L E L I V R E D E F A MI L L É.   LE LIVRE DE FA MILLE, o u JOURNAL DES ENFANS, CONTENANT DES HISTORIETTES MORALES ET AMUSANTfiS , Mêléesd'Entretzens iiiftruftifs fur tous les ohjeis qui les frappent journellement dans la nature & dans la fociété. P a R M. BERQUiN. Pauline. Ah! Maman,aidez-moi a réfléchir, je vous en prie. Mme. de Veuteuil. C'eft le principal objet de tous nos entretiens. AVEC FIGURES. A LA H A T E, Chez I. VAN C L E E F, 1 7 9 5-   5 JOURNAL DES ENFANS , O u HlSTORIETTES M OU AL ES ET AlVtUSANTES , Mêlées (PEntretiem tnJlruHifs fur tous les objets qui les frappent journellement dans la Nature dans la Sociétè, <è~r- —-■ L'OBÉISS AiNCE. Mde. de VERTEUIL, PAÜLINE, fa fille p JL auline. Maraan , pourquoi faut il donc que les enfans obéiiïent aux grandes perforfnes ? Mde. de Verteuil. C'eft que les enfans ne favent pas encore ce qui peut leur faire A 3  6 LE L1VRE DE FAMILLE da bien ou du mal, & qu'il leur arriveroic a chaque inftant des accidens facheux , fi les grandes perfonnes qui les entourent n'étoient fans cefle occupées a les en garantie Ne te fouviens tu pas de ce qui arriva 1'autre jour au pauvre Alexandre , pour avoir voulu jouer avec Ia bougie ? Pauline. Qui, maman, je me le rappelle très-bien. Mde. de Verteuil. La petite flamme lui paroiflbit fi jolie qu'il voulut la toucher. J'eus beau lui dire que cela lui feroit mal, Alexandre ue fut pas obciifant : & qu'en arriva-t-rl? Pauline. II prit la flamme dans fes petites mains, & il fe brüla. Le pauvre Alexandre ! je crois encore 1'entendre crier. Mde. de Verteuil. N'auroit-il pas mieux valu pour lui qu'il m'eót obéï ? Pauline. Oh , fans doute maman ! Mde. de V/erteuil. Voila pour quoi ies enfans doivent toujours obéir aux grandes perfonnes. IIs doivent être bien fürs que  ou Journal des enfans. ?, lörfqu'on leur défend quelque chofe , c'eft que 1'on fait que cela peut leur faire du mal. Pauline. Et comment les grandes perfonnes peuvent-elles le favoir? Mde. de Verteuil. C'eft que Iorfqu'elles étoient petites , ellcs 1'ont appris de leur papa, de leur maman , ou de leur bonne. Elles fe fouviennent que toutes les fois qu'elles n'ont pas voulu les en croire, elles ont eu fujet de s'en repemir. Pauline. Oh c'efl: bon, maman. Ce que vous me dites-li , je le dirai un jour a mes enfans. . Mde. de Verteuil. En attendant, vcux tu que je te dife encore pourquoi tu dois obéir aux perfonaes plus ugées que toi? Pauline. Oui, mamarn , vous me ferez plaifir. Mdè. öb Vrrteuil, Dis-moi, pourrois-tu préparer toi-même ton diner ou ton foupcr? Pauline. Non, maman, je ne fuis pas ■ aflez bonne cuifinière. Mde. de Verteuil. Et faurois-tu faire tes habits? A 4  8 L5 tfvftt Dl EAMOiLS Pauline, Comncnt pourrois-je en venir k bout? je ne fais pas encore manier I'aïguiiïe. Mde. ds Verteuil. Maïs a préfent que tes habits font faits, faurois-tu t'habiller toute feule ? Pauline. Oh , non , certes. Je ferois bien embarraffée fans Ie fecours de Nanette. Mde. de Verteuil. Et Iorfque tu vas k Ia promenade, ne faut-il pas que je te donne la mam pour empócher qu'il ne t'arrive aucun accident? Pauline. Oh , oui , car autrement les voitures m'auroient bientót écrafée. Mde de Verteuil. Tu vois donc en combien de chofes tu as befoin des grandes perfonnes ? Pauline. II eft vrai. Mde. de Verteuil. Mais toi, peux-tu faire quelque chofe pour elles? Pourrois-tu, par exemple, repalfer le linge pour Nanette, qui prend tous les jours la peine de t'habiller & de te déshabiller ? faurois-tu  OU JOURNAL DRS ENFANS. • # éplucher les herbes pour la cuifinière, qui t'apprête k manger ? as-tu de 1'argent a donner a Ja couturière qui fait tes habits? rends-tu Ie moindre fervice k ton papa qui donne eet argent pour toi? ferois-tu capable enfin de me foigner dans mes maladies, comme je te foigne dans les tiennes ? Pauline. Non, maman. Mde. de Verteuil. Tu vois combien de chofes ton papa, ta maman, Nanette, la couturière, la cuifinière, en un mot, toutes les grandes perfonnes peuvent faire pour toi. Tu vois, en même tems, que tu ne peux rien faire k ton tour pour elles. Pauline. Cela eft vrai, maman. Je fins encore trop petite. Mde. de VgjiTEUiL. II eft cependant- une chofs que tu peux faire pour nous. Pauline. Eh quoi donc , je vous pric ? Mde. de Verteuil. C'efi: qu'en étant douce & obéiiïante, tu peux nous foulager de Ia peine que nous prenons a veiller continuellement fur toi. Par exemple, lorfque NaA 5  *p . LE LIVRE DE fa MILLE nette te dit: Ne touchez pas le flambeau, & que malgrö cela tu t'obftines a le prendrc, il faut que Nanette fe détourne de fon ouvrage pour tirer Ie flambeau de tes mains,. afin que tu ne mettes pas le feu a la maifon. Lorfqu'elle te dit: Ne tourmentez pas votre petit frère , & que tu continues de le tirailler, ü faut qu'elle .fe détourne cncore de fon ouvrage pour éloigner ton perit frère de toi, afin que tu ne lc falies plus crier. lorfqu'elle te.dit: Ne defcendez pas 1'efca» lier fi vne , & que tu n'en vas que plus ëtourdiment, il faut qu'elle fe détourne une tfoifième fois de fon ouvrage pour aller te prendre par la main , & fcmpcchcr de te calTer la tóte en dcgringolant du haut en bas, comme cela ne manqueroit pas rie i'arriver. Tout cela n'efi-il pas bien fatigant pour Nanette? Pauline. Oui, maman. Auffi me gron* ,'e-t-elle d'une bónne facon. Mde. de Verteuil. U Ie faut bien ; & fi m refufois plus long-tems de lui obe"ir, elJe  OU JOURNAL DES ENFANS. Iï feroit enfin obligée de te dire: Ecoutez, mon enfant , puifque vous ne voulez pas refter tranquille, & que par-la vous m'empêchez de faire ma befogne, vous aurez la bonté de faire vous-même toutes les chofes dont vous avez befoin. Lorfque vous viendrez me pier de. vous mettre aw lit, je ne pourrai pas le faire, paree que j'aurai mon ouvrage -h finir. C'eft ainfi que parleroit Nanette. Que ferois-tu alors ? Eft-ce que tu faurois te déshabiller? Pauline. Non, maman. Mde. ds Verteuil. Tu vois donc que fi les enfans ne peuvent rien faire fans le fecours des grandes perfonnes , ils doivent être touiours difpofés a leur obéir, pour ménager leur peine. Autrement ils méritent qu'on les abandonne a eux-mêmes pour fe tirer d'affaire, comme ils 1'entendront. Pauline. Cela me paroit fort jufte. Mde. de Verteuil. Ce n'eft pas tout. II eft encore une autre chofe a confidérer. Pauline. Voyons, maman.. A 6  12 LE LIVRE DE FAM1LLE Mde. de Verteuil. Les grandes perfonnes ne font-elles pas plus fortes que les enfans? Nanette , par exemple , n'a-t-elle pas plus de force que toi? Pauline. Oh, fans doute. Mde. de Verteuil. C'eft par-la que les grandes perfonnes font en état de donner leurs fecours aux enfans. Mais par la même raifon, elles font auffi en état de forcer les enfans è faire ce qu'elles leur difent. Lorfque Nanette t'appelle, & que tu ne vas pas Ia trouver, que fait-elle? Pauline. El!e fe léve, & vient me prendre par le bras. Mde. de Verteuil. Et lorfqu'elle te tient,, peux tu 1'empécher de t'entrainer ? Pauline. Non, maman. Mde. Da Verteuil. Ne vaut-il donc pas jnieux obéir de bonne grace que de te faire trainer de force & d'être encore grondde par-delfus le marché ? A quoi te fert ton obfiinatiou? Tu as beau crier & trépignerr tout ce que tu peux faire eft inutüe. II me  ou journal des enfans. 13 femble qu'il vaudroit bien mieux t'en épargner le chagrin & la honte. Pauline. Oui, maman, cela feroit beaucoup plus raifonnable; & toute petite que je fuis , j'efpère que je ferai bientöt une grande perfonne par la raifon. PREMièRE Journee. M. de PALMY, CHARLES , AU GUSTE, TVT XVX« de Palmy. Charles, Augufte, Pau-Hn, venez mes chers enfans, venez. Charles, (en s'avatigant avec Jts autres.') Que nous voulez-vous, mon papa? M. de Palmy. Vous ferez charmés de Papprendre, je vous en répons. CommenA 7. LA JUSTICE. PAUL1N, fes enfans.  14 LE LIVRE DE FA MILLE fons par le plus grand. Tiens , Charles, voici un cheval que je te donne. II eft pour toi feul , entens-tu? C'efM-dire que toi feul tu peux déformais en faire ce que tu voudras. Charles. O mon papa! je vous remereie. Nous allons faire bien des courfcs enfemble. M. de Palmy. Augufte , k ton tour. Voici une brouettc. Elle n'eft que pour toi. Tu auras feul le droit de t'en fervir. Augüste. Grand'merci, mon papa Elle ne reftera pas fous la reraife. Ce fera pour voiturer tout ce qui vient dans mon jardin. M. de Palmy. C'eft k merveille. Et toi, Paulin, approche, mon ami. Voici un carrolfe. Toi feul tu en es le maïtre. Paulin. O mon papa, qu'il cft joli! Je vous remercie de tout moa coeur. Je cours Telia y er. M. de Palmy. Attendez, attendez,mes xhers enfans. J'ai cncore un mot eiTentiel  OU JOURNAL DES ENFANS. *| .1 vous dire. Si vous voulez vous faire aimer les uns des autres, il faudraquelquefois vous prêter tour-a-tour vos joujoux; car de bons freres doivent être toujours prêts k s'obliger. De cette maniere , vos amufemens feront plus variés, & vos cceurs plus joyeux. IN'eft-il pas vrai, Charles ? G'eft k toi que je le demande. Charles. Je fuis de votre avis , mon papa* M. de Palmy. Sais-tu pourquoi je viens de te faire cette queftion ? Charles. Oh, je ra'en doute ft-peu prés* Mj de Palmy. Voyons ce que tu penfes. Je veux le favoir. Charles. CVfï que vous étiez hier dansle jardin, lorfque j'y jouois avec Augufte. 31 me pria de lui prêter mon fouet. Je n'ert vouius rien faire. Mon refus lui donna de 1'humeur; & notre partie fut rompue. M. de Palmy. Je fuis bien aife que tu t'en fouviennes. Voila ce qui ne manque jamais d'arriver , lorfque les enfans n'ont pas de complaifance entre eux. Ceft pour»  l6 LE LIVRE DE FAMILLE quoi il faut que vous foyez toujours difpofés it vous prêter mutuellement vos joujoux. Mais vous ne devez jamais vous les prendre 1'un a 1'autre, Toi, Charles, tu n'as aucun droit ni fur la brouette d'Augufte, ni lur le carrolfe de Paulin. Ainfi tu ne dois point les prendre , fans avoir d'abord demande" a tes frères s'ils veulent bien te les prêter. S'ils te les prêtent , c'eft a merveille : tu peux t'en fervir jufqu'a ce qu'ils te les redemandent. Mais alors il faut les leur rendre de bonne grace, puifqu'ils en font les maitres. Comprens-tu bien, mon fils? Charles. Oui, mon papa. * M. de Palmy. Et toi auffi, Augufte, tu ne dois prendre ni le carrolfe de Paulin, ni le cheval de Charles, s'ils ne veulent pas te les prêter. Chacun eft maitre de fon bien. Auguste. Oui, mon papa, cela eft jufte. M. de Palmy. Enfin, toi Paulin, tu ne dois pas plus toucher aux joujoux de tes frères fans leur permilïïon, qu'ils ne peu-  ou journal des enfans. ï7 tilt toucher aux tiens. Chacun de vous n'a droit que fur ce que je lui ai donné pour lui feul. Maintenant que vous voi& bien inftruits , allez jouer fous les arbres, & fongez & vous bien accorder. Tous ensemble. Oui , oui, oui , mon papa. i de Palmy. Eh bien, mes enfans, vous étiez hier fi bien d'accord enfemble. Pourquoi n'en va-t-il plus de même aujourd'hui ? Charles. Mon papa , ce n'efi: pas ma faute. Augufte a pris mon cheval, & il ne veut pas me le rendre. LA JUSTICE. Seconde Journêe.  l8 LE LIVRE DE FAMILLE M. de Palmy. Et te 1'avoit-il demandé ? Charles. Non, mon papa. M. de Palmy. Eh bien, Augufte, pourquoi avez vous pris le cheval de votre frère? ne vous avois-je pas dit hier que vous ne pouviez y toucher fans fa permiffion ? Auguste. II eft bien vrai, mon papa. Mais je n'r.vois rien pour jouer; Paulin avoit pris ma brouette. J'ai trouvé le cheval de Charles fans rien faire, & j'ai cru pouvoir m'en fervir, tandis que Charles couroit après des papillons. M. de Palmy. II n'importe. Tu n'avois aucun droit fur le cheval, quoique ton frère n'en fit'pas ufage en cc moment. Et toi, Paulin , pourquoi doncavois-tupris la brouette de ton frère, fans favoir d'abord s'il vouloit te la prêter? . Paulin. Mon papa, c'eft que tandis que j'étois allé un moment fur la porte, Augufte avoit traiué mon carrolfe. II ne m'en avoit pas demandé la permiffion. Alors j'ai pris ma revanche fur fa brouette en la faifant courir.  OU JOURNAL DES ENFANS. I M. de Palmy. II me femble, Augufte, que tu 1'avois mérité. Mais toi , Paulin, fais-y bien attention une autre fois. Quand bien même 1'un de tes frères te prendroit quelque chofe , tu ne dois pas pour cela prendre ce qui lui appartient. Autremenc ce fcroit des, querelles & ne jamais finir. Tu dois plutót le pricr de te rendre ton bien, & s'il ne veut pas le faire , lui dire que tu viendras m'en avertir. S'il refufe encore, tu n'auras-qu'a venir a moi, & j'irai a ton fecours. Allons , rendez moi tous vos joujoux , pour que je falie juftice. Charles. Qu'eft-ce que faire jnftice> mon papa ? M. de Palmy. C'eft rendre a chacun ce qui lui appartient, & punir ceux qui 1'ont mérité. Tiens, Charles, voici ton cheval; Augufte, voici ta brouette; voila ton carroffe, Paulin, Que chacun reprenne ce qui eft ft lui. Mais puifqu'Augufte a été Ia caufe de toutes ces querelles, puifqu'il a été le premier a prendre le carrolle de Pau'in,  20 LE LIVRE DE FAMILLE tatidis que Paulin étoit allé fur la porte , & le cheval de Charles , tandis que Charles couroic après des papillons , je veux qu'il paffe le refte de la journée fans jouer avec fa brouette. Elle reftera dans ce coin. Auguste. Mais, mon papa M. de Palmy. Mon ami , 1'arrêt eft prononcé. Tu dois fentir en toi-même qu'il eft jufle ; & tu fais qu'il faut obéir fans murmure & mes ordres. Auguste. Eh bien , mon papa, je m'y foumefs. M. de Palmy. C'eft ton premier devoir. Pour toi , Paulin , fouviens-toi déformais que tu ne dois rien prendre a un autre, fous prétexte qu'il t'a pris quelque chofe. Cela s'appelle fe faire juftice foi-même; & ce droit n'appartient pas aux enfans: il n'appartient qu'a leur père. Si les enfans prétendoient fe faire juftice eux-mêmes , ils pafferoient la journée a fe prendre leurs jouets & a fe les reprendre, puis a fe quereller, peut-être même a fe battre, ce qui  ou journal des enfans. 21 feroit affreux entre des frères qui doivent toujours s'aimer. ' Songez k 1'avenir que c'eft moi feul qui ai le droit d'arranger vos différends; & t&chez fur-tout de vous accordcr affez bien enfemble, pour que je n'en fois pas continuellement importuné. LA JUSTICE. Troisieme Journée, JVI • de Palmy. Quelle eft donc, mes enfans, cette manière de vous. conduire? & qu'avez-vous encore k vous difputer? Auguste. Mon papa, Charles a pris ma balie & 1'a pouffée dans un trou. M. de Palmy. Allons, Charles, il faut aveindre cette balie, puifque tu 1'as pouffée. Tu fais qu'elle appartient k Augufte ; & il eft de la juftice que chacun ait le fien.  22 LE LIVRE Dii FAMILLE Charles. Je Ie voudrois bien , mon papa : mais ce n'eft pas ma faute fi Ie trou eft fi profond. II n'eft pas poffible d'atteindre jufqu'a la balie , même avec les pincettes. M. de Palmy. Cela ne fait rien k Augufte. II ne doit pas. fouffrir de ce que tu as jetté fa balie dans un trou. C'eft töi qui 1'as perdue, c'eft toi qui dois la rendre; &f fi' cela n'eft pas en ton pouvoir, il faut en dédommager ton frère, en lui donnant une autre balie qui foit auffi bonne. Dans tous, les cas il doit nvoir ce. qui lui appartient, ou quelque chofe de la même yaleur. Tu fais que c'eft la juftice» As-tu une balie pareüle? Charles. Oui, mon papa. La voici. M. de Palmy. Augufte, vois fi elle eft auffi bonne que la tienne. Auguste. Oui., mon papa, c'eft la möme chofe. M. de Palmy. Eh bien, elle eft k toi, pour remplacer celle que ton frère t'a fait  OU JOURNAL DES ENFANS. 23 pcrdre. Charles, vous la lui devez jufteraent, puifque vous 1'avez privé de la fienne. II ne doit pas fouffrir de yotre faute. Si vous aviez fait cela de votre propre mouvement, alors j'aurois dit que vous étiez un enfant jufte, qui fait rendre aux autres ce qui leur appartient, fans donner a fon père la peine de 1'y forcer. Car lorfque les enfans ne veulent pas être juftes entre etx, ne faut-il pas que leur père falie juftice? Charles. J'en demeure d'accord, mon papa. M. de Palmy. Pourquoi n'avez-vous pas fait d'abord cette réflexion? Mais il eft impoffible que vous ne 1'ayez pas faite. Ne me déguifez rien. Ne s'eft-ïl pas élevé une voix dans votre coeur, qui vous a dit que vous deviez donner votre balie a Augufte , puifque vous lui aviez fait perdre la fienne? Charles. Oui, mon papa , j'ai d'abord fenti que c'étoit jufte. M. de Palmy. Eh bien, mon ami, pourquoi n'avoir pas cédé a un mouvement fi  224 le livre de fa mille honnête? Vous auriez été bien plusfatis fait de vous-même que vous ne 1'êtes en ce moment. Oui, mon cher fils, que cela te ferve de lecon pour une autre fois. Ne réfifte jamais a ce premier cri de ton cceur, quand il te parleroit contre toi-même. C'eft en fuivant ces nobles impulfions , quelque facrifice qu'il nous en cofite, que 1'on acquiert 1'habitude & le goüt de la juftice, la vertu la plus utile entre les hommes. LA FIDÉLITÉ A SA PAROLE. Quatrieme Journée. M • de Palmy. Allons, mes enfans, je vais me promener. Quels font les deux parmi vous qui doivent me fuivre ? Charles et Auguste. C'eft notre tour, mon papa, c'eft notre tour. M.  OU JOURNAL DES ENFANS. ^5 M. r,e Palmy. Etcs-vous d'accord entre vous trois? Charles. Paulin-fait bien que je fuis refté hier a la maifon. Auguste. Et moi avant-hier M. de Palmy. Ainü donc c'eft k lui de refter aujourd'hui. Paulin. Oui, mon papa, cela eft vrai. Mais, mon cher Augufte, ne voudrois-tu pas refter k ma place ? je meurs aujourd'hui d'envie de me promener. Tiens, fi tu vétix me céder ton tour , je te donnerai cette j.olie toupie que je prêtai hier a mon coufin pour jouer avec toi. Auguste. A la bonne-heure, je refterai k ta place. Oü eft la toupie? Paulin. Mon coufin ne me 1'a pas encore rendue. II doit me la rapporter ce foir, & je te promets que je te la donnerai tout de fuite. Auguste. Oh, c'eft une autre affaire. Donne moi la toupie en ce moment, ou je garde mon tour de fortir. B  26 LE LIVilE DE FAMÏLLE Paulin;. O mon chcr Augufte, je t'en prie. Je t'aflure que je te la donnerai fitót que mon coufin fera venu. Auguste. Ce n'eft pas Ia mon marché. (ƒ/ tend la main.') Je te 1'ai déja dit; la toupie, ou je fors. Paulin. Je ne 1'ai point a préfent. Comment pourrois-je te la donner? Auguste. En ce cas , rien de fait. II faut que tu reftes. Mi t>e Palmy. Mais, Augufte, puifque ton frère te promet fa toupie, n'eft-ce pas comme s'il te la donnoit effectivement? Tu 1'auras toujours ce foir. Auguste. Cela n'eft pas fi fur que vous le croyez , mon papa. II m'avoit promis hier la pomme de fon goüter, pour une jolie fleur que je lui avois donnée, & lorfque je lui demandai la pomme, il me dit qu'il venoit de la manger. - Paulin. Eh bien, crois-tu que je mangerai Ia toupie? Auguste. Non, mais tu la garderois;  OU JOURNAL DES ENFANS. 27 & moi je ferois refté pour rien & la maifon. M. de Palmy. Si les' chofes font ainfi, Paulin , Augufte n'a pas tort. Dès que tu n'es pas fidéle a ta parole , tes promelTes ne peuvent fervir de rien. Ainfi tu ne dois pas être furpris que 1'on refufe de fe fier ;\ toi. Peux-tu donner tout de fuite la toupie a ton frère? Paulin. Non, mon papa. Mon coufin Ta gardée pour Ia journée entière. M. de Palmy. J'en fuis ftché, mais je ne peux rien faire pour toi. Il ram que tu rcftes au logis. Cette lecon ne te fera pas inutile pour tenir une autre fois ta parole. Paulin. Mais, mon papa M. de Palmy. Tu n'as plus rien a dire. C'eft moi qui ai a te dire encore une autre chofe. Puifque tu ne donnas pas hier h tort frère la pomme que tu lui avois promife, il faudra la lui donner aujourd'hui. Tu fais bien qu'un père doit exercer Ia juftice entre fes enfans, s'ils ne veulent pas être B 2  2 c, LE LI7R.E DE FAMILLE juftes entre eux. Toutes les fois que tu as promis £ un autre quelque chofe qui t'appartient , une. pomme , une toupie , n'importc, alors cette chofe ne t'appartient plus. Elle appartient a celui k qui tu 1'as promife, paree qu'en vertu de ta promelfe , tu lui donnés fur cette chofe le droit que tu avois. Si la toupie étoit dans tes mains en ce mo-_ ment , tu la donnerois a Augufte , n'eft-il pas vrai? & dès ce moment ne deviendroitelle pas fon bien ? Paulin. Oui, mon papa. M. de Palmy. Mais puifque tu ne 1'as pas k préfent, & qu'ainfï tu ne peux pas la livrer, tu promets a ton frère de la lui remettre au premier moment oü tu 1'auras, & tu le pries de la regarder déja comme en fa polfeffion , & de faire pour toi comme s'il 1'avoit recue, puifque fur ta feule promelfe , tu veux qu'il te céde rêellement fon tour de fortir. Paulin. Oui, mon papa, voila bien notre marché.  OU JOURNAL DES ENFANS. 2RiEN. Oh, voyez donc, je vous prie, combien de joiies petitcs fleurs! Puis-je les cueillir? M. de Verteuil. Oui, mon ami, tu Ie peux fans craindre de faire le moindre tort & perfonne. (Adrien fe met a cueillir des fleurs.") Adrien. O mon papa, voyez combien j'en ai déja cueilli. Elles ne peuvent plus tenir dans ma main. j'ai peur de les gdter. M. de Verteuil. N'as-tu donc rien pour les mcttre? Adrien. Mais non, je ne fais guère Oh, je n'y penfois pas. Mon chapeau fera fort bon.  OU JOURNAL DES ENFANS. $1 M. de Verteuil. Sans doute, le tems eft . alfez doux pour - avoir la tête dëcouverte. (Adrien met dans fon chapeau les fleurs qu'il tenoit a la main, & continue d^en cueillir Adrien. O mon papa! voici deux ceufs que je trouve dans un panier. Je vais m'en faifir. (II pofe fon chapeau pres du panier, & court vers fon père, avec un ceuf dans chaque main?) M. ie Verteuil. Que fais-tu donc, Adrien? ces oeufs ne font pas a toi pour les prendre. Ils appartiennent a quelqu'un , car ils ne font pas venus d'eux-mëme dans le panier. ' (TIne petite fille fort du milieu de la bruyère ou, elle êtoit cachée , & voyant les ceufs dans la main d''Adrien , elle court au chapeau qu'elle emporte avec les fleurs, en criant i) ï Mon peck Monficur, ces ceufs font a moi. C 2  52 LE LIv'RE DE FAM1LLE. Si vous ne voulez pas me les rendre, je ne vous rendrai pas votre chapeau. (Adrien quitte fon pere pour cottrir aprè: la fille. II fait un faux pas , tombe fur les mufs & les caffe. II fe relève 6? crie a la petite file:') Comment donc, petite voleufe ! veux- tu bien me rendre mes fleurs*? J'ai pris la peine de les cueillir. Elles m'appart|ien- nent. La petite fille. Et moi auffi, j'ai pris la peine de chercher ces ceufs de vanneau que vous m'avez pris. Ils font bien a moi. Je veux'lcs ravoir, ^u vous n'aurez ni votre chapeau, ni vos fleurs. Adrien. Comment veux-tu que je te rende tes ceufs? je viens de les caffer fans Ie vouloir. La petite fille. Eh bien, en ce cas, il faut me les payer ce que je les aurois vendus a la ville. Adrien. (A fon père qui s'ejl .appreché dans Vintervalle,~)  Oü jbUUNAL DES ENFANS- 53 'L'entendez-vous, mon papa ? Elle veut gardcr mes fleurs & mon chapeau. M. de Verteuil. Que veux-tu que je te dife , Adrien? Pourquoi as-tu caiïe fis ceufs ? Elle a pris la peine de les cbercher pour les aller vendre. II n'eft pas jufte que tu lui faffes perdre fa peine. Dis-moi, ma chère enfant, combien les-aurois-tu vendus? La petite fille. Trois fols Ia pièce , Monfieur, c'eft le prix courant. M. de Vf.rtkuil, (a AdH-ènT) Tu vois, mon fils, que tu as fait tort de fix fols h eette petite fille? II faut que tu lui donnés Ia pièee que tu voulois donner tout-a 1'hcure au jardinier pour avoir un bouquet. {A la petite fille,,) Ne lui rendra-tu pas, a ce prix, fon chapeau & fes fleurs? La petite FiLLE. Oui bien, Monfieur, je ne demandé pas mieux. M. de Verteuil. En ce cas, vous vctfla tous deux hors de procés. Adrien. Oui, mon papa, mais j'y perds mes fix fols. G 3  54 Ï-E LIVRE DM FAMILLE M. de Verteuil. Tu le mérites. Pour' quoi toucher k ce qui ne t'appartient pas? Tu pouvois cueillir ici des fleurs, paree que ce champ n'appartient a perfonne en particulier, & que les fleurs y viennent naturellement fans que perfonne ait pris foin de les cultiver. Mais tu devois bien comprendre que les ceufs ne fe trouvoient pas dansle panier fans que perfonne les y eut mis. Cette petité fille a couru long-tems dans la bruyère pour les chercher. Tu n'as pas le droit de t'emparer du fruit de fes peines. Ainfi donc il faut lui rendre fon bien; & comme tu ne peux pas le rendre en nature, il faut lui en donner la valeur en argent. Cette valeur eft juftement ta pièce de fix fols. Voila, mon ami, le feul parti qui te refte a prendre. Autrement la petite fille peut juftement retenir tes fleurs & ton chapeau , jufqu'i ce que tu 1'ayes fatisfaite. Adrien. Oui mon papa, je fens la juftice de votre jugement. Tiens, ma chère arme, voici mes fix fols. Ils font a toi.  OU JOURNAL DES ENFANS. 55 La petite fille (En lui rendant fon chapeau & fes fleurs.') ■ Tenez, mon petit Monfieur, voila auffi ce qui vous appartient. M. de Verteuil. Allons, mon fils, il eft tems de nous recirer. Si tu veux m'en croire , tu te garderas déformais de toucher a cc que tu trouveras, fans favoir auparavant s'il n'appartient a perfonne. Tu vois que 1'on rifque d'y perdre fon chapeau ou fes picces de fix fols. Adrien. Oui, mon papa, c'eft une bonne lccon, je vous affure; & me voila deven u fage pour 1'avenir. LES CHATS. M. DE VERTEUIL, ADRIEN, fon fils. A JL Xdrien. Mon cher papa , n'eft-ce pas une fouris que le chat tient entre fes pattes ? G 4  56 LE LiVP.E DE FAMILLE M. de Verteuil. Oui, mon fils, c'eft wn ennemi dont il vient de nous délivrer. Les fouris & les rats font un grand dégat dans- une maifon, en rongeant les tapis & es meublcs. Nous ne pourrions guère les attrapper nous-mêmes; paree qu'ils fone plus agiles que nous; & le chat nous rend grand fervice- en les détruifant. Adrien. Je crois qu'il ne* fönge guère a nous 1'orfqu'il les attrappe. II ne penfs qu'au plaifir qu'il aura de les manger. M. ds Verteuil. Tu as raifon. Cependant ce fervice ne nous en eft pas moins utile. Le chat eft d'ailleurs un joli aniraaJ; II n'eft pas auffi careffant que le chien ; il eft même d'un naturel un peu fauvage : mais il eft affez patiënt pour refter une heure entière immobile au guet d'une fouris, jufqu'a. ce qu'il la voye paroïtre. II fait auffi fe pofter toujours avec tant d'avaritage , que d'un feul bond . il puifle fauter fur fon ennemi & le faifir. N'as-tu jamais vu dans le jardin notre chat  00'JOURNAL DES ENFANS. ff. fe tenir au guet pour attraper des- oifeaux? Adrien. Oui, mon papa; mais alois je Ie chaffe & je lui dit: Va-t-en, Minet, je ne veux pas que tu prennes les jolis oifeaux. M. de Verteuil. C'eft fort lien faiï.Le chat n'eft au logis'que pour prendre les fouris & les rats. Les- oifeaux*bnt un fi joli ramage , & font tant de plaifir dans un jardin ! il ne faut pas que les chars les* mangent. Adrien. Et puis Minet n'eft pas a plaindre. Je prends moi-même le foin de le bien nourrir. M. ds Verteuil. En effet, j*al fouvent obfervé qu'il va s'adreffer a toi de préfércnce pour avoir qnelque chofe k manger. Adrien. O mon papa, il eft fi gentil! & pour fon adreffe, elle eft incroyable. Lorfqu'il faute fur une table ou il y a des carafes, des bouteiJles, des- vef-res & des falières , pourvu qu'on ne lui faffe pas de peur, ou qu'on ne Ie chaffe pas brufqneC 5  58 LE L1VRE DE FA MILLE ment, il court au milieu de tout cela fans jamais rien caifer. M. de Verteuil. II eft vrai. Je ne connois point d'animal plus fouple. Mais croirois-tu que j'ai vu un chat boire du lait dans un vafe oü. il ne pouvoit pas fourer le mufeau? Adrien. Apparemment qu'il prit le parti de le renverfer? M. de. Verteuil. Non, non, il fit encore mieux. Adrien. Et comment dcncj'e vous prie? M. de Verteuil. Lorfqu'il vit qu'il ne pouvoit pas faire entrer fa téte dans le cou du vafe, ni atteindre avec fa langue jufqu'auv lait pour le lapper, il plongea dans le vafe une de fes pattes qu'il retira auffitöt pour la lecher, & il continua eet excercice, jufqu'a ce qu'il eüt entièrement appaifé fa foif. Adrien. Si le renard du bon la Fontaine i'étoit avifé de eet expediënt, il auroit bien ittrapé la cicogne. M. de Verteuil. ©ui, tu as raifon.  üü JOURNAL DES ENFANS. 59 Adrien. Voila donc, malgré le proverbe , un chat plus fin qu'un rénard. Oh, tenez, mon papa , quand le lait auroit été pour mon déjeuner, j'aurois pardonné un fi bon tour a Minet en faveur de fon induftrie. LES ÉGARDS DUS A NOS SE RFITEURS. M. DE VERTEUIL, ADRIEN, fon fils. Une petite fille & fa mère. A M \drien. Voyez , je vous prie, mon papa. Voici une pomme de terre fur le chemin. En voici encore une. Eu voila bien ri'autres encore. M. de Verteuic. Il eft vrai. Qui pent donc les avoir perdues ? C 6  60 LE LIVRE DE FAM1LLL Adrien. Je ne fais. Je ne vois perfon ne autour de nous. 1VL de Verteuil. Ni moi non plus* C'eft dommage. Si nous pouvions rencontrer celui qui les a perdues, nous les ramalferions pour les lui rendre , ou dumoins nous pourrións 1'avertir qu'elles font tombées» Adrien. Elles fe perdront ici. Voulezvous que je les ramaife, mon papa? nousles cmporterons h. la cuifiue. M. de Verte-hl. Non , mon ami, elles ae font pas & nous. Si leur véritable maïtre ne vient pas les chercher, il ne manquera pas de palfer ici de pauvres gens a qui cette rencontre fera plaifir, & qui les ramafferont pour leur fouper. Adrien. Venez , venez , je vous prie , & regardez de ce cöté , mon papa. Derrière ce buiflbn j'appercors une petite fille. Oh, elle pleure, la pauvre enfant. C'efl elle. fürement qui aura perdu les pommes de ■trrre.  OU JOURNAL DES ENFANS. 6t M. de Verteuil (tfavangant vers la petitefille.) Qu'eft-ce donc, ma chère amie, qu'as-tu a pleurer? La' petite fille. Hélas, Monfieur, monmaitre m'a envoyé ce- matin a la ville pour acheter des pommes de terre; tenez, voyez ee fac tout plein, (montrant un fae qui ejl a terre auprès (Felle.') Mais la charge eft trop pefante pour que je puiffe Ia- portcr. Je fuis fi laffe que je ne peux plus faire un pas. Je ne fais guère comment j'arriverai k la maifon. M. de Verte uil. Qui eft donc ton maitre & oü demeure-t-il ? La petite fille. Mon' maitre s'appelle Bemand. H eft marchand fruitier. Voyez-» vous la-bas, tè-bas, ces grands- arbres? c'eft -)k qu'il demeure. 11 me fait bien gagner les trente fols qu'il me donne- par femaine. Ah, comme il va me battre! (Elle fe met è pleurer & a fangloter.) M. de Verte uil. Ne pJeure pus, ma ebère enfanr, cela ne fert a rien. INons C 7  62 LE L1VRE DE FAMILLE allons voir fi nous pourrons te tirer d'affaire. Mais, dis-moi, nous avons trouvé tant de pomraes de terre fur le chemin. Sont-elles a toi? La petite fille. Oui, Monfieur. M. de Verteuil. Eft-ce que tu les aurois jetées? La petite fille. II n'eft que trop vrai. Le fac étoit fi pefant! J'ai jetté un peu de ma charge pour la rendre plus légère. Hélas ! cela ne m'a pas fervi de beaucoup. M. de Verteuïl. Mais, mon enfant, cela n'eft pas bien. Ces pomraes de terre n'étoient pas a toi. Elles font a ton maitre, qui a donné fon argent pour les avoir: & tu ne .devois pas jetter le bien de ton maitre. Vas les ramalfer , & tu viendras les remettre dans le fac. Nous verrons enfuite, mon fils & moi , de quelle manière nous pourrons te fecourir. (La petite fille fe leve en foupirant.~) Adrien. Mon papa, elle eft bien fatiguée. Vouiez-vous me permettre de lui aider?  OU JOURNAL DES ENFANS. 6$ M. de Verteuil. Trés volontiers, mon fils. C'efl: un bon fervice a lui rendre. En attendant, je refterai prés du fac. (Adrien & la petite fille vont enfemble & ramaffent les pommes de terre,) Adrien, (revenant le premier.) Mon papa, voici toutes celles qui peuvent tenir dans mon mouchoir. Faut-il que je les remctte dans le fac? M. de Verteuil. Oui, mon fils. (La petite fille remet aujji dans le fac Jej pommes de terre qu'elle rappprte dans fon tablier. La petite fille. Comment ferai-je maintenant pour me charger de tout cepoids? Adriem. Oh , mon papa , fi j'avois ici mon chariot, nous pourrions y mettre Ie fac, & j'aiderois la petite fille a le tirer. M. de Verteuil. Ce feroit un fort bon moyen. Mais ton chariot eft a la maifon. Adrien. Oui, mon papa. VoiM ce. qui me fache. (7/ vent f rendre le fac?) Oh-,  #4 LE LIVRE DE I AÏIILtE qu'il eft pefant! Je ne peux feulement pas le foulever. M. de Verteuil. Je Ie crois bien. La petite fille eft plus grande que toi, & a peine peut-elle le porter. Mais moi, je puis m'en charger aifément. Je vais le prendre fur mes épaules; & nous irons avec la petite fille. La petite fille. Oh, Monfieur, le porter vous-même! Vous avez trop de bonté. M. de Verteuil. Laiffe-moi faire. (II prend Je fac.) Allons, mon enfant, marche devant nous, & montre-nous le chemin. (Ils font enfemble quelques pas.) La petite fille. Ah, Monfieur, je fuis perdue. Voici ma mère qui vient. Elle va me gronder & me battre peut-être. M. de Verteuil. Non, non, mon enfant , fois tranquille. Je vais tacher de top* paifer» La mere. Eh bien, petite fille, qu'eft-es donc? Pourquoi tarder fi long-temps a reveil Ir? Ton maitre eft bien en colère eontt*  ÓU JOURNAL DES ENFANS. 