112 LE PLTiT GRANDISSON. -ge. Je me fuis fait donner une lifte de toutes les honnêtes families qui font dans la néceffité. combien ces pauvres malheureux fe réjouiront du petit feflin que je leur prépare! Les fils de nos riches voifins que j'aurois pu inviter, ont du fuperfiu en tout auffibien que moi; & ceux que je veux régaler aujourd'hui, font quelquefois des jours entiers fans pain. Comme ils feront joyeux du bon repas que je leur fcrai faire! Leur bonheur me fera plus de plaifir que tous les - jeux auxquels j'aurois pu me livrer avec mes camerades. Mais c'eft toujours a condition que cela ne vous déplaife point, mon papa. i M. Grandisson. As-tu penfé , mon cher fils, que cela pourroit me déplaire? Non, non , j'approuve en tout ce deffeiu généreux. Ta quatorzieme année, que tu commences fi bien, ne pent amener pour toi que des jours pleins de bonheur. La bonté de ton cceur ne reftera pas fans récompenfe.. Charles. Eh, mon papa, je ne fais en ' eela que remplir mon de voir. Combien de  LE PETIT GRANDISSON. 117 fit hier préfent a fa fceur de fon joli ferin $ pour lui payer le bouquet qu'elle venoit de lui donner. Emilie efl: déja fort bien avec fon oifeau. II fiffle pour elle de jolis airs que Charles lui a appris fur fa ferinette. Je n'ai jamais vu de petite bete fi dróle. Je voudrois que ma fceur vit tout le foin qu'en prcnd Emilie. Mais j'aimerois micux encore étre auprès d'elle pour 1'embrafler, car je ferois aufii auprès de vous, ma chere maman. Guillaume D * * *. a fa Mere. Le 27 Aeüt. l^Ious n'avons pas eu hier autant de plaifir que nous 1'avions penfé, ma chere maman. Le tems étoit aflez beau lorfque nous fortimes; mais il commenca bientöt a tomber une groffe pluie, enforte que nous fümes obligés d'enrrer dans une mauvaife au-  Llo LE PETIT GR/tNDTSSON. herge pour lattier palier 1'oragc. Edouard grognoit cntre fes dents; Emiiie étoit trifte; & - s'il faut vous 1'avouer , jc rf étoit pas trop content moi-meme. Charles, qui fait toujours prendre fon parti , étoit Ie feul que ce contretems n'eüt pas affeclé, comme vous allez Ie voir par notre entre' tien. Edouard. II cft bien malheureux que cette pluie foit venue. Nous ne pourrons plus avoir de plaifir. Charles. Nous prendrons ici Je thé. La pluie ceffera pcut-êtrc. Sinon il fera facile d'envoyer chercher Ia voiture, pour que ma fceur n'aille pas dans 1'humidité. Emilie. Je te remercie, mon frere. Mais j'aimerois bien mieux qu'il fit fee. Charles. Jc le concois. Ta promenade en feroit plus agréable. Mais notre jardinier dcöroit ce matin la pluie, paree que les plantos. & les arbres en ont un grand befoin. fes vceux ou des tiens, lefquels méritent is plus d'être exaucés?  LE, PETIT GRANDISSON. II grin, & que mes petites amies en paroifient affiigees, il ne m'en coüte pas la moitié tant pour me confoler; & puis encore il y a cela de bon que je les en aime davantage, ce qui fait toujours plaifir. N'cft-ce pas-la, mon fils, un fentiment bien délicat, & d'une expreffion charmante par fa naïveté ? Elle en a tous les jours de femblables, qui m'attendriffent jufqu'aux larmes. Je ne fuis pas moins touchée de ceux que tu me témoignes dans tes lettres. Jc fens qu'ils viennent du fond de ton cceur; & je les recueille avec joie dans le mien, Ils adouciffent ma mölancolie. Je vois que je n'ai pas tout pcrdu fur la terre en perdant mon époux, puifque mes enfans me reftent pour me chérir auffi tendrement que je les F 7  134 LE PETIT GRANDISSON. aime. Oui, c'eft vous deux que je charge du foin de mon bonheur. Ce foin ne vous fera pas penible, puifqu'il me fuffit de vous Yoir heureux par vos vertus. Toutes les lettres que je recois de Mde. GrandifTon font pleines des témoignages les plus avantageux fur ton compte. L'amitié qui nous unit, a fans doute un peu de part a fes éloges. Cependant j'aime a croire que tu fens aflez vivement le prix de fes bontés, pour ne rien faire qui puiffe t'attirer des reproches fur ta conduite. II te feroit bien honteux de les menter, ayant continuellement fous lesyeux un modele auffi parfait que Charles, L'attachement qu'il a pris pour toi me flatte infiniment. On ne fent jamais une vive inclination pour ceux qui ne méritent point d'eftime. Continue de fuivre les bons exemples de ton ami. Un jeune homme doué de qualités fi nobles, doit t'infpirer une louable émulation; & tu ne peux répondre a fa tendreffe, qu'en cherchant a devenir digne de 1'aimer.  14-2 LE PETIT GRANDISSON. fut fa furprife, lorfque Mde. Grandiflon qui avoit tout entendu , la prit tendrement dans fes bras, & lui dit, en Ia careflant: Tu es une bonne fille , ma chere Emilie, Je ne fais pas ce que tu as brifé; mais quand ce feroit le morceau le plus précieux, je te le pardonne en faveur de ta franchife & de ta confiance. Pour vous, Monfieur, cominua-t-elle, en s'adreflant a Edouard, montez dans votre chambre, pour y méditer fur Ia lecon que vorre jeune fceur vous a donnee. Vous étes bien heureux que votre pere n'en foit pas inftruit. II feroit plus févere que moi. Allez & rougiflez de votre menterie. Je vois que je ne puis plus compter dcformais fur vos paroles, & que je puis toujours m'en rapporter a celles de ma fille. Vous voyez, maman, combien Emilie fut récompenfée de n'avoir pas fuivi les mauvais confeils d'Edouard, car elle auroit payé cher fon menfonge, puifque Mde. Grandiffon avoit tout entendu Le recit de cette aventure ne fera pas, je crois, inutile a ma  LE PETIT GRANDISSON. I4S petite fceur. Ce n'eft pas que je Ia foupconne d'avoir jamais 1'idée de vous tromper. Que Ie Ciel m'en préferve! Mais c'eft un nouvel encouragement pour perfifter dans les bons principes qu'elle a recus de vous. Ah qu'elle eft heureufe de pouvoir les recmillir de votre propre bouche ! Hélas ! II y a bien long-tems que je ne jouis plus de ce bonheur. La mer, cn^grondant, me fépare de ce que j'ai de plus cher au monde. Oh, quand pourrai-je vous embraffer! Quand pourrez-vous nous voir, ma petite fceur & moi, tous deux a vos genoux, pour vous témoigner a 1'envi notre tendrelfe! Guillaume D * * *. d fa Mere» Le 16 Septemlrtm O ma chere maman! tout le monde eft ici dans Ia plus grande confternation. Charles eft forti ce matin de bonne heure a che-  144 LE P£TIT GRANDISSON, val, fuivi d'un domeftique , pour aller rendre vifite a un de les amis a deux licues du chüteau. Eh bien, il n'eft pas encore de retour. Son pcre lui avoit recommande d'être revenu avant cinq heures, & il en eft déja plus de ncuf. J'amais il n'avoit defobéi aux ordres de fes parens. II faut qu'il lui foit arrivé quelque malheur. La nuit eft fort fombre. 11 fait un brouillard afireux. M. GrandifTon vient de faire partir un valet-dechambre pour avoir des nouvelles de fon fils. Avec combien d'impadcnce j'attends fon retourl Onze heures. Quelle défolation! le valet-de-chambre eft revenu de la maifon oü Charles eft allé paffer la journée. Charles en étoit parti avant quatre heures avec fon domeftique. Que fera-t-il devenu? S'eft-t-il égaré duns la fo•rêt? Eft-il tombé de fon cheval? Que fais: je? des voleurs 1'auront peut-étre affaffiné. O Ciel! Mde. GrandifTon en mourra. Emilie ne fait que pleurer. Edouard court a grands  LH r-LTIT GRAiNDISSON. 145 pas, comme en fou, fur 1'efcalier & dans la cour. M. GrandifTon cherclie a confoler fa femme; mais on voit bien.qu'il eft luimême au défefpoir. II vient d'envoyer des hommes a cheval par divers chemins, pour tachcr de retrouver le pauvre Charles. Si ce n'étoit la crainte d'abandonner fon époufe dans la douleur oü elle eft plongée, il auroit déja volé a la recherche de fon fils. Oh! fi j'étois allé avec mon ami! j'aurois du moins partagé tous fes périls. Mde. GrandifTon a voulü que je reftaffe au chateau, a caufc d'un petit rhume que j'ai. Si je 1'eit avois bien prié, elle m'auroït peut-être laiffó partir avec lui. Je fuis bien malheureux. Je ne fais comment je fupporte mon chagrin. Je ne puis plus tenir Ia plume. Je ne vois pas ce que j'écris. Une hetirs du mat'in. Tornt de Charles encore. Perfonne ne s'eft mis au lic. Comment pourroit-on repofer? Les domeftiques fe tordent les bras de douleur. Edouard & Emilie crient fans G  |4'après Ie récit que nous en a fait Ie domeftique. Son jeune maitre & lui s'étoicnt mis hier en route avant quatre heures, comme je vous 1'ai marqué , pour être de retour au moment que M. GrandifTon leur avoit prefcrit. A peine avoient-ils fait le quart du chemin, que le tems commenca tout-ft-coup a s'obfcurcir. II furvint un brouillard fi épais, qu'on ne po.uvoit rien diftinguer a fix pieds de diftance. Charles, qui eft naturellement courageux, ne s'én mit poiht en peine. Ils; continuoient leur route au grand trot, lorfqu'ils appercurent au-devant de leurs pas, un homme étendu fur Ie; chemin. Qu'eft ceci, dit Charles, en arrêtant fon cheval2 C'eft apparemment- qu'èlqu*un qui a trop bu d'un coup, reprit Ie domeftique. Allons toujours, mon cher maitre. Non, reprit Charles: fi c'eft un homme pris de vin, il faut au moins le retirer de 1'orniere, pour qu'une voiture ne 1'écrafe pas dans Tobfcurité. • II n'avoit pas dit ces G «  148 LE PETÏT GRANDISSON. parolcs, qu'il étoit déja- dcfccndu de co val. Quelle fut fa fWprife, lorfqu'eu s'approchant du malheureux , il appereut un vieux Officier en habit d'uniformc! il avoit a la tête une large bleffure, dont Ie fang couloit en abondance, Charles lui adreffa la parole; mais il n'en re eut aucune reponfe. C'eft un homme mort, s'écria !e domeftique, qui étoit auffi defcendu de cheval. Non , non, il vit encore, dit Charles. C'eft qu'il eft évanoui. O Ciel! qu'allonsnous faire? Que ferions-nous en effet, répondit le domeftique? II faut continuer notre chemin. Nous nous arrêterors au premier village , pour cnvoyer a fon fecours. Que vous êtes impitoyable, John, reprit Charles avec vivacité! Avant que les perfonnes que nous pourrions cnvoyer fuffent rendues ici, le pauvre blcffé feroit dé;a mort. Voyez combien de fang il a perdu. Auacb.cz nos chevaux a ces arbres. II faut  LE PETIT GRANDISSON. I49 nous-mêmes lui donner tous les fecours qui font en notre pouvoir. Comment, Monfieur, dit John, y penfezvous? La nuit va nous furprendre. Jamais avec ce brouillard il ne nous fera polïïble de rctrouver notre chemin. ChAri.ES. Eh bien, nous refterons ici. . Jóiin. Et vos pareus? Vous figurez-vous leur inquiétudc? Charles. Oh, tu as raifon'; je n'y fongeois pas. Charles alïolt remonter a cheval; mais en tournant vers 1'Officièr fes yens pleins de larmes, il fe fentit arrête par un pouvoir fecret. Non , malheureux vieillard, i'écria-t-il, je ne t'abandörinerai pas dans cette crnelic fituation. Mes parens ne fauroient s-'cu fiicher. jc ne lauTcrai pas ainfi périr un - de mis femblables, fans avoir fait tous mes effofrs pour le fecourir. En difant ces mots, il dépouiila prëcipitamment fon hajbk, &. déehira fa vefte pat la mokió. C, 3  150 LE PETIT GRANDISSON. John. Que faites-vous donq Ia, mon ener maitre ? Charles. II faut lui bander le front pour arrêter le fang. John. Mais Monfieur Charles. Ne m'cn dis pas davantage, 6c viens m'aider. II plia auffi-töt fon mouchoir en quatre, & 1'appliqu'a fur la tête enfanglantöe du'vicillard. Tuis d'un cöté de fa vefte replié dans fa longueur, il affujettit de fon micux le bandage avec quelques épinglcs. Enfnite, aidé de John, il tira Ie malheureux de forniere, & le porta fur le gazon. Que ferons-nous maintenant, Monfieur , lui dit John ? Charles. II fiuit que vous couriez au galop vers le premier village, pour amen.:r des gens qui tranfportent le pauvre blefïe • dans quelque ferme. Je les paierai de leurs peines. Je refte ici en vous attendant. John. Que Ie Ciel me préferve de vous ohéir! Moir, je n'en féïai rien, mon cher  LE PETIT GRANDISSON. 15 I maitre. Moi! que je vous laiffe tout feul dans eet endroit écarté ? Monfieur votre pere ne me le pardonneroit dc fa vie. Charles. Je prends tout fur moi, & je vous 1'ordonne. John. Allons, Monfieur, puifque vous me 1'ordonncz fi expreffément, je n'ai plus rien a repliquer. Mais fouvenez - vous au moins Charles. Je me fouviendrai tout. Tartez. John fe mit auffi-töt a courir de toute Ia vitcffe de fon cheval. II trouva a quelque difrance une chaumiere, oü deux hommes travaüloient a des ouvrages d'ofier, au milieu de plufieurs femmes & d'une troupe d'enfans. II ouvrit la porte; & s'adreffant au chef de la familie, il Ic fupplia de venir avec fon fils ainé au fecours d'un vieux Officier qui étoit tombé fur le chemin, & qui nageoit dans fon fang. Ils montrerent d'abord quelque répugnance a fortir dans un tcms fi fombrc, fur Ia parole d'un inconnu. G 4  T52 LE PETIT GRANDISSON* Mais enfin, perfuadés par les larmes ***, fon ami. te 18 Septemhre. Je ne fais encore, mon cher ami, ce que produira notre voyage a Londres. Les commencemens de notre expédition n'ont pas été fort heureux. Des efprits fuperftitieux pourroient croire que cela ne préfage rien de bon pour la fuite; mais nous, mon cher Guillaume, qui avons recu de nos parens des inftruéUons plus fenfées, nous nous garderons bien de nous lahTer abbattre par ces vains pronoftics; U 6  ïBo LE PETIT GRANDISSON. A peine avions nous fait quelque miiies> que 1'un de nos chevaux s'arréta, fans vouloir aller plus avant, Le pofiillon erut vaincre fa réöftance, en lui donnant .de rudes coups de fouet; ce qui me fit de la peine, paree que je ne puis voir traiter durement UJQ amimal auffi doux & auffi utiie. On ne tardera guere a s'appercevoir que la pauvre bete étoit enclouée, & qu'aiufi ii n'y avoit point de fa faute. II faliut fe trainer lentement jufques a la pofte la plus voifine. Leschevaux frais que 1'on nous donna, nous menerent avec plus de vftefie; mais vers Ie milieu de la route, dans un chemin rabotteux, l'effieu de notre voiture vint tout-acoup a fe rompre. Heureufement il nc nous en arriva aucun mal, II n'y avoit pas de maifon dans Ie voifinage; & nous ne vïmes d'autre parti a prendre que de defcendrc de voiture, &. d'aller a pied. Je me feïuis fort aifément confolé p^ur moi-mêms eet accident; mais j'en fus affligé pour notre digne ami, M. Bartlet. Le froid &  10*4 LE PETIT GRANDISSON". Guillaume D * f *. 0 fa Mere. Le 23 Septembre. T %J e vous Ie difois bien, ma chere maman, que j'aurois de bonnes nouvelles a vous apprendre de mon ami Charles. Voici la copie de la lettre qu'il vient dc m'écrire, & de celle que M. Bartlet écrit a M. GrandifTon. A peine aurai-je le tems de vous les tranfcrïre pour le départ du courier. Je voudrois bien cependant pouvoir vous exprimer toute Ia joie dont mon cceur eft plein. Je ne puis que m'écrier: Quel bonheur pour moi de voir mon ami heureux, & de 1'écrire a ma chere maman!  LE PETIT GRANDISSON. l85 Charles Grandijfon d Guillaume D * * *, firn ami. Londres, h 11 Septembre. P Jfc ourrois-tü jamais deviner, mon cher ami, quel a été 1'objct de mon voyage en cette ville? Oh non, fans doute, pnifque moi-méme je n'ofe encore le croire. Eh bien, c'eft par 1'ordre du Roi, qui vient de me donner le titre de Comte, & m'honorer d'une place diftinguée auprès de fes enfans. Je ne fais qui peut me valoir ces honneurs. On veut me perfuader que j'en fuis redevable a ma conduite. Mais il me femble que je n'ai fait en cela que remplir mon dcvoir, & que le devoir feui ne mérite pas dc récompenfe. Ainfi je ne regarde ce qui vient de m'arriver que comme une pure grace dn Ciel qui veut payer les vertus de mes digncs parens. C'eft pour eux, bien plus que pour  ïBf) LE PETIT GRANDISSON. moi, que je m'en réjouis. M. Bartlet ccrit a mon papa. Tu entendras fans doute lire fa lettre. A peine ai-je le tems de t'alïïirer que je fuis pour la vie ton fidele & tendre ami, M. Bartlet d M. Grandifun. Monsieur et cher Ami. V-^uelle höureufe nouvelle j'ai a vous mi rioncvr! Et combien le cceur de Mde. Gran- . •diifon va treffaillir de joie! Votre a'unable fils.... Oh,r vous mériiez bien les faveurs dont le Ciel récompenfe fa conduite. Je vous 1'ai toujours dit, qu'il étsik dcfliné a remplir votre vie des plus douccs jouiffances. Si jeune encore, être 1'objct des graces de fon Souverain, & voir tous les honnêtes gens y applaudir! Oui, certes, il n'eü: Charles Grandisson.  LE PETIT GRANDISSON. iTyf rei perfonne, qui, après Favoir vu, ne le trouve digne de fon bonheur. Mais c'efc trop vous tenir en fufpens fur fa brillante deftince. Apprenez donc que le Roi vient de 1'honorer du titre de Comte , & de le placer en qualité d'Ëmule auprès de fes enfans. Le Comte de ***, dont la femme eft fceur du Major Arthur, a qui Charles a fauvé Ia vie, a repréfenté votre fils k Sa Majefté fous des traits fi avantageux, il lui a rendu un fi bon temoignage de fon efprit, de fes connuiifances & de fes feminiens, que le Roi a deiiré de Ie voir; & c'eft d'après cette première entrevue qu'il vient de le combler de fes faveurs. Le Comte qui a introduit Charles auprès de Sa Majefté, & qui eft refté a cette audience, déclare qu'il n'a jamais vu accueillir perfonne d'un air fi gratieux. Le Roi a daigné lui-même le préfeuter a fes enfans, qu'il avoit fait appeller. Votre aimable fils a repondu k toutes les queftions qu'on lui a 'faites, avec une liberté refpectueufe, & une  I LE PLTIT GRANDISSON. uoblefle d'expreffion étorinaète a fon flge. Les jeunes Princes auroieut voulu qu'il füt reftd dès ce moment auprès d'eux; mais il leur a repréfenté qu'il avoit befoin de paifer 1 encore quelque tems dans la maifon de fon pere, pour profiter de fes inftrudions,. & fe rendre plus capable de répondre aux vues que 1'on a fur lui. II m'a avoué, en fortanr, qu'il avoit cu une autre raifon pour demander ce délai: : c'eft que fon ami Guillaume n'ayant plus que i trois mois a paifer en Angleterre, il auroit: eu trop de regret de fe féparer de lui avant l ce terme. Ainfi, vous le voyez, jamais fa i prcfence d'efprit ne 1'abatidonne; & les fé-■ riuctions de la foUtuue ne lui font point ou- ■ -blier ce qu'il doit a 1'amitié. M. le Comte vient de donner aujourd'hni i un grand repas en 1'honneur de votre fils. , Charles a recu les complimcns de la com- ■ pagnie avec autant de grace que de noblcffe. Les Jouanges qu'il a rccues n'ont pas fait naitre en lui le moindre fentiraent d'orgucil; &>  LE PETIT GRANDISSON. l8(? il a IaifTé tout le monde dans 1'enchantement de fes qualités aimables. Ne croyez point? Monfieur & cher ami, que mon attachement pour vous & pour votre familie me laffe parler de votre fils avec trop d'enthoufiafme; vous recevrez les mémes témoignages en fa faveur dans la lettre que M. le Comte dok vous écrirc. Nous paflerons encore ici cïnq a fix jours pour remplir quelques devoirs; & je ramenerai dans vos bras le digne objet de votre tendreffe. Bartlet. P. S. Monfieur le Comte vient de me faire rouvrir ma lettre, pour vous annoncer qu'Edouard a, dès ce moment, une Lieutenance dans le même regiment que le Major Arthur, dont il eft Colonel.  ipo LE PETIT GRANDISSON. Guillaume D***. d fa Mere. Le %6 Segtembr*. I'ëtois fi emprefle, ma chere maman, dc vous.envoyer 1'autre jour une copie de Ia lettre de Charles & de celledeM, Bartlet,que je n'eus pas le tems de vous faire part des réfleöions que la fortune de mon ami a fait naitre dans mon efprit. Jc fens que je ne finirois pas aujourd'hui, fi j'entreprenois de vous. dire toutes mes penfées. II m'efl plus facile & plus doux de racher de vous peindre combien j'ai été fenfible' au fouvenir qu'il a gardé de notre amitie. Comment! dans la crainte de fe féparer de moi avant le terme qui m'efl: prefent, réfifter aux defirs des jeunes Princes, & facrifier les agrémens dont il auroit pu jouir dès ce moment £t la Cour! Ah! il n'a point fait ce facrifice t\ un ingrat! Vous faviez, maman, fi je 1'aimois! Vous avez vu dans toutes mes lettres, fi  LE PETIT GRANDISSON. Ipf tJIes font pleines dc ma tendreffe pour lui! Eh bien, il m'efl; encore devenu mille fois plus cher. j'ai trop fenti, depuis fon abfence, combien il eft nécefïaire k mon bonheur. Malgré toutes les careffes de M. & Mde. GrandifTon, malgré les amitiés d'Edouard & d'Emilie , je trouve qu'il me manque a tous les momens du jour. II me femble que je n'ai plus que la moirié de ma vie. Je n'ai d'autre reffources que de m'occuper fans ceffe pour lui. Oui, maman; tous les travaux que nous faifions enfemble, je les fais a préfent tout feul, afin que fon abfence ne s'y faffe pas fentir. J'ai remué tout fon jardin , je 1'ai -orné de fieurs de la faifon, pour cèh'Hè4> Charles. Mais, mon cher papa, nc pourois-je favoir comment cette aventure tous efl parvenue? M. Grandisson. M. Bartlet, h ton iïiftf j en avoit été témoin. Je fais jufqu'au moindre détail de ce qui s'efl: paffe entre Stanley & toi. C'eft lui qui t'a cherché qnerelle; & tu lui as rêpondu avec la force & la prudence que j'aurois defiré mettre moi-mêmc dans une pareille affaire. Charles. O mon papa, que je fuis heureux de vous voir approuver ma conduite! M. Grandisson. Mais avois-tu penfé, lorfque tu defcendis avec lui dans Ie jardin, que fon deflein étoit de te voir fous les armes ? Charles. Oui, vraiment, mon papa. li me regardoit avec un air de menace & dc fu-  LE PETIT GRANDISSON. 2fö reur; & jc lui avois vu poncr la main fur la garde de fon épée. M. Grandisson. Pourquoi donc avois-tu quitté la tienne avant de le fuivre? Charles. Je voulois lui montrer que je ne m'effrayois pas de fes rodomontades, & que je me fentois alfez de fermeté pour lui en impofcr M. Grandisson. Mais enfin , dans Ia fureur dont il étoit tranfporté , ne pouvoit-il pas fondre fur toi, quoique tu fuffes fans armes ? Charles. Ce n'étoit pas a moi de craindre cette lücheté d'un Gentilhomme. M. Grandisson. Et s'il eüt arrendu une autre occa:ion oü tu aurois eu ton épée ? Charles. Alors, comme ma vie auroit été en danger, j'aurois ufé du droit de Ia défendre. Je me ferois tenu en garde, 6e j'aurois foutenu fes attaques avec tout le fang froid dont j'étois capable. J'efpere que ma modération m'auroit donné un grand avantage Air Ion emportement, & que dan.s L 5  ü$0 LE PETIT GRANDISSON. eet état, j'aurois trouvé le moyen non-fcuiement de me garantir de fes atteintes, mais encore de le défarmer, & de lui donner la vie. M. Grandisson. EmbrafTe-moi, mon fils. Que jc me félicite de te voir ces nobles fentimens! Les tranfports d'une colere brutale, nous rabaifiènt au defibus des bêtes féroces; mais c'eft prefque s'élever au deffus de 1'humanité, que de garder toujours 1'empire de fon ame , & de ne lui permettre que des mouvemens généreux. Sois bien perfuadé que la plupart de ceux qui vont ainfi chercbant des querelles, pour faire parade d'un vain courage, n'ont aucune véritable qualitéqui puilfe les diftinguer au yeux des hommes, & que c'eft le plus fouvent s'avilir que de defcendre jufqu'a eux pour réprimer leurs vaines bravades. Charles. Mais, mon papa, il eft bien facheux d'avoir a les fouffrir. M. Grandisson. II ne dépend que de toi de les éviter, par k choix des bonnes com-  LE PETIT GRANDJSSOIV. 25 f pagnies que tu fréquenteros. Te fonvïens-tu d'avoir jamais entendu dans ma maifon quelque propos dont perfonne ait eu fujet de s'offenfer ? Crois que les honnêtes gens ne reeoivent chez eux que des perfonnes sürcs; avec qui leurs amis puiffent s'entretenir avec confiance & süreté. Cependant fi tu avois le malheur de te trouver dans le monde en préfence de quelques uns de ces mécbans cfprits, qui croyent ne pouvoir brilier qu'en oficnfant les autres, conduis-toi a leur egard, avec la plus grande réferve. Les plaifans de profeflion ne prennent jamais pour objet de leurs farcafmes, que des perfonnes qu'ils jugen; auffi méprifables qu'eux-mémes. Ainfi donc, fi tu fais t'élever a leurs yeux par un mairitien décent & des difcours raifonnables, ne crains point qu'ils t'addreffenr leurs traits. C'eft toi-même qui. leur feras connoltre la crainte. Evite , autant que tu le pourras , d'entrer avec èux en aucune difcuffion. On peut combattre les idéés d'un homme de fens, Jorfqu'elles ne s'accordent pas pour L 6  ■ S5.2 LE PETIT GRANDISSON. cette fois avec les nötres; mais chercher I faire revenir un fot de fes erreurs," c'efl: une entreprife auffi vaine que ridicule: on ne fait qu'importuner ceux qui nous ccoutent, cn leur donnant a fupporter la dcraifon & 1'opiniatreté de fon adverfaire. Ne dis jamais rien dont tu n'ayes bien pefé lc fens & la vaieur. Un mot échappé dc nos levres ne fe rappclle plus; & 1'on fe repent d'une indifcretion fans pouvoir la réparcr. Evite fur-tout de prendre un ton railleur & cauftique. D'une plaifanterie innocente nait fouvent une querelle fcrieufe. 11 faut beaucoup d'efprit & d'ufage du monde pour favoir badiner avec une jufte mefure. Celui qui pïaifante toujours, peut amufcr quelque fois; mais il réuflit rarement a fe faire aimer. Ne 1 cherche jamais a faire briiler ton efprit & tes connoitTances aux dépens des autres. Sans flatter baffement leur amour-proprc, gardetoi bien de l'humillier. Sur-tout, que tes expreffions foient toujours pures & docentes Levant les ferames. Voila, mon fils, les-  LE PETIT GRANDISSON. 253 plus sürs moyens d'éviter toute forte d© défagrémens dans le monde , & de t'y faire eflimer & chérir. Charles. O mon papa, que je vous remercie de ces fages inftructions! M. Grandisson. Je te les donne avec d'autant plus de plaifir que tu as toujours fu profitcr de celles que tu as recues. Conferve dans tous les tems, mon cher fils, cette noble modératiori que tu as fait paroirre dans ta conduite envers Stanley. Refpeéle tes femblables autant que toi-même. Songe que tu ne peux hazarder tes jours ni ceux d'un autre , fans offenfer 1'Etre tout-puiffant, qui ne vous a donne* la vie que pour la confacrer & fon fervice. Charles. O mon papa, je le jure entre vos mains, mon épée ne fortira jamais du fourreau-que dans la plus grande néceffité, foit pour me defendre moi-méme, foit pour fccourir mon femblable. M. Guandisson. Oui , mon cher fils, e'eft alors que 1'on peut montrer toute Vè* L 7  254 LE PETÏT GRANDISSON* tendue de fon courage. Voila les feules occiaflons oü nous foyons libres de mcttre notre vie en danger, puifque nous ne la hazardons uniquement que pour nous fauver nous, ou 1'un de nos freres, d'un plus grand malheur. O ma chere maman , quelles bonnes leeons! & que je fuis heureux de les avoir entendues! J'efpere qu'elles ne me feront pas moins utiles qu'a mon ami. Cette lettre eft devenue bien longue; mais je ne crains point qu'elle vous ait ennuyé. Elle renferme les inftructions les plus fages fur un point auffi deiicat, que celui du véritable honneur. Vous ne ferez sürement pas fachee que votre fils vous ait fait part des principes qu'il vient de recueillir, pour les fuivre toute fa vie, Oui, ma chere maman , je mettrai tous mes foins & ne m'en écarter jamais; & je vois d'ici que vous me favez bon gré de cette réfolution. Nous devons partir pour Londres vers la Sn de Ia femaine. Mais je ne quitterai point  LE PETIT GRAMhSSON. 255 ces lieux, oü je me fuis tant oocupé de votre doux fouvenir, fans vous offrir encore un nouvel hommage de mon rcfpect- & de ma tcndrefle. Quoique ce ne foit me rapprocher que bien peu de vous, je recevrai un jour plutöt de vos nouvelles; vous recevrez un jour plutöt des miennes. C'eft toujours quelque chofe , lorfque 1'on s'aime bien. Adieu, ma chere maman, embralTez pour moi, je vous prie, ma petite fceur, & dites-lui fans ceffe avec quelle tendrefle je Ia cheris, afin de penfer toujours a mon amour pour vous-méme. Guillaume D**Kü% Mere. Le 12 Oïïohrt. P j- uisque vous avez été contente, ma che» re maman, de la petite piece que je vous enyoyai derniérement fur les avantages da  256 LE PETIT GRANDISSON. travail, en voici une fur un füjet qui n'efï pas moins inftructif, & dont je defire bien que vous foyez auffi fatisfttite. Nous parlions 1'autre jour des dangers auxquels on efl expofé, malgré les meilleures difpofirïons, par la feule foibleffe de caraélere. M. GrandifTon nous dit qu'il venoit de paroitre a Londres un petit livre oti ces malheurs étoient préfencés dans 1'hifloire d'un enfant de notre dge. Jé lui demandai la permiflion de le lire; & voici comment j'ai arrangé ce conté, pour vous 1'ofTrir. =====^-== Les fuites dangereufcs de la foiblejfe de caraclere. w illiam Seöley Te promenoit un jour dans 1'avenue du chateau de fon pere. II vit venir de loin un petit garcon tout en guenilles, & dont le vifage étoit couvert de fuie. Que viens-tu faire ici, lui demau-  LE PETIT GRANDISSON. 257 da-t-il, lorfqu'ils furent a portee de s'entendre ? Héla*, mon cïier Monfieur, lui répondit Ie petit malheureux , en s'approchant d'un air craintif, je viens voir s'il y a quelque cheminée a ramonner au chAteau. ie voudrois bien qu'il y en cüt, car 1'ouvrage ne va guere; & mon maitre efl: de fi mauvaife humeur qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. Et comment t'appelles-tu? Tom Climbvvell, a vous fervir, fl j'en fuis capable. ■ Viens tu de loin? Non, Monfieur, je ne viens que de ce vülage que vous voyez la-bas, un peu après la colline. C'eft-la que demeure mon maitre. Oh, fi vous faviez combien il ell méchant! 11 efl méchant, dis-tu? Vous ne pourricz jamais le croire. Tenez, encore hier il me roua de coups. Et pourquoi donc, s'il te plalt? —— Je vais vous le dire. II y a un de  ■ 258 LE PETIT GRANDISSON. mes camarades qui vient d'entrer chez lui es apprentiffage. Le pauvre petit n'a encore que fept ans; & le maitre voudroit qu'il Itit ramonner comme un habile homme. Hier, on lc mit en befogne pour 1'effayer. Et paree qu'il ne favoit pas bien grimper encore , paree qu'il pleuroit au lieu de cbanter, lorf. qu'il fut fur le haut de la chemince, le maitre le battit rudement, en difant qu'il ne feroit jamais qu'un vaurien ; &: comme je voulois demander fa grace, il me battit a mon tour, jufques ;\ me rompre les cótes. D'ou vient que tu 11 e le quiues pas pour retourner chez ton pere? C'eft que mon pere eft mort, 61 ma mere auffi. II n'y a perfonne dans Ie monde qui prenne foin de moi, fi ce n'eft ma pauvre mai'.reffe. Oh, voila ce qui s'appelle une bonne femme. II n'y en a pas de meillicure fur la terre. Elle me donneroit plus fouvent •& manger, fi elle Ie pouvoit,; mais elle ne 1'ofe pas. Son mari eft fi dur, qu'il la battroit fans miféricorde. II nous fait tra-  LE PETIT GRANDISSON. 2$$ • vaillcr rudement, & nous laiflè mourir de faim par-deflus le marché. Mais ton maitre efl: obligé de te nourrir comme il faut. Pourquoi ne le fa.it* il pas? Si j'étoit a ta place, j'irois me plaindre. Ah, mon cher monfieur, on voit bien que vous n'entenciez rien a ces chofesla. A qui voulez-vous que j'aille me plaindre? Le maitre ne feroit que me traiter plus durement, s'il le favoit. Ah, je fuis bien malheureux! Comme il difoit ces derniers mots, ils entendirent tout-a-coup un carolfe qui venoit de leur cöté. Willïam n'eut befoin que de jetter un coup-d'ceil dans la voiture, pour y recoimoitre M. Greaves fon grand pere. II poufla un cri de joie; le cocher arrêta fes chevaux; un domeftique defcendit pour ouvrir la portiere; & William, fans prendre congé du petit ramonneur, fe précipita dans les bras de fort grand-papa , qui alla defcendre avec lui dans la cour du chatcau.  2Ö0 LE PETIT GRANDISSON. M. Greaves étoit un de ces beaux vieillards, dont les traits, animés encore par Ia bienveillance & la gnitc, favent faire oubüer leur age, meme aux yeux dédaigneux de la jeimefTe, Quoiqu'il eut déja paiTé quatre-vingt ans, on le voyoit s'inréreffer aux amufemens enfantins de fes petits-fils. & tandis que fa fagciTe leur impofoit le refpect, fa douceur, fon enjouement & fa complaifance lui concilioient leurs plus tendrcs affections. Son arrh-ée étoit une féte pour fa petite familie. C'étoit a qui lui feroit le plus d'amitiés. Wiiiiam lui prenoit les mains dans les fiennes. Fanny appuyoit la tête fur fon épaule, & le petit Robert, après avoir danfé autour de lui, étoit venu s'affeoir fur fes genoux, & lui paffoit fes petites mams careffantes fur les joues. On fe mit bientót a table; & le repas fut égayé par fes fantés joveufe qu'on portoit au brave vieillard, & par les chanfons du bon vieux tems, qu'il chantoit encore d'une voix trcmblotante.  ZÓ2 LE PETIT GRANDISSON. bien aife que tu aies quelquefois occafion de recevoir les plaintes des malheureux, pour t'accoütumer a ouvrir ton cceur a leur mifere. J'efpere que tu n'auras pas lailfc celuici fans foulager fes befbins. Malgré fa diffipation & fon étourderie, William avoit un cceur naturellemcnt généreux & fenfible. Le pauvre enfant! s'écria-t-il. Votre arrivée & Le plaifir de vous voir me 1'ont fait brufquement qt.itter. Patience! Je faurai oüi il dcmeure, & je tdcherai de lc dédommager de ce que mon oubli lui a fait perdre.... Mais faifons une chofe , mon grand-papa. Nous voici a la vue de fon village. Nous n'avons pas beaucoup de chemin a faire pour y arriver. Venez, venez, je vous en prie, avec moi. Non , mon ami, lui répondit M. Greaves. Ce n'eft pas tout que de defcendre cette cóte, il faudroit la remonter; & Ia pente en eft trop rude pour que je puiife lc faire fans fatigue. Va tout feul. En attendant, je tne repoü^rai fous eet arbre, & je  LE PETIT GRANDISSON. 