b è LA TRAGÉDIE.   ^760 P13 D E LA TRAGÉDIE, POUR SERVIR DE SUITE au x LETTRES Par M, Clément. SECONDE PART IE. A AMSTERDAM, Et fe trouve a Paris , Chez Moutard, Imprimeur-Libraire de la Reine, de Madame , & de Madame Comteffe d'Artois , rue des Mathurins, Hêtel de Cluni. M- DCC. LXXXIV,   D E LA TRAGÉDIE. CHAPITRE PREMIER. DES différente* pardes de VEconomh Dramatique* N ^OÜS avons Park' principaux objets tpu conftituent 1'ArtTragique , & des moyens les plus confidérables quon a inventés ou renouvelës peur le degrader parmi nous. La vraifemblance eft Ie point fur lequel nous avons Ie plus fafiffiS , paree qu'elle eft le premier fondement de eet Art, & ]a bafe de routes les autres régies, qui deviennent inutiles & fnvoles, fi la vraifemblance nexifte plus, Nous avons accumulé les exemples pour ne Seconde Partie. A CHAPITRE PREMIER. DES dlfférentes pardes de VEconomh J->ramatique*  i De la Tragédie. laifler aucun doute fur eet article, ck pouf convaincre les efprits les moins attentifs, que 1'invraifemblance, poufTée jufqu'a 1'abfurdité, eft la principale caufe du renverfement de la Tragédie. Nous avons fait voir enfuite, que 1'excès d'action , de fpeclacle ck de pathétique , dont les faux ConnoüTeufs font tant de cas aujourd'hui, eft un triple défaut , né de 1'invraifemblance ; qu'il y a beaucoup moins de progreffion d'intérêt & de mouvement tragique dans une adion chargée d'incidens romanefques , que dans une aftion fimple ék naturelle ; que , fi le fpeclacle ne contribue point a augmenter 1'intérêt, & ne fort pas néceiTairement d'un plan raifonnable , ce n'eft plus qu'un vain attirail de décorateur, un preftige puéril pour amufer les yeux d'un peuple devenu enfant ; que la fource du paihétique étant dans la fenfibilité du cceur humain , on entretient plus vivement & plus long-temps 1'émotion par des moyens vrais ck fenfibles , que par un enchainement de fituations forcées ck inexplicables ; ck qu'en exagérant la pitié & la terreur , on révolte également le coeur & 1'imagination.  De la Tragedie. j Avant que d'appllquer le principe général de la vraifemblance aux regies particulières & aux différens détails du Poëma Dramatique , nous ne croyons pas inutile de propofer , fur 1'accord du vraifemblable & du merveilleux , quelques idéés qui jetteront plus de lumière fur ce que nous avons a dire de 1'économie théatrale. §■ I. De 1'accord du merveilleux & du vraifemblable. L'accord du merveilleux & du vraifemblable eft 1'objet de tous les Arts d'imagination , puifqu'ils imitent la Nature en 1'embellifTant; s'ils négligeoient le vraifemblable, ils n'imiteroient plus la Nature j fans le merveilleux, ilsne 1 embelliroient point • car Ie merveilleux dont je parle ki , n'eft pas feulement I'emploi des fidions & des agens furnaturels , c'eft une perfedion idéale , un compofé de ce qu'il y a de plus rare & de plus admirable dans les objets naturels , dégagé de toutes les parties grofïïères ou infipides dont ils font ordinairement accomAïi  4 De la Tragédie. pagnés. D'ou 1'on voit que , fi 1'on imitoit k Nature telle qu'elle eft , on n'auroit befoin que de la vérité; mais on nous' plairoit beaucoup moins : en effet, il y a une inflnite' de chofes naturelles & vraies, qui nous choquent & nous ennuient ; & les petits intéréts , les abjeclions du cceur humain étouffent tellement les qualités intéreffantes, qu'une peinture trop fidelle de ce qui fe paffe tous les jours fous nos yeux, nous paroitroit une répétition faftidieufe , laifferoit dans l'inaclion notre efprit , avide d'émolions nouvelles, & humilieroit notre orgueil. C'eft donc le clioix des objets véritables, & la perfeélion poffible qu'on leur donne, qui forment eet accord du vraifemblable & du merveilleJTc. C'eft un modèle offert aux hommes, pour corriger les imperfecflions- de leur nature , pour leur retracer 1'idée primitive du.beau , gravée dans leur ame , & prefque efFacée par toutes les paffions baffes & faclices que 1'amour déréglé de foi-même a fait naitre. En quoi le but de la Poéfie eft plus élevé & plus utile que celui de 1'Hiftoire & de la Philofophie , qui préfentent 1'homme  De la Tragédie. 5 tel qu'il eft , & ne lui montrent point ce qu'il pourroit être, en dirigeant, d'après les nonons du beau , la perfeélibifité qu'il a recue. Ce me'lange du merveilleux & du vraifemblable doit être modifié d'une manière différente, felon le genre d'imitation. Le genre narratif , ou le Poëte ne parle qua 1'efprit & a 1'imagination, peut porter les objets qu'il imite a une perfecrion beaucoup plus idéale que le genre Dramatique ou il parle encore a nos fens, juges rigoureux du vraifemblable. Celui-ci dominera donc dans le Drame , & le merveilleux dans 1'Epopée. Toutefois le merveilleux tient encore une place confidérable danslaPoéfie Dramatique , paree que le pouvoir de 1'imagination eft affez fort pour féduire & pour égarer jufqu'a un certain point, le témoignage des fens; mais il ne doit régner qu'a la faveur-de I'iïlufion produite par la vraifemblance. La vraifemblance réglera routes les parties du Drame qui tombent direclement fous les fens ; Ie merveilleux trouvera fa place au milieu des A iij  6" De Ia Tragédie'. grandes émotions de l'ajiie. Orefte ne defcendra point aux enfers, dans une Tragédie, comme Enée dans l'Enéide; mais Orefte , troublé par les Furies, après fon parricide, croira voir les enfers ouverts fous fes pas; il y verra Agamemnon , Egyfte dans les bras de fa mère. L'imagination duSpeflateur adoptera ce merveilleux , que fes fens auroient rejeté. De la combinaifon du vraifemblable & du merveilleux réfiiltent toutes les régies del'Art Dramatique. Le principal de eer Art eft de favoir comment le vraifemblable doit préparer & colorer, pour ainfi dire , le merveilleux. Le fujet d'une Tragédie eft merveilleux y paree que 1'événement en eft rare, important, &. que les circonftances en font arrangées d'une manière qui fort de 1'ordre commun des chofes; mais la vraifemblance doit per-, fuader que cette acrion a pu fe parTer de cette manière & comme elle eft repréfentée. Pour en venir la , il faut que les moyens les plus naturels amènent ce qu'il y a de plus e'tonnant. Théfée dévoue fon nis a la colère de Neptune ; ce refTentiment eft naturel ,  De la Tragédie. f puifqu'il croit que fon fils a déshonoré fa couche : mais fur quelles preuves le croit-il \ L'accufation d'(Enone eft-elle fufhTante l Ne devoit-il pas interroger Phédre elle-même ? L epe'e d'Hippolite , laifTée entre les mains de Phédre, eft , me dira-t-on , une preuve aflez forte; mais eft-il bien naturel qu'Hippolite fe lahTe arracher fon épée , & ne défarme point la Reine qui veut s'en percer a fes yeux ? Ce moyen ne mé paroit pas aflez vraifemblable pour fonder le merveilleux de la cataftrophe. II eft encore peu vraifemblable qu'Aricie , inftruite du crime de Phédre , de 1'innocence d'Hippolite , & du vceu parricide de Théfee , laifle périr fon amant viétime de ce vceu , qu'elle pouvoit faire révoquer en découvrant a ce père abufé toute la noirceur d'une ft horrible impofture. En vain ditelle qu'Hippolite lui a ferme' la bouche fur ce fatal fecret; tout devoit céder a la juftification & au falut de ce qu'elle aime. Cette aétion fi étonnante d'un père qui livre a la mort un fils chéri, n'eft donc pas amenée par des motifs affez naturels. II me femble x en un mot, que le merveilleux domine beauA iv  ^ De la Tragédie. coup trop fur Ie vraifemblable dans ce chef- d'ceuvre de paffion & de poéfie. On fent a/fez que tout ce qui devient abfurde n'eft plus merveilleux. A force de négliger la vraifemblance , on tombe dans 1'abfurde. Nous en avons donné tant de preuves en examinant le plan & la conduite des principales Tragédies de Voltaire , qu'on nous difpenfera d'une plus longue difcuffion a eet égard. Puifque 1'abfurde détruit également le merveilleux & Ie vraifemblable, il eft abfolument contraire a toute imitation poétique, & fur-tout au caraclère d'un Poëme qui parle aux fens autant qu'a 1'efprit. ^ Le merveilleux peut dominer dans toutes, les parties externes du Drame ; c'eft-k-dire , dans 1'avant-fcène , qui contient ce qui a précédé 1'adion repréfentée , dans les chofes qui fe paffent hors de la fcène , enfin dans les récits. Mais tout ce qui fe fait fous nos yeux doit être amijetti a la vraifemblance. Ainfi la cataftrophe d'Iphigénie , celle de Phédre, qui font en récit, font prefque entièrement dans le genre merveilleux. Celles fpeétacle ; ék 1'impreffion ne peut être une fans 1'unite d'aétion. Eft-il plus naturel qu'en nn ü court efpace on nous faffe pafTer plufieurs adions en revue? S'il eft de'ja furprenant qu'un fait extraordinaire s'arrange ék fe développe avec toutes fes circonftances, avec tant de rapidité , & fans qu'il y ait un moment de perdu j fera-t il croyable que deux ou trois de ces faits extraordinaires ék rares fe rencontreront a point  *5 De la Tragédie. nommé , fe fuccéderont & fe lieront en, femble auffi rapidement ? S'il eft difficile de faire naitre une fois & d'entretenir 1'illufion , eft-il poffible de la renouyeler tout-a-coup , & de nous en faire changer d'un moment k 1'autre ? L'intérêt fera-t-il plus fort & plus vif en parcourant divers objets, qu'en fe prolongeant fur un feul l Le cceur humain ne cbange pas fi promptement d'émotion : affeéle' d'un fentiment tendre ou profond, il foufTre impatiemment qu'on veuille auffi-tót 1'en diftraire , pour 1'occuper d'autre chofe ; mais il s'arrête avec plaifir fur 1'impreffion qu'il vient de recevoir; il airne a s'en pénétrer ■ il fe livre de lui-mêine a tout ce qui peut 1'étendre , Ia nournr, la fortifier , la poufier au dernier degré ; & puifqile Fobjet ^ fc fe dans la Tragédie eft de nous émouvoir, c'eft une trop grande mal-adreue d'interro^pre une émotion déja donnée , pour tücber de nous en procurer une autre. C'eft fe jouer de notre fenfibilité. Quand il faut e%er nos larmes, pour nous intérener , au même inftant, a un fujet différent de celui qui les  De la Tragedie. ij a excitées , il eft bien difficile de nous eri arracher une feconde fois. L'unité d'adion & d'intërêt eft donc établie fur la raifon , fur la nature du cceur humain, relativement a la dure'e du fpetfacle ; car fi ce fpeclacle duroit des mois entiers, comme fur les théatres de la Chine, on pourroit nous repre'fenter une Hiftoire entière dans une Tragédie , comme on la repréfente a ce Peuple indolent, qui interrompt le fpeclacle pour aller boire , manger & dormir, & revient tranquillement chaque jour reprendre le ril de fon Hiftoire Dramatique. L'unité d'émotion eft le grand fecret de la Tragédie. Les Pièces qui attachent le plus vivement, qui font verTer le plus de larmes , & qui donnent une illufion plus compléte,' font celles ou 1'émotion, toujours une , continue & progreffive , agite toutes les parties fenfibles du cceur humain par les ■ développemens d'une paffion dominante , & 1'occupe entièrement d'un feul intérèt. Euripide, parmi les Anciens, h'a pas toujours confervé cette unité. Dans quelques-unes de fes Pièces, comme Hécube , Orefte , Andro* . Seconde Part ie. g  l8 De la Tragédie, maque , &c. 1'impreffion eft trop mobile, ck devient quelquefois tout-k-fait différente. Les Modernes font tombés affez fouvent dans ce défaut, & en ont été avertis par le refroidiffement de 1'émotion des Spedateurs. Si 1'on écoute encore le dernier Ade des Horaces , c'eft par refped pour le Grand Corneille. Le doux ck foible amour d'Hippolite ék d'Aricie fait languir les cceurs agités par la paffion bruiante ék impétueufe de Phédre. Onrecoit toujours, avec froideur , les vieilles amours de Jocafte ék de Philodète ; ék 1'intrigue de Tullie paroit infipide , après la grande impreffion que promettent les premières fcènes de Brutus. h'Èleclre de Crébillon a pu réuffir par les beautés fortes dont plufieurs fcènes font remplies ; mais jamais fujet tragique ne fut plus étrangement défiguré. Jamais 1'émotion ne fut plus interrompue par de miférables intrigues d'amour, ék plus différente de celle que fait attendre un pareil fujet. Jamais enfin 1 efprit romanefque ne fut plus déplacé. II le paroit beaucoup moins dans le fujet moins connu de Rhadamijle ék de Zé~ nohle. D'ailleurs tout le merveilleux roma-  De la Tragédie. rij irefque eft jete' dans 1'avant-fcène. Ce merveilleux fuppofe', l'aclion marche avec unerapidité & un enchainement admirables ; 1'impreffion , toujours une , ne languit pas un feul inftant , & croit rle fcène en fcène avec une force & une chaleur nouvelle. Auffi Voyons-nous peu de Pièces fur notre théatre qui entretienne auffi vivement 1'émotion , & qui rempliffe mieux le but de la-Tragedie. Sans l'unité d'émotion, on entendroit affez mal l'unité d'aclion ; car 1'aétion pourroit être une , en procurant des émotions contraires. L'unité dont nous parions ne défend pas feulement que 1'intérêt principal , qui % d'abord été fixé fur un Perfonnage , paffe enfuite fur un autre ; mais encore que le même Perfonnage excite aux derniers Actes un autre intérêt que celui qu'il avoit infpiré aux premiers ; je veux dire , qu'en changeant totalement de fituation, en paffant du bonheur a 1'infortune, ou du malheur a un état plus tranquille , ou par différen3 degrés de calamité , 1'intérêt de la cataftrophe doit être une fuite , un complément de celui qui a régné pendant le cours de l'in~ B ij  10 De la Tragédie trigue. Si, dans Athalie, le falut du petie Joas, pour qui 1'on s'inte'reiTe , e'toit affuré au milieu de la Pièce ; fi 1'on n'avoit plus rien a craindre pour lui, ck que le Grand-Prêtre ne s'occupat dans tout le refte que du foin de fa propre confervation , il n'y auroit plus unite' d'inte'rêt. L'artifice de Joad, imaginé pour fauver les jours de fon jeune Roi, feroit détaché de 1'aclion principale , du moment qu'il ne feroit plus employé qu'a fauver des fureurs d'Athalie le Temple ck le GrandPrê:re. L'intérèt de celui-ci ne fait qu'un avec celui du Roi enfant, dont il eft le défenfeur. Leur fort eft fi bien lié, que , fi 1'on ne craint plus pour Joas , on fera médiocrement touché du péril de Joad. ISOrphelin de la Chine nous fournit un exemple bien fenfible de cette variation d'intérêt qui détruit l'unité d'émotion. Dans les premiers Acres , Zamti veut livrer fon fi!s a Ia place du fils de fon Empereur , que demande Gengis-Kan , pour éteindre en fon fang les reftes de la Familie royale. Idamé s'oppbfe a ce cruel facrifke , 6k dévoile le ftratagème de fon. époux. Celui-ci même  De la Tragédie. 21 avoue , au milieu du troifième Adte , que 1'enfant, qu'il a préfente' a la mort, eft fon fils. Dès-lors Ie premier intérêt eft fini; un autre commence , bien plus foible que le premier ; c'eft Gengis, qui veut forcer Zamti a lui céder fa femme. U n'eft plus queflion , que par manière d'acquit , de 1'Orphelin , qui faifoit le fujet de la Pièce. On n'aime point a voir une mère , qui nous attendriffoit tout a 1'heure en faveur de fon fils , obligée maintenant de répondre a des déclarations d'amour. Plus on étoit ému , plus on eft faché d'avoir pris le elian^e , & de fe voir dérouté. C'eft au fort de 1'Orphelin, a celui du filsd'Idamé , a la tendreffe de cette mère, au courage patriotique du père qu'on s'intéreffoit. C'étoit par-la qu'on vouloit être ému, durant toute la Pièce, & 1'on ne pardonne pas de voir fi-tót finir cette émotion , pour «ne intrigue amoureufe qui anéantit le premier mobile de 1'action & de 1'intérêt. Afin que 1'émotion foit une dans la Tragédie , il faut qu'elle fe fa(Te fentir dès 1'expofition , & pour cela , il faut que 1'adtion commence le plus prés de la cataftrophe qu'il B iij  2i De la Tragédie. eft poffible. Quoique cette cataftrophe fe re-* cule par quelquesincidens impre'vus, c'eft elle pourtant qui donne le premier mouvement a 1'aclion, ék qui en lie toutes les parties. Le facrifice d'Ipliigénie eft le fujet qu'on a choifi pour nous émouvoir; ce facrifice eft annoncé des la première fcène ; le mouvement eft donné. C'eft de la que dovent naitre toutes les autres femences d'émotion ; c'eft la que tous les refTorts doivent tendre , comme a un centre commun. Agamemnon imagine différens moyens pour fouftraire la viclime ; ces moyens font déconcertés, ék 1'idée de la cataftrophe entreticnt continuellementle trouble ék 1'attendrifTement. Le Poëte, il eft vrai > a cru que Timpreffion deviendroit trop douloureufe , ék même défagréable , fi nous voyions përir une jeune PrincefTe , fi aimable ék li touchante ; mais il a cache' jufqu'a la fin 1'artifice inge'nieux quï la dérobe au trépas. C'eft après avoir porté au combje la douleur ék la crainte de la voir immolée i qu'il nous épargne les pénibles regrets ék 1'horreur de fa mort. S'il nous faifoit appercevoir trop clairement, dans le cours de 1'adion , qu'Iphigénie  De la Tragédie. ij ne fera pas facrifiée , notre émotion feroit prefque nulle. L'aétion tragique n'eft vraiment fenfible pour le Spedateur , que du moment ou 1'e'motion commence. II faut que le. mouvement foit donne' , afin qu'on s'intéreffe a vos Perfonnages; que tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils difent, contribue a augmenter ce mouvement. Quel eft le fujet de la Mort de Céfar 1 C'eft la conjuration de Brutus ék de Caffius contre le Deftruéteur de la Républiquev C'étoit donc de cette conjuration que devoit fortir la première imprefïïon ; cependant elle ne fe fait point fentir pendant tout le premier Aéte, ou la confpiration n'eft pas même formée. Ainfi les fcènes de Ce'far ék d'Antoine , ék de Céfar avec les Se'nateurs , ne paroifTent point entrer dans 1'aétion, puifque le véritable fujet n'eft pas entamé, ék qu'on ignore ce que Céfar doit craindre des Sénateurs. Si 1'on avoit vu , dès les premières fcènes, le complot de Brutus prêt a eclater , tout le refte fe lieroit a ce premier mobile pour nous émouvoir. Les terreurs fecrètes que Céfar dévoile a Antoine , la confidence B iy  2 4 De la Tragédie; qu'il lui fait fur la naifTance de Brutus , nous toucheroient vivement, quand nous faurions que ce fils de Céfar a le poignard tout prêt pour lui percer le fein. Ce premier Aóïe eft ifolé dans 1'adion, fans mouvement & fans effet, paree que le principal germe de 1'émotion n'eft pas développé. On pourroit en dire autant de prefque toutes les Pièces de Voltaire , ou Ie véritable* mouvement de 1'aclion refte indécis pendant les premiers Ades , & laifie 1'attention du Spedateur vague & flottante fur un igtérêt trop lent a fe faire fentir. D'ou vient que, des meilleures Tragédies de eet Auteur , Mérope eft celle qu'on revoit avec le plus de plaifir ? C'eft que 1'imprefïïon en eft prompte , que la, douleur de cette mère ouvre 1'adion avec vivacité , & que notre ame , entrainée d'abord par le mouvement le plus naturel au fujet ? s'attache fortement a 1'illufion. Rien n'avertit mieux , je le répète , de l'unité d'adion cdnvenable a la Tragédie, que l'unité d'émotion. On s'appergroit trèsbien de la duplicité d'adion • mais il n'eft pasaifé de s'appercevoir fi une feule adion eö  De la Tragédie. 25 affujettie a la véritable unité Dramatique, fi elle commence ou elle doit commencer, fi la progrefïïon en eft naturelle , fi 1'on ne donne pas trop d'extenfion a quelques-unes des fes parties, aux dépens de quelques autres plus effentielles, ou fi elle n'eft pas prolongée a& dela de fes juftes bornes. L'émotion ne s'y trompera jamais. On fent très-bien fi 1'on re$oit d'abord 1'impreffion convenable au fujet qu'on nous expofe , fi cette imprefïïon n'eft pas interrompue , fi elle eft trop partage'e ou trop embarraflee , fi enfin elle eft complette, ou fi elle laifTe quelque cbofe a défirer. Dans tous ces cas, 1'aéuon auroit beau être une , l'unité Dramatique ne s'y trouve pas. L'émotion en eft donc le véritable juge ; c'eft elle qui nous avertit que la converfion de Félix alonge & refroidit le dénouement de Polyeucïe, quoiqu'elle ne nuife point a l'unité d'aélion; qu'après la mort de Britannicus, nous fommes peu touchés de l'inftallation de Junie parmi les Veftales; & que le dernier Ade de Rome fauvze, quoiqu'il ferve a compléter l'aétion, n'ajoute rien a 1'intérêt, & ne donne aucune imprtftion tragique^,  2 6 De la Tragédie. Par un effet contraire , 1'unite' d'émotioit nous aide a démêler le de'faut du dénouement de la Mort de Céfar, a travers les beaute's de la fcène éloquente d'Antoine. Plus cette fcène , imitée de Shakespear, eft belle & touchante, plus elle nous fait fentir qu'elle commence une nouvelle adion ; elle nous infpire une violente curiofité de favoir fi les meurtriers de Céfar feront punis. Or, qui ne fait pas qua la fin d'une Tragédie, la curiofité ne veut point être excitée , mais fatisfaite. Dans le Poëte Anglois, cette fcène eft d'un artifice fingulier , puifqu'elle fert a faire défirer la feconde adion qui remplit les deux derniers Ades ; elle lie Ia doublé émotion qu'infpirent le meurtre de Céfar & la vengeance de ce meurtre; c'eft uneadreffe qui ne juftifie pas la duplicité , mais qui lui donne au moins une tranfition ingénieufe & pathétique. Dans le Poëte Francois, cette même fcène eft un embelliffement qui, faifant éclore un intérêt nouveau , efface la première imprefïïon , pour en communiquer une autre dont on défire inutilement 1'effet. C'eft donc a l'unité d'émotion de régler  De la Tragédie. 27 tous les rapports qui doivent fe trouver entre 1'expofition, le nceud & le dénouement d'une Tragédie; elle eft le centre de ces trois parties qui correfpondent entre elles pour produire cette unité. Lorfque 1'une de ces parties n'eft pas bien liée a chacune des deux autres, il n'jr a point d'unité : les émotions font inftantanées, elles fe fuccèdent les unes aux autres, mais non pas les unes a caufe des autres. Tout ce qui fe paiTe dans la Tragédie, doit arriver néceffairement ou vraifemblablement de ce qui a précédé. Voila pourquoi les épifodes, dont le rapport n'eft pas abfolument nécefTaire a 1'adion, font exclus de ce Poëme , qooiqu'ils foient une fource d'agrémens dans toute autre poéfie. On n'exige fi rigoureufement l'unité dans le Poëme Dramatique , que paree qu'elle eft efTentielle au plaifir qu'il procure. Par cette raifon , 1'on demande entre toutes 'les fcènes une liaifon intime qui entretienne la continuité de 1 émotion , & 1'on ne peut fouffrir les fcènes détachées. On veut que tout foit préparé , amené , motivé ; que le gerrue de cbaque Acle , de cbaque fcène , foit jete dans 1'Atfe, .ou ia fcène précédente ; que  De la Tragédie. chaque Ade laifTe une attente de quelque événement pour celui qui va fuivre. Pourquoi faut-il rendre raifon de 1 entree & de la fortie des Perfonnages ? C'eft pour faire fentir l'unité; je n'en vois pas d'autre motif. On veut favoir fi 1'Adeur qui entre V3 continuer l'émotion qu'on éprouve ; on veut favoir , quand il fort, fi ce qu'il va faire contribuera a continuer & a augmenter cette émotion. Nous traiterons de ces petits détails de 1'Art dans le Chapitre fuivant. Nous n'avons pas jugé a propos de répéter tout ce qui a été dit avant nous fur l'unité d'adion. Nous avons mieux aimé fixer, d'une manière plus claire qu'on ne 1'avoit fait jufqu'a préfent, la véritable unité tragique, en lui donnant pour bafe l'unité d'émotion, qui entraine nécefTairement celle de 1'aélion , tandis. que celle-ci ne produit pas toujours fautre, a laquelle font attachés les plus grands effets & la perfedion de la Tragédie. §• I v. De l'Unité de lieu. L'unité d'adion ou d'émotion a pour caufe  De la Tragédie. a$ 3e plus grand plaifir qu'il eft poffible de procurer a notre ame , dans un fpeétacle de peu de dure'e. Comme ce fpeétacle parle a notre ame par nos fens , les unités de temps & de lieu font établies fur le rapport de ces mêmes fens, & fur la conformité qui doit re'gner entre leur jugement & celui de notre efprit. Ces unite's fuivent donc néceffairement de la première. On a beau dire , on ne nous fera jamais croire que , dans une aclion dont nous fommes témoins , les Perfonnages puifTent fe tranfporter en difFérens enclroits, & refter toujours fous nos yeux , tandis que nous ne changeons pas de place. II eft trop évident que la baguette du Machinifte tranfporte ces endroits différensaufeul lieu oünous fommes; & quoi de plus puéril , de plus contraire a 1'illufion ? L'unité de lieu eft plus abfolue que celle de temps, par une raifon bien naturelle. Quoique la durée ait des intervalles auffi réels que 1'efpace ; quoique nos fens nous prouvent qu'un jour n'eft pas renfermé en deux ou trois heures , comme ils nous difent que , fans mouvement, il n'y a pas de déplace-  3<5 De la Tragédie; ment; cependant la fucceffion du temps i qui a befoin d'une attention de 1'efprit pour être apperc;ue ék de'termine'e , n'eft pas, a beaucoup prés, auffi fenfible que les effets matériels du mouvement. Eft-il un preftige aflez puiffiint pour nous perfuader que nous paflbns d'un lieu dans un autre , lorfque nous fommes immobiles ? Quelquefois, il eft vrai, a la ledure d'un Ouvrage très-attachant, notre imagination , vivement e'mue, nous tranfporte aumilieu des Perfonnages qui nous inte'reflènt. Nous voyons ïeslieux qu'ils habitent, nous fommes te'moins de leurs aétions, nous les entendons difcourir* nos mains ne fentent point le livre que nous tenons; nos yeux 1'oublient en le mouillant de larmes. Nos fenfations corporelles font fufpendues J c'eft notre efprit feul qui agit ck qui voit; rien de matériel dans eet effet, dont la caufe eft toute en notre ame. Le charme fe diffipe dès que nos fens avertis, ék comme réveillés, reprennent leurs fonétions. Les repréfentations du théatre produiront fans doute la même illufion , ék il le faut bien; car ce n'eft poinl au jeu de 1'AcTrice , c'eft a  De la Tragédie. 3 t Ia douleur d'Andromaque que nous donnons des larmes. Si 1'Aclrice ne fe fait point oublier, nos mains pourront 1'applaudir; mais nos yeux ne pleureront point fur une douleuf artificielle. Et, pour le dire en paflant , il m'a toujours paru que nos Spedateurs, furtout ceux qui fe difent connoiffeurs , n'ont jamais connu 1'illufion , ni par conféquent le vrai plaifir des fidions dramatiques. L'Adeur femble leur procurer tout celui qu'ils éprouvent; c'eft a lui feul qu'ils adrefient leurs cris de fatisfadion. Qu'une Pièce choque la Nature , la raifon , la ve'rité, fi elle eft bien joue'e cela leur fuffit. Ils ne diront jamais: Que cela ejl vrai ! mais , que cela ejl bien joué! Quand nos femmes fe récrioient fi plaifamment d'un Adeur aflez Iaid : Qu'il ejl beau! il eft certain que ce n'e'toit ni Acbille , nï Rhad amifte , ni Cinnaqu'elles louoient ainfi, mais 1'Adeur, qui , a force d'art, réparoit a leurs yeux les difgraces de la Nature. Elles jetoientfur lui ces regards de complaifance, qu'elles portent fur elles-mêmes au fórtir d'une 'ongue toilette; & peut-être , fans le favoir, elles admireient en lui, comme un  I3 De la Tragédie; grand mérite , 1'artince fi précieux pour elles, de paroitre beau avec un laid vifage. Puifque c'eft par un effort étonnant, par une forte de ravifiement hors de nous-mêmes, que notre imagination féduite trompe nos yeux, nous fait oublier fa fcène , les Adeurs & la fidion , & nous rend témoins en efbrit d'une adion véritable ; quelle fottife a\m Poëte de nous retirer d'une illufion , fi difficile a procurer, par un changement de fcène qui nous avertit du menfonge , & de nous convaincre , par un témoignage oculaire , de notre vaine crédulité! Ne me ditês pas qu'une feconde , une troifième illufion peuvent renaitre par le même pouvoir qui a produit la première. Un fens auffi curieux, auffi fübtil , auffi févère que celui de lavue , ne fe laiffie pas tromper deux ou trois fois de fuite en fi peu de temps; il réprime auffi-töt les écarté de 1'imagination, qui, une fois refroidie, laiffe a la raifon un libre jugement, & alors le déplacement de la fcène , le renouvellement des décorations ne nous paroit plus que le preftige groffier d'une lanterne magique, faite pour amufer des enfans. II y a loin de ce jugement a  De la ffatfjSdU, 33 a une feconde illufion. Pè quelle ardeur j'irois reconnoitre mon Roi ! On n'eft plus furpris, a la fin de la Pièce, de lui voir pre'férer la défenfe de fon jeune Roi a celle d'Athalie. ' • Après que le» Vifir Acomat a dit a Ofmin : Voudrois-tu qu'a mon agc je fiffe de 1'amour le vil apprentiflage ? &c. on voit bien enfuite que la jaloufie ne fera pas capable de le détacher du parti de Bajazet; & quand Roxane lui apprend que Bajazet les trompe tous deux en aimant Atalide , fi Acomat feint d'entrer dans ce reffentiment amoureux , on n'eft pas dupe de cette feinte , on-fe doüte qu'il ne cherche qu'a pénétrer les fentimens de Roxane , a pre'venir fes foupgons, & 1'on eft affez préparé k ce qu'il dit dans la fcène fuivaute : Moi jaloux ! p'iit au Ciel qu'en me manquant de foi, L'imprudent Bajazet n'eüt offenfé que moi 1 . . . .  De la Tragédie, Et Ia Sultane eft-elle en état de nYentendre ! Ne voyois-tu pas bien f quand je I'allois trouver , Que j'allois avec lui me pcrdre ou me fauver ? Voltaire n'a prefque jamais connu ces préparations adroites, qui préviennent les objecrions du Spedateur; il laifTe trop appercevoir 3a précipitation de fes incidens,& la conduite imprévue de fes Perfonnages; il ne parle des moyens ne'cefTaires a fon adion, qu'a u momens oii il en a befoin. Arons, dans la Tragédie de Brutus, eft venu a Rome, il a parle' au Sénat, il.refte fur la fcène, fans favoir encore comment il s'y prendra pour fervir Tarquin. C'eft a la fin du premier Ade feulement que Mek fala lui apprend 1'amour de Titus pour Tullie, & c'eft de la qu'il part pour entamer fa conjuration , & former l'heureux piége ou il attend les Romains. Cependant, fi ce piége étoit formé avant 1'adion , fi 1'on favoir , avant lafTemblée des Sénateurs, que les deux fils de Brutus, féduits par Tarquin , ou par fa fille , ont pris quelques engagemens avec Ardhs, la fcène de eet Ambaffadeur au Sénat exciteroit un bien plus vif jntérêt. Quel effet fur-tout ne produiroit pas l'imprécation de F iij .  86 De la Tragédie. Brutus ! Que 1'on feroit ému a la fois de douleur & d'admiration , er^voyanr^ ce vertueux Romain dévouer , fans le lavoir, fes propres enfans a 1'opprobre & a la mort! Si, dans le fein de Rome , il fe trouvoic un traKre Qui regrettat les Rois & qui voulür un Maltre, Q;je le perfide meure au milieu des tourmens; Que fa cendre coupable , aband^nnée aux vents, Ne laifle ici qu'un nom, plus odieux encore Que 'e nom des Tyrans que Rome entière abhorre ! Comme on ne fait point encore fi cette malédidion a quelque rapport au fujet de Ia 4 Pièce, elle ne fait qu'une médiocre fenfation. Un défaut non moins remarquable, & qui découvre la mauvaife difpofition d'un plan , c'eft d'oublierles préparations qu'on a faites, de mettre par-la fes Perfonnages en contradiélion avec eux-mêmes, ou de leur donner une conduite étourdie & inconféquente. Plus le Perfonnage eft grave , plus la faute eft choquante! N'en donnons qu'un exemple, pour éviter les longueurs. Le Conful Brutus, a la quatrième fcène du fecond Ade , vient trouver MefTala , &. lui dit en parlant de 1'AmbafTadeur Arons 5  De la Tragédie. 87 II devoit, des demain , retourner vers fon Maitre ; Mais un jour quelquefois eft beaucoup pourun traltre. Meflala , je prétends ne rien craindre de lui; Al'ez lui commander de partir aujourd'hui ; Je le vcux. • Brutus, qui n'eft pas d'un age ni d'un caraéière a parler comme un e'tourdi r oublie qu'un moment auparavant, au premier Acle, il s'eft expliqué ainfi a 1'Ambaiïadeur luimême : Rome vous donne un jour; ce temps doit vous fi;fEre: Ma maifon cependant eft votre sureté , JoulfTez-y des droits de 1'liofpitalité; Voila ce que par moi !e Sénat vous annonce, Ce foir , a Vorfenna repnrce^ ma réponfe; Report:z-lui la guerre , &c. Cette contradiclion étoit d'autant moins néceftaire , que Brutus , ayant déclaré luimême fa volontéa 1'AmbafTadeur Tofc3n , il étoit abfolument inut^e qu'il vint charger MefTala d'aller lui redire la même cbofe. Ces négllgences fervent a prouver avec quelle confufion Sc quel défordre 1'Auteur jetoit les plans de fes Ouvrages, oir 1'on ne trouve ni fuite , ni liaifon , ni enfemble , ou le plus F iv  Sa De la Tragédie. . fouvent une fcène en contredit une autre, ék & n'eft amenée que pour fervir de rempliffage, §. III.