V O Y A G E S I MA G INA I RE S, ROMANESQUES, MERVEILLEÜX, ALLÉGORIQUES, A MUS ANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CO NT IE NT Le Comte de Gabalis , ou Entreiiens fur les Sciences fecrètes. Le Sylfhe amoureux. Les Ondins, Conté moral, par Madame Robekt; L'Amant Salamandre»  V O Y A G E S IMAGIN AIRES, SONGES, VISIONS E T ROMANS CABALISTIQUES , Ornês de Figures. TOME TRENTE-QUATRIÈME. Troifième claffe, contenant les Romans Cabalijliques. A AMSTERDAM, Et fc trouve a Pa RIS, RUE ET HOTEL SERPENTE, M, DCC. LXXXVïII,   AVERTISSEMENT, DE rÊDITEl/R. Xja meilleure manière cle combattre les opinions fingulières & les fyftêmes hardis des enthoufiailes & des vifionnaires , eft d'employer contre eux le ridicule ; c'eft, a ce qu'il nous. femble, le moyen le plus sur de les réfuter & d'arrêter les progrès qu'ils peuvent faire auprès des efprits crédules & de ceux elle ne rêve que Sylphes, Salamandres & autres efprits élémentaires. Lorfque la gouvernante voit les chofes difpoiées  Vnj AVERTISSEMENT, a fon gré , elle fait paroitre fon flls aiï milieu d'un globe de feu qu'elle a fa artificieufement conftruire, & la trop crédule Julie ouvre avec tranfport les bras pour recevoir cet amant, qu'elle croit une efpèce de divinité. Cet ouvrage eft fait pour plaire aux ames fenfibles ; & 1'on ne pourra lire les malheurs de la belle Julie fans s'attendrir fur fon fort. L'auteur de cette intéreflante production eft M. Cointreau, dont nous ne connoilTons que ce feul ouvrage. LE  L E COMTE DE GABALIS, O u ENTRETIENS SUR LES SCIENCES SECRÈTES, Renouvellé & augmentè d'uns Leun fur ce fujet. Quod tanto impendio abfconditur , etiam folummodö demonftrare, deftruere eft. Tertuil; Tornt XXXIK a   L E COMTE DE GABALIS, o u ENTRETIENS SUR LES SCIENCES SECRÉTES. PREMIER ENTRETIEN. 4pparit'wn du Comte de Gabalis. II commence. d divelopper d t'Auteur les Myfieres de la Cabale. Devant Dieu foit 1'ame de monfieur Ie comte de Gabalis, que 1'on vient de m'écrire qui eft mort d'apoplexie. Meffieurs les curieus re manqueront pas de dire que ce genre de mort eft ordinaire a ceux qui ménagent mal les  % Le Comte de Gabaiis; fecrets des fages, & que depuis que le bienheureux R.aymont Lulle en a prononcé 1'arrêt dans fon teftament, un -ange executeur n'a jamais manqué de tordre promptement le cou a tous ceux qui ont indifcrètement révélé les wyftères philofophiques. Mais qu'ils ne condamnent pas fi légèrement ce favant hcmme, fans être éclaircis de fa conduite. II m'a tout découvert, il eft vrai; mais il ne 1'a fait qu'avec toutes les circonfpections cabaliftiques. Ilfaut rendre ce témoignage a fa mémoire, qu'il étoit grand zélateur de la religion de fes pères les philofophes, & qu'il eüt foufFert le feu plutöt que d'en profaner la fainteté, en s'ouvrant a quelque prince indigne, è quelqu'ambitieux, ou a quelqu'incontinent, irois fortes de gens excommuniés de tout tems par les fages. Par bonheur je ne fuis pas prince; j'ai peu d'atnbition, & on verra dans la fuifè que j'ai même un peu plus de chafteté qu'il n'en faut a un fage. II me trouva Pefprit docile, curieux, peu timide ; il ne me manque qu'un peu de mélancolie pour faire avouer a tous ceux qui voudroient blamer M. le comte de Gabalis de ne m'avoir rien caché, que j'étois un fujet affez propre aux fciences fecrètes. II eft vrai que fans mélancolie on ne peut y faire de grands progrès; mais ce peu que j'en ai  ( Premier Entretien. 5 n'avoit garde de le rebuter. Vous avez , m'at-il dit cent fois, Saturne dans un angle , dany fa maifon, & retrograde ; vous ne pouver manquer d'être un jour aufïï mélancoliquer qu'un fage dok 1'être ; car re plus fage de tous les hommes, comme nous le favons dans la cabale, avoit comme vous Jupiter dans 1'afcendant; cependant on ne trouve pas qu'il ait ri une feule fois en toute fa vie, tant 1'impreffion de fon Saturne étoit-puiffante, quciqu'il fut beaticoup plus foible que le vörre. C'eft donc a mon Saturne , & non pas a M. le comte de Gabalis , que meffieurs lei curieux doivent s'en prendre, fi j'aime mieux divulguer leurs fecrets que les pratiquer. Si les afires ne font pas leur devoir, le comte n'en eft pas caufe; & fi je n'ai pas affez de grandeur d'ame , pour effayer de devenir le maïtre de la nature, de renverfer lesélémens, d'entretenir les intelligences fnprêmes, de comraander aux démons d'engendrer des géans , de créer de nouveaux mondes, de parler a Dien dans fon tröne redoutable, & d'obliger le chérubin qui défend 1'entrée du paradis terreftre, de me permettre d'aller faire quelques tours dans fes allées ; c'efi moi tout au plus qu'il faüt blamer ou plaindre : il ne faut pas pour cela infulter a la mémoire de cet homme rare & dire qu'il. Aiij  6 Le Comte de Gabalis, eft mort pour m'avoir appris toutes ces chofes» Eft-il impoflible que comme les armes font journalières , il ait fuccombé dans quelqne combat avec quelquc lutin indocile ? Peut-étre qu'en parlant a Dieu dans le tröneenflammé, il n'aura pu fe tenir de le regarder en face: or, il eft écrit qu'onnepeutle regarder fans moiirir. Peut-etre n'eft - il mort qu'en apparence, fuivant la coutume des philofophes , qui font femblant de mourir en un lieu , & fe tranfplantent en un autre. Quoi qu'il en feit, je ne puis croire que la manière dont il m'a confié fes tréfors mérite chatiment. Voici comme la chofe s'eft paffee. Le fens-commun m'ayant toujours fait foup^onner qu'il y a beaucoup de vuide en tout ce qu'en appelle fciences fecrètes , je n'ai jamais été tenté de perdre le tems a feuilleter les livres qui en traitent : mais aufii ne trouvant pas bien raifonnable de condamner fans favoir pourquoi tous ceux qui s'y adonnent, qui fouvent font gens fages, d'ailleurs favans la plupart, & faifant figure dans la robe & dans 1'épée ; je me fuis avifé , pour éviter d'être injufte , & pour ne me point fatiguer d'une leöure ennuyeufe , de feindre d'être entêté de toutes ces fciences avec tous ceux que j'ai pu apprendre qui en font touchés. J'ai d'abord eu plus de fuccès que je n'ea avois même efpéré. Comme  Premier Entretien. 7 tous ces meflïeurs, quelque myftérieux & quelque réfervés qu'ils fe piquent d'être , ne demandent pas mieux que d'étaler leurs imaginations , & les nouvelles découvertes qu'ils prétendent avoir fait dans la nature, je fus en peu de jours confident des plus confidérables entr'eux ; j'en avois toujours quelqu'un dans mon cabinet, que j'avois a deffein garni de leurs plus fantafques auteurs. II ne paffoit point de favant étranger que je n'en euffe avis ; en un mot, a la fcience prés , je me trouvai bientöt grand perfonnage. J'avois pour compagnons des princes, des grands feigneurs, des gens de robe, des belles dames, des laides auffi ; des dofteurs , des prélats, des moines , des nonriains, enfin des gens de toute efpèce. Les uns en vouloient aux anges , les autres au diable, les autres a leur génie, les autres aux incubes, les autres a la guérifon de tous maux, les autres aux aftres , les autres aux fecrets de la divinité, & prefque tous a la pierre philofophale. Us demeuroient tous d'accord que ces grands fecrets , & fur- tout la pierre philofophale, font de difficile recherche, & que peu de gens les pofsèdent : mais ils avoient tous en particulier affez bonne opinion d'eux-mêmes pour fe croire au nombre des élus. Heureufement A iv  $ Le Comte dk Gabalis; les plus importans attendoient aiors avec ïmpatience 1'arrivée d'un Allemand, grand feigneur & grand cabalifte, de qui les terres font vers les frontières de Pologne. II avoit promis par lettre aux enfans des pbilofophes qui font a Paris de les venir vifiter en paffant par la France, pour aller en Allemagne. J'eus la commiffion de faire réponfe a la léttre de ce grand homme ; je lui envoyai la figure de ma nativité , afin qu'il jugeat fi je pouvois afpirer k la fuprême fagefle. Ma figure & ma lettre furent affez heureufes pour 1'obliger a me faire 1'honneur de me répondre que je feroïs un des premiers qu'il verroit a Paris ; & que fi le ciel ne s'y oppofoit , il ne tiendroit pas a lui que je n'entraffe dans la fociété des fages. Pour ménager mon bonheur, j'entretins avec 1'illuftre Allemand un commerce régulier. Je lui propofai de tems en tems de grands doutes , autant raifonnés que je le pouvois, fur 1'harmonie du monde , fur les nombres de Pythagore, fur les vifions de s. Jean, & fur le premier chapitre de la genèfe. La grandeur des matières le raviffoit; il m'écrivoit des merveilles inouies, & je vis bien que j'avois affaire k un homme de trés-vigoureufe & très-fpacieufe imagination. J'en ai foixante ou quatre-vingt lettres, d'un ftyle fi extraordinaire , que je ne pouvois  Premier Entretien. c> plus me réfoudre a lire autre chofe dès que j'étois feul dans mon cabinet. J'en admirois un jour une des plus fublimes," quand je vis entrer un homme de très-bonne mine, qui me faluant gravement, me dit en langue Francoife , & en accent étranger : « Adorez, monfils, adorez le trés-bon 8c le w trés - grand Dieu des fages, & ne vous en» orgs'eilliffez jamais de ce qu'il vous envoye » un des enfans de fageffe pour vous affocier » a leur compagnie , & pour vous faire par» ticipant des merveilles de fa toute-puif» fa ice La nouveauté de la falutation m'étonna d'abord, & je commencai a douter pour la première fois ? fi 1'on n'a pas quelquefois des apparitions ; toutefois me raffurant du mieux que je pus, & le regardant le plus civilement que la petite peur que j'avois me le put permettre : Qui que vous foyez, lui dis-je , vous de qui le compliment n'eft pas de ce monde, vous me faites beaucoup d'honneur de me venir rendre vifite ; mais agréez, s'il vous plait , qu'avant d'adorer le Dieu des fages, je fache de quels fages & de quel Dieu vous parlez; & fi vous 1'avez agréable, mettezvous dans ce fauteuil, & donnez • vous la peine de me dire, quel eft ce Dieu , ces fages, cette  io Le Comte de Gabalis, compagnie, ces merveilles de route-puiffance; & après ou devant tout cela , a quelle efpèce de créature j'ai 1'honneur de parler. Vous me recevez trés - fagement, monfieur, reprit-il en riant , & prenant le fauteuil que je lui préfentois. Vous me demandez d'abord de vous expliquer des chofes que je ne vous dirai pas aujourd'hui, s'il vous plait Le compliment que je vous ai fait font les paroles que les fages difent a 1'abord de ceux a qui ils ont réfolu d'ouvrir leur cceur , & de découvrir leurs myftères. J'ai cru qu'étant auffi favant que vous m'avez paru dans vos lettres, cette faluration ne vous feroit pas inconnue, & que c'étoit le plus agréable compliment que pou« voit vous faire le comte de Gabalis. Ah ! monfieur, m'écriai-je, me fouvenant que j'avois un grand röle a jouer, comment merendrai-je digne de tant de bontés ? Eft-il poffible que le plus grand de tous les hommes foit dans mon cabinet, & que le grand Gabalis m'honore de fa vifite ? Je fuis le moindre des fages, répartit-il d'un air férieux , & Dieu qui difpenfe les lumières de fa fageffe avec le poids, & la mefure qu'il plait k fa fouveraineté, ne m'en a fait qu'une part trés-petite , en comparaifon de ce que j'admire avêc étonnement en mes compagnons.  Premier Entretien. ii J'efpère que vous les pourrez égaler quelque jour, fi j'ofe en juger par la figure de votre nativité , que vous m'avez fait i'honneur de m'envoyer; mais vous voulez bien que je me plaigne a vous , monfieur , ajouta -1 - il en riant, de ce que vous m'avez pris d'abord pour un fantöme. Ah! non pas pour un fantöme, lui dis - je ; mais je vous avoue, monfieur, que me fouvenant tout-a-coup de ce que Cardan raconte que fon père fut un jour vifité dans fon étude par fept inconnus vétus de diverfes couleurs, qui lui tinrent des propos affez bizarres de leur nature & de leur emploi Je vous entends, inter- rompit le comte, c'étoit des fylphes, dont je vous parlerai quelque jour, qui font une efpèce de fubftances aëriennes, qui viennent quelquefois confulter les fages fur les livres d'Averroës, qu'elles n'entendent pas trop bien. Cardan eft un étourdi d'avoir publié cela dans fes fubtilités: il avoit trouvé ces rnémoires-la dans les papiers de fon père, qui étoit un des nötres, & qui voyant que fon fils étoit naturellement babillard , ne voulut lui rien apprendre de grand, & le laiffa amufer a 1'aftrologie ordinaire, par laquelle il ne fut prévoir feulement que fon fils feroit pendu. Ce fripon eft caufe que vous m'avez fait 1'injure de me prendre  i2 Lê Comte de Ga pa i' pour un fylphe? Injure ! repris-je. Quóï J Monfieur,ferois-je affez malheureux, pour....? .Je ne m'en fache pas, interrompit-il, vous n'êtes pasobligé defavoir que tous ces efprits élérnentaires font nos difciples; qu'üs font trop heureux, quand nous voulons nous abaiffer k les inftruire; & que le moindre de nos fages eft plus favant, & plus puiffast que tous ces petits meffieurs-la. Mais nous parierons de tout cela quelqu'autre fois; il me fuffit aujourd'hui d'avoir eu la fatisfaclion de vous voir. Tachez , mon fils, de vousrendre digne de recevoir les lumièrescabaliftiques;rheurede votre régénération eftarrivée ;il ne tiendra qu'a vous d'être une nouvelle créature. Priez ardemment celui qui feul a la puiffance de créer des cceurs nouveaux, de vous en donner un qui foit capable des grandes chofes que j'ai a vcus apprendre , & de m'infpirer de ne vous rien taire de nes myftères. II fe leva lors, & m'embraffant fans me donner leloifir de lui répondre, adieu, mon nis, pourfuivit-il, j'ai k voir nos compagnons qui font a Paris, après quoi je vous donnerai de mes nouvelles. Cependant, veiUtfypm^, efidra & ne parle^ pas. II fortit de mon cabinet en difant cela. Je me plaignis de fa courte vifite en le reconduifant, & de ce qu'il avoit la cruauté de m'abandonner  Premier Entretien.' ij fitöt, après m'avoir fait voir une étincelle de fes lumières. Mais m'ayant affuré de fort bonne grace que je ne perdrois rien dans 1'attente, il monta dans fon carroffe, & me laifla dans une furprife que je ne puis exprimer. Je ne pouvois croire a mes propres yeux, ni a mes oreillles. Je fuis fur, dilbis-je, que cet homme eft de grande qualité, qu'il a cinquante mille livres de rente de patrimoine; il paroit d'ailleurs fort accompli. Peut-il s'être coëffé de ces folies-la? II m'a parlé de ces fylphes fort cavalièrement. Seroit-il forcier en effet, & ne me ferois-je point trompé jufqu'ici, en croyant qu'il n'y en a plus ? Mais aufli s'il eft des forciers, font-ils auffi dévotsque celui-ci paroit 1'être ? Je ne comprenois rien a tout cela; je réfolus pourtant d'en voir la fin; quoique je préviffe bien qu'il y auroit quelques fermons a effuyer, & que le démon qui 1'agitoit, étoit grandement moral & prédicateur.  