263 jouirai de Ia perfpective du beau payfage qui s'étend autour de certe coliine. William partie auflitóe avec une légéreté qui promettoit un prompt retour. Au. pied du cdteau il rencontra un Juif chargé d'une petite boutique de cifeaux, d'aiguilIes , de boites, de chaines de montres, d'étuis , & de toute efpece de joujoux. Cclui-ci s'empreua d'offrir fes marchandifes a William, qui lui répondit qu'il n'en voulott point acheter. Cependant, comme le colporteur lui dit que la vue ne lui en coüteroit rien, il confentit a les parcourir d'un coup-d'ceuï. A force de promener fes regards fur ces divers objets, il fut tenté de demander Ie prix d'un bilboquet garni en ivoire, qu'on lui dit un fhelling. En voulant le prendre, fx main fe porta fur une lorgnette qui étoit tout a cóté. Une lorguette, vraiment! C'étoit un bijou dont il avoit eu toujours envie. Comme elle étoit du méme prix, il balauca qu lques minutes avant de pouvoir fe décider fur la préférence. Tan-  LE PETIT GRANDISSON. £.6$ 'faifon il ne vouloit pas clianger. Ticns, dit-il au jeune garcon, en lui offrant fa petite monnoye, voila tout ce que je puis te donner pour tes oifeaux. Vois fi tu veux rac les céder a cc prix. Ce n'eft pas trop payé, répondit 1'autre; mais puifque vous le voulez, a Ia bonne heure. Le marché fe trouva ainft conclu; 6c la petite familie entplumée fut .remife entre les mains de William. II reprit alors fa marche, & parvint atti village oü demeuroit Tony. On lui indiqua tic loin fa maifon. II le vit bientót luimême devaut la porte, avec un petit enfant qu'il tenoit par la lifiere pour lui apprendre a marcher. Ils renouvellerent connoiiTance; & William commencoit a lui dire Ie deffeïti qui 1'avoit amené, lorfqu'il fe rappella touta - coup, en rougiiTant, la fituation de fa bourfe, a laquelle il n'avoit pas fongé cn faifant fes emplettes. II nc vouloit point avoucr fon cmbarras; & il ne favoit quel moven cmpJoyer pour en fortir. Sa genéreM  LE FETIT GRANDISSON. 2<_>(> "baifla let téte, ralentit fa mnrche, & refta derrière fon grandpere dans- un filence confus. M. Greaves fe retourna, & prenant la main de fon pent-fils : Qu'as-tu donc, lui dit-il? Ou te croiroit coupable de quelque faute. Mais non, je te fais injure. Cet embarras ne vient que de ta modefHe , qui fouffre en entendant louer ta générofité. Tu fais déja la confolation de mes vieux jours. Viens, mon cher enfant, que je te preiTe tendrement contre mon fein. Oh, non, non, mon cher grand-papa, répondit William , ne m'accables- point de vos carrcifes. Je fuis< loin d'en être-auffi digne que vous le eroyez. II eft bien vrai que, lorfque je fuis parti, j'étois plein du defir d'aller fecourir le petit malheureux. Mais j'ai rencontré fur le chemin un colporteur: & j'ai été aflez foiblc pour dépenfer deux fhelfihgS k achetei» cette lorgnette & ce bilboquet. II me refloic encore quelques fois de monnoie : & cela auroit été quelque chofe pour un pauvre ra* monneur, fi je n'avois eu fantaifie de ce niJi. M 1.  27° •LE PETIT GRANDISSON. J *" .."'V'1* pour les élever. Mais tu avois encore de 1'argent, rcnliqua M. Greaves? JN'as-tu pas puyé les güteaux que je t'ai vu manger? Oui, mon grami-papa. Cumment donc n'avois-tu rien pour donner a Tony ? C'eft que je ne voulois pas changer ma demi-guinée. Tu Tas pourtant changée pour les gilteaux? II eft vrai; mais je ne 1'ai fait qu'a regret, paree que Squander avoit 1'air de fe moquer de moi. Je craignois qu'il ne fit des. raillcries de mon avarice lorfque nous ferions retournés a 1'école. I Ecoute, William, je nc veux point te gronder. Mais puifque tu ne voulois pas changer ta demi-guinée, n'auroit-il pas mieux valu garcier les deux ftielüngs & la petite monnoie pour Tony, que de les employcr comme tu as fait?  8 LE PETIT GRANDISSON. fut inutile. Mais que 1'on juge de fon étonnement, lorfque, vaincu par la force, il vit tirer de fa poche droite le malheureux portefeuille! Ce fut en vain qu'il protefta de fon innocence. Le moyen de 1'en croire, lorfque le fait même parloit fi hautement contre lui! Plus d'interêt en fa faveur. On n'entendit plus tomber fur fa tête que les noms de filou, d'efcroc & de voleur. Ils partirent de toutes les bouches. Quelques uns propofoient de le plonger dans la fontaine publique, d'autres, de 1'attacher a la queue d'un ane & de Ie fuftïger; & tous prophetifoient a grands cris qu'il finiroit fes jours au gibet. Arnold, dont 1'indigne badinage avoit eu des fuites fi cruelles, commencoit a s'en repentir; mais il n'eut pas Ia force d'en faire 1'aveu, craignant d'attirer fur lui la condamnation qu'il voyoit prête a tomber fur fon camarade. II lailTa Ie pauvre William fe titer de cette aventure comme il pourroit, & refta muet fpeétateur de la fcene. La colere du marchand s'étoit de plus en plus en-  SÏÏO m PETIT GRiVNDJSSOifi roué, qui crïoit: Attendez, attendez, fë un flaéllirig pour lui. Tuut le monde tourna la tête. On vit im petit ramonneur , qui jettant a terre fa longue corde & fon balai, fe mit a fouiller précipitamment dans fa poche, & en rira un fhelling craifeux, qui brilloit encore dans fes mains noircies. C'étoit ■le brave Tony qui venoit d'arriver a Ia foirei Voyant une foule raiïémblée , il s'y étoit gliffé a travers mille rebuffades ; & reconnoiffant auffitdt les traits de William, fans favoir encore pourquoi on lui dcmandoit de 1'argent: Tenez , Monfieur, lui dit-il , je n'ai qu'un fhelling, encore appartient - il a mon maitre; mais quoiqu'il m'en puilfe arriver, je vous le donne pour vous tirer de peine. La confcience de William s'émut- h ee trait. Ah , fe dit-il a lui-même, je ne voulois pas hier changer pour toi ma demiguinee , Tony ; & toi , tu viens- aujqm> d'bui Un torrent de larmes qu'il avoit retenties jufqu'alors, s'échappa de fes veux. Le marcband prit le fceliing;. mais Ü n'eir  fl$9 LE PETIT GPvANDISSON. trant dans Ia maifon paternellc, au lieu de Fempreffement qu'il avoit de voler dans les bras de fa maman . il fentit de groffes larmes s'échapper de fes yeux; & il fe glilfa triftement a la dérobée le long des murs de la cour. 11 refta quelque tems dans la premiere falie , livré tout entier a fes cruelles réSexions. Mais il en fortit bientót avec effroi pour prêter 1'oreille a la voix de fon grand-pere qu'il entendoit dans le falon. M. Greaves parloit au petit Robert. Oui, lui difuit-il, j'ai donné & ton frere & ü ta fceur une médaille exaftement pareille a Ia tienue. Je veux voir lequel de vous la confervera plus long-tems pour 1'amour de moi. II feroit impoffible d'exprimer ce que le pauvre William reiTentit en entcndant ces paroles. II fe hftta de monter dans fa chambre, & fe jettant le vifage contre fon lit: O Ciel, s'écriat-il, que vais-je faire? & que pourrai-je dire? Après avoir long-tems pieuré, comue il fentoit révllement une violente douleur de téte, il refolut de s'en faire  LE PETIT GRANDISSON. 2?>3 «ne excufe pour avoir la permiffion de s'aller coucher. Lorfqu'il eut compofé fon manuien, pour le mettre auffi bien d'accord qu'il étoit poffible avec Ie perfonnage qu'il vouloit jouer, il defcendit dans Ie falon. Sou petit frere courut au devant de lui, & lui préfentant Ie cadeau qu'il avoit recu de fon grand-papa: Tiens, lui dit-il, en fautant de joie, regarde, n'eft-ce pas un joliê médaille? Fais moi voir la tienne, jc t'en prie, pour voir fi elles font les mêmes. Le front de Wiiliam fe couvrit de rougeur; & comme fon frere lui faifoit encore les mêmes inflances, laiiïe-moi tranquille, lui répondit-il un peu hrufqueraent. Je ne 1'ai pas fur moi. II ié plaignit enfuite du mal dc téte qu'il refTentoit; & après avoir fouhaité ie bon foir a tout le monde, il fe retira pour aller fe mettre au lit. Les tendres inquietudes que fes parens avoient témoignées fur fon indifpofition, aioutoient encore a fes peines. Combien peu je merite leur tendrcttè , s'éerioit-ü! Ah s'il favoient de-  S84 LE PETIT GRANDISSON. -quelle maniere je me fuis conduit eet après midi, comme ils- me méprifcroient! Comment pourront-ils deformais fe repofer fur moi, lorfque je ne puis y compter moi-méme! Je favois que je faifois mal d'aller avce Henri, & cependant j'y fuis allé. Tout ce qui m'cft arrivé de honteux, n'eft que la fuite de cette première faute. Oh, j'efpcre a 1'avenir ne me. laiffer jamais perfuader de faire ce que je ne croirai pas bien en toute rigeur. Telles étoient toujours fes réfolutions généreufes; mais au moment de la ten* tation, il manquoit de force pour- les exé* cuter. Foibleffe fatale qui peut nous entrainer dans tous les vices! Après une fuke de réfleélions plus ameres les unes que les autres, il s'endormit. enfin; mais fon fotftmeü fut trifte & pénible; & les premiers mouvemens qu'il fentit a fon réveil furent encora les agitations d'une confeience coupablc. Qui pourrnit croire qu'après les humiliations qu'il avoi endurées, & Ia violence da fes remords, il. 1'üt jytèt a tomber aaflMl.'  LE PETIT GRANDISSON. 2*5 dans une autre faute plas grande! H venoït de fortir de fa chambre, le cceur ferré de triftefTe, & il traverfbit le falon pour aller faire un tour de jardin, lorfqu'il vit entrer par la potte oppofée I'autcur de tous fes niaux, Ie jeune Henri Beaufort. Comment donc,. William! lui dit Henri, tu as une figure encore plus piteufe qu'hier au foir. Je fuis vcnu favoir comment tu te trouves. II faut que tes parens t'ayent battu, je le vois. Bami, répondit William, d'un air offenfé? Mes parens ne m'ont battu dc leur vie. Je ne reens hier de leur part que des careffes trop tendres. ils font bien loin d'imaginer combien je fuis coupable ; & voila ce qui me donne le plus de chagrin. Oh pour cela, reprit fon compagnon, je ne t'aurois jamais cru fi enfant. Mon pere ufe familierement avec moi de fon fouct a cheval; & Io-rfqu'üs s'appergoit que je lui ai défobéi, il me fait fentir jufqu'au fang ce qu'il appelle la difcipline militaire; mais jc ne ferois sürement pas auffi abattu que tu parois 1'etre, fi je n'a-  2%6 LE PETIT GRANDISSON. vois a craindre que les fermons grondeurs d'un vieux grand-papa. Fi donc Henri, répliqua William, qui aimoit fon grand-pere avec une extreme tendRlfe, parie avec plus de refpeét d'un homme vénérable. Si tu fa? vois combien il me chérit! Mais, hélas! peut-être va-t-il me retirer fon amour. Je 1'aunm bien mérité! Cette médaille qu'il m'avoit dit de conferver avec foin pour me fouvenir toujours de lui, s'il vient jamais a favoir comment je 1'ai perdue! Je ne puis fupporter cette affreufe penfée. Henri employa vainement toute forte de moyens pour raffertnir le cceur de fon caraaj-ade. La douleur de VA'illiam devenoit plus forte, a mefure que 1'heure du déjeuner approchoit. Comment ofer paroitre aux yeux de fes parens! comment ofer recevoir leurs careffes, lorfqu'il fe fentoit fi crimincl! On vint enfin rappeller. Déja il marchoit a pas lents pour fe rendre au falon. Henri 1'arrêta tout-è-coup , & lui montrant au bord d'une allée la médaille du petit Robbert,  ( La PETIT GRANDI SON.. i%j * que celui-ci avoit fans doute Iaiffé tomber étourdiment de fa poche en tirant fon mouchoir. Tiens, lui dit-il les yeftx étincehus de plaifir, j'cfpcre maintenant que tu vas féCher tes larmes, & que tu n'auras plus de erainte d'être découvert. William tendit Ia main avec un tranfport de joie. Mais au même ïnftant fe recueillant en lui-m'ême, ce h'eft pas la mienne, s'écria-t-ii. Oh fi c'étoit elle! C'eft sjörement mon petit frere qui 1'aura perdue. Eh, qu'importe, lui répondit Henri étonné? Eft-ce que tu ne la prendras pas? Quel étrange fcrupule t'arrête? Si ton frere 1'a perdue, c'eft de fon dge, On ne lui en fera pas de vifs reproches, & ü ne fera taxé que d'un peu d'étourderie. Mais toi, fonge de quelle importauce il eft de n'être pas découvert. Cette heiireufe rencontre peut te mettre a 1'abrie de tout. Perfonne n'a befoin de favoir que nous avons tronvé cette médaille; & comme elle eft exactement fcm^labfe a la tierme, ;e défie qui que ce foit de pénétrer le miftere.  ft88 LE PETIT GR'ANDISSOff. William s'arrêta. Tous les reproches qu'il redoutoic fe préfenterent fous d'affrcufcs images i\ fon efprit. Les paroles de Henri augmentoient d'un cöté fes frayeurs, & de i'autre, lui préfentoient le moyen de s'en délivrer. Le moment étoit critique pour fa vertu. L'honneur lui deféndoit de commcttre une aétion fi baffe; mais Ia cramte d'a- J liéner de lui fes parens, le portoit a s'expofer aux reproches fecrets de fa confcience, ,1 plutöt que d'encourir 1'indignation déclaréc ■ de fa familie. Les combats de fon cceur fn- J rent violens; mais ils fe terminerent pour ce : moment a fa gloire- Non, dit-il avec fermeté, je n'ai déja que trop fourlert d'une première faute. Je ne ferai pas aflez mé- ■ chant pour faire dc la peine a mon frere, & trompcr mes parens. J'aime mieux m'aban- • donner a la bonté de mon grand-papa. Jc : veux lui dire honnêtement toute la vérité. , Si j'en ai du chagrin , tant mieux: il expicra i du moins en partie le mal que j'ai commisJ Par pitié, lui répondit Henri, ne fois pas fi in- ■  LE PETIT GRANDISSON. 2&9 ifitraitable. Si tu n'as point d'égards pour toi-même, ayc du moins quelque conödération pour moi. Tu es convenu hier d'être de notre partie, & maintenant tu veux me rendre victime de ta foiblefle. Si tu vas révéler la chofe a ton grand-pere, il en rejettera la faute fur moi feul. II dira que je t'ai féduit, & il nous empcchera de nous voir davantage Je fais combien il eft rigide en fait d'obéiffance. II ne manquera point de faire fitvoir a mon pere que j'ai contrevenu a fes ordres; & mon pere eft fi févere dans fes chrttimens, que la feule penfée m'en fait frémir. Cruel WilliamI Je fuis venu te donner des confolations; & pour feule rêcompenfe, tu veux me faire punk. Je puis t'avoir innocemment entrainé dans cette peine; mais je fuis bien sür que fi j'étois a ta place, je ne voudrois pas en agir comme tu veux Ie faire en vers moi. Cet argument étoit habilement porré A Ia générofité naturelle de WiHiarh. Henri favoit trop bieu qu'il étoit incapable de vouN  LE PETIT GRANDISSON. 295 portante pour recevoir de la part de William une réponfe immèdiate. S'il difoit qu'il ï'avoit vu, on pouvoit lui demander oü il IV voit rencontré; & le dire, cela entraïnoit 1'aveu de tout ce qu'il avoit pris tant de peine a cacher. II héfita pendant quelque tems, jufqu'a ce que fon grand-pere, obfervant fa confufion, le prit par la main, & avec un ton plus tendre encore que ferieux, lui adreiTa ainfi la paroie: J'ai déja vu avec peine , mon cher enfant, cpue tu as quelque fecret qui pefe fur ton cceur. Cependant je ne defire point ta confidence, fi tu ne veux la donner librement a mon affe&ion. Dismoi ce qui t'embarraffe : peut-ötrc ferai-je en état de te fecourir de mes avis. Qu'une méfiance déplacée ne t'empêche pas de m'ouvrir ton dme, & de 1'épancber dans mon fein. • O Monfieur, s'écria Sedley d'une voix tremblante, je ne mérite pas que vous me traitiez avec cette bonté. Je ne fuis pas le maitre de vous dire mon ftcret: un autre y efl trop iiKéreffé. Ah! fi ce n'étoit cela N-4  LE PETIT GRANDISSON. 2QJJ pour y calmèr fes efprJcs dans Ie repos de Ia foiitude. Pendant eet ifctervalle, Ie petit Robert, après avoir fauté & gambadé autour de Ia chambre avec 1'aimable gaité de 1'ènfance, vint enfin s'arrcter devant 1'amie de fa fceur, & lui montrant fa chere médaille, Ia pria de voir combien elle étoit belle, & protefta bien qu'il la garderoit plus foigneufement a 1'avenir. La petite Mifs la confidéra quelque tems avec attention , & dit qu'elle en avoit une exactement femblable, qu'un ami de fon papa venoit de lui donner. M. Greaves demanda avec cmprelfement a la voir, paree que celles qu'il avoit données a fes petits enfans, étoient fort anciennes, quoique trés-bien confervées; & qu'ji ies croyoit extrêmement rares. Après l'avoir pofée un moment fur la table pour chercher fes lunettes, il la reprit, s'avanca vers Ia fenötre, la regarda très-attentivement; & fe tournant vers la petite Mifs, il la pria de lui dire fi elle favoit comment 1'ami de fon oncle fe ï'étoit procurée. Elle lui répondit qu'il N 6  3C<4 LE PETIT GRANDISSON. faute tu as été conduit précipitamment, & fans pouvoir t'arrêter, dans une foule d'autres, j'ufqu'a ce que tu ayes perdu cette douce paix qui n'appartient qivk 1'innocence, & que ton cceur ait été déchiré par mille fentimens douloureux. Si tu avois ajouté Ie menfonge a ta faute, je 1'aurois eu beintöt découvert, paree que le marchand, a qui tu as été forcé de céder ta médaille , Ta vendue a une perfonne qui en a fait préfent a Jenny, en lui racontant de quelle maniere elle étoit tombée entre f.js mains. Elle efl a préfent dans les miemies. La voici, regarde-la. Vois-tu ce W? J'y avois moi-même gravé cette lettre avant de te la donner; comme j'ai auöi gravé les lettres initiales du nora de ton frere & de ta fceur fur les médailles que je leur ai données, afin qu'elles ne fiuTent jamais confondues enfemble, & que fi 1'une d'elles venoit a fe perdre, je puffe favoir a qui elle appartenoit. 11 ne me refie plus qu'a te montrer l'infiruction que ta peux tirer de cette aventure. Dans quelque  LE PETIT GRANDISSON. 305 profond feeree qu'une mauvaife aélion femble avoir été commife, il y a toujours quelque circonftance imprévue qui fert a la faire découvrir, Tu ne croyois ceriainëhient pas ce matin rencontrer Ia petite Mifs qui eft en bas Tu croyois encore moins, lorfque nous 1'avons reneontrée, & que tu te felicitois de ce qu'elle venoit fi k propos pour te tirer d'embarras, que ce feroit elle-méme qui ferviroit a te confondre, en me rapportant ta médaille. Apprends par la , mon ami, que fi tu fais le mal, tu cours fans cefie Je rifque d'être découvert par les moyens les plus inattendus, & que par conféquent tu es continuellement expofé k la plus affrenfe difgrace. La fécuiité fut toujours la douce compagne de Ia vertu Un cceur honnête n'a jamais de fecret honteuk k cacher. Libre de ces cruelles inquiétudes, dont tu as été tourmenté ce matin, il n'a befoin d'aueun fubterfuge: il frémiroit de la feule penfée de defcendre a un moyen fi honteux. Cultive donc avec foin cette fran-  3c(5 LE PETLT GRANDISSON. chife de caraélere fi pure & fi aimable, en évitant tout ce que ta confcience pourroit te reprocher. Cette voix intérieure fera toujours ton guide le plus sür. Si tu fcns ton cceur embarrafie, & que tu penfes agir d'une maniere qui feroit condamnée par tes parens, rentre ainTitöt en toi-même, & n'en fois point détourné par la crainte du ridicule. Tu peux éprouver, pendant quelques, inftans, qu'il efl: dêfagréable d'être en butte aux raiileries de gens corrompus; mais ces traits feront bientót émouifés par ta fermeté: tu jouiras enfuite de 1'approbation de tes amis, ainfi que de Ia fatisfaction de ton , cceur; & voila, mon enfant, une noble ré- ■ compenfe. Quand a la crainte du chatiment, , ou a 1'efpérance de 1'éviter, que nul de ces indignes motifs n'infiue jamais fur ta condui- ■ te. Un enfant, qui n'eft effrayé d'une mau- ■ vaife aéfcion que par la feule idee d'en être puni, dois avoir déja perdu tout principe1 d'honneur. Si tes parens n'ont jamais era- • pioyé envers toi dc correciions viclc-ntes,,]  LE PETIT GRANDISSON. 307 c'efl; que jufqu'a" ce jour tu as dté fage Sc fornuis. Ne crois point qu'ils vouluflent laiffer tes fautes dans 1'impunitö, fi tu venois a changer de conduite. Ne te vante donc point de n'avoir pas dc chdtimens a craindre, mais forme la noble réfolution de ne les pas encourir. Cet objet ne doit te caufer aucune terreur, que par 1'affurance oü tu peux être de ne jamais rien faire qui puifie farmer contre toi. Je fais que ton cceur efl généreux ; mais il efl facile a furprendre. C'efl; de fa foiblefle que tu dois travailler a Ie guerir, fi tu ne veux errer pendant ta vié entiere au milieu des précipices. La fermelé de principes, mon cher enfant, efl: abfolumeiit néceffaire pour former un honnete htfmme. Tu aimes tendrement ton frere, cependant égaré par de lachcs féductions, tu as confenti a le tromper, a le dépouiller, a le'plonger dans le chagrin. Que ne devoistu pas foufli-ir, lorfque, dans fa crédule innocence, il t'a prié de chercher fli médaille, & t'a remercié de la peine que tu feignois de  308 Ui PETIT GRANDISSON. prendre pour lui? Tu as cependant étouffïï dans ce moment tout fentiment d'honneur & de tendreffe. C'eft ainfi qu'une mauvaife action, de quelque genre qu'elle foit, cndurcit le coeur & faviiit. Je me flatte que eet exemple, pris en toi-même, te fervira d'éternelle Jecon. Veuilles en croire ma longue expérience; il eft impoffible de fixer des hornes au mal, & de dire: J'irai jufques la dans mon égarement & je m'arrêterai. Si tu confens une fois a defcendre d'un feul dégré de ton innocence, tes yeux feront bientót obfeurcis; & tu ne fauras plus a quelle profondeur tu t'enfonceras dans le crime. Ce difcours fit une impreffion profonde fur William. 11 promit, «des larmes aux yeux, dc fe dcfjer a 1'avenir de fa foibleffe. M. Greaves, touché de fon repentir, lui accorda le pardon qu'il imploroit, & après avoir fcellé fa grace par les embraffemens les plus tendres, il le quitta pour lui donner Ie tems de fe remettre de fon agitation. Wil-  LE PETIT GRANDISSON. 309 Ham, un peu foulagé du paifknt fardeau qui - avoit opprefTë fon cceur, reprit bientót aflez de calme pour être en état de defccndre auI près de fes Parens, quoique Ie femiment pé; niblc qu'il avoit confervé de fes fautes eüt abattu fa vivacité, & Je rencic diftrait & fi. lencieux. Toutes fes penfées & tous fes fentimens avoient été concentrés fur lui-même pendant Ia matinee.- Mais après le diner il fe rappella qu'il devoic a Tony le fhelling, que celui-ci lui avoit fi génércufement prêté dans fa détreffe. Cependant il n'avoit plus d'argent; & en demanrier a fon grand-pere, c'étoit lui rappeller des fouvenirs qu'il auroit voulu effacer de fa propre mémoire. Dans eet- embarras, il réfolut de s'adrefler a fa fceur, qu'il lavoit être toujours difpofée a 1'obliger, & qui fe trouva par bonheur avoir trois fliellings a fon fervice. C'eft avec cette petite fomme qu'il partit a grands pas pour fe rendre au village de Tony. II étoit près d'y entrer, lorfqu'il enten-  JIO LE PETIT GRANDISSON. dit des cris percaus qui partoient dü milieu d'une épaiffe bruyere a la droite du chemin. II courut auffitót de cc cöté pour fecourir le malheureux qui poufïbit ces plaintcs. Mais a mefure qu'il approchoit, elles devenoient plus foibles & plus étouflées; & avant qu'il füt arrivé, elles avoient déja ceiïé de fe faire «utendre. Un homme qui fe relcva tout-acoup du milieu de la bruyere, & qui s'cnfuic en le voyant, lui fit connoitre 1'endroit oü il dcvoit chercher Ie trifie objct de fa pitié. C'étoit un enfant couvert de haillons, & couché par terre fans mouvement. II s'avanca pour Ie lècourir. Quelle fut fa furprife, lorfqu'il crut rcconnoitre Tony! C'étoit lui en efFet, que fon maitre cruel avoit attaché par une corde a une fouche d'arbre, & qu'il venoit de déchirer cn le frappant d'une fangle de cuir. II avoit fini par lui donner fur la té te un rude coup de baton qui 1'avoit étourdi, & privé de 1'ufage dc fes fens. Peut-ötre même auroit-il poulfé plus loin Ia b-^rbaric, fi 1'approche d'un té-j  LS PETIT GRANDISSON. q T r mom qui auroit pu dépofer contre lui, ne ■Keüt obiigé de prendre la fuite. William fe précipita fur Ie corps de Tony. II rompit fes Iiens & s'efforca de le faire revenir a Iui-même. Hélas! le petit malheureux ne pouvoit encore fortir de fon évanouifiement. William tourna les yeux de tous cöeés , pour voir s'il ne découviroit perfonne qui püt Ie fecondcr. Il appercut a traVers la bruyere un jeune enfant, qui lui rappella tout-a-coup 1'idée du petit apprentif, dont Tony lui avoit .parlé a leur première entrevue. Après l'avoir inutilement appellé, il courut vers lui & lui demanda pourquoi il ne venoit pas au fecours de fon camarade. O mon cher Monfieur, lui répondit-le petit garcon tout tremblant, j'ai peur que le maïtre ne revienne & qu'il ne me batte auffi. Et pourquoi donc Tony at-il été fi cruellement traité? • C'efl qu'il n'a pas porté a Ia maifon le flielling qu'il eut hier du Chevalier Digby,  JI2 LE PETIT GRANDISSON. pour avoir ramonné fes cheminées. II dit, en rentrant, au maitre qu'il lui donneroit le fheüing aujourd'hui. Le maitre a bien voulu attendre toute la matinée; mais voyant que le fhelling ne venoit pas, il s'eft mis fi fort en collere qu'il a pris Tony, 1'a mené dans cette bruyere, & lui a dit qu'il alloit le uier. Hélas! je crai; s bien que la chofe ne foit faite, car je ne vois point remucr Tony; & sürement s'il n'étoit pas mort, il ne rnanqueroit pas de fe relever & de s'enfuir, pour n'étre pas encore roué dc coups. O Ciel' s'écria William. Quoi, c'eft donc moi, mon pauvre Tony, qui fuis la caufe des mauvais traitemens que tu viens d'effuyer! Oh comrnent pourras-tu me le pardonner! Comment pourrai-je me le pardonner moi-même! Que pourrai-je faire pour te dédommager de les fouffrances? En achevant ces mots, il reiourna vers lui, & fc mit a lui prodiguer les foins les plus tendres. Ils ne fnrent pas long-tem? inutiles. Après un profond foupir, Tony entr'ouvrit un peu les  LE PETIT GRANDISSON. 313* les yeux. Jufte Ciel! il refpire encore, s'écria William! Regarde, mon cher enfant, regarde: c'eft moi qui viens te fecounr. La voix de la pitié étoit fi étrangere a Tony, qu'il pouvoit a peine en diftinguer les accens. 11 confideroit William fans le reconnoitre, & fe croyoit encorè plongé dans fon évanouiiïement. Peu-a-peu cependant il revint entierement d lui-même. Oh, c'eft vous, mon petit Monfieur, dit-il a William, en Ie fixant d'un air ébahi. Je viens d'être rudement battu pour votre compte; mais ne vous en affligez pas. Dieu merci, je fuis fait a fouffrir. Le mal eft paffé , Sc je n'y ai point de regret. William , fans pouvoir lui répondre , f aida* triftement a fe relever. II le conduifit a la barrière d'un champ voifin que Tonv eut beaucoup de peine a franchir; & la, ils s'affirent a 1'ombre d'une haie qui les déroboic a tous les regards. William garda quelque tems Ie filence, puis effuyant des larmes qui baignoient fes yeux, il pria Tony de lui O  3*4 LE PETIT GRANDISSON. pardonner d'avoir été Ia caufe de fes tourmens , faute d'avoir plutöt acquitté une dette auffi faerée que la fienne. Mais, ajouta-t-il, pourquoi n'es-tu pas venu me trouver? Tu pouvois être bien sur que je t'aurois payé tout de fuice. Oh, mon cher Monfieur, répondit Tony, je penfoit bien que c'étoit votre en vie. Auffi ai-je couru ce matin chez vous, Ia bas a cc chateau, vous favez bien? par cette avenue oü je vous vis la première fuis, lorfque vous me quittates pour monter dans un bc.ui caroffe , qui pafloit au grand trot. J'ai demandé le petit Monfieur, car je nc favois pas autrement votre. nom. Et le cocher, j'imagine au moins que c'étoit lui, m'a d.t que j'étoit vraiment un joli garcon pour avoir des affaires avec fon jeune maitre , & que d'ailïeurs vous n'étiez pas en ce moment aü chateau. Alors, comme j'étois preffé, jc lui ai clir que vous me deviez un ■iheliing, & je 1'ai prié de. me le payer pour vous, en 1'alfurant que vousn'aunez pas de plus grand plaifir que.de ie lui rendre. La  LE PETIT GPvANDISSON. 315 delfus, il m'a dit que tout petit que je paroiffois j'étois un grand coquin. II m'a envoyé, je n'ofe pas trop vous dire oü, mais c'étoit a tous les Diables. Et après m'avoir donné deux ou trois coups d'un fouet a cheval qu'il avoit a la main, il m'a chafTé fans pitié de Ia cour. O mon pauvre ami, que j'en fuis faché, s'écria William! II faut que tu fois venu lorfque j'étois a la promenade avec mon grand-papa. Je puis te payer tout de fuite, ajouta-t-il, en lui donnant les trois fhellings qu'il avoit apportés. Je n'ai pas d'avantage pour le moment; mais le premier argent qui me viendra, je le réferverai pour toi, je te Ie promets. Je ne vous ai prèté qu'un lhelling, lui répondit Tony, ainfi vous m'en donnez deux de trop. Oh garde-les, garde-les tous, répliqua William. Je voudrois fetüement en avoir dix fois plus a te donner. En ce moment, le petit apprenti, que Ia peur He fon maitre avoit empêchë de fuivre William auprès de fon camarade, accourut a O 2  3\6 LE PETIT GRANDISSON. toutes jambes vers Tony, pour lui tlire qu'il pouveit retourner a la maifon, paree que le maïtre venoit d'ajler au cabarer, oü il paiïeroit sürement, fuivant fa coütume, le refle de la journée. Tony fe leva aulïi-tót, & dit a William qu'il vouloit profiter de 1'abfence de fon perfécuteur, pour s'en retourner chez lui, paree que fa maïtreffe, qui étoit la meilleure femme du monde, étoit sürement en peine fur fon compte, & qu'il brüloit de ia tircr d'mquiétude. William lui répondit qu'il ne le quitteroit pas; & ils s'aeheminairent tous les trois vers la chaumiere. Ils ne tarderent pas a y arrPer, quoique Tony ne fe traïnat qu'avec peine; mais vvipiam 6; fon petit camaradc le foutenoient fous les bras, pour lui rendre la marche moins doulourcufe. William, en entrant. vit Ia pauvre femme qui tenoit une main fur 1'un de fes yeux De I'autre main, elle fontenoit un enfant a qui elle donnoit a tetter. L'innoeente créature quittoit de tems en tems Ia mamelle, & regardoit fa mere  LE PETIT GRANDISSON. 317 avec un fourire , tandis qu'en fe penchant pour lui fourire a fon tour, elle laiffoit tomber des larmes fur fes pctites joues vermeille-s. Une petite fille, d'environ deux ans, étoit de bout auprès des genoux de fa mere , & plenroit pour qu'elle la prit fur fon fcira, & qu'elle lui donmit a manger. Un autre enfant, auprès d'une table écloppée, tachoit d'atteindre a un morceau de pain bis, plus noir encore de fuie que de fa propre couleur. Telle ètoit la fcene qui ffappa les regar.'s du jeune Sedley, k fon ëritréê dans la chaumiere, 6c qui lui préfenta un eontrafte bien frappant avec la richeffe a laquelle il étoit accoütlimé. Tony le fuivoit, 6c oubliant fes meurtriiTures, il fe précipita dans la chaumiere en s'écriant: Me voici, maitïrefle; ne pleurez pas d'avantage, me voici. Elle ne s'étoit pas appercue de 1'arrivée de William. Au fon de la voix dc Tony, elle releva foudain Ia tére, en effüyant fes yeux qui étoient fi enflés qu'elle pouvoit a peine le voir. Quoi, c'efl: toi, mon pauvre enO 3  LE PETIT GRANDISSON. 3IQ lette , dont l'arrivée fit naitre la joie dans toute la maifon. L'avidité avec la qu'elle les enfans dévoroient ce pain lourd & a demi cuit, caufa a Sedl'ey le plus grand êtonnement. Toute Ia petite familie le remercia de fa générofité, lorfqu'clle apprit que c'étoit ;t lui qu'elle avoit 1'obligation de ce bon repas. William jouiffoit avec tranfport de la reconnoiffance univerfelle. Mais comme la nuit s'approcboit, il fe vit obligé de quietcr la chaumiere pour retourner au chateau. En marchant, il fit de profondes réflexions fur tous les évenemens qui avoient rempli cette journée & Ia précédente. II vit combien Ia foibleffe qu'il avoit eue de céder, contre fa confcience, aux mauvais confeils de Beaufort , lui avoit attiré d'humiliations & de chagrins. C'étoit peu des affronts qu'il avoit recüs a la foire, des angoiffes qu'il avoit fenties au retour, enfin de la honteufe découverte de fa difiimulation & de fes menfonges, il avoit encore tenu plongé dans Ia doulcur fon petit frere qu'il chériflbit tenO 4  LE PETIT GRANDISSON. 321 hélas! ce voyage a été marqué par un évément bien fücheux. M. Bartlet, Charles & moi, nous alüons devant dans une berline légere. M. & Mde. GrandifTon nous fuivoient avec Emilie & Edouard. Nous étions convenus de les attendre a une grande auberge pour diner enfemble , & laiffer repofer nos chevaux'. Lorfque nous arrêtames le brave Henri, en voulant defcendre précipitamment pour nous ouvrir la portiere, eut Ie malheur de tomber, & de fe cafTer la jambe. Vous devez penfer quel fut notre chagrin i eet accident. Nous fimes auffi-töt tranfporter le pauvre •malheureux dans la meilleure chambre de 1'auberge, & Charles cnvoya chercher Ie chrrurgien du village. Malgré fa profonde douleur, il eut Ie courage d'affifler a 1'opération, & de prêter tous les fecours qui furent en fon pouvoir. La feconde voiture étant arrivée, mon ami fupplia fon pere, après le diner, de.nous laiffer dans 1'auberge auprès du malheureux, jufques au lendemain. M» 0 5  LE PETIT GRANDISSON. 335 .1 Emilie. C'étoit une grande imprudence, n'eft-il pas vrai, mon papa ? M. Grandisson. Sans doute, ma fille. Charles. II me femble qu'il falioit fe bomer a prendre fon parti, s'il y avoit quelque moyen de le juftifier des reproches qu'on lui faifoit; mais les lui rapporter, c'eft ttnS chofe tout-a-fait indigne. M. Grandisson. Tu as raifon, mon fils; & cela nous montre, par une doublé exemple, combien il eft imprudent de s'abandon. ner a 1'indifcrétion de fa langue. Guillaume. Mais Ie Colonel, con ment avoit-i! a répondre des mauvais propos de fon fils? EflSce qu'il les a foutenus? 