- Des motifs & de la liaifon des fcènes. La clarté de 1'intrigue , qui doit fe dé-* velopper fans embarras pour ne pas inter-? rompre la eontinuité d'e'motion , dépend beaucoup de Ja difpofition des fcènes; c'eft aufïï' de 1'art avec lequel elles font diftribuées ék motivées, que nait d'abord 1'illufion des fens, la première de toutes pour 1'effet du fpeétacle, ék enfuite 1'illufion de l'efprit ék de 1'ame, qui fe prête plus aifément aux émotions qu'on veut lui donner. Le premier foin eft de pre'fenter fi bien Ie lieu de la fcène , que nous puiffions voir clairement fi 1'acf ion y*eft renfermée , ék q»e nous démêlions fans péne toutes les démarches des ' Atfeurs. Après quoi , toutes les fcènes doivent fe rapporter au lieu fixé ék néceffaire a 1'aélion , ou les Perfonnages ne feront introduits que par des motifs effentiels, &l d'ou ils ne fortiront que par des motifs aufft,  De la Tragédie. 89 Indifpenfables. Sans toutes ces regies , fort négligées aujourd'hui j on fera peut-être de beaux Dialogues, on entaffera des fituations poftiches ; mais on ne fera point un Ouvrage vraiment Dramatique. Ouvrons Athalie; il fera facile d'y trouver une pratique exaéte & rigoureufe de ces préceptès oubliés, ou méprifés par les Succeffeurs de Racine. Oui, je viens dans fon Temple adorer 1'Ecernel, &c. Voila le motif de 1'entrée d'Abner qui ojvre 1'aéKon ; voila le lieu de la fcène indiqué, & le jour même oü cette adion fe paffe eft expliqué dans les trois vers fuivans. Après cela, vient 1'expofition du fujet; je ne parle ici que de 1'enchainement des fcènes. Abner ne quitte point Joad fans en donner une raifon ; Je fors , & vais mc joindre a la troupe fidell e Qu'attire dé ce jour la porape folennelle. ! Nous avons vu plus haut le motif qui amène Athalie dans le Temple des Juifs ; mais quel êft celui qui 1'y arrête ? Elle le dit elle-même; c'eft ce jeune enfant qu'elle a vu en fonge , &. qu'elle vient de reconnoitre a 1'autel, "  9O De la Tragédie. Mais bien tót a ma vue on Ta fait difparoure. Voila cjuel trouble ici m'oblige a m'arrêter. Hé bien , il faut revoir eet enfant dé plus prés; II en faut a lcifir cxaminer les traits. Athalie a fait venir Mathan, afin de Ie eonfulter fur 1 événement qui catife fon trouble & fes terreurs : cé moyen étoit fort naturel pour lemettre en fcène; mais , comme il joueroit un perfonnage au moins inutüe dans 1'entrevue de Joas & dAthalie , Ie Poëte avoit .hefoin d'un autre moyen pour Ie faire fortir avec vraifemblance. Athalie en trouve une raifon preffante , dans les précautions qu'elle eft obligée de prendre pour fa propre süreté. LaüTez-moi, cherMatlian , Ie voir , rir.terrog;er. Vous, cependant? allcz ; & fans jeter d'alarmes , A tous mes Tyriens faltes prendre les armes. La manière dont Athalie quitte Ia fcène, eft aufii impofante que naturelle ; après avoir interrogé le petit Joas, & fondé dans fes ré-' ponfes les difpofitions du Grand Prêtre même a fon égard , elle fort menaipante ck' réfolue a fe venger. Nous nous reverror.s , dit-elle st Jofabeth; adieu , je fors contente. J'ai voulu voir , j'ai vu.  De ia Tragédie. 91 Outre Ie motif de Ia fortie, elle prépare encore ce qui doit arriver dans les Aétes fuivans. Racine a écarté aufïï, avec beaucoup d'art, le Grand-Pretre , qui ne pourroit que troubler 1'entrevue , fur-tout après avoir chafTé Athalie du Sancluaire ; Joad explique lui-même fon motif: J'entendois tout, & p!aignoi« votre peinc. Ces Lévites & moi, .prêts a vous fecourir , Nous étions avec vous réfolus de périr. Nous n'iróns pas plus loin ; en voila fufrlfamment pour aider ceux quï en prendront la peine, a développer tout 1'artifice des autres fcènes. Ceftpar-tout Ie même foin , la même exaclitude a rendre compte de toutes les parties de 1'aclion, que, par ce moyen, on fuit fans aucun effort & fans embarras. II n'en eft pas de même des Pièces de Voltaire, ou les Perfonnages paroiffent fouvent fans raifon , & fe retirent de même. En «'effet, d'après 1'invraifemblance roraanefque de fes fujets & de fes plans, il étoit impoffible que la plupart des fcènes fuffent motivées & liées raifonnablemeat. Cherchez dans All'ne eet art fi naturel que nous venons d'ad-  9- Z?| la Tragédie. mirer dans Athalie. Si 1'on demandoit pourquoi Alvarès & fon fils ouvrent la Pièce par la converfation qu'ils ont enfemble , on auroit peine a en trouver la raifoft ; car de eet entretien il ne re'fulte rien pour 1'adion. Le fujet des premiers Ades eft" le mariage de Gufman & d'Alzire; mais il n'en eft queftiora qu'en fort peu de mpts a la fin de cette longue fcène. Ainfi on eft long-temps fans favoir ce qui amène ces Perfonnages , ni par quelle raifon ils viennenf caufer la plutót qu'ailleurs. Lo fqu'iis n'ont plus rien a fe dire , Alvarès. congédie fon fils , en lui difant : Montèze vier.t ici; mon fïis, allez m'attendte Aux autels , ou fa fille avec lui va fe rendre. li envoie Gufman aux autels , afvant de favoir fi Alzire confent enfin a ce mariage ? i! dit plus haut: Montèze a vu fa £TIIe , il Hama fu fléchir. Quand Montèze vient, au lieu d'envoyer fon fils a 1'autel, ne devoit-if pas lui dire r Voyons file père d'Alzire nous apporte enfirï le confentement de fa fille l Alvarès quitte aulfi Montèze de la même manière:  t)e la Tragédiè. 93 Adieu, je vais prcfer eet heureux hyméncc. Sans doute il va rejoindre fon fils a 1'autel, fans attendre qu'Alzire fe foit expliquée ellemême. Montèze a promis pour elle. Alzire revient trouver Ion père , qu'elle venoit de quitter : on croit que c'eft pour retirer ia paroie ; point du tout, elle fera tout ce qu'on voudra. Alors Montèze , chargé de la conduire auprès de Gufman & d'Alvarès qui 1'attendent, fort tranquillement, & la laifïe la : il faudra donc qu'Alzire aille toute feule a 1'autel. Cependant Gufman, qui s'ennuie d'attendre , vient la chercher; il la traite affez durement. Après cela , il la laiffe fortir , fans lui demander ou elle va; il fe retire luimême qug^nd il faut que le premier Aéle finiffe , fans dire un mot de ce qu'il va faire, & il n'eft plus parlé d'autel ni de mariage. Toutes les autres fcènes de la Pièce font conduites avec la même intelligence. Le même Auteur, en imitant affez heureufement de Sophocle la doublé confidence d'GEdipe & de Jocafte , a commis, contre la conduite théatrale , une fingulière faute , dont le Poéte Grec ne lui avoit pas donné  94 De la Tragédie. 1'exemple. A la fin du troifième Aéte, (Edipe dit a Jocafie : . Suivcz mes pas, rentron's ; il faut cjtie j'éclaircifle Va foupcon que je forme avec trop de juftice. Au commencement de 1'Aéte quatrième., (Edipe & Jocafte reparoiffent ck. re^Suent leur confidence ; mais 1'intervalle des deux Aétes n'a t-il pas fuffi pour la faire entièrement l Pourquoi , étant rentrés dans 1'intentipn de fe confier leurs fecrets , reviennentiis, fans s'être rien confiés, au même endroit qu'ils avoient quitté ? II falloit, ou ne pas fortir au troifième Aéte que la confidence ne fut faite , & c'eft la manière naturelle que Sophocle a employée, ou bien ne revenir qu'après l'avoir achevée , puifque leur fortie n'avoit pas eu d'autre motif. La néceffité de finir un Aéte , paree qu'il eft affez long, ók de réferver une fcène pour 1'Aéte fuivant, paree qu'il feroit trop court , ne peut excuier une • abfurdité pareille, qui fait voir au ffiéatre une chofe qu'on ne voit nulle part. Si. deux perfonnes fortent d'un lieu qu'ils ne jugent pas convenable pour fe dire un fecret qu'ils font preffés de fe communiquer, ils ne reviendront  De la Tragédie. q i qui exige un plus grand nombre de moyens | pour la faire rentrer dans fes bornes naturelles, i d'oü elle tend a s'écbapper de tous cötés» & j chofe fingulière ! de cette complication de . moyens réfulte ia fimplicité de f adion. Ce I font des rouages tien proportionnés & bien t engrainés qu'on n'apperfoit pas, & qui font i mareber 1'aiguille d'un pas toujours réglé aui tour du cadran. Brifez lë, moindres refforts , ,i toute la machine eft en confufion. Par les i refforts dramatiques , 1'adion eft une , pour i être faifie plus facilement, & pour toucher i 1'ame d'une émotion plus continue; elle s'ex| pofe , s'intrigue & fe dénoue fans embarras , fans obfeurité. Les fcènes fe lient naturelle Seconde Partie. G  9 8 De la Tragédie. ment 1'une a 1'autre, pour ne lai/Ter auciiri vide fur le théatre , ni dans nos fenfations. Les divers interets des Perfonnages fe réuniffent a un centre commun , afin de ne pas donner le change a notre e'motion , & de fixer toute fon activité fur 1'objet le plus capable.de 1'exciter. Les caraétcres font toujours femblables a eux-mêmes, ék les paffions., les fentimens, les difcours font conformes aux caraclères pour conferver l'unité d'imprefïïon qui en fait toute Ia force. Enfin 1'aétion fe paffe en un feul jour & en un feul lieu, pour ne pas choquer nos fens ni détruire 1'illufion. La nature de ce fpeétacle exigeant que 1'impreffion foit une ék fimple, fi on veut lui' donner fur notre ame tout le degré de force dont elle eft fufceptible , les autres unités ne tendenf qua celle-la. A mefure que ces unités feront négligées , la fimplicité du Drame fera détiuite, ék 1'impreffion deviendra plus ou moins compliquée, felon que vous vous affrancbirez plus ou moins de la complication des régies dramatiques.  De la Tra ge'die. (je) CHAPITRE III. Des Caraélères-. C E qui diftingue les hornmes fupérieurs de Ia foule des autres hommes, c'eft la force de leurs caracftères , & ce qui diftingue les grands Poëtes, c'eft le talent de les peindre. La Nature a donne' a tous les mortels des penchans & des paffions ; mais elle n'a accordé qu'a un petit nombre un caraétère marqué' & foutenu , qui dirige invariablement leurs pafTions vers un hut fixe & certain. La feule différence du bilt oü ils tendent, & des circonftances ou ils fe trouvent, fait les héros ou les fcélérats; car dans les uns & dans les autres, la même force les entraine aux aclions extraordinaires. Le Cardinal de Retz , dans une République , auroit été un faclieux important j dans une Monarchie il ne fut qu'un brouillon. Cromwel s'eft immortalifé par urt crime heureux ; fous les Tarquins, il auroit fait ce que fit Brutus, & fe feroit rendu immortel par un acle de vertu. Gij  ioo JDe la Tragédie. Les paffions toutes feules ne font que dei hommes vulgaires, plus ou moins foux &. méchans, felon leur degré d'aclivité. La morale, quitache de les réprimer, eft donc tresutile, malgré ce qu'on a dit de nos jours; car avec les feules paffions on n'a jamais fait rien de beau ni de grand. Autrement il faudroit dire que les fiècles corrompus, qui font ceux oii les paffions n'ont plus de frein , font les fiècles les plus illuftres & les plus floriffans. C'eft le caraétère qui, donnant aux paffions un reffort particulier, applique conftamment leurs forces a un objet déterminé , &. produit des effets prefque toujours conféquens a leur principe. Ces effets, quels qu'ils foient, ont «ne beauté relative, paree que tout ce qui eft rare a le droit d'exciter cu notreadmirasion, ou notre furprife , & que la chofe Ia plus rare parmi les hommes, c'eft d'avoir un principe certain de conduite, & d'agir , malgré tous les obftacles, d'une manière conforme a ce principe. Rien n'eft donc plus commun que les paffions, fource de toutes nos. inconféquences, & rien ne 1'eft moins que les caraélères qui affujettiifent les paffions a une  De la Tragedie. 101 raarche conflante Sc invariable. Auffi un homme doué d'une certaine force de carac-* tére , eft-il un objet d'étonnement pour les autres hommes; s'il contrarie leurs intéréts, ils 1'éviteront, & leur crainte même eft un aveu de fa fupériorité. Si leurs intéréts lés rapprochent de lui. ils en feront fubjugués, 8c ferviront d'inftrumens a fes deffeins. C'eft la foibleffie des paffions qui a' fait les premiers fujets ou les premiers efclaves; c'eft la vigueur du caraólère qui a fait les premiers Maitres du genre humain. On dit communément qu'il y a autant de variété dans les caraétères que dans les vifages; mais c'eft improprement qu'on appelle carac^ the la diverfe habitude des paffions dans chaque individu ; ils different un peu par cette habitude, & fe reftemblent tous par 1'inconféquence de leur conduite , par l ineonflance. de leurs principes, ck le peu de rapport entre ces principes 8c leurs actions. De même que les vifages, avec des traits différens, paroiffent néanmoins uniformes , s'ils manquent de phyfionomie ; la différence des efprits eft prefque infenftble quand ils manquent de. ca?. G iij  102 De la Tragédie. raélère. Le caraétère eft la phyfïonomie de l'efprit. Lórfque les fociétés, en fe polifant, ont paffe enfin un certain degré de perfect ion , & que le grand nombre , pourvu d'une dofe d'efpriï a peu pres e'gale , eft parvenu a établir les opinions les plus convenables a leurs petits intéréts, & les formes de conduite les plus favorables a leur amour-propre, en ce qu'elles rendent impoffible tout moyen de fe diftinguer , & qu'elles rendent ridicule tout ce qui eft original; alors , dis-je , les efprits perdent leur phyfionomie particuliere , & prennent ce mafque de convention y que la politeffe générale met fur les ames comme fur l'.s vifages. La bonne éducation confifte & fléchir les caraéières fur la règle établie ; c'eft-a-dire, a brifer , a détruire le caraéière, puifque les modèles de cette règle n'en ont point : a peu prés comme ces Saltimbanques qui rompent les reins a leurs enfans , pour les rendre plus fouples a voltiger fur la corde , ék détruifent en eux le principe de la force % pour les mettre en état dé faire des tours de force. En un mot, 1'art de former des hommes,  De la Tragédie. J©J au ton de la focie'té, n'eft plus autre chofe que 1'art de faire des hommes fans caraclère. Le premier mérite de 1'imitation poétique eft dans la peinture des earaclères. L'Ouvrage le plus difficile & le plus beau de la Nature, devient auffi , quand il eft bien imité , le chef-d'ceuvre de 1'Art, ck les granris Imitateurs en cette partie font infiniment plus rares que les modèles. Les Poëtes , nés pour embellir Ia Nature, en travaillant d'après elle , s'attachent a ce qu'elle a formé de plus parfait, & le perfeclionnent encore. Non feulement ils négligent ces paffions frivoles ck inconféquentes qui font mouvoir au hafard les ames vulgaires; mais en faififfimt les traits caraélériftiques des ames fortes ck diftinguées, ils les féparent de tous les traits informes & médiocres que la foiblefTe humaine laifTe aux plus grands earaclères; ils établiftènt un rapport plus intime entre les aélions ck le principe qui fait agir j ils renferment dans l'unité la plusexacle, cette unité générale de fentimens ck de conduite qui conftitue un caraclère fupérieur , 6k nous préfentent les objets qui excitent le plus notre admiratio* G iv  * s Ie vouloir, les couleurs de fon lïècle , & 1'on manque fouvent 1'originalité. Euripide , & Sophocle ont altéré par cette raifon p] fieurs earaclères qu'ils ont tracés fur ceux d'Homère, Ulyffe de XOdyJfée n'eft point celui du Philoólète. Achille de VJphigénie d'Euripide 3 refTemble peu a 1'Achille de YUiade. La peinture des 'fiècles héroïques n'ayant 5-ucun rapport avec nos mceurs , eft devenue  ioó De la Tragédie. pour nous bien moins inte'refTante qu'elle ne 1 'étoit pour les Athéniens. II étoit difficile de rendre fidèlement, ék de nous faire goüter des mceurs ék des earaclères abfolument étrangers a nos idéés. Corneille même y a écboué. Racine n'y a réufïi gue dans quelques röles; car il faut avouer qu'on ne reconnoit guère le fils d'Achille en Pyrrhus, ni le fuccefTeur dAlcide en Théfée. Les Poëtes modernes ont étendule domaine de la Tragédie; ils ont puifé dans 1'Hifioire une autre efpèce de earaclères plus connus, avec lefquels nous fommes plus familiarifés par nos études ék nos leclures, ék qui ont avec nous quelque point de refTemblance. Plus 1'analogie avoit de force, plus il étoit facile au Poëte de perfeélionner fon imitation.Corneille, né au milieu de cette effervefcence que laifToit encore dans les efprits 1'agitation des guerres civiles , ék la fierté d'une dépendance inquiète ék turbulente , eut fous les yeux phifieurs modèles de earaclères altiers, fermes ék vigoureux : ces modèles fortifièrent encore fon génie robuPte ék fublime , ék 1'aidèrent a s'élever a cette hauteur des fentimens Républicains qui flat-  De la Tragédie. 107 toient alors le goüt de la Nation. Les Romains de la Cour d'Augufte n'étoient pas fi étrangers a nos Courtifans faclieux, qu'ils ne puffent s'y reconnoitre, & leur amour-propre y étoit d'autant plus intéreffé, que 1'imitation étoit plus ennoblie. La clémence d'Augufle eüt fait verfer moins de larmes au Grand Condé , s'il n'eüt pas eu dans le cceur les fentimens de Cinna 3 la rierté courageufe d'Emilie auroit frappé moins vivement les efprits, fi elle n'avoit pas été égalée par une Princefié qui fit tirer depuis le canon de la Baflille fur 1'arm.ée du Roi, & par cette Ducheffe de Longueville qui égara la raifon des Turennes & des la Rachefoucault. Les plaifirs d'une Cour galante ayant émouffé peu a peu le goüt de 1'indépendance & des factions, St 1'autorité abfolue ayant fubjugué tous les efprits , 1'imitation des mceurs Républicaines perdit de fon prix & de fa force. L'élévation des fentimens de Corneille parut bientöt démefurée , & enfin cbimérique. La Nation n'étoit plus la même ; 1'imitation changea auffi , paree qu'un Poëte yeut ck doit plaire a fa Nation, & que le  *o8 De la Tragédie. plaifir du Speclateur augmente en proportibn du rapport qu'il trouve entre fes mceurs ék les mceurs imite'es. Les earaclères tragiques s'affoiblirent en même temps que le caraclère national, & le ton dominant de la galanterie fit prévaloir la peinture des paffions amoureufes. Les intrigues politiques, que 1'on mêla quclquefois a ces paffions, prirent la teinte ck les couleurs de cette politique obfeure & artificieufe qui régnoit parmi les Courtifans avides, rampans & trai'tres. Ce fut a la Cour des Prufias, des Galba ék des Nérons, qu'on cherclia des earaclères analogues aux circonf. tances ; ék puifque la Tragédie eft imparfaite fi elle n'a pas a peu prés le même but d'utilité pour les Grands, que la Comédie pour le Peuple, 1'imitation tragique , pour devenir utile, devoit néceflairement diminuer de force & de grandeur. La dégradation des efprits augmentant de jour en jour, une Nation fans caraclère ne pouvoit défirer , dans les Ouvrages de fes Poëtes, un mérite qu'elle n'avoit plus: les Poëtes eux-mêmes négligèrent ce mérite , dont o,n leur favoit peu de gré % ék 1'imitatioa  De la Tragédiei ïö<) ' ïromanefque fuccéda a rimitation poétique-. I Ön n'étudia plus dans 1'Hifloire les mceurs i des Perfonnages qu'on expofoit au théatre; 1 c etoient des Perfonnages de fantaifie, qui ne : reffembloient point a ceux dont on leuf donnoit le nom , ou , ce qui eft pis encore, qui ne reffembloient a rien. Tout e'toit facrifié a 1'appareil théatral. Une combinaifon I d'invraifemblances, qu'on nommoit intngue , ck defituationsforcées, qu'on nommoit coups de théatre, fut la perfedion de 1'Art tragique , comme Perraut s'imaginoit que les Romans de Mademoifelle Scudéri e'toient des Poëmes épïques perfecf ionnés. Enfin la Tragédie neut plus d'autre but moral, que des maximes & des allufions philofophiques. Les regies a obferver pour la peinture des earaclères trasriques, font les mêmes que celles de 1'Epopée. Ces earaclères doivent être bien marqués par des traits diftinclifs ék originaux. Dès le premier pas que les Perfonnages feront dans 1'aclion, ils s'annonceront forterhent, de manière que 1'on prenne d'eux une idéé jufte ék précife, ék que 1'on puiife confronter toutes leurs aclions avec cette idéé comparative. Ils  iio De la Tragillei font donc obligés a fe foutenir tels qu'ils font annoncés, & a fe montrer toujours femblables a eux-mêmes. Ils. n'auront point d'autres paffions que celles qui font analogues a leur ca^ ractère , & n'agiront jamais que d'après 1'impulfioh de ce mobile invariable. Ainfi 1'intrigue du Poëme fera nécelfairement affortie au caractère dominant; les incidens ne feront autre cbofe que les effets immédiats de cette caufe principale. La feule différence a eet égard entre' 1'Epopée & la Tragédie, vient de Ia nature du fpedacle. Sa durée étant circonfcrite dans des bornes beaucoup plus étroites, & 1'action étant plus rapide , les earaclères auront conféquemment plus de force & de vivacité ; ils auront moins de nuances particulières, & plus de traits principaux. Tous les fentimens, toute la conduite s'y rapporteront plus direclement. En un mot, l'unité de caraclère fera plus rigoureufe , paree qu'il eft naturel que, dans un intérêt preifant, dans un événement important & précipiré, le caraétère foit pouffé" d'un mouvement plus impétueux , & fe foutienne plus également pendant quelques heures, que dans une adtion  De Ia Tragédie. i i i i fiiciüs violente qui peut durer une année ï entièfe; Tout Poëte capable de faifir avec énergie ; & précifion les traits cliftinclifs ck originaux .< d un caraclère , & d'attacher a ce mobile gé* ! néral tous lés refför'ts de fon intrigue , faura | préfenter ce caractère fous les cöuleurs qui lui :cpnviennent le mieux , dans le moment oii i il donne le premier mouvement a l'action. I Homère , en cela fur-tout, eft le modèle des : Poëtes Epiques ék Tragiques. La co'cre d'A: chille étoit le fujet de fon Poëme. Ce Héros, i dès qu'il paroit, au premier Livre, fe montre | généreux , mais infk-xible ék violent, tel qu'il fera dans toute 1'lliade. Sa difpute avec Aga■ memnon établit fi bien le caraclère différent de ces deux Perfonnages, qu'il feroit impof! fibie de ne pas les reconnoitre, quand même 1 le Poëte les feroit agir ék parler fans les i nommer. C'eft du choc de ces deux earaclères, i ék de la conduite relative a 1'un ék a 1'autre , que réfultent le mouvement de l'aélion ék la ; conduite du Poëme. Le Grand Corneille n'éxcele pas moins en (cette partie de 1'art la plus importante. Sou-  üi De la Tragédie■; vent un feul trait lui fuffit pour annoncer toute 1 energie d'un caraólère. Lorfque le jeune Horace , dès la première fois qu'-il vient fur la fcène, dit a Curiace avec un enthoufiafme patriotique : Quoi! vous me pleureriez mourant pour mon pays! ón fetit que ce jeune Romain, qui défend les larmes a fon ami , a fon parent, fur un trépas fi glorieux , facrifiera tout, 1'amitié la Nature , a 1'amour indomptable de la Patrie* C'eft avec la même force qu'Ermlie fe dëploie tout entière dans ces deux vers de la feconde fcène de Cinna, par laquelle cette Tragédie devroit commencer. Pour qui venge fon père il n'eft point de forfaits, Et c'eft vendre fon fang que fe rendre aux bienfaiöj Toutes fes adions , tous fes fentimens feront une conféquence de ce principe de conduite qui établit fon caradère. L'entrée de Néron , au fecond Ade de Brkannicus , eft un coup de maitre. Ce n'eft pas feulement par des dilcours, c'eft en adion que s'annonce le caradère faro uche de Néron; fon  De la Tragédie, j r ^ fon débutfurla fcène eft un ordre pour exiler 1'arftï & le confeiller de fa mère. A quoi ne doit-on pas s'attendre après un pareil début ? Cette même férocité dans fes paffions, déja annonce'e par 1'enlèvement de Junie, eft fupérieurement caratfèrifée par ce >ers : J'aimois jufqu'a fes pleurs que je faifpis coulcr. C'eft bien la fans doute 1'amour d'un Tyram L'ambitieufe Agrippine n'eftpai preïentéefous des couleurs moins frappantes dès la première ffcène; c'eft moins la gloire de fon fils qu'elle aime, que le partage de fon pouvoir. Ak ! que de Ia Patrie il foit, s'il veut, ie père 5 Mais qu'il fonge un peu plus qu'Agrippine eft fa mère. L'entrèe dé Mithridate n'eft pas moins heureufe. L'efprit foupconneux & jaloux de ce Roi s'y développe a chaque queftion qu'il fait 1 Arbate. On entrevoit tout ce qu'il fera pour vérifier fes foup'cons & pour affurer fa vengeance. H n'eft perfonne qui ne fente avec quelle ladreffe le caradère du politique & ambitieux 'Acomat s'expofe peu a peu dans la première' Seconde Part ie. H  11 + De lu Tragédie. fcène de Bajazet, lorfqu'il interroge Ofmin fur les difpofitions des JanifTaires a fon égard. Rendent-ils au Sultan des hommages fincères 'i.. . Crois-tu qu'ils me fuivroient encore avec plaifir , Et qu'ils reconnoitroient la voix de leur Vifir ï Cette adrefTe a un doublé mérite ; elle laiffe deviner que le Vifir médite un grand projet, & peint en même temps la fineffe ék 1'habileté de ce vieux politique , qui ne découvre a Ofmin toute la trame de fon entreprife , qu'après avoir fu ce qu'il en pouvoit efpérer. On ne repipcbera point a Crébillon de peindre foiblement le caraélère de fes principaux Perfonnages. Sa manière eft différente de celle des deux Maitres du théatré j il n'a point la raifon fublime de 1'un, ni le génie induftrieux de 1'autre, toujours'plein d'art & toujours vrai. ie talent de Crébillon eft la force; fon défaut eft 1'exagératiom Ses traits font fiers, raales, vigoureux , mais quelquefois outrés. On reconnoit bien le barbare & impitoyable Atrée dès qu'il paroit , ék furtout a ce fenüment d'une joie féroce : Du plus puifTant des Dieux j'ai recu la nailTance ; Je lc-fens au plaikr que me fait Ia vengeance.  De la Tragédie. rIj Voila qui eft fingulièremenr énergique j mais I'énergie devient gig.ntefque ék prefque folie , quand elle va jufqu'a dire ; Jc voudrois me venger, fïït-ce même des Dieux ! Un homme qui reconnoit des Dieux , ék qui veut s'en venger, eft un être hors. de la Nature J car le plus grand exces d'imprété eft de n'en pas reconnoitre. Si 1'intrigue de Catilina eft bizarre ék revoltante , le caraclère de ce fameux Confpirateur eft un des plus heaux que Crébillon nous ait laiffés, ék qui marqué le plus de génie , par les difficultés extremes qu'il a furmontées pour le bien- faifir. Ce mélange d'audace ék de diffimulation , de fcélérateife ék de grandes qualités , d'impiété ék d'hypocrifie , de violence ék de fang froid, exigeoit un grand nombre de nuancesdifférentes, qui, loin de fe c^ntrarier ék de s'effacer les unes par les autres, devoient s'unir, fe fondre enfemble , ék fortifier la couleur principale, qui eft celle de 1'ambition. II falloit donnera Catilina cette diverfité apparente de earaclères, dont un habile Chef de parti a befoin , pour Hij  „6 De la Tragédie, fe plier aux humeurs diverfes de fes complices , & il falloit en même temps que cette dïverfité faétice fervit a faire reffortir plus fortement fon caradère unique & réel. C'eft ce que Crébillon a exécuté avec beaucoup d'adrelfe & de profondeur. Catilina nous montre d'abord cette intrépidité dans le crime, qui lui étoit naturelle. Ceflé de t'cffrayer du fort qui me menace : Plus j'y vois de périls, plus je me fens d'audace. II parle a Lentuïus, efprit foible, qu'il faut a la fois intimider & raffurer fur fes fcrupules. Lentulus lui demande quel fruit il peut retirer du meurtre de Nonmus , leur complice, qu'il vient de faire égorger. Voici 1'ambitieux crue! 6c déterminé qui veut effrayer le conjuré timide : Celui d'épouvaater le premier téméraire , Qui , de mes volontés fecret dépofitaire , O fera, comme lui , balancer un mon#it, Et s'6xppfer aux traits de mon reflentiment. Yoici 1'ambitieux bypocrite qui fe prête a la foibïelfe de fon complice pour mieux captiver fon eiprit:  De la Tragédie. 117 Lentuïus, dans le fond , doit alfez me connoitre , Pour croire qut je n'ai facrifié qu'un traitre, Et que ces cruautés, qui lui font tant d'horreur , ■ Sont de ma politique & non pas de mon cceur. Je ne vois fous mes loix qu'un porti redoutable , A qui je dois me rendre èncor p!us formidable. S'il ne fe fut rempli que d'homuies vcrtueux , Je n'aurois pas de peine a lerre ëncór plus qu'eux. Hors Céthégus & toi, dignes de mon eftimc , Le refte eft un amas élevé dans le crime , Qu'on ne peut contenir fans les faire trembler, Et qui n'aiment qu'autant qu'on fait leur reflémbler, &c. Catilina montre par-tout la même fouplefie a changerde forme & delangage, felon les Perfonnages avec lefquels il doit traiter. Un chef-d'ceuvre en ce genre eft la fcène entre Catilina & le Grand- Prêfre Probus, oü tous.deux luttent de fourberie , & dans laquelle le Grand-Prêtre même eff prefque vaincu. II faut la lire tout èürière, pour en fentir le mérite. II eftinuiile de dire que le Catilina de Voltaire n'offre aucun tr.v't "ar lequel oa puiffe le comparer avec celfcii de Crébillon. La manière dont il s'aririörj'ce eft bien étrange. Pas un feul mot qui dévoilé fon caradère dans le monologue qui oüvrë la, Hiij  118 De la Tragédie. Pièce. C'eft une longue kirielle d'apoftrophes a Cice'ron , a Caton , au Sénat, a Céfar , a Pompée , a Aurélie, &c. Catilina nous donne ainfi la lifte des Acleurs, fans rien dire qui le falie connoitre lui-même , fans qu'on fache quel mötif 1'amène fur la fcène, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut faire.'A 1'exception de quelques traits de fierté affez impofans dans fa première fcène avec Cicéron , Catilina ne découvre en tout le refte qu'un efprit com-. mun , fans habileté , fans politique, & même fans projets. Toute fa conduite eft un amas d'inconféquences & d'étóurderies; il agit & parle comme un infenfé. A mefure qu'on déconcerte quelqu'une de fes petites intrigues „ il dit ; C'en ejl cijje^, amis , tout ejl en süreté. Vous m'ave^ cru perdu, marche^, & je fuis maitre; 6k il n'eft maitre' de rien. De nos quatre premiers Poëtes Tragiques, Voltaire eft celui qui a montré le moins de génie dans la peinture des earaclères ; fes Acleurs même ont rarement befoin d'en avoir un , paree qu'ils font affervis aux plans du Poëte , qui n'a point combiné fes fïtuations d'après leur caraclère réel ou ficlif, mais qui,  De la Tragédie. 