L'A V E U G L E DE LA MONTAGNE. Entretiens Philosophiqües. Magnifiek... Sapïentlam tra&abat. Lib II. Machab. A AMSTERDAM & A PARIS, Chez la Société des Libraires. MDCCLXXXIX.   AVERTISSEMENT D U TRADUCTEUR. ^'Ojfre a des efprits non vulgaire? un ouvrage , qui, par fon objet, ainfi que par fa marche & la manière dont elle s'annonce, ne pent quexciter un véritable intérêt. Ceft ce qui fe démontre fans peine, & pour ainfi dire du premier coup d'ceil. Quant au fond des raifonnemens & a la vérité des dogmes philofophiques, il fout en abandonner le jugement aux LzEleurs, Mais £ ouvrage en aura-t-il beaucoup? II feroit difjicile de répondre a cettc queflion. Tout ce que l'on peut dire, c'efl que l'Auteur ne paroit pas s'en être beaucoup mis en peine , & le A  n Traducleur fêra blen fans doute de fuivre eet exemple. Cet abandon philofophïque parolt dans la fentence ou dèv'ife , que VAuteur a jugé a propos de mettre d la tête de fon PremierEntretien: Philofophia paucis contenta judicibus , multitudinem confultö fugiens. II parolt encore mleux par ces paroles qui fe trouvent d la fin de VEntretien même, paroles rémarqualles, & qui ne peuvent que nous donnet une idéé aujji favorable du cceur de notre bon Pnilofophe, que d'autres nous en donneront une , toute aujfi avantageufe, de fon efprit. Volei ces paroles. „Pour ce qui efi des Philofophes „ dont je contredis les opinions, & „qu'il faut cralndre, ce femble, de „voir s'éléver contre mol , non , „ Théogtne , ce riefl pas ld ce qui  „nCipouvante. Mon obfcuriti & „filence font mes rétranchemens , oii „je les défie de me forcer. D'ailleurs „ quel intêrêt prendroient-ils aux difi. „cours d'un panvre Aveugle, dont „ïmtention ne faurolt être de calom„nier leur gloire, & qui ne va pas, „d'une main audacieufe, brifer leurs „ftatues ? Loin du bruit des Acadè„ mies & de F écho des villes , ajfs „ d Vombre d'un platane folitaire, il „ sentrétiem paifiblement avec un jeune „difciple de la vérité; il park comme »ü penfe , & des objets auxquels il „apris tant de fois plaifir d penfer* „Cejl d-peu-près le feul plaifir qui 9, lui refle. Seroit-on afife^ barbare que »de le lui défendre?„ Ce qu'il ajoute ejl bien rémarquable encore, & fervira de réponfe d tout ce que certaines perfonnes, qui ne comprenA a  iv dront pas bien fes raifcnnemens ni fes principes, ou qui ne voudront pas les comprendre Q & il y en aura probablement quelques-unes de ces deux efpèces ) diront contre lui. „Après „tout quand il fe tromperoit, quel „mal en arriveroit-il? Son erreur „feroit-elle capable d'offenfer le fou~ 9\ verain Maitre de la Nature , en „ diminuant parmi les hommes la foi, „l'amour, le refpett, & cette fincère „& entière foumijfion qüils lui doi„vent? A Dieu ne plaife , Theo„gène, que ce malheur arrivé d mon „occafion, ou que jamais l'impiété fe „trouve née dans mon cceur. Mille „fois je dèfire que la langue fe colle „d mon palais, plutót que de dif~ „tiller une dottrine pernicieufe. „ Tout Vouvrage eflécrit pour ainfi dire de ce ton, avec une noblefie & une  V hauteur d'idées difHciles a. atteindre. Temprunte les paroles de la feule perfonne qui alt vu eet ouvrage avec mol, G* qui me les ècrlvlt il y a quclques annèes. Je publleral un jour fa lettre. Cefi une perfonne blen connue par tout le monde (a), & dont ïordre des grands écrivains comme celui des phdofophes, ou du molns ceux qui alrnent de fe volr quallfiés ainfi, ne récuferont certainement pas le fufrage. On meféra beaucoup de quefiions; je dols m'y attendre. Mals tout ce que je pourral répondre, fe reduit d-peupres d ceel; Vouvrage dont je donne la traduttlon, parolt avolt été originairement ècrit en grec, quolque ma tradutllon ne folt faite que d'après le latin, kfeul texte que j'ale récouvré. (a) L'homme célébre dont il s'aeit, ▼ivok encore lorfque ceci fut écrit , en 1775. II eft mort dépais.  