01 2126 5458 UB AMSTERDAM    DE LA S AG ES SE.   D E L A S A G E S S E , TRO IS L1VRES Par PIERRE CHARRON , Parifien, Dofteur ès Droits. Sulvant la vraie Copie de Bouritaux. TOME PREMIER. A AMSTERDAM. M. DCC, L X X X11.   D E L A S A G E S S E, L1VRE PREMIER, Qüi eft la connoiffance de Soi, & de 1'humaine condition. Exhortation a s'étuiicr & connoitre. CHAPITRE PREMIER, Et Prêface a. tout ce Livre premier. ï jE plus excellent & divin confeil, le meilleur t & le plus utile averthTement de tous, maïs le eftifpremieplus mal pratiqué, eft de s'étudier & apprendre re chofe' a fe connoitre: c'eft le fondement de fageffe & acheminement k tout bien: folie non pareille que d'être attentif & diligent k connoitre toutes autres chofes plutót que foi-même: la vraie fcience. öc la vraie étude de 1'homme, c'eft l'homme. I. Partic. A  2 Enjointe a tous par toute raifon. 2 delaSagesse; Dieu, la Nature, les Sages, & tout le monde prêchent l'homme &l'exhorte de fait & de parole, k s'étudier & connoitre. Dieu éternellement & fans cefTe fe regarde, fe confidere &c fe connoit. Le monde a toutes fes vues contraintes au-dedans, & fes yeux ouverts k fe voir &c regarder. Autant eft obiigé & tenu l'homme de s'étudier & connoitre , comme il lui efl naturel de penfer, & il eft proche k foi-même. Nature taille k tous cette befogne. Le méditer & entretenir fes penfées efl chofe toute facile, ordinaire, naturelle, la pature, 1'entretien, la vie de 1'efprit, Cujus vivere ejl cogitare. Or, par oü commencera, & puis continuera-t-il k méditer, k s'entretenir plus juftement & naturellement que par foi-même ? Y a-t-il chofe qui lui touche de plus prés ? Certes aller aiileurs &c s'oublier efl chofe dénaturée & trèsinjufle. C'eft k chacun fa vraie & principale vacation, que fe penfer & bien tenir k foi. Aufïï voyons-nous que chaque chofe penfe k foi, s'étudie la première, a des limites è. fes occupations & defirs. Et toi, homme, qui veux embraffer 1'univers, tout connoitre , contröler & juger, ne te connois & n'y étudies; & ainfi en voulant faire 1'habile Sc le fyndic de nature, tu demeures le feul fot au monde. Tu es la plus vuide & nécefïïteufe , la plus vaine & miférable de toutes, 8c néanmoins la plus fiere & orgueilleufe. Par3uoiregarde dedans toi, reconnois-toi, tiehs-toi  L i r r e 1. % a toi; ton efprit & ta volonté , qui fe confomme ailleurs, ramene-le a foi-même. Tu t'oublies, tu te répands, & te perds au-dehors , tu te trahis & te dérobes a. toi-même, tu regardes toujours devanttoi, ramaffe-toi & t'enferme dedans toi: examine-toi, épie-toi, connois-toi. Nofce te ïpfum , nee te quafuris extra. Refpue quodnones, teeum kaèita, & Noris quam fit tïbi curta fupellex. Tute confule. Te ipfiim concute, nunquid vitiorum Infeverit olim natura , aut etiam confuetudo ma-la. Par la connoiflance de foi, 1'homme monte & arrivé plutot & mieux a la connoiflance de Dieu, que par toute autre chofe, tant pour ce qu'il trouve en foi plus de quoi le connoitre, plus de marqués & traits de la divinité , qu'en tout le refte, qu'il put connoitre; que pour ce qu'il peut mieux fentir, & fcavoir ce qui efl & fe remue en foi, qu'en toute autre chofe. Formajli me & pofuijli fuper me manumtuam, ideo mirabilis facta efi fcientiatua i. tui, ex me. Dontétoit gravée en lettres d'or fur le frontifpice du temple d'Apollon Dieu (felon les Payens ) de fcience & de lumiere, cette fentence, connois-toi, coirane une falutation & un avertiffement de Dieu a tous, leur fignifiant que pour avoir accès a la divinité & entrer en fon temple, il fe faut connoitre; qui fe méconnoït, en doit être débouté, (l te Aij i Echeüe a la ij iKviiiité, Pfalm.  Cantic. . 4 Difpofition a la fagefle. 4 delaSagesse, ignoras ó pulcherrima egredere : & abi pojl hados tuos. Pour devenir fage, & mener une vie plus réglée & plus douce, il ne faut point d'infïruction d'ailleurs, que de nous. Si nous étions bons Ecoliers, nous apprendrions mieux de nous, que de tous les livres. Qui remet en fa mémoire & remarque bien 1'excès de fa colere paffee, jufques oii cette fievre 1'a emporté, verra mieux beaucoup la laideur de cette paffion, & en aura horreur & haine plus jufte , que de tout ce qu'en dient Ariftote & Platon: & ainfi de toutes les autres paffions, & de tous les branies & mouvemens de fon ame. Qui fe fouviendra de s'être tant de fois méconté en fon jugement, & de tant de mauvais tours que lui a fait fa mémoire, apprendra a ne s'y fier plus? Qui notera combien de fois il lui efl avenu de penfer bien tenir & entendre une chofe , jufques a la vouloir pleuvir, & en répondre k autrui & k foi-même, Sc que le temps lui a puis fait voir du contraire, apprendra k fe défaire de cette arrogance importune & queréleufe préfomption, ennemie capitale de difcipline & de vérité? Qui remarquera bien tous les maux qu'il a couru , ceux qui 1'ont menacé, les legeres occafions qui 1'ont remué d'un état en un autre, combien de repentjrs lui font venus en la tête, fe préparera aux mutations futures, 6c k la reconnoifTance de fa  L I V R E 1. 5 condition, gardera modeftie, fe contiendra en fon rang, ne heurtera perfonne, ne troublera rien, n'entreprendra chofe qui paffe fes forces: & voila jufiice & paix par-tout. Bref, nous n'avons point de plus beau miroir & de meilleur livre que nous-mêmes, li nous y voulions bien étudier comme nous devons , tenant toujours 1'ceil ouvert fur nous, & nous épiant de prés. Mais c'efl a quoi nous penfons le moins , ntmo in fe tentat defcendere. Dont il advient que nous donnons mille fois le nez en terre, & retombons Contre ceux qui fe méconnoiffent. toujours en même défaut, fans le fentir, ou nous en donner beaucoup. Nous faifons bien les fots a. nos dépens: les difficultés ne s'appercoivent en chaque chofe , que par ceux qui s'y connoiffent; car encore faut-il quelque degré d'intelligence k pouvoir remarquer fon ignorance: il faut poiiffer k une porte, pour fcavoir qu'elle nous eft clofe. Ainfi, de ce que chacun fe voit fi réfolu & fatisfait, & que chacun penfe être fuffifamment entendu, fignifie que chacun n'y entend rien du tout; car fi nous nous connoiffions bien, nous pourvoirions bien mieux k nos affaires; nous aurions honte de nous Sc notre état: &: nous rendrions bien autres que ne fommes. Qui ne connoit fes défauts, ne fe foucie de les amender ; qui ignore fes néceffités , ne foucie d'y pourvoir, qui ne fent fon mal & fa mifeYe, n'avife point aux réparations, &C ne court aux remedes: A iij  Joann. 9. 6 DE LA SAGESSE, deprehendas te oportet plufquam emendes : fanltatls Initium , fentlre jibi opus ejfe remedio. Et voici notre malheur, car nous penfons toutes chofes aller bien &C être en fureté: nous fommes tant contens de nous-mêmes, &t ainfi doublement miférables. Socrate fut jügé le plus fage des hommes, non pour être le plus favant & le plus habile, ou pour avoir quelque fuffifance par-defius les autres, mais pour mieux fe connoitre que les autres, en fe tenant en fon rang, faire bien l'homme. Il étóit le Roi des hommes, comme on dit que les borgnes font Rois parmi les aveugles, c'eft-a-dire, doublement privés de fens: car ils font de nature foible & miférable, & avec ce, ils font orgueilleux, &c ne fentent pas leur mal. Socrates n'étoit que borgne, carétant homme comme les autres, foible 8c miférable, il le favoit bien, &C reconnoiïToit de bonne foi fa condition, fe régloit & vivoit felon elle. C'efl: ce que vouloit dire la vérité k ceux qui, pleins de préfomption par moquerie , lui ayant dit: nous fommes donc k ton dire aveugles? Si vous 1'étiez, dit-il, c'efla-dire, le penfiez être, vous y verriez; mais pour ce que vous penfez y voir, vous demeurez du tout aveugles: car ceux qui voient a leur opinion, font aveugles en vérité: Sc qui font aveugles k leur opinion, ils voient. C'efl: une miférable folie k l'homme de fe faire béte pour ne fe connoitre pas bien homme , homo enim cum  L I V R E 1. 7 pt ld facfemper intelligas. Plufieurs grands, pour leur fervir 'de bride Sc de regie, ont ordonné que 1'on leur fonnat fouvent aux oreilles , qu'ils étoient hommes. Ole bel étude, s'il leur entroit dedans le cceur comme il frappe a leurs oreilles! Le mot des Athéniens a Pompeius le grand: Amant es-tu Dieu, comme tu U connois homme, n'étoit pas mal dit, au moins c'eft être homme excellent de fe bien connoitre homme. La connoiflance de foi ( chofe très-difficile Sc rare, comme fe méconter Sc tromper très-facile ) ne s'acquiert pas par autrui, c'eft-a-dire, par comparaifon, mefure, ou exemple d'autrui : Moyens Je fe connoitre faux. Plus aliis de te quam tu tibi credere nou. moins encore par fon dire Sc fon jugement, qui fouvent eft court k voir, & déloyal ou craintif k parler ; ni par quelque afte fingulier , qui fera quelquefois échappé fans y avoir penfé, poufle par quelque nouvelle, rare Sc forte occafion, Sc qui fera plutöt uil coup de fortuue, ou une faillie de quelque extraordinaire enthoufiafme, qu'une produöion vraiement nötre. L'on eftime pas la grandeur, groffeur, roideur d'une riviere,de 1'eau qui lui eft avenue par une fubite alluvion Sc débordement des prochains torrens Sc ruiffeaux; un fait courageux ne conclud pas un homme vaillant, ni un cceur de juftice l'homme jufte : les circonftances & le vent des occafions Sc accidens nous emportent Sc nous chartgent;  8 belaSagesse; & fouvent 1'on eft pouffé k bien faire par le vice même. Ainfi l'homme eft-U trés difficile a connoitre. Ni auffi par toutes les chofes externes & adjacentes au dehors; offices, dignités, richeffes, nobleffe, grace & applaudiflemens des grands ou du peuple; ni par fes déportemens faits en public, car comme étant en échec, 1'on fe tient fur fes gardes, fe retient, fe contraint; la crainte, la honte, 1'ambition, & autres paffions, lui font jouer ce perfonnage que vous voyez. Pour le bien connoitre, il le faut voir en fon privé & en fon a tous les jours. .11 eft bien fouvent tout autre en la maifon qu'en la rue, au palais, en> place: autre avec fes domeftiques qu'avec les étrangers. Sortant de la maifon pour aller en public, il va jouer une farce : ne vous arrêtez pas la: ce n'eft pas lui, c'efl tout un autre; vous ne le connoïtriez pas. La connoiffance de foi ne s'acquiert point par tous ces quatre moyons, & ne devons nous y fier; mais par un vrai, long & affidu étude de foi, une ferieufe & attentive examination, non feulement de fes paroles & aftions, mais de fes penfées plus fecrettes ( leur naiffance, progrès , durée, répétition ) de tout ce qui fe remue en foi, jufques aux fonges de nuit, en s'épiant de prés, en fe tatant fouvent & a toute heure, preffant & pincant jufques au vif: car ii y a plufieurs vices en nous cachés, &: ne fe fantent a faute .7 Vrais.  L I V R E I. $ de force Sc de moyen, ainfique le ferpentvenimeux, qui, engourdi de froid, fe lailTe manier fans danger. Et puis il ne fuffit pas de reconnoïtre fa faute en détail Sc en individu, & tacher de la réparer; il faut en général reconnoïtre fa foibleffe, fa mifere ,& en venir a une réformaüon Sc amendement univerfel. Or, il nous faut étudier férie\uement en ce Livre premier a connoitre l'homme, le prenant en tous fens, le regardant atous vifages, lui tatant * Propofióon & partition de ce premier livte. le poux, le fondant jufques au vif, entrant dedans avec la chandelle Sc 1'éprouvette , feuillant Sc furettant par tous les trous, coins, reeoins, détours, cachots Sc fecrets, Sc non fans caufe; car c'eft le plus fin Sc feint, le plus couvert Sc fardé de tous, Sc prefque inconnoiffable. Nous confidérons'donc en cinq manietes, repréfentées en cette table, qui eft le fommaire de ce Livre.  DE LA S A G E S S E; C i N e confidêrations de ï homme & de Hhumaine condition. [ C ^a générale Ii. En foi & )P.einture > fes^ en sros par VincI qiialltés. Vanité, r Jplus effentiel-jFoibleffe, £les, qui font beauté> 13 • Par toutes ! appartenancesl lens. natureIs, lespieces ■ t vetemens. dont ü eft < r entendement, <{ compofe. jEfprit & fes)raifon, imagina- II parties. Jtion, opinion, V £vo!onté,paffion. 4. Par fa vie en bloc. r 1. Naturels. | 2. Efprits & fuffifances. ï. Par Iesdif-j 3. Charges & dcgrés de fupéferences qui 1 riorité & infériorité. font entre les/ 4. Profeffions & conditionsde hommes, fca-1 vie. voir, en leursl 5. Avantages & défavantages I f naturels, acquis, & for- ^ V» tuits.  L i r r e l. »ï PREMIÈRE CONSIDÉRATION HE L'HOMME EN SOI ET EN GROS. CHAPITRE II. Générale peinture de Vhomme. Toutes les peintures & defcriptions que les fages & ceux qui ontfort étudié en cette fcience humaine ont donné de l'homme , femblent toutes s'accorder & revenir k marquer en l'homme quatre chofes, vanité, foibleffe, inconftance, mifere, 1'appellant dépouille du temps, jouet de lafortune, image d'ïnconftance, exemple, & monftre de foibleffe , trébuchet d'envie & de mifere. Songe , fantöme , cendrc, vapeur, rofée du matin, fleur incontinent épanouie & fanée , vent, foin, veffie, ombres, feuüïes d'arbres emportées par le vent, orde femence en fon commencement, éponge d'ordures, & fac de imferes en fon milieu, puantife & viande de vers en fa fin, bref la plus calamiteufe & miférable chofe du monde. Job, un des plus fuffifans en cette mattere , tant en théorie qu'en pratique , 1'a fort au long dépeint, & après lui Salomon en leurs livres. Pline , pour être court, femble 1'avoir bien promptement repréfenté , le difant être le plus miférable, & enfemble le'plus orgueilleux de  Lih. utrum graviores morbi animi quam corporis. 12 D***SAGgSSE; tont ce qui eft au monde, folum ut certumfu nihil ef* eer», nee miferius auidauam komine aut fuperhus Par Ie premier mot ( de miférable) iiconr prend toutes ces précédentes peintures, & tout ceque les autres ont dit ; mais en 1'autre f fe plus orgueilleux) il touche un autre grand chef tout dxt. Ce font deux chofes qui femblent bien feheurter& empêcher que mifere & orgueil vanxte & préfomption: voila une étrange & monftreufe couture que l'homme. D'autant que l'homme eft compofé de deux pieces fort diverfes, efprit & corps, il eft mal-aifé de le bien ecrire entier & en bloc. Aucuns rapportent au corps tout ce que 1'on peut dire de mauvais de l'homme, fe font excellent & I'éfevent par-deffus tout pour Ie regard de 1'efprit • ntajsau COntraire' ce qu'il ya de mal, non! fculement en l'homme, mais au monde , eftforgé, & produit par 1'efprit: il y a bien plus de yJ, mconftance, mifere, préfomption en 1'efprit: dont Democnte appelle eet efprit un monde caché de nnferes, & PWque le prouve bien par un livre expres, & de ce fujet. Or cette première générale confidération de l'homme, qui eft en foi & en gros, fera en ces cinq points, vanité, foibleffe inconftance, mifere, préfomption, qui font cs plus naturelles & univerfelles qualités; mais ies deux dernieres le touchent plus au vif. Au refte,  Livre I. 13 il y a des chofes communes a plufieurs des cinq, que 1'on ne fcait bien, a laquelle 1'attribuer plutöt, & fpécialement la foibleffe & la mifere. CHAPITRE III. ƒ. VanitL L A Vanité eft la plus effentielle & propre qualité de 1'humaine nature. II n'y a point d'autre chofe en l'homme, foitmalice, malheur, inconftance, irréfolution ( & de tout cela, y en a toujours a foifon) tant comme devile inanité, fottife & ridicule vanité. Dont rencontroit mieux Démocrite, fe riant & moquant par dédain de 1'humaine condition, qu'Héraclite qui ploroit & s'en donnoit peine, par ou il témoignoit d'en faire compte & eftime , & Diogenes, qui donnoit du nais, que Timon le hayneux &c fuiard des hommes. Pindare 1'a exprimé plus au vif que tout autre, par les deux plus vaines chofes du monde, 1'appellant fonge de 1'ombre. C'eft ce qui a pouffé les fages a un fi grand mépris des hommes, dont leur étant parlé de quelque grand deffein & belle entreprife, la jugeant telle , fouloient dire, que le monde ne valoit pas que 1'on fe mit en peine pour lui (ainfi répondit Statilius a Erutus, lui parlant de la confpiration contre Céfar ) que le fage ne doit rien faire que pour foi, que ce n'eit  14 O E LA S A G E S S E, raifon que les fages & la fageffe fe mettent en danger pour les fots. Cette vanité fe démontre &c témoigne en plufieurs manieres; premiérement, en nos penfées& entretiens privés, qui font bien fouvent plus que vains, frivoles &c ridicules, auxquels toutefois nous confommons grand temps, & ne fentons point. Nous y entrons, y féjournons, & en fortons infenfiblement, qui eft bien doublé vanité, & grande inadvertence de foi. L'un fe promenant en une falie, regarde k compaffer fes pas d'une certaine facon fur les carreaux ou tables du plancher, eet autre difcourt en fon efprit longuement & avec attention comment il fe comporteroit s'il étoit Roi, Pape, ou autre chofe, qu'il fait ne pouvoir jamais être ; & ainfi fe paït de vent, Sc encore de moins, car de chofe qui n'eft & ne fera point; celui-ci fonge fort comment il compofera fon corps , fes contenances, fon maintien, fes paroles d'une facon affeftée , & fe plait k le faire, comme de chofe qui lui fied fort bien, & k quoi tous doivent prendre plaifir. Et quelle vanité & fotte inanité en nos defirs & fouhaits, d'oü naiffent les créances & efpérances encore plus vaines, &c tout ceci n'advient pas feulement lorfque n'avons rien k faire, & que fommes engourdis d'oifiveté, mais fouvent au milieu & plus fort des affaires: tant eft naturelle & puiffante la vanité, qu'elle notis dérobe &c Penfées,  Livre I. 15 nous arrache des mains de la vérité, folidité Sc fubftance des chofes, pour nous mettre au vent & au rien. Mais la plus fortevanité de toutes, eftcefoin pénible de qui fe fera ici, après qu'en feront partis. Nous étendons nos defirs Sc affe£iions au-dela de nous Sc de notre être, voulons pourvoir a nous être fait des chofes lorfque ne feront plus. Nous defirons être loués après notre mort; quelle plus grande vanité ? Ce n'eft pas ambition, comme 1'on pourroit penfer , qui eft un defir d'honneur fenfible Sc perceptible; fi cette louange de notre nom peut accommoder Sc fervir en quelque chofe a nos enfans, parens Sc amis furvivans, bien foit, il y a de 1'utilité; mais defirer comme bien une chofe qui ne nous touchera point, Sc dont n'en fentirons rien, c'eft pure vanité, comme de ceux qui craignent que leurs femmes fe marient après leur décès , defirent avec grande paffion qu'elles demeurent veuves, Sc 1'achetent bien cherement en leurs teftamens, leur laiffant une grande partie de leurs biens k cette condition. Quelle folie vanité, Sc quelquefois injuftice! C'eft bien au rebours de ces grands hommes du temps paffé, etui mourans exhortoient leurs femmes a fe marier tot, Sc engendrer des enfans k la République. D'autres ordonnent que pour 1'amour d'eux on porte telle Sc telle chofe fur foi, ou que 1'on faffe telle chofe a leur corps mort: nous confentons Soin de 1'avenir.  l6 DE LA SAGESSE, peut-être d'échapper k la vie, mais non a la vanité. Voici une autre vanité: nous ne vivons que par relation k autrui; nous ne nous foucions pas tant quels nous foyons en nous; en effet Sc en vérité, comme quels nous foyons en la connoiffance publique; tellement que nous nous défraudons fouvent, Sc nous privons de nos commodités Sc biens, Sc nous gênons pour former les apparences k 1'opinion commune. Ceci eft vrai, non-feulement aux chofes externes Sc du corps, Sc en la dépenfe Sc emploi de nos moyens , mais encore aux biens de 1'efprit, qui nous femblent être fans fruit, s'ils ne fe produifent a la vue Sc approbation étrangere, & fi les autres n'en jouiiTent. Notre vanité n'eft pas feulement aux fimples penfées, defirs, difcours , mais encore elle agite, fecoue Sc tourmente Sc 1'efprit Sc le corps: fouvent les hommes fe remuent & fe tourmentent plus pour des chofes légeres Sc de néant, que pour des grandes Sc importantes. Notre ame eft fouvent agitée par de petites fantaifies ,t fonges, ombres Sc rêveries fans corps Sc fans fujet; elle s'embrouille Sc fe trouble de colere, dépit, trifteffe, joie, faifant des chateaux en Efpagne. Le fouvenir d'un adieu, d'une aftion Sc grace particidiere nous frappe Sc afflige plus que tout le difcours de la chofe importante. Le fon des noms Sc de certains mots Agitations d'efprit.  Livre I. 17 mots prononcés piteufcment, voire des foupirs Sc exclamations nous pénetre jufques au vif, comme fcavent & pratiquent bien les harangueurs, aiTronteurs Sc vendeurs de vent Sc de fumée. Et ce vent furprend &C emporte quelquefois les plus fermes Sc aiTurés, s'ils ne fe tiennent fur leurs gardes , tant eft puiffante la vanité fur l'homme ; Sc non-feulement les chofes petites Sc légeres nous fecouent Sc agitent, mais encore les fauffetés Sc impoftures, Sc que nous fcavons telles ( chofe ctrange) de facon que nous prenons plaiïir k nous piper nous-mêmes k efcient, nous paitre de fauffeté Sc de rien (ad falhndum nofmet ipfos ingtnlofijfimi fumus) témoins ceux qui pleurent Sc s'affligent k ouir des contes, Sc k voir des Tragédies, qu'ils fcavent être inventées Sc faites a plaifir, Sc fouvent des fables, qui ne furent jamais : dirai-je encore , de tel qui eft coëffé Sc meurt après une qu'il fcait être laide, vieille, fouillée, Si ne 1'aimer point, mais pour ce quelle eft bien peinte Sc platrée , ou caquetereffe, ou fardée d'autre impofture, laquelle il fcait Sc reconnoit tout au long Sc au vrai, Venons du particulier de chacun k la vie commune , pour voir combien la vanité eft attachée a la nature humaine , Sc non-feulement un vice privé Sc perfonnel, Quelle vanité Sc perte de tcmps avix vifites , falutations, accueils Sc entretiens mutuels, aux offices de courtoifie, harangues. /. Tarnt, B 6. Vifites & of. fices de courr toifis,  iS D E LA SAGESSE, cérémonies, aux ofFres, promeffes, louanges Combien d'hyperboles , d'hypocriue, de fauffeté & d'impofture au vu & feu de tous, de qui les donne, qui les recoit & qui les oyt, tellement que c'efl un marché & complot fait enfemble de fe moquer, mentir & piper les uns les autres. Et faut que celui-la, qui fcait que 1'on lui ment impunément, dife grand merci: & celui-ci, qui fcait que 1'autre ne 1'en croit pas, tienne bonne mine effrontée, s'attendant &c fe guettant 1'un l'autre, qui commencera, qui finira, bien que tous deux voudroient être retirés. Combien fouf fi-e-t-on d'incommodité! 1'on endure le ferein, le chaud, le froid! 1'on trouble fon repos, fa vie pour ces vanités courtifantes, & laiffe on affaires de poids pour du vent! Nous fommes vains aux dépens de notre aife, voire de notre fanté & de notre vie. L'accident & très-léger foule aux pieds la fubftance, & le vent emporte le corps, tant 1'on eft efclave de la vanité : & qui feroit autrement, feroit tenu pour un fot & mal entendant fon monde: c'eft habileté de bien j ouer cette farce, & fottife de n'être pas vain. Etant venus aux propos & devis familiers , combien de vains & inutiles, faux, fabuleux , controuvés ( fans dire les méchans & pernicieux qui ne font de cc compte ) combien de vanteries & de vaines jaöances! L'on cherche & fe plaït-on tant k parler de foi, & de ce qui eft Hen, li l'on croit avoir fait ou  LivreI. i9 dit, ou pouederquelque chofe, que l'on eftime, l'on n'eft point a fon aife, que l'on ne la faffe feavoir ou fentir aux autres. A la première commodité l'on la conté, l'on la fait valoir, l'on 1'enchérit, voire l'on n'attend pas la commodité , l'on la cherche induftrieufement. De quoi que l'on parle, nous nous y mclons toujours, avec quelque avantage : nous voulons que l'on nous fente, que l'on nous eftime, & tout ce que nous eftimons. Mais pour montrer encore mieux combien 1'inanité a de crédit & d'empire fur la nature humaine , fouvenons-nous que les plus grands remuemens du monde, les plus générales & efrroyables agitations des états & des empires, armées, batailles, meurtres, proces & querelles ont leurs caufes bien légeres, ridicules & vaines, témoins les guerres de Troyes & de Grece, de Sylla & Marius, d'oii font enfuivies celles de Céfar, Pompée, Augufte & Antoine. Les Poëtes ont bien fignihe cela, qui ont mis pour une pomme la Grece & 1'Afie a feu &,a fang; les premiers refTorts & motifsfont de néant, puis ils groffiffent, témoins de la vanité & folie humaine. Souvent 1'accident fait plus que le principal, les circonftances menues piquent & touchent plus vivement, que le gros de la chofe, & le fubit méme. La robe de Céfar troubla plus Rome, que ne fit fa mort, & les vingt-deux coups de poignard qui lui furent donnés. Bij 7- . Agitattons publiques &. univeiïeUes.  8. Félicitc & contentement. C H A P 1 T R E IV. II. Foiblefc. *Voici le fecond chef de la eonfidératipn & connoiflance humaine: comment la vanité feroitelle autre que foible & frefle ? Cette foibleffe eft bien confeffée Sc avouée de tous, qui en comptent plufieurs chofes ailées a appercevoir de tous : mak n'eft nas remarauée telle ni ès chofes qu'il — „ — — — l faut, comme font celles oü il femble être plus 10 DE LA SAGESSEf Finalcment la couronne & la perfeöion de la vanité de l'homme fe montre en ce qu'il cherche, fe plaït, & met fa félicitc en des biens vains & frivoles, fans lefquels il peut bien & commodément vivre: & ne fe foucie pas comme il faut des vrais & effentiels. Son cas n'eft que vent; tout fon bien n'eft qu'en opinion & en fonge : 11 n'y a rien de pareil ailleurs. Dieu a tous biens en effence, & les maux en intelligence ; l'homme au contraire poffede fes biens par fantaifie, & les maux en effence. Les bêtes ne fe contentent ni ne fe paiffent d'opinions & de fantaifie, mais de ce qui eft préfent, palpable & en vérité. La vanité a été donnée k l'homme en partage: il court, il bruit, il meurt, il fuit, il chaffe,il prend une ombre, il adore le vent, un feftu eft le gain de fon jour.  Livre I. ir fort Sc moins foible, au defir, au jouir, Sc ufer des chofes qu'il a Sc qu'il tient, k tout bien & mal: bref celles oii il fe glorifie, en quoiilpenfe fe prévaloir Sc être quelque chofe , font les vrais témoins de foibleffe: voyons ceci mieux par le menu. Premiérement au defirer : l'homme ne peut affeoir fon contentement en aucune chofe, Sc par defir même Sc imagination. II eft hors notre puiffance de choifir ce qu'il nous faut, quoique nous ayons defiré, Sc qu'il nous advienne. II ne nous fatisfait point, Sc allons béans après les chMcs inconnues Sc k venir, d'autant que les préfentes ne nous faoulent point, Sc eftimons plus les abfentes. Que l'on baille k l'homme la carte blanche , que l'on le mette a même de choifir , tailler Sc prefcrire, il eft hors de fa puiffance de le faire tellem?nt, qu'il ne s'en dédife bien-töt, en quoi il ne trouve k redire Sc ne veuille ajouter, öter ou changer : il defire ce qu'il ne fcauroit dire. Au bout du compte, rien ne le contente, fe fache Sc s'ennuye de foi-même. Sa foibleffe eft encore plus grande au jouir Sc ufer des chofes , Sc ce en plufieurs manieres; premiérement , en ce qu'il ne peut manier Sc fe fervir d'aucune chofe en fa pureté Sc fimplicité naturelle' II les faut déguifer, alterer Sc corrompre, poui Faccommoder k notre main : les élémens , les métaux, Sc toutes chofes en leur naturel, ne feil B iij 5; Au cieGref Sc chgifir. Au jouir ufer.  it DE LA SAGESSE, propres k notre ufage; les biens, les voluptos & plaifirs ne fe peuvent laiffer jouir fans mélange de mal & d'incommodité, medio de fonte leporum furgit amari aliquid, quod in ipjis jloribus angat. L'extrême volupté a un air de gémiffement & de plainte, étant venue k fa perfection c'efl foibleffe , défaillance, langueur : un extréme &c plein contenternent a plus de févérité raffife, que de gayeté enjouée: lp fa felicitas, fe nifi temperat, premit ? D*oü difoit un Ancien , que Dieu nous vend tous les biens qu'il nous envoye, c'eft-a-dire, qu'il ne nous en donne aucun pur, que nous ne 1'achetions au poids de quelque mal. Auffi la trifteffe n'eft point pure & fans quelque alliage de plaifir, labor voluptafque diffimillima natura, focietate quadam naturali inter fe fuut juncla , efl qucedam fiere voluptas. Ainfi,toutes chofes en ce monde font mixionnées& détrempées avec leur contraire: les mouvemens & plis du vifage qui fervent au rire, fervent auffi au pleurer, comme les peintres nous apprennent. Et nous voyons que 1'extrêmité du rire fe méle aux larmes. II n'y a point de bonté en nous, qu'il n'y ait quelque teinture vicieufe, comme fe dira tantöt en fon lieu. II n'y a auffi aucun mal fans quelque bien: nullum Jine authoramento malum efl. Toujours k quelque chofe fert malheur , nul mal fans bien; nul bien fans mal en l'homme; tout efl mêlé, rien de pur en nos mains. Secondement, tout ce qui  Livre I. aj nous advient, nous le prenons & en jouiiTons de mauvaife main, notre goüt eft irréfolu &c incertain, il ne fait rien tenir ni jouir de bonne facon; de-la eft venue la queftion interminable du fouverain bien. Les chofes meilleures fouvent en nos mains par notre foibleffe, vice ou infuffifance, s'empirent, fe corrompent, deviennent a rien, nous font inutiles, voire quelquefois contraires & dommageables. Mais la foibleffe humaine fe montre richement au bien & au mal, en la vertu & au vice , c'eft que l'homme ne peut être, quand bien il voudroit, du tout bon ni du tout méchant. II eft impuiffant a tout. Sur ce propos, confidérons trois points; le premier eft que l'on ne peut faire tout bien, ni exercer toute vertu, d'autant que plufieurs vertus font incompatibles , & ne peuvent demeurer enfemble, comme la continence filiale & viduale, qui font entiérement différentes, le célibat & le mariage étant les deux feconds états de viduité & de mariage bien plus pénibles & affaireux, & ayant plus de difficulté & de vertu, que les deux premiers de filiage & de célibat, qui ont auffi plus de pureté, de grace & d'aifance. La conftance qui eft en la pauvreté, indigence, adverfité,& celle qui eft en 1'abondance & profpérité, la patience de mendicité & la libéralité. Ceci eft encore plus vrai des viccs, qui font oppofites les unes aux autres. 4- Au bien & m mal. i. Vertu & vice.  2,4 DE LA SaGÊSSÉ, j> Le fecond eft que bien fouvent l'on ne peut ao complir ce qui eft d'une vertu, fans le hurt Sc offenfe d'une autre vertu, ou d'elle-même, d'autant qu'elle s'entr'empêchent : d'oü vient que l'on ne peut fatisfaire a 1'une qu'aux dépens de 1'autre. C'eft toujours découvrir un autel pour en couvrir un autre, tant eft courte Sc foible toute la fuffifance humaine, qu'elle ne peut bailler ni recevoir un reglement certain, univerfel & conftant a. être homme de bien: Sc ne peut fi bien avifer Sc pourvoir que les moyens de bien faire ne s'entr'empêchent fouvent. La charité & la juftice fe contredifent: fi je rencontre mon parent & ami en la guerre de contraire parti, par juftice je le dois tuer, par-charité 1'é'pargner & fauver. Si un homme eft bleffé a la mort, ou n'y ait aucun remede , & n'y refte qu'un languir très-douloureux, c'eft oeuvre de charité de 1'achever, mais qui feroit puni par juftice : voire être trouvé prés de lui en lieu écarté, oii y a doute du meurtrier, bien que ce foit pour lui faire office d'humanité, & très-dangereux: & n'y peut aller de moins que d'être travaillé par la juftice , pour répondre de eet accident, dont l'on eft innocent. Et voila comment la juftice , non-feulement heurte la charité , mais elle-même s'entrave & s'empêche. Jummum jus futnma injuria. Le troifieme, plus notable de tous, l'on eft contrahit fouvent de fe fervir & ufer de mauvais  Livre 1. 25 moyens, pour éviter & fortir d'un plus grand mal, ou pour parvenir a une bonne fin , tellement qu'il faut quelquefois légitimer & autorifer nonfeulement les chofes qui ne font point bonnes , mais encore les mauvaifes, comme fi pour être bon, il falloit être un peu méchant. Et ceci fe voit non-feulement au fait de la Police & de Ia Juftice, mais encore en la Religion, qui montre bien que toute la couture & conduite humaine eft batie & faite de pieces maladives. En la Police , combien de chofes mauvaifes permifes & en ufage public , non-feulement par connivence ou permiffion, mais encore par approbation des loix, comme fe dira après en fon lieu, ex fenatufconfultis & plebifcitis fcelera exercentur. Pour décharger un Etat & République de trop de gens, ou de gens bouillans k la guerre, qu'elle ne peut plus porter, comme un corps replet de mauvaifes ou trop d'humeurs, l'on les envoye ailleurss'accommoder aux dépens d'autrui, comme les Francois, Lombards, Goths, Vandales, Tartares, Turcs: pour éviter une guerre ciyile 1'onenentretient une étrangere.Pourinftruire k tempérance , Licurgus faifoit enivrer les Ilotes ferfs, pour, par ce débordement, faire prendre horreur de ce vice. Les Romains , pour dreffet le peuple a la vaillance & mépris des dangers & de la mort, drefibient des fpedlacles furieux des Gladiatcurs & Efcrimeurs k outrance. Ce qu'ils 2. Police. Lih. vj. caf. 2.  1.6 DE LA S A G E S S E , firent au cornmencemenl: des criminels , puis des ferfs innocens, enfin des libres qui fe donnoient a cela: les bourdeaux aux grandes Villes, les ufures, les divorfes en la loi de Moyfe, &c plufieurs autres Nations & Religions, permis pour éviter de plus grands maux. 3. Juftke. En la Jur^ice > laquelle ne peut fubfifter & être en exercice fans quelque mélange d'injuftice, nonfeulement la commutative, cela n'eft pas étrange, il eft aucunement néceffaire & ne fauroit-on vivre & trafiquer enfemble , fans léfion , offenfe & dommage mutuel, & les loix permettent de fe tromper au-delfous la moitié de jufte prix : mais la diftributive , comme elle-même confefle, fummum jus fumma injuria: & ornne magnum exzmplum habet aliquid ex iniquo , quod contra fingulos utilitate publica rependltur. Platon permet, & le ftyle eft tel en plufieurs endroits, d'attirer par fraude & faufles efpérances de faveur ou pardon, le criminel k découvrir fon fait. C'eft par injuftice, piperie & »esGéhen-imPrudence vouloir arriver k la juftice. Et que dirons-nous de 1'invention de géhennes , qui eft plutöt un effai de patience que de vérité ? Car celui qui les peut fouffrir, &neles peut fouffrir, cachera la vérité. Pourquoi la douleur fera-t-elle plutöt dire ce qui eft, que ce qui n'eft pas ? Si l'on penfe que 1'innocent eft afiez patiënt pour fupporter les tourmens , & pourquoi ne le fera celui qui eft coupable, étant queftion de fauver fa vie ? Pour  Livre I. 27 excufe , on dit que la torture étonne le coupat ble, 1'afFoiblit, & lui fait confeffer fa fauffeté: Sc au rebours fortifie 1'innocent: mais il s'eft tant fouvent i vule contraire, ceci eftcaptieux, 6c a dire vrai un pur moyen, plein d'incertitude Sc de doute. ] Que ne diroit Sc ne feroit-on pour fuir a telles douleurs ? Eunïm innocentes mtntiri cogit dolor. i Tellement qu'il advient que le Juge, qui donne la géhenne , afin de ne faire mourir 1'innocent, il le fait mourir & innocent Sc géhenné. Mille & mille ont chargé leurs têtes de fauffes accufations; mais : au bout du compte , eft-ce pas grande injuftice Sc 1 cruauté de tourmenter Sc rompre un homme, de ! la faute duquel on doute encore ? Pour ne le tuer I fans occafion , l'on lui fait pire que le tuer : s'il eft tinnocent Sc fupporte la peine, quelle raifon lui 1 eft-il faite du tourment injufte ? il fera abfous, j grand merci. Mais quoi! c'eft le moins mal que 1 la foibleffe humaine ait pu inventer: toutefois n'eft ] pas en pratique par-tout. II femble que commettre ; au combat les parties, quand l'on ne peut découvrir 11a vérité (moyen condamné par laChrétienneté, tSc jadis fort en ufage) foit moins injufte & cruel. En la Religion , les plus grandes Sc folemnelles 4. Reiigion aaftions font marqués honteufes Sc remedes aux facnfice' 1 maladies humaines. Les facrifices qui ont été ancciennement en fi grande révérence par-tout le monde uuniverfel, voire en la Religion Judaïque, Sc encore ffont en ufage en plufieurs endroits du monde,  ( ; Senec. Pémtence, Juremcn! l8 de la S a g e s s e , ïon-feulement des bêtes, mais encore des hommes divans, voire des innocens: quelle plus grande rage Sc manie peut entrer en 1'imagination, que de penfer appaifer Sc gratifier Dieu par le maffacre Sc fang des bêtes ? Non fanguine colendus Deus : quce enim ex trucidatïone immerentium voluptas ejl ? Quelle folie de penfer faire fervice k Dieu en lui donnant & préfentant, 8c non plutöt en lui demandant Sc implorant ? Car c'eft grandeur de donner Sc non de prendre. Certes les facrifices étoient ordonnés en la loi de Moyfe, non pour ce que Dieu pritplaifir, ou que ce fut chofe par aucune raifon bonne de foi: (i voluiffes facrificium , dediffem, utique holocaujlls non dtlcclaberis , facrificium & oblationem noluijli, holocaufum pro peccato non poflulafli; mais pour s'accommoder k la foibleffe humaine: car il eft permis de folier avec les petits enfans. La Pénitence eft la chofe la plus recommandée , & des principales de la Religion, mais qui préfuppofe pêché, Sr eft remede contre icelui, fans lequel ce feroit de foi chofe mauvaife ; car le repentir , la trifteffe Sr affection d'efprit eft mal. • Le Jurement de même, caufé par 1'infidélité Sc méfiaRce humaine, Sc remede contre icelle, ce font tous biens non de foi, mais comme remedes aux maux. Ce font biens pour ce qu'ils font utiles Sc néceffaires, 8c non au rebours. Ce font biens comme ï'éternuement 8c la médecine, bons fignes venans de mauvaife caufe, guérifon de maux: ce  L i r r e 1. 29 font biens, mais tels qu'il feroit beaucoup meilleur qu'il n'y en eüt jamais, Sc qu'il n'en fut point befoin. Si l'homme efl foible a la vertu, comme il vient d'être montré, il 1'eft encore plus a. la Vérité. C'eft chofe étrange, l'homme delire naturellement fcavoir la vérité, & pour y parvenir, remue toute chofe; néanmoins, il ne la peut fouffrir quand elle fe préfente : fon éclair 1'étonne, fon éclat 1'atterre , ce n'eft point de fa faute, car elle eft trés-belle, très-aimable & très-convenable k l'homme, Sc peut-on d'elle dire encore mieux, que de la vertu Sc fageffe , que fi elle fe pouvoit bien voir, elle raviroit & embraferoit tout le monde en fon amour. Mais c'eft la foibleffe de l'homme qui ne peut recevoir Sc porter une telle fplendeur, voire elle 1'offenfe. Et celui qui la lui préfente, eft fouvent tenu pour ennemi, verkas odium parit. C'eft acte d'hoftilité, que de lui montrer ce qu'il aime & cherche tant. L'homme efl: fort k defirer, & foible k recevoir. Les deux principaux moyens qu'il employé pour parvenir k la connoiflance de la vérité, font la raifon Sc 1'expérience. Or tous deux font fi foibles Sc incertains (bien que 1'expérience beaucoup plus) que n'en pouvons rien tirer de certain. La raifon a tant de forrnes Sc tant ployable , ondoyante, comme fera dit amplement en fon lieu. L'expérience n'en a pas moins, les événemens font toujours diffemblables. 5. Vérité.  10. Au mal. li. Aux repréhenlions & refus. 30 delaSagesse, II n'y a rien fi univerfel en Ia nature, que la diverfité, rien firare & difficile, voirequafi impoffible, que la fimilitude. Et ii l'on ne peut remarquer la diffemblance, c'eft ignorance& foibleffe. Ce qui s'entend de parfaite & entiere femblance & diffemblance. Car, k vrai dire, tous les deux font par tout: il n'y a chofe aucune qui foit entiérement femblable & diffemblable k une autre. C'eft un ingénieux mélange de nature. Tout ce que deiTus montre combien eft grande la foibleffe humaine au bien, k la vertu & k la vérité : mais qui eft plus étrange, elle eft auffi grande au mal; car voulant être méchant, encore nele peut-il être du tout, & n'y laiffe rien a faire. II y a toujours quelques remords 8f craintive confidération, qui ramollit& relache la volonté, & réferve encore quelque chofe k faire: ce qui a caufé k plufieurs leur mine, bien qu'ils euffent projetté la-deflus leur falut. C'eft foibleffe & fottife, dont eft vënu le proverbe k leurs dépens: Qu'il ne faut jamais filier a demi. Remarquons encore plufieurs autres effets & témoignages de la foibleffe humaine. C'eft foibleffe & relative de n'ofer nf pouvoir reprendre autrui, ni être repris volontiers, qui eft foible & courageux en 1'un , 1'eft auffi en 1'autre. Or, c'eft une grande délicateffe fe priver ou autrui d'un fi grand fruit, pour une fi légere & fuperficielle piquure, qui ae fait que toucher &pincer 1'oreille.  Livrei. A ce pareil eft voiiin eet autre de ne pouvoir refufer avec raifon , ni auffi recevoir & fouffrir doucement un refus. Aux fauffes accufations & mauvais foupcons, qui courent & fe font hors juftice , il fe trouve doublé fineffe, l'u„e qui eft aux intéreffés, accufes & foupconnés, c'eft defe juftifler & excufer trop facilement, foigneufement, & quafi ambitieufement. Mendax infamia term quem nifi mendofum? C'eft trahir fon innocence, mettre fa confeience & fon droit en compromis & en arbitrage, que de plaider ainft, ptrfpicuitas argumentatione elevatur. Socrate en juftice même ne le voufift faire ni par foi ni par autrui, refufant d'employer le beau plaider du grand Lyfias, & aima mieux mourir. L'autre eft au cas contraire, c'eft quand 1'accufé & prevenu courageux ne fe foucie de s'excufer ou juftifier, paree qu'il méprife 1'accufation & 1'accufant comme indigne de réponfe & juftiiication, & ne fe veut faire ce tort d'entrer en telle lice, pratiqué par les hommes généreux, par Scipion fur tous plufieurs fois d'une fermeté merveilleufe: lors les autres s'en offenfent ou eftimant cela trop grande confidence & orgueil, & fe piquant de ce qu'il fent trop fon innocence & nefe dement pas , oubien imputant ce filence & mépris k faute de cceur , défiance de droit, impuiffance de fe juftifler. O foible humanité, que Taccufé ou foupconné fe défende ou ne fe défende, 12 Faux foupcons & accufations.  '3 MoueffeS Délicateffe. 52, delaSagesse, c'eft foibleffe 8c lacheté. Nous lui defirons du courage k ne s'excufer, 6c quand il 1'a, nous fommes foibles k nous en offenfer. Un autre argument de foibleffe, eft de s'affujettir 6c accoquiner k une certaine facon de vivre particuliere, c'eft molleffe poltrone, 8c délicateffe I indigne d'un honnête homme, qui nous rend incommodes 6c défagréables en converfation, 8c teBdres au mal, au cas qu'il faille changer de maniere de faire. C'eft auffi honte de n'ofer ou laiffer par impuiffance k faire ce que l'on voit faire k fes compagnons. II faut que telles gens s'aillent cacher 8c vivre en leur foyer: la plus belle facon eft d'être fouple & ployable k tout, 8c k 1'excès mêmefi befoin eft, pouvoir ofer 8c fcavoir faire toutes chofes, 6c ne faire que les bonnes. II fait bon prendre des regies , mais non s y aiiervir. II femble appartenir a foibleffe 8c être une srande fottife populaire de courir après les exem- 14. Quête (les livres. pies étrangers öC icoiamqueb, dpi.-:. &» tions, ne faire état que des témoignages imprimés, ne croire les hommes, s'ils ne font en livre , ni vérité, fi elle n'eft vieille. Selon cela les fottifes, fi elles font en moule, elles font en crédit 8c en dignité. Or, ilfe fait tous les jours devant nous des chofes, que fi nous avions 1'efprit 8c la fuffifance de le bien rccueillir , éplucher, juger vivement, 8c trouver leur jour, nous en formerions des miracles 8c merveilleux exemples, qui ü'4 cedent  L 1 V R E 1. g£ tedent en rien a ceux du temps paffe, que nous admirons tant, Sc les admirons pour ce qu'ils font vieux Sc font écrits. Encore un témoignage de foibleffe eft que rhomme n'eft capable que des chofes médiocres, & ne peut fouffrir les extrêmités. Car fi elles font petites, & en leur montre viles, il les déprife Sc dédaigne comme indignes, Sc s'offenfe de les confidérer: fi elles font fort grandes Sc éclatantes, il les redoute , les admire, Sc s'en fcandalife. Le premier touche principalement les grands Sc fubtils, le fecond fe trouve aux plus foibles. Elle fe montre bien clairement a 1'ouie, vue, & au coup fubit des chofes nouvelles Sc inopinées, ] qui nous furprennent Sc faifilfent a 1'imprévue : car elles nous étonnent fi fort, qu'elle nous ötent les fens Sc la parole, diriguitvifuin medio, calor ojfareliquit, labitur & longo vix tandem tempore fa~ tur, quelquefois la vie même: foient-elles bonnes, témoin la Dame Romaine, qui mourut d'aife, voyant fon fïls retourné de la déroute , Sophocles Sc Denis le tyran : foient mauvaifes, comme Diodorus, qui mourut fur le champ de honte, pour ne pouvoir développer un argument. Encore celui-ci, mais qui fera doublé, Sc de deux fa^ons contraire. Les uns cedent & font vaincus par les larmes Sc humbles fupplications d'autrui, Sc fe piquent du courage de la braverie, les autres au rebours ne s'émeuyent par toutes /. Partie, Q ij. Aux extrcnités. 16 -hofes fubies. 17-  34 DE LA SAGESSÈ^ les fubmiffions 6c plaintes, Sc fe laiffe gagner a la conftance Sc réfolution. II n'y a point -de doute que le premier ne vienne de foibleffe; auffi fe trouve-t-il volontiers ès ames molles 6c vulgaires. Mais le fecond n'eft fans difficulté, Sc fe trouve en toutes fortes de gens. II femble que fe rendre a la vertu Sc k une vigueur male 6c généreufe, eft d'ame forte auffi Sc généreufe. Et il eft vrai, s'il fe fait par eftimation 6c révérence de la vertu, comme fit Scanderberch, recevant en grace un Soldat, pour 1'avoir vu prendre parti de fe défendre contre lui. Pompeius pardonnant k la Ville des Mammertins, en confidération de la vertu du citoyen Zenon. L'Empereur Conrad pardonnant au Duc de Bavieres 6c autres hommes affiégés, pour la magnanimité des femmes, qui les lui déroboient 6c emportoient fur leurs têtes. Mais fi c'eft par étonnement 8c efTrai de fon éclat, comme le peuple Thebain qui perdit le cceur, oyant Epaminondas accufé, raconter fes beaux faits 6c lui reprocher avec fierté fon ingratitude, c'eft foibleffe 6c lacheté. Le fait d'Alexandre méprifant la brave réfolution de Betis, pris avec la Ville de Gaza oü il commandoit, ne fut de foibleffe ni de courage, mais de colere, laquelle en lui ne recevoit bride ni modération aucune.  Livre 7. 35 CHAPITRE V. III. Inconjlanct. L'homme eft un füjet merveilleufement divers & ondoyant, fur lequel il eft trés - mal aifé d'y affeoir jugement aiTuré, jugement, dis-je, univerfel & entier, a caufe de la grande contrariété & diiTonance des pieces de notre vie. La plupart de nos actions ne font que faillies &C bouttées pouffées par quelques occafions; ce ne font que pieces rapportées. L'irréfolution d'une part, puis 1'inconftance & 1'inftabilité eft le plus commun & apparent vice de la nature humaine. Certes, nos aöions fe contredifent fouvent de fi étrange facon , qu'il femble impoffible qu'elles foient parties de même boutique. Nous allons après les inclinations de notre appetit, &c felon que le vent des occafions nous emporte, non felon la raifon, at nil potejl ejje aquabiL, quod non a ccrta ratione proficifcatur. Auffi nos efprits & nos humeurs fe meuvent avec les mouvemens du temps, tales funt hominum mentes, quali pater ipfe Jupiter auciifero lujlravit lamkade terras. La vie eft un mouvement inégal, irrégulier , multiforme ; enfin, nous nous remuons & troublons nousmêmes par 1'inftabilité de notre pofture. Nemo non quotidïe conjillum mutat & votum: modb uxorem vult, modb amlcam) modb regnare vulti modb Cij  3 feulement rabat-joie , trouble-fête , ennui de fes ^If" appetits naturels 6c juftes plaifirs,comme jeviens de dire, mais encore il eft forgeur de maux. II fe peint 6c figure , craint, fuit, abhorre, comme bien grands maux, des chofes qui ne font aucunement maux en foi, 6c en vérité , 6c que les bêtes ne craignent point, mais qu'il s'eft feint par fon propre difcours 8c imagination être tels, comme font n'être avancé en honneur, grandeur , biens» Item, cocuage, ftérilité d'enfans, la mort. Ca? a vrai dire, il n'y a que ladouleurqui foit mal , 8c qui fe fente. Et ce qu'aucuns fages femblent craindre ces chofes, ce n'eft pas a caufe d'elles 9 mais k caufe de la douleur, qui quelquefois les ac_compagne de prés; car fouvent elle devance^  '4<* oelaSagesse; &c efl: avant-coureufe de la mort, & quelquefois fuit la difette des biens, du credit, & de 1'honneur. Mais ötez de ces chofes la douleur, le refte n'eft que fantaifie, qui ne loge qu'en la tête de l'homme, qui fe taille de la befogne pour être miférable , & imagine k ces fins des faux maux outre les vrais, employant & étendant fa mifere au lieu de la chatrer & racourcir: les bêtes font exemptes de ces maux, & par ainfi nature ne les juge pas tels. Quant a la douleur, qui eft le feul vrai mal, Eft'né- & 1,nomme y eft du tout né, & tout propre : les TZll* 'a MexicaInes laluent les enfans fortans du ventre de leur mere en ces mots: Enfant , tu es venu au monde pour endurer; endure, fouffre, &tais-. toi. Que la douleur foit comme naturelle a l'homme, & au contraire findolence & le plaifir chofe étrangere, il appert par ces trois mots. Toutes les parties de l'homme font capables de douleur, fort peu capables de plaifir. Les parties capables de plaifir n'en peuvent recevoir que d'une forte ou de deux: mais toutes peuvent recevoir un trés-grand nombre de douleurs toutes différentes, chaud , froid, piquure, froiffure, foulure, égratignure, écorchure, meurtrifliire, cuiffon , langueur, extenfion, opreflion, relaxation, & infinis autres, qui n'ont point de nom propre, fans compter ceux de 1'ame, tellement que l'homme eft plus puiiTant a fouffrir qu'a exprimer. L'homme ne peut gucres durer au plaifir ; le plaifir dn  Livre 1. 41 corps efl; feu de paille; s'il duroit, il apporteroit 1 de 1'ennuy Sc déplaifir : mais les douleurs durent fort long-temps, Sc n'ont point leurs certaines faifons, comme les plaifirs. Aufli 1'empire & commandement de la douleur eft bien plus grand, plus univerfel, plus durable, & en un mot plus naturel que du plaifir. A ces trois, l'on peut ajouter autres trois, rdouleur Sc déplaifir eft bien plus fréquent, Sc vient bien plus fouvent, le plaiflr eft rare, le mal vient facilement de foi-même fans être recherché, le ,< i plaifir ne vient point volontiers , il fe fait rechercher, Sc fouvent acheter plus cher qu'il ne vaut; le plaifir n'eft jamais pur, ains toujours détrempé Sc mêlé avec quelque aigreur, Sc y a toujours quelque chofe a redire: mais la douleur Sc le déplaifir fouvent tout entier Sc tout pur. Après tout 3« - cela, le pire de notre marche, & qui montre - évidemment la mifere de notre condition, eft que i 1'extrême volupté Sc plaifir ne nous touchent point tant qu'une legere douleur. Segnius homines bona, quam mala fentiuni, nous ne fentons point 1'en- i tiere fanté comme la moindre des maladies ,pungii in cutz vixfumma violatum plagula. corpus, quando valere nil quemquam movet. Ce n'eft pas aflez que l'homme foit de fait & par nature miférable, Sc qu'outre les vrais Sc fubftantiels- maux, il s'en feigne Sc s'en forge de : faux Sc imaginés, comme dit eft; il faut encore 6, Par mémoire & anticipation.  42 DE LA S A G E S S E^ qu'il les étende, allonge, 6c fafle durer 8c vivre tant les vrais que les faux, plus qu'ils ne peuvent, tant il efl- amoureux de mifere, ce qu'il fait en diverfes facons : premiérement, par mémoire du paiTé, 8c anticipation de 1'avenir, nous ne pouvons faillir d'être miférables, puifque nos principaux biens, dont nous nous glorifions, font inftrumens de mifere, mémoire 6c providence , futuro torquemur & prceterito, multa bona nojira nobis nocent, timoris tormcntum memoria reducit, provi~ dentia anticipat, nemo prcefentibus tantum mifer ejl. Eft-ce pas grande envie d'être miférable, que de n'attendre pas le mal qu'il vienne, mais 1'aller rechercher, le provoquer a venir ? comme ceux qui fe tucnt de la peur qu'ils ont de mourir , c'efla-dire, préoccuper par curiofité , ou foibleffe 6c vaine appréhenfion les maux inconvéniens, 6c les attendre avec tant de peine 6c d'alarmes, ceux mêmes qui par aventure ne nous doivent point toucher. Ces gens ici veulent être miférables avant le temps, 6c doublement miférables par un réal fentinient de la mifere, 6c par une longue préméditation d'icelle , qui fouvent eft cent fois pire que le mal mêrne. Minus afpcit fenfus fatigatio, quant cogitatio. L'être de la mifere ne dure pas affez, \\ faut que 1'efprit 1'allonge , 1'ctende , 6c avant la main s'en entretienne. Plus dolet quam neceffe efi% qui ante dolet quam necejfe ejl. Les bêtes fe gardent bien de cette folie 6c mifere ; 6c ont k dire grand  Livre L 45 merci a nature de ce qu'elles n'ont point tant d'efprit, tant de mémoire 8c de providence. Céfar difoit bien que la meilleure mort étoit la moins préméditée. Et certes, la préparation a la mort a donné k plufieurs plus de tourment, que la fouffrance même. Je n'entends ici parler de cette préméditation vertueufe Sc philofophique, qui eft la trempe par laquelle 1'ame eft rendue invincible, 8c eft fortifiée a 1'épreuve contre tous affauts 8c accidens, de laquelle fera parlé; mais de cette paoureule, Sc quelquefois faulTe Sc vaine appréhenfion des maux, qui peuvent avenir, laquelle afflige , 8c noircit de fumée toute la beauté 8c férénité de 1'ame, trouble tout fon repos 8c fa joie, il vaudroit mieux du tout s'y lailfer furprendre. II eft plus facile Scplus naturel n'y penfer point du tout. Mais laiffons encore cette anticipation de mal. Tout fimplement le foin Sc penfement pénible 8c béant après les chofes k venir, par efpérance , defir, crainte , 8c une très-grande mifere. Car outre que nous n'avons aucune puiffance fur 1'avenir, moins que fur le paffé (Sc ainft c'eft vanité comme a été dit) il nous en demeure encore du mal Sc dommage , calamitofus eft animus futuri anxius, qui nousdérobe le fentiment, 8c nous ote la iouifiance paifible des biens préfens, Sc empêche de nous y raffeoir Sc contenter. Ce n'eft pas encore affez, car afin qu'il nelui , manque jamais matiere de mifere, voire qu'il y LH. i, Cap. 7- Cap. j. „ 7' Par recherche inquiete.  