fous fes yeux. Elle leur fert a tous égalemènt de flambeau , «arrêtant avec celui qui s'arrête , avancant avec celui qui fait quelquespas, & volant avec celui qui prend Peffor. II réTulte de ces obfervations que pour être bien different du fauvage , l'homme fupérieurement civjlifé n'en efl pas moins: dans la nature & que s'il n'a pas de plus en vertu ce qu'il a de moins en rudeffe il efl abfolument faux qu'il foit civihfé. Chacun fait qu'un diamant très-poli n'en vaut quelquëfois pas un brut. D'oü 1'on peut inr fe'rer, relativement aux moyens de bonheur qu'ils ont 1'un &c l'autre , que ceux du premier font plus hornes , mais plus fimples j & que ceux du fecond font plus multipliés , mais plus délicats ; que celui-la ne cherche dans les objets de fes befoins. que fon unique confervation , au lieu que celui-ci veut y trouver de plus la déleclation de fes fens j §t qu'enfin fi }a Nature ne mécqnnaït pas ceux de fes enfans qui font reftés dans fes langes, elle fourit délicieiifement aceux qui s'en font débarrafTés fou? ]es aufpises, des arts & des loix.  SUR LE POEME DES MCEURS. 249 En effet , ferait-il poffible qu'on encourut fon anathême en développant la perfecfibilité qu'on tient uniquement d'elle ? Et quand l'homme , par fon travail , améliore tout , les végétaux , les alimens & laterremême, comment fe détériorerait-il lui feul par la culture ? Quoi c'eft a fes foins que la vigne doit 1'excellent jus de fes grappes , Sc ce ferait dans les nlières de 1'éducation que nous peririons de notre bonté naturelle? N'entre-t-il pas de 1'humeur & peut-être du cinifme dans cette manière de raifonner ? Ou plutót, en y fuppofant de labonnefoi, n'eft-ce pas la 1'effet le plus marqué de cette illunon fatale , qui nous peint tout en beau dans un état oü nous ne fommes pas ? Page i6i , Vers 4 8c 5, Vcux-tu m*eu accabkr? Donne-m'en pour têmohis Tes vaffaux dans Paifanct, ou foul/agés du moins. Les biens 8c. les maux fQnt , dit-on , égalemènt répartis entre les mortels fous tous les climats, depuis l'homme d'efprit jufqu'au fot , depuis le  2$ö N O T E S citoyen jufqu'au fauvage , 8t' depuis le plus riche rentïer jufqu'au plus pauvre laboureur. Le Ciel les rend ègaux dans fa jufte balance. (i) C'efl ici la doctrine de toute 1'école optimifle & de bien des gens qui n'ont jamais luPope, Malebrancbe ni Leibnitz. Mais pour fe perfuader un tel paradoxe , que d'abfurdités n'a-t-on pas a dévorer ? 11 faut fuppofer , i°. qu'en fatisfefant aux befoins moraux ou phifiques , tous les individus ont le même dégré de plaifir : fuppofition qui n'eft pas fefable, comme je crois 1'avoir démontré ci-devant en traitant de l'amour. 20. Que fi pour contenter leurs différens befoins , ils n'ont pas tous & par-tout les mêmes reffources , 1'équilibreefl exaólement rétabli par d'autres contrepoids, en forte qu'ils aient plus ou moins a fouffrir du cöté de la pénurie , fuivant qu'ils font doués d'une fanté plus ou moins robufle , ou d'un tour d'imagination plusou moins heureux : ce qui de- (x) Effai fur 1'Homme , Epitre IY » vers n8.  SUR LE POEME DES MCEURS. 2^1 manderait qu'un être bien portarrt fut toujours pauvre, qu'un riche eut beaucoup de peines d'efprit, qu'un homme comblé d'honneurs ne gouta't guère de plaifirs, & réciproquement. 