'Eöouard. Non; au contraire , il les a défavoués. Guillaume. Eh bien donc, mon ami, d'ou vient qu'il fe trouve dans la quereile? • Edouard. Le Capitaine eft 1'homme de Ia terre le plus brutal. II voulok avoir fa- tisfaction; & comme il ne pouvoit la de- 1. . . , . ... mancier a un jeune homme de quatorze ans, ï  LE PETIT GRANDISSON. 337 cipiter de Ia plus haute fenctre de fa maifon. Charles. La mort feroit certainement préférable pour lui a 1'exiftence. 11 ne doit plus avoir un jour de repos. M. Grandisson. O mes enfans ! vous -voyez quels malheurs affreux Ia médifance peut entrainer a fa fuite. Edouard. II y a des perfonnes qui excufent un peu fa faute. On prétend qu'il n'a dit que la vérité fur le compte d'un homme juftement dévoué au plus profond mépris. M. Grandisson. Qu'importe , mon cher fils? Il n'eft permis de dire la vérité que lorfqu'elle n'ofTence perfonne. On eft Übre de garder le filence. II eft toujours PIUS beau de voiler les mauvaifes actions de fes freres, que de les découvrir au grand jour. Quel eft 1'homme fur Ia terre abfolumenc exempt de défauts? Nous trouverions eertainement fort mauvais que 1'on publhtt les moindres fautes que nous commettons. Pourquoi donc nous permettre envers les autres, ?  33'» LE PETIT GRANDISSON. ce que nous ne voudrions pas que Ton nous fit a nous-mfimes ? Et qu'y a-:-il de plus dangcrcux que la médifance ? Celui qui fe perniet une fois de mal parler de fes femblables en prend bientót 1'habitude, au point de publier fur leur compte le menfonge comme la vérité. Et alors dc quel attentat on devient coupable ! Un calonmiateur efl: mille fois plus a craindre qu'un voleur. Car le bieni dont on nous döpouille, nous pouvons Ie regagner par notre induftrie; mais lorfque 1'honneur efl: une fois perdu, c'efl; le plus: fouvent pour toujours. Emilie Mais , mon papa , quel plaifir pcut-on avoir a dire le mal, faux ou vrai, de qui que cc foit au monde ? M. Grandisson. Ces indifcrétions vien-i neut toujours d'une faufle vanité. On croit paroitre plus inftruit, ou faire penfer que fon efl: foi-même h 1'abri des reproches que 1'on adreiTc aux autres. Mais on ne fait que s'attirer le mépris & la haine. Ceux même qui s'amufcnc un moment des traits de la!  LE PETIT GRANDISSON. 33^ mëdifance, craignent d'en ctre, ft leur tour, les viétimes, & déteftent celui qui fonde fa fatisfaction fur Ia jouiffimce du mal qu'il fait I fes femblables. Mais fi 1'on eft infenfible au plaifir de n'infpirer jamais contre foi de ft criftes fentimens, comment ne pas frémir des maux qui peuvent réfulter d'une parole indifcrete! Combien de ruptures, de vengeances & de meurtres un feul mot peut produire ! Et quel repos attendre de fa confcience, lorfqu'on y trouve le reproche d'avoir caufé des malheurs que I'on ne peut réparer! Edouard. Mais, mon papa, quel partï dois-je prendre , s'il eft queftion , devant moi, d'un mal-honnête homme? M. Grandisson1. Garder Ie filence fur fon compte, comme fur une perfonne indigne de ton attention. Ce n'eft pas ft toi dc redrelfer fa conduite, puifque tu n'as aucun droit fur lui. Et ft tu parles toujours avec tranfport d'un homme de bien, ton filence condamne affez le méchant.  34-0 LE PETIT GRANDISSON. Charles. Oui, mon papa, je nc dois que lc plaindre, & defirer pourlui qu'il apprcnne a connoitre la vertu. O ma chere maman, que ce fcntiment efl: noble & généreux! Si le jeune Brown avoit eu la maniere de penfer de mon ami, il n'auroit pas enfoncé 1'épée d'un furieux dans le fein de fon pere. Hélas! a la fleur de Ia jeuneffe , que le monde doit être horrible pour lui! Donner la mort a celui de qui 1'on ticnt la vie; cette feule penfée me glacé d'horreur. C'efl: une lecon qui ne s'effacera jamais de mon efprit; & 1'on ne m'entendra "parler d'aucun de mes femblables, que lorfque. j'aurai du bien a dire de fa conduite & de fes fentimens.  LE PETIT GRANDISSON. 341 Guillaume D**\ a fa Mere. Le 6 Décembre. Jf'ai vu par votre lettre, ma chere maman, que mon dernier conté a fait quelque plaifir a ma petite fceur. Cela me faifoit penfer hier a vous en envoyer un autre,lorfqu'Emilie me dit qu'elle vouloit s'en charger. Elle monta auffi-töt dans fa chambre ; & après avoir travaillé toute la journée, voici le conté qu'elle m'a remis ce matin. Elle vous prie, vous & ma petite fceur, dc le lire avec beaucoup d'indulgence, paree que c'eft fon premier ouvrage, & qu'elle ne 1'a entrepris que par le defir de vous plaire. J'efpere que eet cffai donnera de 1'émulation a ma petite fceur; & je m'attends bien-töt a trouver dans vos lettres quelque jolie hiftoire de fa fa 9011. P 3  342 LE PETIT GRANDISSON. LR NID DE ME R LES. M J. ?JLarcel & Cyprien étoient les deus plus jolis enfans du monde. Ils avoient pris 1'un pour I'autre une fi grande amitié, que fi Marcel avoit des fruits ou des gateaux, il couroit en offrir a Cyprien; & lorfque Cyprien en avoit a fon tour, il n'y touchoit point qu'il n'eüt partagé avec Marcel. Tous leurs joujoux fcmbloient appartenir égalcment a chacun. En un mot, on les eüt pris pour deux freres , bien plus que pour deux iimplcs camaradcs. Leurs parens étoient fort fatisfaits de voir s'établir entre leurs enfans cette douce tinion, paree qu'ils étoient eux-mêmes étroitement liés enfemble. Cyprien ne manquoit jamais, en allant a 1'école, d'aller prendre Marcel; & Marcel n'en rev^enoit jamais fans attendre que Cyprien eüt fini de jouer pour  LE PETIT GRANDISSON. 343 s'en retourner avec lui. Ils apprenoient enfemble leurs leeons j & toutes leurs difputes étoient a qui fc raontreroit le meilleur écolier. Les jours de congé, ils alloïent faire tous deux un tour de promenade dans les champs. Ils s'amufoient a cueillir des fleurs fauvages, & a faire des bouquets pour leurs fceurs. Quelquefois ils s'affeyoient fur 1'herbe, & fe racontoient de pctites hiftoires , ou répétoient quelque jolie chanfon qu'ils avoient apprife de leurs mamans. Marcel étant un jour allé rendre une vifite avec fon pere, Cyprien, fe voyant privé dc la compagnie de fon ami,alla,pour fe défennuyer, fe promener tout feul dans la campagne. En marchant le long d'une haie, il découvrit dans 1'epaiiTeur des builTons un nid de merles. II n'étoit pas de ces enfans oui fe font une maligne joie de ravir a un pauvre oifcau fes ehers petits. I] réfolut d'atrendre qu'ils n'euiTcnt plus befoin des fecours de leur mere, & que leur mere n'eüt plus beB 4  344 LE PETIT GRANDISSON. foin de les aimer. II ne manqua pas cependant, Ie lendemain, de faire part de fa bonne fortune'a Marcel. Il jBj dit qu'ü voui0it lui montrer le nid, qu'ils iroient chaque jour faire une vifite aux oifeaux jufqu'a ce que leurs aïles fufTent venues, & qu'aïors ils partagcroicnt enfemble la nichée. Marcel attcndk avec impatience que 1'éco1c fut fini. Alors Cyprien 1'amena devant le nid; & ils y allerent enfemble plufieurs jours de fuite pour voir comment fe portoit Ia petite familie. . Du premier moment que Marcel avoit vu le nid, il avoit coneu le projet de s'en era,parer. ' II efl difficile de conccvoir ce qui avoit pu lui infpirer cette vilaine penfée, puifque fon ami lui avoit offert volontairement de partager avec lui. Le mal fe gliffe avec tant de facilité dans le cceur. des hommes, que 1'on devroit bien fe tenir toujours fur fes gardes pour 1'empêcher d'y pénétrer. I-es enfans devroient encore y veiller avec plus de foin , puifque leur cceur efl: plus  LE PEÏIT GRANDISSON. 345 fólblë. Cette vigilancc leur efr d'autant plus facile qu'ils ont toujours leurs parens ou leurs inftituteurs pour les aidcr de leurs fages confcils. Ils ne favent pas aifez qu'une faute legere peut bientót faire naïtre un vice odieux, qui ne tarde pas a corrompre leur ame, & quelquefois pour le refte de leur vie. Marcel étant forti un jour avant 1'heure oü Cyprien venoit ordinairement le chercher, il fe rendit feul a 1'cndroit oü étoit Ie nid. II trouva les petits bons a prendre; & oubliant, tout a Ia fois, les doux nceuds qui runiffoient a fon camarade, & Ia générofité qu'il lui avoit montrée, il faifit fa proie, & 1'emporta Ie cceur tout palpitant. Lorfqu'il eüt fait la moitié du chemin, il s'affit fous un arbre pour regarder les petits oifeaux & les entendre gazouiller. Ce fut alors, pour Ia première fois, qu'il fentit de$ remords de 1'indigne aétion qu'il venoit de eommettre. Son efprit étoit'dans un grand «mbarras. S'il ponoit.en cachette le nid a fa r 5  LE PETIT GRANDISSON. 363 m'approchai doucement de lui, fans qu'il m'entendit. O, ma chere maman combien je fus attcndri! II étoit a genoux. Son chapcau étoit a terre a fon cöté. Les larmes rouloient dans fes yeux. Ses mains étoient élevées & fon vifage tourné vers le Ciel. 11 prioit. Ah, fi j'avois pu entendre toute fa priere! mais j'arrivai trop tard; je n'en entendis que Ia fin, que je me rappellerai toute ma vie. Voici quelles dtoient fes paroles : O, mon Dieu, je t'en fupplie, daigne fauver mon pere, & prends mes jours pour les fiens. II fait le bonheur de maman, de ma fceur & de mon frere: fa vie eft eflèntielle pour eux tous, & la mienne ne 1'eft pas. Pardonne-moi, ó mon Dieu, ces vceux de mon amour, & daigne les exaucer. Mais fi tu en ordonnes autrement, donne-moi la force de me foumettre a tes faintes volontés. II fe leva auffitdt, & laiiTa échapper uu torrent de larmes. Je ne pus reftei\plus long-tems en filence. Je volai vers lui en Q *    L E P E T I T GRANDISSON.   18 3 IJ 1 5 L E P E TI T GRANDISSON. TRADÜCTION LIBR.E DU HOLLANDOIS, ï AR M. BERQUIN. AVEC FI GURE S. A LA RA T E, Chez I. VAN C L E E F,   5 L E P E T I T GRANDISSON. LETTRE PREMIÈRE. Guilïaume D * * *. ü fa Mere. Londres, !e l~ Avriï. "\^ous m'avez permis de vous écrirë, ma chere maman. , Quelle douce confolaticm pour mon cceur! Ah, j'en avois grand befoin, puifque je me vois o-bligc d'être fi loin de vous. Mc voici arrivé a Londres en bonne fa rité. Ccpcndant je fuis trifte, oh oui, bien trifte, je vous allure. Vous aJlez dire que c'eft une enfance: raais je n'ai fait que picurer A 3  6 LE PET1T GRANDISSON. pendant fout 1c voyagc, lorfque je penfois au dernicr baifer que vous m'avez donné en me féparant de vous. AUons, jc ne vous en parlerai davantage. Je fais combicn vous m'aimez, & je ne veux pas vous af.iiger. • Que cctte Vüle eft belle! & combien élll nóuirit d'habitans J Nous n'avons pas cn Holhlridë une ville qui foit auOi grande de ia moitié. Tout me paroïtroit fort bicn ici; 'mats je n'y trouve pöitft maman. Ah, voila le mal. Vous aviez bien raifon de me vanter Mde. Crandiflbn, votre amie. Elle eft fi douce & li bonne, qu'il faut commencer a 1'aimer des qu'on la voir. Elïe me recut dans fes bras a mon arrivée, tenez, juftement comme vous faiüez vous-même , quand vous étiez contante de moi. Et M. GrandifTon! oh je ne puis vous dire combien il cft eftimabie. Je veux Ie prendre pour modele, & je fuis bien sur alors d'ctre efnmé de tout ie monde, quand je ferai grand. Mon papa devoit ètïfi corarac lui, puifque vous m'avez.  LE PËTIT GIvANDISSOM. 7 dit fi fouvent combien il étoit honncte homme. Ah fi je ie poiïedois encorc, combien je ferois hehreux! Je fcrois comme 1c petit Grantliii'm, je lui obéirois en la moindro chofe, je mettrois tout mon cceur a 1'aimer, fans vous cn aimer moins pour cela. Maïs le Ciel ne 1'a pas vculu. U m'a laifie da moins une rnere, & une mere auffi bonne que vous 1'êtes. Allons, je.ne fais plus f a plaindre. II n'y a guere d'enfans auffi heureux. Tous les jours je rends graccs a Dieu de ce boniieur, & je le lupplie de vous conferver pour moi. Mais, adieu ma chcre maman. Adieu, ma petite fceur. J'enferme pour vous mille baifers & miile veux bien tendres dans cette Iettre. Penfez un peu :\ moi: qui penfe toujours | vous. Oh, quand pourrai-je vous revcir & vous cmbralfer! Que cette aimée va me paroitre longue! Le tems couloir fi vite quand nous etiors cnfcmble ! A 4  <5 IM fBTIt grandisson. Mfte, Z?**j. a Jhi fils. Am flor dam ^ te Zo A vrïf. rfs JL a lettre m'a fair Ie plus grand plaifir,mon cber fils. La trifrefïè qua tu as retentie de notre féparation, me fait voir que tu as un cccur fenfibls. rjn enfant tffel pene s'éioigner d.e- fa mere fans chagrin, ne fli* pas Vmm&ti II faut cependant éeourcr nuflï la ra'fon. Nous nc pouvons'pas rcltcr fuijQurs enfemble ; & s'aba-ndonner llehemertï u fa doulcur, c'efi une foiblcffe dont il n'y a qu'a rougir. Apprcnds n t'armer de cour rage coutrc les événcmens de Ia vic. Cello qui paro.it la plus heurcufe, eft encore mölêe de mille pcincs, qu'il faut s'accoutumer dès Tenfance a favoir fupporter. Lorfqu'il tg viendra quelque trifïefiï de nc plus me trouver prés de toi, tu n'as qu'k penfer avcc queJ plaifir nous nous rcrerrons dans -i-u au, & tu trouveras auffi - tót de Ia confo-  LE PETIT GRANDISSON". J 'ation. En attendant nous nous ccrirons Ic plus fouvettt qu'il nous fera poffible. Ecrire, c'eft prefquc le parler. Tu vois a préfent corarao tu as bien fait de t'inftruire avec tant de foin. Qu'en arrivcroit-il fi tu avois été affez malhcureux pour négliger tes lecons ? Nous ferions féparés , & nous nc pourions nous rien dire 1'un a Tautre. Tu trouves M. GrandifTon bien eftimable, & tu veux le prendre pour modele? Tu me ravis, mon cher enfant. Ce choix eft déja un commencement de vertu. Oui, ton pere ëtoit auffi comme lui, & je fuis bien süre que tu fauras te rendre digne de te nommer fon fils. C'eft Ia plus douce confolation qui me refte après 1'avoir perdu. Adieu , mon cher Guillaumc , embrafle pour moi lVlde. GrandifTon. Rends - moi compte de toutes tes occupations & de toustcs .plaifivs. Mais écris-moi toujours comme fi tu me parlois. Une lettre doit ótre fimple, naturelle , & fans aucune recherchei A 5  10 LE PE'TiT GuAiSDlSSON. Ta petite fccur te rcgrctte baucoup. Eüe me dcmande cent fois par jour de tes ncuvelles. Elle me ïeproche de ne favoir pns jouer avec elle aufïï bien,que toi. Cuillaume D * * * a fa Mt re. ■Léndréi\ le 8 Ma:. IVÏille & mille graccs, ma diere maman , de la bonté que vous avez cue de m'écrire. Je me luis empreffc de montrcr votre lettre a Mde. Grandiabn. Quelle- «excellente mere vous avez, m'a-t-elle dit, aprés 1'avoir iue ! Oui, Madame, lui ai-je rcpondu, maman eft une autre vous-mêmej & elle m'a embrafle. Eeoutez, mon peiit ami, a-t-cllc ajouté, puifque votre mar.:a;; vous permet de lui écrire, & qu'ellc vous ordonne de lui rendre comptc de tout ce qui vous regarde, vous ne devez rien oublier. Parlcz-lui de vos études & de vos  LE PETIT ©RANDTSS0N. I f amufemens, & rapportcz-Iui vos entretiens avec mes fiis & ma fiile. Cela poura lui adöucir le chagrin de votre abfence..' Mais, Madame, lui ai-je dit, maman m'a toujours défeudu de paster de ce quï fe paffe dans Ia maifon des autres, & suremeut elle vent que je ne lui parle que de moi. Eh bien, m'a-t-elle repondu, je vous pérmets de lui faire.,part de tout ce qui-fe paiïe dans notre ■maifon. Je n'ai point de meilleure amie que votre maman. Je lui confierois moi-möme tous mes fecrets, & je vous charge de ma confidence. Oh maman, combien cettc permiilion m'a fait de plaifir! Que j'aurai de chofes a vous raconter de mon ami Charles! Oui, c'eft de lui que j'aurai le plus fouvent a vous parler. Vous ne fave'z pas combien il a d'efprit & de raifon, de fentiment & de bonté. Nous fommes toujours enfemble. Je Faime tous les jours un peu plus que la veille. Edouard, fon fiere, qui a deux ans plus que lui, n'eft pas a beaucoup prés aufil aimablc : mais pour la petite Emilie, leur A 6  12 LE PÊTIT ©RA'NDtJSost, , tmm Cxnr, oh voiia uae charmante De» jraoifcileri • > :,9-'aft bot ij^Üh-jsttr mvu iYide. Grandifïbn vient de vous écrire maman. Elle me fait demandcr ina lettre pour Ia mettre dans la fienne. Je fais bien iachc de ne poavoir caafer plus long-tems ^vcc- vous. II me femble que ie nc iérois ifflmis las de- vous écrire.. J'ai autanc de .peine a quitter ma piume, que j'ai eu de plaifir a Ja; prendre. Adieu, ma.cherc maman , méuagez bien votre fanté. Continuezmoi toujours vos fages Iecons,. & pcut-ctre que je deviendrai aafii aimable que mon ami jElharles, • «up t'ir»hh j . mh ^aumotSiim J'eaibraffe tcndrement ma petite tteoT». J'ai da regret aufli de ne pouvoir jouer avec -elle, paifqa'eUe trouve que je m'cn acqu.it> tois fi bien.  BS Pi-l'IT GRANDIS SON» ï$ Amjlerdam9 le 13 JMiw, T J k te félicite, mon cher fils, d'avoir xm ami tel que Charles. Quelques perfonnes de ma connaiflance qui Font vu chez fon pere, aie parient de lui comme d'un enfant on ne peut pas plus intéreffant. Tu vois par-la ce que Fon gagne a fe bien conduire, & & remplir fes devoirs, on fe fait aimer & eftimcr de tout le monde. Edouard; dès fes prejuieres années \ a montré un caractcre indöcile & faiivage. Maïs, mon cher ami, til ne dois rcmarquer fes dëfauts que pour t'em préferver fans donner dans ton cceur la moindre place a la haine. Edouard eft jeune, il peut fe corriger ; & jufques a eet heureux changement, il n'eft digne que d'uncttendre compaffion. II me paroit par la lettre-de Mde. GfanéiiTon , qu'elle a pris de 1'amitié pour toL, A 7  14 LE PE UT GRANüJSSOi*. C'cfc un encouragemcnt a faire de ton mienx pour mériter ce qu'elle me dit fur ton compte. Tu dois fentir combien les reproches qu'elle auroit a te faire, feroient crucis pour mon cceur. Mais non, je te connois, tu ne veux point ceflbr d'être le bien aimc ^e ta maman. Adieu mon cher fils. Guillaume D * * *. 'ei fa Mere. Londres, U 27 Mat. c V-^harles vous cent, maman, Charles vous écrit. Vous trouverez fa lettre dans. la mienne, Quelle belle écriturc, & queile jolie maniere dc s'exprimer! Mais foyez tranquille, il ne tiendra pas k moi que je ne fois bientöt en état de faire auffi bien que lui. Je n'ai que douze ans, & il en a treize. Voila un an de diffcrence -oü je puis bien avancer.  LE PETIT GRAND1S30N. 15 Rien ne manqueroit k mon bonheur, maman f, fi vous étiez ici pour voir combien je ftlis hcureux. Toutes nos études font autant de plaifirs. Nous apprenons le deffin 9. la danfc, la mufique, & nous faifons tous les jours des promenades dans la campagne pour connoitre les plantes. M. Bartlet, qui eft un hoinme très-favant, vient nous voir deux eu trois fois par femaine, & nous trouvons bcaucoup a profiter dans fa converfation. Je fens mieux tous les jours combien il eft trifte de refter dans 1'ignorance. II y a tant d'avantage a cultiver fon efprit! & ii n'y a qn'a favoir s'y prendre pour s'amufer en s'inftruifant. Oh, ne craignez pas que je perde mon tems en cette maifon. J'ai un trop bon exemple dan* mon ami Charles. II regne entre nous une émulatiou qui -ne prend rien fur notre amitié: au contraire, il fcmble que nous nous en aimions davantage. Mais il faut. que je cefle de vous écrire, car on m'appelle pour déjeuner. Va donc , ma lettre , dis a ms  16 LE PETiT Ö-fttfNDISSGTJ. chere maman que je 1'aime de tout mon cceur, dis-lui que je 1'cmbralTe mille & mille fois. Je profite du pctit coin de papier qui me refte , pour faire a ma fccur encore plus d'amitiés qu'il n'en peut tenir. Charles Grandijfon a Mde. D***. Ltmdres, U 27 Mar. C^)uelle obligation je vous ai, Madame, de nous avoir envoyé votre fds! C'eft im ami que vous m'avez donné pour la vie. Si vous faviez combien il fe plait a s'entretenir de vous, & avec quelle tendreffe il en parïe! II me parle aufli fort fouvent dè fon pcre. Lorfqu'il décrit fa mort, il me fait .pleurer d'attendriffement. Que tu es heureux, me difoit-il hier au foir, d'avoir encore ton perc! Un pauvrc enfant eft bien 4  £M PETIT GRANDISSON. Jf ifeiïaëre lorfqu'il eft privé du fien ! Hél'as! c'eft pcrdrc fon plus eher proteeteur & fonmcilleur ami. Gomment peut-il fe faire qu'il y ait des enfans qui' défobéiiïent a leursparens, & qui les affligent par leurs vices! Ah! fi j'avois donné-a mon papa Ie moindre fujet de plainte, il n'y auroit plus pour moi un feul jour de bonheur. Mais tu as encorc une mere, lui répondis-je. Oui, me repliqua-t-i!, j'en ai une qui me chérit auili tendrement que je 1'aime. Ses foins pour moi font redoublés depuis la mort de mon pcre,. il faut bien que je redouble pour elle de refpcct- & d'amour. Pourquoi ne fuis-je pas dtja grand? Je partagerois fes traveaux, je 1'aiderois a fupporter fes ehagrins. Oui, tant que je vivrai, je veux lui prouver par ma tendreffe que je ne fuis pas indigne de la Sêhflèi II- me fut im-poflible de lui rcpondre, tant j'étois attendri. Je ne pus faire nutre chofe que de i'ernbratTer. Ah mada« me, celui qui fait fi bien honorer fes pafcns,, doit. étre un ami bien fidele,  l8 LE PITiT GRANDISSON» Je ne faurois afTcz vous dire combien iJ eft appiiquc a fes devoirs. M. Jïartict s'éronne tous les jours de fes progrès. N'allez pas croire cependant que nous foyons toujours férieux. Nous favoms bien nous divertirf & le plaifir ne nous paroït jamais fi doux qu'iiprès le travail. Nous courons dans la campagne , nous jouons aux boules, nous faifons tous les jeux qui demandent de 1'addrcfic & du mouvement. Nos lecons, nos exercices & nos plailirs, tout a fon heure marquée ; & je puis vous répondre que chacune eft bien remplie. Que devez-vous penfer, Madame, de Ia Überté que j'ai prife de vous écrire une fi longue lettre V Mais non, vous me pardonnez, fans doute. Je vous parle de ce que V'.cs avez de plus cher. Tout ce qui ie regarde doit vous faire plaifir. Je ne veux pas cependant abufcr de votre complaifV.ee. Daignez, je vous "en fupplic, exeufor mqa babi!, en confideratiou ^ mon a-.u'.:.e pour  LL PETiï GRANDISSÜN. ip votre Sis, & da profond rcfpccr avec lequei j'ai 1'honncur d'ctrCj Madame, Votre trés Immble & trésobeiffant ferviteur. Charles G r a n d i s s o n* Mde. £>***. a fon Fils. Amfltrdam, le 4 Juin, T #J e t'envois dans celle-ci une réponfe a I» jolie lettre que j'ai recue de ton ami Charles. Je fins enchantée de ce qu'il me dit de tes feminiens k mon égard. Conferve-les-moi toujours, mon cher fils; & ta mere fera toujours heureufe. J'ai une trifte nouvelle a t'apprendre. Tu connoiffois le jeune d'Etampcs. Eh bien , il vient d'être mis en piifon. Sa paffion pour le jeu 1'a perdu. II a prefque ruiné fes parens. 11 n'y a pas bien- long-tems qu'ös  20 LE PETIT GRANDÏSSON. avoient payé pour lui une forame afTez cönffdérable, fur la promeffe qu'il leur avoit faite de ne plus jouer. II a recommencé de nouveau, & fes pertes font énormes II n'y a plus aucun moyen pour fes parens de le tirer d'affaire, a moins de fe mettre fans pain. Que ce jeune homme eft malheureux! Tu fais combien il feroit aimable fans cette terrible pafnon a laquclle il s'ëtoit livré. On le plaignoit d'abord, on le mëprife aujourd'hui. O mon fils, que eet exemple foit toujours devant tes veux, & te préferve d'un malheur auffi épouventable. Mde. GrandifTon vient de nfécrire que tu partages les lecons de fes enfans. Avec quelle bonte1 le Ciel fupp*ce a 1'impuilfance oiï fe trouve ta mere, de te douner des ta* lens felon ta naifTance! Sois rcconnoilfant envers tes bienfaïteurs, & fonge fans celfe quel devoir c'eft pour toi de profitcr de leurs bonnes dilpofitions. Ton application eft le feu! moyen d'y répondre. Ne perds. aucun moment: fhcure qui paffe ne revienc  LE PET1T GRANDISSON. 21 plus. Combien je fcrai fatisfaite de voir I'efprit de mon fils orné des connoifïances les plus utiles! Quel charme je pourrai trouver dans fon entretien! Cet efpoir eft bien capable d'adoucir pour moi 1'amertume de de notre féparation. Qu'il ferve également £ foutenir ton courage. Oui, mon fils, je te 1'ai déja dit, le Ciel ne nous a pas deftinés a vivre toujours enfemble. Mais rieu ne nous empêche de nous aimer, quand nous ferions encore féparés par une plus grande diftance. Adieu, mon-cher enfant, remplis tes devoirs, mais fans négliger tes plaifirs. Je ne puis être heureufe que de ton bonheur. Guillaume £)***. a fa mere. Londres, le li Juin. INJous partons demain pour la campagne, maman. Comme je vais me divertir! Charles  52 LE PETIT maman, il vient d'arriver un grand malheur. Edouard eft tombé dans 1'eau. II eft très-malade. Mde.. GrandifTon eft maïade aufïï. Nous fommes tous dans Ie chagrin. Vous allez voir que fi Edouard fouffre, c'eft bien par fa faute. II eft encore fort hcureux d'en être réchappé. S'il n'avoit pas recu de fecours fi a propos, il fe noyoit certainement. C'étoit hier après diner. II n'avoit pas fait fon devoir de Ia matinée. M. Grandiffon lui avoit ordonné de refter dans fa chambre pour le finir. Voyez comme il eft dëfobéiffant! 11 defcendit malgré eet ordre, & vint nous trouver. Mais attendez-, je vous prie, il faut que je vous raconte Ia chofe exaétement comme elle c'eft paffe ei Nous étions partis depuis un quart-4'heuB 5.  34 LE FETIT GRANDISSON. re,dans Ie deifein d'aller boire du lait chaud, pour notre goüter, a une petite ferme affez peu éloignée. Nous entandïmes bicutöt Edouard , qui accouroit vers nous a perte d'haleine. Nous nous arrêtames pour fattendre, croyant qu'il avoit obtenu la pcrmiffiön de venir nous joindre. II arriva. JNTous reprimes alors notre marche; & après avoir fait quelqucs pas enfemble, nous ren. contrames un petit garcon qui pouffoit une .brouette oü il y avoit un petit tonneau de ,vinaigre. II voulut fe ranger civilement pour nous lailfer paffer. La roue tourna dans 1'orniere, la brouette verfa, & le. toniieau tomba a terre. Le pauvix; enfant fe trouva dans un grand erabarras, paree qu'il n'étoit pas en état de remettre Ie tonneau •fur la brouette, & qu'il n'y avoit pas une grande perfonne pour lui prêter la main. Charles, le bon Charles courut auffi-tót vers iui. Allons, Guillaume, allons Edouard, s'écria-t-il, il nous faut aider ce brave petit garcon. Nous aurons bien aiTez de force, k  LE PLÏIT GRANDISSON. 35 r&m quatre, pour remonter fon tonneau. Vraimenc oui, dit Edouard, il nous fieroit bien de nous occuper de ces chofes-la. Pourquoi non, répondit Charles? II ne meffied jamais, ce me femble, de faire une bonne aclion. Tu n'as qu'a refter tranquille. Voyons , nous trois , fi nous ferons affez fons.. Nous voila auffi-tót a 1'ouvrage; & dans un moment Ia brouette fut relevée, & Ie tonneau remis par-deffus, tandis qu'Edouard ne faifoit que chanter & fe moquer de nous. Le petit garcon fut bien joyeux. II nous remercia, & pourfuivit fon chemin. Allons, Charles, dit Edouard, voila qui eft a raerveille. Je vois avec plaifir que tu ferois un fort bon vinaigrier. Eh bien, mon frere, lui répondit Charles en fouriant, fi je le fuis jamais, & que j'aie le malheur de IahTer tomber mon tonneau, je ferai fort aife de trouver quelqu'urt qui alt la bonté de me fecourir. Oui, tu n'as qu'a rire, reprit Edouard. Mais que diroit mon papa, s'il étoit inftruit de ce que tu, viens B 6  3*6* LE PCTiT GRANDIiSON. de faire? II en eftimeroit davantage fon fiïs> -dit -Emilie. Mon papa eft bon , & a Ia place de Charles, il en auroitfait tout autant que lui. Fi donc, repartit Edouard , vous me faites rougir pour vous deux. C'eft bien a des gens comme nous de nous mêler des affaires du bas peuple? .Oh , interrompit Charles , s'il a bèfoin de nous quelquefois, nous avons plus fouvcnt befoin de lui. Nous avons fecouru ce petit garcon. Qui fait fi fon fecours ne fera pas un jour néccffaire a quelqu'un de nous? Vous vérrez bientot maman, que Charles .avoit raifon. èsï ' 'li A peine étions-nous arrivés a la ferme-, qu'Edouard nous propofa de faire une petite navigation für un batelet qui étoit la tout pres dans un foffé. Emilie & Charles n'en vouïurent non faire, en difant que leur papa le leur avoit expreffément défendu. Bon, i! n'en faura rien , dit Edouard. Mais , mon frere, répondit Charles, nous ne devons lien faire que notre papa ne doivc fivoir,  LE PETIT GRANDISSON. 37- A h bonne heure, dit Edouard. En ce cas, je vais faire un tour dans Ia prairie} car ja ne m'amufe pas ici. Nous penfdmes tous que c'étoit en effet fon deffein. Mais 1'auriez-vous cru, maman? Au lieu d'aller, comme il le difoit, dans la prairie, il tourna au-tour de la ferme, & il alla fe mettre dans le bateau. Environ une demi-heure après nous cntcnditncs crier au fecours. Nous y courümes avec Ie fermier & fon fils. Quelle fut notre confternation en voyant le bateau'renverfée, & le malheureux Edouard caché föus les ondes! tin petit garcon étoit prés de lui, & le tiroit par le pan de fon habit, fans avoir laforce de le fouiever. C'étoit lui qua venohr de crier au fecours. Le fermier fe jetta affi-tót dans le foffé, & vint a bout de les tirer de 1'eau tous les deux. Mais Edouard étoit fans. connoiffance & fans mouvement. Emilie pouflbit des cris pitoyabies. Moi, j'étois fi faifi que je ne pouvois rien d-ire. Charles feul étoit calme, & avoïs confervé toute fa préfencc d'efprit. II oi> B ?  3o LE PETLT GRANDISSON. donna.d'abord que 1'on portAt fon frere dans ia maifon du fermier, pour le faire revenir de fon évanouiflement. Puis il dit a fa fceur de fe tenir tranquille, de peur que fes cris ifallaflent jufqu'aux oreilles de fon papa. Je vais retourner vers lui, ajouta-t-il, pour Ie prévcnir doucement du malheur qui vient d'arriver. Ayez bien foin de mon frere. - N'admirez - vous pas,j ma chere maman , ;des précautions fi fages & fi tendres? Mais quelle fut 1'agitation de fes parens en entendant fon récit! Mde Grandiflon tomba cvanuie. M. Grandiflon, après lui avoir donné des fecours, courut auffi-tot vers fon fils. On venoit de le porter dans la maifon. II n'étoit perfonne qui ne le crut: mort. Malgré fa fermetë, M. Grandiflon ne put s'empêcher de répandre des larmes. Oh combien uu bon pere aime fes enfans! I! oublie toutes leurs fautes lorfqu'il les voit en danger. A force de foins, on fit revenir Edouard a lui-même: mais il eft encore au Üt, paree qu'il a une groffe fievre. Le voila  LE PETIT GRANDISSON. 3^ bien puni de fa défobeiflknce.. II a c-té fur le point de perdre la vie, & de donner ia mort a fes parens. C'eft une bonne lecon pour m'apprendre a être toujours foumis' Sc docile. Adieu, ma chere maman, je vous donnerai bien-töt des nouvelles. Que j'aurois de chofes a dire a ma petite fceur pour la fcene touchante qu'elle a eue avec vous! Je 1'attends a notre correfpondance. Guillaume D * * * % fa Mere. Le 2 Juilhï. M .iVJ.de. GrandifTon eft beaucoup mienx, maman. Edouard fera bien-töt rétabli; & j'efpere que cette avanture le rendra plus fagc. Je vous ai -parlé dans ma derniere lettre d'un petit garcon qui a fauvé Edouard en le tenant par fon habit. Eh bien, J'avois oublié de vous Ie dire, c'eft le petit vinaï§:ner que nous avons aidé a remettre fon  4rO LE PETIT GRANDISSON. tonneau fur fa brouette. Charles le difoit bien. On peut avoir befoin de tout le monde , fans pouvoir deviner comment. C'en étoit sürement fait d'Edouard, fi nous n'avions fecouru le petit garcon; car en reftant fur Ie chemin prés de fa brouette rcnverféc, il n'auroit pu ie trouver a. portee de voir 1'accidcnt d'Edouard, de fe précipiter dans 1'eau pour le foutenir, & d'appeller du fecours. Mais il faut que je vous rapporte un entretien que nous eümes a ce fujet hier après diner, lorfque nous étions avec M. GrandifTon dans la chambre du malade. Vous avez bien de la bonté, nous dit Edourd, de venir me tenir compagnie. Charles. Ne viendrois-tu pas auprès de nous, mon frere, fi nous etions malades? Edouard. Guillaume auroit pcut-être plus de plaifir a s'aller promener, Guillaume. Non, je t'afTure, Edouard. C'eft un affez grand plaifir* pour moi de voir que tu comtnences a te trouver mieux. Emilie. Sur-tout quand nous penfons au  LE PETIT GliANDISSON. 42 danger que nous avons couru de te perdre-. Edouard. GeJa eft vrai. Sans ce brav* petit garcon, c'en étoit fait abfolument de moi.' ' ' .?.*■.-i. Y.;; . v.-.4ijK5^ ïll> M. Grandisson. Je fuis bien aife, mon fils, que cette réflexion occupe ton efprit. Tu vois a préfent, comme te le difoit Charles, que Pon ne peut jamais favoir fi 1'on n'aura pas befoin de telle perfonne qui fc trouve avoir1 befoin de nous. £ Edouard. Vous avez raifon, mon papa. j'ai bien du regret de n'avoir pas side ce petit garcon, qui devoït me rendre un ü grand fervice. M. Grandisson. Je te fais gré, mon fils, de reconnoftre que tu as eu torr. ïl ne te refte plus qu'a te fouvenir fans ceffe de ton libéra&eur, dans lapenfée qu'il viendra peutétre ün jour, ou tu pourras lui rendre I© ■cbange. Jufques a ce moment, tn peux, en quelque forte, t'acquitter envers lui, en fecourant, a fon inteution , tous ceux que tu verras dn-nUa peine. Tu peux micove tirer  42 Lfi PE.T1T GRANDISSON. de ton malheur une lecon fort utile, c'eft qu'il ne faut jamais mepriil-r ceux qui paroiflent au-deflbus de notre état. A la place du petit vinaigrier, qu'auroit fait un jeune GentÜhome ? II fe fcroit fans doute conten:.:d'appeller du fecours fans te fecourïr lui-mênie ; & tu aurois eu Ie tems de périr fous fes yeux, avant qu'il eüt ofé mettre un pied dans le foi'T'ë. Le petit garcon, au contraire , plus courageux & plus compatilTant, s'eft précipké dans feau après toi, au péril de fa propre vie. Tu venois de 'ui refufer un fervice qui ne t'auroit coüté qu'un leger effort; & malgré ta dureté a fon égard, ii n'a pas craint de hafarder fes jours pour feu* ver les tiens. As-tu fait jufqu'a préfent, & feras-tu peut- être dans toate ta vie une aétion qui aproche de lafienne? De tendres paréns, un frere, une fceur, un ami, lui doivent un objet chéri qu'ils alloient perdre. lia fociété lui doit un de ces enfans qui peut un jour travailler utilement pour elle, Gardons-nous- donc bien de méprifer aueua  LE PETIT GRANDISSON. 