110 ne cherchant rien autre chofe qu'un certairt effet théatral, s'embarraffoit peu fi fon intrigue étoit contradictoire au caradère qu'il avoit a peindre. Aufïï n'en voyez-vous prefque point dans fes Tragédies qui foit annoncé d'une manière décidée , d'après laquelle on puiffie juger fi la conduite du Perfonnage fera conforme a fes fentimens. Quelquefois même 1'idé equ'il nous en donne d'abord eft tout-afait contraire k la conduite qu'il lui fera tenir dans la fuite. L'intrigue des trois derniers Acles de Zaïre doit faire croire que le Poëte a voulu peindre dans Orofmane les effets de 1'amour jaloux jufqu'a la fureur. Or, je demande fi le caractère d un jaloux furieux eft établi aux premiers Actes. Orofmane y paroit fous des couleurs tout oppofées. Ce Sultan , aufïï commode , ■ aufïï galant qu'un Francois, affranchit tout le monde des loix du férail, fi favorables k fa pafïïon jaloufe; il ne veut plus d'Eunuque; il veut qu'on le voie k tout heure , en tout temps , en tout lieu ; il veut que les Étrangers mêmes foient admis a le voir , jufque dans fon férail, en préfence de Zaïre. D'après H iv  %êo De Ia Tragédie, ce portrait d'un Amant fi foumis , fi complailant, fi peu foupconneux , peut-on prévoir qu'Orofmane portera la rage jufqu'a poignarder fa Maureffe , fur le fimple indice d'une lettre e'quivoque ? Je veux avec excès vous aiuier & vous plaire, dit-il a Zaïre. C'eft paree qu'il 1'aime avec excès, c'eft paree qu'il eft Soudan , qu'il ne doit pa- rejeter les coutumes de fes ancêtres „ ni faire 1'amour a Ia Francoife. Des fiècles, des pays étudiez les moeurs ; Les climats font fouvent les diverfes humeurs. Ne falloit-il pas préparer la jaloufie effre'ne'e d'Orofmane par tous les préliminaires capables de la caraéte'rifer, & d-'en rendre les fuites plus vraifemblables ? II ne fuffit pas pour » cela qu'il dife : Je ne fuis point jaloux. Si je l'étois jamais !... On pre'tend que ce dernier trait eft le germe de cette jaloufie qui fe développera enfuite ; mais ce trait eft trop léger & prefque imperceptible. II faudroit au moins que fa conduite fit entrevoir, malgré lui , ce fentiment de jaloufie qu'il portë dans fon cceur fans le favoir. Au contraire , le jaloux  De la Tragédie. xzt Orofmane , dans le moment qu'il devroit eonduire fa MaitrefTe a 1'autel, confent'que Néreflan ait un fecond tête a tète avec elle au troifième Ade; il fort complaifamment pour les laifTer enfemble 5 & ne veut pas méme s'informer de la raifon qui engage Zaïre a revoir fi-töt un homme qu'elle vient de quitter. II n'y a donc point d'unité dans le caradère d'Orofmane. Un caradère tragique doit fe montrer toujours femblable a lui-même, & fe foutenir ! tel qu'il a été annoncé. Cette règle eft fi fimple & fi naturelle , qu'elle porte fa con1 yidion avec elle, & qu' aucun Poëte ne 1'a !: méconnue , même ceux qui 1'ont enfreinte Iroar impuiffance. II n'eft point d'exemple dans ; Corneille , dans Racine , ni dans Crébillon, i d'une infradion auffi groffière. Qu'on 'es ife , avec un peu d'attention , on fennra aifément qu'ils n'ont rien eu plus a cceur que de foutenir conftamment les caraitcres de leurs principaux Perfonnages. Mais comme on s'eft ; fait un jeu , depuiüV'oltaire , de choquer en cela le bon fens &. la Nature, il eft utile de faire remarquer fur ce fujst les fautes d'un  isi De la Tragédie. Poëte qu'on sempreffe d'imiter en toutcomm? un modèle unique. Dans la Mort de Céfar, ce Romain eft annoncé fous les traits de la clémence ; il rejette les confeils d'Antoine , qui veut lui perfuader de fe faire craindre : Céfar n'afpire qu'a fe faire ainaer; c'eft ainfi qu'il s'en explique lui-même : J'ai chéri , j'ai fauvé mes plus grands ennemis ; Je veux me faire aimer de Rome & de mon fils , Et conquérant des cceurs vaincus par ma clémence , Voir la terre & Brutus adorer ma puiffance. Cependant, dès la fcène fuivante, ce n'eft plus la fon caraclère. C'eft du ton le plus dur & le plus impérieux qu'il parle aux Sénateurs: Vous qui m'appartenez par le dtoit de 1'épée, Rampans fous Marius, efclaves fous Pompée ; Vous qui ne refpirez qu'autant que mon courroux Rctenu trop long-temps s'eft arrêté fur vous... Si vous n'avez fu vaincre , apprenez a fervir. &c. Eft-ce ainfi que Céfar;!? qui veut fe faire aimer , qui veut conquérir les cceurs , qui veut voir la terre adorer fa puiffance , doit  De la Tragédie. tt 5 jparler a des Républicains luttans contre Ie j joug, bien éloignés encore de la foumiffion : abjecfte qui foufFre de telles injures ? Augufte iplus pui/Tant, afFermi fur le tróne , Augufte | qui a découvert le complot de Cinna , lui [parle néanmoins avec plus de douceur.; il i mèle la bonté a fes reproches, qui en font bien | plus touchans. i Cinna , tu t'en fouviens, Sc veux m'aflaflincr 1 Cette contradiclion de langage dans Céfar ! offre un doublé défaut. S'il veut n'employer ( que la clémence , comme il Ie dit fans ceffe , ; a quoi bon infulter fi durement les Sénateurs l ! Mais, puifqu'il a recours a ilnfulte, il devroit fentir que s'en tenir la, c'eft fe trop hafarder, i 8c qu'il faut écrafer des efprits fiers , intrai- tables, qu'on a offenfés, fi 1'on ne veut pas i en être écrafé foi-même. Non feulement I Céfar contredit fon cafaclère , il le contredit fen pure perte; il irrite les efprits au lieu de les gagner , 8c il ne fait rien pour prévenir les effets du refTentiment qu'il vi*-nt d'exciter. 1 Cette conduite vague , inconféquente , fans but 8c faris deffein, eft ce qu'il y a de plus  1^4 De la Tragédie, oppofé a la manière de peindre les grands Hommes; elle ne convient qu'aux efprits foibles &c vulgaires , indignes de 1'imitation poétique. La même inconféquence avilit tout le röle de Céfar. Alvarès, dans la Tragédie d'Alzire , eft préfenté comme un homme indu'gent, bon , généreux , ék cnmme un Chrétien plein de douceur ék de tolérance ; il fait contrafte avec la dureté politique ék religieufe de fon fils Gufman. Entre autres chofes qui fervent a établir fon caractère tolérant, il lui dit : Ah ! mon fils, que je hais ces rigueurs tyranniquesl Les pouvcx-vous aimer ces forfaits politiques , Vous Chrétien , vous choifi pour régner déformais SurdcsChrétiensnouveaux, au nom d'un Dieu de paix?.. Ecoutex-moi, mon fils; plus que vous , je délïre Qu'ici la véiité fonde un nouvel empire, Que le Ciel & 1'Efpagne y foient fans ennemis ; Mais les cceurs opprimés ne font jamais foumis ; J'en ai gagné plus d'un , je n'ai forcé perfonne , Sec, Si, malgré ce beau langage , Alvarès, dans la fuite de l'aélion , veutforcer celui-la même qui lui a fauvé la vie, a fe faire Chrétien, il y aura dans fon caraclère ék dans fes difcou/s  LXe la Tragédie. XI5 !«ne contradiélion fenfible. Cette contradicl tion fe trouve au cinquième Acte , lorfqu'Alvarès vient inftruire Alzire ék Zamore de 1'arrêt du Confei; qui les cöndamne a la mort, en ajoutant neanmoins que la Lol par donne a qui Je fait Chrétien. II eft d'abord bien jétonnant que la Loi pardonne a 1'afTaffin d'un Gouverneur , fi eet afTaffin veut feindreid'abjurer fes Dieux. D'ailleürs, Alzire étant déja Chrétienne , la prétendue Loi n'exifle plus en fa faveur. Après cela , comment Alvarès, qui n'a jamais forcé perfonne, ne voit-il pas ici qu'il veut forcer fon Libérateur, en mettant dans la balance la vie ék la Reiigion ? La réponfe de Zamore eft belle , noble, jufte , d'une grande vérité : Si j'avois mis ta vie a eet indigne prix , Parle , aurois-tu quitté les Dieux de ton pays ? A cette raifon preffante ék perfonnelle, Ie tolérant Alvarès oublie enüèrement fon caradère, ék réplique fort mal ; il a grand tort fur-tout de s'emporter contre Zamore, ék de lui dire : Vous bravez ma bonté qui vous étoit offerte.  12Ó De la Tragédie; Vouclroit-il donc que Zamore embrafsat la Religion Chrétienne fans y croire, Sc fans autre perfuafion que la peur de la mort ? Ne devroit-il pas plutót admirer 1'héroïfme de eet Ame'ricain ? La fituation étoit brillante ; mais elle répugnoit au caradère de tolérance que le Poëte avoit donné au généreux Alvaiés. Ce n'eft pas affez qu'un caradère foit toujours le même 3 fi 1'on n'y voit nas de gradation , fi les traits n'en font pas ménagés , de forte qu'ils croiffent en force a cbaque fcène, il deviendra froid & monotone. Cette gradation eft un des plu grands efforts du génie. C'eft par-la fur-tout que Corneille eft admirable, Ce jeune Horace , que nous avons vu s'indigner des larmes que fon ami lui donne, a lui qui ne voit pas de lort plus glorieux que de mourir pour fa Patrie, porte a un degré •bien plus baut 1'héroifrvie patriotique , quand il apprend qu'il va combattre contre ce même ami : Rome a clioifi mon bras, je n'examine rien. Albe vous a nommé, je ue vous connois plus.  ■De la Tragédie. tif D'une gradation pareille dans le caradère Idu vieil Horace , le fameux qu'il mourut tire ;fa plus grande énergie. C'eft le dernier trait 1de ce caradère fublime. Voyez par quels Ide^rés de courage & de grandeur d'ame Vraiment Romaine le génie du Poëte s'ell •élevé pour parvenïr jufque-la. Un caradère' extrêmement difficile a 5peindre d'une manière mtéreiTante pour le théatre , étoit celui de Polyeude. Ce qui deimandoit principalement beaucoup d'art & 1 de génie , c'étoit de ménager 1'enthoufiafme |de ce nouveau Chrétien , afin qu'il augmentat He force & de chaleur, en évitant a la fois la , monotonie & 1'exagération. Le Poëte a com:f merfcé par nous montrer ce Perfonnage avant qu'il eut rer;u le baptême. Son zèle eft idéja vif, mais troublé par les paffions najttureiles; il craint d'affliger une époufe qu'il :i ai me : | P^jur fe donner a Dieu faut-il n'ai-mer perfonne ? II a befoin des inftances de Néarque pour i réfifter aux larmes de Pauline : mais au fortir 1 du baptême , ardent Sc pénétré du vceu qu'il  123 De la Tragédie; ■ vient de faire , afpirant a fignaler toute la ferveur de fon zèle , c'eft lui a fon tour qui prefTe Néarque d'aller au temple renverfer les Idoles, ék rendre témoignage au feul Dieu qu'il adore.Delaces traits de flamme ék d'un enthoufiafme vraiment divin. Néarque. Ce zèle eft trop ardent, foufFrez qu'il fe modère. polyeucte. On n'en peut trop avoir pour Ie Dieu qu'on révère» NÉARQUE. Vous trouverez la mort. polyeucte. Je la cherche pour laU Néarque, Et fi ce ceeur s'ébranle 5 polyeucte. Il fera mon appui. néarque. Mais dans ce temple enfin Ia mort eft affure'e. POLYEUCTE.  De la Tragédie. P O L Y E u C T E. Mais dans Ie Ciel déja la palme eft préparce, Qui croiroit que cette chaïeur püt aller plus loin? Le Grand Corneille a parfaitement faifi le caradère de ces premiers Chre'tïens , qui, pleins d'un faint cour.-ge pour faire éclater leur foi dans les occafions les plus périlleufes, redoublöient de zèle & d'ardeur au milieu du danger , & a la vue de la mort. Dans la fcène avec Pauline, fon enthoufiafme eft encore échauffé par la tendreffe & par le deïir de partager fon bonheur avec une e'poufe fi chère. Quel mouvement ! quel tranfport fublime dans cette prière 1 Seigneur, de vos bonte's il faut que je 1'obtienne ; Eile a trop de vertus pour n'être pas Chrétienne. Qui ne fent la fainte e'motion d'un bomme attendri, tout plein de Ia grace , & qui veut la faire defcendre fur celle qu'il aime ? On ne voit pas ce qu'on peut ajouter a ce mouvement, fans 1'affoiblir ; & c'eft ici précife'ment que la force , la vivacité & l^chaleur vont en croiffant par ce Dialogue admirable t Seconde Partie, I  xjo De la Tragedie. P A U L I N E. Quittez cette chimère, & m'aimez. POLYEUCTE. Je vous aime Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même. P A U L I N E. Au nom de eet amour , ne m'abandonnez pas. POLYEUCTE. Au nom de eet amour, daignez fuivre mes pas. P A U L I N E. C'eft peu de me quitter, tu veux donc me féduire! POLYEUCTE. C'eft peu d'aller au Ciel, je veux vous y conduire. P A U L I N E. Imaginations 1 POLYEUCTE. Céleftes véritésl '# P A U L I N E. Etrange avcuglcment 1  De la Tragédie. ï j r POLYEUCTE, Eternelles clartés ! Après s'être élevé fi haut, tout autre Poëte que Corneille n'auroit pu que defcendre ou fe re'pe'ter. Mais de cette éiévation notre Poëte s'élance au fake du fublime. Pour rendre la gradation plus parfaite , il-a réfervé au cinquième Ade 1'entretien de Polyeude avec Félix , paree que les menaces de ee Gou~ verneur , ék 1'afped du fupplice doivent faire triompher 1'enthoufiafme chrétien. C'eft auffi dans ce moment que le caradère de Polyeude épuife toute fa grandeur ék toute fon énergie. FÉLIX. Enfin ma bonté cède a ma juftc fureur. -Adore-les, ou meurs. POLYEUCTE. Je fuis Chrétien. FÉLIX. Impie 1 Adore-les , te dis-je , ou renonce a la vie. POLYEUCTE. Je fuis Chrétien. lij  132 De la Tragédie. Cette répétition a plus de force, & marqué mieux la conftance intrépide de Polyeude , que tout ce qu'il auroit pu dire. Mais voici le comble de 1'elevation &. de la chaleur. F É L I X.Soldats , exécutez 1'ordre que j'ai donné. P A U L I N È. Oii le conduifez-vous ? FÉLIX. A la mort. POLYEUCTE. A la gloire. A eet élan fublime il n'y avoit plus rien a ajouter, Auffi eft-ce le dernier &. le plus beau trait du caradère de Polyeude. Peu de Poëtes font comparables a Corneille dans 1'art de foutenir & de graduer les caractères. Racine lui-mème, en cette partie, cède la couronne a fon rival; fi ce n'eft le röle de Joad , qui peut le difputer aux plus beaux róles du Grand Corneille. Crébillon n'a pas toujours obfervé ces gradations, fi néceffaires pour éviter la monotonie. Ses Perfonnages  De Ia Tragédie: 13 5 foutiennent bien fans doute le ton qu'il leur a donne' 3 mais ils débutent ordinairement avec tant de force, qu'ils ne peuvent guère aller au dela. Quel caradère plus fièrement deffine' que celui de Pharafmane ! Toutefois la fierte' & la vigueur de ce röle n'a rien d'auffi fort dans le refte de la Pièce, que dans la fcène avec les Ambaffadeurs de Rome 8c d'Armenië, une des plus belles fcènes en ce genre. Le röle de Catilina eft peut-être le feul dans Lquel il ait ménagé avec art 1 energie de fon pinceau & la gradation des couleurs. Les premiers Ades font employés a peindre la fouplerfe Se la perfidie de ce grand fcéiérat 3 les d miers , fon courage , fes emportemens & fes fureurs. Ainfi ce röle va toujours en augmentant de force Se de chaleur jufqu'a la dernière fcène , Sc le trait qui finit la Pièce eft au deffus de tous les autres. Catilina vient de fe percer d'un poignard , pour écbapper au fupplice 3 il voit paffer fes complices qu'on mène a la mort 3 la vue de Cicéron Sc de Caton réveille toute fon indignation Sc fa fureur dans fon coeur expirant; il fait un violent effort pour fe lever Sc pour les poignarder. Iiij •  ï}4 De la Tragédie. Crucls , qui redoubfez 1'horreur qui m'environne, Qu'heureufement pour vous Ia force ïn'abandonne ! II meurt dans le de'fefpoir de laifTer vivre fes ennemis & d'expirer a leurs yeux. Voltaire, n'ayant prefque jamais fu ni préfenter ni foutenir un caradère , il feroit inutile d'y chercher eet art des gradations, par lequel un Perfonnage paroit toujours nouveau ,. quoique toujours le même. J'entends beaucoup vanter les röles de Mahomet & de Brutus ; mais celui-ci condamne fon fils fi étourdiment, avec fi peu de raifon; il agit fi peu dans la Pièce , il fe déploie fi peu, qu'on ne Ie voit, pour ainfi dire, que de profil. Son caradère n'eft qu'effleuré, quoiqu'il s'annonce grandement , & qu'il finiffe par un trait vraiment Romain , quand on vient lui apprendre la mort de fon fils : Rome eft Iibre , il fuffit; rendons graces aux Dieux. 11 faut favoir gré a Voltaire de ces fortes de beautés qui font fort rares dans fes Pièces. Encore cela eft-il imité de la fin de Sertcrius. Pompée interrompt de même le récit de Ia mort de Perpenna, par ces mots:  De la Tragédie: 135 Il fufEt; Rome eft en süreté. Quant a Mahomet, s'il n'avoit pas eu plus de politique , d'adrefTe & d'enthoufiafme qu'il n'en montre dans la Tragédie ; s'il avoit remis la conduite de fes projets a des jeunes gens & a des fubaltern^s ; s'il avoit été aufïï lachertient inhumain , aufïï inconféquent, il n'auroit pas fondé la moindre religion dans 1'Arabie , ni changé la face de la moitié du Monde. RafTemblons les traits principaux fous lefquels ce Perfonnage nous eft préfenté, nous verrons ce qu'il en réfultera. Dans fa première fcène avec Omar , lorfqu'il lui dit avec emphafe: ) , , . . 11 eft temps que mon cceur De fes derniers replis t'ouvre la profondeur. on s'attend a quelque chofe de profond & de merveilleux; mais de quoi s'agit il ? de fon amour pour la jeune Palmire, dont il n'eft point aimé. C'eft annoncer un ambitieux réformateur d'une manière mefquine ék triviale. Enfuite vient fon entretien avec Zopire. Qu'on enrifage Mahomet comme un fanatique ou comme un fourbe, on ne reconnoitra I iv  5 i ^ De la Tragédie. dans cette fcène ni 1 un ni 1'autre de ces deux caradères. Qu'y verra-t-on 1 unhomme qui fe de'mafque lui-même j ék pourquoi ? pour attirer dans fon parti un vertueux vieillard. Dites-moi s'il peut efpérer de gagner fa confance, en lui difant: Je fuis ambitieux , je veux réformer l'Ünivers ; ton Peuple a befoin d'erreur; ou véritable oufaux, mon culte eft néceffaire; je veux être ton ami; mais pour cela, il faut m'aider a tromper les Peuples 3 de la crédulité donner a tous l'exemple, mefervir en Prophete, & tomber a mes pieds. Jamais la fourberie employat-elle cette francbife audacieufe pour fe'duire la vertu ? Comment J. J. RouiTeau peut-il dire , en faifant 1'éloge de cette fcène , que Mahomet cherche a gagner Zopire par une confiance affedée, ék par des motifs d'ambition , ék qu'en cela il fait mieux difcerner les hommes ? C'eft avoir peu de difcernement, ce me femble , que de confier a un homme , dont on connoit 1'inflexible attachementpour fa Religion ék pour fa Patrie, qu'on eft un hypocrite , un traitre ék un fadieux. On ne gagne point un vieillard plein de zèle & de  De la Tragédie. 137 ' vemi par de pareilles confidences, ni par des i motifs d'ambition ; & quel plaifant moyen de ; flatter fon ambition , que de lui dire : IIfan1 i tomher a mes pieds ! Cette franchife de'] placée ne pouvoit qu'être au moins inutile ; au but de Mahomet, ék lui donne plutöt le 1 caradère d'un ambitieux de'claré , que celui d'un fourbe ou d'un fanatique. Au troifième Acte , Mahomet amoureux < ck jaloux, qui recoit de la bouche de Palmire 1 1'aveu de fa paffion pour Sèide , joue précife'1 ment le róle d'Arnolphe dans YEcole des Femmes ; il enrage & n'ofe le faire paroitre. Palmire , qui ne voit pas que Mahomet lui parle en homme jaloux ék de'pité , joue le . röle d'Agnès, ék lui répète fans ceffe 1'aveu qui le de'fole. Cette fituation comique ne fait-elle pas briller dans un beau jour le caradère du Prophete Le'giflateur ? La fcène fuivante , oü Mahomet fouffle la fureur du fanatifme dans le cceur de Se'ide, eft la feule jufqu'ici qui caradérife fortement ce faux Prophete. II me femble pourtant qu'il n'y met pas affez d'artifice. II affede un peu ' trop d'ordonner le meurtre de Zopire, pour  3 5 g De la Tragédie. fatisfaire fa propre vengeance; ce n'eft pas-la le ton de l hypocrifie qui couvre toujours fon intérêt de 1'intérêt du Ciel. Quiconque ofe penfer , n'eft pas né pour me croire. Ce trait n'eft-il pas trop chargé ? Eft-ce au Prophéte a vanter 1'abrutiflement oü il retient les efprits de fes Seélateurs ? Ce vers eft d'autant plus déplacé dans la bouchede Mahomet, qu'il feroit une injure pour lui dans la bouche d'un de fes ennemis. Quiconque ofe penfer , n'eft pas né pour te croire. Mahomet, qui ne paroit au quatrième Acte que pour parler encore de fon amour , 6k du défir de pofTéder celle dont il fait aifafïiner le père ; Mahomet qui dit froidement a Omar : Mon triomphe en tout temps eft fondé fur Terreur., retombe dans fes inconféquences & dans la petitefTe. Même foiblefTe au commencement du cinquième Acle , lorfqu'il dit encore a fon Lieutenant Omar: Taut-il toujours combattre ou tromper les humains ?  De la Tragédie. 139 L'extrême ridicule de fon röle, c'eft fa déclaration d'amour a celle dont il vient de faire égorger le père &. empoifonner le frère. II n'y a point d'exemple au 'the'atre d'une pareille abfurdite'. Nous avons affez fait fentir, dans ;la première Partie, la de'mence qu'il faut fupipofer a Mahomet & aux autres Perfonnages, ipour rendre fupportable le pre'tendu miracle iqu'il fait fervir a calmer la fureur du Peuple. 'Ses imprécations contre lui même , par lefquelles il finit la Pièce , achèvent la contrai didion'continuelle de fon caradlère vague , ;généralement foible & mal prononcé. II ne faut point de contradidion dans les :earaclères, mais il faut de la variété. Que I cette variété naiffe de 1'agitation des fentimens. Les fentimens varient avec les fituations, mais toujours d'une manière conforme : au caraélère donné. Ainfi les paffions ont cent . vifages divers, & le caradère eft un. Voyez Hermione , fiére , emportée & violente , foit que Pyrrhus 1'abandonne , foit qu'il femble revenir a elle ; fes fentimens : ne font pas les mêmes, mais ils tiennent touI jours a la fierté, a 1'impétuofité de fon efprit.  14° De Ia Tragédie. Ce que 1'infidélité d'un Amant a de plus amer pour elk-, c'eft fidée du mépris. Eft-ce la, diia-t-il , cette, fiére Hermione ? Elle me dédaignoit, un autre 1'abandonnej L'ingrare, qui mettoit fon cceur a fi haut prix , Apprend donc a fon cour a fouffrir des mépris ? Ah, Dieux 1 Voila 1'idée la plus affligeante que 1'orgueiï lui infpire ) mais quand Orefte ofe lui dire ce qu'elle fe dit a elle-même, eet orgueil s'indigne qu on ait découvert fa plus vive blelfure. Qui vous 1'a dit, Seigneur, qu'il me méprife ? Ses regards, fes difcours vous 1'ont-ils donc appris ? Jugez-vous que ma vue infpire des mépris? Ce n'eft pas la fecöntredire , c'eft démentir par fierté 1'aveu fecret arracfié a fa fiertê même ; c'eft changer de fentimens pour foutenir fon caraétère. Hermione a-t-elie appris que Pyrrhus lui rapporte fon cceur l fon orgueil & fon amour éclatent également dans fa joie impétueufe. Pyrrhus revient a nous. Hé bien , chère Cléone , Concois-tu les tranfports de 1'heureufe Hermione ? Sais-tu quel eft Pyrrhus ? T'cs-tu fait raconter le nombre des exploits... Mais qui les peut compter ?  De la Tragédie. i Irttiépide, & par-tout fuivi de h viétoire , i Charmant , fidele enfin , rien ne manque a fa gloire. La gloire de fon Amant, qui rejaillit fur I elle , eft ce qui Ia flatte le plus ; c'eft-la ce | qui excite fes plus vifs ■ tranfports. Pyrrhus ' vient- il enfuite lui avouer fa nouvelle infidélité ? Hermione , qui ne veut point d'abord :paroitre avoir fait une fl grande perte , fatiffait fa fierté outragée , en rabaiffant , par 1'ironie la plus cruelle , ces mêmes exploits i qu'elle a relevés quand elle croyoit en par: tager la gloire. Du vieux père d'Heétor la valeur abattue, ! Aux pied^ de fa familie expirante a fa vue; ! Tandis que "dans fon fein votre bras enfoncé '. Cherche un refte de fang que 1'agc avoit glacé ; ' Dans des ruifleaux de fang Troie ardente plongée ; . De votre propre main Polixène égcrgée 1 Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous : ^ | Que peut-on refufer a ces généreux coups ? On ne peut pas fans doute pafTer a des fentimens plus contraires; mais cette contrariêté vient de la fituation , & ne fert qu'a montrer avec plus' de force tout le caratftère | qui refte le même dans cette variété de fen- i timens.  1^.2 De la Tragédie. ■ La Tragédie exige encore de la variété dans les earaclères des Perfonnages oppofés les uns aux autres. Chacun demeuranr, femblable a lui-même ', parmi cette oppofition d'intérêts & de fentimens, leur diverfité empêche qu'on ne les confonde. Au contraire , fi ces earaclères fe démentoient réciproquement, il n'y auroit plus de diverfité , mais de la confufion & de 1'uniformité; car rien de fi monotone & de fi confus en même temps qu'un afTemblage d'hommes fans earaclères. LesConjurés de la Mort de Céfar vous offrent un exemple de cette uniformité. Brutus reffemble a Cafïïus , & Cafïius a tous les autres. II n'eft point de traits particuliers , ni de nuances qui les diftinguent. Un trait d'Hiftoire affez fimple prouvera mieux que tous les raifonnemens, de quelle Manière on peut, dans les plus petites chofes , & d'un feul mot, faire fentir la diverfité .des earaclères. C'eft ce que Henri IV voulut éprouver a 1'égard de fes trois Miniftres , devant un Ambaffadeur étranger. II les fit venir 1'un après 1'autre en fa préfence, & leur dit: Voila une poutre qui menace ruim. Villeroi,  De la Tragédie, 14.3 ' fans même lever les yeux, confeilla de la faire i changer fur le champ. Jeannin , après avoir i regardé avec attention , avoua qu'il n'en ap] percevoit pas le vice; mais que, pour ne rien ; rifquer, il falloit la faire villier par les gens de 1'art. Sully répondit brufquement : Sire , qui ejï-ce qui a pu vous donner cette terreur ƒ elle durera plus que vous & "moi. Les Pièces de Voltaire en général font comme i ces tableaux fans phyfionomie , dont les têtes I fe reffemblent toutes. Quelle différence y ai t-il entre Omar & Mahomet ? Ce font deux fourbes jetés dans le même moule , qui penfent, qui parient, qui agiffent de même. Si I Omar eüt été peint comme un Croyant fanatique & fincère , il eüt fait reifortir 1'enthouI fiafme hypocrite & politique de Mahomet. i Mais Omar n'eft point fanatique, ainfi que 1'a prétendu J. J. Roulfeau , puifqu'il dit a Mahomet : Tes autres favoris , zélés avec prudence, Pour s'expofer a tout ont trop d'expérience ; lis font tous dans eet age oü Ia matuiïté Fait tomber le bandeau de la crédulité, Sec. Dans Adélaïde du Guefclin, les deux  144 D'e la Tragédie. frères rivaux fe refTemblent fi bien , qu'on peut les prendre 1'un pour 1'autre : même impétuofité , même violente de caractère. Ce n'eft pas ainfi que Crébillon a peint Rhadamifte ék. Arfame , d'autant plus intérefTans tous deux, qu'ils le font par des traits tout différens. Examinez dans Polyeucle la variété des earaclères de Pauline ék de fon époux, de Sévère ék de Félix ; toutes les Pièces de Corneille vous offrent la même diverfité , qui j donne une fi grande pbyfïonomie a fes tableaux dramatiques. Une autre efpèce de variété particulière au J Grand Corneille, qui en cela laiffe Racine ék les autres Poëtes bien loin derrière lui , c'eft que , parmi cette foule de Perfonnages qu'il a mis fur la fcène , aucun ne refTemble a un 1 autre. On trouve un peu trop d'uniformité dans les röles de Eritannlcus , de Xlpkarès , | de Bajazet ék d'Hypoüte , de Roxane ék d'Hermione,, de Monlme , d'Artallde , de Bérénlce , &Arlcle ék d'Eriphile. Quelle beauté fupérieure ék toute différente dans les j röles d'Augufte , de Sévère , de Sertorius, de Polyeucle , de Pompée , de Nicomède-, ékc.! j Les  De la Tragedie; ^ les róles de ferames font remarquables par une diverfité non moins étonnante. QuelJe tendreffe de fentimens! quelle naïveté toucbante dans Chimène & Pauline ! quel feu [ quelle impétuofité dans Camille ! quelle noWeffe dans Cornélie ! quelle force , quelle chaleurdans Emilie ! quel courage defpritl - quelle vigueur dans Léontine ! quelle gran- - deur dame & quelle fierté dans Pulchérie! i quelle énergie d'atrocité dans Cléopatre ! Mais avec quel art, ayant a donner k peu : prés le même caradère au vieil Horace & k I Don Diègue , n'a-t-il pas faifi les nuances ; qm diftinguent ce Gentilhomme Efpagnol iplus fenfible au point d'honneur qua touté ■i autre chofe , & le père des Horaces , qui ne refptre que 1'amour de la Patrie , & qui [pouife cette vertu jufqu'a une forte de fé: roeit é commune aux premiers Romains l Rodrigue & le jeune Horace ont le même .fonds de valeurj mais comme elle éclate >par des traits divers , & convenables aux jpays & aux mceurs de 1'un & de 1'autre 1 Nous dirions encore beaucoup de chofes Seconde Partie, J£  j46 De la Tragédie. fur les earaclères , fl nous n'avions de'ja traité fort amplement cette matière , en réfutant lès Commentaires de Voltaire fur Corneille. Nous y renvoyons le Lecleur, qui pourra y trouver un fupplément a ce Chapitre, oü nous n'avons pas voulu nous répéter.  De la Tragédie. j^j CHAPITREIV. Des Mceurs. jL E mot de Mceurs , en fait de Poéfie ; a diverfes acceptions. Généralement les mceurs font 1'expreffion du caradère; c'eft 1'habitude d'agir, de penfer & de parler coriformément au caradère que la Nature nous a donne'. Peindre les mceurs dans un Poëme , foit e'pique , foit dramatique , c'eft obferver auffi ce qui convient a lage, au fexe, a la condition des différens Perfonnages : 1'art demande encore qu'on imite les moeurs de chaque pays oü 1'on e'tablit la fcène , lefquelles varient par le climat j par la Religion , par le Gouvernement. Enfin 1'on entend par mceurs tout ce qui fait connoitre le cceur de 1'homme , en quelque fituation qu'il fe trouve, & quelles que foient les paffions dont il eft agité. Nc faites point parler vos Aéleurs au hafard , ' Va vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. K ij  t+8 De la Tragédie. Cette lecon devient de jour en jour plus importante , 'depuis que nos Poëtes, cherchant a briller par eux-mêmes , n'étudient point le langage de la Nature , ni les tons divers quelle a donnés aux hommes en leurs différentespofitions; Sc qu'ils nouspréfentent des lnterlocuteurs de toute efpèce , qui n'ont tous qu'un feul efprit, c'eft-a-dire , celui de 1' Auteur qui les fait parler. Ce défaut peut venir en partie de eet efprit uniforme qu'on voit régner aujourd'hui dans la fociété , oü les ages & les fexes fe rapprochent & fe confondent par les mêmes vices , les mêmes fentimens ck le même langage. Une dépravation raifonnée eft toujours monotone; elle répand la froide couleur de 1'apathie fur tous les efprits ck fur tous les vifages; alors, comme il n'y a plus de earaclères , il n'y a plus de mceurs , quelque fens qu'on veuille donner a ce mot. Que les mceurs générales foient mauvaifes , c'eft un grand mal ; mais que 1'empreinte des mceurs individuelles foit effacée , de manière que tous les hommes fe refTemblent , Sc que 1'homme ne foit plus reconnoiffable , c'eft  De la Tragédie. 149 peut-être le dernier excès de la dégradation humaine. A coup sür, c'eft 1 'état le moins favorable a 1'imitatipn poétique. La Nature & les modèles manquent aux Artiftes; euxmêmes , rèpandus plus que jamais dans la focie'te', s'accoutument a ne juger du cceur humain que d'après les fimulacres d'homnies qui font autour d'eux; & dans le temps 011 1'étude des anciens modèles leur feroit le plus ne'cefTaire pour retrouver les traces de cette Nature perdue & méconnue , c'eft alors qu'ils ne'gligent le plus, qu'ils méprifent même ces modèles anciens ; c'eft alors que leur goüt flétri eft infenfible aux beautés vraies & naturelles. II ne faut pourtant pas fe laffer de leur rappeler ce qu'ils oublient. Souvent, fans y penfer, un Ecrivain qui s'aime , Forme tous fes Héros femblables a foi-même. Calprenède & Juba parient du même ton. Un Poëte qui a du génie, fort éntièrement de lui-même pour fe tranfporter a la place de fes Perfonnages ; il fe pénètre de leur fituation , de leur caradère; de leurs fentimens 'A K tij  150 De la Tragédie. il fe conforme a leur %e, a leur e'tat j il fe rabaiffe jufqu'a eux, s'il le faut, plutöt que de leur prêter avec orgueil un efprit & un langage qu'ils ne doivent point avoir. Tel eft le ve'ritable enthoufiafme ; voila ce qui donne de la vie ék des mceurs a un Ouvrage dra: matique. Voyez le Grand Corneille ayant a exprimer le ton de Ia valeur & de la fierté Efpagnole dans un Guerrier confommé, ck dans un jeune homme qui lui demande vengeance d'un affront. Tous deux font anime's du fentiment de 1'honneur , tous deux I'expriment difTe'remment. Le premier conferve cette confiance tranquille ék cette pitie' avantageufe que donne 1'expe'rience des armes. L'autre ardent, impe'tueax , s'indigne qu'on juge de fon courage par fa grande jeuneffe , &: la pitié de fon adverfaire accroit fon audace. La valeur n'attend pas !e nombrc des années. L E C O M T E. Sais-tu bien qui je fuis 3  Be la Tragédie. Ï51 RODRIGUE. Oui, tout autre que moi Au feul bruit de ton nom pourroit trembler d'effroi... J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueurj Mais j'aurai trop de force ayant affez de cceur. A qui venge fon père il n'eft rien d'impoffible. Ton bras eft invaincu , mais non pas hwincible..... L E C O M T E. Va , je fens que pour toi ma pitié s'intérefle : J'admire ton courage & je plains ra jeunefle. Ne cherche point a faire un coup d'effai fatal ; Difpenfe ma valeur d'un combat inégal 5 Trop peu d'honneur pour moi fuivroit cette viétoire. A vaincre fans péril, on triomphe fans gloire. On te croiroit toujours abattu fans effort, Et j'aurois feulemcnt le regret de ta mort. RODRIGUE. D'une indigne pitié ton audace eft fuivie : Qui m'ofe öter I'honnëur craint de m'oter la vie I L E C O M T E. Retire-toi d'ici. RODRIGUE. Marchons fans difcourir. Kiv  *P De la Tragédie: e e C o m t e. Es-tu fi Jas Je vivre > R o d r i g u e. As-tu peur de mourir 3 e e C o m t e. Viens, tu fais ton devuir, &c. ^ Chaque mot de ce Dialogue peint Ia différence dage des deux Interlocuteurs, & de leur fierté , de leur bravoure relatives a eet %e. Pour donner des mceurs convenables a fes Perfonnages, il faut bien connoitre les devoirs refpectifs des hommes. II en eft que ia Nature elle-mème leur impofe • il en eft d'autres auxquels la fociéte', la loi, 1'ufage les obligent, & ces derniers varient felon les pays & les Gouvernemens. II faut donc favoir ce qu'un fils ou une fille doivent a leur père ou a leur mère , 1'autorité que ceux-ci ont fur leurs enfans, les obligations mutuelles des femmes & des époux. L'amour d'un Citoyen pour fa Patrie eft bien différent de 1'obéif-  De la Tragédie. 