3\ Enfin, qu'un Africain arraché de fon foï natal pour aller, dans un autre hémifpbère, trainer jufqu'a la mort les chaines d'un tiran qui Pachète ; qu'un laboureur tourmente' par toutes les inclémences des faifons, journellement épuifé de ruaes travaux, & plutöt fuftenté que nourri d'aümens que les animaux rebutent : qu'ils ont tirc tous les deux de Purne du bien & du mal des lots é'gaux a ceux d'un rentier uniquernent occupé d'e'picr la renaiffahce du moindre défir pour le fatisfaire « & d'un riche voluptueux qui ne connait 'es g'ac.ons de Janvier, que pour s'en r égaler fous le règne de la caniculc , & joint a tous les avantages du bon efprit , k tout Paftéable de la confidération pubüque , une table cpuverte de ce que PAir , PÖcé'an & la Terre 'peuvent offrir de plus exquis en tribut a notre fenfualiïé. Qr fi fon efl de bonne-foi, peut-on alïimiler dess é/tats oü tout eft mal depuis les befoins jufqu'k la  15? N O T E S nourriture, a des pofitionsoü tout eft priifiquement bien? Peut-on foutenir qu'ici le prétendu niveau fubfifte ? En ce cas , ceffez donc , partifans du cruel optimifme , de réclamer la commifération en faveur du malheureux peuple ; cefTez même de le déligner par 1'épitète de malheureux. A quelque dégré d'angoiffe que 1'oppreflion le réduife , ddmirez extatiquement ces ombres qui relèvent le tableau général. Sa fomme de bien n'en contrebalance pas moins celle des riches, & 1'on n'y faurait rien ajouter fans attentet-fur la fagefle du créateur même , qui , néceffairement, doit la maintenir dans ce point d'égalité. D'ailleurs , en défirant qu'il eüt un peu plus d'aifance , c'eft a fon bien-être que vous en voulez , car puifque fes maux font évidemment fupérieurs a ceux des autres claffes, fes biens doivent l'être pareillement en vertu de votre jufte balance , 8ï vous ne fauriez retrancher de ceux-la fans retrancher de ceux-ci. Mais,aces mots, vos entraillesfrémiffent d'horreur: 1'humanité protefte au fond de vos cceurs contre ces affreufes conféquences , & vous dévoile 1'abfurdité d'un fiftéme qui tend a les autorifer. Non} ne nous  SUR LE POEME DES MCEURS. 253 laiffons point éblouirpar Péclat des opinions fingulières: il n'efl de gloire qu'a marcher ferme dans la route de la raifon. II efl une vérité que n'ébranleront jamais les efforts de la Métaphifique, c'efl que le bonheur efl relatif aux reffources ; qu'il efl , par conféquent très-borné dans le peuple & tresétendu dans les claffes fupérieures de la fociété. Loin donc d'exagérer aux Grands les misères de leur état & le néant de leurs jouiffances , comme li vous prétendiez lesforcer d'envier la fituation du Peuple, offrez-leur 1'attendrifTant tableau de fes tribulations , & pour qu'ils arrondiffent leur bonheur, pour qu'ils le doublent, engagez-les d'en renverfer 1'excédent fur lui. Page 178, Vers 5. Les humains n'ont donc pas inventé la morale. Pour prouver que rien n'efl moins réel que Ia diflinclion du bien & du mal , du jufte & de 1'injufle, a quelques bouts de raifonnement onacoufu nombre de petites anecdotes , perfuadé qu'il ne faut pas démontrer autrement a des efprits diflraits ou  f4è N Ö T E S fuperficiels. Mais s'efl-on flatté que les efprits refiéchis en feraient aufii les dupes ? C'eft de quoi nous nous permettons de douter. En effet, eifayer d'e'tablir la règle des mceurs fur 1'expé'rience , c'eft autant choquer la raifon que de vouloir expliquer les effets naturels d'après une hypothèfe l. puifque dans ^premier cas les faits ne prouvent rien , & que dans le fecond, au contraire , ils prouvent tout. L'objet de la morale eft incomroenfurable avec celui de la phifique, &conféquerii-> .ment on ne peut pas afïimiler ces deux fciences, ni iuivre la même méthode pour les étüdier : car qu'ont de commun les loix de la dinamique avec celles qui doivent régler les actes de la volonté ? Que fert-il donc de parcourir les relations des Voyageurs , fouvent fufpeóles, & d'y colliger des faits quelconques pour nous montrer que les Na-1 tioris penfent contradidtoirement fur de certains points ? On ramafferait un in-folio de faits pareils qu'on n'en extrairait pas un grain de ve'rite'. Pourquoi cela ? Paree que ni Paction de Sextus ne fait que le viol foit un crime, ni la conduite de Scipion