Je ne dirai pas Jz c'eft parmi les manufcrits de la blbliothéque d?Oxford ou du Vatican, ou bien parmi ceux de feu M. Askew que je connoiffois, & qui fe font vendus il y a quelque tems d Londres. Tout cela ne fait rien pour le mérite de Vouvrage , & féroit tres-peu de chofe pour la fatisfacTwn de mes Leóleurs. Tofe les prier en conféquence de vouloir bien refpetler , pendant quelque tems mi moins, mon fecret. Je ne le férois pas, fi Vouvrage dont il s'agit, étoit un ouvrage d'hifloire. Le titre de la traduclion latine , tel que je Vai trouvé, efl celui-ci ; Senis Pythagorici, casci, de natura ac phaenomenis rerum , ad Theogenem filium , Difputationes fex. Mais ce n'efl pas ld le titre de tout Vouvrage; ce n'efi que celui de fix.  VI) Difcours ou Entretlens, dont je pu- blie les deux premiers aujourcfhui. II m'a donc fallu y fubftituer un autre titre; & U m'a ètéfourni par le fite pitorefque ou fe trouvoit notre Philofophe en montrant la Na- tore , & V'Auteur de la Nature, i fon cher Difciple; fite qu'il décrit lui-mêrne au commencement de fon prémier Entretien. Tai traduit parle mot d'Entretkns celui de Difputationes, qui, en fran* cols ,fe rendroit ici tres-mal par un mot qui fentiroit le moins du monde la controverfe; Vouvrage dont il s'agit, ètant prodigieufement éloigné de tout ce qui s'appelle Difputes. Je me fuis appercu, plus d'une fois, dans le cours de ma traduSlion, bien plus encore que dans le titre ( & mes Letteurs s'en appercevront A 4  vlij aujji bien que mol, toutes les fols qiïils voudront réflechir un peu séricufement fur la mallere; ) je ms fuls appercu qiCil étoit impoffible de tradüire littéralemcnt, lorfqu'on tranfi porte les Idees d'un e'crlvaln profond, d'une langue dans une autre, & furtout lorfque les deux langues font aujji dlfparates que le font le Latln & le Francols, quant au génie & au tour des plirafes. Cejl ce qiïon verra encore mleux , rélatlvement d notre Auteur , fi je publle un jour le texte latln, comme il nejl pas impoffibk que je le faffe. En attendant je laifferai le Public fe farmer iel une Idéé quelconque de ce texte, tant [d'après le titre latln que fai déja donné, que par les prémières 11gnes ou commencement de Vouvrage, Fili mi, jam define querelarum ;  & non omnis mihi voluptas cum hac ufura lucis erepta eft. Mundi ïïbcola , etiamnüm illum , qua late patet , intueor. Quo me cumque ago , obviam habeo artincem illam mentem manumque, qua; numquam cernenda oculis, nufpiam non occurrit , omnium rerum effe£rix aut potius efficiens caufTa. J'ai traduit cela d'une montére large , comme on le \.erra ; & 'fai fait la même chofe pour tout le rcfic , tantot en paraphrafant , tantót en claguant un peu, & en me rendant partout, autant qiCll nia ètè pojfible , maltfe de la matlere. SI je m'appercols que cette manière Ubre ne déplalt pas , je continueral de faire de même dans les Entretlens qui fulvront. Je trouveral par ld une eer tal ne faclllté dans une