153 I fance d'un fujet pour fon Roi, & les devoirs i du Prince ou du Magiftrat font tout autres : que ceux de 1'homme privé. Soyez inftruit & | perfuadé des loix effentielles de Ja morale , ft \ vous voulez que vos Aéteurs aient des «ïceurs 1 vraies, conformes a leur condition , & ne | parient point au hafard. Mais quand la mo1 rale n'eft plus qu'une chimère, quand les Au1 teurs eux-mêmes en ont détruit les principes ; 8c les devoirs, il n'eft pas étonnant qu'ils ne fachent point exprimer les mceurs naturelles : 8c civiles de chaque Perfonnage. Ce ne font ; plus des hommes qu'ils nous préfentent, mais 1 des beaux - efprits, des differtateurs 8c des ; fophiftes. ' Jeunes Poëtes , qui n'êtes point encore I fubjugués par votre Siècle , voulez-vous ref(fufciter 1'Art Dramatique, étudiez les An1 ciens, apprenez du Grand Corneille a faifir I le vrai ton de la Nature , clans les dhfférentes : pofitions de la vie oü vous placez vos Aéleurs , Un vieux guerrier , un père véritable , que 'fon fils viendroit de venger d'un affront, s'ex:primeroit-il autrement que Don Diègue , dans \le Gd!  154 De la Tragédie. Appui de ma vieillefle Touche ces cheveux blancs a qui tu rends 1'honneur, Viens baifer cette joue, & reconnois la place Ou fut jadis 1'affront que ton courage efface.... Mais d'un fi brave cceur élcigne ces foiblefles ; Nous n'avons qu'un honneur , il eft tant de Maitrefles J L'amour n'eft qu'un plaifir , & 1'honneur un devoir. Qui ne reconnoit pas le vrai langage d'un Roi, dans ce difcours de Don Fernand a un jeune Guerrier de fa Cour, qui demande la faveur d'un combat fingulier ? Un Roi, dont la prudence a de meilleurs objets , Eft meilleur ménager du fang de fes fujets : Je veille pour les miens, mes foucis les confervent, Comme le Chef a foin des membres qui le fervent. Ainfi votre raifon n'eft pas raifon pour moi: Vous parlez en Soldat, je dois agir en Roi. Pourquoi le röle de Pauline paroit-il toujours un des plus beaux qui aient été mis au théatre ? C'eft que , dans la fituation oü le Poëte 1'a placée , ayant a foutenir le caradère de fille , depoufe & d'amante , elle fait accorder tous fes fentimens avec les loix de la Nature & du devoir. C'eft que par-tout les mceurs convenables a une fituation fi difHcile ,  De la Tragedie. 155 'font obfervées avec une vérité , une décence, une noblelfe admirables. Quelle candeur tou: chante dans ce récit, oü déja tout le caradère : de cette femme , le modèle des femmes, eft : établi en fi peu de vers! I Parmi ce grand amour que j'avois pour Sévère, t J'actendois un époux de la main de mon père , ' Toujours prête a le prendre ; & jamais ma raifon I N'avoua de mes yeux 1'aimable trahifon. I II pofledoit mon cceur , mes délirs , ma penfée j I Je ne lui cachois point combien j'étois bleffée j ' Nous foupirions enfemble & pleurions nos malheurs* ! Mais au lieu d'efpérance , il n'avoit que des pleurs; ! Et, malgré des foupirs fi doux, fi favorables, I Mon père & mon devoir étoient inexorables.... i Le refte , tu le fais; mon abord en ces lieux I Me fit voir Polyeuéte , & je plus a fes yeux 5 1 Mon père fut ravi qu'il me prit potir Maürefle.... ! Il approuva fa flamme & conclut I'hyménée ; ; Et moi, comme a fon lit je me vis deftinée , '. Je donnai, par devoir , a fon afFedion Tout ce que 1'autre avoit par inclination. Elle croit mort fon Amant quand elle parle : ainfi, & permet quelque cbofe a une tens drelfe dont elle n'a plus rien a craindre : mais : Sévère reparoit-il a fes yeux, elle s'explique  156 De la Tragédie. avec plus de fermete', fans rien perdre de fa candeur. L'Amante ne fe fait voir un peu,que pour relever davantage la vertu de 1'e'poufe. Si Ie Ciel en mon choix eüt mis mon hyménée, A vos feules vertus fe me ferois donnce; Mais puifque mon devoir m'impofoit d'autres loix, De quelque Amant pour moi que mon père eüt fait choix, Quand, a ce grand pouvoir que la valeur vous donne , Vous auriez ajouté 1'éclat d'une touronne , Quand je vous aurois vu , quand je 1'aurois haï, J'en aurois foupiré, mais j'aurois obéi; Et fur mes paffions ma raifon fouveraine Eut blamé mes foupirs & diffipé ma haine. Cette femme vertueufe demande-t-elle a Féfix la grace de fon mari ? c'eft en fille toujours refpecftueufe Sc foumife, qui fait valoir la foumiffion même avec laquefe elle a preféré le choix de fon père an choix de fon cceur. Au nom de cette aveugle & prompte obéifTance Que j'ai toujours rendue aux loix de la naifTance, Si vous avez pu tout fur moi, fur mon amour , Que je puiflë fur vous quelque chofe a mon tour. .. . Ne rn'ötez pas vos dons, ils font chers a mes yeux, Et m'onc affez couté pour m'ètre précieux. Pauline eft fans doute bien intérefiante,  De la Tragédie: «57 : quand elle emploie les plus tendres reproches, I les prières & Es larmes pour fléchir 1'obftina; tion d un époux qui veut mourir 8c la céder a ( fon Amant ; mais qu'elle eft fublime , lorfi qu'elle öte un fi doux efpoir a eet Amant, I pour 1'obliger a fauver les jours de fon maii! Confcrver un rival dont vous êtes jaloux , C'eft un trait de vertu qui n'appa-tient qu'a vous; Et fi ce n'eft affez de votre renommee , C'eft beaucoup qu'une femme, autféfois tant aimée , . Et dont 1'amour peut-être encor peut vous toucher, Doive a votre grand cceur ce qu'elle a de plus cher. Souvenez-vous enfin que vous êces Sévère. Adieu. Réfolvez feul ce que vous devez faire. ! Si vous n'êtes pas tel que je 1'ofe efpérer, Pour vous prifer encor , je le veux ignorer. Ce font-la des beautés que le temps n'effacera jamais. Confidérons Alzire dans une pofition a peu pres femblable a celle de Pauline , puifqu'elle a également a foutenir les caraétères de fille, d'amante & d'époufe. On verra qu'en général fes mceurs, fous ce triple rapport, n'ont rien de fixe & de conftant, qu'tlles manquent de naturel 6c de vérité. En qualité d'Amante , elle ne prend aucune  158 De la Tragédie: des pre'cautions qu'elle devroit prendre avant de trahir fes engagemens avec Zamore ; comme e'poufe , elle trahit fon mari avec autant de légèreté qu'elle lui a donne' fa main; & comme fille elle trahit encore l'obéifTance qu'elle a promife a fon père. Que de contradidions dans fa morale ck. dans fes mceurs! Elle dit d'abord a Montèze : Je fais ce qu'eft un père, & quel eft fon pouvoir. M'immoler quand il parle eft mon premier devoir. Cette fille fi foumife , & prête a s'immoler aux volontés d'un père , finit fon difcours par le menacer avec le dernier emportement : Tremb!ez,vous qui d'un Dieu m'annoncez la vengeance, Vous qui me condamncz d'aller en fa préfence Prometrre a eet époux, qu'on me donne aujourd'hui , Un cceur qui brüie encor pour un autre que lui. C'eft outrager a la fois fon père, fon Amant ck fon e'poux. Alzire , qui fait éclater avec tant de violence devant Montèze fes tranfports amoureux; Alzire qui, dans la fcène fuivante avec Gufman, fait parade de fa franchife , en difant avec emphafe :  De la Tragédie'. T59 ! Qui peut fe déguifer pourroit trahir fa foi: l C'eft un art de 1'Europe ; il n'eft pas fait pour moi. I Cette Alzire ne fe déguife~t-el!e pas artiI ficieufement, quand elle fe contente de dire , a Gufman qu'elle a aimé Zamore [ Je l'aimai, je l'avoue , & tel fut mon devoir. Doit-elle lui cacher qu'elle brille encore pour ce premier Amant ? Doit-e!le ufer d'un peu de coquetterie en 1'engageant a mériter fon ■< cceur l ', Méritez, s'il fe peut, un cceur auffi fidéle. Elle afflige fon père par des menaces inconlidére'es , 8c trompe un mari , qui ne 1'épouferoit pas s'il favoit fes fecrets fentimens. Cette contradiclion de mceurs eft trop manifefte. Alzire fe marie, fans plus de ; réfiftance, 8c n'eft pas plus tötmariée qu'elle s'en repent. Quoi! j'ai fait le ferment du malheur de ma vie! Hymen , cruel hymen! fous quel aftte odieux Mon père a-t-il formc tes redoutables nceuds \ L'inftant oü elle vient de jurer 1'obe'ilTance 8e la foi a fon époux, eft celui qu'elle choifit  ïéo De la Tragédiel pour maudire fon hymen 8c s'entretenir de fon ancien Amant. Voila d'étranges mceurs. C'eft bien pis, quand eet Amant paroit, k point nommé, après la célébration j elle fe garde bien de faire valoir la faintete' de fes fermens, de lui ötertout efpoir, de 1'engager a 1'oublier; elle dit au contraire tout ce qui eft capable de l'enflammer davantage 6c de 1'exciter a la vengeance contre fon mari. Enchainée a Gufman par des nceuds érernels , J'adorois ta mémoire au pied de nos autels. NosPeupIes, nos Tyrans , tous ont fu que je t'aimes Je 1'ai dit a Ia Terre , au Ciel, a Gufman méme. Seroit-il poffible que le fier & dur Gufman eüt époufé une Américaine , qui auroit ofé , a la face des autels , lui dire qu'elle en aime un autre ? Cet emportement outré répugne a la Nature , a la vérité 8c aux mceurs. Nous avons vu Pauline demander a fon Amant la grace de fon époux ; Alzire demande a fon époux la grace de fon Amant, 8c de la manière la plus outrageante : Par ce grand changement dans ton ame inhumaine , Par un effort ii beau tu vas changer la mienne; Tu  De la Tragedie. 161 Ta t'affüres ma foi, mon refpeft, mon retour, Tous mes vceux, s'il en eft qui tiennent lieu d'amour. L'excellent moyen de fléchir un mari jaloux ! Elle a beau lui dire , pardonne; il ne faut pas avoir befoin d'un nouveau pardon , quand on demande une grace. Quel eft donc ce changement qui fe fera en elle, fj elle ne peut aimer Gufman ? Tu t'affüres ma foi, lui dit-elle; veut-elle faire entendre que , fans cela, elle lui manqueroit de foi { cela eft un peu fort. De quel retour veut-elle parler, en lui avouant qü'elle ne peut répondre a fon amour ? Parle-t elle de fon retour k la vertu ? C'eft donc s'avouer coupable. Elle ajoute : Ce cceur fimple & formé des mains de la Natute, En voulant t'adoucir redouble ton injure. La Nature elle-même apprend au cceur le plus fimple qu'on ne doit point infulter celui qu'on veut adoucir, & la re'flexion d'Alzire prouve qu'elle n'eft pas fi fimple. Ce qui le prouve encore plus, c'eft fa réponie a une Confidente , qui lui fait raifonnablement obferver que, fi on la rencontre pendant ia première nuit de fes noces, occupée k cherSeconde Partie, L  i6i De la Tragédie. ener fon Amant , elle va perdre fa réputation 8c fon honneur. Un Sophifte ne fe tireroit pas mieux d'embarras que la jeune 6c fimple Alzire : Cet honneur étranger, parmi nous inconnu , N'eft qu'un fantóme vain qu'on prend pour la vertu : C'eft 1'amour de la gloire, & non de la juftice , La crainte du reproche, 8c non celle'du vice. C'eft peu d'avoir , malgré fon époux , mis fon Amant en liberté 8c en pouvoir de fe venger , au lieu de lui ordonner qu'il refpeéte les jours de cet époux , elle lui dit tout ce qui peut 1'encourager dans fes deffeins de vengeance , puifqu'elle lui répète fans celfe qu'il eft aimé d'elle : Je vais feule en ces lieux, ori Phorreur me confume , Languir dans les regrets , fécher dans 1'amertume , Mourir dans le remords d'avoir trahi ma foi, D'être au pouvoir d'un autre, & de brüler pour toi. N'eft-ce pas dire a un Amant furieux : Arrache-moi a cec odieux pouvoir , 6c au lieu de mourir dans les bras d'un autre , je vivrai dans les tiens-? A cet égarement amoureux fuccède aufli-töt un accès de philofopbie.  De la Tragêdu. 16^ Grand Dieu, s'écrie Alzire après avoir quitté fon Amant, Ne ferois-tu Ie Dieu que d'un autre Univers ? Les feuls Européens font ils nés pour re plairc ? Es-tu Tyran d'un Monde , & de I'autre Ie père ? Les vainqueurs, les vaincus, tous ces foibies humain* Sont tous également I'ouvrage de tes mams. Cette déclamation n'a-t-elle pas bonne grace dans la bouche d'une jeune Américaine, qui nous dit fans ceffe qu'elle eft fimple , ignorante & fans art, & qui n'eft occupée qua tromper fon mari pour fauver fon Amant ? Eft-ce la peindre les mceurs ók. la Nature l Mais n'eft-ce pas les fouler aux pieds , que d'ofef répondre a fon pere, qui vient lui apprendre le meurtre commis par Zamore : Jeplains Gufman ; fon fort a trop de cruauté, Et je Ie plains fur-tout de 1'avoir mériié. Pour Zamore , il n'a fait que venger' fon outrage; Je ne peux excufer ni blamer fon courao-e. C'eft a un père , de qui elle a recu fon mari, qu'elle ofe tenir un pareil difcours! Ne pouvoir pas blamer cet affaffinat , c'eft 1'ap| prouver , & foutenir que Gufman a mérité Lij  164 De la Tragedie. d'ètre poignarde par Zamore , n'eft-ce pas en témoigner fa joie ' N'eft-ce pas le comble de lïndignité fur-tout de dire a cet Amant, couvert du fang de fon e'poux : Béni le coup affreux qui rompt mon hyménée. Si Alzire ne connoit ni les devoirs de la Nature , ni ceux de la Société, elle n'en eft: pas moins habile k raifonner fur des queftions philofophiques. Immédiatement après fon indigne re'ponie , cette jeune fille examine tnnquillement, comme Caton , s'il lui eft permis de fe tuer : Eh , quel crime eft-ce donc devant ce Dieu jaloux , De hater un moment qu'il nous prépare a tous ? Quni, du calice amer d'un malheur fi durable , Faut-il b.-ire a longs traits la He infupporrable ï Cc corps vil & mortel eft-ildonc fi facré, Que l'efprit qui le meut ne le quitte a fon gré ? \ oila pourtant ce qu'on admire aujourd hui ! Voila ce qui fait préfèrer ^ oltaire k Corneille ! Et c'eft ainfi que nos Poetes Déclamateurs nous prelentent des Perfonnages philofophes, fans morale & fans mceurs. On me dira peut-être que les mceurs d un Per-  De la Tragédie. 165 Tonnage font poe'tiquement bonnes , quand elles font conformes a fon caraétère ck qu'elles ne fe de'mentent point. Si cette règle e'toit applicable ici, elle ne ferviroit qu'a rendre Ie röle d'Alzire encore plus condamnable , puifqu'ayant accepté , fans beaucoup de réfiftance , ck avec foumifïïon , 1'époux que fon père lui a donne' , cette obéiifance ne s'accorde point avec cette inde'pendance Hcencieufe ék hautaine qu'elle affecte dans le refte de fa conduite , lorfqu'elle a un devoir de plus a remplir. Comment une fille foumife devient-elle tout-a-coup une femme audacieufe , qui ne refpecfe ni 1'honneur , ni les bienfeances, ni fon père , ni fon époux ? La vérité de 1'imitation demande que les mceurs propres au pays ék au temps oü la fcène fe paife , foient fidèlsment repréfentées, a moins que ces mceurs ék ces ufages ne foient trop bizarres ék trop étranges , cu du moins prefque ignorés des Spectateurs. Auquel cas, la repréfentation tragique perd de fa richelfe ék de fa grandeur. Nous prenons peu d'intérèta voir furie théatre des Peuples qui nous font inconnus, paree que nous ne pouvons * L uj  i66 Be la Tragedie; pas juger fi 1'imitation efl fidele. Cette peinture. étrangère a nos idees, peut exciter la curiofité , Sc non pas 1'illufion, qui confifte dans un certain rapport entre la chofe imitée & celje que nous connohTons. Plus ce rapport efi parfait, plus 1'illufion eft compléte. Ainfi les Grecs, qui prenoient prefque tous leurs fujets dans leur propre Hiftoire & dans leurs mceurs, donnoient au fpeétacle toute 1'illufion dont il eft fufceptible. Pour nous, chez qui les mceurs monarchiques , auffi peu favorables a la vérité qua la poéfie, ne fou.Trent pas une imitation femblable , nous voulons du moins qu'en tranfportant la fcène , foit dans 1'antiquité , foit dans les temps plus modernes, mais toujours loin de nous , Ie Poëte nous préfente des Perfonnages tels que 1'Hiftoire de cbaque pays nous les fait connoitre, ou tels qu'on peut les imaginer d'après les notions biftoriques, Ainfi les anciens Grecs & Romains ne parleront point comme les Grecs «Sc les Romains modernes, un Anglois comme un Efpagnol, ni un Turc ainfi qu'un Francais. On ne peut fouffrir 1'Alexandre de Ra-  De la Tragédie. 167 cine, quand il vient pouflër ces plaintes doucereufes: Je vous avois promis que 1'effort de mon bras M'approchcroit bientót de vos divins appas. . . Je fuis venu. L'amour a combattu pour moi. Tout cède autour de vous; c'eft a vous de rendre. . Mais j hélas ! que vos yeux , ces aimables tyrans , Ont produit fur mon cceur des effets différens 1 Ce grand nom de vainqueur n'eft plus ce qu'il fotihaitcj II vient', avec plaifir , avouer fa défaite , Sec. On eft bien sür que le glorieux & terrible Alexandre n'a jamais pu débiter de pareilles fadeurs. On reconnoit fans doutele vainqueur de Pompée, a ce difcours noble & généreux adreffé au lache Monarque qui lui vient offrir la tête de fon rival : Mais, quel droit aviez-vous fur cette illuftre vie 3 Que vous devoit fon fang pour y tremper vos mains, Vous qui devcz refpeét au moindrc des Romains 3 Ai-je vaincu pour vous dans le champ de Bharfale?... Vous craigniezma clémence ! ah 1 n'ayez plus ce foin: Souhaitez-la plutöt, vous en aurez befoin. Céfar n'eft plus reconnoiftabk , quand il dit un moment après : L iv  i6S De Ia Tragédie. Antoine, avcz-vous vu cette Reine adorable Comme a-t-elle rccu les oftres de ma flamme >... En pourrai-je être aimé ?.. . Je 1'ai vaincu , Princefle, & le Dieu des combats M'y favorifoit moins que vos divins appas, &c. La fombre & plaintive Eleélre n'eft-elle pas bien infipide , lorfque Crébillon Ia fait parler ainfi l Le vertueux Itys, a travers ma douleur, N' en a pas moins trouvé le chemin de mon cceur... Pcignez a mon amour un Héros magnanime. Non , ne me pcignez rie||: effacez feulement Les traits trop bien gravés cfun mallieureux Amant. On fourit de pitié a cette foibleffe d'un homme de génie qui défigure ainfi les mceurs antiques; mais on fe récrie d'admiration k cette peinture fi vraie & forte de la Cour d'un Roi barbare. La pompe de ces lieux, Vous Ie voyez aflez , n'éblouit point les yeux. Jufques aux Courtifans qui me rendent hommage, Mon palais , tout ici n'a qu'un fafte fauvage : La Nature , maratre en ces affreux climats, Ne produit, au lieu d'or, que du fer, des foldats ; Son (éin tout hérilTé n'offre aux défirs de 1'homme Rien qui puifTe tenter 1'avarice de Rome. ■  De la Tragédie. 169 II y a des Perfonnages dont 1'Hiftoire nous a donné une fi haute opinion de courage ck ;de vertu, qu'il eft bien diffkile au Poëte 'd'atteindre par 1'imitation a 1'idée que nous iavons concue de 1'original. Tels font les Hercules , les Alexandre , les Scipions, les Catons , ékc. II faut bien fe garder d'expofer de femblables Héros fur la fcène , quand on n'a pas pour les peindre un génie éminent ck iublime. Nous ne pouvons fouffrir qu'on nous les préfente fous des traits communs ék foibles (qui les dégradent a nos yeux. Voltaire nous a■t-ilfait fentir en aucune manière 1'énergie du icaraétère de Caton dans Rome j'auvée l Voici :comme il s'exprime ; iLucullus, je me trompe, ou ces deux Confidens S'occupent en fecret de foins trop importaas. Le crime eft fur leur front, qu'irrite ma préfence. iDéja la trahifon nurche avec arrogance. sLe Sénat qui la voit cherche a diffimuler. -, 'Le Démon de Sylla femble nous aveugler. • L'ame de ce Tyran dans le Sénat refpire. CÉTHÉGUS. Je vous entends aflez, Caton; qu'ofez-vous dire?  170 De la Tragédie. C A T O N. Que les Dieux du Se'nat, les Dieux de Scipion , Qui contre toi peut-être ont infpire Caton , Permetrent quelquefois les attentats des traitres; Qu'ils ont a des Tyrans aflèrvi nos ancêtres; Mais qu'ils ne mettront pas en de pareilles mains La MaitrelTe du monde & le fort des humains. J'ofe encore ajouter, que fon puiflant génie, Qui n'a pu qu'une fois foufFrir Ia tyrannic , Pourra dans Céthégus & dans Catilina, Punir tous les forfaits qu'il permit a Sylla. Le Perfonnage Ie plus ordinaire ne s'exprimeroit pas plus foiblement. On retrouvera quelque chofe de Yatrocem animum Catonis, dans le difcours que Cre'billon fait tenir a ce fameux Défenfeur de la liberte' Rornaine. Et comment 1'Univers pourra-t-il jamais croire - Que Rome eut un Sénat & des Légiflateurs, Quand les Romains n'ont plus ni Loix ni Sénateurs > Od retrouver enfin les traces de nos pères, Dans des cceurs corrompus par des mceurs étrangères 2 Moi-même, qui 1'ai vu briller de tant d'éclat, Puis-je me croire encore au milieu du Sénat 2 Ah ! de vos premiers temps rappelez la mémoire. Mais ce n'eft plus pour vous qu'une frivole Hiftoire. Vous imitez fi mal vos illufires aïeux, Que leurs noms font pour vous des noms injurieux...  De la Tragédie. 171 Non, non, Catilina n'eft pas le plus coupable. JVoyez de votre Etat la chute épouvantable, Ce que fut le Sénat, ce qu'il eft aujourd'hui, Et le profond mépris qu'il infpire pour lui. iScipion, qui des Dieux fut le plus digne ouvrage," Scipion, ce vainqueur du Héros de Carthage, iScipion, des mortels qui fut le plus chéri, ;Par un vil Délateur fe vit prefque flétri. 1 Alors, la liberté ne favoit pas dans Rome :Db fimple Citoyen diftinguer le grand homme. (Malgré tous fes exploits, le vainqueur d'Annibal :Se foumit en tremblant a votre Tribuna!. ,Sylla vient, qui remplit Rome de funérailles, iDu fang des Sénateurs inonde nos murailles ; lil fait plus : ce Tyran , las de régner enfin , ! Abdique infolemraent le pouvoir fouverain , I Comme un bon Citoyen, meurt heureux Sc tranquille I En bravant le courroux d'un Sénat imbécille , al Qui , charmé d'hétiter de fon autorité , I Eleva jufqu'au Ciel fa générofité , j Et nomma, fans rougir , Père de la Patrie, I Celui qui 1'égorgeoit chaque jour de fa vie. i Si vous eufïïez puni le barbare Sy'la, 0! Vous ne trembleriez poir.t devant Catilina. Quant aux mceurs particulières, aux ufages | propres a chaque pays oü vous placez" la fcène, 1 étudiez fur-tout dans Racine 1'art de les faire I connoitre avec une exaéle vérité. Perfonne,  17* De la Tragédie: mieux que lui, n'a fu tirer de fon fujet les ornemens &. , pour ainfi dire , le coftume moral qui y font attache's, & qui ne peuvent convenir qu a ce fujet. S'il le puife dans les fiècles héroïques, toutes fes images font analogues aux coutumes, aux exercices, aux Arts, a la Religion de ces temps recule's. 'On vous voit moins fouvent, orgueilleux & fauvaoe, Tantöt faire voler un char fur 1c rivage, Taihöt, favant dans 1'art par Neprune inventé, Rendre docile au frein un courfier indompcé. . . . Mon are, mes javelots, mon char, toutm'importune, Je ne me fouviens plus des leconstde Neptune. Mes feuls géminemens font retentir les bois, Et mes courfiers oififs ont oublié ma voix.... M Béja plus d'un Tyran, plus d'un mondre fareuche Avoit de votre bras fenti la pefanteur. Deja, de 1'infolence heureux perfécuteur, Vous aviez des deux mers afluré les rivages. Le hbrc Voyageur ne craignoit plus d'outrages. Hercule, refpirant fur le bruit de vos coups, Déja de fon travail fe repofoit fur vous. La paffion elle-même donne a fon langage ces coulêurs locales , qui diflinguent particulièrement 1'expreffion amoureufe de Phédre de celle de Monime ou de Roxane :  De la Tragédie'. " i Dieux ! que ne fuis-je affife a 1'ombre des forêts! !Quand pourrai-je, au travers d'une noble pouffière , iSuivre de 1'ceil un char fuyant dans la carrière 5... ue reconnus Vénus & fes feux redoutables , )D'un fang qu'elle pourfuit, tourmens inévitables. Par des vceux aflidus je crus les détourner. Je lui batis un Temple , & pris foin de 1'orner. :De viftimes moi-même a toute heure entourée, ije cherchois dans leur flanc ma raifon égarée. La manière dont Mithridate s'exprime eu Ifait de guerre & de combats, a fans cefle ;rapport aux ufages des Romains fes ennemis, l & ne fauroit convenir a un autre fujet. ;[ La guerre a fes faveurs ainfi que fes difgraces. I Déja plus d'une fois retournant fur mes traces, ] Tandis que 1'ennemi , par ma fuite trompé, I Tenoit après fon char un vaiu Peuple occupé , I Et gravant en airain fes frêles avantages , fl De mes Etats conquis enchalnoit les images; ! Le Bofphore m'a vu , par de nouveaux apprêts , 1 Ramener la terreur du fond de fes marais.. .. ] Brülons ce Capitole oii j'étois attendu. Dérruifons fes honneurs; & faifons difparoitre ïA La honte de cent Rois , & la mienne peut-être ; : Et la flamme a la main , effacons tous ces noms ■ Que Rome y confacroit a d'éternels affronts. Quelles reflburcesle Poëte n'a-t-ilpas tirées  '174 De la Tragedie. des mceurs particulières de Mithridate, pou* anohlir la paffion amoureufe & jaloufe de ce vieux Guerrier I Quelles richehes de détails n'y a-t-il pas trouv^es! Jufqu'ici la fortmi£ & la viftoire mêmes Cachoient mes cheveux blancs fous trenre diadêmes. Mais ce temps-Ia n'eft plu-;. Je rcgnois , & je fuis. Mes ans fe font accrus, mes honneurs font détruitsj Et mon front dépomllc d'un fi noble avantage Du temps qui 1'a flétri lailTc voir tout 1'outrage. . . j Quoi ? des plus chères mains craignant les trahifons, J'ai pris foin de m'armer contre tous les poifons. J'ai fu , par une longue & pén-'ble induftrie, Des plus rnortels venins prévenir la furie. Ah ! qu'il eüt mieux valu, plus fage & plus heureux, Et repoufiant les traits d'un amour dangereux, Ne pas laiifer remplir d'ardeurs empoifonnées , Un cceur déja glacé par le froid des années ! Dans Ba^ajet , tout rappelle les ufages civils & religieux de 1'Empire Ottoman , & les mceurs du férail y font obfervées avec un fcrupule étonnant. Dès les premiers vers ces mceurs font indiquées. Et depuis quand , Seigneur, entre-t-on dans ces lieux, Dont 1'accès étoit rnéme interdit a nos yeux ? Jadis une mort prompte eüt fuivi cette audacc.  De la Tragédie. 175 ! Racine n'oublie pas d'expliquer 1'ufage defpo: tiquefurlequel eft fondée 1'intrigue dela Pièce: 1 Tu fais de nos Sultans les rigueurs ordinaires. I Le frcrc rarement IaiiTe jouir fes frères 'I^TJe 1'honneur dangereux d'être fortis d'un fang ( Qui les a de trop prés approchés de fon rang. La fuperbe Roxane explique de même le 1 motif ambitieux qui 1'engage a trahir Amurat ] pour e'poufer Bajazet : ) Je fais que des Sultans 1'ufage m'eft contraire; I Je fais qu'ils fe font fait une fuperbe loi 1 De ne point a 1'hymen ailujettir leur foi. ] Parmi tant de Beautés qui briguent leur tendre/Te, ] Ils daignent quelquefois choifir une Maitreffe : Mais toujours inquiète avec tous fes appas, Efclave , elle recoit fon Maitre dans fes bras; I Et, fans fprtir du joug ou leur loi la condamne , I II faut qu'un fils naifiant la déclare Sultane. Quelle attention a marquer par-tout les ufages de cet Empire defpotique, fi différens de ceux des autres Peuples de 1'Europe ! SouiFrez que Bajazet voye enfin la lumière; Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière, Déployez en fon nom cet étendard fatal, Des extrêmes périls 1'ordinaire fignal. ...  i-j6 De la Tragédie*. Toutce qui refte ici debraves JanifTaires De Ia Religion les faints dépofitaires, Du Peuple Byzantin ceux qui, plus refpedtés, Par leur exemple feul règlent fes volontés, Sont prés de vous conduite a la potre facrée , D'oii les nouveaux Sultars fout leur première entree...7 Un Efclavc arrivé de 1'armée j Et, quoique fur la mer Ia porte Fdt fermée, Les Gardes, fans rarder , 1'ont ouverte a genoux , Aux ordres du Sultan qui s'adreflent a vous. . . . Courez , qu'on le faifïlTe. Que la main des muets s'arme pour fon fupplice, Qu'ils viennentpréparer ces nceuds infortunés Par qui de fes pareils les jours font terminés , Sec. Vous ne trouverez point , dans Zaïre , les mceurs Turques repréfente'es avec cette ve'rité fi néceffaire a 1'illufion. Le coüume moral eft a peu pres le même pour tous les fujets que Voltaire a traite's, & les couleurs locales y font rarement employees a peindre les fentimens &.les paffions. Auffi une couleur uniforme domine dans fes Pièces , & cette uniformité fait fouvent un contre-fens par rapport a la différence des temps, des mceurs ék des ufages. Croiroit-on que, dans les premiers fiècles de Rome, un Romain düt s'ex— primer  De la Tragédie. I77 primer comme un Courtifan qui auroit vieilli au fervïce d'un Defpote ? Ecoutez Meflala \ dans la Trage'die de Brutus t ...... Ils font prêts a tout faire : Tout leur fang eft a vous. Mais ne prétendez pas Qu'en aveugles fujets ils fervent des ingrats. Ils ne fe piquent point du devoir fanatique De fetvir de viétime au pouvoir defpotique » Ni du zèle infenfc de courir au trépas, Pour venger un Tyran qui ne les connoït pas. Tarquin promet beaucoup ; mais devenu leur Maitre $ II les oubliera tous, ou les craiadra peut-être. Je connois trop les Grands: dans le malheur amis , Ingrats dans la fortune, & bientöt ennemis; Nous fommes de leur gloire un inftrument fervile., Rejeté par dédain dès qu'il eft irjutile , Et brlfé fans pitié s'il devient dangereux. On conviendra que ces fentimens, .d'une politique trop rafünée pour un Romain des premiers ages, font mieux place's dans la bouche du Vifir Acomat, de qui Voltaire les a emprunte's aflez a contre-temps. . Un Vifir aux Sultans fait toujours quelque ombrage j ' A peine ils 1'ont choifi qu'ils craignent leur ouvrage. ISa dépouille eft un bien qu'ils veulent recueillir, lEt jamais leurs chagrins ne nous laiflent vieillir. Seconde Partie. M  178 De la Tragédie. Bajazet aujourd'hui m'honore & me carefTe : Ses périls, tous les jours, réveillent fa tendrefle. Cc même Bajazet, fur le tröne affermi, Mcconnoitra peut-étre un inutile ami. Et moi, fi mon devoir, fi ma foi ne 1'arrête , S'il ofe, quelque jour, me demander ma tête. . . Je ne m'explique point, Ofmin , mais je prérends Que du moins il faudra la demander long-temps. Je fais rendre aux Sultans de fidcles fervices; Mais je laiife au vulgaire adorer leurs caprices, Et ne me piqué point du fcrupule infenfé De bénir mon trépas quand ils 1'ont prononcé. Ici il n'y a pas un mot qui ne convienne au fujet, au lieu , au temps, a la fituation , au Perfonnage. Dans Voltaire , prefque aucune de ces convenances ne font obfervées. Le morceau de Racine eft une beauté locale ; celui de fon Imitateur n'eft qu'un lieu commun, qu il pouvoit placer beaucoup mieux partout ailieurs' que dans Brutus. Deux ou trois fcènes d'Alzire , de Mahomet & de Tancrède , vous offriront quelques-unes de ces beautés locales dont Voltaire a trop négligé d'orner fes autres Pièces. Racine , en choifiüant toujours des fujets rrès-connus, s'elt ménagé une aütre fource de  De 'la Tragédie. 