44 De la S a g e s s é; en alt toujours a. foifon, il va toujours furetanf; Sc recherchant avec grande étude les caufes 5c alimens de mifere. II fe fourre aux affaires de gaieté ce coeur, Sc tels que quand ils s'offriroient k lui, il leur devroit tourner le dos : ou bien par une inquiétude miférable de fon efprit, ou pour faire 1'habile, 1'empêché Sc 1'entendu, c'eft-a-dire, le fot Sc miférable, il entreprend, Sc remue befo gne nouvelle, ou s'entremêle de celle d'autrui; bref, il efl fort, Sc inceffamment agité de foin Sc penfemens , non-feulement inutiles Sc fuperflus, mais épineux , pénibles Sc dommageables , tourmenté par le préfent, ennuyé du paffé, angoiffé pour 1'avenir, qui femble ne craindre rien plus , que de ne pouvoir pas être affez miférable; dont l'on peut juftement s'écrier: ö pauvres gens, combien endurez-vous de maux volontaires, outre les^ néceffaires que la nature vous envoye! Mais quoi! l'homme fe plait en la mifere, il s'opiniatre a remacherSc remettre continuellement enmémoire les maux paffés. II eft ordinaire a fe plaindre, il enchérit quelquefois le mal Sc la douleur, pour petites Sc legeres chofes, il fe dira le plus mifé- . rable de tous, ejl qucedam dolendi voluptas. Or, c'efl: encore plus grande mifere trop ambitieufement faire valoir la mifere , que de la connoitre Sc ne fentir pas. Homo animal querulum , cupidh fuls incumbens miferiis. Le voda donc bien miférable Sc naturellement |  L 1 r r e I. 45 & volontairement, en vérité Sc par imagination, par obligation, & de gaieté de cceur. II ne 1'eft que trop, & il craint de ne 1'être pas aiTez; & eft toujours en quête & en peine de s'enrendre encore davantage. Voyons maintenant comment, quand il vient a le fentir & s'ennuyer de quelque certaine mifere ( car il ne fe laffe jamais de 1'être en plufieurs facons fans le fentir ) il fcait pour en fortir, quels font fes remedes contre le mal. Certes, tels qu'ils importunent plus que le mal même qu'il veut guérir; de forte que voulant fortir d'une mifere, il ne la fait que changer en une autre, & peut être pire. Mais quoi! encore le changement le délecf e, au moins le foulage, il penfe guérir le mal par un autre mal, cela vient d'une opinion qui tient le monde enchanté &C miférable, qu'il n'y a rien utile, s'il n'eft pénible, rien ne vaut, s'il ne coüte, 1'aifance lui eft fufpefle. Ceci vient encore de plus haut, c'eft chofe étrange, mais véritable, & qui convainc l'homme d'être bien miférable, qu'aucun mal ne s'en va que par un autre mal, foit au corps ou en 1'ame. Les maladies fpirituelles & corporelles ne font guéries &£" chaffées que par tourment, douleur, peine; les fpirituelles par pénitences, veilles, jeünes, haires, I prifons, difciplines, qui doivent être vraiement ; aftliétions & poignantes; car fi elles venoient è | plaifir ou commodité, elles n'auroientpointd'effet; I les corporelles de même par médecines, incifions 3 Aux remedes de miferes.  9- IMiferes fpt rituelles. Del'entei dement. 46 DE LA SAGESSEf cauteres, dietes, comme fentent bien ceux qui font obligés aux regies médecinales. Ils font battus cfune part du mal qui les poingt, & d'autre de la regie qui les ennuie. Toutes les miferes fufdites font corporelles, " ou bien mixtes &c communes a 1'efprit & au corps, & ne montent gueres plus haut que 1'imagination & fantaifie. Confidérons les plus fines & fpirituelles , qui font bien plus miferes, comme étant erronées &c malignes, plus acfives & plus fiennes, mais beaucoup moins fenties & avouées, ce qui rend l'homme encore plus & doublement miférable, ne fentant que fes maux médiocres, & non les plus grands , voire l'on ne lui ofe dire ni toucher, tant il efl confit &c déploré en fa mifere : Si fautil en paffant & tout doucement en dire quelque chofe, au moins les guigner &z montrer au doigt de loin , afin de lui donner occafion d'y regarder & penfer, puifque de foi-même il ne s'en avife 1- pas. Premiérement, pour le regard de 1'entendement, efl-ce pas une étrange & piteufe mifere de 1'humaine nature, qu'elle foit toute confite en erreur & aveuglement; la plupart des opinions communes & vulgaires , voire les plaufibles &C recuesavec révérence, font fauffes & erronées, & qui pis efl, la plupart incommodes k la fociété humaine. Et encore que quelques fages , qui font en fort petit nombre , fentent mieux que le commun, 65 jugent de ces opinions comme il faut ^  Livre I, 47 ■ efl-ce que quelquefois ils s'y laiiTent emporter, 1 finon en toutes & toujours, mais k quelques1 unes & quelquefois : il faut être bien ferme &C conflant pour ne fe laifler emporter au courant, bien fain & préparé pour fe garcler net d'une con: tagion fi univerfelle ; les opinions générales re1 cues avec applaudiflement de tous & fans con1 tradidtion font comme un torrent qui emporte i tout: Proh fuperi quantiim mortalïa pectora ccectz , noclis habtnt! ó miferas hominum mcntes & pectora 1 c Vertil: aufS fouvent font les auteurs d'un jugement foible & populaire, & corrompus en la volonté. Combien eft-il plus beau d'ouir un Payfan, tin Marchand , parlant en fon patois, &C difant de belles propofitions & vérités, toutes feches & crues, fans art ni facon , & donnant des avis bons & utiles, produits d'un fain, fort & folide jugement. En la volonté y a bien autant ou plus de mi- 10< feres, & encore plus miférables, elles font hors °é la vo!olu nombre : en voici quelques-unes. 1. Vouloir plutöt apparoir homme de bien, que de 1'être , 1'être plutöt k autrui qua foi. 2. Etre beaucoup plus prompt & volontaire h la vengeance de 1'offenfe, qua la reconnoiiTance du bienfait, tellement que c'eft corvée & regret que reconnoïtre , plaifir & gain de fe venger , preuve de nature maligne gratia oneriejl, ultio irz quajlu habetur. 3. Etre plus apre k haïr qu'a aimer, a médire qu'a. louer, fe paitre & mordre plus volontiers & avec plus de plaifir au mal qu'au bien d'autrui, le faire plus valoir, s'étendre plus a. en difcourir, y exercer fon ftyle, témoins tous les Ecrivains , Orateurs & Poëtes, qui font laches k réciter le bien, éloquens au mal. Les mots, les inventions, les figures, pour médire , font bien autres, plus riches* plus emphatiques& fignificatives, qu'au bien dire &C louer. 4. Fuir k malfaire, & entendre au bien, nor.L:. Diij  ƒ4 DE rA SAGESSEt par Ie bon reffort purement, par la raifon naturelle; & pour 1'amour de la vertu, mais par quelqu'autre confidération étrangere, quelquefois lache &C fordide de gain & profit, de vaine gloire, d'efpérance , crainte , de coutume , de compagnie, bref non pour foi &C fon devoir limplement, mais pour quelque occarion & circonftance externe, Tous font gens de bien par occafion & par accident. Voila pourquoi ils le font inégalement, diverfement, non perpétuellement, conftamment, uniformement. 5. Aimer moins celui que nous avons offenfe, a caufe que nous 1'avons offenfé, chofe étrange , n'eft pas toujours de crainte qu'il en veuille prendre fa revanche, car peut-être 1'offenfé ne nous en veut pas moins de bien , mais c'eft de ce que fa préfence nous accufe & nous ramentoit notre faute & indifcrétion. Que fi 1'offenfant n'aime pas moins, c'eft preuve qu'il ne 1'a pas voulu oifenfer : car ordinairement qui a eulavolonté d'offenfer, aime moins après 1'offenfe, Chi offcndi , mai non pardonna. 6. Prendre plaifir au mal, a la peine & au danger d'autrui,déplaifir en fon bien, avancement, profpérité (j'entends que ce foit fans aucune caule ou émotion certaine & particuliere de haine, c'eft autre chofe, provenant du vice fingulier de la perfonne ) je parie ici de la condition commune èC naturelle, par laquelle, fans aucune particuliere  Livre ï. frialice, les moins mauvais prennent plaifir a voir des gens counr fortune fiir mer, fe fachent d'être précédés de leurs compagnons, que la fortnne dife mieux a autrui qu'a eux, rient quand quelque petit mal arrivé a un autre, cela témoigne une femence malicieufe en nous. Enfin, pour montrer combien grande eft notre mifere, je dirai que le monde eft rempli de trois fortes de gens, qui y tiennent grande place en nombre & réputation: les fuperftitieux, les formaliftes, lespédans, qui bien qu'ils foient en divers fujets, reflbrts & théatres (les trois principaux, religion, vie ou converfation , "& doctrine) fi font-ils battus a même coin, efprits foibles, mal nés, ou trés-mal inftruits , gens très-dangereux en jugement, touchés de maladie prefque incurable. C'eft peine perdue de parler k ces gens-la pour les faire avifer, car ils s'eftiment les meilleurs & plus fages du monde , Popiniatreté eft la en fon fiege. Qui eft une fois féru & touché au vif de ces mauxla, il y a peu d'efpérance de fa convalefcence. Qu'y a-t-il de plus inepte & enfemble de plus têtu que ces gens-la. Deux chofes les empêchent, comme a été dit, foibleffe & incapacité naturelle , & puis Popinion anticipée de faire bien & mieux que les autres. Les Superftitieux, injurieux k Dieu, & ennemis de la vraie Religion, fe couvrent de piété, zele &c affeclion enyers Dieu, jufques k s'y peiner Conclufior^ des miferes fpirituelles. Superftitieux V.l.l.c.5.  ■Formaliftes. I. a. c. 3. 5$ D E LA SAGZSSE, 8c tourmenter plus que l'on ne leur commande \ penfant mériter beaucoup, & que Dieu leur en fcait gré , voire leur droit de refte, que feriez« vous a cela ? Si vous leur dites qu'ils excedent Sc prennent les chofes k gauche, pour ne les entendre pas bien, ils n'en croiront rien, difant que leur intention eft bonne ( par oii ils fe penfent fauver) & que c'eft par dévotion. D'ailleurs ils ne veulent pas quitter leur gain, ni la fatisfaöion qu'ils en re^oivent, & qui eft d'obliger Dieu a eux. Les Formaliftes s'attachent tout aux formes & au dehors, penfent être quittes & irrepréhenfibles en la pourfuite de leurs paflions Sc cupidités, moyennant qu'ils ne faffent rien contre la teneur des loix, & n'obmettent rien des formalités. Voila un richard, qui a ruiné Sc mis au défefpoir des pauvres families, mais 5a été en demandant ce qu'il a penfé être hen, Sc ce par voie de juftice , qui le peut convaincre d'avoir mal fait. O comr bien de bienfaits font omis, & de méchancetés fe commettent fous le couvert des formes, lefquelles l'on ne fent pas, dont eft bien vérifié. Le fouverain droit, 1'extrême injuftice; Sc a été bien dit, Dieu nous garde des formaliftes. Les Pédans clabaudeurs après avoir quêté & • pilloté avec grande étude Sc peine la fcience par les livres, en font monftre, Sc avec oftentation queftueufement Sc mercenairement la dégorgent Sc mettent au vent. Y a-t-il gens au monde plus  Livre I. 57 sneptes aux affaires, plus impertinens a toutes chofes, & enfemble plus préfomptueux Sc opiniatres ? En toute langue Sc nation, pédant, clerc, magifter, font mots de reproche, faire fottement quelque chofe , c'efl le faire en clerc: ce font gens qui ont la mémoire pleine du fcavoir d'autrui, Sc n'ontrien de propre. Leur jugement, volonté, confcience n'en valent rien mieux, mal habiles, peu fages Sc prudens, tellement qu'il femble que la fcience ne leur ferve que de les rendre plus fots, mais encore plus arrogans , caqueteurs: ravallent leur efprit Sc abatardiffent leur entendement, mais enflent leur mémoire. Ici fied bien la mifere que nous venons de mettre la derniere en celle de 1'entendement. CHAPITRE VII. V. Préfomption, "Y^oici le dernier Sc le plus vilain trait de fa peinture, c'efl 1'autre partie de la defcription que 1 donne Pline , c'efl la pefte de l'homme, Sc la mere 1 nourrice des plus faufies opinions Sc publiques Sc j particulieres, vice toutefois naturel Sc originel de I l'homme. Or cette préfomption fe doit confidérer 1 en tous fens, haut, bas Sc a. cöté, dedans Sc 1 dehors, pour le regard de Dieu, chofes hautes, icelefles, baffes,des bêtes,de l'homme fon conv  Liic. iS. Préfomption 1. au regard *!i Dieu, 5$ DE LA SAGESSE; pagnon, de foi-même, Sc tout revient a den* chofes, s'eftimer trop, & n'eftimer pas affez autrui: Quiinfe confidebant, & afpernabantur aüos.Vzxlons un peu de chacun. Premiérement, pour le regard de Dieu ( Sc c'eft cbofe horrible ) toute fuperftition & faute en relion , ou faux fervice de Dieu, vient de n'eftimer pas affez Dieu, ne fentir pas, & n'avoir pas les opinions , conception, & créances de la Divinité affez hautes, affez pures. Je n'entendspas eet affez aproportion de la grandeur de Dieu, qui nerecoit point deproportion, étant infini. Et ainfi eft-il impofiible de les avoir affez pour ce regard; mais j'entends affez pour le regard de ce que pouvons & devons. Nous n'élevons ni ne guidons pas affez haut & ne roidiffons affez la pointe de notre efprit, quand nous imaginons la divinité, comment affez ? nous la conceyons très-baffement. Nous la fervons de même très-indignement, nous agiffons avec elle plus vilement, qu'avec certaines créatures. Nous parions non-feulement de fes ceuvres, mais de fa majefté, volónté, jugemens avec plus de confidence Sc de hardieffe que 1'onne feroit d'un Prince, ou autre homme d'honneur. II y a plufieurs hommes qui refuferoient un tel fervice & reconnoiffance Sc fe tiendroient offenfés Sc violés, fi l'on parloit d'eux, Si que l'on employdt leurs noms fi vilement & fordidement, l'on entreprend de lemener, flatter, ployer, compofer avec lui 9  Livre I. 59 afin que je ne dife, braver , menacer, gronder, & dépiter. Céfar difoit a fon Pilote qu'il ne craignït de voguer & le conduire contre le deftin & la voionté du Gel & des aftres, fe fiant fur ce que c'eft Céfar qu'il mene. Augufte ayant été battu de la tempête fur mer, fe prit a défier le Dieu Neptune , & en la pompe des jeux Circenfes fit öter fon image du rang oii elle étoit parmi les autres Dieux , pour fe venger de lui. Les Thraces, quand il tonne& éclaire fe mettent a tirer fleches contre le Ciel, pour ranger Dieu k raifon: Xerxes fouetta la mer & écrivit un cartel de défi au mont Athos. Et compte l'on d'un Roi Chrétien voifin du notre, qu'ayant recu une baftonnade de Dieu, jura de s'en venger , & voulut que de dix ans on ne le priat & ne parlat on de lui, Audax Japeti genus. Nil mortalibus arduum. Ccelum Ipfum petimus Jlultitia, neque Per nojlrum patimur fcelus Iracunda Jovem ponere fulmina. Et laiflant ces extravagances étranges, toutle commun ne vérifie-t-il pas bien clairement le dire de Pline, qu'il n'y a rien plus miférable, & enfemble plus glorieux que l'homme. Car d'une part, il fe feint de très-hautaines &riches opinions dePamour, foin & affeöion de Dieuenvers lui, comme fon mignon, fon unique, & cependant jl le fert très-indignement; comment fe peuvent VA. 2. c.S Voyez I. 3. 1.  60 DB LA SAGESSM; accorder & fubfifter enfemble une vie & un fer* vice fi chétif & miférable d'une part, & une opinion &c créance fi glorieufe & fi hautaine de 1'autre ? C'eft être Ange & porceau tout enfemble, c'eft ce que reprochoit un grand Philofophe aux Chrétiens, qu'il n'y avoit gens plus fiers & glorieux a les ouir parler, & en effet plus laches ^ 5- De la nature. & vnains. II nous femble auffi que nous pefons & importons fort a Dieu, au monde, a toute la nature; qu'ils fe peinent & ahannent en nos affaires , ne veillent que pour nous, dont nous nous ébahiffons des accidens qui] nous arrivent, & ceci fe voit encore mieux a la mort. Peu de gens fe réfolvent & croient que ce foit leur derniere heure, & prefque tous fe laiffent lors piper a 1'efpérance. Cela vient de préfomption, nous faifons trop de cas de nous , &z nous femble que 1'univers a grand intérêt a notre mort, que les chofes nous faillent a mefure que nous leur faillons, ou qu'elles mêmes fe faillent a mefure qu'elles nous faillent, qu'elles vont même branie avec nous, comme a ceux qui vont fur 1'eau, que le Ciel, la terre, les Villes fe remuent, nous penfons tout entrainer avec nous ; nul de nous ne penfe affez n'être qu'un. Après cela, l'homme croit que le Ciel, les étoiles, tout ce grand mouvement célefle & branie du monde n'eft fait que pour lui. Tot circa unum caput turnultuantts dcos. Et le pauvre miférable eü; Du Ciel.  Livre 1. 6% kien ridicule. II eft ici bas logé au dernier & pire étage de ce monde, plus éloigné de la voute celefle, en la cloaque & fentine de 1'univers, avec la bourbe & la lie, avec les animaux de la pire condition , fujet a recevoir tous les excrémens & ordures qui lui pleuvent & tombent d'en haut fur la tête, &C ne vit que de cela, & k fouffrir les accidens, qui lui arrivent de toutes parts, & fe fait croire qu'il efl le maitre commandant k tout, que toutescréatures, mêmes ces grands corps lumineux, incorruptibles, defquels il ne peut fcavoir la moindre vertu, &C efl contraint tout tranfi les admirer, ne branlent que pour lui & fon fervice. Et pour ce qu'il mendie, chétif qu'il efl, fon vivre, fon entretien, fes commodités, des rayons , clarté, & chaleur du foleil, de la pluie , &c autres dégoüts du Ciel &c 1'air , il veut dire qu'il jouit du Ciel & des élémens, comme fi tout n'avoit été fait, 8c ne fe remuoit que pour lui. En ce fens, 1'oifon en pourroit dire autant, & peut-être plus juflement & confiamment. Car l'homme qui recoit auffi fouvent des incommodités de la-haut, & n'a rien de tout cela en fa puiffance ni en fon intelligence, & ne les peut deviner, eft en perpétuelle tranfe, fievre & crainte que ces corps fupérieurs ne branlent pas bien k propos, & k point nommé pour lui, & qu'ils lui caufent ftérilité, maladies &C toutes chofes contraires, tremble fous le faix ; ou les bêtes  Senec. Des anima ux 6. De 1'homme mème. Trois dégrés de préfomp- '■ tion humaine 'èl DE LA SAGESSe; recoivent tout ce qui vient d'enhaut, fans alarmes m appréhenfion de ce qui adviendra , & fans plainte de ce qui eft advenu, comme fait inceffamment l'homme, non nos caufa munio fumus hyemem ajlatemque referendi, fuas ijla leges kabent quibus divina exercentur : nimis nos fufpicimus fi dign't nobïs videmur, propter quos tanta. moveantur, non tanta cxlo nobifcum focietas ejl, ut nojlro fato fit ille quoque Jiderum julgor. Pour le regard des chofes baffes , terreftres, fcavoir tous animaux , il les dédaigne & défeftime , comme ft du tout elles n'appartenoient au même maïtre ouvrier, & n'étoient de même mere & de même familie avec lui, comme fi elles ne le touchoient & n'avoient aucune part ou relation k lui. Et de-la il vient a enabufer, & exercer cruauté, chofe qui réjaillit contre le maïtre coraraun & uniyerfel, qui les a faites, qui en a foin & a drefle les loix, pour leur bien & confervation, les a avan"agées en certaines chofes, renvoye l'homme fouvent vers elles, comme a une école : mais ceci eft le fujet du chapitre fuivant. Finalement, mais principalement; cette préfomption doit être confidérée en l'homme même, c'efti-dire, pour le regard de foi & de l'homme fon compagnon, au-dedans, au progrès de fon jugenent & de fes opinions : & au dehors en comnunication & converfation avec autrui. Sur quoi, lousconfidérerons trois chofes comme trois chefs:  LivreI. 63 •qui s'entrefuivent, oü l'humamté montre bien en fa fotte foibleffe, fa folie préfomption : la première au croire ou mécroire, oü font a noter deux vices contraires, qui font ordinaires en la condition humaine; 1'un & plus commun eft une légéreté, qui cito credit, levis ejl corde, & trop grande facilité a croire & recevoir tout ce que l'on propofe, avec quelque apparence ou autorité, ceci appartient a laniaife fimplicité, moleffe, & foibleffe du petit peuple, des efprits efféminés, ;malades, fuperftitieux, étonnés, indifcrettement i zélés, qui comme la cire recoivent facilement 1 toute impreffion, fe lailfent prendre & mener par Hes oreilles. Suivant ceci, nous voyons prefque 1 tout le monde mené & emporté aux opinions & (créances , non par choix & jugement, voire fou1 vent avant 1'age & difcrétion, mais par la coutume tdu pays, ou inftruöion recue en jeuneffe, ou jpar rencontre, comme par une tempête; & lii ife trouve tellement collé, hypothéqué & affervi, cqu'ilne s'en peut plus déprendre. Veluti tempeflate idelatiad quamcunque difciplinam,tanquam adfaxum aadhzrefcunt. Le monde eft ainfi mené, nous nous een fïons & remettons a autrui, unufquifque mawult credere quam judicare, verfat nos & pmcipitat ttraditusper manus error, ipfa confuetudo affentiendi fpericulofa & lubrica. Or, cette telle faciüté popullaire , bien que ce foit en vérité foiblelfe , touteffois n'eft pas fans quelque préfomption; car c'eft 1. Crolrt 1 mécroire.  54 D E LA S A G É S S E; trop entreprendre que croire, adhérer, & tenir' pour vrai Sc certain fi légérement, fans fcavoir que c'eft ou bien s'enquérir des caufes, raifons, conféquences, & non de la vérité. On dit, d'oü vient cela ? comment fe fait cela ? préfuppofant que cela eft bien vrai, il n'en eft rien : on traite, agite les fondemens & effets de mille chofes, qui ne furent jamais, dont tout le pro &C contra eft faux. Combien de bourdes, faux & fuppofés miracles, vifions & révélations recues au monde, qui ne furent jamais. Et pourquoi croira-t-on une merveille, une chofe non humaine ni naturellei quand l'on peut détourner & éluder la vérification par voie naturelle & humaine ? La vérité & le menfonge ont leurs vifages conformes, le port, le goüt & les allures pareilles : nous les regardons de même ceil, ita funt finitima falfa veris, ut inprcecipitem locum non dtbeat fe fapiens committere. L'on ne doit croire d'un homme, que ce qui eft humain, s'il n'eft autorifé par approbation furnaturelle & furhumaine, qui eft Dieu feul, qui feul eft a croire en ce qu'il dit , pour ce qu'il le dit. L'autre vice contraire eft une fotte & audacieufe témérité de condamner & re jetter comme faufles toutes chofes que l'on n'entend pas, & quï ne plaifent, & ne reviennent au goüt. C'eft le propre de ceux quiontbonne opinion d'eux-mêmes, qui font les habiles & les entendus, fpécialement hérétiques ,  L i r r e L pour lui aider a en fortir. Les bceufs des jardins royaux deSuze , apprins k faire cent tours de roue a 1'entour d'un puits pour en tirer de 1'eau & en arrofer les jardins, n'en vouloient jamais faire davantage, & ne failloient auffi jamais au compte.Toutes ces chofes commentfe peuvent-elles faire fans difcours & ratiocination, conjoncfion & divifion. C'efl: en être privé que ne connoitre cela : la dextérité de tirer & arracher les dards & javelots des corps avec fort peu de douleur , qui eft aux éléphans : le chien dont parle Plutarque, qui en un jeu public fur 1'échafaud contrefait le mort, tirant k la fin, tremblant, puis fe roidiflant, fe laiflant entrainer, puis peu-a-peu fe revenant & levant la tête, faifoit le refliifcité; tant de fingeries & de tours étranges que font les chiens des Bateleurs, les rufes & inventions de quoi les bêtes fe couvrent des entreprifes que nous faifons fur elles : la ménagerie & grande providence des fourmis a étendre au dehors leurs grains pour les éventer, fecher, afin qu'ils ne moififlent & corrompent, k ronger le bout du grain, afin qu'il ne germe & fe fafle femence, la police des mouches a miel, oü y a fi grande diverflté d'offices & de charges , &C une fi grande conftance. ■ 7 Oppofition de 1'inftina nature!. Pour rabattre tout ceci, aucuns malicieufement rapportent toutes ces chofes k une inclination  >j% DE LA SAGESSÈ, naturelle, fervile & forcée : mais outre que cela ne peut être ni entrer en imagination, car il y faut énumération de parties, compafaifon, difcours par conjonction & divifion,&: conféquences : auffi ne fcauroient-ils dire que cette inclination &c inftincf naturel. Encore ce dire fe retorque contr'eux, car il efl: fans comparaifon plus noble, honorable , & reflemblant k la divinité d'agir par nature, que par art & apprentiflage, être conduit & mené par la main de Dieu que par la fienne, & réglément agir par naturelle & inévitable condition, que réglément par liberté fortuite & téméraire. Par cette oppofition d'inftinft naturel, ils les veulent auffi priver d'inftruction & difcipline, tant aöive que paflive, mais? 1'expérience les dément : 'car elles la recoivent , témoins les pies, perroquets, merles , chiens, comme a été dit, & la donnent, témoins les roffignols, & fur tout les éléphans, qui paflent tous animaux en docilité & toute forte de difcipline & fuffifance. S. Quant a cette faculté de 1'efprit, dont l'homme fe glorifie tant, qui eft de fpiritualifer les chofes corporelles & abfentes, les dépouillans de tous accidens pour les concevoir a fa mode , nam intellcilum ejl in intelligente ad modum intelligentis, les bêtes en font de même , le cheval accoutumé a la guerre dormant en fa litiere, tremoufle & frémit comme s'il étoit en la mêlée, concoit un  Livre I. ^ fon de tambour, de trompette, une armée : Ie lévrier en fonge halettant, allongeant la queue, fecouant les jarrets , concoit un lievre fpirituel: les chiens de garde grondent en fongeant, & puis jappent tout-a-fait, imaginant un étranger arriver. Pour conclure ce premier point, il faut dire que les bêtes ratiocinent, ufent de difcours & jugement, mais plus foiblement & imparfaitement que l'homme. Elles font inférieures en cela a l'homme, & non pas qu'elles n'y aient du tout point de part. Elles font inférieures a l'homme, comme entre les hommes les uns font inférieurs aux autres, & auffi entre les bêtes s'y trouve telle différence : mais encore y a t-il plus grande différence entre les hommes : car, comme fe dira ci-après, il y a plus grande diftance d'homme k homme, que d'homme k béte. L'autre point k dire en cette matiere, efl que 9. cette prééminence & avantage d'entendement Sc autres facultés fpirituelles , que l'homme prétend , lui eft bien cher vendu, & lui porte plus de mal que de bien, car c'eft la fource principale des maux qui le preflent, vices , paffions , maladies , irréfolution, trouble défefpoir, de quoi font quittes les bêtes k faute de ce grand avantage, témoin le pourceau de Pyrthon, qui mangeoit paifiblement au navire durant la grande tempête, qui tranfiflbit de peur toutes lesperfonnesquiyétoient. II femble que ces grandes parties de 1'ame ont été  16. 1. Seigneurie & commandement. Gen. U 8<5 delaSagesse; déniées aux bêtes, k tout le moins retranchées St baillées chetives Sc foibles pour leur grand bien repos, Sc données k l'homme pour fon grand tourment, car par icelles il s'agite & travaille, fe fache du pafte, s'étonne Sc fe trouble pour 1'avenir, voire il imagine, appréhende Sc craintdes maux, qui ne font Sc ne feront point. Les animaux n'appréhendent le mal que lorfqu'ils le fentent: étant échappés font en pleine füreté & repos. Voila comment l'homme eft le plus miférable , par oh l'on le penfoit plus heureux, dont il femble qu'il eüt mieux valu a l'homme n'être point doué Sc garni de toutes ces belles Sc céleftes armes, puis qu'il les tourne contre foi k fon mal & k fa ruine. Et de fait, nous voyons que les ftupides Sc foibles d'efprit vivent plus en repos, Sc ont meilleur marché des maux & accidens, que les forts fpintuels. Un autre avantage que l'homme prétend fur les bêtes eft une feigneurie Sc puiffance de commander, qu'il penfe avoir fur les bêtes : mais outre que c'eft une avantage que les hommes mefurent & exercent les uns fur les autres, encore ceci n'eftil pas vrai. Car oii eft ce commander de l'homme, Sc eet obéir des bêtes ? C'eft une chimère, Sc les hommes craignent plus les bêtes, qu'elles ne font les hommes. L'homme a bien k la vérité grande prééminence par-deflusles bêtes, ut prtzfit pifcibus maris, volatilibus coeli, bejliis term. Et c'eft  L t v r ë 7. gt & caufe de fa belle & droite forme, de la fagefle & prérogative de fon elprit; mais non pas qu'il leur commande, ni qu'elles lui obéhTent. II y a encore un autre avantage voiftn de celuici, prétendu par l'homme , qui eft une pleine liberté, reprochant aux bêtes la fervitude , captivité, fubjeftion, mais c'eft bien mal a propos. 11 y a bien plus de fujet & d'occafion de reprocher a l'homme, témoin les efclaves non feuleiment faits par force, & ceux qui defcendent d'eux, mais encore les volontaires, qui vendent a purs deniers leur liberté, ou qui la donnent de gaieté de cceur, ou pour quelque commodité, comme les Efcrimeurs anciens a outrance, les femmes a leurs Dames, les foldats a leurs Capitaines. Or il n'y a rien de tout cela aux bêtes, elles ne s'aflerviflent jamais les unes aux autres, ne vont point a la fervitude, ni aftivement, ni paflivement, ni pour affervir, ni pour être aflervies , & font en toutes fagons plus libres que les hommes. Et ce que l'homme va a la chaffe, prend, tue mange les bêtes, aufli eft-il prins, tué, mangé par elles h fon tour & plus noblement de vive force, non par fineflë & par art, comme il fait, & nonfeulement d'elles, mais de fon compagnon, d'un autre homme, chofe bien vilaine : les bêtes ne s'aflemblent en troupe , pour aller détruire, ravager, & prendre efclave une autre troupe de leurs femblables, comme font les hommes. Partie, F i.' 3. Liberté , iervitude.  g2 DE LA S A G E S S E; Le quatrieme 8c grand avantage prétendu paf l'homme eft en la vertu, mais de la morale il eft difputable; car la reconnoiflance , Famitié ofHcieufe, la fidélité, la magnanimité, 8c tant d'autres qui confiftent en fociété & converfation, font bien plus vives , plus expreffes & conftantes qu'au commun des hommes. Hircanus le chien de Lifimachus demeura fur le lit de fon maitre mort, fans vouloir manger ni boire, & fe jetta au feu, oü fut mis le corps de fon maïtre, 8c s'y laifla brüler avec lui, tout le même en fit un autre appartenant a un certain Pirrhus : celui du fage Hefiode décéla les meurtriers de fon maïtre , un autre de même en la préfence du Roi Pirrhus & de toute fon armée : un autre qui ne ceffa, comme afferme Plutarque, allant de Ville en Ville , jufques a ce qu'il eut fait venir en juftice le facrilege 8c voleur du temple d'Athenes. L'hiftoire eft célebre du Lion höte 8c nourricier d'Androdus efclave fon médécin, qui ne voulut le toucher, lui ayant été expofé , ce qu'Apian dit avoir vu k Rome. Un éléphant ayant par colere tué fon gouverneur, par repentance ne voulut plus vivre, boire, ni manger. Au contraire il n'yaanimal au monde injufte, ingrat, méconnoiffant, traïtre, perfide, menteur 8c diffimulé au prix de l'homme. Au refte puifque la vertu eft en la modération de fes appétits, 8c k brider les voluptés, les bêtes font bien plus réglées que nous,' 4, Vertus.  Livrei. §2 & fe contiennent mieux dedans les hornes de nature, Car non-feulement elles ne font point touchées ni paffionnées de cupidités non naturelles, fuperflues & artificielles, qui font toutes vlcieufes & infinies, comme les hommes qui y font pour la plupart tous piongés; mais encore aux naturelles, comme boire & manger, 1'accointance des males & femelles, elles y font beaucoup plusmodérées & retenues. Mais pour voir qui eft plus vertueux &vicieux de l'homme oude la béte, & faire a bon efcient honte a l'homme devant la béte r>rp- Humamté j eruauté. nons la plus propre & convenable vertu de l'homme, c'eft comme porte fon nom, 1'humanité, comme le plus étrange & contraire vice, c'eft eruauté. Or en ceci les bêtes ont bien dequoi faire rougir l'homme , en ces huit mots : Elles ne s'attaquent & n'offenfent guere ceux de leur genre, Major ferpentum firarumque concordla qudm homi\ num, ne combattent que pour de très-grandes & I juftes caufes, défenfe & confervation de leur vie, i liberté, & leurs petits. Avec leurs armes naturelles i& ouvertes, par la feule vive force & vaillance id\me k une, comme en duels & non en troupe i ni par deffein , ont leurs combats courts & tót cexpédiés, jufqu'a ce que 1'une foit blelfée, ou (qu'elle cede : & le combat fïni, la querelle, la Ihaine, & la colere eft auffi terminée. Mais l'homme nn'a querelle que contre l'homme, pour des caufes nnon-feulement legeres, vaines, Scfrivoles, mais Fij  Tl. ConcluGons de cette feconcle config delaSagesse, par-la neus approcher, s'allier , conjoindre & concilier en amitié, mais il faudroit a cela des yeux propres & philofophiques. CHAPITRE XII. Des fens de nature plus nobles pieces du corps. ti Import.ince des fens naturels. Kombre. Toute reconnoiffance s'achemine en nous par les fens, ce font nos premiers maitres : elle fe commence par eux & fe réfout en eux. Ils font le commencement & la fin de tout. II eft impoffible de reculer plus arriere, chacun d'eux eft chef & fouverain en fon ordre & a grande domination, un nombre infini de connoiiTances, 1'un ne tient ni ne dépend ou a befoin de 1'autre : ainfi font-ils également grands, bien qu'ils aient beaucoup plus d'étendue, de fuite & d'affaires les uns que les autres, comme unpetit roitelet eft aufli bien fouverain en fon petit détroit, que le grand en un grand état. C'eft un axiome entre nous, qu'il n'y a que cinq fens de nature, pour ce que nous n'en remarquons que cinq en nous, mais il y en peut bien avoir d'avantage , êc il y a grand doute & apparence qu'il y en a; mais il eft impoflible a nous de le fcavoir, 1'affirmer ou nier. Car l'on ne fcauroit jamais connoitre le défaut d'un fens que l'on n'a jamais eu. II y a plufieurs bêtes qui vivent une vie pleine & entiere, a qui manque quel-  L t v r e I, 99 qu'un de nos cinq fens, & peut 1'animal vivre fans les cinq fens, fauf 1'attouchement, qui feul eft néceffaire a la vie. Nous vivons très-commodément avec cinq, & peut-être qu'il nous en manque encore un, ou deux , otttróis ; mais ne fe peut fcavoir : un fens ne peut découvrir 1'autre : & s'il en manque un par nature, l'on ne le fcauroit trouver a dire. L'homme né aveugle ne fcauroit jamais concevoir qu'il ne voit pas, ni defirer de voir ou regretter la vue, il dira bien, peut-être, qu'il voudra voir ; mais cela vient qu'il a oui dire ou appris d'autrui qu'il a a dire quelque chofe , Ia raifon eft que les fens font les premières portes & entrees k Ia connoiflance. Ainfi, l'homme ne pouvant imaginer plus que les cinq qu'il a, il ne fcauroit deviner s'il y en a davantage en nature : mais il y en peut avoir. Qui fcait fi les difficultés, que nous trouvons en plufieurs ouvrages de nature, & les effets des animaux, que nous ne pouvons entendre, viennent du défaut de quelque fens que nous n'avons pas? Les propriétés occultes, que nous appellons en plufieurs chofes. II fe peut dire qu'il y a des facultés fenfitives en nature, propres a les juger & appercevoir, mais que nous ne les avons pas, & que 1'ignorance de telles chofes vient de notre défaut. Qui fcait fi c'eft quelque fens particulier, qui découvre aux coqs 1'heure de minuit tk du matin, & les émeut a chanter, Gij  Siifiiioi.ee. IC0 DE LA S A G E S $ £9 qui achemine les bêtes a prendre certaines herbeS a leur guérifon, 8c tant d'autres chofes comme cela ? Perfonne ne fcauroit dire que oui ni que non. Aucuns effayent de rendre raifon de ce nombre des cinq fens, 8c prouver la fuffifance d'iceux en les diftinguant 8c comparant diverfement. Les chofes extemes objets des fens font tout prés du corps, ou éloignées, fi tout prés, mais qui demeurent dehors, c'eft l'attouchement,s'ilsentrent, c'eft le goüt, s'ils font plus éloignés 8c préfens en droite ligne , c'eft la vue , fi obliques par réflexion, c'eft 1'ouïe. On pourroit mieux dire ainfi, que les cinq fens étant pour le fervice de l'homme entier, aucuns font entiérement pour le corps , fcavoir : le goüt & 1'attouchement, celui-la pour ce qui entre, celui-ci pour ce qui demeure dehors. Autres premiérement 8c principalement pour 1'ame, la vue 8c 1'ouïe : la vue pour 1'invention, 1'ouïe pourl'acquifitionSc communication , 8c un au milieu pour les efprits mitoyens 8c lieux de 1'ame 8c du corps, qui eft flairer. Puis ils répondent aux quatre élémens 8c a leurs qualités, 1'attouchement a la terre, 1'ouïe a fair, le goüt k 1'eau 8c humide, le flairer au feu, la vue eft comparée 8c k de 1'eau 8c du feu, a caufe de la fplendeur de 1'ceil. Encore difent-ils qu'il y a autant de fens qu'il y a de chefs 8c genres de chofes fenfibles, qui font couleur, fon, odeur , faveur, 8c le cinquieme, qui n'a point de nom propre 9  LIVRE 1. xbi bbjet de Pattouchement, qui eft chaud, froid, Spre , raboteux, poli, & tant d'autres. Mais l'on fe trompe, car le nombre des fens n'a point été dreffé par le nombre des chofes fenfibles, lefquelles ne font point caufe qu'il y en autant. Selon cette raifon, il y en auroit beaucoup plus : &t un même fens regoit plufieurs divers chefs d'objets : & un même objet eft appercu par divers fens, dont le chatouillement des aiffelles, le plaifir de Vénus font diftingués des cinq fens, & par aucuns compris en Pattouchement: Mais c'eftplutöt de ce que 1'efprit n'a pu venira la connoiflance des chofes, que par fes cinq fens, que nature lui en a autant baillé, qu'il étoitrequispour fon bien & fa fin. Au refle, la vue paffe tous les autres en promp- titude, allant jufques au ciel en un moment, car elle agit en Pair, peint de la lumiere fans mouvement : aucun des autres ne peut fans mouvement recevoir. Or, tout mouvement requiert du temps, & combien que tous foient capables de plaifir & douleur, ft eft-ce que Pattouchement peut recevoir trés-grande douleur, & prefque point de plaifir: & le gout au contraire , grand plaifir, & prefque point de douleur. De la foibleffe & incertitude de nos fens viennent ignorance, erreurs & tout mécompte : car puifque par leur entremife vient toute connoiffance, s'ils nous faillent au rapport, n'y a plus que tenir : mais qui le peut dire & les accufer * G üj Comparaifo» Foibleffe 8t incertitude»  6. Tromperie mutuelle de 1'efpritSc des fens. IOZ D È LA S A a X S S Z, qu'ils faillent , puifque par eux on comrfiencè a apprendre & connoitre. Aucuns ont dit qu'ils ne faillent jamais : & que quand ils femblent faillir, La faute vient d'ailleurs, & qu'il s'en faut prendre plutöt a toute autre chofe qu'aux fens, autres ont dit tout au rebours, qu'ils font tous faux, & qu'ils ne nous peuvent rien apprendre de certain. Or , que les fens foient faux ou non, pour le moins il eft certain qu'ils trompent, voire forcent ordinairement le difcours , la raifon , & en échange font trompés par elle. Voila quelle belle fcience & certitude l'homme peut avoir , quand le dedans & le dehors eft plein de fauffeté & de foibleffe, & que ces parties principales, outils effentiels de la fcience , fe trompent 1'un 1'autre. Que les fens trompent & forcent 1'entendement, il fe voit ès fens defquels les uns échauffent en furie, autres adouciffent, autres chatouillent 1'ame. Et pourquoi ceux qui fe font feigner » incifer, cautérifer, détournent-ils les yeux, finon qu'ils fcavent bien 1'autorité grande que les fens ont fur leur difcours. La vue d'un grand précipice étonne celui qui fe fcait bien en lieu affuré, & enfin le fentiment ne vainc-il pas & renverfe toutes les belles rélblutions de vertu & de patience, Que auffi au rebours les fens font pipés par 1'entendement, il appert par ce que 1'ame étant agitée de colere, d'amour, de haine, & autres, paffions, nos fens voyent & oyent les  ï i r r e i xoy chofes autres qu'elles ne font, voire quelquefois nos fens fouvent hebêtés du tout parlespaffions de 1'ame: & femble que 1'ame retire au dedans & amufe les opérations des fens: 1'efprit empêché ailleurs, 1'ceil n'appercoit pas ce qui eft devant, & ce qu'il voit. Aux fens de nature les animaux ont part comme nous, & quelquefois plus: car aucuns ont 1'ouïe plus aiguë que l'homme; autres la vue; autres le flairer; autres le goüt : &c tient-on qu'en 1'ouïe le cerf tient le premier lieu, & en la vue 1'aigle, au flairer le chien, au goüt le finge, en Pattouchement la tortue : toutefois la prééminence de l'attouchement eft donnée a l'homme, qui efl de tous les fens le plus brutal. Or, fi les fens font les moyens de parvenir k la connoiffance, &: les bêtes y ont part, voire quelquefois la meilleure, pourquoi n'auront-elles connoiffance? Mais les fens ne font pas feuls outils de la connoiffance , ni les nötres mêmes ne font pas feuls £ confulter & croire. Car fi les bêtes par leurs fens jugent autrement des chofes que nous par les nötres , comme elles font, qui en fera cru. Notre falive nettoye& défféche nos plaics, elle tue auffi le ferpent, quelle fera la vraie qualité de la falive ? déffécher, nettoyer, ou tuer ? Pour bien juger des opérations des fens, il faut être d'accord avec les bêtes, mais bien avec nous-mêmes : notre ceil preffé & ferré voit autrement qu'en fon état ordinaire : 1'ouïe refferrée recoitles objets, autrement 7- Lts fens fonl :ommuns a 'homme 8e iux bêtes» S. DifficileSa dangereuxjugement des fens.  104 D S LA S A C E S S E, que ne Pétant : autrement voit, oyt, goüte un enfant qu'un homme fait; & celui-ci qu'un vieillard; un fain qu'un malade j un fage qu'un fol. En une fi grande diverfité & contrariété, que feutil tenir pour certain ? Voire un fens dément 1'autre, une peinture femble relevée k la vue, a la main, elle eft platte. i. Comparaifon de ces trois.jj CHAPITRE XIII. Du voir, oiiir, parler. Ce font les trois plus riehes & excellens joyaux corporels de tous ceux qui font en montre, & y a difpute fur leurs prééminences. Quant a leurs organes, celui de la vue eft en fa compofition & fa forme admirable, & d'une beauté vive & éclatante , pour la grande variété & fubtilité de tant de petites pieces, d'oii l'on dit que 1'ceil eft une des parties du corps, qui commencent les premières a fe former , & la derniere qui s'acheve. Et pour cette même caufe eft-il ft délicat, & dit-on fujet a fix vingt maladies : puis vient celui du parler, mais en récompeufe, 1'ouïe a plufieurs grands avantages. Pour le fervice du corps, la vue eft beaucoup plus néceffaire. Dont il importe bien plus aux bêtes que 1'ouïe : mais pour 1'efprit, 1'ouïe tient le deflus. La vue fert bien k 1'invention des chofes, qui par elle ont été prefque toutes découvertes : mais elle ne mene rien k perfe&ion.  Livre L 105 D'avantage la vue n'eft capable que des chofes corporelles & d'individus, & encore de leur croüte & iuperflcie feulement, c'eft 1'outil des ignorans & impérites : Qui moventur ad id quod adefi , quodqueprcefens ejl. L'ouïe eft un fens fpirituel, c'eft 1'entremetteur ï& 1'agent de 1'entendement, 1'outil des favans &C Ifpirituels, capable non feulement des fecrets 6c i intérieurs des individus, a quoi la vue n'arrive pas, E LA S A G E S S E7 Aucuns ont penfé que 1'ame raifonnable n'étoit point organique, & n'avoit befoin pour faire fes fon&ions d'aucun inftrument corporel, penfant par-la bien prouver 1'immortalité de 1'ame; mais fans entrer en un labyrinthe de difcours, 1'expérience oculaire 8c ordinaire démentcette opinion, & convainc du contraire; car l'on fcait que tous hommes n'entendent ni ne raifonnent de même 8c également, ains avec très-grande diverfité; Sc un même homme auffi change, Sc en un temps raifonne mieux qu'en un autre, enun age, en un étatSc: certaine difpofition qu'en une autre, tel mieux en fanté qu'en maladie, 8c tel autre mieux en maladie qu'en fanté. Un même en un temps prévaudra en jugement, 8c fera foible en imagination; d'oii peuvent venir toutes ces diverfités 8c changemens finonl'organe 8c inftrument changeant d'état? Et d'oïi vient que 11'ivrognerie, la morfure du chien enragé, une fievre ardente, un coup en tête, une fumée montant de 1'eftomac, Sc autres accidens feront culbuter 8c renverferont entiérement le jugement, tout 1'efprit intelleftuel, 8c toute la fageffe de Grece, voire, contraindront 1'ame de délogerdu corps? Ces accidens purement corporels ne peuvent toucher ni attirer a cette haute faculté fpirituelle de 1'ame raifonnable, mais feulement aux organes 8c inftrumens, lefquels étant détraqués 8c débauchés , 1'ame ne peut bien & réglément agir, 8c étant par trop forcés & Sil'ame.rai- ionnsble eft prganiiiiie,  L i r r e I. n« violentés, eft contrainte de s'abfenter & s'en aller. Au refte fe fervir d'inftrument ne prejudicie point a 1'immortalité, car Dieu s'en fert bien, tk y accommode fes aftions; & comme, felon la diverfité de 1'air, région & climat, Dieu produit hommes fort divers en efprit & fuffifance naturelle; car en Grece & en Italië, il les produit bien plus ingénieux qu'en Mofcovie&Tartarie; auffi 1'efprit, felon la diverfité des difpofitions organiques, des mftrumens corporels, raifonne mieux, ou moins. Or 1'inftrument de 1'ame raifonnable c'eft le cerveau, & le tempéramment d'icelui, duquel nous avons a parler. lemperamment eft la mixtion & proportion des quatre premières qualités, chaud, froid, fee, & humide, ou bien une cinquieme, & comme 1'harmonie réfultante de ces quatre : or du tempéramment du cerveau vient & dépend tout 1'état & 1'acfion de 1'ame raifonnable; mais ce qui caufe & apporte une grande mifere a l'homme, eft que les trois facultés de 1'ame raifonnable, entendement , mémoire, imagination, requierent, & s'exercent par tempérammens contraires. Le tempéramment de 1'entendement eft fee, d'oii vient que les avancés en age prévalent en entendement par deffus les jeunes, d'autant que le cerveau s'efluye & s'afleche toujours plus; auffi les mélancoliques fecs, les affligés, indigens, & qui fonta jeun (car la trifteife & le jeune defleche; font prudens & Hij Du tempéramment du cerveau Sc des facultés de 1'ame, difc tinftion Sc contrariété. Entendement , fee, vieilleffe , midi.  Mémoire humide , enfance , feptentrion. 11$ DE IA S A G E S S E ; mgémeuxj'plendor ficcus animus fapientifimus ; ycxatio dat inrcttaum. Et les bêtes de tempérament plus fee, comme fourmis, abeilles, éléphans font prudentes & ingénieufes (comme les humides , témoin le pourceau, font ftupides, fans efprit) & les méridionaux, fecs & modérés en chaleur interne du cerveau, a caufe du violent chaud externe. Le tempéramment de la mémoire efl humide, d'oü vient que les enfans 1'ont meilleure que les vieiüards , & le matin après 1'humidite acquife par le dormir de la nuit, plus propre k la mémoire, laquelle eft auffi plus vigoureufe aux Septentrionaux; j'entends ici une humidité non aqueufe, coulante, en laquelle ne fe puiffe tenir aucune impreffion; mais aërée , gluante, graffe , &huileufe,qui facilement recoit & retient fort, comme fe voit aux peintures faites en huile. Le tempéramment de 1'imagination eit cnauu, — vient que les phrénétiques, maniacles & malades de maladies ardentes, font excellens en ce qui eft de 1'imagination, poëfie , divination,& quelle eft forte en la jeuneffe & adolefcence (les Poetes & & Prophetes ont fleuri en eet age) & aux heux mitöyens entre feptentrion & midi. De la diverfité des tempérammens il advient que ; l'on peut être médiocre en toutes les trois facultés, mais non pas excellent, & que qui excelle en rune des trois, eft foible des autres. Que les tempérammens de la mémoire & 1'entendement forent & Imaglnaticn, chaud, adolefcence, Comparaifon uos tempérammens.  'Lifre2. ny fcontraires, cela eft clair, comme le fee Sc 1'humide; de 1'imagination qu'il foit contraire aux autres ilne le femble pas tant; car la chaleur n'eft pas incompatible avec le fee & 1'humide; & toutefois Pexpérience montre que les excellens en 1'imagination font malades en 1'entendement & mémoire, Sc tenus pour fois Sc furieux; mais cela vient que la chaleur grande qui fert 1'imagination, confomme, 8c 1'humidité qui fert k la mémoire, 8c la fubtihté des efprits 8c figures, qui doit être en la fécherelfe qui fert a 1'entendement, Sc ainfi eft contraire 8c détruit les autres. De tout ceci il eft évident qu'il n'y a crue trois principaux tempérammens, qui fervent 8c faffent agir 1'ame raifonnable, 8c diftinguent les efprits, fcavoir, le chaud, le fee 8c 1'humide; le froid ne vaut rien, n'eft point adif 8c ne fert qu'a empêcher tous les mouvemens Sc foncfions de 1'ame; Sc quand il fe lit fouvent aux auteurs que le froid fert k 1'entendement, que les froids de cerveau, comme les mélancoliques & les méridionaux, font prudens, fages, ingénieux, La le froid fe prend non fimplement; mais pour une grande modération de chaleur, car il n'y a rien plus contraire k 1'entendement & fageffe, que lagrande chaleur, laquelle au contraire fert k 1'imagination; Sc felon les trois tempérammens il y a trois facultés de 1'ame raifonnable; mais comme les tempérammens, aufti les facultés recoivent divers degrés,fubdivifions Sc diftinctions» Trois feuïs tempé'ram- j mens & facultés de 1'ame.  6. Subdivifion des trois facultés de 1'ame raifonnable. IlS DE LA S A G B S S E, II y a trois principaux offices & différences d'entendement, inférer, diftinguer, élire; les leiences qui appartiennent a 1'entendement font la Théologie fcholaftique, la Théorique de médecine, ladialecfique, la Philofophie, naturelle & morale. II y a trois fortes de diiférences de mémoire ; recevoir & perdre facilement les figures; recevoir facilement & difficilement perdre, difficilement recevoir & facilement perdre : les fciences de la mémoire font la Grammaire, théorique de Jurifprudence & Théologie pofitive, Cofmographie, Arithmétique, De 1'imagination y a plufieurs différences & en beaucoup plus grand nombre que de la mémoire & de 1'entendement; a elle appartiennent proprementles inventions, les facécies & brocards, les pointes & fubtilités, les fieïions & menfonges, les figures &c comparaifons, la propriété, netteté, élégance, gentilleffe. Parquoi appartiennent k elle la poëfie, 1'éloquence, mufique & généralement tout ce qui confifteen figure, correfpondance, harmo-, nie & en proportion. De tout ceci appert que la vivacitê, iubtiiite , promptitude, & ce que le commun appelle efprit, eft k 1'imagination chaude. La folidité, maturité, vérité eft k 1'entendement fee ; 1'imagination eft aftive, bruyante, c'eft elle qui remue tout & met tous les autres en befogne. L'entendement eft adtion morne tk_ fombre; la mémoire eft purement EntendementMémoire.Imagination, Propnetes 5kactions des facultés avec l'ordred'agir.  Livre 1. 'iigi pa/live, & voici comment, 1'imagination premiérement recueille les efpeces & figures des chofes tant préfentes par le fervice des cinq fens, qu'abfentes par le bénéfice du fens commun, puis le repréfente, fi elle veut a 1'entendement, qui les confidere , examine, cuit & juge; puis elle même les met en dépot & conferve en la mémoire, comme 1'écrivain au papier pour derechef quand befoin fera les en tirer, & extraire (ce que l'on appelle réminifcence) ou bien li elle veut, les recommande è la mémoire, avant les préfenter k 1'entendement. Parquoi recueillir, repréfenter a 1'entendement, mettre en la mémoire, & les extraire , font tous ceuvres de 1'imagination. Et ainfi a elle appartient le fens commun, la réminifcence, & ne font point puiffances féparées d'elle, comme aucuns veulent, pour faire plus de trois facultés de 1'ame raifonnable. Le vulgaire, qui ne juge jamais bien, eftime öc fait plus de fête de la mémoire, que des deux autres , pour ce qu'elle en compte fort, a plus de montre & fait plus de bruit en public; & penfe que pour avoir bonne mémoire l'on eft fort fcavant, & eftime plus la fcience que la fageffe, c'eft toutefois la moindre des trois, qui peut être avec Ia folie &c 1'impertinence; mais très-rarement elle excelle avec 1'entendement & fageffe , car leurs tempérammens font contraires. De cette erreur populaire efl venue la mauvaife inftruchon Comparaf» fon des facultés de 1'ame en prééminence &i dignités. Voyez 1, 5, C.14,  Images dei i' ois tacultés de 1'ame. 120 DE LA S A G È S S E; de la jeuneffe, qui fe voit partout. Ils font toujours après k lui faire apprendre par cceur ( ainfi parlentils) ce que les livres difent, afin de les pouvoir alléguer, & a lui remplir & charger la mémoire du bien d'autruy, & ne foucient de lui réveiller & aiguifer 1'entendement , & former le jugement, pour lui faire valoir fon propre bien & fes facultés naturelles, pour le faire fage & habile k toutes chofes. Auffi voyons nous que les plus fcavans, qui ont tout Ariftote & Ciceron en la tête, font plus fots & plus ineptes aux affaires , & que le monde eft mené,. gouverné par ceux qui n'en fcavent rien. Par 1'avis de tous les fages, 1'entendcmenteft le premier, la plus excellente & principale piece du harnois. Si elle joue bien, tout va bien & l'homme eft fage; & au rebours, fi elle fe mécompte, tout va de travers; en fecond lieu 1'imagination, la mémoire eft la derniere. Toutes ces différences s'entendront, peut-être encore mieux par cette fimilitude qui eft une peinture ou imitation de 1'ame raifonnable. En toute Cour de Juftice y a trois ordres & étages, le plus haut des Juges, auquel y a peu de bruit, mais grande acfion, car fans s'émouvoir & agiter, ils jugent, décident, ordonnent, déterminent toutes chofes, c'eft 1'image du jugement plus haute partie de 1'ame. Le fecond, des Arocats & Procureurs, auquel y a grande agitation & bruit fans atf ion; car ils ne peuvent rien vuider niordonner, feulement  Livre 1. ïn fecouer les affaires, c'eft la peinture de 1'imagination , faculté remuante, inquiete, qui ne s'arrête jamais, non pas pour le dormir profond, 6c fait un bruit au cerveau comme un pot qui bout, mais qui ne réfout 8z n'arrête rien. Le troifieme & dernier étage eft du greffe 6c regiftre de la Cour, ou n'y a bruit ni aöion, c'eft une pure paflion, un gardoir 6c réfervoir de toutes chofes, qui repréfente bien la mémoire. L'ame qui eft la nature 8c la forme de tout animal, eft de foi toute fcavante fans être apprife ; 8c ne faut point a produire ce qu'elle fcait, 8c bien exercer fes foncf ions, comme il faut, ft elle n'eft empêchée, 6c moyennant que fes inftrumens foient bien difpofés; dont a été bien 8c vraiment dit par les Sages, que la nature eft fage, fcavante induftrieufe, 8c rendhabile k toutes chofes, ce qui eft aifé k montrer par induftion. L'ame végétative de foi fans inftfucfion, forme le corps en Ia matrice tant excellement, puis le nourrit 6c le fait croitre attirantla viande, la retenant 6c cuifant, & rejettant les excrémens, elle r'engendre 8c refait les parties qui défaillent, ce font chofes qui fe voient aux plantes, bêtes 8c en l'homme. La fenfitive de foi fans inftruction, fait aux bêtes 8c en l'homme remuer les pieds, les mains, 8c autres membres, le gratter, frotter, fecouer, démener les levres, plorer, rire. La raifonnable de même, non felon f opinion de Platon, par réminifcence de ce qu'elle 10. L'ame eft ie foi fcavante.  