6$. toi. II dit que tu es une pareffeufe, & que tu t'amufes k baguenauder. ' Je vais t'apprendre a perdre ton tems. Oü font les pommes de terre que tu es allé acheter? Eft-ce que tu n'en as pas? La petite fille. Pardonnez-moi , ma mère, j'en ai ; & voilé ce brave Monfieur.... La mere. ' Eh bien, que veux-tu dire? M. dé Verteuil. Ma bonne amie , ne grondez pas votre fille. Elle n'eft pas coupable. Eft-ce un fardeau fi lourd qu'il faut donner a porter k un enfant? Nous 1'avons trouvée ici prèsque étouffée. Elle étoit fi laffe qu'elle ne pouvoit plus faire un pas. Alors j'ai pris fon fac, & je lui ai dit que je Ie porterois pour elle-. La mere. Quoi, mon cher Monfieur, vous avez pu avoir tant de bonté? (Elle prevd le fac & le charge fur fa téte.~) M. de Verteuil. Et pourquoi non, ma bonne amie ? Ne fommes-nous pas tous dans e« monde pour nous aidcr les uns les au-  65 LE LIVRE DE FAMILLE. tres? Aurai-je dü laiffer cette petite fille pleurer de douleur, fans lui tendre la main pour la fecourir? Je vous le demandé & vous-même, n'aurois-je pas été bien méchant? L/v mere. Ah, Monfieur, que je vous ai d'obligations ! II eft; ;bien vrai que fon maitre eft un peu dur, & qu'il demandé trop d'un enfant. Ce fac eft fürement trop pefant pour elle. II n'y a pas de feproche a lui faire. Confole-toi, ma pauvre MadeIon. Tu ne retourneras plus chez ton maitre. Je te placerai chez un autre qui fera plus compatiffant. Remercie bien ce brave Monfieur, pour t'avoir fi bonnement fecourue. Tu peux retourner tout droit a la maifon. Je vais porter les pommes de terre chez M. Bertrand, & lui dire que tu n'es plus a fon fervice. M. de Verteuit . Oui, ma bonne amie , cherchez pour votre fille un maitre plus fenfible & plus raifonnable. Ceux qui ne favent pas ménager les gens qui les fervent,  OU JOURNAL DES ENFANS. 6j 4c qui, fans pitié, leur impofent un travail au-dcfius de leurs, forces, méritenc dé s'ea voir abandonnés. Mde. DE LI1VTEUIL, MAXIMIN, fon fils , MI NETTE, fa nièce. M -LtJLinette, (en entrant.~) Bonjour, ma chère tante. Bonjour, Maximin. Maximin, (froidement.~) Bonjour, ma coufine. Minette. Oh, les jolies chofes que tu as-la, mon coufin! Veux-tu que je joue avec toi ? Maximin. Non, ie te remercie. (II ramajje avec un air dHnquiètude tous Jet jerij'ou.v.) L E VOL.  6'B LE LIVRE DE FAMÏLLE. Mintete. Oh , mon cher Maximin , je te prie, laiffe-les moi regarder. Nous nous amuferons bien joliment cnfemble. Maximin. Non , Minette , j'en fuis faché, mais cela ne fe peut pas. (// met tous fes joujoux dans un tïroir, /* ferme avec prècaution, & Jè tient debout devant la commode, en regardant Minettt d,un ceil foupgonneux?) Minette. Eh bien, mon coufin, pourquoi ne veux-tu pas me laiffer jouer avec toi? Cela n'eft pas joli, au raoins. N'eft-ce pas, ma tante ? Oh dites-Iui, je vous prie, de me laiffer voir un moment fes joujoux. Mde. de Limeuil. Ecoute donc, ma chère nièce, Maximin n'a pas fi grand tort de ne vouloir pas te laiffer jouer avec luu Tu lui pris hier fa petite clochette. . Minette , (avec embarras) Moi , ma tante? Mde. de Limeuil. Oui, oui, je fais que tu la pris fuis qu'il s'en appercüt. Je fais que tu 1'emportas chez toi. Et ce matin,  Oü JOURNAL DES ENFANS. óp ■au lieu de la lui rendre, lorfqu'il te 1'a envoyé demander, tu as répondu au doméfti,,Lève-toi, Jeannette, va baifer la main a ces bons Mefiicurs. Adrien, (embrajfant Janette.") Adieu, ma petite arnie, adieu mes enfans, adieu ma bonne femme. (II fort avec fon père. M. de Ver te uil. Adrien, que dis-tu de ces pauvres malheareiuc? Adrien. Je fuis bien aife que vous leur ayez auffi donné quelque chofe pour los confoler. M. de Verteltl. Quand les paivyres veuD 5  «.'2 LE LIVRE DE FAMILLË. Jent travailler, & gü'ils ne le peuvent pas, fótt par maladie, foit faute d'ouvrage, il eft de notre devoir de les fecourir autant que nous le pouvons. Mais lorfqu'ils font parelTeux, c'eft leur faute s'ils fouffrent. Jlsne méritcnt aucune pidé, & il faut les laiffer p;ltir, jufqu'a ce que la mifère leur ait donné une.bonne lecon. Autrement ils n'en deviennent que plus fainéans, & ils finiiïbnt par devenir des fcélérats. Mais ce petit garcon qui travailoit au roixt, c'eft un brave enfant. As-tu remarqué comme il paroiffoit propre fur ces habits ? Adrien. Oui, mon papa. M. de Verteuii, Les enfans doux & diligens ont ordinairement de Ja propreté.. Mais les enfans opiniatres & pareffeux font toujours en dëfordre. Tu vois combien celui-ci m'a intéreffé, Sois donc, a fon éxemple , patiënt , laborieux & appliqué, tu verras tout le monde s'intéreffer en ta faveur. A),rien,, Mais, mon papa, eft-ce qu'il  Oü JOURNAL DES ENFANS. 83 me faut apprendre a filcr au rouet comme ce petit garcon? M. de Verteuil. Tous les hommes ne font pas deftinés aux mêmcs travaux; je t'en expliqucrai un jour la raifon , lorfque tu feras en état de Ia comprendre. II fuffit a préfent que tu t'occupes avec ardeur de ce que je croïs nécefiaire pour ton ïnltruction. Elle fera un jour le bonheur de ta vie. f BH attendant, tu auras le plaifir de m'entendre dire de toi, comme Ia pauvre femme difoit tout a 1'heure de fon fils : C'eft un brave enfant, il fait tout ce qu'il peut pour remplir fes devoirs. Et alors ne feras-tu pas bien joyeux ? Adrien. Oui, mon papa, puifque vous devez m'en aimer d'avantage. D *5  $4 LE L1VRE DE FAMILIE. LE DAN GE R DE CRIER POUR RIEN. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. M • de Verteuil. Qu'efir-ce donc,. Pauline? Poarquci pleurer fi fort? Pauline, (en fanglottant.) Oh, maman,. J'ai voulu prendre un verre d'eau fur la table, je me fuis beurté Ie bras contre cette table, & il m'efi: tombé de Peau froide fur Ie cou. Mde. de Verteuil, (d'un ton ironique,'): Eft-il bien poffible? Pauline. Oui, maman, je vous allure. Mde. de Verteuil. Voilé un terrible malheur. En vérité, cela. vaut bien la peine de tant crier. N'as-tu pas de honte d'être «ncore fi enfant? Sais-tu d'ailleurs que tu  OU JOURNAL DES ENFANS. §5 peux te faire infiniment de tort. en criant ainfi ? , ■ Pauline. Et quel tort puis-je donc me faire, maman? Mde. de Verteuil. Je vais te le dire. Eorfqu'un enfant pouffe .des cris, il eft tout naturel de croire qu'il s'eft fait beaucoup de mal , ou qu'il eft dans quelque danger. Alors on s'empreffe de courir k fon fecours. Mais fi tu prends 1'habitude de crier fans fujet, & que 1'on vienne h s'apperccvoir que le plus fouvent on prend une peine inutile a courir auprès de toi pour te fecourir, on fe dira k la fin.: Nous aurions de 1'occupation toute la journée, fi nous avions la bonté de courir toutes les fois que Pauline prend la fantaifie de crier. C'eft pourquoi 1'on ne viendra jamais k tes cris, paree que 1'on penfera toujours que c'eft pour une bagatelle que tu fais un pareil vacarme 5. & alors il faudra que tu reftes fans fecours. Pauline. Mais, maman , fi j'en avois ïécilement befoin? E» Z  56 LE LIVLIE DE FAMILLE Mde. de Verteuil. Et comment veux-tu qu'on le devine? Dix fois par jour, c'eft pour rien que tu cries, comment veux-tu que la onzième fois on puiffe juftement favoir que c'eft alors tout de bon, & que tu as vraiment befoin d'être fecourue? Tu dois par conféquent bien compter que 1'on ne fera plus la moindre attention k tes cris, auffi long-tcms que tu garderas la mauvaife habitude de crier pour une bagatelle. II en eft tout autrement de ton frère. On fait fort bien qu'il ne crie jamais que lorfqu'il faut abfolument qu'on aille auprès de lui. Et de cette manière , lorfqu'il crie , c'eft une marqué qu'il a véritablement befoin de fecours*, Mais pour toi, ma fille, on ne doit.point s'embarraffer de tes cris. On ne fait jamais ce que ceia .fignifie, 0 c'eft pourune bagatelle, ou pour quelque chofe d'efrfentiel. Pauline. II eft vrai maman, vous m'en faites bien fentir Ia raifon. Mde. ds Verteiul. Veux-tu que je te  OU JOURNAL DES ENFANS. 8;T raconte ce qui eft arrivé une fois a un petit garcon qui crioit toujours pour rien, & qui faifoit même encore pis que tu ne fais ? Pauline. Oh voyons, je vous prie, maman. _* Mde. de Verteuil. Ce petit étourdi fe faifoit un vilain plaifir de donner aux autres des inquiétudes par fes plaintes. A la moindre aventure , il fe mettoit a. pouffer des cris percaus, comme s'il lui étoit arrivé du mal j & puis lorfque fon arrivoit prés de lui, on voyoit que c'étoit pour une bagatelle k peu-près comme ton verre d'eau. II crioit même fouvent fans aucun fujet, feulement pour donn&r des alarmes aux domeftiques, les faire accourir a fes cötés, & fe moquer d'eux. Tantöt il couroit précipitamment fur 1'efcalier, & faifoit tout -a- coup avec lespieds un gfattd bruit, comme s'il fut tombé, & qu'il eüt roulé du haut en bas, tandis qu'il n'avoit fait que fe couchcr doucement k terre0„ Tantót il frappoït un grand coup fur Ia table, après s'être barbouillé le vifage de  gg LE LIVRE DE FAMILLE jus de cerifcs, pour avoir 1'air de s'ctre fais un grand trou a la tête & d'être tout en fang. Dans le commencement, on ne manquois pas d'accourir auffi-tot a fes cris. Mais lorfqu'on y eut été trompé un certain nombre de fois, on le laiffoit frapper des picds, fe rouler , pouffer des cris autant qu'il le vouloit, fans fe déranger pour cela. Enfin un jour il arriva qu'il fe mit en tête de griraper fur une écbelle. L'échelon fur lequel il mettoit le pied fe rompit, enfortc qu'il tomba du haut en bas & fe difloqua endérement une jambe. Alors, comme tu le comprends bien, il fe mit a crier de toutes fes forces, mais on n'y fit pas plus d'attention qu'a 1'ordinaire , paree 'que 1'on ne favoit pas que cette fois-ci c'étoit férieufement. II fut donc obligé de refter a terre, paree que fa jambe étant démife , il ne pouvoit pas fe lever; & il fouffrit des douleurs trèsaiguës. Enfin par hazard, il vint auprès de lui un domeftique. Celui-ci vit tout de fuite & fa mine que ce n'étoit pas pour rien qu'il  OU JOURNAL DES ENFANS. 8$ crioit cette fois. .11 le prit auffi:öt dans fes bras, le porta fur fon lit, & alla lui chercher un Chirurgien. Maïs comme il étoit refté longtems fans fecours, fa jambe s'étoit confidérableraent e;;fiée; & il fouffrit infiniment plus qu'il n'auroit fouffert, fi 1'on ëtbit allé tout de fnite a fon fecours. II ne fut même plus poffible de redreffcr fa jambe , enforte qu'il refta eftropié toute fa vie. Par ce malheur, il fe déshabitua de fa mauvaife coutume, mais un peu trop tard, comme tu le vois. Pauline;. C'étoit payer un peu cher' fa faute. Mde. de Verteuil. Fais-y donc bien attention, Pauline, & profite de 1'exemple de ce petit malheureux, avant qu'il ne t'en ar^ rive autant qu'a lui. Je fais bien que tu ne cries pas pour nous inquiéter ou nous faire peur ; mais ton enfantilage auroit d'auffi mauvaifes fuites que fa tromperie.. On ne peut pas plus favoir de toi que de lui, fi tu cries pour une bagatelle, ou fi c'eft vraiment  00 LE LIVRE DE FAM1LLE. paree que tu as befoin de fecours; & par conféquent, on te laifferoit ainfi que lui fans alfiftance. Comme on auroit été trompé plus d'une fois k tes cris, on y feroit aufii peu d'attention qu'aux difcours d'un enfant qui fe feroit accoutumé k mentir, & de la parole duquel on ne fait aucun cas, même lorfqu'il dit Ia vérité , paree que 1'on ne peut plus favoir s'il Ia dit en effet. Apprens donc k fouffrir patiemment & fans crier , de petits accidens, pour que tu puiffes toujours avoir du fecours, lorfque tu en auras véritablement béfoin. Pauline. Oui, maman, je vous remercie de votre hiftoire: me voilé tante corrigée; & je ne crierai plus que dans les grandes occafions.  OU JOURNAL DES ENFANS. $1 LA CONSCIENCE. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. IVÏde. de Verteuil. Pauline, lorfqu'e» jouant avec ton frère, qui eft plus petit & plus foible que toi, il t'arrive de lui prendre queique chofe de force, ou de le battre, en un mot, de lui caufer du chagrin, ne fens-tu pas en toi-même que c'eft fort mal fait, & n'as-tu pas bientöt du regret de t'etre comportée de cette indigne manière? Pauline. Oui, maman, jel'avoue, je tie fois plus auffi joyeufe qu'auparavant, & je me veux du mal d'avoir été fi méchanie.. ' Mde. de Verteuil. Et fi, dans un mouvement de dépit contre lui, tu entrois dan* fa chambre, quand il n'y feroit pas , & que  £2 LE LIVRE DE FAMILLE pour lui faire de la peine, tu jettalfes dans le feu les joujoux dont il s'amufe. ne fentirois-tu pas bientót une inquiétude fecrète, comme fi tu avois peur de quelqu'un, qüand même tu aurois été feule lorfque tu aurois fait ton coup, & que par conféquent tu n'eulfes aucune punition a craindre? Pauline. Ah , maman , que vous avez raifon! Mde. de Verteuil. II fembleroit, k la vivacité de ta réponfe , que tu aurois fait quelque chofe de ce genre. Pauline. Eh bien, maman , vous devinez encore. Je vais vous conter ma malice. Hier au foir, Henriette ne voulut pas me prêter le mouchoir de fa poupée pour babiller la mienne. J'étois dans une grande colère , & cepcndant je ne dis mot. iVJais lorfque ma fceur fut fortie de la chambre, j'allai prendre le mouchoir, & je le jettai dans la rue en difant: Voilé, Mademoifelle, ce que vous y gagnez. Vous n'avez pas voulu que j'euffe votre mouchoir, vous ne  Oü JOÜRNAL DES ENFANS. £3 faurez pas non plus; & votre poupée s'en panera comme la mienne. Mde. de Verteuil. Je ne veux point te gronder', Pauline, puifque tu m'as fait librement 1'aveu de ta faute, & que tu me parois en avoir un vif repentir. Pauline. Oh oui, maman, je ne faurois vous dire combien j'en fuis ftchée k préfent. Mais ce n'eft pas tout: je veux m'en punir; & je donnerai k ma fceur le plus beau mouchoir de ma poupée. Mde. de Verteuil. Ce fera très-bien fait , & le plutót fera le mieux. Je fuis fort aife que tu ayes penfé cela de toi-même. Lorfqu'on a fait tort a quelqu'un , il faut toujours le réparer auffi promptement qu'il eft poffible. Mais revenons. Tu as déja éprouvé que 1'on reffent du chagrin, toutes les fois que 1'on a fait du mal, même lorf_ que perfonne n'en a été témoin, & qu'ainfi 1'on n'a aucun fujet de craindre d'en être puni. Perfonne ne pouvoit favoir que tu euffes jetté dans la rue le mouchoir de ta  P4 LE LIVRE DE FAMILLE foear, & cependant tu as été fachée de 1'avoir fait. Pauline. Ah, fi je 1'ai été, maman! Mde. de Verteuil. Mais au contraire, lorfque de ton propre mouvement, tu fais pour ta fceur quelque chofe qui lui caufe beaucoup de plaifir , lorfqu'en voyant ton petit frère courir quelque danger, tu cefles auffi-tót de jouer pour voler a fon fecours, quand tu rencontre dans Ia rue un pauvre vieillard qui meurt de faim , & que tu lui donnés la moitié de ton déjeüner, ne fenstu pas en toi-même que tu as bien fait , & n'es-tu pas joyeufe d'avoir agi de cette manière ? Pauline. Oui, certes, maman, c'eft un grand plaifir. Mde. de Verteuil. Et ne goütes - tu pas ce plaifir, quoiqu'il n'y ait perfonne pour te dire que tu t'es bien comportée? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Tu fentois donc en toi-même qu'il étoit bien d'agir ainfi, & que  OU JOURNAL DES ENFANS. €}$ c'étoit ton devoir. Enforte, par excmple, que fi tu avois mieux aimé continuer de te divertir, que de courir au fecours de ton frère, j'aurois eu raifon de te gronder & de te dire: Comment, Pauline, vous pouviez empêcher votre frère de fe bleffer, & vous ne favez pas fair! C'eft bien mal è vous. Pauline, Oui, maman , je jens en moi quelque chofe qui me dit que je mériterois vos reproches.. Mde. de Verteuil. Eh bien, ma chère Pauline, ce fentiment de chagrin & de repentir fur le mal que nous avons fait, ce fentiment de fatisfacfion & de joie fur le bien que nous faifons, la perfuafion oü nous fommes qu'il efl de notre devoir de nous abftenir de 1'un & de pratiquer 1'autre, c'eft ce qu'on appelle confcience. Et ces feminiens , cette confcience , Dieu nous les % donnés a tous dans notre cceur, afin que dans chaque occafïon nous puiffions favoir ce que nous devons faire, & ce qu'il nous faut éviter.  $6 IE LIVRE DE FAMILLE. Pauline. Ah, maman, fi vous vouliez me fervir de confcience, je ferois bien plus füre, après vous avoir demandé votre avis, du parti que j'aurois k prendre. Mde. de Verteuil. Je me ferai toujours un devoir de t'aider de mes confeils; mais je ne fuis pas avec toi a tous les momens du jour. D'ailleurs il faut que tu apprennes de bonne heure a confulter tes propres feminiens pour règler ta conduite. Pauline. Oh je vous promets bien de ne rien faire d'effentiel fans les écouter. Mde. de Verteuil. Oui, ma chère fille» lorfque tu voudras faire quelque chofe, & que tu fentiras en toi-même que cela feroit mal & que tu en aurois du regret, ne le fais jamais, quelqu'envie que tu en ayes dans le moment. Pour fatisfaire un inftant ta fantaifie, tu aurois fur le coeur de la trifteffe pendant plufleurs heures , pendant plufieurs jours, & même , fi la chofe étoit grave, pendant des années entières. Tu 1'as déja éprouvé au fujet du mouchoir de la poupée d'Hen-  OU JOURNAL HES ENFANS, 97 d'Henriette. Au moment oü tu Tas jetté dans la rue, tu as goüté peut-ctre quelque plaifir k contenter ton dépit; mais combien de fois cnfuice n'as-tu pas fenti dé la honte en te rappellant cette vilaine action? Pauline. Cela m'a empêché de dorinir toute Ia nuit. Mde. de Verteuil. Ainfi les fentimens de confufion & de triftefle que tü as eus k cette occafion , font bien plus nombreux que ceux que tu as goütés a remplir ta vengeance ? Pauline. Oh maman , il n'y a pas de comparaifon. - Mde. de Verteuil. Je vais te citer un autre exemple*. Suppofons qu'un petit garcon eüt une forte envic de jouer avec un cheval de bois, & que n'en ayant pas un k lui, & ne voyant pas d'autre manière de s'en procurer, il allat dcrober celui de 1'un de fes camarades , alors il auroit bien un cheval avec lequel il pourroit jouer, & cépendant en feroit-il plus heureux pour ceJa? E .  Qö LE L1VRE DE FAMILLE Pauline. Mais , maman , au moins feroit-il bien joyeufc d'avoir un joli cheval. Mde. de Verteuil. Oui, au premier inflant peut être. Mais voyons enfuite ce qui en arriveroit. Si la chofe venoit k être découverte, tu fens a merveille qu'il n'auroit pas longtems k jouir de fon cheval, & qu'il payeroit cher la jouiifance qu'il en auroit cue. Pauline. II eft bien vraï, maman; mais fi perfonne n'en favoit rien? Mde. de Verteuil. II le fauroit toujours, lui; & il ne pourroit fe le pardonner k lui-même. II ne prendroit jamais ce cheval pour jouer, qu'il ne lui vint aufli-tót dans la penféc: C'eft un v^I que j'ai fait. Si mes camarades venoient a 1'apprendre, ils me regarderoient avec mépris, & il ne voudroient plus me fouffrir dans leur compagnie , paree que je fuis un voleur; & quoique perfonne n'en foit inftruit, je n'en fuis pas moins méprifablc k mes propres yeux. Au milieu de ces triftes penfées,  OU JOURNAL DES ENFANS. <) crois-tu qu'un petit gargon puiffe avoir bien du plaifir a jouer avec un cheval de bois? Pauline. Non, je ne Ie crois pas, maman. r Mde. de Verteuil. Et puis, dans quels tourmens continuels ne feroit-il pas obligé de vivre, par la crainte d"être découvert, & de voir punir fon iudignité! II n'oferoit jouer avec fon cheval que lorfqu'il feroit feul; & au moindre bruit qui fe feroit entendre , il iroit le. cacher dans un coin , & fe cacher lui-même. Pèfe bien tout cela, & dis-moi enfuite fi dans Ie fait ce cheval ne lui donneroit pas encore plus.de peine que de plaifir? pauline. Oh, il n'y a pas de doute, maman. ; Mde. de Verteuil. Tu vois par, tout ce que nous venons de dire, ma chère Pauline, que Dieu qui nous aime comme fes enfans, & qui fait que nous ne pouvons être heureux qu'cn faifant le bien, a mis dans nos coeurs un fentiment que nous ne pouvons E a  «CO LE L1VRE DE FAMilLÊ étouffer, & qui nous détourne de faire le mal, pour nous empêcher d'être malheureux. II a même fait davantage. 11 a voulu que ce qui ce paffe alors audedans de nousmêmes, fe découvrit aux regards des autres, pour fervir encore k nous retenir. Pauline. Et comment cela fe découAvre-t-il, 'maman ? Mde. de Verteuil. Tu peux en voir un exemple dans les enfans qui difent un menfonge. Sans que perfonne puiffe favoir encore fi leurs difcours font des fauffetés, ils ne peuvent s'empêcher de balbutier & de rougir, par ee fentiment de honte qui s'élève en notre crjeur, quand nous faifons une chofe condamnable. N'as-tu pas vu la petite Agathe lorfqu'elle ment? Pauline. Oui bien, maman. Hier encore , elle rapportoit de fon frère quelque chofe qui n'étoit pas vrai. A mefure qu'elle s'enfiloit dans fon menfonge, fa langue s'embarrafloit & fes joues devenoient rouges comme du feu. Alors fa tante lui dit: Fi  OU JOURNAL DES ENFANS. lOI donc, Agathe , comment avez-vous pu dire cela ? n'avez-vous pas de honte d'être fi menteufe? II falluc avouer que ce qu'elle difbit de fon frère n'étoit pas véritable; & cela fut très-heureux pour Ie pauvre innocent, car il auroit été rudement tancé, fi 1'on avoit penfé qu'Agathe eüt dit vrai fur fon compte. Mde. de Verteüil. Voila qui te prouve combien il eft utüe que Dien nous ait donné ce fentiment intérieur qui fe manifc'fte au dehors, non-feulement pour nous détourner de faire mal, par la crainte d'être découverts, mais encore, fi nous Ie faifons, pour empecher, en le découvrant, que les autres n'en fouffrent du dommage. Pauline. Oh je fens cela, maman. Mde. de Verteuil. Lorfque tu feras plus grande, & que tu connoitras davantagc les hommes, tu verras qu'aprés avoir commis quelque mauvaife aclion, ils font toujours inquicts, forabres & agités, quand il a'y auroit perfonne au monde qui püc les. E 3  102 LE L1VRE DE FAMILLE punir. Ils favent qu'ils ont merité leur cMtiment , & que s'ils ne le recoivent pas de- la main des hommes , ils le recevront tót ou tard de la main de Dieu. Le Ciel, comme je te le difois , a voulu que nous fuffions heureux fur la terre, & il a attaché notre bonheur a la pratique du bien. Ton père & moi, nous fommes toujours attentifsa te détourner par nos inftruètions de ce qui pourroit te rendre moins heureufe: de même, Dieu, notre père h tous, veille fans ceffe a nous détourner par notre confcience de ce qui pourroit faire notre malheur. S'il eft de ton devoir d'entendre nos confeils & d'en profiter, ne fommes-nous pas encore plus fortement obligés d'écouter & de fuivre les confeils de Dieu? Et ne fèrionsnous pas doublemeut punilfable en nous rendant criminels ? 11 n'y auroit rien alors pour nous fervir d'excufe. Nous ne pourricms pas dire : Je ne -favois pas que je faifoit mal , car nous le favions, & nous n'avons pas laiffé de le faire malgré cela..  r - *. .. Oü JOURNAL DES ENFANS. I03 Cette conduite n'eft-elle pas infiniment cou- pable? Pauline. J'en conviens, maman. Mde. de Verteuil. Souviens-toi donc toujours, ma chère fille, que la voix de ta confcience eft celle de Dien même , qui crie en toi pour te pré venir de ce que tu dois faire & de ce que tu dois évitcr. Lorf que tu défobéïs a cette voix, c'eft a Dieu même que tu défobéïs. Et re feroit-ce pas une ingratitude bien affreufe de ta part envers celui qui t'a fait tant de bien, qui continue de t'en faire, encore tous les jours, & qui ne te demandé d'autre prix de fes bienfaits que de les employer a ton bonheur & a celui de tes femblables , pour trouver tous les. jours de nouvelles raifons de 1'aimer ? Pauline. Oh maman , je ne veux pas être une ingrate. Mde. de Verteuil. Je ne crains pas non plus que tu le deviennes après 1'impreffion qu'è dü te faire eet ontreden. Je n'ai cherE 4  104 LE LiVRË DE F.UVIILLE ché jufqu'a préfent qu'a t'amener a 1'amour du bien par des fentimens de douceur, il ne me refte plus qu'& t'infpirer encore 1'horreur du mal par une hifloire qui te lë fera détefter. I Pauline. Oh, voyons, maman. Mde. de Vek.tf.uil. Ecoute. Un Jouaillier, d'une grande richeffe, fut obligé par les affaires de fon commerce , d'entreprendre un voyage. 11 partit, accompagné d'un feul domeftique, emportant avec lui dans fa valife pour une fomme confiderable de fes bijoux les plus précieux. La valeur de ce tréfor tenta fon domeftique infidèle. Comme il aidoit fon maifre a defcendre de cheval dans un endroit écarté, il prit un piftolet qu'il portoit a fa ceinture , lui caffa la têtes & lui ayant attaché une groife pierre au cou, il le jetta dans une rivière qui couloit prés du chemin. II chaffa aufii-tót foh cheval dans la forêt, monta fur celui de fon maitre qui portoit les bijoux, & après avoir traverfé la mcr, il fe retira dans une petite  PU JOURNAL DES ENFANS. I'OJ v-ille d'Anglcterrc, oü il avoit fujet de croire q-u'H ne feroit jamais reconnn. Dans la crainte d'attirer fnv lui les rcgards, il comraanca par un établilfement trés-médiocre, qu'il eut 1'adreife de n'augmenter que par degrés. De cette manière-, perfonne ne fut furpris de lui voir prendre au bout de quelques années un état briljant, dont il paroiffoit rcclevable a un travail opinhttre, a fon économie & a fon habiJité.- Gette conduite extérieure lui acquit une fi grande confidération, qu'on ne balanca pas a lui donner en mariage 1'une des plus richcs demoifelles de la. viile; & comme il fe montroit toujours afFable & généreux, il fut élevé , d'un fuffrage unanime , a la première place de Ia Magiftrature.. II fe comporta longtems- d'une manière trés - diftinguée dans fon nouveï état, jufqu'a ce qu'un jour, comme il étoit affis dans fon tribunal avec les autres T.uges qu'il préfidoit , on amena devant lui un homme accufé d'avoir tué fon maitre pour Ie voler. On fit entendre les témoins, & E s  TOÓ LE LIVRE DE FA MILLE. fur Ieurs dépofitions, les Jurés déclarèrenc que eet homme étoit coupable. L'affemblée attendoit en filence que le Juge prononcat la fentence de mort. Tous les regards étoient fïxés fur lui. Soudain on le voit changer de couleur, lever les bras au ciel & paifer tour-a-tour d'un profond abattement a des agitations extraordinaires. II s'élance enfin de fon fiége, a la grande furprife de tous les afiiftans , court fe placer a cöté de 1'accufé,. & s'adreffant aux Juges: Vous voyez, Meffieurs, leur dit-il, un merveilleux exemple de la jufte vengeance du ciel. Après un filence de treize années, fa voix vous dénonce un homme aufli coupable que ce malheureux qui vient d'être convaincu de fon crime. Alors il commenca le récit du meurtre qu'il avoit commis, en ïnfiftant fur la noirceur de fon ingratitude envers fon maitre qui 1'avoit tiré de la pouffière , & qui lui avoit toujours témoigné la plus grande confiance.. II raconta de quelle manière il 5'étoit dërobé a la juftice. des hommes, &-  Oü JOURNAL DES ENFANS. IOJ comment il avoit ufurpé fi long-tems par fon hypocrifie l'eftime & faffeétion de toute la contrée. Mais , ajouta-t-il, ce malheureux n'a pas plutót parti devant ce tribunal, que les circonftances du crime dont il étoit coupable , m'ont repréfenté le mien dans route fon horreur. La main d'un Dieu véngeur m'a frappé. Ma fcélérateffe s'eft retracée a mes yeux fous un afpect fi terrible, que je n'ai pu prononcer la fentence contre un homme moins coupable que moi, avant de m'être accufé moi-même. Je ne puis me délivrer des tourmens de ma confcience, qu'en vous fuppliant de me punir comme lui. Je déclare ici devant le Juge fupreme des Juges de la terre, que je fuis digne du dernier fupplice; & je ne demandé d'autre grace qu'une prompte morr.. En achevant ces mors, il tomba aux pieds des Juges fans couleur & fans voix. Sa rai-1 fon venoit de 1'abandonner. Une frénéfie violente s'empara de fes efprits. On fut obligé de le renfermer dans une maifon de E 6  IOS LE LIVRE DE FAMILLE. force , & de le charger de chaines pour 1'empêcher. de fe détruire dans les accès continuels de fa rage. II vécut encore plufieurs années , bourrelé des remords qui avoient déchiré fa tête & fon coeur. Lecon terrible que la Providence nous donne, a deffein de nous apprendre qu'il n'eft pas de Juge plus inexorable que notre confcience pour punir nos forfaits! LES (EUFS. M. DE VERTEUIL, HENRIETTE, PAULINE, fes filles. M JLtJL* de Verteuil. Regarde, Henriette , ce qu'il y a lü fous cette grande cage. Henriette. C'eft une poule, mon papa.. Oh, les jolies petites bêtes qu'elle a auprès«i'elle.!  OU JOURNAL DES ENFANS. 10(2 M. de Verteuil. Ce font de petits poulets ou des pouffins. Regarde comme ils ont l'air éveillé, & comme ils courent autour de la groffe poule. La groffe poule eft la mère de tous ces pouffins. Henriette. Voila une fort jolie familie. M.. de Verteuil. Et fais-tu comment elle a fait pour les avoir? Henriette. Non, mon papa. M. de Verteuil. Tu as bien vu les ceufs que Nanette va chercher tous les jours au poulailler? Henriette. Oui , mon papa.. Je fuis allée quelquefois les lever avec elle. M. de Verteuil. Eh bien, ces ceufs, on les a mis fous cette groffe poule. Elle a été pendant trois femaines affife deffus pour les tenir chauds 8e les couver.. Au bout de ce tems , les pouffins ont brifé leur coquille & font venus au jour. Henriette, Quoi, mon papa! eft-ce qu'il y. a des pouffins .dans tous les ceufs ? E 7  IIO LE LIVRE DE FAMILLE M. de Verteuil. Oui , ma fille , dans chaque ceuf il y a un pouffin. Henriette. Oh, mon papa, faites-m'en voir un, je vous prie. M. de Verteuil. Je ne pourrai pas te le montrer. Mais attens, je vais deraander un ceuf & 1'ouvrir devant toi. (ƒ/ fe fait apporter un ceuf & fouvre.~) Regarde, Henriette, tu n'imagine pas qu'il y ait un pouffin dans eet ceul 'i Henriette. Non, j'en fuis füre, il n'y en a point. M. de Verteuil. Ouida, Henriette, tu cs bien fure? eh bien cependant il y a un pouffin la-dedans. Henriette. Eh, mon papa, comment le favez-vous ? M. de Verteuil. C'eft que fi nous avions mis eet ceuf pendant trois femaines fous une poule , & qu'elle 1'eüt couvé pendant tout ce tems, tu en aurois vu fortir un pouffin pareil a ceux que tu vois courir. Tous los «nfs font en-dedans comme celui-ci, & ce-  Oü JOURNAL DES ENFANS. III pendant de tous il fortira un pouffin, fi 1'on met ces ceufs fous une poule. Henriette. Comment les pouffins viennent-ils donc dans 1'ceuf ? Je ne le comprens pas. M. de Verteuil. Je ne Ie comprens pas moi-même , & perfonne ne peut le comprendre. II en eft tout juftement comme du chêne qui fort d'un gland. Nous ne pouvons comprendre comment cela arrivé, mais nous voyons que cela arrivé tous les jours. Pour te le montrer encore mieux , tous les ceufs que Nanette rapportera aujourd'hui du poulailler, je les mettrai fous une poule ; & au bout de trois femaines, tu verras fbrtir de chaque ceuf un pouffin. Henrierre. Je ferai bien curieufe de le voir. M. deJ/erteuil. Je te promets ce plaifir.. Mais Henriette , ce ne font pas lespoulets- feulement qui fortent d'un ceuf; les oies, les' canards-, les-moineaux, les-fërins, tous les oifeaux- fonent auffi d'un ceuf plus-  ÏI2 LE LIVRE DE FAMlLLE ou moins gros. Je.te ferai voir les ceufs de la linotte que nous avons a la maifon dans une cage. Henriette. Ils font plus petits fansdoute. M. de Verteuil. Oui, vraiment. Mais il y a d'autres ceufs qui font bien plus gros que ceux des poules. Les ceufs d'un grand eifeau que 1'on nomme autruche, font prefque aufïï gros que ta tête : & au contraire, les ceufs d'un joli petit oifeau que 1'on nomme l'oifeau-mouche ne font a peu prés que de la groffeur d'un pois. Henriette. Oh, mon papa, qu'ils doivent être jolis! M. de Verteuil. Je te menerai 1'un de ces jours au cabinet du Roi, oü je me ferai un plaifir de t'en montrer de pareils. Mais voici Pauline qui s'avance avec fon déjeuner. Pauline , veux-tu que nous donnions a déjeuner a la poule & a fes petits ? Pauline.. Oui, mon papa, tenez, voici mon pain.  