179 Tichelles hiftoriques & poétiques qui fervent encore a peindre les mceurs , &. qui contribuent a l'inftrucfion du Speétateur, autant qua fon plaifir. Avec quel foin , avec quel art il raifemble tout ce que 1'Hifloire ou 'Ia Fable peut lui fournir de relatif au fujet de 'fes Tragédies; avec quelle intelligence il met chacun de ces détails a la place la plus* convenable ; avec quel génie emploie-t-il ces 1 détails a fortifier les caraétères , les fentimens 1 & les paffions de fes Aéteurs! De la vient que I fes Pièces ne vous offrent aucun endroit vide <5c ftérile; tout y eft plein , abondant, foutenu ; tout vous rappelle au temps , aux mceurs , aux ufages des pays oü fes Perfonnages ont -vécu ; tout vous tranfporte au milieu d'eux ; tout vous remplit d'illufion. •Quelle foule de pompeufes merveilles, comme a dit Defpréaux, Racine n'ajt-il pas puifées > dans les récits vrais 'ou fabuleux des ffiètles I fiéroïques, pour enrichir prefque toutes les i fcènes d'Andromaque , de Phédre & d'Iphit génie ! Que .de traits intéreffans de la vie de Titws, dans Bérénice ! A-t-il rien oublié , ■dans Bntannicus, de ce qui pouvoit fervir a Mij  1S0 De la Tragedie^ peindre la Cour de Claude & de Néron ? La Tragédie de Bajazet eft femée de détails hiftjriques Sc politiques , qui font connoitre 1'Empire Ottoman a lepoque dont il s'agit, Mais qui n'admireroit pas , dans Athalie 3 tout ce que 1'Hiftoire Sainte a de plus grand Sc de plus magnifique , étalé a chaque pas > fans affeélation, fans rempliflage , fans déclamation ? Ce n'étoit pas en travaillant a Ia hate , comme faifoit Voltaire , qu'il pouvoit donner ce furcroit de perfeéiion a fes Ouvrages Dramatiques , qui manquent même, a cet égard, de 1'efTentiel Sc du nécelTaire. Lorfque 1'AmbaiTadeur Arons yient plaider au Sénat la caufe de Tarquin, étoit-ce par des accufations vagues que Brutus devoit lui répondre ? c'étoit par une peinture vive Sc détaillée des «rimes du Tyran , qui 1'avoient fait chafTer de Rome; Sc c'eft ce que DuRyern'avoitpas oublié dans fa Tragédie de Scévole: Tc faut-il de Tarquin proaver la tyrannie ? Ne m'interroge point; mais fais parler fa vie. Tu trouveras qu'un Roi, de fa main maffacré, Cu tröne qu'il ufurpe eft le premier degré j  De la Tragédie. iSl ^)ue , malgré les liens qui dcvoicnc 1'en défendre,. II aflaffine un Roi qui 1'avoit fait fon gendre.... Tu verras de Tarquin 1'époufe fanguinairc, Faire pafTer fon char fur Ie corps de fou père; Pendant que fes chevaux feaibloient, par leur effroi a Lui faire refpecler le cadavre d'un Roi, &c. Ne défireroit-on pas , dans la Mort de Céfar, que les acftions les plus importantes de ce grand Perfonnage fulfent rappelées de temps en temps ? Ne voudroit-on pas que 1'état de la République cbancelante füt mieux peint dans Rome fauvée , oü la plupart des Acleurs n'ont guère de Romain que le nom ? A quels traits intérelfans pouvons-nous reconnoitre la fameufe Sêmiramis , dont le Poëte n'a pas même effleuré ce que 1'Hiftoire nous en a appris ? Et Mahomet! Que nous a-t-on retracé de fes aclions , de fa conduite, de fes projets , de fa politïque ? Prefque rien. C'eft un être imaginaire , qu'on a fubftitué a celui que 1'on connoit par le réeit de fa. vie. Cette. vérité de mceurs & de earaclères, que Voltaire a tant négligée , eft pourtant ce qui plait univerfel'.ement, dans tous les fiècles, a M iij  iS 2 De la Tragédie^ tous les efprits. Les Étrangers peuvent être infenfibles aux charmes de la diclion, dans une Langue dont ils ne connoiffent pas toutes les finelfes; mais tous les Peuples font en état de juger li le cceur de 1'homme eft bien développé, fi la Nature eft bien faifie, fi les Perfonnages célèbres font repréfentês fous la forme qu'on s'en figure d'après leurs aclions. Horace nous fait fentir le prix qu'on doit mettre a ce mérite , quand il nous dit, dans fon Art poétique , qu'une Pièce qui aura des earaclères frappans &. des mceurs exaeftes, quoique d'ailleurs ccrite fans grace , fans force, fans art, fait plus de plaifir au Public , & attire plus de Speclateurs , que des riens harmonieux & des vers brillans , mais vides de chofes. Interdlim fpeciofa locis , morata que recii Fahula nuliius veneris , fine pondere & arte , Valdius ohleBat papulum, meliufque moratur, Qiiam verfus 'mopes rerum , nug&que canon. C'eft ce mérite feul qui a procuré un fuccès foutenu a quelques Drames du Grand Corneille , dont 1'intrigue eft froide , le  De la Tragédie. 183 flyle extrêmement inégal , ck dans lefquels les paffions ne jouent prefque aucun röle. La mort de Pornpée Nlcornède ck Sertorlus , malgré tous ces défauts , conferveront une réputation folide , tandis que le$ Tragédies romanefques perdent tous les jours de leur prix. Mir  184 De ld Tragédie*. CHAPITRE V. Des Sentimens. A , -ia. pres ce que nous venons de dire, il feroit inutile d'ajouter que les fentimens de-s Perfonnages doivent être conformes a leur caradère & a leurs mceurs ; cependant ce n'eft pas une chofe nouvelle aujourd'hui, de voir nos Héros Tragiques fentir & s'exprimer d'une manière qui répugne a 1'idée que le Poéte nous en avoit fait concevoir. Ce défaut, fi oppofé a la Nature ék au bon fens y devient trop commun pour ne pas mériter quelque attention. Nous n'en trouverons que trop d'exemples dans le Poëte qui, depuis bien des années, a donné la loi au théatre ék aux Auteurs. A la première fcène du fecond Acle de Brutus , Titus, pour exalter le mérite de Tullie, de laqnelle il eft amoureux , nous dit: Le Gel lui rend jufiice , il la fit pour régner. C'eft bien au fils de Brutus, dont la plus grande fureur ejl pour la liberté , &  De la Tragédie. 1S5 i qui a les Rois en horreur , comme il le dit I lui-même , de louer dans fon Amante ce ( qu'il a en horreur , ck ce qui s'oppofe z leur I bonheur commun. D'après fes fentimens ré] publicains,ildevoits'exprimer tout différem: ment, ck regretter que 1'objet de fa tendrefle : füt la fille d'un Tyran. Le quatrième Aéte XAl{ire s'ouvre par ' une fcène dans laquelle Alvarès demande a fon fils la grace de Zamore , fon libérateur. 1 Cette fcène eft prife entièrement a contre: fens. Alvarès fe contente de dire foiblement: Pardonnei a Zamore. Quel eft donc 1'offenfé dans cette occafion ? Ce n'eft point Gufman, qui a été le bourreau de Zamore ck qui lui enlève fa MaitrefTe. Au lieu de faire valoir ces raifons avec 1'autorité d'un père, ck le courage d'un homme jufle & vertueux ; au lieu de repréfenter fortement combien il feroit pdieux ck atroce que celui qui a fauvé les jours du père füt mafTacré par le fils, Alvarès ne parle que de la j aloufie de cet indigne fils , ck s'exhale en maximes triviales : La douceur peu tout fur notre volonté. Tout exces ftiène au crime. C'eft bien de cela qu'il s'agit.  . 3 Sfj Ue la Tragédie. Enfin , fans infifter davantage, il fe borne a demander un fecond entretien. Qui 1'empêche donc de parler ici avec Ia fermeté convenable a fon age , a fon caradère , a fon pouvoir paternel , d'autant plus que ce fecond entretien n'aura pas lieu l Dans cette fcène , qui ne mène a rien, il ne montre aucun des fentimens qu'on eft en droit d'attendre de lui, puifqu'il devroit ordonner a fon fils d'être jufle, ck non lui demander grace. Lorfque Néreflan apprend de fa fceur qu'elle aime Orofmane, il s'exprime vraiment eh furieux : J'irois dans ce palais, j'irois'au moment mêmc^ Immolcr de ce fer un barbare qui t'airae , De fon indigne flanc le plongcr dans le tien , Et ne 1'en retircr que pour percer le raien. On ne voit, pas trop que 1'amour d'Orofmane pour Zaïre foit une raifon a Néreflan , a un Chevalier Fran5ois', d'gller poignarder Ie Soudan : mais enfin , après cette fureur & cet emportement , pourquoi paroit-il fi radouci un moment après , & compofe-t-il avec fa fceur l Promets , lui dit-il fort tranquiliement,  De la Tragédie. 187 i De ne point accompür cet hymen odicux , . Avant que le Pontife ait éclairé tes yenx. Pourquoi n'exige-t-il pas qu'elle renonce ; abfolument a cet hymen ? c'eft que la Pièce auroit d'abord été rinie, fi Zaïre eüt dit a Orofman, qu'elle ne pouvoit jamais 1'époufer^ au lieu que Néreftari lui laiffe encore 1'efpérance d'acbever cet hymen , quoiquW/ez/x. Ainfi 1'Auteur a facrifié la vérité des fenl timens au befoin de fon intrigue roma: nefque. Dans la Trage'die d'OreJle , du même Auteur , Clitemneftre vient dire a Elecfre; D'Egyfte contre vous j'ai fü fléchir Ia haine; Il veut vous voir en fi!le, il vous donne Plifthcne. Plifthcne eft d'Epidaure attendu chaque jour. Votre hymen eft fixé pour fon heureux rerour. D'un briilailt avenir goütez déja la gloire. Cette propofition rëpugne au caradère que le Poëte a donné a Clitemneftre , qui cherche a fe réconcilier avec fa fille , par fes remords, j ck par des fentimens maternels. Comment Clitemneftre , qui connoit la haine d'Eledre pour le Tyran 8c pour toute fa familie , peut-  188 De la Tragédiei elle 1'engager a è'poufer le fils de ce Tyran, & comment s'imagine-t-elle qu'elle lui prouve par-la tout 1'amour d'une mère l N'eft-ce pas plutöt 1'infulter amèrement ? La même propofition n'eft point dëraifonnable dans la Pièce de .Crébillon , qui a donné un caraélère plus dur a Clitemneftre , ck tel qu'il convenoit a une femme adultère & parricide : mais ici cette mère , qui veut adoucir le chagrin de fa fille, prend juftement le moyen qu'elle duit favoir le plus propre a 1'aigrir ck a 1'irriter. Vers la fin de la première fcène de Sêmiramis , voici le portrait qu'il plak au Poëte de nous faire du Grand-Prêtre Oroës; * Obfcur & fqlitaire , Renfermé dans les foins de fon fainc mipiftère , Sans vaine ambition, fans crainte, fans décour, Oh le voit dans fon temple , & jamais a Ia Cour. II n'a point affedé 1'orgueil du rang fuprême, Ni placé fa tiare auprès du diadême. Ce Grand-Prêtre étale auffi quelquefou des fentimens conformes a ce portrait. Je remplis mon devoir , Sc j'obéis aux Rois; Le foin de les juger h'eft point none parage,. , „  De la. Tragédie. 189 ( treft a nous d'obéir. J'apporte au nom des Mages ( Ce que je dois aux Rois, des vceux & des hommages. Retournez la médaille , vous .verrez cet 1 Oroës , ce Mage fi obéiflant, fi refpeétueux, fi éloigné de la Cour & de 1'intrigue , fi doux , fi humain , fi peu orgueilleux , ne parler dans 1'autre moitié de fon röle que de fang & de vengeance , fe faire le Chef d'un complot, & poufTer le bras de Ninias dans le . fein de fa mère. ; . . . . C'eft ainfi qu'ils attende-nt ( les Dieux) Ce fang qui devant eux dóit être offert par vous. Ne fongez qu'a frapper , qu'a fervir leur courroux; La vidtime y fera. Et ce Mage infpiré fait que Sêmiramis fera la viétime ! Le plus ardent fanatique s'exprimeroit-il autrement que ce Grand-Prêtre , qu'on nous avoit peint fi débonnaire l Ne vous regardez plus comme un homme ordinaire j Des éternels décrets facré dépofïtaire, Mafqué du fceau des Dieux , féparé des hnmains, Avancez dans la nuit qui couvre vos deftins, Mortel, foible inftrument des Dieux de vos ancêtres, Vous n'avez pas le droit d'interroger yos Maitres, J  •290 £>t Ia TragéÜe: Oroës, qu'on ne voit jamais a la Cour, 'qui napporte aux Rois que des vosux & des hommages , qui n'affeéte point le droit ie lesjuger, vient jouir avec tranfport du plaifir ■de voir une Reine, une mère poignardée par fon fils , & fous les aufpices de fonfaint mï~ mjlèr-e. Cefx lui qui s'écrie , au milieu de cette Cour fouillée du parricide dont il a e'té 1'inftigateur : Ie Ciel eft fatisfaic; Ia vengeance eft comblc'e.. .. 3loi^, tremblez fur Ie tröne , &c. Je demande fi fon a jamais vu au tnéatre ■un Perfonnage tragique plus équivoque, ou , pour mieux dire, plus différent delui-même, & des fentimens plus contradictoires. Les fentimens dramatiques, quelque pompeux, quelque Lrillans qu'ils foient , ne peuvent être beaux , s'ils bleffent la vérité & la convenance. Par vérité , je n'entends pas ce qui eft vrai en foi-même , mais ce qui eft vrai relativement au caraélère, aux mceurs, a la fituation de celui qu'on fait agir. Un Acleur pourroit dire les plus grandes vérités, & fes fentimens n'en feroient pas moins faux,  De la Tragédie. £91 j:parce qu'ils ne feroient pas conféquens a fa 'manière d'être , d'agir 8c de penfer. II en : eft de même de la convenance. Ce qui con, vient dans telle pofition , ne convient plus jdans une autre. Tous les hommes devroient [penfer convenablement; mais ce qui devroit icre n'eft point, 8c 1'objet de 1'imitation dratmatique eft de reprëfenter ce quiexifte- Pour lempTir cet objet, il n'y a rien de convenable :que ce quifert a peindre les hommes comme ils font , avec les adouchTemens que 1'art exige , afin d'embellir 1'imitation. Qu'y a-t-il deplus contraire a la convenance 1 8c a la vérité, que la fituation de Zaïre , a la 1 dernière fcène du fecond Aéte ? Zaïre étoit 1 venue, par 1'ordre d'Orofmane , délivrer Lu■ fignan ; a peine la reconnoiffance eft finie, qu'auffi-tot Corafmin vient le remettre aux fers, ainfi que les autres Chrétiens délivrés avec lui , fans que Zaïre s'y oppofe en réclamant la parole 8c 1'ordre du Soudan , ni même ofe proférer un feul mot 5 elle écoute patiemment, 8c en ftlence , les injures que Corafmin dit a fon père 8c a fon frère , qu'il traite de vils Chrétiens 't 8c elle n'eft pas  t()i De Ia Tragedie^ offenfée de fon ton impéiïeux Sc méprifant} elle ne lui dit pas feulement de refpeéler cet illuftre vieillard. Avant que Lufignan lui demande , fans raifon, de garder le fecret fur ce qui vient de fe pafTer entre eux, Ie premier mouvement de la jeune Zaïre, encore e'mue Sc attendrie d'avoir retrouvé 1'auteur de fa naiflance , ne devoit-il pas être d impofer filence a 1'infolent Corafmin , Sc de s'écrier: Arrêtez ; ce vieillard , ce Chrétien eft mon père ? Son filence dénaturé blefTe en même temps Sc les convenances réelles Sc les convenances de 1'art. Ce défaut eft encore plus révoltant dans la pofition ou fe trouve Palmire , lorfque Séide s'éloigne d'elle pour aller poignarder Ie vieux Zopire. Non feulement cette jeune rille, cette tendre Amante , fe montre infenfible a ce meurtre abominable , elle entend les cris plaintifs du vieillard, Sc ne court point arrêter le bras de fon Amant; pendant cette fcène d'horreur . elle s'amufe encore a faire ces froides réflexions : Si le Ciel veut un meurtre , eft-ce a moi l qui fentent un peu trop le Philofophe décidé : Nos Prêtres ne font pas ce qu'un vain Peuple penfe ; < Notre crédulité fait toute leut fcience. Je ne trouve pas ce trait fi répréhenfible , paree qu'il peut naturellement lui être arraché par le dépit & la douleur d'avoir facrifié fon fils a fa crédulité pour les Prêtres ék les Oracles. Cette vivacité eft permife a la paffion. 1 Ce qui me paroit vraiment condamnable, i c'eft la difTertation qui précède ék qui refroidit i ces vers, Dès que le raifonnement s'en mêle, O ij  ai2 De la Tragédie'. on ne voit plus une mère 'dëfolêe d'avoi? trahila Nature pour Iafuperftition , mais une femme qui afFecfte de faire 1'efprit-fort. Telle eft 1'idêe que nous donne cette de'clamation contre les Prêtres, au moment que Jocafte va reconnoitre dans (Edipe le meurtrier de fon premier mari: Penfez-veus qu'en effet, au gré de leut demande , Du vol de leurs oifeaux la vérité dépende ? Que fous un fer facré des taureaux gémhTans Dévoilent Pavenir a leurs regards percans, Et que de leurs feftons ces viétimes ornées, Des humains dans leurs flancs portent les deftinées 5 Non , non , chercher ainfi I'cbfcure yérité, C'eft ufurper les droits de la Divinité. Tout a l'humeur gafconne en un Auteur Gafcon. Un fimple Confident d'GEdipe fait auffi le Philofophe aux dépens des Prêtres c]e des Oracles: Ces Dieux , dont le Pontife a promis le fecours, Dans leurs temples, Seigneur, n'habitent pas toujours; ©n ne voit point leur bras fi prodigue en miracles; Ces antres, ces trépieds, qui rendent leurs oracles , Ces organes d'airain que nos mains ont formés, Toujours d'un foufp.e pur ne font pas animés.  De la Tragédie. arj Ne nous endormons point fur la foi de leurs Prêttcs; Au pied du fanótuaire il eft fouvent des traïtres , Qui, nous afTervifTant fous un pouvoir facré , Font parler les Deftins, les font taire a leur gré. Ces beaux propos font d'autant moins a propos ,de la part d'un homme vulgaire, que le fle'au dontThèbes eft défolée, eft plus terrible & plus preffant, que la colère des Dieux efï plus manifefte , & que le Grand Prêtre n'a aucun intérêt de tromper ni (Edipe ni le Peuple. Au refte, le Grand Corneille avoie employé a peu pres les mêmes idéés d'une manière plus vive & plus naturelle dans Pfyché; c'eft un Prince amoureux de cette belle Princeffe , qui veut la raffujrer contre la réponfe d'un Oracle qui femble la condamner a la mort. Cet Amant a pour excufe fa gé~ nérofité & fa paffion. Peut-êtrc qu'un rival a di£té cet Oracle ; Que 1'or a fait parler celui qui la rendu. Ce ne feroit pas un miracle Que pour un Dieu muet un horame eüt répondu; Et dans tous les climats il n'eft que trop d'exemplcs Qu'il eft, ainfi qu'ailleurs , des mcchans dans les temples.. Ce mauvais goüt, qui a fait fi fouvent Oiii  314 De la Tragédie. facrifier a Voltaire le ton de la Nature & de la ve'rité , au défir d'afficher l'efprit philofophique, eft d'une affeótation encore plus fenfible & plus déplace'e dans ce difcours de la tendre Zaïre, qu'on ne peut rappeler trop de fois aux jeunes Auteurs, pour les préferver d'une manie capable de faire tomber un homme d'efprit dans un excès auffi ridicule. Je Ie vois trop ; les foins qu'on prend de notre enfanco Torment nos fentimens, nos mceurs , notre créancc. J'eufle été, prés du Gange , efclave des faux Dieux , Chrétienne dans Paris, Mufulmane, en ces lieux. L'inftruétion fait tout 5 & la main de nos pères Grave en nos foibles cceurs ces premiers caraétères „ Que 1'exemple & le temps nous viennent retracer, Et que peut-être en nous Dieu feul peut effacer. II eft bien e'trange que Ia jeune Zaïre, éleve'e , dès fon enfance, dans un férail, & dans une Religion qui ne permet pas de s'inftruire , foit devenue fi favante parmi des Muets , des Eunuques & des Efclaves. On tombe de fon haut, quand on voit une jeune perfonne, qui ne refpire què 1'amour , e'taler tette e'rudition philofophique & ces graves maximes fur Ia Loi naturelle.. C'eft bien le «as de dire ;  De la Tragédie. ai< Le mafque tombe , 1'Auteur refte , Et Ie Héros s'évanouit. Nous ne pouvions donner moins d'e'tenduë a nos obfervations fur un défaut fi accrédité par Voltaire, ék dont fes Irnitateurs ont même ofé faire 1'apologie. Nous fommes trop juftes néanmoins pour ne pas convenir que , parmi ces tirades ék ces maximes, prodiguées avec trop d'affedation ék d'emphafe , on ne voie briller fouvent de très-belles fentences, qui relèvent quelquefois la force des fentimens ék des caraélères, ék font d'autant plus d'effec qu'elles font plus courtes ék amenées naturellement par lafuuation.Telles font entre autres celles-ci, qui fe gravent aifément dans la mémoire , ék qui rappellent de grande s vérités : Ce n'eft pas aux Tyrans a fentir Ia Nature. Le Ciel donne fouvent des Rois dans fa vengeance. L'amitié d'un grand Homme eft un bienfait des Dieux, Qui naquit dans la pourpre en eft rarement digne; Et le vrai Dieu , mon fils , eft un Dieu qui pardonne. Le premier qui fut Roi fut un Soldat heureux. Il eft de ces efprits favorifés des Cicux, Qui font tout par eux-mêmes Sc rien par leurs aïeux, Sec Ces grandes beautés doivent compenfer O iv  *i6 De la Tragédie. de grands de'fauts; mais elles ne doivent pai leur fervir d'autorite'. En évitant toutes les fautes dont nous venons de parler, on aura beaucoup fait pour fe mettre a 1'abri du blame , & 1'on n'aura rien fait encore pour exciter I'admiration & le plaifir propre a la Tragédie.. Cependant il n'eft peut-être pas ft utile de dire ce qu'il faut faire , que de montrer ce qu'on doit éviter , fur-tout lorfqu'il s'agit de 1'expreffion des fentimens , qui dépend abfolument du génie. Le Poëte^ doué de cette qualité , trouvera de lui-même tout ce que fon fujet renferme de beau en ce genre , & celui qui en eft privé ne faura pas 1'appercevoir, malgré tous les confeils & les inftruélions de la critique; mais Ie génie s'égare , & il a befoin d'être averti par le gout des écueils ou il peut échouer. Defpréaux ne donna pas du génie a Racine ; iï éclaira feulement 1'Auteur d'Alexandre fur fes fautes, & cet Auteur fit Andromaque. Qui doute qu'un pareil Cenfeur n'eüt été fort utile a Voltaire , s'il eüt voulu 1 'écouter ? Ce Cenfeur ne lui auroit pas fait trouver fans doute me perfedion qui n'étoit pas relative au ca-  De la Tragédie. 217 faétère de fon efprit ; mais en lui faifant effacer de fes Pièces tout ce qui choque la ve'rité , le bon fens & la Nature , un Poëte fi facile & fi brillant auroit du moins remplacé tout ce qu'il a de défecïueux , par des beautés propres a fon talent; & la forte da perfeéKon a laquelle il pouvoit atteindre , auroit fauvé fes Ouvrages d'une réputation équivoque. Si un homme de génie n'a pas befoin qu'on lui dife :JJonnez a vos Héros tragiques des fentimens nobles, élevés, fublimes, tendres, touchans, pathétiques , & toujours naturels; & fi c'eft bien en vain qu'on le diroit a un homme d'un génie médiocre, on peut dire au moins a 1'un & a 1'autre : Etudiez dans 1'Hiftoire la manière dont vous devez faire agir, penfer , fentir & parler les Perfonnages fameux & dignes de la fcène. L'Hiftoire ne vous donnera pas 1'idée de ce beau poétique auquel vous vous propofez d'atteindre ; mais de cette convenance & de cette vérité , fans lefquelles rien n'eft beau , & qui fervent de bafe a une imitation plus parfaite. Elle vous apprendra conjment telles aéUons, tels fen-  ii8 De la Tragedie. timens réfultent d'un caractère plutöt que d'un autre ; comment, dans toute forte d'occafions , les earaclères divers ont des principes dirférens de conduite, & quelles font les nuances infinies que la Nature ék 1'éducation ont mifes , non feulement entre les hommes , mais entre les grands Hommes. Elle vous accoutumera a faifir les traits particuliers qui diflinguent Céfar d'Alexandre , Annibal de Mithridate , &c. ék a fixer, pour ainfi dire, dans votre imagination , la phyfionomie caraclériftique de chacun d'eux. Une leélure aflidue de l'Hiftoire éi'èvera votre efprit a la hauteur de vos Perfonnages , dans certaines fituations oü 1'imagination feule ne pourroit jamais vous mettre a leur place pour vous pénétrer de leurs idéés ék de leurs fentimens. C'eft dans cette fource que le Grand Corneille a puifé fes couleurs principales, ék cette relfemblance embellie qu'il a donnée a fes Héros Romains. Racine, comme nous 1'avons déja dit, n'a rien négligé de ce que l'Hiftoire pouvoit lui fournir de relatif a fes fujets ; ék le principal mérite de leurs Ouyrages eft ce  De la Tragédie. 219 grand air de vérité qui règne dans leurs fictions. Si Voltaire a beaucoup profité de l'Hiftoire , c'eft d'une manière différente j les Perfonnages qu'il en a empruntés font rarement peints des traits qui leur font propres &. qui les caraclérifent; mais il a fu tranfporter a quelques-uns de fes Héros des traits de caraélère & des fentimens qui appartenoient kd'autres Perfonnages. Cette méthode eft ingénieufe &. très-utile ; elle donne a l'efprit une heureufe fécondité , & repand fur un Ouvrage des ornemens étrangers , qui fuppléent du moins a ceux qu'on n'a pas fu tirer du fonds même de fon fujet. Cependant cette méthode a fes inconvéniens , que Voltaire n'a pas toujours évités. Les jeunes Poëtes qui voudronten faire ufage, doivent prendre garde de nepas prêter a leurs Acleurs les fentimens d'un perfonnage très-connu, ou dont le caraclère étoit trop différent de celui qu'ils ont voulu peindre. Par exemple , ces paroles de Louis XII font célèbres: Un Roi de Trance ne venge point les injures d'un Duc d'Orléans. Ce fentiment, qui témoigne autant de bonté que de générofité & de grandeur d'ame,  azö De la Tragédie: pouvoit-il convenir a un Tartare farouche, 1 «n Conquérant barbare comme Gengis-Kan? Nc craignez rien pour vous : votre Empereur oublie les affironts qu'en ces lieux effuya Témugin. Le mot cle Ia Maréchale d'Ancre, qui t accufée d'avoir ufé de fortile'ge pour féduire l'efprit de Ia Reine , répondit que tout le fortile'ge qu'elle avoit employé', étoit le pouvoir que les amesfortes ont fur les ames foibles ; ce mot, dis-je, eft beaucoup mieux placé dans la bouche de Mahomet. Queldroit as-tu recu , lui dit Zopire, pour être Prophéte & Légiflateur ? Mahomet lui répond : Le droit qu'uu efprit vafte & ferme en fes defTeins A fur l'efprit groffier des vulgaires humains. Le trait pouvoit être plus vif, mais il eft naturel. II eft encore très-naturel d'appliquer a Brutus ce fentiment de Curius, qui étoit celui des premiers Romains: Au deilus des tréfors que fans peine iis vous cedent, Leur gioire eft de dompter les Rois qui les poirèdent. La convenance n'eft pas Heffee quand Mariamne dit a Salome, fon ennemie, ce que  De Ia Tragédie: $i§ Dxane de Poitiers répondit auffi en pareille occafion : Je puis yous pardonner, mais je ne puis vous croire. Mais je ne fais fi les dernières paroles de Gufman, pardonnant a Zamore , font auffi heureufement emprunte'es de l'Hiftoire. Voici le fait que Voltaire avoit en vue, & qu'on fera charmé d'entendre raconter a Montaigne. » Durant nos premiers troubles au fiége de » Rouen, le Duc de Guife ayant été averti » par la Reine , mère du Roi, d'une entrefci prife qu'on faifoit fur fa vie, & inftruit par» ticulièrement par fes Lettres de celui qui la » devoit conduire i chef, qui étoit un Gen«> tilhomme Angevin , ou Manceau , fré» quentant lors ordinairement pour cet effet » la maifon de ce Prince , il ne communiqua » a perfonne cet avertilfement; mais fe pro» menant le lendemain au Mont Sainte-Ca» therine , d'oü fe faifoit notre batterie de » Rouen , ayant a fes cötés Jacques Amyot, » Grand Aumönier de France , & un autre # Eyêque, il apperjut ce Gentilhomme qui  222, De la Tragédie. »lui avoit été remarqué, & le fit appelër.' » Comme il fut en fa préfence, il lui dit » ainfi, le voyant déja palir & frémir des » alarmes de fa confcience : Monfieur , vous » vous doutez bien de ce que je vous veux, & » votre vifage le montre. Vous n'avez rien a » me cacher; car je fuis inflruit de votre » affaire fi avant, que vous ne feriez qu'em» pirer votre marché , d'effayer a le couvrir. » Vous favez bien telle chofe & telle autre , » qui étoient 'les tenans & aboutiffans des » plus fecretes pièces de cette menée j ne » faillez , fur votre vie , a me confeffer la » vérité de tout ce deffein. Quand ce pauvre » homme fe trouva pris & convaincu , car le » tout avoit été découvert a la Reine par 1'un » des complices , il n'eut qua joindre les 5> mains & requérir la grace &-miféricorde » de ce Prince , aux pieds duquel il fe voulut » jeter ; mais il 1'en garda, fuivant ainfi fon v propos : Venez-ci j vous ai-je autrefois » fait déplaifir? ai je offenfé quelqu'un des v vötres par haine particulière ? il n'y a pas » trois femaines que je vous connois 5 quelle » raifon vous a pu mouvoir a entreprendre ma  De la Tragédie. aaj » mort ? - Le Gentilhomme répondit a cela » d'une voix tremblante, que ce n'étoit au» cune occafion particulière qu'il en eüt ; » mais 1'intérêt de la caufe générale de fon » parti, & qu'aucuns lui avoient perfuadé que » ce feroit une exécution pleine de piété d'ex» tirper, en quelque manière que ce füt, un » fi puiffant ennemi de leur Religion. Or, » fuivit ce Prince , je vous veux monrrer » combien la Religion que je tiens eft plus j> douce que celle de quoi vous faites profeffion. & La votre vous a confeillé de me tuer , » n'ayant regu de moi aucune offenfe , & la » mienne me commande que je vous par donne, tout convaincu que vous êtes de m'avoir » voulu tuer fans raifon «. Ce fentiment eft très-beau, & Voltaire n'a eu rrae la peine de le mettre en vers. Des Dieux que nous fervcms conneis la différence : Les tiens t'ont commandé le meurtre & la vengeance ; Et Ie miea , quand ton bras vient de m'aflafliner, M'ordonue de te plaindre & de te pardonner, Quelque généreux que foit le pardon de Gufman , le caraélère que le Poëte lui a donné, öte a ces paroles une grande partie de  224 De Tragédie! la force & de la ve'rite' qu'elles avoient daiïs I la bouche du Duc de Guife. Si Gufman n'avoit ia pas exercé tant de cruaute's envers Zamore , ce fentiment feroit plus noble & plus jufte; il I faudroit qu'on ne put pas re'pondre a ce Guf- |j man : Etoit-ce ton Dieu qui t'avoit commandé tes crimes i D'ailleurs ce n'efl point fa i Religion ni fes Dieux qui arment Zamore, c'eft 1'amour , c'eft la vengeance. C'eft un ennemi qui tue fon ennemi & fon rival , j lequel a ravage fon pays, lui a fait fouffrir les tortures les plus cruelles , & lui a ravi fa Maitreffe. La différence de Religion n'entre pour rien dans ce meurtre, & 1'application des fentimens de Guife n'eft convenable ni a fa fituation ni au caracfère de Gufman. fi CHAPITRE  De la Tragédie. 225 CHAPITRE VI. Des Paffions. S' l L faut beaucoup de génie & de jugement pour faifir avec autant de force que de vérité les divers earaclères qu'on veut mettre en mouvement dans un tableau dramatique , ck pour alTortir les mceurs & les fentimens au caraétère de cbaque perfonnage, il faut une imagination très-aétive & très-fenfible pour bien peindre les paffions. Ce n'eft pas affez d'en connoitre la nature & les effets, d'avoir fcruté les foibleffes du cceur humain ou elles prennent leur fource , d'en avoir analylé, pour ainfi dire, les propriétés diftinétives & les qualités différentes, ni même de favoir toutes les formes fous lefquelles elles font capables de fe produire , foit quand elles éclatent en liberté , foit quandèlles cherchent a fe déguifer. II y a loin encore de ces connoiffances réfléchies , au talent de fe paffionner , qui eft le véritable talent d'exprimer les paffions. Par quelle étonnante combinaifoiï Seconde Partie, P  226 De la Tragédie. de la Nature le Poëre trouve-t-il au fond de fon cceur le gcrme de chaque paffion, que fon imagin tion échauffée a le pouvoir de faire éciore & de développer, fans qu'elles influent trop fortement lur fon caradère particulier ï Une leu!efuffit pour troubler la raifon &c renvetfer l'efprit de la plupart des hommes, & prefque toujours elle ne domine qu'en excluant les autres. Comment fe fait-il que le Poëtè . quand il le veut , s'affeéïe auffi vivement de chacune de ces paffions, que Cvlui-la rr me qui en eft particulièrement tourmenté, & qu'il reffente égalernent des mouvemens öppofés & incompatibles ; qu'il foit ému d amour ou de haine , de colère ou de pitié y de douleur ou de joie ? Comment pafTe-t-il tour a tour de la cruauté a la douceur, de 1'a m bi tion aux défirs modérés , de la tyrannie a 1'amour de la liberté , de la vengeance 6k de la fureur a 1 héroïfme &. a 1'humanite ? Que!c que loientles relTortsqui opèrentdans lamc du Poëte cetie complication de mouvemenspalhonnés, qui n'exiftent que parl'ima-» gina ion, b. qui !ort vraiment inconciliables par ia nature du cceur humain ; quelle que  De la Tragedie. 227 foit cette fenfibilité repréfentative , beaucoup plus mobile &c plus étendue que la fenfibilité réelle , il n'en eft pas moins certain que vous ne pourrez jamais peindre l'émotion , ni émouvoir vos Speétateurs , fans être ému vous-même. Si 1'on voit des Comédiens fe pénétrer de leur röle , au point de palir , de rougir, de verfer des larmes , dont leurs yeux font encore humides après l'aélion ; combien ne doit pas être affeélé celui qui tire de fon ame des fentimens que le Comédien na trouvés que dans fa mémoire ? C'eft dans cette partie que la vérité 1'emporté de beaucoup fur 1'imitation. Comment imiter les fentimens imprévus & déréglés d'une ame emportée bors d'elle-même, qui n'a de guide Sc de volonté que les écarts d'une impétuofité aveugle , ni d'autre raifon de conduite que la folie de fa paffion ? Je fais que la réflexion , d'après les caufes 6c les effets connus de chaque paffion , peut former descombinaifons süres Sc raifonnables furcette déraifon de 1'ame , & prévoir par les régies du jugement les irrégularités d'une conduite paflionnée. Cette combinaifon même n'eft P ij  22S De la Tragédie. pas ce qu'il y a de plus facile en poe'fie , & peu de Poëtes ont bien connu la théorie des paffions Mais ce qu'il y a de plus difficile encore , c'eft d'accorder la réflexion qui juge d-js mouvemens de 1'ame avec la fenfibilité qui les e\Drime : 1'art pourra donc vous app >-ndre la marchs d'une paffion ; la Nature fe 'Ie vous en dictera les fentimens. Vous ne longerez point a les imiter, comme une chofe qui eft hors de vous; vous en ferez pénétré, vous en ferez tranfporté vous-même ; vous ferez le perfonnage que vous ferez parler. Qui fe paffionne par imitation , n'eft pas vraiment paffionné ; il eft toujours froid , il ne t uche point. L'art n'apprend pas a être ému , ni n s'aitendrir , ni a pleurer. II faut être aTe.'té r ellement d'une paffion , pour en exprimer le fentiment véritable. Pour mc tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. Le Poëte tragique doit donc réunir deux qualités bien rare^ : un efprit jufle qui ait approfondi le jeu des paffions, & une imaginationardente & fenfiblequi lui enfafleéprouver toutes les impreffions. Sans ces deux qualités,  De la Tragédie. 