Empedocles, Hippocrate , Galien. Académie, philolude. Chap. 8» 122 DE LA SAGESSE; fcavoir. avant entrer au corps, comme fi elle étoit plus agée que le corps, ni felon Ariftote par réception &c acquifition venant dehors par les fens, étant de foi une carte blanche & vuide; mais de foi & fans inliruction imagine, entend, retient, railbnne, & difcourt. Et pour ce que cette propofition femble plus difficile a croire de la raifonnable que des autres, elles fe prouve premiérement par le dire des plus grands Philofophes, qui ont tous dit que les femences des grandes vertus &C fciences, étoient éparfes naturellement en l'ame. Puis par raifon tirée de 1'expérience, les bêtes raifonnent, difcourent, font plufieurs chofes de prudence & d'entendement, comme il a été bien prouvé ci-deffus. Ce qu'avouant même Ariftote k rendu la nature des bêtes plus excellente que 1'humaine , laquelle il fait vuide $c ignorante du tout; mais les ignorans appellent cela inftïnct naturel, qui ne font que des mots en 1'air, car après il ne fcavent déclarer qu'eft-ce qu'inftinct naturel. Les hommes mélancoliques, maniaques, phrénétiques & atteints de certaines maladies , qu'Hippocrate appellent divines, fans 1'avoir apprins parient latin, font des vers, difcourent prudemment & hautement, devinent les chofes fecretes & a venir (lefquelles chofes les fots ignorans attribueront au diable ou efprit familier ) bien qu'ils fuffent auparavant idiots & ruftiques, & qui depuis font retournés tels après la guérifon, Item y a des enfans  Livre I. 113 qui bientöt après être nés, ont parlé , comme ceux qui font venus de parens vieils : d'oii ontils appris & tiré tout cela, tant les bêtes que les hommes ? Si toute fcience venoit, comme veut Ariftote, des fens, il s'enfuivroit que ceux qui ont les fens plus entiers & plus vifs, feroient plus ingénieux &c plus fcavans, & fe voit le contraire fouvent, qu'ils ont 1'efprit plus lourd & font plus mal habiles, &c plufieurs fe font privésa efcient de 1'ufage d'iceux, afin que l'ame fi t mieux & plus librement fes affaires. Et feroit chofe honteufe & abfurde, que l'ame tant haute & divine quêtat fon bien des chofes viles & caduques , comme les fens; car c'eft au rebours que les fens ont tout de l'ame, & fans elle ne font & ne peuvent rien; &C puis enfin que peuvent appercevoir les fens, finon les accidens & fuperficies des chofes ? Car les natures forment les tréfors, & fecrets de nature nullement. Mais on demandera donc pourquoi ces chofes ne fe font-elles toujours par l'ame ? Pourquoi ne fait-elle en tout temps fes propres fonöions, & que plus foiblement & plus mal elle les fait enun temps qu'autre ? L'ame raifonnable agit plus foiblement en la jeunefle qu'en la vieillefle; & au contraire, la végétative forte & vigoureufe en la jeunefle, eft foible en la vieillefle, en laquelle elle ne peut refaire les dents tombées comme en Ia ieuneffe. La raifonnable fait en certaines maladies 11, Et non pat Ie benefice des fens. IX. ObjcaionSc fa réponfe.  Del'umte, pluralité des ames. 114 DE LA 'S A G E S S Ê; ce qu'elle ne peut en fanté; & au rebours, en fanté"' ce qu'elle ne peut en maladie. A quoi pour tout: laréponfe (touchée ci-deffus ) eft que les inftrumens, defquels l'ame a befoin pour agir, ne font: ni ne peuvent toujours être difpofés comme il! faut pour exercer toutes fontfions, & faire tous; effets, voire ils font contraires, & pour le dire i plus court &c plus clairement, c'eft que le tempé- • ramment du cerveau, duquel a été tant parlé ci- ■ deffus,par lequel & felon lequel l'ame agit, eft' divers & changeant, & étant bon pour une fonc«< tion d'ame, eft contraire a 1'autre, étant chaud &: humide en la jeunefle, eft bon pour la végétative,, & mal pour la raifonnable, & au contraire froid 1 & fee en la vieillefle, eft bon pour la raifonnable,, mal pour la végétative. Par maladie ardente fort ï échauffé & fubtilifé eft propre a 1'invention &: divination, mais improprea maturité &folidité de: jugement & fageffe. De 1'unité & fingularité ou pluralité des ames; l'homme les opinions & raifons font forts diverfes; entre les Sages. Qu'il y en ait trois effentiellement diftincfes, c'eft 1'opinion des Egyptiens &: d'aucuns Grecs , comme Platoniciens; mais c'eft 1 chofe étrange qu'une même chofe ait plufieurs; formes effentielles. Que les ames foientfingulieres; & k chacun homme la fienne, c'eft 1'opinion de: plufieurs, contre laquelle l'on dit qu'il faudroitl ou qu'elle fut toute mortelle, ou bien en partie:  & i r r s I. iij mortëlle en Ia végétative & fenfitive, & en partie immortelle en la raifonnable, 8c ainfi feroit divifible. Qu'il n'y en ait qu'unefeule raifonnable généralement de tous hommes , c'eft 1'opinion des Arabes, venue de Themiftius, Grec, mais réfutée par plufieurs. La plus commune opinion eft qu'il n'y en a en chacun homme qu'une en fubftance, caufe de la vie 8c de toutes les acfions, laquelle eft tout en tout, 8c en chaque partie; mais elle eft garnie 6c enrichie d'un trés-grand nombre de diverfes facultés 8c puiflances merveilleufement différentes ,' voire contraire les unes aux autres , felon la diverfité des vaiffeaux 8c inftrumens oh elle eft retenue, 8c des objets qui lui font pro-, pofés. Elle exerce l'ame fenfitive 8c raifonnable au cerveau, la vitale & irafcible au cceur, la naturelle vé gétative 8c concupifcible au foye, la génitale au génitoire, ce font les principales & capitales, ne plus ne moins que le foleil un en fon effence, départant fes rayons en divers endroits, échauffe en un lieu, éclaire en un autre, fond la cire, feche la terre, blanchit la neige, noircit la peau, diflipe les nuées , tarit les étangs; mais quand & comment : fi toute entiere 8c ^en un coup, ou fi - fuccefiivement elle arrivé au corps, c'eft une queftion. La commune opinion venue d'Ariftote, eft que l'ame végétative 8c fenfitive qui eft toute matérielle 8c corporelle, eft en la femence, 8r avee elle defcendue des paiens, laquelle conforme 14. Quand Sc comment l'ame eft sa corps,  iliö DE LA S A G £ S S E, le corps en la matrice, & icelui fait, arrivé la raifonnable dedehors; & que, pour cela, il n'y a deux ni trois ames, ni enfemble ni fucceflivement, & ne fe corrompt la végétative par 1'arrivée de la fenfitive, ni la fenfitive par 1'arrivée de la raifonnable. Ce n'eft qu'une qui fe fait, s'acheve, & fe parfait avec le temps öc par degrés, comme la forme artifïcielle de l'homme, qui fe peindroit par pieces 1'une après 1'autre, la tête, puis la gorge, le ventre, &c. Autres veulent qu'elle y entre toute entiere avec toutes fes facultés en un coup, fcavoir, lors que le corps efl tout organifé , formé & tout achevé d'être fait, & qu'auparavant n'y a eu aucune ame; mais feulement une vertu & énergie naturelle, forme effentielle de la femence, laquelle agiffant par les efprits qui font en ladite femence, comme par inftrument, forme & batit le corps, Sc agence tous les membres : ce qu'étant fait, cette énergie s'évanouit & fe perd, Sc par ainfi la femence ceffe d'être femence, perdan* a forme par 1'arrivée d'une autre plus noble qui ïft l'ame humaine, laquelle fait que ce qui étoit femence, efl maintenant homme. L'immortalité de l'ame efl la chofe la plus unïverfellement, religieufement, & plaufiblement recue par tout le monde (j'entends d'une externe Sc publique profeflion, non d'une interne, férieufe Sc vraie créance, de quoi fera parlé ci-après) la plus utilement crue, la plus foiblement prouvée Immortalité de Partie. L. 2, c. 5,  Livre I. \vj & établïe par raifons & moyens humains. II femble y avoir une inclination & difpofition de nature k la croire, car l'homme defire naturellement allonger & perpetuer fon être, d'oii vient aufli ce grand & furieux foin & amour de notre pofterité & fucceflion. Puis deux chofes fervent a la faire valoir & rendreplaulible, 1'une eft 1'efperance de gloire & réputation, & le defir de Pimmortalité du nom, qui tout vain qu'il eft, a un merveilleux crédit au monde; 1'autre eft 1'impreflion que les vices qui fe dérobent de la vue & connoiffance de 1'humaine juftice, demeurent toujours en bute a la divine, qui les chatiera, voire après la mort. CHAPITRE XVI. Des parties de l'ame humaine, &c premiérement: De Ventendement, plus haute & noblepartie cTicelle, imagination> raifon, difcours, efprit, jugement, volonté, de la vérité, & de Cinvention. C'est un fonds d'obfcurité plein de creux & de cachots, un labyrinthe, un abime confus & bien entortillé, que eet efprit humain; c'eft 1'économie de cette grande & haute partie intelleftuelle de l'ame, oii y a tant de pieces, facultés, aöions & mouvemens divers, dont y a aufli tant de noms,  I. Di ftinfKon des pieces de 1'entendement. 2. 3- Ï2§ DE LA S AG ES S E, & s'y trouvent tant de difficultés, obje&ions, 85 de doutes. Cet entendement ( ainfi 1'appellerons-nous d'un nomgénéral) intelleclus meus, nous, efl un fujet général ouvert & difpofé k recevoir &C embraffer toutes chofes, comme la matiere première, & le miroir de toutes formes, intelleclus ejl omnia. II efl capabled'entendre toutes chofes, mais foi-même, ou point (témoin une fi grande & prefque infinie diverfité d'opinions d'icelui, de doutes & objections qui croilfent tous les jours ) ou bien fombrement, indireétement, & par réflexion de la connoiffance des chofes k foi-même, par laquelle il fent & connoit qu'il entend, & a puiffance & faculté d'entendre, c'efl la maniere que les efprits fe connoiffent eux-mêmes. Son premier office qui efl de recevoir fimplement, & appréhender les images & efpeces des chofes, qui efl une paffion & impreffion en l'ame caufée par 1'objet & préfence d'icelle, c'eft imagination & appréhenfion. La force & puiffance de pêtrir, traiter & agiter , cuire & diriger les chofes recues par 1'imagination, c'efl raifon, logos. L'acfion &l'office, ou exercice de cette force & puiffance qui efl d'affembler, conjoindre, féparer Jivifer les chofes recues, & y en ajouter encore d'autres , c'eft difcours, ratiocination logifmo, iianoia, quafi dia noun, La  Livre 1. 129 La facilité fubtile, & alaigre promptitude a faire 4toutes ces chofes, & pénétrer avant en icelles, s'appelle Efprit, ingenium, dont les ingénieux, aigus, fubtils, pointus, c'eft tout urn La répétition, 8c cette acfion de rurniner, recuire, irepafferpar 1'eftomacde la raifon, & encore plus élabourer, pour en faire une réfolution plus folide, c'efl: le jugement. L'effet enfin de 1'entendement, c'eft la cönnöif- 6. fance, intelligence, réfolution, L'aéHon qui fuit cette connoiffance & réfolu- 7« tion, qui eft a s'étendre, pouffer Sc avancer a la chofe connue, c'eft volonté : intctkclus exltnfus & promotiis. Parquoi toutes ces chofes, entendement, imagi- $. ination, raifon, difcours, efprit, jugement, intellligence, volonté font une même en effence, mais i toutes diverfes en a£tion, ténioin qu'un eft excellent en 1'une d'icelles, & foible en 1'autre; fouvent qui excelle en efprit 8c fubtilité, eft moindre ert jugement 8c folidité. Je n'empêehe pas que l'on ne chante les loitan- befcripficti :ges 8c grandeurs de 1'efprit humain, de fa capacité, ft$S\ tn vivacité , viteffe : je confens que l'on 1'appelle ava"tase•image de Dieu vivé, un dégout de 1'immortelle fubftance, une fluxion de la divinité, un éclair xélefte -, auquel Dieu a donné la raifon comme un timon aitimé pöur le mouvoir avec regie 8cmefure, & que ce foit un inftrument d'une complerte 1. Partie. I  I3Ö DE Z 'A SAGBSSS, harmonie, que par lui y a parentage entre Dieu & l'homme, 8c que pour le lui ramentevoir il lui a tourné les racines vers le ciel, afin qu'il eüt toujours fa vue vers le lieu de fa nailfance. Bref qu'il n'y a rien de grand en la terre que l'homme , rien de grand en l'homme que 1'efprit, fi l'on monte jufques-lk, l'on monte au-deflus du ciel; ce font tous mots plaufibles dontretentiflent les écoles & les chaires. Diverfité & diftinftion des efprits. Voyez ceci mieux au «hap. 39» Son défa- yantage. 11 y a beaucoup plus granae aivernte a eiprit que de corps, aufii y a-t-il plus grand chaud, plus de pieces 8c plus de facons : nous en pouvons faire trois claffes, dont chacune a encore plufieurs degrés; en celle d'en-bas font les petits, foibles 8c comme brutaux, tous voifins des bêtes, foit que cela advienne de la première trempe, c'eft-adire , de la femence & tempéramment du cerveau, trop foid & humide, comme entre les bêtes, les poifibns lont infimes, ou pour n'avoir été Mais je defire qu apres tout cela 1 on vienne a bien fonder 8c étudier, k connoitre eet efprit, car nous trouverons qu'après tout, c'eft 6c k foi 6c a autrui un très-dangereux outil, un furet qui eft acraindre, un petit brouillon & trouble-fête, un émérillon facheux 8c importun, 8c qui comme un affronteur 6c joueur de paffe-palfe, fous ombre de quelque gentil mouvement fubtil 8c gaillard , forge, invente 8c caufe tous les maux du monde ; & n'y en a que par lui.  Livre 1. aucunement remués 6c réveillés, mais abandonnés , a la rouille & ftupidité; de ceiix-Ia n'en faut faire : mife ni recette, 8c ne s'en peut drefler ni établir ■ une compagnie Conftante. Car ils ne peuvent pas feulement fuffire pour eux-mêmes en leur partii culier, & faut qu'ils foient toujours en la tutelle i d'autrui, c'eft le commun & bas peuple , qui i yigilans Jlertit, mortua cui vita ejl, propè jam vivo i atque videnti, qui ne fe fent, ne fe juge. En celle lés autres non; les feconds font excufables Sc pardonnables; les troifiemes font accufables & puniffables, qui fouffrent un tel défordre chez eux, que ceux qui devroient recevoir la loi entreprennent de la donner. II y a d'autres défauts qui lui font plus naturels Sc internes, car ils naiflent de lui Sc dedans lui; le plus grand Sc la racine de tous les autres efl 1'orgueil Si la préfomption, (première Sc originelle faute du monde,. pefte de tout efprit, & caufe de tous maux) par laquelle l'on eft tant content de foi, l'on ne veut céder a autrui, l'on dédaigne fes avis , l'on fe repofe en fes opinions , Sc l'on entreprend de juger Sc condamner les autres, Sc encore celles que l'on n'entend pas. L'on dit bien'vrai que le plus beau Sc heureux partage que Dieu ait fait, efl jugement, car chacun fe contente du fien, Sc en penfe avoir alfez. Or, cette maladie vient de la méconnoiffance de foi, nous ne fentons jamais affez au vrai la foibleffe de notre efprit; ainfi la plus grande maladie de l'efprit c'eft 1'ignorance, non pas des arts Sc fciences Sc de ce qui eft dedans les livres; mais de foi-même, a caufe de quoi ce premier livre a été fait, CHAP. XVII.* 16. Naturels.  CHAPITRE XVII. De la Mémoire, La mémoire efl fouvent prife par le vulgaire pour le fens & entendement, mais c'efl k tort; car, & par raifon, comme a été dit, & par expé' rlence 1'excellence de run efl ordinairement avec la foibleffe de 1'autre ; c'eft k la vérité une faculté fort utile pour le monde, mais elle efl de beaucoup au-deffous de 1'entendement, & efl de toutes les parties de l'ame la plus délicate & plus frêle. Son excellence n'eft pas fort requife, fi ce n'eft a trois fortes de gens, aux ambitieux de parler (car le magafin de la mémoire efl volontiers plus plein & fourni que celui de 1 Wention ; or qui n'en a demeure court, & faut qu'il en forge & parle de foi) & aux menteurs , mendacem oportet etfe memorem. Le défaut de mémoire eft utile k ne mentir guere , ne parler guere , oublier les offënfes. La médiocrité eft fuffifante par-tout. /. Partie.  I4& DE LA S A G E S S M , i. Effets de 1'imagination chap. 15 > art. 8. CHAPITRE XVIII. De rimagination & Opinion. L'iM agination eft une très-puiffante chofe , c'eft celle qui fait tout le bruit, 1'éclat & le remuement du monde vient d'elle ( comme nous avons dit ci-deffus être la faculté de l'ame feule, ou bien laplus aftiveou remuante), fes effets font merveilleux & étranges; elle agit non-feulement en fon corps &c fon ame propre, mais encore en celle d'autrui, &C produit effets contraires. Elle fait rougir, palir, trembler, trémouffer, rêver, ce font les moindres & plus doux; elle öte la puiffance Sc 1'ufage des parties génitales, voire loriqu'il en eft plus befoin , & que l'on y eft plus êpre, non-feulement a foi-même , mais a autrui, témoin les liaifons dont le monde eft plein, qui font pour la plupart impreflion de 1'appréhenfion tk de la crainte. Et au contraire fans effort, fans objet & en fonge , elle affouvit les amoureux defirs , fait changer de fexe , témoin Lucius Goffitius, que Pline dit avoir vu être changé de femme en homme le jour de fes noces, & tant d'autres;marqué honteufement, voire tue & avorte le fruit dans le ventre, fait perdre la parole, & la donne a qui ne 1'a jamais eu, comme au fils de Créfus, öte le mouvement, fentiment, refpiration : voila au corps. Elle fait perdre le fens, la  Livre ƒ. 14y Connoiffance , le jugement, fait devenir fol & infenfé, témoin Gallus Vibius, qui pour avoir trop bandé fon efprit a comprendre 1'effence &z les mouvemens de la folie , difloqua & dénoua fon jugement, fi qu'il ne le put remettre; fait deviner les chofes fecrettes & a venir, & caufe les enthoufiafmes, les prédidfions & merveilleufes inventions, & ravit en extafe, réellement tue & fait mourir, témoin celui a qui l'on débanda lesyeux pour lui lire fa gr ace, & fut trouvé roi de mort fur 1'échafaud. Bref c'efl d'elle que vient la plupart des chofes que le vulgaire appelle miracles, vifions, enchantemens. Ce n'efl point le diable ni l'efprit, comme il penfe, mais c'eft 1'effet de 1'imagination ou de celle de 1'agent qui fait telles chofes, ou du patiënt & fpecf ateur qui penfe voir ce qu'il ne voit point. En cette partie fe tient & loge 1'opinion, qui eft vain & léger, crud & imparfait jugement des chofes , tiré & puifé des fens extérieurs, & du bruit commun & vulgaire, s'arrêtant & tenant bon en 1'imagination, & n'arrivant jamais jufqu'a 1'entendement, pour y être examiné, cuit & élaboré, & en être fait raifon; quieft un vrai, entier & folide jugement des chofes, dont elle eft inconftante, incertaine, volage, trompeufe , un trèsmauvais & dangereux guide,& qui fait tête a la raifon, de laquelle elle eft une ombre & image, mais vaine &fauffe; elle eft mere de tous maux, Kij  Ï4§ DE IA SAGESSE, confufïons , défordres ; d'elle viennent touteS paftïons & les troubles, c'eft le guide des fois, des fots, du vulgaire, comme la raifon des Sages &C habiles. Ce n'eft pas la vérité ni le naturel des chofes qui nous remue & agite ainfi l'ame, c'eft 1'opinion, felon un dire ancien; les hommes font tourmentés par les opinions qu'ils ont des chofes, non par les chofes mêmes : opiniong fapius quam n laboramus ; plura funt qua nos terrent quam qua premunt, la vérité &c 1'être des chofes n'entre ni ne loge chez nous de foi-même, de fa propre force & autorité; s'il étoit ainfi , toutes chofes feroient recues de tous, toutes pareilles & de même facon, fauf peu plus, peu moins, tous feroient de même créance; & la vérité qui n'eft jamais qu'une & uniforme, feroit embraffée de tout le monde. Or, il y a fi grande diverfité, voire contrariété d'opinions par le monde , & n'y a chofe aucune de laquelle tous foient généralement d'accord, pas même les fcavans & les mieux nés, qui montre que les chofes entrent en nous par compofition, fe rendent k notre merci & dévotion, &c logent chez nous comme il nous plait, felon 1'humeur & la trempe de notre ame. Ce que je crois, je ne le puis faire croire k mon compagnon; mais qui plus eft, ce que je crois aujourd'hui fi fermement, je ne puis répondre que je le croirai encore ainfi demain, voire il eft certain que je le trouverai Le monde eft mené par opinion.  'L I V K E 1. ffl tc jugerai tout autre & autrement une autrefois, Certes les chofes prennent en nous telle place, tel goüt & couleur, que nous leur en donnons, & telle qu'elle eft la conftitution interne de l'ame, omnia munda mundis timmundaimmundis. Comme les accoutremens nous échauffent non de leur chaleur, mais de la notre qu'ils confervent, comme auffi ils nourriffent la froideur de la neige & de la glacé, nous les échauffbns premiérement de notre chaleur, & puis en récompenfë ils nous confervent la notre. Prefque toutes les opinions que nous avons," nous ne les avons que par autorité, nous croyons, jugeons, agiffons, vivons & mourons a crédit, felon que Tufage public nous apprend; & faifons bien, car nous fommes trop foibles pour juger & choifir de nous mêmes; mais les fages ne font pas ainfi, comme fera dit. CHAPITRE XIX. Volonté. L A volonté eft une grande piece, de trés-grande : importance, & doit l'homme étudier fur-tout a la i bien régler, car d'elle dépend prefque tout fon i état & fon bien; elle feule efl vraiment notre & ten notre puiffance, tout le refle, entendement, i mémoire, imagination nous peut être öté, altéré, itroublé par mille'accidens, & non la volonté, Kiij i. Préérrnnence & importance de 1» volonté , comparaifon d'icelle avec 1'entendiment. t. 1 , C. I } 8c7.  i^O DE l*~a SaGESSE, Secondement, c'eft elle qui entraine Sc emporte l'homme tout entier; qui a donné fa volonté n'eft plus a foi, & n'a plus rien de propre. Tierceir.Lnt, c'eft celle qui nous rend Sc dénomme bons ou méchans, qui nous donne latrempe Sclateinture, comme de tous les biens qui font en l'homme. La prud'hommie eft le premier Sc principal, Sc qui de loin pafte la fcience, 1'habi'eté, auffi faut-il dire que la volonté ou loge ia bonté Sc vertu eft la plus excellente de toutes; & de fait pour entendre & fcavoir les belles, bonnes, Sc honnêtes cholés, ou méchantes & déshonnêtes, l'homme n'eft bon ni méchant, honnête, ni déshonnête; mais les vouloir, &c aimer; 1'entendement a bien d'autres prééminences , car il eft a la volonté comme le mari k la femme, le guide 6c le flambeau au voyageur, mais en celles-ici il cede k la volonté. 5, La vraie différence de ces facultés eft en ce que par 1'entendement les chofes entrent en l'ame, &C elle les recoit, comme portent les mots d'apprendre, concevoir, comprendre, vrais offices d'icelui, y entrent non entieres Sc telles qu'elles font, mais k la proportion, portee Sc capacité de 1'entendement , dont les grandes Sc hautes le raccourciffent Sc abbaiffent aucunement par cette entrée, comme 1'océan n'entre tout entier en la mer méditerranée, mais k la proportion de 1'embouchure du détroit de Gibraltar. Par la volonté au contraire, l'ame fort hors de foi, Sc va fe loger Sc vivre aüleurs  Livre 1. en la chofe aimée, en laquelle elle fe transforme, & en porte le nom, le titre & la livrée, étant appellée vertueufe , fpirltuelle , charnelle, dont s'enfuit que la volonté s'annoblit, aimant les chofes dignes & hautes, s'avilit s'adonnant aux moindres & indignes, comme la femme felon le parti &C mari qu'elle prend. L'expérience nous apprend que trois chofes aiguifent notre volonté , la difficulté, larareté &C 1'abfence, ou bien crainte de perdre la chofe, comme les trois contraires la relachent, 1'aifance, 1'abondance ou fatiété & 1'affiduelle préfence & jouiffance affurée; les trois premiers donnent prix aux chofes, les autres trois engendrent mépris; notre volonté s'aiguife par le contrafte, fe dépite contre le déni. Au rebours, notre appétit méprife & outrepaffe ce qui lui eft en main, pour courir a ce qu'il n'a pas, quod Heet ingratum ejl, quod non licetacriiis urit, voire cela fe voit en toutes fortes de voluptés, omnium rerum voluptas ipfo quo debet fugari periculo , crefcit. Tellement que les deux extrêmités la faute & 1'abondance, le defir &c la jouiffance, nous mettent en même peine; cela fait que les chofes ne font paseftimées juftement comme il faut, & que nul n'eft prophete en fon pays. Comme il faut tnener & réslet fa volonté fe dira L. a,c. 2. ci-apres.  L. 2,c. 6 & 7, L. 3, ès vertus de force & tem pérancc, 7, Diftinflion paftion. V^t 'l> E LA SA&ESSE, ' a, -' g^gjfe ' j'L ... 'MS- Pajjions & ajfections. avertissement. .Zj^ mattere des pajjions de l'efprit efl tres-grande & plantureufe, tient un grand lieu en cette doctrine de fageffe; a les fgayoir bien connoitre & diftinguer, ct qui fe fera maintenant en ce livre ; aux remedes de les brider, rêgir & moderer généraux, c'eft pour le fecond livre ; aux remedes particuliers d'une chacune au troifieme livre ,fuivant la méthode de ce livre mife au préface. Or pour en avoir ici la connoiffance, nous ' en parierons premiérement en général en ce chapitre , puis particuliérement de chacune aux chapitres fuivans. Et nai point vu qui les dépeigne plus nalvement & richement que le Jieur du Vair en fes petits livres moraux defquels je me fuis fort fervi en cette matiere paffionnée. CHAPITRE XX, Des Pajjions en général. Passion eft un mouvement violent de l'ame en fa partie fenfitive, lequel fe fait ou pour fuivre ce que l'ame penfe lui être bon, oupourfuir ce qu'elle penfe lui être mauvais, Mais il eft requis. de bien fcavoir comment fe font ces mouvemens, & comment ils naiffent &  LivreI, 153 s'échauffent en nous, ce que l'on peut repréfenter par divers moyens & comparaifons; premiérement, pour le regard de leur émotion & impétuoiité ; 1'ame qui n'eft qu'une au corps, a plufieurs & très-cK verfes puiffances, felon les Chverfes vaiffeaux oü elle eft retenue, inftrument defquels elle fe fert, & objets qui lui font propofés. Or quand les parties oü elle eft enclofe, ne la retiennent & occupent qu'a proportion de leur capacité, & felon qu'il eft néceffaire pour leur droit ufage, fes effets font doux, benins & bien réglés; mais quand au contraire fes parties prennent plus de mouvement &c de chaleur qu'il ne leur en faut, elles s'alterent & deviennent dommageables , comme les rayons du foleil, qui, vaguant a leur naturelle liberté , échauffent doucement & tiédement, s'ils font recueillis & remis au creux d'un miroir ardent, brülent & confomment ce qu'ils avoient accoutumé de nourrir & vivifier. Au refte elles ont divers degrés en leur force & émotion, & font en ce diftinguées par plus & moins, les médiocres fe laiffent goüter & digérer, s'expriment par paroles & par larmes, les grandes & extrêmes étonnent toute l'ame, 1'accablent & lui empêchent la liberté de fes a&ions ; cure leves loquuntur, ingentes Jlupent. aecondement, pour le regard du vice, dereglement & injuftice qui eft en fes paftions, nous pouvons a peu-près comparer l'homme a une 3. De leur vice & déreglement.  1^4 DE LA SAGESSE, république, & 1'état de l'ame a un Etat royal, auquel le fouverain pour le gouvernement de tant de peuples a des magiftrats, auxquels pour 1'exercice de leurs charges, il donne loix Sc régiemens, fe refervanfla connoiffance des plus grands & importans accidens. De eet ordre dépend la paix Sc profpérité de 1'état; au contraire, files magiftrats qui font comme mitoyens entre le prince Sc lepeuple, fe laiffent tromper par facilité, ou corrompre par faveur, Sc que, fans déférer a leur fouverain & aux loix par lui établies, ils employent leur autorité k 1'exécution des affaires, ils rempliffent tout de défordre Sc confufion. Ainfi en l'homme 1'entendement efl: le fouverain qui a fous " foi une puiffance eflimative & imaginative comme j un magiftrat pour connoitre Sc juger par le rapport des fens de toutes chofes qui fe préfenteront, Sc mouvoir nos affedtions pour 1'exécution. Pour fa conduite Sc réglément en 1'exercice de fa charge, laloi & lumiere de nature lui a étédonnée; Sc puis il a moyen en tout doute de recourir au confeil de fon fupérieur Sc fouverain , 1'entendement; voila Fordre de fon être heureux , mais le malheur eft, que cette puiffance qui eft au-deffous de 1'entendement , Sc au-deffus des fens, k laquelle appartient le premier jugement des chofes, fe laiffe la plupart du temps corrompre ou tromper, dont elle juge mal Sc témérairement, puis elle manie Sc remue nos affections mal a-propos. Si nous  L I V R E 1. 155 remplit de trouble &c d'inquiétude. Ce qui trouble & corrompt cette puiffance, ce font premiérement les fens, lefque.ls ne comprennent pas la vraie & interne nature des chofes, mais feulement !a face 5c forme externe, rapportant a l'ame 1'imaee des chofes, avec quelque recommandation fa\orrbl , & quafi un préjugé de leurs qualités, felon qu'iis les trouvent pLifans &C agréables a leur particulier, &c non utiles & néceffaires au bien univerfel de l'homme. Puis s'y mêle le jugement , fouvent faux & indifcret du vulgaire. De ces deux faux avis tk rapports des fens & du vulgaire , fe forme en l'ame une inconfiderée opinion , que rous prenons des chofes, qu'elles font bonnes ou mauvaifes, utiles ou dommageables, 3 fuivre ou fuir; qui efl certainement une très-dangereufe guide tk. téméraire maitreffe ; car aufïi-töt qu'elle eft concue, fans plus rien déférer au difcours & h 1'entendement, elle s'empare de notre imagination, tk comme dedans une citadelle y tient fort contre la drcite railon, puis elle defcenclen notre cceur, tk remue nos affections avec des mouvemens violens d'efpérance, de crainte, de trifteffe, de plaifir. Bref fait foulever tous les fois tk féditieux de l'ame, qui font les paflions. Je veux encore déclarer la même chofe, par une autre fimihtude de la police militaire. Les fens font fentinelles de l'ame, veillans pour fa confervation, tk meflagers couriers, pour fervir de Opïnïon.  . * Diftinftion «jes paffions felon 1'obiet & 'e fujet. En Ia concupifcible fix , trois de bien 8c trois de mal. Ï$c- 42* CHAPITRE XXIII. De VAvance & fa contraire paffion. Aymer & affeöionner les richefles c'eft avance, non-feulement 1'amour & 1'affecf ion, mais encore toutfoin curieux entour les richefles, fent fonavarice, leur difpenfation même, & la libérahté trop attentivement ordonnée & artifïcielle. Car elles ne valent pas une attention, ni un foin pénible. Le defir des biens & le plaifir k les pofféder n'a racine qu'en 1'opinion, le déréglé defir d'en avoir eft une gangrene en notre ame, qui avec une venimeufe ardeur, confomme nos naturelles affections, pour nous remplir de virulentes humeurs. Si-tót qu'elle s'eft logée en notre cceur31'honnêre r.' Qu'efl-ce!  Folie & mifere de 1'avarice , en cinq points. [68 DB IA S A G B S S El lc naturelle affectionque nous devons a nos pareus k amis , Sc k nous-mêmes, s'enfuit. Tout le refte comparé a notre profit, ne nous femble rien, nous oublions enfin Sc méprifons nous-mêmes notre corps Sc notre efprit, pour ces biens, Sc comme l'on dit, nous vendons notre cheval pour avoir du foin. Avarice efl paffion vilaine Sc lache des fots populaires, qui eftiment les richefles, comme le fouverain bien de l'homme, Sccraignent la pauvreté comme fon plus grand mal, ne fe contentent jamais des moyens néceflaires, qui ne font refufés è perfonne, ils pefent les biens dedans les balances des orfevres, mais nature nous apprend a les mefurer k 1'aune de la néceflité. Mais quelle folie que d'adorer ce que Nature même a mis fous nos pieds, Sc caché fous terre, comme indigne d'être vu, mais qu'il faut fouler Sc méprifer? ce que le feul vice de l'homme a arraché des entrailles de la terre, Sc mis en Iumiere pour s'entretuer, in lucempropter qua pugnaremus cxcutimus: non erubefcimus fumma. apudnos haberi,qua fueruntima terrarum. La Nature femble en la naiffance de 1'or, avcir aucunement préfagé la mifere de ceux qui le devoient aimer: car elle a fait qu'ès terres oü il croit il ne vient ni herbes, ni plantes, ni autre chofe quivaille, comme nous annoncant qu'ès efprits oü le defir de ce métal naitra, il ne demeurera aucune fcintilie d'honneur ni de vertu, Que fe dégrader  Livre 1. 169 jufques-la, que de fervir & demeurer efclave de ce qui nous doit être fujet: apud fapun.Umdivitia.funt in fervitute, apud flultum in imperio. Car 1'avare eft aux richeffes non elles a lui, & il efl dit avoir des biens comme la fievre, laquelle gourmande l'homme, non lui elle. Que d'aimer ce qui n'eft bon , ni ne peut faire l'homme bon , voire eft commun tk en la main des plus méchans du monde , qui pervertiffent fouvent les bonnes mceurs , n'amendant jamais les mauvaifes, fans lefquels tant de fages ont rendu leur vie heureufe, & pour lefquels plufieurs méchans ont eu une mort malheureufe. Brefattacherle vif avec le mort comme faifoit Mezentius, pour le faire languir, & plus cruellement mourir, l'efprit avec 1'ex-. crément tk écume de la terre , & embarraffer fon ame en mille tourmens tk traverfes, qu'amene cette paffion amoureufe des biens, & s'empêcher aux filets tk cordages du malin , comme les appelle 1'Ecriture fainte, qui les décrie fort, les appellant iniques, épines , larron du coeur humain , lacs tk filets du diable, idolatrie, racine de tous maux. Et certes qui verroit auffi-bien la rouille des ennuis qu'engendrent les richeffes dedans les coeurs , comme leur éclat & fplendeur, elles feroient autant haïes , comme elles font aimées. C'efl une autre contraire pafïïon vicieufe de haïr & rejetter les biens tk richeffes, c'eft refufer „ 4- Paffion con» traire i 1'a» yarie e,  tJÓ DE LA S A G E S S E, les moyens de bien faire, Sc pratiquer plufieurs vertus. Qui ne fcait qu'il y a beaucoup plus è faire a bien commander & ufer des richeffes, que de n'en avoir point, fe gouverner bien en 1'abondance , qu'en la pauvreté ? En cette-ci n'y a qu'une efpece de vertu, qui efl: ne ravaller point de courage , mais fe tenir ferme. En 1'abondance y en a plufieurs , tempérance , modération, libéralité, diligence, prudence, &c. La il n'y a qu'a fe garder, ici il y a aufli a fe garder, & puis a agir. Qui fe dépouille des biens, fe décharge de tant de devoirs & de difficultés qu'il y a a bien Sc loyalement fe gouverner aux biens, en leur acquifition, confervation, diftribution, ufage Sc emplois. C'efl: donc fuir la befogne, Sc leur diroit volontiers, vous les quittez, ce n'eft pas qu'ils ne foient utiles, mais c'eft que ne fcavez vous en fervir, Sc en bien ufer; ne pouvoir fouffrir les richefles, c'eft plutot foibleffe d'ame que fageffe , ditSéneque.  Livre 1, CHAPITRE XXIV. De VAmour charnel. C'est une fievre & furieufe paffion que 1'amour charnel, & très-dangereufe a. qui s'y laifie tranfporter, car ou en eft-il? II n'eft plus k foi, fon corps aura mille peines a chercherle plaifir, fon efprit mille gênes a fervir fon defir, le defir croilfant deviendra fureur, comme elle eft naturelle, auffi eft-elle violente 8c commune atous, dont en fon acfion elle égale 8c apparie les fois 8c les fages, les hommes 8t les bêtes; elle abêtit 8c abrutit toute la fageffe, réfolution, prudence, contemplation, 8c toute opération de l'ame. Dela Alexandre connoiffoit qu'il étoit mortel, comme auffi du dormir, car tous deux fuppriment les facultés de l'ame. La Philofophie fe mêle 8c parle librement de toutes chofes, pour en trouver les caufes, les} juger 8c régler, fi fait bien la Théologie, qui eft encore plus pudique &t retenue; pourquoi non, puifque tout eft de fa jurifdiction 8c connoiffance? Le Soleil éclaire fur les fumiers fans en rien tenir ou fentir; s'effaroucher ou s'offenfer des paroles eft preuve de grande foibleffe, ou d'être touché de la maladie. Ceci foit dit pour ce qui fuit 8c autres pareils s'il y en a. Nature d'une part nous i. Elle fort naturelle 8c commune. 2. Pourquoi enteufe.  17* O E IA SAGESSEy pouffe avec violence a cette action, tout le mou; vement du monde-fe réfout & fe rend a eet accouplage de male Sc de femelle, Sc d'autre part nous laifle accufer , cacher, Sc rougir pour icelle , comme infolente, déshonnête. Nous 1'appellons honteufe & les parties qui y fervent honteufes, pourquoi donc tant honteufe puifque tant naturelle, & (fe tenant en fes hornes) fi jufte , légitime, néceflaire; Sc que les bêtes font exemptes de cette honte ? Eft-ce a caufe de la contenance qui femble laide? Pourquoi laide puifque naturelle? Au pleurer , rire, macher,bailler, le vifage fe contrefait encore plus. Pour fervir de bride Sc d'arrêt a une telle violence, pourquoi donc Nature caufe-t-elle violence? Mais c'efl; au contraire, la honte fert d'aiguillon & d'allumette. A caufe que les inflrumens d'icelle fe remuent fans notre confentement, voire contre notre volonté ? Pour cette raifon aufli les bêtes en devroient avoir honte, & tant d'autres chofes fe remuent de foi-mêmes en nous fans notre confentement, qui ne font vitieu-' fes ni honteufes, non-feulement internes & cachées, comme le pouls & mouvement du cosur, arteres, poulmons, les outils Sc parties qui fervent a 1'appétit du manger, boire, décharger le cerveau, le ventre , & font leurs compreflions Sc dilatations outre & fouvent contre notre avis & volonté , témoins les éternuemens , baillemens , fcignées, larmes, hoquets, Si fluxions, qui ne font  L i r r b I. Vfii He notre liberté; l'efprit qui oublie, fefoutient, croït, mécroït, & la volonté même, qui veut fouvent ce que nous voudrions qu'elle ne voulut pas; mais externes & apparentes: le vifage rougit,palit, Llêmit, le corps engraiffe & amaigrit, le poil grifonne, noircit, blanchit, croit, fe hériffe, la peau frémit, fans & contre notre confentement. A caufe qu'en cela fe montre plus au vrai la pauvreté & foiLleffe humaine;li fait-elle au manger, boire, douloir, laffer, fe décharger, mourir, dont l'on n'a pas de honte. Quoi que ce foit, l'a&ion n'eft aucunement en foi & par nature honteufe, elle eft vraiment naturelle, & non la honte, témoin les bêtes; que dis-je les bêtes ? La Nature humaine, dit la Théologie, fe maintenant en fon premier originel état,' n'y eüt fenti aucune honte, comme de fait, d'oü vient la honte que de foibleffe, & la foibleffe que du pêché, n'y ayant rien en nature & de foi honteux. Cette action donc en foi & fimplement prife n'eft point honteufe ni vitieufe, puifque naturelle & corporelle, non plus que les autres pareilles acfions; mais ce qui la fait tant décrier, eft que très-rarement y eft gardé modération , & que pour fe faire valoir & parvenir k fes exploits, elle fait de grands remuemens, fe fert de trés - mauvais moyens, & entraine après, ou bien fait marcher devant grande fuite de maux , tous pires que i'a&ion voluptueuie; les dépens montentplus que En quel fens vitieufe.  1^4 o e la sagesszi le principal, c'eft pêcher comme l'on dit en filet d'or & de pourpre. Et tout cela eft purement humain ,les bêtes qui fuivent la fimple nature, font nettes de tout ce tracas. Mais 1'art humain d'une part en fait un grand guare, guare , plante a la porte la honte pour en dégouter; d'autre part y échauffe & aiguife 1'envie, invente, remue, trouble & renverfe tout pour y arriver (témoin la poéfie, quine rit point, comme en ce fujet, & fes ïnventions font mouffes en toute autre chofe ) & trouve meilleure toute autre entrée que par la porte & légitime voie, & tout autre moyen écarté, que le commun du mariage. Avis & remedes particuliers contre ce vice font au L. 3 , c. 41. 1. Abïme infini de defirs. z. Diftinaion de defirs. CHAPITRE XXV. Defirs, Cupiditès. Il ne nait, & ne s'éleve point tant de flots & d'ondes en la mer, comme de defirs au cceur de l'homme, c'efl un abime, il eft infini, divers, inconftant, confus & irréfolu , fouvent horrible & déteftable, mais ordinairement vain 8c ridicule en fes defirs. Mais avant toute oeuvre, ils font bien k diftinguer. Les uns font naturels, ceux-ci font juftes &C légitimes , font mêmes aux bêtes, font limités &  t I V R E 1. tyj courts, l'on en voit le bout, felon eux perfonne n'eft indigent, de ceux-ci fera parlé ci-après au au long, car ce ne font k vrai dire paffion. Les autres font outre nature , procédans de notre opini&n &c fantaifie, artificiels, fuperflus, que nous pouvons, pour les diftinguer par nom des autres, appeller cupidités. Ceux-ci font purement humaines, les bêtes ne fcavent ce que c'eft, rhomme feul eft déréglé en fes appétirs, ceux-ci n'ont point de bout, font fans fin, ce n'eft que confufion, defideria naturalla finita funt; ex /alfa opinio/ze nafcentia, ubi definant non habent; nullus enim terminus falfo efl; via cuncli aliquid extremum ejl, error immenfus ejl. Dont felon eux perfonne ne peut-être riche & content. C'eft d'eux proprement ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre, & que nous entendons ici en cette matiere des paffions. C'eft pour ceux-ci que l'on fue & travaille, ad fupervacua fudatun, que l'on voyage par mer & par terre, que l'on guerroye, que 1'onfe tue, l'on fe noye, l'on fe trahit, l'on fe perd, dont a été très-bien dit, que cupidité étoit racine de tous maux. Or il advient fouvent (jufte punition) quecherchant d'affouvir fes cupidités, & fe fouler des biens & plaifirs de la fortune, l'on perd & l'on fe privé de ceux de la nature, dont difoit Diogenes k Alexandre après avoir refufé fon argent, que pour tout bien il fe retirat de fon foleil. Naturels néceflaires,L.2,c. 6. Non natureb Séneque.  iy6 D S LA S A G 8 S S É9 CHAPITRE XXVI. Efpoir, Défefpoir. Les defirs & cupidités s'échauffent & redoitblent par 1'efpérance , laquelle allume par fon doux vent nos fois defirs, embrafe en nos efprits un feu d'une épaiffe fumée, qui nous éblouit 1'entendement, & emportant avec foi nos penfées, les tient pendues entre les nues, nous fait fonger en veillant. Tant que nos efpérances durent,nous ne voulons point quitter nos defirs; au contraire quand le défefpoir s'eft logé chez nous, il tourmente tellement notre ame de 1'opinion de ne pouvoir obtenir ce que nous defirons, qu'il faut que tout lui cede, & que pour 1'amour de ce que nous penfons ne pouvoir obtenir, nousperdions même le refte de ce que nous poffédons. Cette paffion eft femblable aux petits enfans, qui par dépit de ce que l'on leur öte un de leurs jouets, jettent les autres dedans le feu; elle fe fache contre foi-même, & exigede foi la peine de fon malheur. Après les paffions qui regardent le bien apparent, venons a celles qui regardent lemal. CHAPITRE XXVII^  L i r r e I. *77 CHAPITRE XXVII. De la Colere. L A cblere eft une folie paffion, qui nous pouffe entiérement hors de nous, & qui cherchant le moyen de repouffer le mal qui nous menace , ou qui nous a déja atteint, fait bouillir le fang en notre cceur, & leve de furieufes vapeurs en notre efprit, qui nous aveuglent, & nous précipitent k tout ce qui peut contenter le defir que nous avons de nous venger. C'eft une courte rage , un chemin k la manie, par fa prompte impétuofité & violemce, elle emporte, &furmonre toute paffion, repentima & univerfa vis ejus ejl. Les caufes qui difpofent a la colere font foibleffe d'efprit, comme nous voyons par expénence les femmes, vieillards, enfans, malades être plus coleres, invalidum omne, natura auerelum ejl -, l'on fe trompe de penfer qu'il y a du courage oh il y a de la violence, les mouvemens violens refTemblentaux efforts des enfans & des vieillards, qui courent quand ils penfent cheminer, il n'y a' rien fi foible qu'un mouvement déréglé, c'eft lkheté & foibleffe que fe colérer. Maladie d'efprit, qui le rend tendre & facile aux coups comme les parties ulcérées au corps, oh la fanté intéreffée s'étonne & bleffe de peu de chofe, nufquam fine querela agra tanguntur; la perte d'un denier, ou /. Partie, M Defcriptioni 2. Scs caufes,  5- Ses Signes. j7g D E LA S AG ESS E, 1'omiffion d'un gain met en colere un avare; un rire, un regard de fa femme courrouce un jaloux. Le luxe, la vaine délicateffe, ou amour particulier, qui rend fhomme chagrin dépitieux, le met en colere, pour peu qu'il lui arrivé mal-a-propos, nuïla res magis iracundiam alk quam luxuria; c'eft amour de petites chofes , d'un verre, d'un chien, d'un oifeau, eft une efpece de folie, qui nous travaille, & nous jette fouvent en colere. Curiofité trop grande, qui nimis inquirit, fiipfum inquietat; c'eft aller quêter, & de gaieté de cceur fe jetter en la colere, fans attendre qu'elle vienne , fapeadnosimvenktfapius nos ad Mam. Légérete a croire le premier venu; mais la principale & for. melle c'eft 1'opinion d'être méprifé, & autrement traité que ne devons, ou de fait ou de parole & contenance, c'eft d'oii les coleres fe prétendent juftifier. Ses fignes 6C lymptomes ïonr ires-incumciLc^, & plus que de toute autre paffion, & fi étranges qu'ils alterent & changent 1'état entier de la perfonne , le transforment & défigurent, ut fit difficile , ut rum magis detcftabiU vitium aut deforme. Les uns font externes, la face rouge & difforme, les yeux enflambés, le regard furieux, 1'oreille fourde, la bouche écumante, le coeur haletant, le pouls fort ému, les veines enflées, la langue bégayante, les dents ferrées , la voix forte & enrouée, le parler précipité, bref elle met tout le corps en feu & en  Livrei. ,7j fievre. Aucuns s'en font rompu les veines, 1'urine leur a été fupprimée, la mort s'en eft enfuivie. Quel doit être 1'état de l'efprit aii-dedans, puifqu'il caufe un tel défordre au-dehors ? La colere du premier coup en chaffe & bannit loin la raifon & le jugement, afin que la place lui demeure toute entiere; puis elle remplit tout de feu , fumée, ténebres, bruit, femblable k celui qui mit le maïtre hors la maifon, puis y mit le feu', & fe brula vif dedans, &c comme un navire qui n'a ni gouvernail, ni patron , ni voiles, ni aviron, qui court fortune a la merci des vagues, vents & tempêtes, au milieu de la mer courroucée. Les effets font grands, fouvent bien miférables & lamentables; la colere, premiérement, nous pouffe è 1'injuftice; car elle fe dépite & s'aiguife par oppoiïrion jufte, & par la connoiffance que l'on a de s'être courroucé mal-a-propos. Celui qui eft ébranlé & courroucé fous une fauffe caufe, fi l'on lui préfente quelque bonne défenfe ou excüfe, il fe dépite contre la vérité & 1'innocence, pertinaciores nos facit miquitas lm, quafi argumentum fit juftl irafccndi, graviter irafi. L'exemple de Pifo fur ce propos eft bien notable, lequel, excellent d'ailleurs en vertu ( cette hiftóire eft affez connue ) ému de colere, en fit mourir trois injuftement, Sc par une trop fubtile accufation 'les rendit coupables pour en avoir trouvé un innocent contre fa première fentence. Elle s'aiguife auffi Mij Ses effets.  ï§0 DE t A S AG S S S E, par le ülence Sc la froideur par oii l'on penfe être dédaigné, Sc foi & fa colere; ce qui eft propre aux femmes, lefquelles fouvent fe courroucent, afin que l'on fe contre - courroucé , Sc redoublent leur colere jufqu'a la rage , quand elles voyent que l'on ne daigne nourrir leur courroux; ainfi fe montre bien la colere être béte fauvage, puifque ni par défenfe ou excufe , ni par non-défenfe , filence , elle ne fe laiffe gagner ni adoucir. Son injuftice eft auffi en ce qu'elle veut être juge Sc partie, qu'elle veut que tous ftnent de fon parti, & s'en prend a tous ceux qui ne lm adherent. Secondement, pour ce qu'elle eft inconfiderée Sc étourdie, elle nous jette Sc précipite en de grands maux, Sc fouvent en ceux-mêmes que nous fuyons ou procurons a autrui, dat panos dhm exigit, ou autres pires. Cette paffion reffemble proprement aux grandes ruines, qui fe rompent fur ce fur quoi elles tombent; elle defire fi violemmentle mal d'autrui, qu'elle ne prend pas garde a éviter le fien; elle nous entrave & nous enlace , nous fait dire & faire chofes indignes, honteufes & méféantes. Finalement, elle nous emporte fi outrément, qu'elle nous fait faire des chofes fcandaleufes Sc irréparables , meurtres , empoifonnement, trahifons , dont après s'enfuivent de grands repentirs ; témoin Alexandre le grand, dont difoitPytagoras, que la fin de la colere étoit le commencement du repentir.  Livre i: ,gr Cette paffion fe paït en foi , fe flatte & fe chatouiile , voulant perfuader qu'elle a raifon, qu'elle eft jufte, s'excufant fur la malice & indifcrétion d'autrui; mais 1'injuftice d'autrui ne la fcauroit rendre jufte, ni le dommage que nous recevons d'autrui, nous la rendre utile; elle eft trop étourdie pour rien faire de bien; elle veut guérir le mal, parle mal, donner a la colere la correftion de 1'oftenfe , feroit corriger le vice par foi-même. La raifon qui doit commander en nous ne veut point de ces officiers-lè, qui font de leur tête fans attendre fon ordonnance, elle veut tout faire par compas comme la nature, & pour ce la violence ne lui eft pas propre. Mais quoi direzvous, la vertu verra-t-elle 1'infolence du vice fans fe dépiter ? aura-t-elle fi peu de liberté, qu'elle n'ofe fe courroucer contre les méchans ? La vertu ne veut point de liberté indécente, il ne faut pas qu'elle totirne fon courage contre foi, ni que le mal d'autrui la puiffe troubler; le fage doit aufli bien fupporter les vices des méchans fans colere, que leur profpérité fans envie. II faut qu'il endure les indifcrétions des téméraires, avec la même patience que le Médecin fait les injures du phrénétique; il n'y a pas plus grande fagefle ni plus utile au monde, que d'endurer la folie d'autrui, ear autrement il nous arrivé que pour ne la vouloir pas endurer, nous la faifons notre. Ceci qui a été dit fi au long de la colere, convient aufli aux Miij  igl D E l*A S A G E S S E , paffions fuivantes, haine, envie, vengeance, qui font coleres formées. Avis & remedes particuliers contre ce mal, font L-3 >c- 3>- CHAPITRE XXVIII. Haine. Haine eft une étrange paffion qui nous trouble étrangement & fans raifon, & qui a-t-il au monde qui nous tourmente plus que cela ? Par cette paffion nous mettons en la puiffance de ce que nous haïffons, de nous affliger & vexer; la vue nous en émeut les fens, la fouvenance nous en agite 1 eiprit, & veillans & dormans. Nous nous le repréfentons avec tm dépit & grincement de dents, qui nous met hors de nous, & nous déchire le coeur, & par ce moyen recevons en nous-mêmes la peine du mal que nous voulons a autrui : celui qui haiteft patiënt, le haï eft agent, au rebours du fon des mots; le haineur eft en tourment, le haï eft h fon aife. Mais que haïffons-nous ? les hommes , les affaires ? Certes nous ne haïffons rien de ce que nous devons ; car s'il y a quelque chofe a haïr en ce monde, c'eft la haine même , & femblables paffions contraires h ce qui doit commander en nous; il n'y a au monde que cela de mal pour nous. Avis particuliers contrt ce mal, font L. 3, c. $Z.  