43 de nos femblables, dans quelque rang que Ie fort Vak placé, puifque les petits peuvent quelqtiefois nous être eucore plus utiles que les plus grands. J'avois les larmes aux yeux, ma chere maman , pendant le difcours de M. Grandilfon. II me fembloit que tous fes feminiens étoient déjè dans le fond de mon eceur. Oh oui, j'ai obfervë plus dune fois que les gens du peuple font les plus fecourables lorfqu'Üs voient quclqu'un dans Ie befoin; & 1'on ne peut pas être méchant, quand on eft auffi bien difpofé a fecourir fes freres. Adieu , ma chere maman. Nous allons demain diner chez la fceur de M. GrandifTon.. C'eft a plufieurs milles d'ici. Je fuis obligé de vous quitter. Nous devons nous coucher ce foir de bonne heure, pour être levés de* main de grand matin. Edouard ne peut pas venir avec nous. II en eft fi faché que cela mc fiche pour lui. Voila encore une autre punition de fa faute. Jc vous rendrai corap. te de notre vifite, Ecrivcz-moi, je vous.  I* LE PILTIT GRAlVDTiSON» prie, ma chere maman, jufqu'a ce que ma perite fceur puifle devenir votre fecBétairer; Guillaume D***. a fa mere.. Le 5 JüüleT. JNIous avons eu beaucoup de plaifir, ma chere maman, chez Mylord & Mylady Campley. J'aurois voulu que vous euiïïez pu -voir comment mon ami Charles s'eft comporté au milieu d'une nombreufe compagnie-, 11 y avoit un autre jeune garcon a peu prés de notre 3ge. Quelle dilférence entre Charles & lui! Celui-ci a roujours un maintien roide & affcété. tl ne fait faire autre chofe que des complimens & des révérences. H n'ofe regarder pcrfonne en face , comme s'il avoit honte d'une mauvaife action. Charles, au conrraire, eft civil avec une nob!e afiurance. II fe préfente d'un air aifé tout enfemble & modeftc. II écoute avec atteu-  LE PETIT GRANDISSON. 45 •tioii. & fe permet peu de parler; mais cö qu'il dit eft plein de grace & de juftelfe, & tout le monde femble prendre du plaifir a 1'entendre. II diftinaue a merveille ce qu'il doit k chacun de ceux avec lefquels il fe trouve. Refpedueux envers fes fupérieurs & les perfonncs plus agées que lui, il eft poli pour feségaux, & affable pour fes inférieurs. Saus paroïtre irop emprefle dans fes foins , il a les attcntions les plus délicatcs. Je vous en donnerai qu'un exemple. Nous étions allés nous 'prom'ener dans le jardin. Une jeune Dcmoifelle avoit oublié fon chapcau a Ia maifon. Elle ne tarda pas a fe plaindré de 1'ardeur du foleii. Charles 1'avoit déja devinée; & lorfqu'élle fe difpofoit a aller chercher fon chapeau, elle vit arriver Charles qui le lui apportoit. II lui demanda Ia permiffion de le mettre lui méme fur fa tete! ce qu'il fit avec toute Ia gentillcfle dom il eft capable. Oui, je vous aflure, il eft en compagnie comme un homme de trente ans. Après Ie diner, il exécuta fur le clayecin.  46 LE PETIT GRAWDISSOm -une piece fort difficiie, & il recut des applaudiffemens de tout le monde. Oh fi je pouvois devenir aufii aimable que lui, que je ferois heureux! quand ce ne feroit, maman, qiiv pour vous plaire davantage. Les deux fiiles de Mylady font auffi très-bien ëlevées. L'ainée qui s'appeile Charlotte, cbante a ravir. Emilie 1'aime tendrement. Elies fe font promis de s'écrire 1'une a 1'ausre. Mais j'allois oublier de vous raconter ce qui nous eft arrivé fur la route a notre retour. M. & Mde. GrandifTon avoient pris les devans avec Emilie & une Dame du voifinage qui les avoit accompagnés. M, Bartlet, Charles & moi, nous étions dans une fecoride voiture. A peine avions-nous fait deux milles, que nous vimes un pauvre vieillard affis au pied d'un arbre. Charles fit arrêter le cocher , & fe tournant vers M. Bartlet: Tenez , Monficur, lui dit-il, voyez, je vous prie, ce vieillard. 11 paroit être aveugle, & il n'a pcrfonnc auprès de lui.  LE PETIT GRANDISSON. 4^ Que peut faire la ce pauvre malheureux? Vouléz-vous me pertnettre de 1'aller qiïeftionucr? Bien volontiers, mon ami, lui répondit Ié digfae M. Bartlet. Charles defcendit aufli-tOt de vaiture. 11 courut vers le pauvre homme, & lui dit: Qui êtez-vous, mon ami, & que faites-vous tout feu! dans eet endioit-folitaire? liélas, répondit 1'aveuglc, je demeure a plus de deux mi.lles d'ici. J'étois forti ce matin. pour venir demander J'aumöne dans ce vilfctge qui eft jc ne fais plus de quel cöté: & mon conducteur', qui eft un mauvais enfant, n'a pas voulu me reconduïrc , paree que je n'avois pas ramafle •aifez d'argcnt pour le payer comme a 1'ordinaire. jc n'ai d'autre- efpérance que dans Ie Ciel, qui cnverra pcut-ê'tre quelqu'un pour étè fecourir. Mais, lui dit Charles, le foleil vient de fe coucher, il fera bientöt nuk, que deviendrez-vous iet? II faudra donc que j'y périfié de mifcre , répondit 1'avengle. Non, repartit Charles, je veux être celui que vous attendez de la part du Ciel pour  Af LE PETIT .GRANlSISSON* vous fauver. Oh Monfieur Ban-let, lui ditil, en revenant vers nous, me reuucrezvous la douceur de fauver un . miférnble vieillard, un pauvre aveugie abandonné fans fecours, & qui va park, fi nous n'avons pitié de lui? La nuk s'avance. Que devieudra ce malheureux s'il n'a perfonnc pour le guider? Son habitation n'efi: qu'a deuxmilies d'ici ? Qui lious empêche de I'y conduire dans notre voituire? Oui, Charles, lui répondit M, Bartlet,fuivcz les mouvemens de votre cceur généreux, Charles n'eut pas plutöt regu cettc réponfe, qu'il alla prendre le vieillard par la main, & le fit monter dans le caroffe. Un autre que mon ami auroit eu peut-étre une mauvaife honte d'aller avec un homme qui avoit des habits fi déclfirés: mais lui, au contraire, il femblok s'cn faire honneur. II nc fallut pas nous détourner beaucoup de notre route pour ramencr le pauvre vieillard dans fa chaumicre. Je vis que Charles, en le faifant defcendre de la voiture, lui gliffok de 1'argent dans la main; & nous nous féparïl- mcs I  Oai, CAarfes, /ai' repon2 LE FETJÏ GRANDISSON. don fort amufante, & qui donne de 1'adrefle a nos mains. Je la prendrai pour délaflement quand je ferai fatiguë de 1'etude. O ma chere maman , fi vous étiez aflez riche pour me donner aufii un tour! Mais non, que cela ne vous inquiete pas. Je travaillerai fur celui de mon ami Charles. Le jeune Friendly a tourné en notre préfence une petite hoëte d'ivoire qu'il ma donnée. Je vous Fenvoie pour ma petite fceur, j'ufqu'a ce que je puifle lui en donner de n?a facon. Guillaume Z)***. a fa Mere. Le 22 Juilht. M J-T-L. & Mde. Grandiflon font allés pafler quelques jours chez un de lèurs amis. M. Bartlet vient de partir pour Londres, Ainfi, ma chere maman, nous voila reftés feuls avec une anciene femme de chambre, & un  m PETIT GRANDISSON. £3- petit nombre de domeftiques. Emilie conduit le ménage en 1'abfence de fa mere. Oui, en vérité, c'eft elle qui donne fes ordres a tout Ie monde, & avec autant de fa» geile que fi elle avoit dix ans de plus. IN'eftce pas bien joli de la part d'une fi jeune. Demoifelle? Elle n'a pas encorre douze ans, & les domeftiques la refpeélent dé ja comme leur maitrcliè. Savez-vous pourquoi ? C'eft qu'elle ne leur parle jamais qu'avec douceur fans fe famiiiarifer avec eux. Elle fuit en cela 1'exemple de fon frere Charles. Vous ne fau'riez croire combien il eft aimé & honoré de tous les gens de Ia maifon. Edouard au contraire ne fait que jouer avec eux; & ,5ls »e peuvent le fouffrir. II eft vrai qu'il leur fait bien des malices, & qu'il les traite fouvent avec une hauteur infupportablëo Oli s'il étoit allé avec fon papa & fa maman ! Des qu'ils ne font plus la. pour le morigener , il n'y a Pius moyen- de tenir avec lui. Charles, Emilie & moi nous n'en remplifious pas moins nos heines d'études  04 LF. Pr/MT GRANDISSON. que fi M. & Motel GrandifTon étoient ici pour veillcr fur nous. Mais Edouard profite de -leur abfence pour pafTer fa journée a bague*nauder ou a courir les champs. II ne cher*ehe même qu'a nous détourner de nos cxcrcices, comme fi notre application étoit un fujet de reproche pour fa pareffe. Nous étions hier au matin dans un coin de la chambre occupés a deffiner. Edouard s'amufoit a faire voler un hanneton au. bout d'un fil, & fous prétexte de le fuivre, il venoit donner des fecouffes a nos chaifes , pour nous troubler dans notre travail. Emilie, emportée par fa vivacité , alloit Ie tanccr vertement. Charles la pré vient, & adreffant avec douceur la parole a fon frere: Mon cher Edouard, lui dit-il, fi tu veux jouer, a la bonnc heure. Mais pourquoi nous iiitesrompre ? Eooüard. Ne vois-tu pas que c'efir men hanneton qui m'entraine? Eivhlie. Voila qui par.ofl bien croyable.. j Cxiarlüs. Sans vouloir te facher,.dis-mok-,  ÉE PETIT GRANDISSON. 6$ que! plaifir pent (rotiver un garcon de ton age dans un parcil atmifement? N'éft-ce pas tourrnenter une pauvre béte fans néceffité?- Edouard. Eh bien, je vais lui donner fa volée, pourvu que tu viennes te promener avec moi dans le jardin. Charles. C'eft-a-dke que fi je refufe éf aller, tu continueras de tourrnenter le pauvre hanneton. Ce n'èft cependant pas fa faute, fi je ne veux pas te fuivre. Edouard. Te voila bien! Jamais il ne te plak fiire ce que je demande. Charles. Ecoute donc. II vaut encore mieux, a mon avis, faire ce que demande mon papa; & il veut que cette heure foit donné au travail. Edouard. Comme s'il étoit ici pour nous: y forcer.' Emilie. Tu ne fais donc rien que par force ? Edouard. Vous êtes toujours tous les deux a vous entendre contre moi. Charles. Non mon frere; & quoique.  66 LE PETIT GRAiNDlSSON. Emilie ait raifon, pour te prouver que je fuis a ton fervice, me voifi prêt a te fuivrc, Je puis achevcr mon defiin druis un autre inoment. Allons dans Ie jardin. Ce fera .toujours un plaifir pour moi de t'obliger. lis n'étoient pas au bout de 1'allée qu'il furvient une grolTe avcrfe: ce qui les forca de rentrcr , au grand regret d'Edouard. Charles, pour le confoler, lui propofa de faire entre nous une petite leciure dans fHiftolrc ancienne. Va, je n'ai pas befoin de tes Üvrcs , lui répondit brufquement Edouard. Je n'ai pas envie d'être un Savant, jc dois être un Officier. Charles. Eh bien, crois-tu que Ia con,noiftance de 1'hiftoire ne lui foit pas utile ? , Emilie. Un joli C-'/Icier, qui ne faura parler que de bombes cc de canons! Edouard fit une grimace a-fa fceur, & voulut nous obliger de jouer aux quatre coins,en prenant John pour faire le cinquicme. Mais Charles, qui malgré la douceur .de fon caraclere, eft capable de ia plus  LE PETIT GRANDISSON. 6j grande fermeté, lui répondit: Non, mon frere, i! n'a pas temt a moi tout-a-l'heure que je fiffe ce. qui poiivoit te faire plaifir. La pluie nous a contrariés. Je t'ai propofé un autre amufement qui devoit te fatisfaire. Tu ne 1'acceptes point; mais il convient a. ma fceur & a mon ami; & je crois devoir céder a un gout raifonnable plutót qu'a tes caprices^. Edouard qui fait que fon frere ne re vient pas aifémcnt d'un parti qu'il a pris, fortit aufïï-töt d'un air grognon; & malgré la pluie , il courut jouer dans la cour avec un grand dogue , dont ii a fait fon ami pour le taranutter fans ceffe. II n'en revint qu'au bout d'une heure, trempé jufqu'aux os, & tout -couvert de crotte de la téte aux picds. •Pour nous , dans eet intervalle , après avoir Ju la vie d'Epaminondas,. qui nous fit infiniment de plaifir, nous eümes le tems de reprendre nos deffins & de les achever. 11 fe préfenta 1'après-midi une occafion pour les envoyer a M. Grandiffon; & nous avons eu  ©!5 LE PETIT GRAMnïSSON. ee matin Ie plaiTr d'apprendrc qu'il en a été fort fatisfait. Mais qu'aura-t-fT pu gémfeÊ d'Edouard qui ne lui a rien envoye? Voila ee qui m'afflge. Je donncrois tout au «oude pour qu'il fut auflï bon, aulfi aimable,, auffi appliqué que fon frere. C'eft alors ; "qu'il ne manquer-oit plus rien au■bonheur de fes parens. Je vois avec regret combien d* peines il leur caufe. Oh ma chere maman-, , 's'il m'arrivoit un jour de vous donner auffi i des chagrins--'. Non, non, raffurez-vous. , Lorfque je penfe a votre tcndrcffe pour moi , , je fens tout ce que je dois faire pour m'ea rendre digne. J'ofe vous promettre que je ne vous donnerai jamais que des ftfjets de fatisfaction. J'entends d'ici ma petite fceur 1 qui vous donne la mêrae parole ; & je l'en> ■ braffe tendrement pour cette bonne réfolts- > tion. Adieu, ma chere. maman.  'LE PEPIT GRANDISSON, Guillaume 0***, a fa niere* Le 2\ Juillet. TT *^.J ne des fervantes de Ia maifon eff trós malade. Vous allez voir, maman, s'il eft poffible d'avoir un cceur plus fenfible & plus compatiffant que la bonne Emilie. Elle s'eft levée ce matin a Ia pointe du jour, pour porter elle-même une potion a la pauvre malade. Elle n'a pas eu de repos qu'elle ne la lui ait vu prendre tout entiere , paree c'dtoit abfolument de 1'ordonnance du Mediein. On diroit, k la voir, que c'eft une fceur cherie a qui elle donne fes foins. Que c'eft une chofe aimable dans une jeune DemoifelJe d'avoir tant d'immanité! Edouard a voulu lui en faire des reproches. II te fied bien , lui a-t-il dit, de fervir toi-même ta fervante! Et pourquoi non , mon frere , a-t-elle répondu? Tu joues bien aux quilles avec les domeftiques. S'il eft de leur devoir de nous  /O LE PETIT GRANDISSON. fervir lorfqu'ils fe portent tien, c'eft & nous de les foigncr Iorfqu'üs font maladj». D'attleurs la pauvre Peggy ne m'a-t-elle pas veil-lée plus d'une fois dans les maladies de mon cnfance? C'eft bien le moins que je faife pour elle ce qu'elle a fait pour moi. Je penfe combien j'aurois de plaifir a fa place de voir que 1'on me temoignc de 1'attachcment. Edouard s'eft trouvé fi honteux, qu'il eft forti brufquement de la chambre. Ah, me fuis-je dit a moi-même, Emüie ne fait'que ce que j'ai vu faire a ma chere maman. L'orfque notre pauvre Nannette avoit la fievrc, c'étoit maman qui lui donnoit fes foins. Mais ce fouvenir me fait venir une penfée qui m'attrifte. 11 y a tant de domeftiques dans cette maifon! Et vous, ma chere maman , vous n'avez qu'une fervante pour vous fervir. Combien vous devez vous trouver malheureufe! II faut que vous faffiez vous-même une infinité de chofes qui conviennent fi peu a la veuve d'un Colonel. Encore fi ma fceur étois afiez grande pour  LE PETIT GliANL^SON. rj* vous foulagcr! Mais non, elle ne Paft qiier vous donner plus de pcine. Et moi, que fais-je ici, au licu d'être auprès de vous, pour vous aidcr de toutes mes forces, & pour vous confoler? Cette réflexion me ferrc le cceur. II n'y a qu'une chofe qui puitfe adoucir ma triftefle. C'eft qu'a force dé m'inftruire, je puis un jour me mettre en état de finir vos malheurs. Oh comme. uné fi douce efpcrance me donne de courage! Adieu ma chere maman , je vous embrafle ■entre les larmes &.Ia joie. Mde. Z>***. d fon Fils. Amflerdam, ïe 6 Aout. QjüE j'aime la jeune Emilie! Oui, mon fils, il n'eft point de vertu plus aimable que 1'humanité. II feroit bien a fouhaiter que toutes les jeunes Demoifelles vouluflent profiter d'un fi bel exemple, & qu'au üeu "de  LE PETIT GRANDISSON. tracafler les domeftiques , elles apprifleut a los traiter avec bonte. Comment peut-oa ötre infenfible au plaifir de fe faire aimer de ceux qui nous entourent ? Mais.pourquoi t'affliger, mon cher fils, de ce que je n'ai qu'une fervante a mes ordres? La multitude des domeftiques ne fait pas le. bonheur: elle fert plus au fafte qu'a 1'utilité. Chaque domeftique dans une maifon annonce un befoin de plus dans le maïtre & Ia maitreffe, -& les afilijettit a plus de foins & de vigilance. Si j'en avois les moyens, j'aurois fins doute'le nombre de gens que demanderoit mon état. Je Ie regardcrois comme un devoir , pour affurer les befoins de la vie a de pauvres malheureux, qui feroient peut-dtre reduits a fouffrir, faute d'emploi. Mais puifque le Ciel n'a pas trouvé bon de m'accorder des richefles, je ne me crois pas a .plaindre de n'avoir qu'un feul domeftique. C'eft tout ce qu'il me faut. Je n'ai pas befoin d'autres fervices que les flens Maintenant, mon cher fils, queiles font les  LE PETIT GRANDISSON. J% ï-cs occupations qui ne conviennent pas, distu, a Ia veuve d'un Colonel? Tu n'as pas afléz réfléchi a ce que tu voulois dire. II n'y a aucune honte a fe fervir foi-même, lorfqu'on n'eft pas en état de payer les fervices des autres. Ne vaut-il pas mieux pour toi de pouvoir dire après ma mort: Ma mere préparoit elle-même fes fimples repas. Nos habits étoient 1'ouvrage de fes mains. A peine pouvoit-elle nous procurer le néceffaire; mais elle ne devoit rien a pcrfonne, que fi 1'on te faifoit ce reproche: Vos parens ont vécu felon leur rang & leur naiflance. Ils avoient une fuperbe habitation, de magnifiques ameublemens, une fuite nombreufe de domeftiques; mais ils ne vous ont laiffé que des dettes? Qu'eft-ce alors que le fils d'un Colonel? Un jeune homme méprifé, qui, malgré fon innocence, portc la honte de fes peres, tandis qu'un homme d'honneur, de la naiflance la plus commune, daigne a peine le reconnoïtre pour fon égal. D  "4 LE PETIT GRANDISSON. Ce que je viens de te dire , fuffira , je 1'efuere, pour te guérir de ta triftefTe, puifqu'il te fait voir que je me fuis entierement fatisfaite de mon fort. , Au refte, mon cher fils, Ia fcnfibilité de ton cceur, & les téthoignages de ta tendreffe m'ont fait répandre des larrncs de joie. Quand je ferois encore PIus pauvre que je ne Ie fuis, je me croirois riche dans Ia pofföffion d'un fils auffi vertueux. Adieu, mon cher enfant, continue a fuivre les hcureufes difpofitions-que tu fais paroitre, & tu feras la confolation de la plus tendre des meres. Ta petite fceur a été vivement touchée de ta lettre; & j'ai remarque en elle depuis ce moment encore plus d'application & de docilité. O mes enfans, puilïiez-vous toujourr vous cucourager i'un 1'autre dans Ia pratique de vos devoirs!  LE PETJT GRANDl'SON. 75 Guillaume D * * *.■ a fa Mere. Le ii Aoüt. O ma chere maman, de quel malheur affreux je fus témoin 1'autre jour ! J'en fuis encore tout faifi. Non, je n'aurois pas la force de vous le raconter. J'aime mieux vous envoycr une copie des lettres qu'Emilie & Charles ont dcrites a leurs parens pour les inïïruire, avec les réponfes qu'ils en ont recucs. J ' Vous y verrez comme 1'humanité regne dans cette génércufe famiile. Lifez, je vous prie , lifez. Emüie- Qrandifon- a fa Mere. Le 7 Aoüt. N -L ^ ous avons été dans une grande confternation, cette nuit, ma chere maman. La D 2  /Ó , LE PETIT GRANDISSON. maifon de M. Falfton, notre voifin, a été entierement brülée. Oh quclles flammes épouvantables! Le Ciel étoit rouge comme du fatig, Le cccur me battoit. Je pleurois. II eft fi trifte de voir un pere de familie perdre tous fes biens! Quelles précautions on doit prendre contre Ie feu, puifqu'en un moment il peut produire un malheur fi terrible ! Ce font les jeunes Demoifelles Falfton qui en font la caufe. Hier au foir, fans que pcrfonne s'eu appcrcut, elles allerent chercher dans la cuifine des charbons allumés, & les porterent dans une petite chambre oü Fon nc va guere, pour y faire cuire en fecret une galette. Une demi-heure après clles entendirent leur papa qui les appelloit. Elles fe haterent de manger leur galette a demi cuite , & elles defcendirent. L'heure de fe coucher vint bientöt après; & elles monterent dans leur appartement, fans penfer davantage aux charbons qu'elles avoient portés dans Ia petite chambre. Le feu aura pris fans doute au tapis, & de la au plancher  LE PETIT GRANDISSON, ~>7 & aux meubles. Enfin cette nuit a deux heures, Iorfque tout le monde étoit encore dans le fommeil, voila la maifon toute en flammes. Le Ciel les a bien punies. Voycz, maman, pour manger une mauvaife galette , réduire en cendre la maifon de fon pere! Maintenant elles fe défolent, elles deman'dent pardon, elles font ft dcmi-mortes de douleur; mais a quoi cela fert-il? Le feu a tout confumé. On n'a pu fauver ni les meubles, ni 1'argent. A peine les jeunes Demoifelles ont elles pu s'échapper en fimples camifolles; & M. Falfton lui mêrac a couru le rifque de perdre la vie. II eft cruellement brülé dans pluficurs parties de fon corps. II feroit péri au milieu des flammes, fans le courage de I'un de fes domeftiques. Que va maintenant devenir Forgueil de ces jeunes Demoifllles ? Hier elles étoient riches : elles font aujourd'Imi fl pauvres! Elles traitoient les payfans avec mépris, paree qu'ils n'avoient pas de belles maifons: elles font aujourd'hui trop heurcufes que ces payD 3  "8 LE PETIT GR ATv Dl SS ON. fnns nient voulu les recevoir par pitié dans leur chaumiere. Comme il faut peu de tems pour être humilié! Oh certcs il eft bien mal de ne pas traiter fes inférieurs avec affabilité,'lorfque Ion voit combien on peut avoir befoin de la compa'ïion de tout le monde. Cette lettre eft dé.ia fi longue, que je crains de vous importuuer, ma chere maman. Cependant, quoique je n'ofe guere vous dire cc que j'ai fait, j'ai encore quelque chofc a vous marquer. Le pardonnerezvous è votre Emilie? Oh oui, vous êtes fi bonne & fi compatiffante ! Les habits des jeunes Demoifclles Falfton ont tous été brülés. Elles n'en ont pu fauver aucun. J'ai envoyé a Ia plus jeune, qui eft a-peu-près de ma taille, uuc de mes robes, & du linge. J'aurois bien voulu lui en envoycr d'avantage; mais tout ce que je poffede eft h vous, & je ne puis en difpofer fans votre avcu. Je vous fuppJie de vouloir bien apprqnver la liberté que j'ai prife. J'en ferai d'autaut plv.s économe a I'avenir pour mes petices  LE PETIT QRANDISSON. 79 affaires. Vous n'aurez pas befoin de me reniplacer ce que j'ai donné. Graces a vos bontés, j'en ai de rcfte. Adieu, ma chere maman. Embraflèz pour moi mon papa; & foye'', tous deux affurés de mon refpect & de ma tendreffe. Charles 'Grandijfon a fan Pere. L) 8 Aoüt. T Je prcnds la liberté, mon cher papa. de vous ïéié une humblc pviere pour une mafheureufe familie. Ce mouvement dc mon cceur pourroit-il vous déplaïre? Oh non, fuis doure. Le vötre efl erop fenGbie & trop généreux! Vous aurez appris par Ia lettre d'Emilie a maman, le cruel malheur qui efl arrivé a M. Falfton. Mais ce n'cft pas tout. Emilie n'a pu vous parler que de fa maifon &. de fes effets: il eft encore fur le point de perD 4  "O LE PETIT GRANDISSON. dre fa terre. II a des eréanciers qui ne ïe prcffoient point lorfqu'il étoit riche. Aujourd'hui que leur créance ne leur paroit pas en süreté, ils veulent être payés a toute force; & ils 1'ont déja menacé de faire faifir fes Mens pour le vendre. Dans une vifitc que je vicus de lui faire , je 1'ai cntendu dire au Procureur Nelfon que toutes fes dettes ne montoient pas a plus de deux eens livres fterling. C'eft une petite fomme. Faut-il pour cela qu'après avoir effuyé un malheur fi cruel, il fok encore privé du feul moyen qui lui refte pour élever fes enfans, & qu'il foit livré au befoin dans fa vieilleffe? Que Ie Ciel nous pré/erve de le fouffiir! Voici, mon papa, ce que j'ai penfé. Le legs que mon oude m'a ïaiffé en mourant, eft de cinq mille livres fterling. C'eft, je crois, une groffc fomme. Elle eft entre vos mains, & vous pouvez en difpofcr. je puis süvement me pafier de deux eens livres pour tircr un honnête homme d'embarras. Je ferai bien affez riche, fur-tout avec la bonté qp&  LE PETIT GRANDISSON. 8% vous avez d'ajouter tous les ans pour moi les intéréts a la fomme du legs. Je vous en fupplie, mon papa, ne me refufez pas ma demande. J'en aurai mille fois plus de plaifir, que les deux eens livres ne pouroient jamais m'en donner. Oh fi je pouvois préferver de 1'indigence un malheureux vieillard & fes deux enfans, quel bonheur ce feroit pour moi! Permettez-moi de vous reffembler dans cette occafion, vous qui êtes fi bienfaifant. Ne m'inflruifez-vous pas tous les jours a 1'être? Si vous ëtiez ici, je me jetterois a vos pieds, je vous fupplierois fi ardemment.... Mais en voila affez. C'eft a votre fageffe a décider fi ma demande doit être écoutée. Mon devoir eft une foumiffioïi aveugle a vos volontés, Ie refpect. Ie plus profond pour vos vertus, & 1'amottr le plus tendre pour votre perfonne. Daignez, je vous prie, préfénter $. maman les plus vifs fentimens de mon refpecl: & der ma tendreife. B 5  M Gvandifon d fon Fils. Le 9 Aoüt. c, est de moi, dis-tu , mon cher fils, que tu as appris a être bienfaifant. Sans doute j'ai toujours cherché a rendre ton cccur fienfible aux maux de tes femblables. L'amour de nos freres, omrc la douceur qu'ils nous fait fentir, nous rcnd encore agrcablcs aux yeux de 1'Stre fuprême. La prierc que tu me fais efl un témoignagc de la générolité de ton cccur; & une demande fi loijable mérite fa récompenfc. Les fentimens dont je te vois animé font pour moi d'un prix audeffus des deux eens livres fterling. Tu trouveras dei un billet de banque de cette fomme. Cours adoucir Ie chagrin du malheureux Falfton, & goüte Ia jouiifimce d'une ame noble. Mais . pour ce qui regarde Ie legs de ton oncle , nous ne pouvons ni 1'un ni Fautre en faire aucun ufage jufqu'a ce que  LE PETIT GliANDïSöON. 8t tu fois en dge de majorité. Je garde ce dépot comme ton tuteur & non comme ton pere. Adieu, mon cher fils, nous t'crabrafïbns ta maman & moi, & nous t'aimons plus que jamais. Mde. Grandiffon d fa Fille. Le 9 Aoüt. fi j'étois prés de toi, ma chere Emilie, avec quels tranfports je te prefierois< contre mon fein! Oui, je t'approuve entiérement d'avoir fecouru la jeune Demoifelle Falfton dans fon malheur. Je veux te donner pour récómpenfe une nouvelle occafion de goütc-r le plaifir de faire du bien. Tu trouveras dans ma garde-robe une piece d'étoffe que je dcftinois a m'habillcr. Tu ert auras afiez pour faire faire une robe a chacune des deux Demoifelles. Si j'en crois le bon cceur de mon Emilie, cette difpofitioa D (>  lui caufera plus de plaifir que fi je la faifois cn fa faveur. Adieu, ma chere filie, n'oublie jamais la lecon que tu t'es donnée a toi-mcme dans ta lettre, de n'ötre jamais fiere de la poifeffion des biens de ce monde, puifqu'une feule nuit peut nous en priver, ni dédaigneufe envers tes femblables, puifque tu peux avoir befoin de leur fecours au moment oü tu y penfes le moins. Conferve toujours devant tes yeux 1'événement terrible dont tu m'as fait la peinture. Songe fans cefie combien il eft dangereux de jouer avec le feu, puifque d'une feule étincelle dépend fouvent notre ruine ou même notre mort. Bien des amitiés de ma part a Guillaume & a tes freres. J'efpere avoir bientót Ie plaifir de vous embraffer, & de te témoigner particulierement la fatisfaftion que j'ai reffentie de ta conduite.  LE PETÏT G11ANDTSS0W. Charles Grandiffm a fon Pere. Le 10 Aoüt, T Je m'enpreffe, mon cher papa, de re'pondre a la lettre gracieufe dont vous m'avez honoré. Si vous aviez vu combieu 1VI. Falfton m'a témoigné de reconnoiffance, vous en aüriez pleuré d'attendrifTement ainfi que moi. Tandis qu'il m'embraflbit, je voyois de groffes larmes couler Ie long de fès joues. Ah, ces larmes devoient être bien douces pour lui, puifque je trouvois tant de douceur dans les miennes. Je dofs vous rendre compte de tout ce que j'ai fait. Le voici. M. Falfton a, comme vous le favez, de la fierté dans le caraclere; & il auroit pu être humilié de recevoir un fecours, qui dans cette circonftanee auroit eu Fair cfune charité. Je ne lui ai préfenté le billet de banque que comme un prêt dont il féroit ïibre de s'acquiter k fon aife. II a voula D 2  85 LE PiLTJT GUAADISSON. • tel donner une reconnoiflance, je 1'ai recue; mais jc 1'ai déchiree deyant lui, en difant que je n'avois befoin que de ta parole, pour lui faire entendre qu'il n'auroit jamais de tracafferie a efTuyer a cc fujet. Si j'avois pu mettre le billet en cachette'dans fa tabatiere, je 1'aurois mieux aimé, paree qu'il n'auroit jamais fu d'oü lui vcnoit ce fecours, mais je n'ai pas trouvé 1'occafion de faire mon coup. O mon cher papa, quel doux plaifir vous m'avez fait gouter! Et combien je defirc d'être bientóc a vos genoux pour vous en reinercier, comme je le dois! Dites, je vous pric, a maman, qu'Emilie » dëja rempli fes ordres. Elle s'eft privée de toutes fes heures de récréation, pour mettre la main a 1'ceuvre ; & graces a fon activitc , les ouvrieres ont fini les deux robes en un jour. Emilie vient de les envoyer. Avec quelle impatience nous attendons l'inftant qui nous rendra des pareus fi dignes  LE FETlr GRANDISSON. 8/ de tous nos refpe&s & de toute notre ten- dreiïe! I Guillaume D * * *. d fa Mere. Le 12 Aout. O V_/^ ma chere maman! Ie pauvre Charles a une jambe échaudée. II ne peut pas marcher. C'eft Edouard qui en eft caufe par fa mal-adreffe. II a renverfé fur lui une théiere d'eau boullante. Jamais,non, jamais on n'a montré autant de patience & de bonté que mon ami. Un autre fe feroit emporté contre fon frere, & 1'auroit accablé de reproches. Charles, au contraire, ne cherchoit qu'a lui cacher la douleur qu'il reffentoit. Ce n'eft rien, difoit-ii, je ne fouffre pas beaucoup. Ne t'afflige pas, Edouard, je t'en prie. Cependant nous vimes bientot qu'il y avoit plus de mal qu'il n'en difoit; car fa jambe devint fi enfiée, qu'on fut obligé de lui couper fon  Ou LE PETIT GRANDISSON. bas avec des cifeaux pour le décliauütT. Emilie fondoit en larmes. Voyez, dh-elle a Edouard, ce que vous avez fait par votre étourderie. Vous avez peut-être eftropié votre frere pour le refte de fes jours. Je fouhaiterois que ce malheur fut retombé fur vous-même. II vaudroit mieux qu'il ne füt arrivé a perfonne, dit Charles , en interrompant fa fceur. Va, ma chere Emilie, cela ne vaut pas Ia peine de t'inquiéter. Je ferai bientót guéri. Edouard ne 1'a pas fait par un mauvais delfein. C'eft un malheur; & quand il feroit encore plus grand, il faudroit bien s'en confoler. Non, répondit Emilie. Je ne faurois lui pardonner fa maladreffe. Voyez-Ie donc. II refte-la immobile comme une büche, au lieu d'envoyer tout de fuite chercher un Chirurgien. Je n'en ai pas befoin, dit Charles. Donnez-moi feulement un liuge & de 1'eau fraiche pour baffiner ma jambe. Il n'y paroitra plus dans quelques jours. Mais, reprit-il, en nous adreifant la parole a Emilie & a moi, M.  LE PETIT GRANDISSON. 8$ Bartlet va venïr; ne lui dites pas, je vous prie, qu'Edouard fok pour rien dans eet accident. Et toi mon frere, donne-moi Ia main, & embraffons - nous. Ton affliclion me feroit plus de peine que cette petite bruiure dont je ne fouffre prefque plus. Que 1'on efl: heureux de pouvoir ainfi fe rendre maitre de foi-même! On a beau voir que Charles a raifon , qui pourroit faire comme lui? Cependant je fens a merveille qu'il ne fert a rien de fe dépiter. Les emportemens n'emportent pas le mal. Mais le plaifir que je goóte k vous écrire , me faft oublier que Charles-, ma prie de lui tenir compagnie. Adieu, ma chere maman , fouffrez que je vous quitte pour retourner auprès de mon ami. J'embrafle ma petite fceur, & je Ia prie, au nom de fon amitié pour moi, de fe préïèrver de Ia brülure. Elle fe trouvera fort bien de cette marqué d'attachement que je lui demande^  90 LE PETIT GRANDJSSON* Guillaume Ü * * *. a fa Mere. Le 14 T J-/E pauvre Charles! II y a maintenant deux jours qu'il a fa jambe étendue fur un couflin. Je crois qu'il fouffre beaucoup, quoiqu'il s'obftïne toujours a n'en rien faire paroitre. Emilie lui demandoit hier s'il ne trouvoit pas bien trilre de ne pouvoir pas marcher? Que me ferviroic de m'attrifter, lui ropondit-t-il ? Je ne ferois que rendre mon mal plus férieux. J'aime mieux me réjouir de 1'efpérance d'être bieiuöt guéri. Et puis ne feroit-ce pas une honte, fi ja nc pouvois me confolcr d'un fi petit malheur ? • II peut m'arriver cent Ibis pis dans ma vie; & ces legercs difgraces ni'apprcnnent de bonne hc-ure a tenir mon courage tout pret, lorfqu'il m'en viendra de' plus grandes. Mais, dit Emilie, c'eft pourtant bien fdcheux de fouffrir ainfi par la faute d'un autre.  LE PETIT GRANDISSON. 