14 Le Comte de Gabalis, SECOND ENTRETIEN. Sur les quatre efpïces de Peuples élémentaire*, les Sylphes , les Ondins ou Nymphes , les Gnomes & les Salamandres. Le comte voulut me donner toute la nuit pour vaquer a la prière, &le lendemain, dès le point du jour, il me fit favoir, par un billet, qu'il viendroit chez moi fur les huit heures; & que fi je voulois bien , nous irions faire' un tour enfemble. Je 1'attendis; il vint; & après les civilités réciproques: allons , me dit-il, a quelque lieu oii nous foyons libres & oü perfonne ne puiffe interrompre notre entretien. Ruel, lui dis-je, me paroit affez agréable & affez folitaire, Allons-y donc , repnt-il. Nous montages en carroffe. Durant le chemin, j'obfervois mon nouveau maïtre. Je n'ai jamais remarqué en perfonne un fi grand fond de fatisfaótion, qu'il en paroiffoit en toutes fes mameres. II avoit 1'efprit plus tranquille & plus hbre qu'il ne fembloit qu'un forcier le püt avoir. Tout fon air n'étoit point d'un homme è qui fa confcience reprochSt rien de noir, & j'avois une merveilleufe impatience de le voir  Second Entretien. ij entrer en matière, ne pouvant comprendre comment un homme, qui meparoifibit fi judicieux & fi accompli en toute autre chofe, s'étoit gaté 1'efprit par les vifions, dont j'avois connu le jour précédent qu'il étoit bleffé. II me paria divinement de la politique, & fut ravi d'entendre que j'avois lu ce que Platon en a écrit. Vous aurez befoin de tout cela quelque jour, me dit - il, un peu plus que vous ne croyez: & fi nous nous accordons aujourd'hui, il n'eftpas impoffible qu'avec le tems vous mettiez en ufage ces fages maximes. Nous entrions alors a Ruel; nous allames au jardin; le comte dédaigna d'en admirer les beautés, & marcha droit au Iabyrinthe. Voyant que nous étions auffi feuls qu'il le pouvoit defirer; je loue, s'écria-t-il , levant les yeux & les bras au ciel, je loue la fagefié éternelle de ce qu'elle m'infpire de ne vous rien cacher de fes vérités ineffables. Que vous ferez heureux, mon fils! fi elle ala bonté de mettre dans votre ame les difpofitions que ces hauts myftères demandent de vous, Vous allez apprendre a commander è toute la nature; Pieu feul fera votre maïtre, & les fages feuls feront vos égaux. Les fuprêmes intelligences feront gloire d'obéir a vos defirs; les démons n'oferont fe trouver oü vous ferez; votre voix les fera trembler dans le puits de l'abime;&  16 Le Comte de Gabalis; lous les peuples invifibles qui habitent les quatre élémens, s'eftimeront heureux d'être les miniftres de vos plaifirs. Je vous adore, 6 grand Dieu, d'avoir couronné rhomme de tant de gloire, & de 1'avoir établi fouverain monarque de tous les ouvrages de vos mains. Sentez-vous, mon fils, ajouta-t-il en fe tournant vers moi, fentez-vous cette ambition héroïque , qui eft le caraöere certain des enfans de fageffe ? Ofez-vous defirer de ne fervir qu'a Dieu, & de dominer fur tout ce qui n'eft point Dieu feul ? Avez - vous compris ce que c'eft qu'être homme ? Et ne vous ennuie-t-ü point d'être efclave, puifque vous êtes né pour être fouverain ? Et fi vous avez ces nobles penfées, comme la figure de votre Nativité ne me permet pas d'en douter, confidérez mürement fi vous aurez le courage & la force de renoncer k toutes les chofes qui peuvent vous être un obftacle k parvenir k 1'élévation pour laquelle vous êtes né ? II s'arrêta la, & me regarda fixement, comme attendant ma réponfe, ou comme cherchant k lire dans mon cceur. Autant que le commencement de fon difcours m'avoit fait efpérer que nous entrerioas bientöt cn matière, autant en défefpérai-je par fes dernières paroles. Le mot de renoncer m'effraya, & je ne doutois point qu'il n'allat me propofer  Second Ent re ti en. ij propofer de renoncer au baptême ou au paradis. Ainfi ne fachant comme me tirer de ce mauvais pas: renoncer, lui dis-je, monfieur! quoi, faut-il renoncer a quelque chofe? Vraiment, reprit-il, il le faut bien, & il Ie faut li néceffairemcnt, qu'il faut commencer par-la. Je ne fais fi vous pourrez vous y réfoudre; mais je fais bien que la fageffe n'habite point dans un corps fujet au pêché, comme elle n'entre point dans une ame prévenue d'erreur on de malice. Les fages ne vous admettront jamais k leur compagnie , fi vous ne renoncez dès-a-préfent a une chofe^ qui nepeut compatir avec la fageffe. 11 faut, ajouta t-il tout bas , en fe baiffant k mon öreille, li faut renoncer d tout commerce charneL avec les femmes. Je fis un grand éclat de rire k cette bizarre propofition. Vous m'avez, monfieur, mecriai-je, vous m'avez quitté pour peu de chofe. J'attendois que vous me propoferiez quelque étrange rencnxiation; mais puifque ce n'eft qu'aux femmes que vous en voulez, 1'affaire eft faite dès long-tems : je fuis affez chafle , Dieu merci. Cependant, monfieur, comme Salo-; mon étoit plus fage, que je ne ferai peut-être, & que toute fa fageffe ne put 1'empêcher de fe laiffer corrompre , difes moi,.s'il vous plan, Tomé XXXIV. B  iS Le Comte de Gabalis, quel expediënt vous prenez,vous autres meffieurs , pour vous paffer de ce fexe-la ? & quel inconvénient il y auroit que dans le paradis des philofophes chaque Adam eüt fon Eve ? Vous me demandez-la de grandes chofes , répartitil en confultant en lui-même, s'il de« voit répondre a ma quefiion. Pourtant, puifqtie je vois que vous vous détacherez des femmes fans peine , je vous dirai Tune des raifons qui ont obligé les fages d'exiger cette condition de leurs difciples ; & vous connoitrez dés-la dans quelle ignorance vivent tous ceux qui ne font pas de notre nombre. Quand vous ferez enrölé parmi les enfans des philofophes & que vos yeux feront fortifiés par 1'ufage de la très-fainte médecine , vous découvrirez d'abcrd que les élémens font habités par des créatures tres - parfaites, dont le pêché du malheureux Adam a öté la connoiffance & le commerce a fa trop malheureufe poftérité. Cet efpace immenfe qui eft entre la lerre & les cieux, a des habitans bien plus nobles que lesoifeaux & les moucherons ; ces mers fi vaftes ont bien d'autres hótes que les dauphins & les baleines; la profondeur de la terre n'eft pas pour les taupes feules;& 1'éiément du feu, plus noble que les trois autres, n'a pas «té fait pour demeurer inutile 6c vuide.  Second Entretien. 10' L'air eft plein d'une innombrable multitude $e peuples de figure humaine, un peu fiers en apparence, mais dociles en effet: grands amateurs des fciences , fubtiïs, officieux aux fages, & ennemis des fots & des ignorans. Leurs femmes & leurs fiiles font des beautés nulles, telles qu'on dépeint les Amazones. Comment, monfieur, m'écriai-je, eft-ce que vous voulez me dire que ces Lutins-la font mariés? Ne vous alarmez pas, mon fils, pour fi pea de chofe , rcpliqua-t-ih Croyez que tout ce que je vous dis eft folide & vrai; ce ne font ici que les élémens de 1'ancienne .cabale, &c il «e tiendra qu'a vous de le jufiifier par vos propres yeux; mais recevez avec un efprit docile, la lumière que Dieu vous envoie par mon entremife. Oubliez tout ce que vous pouvez avoir ouï fur ces matières dans les écoles des ignorans , oü vous auriez le déplaifir, quand vous feriez convaincu par Pexpérience,d'êtreobligé d'avouer que vous vous êtes opiniatré mal-apropos. Ecoutez donc jufqu'a la fin, & fachez que les mers & les fleuves font habités de même que 1'air; les anciens fages ont nommé ondiens ou nymphes cette efpèce de peuple. Ils font peu Siales, & les femmes y font en grand nombre 'f B ij  io •1 Le Comte de Gabalis; leur beauté eft extréme, & les fllles des hommes n'ont rien de comparable. La terre eft remplie prefque jufqu'au centre de Gncmes, gens de petite ftature, gardiens des tréfors , des minières Sc des pierreries: ceux-ci font ingénieux, amis de 1'homme, & faciles a conimander. I!s fourniffent aux enfans des fages tout largent qui leur eft néceffaire, 8c ne den-andent guère, pour prix de leur fervice , que la globe d'être commandés. LesGnomides, leurs femmes, font petites, mais fort agréables, & leur habit eft fort curieux. Quant aux Salamandres, habitans enftammés de la région du feu, ils fervent aux philofophes; mais ils ne recherchent pas avec émpreffement leur compagnie ; 8c leurs filles & leurs femmes fc font voir rarement. EUesont raifon, interrompis-je, Sc je les iiens quittes de leur apparition. Pourquci , dit le comte ? Pourquoi, monfieur , repris-je? &C qu'a:-je affaire de converfer avec une fi iaide béte que Ia Salamandre male ou ferheUe? Vous avez tort, répliqua-t-il, c'eft 1'idée qu'en ont les peintres 8c les fculpteurs ignorans. Les femmes des Salamandres font belles, Sc plus belles même que toutes les autres, puifqu'elles font d'un élément plus pur, Je ne vous en parlois pas, Se  S EGO ND ENTRETIEN. 2X je paffois fuccinöement la defcription de ces peupies, paree que vous les veirez vousmême k loifir Sc facilement fi vous en avez la eufiofité. Vous verrei leurs habits, leurs vivres, leurs mceurs, leur police Sc leurs loix admirables. Vous ferez charmé de la beauté de leur efprit encore plus que de celle de leurs corps; mais vous ne pourrez vous empêcher de plamdre ces miférables, quand ils vous diront que leur ame eft mortelle, &: qu'ils n'ont point d'efpérance en la jcuiffance éternelle de 1'Etre fuprême , qu'ils cpnnoiflent Sc qu'ils adorent religieufement. lis vous diront qu'étant compofés des plus pures parties de i'élément qu'ils habitent, Sc n'ayant point en eux de qualités contraires, puifqu'ils ne font faits que d'un élément: ilsne meurent qu'après plufieurs üécles. Mais qu'eft-ce que ce tems.auprix de Téternité l II faudra rentrer éternellement dans le öéant, Cette penfée les afflige fort, Sc nousavons bien de la peine a les en confoler.. Nos pcres, les philofophes parlant k Dieu face k face , fe nlaignirent k lui du malheur de ces peupies; Si Dieu, de qui la miféricorde eft fans bornes, leur révéla qu'il n'étoit pas poffible de trouver du remède k ce mal. II leur infpira que, de même que 1'homme, par 1'alliance qu'il a contra&ée avec Dieu, a été fait parti- B iij  12 Le CöMtÊ feè Cabalis-; cipant de la Divinité: les Sylphes, les Gnomes j les Nymphes & les Salamandres, par lalliance qu'ils peuvent eontraöer avee 1'homme , peuvent être faits participans de 1'immortalité. Ainft une nymphe ou une fylphide devient immortelle & eapable de la béatitude a laquelle nous afpirons, quand elle eft affez heureufe pour fe marier a un fage ; & un gnome ou un fylphe ceffe d'être mortel dès le moment qu'il époufe tine de nos filles. De-la naquit 1'efreur des premiers fiècles de Tertullien,. du martyr Juftin, de Laftance Cyprien, Clément d'Alexandrie, d'Athenagore, philofophe chrétien, & géncralement de tous les écrivains de ee tems la. lis avoient appris que ces demi hommes élémentaires avoient recherché le commerce des filles; & ils ont imaginé de-la que la chute des anges n'étoit venue que de 1'amour dont ils s'étoient laiffé toucher pour les femmes. Qtielques gnomes defireux de devenir immortels, avoient voulu gagner lesbonnes graces de nos filles, & leur avoient apporté des pierreries, dont ils font gardiens naturels: & ces auteurs ont cru , s'appuyant fur le livre d'Enoch, mal entendn, que c'étoit les piéges que les anges amoureux avoient tendus a la chafteté de nos femmes. Au commencesment, ces enfans du ciel engendrèrent les géans  Second Entretïen. 2| fameux, s'étant fait aimer aux filles des hommes; 6c les mauvais cabaÜftes Jol'eph & Philon, comme tous les juifs font ignorans, & après eux tous les auteurs que j'ai nommcs tout-arheure , ont dit, auffi bien qu'Origène & Macrobe,que c'étoit des Anges, & n'ont pas fu que c'étoit les fylphes & les autres peupies des élémens, qui, fous le nom d'enfans d'Eloim, font diftingués des enfans des hommesDe même ce que le fage Augufiin a eu la modeftie de ne point décider, touchant les pourfuites, que ceux qu'on appelloit faunes ou fatyres, faifoient aux Africaines de fon tems, eft' éclairci, par ce que je viens de dire, du dtfir qu'ont tous ces habitans des élémens de s'allier aux hommes, comme du feul moyen de parvenir k 1'immortalité qu'ils n'ont pas.- Ah! nosiages n'ont garde d'imputer a l'amoiisr des femmes la chüte des premiers anges, non plus que de foumettre affez les hommes a la puiffance du démon, pour Lui attribuer toutesles aventures des nymphes & des fylphes, dont les hiftoriens font remplis. II n'y eut jamais rien de criminel en tout cela. C'étoit des fylphes qui cherchoient a devenir immortels. Leurs innocentes pourfuites , bien loin de fcandalifer les philofophes, nous ont paru fi juftes, que sous avons tous réfola d un commun accordi B iy  24 Le Comte de Gabalis, de renoncer entièrement aux femmes, & de ne nous adonner qu k immortalifer les nymphes & les fylphides. O Dieu! me récriai-je, qu'eft-ce que j'en- tends ? Jufqu'oü va la f Oni, men fils, ïtfterrompit le comte, admirez jufqu'oii va la félicité philofophique. Pour des femmes, dont les foibles appas fe paltent en peu de jours, &c font fuivis de rides horribles, les fages pofsèdent des beautés qui ne vieilliflent jamais, & qu'ils ont la gloire de rendre immortelles. Jugez de r amour & de Ia reconnoiffance de ces maïtreffes ïnvifibles, & de quelle ardeur elles cherchenta plaire au philofophe charitable qui s'applique a les immortalifer. Ah! monfieur, je renonce , m'-icriai-je encore une fois. Oui, mon fils, pourfuivit - il de rechef fans me donner le loifir d'achever , rénoncez aux inutiles & fades plaifirs qu'on peut trouver avec les femmes ; Ia plus belle d'entr'elles eft horrible auprès de la moindre fylphide : aucun dégout ne fuit jamais nos fage s embraffemens. Miférabfes ignorans, que vous êtes a plaindre de ne pouvoir pas goüter les .voluptés philofophiques ! Miférable comte de Gabalis, interrompis-je d'un a reent mêlé de colère & de cempaffion , me laifiérez-vous dire enfin, que je renonce a  Second Entretien. 2 f cette fageffe infenfée; que je trouve ridicule cette vifionnaire philofophie ; que je détefte ces abominables embraffemens qui vous mêlent a des fantömes; Sc que je tremble pour vous que quelqu'une de vos prétendues fylphides ne fe hate de vous emporter dans les enfers au milieu de vos tranfports, de peur qu'un auffi honnête homme que vous s'appenjoive a la fin de la folie d« ce zèle chimérique, 8c ne faffe pénitence dnn crime fi grand. Oh, oh, répondit-il en reculant trois pas 8c me regardant d'un ceil de colère , malheur k vous efprit indocile! Son aöion m'effraya, je 1'avoue ; mais ce fut bien pis, quand je vis que s'éloignant de moi, il tira de fa poche un papier , que j'entrevoyois de loin, qui étoit affez plein de caraftères, que je ne pouvois bien difcerner. Illifoit attentivement, fe chagrinoit & parloit bas. Je crus qu'il évoquoit quelques efprits pour ma ruïne, Si je me repentis un peu de mon zèle inconfidéré. Si j'échappe k cette aventure, difois - je , jamais cabalifte ne me fera rien. Je tenois les yeux fur lui comme fur unjuge qui m'alloit condamner amort, quand je vis que fon vifage redevint ferein. II vous eft dur, me dit-il en riant & revenant k moi , il vous eft durderegimber contre raiguillon.Vous Sïtes un vaiffeau d'éleftion, Le ciel vous a def-  a6 Le Comte de Gabalts^ tiné pour être le plus grand cabalifte de votre fiècle. Voici la figure de votre Nativité qui ne peut manquer. Si ce n'eft pas maintenant, & par mon entremife, ce fera quand il plaira a votre faturne retrograde. Ah! fi j'ai a devenir fage, lui dis-je, ce ne fera jamais que par Tentremife du grand Gabalis ; mais, a parler franchement, j'ai bien peur qu'il fera mal-aifé que vous puffiez me fléchir k la galanterie philofophique. Seroit-ce , repritil, que vous feriez affez mauvais phyficien , pour n'être pas perfuadé de 1'exiftence de ces peupies ? Je ne fais,. repris-je; mais il me fembleroit toujours que ce ne feroit que lutins traveftis. En croirez-vous toujours plus a votre nourrice, me dit-il, qu'a la raifon naturelle, " qu'a Platon , Pythagore, Celfe, Pfelli uns, Procle, Porphyre , Jamblique, Plotin , Trifmegifte, Nollius , Dornée, Fludd, qu'au grand Philippe Aureolle, Théophrafte Bombaft,Paracelfe de Honeinhem, qu'a tous nos compagnons? Je vous en croirois, monfieur, répondis-je , autant & plus que tous ces gens-la. Mais, mon cher monfieur, ne pourriez-vous pas ménager avec vos compagnons, que je ne ferai pasobligé de me fondre en tendreffe avec ces demoifelles élémentaires ? Hélas ! reprit -il, vous  SEC OND ËNTRETlEN. if Stes libre fans doute, & on n'aime pas fi ont ne veut; peu de fages ent pu fe c'éfendre de leurs charmes : mais il s'en eft pourtant trouvé, qui fe réfervant tout entiers a de plus grandes chofes , eomme vous faurez avec le tems , n'ont pas voulu faire cet honneur aux nymphes. Je ferai donc de ce nombre , repris-je» auffi-bien ne faurois-je me réfoudre a perdre le tems aux cérémonies que j'ai ouï dire k urt prélat, qu'il faut pratiquer pour le commerce de ces génies. Ce prélat ne favoit ce qu'il difoit, dit le comte ; car vous verrez un jour que cé ne font pas-la des génies; & d'ailleurs jamais fage n'emplöya ni cérémonies, ni fuperftition pour la famiüarité des génies, non plus que pour les peupies dont nous parions. Le cabalifte n'agit que par les principes de la nature i & fi quelqucfois on trouve dans nos livres des pnroles étranges, des caraöères & des fuffumigations , ce n'eft que pour cacher aux ignorans les principes phyfiques. Admirez la limplicité cle la nature en toutes fes opérations merveilleufes ! & dans cette fimpiicité une harmonie & un concert fi grand, fi jufte & fi néceffaire , qu'il vous fera revenir malgré vous de vos foibles imaginations. Ce que je vais vous dire , nous Papprenons k ceux de nos dïfciples que nous ne voulons pas laiffer tout-  i8 Le Comte de Gabalis, a-fait entrer dans le fancluaire de la nature; Sc que nous ne voulons pourtant pas priver de la fociété des peupies élémentaires , pour la compaffion que nous avons de ces mêmes peupies. Les falamandres, comme vous 1'avez déja peut-être compris , font compofés des plus fubtiies parties de la fpbère du feu, congïobées Sc organifées par 1'aftion du feu univerfel, dont je vous entretiendrai quelque jour , ainfi appellé paree qu'il eft le principe de tous les rnouvemens de la nature. Les fylphes de même font compofés des plus purs atomes de Pair, les nymphes des plus déliées parties de 1'eau, Si les gnornes des plus liibtiles parties de la terre. II y avoit beaucoup de proportion entre Adam 8c ces créatures fi parfaites , paree qu'étant compofé de