chofe d'allleurs fort dlffiA 5  t cile , & qui , dans les Jix prémiers Entretiens furtout, roule fur les matieres les plus ahflraites; ou VEcrivain, ( comme Va rémarqué le Philofophe que j'ai citè plus haut , 6» qui éi oh bien capable d'en juger, ) cü VEcrivain s'eft élévé d une hauteur diffcile d atteindre. Au refle 5 Platon Va dit, & quand il ne Vauroit pas dit, il n'en feroitpas moins vrai: tout ce qui efl beau, efl prefque toujours d/fficile. Omnia pulcra, difficilia. Un mérite particulier d notre Auteur , mérite qui étoit propre aux beaux génies de VAntiquité, ou qu'ils n'ont eu de commun qu'avec un petit nombre des Modernes, c'efl qu'il allie pour ainfi dire partout, le fentiment aux images, & qu'ainfi, quoiqu'écrivant en profe , Ü efl très-fouvcnt  Po'ête. IInous faüdroltun FÊnelon pour traduire un pareil ouvrage. O! Fenelon 16 Imon tnditre ! Quel autre que vous a feu allier cette douceur 9 cette majeflè de file, d tout ce que la philofophie du cceur a de plus touchant? Cejl au moyen d'une telle plurne que toute la richeffe de la rnatière, que notre vieillard aveugle^ maïs clairvoyant philofophe , a entrepris de traiter, fe feroit deployèe fous la main du traduóleur. O ! Fenelon! fi du hout du del, oh votre vertu ne peut que vous avoir élévé, vous favorifei ). Je tenterai de vous fuivre ; mais hèlas! ce fera comme Venfant Afcanïus che^ Vlrgile , non pafïïbus aïquis. N'lmporte. II efl encore beau , comme le difóit Cicéron, Cicéron fi bon d citer, encore plus comme vêrltable homme de bien & grand ph'üofophe, que comme orateur , (b) On en forme a&uellement une colle&ion complecte , ( chez Didor, a Paris J dont il paroit dèja cinq volumes in 4to, L'Edition eft magnifiqne , ou plu tót d'une beauté & d'une limpliciré les plus élégantes, comme tout cc qui fert des prefles de ces Meflieurs , qui ont porté leur art au plus haut point de perfeótion: témoins leurs édm'ons a 1'ufage de Mgr. le Dauphin , & autres^  xrrj & ^ czVo// volontiers aujji ï Auteur que je traduis, puifqu'il a prls dans les cuvrages de eet illujïre Romaln les apophtegmes oudévifes qull a mis partout d la tête des fes Entretiens ; il efl encore beau de s'arrêter d une féconde ou troifieme place, apres avoir fait tous fes ejforts pour parvenir d la prémière. ( * ) Nous allons finir cette Préface, en donnant les Atres particuliers des Entrétiens qui font au nombre de trente. On pourra encore jugcr par ïd fi nous avons eu tort de dire que rOuvrage étoit intérejfant, au moins par fon objet & par fa marclie. Voici la lijle. (*) Honefhim eft prima fequentcm 3 in fecundis terriisre fnbiiftere. Cie,  ativ T I T R E S DES ENTRETIENS. De la Nature creee. Entretien I. Suite Ent. ïï. Ce font les deux Entretiens que nous donnons aujourcfhui y 6y que nous dédions aux Mallebranche, aux Clarke, aux Leibnit^, aux Bonnet, &c. &c. , d tous les Métaphyficiens de ce fiecle & de l'Europe. Les III. IV. V. & Vl.e Entretiens roulent fur la même matiere. Dieu , cette grande vérité Phyfi- que Ent. VII. Dieu , & les Intelligences Ent. VIII. Dieu , & les Mondes. Ent. IX. La Providence Ent. X. La Prière i ou la converfation avec Dieu. C'ef le fujet des Entretiens XL & XII.  