OU JOURNAL DES ENFANS. 11$ M, de Verteuil. Donnes-en toi-même h la groffe poule , tu verras ce qu'elle en fera. Pauline. Oh , comme elle le faifit de fon bec! Henriette. Elle 1'aura bientêt avalé. Mais non, mon papa, voyez, elle le laiffe tomber. M. de Verteuil. Elle le fait expres. Elle ne veut pas le manger elle-même. Elle le garde pour fes petits. Entens-tu comme elle les appelle. Henriette. Oh! les voici qui viennent tous a Ia fois. Pauline. En voila un qui emporte le morceau , & les autres qui courent après lui, M. de Verteuil. Donne encore un morceau de pain a la poule. Elle fera la même chofe. Sais-tu pourquoi, Pauline? Pauline. Non, mon papa. M. de Verteuil. Elle aime tant fes petits, qu'elle leur laiffe manger tout ce qu'oa  114 LE LIVRE DE FAM1LLE. kii dönne. Elle ne prendra Hen elle-méme avant de les avoir vu rafTafiés. Pauline. Mais que fait-elle a préfent avec fes pattes? M. de Verteuil. Elle fouille dans la terre pour voir fi elle peut y trouver des vermiffeaux que fes petits aiment tant a manger. Vois, elle vicnt d'en trouver un. Elle les appelle encore. Pauline. Les voici, les voici qui reViennent. M. de Verteuil. Ils mangent le vermiffeau; & la mère qui eft auffi friande qu'euxmêmes de cette nouriture , ne veut pas en prendre fa part. Elle 1'abandonne tout entière a fes petits. Pauline. Oh la bonne maman! M. db Veuteuil. C'eft ainfi qu'elle prend foin de les nourrir tout le long du jour. Mais favez-vous encore, mes enfaus , ce qu'elle fait pendant la nuk? Henriette et Pauline. Non , mon papa.  OU JOURNAL DES ENFANS. 11$ M. de Verteuil. La nuit, elle va chercher quelque corbeille dans un coin du poulailler , & elle prend tous fes petits fous fon corps & fous fes ailes , pour les tenir chaudement. Voila comme elle foigne fa jeune familie jufques dans le fomrneil. N'efr-ce pas une bonne mère pour fes enfans? Henriette. Oh oui, mon papa. Pauline. Je voudrois bien toucher un de ces petits poulets. M. de Verteiul. Que fais-tu donc, Pauline? nê t'avïfe pas de paffer ta main a travers les barreaux de la cage., Pauline. Pourquoi donc, mon papa? de Verteuil. La poule croiroit que tu veux faire du mal a. fes petits, & elle te béqueteroit jufqu'au fang. Pauline. ' Mais, mon papa, je ne 'veux pas leur faire du mal. Je ne veux que les careffer., M. de Verteuil. La poule ne fait pas diltinguer tes bonnes intentions. Si tu m'en  I IC) LE LIVRE DE FAMILLE crois, retire ta main, ou il t'en arrivera du mal, je t'en avertis. (Pauline retire fa main, & s'affted fur 1$ gazon tout prés de la cageS) Pauline. Voyez, mon papa, les potilets mangent auffi, de 1'herbe. M. Di- Verteuil. Oui , Pauline. C'eft pourquoi j'ai fait mettre la cage, moitié fur le gazon & moitié fur la terre. De cette manière ils peuvent manger de 1'herbe & chercher des vermiffeaux. Puis , lorfqu'ils ont affèz mangé, ils peuvent fe rouler fur Ie gazon & s'ébattre au foleil. Tiens , en voilé un qui fe couche fur Ie dos & qui joue en agitant fes pattes en fair. pauline, (en pouffant un cri & en pleurant.~) Oh, mon papa, la poule qui vieut de me mordre! M. de Verteuil. Ne t'en avois-je pas averti ? Pauline. Je n'avois pourtant pas ma .main dans la cage; je n'y avois paffé qu'un doigt, & la poule me 1'a béqueté.  oü Journal des enfans. i 17 M. de Verteuil. Je t'avois avertie, ainfi tu n'as que ce que tu mérites. Allons, il ne faut pas pleurer pour une petite douleur. Songe plutöt a profiter de cette lecon. C'eft apprendre a bon marchè combien il impo'rte aux enfans de fuivre toujours les confeils de leurs parens. LA TOILE, LE PAPIER. M. DE VERTEUIL, ADRIEN, fon fils. M • de Verteuil.- Adrien , veux - tu que je te montre la plante avec laquelle on fait de Ia toile? Alrien. Comment donc , mon papa , eft-ce que 1'on fait de la toile avec une plante ?  Il8 LE LIVRE DE FAM1LLE M. de Verteuil. Oui, mon fils. C'eft avec cette plante que tu vois ici. Adrien. Oh, mon papa, cela eft fjngulier. La toile eft blanche & cette plante eft verte. A moins qu'il n'en foit comme du bois qui eft toujours blanc dans finténeur. La toile eft peut-être dans fintërieur de la plante , lorfqu'on en a óté 1'écorce ? M. de Verteuil. Non, mon fils. C'eft précifément de cette écorce verte que i'on fait la toile. i\!ais tu comprens bien qu'on ne 1'emploie pas dans 1'état oü tu la vois fur la plante. II faut la travailler beaucoup avant de venir a bout d'en faire de la toile comme celle de ta chemife. Adrien. Ma chemife a donc été une plante, mon papa? M. de Verteuil. O :i , mon ami , une plante pareille a celle que tu vois, & que 1'on nomme lin. Adrien. Jai bien ouï dire plufieurs fois & maman que 1'on faifoit la toile de lin; mais je n'aurois jamais imagitié que la toi-  OU JOURNAL DES ENFANS. lip le nous vint d'une chofe qui lui reffemble fi peu. M. de Verteuil. Tu as raifon. Mak veux-tu que je te dife tous les traveaux qu'il faut entreprendre fur cette plante pour em faire de la toile? ; I Adrien. Je vous en fupplie, mon papa. Cela doit être bien curieux. M. de Verteuil. On doit d'abord attendre que ces petites graines rondes que t» vois ia fufpendues foient müres, paree qu'elles font fort bonnes a recuillir, foit pour donner de la femence, foit pour fervir encore a un autre ufage. Adrien. Eft-ce qu'on en fait auffi de la toile ? M. de Verteuil. Non , mon ami, mais on en tire de 1'huile; & du mare qui refte de la graine lorfque 1'huile en eft fortie, on fait des gateaux pour les vaches.' Adrien. Rien ne s'en perd, a ce que je vois. . M. de Verteuil. II eft certain que c'efl  120 LE L1VRE DE FAMILLE une des plantes les plus utiles. Pour Ia préparer a fervir a faire de la toile , après IV voir coupée au bas de Ia tige , on Ia met dans Peau pour 1'y laifler rouir. Lorfqu'elle y a été pendant quelque tems, on 1'en retire pour la faire fécher. Enfin . quand elle eft féche , on la brife , en frappant les tiges avec un inftrument de bois. Adrien. Eli quoi, mon papa, ces plantes ne font bonnes que lorfqu'elles font pourries & mifes en morceaux? M. de Verteuil. On ne les laiffe pas entiérement pourrir , & 1'on ne les met pas non plus entiérement en morceaux. II n'y a que les parties molles qui fe pourriffent & qui tombent en pièces. Mais dans 1'écorce , il y a de grands fils minces auffi Jongs que Ia tige même, qui font fi forts & fi fouples, qu'ils ne fe gfltent ni fe rompent, quoiqu'ils aient croupi quelque tems dans 1'eau , & qu'on les ait enfuite fortement battus. Ces fils demeurent fains & entiers; & c'eft eux feulement qui peuvent fervir a faire de Ia toile.  Oü JOURNAL DES ENFANS. 12 s toile. Tom Ie rede n'eft bon a rien. Les tiges étant brifées par la première opération, on les prends par petits paquets, & on les bat encore avec des marteaux ou des batons , jufqu'a ce que toutes les parties molles foient tombées , & qu'il ne refte plus dans les mams que les Iongs fils feulement. Adrien. Et avec ces longs fils, peut on faire tout de fuite de Ia toile? Mde. de Verteuil. Non , mon ami. * Ces fils font encore trop groffiers. Pour les rendre plus fins, il faut employer un irftrument que 1'on appelle féran. Cct inftrument eft une petite planche hérifée de pointes de fer , que 1'on affujettit fur un gros billorl On prend des poignées de ces fils groffiers dont nous parlions tout-&-l'heure, & on lel l fait paffcr & travers les pointes du féran, a peu prés comme on fait paffer tes cheveux a travers les dents du peigne pour te peigner. Les pointes aiguës du féran divifent >Ies 'fils groffiers en plufieufs fils plus menus, jufqu'a ce qu'ils deviennent auffi fins , & F  122 LE LIVRE DE F.AMILLS plus fin encore que des cheveux. Puis lorfqu'ils font affez fins , on les file au rouet en un fil pareil a celui que ta mère employé pour coudre; & c'eft de ce fil que fe fait la toile. Adrien. Et alors ce fil eft-il blanc? M. de Verteuil. Non, mon ami, il eft gris encore. Mais lorfque Ia toile eft tiflue, on 1'envoye a la blanchiiferie pour la bien laver, & 1'expofer en plain air fur le gazon. C'eft ainfi qu'elle blanchit, de même que tes chemifes fales deviennent blanches lorfqu'on les a lavées. Adrien. II ne me refte plus qu'è favoir tomment la toile fe fait. M. de Verteuil. II faudroit le voir pour le bien comprendre. Je te menerai un jour chez un tifferand, & en le voyant travailler, tu fauras d'un coup-d'ceil comment Ia toile fe fait. Mais veux-tu que je te dife ce qu'on fait de la toile , lorfqu'elle eft fi vieille & fi ufée que 1'on ne peut plus s'en fervir.  OU JOURNAL DFS ENFANS. I 23 Adrien. Vous me ferez plaifir, mon papa. M. de Verteuil. Eh bien , mon ami , on en fait du papier tel que celui fur lequel j'écris. Adrien. Oh voitè qui eft Gngujier. Et comment s'y prend-on, je vous prie ? M. de Verteuil. On ramaffe tous les chiffons de vieux linge que 1'on peut fe procurer, & on le jette avec de 1'eau dans de grandes caiffes fur lefquelles tombent & retombent fans ceffe de gros "martëaux de bois qui frappent ces chiffons , jufqu'a ce qu'ils foient réduits en une efpèce de bouillie. On prend une couche bien mince de cette bouillie fur un chaffis carré fait de fil de laiton, k la manière d'un tamis. On renverfc enfuite ce chaffis fur un drap de laine, & Ia couche de bouillie y paroir fous la forme d'une feuille de papier. On met par-deffus un fecond morceau de drap -fur lequel on renverfe encore au moyen du chaffis une feconde couche de bouillie, puis on remet par-deffus un autre morceau de drap, puis F a  124 t£ L1VRE I>E FAMïLLE une autre couche de bouillie-& ainfi de fuite. Lorfque les morceaux de drap & les coaches de bouillie fonneut. un monceau d'une certaiue hauteur, on les met dans le même. état fous une prelfe qui fait fortir 1'humidiré fuperflue des couches de bouillie , & leur donne a cha.cune la cpnjiftancc. d'une feuille de papier. On les reprend enfuite feuille par feuille d'entrp les morceaux de drap ,& on les laifil fecher. Enfin on répand fur elles.une cfpèce de collo, on les remet encore fous la prclfe , puis on les retire pour les laiffer fécher une feconde fois, & alors' on a du papier fur lequel on peut écrire & imprimer. N'efl-il pas.étonnant que fon puiffe tirer tant de chofes vuiles de cette plante que tu vois ? Et ne fommes-nous pas fort heureux d'cn recueillir de la femence, pour en faire croïtre de nouvelle i'année prochaine ? Adrien. Oui , certes , mon papa, cela eft fort heureux, car autrement, nous n'aurions ni linge ni papier.  00 JOURNAL DES F.JVFAN'S. I25 ■ - ' M. de Verteuil. II eft encore une autre plante dont on peut faire è peu prés Ie même ufage que du lin. Veux-tu que je te la montre ? Adrien. Oui, mon papa, je vous en prie. . - 1 M. de Verteuil. Tiens, en voici , de eet autre cöté du chemin. Voila ce que 1'on appeile du chanvre. Après avoir recueilli la graine, dont une partie fe garde pour Ia femence, & 1'autre pour faire de 1'huile, on .fait rouir les tiges comme celles du lin. On les bat, on les fërance de Ia même manière, & fon en retire un fi! qui fert a faire de la toile plus groffe que celle du lin. La filaffe de chanvre fert auffi a faire toute efpèce de cofde depuis la ficelle jufqu'au cable. En fortant de chez Ie tifferand oü tu auras vu faire de la toile , je te menerai dans une corderie oü tu verras faire des córdes, & de Ja dans un moulin k papier. De cette manière , tu fauras par toi-mêrae de quelle miiité nous font deux plantes auffi précieuF 3  126 LE LlYRE DE FA MILLE fes que le lin 5; le chanvre, & combien nous devons employer de foins il les cultiver. LES CHIENS. Mde. DE VERTEUIL, ADRIEN, fon fils. jMLdrien. Mon papa, pourquoi eet homme jette-t-il avec fon b&ton de la terre a fes moutons ? M. de Verteuil. Paree que fes moutons iroient courir dans ce champ de bied, & ne manqueroit pas de le brouter. C'eft pourquoi le maitre du troupeau payc eet homme pour garder les! moutons dans la prairie. Cet homme qu'on appelle berger , prend avec une petite pelic de fer qui eft atraebde a fon bïUon, des cailloux ou des moties de terre; & il fait les jetter aflez jufte pour ;u-  OU JOURNAL DES ENFANS. ta» teindre le mouton qui s'écarte du troupeau, & 1'empêcher d'entrer dans le champ de bied. Atjrien. II faut qu'il foit bien adroit. Mais, mon papa, voila" un chien qui mord les moutons. M. de Verteuil. C'eft Ie chien de ce berger qui aide fon maitre k veiller fur le troupeau. Ce chien eft fi bien drelTé, qu'il exécute tous les ordres que le berger lui donne. Si le berger lui commande de pouffer en avant les moutons, il court derrière eux en aboyantr ou bien il leur mord doucement les pattes de derrière pour les faire avancer. Lorfque Ie berger lui commande de retenir les moutons, il court au devant d'eux en aboyant, & les mord doucement par devant, afin de les empêcher d'aller plus loin. Les moutons connoiflènt tellement cc chien , qu'ils fe mettent a courir aufli-tót qu'il approche; & de cette manière il peut les conduire oü veut fon maitre. Cela n'eft.il pas admirable ? Adrien. Oui vraiment, mon papa. F 4  128 LE LIVRE DE F/.MILLE. M. de Verteuil. Je me fouviens d'en avoir vu un qui fcmbloit être encore plus intelligent. Dès que le berger 1'appelloit, il accouroit auffi-tó't a toutes jambes, Ik fe poftoit en face pour 1'envifagcr d'un ceil attentif. Si le berger lui faifoit figne de faire avancer le troupeau, il alloit tout de fuite le poulfer en avant; puis il s'arrêtoit, relevoit la. tête, & rcgardoit fixement dans les yeux du berger pour lui demander ft c'étoit affez, ou s'il devöit conduire les moutons encore plus loin. II favoit auffi diftinguer les autres fignes de fon maitre, foit pour arrêter le troupeau, foit pour le .pouffer ou k droite ou a gauche , tan dis que le berger reftoit couché k fon aife fous 1'ombrage. Adrien. C'étoit bien commode pour ce berger. M. de Verteuil. Oui , vraiment. Les bergers doivent beaucoup k 1'intelligence de leurs chiens; & fans leurs fldèies fecours, il. feroit abfolument impoflible de garder un grand troupeau. Tu vois que ce berger a.  CU'JOUKNAL' DF.S ENFANP. nQ pour le ttlóins une centaine-de moutons a conduire: & avec 1'aide de fon chien, il les gouverne a fon gré fans le moindre embarras. Mais, vois-tu roder dans la plaine un autre chien qui eft blanc avec des grandes taches brunes? Adrien. Oui, mon papa, qu'elle efpèce de chien eft-ce la ? M. de Verteuil. C'eft ce qu'on appelle un chien d'arrêt. Te fouviens-tu d'avoir goüté quelquefois d'une perdrix. Adrien. 'Oui, mon papa, c'eft un fort bon manger. 1V1. de Verteitil. Eh bien, lorfqn'on veut avoir une perdrix, on prend un fufil, & fuivi de 1'un de ces chiens d'arrêt, on va dans les charnps. On laiffe courir ce chien autour de foi, pour .chercher s'il n'y a p >int quelque perdrix cachée dans les brouffaillcs, ou fous le chautne. AufOrót qu'il en appercoit une , il s'arrête & la regardé fixement. A ce fignal, le chaffeur s'approche en armant fon fufil, La perdrix prend fon vol. Paf., F 5  Ï30 LE LIVRE DE FAM1LLE. 1 on la tire. Ede tombe. Le chien court ia chercher & 1'apporte a fon maitre, qui revient au logis & la donne a cuire pour le diner. Adrien. Oh voyez , mon papa voila quatre a cinq grands chiens 1'un k cöté de fautre. Que vont-ils faire ? M. de Verteuil. Ce font des chiens courans. Vois-tu qu'ils ont de plus longues pattes que les autres? Adrien. U eft vrai. M. de Verte uil. Auffi courrent-ils beaueoup plus vite. Regarde, en voila un qui vient de faire lever un liövre. Le vois-tu? Vois avec quelle vitelfe tous les autres le fuivent. Adrien. Oh oui, je le vois. Le lièvre leur fait des crochets , comme j'en fais k mes fceurs, lorfqu'elles me pourfuivent en jouant. Ah le pauvre malheureux! ils 1'au. ront bientut attrapé. M. de Verteuil. Je le crains. II commence ,a être ren du de fatigue»  OU JOURNAL DES ENFANS. J 3 ï ArfRiEN. Oh oui, Ie voila deja invefti de toutes parts. M. de Verteuil. II eft pris. Vois maintenant comme Ie plus grand chien Ie faifit dans fa geule , & comme il grogne contre les autres chiens en leur montrant les dents. Adrien. Et pourquoi donc fait-il cela, mon papa? M. de Verteuil. Paree que les autres chiens voudroient tous avoir le lièvre, qu'ils fe battroient entre eux pour 1'avoir, & qu'en fe difputant ils le mettroient en pièces. Celui qui eft le plus fort, defend le lièvre contre fes camarades, afin de Ie porter fans dommage a fon maitre. Adrien. Elfeclivement, il vient de le pofer k fes pieds, & voila fe chaffeur qui le met dans fa gibecière. M. de Verteuil. Veux-tu que je te dife,' mon fils, a quoi fervent encore les chièns? Adrien. Très-volontiers, mon papa. M. de Verteuil. Lorfqu'on met un chien k 1'attache pendant la nuit dans Ia F.6"  r.,32. LE LIVRE DE FAMILLE cour , ou qu'on 1'y laiffe roder en libertö, on peut compter qu'il fera bonne garde: car auffi-tót qu'il voit entrer quelqu'un qui n'eft pas de la maifon , il fe met a aboyer de toutes fes forces pour avcrtir. de 1'arrivée de eet ctranger. De cette manière on peut aller voir qui' eft eet homme-Ki , & fi ce n'eft, pas un voleur. Si c'eft une perfonne. fufpectc,.. & qu'elle ne veuille pas fe retirer, on n'a qu'a mettre le chien a fes trouffes; il aboye contre elle, & la pourfuit,. en cherchant a Ia mordre. De même , lorfqu'un homme va fe promener avec fon chien , s'il fe préfentoit quelqu'un pour 1'infultcr, ou lui faire violence , le chien fe jetteroit k 1'inftant fm* lui, & défendroit fon maitre au péril même de fi vie. N'eft-ce pas un com-! pagnon bien fidéle? Aduien. Oh oui, mon papa. C'eft.comme le petit épagneul de ma tante qu'elle. aime tant, Quand il eft fur fes genoux, & que pour badiner on fait femblast de la battre , le petit aniraal fe met en colere., 51,  OU JOURNAL DES ENFANS, 133 jappe & cherche a s'ëlancer pour Ia défendre- Je crois auffi qu'il mordroit de toute fa force, fi ma tante ne le retenoit pas. M. de Verteuil. Et n'as-tu pas obfervé, lorfque ta tante a été quelque tems hors de la maifon fans fon chien , combien il fe montre joyeux de fon retour, comme il faute fur fes genoux, comme il lèche fes mains, comme il cherche a lui témoigner par fes. tranfports a quel point il lui eft attaché, & combien il' fent de plaifir a la revoir? Adrien.. Oui, mon papa; & quand il 1'a bien carelfée, il faute a terre, & fe met a courir. autour. de la cbambre en cabriolant. Puis il revient encore devant ma tante, s'élance fur fes genoux & lui fait mille nouvelles amitiës. M. de Verteuil. Les grands chiens ne font pas moins attachés ft leurs maitres; & quand ils auroient pafTé des années fans les voir,. ils les reconnoïtroient encore ■& les* simeroient comme auparavant. F 7  134 LIVRE DE FAlVIiLLL, Adrien. Oui , mon papa , cela me fait fouvenir du chien d'UIyfle, qui fut le premier a le reconnoitre a fon retour. LE BEURRE. Mde. DE VE11TEUIL, PAULINE, fa fille. P X auline. Maman, que fait la cette femme avec un bdton qu'elle remue dans un petit tonneau? Mde. ds Verteuil. Elle fait du beure, Pauline. Pauline. Quoi, maman, de ce beurre dont je mange quelquefois fur du pain? Mde. .de Verteuil. Oui, ma fille. Pauline. Et comment donc fe fait le beurre, s'il vous plait? Mde. de Verteuil. Tu as bien vu quelquefois traire les vaches dans Ia prairie?  Oü JOURNAL DES ENFANS. 135 Pauline. Oui maman , 1'autre jour encore lorfque ma grand'maman nous fit prendre du lait chaud pour notre goüter. Mde. de Verteuil. Eh bien, Pauline, c'eft avec ce lait que 1'on fait le beurre, On le met d'abord repofer au frais dans de grandes jattes. Puis lorfqu'il y eft refté quelque tems, la partie la plus graffe du lait vient flotter au-deffus: c'eft ce que 1'on appelle Ia crème. Tu as bien mangé de la crème avec des fraifes? Pauline. Oui, maman. Ma tante m'en fit goüter hier. Oh c'eft bien bon. Mde. de Verteuil. C'eft fort bon en effet. Mais fürement ta tante ne t'en donna pas beaucoup, car ce n'eft pas une nourriture faine pour les.enfans. Pauline. Elle ne m'en donna qu'une cuillerée. J'aurois bien voulu en avoir davantage. Mde. de Verteuil. Ta tante avoit raifon, de ne pas vouloir fatisfaire ta friandife. Tb «11 aurois été malade» Peut-être aurois-m  I36 LE EI v'RS TM FA MILLE été obligé de jetiner tout auiourd'hui, de prendre une médecïne, & de refter dans ton lit. Ainfi nous n'aurions pas pu venir nous promener. N'en auröis-tu pas été bien fachée ? Pauline. Oui, certes. Mde. de Verteuil. Tu vois donc que ta tante a fort bien fait de te refufer. Mais je vais continuer de te dire comment fe fait ie beurre. Lorfque la crcme s'eft ramaffée en flottant au-d^ffus du lait, on la tire avec une grande cuiller pour la méttre dans une autre jatte. De la, on la verfe dans un petit tonneau paroil a celui que cette femme a devant elle, & que 1'on appelle' une baratte. Pauline. Enfuite, maman, je vous prie. Mde de VertsuiL. Lorfque 1'on a verfé la crème dans la baratte , on fe met a la battre avec un briton, au bout duqttël il y a une petite planche ronde percce de trou?. Puis quand la crème a été quelque tems battue, la partie la plus grafie commence a fe féparer , & fe raiïerable en maffe. Alors   P1.I App'rochejs - vous,ma pefifeDemoiièlle je vais vous le monfrer,  oü Journal dls enfans.* 137 voila le beurre fait. Veux-tu que nous allions voir celui qui eft dans la baratte de cette femme , . Pauline. Je ne demandé pas mieux, maman. •"' , Mde. de Verteuil. Viens , ma fille. (en {'avangant vers la Fermière.') Bon jour, ma bonne amie. Voudriez-vous nous permettre de voir comment vous battez votre beurre ? La Fermere. Avec plaifir , madame. Approchez-vous, ma petite demoifelle. Je vais vous le montrer. - Mde. de Verteuil. Votre beurre eft-H bien avancé? La FERrjièRR. Oui, Madamme, il commehce a fe faire. (Elle óte le couvercle de la baratte.') Vous allez voir. Mde, de Verteuil. Regarde , Pauline. Vois-tu cette mafTe blancbatre? C'eft. le'beurre. Attens, je vais te foulever, pour que tu puifits voir jufqu'aü fond. La. FgRMièRE. Voyez, ma chère enfant.  33^ • LE LIVRE DE FAMfLLE II y a dé ja une partie de la crème qui eft devenue du beurre. Tenez , en voici un morceau. Goütez. Pauline. 11 eft vrai. Mde. de Verteuil. Regarde maintenant 'au bout du bdton cette petite planche ronde avec des trous , dont je te parlois tout-aPheure. Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. C'eft avec eet iüftrument que cette bonne fermière a battu fa crème. La FERMièRE. Attendez. Je vais battre un moment a découvert. Vous en verrez mieux ce qui fe paffe. (Elle ête le baton du trou du couvercle, & fe met a battre doucement ~) Mde. de Verteuil. Vois-tu , Pauline, comment a force de battre la crème, le beurre fe forme peu-a-peu? Pauline. Oui , maman , cela eft fingulier. La FERMièRE. Vous avez affez-bien vu,  OU JOURNAL DES ENFANS. 139' je crois, ma petite demoifelle. Je vais k préfent remettre le couvercle , car autrement je ne puis battre alfez ferme. Et puis, vous le voyez , je ferois fauter la crème hors de la baratte. Mde. de Verteuil. Vous avez raifon, ma bonne arnie. Je vous remercie de nous avoir laiifé voir avec tant de complaifance. Pauline. Et moi auffi, je vous remercie de tout mon cceur. Je faurai a préfent ce que c'eft que le beurre, lorfque j'en mangerai. Mde. de Verteuil. C'eft fort bien, Pauline. Sais-tu maintenant comme on appelle ce qui refte de la crème au fond de la baratte ? Pauline, Non, maman. Mde. de Verteuil. On appelle cela du lait, de beurre. pauline. Quoi, maman, c'eft-la ce lait de beurre que je pretids quelquefois le foir avec de I'orge mondé ou du pain. Mde.. dï: Verteuil. Oui, ma fille.  *4° LE LIVRS DE FABÏÏLLfi Pauline. Oh je I'aime bien , maman. Mde. d3 Verteutl. Tant mieux , Pauline, c'eft une fort bonne nourriture pour les enfans. Mais veux-tu que je te dife ce que la bonne femme va faire encore a fon beurre pour le rendre meilleur ? Pauline. Oui, maman, je ferai fort aife de 1'apprendre. Mde. de Verteuil. Tu poiirras le voir toi-même tout-.t-l'heure. Cependant je vais te le dire d'avance afin qne tu y falfes plus d'attention. Lorfque certe bonne fermière aura tiré de fa crème tout le beurre qu'eile peut en avoir, elle le lavera bien avec de 1'eau fraïche, puis elle le pétrira, pour en -faire fortir le peu de lait qui s'y trouve encore. Puis après y avoir mis un peu de fel, elle le pétrira de nouveau, afin qu'il fe trouve également falé par-tout. Pauline. Et pourquoi mettre du fel dans le beurre, maman? Mdf. de Verteuil. C'eft que lorfqu'on n'y a pas mis du fel, il» ne tarde guère a fe  CU JOURNAL DES ENFANS. I4I gdter, & 3 prendte un goüc rance & défagréable. Mais plus on y met de fel & plus long-tems il fe conferve. Regarde , Pauline, la bonne fermière eft maintenant occupée a laver fon beurre. ■La FERMièRE. Voyez-vous, mon enfant, comme il en fort encore du lait. II y a auffi de petits poils de la vache que j'ai grand foin d'óter, pour que mon beurre foit bien propre. Mde. de Verteiul. Eh bien , Paulinè, ce beurre ne commence-t-il pas a te paroltre friand ? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Veux-tu que je prie cette brave fermière de nous en porter demaïn pour notre déjeuner? Pauline. Oui, maman, j'aurai plus de plaifir è le manger après 1'avoir vu faire. Mde. de Verteuil. Voudrez-vous bien, ma bonne amie, nous porter demain une livre de votre beurre? La FERMièRE. Très-volontiers, Madame.  142 LE LIVRE DE FA MILLE Mde. ds Verteuil. Vous me connoiffez, je crois, & vous favez oü je demeure? La FERMièRE. Oh fi je connois Madame de Verteuil! Vraiment oui. Je vous porterai demain une livre. de mon beurre; & lorfque vous voudrez encore venir en voir faire d'autre, vous en êtes la maïtreffe. Mde. de Verteuil. Je vous rens grace de votre complaifance. Pauline. Je vous fuis auffi bien obligée, ma bonne amie, de m'avoir Iaiffé voir faire votre beurre; & lorfque j'en mangerai demain è mon déjeuner, je me fouviendrai encore de votre bonté. TOUT UN PAYS RÉFORMÉ PAR QUA TRES ENFANS. Wur Ie penchant d'une coline qui sVlève a quelque diflance de Paris, on appercoit de  OU JOURNAL DF.S ENFANS. 143 loin un village dont la fittr.tion paroit fi riatrte, que les voyageurs les plus preifés defcendent ordinairement de leur voiture , pour aller y jouir de la perfpectïve d'une contrée délicieufe. Vous allez croire que les enfans de ce village doivent s'y trouver fort heureux. Sans doute ilr le font aujourd'hui. Mais autrefois combien ils étoient a plaindre ! D'oii venoit donc leur malheur, me direz-vous? étoient-ils fouvent malades? Au contraire. L'air qu'ils refpiroient depuis le berceau, étoit le plus favorable pour la fanté. Leurs pareus étoient-ils pauvres ? Vraiment ils n'étoient pas riches. Mais ne peuton pas vivre tranquille & fatisfait fans de grandes rïchelfes ? D'ou venoit donc leur malheur , demandez-vous encore ? Eh bien , s'il faut voüs le dire , c'eft de la mauvaife éducation que quelques-uns d'entre eux avoient recue, & des mauvais exemples qu'ils donnoient aux autres. Ils avoient fur-tout le défaut d'être < hargneux & turbulens. Dès qu'ils s'en trou-  I4| LE Ll\'R£ DE FAMiLLE voit feulement deux enfemble , il y avoit bientöt une querelle établie. ' Ah, te voila, Colin! Oh quelle fotte mine te donne ton habit neuf? C'eft ap- parremment qu'il fait honte a tes guenil- les. Bon ! c'eft bien d'un habit neuf que je me foucie, vrairaent. Mais tu fais le fier, je crois, avec ta vefte rouge & tes bas bleus. Je ne fais qui me tient que je te jette dans cette marre, pour te meitre tout entier de la même couleur. • Vo'ük une legére idee des complimens qu'ils avoient coutume de fe faire en s'abordant. Des paroles, ils en venoient bientöt h des fuites plus triftes. Ils fe donnoient des gourmades, s'arrachoient les cheveux & fe trainoient dans la boue , jufqu'a ce que leurs parens vinffent les féparer k grands coups de bdton. Aufli-töt qu'il paroilfoit un étranger dans le village, ils difputoient aux chiens le privilége de courir après lui & de le tracaffer. A 1'école, ils fe difoient des injures, ou fe  OU JOURNAL DES ENFANS. 145 ■fe donnoient des coups de pied entre les •bancs. 11 fallok bien que leur maitre a la ■fin s'en appercut & vint leur donner fur les oreilles. II y en avoit tous les jours cinq a fix de févèremcnt punis. Aufli n'alloient-i!s .qu'a regret a i'école 5 & lorfqu'ils y étoient^ envoyés de force par leurs pères , ils pre.noient le chemin le plus long, arrivoient tard, faifoient mal leurs devoirs, & recevoient une punition nouvelle. Ils n'étoient pas plus heureux hors du tems de 1'étüde, car ils ne pouvoient aller tour a tour les uns cbez les autres pour s'amufer enfemble, attendu qu'ils ne favoient s'accorder qu'a faire du mal, & que leurs parens étoient excédés de leurs criailleries. Ils paifoient ainfi toutes leurs journécs a fe quereller & a fe battre dans les nies, a être réprimandes ou punis a I'école, & a recevoir de Cé-vères reproches de .leurs péres, lorfqu'ils f entroient au logis. Voila exaclement le tableau de la vie qu'ils menoient autrefois. II vous tarde fans doute G  '•S-ö LE LIVRE DE FA MILLE. cTapprendre comment s'opéra le changement que je vous ai annoncé. En voici I'hiftoire fidéle. ' Au bout du vilage, il y avoit Une belle maifon , qu'un homme riche de la ville, rtommé M. de Guercy , venoit d'acheter a' deOein d'y établir fon fdjour. On 1'attendoit de moment en moment avec fa familie. Les deux voitures qui Eamenoient , lui, fa femme, fes enfans & fes domeftiques, parurent enfin fur la grande route. Au bruit qui s'en répandit, tous les enfans du village fe raifemblèrent pour les voir paffer. Mais au lieu de les faluer poliment & de les recevoir avec des marqués de joie & d'amitié , ils ne firent que pouirèr des éclats de rire moqueurs, & les fuivre avec des huées. Les enfans de M. de Guercy avoient remarqué cette vilaine conduite, & s'en étoient parlé tous bas les uns aux autres. Ils ne concevoicnt pas comment des enfans pouvoient être fi groffiers. lis apprirent bientöt k les mieux connoitre.  Oü JOURNAL OSS ENFANS. K17 lis allèrent dès le Iendemain faire une petite courfe dans les environs, pour reconnoitre le pays. II falloit trayerfer le village. Le premier qui les appercut, courut en avertir fes camarades, qui fortirent auffi-töt par elfaims de leurs cabanes. Les plus fauvages ne s'avancoient que jufqu'au feuil, & lorfqu'ils les voyoient prêts a palfer, ils rentroient précipitamment, en leur fermant la porte au nez. Les autres les regardoient infolemment fans leur rendre leur falut, ou n'y répondoient que par des grimaces & des révérences moqueufes. Je fens, mes chers amis, combien ces détails doivent vous paroitre pénibles. Mais qui de vous pourra deviner comment les enfans de M. de Guercy fe conduifirent envers ces polilfons? Leur rendirent-ils leurs infultes, ou s'en vengèrent-ils par des coups? Non, non. Ils firent bien mieux. Et comment donc? Le voici. Ils pourfuivirent tranquillement leur chemin, non feulement fans témoigner le moinG a  14'* Ift LIVRE DE FAM1LLE dre reflentiment, mais encore fans paroitre remarqner rien de ce qui fe paffoit autour d'eux. Mais a peine furent-iJs entr,es dans un petit bofquct a 1'cxtrcmité du village, qu'ils eurent enfembJe 1'entretien que je vais vous rapporter, après vous avoir fait connoitre leurs noms. Louis, Augufte, Charles & Fi;éd.énc , c'eft ainfi qu'ils s'appelloient par ordre d'age & de taille, en commencant par Paine. Je me fais un devoir de vous les défigner bien claireinent, afin que vous puifïiez juger vous-mcmes a qui appartient 1'avis le plus raifonnable dans la d.