CHAPITRE XXIX. Envie. Envie eft fceur germaine de la haine, miférable paffion & bete farouche, qui paffe en tourment toutes les gênes; c'eft un regret du bien que les autres poffedent, qui nous rongent fort le cceur, elle tourne le bien d'autrui en notre mal: comment nous doit-elle tourmenter, puifque & le bien & le mal y contribue ? Pendant que les envieux regardent de traversies biens d'autrui, ils laiffent gater le leur, & en perdent le plaifir. Avis & remedes particuliers contre ct mal, font L-3i'- 33- CHAPITRE XXX. Jaloufie. Jalousie eft paffion prefque toute femblable & de nature & d'effet k 1'envie , finon qu'il femble que par 1'envie, nous ne confidérons le bien qu'en ce qu'il eft arrivé a un autre, & que nous le defirons pour nous, &c la jaloufie eft de notre bien propre, auquel nous craignons qu'un autre participe. Jaloufie eft maladie d'ame foible, fotte & inepte, maladie terrible & tyrannique, elle s'infmuefous  ï#4 d e la Sagksse^ titre d'amitié; mais après être en pofTeffion, fut* les mêmes fondemens de bienveillance, elle batit une haine capitale; la vertu, la fanté, le mérite, la réputation font les boute-feu de cette rage. C'eft auffi un hel qui corrompt tout le miel de notre vie ; elle fe mêle ordinairement ès plus douces &C plaifantes actions , lefquelles elle rend fi aigres & ameres que rien plus; elle change 1'amour en haine , le refpecf en dédain, 1'affurance en défiance ; elle engendre une curiofité pernicieufe de fe vouloir éclaircir de fon mal, auquel il n'y a point de remede qui ne 1'empire & ne 1'engrege : car ce n'efl que le publier, arracher de 1'ombre &c du doute, pour le mettre en lumiere & le trompetter par-tout, & étendre fon malheur jufques a fes enfans. Avis & remedes particuliers contre ce mal, font L. 3,c. j5. CHAPITRE XXXI. Vengeance. Le defir de vengeance eft premiérement paffion lache & efféminée, d'ame foible & baffe, preffée, & foulée, témoin que les plus foibles ames font les plus vindicatives & malicieufes, comme des femmes & enfans, les fortes &£ généreufes n'en fentent gueres, la méprifent & dédaignent, ou  Livre I. i§y pour ce que 1'injure ne les touche pas, ou pour ce que Finjuriant n'eft digrte qu'on s'en remue, l'on fe fent beaucoup au-deffus de tout cela, indignus Cafaris ira, les grêles, tonnerres Sc tempêtes, & tout le bruit qui fe fait en Fair, ne trouble ni ne touche les corps fupérieurs Sc céleftes , mais feulement les inférieurs & caduques, ainfi les indifcrétions & pétulance des fois ne heurtent point les grandes & hautes ames; tous les grands, Alexandre, Céfar, Epaminondas, Scipion ont été fi éloignés de vengeance, qu'au contraire ils ont bien fait a leurs ennemis. Secondement, elle eft cuifante Sc mordante, comme un ver qui ronge le cceur de ceux qui en font infectés, les agite de jour, les réveille de nuit. Elle eft aufli pleine d'injuftice, car elle tourmente 1'innocent, Sc ajoute affliaion; c'eft k faire a celui qui a fait 1'offenfe de fentir le mal tk la peine que donne au cceur le defir de vengeance, & 1'offenfé s'en va charger, comme s'il n'avoit pas affez de mal de 1'injure ja recue, tellement que fouvent tk ordinairement, cependant que cetteci fe tourmente a chercher les moyens de la vengeance , celui qui a fait 1'offenfe rit & fe donne du bon temps; mais elle eft bien plus injufte encore aux moyens de fon exécution, laquelle fouvent fe fait par trahifons Sc vilains artifices. Finalement 1'exécution, outre qu'elle eft pénible, elle eft très^dangereufe; car 1'expérience nous  iSfS DE LA SAGESSE; apprend, que celui qui cherche a fe venger, il ne fait pas ce qu'il veut, & fon coup ne porte pas , mais ordinairement il advient ce qu'il ne veut pas, & penfant crever un ceil a fon ennemi, il fe creve tous les deux, le voila en crainte de la juftice, & des amis de fa partie, en peine de fe caclier &C fuir de lieu en autre. Au refle tuer & achever fon ennemi, ne peut être vengeance , mais pure eruauté, qui vient dè couardife & de crainte; fe venger c'eft le battre le faire bouquer & non pas 1'achever; le tuant l'on ne lui fait pas reffentir fon courroux, qui eft la fin de la vengeance. Voila pourquoi l'on ft attaque pas une pierre, une béte , car elles font incapables de goüter notre revanche. En la vraie vengeance il faut que le vengeur y foit pour en recevoir du plaifir , & le vengé pour fentir & fouffrir du déplaifir & de la repentance. Etant tué il ne s'en peut repentir, voire il efl a 1'abri de tout mal, ou au rebours le vengeur eft fouvent en peine & en crainte. Tuer donc eft témoignage de couardife & de crainte, que 1'offenfé fe reffentant du plaifir nous recherche de pareille; l'on s'en veut défaire du tout, & ainfi c'efl quitter la fin de la vengeance , & bleffer fa réputation, c'efl un tour de précaution & non de courage , c'efl y procéder furement & non honorablement, qui occidit longè, non ulcifcitur nu gloriam affequitur. Avis & remedes particuliers contre ce vice font au  Livre i. 187 CHAPITRE XXXII. Cruauti. C'est un vilain Sc déteftable vice que la eruauté 81 contre nature, dont auffi eft-il appellé inhumanité. La eruauté vient & eft fille de couardife, la vaillance feulement contre la réfiftance, Sc s'arrête voyant 1'ennemi a fa merci: Romana virius parecre fubjectis, debellare fuperbos, la lacheté ne pouvant être de ce röle, pour dire qu'elle en eft, prend pour fa part le fang Sc le malfacre : les meurtres des vicfoiress'exercent ordinairement parle peuple Sc officiers du bagage. Les cruels, apres Sc malicieux font laches Sc poltrons : les Tyrans font fanguinaires, paree qu'ils craignent, Sc ne peuvent s'affurer qu'en exterminant ceux qui les peuvent offenfer, dont ils s'attaquent a tous jufques aux femmes , car ils craignent tous, c&ncla ferit diim cuncla timet: les chiens couards mordent Sc déchirent dans la maifon les peaux des bêtes fauvages, qu'ils n'ont ofé attaquer aux champs. Qui rend les guerres civiles Sr popuïaires fi ciuelles, finon que c'eft la canaille Si la üe du peuple qui les mene ? L'Empereur Maurice averti qu'un foldat Phocas le devoit tuer 3 s'enquit qui il étoit Sc de quel na- 1. 2. Lache & couarde.  j88 DE LA S A C E S S E, turel, & lui ayant éte dit par ion gendre Philippes, qu'il étoit lache &C couard, il conclut qu'il étoït meurtrier & cruel. Elle vient auffi de malignité interne d'ame, qui fe plaït & délecfe au mal d'autrui , monftres, comme Caligula. i. Defcription. CHAPITRE XXXII L Trijïe/e. Tristesse eft une langueur d'efprit, & un déeouragement engendré par 1'opinion que nous fommes affligés de grands maux : c'eft une dangéreufe ennemie de notre repos, qui flétrit incontinent notre ame, fi nous n'y prenons garde, & nous öte 1'ufage du difcours & le moyen de pourvoir k nos affaires, & avec le temps enrouille &C moifit l'ame, abatardit tout l'homme, endort & affoupit fa vertu, lorfqu'il fe faudroit éveiller pour s'oppofer au mal, qui le mene & le preffe. Mais il faudroit découvrir la laideur Sc folie, &C les pernicieux effets, voire 1'injuftice qui eft en cette paffion couarde, baffe & lache, afin d'apprendre k la haïr & fuir de toute fa puiffance, comme très-indigne des fages, felon la doctrine des Stoiciens. Ce qui n'eft pas du tout tant aifé k faire, car elle s'excufe &c fe couvre de belles couletirs de nature, piété, bonté, voire la plupart du  Livre I 185, monde tache a 1'honorcr Sc favorifer, Ils en habillent la fageffe, la vertu, la confcience. Or premiérement tant s'en faut qu'elle foit naturelle , comme elle veut faire croire, qu'elle efl partie formelle & ennemie de la nature, ce qui efl aifé a montrer. Quant aux trifteffés cérémonieufes & deuils publics tant affedfés Sc pratiqués par les anciens, & encore a préfent prefque partout, quelle plus grande impofture & plusvilaine happelourdepourroit-on trouver partoutailleurs? combien de feintes Sc mines contrefaites Sc artificielles, avec coüt & dépenfe, & en ceux-la a qui le fait touche & qui jouent le jeu, 8c aux autres qui s'en approchent Sr font les officieux ? Mais encore pour accroïtre la fourbe on loue des gens pour venir pleurer Sc jetter des cris & plaintes, qui font au feu de tous toutes feintes 8c extorquées avec argent, larmes qui ne font jettées que pour être vues, Sc tariffent fi-töt qu'elles ne font plus regardées , ou efl-ce que nature apprend cela ? Mais qu'eft-ce que nature abhorre 8c condamne plus? c'eft 1'opinion (mere nourrice, comme dit eft, de la plupart des paffions) tyrannique, fauffé tk populaire, qui enfeigne qu'il faut pleurer en tel cas. Et fi l'on ne peut trouver des larmes 81 triftes mines chez foi, il en faut acheter a beaux deniers comptans chez autrui, tellement que pour bien fatisfaire a cette opinion, faut entrer en grande dépenfe, de laquelle nature, fi nous la voulions 2. Non naturels. Dueils publics.  i9o DELASAGESSE, croire, nous déchargeroit volontiers. Eft-ce pas volontairement & tout publiquement trahir la raifon , forcer & corrompre la nature, proftituer fa virilité, &fe moquer du monde & de foi-même, pour s'affervir au vulgaire , qui ne produit qiferreur, & n'eftime rien qui ne foit fardé & déguifé? Les autres trifteffés particulieres ne font non plus de la nature, comme il femble k plufieurs, car fi elles procédoient de la nature, elles feroient communes a tous hommes, & les toucheroient k peu prés tous également : or nous voyons que les mêmes chofes qui attriftent les uns, réjouiffent les autres, qu'une Province & une perfonne rit de ce dont 1'autre pleure : que ceux qui font prés des autres qui fe lamentent, les exhortent k fe réfoudre & quitter leurs larmes. Ecoutez la plupart de ceux qui fe tourmentent, quand vous avez parlé a eux, ou qu'eux-mêmes ont pris le loifir de difcourir fur leurs paffions, ils confeffent que c'eft folie que de s'attrifler ainfi, & louerorït ceux qui en leurs adverfités auront fait tête k la fortune , & oppofé un courage male & généreux k leurs afflictions. Et il efl certain que les hommes n'accommodent pas leur deuil k leur douleur, mais k 1'opinion de ceux avec lefquels ils vivent; & fi l'on y regarde bien, l'on remarquera que c'efl 1'opinion,qui pour nous ennuyer, nous repréfente les chofes qui nous tourmentent, ou plutöt qu'elles ne doivent, mais  Livrei. 19) par anticipation, crainte & appréhenfion de 1'ave^ nir, ou plus qu'elles ne doivent. Mais elle eft bien contre nature, puifqu'elle enlaidit & efface tout ce que nature a mis en nous de beau & d'aimable, qui fe font k la force de cette paffion, comme la beauté d'une perle fe diftbut dedans le vinaigre; c'eft pitié lors de nous voir, nous en allons la tête baiffée, les yeux fichés en terre , bouche fans parole, les membres fans mouvement , les yeux ne nous fervent que pour pleurer , & diriez que nous ne fommes rien que des flatues fuantes, & comme Niobe, que les Poétes difent avoir été convertie en pierre, par force de pleurer. Or elle n'eft pas feulement contraire Sz ennemie de nature, mais elle s'attaque encore k Dieu, car qu'eft-elle autre chofe qu'une plainte téméraire & outrageufe contre le Seigneur de 1'univers, & Ia loi commune du monde, qui porte que toutes .chofes qui font fous le ciel de la lune font muables & périffables ? Si nous fcavons cette loi, pourquoi nous tourmentons-nous? fi nous ne la fcavons, de quoi nous plaignons-nous ; finon de notre ignorance de ne fcavoir ce que Nature a écrit par tous les coins du monde ? Nous fommes ici non pour donner la loi, mais pour la recevoir, &c fuivre ce que nous y trouvons établi , & nous tourmentant au contraire, ne fert qu'a nous donner doublé peine, Contre nature. Injufte & impie.  Pernicieufe. .( j 6. Externement. Mefféanc* efféminée. c,i de la Sagesse; Après tout cela, elle eft très-pernicieufe & lommageable a l'homme, & d'autant plus danjereufe, qu'elle nuit fous couleur de profiter, fous .in faux femblant de nous fecourir, elle nous affenfe, de nous tirer le fer de la plaie, 1'enfonce jufques au cceur; & fes coups font d'autant plus difficiles a parer, & fes entreprifes a rompre, que c'eft un ennemi domeftique, nourri &C élevé chez nous, que nous avons même engendré pour notre peine. Au-dehors, par fa difformité & contenance nouvelle, toute altérée & contrefaite, elle déshonore & infame l'homme ; prenez garde quand elle entre chez nous, elle nous remplit de honte, tellement que n'ofons nous montrer en public, voire même en particulier a nos anus depuis que nous fommes une fois faiiis de cette paffion, nous ne cherchons que quelque coin , pour nous accroupir & muffer de la vue des hommes. Qu'eftce a dire cela ? finon qu'elle fe condamne foimême , & reconnoit combien elle eft indecente, ne diriez-vous pas que c'eft quelque femme ftir-! prifeen débauche, qui fe cache & craint d'être reconnue? Après regardez fes vêtemens & fes habits de deuil, étranges & efféminés, qui mon* trent que latrifteffe öte tout ce qu'il y a de male & généreux , & nous donne toutes les conte^ nances &c infirmités des femmes. Auffi les Thraces habilloient en femmes les hommes qui étoient en deuil;  LivreI. duiel; & dit quelqu'un, que la triiteiFe rend les hommes Eunuques; les loix Romaines premières, plus males & généreufes , défendoient ces efféminées lamentations, trouvant horrible de fe dénaturerde cette facon, & faire chofe contraire a. la virilité, permettant feulement ces premières larmes, qui fortent de la première pointe, d'une fraïche & récente douleur, qui peuvent même tomber des yeux des Philofophes, qui gardent avec 1'humanité ladignité, qui peuvent tomber des yeux, fans que la vertu tombe du cceur. Or;, non-feulement elle fane le vifage , change & déguife déshonnêtement l'homme au-dehors, mais pénétrant jufques k la moëlle des os, trijlkla cxficcat ofa, flétrit auffi l'ame, trouble fon repos, rend l'homme inepte aux chofes bonnes & dignes d'honneur, lui ötantlegout, 1'envie & la difpofition k faire chofe qui vaille, & pour foi & pour autrui, & non-feulement k faire le bien, mais encore a le recevoir. Car mêmes les bonnes fortunes qui lui arrivent lui déplaifent, tout s'aigrit en fon efprit, comme les viandes en 1'eftomac débauché; bref enfielle notre vie, & empoifonne toutes nos aófions. Elle a fes degrés, la grande & extréme, ou bien qui n'eft pas du tout telle de foi, mais qui eft arrivée fubitement par furprife & chaude alarme, faifit tranfit, rend perclus de mouvement &c fentiment, /. Partit, ]sr 7- Interneisenr» 8. Diftinctic».  j94 VELA S A G E S S E, comme une pierre, a 1'inftar de cette miférable mere Niobe. Diriguit vifu in medio, calor ojfa reliquit, Labitur, & longo vix tandem temport fatur. Dont le Peintre repréfentant diverfement, & par degrés le deuil des parens & amis d'Iphigénie en fon facrifice, quand ce vient au pere, il le peignit le vifage couvert, comme ne pouvant 1'art fuffifamment exprimer ce dernier degré de deuil; voire quelquefois tue tout-a-fait; la médiocre ou bien la plus grande, mais qui par quelque laps de temps s'efl relachée,s'exprime par larmes, fanglots, foupirs, plaintes. Cum leves loquuntur, ingtntes jlupent. Avis & remedes particuliers contre ce mal feront L-3,c. 29. 1. Foible ik in CHAPITRE XXXIV. Compafjion. Nous foupirons avec les affligés, compatiffons a leur mal, ou paree que par un fecret confentement nous participons au mal les uns des autres, ou bien que nous craignons en nous-mêmes, ce qui arrivé aux autres. Or c'eft paffion d'ame foible, c'eft une fotte & feminine pitié, qui vient de molleffe & foibleffe d'ame émue & troublée, elle loge volontiers aux  Livrei. ,9j femmes, enfans, aux ames cruelles & malicieufes (qui font par conféquent laches & couardes, comme a été dit en la eruauté) qui ont pitié des méchans qui fouten peine, dont elle produit des effets injuftes, ne regardent qu'a la fortune, état & condition préfente, Sc non au fonds 5c mérite de la caufe. Avis particuliers contre ce mal, font L. j, c. jo. CHAPITRE XXXV. Crainte. i. Defcriptioji. 2. Sa malice & tyrannje. La crainte efl 1'appréhenfïon du mal k venir, laquelle nous tient perpétuellement en cervelle' 6c devance les maux dont la fortune nous menace! C'efl une paffion fauffe 6c malicieufe, 6c ne peut rien fur nous qu'en nous trompant tk féduifant; elle fe fert de 1'avenir, oh nous ne voyons goutte, Sc nous jette la-dedans comme dedans un lieu obfeur, ainfi que les larrons font la nuit, afin d'entreprendre fans être reconnus, Sc donner quelque grand effroi avec peu de fujet, Sc la elle nous tourmente avec des mafques de maux, comme l'on fait des Fées aux petits enfans, maux qui n'ont qu'une fimple apparence, 6c n'ont rien en foi pour nous nuire , Sc ne font maux que pour ce que nous les penfons tels. C'eft la feule appréhenfion que nous en avons, qui nous rend mal ce qui ne N ij  ï96 DE LA S A G E S S E, 1'eft pas, & tire de notre bien même du mal pour nous en affliger. Combien en voyons nous tous les jours, qui crainte de devenir miférables, le font devenus tout-a-fait, & ont tourné leurs vaines peurs en certaines miferes? Combien qui ont perdu leurs amis pour s'en défier, combien de malades de peur de 1'être ? Tel a tellement appréhendé que fa femme lui fauffoit la foi, qu'il en eft féché de langueur; tel a tellement appréhendé la pauvreté, qu'il en eft tombé malade. Brefil y en a qui meurent de la peur qu'ils ont de mourir; & ainfi peut-on dire de tout ce que nous craignons, ou de la plupart, la crainte ne fert qu'a nous faire trouver ce que nous fuyons. Certes la crainte eft de tous maux Ie plus grand & le plus facheux; car les autres maux ne font maux que tant qu'ils font, & la peine n'en dure que tant que dure la caufe; mais la crainte eft de ce qui eft, & de ce qui n'eft point, & de ce qui par aventure ne fera jamais, voire quelquefois de ce qui ne peut du tout être. Voila donc une paflion ingénieufement malicieufe &C tyrannique, qui tire d'un mal imaginaire des vraies & bien poignantes douleurs, & puis fort ambitieufe de courir au-devant des maux, & les devancer par penfée & opinion. La crainte non-feulement nous remplit de maux, & fouvent a faufles enfeignes, mais encore elle gate tout le bien que nous avons, &C tout le plaifir de la vie, ennemie de notre repos; il n'y peut  Livrei. i97 avoir de plaifir de jouir du bien que l'on craint de perdre, la vie ne peut être plaifartte fi l'on craint de mourir, le bien, difoit un ancien, ne peut apporter plaifir, finon celui k la perte duquel l'on eft préparé. C'efl; aufli une étrange paffion indifcrette Sc inconfidérée , elle vient auffi fouvent de faute de cceur, elle vient des dangers, Sc fouvent elle nous jette dedans les dangers. Car elle engendre une faim inconfidérée d'en fortir, & ainfi nous étonne, trouble Sc empêche de tenir 1'ordre qu'il faut pour en fortir, elle apporte un trouble violent, par lequel l'ame effrayée fe retire en foi-même, & fe débat pour ne voir le moyen d'éviter le danger qui fe préfente. Outre le grand découragement qu'elle apporte, elle nous faifit d'un tel étonnement, que .nous en perdons le jugement, Sc ne fe trouve plus de difcours en nous, nous fait fuir fans qti'aucun nous pourfuive, voire fouvent nos amis Sc le fecours, adeb pavor etiam auxilia formldat. II y en a qui en font venus infenfés, voire même les fens n'ont plus leur ufage, nous avons les yeux ouverts Sc n'en voyons pas, on parle k nous & nous n'écoutons pas, nous vculons fuir & ne pouvons marcher. La médiocre nous donne des ailes aux talons, la plus grande nous cloue les pieds Sc les entrave. Ainfi la peur renverfe & corrompt l'homme entier, 8c l'efprit, pavor fapUntiam omnem mihi ex anim» N iij i. :rction.  Luc II. ï. ï)e l'e(tiraatioii «'c valeur de ia vie. ,C,g DE LA SAGESSE; expetlorat, & le corps, obftupui, feteruntque coma , vox faucibus hcefit. Quelquefois tout-a-coup pour fon fervice, ellefe jette au défefpoir, nous remet a la vaillance , comme la légion Romaine fous le Conful Semptonius contre Annibal. II y a bien des peurs & frayeurs fans aucune caufe apparente, & comme d'une impulfion célefte, qu'ils appellent terreurs paniques; Terrores de ccelo, arefcentibus hominibus pmtimore, telle qu'advint une fois en la ville de Carthage : des peuples & des armées entieres en font quelquefois frappées. Avis & remedes particuliers contre ce mal, font L.3ic. z8. Qtiatrieme confidirdtion de C homme, qui eft par fa vie. CHAPITRE XXXVI. Efdmation , briêvetê, defcription de la vie humaine, & fes parties. C'est un premier & grand point de fageffe de fcavoir bien juftement eftimer la vie, la tenir & conlèrver,la perdre ou quitter, la garder & conduire, autant ÖC comme il faut; il n'y a peut-être chofe en quoi l'on faille plus, & oii l'on foit plus empêché. Le vulgaire fot, imperit 1'eftime un fouverain bien, & lapréferea toutes chofes, jufqu'a la raeheter tk 1'allonger de quelque délai, a toutes  LivreI. x^ les conditions que l'on voudra, penfant qu'elle ne fcauroit être trop cherement achetée; car c'eft; tout, c'eft fon mot, vita nihil carius, il eftime Sr aime la vie pour 1'amour d'elle-même , il ne vit que pour vivre. Ce n'eft merveille s'il faut en tout le refle, & s'il efl tout confit en erreurs, puifque dès 1'entrée & en ce premier point fondamentaljilfemécompte fi lourdement. Elle pourroit bien aufli être 'trop peu eftimée, par infufïïfance ou orgueilleufe méconnoiffance; car tombant en bonnes 8c fages mains, elle peut-être inftrument très-utile a foi & k autrui. Et ne puis être de eet avis pris tout fimplement, qui dit qu'il efttrès-bon de n'être point, 8c que la meilleure vie efl la plus courte, optimum non nafci aut quam citiffimh aboleri. Et n'eft affez ni fagement dit, quel mal, 8c qu'importe quand je n'euffe jamais été ? On lui peut répliquer oii feroit le bien qui en efl venu, 8c n'étant avenu, ne fut-ce pas été mal ? C'efl efpece de mal que faute de bien, quel qu'il foit encore, que non néceffaire; cesextrêmités font trop extrêmes 8c vicieufes, bien qu'inégalement; mais femble-t-il bien vrai ce qu'a dit un Sage, que la vie efl un tel bien que perfonne n'en voudroit, fi l'on étoit bien averti que c'efl avant la prendre. Vitam nemo acciperet,Jï dareturfcientibus. Bien va que l'on y eft dedans, avant qu'en voir 1'entrée, l'on y eft porté tout aveugleté; or fe trouvant dedans,les uns s'y accoquinent fi fort,  D? ceci voyez c. 11: du L 2. 2. De la Ion gueur&brié vete de li vie. ÏOO DE LA SAGESSB, qu'a quelque prix que ce foit, ils n'en veulent pas fortir,les autres ne font que gronder & fe dépiter; mais les Sages voyant que c'eft un marché qui eft fait fans eux ( car l'on ne vit, ni l'on ne meurt pas, quand, ni comme l'on veut) que bien qu'il foit rude & dur, ce n'eft toutefois pour toujours, fans regimber & rien troubler, s'y accommodent comme ils peuvent, & s'y conduifent tout doucement, faifans de néceffité vertu, qui efl le trait de fageffe & habileté, & ce faifant, vivent autant qu'ils doivent, &c non pas tant qu'ils peuvent, comme les fots. Car il y a temps de vivre & temps de mourir; & un bon mourir vaut mieux qu'un mal vivre, & vit le Sage tant que le vivre vaut mieux que mourir; laplus longue vie n'eft pas toujours la meilleure. Tous fe plaignent fort de la briéveté de la vie humaine, non-feulement le fimple populaire, qui 'n'en voudroit jamais fortir, mais encore qui eft plus étrange, les grands & fages en font le principal chef de leurs plaintes. A vrai dire la plus grande partie d'icelle étant divertie & employée aiileurs, il ne refte quafi rien pour elle, le temps de 1'enfance, vieillefle, dormir, maladies d'efprit ou de corps, & tant d'autre inutile & impuiflant a faire chofe qui vaille, étant défalqué & rabattu , le refte eft peu; toutefois fans y oppofer 1'opinion contraire , qui tient la briéveté de la vie pour un très-grand^-bien & don de natura, il femble  Livre 1. ioi crue cette plainte n'a guere de juftice ni de raifon, & vient plutöt de malice. Que ferviroit une plus longue vie ? pour fimplement vivre, refpirer , manger , boire, voir ce monde ? que faut-il tant de temps ? Nous avons tout vu, feu, goüté en peu de temps, le fcachant, le vouloir toujours ou fi longtemps pratiquer & toujours recommencer, k quoi eft bon cela ? Qui ne fe fouleroit de faire toujours une même chofe ? s'il n'eft facheux, pour le moins eft-il fuperflu; c'eft un cercle roulant oii les mêmes chofes ne font que reculer & s'approcher, c'eft toujours recommencer & relire même ouvrage, pour y apprendre & profiter davantage, & parvenir a plus ample connoiflance & vertu ? O les bonnes gens que nous fommes! qui ne nous connoitroit, nous ménageons très-mal ce que l'on nous baille, & en perdons la plupart, 1'employant non-feulement k vanité & inutilité, mais a malice & au vice, & puis nous allons crier & nous plaindre, que l'on ne nous en baille pas aflez. Et puis que fert ce tant grand amas de fcience & d'expérience, puifqu'il en faut enfin déloger, & délogeant, tout-a-coup oublier & perdre tout, ou bien mieux & autrement fcavoir tout? Mais dis-tu, il y a des animaux qui triplent & quadruplent la vie de l'homme, je laifle les fables qui font en cela, mais foit ainfi, aufli y en a-t-il, & en plus grand nombre, qui n'en approchent pas, & ne vivent Je quart de l'homme, 6c peu y en a-t-il qui arrivent  Chap. S. %0% DE LA SAGESSE; k fon terme. Par quel droit, raifon, ou privilege faut-il que l'homme viveplus long-temps que tous? pource qu'il emploie mieux & a chofes plus hautes & plus dignes fa vie ? Par cette raifon il doit moins vivre que tous, il n'y a point de pareil a l'homme, k malemployer fa vie, en méchanceté, ingratitude, diffolution, intempérance & tout déreglement de moeurs, comme a été dit & montré cideffus en la comparaifon de lui avec les bêtes, tellement que comme je demandois tantöt k quoi ferviroit une plus longue vie, maintenant je dis, & quels maux au monde fi la vie de l'homme étoit fort longue ? Que n'entreprendroit-il, puifque la briéveté qui lui coupe le chemin & lui rompt le dé, comme l'on dit, & 1'incertitude d'icelle qui öte tout courage, ne le peut arrêter, vivant comme s'il avoit toujours k vivre ? II craint bien d'une part, fe fentant mortel, mais il ne fe Ssneque. peut tenir de convoiter, efperer, entreprendre, comme s'il étoit immortel. Tanquamfempervicluti vivitis, nunquam vobls fragilitas vefira. fuccnrrit; omnia tanquam mortales timetis, tamquam immortaks concupifcitls. Et puis qu'a befoin Nature de toutes ces belles & grandes entreprifes & occupations, pour lefquelles tu penfes t'appartenir une plus longue vie qu'a tous animaux ? II n'y a donc point de fujet k l'homme de fe plaindre, mais bien de fe courroucer contre lui; nous avons affez de vie, mais nous n'en fommes pas bons ménagers ,  Livre 1. aojl élle n'eft pas courte, mais nous la faifons; nous n'en fommes pas nécefliteux, mais prodigues, non inopes vim (edprodigi. Nous la perdons, diftipons, Sc en faifons marché, comme de chofe de néant Sc qui regorge, nous tombons tous en 1'une de ces trois fautes, 1'employer mal , 1'employer a rien , 1'employer en vain , magna vim pats elabitur mala agentibus, maxima nihil agentibus , tota aliud agentibus. Perfonne n'étudie a vivre, l'on s'occupe plutöt a toute autre chofe, l'on ne fcauroit rien bien faire par acquit, fans foin Sr attention. Les autres réfervent a vivre jufqu'a ce qu'ils ne puiflent plus vivre, k jouir de la vie, alors qu'il n'y aura plus que la lie Sc le mare, quelle folie Sc mifere ? Voire y en a qui ont plutöt achevé que commencé a vivre, Sc s'en vont fans y avoir bien penfé, quidam vivere incipiuntciim dejinendum, quidam ante dejiverunt quam inciperent, inter ccetera mala hoe quoquehabetftultitia9 femper incipit vivere. Seneque. Voyez 1. ]< :. 3. La vie préfente' n'eft qu'une entree Sc iftue de comédie, un flux perpétuel d'erreurs, une tiflure d'aventures, une fuite de miferes diverfes enchainées de tous cötés, il n'y a que mal qui coule, que mal qui fe prépare, Sc le mal poufle le mal, comme la vague poufle 1'autre, la peine eft toujours préfente, Sc 1'ombre de bien nous decoit, la bêtife Sc 1'aveuglement poffede le commencementde la vie, le milieu eft tout en peine Sc travail, la fin en douleur, mais toute entiere en erreur. 5- Defcription de Ia vie humaine.  4- Comparaifon «Ma jeuneffe a,la vieillefle. Ï04 DE LA SAGESSE, La vie humaine a fes incommodités & miferes J communes, ordinaires & perpétuelles; elle en a auffi de particulieres &c diftindfes, felon que fes parties, ages & faifons font différentes, enfance , jeunefle, virilité, vieillefle, chacune a fes propres & particulieres tares. La plupart du monde parle plus honorablement & favorablement de la vieillefle , comme plus fage, miire, modérée, pour accufer & faire rougir la jeunefle comme vitieufe, folie ,débauchée, mais c'eft injuftement; car a la vérité les défauts & vices de la vieillefle font en plus grand nombre, Sc plus grands & importuns, que de la jeunefle, elle nous attaché encore plus de rides en l'efprit qu'au vifage, & ne fe voit point d'ames qui en vieilliffant ne fentent 1'aigre & le moifl; avec le corps l'efprit s'ufe & s'empire, & vient enfin en enfantillage, bis puerifems. La vieillefle eft une maladie néceflaire & puiffante, qui nous charge imperceptiblement de plufieurs imperfections, on veut appeller fageffe une difficulté d'humeurs, un chagrin & dégout des chofes préfentes, une impuiflance de faire comme devant, la fageffe eft trop noble pour fe fervir de tels officiers; vieillir n'eft pas affagir, ni quitter les vices, mais feulement les changer, & en pires. La vieillefle condamne les voluptés, c'eft pour ce qu'elle eft incapable de les goüter , comme le chien d'Efope, elle dit qu'elle n'en veut, c'eft pour ce qu'elle n'en  Livrei. 205 peut jouir, elle ne les laifle pas proprement, cefont elles qui la dédaignent, elles font toujours enjouées & en fête. II ne faut pas que 1'impuiflance corrompe le jugement, lequel doit en la jeuneffe connoitre le vice en la volupté, & en la vieilleffe la volupté au vice. Les vices de la jeuneffe font témérité , promptitude indifcrete, débauche , &c débordement aux voluptés, qui font chofes naturelles, provenantes de ce fang bouillant, vigueur & chaleur naturelle, & par ainfi excufables, mais ceux de la vieilleffe font bien autres. Les légers font une vaine & caduque fierté, babil ennuyeux, humeurs épineufes & infociables , fuperflition, foin des richeffes, lorfque 1'ufage en efl perdu, une fotte avarice & crainte de la mort, qui vient promptement non de faute d'efprit & de courage, comme l'on dit, mais de ce que le vieillard s'eft longuementaccoutumé, accommodé, & comme accoquiné a ce monde, dont il 1'aime tant, ce qui n'eft aux jeunes. Outre ceux-ci il y a envie, malignité, injuftice , mais ce qui a de plus fot & ridicule en elle, eft qu'elle fe veut faire craindre & redouter, 6c pour ce tient-elle une morgue auftere 8c dédaigneufe, penfant par-la extorquer crainte & obéiffance, mais elle fe fait mocquer d'elle; car cette mine fiere 8c tyrannique eft recue avec moquerie 8c rifée de la jeunefle, qui s'exerce a 1'affiner & 1'amufer, 8c par deflein & complot lui céler 6c déguifer la vérité des chofes, II y a  20ó DE LA S A G E S S £, tant de fautes d'une part en la vieilleffe, & tant d'impuiffance de 1'autre, & eft fi propre au mépris, que le meilleur acquêt qu'elle puiffe faire, c'eft d'affeftion 8c amitié, car le commandement 8c la crainte ne font plus fes arm es. II lui fied tant mal de fe faire craindre; 8c quand elle le pourroit, encore doit-elle plutot fe faire aimer 8c honorer. Cinquieme & detniere confidération de l'homme, par les variétés & différences grandes qui font en lui, & leurs comparaifons. CHAPITRE XXXVII. De la différence & inégalité des hommes en général. Il n'y a rien en ce bas monde, oii il fe trouve tant de différences qu'entre les hommes, & différences fi éloignées en même fujet 8c efpece. Si l'on en veut croire Pline, Hérodote, Plutarque, il y a des formes d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de reffemblance a. la notre ; 8c y en a de meftiffes & ambigues entre 1'humaine 6c la brutale. II y a des contrées oïi les hommes font fans tête, portans les yeux 6c la bouche en la poitrine, oii ils font androgines, oh ils marchent de quatre pattes, oii ils n'ont qu'un ceil au front, 6c la tête plus femblable k celle d'un chien qu'a la notre,  Livre I. 207 o 'r ils font moitié poiffon par en bas & vivent en 1'eau, oü les femmes accouchent a cinq ans & n'en vivent que huit; oü ils ont la tête fi dure & le front, que le fer n'y peut mordre & rebouche contre, oü ils fe changent naturellement en loups, en jumens, & puis en hommes, oü ils font fans bouche, fe nourriffant de la fenteur de certaines odeurs, oü ils rendent la femence de couleur noire. Et de notre temps nous avons découvert & touché a 1'ceil & au doigt, oü les hommes font fans barbe, fans ufage de feu, de bied, de vin, oü eft tenue pour la plus grande beauté ce que nous eftimons la plus" grande laideur, comme a été dit devant. Quant a la diverfité des mceurs fe dira ailleurs; & fans parler de toutes ces étrangetés, nous fcavons que quant au vifage il n'eft pofïible de trouver deux vifages en tout & partout femblables, il peut avenir de fe mécompter & prendre 1'un pour 1'autre k caufe de la reffemblance grande, mais c'eft en 1'abfence de 1'un; car en préfence de tous deux, il eft aifé de remarquer la différence quand bien on ne la pourroit exprimer. Aux ames y a bien plus grande différence, car non-feulement elle eft plus grande fans comparaifon d'homme a homme, que de béte a béte; mais ( qui eft bien enchérir ) il y a plus grande différence d'homme k homme que d'homme a bete ; car un excellent animal eft plus approchant de l'homme de la plus bafte marche, que n'eft eet Chap. 12, Liv, 2 . c. S.  iog D £ LA S A G K S S £ , homme d'un autre très-grand & excellent. Cette grande déférence des hommes vient des qualités internes, & de la part de l'efprit, oü y a tant de pieces , tant de refforts , que c'eft chofe infinie, & des degrés fans nombre. II nous faut ici pour le dernier apprendre a connoitre l'homme , par les diftinaions & différences qui font en lui; or elles font diverfes felon qu'il y a plufieurs pieces en l'homme, plufieurs raifons & moyens de les confidérer & comparer. Nous en donnerons ici cinq principales , auxquelles toutes les autres fe pourront rapporter, & généralement tout ce qui eft en l'homme, efprit, corps, naturel, acquis, public, privé, apparent, fecret; & ainfi cette cinquieme &c derniere confidération de l'homme aura cinq parties , quiTeront cinq grandes & capitales diftinaions des hommes; fcavoir, la première, naturelle &c effentielle, &c univerfelle de tout l'homme, efprit Sc corps. La feconde, naturelle & effentielle principalement, &c aucunement acquife , de la force ÖC fuffifance de l'efprit. La tiercé, accidentelle de 1'état, condition 6Z devoir, tirée de la fupériorité & infériorité. La quatrieme, accidentale de la condition & profeffion de vie. La cinquieme & derniere, des faveurs & défaveurs de la nature 6c de la fortune. CHAPITRE XXXVIII.  t I V R M t. CHAPITRE XXXVIII. Premièredlftlnclion & différence des hemmes, naturelle & effentielle, drie de la diverfe aflette du monde. L A première, plus notable & unlverfelle dmW tion des hommes, qui regarde l'efprit Sc le corps, & tout 1'être de l'homme, fe prend & tire de 1'affiette diverfe du monde, felon laquelle le regard & 1'influence du Ciel Sc du Soleil, Pair, le climat, le terroir font divers. Auffi font divers non-feule' ment le teint, la taille, la complexion, la contenance, les mceurs, mais encore les facultés de l'ame, plaga ccell nonfolum ad robur corporum, fed & anlmorum facit. Athenls tenue ccelum , ex quo etlamacutlores Atdcl, eraf urn Thabis, Ideo pinguet Thebani & valentes. Dont Platon remercioit Dieu qu'il étoit né Athénien Sc non Thébain. Talesfum homlnum mentes, quall pater Ipfi Juplter auclifera lufiravlt lampade terras. Ainfi que les Fraïts Sc les animaux naiffent divers, felon les diverfes contrées, les hommes naiffent plus ou moins belliqueux, juftes, tempérans, dociles, religieux, chailes, ingénieux, bons, obciffans, beaux, fains, forts. C'efl pourquoi Cirus ne voulut accorder aux Perfes d'abandonnerleur pays apre Sc boffu, pour aller en un autre doux & plab, difant que les terres graffes /. Partie. q i. Diverfité; de» homme» vient de ia diverfe afU fiette du monde,  HO DE LA S A G E S S Et Sc molles font les hommes mols, & les fertiles les efprits fertiles. Suivant ce fondement nous pouvons en gros partager le monde en trois parties, 8c tous les hommes en trois fortes de naturel; nous ferons donc trois affiettes générales du monde, qui font les deux extrêmités de midi Sc nord, & a la moyenne. Chaque partie Sc affiette fera de foixante degrés, 1'une de midi, eft fous 1'équateur, trente degrés de-ca& trente de-la, c'eft-a-dire tout ce qui eft entre les deux tropiques, un peu plus, ou font les régions ardentes & les méridionaux, 1'Afrique Sc 1'Ethiopie au milieu d'orient Sc d'occident, 1'Arabie, Calicut, les Moluques, les Javes, laTrapobane vers oriënt, le Pérou Sc grande mer vers occident. L'autre moyenne eft de trente degrés outre les tropiques, tant de-ca que de-la vers les poles, oii font les régions moyennes Sc tempérées, toute 1'Europe avec la mer méditerrannée, au milieu d'orient & occident toute 1'Afie, tant petite que grande, qui eft vers oriënt, avec la Chine Sc le Japon, Sc 1'Amérique occidentale. La tiercé, qui eft de trente degrés, qui font les plus prés des deux poles de chaque cöté, oh font les régions froides Sc glaciales, peuples feptentrionaux, la Tartarie, Mofcovie, Eftotilam Sc laMagellane, qui n'eft pas encore bien découverte. Suiv3nt ce partage général du monde, auffi font différens les naturels des hommes en toutes chofes, a. Partage du mor.de en trois. 3- Et des naturels.  I I V R M ƒ. 2U corps, efprit, religion, mqeurs, comme fe peut voir en cette petite table. Car les Septentrionaux Méridionaux font hauts & /font petits, grands, pitm- Moyens | mélancoliteux, fanguins, / diocres & I quesfroids & i.Au r f?1 bl°nds temPerés flecs, noirs, corps ( loc.iables > Ia en toutes/ folitairés , la r '\voix forte, le ceschofes I voix grêle , cuir mol & ve- comme ! le cuir dur lu, grands man- neutres , I avec peu de geurs & bu- ou bien I poil&crépu, veurs, & puif- partici- 1 abftinens,foifans- pans un \bles. CGroifiers , /peu de „T , . r,\lourds , ïtuplA toutes ces\InSemellx'fa' 2;.f-/Vdes, fots , faci- i deux ex J§es' Pru<*ens, lies, légers, in- trêmités ,)hns> °Pima~ £conftans. & tenans ^tres* 3. Re- f Peu f religieux plus de la f Superftitieux hgLon L& devotieux. région de) contempla/Guerriers, vail-1 laquelle C itifs. I lans; pénibles, I ils font f Nonguerriers 4. t chaftes , I plus voi-\&laches,pailj*«urs.\ exempts de ja- Vfins. < lards, jaloux, floufie, cruels /cruels & in- V&inhumains. vhumains. Toutes ces différences fe prouvent aifément. Quant a celles du corps, elles fe connoiffent k 1'ceil, & s'il y a quelques exceptions, elles font rares &c viennent du mélange des peuples , ou bien des vents, des eaux & de la fituation particuliere des lieux, dontune montagne fera une notable O ij  2. Efprit. al2 DE LA S A G E S S S; différence en même degré, voire même pays & ville; ceux de la ville haute d'Athenes, étoient tout d'autre humeur, dit Plutarque, que ceux du port de Pyrée, une montagne du cöté du feptentrion rendra la vallée qui fera vers le midi toute méridionale , 8c au contraire auffi. Quant k celles de l'efprit, nous fcavons que les arts méchaniques 6c ouvrages de main font de feptentrion, pu ils font pénibles ; les fciences fpéculatives font venues du midi. Céfar 6c les Anciens appellent les Egyptiens trés - ingénieux 8c fubtils , Moyfe efl dit inftruit en leur fageffe; la Philofophie efl venue de la en Grece, la majorité commence plutöt chez eux, è caufe de l'efprit 6c fineffe;les gardes des Princes, même méridionaux, font de feptentrion, comme ayant plus de force 6c moins de fineffe & de malice; ainfi les méridionaux font fujets k grandes vertus 6c grands vices, comme il efl dit d'Annibal; les feptentrionaux ont la bonté 6c fimplicité. Les fciences moyennes 6c mixtes, pohtiques, loix 6c éloquence font aux nations mitoyennes , auxquelles ont fleuri les grands empires 6c polices. Pour le troifieme point, les religions font venues du midi, Egypte, Arabie , Chaldée; plus de fuperflition en Afrique qu'au refle du monde, témoins les voeux tant fréquens, les temples tant magnifiques; les feptentrionaux, dit Céfar, peu foucieux de religion, font attentifs k la guerre 65 kla. chaffc. Rgligion.  Livre 1. 213 Quant aux mceurs, premiérement touchant la guerre, il eft certain que les grandes armées, arts, inftrumens & inventions militaires, font venues de feptentrion; les peuples de la Scythie, Gots, Vandales, Huns, Tartares, Turcs, Germains, ont battu & vaincu toutes les autres nations, Sc ravagé tout le monde, dont eft tant fouvent dit que tout mal vient d'aquilon. Les duels Sc combats font venus de-la, les feptentrionaux adorent le glaive fiché en terre, ditSolinus, invincibles aux autres nations, voire aux Romains qui ont vaincu le refte, Sc ont été détruits par eux; auffi s'affoibliffent Sc s'alangouriffent au vent de fud, Sc allant vers midi; comment les méridionaux allant au nord, redoublent leurs forces. A caufe de leur fiertéguerriere, ils ne peuvent fouffrir qa'on leur commande par braverie, ils veulent la liberté, au moins les commandemens électifs. Touchant la chafteté Sc Ja jaloufie, en feptentrionaux une feule femme a un homme, dit Tacite, encore fuffit-elle pour plufieurs, ditCéfar; mille jaloufie, dit Munfter,oii les hommes Sc femmes fe baignent enfemble a vec lesétrangers. En midi la polygamie eft par-tout recue, toute 1'Afriqueadore Vénus, dit Solinus; les méridionaux meurent de jaloufie, a caufe de quoi ils ont les Eunuques gardiens de leurs femmes, que les grands Seigneurs ont en grand nombre comme en des haras. Quant a la eruauté, lesextrêmués font femblables, Oiij 4. Mceurs.  2.14 DE LA S A G S S S e'f mais pour diverfes caufes, comme fe verra tantót aux caufes; les punitions de la roue Sc les empalemens de vifs, venus de feptentrion; les inhumanités des Mofcovites Sc Tartares font toutes notoires. Les Allemands, dit Tacite, ne puniffent les coupables juridiquement, mais les tuent cruellement comme ennemis. Ceux de midi auffi écorchent tous vifs les criminels, Sc leur appétit de vengeance eftfi grand, qu'ils en deviennent furieux, s'ils'ne 1'affouviffent; au milieu font benins Sc humains; les Romains puniffoient les plus grands crimes du banniffement fimple; les Grecs ufoient de breuvage doux de ciguë pour faire mourir les condamnés. Et Ciceron dit, que 1'humanité & la courtoifie eft partie de 1'Afie mineure, Sc dérivée au refte du monde. L« caufe des fufdites différences, La caufe de toutes ces différences corporelles &C fpirituelles, eft 1'inégalité Sc différence de la chaleur naturelle interne, qui eft en ces pays & peuples; fcavoir, forte Scvéhémente aux feptentrionaux, a caufe du grand froid externe, qui la refferre Sc renferme au-dedans, comme les caves Sc lieux profonds font chauds en hy ver, Sc les eftomacs , ventres hytme calidiores ; foible aux méridionaux, étant diffipée Sc attirée au-dehors, par la véhémence de 1'externe, comme en été les ventres Sc lieux do deffous terre font froids; moyenne Sc tempérée en celle du milieu. De cette diverfité,dis-je, & inégalité de chaleur naturelle  Livrei. viennent ces différences, non-feulement corporelles, ce qui efl aifé de remarquer, mais encore fpirituelles. Car les méridionaux a caufe de leur tempéramment froid, font mélancoliques, & par ainfi arrêtés, conftans, contemplatifs, ingénieux, religieux, fages. Car la fageffe eft aux animaux froids, comme aux éléphans, qui comme le plus mélancolique de tous animaux, eft le plus fage, docile, religieux, k caufe du fang froid. De ce tempéramment mélancolique advient aufli que les méridionaux font paillards, k caufe de la mélancolie fpumeufe, abradente Sc falace, comme il fe voit aux lievres, & cruels, paree que cette mélancolie abradente, prefle violemment les paflions & la vengeance. Les feptentrionaux pituiteux Sc fanguins de tempéramment tout contraire aux méridionaux, ont les qualités toutes contraires, fauf qu'ils conviennent en une chofe, c'eft qu'ils font aufli cruels Sc inhumains; mais c'eft par une autre raifon, fcavoir par défaut de jugement, dont comme bêtes ne fcavent commander Sc fe contennir. Ceux du milieu, fanguins Sc coleres font tempérés, d'une belle humeur, joyeux, difpos, aftifs. Nous pourrons encore plus exquifément Sc fubtilement repréfenter les divers naturels de ces trois fortes de peuples, par application Sc compa-. raifon de toutes chofes, comme fe pourra voir ea cette petite table, qui fe trouve d'autre part.  aió DE LA SAGE3SE; Septentrionaux, Moyens , j Méridionaux," Difcours & Qualités d'a- Le fens commun. & raciona- Intellect. ; tion. . Raifon & juf- Finelfe de re- Force comme des tice d'hom- nards & reli- ours & bêtes. mes. gion de gens divins. Jup- ^ Em" Satur f Con- Flanette, ^ars. f guerre. piter 1 Pe' ne , Itenpla, Lune. \ chafle. Mer- \ g ' Ve- 1 tion, a- * cure / teu^ nus. (mour. Arts & manu- connSlfance faaure. du bien & du g^.* du _ mal ?T^«m2Ï" MagiftratS ' " Pontifes, PhiA?«o»s b foldats, pourvoyans , j f k ' paniesdere. executer cx mger , com- ^ 1, ' I*** obéir. mander. temPler' Jeunes , mal-ha-< Hommes faits ,i Vieillards grabiles. mineurs d'af-j ves,fages,pen- 1 faires. 1 fifs. Les autres diftinaions plus particulieres fe peuvent rapportera celle-cigénérale de midi Scnord; l'on peut rapporter aux conditions des feptentrionaux , ceux d'occident, & ceux qui vivent aux montagnes, guerriers, fiers, amoureux de de liberté, a caufe du froid qui efl: aux montagn ?s. Auffi ceux qui font cloignés de la mer, plus  L I V R i I. 2.17 fimples & entiers. Et au contraire, aux conditions des méridionaux l'on peut rapporter les orientaux, ceux qui vivent aux vallées , efféminés, délicats» a caufe de la fertilité, d'oü vient la volupté. Auffi les maritimes trompeurs Sc fins, a caufe du commerce Sc du trafic avec diverfes fortes de gens Sc nations. Par tout ce difcours, il fe voit qu'en général ceux du feptentrion font plus avantagés au corps, Sc ont la force pour leur part, & ceux du midi en l'efprit, Sc ont pour eux la fineffe; ceux du milieu ont de tout, Sc font tempérés en tout; aufli s'apprend par-la que leurs mceurs ne font, a vrai dire, ni vices ni vertus, mais ceuvres de nature, laquelle du tout corriger & du tout renoncer' il efl plus que difficile; mais adoucir, tempérer Sc ramener a peu-près les extrêmités a la médiocrité, c'efl 1'ceuvre de vertu. CHAPITRE XXXIX. Seconde dijlinclion & différence plus fubtile des efprits, & fuffifance des hommes, C ette feconde diflinclion, qui regarde l'efprit Sc la fuffifance, n'efl pas li apparente Sc perceptible comme les autres, & vient tant du naturel, que de 1'acquis, felon laquelle y a trois fortes de gens au monde, comme trois claffes Sc degrés Trois fortes & degrés de gens au monde.  Ïl8 DE IA S A G E S S E, d'efprits. En 1'un & le plus bas, font les efprits foibles & plats, de baffe & petite capacité, nés pour obéir, fervir & être menés, qui en effet font fimplement hommes. Au fecond & moyen étage, font ceux qui font de médiocre jugement, font profefïion de fuffifance, fcience, habileté; mais qui ne le fentent tk ne fe jugent pas affez, s'arrêtent a ce que l'on tient communément, & l'on leur baille du premier coup, fans davantage s'enquérir de la vérité & fource des chofes, voire penfent qu'il ne 1'eft pas permis; tk ne regardent point plus loin que la oii ils fe trouvent, penfent que par-tout efl ainfi, ou doit être; que fi c'efl: autrement, ils faillent & font barbares. Ils s'aflerviffent aux opinions & loix municipales du lieu, ou ils fe trouvent dès-lors qu'ils font éclos, nonfeulement par obfervance tk ufage, ce que tous doivent faire, mais encore de cceur & d'ame; tk penfent que ce que l'on croit en leur village, eft la vraie touche de vérité, tk la feule ou bien Ia meilleure regie de bien vivre. Ces gens font de 1'école & du reflbrt d'Ariftote, aflirmatifs, pofitifs, plus dogrnatiftes , qui regardent plus 1'utilité que la vérité, ce qui eft plus propre a 1'ufage & trafic du monde, qu'a ce qui eft bon tk vrai en foi. En cette claffe y a trés-grand nombre & diverfité de degrés, les principaux tk plus habiles d'en» tr'eux gouvernent Ie monde & ont le commandement en main. Au troifieme & plus haut étage  Livre L ii£ font les hommes doués d'un efprit vif Sc clair, jugement fort, ferme Sc folide, qui ne fe contentent d'un oui dire, ne s'arrêtent aux opinions communes Sc recues, ne fe laiflent gagner Sc préoccuper k la créance publique, de laquelle ils ne s'étonnent point, fcachant qu'il y a plufieurs bourdes, faufletés , & impoftures recues au monde avec approbation tk applaudiflement, voire adoration Sc révérence publique; mais examinent toutes chofes qui fe propofent, fondent mürement Sc cherchent fans paffion les caufes, motifs Screfforts jufqu'a la racine , aimant mieux douter Sc tenir en fufpens leur créance, que par une trop molle Sc lache facilité, ou légéreté, ou précipitation de jugement, fe paitre de faufleté, Sc affirmer ou fe tenir aflurés de chofe de laquelle ils ne peuvent avoir raifon certaine. Ceux-ci font en petit nombre de 1'école & reflbrt de Socrate Sc Platon, modeftes, fobres, retenus, confiderant plus la vérité & réalité des chofes , que 1'utilité, Sc s'ils font bien nés, ayant avec ce deflus la probité, Sc le réglément des mceurs, ils font vraiment fages, & tels que nous cherchons ici. Mais pource qu'il ne s'accordent pas avec le commun, quant aux opinions, voyent plus clair, pénetrent plus avant, ne font fi faciles, ils font foupconnés Sc mal eliimés des autres, qui font en beaucoup plus grand nombre, Sc tenus pour fantafques Sc philofophes, c'eft par injure qu'ils ufent de ce mot. E» la grande  2,10 DE LA S A G E S S E, première de ces trois claffes y a bien plus grand nombre qu'en la feconde , & en la feconde qu'en la troifieme. Ceux de la première & derniere, plus baffe & plus haute ne troublent point le monde, ne remuent rien, les uns par infuffifance & foibleffe, les autres par grande fuffifance, fermeté Sc fageffe. Ceux du milieu font tout le bruit & les difputesqui font au monde, préfomptueux, toujours agités Sc agitans. Ceux de la plus baffe marche, comme le fonds, la lie, lafentiné, reffemblent a la terre, qui ne fait que recevoir Sc fouffrir ce qui vient d'en-haut. Ceux de la moyenne reffemblent a la région de Pair, en laquelle fe fbrment tous les météores, & fe font tous les bruits Sc altérations, qui puis tombent en terre. Ceux du plus haut étage reffemblent a 1 ether Sc plus haute région voifine du ciel, feraine, claire, nette Sc paifible. Cette différence d'hommes vient en partie du naturel, de la première compofition & tempéramment du cerveau, qui efl fort différent, humide, chaud, fee Sc par plufieurs degrés, dont les efprits Sc jugemens font ou fort folides, courageux ou foibles, craintifs, plats; en partie de l'inftru£lion & difcipline , auffi de 1'expérience Sc hantife du monde, qui fert fort a fe déniaifer & mettre fon efprit hors de page. Au refte il fe trouve de toutes ces trois fortes de gens, font toute robe, forme Sc condition, Sc des bons Sc des mauvaisj mais bien diverfement.  Livre I. %u L'on fait encore une autre diftinftion d'efprits & fuffifance, car les uns fe font voie eux-mêmes & ouverture, fe conduifent feuls. Ceux-ci font heureux], de la plus haute taille, & bien rares, les autres ont befoin d'aide, mais ils font encore doublés, car les uns n'ont befoin que d'être éclairés, c'eft affez qu'il y aitun guide & un flambeau, qui marche devant, ils fuivront volontiers & bien aifément. Les autres voulant être tirés, ont befoin de compulfoire, & que l'on les prenne par la main. Je laiffe ceux qui par grande foibleffe, comme ceux de la plus grande marche, ou par malignité , de nature, comme il y en a en la moyenne, qui ne font bons a fuivre, ni ne fe laiffer tirer &conduire: gens défefpérés. CHAPITRE XL. Troijieme dijlinclion & différence des hommes accidentellc, de leur degrés, états & charges. Cette diftinciion accidentelle , qui regarde les états & charges, eft fondée fur deux principes & fondemens de la fociété humaine, qui font conlmander& obéitv, puiffance & fujeftion, fupériorité & infériorité, imperio & obfequio omnia conftant. Cette diftinéfion fe verra premiérement mieux en gros, en la table d'autre part.  de la Sagesse, £ Mariage du mari a la femme, celle-ci eft la fource de la fbciété humaine. Paternelle, des parens fur /Famil- les enfans, celle-ci eft vrailes & ment naturelle. r !. ména- r Seigneurs fur Privée, ges, & < Herile , i leurs efclalaiuelle eft de doublé \ ves. eft aux quatre fcavoir \ Maitres fur facons. des I leurs fervi- Divifion \ V. teurs- première & Patronelle, des patrons fur Eénérale' leurs affranchis, de laquelle Vl'ufage eft peu fréquent. Toute-puif- / CorPs & colleges, communautés civi- fance & fu- \ les fur les particuliers membres de la jeftioaeftou Vcommunauté. / Souyeraine, qui eft f Monarchle f de trois facons & iont \ trois fortes d'état (cunc- )Arlftocrat;e 2. tas natwms , & urbts , < ^ Publi- populus, aut pritnorts , /Démgcra'tie que , la- aut finguitl regunt■) fca- f de tous I quelle ïyoir: V« \eft ou \ Subalterne , quii" Seigneurs partieft en ceux quii culiers en plufont fupérieurs &| fieurs degrés,Ofinférieurs , pourC riciers de la foudiverfes raifons ,| veraineté , qui lieux, perfonnes ,# font en grande ^comme font les',, diverfité.  Livre 1. 22j Cette puiffance publique, [foit fouveraine, foit fubalterne,recoït des fubdivifions qu'ilfaut fcavoir. La fouveraine, qui eft triple, comme dit eft, pour le regard de la maniere du gouvernement, eft encore triple, c'eft-a-dire, chacune de ces trois eft conduite en trois facons, dont eft dite royale ou feigneuriale, ou tyrannique, royale en laquelle le fouverain ( foit-il un ou plufieurs, ou tous) obéiffant aux loix de nature, garde la liberté naturelle, & la propriété des biens aux fujets. Ad reges potejïas omnis pertinet, adfingulosproprietas j omnia Rex irnperio poj/zdet, finguli dominio. Seigneuriale, ou le fouverain eft feigneur des perfonnes & des biens, par le droit des armes, gouvernant fes fujets comme efclaves, tyrannique, ou le fouverain méprifant toutes loix de nature, abufe des perfonnes & des biens de fes fujets, différent du feigneur, comme le voleur de rennend de guerre. Des trois états fouverains le monarchique, & des trois gouvernemens le feigneurial font les plus anciens, grands, durables , auguftes , comme anciennement Affyrie, Perfe, Egypte, & maintenant Ethiopië, la plus anciennequi foit, Mofcovie, Tartarie, Turquie, le Pérou. Mais le meilleur & plus naturel état & gouvernement eft la monarchie royale; les Ariftocraties fameufes font jadis Lacédémone & maintenant Venife , les Démocraties Rome, Athenes, Carthage, royales en leur gouvernement. Subdivifion de la fouveraine.  