91 II cfc vrai, répondit Charles , j'aimerois mieux que ce fut par la miemie: mon frere n'en auroit pas tant de chagrin. Emilie. Eft-ce que tu ne t'ennuyes pas d'être obligé de refter dans la chambre, fans ofer remuer? Charles. Comment veux-tu que je m'ennuyc, quand j'ai le plaifir de recevoir des marqués fi touchantes de ton amitié ? > Emilie. Tu as bien de la bonté, mon frere, d'y faire attcntion. Mais enfin il a tenu a fort peu de chofe que tu n'eufl'es la jambe entierement brulée. Charles. ■ Voila qui doit encore me confoler dans mon accident. J'aurois bonne ■grace a me plaindre lorfque je vois tant de gens condamnés pour la vie k marcher fur des béquillcs. Emilie. Je crois, en vérité, que tu aurois cu le fecret dc trouver auffi des confolations, s'il avoit faliu te coupcr Ia jambe. Charles. II n'eft pas néceffaire de te dire que j'cu aurois été bien afdigé. Mais-  92 LE PETIT GRANDISSON. comme ce malheur ne me feroit arrivé que par Ia volonté du Ciel, j'aurois tachée de lui foumettre Ia mienne, pour en obtenir la force dont j'aurois eu befoin. Qu'en dites-vous, maman? prendre fon parti comme Charles, n'efl-ce pas 1'unique •moyen de parer a tous les malheurs? Je me fouviens encore de ce trifte jour oü je perdis mon papa. Vous pleuriez, je me defolois: mais nos gémhTemens & nos larmes ne pouvoient lui rendre la vie. Vous me prites par ia main, fi? vous me dites: VLns mon fils, prions Ie Tout - PuifTant de nous confoler. Je vis bientöt que vous ëtiez plus tranquille. Je fentis moi-même que mon cceur avoit été foulagë par Ia priere. Voila un bon moyen que j'ai trouvé pour adoucir la trifteffe. Je me foümettrai aux ordres du Ciel dans tout ce qui nfarrivcra de facheux. J'efpere que j'aurai alors du courage pour fouffrir, en penfant que c'efi: Dieu qui le veut, Dieu I qui je dis tous les jours: Que votre volonté s'accomplifie.  LE PETIT GRANDISSON. 93 Mais pourquoi ai-je commencé a vous parler de chofes fi triftes, ma chere maman , vous a qui je iié voudrois rien dire que pour vous donner de Ia joie? Je n'y fais qu'un remede, c'eft de prendre dans vos bras ma petite fceur, de la carefter, de lui parler de votre tendrcffe & de la mienne. Je fuis sür que fon joli fourire vous tendra la paix & le bonheur. Guillaume Z)***. a fa Mere. Le 18 Aoüt. M JLt JL. & Mde. GrandifTon viennent d'arriver, ma chere maman. Nous en fommes tous dans une joie que je ne puis vous exprimer. Les domeftiques eux-mêmes font éclater mille tranfports d'allégrefle. N'eft-ce pas un bon figne, lorfque les domeftiques fe réjouifient fi vivement du retour de leurs maitres? Je veux, lorfque je ferai grand,  94 LE PETIT GRANDISSON. ctrc auffi huraain que M. Grandiflon, puifqu'il y a tant de plaifir a fe faire aimer. Mais il faut que jc vous parlc encore de ,mon ami Charles. M. Bartlet nous a demande ce matin après le déjeuner, fi nous vouiions aller faire un tour de promenade dans le. pare. Quoique Charles fe trouve a préfent beaucoup micux, il nous a prié de Ie difpenfer d'être de la partie. Ma brülure n'eft pas encore entierement guérie, nous a-t-il dit; & je fouhaite que mon papa & maman, a leur retour, ne puiflent pas s'en appercevoir. Si j'allois me promener a préfent, ma jambe fouffrirok peut-êtrc de Ia fatigue, & mes pareus ne manqueroient pas de Ie remarquer. Cela les affligeroit. J'aime mieux me priver du plaifir de la promenade , que de leur caufer le moindre chagrin. Vous avez raifon, lui dit M. Bartlet; & j'approuve une fi tendre prévoyance. Elle fait honneur a votre cceur. Charles efi refté dans fa chambrc; & M. Bartlet, Edouard , Emilie & moi,  • L'i PF.T1T G ft AND! SS ON. y$ nous fómmeg allés nous promcner jufques a midi. A notre retour, nous avons trouvé Charles qui nous attcndoit dans le fallon d'en-bas. Nous en avons été furpris, paree qu'il ne nous avoit pas dit qu'il voulüt fortir de fa chambre. II avoit encore un peu fouffert en defcendant 1'cfcalier. Mais le plaifir d'alier un peu plus prés au-devant de fon papa & de fa maman, valoit bien, nous a-t-il dit, une petite doukur. II avoit fait avaucer Fheure du diner, afin que nous fuffions plutót libres pour recevoir fes parens. Avec quelle viteffe il a volé fur le perron , lorfque nous avons entendu la voiture entrer dans la cour! Avec quelle joie il s'eft précipité dans les bras de fon papa & de fa maman! II ne pouvoit s'en arracher pour nous faire place. Vous auriez été émerveilléc de voir avec combien de grace & de refpect il a donné Ja main a fa mere pour la conduire dans le fallon. Cela m'a fait penfer a la joie que je reffentirai, ma chere maman, lorfque  96 LE PETIT GRANDISSON. je retournerai auprès de vous. Oh , elle feravbien auflï vive que celle de Charles, je vous en réponds. Mais il faut que je vous rapporte un entretien qu'il vient d'avoir tout-a-l'heure avec fon frere. Vous jugerez s'il efl: a fa louange, fans que j'aie befoin de vous en prévenir. M. & Mde. GrandifTon étoient montc!s dans leur appartement, pour quitter leurs habits de voyage: & nous, Edouard, Charles, Emilie & moi, nous ctions rcftés dans le fallon. Charles a prié fa fceur de nous jouer une piece fur fon clavccin. Emilie 1'a fait de bonne grace: mais a peine a-t-clle eu commencé, que nous avons entendu une porcelaine tomber , & fe brifer en mille morceaux. Edouard. Ah voila encore une porcelaine brifée! Ces domeftiques font de grands lourdauts! Charles. Ne les accufe pas fi vite, mon frere. Nous ne favons pas fi 1'accident eft arrivé par leur faute. Edouard.  LE PETIT GRANDISSON. 9? Edouard. Je fais que Ia piece efl en morceaux. Ces gens-la traitent les raeublcs coinme s'il ne coütoient rien. Charles. Je vais voir. J'imagïne que Ie mal ne fera pcut-être pas fi grand. Edouard. Veux-tu parier, Emilie, qu'il trouve encore le fecret d'excufer le coupable ? Emilie. II fera fort bien mon frere. N'cstu pas bien aife, lorfque tu as fut quelque faute, que Fon parle pour toi ? Combien de punitions Charles ne nous a-t-il pas fauvées a Fun & a 1'autre! Mets toi a la place du pauvre domeftique. Edouard. Tu vas voir. Charles va Ie foutenir, comme fi rien n'étoit arrivé. Emilie. Charles ne ment jamais. II faura s'y prendre d'une autre maniere. Edouard. Le voici qui revient. On diroit a fa mine que c'eft lui qui a fait le mal. Emilie. Cela prouve qu'il a un bon cceur. Edouard a Charles. Eh bien, qu'cft-ce E  9$ Ui PKTIT GRANDISSON. donc? Avois-jc tort de dire que la piece eft en morceaux? Charles. Jc n'ai jamais dit le contraire. C'eft une affiette de porcelaine. Edouard. Txi en parles comme fi ce n'étoit rien. Charles. Quand Ie mal feroit encore plus confidérable, ü faudroit toujours prendre fon parti. Edouard. Si j'ctois a Ia place de maman , j e fcrois bien payer le dommage a ce maladn.it. Charles. Ce feroit un peu dur pour un domeftique, qui n'a que fes gages pour s'cntretenir. Edouard. Cela lui apprendroit a être plus attentif. Charles. Mais, Edouard, n'as-tu jamais fait dc mal-adrefie, & es-tu bien sür que tu n'en feras jamais? 'jlie. Quand ce ne feroit que dc jettcr de 1'eau bouülante fur les jambes. Edouard Emilie.') Pourquoi te meier  LC PETIT GRANDISSON. 00 de ce qui ne te rcgarde pas? (« Charles) Si je caflfe quelque chofe, au moins c'eft notre bien. Charles. Je te demande pardon, mon cher Edouard. Le bien de nos parens n'eft pas a nous. Kous nc polfédons rien encore. Edouard. Si jamais tu deviens maïtre, je vois que tes domeftiques pourront brifer tout ce qu'ils voudront. Charles, Tout ce qu'ils voudront, distu? Je ne crois pas qu'il y ait des domeftiques qui brifent quelque chofe de gaieté de cceur. C'eft toujours par un accident; & a ce titre, il me fcmble qu'ils doivent trouver grace. Edouard. Voila une bonté rare, fans contredit, Un valet mal-adroit ne fera jamais de mal chez toi. Charles. Je 1'efpcre. J'aurai foin de ne pas prendre de gens mal-adroits a mon fervice. Je mettrai tous mes foins a les bien choifir. Cependant, fi 1'un d'eux venoit a ca/Ter quelque chofe, je le lui pardonneE 2  LE PETIT GRANDISSON. reis, comme fi je 1'avois fait moi-même. 'Edouard. Mais il me femble que mon papa & maman doivent être informés iorfqu'il fe brife quelque chofe chez eux? Charles. Auffi mon deflêin eft-il de les en inftruire , mais en même-tems de demandejr grace pour Ie coupabie. Edouard. Et qui eft-il? Eft-ce John, eftce Arthur? Charles. Ni Pun , ni 1'autre. Si je te difoit que c'eft toi, mon frere? Edouard. Moi ? Oh voici du nouveau. . Charles. Lorfque tu es alle te promener ce matin, n'as-tu pas donné la patée ft mangcr ft ton chien dans une affiette de porcelaine? Et n'as-tu pas mis cette affiette dans 1'jjiïïce fur un banc de bois? Edouard. Cela eft vrai; mais que s'enfuit-il ? Charles. Le domeftique eft allé chercher cc banc fans lumicre, & en le prenant, il a fait tomber rafliettc qui étoit deffws. Edouard. Eh bien, cft-cc ma fuuc ?  LE PETIT GRANDISSON. 101 Quel befoin avoit-il d'aller fureter dans les ténebres ? Emilie. C'eft ce qu'il fait tous les jours. Va, mon frere, tout Ie mal vient de toi, L'affiette n'étoit pas ft fa place ; & le domeftique ne pouvoit pas deviner qu'elle Fut fur un banc. Edouard. Vous parlcz toujours, Mademoifelle , de ce qui ne vous regarde pas. Mais éeoute, Charles. Papa & maman n'out rien entendu; ils ne s'aviferont pas de trouver cette affiette ft dire. Charles. Commcnt donc, Edouard? Tn voulois tout-ft-l'heure que nos parcns fuffent informés de 1'accidcnt; & tu veux ft préfent leur en faire un myftcre, paree que tu en esIa caufe? Cela n'eft pas 'jufte. Tu en obtiendras facilctnont ton pardon: le cas- eft bien graciable. Vois maintenant, mon frere, fi nous devons vouloir tant de mal ft un domeftique de quelque légere étourdcrie^ puifque nous en fommes fi foment coupables nous-mé.mes? * 3  102 LE PETIT GRANDÏSSON. Charles avoit a peine fini, que M. & Mde. Grandiffon font defcendus. 11 leur a raconté 1'avanture de la porcelaine avec tant cFagrément, d'efprit & de gentillefie, qu'il y a eu plus a lire qu'a fe fdcher. Edouard a été enchanté de fe voir fi bien tirer d'aflaire. O maman, qu'on eft heurcux d'avoir un frere tel que mon ami! J'efpere bien que je trouverai auffi un bon-Avoeat dans rna petite fceur, fi j'avois jamais befoin .de fon éloquence pour me juftifier de quelque faiue auprés de vous. Guillautne d fa Mere. Le 11 Aüu:. Je n'ai pas aujourd'hui de nouvelles a vous dire, ma chere maman; mais j'efpere avoir demain des chofes bien intércflantes a vous apprendrc. C'eft le jour de naifiance de Charles. Edouard m'a dit que nous nous  LE PETIT GRANDISSON. I03 amuferions comme des- Rois, paree que fên frere a coutume de donner, ce jour-la , une fête a tous les jeunes gens de notre fige qui demeurent dans les cnvirons. Emilie prétend au contraire qu'il n'invitera perfonne cette anuée, & qu'il a déja réfólü d'èmployer 1'argent que fon pere lui donncra pour fa fête, a acheter des livres amufans & inftructifs. Je voudrois bien qu'il prit ce parti. La compagnie fe retire lorfque la foirée eft finie, au lieu que les livres refteat toujours avec nous. Je ne -crois pas trahir fa confidence, en vous difant qu'il éleve en fecret un joli ferin de canarie pour le donner a fa fceur, jufqu'a ce qu'elle aic recu celui que fa taiue lui doit envoyer. il 1'accoütume depuis quelques jours a venir manger dans Ia main, & a voiér hors de fa êa|è. Emilie ne s'attend pas a cc cadeau. Elle fera bien furprife en Ie recevant. Le ferin commencc déja a répéter joliment fon nom. Je veux auïiï enélever un qui me répete fans ceffe le vötraE 4  104 PETIT GRANDISSON. & celui de ma- fceur. Jc n'en ai pourtane pas befoin pour pcnfer a vous. G'eft Ie plaifir que je me donne, lorfque je veux me trouver auffi heureux que je puis I'être, étant fi éloigné dc ce que j'airne U plus dans 1'univers. Guillaume Z>***. a fa Mere. Le 24 Aoüt. O, ma chere maman, que vous aüez être contente de mon ami! II n'a point donne de fête a fes jeunes voifins avec 1'argent qu'il a recu de fon pcre. II ne I'a pas employé non plus a acheter des livres. II en a fait nu bien autre ufagc. Mais il faut d'abord que je vous rapporte un emrecien qu'il a cu avec fon papa. Nous nous étions levés ce matin dc fort bonne hcure. Notre coutume eft de lire tous les jours une ou deuxjiiftoires de 1'An-  IE PETIT GRAjNDISSOjN. IO$ eien Teftament, avanC de defcendre pour déjeuner. M. GrandifTon eft entré dans la ciiarnbre au milieu de notre leciure. Charles s'eft levé aufli-töt de fa chaife pour faluer fon perc, & lui baifér la main. Charles. Je vous fouhaite le bon jour, mon papa. Avez-vous bien repofé eeue nuit? M. Grandisson. Trés bien, mon fils; & toi auffi, a ce que je vois? Mais continue, je te prie; je ne veux pas te troubler dans ta leéture, Cijarles. Je craindrois-, mon papa, qxfSl ne fut pas décent de lire devant vous, lorfque vous me fakes fhonneur dé me rendre vifite. . ,: Mi Grandisson. Le devoir doit paffer avant tout. J'aurai du plaifir a t'entendre. Charles^ Je fuis pret a vous obék. II eft allé chercher un fauteuil pour fon pere , & il a repris fa. leccure k haute voix.. L'orfqu'elle a été finie, M. GrandifTon lui at témoigné combien il étoit content de fa. ma? E 5.:  TOÓ LE PETIT GRANDISSON. nierc de lire. C'eft un talent beaucoup pim diificile a acquérir, qu'on ne penfe, a-t-il ajouté. La plupart des Jecteurs, fans prendre garde au fens de ce qu'ils lifent, prononcent les mots en nazillant ou en chantant; & cela eft fort pcuible pour ceux qui les écoutent. On doit lire particuliérement 1'hiftoire d'un ton naturel & fans affeéhtion, comme fi i'on faifoit foi-même le récit. Mais c'eft aujourd'hui ton jour de naifiance ,-& je fuis monté pour te faire mon compliment. Charles. Je vous remercie, mon papa. Permettez que je vous embrafie, & qUe jc vous exprime ma reconnoiffance. Ce jour rappelle a mon fouvenir tout ce que je dois a vos tendres foins & a ceux de ma chere maman. M. Grandisson. Nous en fommes dé|a ' récompenfcs par ta bonne conduite. Continue, mon cher fils, a remplir tes devoirs; •& puifie le Cici mettre le comble aux graces qu'ils nous accorde, en nous rendant :ewoins dc ta fclieiteï  LE PETIT GRANDISSON. T$T Charles. Ja vais travaïller avec une nouvelle ardeur a me rendre digne de ce vceu. Daigncz toujours m'lionorer de vos Tages té~ gons; & je tacherai de ne rien négliger pour les fuivre. Mais, mon papa, avant de commencer une nouvelle année de ma vie, j'ai befoin de votre pardon pour toutes les fautes que j'ai pu commcttre dans les précédentes. M. Grandisson. Je ne me fouvïens pas d'avoir recu de ta part aucun fujet de reproche. J'aime h te rendre ce témoignage, non pour t'enorgueillir, mais pour t'encourager dans le bien. Ce jour efl: un jour de bonheur; je veux que tu Ie paffes dans la. joie. Je te donne ce que tu trouveras dans ce papier, pour 1'employer, fi tu le veux, a donner une fête a tes meilleurs amrs.. ïï efl déja prés de neuf heures. Acheve de t'habiller, & defcends avec Guillaume. Ta mere nous attend. Adieu^ je vais vous annoncer, O maman , qu'il eft doux de fe rendre; digne de. 1'affecïion d'un bon pere! Corama: E 6  ¥0 M5 PLTIT GRANDISSON. 'Vf. QrandiOon paroiffok enchanté de fon fils j Des Jannes de- joie & de tendreffe nageoient dans fes yeux. Mais auffi qu'il dok ctre cruel pour de braves parens d'avoir des enfans mdignes/de leur araour! Oh, jc veux toujours fuivre 1'cxempJe de mon ami. Dieu mêroe doit 1'aimer. Que j'aurois encore de chofes a vous dire, fi ma lettre n'étoit déja trop longue ! Mais vous n'en perdez rien: je vous les garde pour en commencer une autre demain en me levant. Que je voudrois ctre auprès de vous pour vous exprimer combien je vous aime! J'ai toujours peur que mes lettres ne vous Ie difent pas aiïez. Oh fi ma petite fceur pouvok vous le dire a ma place, elle qui a Ie bonheur dc vous embralTer! Oui maman, recevez mes carefies dans les fiennes. Kous ne faifons qu'un ercur a nous deux pour vous mieux cherir.  LE PETIT GRANDISSON. IOf> Guillaume £)**** a fa Mere. L? 25 AmH. ï - je vais commencer cette lettre, ma diere maman, k 1'endroit oü je finis celle d'liier. Avant de defcendre pour déjeüner, Charles ouvrit le papier que venoit lui donner fon pere. II y trouva quatre guinées. Jamais il ne s'étoit vu tant d'argent a la fois. II réfléchit un peu en lui-méme. Guillaume, me dit-il enfin, je voudrois bien favoir ta penfée. II y a ici aux environs peu de jeunes gens dont la fociété puiife nous fai^e plaifir. Ils font la plupart fi turbulens, que leur commerce en devint infupportable. Le jeune Friendly eft le feul dont le careéteje foit d'accord avec te mien; & il eft parti depuis trois jours pour Londres- avec fa mere. Que me confeiïles-tu de faire de mön argent? Si j'étois a ta place, lui dis-je, je le garderois pour en achter quelque chofe. E 7 .  IIO LE PETIT GRANDISSON. d'utile. Trois ou quatre heures de jeux ou de danfe font bientót écoulées; au lieu que des eftampes ou des livres nous amuferoient tous les jours. Mais, reprit-il, cela ne te fera-t-il aucunc peine que nous paffions la dbirée a nous amufer tout feuls, comme a\ 1'ordinaire ? Non sürement, lui répondis-je, ta fociété me fuffit pour étre heureux. En ce cas la, repliqua-t-il, en m'embraffant, je pourrai fuivre ma première idéé; & k ces mots nous nous trouvames a 1'entréc du fallon. Mde. Grandilfon embralla fon fils avec toute la tendrelfe imaginable, & lui fouhaita une heureufe féte. Après le déjeuner, nous jeftames feuls avec M. GrandilTon. Charles prit la main de fon pere, & lui die: Puis-je vous demander une chofe mon papa? M. Grandissqn. Quoi donc, raon fils? Charles. Jugez-vous abfolument effentiel que je donne une féte a mes jeunes voifins? M. Grandisson. Cela ne dépend que de toi.  LE PETIT GR,V[\DISSON. III Charles. Je puis donc faire ce qu'il me plaira de 1'argent que vous avez eu la bonté de me donner ? M. Graxdisson. Oui, mon fils-. Charles. Cela étant, je fais bien comment cclébrer ma fête. M. Grandisson. Veux-tu me mettre dafis ta confidence? Charles, je ne demande pas mïeu" 9 mon papa. Je crains cependant que vous n© défapprouviez mon projet. Mi Grandisson. Non, mon fïls, m peux parler en toute süreté. Je ne t'ai jamais vu faire m mauvais ufage de ton argenr. Tu es librc n'en faire telle difpofition que tu voudras: je 1'approuve d'avance.. Voyoiis que veux-tu achcter ? Charles. Je vous demande .pardon, men papa, je n'ai befoin de rien. Graces I vos bontés, j'ai de tout en abondance. Je views feulement que 1'on fé réjouiffe a ma IBfc-. Mals favez-voits qui j'ai ehoifi pour la cs?Mbrcr? Ce font les pauvres de notre fh/ÊÊtln  LE PETIT GRANDISSON. 11>3 graces n'ai-je pas recu du Ciel dans rannée qui vient de s'écouier? N'eft-il pas juftes que j'en rende quelque chofe a mes femblabies? M. Grandisson. Embraffe-moi, mon fils, & cours accomplir ton louable dcfiein. Tu peux donner tes ordrcs aux domeftiques. Je vais leur dire de t'obcHr. Que dites-vous de cela, ma chere maman? Oh, fi j'étois auffi riche que M. GrandifTon! je vous donnerois tout, maman, a vous & k ma petite fceur. Puis je vous en demanderois une petite partie pour être bienfaifaat comme mon ami. Guillaume V* * *. d fa Mere, Le 2.7 Aoüt. c V>'est hier, ma chere maman, que Charles donna fon repas aux pauvres habitans de la paroifie. Ils curent un bon roti, du ris,  ÏI4 LE PETIT GRANDrSSON. & des légumes. Jamais je n'ai eu tant de plaifir que de voir manger ces bonnes gens. La reconnoiffance & la jóie étoient peintes fur leur phyfionomie. lis burent d»excellentc biere a notre fanté, toujours-avec ce refrain: Vive Charles GrandifTon! Charles avoit fouvent les yeux baignés de larmes de plaifir. Pendant-te repas il s'appercut qu\m pauvre homme, prefque aveugle de vieilleffc, n'étoit pas aflez bien fervi a fa fantaifie. II fit venir te fils du fermier qu'il placa prés' de lui, en difant: Ayez foin de ce bón .'vieillard. G?eft Ie plus cher dc mes convives. Je veux Ie voir manger dc bon appétit. Mon pére, lui dit-il, vous avez la première place dans mon repas. II Faut C]ue ces jeunes gens honorent votre vieilIefTe, pour qu'on les honorent a leur tour, quand ils feront comme vous. Quand Ie repas fut fini, Charles partagea entre eux ie refte de fon argent. Oui, maman , il leur donna tout ce qu'il atok recu de fon perc. Vous imaginez qu'ellcs bené-  LE PETIT GRANDISSON. ÏI5 dictie-ris on répondit fur lui. II en fut fi .atteudri qu'il ne put y tenir.plus long-tems. 11 mc prit par la main, & nous nous cn alfctmes fans pouvoir.prononcer uhe paroic. Ce ne fut qu'en rentrant ft la maifon qu'il me dit: Eh bien, mon ami, peiu-il y avoir un plus grand plaifir que de foulager les malheureux? Oh non , lui répondis-je, en lui fimtant au cou, tu nc pouvois me donrrer une fête plus agréable. Mon cceur étoit auffi ému que le fien. Héhis! penfois-je en moimêmc, que les pauvres font ft plaindre! Ils manquent fouvent des premiers befoins de la vie, tandis que nous fommes affis tous les jours ft une table.couverte de friaudifes-, oü notre embarras n'eft que de choifir ce qu'il y a de plus délicieux. j'en ferai d'autant plus reconnoiilant enversdc Ciel de qui-nous tenons ces faveurs; & j'en aurai d'autant plus de pitié pour ceux qui fouffrent l'indigence. Oui, mon plus grand plaifir fera de les foulager/ft 1'exemple de mon ami. Après Ie diner nous alldmes faire une pe-  116 LE PETIT GRANDISSON. tite promenade. Nous croyons pafier Ie ref-l te de la foirée entre nous, dans nos amufemens ordinaires. Quelle fut notre furprife j en arrivant a la maifon, d'y trouver une nombreufe compagnie! M. Crandiiïbn avoici invité les Gentilshommes du voifmage , g| • leurs enfans,a venir célébrer avec lui la féjtej de fon fds. Nous cumes un joli concert, & enfuite un bal. Charles & fa fceur y firent ' des mervciües. Que j'aurois defiré favoiri comme eux cbanter & toucher du ciavecin! Mais , vous le favez, maman, ce n'cft pas i ma faute. Je n'ai pas eu de maïtres: vous i n'étiez pas en état de m'en donner. Au- ■ jourd'hui que je peux partager les le^ns de • mes,amis, je vais en profiter li bien que je \ puilfe un jour les égaler pour vous plaire. Je fuis obligé de linir ici cette lettre, ma chere maman: on vient de m'appeller pour aller faire un tour dans la campagne. J'cfpere que ce-tc promenade fera fort agréable; & j'aurai foin de vous en rendre compte. Mais j'allois oublier de vous dire que Charles  M4 LE TETIT GRANDISSON. Edouard. Tu en aura bien fait autant fi tu avois été a ma place. Je ne fais comment je fuis tombé du lit. C'eft un efprit qui m'a pouffé. Charles. Y penfes-tu, Edouard? Edojard. II re vient un efprit, te dis-je. Cuarles. Je craignois qu'il ne te fut arrivé quelque chofe de facbeux. Je vois a préfent que ce n'eft plus qu'un fujet de rire. Mais te voila tout effaré. Guillaume efl aufïï tout hors de lui-même. Jc vais vous cbercher un peu d'cau de méliffe. II efl a propos d'en prendrc quelques gouttcs. Edouard. Ne defcends pas tout feul. Appelle un domeftique. Charles. Je n'en ai pas befoin. Gardons-nous ('e faire du bruit, de peur que mon papa & maman ne fe réveillent. Guiu.aume. Eft-ce que tu oferas parcourir Ia maifon fans avoir perfonne avec toi? Charles. Et pourquoi non, mon ami? Que veux-tu que je craigne? Edouard. Je ne fuis pas plus poltron  12Ó LE PETIT GRANDISSON. der de defcendre douccment du lit, & m'efquiver hors do In é®**h. Le «me,ace qu'il m'afcmblé, s'eft mis a bon*r* &il eft vcnudroita moi. Alors, dans m fniypur' J'e f™ tombé contre ma table & je 1'ai renverfée fur moi, en pouiTant un' 011 <* e?1 aIle vous. Mais douce- ment, je crois 1'entendre encore. Guillaume. Il me femble auffi que j'ai entendu remuer quelque chofe prés du bureau. Charles. Je parie que c'eft un rat qui s'eft caché dcITous. Edouard. Mais un rat n'eft pas blanc; & ce que j'ai vu eft au moins auffi' gros que notre chicu de balTe-cour. Charles. Nous n'avons qu'a cbercher. S'il eft ici, il faut bien qipü fc momrQt Charles fc mit allors a fureter dans tous les coins. II vifua Ia ruelle, & regarda fous Ia commode, fous le fecrétaire, & fous Je bureau. Voici i'Efprit, s'écria-t-il enfin. Je 1'ai trouvé. Et qu'cft-ce que c'étoit que eet  LE PETIT GRANDISSON. 12$ Efprit? Oh, dcvincz, ma chere ntamari, C'étoit un gros Chat blanc du fermier, qui sur e ment s'étoit gliffé, a la dérobéc, dans la maifon, & étoit monté dans la chambre d'Edouard. II nous échappa alors a tous les trois un grand éclat de rire. Charles plaifanta fort joliment fon frere fur fa créduïité; & le chat fe fauva brufquement, auffi-töt qu'il vit la pofte ouverte. Edouard fembloit confus de cette aventure. Je ne puis comprendre, dit-iï, comment le chat a pu me paroitre d'une grandeur fi épouvantable. C'eft le propre de la frayeur, répondit Charles, de nous repréfenter les chofes tout autrement qu'elles ne font en effet, & fur-tout de les groffir a notre imagination. Mais les deux fiambeaux, je les ai bien vus? > Je le crois. C'étoit les j-eux du chat, qui te fcmbloient plus grands, ou plus petits, felon qu'il ouvroit ou fermoit les paupieres. Crois-moi, il en eft de tous les Efprits dont les fots fe font peur, comme du chat de notre hiftoire. L'orfqu'on remortte k H F 5  130 LE PETIT GRANDISSON. caufe , on voic qu'elle eft toute naturelle. Après cette converfation , nous retourud. mes nous coucher; & nous avons dormi fort tranquillemcnt ie refte de Ia nuk. Ce matin, a déjeuner, nous avous rcgalë M. & Mde. GrandifTon de 1'hiftoire de notre revenant. Hs ont donné des louanges a la réfotution & au fimg-froid de Charles. II eft vrai que je n'ai jamais vu fa préfenee d'efprit en défaut. Pour Edouard & moi, nous n'avons pas été les derniers a rire de notre foiblefle. Je fuis honteux, en vérité , de n'avoir pas eu plus de courage, j'efpere que cette hiftoriette amufera ma petite fceur, & qu'elle pourra lui donner, en pareille occafion, un peu plus de hardieffe que n'en a eu fon frere. Adieu, ma chere maman, vous ne m'écrivez pas auffi fouvent que je le defire, & qU(? j'en aurois befoin. Emilie me parle fouvent de ma fceur. Elle voudroit favoir fi vous en étes toujours auffi contente. Donnez-moi dc fes nouvclles, je vous en conjurc, pour  LE PETIT GRANDISSON* X 31 . fans faire ma tendrefle, & 1'intérèt que ma jeune amie daigne prendre a une petite pcrfonne que j'aime tant. Je l'embraffe par votre bouche , pour lui faire mieux fentir toute i'affection que j'ai pour elle. Je fuis fort fenfible, mon cher fils, au tendre reproche que tu me fais de ne te pas écrire aflez fouvent. Je n'aurois point d'occupation plus agréable fi j'étois libre dc m'y abandonner. Mais tu dois aifément concevoir combien mon tems eft rempli par toüs les détails de mon ménage , & fur-tout par les foins qu'exige de moi ta petite fceur. Je fuis obligéé de 1'inftruire moi-mêrae, puifque je ne fuis pas aflez fortunée pour lui donner les maitres dont elle auroit befoin. II eft vrai que je me trouve bien dédomma? F 6 Mde. Z>***. a fon Fik. Le 6 Septembre.  LE PETIT GRANDISSON. 135 Je vois que ton cceur fouffre de ne pouvoir imker fa bienfaifance. 11 me feroit bien doux de te mettre en état d'exercer cette touchante vertu. Cultive-la toujours dans ton fein, jufques au moment oü la fortune te permettra de fuivre des mouvemens auffi généreux. En attendant, mon fils, reqoh le peu d'argent que je t'envois. Je fouhaitcrois pouvoir t'en offrir davantage. Mais c'eft tout ce que 1'état de mes affaires laiffe en ce moment a ma difpofition. J'ai fait remettre a M. Grandiflon tout ce qu'il a bien voulu avancer pour tes befoins. Ceci eft uniquement deftiné a tes plaifïrs; & je fuis stire que tu fauras les trouver dans 1'emploi le plus digne d'un cceur fenfible & généreux. Adieu, mon cher fils, je t'embraffe avec tous les tranfports d'une mere qui n'attend fa félicité que de la tendreffe & des venus de fes enfans,  Ï3Ó LE PETIT GRANDISSON. Guillaume D***. a fa Mere. Le 12 Septenibre. Je vous retherde mille fbis, ma chere maman, du cadeau que vous m'avez envoyé. Comment! Vous dites que c'eft peu de chofe. Oh, non, pcrmettez-moi de vous contredire, je trouve que c'eft beaucoup. Vous n'étes pas riche, il s'en faut, & vous me faites prefent de deux guinées pour mes plaifirs. N'eft-ce pas bien plus que fi vous étiez dans 1'opulence, & que vous m'euffiez donné dik fois davantage? Hélas! Je crains que vous ne vous foyez mis dans la gêne pour m'enrichir. Cette penfée trouble la joie que j'aurois eue de recevoir des marqués de votre bonté. Soyez au moins perfuadée que je fens toute la valeur de ce don, & que je faurai en faire un emploi dont vous ayez fujet d'être fatisfaite. Je vous avoue que j'ai fenti un peu d'or-  I.E PETIT GRANDISSON. I37 g'üeil k inftrtrirè Emilie de ce que vous m'apprcnez dc ma petite fceur. II me femble que je fcrois plus fier de fes perfections que de ceiles que je pourrois acquérir. Emilie m'a paru fiattée que fa conduite ait mérité votre approbation. Elle -devient tous les jours plus fenféc & plus aimable. Puifque ma petite fceur fait fi bien fon profit de ce que je vous écris fur le compte de mon amie, jc vais vous rapporter une autre aventure qui lui eft arrivée. Franchement, il y a d'abord un peu de fa faute; mais la fuite lui en fait trop d'honneur, pour que je n'aie pas du plaifir a vous raconter la chofe comme elle s'eft paffee. Le pauvre enfant étoit hier dans le fallon avec Edouard. lis s'amufoient a jouer tour-a-tour de petits airs fur le clavccin. Vous faurez qu'il y a dans ce fallon une armoire en laqué, remplie des porcelaines les plus précieufes. Emilie eut la curiofité de 1'ouvrir, pour regarder des figures Chinoifes , dont on venoit de faire préfent a M. GrandifTon. Elle en prit une  138 LE PETIT GRANDISSON. dans fes mains afin de la confidérer de plu» prés. Edouard, qui fonge toujours a faire des malices, lui dit brufquement, pour 1'attrapper, qu'il entendoit defcenclre fa mere. Emilie, craignant d'Ötre prife fur le fait, n'eut rien de plus prefle que de remettre la porcelaine dans 1'armoire. Mais en retiran^ fon bras avec précipitadon, elle fit tomber une tafie qui fe rompit en mille morceaux. Elle fut faifie de confternation en voyant ce malheur. LJle fivnit que cette tafie étoit du plus grand prix, & que fa maman ia eonfervoit avec un foin extréme, paree qu'elle faifoit partie d'un fervice de déjeüner qui lui venoit dc Ia mciiieure de fes amies. Edouard quitta fon clavecin au cri de douleur que laiffa ëchapper Emiiie; & voici 1'entretien qu'ils eurent enfemble. Edouard. Vraiment, tu viens de faire ]k un beau chef-d'ceuvre. Je ne voudrois pas être a ta place. Emilie. O mon frere, tu vois que je fuis aflez affligée. Ne m'effraie pas davantage,  LE PETIT GRANDISSON. 139 »c tVn fupplie. Donne-moi plutdt un bon confeil. Edouard. Quel confeil' venx-tu que je te donne ? Quand tu irois chez tous les mafchands, tu ne trouverois pas une taffe comme celle-la. IJ, n'y a d'autre moyen que de t'cmhafquer pour la Chine , afin d'y chercher fa pareille. Emilik. Quel plaifir prends-tu k me tourrnenter par tes railleries? Edouard. Mais auffi pourquoi fureter dans 1'armoire? Emilie. Cela ne t'arrive jamais, n'eft-ce pas? Edouard. C'eft de toi qu'il s'agit. Avoistu befoin de toucher a cette porcelaine ? Emilie. II efl vrai. J'ai mal fait. Cependant fi tu ne m'avois donné une fauffe peur, je n'aurois rien cafie. Edouard. Ce déjcüuer de porcelaine, qui faifoit tant de plaifir a maman, le voilft décomple'te. Autant vaudroit qu'il n'en reftat plus une feule piece.  H° LE PETIT GRANDISSON. Emilie. Je donnerois tout au monde pour que cela ne fut pas arrivé. Edouard. Oh oui, dcfolc-toi, cela t'avancera de beaucoup. Emilie. O mon frere, que tu es cruel! Charles ne me tourmenteroit pas ainfi. Edouard. Eh bien ne pleure pas davantage. Je vais te dire ce qu'il iaut faire. Emili \ Vovons, dis-mui cela, mon ami. Edouard Perforine au monde n'a entendu ce qui vient d'arrivor. Nous n'avons qu'a ramalTer les morceaux, & les metrre 1'un a cöté dc 1'autre dans l'anDoire. Mamaa n'y regardera pas dc ce matin. Pendant le diner tu poarras dire que tu as entendu des porcelaincs tomber dans 1'armnire. Je fomiendrai la rnêrne chofe. Maman ira faire fa vifiie; & fans doute elle imagincra que Ia porcelaine ell tombee ri'clle-mcme. Emilie. Non , mon frere , voila ce que je ne ferai point. Edouard. Et pourquoi donc? Tu n'accufes perfonne.  LE PETIT GRANDISSON. I;il Emilie. JN'importe. C'eft un mauvais expediënt. Dire un menfonge, c'eft pis encore que de caiïer la porcelaine. Edouard. A Ia bonne heure. Je te donne un moyen de fortir d'embarras. Tu ne veux pas en profiter. Ce font tes affaires. Emilie. Hélas! Que vais-je devenir? Edouard. Je crains pour toi. Mais je fuis bien bon de m'en mettre en peine. Tu ne demandes qu'a étre punie. Emilie. Oui , j'aime mieux être punie que de tromper maman. Je vais la trouver. Je lui dirai la faute que j'ai commife, & le malheur qu'i m'eft arrivé. Je lui demanderai pardon en lui promettant de ne plus toucher de ma vie a la clef de fon armoire. Emilie étoit prête a fortir, quand elle vit fa mere entrer dans la chambre. Elle s'arrêta toute déconcertée. Elle rougit, elle pftlit: fon vifage devint de toutes les couleur?; & avant de pouvoir dire un feul mot, il lui échappa un torrent de larmes. Elle s'attendoit a recevoir de vifs reproches. Quelle  151 LE i'ETlT GRAKDfSSOff. d'un bon matclas. Quelque foin que Ton püt prendre pour le tranfporter doucement, les fecouffes de la marche réveillerent la douleur de fa bleffurc : & il retomba de nouveau dans un évanouifiement aflez profond, Charles ayant donnë fon cheval a conduire a John, marchoit en filence , a cöté du brancard, & rendoit toutes fortes de foins au malade, pour tacher de lui faire reprendre fes efprits. Lorfqu'on fut arrivé a Ia porte de la chaumiere, il fit auffi-tót monter Fun des deux payfans fur fon cheval, & 1'envoya cherchcr en toute diligence Ie Chirurgien. Cependant John employoit toujours les infiances les plus vives pour cngager fon maitre a reprendre la route du chateau, en lui repréfentant les tranfes oü fes parens devoient être fut fon retard. Quoi, lui répondit Charles, je laifferois ce vieillard mourant entre des mains étranricrcs! Vous le voyez, il eft encore fans  ï$(S le Petit gtiandissgn. voit encore arriver un nouveau coritre-téms. Le brouijlard ne fit que s'épa'iffir. La nöit devint plus obfeure; & John égaré dans un bois qu'il falloit traverfer, ne fachant de quel cóté prendre pour en fortir, fut obligé, après bien des courfes inutiles, de s'affeoir au pied d'un arbre, pour y attendre 1c jour, & de nous- laifler toute la nuit dans les plus mielies allarmes. Le pauvre garcon n'en pouvoit plus de froid & de fatigue, lorfqu'il eft arrivé ce matin. Malgré fon empreffement, il trembloit de paroïtre, craignant d'être chafle. Je ne faurois vous peindrc fa furprife, Iorfqu'après. fon récit, il a entendu M. Grandiflon s'écrier; que je dois te bénir, ö mon Dieu, de m'..»