éjibération qu'ils vont prendre fous vos yeux. J'ai bien connu de méchans petits garcons dans ma vie, dit Frédéric, mais j'avoue que je n'ai pas encore vu d'auffi mauvais fujets que ces petits payfans. J'étois tenté d'en choifir un de ma taille , pour lui apprendre a vivre. Savez-vous ce qu'il faut faire? Nous n'avons qu'i couper ici chacun notre bitton, & en repalfant dans le village, nous  OU JOURNAL DES ENFANS . I |f en diftribuerons des volécs k tous ce'ux qui s'aviferont de nous infulter. Voik\ , je crois , le meillcur parti que nous ayons a pren dre. Je penfe comme Frédéric, s'écria Charles. II faut favoir nous faire refpecter dans le pays. Louis , ne penfes-tu pas comme nous. Louis. Non , je vous allure; & je nle garderai bien de tremper dans un pareil complot. Auguste. Louis a raifon. Ce féroienc de belles affaires que' nous ferions ïi notre' familie, pour fa bienvenue dans le village. Louis. Et $% nous arrivoit un malheur r & que 1'un de nous fut rapporto couvert de bleffures & nos pareus, ponfez-vous quel feroit leur' chagrra, & ne feri:z-vous pas ïnconfolablcs de les avoir fi crucllement affligés? FRéDCRic, Effeclrivement, je ne fongeois pas a cela. Ciïa.rles. Eh bien , Louis , toi" qni es> Cr 3  Ï5° L1VRE DE FAMiLLE 1'ainé, tu dois penfer plus fagement que les autres. Dis-nous ce que nous avons k faire. Louis. Ce que nous avons k faire, mes chers amis, c'eft de ne rien faire du tout. En reprochant k ces petits garcons leur groffièreté , ne feroit-il pas ridicule de nous montrer plus groffiers qu'eux-mêmes ? FRdoéiuc. II eft vrai. Louis. Ce n'eft pas tout encore. Si au lieu d'aller leur faire une querelle, nous pouvions les guérir de Ia manie d'être fi querelleurs, ne feroit-ce pas tout enfemble un grand plaifir & une grande gloire pour nous ? Charles. Oui, mais comment en venir: k bout? Louis. Vraiment , c'eft ici la difficulté. Ccpendant on pourroit.,.Oui, il me vient une idée. Ecoutez. Aucuste , Charles & FRéDéRic. Oh, voyons, voyons , voyons. Louis. Vous fouvenez-vous du jour oii 1'on nous amena notre grand chien Caftor,  Oü JOÜRNAL DES ENFANS. Kt pour le mettre k 1'attache dans la cour, Vous fouvenez-vous combien il étoit fauvagc & grondeur? Te rappelles-tu, Frédéric? qu'il débuta par te déchirer a belles dents le pan de ton habit? FRéDéiuc.- Oh oui, je m'en fouviens. II m'auroit mis en piéces fi je ne m'étois fauvé. Louis. Notre papa nous donna a ce fujet mi fort bon confeil. Mes enfans, nous ditil, gardez-vous bien d'aller agacer Cafior. Au lieu de lui lancer des pierres, jettez-lui de tems en tems un morceau de pain, & vous verrez, au bout de quelques jours, que fon caradère fe fera peu-a-peu adouci, & qu'il prendra mêrne de 1'attachement pour vous. Je vons garantis que de cette maniere vous pourrez bien-töt jouer avec lui fanspëril. Auguste-, En effet, cela ne tarda pasIongtems a arriver. Loin de chercher è nous mordre, il fut le premier a nous faire des careffes. FRéoéruc. Je lui monte aujourd'hui fur  152 L£ L1VRE DE FAMILLE. le dos, & je lui mets le poing dans la gueule fans qu'il me falie de mal. Louis. Vous voyez donc, mes amis, ce que 1'on peut gagner par la douceur? Charles. Oui; mais oü veux-tu en venir, avec ton chien ? Louis. A une chofe toute fimple. C'tft que des créatures douées de raifon, ne doivent pas être, fans doute, plus intraitables que des chiens. Ainfi donc, fi nous fomnies parvenus par de bons traitemens a adoucir le caraétère fauvage de' Caftor, nous avons la plus belle efpérance de réformer aufii de la même manière 1'humeur querelleufe de ces petits payfans. Oui, mes frères, j'ofe vous promettre qu'avec de la patience & de la modération , nous viendrons a bout de les changer, & de nous conciiier peut-être leur plus tendre attachement. Ces paroles, prononcces avec beaucoup de grace, firent une impreffion fi vive fur la petite .troupe , qu'il fut rcfoiu, tout d'une voix, de fuivre Ie plan prop.ofé par Louif..  OÜ JOURNAL DES ENFANS. Ses trois frères venoient a peine de lui donnet- leur confentement, qu'un bruit foudain' fe fic entcndre dans les brouffailles. Hsr toumèrent les yeux de ce cöcé. Quelle fut leur furprifé en croyant appercevoir leur papa! C'étoit lui-même, en effet, qui lesavoit fuivis de loin dans leur promenade. Ayant remarqué ,.la veillc, auffi bien qu'enxmêmes, la groffièretë des petits garcons du village, il avoit craint qu'ils ne fe portaffent a quelqu'infulte envers fes enfans , & i! avoit voulu obferver la manière dont ceuxci fau-roient fe condnire. 'Son premier mouvement fut de prendre Louis dans fes bras, & de le ferrer tendrement contre fon fein. Tu-viens de me donner une grande joie , mon cherfils, lui ditïi, en détournant ces petits fanfarons de la balie expédition qu'ils médnoient. Je te fais bon gré auffi, mon cher Augufte, d'avoir fi bien feeondé ton frère. Poür vous , Mtffieurs , je devrois- vous punir d'avok voulu ufer de violence; mais je vous parG 5  ^54 LIVRE DE FAMILLE donne, paree que vous n'avez pas encore aflez d'expérience & de réflexion , pour preffentir les fuites facheufes auxquelles vous étiez prêts a vous expofer, & fur-tout paree que vous vous êtes rendus fans réfiftance aux fages confeils de vos aïnés. A ces mots, les enfans de M. de Guercy fe jettèrent tous dans fes bras; & après 1'avoir accablé de careffes, ils lui promirent de refter fidèles a la réfolmion qu'ils venoient de prendre. Ce n'eft pas votre "bonne volonté que je fufpe&e, leur répondit M. de Guercy, mais je crains Les Enfans. Et quoi donc, mon papa ? M. de Guercy. Combien croyez-vous qu'il vous faudra de tems pour faire réuffir complettement votre projet? FRéDéRic. Je ne demandé pas plus de quinze jours. Charles. Oui, un mois tout au plus. Auguste.- Ah , mes frères, comme vousallez vite en befogne!  Oü JOURNAL DES ENFANS. M. de Guercy. Et toi, qu'en penfes-tu,' Louis ? Louis. Je ne faurois vous dire le temps bien jufte , mon papa ; mais je crois que nous ferons fort heureux, fi cette opération ne nous coute qu'une feule année. M. de Guercy. Je fuis exactement de ton avis, & voila ce qui caufe mon inquiétude. Je crains, mes chers amis, que votre conftance ne puiffe fe foutenir aufli longtemps. II n'a fallu qu'un inftant a Charles & a Frédéric pour être frappés des fages confeils de leurs frères. Mais confidérez, mes enfans, que depuïs le moment oü votre raifon s'eft développée , je me fuis attaché fans cefie h vous infpirer de bons feminiens & de bons principes. Je viens même de quitter le féjour de la ville pour me.confacrer tout entier a votre inftruction. II n'en eft pas ainfi des petits garcons du village. Abandonnés a eux-mêmes en quittant le fein de leur mère, oü prendroient-ils des idéés d'honneur & de générofité? Leurs parens G 6  1$6 LE LIVRE DE FMIILLE. occupés , dès le point du jour, d'un travnil opiniatre, n'ont pas le loifir de les inftruire*. II n'y a que le Maïtre d'école & le Curè, qui puiflënt leur donner en général, & de temps en temps, quelques lccons de conduite, tandis qu'il faudroit ftiivre chacun d'eux. en particulier a chaque inftant de la journée. Vous ne devez donc pas ctre furpris que: ces enfans, entrainés f un par 1'auire , prennent de mauvaifes- habitudes & s'y fortifient.. Vous favez, d'après vo:re propre expërience, que ce n'eft pas une petite affaire que, de les déracincr. Aiuii, pour venir a bomde votre. entreprife, il vous faudra vai: ere bien des difficultés. Je ne. dis pas cela dans. la vue de vous dérourner d'un fi.noble deffein; c'eft au contraire pour vous encourager a le faire réuffir. Vous -aurez bien plusque ds la gloire a gagner a fon fuccès,. Ce n'eft pas par vos difcours , c'eft par vos. excmples que vous parvkndrez a 1'obtenir. Vous ne. pouvez corfjger vos élèvcs- fans. vuus perfectioner . vous-memes,, & par c-on-<  Oü' JOURNAL DES ENFANS. J;$? fcqnent, fans me donner la plus grande joie que puiffe goüter un cceur paternel. Pendant ce difcours, M. de Guercy avoir eu le plaifir de lire dans les yeux & fur le front de fes enfans, tous les feminiens propres a flatter fes efpérances. AMtfès avoir enflanimé leur zele par des motifs d'honneur, il leur fit fentir la honte qu'il y auroit pour eux a Ie laiffer lachement éteindre. Le fort de ce vilage , leur dit-il, eft entre vos mains. Songez que fi après avoir d'abord aidé ces enfans a fortir de leurs vices, vous les y laiffez enfuite retomber, vous ne ferez que les rendre plus coupable, puifque vous leur aurez Fair perdre 1'excufe qu'ils avoicnt au moins dans leur ignorance. Quels reproches affreux. n'auriez-vous pas alors a vous faire vous-mémes ? Non, non, mon papa, s'écrièrent a la fois tous les enfans.- Ne craignez point de nous voir perdre. courage. Nous vous ai* raons trop pour vous donner jamais ce cha§rsn-ï G 7:  I58 LE LIVRE DE FAMILLE La nuit, prête a s'avancer du bout de 1'horifon, vint les interrompre dans les douces effufions de tendreffe qui fuivirent ce tranfport. Ils fortirent du bocage en fe tenant tous par Ia main. L'entretien continua de roule^fur le même fujet a leur retour, & pendant le refte de la fbirée. Après quelques inftruftions générales, M. de Guercy dit a fes enfans qu'il leur abandonnoit le maniement de toute cette affaire, & qu'il ne feroit que les aider de fes confeils, s'ils croyoient en avoir befoin pour la conduite de leur plan. Ils ne tardèrent pas a le mettre en exécution. Leur première idéé fut de fe montrer fbuvent dans Ie village , pour familiarifer les petits payfans avec leur préfence. II y eut bien d'abord quelques fourdes huées, dont il n'auroit tenu qu'a eux de faire des fujets d'efcarmouche; mais ils ne firent pas femblant de les entendre. Plus les petits garcons fe montroient groffiers & fauvages^ plus les quatre frères fe piquoient de poli-  OU JOURNAL DES ENFANS. 15^ teffe envers eux. Qu'eft-ce donc que cela, difoicnt ceux-ci? Eft-ce que les enfans de la ville n'ont point de courage ? Ah! ils en montroient bien plus fans doute dans une pareille modération, qu'il n'en auroit fallu pour fe battre, puifqu'ils favoient triorapher de la violence démangeaifon qu'ils fentoient quelquefois , fur-tout Charles & Frédéric, de fe retourner brufquement pour faire le coup de poing. Cette conduite ne pouvoit manquer de leur réuffir. Au bout de quelques jours les petits payfans , Mes de les houfpiller envain, les laifferent paffer a leur cöté, fansy faire la moindre attention. Ils ne furent plus remarqués que des gens raifonnables qui s'étonnant de les voir fi doux & fi réfervés, les faluoient a leur paffage, avec un air de beinveillance. Les enfans de M. da Guercy profitèrent de cette difpofition,, pour lier connoiffance avec quelques-uns d'entre eux. lis leur firent adroitement des queftioivs, afin de connoitre les .pauvres veuves*  lÓÖ LE LIVRE DE FAMILLE & les vieillards ihfirmes qui avoient befohf de fecours. Corame leur père avoit pour principe qu'ils euffent toujours de 1'argent k leur difpofition, ils-réfolurcnt de confaerer leurs petites économies a fubvenir aux néceffités des plus malheureux. Leur plus douce récréation étoit d'aller eux-mêmes' les voir, & de leur porter des foulagemens. L'efpérance & la confolation entroient k leur fuite dans ces miférables chamnières, qui ne retentifïbient avant leur arrivée , que des foupirs de la douleur & fouvent des cris du défefpoir. Le rédt de leur bienfaifauce avoit èéja couru de cabane en cabane dans toute 1'étendue du village. Les petits payfans étoient tous étonnés d'entendre leurs pareus ne parler qifavee dés expreflións de refpeer. de ces mêmes enfans qu'ils fe don* noient les airs de raéprifer. Ils n'en au»roient peut-êxre pas voulu croire la re ;e nmée fur fa parole. II falhu bientót , en dépit dVux-mêmes, que leur propre expó-  OIT JOURNAL DES ENFANS. ï$l ri'ence fervic a les faire revenir de leur in* jufte opirtion. Un petit garcon avoit perdu une pièce de douze fols , que fa mère lui avoit donnée pour aller acheter du pain. 11 fe défoloit dans la crainte d'être battu s'il ne la retrouvoit pas. Un des enfans de M. de Guercy Tint a paffer prés de lui, s'informa du fujct de fa peine, 1'aida dans fes recherches, & les voyant inutiles, il lui donna de fa poche la petite fomme qu'il avoit perdue. Un autre, en jouant imprudemment prés d'un foffé, s'étoit laiffé tomber dans 1'eau jufqu'au menton, & ne pouvoit regagner le bord. Un des enfans de M. de Guercy entendit fes cris de la prairie voifine, accourut a fon fecours, & au rifque de fe noyer lui-même, il parvint a le retirer de la fange verdatre oü il barbotoit, Or devinez, parmi les quatre frères, ceux qui avoient fait ces deux bonnes actions. G'eft Frédéric qui avoit fait la première, & Ghr.vles la feconde. Leurs noms demamienc  102 LE L1VRE DE FAMILLE k être cités avec d'autant plus d'exactitude y qu'après vous les avoir montrés prêts a fe battre avec les petits payfans , vous auriez eté tentés peut-être de les foupconner de méchanceté, ce qui affurément n'étoit pas dans leur caractère : ils étoient courageux fans en être moins fenfibles. D'un autre cöté Louis & Augufte, dont la prudence auroit pu paroitre k vos yeux un défaut de bravoure, eurent bientót occafion de iignaler cette vertu. Un loup s'étoit jetté au millieu d'un troupeau, & après avoir malfacré plufieurs brebis, il en avoit pris une a la gorge, & la rejettant fur fon dos, il 1'emportoit en la fouettant de fa queue. Le petit berger, qui étoit pourtant 1'un des plus hargneux du village , avoit pris lilchement la fuite a la première approche du loup. Louis & Augufte rcncontrèrent dans un chemin étroit 1'animal ravilïèur. Celuiei, content de fa proie, cnfiloit fièrement fa route, fans s'embarafler- des deux frères, dont la taille ne lui infpiroit pas beaucoup  OU JOURNAL DES ENFANS. Ic>3 de fraycur. Cette rencontre eut cependant pour lui des fuites plus fa\:heufes qu'il ne ferabloir 1'imaginer. Louis avoit un baton noueux , dont il déchargea un coup fi fort fur la jambe gaucbe du loup, tandis qu'Augufte lui donnoit du fien fur fa tête , que 1'animal féroce, devenu tout-a-coup plus timide que la brebis déchirée entre fes dents, la laiffa tomber de fa gueule fanglante, & s'enfuit en hurlant comme un défefpéré, fans avoir remporté d'autre avantage fur les deux jeunes champions , que le prix de la courfe qui lui rcfta malgré leur poufuite» quoiqu'il ne füt en état d'aller que fur trois jambes feulement. Je vous laiife a penfer combien eet événement , dont le petit berger alla tout de fuite raconter 1'bifioire dans le village, bouleverfa les idéés de fes compagnons. Ils avoienc repouffé les enfans de M. de Guercy par dédain , ils n'ofoient plus en approcher par refpeét. Une circonftauce. heureufe parvint enfin a les réunir*  IÉ>4 LE LIVRE DE FAM'ILLE Les quatre bons frères jouoient enfembre dans la grande cour de leur maifon. La balie s'écartant de fon bur, paffa par déffas la muraille, & alla tomber fur le grand chemin , au milieu d'une foule de petits payfans" qui revenoient de I'école. Quelques jours plutöt, cette balie auroit été fürement une pomme de difcorde: les petits garcons n'auroient pas voulu la rendre , & Charles & Frédéric n'étoient pas d'humeur a la laiffer fans combat entre leurs mains. 11 en arriva tout autrement ce jour-Ja. Celui qui Favoit ramaffée, s'empreffa de la rapporter a Louis qui venoit la cherchcr. 11 la lui prcTenta mème avec tant de grace , que Louis 1'invita, ainfi que fes camarades, a venir être témoins de la partie. Ce fut pour eux Ia* première occafion d'apprendre combien le plaifir gagne a être goöté fans trouble & fans altercation. Malgré leur extréme vivacité, les enfans de M. Guercy ne s'emportoient point les uns contre les autres. Ils ne fe faifoient point de mauvaifés chicanes dans  ■ OU JOURNAL DES ENFANS. l6$ 'Jes cas douteux. Chacun étoit Ie premier k fe cpn dammer lui-même , quand il avok tort. Le vainqueur avoit auffi peu d'or-gueil, que le vaincu de jaloufie; & la partie s'acheva, fans qu'on eüt pu deviner 1'inftarit d'après, k aucun mouvement d'infolence ou ■de dépit, qui l'avoit gagnée ou perdue. Le temps permettoit d'en jouer encore une autre avant 1'heure du diner. On engagea les petits payfans k prendre part a celle-ci. Louis & Frédéric d'un cöté , Augufte & Charles de fautre, fe partagèrent la petite troupe avec autant d'.égalité qu'il fut poffible. Et qui le croiroit ? Cette feconde partie ne produifit pas plus de difpute que Ia première , tant les enfans de M. de Guercy avoient déja pris d'afcendaut par la force de leur exemple, lis eurent Ie plaifir de remarquer, Ie foir mcme, le bon effet de cette première lecon. En traverfant le village, ils entendirent prononcer leurs noms avec des applaudiffemens. Ils s'approchèrent émus de joie. II venoit  l66 LE L1VRE DE FAMILLE. de s'élever une difcuffion entre les joueurs» & 1'un deux s'étant écrié qu'il falloit jouer fans querelle, comme ils 1'avoient fait le matin avec les enfans de 1VI. Guercy, ils avoient tous battu des mains a cette propofition. Depuis ce moment, les enfans de M. de Guercy commencèrent a goüter les jouiffances les plus fiatteufes. En fréquentant de plus en plus leurs jeunes inftituteurs , les petits payfans s'attachèrentales prendre pour modèles; & ceux-ci, de leur cóté , auroient rougi de leur donner 1'exemple de quelque défaut. De-la naiffoit entr'eux une vive émulation a qui fe diftingueroit par la conduite la plus fenfée. Admis librement dans la maifon de M. de Guercy, les petits garcons du village voyoient fes enfans fe livrer gaiement a 1'étude & remplir leurs devoirs avec autant d'ardeur qu'ils en mettoient a fe divertir, ils en devinrent a leur tour plus ftudicux & plus appliqués, fur-tout ceux dont les qua-  OU JOURNAL DES ENFANS. 1$? tre frères payoient les mois d'école, & qui chercboient a tèmoigner une douce reconnoiifance a leurs bienfaifeurs, par 1'hommage des fruits même de leurs bienfaits. En voyant les enfans de M. de Guercy vivre entr'eux dans la plus intime union, & ne difputer enfemble que de complaifance & de foins délicats , les petits garcons du village réfolurent de quitter leur ancienne habitude de fe chamailler fur les plus frivoles fujets. Bientót on n'entendit plus parler de querelles, encore moins de batteries; & s'il s'élevoit de loin en loin quelques petits démêlés , ils étoient bientöt terminés par 1'efprit de juftice des quatre jeunes frères, que 1'on ne manquoit jamais de prendre pour arbitres du différend. Les enfans de M. de Guercy continuèrent toujours d'employer 1'argent de leurs plaifirs a foulager les befoins des pauvres. Les petits garcons du village auroient bien voulu pouvoir les imiter fur ce point. Mais comme leur bourfe étoit fort mal garnie , ils  168 LE LIVRE DE FAMILLR. cherchèrent du moins a y fupplcer d'une mtre manière. Ils par.tageoient leur pain avec les enfans qui n'en avoient, pas. lis aidoient les vieillards a marcher dans les chemins difficiles, ils fe chargeoient de leurs commiffions, & leur rendoient avec empreffemenx tous les bons offices qui étoient a leur portée. Les voyageurs qui avoient traverfé quelques mois auparavant ce village, ne le reconnoiiToient plus. Au lieu des infultes qu'ils Jivoient efluiées a chaque pas, ils ne recevoient plus que des fecours obligeans. C'étoit a qui prendroit foin de leurs chcveaux, a qui les conduiroit a 1'auberge, a qui leur indiqueroit le chemin ou les perfonnes qu'ils demandoient, en un mot a qui leur marqueroit le plus d'égards & de bienveillance. Les pères de ces enfans, dont 1'humeur mtrefois étoit continuellement aigrie par les chagrins que ceux-ci leur faifoient elfuier, connurent enfin le plaifir fi doux de s'aban- don-  OU JOURNAL DES ENFANS. lÓQ donner aux mouvemens de Ia tendreiTe pa* ■ternelle. Senfibles a ces carreiïes, les enfans en devinrent encore raeiileurs pour plaire aux auteurs de leurs jours. Plus de divifion entre les voifins pour les miférablès querelles de leurs enfans. La paix 'qui régnoit dans chaque ménage, avoit amené un traité d'alliance entre toutes les chaumiöres. Ce n'eft pas tout. Comme il fe tenoic fouvent des marchés dans le village, les babitans des hameaux des environs avoient fréquemment occafion d'y venir faire leurs emplettes. Ils furent bientöt frappés du changement qui s'y étöit opéré, & plus furpris encore- d'en apprendre Ia caufe. Oh! comme ils auroient voulu avoir auffi M. de Guercy & fes enfans au milieu de leurs habitations! Ces vceux furent bientöt exaueés en quelque manière. Le printems qui venoit de^rendre k Ia nature fa couronne de fleurs , voyoit fleurir pour la première fois dans ce canton des II  170 LE LICRE DE FAMILLE venus qui lui avoient été jufqu'alors bien étrangères. L'innocence & la joie paroient, de nouveaux charmes, cesriantes campagnes. Les enfans, répandus par band'es'fur la prairie, y jouoient en paix comme des troupes de frères. Quelques-uns étoient couchés fur le gazon, & le rouge enflammé de leurs joues formoit un contrafte charmant avec fa douce verdure. L'éclat de leurs yeux n'étoit plus terni par les larmes. La candeur de leurs fronts n'étoit plus voilée par de fombres projets de méchanceté. Le fourire régnoit fur leurs lèvres, & la propreté fur leurs vêtemens. Les oifeaux , dont ils avoient celfé de troubler les amours, voltigeoient avec confiance fur leurs têtes, venoient fans effroi ramalfer, autour d'eux, les miettes échappées de leur bouche, Cc fembloient k 1'envi chercher a les payer de la liberté qu'ils lailfoicnt a leur petits, par des chants plains d'allégrelfe & de reconnoiffance. Les payfans qui n'avoient jamais joui d'un  ou Journal des enfans. 171 fi doux fpeclacle ,. ne pouvoient contenir 1'excès de leur furprife & de leur fatisfaction. Mais parmi tous ces pères, quel étoit celui dont les tranfports pufient égaler le raviflement de M. de Guercy? Je vois donc enfin régner autour de moi Ie bonheur, fe difoitil, & ce bonheur général eft 1'ouvrage de mes enfans. Ah! leur vie entiere fera heureufe , puifiqu'ils connoiflent de fi bonne heure le charme de la bienfaifance, la plus douce des vertus. O mes bons fils, combien je dois vous cbérir! Les vieillards vous béniffent, les femmes vous carefient, les petits fautent de joie autour de vous: tout le monde ici me difpute Ie plaifir de vous aimer. Le terme d'une année, que Louis avoit demandé pour donner un plein fuccès a Pentreprife qu'il venoit d'executer avec fes frères , devoit arri,ver le dimanche fuivant. M. de Guercy qui en avoit pris exactement la date fur fes tablettes, voulut folemnifer ce jour par une féte brillante qui en éterniH 2  172 LE LIVtiE DE FA MILLE. fat la mémoire dans le village. Pour mieux jouir de la furprife de fes enfans, il les mena, ia vieille, des le macin, faire une longue promenade, tandis que tous fes domeftiques reftoient a la cuifinc, occupés de mille préparatifs. Jamais le four de la maifon ii'avoit été fi bien chauffé que ce jour-la. Le lendemam, lorfque le Service Divin fut fini, M. de Guercy fortit le premier de 1'Eglife, & ayant raifemblé les payfans devant la porte, il les engagca tous, pères & enfans, a le fuivre vers fa maifon. L'intérieur de la cour étoit garni de tables proprement drefTées, autour defquelles il les invita a s'aneoir, Etant enfuite monté fur lc perron, avec fes quatre fils: Mes amis, dit-il, je vous préfente mes enfans. Ils viennent de travailler une année entiere k faire Ie bonheur des vötres. Je vois avec Ia plus vive fatisfaction, qu'ils n'ont pas trop mal réufli dans leur ouvrage. Profitons, vous & moi, de Putile lecon qu'ils nous ont donnée. Mettons dans nos affaires une aulfi bonne in-  OU JOURN.AL DES ENFANS, ï?3 ] tclligcnce que vos enfans & les miers en mettent dans leurs plaifirs. Je fuis riche & I vous avez befoin de ma fortune. Vous êres laboricux & j'ai befoin de vos traveaux. Je me propofe d'achctter la terre d'oü dëpend ce village; & mon premier aéïe de poffeffion fera de vous remettre tous mos droits. II | n'en faut plus confacrer d'autre que celui de fégalité naturelle entre les hommes. Je pré- | vois qu'il ne tardera pas longtems a s'ëtablir dans toute la France, Peut-être aiïlenrs coutera-t-i! du fang. Qu'il ne nous coüfe a nous que d?s larmes d'attendriifjment & de plaifir. Rappellons-uotis rmvours que nous f< nimes freivs. Vivons unis par les meines nceuds que ces enfans. Je vous donne Jes miens a aimcr autant que je veux aimtr les vótres. Que cette heureufe cnmróe re T<*ii pkis babituëc que d'une feule familie , oü tous fa-s difl'iuction travaillent de concert ü I fa profperité. 11 avoit a peine achevé ce difcours, que tes payfans s'élancant de lems fieges, vinH 3  174 LE LlVRE DE FAM1LLE rent fe précipiter a genoux devant lui fur les marches du perron. Les hommes baifoient fes habits, les femmes fe jettoient dans fes bras: on fe paflbit de main en main fes enfans, en les accablant de carrcffes.. M. de Guercy trop vivement ému par cette fcène touchante pour la pouvoir foutenir plus longtems , donna ordre a fes domeftiques de fervir les raffraichilfemens qu'il avoit fait préparer. Ce petit banquet fut fuivi de chants & de danfes , oü 1'on vit éclater la joie qui régnoit dans tous les cceurs; & chacun, en fe retirant, remplit les airs du nom de M. de Guercy, de celui de fes enfans , & des vceux les plus tendres pour leur félicité. M, de Guercy ne tarda pas longtems a s'occuper des moyens de rëalifer le projet qui remplilfoit fon cceur généreux. Dc bons écrivains, fe difoit-il, ont appris aux hommes le grand intérêt qu'ils ont a fe fèrvir mutuellemenf & a s'aimer. Des geus corrompus ont traité ces idees de chimères.  OU JOURNAL DES ENFANS. 17$ il J'en avois cru moi-même 1'exécution plus I difficile, Que je rends graces a mes enfans I de m'avoir défabufé ! L'exemple que j'en ai recu, je le dois aux autres. Sans refferrer mes fentimcns de bienveillance pour tous les hommes, il faut en renfermer 1'exercice dans I 1'étendue du terrain que je veux acquérir. | Ah! fi 1'image du bonheur que j'y vais répanI dre, pouvoit engager mes voifius a vouloir | en goüter le fruit comme moi! Qu'imports j de perdre des vaffaux, dès que 1'on y gagne I des frères & des amis? II fe prépare une réI volution dans les idéés. De vains tltres ne I diftingucront plus les hommes. Cherchons I d'avance une diftinètion plus douce dans la bienfaifance envers nos femblables, ou plutót que ce fentiment fe répande fi également dans tous les cceurs, que 1'exercice en devienne auffi naturel que celui de la liberté. Animé de cette efpérance, M. de Guercy, au prix de tous les facrifices que lui pérmettoit fa grande fortune, s'empreffa d'acquérir cette terre dont il ne vouloit plus fortir.. il H. 4  ifé LE LIVRE DE FAMILLE n'attendit point que le terme nécefTaire a la folidité de fon acquifition füc expiré, pour commencer 1'ouvrage qu'il méditoit. II fit auffi-tót conftruire une école poblrque, y appella des maincs intelligens, leur fournit tous les livres d'mftruftion nécelTaires, & en fit ouvrir gratuiteraent 1'entrée aux enfans du village. II êtablit auffi des attchers de charité pour occuper les pauvres dans la mauvaife faifon, & fonda un afyle deftiné a recevok les infirraes & les vieillards. 11 donnoit a une pauvre familie un petit coin de terre avec des inttrumens pour la cuhiver; a une autre, une vache ou des chèvres, qui la nourriffoient de leur lait; ft celle-ci, un rouet , des aiguüles & des outils- de diffé* rens métiers. II en étoit payé largement par leur reconnoiffance & par mille bénédiftions. On peut, difoit-il quelquefois, racheter cette terre; mais les doux fruits que mon cceur en a déja recueillis, le rachat ne fauroit me les enlever. Ilcureufement fa poircffion ne fut point  OU" JOURNAL DES ENFANS. 1/7* point troublée. L'année s'acheva;- & le len-j deraain qui auroit pu encore amener pour lui la pene de toutes les dépenfes qu'il avoit faites, ne fit que lui montrer combien il en avoit. déja profité. L'aifance régnoit dans toute 1'étendue de fa terre. II n'y avoit pas un feul bras qui reflat dans 1'inacr.ion, pas un feul quartier de terre qui fut demeuré i)J fans culture. L'année fuivante fut encore plus heureufe. Comme tous les pavfans-s'é- I toient partagé le plaifir de travaiüer fes J vignobles & fes fillons, & qu'il n'y avoient épargné leurs fueurs, 1'abondance des fruits qu'il recueilUt,, jointea. leur bonne qualité, le rembourfa d'une partie des fommes qu'il avoit prodiguées pour fes charités particulières & fes établifi'emens. Les habitans dir village n'y gagnèrent pas moins que lui. Leur marcbé attiroit de préférance les acheteurs. La certitude de le trouver toujours bien garni des meülieures denree*, la facilité de s'y procurer en mime tems, a bon compte, de coute. efpèce d'ouvrages fabriqués dans les H 5  I78' LE LIVRE DE FAMILLE ntteliers de charitë, le plaifir de n'avoir £ traiter qu'avec d'honnêtes gens , tous ces avantages réunis faifoient qu'on croyoit gagner k fe détourner d'une lieue ou deux pour venir faire, en eet endroit, fes provifions. Chaque jour, il s'y formoit de nouvcaux établiffemens. Les Siegneurs du voifinage, voyant leurs marchés & leurs terres fe dépeupler, fentirent bientöt que pour leur intéröt même ils devoient fuivre 1'exemple de M. de Guercy. Ils s'emprefierent de venir lui deraander Ie fecours de fes lumicfcSk U les renvoya a fes enfans. O'èft k eux,. dit-il, que je dois les principes que j'ai pratiqués. Après m'avoir infpiré 1'idée du bien que j'ai pu faire, ils le foutiennent chaque jour par leur zèle & leur inteiligence. 11 ne manquera plus rien k mon bonheur , fi le. vótre devient encore leur ouvrage. Les enfans confultés retracèrent naïvement la route qu'ils avoient fuivie. On ne rougit point de fe diriger par leurs inftrucnons, & fon rfeut point a. s'en répenthvLes harneaux / ■ ■ ■  OH JOÜRN.VL DES ENFANS. ï/y d'alentour devinrent d'abord heureux & floriiïans. Ce cercle étroit s'étendit enfuite. de tous cötés. II en revenoit fans ceffe des actions de graces a M. de Guercy. Quelle joie pour ce bon père de voir la première influer.ce de bonheur fonir du fein de ft jeune familie pour fe répandre par degrés' fur toute la contrée, comme le parfum cxhalé, au lever de 1'aurore, du calice d'albStre d'un jeune lys, embaume infenfiblement toute la vafte étendue d'un jardin. Le premier jour oü M. de Guercy s'étoit vu irrévocablcment pofTeffeur de fa terre, après avoir, fuivant fa promeffe, fait a fes vaffeaux le généreux abandon de tous fes droits, il avoit couru renverfer de fes propres mains les trois poteaux, trifte monument élevé fous le nom de la Juftice a la; tyrannie féodale. Le lendemain les payfans allèrent planter a leur place quatre jeunes arbres , qu'ils appellérent Louis, Augufte, Charles & Frédéric. Ces arbres cultivés avec foin, grandirent a vue d'oeil, & font H ó  l8o LE L1VRË DE FAM1LLE. aujourd'hui, comme leurs parrains, le plu* bel ornement de la contrée. L'ombre même. qu'ils répandent fert encore a 1'utilité publique pour tous les ages.. Les vieillards affis a leurs pieds, y terminent les petits différends pröts a divifer les families: les hommes d'un age mür viennent s'y dclaiïer *le leurs tra* vaux: les jeunes gens y font leurs noces: & les enfans interrompent leurs jeux fous ces feuillages , pour entendre racomer a leurs parens 1'hiftoire des quatre bons frères, & pour apprendre, par leur exemple, que les enfans même peuvent contribuer au bonheur de leur pays  OÜ JOURNAL DES ENFANS» l2t VAIR. Mde. DE VEIITEUIL, PAULINE, fa fille. j\j[de. de Verteuil. (tenant un foufflet.) Pauline, mets ta main devant le tuyau de ce foufflet. (Elle fouffle.) Ne fens-tu rien contre ta main? Pauline. Pardonnez - moi , maman, je fens du vent. Mde. de Verteuil. Sais-tu ce que c'eft que ce vent?. Pauline. Non maman, je ne le fais pas. Mde. de Verteuil. C'eft Pain qui étoit entrë par ces trous dans le foufflet, & qui en fort lorfque je le preffe. Pauline. Et qu'eft - ce que fair , maman ? Mde.. de Verteuil. Ouvre ta bouehe, H 7  l8z LE LIVRE.DE FAM1LLE. Pauline, & redens ton haleine. Ne fens-tu pas venir quelque chofe de froid dans ta bouche ? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Eh bien , c'eft de Pair qui entre dans ta bouche , lorfque tu retiens ton halaine , & qui en fort lorfque tu Ia pouffes. 11 y a de fair par-tout, puifque par-tout tu peux refpirer, ici, dans le jardin, dans la rue. Donne-moi cette poche carré de papier qui eft la fur la table. Pauline. Qu'en voulez-vous faire, maman ? Mde, dU Verteuil. Regarde, je vais y fouffler beaucoup d'air. (Elle fouffle dans la poche de papier j'ufqti'a-ce qu'elle foit bien enflèe, & elle la 'ferme par le haut.~) Touche maintenent la poche. Ne fens-tu pas qu'elle eft pleine ? Pauline. Oui, cela eft vrai. Mais qü'y a-t-il donc dedans. Mde. de Verteuil. Rien autre chofe que  OU JOURNAL DES ENFANS. jS3 Pair que j'y ai foufflë. Veux-tu que nous 1'en faffions fbrtir ? Pauline. Oui, maman, voyons. Mde. de Verteuil. Donne-moi cette groffe épingle. Pauline. Tenez, maman, la voici. Mde. de Verteuil. (Piquant la poche avec Vépingle.') Maintenant, mets ta main devant ce trou. Ne' fens-tu pas Pair qui en fort? Pauline. Oui, je le fens. Mde. de Verteuil. Voila la poche qui fe vuide & qui s'applatit. II n'y a plus rien dedans. C'étoit donc Pair qui la rempliffoit, puifqu'il n'y eft rien refté, & qu'il n'en eft forti que de Pair.. Pauline. Oh , faites encore, maman; je vous prie.. Mde. de Verteuil.. Trés volontiers, ma fille. ( Elle fouffle encore dans la poche,') Mais il faut que tu tiennes le doigt fur le trou pour le boucher. Car autrement Pair en fortiroit, k mefure. que je 1'y foulïïerois».  I84. LÊ LIVRE DE FAMiLLE. Pauline. Oui , maman. Mde. de Verteuil. Retire maintenant j ton doigt & regarde. La poche s'applatit encore, auffi-tót que je 'ceiTe d'y fouffler, paree que Pair forc par le petit trou. Senstu? Pauline. Oui , maman , je fens bien Pair, mais je ne le vois pas. Mde. de Verteuiü. II eft vrai. On ne peut pas voir Pair. Pauline. Et pourquoi donc, maman? Mde. de Verteuil. Je ne faurois encore- • te l'expliquer. Tu ne le comprendrois pas. Pauline. Mais- maman, s'il y a de Pair partout, il y en a entre nous & ces grands Stores que nous voyons K-bas par la fenètre. Pourquoi Pair ne m'empêche-t-il pas de les voir, comme lorfque je ferme les rideaux? Mde de Verteuil. Avant que je te ré- ] ponde, regarde dans ma cuvette. Eüe eft pleine d'eau, & cependant a travers tu vois les fleurs qui font oefotes au foi.d, cota-  OU JOURNAL DES ENFANS. 185 me s'il n'y avoit pas d'eau entre ces fleurs & toi. Pauline. II eft vrai maman. II faut même y regavder de prés pour voir s'il y a de I'eau en effet. Et tenez, ce marin, j'y ai été trompée. J'ai voulu prendre une affiette fur la table, & je me fuis jetté de Peau fur les bras, paree que je n'a vois pas vu que Palïiette en étoit pleine. Mde. de Verteuil. Et lorfque les carreaux de verre de ta croifée font bien propres , ne vois-tu pas les ftarues du jardin, comme s'il-n'y avoit pas de verre entre ces ftatues & toi? Pauline. Oui, cela eft vrai. Mde. de VerteuiL. Un mot encore. Quand il y a une vitre caffée dans le haut d'une fenêtre, & que Pon feut du froid, n'as-tu pas obfervé combien Pon a de peine quelquefois a trouver de 1'oeil en quel en» droit la vitre eft caffée ? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil.. L'eau & le verre-  l8f5 LE LIVRE DE FAMILLE font des matières fi pures, que fon peut voir a travers. Mais comme fair eft plus pur encore & plus fubtil, on voit a travers , fans le voir lui-même. Je vais te montrer, d'une autre manière , que tu en es environnée de toutes parts. Refte maintenant debout, je vais tourner autour de toi, en agitant mon évantail. Ne fens-tu pas du vent de tous les cötés? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteiul. C'eft 1'air qui eft entre nous deux que je mets en mouvement, avec eet éventail, & que je pouffe contre toi. 11 en arriveroit de même fi je le faifois dans la rue, dans'le jardin, en quelque lieux que ce fut. II y a donc de Pair partout. Mais, dis-moi, as-tu vu quelquefois jouer les poiffbns dans le vivier de ta grand'marnan ? Pauline. Oh oui, ce font de fort jolies petites bêtes. Ils viennent fur Peau dès qu'on leur jette un morceau de pain, &. ils 1'avalent fi adroitement.  OU JOURNAL DES ENFANS. 1S7 Mde. de Verteuil. Eh bien , Pauline, les poiflbns doivent toujours avoir de Peau autour 'd'eux, comme nous devons toujours avoir de Pair autour de nous. Si tu les voyois lorfqu'on les tire de Peau, ils s'agitent, ils fe tordent & ne tardent pas longtems k mourir. II nous en arriveroit de même, fi Pon nous tiroit hors de Pair. Nous nous agiterions , nous nous tordrions, & nous finirions bien-töt par mourir comme eux. Heureufement nous ne devons pas craindre que Pair nous manque, car il enveloppe toute la terre. Pauline. Mais, maman, y en a-t-il jufqu'aux écoiles ? Mde de Verteuil. C'eft ce que nous verrons une autre fois. Avant de t'élever fi haut, il faut avoir acquis d'antres connoiffances. pauline. Oh, je vais bien m'appliquer k m'iuftruire pour y ara ver.  183 LE LIVRE DE FAMILLE LA CROISSANCE DES PLAN TE S. M. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. ^Pauline. Mon papa, qu'eft-ce que vous avcz la dans ces affiertes? En voila une qui eft comme un petit jardin. M. d5 Verte©!!.. II ne m'a pas cotité beaucoup de peine a cnltiver, comme tu le vois. Je n'ai eu befoin que de mettre dans Peau une pincéc de petites graines rougedtres, pareilks è celles que tu vois lè dans la première afliette. Pauline. Et quelle eft cette herbe, mon papa ? M. de Verteuil. C'eft du crefion que tu aimes tant Je veux t'en faire manger bientöt une falauo..  OU JOURNAL DES ENFANS. I 8p Pauline. Etle eft déja jolie k croquer. M. de Verteuil. Regarde maintenant cette feconde affiettc. J'y ai mis tremper des graines, il y a quatre jours. Vois fi elles font en tout comme celles de la première afliette, qui ne trerapent que depuis ce matin. Pauline. Non, mon papa. II y a quelque chofe de blanc a celles-ci, que les autres n'ont pas. M. de Verteuil. Tu as fort bien remarqué cette différence. Les graines, k force de tremper dans Peau, ont crevé, & de ces crevaffes il fort de petites pointes blanches. Pauline. Et qu'eft-ce que ces petites pointes blanches, mon papa? M. de Verteuil. Ce font les jeunes racines de la plante. Lorfque les graines ont été quelques jours dans 1'eau, elles fe pénètrent d'humidité & fe renfient. Tu vois bien que celles-ci font plus grofies que celles de la première afliette. Pauline. II eft vrai, mon papa.  1^0 LE LfVRE DE FA MILLE M. de Verteuil. Lorfqu'elles font affez renflées, elles s'entr'ouvrent a la pointe , & alors ces petites pointes blanches fortent par l'ouverture. Sais-tu ce que font ces racines ? Pauline. Non, mon papa. M. de Verteuil. Elles fucent Peau qui eft fur Pafflette. La graine mieux nourrie s'enfle encore davantage, & alors il en fort d'un autre cöté deux petites feuilles jaunes qui fe divifent chacune enfuite en trois petites feuilles , & peu-è-peu elles deviennent toutes vertes. Regarde dans cette troifième afliette. Les graines y font depuis huit a dix jours, & la plante a déja des feuilles. Voistu auffi Penveloppe rougdtre de la graine? . Pauline. Oui bien , mon papa. M. de Verteuil. Les graines font ici encore bien plus groffies. Chacune a une tige oü les feuilles font attachées". Lorfqu'elles auront paffe quelques jours de plus dans Peau , du milieu de ces premières feuilles, il en fortira éncore d'autres. Les racines &  OU JOURNAL DES FNFANS. IQI les tiges deviendront encore plus longues 6e plus groffes; & 1'enveloppe de la graine s'en détachera tout-a-fait, comme tu peux le voir déja fur Ia quatrième afliette. Pauline. Oh oui, mon papa, voila, ma falade toute prête. II n'y a plus qu'a 1'affaifonner. M. de Verteuil. Je vais t'en couper quelques brins pour que tu la goüte d'avance. Mais, vois-tu, je remets les racines dans 1'eau , & il en fortira de nouvelles feuilles, pourvu qu'on ait foin de tenir toujours affez d'eau dans 1'affictte. Pauline, Vous y en mettez donc de tems en tems, mon papa? M. de Verteuil. II Ie faut bien, ma fille: a mefure que la plante grandit, les racines en boivent davantage, il eft donc nécefiaire de leur en fournir. Tiens , voici une autre afliette. Je n'y avois mis de Peau que les premiers jours feulement. , Le creffon, en grandiffant, Pa eu bien-töt épuifee ; & auffi-töt qu'elle lui a manqué , il  It?2 LE LIVRS DE FAMJLf E. a commcncé a fe flétrir. Vois-tu comme les tiges font devenues minces & fe font defféchces ? les feuilles font toutes jaunies. Ce creifon ne vaut plus rien. II faut le jetter. Pauline. Oh! c'efl bien dommage ! M. de Verteuil. Veux-tu que je te dife maintenant comment 1'on fe procure la graine d'oü vient le creifon ? Pauline. Vous me ferez plaifir, mon papa. M. de Vertfa7IL. Lorfqu'au lieu de couper le creifon pour le manger , on le laiffe grandir, il s'élève de la hauteur de ta jambe, & encore plus, comme celui qui eft la dans ces deux pots; & il vient au haut de la tige de petites fleurs blanches , comme tu en vois-tè dans le premier pot. Pauline. Oh, oui, je le vois. M. de Verteuil. Lorfque les fleurs fe flétriffent & viennent a tomber, les graines viennent a la place. Tu peux le voir dans le fecond pot. Regarde. Pauline.  otj- Journal drs enfans. 193 Pauline. Je ne vois pas de graines, mon papa. M. de Verteuil. Vois-tu ces petites coffes qui font la le long de la tige ? Pauline. Oui, oui, c'eft comme de petits haricots. M. de Verteuil. Je vais en cueillir une & 1'ouvrir. Vois ce qu'il y a dedans. Pauline. Oh, c'eft fingulier. Mais, mon papa, ces graines font vertes, & celles qui font la dans 1'aiïiette font rouge^tres. M. de Verteuil. Cela vient de ce que celles-ci ne font pas encore müres. Si je les avois lailfées plus long-tems furlepied, elles feroient devenues rougedtres comme les autres. Je vais chercher. Peut-être en trouverai-je de plus avancées pour la matuTité. En effet, vois-tu? en voici qui commencoiert a devenir rougeütres. Elles feroient prefque déja bonnes a mcttre dans 1'eau ou dans la terre pour faire venir du 'creifon. Nous en aurons qui feront parfairtemcnt müres dans quelques jours. I  191 LE L1VRE DE FAMlLLE Pauline. Oh qu'il me tarde d'en avoir, mon papa! LVI. de Verteuil. Et t pourquoi donc, Pauline ? Pauline. C'eft que je veux efiaycr d'en faire venir moi-même. M, de Verteuil. Tu me fais grand plaifir d'avoir eu cette idée. Je ferai touj urs charmé de te voir faire ces petites expérienccs. C'efl le meillieur moyen de t'inftruire. Aufli-töt que cette graine fera müre , je la cueillerai , & je te la garder.xi avec foin pour en mettre dans Peau ou dins la terre, lorfqu'il en fera tems. Mais alors il faudra que. tu ayes 1'attention de voir tous les jours s'il y a affez d'eau dars 1'affiette , ou fi la terre eft affez humide dans le pot; car , ma fille, quoique Ie creffon foit dans la terre, il a befoin d'avoir toujours de Peau, autrement il fe defficheroit comme celui qui eft la fans eau dans Paillette que je viens de te faire voir. L'eau n'eft pas moins néceffaire aux fleurs,  OU JOURNAL DES ENFANS- 105 aux plantes & aux arbres. Ils en ont tous befoin. Pauline. Et les grands arbres de notre jardin font-ils venus de la même manière que le creffon ? M. de Verteuil. Oui, Pauline , de la même manière; mais tu concois qu'il leur a fallu plus de tems & auffi plus de terre & d'cau. Tu as bien vu quelquefois des glands a terre dans le pare de ta grand'maman? Pauline. Oui , mon papa, je me fouviens d'en avoir ramafTé pour jouer. M. de Verteuil. Eh bien, Pauline, les glands font la graine des cbênes. Ces glands font venus fur les chênes, a peu-près de la même manière que les graines de creifon font venues fur les tiges de creffon. Lorfque les glands font mürs, ils tombent de 1'arbre; & fi fon en plante un , il en fort d'abord une racine qui s'enfonce dans Ia terre & y fuce 1'humidité qu'elle . renferme. Alors il fort de la . terre de petites feuille* vertes, & du milieu de ces feuilles il s'éleve I a  fpé LE LIVRE DE FAMILLE. une tige, fur laquellc croiffent beaucoup d'autres feuilles & des rameaux & des branches. Ce chêne grandit de jour en jour, d'annöe en année, jufqu'a ce qu'il foit devenu auffi grand que ceux qui font dans le pare de ta grand'maman. Cela n'eft-il pas admirable, Pauline, que d'un petit gland il en forte un auffi grand arbre ? Pauline. Oui , vraiment , mon papa, mais comment cela fe fait-il? Je ne puis ie comprendre, M. de Verteuil. Je ne le comprends pas non plus, & perfonne ne peut 1'expliquer. Cependant cela eft ainfi , puifque nous le voyons anïvc-r tous les jours. Lorfque nous kons eet Automne chez ta grand'maman, nous aurons foin d'y ramaffer des glands que tu planteras. ici dans le jardin, pour que tu puiffes voir croitre de jeunes chênes fous tes yeux. Pauline. Oui, mon papa, je veux que vous ayez bien-tót un petit pare planté de ma main.  #U JOURNAL DES ENFANS. I97 LA P L U I E. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. P JL auline. Ah, ma chère maman, comme je voudrois qu'il vint a pleuvoir! Mde. de Verteuil. Pourquoi donc, Pauline ? Pauline, C'eft que le jardinier vient de me dire qu'il faudroit qu'il tombdt de feaa pour faire mörir les grofeiües. Mde. de Verteuil. Cependant tu te plains quelquefois de la pluie , lorfqu'elle t'empêche d'aller a la promenade. Paut.ine. Oh, je ne m'en plaindrai plus. Qu'il pleuve, qu'il pleuve, maman. Mde. de Verteuil, Je le voudrois bien auffi, ma fille; mais ni toi, ni moi, perfonee enfin fur la terre ne peut faire tomber 1» I 3,  Ip3 LE LI Vil E DE FAM1LLE. pluie k fon commandement: il faut attendre qu'elle tombe d'elle-même. Pauline. Mais , maman , Ia pluie nous vient des nuages. Si nous pouvions monter dans les nuages, ne pourrions-nous pas faire pleuvoir? Mde. de Verteuil. Non, ma fille. II eft très-facile d'aller dans les nuages; mais en faire tomber de la pluie, c'eft ce qui ne dépend pas de nous. Pauline. II eft facile d'aller dans les nuages? Et comment cela? U me femble qu'il faudroit avoir/' des ailes comme un oifeau. Mde. de Verteuil. Les ailes feroient un excellent moyen pour eet effet; mais, hélas! nous n'en avons point. Nous avons des jambes, & nos jambes peuvent y fuffire. Pauline. Des jambes pour aller dans les nuages ? Mde. de Verteuil. Oui, fans doute, Pauline ; & tu vas bien - tót convenir toi-  OU JOURNAL DES ENFANS. ICO móVae qu'il n'eft rien'de G aifé & comprendre. ! Pauline. Oh , voyons , je vous prie, maman. Mde. de Verteuil. Tu fauras d'abord qu'il y a des pays oü 1'on voit s'élever dts montagnes, c'eft-a-dire de grands monceaux de terre, de fable & de pierre , qui font trente ou quarante fois plus hauts encore que les tours de Notre-Dame , plus hai ts encore que le Mont-Valérien , que je t'ai fait voir du haut de 1'ëtoile de Chaiüot. Pauline., Eh bien, maman, ces montagnes ? Mde. de Verteuil. Lorfque fon eft grimpé fur leur fommet, on eft auffi haut que les nuages , & quelquefois plus haut; alors on les voit de la fous fes pieds, comme nous les voyons d'ici fur nos têtcs. Pauline. Et comment paroilfent-ils être faits ? Mde. de Verteuil. Tu peux me le dire, Pauline. I 4  200 LE LIVRE DE FAMiLLE Pauline, Moi,.maman? Je n'ai pas grimpé fur .les moutagnes, qu'il m'en fonvienne. M. de Verteuil. II eft vrai- Mais il t'eft cependant arrivé" de te promener au milieu d'une efpèce de nuage. Pauline. Et quand donc, maman? Mde. de Verteuil. L'hiver dernier. Ne te fouviens-tu pas de eet épais brouillard qui nous furprit un jour, lorfque nous revenions de chez ton oncle? Pauline. Oui, vraiment, je m'en fouviens encore. Mde. de Verteuil. Eh bien , Pauline, ce brouillard étoit une efpèce de nuage; & 1'on voit fous fes pieds les nuages comme unbrouillard, lorfque 1'on eft au fommet d'une haute montagne. Pauline. Voila qui eft fingulier. Mde. de Verteuil. Quoique nous fuffions alors au milieu du brouillard, ü nous fut impofiible de le faire tomber en pluie. S nous feroit donc auffi impoffible de faire-  ©U' JOURNAL DES ENFANS. 2ÖP somber les nuages en pjuie, quand nous fer-ions au milieu des nuages. Pauline. Comment vient donc la pluie, maman ? M. de Verteuil.. Ton papa m'a promis de te 1'expliquer. Pauline. Oh, c'eft bon. Je faurai bien le faire fouvenir de fa promeffe. L E S V A P E U R S. M. DE VERTE UIL,, PAULINE, fa filjc. F X auline. Mon- papa , voulez-vms me permettre de monter fur cette banquette, prés de la croifée? Je n'ouvrirai pas la fenêtre; je ne veux que regarder dans la rue a travers les vitres. M. de Vertsuil. Je le veux bien, PauI 5  202 LE L1VRE DE FAMILLE line. Viens, je vais te pofer moi-méme füf la banquette. Tu peux maintenant voir paffer les voitures & les belles dames qui font dedans, comme II la fenêtre étoit ouverte. Pauline. II eft vrai, mon papa. (Aprh un moment de filence.) Mais qu'eft-ce donc? Je ne vois plus rien h travers la vitre. Elle étoit fi claire, il y a qu'un moment. D'ou cela vient-il, je vous prie? M. de Verteuil. Cela vient de ce que tu 1'as obfcurcie par ton haleine. Viens devant eet autre carreau. Ne vois-tu pas bien. tiair a travers ? Pauline. Oui, mon papa. M. de Verteuil. Ouvre maintenant a demi Ia bouche en avancant les lèvres , & poufle ton haleine contre ce même carreau qui eft encore fi clair. Vois-tu comme il a été tout de fuite obfeurci par la vapeur fortie de ta bouche? Pauline. II eft vrai.. M„. de Verteuil. Et fais-tu ce que c'sft que cette vapeur?  OU JOURNAL DES ENFANS. 20,1 Pauline. Oh, non, du tour. M. de Verteuil. C'eft- de Peau chaude Portie de ta bouche avec Pair que tu as foufflé au-dehors. Ticns, je vais le faire moimême, pour que tu voies mieux. Lorfque jé pouffe mon haleine contre cette vitre, elle fe couvre d'une certaine quantité de vapeur. Si je fouffle encore plus fort ou plus long-temps, cette vapeur devient de plus en plus épaiffe, jufqu'a ce qu'elle redevienne de Peau. Tiens , je vais recommencer. Vois-tu? Déja il fe forme de petites gouttes; déja elles commencent h couler le long de la vitre. Les voila toutes defcendues, il ne refte plus de vapeur, & tu peux voir encore a travers cette même vitre, qui étoit tout-a-l'heure fi trouble. Pauline. II eft vrai, mon papa, M. de Verteuil. Te voila donc rare, par tes yeux, qu'une vapeur eft proprement de Peau. Lorfque cette vapeur eft légere, elle refte quelque temps dans eet état, comme ra peux le voir fur cette vitre qui eft. I 6  204 LE LIVRE DE FAMIEM devant toi; & alors il n'eft pas poflible de diftinguer par tes yeux fi c'eft de Peau.. Mais touche-la du bout du doigt, tu feu tiras bien qu'elle eft humide. Si cette vapeur vient a s'épaiffir, alors elle devient de 1'eau j & lorfque cette eau coule, il ne refte plus de vapeur. Regarde encore.. (II recommence f.opération.") Pauline. Tout cela eft vrai, mon papa.. M. de Verteuil. Veux-tu que je te le fafle voir plus clairement encore avec une tafte d'eau bouillantc? Pauline. Oh, voyons, je vous prie. (Ü7. de Verteuil va ebereber une fajje avec une foitcoupe ; il verft de l'eau bouiilanta dans la taffc.) BI., de Verteuil. Vöis combien il fort de vapeurs de cette eaiu Pauline. Oui, mon papa ^ il en fort beaucoup. M- de Verteuil. Tiens Ia main au-deffils , tu fentiras que cette vapeur eft chaude. %,m même temps humide-  Oü JOURNAL DES ENFANS. ax>$ Pauline, (préfentant la main a la v**peur,*) Oui, cela eft vrai. M. os Verteuil. Tu vois que cette foucoupe eft bien fèche. Touches-y toi-même.. Eh bien, Je vais 1'expofer un moment k la vapeur. Vois-tu comme elle eft devenue promptcraent humide? Maintenant je vais Ia tenir expofée plus Iong-temps. Regarde, la vapeur commence k s'épaiffir au fond de Ia foucoupe. La voilü qui fe forme déja en petites gouttes.-. Ces- gouttes fe raffemblent autour du bord. En voici une prête k tomher. Recois- la- fur ta main. Cette goutte eft juftement de Peau, comme il y en a dans la taffe.. Pauline. Oui, c'eft la même chofe. M. de Verteuil. Si tu. fais retenir ce que je viens de te montrer, tu feras en état de comprendre des chofes- plus intéreffantes ?. que je veux t'expliquer un autre jour. Pauline.. O,. mon papa, je fuis imga*tiente de les apprendre.  20Ö LE L1VRE DE FAMILLE» LES NUAGES. Mde. DE VERTEUIL, ADRIEN, PAULINE. M -LtX« de Vfrteuil. Regarde, Adrien, êomme ta petite fceur s'eft joliment tapie dans ce coin, pour fe réchauffer au foleil. Pauline. Oh, il fait trés-bon ici, mon papa, je vous affure. Adrien. La voila bien attrapée; le foleil a difparu. Pauline. C'eft bien dommage. D'oü cela vient-il donc, mon papa? M. de Verteuil. Viens ici h la fenêtre, & tu en fauras la raifon. Vois-tu ce grand nuage blanc, qui court dans les airs? Pauline. Oui, mon papa. M. de Verteuil. Eh bien, Pauline, le  OU JOURNAL DES ENFANS. ÖOJT foletl eft la derrière, comme derrière un rideau. C'eft pour cela que tu ne peux pas le voir. Mais lorfque le nuage aura couru plus loin, ce fera comme fi le rideau avoit été tiré, & alors tu verras le foleil reparoïtre. Tiens , voila déja le nuage qui s'éloigne peu-a-peu, & le foleil qui fe montre de nouveau. Adrien, De quoi eft donc fait un nuage, mon papa? Pauline Je voudrois bien le favoir auffi. M. de Verteuil. Venez tous deux auprès de la table, je vais vous 1'expliquer. (Adrien & Pauline s'approchent de la table. M. de Verteuil leve le couvercle d'une bouilloire qui eft fur un rechaud.) M. de Verteuil. Voyez-vous cette fumée qui fort de la bouilloire? Cherche dans ta mémoire , Pauline. Tu dois favoïr ce que c'eft, Pauline. Oh, oui, mon papa, je me le rappelle. C'eft une vapeur comme celle cjua s'ëlevoit 1'autre jour de la talfe.  208 LE LIVRE DE FAMILLE M. db Verteuil. Tu t'en fouvieris k merveille. Cette fumée n'eft autre chofe que de Peau, qui, par Ia grande chaleur du feu placé fous la bouilloire, s'élève en vapeur. Lorfqu'une vapeur eft arrêtée par quelque chofe, & qu'ainfi elle peut fe raffembler, s'épaifïïr & fe réfroidir, cette vapeur devient de Peau. Mais lorfque rien ne Parrête, & qu'ainfi elle ne peut pas fe raffembler, s'épaifïïr & fe réfroidir, alors elle fe difperfe & fe perd dans Pair, comme fait ü préfent la vapeur qui s'élève de la bouilloire, quand je ne tiens pas Pécuelle pardeffus. Retournons maintenant a Ia fenêtre. Voyez-vous cette terraffe qui règne le long de la maifon ? II y refte encore de Peau de la pluie d'hier. Le foleil y darde fes rayons avec force. Regardez bien, & vous verrez qu'il s'en élève ga & la quelques vapeurs-, comme celles de la bouilloire, mais qui ne font pas auffi épaiffes. Adrien. EfFectivement, je. les vois s'élr-  OU JOURNAL DES ENFANS. tOf ver. Tiens, Pauline, regarde Ik bas vers le milieu. Les vois-tu? Pauline. Oui, oui , je les vois auffi, mon frère. M. de Verteuil. Eh bien, mes enfans, ces vapeurs s'élèvent de la même manière que celles de Peau bouillante. Le foleU échauffë l'eau ré pan du fur la terraife, comme le feu échauffë l'eau renfermée dans la bouilloire. Tu fais , Pauline, combien le foleil donne de chaleur? Pauline. Oh, oui, mon papa, je le fentois bien tout-a-l'heure , dans mon petit coin, lorfqu'il donnoit fur moi. 1VT. de Verteuil. 11 échauffë de même l'eau répandue fur la terraffe, c'eft pourquoi elle fume & s'êlève en vapeurs comme celle de la bouilloire. Tiens, vois-tu comme le foleil donne auffi lft-bas fur l'eau qui eft dans le foffé? Pauline. Oui, mon papa.. M. de Verteuil. Cette eau doit donc s-'éleveï auffi en vapeurs j, mais ces vapeurs,  210 LE LIVRE DE FAMILLE. font moins épaiffes que celles qui s'élèvent de l'eau répendue fur la terraffe. Adrien. Et pourquoi donc, mon papa? M. de Y'erteuix. II n'y a qu'uu peu d'eau fur la terraffe ; ainfi cette eau a pu s'échauffer aifément. Mais dans le foffé il y a beaucoup d'eau; ainfi cette eau n'a pu s'échauffer auffi vite. Tu as pu obferver a la cuifine, qu'il falloit beaucoup moins de tems pour faire bouillir un peu d'eau dans une petite bouilloire , que pour faire bouillir beaucoup d'eau dans un grand chaudron. Adrien. II eft vrai, mon papa. M. de Verteuil. II ne faut donc pas s'étonner que l'eau du foffé ne donne pas des vapeurs auffi épaiffes que celles de la terraffe; & c'eft la raifon pour laquelle tu ne peux voir les vapeurs qui s'élèvent de l'eau du foffé. Pauline. Mais mon papa, comment faiton qu'il s'élève des vapeurs de l'eau du foffé, puifqu'on ne les voit pas? M. de Verteuil. Paree que 1'on a ebfer-  Oü JOURNAL DES ENFANS. 211 vé que les foffés, les viviers, & les autres grands amas d'eau s'épuifent peu-a-peu, s'ils ne recoivent de l'eau nouvelle. Mais favezvous ce que nous avons a faire pour que vous puiffiez vous en convaincre par vos propres yeux? Adrien. Eh quoi donc, mon papa? M. de Verteuil. Nous allons faire mettre un grand baquet prés du foffé, ou dans le jardin, & nous y verferons de l'eau jufqu'au bord, tant qu'il ne puiffe pas y entrer davantage. Nous laifferons ënfuite repofer cette eau pendant quelques jours fans y en •ajouter de nouvelle. En regardant dès demain dans le baquet , vous verrez qu'il ne fera plus exacïement rempli jufqu'au bord, mais qu'il y aura un peu moins d'eau qu'aujourd'hui. Après dcmain il y en aura moins encore, & moins encore le jour fuivanc, & ainfi de fuite, jufqu'i ce qu'il devienne abfolument vuide ; pourvu cependant qu'il ne vienne pas a pleuvoir daas eet intervallen car vous fentez a mer-  2 12 LE L1VRE DE FAMILLE veille que la pluie y feroit entrer de nouvelle eau. Adrien. Je ferai bien aife de faire cette cxpérience. M. de Verteüil. Nous pourrons la coraraencer aujourd'hui même , & nous irons voir tous les jours combien il s'eft évaporé de l'eau du baquet. Mais , dis-moi, Pauline , lorfque tu as lailfé tomber de l'eau fur le fourreau de ta poupée , ou que tu viens de te laver, que fais-tu pour le faire fécher? Pauline. Je le donne a Nanette qui 1'expofe devant le feu , ou qui le met au foleil. M, de Verteuil. Et alors le fourreau féehe, n'eft-il pas vrai? Pauline. Oui bien, moa papa. M. de Verteuil. Et pendant qu'il féehoit, ne-l'as-ru jamais vu fumer? Pauline. Oh pardonnez - moi ,. lorfque 1'ardeur du feu, ou-celle du foleil étoit bien forte*  ÜTJ JOURNAL'DES ENFANS. 213 rót de Verteuil. C'eft qu'alors il fortoit du fourreau tant de vapeurs a la fois que tu pouvois le voir. Mais lorfque le feu étoit petit, ou que le foleil n'étoit pas bien ardent, voyois-tu fortir les vapeurs? Pauline. Non , mon papa. M. de Verteiul. Cepcndant le fourreau n'en féchoit pas moins a la longue? Pauline. Oh, fans doute. M. de Verteuil. Tu comprens donc que Peau s'évaporoit alors, quoique tu ne viffes pas la vapeur. Mais lorfqu'üs n'y avoit ni feu ni foleil, & que Nanette fe contentoit de fufpendre le fourreau en plein air , ce fourreau ne parvenoit-il pas enfin a fécher, quoiqu'il lui fallüt plus de tems? Pauline. Oui, mon papa. M. de Verteusl. Ainfi donc la feule chaleur de Pair fuffit pour faire évaporer Peau de tout ce qui eft humide. Mais favez-vous ce que deviennent toutes les vapeurs qui s'élèvent, foit de la terraffe, foit du fourreau de la poupée de Pauline,  214 LE LIVRË DE FAM1LLE foit enfin de tout ce qui eft humide fur te terre ? Adrien. Non, mon papa. M. de Verteuil. Elles s'élèvent dans fair, & Ik elles fe raffemblent, & reftent fufpendues. C'eft ce qui forme les nuages. pauline. Quoi, mon papa, ce gros nuage qui eft Ik haut, n'eft formé que de vapeurs ? M. de Verteuil. Non , ma fille; mais c'en eft alfez pour aujourd'hui fur cette matière. Nous la reprendrons dans un autre entretien.  OU JOURNAL DES ENFANS. 215 LA PLUIE. Mi DE VEllTEUIL, ADRIEN, PAULINE, •wLadrien. Voulez-vons me permetrre, mon papa , d'aller me promener avec ma fceur dans le jardin? M. de Verteuil. Je le voudrois, mon ami, mais le temps eft bien fombre. Je crains qu'il ne pleuve bien-töt. Voyons, je ne me trompois pas. Voici les premières gouttes qui commencent k tomber. Pauline. Ah, tant pis. Mais non, c'eft tant mieux que je voulois dire. La pluie va faire mürir les grofeilles. M. de Verteuil. II eft vrai. Les grofeilles & tous les autres fruits en ont befoin. fes enfans.  216 LE LIVRE DE FA MILLE Pauline, Nous en aurons une bonne ondée, car les nuages font bien noirs. M. de Verteuil. Tu te fouviens donc de ce qui forme les nuages ? Pauline. Oui, mon papa, ce font des vapeurs, comme celles qui fortoient Pautre jour de la bouilloire. M. de Verteuil. Tu 1'as fort bien retenu. En effet, comme nous le difions dans le même entretien, toutes les vapeurs qui s'élèvent de l'eau, & de tout ce qu'il y a d'humide fur la terre, montent tè-haut dans Pair , s'y raffemblent & compofent ainfi les nuages. Mais vous fouvenez-vous de ce qui arrivé , lorfque les vapeurs font devenues trop épaiffes? Adrien. Oui mon papa, ces vapeurs redeviennent de l'eau. M. de Verteuil. A merveille. Ehbien, lorfque les vapeurs qui forment les nuages font redevenues de l'eau, elles retómbent, lomme elles font maintenant, en gouttes de pluie. Pauline.  ou Journal des enfans. 217' Pauline. Oui, je comprens, comme les vapeurs de l'eau bouillante que vous aviez recues dans 1'écuelle, retomboient en gouttes le long des bords. M. de Verteuil. On ne peut pas mieux , ma chère Pauline; mais favez-vous pourquoi les vapeurs s'élèvent & que les gouttes retombent ? Adrien. Non, mon papa, M. de Verteuil. C'eft que les'vapeurs font plus légères que fair, & que les gouttes d'eau font plus pefantes. Pauline. Je ne comprends pas bien cela, mon papa. M. de Verteuil. Je vais te 1'expliquer d'une autre manière. Tiens , j'ai ici une petite pierre & un petit morceau de bois. Prens-les 1'ud & 1'autre, & jette-les dans cette cuvette qui eft pleine d'eau. Pauline , (après les avoir jettês dans Peau.) Oh, voila Ia petite pierre au fond & le morceau de bois auffi. Mais non, le morceau -de bois revient fur l'eau. k  21 B LE LIVRE DE FA MILLE. Adrien. Et Ia pierre y reviendra felle auffi, mon papa. M de Vertluil. Non, mon ami. La pierre reftera toujours au fond de l'eau, & le morceau de bois remontera toujours audeffus. Regardez bien. Si je pouffe avec la main le morceau de bois jufqu'au fond de la jatte, auffi-tót que je ne le retiens plus, il remonte. Adrien. Oui , cela eft vrai, mon papa. Pauline. Et la pierre? M. de Verteuil. Si je la. retire du fond de la jatte, & que je la laiffe aller, elle retombe au fond comme auparavant. Adrien. Oui , je le vois, la pierre ne peut pas refter fur l'eau, & le morceau de bois ne peut pas refter au fond. M. de Verteuil. Je vais te mettre toura-tour dans les mains une groffe pierre & un, gros morceau de bois. Tiens , ce morceau de bois n'eft-il pas de la même gröffeur que cette pierre?  OU JOURNAL DES ENFANS. 2IQ Aorien. Oui, mon papa, c'eft la même chofe. M. de Verteuil. Pourroïs-tu foulever ce morceau de bois & le tenir dans tes mains ? Adrien. Je vais elfayer, mon papa. (7/ Joulève le morceau de bois & le porte.) Oh oui, je fuis aflez fort pour Ie tenir. M. de Verteuil. Voyons maintenant la pierre. Adrien , (efayant de foulever la pierre.') Oh non, mon papa , elle eft trop lourde pour moi. C'eft tout ce que je puis faire que de la remuer. M. de Verteuil. Te voila donc bien convaincu par toi-même que la pierre eft plus pefante que le bois, quoiqu'elle ne foit pas du même volume ? Adrien. Oh il n'y a pas moyen d'en douter. M. de Verteuil. Je vais maintenant jetter la pierre & morceau de bois dans ce baquet rempli d'eau. Pauline. Voila la pierre qui refte av K a  2iO LH. LIVRË DE FAMILLE fond, & le morceau de bois qui re vient pardeflus. Adrien. D'oü cela vient-il donc, mon papa 'i M. de Verteuil. C'eft que le bois étant plus léger qu'un pareil volume d'eau, monte au-deflus, & que la pierre au contraire, étant plus peftmte qu'un pareil volume d'eau, defcend au-deiïbus. 11 en eft de même des nuages. Les vapeurs dont ils font formés, font plus légères que 1'air : c'eft pourquoi elles cherchènt, comme le morceau de bois, a s'élever aü-delfus. Mais lorfqu'elles redeviennent de l'eau, cette eau étant plus pefaute que fair, elle doit, comme la pierre, chercher a tomber au-deffous. Adrien. Mais, mon papa , je croyois, d'après ce que vous m'aviez dit, que les vapeurs étoient toujours de l'eau. M. de Verteuil. Oui, en effet, Adrien, elles font toujours de l'eau , mais non de l'eau feulement. Les vapeurs font de l'eau méléé avec de fair chaud, c'elM-dire, avec  OU JOURNAL DES ENFANS. 