ce qu'il y avoit de plus pur dans les quatre élémens , il renfermoit les perfeftions de ces quatre efpèces de peupies, Sc étoit leur roi naturel. Mais dès-lors que fon pêché Peut précipité dans les excrémens des élémens, comme vous verrez quelqu'autrefois, Pharmonie fut déconcertée, 8c il n'eut plus de proportion , étant impur Sc groffier , avec ces fubftances fi pures Sc fi fubtiies. Quel remède a ce mal ? Comment remonter ce luth, Sc recouvrer cette fouveraineté perdue ? O na-  Second Entretïen.' a ture ! pourquoi t'étudie -1 ■ on fi peu ? Ne com-i prenez-vous pas, mon fils, avec quelle fimplicité la nature peut rendre a 1'homme ces biens qu'il a perdus ? Hélas! monfieur, répliquai-je , je fuis trésignorant en toutes ces fimplicités-lè. Il eft. pourtant bien aifé d'y être favant, reprit-il. Si on veut recouvrer 1'empire fur les falamandres , il faut purifier & exalter 1'élément du feu, qui eft en nous, & relever le ton de cette corde relachée. II n'y a qu'a concentrer le feu du monde par des miroirs concaves, dans un globe de verre; & c'eft ici 1'artifice que tous les anciens ont caché religieufement, 6c que le divin Théophrafte a découvert. II fe forme dans ce globe une poudre folaire, laquelle s'étant purifice d'elle-même du mélange des autres élémens , & étant préparée felon, 1'art, devient en fort peu de tems fouverainement propre k exalter le feu qui eft en nous, & k nous faire devenir , par manière de dire, de nature ignée. Dés - lors les habitans de la fphère du feu deviennent nos inférieurs ; &C ravis de voir rétablir notre mutuelle harmonie, & que nous nous foyoris rapprochés d'eux , ils ont pour nous toute Pamitié qu'ils ont pour leurs femblables, tout le refpecl: qu'ils doivent a 1'image & au lieutenant de leur créateur, &  3© Le Comte de Gabalis,1 lous les lbins dont les peut faire avifer le dc'fir d'obtenir de nous Pimmortalité qu'ils n'ont pas. I! eft vrai que comme ils font plus fubtils que ceux des autres élémens , ils vivent très-longtems; ainfi ils ne fe pn.ffent pas d'exiger des frfges 1'immortalité. Vous pourriez vous accommoder de quelqu'un de ceux-la , mon fils , fi 1'averfion que vous m'avez témoigné vous dure jufqu'a la fin : peut-être ne vous parleroit-il jamais de ce que vous craignez tant. II n'en feroit pas de même des fylphes, des gnomes & des nymphes. Comme ils vivent moins de tems, ils ont plutót affaire de nous ; auffi leur familiarité eft plus aiiée a obtenir. II n'y a qu'a fermer un verre plein d'air conglobé, d'eau ou de terre, & le laifiér expofé au foleil un mois ; puis féparer les élémens felon la fcience ; ce qui fur-iout eft très-facile en 1'eau 6c en la terre. II eft merveilleux quel aimant c'eft que chacun de ces élémens purifiés pour attirer nymphes , fylphes & gnomes. On n'en a pas pris fi peu que rien tous les jours pendant quelques mois, que 1'on voit dans les airs la république volante des fylphes, les nymphes venir en foule au rivage ; & les gardiens des tréfors étaler leurs richeffes. Ainfi, fans caraöères , fans cérémonies, fans mots barbares, on devient abfolu fur tous ces peu-  Seconu Entretien. 31 pies : ils n'exigent aucun culte du fage, qu'ils favent bien ctre plus noble qu'eux. Ainfi la vénérable nature apprend è fes enfans a réparer les élémens par les élémens ; ainfi fe rétablit 1'harmonie ; ainfi 1'homme recouvre fon empire naturel, & peut tout dans les élémens , fans démons & fans art illicite : ainfi vous voyez, mon fils, que les fages font plus innocens que vous ne penfez. Vous ne me dites rien ? Je vous admire, monfieur, lui dis-je, & je commence a craindre que vous ne me faffiez devenir diftillateur. Ah ! Dieu vous en garde, mon enfant, s'écria-t-il, ce n'efi: pas a ces bagatelles - la que votre nativité vous defline : je vous défends au contraire de vous y amufer ; je vous ai dit que les fages ne montrent ces chofes qu'a ceux qu'ils ne veulent pas admettre dans leur troupe. Vous aurez tous ces avantages, & d'infiniment plus glorieux & plus agréables , par des procédés bien autrement philofophiques. Je ne vous ai écrit ces manières, que pour vous faire voir 1'innocence de cette philofophie , & pour vous -oter vos terreurs paniques. Graces a Dieu, monfieur, répondis-je, je n'ai plus tant de peur que j'en avois tantöt; & quoique je ne me détermine pas encore è  3£ Le Comte de Gabalis, raccommodement que vous me propofez avec les falamandres , je ne laiffe pas d'avoir la curiofité d'apprendre comment vous avez découvert que ces nymphes & ces fylphes meurent. Vraiment, répartit - il, ils nous le difent, & nous les voyons mourir. Comment pouvezvous les voir mourir , répliquai- je , puilque votre commerce les rend immortels ? Cela feroit bon , dit - il, fi le nornbre des fages égaloit le nornbre de ces peup'es; outre qu'il y a plufieurs d'enrr'eux qui aiment mieux rnourii? que nfquer en devenant immortels d'être auffi malheureux qu'ils voient que les démons le font. C'eft le diable qui leur infpire ces feminiens , car il r.'y a rien qu'il ne faffe pour empêcher ces pauvres créatures de devenir immortelles par notre alliance. De forte que je regarde , & voüs devcz regarder, mon fils, comme tentation très-pernicieufe , &t comme un mouvement trés-peu charitable , cette averfion que vous y avez. Au furplus, pour ce qui regarde la mort dent vous me parlez. Qui eft-ce qui obligea 1'oracle d'Apollon de dire que tous ceux qui parloient dans les oracles étoient mortels auffi bien que lui, comme Porphyie ie rapporte ? Et que penfez-vous que voulüt dire cetie voix qui fut entendue dans tous les rivages d'Italie, &c qui  Second Entretien* 33 qui fit tant de frayeur a tous ceux qui fe trouvèrent fur la mer: k grand pan e/Imort? C'étoit les peupies de Pair, qui donnoient avis aux peupies des eaux que le premier & le plus agé des fylphes venoit de mourir. Lorfque cette voix fut entendue , lui dis-je, il me femble que le monde adoroit Pan & les nymphes. Ces meffieurs, dont vous me prêchez le commerce , étoient donc des faux dieux des païens. II eft vrai mon fils, répartit-il, les fages n'ont garde de croire que le démon ait jamais eu la puiffance de fe faire adorer. II eft trop malhtureux & trop foible pour avoir jamais eu ce p!aifir& cette autorité. Mais il a pu perfuader ces hötes des élémens, de fe montrer aux hommes & de fe faire dreffer des temples ; & par la domination naturelle que chacun d'eux a fur 1'élément qu'il habite, ils troubloient Pair & la mer , ébranloient la terre, & difpenfoient les feux du ciel a leur fantaifie : de forte qu'ils n'avoient pas grande peine a être pris pour des divinités, tandis que le fouverain Être négligea le falut des nations. Mais le diable n'a pas recu de fa malice tout 1'avantage qu'il en efpéroit; car il eft arrivé de-lè que pan , les nymphes & les autres peupies élémentaires, ayant trouvé moyen de changer ce commerce de culte en Tornt XXXIV. C  34 Le Comte de Gabalis, commerce d'amour; (car il vous fouvient bien que chez les anciens, pan étoit le roi de ces dieux , qu'ils nommoient dieux incubes, & qui recherchoient fort le filles) piufieurs des païens font échappés au démon, cc ne brüleront pas dans les enters. Je ne vous entendspas, monfieur, repris-je. Vous n'avez garde de m'entendre, continua-t-il en riant & d'un ton moqueur, voici qui vous paffe & qui pafferoit auffi tous vos doöeurs, qui ne favent ce que c'eft que la belle phyfique. Voici le grand myftère de toute cette partie de philofophie qui regarde les élémens ; & ce qui fürement ötera, fi vous avez un peu d'amour pour vous-même, cette répugnance fi peu philofophique, que vous me témoignez tout aujourd'hui. Sachez donc , mon fils, & n'allez pas divulguer ce grand (i) arcane a quelque indigne ignorant. Sachez que comme les Sylphes acquièrent une ame immortelle, par Palliance qu'ils contraflent avec les hommes qui font prédeftinés; de meme les hommes qui n'ont point de droit a la gloire éternelle, ces infortunés a qui 1'immortalité n'eft qu'un avantage funefle, pour lefquels le Meffie n'a point été envöyé (i) Terme de 1'art, pour dire Secret.  Second Entretien. 35 Vous êtes donc janféniftes auffi, meffieurs les cabalilïes, interrompis-je? JS'ous ae favons ce que c'eft . mon enfant, reprit-ii brufquement & nous dédaignons de nous informer en quoi confiftértt les feöes différent, s &c les div,. rfes rehgions dont les ignorans s'ihfatuent. Nous nous en tenons a 1'ancienne reiigion de nos pères les philofophes, de laquelle il faudra bien que je vous inftriuié un jour. Mais pour reprendrè notre propos, ces hommes de qui Ia trifte immortalité ne feroit qu'une crernelle infortüne; ces malheureux enfans que le fouverain père a négligés, ont enccre la reffource qii'ils peuvent devenir mortels en s'alliant avec les peupies élémentaires : de forte que vous voyez que les fages ne rifquent rien pour 1'éternité; s'ils font prédcfiinés , jils ont le plaifir de mener au ciel, en quittant la prifon de ce corps.Ia fylphide, ou la nymphe qu'ils ontimmortalifée ; & s'ils ne font pas prédeftinés, le commerce de la fylphide rend leur ame mortelle, & les délivre des horreurs de la feconde mort. Ainfi le démon fe vit échapper tous les païens qui s'allièrent aux nymphes. Ainfi les fages ou les amis des fages è qui Dieu nous infpire de communiquer quelqu'un des quatre fecrets élémentaires , que je vous ai appris a peu prés, s'af&anchiffent du péril d'être damnés. C ij  36 Le Comte de Gabalis; Sans mentir, monfieur, m'écriai-je, n'ofant le lemeltre en mauvaife humeur ,& trouvant a propos de différer de lui dire a plein mes feminiens , jufqu'a ce qu'il m'eüt découvert tous les fecrets de fa cabale, que je jugeai bien , par cet échantiilon ,devoir être fort bizarres & récréafirs', lans mentir! vous pouffez bien avant la fageffe , & vous avez eu raifon de dire que ceci pafferoit tous nos dccteurs: je crois même que ceci pafferoit tous hos magiftrats; & que s'ils pcuvoient découvrir qui font ceux qui échappent au démon par ce moyen, comme 1'ignorance elt inique, ils prendroient les intéréts du diable contre ces fugitirs, & leur feroient mauvais parti. Auffi eft-ce pour cela, reprit le comte, que je vous ai recommandé & que je vous commancie faintement le fecret. Vos juges font étranges ! ils condamnent une aöion ;trèsinnocente comme un crime très-noir. Quelle barbari'e d'avoir fait brüier ces deux prêtres, que le prince de la Mirande dit avoir connus ; qui avoient eu chacun fa fylphide 1'efpace de quarante ans ! Quelle inhumanité d'avoir fait mourir Jeanne Verviller , qui avoit travaillé k immortalifer un gnome durant trente-fix ans I Et quelle ignorance k Bodin de la traiter de forcière , de prendre fujet de fon aventure,  Second Entretien. 37 d'autÖrïfer les chimères populaires touchant les prétendüs iorciérs , par un livre auffi impertinent que celui de fa répabüque eft raifonnable! Mais il eft tard, & je ne prends pas garde que vous n'avez pas encore mangé. C'eft donc pour vous que vous parlez, monfieur, lui dis-je; car pour moi je vous écouterai jufqu'a defhain lans incommodité. Ah pour moi, reprit-il en riant &c marchant vers la porte, il paroit bien que vous ne favez guère ce que c'eft que pbilofopbie. Les fages ne mangent que pour le plaifir & jamais pour la néceffité. J'avois une idéé toute contraire de la fageffe, répliquai-je ; je croyois que le fage ne devoit manger que pour fatisfaire a Ia néceffité. Vous vous abufiez, dit Ie comte; combien penfez-vous que nos fages peuvent durer fans manger? Que puis-je favoir, lui disje ? Moife & Eüe s'en pafsèrent quarante jours; vos fages s'en pafferït, fans doute, qüelques jours moins. Le bel effort que ce feroit, repritil! Le plus favaut homme qui fut jamais, le divin, le prefqu'adorable Paracelfe affure qu'il a vu beaucoup de fages avoir paffé des vingt années fans manger quoi que ce foit. Lui même, avant qu'être parvenu a la monarchie de la fageffe , dont nous lui avons juftement déféré le fceptre, il vouhit effayer de vivre plufieurs C iij  38 Le Comte de Gabalis, anrées en ne prenant qu'un demi-fcrupule de quinte-effence folaire. Etfi vous voulez avoir le plaifir de faire vivre. quelcju'un fans manger, vous n'avez qu'a préférer la terre, comme j'ai dit qu'on peut la préparer pour Ja fociété des gnomes. Cette terre appliquée fur le nombril, & renouvellée quand elle eft trop sèche, fait qu'on fe paffe de manger & de boire lans nulle peines ainfi que le véridique Paracelfe dit en avoir fait Pépreuve durant fix mois. Mais Pufage de la médecine catholique cabaliftlque nous affranchit bien mieux de toutes les néceffités importunes, auxquelles la nature affujettit les ignorans. Nous ne mangeons que quand il nous plait; & toute la fuperfluité des viandes s'évanouiffant par la tranfpiration infenfible, nous n'avons jamais honte d cue hommes. II fe tut alors, voyant que nous étions prés de nos gens. Nous allames au village prendre un léger repas, fuivantla coutume des héros de philofophie.  Troisième Entretien. 39 TROISIÈME ENTRETIEN. Sur les O r a c l e s. A. prés avoir dïné, nous retournames avt labyrinthe. J'étois rêveur, ck la pitié que j'avois de Pextravagance du comte , de laquelle je j'igeois bien qu'il me feroitdifficile de le guérir, lïi'ernpêchoit de me divertir de tout ce qu'il m'avoit dit, autant que j'aurois fait, li j'eufie efpéré de !e ramener au bon lens. Je chefcheïs dans 1'antiquité quelque chofe a lui oppofer, oü il' ne put répondre; car de lui alléguer les fentimens de 1'églife , il m'avoit déclaré qu'il ne s'entenoit qu'a 1'ancienne religion de fes pères les philofophes, & de vouloir convaincre un cabalifte par raifon , Penfreprife étoit de longue haleine, outre que jen'avois garde de difputer contre un homme de qui je ne iavois pas encore tous les principes. . II me vint dans 1'efprit que ce qu'il m'avoit dit des faux dieux, auxquels il avoit fubftitué les fylphes 6c les autres peupies élémentaires, pouvoit être réfuté par les oracles des païens, que 1'écriture traite par-tout de diables 6c non pas de fylphes. Mais comme je ne favois pas fi, dans les principes de fa cabale , le comte n'at- C iy  40 Le Comte de Gabalis; tribueroit pas les féponfes des oracles a quelque caufe naturelle; je crus qu'il feroit a propos de lui faire expüquer ce qu'il enpenfoit. II me donna lieu de le mettre en matière , lórfqu'avant de s'engager dans le labyrinthe, ii fe tourna vers le jardin. Voila qui eft affez beau , dit-il ,& ces ftatues font un affez bon effer. Le cardinal, répartis-je, qui les fit apporter ici, avoit une imagination peu digne de fon grand génie. II croyoit que ia plupart de ces figures rendoient autrefois des oracles; & il les avoit achetées fort cher fur ce pied-la. C'eftlamaladie de bien des gens, reprit le comte.L'ignorance fait commettre tous lesjours une manière d'idolatrie très-criminelle, puiiquel'on conlerve avec tantde foin & qu'on tient fi précieux les idoles dont Pon croit que le diable s'eft autrefois fervi pour le faire adorer. O Dieu , ne faura-t on jamais dans ce monde que vous avez, des la naiffance des fiècles, précipité vos ennemis fous Pefcabelle de vos pieds , & que vous tenez les demons prifonniers fous la terre dans le tourbilion des ténèbres? Cette curiofité fi peu louabie d'affembler ainii ces prétendus organes des démons, pourroit devenir innocente,mon fils, fi Pon vouloit fe laifier perfuader qu'il n'a jamais été permis aux anges de ténèbres de parler dans les oracles.  Troisième Etctretien. 