De Ia Perfectibilité de l'homwe Ent. xiii. Philarmonica, ou de PIdée & de 1'Amour de l'Ordre. Ceft la Morale rèdulte d un feul principe, &le fujet du XIV. XV. & XVI' Entretlen. Les Joies & le répos de 1'Ame Ent. xvil Le Plaisir ...... Ent. xviii. l'homme 1nstruit par le sentiment Ent. xix. Orphée , ou le véritaele usage de la poésie et du ChaNT.' Ent. xx. De la Mort ..... Ent. xxi. Le Chant du cygne, ou la vie a venir et l'ImmortaLITE Ent. xxii De la Sagesse des Anciens. Ent. xxiii  xvj Le Portrait et ses Copies ; ou réflexionsfurl'Hiftoire. Ent. XXIV. Les grands Hommes de l'Antiquité profane; ou numa , Pythagore, Zoroastre, Socrate & Confuciüs Ent.XXV Les Inventions & les Arts. Ent. XXVI Les Langues , & leur Étymologie Ent. XXVIL Les trois dermers Entretiens ne portent pas de titre. Nous tdcherons de leur en donner un, celui qui leur 'conviendra te mieux; mals ce ne fera qu'üprès avoir achevé notre tdche.  V A V E ü G L E DE L A M O N T A G N E* Entretiens Philofophiques. PRÉMIER ENTRETIEN, De la Nature créée. Phllofophia paucis contenta. judicibus, multïtudinem confultb fugïens. Cic. Mo n fils, cefTez de me plaindre; je n'ai pas tout perdu en perdant 1'ufage de mes yeux. L'univers exifte encore pour moi; je découvre fa grandeur, fa magnifïcence. Je ren« contre partout cette main invifible qui a tout formé , ou plutot qui forme tout fans ceiTe, O! mon  cher fïls, que 1'on eft heureux de cette vue! La Nature, & cette richefle dont elle fe pare, font un voile brillant , qui dérobe ü fouvent cette vue a la plupart des hommes: c'eft un tableau peint des plus belles couleurs , un payfage riant & varié a 1'innni : 1'ceil s'y plait, s'en amufe, & oublie ou négligé de rien voir au dela. Voila notre image. Mais je veux vous aider a foulever au moins un coin de ce tableau. Allons , mon enfant, conduifez moi fous quelque ombrage prochain ; nous pourrons nous y entretenir mieux k notre aife. Thécgéne, vous foupirez,& ceft moi certainement qui en fuis la caufe. Vous ne voulez donc pas croire que je ne fuis pas fi fort a  ijl plaindre ? Dites-moi, je vous prie ^ quelle vue efl: la plus agréable, celle des habitans de la plaine, labas , dans la ville oü vous demeurez ; ou celle de cette colline ü élévée , oü nous voici ? Dans Ia ville , vous voyez des colonnes , des portiques , des temples , un colyfée; mais vous ne voyez qu'un ou deux de ces objets a la fois ; Pun vous empêche de voir 1'autre. Ici s'offre a vos yeux le plus bel enfemble , un amphithéatre charmant ; vous découvrez toute la beauté de la ville, & celle du plan fur lequel elle a été batie. Voyez, Théogéne, comparez & décidez. II en efl: ainfi par rapport k moi. Soleil! je ne vois plus, il eft vrai , ton orbe étincèlant ; je ne vois plus Tor & la pourpre dont  [4] a la fin dun beau jour tu revêts les cieux , ni ce rouchant fpeöacle de ton léver, que j'aimai tant a contempler , & a célébrer avec les oifeaux & avec toute la nature ravie. Terre ! tu as perdu tout ton éclat pour moi ; la robe du Printems na plus fa variété ni fes fleurs ; un grand crêpe eft tendu a mes yeux fur toute la nature. Mais fi j3 ne la vois plus a Ja lueur de mes fens , qu aprés tout lage affoiblit & que Ja mort doit bientöt éteindre, une lumière plus süre me la découvre bien mieux, & fans que rien m'arrête aujourd'hui, je pénétre toute fon étendue. Je ne fuis privé que de la vue de quelques phénoménes brillans; & je fuis affranchi en même tems d'une foule derreurs,  [ 5 ] cjui me faifoient prendre ces phénoménes pour des réalités, & confondre Feffet avec fa caufe. La fcéne de Funivers entier fe découvre devant moi; la