429 on manquera néceffairement de ve'rite' &. de naturel dans 1'art de les peindre. Pour en vifager • cette matière dans toute fon étendue , il faudroit entreprendre un Traité particulier , qui peut-être pafleroit mes forces : bornonsnous a quelques obfervations de détail fur un fujet fi digne d'exercer une plume plus habile que la mienne. II n'eft pas poffible de connoitre tous les effets des paffions combinées , paree que . cette combinaifon eft infinie ; il n'eft pas même poffible de les deviner , car 1 imagination ne va jamais auffi loin que la corruptioi» du cceur humain. La plupart des faits que l'Hiftoire nous a tranfmis , furpaffent a cet égard tout ce que les Poëtes ont inventé , & 1'autorité de l'Hiftoire fuffit z peine pour les rendre croyables. Auffi la Poéfïe, qui s'attache plus a la vraifemblance qu'a la vérité, eft-elle obligée d'adoucir ce que ces faits ont de monftrueux & de trop étranger aux notions générales que nous avons de l'humanité. C'eft | par cette raifon que les paffions compliquées ! réuffiffent peu dans la Tragédie ; on y préfere la peinture d'une paffion dominante, P iij  230 De la Tragédie, dont les effets font plus fïmples & mieux connus: il eft plus facile d'appercevoir ék de fentir fi la Nature y eft fidèlement repréfentée, D'ailleurs , s'il eft quelques hommes qui laifTent dans leur ame une entre'e libre a toutes les paffions, qui les combinent de manière a faire concourir re'ciproquement les unes au profit des autres , ces perfonnages font plus politiques encore que paffionnés , ck plus froidement fce'lérats que touchans & pathétiques. Ces exceptions font heureufernent affez rares, ou du moins il eft heureux qu'on le puiffe croire. Les hommes en géne'ral font affervis a une paffion particulière qui aime a re'gner feule, ou qui n'admet que des paffions analogues ék fecondaires. Cette imitation générale eft celle que fe propofe principalement la Poéfie. Or, chaque paffion a une marche naturelle , dont il n'eft pas permis au Poëte de s'écarter. II ne peindra pas un ambitieux ami de la modération, un Tyran généreux ék fenfible , un jaloux confiant, un vindicatif humain ék compatiffant. II peut fe garantir I aifément de ces contradiélions trop évidentes ; mais il y a des nuances plus délicates qu'il  De la Tragédie. 27 1 n'obfervera pas toujours, s'il n'a pas étudlé avec attention les mouvemens du cceur humain dans les iïtuations diverfes oü les paüiuns 1'engagent. Toute paffion vio'ente tend a fe fsttlsf ire par les voies les plus promptes & les plu« conformes a fes vues ; cette loi eft invariable. Qu'une perfonne afpire a fe venger de 1 objet de fa haine , elle en cVerchera avidérhent les moyen; , & ne les laiffiera point écbapper quand 1'occafi m les lui préfente a De? le premier Acle de la Mitriatnrie de Voltaire , nous voyons pourtant tout le contraire. Salome a regu des ordres d'Hérode pour faire mourir Mariamne, dont elle a follicité la mort ; Hérode eft encore abfenr; ''intérêt de Salome eft que fon ennemie expire promptement & en fecret, avant le retour d'Hérode , avant que la préfence de ce'te Reine adorée ne rallume 1'amour de fon époux , avant que Varus ne foit informé de 1'ordre fatal & ne puifïe en empêcher 1'exécution. Cependant cette femme vindicative & cruelle perd le temps endevains difcours, fans même donner aucune raifon du retard de fa vengeance , Sc P iv  Z^z De la Tragédie, fait fi bien que Varus en arrête 1'effet. Ce, défautd'inaétion , dans une paffion auffi acftive que la vengeance , paroit dans tout fon ridicule, Iorfque Salome revient feplaindre, au commencement du fecond Aéte, de cequ'Hérode a révoqué 1'arrêt de fon couroux, fans qu'elle daigne nous expliquer comment cela s'eft pu faire , & fans paroitre favoir que Varus s'eft oppofé a la mort de Mariamne. La paffion de fambition fuppofe , dans celui qui en eft poffiédé fortement , un efprit aéïif, capab'e de combiner un projet, de Ie conduire avec ardeur , mais avec politique , & de proportionnerles moyens de 1'exe'cution a la hardieffie de fes vues. Le röle du Vifir Acomat préfente un tableau fidele de Ja marche & du jeu de cette paffion. Vous voyez d'abord clairement le but qu'il fe propofe ; les détours qu'il prend pour y arnver font pourtant le chemin le plus court, fi Ie fuccès peut dependre de lui; car cette paffion a cela de particulier que les voies obliques font les plus sures & les plus rapides pour Ia fatisfaire. Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, concourt \ -on deifein , & toutes fes vues 5 toutes fes  I I De la Tragédie'. 33j démarches font habilement concertées. Voltaire femble avoir voulu calquer le róle de Meffale , dans fon Brutus , fur celui d'Acomat. Quelle foibleffe dans cette imitation ! Le projet de Meffala eft d'engager Titus a favorifer le parti de Tarquin. D'abord on ne voit pas ce qu'il efpère de ce projet , 8c fa paffion n'a pas un but affez marqué. II eft même impoffible de concevoir 1'idée qu'il s'eft faite de fon complot, & qu'il expofe a 1'Ambaffadeur Arons. J'ai des atnls , lui dit-il: A des conditions on peut comptcr fur eux ; Ils demandent un Chef digne de leur courage , Dont le nom feul irr.pofe a ce Peuple volage ; Un Chef affez puiffant, pour obliger le Roi, Même après Ie fuccès, a nous tenir fa foi; Ou, fi ae nos deffeins la trame eft dccauvettc , Un Chef affez hardi pour venger notre perte. Que veut-il l 8c qu'eft-ce que cela fignifie ? Si Tarquin reprend fon pouvoir dans Rome, cpiel Chef fera affez puiffant pour Lui faire la loi'? & fi leur complot eft découvert 8c anéanti, quelle vengeance , quel fuccès peutil attendre l On n'y congoit rien , 8c jamais ambitieux n'eut des yües fi bornées. Mais  234 De la Tragédie. comment s'y prend-il pour féduire ce Titus dont il avoue lui-même que la plus grande fureur ejl pour la liberté ! II lui dit que Ie Tyran n'a plus de rils, & que Titus pourra hériter de fon tröne & de fa tyrannie, en époufant la fille de Tarquin N'y a-t-il pas be ucoup de politique & d'adreffe dans cette féduétion ? Un pareil motif n'eft-il pas bien puiffant fur un homme furieuxpour la liberté! Ce Meffala , qui n'a aucun principe de conduite , qui ne fait ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, eft pourtant fi content de lui-même , qu'il s'e'crie avec une emphafe vraiment rifible, en menagant le Se'nat : Je pourrai t'e'crafer , & les foudres font prêtes. L'aclivité eft le principal caradère des paffions , bonnes ou mauvaifes. L'amour de Ia Patrie , la plu noble de toutes , eft une des plus aéhves. Comment fe fait-il donc que Voltaire, en donnant cette paffion a Zopire, le lailfe dans une inaclion prefque abfolue durant toute Ia Pièce ? Ce Zopire eft le Chef du Sénat, & il ne s'oppofe ni aux intrigues d'Omar, ni a la liberté qu'on lui laiffe d'entrer  De U Tragédie. 235 dans la Mecque. Tout cela fe fait fans lui, fans fon ordre , même fans fon avis; on fe contente de venir Ven informer, & il n'y trouve pas k redire ; il caufe tranquillement avec le féditieux Omar, au lieu de le faire chaffer de laville. Dans le Sénat même, dans 1'alfemblée du Peuple , Omar 1'emporte fur lui, & il fouffre qu'on ouvre les portes a. Mahomet , fuivi de fes guerriers : il vient aufïï converfer tête a tête avec ce Mahomet , qui lui découvre toutes fes fourberies, & Zopire ne retire aucun avantage de ces aveux pour animer le Sénat contre cet Importeur ! Eftce fa peindre la paffion courageufe d'un homme attaché a fa Patrie , k fes Dieux , k fes Loix, & fur-tout d'un homme revêtu de 1'autorité ? Voltaire a peint, dans Mérope , avec autant de chaleur que de vérité , les grands mouvemens de 1'amour maternel; mais a t il toujours obfervé auffi fidèlement la marche naturelle a cette paffion, d'autant plus éclairée dans fes tranfports, qu'elle eft guidée par un intérêt plus pur & moins perfonnel 1 Nous avons déjk vu que Mérope, au lieu de refufer la couronne , dans la crainte d'en .priver fon  De la Tragédie. fils, devoit naturellement I'accepter, puifque c'étoit Ie feul moyen de la lui conferver. Ce qu'elle dit en genéral des maratres qui herkent de leur fang , n'eft qu'une déclamation qui ne lui convient nullement; car ce n'eft pas être maratre que d'arracher le fceptre a un Ufurpateur, pour !e remettre a ce fils, fon feul efpoir. Mais ce n'eft pas tout. Lorfque Mérope areconnu fon fils, au moment qu'elle alloit 1'immoler, pourquoi ne va-t-elle pas en informer fes pmifans les plus déclarés ? pourquoi n'affemble-t elle pas le Peuple ? pourquoi ne lui dit-rlle pas : Polifonte eft l'a/faffin de m n époux; j'ai retrouvé mon fils; rendez le tróne au fils de Crefphonte ? &c. Son inaélion n'a rien de naturel ni de vraifemblable , &. la dernière fcène en eft même une critique , lorfqu'Euriclès vienï dire : Du retour dc fon Roi k nouvelle femée, Volant debauche en bouche , a changé les efprits. Le Peuple impatient verfe des pleurs de joie; II adore le Roi que le Ciel lui renvoie. Cela prouve qu'elle n'avoit pas d'aut?e;  De la Tragédie. 2}y parti a prendre que de montrer fon fils au Peuple , après l'avoir retrouvé. Auffi , depuis ce momënt, la Pièce languit un peu , ck la paffion de cette mère , jufque-la fi vraie, tombe fouvent dans le vague ék dans la détlamation. L'amour, cette paffion la plus mobile de toutes , ck la p'us fufceptible de rnouvemens oppofes , jufque dans les troubles , fes agitations, fes jaloufies ék fes fureurs, a ne'anmoins un caradère conftant, qui eft de tout rapporter a la pofTeffion de fon objet. De la des impulfions ne'ceflaires , qui déterminent fa conduite dans telle ou telle fituation. Par exemple, 1'incertitude ou la crainte de n 'être pas aimé , ou d'être trahi, excitera un Amant a faire tous fes efforts pour fortir de cette perplexité. Sa paffion ne lui confeillera jamais de fuir les moyens de fe convaincre, ék quand la raifon le lui diroit , elle ne feroit pas e'coute'e. II femble que Voltaire ait pris a tache de contredire ce qu'il y a de plus géne'ralement vrai ék de plus invariable dans cette paffion. Lorfque Zaïre refufe , pour la feconde  238 De la Tragédie. fois, d'accomplir un hymen réfolu ék qu'elle avoit déiïrë , comment Orofmane, furpris de cei.Langerr.ent dans les défirs de fa Makreffe, peut il éviter deux fois 1'occafion d'en apprendre le motif l Je dis éviter, paree qu'en eifet il paroit s'éloigner a plaifir de toute explicaticn. iNon feulement il n'infifte point pour favoir la ca;!fe de ce refus inattendu; mais il offre lui-même des faux-fuyans a fa Makreffe pour échapper a la révélation de fon fecret. Suppofez un Amant vraiment amoureux, impatient de hater fon bonheur , ék qui le voit reculer par un refus myflérieux. La paffion alors n'a pas deux manières de fe conduire ; il preffera ardemment fa Maitreffie de lui en expliquer les raifons ; il les cherchera lui-même ; il s'attachera aux moindres mots pour en tirer des induétions, ék pour arracher , par la force ék la vivacité de fes queftions, 1'aveu de la vérité. Orofmane fait tout le contraire. Quand Zaïre lui dit : Je fais qu'il faut vous perdre , & mon fort 1'a voulu. c'étoit la - deffus qu'il devoit s'arrêter. Pourquoi votre fort l'a-t-il voulu / C'étoit unë  De la Tragédie, 239 queftion néceflaire. A coup sür il ne devoir. pas re'pondre: 4 Quel caprice étonnant que je ne concois pas! Peut-il s'imaginer que Zaïre, lui faifant 1'aveu de fon amour , le refufe par caprice , lorfqu'elle lui dit que fon fort 1'a voulu ? Zaïre ajoute: Que ne puis-je parler / Un autre Amant auroit redoublé fes inftances pour obliger fon Amante a parler. Orofmane oublie fon amour; il s'avife d'une fingulière idee: Eft-il quelque Chrétien qui contre moi confpire 2 Eft-ce la ce qui doit venir dans la penfe'e d'un Amant que fa MaitreiTe refufe d epoufer; , en lui répe'tant fans ceiTe qu'elle 1'aime 8c qu'elle n'airne que lui 1 Cette fcène entière eft un contre-fens continuel contre la paffioni 8c la Nature. A-t-il lailfé fortir Zaïre fans la prefler davantage ? Orofmane ne s'occupe guère de ce fecret qui s'oppofe a fon bonheur; il ne fonge qu'a 1'amour que Zaïre a pour lui.-Oü eft , dans tout cela, le caradère d'un Amant paflionné 8c jaloux ? Nous avons fait voir ailleurs un défaut non  240 De la Tragédie. moins conildérable contre la vérité' de Ia paffion , lorfqu'Orofmane tenant entre fes mains une lettre , qui femble contenir la preuve de 1 mfidélité de Zaïre, s'obfline a ne point la lui montrer. Nous trouverions , dans toutes les Pièces de Voltaire , des fautes du menie genre, & nous en avons relevé plufieurs en d'autres occafions ; mais pour pirler d'une Pièce dont nous n'avons encore fait aucune mention, voyons comment ce Poëte a établi toute 1'intrigue romanefque de Tancrède, fur la conduite la plus oppofée aux véritables mouvemens de 1'amour. ' Nous ne diforts rien de cette lettre fans adre/fe qu'Aménaïde écrit a fon Amant , & qu'on croit envoyée a Solamir , fans aucune apparence de raifon , & fans aveir feulement queftionné 1'Efclave qui Ia portoit. Ces quiproquo puérils & invraifemblables font bien indignes de la Tragédie. Nous ne difons rien non plus du filence d'Aménaïde , qui devroit fe croire outragée de ce qu'on Ia foupgonne d'une correfpondance amoureufe avec ce Solamir dont elle a refufé la main , ni du filence d'Argire , qui évite de demander a fa rille  De la Tragedie. %fl fille a qui cette lettre étoit adreffée. Nous 'fommes trop accoutumés a ces moyens abfurdes , pour nous y arrêter. Mais Tancrède pouvoit-il foupconner que cette lettre füt pour Solamir, après ce qu'il dit lui-même ? Solamir ! dans Byzanee il fotfpira pour elle ; • Mais il fut dédaigné , mais je fus fon vainqueur. Suppofons néanmoins que'les difcours d'Ar•gire lui aient feit naitre ce foupcon jaloux; -eft-il dans la nature de cette paffion de ne 'pas chercher a leclaircir avec celle qui en ef] Tobjet ? Efi-il dans la nature de s'obftiner a ne poirit la voir, a ne point lui parler de la 'trabifon dont on 1'accufe ? Tancrède va combattre pour fauver la vie d'Aménaïde , & il :ne profite pas de cette occafion pour 1'erftro •tenir avant 'le combat. Elle paroit devant lui , •elle s'évanouit, '& il prend cet évanouiifement pour une preuve de fon crime. Après le comb.it, elle vient fe jeter aux genoux de "fon libérateur'; eft-ce encore une preuve de perfidie l Elle lui dit tout ce qu'elle peut lui dire de tendre devant une foule de témoins, •ék il perfifte dans fon incroyable filence ; ék ■Seconde Partie. O  2^.2 De la Tragédie. il part de la pour aller fe faire tner, ck ne reconnoitre linnocence d'Aménaïde qu'en expirant. J'ai mérité la mort, j'ai cru la calomnic. Belle raifon de la part d'un Héros, de la part d'un Amant, de la part d'un Chevalier ! II ne doit pas dire^'az cru la calomnie ; car un Chevalier , un Amant, un Héros ne peut la croire j il devoit dire : Je me fuis conduit comme un orgueilleux, & non pas en homme épris d'une paffion véritable. Si la conduite des paffions demande un génie obfervateur 6k fcrutateur du cceur-humain , le talent de les exprimer fuppofe une fenfibilité vraie , aétive ékprofonde, a laquelle ni l'efprit ni 1'art ne fuppléeront jamais. II n'eft pas poffible de nous tromper la deifus. Le cceur a un langage particulier qui eft a la portée de tous les hommes , & qu'on ne lauroit contrefaire. Une fauffe émotion ne nous en donnera point une véritable; un fentiment faux eft incapable de nous toucher. Quand le Poëte veut nous attendrir , ék qu'il n'eft pas vraiment ému , nous en lommes  De la Tragédie-. &gj avertis par h froide indifférence avec laquelle nous 1 'écoutons ; fï les efforts de l'efprit veulent remplacer la fenfibilité , le faux goiït du Speétateur pourra 1'applaudir; mais ce ne fera point cet applaudiffement de l'émotion & des larmes, que le cceur ne donne qu'a 1'expreffion du cceur; l'efprit feul alors applaudira a l'efprit. Le goiït des pointes & des jeux de mots, qui régnoit du temps de Corneille , poavoit feul faire fouffrir les froides plaintes de Cbimène au Roi , fur la mort de fon père ; mais sürement elle ne fit point verfer de pleurs, quand elle difoit : Cc fang qui tout forti fume encor de courroux De fe voir repandu pour d'antfej que pour vous. Son fang fur ,'a pquflïère écrivoit mon devoir. On admiroit froiJement ces expredïons forcées. L'émotion &t les larmes donnèrenr d'autres éloges 'a ces fcènes vraiment paffionnées de Rodrigue & de Chimène , qui font encore ce qu'il y a de plus touchant fur notre théatre. Racine paya quelque temps le tribut a cette Q i)  144 De la Tragédie'. affeéïation du faux bel-efprit; ce fut par cette malheureufe condefcendance qu'il fit dire a Pyrrhus : Brülé de plus de feux que je n'en allumai. Et Orefte : Mad. me , c'eft a vous de prendre une viétime, Que les Scythes auroient dérobée a vos coups, Si j'en avois trouvé d'auffi cruels que vous. Ge fut encore pour plaire a un certain goüt in'génieux & fm qui dominoit a la Cour , qu'il donna quelquefois plus de coquetterie a la paffion, que de force & de chaleur. C'eft; ainfi que le violent Pyrrhus reffembloit moins au fils d'Achille qu'a un Courtifan galant &. même un peu petit-maitre , quand il difoit : Crois-tu , fi je 1'epoufe , Qu'Andromaque en fon cceur n'en fera pas jaloufe? Sa complaifance n'a pas moins égaré fon goüt & fon génie , lorfqu'el'e 1'a jeté dans une molleffe de fentimens, ofons le dire , un peu fade, qu il prête a quelques uns de ces Héros. On ne peut pas en effet donner un  'De la Tragédie. 24-5 autre nom a ces v;ers & a ceux qui leur reffemblent:, Quoi, Madame l c'eft vous, c'eft 1'amour qui m'expofe?" Mon malheur eft parti d'une fi belle caufe ? Trop d'amour a trahi nos fecrers amoureux ? Et vous vous excufcz-de m'avoir fair heureux ?. Mais quand ce Poëte , le plus fenftble & le plus vrai qui ait exifté depuis Virgile , fe livroit a.fon propre génie , & aux feules impreffions de fon ame , quels mouvemens n'y trouvoit - il pas pour animer la paffion ! Quelle éloquence du cceur! quelle abondance de fentimens tendresv énergiques, profonds ck naturels ! Jamais Poëte n'a reffenti des émotions plus vraies, puifqu'aucun autre n'a fait verfer plus de larmes. Si 1'afreétation. des pointes & de la galanterie a été bannie du Poëme tragique , il s'y eft gliffé peu a peu un autre défaut , qui répugne bien plus a la fenfibilité; c'eft de rendre la piflion raifonneufe , ou , pour mieux dire , de fubftituer l'efprit raifonneurau langage de la paffion. Remarquez que , dans tous les temps, les fautes les plus confidérables qu'on.  •H^ De la Tragédie. a commifes a ce fujet, font venues du belefprit , & des pre'tentions au genre d'efprit qui étoit en vogue. A confidérer les paffions en elles-mêmes, elles font indépendantes de tout ce qui tient a l'efprit; leurs mouvemens, leurs fentimens viennent tous du cceur. Un homme paffionné , quelque ignorant qu'il foit, trouvera toujours une expreffion fidéle du fentiment qu'il éprouve j ne füt-ce qu'un feul mot, qu'un feul cri , ce cri fera touchant, paree qu'il partira d'un cceur vraiment touché. La reflexion , qui fuppofe le calme & la préfence d'efprit, ne peut naïtre que dans 1'abfence de la paffion • & du moment qu'une perfonne affecfe de cher,cher des penfées ingénieufes , ou des raifonnemens , fon ame eft tranquille & fa paffion eft fauffe. De même le Poëte, qui confulte fon efprit dans une fituation touchante , eft fauffement affeéié de 1'objet qu'il veut peindre. Mais 1'affeclation des pointes eft un travers paffager , qui tient, pour ainfi dire , a ï'enfance du gout , qui n'exclut pas la fenfibilité , & qui difparoit quand le goüt eft fbrtné ; au lieu que 1'affeclation du raifonnement vieat d'une forte  De Ia Tragédie. 247 de clécre'pitude dans l'efprit, & d'une infertfibiiité d'ame qui eft incurable ; ce goüt ne peut devenir dominant que chez une Nation blafée fur toute efpèce de fenfations, & présant fa racine dans 1'impuisTance du cceur , il doit fe fortifier & croitre de jour en jour. Auffi voyons-nous que Racine s'eft gue'ri du défaut de jeune homme, qui lui a fait peindre quelque temps la paffion inge'nieufe ; & Voltaire a vu angmenter avec lage le défaut qu'il a eu dès fa jeuneffe de donner a la paffion le ton raifonneur. S'il avoit fait dire a 1'a» moureux Titus; Non, crois-moi, 1'homme eft libre au moment qu'il veut 1'être. il fit dire long-temps après, a 1'amoureus Gengis : Je crus trouver ici le repos de mon cerur ; Il n'eft point dans 1'éclat dont le fort m'environne. La gloire le promet, 1'amour, dit-on, le donne... Eft il dans les vertus , cft-il dans la beauté Un pouvoir au deflus de mon autorité?... Son ame eut fur la mienne, Et fur mon caractère, & fur mavolonté, Un empire plus sur & plus iüimitc, Q>  2-4$ TJe la Tragédie; Que je n'en ai reeu des mains de Ja Vifloire.. Le.Deftin , croyez-moi ,,nous devoit 1'un a 1'autre • Et mon ame a 1'orgueil de régner fur la vótre, fcc. Si la jeune &amoureufe Akires'exprimoit. ainfi :, Ainfi, graces aux Cieux', ces métaux déteftés Ne fervent pas toujours a nos calamice's. Ia jeune & amoureufe Aménaïde, dans Ja; crife la plus violente , prenoit uh ton encore> plus raifonneur:. Je renonce a Tancrède, au refte dés mortels ; lis font faux ou méchans , Ms font foifeles, cruels, Ou trompeurs ou trompés. Que m'importe a préfent ce Peuple & fon outrage, Et fa faveur crédule, & fa pitié volage, Et la publique voix cjuc je n'entendrai- pas 3 Si Mérope oublioit quelquefois fa douleur maternelle, pour débiter de courtes réflexions,. comme celle-ci : L'opprobe avilit 1'ame & flétrit le courage. Idamé oublioit entièrement qu'on alloit egorger fon fils, pour raifonner a perte d«, vue*.  De la. Tragidïe-y .249, Va-, Ie nom de fujet n'eft pas plus faint pour nous, Que ces noms li facrés & de père & d'époux , la Nature & 1'Hymen , voila les loix premières. Les devoirs, les liens dés Nations eatières : Ces loix viennent des Dieux ; le refte eft des humains.. Ce goüt raifonneur, comme nous 1'avons dit, eft une très-grande preuve qu'on manque d'une fenfibilité vraie, ou du rnoins qu'on en manque fouvent, Sc qu'on s'eft plus accoutumé a fentir d'après fon efprit que d'après fon cceur. Cette fenfibilité fpirituelle Sc factice a , pour 1'ordinaire , plus d'éclat que la véritable ; elle frappe quelquefois davantage ; mais elle ne va. point a 1'ame r elle ne touche point) elle a plus de fafte, 6c. 1'autre plus de fimplicité. C'eft une fenfibilité vraiè qui infpire a Andromaque le delfein d'époufer Pyrrhus pour fauyer fon fils du trépas, 6c de fe percer le cceur , après av»ir donné fa main a un. autre qu'He.dor : elle eft faufle , lorfque Mérope prend la menie réfolution, en croyant fon fils mort. L'intérêt feul de fon fils auroit pu l!y fórcer : cet intérêt n'exiftant plus , quelle raifon peut lui perfuader d'époufer le Tyran. ? qu'a-t-eüe ï efpérer de cet hymen.?.  25O De la Tragédie, Elle fe tuera enfuite, dit-elle; elle ne furvirr* point a fon fils ; raifon de plus pour ne pas fe déshonorer inutilement, en donnant fa main, a 1'aifaffin de fon époux. C'eft une fenfibilité faffueufe qui a diclé a Mérope ces vers impofans: * • • PcrüTe la maratre, Pe'rifie le cceur dur , de foi-raême idolatre, Qui peut goüter en paix , dans Ie fuprême rang , Le barbare plaifir d'hériter de fon fang I Ce fentiment, détaché de la fituation, a plus d'éclat que de naturel ; mais c'eft une fenfibilité fimple & vraieperfuader ce que 1'amour infpire ? Le dernier vers n'eft-il pas un peu trop concerté ? N'eft-il pas plus joli , plus brillant que paffionné ? Voyez comment Bërénice dit les mêmes cbofes avec p'us de fimplicité, plus d'effufion de cceur Sc de tendrelTe j elle s'adrelïe a Titus, mais a Titus abfent:  De la Tragedie. Je me te vante point cette foible viétoire," Titus. Ah ! plüt au Ciel que, fans bleffer ta gloire „ Un rival plus puiffant vouiüt tentet ma foi, Et put mettre a mes pieds plus d'Empires que toi „ Que de fceptres fans nombre ii püt payer maflamme,, Que ton amour n'eüt rien a donner que ton ame ! C'eft alors, cher Titus, qu'aimé , vi&orieux , Tu verrois de quel prix ton cceur eft a mes yeux. Un des plus beaux endroits de la Mariamne de Voltaire , eft fans contredit ce difcours d'He'rode : C'en eft fait; je pre'tends, plus jufte & moins févère » Par le bonheur public effayer de lui plaire. Sion va refpircr fous un règne plus doux. Mariamne a changé le cceur de fon époux. Mes mains, loin de mon tröne , écartant les alarmesi Des I'euples opprimés vont effayer les larines. Je Veux fur mes Sujers régner en Citoyen , Et gagner tous les cceurs pour mériter le fiers. Tout. eft noble & élégant dans ces vers; mais la cbaleur de 1'ame ne les a point animésj ce n'eft qu'une réverbération de la cbaleur de Racine , une imitation des fentimens de Titus , & le fentiment ne s'imite pas. Mais Ie fang & les larmes  De la Tragédie. 255 Ne me fumToient pas pour mériter fes vceHx. J'cntrcpris ic bonhcur de mille malheureux. On vit de toutes parts mes bontés fe répandre. Heüfeux , & plus heureux que tu ne peux comprcndre» Quand je pouvois paroïtre a fes yeux fatisfaits, ,Chargé de mille ccsurs conquis par mes bienfaitsl C'eft principalement ïorfqu'il faut peindre les grands mouvemens des paffions, qu'une fenfibilité artificielle eft d'une médiocre reffource. C'eft alors qu'on donne dans le vague ou dans i'exagération ; on n'eft jamais dans le vrai; fi on le rencontre par hafard, on le rend 'foiblement, paree qu'on ne le fent pas. II n'eft pas a préfumer' que Voltaire ait pu fe peindre a 1'imagination la fituation d'une Reine offrant fa couronne & fa main a un jeune homme qui la repouffe avec horreur, fachant qu'il eft fon fils. S'il en eüt étépénétré, auroit il fait parler ainfi Sêmiramis ? pclairciffez cc trouble, infupportable , affreux, Qui paffe dans mon ame & fait deux malheureux. Les traits du cléfefpoir font fur votre vifage ; De moment en moment vqus glacez mon courage 5 Et vos yeux alarmés me caufent plus d'cfFroi Que le Cicl & les mans foulevés contre moL  Hf6 De la Tragédki Je tremb'e en vous ofFrant ce facré diadême'; Ma bouchc en frémiflant proöonce, je vous aimfe.' L'efprit feul a raiTemblé ces ide'es , qui ne repréfentent rien d'analogue aux mouvemens dont Sêmiramis doit être agitée. La furprife & 1'effroi s'expriment en mots entrecoupés , & non en longs difcours. Ils ne font pas dire froidement qu'un trouble affreux fait deux ■malheureux ; ils ne font pas comparer des yeux alarmes au Ciel & aux morts. Ils n'excitent pas une Reine a prononcer en frémijfant, je vous aime , a un jeune homme qui lui a dit: Fuye?-moi pour jamais. II eft ■impoffible qu'un langige fi peu conforme a la pofition des Perfonnages , produife la moindre illufion. Azéma , qui fe croit trahie par fon Amant, permet a fa pafïïon jaloufe & furieufe , un langage encore plus froid & plus ridicule : Je ne combattrai point Ia main qui te couronne , Les morts qui t'ont parlé , ton cceur qui m'abandonne» Des prodiges nouveaux qui me glacent d'effroi y Ta barbare inconftanee eft Ie plus grand pour moi. Cjuoi de plus comique, pour des reproclres amoureux t  De la Tragédie, 257 smoureux , que d'entendre dire k une Princeffe qu'elle ne comhattra pas les morts , & que Ylnconfiance de fon Amant ejl un plus grand prodlge qu'un revenant ? Quelque chaleur que Voltaire ait répandu* fur la fituation de Me'rope, prête a tuer fon fils, en croyant le venger, il ne paroit pas avoir faifi au jufte les mouvemens de fes Acfteurs. Mérope leve le poignard pour trapper fa vicftime ; Narbas s'avance & s'écrie : Quallei-vous faire ! A ce cri, Mérope ne doit pas dire qui mappelle { car on ne 1'appelle pas ; ou fi elle croit qu'on 1'appelle , le mouvement naturel eft de fe retourner vers celui qui arrète fon bras. Pourquoi neregarde-t-elle pas Narbas ? pourquoi ne lui dit-elle rien ? comment ne reconnoit-elle pas fon fils, au moment qu'Egifte appelle Narbas fon père l Comment peut-elle croire , ék dire encore qu'elle allolt venger fon fils , quand elle voit Narbas qui fufpend fa vengeance ? Le tumuite théatral cacbe un peu la fauffeté de ces mouvemens : on fent néanmoins que 1'impreffion eft vague j on eft étonné , agité; mais on n'eft pas ému, attendri, comme 03 Seconde Partie. R  •a5§ De la Tragédie. pourroit 1'être , fi la fituation fe développoïC plus naturellement. Un mouvement de paffion faux & exagéré* eft celui d'Orofmane , h la derni.re fccne du troifième Acte. Zaïre avoit obrenu de fon Amant un fecond entretien avec fon frère ; Orofmane s'étoit retiré pour les lailfer enfemble, & il étoit revenu après 1'entretien difpofer fa Maitreffe a recevoir fa main. Zaïre fe refufe a fon empreifement , & fe retire; Orofmane commence a concevoir des foupcons jaloux contre Néreflan , de qui il avoit favorifé le fecond tête a tête avec Zaïre. Corafmin lui fait fentir fa faute : N'avez-vous pas, Seigneur , permis, malgré nos loix/ Qu'il jouit de fa vue une feconde fois 5 Qu'il revtnt en ces licux ? II n'y avoit pas moyen de s'y tromper. Cependant Orofmane , qui n'avoit pas donné le moindre figne de fureur , perd tout d'un coup la tête , & s'écrie : Qu'il revint, lui , ce traint, Qu'aux yeux de ma MaitrefTe il ofat reparoïtre > 'pui, je le lui rendrois, mais mourant, mais puni, Sec,  De la Tragédie, Voltaire a peut-être cru que c etoit-la un iégarement paflïonné ; ce n'eft qu'un quiprequo 6c un mal-entendu, un mouvement faux outre' , puifqu'Orofmane favoit très-bien que Néreflan venoit de voir Zaïre pour la feconde fois. Le délire eft plus naturel, lorfqu'Orofmane, perfuadé de la trahifon de fa Maitreffe, 6c réfolu de fe venger , attend dans le défefpoir 6c la fureur le moment oü elle doit paroitre. Le férail eft plongé dans un profond filence; mais le trouble , le tumulte qui eft dans fon ame, il le croit autour de lui. Ce défordre eftpeint avec force par ces mots: N'entends-tu pas des crls / un brult affreuoa a frappé mes efprits; on vient. Plein de fa vengeance , il croit déja entendre les cris de fes viótimes; il croit déja voir toutes les horreurs qu'il médite. Ce mouvement eft d'une grande vérité, 6c d'une paffion aufli profonde qu'énergique. Legarement de Séïde , après le meurtre de Zopire , eft encore d'une vérité & d'un pathétique admirable. L'effort qu'il a fait fur lui-même pour fe livrer au crime, 1'excès, i'épuifement d'une cruanté forcée, ont rend* * Rij  t6o De la Tragédie; ftupide cette ame crédule ck fenfible; il ne reconnoit plus fon Amante ; le nom de Zopire même ne 1'émeut pas en ce moment oü tous ' fes fens font aliênés; glacé d'effroi ék d'horreur, il ne peut fe foutenir ; il ne penfe plus, il ne fent rien. Ce n'eft que peu a peu que fes efprits reviennent, & avec etix 1'image de fon forfait , fa douleur , fa fenfibilité. C'eft alors que nos larmes coulent avec les fiennes , quand il s'écrie d'un ton déchirant : Ce vieillard vénérable A jetc dans mes bras un cri fi lamentable... Ah ! fi tul'avois vu, le poignard dans le fein, S'attendrir a 1'afpect de fon lache aiTaflin J Ce tableau , imité du Marchand de Lcndres j eft certainement ce qu'on a expofé de plus tragique fur notre théatre. Comment fe peutü neanmoins que Voltaire , cap.sble de rendre des mouvemens fi pathétiques , ék d un fi grand effet , ne foit prefque jamais arrivé jufqu'au fublime de la paffion ? Je veux parler' de ces traits brülans ék véhemens qui partent d'une ame profbndement émue, qui nous péaètrent jufqu'au vif, nous tranfportent hors de  De la Tragédie'- z6i Jious-mêmes , ék lauTent en nous un long fouvenir. Tel eft ce dernier éclat de la hainö de Cléopatre : PuilTe naïtre de vous un fils qui me reiTemblel Et cet emportement de Pulche'rie : Tyran , defcends du tróne & fais place a ton Maiti'C;. Et ce tranfport involontaire de la tendm Chimène : Sors vainqueur d'un combat dont Chimène eft le prir. Et cette fierté paffionne'e de 1'implacable Emilie : Mais le cceur d'Emilie eft hors de fon pouvoir. Pour être plus qu'un Roi, tu te crois quelque chofe, &cs Tels font, dans un autre genre, ces traits de fureur ék. d'amour de la violente Her* rnione : Ma vengeance eft perdue S'i! ignore en mourant que c'eft moi qui le tue. Tu comntes les momens que tu perds avec moi. Tu lui parles du cceur', tu la cherches des yeux. Tout me fera Pyrrhus, füt-ce Orefte lui-même. Pourquoi taflafljoer 5 Qu'a-t-il fait: a quel titre S Riij  i$é . De la Tragedie^ Qui te 1'a dit ? Ah 1 falloit-il en croire une Amante infenfée ? Il m'aimeroit peut-être, il Ie feindroit du moins. 