Des Seigneurs particuliers. 4- Des Ofl eters. a.24 delaSagesse, La puiffance publique fubalterne, qui eft aux feigneurs particuliers , eft de plufieurs fortes & degrés, principalement cinq, fcavoir; feigneurs Tributaires, qui doivent tribut feulement. Feudataires, vaffaux fimples, qui doivent^foi Sc hommage pour le fief : ces trois peuvent être fouverains. Vaffaux-liges qui outre la foi 8c hommage, doivent encore fervice perfonnel, dont ils ne peuvent être vraiment fouverains. Sujets naturels foit vaffaux, ou cenfiers ou autrement, lefquels doiyent fujeétion 8c obéiffance, 8c ne fe peuvent exempter de la puiffance de leur fouverain, Sc font feigneurs. La puiffance publique fubalterne, qui eft aux officiers de la fouveraineté, eft de plufieurs fortes, Sc pour le regard de Fhonneur Sr de la puiffance , reviennent a cinq degrés. Premier 8r plus bas des infames, qui doivent - demeurer hors de la ville, exécuteurs , derniers de la Juftice. a. De ceux qui n'ont ni honneur, ni infamie , fergents, trompettes. 3. Qui ont honneur fans connoiffance 8r puiffance, Notaires , Receveurs, Secrétaires. 4. Qui ont avec honneur, puiffance 8c connoif fance, mais fans juridiction, les gens du Roi. 5. Qui  Livre I. Qui ont jurifdiótion, & par ainfi tout le refte , & ceux ceux-ci s'appellent proprement Magiflrats, defquels il y a plufieurs difiincfions & principalement ces cinq, qui font toutes doublés. i. f Majeurs, Sénateurs, 2. r Politiques. en | Mineurs, Juges. en \ Militaires. 3- C Qvds, 4. ^ Titulaires en office. en 1 en-cj formé, L Criminels. ( Commilfaires. f Perpétuels, comme doivent être les moin5- ) dres, Sc en nombre. en ) Temporels & muables, comme doivent être Mes g rands. I. Partk,  ll6 D E LA S A G E S S E; Des états & degrés des hommes en particuliers Juivant cette précédente Table. avertissement. Ici eftparléen particulier des pieces de cette talie & diftinclion depuifance &fujeclion, ( commenqant par les privées & domeftiques) c'eft-a-dire, de chaque état & profeffion des hommes, pour les connoitre, c'eft ici le livre de la connoiffance de l'homme; car les devoirs dun chacun feront au troifume Livre , en la vertu de juftice, oit de même ordre tous ces états & chapitres fe reprendront. Or avant y entrer faut fommairement parler du commander & obéir, deux fondemens & caufes principales de ces diverfttés d'états & charges. CHAPITRE XLI. Du Commander & Obéir. Ce font, comme a été dit, deux fondemens de toute fociété humaine, & de la diverfité des états & profeffions. Ces deux font relatifs,fe regardent, requierent, engendrent &£ confervent mutuellement 1'un 1'autre; & font pareillement requis en toute affemblée & communauté, mais qui font pbligés a une naturelle envie , conteftation &  Livrei ï1? médifance ou plainte perpétuelle. La 'populaire rend le fouverain de pire condition qu'un charretier, la monarchique le met au-deffus de Dieu Au commander eft la dignité, la difficulté (ces deux vont ordinairement enfemble) la bonté, la fuffifance, toute qualité de grandeurs. Le commander , c'eft-a-dire la fuffifance , le courage 1'autorité eft du ciel & de Dieu, imperium non nifi divino fato datur; omnis potejias d Deo ejl; dont dit Platon , que Dieu n'établit point des hommes, c'eft-a-dire de la commune force & fuffifance , & purement humaine, par-deffus les autres, mais ceux qui d'une touche divine, & par quelque finguliere vertu & don du ciel, 'furpaffent les autres, dont ils font appelles heroes; & 1'obéir eft 1'utilité, 1'aifance, la néceffité, tellement que pour la confervation du public, il eft encore plus requis que le bien commander, & eft beaucoup plus dangereux le déni d'obéir ou le mal obéir, que le mal commander. Tout ainft qu'au mariage, bien que le mari & la femme foient également obligés a la loyauté & fidélité , & 1'aient tous deux promis par mêmes mots , mêmes cérémonies & folemnités , ft eft-ce que les inconvéniens fortent fans comparaifon plus grands de la faute & adultere de la femme que du mari; auffi-bien que le commander & obéir foient pareillement requis en tout état & compagnie, fi eft-ce que les inconvéniens font bien Pij  Ii8 DE LA SAGESSEf plus dangereux de la défobéiffance des fujets J que de la faute des commandans. Plufieurs états ont longuement roulé & affez heureufement duré fous de°très-méchans Prlnces & Magiftrats, les fujets s'y accommodans & obéiffans. Dont un Sage interrog* pourquoi la République de Sparte étoit fi floriffante, fi c'étoit pour ce que les Rois commandoient bien? mais plutöt, dit-il, pour ce que les citoyens obéiffent bien. Mais fi les fujets refufent d'obéir & feccuent le joug, il faut que 1'état donne du nez a terre. CHAPITRE XLII. Du Manage. Combien que 1'état du mariage foit le premier & plus ancien, le plus important, & comme le fondement & la fqntaine de la fociété humaine, d'oüfourdent les families, &C d'elies les républiques , Prima focietas in conjugio ejl, quodprincipium urbis, Seminarium reipublka, fi eft-ce qu'il a été défeftimé & décrié par plufieurs grands perfonnages, qui 1'ont jugé indigne de gens de cceur & d'efprit, & ont dreffé ces cbjets contre lui. Premiérement, ils ont eftimé fon lien & fon Objet' con- obligation injufte, une dure & trop rude eaptiSUb ^ rité, d'autant que par mariage l'on s'attache, &  Livre I. 129 s'affujettit par trop au foin & aux humeurs d'autrui. Que s'il advient d'avoir mal rencontré 5 s'être mécompté au choix & au marché, & que l'on ait pris plus d'os que de chair, l'on demeure miférable toute fa vie. Quelle ini'qüité & injuffice pourroit être plus grande, que pour une heure de fol marché, pour une faute faite fans malice &par mégarde, & bien fouvent pour obéir ÖC fuivre 1'avis d'autrui, l'on foit obligé k une peine perpétuelle ? II vaudroit mieux fe mettre la corde au col, & fe jetter a la mer la tête la première, pour finir fes jours bientöt, que d'être toujours aux peines d'enfer , & fouffrir fans ceffe a fon cöté Ia tempête d'une jaloufie , d'une malice» d'une rage & manie, d'une bêtife opiniatre, & autres miférables conditions, dont 1'un a dit, que qui avoit inventé ce nceud & lien de mariage, avoittrouvé un bel & fpécieux expédient, pour fe venger des humains, une chauffe-trape ou un filet pour attraper les bêtes, & puis les faire languir k petit-feu. L'autre a dit, que marier un fage avec une folie , ou au rebours, c'étoit attacher le vif avec le mort, qui étoit la plus cruelle mort inventée par les tyrans, pour faire languir & mourir le vif par la compagnie du mort. Par la feconde accufation, ils difent, que te mariage eft une corruption & abatardiffement des bons & rares efprits, d'autant que les flatteries & mignardifes de la partie que l'on aime, PafFeftion P iij  2.3O DE LA SAGESSEf des enfans, le foin de fa maifon, &C avancement de fa familie, relachent, détrempent ÖC ramolliffent la vigueur & la force du plus vif & généreux efprit qui puhTe être , témoin Samfon, Salomon, Marc-Antoine, dont au pis aller il ne faudroit marier que ceux qui ont plus de chair que d'efprit, vigoureux au corps & .foibles d'ame , les attacher a la chair, & leur- bailler la charge des chofes petites &C baffes, felon leur portée. Mais ceux qui foibles de corps ont l'efprit grand, fort & puiffant, eft-ce pas grand dommage de les enferger & garotter a la chair & au mariage, comme l'on fait les bêtes a 1'étable ? Nous voyons même cela aux bêtes. Car les nobles qui font de valeur Sc de fervice , chevaux, chiens, l'on les éloigne de 1'accointance de 1'autre fexe, l'on ne met aux haras que les bêtes de moindre eftime. Aufti ceux qui font deftinés, tant hommes que femmes, a la plus vénérable Sc fainte vocation, & qui doivent être comme la crème Sc la moélle de la Chrétienté, les gens d'Eglife Sc de Religion font exclus du mariage. Et c'eft pour ce que le mariage empêche Sc détourne les belles & grandes élévations d'ame, la contemplation des chofes hautes, céleftes & divines, qui font incompatibles avec le tabut des affaires domeftiques, a caufe de quoi 1'Apótre préfere la folitude de la continence au mariage. L'utile peut bien être du cöté du mariage, mais Fhonnête eft de 1'autre cóté.  LivreI. 231 Plus il trouble les belles & faintes entreprifes, comme Saint Auguftin récite qu'ayant défigné avec quelqucs autres hens amis, dont il y en avoit de mariés, de fe retirer de la ville Sc des compagnies, pour vaquer k 1'étude de fageffe Sc de vertu; leur deffein fut bientöt rompu 8c interverti par les femmes de ceux qui en avoient, & a dit auffi un fage, que fi les hommes fe pouvoient palfer de femmes, qu'ils feroient vifüés 8c accompagnés des Anges. Plus le mariage empêche de voyager parmi le monde 8c les étrangers, foit poitr apprendre k fe faire fage, oupour enfeigner les autres k 1'être, Sc publier ce que l'on fcait; bref le mariage nonfeulement apoltronnit ou accroupit les bons Sc grands efprits, mais privé le public de plufieurs belles 8c grandes chofes, qui ne peuvent s'exploiter demeurant au fein 8c giron d'une femme, 8c autour des petits enfans. Mais ne fait-il pas beau voir, 8c n'efl-ce pas grand dommage que celui qui eft capable de gouverner 8c policer tout un monde, s'amufe k conduire une femme 8c des enfans ? Dont répondit un grand perfonnage, quand l'on lui paria de fe marier, qu'il étoit né pour commander aux hommes, & non a une femmellette , pour confeiller 8c gouverner les Rois 8c Princes, 8c non pas de petits enfans. A tout cela l'on peut dire que la nature humaine Rép*;fe 4 n'eft pas capable de perfection, 8c de chofe ou«e>«>  ±3 2 V> E L A S A G E S S E ; n'y alt a redire, comme a été dit ailleurs : fes meilleurs remedes & expédiens font toujours un, peu malades, mêlés d'incommodités; ce font tous maux nécelfaires; 5a été le meilleur que l'on a pu avifer pour fa confervation & multiplication. Aucuns comme Platon & autres, ont 'voulu fubtilifer ÖC inventer des moyens pour évi':er ces épines; mais outre qu'ils ont fait & forgé des chofes en l'air, qui ne fe pouvoient bien tenir longuement en ufage, encore leurs inventions, quand elles feroient mifes en pratique, ne feroient pas fans plufieurs incommodités &C difficultés. L'homme les caufe & les produit lui-même par fon vice & intempérance, & par fes paffions contraires, & n'en faut pas accufer 1'état ni autre, que l'homme , qui ne fcait bien ufer d'aucune chofe. Et peut-on dire encore qu'a caufe de ces épines & difficultés, c'efl: une école de vertu, un apprentiffage & un exercice familier & domeftique, & difoit Socrate, le Dofteur de fageffe, k celui qui lui objeftoit la tête de fa femme, qu'il apprenoit par-la en fa maifon, k être conflant 8c patiënt par-tout ailleurs, & a trouver douces les pointures de la fortune. Et puis enfin on ne contredit pas que celui qui s'en paffe ne faffe encore mieux; mais k 1'honneur du mariage, le Chrétien dit, que Dieu a inflitué au Paradis terreflre, avant toute autre chofe, en 1'état d'innocence & perfeótion, voila quatre recommandations, la qua-  Livre 1. 135 trieme paffe tout &c fans réplique. Depuïs le fils de Dieu 1'a approuvé & honoré de fa préfence , fon premier miracle, & miracle fait en faveur dudit état, & des gens mariés, & 1'a honoré de ce privilege , qui :fert de figure de cette grande union de lui avec fon Eglife, & pour ce il a été appcllé Myfiere & grand. A la vérité le mariage n'eft point chofe indifférente ou médiocre, c'efl du tout un grand bien ou un grand mal, un grand repos, ou un grand trouble , un Paradis, ou un Enfer ; c'efl une trèsdouce & plailante vie, s'il efl bien fait; un rude & dangereux marché , & une bien épineufe &C pefante liaifon , s'il efl mal rencontré ; c'efl une convention, oh fe vérifie bien a point, ce que l'on dit, homo hominl Deus, aut lupus. Mariage efl un ouvrage bati de plufieurs pieces, il y faut une rencontre de beaucoup de qualités, tant de confidération, outre & hors les perfonnes mariées. Car quoi qu'on dife, l'on ne fe marie feulement pour foi, la poflérité, la familie, 1'alliance, les moyens y pefent beaucoup; voila pourquoi il s'en trouve fi peu de bons, & ce qui s'en tiouve fi peu, c'efl figne de fon prix & de fa valeur, c'efl la condition des plus grandes charges ; la royauté efl aufli pleine de difficultés, & pen 1'exercent bien &c heureufement. Mais ce que nous voyons fouvent qu'il ne fe porte pas bien , cela vient de la licence & débauche des perfonnes, _ 4- De tout jrand bien , M> grand mal. S- Le bon el? m rare bien.  6. Defcription fnnple & fommaire du mariage. 234 DE LA SA GES SE, & non de 1'état & inftitution du mariage, dont il fe trouve plus commode aux ames bonnes, fimples, & populaires, oü les délices, la curiofité, 1'oifiveté le troublent moins; les humeurs débauchées, les ames turbulentes &C détraquées ne font pas propres a ce marcbé. Mariage efl: un fage marché, un lien Sc une couture fainte & inviolable, uue convention honorable; s'il eft bien faconné & bien pris, il n'y a rien de plus beau au monde; c'eft une douce fociété de vie, pleine de conftance, de fiance, & d'un nombre infini d'utiles & folides offices & obligations mutuelles; c'eft une compagnie non point d'amour, mais d'amitié. Ce font chofes fort diftin&es que 1'amour & 1'amitié, comme la chaleur de fievre & maladie, la chaleur naturelle & faine. Le mariage a pour fa part 1'amitié, 1'utilité, la juftice , 1'honneur, la conftance, un plaifir plat voirement, mais fain, ferme, & plus univerfel. L'amour fe fonde au feul plaifir, & 1'a plus vif, aigu &c cuifant; peu de mariages fuccedent bien, qui font commencés & acheminés par les beautés & defirs amoureux, il y faut des fondemens plus folides & conftans, & y faut aller d'aguet; cette bouillante affeólion n'y vaut rien, voire eft mieux conduit le mariage par main tiercé. Ceci eft bien dit fommairement & fimplement; ' pour une plus exacfe defcription, nous fcaurons qu'au mariage y a deux chofei qui font effentielleSj Bul exafl(  Livrei. 235 & femblent contraires,mais ne le font pas; fcavoir une égalité, comme fociale 8c entre partie, 8c une inégalité, c'eft-a-dire, fupériorité Sc infériorité. L'égalité confifte en une entiere Sc parfaite communication Sc communauté de toutes chofes , ames, volontés, corps, bien, loi fondamentale du mariage, laquelle en aucun lieus'étend jufqu'a la vie Sc la mort, tellement que le mari mort, faut que la femme fuive incontinent. Cela fe pratique en aucuns lieux par loix publiques du pays & fouvent de ft grande ardeur, qu'étant plufieurs femmes a un mari, elles conteftent Sc plaident publiquement a qui aura 1'honneur d'aller dörmir (c'eft leur mot) avec leur époux, alléguant pour 1'obtenir 8c y être préférées, leur bon fervice, qu'elles étoient les mieux aimées, Sc ont eu de lui le dernier baifer, ont eu enfans de lui. Et certamen habcnt lethi, quoz viva fequatur Conjugium , pudor ejl non Ucuijfe mori. Ardent viclrices, & jlarnmapectora prcebent, Imponuntque fuis ora perujla viris. En autres lieux, s'obfervoit, non par les loix publiques, mais par les paöes & conventions du mariage, comme fut entre Marc-Antoine 8c Cléopatre. Cette égalité confifte aufti en la puiffance qu'ils ont fur la familie en commun, dont la femme eft dite compagnonne du mari, dame de la maifon 8c familie, comme le mari, le maïtre 8c feigneur 8c leur autorité conjointe fur toute la familie, eft comparée a 1'Ariftocratie,  2-3^ D E L A Sagesse, La diftincüon de fupériorité & infériorité, confifte en ce que le mari a puiffance fur la femme , & la femme eft fujette au mari; ceci eft felon toutes loix 6c polices, mais plus ou moins, felon la diverfité d'icelles. Par tout la femme, bien qu'elle foit beaucoup plus noble & plus riche , eft fujette au mari; cette fupériorité & infériorité eft naturelle, fondée fur la force 6c fuffifance de 1'un , foibleffe & infufHfance de 1'autre. Les Théologiens la fondent bien fur d'autres raifons tirées de la bible; l'homme a été fait le premier, de Dieu feul 6c immédiatement, par exprès, pour Dieu fon chef, 6c k fon image, 6c parfait; car Nature commence toujours par chofe parfaite; la femme faite en fecond lieu, après l'homme , par occafion 6c pour autre chofe , muller ejl vir occafwnatus, pour fervir d'aide 6c de fecond k l'homme qui eft fon chef, 6c par ainfi imparfaite. Voili par 1'ordre de la génération. Celui de la corruption 6c de pêché, prouve le même, la femme a été la première en prévarication, 6c de fon chef a pêché, l'homme fecond, 6c a 1'occafion de la femme; la femme donc derniere au bien, Sr en la génération, 6c occafionnée, première au mal, Sc occafion d'icelui , eft juftement affujettie k l'homme premier au bien, Sc dernier au mal. Cette fupériorité 6c puiffance maritale a été en aucun lieu telles que la paternelle, fur la vie &'. la mort, comme aux Romains par la loi de Inégalité. 9- Puiffance maritale.  LivreI. 237 Romulus, &C le mari pouvoir. tuer fa femme en quatre cas, adultere, fuppofition d'enfans, fauffes clefs, & avoir bu du vin. Auffi chez les Grecs, Polybe, 6c les anciens Gaulois, dit Céfar, la puiffance maritale étoit fur la vie 6c la mort de la femme. Ailleurs, &c la même depuis, cette puiffance a été modérée; mais prefque toute la puiffance du mari 6c la fujétion de la femme porte, que le mari eft maitre des actions & vues de fa femme, la peut corriger de paroles & tenir aux ceps, (la battre de coups eft indigne de femme d'honneur, dit la loi) & la femme eft tenue, de tenir la condition, fuivre la qualité, le pays, la familie, le domicile & le rang du mari, doit accompagner 6c fuivre le mari par-tout, en voyage en exil, en prifon, errant, vagabond, fugitif. Les exemples font beaux de Sulpitia, fuivant fon mari Lentulus profcrit 6c relégué en Sicile; aErithrée, fon mari Phalatis banni, Ipficrates, femme du Roi Mithridates , vaincu par Pompée, s'en allant & errant par le monde. Aucuns ajoutent k la guerre 6c aux Provinccs, oii le mari eft envoyé avec charge publique. Et la femme ne peut être en jugement, foit en demandant, foit en défendant, fans 1'autorité de fon mari, ou du Juge, k fon refus, & ne peut appeller fon mari en jugement fans permiffion du Magiftrat. Le mariage ne fe porte pas de même facon & n'a pas mêmes loix Sc regies par-tout, felon les Dion Halicarn 3 I. 2. Lib. 2 ,1. 6Lib. 6, bel. gal. Corn.Tjcite, 10. _ Ses regies diverfes.  De la Polygamie Sc répudiation. 238 DE LA SAGESSE, diverfes religions Sc nations, il a fes regies, ou plus laches Sc larges, ou plus étroites; felon la Chrétienté , la plus étroite de toutes, le mariage eft fort fujet Sc tenu de court. II n'a que 1'entrée libre, fa durée eft toute contrainte, dépendant d'ailleurs que de notre voiüoir. Les autres nations Sc religions, pour rendre le mariage plus aifé, libre Sc fertile, recoivent Sc pratiquent la polygamie Sc la répudiation, liberté de prendre Sc laiffer femmes, accufent la Chrétienté d'avoir tollu ces deux, Sc par ce moyen préjudicié a 1'amitié & multiplication, fins principales du mariage; d'autant que 1'amitié eft ennemie de toute contrainte, & fe maintient mieux en une honnête liberté. Et la multiplication fe fait par les femmes : comme Nature nous montre richement aux loups, defquels la race eft fi fertile en la production de leurs petits, jufqu'au nombre de douze ou treize , Sc furpaffant de beaucoup les autres animaux utiles, defquels on tue fi grand nombre tous les jours & fi peu de loups, Sc toutefois c'eft la plus ftérile de toutes. Ce qui vient de ce que de fi grand nombre il y a une feule femelle, qui le plus fouvent profite peu, & ne porte point, étouffée par la multitude des males concurrens Sc affamés, la plus grande partie defquels meurt fans produire , a faute de femelles. Auffi voit-on combien la polygamie profite a la multiplication, parmi les nations qui la recoivent, Juifs, Mahométans Sc  L i r r'e I. 239 autres barbares, qui font des amas de trois a quatre cents mille combattans. Au contraire le Chrifiianifme tient plufieurs perfonnes attachées enfemble , 1'une des parties étant ftérile, quelquefois toutes les deux; lefquels colloqués avec d'autres, 1'un tk 1'autre lailferoit grande poflérité. Mkis au mieux toute fa fertilité confifte en la producfion d'une feule femme ; finalement reprochent que cette reftriction chrétienne produit des débauches & adulteres; mais a tout cela on répond, le Chriftianifme ne confidere pas le mariage par des raifons purement humaines , naturelles , temporelles, mais le regard d'un autre vifage, & a fes raifons plus hautes tk nobles , comme il a été dit; joint que 1'expérience montre en la plupart des mariages, que la contrainte fert a 1'amitié, principalement aux ames fimples & débonnaires, qui s'accommodent facilement oü ils fe trouvent attachées; tk quand aux débauches, elles viennent du déréglement des mceurs, qu'aucune liberté n'arrête. Et de fait les adulteres fe trouvent en la polygamie & répudiation, témoin chez les Juifs, tk David qui ne s'en garda, pour tant de femmes qu'il eüt; & au contraire ont été longtemps inconnus en des polices bien reglées , oü n'y avoit polygamie n'y répudiation, témoin Sparte &Rome long-temps après fa fondation, il ne s'en faut donc pas prendre a la religion, qui n'enfeigne que toute netteté tk continence.  II. Polygamie cüverfe. 240 DE LA SAGESSE, La liberté de la Polygamie, qui femble aucttnement naturelle, fe porte diverfement, felon les diverfes nations 6C polices. Aux unes toutes les femmes a un mari vivent en commun, & font en pareildegré 6c rang, 6c leurs enfans demêrne : ailleurs il y en a une qui efl: la principale oc comme maïtreffe,& les enfans héritent aux biens, honneurs &titres du mari, les autres femmes font tenues k part, & portent en aucuns lieux titre de femmes légitimes, & ailleurs font concubines, 6c leurs enfans penfionnaires feulement. L'ufage de la répudiation de même eft différent, car chez aucuns, comme Hébreux, Grecs,Arméniens, l'on exprime point la caufe de la féparation, & n'eft permis de reprendre la femme une fois répudiée, bien eft permis de fe remarier a d'autres: mais en la loi Mahométane, la féparation fe fait par le Juge, avec connoiffance de caufe ( fauf que ce fut par confentement mutuel) laquelle doit être, adultere,ftérilité, incompatibilité d'humeurs, entreprife fur la vie de fa Patrie , chofes direcfement 6c capitalement contraires a 1'état 6C inftitution du mariage: 6C eft loifible de fe reprendre toutes 6C quantes fois qu'ils voudront. Le premier femble meilleur, pour tenir en bride les femmes fuperbes , & les facheux maris; le fecond, qui eft d'exprimer la caufe, déshonore les parties, empêche de trouver parti, découvre plufieurs chofes, qui devroient demeurer cachées. Et avenant 11. Répiuiiation diverfe.  L I V R K 1. 241 avenant qué la caufe ne foit pas bien vérifïée, & qu'il leur faille dêmeurer enfemble, s'enfuivent empoifonnemens & meurtres, fouvent inconnus aux hommes, comme il fut découvert a Rome auparavant 1'ufage de la répudiation, ou une femme furprife d'avoir empoifonné fon mari, en accufe d'autres, & celles-ci d'autres, jufques a foixante-dix de même crime , qui furent toutes exécutées : mais le pire a été que 1'adultere demeure prefque par tout fans peine de mort, & feulement y a divorce & féparation de compagnie, introduite par Juflinien, homme du tout poffédé de fa femme, qui fit paffer tout ce qu'elle put a 1'avantage des femmes, d'oü il fort un danger de perpétuel adultere, defir de la mort dé fa Partie , le délinquant n'efl point puni, 1'innocent injurié demeure fans réparation. Du dcvoir des mariès, voye^ L. 3 , Ch. i%. CHAPITRE XLIII. Des Parens & Enfans. Il y a plufieurs fortes & degrés d'autorité & puiffance humaine, publique & privée, mais il n'y en a point de plus naturelle ni plus grande que celle du pere fur les enfans ( je dis pere , car la mere, qui efl fujette k fon mari, ne peut proprement avoir les enfans en fa puiffance & fubjeclion ) mais elle n'a pas toujours rd en tous lieux 1. Partie. Q t. Puiffance pa:ernella.  T)ïon. Hallic. 1. 2, antiq.' Rorn. in fuis ff. de lib. & pofUi. Auius Gel. lib.2. t. 8, Eth. cap. 20. lib. 6, bel. Gal. Profper Aquit- _ in Epit. Sigifm Deuter. 21 24i DE LA S A G E S S E9 été pareille. Anciennement prefque par-tout elle étoit abfolue & univerfelle fur la vie, la mort, la liberté , les biens, 1'honneur, les aftions & déportemens des enfans, comme font de plaider, fe marier, acquérir biens, fcavoir eft chez les Romains par la loi expreffe de Romulus, Parencum in liberos omne jus cjlo relegandi, vendendi, occv dendi, excepté feulement les enfans au-deffous de trois ans , qui ne peuvent encore avoir médit ni méfait, laquelle loi fut renouvellée depuis par la loi des douze tables, par laquelle étoit permis au pere de vendre fes enfans jufques a trois fois, chez les Perfes, felon Ariftote , chez les anciens ■Gaulois, comme dit Céfar & Profper; chez les Mofcovites & Tartares, qui peuvent vendre jufques k la quatrieme fois. Et femble qu'en la loi de nature cette puiffance ait été, par le fait d'Abraham, voulant tuer fon hls. Car fi cela eut été contre le devoir & hors la puiffance du pere, il n'y eut jamais confenti; óc n'eut jamais penfé que ce fut été Dieu, celui qui le lui mandoit, s'il eut éte contre la nature : & puis nous voyons qu'Ifaac n'y a point réfifté, ni allégué fon innocence, fcachant que cela étoit en la puiffance du pere. Ce qui ne déroge aucunement k la grandeur de la foi d'Abraham, car il ne voulut facrifier fon hls, en vertu de fon droit ou puiffance, ni pour aucun démérite d'rfaac, mais purement pour obéir auCommandement de Dieu. En la loi deMoyfe  Livrei. 243 He même, fauf quelque modification : voila quelle a été cette puiffance anciennement en la plupart du monde, & qui a duré jufques aux Empereurs Romains. Chez les Grecs elle n'a pas été fi grande & abfolue, ni aux Egyptiens, toutefois s'il avenoit que le pere eut tué fon hls a tort & fans caufe, il n'étoit point puni, finon d'être enfermé trois jours prés du corps mort. Or, les raifons & fruits d'une fi grande abfolue puiffance des peres fur leurs enfans, très-bonne pour la culture des bonnes mceurs, chaffer les vices, & pour le bien public, étoient premiérement de contenirles enfans en crainte & en de voir: puis a caufe qu'il y a plufieurs fautes grandes des enfans, qui demeureroient impunies au grand préjudice du public, fi la connoiffance & punition n'étoit qu'en la main de 1'autorité publique , foit pour ce qu'elles font domefHques & fecrettes, ou qu'il n'y a point de partie & pourfuivant. Car les parens qui le fcavent & y font plus intéreffés, ne les décrieront pas, outre qu'il y a plufieurs vices, débauches, infolences, qui ne fe puniffent jamais par juftice : joint qu'il furviennent plufieurs chofes a démêler, & plufieurs différens entre les parens & enfans, les freres & fceurs, pour les biens ou autres chofes, qu'il n'eft pas beau de publier, qui font affoupies & éteintes par cette autorité paternelle. Et la loi n'a point penfé que le pere abufat de cette puiffance, a caufe de Diodor. 2. Ses raifons & fruits.  344 DE LA S A G E S S E, 1'amour tant grande qu'il porte naturellement k fes enfans, incompatible avec la eruauté, qui eft caufe qu'au lieu de les punir k la rigueur, ils intercedent plutöt pour eux, quand ils font en juftice, & n'ont plus grand tourment, que voir leurs enfans en peine: & bien peu ou point s'en eft-il trouvé qui fe foient fervi de cette puiffance fans trés-grande occafion, tellement que c'étoit plutöt un épouvantail aux enfans, & très-utile, qu'une rigueur de fait. Sa decaoence & ruine. tib. i , de clém. Saluft. in bell. Catilin. Valer. JVljxim. Or, cette puiffance paternelle s eft quaü de foinême perdue' & abolie ( car ca été plus par défac;outumance, que par loi expreffe ) & a commencé le décliner k la venue des Empereurs Romains; car dés le temps d'Augufte, ou bientöt après , elle n'étoit plus en vigueur , dont les enfans devinrent fi fiers & infolens contre leurs peres, que Seneque parlant k Neron difoit: qu'on avoit vu punir plus de parricides, depuis cinq ans derniers, qu'en fept eens ans auparavant, c'eft-a-dire, depuis la fondation de Rome. Auparavant, s'il avenoit que le pere tuat fes enfans, il n'étoit point punt, comme nous apprenons par exemple deFulvius, Sénateur , qui tua fon fils, paree qu'il étoit participant k la conjuration Catilinaire, & de plufieurs autres Sénateurs, qui ont fait les procés criminels k leurs enfans en leurs maifons, & les ont condamnés k mort, comme Caffms Tratius, ou k exil perpétuel, comme ManliusTorquatus, fon fils Sylla.  Livre 1. %tf mis. II y a bien eu des loix après, qui enjoignent que le pere doit préfenter a la Juftice fes enfans délinquans, pour les faire chatier, 6c que le juge prononcera la Sentence telle que lepere voudra, qui eft encore un veftige de 1'antiquité, 6c voulant óter la puiffance au pere, ils ne 1'ofent faire qu'a demi, & non tout ouvertement. Ces loix poftérieures approchent de la loi de Moyfe, qui veut qu'a la feule plainte du pere, faite devant le Juge , fans autre connoiflance de caufe, le fils rebelle 6c contumax foit lapidé, requérant la préfence du Juge, afin que la punition ne fe fafle fecrettement ou en colere , mais exemplairement. Et ainfi , felon Moyfe, la puiffance paternelle eft plus libre 6c plus grande qu'elle n'a été depuis les Empereurs : mais depuis, fous Conftantin le Grand, 6c puis Théodoze, finalement fous Juftinien elle a été prefque du tout éteinte. Dela eft avenu que les enfans ont appris k refufer a leurs parens obéiflance , leurs biens &r leurs fecours, 6c k plaider contre eux : chofe honteufe de voir nos Palais pleins de tels procés. Et les en a-t-on difpenfés, fous prétexte de dévotion 6c d'oflrande, comme chez les Juifs dès auparavant Jefus-Chrift, comme il leur reproche : 6c depuis en la Chrétienté, felon 1'opinion d'aucuns , voire les tuer ou en fe défendant, ou s'ils fe rendent ennemis de la République : combien que jamais il n'y fcauroit avoir affez jufte caufe de tuer fes parens \ L. inaurlitum ad le;;. Corn. ff. 'i, in fiits de 1. &pofthl. 3, Co E LA S A G E S S E i :ontre 1'ergueil & hauteur de nos batimens, il y a iuifi des efprits ennuyeux des grandeurs de ga-bas. Ufque adeb res humana vis abdita quczdam Obterit, & pulchros f af ces favajque fecures Proculcare , ac ludibrio fibi haberi videtur. Bref la condition des fouverains efl: dure Sc dangereufe : leur vie pour être innocente efl: tnfiniment laborieufe , fi elle eft méchante ils font k la haine 8i médifance du monde: & en tous les deux cas, ils font expofés k mille dangers: car plus grand eft le feigneur , & moins fe peut-il fier, & plus lui faut-il fe fier : voila pourquoi c'eft chofe comme annexee k la fouveraineté, d'être trahie. De leur devoir au Livre troifieme chap. 16. CHAPITRE XLVI. Mag'frats. Il y a grande diftinaion & divers degrés, de Magiftrats tant en honneur qu'en puiffance, qui font les deux chofes confidérables pour les diftinguer, & qui n'ont rien de commun enfemble: & fouvent ceux qui font les plus honorés ont moins de puiffance, comme Confeillers du pnvé confeil, Sécrétaires d'état. Aucuns n'ont que 1'un des deux: autres tous les deux, & tous de divers degrés, mais font proprement dits Magiftrats qui. ont tous les deux.  Livre I. x6t Les Magiftrats qui lont mitoyens entre la fouverain & les particuliers , en la préfence de leur fouverain n'ont point puiffance de commander. Comme les fleuves perdent leur nom & puiffance k 1'embouchure de la mer, & les aftres en la préfence du Soleil, ainfi toute la puiffance des Magiftrats eft tenue en fouffrance en la préfence du Souverain : comme auffi la puiffance des Magiftrats inférieurs & fubalternes en la préfence des fupérieurs. Entre égaux il n'y a point de puiffance ou de fupériorité, mais les uns peuvent empêcher les autres par oppofition & prévention. Tous Magiftrats jugent, condamnent & com- 5. mandent ou felon la loi, & lors leur fentence n'eft qu'exécution de la loi, ou felon 1'équité, & tel jugement s'appelle le devoir du Magiftrat. Les Magiftrats ne peuvent changer ni corriger 4leurs jugemens , fi le Souverain ne le permet, fur peine de faux: ils peuvent bien révoquer leurs mandemens ou les foutenir, mais ils ne peuvent révoquer ce qu'ils ont jugé , & prononcé avec connoiffance de caufe. Dn. devoir des Magiftrats, voye{ L. 3, R iij  l6t DE LA SAGESSE, CHAPITRE X L V I I. Legijlatcurs , Prichturs , Inflruclcurs. C est tine des vanités de l'homme, de prefcrire des loix tk des regies qui exeedent 1'ufage tk la forme humaine : c'eft la coutume des Prêcheurs &c Legiflateurs , de propofer les images de vie, que ni le propofant ni les auditeurs n'ont efpérance aucune , ni bien fouvent, qui plus eft, la volonté de fuivre. L'homme s'oblige a être néceffairement en faute , & fe taille a fon efcient de la befogne plus qu'il ne fcauroit faire: il n'y a fi homme de bien , que s'il eft examiné felon les loix & devoirs en fes acfions & penfées, qui ne foit coupable de mort cent fois. La fageffe humaine n'arrive jamais au devoir qu'elle fe prefcrit: outre 1'injuftice qui eft en ceci, c'eft expofer en moquerie & rifée toutes chofes , il faudroit qu'il y eut plus de proportion entre le commandement tk 1'obéiffance, le devoir, & le pouvoir. Et ces faifeurs de regies font les premiers moqueurs, car ils ne font rien, & fouvent encore tout au rebours de ce qu'ils confeillent, les Prêcheurs, Legiflateurs , Juges, Médecins: le monde vit ainfi, l'on inftruit & l'on. enjoint de fuivre les regies & préceptes, & les hommes en tiennent un autre , non par déréglement de vie &: moeurs feulement, mais fouvent par opinion tk, jugement contraire. Autre chofe eft de parler en  Livre I. 163 chaire; en chambre, donner lecon au peuple, 6c la donner & foi-même, ce qui eft bon 6c de mife a foi, feroit fcandaleux 6c abominableaü commun , mais Séneque répond a cela , quot'uspariim fiducice ejl in hls , in quibus imperas, ampliiis exigendum ejl quam fatis ejl , ut prccjletur quantum fatis ejl, in hoe omnis hyperbole excedit, utadverum mendacio veniat. CHAPITRE XLVIII. Peuple ou vulgaire. Ti e peuple (nous entendons ici le vulgaire , la tourbe 8c lie populaire, gens fous quelque couvert que ce foit, de baffe, fervile 6c méchanique condition ) eft une béte étrange a plufieurs têtes, 8c qui ne fe peut bien décrire en peu de mots, inconftant 6c variable, fans arrêt non plus que les vagues de la mer, il s'émeut, il s'accroit, il apprcuve 6c retrouve en un inftant même chofe , il > y a rien plus aifé que le pouffer en telle paflion que l'on veut, il n'aime la guerre pour fa fin , ni la paix pour le repos, finon en tant que de 1'un a 1'autre il y a toujours du changement. La confufion lui fait defirer 1'ordre, 8c quand il y eft, lui dêplaït. II court toujours d'un contraire a 1'autre, de tcus temps: le feul futur le repait, hi vulgi mores, cdijjè pmfentia , ventura cupere , prceterita erlebrare. Léger a croire, recueillir 8c ramaffer toutes 2. nouvelles , fur - tout les facheufes, tenant tous  XÖ4 O E LA S'AGESSE, rapports pour véritables & affurés: avec un fifflet ou fonnette de nouveauté, l'on 1'affemble, comme les mouches au fon du balfin. j; Sans jugement t railbn, difcrétion: fon jugement & fa fageffe , trois dez & 1'aventure, il juge bruf- quement & a 1'étourdie de toutes chofes, & tout par opinion , ou par coutume, ou par plus grand nombre, allant k la file comme les moutons qui courent après ceux qui vont devant, & non par raifon & verité. Plebi non judicium: non verkas: ex Tacit. _ y Cic opinione multa, ex veritate pauca judicat. 4. Ennuyeux & malicieux , ennemi des gens de bien, contempteur de vertu, regardant de mauvais ceil le bonheur d'autrui, favorifant au plus foible & au plus méchant, & voulant mal aux gens d'honneur , &C fans fcavoir pourquoi, finon pour ce que font gens d'honneur, & que l'on en parle 7 fort, & en bien. 5-; Peu loyal & véritable , amplifiant le bruit, enchériffant fur la verité, & faifant toujours les chofes plus grandes qu'elles ne font, fans foi ni tenue. La foi d'un peuple & la penfée d'un enfant font de même durée, qui changent non-feulement felon que les intéréts changent, mais auffi felon la différence des bruits , que chaque heure du jour peut apporter. g. Mutin , ne demandant que Ia nouveauté & remuement, féditieux, ennemi de paix & de repos, Salufl. ingenio mobili , feditiofum , difcordiofum a cupidum  Livre I. 2.65 rerum novarum, quieti & otio adverfum, iur-tout quand il rencontre un chef: car lors ne plus ne moins que la mer bonace de nature, ronfle, écume & fait rage agitée de la fureur des vents: ainfi le peuple s'enfle , fe hamTe & fe rend indomptable : ötez-lui les ciefs, le voila abattu , effarouché, 6c demeure tout planté d'effroi, fine reclore prxceps, pavidus, focors , nïL aufura plebs prineipïbus amotis. Soutient 6c favorile les brouillons 6c remueurs de ménage, il eftime modeftie poltronnerie , prudence lourdife: au contraire il donne a 1'impétuofité bouillante le nom de valeur & de force : préfere ceux qui ont la tête chaude 6c les mains fretillantes, a ceux qui ont le fang raftis 6C qui pefent les affaires, les venteurs &C babillards aux fimples 6c retenus. Ne fe foucie du public ni de 1'honnête, mais feulement du particulier, & fe piqué fordidement pour le profit. Privata cuique jlimulatïo, vile aeczz publieum. Toujours gronde & murmure contre 1'Etat , tout bouffi de médifance , 6C propos infolens contre ceux qui gouvernent & commandent. Les petits 6c pauvres n'ont autre plaifir que de médire des grands 6c des riches, non avec raifon mais par envie, ne font jamais contensde leurs gouverneurs & de 1'état préfent. Mais il n'a que le bec, langues qui ne ceffent, efprits qui ne bougent, monftre duquel toutes Tacit 7« S. Tacit. 9- U).  Tacit. Saluft. II. Tacit. Livius. 12. XfSÓ BE LA S A G E S S E , les parties ne font que langues, qui de tout parle 8c rien ne fcait, qui tout regarde 8c rien ne voit, qui rit de tout Sc de tout pleure , prêt k fe mutiner & rebelier, 8c non k combattre , fon propre eft d'eifayer plutöt k fecouer le joug qu'a bien garder fa liberté, procacia plebis ingenia, impigrce lingua, ignavi animi. Ne fcachant jamais tenir mefure, ni gardemine médiocrité honnête: ou très-baffement 8c vilement il fert d'efclave, ou fans mefure il eft infolent Sc tyranniquement il domine , il ne peut fouffrir le mords doux 6c temperé, ni jouir d'une liberté réglée, court toujours aux extrêmités , trop fe fiant ou méfïant, trop d'efpoir ou de crainte. Ils vous feront peur fi vous ne leur en faites: quand ils font effrayés vous les baffouez & leur fautez k deux pieds fur le ventre, audacieux 6c fuperbes fi on ne leur montre le baton, dont eft le proverbe, oings-le, il te poindra, poinds-le, il t'oindra, nil in vulgo modicum , terrtre nifi paveanc, ubi pertimüerint impunè contemni: audacia turbidum nifi vim metuat, aut fervit humiliter, aut fuperbè dominttur , libtrtattm qua media, nee fpernere, nee habere. Très-ingrat envers fes bienfaiteurs. La récompenfe de tous ceux qui ont bien merité du public, a toujours été un banniffement, une calomme, une confpiration, la mort. Les hiftoires lont célebres de Moïfe 8c tous les Prophêtes, de Socrates , Ariftides , Phocion , Lycurgus , Demofthenes,  Livre I. 167 Themiftocles: & la verité a dit qu'il n'en échappoit pas un de ceux qui procuroient le bien &c le falut du peuple : & au contraire il chérit ceux qui 1'oppriment, il craint tout, admire tout. Bref le vulgaire eft une béte fauvage , tout ce 13; qu'il penfe n'eft que vanité , tout ce qu'il dit eft faux & erroné, ce qu'il reprouve eft bon, ce qu'il approuve eft mauvais, ce qu'il loue eft infame, ce qu'il fait & entreprend n'eft que folie, n on tam Senec. bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus plaeeant: argumintum pejjimi turba ejl, la tourbe populaire , eft mere d'ignorance , injuftice , inconftance , idolatre de vanité, a laquelle vouloir plaire ce n'eft jamais fait; c'eft fon mot, voxpopuli vox Dei, mais il faut dire vox populi v#x Jlultorum. ^\b. 1. Or, le commencement de fageffe eft fe garder net, & ne fe laiffer emporter aux opinions populaires. Ceci eft pour le fecond livre que nous approchons.  268 DE LA S A G E S S Ei QUATRIEME DISTINCTION & différence des hommes tirée de leurs diverfes Profefïions & conditions de vie. P R É F A C E. I une autre différence des hommes tirée de la diverfité de leursprofefjions , conditions , & genres de vie : les uns fuivent la vie civile & fociale , les autres la fuient pourfe fauver en la folitude j les uns aiment les armes, les autres les haïffent; les uns vivent en commun, les autres en la propriété; les uns fe plaifent d'être en charge & mener vie publique , les autres fe cachent & demeurent privés ; les uns font courtifans 6* du tout a autrui, les autres ne courtifent queux-mcmes; les uns fe tiennentès Villes, les autres aux champs aimans la vie rujlique. Qui fait mieux & quelle vie ejl a. prêfêrer, il efl difficile a dire fimplement, & peut être impertinent, toutes ont leurs avantages & défavantages , leurs biens & leurs maux. Ce qui efl plus a voir & confidêrer en ceci, comme fera dit, c'ejl que chacun fcache bien choifir felon fon naturel, pour & plus facilement & plus heureufement s'y comporter. Mais nous dirons unpetit mot de chacune en les comparant enfemble : mais ce fera après avoir parlê de la vie commune a tous, qui a trois degrés.  Livrei. 269 ij.' . ^ , ,. 1 , sssea CHAPITRE X L I X. Diflinciion & compamifon des trois, fortes de degrés de vie. Il y a trois fortes de vie, comme trois degrés: 1'une privée d'un chacun au-dedans 6C en fa poitrine, ou tout eft caché, tout eft loifible : la feconde en la maifon 6C familie , en fes acfions privées 8e ordinaires , ou n'y a point d'étudé ni d'artifice, defquelles nous n'avons k rendre compte: la tiercé eft publique aux yeux du monde. Or tenir 1'ordre 6c regie en ce premier étage bas & obfcur , eft bien plus difficile Sc plus rare qu'aux deux autres, & au fecond qu'au tiers: la raifon eft, qu'on n'y a point de Juge , de controleur , de regardant, èc ou nous n'imaginons point de peine ou récompenfe, nous nous portons bien plus lachement & nonchalamment comme aux vies privées, ou la confcience & la raifon feule nous guide, qu'aux publiques ou nous fommes en échec 6c en butte aux yeux 6C jugement de tous, ou la gloire, la crainte du reproche, de mauvaife réputation , ou quelque autre paffion nous mene, (or la paffion nous commande bien plus vivement que la raifon) dont nous nous tenons prêts 6c fur nos gardes, d'ou il avient que plufieurs font eftimés öc tenus faints , grands & admirables en public, qu'en leur privé il n'y a rien de louable. Ce qui fe fait ea public eft une farce, une feinte ; en privé &c «n  inO DE LA SaGESSE^ fecret c'eft la vérité ; 8c qui voudroit bien juger de quelqu'un, il le faudroit voir a fon a tous les jours, en fon ordinaire 8c naturel, le refte eft tout contrefait. Univcrfus mundus exercet hijïrioniam, dont difoit un fage que celui eft excellent, qui eft tel au-dedans 8c par foi-même, qu'il eft au-dehors par la crainte des loix, 8c du dire du monde. Les aétions publiques font éclatantes, auxquelles l'on eft attentif quand l'on les fait, comme les exploits de guerre , opiner en un confeil, régir un peuple, conduire une. ambafiade : les privées 8c domeftiques font fombres, mornes; tancer, rire, vendre, payer, converfer avec les flens, l'on ne les confidere pas , l'on les fait fans y penfer : les fecrettes 8c internes encore plus, aimer, haïr, defirer. Et puis il y a ici encore une autre confidération, c'eft qu'il fe fait par 1'hypocrilie naturelle des hommes, que l'on fait plus de cas, 8c eft l'on plus fcrupuleux aux aaions externes , qui font en montre , mais qui font libres, peu importantes & quafi toutes én contenances 8c cérémonies, donc elles font de peu de coüt 8c aufli de peu d'effets, qu'aux internes fecretes 8c de null'e montre; mais bien requifes 8c néceffaires dont elles font fort difficiks. D'icelles dépend la réformation de l'ame, la modération des paflions, le réglément de la vie: voire par 1'acquit de ces externes l'on vient a une nonchalance des internes. Or de ces trois vies , interne , domeflique,  Livre 1. 271 publique , qui n'en a qu'une a mener , comme les Hermites , a bien meilleur marché de conduire & ordonner fa vie, que celui qui en a deux; & celui qui n'en a que deux, eft de plus ailée condition, que celui qui a tous les trois. CHAPITRE I. Comparaifon dt la vie civilc ou fociale avec la folitaire. Ceux qui eftiment &c recommandent tant la vie folitaire öc retirée, comme un grand féjour & fure retraite du tabut & brouillis du monde , & moyen propre pour fe garder & maintenir net & quitte de plufieurs vices , d'autant que la pire part eft la plus grande, de mille n'en eft pas un bon, le nombre des fous efl: infini, la contagion eft trés-dangereufe en la preffe, femblent avoir raifon jufques-la : car la compagnie mauvaife eft chofe très-dangereufe, a quoi penfent bien ceux qui vont fur mer , qu'aucun n'entre en leur vaiffeau qui foit blafphémateur, diffolu , méchant; un feul Jonas a qui Dieu étoit courroucé penfa tout perdre; Bias difoit plaifamment k ceux du vaifTeau, qui au grand danger crioient appellant le fecours des Dieux : Taifez - vous, qu'ils ne fentent que vous êtes ici avec moi ? Albuquerque Viceroides Indespour Emmanuel Roi de Portugal, Comparaifon de ces deux vies.  %yi DE LA S A G E S S E l en un extréme péril fur mer prit fur fes épaules quelque jeune garcon , afin que fon innocence lui fervit de garant & de faveur envers Dieu. Mais de la penfer meilleure , plus excellente & parfaite, plus propre a 1'exercice de vertu, plus difficile, apre , laborieufe & pénible comme ils veulent faire croire ; fe trompent bien lourdement : car au contraire c'efl: une grande décharge & aifance de vie, &C n'eft qu'une bien médiocre profeflion , voir un fimple apprentiffage & difpofition a la vertu. Ce n'eft pas entrer en affaires, aux peines & difficultés, mais c'eft les fuir , s'en cacher , pratiquer le confeil d'Epicure ( cache ta vie ), c'eft fe tapir & recourir k la mort pour fuir k bien vivre. Celui qui vit civilement ayant femme, enfans , ferviteurs, voifins, arn^s, biens, affaires, & tant de parties diverfes aüxquêïles faut qu'il fatisfaffe , & réponde réglément & loyalement, a bien fans comparaifon plus de befogne , que le moine qui n'a affaire qu'a foi: la multitude, 1'abondance eft bien plus affrelife que la folitude , la difettc. En 1'abftinence il n'y a qu'une chofe; en la conduite & en 1'ufage de plufieurs chofes diverfes, y a plufieurs confidérations & divers devoirs: il eft bien plus facile de fe paffer des biens, honneurs, dignités, charges, que s'y bien gouverner & bien s'en acquitter. II eft bien plus aifé du tout fe paffer de femme, que bien düment & de tout point vivre & fe maintenir avec fa femme, enfans & tout le refte  L ï r r e I. refte qui en dëpend, ainfi le célibat eft plus facile que le mariage. De penfer aufli que la fólitude föit un afyle & port affuré contre tous vices, tentations & détourbiers, c'efl fe tromper : il n'eft pas vrai en tous fens. Contre les vices du monde , le bruit de la preffe, les occafions qui viennent de dehors, cela eft bon; mais la folitude a fes affaires & fes difficultés internes & fpirituelles, ivk in defertum ut tentaretur a. diabolo. Aux jeunes hommes imprudens & mal avifés la folitude eft un dangereux baton , & eft a craindre que s'entretenant tous feuls, ils entretiennent de méchantes gens, comme difoit Crates k un jeune homme qui fe promenoit tout feul k 1'écart. C'eft-la que les fous machinent de mauvais deffeins , ourdiffent des malencontres, aiguifent &c affilent leur paflions & méchans defirs. II faut être fage bien fort & affuré pour être laiffé entre fes mains : fouvent l'on ne fcauroit être en plus dangéreufes mains que les fiennes, Guarda me , Dios, de mi, dit excellemment le proverbe Efpagnol, nemo ejl ex imprudentibus quifibi relinqui debeat j folitudo omnia perfuadet. Mais pour quelque confidération privée ou particuliere encore que bonne en foi, (car fouvent c'eft lacheté, foibleffe d'efprit, dépit ou autre paffion) s'enfuir & fe cacher , ayant moyen de profiter «\ autrui, & fecourir au public, c'eft être déferteur, enfevelir le talent, cacher la lumiere, faute fujette k la rigueur du jugement. 1, Partie. S  274 D E L A Sagesss, CHAPITRE LI. Comparaifon de la vie menie en commun & menie en proprieté. j\_v c u N S ont penfe que la vie menée en commun en laquelle il n'y a point de mien & tien, mais oü toutes chofes font en communauté: tend plus a perfecfion & tient plus de charité öc concorde. Mais cette opinion ne peut-être en tout fens vraie, comme auffi la pratique le montre bien, car non feulement, il n'y a point d'affection cordiale a ce qui efl commun a tous, & comme dit le proverbe, 1'ane du commun eft toujours mal baté, mais encore la communauté tire après foi toujours des querelles , des murmures & des haines, comme s'il s'eft vu toujours, voire dedans 1'Eglife primitive. La nature d'amour eft telle que des gros fleuves, qui portent les grandes charges, s'ils font divifés, n'en portent point, auffi étant divifé a toutes perfonnes & toutes chofes, perd fa force & vigueur. Mais il y a degrés de communauté, vivre, c'eft-a-dire manger & boire enfemble eft trés-bon, comme il étoit aux meilleures öc plus anciennes républiques de Lacédemone &de Crete , car outre que la modeftie & difcipline eft mieux retenue, il y a une très-utile communication: mais penfer avoir tout commun, comme vouloit Platon un coup , car après il fe ravifa, c'eft pervertir tout.  Livre 1. 275 CHAPITRE LIL Comparaifon de la vie rujlique & des Villes. C ette comparaifon n'eft fort mal-aifée k faire a 1'amateur de fageffe, car tous les biens & avantages font prefque d'un cöté, fpirituels & corporels, liberté , fageffe , innocence , fanté , plaifir. Aux champs l'efprit eft bien libre Sc a foi, és villes les perfonnes , les affaires fiennes Sc d'autrui , les querelles , vifttes , deuils , entretiens , combien dérobent-ils de temps ? Amicifures temporis. Combien de troubles apportent-ils, de détournemens, de débauches ; les villes font prifons même aux efprits comme les cages aux oifeaux Sc aux bêtes. Ce feu célefte qui eft en nous ne veut point être enfermé, il aime 1'air, les champs; dont Columelle dit que la vie champêtre eft parente de la fageffe, confanguinea , laquelle ne peut être fans les belles & libres penfées 8c méditations. Or, eft-il difficile les avoir 8c nourir parmi le tracas Sc tabut des villes, Puis la vie ruftique eft bien plus nette , innocente Sc fimple ; és villes les vices font enfoule Sc ne fe fentent point, ils paffent & fe fourrent par-tout pêle-mêle, 1'ulage, le regard , le rencontre fi fréquent 8c contagieux en eft caufe. Pour le plaifir & fanté tout le ciel étendu apparoït, le foleil, 1'air, les eaux 8c tous les élémens font libres, expofés Sc ouverts de toutes parts, nous fourient: la terre fe montre teut k dscouvert, fes fruits font devant nos Sij. PreCérenfl la vie uu« 'ique.  176 DE LA SAGE'sSEf yeux , tout cela n'eft point ès villes, en la preiïe des maifons, tellement que vivre aux villes, c'eft être au monde banni & fort clos du monde. Davantage la vie chzmpêtre eft toute enexercice, en aftion, qui aiguife 1'appétit, entretientla fanté, endurcit & fortifie le corps. Ce qui eft a la recommandation des villes eft 1'utilité, ou privée, c'eft la part des marchands & artifans: ou publique, au maniement de laquelle font appellés peu de gens, & anciennement on les tiroit de la vie ruftique, & y retournoient ayant achevé leur charge. Sa recommandation. CHAPITRE L II I. De la Profejjlon militaire. L'occupation & profeffion militaire eft noble en fa caufe, car il n'y a utilité plus jufte ni plus univerfelle que la proteöion du repos & grandeur defon pays; noble enfon exécution, car la vadlance eft la plus forte , plus généreufe , & plus héroique de toutes les vertus : honorable, car des adions humaineslaplusgrandecScpompeufeeftlaguernere, & a qui tous honneurs font décernés ; plaifante , la compagnie de tant d'hommes nobles ; jeunes, aftifs, la vue ordinaire de tant d'accidens & fpectacles', liberté & converfation fans art, une facon de vie male, fans cérémonie , la variété de tant d'aöions diverfes, cette courageufe harmonie de la mulique guerriere, qui nous entrenent & nous  Livre I. ï-jj éehauffe les oreilles 6c l'ame , ces mouvemens guerriers qui nous ravilTent de leur horreur 6c épouvantement, cette tempête de fon &c de cris, cette effroyable ordonnance de tant de mi Uiers d'hommes, avec tant de fureur, d'ardeur 6c de courage. Mais au contraire l'on peut dire, que Tart &c 6c 1'expérience de nous entredéfaire, entretuer, de ruiner & perdre notre propre efpece, femble dénaturé, venir d'aliénation de fens; c'efl un grand témoignage de notre foibleffe & imperfeftion , 6c ne fe trouve point aux bêtes, ou demeure beaucoup plus entiere 1'image de nature. Quelle folie, quelle rage, faire tant d'agitations, mettre en peine tant de dangers 6c hafards par mer & par terre , pour chofe fi incertaine 6c douteufe, comme eft 1'ilTue de la guerre, courir avec telle faim & telle apreté après la mort qui fe trouve par-tout; & fans efpérance de fépulture, aller tuer ceux que 1'onne hait pas, que l'on ne vit jamais ? Mais d'oii vient cette grande fureur 6c ardeur, car l'on ne t'a fait aucune offenfe ? Quelle frénéfie de s'expofer a perdre fes membres, & recevoir des plaies, lefquellesne font point mourir, mais rendent la vie fujette au fer 6c au feu, plus douloureufe 6c pénible mille fois que la mort ? Se facrifier 6c fe perdre pour tel que tu n'as jamais vu, qui ne fe foucie ni ne penfe jamais è toi, mais veut monter fur ton corps mort ou eftropié, pour être plus haut &c voir de plus loin. i S iij Son accH- fation.  %7S de la S a g e s s e, CINQUIEME ET DERNIERE Diftindtion Sc dift'érence des hommes , tirée des 'faveurs & défaveurs de la nature Sc de la fortune. P R É F A C E. Cette derniere diftinclion & différence ejl toute apparente & notoire, & qui a plufieurs membres & confidérutions, mais qui reviennent a deux chefs, que fon peut appeller avec le vulgaire bonheur & malheur, grandeur & petiteffe. Au bonheur & grandeur appartiennent fanté ; beauté, & 'les autres biens du corps , ■ liberté, nobleffe, honneur, dignité, fcience , richeffes , crédit, amis : au malheur & petiteffe appartiennent tous les contraires , qui font privations de tous ces bicns-la. De ces chofes vient urn tres-grande diverfité, car fon ejl hcureux en Vune de ces chofs , ou en deux, ou en trois, & non es autres , & ce plus ou moins, par une infinité de degrés : peu ou point y en a d'hcureux ou malheureux en tous. Qui a la la plupart de ces biens, & fpécialement trois, nobleffe^, dignité ou autorité, & riche (fes, eft eftimé grand, qui na aucun de ces trois, eft eftimé des petits. Mais plufieurs jiontquun ou deux , & font moyens entre les grands & petits. Nous faut parler de chacun unpeu. CkP. .1. De la fanté, beauté Sc autres biens naturels du Clpp' 6' corps, a été dit ci-dcifus; auffi de leurs contraires; maladie Sc douleur.  Livre I. CHAPITRE LI V. De la Liberté & du Servage. L A liberté eft eftimée d'aucuns un fouverain bien, & fervage un mal extréme, tellement que plufieurs ont plus aimé mourir tk cruellement, que devenir efclaves, voire que tomber en danger de voir la liberté publique ou la leur intéreffée. II y peut avoir en ceci du trop comme en toutes autres chofes. II y a doublé liberté , la vraie de l'efprit elt en la main d'un chacun, tk ne peut être ravie ni endommagée par autrui, ni par la fortune même: au rebours le fervage de l'efprit, elf le plus miférable de tous , fervir a fes cupidités , fe laifier gourmander a fes paffions, mener aux opinions, ó la piteufe captivité! La liberté corporelle efl: un bien fort a eftimer, mais fujeta la fortune: & n'eft jufte ni raifonnable ( s'il n'y eft jointequelqu'autre circonftance ) de la préferer k la vie , comme les anciens qui choififlbient tk fe donnoient plutot la mort que la perdre, & étoit reputé k grande vertu, eftimant la fervitude un trés-grand mal. Servitus obediëntie ejl fracli animi & abjecli, arbitrio carentis fuo. De très-grands tk très-fages ont fervi, Regulus, Valerianus, Platon, & ade très-méchans & iniques: & n'ont pour cela empiré leur propre condition , demeurant en effet tk au vrai, plus libres que leurs maitres,  i8o T> E L A S A G E S S E , ï. 1. Defcriptior ce NouUiTe. CHAPITRE LV. Noblefe. Noblesse efl une qualité par-tout non commune, mais honorable , introduite avec grande raifon 6c utilité publique. Elle eft diverfe diverfement prife 6c entendue felon les nations 8c les jugemens, l'on en donne plufieurs efpeces, felon la plus générale & commune opinion Sc ufage, c'eft une qualité de race. Ariftote dit que c'eft antiquité de race 8c de richeffes. Plutarque I'appelle vertu de race , virtus gcmris, entendant une certaine qualité & habitude continuée en la race. Quelle eft cette qualité ou vertu, tous n'en font d'accord , fauf en ce quelle foit utile au public : car a. aucuns & la plupart c'eft la militaire, aux autres c'eft encore la politique, la litteraire des fcavans, la palatine des officiers du Prince : mais la militaire a 1'avantage ; car outre le fervice qu'elle rend au public comme les autres, elle eft pénible , laborieufe , dangercufe, dont elle en eft plus digne êc recommandable: auffi a-t-elle emporté chez nous comme par préciput, le titre honorable de vaillance. II faut donc felon cette opinion, y avoir deux chofes en la vraie & parfaite nobleffe: profeffion de cette vertu & qualité utile au public, qui eft comme la forme. Et la race comme ie fujet 6c la matiere, c'eft-a-dire, continuation  L I V K E 1. 281 longue de eette qualité par plufieurs degrés & races, Sc par temps immémorial, dont ils font appellés a notre jargon, gentils, c'eft-a-dire,de race,maifon, familie; portant de long-temps mêmenom, & faifant même profeflion. Par quoi celui eft vraiment Sc entierement noble , lequel fait profeflion finguliere de vertu publique, fervant bien fon Prince & fa patrie , étant forti de parens Sc ancêtres qui ont fait le même. II y en a qui féparent ces deux, Sc penfent que Türi d'eux feul fuffit a la noblefle , fcavoir la vertu Sc qualité feule, fans confidération aucune de race Sc des ancêtres : c'eft une noblefle perfonnelle Sc acquife, & fi on la prend a la rigueur elle eft rude, qu'un forti de la maifon d'un boucher & vigneron foit tenu pour noble , quelque fervice qu'il puifle faire au public. Toutefois cette opinion a lieu en plufieurs nations, nommément chez les Turcs, méprifeurs de la noblefle de race Sc de maifon, ne faifant compte que de la perfonnelle, & adfuelle vaillance militaire : ou bien 1'antiquité de race feule, fans profeflion de la qualité; celle-ci eft au fang & purement naturelle. S'il faut comparer ces deux fimples& imparfaites nobiefles, la pure naturelle, a bien juger, eft la moindre, bien que plufieurs en parient autrement, mais par grande vanité. La naturelle eft une qualité d'autrui & non flenne , genus & proavos & quce non fecimus ip/i, yix ea nofiraputo: nemo vixit in gloriam . 3Diftin&ion. 4- Nobleffè naturelle.  Oféc. 9. 182 DE la SaGESSE, nojlram; mc quod antè nos f uit nojlrum eft: 8c qu'y a-t-il plus inepte que de fe glorifier de ce qui n'eft pas ften? Elle peut tomber en un homme vicieux, vaunéant, trés - mal né 8c en foi vraiment vilaim Elle eft auffi inutilea autrui, car elle n'entre point en communicationni en commerce, comme fait la fcience, la juftice, la bonté, la beauté, les richeffes. Ceux qui n'ont en foi rien de recommandable que cette noblefle de chair 8c de fang, la font fort valoir, 1'ont toujours en bouche, en enflent les joues & le cceur, (ils veulent ménager ce peu qu'ils ont de bon) ' k cela les connoït-on, c'eft figne qu'il n'y arienplus, puis que tant & toujours il s'y arrêtent. Mais c'eft pure vanité , toute leur gloire vient par chétifs inftrumens, ab utero, conceptu,partu, & eft enfevelie fous le tombeaudes ancêtres. Comme les criminels pourfuivis ont recours auxautels, auxfépulcresdes morts, 8c anciennement aux ftatues des Empereurs: ainfi ceux-ci deftitués de tout mérite 8c fujet de vrai honneur, ont recours a la mémoire 8c armoiries de leurs majeurs. Que fert k un aveugle que fes parens ayent eu une bonne vue, 8c k un begue 1'éloquence de fon aïeul, 8c néanmoins ce font gens ordinairement glorieux, altiers, méprifansles autres: contemptor anirnut & fuperbia commune nobilitatis malum. La perfonnelle 8c 1 acquile ales conditions toutes contraires 8c trés-bonnes; elle eft propre k fon poflefleur; elle eft toujours en fujet digne , 8c eft très-utile a autrui. Encore peut-on dire qu'elle eft 5- Acqinfe & periunoelle.  Livre I. 2.83 plus ancienne & plus rare que la naturelle. Car c'eft par elle que la naturelle a commencé, 6c en un mot c'eft la vraie qui confifte en bons & utiles effets, non en fonge 6c imagination vaine &inutile, & provient de l'efprit Sc non du fang, qui n'eft point autre aux nobles qu'aux autres. Qjiis generofus} ad virtutem a natura bene compofitus, animus facit nobllem, cul ex quacumque condltlone fuprd fortunam Heet furgere. Mais elles font très-volontiers & fouvent enfemble , Sc c'eft chofe parfaite; la naturelle eft un acheminement Sc occafion a la perfonnelle : les chofes retournent facilement a leur principe Sc naturel . Comme la natu relle a pris fon commencement & fon être de la perfonnelle , aufli elle ramene & conduit les flens a elle , fortes creantur fortlbus: hoe unum In nobllltate bonum ut noblllbus Impofita. neceffitudo vldeatur, nee a majorum vlrtute degenerent, fe fentir forti de gens de bien Sc qui ont merité du public, eft une obligation 61 puiffant aiguillon aux beaux exploits de vertu : il eft laid de forligner & démentir fa race. La noblefle donnée 6z ©ctroyée par le benefice 6c refcrit du Prince, fi elle eft feule , elle eft honteufe & plus reprochable qu'honorable; c'eft une noblefle en parchemin, achetée par argent ou faveur, & non par le fang comme elle doit: fi elle eft octroyée pour le mérite & les fervices notables, lors elle eft cenfée perfonnelle & acquife, comme a été dit. Senec. 6. rjonjoitites.  284 D E L A S A G E S S E, l. Defcription, d'honneur. CHAPITRE LVI. De VHonneur. L'honneur difent aucuns 6C mal , eft le prix tk la récompenfe de vertu, ou moins mal, la reconnoiflance de la vertu, ou bien une prérogative de bonne opinion, tk puis du devoir externe envers la vertu; c'efl: un privilege qui tire fa principale effence de la vertu. Autres 1'ont appellé fon ombre qui la fuit, & quelquefois la précede , comme elle fait le corps. Mais a bien parler, c'eft 1'éclat d'une belle tk vertueufe acfion , qui rejaillit de notre ame •a la vue du monde & per réflexion en nous-mêmes, nous apporte un temoignage de ce que les autres croyent de nous, qui fe tourne en un grand contentement d'efprit. II femble bien a aucuns , que l'honneur n'eft feulement ni proprement a bien adminiftrer tk s'acquitter des grandes charges (il n'efl pas en la puiffance "de tous s'y employer) mais a bien faire ce qui eft de fa profeflion : car toute louange eft a. bien faire ce que nous avons k faire. Celui qui fur un échafaud joue bien le perfonnage d'un valet, n'eft pas moins loué , qne celui qui repréfente le Roi: & k celui qui ne peut travailler en ftatue d'or, celles de cuivre ou de terre ne lui peuvent faillir : ou il peut aufli-bien montrer la perfect ion de fon art. Toutefois il femble mieux que l'honneur n'eft  LivreI. 2§j dü que pour les actions oü y a de la difficulté. ou du danger. Toutes juftes &c légitimes , & d'obligation ne font de tel mérite, ni dignes de tel loyer: qui n'eft commun ni ordinaire, ni pour toutes perfonnes & toutes actions. Ainfi toute femme chafte, toute prude , perfonne n'eft d'honneur. ii fautoutre la probité, encore la difficulté, la peine, , le danger. Encore y ajoute-t'on 1'utilité publique. Qu'elles foient tant que l'on veux privément bonnes & utiles, elles auront 1'approbation & bonne renommée parmi les connoiffans , la iïireté & protecfion des loix: mais non l'honneur qui eft public & a plus de dignité, de fplendeur, & d'éclat. Le defir d'honneur & de gloire, & la quête de Fapprobation d'autrui, eft une paffion vicieufe , violente , puiffante , de laquelle a été parlé en la paffion d'ambition : mais très-utile au public , k contenir les hommes en leur devoir , k les éveiller & échauffer aux belles actions, témoignage de Ia foibleffe ÖC infuffifance humaine , qui a faute'de bonne monncye employé la courte & la fauffe. Or , en quoi & jufques oü elle eft excufable , & quand vitupérable , & que l'honneur n'eft la récompenfe de la vertu, fe dira après. Les marqués d'honneur font fort diverfes , mais les meilleures & plus belles font celles qui font fans gain, & qui font telles que l'on n'en puiffe étrenner & faire par taux vicieux, & ceux qui par quelque bas office auroient fait fervice au public; i. Defir d'honneur. chap. 12. L. 3.cnla vertu de tem. pérance. IMarques d'honneur.  i§6 DE LA S A G E S S E, elles font meüleures Sc plus eftimées. Plus elles font de foi vaines, Sc n'ayant autre prix que fimplement marquer les gens d'honneur & de vertu , comme elles font prefque par toutes les polices , les couronnes de laurier, de chêne , certaine facon d'accoutremens, prérogative de quelque furnom , préféance aux affemblées, les ordres de chevalerie. C'efl auffi par occafion quelquefois plus d'honneur de n'avoir pas ces marqués d'honneur , les ayant merité, que de les avoir. 11 m'eft bien plushonorable, difoit Caton, que chacun demande pourquoi l'on ne m'a point dreffé de ftatue en la place, que fi l'on demandoit pourquoi l'on m'en a dreffé. CHAPITRE LVII. De la Science. L A fcience efl a la vérité un bel ornement, un outil très-utile k qui en fcait bien ufer, mais en quel rang il la faut tenir, tous n'en font d'accord, furquoi fe commettent deux fautes contraires, 1'ettimer trop, Sc trop peu. Les uns 1'eftiment tant qu'ils la préferent a toute autre chofe , & penfent que c'eft un fouverain bien, quelque efpece Sc ravon de divinité ; la cherchent avec faim, dé- penfe , Sc peine grande, les autres la méprifent, 8c défeff iment ceux qui en font profeffion, la médiocrité efl plus jufte & plus affurée. Je la mets  Livrei. i87 beaucoup au-deffous de la prud - hommie, fanté, fageffe, vertu, & encore au-deffous de 1'habihté' aux affaires; mais après cela je la mettrois aux mains & en concurrence avec la dignité, nobleffe naturelle, vaillance militaire ; & les laifferai volontiers difputer enfemble de la préféance : fi j'étois preffé d'en dire mon avis, je la ferois marcher tout a cöté d'elles, ou bien incontinent après. Comme les fciences font différentes en fujets & matieres, en 1'apprentiffage & acquifition, auffi font-elles en 1'utilité, honnêteté, nécefiité, & encore en la gloire & au gain: les unes font Théoriques & en pure fpéculation , les autres Pratiques & en aftion. Item les unes font réales , occupées en la connoiffance des chofes qui font hors de nous, foient-elles naturelles ou furnaturelles; les autres font parlieres, qui enfeignent les langues, le parler & le raifonner. Or déja fans aucune doute , celles qui ont plus d'honnêteté, utilité, neceffité & moins de gloire , vanité, gain mercenaire, font de beaucoup a préférer aux autres. Par quoi tout abfolument les pratiques font les meilleures, qui regardent le bien de l'homme, apprenant a bien vivre & bien mourir, bien commander, bien obéir, dont elles doivent être férieufement étudiées par celui qui prétend a la Sageffe, & defquelles eet ceuvre eft un abregé & fommaire, fcavoir Morales , Economiques, Politiques. Après elles, font les Naturelles, qui fervent a connoitre tout ce qui eft au monde, Voyez T.. 3. chap. 14. bien au Ion».  2,88 DE LA S A G E S S £ , k notre ufage, & enfemble admirerla grandeur,, bonté, fageffe, puiffance du maïtre Architeae, Toutes les autres ou font vaines , ou bien elles doivent être étudiées fommairement & en palfant, puis qu'elles ne lervent de rien a la vie, & a nous faire gens de bien. Donc c'eft dommage & folie d'y employer tant de temps, dépenfe & de peme, comme l'on fait. II eft vrai qu'elles fervent aamaffer des écus & de la réputation parmi le peuple, mais c'eft aux polices, qui ne font pas du tout bien faines. i. Deux fources destroubles. CHAPITRE LVIIL Des Richeffes & Pauvreté. C e font les deux élemens, & fources de tous défordres , troubles , & remuemens qui font au monde: car 1'exceffive richeffe des uns, les hauffe & pouffe a 1'orgueil, aux délices, plaifirs, dédain des pauvres, a entreprendre & attenter; 1'extrême pauvreté des autres les mene en envie, jaloufie extréme , dépit , défefpoir, & a tenter fortune. Platon les appelle peftes des Républiques. Mais qui des deux eft la plus dangereufe, il n'eft pas tout refolu entre tous: felon Ariftote c'eft 1'abondance, car 1'Etat ne doit point redouter ceux qui ne demandent qu'a vivre, mais bien les ambitieus &c opulens. Selon Platon c'eft la pauvreté , car les pauvres défefperés font terribles & furieux animaux, n'ayant plus de pain, ne pouvant exercer leurs J arts.  L i r r s I. iSfs arts & métiers, ou bien exceflivement chargés d'impöts, apprennent de la maïtreffe d'écolenéceflfté ce qu'ils n'euflent jamais ofé d'eux-mêmes; &c oferont, car ils font en nombre. Mais il y a bien meilleur remede a ceux-ci, qu'aux riches, & eft facile d'empêcher ce mal, car tandis qu'ils auront du pain, qu'ils pourront exercer leur métier & en vivre, ils ne fe remueront point. Parquoi les riches font a craindre a caufe d'eux-mêmes, & de leur vice & condition; les pauvres a caufe de 1'imprudenèe des gouverneurs. Or plufieurs legiflateurs & policeurs d'états ont voulu chafler ces deux extrêmités, & cette grande inégalité de biens & de fortunes; & y apporter une médiocrité & égalité, qu'ils ont appellé mere nourrice de paix & d'amitié, & encore d'autres y ont voulu mettre communauté, ce qui ne peut être que par imaginatiom Mais outre qu'il eft du tout impoflible d'y apporter égalité, a caufe du nombre des enfans, qui croïtra en une familie & non en 1'autre, & qu'a peine elle a peut-être mife en pratique, bien que l'on s'y foit efforcé, Sc qu'il ait beaucoup coüté pour y parvenir, encore ne feroit-il a propos m expédient, ce feroit par autre voie retömber en même mal. Car il n'y a haine plus capitale qu'entre égaux; 1'envie & jaloufie des égaux, eft le féminaire des troubles ,féditions & guerres civiles. II faut de 1'inégalité , mais modérée; 1'harmonie n'eft pas èsfons tous pareils, mais différens & bien accordans* Nihil ejl cequalitate incequalitiSi I. Partiti i. Contre galité & ini sgalité des MenSi  2CO D E L A S A G E ï S E, Cettë grande & difforme inégalité de biens vient de plufieurs caufes, fpécialement de deux: Tune efl aux preftations iniques, comme font les ufures & intéréts, par lefquelles les uns mangent, rongent, & s'engraiffent de la fubftance des autres , qui devorant plebem mtam ficut efcam panis. L'autre efl aux difpofitions, foit entre vifs, aliénations, dotations a caufe de mariage ; ou teftamentaires & k caufe de mort. Par tous lefquels moyens , les uns font exceffivement avantagés fur les autres qui reflent pauvres: les filles riches & héritieres font mariées avec les riches , d'oü font démembrées & anéanties aucunes maifons, & les autres relevées & enrichies. Toutes lefquelles chofes doivent être. réglées & modérées , pour fortir des bouts & extrêmités exceffives, & approcher aucunement de quelque médiocrité & égalité raifonnable: car entiere il n'eft poflible ni bon, & expédient , comme dit eft. Et ceci fe traitera en la vertu de juftice.  L I V R E I I. DE LA SAGESSE, LIVRE SECOND Contenant les inflructions & regies générales de Sageffe. P R É F A C E. jA.YANT au Livre précédent ouvert a l'homme plufieurs & divers moyens de fe connoitre & toute '* r humaine condition, qui efl la première partie, & un tres-grand acheminement a la fageffe , il faut maintenant entrer en la doctrine £ icelle, & entendre en ce fecond livre fes regies, & fes avis généraux, refervunt les particuliers au livre fuivant & troifieme. C'étoit un préalable que d'appeller Chomme a. foi, a fe tater, fonder, étudier, afin defe connoitre & fentir fesdéfauts, &fa miférable condition, & ainfi fe rendfe capable des remedes falutaires & néceffaires, qui font les avis & enfeignemens de fageffe. Mais c'eft chofe étrange , que le monde foit fipeu foucieux de fon bien & amandemeht. Quel naturel que de nefefoucier que fa befogne foit bien fake ? On veut tant vivre, mais l'on nefe foucie defgavoir bien vivre. Ce que l'on doit le plus & uniquement fgavoir, c'eft ce que moins fon fgait , & fe foucie fgavoir. Les inclinations, defeins, études, efais font ( comme nous voyons) des la jeuneffe fi divers, felon les divers Tij  2Cji DE LA SAGESSE; naturels , compagnies, inftruclions, occafions\ mais aucun ne jette fes yeux de ce cótè-lk , aucun n'étudie aft rendre fage ; perfonne ne prend cela a cceur, Pon riy penfe pas feulement. Et fi par fois, c'ejlenpajfant, ton entend cela comme unt nouvtllt qui fe dit, ou l'on na point d'intérêt: le mot plak bien a aucuns, mais c'eft tout: la chofe n'eft de mife ni de recherche en ce fiecle d'unefiuniverfelle corruption & contagion. Pour appercevoir le merite 6* la valeur de fageffe , il en faut avoir ja quelque air de nature , & quelque teinture : s'il faut s'ejfayer & s'évertuer, ceferaplutót & plus volontiers , pour chofe qui a fes effets , fes fruits éclatans, glorieux, exttrnes & fenfibles , tels qu'a l'ambition , Vavarice, la paffion , qut pour la fageffe, qui a les fiens doux ,fombres, internes, & peu vifibles: ó combien le monde fe mécompte, il aime mieux du vent avec bruit que le corps, le fens fans bruit; 1'opinion & réputation que la verité. II eft bien vraiment homme ( comme ila été dit au premier livre ) vanité & mifere, incapable defageffe. Chacunfefent de 1'air, qud halcine & oü ilvk ,fuit le train de vivrefuivi dt tous, comment voule^-vous qu'il s'en-avife d'un autre ? Nous nous fuivons a la pifte , voire nous nous preffbns , échauffbns, nous nous coëffbns & invtftiffons les vices & paffions les uns aux autres : perfonne ne crie, hola, nous faillons, nous nous mécomptons. II faut une fpéciale faveur du ciel, & enfemble une grande & généreufe force & fermeté de nature , pour remarquer l'erreur commune que perfonne ne fent, de s'avifer de ce qmt  Livre II. ^ perfonne ne s'avife , & fe réfoudre d tout autrement que les autres. 11 y ena bien aucuns & rares ,je les vois , je les fens ,je lesfiaire & les halene avec plaifir & admiratioh; mais quoi , ils font ou Démocrites ou Héracf.ites ; le uns ne font que fe moquer & gaüffer, ptnfant afe^ monjlrerla verité & fageffe, en fe moquantde terreur folie. Ilsfe rient du monde , car il ejl ridicule ; ils font plaifans, mais ils nefontpas affe{ bons & charitables. Les autres font foibles & peureux ; ils parient bas & a demi-bouche : ils déguifent leur langage ; ils mêlent & étouffent leurs propofltions, pour les faire paffer tout doucement parmi tant d'autres chofes , & avec tant d'artifice , que f on ne les appergoitqua.fi pas. Ils ne parient pas fee, dijlinclement, clairement, & acertés , mais ambiguement comme oracles. Je viens après eux & au-dejfous eux: mais je dis de bonne foi cequej'en penfe & en crois clairement. Je ne doute pas que les malicieux, gens de moyen étage n'y mordent; & qui s'en peut garder ? Mais je me fie que les Jimplés & dêbonnaires , & les Etheritns & fublimes jugeront équitablement. Ce font les deux bouts & étages depaix &férénité. Au milieu font tous les troubles, tempêtes, & les Météores, comme a été dit. Pour avoir une rude & générale connoiffance de ce qui efl traité en ce livre, de toute la doctrine de fageffe, nous pourrons partir cette matiere en quatre pointsou confidérations j la première ejl des préparatifs d la fageffe qui font d'eux, tune ejl exemption & affranchifftment L. i. chap. 39- Divifion ds ce livre en quatre parts. Préparatifs.  Fondemens Offices. fnüts, 294 DE LA S A G E S S E, de to ut ce qui peut empêcher de parvenir d elle, qui font ou externes, erreurs & vices du monde; ou internes, les paffions: 1'autre efl une pleine, enden, & univ erf elle liberté d'efprit. La feconde eft des fondemens de fageffe , qui font auffi deux, vraie & effentielle prud'hommie, & avoir un certain but & train de vie. La troifieme eft de la levée de ce bddment, ceft-ddire, des offices & fonclions de fageffe , qui fontjix , dont les trois premiers fontprincipalementpour chacun en foi, qui font piété, réglément interne de fes defirs & penfées, & deux comportemens en tous accidens de profpérité & d'adverftté: les autres trois regardent autrui, qui font Vobfervation telle, quilfaut des loix , coutumes & cérémonies , converfadon douce avec autrui, & prudence en toutes affaires. La quatrieme eft des effets & fruits de fageffe , qui font deux , fe tenir pret d la mort,fe maihtenir en vraie tranquillité d'efprit la coutume de fageffe & le fouverain bien. Ce font en tout dou^e points , & a^ant de thapitns de ce livre.  Livre 11. rtf Première disposition a la Sagesse. CHAPITRE I. Exemption & Ajfranchijfement des erreurs, & vices du monde , & des pajjions. ui a envie d'être fage, il faut dès 1'entrée qu'il fe délibere & refolve de fe délivrer, préferver 8c garantir de deux maux, qui font du tout contraires 8c formels empêchemens de SagelTe ; 1'un eft externe , ce font les opinions Sc vices populaires, la cóntagion du monde : 1'autre interne , ce font les paflions: 6c ainfi fe faut - il garder du monde , 8c de foi-même. Déja fe voit combien ceci eft difficile; & comme l'on fe pourra défaire de ces deux ? La Sagefle eft difficile 6c rare , c'eft ici la plus grande peine, 8c prefque le feul effbrt, qu'il y a pour parvenir k la fageffe. Ceci gagné, le refte fera aifé: c'eft la première difpofition a la fageffe, qui eft k fe préferver du mal contraire a fon deffein. Et ceci eft le fruit de tout le premier livre, auquel l'on a pu apprendre a connoitre le monde 8c foi-même, 8c par cette connoiffance être averti 8c induit k s'en bien garder.; Et ainfi le commencement de ce livre fera la fin 8c le fruit du précédent. Parions premiérement du mal externe : nous avons déja ci-devant affez amplement 8c au vif, dépeint le naturel populaire, les humeurs étranges du monde 8c du vulgaire; par oü il eft aifé de 2._ Premiert partie. L. i. chap. 48. Exemption des erreurs populaires.  tC)6 DE LA SAGESSE, fcavoir ce qui peut fortir de lui. Car puifqu'il eft idolatre de vanité, ennuyeux, malicieux, injufte, fans jugement, difcrétion, médiocrité, que peut-il déliberer, opiner, juger, réfoudre, dire ni faire bien Sc a droit ? Nous avons auffi comme par ï.. i. c. 6. exemple rapporté Sc cotté ( en repréfentant la mi* fere humaine) plufieurs grandes fautes que commet généralement le monde, en jugement & en volonté, par ou il eft aifé de connoitre qu'il eft tout confit en erreur Sc en vices. A quoi s'accordent les dires de tous les fages, que la pire part eft la plus grande; la contagion eft très-dangereufe dans la preffe. Par quoi il confeille non - feulement ne tremper 3 point, Sc fe préferver net des opinions , deffeins, & affeéfions populaires : mais encore de fuir furtout la tourbe, la compagnie &c converfation du vulgaire, d'autant que l'on ne s'en approche jamais fans fon dommage Sc empirement. La fréquentation du peuple eft contagieufc aux plus fages & fermes qui puiffent être: car qui pourroit foutenir 1'effort Sc la charge des vices venans avec fi grande troupe? Un feul exemple d'avarice oude luxe fait beaucoup de mal. La compagnie d'un homme délicat amollit peu-a-peu ceux qui vivent avec lui. Un riche voifin allume notre convokife, une homme débauché Sc corrompu frappe par maniere de dire Sc applique ion vice, ainfi qu'une rouille au plus entier & plus net. Qu'adviendra-t-il donc de ces mceurs, auxquels tout le monde gourt a bride abattue ?  Livrei. 197 Mais quoi ? II efttrès-rare Sc difficile de ce faire; 4. c'eft chofe plaufible , qui a grande apparence de bonté & juftice , que fuivre la tracé approuvée de tous; le grand chemin battu trompe facilement; nous allons les uns après les autres, comme les bêtes de compagnie, ne fondons jamais la raifon, le mérite, la juftice ; nous fuyons 1'exemple, Ia coutume , Sc comme k 1'envi nous trébuchons Sc tombons les uns] fur les autres : nous preflbns & attironstous au précipice : nous faillons Sc pénftbns a crédit, alhnis perimus exemplis. Or celui qui veut être fage, doit tenir pour fufpe£t tout ce qui plaït& eft approuvé du peuple, du plus grand nombre, & doit regarder a ce qui eft bon Sc vrai en foi, Sc non k ce qui le femble, Sc qui eft le plus ufité Sc fréquenté, Sc ne fe laifler coëffer Sc porter k la multitude. Et quand pour le battre & arrêter court, l'on dira, tout le monde dit, croit, fait ainfi, il doit dire en fon cceur,tant pis; voiciune méchante caution , je 1'en eftime moins, puifque toutle monde 1'approuve, comme le fagePhocion, lequel voyant le monde applaudir tout haut a quelque chofe qu'il avoit prononcé, fe tournant vers fes amis afiiftans, leur dit; me feroit-il échappé fans y penfer quelque fottife , ou quelque lache & mé¬ chante parole , que tout ce peuple ici m'approuve: il faut donc , tant qu'il eft pofiible , fuir Ia hantife Sc fréquentation du peuple, fot, imperit* mal complexionne , mais fur-tout fe garder de fes  Seconde partie. Exemption des paffions. 19g DE LA S A E LA S A G E S S E, entiere majefté, remarquer la-dedans un royaume; un empire , & peut-être ce monde ( car c'eft une une grande 6c authentique opinion , qu'il y en a plufieurs) comme le trait d'une pointe très-délicate, 5c y lire une fi générale & conftante variété en toutes chofes, tant d'humeurs ,de jugemens, créances, coutumes, loix, tant de remuemens d'états, changemens de fortune , tant de victoires & conquêtes enfevelies, tant de pompes, cours, grandeurs évanouies: pa-r-la l'on apprend a fe connoitre, n'admirer rien, ne trouver rien nouveau ni étrange, s'affermer & réfoudre par-tout. Pour acquérir &. obtenir eet efprit univerfel , galant, libre & ouvert ( car il eft rare & diftkile, & tous n'en font capables non plus que de fageffe ) plufieurs chofes y fervent: premiérement ce qui a été dit au livre premier de la grande variété, différence & inégalité des hommes: ce qui fe dira en celui-ci, de la grande diverfité des loix & coutumes qui font au monde ; puis ce que difent les anciens de 1'age, états & changemens du monde. LesPrêtres Egyptrens divent a Herodote , que depuis leur premier Roi( dont y avoit plus d'onze mille ans, duquel, & de tous les fuivans lui firent voir les effigies enftatues tirées au vif; le foleil avoit changé quatre fois de route. Les Chaldéens du temps de Diodore , comme il dit, & Ciceron , teno.ent reoiftre de quatre cent mille tant d'ans; Platon dhque ceux de la ville de Sais avoientdes mémoires 6. Moyens d'acquérir c.eft eiprit univerfel. Chap, 8.  'Livre ïl ^ par écrit de hult mille ans, & que la ville d'Athenes fut batie mille ans avant ladite ville de Sais. Ariftote, Pline & autres ont dit que Zoroafte vivoit fix mille' ans avant l'%e de Platon. Aucuns ont dit que le monde eft de toute éternité, mortel & renaiffant k plufieurs viciflitudes; d'autres & les plus nobles philofophes ont tenu le monde pour un Dieu, fait par un autre Dieu plus grand ; ou bien , comme Platon affure & autres, &y a très-grande apparence en fes mouvemens, que c'eft un animal compofé de corps & d'efprit: lequel efprit logeant en fon centre s'épand par nombres de mufique en fa circonférence , & fes pieces auffi , le ciel, les étoiles compofées de corps & d'ame, mortelles k caufe de leur compofition, immortelles par la détermination du créateur. Platon dit, que le monde change de vifage en tous fens: que le ciel, lesétoiles, fe changent & renverfent par fois leur mouvement, tellement que le devant vient derrière, 1'Orient fe fait Occident. Et felon 1'opinion ancienne fert authentique, &des plus fameux efprits, digne de la grandeur de Dieu, & bien fonJée en raifon il y a plufieurs mondes , d'autant qu'il n'y a rien , un & feul ence monde: toutes efpeces font multipliées en nombre, par -oh femble n'être pas vraifemblabie que Dieu ait fait cefeul ouvrage fins compagnon, & que tout foit épuïfé en eet individu. Que l'on confidere auffi ce que la découyerte du monde nouveau, Indes orieetales & occidentales nous a Viij  3io r> e LA S A G E s s s, appris; car nous voyons premiérement que tous les anciens fe font mécomptés , penfant avoir trouvé la mefure de la terre habitable & compris toute la cofmograpbie , fauf quelques ifles écartées , mécroyant les Antipodes: car voila un monde k peu prés , comme le notre tout en terre ferme, habité, peuplé, policé, diftingué par royaumes & empires, garni de villes, qui furpaffent en beauté, grandeur, opulence, toutes celles qui font en Afie, Afrique,Europe,ilyaplufieurs milliersd'années. Et qui doute que d'ici k quelque temps il ne s'en découvre encore d'autres ? Si Ptolomée & les anciens fe font trompés autrefois, pourquoi ne fe peuttromper encore celui qui diroitquemaintenant tout eft découvert & trouvé? Je m'en voudrois bien fier en lui. Secondement nous trouvons qu'en ces nouvelles terres prefque toutes les chofes que nous eftimons ici tant, & les tenons nous avoir été premiérement révelées& envoyéesdu ciel,étoient en créance & obfervance communes , plufieurs milüers d'ans auparavant qu'en euffions ouï les premières nouvelles, foit au fait de religion , comme la créance d'un feul premier homme , pere de tous , du déluge univerfel , d'un Dieu qui vêquit autrefois en homme vierge & faint, du jour du jugement, du purgatoire, réfurreaion des morts, obfervationsdes jeünes, carêmes, célibat des Prêtres, ornemens d'Egüfe, furplis, mitre, eau benite, adoration de laCroix, circoncifion pareille ala Jiuve  Livre II. 3ir & Mahométane, & contrecirconcifion, par laquelle ils tiennentfoigneufement& religieufement couvert le bout de leur membre , tirant la peau avec des cordons, afin qu'il ne voye 8c ne fente 1'air. Au fait de la police, comme que les ainés fiiccedent a tout le bien, que le pourvu k un beau Sc grand grade, prend un nouveau nom, 6c quitte le fien, fubfides tyranniques, armoiries, fauts de batteleurs, mufique d'inftrumens, toutes fortes de nosjeux, Artillerie , Imprimerie. Par tous ces difcours, nous tirons aifément ces conclufions : que ce grand corps, que nous appellons le monde, n'eff. pas ce que nous penfons 8c jugeons: que ni en fon tout, ni en fes parties il n'eft pas toujours même ains en perpétuel flux 8c reflux : qu'il n'y a rien dit, tenu, cru , en un temps 8c lieu, qui ne foit pareillement dit, tenu cru: 6c aufli contredit, reprouvé condamné ailleurs ; étant l'efprit humain capable de toutes chofes, roulant toujours ainfi le monde; tantöt le même, tantöt divers; que toutes chofes font enfermée^ 6c comprifes dedans ce cours 6c révolution de nature, fujet k la naiffance, changement, fin, k la mutation des temps, lieux, climats , ciels , airs-, ter» roirs. Et de ces conclufions nous apprendrons k n'époufer rien, nejurera rien, n'admirer rien, ne fe troubler de rien, mais quoi qu'il advienne, que l'on crie, tempête, fe réfoudre a ce point, que c'eft le cours du monde, c'eft nature qui fait V iv.  jfi DE LA S ~A G E S S E ; desfiennes: mais pourvoir parprudence qu'aucufle chofe ne nous bleffe par notre foibleffe & lacheté. C'eft affez dit de ceci, de l'efprit univerfel & liberté du jugement. L'autre liberté qui eft de volonté, doit être encore en plus grande recommandation au fage. Nous ne parions pas ici du libéral arbitre de l'homme , a la facon des Théologiens; nous difons que l'homme fage , pour fe maintenir en repos 6c liberté , doit ménager fa volonté & fes affeéfions, en ne fe donnant 6C affecfionnant qu'a bien peu de chofes; &c icelles juftes (auffi les juftes font enpetit nombre, fi l'on juge bien) & encore fans violence & apreté. II vient ici a combattre deux opinions populaires & plaufibles au monde, l'une enfeigne d'être prompt & volontaire au fervice d'autrui, s'oublier pour le prochain, & principalement pour le public, au prix duquel le particulier ne vient point en confidération; l'autre s'y porte courageufement avec agitation , zele, affeftion. Qui ne faitle premier, eft accufé de n'avoir aucune charité : qui ne fait le fecónd, fufpend d'être froid, & n'avoir le zele ou la fuffifance qu'il faut, &Z n'être ami. On a voulu faire valöir ces deux opinions outre raifon & mefure : & n'y a rien que l'on n'ait dit ladeffus : car les chefs fouvent prêchentles chofes felon qu'elles fervent, & non felon qu'elles font: & fouvent les opinions les plus vraies, ne font 7- Séconc'.e partie liberté de yolo.i.é.  L t V R E II. jij pas les plus commodes. Et puis voyant que nous ne tenons que trop a nous, 8c d'une attaché trop naturelle, ils nous en veulent diftraire 8c tirer au loin, comme pour redrefler un bois courbé, on le recourbe au rebours. Mais ces opinions mal entendues Sc mal prifes , comme elles font de plufieurs, apportent de 1'injuftice , du trouble, de la peine, 8c du mal beaucoup, comme l'on peut voir en ceux qui mordent a tout, fe donnent k louage, 8c s'aflerviflent k autrui; non-feulement ils fe laiflent emporter Sc faifir, mais encore ils s'ingerent k tout, autant k ce qui ne les touche, comme k ce qui les touche, aux petites comme aux grandes : 8c fouvent non pour autre chofe, que pour s'embefoigner Sc s'agiter , in negotiis funt negotii caufa : Sc ne pouvoir fe tenir ni arrêter, comme s'ils n'avoient rien k faire chez 8c au-dedans d'eux , & qu'a faate d'affaires internes, elfentielles, propres & domefiiques, ils en cherchent ou prennent d'étrangers: ils font bien ménagers ou avares de leur bourfe, mais prodigues de leur ame, vie, temps, affecfion Sc volonté; defquelles feules chofes la ménagerie eft utile Sc louable, Sc s'adonnant a quelque chofe. C'eft avec telle paflion Sc violence qu'ils ne font du tout plus k euxmêmes, s'engagent Sc s'enfoncent du tout. Les grands demandent de telles gens , qui fe paflionnent Sc fe tuent pour eux, Sc ufent de promefles s. Palfture des •utres & aC-  314 O E LA 5 A G E S 5 Ey & grands artifices, pour les y faire venir, & trouvent toujours des fois qui les en croient, mais les fages s'en gardent bien. Ceci eft premiérement injufte, trouble entiérement 1'état, & chaffe le repos & la liberté de l'efprit. C'eft ne fgavoir ce qu'un chacun de nous fe doit, & de combien d'offices un chacun eft obligé a foi-même. En voulant être officieux & ferviable k autrui, ils font importuns & injuftes a eux-mêmes. Nous avons tous affez d'affaires chez & au-dedans de nous, fans s'aller au-dehors, & fe donner k tous: il fe faut tenir a foi-même. Qui oublie k honnêtêment, & fainement & gaiement vivre, pour en fervir autrui, eft mal-avifé, & prend un mauvais & dénaturé parti. II ne faut époufer & s'affeclionner qu'a peu de chofes, & icelles juftes. 10. Secondement cette apre intention & paflionnée affection trouble tout, & empêche la conduite de 1'affaire, auquel on s'adonne ft fort : comme en la précipitation la trop grande haftivitéfe donne même la jambe , s'entrave & s'arrête : Ipfa fi velocitas implicat, unde fejlinado tarda ejl. Qui nimium properat, ferius abfolvit. Ainfi, étant enivré de cette intention violente, on s'embarraffe, on s'enferre, on fe jette a 1'indifcrétion, a 1'injuftice, on apporte de 1'aigreur & du foupcon aux autres, de 1'impatience aux événemens contraires ou tardifs, & qui ne font k fouhait : Male cuncl*  Livre 11. 315 mlniflrat impetus. Cela fe voit non-feulement aux affaires férieux, mais encore vains 8c frivoles , comme au jeu, oü celui qui eft faifi 8c tranfporté d'une fi ardente foif de gaigner, fe trouble & perd.. Celui qui va modérément eft toujours chez foi; fans fe piquer, conduit fon fait 8c plus avantageufement, 8c plus füremant, & plus gaiement: il feint, il ploye, il différe tout a fon aife felon le befoin : s'il faut d'atteinte, c'eft fans tourment 8c affliction, pret & entier pour une autre nouvelle charge , marche toujours la bride a la main, feftïnat lente. Tiercement cette violente & tant apre affec- «, tion, infefte 8c corrompt même le jugement. Car fuivant un parti Sc defirant fon avantage, ils forcenent, s'il en vient au rebours, lui attribuent des fauffes Ïouanges & qualités, 8c au parti contraire fauffes accufations: interpretent tous prognoftiques 8c événemens a leur pofte, & les font fervir a leur deflein. Faut-il que tous ceux du parti contraire & malade foient aufli méchans, & que tous vices leur conviennent: voire &c encore ceux qui ea difent 5c remarquent quelque bien, foient fufpects être de leur parti ? Ne peut-il pas être qu'ua honnste homme au refte, au moins en quelque chofe , fe trouve embarqué 8c fuive un mauvais parti ? Que la paffion force la volonté, mais qu'elle emporte encore 1* jugement, 8c lui fafle faire le fot, c'eft  3l6 DE LA S A G E SS É; trop: c'eft la piece fouveraine & derniere quï doit toujours maintenir fon autorité: & faut candidement & de bonne foi reconnoïtre le bien, qui eft aux adverfaires, & le mal qui eft en ceux que l'on fuit. Hors le noeud du débat & le fonds il faut garder équanimité & indifférence, & n'allonger point fa colere au-dela. des affaires. Voila les maux que nous apporte cette trop grande affection a quelque chofe que ce foit: par tout voire a être bon & fage, il y peut avoir du trop. i-2. Mais pour tenir regie en ceci, il fe faut fouvenir que la principale &c plus légitime charge,que nous avons , c'eft a chacun fa conduite. C'eft pourquoi nous fommes ici; nous devons nous maintenir en tranquillité 8c liberté. Et pour ce faire, le fouverain remede eft de fe prêter a autrui & ne fe donner qu'a foi, prendre les affaires en main non a cceur, s'en charger & non fe les incorporer, foigner 8c non paffionner, ne s'attacher & mordre qu'a bien peu & fe tenir toujours k foi. Ce confeil ne condamne point les Offices dus au public, a fes amis , k fon prochain; tant s'en faut, l'homme fage doit être officieux & eharitable, appliquer k foi 1'ufage des autres hommes , du monde, Sc pour ce faire doit contribuer k la fociété publique les offices &C devoirs qui le touchent. Qui(ïbi amicus ejl,hunc omnibus fcito ejfe amicum. Mais j'y requiers une modération & difcrétion doublé, 1'une de ne fe  Livre 11. 3i7 prendre pas a tout ce qui fe préfente, mais k ce qui eft juft e Sc néceffaire, & cela ne va pas beaucoup loin : l'autre que ce foit fans violence & fans trouble. II faut defirer peu, Sc ce peu modérément, s'embefongner peu & tranquillement ; Sc aux charges que l'on prend, apporter les pas, les paroles, 1'attention, la fueur , les moyens, & aux befoins le fang Sc la vie, mais fans vexation Sc paffion, fe tenant toujours a foi, en fanté Sc repos. L'on vient bien & fait-on bien fon effet fans fon ardeur, & cette tant grande contention de volonté. kt fe trompent fort ceux qui penfent que 1'afFaire ne fe fait pas bien, Sc n'y a point d'affedion, s'il n'y a du bruit, de la tempête, de 1'éclat. Car au rebours cela empêche Sc trouble la bonne conduite, comme a été dit. O combien de *ens fe hafardent tous les jours aux guerres, dont il ne leur chaut, & fe preffent aux dangers des batailles , defquelles Ia perte ne leur trouble aucunement le dormir; & c'eft pour ne faillir a leur devoir: & en voila un en fa maifon , qui n'oferoit avoir regardé le danger , qui fe paffionne de 1'iffue de cette guerre, & en a l'ame plus travaillée, que le foldat, qui y employé fa vie Sc fon fang. Au refte , il faut bien fcavoir diftinguer Sc féparer nous-mêmes d'avec nos charges publiques: un chacun de nous joue deux róles & deux perfonnages , 1'un étranger Sc apparent , l'autre  318 DE LA S A G E S S E; propre & effentiel. II faut difcerner la peau de la chemife : 1'habile homme fera bien fa charge tk ne laiffera pas de bien juger la fottife, le vice , la fourbe qui y eft. II 1'exercera, car elle eft en ufage en fon pays, elle eft utile au public, & peut-être k foi, le monde vit ainfi, il ne faut rien gater. 11 ne faut fervir & fe prévaloir du monde tel qu'on le trouve : cependant le confidérer comme chofe étrangere de foi, fcavoir bien de foi jouir k part,& fe communiquer a. unfien bien confident, au pis aller, k foi-même. CHAPITRE III. Vraie & effentielle preud'homie : première & fondamentale partie de Sagejfe. , Ayant apprêté & difpofé notre Ecolier k la fageffe , par les avis précédens, c'eft-a-dire, Payant purifié & affranchi de tous maux, & mis en bel état, d'une liberté pleine & univerfelle, pour avoir vue, connoiflance & maitrife fur toutes chofes ( qui eft le privilege du fage & fpirituel, Spiritualis omnia dijudicat) il eft maintenant temps de lui donner les lecons & des regies générales de fageffe. Les deux premières feront comme préalables & préfuppofées comme fondemens , dont la première & principale fera la profeite & preud'homie,  Livre 11. 3Ig Je n'aurai point, peut-être, grande affaire a établir cette propofition , que la preud'homie foit la première , principale & fondamentale partie de fageffe , car tous ( foit en vérité a bon efcient, ou par belle mine, de honte, Sc crainte de dire le contraire) en font grande fête ; 1'honorent & recommandent toujours en premier lieu: fe difent être fes ferviteurs Sc affettionnés pourfuivans : mais j'aurai de la peine k montrer & perfuader quelle eft la vraie Sc effentielle que nous requérons ici. Car celle qui eft en vogue & en crédit, dont tout le monde fe contente, qui eft la feule connue, recherchée & poïfédée ( j'en excepte toujours quelque peu de fages ) eft batarde , artifïcielle, fauffe & contrefaite. Premiérement, nous fcavons que fouvent nous fommes menés Sc pouffés k la vertu Sc k bien faire par des refforts méchans Sc réprouvés, par défavit Sc impuiffance naturelle, par paffion, Sc le vice même. La chafteté, fobriété, tempérance peuvent arriver en nous par défaillance corporelle; le mépris de la mort, patience aux infortunes, Sc fermeté aux daHgers, vient fouvent de faute d'appréhenfion Sc de jugement; la vaillance , la libéralité, la juftice même , de l'ambition ; la difcrétion, la prudence , de crainte, d'avarice. Et combien de belles actions a produit la préfomption Sc témérité ? Ainfi, les aclions 4e vertune font fouvent que mafques, & en 2. Mafque de preud'homie.  "32Ó DE LA S A G E S S E*, portent le vifage, mais elle n'en ont pas 1'effence; elles peuvent bien être dites vertueulés pour la confidération d'autrui & du vifage qu'elles portent en public, mais en vérité & chez 1'ouvrier, non; car il fe trouvera que le profit, la gloire , la coutume & autres telles caufes étrangeres nous ont induit k les faire. Quelquefois elles font produites par ftupidité & bêtife, dont il eft dit que la fageffe tk la bêtife fe rencontrent en même point de goüt, & réfolution a la fouffrance des accidens humains. 11 eft donc très-dangereux de juger de la probité ou improbité d'un homme par les aftions : il faut fonder au-dedans quels refforts caufent ce mouvement, & donnent le branie: les méchans font fouvent de bonnes tk belles chofes, les bons & les méchans fe gardent pareillement de mal faire , odmintpcccare boni & mali. Parquoi pour découvrir & fgavoir quelle eft la vraie preud'homie , il ne faut s'arrêter aux actions, ce n'eft que le mare & le plus gröffier, & fouvent une happelourde tk un mafque : il faut pénétrer au-dedans, &'fcavoir le motif qui fait jouer les cordes, qui eft l'ame & la vie qui donne le mouvement a tout. C'eft par-la qu'il faut juger, c'eft a quoi un chacun doitpourvoir qu'il foit bon tk entier, c'eft ce que nous cherclions. 3- . Preud'homiê populaire & felon le fiyle du n.onde. La preud'homie, communément eftimee la vraie, tant prêchée tk recommandce du monde, de laquelle font profeffion exprefle ceux qui ont le titre  L I V R Ê II. 32*' titre & la répiitation publique d'être gens de bien tk les plus entiers, elt fcholaftique tk pédantefque, ferve des loix, contrainte fous 1'efpérance & la crainte; acquife, apprife & produite de la confidération tk foumiflion des religions, loix, coutumes, commandement desfnpérieurs , exemples d'autrui , fujette aux formes prefcrites ,1 téminine, paureufe & troublée de fcrupules tk de doutes ; funt quibus innocentia nifl mem non placet, laquelle non-feulement par le monde efl: diverfe tk variable , felon la diverfité des rehV gions, des loix, des exemples, des formes (car changeant les reflbrts, il faut bien aufli que les mouvemens changent) mais encore en foiinégale, ondoyante, & déambulatoire, felon les accès, recès & fuccès des affaires, des occafions qui fe préfentent, des perfonnes avec qui l'on a affaire, comme le bateau poufle par le vent tk les avirons, qui branie tk marche inégalement, par fecouffes , boutées & bouffées: bref, ce font gens de bien par accident, par occafion , par reflbrts externes & étranges, & non en vérité & en effence. Ils ne le fentent , tk ne s'en avifent pas, mais il efl aifé de les découvrir tk de les en convaincre, en leur fecouant un peu la bride, & les fondant de prés, mais fur-tout par l'inégalité tk diverfité qui fe trouve en eux. Car en même fait ils feront divers jugemens &; fe portercnt tout de diverfe facon , tantöt le petit pas , tantöt le grand galop, I. Partie. X  4\ Defc;ir>t"on <ïe U vraie preud'homie, ^2 DE B A S A G E S S È\ Cette diverfité inégale vient de ce que les occafions 8c reflbrts externes qui les agitent, s'enflent, fe multiplient 8c grolTiffent, ou s'atiédilfent 6c rabaiffent, plus ou moins comme accidens : qucs reclpiunt magis & minus. Or, la vraie preud'homie, que je requiers en celui qui veut être fage, eft libre 8c franche, male 6c généreufe, riante 8c joyeufe, égale, uniforme 8c conftante, qui marche d'un pas ferme, fier & hautain, allant toujours fon train ,fans regarder de cöté ni derrière, fans s'arrêter a altérer fon pas 8c fes allures pour le vent, le temps , les occafions, qui fe changent, mais non pas elle ; j'entends en jugement & en volonté , c'eft-a-dire , en l'ame, oh réfide 6c a fon fiege la preud'homie : car les aftions exernes, principalement les publiques , ont une autre effort, comme fera dit en fon lieu. Or , le reffort de cette preud'homie, c'eft la loi de nature, c'eft-a-dire, 1'équité 8c raifon univerfelle , qui luit 8c éclaire en un chacun de nous. Qui agit felon Dieu : car cette lumiere naturelle eft un éclair 6c rayon de la divinité, une défluxion 6c dépendance de la loi éternelle 8c divine. II agit aufli felon foi, car il agit felon ce qu'il y a de plus noble 6c de plus riche en foi. II eft homme de bien eflentiellement 8c non par accident 8c occafion : car cette loi 8c lumiere eft effentielle 8c naturelle en nous, dont aufli eft appellée nature & loi de nature. II eft aufli parconféquent  Livre 11. 32.31 fiomme de bien toujours Sc perpétuellement, uniformément Sc également, en tous temps Sc tous lieux: car cette loi d'équité Sc raifon naturelle, eft perpétuelle en nous , edicium perpetuum, invio* lable , qui ne peut jamais etre éteinte ni eiTa.ée , quam nee ipfa delet Inlqultas : vermis eoru-i non morletur, univerfelle 6. conftante par-tout, Sc toujours même, ég.dle ,.uniforme ,que ?es T;mps ni les lieux ne peuvent altérer ni déguifer; ne recoit point d'accès ni recès de plus Sc de moins, fubjlantla non reciplt magis nee minus. Que vas-tu chercher ailleurs, loi ou regie au monde ? Que te peut on dire ou alléguer que tu n'aies chez toï & au-dedans, fi tu te voulois tater Sc écouter ? II te faut dire , comme au payeur de mauvaife foi qui demande dequoi, Sc veut que l'on lui montre la cédule qu'il a chez foi. Quod petls intus Laks. Tu demandes ce que tu as dedans ton fein. Toutes les tables de droit, Sc les deux de Moyfe, Sc les douze desGrecs,Sctoutes lesbonnesloix du monde,' ne font que des copies Sc des extraits produits en jugement contre toi qui tiens caché 1'original, Sc feins ne fcavoir que c'eft, étouffant tant que tu peux cette lumiere qui t'éclaire au-dedans, qui verltatem Del detlnent In Injujlltla, mais qui n'ont jamais été au-dehorsSchumainementpubliées, que pour ce que celle qui étoit au-dedans, toute celefte Sc divine, a été par trop méprifée Sc oubliée. Ce font tous ruiffeaux, mais qui n'ont tant d'eau ni X ij  ^ De i a Sagesse, fivive que leur fource & fontaine invifible , qui eft dedans toi, fi tu ne la laiiTois dépérir & perdre : non tant d'eau, dis-je, Quammulta pietas ,humanitas, liberalitasfidcs exigunt, qu l'ame en eft toute teinte, la volonté n'a garde de s'en dédire. Les tiers fe repentent ce femble en certaine facon , fcavoir, confidérant fimplement 1'aöion désnonnête en foi, mais puifque compenfce avec le profit /. Partie, y  i8. J3ela repen tance. 