toiïe eft prefque levée; & en attendant qu'elle le foit tout-a-fait , en attendant qu'une nouvelle manière d'être achéve de détruire les rapports que j'ai aujourd'hui avec la nature, pour m'en donner de nouveaux , qui certainement feront plus durables , je parcours, avec autant de fatisfaclion que vous, mon cher Théogène , les ouvrages de la création; je m'efForce d'en écarter les ombres , d'en écarter ce qui ne confifte que dans les rapports de mes fens; j'aflaye de découvrir ce qu'il y a au dela , & je trouve , non cette matière toujours étendue &  [6] toujours divifible, (labyrinthe dabfurdités & de contradiclions; ) non les atomes plus ^ncompréhenfibles encore ; point le vuide , point lts monades; mais d un cóté, un principe de force , une a&ion créée , toujours fubfiftante & variée a 1'infini; de 1 autre cóté , Ia fenfation & la penfée. L'Univers eft dévenu pour ainfi dire tout tranfparent & immatériel pour moi; les machines en ont difparu; je yois rOuvrier Eternel opérer toutes chofes , d'une manière a la vérité incompréhenfible, (car qui peut comprendre le fecret de la Divinité ? ) mais en même tems auflï, véritablement fimple. Mon ami, ce que je vous dis ne dois pas vous efFaroucher ; perfuadez-vous que je n'óte rien de  [7] réel de 1'Univers. Si notre efprït a créé des monftres , s'il a forgé des chimères, n'eft-il pas permis , n*eft-il pas raifonnable de les combattre ? Nous nous moquons de ceux qui ont perfonnifié les vertus & les vices , qui ont fait un être de la Deftru&ion & de la Mort, une divinité de la Fièvre : tous nos philofophes ont fais pis, depuis Thalès jufqu'a nos jours. Avec tout leur génie, ils ont rempli 1'Univers d'êtres de raifon; les images de leur efprit ont pris partout Ia place des chofes. L'un a tout gaté avec fon étendue folide & fa matière toujours divifible & impénétrable; 1'autre avec fon vuide; un dernier avec fes êtres fimples ou monades corporelles. Le prémier na pa$ fait réflexion , que 1 ex-  [8] tenfion, les méfures, la divifiklik',' n'étoient que des perceptions , des vues, des rapports, des raifonnemens de fon ame ; des idees, & non des chofes. Le fecond, que h diftance, 1'efpace, n'étoient égaJement qu'une vue , qu un ordre , qu'une comparaifon que nous faifons ; & que par conféquent le vuide, dont la notion n'eft fondée que fur celles que je viens de dire, de 1 eloignement & de 1'efpace , croüle avec elles , & n*eft qu'un nom lui-même vuide de fens. L'un des plus grands d'entre nos Philofophes Métaphyficiens a cru enfin , que, ce qui étoit difKngué en fon efprit , devoit être quelque chofe de difKnét dans la nature: dela ces monades ou fubftances fimples, dont ö a compofé les corps, 6c qu*il a  t 9 1 a formées , pour ne rien dire de plus, fans aucune raifon fuffifante. En un mot, mon cher Théogéne , prefque tous les Phiiofophes ont trop tourné autour de leurs propres idees ; ils ont cru avoir expliqué la nature, quand tout-au-pUis ils avoient dé- fini la manière dont ils la voyoïent. Tous ont été, fans le favoir, de la fecfe Nominale. Tachons de nous faire jour k travers de leurs nombreux raifonne- mens; fermons les yeux du corps, pour mieux ouvrir ceux de 1'ame. II n'y a de véritable , de grande , de parfaite unité que Dieu. Les êtres faits a fon image font des unités auffi , mais imparfaites; im- parfaites dans le fens qu'elles ne peuvent exiiler qu'en Dieu, de qui leur exiftence