221 tle Pair & du feu. L'air chaud mélé avec les vapeurs, fait qu'elles font plus légères: que Peau feule, comme je vais vous en donner la preuve. (il/. de Verteuil fe fait apporter une jatte pleine d'eau de favon, avec un iuyau de paille.') Regardez bien, mes enfans, je vais prendre un peu d'eau de favon au bout de ce tuyau. La voila qui fe forme en goutte, & la goutte tombe. Je vais en prendre une autre & fouffler dedans, vous verrez la différence. (II fouffle ) Pauline. O mon papa, quelle jolie boule! elle eft de toutes les couleurs. M. de Verteuil. (fecouant la boule da lov.t de fon tuyau.) Voyez-vous, elle Hotte maintenant dans l'air, paree que fon poids eft a peu-près égal a celui d'un pareil volume d'air. Si j'avois pu parvenir a la faire beaucoup plus groffe, au lieu de flotter, elle fe feroit élevée rapidement comme'la fumée , paree qu'elle auroit été beaucoup  222 LE L1VRE DE FAMILLE plus légere qu'un volume d'air pareil au fien. Adrien. Oh , mon papa, voilft qui eft fmgulier. C'eft peut-être auffi ce qui fait monter ces grands ballons que nous avons vu, s-'élever avec des hommes, jufques audeffus des nuages, M, de Verteuil. Oui mon cher Adrien, & je fuis charmé que tu aies conjeéhiré cela de toi-même. Revenons a notre boule defavon. Je vais la toucher du bout du doigt. Voyez-vous, mes enfans? elle fe brife. L'air chaud que j'y avois fouffiée en fort, & fe répand dans la chambre. Mais l'eau & le favon ne font pas affez légers pour pouvoir fe foutenir comme lui; il faut donc qu'ils retombent, & ils retombent, comme vous avez pu le voir, en petites gouttes. II en arrivé de même aux vapeurs dans les nuages. Les vapeurs font de petites boules d'eau mêlées avec de l'air chaud. Ces boules d'eau font juftement en petit, ce que les boules que je viens de faire font en grand. Tant  Oü JOURNAL DES ENFANS. 22$ que les boules d'eau reflent emières, elles flottenr dans Pair, comme font les boules de favon; mais auiTi-tót que ces petites boules erèvent ,-ou paree qu'elles font pouffées trop violemtnent fune contre 1'autre , ou par quelqu'autre raifon que ce foit, alors fair ehaud qu'elles renferrgent en fort; l'eau rede feule: & comme elle eft trop pefante pour pouvoir refter en l'air, elle tombe aufli-tót, & en tombant elle fe raffemble en petites gouttes pareilles a celles que vous voyez k préfent tomber. Comprenez-vous maintenant comment fe forme la pluie? Pauline. Oui , oui , mon papa. Et dorénavant quand nous nous mouillerons,, nous ferons au moins en état de dire pourquoi. K 4.  224 LE L1VilE DE FAMILLE. LES SUITES FACHEUSES DE L A £ O LE RE. Mde. UE CELIGNY, AGATIIE, fa fille, EM1LIE, fa nièce, JUS UNE, fa fem» .Xxgatue. Oh, venez, maman, dans Is chambre de ma coufine. Tenez; voyez-vous fon miroir tout eu pièces, & ici, prés de la table, un grand tas de porcelaines calfées. La pauvre Emilie en aura bien du chagrim Comment cela peut-il être arrivé? Mde. de Celigny. Je n'en fais rien, Agathe. Je vais appelier Juftine pour m'eu informer. (Elle appelle) Juftine, Juftine 1 Jüstine , (en s'avansmt?) Que voulez? v©us, Madame? me-de chambre.  Oir JOURNAL DES ENFANS. fl&jï Mde. de Celigny.. Je veux favoir de vous la caufe de tout ce dégat. Justine, (avec emharras?) Madame, c'eft Oh, je n'ofe pas vous le dire. i Mde. de Celigny. Ne craignez rien, parlez. Le mal eft fait. Eft-ce vous quh 1'avez caufé? Justine. Oh , non , Madame ; je ferois allé vous 1'avoucr tout de fuite. II faut dire cependant que j'ai donné lieu a ce malheur par un autre qui m'eft arrivée. Mde. de Celigny. Racontez-moi la chofe comme elle s'eft paffe»; Justine. Le voici, Madame. Tandis que mademoifelle Emilie étoit a déjeuner avec vous-, j'ai voulu mettre en ordre fon linge qui étoit fur Ie marbre de la commode, au-deffous du miroir. Je ne fais comment cela s'eft fait; mais-j'ai pouffé un joli pot deBeurs de terre Angloife que Mademoifelle Emilie avoit acheté hier, & qui étoit caché fous les plis d'une ferviette, enforte que je se pouvois pas le voir. Le pot eft. tombé K 5  2Z6 LE LIVRE DE FAM1LLE de deflus la commode, & s'eft brifé en mille pièces. Mde. de Ceugny. Et qu'a fait Emilie, lorfque vous lui avez appris eet accident? Justine. Oh , Madame , elle étoit dans une fi grande fureur, elle m'a tant querellée,. que je ne favois oü me cacher. D'abord jene lui ai rien répondu, de peur de la lacher encore davantage ; mais a la fin ,. voyant qu'elle ne s'appaifoit pas, je n'ai pu m'empêcher de lui dire: Après tout, Mademoifelle, de quoi fuis-je coupable? Pouvois-je deviner quV pot de fleurs dut être cachéfous une ferviette? Ces paroles n'ont fait que 1'enflammer encore plus.. Commentdonc, impertinente, m'a-t-elle repliqué, allez-vous dire encore que c'eft ma faute? Ladeffus elle a couru vers la table ronde pour ■ y prendre un trouffeau de clefs; mais par Mi violence de fon mouvement elle a renverfé | la table; & toutes les taffes de porcelaines i qui' étoient deifus font tombées en pièces.; fur le planeher. Dans le défefpoir oii 1'a:  OU JOURNAL DSS ENFANS, !&f? jj jettée ce nouveau malheur, elle a voulu me 1 lancer le troufleau de clcfs k la tête. Keuj reufement je me fuis baiffée , les clcfs ont j volc au miroir, & en ont fait tomber Ia glail ce en mille morceaux. Mde. de Ceugny. Emilie a bien gagné | vraiment, k ce beau coup-M. Et qu'a-t-elle J dit alors ? I Justine. Oh, Madame, je n'en fais rien. 1 Je me fuis enfuic de la chambre , de toure I la vïteffe de mes jambes. Dans le premier 1 moment, je voulois aller vous porter mes 1 plaintes fur ce mauvais traitement, & vousI demander mon congé, mais j'ai fait enfuite une autre réflexion qui m'a retenue. Mademoifelle Emilie a Ie cceur fi bon ! C'eft bien dommage qu'elle fe laiffe toujours emporter par Ie premier mouvement de fa colère. Mde. de Ceugny. Oui , certes , c'èft bien dommage; ce défaut feul empoifonne toutes fes autres qualités. Avec Ie meilleur camr du monde, il lui arrivera tót ou tard quelque grand malheur, fi elle continue de K 6  228 LE L1VRE DE, FAMILLE. s'abandonner a fes emportemens ; mais je faurai la punir d'une manière qui 1'cbligera de fe corriger. La porcelaine lui appartenoit; elle peut faire comme elle voudra, je ne lui en donnerai pas d'autre a la place:, mais pour ma glacé-, il faudra bien qu'elle me la paye fans remife. Et comme elle étoit fort grande & fort belle, fa bourfe s'en fouviendra long-tems. Elle aura tout le tems d'apprendre ce que 1'on gagne a fe livrei* a fes violences. Ce n'eft pas tout; je vous défends, Juftine, de faire la moindre chofe pour fon fervice , jufqu'a ce qu'elle foit venue en ma préfence vous demander amicalement pardon, avec promeffe de ne jamais fe comporter envers vous comme elle. fa fait aujourd'hui. Justine.. Oh, Madame, il n'eft pas né- ceffaire. Mademoifelle Emelie faura bien d'elle-même faire fes réflexions , & je fuis- déja fatisfaite. Mde. de Ceugny. Et moi, je ne le fuis- pas. II &»t lui apprendre. qu'elle se. doit.  Oü journal des enfans. 22$ pas plus vous maltraiter, vous, que touteautre perfonne. Je ne vous garderai plus amon fervice , fi vous n'exécutez poncruellement ce que je vous prefcrit. Emilie ne fera pas venue dans ma maifon pour y gater fon caractère. Je répondrois mal a la promeffe que je fis a ma fceur, lorfqu'elle me eonfla, en mourant, fon éducation. Mais la voici qui vient. Approchez, Emilie. Emilie , (courant fe jetter dans les kras de Madame de Celigny.y Oh, ma chère tante, je le fais, je mérite tout ce que vous pouvez me dire. Je fuis digne de la plus févère punition. Quelle étoit ma folie de ine laiffer ainfi emporter par ma colère! Ah! fi vous pouviez favoir combien j'en fuis défolée. Mde. de Celigny. Jé le crois, Emilie, mais le regret vient toujours trop tard, & ne fauroit rien réparer. Et fi vous aviea atteint Juftine a la tête avec vos clefs, & que. ..... Emilie. Par pitié , ma chère tfinte, je  230 L1VRE DE FAMILLE. vous en conjure, n'en dites pas davantage, vous me percez le cceur. Je ne fais oü me cacher de honte & de défefpoir. Ma chère Juftine, je te demandé excufe. S'il m'arrive jamais de me mettre en colère contre toi, & de te dire des injures, tu n'auras qu'a me répondre: Emilie, fouvenez-vous du tfouffeau de clefs, & je ferai bien fure alors de m'arrêter dans mon emportcment. Mais ce n'eft pas tout. Tiens , ma chère Juftine, (lui mettant fa bourfe clans la main,) voici pour te faire oublier la peine que je t'ai caufée. Justine, (effuyant fes yeux.) Non, Mademoifelle, cëft trop. Je n'en ai pas befoin , je ne le prendrai pas. Mde. de Celigny. Vous pouvez le prendre, Juftine. Emilie a pu vous 1'offrir pour vous montrer qu'elle n'épargne rien pour racheter fa faute. Mais cependant elle ne doit pas croire qu'un outrage puiffe fe payer a prix d'argent. Je fuis d'ailleurs charmée qu'elle ait penfé d'elle-même a vous deman-  ©U JOURNAL DES ENFANS. SJI der excufe, &a vous offrir tous les dédommagemens qui font en fon pouvoir. Si elle y avoit manquë, il auroit fallu que je lui en fiflë moi-même la lecon. Je lui fais gré de 1'avoir prévenue; cela me prouve qu'elle eft pénétrée de regret de la faute qu'elle a com» mife. Emilie. Oh, oui, ma chère tante, je ne lafens que trop bien. Mde. de Celigny. En ce cas, je ne t'en dirai pas davantage, & ne ferai que te livrer k tes réflexions & I tes regrets. Mais toi, ma chère Agatbe, recois une utile lecon du malheur de ta coufine, & vois ce qui arrivé lorfque 1'on fe laiffe vaincre par fa colère. Loin de pouvoir 'fe prücurer par-tè quelque foulagement, on ne fait que s'attirer de nouveaux chagrins, & fe précipiter dans un plus cruel embarras. Songe aux remords affireux qui auroient ëternellement pourfuivi Ja malheureufe Emilie, fi elle avoit atteint . Juftine a tó tête avec fes clefs , & qu'elle lui ent emporté un ceiL G'eft pourquoi,. lorf-  232 LE LIVRE' DE FAMILLE que tu fentiras Ia colère prête a te faifir,. fouviens-toi de cette avanture, & cherche a. recueillir toutes tes forces pour furmonter & Pinftant même ton emportement. Si tu ne t'accoutumes ainfi de bonne heure a prendre de 1'empire fur tof-même, tu deviendras le jouet de toutes tes paffions; & après t'avoir rendu mille fois un objet de rifée aux yeux des perfonnes raifonnables , peut-être en deviendront- elles a t'emporter, malgré' toi, dans des malheurs dont la feule idee fait frémir, & que tu voudrois en vain racheter chaque jour de ta vie, au prix de tout Mii fang..  OU JOURNAL DES ENFANS. 233. LES C I N Q S E N S. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa rille. M de. de Verteuit,. Regarde bien , Pauline. Voici ta poupée, qui a, comme toi, des bras, des jambes, une tête, un nez, une bouche. Ta poupée eft-elle une chofe ecmme toi? Ou crois-tu être un autre chofe que ta poupée? Pauline. Oh, il me fembie que je fuis bien un autre chofe, maman. Mde. de Verteuil. Quelle dilférence y a-t-il donc entre vous deux ? Que peux-ta faire, par exemple, que ne puriïe pas faire ta poupée? Pauline. Voyez, maman, je puis lever ma main, je puis courir, fauter, me tenir  234 LE LIVRE DE FAMILLE. fur un pied; & la poupée ne peut rien faire de tout cela. Mde. de Verteuil. Tu as raifon ; tu peux te mouvoir, & la poupée ne le peut pas. Mais n'as-tu pas vu rouler le chariot de ton petit frère? II fe meut auffi. Pauline. Oui , maman , je le crois bien, lorfque Nanette le tire devant ou le pouffe par derrière, il faut bien alors qu'il fe meuve. Mais moi, je n'ai pas befoin, pour me mouvoir, que 1'on me poulfe par derrière, ou que fon me tire par-devant. Voyez .comme je fais courir & fauter toute feule. Mde. de Verteuil. II eft vrai. Le chariot & la poupée ne peuvent pas fe mouvoir d'eux-mèmes; ü faut trainer 1'un & porter 1'autre. Mais toi, tu peux te mouvoir de toi-même, comme tu veux. Tu peux te lever, t'affeoir, marcher lentement ou courir,. comme tu le trouve bon, tu peux faire ufage de tes pieds, de tes mains, de ta langue, ainfi qu'il te plaït. Mais, Pauline, ton petit frère ne peut ni parler, ni fauter , ni co*.  Oü JOURNAL DES ENFANS. 235. rir ; il a befoin qu'on le porte comme la poupée. N'eft-il pas au moins lui, la même ehofe qu'une poupée ? Pauline. Non pas tout -si -fait, ce me fcmble, maman. Mon petit frère peut lever Ia main, remuer la tête, pouffer des cris. Et puis les petits enfans deviennent grands, au lieu que ma poupée ne grandira jamais. Mde. de Verteuil. Ton obfervation eft très-jufte. Mais, Pauline, comment fais-tu que ton petit frère peut faire tout ce que tu viens de dire? pauline. C'eft que je 1'ai vu plus d'une fois. Mde. de Verteuil. Et avec quoi Pas-til vu ? Pauline. Avec mes yeux, maman. Mde. de Verteuil. Et fi tu n'avois pas eu des yeux, aurois-tu pu Ie voir? Pauline. Oh, non, fims doute. Mde. de Verteuil. Tu n'aurois donc pu favoir alors fi ton petit frère eft en état de remuer fa tête ou de lever fa main?  23(5 LR LIl'RE DE FA MILLE Pauline. Non, vrairaent, je ne 1'aurois jamais fu. Mde. de Verteuil. Et pourrois-tu favoit? quelque chofe ft tu n'a vols pas de yeux? Saurois-tu, par exemple, ce qui fe pafte autour de toi? Pauline. Je ne le crois pas, maman. Je ferois alors , comme je fuis pendant Ia nuit, quand je me réveille, & qu'il n'y a pas de lumière. C'eft comme s'il n'y avoit plus rien dans la chambre. Mde. de Verteuil. II eft vrai, c'eft la même chofe. Mais ferme un inftant les yeux; comme cela, bon. Dis-moi mair;tenant comment eft cette table fur laquelle tu es appuyée? Eft-elle tendre ou dure ? Paulinp:. La table eft dure, maman. Mde. de Verteuil.. Comment fais-tu cela, ma fille? Tu ne peux pas le voir, puifque tes yeux font fermés. Pauline.. Non, maman, je ne peux pas le voir, fans doute; mais je fais bien que 1'a table eft dure quand je la touche.  OU JOURNAL DES EN FAN?. 237 Mde. de Vekteuil. Ainfi tu peux le favoir par le toucher, fans te fervir de tes yeux pour le voir? Pauline. Oui , maman. Mde. de Verteuil. Tu peux donc favoir quelque chofe de deux manières, par la vue & par le toucher? Pa'Jliime. Cela eft vrai, maman. Mde. de Verteuil. Ferme encore' un peu les yeux, & place tes mains derrière le dos. Qu'efl-ce que je mets fous ton nez? Pauline. Maman, c'eft une rofe. Mde. de Verteuil. Tu as deviné jufte. Mais comment fais-tu que c'eft une rofe, puifque tu ne 1'as ni vu ni touchèe? Pauline. C'eft que je 1'ai fentie. Rien au monde n'a une fi bonne odeur. Mde. de Verteuil. Ainfi, ma fille, tu peux favoir encore quelque chofe par 1'odörat? Pauline. Cela eft vrai, maman. Mde. de Verteuil. Voitè donc trois moyens par Iefquels tu peux favoir quel-  2'38 LE LIVIIE DE FA MILLE. que'chofe , la vue, le toucher & 1'odorat. (Pauline entrouvre les yeux.) Mde. de Verteuil. Non, non, Pauline, je n'ai pas . fini\ Les yeux encore fermés, s'il te plait. Pauline. Tenez, maman, je dois vous en avertir, je tricherois malgré moi. Mde. de Verteuil. Comment donc? Pauline. J'ai beau le vouloir , je ne puis tenir mes yeux fermés G long-tems. Ils s'ouvrent d'eux - mênies, avant que j'y penfe. Mde. de Veuteuil. Viens, je vais te les bander ayec ce mouchoir. De cette manière, tu ne pourras plus voir, quand même tu ie, voudrois. (Elle lui attaché le mouchoir fur les yeux.) Mde. de Verteuil. Eb bien , vois - tu maintenant? Pauline. Non, maman, je ne vois rien. C'eft en bonne confcience. s (Madame de Vertcuil fait fignc , fans la nommer, d Henriette, fa fille atnée, qui j'om ■ é  OU JOURNAL DES ENFANS. 23$ avec fon petit frère & fa bonne a Vautrt bont de ia chambre , d'approcher douce* ment.) Mde. de Verteuil , (i Vauline) Tu es bien füre de ne rien voir; ce n'eft pas tout. Place 1'une de tes mains derrière le dos, & bouche-toi le nez de fautre, pour être auffi füre que tu ne pourras ni toucher ni fentir. Refte comme cela. Voici une vifite que je t'annoncó. ( A Henriette. ) Avancez, je vous prie. Souhaitez le bon jour k Pauline. Henriette. Bon jour, Pauline. Pauline, (vivement.) Bon jour , Henriette. Mde. de Verteuil. Hé, hé, Pauline, comment fais-tu donc que c'eft Henriette qui te fouhaite le bon jour? Pauline. C'eft que je 1'ai entendue-, maman. Je reconnois bien la voix de ma fceur, peut-être. Mde. de Verteuil. Fort bien. Voici  240 le LIVRE DE P..MILLE. «ne découverte nouvelle. Tu fais encore vant & animé , & ta poupée' ne 1'eft pas. Mais dis-moi maintenant, les animaux, comme les chiens , les chats & les oifeaux, font-ils des êtres vivans & animés, ou non? Pauline. Je crois qu'ils le font, maman. Mde. de Verteuil. Tu as raifon de le croire. Car le chat peut fe mouvoir de luimême auffi bien que toi; & je ne doute qu'il fait même courir un peu plus vite & fauter un peu plus haut, n'eft-il pas vrai? Pauline. Oui, maman, je lui cède ces avantages.  OU JOURNAL DES ENFANS. 243 'Mde de Verteiul. Et lorfque tu vas & lui, en frappant dans tes mains, peut-il cntcndre Ie bruit que tu fais? Pauline. Oh, il 1'entend fans doute, car il fe met auffi-töt a fuir. Mde. de Verteuil, Et lorfque tu lui fais toucher par derrière ton bdton? Pauline. II s'enfuit plus vite encore. Mde. de Verteuil. II eft donc fenfiblc Su toucher? Pauline. Oui, maman , je vous alfure, il eft fort douillet fur ce point. Mde. de Verteuil. Mais fans le pourfuivre , lorfque tu lui montres feulement le b;uon, en le menacant du gcfte? Pauline. II 'le voit fi bien, que bientöt je ne le vois plus lui-mêtne Mde. de Verteuil. Voila déja trois fens qu'il poffède comme toi , Ia vue , Ié toucher, & 1'ouïe. Voyons encore s'il a 1'odorat & Ie goüt. Pauline. Oh , je vous en répons. II fent de fort loin une fricaffée, & jettez-lui L 2  2.J4 LE LlVRE DE FAMELLE;' en rnéme tems un morceau de gigot & un bouchon, il en fait très-bicn faire la duférence. Mde. de Verteuil. II en eft de même de tous les autres animaux. lis peuvent fe mouvoir d'eux-mêmes comme ils veulent. Ils peuvent voir, toucher, fentir, ouïr, & goüter comme nous. Ils font donc comme nous des êtres vivans & animés. Ta poupée ne peut rien faire de tout cela: ta poupée eft donc une chofe fans vie, une chofe inanimée, ainfi que cette table & ces fauteuils. Pauline. J'ai donc quelque chofe de plus que ces fauteuils, que cette table & que ma poupée. Mais qu'ai-je de plus que le chat? Mde. de Verteuil. Une chofe bien précieufe, & dont nous parierons dans un autre entretien; une chofe que tu pourrois trouver dans ta queftion même; car Minet de fa vie entière, n'auroit été en état de me faire .oettc queftion.  OU JOURNAL DES ENFANS. 245 LES SENSATIONS. j Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. Mde. de Verteuil. Pauline, ferme les yeux, & ne les ouvre pas que je ne te le dife. Fort bien. Penfe maintenant a Nanette. N'eft-ce pas comme fi tu Ja voyois ? Pauline, Oui,. maman, il- me femble la voir en effet. Mde, ds Verteuil. Et comment la voistu? Pauline. Comme fi elle étoit devant rooi, ou plutói comme fi elle étoit dans ma tête. Mde. de Verteuil. Eb bien , Pauline, lorfque Nanette écant abfente , tu Ia vois eependant comme fi elle êtoit dans ta tête ou devant toi, alors tu te repréfentes ce que 1'on appelle une image de Nanette^ Pauline. Puis-je maintenant ouvrir les yeux ? Mde, ds Verteuil. Oui, ma fille. Mais >, L 3  246 LE LIVRE DE FAM1LLE. dis-moi, comme tu viens de penfer a Nanette, ne peux-tu pas aufïï penfer de même a ' ton petit frère, k ta fceur, a ta poupée, k la maifon dé ta grand'maman ? Pauline. Oui, fins doute. Je viens de penfer k tout ce que vous venez de dire, a. mefure que vous le nommiez, Mde. de Veuteuil. N'eft-ce pas comme fi tu avois eu tous ces objets devant toi, lorfque tu y penfois? Pauline. Oui, maman, je le voyois devant moi, quoique j'euffè les yeux ouverts. Pourquoi me les faifiez-vous fermer tout-a1'heure ? Mde. de Verteuil. Paree que n'étant point diflraite par autre cbofe, tu devois ne' penfer uniquement qu'a Nanette, & par conf'équent t'en retracer une image plus vive. Tu en as dü auffi mieux remarquer ce qui arrivé proprement lorfque 1'on penfe a quelque chofe. Mais tu peux bien y penfer, même lorfque tu as les yeux ouverts. Par exemple, penfe maintenant k ton petit frère,  OU JOURNAL DES ENFANS. 2|7 i ne vois-tu pas fon image, fans avoir befoin I de fermer les yeux ? Pauline. Oui, maman , je le vois qui I me fourit. Mde. de Verteuil. Penfe a préfent a Ia I table qui eft la-bas dans la falie è manger. i Ne faurois-tu me dire précifément de quelle I couleur elle eft, comme fi tu la voyois? EftI elle noire ou blanche? 1 Pauline. Ni Pun , ni 1'autre, maman. i Elle eft couleur de marron. Mde. de Verteuil. Eft-elle ronde ou i carrée? Pauline. Elle eft ronde. Mde. de Verteuïl. A merveiile. Tu 1 vois donc qu'en penfant a la table tu p:ux H t'en repréfenter une image , & me dire fa ] couleur & fa forme auffi bien que fi elle I étoit fous tes yeux. i Pauline. II eft vrai, maman. Mais comI ment cela fe fait-il ? Mde. de Verteuil. Cette table a frappé 1 fortement ta vue, qui eft, comme tu le fais, L 4  2/|S le livre de FAMlLLSi 1'un de tes fens. Cette impreffion une fois bien fake, fuffit peur te rappeller 1'image de la table, toutes les fois que tu y penfes. Pauline. Mais, maman , il m'arrivé quelquefois de penfer a des chofes que je n'ai jamais vues. Par cxempie, je me fïgure en ee moment une poupée deux fois plus grande que la mienne, je lui donne une belle robe d'or & d'argent, des agraffes de perle& un collier de diamans.. Je n'ai jamais réellement vu de poupée de cette taille, til qui fut auffi bien parée. Comment donc eftce que je puis me repréfenter fon image? Mde. de Verte uil. Cette explication nous méneroit actuellement trop- loin. II fuffit que tu coneoives qu'en penfant a une chofe que tu as bien vue, tu peux te repréfenter fon image toutes les fois qu'il te plait. Mais, dis-moi, il t'efl fouvent arrivé d'entendre un tambour , de fentir une rofe, de manger des fraifes, de toucher di* fatin? Pauune, Oui, fans doute, maman..  ÖÜ JOURNAL DES ENFANS". 249" Mde. de Verteuil. Penfe au tambour. Qu'eft-ce qui t'arrive ? Pauline. Je crois en entendre le bruit. Mde. de Verteuil. Et'ta rofe? Pauline. Je crois en refpirer Ia douce odeur. Mde. de Verteuil. Et les fraifes? pauline. Je crois en goüter. L'eaa^ m'en vient h la bouche. Mde. ds Verteuil. Et le fatfn ? Pauline. Je crois en toucher encore. Oh, comme c'eft moëlleux fous mes doigts! Mde. de Verteuil. Comprens-tu, Pauline? Ces objets ont fait autrefois une vive impreffion fur tes fens, Ie tambour fur torr ouïe , la rofe fur ton oderat, les fraifes fur ton goüt, le fatin fur ton toucher. Cesimpreffions que 1'on appelle fenfations, te rappellen!, quand tu y penfes, chacun des objets, & 1'effet qu'il a produit fur toi, ft peu prés comme s'il Ie produifoit encore en oe moment, Mais je-crains que ton efprif L 5  2$0 LE L1VRE D2 FAMILLE» ne fe fatigue. Nous reprendrons une autre fois eet entretien. Pauline. Comme vous voudrez, maman. Soyez pourtant perfuadée que je ne me lalfe jamais de caufer avec vous. L'AME DES BETES. Mde. DE VER.TEUIL, PAULINE, fa fille. IPauline. Voyez , voyez, maman. Voi1;\ un petit oifeau qui eft couché a terre & qui dort. Mde. de Verteuil. Cet oifeau ne dort pas,'ma fille. Les oifeaux ne s'étendent jamais ainfi a terre pour dorrair. Lorfqu'ils fentent venir le fommeil, ils vont fe percher fur une branche, ou ils fe tiennent for-  OU JOURNAL DES ENFANS. 2$t tement accrochés avec les pattes; & la tête cachée fous 1'une de leurs alles, ils ferment les yeux & s'endorruent. Pauline. Que fait donc eet oifeau, maman? Mde. de Verteuil. Va le ramafler & je te le dirai. Pauline. Mais , maman , fi j'approche, 1'oifeau va s'envoler. Mde. de Verteuil. Non, non, Pauline, il ne s'envolera pas, je t'en répons. (Pauline va ramaker Poifeau.') Pauline. Oh, voyez, maman, il ne fait plus foutenir fa tête branlante; & fes yeux font fermés. Mde. de Verteuil. Tiens, touche fon corps. La pauvre béte eft encore toute chaude. Ses petites pattes & fes ailes n'ont pas encore perdu leur foupleffe. Pauline. Mais , maman , pourquoi ne s'en vol e-t-il pas? Mde. de Verteuil. Te rappelle-tu, Pauline , que je te difois 1'autre jour que les L 6  25^ LE LIVRE DEFAM1LLE oifeaux, le chat, & tous les animaux forre vivans & animés, paree qu'ils peuvent fe mouvoir d'eux-mêmes, & qu'ils font capables. de veir, d'ouïr & de fentir; mais que ta poupée n'eft point vivante & animée, paree qu'elle ne peut rien faire de tout cela? Pauline. Oui, maman , je me le rappelle.. Mde. de Verteuil. Eh bien, ma fille, eet oifeau a été vivant & animé, paree qu'il a pu fe mouvoir de.lui-même, & qu'il étoit capabie d-ouir, de voir cc cle lentir auüi bien que les autres ©ifeaux. Mais a préfent il n'eft plus vivant & animé», paree qu'il ne peut plus fe mouvoir de lui-même, & qu'il n'eft plus capabie d'ouïr, de voir ni de fentir. Regarde , je vais le piquer avec une épingle., Pauline. Oh, maman, fi vous alliez lui faire du mal!, Blde. de Verteuil. Ne crains rien, ma fille, je ne.lui en ferai pas. (Elle piqué Voiftau en divers eudreits avec me épivgh."}  OU JOURNAL' DES ENFANS. 9$$ Tiens, vois s'il bouge. II ne fent pas plus' que je le piqué que ta poupée ne le ferttiroit. Si eet oifeau étoit encore vivant 8ê animé, & que je le piquaffe comme je fais maintenant, ou que tu frappaffes dans tes» mains, ou que tu fifTes-mine de le chaffer avec ton mouchoir, alors il fentiroit la piqure, ou il entendroit le bruit de tes mains, ou il verroit le mouvement de ton mou-* choir, & auffi-töt il s'envoleroit. Ou bien fi je le tenois par le bec, comme je Ie tiens a' préfent, nous le verrions fe-débattre pour chercher k s'échapper; mais que je le piqué: de mille coups d'épingle, que tu frappe dans tes mains, ou que tu Ie menaces de ton mouchoir tant qu'il te plaira, le pauvre oifeau n'en faura rien :. il ne peut plus ni voir, ni ouïr, ni fenthv Pauline. Quand eft-ce donc qull pourra faire encore tout cela, maman ? Mde. de Verteuil. II ne le pourra jamais, Pauline; Lorfqu'un animal cefie d'être; une fois vivant & animé, il n'eft plus eaf®* i 7  «54 LE L1VRE DE FAMILLE ble de le redevenir. II ne pourra plus ni chanter, ni manger, ni boire, ni voltiger avec les autres oifeaux. Pauline. Mais, maman, qu'eft-ce qui Pen empêche? Mde. de Verteuil. C'eft qu'il eft mort. Pauline. Et qu'eft-ce que d'être mort? Mde. de Vekteuil. Je ne fais, Pauline, fi je pourrai venir k bout de te 1'cxpliquer. Tu vois bien que eet oifeau ne paroit plus être comme dans le tems oü il étoit en vie. II n'a plus fa tête, fon bec, fes pattes & fes ailes comme les autres oifeaux qui voltigcnt autour de nous. Pauline. Cela eft vrai, maman. Mde. de Verteuil. Tu peux donc concevoir par la , Pauline, que dans le corps d'un oifeau vivant il doit y avoir quelque chofe qui ne fe trouve plus dans le corps d'un oifeau mort. Et comme c'eft ce qui fait qu'un oifeau vivant peut fe mouvoir de Iui-mêine, cela fait auffi qu'un oifeau mort eft incapable é'avoir de lui-même aucun mouvement.  OU JOURNAL DES ENFANS. 255 Pauline. Et cette chofe, maman, quelle eft-elle? Mde. de Verteuil. Ce qui fait qu'un oifeau vivant peut fe mouvoir de lui-même, & qu'il eft auffi capabie d'ouïr, de voir & de fentir , eft ce que 1'on nomme 1'ame d'un oifeau. Auffi long-tems que cette ame eft dans le corps d'un oifeau , auffi long-tems eet oifeau eft vivant & animé, capabie de fe mouvoir de lui-même, auffi-bien que d'ouïr, de voir & de fentir. Mais dès 1'inftant oü 1'ame fort du corps de 1'oifeau, 1'oifeau ceiïe de refpirer, & alors il eft mort, c'eft-a-dire incapable d'ouïr, de voir, de fentir & de fe mouvoir de lui-même. Pauline. Mais, maman , lorfque 1'ame fort du corps de 1'oifeau, que devient-elle? Mde. de Verteuil. Je n'en fais rien, ma fille. Mais je dois penfer qu'elle n'eft plus dans le corps d'un oifeau, lorfque eet oifeau ne peut plus fe mouvoir, & qu'il eft incapable' d'ouïr, de voir & de fentir. Tiens, regarde, je vais ouvrir les yeux de celui-ei.  25 {^VRE D£ KAMILLE Et qu'eft-ce que mon ame, s'il vous plan? , Mde. t>e Verteuil. Je ne puis pas te le 'dire, ma üile, puifque je ue le fais pas moimême. Je fais feulement qu'elle doit être tout autre chofe que le corps. Car un corps, lorfqu'il n'y a pas un ame au-dedans, ne peut pas du tout fe mouvoir, comme tu Tas vu dans 1'oifeau mort. Mais une ame peut bien fe mouvoir elle-mêrae, elle peut auffi mouvoir comme elle veut, le corps qu'elle anime. Ainfi 1'ame doit être toute autre chofe que le corps, puifque 1'ame feule a de 1'aetion, & que le corps n'en a point fans fon ame. Un oifeau, tant qu'il eft vivant, c'eft-a-dire, tant que fon ame 1'anime; peut voler & fe repofer, manger, boire, chanter & faire ce qu'il vent. MaiS foifeau mort, paree que fon ame ne 1'anime plus,ne peut rien faire de cela,&ü refte fans mouvement, comme tu 1'as vu I'autre jour. Pauline. H eft vrai, maman, le pauvW oifeau ne remuoit plus.  Oü JOURNAL DES ENFANS. l6j Mde. de Verteuil. Et n'ëtoit-U pas auffi infenfible qu'il éroit immobile? Pauline. Oh fans doute; car nous Pavons piqué avec une épingle fans qu'il le fentit & qu'il en füt rien. Mde. de Verteuil. Cela venoit de ce que fon ame n'étoit plus en lui. Un corps ne peut rien fentir de lui-même, ni avoir connoilfance de rien. C'eft proprement 1'ame qui fent, & qui a connoilfance de tout ce qui fe paffe autour d'elle. C'eft elle qui donne aux animaux la faibleintelligen.ee dont 'ils font fufeeptiblcs; & que 1'on nomme inftincT:; c'eft elle qui donne aux hommes une Intelligenee fuperieure que 1'on nomme raifon. Elle feule rend le corps vivant & capabie de toucher, d'ouïr, de voir, de fentir, de goüter, de fe mouvoir de lui-même, ou plutót c'eft elle qui touche par toutes fes parties, qui entend par fes oreilles, qui voit par fes yeux , qui fent par fon nez , qui goüte par fa bouche, & qui le meut a fon gre, foit tout enticr, foit feulement dans tel M 2  2<$8 LE. LIVRE DB FAMfLLE de fes membres qu'il lui plait, fcns ton ame enfin, tu n'aurois pu ni comprendre ce que je viens de te dire, ni fentir combien cette intelligenee te met au-deffus des animaux. Pauline. Si c'eft mon ame aufli qui fait que je vous aimc, maman, que je dois rendre grace au Ciel de me favoir donnée. IMAGINATION. Mde. DE VE11TEU1L, PAULINE, fa fille. IVlde. pe Verteuil. P-egarde bien, Pauline, je vais ouvrir ce tiroir. Qu'y a-t-il dedans? Pauline. Un ruban blanc, avec des rayes rouge*, & de petites fleurs entre fes rayes. Oh, qu'il eft joli!  OU JOURNAL DES ENFANS. 2Ö0 Mde. de Verteuil. Ferme a préfent les yeux. Ne peux-tu pas encore te repréfenter ce qu'il y a dans le tiroir? Pauline , Qes yeux fermés.') Pardonnezmoi, maman , un ruban blanc avec des rayes rouges. C'eft comme fi je voyois encore les petites fleurs. Mde. de Verteuil. Tu vois ce ruban è-peu-près comme tu verrois dans le miroir ta poupée, fi elle étoit placée derrière toi, enforte que tu ne puffes la voir autrement. Alors tu ne verrois pas la poupée elle même, pas plus que tu ne vois a préfent Ie ruban lui-même, tu verrois feulement dans le miroir une repréfentation ou une image de la poupée. EfTayons. Ouvre les yeux. Je vais mettre ta poupée derrière toi fur cette table. Peux-tu voir la poupée el!e-même, en reftant comme tu ès, fans te retourner? Pauline. Nou, maman. Mde. de Verteuil. Je vais maintenant placer devant toi un miroir. Jettes-y les yeux. M 3  2/0 LE LIVRE DE FAM1LLE Pauline. Maintenant je vois très-bien Ia poupée. Mde. de Verteuil. C'eft - a - dire que tu vois dans le miroir la repréfentation ou 1'image dc la poupée. N'eft-ce pas a peu prés comme tu voyois tout-a-l'hcure dans ta tête la repréfentation ou 1'imagè du ruban blanc avec des rayes rouges & de petites fleurs? Pauline. II eft vrai, maman. Eft-ce donc qu'il y a dans ma tête un miroir oü je vois le ruban? Mde. de Verteuil. Non , ma fille , il n'y a pas de miroir dans ta tête, & voici quelle eft la différence. Dans le miroir tu ne peux voir que les images des chofes que tu lui préfentes effecr.ivement. Si tu veux te voir dans la glacé , il faut te préfenter devant elle. Si tu veux y voir ta poupée, il faut nëceflairement que tu la lui préfentes, n'cft-il pas vrai? Pauline. Oui, fans doute, maman. Mde. de Verieuu.. Mais ton ame peut  Oü. JOURNAL DES ENFANS. 