41 Je ne crois pas,'ir.terrompis■ je, qu'il fut aifé d'étübiir cela parmi les cutieux; mais il le feroit peut-être parmi les efprits forts; car il n'y a pas long-tems qu'il a été décidé dans une conférence faite exprès fur cette matiè.re,paf des efprits du premier ordre, que tous ces prétendus oracles n'étoient qu'une fupercherie de 1'avarice des prêtres gentils, ou qu'un artifice de la politique des fouverains. Etoient-ce, dit le comte , les Mahomérans envoyés en ambaffade vers votre roi, qui tinrent cette conférence, & qui décidèrent ainfi, cette queftion ? Non, monfieur, répondis-je. De quelle religion font donc ces meffieurs-la, répliqua-t il, puifqu'ils ne comptent pour rien rècriture divine, qui fait mention en tant de lieux de tant d'oracles différens, & principalement des Pythons, qui faifcient leur réfidence & qui rendoient leurs réponfes dans les parties deftinées a la multiplication de 1'image de Dieu? Je parlai, répliquai-je , de tous ces ventres difcoureurs,& je fis remarquer a la compagaie que le rei Saül les avoit bannis de fonroyaume, oü il en trouva pourtant encore un la veille de fa mort, duquel la voix eut 1'admirable puiffance de reffufciter Samuël a fa prière &C k fa mine ; mais ces favans hemmes ne laif-  4* Le Comte de Gabalis, sèrent pas de décider qu'il n'y eut jamais d'oraclcs. Si 1'écriture ne les touchoit pas, dit le comte, il falloit les convaincre par toute 1'antiquité , dans laquelle il étoit facile de leur en faire voir mille preuves nurvcilleufes. Tant de vierges enceintes de la deflinée des moriels, lefquelles enfantoient les bonnes Sc les mauvaifes aventures de ceux qui les confultoient. Que n'alléguiez - vous Chryfoftöme , Ongène & (Ecumenius, qui font mention de ces hommes divins, que les Grees nommoient engcfiimandres, de qui le ventre prophétique articuloit des oracles fi fameux? Et li vos meffieurs n'aiment pas 1'écriture & les pères, il falloit mettre en avant ces filles miraculeufes , dontparlelegrec Paufanias, qui fe changeoient en colombes, 6c fous cette forme rendoient les oracles célèbres des colombes dondonides : ou bien vous pouviez dire a la gloire de votre nation, qu'i! y eut jadis dans la Gaule des filles iHuftres, qui fe métamorphofoient en toute figure, au gré de ceux qui les confulroient, 8c qui, outre les fameux oracles qu'elles rendoient, avoient un empire admirable fur les flets, 6c une autorité falutaire fur les plus incurables maladies. On eut traité toutes ces belles  Troisieme Entretien. 43 prtuves d'apocriphes, lui dis-je. Eft ce que 1'anttquité les rend fufpe&es, reprit-il? Vous n'aviez qu'a leur alléguer les oracles qui {e rendent encore tous les jours. Et en quel endroit du monde, lui dis je? A Paris, répliquat-il: a Paris! m'écriai-je. Oui, k Paris, continua-til. Vous êtes maitre en Ifraël Sc vous ne iavez pas cela? Ne confulte t-on pas tous les jours les oracles aquatiques dans des vertes d'eau, ou dans des baffins, & les oracles aëriens dans des miroirs &. fur la main des vierges? Ne recouvre-t-on pas des chapeiets perdus & des montres dérobées? N'apprendon pas ainfi des nouvelles des pays lointains , &c ne volt on pas les abfens ? Hé, monfieur , que me contez - vous - la, lui dis - je ? Je vous raconte , reprit - il, ce que je fuis sur qui arrivé tous les jours, &C dont il ne feroit pas difficile de trouver mille témoins oculaires. Je ne crois pas cela, monfieur, répartis-je. Les magiftrats ftroient quelqu'exernple d'une aclion fi puniffable, & on ne fouffriroit pas que 1'ido- latrie Ah que vous êtes prompt, inter- rompit le comte. II n'y a pas tant de mal que vous penfez en tout cela; & la Providence ne permettra pas qu'on extirpe ce refte de philofophie, quis'eft fauvé du naufrage lamentable qu'a lalt ia vérité. S'il refte encore queique  44 Le Comte de 'Gabalis; veilige parmi le peuple de la redoutable puiffance des noms divins , fericz - vous d'avis qu'on l'effacat, & qu'on perdit le refped Sc Ia reconnoiffance qu'on doit au grand nom Agla, qui opère toutes ces merveilles, lors même qu'il eft invoqué par les ignorans Sc par les pécheurs , Sc qui feroit bien d'autrcs miracles dans une bouche cabaliftique ? Si vous euffiez voulu convaincre vos meffieurs de la vérité des oracles; vous n'aviez qu'a exalter votre imagination Sc votre foi: Sc vous tournantvers 1'orient, crier a haute voix AG.... Monfieur, interrompis-je, je n'avois garde de faire cette efpèce d'argumertt a d'auffi honnêtes gens que le font ceux avec qui j'étois , ils m'euffent pris pour fanatique ; car affurément ils n'ont point de foi en tout cela; Sc quand j'eufie fu 1'opcration cabaliftique dont vous me parlez, elle n'eut pas réuffi par ma bcuche : j'y ai encore moins de foi qu'eux. Bien, bien , dit le comte , fi vous n'en avez pas, nous vous en ferons vcnir. Cependant fi vous aviez cru que vos meffieurs n'euffent pas donnc créance a ce qu'ils peuvent voir tous les jours a Paris; vous pouviez leur citer une hiftoire d'affez fraiche date. L'oracle que Celius Rhodiginus dit qu'il a vu lui-même , rendu fur la fin du fiècle paffe par cet homme extraordinaire, qui parloit Sc pré-  Troisième Ent r et i en. 45 difoit l'avenir par le même organe que 1'Eurycles de Plutarque. Je n'euffe pas voulu,répondisje, citer Rhodiginus; la citation eut été pédantefque , & puis on n'eüt pas manqué de me dire que cet homme étoit fans doute un démoniaque. On eut dit cela très-monacalement, répondit-il > Monfieur, interrompis-je , malgré 1'averlïon cahaliiüque que je voisque vous avez pour les moines, jé ne puis nier que je ne fois pour eux en cette rencontre. Je crois qu'il n'y auroit pas tant de mal a nier tout-a-fait qu'il y ait jamais eu d'oracle, que de dire que ce n'étoit pas le démon qui parioit en eux. Car enfin les pères & les théologiens.... Car enfin, interrompit-il, les théologiens ne demeurent-ils pas d'accord que la favante Sambethé la plus ancienne des fibylles étoit fille de Noé ? Eh I qu'importe, repris-je , Plutarque, repliqua-t-il, ne dit-il pas que 'a plus ancienne fibylle fut la première qui rendit des oracles a Delphes ? Cet efprit que Sambethé logeoit dans fon fein n'étoit donc pas un diable, ni fon Apolion un faux Dieu : puifque 1'idolafrie ne commenca que long-tems après la divifion des langues: & il feroit peu vraifemblable d'attribuer au père de menfonge lesüvres facrés des fibylles,  46 Le Comte de Gabalis, & toutes les preuves de la véritable religiori que les pères en ont tirées. Et puis, mon enfant, continua-t-il en riant , il ne vous appartient pas de rompre le mariage qu'un grand eardinal a fait de David & de la fibylle, ni d'accufér ce favant perfonnage d'avoir mis en parallele un grand prophéte & une malheureufe énergumène. Car ou David fortifie le témoignaoe de la fibylle , ou la fibylle afFoiblit ï'autorité de David. Je vous prie, monfieur, interrompis-je , reprenez votre férieux. Je le veux bien, dit-O, è condition que vous ne m'accufiez pas de Têtre trop. Le démon k votre avis, eft-il jamais divifé de lui-même ?& eft-il quelque fois contre fes intéréts? Pourquoi non? lui dis-je. Pourquoi non? dit-il. Paree que celui que Tertullien a fi heureufement & fi magnifiquement appellé Ja raifon de Dieu ne le trouve pas a propos. Satan ne s'eft jamais divifé de lui-même. II s'enfuit donc , ou que le démon n'a jamais parlé dans les oracles , ou qu'il n'y a jamais parlé contre fes intéréts. II s'enfuit donc que fi les oracles ont parlé contre les intéréts du démon , ce n'étoit pas le démon qui parloit dans les oracles. Mais Dieu n'a-t-il pas pü forcer le démon, lui dis-je, de rendre témoignage k la vérité &  Troisième Ektretien, 47 de parler contre lui même ? Mais , reprit-il, li Dieu ne Py a pas forcé ? Ah ! en ce cas-la , reptiquai-je , vous aurez plus de raifon que les moines. Voyons-ledonc,pourfuivit-il, & pour procéder invincibiement 8c de bonne io'i: je ne veux pas amener les témoignages des oracles que les pères de Péglile rapportent ; quoique je fois perfuadé de la vénération que vous avez pour ces grands hommes. Leur religion 8c Pintérêt qu'ils avoient a 1'affaire , pourroit les avoir prévenus , 8c leur amour pour la vérité pourroit avoir fait, que la voyant affez pauvre 8c affez nue dans leur liècle, ils auroient emprunté pour la parer, quelque habit 8c quelque ornement du menfonge même : ils étoient hommes 8c ils peuvent par conféquent, fuivant la maxime du poëte de la fynagogue avoir été témoins infideles. Je vais donc prendre un homme qui ne peut être fufpect en cette caufe : payen, 8c payen d'autre efpèce que Lucrèce , ou Lucien ou les Epicuriens, un payen infatué qu'il eft des dieux 8c des démons fans nornbre, fuperftitieux outre mefure, grand magicien, ou foi difant tel , 8c par conféquent grand partifan des diables, c'eft Porphyre. Voici mot pour mot quelques oracles qu'il rapporte.  '48 Lë Comte de Gabalis, ORACLE. « I! y a au-deffus du feu célefte une flamme incorruptible , toujours étincellante , fource de la vie , fontaine de tous les êtres ,.& principe de toutes chofes. Cette flamme produit tout, & rien ne périt que ce qu'elle confume. Elle fe feilt connrntre par elle-même; ce feu ne peut étre contenu en aucun lieu; il eft fans corps & fans matière , il environne les cieux , & il fort de lui une petite étincelle qui fait tout le feu du foleil, de la lune , & des étoiles. Voiia ce que je fais de Dieu : ne cherche pas a en favoir davantage , car cela paffe ta portee, quelque lage que tu fois. Au refte, fache que 1'homme injufte & méchani ne peut fe cacher devant Dieu. Ni adreffe ni excufe ne peuvent rien déguifer a fes yeux percans. Tout eft plein de Dieu, Dieu eft partout. » Vous voyez bien , mon fils , que cet oracle ne fent pas trop fon démon. Du moins , répondis-je , le démon y fort affez de fon caractere : en voici un autre , dit-il, qui prêche encore mieux. ORACLE. «II y a en Dieu une immenfe profondeur de flamme : le cceur ne doit pourtant pas craindre de  Troïsième Entretien. 4$ üe toucher a ce feu adorable , ou d'en être touché ; il ne fera point confumé par ce feu fi doux, dont la chaleur tranquille & paifible fait la liaifon , 1'harmonie, & la durée du monde. Rien ne fubMe que par ce feu, qui eft Dieu même. Perfonne ne Pa engendré, il eft fans mère, il fait tout, & on ne lui peut rien apprendre : il eft inébranlable dans fes deffeins, & fon nom eft ineffable. Voila ce que c'eft que Dieu : car pour nous qui femmes ces meffagers , nous ne fommes qu'unepetite partie de Dieu.» Hé bien ! que dites-vous de celui-la ? je dirois de toüs les deux, repliquai je , que Dieu peut forcer le père de menfonge a rendre témoignage a la vérité. En voici un autre ' reprit le%omte, qui va vous lever ce fcrupule. ORACLE. « Hélas trépieds; pleurez, & faites 1'oraifon funèbre de votre, Apollon. II eft mond, il va mourir, il s'cteint; paree que la lumière de la flamme célefte le fait éteindre. Vous voyez bien, mon enfant, que qui que ce puiffe être qui parle dans ces oracles , & qui explique fi bien aux payens Peffence , I'unité , 1'immenfité , 1'éternité de Dieu • il Tome XXXIF, p  5© Le Comte de Gabalis; avoue qu'il eft mortel & qu'il n'eft qu'une étincelle de Dieu. Ce n'eft donc pas le démon qui par'.e , puifqu'il eft immortel, &C que Dieu ne le forceroit pas a dire qu'il ne 1'eft point. II eft arrêté que fatan ne fe divifé point contre lui-même. Eft-ce le moyen de fe faire adorer que de dire qu'il n'y a qu'un Dieu ? II dit qu'il eft mortel ; depuis quand le diable eft-il fi humble que de s'óter même fes qualités naturelles ? Vous voyez donc , mon fils, que fi le principe de celui qui s'appelle par exceilence le Dieu des fciences, fubfifte , ce ne peut être le démon qui a parlé dans les oracles. Mais fi ce n'eft pas le démon, lui dis-je , ou mentant de gaieté de cceur, quand il fe dit mortel; ou difant vrai par force , quand il parle de Dieu : a quoi donc votre cajjaje attribuera-t elle tous les oracles que vous foutenez qui ont effeciivement été rendus ? Sera-ce a 1'exhalaiion de la terre , comme Ariftote , Cicéron & Plutarque? Ah ! non pas cela ,■ mon enfant , dit Is comte. Graces a la facrée cabale , je n'ai pas Pimagination bleffée jufqu'a ce point la. Comment ! repliquai-je , tenezvous cette opinion-la fort vifionnaire ? fes partifans font pourtant gens de bon fens. Ils ne le font pas , mon fils, en ce point ici, continua-t-il, 6c il eft impoftible d'attribitet a cette  T R OISÏÈME ENTRETIEN. . fi exhalaifon tout ce qui s'eft paffe dans les oraties. Par exemple, cet homme , chez Tacite, qui apparoiffoit en fonge aux prêties d'un temple d'Hercule en Armenië , & qui leur commandoit de lui tenir prêts des coureurs équipes pour la chaffe. Jufques-la ce pourroit être 1'exhalailbn : mais quand ces coureurs revenoient le fcir tous outrés, & les carquois vuides de flêches; & que le lendemain on trouvoit autant de bêtes mortes dans la forêt qu'on avoit mis de flêches dans le carquois ; vous voyez bien que ce ne pouvoit pas être 1'exhalaifon qui faifoit cet effet. C'étoit encore moins le diable ; car ce feroit avoir une notion peu raifonnable & peu cabaliftique , du malheur de Pennemi de Dieu , de croire qu'il lui fut permis de fe divertir a courir la biche & le lièvre. A quoi donc la facrée cabale, lui dis-je, attribue-t-elle tout cela ? Attendez , réponditil; avantque je vous découvre ce myftère , il faut que je guénffe bien votre efprit de la prévention , oü vous pourriez être pour cette prétendue exhalaifon ; car il me femble que vous avez cité avec emphafe Arifiote , Plutarque & Cicéron. Vous pouviez encore citer Jamblique , qui tout grand efprit qu'il étpit , fut quelque tems dans cette erreur, qu'il quitta D ij  52 Le Comte de Gabalis; pourtant bientöt, quand il eut examiné la chofe de prés, dans le livre des myftères. Pierre d'Apone, Pqmponace , Levinius 3 Sirenius , & Lucilius Vanino , font ravis encore , d'avoir trouvé cette défaite dans quelqucsuns des anciens. Tous ces prétendus efprits, qui quand ils parient des chofes divines , difent plutöt ce qu'ils defirent que ce qu'ils connoiffent, ne veulent pas avouer rien de fur-humain dans les oracles , de peur de reconnoitre quelque chofe au-deffus de 1'homme. Ils ont peur qu'on leur faffe une échelle pour monter jufqu'a Dieu , qu'ils craignent de connoitre par les degrés des créatures fpirituelles : ck ils aiment mieux s'en fabriquer une pour defcendre dans le néant. Au lieu de s'élever vers le ciel ils creufent la terre , &c au lieu de chercher dans des êtres fupérieurs a 1'homme, la caufe de ces tranfports qui 1'élcvent au-defiüs de lui-même, & le rendent une manière de divinité; ils attribuent foiblement è des exhalaifons impuiffantes cette force de pénétrer dans 1'avenir , de découvrir les chofes cachées, & de s'élever jufqu'aux plus hauts fecrets de l'efTence divine. Telle eft la mifère de 1'homme , quand 1'efprit de contradiftion & 1'humeur de penfer autrement que les autres le pofsède ? Bien lojn  Troisième Entretien. 53 de parvenir a fes fins, il s'enveloppe , Sc s'entrave. Ces libertins ne veulent pas affujettir 1'homme a des fübftances rrtoins matérielies que lui, Sc ils 1'afFiijettifTeht k une exhalaifon: Sc fans confidérer qu'il n'y a nul rapport entre cette chirnérique fumée Sc 1'ame de 1'homme , entre cette vapeur & les chofes futures, entre cette caufe frivole , Sc ces effets miraculeux; il leur fuffi: d'être finguliers pour croire qu'ils font-raifonnables. C'eft afléz pour eux de nier les efprits Sc de faire les efprits. La fingularité vous déplait donc fort, mon» fieur ? interrompis-je. Ah ! mon fils , me dit-il , c'eft la pefte du bon fens & la pierre d'achoppement des plus grands efprits, Arifiote tout grand logicien qu'il eft, n'a fu éviter le piège, oü la fantaifie de la fingularité mène ceux qu'elle travaille auffi violemment que lui; il n'a fu éviter , dis-je, de s'embarraffer Sc de fe couper. II dit dans le livre de la génération des animaux & dans fes morales , que i'efprit Sc 1'entendemeiit de 1'homme lui vient de dehor's Sc qu'il ne peut nous venir de notre père : Sc par la fpintualité des opérations de notre ame il conckid qu'elle eft d'une autre nature que ce compofé matériel qu'elle anime , Sc dont la groffièreté ne fait qu'ofFufquer les P iij  54 Le Comte de Gabalis, fjjéculations biep lom de contribuer a leur pioduct'on. A 7é igle Ariftote, puifque felon vous , notre fQmpofé matérie! ne peut être la fource de .nos penféei fpirituelles , comment entendezvous qu'une foibje exhalaifon puiffe être la caufe des penfées fublimes , & de 1'effor que pre ment les Pyrhiens qui rendent les oracles ? \ pus voyez bien , mon enfant, que cet efprit JQJ t Ie coupe, & que fa fingularité le fait égarer. Vous raifonnez fort jufte , monfieur, lui disje , rav^ de voir en effet qu'il parloit de fort bo, fens , & eipérant que fa folie ne feroit pas un mal incurabie , Dieu veuille que.... Flutarque fi folide d'ailleurs , continua-t-il en m'interrompant, fait pitié dans fon dialogue pourquoi les oracles ont ceffé. II fe fait objecter d. s i tiqfes convaincantes qu'il ne réfout P >int. Que ne répond-il donc a ce qu'on lui du; que fi c'eft 1'exhalaifon qui fait ce tranfport, tous ceux qui approchent du trépied fatiQique feroient faifis de 1'enthoufiafme , & non pas une feule rille; encore faut-il qu'elte foit vierge. Mais comment cette vapeur peut-elle artic.uler des voix par le ventre ? De plus cette exhalaifon eft une caufe naturelle & néceffaire qui doit faire fon effet régulièrement & tcujours; pourquoi cette fille n'eft-elle agitée que  TïioisrÈME Entre tien. 55 quand on la confulte ? Et ce qui preffe le plus, pourquoi la terre a-t-eile ceffé de pouffer ainfi des vapeurs divines ? Eft-elle moins terre qu'elle n'étoit ? recoit-elle d'antres influences? a-t-elle d'autres mers & d'auti:es fleuves ? Qui a donc ainfi bouché fes pores ou changé fa nature } J'admire Pomponace, Lucile, & les autres libertins, d'avoir pris 1'idée de Plutarque , & d'avoir abandonné la manière dont i! s'explique. 