*oir donné un tel fils! Et vous, John, vous avez bien fait de rcmplir tous fes ordres. Voici deux guinées pour vous faire oublicr une fi mauvaife nuit. AUez vous rafraichir & prendre un peu de fommeil, pour être en ctat de retourfles vers mon fils. Je ne lui fais aucun reproche- de finquiétude qu'il nous & daufóff.  LE PETIT GRANDISSON. I?i diere maman, confervez, je vous prie, mes iettres, afin que je puifie les relire quand jc ferai de retour a Ia maifon. Je ferois bien indigne de mon ami, fi fa conduite ne me donnoit le defir & la force de profiter des bons exemples que je recois de lui chaque jour. Jc voudrois qu'ils fuflent connus de tous les jeunes gens de notre age. Si Fon n tant de plaifir a lire les belles actions des autres, combien n'en auroit-on pas davantage a les faire foi-même! Oui, ma chere maman , ce fentiment eft au fond de mon cceur; & je le nouris avec joie, pour me rendre un jour plus digne de votre tendrefie. J'embraiïe ma petite fceur h travers le grand efpace qui nous fépare. Elle trouvera bon que j'y revienne a deux fois; car c'eft moitié pour le compte d'Emilie, & moitié pour 3e mien. H 2  I72 LE PETIT GRANDISSON. Guillaume £***. a fa Mere. Le 16 Se'ptembrè. 1l\ ous affifMmes hier, ma chere maman, a la récolte des fruits d'automne. L'air étoit doux, le ciel ferein, & 1'on entendoit retentir toute la campagne de joyeufes chanfons, accompagnées du fifre & du flageolet. C'étoit un charme de voir, ii travers la verdure des arbres, les garcons jardiniers en velles blanches, grimper fur les branches les plus élevées pour en cueillir les fruits, tandis que leurs femmes & leurs filles les recevoient dans leurs tabliers , & les dépofoient enfuite dans des corbeilles. Nous auffi, nous étions occupés a dépouiller les rameaux qui pendoient a la hauteur de nos bras. Ces travaux avoient un air de fête qui pénétroit le cceur de plaifir. Quelques petites payfannes, affez mal vétues, nous jregardoient a travers la haye.  LE PETIT GRANDISSON. J73 Une d'cllcs, lorfque nous eümes fini, vint appelier le jardinier a la barrière, & lui paria d'un air fuppliant en tournant quclquefois fes regards vers mon ami. Charles s'en appercut; mais il attendit que le jardinier eüt achevé la converfation: il lui fit figne alors d'approcher; & voici la fuite de leur entretien qui vous dira mieux la chofe que toutes mes paroles. Charles. Qu'eft-ce donc que cette petite fille vous demandoit d'un air fi touchant? Le Jardinier. Vous le dirai-je, Monfieur? Tout le monde fait iei que vous avez nn cceur paitri de bonté. Elle me prjoit de vous demander quelqucs fruits pour fa mere qui efl: maladel Charles. C'eft pour fa mere qu'elle demande? C'eft une brave enfant. Allez & donnez-lui autant de pommes qu'elle en pourra- porter. Je me fais un plaifir de técompenfer fon amour pour ceux de qui elle tient Ia vie. Le Jardinier. Jc vais donc lui donner II 3  i/4 LE PETIT GRANDISSON. des plus petites, de celles qui ne font pal d'un fi bon acabit. Charles. Comment donc, mon ami, vous voulez choifir pour une pauvre maiade, préeifément ce qu'il y a de plus mauvais? Non, non, s'il vous plait. Dcrnezlui, au contraire, de ce qu'il y a de meilleur. Le Jardinier. Je craignois que cela ne fit tort a votre provifion. Charles. Ne m'avez-vous pas dit que la récolte n'a jamais été plus abondante que cette année ? Le Jardinier. II efl vrai , Monfieur, nos gréniers vont regorger de richefies. Charles. Eh bien! dc cette abondance, que le Ciel nous envoie, donnons au moins quelque chofe ü ceux qui n'ont rien. Le Jardinier. Ah , mon jeune maitre, que c'efl avec raifon que tout le monde vous. aime & vous honore! Vous êtes la bonté du ciel fur la terre. Je ne manquerai point de vous obéir. Je fais trop bien que tout ce:  LF. PETIT GRANDISSGN. tM Fhumidité de 1'air,. ainfi que la fatigue de la marche , me donnerent des inquiécudes pour .fa fanté. Le foleil étoit déja prés de fe coucher; & nous allions lentement, fuivis de notre domeftique, Henri. La pluie comnienca bientöt avec une extréme violence. .Enfin, après une demi heure de marche, nous appercumes, a notre droite, une petite maifon peu éloignée du grand" chemin. :Nous y fumes recus par un honnête labou.reur, courbé fous le poids du travail & des années, & par fa femme, qui n'étoit guere plus jeune que lui. Ces braves vieillards & leurs enfans nous accueillirent avec beaucoup de bonté. Les fils ainëes coururent auffi-töt chereber un ch'arron.dans :1e voifinage; ;& ils allerent enfemble vers ia voiture, pour aider le poftillonalaraccommoder.de fon mieux. Ou n'acheva de la réparer .qu'affez avant dans la foirée. II étoit trop tar.il pour nous remettre en route. II fut donc réfolu que nous pafferions la nuit dans cette pauvre cabane , qui, dans cette cir* H 7.  1$2 LE PETIT GRANDISSON. conftance, me parut auffi bonne pour nous qu'un riche palais. Pendant que la jeune fille nous prcparoit un fimple repas: Meffieurs, nous dit Ie vieillard, n'ayez aucune inquiétude. Nous vous céderons notre lit, dans Jequel vous pourrez goóter le repos qui vous £ü néceffaire pour continuer votre route. M. Bartlet ne vouloit pas fe rendre k cette propofition; mais notre höte & fa femme lui firent tant d'inftances, qu'ils vinrent a bout de le perfuader. On n'avoit mis que deux couverts fur la table. M. Bartlet s'en appereut, & leur dit: Eft-ce que vous avez déja foupé, mes amis ? Non , pas encore, Monfieur. Eh bien, il faut que nous mangions tous enfemble: notre repas en fera plus joyeux. Nous n'aurions pas ofé prendre cette liberté, Monfieur, lui répondit le vieillard, mais puifque .vous 1'ordonnez, vous ferez obéi. Le ruftique repas fut aufii-tót mis fur Ia table. Un bon morceau de röti, un plat de légumes, du beurre, du fromage, & quelques fruits, ce fut tout t  LE PETIT GRANDISSON. 183 mais, tu peux m'en croire, jc n'ai jamais fait un meilleur fouper de ma vie. J'ai dormi toute cette nuit d'un fi bon fommeil, que M. Bartlet a eu de la peine a me rëveiller. Je vicns de faire un déjeüner excellent; & je profite, pour t'écrire, d'un moment que M. Bartlet vient de prendre pour aller remercier nos hötes, & leur témoigner^ notre reconnoiffance. Je fuis obligé de te quiter; mais après notre première vifite a M. le Comte, je m'enpreflerai de te donner de mes nouvelles. Mille refpects a mon papa & a maman, & mille tendrcs amitiés a mon frere & a ma fceur. Je t'embrafle, & fuis a roi pour la vie,. ■ Charles Grandisson.  ï£2 LE PETIT GRANDISSON. fïr dans fon recueil. J'ai auffi tranfcrit fur fes livres de Mufique, des airs nouveaux qui nous font venus depuis fon départ. J'ai rangé fes livres dans fa bibliotheque, j'ai nourri fes oifeaux, j'ai donné quelque chofe h fes pauvres ; enfin j'ai tdché de faire tout ce qu'il auroit fait Iui-même. C'eft dans ces nromens que j'ai fenti mieux que jamais, ce que vous ne ccfficz de me dire, combien le travail nous eft nécefïaire pour nous diftraire de nos chagrins. Ah, s'il m'avoit fallu vivre dans tout eet intervalle fans occupation, que j'aurois été a plaindre? J'ai tdché de ne me laiffer aucun inftant de vuide dans •Ia journée, de peur qu'il ne fe remplit de ma trifteffe. Je vous en envoie , pour témoignage, une petite piece fur les Avantages du Travail, que je viens de traduire. Adieu, ma chere maman: lorfque mon ami eft loin de moi, je fens doublement le regret d'être éioigné de vous. Je n'ai pour toute confolation, que de favoir que vous m'aimez, & de fentir combien je vous aime.  Jp4 LE PETIT GRANDISSON. avoit un jardin aüëz vafle derrière fa maifon. Pendant 1'été, il y fuifde travailler fes fils fous les yeux du jardinier; & pendant Huver, il leur donnoit a faire de petits ouvrages en carton ou au tour. Ses trois lilles n'avoient pas plus de tems a donner a 1'oifivité. Elles étoient chargécs de tous les détails du ménage, qui couvenoient a leur fcxe. Pour mieux exciter & foutenir leur zclc, M. Dorville payoit a chacun fon ouvragc; & ii avoit foin d'accorder une récompenfe particuliere a celui qui s'étoit difiingué par fon activité. C'étoit avec ces petits proli s, que lés enfans trouvoiont Ic moyen dc fournir aux dépenfes dc leurs plaifirs & dc leur entrctien. On n'cntendoit jamais parmi eux de mauvais propos & de querellcs Us jouiffoient d'une fanté parfaite; & chaque jour amenoit de nouvoaux plaifirs, en leur faiümt goöter le fruit de leurs travaux. ; Si les garcons apportoient a leurs feeufs  LE PETIT GRANDISSON. ÏÖ5 tin bouquet d'oeiilets ou de jacinthes, cueilli dans leur parterre, ils en recevoient, a leur tour, des manchettes brodées, des bourfes , des cordons de canne ou de montre, ouvrage de leurs mains induftricufes. S'ils pré•fentoient au deflert des fruits vcnus fur de jeunes arbres qu'ils avoient plantés & greffés eux-mêmes, ils avoient la fatisfaélion d'en» tendrc leurs parens en faire 1'éloge, en apprenant a leurs amis k qui ils en avoient obügation. Alors chacun prenoit fon verre; & les convives en chceur buvoient a la fanté des petits jardiniers. - Tous les ans on célébroit dans Ia familie fept jours de féte extraordinaires, favoir , Ie jour de nailfauce de chacun des cinq enfans, & celui de leur pere & de leur mere. On y voyoit régner, a 1'envi, la tcndrelfe & Ie plaifir. C'étoit fur-tout pour la fête de leurs parens, que les enfans animés d'une Iouable émulation, cherchoient a fe furpafler les uns les autres par Ia richeiïe de leurs hommages. Les jetmes, garcons venoient offrïr des ouI e  Io6 LE PETIT GRANDISSON. vrages de carton bien verniffés, ou des bijoux d'ivoire & d'ébene artiltement travaillés au tour. Les jeunes deinoifelles préfentoient des ouvrages en broderie , qu'elles avoient travaillés en feerct. Leur pere & leur mere, comme on Pimadne fans peine, n'oublioient pas de répondre a ces cadeaux. Ils donnoient ordinairement a leurs enfans un joli repas, auquel on invitoit tous leurs petits amis. La féte fe terminoit toujours en un bal, oü cette »vive jcuneflë, exeitée par la mufique, fe trémouIToit a ravir; & les paréns étoient tranfportés de joie, en voyant leurs graces naturelles & leur folatre gaité. Qui croiroit que ces enfans euffent jamais pu fe degoütcr d'un genre de vie auffi doux? C'eft peurtant ce qui arriva. Francois, un jour, étoit allé faire vifite a fes petits coufins. II revint a la maifon avec une pbyfionomie chagriue. Son pere, qui, fur quelques parules indirectes, comprit d'abord le fujet de fes foucis, fit femblant de ne pas  LE PETIT GRANDISSON. UJJ s'en appercevoir. Cependant comme Francois avoit encore, le lendemaiu, Ie möme fond de triftclfe, M. Dorville Fayant engagé après le diner a faire avec lui une vifite ft fes pépinieres, ils eurent cnfemble 1'entretien fuivant. M, Dorville. Qu'as - tu donc, mon cher Francois ? Je fuis inquict de Fair de langueur que je vois répandu fur ta phyfionomie. Francois , (officiant une mine riante.) Ce n'eft rien du tout, mon papa. M. Dorville. Tu as beau vouloir fourire, tu n'as pas la figure auffi gaie qu'a Fordinaire. Francois. Je ne faurois en difconvenir, M. Dorville. Eft-ce que tu aurois quelque fujet de trifteffe ? Francois. Oh, fi j'ofois vous Ie dire! M. Dorville. Craindrois-tu de m'ouviir ton cceur? Ne fuis-je pas ton ami? Francois. C'eft que vous me gronderiez peut-ötre. M. Dorville. Moi, te gronder? Tu fhte I 3  iyS LE PEii'f GRANDISSON* ipe ce n'efc ni dans mes principes, ni dans mon caraclere. Francjois. il efl bien vrai: mais, ttoMÉ mon papa, laiffez-moi mon f'ecret. M. Dorville, Pourquoi donc, puifqu'il t'afflige ? Francois. C'efl que vous ne voudriez pas remédier a mon chagrin, m, Dorville. Ainfi tu penfes que j'aimerois mieux te voir trifte que content ? Je croyois t'avoh* fait prendre une autre idéé de ma tendreffe. Francois. O mon papa, que dites-vous? Non, non, je fais que vous n'avez pas de pius grande joie que de nous voir joyeux. M. Dorville. Je ne vois donc pas ce qui t'empécbe de me faire ta coniidence. Tiens, arrangeons-nous. Conte-moi ta peine ; & moi je te promets de faire tout ce qui me fera en mon pouvoir pour la difüper. Francois. Eb bien, mon papa, puifque vous voulcz , il faut que je vous le dife. Vous nous tcucz a la cbaine comme des  LE PETIT GRANDISSON. IpO cfclaves, pour nous faire travailler du, inatin au foir. Voyez mes coufins, comme leur papa leur laiffe prendre du bon "tems. Eftce que nous ne pourrions pas en avoir auffi bien qu'eux? M. Dorville. Quoi, mon cber fils, c'eft la tout ce qui te chagrine? II n'eft rien de plus facille que de te contenter. A Dieu ne plaife que je veuille te faire travailler malgré toi: tu es Ie maitre de prendre du repos, j'ufqu'a ce que tu viennes me preffer toimême, de te rendre ii tes occupations. Francois fort content dc jouir dc cette libené ,y de Faveu de fon pere, cmploya le reik- de Ia journée a baiiienaudcr ca 6c la dans le jardin. JM. Dorville fe levoit tous les jours de irès-bonne -heure; & lorfque Ia matirée ■étoit belle, il fe pbiifuit a faire un tour de promenade dans la campagne avec celui de fes enfans, qui, la vcille, avoit etc le plus dociie & Ic plus appliqué a fon travail. Le lendemain de eet entrciien, Faurorc,  2 CO LE PETIT GRANDISSON. en fe levant, annonea la plus belle matinee. M. Dorville fc difpofoit a fortir. Francois Fentendit; & quoiqu'il fentit en hü-rnc-me OtFil n'avoit guere mérité d'accowpagner fon pere, il fe leva précipitamment, & vint lui demander la permiOion dc fortir avec lui. M. Dorville y confentit volomiers. Ils allerent s'affeoir au fommet d'une colline, d'oü Fon découvroit toute la campagne des cnviirons. C'étoit dans les premiers jours dti printems. Les prairies, qui, un mois auparavant, étoient encóre enfévelies fous ia ncige, étaloient la plus riante verdure. Les arbres des bocages fe couvroient d'un feuillage tendre: ceux des vergers fe paroient de fleurs blanches & pourprées. L'orcille n'étoit plus déchirée des üflemcns aigus de 1'aquilon: on n'cntcndoit retenir les airs que du ramage des oifeaux. On voyoit les brebis & les jeunes chevaux bondir fur les gras paturages. Le laboureur parcouroit fes fillons, en faifant rcfonner les échos dc fes chants joyeux. Une foule de voyagcurs-'  Ui PETIT GRANDISSON. 20-t étoit répandue fur tous les- chemins d'alentour. Les uns cotiduifoient d'énormes voitures chargées de bied, de vin, ou de marehandifes: les autres portoient fur leur dos des corbeilles pleines d'hc-rbcs & de fleurs. De jeunes payfannes ferabloient marcher e.n cadence, Ia tête couronnée de vafes de lak. Tous s'avangoicnt a grands pas vers les portes de la ville, qui venoicnt dc s'ouvrir pour les recevoir. Francois, ému par ce tableau, fcntit fon cceur trcüaillir d'allégreiTe. II fe jetta dans les bras dc fon pere en s'êcriant: O mon papa., la délicieufe matinde! Que je vous remercie du plaifir que je goüte en ce moment! M. Dorville. Si tous nos amis étoient ici pour en jouir avec nous! Je fuis Hché que nous n'ayons pas pris tes coufins,- en paffant devant leur porte. Francois. Oh, ils font encore au lic pour'deux ou trois heures, au moins. M. Dorville. Eft-iJ poffible ? lis pafTent ; donc une partie de la journce a dormir? I 5.  §ê9 LE DET1T GRANDISSON. Francois. Jc fuis allé quelqnefois leur faire vifite a neuf heures du matin : a peine avoicnt-ils les yeux ouverts. M, Dorville. Saus doute, en ce" moment , leur fort te parok digne d'envie ? Francois. Non vraiment, mon papa. Si je dormois comme eux, je ne jouirois pas du plaifir que je fens. M. Dorville. Voila un avantage de 1'amour du travail. 11 nous révielle d'affez bonne heure, pour nous faire goüter le charme d'une belle matinee. Franqois. Mais, mon papa, efi-ce que je ne pourrois pas me lever de bonne heure fans travailler? M. Dorville. Et que ferois-tu? Francois. J'irois me promencr tantot d'un có*té, tantöt de 1'autre, Aujourd'hui, je monterois fur le fommet de la collina. Demain , je m'enfoncerois dans la forêt. Une autre fois, j'irois m'affeoir au bord de la riviere. Mi Dorville. C'eft fort bien , mon ami y  LE PETIT GïtANDKSOW. iruüs nous n'avons que 365 .jours dans fan» nee. Si nous en .retranchons tóiues les matinees froides & humidcs, a peine en rcftera-t-il foixames-cinq qui foient auffi belles que cclle d'aujourd'lmi. Iras tu te promener le matin, lorfqu'il fait du brouillard, lorfqu'il tombe de fe pluie ou de la ncige, ou qu'un vent .impctueux fouillo -Ia gelee & les frimats ? r iF$$é p Francois. Oh, non cencs. Ce vilain tems me feroit bien vïte palier Ie goüt de Ia promenade. M. Dorville. Que ferois-tu donc les trois eens autres matinees, fi tu ne travaillois pas ? M ■ B • j ^ ,- . . Francois. Jc n'en-fais trop rien. i\I. Dorville. Et crois - tu • franchement que tu ferois fort hcurèux, de ne favoir jamais ce que tu aurois a faire ? Francois, Non, je Favoue. Le tems me paroitroit bien long. Mi Dorville. Ne vaudroit-il pas mieux travailler de bon courage, que de te frette: I 6  £04 LE PETIT GRANDISSON. les-veux,' d'étendre tes bras, de ballier, & de tèUsfflfev tomher fur une chaife, comme tu fais, lorfque tu t'ennmes? Francois. Mais, mon papa, fi je ne travaülois pas, je pourrois m'amufer a quelque « je6ifomM ^fr'-^wW »!f iïpTio! f'ruterrr SÏ--13TI M.'Dorvitxk. Tu fins bien que jc ne t'ai . jamais empêché de t'amufer. Mais voyons fi c'eft le travail, ou une vainé diflipation, qui te donne les plus vrais plaifirs. Jc fuis bien .lom" de vculoir que mes enfans ne foient pas auffi heurcux qu'ils pcuvent 1'être. Tu ne travailleras jamais, & tu joueras toujours. fi tu me prouves que tes jeux te donnent plus de ftuisfaétion que tes travaux. Francois. Prenez■- y "ganle , mon papa, cette preüve ne- feroit pas difficile. M. Dorvillk. Eh bien , voyons. Je veux en courir Ie rifque. Francois. N'avez-vous pas obfervé qu'cn jouant, je faute, je ris, je danfe, je fais mille -eabrioles? 11 n'en eft pas de même, lorfque je. fuis au travail.  £10 LE PETIT GRANDISSON. Francois. Avec votre permifiion , mon papa, cela n'eft guere poflible; car le travail m'afïbiblit qaelquefois au point que je ae puis remuer mes membres. M. Dorville. Mais mon fils, qui font ceux qui courent le mieux? Francois. Ce font les coureurs. M. Dorville. Et d'ou vient cela, je te prie? " Francois. C'eft qu'ils font accoutumës a eourir. M. Dorville. Cependant la courfe les fatïgue quelquefois, comme le travail t'atfoiblit. Francois. Sans doute. . M. Dorville. -Oui, mais le lendemain en font-ils moins leftes, & toi moins frais. & moins ^ïüllard? Francois. II eft vrai, M. Dorville. Un mot encore. N'a-tu pas vu des gens qui aient des membres plus nerveux que les autres? Francois. Oh oui, notre forgcron, par  LE PETIT GRANDISSON. 2 10 ter aux plus grands revers de Ia fortune. Alors, en quelque lieu que vous fuffiez porté par Ie fort, vous feriez en état de vous procurer tout ce qui vous feroit nécefïaire. Tu commenees a favoir bien calculer, & tenir les livres de commerce; tu fais planter & greffer des arbres; tu travailles joliment fur le tour; ton frere & tes fceurs ont auffi leurs talens particuliers : il m'en a coüté beaucoup d'argent pour vous donner ces inflructions; j'en facrifierois encore plus pour achever de vous y perfeétioner.' Enfuite, je vous tiendrois plus ricbes qu'avec un grand héritage: car on peut perdre fes biens; mais les connoiffances utiles reftent toujours. Francois. Mais, mon papa, vous ctes bien & votre aife: vous avez une bonne manufaifrure. 11 me femble qu'avec cela nous ne pouvons jamais manquer. M. Dorville. II ya des gens plus ricbes •que nous, dont Ia fortune a été renverfée. 11 efl: bon de fe préparer de loin a tous les événcmens. Je me fouviens, a ce fujct, ' • K 2 i  220 LE PETIT 'GRANDISSON. d'une petite hiftoire, que tu ne feras pa-s faché de favoir. Francois. Oh, voyons, mon papa, je vous prie. Je fuis prêt ïi vous entendre. M. Dorville. Un jeuue gentilhomme voulut époufer une fort aimable demoifelle. II fut la demander en manage a fon pere. Celui-ci lui dit: Je vous donnerai volonticrs ma fille; mais avez-vous un bon métier pour ctre cn état de la nourrir, elle & les en lans que vous aurez ? Un métier, Monfieur, lui répondit le gentilhomme? Ignorez-vons que je poffede un grand ^chateau dans votre voifinage avec des terres confidérables? Ce n'eft rien que cela, lui repliqua Ie pere de ia demoifelle. Votre chateau peut brüler; vos terres peuvent être dévaftécs; il peut encore vous arriver mille accidens ruineux que je ne prévois pas. En un mot. fi vous voulez obtenir ma fille, il faut que vous appreniez quelque métier qui me tranquvllife. C'eft une condition abfolument effimtielle que je mets a notre al-  LE PETIT GRANDISSON*. 2*2 ï I Kance. Le jeune gentilhomrae voüJut en I vain combattre cette propofition, il ne put I en faire revenir Ie pere de fa maitreffe. I Quel parti prendre? II aimoit trop éperduI ment pour renoncer a fon bonheur. U couI rut fe mettre en aprentilfage chez un vanI nier, paree qu'il jugea fon métier le plus I facile ; & il n'obtint la jeune demoifelle I qu'après avoir fait fous les ycux de fon pere j une corbeille fort proprc, & divers petits I ©uvrages d'oficr & de jonc. Pendant les premières années de fon m'aI riage,il rioit interrieuremeut de Ia prévoyanj ce de fon beau-pere, & de Ia condition biI zarre qu'il lui avoit impofée; mais il cefTaI bien tót 'de s'en moquer. La guerre fe déclara. Les enuemis entreI rent dans fa province. Ils ravagerent fes jmoiifons, abattirent fes forêts, démolirent I fon chateau, pillerent fa cafTette & fes meuI bles, & le contraigmrent de prendre Ia fuiteI avec fa familie. Notre riche gentilhommeI iè trouva. tout a coup dans 1'indigence. H; k a  Ü21 LE PLTIT GRANDÏSSON. paffa qnelques jours a déplorer triftemcnt Con informne, vivant avec peine dn peu d'argenc qu'il avoit faiivé. Cette miferable reffource N lui manqua bientót. Jl fe fouvint aiors du métier qu'il avoit appris. Son courage ne tarda pas a renaitre; & il fe livra au travail avec d'autant plus d'ardeur, qu'il s'étoit réfugié dans une ville, oü fon premier état n'étoit point connu. Sa femme, après avoir apprêté la fubfiftance commune, le foulageoit dans fes travaux: fes enfans alloient vendre fes paniers & fes corbeilles. De eet- 1 te manicre il parvint a foutenir fort honnétement, lui & fa familie, jufqu'au moment heureux oü le retour de la paix le fit rentrer dans. la poffeffion de fes biens. Cette hiftoire fit une vive impreffion fur Francois. II la raconta le méme foir a fon frere & a fes fceurs qui en furenr. égaleinent frappés. Elle leur fit faire une foule de réfiections fur les reffources que 1'on a befoin de fe ménager contre les coups inattendus 4e la fortune. Héias! ils ne préyoyoien;  LE PETIT GRANDISSON. 223 pas qu'ils dufieiït fi-töt s'en faire Fapplrcatien a eux-mêmes. Quelque tems après le feu prit, dans la nuk, a 1'un des magafins de M. Dorville; & tous les brkimens de fa manufacture furent confumées avant qu'on püc avoir des fecours pour arrêter les fureurs de 1'inccndie. Un autre fe feroit laiffé Mchement abattre par ce défaftre. Mais il ne fit au contraire que fortifier fa conftance & redoubler fon aclivite. Tous fes amis s'empreflerent de le foutenir. II pfofita heureufement de ces moyens & de fon induftrie pour chercher & réparer fes pertes. Elles n'empccherenr poïnt que fes fill-s ne fuffent bientót reeherchées par les hommes les plus riches & les plu? fenfd*, paree qu'ils favoient qu'ils trouveroient en elles des ferrtmes capables, de conduire habilemcnt leur maifon. Pour fes deux fils, ils rrirent une ardéur fi infatigable dans leurs travaux. qu'ils parvienrent en peu d'années a rétablir les affaires de leur familie, & a les porter même a un degré de profperité oü elles ne s'é» E» 4  224 LE GRANDISSON. toicnt jamais élevëes, avant Finfortune qui jfembloit devoir les renverfer pour toujours. Ouiliaume /)***. d fa Mere. Le 17 Septemhrc. O ma chere maman, quel dangcr mon ami •Charles vient de courir! Eh quoi! il a ten» a fi peu de cholé que jc ne Faie perdul Je ■frémis encore d'y fonger. Que ferois-je devenu s'il avoit été auffi brutal que fon adverfaire, s'il en avoit recu la mort, ou s'd la lui avoit donnée, & qu'i! eut été obligé de fuir de fa patrie? Heuveufement tout s'eft terminé a fa gloire; & cn fe confervant pour fes parens & pour moi, il nous donne encore un nouveau ftijet de 1'aimer & de 1'eftimer. Mais c'eft trop longtemps tenir votre curiofité dans Fimpatience. Lifez , lifez je vous prie, la lettre que M. Grandiflon vient de rece voir de M. Bartlet. Je paffe la foirée  LE PETIT GRANDISSON. 22£ Charles. Mieux que vous, Monfieur? Je fuis incapable d'une grofiiereté -pareille. II vous eft aifé de comprendre que je n'ai voulu dire autre chofe, finon que j'efpérois, a votre dge, valoir un peu mieux que je ne vaux a préfent. . Stanley. Vous n'êtes pas mal-adroit; ce me femble, a tourner-a rebours vos paroles? Charles. Non Monfieur, je commence d'abord par bien penfer a ce que je veux dire; & mes paroles n'ont point de rebours. Stanley. II fufiït. Voulez-vous bien vo nk faire un totir de promenade dans le jardin ? Charles. Très-volontiers, Monfieur. Si cela vous eft agréable, je ne vois rien qui ni'en empêehe. Scanley auffi-.rót enfonca fierement fon chapeau fur fa tete, en cherchant de 1'ceil &1ie Ia main fi fon épée étoit a fon cöté. Charles pofa la fienne fur un fauteuil, & fuivk Stanley d'un pas ferme. J'attendis qu'il füt hors de Ia chambre pour me mettre douceK 7  234 LE PETIT GRANDISSON. vous donne rendez-vous ti Ia première falie d'armes pour vuider, a toute outrance, cette grande querelle. Stanley. Vous moquez vous de moi? Charles. A Dieu ne plaife. Mais je craindrois, je 1'avoue, que Ton ne fe moquat de notre combat, & que 1'on ne dit que nous fommes deux jeunes poltrons, qui nous fommes fait 1'un a 1'autre une êgratignure, pour faire parade d'un courage que. nous n'avions pas Voulez-vous m'cn croir.e, & accepter une fatisfaction qui nous convienne également a tous les deux? Stanley. Voyons, quelle eft-elle? Charles* C'efl: que ie fuis prêt k vous aflurer que dans tout ce qui vous élevera vé* ritablcment au-deffus de moi, je nc rougirai point de vous regarder comme mon fupérieur, & que je vous crois dans les mêmcs feminiens a mon égard. Stanley , (Remettant fon èpée dam le fonrtau.) Eh bien, c'efl: donc a moi de vous sendre le premier ce jufte hommage. Qui,.  LE PETIT GRANDISSON. £35. c'cn eft fait, aimable GrandifTon, je me rcnds. Vous rae faites trop bien fcntir 1'indignite de ma conduite. Oh, fi vous pouviez me la pardonner auffi fmcerement que je me Ia reprocbe! Charlks. II fuffit, Monfieur. Je n'en ai. plus aucun .reffentiment. Stanley. Que cette fcene, je vous en •conjure, refte a jamais enfevelie dans le plus profond fecret. C'eft bien nff.z d'en porter Ie regret dans mon cceur, fans en trouver le reproche dans les yeux des autres. Charles. Soyez tranquille . Stanley, Voici ma main que je vous en donne pour gage. Stanley. Je Ia recois avec comianccd Je n'ofe encore vous demander votre amitié; mais laiffez-moi Fefpérance de 1'obtenir, pour m'aider a m'en rendre digne. Après s'être embraffés, les deux jeunes gens revinrent enfemble dans la maifon. Perfonne ne fait rien de cette aventure. Elle fait autant d'honneur a votre fils, qu'elle feroit de honte a fon adverfaire, s'il ne 1'eüt  LE PETIT GRANDISSON. 239 pour 1'aider a pafler une viellefle heureufe. II venoir ientement Yur fes béquilles, pour faire fon compliment. Du plus loin que Charles 1'a vu dans 1'avenue, il a couru audevant de fes pas. 11 Pa pris par la main & 1'a condu.it a fa mere. II a voulu qu'il s'afslt a tahle auprès de lui. Vous voyez, maman, que les honneurs n'ont point changë mon ami. Un jeune comte, faire affeoir un vieux jardinier a fon cöté, & prendre foin de Ie fervir! Ce n'eft pas que cela ne me paroiffe tout fimple. Mais Edouard s'en étonnoit, fans faire pounant mine de le bidmer. Je ne fais, a-t-il dit a fon frere, après Je diner; mais il me femble que la vifite de Matrhews t'ait fait plus de plaifir que toutes les autres II eft vrai, lui a répondu Charles. Les paroles de ce brave homme ne font pas de vains complunens: elles partent du fond de fon cceur. A fon age, il n'auroit pas fait plus de trois milles a pied fur fes béquilles, pour me féliciter , s'il n'eüt été fincerement touché de mon. bonheur. Et puis, ne dois-  2.%d> LE PETIT GRANDISSON. je pas bien Talmer, lui qui a nourri ma chere maman ? Ah! Je fuis bien sür qu'il 1'aime comme fa propre fille. Charles avoit bien raifon, maman. Pendant tout le repas, j'avois eu le regards attachés fur ce bon vieillard; & quoiqu'il fut en pointe_.de gaite,-je voyois fouvent de grofles larmes fufpenducs a fa paiipiere, lorfqu'il regardoit Mde. Grandiflon. Le brave Matthevvs vouloit s'en retourner de bonne heure, afin d'arriver chez lui avant la nuit, mais Charles, pour le gardcr plus longtcms, a obtenu, fans peine, dc M. GrandifTon , qu'on le rameneroit ce foir dans la voiture. Vous imaginez bien, ma chere maman, que je n'ai pu être témoin de toutes les feenes que je viens dc vous d'écrire, fans me peindrc aufli 1'heureux jour oü je retournerai auprès de vous. Hélas! je n'aurai point a vous apporter Thommage d'un nouveau titre dont je fois déenré; mais au moins j'aurai fait tout ce qui eft en mon pouvo.ir pour vous oflrir un cceur moins indigne de votre ten-  LE PETIT GRANDISSON. 2,il tendreife. II n'y aura point d'illumination pour célébrer mon retour; mais je verrai vos yeux & ceux de ma petite fceur, briller, a travers de douces larmes, de tous les rayons de la joie. Je ne recevrai point de camplimens flateurs fur 1'avancement de ma fortune; mais je recevrai de votre bouche des paroles d'amour, je recevrai vos baifers & vos canelfes. Je n'envie point a mon ami les faveurs qu'il recoit de la bonté célefte: je fens qu'il les mérite mieux que moi. Mais lorfque je le vois dans les bras de fa mere, je me demande pourquoi je ne fuis pas auiü dans les 'bras de ma chere maman. Jc n'ai plus que vous a aimer fur Ia terre, ■& j en fuis éloigné. " Vous- êtes toute ma richefte, & je ne vous poffede pas. O maman , ma chere maman, il faut que je m'arröte. Je ne veux point me livrer a ces cruelles penfées. J'aurois peut-être la force .de les fupporter pour moi feul,. mais non pas pour vous. Ce n'eft pas ma douleur que je crains, c'eft la vótré. Je ne tremblerois L  246" LE PETIT GRANDISSON. voulez bien me pardonner toutes les peines que je vous ai caufces? M. Grandisson. Oui, mon cher fils, & c'eft du fimd de mon cceur. Je me repofe fur ta parole; elle ne peut me tromper. Pour te donner la preuve la plus süre de ma confiance, je vais te faire un cadeau, que je ne t'aurois jamais fait, fi je n'euffe compté fur ta réfolution. Voici le brevet d'une Licutenance dans le régiment du Major Arthur, a qui ton frere a fauvé la vie. Je ne puis te le préfentcr dans un moment plus favorable. Tu dois ce premier grade a la vertu de ton frere; mais fonge que c'eft a toi de mériter un plus grand avancemcnt par tes propres vertus. Edouard. O quelle joie, mon papa! Je pourrai donc, a mon tour, vous prouver que je ne fuis peut-être pas indigne d'être votre fils. Donnez-moi votre bénédiction pour acbcver ma grace. Je vais me jettcr aux pieds de maman. J'implorerai auffi fon pardon, & jc commencerai unc  LE PETIT GRANDISSON. £GI Après Ie diner, il alla faire fa meridienne dans un large fauteuil qu'on avoit mis exprès dans un coin de la chambre. Puis, lorfqu'il eüt rcpofé une demie-heure, il fe réveilla, frotta fes ycux, fecoua fes habits, rajufta fa perruquc, enfonca fon chapeau, & demanda a William s'il étoit difpofé a faire avec lui un petit tour de promenade. William ne demandoit pas mieux. M. Greaves prit fon baton d'une main , & s'appuyant de 1'autrc fur 1'épaule de fon jeune compagnon , ils fe miient en marche vers les champs. Après avoir parlé de plufieurs chofes intérclTantes pour fon petit-fils, ÏVI. Greaves lui demanda ce qu'il avoit eu a déméler avec Ie petit ramonneur, qu'il avoit vu lui parler fi vivement le matin, lorfqu'il paffoit dans 1'avenue. William rapporta toure la fuite de leur converfittiou. M. Greaves en fut attendri. Hélas, dit-il, qu'il y a de gens a plaindre dans le monde! En voila un qui commence de bonne heure a fouffrir. Je fuis  t.6\ le petit grandisson. tót il jouoit avec le bilboquet, tantót il regardoit dans la lorgnette. 