2? I très-bien fe repréfenter l'image des chofes qui ne font ni prés de toi, tri devant toi, ni dans les envir.ons. Par exemple, qu'eftce qui pend dans ta chambre contre le mur, entre la fenêtre & le lit? . Pauline. C'eft votre portrait, maman, & celui de mon papa. Mde. de Verteu'il. Tu peux te repréfenter ces portraits jzout auffi bien que tu te repréfentois le ruban tout-a-l'heure. Pauline. Oui bien, maman. Mde. de Verteuil. Et cependant ces portraits ne font pas devant toi, mais. dans une autre chambre. Allons encore plus loin. Qu'eft-ce qui pendoit a eet arbre fous lequel nous reftdmes I'autre jour fi long-tems avparler dans le jardin de ta grand'maman? Pauline. C'étoit de belles pöches qui alloicnt bientót mürir. Mde. de Verteuil. Et comment étoient ces pêcbes? Pauline. Elles étoient blanches; mais elles commencoient a prendre un bel incarnat. M 4  272 LIVilE DE FAM1LLS Mde. de Verteuil. Tu vois par-la, Pauline , qu'il en eft tout autrement de ton ame que du miroir. Le miroir ne peut repréCenter que ce qui «ft réellement devant lui, au lieu que ton ame peut fe reprcTenter tout ce qu'elle vcut, quelque loin que 1'objet puifle êcre de toi. Pauline.. Cela eft vrai, maman. Mde. de Verteuil. Veux-tu maintenant que je te dife comment on appeUe cette faculté qu'a notre ame de pouvoir fe repréfenter ainfi les objets? Pauline. Oui, maman, vous me ferez- plaifir. Mde. de Verteuil. Cette faculté s'appelle imagination. M Ê M O I R E. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fiüc. Mde. de Verteuil. Pourrois-tu me dire * Pauline, ce que tu fis hier chez ta tante.  Oü JOURNAL DES ENFANS. 2/3 Pauline. Oui bien, maman. Nous alla"rnes, avant le diner, vifiter les pigeons, les poules & Ia volière; & 1'après-midi, nous courümes dans une jolie cariole tout Ie long. du bofquet.. Mde. de Verteuil. Pourrois - tu auffi me dire ce que tu fis la femaine dernière chez ta grand!maman, le jour que ton oncle & ta tante y étoient allé diner ? Pauline. Oh oui, maman. Nous fümes nous promener fur Ia rivière dans uu petit bateau. Oh, ce fut un grand plaifir. Mde. de Verteuil. Fort bien, Pauline. Pu as retenu tout cela a merveille. Tu voispar-la que ton ame a Ia faculté de pouvoir fe repréfenter tout ce que tu as fait. Et pj'arriva-t-il lorfque'nous voguions dans le petit bateau, & qu'il nous.fallut paffer fous :m pont? Pauline. La poulie oü paflbit la corde jui tenoit Ia voile, vint a tomber dans l'eau. Mon papa, mon oncle & mon coufin la :herchèrent long-temps, mais ils ne purent M 5  274 LE LIVK£ DE KAMILLE pas la trouver. Et alors il fallut retourner v#rs la maifon, paree que 1'ou ne pouvoit plus hilfer la voile. Mde. de Verteuil. Ton récit eft fort j exact.. Voila bien toutes. les circonftances de eet accident. Tu vois encore par-la, ma fille, que ton ame a la faculté de pouvoir fe repréfenter tout ce qui s'eft paffe fous tes yeux, comme ce que tu as fait toi-même. Pauline. 11 eft vrai, maman. Mde. de Verteuil. Et fais-tu comment s'appelle cette faculté de notre ame ? Pauline. N'eft-ce pas, maman, ce qu'on i nomme la mé moiré ? Mde. de Verteuil. Oui, Pauline. Pauline. N'eft-ce pas elle auffi qui fait: que je me fouviens de ce qu'on m'a dit, om de ce que j'ai lu? Mde. de Verteuil. C'eft elle-même.; Mais Pauline, te rappelles-tu tout ce qui ff dit h la table de ta grand'maman? Te'ToiH yiens-tu, par exemple, de ce que ta tante raconta. au fujet d'un certain petit garcon?  6U JOURNAL DES ENFANS. 2?$ Pauline. Non, maman, je ne m'en fouviens plus. Mde. de Verteuil. Tu étois cependant préfente lorfque ta tante fis ce recit; tu le compris même fort bien, puifque tu te mis a rirc. II y a mieux, c'eft que Ie foir a ton retour, tu racontas cette hiftoire a Nanette. Elle étoit donc alors dans ta mémoire ? Pauline. Cela peut être, maman. Mais a préfent je ne m'en fouviens plus du tout. II faut que je 1'aye oubliée. Mde. deVerteuil. EiTayons fi je pourrai parvenir a rendre a ton ame la faculré de fe repréfenter cette hiftoire, comme elle favoit le foir oü tu racontas 1'hiftoire a Nanette. Pauline. Oh voyons, voyons,■ maman. . Mde. de Verteuil. Ta tante ne dit-elle pas que le petit garcon étoit allé fe promener dans une prairie, & qu'il couroit après des papi!ions? Penfes-y bien; que lui arriva-t-ü alors? Pauline. Alor^.... Alors..., Oh, maman, M 6  2^6 LE LIVRE DE FAMILLE je me rappelle k préfent le refte de l'hiftoire. Comme il. ne regardoit pas k fes pieds, il arriva au bord d'un foffé & il roula jufqu'au fond. Son papa eut toutes les peines du monde a le retirer, & il ne le reconnoiffoit plus fous le mafquc de boue qu'il avoit. fur le vifage; Mde. de Verteuil. Voila précifement toute 1'hiftoire. Je n'ai pas eu de peine a remettre ton ame en état de fe la repréfenter, paree qu'il n'y a pas long-temps que tu 1'as entendue. Mais ü dans quelques années je cherchois k te la rappeller, tu ne t'en fouviendrois peut-être plus, ou je 1'auroisoubliée moi-même. Pauline. Cela peut être, maman; mais au moins fuis-je bien füre de n'oublicr de ma vie la bonté que vous avez de m'inftrui-  OU JOURNAL- DES ENFANS. Sfjr RAISONNEMENT, JUGEMENT. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. M jLlJLde. de Verteuil. Pauline, fauroistu bien me dire ce que c'eft que la raifon ? Je te 1'ai déja expliqué. Pauline. Oui, maman. C'eft.... C'eft.,.. Je ne puis pas bien 1'exprimer, mais je le fens. Par exemple, j'ai de la raifonv& les animaux n'en ont point. Mde. de Verteuil. Pour mieux te rappeller ce que 1'on entend proprement par raifon, je te dirai que tu montres de la raifon , lorfque tu comprens bien ce que je te dis, & que tu répons a propos. Tu montres auffi de la raifon, lorfque dans toutes les occafions qui fe préfentent, tu réSéeais M z  278 LE LIVRE DE FAMILLE fur ce que tu dois faire. Veux-tu que je t'en donne un exemple ? Pauline. Je le veux bien, maman. Mde. ds Verteuil. Suppofons que tu ayes en ce moment la fantaifie de te promener dans la rue. La première chofe que tu ayes a faire eft de defcendre dans la rue, n'cft-il pas vrai? Pauline. Oh, il n'eft rien de plus für. Mde. de Verteuil. II faut donc commencer par réfléchir fur ce que tu dois faire pour aller dans la rue. Pauline. Cela eft jufte encore. Mde. de Verteuil. Nous fommes ici prés d'une fenêtre qui eft ouverte, & qui donne fur la rue. Par cette fenêtre il eft aife d'aller dans la rue , lorfqu'on le veüt. Tiens, regarde. Je vais y jetter ce morceau de papier. II y eft déja. On peut donc aller dans la rue en palfant par la fenêtre, & jl n'y a pas de chemin plus court. Pauline. J'en conviens. Mde.' de Verteuil. Ce chemin n'eft ce-  OU JOURNAL DES ENFANS. 2;^ pendant pas le feul. II en eft encore un autre. Prés de la porte de la chambre, il y a un cfcalier qui defcend dans la cour, puis en traverfant Ia cour, on arrivé a la porte de la maifon qui s'ouvre fur la rue. Laquelle de ces deux manières te paroit la meilleure ? Pauline. Mais, maman, je ne puis pa$ aller par la fenêtre. Mde. de Verteuil. Pourquoi non, puifqu'elle eft ouverte? Tu pourrois y fauter toi-même, ou je pourrois t'y jetter, comme j'ai jetté tout-a-l'heure le chiffon de papier. Et certainement en prenant ce chemin, tu fcrois beaucoup plus promptement dans la rue, que fi tu y allois par 1'efcalier, la cour & la porte de la maifon. Pauline. Mais, maman', je tomberois fi vous me jettiez par Ia fenêtre. Mde. be Verteuil. Oui, vraiment, Pauline , il y a même a parier que tu te cafferois la jambe. Alors tu ferois bien dans la rue, mais tu ne pourrois pas t'y promensr. II  28q le livre de famille faudroit te porter dans ton lit, oü tu refterois couchée pendant fix femaines, fans pouvoir remuer. Tu peux maintenant me dire lequel vaut le mieux d'aller très-promptement dans la rue par la fenêtre, en te baf. fant une ou deux jambes, ou d'y aller beaucoup plus lentement par 1'efcalier & par la cour, en confervant tous tes membres entiers ? Pauline. II n'eft pas difficile de choifir, maman. 11 vaut miex prendre le chemin le plus long. Mde. de Verteuil, Et pourquoi, ma fille? Pauline. C'eft que, fi pour arriver plu*, tót dans la rue, il falloit me caffer la jambe, que me ferviroit d'y être arrivée, puifque je ne pourrois pas m'y promener? Mde. de Verteuil. Ta röflexion eft fort jufte, Pauline. Mais fais-tu ce que nous venons de faire, tout en caufant? Pauline. Non, maman, je 1'ignore. Mde. de Verteuil. Nous avons fait ufa-  Oü JOURNAL DES ENFANS. 28 ï ge de notre raifon , pour rechercher quel étoit le meilleur moyen d'aller dans la rue, ou d'y fauter par la fenêtre, ou d'y defcendre par 1'efcalier; & nous avons trouvé que le dernier moyen étoit le meilleur. Veux-tu que je te dife comment nous y fommes parvenues ? pauline. Cela me fera plaifir, maman. Mde. de Verteuil. Nous avons d'abord recherché quels font les avantages & les inconvéniens de chacune de ces deux manières d'aller dans la rue, d'y fauter par la fe-nêtre, ou d'y defcendre par 1'efcalier. Cette recherche nous a conduit a trouver que 1'avantage de fauter par la fenêtre, étoit que 1'on arrivoit beaucoup plutöt dans la rue; mais que 1'inconvénient attaché a ce moyen, étoit que 1'on rifquoit de fe caffer la jambe.. L'inconvénient au contraire, de defcendre dans Ia rue par 1'efcalier, étoit que 1'on re.floit plus long-tems en chemin; mais on y trouvoit en revanche eet avantage, que 1'on ne couroit pas le danger d'avoir une jambe  282 LE L1VRE DE FAMILLE cafTée. N'eft-ce pas, ma fille, ce qui s'eft pafte dans notre efprit? Pauline. Oui, maman, j'en répons pour le mien. Mde. de Verteuil. Après que nous avons eu trouvé ces avantages & ces inconvéniens, nous les avons comparés les uns avec les autres, & nous avons dit: Qui vaut le mieux, d'arriver un peu plus vite dans la rue, & de nous caffer la jambe, ou d'être un peu plus long-tems en chemin, & de conferver notre corps tout entier? Après cette comparaifon nous avons porte un jugement, c'eft qu'il valoit mieux refter plus long-tems en chemin, & qu'ainfi nous devions aller dans la rue, non par la fenêtre, mais par pefcalier & la cour. Comprens-tu cela? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Eh bien, ma fille, , lorfque 1'on examine ainfi dr.ns une chofe : fes inconvéniens & fes avantages, & qu'on 1 les compare enfemble , pour fe décider fur ■ lc para qu'il faut prendre, cette opératwn|  CU JOURNAL DES ENFANS. 20,3 s'appelle raifonnement , & la conclufion. .qu'on en tire s'appelle jugement. Veux-tu que je te donne un autre exemple d'un raifonnement & d'un jugement? Pauline. Oh , maman , vous me ferez grand plaifir. Mde. de Verteuil. Tu fais bien que les deux perroquets de ta tante , difent certains mots a peu-près comme des créatures humaïnes, de manière que 1'on pourroit s'y trompcr? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Suppofe maintenant que nous foyoris devant la falie k manger de ta tante, & que nous y entendions parler a travers ia porte qui éü fermce , comment peufes-tu que nous devions faire pour juger, fans entrer dans cette pièce, fi ce font les perroquets qui parient, ou les deux fervantes ? Pauline. Ne pourrions-nous pas les reconnoïtre a la voix? Mde. de Verteuil. Ce moyen ne feroit pas infailiible, puifque nous fomm.es oojive-  284 LE LlVRE DE FAW1LLE* nues tout-a-l'heure que les perroquets favent imiter fi bien la voix humaine que 1'on peut t'y méprendre. Pauline. ïl eft vrai. Mde. de Verteuil. II nous faut done cbercber un autre moyen plus für. Pauline. Oh, voyons. Mde. de Verteuil. Cherche dans ta tête. Q>el eft celui que tu imaginerois , en fuppofant toujours qu'il nous foit interdit d'entrer dans la pièce oü 1'on parle. Pauline. En vérité, maman, je n'en fais rien. Mde. de Verteuil. Et fi nous écoutions ce que 1'on dit? Tu fais que les perroquets, fuivant ton expreffion, n'ont jamais que les mêmes paroles au bec. Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Ainfi donc fi nous prêtions 1'oreille ft ce que 1'on diroit dans la falie ft man?er, & que nous entendiffions conftamment : Gratte , gratte , Jac.quot? As-tu déjeüné, Jacquot? Qui pour-  OU JOURNAL DES ENFANS. 285 rions-nous foupconner de dire ces paroles? Pauline. Les perroquets, maman. Mde. de Verteuil. Tu as raifon. Les perroquets peuvent dire ces paroles, & ils les difent coutinuellement. 11 y a tout lieu de croire que les fervanres ne s'occuperoient pas üt fe dire fans ceffe 1'une a I'autre: Gratte, gratte, Jacquot. As-tu déjeünë, Jacquot? Car cela n'eft pas trop amufant, n'eftil pas vrai? Pauline. Non certes, maman. Mde. de Verteuil. Mais fi nous entendions dire: Marie , as-tu compté les couverts? Non, Fanchette , je ne les compterai qu'après avoir plié la nappe: fi nous entendions encore une fuite de propos de ce genre, concernant le ménage, pourrions-nous les attribuer de même aux perroquets ? Pauline. Non , maman. II vaudroit mieux penfer que cc font les fervantes qui parleioient ainfi.  286 LE LIVRE DE FAMILLE. Mde. de Verteuil. C'eft cc que noés penfcrions en effet;^& nous aurions employé notre raifon a faire un raifonnement & k porter wn jugement; car nous aurions comparé ce que difent ordinairement les perroquets avec ce que les fervantes peuvent fe dire en faifant leur ménage; & cette comparaifon nous auroit conduit k juger, par la nature des difcours, fi ce font les perroquets ou les fervantes qui les auroient tenus. Pauline. Je vous remercie , maman, de m'avoir appris 1'ufage de ma raifon. Je m'en fervirai pour raifonner , k moi feule , fur tout ce que je pourrai voir ou entendre; & je viendrai enfuite vous confulter fur ie jugement que j'en aurai porté.  OU JOÜRNAL DES ENFANS. 287 LIBERTÉ, VOLONTÉ. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. Pauline. Maman , je viens de ferrer proprement toutes mes petites affaires, comme'vous me 1'aviez ordonn'é. II n'y a plus rien qui traine dans ma chambre. Que vaisje faire a préfent? Mde. de Verteuil. Tu peux aller traI vailler dans ton jardin, au t'amufer a jouer avec ta grande poupée. Lequel de ces deux amufemens te plaït davantage? Je te laiffe entièrement Ia liberté de cboifir. Pauline. Je crois, maman, que j'aurai plus de plaifir a jouer avec ma poupée. Mde. de Verteuil. A la bonne heure. Mais il y a long-tems, ce me femblc, que tu n'as travaillé dans ton jardin. Je viens d'y jetter tout-a-l'heure un coup-d'ceil en paffant, & j'ai cru voir qu'il y avoit une quantité de mauvaifes herbes. Les fleurs me pa-  2§8 ■ LE LIVRE DE FaMILL*. roiffent auffi languir fur leurs tiges. Surcrement tu auras laifie paffer quelques jours fans les arrofer. Pauline. II eft vrai, maman, vous m'en faites fouvenir. 'Mde ds Verteutl. Les fleurs^fouffrent beaucoup de la chaleur & de Ia féehcrcffe. Ne feroit-il pas a propos d'ailer a leur fecours ? Paulixe. Oh, elles peuvent attendre encore , au lieu que ma poupée meurt d'envie d'effayer fon tablier neuf. II faut que je voye s'il lui va bien. Mde. de Verteuil. Tu es la mattrefle, comme je te 1'ai dit, de faMs faire M-deffus ta fantaifie; mais je ne te demandé qu'un moment de réflexion. Si tu lailfes épuifer ton jardin par les mauvaifes herbes, fi tu négligés de 1'arrofer. les fleurs feront demain en¬core plus languiflantes qu'elles nc lc fot1t aujourd'hui. Demain au matin, tu le flus, nous partons de bonne heure pour aller paffer la journée chez ta grand'maman, nous ïi'ea  OÜ JOURNAL DES ENFANS. 280 I n'en reviéhWötis que dans Ia nuir. Maïs fi tes Beurs manquent d'eau pendant deux jours I encore, elles feront peut-étrefi trifte, que toute l'eau du reTervoir ne fauroit plus les I ranimer. Pauline. Oh, ce.feroit bien dommage. Mde. de Verte uil. Er. puis ton jardin rcftera dépouillé pendant fix femaines, jufqu'au tems des fleurs de 1'automne ; car tu fais bien ce que ton papa vous a dit, en vous donnant a chacun un petiteoin de terre: celui qui négligera fon jardin, & qui laLTera përir fes fleurs, n'en aura plus de toute la faifon. Pauline. II eft vrai, maman. Mde. nz Verteuil. Or, maintenant, qui vaut le mieux, a ton avis, ou d'avoir un moment de plaifir a jouer avec ta poupée, & d'éprouver enfuite pendant fix femaines Je chagrin de ne voir que de mauvaifes herbes dans ton jardin, ou bien de laifler une hcure ou deux ta poupée, avec laquelle tu peux Mier tous les jours, & d'aller travailler dans N ■  2qo LE LÏVRE DE FAMILLE. ton jardin, afin dc jouïr, pendant tout le refte de 1'été, du plaifir de le voir orné des plus belles fleurs? Pauline. He la manière dont vous me préfentez les cbofcs, maman, il me femble i qu'il n'y a pas trop a balancer. Md?, ns Verteuil. Je le crois auffi. Pauline. Allons, mon parti eft pris: je vais defcendre tout de fmtc dans mon jar- ; din. Wldc. UE Verteuil. Ce fera fort bien fair. Mais attends encore un moment, Pauline. 11 faut d'abord que tu remarques avec moi ce que nous venons dc faire. Piêtc-moi toute ton attention. Pauline. Voyons , maman, je vous éconte. Mde. de Verteuil. Ne venons-nous pas de raifonner fur ta poupée & fur ton jardin, comme nous raifonnames hier fur la fenêtre & fur 1'efcalier? N'avons-nous pas examinéï les avantages & les inconvéniens de joucrj avec ta poupée, ou d'aller travailler dans lef  OU JOURNAL DES ENFANS. 2p[ jardin, pour trouver lequel des deux étoit Ie meilleur a faire? Pauline. II eft vrai, maman, je n'y pen- fois pas. Mde. de Verteuil. Et que viens-tu de faire en difant qu'il étoit mieux d'aller travailler dans ton jardin que de jouer avec ta poupée ? Pauline. Je me fouviens^ maman, c'eft un jugement que j'ai porté. Mde. de Verteuil. A merveille, ma fille. Mais lorfque tu as dit enfuite: Allons, /mon parti eft pris, je vais defcendre tout de fuite dans mon jardin? Pauline. Vous ne m'avez pas encore appris, maman, comment cela s'appelle. Mde. de Verteuil. Je te le dirai tout-a1'heure. Répons-moi d'abord. N'eft-ce pas de toi-même que tu t'es décidée a aller travailler dans ton jardin ? Pauline. Oui, maman. Mde. de Verteuil. Quoique tu ayes pris ce parti, paree qu'il te fembloit le meilleur N a  2q2 le l!vre de famflle a fuivre , n'étois-tu pas libre de donner % fautre la préférence dans ton ame?. Pauline. Out, maman, j'en étois la maïtreiTe. Mde. de Verteuil. Eh bien, Pauline, ce pouvoir qu'a notre ame de fe décider a fon choix entre deux ou plufieurs partis a fuivre, fe nomme liberté; & Popération par laquelle notre ame fe dccide a fuivre 1'un de préférence, fe nomme volonté. Pauline. Je vous remercie, maman , de cette petite inuruction. Je tachcrai de la bien retenir. Mde. de Verteuil. Viens me donner un baifer, & ne perds pas un moment pour alIer travailler dans ton jardin.  OU JOURNAL DES ENFANS. 2p3 FABLE, CONTÉ, HISTOIRE. Mde. DE VERTEUIL, PAULINE, fa fille. iVïde. de Vkrteuit,. Pauline , lorfque tu joues avec ta poupée, ne t'arrive-t-il pas quelques fois de lui parler comme fi tu étois fa gouvernante & comme fi elle pouvoit enten dre tes difcours? Pauline. Oui, maman. Mde. de Vertf.uil. Et ne fais-tu pas enfuite comme fi. elle te répondoit & qu'elle rcfufit dc fuivre les fages inftructions que tu lui donnés? N'eft-tu pas fouvent venu me dire: Maman, la poupée crie & ne veut pas être fage; elle ne fait rien de ce que je lui dis; ou bien: La poupée eft fage a préfent, elle promet de ne plus crier. Tu fais-Tort N 3.  Q94 LE L1VRE DE FAMILLE, bien cependant que la poupée ne peut être ni fage, ni méchante, & qu'elle ne peut ni crier, ni te donner fa parole d'honneur. Pauline. II eft vrai, maman; auffi eft-ce pour badiner que je dis cela. Mde. de Verteuil. Je me mets quelquefois raoi-même de la partie , & je dis a la poupée : Mon enfant, je vous prie d'être moins turbulente; vos criailleries rompent la tête & votre maman. Si vous continuez k faire du bruit, je ferai obligée de vous mettre en pénitence dans ce coin. Une autre fois, je lui dis: Ma chère enfant, ne cefferez-vous jamais d'être opinidtre? Votre devoir eft d'être docile & foumife. Allons, il ne faut pas pleurer, mordre vos lèvres, & laiffer tomber la tête fur votre épaule. Tu fens a merveille que malgré les difcours que je ticns a la poupée, je fuis bien perfuadée qu'elle n'entend , ni ne peut rien faire de tout cela? Pauline. Oh fans doute , maman, et vous ne le faues que pour jouer avec moi,  OU JOURNAL DES LNFANS. Mde. de Verteuil. C'eft bien un de mes motifs, ma chère fille, mais j'en ai encore un autre plus férieux, ne le devines-tu pas? Pauline. Non, maman. Mde. de Verteuil. C'eft que je veux, tout en jouant, t'apprendre ce que tu dois faire & ce que tu dois éviter. Par exemple lorfque je dis a la poupée, que fes cris m'étourdiffent, & que je la menace de la mettre en pénitence dans un coin, c'eft pour amener dans ton efprit cette réflexion: Si je crie, je romprai la tête a mamau, & je ferai mife en pénitence. Pauline. Voila un fort bon moyen, en •effet. Mde. de Verteuil. Et lorfque je dis au chat: Minet, fi! que c'eft vilain d'être mcèhant! il ne faut pas égratigner paree que 1'on vous a fait un peu de mal fans le vouloir, en jouant avec vous, aiurement perfonne ne voudroit plus jouer, & 1'on vous laifferoit bouder tout feul a 1'écart comme un chat fauvage. Tu fens bien que le chat N 4  200 . LE L1VRE DE FAMiLLE. n'entend pas mieux mon difcours que la poupée? Pauline. Oh , non certes. Mde. de Verteuil. Mais , pour quelle raifon penfes-tu que je dife cela au chat? Pauline. Je crois le dsviner, maman; c'eft pour m'apprendre , par ricochet, que je ne dois ni pincer, ni égratigner, ni battre, lorfque par hazard en jouant, on m'a un peu bleffée , paree que je ne trouverois, plus perfonne pour jouer avec moi. Mde. de Verteuil. Tu 1'as fort bien deviné. Ainfi quand je dis enfuite: Minet devroit avoir bien du regret de s'être fi mal comporté; il devroit demander pardon & promettre de n'étre plus fi méchant a 1'avenir, ce n'eft pas que j'aie l'efpérauee de voir le chat profiter de eet avis, c'eft pour t'appreudre indireclement & toi-mêtue ce que tu devrois faire en pareiile circonftauce. Pauline. Oh, je fens bien laleqon, maman. , Mde. de Verteuh. Lorfiqu'on veut ia-  OÜ JOÜRNAL DES ENFANS. flruire en jouant les enfans & même les hommes fur ce qu'ils doivent faire ou éviter, on leur dit que dans telle occafion tels ou teis animaux ont agi de telle ou telle manière. On ne dit pas cela pour leur faire accroire que cela foit effeèlivement arrivé, paree que le plus fouvent ce font des chofes que tout' le monde fait bien que les bêtes ne peuvent pas faire, mais feulement pour leur montrer ce qui eft bien ou mal , & qu'elles font ordinairement les fuites de telle ou telle aéïion. Pauline. Cela n'eft pas mal imaginé au moins. Mde. de Verteuil. Afin .de rendre Pin-»ftruction plus claire & la lecon plus frappante , on a foin d'arranger fon récit de facon qu'il arrivé juftement aux animaux cc qui arriveroit aux enfans ou aux hommes , s'ils agiffoient de la même manière que 1'on a fait agir les animaux. Ce récit ou cette narration, on 1'appelle une fable. Veux-tu que- je t'en donne un exemple ? N 5-  20 LE L1VRE DE FAMILLE. Pauline. Vous me ferez grand plaifir, maman. Mde. ds Verteuil. Pour te mette en état de bien comprendre la fable que je vais te raconter, il faut d'abord te dire qu'il y a des pays oü 1'on rencontre dans les forêts des bêtes fauvages , telles que des loups, des tigres , des ours , des léopards & des lions. Pauline. Oh oui, maman, j'en ai déja vu dans mes eftampes. Mde. de Verieuil. Ces animaux font formés en grand, juftement comme tu les a vu repréfentés en petit. Ils mangent tous les autres animaux qu'ils peu/ent attraper; c'eft pour cela qu'on les appelle bêtes féroces ou animaux carnafliers. Ils attaquent même les plus grands animaux, comme les chevaux As les bceufs, quoiqu'ils foyent de beaucoup plus petits. Pauline. Comment viennent-ils donc a bout de les terraffer? Mae. de Verteuil. C'eft que malgré leur  oü Journal des enfans. 299 pedtcffe ils font d'une force prodigeufc, qu'ils ont d'ailleurs plus d'agilité, & qu'ils font fans celle animés d'une fureur qui les porte a braver toute efpèce de péril. Pauline. Je ne voudrois pas en rencontrcr fur mon chemin. Mde de Verteuil. Je le crois, mais revenons. Pour faire voir aux hommes quel avantage ceux qui font les plus foibles peuvent trouver a s'uuir ctroitemeut contre ceux qui font les plus forts, & combien il leur impone pour cct cffet dc vivre toujours entr'eux en bonne intelligenee, voici la fable que fon a imaginée. Pauline. Oh, voyons, maman. Mde. de Verteuil. Ecoute. LES BffiUFS EN QUEREI^LE. F A Ti L E. , Dans un pays peüpté de bétes féroces, il y avoit ,plufieurs boeufs qui paiffoient tranN 6  300 LE L1VRE DE FAM1LLE. quillement au milieu d'une vafte prairie. Comme ils vivoient enfaivble dans une parfaite union, & qu'ils étoient toujours prêts; a fe défendre mutuellement, aucune béte féroce n'ofoit les .attaquer. Auffitöt qu'ils en voyoient une roder au loin pour chercher k les furprendre, ils couroient tous les uns prés des autres & fe rangeoient en cerclc.,, la tête en dehors , menacant l'ennemi conimun de 1'éventrer avec leurs cornes aiguës. Le cercic étant bien fermë de tous les cötës, aucun d'eux ne pouvoit être attaqué par derrière , ce qui étoit le feul moyen de les vaincre. Auffi long-tems qu'ils furent entretenir cette bonne intelligenee , ils vécurent nombreux & tranquilles. Mais enfin par une vëiille, ils en vinrent a une difpute féricufe, & comme aucun d'eux ne voulut céder & reconnoïtre qu'il avoit eu tort, ils s'accablèrent d'invecnves & finirent par s'en aller chacun de fon cóté.. Ih ne tavdèrent pas a fentir les fuites fit»  Oü JOURNAL DES ENFANS. 3© f- nefles de cette divifion. Lorfqu'il paroiffoit une béte féroce , ils ne couroient plus fe. ranger cöte a cdte daus une cercle bien ferré, pour fe défendre réciproquement. Celui qui étoit attaqué le premier, fe voyoit abandonné de tous fes camarades, qui ne fongeoient qu'a leurs affaires perfonnelles. II y en eut plufieurs qui furent dévorés, de cette manière en peu de jours. Si du moins eet exemple avoit rendu les autres plus fages & qu'il les eüt engagés a fe réunir, ils auroient encore été en ëtat? malgré leurs pertes, de ce défendre contre leurs ennemis. Au lieu de cela, leur querelle endevint plus vive que jamais: 1'un reprochoit a I'autre d'être la première caufe de fes malheurs. Des reproches, ils en vinrent a des coups de cornes fanglans. Le bruit du combat ayant attirê leurs ennemis hors de la forêt, eeux-ci profitèrent de la laffitude. &" de la foibleffe des combattans pour les égorger tous les uns après les autres, enforte qu'il n'en refta pas un feul N-. 7  30 2 LE L1VRE DE FAMILLE. pour raconter du moins ce funefte événement a fes neveux. Tu vois par-la, Pauline, ee que c'eft qu'une fable. De la manière que je t'ai raconté celles des bceufs , tu comprens fort bien qu'un pareil événement n'eft point arrivé, & qu'il n'a möme jamais pu arriver. Pauline. Oh oui, maman , je le crois. Mde. de Verteuil. Et fur quoi le penfes-tu ? Pauline. C'eft que les bceus font incapables de parler, & par conféquent de fe faire des réponfes qui les conduifent a une querelle. Mde. de Verteuil. Très-bien, Pauline. II y a cependant quelque chofe de vrai dans mon récit. Pauline. Quoi donc, maman? Mde. de Verteuil. C'eft premièrement qu'il y a des bêtes féroces qui attaquent les bceufs pour les dévorer. Secondement, c'eft que les bceufs fe plagant en cercle avec les cornes en dehors, peuvent très-bien fe  ©ü JOÜRNAL DES ENFANS. 303 défendre contre leurs ennemis. Enfin c'eft que sMl ne fe défendent pas mutuellement de cette manière ou d'une autre, ils font hors d'état de réfifter aux bêtes féroces qui les attaquent féparément. Pauline. Oui, maman, je concois ces trois vérités. Mde. de Verteuil. Mais, comme tu 1'as très-bien obfervé toi-même, que les bceufs puiflènt fe dire des>injures, & que ces injures les animent tellement les uns contre les autres, qu'ils refufent de fe prêter mutuellement des fecours contre 1'ennemi commun lorfqu'ils en font attaqués, c'eft-ce qui n*cft pas vrai. On a pu voir cela parmi les hommes , mais jamais parmi les animaux. Pauline. Comment donc , maman , eftce que cela peut arriver parmi les hommes ? Mde. de Verteuil. Hélas ! oui , ma cbère fille. Si ta raifon étoit un peu plus avancée; tu verrois , fur-tout en ce moment, que les hommes font affez infenfés , non-feulement pour fe divifer entr'eux lor£  304 LE LlVRE DE FAM1LLE. qu'ils dcvroient fe réunir, mais encore pout combattre avec acharnemcnt les uns contre les autres , quoiqu'üs foient enveloppé* d'ennemis qui les menacent tous également, II faut convenir que les bceufs n'ont jamais fait de pareilles folies. Pauline. Mais, maman , vous m'avez pourtant dit que les hommes ont plus d'intelligence que les animaux. Mde. de Verteuil. Cela eft vrai, Pauline; mais par malheur les hommes oublient fouvent leur intelligenee pour fe laiffer emporter aux plus miférables pa'ffions, telles que 1'avarice & Ia vanité. On a remarqué au contraire que les bêtes fe fervent toujours a propos de 1'intelligence dont elles font douées. C'eft pour cette raifon que 1'on voit quelquefois les hommes agir d'une manière plus déraifonnable que les animaux eux-mêmesi Pauline. En vérité , maman , il n'y a pas trop d'honneur pour nous dans tout cela. Mde„de Verieuil. J'en ai hente comme  OU JOURNAL UES ENFANS. 30$' toi, Pauline, & j'avoue que j'aurois peine a le croire, fi je n'en voyois tous les jours des exemples. Tu peuk remarquer k ce fujet combien il eft honteux de fe laiffer vaincec par fes paffions, puifque par cette foibleffe on fe met au-deffous des bêtes. . Pauline. II me femble qu'après avois fait une fottife , je ne pourrois plus regarder en face un bceuf fans' rougir. Mde. de Verteuil. Revenons k notre fable,. Pauline. Tu dois te fouvenir de ce que je te difois avant de te Ia raconter, qu'on favoit imaginëe pour montrer de quelle importance il eft, fur-tout pour les foibles, de vivre dans une parfaite union, & dans une difpofition conftante a fe fecourir les uns les- autres au milieu du dangcr. L'exemple des bceufs confirme cette vérité de la manière Ia plus manifefte , puifqu'ils ont mené une vie heureufe & tranquille auffi long-tems qu'ils ont vécu en bonne intelligenee. lis ont au contraire commencé k devenir la proie de leurs ennemis} auffi-têt  306 LE L1VRE DE FAMILLE qu'ils font entrés en querelle, & qu'ils n'ont plus voulu fe préter des fecours mutuels. Pauline. Oui , maman , cela eft bien prouvé. Mde. de Verteuil. Eh bien , ma fille, la même chofe arriveroit aux hommes, s'ils ne vouloient pas fe protéger réciproquement , & s'ils refufbient de fe prendre tous par la main pour réfiftcr enfemble a ceux qui viendroient les attaquer. L'exemple des bceufs eft donc bien imaginé pour donner cette legon. C'eft ainfi que Pon fait fervir a l'inftruélion des hommes cette forte de récit que Pon nomme fable. Pauline, II y a donc, maman, plufieure fortes de ces rëcics? Mde. de Verteuil. Oui, ma fille, on en diftingue trois. La fable, oü Pon raconte ce que Pon fait bien n'être jamais arrivé , & n'avoir même jamais pu arriver; le conté Ou 1'hiftoriette, oü Pon raconte ce qui a pu Irès -naturellement arriver en effet; ' enfin Philloire , oü Pon raconte ce que Pon fait  OU JOURNAL DES ENFANS. 