11 avoit parlé plus judicieufement que Cicéron & Ariftote ; comme il étoit homme de fort bon fens , & ne fachant que conclure de tous ces oracles , après une ennuyeufe irréfolution , il s'étoit fixé que cette exhalaifon qu'il croyoit qui fortoit de la terre, étoit un efprit très-divin : ainfi il attribuoit a la Divinité ces mouvemens & ces lumières extraordinaires des prêtreffes d'Apollon. Cette vapeur divinatrice ejl, dit-il, une haleine, & un efprit très-divin & tres faint. Pomponace, Lucile, & les Athées modernes, ne s'accommodent pas de ces facons de parler qui fuppofent la divinité. Ces exhalaifons , difent-ils , étoient de la nature des vapeurs qui infeftent les atrabilaires, lefquels parient des langues qu'ils n'entendent pas. Mais Fernel réfute affez bien ces impies , en prouvant que la bile , qui eft une humeur pec- D iv  56" Le Comte de Gabalis, cante, ne peut caufer cette diverfité de jangues , qui eft un des plus merveilleux effets de la confidération, & une expreffion artifkielle de nos penfées. II a pourtant décidé la chofe imparfaitement, quand il a foufcrit k Pfellus , & k tous ceux qui n'ont pas pénétré affez avant dans notre fainte philolophie , ne fachant oü prendre les caufcs de ces effets fi furprénans, il a fait comme les femmes & les moines, & les a attribués au démon. A qui donc faudrat-il lesattribuer, lui dis-je ? II y a long-iems que j'attends ce fecret cabaliftique. ; P,,litarq«e même 1'a très-bien marqué, me dit-il, & il eut bien fait de s'en tenir lè. Cette manière irréguliere de s'expliquer par un crgane indécent n'c'tant pas affez grave & affez digne de !a majefré des dieux , dit ce payen , & ce que les oracles difoient furpaffant auffi les forces de 1'ame de 1'homme; ceux-la ont rendu un grand fervice a la philolophie, qui pnt établi des créatures mortelles entre les dieux & 1'homme, auxquelles on peut rapporter tout ce qui furpaffe !a foibleffe humaine, & qui n'approche pas de la grandeur Divine. Cette opinion eft de toute 1'ancienne pbilofophie. Les Platoniciens & les Pythagoriciens 1'avoient prife des Egyptiens, & ceux-ci de Jofeph le Sauveur, & des Hébreux qui habi-  Troisiéme Entretien. 57 tèrent en Egypte avant le paffage de la mer rouge. Les Hébreux appelloient ces fubftances, qui font entre 1'ange & 1'homme, fadaim; & les Grecs tranfpofant les fyllables, & n'ajoutant qu'une lettre, les ont appelles daimonas. Ces démons font chez les anciens philofophes une gent aërienne, dominante fur les élémens, mortelle , engendrante , méconnue dans ce fècle par ceux qui recherchent peu la vérité dans fon ancienne demeure, c'eft-a-dire dans la cabale & dans la théologie des Hébreux, lefquels avoient pardevers eux t'art particulier d'entretenir cette nation aërienne & de converfer avec tous ces habitans de 1'air. Vous voila , je penfe, encoie revenir a vos fylphes, monfieur, interrompis-je. Oui, mon fils, continua-t-ii. Le theraphim des Juifs n'étoit que la cérémonie qu'ilfalloit obferver pour ce commerce; & ce juif Micbas qui le plaint dans le livre des juges, qu'on lui a enlevé fes dieux, ne pleure cue la perte de la petite ftatue dans laquelle les fylphes 1'entretenoient. Les dieux que Rachel dt'roba a fon père étoient encore un theraphim. Michas ni Laban ne font pas repris d'idolatrie, Sz Jacob n'eüt eu garde de vivre quatorz« ans avec un idolatre, ni d'en époufer la fille : ce n'étoit qu'un commerce de fylphes; & nous favons par tradition que la  58 Le Comte de Gabalis, fyhagogtte tenoit ce commerce, & que 1'idole de Ia femme de David n'étoit que le tharaphim k la faveur duquel elle entretenoit les peupies élémentaires ; car vous jugez bien que le prophéte du coeur de Dieu n'eüt pas fouffert 1'idoUirie dans fa maifon. Ces nations élémentaires, tant que Dieu négbgea Ie falut du monde en punition du premier pêché , prenoient plaifir a expliquer aux hommes dans les oracles ce qu'elles favoient de Dieu ; leur montrer a vivre moralement, leur donner des confeils trés - fages & trèsutiles, tels qu'on en voit grand nornbre chez Plutarque & dans tous les hiftoriens. Dés que Dieu pritpitié du monde, & voulut devenirluimême fondocreur, ces petits-maitres fe retirerent. De-la vient Ie filence des oracles. II réfulte donc de tout votre difcours, monfieur, repartis-je, qu'il y a eu affurément des oracles , & que c'étoit les fylphes qui les rendoient, & qui les rendent même tous les jours dans des verres ou dans des miroirs. Les fylphes ou les falamandres , les gnomes ou les ondins, reprit Ie comte. Si cela eft, monfieur, répliquai-je, tous vos peupies élémentaires font bien maihonnêtes gens. Pourquoi donc, dit - il i Hé peut - on rien voir de plus fripon , pourfuivis - je , que toutes. ces réponfes k  Troisième Ent re tien. 59 doublé fens qu'ils donnoient toujours. Toujours, reprit-il ? Ah! non oas toujours. Cette fylphide qui apparut a ce Romain en Afie, 8c qui lui prédit qu'il y reviendroit un jour avec la dignité de pro - conful , parloit - elle bien obfcurément ? Et Tacite ne dit - il pas que la .chofe arriva comme elle avoit été prédite ? Cette infcription 8c ces ftatues fameufes dans 1'hifioire d"Efpagne, qui apprirent au malheuteux roi Rodrigues que fa curiolité 8c fon inr continence feroient punies par des hommes habillés 8c armés de même qu'elles 1'étoient, 8c que ces hommes noirs s'empareroient de 1'Efpagne , 8c y régneroient long - tems : tout cela pouvoit - il être plus clair, 8c 1'événement ne le juüifia -1-il pas 1'année même ? Les Mores ne vinrent-ils pas détröner ce roi efféminé ? Vous en favez 1'hiftoire; 6c vous voyez bien que le diable , qui depuis le règne du Meffie ne difpofe pas des empires, n'a pas pu être auteur de cet oracle, 8c que c/a été affurément quelque grand cabalifte qui 1'avoit appris de . quelque falamandre des plus favans ; car , comme les falamandres aiment fort la la chafteté, ils nous apprennent volontiers les malheurs qui doivent arriver au monde par le défaut de cette vertu,  6o Le Comte de Gabalis, Mais, monfieur, lui dis-je, trouvez - vous; bien chr.fle & bien digne de la pudeur cabaliftique , cet organe hétéroclite, dont ils fe fervoient pour prêcher leur morale ? Ah ! pour cette fois, dit le comte en riant, vous avez l'imag.'nation bleffée, & vous ne voyez pas la r?ifon phyfique qui fait que le falamandre enfL.mmé fe plait naturellement dans les lieux les plus igsées , & eft attiré par J'entends, j'entc.-vJs, inierrompis-je, ce n'eft pas la peine de vous expliquer plus au long. Quant a 1'obfcurité de quelques oracles , pourimvit-il férieufement, que vous appellez friponnerie, les ténèbres ne font-elles pas 1'habit ordinaire de la vérité ? Dieu ne fe plait-il pas a fe cacher de leur voile fombre , & 1'oracle continuel qu'il a laiffé a fes enfans , la divine écriture n'eft - elle pas enveloppée d'une adorable obfcurité, qui confond & fait égarer les fuperbes , autant que fa lumière guide les humbles ? Si vous n'avez que cette difficulté , mon fils, je ne vous confeiïle pas de différer d'entrer en commerce avec les peupies élémentaires. Vous les trouverez trés - honnêtes gens favans,bienfaifans,craignantDieu.Jefuis d'avis que vous commenciez par les falamandres; car vous ayez un Mars au haut du ciel dans votre  Troisième E n t r e t i e nv 6l figure ; ce qui veut dire qu'il y a bien du feu dans toutes vos actions : &C pour le marïage, je fuls d'avis que vous preniez une fylphide ; vous ferez plus heureux avec elle qu'avec les autres : car vous avez Jupiter a la pointe de votre afcendant que Vénus regarde d'un lextil. Or, Jupiter préfide a 1'air &c aux peupies de 1'air. Toutefois il faut confulter votre cceur la - deffus; car comme vous verrez un jour, c'eft par les aftres intérieurs que le fage fe gouverne, & les aftres du ciel extérieur ne fervent qu'a lui faire connoïtre plus surement les afpeös des aftres du ciel intérieur qui eft en chaque créature. Ainfi , c'eft a vous a me dire maintenant quelle eft votre inclination , afin que nous procédions a votre alliance avec les peupies élémentaires qui vous plairont le mieux. Monfieur, répondis-je, cette affaire demande, a mon avis, un peu de confultation. Je vous eftime de cette réponfe, me dit - il mettant La main fur mon épaule. Confultez mürement cette affaire , fur-tout avec celui qui fe nomme par excellence 1'ange du grand confeil : allez vous mettre en prière , & j'irai demain chez vous a deux heures après-midi. Nous revinmesa Paris; je le remis durant le chemin fur le difcours contre les athées & les libertins ; je n'ai jamais ouï fi bien raifonner „  '6i Le Comte de Gaba.lisJ ni dire des chofes fi hautes & 5 fubtiies pour 1'exiftence de Dieu , Sc contre 1'aveuglement de ceux qui paffent leur vie fans fe donner tout entiers a un culte férieux Sc continuel, de celui de qui nous tenons , Sc qui nous conferve notre être. J'étois furpris du caraöère de cet homme , & je ne pouvois comprendre eomme il pouvoit être tout-a-la-fois fi fort & li foible , fi admirable Sc fi ridicule. QUATRIÈME ENTRETIEN. Sur les Mariages des Enfans des Hommes avec les Peupies élémentaires. J'attendis chez moi monfieur le comte de Gabalis, comme nous Favions arrêté en nous quittant. II vint a 1'heure marquée , Sc m'abordant d'un air riant : Hé bien, mon fils , me dit - il, pour quelle efpèce de peupies invifibles Dieu vous donne-t-il plus de penchant, Sc quelle alliance aimerez-vous mieux, celle des falamandres , cu des gnomes , des nymphes , ou des fylphides ? Je n'ai pas encore tout-afait réfolu ce mariage , monfieur, répartis- je. A quoi tient-il donc, répartit-il? Franchement, monfieur, lui dis-je , je ne puis guérir mon imagination ; elle me repréfente toujours  QUATRIÈME EntRETIEN. 6j ces prétendus hötes des élémens comme des tiercelets de diables. O Seigneur ! s'écria-t-il, diffipez , 6 Dieu de lumière ! les ténèbres que l'ignorance & la perverfe édtication ont répandu dans 1'efprit de cet élu, que vous m'avez fait connoitre que vous defiinez a de fi grandes chofes. Et vous, mon fils, ne fermez pas le paffage a la vérité qui veut entrer chez vous: foyez docile. Mais non , je vous difpenfe de 1'être; car auffi-bien eft-il injurieux a Ia vénté de lui préparer les voies : elle fait forcer les portes de fer , & entrer oii elle veut, malgré toute la réfiftance du menfonge. Que pouvez - vous avoir a lui oppofer ? Efï-ce que Dieu n'a pu créer ces fubftances dans les élémens telles que je les ai dépeintes ? Je n'ai pas examiné, lui dis je, s'il y a de 1'impoffibdité dans la chofe même; fi un feul élément peut fournir du fang , de la chair, & des os : s'il y peut avoir un tempérament fans mélange , & des aöions fans contrariété : mais fuppofé que Dieu ait pu le faire, quelle preuve folide y a-t-il qu'il 1'a fait ? Voulez-vous en être convaincu tout a 1'heure, reprit-il, fans tant de facon. Je m'en vais faire venir les fylphes de Cardan; vous entendrez de leur propre bouche ce qu'ils font, & ce que je vous en ai appris. Non pas cela, mon-  ë4 Le Comte de GabalisJ lieur , s'il vous plait, m'écriai-je brufquement; différez, je vous en conjure, cette efpèce de preuve, jufqu'a ce que je fois perfuadé que ces gens-la ne font pas ennemis de Dieu : car jufques-la j'aimerois mieux mourir que de faire ce tort a ma confcience de.... Voila, voila 1'ignorance, & la fauffe piété de ces tems maihsureux, interrompit le comte d'un ton colère. Que n'efface-t-on donc du calendrier des faints les plus grands des anacboretes ? Et que ne brule-t-on fes ftatues ? C'eft crand dommage qu'on n'infulte a les cendres vénérables ! & qu'on ne les jette au vent, comme cn fercit cl lies des malheureux qui font accufés d'avoir eu commerce avec les démons. S'eft-il avifé d'exorcifer les fylphes ? & ne les a-t-il pas traités en hommes ? Qu'avez. vous a dire a cela , monfieur le fcrupuleux , vous & tous vos docteurs miférables ? I e fylphe qui difcourut de fa nature a ce patriarche, a votre avis étoit-ce un tiercelet de démon ? Eft-ce avec un lutin que cet homme incomparable conféra de 1'Evangile ? Et 1'accuferezvous d'avoir profané les myftères adorables en s'en entretenant avec un phantöme ennemi de Dieu , Athanafe & Jéröme font donc bien indignes du grand nom qu'ils ont parmi vos favans, d'avoir écrit avec tant d'éloqutnce 1'éloge  iQvATRIÈME ENTRETIEN. 6f fé'oge d'un homme qui traitoit les diables fi humainement. S'ils prenoient ce fyiphe pour un diable , il falloit ou cacher 1'aventure , ou retrancher la prédication en efprit, ou cette apoftrophe fi pathétique que 1'anachorete plus zélé & plus crédule que vous , fait a la ville d'Alexandrie : & s'ils Tont pris pour une créature ayant part, comme il 1'affuroit, a la rédemption auffi bien que nous; & fi cette appantion eft a leur avis une grace extraordinaire que Dieu faifoit au faint dont ils écrivent la vie ; êtes-vous raifonnable d'être plus favant qu'Athanafe & Jéróme, & plus faint que le divin Antoine? Qu'euffiez-vous dit a cet homme admirable, fi vous aviez été du nornbre des dix mille folitaires, a qui il raconta la converfation qu'il venoit d'avoir avec le fyiphe ? Plus fage, &c' plus éclairé que tous ces anges terreftres, vous euffiez lans doute remontré au faint abbé , que toute fon aventure n'étoit qu'une pure illufion , & vous euffiez diffuadé fon difciple Athanafe de faire favoir a foute la terre une hiftoire fi peu conforme a la religion, a la philofophie , & au fens commun. N'eft-il pas vrai ? II eft vrai, lui dis-je , que j'euffe été d'avis, ou de n'en rien dire du tout, ou den dire davantage ; Athanafe & Jcröme n'avoienj Terne XXXLV% E  66 Le Comte de Gabalis; garde , reprit-il, d'en dire davantage ; car ils n'en (avoient que cela, & quand ils auroient tout fu, ce qui ne peut être, fi on n'eft des nötres, ils n'euffent pas divulgué témérairement les fecrets de la fageffe. Mais pourquoi > repartis-je , ce fyiphe ne propofa-t-il pas a faint Antoine ce que vous me piopofez aujourd'hui ? Q ïoi, dit le comte en riant, le mariage ? Ha ! c'eüt été bien a propos. 11 eft vrai, repris-je, qu'apparemment le bon homme n'eüt pas accepté le parti. Non, fürement , dit le comte, car c'eüt été tenter Dieu de fe marier k cet age-la , & de lui demander des enfans. Comment , repris-je , eft-ce qu'on fe marie k ces fylphes pour en avoir des enfans ? Pourquoi donc , dit- il ? eftce qu'il eft jamais permis de fe marier pour une autre fin ? Je ne penfois pas, répondis-je , qu'on prétendit lignée, &c je croyois feulement que tout cela n'aboutiffoit qu'a immortalifer les fylphides. Ah! vous avez tort, pourfuit-il; la charité des philofophes fait qu'ils fe propofent pour fin l'immortalité des fylphides : mais la nature fait qu'ils défirent de les voir fécondes. Vous verrez quand vous voudrez dans les airs ces families philofophiques. Heureux le monde, s'il n'avoit que de ces families , & s'il n'y  QüATRIÈME ENTRETIEN. 67 avoit pas des enfans de pêché. Qu'appellezvous enfans de pêché, monfieur, interrompisje ? Ce font, mon fils, continua-t-il, ce font tous les enfans qui concus par la voie ordinaire ; enfans concus par la volonté de la chair f non pas par la volonté de Dieu ; enfans de colère & de malédiöion ; en un mot enfans de 1'homme & de la femme. Vous avez envie de m'interrompre; je vois bien ce que vous voudriez me dire. Oui, mon enfant, fachez que ce ne fut jamais la volonté du Seigneur que 1'homme & la femme euffent des enfans comme ils en ont. Le deffein du trés-fage ouvrier étoit bien plus noble ; il vouloit bien autrement peupler Ie monde qu'il ne 1'eft. Si le milérable Adam n'eüt pas défobéi groifièrement a 1'ordre qu'il avoit de Dieu de ne toucher point a Eve, & qu'il fe fut contenté de tout le refte des fruits du jardin de volupté , de toutes les beautés des nymphes & des fylphides ; le monde n'eüt pas eu Ia honte de fe voir rempli d'hommes fi imparfaits, qu'ils peuvent paffer pour des monftres auprès des enfans des philofophes. Quoi, monfieur, lui dis-je, vous croyez, k ce que je vois, que le crime dAdam eft autre chofe qu'avoir mangé la pomme ? Quoi, Eijj  68 Le Comte de Gabalis; mon fils, reprit le comte, êtes-vous du nornbre de ceux qui ont la fimplicité de prendre 1'hifioire de la pomme a la lettre ? Ah! fachez que la langue fainte ufe de ces innocentes métaphores pour éloigner de nous les idees peu honnêtes d'une aclion qui a caufé tous les malheurs du genre humain. Ainfi quand Salomon difoit, je veux monter fur la palme , & j'en veux cueillir les fruits ; il avoit un autre appétit que de manger des dattes. Cette langue que les anges confacrent, & dont ils fe fervent pour chanter des hymnes au Dieu vivant, n'a point de ter me qui exprime ce qu'elle nomme figurément, 1'appellant pomme ou datte. Mais le fage démêle aifément ces chaftes figures. Quand il voit que le gout & la bouche d'Eve ne font point punis , & qu'elle accouche avec douleur , il connoït que ce n'eft pas le gout qui eft criminel: &l découvrant quel fut le premier pêché par le foin que prirent les premiers pécheurs de cacher avec des feuilles certains endroits de leur corps , il conclut que Dieu ne vouloit pas que les hommes fuffent muhipliés par cette lache voie. O Adam ! tu ne devois engendrer que des hommes femblables k toi, ou n'engendrer que des héros ou des géans.  