33$ DE IA S A G E 5 5 E, ou plaifir, ils ne s'en repentent point; 8c a vrai dire 8c parler proprement, ils ne s'en repentent point, puifque leur raifon 8c confcience veut 8c confent a la faute. Les feconds font ceux vraiment qui fe repentent & fe r'avifent: 8c c'eft proprement d'eux qu'eft la pénitence , de laquelle je prendrai occafion de dire ici un mot. Repentance eft un défaveu Sc une defdite de "la volonté , c'eft une douleur 6c trifteffe , engendrée en nous par la raifon, laquelle chaffe toutes autres trifteffés êc douleurs qui viennent de caufe externes. La repentance eft interne, internement engendrée, parquoi plus forte que toute autre , comme le froid 8c le chaud des fievres eft plus poignant que celui qui vient de dehors. La repentance eft la médecine des ames, la mort aux vices, la guérifon des volontés 8c confciences, mais la faut bien connoitre. Premiérement, elle n'eft pas de tout pêché, comme a été dit, non de celui qui eft invétéré , habitué, autorifé par le jugement même , mais de 1'accidental 8c avenu par furprife ou par force ; ni des chofes qui ne font pas en notre puiffance , defquelles y a bien regret 8c déplaifir, non repentir; ni ne doit avenir en nous pour les iflues mauvaifes 8c contraires k nos confeils 8c deffeins. II eft avenu autrement que l'on a penfé, concu 8c avifé, pour cela ne fe faut repentir du confeil 8c de 1'avis fi lors l'on s'y eft porté comme l'on devoit: car l'on ne peut pas  Livre II. 339 cleviner les iffues : fi on les fcavoir , il n'y auroit lieu de confulter; & ne faut jamais juger des confeils par les ilfues ; ni ne doit naitre en nous par la vieilleffe, impuiffance & dégout des chofes: ce feroit laiffer corrompre fon jugement : car les chofes ne font pas changées, pource que nous fommes changés par Fage, maladie, 011 autres accidens. L'affagilfement ou amandement qui vient par le chagrin, le dégout & foibleffe, n'eft pas vrai ni confciencieux, mais lache & catarreux. II ne faut point que la lacheté du corps ferve de courretier, pour nous ramener aDieu & a notre devoir ou repentance: mais la vraie repentance & vrai ravifement eft un don de Dieu, qui nous touche le courage, & doit naitre en nous, non par la foibleffe du corps, mais par la force de l'ame & de la raifon. Or, de la vraie repentance, naït une vraie, franche & confciencieufe confeffion de fes fautes: comme aux maladies du corps , Fon ufe de deux fortes de remedes, 1'un qui guérit, ötant la caufe &racine de la maladie, l'autre qui ne fait que pallier & endormir le mal; dont celui-la eft plus cuifant que celui-ci, mais auffi plus falutaire; Ainfi aux maladies de l'ame, le vrai remede quinettoye & guérit, c'eft une férieufe& honteufe confeffion de fes fautes, l'autre faux qui ne fait que déguifer & couvrir, eft excufe, remede inventé par 1'auteur du mal même, dont dit le proverbe , que la Yij _ '9- De la confeffion 5c excufe.  340 DE LA S A G E S S E , malice s*eft elle-même fait & coufu une robe ; - c'eft 1'excüfe, la robe faite de feuilles de figuier des premiers fautiers qui fe couvrirent de parole de fait, mais c'étoit d'un fac mouillé. Nous devrions donc apprendre a nous accufer, dire, SC confeffer hardiment toutes nos actions & penfées; car outre que ce feroit une belle & généreufe francbife , ce feroit un moyen de ne rien faire ni penfer , qui ne fut honnête & publiable. Car qui s'obligeroit a tout dire , s'obligeroit auffi a ne rien faire de ce qu'on eft contraint de cacher. Mais au rebours, chacun eft fecret & difcret en la confeffion , &l'on ne 1'eften l'aaion;la hardieffede faillir eft aucunement compenfée & bridée , par la hardiefie de confeffer; s'il eft laid de faire quelque chofe, il eft encore autant & plus laid de ne 1'ofer avouer. Plufieurs grands & faints, comme faint Auguftin, Origene, Hippocrate ont publié les erreurs de leurs opinions : il faut aufli la faire de fes mceurs. Pour les vouloir cacher, on tombe fouvent en plus grand mal, comme celui qui nia folemnellement avoir paillardé, penfant fauver le plus par le moins, car au rebours, il enchérit fon marché, ft ce ne fut en pis ( car peut-être mentir publiquement, eft pire que fimplement paillarder ) au moins ce fut en multiplication; ce ne fut pas élecfion de vice, mais addition.  Livre 11. 34» '* ■-" ^—« afegSSfeés... . ,-uja. SECOND FONDEMENT DE SAGESSE. CHAPITRE IV. Avoir un but & train de vie certain. .A.PRÈS ce premier fondement de vraie & interne preud'homie, vient comme un fecond fondement préalable tk néceffaire pour bien regler fa vie, qui eft fe dreffer & former k un certain & affuré train de vivre, prendre une vocation k laquelle l'on foit propre; c'eft-a-dire, que fon naturel particulier (fuivant toujours la nature univerfelle, fa grande & générale maitreffe tk régente , comme porte le précédent tk fondamental avis) s'accommode , & s'applique volontiers. La fageffe eft un maniement doux tk réglé de notre ame, fe conduifant ave; mefure tk proportion, tk. git en une équalité de vice & mceurs. C'eft donc une affaire de grand poids, que ce choix, auquel on fe porte bien diverfemer, & oii l'on fe trouve bien empêché, pour tant de diverfes confidérations qui nous tirent en diverfes parts , tk qui fouvent fe hurtent tk s'entr'empêchent. Les uns y font heureux, lefquels par une grande bonté tk félicité de nature , ont bientot facilement f511 choifir, ou par un certain bonheur , fans grande délibération, fe trouvent comme tous portés dedans le train meilleur pour eux, üjY u 1. Choledïffic»! le, oü l'on fe porte diverfement»  34* DE LA SAGESSE, tellement que la fortune a choifi pour eux, Sc les y a menés , ou bien par la main amie Sc providence d'autrui y ont été guidés Sc conduits. Les autres au contraire malheureux, lefquels ayant failli dés 1'entrée, Sc n'ayant eu l'efprit ou 1'induftrie de fe connoitre, & ravifer de bonne heure, pour tout doucement retirer leur epingle du jeu, fe trouvent tellement engagés, qu'ils ne s'en peuvent plus dédire, Sc font contrahits de menerune vie pleine d'incommodités& de repentir. Mais aufli vient-il du défaut grand de celui qui en délibere, qui eft ou de ne connoitre pas bien Sc trop préfumer de foi; dont il advient qu'il faut ou quitter honteufement ce que l'on a entrepris , ou fupporter beaucoup de peine Sc tourment en s'y voulant opiniatrer. II fe faut fouvenir que pour lever un fardeau, il fe faut avoir plus de force que le fardeau, autrement on eft contraint ou de laifler, oude fuccomber deffous : l'homme fage ne fe charge jamais de plus d'affaires qu'il ne peut exécuter : ou de ne fe pouvoir arrêter a quelque chofe, mais changer de jour a autre , comme font ceux k qui rien ne plait & ne fatisfait, que ce qu'ils n'ont pas, tout leur fait mal au cceur Sc les mécontente , aufli bien le loifir que les affaires, le commander, que 1'obéir : Telles gens vivent miférablement Sc fans repos, comme gens contraints: Ceux-la aufli ne fe peuvent tenir coi, ne ceflent d'aller Sc venir fans aucun deffein, font des empê^  Livre U- 34* chés & ne font rien; les actions d'un fage homme tendent toujours a quelque fin certaine , magnum rem puta unum hominem agere : prater fapientem nemo unum agit, multiformes fumus. Or, pour fe bien porter en ceci, bien choifir, & puis s'en bien acquitter, il faut fcavoir deux chofes & deux naturels; le fien, fa complexion, fa portee & capacité, fon tempéramment, en quoi Ton excelle & l'on efl foible , a quoi propre & a quoi inepte. Car aller contre fon naturel, c'efl tenter Dieu, cracher contre le ciel, fe tailler de la befogne pour ne la pouvoir faire, nee quidquam fequi quod ajfequi nequeas, & s'expofer a rifée 6C moquerie. Puis celui des affaires, e'efl-a-dire, de 1'état, profeflion & genre de vie qui fepropofe, il y en a auxquels les affaires font grands & poifans, autres ou font dangereux, autres ou les affaires n? ont pasfi grands , mais ils font mêlés & pleins d'embarraffemens, & qui traïner.t après foi plufieurs autres affaires, ces charges trav illent fort l'efprit. Chaque profeflion requiert plas fpécialement une certaine faculté de l'ame, 1'une 1'entendement , l'autre 1'imagination, l'autre la mémoire. Or, pour connoitre ces deux naturels, le fien & celui de la profeflion & train de vie, ce qui a été dit des tempérammens divers, des parties & facultés internes y fervira beaucoup. Ayant feu ces deux naturels, les faut confronter enfemble, pour voir s'ils fe pourront bien joindre & dure? Yiy ft. Confei! en :ette affaire. L. i.C. i*j  544 D E L A S a G e $ s k\ enfemble, car il faut qu'ils s'accordent. Si l'on a a confeffer avec fon naturel, 5c le forcer pour c 5c acquit de la foncf ion 8c charge que l'on prend , ou au rebours : fi pour fuivre fon naturel foit de gré 6c volonté, ou que par force Sc infenfibiement il nous entraine, l'on vient a faillir, o : heurter fon devoir, quel défordre ! Oü fera 1'équabilité ? la bienféance ? Si quicquam decorum, nihil profeclo magis quam aquabilitas vitce univerjce , & fingalarum aclionum,, quam confervare non po fis : fi. alkrum imiteris naturam, omittas mam. Ce font comptes de penfer dureröc faire chofe qui vaille, 6c qui ait grace , fi le naturel n'y eft. Tu nihil invitd dices faciefve Minervd : id quemque decet quod ejl juum maximï : Sic ejl faciendum ut contra naturam univcrjam nil contendamus, ea jervatapropriam fequamur. Que s'il advient que par malheur, imprudence, ou autrement l'on fe trouve engagé en une vocation, 6c train de vie pénible 6c incommode, Sc que l'on ne s'en puiffe plus dédire , ce fera office de prudence 6c fageffe, de fe réfoudre a la fupporter , 1'adoucir 8c 1'accommoder k foi tant que l'on peut, faifant comme au jeu d'hafard, felon le confeil de Platon, auquel fi le dé ou la carte a mal dit, l'on prend patience, & tache l'on de rabiller le mauvais fort: 8c comme les abeilles qui du thim herbe apre Sc féche, font le miel doux, & comme dit le proverbe, faire de néceiïité vertil,  34? PREMIER OFFICE DE SAGESSE CHAPITRE V. Etudier d la vraie Pièté. Les préparatifs Sc les deux fondemens jettés, il eft temps de batir Sc dreffer les regies de fageffe: dont la première Sc plus noble regarde la religion Sc fervice de Dieu. La piététient le premier lieu ou rang de nos devoirs,& eft chofedetrès-grandpoids; en laquelle il eft dangereux&très-facile de ce mécompter & faillir. II eft befoin d'avoir avis, & fgavoir comment celui qui étudie a la fageffe, s'y doit gouverner. Ce que nous allons faire après avoir un peu difcouru de 1'état Sc fuccès des religions au monde, remettant le furplus a ce que j'en ai dit en mes trois vérités. ' C'eft premiérement chofe effroyable, de la grande diverfité des religions, qui a été Sc eft au monde , Sc encore plus de 1'étrangeté d'aucunes, fi fantafque Sc exorbitante, que c'eft merveille que 1'entendement humain ait pu être fi fort abêti &: enivré d'inpoftures. Car il femble qu'il n'y a rien au monde haut Sc bas qui n'ait été déihé en quelque lieu, Sc qui n'ait trouvé place poury être adoré. Elles conviennent toutes en plufieurs chofes , Diverfité tieS religions.  4. Qui toutes tonTÏennertt en plufieurs principes. 345 DE LA S A G E S S E, ont prefque mêmes principes Sc fondemens, s'accordent en la thefe, tiennent même progrès & marchent de même pied: auifi ont-elles toutes pris naiïfance en même climat & air ; toutes trouvent & fourniffent miracles, prodiges, oracles, myfteres facrés, faints Prophetes, fêtes, certains articlesde foi Ik créance néceffaires au falut. Toutes ont leur origine tk commencement petit, foible , humble , jnais peu-a-peu, par une fuite tk acclamation contagieufe des peuples, avec des ficfions mifes en avant, ont pris pied , tk fe font autorifées, tellement que toutes font tenues avec affirmation Sr dévotion, voire les abfurdes. Toutes tiennent Sc enfeignent que Dieu s'appaife, fe fléchit Sc gagne, parprieres, préfens, vceux Sc promeffes, fêtes, encens. Toutes croient que le principal Sc plus plaifant fervice a Dieu, &r puiffant moyen de ï'appaifer, Sc pratiquer fa bonne grace, c'efl fe donner de la peine, fe tailler, impofer & charger de force befogne difficile Sc douloureufe, témoin par tout le monde Sc en toutes les religions, tant d'ordes compagnies Sc confrairies deflinées a certains Sr divers exercices, fort pénibles Sc de profeffions étroites, jufques h fe déchirer Sc découper leurs corps, tk penfent par-la mériter beaucoup plus que le commun des autres , qui ne trempent en fes afflicf ions Sc tourmens comme eux, Sc tous les jours s'en dreflent de nouvelle, Sc jamais la nature humaine ne ceffera. Sc ne verra la fin  Livre IL 347 d'inventer des moyens de fe donner de la peine & du tourment : ce qui vient de 1'opinion que Dieu prend plaifir &C fe plait au tourment & défaite de fes créatures, laquelle opinion eft fondamentale des facrifices, qui ont été univerfels par tout le monde, avant la naiflance de la Chrétienté, & exercés non-feulement fur les bêtes innocentes que l'on maifacroit avec effufion de leur fang, pour un précieux préfent a la divinité ; mais ( chofe étrange 1'ivrelfe du genre humain ) fur les enfans, petits , innocens & les hommes faits, tant criminels que gens de bien, coutume pratiquée avec grande religion par' toutes nations, Gettes , qui entr'autres cérémonies & facrifices, dépêchent vers leur Dieu Xamolxis, de cinq en cinq ans un homme d'entr'eux pour le requérir des chofes néceffaires. Et pource qu'il faut que ce foit un qui meure tout a 1'inftant, & qu'ils 1'expofent a la mort d'une certaine facon douteufe , qui eft de le lancer fur les pointes de trois javelines droites, il advient qu'ils en dépêchent plufieurs par rang , jufques a ce qu'il advienne un, qui s'enferre en lieu mortel, & expire foudain, eftimant celui-la être propre & favorifé, les autres non: Perfes, témoin le fait de Ameftris , mere de Xerxes , qui en un coup enterra tout vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maiions, felon la religion du pays: anciens Gaulois, Carthaginois, qui immoloient k Saturne leurs enfans , préfens peres & meres;,  348 de la Sagesse, Lacédémoniens , qui mignardoient leur Diane , ea faifant fouetter de jeunes garcons en fa faveur , fouvent jufques ala mort: Grecs , témoin le facrifice d'Iphigenia: Romains, témoin les deuxDecies; quee fuit tanta iniquitas deorum, utplacaripop. Rom. non pojfent, niji taks viri occidijfent: Mahométans , qui fe balaffrent le vifage, 1'eftomach , les membres pour gratifier leur Prophete: les Indes nouvelles Orientales 6c Occidentales : 6c aThemiftitan cimentans leurs idoles de fang d'enfans: Quelle aliénation de fens , penfer flatter la divinité par inhumanité,payer la bonté divinepar notre afflicfion, 8c fatisfaire a fa juftice par eruauté ! Juftice donc affamée de fang humain, fang innocent tiré 6c répandu avec tant de douleurs 6c tourmens. Ut Jic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem f E LA S A G E S S E , bien tenir en cervelle. Quand la fortune rit tk que tout arrivé a;fouhait, c'eft lorsque nous devons plus craindre tk penfer a nous tenir nos affections en bride, compofer nos a£t ions par raifon, furtout éviter la préfomption , qui fuit ordinairement la faveur du temps. C'eft un pas gliffant que la profpérité, auquel il fe faut tenir bien ferme, il n'y a faifon en laquelle les hommes oublient plutöt Dieu; c'eft chofe rare & difEcile de trouver perfonne , qui ne s'attribue volontiers la caufe de fa felicité. C'eft pourquoi en la plus grande profpérité, il faut ufer du confeil de fes amis, Sc leur donner plus d'autorité fur nous, qu'en autre temps. 11 faut donc faire comme en un mauvais tk dangereux chemin, aller en crainte tk doute, tk demander la main d'autrui. Auffi en telle faifon le malheur eft médecine, car il nous ramene a nous connoitre, Le troifieme eft.de retenir fes defirs tk y mettre mefure : la profpérité enfle le cceur, pouffe en avant, ne trouve rien difficile , fait venir 1'envie toujours des plus grandes chofes (ils difent qu'en mangeant 1'appétit vient) & nous emporte au de-la de nous : c'eft-la ou 1'onfe perd, l'on fe noie , l'on fe fait moquer de foi. C'eft comme la guenon, qui monte de branche en branche jufqu'au fommet de 1'arbre, & puis montre le cul. O combien de gens fe font perdus tk. ont péri miférablement, pour n'avoir pu fe modérer en leur profpérité. Parquoi il faut arrêter,oubien aller tout doucement  ■ Livre II. 381 pour jouir, 6c n'être pas toujours en quête & en pourchas: c'eft fageffe que fcavoir établir fon repos, fon contentement, qui ne peut être oü n'y a point d'arrêt, de but, de fin. Contre toute adverfité voici des avis généraux. En premier lieu, il fe faut garder de 1'opinion commune & vulgaire, erronée 6c toujours différente de la vraie raifon: car pour décrier & mettre en haine 6c en horreur les adverfités 6c afflittions, Il les appellent maux & malheurs , 6c très-grands maux , combien que toutes chofes externes ne foient bonnes ni mauvaifes , jamais les adverfités ne firent méchant un homme: mais plutöt ont profité 6c fervi k réduire les méchans, 6c font communes aux bons & aux méchans. Certes les fieaux 6c triftes accidens font communs a tous, mais ils ont bien divers effets, felön la main qu'ils rencontrent: aux fois 6c réprouvés ils ne fervent que de défefpoir, de trouble 6c de rage : ils les font bien ( s'ils font preffans 6c externes) bouquer, crier a Dieu, & regarder au ciel, mais c'eft tout; car ils n'en valent pas mieux : aux errans 6c délinquans font autant d'inftrucfions vives, 6c de compulfoires pour les ramentevoir de leur devoir, 6c leur faire reconnoïtre Dieu, aux gens de vertu , font Hees & tournois pour jouter & exciter leur vertu, fe recommander plus & s'allier k Dieu : aux prudens, matiere de bien, & quelquefois planches pour paffer, 6c monter s. De 1'adverfité ; ce n'eft point mal. 0. Eft comm uae a tous, nais trés - diferfement.  10. A trois caufes & trois effets. 38l BE LA S A G E S S E, en toute hauteur 8c grandeur, comme il le lit & fe voit de plufieurs, auxquels étant arrivés de | grandes traverfes , que l'on penloit être leur malheur & ruïne entiere, ils ont été par ce moyen haut élevés 8c aggrandis ; 8c au rebours fans ces malheurs ils demeuroient k fee, comme feut bien dire 8c s'écrier ce grand Capitaine Athenien : perieramus nifi periiffemus. Un très-beau 8c riche exemple de ceci a été en Jofeph Hebrieu, fils de Jacob. Ce font bien coups du Ciel, mais la vertu 8c prudence humaine lui fert d'inflrument propre, dont efl: provenu ce très-beau confeil des Sages, faire de niceffuè vertu. C'eft une très-belle ménagerie , &t premier trait de prudence, tirer du mal le bien, manier fidextrement les affaires, 8c fgavoir donner fi a propos le vent 8c le biais , que du malheur l'on s'en puifle prévaloir, 8c en faire fa condition meilleure. Les afflictions 8c adverfités vi nnent de trois endroits: ce font trois auteurs 8c ouvriers des peines, le pêché premier inventeur, qui les a mis en nature; 1'ire 8c la juftice divine , qui les met enbefogne, comme fes commiflaires 8c executeurs; la police du monde troublée , 8c altérée par le pêché, en laquelle comme une révolte générale 8c tumulte civil, les chofes n'étant en leurs places dues, 8c ne faifant leurs offices , fourdent tous maux; ainfi qu'au corps le dénouement des membres , le froiffement 8c diflocacion des os, apporte  Livre 11. 383 des douleurs grandes & inquiétudes. Ces trois ne nous font point propices ni favorables , le premier elf a haïr, craindre & redouter comme terrible, le tiers efl; a s'en garder comme abufeur. Pourfe fauver & fe défaire de tous trois, il n'eft que d'employer leurs propres armes, defquelles ils nous battent, comme Goliath de fon propre couteau , faifant de néceflité vertu, profita de l'affliction &de la peine, la faifant rejaillir contr'eux. L'affliéfion vraie engeance de pêché, bien prife, eft fa mort & fa ruine , & fait a fon auteur ce que la vipere a fa mere qui 1'a produit: c'eft 1'huile du Scorpion, qui guérit fa morfure, afin qu'il périfle par fon invention, periit arte fua:patïmur ut non peccemus. C'eft la lime de l'ame, qui la, dérouille , la purifie & 1'éclaircit du pêché. En conféquence de ce, elle appaife 1'ire Divine, & nous tire des prifons & liens de la juftice, pour nous remettre au doux, beau &c clair féjour de grace & miféricorde : finalement nous fevre du monde, nous tire de la mammelle, & nous dégoüte parfon aigreur, comme l'Abfynthe au tettin de la nourrice, du doux lait &-appas de cette vie trompeufe. Un grand & principal expediënt pour fe bien ir. comporter en 1'adverfité , eft d'être homme de bien. L'homme vertueux eft plus tranquille en 1'adverfité , quelc vicieux en la profpérité; comme ceux qui ont la fievre, fentent avec plus de mal  11. Avis plus fpécieux. «5- , Naturelles Endurer eft naturel & humain. 384 DE LA SAGESSE, le froid & le chaud, & la rigueur de leurs accès^ que ne font les fains, le froid & le chaud de 1'hiver & de 1'été : auffi ceux qui ont la confcience malade SC en fievre, font bien plus tourmentés que les gens de bien; car ayant 1'intérieur fain, ne peuvent être incommodés par 1'extérieur, ou ils oppofent un bon courage. Les adverfités font de deux fortes ; les unes font vraiès & naturelles , comme maladies, douleurs, la perte des chofes que nous aimons: les autres fauffes &C feintes par 1'opinion commune ou particuliere , 6c non en vérité. Qu'il foit ainfi, l'on a l'efprit &C le corps autant acommandement comme auparavant qu'elles advinffent. A celles -ci n'y a qu'un mot ; ce de quoi tu te plains, n'eft pas douloureux ni facheux, mais tu en fais le fembiant, Sc tu te le fais croire. Quant aux vraies & naturels, les plus prompts Sc populaires, & plus fains avis font les plus naturels, les plus juftes &: équitables. Premiérement il fe faut fouvenir, que l'on n'endure rien contre la loi humaine &c naturelle , puifqu'a la naiffance de l'homme, toutes ces chofes font annexées & données pour ordinaires. En tout ce qui a coutume de nous affliger, confidérons deux chofes; la nature de ce qui nous arrivé , Sc celle qui eft en nous: SC ufant des chofes felon la nature , nous n'en recevons aucune facherie. La facherie eft une maladie de 1'ame contraire a la nature , ne doit point entrer  Livre IL ^ entrer chez nous. II n'y a accident au monde qui nous puiffe arriver , auquel la nature n'ait préparé une habitude en nous, pour le recevo.'r & le tourner a notre contentement. II n'y a maniere de vivre fiétroite qui n'aie quelque ïbulas & rafraichifiément. II n'y a prifon li étroite & obfcure, qui ne donne place a une chanfon, pour défennuyer le prifonnier. Jonas eut bien leloifir de faire fa priere aDieu dedans le ventre de la baleine, laquelle fut exaucée. C'eft une faveur de nature, qu'elle nous trouve remede & adouciifement a nos maux en la tolérance d'iceux ; étant ainfi que l'homme eft né pour être fujet a toutes fortes de miferes , omnia ad quce gemimus, quce expavefcimus, tributa vitce funt. 14. Ne tonchs que la moincire du notre. N'eft po^nt contre raifon Sc juftice. Secondement, faut fe fouvenir qu'il n'y a que la moindre partie de l'homme fujette a. la fortune : nous avons le principal en notre puiffance, & ne peut être vaincu fans notre confentement. La fortune peut bien rendre pauvre, malade , affligé ; mais non vicieux , lache , abattu : elle ne nous fcauroit öter la probité, le courage, la vertu. Après, il faut venir k la bonne foi, k la raifon , Sc k la juftice. Souvent l'on fe plaint injuftement : car fi par fois il eft furvenu du mal, encore plus fouvent il eft furvenu du bien, &c ainfi faut-il compenfer 1'un avec l'autre : & fi -l'on jugeoit bien , il fe trouvera qu'il y a plus /. Partie. B b  3 SS 35 E LA SAGESSEl de quoi fe louer des bons fuccès, que fe plaindre des mauvais ; & comme nous détournons nos yeux de deflus les chofes qui nous offenfent, & les jettons fur les couleurs verdoyantes & gaies, ainfi devons nous divertir les penfées des chofes trifles, &c les adonner k celles qui font plaifantes & agréables. Mais nous fommes malicieux, & reffemblons aux ventoufes qui tirent le mauvais fang & laiffent le bon ; 1'avaricieux qui vendroit le meilleur vin öc boiroit le pire; les petits enfans auxquels fi vous ötez un de leurs jouets , jettent tous les autres par dépit. Car s'il nous advient quelque méfavanture , nous nous tourmentons , & oublions tout le refte qui nous demeuroit entier; voire y en a qui fe difent malheureux en toutes chofes , & que jamais n'eurent aucun bien ; tellement qu'une once d'adverfité leur porte plus de déplaifir , que dix mille de profpérité ne leur apporte de plaifir. Efl pen p^r tomparaiion. Avis étudiés Auffi faut-il regarder fur tant de gens qui font en beaucoup pire condition que nous , & qui fe fentiroient heureux d'être en notre place. Cum tibi difpliceat rerum fortuna tuarum , Altzrius fpecta , quo Jit difcrimine pejor. IIfaudroit, pour cesplaignans,pratiquer ledire ' &C avis d'un fage , que tous les maux que fouffrent les hommes fuffent rapportés en commun & en bloc, &c puis que le partage s'en fit également;  Livre II. 387 car lors fe trouvant beaucoup plus chargés par le département, feroit déco uverte 1'injuftice de leur plainte. Après tous ces avis, nous pouvons dire, qu'il y a deux grands remedes contre tous maia &c adverfités , lefquels reviennent prefque a un: 1'accouturaance pour le vulgaire grofïier, & la méditation pour les fages. Tous deux font pris du temps , 1'emplatre commun &c très-puiffant a tous maux; mais les Sages la prennent avant la main, c'efl la prévoyance , le foible vulgaire après. Que 1'accoutumance puiffe beaucoup, nous le voyons clairement en ce que les chofes plus facheufes fe rendent douces par 1'accoutumance. Les forcats pleurent quand ils entrent en la galere, au bout de trois mois ils y chantent. Ceux qui n'ont pas accoutumé la mer, paliffent même en temps calme , quand on leve 1'ancre, & les matelots rient durant la tempête : la femme fe défefpere a la mort de fon mari, dedans 1'an elle en aime un autre. Le temps & 1'accoutumance fait tout: ce qui nous offenfe efl la nouveauté de ce qui nous arrivé , omnia novitate graviora funt. La méditation fait le même office a 1'endroit des Sages ; car a force de penfer aux chofes, ils fe les rendent familieres & ordinaires ; quce alü diu patïendo hvia faciunt, fapiens levia facit diu cogitundo. Confidérons exacf ement la nature de toutes les chokes qui nous peuvent facher, & nous re- Bb ij iccoutïtr' mance, ïS. 'révoyance.  J§§ DE LA S A G E S S E, préfentons ce qui nous y peut arriver de plus ennuyeux & infupportable, comme maladie, pauvreté, exil, injures, öc examinons nous en tout cela, ce qui eft felon nature ou contraire a elle. La prévoyance eft un grand remede contre tous maux , lefquels ne peuvent apporter grande altératicn ni changement, étant arrivés a un homme qui s'y attendoit; comme au contraire ils blelfent öc endornmagent fort ceux qui fe laiffent furprendre. La méditation & le difcours eft ce qui donne la trempe a l'ame ; qui la prépare , 1'afferniit contre tous affauts, la rend dure, acérée, & impénétrable a tout ce qui la veut entammer ou fuuffer : les accidens, tant grands foient-ils , ne piuvent donner grand coup a celui qui fe tient fur fes gardes, & eft preft de les recevoir, pramcditati mali mollis iclus venit : quicquid expectatum ejl diu, levius accidit. Or , pour avoir cette prévoyance, il faut premiérement fcavoir que nature nous a mis ici comme en un lieu fort fcabreux, & oh tout branfle; que ce qui eft arrivé a un autre nous peut advenir aufli; que ce qui panche fur tous, peut tomber fur un chacun: & en toutes affaires que l'on entreprend, préméditer les inconvéniens , & mauvaifes rencontres qui nous y peuvent advenir afin de n'en être furpris. O combien nous fomme décus Sc avons peu de jugement, quand nous penfons que ce qui arrivé aux autres, ne puiffe arriver julqu'a nous, quand  Livre II. 389 iie voulons être prévoyans & défians , de peur que l'on ne nous tienne pour craintifs. Au contraire fi nous prenions connoiffance des chofes, ainfi que la raifon le veut, nous nous étonnerions plutöt de ce que fi peu de traverfes nous arrivé , &c que les accidens , qui nous fuivent de fi prés, ont tant tardé a nous attraper , & nous ayant atteint , comment ils nous traitent fi doucement. Celui qui prend garde , & confidere 1'adverfité d'autrui comme chofe qui lui peut advenir, avant qu'elle foit a lui, il eft armé. II faut penfer a tout & compter toujours au pire: ce font les fots Sc malavifés qui difent, je n'y penfois pas. L'on dit que l'homme furpris eft a demi battu, & au contraire un averti en vaut deux. L'homme fage en temps de paix fait fes préparatifs pour la gu?rre. Le bon marinier, avant de furgir du port, fait provifion e ce qu'il faut pour réfifter a la tempête : c'eft trop tard s'apprêter quand le mal eft venu. A tout ce a quoi nous fommes préparés de longue main , nous nous trouvons admirables , quelque difficulté qu'il y ait. Au contraire il n'y a chofe fi aifée , qui ne nous empêche, fi nous y fommes nouveaux. Id vid&ndum , ne quid ïnopinatum fit nobis, quia omnia nativitate graviora funt. Certes,il femble bien que li nous fommes auffi prévoyans que nous devons & pouvons 1'être, nous ne nous étonnerons de rien. Ce que vous avez prévu vous arrivé , pourquoi vous Bbiij  390 de la Sages se, en ctonnez vous ? Faifons donc que les chofes ne nous furprennent point : tenons-nous en garde contre elles , regardons-les venir. Animus adverfus omniet firmandus , ut dicere poffimus , non ulla ■ laborum, O virgo , nova mi facies inopinave furgit, ■ omnia perecpi atque animo mecum ipfe peregi. Tu hodie ijla dexurulas : ego femper denuntiavi : hominem paravi ad humana. Origine , ïnftitution St autorité de la Loi. CHAPITRE VIII. Obéir & obferver les Loix , Coutumes & Cérémonies du Pays; comment & en quel fens. ï B'l J. out ainfi que la béte fauvage & farouche ne fe veut laiffer prendre , conduire & manier a l'homme : mais ou s'enfuit & fe cache de lui, ou s'irrite & s'éleve contre lui, s'il en veut approcher: tellement qu'il faut ufer de force mêlee avec rufe & artifice , pour Favoir & en venir a bout: ainfi en fait la folie revêche a la raifon, & fauvage k la fageffe contre laquelle elle s'irrite & s'affolit davantage : donc il la faut avoir 6c mener comme une béte farouche ( ce que l'homme efl k la béte, l'homme fage 1'eft au fol) 1'étonner , lui faire peur, & 1'arrêter tout court, pour puis a 1'aife Finffruire & le gagner. Or le moyen propre k ce eft une grande autorité, une puiffance  Livre II. 391' & gravité éclatante , qui 1'éblouiffe de fa fplendeur & de fon éclair, fola authoritas ejl qua cogie Jlultos, ut ad fapientiam fejlinent. En une mêlée & fédition populaire, s'il furvient & fe préfente quelque grand, ancien , fage & vertueux perfonnage, qui ait gagné la réputation publique d'honneur & de vertu , lors ce peuple mutin frappé & ébloui de la fplendeur & de 1'éclair de cette autorité fe tient coi, & attend ce qu'il veut dire. Velutl magno in populo , cum fxpe coorta ejl Seditio, fcevitque animis ignobile vulgus , jamque faces & jaxa volant , furor arma minijlrat : Turn pietate gravem ac meritis , Ji forte virum quem conjpexere, Jilent , arreclifque auribus ajlant : Ille regit diclis animos & peclora muleet. II n'y a rien plus grand en ce monde , que 1'autorité, qui eft une image de Dieu, un meffager du Ciel: fi elle eft fouveraine, c'eft majefté; fi fubalterne , autorité ; &C fe foutient de deirx chofes , admiration & crainte mêlées enfemble. Or cette majefté &c autorité , eft premiérement & proprement en la perfonne du Souverain, du Prince & Légiflateur, oh elle eft vive &c agente, mouvante; puis en fes commandemens & ordonnances, c'eft-a-dire , en la Loi, qui eft le chefd'ceuvre du Prince , & 1'image de la majefté une & originelle. Par icelle font réduits, conduitsSc guider les fois. Voila de quel poids, néceflité, utilité eft 1'autorité & la Loi au monde. Bbiv,  1. Et de la Couturne. 5- . C >mparaiftndes deux 59^ BE LA S A G E S S E; La prochaine Sc plus pareille autorité a la Loi'J eft la Coutume qui eft une autre puiffante & impérieufe maitreffe: elle empire Sc ufurpe cette piuffance traïtreufement Sc violemment, car elle plante peu-a-peu, k la dérobée, & comme infenfiblement ion autorité par un petit doux Sc humble commencement: 1'ayant raffie & établie par 1'aide du temps, elle découvre puis un furieux Sc tyrannique vifage, contre lequel il n'y a plus de liberté ni puiffance de bauffer feulement les yeux : elle prend fon autorité de la poffeftion & de Fufage; elle groffit & s'ennoblit en roulant comme les rivieres : il eft dangereux de la ramener k fa naiftance. La Loi& la Coutume établiffent leur'autorité bien diverfemerït; la Coutume peu-a-peu avec un long temps, doucement & fans force, d'un confentement commun de tous ou de la plupart, Sc a fon auteur le peuple. La Loi fort en un moment, avec autorité Sc puiffance , Sc prend fa vigueur de qui a puiffance de commander k tous , Sc fouvent contre le gré des Sujets, dont quelqu'un la compare au Tyran , Sc la Coutume au Roi. Davantage , la Coutume ne porte ni loyer ni peine; la Loi porte tous les deux, pour le moins la peine; toutefois elles fe peuvent bien mutuellement prêter la main, Sc auffi s'entredétruire ; car la Coutume qui n'eft qu'en fouffrance , homologuée par le Souverain , fera plus affurée ; Sc la Loi auffi affer-  Livre IL 395' hiit fon autorité par la poffeffion & 1'ufage. Au contraire auffi la Coutume fera caffée par une Loi contraire , & la Loi s'en ira a vau-l'eau par fouffrance de Coutume contraire ; mais ordinairement elles font enfemble , c'eft Loi Sc Coutume. Les fcavans & fpirituels la confiderent comme Loi: les idiots Sc fimples comme Cou'ume. C'eft chofe étrange de la diverfité des Loix Sc Coutumes qui font au monde, & de 1'extravagance d'aucunes. II n'y a opinion ni imagination fi bifarre, fi forcenée qui ne foit établie par LoixCoutumes en quelque lieu. Je fuis content d'entreciter quelques-unes pour montrer k ceux qui font difficulté de le croire , jufqu'oii va cette propofition, ne m'arrêtant k parler de la Religion, qui eft le fujet oü fe trouvent les chofes les plus ëtranges Sc impoftures plus groffieres; mais pource qu'il eft hors le commerce des hömmes, & que ce n'eft proprement Coutume , & oü il eft aifé d'être trompé : je le laifferai. Voici donc des pUis remarquables en étrangeté : tuer , par office de piété , fes parens k un certain age & les manger. Aux hötelleries prêter leurs enfans , femmes Sc filles k jouir aux hötès en payant : bordeaux publics des males; les vieillards prêter leurs femmes k la jeuneffe : les femmes être communes : honneur aux femmes d'avoir accointé plufieurs males, Sc porter autant de belles houppes au bas de leur robe: les filles montrer k découvert par-tout leurs 4- Tiverfiréf Scétrangetés. Des Loix Sc Coutumes au monde.  594 D E L A Sagesse^ parties honteufes, les mariées, non ains, les couvrir foigneufement : les filles s'abandonner a leur plaifir &c, devenues groffes, fe faire avorter au vu & au feu d'un chacun; mais mariées être chafles & fidelles k leurs maris : les femmes mariées, Ia première nuk avant 1'accointement de leur époux, recevoir tous les males qui font de 1'état & profeflion du convié aux nopces, & puis être loyalles k leurs maris? les mariées préfenter leur pucellage au Prince avant qu'au mari: mariages de males: les femmes aller a la guerre & au combat avec les maris: femmes mourir & fe tuer lors ou tót après le décès de leurs maris: femmes veuves fe pouvoir remarier fi les maris font morts de mort violente , & non autrement : les maris pouvoir répudier leurs femmes fans alléguer caufe: vendre fi elle eft ftérile : tuer fans caufe, finon pource qu'elle eft femme, & puis emprunter femme des voifms au befoin : les femmes s'accoucher fans plainte & fans effroi : tuer leurs enfans pource qu'ils ne font pas beaux , bien formés, ou fans caufe : en mangeant efluyer fes doigts k fes génitoires & a fes pieds : vivre de chair humaine , manger chair & poiffbn tout crud: coucher enfemble plufieurs males &c femelles , jufqu'au nombre de dix ou douze : faluer en mettant le doigt & terre & puis le levant vers le ciel: tourner le dos pour faluer, & ne regarder jamais celui que l'on veut honorer: recueillir en la main les  'Livre 11. 39^ crachats du Prince : ne parler au Rol que par farbacane : ne coupper en toute fa vie ni poil ni ongle : couper le poil d'un cöté 6c les ongles d'une main 6c non de l'autre: les hommes piflèr d'accroupis 8c les femmes debout: faire des trous & foflettes en la chair du vifage 8c aux tétins, pour y porter des pierreries 8c des bagues : méprifer la mort, la fefloyer, la briguer 8c plaider en public pour en être honoré comme d'une dignité 8c grande faveur, 8c y être préféré : fépulture honorable , être mangé des chiens, des oifeaux , être cuit 8c pilé, 8c la poudre avallée avec le breuvage ordinaire. Quand ce vient a juger de ces Coutumes, c'efl; le bruit & la querelle : le fot populaire 8c pédant ne s'y trouve point empêché, car tout détrouffement il condamne comme barbarie 8c bêtife tout ce qui n'eft de fon goüt, c'eft-a-dire, de 1'ufage commun 8c coutume de fon pays; car il tient pour regie unique de vérité, juftice , bienféance, la Loi 8c Coutume de fon pays. Que fi on lui dit qu'ainfi en jugent 8c parient les autres en leur rang, autant oftënfés de nos coutumes 8c facons comme nous des leurs ; il tranche tout court a fa mode, que ce font bêtes & barbares , qui eft toujours dire même chofe. Le fage eft bien plus retenu, comme fera dit; il ne fe hate point d'en juger de crainte de s'échauffer 8c faire tont a fon jugement; 6c de fait, il y a plufieurs Loix 6c Cou* Examina^ tion 6c jugement.  '3 <)6 DE LA S A G E S S E, tumes qui femblent du premier coup fauvages, inhumaines tk contraires a toute bonne raifon; que fi elles étoient fans paffion tk fainement confidérées , fi elles fe trouvoient toutes juftes tk bonnes, pourle moins ne feroient-ellesfans quelque raifon & défenfe. Prenons-en quelqucs-unes pour exemple, les deux premières qu'avons dit , qui femblent être des plus étranges & éloignées du devoir de piété; tuer fes parens en certain état& les manger. Ceux qui ont cette coutume, la prennent •pour témoignage de piété & bonne affecltion, cherchantpar-!a premiérement k délivrer par pitié leurs parens vieux, & non-feulement du tout inutiles a foi tk autrui, mais onéreux, languiffans tk menant une vie pénible, douloureufe tk ennuyeufe k foi & a autrui, pour les mettre en repos & k leur aife; puis leur donnant la digne & louable fépulture, logeant en eux-mêmes, & comme en leurs moëlles les corps de leurs peres & leurs reliques, les vivifiant aucunement, tk régénérant par la tranfmutation en leur chair vive , par Ie moyen de la digeftion tk du nourriffement. Ces raifons ne feront pas trop légeres , a qui ne fera prévenu d'opinion contraire , tk eft aifé k confilérer quelle eruauté & abomination c'eüt été k ces gens-la de voir tant fouffrir devant leurs yeux leurs parens en douleur & en langueur fans les fecourir , & puis jetter leurs dépouilles k la corruption de la terre, k Ia puantife tk nourriture des vers , qui eft tout le  Livre 11. 397 pire que l'on pourroit faire. Darius en fit Felfai demandant a quelques Grecs pour combien ils voudroient prendre la coutume des Indiens , de manger leurs peres trépaffés , qui répondirent : pour rien du monde. Et étant effayé de perfuader aux Indiens de briiler les corps de leurs peres, comme les Grecs , y trouva encore plus d'horreur &C de difficulté. J'en ajouterai encore une autre, qui n'eft que de la bienféance , plus légere & plus plaifant. Un qui fe mouchoit toujours de la . main , repris d'incivilité, pour fe défendre, demanda quel privilege avoit ce fale excrément qu'il lui faille apprêter un beau linge k le recevoir , &c puis qui plus efl a Fempaqueter , ferrer foigneufement fur foi; que cela devoit faire plus de mal au cceur que de le verfer & jetter ou que ce foit : voila comment par-tout fe trouve raifon apparente, dont il ne faut rien fi-töt & légéremeni condamner. Mais qui croiroit combien efl grande & impé- 6- r 15 • / i Leur aufo- neufe 1 autorite de la Coutume ? Qui 1'a dit etretité,quelle? une autre nature ne 1'a pas affez exprimé, car elle fait plus que nature ; elle combat nature, Pourquoi les plus belles filles n'attirent point 1'amour de leurs peres, ni les freres plus excellens en beauté 1'amour de leurs foeurs, cette. efpece de pudicité n'eft proprement de nature, elle elt de 1'ufage des Loix & Coutumes qui le défendent & font de Fincefte un grand p ;cht k notre nature;  398 2? E L A S A G E S 5 Ê} mais encore plus elle force les regies de la nature % témoins les médecins qui quittent leurs raifons naturelles de leur art a fon autorité ; témoins ceux qui par accoutumance ont gagné de vivre 8c fe nourrir de poifon ; d'araignées, fourmis, lézards, crapaux; comme pratiquent les peuples entiers aux Indes. Auffi elle hébête nos fens ; témoins ceux qui demeurent aux cataraft es du Nil, clochers , armuriers, moulins , 8c tout le monde felon les Philofophes, au fon de la mufique célefle 8c des mouvemens divers des ciels roulans 8c s'entrefrottans 1'un l'autre. Bref (& c'eft le principal fait d'icelle) elle vaincf toute difficulté, rend les chofes aifées , qui fembloient impoffibles ; adoucit toute aigreur : donc par fon moyen l'on vit content par-tout. Mais elle maitrife nos ames, nos créances , nos jugemens d'une trés injufte Sc tyrannique autorité.'Elle fait 8c défait, autorife, 8c défautorife tout ce qui lui plaït fans rime ni raifon, voir fouvent contre toute raifon. Elle fait valoir 8c établit parmi le monde , contre raifon Sc jugement, toutes les opinions, religions, créances, obfervances, mceurs , Sc manieres de vivre les plus fantafques Sc farouches, comme a été touché ci-deflus. Et au rebour elle dégrade injurieufement, ravale Sc dérobe aux chofes vraiment grandes Sc admirables, leur prix leur eftimation, Sc les rend viles.  'Livre II NU adeo magnum nee tam mïrabile quidquam Principio, quod non dejinant mïrarier omnes Paulatim C'eft donc une très-grande & puiffante chofe que la coutume. Platon ayant repris un enfant de ce qu'il jouoit aux noix, & qui lui avoit répondu, tu me tanfes pour peu de chofes, dit : la coutume n'eft pas peu de chofe. Mot bien remarquable atous ceux qui ont de la jeunefle k conduire. Mais elle exerce fa puiffance avec une fi abfolue autorité, qu'il n'eft plus permis de regimber ni reculer, non pas feulement de rentrer en nous pour difcourir & taifonner de fes ordonnances. Elle nous enchante fi bien qu'elle nous fait croire que ce qui eft hors de fes gonds , eft hors des gonds de raifon, & n'y a rien de bon & de jufte quece qu'elle approuve ; ratione non componimur, Senec. fed confuetudine abduclmur: honefiiusputamus quod frequentius: recli apud nos locum tenet error , ubi publicus faclus. Ceci eft tolérable parmi lesidiots & populaires , qui n'ayant la fuffifance de voir les chofes au fond, juger & trier, font bien de fe tenir & arrêter a ce qui eft communément tenu & recu. Mais aux fages qui jouent un autre röle, c'eft chofe indigne de fe laiffer ainfl coëffèr a la coutume. Or 1'avis que je donne k celui qui veut être 7- . fage , eft de garder & obferv'er , de parole &l de Sagrffe.  I. Les Loix & Coutumes font aobferver. 2. Non poui leur juftice & é^uite'. ifoo b e la Sages se} fait, les Loix & Coutumes que l'on trouve établies» au pays oü l'on eft; &c ce, non pour la juftice & équité qui font en elles ; i. mais fimplement pource que ce font Loix & Coutumes; 2. non légerement condamner ni s'offenfer des étrangefs; 3. mais bien librement & fainement examiner &C juger les unes & les autres ; 4. n'obligeant fon jugement &c fa créance qu'a la raifon. Voici quatre mots. En premier lieu, felon tous les fages, la regie des regies & la générale Loi des Loix , eft de fuivre &c obferver les Loix &c Coutumes du pays oü l'on eft : fequi kas leges indigenas honeflum eft. Toutes facons de faire écartées Sc particulieres, font füfpeéles de folie ou paffion ambitieufe, heurtent Sc troublent le monde. En fecond lieu , les Loix & Coutumes fe main. tiennent en crédit,non paree qu'elles font juftes, mais paree qu'elles font Loix & Coutumes ; c'eft le fondement myftique de leur autorité , elles n'en ont point d'autre, & celui qui obéit a la Loi pource qu'elle eft jufte; ne lui obéit pas par ce qu'il doit , ce feroit foumettre la Loi a fon jugement & lui faire fon procés , & mettre en doute &c difpute 1'obéiflance, & par cohféquent 1'Etat &c la police , felon lafoupleffe & diverfité, non-feulement des jugemens , mais d'uu même jugement. Combien de Loix au monde, injuftes, impies, extravagantes, non-feulement aux jugemens  L i r r e >/. 40ï • mens particuliers des autres , mais de Ia raifon univerfelle : avec lefquelles le monde a vécu long-temps en profonde paix & repos , & avec telle fatisfaöion, que fi elles euffent été tres- ufies Sc raifonnables ? Sc qui les voudroit changer Sc r'habiiler, fe montreroit ennemi du Public, & ne feroit è recevoir. La nature humaine s'accommode a tout avec Ie temps; Sc, ayant une fois pris fon ph, c'eft acre d'hoftilité de vouloir rien remuer. Ii faut lairTer le monde oii il eft : ces brouillons & remueurs de ménage,fousprétexte de réformer, gat ent tout. Toutrernuement&changement des loix, créances, coutumes, obfervances, eft très-dangereux, Sc qui produit toujours plus & plutöt mal que bien ; il apporte des maux tout certains & préfens, pour un bien k venir & bcertain ; les növateurs ont bien toujours des fpécieux & plaufibles titres, m.is ils n'en font que plus fufpecfs,& ne peuvent échapper la notte d'une ambitieufe préfomption de penfer voir plus clair que les autres , & qu'il faut pour établïr leurs opinions, renverfer un état, une paix Sc repos pub'ic. En troifieme lieu, c'eft le fait de légéreté Sc pré, fomption i.ijurieufe, voire témoign ge de foibleffe & infuffifance,de condamner cequi n'eft conforme a la loi & coutume de fon pays. Cela vient de ne prendre pa, le loifir , ou n'avoir pas !a fuffifance de eonfidérer les raifons Sc fondemens des .utres 1. Portie. Cc Contre les növateurs les loix.  Examiner toutes chofe; müiement. 40i DE LA S A O E S S E, c'eft faire tort Sc honte a fon jugement, dont il ■ faut puis fouvent fe dédire, c'eft ne fe fouvenir pas que la nature humaine eft capable de toutes chofo. C'eft laiffer endormir &piper ala longue accoutumance, la vue de fon efprit, Sc endurer que la prefcription puiffe fur notre jugement. Finalement c'eft 1'office de l'efprit généreux Sc de l'homme fage ( que je fiche de peindre ici) d'examiner toutes chofes, confidérer a part Sc puis comparer enfemble toutes les loix & coutumes de 1'univers, qui lui viennent en connoiffance, &les juger de bonne foi Sc fans paffion, au niveau de la vérité , de la raifon Sc nature univerfelle, k qui nous fommes premiérement obligés, fans fe flatter Sc tacher fon jugement de fauffeté ; Sc fe contenter de rendre 1'obfervance Sc obéiffance a celles, auxquelles nous fommes fecondement & particuliérement obligés, & ainfi aucun n'aurade quoi fe plaindre de nous. II aviehdra quelquefois que nous ferons par une feconde particuliere & municipale obligation ( obéiffant aux loix & coutumes du pays) ce qui eft contre la première Sc plusancienne, c'eft-a-dire, la nature & raifon univerfelle, mais nous lui fatisfaifons tenant notre jugement Sc nos opinions juftes & faintes felon elfe. Car auffi nous n'avons rien notre Sc de quoi nous puiffions librement difpofer que de cela,le monde n'a que faire de nos penfées, mais le dehors eft engagé au public; Sc lui en devons rendre  Livre IL 40; compte: ainfi fouvent nous ferons juftement ce que juftement nous n'approuvons pas: il n'y aremede, le monde elf ainfi fait. Après ces deux maitreffes, loi Sc coutume, vient la troifieme, qui n'a pas moins d'autori;é& -uiffance k 1'endroit de plufieurs, voire en efl encore plus rude Sc tyrannique k ceux qui s'y afferviffent par trop. C'eft la cérémonie, qui, k vrai dire, pour la plupart n'eft que vanité; mais qui tient tel rang Sc üfurpe telle autorité, paria lacheté Sc corruption contagieufe du monde, que plufieurs penfent que la fageffe confifte a la garder Sc obferver, & s'en rendent volontaires efclaves; tellementque pourne laheurter ils préjudicienta leur fanté, commodité, affaires, liberté, confeience, qui eft une trèsgrande folie : c'eft le mal & malheur de plufieurs courtifans , idohftres de la cérémonie. Or, je veux que mon fage fe garde bien de cette captivité; je ne veux pas que lourdement ou tëchement il bleffe la cérémonie, car il faut condonner quelque chofe au monde, & tant que faire fe peut, au-dehors fe conformer è ce qui fe pratique; mais je veux qu'il ne s'y oblige & ne s'y afferviffe point, ainfi que d'une galante & généreufe hardieffe, il fcache bien s'en défaire, quand il voudra Sc faudra, & de telle facon qu'il donne k connoitre k tous , que ce f n'eft la lacheté ou délicateffe , ni ignorance ou megarde ; mais c'eft qu'il ne 1'eftime pas plus qu'il frefaut, & qu'il ne veut laiffer corrompre forj Cc ij s. De la cérémonie.  4t>4 DELASAGESSE, -ugement & Ta volonté k telle vanité , & qu'il fe prête au monde quand il veut, mais qu'il ne s'y donne jamais. CHAPITRE IX. Se bien comportzr avec autrui. C ette matiere appartient k la vertu de juftice', qui apprend k bien vivre avec tous , & rendre k In chacun ce qui lui appartient, laquelle fêratraitee au livre fuivant, oü feront baillés les avis particuliers & divers felon les diverfes perfonnes : ici les généraux feulement, fuivant le deflein & fujet x. de ce livre. II y a ici doublé confidération (& par ainfi deux parties en ce chapitre ) felon qu'il y a deux manieres de cönverfer avec le monde ; 1'une umple, générale & commune , le commerce ordinaire du monde, auquel le temps, les affaires, lesvoyages & rencontres journellement nous menent , óc Biettent & changent avec gens connus, inconnus, étrangers , fans notre choix ou appllcatiön de volonté; l'autre fpéciale,eft en compagnie affeaee, & accointance ou recherchée &c choifie , ou quj s'étantprélentée a été emDraffée, * ce pour le, profit, ou plaifir fpirituel ou corporel. EnlaqiieUj y a de la conférence , communication, pnvaute& ^miliarité: chacune aura fes avis k part. Maa  L;,-, u.* ij. 40), avant qu'y entrer pour Préface , je veux donner un avis général & fondamental de tous les autres. C'eft un vice grand ( duquel fe doit garder & garantir notre fage ) & un défaut importun k foi & a autrui, que d'être attaché & fujet k certaines humeurs & complexions, k un feul train, c'eft être efclave de foi-même d'être fi pris è fesinclinations qu'on ne les puiffetordre & céder, témoignage d'ame chagrine & mal née , trop amoureufe de foi, & partiale. Ces gens ont beaucoup aendurer & contc fier; au rebours c'eft une grande fuffifance & ftgeffe de s'accommoder k tout, d'être fouple & maniable, fcavoir tantöt fe monter & bander, tantöt fe ravaller & relécher quand il faut. Les', plus belles ames & mieux nées font les plus univerfeiles, les plus communes , applicables k tout fens, communicaiives Sc ouvertesatoutesgens. C'eft une' très-belle qualité qui reffemble & imite la bonté de Dieu, c'eft 1'honorab'e que l'on rend au vieil Caton, huic verfatiie inscnium . (ie oarlt^^ „ i. Facilité Sc & univerfalité d'humeur. i. Partie. Avis fur la fimple & commune converfation 4- fuit, ut natum ad id unum dkeres, quodcunque ret. Voyons les avis de la première confidéra cn, 'de la fimple & commune converfation ; j'en mettrai ici quelques uns, dont le premier fera de garder filence & modeftie. . Le fecond de ne fe formalifer point des fottifes pdiferetions& légéretés qui fe feront ou commet' i tront en préfence; car c'eft impprtunité de choquer teut ce qui n'eft de notre goüt. C c iij  40tj d-elaSagzsse, Le troifieme épargner Sc ménager ce que fon fcait, 6c la fuffifance que l'on a acqmfe, 6c etre plus volontaire a ouir qu'a parler, i apprendre qu'a enfeigner; car c'eft vice d'être plus prompt 2 fe faire connoitre, parler de foi & fe prodmre cue prendre la connoiffance d'autrui 6c demLiter fa marchandife , qu'en acquérir de nouvelle. , Le quatrieme de n'entrer en difcours , en con- teft tion contre tous, non contre les plus grands £c refpeüables, ni contre ceux qui font au-deffous, 6c non de pareille luitte. 7. Le cinquieme, avoir une douce 6c honnete curiofité de s'enquérir de toutes chofes , oC les fcachant, les ménager, 6c faire fon profit de tout. , " Le fixieme 8c principal eft d'employer en toutes cho.es fon jugement, qui eftla piece maitreffe qui «rit: domine 8c fait tout; fans 1'entendement, tOütes autres chofes font aveugles , fourdes 6c fans ame , c'eft le moindre de fcavoir l'hiftoire, , il en faut juger. Mais celuï-ci regarde foi & nous la icöiripagriie. 9 e feptïeme eft de ne parler jamais affirmative- mont maeïftralement 6c impérieufement, avec opinia'treté, réfolution , cela heurte&bleffe tous. L^ffirmation Sc opiniatreté font fignes ordinaires de bêtife 8c ignorance: le ftylc des anciens Romams portoit, que les témoins dépofant, Sc les piges ■ ordonnant, de ce qui étoit de leur propre Sc certaine fcience , exprimoient leur dire par ce mot,  'Livre 11. 