nefait que la continence foit une vertu. II efl uil  SUR LE POEME DES MCEURS. droit antérieur a la rédaclion des douze Tables , en vertu duquel Scipion eft jufte & Sextus ne 1'eft; pas. Mais qu'eft-ce que ce droit ? C'eft Pintérêt bienentendu de notre confervation. Sur quelle bafe porte-t-il ? II porte fur les moyens déterminés & réels de parvenir a cette fin. Quelle en eft la fanction ? C'eft fon inviolable néceftité même; néceffité dont aucun homme nepeut s'affranchir dans 1'ufage de fes paffions, c'eft-a-dire dans 1'exercice de fes forces, fous peine de comprcmettre fes propres intéréts , & de fe rendre malheureux. Or, cet intérêt de notre confervation , nous ne 1'avons pas établi j ces moyens particuliers d'aflurer cet intérêt , nous ne les avons pas déterminés; cette néceffité de nous conformer a ces moyens 9 nous ne 1'avons pas faite, puifqu'il nous eft impoflïble d'y défobéir impunément. Voila néanmoins les fondemens théoriques des lois morales , fondemens dont la folidité ne fait qu'un avec leur propre nature, & qui ne font pas moins indépendans de nos écarts, que les principes du calcul ne le font de sos erreurs,.  2^6 N Ö T È S Ën effet, fi nous manquicris d'un terme dë coltf* paraifon préexiftant aux aólions humaineS, pourrions-nous les approuver ou les blamer avec jtiftice ? Fourrions-noüs dénommer les mceurs d'un Timoléori bonnes , & celles d'un Séjah mauvaifes ? Bon St mauvais font des mots relatifs, & pour les appliquer a propos aux acf es qu'ils caracf e'rifent, il faut non-feulement avoir préfent a 1'efprit l'objet final de ces acles , mais encoife , après les avoir comparés avec cet objet invariable , s'étre perfuadé qu'ils y cqnvenaient ou n'y convenaient point. On objeélera que dans les jugemens que nous portons en morale, nous fommes dinges ou par les lecons des Sages, ou par les ftatuts des Légiflateurs. Mais , oütre que ce ferait donner la queftion pour principe, ces lecons & ces ftatuts aüraient-ils dénaturé Peftence dés cbofes ? Auraie'nt-ils fait que notre bonheur dépendit de certains moyens dont il ne dépendait pas auparaVant ? S'ils étaient abfolument gratuits , feraient-ils une loi néceftaiment & généralement obligatoire ? Feraient-ils fur-tout qu'un individu qui ne voudrait pas s'y tenir, en fut puni par les remords êcparl'infortune ? Quoi i  SUR LE POEME DES MCEURS. 257 Quoi ! des particuliers , quelque diflinguc's qu'on les fuppofe , auraient arbitrairement dit ou flatué qu'un objet qui n'efl ni blanc ni noir , devait être regardé comme noir ou blanc par tous les hommes ? & paree qu'on le verrait, malgré cela, tel qu'il efl , on ferait malheureux? on s'en ferait un reproche ? D'ailleurs , ni nos yeux ne font les objets qui les frappent, ni ces objets ne font nos yeux. Puis donc que la raifon n'efl' que 1'appercevance des rapports que les moyens ont ou n'ont pas avec la fin de notre nature , ainfi que la vertu , c'efl-a-dire notre bonheur , n'efl que 1'adoption ou I'exclufion de ces différens moyens, comment peut-on imaginer que notre raifon ait créé ces rapports , ou que ces rapports aient cre'é notre raifon ? La vérité doit préexifler au moment oü l'efprit la cherche , & 1'èfprit préexifler a 1'inflant oü la vérité fe manifefte a lui. Donc toute règle morale qui tend plus ou moins immédiatement au bien réel des individus , & toute loi politique véritablement avantageufe aux fociétés, n'étant que les expreffions des rapports qu'ont certains moyens avec une fin raifonnable 3 R  258 V O T E S, &c. ne peuvent être 1'ouvrage des Légiflateurs ou de* Sages, qu'autant qu'on entendra par-lk qu'ils ont les premiers apperc,u ces rapports , & non pas dans le fens qu'ils les aient tirés du ne'ant par leur autorité. Fin des Notes fitr le Poëme des Mceurs.