1 Tels font encore les mouvemens impétueuS ck jaloux de la fuperbe Roxane , ék, prefque le röle entier de Phe'dre. Vous ne trouverez point dans les Pièces de Voltaire de ces traits de flamme , de ces élans fublimes, infpire'a par le génie des paffions. Les vers qu'on re* tient de lui, qu'on cite le plus volontiers % font d'un tout autre genre ; ils refpirent une fenfibilité plus douce, plus gracieufe , plus? réfléchie que paffionnée. Je veux que tous fes cceurs foient heureux de ma joie. 1'art n'eft pas fait pour toi , tu n'en as pas befoin. Hélas ! que n'êtes-vous le père de Zamore ! Mon père , ils n'ont donc pas Ie même Dieu que toi. Vous pleurez dans les fers , & moi dans ma grandeur. Un article fur lequel on croiroit que Voltaire düt foutenir plus beureufement le parallèle avec nos premiers Poëtes tragiques . c'eft 1'éloquence des fentimens ék des paffions. Ses Pièces nous préfentent de fort beaux moreeaux en ce genre ; la doublé confidence  De la Tragédie. 4 6$ fffêdrpe & de Jocafte j quelques difcours d'Orofmane a Zaïre , de Sêmiramis a Affur v de Zopite k Mahomet, de Zamore a Gufman , ainfi qua Alvarès , &c. mais ce ne font que d,s morceaux détachés j il n'a peutêtre pas deux röles dont 1'enfemble ait le caradère d'êloquence propre a la paffion qu'il a voulu peindie; ou du moins il n'en a pas un feul qu'on puiffe oppofer en entier k certains röles de Corneille , de Racine & de Crébillon. Comparerez-vous Zopire ou Zamti a Joad , Sêmiramis a Phédre , Mariamne a Monime, Zaïre k Bérénice , Lifois a Burrhus j ou bien Céfar k Augufte , 1'ancien Brutus au vieil Horace v le dernier Brutus au jeune Horace , Alzire a Pauline , Philoétète & Varus a Sévère, Miho.net a Atrée , Vendöme a Rhadamifte , &c? Le röle de Mérope, le mieux foutenu & le plus éloquent de tous ceux de Voltaire , fcrable avoir été formé fur ks deux röles d'Andromaque & de Clitemr neftre ; il a voulu fondre enfemble la doucs fenfibilité de L'une, .& de 1'autre la chaleur& ï énergie. Rapprochez les endroits qui peuvent «ntrer en cosaparaifon fous 1'un ou 1'autre: R. i*  *B4 De la Tragédie: afpecr , & vous en fentirez la différence, lórt même que Voltaire s'eft furpaffié. Quand Mérope fe réfout a ëpoufer Polifonte , nous produit elle la moindre fenfation ? Andromaque nous émeut ék. nous attendnt jufqu'aux larmes, en prenant une réfolution femblable , par les développemens que Racine en a fu tirer. Quelque effet qui réfulte de la fituation rapide de Mérope fe précipitant au devant des coups du Tyran qui menacentfon fils, Voltaire a-t-il porté 1'éloquence de 1'amour maternel a ce degré de force ék de cbaleur que Clitemneftre fait éclater en arrachant fa fille aux mains des bourreaux ? Ce font les grands développemens qui manquent en général aux röles de Voltaire , ék ce font ces développemens qui font I'éloquence en tout genre. II y a de certains morceaux tragiques , d'après lefquels on peut juger fi un Poëte a recu de la Nature tout 1'enthoufiafme ék le talent néceffiaire pour exprimer les paffions. On les appelle des morceaux de force , paree que les Poëtes y déploient toute la force de leur génie , ék qu'il eft facile de mefurer fu*  De la Tragédie. 26$ tes morceaux leurs forces refpeótives. C'eft la principalement qu'on voit la différence d'une chaleur faélice ck. d'une chaleur véritable. L'efprit n'eft jamais plusfroid quelorfqu'il veut contrefaire le délire ék la fureur de la paffion. Nous avons comparé ailleurs les imprécations de Camille , a celles de Palmire ; ék 1'on a vu que tous les efforts de l'efprit font incapables de fe mefurer a la vigueur du génie. Nous n'oppofcrons ici Voltaire ni a Corneille, ni a Racine , mais feulement a Crébillon , dans un morceau exacftement du même genre, puifque tous deux ont exprimé les fureurs d'Orefte après fon parricide. Dans Crébillon , Orefte va fe tuer, Palamède le défarme , ék veut calmer fon défefpoir; Orefte le repouffe avec colère: LaiiTe-moi. Je ne veux rien , cruel, d'Eleélre , ni de toi. "Votre cceur, afFamé de fang & de vidimes , M'a fait foilillerma main du plus affreux des crimes... Mais, quoi ! quelle vapeur vient obfcurcir les airs '. Grace au Ciel, on m'eratr'ouvre un chemin auxenfcrs. Dcfcendons; les cnfers n'ont rien qui m'épouvantc ; Suivons Ie noir fentier que Ie fort me préfente. Cachons-nous dans 1'horreur de 1'éternelle nuit. Quelle trifte clarté dans ce moment me luit.'  4ulourtux! Orefte ! qui ra'appelle en ce féjour affreux 2 Egifte... ah 1 c'en eft trop. li fauc qu'a ma colèrc. .i Que vois-je 1 dai s fes mains Ia tête de ma mère 2 Quels regards ! od fuirai je 1 ah 1 monftie furieux , Quei fpeétacle ofes- tu préfenter a mes yeux 2 Je ne fouffre que trop, monftre cruel; arrête» A mes yeux éffrayés dérobe cette tête. Ah ! ma mère , épargnez votre malheureux fits. Ombre d'Agamemnon , fois fenfible a mes cris; J'implore ton fecours , chèrc ombre de mon père j Viens défendre ton fils des fureuts de fa mère. Prends pitié de i'état ou tu me vois réduit. Quoi 1 jufque dans tes bras la barbare me fuir. C'en eft fait, je fuccombe a cet affreux fupplice. Du crime de ma main mon cceut n'eft point complice\ J'éprouve cependant des tourmens infinis. Dieux ! les plus criminels feroient-ils plus punis l On fait que les fureurs d'Orefte , qui terminent la Tragédie d'Andromaque , ont fervi de modèle a Crébillon; il en a imité quelques, mouvemens ; mais on doit convenir qu'il les. a fortifiés & embellis ; il eft vrai auffi qu'il eft plus naturel de nous montrer Orefte agité par les Furies, lorfqu'il a tué fa mère, qu'après*.  De la Tragédie. *6f L mort d'Hermione. Quoi qu'il en foit, Racine & Crébillon nous ont laiffé cbacun un tableau de Maitre , oü le délire d'une ame agitée & tourmentée de remords eft peint des couleurs les plus terribles & les pluspatbétiques. C eft dévoiler a 1'imagination tous les fupplices de la confcience. Un frémiffement , un effroi général glacent les Speétateurs, quand Orefte ' s'écrie: Que vois-je? dans fes mains la tête de ma mèrei Quels tegards 1 oü fuirai-jeï Ce mouvement eft beaucoup plus vif & plus faififfant que celui de Racine: Mais que vois-je? a mes yeux Hermione Vembraffe ! Elle vient 1'arracher SU coup qui le menace . Dieux, quels affreux regards ellejette fur moi. Mais Racine 1'emporte fur Crébillon pour des effets de poéfie : Pour qui font fes ferpens qui Ment fur vos têtes ï Et je lui pprte enfin mon cceur a dévorer. Ce dernier vers termine beaucoup mieux ua  268 De la Tragédie: pareil, tableau que la réflexion de Cre'biÏÏQtt ^ qui paroit en effet venir du Poëte, plutot que du perfonnage. Ecoutez maintenant les tranquilles fureurs de 1'Orefte de Voltaire : Non , ce n'eft pas moi; non, ce n'eft point Orefte ; Un pouvoir effroyable a feul conduit mes coups. Exécrable inftrument d'un e'ternel courroux , Banni de mon pays par Ie meurtre d'un père j Banni'du Monde encierpar celui de ma mèrej Pattie, Etats , parens, que je rempüs d'effroi , Innocence , amitié , tout eft perdu pour moi. Soleil qu'épouvanta cette affreufe contrée , Soleil qui reculas pour le feftin d'Atrée , Tu luis encor pour moi, tu luis pour ces climats l Dans 1'éterneIIe nuit tu ne nous pionges pas 2 Dieux, Tyrans étemefs, puifTance impitoyable , Dieux qui me punilfez , qui m'avez fait coupable « Eh bien, quel eft 1'exil que vous me deftinez 3 Quel eft Ie nouveau crime oii vous me condamnez ï Parlez. .. . Vous prononcez le nom dc Ia Tauride j. J'y cours, j'y vais trouver Ia Prctrefle homicide, Qui n'offte que du fang a des Dieux en courroux , A des Dieux moins crueis , moins barbares que vous^ Le moment oü 1'ame eft trouble'e par ï'image d'un crime tout re'cent , n'eft pas celui des réflexions, & moins encore des ré-  De la Tragédie. gfJcj ^ftexions éloignées de la fituation aétuelle. I L'Orefte de Cre'billon eft pourfuivi par le ipeclacle de fon meurtre , par fa mère me- macante , & tuée entre les bras d'Egifte. iCes objets font toujours fous fes yeux , & par-la même il les retrace aux yeux du Spectateur d'une manière plus tragique que ne pourroitle faire un récit. L'Orefte de Voltaire ,eft d'abord occupé de ce qui s'eft pafte avant Ton meurtre, 8c enfuite de ce qui fe paflera après la Pièce ; il n'eft point du tout a la feule cbofe qui doit 1'affeéter tout entier ; aufti nul trouble , nul mouvement , nul remords , nul tableau qui nous ëmeuve ék qui nous prouve qu'il foit ëmu. Au milieu de cette froideur , ce qu'il y a de plus ridicule, c'eft: 1'oracle qu'il fe rend a lui-même ; il s'interroge, il fe rêpond , ék il fe commande d'aller dans la Tauride. Comment cette idee peutelle fe préfenter a fon efprit? Quel rapport a-t-elle avec fon parricide ? II eft donc vrai que ces fureurs immobiles , réflêchies ék glaciales n'annoncent ni enthoufiafme , ni chaleur d'imagination , ni aucune force de génie. C'eft une pure  'ü7 of De la Tragédie* déclamation, qui ne fert qu'a refroidir Yê< raotion du fpeétacle. On voit bien que Voltaire a voulu éviter d'imiter Crébillon ; mais on voit encore mieux fon impnifTance a 1'égaler , 6c fon indifcrétion a lutter contre un génie ji vigoureux , qu'il a pourtant furpaffé en d 'autres occafions.  'De la Tragédie, ajt CHAPITRE VIL Du Dialogue. Ij E Dramatique eft une partie intégrante de 1'Epope'ej le Dialogue eft 1'elfence même du Poëme dramatique. Celui qui raconte a un moyen plus facile d'embellir fon imitation en expofant les acftions & les difcours de fes Héros ; J'artifice de la narration caché ou abrege ce qu'il y a de ftérile ou d'indifférent dans un fujet , pour ne préfenter que ce qu'il a de vif & d'animé. Le Poëte épique fupprime les difcours préparatoires, qui font ce qu'il y a de plus difficile a ennoblir, & cboifit les occafions les plus intérelTantes de mettre fes Héros en préfence , & de les faire parler. Dans le Drame , l'aélion s'expofe &. fe développe toute entière par les difcours mêmes des Perfonnages; les circonftances relatives, les motifs de conduite , les explications néceffaires ; en un mot, tout ce qui tient au fujet, doit être amené par 1'encbainement du Pialogue, Cette iuütatioö ? moins noble qus  27a De la Tragédie. 1'autre , a quelque chofe de plus naturel ; mais c'eft précifement ce naturel oü il faut atteindre, qui offre les plus grandes difficultés. Je ne parle plus de cet art qui confifte -a donner a cliacun des Acfteurs le langage con- | venable a fon caradère , a fes mceurs , a fes paffions 5 mais de celui qui difpofe la matière de chaque fcène de manière a fe de'velopper clairement, & a produire tout fon effet par la jufteffe, la pre'cifion , Ia vivacite' & la progreffion du Dialogue ; difpofition qui varie a 1'infini, felon la fituation & les intéréts des Interlocuteurs. II n'y a pas de Poëte affez impertinent pourmettre deux Acfteurs vis-a-vis I'un de 1'autre, fans favoir a peu pres ce qu'ils ont a fe dire; mais il y en a très-peu qui faclient comment ils doivent le dire , qui diftribuent toutes les parties d'une fcène dans 1'ordre le plus vraifemblable , & dans la gradation ia plus intéreffante car 1'intérêt de chaque fcène , comme celui de la Pièce, doit aller en croiffant jufqu'a la fin. Le premier mérite du Dialogue eft Ia vérité. Le Dialogue eft vrai quand les Perfonnages difent ce que la fituation exige d'eux , ; quand  De la Tragedie. 273 quand ils parient & fe répondent jufte , conformément a leurs penfées Sc a la paffion qui les fait agir. Cette règle , qui paroit fi fimple Sc d'une exécution fi facüe , n'eft pourtant pas celle que Ia plupart des Poëtes obfervent le mieux. Le plus fouvent ils fe voient öbjigél de 1'enfreindre par la mauvaife difpofition de leur plan , lorfqu'ils ont placé leurs Acleurs dans une pufition forcée , oü 1'intrigue fe dénoueroitSc tomberoit tout-a-coup , fi les Interlocuteurs difoient ce qu'ils doivent fe dire. C'eft un moyen très-sür de découvrir le vice d'une intrigue , que de s'arrêter a la fauiTeté du Dialogue : fi vous recherchez avec la möindre attent'on pourquoi deux Perfonnages fe parient Sc fe répondent a contre-fens, f\ vous appercevrez fans peine a quelle abfurdité du plan tient 1'abfurdité de leurs difcours. 11 eft inconcevable combien Voltaire a commis de fautes en ce genre. Comme aucun Poëte diftingué ne s'eft permis des intrigues plus invraifemblables, il n'en eft pas non plus qui ait fait dialoguer fes Acleurs d'une manière moins raifonnable Sc plus faulfe. Sa grande réputation m'autorife a lechoifir de préférence Seconde Partie. S  2^4 De la Tragédie. pour les exemples que j'ai a rapporter , puifque cette re'pUtation même rend fes défauts' plus importans & plus contagieux. Sêmiramis fait venir le Grand-Mage Oroës, pour le confulter fur fon nouvel hymen : Oroës fait qu'Arzace eft Ninias. La Reine lui dit: Je vais nommer un Roi. Vous, couronnez fa tête. Tout eft-il préparé pour cette augufte fête ? Elle ajoute : Arzace a préfente des dons aux Immortels J O R O É S. Oui, ces dons leur font chers , Arzace a fu leur plaire. SÊMIRAMIS. je !e crois , & ce mot me raffure & m'éclairc. Puis-je d'un fort heureux me i'epofer fur lui ? Quel eft ie fens naturel de ce difcours , fmon qu'elle veut choifir Arzace pour Roi & pour époux ? Comment pourroit-elle autrement^ repoferfur lui d'un Jon heureux ! Cependant Oroës ne veuè rien entendre a un langage fi clair; au lieu d'empêcher un in-  De la Tragédie. 275 cette, & de marquer nar quelque mouvement fon horreur pour un pareil projet, il répond tranquillement : Arzace Je 1'Empire eft le plas sur appui. Cette re'ponfe rend le Grand-Mage ridicule : mais s'il entendoit ce qu'il ne peut point ne pas entendre , s'il repomioit ce qu il d it repondre , il découvriroit a Sêmiramis qu'elle veut époufer fon fils , ck de ce moment la Pièce feruit finie Pourquoi Alzire laiffe-1-elle tuer fon epoux par Zamore 1 C'eft-la le vice de la cataftrophe. Ce defaut vous paroitra fenfible , fi vous prenez garde a la fauffetë du dialogue de ces deux Amans. Quel défcfpoir horiible étincelle en tes yeux ï Zamore.... Zamore. C'en eft faic. Alzire. Od vas-tu 1 Zamore. Mon courage De cette liberté va faire un digne ufage. s ij  De la Tragedie. D'après ces fignes de de'fefpoir & de furettr; Alzire peut-elle douter que Zamore fafï'e url aiftre ufage de la liberté qu'elle vient de lui procurer, que pour fe venger de Gufman ? La feule penfée qu'elle puüTe riaturellement avoir, eft celle qu'elle n'a point. Savez-vous cë qu'ëlle répond ? Tu n'en faurois douter , je péris fi tu meurs. Elle ne fonge qu'aux jours de fon Amant , quand les jours de fon époux font vifiblement menacés. Sans ce mauvais dialogue il n'y avoit plus de cataftrophe; car fi Alzire entendoit & répondoit jufte , lauTeroit-elle courir Zamore a cet affaflinat ? Le Poëte a mieux aimé lui prêter une réponfe abfurde, qu'une conduite odieufe. Si Brutüs, felon le plan du Poëte, coridamne fon fils a la mort, contre toute raifon, ce qu'il y a de déraifonnable dans ce dénouement fera palpable dans la fcène oü le père eft chargé par le Sénat d'interroger fon fils. Brutus ne lui demande point ce qu'il feroit óbligé dë démander a ün Etrangef*, a plus forte raifon a un fils qu'il doit vouloir trouver innocent. II lui dit feulement;  De la Tragédie. * i j-p Avois-tu réfolu d'opprimer ta Patric 1 Titus re'pond : Jc n'ai rien réfolu. . . Mon cceur encor furpris de fon égarement , Emporté loin de foi , fut coupable un moment. II eft clair que Brutus devoit lui demander: De quoi étois-tu coupable ? as-tu pris quel-, que engagement avec 1'ennemi de ta Patrie ? c'eft-la. le crime dont tu es accufé , c'efl-la le feul crime qui me'rite Ia mort; car ton amour paffager pour Tullie , qui n'eft plus, eft une erreur de jeune homme que je ne dois pas punir dans ton fang. Si iu n'as rien réfolu x tu n'étois point coupable. Au lieu de cela 3 Brutus fe contente d'exclamations vagues: Quoi! tant de perfidie avec tant de courage ï De crimes, de vertus , quel horrible aifemblage ! car voila tout le réfukat de cet interrogatoire ; & paree que Titus, qui a perdu fa ÏYIakreffe , veut mourir auffi, Brutus, fans de plus amples informations, embraffe fon fils & 1'envoie a la mort. Qu'on eut donné cette fcène a Corneille , 1'auroit-il dialoguée avec auffi peu de raifon & de vérité l  z?$ *Ve la Tr-gédie. Si le fpedacle d'un père aflez infenfé*. pour faire mourir fon fils, fans avoir pris la peine de s'éclaircir de fon crime, ni avec lui, ni avec perfonne, fans en avoir cherché les imoindres preuves, pouvoit caufer la moindre illufion ; fi Ie Speclateur pouvoit fe croire témoin d'une pareiile adion, il fouffriroit cruellement, il fe recrieroit contre la folie du fils & 1'abfurde inhumanité du père ; il ne voudroit point que Brutus envoyat fon fils a la mort, pour Terreur d'une feule penfèe qui n'a pas eu le moindre effet, &. qui ne peut pas même être prouvée ; il fe leveroit avec douleur, avec indignation , & ne lahTeroit point achever une Pièce , qui feroit pour lui un tourment plutót qu'un plaifir : mais VïU lufion efant abfolument dëtruite , 1'ëmotion , quelle qu'elle foit, ne pouvant être excitée que par le jeu des Acleurs , & non par 1'intërèt d'une aclion dënuée de toute vraifemblance , on laifie paifiblement achever une cata:!rophe dont on eil foiblement touche, & qui feroit une impreffion trop douloureufe fi elle n'ëtoit pas incroyable. " Le prétendu miracle , ce tour de Char-  De la Tragédie. i?ty ktan qui termine la Tragédie de Mahomet 3 paroitroit dans tout fon ridicule, pour peu que les Aéleurs vouluffent mettre une ombre de bon fens dans leurs difcours. Lorfque Mahomet s ecrie , en voyant chanceler Séide affoibli par le poifon : De nous detix a 1'inftant que Ie coupable expire 1 Palmire doit-elle s'adrefTer a fon frère ? Mon fièrc ! eli , quoi 1 fur eux ce monftre a tant. d'cmpire! &c. Séide doit-il s'adrefTer a fa fceur ? Le Ciel punit ton frère. Mon crime étoit horrible, autant qu'involontaire , &c. Ce n'eft point la ce qu'exige la fituation C'eft au Peuple étonné de 1'audace de Mahomet , que 1'un & 1'autre devroient porter. la parole , pour confondre 1'impofteur. Que Palmire ne dit-elle : Eh ! ne voyez-vous pas que 1'affafnn de mon père, le meurtrier d'Hercide, empoifonna mon frère ? Pourquoi Séide. n'ajoute t-il pas ? Oui , le perfide Omar m'a préfentéle bremage fatal ; je fens le poifon qui bruje mes veines , ck le monftre ofe S iv  iSo De la Tragédie: charger Ie Ciel de fon forfait! II n'étoit pa$ poffible qu'ils parlaflënt autrement. Ce n'eft qu'après la mort de fon frère que Palmire s'avife de dire : Non le poifon fans doute , & elle fouffre que Mahomet 1'interrompe , & elle lui laiffe débiter un long difcours j elle laiffe congédier 1. Peuple , & quand ce Peuple efi retiré , pand il n eft plus temps , elle crie de toutes fes forces: ' Arrêtez. Le barbare empoifonna mon frère. II ne faut étre ni bien fubtil, ni bien clairvoyant , pour appercevoir toute Ia déraifon. d'un pareil dialogue. II n eft point de Tragédie de Voltaire ou le vice du plan ne donne lieu a des défauts du même genre j n'en citons plus qu'un exemple pris de Tancrède. Tout le nceud de Ia Pièce roule fur une Lettre fans adreife , écrite par Aménaïde ; il faut abfolument qu'Aménaïde ïailfe croire a tout Ie monde , & même a fon père , que cette Lettre étoit pour Solamir , afin que Tancrède lui-même y foit trompé , ék que la cataftrophe ait lieu. Une fi forte invrajfem-  De la Tragédie, 2.81' fclance devient très-fenfible dans la fcène oü le père vient reprocher a fa fille la trahifon qu'elle a commife , par 1'affectation qu'il met a ne lui point demander a qui cette Lettre fans nom étoit adrefTée , par l'aifectation incroyable de ne pas nommer une feule fois Solamir : Voici ie dialogue. A r g i r e. Qu'as-tu fait 5 Aménaïde. Nos malheurs. A r g i r e. Pleures-tu fur ton crime "5 Aménaïde. Te n'en ai point cornmis. A r g i r e. Quoi ! tu démeas ten fcirgl Aménaïde. Non, A r g i r e. Tu vois que le crime eft écrit de ta maia. Tant fert am'accabler, tóur fert a teconfundre, &c*  z%% De la Tragédie. Aménaïde ne dement point fon feing ; elle allure qu'elle n'a point commis de crime; ck fon père ne lui dit pas : Quoi 1 trahir ta Patrie , appeler Solamir dans nos Etats j lui écrire en ces termes : PuiJJie^-vous vivre en Maitre aux murs-de Syracufe 3 & régner dans rios murs ainfi que dans mon coeur ƒ n'eft-ce pas être perfide & coupable l II devoit d'autant plus infifter fur le nom de Solamir , que ce nom feul fait le crime ék la condamnation de fa fille , ék que ce nom n'étoit point écrit fur la Lettre. Cette petite fupercberie du Poëte , qui fonde toute la conduite de fa Pièce fur un filence impofïïble , révolte la' Nature ék la vérité. Le dialogue pêche encore contre cette. vérité , fans laquelle rien n'eft beau , lorfqu'il contredit la fituation ék les fentimens des Perfonnages; telle ou telle circonftance détermine nécelTairernent telle ou telle penfée ; un intérêt preiTant vous diéle ce qu'il y a de plus conv.-nable a dire ou a répondre. Parler d'une manière oppofée a fon intérêt ou a la circonftance , eft d'un ftupide ou d'un fou , ék ce n'eft point la ce que 1'art doit imiter, a moins  De la Tragédie. 285 gu'il n'ait a peindre ces e'garemens de la pafïion, dont nous parierons bientöt. Le bon fens exige qu'il y ait un rapport entre la fituation . les fentimens & les difcours j ne point obferver ce rapport , c'eft précifément ce qu'ón nomme extravagance ; tout homme qui parle a faux , extravague. Or , y a-t il un défaut plus groffier pour un Poëte dramatique , que de faire extravaguer fes Perfonnages ? Oroës n'extravague-t-il pas un peu , lorfqu'après avoir dit a Arzace que 1'ombre de Ninus demande vengeance , & qu'Arzace veut favoir de qui elle fatten d, ce GrandMage ne répond pas a cette queftion , & parle d'autre chofe ? Cicéron , qui, au dernier Aéle de Rome fauvée ayant a rendre compte aux Sénateurs du combat qui vient de fe livrer , ayant a peindre la déplcrable image & d'une ville en cendre 3 & d'un champ de carnage débute par cette emphafe : Romains , j'aime la gloire, & ne veux point m'en taire. Des travaux deshumains c'eft le digne falaire , &c. Cicéron , a ce qu'il me femble, extravague un peu trop fort.  De la Tragédie. Le fils de Brutus dit a fa Mailreffe : Jc fais que je vous aime, & ne me connois plus, Et Tullie lui re'pond : Ecoute au moins ce fang qui m'a donné la vie. Comme il n'y a aucune apparence de liaison Sc de fens dans ce difcours , il eft clair que Tullie extravague complètement, 6k de fang-froid, qui pis eft. • A la fin de Ia quatrième fcène du troifième Aéte de la Mort de Céfar , cet ennemi de Ia Re'publique a réfifté a toutes les inftances de Brutus qui voudroit lui fauver la vie, en le faifant renoncer au deffein d'être Roi; il de'clare ainfi fon obftination: L'Univers peut changer , mon ame eft inflexible. Rome doit obéir , quand Céfar a voulu, A ces mots, Brutus fe retire d'un air conA terné. Cèfar s'appercoit de fa douleur , Sc lui demande la caufe de fes larmes. Une quefT tion a laquelle on ne s'attend pas, eft celle-ci. Pleures-tu les Romains ! Comment Céfar peut-il croire que Brutus pleure les Romains 3 après que Brutus lui a dit:  De la Tragédie. iSj X ?v ï" ï '. Sais-tu bien qu'il y vadetavieï Sais-tu que le Sénat n'a point de vrai Romain Qui n'afpire en fecret a te percer Ie fein ? Auffi Brutus lui répond-il fort bien : Je ne pleure que toi. Mais Céfar eft réfolu de ne rien entendre a un langage ft clair. Au lieu d'en conclure qu'on a conjuré fa mort, la ïeule conclufion qui foit naturelle , Céfar extravague & s'écrie: Que ne puis-je a ce point aimer ma République ! Quel rapport y a-t-il entre ce fentiment & 1'inflexibilité de Céfar , & fur-tout quel rapport avec la douleur de Brutus, qui dans ce moment ne pleure que Céfar], & non la République ? A la feconde entrevue de Mérope & d'Egifte , ce jeune homme qui fe voit rappels pour fubir la mort, dit avec douleur : Quels feront vos regrets, Mère trop malheureufe , & dont Ia voix ü chère M'avoit prédit. . . , Mérope 1'interrompt par cette exclamation  ^86 De la Tragedie: qu'infpire Ia Nature même, ék dont le feiï- tim^nt eft auffi touchant que vrai : Barbare ! il te refte une mère. Je ferois mère encor fans toi, fans ta fureur. Tu m'as ravi mon fils. Jufqu'ici le dialogue eft admirable ; mais Egifte ne fait plus ce qu'il dit, en répondant ainfi: Si tel eft mon malheur, S'il étoit votre fils , je fuis trop condamnable. Eft-ce la crainte de la mort qui le fait extravaguer? Ne de voit-il pas dire : Eh , quoi I Madame , votre fils étoit -il donc un affiaffin ? Rappelez-vous le récit naïf ék fincère que je vous ai fait de mon aventure. Je faifois pour vous des vceux dans Ie temple d Her ule , un de vos aïeüx. Cet affiaffin ra/a dit : Et quels vcsux formes-tu pour la race d'Alcide ? Etoit-ce la une raifon a votre fils, au defcendant .d'Alcide , pour m'affiaffiner \ C'en étoit une au contraire de m'accueillir ék de me protéger. Tout vous dit, tout vous prouve que 1'afTaffin qui eft tombé fous mes ■ coups  De la Tragédie. 287 flans une jufte défenfe , étoit votre ennemi j & non pas votre fils. II eft bien vrai que Mérope n'avoit rien de bon a répondre a ce raifonnement , d'après lequel le poignard auroit tombé de fes mains, & le coup de théatre n'exiftoit plus; mais il eft tout auffi. vrai qu'Egifte ne pouvoit pas raifonner autrement dans la fituation ou 'il fe trouve , ck qu'il n'eft pas permis de motiver un coup de théatre fur une réponfe extravagante. 1 Au troifième AcTe de Mahomet, ce monftre vient d'ordonner a Séide de tuer Zopire, qui, dans 1'inftant même, arrivé prés de Séide pour lui fauver la vie. Le trouble de ce jeune homme eft peint dans fes yeux , dans fort langage. Zopire s'en appercoit , ck lui dit : D'oü vient que tu fi cmis , & que ton cceur foupire i Tu détournes de moi ton regard cgaré ; De quelque grand remords tu fembles déchiré. A cela Séide répond : Eli ! qui n'en auroit pas dans ce jour effroyable? Cette réponfe n'eft pas bien jufte; il n'eft  2 88 De la Tragédie: pas naturel que Se'ide , prefle par les ten-? drëfTes ék la généfofité de Zopire , s'exprime d'une manière fi géne'rale : Qui n'auroit pas des remords / Et quel autre que lui eft chargé du meurtre de ce vertueux vieillard ? quel autre que lui peut en avoir des remords ? Mais derineriez-vous jamais la réplique de Zopire l Si tcs remords font vrais, ton cceur n'eft plus coupablej Un autre auroit infiilé , auroit demandé : Quelle elt donc la caufe de ce trouble ék de ces remords l Tu me difois qu'en m'écoutant, ta foibleffe a trahi Mahomet, Que t'avoit-il commandé l que lui avois-tu promis ? Tout cela auroit été naturel ; mais comme il faut que Zopire foit tué , il faut auffi qu'il né comprenne rien ni a ce qu'il voit, ni a ca qu'on lui dit , ék qu'il parle contre toute raifon. La première entrevue d'Alzire ék de Zamore eft dialoguée prefque d'un bout a 1'autre, fur un ton auffi éloigné de la Nature ék de Ia vérité. Zamore fe jette aux pieds de fon Amante , ék lui demande ce qu'elle a fait des  De la Tragédie. 289 ë-es faints nceuds qui les ont enchainés. Alzire , qui vient d'époufer Gufman , he'fite de re'pondre a cette queftion , fe lainente, & dit enfin : Je t'ai revu trop tard. Ces mots en difent affez pour un Amant qui craint de retrouver fa Maïtreffe infidelle ; ces mots du, moins font affez alarmans pour qu'il en défire I'explication. Point du tout : Zamore n'y prend pas garde. Savez-vous ce qui lui vient dans l'efprit ? Le voici: Le brult de mon trépas a ia remplir le monde. J'ai craïoc loin de toi ma courfe vagabonde, &c. Du refte, cet Amant, qui doit infifter plus que jamais fur fa première queftion : Qu'astu fait des faints nceuds qui nous ont enckainés ? eft fi bien raffurë par ces mots, Je t'ai revu trop tard, qu'il eft perfuadé maintenant qu'Alzire ne les a point trahis. Tun'es point dcveaue Efpagnolc & perfide. Après quoi il lui parle du deffein de poignarder Gufman , & 1'invite a lui üvrer la victime. Alzire, étonnée de n'avoir pas été entendue , après s'être ënoncée claireraent, Seconde Partie. X  loö De la Tragédie. a'olTre elle même pour viclime. Frappe 3 lui dit-elle , je fuis Indlgne & du jcur & de toi. Sais-tu peur quel époux j'ai pu t'abcndonner t Au lieu de fe récrier a ce3 mots fur 1'infidélité de fa MaitrefTe , au lieu de déplorer fon malheur , Zamore prend tout-a-t coup fon parti en Stoïcien , & répond gravernent : Non , mais parle : anjourcVhui rien nepeut nf ltonner. Lui qui comptoit fur Alzire comme fur Ja fidêlité même, il ne peut pas être êtonné qu'elle lui ait manque de foi. Quand il apprend enfin qu'elle a époufé Gufman , fon ennemi, fon bourreau , il eft un peu furpris , mais il n'en paroit pas trop fiché; il fe confole aufïi-töt, par une raifon bien fingulière en un pareil moment : Non, fi je fuis aimé , non , tu n'es point coupable. c'eft-a-dire ; puifque tu m'aimes , tu n'es point coupable d'en avoir époufé un autre , quoique cet époux foit mon plus cruel ennemi. Si tu m'aimes , tu n'es point coupable d'avoir trahi tes fermens & la foi que tu m'avois  De la Tragedie. iqï jurée , & je ferai content de te voir dans les bras de 1'homme q*e je déteffe le plus. Voila ce que fignifie le raifonnement bizarre de Zamore , qui ne témoigne ni regrets ni douleur , qui ne fait aucun reprocbe , pas même la moindre plainte a fon infidelle Maitrefle ; & c'eft ainfi que Voltaire fait parler le; paffions. Sévère , qui fe trouvedans Ia même fituation , s'exprime différemment ; O CiA , qui, malgré moi, me renvoyez au jour j O fort, qui redonniez l'efpoir amon amour , Reprenez la faveur que vous m'avez prêtée , Et rendez-moi la more que veus m'avez órée ! . Et ce n'eft pas un mal que je veuille gucrir; Je ne veux que la voir , foupirer , & mourir. .. O trop aimable objet qui m'avez trop charmé 1 Eft-ce la comme on aime , & ni'avcz-vous aimé Mais fur-tout quelle vérité de dialogue entre Sévère & Pauline ! quelle progreffion de fentimens ! & quelle naïveté fublime dans ces réponfes animées qui terminent la fcène ! Pauline. PuilTe trouver Sévère , après tant de malheur , Une félicité digne de fa valeur ! T ij  *9l De la TragidlM sévère. II Ja trouvoit en vous. P a u l i n e; Je dépendois d'un père. Mettre des Perfonnages en fcène pour leur faire tenir des difcours étrangers a leurs pofitions & a leurs feminiens, c'eft ignorer les loix de la Nature & celles du dialogue. Quand deux Adeurs ont une raifon de fe trouver enfemble , doivent-ils fe parler comme s'ils ne s'entendoientpas? doivent-ils re'pondre a toute autre chofe qu a celle qu'on leur demande l N'efl-ce pas la un dialogue de fourds ou d'infenfés ? La feule occafion oü ces difparates foient permifes, c'eft quand un perfonnage eft tellement abforbé par une paffion violente ou par un fentiment profond , qu'il eft effectivement fourd a ce qu'on lui dit, & qu'ft s'entretient avec fon idee. Cet égarement dans le dialogue devient alors un moyen trèsvrai & très-beau de peindre le trouble & 1'égarement de 1'ame. D. Sancbe vient offrirfon bras a Chimène , pour venger contre fon  De la- Tragédie. z^f Amant Ia-mort de fon père. Plonge'e dans fa douleur, agitée, combattue par fon devoir & fon amour, elle Temend a peine : Malheureufe ! fe dit-elle a elle même; & ce feul mot, qui répond. plutót a fa penfëe qu'a celle de D. Sanche , découvre mieux fes fentimens qu'un difcours plus dire cl & plus relatif a celui qu'on lui tient,. Arcas , êtonné de la. douleur fombre & profonde d'Agamemnon ,. lui fait une riche peinture de fa gloire, de fa puiffance , de tout ce qu'il croit en un mot. capable de le rendre heureux. Les pleurs d'Agamemnon font la feule réponfe a ces images de bonheur. Arcas le preffe de lui découvrir la caufe de fet larmes : freureZ'Vous Clitemneftreou bien Iphigénic ? Agamemnon ne répond point a Arcas; c'efl; a fa fille, dont fon cceur eft plein , qu'il a fans ceffe préfente a fes yeux & a fon efprit, qu'il s'écrie avec un tranfport dont il n'eft. plus le maitre: Non , tu. ne mourras point., je n'y puis confentir.  