efl tout-a-fait dépenB  dame. Au refte, elle eft indépendante des autresunités quelconques ; chacune eft un petit tout k part, qui, feul avec Dieu , peut exiiter. II nen eft point ainfi de ce qui ntft pas fait k 1'image de Dieu, de tout ce qui eft corporel; &. il n'y a enfin de véritables monades que les Efprits. En admettre d'autres, c'eft, comme j'ai dit, donner un corps ók une eflence a des abftraétions, c'eft réalifer de purs etres de raifon. Qu'£ST-ce donc que 1'Univers, 8c tous ces corps fi variés qui Ie compofent ? Une grande force exiftante, qui différemment combinée, différemment agilTante fur les difFéremes monades ou efprits, & différemment recue par eux, produit partout difFérentes fenfations , aux-  I "3 quelks on a clonné aufti des noms f dhTérens. Ces fenfations font dans 1'efprit qui les re] la répréfentation change , felon qu'on change le point de vue d'oïi 1'on les conlidére. Placez-vons visa-vis ; vous voyez conflamment un objet, que tous ceux qui font placés comme vous , voyent de menie. Changez de place, & régardez le tableau obliquement: d'un cóté vous verrez, par exemple, le portrait d'un homme, dans la plus exaéte refTemblance; de 1'autre cóté, 1'homme fera effacé, & une nouvelle figure s'y trouvera fubftituée; un fin ge, fi le peintre 1'a voulu ainfi, un ours, ou une montagne. Cependant 1'ouvrage du peintre n'a point été changé dans eet intervalle ; il efl toujours tel qu'il eft forti la prémière fois de fes mains. il en eft ainfi de i'Univers. La  [ )] nature qui paroit a nous ïbus la forme que nous lui connoifibns, paroit fous une autre forme a d'autres fpeclateufs ; & cette forme peut changer auffi fouvent que 1'oeil des Intelligences , qui contemplent rUnivers , peut être diverfifié. Combien de preuvres notre expérience ne nous fournit-elle pas, je ne dis point de la poflibilité , mais de la vérité de ce que j'avance ? Par le moyen d'un prifme je vois tout coloré; par celui d'une lentille de verre je découvre mille chof.s qui échappoient auparavant a ma vue ; Taiguille la plus polie me paroit raboteufe , une goutte & ainfi du refte, n'eft que Tidée d'une chofe & d'une autre chofe » l'idée de deux, fi 1'on veut, dou-  [*1 blée & répétée plufieurs foïs. Notrë ame , toujours portee a fimplifier & a généralifer les objets, toujours allant a 1'unité, réduit ces idees accumulées fous une feule, & en compofe 1'idée de ce qu'elle appelle nombre , grandeur , multitude. Cette multitude ou nombre, confidéré fous une feule idéé, ne différe d'un autre nombre que par une proportion plus ou moins grande, par des rapports différens. Or toute proportion , • toute rélation , eft 1'ouvrage d'un efprit qui compare, & n'a aucune méfure fixe. En métaphyfique donc, les grandeurs arithmétiques ék géométriques font la même chofe ; tout calcul doit être banni de cette fcience, & aucune idéé d'unité ou « 1 ger ees rapports. C'eft la ^ mais en grand & dans toute fa perfection, le tableau cannelé dont nous avons parlé quelquefois. (d) Et voila que j'ai tout dit , LéJ ontius ; je ne faurois plus que me répéter. Si vous préférez a ces idéés qui m'élèvent, qui me degagent de la matière & me la font méprifer, qui femblent me porter déja fur. les ailes de Pimmortalité dans le féjour de la lumière & de 1'incorruption , dans la fphère des pures intelligences ; fi vous préférez a tout cela vos cubes de matière toujours cubes, vos corps