307 être véritabiement arrivé de la manière qu'on le récite. , Pauline, Mais, maman , fans vous f&cher, voudriez-vous me pcrmettre de vous faire une petite queftion? Mde. de Verteuil. Voyons, ma fille. Pauline;. Raconter ce que 1'on fait bien n'être jamais arrivé, & n'avoir même pu jamais arriver, n'efl-ce pas dire un menfonge, puifque c'eft dire ce qui n'eft pas vrai ? Mde. de Verteuil. Si en faifant fon récit , on difoit que 1'aventure eft véritablement arrivée de cette manière, quoique 1'on fut qu'elle n'eft pas arrivée en effet, ce feroit affurément dire un menfonge. Mais lorfque Pon ne donne ce récit que pour ce qu'il eft, lorfqu'on dit par exemple: Je raconte ceci, non pour faire accroire que la chofe foit cffeètivement arrivée, mais feulement comme une invention fabuleufe dont vous pouvez tirer un fens moral j'c'èit-è-dire une inftruction utile pour votre conduite, alors on ne dit pas un menfonge, puifque  $0$ LE LIVRE- DE FAMILLE fon ne veut tromper perfonne, car on prévient d'a'vance de ce qu'il faut penfer fur ce qui eft vrai & fur ce qui ne 1'eft pas. Pauline. Bon, maman, me voiia raffurée fur 1'état de votre confcience, au fuj'es de la fable que vous avez eu la bonté de me dire; je vois que vous ne vouliez pas me tromper. Mde. de Verteuil. Non fans dou:e, ma fille; & tu peux même te rappeller qu'en lifan t enfemble les Hifteriettes & converfations pour les enfans, que j'ai écrites pour ton ufage , je t'ai dit plus d'une fois que ce n'étoient que des contes , ou des inventions, c'eft-rt-dire-des réeits d'évènemens, qui n'étoient peut-êcre jamais arrivés, quoiqu'ilsayent pu arriver naturellement; qu'ente te préfentant des récits imaginaires d'enfans punis pour leur opinkttreté , leur orgueil ou leur gourmandife, je ne voulois que te faire voir les„"f%ites funeftes de ces défauts pour t'engager a t'en préferver. J'ai arrangé ces récits de la manière la plus conforme a ce-  OU JOURNAL DES ENFANS. 309 qui fe paffe tous les jours parmi les enfans. J'ignore- par exemple s'il y a jamais eu une petite fille nommée Léonor, affez remplie de vanité pour croire qu'elle valoit mieux que fes amies, pour imaginer que quelques agrémens dans fa perfonne pouvoient lui tenir lieu d'infiruction & de talens , qui eut enfuite le malheur de perdre a la fois fes parens & fa fortune, de fe voir rebutée par toures fes anciennes compagnes qu'elle avoit accablées de fes mépris, & d'être enfin rédnite a devenir la fervante de fune d'entre elles. Ce que je fais bien, c'eft que les ignorans & les orgueilleux font toujours punis de cette manière ou d'une autre , & que fi tu voulois fuivre 1'exemple de Léonors, tu aurois tót ou tard de jufles- fujets de t'en repentir. C'en eft affez pour t'apprendre avec quel foin tu dois éviter toüt ce qui pourroit te. conduire a de parcils malheurs. Pauline. Je fens fort bien toute la force de cette lec/m, & j'efpère qu'elle fera toujours préfen.te a mon efprit.  310 LE LIVRE D:i FAMILLÊ Mde. be Verteuil. Je le fouhaite, ma fille; mais veux-tu que je te dife un conté, pour te montrer, comme par la fable des bceufs, combien il eft utile aux hommes de. fe fecourir nuuueliement? Pauline. Oh maman , quel plaifir? Mde. de Verteuil. Ecoute, je vais te Ie dire, mais a condition que tu chercheras toi-même a déconvrir dans ce conté ce qui le diftiague d'une fable ou d'une hiftoire, fuivant les différences que je viens d'établir tout-a-l'heure entre ces trois fortes de récits. Pauline. Voyons, maman, fi je ferai affez habile pour cela: je vais vous prêter toute mon attention. L'AVEUGLE ET LE BOITEUX, CONTÉ. ■ Mde. de Verteuil. Un pauvre homme qui avoit perdu Ia vue depuis piufieurs an-  OU JOURNAL DES ENFANS. 3'I I nées, alloit un foir fur le grand-chcmin-, en taronnant avec fon baton. Que je fuis malheureux, s'écrioit-il, d'avoir été'obligé de laiffer mon pauvre petit chien malade au ldgis! J'ai cru. pouvoir me paffer aujourd'hui de cc guide fidéle, pour aller au village prochain. Ah! je fcns mieux que jamais combien il m'efi nëceffaire, Voici la nuit qui s'approche ; ce n'eft pas que j'y voix mieux pendant le jour, mais au moins je pouvois rencontrer a chaque infiant quelqu'un fur ma route, pour me dire fi j'étois dans le bon chemin, au lieu qu'a préfent je dois craindre de ne plus rencontrer perfonne. Je n'arriverat pas d'aujourd'hui h la ville & mon pauvre petit chien m'aitend pour fouper. Ah , comme il va être chagrin de ne pas me voir! A peine avoit-il dit ces paroles, qu'il entendit quelqu'un fe plaindre tout prés dc lui. Qne ie fuis malheureux, difoit-il, je viens de me demettrc le pied dans cette orniêre; il m'eft impofiible de 1'appuyer h terre. II fau-  312 LE L1VRE, D£ FA MILLE. Sra que je paffe ici toute ia nuit fur le enenün. Que vont penfer mes pauvres parens? Qui êtès-vOus , s'écria 1'avengle, vous que j'entens pouffer des plaimes fi triftes? Hélas ! répondit le boiteux, je fuis un pauvre jeune homme k qui il vient d'arriver un cruel accidenr. Je revenois tout feul de notre maifon de campagne; je me fuis démis le pied , & me voila condamné k couchcr dans Ia boue. l'Aveugle. J'en fuis bien faché, je vous affure; mais dites-moi, y a-t-il encore un refte de jour? & pouvez-vous voir fur le chemin ? Le Boiteux. Ah , fi je pouvois marcher auffi bien que j'y vois, j'aurois bientöt tïré mes chers parens dïnquiétude. l'Aveucle. Ah, fi je pouvois y voir auffi bien que je marche , j'aurois bientöt donné k fouper a mon chien. U Boiteux, Vous n'y voyez donc pas, mon cher ami? l'Aveugle. Hélas! non: je fuis aveu«Ie com me.  OU JOURNAL DES ENFANS. 3 I 3 •eowme vous êtes boiteux. Nous voila bien chanceux 1'un & I'autre; je ne peux pas avancer plus que vous. Le Boiteux. Avec qu'el plaifir je me ferois chargé de vous conduire! l'Aveugle. Comme je me ferois empreffé d'aller vous chercher des hommes avec im brancard! Le Boiteux. Ecoutez , il me vient une idee. 11 ne tient qu'a vous de nous tirer de peine tous les deux. l'Aveugle. II ne tient qu'è moi ? Voyons , quellc eft votre idéé ? J'y topc d'avance. Le Boiteux. Les yeux vous manquent; a moi, c'eft les jambes. Prêtez-moi vos jambes, je vous prêterai mes yeux, & nous voila 1'un & I'autre hors d'embarras. l'Aveugle. Comment arrangez-vous cela, s'il vous plait? Le Boiteux. Je ne fuis pas bien lourd, & vous me paroiffez avoir de bonnes épaules. O  314 le livsie üe famillr l'Aveugle. Elles font aflez bonnes, die» merci. Le Boiteux. Eh bien, prenez-moi fur votre dos; vous me porterez & moi je vous montrerai le chemin; de cette manière, nous aurons & nous deux tout ce qu'il faut pour arriver a la ville. l'Aveugle. Efr-elle loin encore? : Le Boiteux. Non, non, je la vois d'ïcLi l'Aveugle. Vous la voyez? Hélas! il y a dix ans que je ne 1'ai vue; mais ne perdons pas un moment; votre invention ine-; paroic fort bonne. Oü étes-vous? attendez j je vais m'agenouiller comme un chamsauJ vous en grimperez plus aifément fur mon j échine. Le Boiteux. Rangez-vous un peu b droite, je vous prie. l'Aveugle. Efl-ce bien comme cela? Le Boiteux, Encore un peu plus. Bon. Je vais paiTer mes bras autour de votre cou. Vous pouvez maintenant vous relever. l'Aveugle. Me voila debout. Vous ne  VI. IJ. Kil bien , prenez - moi sur vofre o.s t vous me portere?; .   OU JOURNAL D*S F.>'FANS, 3:5 pc fez pas plus qu'un moineau. Marche. Ils fe mirent en route aufiïtöt; & comme ils avoient en cófnmun deux bonnes "jambes & deux bons yeux, ils arrivèrent en moins d'un quart d'heure aux portès de Ia ville. f L'aveugle porta enfuite Ie boiteux jufques chez fes parens ; & ceux-ci après lui avoir témoign'é leur reconnoLTance, le firent conduire auprès de f3';> LE LIVRE DE FAM1LLE vient de nous le propofer. Chaque chofe en ira beaucoup mieux & fe fera plus commodément pour tout le monde. Adrien. Ah, je fuis bien charmé de leur voir prendre ce parti. M. de Verteuil. Ils ne tardent pas longtems a en reflêntir les avantages. Si 1'habit du laboureur vient a fe déchïrer , tandis qu'il eft occupé a faire fa moiffon, il n'a befoin que de paffer chez le tailleur, & celuici lui raccommode fon habit, ou lui en fait un tout neuf, tandis que le laboureur continue de recueilir fon bied. De même encore s'il furvient un orage qui endommage le toit de fa maifon, il fait venir Ie couvreur qui répare eet accident, fans qu'il ait befoin de fufpendre le travail preifant de fa récolte. De leur cöté, le tailleur & le couvreur ne font pas obligés de quitter leur ouvrage pour aller cultiver la terre & faire venir le bied dont ils ont befoin pour nourrir leur familie, paree qu'ils favent que leur voifin le laboureur fe charge de ce foin,  CU JOURNAL DES ENFANS. 339 tandis qu'ils font occupés de fon tok & de fon habit. Aotuen. Voila qui s'arrange a merveiüe pour chacun en particulier. M. de Verteuil. Ajoute a cela que tous les ouvrages font beaucoup mieux faits, paree que chacun n'ayant befoin d'apprendre qu'un feul métier & s'y adonnant entiêrcment, il en prend une connoiffance plus étendue & 1'exerce avec une bien plus grande fadlité; au lieu que 1'on ne fait jamais ni fi parfaitement, ni fi vite, une chofe dont on ne s'occupe que par intervalles , & qui eft confondue avec d'autres travaux. Tu vois par-la que tout le monde gagne a eet arrangement, puifque 1'un fait plus d'ouvrage , & que les autres le recoivent mieux conditionné. Adrien. Il n'y 3 pas Ie moindre mot 4 dire contre cette difpofuion. M. de Verteuil. Tu comprens bien, maintenant, mon fils, que lorfque les hommes fe • font ainfi partagé leurs travaux , ce P %  34-0 LE LIVRE DE FAMILLE. lui qui ne fait faire venir que du grain, & celui qui ne fait faire que des babits, ont néceüairement befoin que 1'un confomrae les fruits du travail de I'autre. Adrien. Oh , fans doute , mon papa. Car fi le tailleur ne mangeoit pas les grains du payfan, & que celui-ci ne fit pas faire duabits au tailleur, le métier ne feroit bon pour aucun des deux. M. de Verteuil. Ta remarque eft- extrêmement jufte. Adrikn. Heureufement ils ont un bon parti a prendre , & je puis leur en faire la lecon par mon exemple. Lorfque j'ai fait un grand nombre de deffeins , j'en troque une partie avec mes foeurs, contre une bourfe ou des jarretiéres de leur facon. Ainfi le payfan & le tailleur peuvent troquer enfemble comme nous. M. de Verteuil. C'eft ce qu'ils feroient effectivement , fi 1'on n'avoit imaginé une thofe encore plus commode, & que je t'expliquerai dans un autre entretien. J'ai main-  OU JOURNAL DES ENFANS. 3<£J tenant, mon nis, une .queftion a te faire qui tient plus étroitement au fujet de notre converfation. Adrien. Voyons mon papa, fi je ferai en état de vous répondre. M. de Verteuil. Lequel des deux genres de vie te paroit Ie plus agréable pour les hommes, de fe mêler quelquefois enfemble pour fe commuHiquer leurs penfées & leurs fentimens , ou de refter toujours folitaires fans former aucune liaifon les uus avec les autres? Adrien. si j'en juge d'après jnoi-même , j'aurai bientöt décidé. Je me piais fouvent a me voir feu^pour en être plus appliqué a mes études ; mais je ne voudrois pas que cetre retraite durat toute Ja journée; & lorfque j'ai fmi mes devoirs, j'aime a me retro'uver avec mon petit frère, mes fceurs & mes atnis. M. de Verteuil. Tu as bien raifon, car vous pouvez alors jouer les uns avec les autres, ou aller vous promener de compagnie , f' 3  342 LE LIVRE DE FAMILLE. êu travailler enfemble dans Ie jardin. Mais s'il vous falloit toujours prendre féparément vos plaiflrs, comme vous prenez vos lecons, je concois que vous en feriez bientöt dégoütés. Adrien. Oh, c'eft bien vrai, mon papa. M. de Verteuil. 11 en eft exaftement de même pour les hommes. Nous venons de voir qu'ils trouvent beaucoup plus d'avantages ft travailler de concert pour leurs befoins mutuels. lis trouvent auffi, comme toi, une jouifthnce plus douce ft prendre enfemble leur récréation & leurs plaifirs. Adrien. La preuve en eft qu'on n'a jamais vu rire quelqu'un lorfqu'il eft feul. M./de Verteuil. Ce penchant qui porte les hommes ft fe recbercher pour vivre les uns avec les autres, pour goüter leurs amufemens en commun , pour fe partager entr'eux leurs travaux, fe nomme fociabilité; & 1'affemblage des hommes qui fe réuniffent dans eet objet, fe nomme fóciéte. En recueillant tout ce que nous avons dit jufqu'a  OU JOURNAL DES ENFANS. 343 préfent dans eet entretien, tu peux juger combien ce fentiment de fociabilité eft un * don précieux pour les hommes, & combien rétablilfement des fociétés leur eft avantageux. Par lk ils font tous en état, nonfeulement de fe procurer les uns & les autres tout ce qu'il leur faut pour fatisfaire aux befoins ordinaires de la vie, par un travail plus facile & plus parfait, mais encore dans les intervalles de leurs occupations, ils peuvent fe délaffer de la manière la plus agréable, & goüter enfemble mille fenfations délicieufes auxquelles ils deviennent plus fenfibles en les partageant. Celui qui voudroit vivre k 1'écart & travailler feul pour lui-même , pourroit k peine fe conftruire une mauvaife cabane, oü il feroit bientöt réduit è périr de trifteffe & d'ennui, tandis que les hommes, en fe réuniffant, b&tiffeat des villes magnifiques oü ils vivent enfemble au milieu de fabondance. & des plaifïrs. Le fauvage errant au hazard dans les forêts, eft obligé de fe contentcr pour fa nourriture de P 4  344 LE LIVilE DE FAM1LLE, fruits agreftes, d'écorces & de racines: il n'a peur fe garantir de la fraichcur humide des nuits & des glacés de 1'hivcr, que la peau de quelque béte féroce dont il ne fait pas même fe revetir. L'hoiume civilifé au contraire, force Ia nature a lui fournir les fruits les plus abondans & les aliniens les plus fains , qu'il fait préparer de la manière la plus flatteufe pour fon goüt: il Ie fabrique des étoffes chaudes, légères & moëlleufes, qu'il fait varier pour toutes les températures & toutes les faifons. Que feroit-ce encore fi je te parlois de tous les arts agréables que Ia focièté feule a fu lui faire inventer pour charmer fes fens & pour amufer fon imagination, de ces nobles connoiiïances qui fortificnt fa raifon , élèvent fon ame , agrandilfent fon génie, lui font parcourir en un inftant de la penfóe, Ia terre, les mers & les'cieux, & remplir en quelque fbrte de iui-mèrne, toute 1'immenfité de 1'iuiiversS  OU JOURNAL DICS ENFANS. 3 45 MONNOYri, COMME RCE, MARC HANDS. M. DE VERTEUIL, ADRIEN, fon fils. R T ifli ds Verteltl. Dans 1'entretren qua nous eümes I'autre jour, mon cher Adrien, nous demeürames bien convaincus par nos réflexions, que nul homme n'eft en état ds faire feul toutes les chofes qui lui font néeeflaires pour remplir Ces befoins, qu'il faut en conféquence que celui-ci fe charge d'une partie , & celui-la d'une autre , afin qu'ils puiffent tous fe procurer de la manière Ia plus füre & Ia plus- abondante, toutes leurs nécelfités. T'en fouviens-tu encore? Adrien. Oh-oui, mon papa, je n'ai eu garde de 1'oublier. P 3  30 LE LIVRE DE FAMILLE. M. de Verteuil. Nous vimes enfuite que pour que chacun put vivre de fon état, il fallöit que tous euffcnt befoin mutuellement du fruit de leurs travaux; le tailleur, par exemple, des grains du payfan; le payfan , a fon tour, des habits du tailleur & ainfi des autres. Adrien. Je me le rappelle auffi. Je voulóis même qu'ils troquaffent enfemble, comme je troque de mes ouvrages contre ceux de mes fioeurs. M. de Verteuil. II eft vrai; & je te dis a cette occafion que les hommes avoient imagine un moyen encore plus commode. Je promis de te le faire connoïtre ce moyen. Veux-tu que je m'acquitte en ce moment de ma promeffe? Adrien. Je ne demandé pas mieux, mon papa.. M. de Vekteuil. Eh bien, prête-moi route ton attention. Adrien. Oh oui, je vous le promets... M. de Verteuil, Dans 1'enfance des fo-  OU JOURNAL DES ENFANS. 347 ciétés, les hommes ont commencé par faire ce que vous faites vous-mêmes, toi & tes foeurs, dans votre enfance, c'eft-a-dire , par faire enfemble des échanges, pour fe procurer mutuellement ce qui leur mancmoit, Celui , par exemple , qui polfédoit plus de moutons qu'il ne lui en falloit pour fon ufage, mais qui en revanche n'avoit pas affez de grain, étoit obligé d'aller de tous cöcés chercher quelqu'un qui eüt du grain de refte, & de lui demander s'il vouloit luien donner un fac pour un ou deux moutons. Adrien. Voila précifément ce que je fais, lorfque j'ai quelques deflins de trop, & qu'il me manque une bourfe ou des jarretières. M, de Verteuil. Si 1'homme au grain étoit content de cette propófition, il donnoit de fon bied, recevoit un ou deux moutons en échange, & f affaire étoit ainfi termin ée. Adrien. Je ne vois guère, mon papa, ce que 1'on peut imaginer de plus fimple .& de plus commode. P 6  LE LIVRE D£ FA MILLE M. de Verteuil. Oui, fans doute, lorfque les chofes s'arrangeoieiit ainfi ; mais il pouvoit arriver que celui qui avoit trop de grain eüt aflez de moutons , ou qu'il 11e fe foucidt pas d'en avoir,. Adrien. C'eft ce que je n'avois pas prévu. M. de Verteuil. Alors il falloit que 1'homme aux moutons alMt s'acireffer fucceffivement a d'autres perfonnes , jufqu'a ce qu'enfin il en trouvttt une qui eüc trop de grain, &'qui voulüc juftement changer con* tre des moutons ce fliperfiu. Adrien. Cela commencc a devenir embarrafTant» M. de Verteuil. Tous ces- échangesr, comme tu le vois, coutoient beaucoup de foins & de peines. lis ne pouvoient même quelquefois s'effeciuer, foit paree que 1'on ne s'accordoit pas fur la mefure de bied qui pouvoit répondre a la valeur d'un mouton,, foit paree qu'il s'élevoit encore de plus grandes difficultés lorfqu'il étoit queftion d'ér clianges d'une autre nature, comme par  Oü' JOüSNAL DES ENFANS. 349 exemple du troc de quelque ferviee, ou dc quelques journées de travail, contre un agneau ou un inftrument de labourage. Adrien. Je vois Ift bien du tems perdu, & peut-être même que la chicane va s'en mêler. M. de Verteuil. C'eft ce qui fit concevoir 1'idée de chercher quelque moyen qui put abréger les négotiations , & rendre les afFaires plus aifées a conclure. Adrien. Et comment les hommes troujverent-ils ce moven, mon papa? M. de Vertf.uil. Après avoir fait fans doute un nombre infini d'opérations trèscompliquées , ils en vinrent enfin è cette idéé bien fimple: Nous n'avons qtfa trouver une chofe qui puilfe être le figne repréfentatif de toutes les valeurs. Adrien. Je n'entends pas bien cela, mon papa. M. de Verteuil. Tu le comprendras 'plus aifément, lorfque je t'aurai dit quelle eft. cette chofe. P 7  35° LE LIVRE DE, FAMILLE Adrien. Et quelle eft-elle donc, je vous prie ? M. de Verteuil. C'eft Ia monnoie, c'eft-a-dire, les petites pièces d or, d'argent & de cuivre , fur lefquelles on empreint dans chaque état monarchique, le nora, Ia figure & les armoiries du Chef de la Nation,& dans d'autres pays, les armoiries feulement, accomp'agnées d'une infeription, ou d'une marqué quelconque. Adrien. Ah, je commence a comprendre. M. de Verteuil. Tu connois, toutes les pièces de monnoie qui ont cours en France, les Iouis d'or, les écus de fix francs, 'les petits écus, les pièces de vingt-quatre fous, de douze fous & de fix fous, les pièces de deux fous & de fix Hard, les fous, les demifous, & les liards? Tu fais auffi quelle eft la valeur de chacune de ces pièces a 1'égard des autres? Tu fais par exemple que cinq pièces de douze fous valent autant qu'un petit écu ?  Oü JOURNAL DES ENFANS. 35ï Adrien. Oh oui, mon papa, je fais tout cela a merveille. Ce que je ne comprends pas bien encore, c'eft comment cette monnoie eft le figne "repréfentatif de toutes les valeurs. M. de Verteuil. Te fouviens-tu que lorfque nous entrtvmes hier dans une boutique pour t'acheter des gants, & que nous en demandames le prix, la Marchande nous dit: Je les vends vingt-quatre fous, Meffieurs , c'eft un prix fait comme des petits* patés i Adrien. Oui, mon papa, je me Ie rappelle. M. de Verteuil.. Tu vois donc, mon ami, qu'une pièce de vingt - quatre fous eft le figne repréfentatif de la valeur de chaque paire de gants de la même grandeur & de la même qualité qiie les tiens , puifque tu peux en avoir autant de paires que tu voudras pour autant de pièces de vingt-quatre fous ? Adrien. Oui, mon papa , je concois ü  352 LE" LIVRE DE FAIvTlLLE préfent. De Ia même manière un gros foui eft le figne repréfentatif de la valeur de chaque petit paté. M. de Verteiul. A merveille, mon fils. Tu peux déja voir en ceci même fun des avantages de 1'invention de la monnoie. Car fuppofons qu'un Patiffiar voulüt avoir des gants pour un de fes fils qui feroit de ta taille , & qu'il ne voulüt pas débourfer d'argent , il pourroit aller chez Ia gantière & lui dire: J'ai befoin pour mon fils d'une paire de gants de vingt - quatre fous; voulezvous me Ia donner pour ces vingt-quatre petits-patés d'un fou que je vous apporte? II ne feroit plus queftion que de favoir fi la gantière eft aiïl-z friande de petits patés pour accepter eet êchangej car le prix de chacun des objets étant bien déterminé par Ie moyen du figne repréfentatif de leur valeur, il ne pourroit y avoir de difficulté fur ce point. AorïEix. Oui, cela eft vrai, mon papa. C'eft comme fi le Paufiïer avoit dit a la.san-  Oü JOURNAL DES ENFANS. 353 tière: Achetez-moi ces vingt - quatre petitspatés , & je vous acheterai une paire de gants. Cela eft convenu, n'eft-ce pas ? Or maintenant.,... M. de Verteuil. A merveille , Adrien j pourfuis. Adrien. En achetant mes vingt-quatre petits patés qui coütent un fou la pièce, vous devriez me donner une pièce de vingtquatré fous: en achetant vos gants qui font du même prix, il faudroit que je vous rendiflê votre pièce.. 11 n'eft donc pas néceifaire de mettre la main a Ia poche. Voilft mes petits pdtés, donnez-moi vos gants. M, de Verteuil. C'eft on ne peut mieux, mon cher fi!s. Tu vois par-la que la monnoie eft Ie figne repréfentatif de Ia valeur de toutes chofes, puifque 1'on eftime leur valeur d'après la quantité de monnoie qu'il faudroit donner pour les avoir. Adrihn. 11 n'eft rien de'fi clair. Mais, mon papa, quels font les autres avantages de 1'invention de Ia monnoie? r-  354 - LE LIVRE DE FA MILLE M. de Verteuil. Je vais te le dire, mon fils. Si j'avois befoin d'une mefure de bied, d'une pièce de vin, ou d'un fac de laine , & qu'il n'y eüt point de monnoie, alors, comme nous le difions au commencement de eet entretien, je ferois d'abord bbligé de voir parmi les chofes dont je puis me palfer, fi j'aurois de quoi me procurer en troc les chofes qui me manquent. 11 me faudroit enfuite courir de cóté & d'autre pour trouver une perfonne a qui le troc put 'convenir, & enfin m'accorder avec elle fur les corididons de 1'échange, ce qui entraine, commè tu en es convenu, beaucoup d'embarras & de difficultés. Adrien. II eft vrai. M. de Verteuil. Mais depuis 1'invention de la monnoie , je n'ai plus befoin de rne donner tant de peine. Je n'ai qu'a ven dre les objets que j'ai de trop, & que j'aurois propofés en échantfé ; avec eet Afgelat, je fuis fur d'avoir, quand je le voudrai, les mofes que je defire , paree que les mar-  ou Journal des enfans. 355 chands de bied, de vin ou de laine, aimeront mieux, par la même raifon, avoir de 1'argent que tout ce que j'aurois pu leur propofer en troc, paree qu'ils font fürs d'avoif a leur tour , pour 1'argent que je leur donnerai de ce que je leur achète, toutes les autres chofes qu'ils voudrónt eux-mêmes acheter. Adrien. Cela me paroit clair. M. de Verteuil. C'eft auffi par une fuïte de 1'invention de la monnoie, qu'il s'eft établi dans toutes les villes & dans tous les villages, des magafins & des boutiques, oü 1'on peut trouver pour de 1'argent toutes les chofes diverfes que 1'on defire , fans avoir befoin d'aller courir en mille endroits pour fe les procurer. Ainfi, par exemple, moi qui demeure a la ville, je ne fuis pas obligé de traverfer les campagnes pour aller acheter du bied chez le laboureur, du vin chez le vigneron, & de Ja laine chez le berger. Je trouve ici a ma porte des marchands qui ©nt une grande provifaon de bied,, de vin &  35^ LE LIVRE DS FAMILLB de laine, & qui me' les cèdent pour mon argene , au moment précis oü je veux les avoir, & de Ia qualité que je les défire. Adrien. Mais dites-moi, je vous prie, comment les marchands gagnent-ils & cela? Je concois fans peine que les gens de Ia campagne trouvent du profit a vendre Je bied qu'ils ont moiffonné , le vin qu'ils ont tiré de leurs vendanges, Ia laine qu'üs ont coupée fur le dos des moutons élevés dans leur bergerie; mais les marchands qui vendent du bied, du vin & de la laine, ne les ont pas recuiilis eux-mêmes.. M. de Verteuil. Non, fans doute; mais ils font allez acheter ces denrées chez les payfans, & ils ]es revendent aux gens de la ville un peu plus cher qu'elles ne leur ont couté. Ce furplus fait leur jufte profit; car il faut bien qu'ils foiept payés dc la peine qu'ils ont prife de courir pour faire leurs emplettes , du foin qu'ils prennent de ces marchandifes dans leur magafin, & de 1'embarras qu'ils ont de les détailier quelquefok  OU JOURNAL DES ENFANS. 357 par de très-petites portions. Tout cela les occupent tellement, qu'ils n'ont pas le tems de travailler de leurs mains pour gagner de quoi vivre ; & c'eft par le feul gain qu'ils font fur cette vente, qu'ils font en état de foutenir les dépenfes de leur maifon , & d'élever leurs enfans. Adrien. Mais , mon papa , ne puis-je pas aller moi-même chez les gens de la campagne , acheter le bied , le vin & la laine dont j'ai befoin pour mon ufage, comme Ie marchand va les acheter pour les revendre? M. de Verteuil. Oui, vraiment, rien ne t'en empêche? Adrien. Alors, je n'aurai plus béfoin de paffer par fes mains. M. de Verteuil. II eft vrai. Adrien. Ainfi j'aurai les chofes k meilleur marché , puifque je ne les paierai pas plus que lui. M. de Verteuil. Oh, voila oü je t'arrête. Adrien. Et comment, s'il vous plait?  S5Ö LE LiVRE D'. F.v MILLE. M.'de Verteuil. ïu dois néccflairement les payer plus cher. Adrien. Pourquoi donc, mon papa? M. de Verteuil. Les marchands qui vont faire leurs empicttes dans les campagnes , achètent en gros au payfan fon bied, fon vin & la dépouille de fes troupeaüx. Or Ie payfan trouve plus d'un avantagc a fe défaire de tout cela a la fois. Adrien. Et queis font ces avantages, je vous prie? M, de Verteuil. D'abord , pour fon bied, il fe délivre de la peine de Ie remuer de tems en tems dans fon grenier, pour em. pêcher qu'il ne fe gate, & de la crainte de le perdre en tout ou en partie, foit par les vers ou les rats qui le dévorent, foit par les incendies qui arrivent fi frdquemment dans les villages. Enfuite , pour fon vin, il épargne ce qu'il lui en coüteroit pour le nourrir dans fes tonneaux, & il n'a plus a craindre d'elTuyer une groffe perte, fi Ie vin venoit k tourner ou k s'aigrir. Enfin,.pour  OU JOURNAL DES ENFANS. 359 fes laines, il n'a plus a les battre & a les mettre a lair • pour empêcher qu'elles ne s'altèrenr. Adrien. Vraiment, voitè. bien des peines & des inquiétudes de moins. 1VJ. de Verteuil. Toutes ces confidérations 1'engagent a yendre fes denrées aux marchands qui les lui achètent toutes a la fois, beaucoup meilleur marché qu'il ne le feroit a toi ou a d'autres qui iroient les lui acheter en détail, d'autant mieux que touchant a la fois une affez forte fomme, il voit mieux 1'ufage qu'il en peut faire pour faire profpérer de plus en plus fa culture. Adrien. Oui en effet, ces raifons me paroiffent fort bonnes. M. de Verteuil. Ce n'eft pas tout encore , mon fils. Adrien. Et qu'y a-t-il donc de plus? M. de Verteuil. Quand le payfan te vendroit en détail quelque partie de fes denrées aux même pri^t qu'il les vend en bloc au marchand, tu pcrdrois encore a ne pas  30*0 LE LIVRE DE FAMILLE les acheter un peu plus cher chez celui-ri. Adrien. Et pourquoi donc, s'il vous plait? M. de Verteuil. &eü qu'il faudroit te détourner de tes affaires , pour aller faire tes emplettes a la campagne, & ainfi perdre un tems qui peut être precieus j & dépenfer de 1'argent a Iouer des chevaux & une voiture. Enforte que tout balancé, il t'en coüte moins cher d'aller chez le marchand, & de lui donner quelque profit pour 1'avantage que tu as de trouver chez lui, quand tu le defires, les chofes dont tu as befoin , & de pouvoir faire ton choix pour le prix & pour la qualiré. Adrien. Oui , je vois que 1'on gagne amplement d'un cdté ce que 1'on perd de I'autre M. de Verteuil. Ce que je t'ai dit du bied, du vin & de Ia laine, s'étend è toutes les efpèces de chofes que 1'on appelle marchandifes, foit que les marchands les tirent du pays même , foit qu'ils les fafTent venir des  OU JOURNAL DES ENFANS. 36* { des pays étrangers : enforte qu'il n'eft rien dans une ville comme cellc-ci, qu'il r.e "foit •faeile de fe procurer dès que 1'on en a befoin. Adrien. Voila qui eft fort commode. Mais les marchands ne peuvent-jls pas profiter de cela pour vous v'epdre les chofes au prix qu'ils veulent ? M. de Verteuil. Non, mon ami. II y a toujours dans chaque ville plufieurs marchands -qui vendent les mèmes objets. Ainfi donc fi Pun d'eux vouloit faire fur fa marchandife Plus de pront qu'il ne doit, tous les ache-" teurs fe détourneroient de fon magafin, pour taler dans un autre oü 1'on fe contenteroit d'un pfofit raifonnable. C'eft • ce qui fait qu'un marchand n'ofe pas demander plüs que fes confrères, de peur que 1'on ne vienne Plus acheter chez lui, ce qui fauroit bientöt ruiné. Il fuffit donc d,m m pour ar_ rêter Pavidité de tous les autres; & je prix «e chaque chofe Vétablit fur un taux jufte & modéré. 1- Q •  L.E LIVRE ' DE FAM1LLE RICHESSE, CAPITAL, INTÉRÉTS. ]lVj[« de Vbrteuil. Jc t'ai parlé plus d'une fois, Adrien, de gens qui ont de grandes richefïes , & qui pofledent de grands biens. Veux-tu que je te dife maintenant en quoi conflftent ces biens & ces richefTes, & comment on parvient a les acquérir? Adrien. Ce fera fort utire pour mon j inftructlon, mon papa. M» de Verteuil. Le premier de tous les moyens que 1'on peut employer pour s'enri-'j cbir, eft de travailler de fes mains. Ainfi, par exemple , le laboureur cultive de fes j mains fon cbamp, & le jardinier fes arbres| M. DE VERTËUÏL, ADRIEN, fon fils.  OV JOURNAL DES ENFANS. 363 * f0tl ****** «■ P™r en redrer du gram, Pailtre des fmits & ^ qu ds vencient tous deux | ceux qui en ont befoin. Les perfonnes qui font fous leurs ordres, travail,ent auffi de Jeurs mains, Pour recevoir d'eux chaque jour Ie prix de T C'eft de ***** ce que font les c'-rpenners, les macons, ks meuuifiers, •iesorlèv.es^esfen,,,,,, & ceilx qui font' Ia t0'le'0u desétoffes de laine, de co ton & de fbie q,]e fon appel,; f^Mns Hs travadient tous de leurs mains , eux cx leurs ouvriers, pour ga,ner de Patent par leur travail, fes uns p,us, Ies autres ^ ' ]^rm Et C'eft "* eet argent qu>i*s achètent tout ce qu'ii Ieur faut pour y, li ett-ce pas? * M. de Verteu.l. oui, mon fils. Ceux qu. dépenfent chaque jour ce qu'ils ga,„cnt Par leur travail , font obligés de travaüïer C fb' & nG nutant q„e «'adure, ni p,us riches > „, p]us Mais ceux qui fontactifs, indufirieux, cco- 0 2  364 LE LIVRE DE F AM LLE nomes, & qu> font de petites réferves fur leur en treden journalier, ramaflent 1'argent qu'ils épargnent, pour s'en fervir bientöt & en gagner d'avantage. Adrien. Et comment font-ils, mon papa? Ivf. de Verteuil. Ils s'y prenner.t de différentes manières. Adrien. Oh , voyons - en une, je vous. prie. M. Verteuil. Suppofons, -par exemple, qu'un homme qui fait de la toile, gagnc chaque jour plus d'argent qu'il ne lui en faut pour fes befoins & pour ceux de fa familie. Lorfqu'il eft parvenu a ramaffer une petite fomme de fes économies, il va chercher un garcon qui fache fon metier, & qui veuille travailler auprês de lui, & il lui dit: Si vous voulez venir faire de la toile chez moi., je vous fournirai tout le fil dont vous aurez befoin, & je vous donnerai de plus tant de fous par jour pour votre peine; mais a cette condition , toute la toile que vous ferez  OU JOURNAL DES ENFANS. 365 m'appartiendra , & je pourrai la vendre a mon profit. Adrien. Oh, oui, mon papa, je comprends. C'eft comme vous m'avez dit autre&is, que vous avez fait avec Louis le jardinier pour 1'entretien de votre jardin. M. de Verteuil. C'eft exaclement Ia même chofe, mon fils. Lorfque la convention eft aeceptée, eet homme que 1'on appelle maïtre , paree que le garcon travaille fous fes ordres, lui donne d; la toile a faire, & la revend enfüite un peu plus d'argent qu'il ne lui