QUATRIÈME EnTRETIEN, Gy> Eh! quel expédient avoit-il, interrompis-je, pour 1'une ou pour 1'autre de ces générations snerveilleufes ? Obéir k Dieu , repliqua-t-il ne toucher qu'aux nymphes 5 aux gnomes , aux fylphides, ou aux falamandres,. Ainfi il n'eüt vu naitre que des héros , 8c filmvers eut été peuplé de gens tous merveilleux, 6c remplis. de force 6c de fageffe.. Dieu a voulu faire conje&urer la différence qu'il y eut eu entre ce monde innocent 6c le monde coupabie que nous voyons, en permettant de tems en tems, qu'on vit des enfans nés de la force qu'il 1'avoit projetté. On a donc vu quelquefois, monfieur,. lui dis-je de ces enfans des élémens i Et un licentié de Sorbonne , qui me citoit 1'autre jour St. Auguftin , St. Jéröme , &C Grégoire de Nazianze, s'eff donc mépris,.en croyant qu'il ne peut naitre aucun fruit de ces amours des. efprits pour nos femmes, ou du commerce que^ peu vent avoir les hommes avec certains démons qull nommok hyphialets.. Laöance a mieux raifonné, reprit le comte L 6c le folide Thomas d'Aquin a lavamment réfolu , que non-feulement ces commerces peuvent être féconds :.mais que les enfans qui era-, naiffent font d'une nature bien^ plus généreufe 6c plus héi oïque.. Vous lirez en. efFet quand il vous. plaira les hauts faits de ces hommes pui£- Eiij  70 Le Comte de Gabalis, fans & fameux, que Moïfe dit qui font nés de la forte ; nous en avons les hiftoires par devers nous dans le livre des guerres du Seigneur . cité au vingt-troifième chapitre des Nombres. Cependant jugez de ce que le monde feroit, fi tous ces habitans reffembloient a Zoroaftre. Zoroaftre , lui dis-je, qu'on dit qui eft 1'auteur de la Nécromance ? C'eft 1ui-même , dit le comte , de qui les ignorans ont écrit cette calomnie. II avoit l'honneur d'être rils du falamandre Oromafis , & de Vefta femme de Noé. II vécut douze eens ans le plus fage monarque du monde , 6c qui fut enlevé par fon père Oromafis dans la région des falamandres. Je ne doure pas, lui dis-je, que Zoroaftre ne foit avec le falamandre Oromafis dans la région du feu : mais je ne voudrois pas faire a Noé 1'outrage que vous lui faites. L'outrage n'eft pas fi grand que vous pourriez croire , reprit le comte ; tous ces patriarches-la tenoient a grand honneur d'être ks pères putatifs des enfans que les enfans de Dieu vouloient avoir de leurs femmes : mais ceci eft encore trop fort pour vous , revenons a Oromafis; il fut aimé de Vefta femme de Noé. Cette Vefta étar.t morte, fut le génie tutelaire de Rome; 6c le feu facré qu'elle vouloit que des  QUATRIÈMEE EnTRETIEN. 71' vierges confervaffent avec tant de Ibin , étoit en 1'honneur du falamandre fon amant. Outre Zoroaftre il naquit de leur amour une rille ' d'une beauté rare, & d'une fageffe extréme ; c'étoit la divine Egérie, de qui Numa Pompilius re^ut toutes fes loix. Elle obligea Numa qu'elle aimoit, de faire batir un temple a Vefta fa mère , oü on entretiendroit le feu facré en 1'honneur de fon père Oromafis. Voila la vérité de la fable, que les poëtes &£ les hiftoriens Romains ont contée de cette nymphe Egérie. Guillaume Poftel, le moins ignorant de tous ceux qui ont étudié la cabale dans les livres ordinaires, a fu que Vefta étoit femme de Noé: mais il a ignoré qu'Egerie fut fille de cette Vefta; & n'ayant pas lu les livres fecrets de 1'ancienne cabale , dont le prince de la Mirande acheta fi thèrement un exemplaire, il a confondu les chofes, &c a cru feulement qu'Egerie étoit le bon génie de la femme de Noé. Nous apprenons dans ces livres , qu'Egerie fut con$ue fur 1'eau lorfque Noé erroit fur les flots vengeurs qui inondoient 1'Univers: les femmes étoient alors réduites a ce petit nornbre qui fe fauvèrent dans 1'arche cabaliftique, que ce fecond père du monde avoit batie ; ce grand homme gémiffant de voir le chatiment épouvantable dont le Seigneur puniffoit les crimes E iv  ?i Le Comte de GABAtrg-, caufcs par 1'amour qu'Adam avoit eu pour fort Eve; voyant qu'Adam avoit perdu fapoftéri'é en préférant Eve aux filles des élémens, & en 1'ötanta celui des falamandres,ou des fylphes qui eut fu fe faire aimer a elle. Noé, dis-je , devenu fage par Texemple funefte d'Adam , confentit que Vefta fa femme fe donnat au falamandre Oromafis ,prince des fubftances igrèes ;. & perfuada fes trois enfans de céder auffi leur trois femmes aux princes des trois axttres élémens. L'Univers fut en peu de tems repeuplé d'hommes héroïques, fi favans , fi beaux, fi admirables , que leur poftérité éblouie de leurs vertus les a pris pour des divinités. Un des enfans de Noé , rebelle au confeil de fon père , ne put réfifter aux attraits de fa femme , non plus qu'Adam aux charmes de fon Eve : mais comme le pêché d'Adam avok noirci toutes les ames de fes defcendans , le peu de complaifance que Cham eut pour les fylphes, marqua toute fa noire poftérité. De-la vient, difent nos cabaüfüques , le teint horrible des Ethiopiens, & de tous ces peupies hidenx a qui ü eft commandé d'habiter fous !a Zone-Torride , en punition de 1'ardeur profane de leur père. Voila destraits bien particuliers,monfieur, dis-je admirant Fégarement de cet homme, & yotre cabale e£ d'un merveilleux ufage potur  quatrième EnTRETÏEN. édaircir 1'antiquité. Merveilleux , reprit-il gravement, & fans elle , écrifure , hiftoire , fable & nature font obfcurs & inintelligibles. Vous croyez , par exemple , que 1'injure que Charrt fit a fon père foit telle qu'il femble è la lettre; vraiment c'eft bien autre chofe. Noé forti de 1'arche , & voyant que Vefta fa femme ne faifoit qu'embellir par le commerce qu'elle avoit avec fon amant Oromafis , redevint paffionné pour elle. Cham craignant que fon père n'allat encore peupler la terre d'enfans auffi noirs que fes Ethiopiens , prit fon tems un jour que le bon vieillard étoit plein de vin , & le chatra fans miféricorde.... Vous riez ? Je ris du zèle indifcret de Cham , lui dis - je. II faut plutót admirer, reprit le comte-, llionnêteté du falamandre Oromafis, que Ia jaloufie n'empêcha pas d'avoir pitié de la difgrace de ' fon rival. II apprit a fon fils Zoroaftre , autrement nommé Japhet , Ie nom du Dieu toutpuiffant qui exprime fon éternelle fécondité : Japhet prononca fix fois, alternativement avec fon frère Sem , marchant a reculons vers le patriarche , le nom redoutable Jabamiah; S>C ils reftituèrent le vieillard en fon entier. Cette hiftoire mal entendue a fait dire aux Grecs, que le plus vieux des dieux avoit été chatré par un de fes enfans ; mais voila la vérité de  74 Le Comte de Gabalis, Ia chofe : d'oii voos pouvez voir combien lamorale des peupies du feu eft plus huirtairte que la notre , Sc même plus que celle des peupies de 1'air ou de 1'eau ; car la jaloufie de ceux-ci eft cruelle , comme le divin Paracelfe nous 1'a fait voir dans une aventure qu'il raconte, & qui a été vue de toute Ia ville de Stauffenberg. Un philofophe avec qui une nymphe étoit entrée en commerce d'immortalité, fut affez rrialhonnête homme pour aimer une femme : comme il dinoit avec fa nouvelle maïtreffe Sc quelques-uns de fesamis, onvit en 1'air la plus belle cuiffe du monde; 1'amante invifible voulut bien la faire voir aux amis de fon infidèle, afin qu'ils jueealTent du tort qu'il avoit de lui préférer une femme. Après quoi la nymphe indignée le fit mourir fur Pheure. Ha! monfieur, m'écriai • je , cela pourroit bien me dégoüter de ces amantesfi délicates. Je confeffe, reprit-il, que leur déücateffe eft un peu violente. Mais fi on a vu parmi nos femmes des amantes irritées faire mourir leurs amans parjures, il ne faut pas s'étonner que ces amantes , fi belles & fi fidèles, s'emportent quand on les trahit, d'autant plus qu'elles n'exigent des hommes que de s'abftenir des femmes, dont elles ne peuvent fouffrir les défauts, & qu'elles nous per mettent d'en aimer autant qu'il nous  QUATRIÈME ENTRETÏEN. 7f plait. Elies préfèrent l'intérêt & 1'immortalité de leurs compagnes a leur latisfaction particuliere; & elles fcnt bien aifes que les fages donnent a leur république autant d'enfans immortels qu'ils en peuvent donner. Mais enfin, monfieur, repris-je, d'oii vient qu'il y a fi peu d'exemples de tout ce que vous me dites ? II y en a grand nornbre , mon enfant, pourfuivit-il; mais on n'y fait pas réflexion, ou on n'y ajoute point de foi, ou enfin on les explique mal, fautc de connoïtre nos principes. On attribue aux démons tout ce qu'on devroit attribuer aux peupies des élémens. Un petit gnome fe fait aimer a la célèbre Magdeieine de la Croix, abbeffe d'un monafière a Cordoue en Eipagne ; elle le rend heureux dés 1'age de douze ans, & ils continuent leur commerce 1'efpace de trente. Un dirtöeur ignorant perfuade Magdeieine que fon amant eft un lutin , & 1'oblige de demander 1'abfolution au pape Paul lil. Cependant il eft impoffible que ce fut un démon ; car toute FEurope a fu, & Caffiodorus Remus a voulu apprendre a la poftérité le miracle qui fe faifoit tous les jours en faveur de la fainte fille, ce qui apparemment ne fut pas arrivé , fi fon commerce avec le gncme eut été fi diabolique que le vénérable diétateur 1'ima-  7« Le Comte de Gabaiis; ginoit. Ce docteur-Ia eut dit hardiment, fi je name trompe, que le fyiphe qui s'immortalifoit avec la jeune Gertrude, religieufe du monaftère de Nazareth, au diocèfede Cologne, étoit quelque diable. Affurément, lui dis-je, & je le crois auffi. Ha! mon fils, pourfuivit le comte en riant, fi cela eft, le diable n'eft guère malheureux de pouvoir entretenir commerce de galanterie avec une fille de treize ans, & lui écrire ces billets doux qui furent trouvés dans fa caffette.. Croyez, mon enfant, croyez que le démon a, dans la région de la mort, des occupations. plus triftes & plas conformes a la haine qu'a-. pour lui ledieu de pureté ;mais c'eft ainfi qu'onfe ferme volontairement les yeux, On trouve ,, par exemple, dans Tite-Live* que Rormilus. étoit fils de Mars; les efprits forts difent , c'eft une fable; les théologiens, il étoit fils d'un diable incuberles plarfans, mademoifelle Syivieavoit perdu fes gants,&el!e en voulut couvrir Ia honte, en difant qu'un Dieu les lui avoit, volés. Nous qui connoiffons la nature , & que Dieu a appelléde ces ténèbres a fon admirable lumière, nous favons que ce Mars prétendu. étoit un Salamandre, qui, éprisde la jeune Syivie, la fit mère du grand Romulus, ce héros-  ^QüATRlÈME EnTRETIEN. 77 «jui, après avoir fondé fa fuperbe ville, fut enlevé par fon père dans un char enflammé, comme Zoroaftre le fut par Oromafis. Un autre Salamandre fut père de Servius Tullius; Tite-Live dit que ce fut le dieu du feu, trompé par la reffemblance, & les ignorans en ont fait Ie même jugement que du père de Romulus. Le fameux Hercule, 1'invincible Alexandre, étoient fils du plus grand des fylphes. Les hiftoriens ne connoiffant pas cela, ont dit que Jupiter en étoit le père rils difoient 'Vrai; car, comme vous avez appris, ces fylphes , nymphes & falamandres, s'étoient érigés en divinités. Les hiftoriens, qui les croyoient tels, appelloient enfans des dieux tous ceux qui en naiffent. Tel fut le divin Platon,le plus divin Apoliónius Thianeus, Hercule, Achille, Sarpedon , le pieux JEnée, & le fameux Melchifedech; car favez-vous qui fut le père de Melchifedech r Non vraiment, lui dis-je; car faint Paul ne le favoit pas. Dites donc qu'il ne le difoit pas, reprit le comte, & qu'il ne lui étoit pas permis de révéler les myftères cabaliftiques. II favoit bien que le père de Melchifedech étoit fyiphe , & que ce roi de Salem fut concu dans 1'arche par la femme de Sem. La manière de facrifier de ce porrtife étoit la même que fa coufine  78 Le Comte de Gabalis; Egerie apprit au roi Numa, auffi bien que Fadoration d'une fouveraine divinité fans image & fans ftatue ; a caufe de quoi les Romains, devenus idoiatres quelque tems après, brülèrent les faints livres de Numa qu'Egerie avoit diflés. Le premier Dieu des Romains étoit le vrai Dieu ; leur facrifice étoit le véritable; ils offroient du pain & du vin au fouverain maitre du monde ; mais tout cela fe pervertit enfuite. Dieu ne laifla pas pourtant, en reconnoifiance de ce premier culte , de donner a cette ville , qui avoit reconnu fa fouveraineté , Fempire de Filmvers. Le même facrifice que Melchifedech Monfieur, interrompis-je, je vous prie laiffons-!a Melchifedech, la fyiphe qui 1'engendra, fa coufine Egerie, & le facrifice du pain & du vin. Ces preuves me paroiffent un peu éloignées , & vous m'obligeriez, bien de me conter des nouvelles plus fraiches ; car j'ai ouï-dire a un docFeur, a qui on demandoit ce qu'étoient devenus les compagnons de cette efpèce de fatyre qui apparut a faint Antoine, & que vous avez nommé fyiphe, que tous ces gens-la font morte préfentement. Ainfi les peupies élémentaires pourroient bien être péris, puifque vous les avouez mortels^ &C que nous n'en n'avons nulles nouvelles.  quatrième EnTRETIEN.: 79 Je prie Dieu, répartit le comte avec émotion, je prie Dieu, qui n'ignore rien, de vouloir ignorer cet ignorant, qui décide fi fortement ce qu'il ignore: Dieu le confonde & tous fes femblables. Doii a-t-il appris que les élémens fontdéferts Sc que tous ces peupies merveilleux fontanéantis? s'il vouloitfe donner la peine de lire un peu les hifioires, Sc n'attribuer pas un diable, comme font les bonnes femmes, tout ce qui paffe la chimérique théorie qu'il s'eft fait de la nature, il trouveroit en tous tems Sc en tous lieux des preuves de ce que je vous ai dit. Que diroit votre docleur a cette hiftoire authentique arrivée depuis peu en Efpagne ? Une belle fylphide fe fit ^imer a un Efpagnol, vécut trois ans avec lui y en eut trois beaux enfans, Sc puis mourut. Dira-t-on que c'étoit un diable ? La favante réponfe! felon quelle phyfique le diable peut-il s'organifer un corps de femme , concevoir , énfanter , allaiter ? Quelle preuve y a-t-il dans 1'écriture de cet extravagant pouvoir que vos théologiens font obligés en cette rencontre de donner au démon? Et quelle raifon vraifemblable leur peut fournir leur foible phyfique. Le jéfuite Delrio, comme il eft de bonne foi, raconte naïvement plufieurs de ces aventures, & fans s'embarraffejr  80 Le Comte de Gabalis; de raifons phyfiques, Te tire d'affaire, en difant que ces fylphides étoient des démons, tant il eft vrai que nos plus grands dofteurs n'en favent pas plus bien fouvent que les fimples femmes ; tant il eft vrai que Dieu airr.e a fe retirer dans fon tróne nubileux, & qu'épaiffiffant les ténèbres qui environnent fa majefté redoutable, il habite une lumière inacceffible , & ne laiffe voir fes vérités qu'aux humbles de cceur. Apprenez a être humble, mon fils, fi vous voulez pénétrer ces téncbres facrés qui environnent la vérité. Apprenez des fdges a ne donner aux démons aucune puiffance dans la nature, depuis que la pierre fatale les a renfermés clans le puitsde 1'abïme. Apprenez des philofophes a chercher toujours les caufes naturelles dans tous les événemens extraordinaires; & quand les caufes naturelles manquent , recourez a Dieu & a fes faints anges, & jamais aux démons, qui ne peuvent plus rien que fouffrir; autrement vous blafphémeriez fouvent fans y penfer , vous attribueriez au diable 1'honneur des plus merveilleux ouvrages de la nature. Quand on vous diroit, par exemple, que le divin ApolloniusThianeus fut concu fans 1'opération d'aucun homme , & qu'un des plus hauts Salamandres defcendit pour s'immortalifer avec fa  QUATBIÈME ENTRETIEN. 