11 les preuoic & les pofoit tour-st-tour, jufqu'a ce que le marchand, qui s'appercut que 1'un & Fautre de ces joujoux captivoient égalemtnt fa fantafie, fit fi bien par ces belles paroles qu'il lui perfuada de les acbeter tous les deux II s'en alloit joyeux avec fa doublé eraplette. II vit bientót venir a lui un leune garcon, tenant dans fa main un nid de merles, dans lequel il y avoit quatre petits qui comrneucoieiit a prendre leurs plumes. William les trouva fi jolis, qu'il demanda au jeune garcon s'ils étoit a vendre. Non vraiment, mon cher Monfieur, lui répondit celui-ci; cependant s'ils vous font plaifir, je vous les donnerai pour un {Helling. Je crains que ce ne-foit trop cher pour mes finances, réparrit William; mais attends un peu, je vais voir. 11 tira fa bouife, & il Vit qu'il n'avoit plus que neuf a dix fois,-, avec une demi-guinée qu'on lui avoit donnée pour emporter a 1'école, & que pour cette raifon  266 LE P2,TIT GRANDISSON. fitë le portoit a donner quelque chofe a\ Tony; mais il s'étoir rempü dc 1'idde d'avoir dans fa poche une demi-guinée , qu'il püt appelier fon or. Sa fenfibilité lui repréfentoit la mifere du malheureux orphelin; mais Porgueil d'avoir une piece d'or entiere cn fa poiTeffion, femporta fur tout femiment de pitié. Tony, lui dit-il enfin, fi tu veux venir 1'un de ces jours a Ia maifon, je te fcrai donner du pain & de la viande, pour faire le meilleur repas dc ta vie. Mais adieu. Je ne puis refter plus long-tems: & il le quitta avec la trifte confeience de n'avoir pas fait ce qu'il auroit dü faire. Comme il s'cn reiournoit vers 1'endroit oü 1'attendoit fon grand-papa, il rencontra au detour d'un chemin Jeflery Squander & fa jeune fceur. lis s'étoient arrctés pour acheter des gdteaux d'un vieux invalide a jambe de bois, qui g-ïgnoit fa vie a les vendre dans la campagne Jeffery & William éioient voifins & compagnons d'écolc. Après les premiers cpnipliraens, Jeffery engagea fon ca-  LE PETIT GRANDISSON. 2(5/ marade a fe régaler de ces güteaux dont ii lui vanta 1'cxcellence. William s'en excufa vaguemcnt , fans vouloir faire connoïtre Ia caufe de fon refus. Cependant la jeune Mifs s'étant jointe aux follieitations de fon frere, il die qu'il n'avoit fur lui que de 1'or, & qu'il fuppofoit que le pauvre Jonathan ne feroit pas en état de le lui changer, qu'autrement il auroit été fort aife de manger de ces gateaux qu'on lui difoit fi bons. Jonathan a ces mots, plongea fa main dans une bourfe de cuir qu'il portoit a la ceinture, & qui étoit partagée en deux, moitié pour les fhcllings, & moitié pour les fois & les demi-fols. II la retira toute p'eine, & d'un ton goguenard: Oh, s'il ne tient qu'a cela, dit-il, voici votre affaire. J'ai aflez de monnoie pour vous rendre le refte de votre or, quand vous en auriez encore d'avantage. William ne s'attendoit pas a cette réponfe. Comme il ne pouvoit pas faire d'autres objections, il donna fa demi-guinée a changer avec regret, & mangea trois gdteaux qu'il trouva M 2  ■ 268 LE PETIT GRANDISSON, les plus mauvais qu'il cüc goütés de fa vie, , Dans eer, intcrvalle , M. Creaves étoit t defcendu au-devant de fon petit fils, dont la i longue abfence commencoit a lui donner de i 1'inquiétude. II Ie trouva juflement comme i II achevoit fon dernicr morceau. Après l'a«| voir bhimé avec douceur de s'êcrc fait fi ! long tems attendre, il invita fes compagnons i i vcnir palier la foirée chez M. Sedlcy, ce qu'ils auroient bien voulu, s'iïs.n'euffent été engagés a aller prendre le thé chez un de leurs onclcs. Après qu'ils eurent pris congé les uns dc-s autres, M, Greaves s'informa de William de ce qui s'étoit pafi'é dans fa vifitél Tu m'as fait un peu -impatientcr, lui dit-il; mais je. te le pardonne. Tu n'es fans doute refié fi long tems que pour faire plus de bien. Voyons, qu'as tu fait pour Tony? Avois-tu tout 1'argent qu'il te falloit pour foulager un peu fa mifere? J'ai oublié de re le demander, car tu es parti fi brufquement. William déconcerté par toures ces quefiions,  LE PETIT .GRANDISSON. 2?I Oh oui, je 1'avoue, & j'en fuis bien honceux. Ce n'eft rien encore. Tu fentois qu'il étoit de ton devoir de faire quelque chofe pour Tony, cependant plutót que de changer ta demi-guinée, tu 1'as laiffé fans fecours, taudis que la crainte frivole de quelques mauvaifcs plaifanteries a eu plus d'elTet fur toi que la pitié que tu devors a ton femblable, a un enfant prelfé de mille befoins. Ah, mon cher William, que je crains pour toi cette foiblciTe de caraélcre, qui te fait perdre le fruit de toutes tes bonnes réfolutions ! William prit la main de fon grand-pere, 1'arrofa de fes larmes , & lui promit de réparer fa faute dés le jour fuivant. II fe leva en effet le lendemain , avec le projet de retoumcr au village de Tony. " Auffitót après le déjeuner, il fe difpofbit k fe mettre en marche, lorfqu'il reent une invitation k diner pour le méme jour, de Ia part du Capitaine Beaufort, qui vouloit lui M>4  2?tk LE PETIT G8ANDÏSS0E*. faire renouvcllcr connoiffanee avec Henrï i'ainé de fes enfans, retiré riepuis peu de 1'école. Cette invitation & Ie confentement de M, Sedley coinblerent de joie William. Oh, fe dit-il a lui-meme, quel plaifir de revoir mon ancien camarade! Comme nous allons nous divertir! Mais cependant n'avois-je pas xllulu d'aller aujourd'hui voir Tony? II eft bjeji vrai; mais ie puis Ie faire tout aufii bien demain. La dificrence d'un jour n'eft pas grand chofe; & Ie fi!s d'un Capitaine doit avoir le pas fur un ramonneur., Allons, allons. II s'achemina auffiföt vers Ia maifon de M. Beaufort. Elle n'étoit qu'a la diftance d'un mille; & 41 trouva k moitié chemin le jeune lïenri qui venoit k fa rencontre. Comme ce jeune homme va jouer un ro!e afièz confidérabte dans les affaires de Wil» [iam-j je ne puis me difpenfer de vous en dire ici deux mots. Henri avoit une figure pleine de graces & d't'fprit. Scs.. manieres éroienjt engageanccss,  LE PETIT GRANDISSOrv". 2/'3: fon maintien décent. La douceur étoit peinte dans fes regards; & fa voix prenoit un fon tendre & affectueux, qui portoit jufques au fond des cceurs les fentimens dont il les vouloit pénétrer. Quel dommage , hélas, que tous ces avantages ne fulTent employés qu'a voiler uneprofonde hypocrifie! Je palferai fur les circoiiftances de leur entrevue & de 1'arrivée de quelques autres de leurs camarades, pour en venir tout de fuite a 1'iifue de leur diner; Henri propofa a fes amis de faire un tour de promenade dans la campagne. Son pere lui défendit d'aller a un vil lage voifin oü le 'tenoit une foire, paree qu'il ne vouloit point que fon fils fe méldt parmi Ia mauvaife compagnie qui fe rend ordinairement en ces lieux. Henri promit d'obferver cette défenfe ; & après avoir embrafle fon pere, il prit avec fes camerades le chemin oppofé. lis étoient a peine fortis de favenue, lorfque Henri fe retourna brufquement, & prenant William par la main: Allons, lui dit-il,, M 5  1/4 LE PETIT GRANDISSON. on n'a plus les yeux fur nous: il n'y a qu'a traverfer ce champ, & nous irons voir ce qui fe paffe la-bas. En difant ces mots, il lui montroic du doigt le village oü fon pere lui avoit défendu d'alier. Tu n'entends pas sürement alier a la foire? lui répondit William avec furprife. Tu as promis a ton pere que tu nïrois pas. Bon, répliqua Henri! Qu'importe & mon papa que nous allions d'un cöté ou d'un autre? C'eft a nous de voir oü nous efpérons le plus de plaifir. Pourquoi veux-tu que je fouffrc de fes fantaifies? Je fens bien qu'il ne faut pas le contredire en face; mais je n'en fais pas moins toujours comme il me phrït. Le cceur honnête de William fut bleffé de 1'idée d'une fi lacbe tromperie. II dégagea fa main de celle de Henri , & lui protefta qu'il ne Ie fuivroit point. A la bonne heure, lui répondit Henri.. Puifque tu ne veux pas ven Lr., tu en es bien le maitre. Mais fi je confens a prendre une  LE PETIT GRANDISSON, faure auffi grave fur mon compte, & a co\irir Ie rifque du chatimenc, qu'eft ce que cela te fait? C'eft moi qui ai promis & non pas toi. II eft bien vrai, repliqua William, que je n'ai rien promis; mais je fens bien que mes parens feroient faciiés, fi j'allois en quelque endroit fans leur permiffion, fur-tout lorfque ton pere a exigé de toi pofitivement que tu n'irois pas. II n'y a que Henri qui doive en répondre, s'écria 1'un des jeunes gens. Ce ne font point nos affaires. Mais fi ce poltron de William a peur d'être battu, c'eft un autre chofe. Je n'ai point de femblable frayeur, répondit William avec indignation. Mes pareus n'ont jamais employé de mauvais traitemens a mon égard; mais je ne veux pas les troraper. Us fe repofent fur moi du foin de ma conduite; & ce feroit une indignité d'abufer de leur confiance. Henri & les autres jeunes gens leverent les M 6  T7Ó ï* FLTTT GRANDISSONi tfpsöles ;\ cette déclaratiön'. Ce fut a qui f£9 eneroit les plaifanteries les plus malignes fur ce qu'ils appelloient lapufillanimité du pauvre William. Sa confeieuce lui difoit qu'ilr étoit mal de-ceder; mais- bientót 1'exemple dc fes camarades , leurs inftances & leur railleries 1'emporterent fur fa réfolution ; & malgré les reproches de fon cceur 5 il fe laiffa entrainer fur leurs pas* lis arriverent a Ia foire. En marcbant Ie long des boutiques, ils s'amufoient a regarder les jolies bagatelles qu'on en avoit étalées. Peu-a-peu, féduits par les invitations des marchands, ils commencerent a\ demnnder Ie prix de ce qui tentoit le plus vivement leur famaifie. William voulut d'abord acheter une trompette pour fon petit frere. 11 prit enfuite un joli porte-feuille dont on lui demanda fix mellings. Comme il le trouvoit trop cher, il le remit fur Ia tablettc; mais en fe retournant pour aller plus loin, lc pan de fon habit fit tomber le porte fcuik Ie k, terre.. AraoM , rus de. fes camarades.-  EB FÊTIT GRANDISSON-; Vff I vwyant que perfonne n'avoit les yeux fur ! Mi, le raraaffa preftement, & le mit dans- I fón fcin. Le marchand ne tarda guere a I s'appercevoir que-le porte-feuille lui man- I quoit. II courut auiïitót a William, & I'ac- I cufa de Ie lui avoir dérobé. William répon- I dit fierement a ce reproche; mais le mar- I chand perfiflant k haute voix dans fon accu- I fation, il fe raifembla auffitöt une foule nora- I breufc autour de William, & il fut décidé" I qu'on Ie fouilleroir lui & fes camarades. Aruold, qui n'avoit pris le porte-feuille I que pour badiner, imagina, dans la mómc I intention, de le gliiTer, a Ia faveur du tu«> I muite, dans la poche de- William. Cclui-ci, I qui fe tenoit sür de fon innocence, indignê I de la menace que lui faifoit le marchand, re- I fufa abfolument de fe laiffer fouiller. Cette I réfiftance ne fic que fortifier les foupcons dé I la populace, qui fe jetta de tous cötés fur I lui. 11 eut beau tenir les mains fur fes po- I ches, & fe laiffer couler k terre pour mieux I refifter a leurs entreprifes, toute fadéfenfë . M 7,  LE PETIT GRANDISSON. 27(^ I Hammee. II déclara qu'il vouloit trainer fan I voleur devant le Juge de paix. Epouvanté de cette menace, & confierné de 1'idée d'aller en prifon pour un crime dont il n'étoit pas coupable, William fut réduit a demander grace a genoux, en offrant tout ce qu'il avoit fur lui pour dédommagement. Le marchand confentit a le reldcher moyennant une guinée. II ne reftoit a William que neuf' fhellings; toutes les contributions offertes par fes camarades ne pouvoit completer la fomme ; & 1'inexorable marchand ne vouloit rien rabattre de ce qu'il avoit demandé. Dans cette affreufe fituation, William fe fouvint d'une médaille d'argent que fon grand-pere lui avoit donnée le matin du même jour, en lui recommandant de le garder toute fa vie pour fe fouvenir de lui. II la tira lentcment de fa poche; mais a peine y eut-il attaché fes regards : Non, non s'écria-t-il, je ne te céderois pas, même pour me fauver de Ia prifon. Comme il difoit ces mots, on entendit une voix d'enfant en-  LE PETIT GRANDISSON; 2 Si infffta que plus vivemcnt pour avoir la mé» i (taille, en déclarant qu'a ce prix il fe défifterok de toute pourfuite. William n'y pou* voit confenwn Mais enfin voyant que la peuple alloit 1'cntrainer chez le Juge; & fes compagnons proteflant qu'ils ne pouvoient refter un moment de plus k caufe des approches de la nuit, il racheta fa liberté au prix de fa médaille ; & d'un pas trifte & iilcncieux, il fe mit en marche avec fes camara? des vers la maifon du Gapitaine Beaufort. Comme ils ne vouloient pas avoir fair de revenir direétement du cöté du vilïage, ils furent obligés de prendre tm grand détour, enforte qu'il étoit nuit clofe lorfqu'ils arri* verent. Henri fit un conté plaufible a fon pere pour excufer leur retour. William frémiflbit de crainte &.de honte a chaque mof II prit bientót congé du Gapitaine:, & retourna vers fes parens. Lorfqu'il fut arrivé prés de Ia- porte, le cceur lui battit avec violence. Au liue div Blaifir quïl c-prouvoiL.ordinairement en ren,  £qo LE petit grandisson. loir caufer de la peine n un autre. Précipiter fon ami dans 1'embarras pour en fortir, ce procédé étoit aux yeux de William fi 14* chc & fi bas, que 1'intérêt de la vérité méme lui fembloit devoir céder a cette puiiTan* te confidération. Lecon frappante pour les jeunes gens les mieux nés, du danger-qu'ils courent a fréquenter de mauvaifes compagnies , puifque par imprudence & par foibleffe, un cceur généreux peut être induit k commettrc le mal, en croyant faire le bien! C'eft ainfi que William, en confidérant les chofes fous un faux point dc vue, crut prendre lc parti le plus fage & le plus honnête en cédant aux perfuations de Henri. II mit enfin la médaille dans fa poche, en difant: Je veux la gardcr comme un fouvenir dc la faute que j'ai commife, en me laifiant engager, contre les mouvemens de ma confcience, a te fuivre k la foire. C'eft la première caufe de 1'embarras oü je me fuis plongé. Le mal n'a fait que s'accroitre par des degrés rapides; & qui fait oü il s'arrétera? J'en fuis  LE PETIT GRANDISSON. 291 déja putii, quoiqu'il ne foit pas découvert. je fens que la défobéiffance porte avec elle fon plus terrible chatiment. Comme 1'on vint encore les appelier pour le déjeuner, ils fe hüterent de s'y rendre. Henri préfenta fes civilités a la compagnie avec cette aifance naturelle qui diflinguoit fes manieres; & il alla s'aifeoir, fans la moindre apparence d'embarras, auprès de M. Sedley. II n'en fut pas de même de William. 11 fe plaea triftement dans 1'embrafure d'une Ten être; & a peine avoit-il la force de répondre aux queftions afFectueufes qu'on lui faifoit fur fa fan té. II avoit perdu la fécurité d'une 3me innocente ; & fon efprit étoit livré au trouble, a la honte & k Ia conjfufion. Le déjeuner ne fut pas plutót fini, que Henri prit congé de la compagnie; & M. Greaves invita fon petits-fils a faire avec lui une promenade dans les champs. William'auroit bien voulu en être difpenfé; maïs n'ayant aucun motif raifonnable pour s'en défendre, il fe difpofoit k fuivre fon N a  2i)2 LE PETIT GRANDISSON. grand-papa, lorfque Ie petit Robert, qui étoit forti avec fa fceur pendant le déjeuner, accourut du jardin, en criant avec trifteffe qu'il avoit perdu fa médaille, & qu'il ne fa* voit plus oü la trouver. A ces paroles, William fentit fon front fe couvrir d'une vive rougeur. II fe détourna promptcment; & fans pouvoir rien dire, il pencha la tête vers la terre, comme s'il eik voulu chercher Ia médaille égarée. O mon frere, lui dit Robert, tu as bien de Ia bonté de me la chercher; mais ce n'eft pas ici que e crois l'avoir perdue. Je 1'avois encore ce uiatin avant le déjeüncr. Tu ne Pas pas ganlée long-tems pour 1'amour de moi, lui dit fon grand-pere. Je fuis bien sur que William & Fauny ont été plus foigneux. Fanny tira auffi-tót la fienne de fa poche. William alloit en faire autant, mais fa confcicnce ne lui permit pas de reiirer fa main. 11 tenoit la médaille entrC fes doiuts, fans ofer la faire paroitre au jour. Robert foupiroit & verfoit des larmes. Ne pleure pas, mon ami,  LE PETIT GRANDISSON. 2p3 lui dit M. Greaves. Je t'excufe fans peine; Tu es un petit enfant', & tu n'es pas accoötumé a tenir de 1'argent dans tes mains. je te donnerai une autre médaille, & ton frere en prendra foin. II m'aime fi tendrement! J'ofe répondre qu'il confervera long-tems Ia fierine après m'avoir perdu. William ne put fien dire; mais un torrent de larmes s'écbappa de fes veux. Son grand-pere lui tcndit les bras, & lui dit de ne pas fe mettre en peine. Je fuis bien vieux, mon cher fils, ajouta-t-il, mais ne t'afflige pas. Quoiqu- Ia médaille que je t'ai donnée foit peu de chofe, qu'elle te rappelle fans cefle, lorfque ta la regarderas, combien je t'aimois, & combien je defirois ton bonheur. Souviens-toi bien mon ami, que tu ne peux étre heureux fans une bonne conference; & que chaque témoignage d'affeetion que tu recevras de tes parens, foit un nouvel encouragement pour affermir ton ftme dans 1'honneur, la droiture & la générofité. Les fangiots de William redoubierent a ces  2_94 LE PETIT GRANDISSON. dcrnieres paroles. Les carcües de fon grandpapa le tourmentoient plu? cruellemcnt que ne 1'auroient fait fes plus vifs reproches, Vingt fois il fut pret a tout avouer. Mais la crainte d'entrainer Henri dans fa difgrace, lui impofa fdence. Ils fe trouverent en ce rnoment a la porte du jardin, oü ils lailferent Fanny & le petit Robert, pour s'avan* eer dans Ia campagne. William marchoit d'un air reveur, & d'un pas irréfolu. En vain M. Greaves, fans foupgonner Ia caufe de fon abattcment, tachoit de Fégayer par fes propos. William fentoit fon cceur trop digne de blame pour pouvoir s'cntretenir avec fa liberté d'efprit ordinaire. Enfin, comme ils montoient une colline, d'oü 1'on découvroit une perfpeétive trés- ëtendue, M. Greaves montrant du doigt a William le vülagc oü celui-ci étoit allé, il y avoit deux. jours, a la recherche de Tony, il lui demanda s'il 1'avoit vu depuis, & s'il avoit rempli 1'intcntion qu'il avoit de lui faire un petit préfent. Cette queflLon étoit trop im-  2<;6 LE PETIT GRANDISSON. qui m'arrête, quelque coupable que je fois, je vous confefferöis tout en ce moment. —— C'eft a toi. mon ami, repliqua 1VI. Greaves, de favoir fi tu as fait quelque promeffe que 1'honneur t'oblige de garder. Mais prends garde auffi que tu peux être cntrainé dans Ie vice par une mauvaife honte, & par un attachcment trop opinhitre a un faux point d'honncur. Sois sur que re n'eft pas un véritabie ami qui voudroit t'engager a caeher a tes parens une chofe dont tu penfes toi-même qu'ils devroicnt être informés. Vivement frappé de ces réfkxions, William, après s'être quelque tems débattu en filence avec fon fecrct, alloit enfin le laiffer écliapper, lorfqu'il vint a paffer dans Ie mêmc endroit deux perfonnes qu'ils reconnurent auflitót, 1'une pour un Ccntilhomme de leur voiliuagc, & 1'autre pour Jenny fa fille, qu'il avoit fait fortir dc fa penfion, depuis deux jours, pour lui faire voir la foire du vrllage. La petite Mifs étoit liée d'amitié avec Ia fueur de William, & fon pere la conduifoit  LE PETIT GRANDISSON. £97 en ce moment chez fon amie. William fe réjouit beauconp de cette rencontre, qui venoit heureufement fufpendre une conver^ fation dont il étoit fi fort embarraffé. Ils s'acheminerent tous les quatre enfcmble vers la maifon. On devine aifément quelle fut la joie de Fanny lorfqu'elle revit fa compagne. Pour le pauvre petit Robert, il étoit affis triftement dans un coin, mordant Ie bout de fon mouchoir, & rêvant a la perte qu'il avoit faite. W7i!liam fentit fon cceur déchiré de Ia trifiefle de fon frere, & ne put en foutenir le fpeétacle. II fordt précipitamment du fallon pour aller faire un tour dans le jardin. Sou cceur fut encore plus vivemcnt ému, lorfqu'il paffa dans i'endroit oü il avoit trouvé la médaille. II la tira de fa poche; & la regardant avec un fentiment d'honncur: Non, tu n'es pas a moi, dit-il, & je vais ta rendre a ton maitre. Je ne veux pas que mon frere foufire plus long-tems de ma firn* te. Quoi qu'il puiffe m'en arrivcr, je ne fi> ïai pas aflez lache pour agir toujours contre N 5  $p& LE PETIT GRANDISSON. la confcience & 1'honneur. Animé par cette uoble réfolution, il rentra clans la falie, & courant vers fon frere: Tiens, lui dit-il, ne t'afflige plus, voici ta médaille, je 1'ai trouvée. Robert s'élanca auffi-tót pour la recevoir; & jettant fes bras autour du cou de fon frere, il fit éclater fa rcconnoiffance & fa joie par mille careffes naïves. La fatisfaction de William fut un peu affoiblie par la voix intérieure qui lui reprochoit de mériter fi peu ces tendres remerciemens. Une mauvaife confcience empoifonne les fources de joie les plus pures, & ne lailTe jouir d'aucun plaifir parfait. II fut ©bligé de dire oü il avoit trouvé la médaille; mais il fe garda bien de faire connoïtre le tems qu'elle avoit paffé dans fa poche, laiffant imaginer a tout le monde qu'il ne faifoit que de la trouver. Agké de mille mouvemens confus, qui fe combattoient au fond de fon cceur, il ne put fupporter plus longtems ce trouble aux yeux de tous ceux qui 1'environnoient} & il monta dans fa chambre  300 LE PETIT GRANDISSON. f avoit achetëe la vcille a la foire, & que Ie marchand lui avoit appris qu'il la tenoit en ce moment mêmc d'un petit garcon qu'il avoit furpris a dérober un porte-feuille dans fit boutique, & que c'étoit tout ce qu'elle en favoit. M. Greaves 1'ayant prié de la lui confier pour un moment, fortit auffi-tót de la falie, & montant a la chambre de fon petit-fils, il le trouva qui écrivoit a fon bureau. Mon cher William, lui dit-il, je ne viens pas t'interrompre; mais préte-fhoi, je te prie, ta médaille, j'ai befoin de la cotnparer avec celle-ci. A cette demande inopinée, les joues de William fc couvrircnt de Ia rougeur de la pourpre. II étoit trop honnête pour fe défendre par une fauffeté; & la confufion tenoit fa langue enchainée. Je, je, je ne 1'ai pas, dit-il enfin en balbutiant; & tout-a-coup il fondit en larmes. Mon fils, lui rëpartit gravement fon grand-pere.avouemoi la vérité. William ne put d'abord répondre que par fes fanglots. Mais bientót prefle par une nouvelle injonction , il prit ia  LE PETIT GRANDISSON. 301 main de M. Greaves, & avec Ie ton de Ia confternation la plus profonde : O mon grand-papa, s'écria-t-il, je ne veux point vous trompen Je luis bien digne de blame, & une première faute m'en a fait commettre une longue fuite de nouvelles. Mais fi vous avez la bonté de me pardonner, j'ofe vous promettre que je ne me rendrai plus coupabie de ma vie. Alors il lui raconta ce qui s'étoit paffé fur le chemin entre Beaufort, fes camarades & lui, puis enfin 1'aventure de la foire, en protefiant toujours qu'il n'avoit point dérobé le porte-fuille, comme on I'en accufok. M. Greaves Ie voyant aflez humilié par eet avcu, ne voulut point achever de le confondre. Cependant, lui dit-il, cematin, lorfque vous avez cherchë la médaille dans votre poche, vous faviez qu'elle n'y étoit pas, & qu'elle ne pouvoit même pas y être. Pourquoi dene m'avez-vous laiiTé croire Ie contraire ? Pourquoi avez-vous recu més élojes, tandis que vous laiffiez recevoir mes N 7  302 LE PETIT GRANDISSON. reproches a votre petit frere ? Vous m'avez dit fouvent, mon cher grand-papa, qu'un aveu prompt & fineert eft Ia première réparation d'une faute: auflï vous 1'aurois-je fait dès ce matin avant Ie déjeuner, fi Beaufort ne m'eüt perfuadé de tenir Ia chofe fecrette, afin de lui épargner Ie chatiment qu'il auroit recu de fon pere. Je ne cherche point a rejetter fur lui le bldme pour me faire paroïtre moins criminel ; mais fes mauvais confeils m'ont fait prendre la médaille de mon frere; que nous avons trouvée dans le jardin. Je 1'ai gardée jufqu'au moment oü vous me 1'avez vu rendre, n'ayant pu prendre fur moi de la retenir plus long-tems. Si vous daignez vous en repofer fur mes pronieftes pour 1'avenir, foyez bien sur que je ne me comporterai plus d'une maniere fi indigne de votre affect-ion. Oh, que ne pouvez vous favoir tout ce que j'ai fouffert pour ma faure ! Cela vous engageroit fans doute a prendre pitié de moi & a me pardonner. II finic a ces mots, 6t baifia Ia tête, ;  LE PETIT GRANDISSON. 303 fans avoir le courage de regarder fon grandpapa. Attendri par ces touchantcs prieres," M. Greaves prit fon petit-fils par la main , & d'un ton plein de douceur, il lui dit: Mon cher ami, puifque je te vois fi vivement pénétré, je crois pouvoir m'en fier a ton repentir. Si ton cceur eft rcellement généreux, un pardon abfolu de ta faute te la fera plus detefter que des reproches & des chatimens. Mais ce que je dois te dire, c'eft que tu ne faurois veiller avec trop de foin fur toi-même. Tu vois qu'il ne fuffit pas d'avoir des principes de droiture & d'honnéteté pour te préferver d'une erreur. Quant au caractere de Henri, tu peux juger toi-même s'il eft digne de te fervir de modele, & s'il ne faut pas être bien corrumpu pour fe jouer des défenfes de fes parens, & pour engager les autres a fe mal conduire. Ses confeils n'étoient fondés que fur des motifs perfonneis „ fur la bafieffe & fur Ja tromperie. C'eft ainfi, mon cher enfant, que d'une première  3I§ LE PETIT GRANDISSON. , fant, lui répondit - elle ? Comment te trouves-tu? Je craignois que tu n'euffes été affommé , tant mon mari étoit en fureur. C'eft pour avoir voulu lui demander ta nrace , qu'il m'a donné ce coup terrible a la téte. Héias! en le recevant, j'ai bien cru qu'il finiroit a la fois toutes mes peines. Muis n'eft-ce pas Ia ce petit Monfieur dont tu m'as parlé? Oh oui, c'eft moi, répondit William. C'eft a moi que Tony a prêté le fhelling qui vous a caufé a tous tant de fouffrances , tandis que je devois ctre feul a fouffrir. Les enfans qui avoient fufpendu pour un • moment leurs criailleries, les recommencerent alors avec plus de force. La mere leur dit de prendre patience, qu'il ne lui reftoit pas un fol póur leur donner du pain. Tony auTi-iöt s'emprefia de lui montrer 1'argent qu'il avoit recu, & il promit aux enfans que s'ils étoient fages, il leur donneroit de quoi manger. En eflét, il dépêcha tout de fuite le petit appreati pour aller acheter une ga-  320 LE PETIT GRANDISSON. dremcnt ; il éroit caufe que fon généreux bienfaiteür avoit été dëchiré de coups, & qu'une malbeureufe femme avoit failü perdre la vie. Tous ces tableaux retracés vivement a fon efprit; le firent frémir d'horrcur. II fentit combien il étoit néceilairc de vaincre fit foiblefle, & de ne fuivre que les infpiratións de I'honneur & de la vertu. Ces principes fe fortifierent dc plus en plus dans fon ame. II les fuivit fideilcment depuis ce jour; & ceuX que cette petite hiüoire a pu intérelTer cn faveur du brave Tony, feront bien aifes d'apprendre qne William eut la joie de lui proeurer bieutöt un fort plus heureux. Guillaume D***. è fa Mere. Londt es, Is 24 Octobre. J^Sfoes voici revenus depuis hier dans cette grande ville, ma chere maman. Mais  322 LE PETIT GRANDISSON. GrandifTon y confentit, & continua fa route. Que ne puis-je vous peindre .les foins tendres & emprefTés- que Charles rendit au pauvre Henri pendant toute Ia journée! 11 ne voulut point quitter le chevet de fon lit; & il lui donnoit les plus douces confolations. Vers les dix heures du foir , il fit monter le cocher , a qui il ordonna de pafTer la nuit auprès de Henri, & de venir nous appeller, fi notre préfence étoit nécefïaire. Nous nous levames le lendemain de bonne heure; & nous c-umes le plaifir de voir que notre malade fe trouvoit aflez bien 'pour fon état. Cependant Charles ne voulut point fe remettre en route avant 1'arrivée d'une femme , que M. GrandifTon nous avoit promis d'envoyer de Londres, pour refter auprès de Henri. Ce ne fut donc que Ie foir que nous reprimes notre voyage, après que mon ami eüt recommandé le malade & la garde aux foins du maitre de 1'auberge , avec la promefle d'une bonne récompcnfe. Voyez, ma chere maman 5 s'il efl pofïible  LE PETIT GRANDISSON. 323 d'avoir plus de prudence & d'humanité que mon ami. On a beau Ie croire doué de toutes les perfections, chaque jour on en découvre en lui de nouvelles. II en eft de même de mon amitié. Je crois ne pouvoir pas 1'aimer davantage, & cependant je 1'aime tous les jours de plus en plus. Oh ce n'eft pas pour lui feul que mes fentimens prennent .une plus vive tendrefïe. O ma chere maman, ma chere petite fceur, c'eft vous qui aurez toujours Ia meilleure part dans mes affections. P. $. J'oubliois de vous dire cu'Edouard vient dc partir pour aller fe faire recévoir a. fon regiment. O f>  LE PETIT GRANDISSON. Quillaume D * * *. a fa LIerc. Londret, U s? Novembrs. Ï_/a fanté du brave Henri eft entiércment rétablie, ma chere maman; mais il ne marche encore que fur des béquilles. Sa jambe caffée eft h eau coup plus conrte que 1'autre. Ainfi le vQÜa fans retour eftropié pour lc refte de fa vie. Son malheur affecte vivement M. & Mde. Grandilfon, paree que c'étoit un domeftique intelligent, fidele & rempli detachement pour fes maïtres. Charles .& fa fceur ont eu ce matin, a fon fujet, un entretien avec leurs parens, que je m'emprefle de vous rapportcr. Charles. Que je fuis nffligé, mon papa, de 1'accidcnt du pauvre Henri! II étoit fi lefte & fi bien fait! M. Grandisson. Je n'y fuis pas moins fenfible que toi , mon cher fils. Tu vois comme 1'on n'eft jamais sür un inftant dc föï-  LE PETIT GRANDISSON. 305 même. On fe leve frais & difpos ,* & un .feul malheur, que toute la prévoyance imaginable ne peut nous laifler entrevoir, nous privé, en un moment, ou de notre fanté, ou de 1'un de nos membres les plus utiles, & fouvent même de la vie. La femaine der* niere, un homme de ma connoiftance invite toutC; fa familie pour célébrer fa fête, & lui donne un grand repas. II fe 'voit au miüeü de fes enfans & de fes neveux. 11 recoit leurs tendres carcITes, & fe rëjouit de vivre pour être aifné. Après Ie diner, il veut defcendre. Son pied portc a faux fur une raarche de Tefcalier; fa tête fe brife,'&la voila mort. De parcils accidens arrivent tpus les jours. Charles. L'iuforttine du pauvre Henri ne lui efl; arrivée que pour avoir mis trop d'ardeur a remplir nos ordres. Que -fera-t-il maintenant? II n'eft plus en état dé fervir. Emilie. Hélas ! non. Qui voudroit prendre un domeftique boiteux ? Par bonheur , O7  3*6 LE PETIT GKANDISSON. mon papa & maman font fi bons! Oui, j'ofe le croire, je ne crains pas que jamais Mde. Grandisson. Eh bien , Emilie, pourfuis. Que voulois-tu dire? Emilie. Ah, ma chere maman! que vous dirai-je ? Vous favez bien mieux que moi ce que vous pouvez fiiire pour lui. M. Grandisson. Parle librement, ma ehere fille, quel parti penfes-tu que nous devions prendre en cette occafion ? Emilie. Puifque vous me 1'ordonnez, mon papa, je vais vous obéir. Vcüs avez la bonté de faire une penfion a votre ancien jardinier, paree que vous avez toujours été content de fon fervice? M. Grandisson. II eft vrai; mais c'eft un homme inname, qui a fervi dans Ia maifon pendant plus de quarante ans. II a éprouvé des malheurs confidérables; & il ne peut rien faire aujourd'hui pour gagner fon pain, au lieu que Henri peut encore travailler. Emilie. Oh, il ne fera jamais en état de faire cc qu'il faifoit auparavant. Daignez  LE PETIT GRANDISSON. 32? écouter ma priere, mon cher papa. Tenez, je ferai plus ménagere a 1'avenir pour mes habits & pour tous mes autres befoins; & 11 vous voulez le permettre, le pauvre Henri profitera de ces éconoraies. M. Grandisson. J'approuve, ma chere fille, cette maniere de penfer. Elle te fait plus d'honneur que ne le feroit la plus riche parure. Mais je veux avoir auffi le fenti- • nacnt de Charles fur cette affaire. Charles. O mon papa , que me ditesvous? Ce n'eft pas a moi de vous donner des confcils. Mde. Grandisson. C'eft fort bien, mon fils; mais puifque ton pere te demande ta penfée, tu peux nous la dire. Charles. Eh bien, je 1'avouerai, j'aime beaucoup Henri , & je vondrois qu'il fut heureux, M. Grandisson. Sais-tu quelque moyen cle faire fon bonheur? Charles. Oui, mon papa, je crois en avoir trouvé un.  $2$ LE PETIT GRANDISSON. Mde. Grandisson. C'eft fans doute Ie même que celui de ta fceur? Charles. Non pas tout-a-fak. II y a quelque légere différence. M. Grandisson. Voyous donc, je te prie. Charles. Son pere étoit un fort honnête tiflérand, qui auroit pu vivre a fon aife de fon travail, s'il n'avoit eu un fi grand nombre d'enfans a nourrir. Henri, dans fa jeuneffe, a comraencé par apprendre Ie même métier. II ne 1'a quitté que par le penchant qu'il avoit a s'attacher a votre fervice. Sou pere eft mort, il y a plus de fix ans; & tout ce qu'il polfédok a été vendu pour payer fes dettes. Je fuis sür que Henri reprendrok volontiers fon ancienne profeffion , s'il en avoit les moyens. Mais comme il s'eft chargé du foin d'entretenir fa mere, il n'a pu rien épargner dc fes gages. C'eft une chofe que vous favez. M. Grandisson. II eft vrai. Charles. Eh bien, mon papa, fi vous  LE PETIT GRANDISSON. 