De la Tragédie. Prefque toute la première fcène de Pbédre ck d (Enone eft dialoguée de cette manière ; auffi jamais l'égarement de la paffion n'a t il été peint fous des couleurs plus vives & plus vraies. N'oublions pas que ce genre de beautés eft du aux Anciens, modèles admirables pour la vérité du dialogue. Voltaire en a fait un ufage très-heureux dans la première fcène de Mérope , oü cette mère, uniquement occupée de l'idée de fon fils, paroit infenfible ék fourde a toutes les confolations de fa Confidente , ék ne répond qu'au fentiment dont elle eft profondément affeélée : Quoi l NTarbas ne vient point. Reverrai-je mon fils ?....* Me rendez-vous mon nis,Dieux témoins de meslarmes? La vérité de 1'imitation demande que , dans les fituations tranquilles, le dialogue foit p'ein , abondant , fuivi, ék bien raifonné j mais quand la fituation s'écbaufFe , quand les Perfonnages font animés de paffions fortes ék violentes , le dialogue doit s'animer auffi; les réponfes doivent fe fuccéder rapidement: avec feu ék précifion. Ce n'eft pas connoitre Ia Nature , que d'employer alors de longs dif-  De let Tragédie. *95> rcurs,qmviennent 1'un après 1'autre , fans . interruption , comme dans un entreuen patfible' ou 1'on délibère fur un fujet important. Les Anciens ont très-bien diftingué ces deux mamères de dialoguer. Corneille eft peut-etre le feul Moderne qui ait pr.rfaitement tem cette oratique, & qui les ait furpaflës dans 1'art du dialogue. Racine , en cette partie , eft réftë au delfous des Anciens & de Lorneille. Ses Acleurs, quelque paffionnés qu'ils foient, difent trop de fuite ce qu'ils ont fc dire , & s ecoiuent trop patiemment les uns les autres. II m'a toujours femblé que la fituation violente oü fe trouvoient Agamemnon , Clitemneftre & Iphigénie, ne leur permettoit pas de fe haranguer tour a tour avec autant d'érendue , & fans ofer s'interrompre ; il eft vrai que la furprife &c Fabattement d Agamemnon peuvent autorifer fon filence & fa longue attention S mais des difcours entrecoupés, conformes au défefpoir, k 1'agitation des Perfonnages , auroient jeté bien plus de mouvement fur une des fcènes les plus éloquente* & les plus pathétiques qui foient au théatre. T h  *96 T>e la Tragédie; Corneille n'a jamais manque' ces grancïs effets d'un dialogue vif, rapide, kterrompu, quand la fituation 1'exigeoit. Toute la Tragédie de Polyeude eit un chef d'ceuvre en ce genre , & nous en offre des exemples a chaque fcène. Lorfque Felix eft encore dans Ia chaleur de fon premier courroux contre fon gendre , & que fa filie vient pour le fléchir, le Poëte ne leur a point prêté des harangues bien arrondies & bien étudiées. Leurs fentimens tumultueux & preffés de for.ir, fe choquent rapidement par des reparties multipliées, &plusfortes les unes que les autres. Pauline. Eft- cc ainfi que d'un gendre un beau-père eftl'appui 1 félix. Qti'il fafle au moins pour foi ce que je fais pour lui. Pauline. Mais il eft aveuglé. FÉLIX. Mais il fe pla't a 1'étrev Qui chérit fon erreur ne la veut pas connoure.  JD-e la Tragédie 99t, Pauline,: Mon père, au nom des Dieux.,.. félix, Ne les réclamez pas Ces Dieux, dont 1'intérêt demande fon trépas. Pauline, ïls e'coutent nos vceux. félix, Hé bien ! qu'il leur cn falfc.- P a u ir ï n e. jEn époufant Pauline , il s'eft fait votre fang. félix. Te regarde fa faute Sc ne vois plus fon rang. .." P a u l i ne. Quel exces de rigaenr ! félix. Moindre que fon forfait, Pauline. Que devient notre Reine £ I s m É n I E. De mon faififfement je rcviens avec peinc ; Par les flots de ce Peuple cntrainée en ces lieux.. » Narp Que fait Egifte ? I s m É n I E. U eft. ... Ie digne fils des Bieax. Egifte ! il a frappé le coup le plus terrible , &c. Non feulement Ia vivacité des reparties donne de la chaleur & de Ia vérité au dialogue, mais elle elt la fource du fublime dans la Tragédie, Si le fublime de poéfie & dïmages y trouvs  De la Tragédie: 30é jRtremént place , le fublime de fentimens, plut •capable encore de nous frapper d'admiration , y peut brfller dans tout fon e'clat. Quel moyen plus beureux de faire jaillir ces traits fublimes, qu'un dialogue pre/Te', oü le choc des paffions met en mouvement toutes les faculte's de 1'ame , & , pour ainfi dire, éledtrife le ge'nie 1 C'eft auffi de cette cbaleur du dialogue que font partis ces fublimes fentimens qui élèvent Corneille au deffius de tous les Poëtes. Dans un fi grand revers , que vous refte-t-il ? —Moi, Mot, dis-je, Sc c'eft affez. Albe vous a nommé, je ne vous connois plus. — Je vous connois encore. 'Que vou'iez-vous qu'il fit contre trois?—Qu'il mourfiu Je rcaurrai trop heureux, mourant d'un coup fi beau. ■— Va, je fuis ta partie , & non pas ton bourreau. Sortir d'une bataille Sc combattre a Tinftant I — Rodrigue a pris haleine en vous Ia racontant, Vous faites des vertus au gré de votre haine. — Je me fais des verms dignes d'une Romaine. C'eft 1'amour des grandeurs qui vous rend importune^ —-J'ainie votre perfonne & non vorre Fortune. Sévère n'eft point mort. — Quel ma! nous fait fa vie! Quoi'. vous me foupconnez déja de quelque o:nbrage, r— Je ferois a tous trois un trop fenfible «m;rage.  jo2 De la Tragédie. Qui trahit tous nos Dieux auroit pu vous trahir. — Je 1'aimerois encor quand il m'auroit trahie. Ou le condu'fez-vous? — a la mort. — A Ia gloire. Rends-moi mon fils, ingrate. — Il m'en défavoueroit. Ah ! c'efï trop m'outrager.— N'outragez plusles morts. iVe foyez i'un ni 1'autre. — Et que dois-je être ? —Roi. De votre L'eutenant m'envicrez-vous Ie nom ? «— De pareils Lieutenans n'ont des Chefs qu'en idee, &c. On peut direque Corneille a plus de ces grands traits a lui feul, que tous les Poëres tragiques enfemble, par la raifon qu'aucun d'eux n'a porté auffi loin la force, la vivacité &. la vérité du dialogue. Ce qui caraétérife Racine , dans fa manière de dialoguer , c'eft un enehainement toujours naturel, une progreffion intéreffiante de" fentimens & d'idées , une nuance délicate qui lie enfemble toutes les réponfes , une facilité merveilleufe a pafTer d'un objet a 1'autre , par des tranfitions imperceptibles; mais fur-tout cette logique du cceur , par laquelle des Acleurs paffionnés devinent réciproquement leurs plus fecrètes penfées, &. s'expliquent avec cette jufteffie qui vient de la fenfibilité plutöt que de l'efprit , en répondant moins direclement aux  JDe la Tragédie. ^¥>$' difcours extérieurs , qu'au langage intérieur de 1'ame. C'eft ainfi qu'Hermione difant & Orefte : Ah ! ne fouhaitez pas le deftin de Pyrrhus : Je vous hairois trop. Orefte lui répondit; .... Vous m'en aimeriez plus. i Cette liaifon fecrète & délicate d'idées & de fentimens, fait toute la beauté du dialogue iüivant : Hermione. Allez contre un rebel'e armer toute la Grèce. Qu'on faffe de 1'Epire un fecond Ilion. Allez. Après cela direz-vous que je 1'aimeï O r e s t e. Madame, Faites.pkis, Sc venez-y vous-mémc. Voulez-vous dcmeurer pour otage en ces lieux?.. i ïaifons de notre haine une commune attaque. Hermione. Mais, Seigneur, cependant, s'il époufé Andromaque! O r e s t e. Hé, Madame!  $o4~ De ta Tragédie. Hermione. Songez quelle honte pour nous Sï d'une Phrygienne il devenoit 1'époux. ö REST E. Et vous le haïflez ? avonez-le , Madame , L'aruour n'eft pas un feu qu'on renferme en une ame.' Les Pièces de Racine font pleines de ces lorres de beautés, oü le dialogue tire toute fa jufteïfe des fentimens, plutót que des mots. Je ne lui connois pas de reparties fublimes dans le goüt de celles de Corneille , qui réunilfent a Ia fois la profondeur de la penfée & 1'élévation du fentiment; chez lui c'eft la paffion qui, dans fes reparties, a des mouvemens fublimes. Tel eft ce mot d'Hermione : Venge^-moi je crois tout, ék ceux que nous avons rapportés au Chapitre précédent. Tel eft ce trait d'Atalide réfolue a mourir : J'ai cédé mon Amaat , tu t tronnes du refte. ck fur-tout celui de Phédre : lis ne fe verront plus. — Ils s'aimeront toujours. Ces autres mouvemens d'Athalie font encore dans  De la Tragedie. 305 clans Ie genre fublime : Lalfe-la ton Dieu \ trakre '3 & venge-mol. Dieu des Juifs tu. Temportes. Dan? Ie moment oü Arcas vient apprendre a Clitemneftre qu'Achille a pris Ia défenfe d'Iphigénie contre toute 1'armée , & qu'il ajoute : Lui-même il m'a chargé dc conduire vos pas. Ne craignez rien. Moi craindre 1 s'écrie cette mère tranfportée. Ce mouvement fi fimple & fi naturel eft d'une chaleur fublime. Toute la fcène d'Agamemnon & d'Achille eft d'un mouvement admirable ; mais on n'a jamais poufïe la chaleur du dialogue plus loin quê dans ces endroits-ci: Je voafoïs votre fille , & ne pars qu'a ce prx. ~ Fuyez donc. Retourncz dans votre ThcffaJie. . . Fuycz. Je ne crains poi::t votre impuillant courroux; Et je romps tous les nceuds qui m'attachent a vous. — Rendcz grace au feul nceud qui retient ma colère. Un modèle de précifion pour le dialogue, eft la fcène de Roxane & d'Atalide , au quatrième Seconde Partie. V  »o6 De la Tragédie. Acfte de Bajazet ; un modèle de naïveté eft celle d'Athalie ék du petit Joas ; un modèle de 1 eloquence la plus noble ék la plus touchante eft celle de Burrhus ék de Néron , au quatrième Aéte de Brltannicus j un modèle d'adrefle eft la fcène qui termine le même Aéte , entre Néron ék NarcilTe. Quant aux fcènes paftionnées, tout fon Théatre eft un modèle. On trouve dans Crébillon de grandes beautés de dialo-gue , d'un autre genre que celles de Corneille ék de Racine ; c'eft principalement i'énergie qui caraclérife les fiennes. Cette énergie étonne d'autant plus , qu'elle-vient quelquefois a la fuite des difcours les plus fimples ék les plus ordinaires. Les réparties tranchantes produifent un grand eftet ; elles ranimentfingulièrement la fcène ék 1'attentian duSpeélateur.Pharafmane fait valoir, devant les Ambaffadeurs, 'fes droits au trêne diArménie : Quel autre , dit-il, dok' fuè'céder a mon frère „ a mon fils ! Rhadamifte a ces mots ne peut contenir fon indignation , ék s'écrie :  De la Tragédie. 307 Ah i doit-cn hériter de ceux qu'on afiaffine i Ce mouvement imprévu , mais naturel de la part de 1'impétueux Rhadamifte , excite la plus forte fenfation. L'énergie eft moins vive , mais plus fombrc & plus penetrante dans cette autre réponfe du même Rhadamifte afon père , qui 1'a tué fans le connoitre , & qui frémit en apprenant qu'il a verfé le fang de fon fils : La foif.que vofre cceur avoit de Ie rc'pandre N'a-t-eL'c pas fuffi* Seigneur, pour vous I'apprendrcï Je vous l'ai vu pourfuivrs avec tant de courroux , Que j'ai cru qu'en erïét j'etois connu de vous. On ne s'attend pas a la violence d'un fi terrible reproche ; & tout ce qui furprend fonemen t, fans fortir de la vérité , produit Tadmiration. La Tragédie de Catilina nous offre trois ou quatre réponfes , 'dont le mouvement eft vraiment fublime. La première , dans la fcène ou Fulvie , déguifée en Efclave , vient découvrir les complots de Catilina. Ce Conjuré fe plaint d'ètre compromis avec un témoin fi vil.  ,0§ De la Tra geile,, Wrat , ïougis du crime , S: non pas du témoïh. Cette repartie de Tullie n'eft-elle pas digne de Corneille l Le dialogue fuivant réunit la force a la vivacité. Caton perfifte ainfi dans fon avis fur la punition due au crime de Catilina. Conful , qu'a I'irftar.t même on lui donne Ia mort, catilina (qui entre brufquement). La mort 1 a ce décret je crois me reconnoitre. Caton.' Tu Ie devrois du moins, puifqu'il rcgarde un traltrc, Le trait le plus vif eft celui de la dernière fcène. Catilina vaincu eft furieux que Cicéron foit échappé a fes coups : c'eft lui qu'il vient chercher un poignard a la main; il rencontre Tullie qui lui demande avec effroi : Si vous*êtes vaincu , mon père eft donc fans vie? Catilina. Eh ! fait-il feulement qu'on meurt pour la Patrie \ Les dernières fcènes de la Tragédie de Pyrrhus font remarquables par des beautés de  Be la Tragédie. 309 dialogue d'un grand caradère , & quelques fcènes i'Jtrée réuniffent la fimplicité antique a cette energie , qui étoit particuliere a Crébillon. Kous renvoyons a ces Pièces, pour ne pas trop multiplier les citations. Voltaire en général ne brille point par le dialogue. Ses beautés en ce genre fe réduifent a peu de chofe. En deux ou trois endroits il a imité affez heureufement la manière de Corneille. Par exemple , dans fon Brutus : Vous êtes père , enfin.— Je fuis Conful de Rome. Et dans la,Mort, de Céfar : Qu'ciit fait Brutus' a'ors! — Brutus I'éftt immolé. Voila qui eft dans le grand genre ; mais quelquefois en recherebant cette manière , qui ne lui étoit pas naturelle, il tombe en un défaut confidérable ; c'eft de mettre dans la boucbe d'un Aéleur des queftions puériles, peu convenables a fon caraélère & a fa fituation, pour faire briller 1'autre Interlocuteur. Après la haine que Brutus a fait éclater pour le feul nom de Roi , n'eft-ce pas une puérilité a Céfar de lui demander : V iij  3 i O De la Tragédie.. De quel oeil voif-fu donc le fceptre 2 Avec horreurj ditBrutus.Céfar étoit trop sur dfr cette réponfe, pour qu'il dut la folliciter ? N'y-. a-t-il pas une puérilité plus grande d'ajouter. Que peux-ra donc hik en moi ? B r v t: u La tyrannic. C'eft une inflgne mal-adrelTe, de laquelle unBomme de ton fens n'eft pas capabïe , que depropoferdepareilles queftionsqui amènent forcénient des réponfe.s défagréables : cela 3appelle mendier des injures, C'eft-rendre CéfaAdicule , pour faire valoir Brutus. Rendons a Voltaire toute la juftice qui lui eft due ; il a jeté plufieurs fois dans fon dialogue une vivacité très-favorable au mouvement dramatique. Tel eft cet endroit du ricit d (Edipe a Jocafte , ou il parle cles -crimes, & des malheurs que lui ptédit 1'Oracle t'crre voix ' Me dit que jc fcrois 1'anaffin de mon père.. J O C A S T E» Ah Dieux. !.  De la Tragedie'. }iï GE D i p e. Que je fe'rbis 1c mari dc ma mère. , ' J o C a s t e. Ou Cu'.s je ? Ces interruptions bien ménagées animent fingulièrement ce récit. La même Tragédie öffre encore plufieurs exemple? d'un dialogue auffi viföc auffi rapide. C'eft peut-être la feule Piècè de Voltaire qui foit dialoguée d'une manière naturelle & dramatique , fur-tout dans les fcènes imitró de Sophocle , le Poëte de 1'antiquité le pluPparfait en ce genre , &, que Voltaire a. celle trop tot de prendre pour modèle. Dans la fcène de Zopire & de Mahomet, j'aime beaucoup le morceau fuivant, qui repand de la chaleur fur U fin de cet entreuen : M a home t. Ma loi fait des Kéros. Zopire, Dis plutót ces trigands. Y ' Hf ' -  Vt- ■ De la Tragedie. ■ Va vant* HmpofWe a Médine ou tü regnw Ou tu vois tes égaux a ces pieds abattus. M a. h o m e tv Des c'gaux- ! dès long-temps Mahomet a'en a plu, GrpiS :no, , reccis ia paix , ü tu c:ains ta ru;n£_ Z o P I R E. Ia paix eft dan, ta boöcüè , & ton cceur en eft Ion, Penies-tu me tromt er ? Mahomet. Quand cette vivacité ne conduit pas Ie Poëte a un dialogue découfu & vague , comme ü arrivé, fouvent a Voltaire, c'eft un me-* rite digne de nos éloges ; mais il y a loin encore de ce mérite au fublime de Corneille ; & cependant de prétendus Connoiffeurs ont ofé dire que Voltaire avoit perfeclionné h manière du Grand Corneille. Quant a ces mouvemens paffionnés qui échauffent Ie dialogue de Racine , ék a ces reparties d'une inergie frappante qui diftinguent Crébillon , je ne «me rappelle pas  jDe Ia Tragédie. ■> t £ d'én avoir.vu des exemples dans les Pièces de leur Succeffeur. Plufieurs autres qualités font néceffaires pour conftituer un excellent dialegue ; qui veut les acque'rir, doit étudier avec une attention particuliere les Maitres de la'Scène; on y dècouvrira mille fineiTês, qu'il elf plus aifé de fentir que d'analyfer. Je ne parle pas du monologue , qui n'eft fupportable dans le Poëme dramatique, que dans le cas oü le perfonnage eft agité de divers fentimens. Alors les paffions qui fe croifent & fe combattent , quoiqu'en un feul Aéleur , font un véritable dialogue, fufceptible de toute forte de mouvemens. Tels font les monoiogues d'Augufte , de Mithridate , de Roxane, d'Her--. mione , & d'autres femblables , qui pvoduifent autant de fenfation que les plus bel'es fcènes. Pour ceux oü un A.cleur fe parle tranquillement a foi - mème , & qui ne fervent qu'a remplïr un vide fur le théatre , leur froideur infipide nous dit aiTex qu'ils font la honte de 1'Art Dramatique.  J'14 De la Tragédie-.. -CHAPITRE Vilt Du Style de la Tragédie. \/üElQUES-UNS ont écrit que le langagi de la Tragédie* étoit un langage de convention ; entendoient-ils par-la qu'on y fais parler les Kéros fur un ton plus noble & plus foutenu qu'ils ne parient ordinairement' En cela même le ftyle tragique n'eft pas plus de convention que celui de 1'Epopée dans fes parties dramatiques , puifque ce fut fur le dramatique des Poëmes d'Homère que les Tragiques Grecs formèrent Ie fljle du Drame. La feule convention fut celle qui eft 1'objet de tous les Arts , d'embellir leus imitation. II eft certain que les Héros, par la raifon qu'ils ont un plus grand caradère & des paffions plus fortes ou.plus élevées que les autres hommes, ont auffi de plus grandes idéés, & un langage plus élevé. II fuffit de parcourir l'Hiftoire, pour fentir cette vérité. On connoit des reponfes fublimes d'Alexandre, de Scipio* , de Céfar , de Louis XII , de  De la Trngiale. 51 > Henri IV , de Louis XIV, de Conde', de Turenne , & de beaucoup d'autres grandi Hommes. Dans toutes les occafions irnpor> tantes, ces He'ros avoient des fentimens , & un langage proportionné a la grandeur de leur ame, de leur courage & de leurs actions. Dans leur vie prive'e, leur langage fa.ns doute étoit familier & commun \ mais ce ne font point ces actions farhilières que fe propofent de peindre FEpopée , ni la 1 ragédie ; elles choifiiTent les évènemens lés plus rares &. les plus intéreffans de la vie des Héros , en raflemblent , autant qu'elles peuvent , les traits éclatans & glorieus , retranchent les circonftahces indifFérentes & fteriles , £t forment un tout régulier & parfait de plufieurs parties ifoles.s & incomplètes. Elles font de même pour Ie langage qui doit répondre a 1'importance de'-l'aclion. Cette action étant plus. fuivie & plus foutenue dans 1'imitation embellie , qu'elle n'a pu 1'être véritablement , le langage doit être aö/ïi plus fuivi & plus foutenu , & il n'eft pas étoi riant qu'un Héros , préfenté feulement dans les occafions favorables au développeiiicnt de foa  yi6 De la Tragedie, caraclère, de fes paffions, & de fes grande* qualités, s'exprime toujours avec une nobleffieproportionnée a la circonftance oü il agit. Ce qu'il y a réellement de convention dans le ftyle épique ou tragique , c'eft Ie langage mefure , qu'on fubftitue au langage ordinaire ; mais cela même eft de 1'elTence de 1'Art, qui n'imite pas feulement pour reffiembler , mais qui imite par tous les moyens les plus propres a embellir fon objet, . . Prends pitié des tourmens que ton crime me coutej Prends pitié de ce cceur enivré tour a tour De zèle pour mes Dieux, de vengeance & d'amour. Rien de plus commun dans Voltaire , que ce contrafte du ton emphatique & du ftyle rampant. Après ces vers: Va » je crois voir des Cieux les Peuplcs éternels Defcendre de leur fphère, & fc joindrc aux mortds> vous trouvez auffi-töt ceux-ci: Toi qui nous découvris ces immenfes contrées , Rends du Monde aujourd'hui les bornes édairées, Dieu des Chrétiens. Alvarès , qui parle d'abord d'un ton alTez profaïque, Ah I mon fils , que je hais ces rigueurs tyranniques ! les pouveï-voHS aimer ces forfaits politiques >  De la Tragédie. 3 5 5" Alvarès prend tout-a-coup un ton a la Bré- beuf : Par nous tout eft en fang, par nous tout eft en poudre,' Et nous n'ayons du Ciel imité que la foudre. Voyez encore un contrafte frappant du ftyle profaïque Sc du ftyle fleuri, dans ce paffage . de la Mort de Céfar : Atrée ék Rhadamifte , doivent s'exprimer plus fortement que Chimène , Pauline , Curiace , Britannicus, Iphigénie , ék Thyefte. Voltaire a quelquefois obfervé cette vérité dans Brutus, dans Orofmane ék dans Mérope ; mais en général le langage de fes Héros n'eft pas d'une force égale a celle de leur caraélère ék de leur fituation. Je n'en veux pour exemple que Mahomet. Les difcours de ce fcélérat, tel que 1'Auteur a voulu nous le peindre par fes actions, font-ils plus forts que ceux d'Omar ék de Zopire l Ce monftre fait affiaffiner le père par le fils , ék veut époufer la fille. Des fentimens fi affreux veulent être rendus avec toute 1'énergie du crime , ék le ftyle doit être, pour ainfi dire, auffi atroce que l'aélion. Sans quoiil n'y a plus de rapport entre 1'objet Yiij  343 De la Tragédie. & la repréfentation de cet objet. Voyez fi le Poëte a faifi ce rapport effentiel , dans ce difcours du fcéiérat: Epaifliffons Ia nuk qui voile fa naiffance, Pour fon propre intérêt, pour moi, pour mon bonheur. Mon triomplie en -out temps eft fmdé fur Terreur. Elle naquir en vain de ce fang que j'abhorre. On n'a point de pareus , alors qu'on les ignore. Les cris du fang , fa force & fes impreffions , D s cceurs toujouis trompés font les iliufions. La Nature a mes yeux n'eft rien que Hiabitude ; Celle de m'obéir fit fon unique étude : Je lui tiens lieu de tout. Qu'elle paffe en mes bras Sur la cendre des fiens qu'elle ne connoit pas. Son cceur même en fecret , ambitieux peut-être , Sentira quelque orgueil a captiver fon Maitre. On ne conr;oit pas qu'un forfait auffi noir ait été concu dans le fein d'un homme qui raifonne fi froidement, qui s'exprime fi mollement, fi foiblement. Ecoutez Atrée dans une pofition du même genre ; il fait frémir d'horreur ; mais le hut du Poëte feroit manqué , s'il vous laiffioit écouter de fang-froid un monftre de cruauté. Un deffein fi funefte , S'il n'eft digne d'Atrée, eft digne de Thyefte.  De la Tragédie. 343 De fon fils tout fanglant, de fon malheureux fils, Je veux que dans fon fein il entende les cris?. . Je vais étte vengé. Thyefte, quelle joie i Je vais jouir des maux od tu vas être en pioïe. Ce n'eft de fes forfaits fe venger qu'a demi, Que d'accablcr de loin un perfide ennemi : II faut, pour bien jouir de fon fort déplorable , I.e voir dans le moment qu'il devient miférable ; De fes premiers tranfports irriter la douleur, Et lui faire a longs traits fentir tout fon malheur. Quand Omar, au commencement de la même fcène , apprend a Mabomet qu'Hercide a révélé 1'horrible myflère , & qu'il femble avoir quelque pitié pour Zopire , Mahomet prend auflï-töt le parti de facrifier Hercide ; mais avec quelle froideur ! HercÜe eft foible. Ami , le foible eft bientöt traïtte. Qu'il tremble , il eft chargé du fecret de fon maitte. Je fais comme on écarté un témoin dangereux. Crébillon , dans une de fes plus foibles Pièces, fait parler ainfi Artaban , animé du même fentiment que Mahomet : A travers tant de jo;e, un feul fouci me refte; C'eft de mes attentats le complice funefte , Yiv  344 De la Tragédie. Le lache Tyfapherne , indigne d'être admi's A 1'honneur du forfait que ma main a commis. Je 1 ai vu , dans le temps que mon cceur magnanime S'iminoloit fans frémir une illuftre vidtime, Palir d'effroi, m'offrir d'une tremblante maia Le fecours égaré d'un vulgaire aflalTin. On eüt dit, a le voir , dans ce moment terrible, Oii Je fang & les cris me rendoient inflexible , Confidérer 1'autel , la viétime & le lieu , Que fa main facrilège alloit frapper un Dieu. Dès qu'a de tels forfaits Pambition nous livre , Tout cemplice un moment n'y doit jamais furvivre* C'eft vouloir qu'un fecret foit bientót révélé. Ou complice , ou témoin , tout doit être immolé. Si la citation n'étoit pas beaucoup trop longue , je comparerois encore la peinture que Mahomet fait a Zopire de fes vaftes ■projets , avec le plan de guerre Sc de vengeance que Mithridate expofe a fes deux fils. J'y renvoie le Lecleur , qui verra combien 1'expreffion de Mahomet efl au defious de 1'idee qu'il veut faire concevoir de fon entreprife , Sc quel feu , quelle richene de détails, quelle force de langage Sc de penfée Mithridate déploie , pour infpirer a ceux qui 1'écoutent la plus haute opinion du projet qu'il a confu.  I De la Tragédie. '34$ Ce que nous avons dit des earaclères, des paffions & des fentimens, nous difpenfe d'entrer dans de plus grands de'tails fur la force , 1'élévation ék. la chaleur du ft; Ie de la Tragédie ; nous ne pourrions que nou* répéter. On demande fi une élégance foigne'e ék fleurie eft une qualité effientielle a ce ftyle , ék s'il eft vraifemblable que des Perfonnages, occupés a une aclion importante , recherchent ingénieufement toutes les fineffes ék les graces de 1'élocution. Nous avons déja prévenu en partie cette objeclion , en parlant de la vérité poétique. Puifqu'on écrit la Tragédie en vers , il n'eft pas douteux que ce doit être en bons vers : or , il ne peut y en avoir de bons fans l harmonie qui leur eft propre , ék fans une élégance néceffiaire a cette conftruclion harmonieufe. D'ailleurs les Acleurs qu'on fait parler , étant des Perfonnages fort au deffus du vulgaire , par les fentimens ék par 1'éducation , il eft naturel que leur expreffion foit plus délicate ék mieux choifie ; c'eft au goüt du Poëte a concilier cette élégance avec la vérité du langage , ék a la varier  3 4 6 De la Tragedie. % felon fes fujets & fes Héros. Celle d'un R pufeitcain fera p'us auftère , & celle d'un Courtifan plus ingénieufe. II obfervera Ia même différence dans les difcours d'un vieil'ard & dans ceux d'un jeune homme paffionné. LYloquence des paffions infpire naurellement des tours heureux & des expreffions pleines de délicateffe. Ainfi , teut ce qui tient a la paffion & aux fentimens eft fufcep ible d'une élégance très-vraifemhlable. Si le fentiment elf toujours vrai , j mats 1'élrgance ne fera sffcétée , puifque cette affeélation même rendroit le fentiment faux. . Racine , le plus élégant de nos Poëtes, n'efl il pa auffi le ï'eintre le plus vrai des fentimens ? En g-'néral , l'élégance n'efl trop ingénieufe & déplacée dans la Tragédie , que lorfque le Poëte fe jette en des détails inutiles a fon fujet , & qu'il recherche ce qu'on appelle des lieux cornmuns ; ornemens pofliches , qu'on peut pLcer p r-tout , & qui conviennent rarement au genre Dramatique. C'eft par cette raifon que l'élégance de Volt_ire paroitra plus brillante , &. fe fera plus remarquer  De la Tragedie: 347 que celle de Racine , quoique celui-ci ait porté l'élégance du ftyle a un degré bien plus parfait. Racine a prefque toujours fondu fes plus riches couleurs avec 1'expreftion du fentiment, & Voltaire en détache fouvent les fiennes. Son coloris , privé de nuances & de gradations, a quelque chofe de plus apparent, de plus éblouifTant; celui de Racine eft plus fuivi , plus foutenu , plus moelleux & plus vrai. Au refte, le ftyle poétique eft affujetti , par la nature du Drame , a toute forte de formes & de combinaifons. C'eft au Poëte , babile en fon art, a varier le ton & la coupe de fes vers , felon la naïveté ou la force , la nobleffe ou la vivacité que la fituation prefcrit au Dialogue ; de cacher a propos 1'artifice du langage mefuré , pour fe rapprocber davantage du ton de la Nature , dans ces grands mouvemens oü elle doit feule fe faire entendre ; en un mot , de concilier le vraifemblable avec le merveilleux , de s'éloigner également d'une exacftitude baffe & fervile dans 1'imitation des objets, 6t d'une  54$ Z>e la Tragédie. exagération fauffe & outrée dans la manière de les embellir. Quant a ceux qui penfent que le dernier mérite d'une Tragédie eft d être bien écrite , c eft comme s'ils difoient que le dernier mérite d'un Ecrivain eft de bien écrire j & pourquoi Ie Poëte Dramatique feroit-il excufable d'être mauvais Poëte ? En tout genre de poéfie & d'eloquence , le ftyle eft le véritable artifan de la perfeélion d'un Ouvrage ; les autres perfeclions dénuées de cs mérite perdent a peu prés tout leur prix, en perdant le moyen de trouver beaucoup de Leélears. On dit qu'un Ouvrage de théatre eft fait pour être reprcfenté , & non pour être lu. Vain fubterfuge ! Celles des anciennes Picces , qui n etoient bonnes que dans la bouche d'un Comédien , ne font point parvenues jufqu'a nous. Dira-t-on encore qu'un Poëte tragique ne doit pas travaüier pour la poftérité ? La conféquence feroit jufte; mais qui ne voit qu'elle feroit ridicule & abfurde ? La première propofition eft donc également abfurde & ridicule. Une  De la Tragédie. $49 Pièce de théatre , de même que tout Ourrage d'efprit, ne peut être bien jugée qu'a la leélure , qui feule nous éclaire & nous détrompe des furprifes de la repréfentation. Souvent Ie jeu d'un Aéteur que nous aimons, le bruit des louanges étourdit notre jugement, trouble notre goüt, extorque notre admiration. Combien de fois de mauvaifes cbofes font-elles approuvées du plus grand nombre ! De laches adulateurs , des gens gagés pour applaudir , exaltent même ce qui nous plak le meins. Combien de fois arrive-t-il auffi que le mauvais goüt de 1'Auditeur n'eft pas touché des meiileures chofes! Cependant nous nous laiffions entrainer par 1'exemple ; nous avons honte d'être d'un fentiment fi différent des autres , & une certaine pudeur nous empêche de nous croire plus éclairés qu'eux. La leélure délivre notre jugement de toutes ces entraves ; nous blamons , ou nous applaudiffons librement , d'après les feules loix de la raifon 6c du goüt; &, après nous être récriés au Spectacle , avec ceux qui nous environnoient,  5 5ó De la Tragedie! que Voltaire eft le Poëte tragique par ex-' cellence, nous revenons toujours relire-avec prédileélion les Chef-d'ceuvres de Corneille 6 de Racine. Fin de la feconde Part ie.  35* TABLE DES CHAPITRES E T des paragraphes Contenus dans cette ftconde Portie. CjHAPITRE PREMIER. Des différentes parties de l'Economie Dramatique, page i §. I. De l'accord du merveilleux & du vraifemblable , 2 §. II. Des regies du Poëme Dramatique 9 §. III. De l'Unité Dramatique 14 §. IV. De l'Unité de lieu \ 28 §. V. De l'Unité de temps 3 34 CHAP. II. Des moyens effentiels a l'Eco- nomie Dramatique 45 §. I. Beautés & défauts de conduite 3 48 §. II. Des Préparations j 73 §. III. Des motifs éy de la liaifon des Scènes , 88  352 T A B L E. ChAP. III. Des Caraélères 3 page 99 CHAP. IV. Des Mceurs 3 147 CHAP. V. Des Sentimens , 1 84 CHAP. VI. Des Paffions 3 225 CHAP. VII. Du, Dialogue, 271 CHAP. VIII. Du Style de la Tragédie 314 Fin de la Table de cette feconde & dernière Partie.   •I