8l fa mère ; vous diriez que ce Salamandrè étoit un démon, & vous donneriez la gïcuré au diable, de la géneratióri d'un dés plus grands hommes qai fpient fortis de nos mariages phi~ lofophiques. Mafs , monfieur, interrorhpls-je, cel Apollonius eft réputé parmi nous pour un grand forcier, & c'eft tout le bien qu'on en dit. Voila, reprit Ie comte, un des plus admi'rables effets de 1'ignorance & de la mauvaife éducation. Paree qu'on entend faire i fa hdurncë des contes de forciers, tout ce quife fait d'ëxtraordinaire nepeut avoir que le diable pour auteur. Les plus grands doöeurs ont beau faire, ils irer* feront pas crus s'ils r.e parient comme nos npürrices. Apollonius n'eft pas né d'un homme % il entend les langages des óifeaux;il eft vu en même jour én divers endroits dii monde; il difparoit devant 1 emperéur Domitién , quï veut le faire maltraiter; il réffufcite une fülé par-la vertu de l'pnq\uahce; il dit a Ephêfe , en. une affemblée dc toute l'Afie,qu'a cette rneme heuré on tue fe ty'ïm a Rome. Il eftquefc tion de jii'ger cet homme, 'la nourricëdit '9 c'eft un forcier; faint Jéróme & faint Juftin le mar(yr,dü que ce n'eft qu'un grand priilofophe. Jéröme, Juftin & nos cabaliftes féroni des vifionnaires, & la femmelette 1'emportéra, firn xxxiK f  §z Le Comté dé Gabaii'S* Ha! que Fignorant périffe dans fon ignorance^ mais vous, mon enfant, fauvez-vous du naufrage. Quand vous lirez que le célèbre Merlin naquit, fans 1'opération d'aucun homme, d'une religieufe, fille du roi de la Grande-Bretagne , Sc qu'il prédifoit 1'avenir plus clairement qu'une tyréfie; ne dites pas avec le peuple qu'il étoit fils d'un démon incube, puifqu'il n'y en eut jamais, ni qu'il prophétifoit par 1'art des démons, puifque le démon eft la plus ignorante de toutes les créatures, fuivant la fainte cabale. Dites avec les fages, que la princeffe angloife fut confolée dans fa folitude par un fyiphe qui eut pitié d'elle, qu'il prit foin de la divertir, & qu'il fut lui plaire, Si que Merlin leur fils fut élevé par le fyiphe en toutes les fciences, Sc apprit de lui a faire toutes les merveilles que 1'hiftoire d'Angleterre en raconte. Ne faites pas non plus 1'outrage aux comtès de Clèves , de dire que le diable eft leur père, &C ayez meilleure opinion du fyiphe , que 1'hi.toire dit qui vint a Clèves fur un navire mira«uleux trainé par un cygne , qui y étoit attaché avec une chaine d'argent. Ce fyiphe , après avoir eu plufieurs enfans de 1'héritière de Clèves , repartit un jour en plein midi, a la vue de fout le monde, fur fon navire aérien. Qu'a-t-ii  ■QüATRIEME ENTKETIEN. 8$ fait a vos docteurs, qui les oblige a l'ériger en démon ? Mais ménagerez vous affez peu 1'honneur de la maifon de Lufignan, & donncrez-vous a vos comtes de Poitiers une généalogie diaboliqne } Que direz-vous de leur mère célèbre ? Je crois, monfieur, interrompis-je, que vcus ni'allez faire les contes de Melufine. Ha ! fi vous me Jiiez 1'bifioire de Melufine, reprit-il, je vous donne gagné; mais fi vous la niez, il faudra biuler les livres du grand Paracelfe, qui maintient en cinq ou fix endroits différens, qu'il n'y a rien de plus certain que cette Melufine étoit une nymphe ; & il faudra démentir vos hiftoriens , qui difent que, depuis ia mort, ou pour mieux dire, depuis quelle difparut aux yeux de fon mari, elle n'a jamais manqué (toutes les fois que fes defcendans étoient menacés de quelque difgrace, ou que quelque roi de France devoit mourir extraordinairement) de paroitre en deuil fur la grande tour du chateau de Lufignan, qu'elle avoit fait batir. Vous aurez une querclle avec tous ceux qui defcendent de cette tiymphe, ou qui font alliés de fa maifon, fi vous vous obfiinez a foutenir que ce fut uft diable. Penfezvous, monfieur , lui dis je, que ces feigneurs aiment mieux ctre crigin; ires des fffc F ij  $4 Le Comte de Gabalis, phes? lis Paimeroierit mieux, fans cloute, répliqua-t-il, s'ils favoient ce que je vous apprends, Öi ils tiendroient a grand honneur ces naiffances extraordinaires. Ils connoüroient, s'ils avoient quelque lumière de cabale, que cette forte de génération étant plus conforme a la manière dont Dieu entendoit au commencement que le monde fe multipliat, les enfans qui en naiffent font plus heureux, plus vaillans, plus fages, plus renommés & plus bénis de Dieu. N'eft-il pas plus glorieux pour ces hommes illuftres de defcendre de ces créatures fi parfaites , fi fages ck fi puiffantes, que de quelque fale lutin, ou quelque infame afmodée ? Monfieur, lui dis-je, nos théologiens n'ont garde de dire que le diable foit père de tous ces hommes qui naiffent fans qu'on fache qui les met au monde, lis reconnoiffent que le diable eft un efprit, & qu'ainfi il ne peut engendrer. Grégoire de Nice, reprit le comte, ne dit pas cela; car il tient que les démons multiplient entr'eux comme les hommes. Nous ne fommes pas de fon avis, répliquai-je. Mais il arrivé, difent nos docteurs, que Ha! ne dites pas,interrompit Ie comte, ne dites pas ce qu'ils difent, ou vous diriez comme eux une fottife très-fale & très-malhonnête. Quelle abominabl»  QUATRIÈME ENTRETIEN. 8 $ défaite ont-ils trouvé-la ? II eft étonnant comme ils ont tous unanimement embraffé cette ordure, 8c comme ils ont pfis plaifir de pofterdes farfadets aux embuches, pourprofiter de 1'oifive brutalitédes folitaires, 8c en mettre prompt tement au monde ces hommes miraculeux, dont ils noirciffent 1'illuftre mémoire par une li vilaine origine. Appellent-ils cela philofopher? Eft-il digne de Dieu de dire qu'il ait cette complaifance pour le démon de favorifer ces abominations, de leur accorder la grace de la fécondité qu'il a retufee s de grands faints,. & de récompenfer ces faletés en créant pour ces embriöns d'iniquiré , des ames plus héroïques , que pour ceux qui ont été formés dans la chafteté d'un manage légitime? Eft-il digne de la religion de dire comme font ces docleurs, que le démon peut, par ce deteftidej artifice, rendre enceinte une vierge durant le fommeil, fans préjudice de fa virgimté ? Ce qui eft auffi abfurde que Fhiftoire que Thomas d'Aquin , d'ailleurs auteur trés - fokde , 8c qui favoit un peu de cabale, s'oubïie affez lui-même pour conter dans fon fixième quodlibet d'une rille couchéeavec fpnpèie,d qui il fait arriver même aventure que queJques rabins hérétiques difent qui avint a la fille de Jérémie , a laquelle ils, font. concevoir ce grand cabalifte Benfyrab,,  Sé Le Comte de Gabalis; en entrant dans !e bain après le prophéte. Jé jurerois que cette impeninence a été imaginée par quelque .... Stj'ofois, monfieur, inrerrompre votre déclamation , lui dis-je , je vous avouerois peur vous appaifer, qu'il feroit a fouhaiter que nos doöeurs et-ffent imag'mé quelque iblution, dort les oreilles pures comme les vötres s'offenfaffent moins. Ou bien ils devoient nier tout-afait les faits fur lefque's la quefHon eft fon:!ée. Bon expediënt, reprit-il ! Eh ! le moven de nier les chofes confhintes ? Mettez-vous a" la place d'un théologien a fourrure d'hermme , & fuppofez que 1'heureux Danhnzerus vient a Vous comme k 1'oracle de fa religton En cet endroit un laquais vint me dire qu'un jeune feigneur vencit me voir. Je ne venx dtis qu'il me voye , dit le comte. Je vous demande pardon , moi ficiir, h:j dis - je , vous iugez bien au nom de ce feigneur , que je ne puis pas faire dire qu'on ne me voit point: prenez donc Ia pei e d'entrer dans ce cabiner. Ce n'tfi pas la peine , dit-il , je vais me rendre invifible. Ah ! monfieur , m'écriai-je , trêve de diablerie, s'il vous plait , je n'entends pas raillerie ladeffus. Quelle ignorance, dit le comte en riant, & hauffanf les épaules, de ne favoir pas que pOur êtie invifible il ne faut que meurt devant  CrNQUlÈME Entretien. 87 foi le contraire de la lumière ! U paffa dans mon cabinet, &c le jeune feigneur entra prefque cn rnême tems dans ma chambre : je lui demande pardon fi je ne lui parlai pas de mon aventure. CINQUIÈME ENTRETIEN» Suite du precedent* L E grand feigneur étant forti , je trouvai en venaarde le condüire, le comte de Gabalis dans ma chambre. C'eft grand dommage, me dit-il , que ce feigneur qui vient de vous quitter, fera un jour un des foixante-douze princes du fanhedrin de la loi nouvelle ; car fans cela , i! feroit un grand fujet pour la fainte cabale : il a 1'efprit profond, net,. vaftefublime & hardi ; voila ia figure de geomance que je viens de jetter pour lui durant que voi» parliez enfembie. Je n'y ai jamais vu des points plus heureux , & qui marquaffent une ame fi belle : voyez cette mh-e (#) , quelle magnanimitéelle lui donne ; cette fille (£) lui procurera Ia pourpre : je lui veux du mal, &£ a la for— { du ciel des étoiles; tu es élevé fur elles, » 6 feu étincelant. La tu t'allumes & t'entre» tiens toi-même par ta propre fplendeur; &C » il fort detoneffencédesruiffeaux intariffables w de lumiere qui nouriffent ton efprit infini. >» Cet efprit infini produit toutes chofes, & w fait ce trcfor inépuifable de matiere, qui ne  «)ï Le Comte de Gabalis,4 « peut manquer a la génération qui 1 'environne w toujours a caufe des formes fans nornbre »> dont elle eft enceinte , & dont tu 1'as remplie » au commencement. De cet efprit tirent auffi m leur origine ces rois trés - faints qui font » debout autour de ton tröne, & qui com» pofent ta cour, ö Père univerfel! ö unique! » ö Père des bienheureux mortels, & immor»> telst tu as créé en particulier des puiffances » qui font merveilleufement femblables a ton » éternelle penfée &c a ton effence adorable. » Tu les a établies fupérieures aux anges qui » annoncent au monde tes volontés. Enfin tu » nous a créé une troifième forte de louve*> rains dans les élémens. Notre continuel » exercice eft de te louer, & d'adorer tes » defirs. Nous brülons du defir de te pofféder» »> O père! o mère, la plus tendre des mèrcs.! » ö 1'cxemplaire admirable des fentimens & » de la tendreffe des mères! o fils, la fleur de » tous les fils3 ö forme de toutes les formes ! » ame, efprit, harmonie, 6f nornbre de toutes » chofes. » Que dites-vous de cette oraifpn des Salai mandres ? N'tft- elle pas bien fayante, biea elevée, &bien devote? Et deplus bienobfeure, répondis-je ; je Ta vois ouie paraphrafer a 114 prédicüteur, qui prou.vok par la, que le diable:,  CiNQUIEME ENTRETIEN. 9J entr'autres vices qu'il a, eft fur - tout grand hypocrite. Hé bien, s'écria le comte, quelle reffource avez - vous donc pauvres peupies élémentaises 't Vous dites des nierveilles de la nature de Dieu, du Père, du Fi|s, du SaintEfprit, des intelligences affiftantes, des anges, des cieux. Vous fakes des prières admirables, & les enfeignez aux hommes ; & , après tout, vous n'êtes que kuins hypocrites! Monfieur, interrompis-je, vous ne me faites pas plaifir d'apoftropher ainfi ces gens-la. Hé bien, mon fils, reprit-il, ne craignez pas que je les appelle : mais que votre foibleffe vous empêche du moins de vous étonner a 1'ayenir de ce que vous ne voyez pas autant d'exemples que vous en voudriez de leur alliance avec les hommes. Hélas! oü eft la femme, a qui vos 'jocleurs n'ont pas gaté 1'imagination, qui ne regarde pas avec horreur ce commerce, & qui ne tremblat pas k 1'afpedl d'un Sylphe? Oü eft 1'homme qui ne fuit pas de les voir, s'il fe piqué un peu d'être homme de bien? Trouyons - nous que trés - rarement un honnête homme , qui veuille de leur familiarké? Et n'y a-t-il que desdébauchés, ou des avares, ou des ambitieux, ou des fripons, qui cherchent cet honneur, qu'ils n'auront pourtant jamais (viv£  94 Le Comte de Gabalis, Dieu), paree que la crainte du Seigneur eft le commencement de Ia fageffe. Que deviennent donc, lui dis je, tous ces peupies volans ; maintcnant que les gens de bier, font fi préoccupés contr'eux ? Ha! le bras de Dieu, dit - il, n'eft point raccourci, & Ie démon ne retire pas tout 1'avantage qu'il efpéroit de 1'ignorance, & de Terreur qu'il a répandues è leur préjudice; car outre que les philofophes qui font en grand nombre y remedies.t le plus qu'ils peuvent en renor.cant tout - a - fait aux femmes, Dieu a permis a tous ces peupies d'ufer de tous les innocens artifices dont ils peuvent s'avifer pour converfer avec les hommes a leur infeu. Que me dites-vous la, mor.fienr? m'écriai-;e. Je vous dis vrai, pourfuivit-il. Croyezvous qu'un chien puiffe avoir des enfans d'une femme? Non, répondis-je. Et un iinge, S*oW t-il. Non plus, rep!iquai-je. Et un ours? continua-t-il. Ni chien, ni ours, ni finge , lui dis-je, cela eft impoffible fans doute; contre la nature, contre la railon & le fens commun. Fort bien, dit le comte , mais les rois des Goths ne font ils pas nés d'un ours & d'une princeffe Suédoife ? II eft vrai, répartis-je, que 1'hiftoire le dit. Et les Pegufiens & Syoniens des Indes, répliqua -1 - il, ne font-ils pas nés  CïnquieMe Entretien. 95 d'un chien & d'une femme? J'ai encore !u cela, lui dis-je. Et cette femme Portugaife, continua t-il, qui étant expofée en une ïle détente, eut des enfans d'un grand finge? Nos fhéologiens, lui dis-je, répondent a cela, monfieur, que le diable prenant la figure de ces bêtes Vöus m'allez encore alléguer, interrompit le comte, les fales imaginations de vos auteurs. Comprenez donc, une fois pour toutes, que les fylphes voyant qu'on les prend pour des démons, quand ils apparoiffent en'ferme hu* maine; pour diminuer cette averfion qu'on a d'eux, prennent la figure de ces animaux, &t s'accommodent ainfi a la bizarre foibleffe des femmes, qui auroient horreur d'un beau fyiphe7 & qui n'en ont pas tant pour un chien , ou pour un finge. Je pourrois vous conter plufieurs hiftoriettes de ces petits chiens de Bologne avec certaines pucelles de par le monde : mais j'ai a vous apprendre un plus grand fecret. Sachez, mon fils, que tel croit être fils d'un homme, qui eft fils d'un fyiphe. Tel croit être avec fa femme, qui, fans y penfer, imrrtortalife une nymphe. Telle femme penfe embraffer fon mari, qui tient entre fes bras un faïamandre ; & telle fllle jureroit a fon réveil qirelle eft vierge , qui a eu durant fon fommeil éü honneur dont elle ne fe doute pas. Ainfi  9 G, iy,  KM Le Comte de Gabalis; chofes, & ont pris occafion de faire la-defïus mi Je contes impertinens , & de décrier une affemblée qi.e nous ne convoquons qu'a la g' ire du fouverain Êrre. Je n'euffe jamais imaginé , lui dis - je , que le fabat fut une affembiée de dévotion. C'en eft pountapt une, répartit-il , trés - fainte & tréscabaliftique ; ce que le monde ne fe perfuaderoir pis facilement. Mais tel tft i'aveuglement dép'or ble de ce fièc'e injufte : on s'entête d'un bruit populaire , & cn ne veut point être détrompc. Les fages ont beau dire , les fots en font plu tal crus. Un philofophe a beau montrer a i'oed !a fauffeté des chimères que Ton s'cft forgées, & donner de? preuves manifeftcs du .contraire'; quelqu'expérience & quelque folide ra fonnement qu'il ait employé , s'il vient un hp ri me è chap* ron qui s'infcrive en faux , 1'expéricr ce & 'a dérronftration n'ont p'us de f )rce, & il treft plus au pouvoir de la vérité de rétabiir fon empire. On en croit plus a ce chaperon qua fes propres yeux. II y a eu dans votre France une preuve mémorable de cet entêtement populaire. Le fameux cabalifte Zedechias fe mit dans Tcfpnt, fous le rtgne de votre Pepin , de convaincre ie monde que les élémens font habités par tous ces peupies dont je vous ai décrit la  ClNQUIEME ENTRETIEN. 105 nature. L'expédient dont il s'avifa fut de confeiller aux fylphes de fe montrer en 1'air a tout le monde ; ils le firent avec msgnificence. On voyoit dans les airs ces créatures en förme humaine, tantöt rnngées en bataille , marchant en bon ordre , ou fe tenant fous les armes, ou campées fous des pavillons fupetbes; tantöt fur des navires aériens d'une ftructure admirable , dont la flotte volante voguoitau gré des zéphirs. Qu'arriva-t-il ? Penfez-vous que ce fiècle ignorant s'avisat de raifonner fur la nature de ces fpeclacles merveilleux ? Le peuple crut d'abord que c'étoit des forciers qui s'étoient emparé de 1'air pour y exciter des orages , &C pour faire grêler fur les moiffons. Les lavans théolcgiens & les jurifconfultes furent bientöt de Pavis du peuple : les Empereurs le crurent auffi ; & cette ridicule chimère alla fi avant , que le fage Charlemagne , & après lui, Louisle - Débonnaire, imposèrent des grièves peines a tous ces prétendus tyrans de 1'air. Voyez cela dans le premier chapitre des capitulaires de ces deux empereurs. Les fylphes voyant le peuple , les pédans, & les têtes couronr.