407' tlfemble (ita videtur) que doivent faire tous autres ? II feroit bon d'apprendre a ufer des mots qui adouciffent Sc moderent la témérité de nos propofitions, peut-être l'on dit, je penfe , quelque , aucunement: il femble, & en répondant, je ne 1'entends pas, qu'eft-ce k dire il pourroit être , il eft vrai. Je clorrai cette première partie générale en ce peu de mots : avoir le vifage Sc la montre ouverte & agréable k tous, la langue fobre Sc difcrette , toujours fe tenir a foi & fur fes gardes, frons aperta , lingua parca , mens clauja , nulli fidcre, voir & ouir beaucoup, parler peu , juger tout. Vide, audi, judica. Venons k l'autre confidération, Sc efpece de •onverfation plus fpéciale , de laquelle voici les avis: le premier eft de chercher, conférer, Sc fe frotter avec gens plus fcrmes Sc plus habiles; car l'efprit fe rcidit & fortifie, Sc fe hauffe au-deffus de foi, comme avec les efprits bas Sc foibles •, l'efprit s'abatardit Sc fe perd :1a contagio.i eft en ceci, comme au corps, Sc encore plus. Le fecond eft ne s'étonner ou bleffer des opinions d'autrui, car tant contraires au commun, tant étranges, tant frivoles ou extravagantes femblent-elles, fi font-elles fortables k l'efprit humain» qui eft capable de produire toutes chofes, & c'efl foibleffe de s'en étonner. Le tiers eft de ne craindre , ni s'étonner des corrections, rudeffes , aigreurs de paroles, aux- Cc iv Conclufion. 10. 2. Partie de la fpéciale conyerlation. II. 12.  '408 DE LA S A G E S S E, quelles i' feut s'accoutumer & s'endurcir. Les galants hommess'c-xpriment courageufement; cette tendreur & douceur craintive Sc cérémonieule eft pour les femmes ; il faut une fociété Sc familiarité forte Sc virile, il faut être male , courageux Sc a corriger Sc k fouffrir de 1'être. C'eft un plaifir fade , d'avoir affaire k gens qui cedent, flattent &C applaudiffent. Le quatrieme eft de vifer & tendre toujours at la vérité, la reconnoïtre & lui céder ingénuement & alaigrement , de quelque part qu'elle forte , ufant toujours &C par-tout de bonne foi, Sc non comme phifieurs, fpécialement les Pédans , k tort ou k droit fe défendre & fe défaire de fa partie. C'eft une plus belle vicloire fe ranger bien k la raifon, & fe vaincre foi-même , que vaincre fa part:e , k quoi aide fouvent fa foibleffe ; parquoi arriere oute paffion. Reconnoïtre fa faute, confeffer fon doute ou ignorance , céder quand il faut, font tours de jugement, de candeur & fincirité , qui font les prir.cip les qualités d'un honnête Sc lage homme ; 1'op-niatreté accufe l'homme de plufieurs vices & défaut';. ^, Le cinquieme,én difpute ne faut employer tous les moyens que l'on peut avoir, mais bien les meilleurs, plus pertinens & preffans , Sc avec briéveté , car même aux chofes bonnes l'on peut trop dire, ces longueurs , traineries de propos, répétitions, téiïioigaant une envie de parler, une  Livre II. 4Ö9 «{tentation , apportent enm i a la comp ignie» Le fixieme 6c principal elt de garder par-tout ir' la forme, 1'ordrc, la pertinence. O qu'il J a de peine a difputer & conférer avec un fot, inepte 6t impertinent. C'eft ce femble la feule jufte excufe de rompre & quitter tout: car c u'y gagneriez-vous, que tourment, puis qu'avec lui vous ne pouvez bien aller? Ne emir pas 1'oppofition que l'on fait, fe fuivre foi-même, 6c ne répondre a la partie, s'arrcter k un mot , k un incident, 6c laiffer le principal; mêler 6c troubler la difpute, craindre tout, nier ou refufer tout, ne fuivre point le ffl droit , ufer de préfaces 6c digrelfions inutiles, crier 6c s'opiniatrer, s'arrêter tout en une formule artifte, & ne voir rien au fonds, ce font chofes qui fe pratiquent ordinairement par les Pédans Sc Sophiites. Voici comment fe connoit &c fe remarque la fageffe & pertinence , d'avec la fottife & impertinence : celle-ci eft préfomptueufe , téméraire,opiniatre, affurée ; celle-la nefatisfait jamais bien, eft craintive , retenue, moc.fte; celle-la fe plaït, fort du combat gaie, glorieufe, comme ayant gagné, avec un vifage qui veut faire croire a la compagnie, qu'elle elt viclorieufe. Le feptieme , s'il y a lieu de contradiöion , il 16. faut avifer qu'elle ne foit hariie, ni opiniatre, ni aigre. En ces trois cas , elle ne feroit bien venue , & feroit k fon auteur plus de mal qu'a tout autre. Pour être bien prife de la compagnie, faut qu'elle  410 DE LA SAGESSE* naiffe tout a. 1'heure même du propos qui fe traite ~y & non d ailleurs, ni d'autre chofe précédente : qu'elle ne touche point la perfonne, mais la chofe feulement, avec quelque recommandation de la perfonne , s'il y échet; &c qu'elle foit doucement raifonn e. i. Connoiflance «les perfonnes & clc afiaires. CHAPITRE X. Se conduire prudemment aux affaires. C eci appartient proprement a la vertu de prudence, de laquelle fera traité au commencement du livre fuivant, ou feront touchés particuliérement les confeils &C avis divers, felon les diverfes efpeces de prudence, & occurrence des affaires. Mais je mettrai ici les points & chefs principaux de prudence, qui feront avis généraux & communs, pour inlfruire en gros notre difciple k fe bien & fagement conduire & porter au trafic & commerce du monde, & au maniement de toutes affaires, & font huit. Le premier confifte en intelligence, c'eft de bien connoitre les perfonnes avec qui l'on a ; affaire , leur naturel propre & particulier , leur humeur , leur efprit, leur inclination , leurdeffein & intention, leur procédure : connoitre auffi le naturel des affaires que l'on traite, &C qui fe pro_ pofent non-feulement en leur fuperficie &c appa-  L I V R E II' iCe , mals pénétrer au-dedans , non-feulement voir 8c connoitre les chofes en foi, mais encore les accidens, les conféquences , la fuite. Pour ce faire il les faut regarder a tous vifages, les confidérer en tout fens : il y en a qui par un cöté font très-fpécieufes Sc plaufibles, & par un autre font très-vilaines Sc pernkieufes. Or, il eft certain que felon les divers naturels des perfo nnes, Sc des affaires, il faut changerde ftyle Sc de facon de procéder, comme un nautonnier qui, felon les divers endroits de la mer , la diverfité des vents , conduit diverfementles voiles Sc avirons. Et qui voudroit partout fe conduire Sc porter de même facon, gateroit tout, Sc feroit le fot Sc ridicule. Or, cette connoiffance doublé de perfonnes Sc d'affaires, n'eft pas chofe fort facile , tant l'homme eft déguifé Sc firdé, l'on yparvient en les confidérant attentivement nar la tête, Sc a diverfes fois fans paffion. II faut puis après apprendre a bien juftement eftimer les chofes, Sc leur donner le prix Sc le rang qui leur appartient , qui eft le vrai fait de prudence Sc fuffifance. C'eft un haut point de philofophie, pour y parvenir il fe faut bien garder de paffion Sc de jugement populaire. Ilyafix ou fept chofes, qui meuvent les efprits populaires, & leur font eftimer les chofes k fauffes enfeignes , dont les fages fe garderont; qui font, nouvelleté, rareté, étrangeté, difficulté,artifice , invention , abfence Sc privation oudéni, Sc fur-tout, le bruit, 2. Eftimatio» les chofes. Non felon !e jugement populaire.  4*2. DE LA SAGESSE; Ia montre & la parade, ils n'effiment poinê les chofes fi elles ne font relevées par art & fcience, fi elles ne font pointues tk enflées. Les fimples, tk naïves de quelque valeur qu'elles foient on ne les appercoit pas feulement, elles échappent & coulent infenlïblement, ou bien l'on les eftime plattes, balfes tk niaifes, grand témoignage de la vanité & foibleffe humaine qui fe paye de vent, de fard tk de fauffe monnoie au lieu de bonne & vraie. De-la vient que l'on préfere 1'art a la Nature ; 1'acquis au naturel; le difficile & étudié, a 1'aifé; les boutées tk fecouffes a la complexioa & habitude: 1'extraordinaire a 1'ordinaire; 1'offen. tation tk la pompe, a la vérité douce & feCrette: I'autrui, 1'étranger, 1'emprunté , au fien propre &5 naturel. Et quelle plus grande folie eft ce que tout 1 Mais felon les fages. Difficile, excellente aéceffaire. tos. j cela.-1 Or, la regie des fages eft de ne fe laiffer coëffer & emporter a tout cela, mais de mefurer, juger les chofes premiérement par leur vraie, naturelle & effentielle valeur, qui eft fouvent interne & fecrette, puis par 1'utilité, le refte n'eft que piperie. C'eft bien chofe difficile, étant ainfi toutes chofes déguifées & fophiïïiquées : fouvent les fauffes & méchantes fe rendent plus plaufibles, que les vraies & bonnes. Et dit Ariftote qu'il y a plufieurs fauffetés qui font plus probables , tk ont plus d'apparence , que des vérités: mais comme :11e eft difficile, auffi eft-elle excellente tk divine . ïfpcraveris prctiofum d viü, quafi os rneurn eris :  Livre II. 4*3 & néceffaire avant toute oeuvre ; quam necefarium prcetla rebus imponere ; car pour néant entre l'on a fcavoir les préceptes & regies de bien vivre, fi premiérement l'on ne fcait en quel rang l'on doit tenir les chofes , les richeffes , la fanté , la l beauté , la nobleffe , la fcience , &c. & leurs contraires. C'eft une haute & belle fcience que de la préfcance & prééminence des chofes ; mais bien difficile, principalement quand plufieurs fe préfentent enfemble, car la pluralité empêche; & en ceci l'on n'eft jamais tous d'accord. Les goüts Sc les jugemens particuliers font fort divers, &c très-utilement, afin que tous ne courent enfemble ■k même, & ne s'entr'empêchent. Par exemple, prenons ces huk principaux chefs de tous biens fpirituels & corporels, quatre de chacune forte, fcavoir , prud'hommie , fanté , fageffe, beauté , habilité, nobleffe, fcience , richeffe. Nous prenons ici ces mots felon le fens & ufage commun, fageffe pour une prudente & difcrette maniere de vivre ck fe comporter avec tous & envers tous, habileté pour fuffifance aux affaires, fcience pour connoiffance des chofes acquife des livres, les autres font affez clairs. Or, fur 1'arrangement de ces huk , combien d'opinions diverfes ? J'ai dit la mienne, je les ai mêlés &c tellement entrelaffés enfemble , qu'après &c auprèsun fpirituel,il y en a un corporel qui lui répond; afin d'accoupler l'efprit &c le corps: Senec. D'elle vien» a fcience da" :hofes. DeslhuittJ chefs do biens.  „ 3- Choix & eleéKon dei chofes. 414 DE LA S A G E S S E la fanté eft au corps ce que la prud'hoinmie eft en l'efprit: c'eft la prud'hommie du corps, la fanté de Paire , mens [ana in corpore fano : la beauté eft comme la fageffe, la mefure, la proportion & bienféance du corps , & la fageffe beauté fpirituelle : la nobleffe eft une grande habitude & difpofition a la vertu; les fciences font les richeffes de l'efprit. D'autres arrangeront ces pieces tout autrement, qui mettra tous les fpirituels avant que venir au premier corporel, & le moirdre de l'efprit au-deffus du meilleur du corps & qui k part &c enfemble les arrangera autrement, chacun abonde en fon fens. Après, & de cette fuffifance & partie de fcavoir bien eftimer les chofes, vient & nait cette autre, qui eft fcavoir bien choifir; ou fe montre auffi fouvent non-feulement la confeience , mais auffi la fuffifance & prudence. II y a des choix bien aifés, comme d'une difficulté & d'un vice , de 1'honnête & de 1'utile , du devoir & du profit; car la prééminence de 1'un eft fi grande au-deffus de l'autre, que quand ils viennent k fe choquér , le champ doit toujours demeurer a-1'honnête, fauf, peutêtre , quelque exception bien rare & avec grande circonfpeöion, & aux affaires publiques feidement, comme fera dit après en la vertu de prudence: mais il y a des choix quelquefois bien facheux &C bien rüdes, comme quand l'on eft enfermé entre deux vices, ahïfi que fut 1c doeleur Origene d'ido-  Livre II. 415 latrer, ou fe laiffer jouir charnellement a un grand vilain Ethiopien ; il fubit le premier , & mal ce difent aucuns. La regie efl bien toujours que fe trouvant en incertitude tk perplexité au choix des chofes non mauvaifes, il fe faut jetter au parti ou y a plus d'honnêteté & de juftice. Car encore qu'il en méfavienne, tk. ft donnera-t-il toujours une gratification tk gloire d'avoir choift le meilleur, outre que l'on ne fcait que quand l'on eut pris le parti contraire ,-ce qu'il fut avenu , tk ft l'on eut échappé fon deftin : quand on doute quel eft le meilleur tk le plus court chemin, il faut tenir le plus droit. Et aux mauvaifes ( defquelles il n'y a jamais choix ) il faut éviter le plus vilain & injufte: cette regie eft de confcience & appartient a la prud'hommie. Mais fcavoir quel eft le plus honnête jufte tk utile, quel plus déshonnête, plus injufte' & moins utile , il eft fouvent trés - difficile, & appartient k la prudence & fuffifance. II- femble qu'en tels détroits, le plus fur tk meilleur eft de fuivre la nature, tk juger celui-la le plus jufte tk honnête, qui approche plus de la nature, celui plus injufte tk déshonnête , qui eft le plus éloigné de la nature. Auffi avons nous dit que l'on doit être homme de bien, par le reffort de la nature : employez cette regie au fait d'Origene , & vous jugerez bien. Avant que fortir de ce propos, du choix tk eleftion des chofes, vuidons, en deux petits morts, cette queftion. D'ou vient en notre  4lS V E LA S A G E S S E, ame le choix de deux chofes, indifFérentes & toutes pareilles? Les Stcïciens difent que c'eft un maniement de 1'ame extraordinaire, déréglé , ét.ranger & téméraire; mais l'on peur bien dire que jamais deux chofes .ne fe prëfentent a nous, ou il n'y ait quelque différence pour légere qu'elle foit: & qu'il y a toujours quelque chofe en 1'une, qui nous touche & poufle au choix , encore que ce foit imperceptiblement, & que ne fe puiflions exprimer. Qui feroit également balancé entre deux envies, jamais ne choifiroit ; car tout choix &C inclination porte inégalité. Un autre précepte en cette maniere eft de prendre avis & confeil d'autrui; car fe croire & fe fier en foi feul, eft très-dangereux ; or , ici font requis deux avertiffemens de prudence, 1'un eft au choix de ceux k qui l'on fe doit aireffor , pour avoir confeil; car il y en a de qui plutöt il fe faut cacher tk garder. Ils doivent être premiérement gens de bien & fideler,. (ft ici la même chofe) puis bien fenfés tk avifés, fages, expérimenfés. Ce font les deux qualités de bons cohfeillers, prud'hommie & fuffifance : l'on peut ajouter une troifieme, qu'ils n'ayent ni leurs proches& intimes, aucun particulier intérêt en 1'affaire ; car encore que l'on puiffe dire que cela ne les empêchera de bien confeiller, étant, comme dit eft , prud'hom-mes, je pou'rrai rep'iouer. qu'outre que cette tant grande, forte, & phiióïophique prud'hommie, qui Confuitatïon.  Livre il 4l? qui n'eft touchée de Ion propre intérêt, eft bien rare; encore eft-ce grandeimprudence de les mettre en cette peine & anxiété, & comme le doigt entre deux pierres. L'autre avertiftenient eft de bien ouir & recevoir les confeils , les prenant d'hcure fans attendre 1'extrêmité, avec jugement & douceur, aimant qu'on dife librement & franchement la vé- • rité. L'ayant fuivi comme venant de bonne main & amis,nes'en faut point repentir, encore qu'il ne fuccede ainfi que l'on avoit efpéré. Souvent de bons confeils en arrivent de mauvais effets; mais le fage fe doit plutöt contenter d'avoir fuivi un bon confeil, qui aura. eu mauvais effet, qu'un mauvais confeil, fuivi d'un bon effet, comme Marius;fic correïta Marii temeritas gloftam ex culpct invenit, & ne faire comme les fots qui après avoir mürement déliberé & choifi, penfent avoir pris le pire, paree qu'ils ne pefent plus que les raifons de 1'opinion contraire , fans y apporter le contrepoids de celles qui 1'ont indult a cela. Ceci eft bien dit briévement pour ceux qui cherchent Uv_ , confeil-: pour ceux qui le donnent, fera parlé en3"-'1?- ' la vertu de prudence, de laquelle le confeil eft une grande tk fufEfante partie. Le cinquieme avis, que je donne ici a fe bien Tempéconduire aux affaires, eft une tempérance & mé-r^fi diocrilé entre une trop grande fiance tk défiance,alil,rancecrainte & afturancë: trop fe fier tk affurer fouvent nuit, & défier offenfe: il fe faut bien garder de /. Partie. j)^  6. Prendre 1'occafion & Je temps. 413 D E t A $ A G E S $ E } faire démonftration aucune de défiance , quand bien elle y feroit 8c juftement. Car c'eft déplaire voire offenfer, 8c donner occafion de nous être ' contraire. Mais aufti ne faut-il ufer d'une fi grande, lache 8c molle fiance, fi ce n'eft a fes bien afiurés amis; il faut toujours tenir la bride k la main; non la lacher trop, ou tenir trop roide. II ne faut jamais dire tout, mais que ce que l'on dit foit vrai; il ne faut jamais tromper ni affiner , mais bien fe faut-il garder de 1'être : il faut tempérer 8c marier 1'innocence 8c fimplicité colombine, en n'offenfant perfonne, avec la prudence 8c aftuce ferpentine, Sc fe tenant fur fes gardes, 8c fe préfervant des finefles, trahifons 8c embüches d'autrui. La fineffe ala défenfive eft autant louable, comme déshonnête k 1'offenfive, il ne faut donc jamais tant s'avancer 8c s'engager, que l'on n'ait moyen, quand l'on voudra , 8c faudra fe retirer 8c fe ravoir fans grand dommage 8c regret. II ne faut jamais abandonner le manche, ne jamais tant défeftimer autrui, 8c s'aflurer de foi , que l'on en vienne en une préfomption 8c nonchalance des affaires, comme ceux qui penfent que perfonne ne voit ft clair qu'eux , ou que tout plie fous eux , 8c que l'on n'oferoit penferk leur déplaire, 8c par-la viennent a fe relacher 8c méprifer le foin, 8c enfin - lont aftinés , furpris 8c bien moqués. Un autre avis 8c bien important eft de prendre toutes chofes en leur temps 8c faifon, 8c bien a  l i r re. i l 4I9 propos. Et pource il faut fur-tout éviter précipitation ennemie de fageffe, maratre de toute bonne aftion, vice fort k craindre aux gens jeunes & bouHlans. C'eft k la vérité lm tour de maitre & bien habile homme, de fcavoir bien prendre les chofes k leur point, bien ménager les occafions & commodités , fe prévaloir du temps & des moyens. Toutes chofes ont leur faifon , & même les bonnes, que l'on peut faire hors de propos: orl'aftivitéSc précipitation eft bien contraire k ceci, laquelle trouble, confond , 8c gaïe tout, canis feftinans cxcos facit catulos. Elle vient ordinairement de pafïion qui nous emporte. Nam qui cupit, ffiinat: quï feftinat, evertit: unde ffiinatioimprovida &cceca, duo adverfijfitna recta menti, celeritas & ira : & affez fouvent auffi d'infuffifance. Le vice contraire, lacheté, pareffe, nonchalance qui femble aucunefois avoir quelque air de maturité & de fageffe , efl auffi pernicieux 8c dangereux, principalement en 1'exécution. Car l'on dit qu'il efl permis d'être en la délibération 8c confultation pefant 8c long ; mais non en 1'exécution, dont les fages difent, qu'il faut confulter lentement , exécuter promptement, délibérer a loifir, 8c vïtement accomplir. II s'efl bien vu quelquefois le contraire, que l'on a été heureux a Pévénement, encore que l'on ait éte foudain 8c réméraire en la délibération \fubiti confüii eventu fcelices; mais c'efl raremeut &par coup d'aventure, Dd'ij Contre la précipitation La lacheté.  De ces deux rices. 7. Induftrie & fortune. 41O DE LA S A G E S S E, k quoi ne fe faut pas régler, Sc fe bien garder que 1'envie nenous en prenne : car le plus fouvent une longue & inutile repentance eft le falaire de leur courfe Sc atfivité. Voici donc deux écueils SC extrêmités qu'il faut pareillement éviter : car c'eft aufli grande faute de prendre 1'occafion trop verte Sc trop crue, que la laiffer trop mürir Sc paffer: le premier fe fait volontiers par les jeunes, prompts &c bouillans , qui k faute de patience , ne donnent pas loilir au temps & au ciel de faire rien pour eux ; ils courent Sc ne prennent rien : le fecond, par les ftupides, laches, & trop lourds. Pour connoitre 1'occafion 6c 1'empoigner, il faut avoir l'efprit fort & éveillé & aufli patiënt: il faut prévoir 1'occafion, la guetter, 1'attendre , la voir venir, s'y préparer, 6c puis 1'empoigner au point qu'il faut. Le feptieme avis fera de fe bien porter & conduire avec les deux maïtres 6c furintèndans des affaires du monde, qui font, 1'induftrie ou vertu, SC la fortune. C'eft une vicille queftion , laquelle des deux a plus de crédit, de force & d'autorité ; car certes toutes deux en ont: Sc eft trop clairement faux , que 1'une feule faffe tout 6c l'autre rien. II feroit peut-être bien a defirer qu'il fut vrai ,Sc qu'une feule eut tout 1'empire ; les affaires en ïroient mieux; l'on feroit du tout regardant Sc attentif k celle-la, & feroit facile , la difficulté eft a les joindre , &c entendre a toutes deux.  Livre II. 411 Ordïnaïrement ceux qui s'arrêtent k 1'une, méprifent l'autre, les jeunes & hardis regardent & fe fient k la fortune, en efpérant bien , & fouvent par eux elle opere de grandes chofes & femble qu'elle leur porte faveur: les vieils Sc tardifs font a l'indufirie : ceux-ci ont plus de raifon. S'il les faut comparer & choifir 1'un des deux, celui de l'indufirie efl plus honnête, plus fur, plus glorieux; car quand bien la fortune lui fera contraire & rendra toute l'indufirie & diligence vaine, fi efl-ce qu'il demeure ce contentement, que l'on n'a point chaumé , l'on s'efl trouvé in officio, l'on Sefl porté en gens de cceur. Ceux qui fuivent l'autre parti font en danger d'attendre en vain , & quand bien il fuccéderoit k fouhait, fi n'y at-il point tant d'honneur & de gloire. Or 1'avis de fageffe porte de s'arrêter pas du tout, & k 1'une que l'on méprife, & l'on exclue l'autre: car toutes deux ont bonne part, voire fouvent fe prêten. la main , & s'entendent mutuellement. II faut donc fe comporteravec toutes deux, mais inégalement • car 1 avantage & prééminence doit être donné , comme dit eft, k la vertu, induftrie, virtute duce, comité fortuna. Encore eft requis eet avis, de garder difcrétion, qui aflaifonne & donne bon goüt k toutes chofes, ce n'eft pas une qualité particuliere, mais commune qui Ie mêle par-tout: 1'indifcrétion gate tout, & öte la grace aux meilleures, foit-il k bien faire k. Dd iij  I. Jour de la mort. 411 DE LA S A G E S S E, autrui; car toutes gratifications ne font pas faites a toutes gens ; a s'excufer , car excufes inconfidé-i rées fervent d'accufation: a faire 1'honnête & le courtois, car l'on peut excéder & dégénérer, ou rufficité, foit a n'offrir ou k n'accepter. CHAPITRE XI. Se tenir toujours prêtd la mort, fruit de fageffe. L e jour de la mort efl: le maïtre jour , & juge de tous les autres jours , auquel fe doivent toucher & éprouver toutes les actions de notre vie. Lors fe fait le grand eflai, & fe recueille le plus grand fruit de toutes nos études. Pour juger de la vie, il faut regarder comment s'en eft porté le bout, car la fin couronne 1'ceuvre , la bonne mort honore toute la vie , la mauvaife diffame : l'on ne peut bien juger de quelqu'un , fans lui faire tort, que l'on ne lui ait vu jouer le dernier acte de fa comédie, qui eft fans doute le plus difficile. Epaminondas le premier de la Grece, enquis lequel il eftimoit plus de trois hommes , de lui, Chabrias & Iphicrates , répondit, il nous faut voir premiérement mourir tous trois , avant en réfoudre : la raifon eft, qu'en tout le refte il y peut avoir du mafque ; mais a ce dernier rölet, il n'y a que feindre. Nam verce voces turn demiim peclore ab imo, ejiciuntur, & eripitur perjona, manetres: d'ailleurs  'Livre II. 4*3 Ia fortune femble nous guetter a ce dernier jour, comme a point nommé, pour montrer fa puiffance, tk renverfer en un moment ce que nous avons bati & amaffé en plufieurs années , & nous faire crier avec Laberius , nimirum hac die una plus vixi miki, q:iam vivendum fuit: & ainfi a été bien & fagement dit par Solon a Créfus , anti obitum ncmo beatus. C'eft chofe excellente que d'apprendre a mourir, c'eft Fetude de fageffe , qui fe refout a ce but: il n'a pas mal employé fa vie, qui a appris a bien mourir; il 1'a perdue qui ne la fcait bien : achever, male vivet, quifquis nejeiet bene mori, nee inutiliter vixit: qui fceliciter dejïit. II ne peut bien agir qui ne vife au but & au blanc: il ne peut bien vivre qui ne regarde a la mort; bref la fcience de jnourir , c'eft la fcience de liberté, de ne craindre rien, de bien, doucement, paifiblement vivre: fans elle n'y a aucun plaifir a vivre, non plus qu'a jouir d'une chofe que l'on craint toujours de perdre. Premiérement & fur-tout il faut s'efforcer que nos vices meurent devant nous; fecondementfe tenir tout prêt. O la belle chofe, pouvoir achever fa vie avant fa [ mort , tellement qu'il n'y ait plus rien a faire qu'a mourir: qu'on n'ait plus befoin de rien, ni du temps, ni de foi-même, mais tout faoul tk content que l'on s'en aille : Dd iv 3: Soience de nourir. iencc» 3-  .4- Cinq maniéres de fe porter a la mort. Craindre 1 mort. C'efl d'opi' nion. 434 De la Sages se, riercement que ce foit volontairement, car bien mourir , c'efl volontiers mourir, II femble que l'on fe peut porter a 1'endroit de la mort en cinq manieres : la craindre & fuir comme un très-grand mal; 1'attendre doucement Sc patiemment comme chofe naturelle, inévitabïe, raifonnable; la méprifer comme chofe indifférente & qui n'importe de beaucoup ; la defirer , demander, chercher comme le port unique des tourmens de cette vie , voir un très-grand gain ; fe la donner foi-même. De ces cinq les trois du milieu font bons , d'ame bonne Sc raffife, bien que diverfement Sc en différente condition de vie: les deux extrêmes, vitieux & de foibleffe, bien que foit a divers vifages : de chacune nous parierons. La première n'efl approuvée de perfonne d'en' tendement, bien qu'elle foit pratiquée par la plupart, témoignage de grande foibleffe. Contre ceux-la & pour confolation contre la mort fienne k v.nir , ou celle d'autrui, voici de quoi. IIn'y a chofe que les humains tant craignent Sc ayent en horreur que la mort; toutefois il n'y a chofe ou y ait moins d'occafion & de fujet de craindre, Sc au contraire il y ait tant de raifons pour , l'accepter,& fe réfoudre: dont il faut dire que c'eft une pure opinion & erreur populaire, qui a ainfi gagné tout le monde. Nous nous en fions au vulgaire inconfidéré, qui nous dit que c'eft  Livre IL 425 un trés grand mal; &c en mécroyons la fageffe, qui nous enfeigne que c'efl: 1'affranchiffement de tous maux, &c le port de la vie. Jamais la mort préfente ne fit mal a perfonne, &C aucun de ceux qui l'ont eflayé & qui fcavent que c'efl, s'en efl: plaint, & fi la mort eft dite être mal, c'eft donc de tous les maux le feul qui ne fait point de mal ; c'eft 1'imagination feule d'elle abfente, qui fait cette peur. Ce n'eft donc qu'opinion , non vérité; & c'eft vraiment cii 1'opinicn fe bande plus contre la raifon, öc nous la veut eftacer avec le mafque de la mort: il n'y peut avoir raifon aucune de la craindre, car l'on ne fcait que c'eft. Pourquoi ne craindra-t-on ce que l'on ne fcait que c'eft ? Dont difoit bien le plus fage de tous , que craindre la mort , c'étoit faire 1'entendu & le fuffifant ; c'étoit feindre fcavoir ce que perfonne ne fcait: & pratiqua ce dire en foi-même; carfollicité par fes amis de plaider devant fes juges pour fa juftification, & pour fauver fa vie ; voici 1'harangue qu'il leur fit: Meflieurs, fi je vous prie de ne me faire point mourir, j'ai peur de m'enferrer & parler a mon dommage, car je ne fcais que c'eft de mourir , ni quel il y fait: ceux qui craignent la mort, préfuppofent la connoitre : quant a moi je ne fcais quelle elle eft, ni ce que l'on fait dans l'autre monde, k 1'aventure chofe bonne & defirable. Les chofes que je fcais être mauvaifes, comme offenfer fon prochain, je les fuis ; celles Et nen da aifon.  6. CeftfoiMelle. .7-. Injui'ice. 4l6 DE LA S A G E S S E, que je ne connois pas du tout, comme la mort ^ je ne les puis craindre. Parquoi je me remets a vous. Car je ne puis fcavoir quel eft plus expediënt pour moi, mourir ou ne mourir pas, par ainfi vous en ordonnerez comme il vous plaira. Tant fe tourmenter de la mort, c'eft premiérement grande foibleffe & couardife : il n'y a femmelette qui ne s'appaife dedans peu de jours de la mort la plus douloureufe qui foit, de mari, d'enfant: pourquoi la raifon, la fageffe ne fera-t-elle en une heure , voir tant prompteme ït (comme nous en avons mille exemples ) ce que le temps obtiendra d'un fot & d'un foible ? Que fert a l'homme la fageffe , la fermeté, fi elle ne hate le pas & ne fait plus & plutöt que le fot & le foible ? C'eft de cette foibleffe que la plupart des hommes móurans ne peuvent du tout fe réfoudre, que ce foit leur derniere heure, & n'eft endroit ou la piperie de Pefpérance amufe plus, cela avient auffi peut-être de ce que nous eftimons grande chofe notre mort, & nous femble que 1'univerfité des chofes k intérêt de compatir a notre fin, tant fort nous nous eftimons. Et puis tu te montres injufte, car fi la mort eft bonne chofe , comme elle eft, pourquoi la crainstu , 6C ajoute mal fur mal, k la mort encore de la douleur, comme celui qui fpolié d'une partie de fes biens par Pennemi, jette le refte en la mer , pour dire qu'en cette facon il regrette qu'il a été dévalifé.  Livre 11. 417 Finalement craindre la mort, c'eft être ennemi de foi Sc de fa vie ; car celui ne peut vivre a fon aife & content , qui crraint de mourir. Celui-la vit vraiment libre, qui ne craint point la mort: au contraire le vivre eft fervir, fi la liberté de mourir en eft k djre. La mort eft le feul appui de notre liberté ; commune Sc prompte recette atous maux: c'eft donc être bien miférable ( & ainfi le font prefque tous) qui troublent la vie par le foin Sc crainte de la mort, Sc la mort par le foin de la vie. Mais je vous prie, quelles plaintes Sc murmures y auroit-il contre nature, s'il n'y avoit point de mort, Sc qu'il fallüt demeurer ici bon gré Sc mal gré ; certös l'on la maudiroit. Imaginez-vouS combien feroit moins fupportable & plus nénible une vie perdurable, que la vie avec la condition de la laiffer. Chiron refufa 1'immortalité; informé des conditionsd'icelle par le Dieu du temps, Saturne fon pere. Que feroit-ce d'autre part s'il n'y avoit quelque peu d'amertume mêlé en la mort ? Certes l'on y courroit trop avidement & indifcrétement , pour garder modération qui eft k ne trop aimer ni fuir la vie , k ne craindre ni courir k la mort, tous les deux font tempérés Sc détrempés de la douceur Sc de 1'aigreur. Le remede que baille en ceci le vulgaire eft trop , fot, qui eft de n'y penfer point, n'en parler jamais: j s. Effre ennaml de fa vie. 9' 10. Remedes iour ne ramdre la^ nort.  ij.l8 be laSagesse, outre que telle nonchalance ne peut loger en la tête d'homme d'entendement; encore enfin couteroit-elle trop cher: car avenant la mort au dé• pourvu, quels tourmens , cris , rage, défefpoir; la fageffe confeille bien mieux de 1'attendre de pied ferme, & la combattre; & pour ce faire nous donne un avis tout contraire au vulgaire , c'efl de Favoir toujours en la penfée, la pratiquer, 1'accoutumer, 1'apprivoifer, fe la repréfenter a toute heure , & s'y roidir non - feulement aux pas fufpefts & dangereux , mais au milieu des fefles joies : que le refrein foit que nous fommes toujours en butte a la mort ; que d'autres font morts qui penfoient en être autant loin que nous maintenant; que ce qui peut auffi avenir une autre fois, peut auffi avenir maintenant: & ce fuivant la coutume des Egyptiens, qui tenoient en leurs banquets 1'image de la mort; & des Chrétiens & tous autres, qui ont leurs cemetieres prés des temples, & lieux publics &fréquentés, pour toujours (difoit Licurgue ) fairepenfer a la mort. II efl certain, oii la mort nous attend, attendons-la par-tout, & que toujours elle nous trouve prêts. Omnem crede diem tibi d'duxijje. fupremum r, Grata fuperveniet qua non fperabitur hora. ii. Regrefs & excufes öes eraintifs tcpondus. Mais entendons les regrets & excufes, que les peureux alleguent , pour pallier leurs plaintes, qui font toutes niaifes e l a S a g e s s ê; & exemplaires. II faut qu'il couche de fa vie &C la falie courir fortune. Qui ne fcait méprifer la mort, non-feulement il ne fera jamais rien qui vaille, mais il s'expofe a divers dangers; car en voulant tenir couverte , alfurée de fa vie, il met & dé-couvert & k 1'hafard fon devoir, fon honneur, fa vertu & prud'hommie. Le mépris de la mort eft celui qui produit les plus beaux, braves & hardis exploits , foit en bien ou en mal. Qui ne craint de mourir, ne craint plus rien , fait tout ce qu'il veut, fe rend maitre de la vie fienne & d'autrui; le mépris de la mort eft la vraie &c vive fource de toutes les belles & généreufes a&ions des hommes. De-la font dérivées les braves réfolutions, & libres paroles de la vertu , prononcant fes fentences par la voix de tant de grands perfonnages. Elvidius Prifcus a qui 1'Empereur yefpafian avoit mandé de ne venir au Sénat, ou y venant ne dire fon avis; répondit qu'étant Sénateur il ne faudroit de fe trouver au Sénat, &c sïl étoit requis.de dire fon avis, il diroit librement ce que fa confcience lui commanderoit; étant menacé par le même que s'il en parloit, il en mourroit; vous ai-je jamais dit (répondit-il) que je fuffe immortcl: vous ferezce que voudrez , & moi ce que je devrai: il eft en vous de me faire mourir injuftcment , & en moi de mourir conftamment. Les Lacédémoniens menacés de beaucoup fouffrir, s'ils ne s'accommodoient bientót avec  Livre II. 4j? Philippe pere d'Alexandre , qui étoit entré en leur pays avec main armee, un pour tous répondit, que peuvent fouffrir ceux qui ne craignent de mourir ? & leur ayant été mandé par le même Philippe, qu'il romproit & empêcheroit tous leurs deffeins , dirent, quoi ? nous empêcheras-tu auffi de mourir ? Un autre interrogé du moyen de vivre libre, répondit méprifant la mort: & un autre enfant pris & vendu pour ferf, dit k fon acheteur; tu verras ce que tu astcheté, je ferois bien fot de vivre ferf, puifque je luis être libre ; & ce difant fe jetta de la maifon en bas. Et difoit un fage k un autre, délibérant de quitter cette vie, pour fe délivrer d'un mal qui le preffoit, tu ne déliberes pas de grande chofe : ce n'eft pas grande chofe de vivre, & tes valets & tes bêtes vivent, mais c'efl grande chofe de mourir honnêtement, fagement, conffamment. Pour clore & couronner eet article , notre religion n'a point eu de plus ferme & affuré fondement humain , auquel fon auteur ait plus infifté, que le mépris de la vie. Mais il y a ici des feintes & des mécomptes; plufieurs font mine de la méprifer, qui la craignent: plufieurs ne fe foucient d'être morts, voire le voudroient être , mais le mourir les fache. Emori nolo, fed me ejje mertuum nihili cefiimo : plufieurs déliberent tous fains & raffis, de fouffrir fermes la mort, voire fe la donner ; c'eft un röle affez commun, auquel Hcliogable mérne k trouvé place, Ee iij  17- Defirer mort. 438 D E LA S A G E S S E, faifant tant d'apprêts fomptueux a ces fins; maïs étant venus aux prifes, aux uns le nez, a faigné, comme a. Lucius Domitius, qui fe repentit de s'être empoifonné. Les autres en ont detourné les yeux & la penfée , & fe font comme dérobés k elle, 1'avalant & engloutiffant infenfiblement comme pilulles, felon le dire de Céfar, que la meilleure étoit la plus courte , & de Pline, que la courte elf le fouverain heur de la vie humaine. Or, nul ne fe peut dire réfolu k la mort, qui craint de 1'affronter & la foutenir, les yeux ouverts, comme ont fait excellemment Socrates, qui eut trente jours a ruminer & digérer le décret de fa mort, ce qu'il fit fans émoi, altération , voire fans aucun effort, mais tout mollement &: gaiement. Pomponius Atticus, Tullius Marcellinus, Romains , Cleantes, Philofophe , tous trois prefque de même facon; car ayant effayé de mourir par abftinence, pour fortir des maladies qui les tourmentoient, fe trouvant guéris par elle , ne voulurent s'en défifter, mais acheverent, prenant plaifir k défaillir peu-a-peu & confidérer le train & progrès de la mort: Othon Sc Caton, car ayant fait les apprêts pour fe tuer , fur le point de 1'exécution fe mirent a dormir profóndément, ne s'étonnant non plus de la mort, que dun autre accident o-dinaire & bien léger. Le quatrieme eft d'ame forte & refolue prah tiquée authentiquement par de grands & faints  Livre IL 439 pcrfonnages, en deux cas;Pun le plus naturel & légitime, eft une vie fort pénible & douloureufe ou appréhenfion d'une beaucoup plus pire mort, bref un état miférable, auquel l'on ne peut remédier, c'eft lors defirer la mort comme une retraite, & le port unique des tourmens de cette vie, le fouverain bien de nature, feul appui de notre liberté. C'eft bien foibleffe de céder aux maux , mais c'eft folie de les nourrir: il eft bien temps de mourir, lorfqu'il y a plus de mal que de bien a vivre : car de conferver notre vie a notre tourment & incommodité , c'eft contre nature : Dieu nous donne affez congé , quand il nous met en eet etat. II y en a qui difent qu'il faut mourir, pour fuir les voluptés qui font felon la nature. Combien plus pour fuir les douleurs qui font contre nature ? II y a plufieurs chofes en la vie pires beauccup que la mort, pour lefquelles il vaut mieux mourir & ne vivre point que de vivre, dont les Lacédemoniens aprement menacés par Antipater, s'ils ne s'accordoient k fa dema c!e, lui répondirenf: ft tu nousmenaces de pis que la mort, nous aimons mieux mourir: &c les fages difent que le fage vit tant qu'il doit & non pas tant qu'il peut: Sc puis la mort nous eft bien plus en main k commandement que la vie.- La vie n'a qu'une entrée , & encore dépend - elle de la volonté d'autrui. La mort dépend de la notre ; & plus elle eft volontaire, plus elle eft belle : &c k Ee iv  %JrS VELA SAGESSE,' elle y a cent mille iffues ; neus pouvons avoir faute de terre pour y vivre , mais non pour mourir: la vie peut être ötée k tout homme par tout homme, non la mort, ubiqut mors eft, optime hoe cavit Deus, eripere yitam nemo non homini poteft ; at nemo mortem : mille ad hanc adituspatent. Le préfent plus favorable que nature nous ait fait, qui r.cus öte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c'eft de nous avoir laiffé la clef des champs , pourquoi te plains-tu en ce monde, il ne te tient pas : ft tu vis en peine, ta lacheté en eft caufe: a mourir il n'y a que le vouloir. L'autre cas eft une vive appréhenfion & defir de 1'a venir, qui leur fait fouhaiter la mort, comme un grand gain, femence de meilleure vie, pont aux lieux délicieux, voie k tous biens, une réferveè laréfurreöion. La ferme créance &efpérance de ces chofes eft incompatible avec la crainte & 1'ennui de la mort; elle induit plutót k s'ennuyer ici, & delirer la mort, vitam habere in patientia, & mortem ia defiderio, d'avoir la vie en affiicfion, & 11 mort en affeftion : le vivre leur eft corvee , & le mourir foulas: dont leurs vceux & leur voix font cupio difjoh i; nihil mori lucricm : quis libcrabit me de corpore mortis Huj'us ? Dont bien juftement a été aux'pbiloiopbes & chrétiens, qu'ils font des affronteurs & moqueurs publics : & ne croient pas en vérité ce qu'ils difent, tant haut louans, & prêchans 1'immortalité bienheureufe, & tant  L r r k e II. 441? de dclices en la vie feconde ; puifqu'ils paliffent bc redoutent fi fort la mort, palfage &t trajet nécelfaire pour y aller. La cinquieme & extréme, c'efl 1'exécution de la précédente , qui elf fe donner la mort. Celle-ci femble bien venir de vertu & grandeur de courage, ayant été anciennement pratiquée par les plus grands & plus excellens hommes de toute nation ik religion, Grecs, Romains, Egyptiens, Perfes , Medois , Gaulois , Indois , Philofophes de toutes fectes ; Juifs , témoin le bon vieilla'rd Razias , nommé le pere des Juifs pour fa vertu , & ces femmes lefquelles fous Anthiochu> , après avoir circoncis leurs enfans, s'alloientprécipiter & quant eux ,Chrétie, .s, témoins ces deux Saintes canonifées Pélagie & Sophronia , dont la première avec fa mere & fesfeeurs, fe précipita dedans lariviere; & celle-ci fe tua d'un couteau pour éviter la force de Maxentius , Empereur; voire par des peuples & communes toutes entieres , comme de Capoue en Italië , Aftupa, Numance en Efpagne , affiégées par les Romains; des Abidéens preffés par Philippe; une ville aux Indes alfiégée par Alcxar.dre; mais encore approuvée & autorifée en plufieurs Républiquespar loix &réglemens fur ce faits, comme a Marfeille , en 1'ille de Cea de Negrepont, & autres nations,comme en Hyperborée; & juflifiée par plufieurs grandes raifons déduites au précédent article, qui efl du jufte defir & volonté de mourir: iS. Se donner la mort. lied permis; 2. Mach. 14.  Non permis. 442 de la S A G e S S e; car s'il efl: permis de defirer, demander , cherchef lajmort, pourquoi fera-t-il mal fait fe la donner? Si la propre mort efl: permife 8c jufte en la volonté, pourquoi ne fera-t-elle en la main & en 1'exécution ? Pourquoi attandai-je d'autrui, ce que je puis de moi-même ? 8c ne vaut-il pas mieux encore fe la donner que la fouffrir ; courir k fon jour que 1'attendre; car la plus volontaire mort eft la plus belle. Au refte je n'offenfe pas les loix faitescontre les larrons , quand j'emporfe lemien, je coupe ma bourfe: auffi ne fuis-je tenu aux loix faites contre les meurtriers pour m'avoir öté la vie. D'ailleurs elle eft réprouvée par plufieurs, non-feulement Chrétiens , mais Juifs, comme difpute Jofeph contre fes capitaines en la foffe du Puits: & philofophes , comme Platon, Scipion, lefquels tiennent cette procédure, non-feulement pour vice de lacheté, couardife , 8c tour d'impatience : car s'eft s'aller cacher & tapir pour ne fentir les coups de la fortune. Or, la vraie 8c viye vertu ne doit jamais céder : les maux 8c les douleurs font fes alimens: il y a bien plus de conftance k ufer la chaine qui nous tient, qua la rompre; 8c plus de fermeté en Regulus qu'en Caton. Rebus in adverfls facile ejl contemnere vitam : Fortius Me facit qui mifer effe potejl. Sifraclus illabatur orbis , Impavidum ferient ruin».  Livre 11> 44? Mais encore pour crime de défertion, car l'on ne doit abandonner fa garnifon, fans exprès commandement de celui qui nous y a mis: nous ne fommes ici pour nous feuls, ni maitres de nousmêmes. Ceci donc n'eft pas fans difpute & fans doute: bien peut-on, peut-être, dire, qu'il ne faut pas entendre a ce dernier exploit, fans trèsgrande & très-jufte raifon; afin que ce foit comme ils difent bona introduciio , un honnête <5c raifonnable ifiue & départie. Ce ne doit donc pas être pour une légere occafion , quoique difent aucuns, que l'on peut mourir pour caufes légeres,puifque celles qui nous tiennent en vie, ne font guere fortes : c'eft ingratitude a nature, ne vouloir ufer de' fon préfent, c'eft figne de légéreté & d'être trop chagrin & difficile, de s'en aller & rompre compagnie pour peu de chofe ; mais pour une grande & puiffante, & icelle jufte & légitime, comme par exemple, ainfi qu'a été dit, un trèsdouloureux & infuportable vivre , ou une mort très-cruelie & honteufe. Parquoi ne femblent avoir eu fuffifante excufe , ni caufe affez jufte en leur mort, tous ceux-ci: Pomponius Atticus, Marcellinus & Cleantes, dont a été parlé, qui n'ont pu arrêter le cours de leur mort pour cette feule confidération, qu'ils s'y trouvoient déja prefque a même : ces femmes de Pastus , de Scaurus, de 2i Labeo, de Fulvius, familier d'Augufte, de Seneque & tant d'autres, pour accompagner leurs maris  444 DE LA SA0E3SEI en leur mort, ou les inviter: Caton & autres dépités contre le fuccès des affaires, & de ce qu'il leur falloit venir ès mains de leur ennemis, defquelsjtoutefoisilsne craignoient aucun mauvais 3' traitement. Ceux qui fe font tués pour ne vivre a la merci & de la grace de tel qu'ils abominoienr, comme Gravius Silvanus , &c Statius Proximus , *■ .ja pardonnés par Néron : ceux qui pour couvrir une honte & reproche pour le paffe comme Lucrece Romaine, Sparzapizes fils de la Reine Tomiris, Boges, Lieutenant du Roi Xerxes; ceux qui fans aucun mal particulier, mais pour voir le public en mauvais état, comme Nerua, grand Jurifconfulte, Vibius Virius, Jubellius, en la prife de Capoue: ceux qui pour fatiété ou ennui de vivre; & ne fufht qu'elle foit grande 6c jufte, mais qu'elle foit néceffaire 6c irremédiable, & que tout foit effayé jufqu'a 1'extrêmité. Parquoi la précipitation & le défefpoir anticipé eft ici trèsvicieux, comme en Brutus& Cafiius, qui fe tuant avant le temps 6C 1'occafion, perdirent les reliques de la liberté Romaine , de laquelle ils étoient protecfeurs. II faut difoit Cleomenes ménager fa vie, fk: la faire valoir jufqu'a 1'extrêmité; car s'en défaire l'on le peut toujours , c'eft un remede que l'on a toujours en main : mais les chofes fe peuvent changer en mieux. Jofeph & tant d'autres ont très-utilement pratiqué ce confeil; les chofes qui femblent du tout défefpérées, prennent quelquefois  "Livre II. ^ un train tout autre, aliquiscarnijici fuo fuperjles fuït. Multa dies variufque labor mutabilis cevi Retulit in melius. II faut comme pour fa défenfe envers un autre affaillant, auffi en fon endrok fe porter, cum moderamineinculpatcztutelx; effayer toutavantvenir k cette extrêmité. Au refte c'eft un grand trait de fageffe, de fcavoir connoitre le point Sc prendre 1'heure de mourir : il y a a tous une certaine faifon de mourir, les uns Panticipent, les autres la retardent: il y a de la foibleffe 8c de la vaillance en tous les deux, mais il y faut de la difcrétion : combien de gens ont furvêcu k leur gloire; & pour 1'envie d'allonger un peu leur vie , ont obfcurci Sc de leur vivant aidé k enfevelir leur honneur ? Ce qui a refté du depuis ne fentoit rien du pafte , c'étoit comme un vieil haillon Sc quelque chétive piece coufue au bout d'un ornement riche Sc beau. II y a un certain temps de cueillir le fruit de deflus l'arbre : ft davantage il y demeure, il ne fait que perdre Sc empirer, c'eüt été d'aufïï grand dommage de le cueillir plutöt. La mort a des formes plus aifées les unes que les autres, Sc prend diverfes qualités felon la fantaifie de chacun: entre les naturelles celle qui vient d'affoibiiffement Sc appefantiffement eft plus doucè Sc plus molle; entre les violentesla meilleure  446 DE LA S A G E S S E , eft la plus courte, 8c la moins préméditée. Aucuns defirent faire une mort exemplaire 8c démonftrative de conftance 8c fuffifance, c'eft confidérer autrui & chercher encore lors réputation : mais c'eft vanité, car ceci n'eft pas exaö de fociété, mais d'un feul perfonnage, il y a affez d'affaires chez foi; au-dedans fe confoler fans confidérer autrui, & puis lors ceffe teut intérêt k la réputation. Celle eft la meilleure mort qui eft bien recueillie en foi, quiete , folitaire , 8c toute k celui qui eft a. même. Cette grande affiftance des parens 8c amis apporte mille incommodités: preffe Sc étouffe le mourant: on lui tourmente 1'un les oreilles, l'autre, les yeux, l'autre la bouche; les cris 8c les plaintes fi elles font vraies ferrent le cceur, fi feintes & marquées, font dépit. Plufieurs grands perfonnages ont cherché de mourir loin des leurs pour éviter cette incommodité; c'eft auffi une puérile Sc fotte humeur vouloir émouvoir par fes maux dueil 8c compaffion en fes amis ? Nous louons la fermeté k fouffrir la mauvaife fortune, accufons Schaïffons celle de nos proches; quand c'eft la notre , ce ne nous eft pas affez qu'il s'en reffentent, mais encore qu'ils s'en affiigent: un fage malade fe doit contenter d'une contenance raffifedes afiiftans.  Livre IL 447 CHAPITRE XII. Se maintenir en vraie tranqulllltê d'efprit, le fruit & la couronne de fageffe, & conclufwn de ce livre. La tranqmïlité d'efprit eft le fouverain bien de l'homme. C'eft ce tant grand & riche tréfor, que les fages cherchent par mer & par terre, k pied & k cheval; tout notre foin doit tendre-la; c'eftla fruit de tous nos labeurs & études, la couronne de fageffe. Mais afin que l'on ne fe mécompte, il eft k fcavoir que cette tranquillité n'eft pas une retraite, une oifiveté ou vacation de toutes affaires, une folitude délicieufe & corporellement plaifante, ou bien une profonde nonchalance de toutes chofes. S'il étoit ainfi, plufieurs femmes, fainéans, poltrons & voluptueux jout roient k leur aife d'un fi grand bien, auquel afpirent les fages avec tant d'étude: la multitude ni rareté des affaires ne fait rien k ceci. C'eft une' belle, douce, égale, unie, ferme & plaifante afliette, & état de l'ame , que les affaires, ni 1'oifiveté, ni les accidens bons ou mauvais, ni le temps ne peut troubler, altérer, ni ravaler, vera tranqulllitas , non concuti. Les moyens d'y parvenir, de 1'acquérir & conferver, font les points que j'ai traité en ce livre fecond, dont en voici le recueU j &giflent  44? be LA Sagesse,' k fe défaire & garantir de tous empêchemens, puis fe garnir des chofes qui 1'entretiennent Sc confervent. Les chofes qui plus empêchent Sc troublent le repos & tranquillité d'efprit font les opinions communes Sc populaires , qui font prefque toutes erronnées , puis les defirs Sc paffions, qui engendrcr.t une délicateffe Sc difficulté en nous , laquelle fait que l'on n'eft jamais content, Sc icelles font réchauffées Sc émues par les deux contraires fortunes, profpérité & adervfité , comme par vents impétueux Sc violens; Sc finalement cette ville & baffe captivité, par laquelle l'efprit ( c'eft-a-dire le jugement Sc la volonté ) eft affervi Sc détenu efclave comme une béte , fousle jougde certaines opinions Sc regies locales & particulieres. Or, il fe faut émanciper Sc affranchir de tous ces ceps Sc injuftes fubjeöions : & mettre fon efprit en liberté, le rendre k foi, libre, univerfel , ouvert Sc voyant par-tout , s'égayant par toute 1'étendue belle Sc univerfelle du monde & de la nature. In commune genltus, mundum ut unam domum fpecians, tod fe inferens mundo , & in omnes ejus actus contempladonem fuam mittens. 3; La place ainfi nettoyée &apprêtée, lesfondemens premiers k y jetter font une vraie prudhominie , Sc être en un état & vacation , a ' laquelle l'on foit propre. Les parties principales qu'il faut éleverfc afiurer,font premiérement une vraie  Livre 11. 449 piété, par laquelle d'une ame non étonnée, mais nette, franche, refpeftueufe, devote, l'on contemple Dieu, ce grand maitre fouverain Sc abfolu de toutes chofes, qui ne fe peut voir ni connoitre; mais le faut reconnoïtre, adorer, honorer, fervir de tout fon cceur, efpérer tout bien de lui, Sc n'en craindre point de mal: puis cheminer rondement en fimplicité Sc droiture , felon les loix & coutumes , vivre a cceur ouvcrt aux yeux de Dieu Sc du monde, confcitntiam fuam aperiens, femperque tanquam in publko vivens , fe magis ventus quam alios. Garder en foi , Sc avec autrui Sc généralement en toutes chofes , penfées, paroles , deffeins , actions , modération mere ou nourrice de tranquillité , laiffant k part toute pompe & vanité, régler fes defirs, fe contenter de médiocrité & fuffifance. Quod fit effe veilt, nihilque malit, fe réjouir en fa fortune. La tempérance & 1'orage a beaucoup moins de prife & moyen de nuire, quand les voiles font recueillies, que quand elles font au vent; s'affermir contre tout ce qui peut bleffer ou heurter , s'élever par-deffus toute crainte, méprifant tous les coups de la fortune & la mort, la tenant pour fin de tous maux , Sc non caufe d'aucun , contcmptor omnium , quibus torquetur vita , fuprd omnia quat coneingunt acciduntque eminens, imperturbatus, in~ trepidus, Sc ainfi fe tenir ferme k foi, s'acccrder bien avec foi, vivre k Paife fans aucune peine 1. Partie, .Ff  4^0 DE LA S A G E S S E , ni difpute au-dedans, plein de joie , de paix, d'allégreffe 8c gratification envers foi-même , s'entretenir 8c demeurer content de foi; qui eft le fruit 8c le propre effet de la fageffe. Nifi fapienti fua non placent: omnis jlultltia laborat fajlidio fui. Non efl beatus, ejfe qui non putat. Bref a cette tranquillité d'efprit, il faut deux chofes, 1'innocente Sc bonne- confci&ce , c'eft la première 8c principale partie, qui arme 8c munit merveilleufement d'affurance, mais elle ne pourroit pas fuffire toujours au fort de la tempête, comme il fe voit fouvent de plufieurs qui fe troublent & fe perdent: erit tanta tribulatio ut feducantur jufli. Parquoi il faut encore l'autre , qui eft la force & la fermeté de courage, comme aufli celui feul ne feroit affez; car 1'effort de la confcience eft mèrveillcux, elle nous fait tiahir , accufer 6C combattre nous-mêmes , 6c k faire de témoin étranger , elle nous produit contre nous , occultum quatiens animo tortore jlagdlum , elle nous fait notre procés, nous condamne , nous. exécute &C bourelle. Aucune cachette ne fert aux méchans, difoit Epicurus, paree qu'ils ne fe peuvent affurer d'être cachés, la confcience les découvrant k eux-mêmes. Prima ejl hac ultio , quod je judice nemo nocens abjolvitur. Ainfi l'ame foible 6C peurevue toute fainte qu'elle foit, ni la forte Sc courageufe j fi elle n'eft faine 6C nette, ne jouira point de cette tant riche 8c heureufe tranquillité, qui  Livre. 11 4^ a le tout , fait merveilles comme Socrates , Epaminondas , Caton, Scipion, duquel il y a trois exploits admirables en ce fujet. Ces deux Romains accufés en public ont fait rougir leurs accufateurs, entraïné les juges & toute 1'aiTemblée béante a leur admiration & fuite ; il avoit le cceur trop gros de nature, dit Tite Live de Scipion, pour fcavoir être criminel, & fe demettre a la balfeffe de défendre fon innocence. Fin de la première Partie.