32é> aviez Ia bonté de lui avancer 1'argent dont il a befoin pour acheter un métier, pour fe procurer des omils, du fil, de la Paine, & monter un peu fon ménage, je le connois, il 'eft. honnête & labourieux, il fauroit aifément fe tirer d'affaire. 11 pourroir prendre fa pauvre mere avtc lui pour en avoir foin: il fe mettroit en état d'amaffer quelque chofe pour fes vieux jours; & bientót peut-être, 'il vous rendroit 1'argent que vous auriez eu la bonté de lui prêter. ' Mde. Grandisson. Oui, mais les intéréts qu'il nous devroit de cette fomme, le gêneroient fans doute-? Charles, (Se jèttqnt au eau de fa mere.} O ma chere maman, permetrez que je vous embraffe. Je vois que vous voulez faire pour lui plus que je n'ofois dcfirer. M.- Grandisson. Oui, mon cher fils, & je fuis ravi que tes penfées s'accordcnt fi bien avec les nötres. Emilie ne pouvoit pas tout prévoir. Une penfion que nous aurions faite au pauvre Henri, n'auroit fcrvi peut-être  330 LE PETIT GRANDISSON. qu'a lui donner Ie goüt de 1'oifiveté, & a lui cn faire contractei- les vices. Au lieu qu'en reprenant fon premier état, il ne dépendra que de lui de fe vuir dans 1'aifancc par fon induftrie & fon aciivité. Emilie. Oh oui, mon papa, vous avez raifoh, je le fens a merveiile. M. Grandisson. Puifque nous voila tous d'accord, il ne te refte plus, Charles, que d'aller en inftruire Henri, & de voir avec lui de quelle fomme il peut avoir befoin. Tu peux tui dire que nous la lui donuerons avec une joie extréme, pour récompenfc de fi fidéjité, & pour confolation de fon malheur. Mde. Grandisson. Oui , mon ami , & nous te lahTons Ie plaifir d'arranger toi-même toute cette affaire. Charles. O mon digne papa, ma chere maman, que je vous remercie au nota du pauvre malheureux ! Permettez que j'aiile tout de fuite lui en porter la nouvelle. Emilie. Attcns, mon frere, je veux être  LE PETIT GRANDISSON. 331 avec toi. J'aime tanc a voir les braves gens fc- réjouir! O ma chere maman, quel bonheur d'avoir le moyen d'exercer la bienfaifance ! Je voulus auffi affiftera cette fcene. Le brave Henri verfa d'abord des 1'armes de joie, lorfque Charles lui dit ce que fes parens vouloiefic faire en fa faveur. Ses larmes devinrenc enfuite de triftelfe, lorfqu'il fongea qu'il alloit guitter de fi bons maitres. Mais non, s'écria-t-il, je ne les quitterai point. Je les aurai toujours devant les yeux au bout de mon métier. Je ne puis aller plus Ioin. Mes larmes m'empéchent de voir ce que j'ecris. Adieu, ma chefé maman. Jc ferai donc dans deux mois auprès de vous & de ma petite fceur ï Nous pourrons nous voir a toutes les heures du jour! Toutes nos promenades, tous nos repas fe feront enfemble! Je vous verrai fourire a mes foins, & m'en paycr par vos careiïes! Je pourrai vous ouvrir mon cceur, vous expofer tous mes feminiens & toutej  332 LE PETIT GRANDISSON. mes penfées! Je pourrai recevoir vos tendres avis, & vous en faire aulTi-tóc recuiilir le fruit dans ma conduite! Je vous entendrai peut-être remcrcier le Ciel de nous avoir donné le jour! Oh, avec quel joie je vous embraffe dans cette efpérance! Guillaume D * * *. d fa Mere. Londres, Je 16 Novembre. li^DOUARD eft revenu eet après-midi a Ia maifon, ma chere maman. Son halm d'Officicr lui Ged a merveHle. II eft aüfll bien de taille & de figure que Charles. Ne feroit-ce pas dommige que fon coeur ne fut pas auffi bon ? II paroit par les lettres qu'il a porties du Mfljöï Artjjur & du Comte de ***, qu'il s'eft fort bien cunduit a fon régiment. II a été chargé nar le Major dc préfentcr une fuperbe tabatiere a mon ami Charles. Elle eft  LE PETIT GRANDISSON. 333 ornée de fon portrait entouré de diamans. Le Major a pris une tournure bien noble pour Ia lui faire accepter. II M dit que ne poüvant le remercier alfez fouvent de lui avoir fauvé Ia vie, il a chargé fon portrait de lui en témoigncr tous les jours fa reconnoiffance. II vient d'arriver en ce pays une funcfte «venture, qui montre de queJle imprudence il eft toujours de parler mal des au-res. Voici, ma diere maman, un entretien que nous avons eu a ce fujet, & dans ïequel vous pourrez mieux en apprendre toute 1'hiftoire. Edouard. Avez-vous entendu parler, mon papa, de la fcene qui vient de fe paffer a Tunbridge ? M. Grandisson. Non, mon fils, qu'eftce donc? Edouard. Vous connohrez le Colonel Brown. ce brave Officier? M. Güandisson. Oui, fans doute. Edouard. £h bien, ce digne homme a  334 LE PETIT GRANDISSON. été tué la femaine dernierc par Ie Capitaine Fierly. M. Grandisson. Tué, dis-tu? Et comment ? Edouard. D'un coup d'épée, en duel. M. Grandisson. Sais-tu le fujet dc leur querelle ? Edouard. C'eft que le fils du Colonel, au milieu d'une grande compagnie, avoit mal parlé du Capitaine, & que celui-ci s'en eft tenu offenfé. Emilie. O Ciel! Eft-il poffible? Edouard. On dit que ce Capitaine eft tin mauvais fujet, qui n'eft eftimé dc perfonne. M Grandisson. Cela peut étre; mais il n'appartenoit pas a un jeune homme d'en dire du mal, fur-tout dans une grande affemblée. Guillaume. Et comment cela cft-il revenu aux oreilles du Capitaine Fierly ? Edouard. Quelqu'un de la compagnie s'eft emprcffé de 1'en inftruire.  336 LE PETIT GRANDISSON. il a cru pouvoir s'adrefier a fon pere. Le Colonel s'eft engagé w punir lui-méme fon fils; mais le Capitaiue a répondu que ce rfétoit pas aflez pour fa vengeance, & qu'un pere devoic expier les fautes de fes enfans. Le Colonel, poufle a bout, s'eft vu dans la neceflicé de fe défendre. 11 a perdu la vie; & le Capitaine a p< is la fuire. M. Grandisson, Le barbare ! Quel fruit a-t-il retiré de fa férocité ? II a teint fes mains d'un Lang innocent; & il faut qu'il abandonne fa patrie, pourfuivi par la honte & par les rcmords. Emilie. Et le jeune Brown, combien il eft a plaindre! Charles. Comment vivra-t-il avec le reprocbe horrible d'avoir coüté la vie a fon pere ? Edouard. Le malheureux eft au défefpoir. 11 paffe la nuit &. le jour a déplorer fi funefte imprudence. On veille fur lui, pour 1'empöcher d'attenter fur luimeme. On 1'a furpris hier prêt a fe pré- cipiter  34-6 LE PETIT GRANDISSON. maifon, il ne pouvoit manqucr d'être bientöt découvert; & fon perele puniroic fèvérement pour avoir trompé fon camarade, qui ne manqueroit pas auffi dc lui retirer fon amitié; s'il rapportoit le nid pour le remettra a fa place, il craignoit de rencontrer Cyprien en y allant. II lui vint enfuite la. penfée d'aller jetter le nid dans un étang voifin, & de le faire couler a fond en lc chargeant de pierres. Pendant qu'il flottoit entre ces divers partis, il vint a paffer un enfant d'un autre village, qui, ayant vu le nid entre fes mains, lui oftrit cn êchange une douzaine de boules de marbre, renfermdcs dans un fac. Cette propofition venoit fort k propos , a ce qu'il lui fembla, pour Ie tirer de peine. II fe hilta d'y foufcrire, & fe rendit a 1'école, oü il affècïa de prendre un air auffi tranquille que s'il n'avoit eu aucun repro che a fc faire. II fallut trouver une mauvaife excufe auprès de fon ami, pour ne favoir pas attendu le matin comme a 1'ordinaire. Cyprien qui  LE PETIT GRANDISSON. 3.17 n'avoit aucun foupeon, fe contenta de tout ce que Marcel voulut lui dire. U lui dit a fon tour que 1'ou avoit congé 1'après midi, & qu'ils pourroient en profiter pour aller chercher les oifeaux, & s'en amufer le refte de la journée. Ils partircnt en elfet immédiatement après leur diner. Cyprien faifoit déja fes arrangemens au fujet de la petite familie. Quel fut fon chagrin, lorfqu'en arrivant devant le buiflon, il la trouva dénichée! Marcel fit femblant d'en être auffi furpris & auffi affiigé que lui. Après s'être livrés quelque tems k de vaines lamentations, ils s'en retournerent d'un air confus. Quoiqu'ü en foit, Marcel, pour détourner Cyprien de penfer plus long. tems a fa mefaventurc, lui momra fes boules de marbre, en lui difant qu'il les avoit trouvées Ie matin dans un fac, en allant k 1'école, & qu'ils n'avoient qu'a jouer enfemble. Je vous priè , mes chers amis, dc confidércr un moment, avec moi combien les criï> <5  34o LE PETIT GRANDISSON. mes de Marcel s'étoicnt multipliés dans Ie cours d'une journee. Lc matin, il avoit volé fon ami, en prenant feul le nid que celuici lui avoit montré pour le partagcr enfemble. Enfuite, il avoit eu la pcnfce de faire pcrir d'une mort cruclle les pauvres petites créatures. Puis, il avoit fait 1'hypocrite pour détourner les foupcons. Enfin, il venoit de faire un menfongc, en difant qu'il avoit trouve les boules de marbre, tandis qu'ils les avoit recues en echange des oifeaux. Telle efl: Ia rapidité des progrès du vice! Et ne vous y trompez pas. Vous aurez beau les couvrir pendant quelque tems; Ia jufiice du Ciel faura bien a la fin les dévoiler. II y aura toujours quelque accident qui mettra vos fautes en lumiere. Vous-memes, vous fervirez les premiers a les faire eclater; car votre imagination n'enfantera pas autant de menfonges, que vous feriez obligés d'en dire ppur les couvrir les .uns les autres. Le premier défaut de mémoire vous jettera dans une confufion qui doit conduire  LE PETIT GRANDISSON. 349 néceiïairement a Ia découverte. Alors viendront Ia difgracc & la honte, avec les chatimens que vous méritcz. Mais, revenons a notre hiftoire. Cyprien, qui ne s'étoit fait une fi grande joie de fa découverte, que paree qu'il en devoit partager le fruit avec fon ami, ne Ie vit pas plutöt fe confoler, qu'il fe confola lui-même; & ils fe mirent a jouer enfemble avec leurs boules. La partie alla fort bien pendant quelque tems; mais d'autres enfans qui paffoient, s'étant arrêtés pour les voir jouer, 1'un d'eux, après avoir attentivement examiné les boules, les réclama, comme lui appartenant, & dit qu'il les avoit perdues Ie matin même, avec un fac oü elles étoient renfermées. Marcel fe moqua de fa prétentton, & foutint effrotuément qu'il avoit achoté les boules. Mais Cyprien qui venoit de lui entendre dire qu'il les avoit trouvées, lui dit que c'étoit mal de mentir, & qu'il falloit les rendre a leur maitre. Marcel refufa de Je faire, en difant que s'il les avoit P 7  35° LE PETIT GRANDISSON. trouvées, elles étoient a lui, & qu'il les garderoit. II fut cependant trompé dans fon attente; car fautre petit garcon fe jetta brufquement fur lui, lui donna un coup de poing dans Ie nez, lui prit les boules, & s'en al!a, Ie lailfant réfléchir triflement fur les premières fuites de fa vilaine aétion. II efl: maintenant nécefïaire de vous apprendre que le petit garcon qui réclamoit les boules, les avoit crFecluvement perducs, comme il le difoit, Sc que celui qui les avoit données a Marcel pour les oifeaux, les avoit trouvées. Mais comme il penfoit pouvoir tirer un plus grand parti des oifeaux que des boules, il avoit fait le troc dont nous avons parlé ci-deflus. Ce petit garcon étoit né de parens honnêtes, mais fort pauvres. On 1'appelloit Lubin; cc il étoit bien connu ft plufleurs milles ft la ronde, paree qu'il alloit vendre dans tout le pays des fagots qu'il faifoit lui-meme, du bois mort qu'on lui laiflbit prendre dans la forêt. II en portoit aufli-töt 1'argent ft fa  LE PETIT GRANDISSON. 351 mere, pour 1'aider a faire vivre toute fa familie. Comme fes parens n'etoient pas en état de 1'envoyer a 1'école, il avoit du tems de refte pour fon petit commerce, qu'il faifoit avec beaucoup d'induftrie & d'activité. Ce petit Lubin étant devenu maitre du nid, examina les oifeaux, & les trouvant déja forts, il courut vers le village oü demeuroient Marcel & Cyprien, pour tacher d'y vendre la nichée dans la maifon de quelque gentilhomme. Le hazard voulut que la première perfonne a laquelle il s'adrefla, fut le pere même de Marcel qui le connoiffoit de réputation, & qui, fachant qu'il étoit pauvre 6c honnête, lui donna un petit écu pour. le nid. Lubin qui ne s'étoit jamais vu tant d'argent a la fois, fe hata de le porter a fa mere, qui le recut comme un préfent du Ciel. Marcel ne tarda guerre a rentrcr chez lui, tenant' dans fon mouchoir fon nez encore tout cnfanglanté. Lorfqu'on 1'interrogea fur fa meurtriifure, il répondit que c'étoit un  352 LE PETIT GRANDISSON. grand garcon qui lui avoit jettc' une pierre, pour avoir voulu 1'empêcher de battrc un enfant; ce qui étoit, comme vous lc voyez, un nouveau menfonge. Son pere, pour le confolerde fon malheur,fe hata de lui montrer lc nid de merles qu'il venoit d'acheter. Jamais étonnement ne fut égalea celui de Marcel , lorfqu'il vit que c'étoit le même nid qu'il avoit fi vilainement dérobé a fon ami Cyprien, & qu'il avoit donné pour les boules que 1'on venoit de lui ravir, en le battant encore par deffus le marché, On conviendra fans peine que la juftice de la providence fe déclare bien évidemment dans toute la fuite dc cette aventure, & qu'elle choifit la voie Ia plus directe pour punir le coupable. Marcel fentit alors que c'étoit fon premier manque de foi envers fon ami, qui avoit amené toutes les circonftances facheufes oü il alloit fe trouver embaraifé, & qu'il n'avoit dit un fi grand nombre de menfonges, que pour fervir a le tourrnenter plus cruellement. La vue du nid lui fit verfer plus dc larmes que  LE PETIT GRANDISSON. 353 n'avoit fait fon mal. Son pere ne favoit comment s'y prendre pour Ie calmer. Allons, mon cher fils, lui dit-il, ce n'eft rien qu'un nez pochë, Tu n'eft pas bleffié autrement; & je vais te diie une chofe qui te fera sürement plaifir. Tu m'as dit que ton ami Cyprien t'a promis de partagcr avec toi le nid qu'il a découvert? Tu ne feras pas en refte avec lui. Demain, avant d'aller k f-école, tu lui porteras deux dc ces oifeaux qne je viens d'achetcr d'un pauvre enfant; & il fera bien aife de te voir auffi généreux envers lui qu'il vouloit 1'étre envers toi. Ce difcours fut un nouveau coup de foudre pour Marcel. 11 voyoit que c'étoit Ie plus sür moyen de faire éclater fon indignité. Son efprit étoit douloureufemcnt accablé de cette penfée. U fe fivroit au défefpoir; il ne pouvoit parler; & a chaque inftant, il étoit prét a s'évanouir. Son pere, le voyant dans eet état, imagina qu'il étoit bleifé plus griévement qu'il ne paroifibit 1'étre. II le fic mettre au lit, & lui fit prendre des potions  354 LE PET1T GRANDISSON. reftaurantes. Marcel étoit malade en effet. Jl ne put dormir de toute la nuit. Une fievre bruiante confumoit fon fang. Son pere & fa mere commencerent a craindre pour lui. lis 1'iuterrogeoient a chaque inflant fur fon mal, mais il étoit opiniütrément réfolu dc n'en jamais découvrir la véritable'caufe , quand il devroit lui en coüter la vie. Le lendemain, Cyprien étant venu, felon fa coutume, cherchcr Marcel pour aller enfemble a 1'école , on lui dit que fon ami étoit retenu au lit par une groife fievre. Cette nouvelle remplit fon petit cceur de trifteiTe. II demanda Ia permiflion de monter auprès du malade, ce qui lui fut accordë. Marcel, en le voyant, fut faifi d'un cruel ferrement de cceur, paree qu'il imaginoit que Cyprien avoit déja vu le nid, & qu'il venoit 1'accabler de reprochcS. Voyez ce que c'efl qu'une confcience criminclle. Quel efl 1'infenfé qui voudroit fe rendre coupable d'une faute, en penfant aux chagrins amers qu'elle doit entrainer a fa fuite? Qui oferoit  LE PETIT GRANDISSON. 355 hazardcr un menfonge, en voyant que tót ou tard Ia vérité fe découvre pour accabler 1'inpoftcur ? Je ne vous demande que de réfiéchir un moment fur Ia bonte & le défefpoir de Marcel; & je fuis bien sür que vous 'ne ferez jamais rien dont vous ayez k rougir. Cyprien, après avoir paffé qu'elque tems 6l LE PETIT GRANDISSON. Guillaume Z)***. d fa Mere. Le 17 Décembre, O V^, ma chere maman, quelles vives émotions je reflèntis hier au foir! Au moment oü je finis fi brufquement ma lettre, j'allai, comme je vous le difois, dans ia chambre du malade, pour tenir compagnie a mon ami. J'ouvris doucement la porte; mais au lieu de Charles, je ne vis que Mde. Grandiflon &' fa fille, affifes en filence au pied du lit. Je ne voulus point les troubler. Je fortis & j'allai voir fi Charles pouvoit avoir befoin de moi. Je ne le trouvai dans aucun cndroit de la maifon. Perfonne ne favoit oü il étoit allé. M. Bartlet, Edouard, & quelques autres perfonnes, fe promenoient dans Ie fallon, mais je n'ofai pas leur demander des nouvelles de mon ami. Je cou*us le chercher dans Ie jardin. C'efl: Ia que | je 1'appercus de loin fous le berceau. Je   O mon 7>te/s.' Je /é/i \rtffi&&, dtttpnéi jweever monl'ère, ei pre/ids nuv^ /our.r four 6 pere. Qu'eft-ce que Ia tendre Emilie? Elle pleure, elle foupire, & ne fait que défoler davantage fa maman. Tous les trois montrent une grande tendreiTe pour 1'auteur de leurs jours. Mais la fenfibilité de Charles ne fe borne point a de vaines larmes : elle eft mêlee de force, de courage & de raifon. Oh, que le Ciel daigne leur rendre ce bon pere, & de me conferver auffi toujours ma' chere maman.'  370 LE PETIT GRANDISSON. Guillaume Z>***. ^ Mere. ÏVejouissez - vous avec nous, ma chere maman. M. GrandifTon eft abfolumcnt hors de peril: il commence même a fe lever. Je ne vous ai pas écrit depuis quelque jours , dans 1'efpérance de vous donner de meilleures nouvelles. Je puis enfin goüter ce plaifir. Les plaintes & les larmes font maintenant changées en tranfports de ;oie. Que de graces nous devons au Ciel, d'avoir rendu ce bon pere a fes enfans! C'eft une bénëdiction de la Providence, que les honnêtes gens jouiffent d'une longue vie, puifqu'ils fervent a répandre le bonheur fur tout ce qui les entoure. Hélas! que feroit-il arrivé, fi nous avions eu le malheur de perdre M. GrandifTon? Voici Ie tems de mon dé- Le 2a Dêcembrs.  LE PETIT GRANDISSON. 371 part qui approche. Mais aurois-je pu abandonner mon ami a fa profonde triftefte ? Oh non, je Ie fens, eet effort m'auroit été impoffible. Je me ferois mis a la place de Charles. N'eft-ce pas Iorfqu'on a du ehagrin que 1'on doit le plus defirer d'avoir auprès de foi fon ami? & ne lui devient-on pas plus cher dans la peine? Oh, cela eft bien vrai, du moins pour moi, ma chere maman. Oui, je peux le dire, je crois que j'aimois plus tendrement que jamais, mon ami Charles , dans le tems oü il étoit fi trifte. J'aurois voulu être de moitié de fes peines pour le confoler. J'aurois voulu partager fes larmes, pour qu'il en eüt moins a répandre. Je vous aurois écrit a genoux, ma chere maman: je vous aurois fuppfiè* de me laiffer ici quelque tems de plus; mais les chofes ont tourné plus heureufement, Dieu merci; & je retournerai auprès de vous avec un efprit plüs tranquille. Je n'aurai rien qui trouble Ie plaifir de vous embrafler, vous Q'5  2~2 LE PETIT GRANDISSON', & ma petite fceur, après un an d'abfence. Que cette année a été longue & courre ;\ la fois! Elle me paroifToit éteruelle lorfque je fongeois au plaifirs de vous aller rejoindre; & puis quand je penfois a tout ce qu'il me falloit faire, pour que vous fuffiez plus contente de moi, je m'effrayois de fa briéveté. Comment peut-on fe plaindre de Ia longueur du tems, en confidérant avec quelle viteffe ii s'écoule! II n'eft fi lent, que pour ceux qui ne favent pas en faire ufage. C'eft bien autre chofe dans cette maifon de bén édiction. Des occupations utiles, des entretiens inftruélifs, des exercices falutaires & d'innocens plaifirs , tout cela fait paroïtre une journée bien courte. J'ai appris de Charles a donner une deftination marquée t\ toutes mes heures; &z fous votre bon plaifir, ma chere maman , je continuerai d'en faire de même auprès de vous. Je ne ferai plus trifte, comme je 1'étois autrefois, de me trouver feul dans mes heures de récréation.  LE PETIT GRANDISSON. 373 Je faurai bien me les rendre agréables en faifant, avec vous, quelque lectures intéreflante, en écoutant vos fages lecons, & furtout, en vous entretenant fans ceïfe de mon amour, du defir que j'aurois de vous plaïre , & de mes projèts pour vous rendre heureufe. Je fais déja mon bonheur de cette dóuce efpérance, en attendant Ie moment de Ia réalifer. Adieu, ma chere maman. C'eft dans ces fentimens que je vous embralTe; & fi je ne me flattc, vous devez le fentir vousmêrae aux palpitations de votre cceur.. Q 7  374 LE PETIT GRANDISSON. r Guillaume Z>***. a fa Mere. Le 28 Dêcembre. J^eudi prochain, ma chere maman, eft le jour marqué pour mon départ. Ainfi, cette lettre fera la derniere que vous recevrez de moi. Je crois me trouver encore ici pour célébrer la fête d'Emilie qui arrivé dans huit jours; mais comme un ami de la maifon fe propofe de partir, après demain, pour la Hollande, M. & Mde GrandifTon veulent abfolument que je profke de cette occafion pour faire mon voyage avec plus d'agrément & de süreté. Mais comment fe fait-il donc, ma chere maman, que je fois fi trifte? II femble que je m'éloigne de cette maifon avec regret, lorfque je ne la quitte que pour retourner  LE PETIT GRANDISSON. 375 auprès de vous, qui m'êtes plus chere que toute le refte de la terre. J'aime M. & Mde. GrandifTon comme mes tendres bienfaiteurs: j'aime mon ami Charles autant que moi-même : mais vous, je vous aime comme ma mere, c'eft-a-dire, au-deflus de tout. Je ne fais ce qui fe pafTe au fond de mon cceur. Je brüle de partir, & je voudrois refter.' Lorfque je fuis avec Charles, je ne fins que verfer des larmes. Je lui prends la main, je Ia ferre dans les miennes, je Ia preffe contre mon coeur, & je m'écrie : O mon cher ami! fi je pouvois être toujours avec toi! Alors fes yeux fe rempliffent de pleurs, & il cherche a me confoler, en me difant qu'il viendra bien-töt me faire une vifite; & qu'en attendant, nous nous écrirons 1'un a. 1'autre. Ces douces promeffes calment> Pour un inftant, ma douleur; mais bien-töt elle fe révielle avec plus de force. II eft certain que c'eft a moi que notre féparatiora doit le plus coüter. Ou retrouverai-je uQ  3/(5 LE PETIT GRANDISSON. auffi bon ami ? Je ne 1'ai donc connu que pour le regretter! O ma chere maman! 1'amitié donne tant de plaifirs! Pourquoi faut-il quelle caufe auffi tant de peines? J'étois lié fi étroitement avec Charles! Nos exercices, nos études & nos plaifirs, tout étoit commun entre nous; tout réuniffbit nos penfées & nos fentimens. Et il faut rompre des nceuds fi doux ! il faut fe féparer peut-être pour toujours! Je ne puis y fonger fans frémir. Mais je 1'entends qui monte dans ma chambre. Permettez-moi de quiter un moment la plume pour Ie recevoir. Une heure après. Savez-vous, ma chere maman, pourquoi 1'aimable Charles eft monté auprès de moi? Je vais vous le dire. II eft entré d'un air riant , & il a fait comme s'il étoit bien joyeux. Mais il m'a femblé qu'il avoit encore des larmes mal effuyées a fa paupiere.  LE PETIT GRANDISSON. ö7y Tu écris, Guillaume, m'a-t-il dit? Je reviendrai. Je ferois faché de t'interrompre. Oh, ne t'en va pas, mon ami, ai-je répondu- Le courier ne prefle pas; & je puis reprendre ma lettre, quand nous aurons paffé quelques momens enfemble. Hélas ! j'ai fi peu de tems encore * jouir de ce plaifir. Kous avons fait plufieurs tours dans la chambre , fans pouvoir nous.. parler. Enfin , il rn'a pris tout-a-coup la main, & il m'a demandé fi je ferois toujours fon ami, fi je lui écrirois fouvent, & fi je ferois bien-aife qu'il vint nous faire une vifite en Hollands. Vous jugez bien ce que j'ai répondu a ces tendres qucftions. Alors i! m'a faiué au cou; & me preffant étroitement dans fes bras: Sois toujours heureux, m'a-t-il dit, & cheris ton ami Charles. Tu ne trouvcras'jamais perfonne qui t'aime autant que moi. Continue a préfent ta lettre, & ne defcends que lorfque tu 1'auras achevée. J'ai voulu lui répondre. U ne m'cn a pas donné le  378 LE PETIT GRANDISSON. tems, & il s'eft retiré avec une précipitation qui m'a furpris. Mais combien mon étonnement a redoublé, lorfque j'ai appercu fur la table une bonbonniere montée en or, avec fon portrait! 11 lui reffemble fi parfaitement, que j'en ai été faifi. Je vais defcendre tout de fuite pour le remercier. Mais hélas! qui fait fi je le reverrai encore? Je me fouviens qu'en fortant, il a tiré fon mouchoir pour eifuyer fes yeux. O ciel! fi je ne devois plus le voir avant de partir! Je ne puis être un moment dans cette incenitude. II faut que je defcende pour m'cmparer de lui. Je veux le tenir ferré fi étroitement fur mon cceur, qu'il ne puifie m'échapper. Une benre après. Hélas! je ne 1'avois que trop bien deviné, ma chere maman. C'étoit le dernier erabraffement que je devois recevoir de mon  LE PETIT GRANDISSON. 370 ami Charles. Je fuis defcendu dans Ie faIon. J'y ai trouvé M. & Mde Grandiffon, Edouard & Emilie; mais Charles n'y étoit pas. Je fuis devenu pale & tremblant; mes genoux fléchiffoient fous mon corps, & je ne pouvois avancer. Mde. Grandiifon s'en eft appercue. Elle eft venue a moi, m'a fait affeoir auprès d'elle, & m'a demandé cotnment je trouvois le portrait de fon fils. Je lui ai baifé la main, fans lui répondre. Elle m'a fait encore la même queftion. Je lui ai dit, d'une voix étomTée, que je le trouvois d'une grande reifemblance, & que c'étoit Ie Plus doux préfent que je putte recevoir. Ainfi donc, a-t-clle repris, tu emmenes Charles avec toi dans ta patrie? J'efpere qu'U pourra fervir a te confoler. o mon aimable bienfaitrice, lui ai-je répondu, ce Charles que j'emmene ne me pariera pas; & il m'eft échappé un torrent de larmes. Je fuis touchée, m'a-t-elle dit, des fentimens que tu montres pour mon fils. je fens ce  3&0 LE PETIT GRANDISSON. qu'il en doit coóter a ton cceur de le quitter; mais fois tranquille; tu le reverras en Hollande plutöt que tu ne penfes; & lorfqu'il aura paffé quelque tems auprès de toi, je prierai ta mere de te laüTer revenir ici avec lui. Votre union eft trop belle pour u'être pas cultivée; & je fuis cbarmée que mon fils ait fait choix d'un fi bon ami. Je fuis tombé a fes genoux; mais je n'ai pas eu la force de prononcer une feule parole. Cet arrangement doit te fatisfaire, m'a die M. Grandiffon, en me relevant, & en me prenant la main. Pourquoi ne fert-il qu'a augmenter ta douleur? Un jeune homme raifonnable que toi, doit avoir affez de courage pour fe fournettre, fans murmure, aux loix de la néceffité. Tiens, voici un billet de mon fiis. II a voulu te faire voir, par fon exemple , que 1'on peut exprimer fes fentimens dans une lettre auiïi-bien que par des paroles. J'ai pris le billet d'une main trcrablame. Eft-ce que ie ne verrai plus  LE PETIT GRANDISSON. 38 j mon ami, me fuis-je öcrïé, en pouffimt des fanglocs? H vienc de partir tout-a-l'heure, m'a répondü M, GrandifTon, pour aller paffer quelques jours chez Ton oncle Campley U craignoit que la vue de ton départ ne vous cauTat trop d'affliction a 1'un & a Pautre. A ces mots terribles , j'ai été frappé comme d'un coup de foudrc. Edouard, Emilie, 1VI. & Mde. GrandifTon ont employé, a 1'envi, les conTokuions les plus tendrés pour adoucir ma trifteffe; mais je n'en étois que plu. mm M. GrandifTon, pour me diftraire de ma peine, s'eft fait apporter une caffette. II ra onverre. Mon cher guillaume, m'a-t-il dit, j'ai vu, avec plaifir, que tu étois fort attaché a 1'étude des mathématiqnes. Voici quelques inftrumens qui pourront te- fervir h les cuitiven Cette Tcience en occupant ton efprit, adoucira le regret d'une Téparation momentanée d'avec ton ami , jufqu'a ce qu'il puiftfe aller te réloindre , & Te fortifier avec toi dans les  3^2 LE PETIT GRANDISSON. mêmes études. Combien j'ai été touché de tant de bonté , ma chere maman ! J'ai trouvé dans la caflette non-feulement un affortiment complet d'inftrumens de grand prix; mais encore une colleétion des meilleurs livres fur la géométrie élémentaire , & fur les principes de 1'aftronomie. Que je vais étudier pour vous plaire! Oh, fi je pouvois avoir Charles avec moi! Ma mere & mon ami, 1'un près de 1'autre! les voir a la fois! les carefier tour-ft-tour! Oh, je Ie fens, ce feroit être trop heureux fur la terre! Aufli-tot que j'ai pu me retirer, j'ai couru lire la lettre de Charles. Je vous en envoie une copie. Je garde celle qui eft de fon écriture pour la lire , la relire fans ceffe dans mon voyage , pour avoir du moins , a chaque inftant que je m'éloignerai de lui, de quoi me pénétrer | davantage de fon amitié , & pour rendre a fon portrait, que j'aurai fur mes le-  LE PETIT GRANDISSON. 383 vres,, tous les feminiens qu'elle feu» muleur & celle de mon ami, 1'eifort eut été trop déchirant pour mon cceur, &, j'ofe Ie croire, auffi pour le tien ! J'aurois eu encore a partager les regrets de toutes les perfonnes de Ia maifon, qui nc te verront partir qu'avec des larmes,  LE PETIT GRANDKSON. 3Ö7 Depuis qucJqucs jours, tu as diVremarqucr une trifleffe générale aux approches dc ton départ. Ta en étois toi-même attendri; 6c je ne favois plus tc confolcr. Notre abfcnce étoit, en quelque forte , eommencée , puifque c'étoit Ia feule penfée de notre féparation qui nous occupoit. C'cfr pourquoi j'ai prié mon papa de me permettrc de partir brufquement pour alier paOer qnclques jour* chez mon oncle. Ne va pas croire cependant que cette réfolution nc m'ait coüté aucun cffort. Si tu favois quclfe violence i! £ fadïü me faire pour Ia fuivre! Mais pourquoi nous entretenir de nos chagrins, quand nous pouvons faiiir quelque fujet de confolation? JVfen papa doit t'avoir déja dit qu'il me pér* mettroit, 1'année procbaine, d'aller paffe? quelque tems avec toi, pour te ramencr enfuite auprès de nous. Dans cct intervalle, nous pourrons nous éerire routes les femaines, & répandre ainfi dans le cceur 1'un de Pautre les tendres fentimers dont nous. font.» Pv s  3'Ju LE PETIT GRANDISSON. nies animés. Qui nous empêche de donner a cette correfpondance le même tems que nous donnions a nos entretiens ? De cette manicre nous imaginerons encore être enfemble; & crois-moi, cette illufion a bien auffi fes charmes. J'ai fouvent éprouvé , ïorfque nous avions été féparés pendant quelques heures, que mes penfées & mes fentimens s'attachoient a toi avec une force nouvelle. 11 me fcmbloit que je t'aimois davantage, & que j'allois avoir plus de plaifir ii te voir & a t'entendre que je n'en avois jamais goüté. II efl: vrai que rien n'altêroit cette douceur, paree que la jouiflance en étoit prochaine; mais fi nous devons être plus long-tems cette fois fans nous réunir, au moins ne fommes-nous pas feparés pour toujours, ni même pour un intervalle de tems confidérable. Penfes au malheur de ceux qui font obligés de quitter un bon auii & de tendres parens, pour aller errer en des contrées inconnues, oü'iis ne peuvent-  LE PETIT GRANDISSON. 3 efpérer d'apprendre dc leurs nouvelles. Graces au Ciel, notre féparation ne fera pas auffi fécheufe. Si tu me quittes, c'eft pour voler dans les bras d'une mere qui t'aimer •& d'une fceur que tu chéris; tu as la confolatian de favoir que je refte avec des perfonnes' qui me parlerout fins cefle, de tot; tu emportcs dans ton cteur mon eftime & mon amitic, & tu es bien sur d'avoir laifl'e les mêmes fentimens dans Ie micn. Adieu donc, mon cher Guillaume, aimemoi toujours. Rappelle de tems en tcms mon uom dans tes entretiens- avec ta petite fceur & ta maman.. Fakes enfemble que> ques amitiés h certain portrait que jc- te prie d'agréer. Je 1'ai chargé de les recevoir pour moi, jufqu'a ce que je puilfe vous les aller rendre moi-méme. Adieu encore une fois; je t'embraffe avec tous les feminiens de Ia plus tendre arnitié, & fuis k toi pour Ia vie,, Charles Gilandissonv R 3  .:• >■ Ö PO ST'SCRIPTUM. Jeune Guillaume D*** partit nu jour marqué pour la Ilollancle. Ce ne fut pas fans verfer bien des larmes qu'il fc fépara de M. & Mde. GrandifTon , d'Edouard & d'Emilie. II les chargea tous enfemble des carelfes les plus tendres pour Ton ami. Son voyage fut heureux. II fut recu de fa mere avec des tranfpons inexprimables de joie & d'amour. Pour fa jeune fceur, elle fut long-tems comme une petite folie, du plaifir qu'elle reflentoit de re voir fon frere auprès d'elle. II s'établit entre Charles & Guillaume une correfpondence charmante , qui fervit nonfeulement a" entrctenir leur tendre amitié , mais encore a cultiver leur efprit, & a leur donner une maniere d'écrire aifce & naturelle.  PO S T-S CRI PT UM. Charles n'alla point en HoIIande, comme il 1'avoit promis k fon ami, paree que dès 1'année fuivante, il eut le plaifir de le voir revenir en Anglcterre avec fa mere, qui, étant Angloife de naiffance, prit le parti de retourner dans fa patrie pour y fixer fon féjour. Teu de tems après Ie dcparc.de Guillaume, Charles fut inflaüé auprès des jeunes Princes. Il fut fe rencIre digne de Jeur cftime & de leur amitié , ainfi que de la bienveillance de tous les gens de la Cour. Au bout de quelques années, il époufa ' une Demoifelle d'une grande nailfance, & d'une fortune confidérable. Quoique lescharmes de fa perfonne la rendiiTent extrémement intérelfante , elle 1'étoit encore plus par fes qualités naturelles S& par fes talens. Charles trouva bientót dans cette union Ié bonheur le plus parfait, qu'un cceur tendre