divifés & fubdivifés a 1'infini , & pourtant toujours divifibles ; fi vous voulez avec votre grain de fable, (a) Voyez Entretien II. p. *ïi  [ 7* ] en le fubdivifant toujoursvous faire un million de mondes en petit : fi vous pouvez devorer , robufte Philofophe , toutes les abfurdités , toutes les dures conféquences, que 1'extenfion abfolue & intrinfeque de la matière , avec fa divifibilité a 1'infini , entrainent ; je vous en félicite, mais je ne vous porte point envie. JouifTez en paix de votre dé couverte vous et votre maitre Héraclide ; mais lailTez-nous du moins notre opinion innocente qui fait notre bonheur, puifquelle fert h dechirer Ie voile qui nous couvroit fans ceffe 1'Auteur de la nature. Nous aimons mieux que Touvrage difparoiiTe a nos yeux que bien 1'Ouvrier immortel , lequel nous n'avons jamais fenti ü prés de nous. Bon foir donc, mon  { 73 1 cher Léontius. Voila que nos bergers fe mettent déja a couvert , eux & leurs troupeaux , contre les influences de la nuit, derrière ces .tertres ombragés par les hauts peupliers : faifons de même , & regagnons nos foyers.  L'AVEUGLE de la M O N T A G "N E. Entretiens Pkilojhphiques* Entretien quatrième. De la Nature créée. In ipfo vivimus, move* mur9 & futnus. L'Humeur de Léontius n'avoit guères été de durée. Pouvoit-elle Têtre vis-a-vis des amis aufli fincères, & pour une opinion, qui après tout, ne pouvoit jamais être qu'une * C'eft Polydamas qui parlc.  t75 ] qu'une erreur de 1'efprit, & non celle du cceur? Léontius fut donc le premier a en badiner. Son bon cceur le porta même a s'humilier de ce qu'il appelloit fon incartade. Mais c'étoit toujours sans s'avouef vaincu. Par un refte d'amour propre il vouloit que fon opinion lui parut toujours cbère, quoique dans Ie fonds il eüt dé ja commencé k I'abandonner, ou du moins a se la rendre douteufe. Ce n'eft pas , difoit-il tout haut , ce n'eft pas ainfi que 1'on renonce a une opinion ,' ou plutot a un fentiment que je regarde comme né avec nous, Sc que 1'on peut appelier Ie fentiment Sc la croyance du genre humain. Ho ! ho ! repliqua Archytas vous quittez, a ce que je vois, les armes de la Métaphyfique, pour £  I C 76 3 venir nous attaquer avec celles de 1'Histoire. Soit ; quoique je ne fache pas trop ft ces dernières font faites pour nous combattre ; mais puisque vous le voulez ainsi, nous prendrons encore cette lance. Je veux bien la rompre avec vous. Je dis, que je le veux bien : car ce sera moi, s'il vous plak, qui aurai eet honneur. J'imagine que notre refpeclable Vieillard le voudra bien encore, puifqu'il ne doit pas se rendre ici fitót. II eft avec Théogène ; Théogène , le plus cher , comme vous favez , de fes difciples, fon rils adoptif & fl!s digne d'un tel père. II eft venu le voir ce matin. Ils n'ont ceflè de s'ehtretenir , comme s'il y avoit dix ans qu'ils ne s'étoient point rencontrés. Ils fe font rendus d'abord  L77Ï a la montagne ; )'y étois , & je n'ai pas fait fcrupule de les écouter. Ils n'avoient a se dire que ce qu'ils vouloient bien que toutes les créatures süffënt & répétaftent a 1'uniffon. Le Vieillard entona d'abord fon hymne a la Divinité. „ II in- vitoit toutes les intelligences, tous 9, les adorateurs qui peuplent 1'uni3, vers, a s'unir avec lui pour chan- ter , pour célébrer la gloire du „ Dieu Créateur, qui seul a l'e„ tre et la puissance ; mais qui „ ayant auffi la bonté, eft fans in„ terruption porté par elle a fe „ communiquer, & a former, dans „ fa fageffe , des chaines toujours „ nouvelles d'êtres fubordonnés a Lui, Sc participans, dans une é„ chelle infinie, de fa vie & de fa „ félicité.  [78] *„ II parcouroit enfuite cette échel,r le & tous les moncles, en com„ mencant par ce grain de fable „ que nous appellons la terre , & „ auquel, (infenfés que nous fom„ mes !) nous nous attachons com„me fi c'étoit le terme de nos „ efpérances , tandis qu'au moment „même que nous en parions, eet „ atome nous échappe. Les Mondes difparoiffoient enfuite fuccef„ fivement, comme on voit fuir ou „ difparoitre un brouillard léger, „ dès que fon vainqueur, le foleil, „ fe montre. Le Créateur feul re<„ floit , au milieu d'un Univers „ tranfparent pour ainfi dire & im„ matériel , environné de millions „ & millions d'Intelligences , dont „ 1'occupation inftantanée & éter„ nelle étoit de dire oude s'écrierfans  [79] ;,celTe: O! (*) Gloire „ foit a celui qui efl, qui a tou„ jours été & qui fera éternel„ Iement. Tout eft par Lui & en „ Lui. Sa bonté nous a formés ; „ elle nous forme & nous éclaire „ fans celTe : elle nous a formé ca„ pables de nous tourner vers Lui, „ de Le connoitre & de L'aimer. „ CONNOISSONS DONCET AIMONS. „Ce doit être la hötre feule, no„ tre heureufe occupation pendant „ une éternité de fiécles. „ II déduifoit enfuite de nos rapports, elTentiels & néceflaires, avec . Cj Quoique je recoive ceci volon- ^ur^en<:ore comme une preuve da Cnnftianifme de notre Vieillard, il fauc avouer que parmi les fragmens véritables des anciens Pythagoriciens , il fe trouve des paflages aufli beaux , aufli torn , & qui ne dépareroient pas les les penfées. Vous auriez été entrainé, convaincu, par le fentiment; vous feriez devenu, fans raifonner, fon difciple. Mais voyons toujours quelles font les nouvelles armes avec lefquelles vous voulez combattre cette  cêlefte doctrine j quelles font les difficultés que vous prétendez nous. oppofer, & qui font tirées , comme vous dites , des dogmes antiques & de rhiftoire du genre hur main. Voyons fi elles pourront tenir contre les élans de la. raifon de notre chantre harmonieux, contre les argumens de mon incomparable Philofophe. Léontius , quoique peu maitre de cacher fon émotion , (car ce récit lui en avoit donné beaucoup ,) fe recueillit un inftant : puis il paria a peu prés en ces termes. J'appelle une opinion née avec nous, celle que nous ne nous fommes pas donnée; que nous n'avons pas formée par un efFort de raifon, par le travall de la réflexion, ou de 1'étude. Or telle eü Ia doe-  183 ] trine des corps eflentieilement éten* dus & folides, c'eft a dire qui Ie font antérieurement a toute fenfation de notre part. Demandez a un jeune homme , ft Ia folidité d'une pièce d'or que vous lui montrez, ou celle d'un beau vafe Hétrufque, d'une ftatue d'airain de Corinthe, eft 1'ouvrage de fes fens ? & qu'au cas que ni lui, ni perfonne, n'eüt point de fens, fi eet or, fi eet airain, ne feroient point é~ tendus & folides ? Interrogez de même nos artifans & nos laboureurs. Ayez foin feulement de leur propofer bien la queftion : car on ne répond fi mal que paree qu'on interroge plus mal encore. Si tous ne vous répondent pas , d'une manière moins philofophique fans doute que ne fairoit mon maitre HéE 5  [84] raclide, mais aufli intelligible peutctre; fi tous ne vous difent que , fans aucun rapport avec notre fa