ées même s'alanner ainfi contr'eux , réfolurent pour faire perdre cette mauvaife opinion qu'on avoit de leur flotte  'ï©6 Le Comte de GabaiisJ innocente, d'enlever des hommes de toutes. parts, de leur faire voir leurs belles femmes, leur république & leur gouvernement, & puis les remettre k terre en divers endroits du monde. Ils le firent comme ils 1'avoient projetté. Le peuple qui voyoit defcendre ces hommes, y accouroit de toutes parts, prévenu que c'étoit des forciers qui fe détachoient de leurs compagnons pour venir jetter des venins fur les fruits & dans les fontaines; fuivant la fureur qu'infpirent de telles imaginations , il entrasnoit ces innocens au fupplice. II eft incroyable quel grand nornbre il en fit périr par l'eau & par le feu dans tout ce royaume. H arriva qu'un jour, entr'autres 3 on vit k Lyon defcendre de ces navires aériens trois hommes & une femme ; toute la ville s:affemble k 1'entour , crie qu'ils font magiciens, & que Grimoald, duc de Benevent, ennemi de Charlemagne, les envoie pour perdre les moiffons des Francjois. Les quatre innocens ont beau dire pour leur juftification qu'ils font du pays même , qu'ils ont été enlevés depuis peu par des hommes miraculeux qui leur ont fait voir des merveilles inouies, & les ont priés d'en faire le récit ; le peuple entêté n'écoute point leur défenfe ; & il alloit le jetter dans Je feu, quand le bonhomme Agobard, évêque de  ClNQUlEME EnTRETÏEN. lOf Lyon, qui avoit acquis beaucoup d'autorité étant moine dans cette ville, accourut aubruit, & ayant ouï Paccufation du peuple & la défenfe des accufés, prononca gravement que 1'une & 1'autre étoient fauffes; qu'il n'étoit pas vrai que ces hommes fuffent defcendus de 1'air , & que ce qu'ils difoient y avoir vu étoit impoffible. Le peuple crut plus k ce que difoit fon bon père Agobard qu'a fes propres yeux , s'appaifa, donna la liberté aux quatre ambaffadeurs des fylphes , & recut avec admiration le livre qu'Agobard écrivit pour confirmer Ia fentence qu'il avoit donnée ; ainfi le témol» gnage de ces quatre témoins fut rendu vain. Cependant comme ils échappèrent au fupplice , ils furent libres de raconter ce qu'ils avoient vu ; ce qui ne fut pas tout-a-fait fans fruit; car s'il vous en fouvient bien, le fiècle de Charlemagne fut fécond en hommes héroïques; ce qui marqué que la femme qui avoit été chez les fylphes, trouva créance parmi les dames de ce tems la , & que par la grace de Dieu beaucoup de fylphes-s'immortalifèrent. Plufi eurs fylphides auffi devinrent immortelles par le récit que ces trois hommes firent de leur beauté ; ce qui obligea les gens de ce tems-la de s'appliquer un peu k la philofophie; & de-lk  io8 Le Comte de Gabalis? font venues toutes ces hiftoires des fées quö vous trouvez dans les légendes amoureufes du fiècle de Charlemagne & des fuivans. Toutes ces fées prétendues n'étoient que fylphides &C nymphes. Avez-vous lu ces hiftoires des héros & des fées ? Non , monfieur, lui dis-je. J'en fuis faché, reprit-il, car elles vous euffent donné quelque idéé de Tétat auquel les fages o.u réfolu de réduire un jour le monde. Cts hommes héroïques, ces amours des nymphes , ces voyages au paradis terreftre, ces palais & ces bois enchantés, & tout ce qu'on y voit des charmantes aventures, ce n'eft qu'une petite idéé de la vie que mènent les fages , & de ce que le monde fera quand ils y feront régner la fageffe. On n'y verra que des héros, le moindre de nos enfans fera de la force de Zoroaftre, Apollonius, ou Melchiledech ; & la plupart feront auffi accomplis que les enfans qu'Adam eut eu d'Eve s'il n'eüt point pêché avec elle. Ne m'avez-vous pas dit, monfieur, interrompis-je , que Dieu ne vouloit pas qu'Adam & Eve euffent des enfans, qu'Adam ne devoit toucher qu'aux fylphides , & qu'Eve ne devoit penfer qu'a quelqu'un des fylphes ou des falamandres ? II eft vrai, dit le comte, ils ne deroient pas faire des enfans par la voie qu'ils en firent. Votre cabale , monfieur , continuai-je ,  CïNQUIEME ENTRETIEN. ïO$ idonne donc quelque invention k 1'homme & ai la femme de faire des enfans autremeht qu'a Ia méthode ordinaire ? Affurément, reprit-il. Eh, monfieur! pourfuivis-je,apprenez-la-moi donc, je vous en prie. Vous ne le faurez pas d'aujourd'hui, s'il vous plait, me dit-il en riant. Je veux venger les peupies des élémens, de ce que vous avez eu tant de peine k vous détromper de leur prétendue diablerie. Je ne doute pas que vous ne foyez maintenant revenu \de vos terreurs paniques. Je vous laiffe donc pour vous donner leloifir de méditer & déiibérer devant Dieu, a quelle efpèce de fubftances élémentaires il fera plus a propos pour fa gloire, & la votre, de faire part de votre immortalité. Je m'en vais cependant me recueillir un peu ; pour le difcours que vous m'avez donné envie de faire cette nuit aux gnomes. Allez-vous, lui dis-je , leur expliquer quelque chapitre d'Averroës ? Je crois, dit Ie comte , qu'il y pourra bien entrer quelque chofe de cela ; caf j'ai deffein de leur prêcher 1'excellence de 1'homme , pour les porter a en rechercher Falliance. Et Averroës après Ariftote, a tenu deux chofes qu'il fera bon que j'éclairciffe ; Tune fur la nature de 1'entendement, & 1'autre fur le fouverain bien. II dit qu'il n'y a qu'on feul entendement créé, qui eft 1'image de 1'incréé, & que  ïio Le Comte de Gabalis \ &c2 cet unique entendement fuffit pour tous leS hommes; cela demande explication. Et pour* le fouverain bien, Averroës dit, qu'il confifte dans la converfation des anges; ce qui n'eft pas affez cabaliftique ; car 1'homme dès cette vie, peut, 8c eft créé pour jouir de Dieu , comme vous entendrez un jour Sc comme vous éprouverez quand vous ferez au rang des fages. Ainfi finit Pentretien du comte de Gabalis. II revint le lendemain, Sc m'apporta le difcours qu'il avoit fait aux peupies fouterrains; il eft merveilleux ! Je le donnerois avec la fuite des entretiens qu'une vicomteffe Sc moi avons eus avec ce grand homme, fi j'étois fur qué tous mes leöeurs euffent 1'efprit droit, Sc ne trouvaffent pas mauvais que je me divertiffe aux dépens des fous. Si je vois qu'on veuille laiffer faire a mon livre le bien qu'il eft capable de produire , Sc qu'on ne me faffe pas 1'injuftice de me foupconner de vouloir donner crédit aux fciences feerètes, fous le prétexte de les tournet1 en ridicule ; je continuerai a me réjouir de monfieur le comte , Sc je pourrai donner bieatöt un autre tome. FIN.  LETTRES i|i a —— i n L E T T R E A MONSEIGNEUR ********, Monseigneur, Vous m'avez toujours paru li ardent pour vos amis, que j'ai cru que vous me pardonneriez la liberté que je prends en faveur du meilleur des miens , de vous fupplier d'avoir pour lui la complaifance de vous faire lire fon livre. Je ne prétends pas vous engager par-la a aucune. des fuites que mon ami 1'auteur s'en promet peut-être , car meffieurs les auteurs font fujets a fe faire des efpérances. Je lui ai même affez dit, que vous vous faites un grand point d'honneur de ne dire jamais que ce que vous penfez; & qu'il ne s'attende pas que vous alliez vous défaire d'une qualité fi rare & fi nouvelle k Ia cour , pour dire que fon livre eft bon , fi Vous le trouvez méchant; mais ce que je défirerois de vous, monfeigneur , & de quoi je vous prie très-humblement, c'eft que vous ayez Ia bonté de décider un différent que nous avons eu enfemble. II ne falloit pas tant étudier, m0nl feigneur, & devenir un prodige de fcience fi yousne vouliez pas être expofé a être confuhé  III L E T T R E. préférabl-ment aux* docteurs. Voici donc la difpute que j'ai avec mon ami. J'ai voulu 1'obfigera changer entièrement la forme cie (on ouvrage. Ce tour plaifant qu'il lui a donné ne me femble pas propre a fon fujet. La cabale, lui ai-je dit, eft une fcience férieufe, que beaucoup de mes anus étudient férieufement: il falloit la réfuter de même. Co.nme toutes fes erreurs font fur les chofes divines, outre la d'fficulté qu'il y a de faire rire un honnête homme fur quelque fujèt que ce foit : il eft de plus très-dangereux de railier en celuici, ói il eft fort a craindre que la dévotion ne femble y être intéreffée. II faut faire parler un cabalifte comme un faint, ou il joue très-mal fon röle; & s'il parle en faint, il impofe aux efprits foibles par cette fainteté apparente,& il perfuade plus fes vifions que toute la plaifanterie qu'on peut en faire , ne les rcfute. Mon ami répond a cela , avec cette préfomption qu'ont les auteurs , quand ils défendent leurs livres ; que fi la cabale eft une fcience férieufe , c'eft qu'il n'y a que des mélancoliques qui s'y adonnent ; qu'ayant voulu d'abord effayer fur ce fujet le fiyle dogmatique , il s'étoit trouvé fi ridicule lui-même de traiter férieufement des fottifes , qu'il avoit jugé plus k propos de tourner ce ridicule contre le feigneur  L E T T R E.' ij ti |f>eür comte de Gabalis. La cabale, dit-il, eft du nornbre de ces chimères, qu'on autorife quand on les combat gravement, 6c qu'on né doit entreprendre de détruire qu'en fe jouanti Comme il fait affez bien les pères , il m'a allégué la-deffus Tertulüen. Vous qui les favez, mieux que lui & moi, jugez , monfeigneur; s'il 1'a cité a faux; Multa fururiju dïgna revinri% tic gravïtau adorentur. II dit que Tertullien dit ce beau mot contre les Valentiniens, qui étoient une manière de cabaliftes très-vifionnaires. Quant a la dévotion qui eft prefqiie toujours de la partie en tout cet ouvrage , c'eft une néceffjté inévitable, dit-il, qu'un cabalifte parle de Dieu i mais ce qu'il y a d'heureux en cé fujet-ci, c'eft qu'il eft d'une néceflité encore plus inévitable pour conferver le caraöère cabaliftique de ne parler de Dieu qu'avec un refpedf. extréme; ainfi la religion n'en peut recevoir aucurië atteinte ; & les efprits foibles le feront plus que le feigneur de Gabalis , s'ils fe laiffent enchanter par cette dévotion extravagante; ou fi les raiüeries qu'on en fait, ne lèvent pas' le charme; Par ces raifons & par plufieurs autres que je ne vous rapporterai pas , monfeignéür , parcè qite j'ai envie que vous foyez de mon avis i mon ami prétend qu'il a dü écrire contre lat lome XXXIV. H  ÏT4 1 e t t r e.' cabale en folatrant. Mettez-nous d'accord s5H vous plaït. Je maintiens qu'il feroit bon de procéder contre les cabaliftes Sc contre toutes les fciences fecrètes par de férieux Sc vigoureux argumens. II dit que la vérité eft gaie de fa nature, & qu'elle a bien plus de puiffance quand elle rit: paree qu'un ancien, que vous connoiffez fans doute , dit en quelque lieu , dont vous ne manquerez pas de vous fouvenir avec cette mémoire fi belle que Dieu vous a donnée ; convenit veritati ridtrt quia Lcetans. - II ajoute que les fciences fecrètes font dangereufes fi on ne les traite pas avec le tour qu'il faut pour en infpirer le mépris, pour en éventer le ridicule myftère, Sc pour détourner le monde de perdre le tems a leur recherche ; en lui en apprenant le plus fin , & lui en faifant voir 1'extravagance. Prononcez, monfeigneur, voila nos raifons. Je recevrai votre décifion avec ce refpefl que vous favez qui accompagae toujours Fardeur avec laquelle je luis, Monseigneur, yotre trés - humble Sc très-j obéiffant ferviteur.  IR I p o n s e» ïi^ R É P O N S E A la Lettre de Monfieur **** ***\ Monsieur, J"'ax lu le comte de Gabalis, & je vous fiendraï compte de 1'amkié que vous m'avez fake de me 1'envoyer. Perfonne ne 1'avok encore vu ici; j'ai été bien aife de le lire des premiers» pour en faire une nouvelle a mes amis ; ils me favent bon gré que je le leur sye communiqué. ■Quoique nous 1'ayons In & rekt enfemble , ils ne font pas contens; c'eft-a-dire , que vous m'en envoyiez encore une douzaine d'exemplaires ; ces meffieurs en veulent faire une pièce de cabinet. Au refte vous me fakes honneur d'un favoir que je n'ai pas ; fi j'ai lu quelques livres c'a été pour voir les différentes opinions qu'ont les hommes, & non pour engarder quelqu'une; car je ne tiens guère qua ce lentiment, qü'a un petit nornbre de vérités prés , toutes chofes font problématiques. Ainfi je tuis peu propre a décider fur le différend que vous avez avec votre ami 1'auteur. Cependant j'ai fi peur que vous ne m'alüez faire la guerre, fi je vous refufe Hij  6iï R é p ó n s e. de dire ce que je penfe du livre, que j'aims mieux vivre en iureté, au hafard qu'il m'e'n coüte un jugement bon ou mauvais. Si je le fais bien , ce fera miracle , car vous favez: Omfiis komo mendax; s'il eft mauvais, vous ferez caufe que je 1'aurai fait, & je me réferve de le défavouer quand il me plaira. En tout cas , il fera fait. a 1'ami, & je n'y épargnerai ni bon féns, ni paroles avec ce que je vous rapporterai que j'ai oui dire h d'autres. Quand j'invitai la première fois mes amis a la leöure du xomte de Gabalis, ils me dirent d'abord, bagatélle , bagatelle de votre roman : lailTez cëla a vos laqüais; lifons quelque livre nouveau qui foit bien écrit. Lifez , meffieurs , leur dis-je, en montrant le litre ; le comte de Gabalis, ou entretiens fur les fciences fecrètes. Ah vraiment ! repartirent-ils, voila qui ne parle plus roman. C'eft ici quelqu'un de nos diftillateurs qui a décharge fon imagination, dit le marquis , que vous connoiffez tant: il eft férieiix, fans doute, dit un autre ; mais n'importe le livre n'eft pas gros. Je n'avois garde de m'y tromper, je leur promis qu'il les divertiroit. En effet, ils rirent plulieurs fois durantle premier entretien. Celui qui lifoit alloit paffer au lecond, quand le marquis , qui eft, ne lui en déplaife , un grand faifeur de réflexions, le pria d'arrêter pour pariet  R E p o N s Ei \iyde ce qu'on venoit d'entendre. II crut avoir; compris le deffein de 1'auteur. AiTurément £ dit-il, voici un homme qui joue les cabaliftes il aura.fu qu'il y a, un grand nornbre de grands, feigneurs &r d'autres perfonnes de tous états r entêtés de fecrets, les uns d'une manière 6c, les autres d'une autre : peut-être auffi a-t-il eiu la même maladie : au rnoins je ne crois pas mal. conjeöurer, qu'il va faire decoudre bien des, myftères au comte de Gabalis; 6> de la manière. qu'il a commencé de raconter, nous verrons: une comédie qui ne fera pas le pire. Je me récriai fur le mot de comédie, 8c je dis au mar^ quis, que je connoifiois. 1'auteur: j'enteads me repartit-il, que 1'auteur veut mettre en étalage les myftères de la cabale, 8c tournee en ridicules ceux qui ont la folie des fecrets,;. pour cela il a pris Ie ftyle des entretiens, Sc. il me femble que le comte de Gabalis com-, mence de jouer merveilleufement bien fon röle, Pour moi, je Ie reconnois pour un véritable cabalifte, & il me fait penfer que fi j'étois venu. au monde quelques années plus tot, Sc qua j'euffe fu par. mes lettres me concilie.r 1'amitié de ce bon cabalifte Suiffe Paracelfe , comme les cabaliftes font tous gens généreux; celui-ci n'auroit pas manqué de me venir voir en Bourgogne ,.8c felon toutes les apparenc.es vil m'aui H iij  Il8 R É P O N s t. roit falué gravement en langue francoife & etï accent étranger , a-peu-près dans les termes du comte de Gaba'is. La nouveauté du compliment m'auroit peut être furpris, mais pour peu que j'euffe marqué de difpofition a 1'entendre , il m'auroit promis merveilles. Nous verrons , pourfuivit le marquis , ce que 1'auteur apprendra de fon comte , mais je n'efpère pas d'être fort favant a la fin du livre. Tous les difeurs de fecrets font comme lui magnifiques en paroles , & après avoir demandé mille fois , difcrction & fidélité pour ce qu'ils ont a dire , on n'apprend a la fin que des fecrets vuides , feulement propos a repaïtre des imaginations vigoureufes & fpacieufes; fou qui s'y laiffe prendre & plus fou qui dépenfe fon bien a chercher ce qu'il ne trouvera jamais. II manquoit a Molière une comédie de cabaliftes , &c je fouhai;e , pourfuivit-il en s'adreffant a moi , que votre ami 1'auteur fe foit auffi bien connu en caraclères, il pourra beaucoup contribuer a abréger le catalogue des fcus; mais encore , monfieur, me dit-il, peut-on apprendre le nom de 1'auteur, nous pourrions peut-être mieux juger du livre ? Les autres fe joignirent a monfieur le marquis, ils me firent tous la même demande. Je m'en défendis jufqu'a ce qu'ils euffent vu tous les entretiens, & je leur de-  R E P O N S E. ÏTj~44 le Sylphe amoureux; Voyage ejl inutile ! En quel lieu de lunlveri lüirois • je pas pour vous fuivre ? & quel climat ejl inaccejjible d l'amour ? Oh ! pour le coup, s'écria mademoifelle de Fontenay, après avoir achevé de Ure, le diable s'en mêle ; il eft impoffible qu'un voyage qui n'eft propofé que depuis quelques heures foit déja fu , & que le billet ait été apporté le moment d'après que nous 1'avons réfolu; car Fheure oh le batelier dit qu'il 1'a recu , & celle oü vous 1'avez propofé, eft a-peu-près la même. Elles firent mille queftions au batelier, fur 1'heure , fur cet homme , fur fon cheval , & elles n'en furent pas plus favantes: enfin, elles remontèrent en carroffe & arrivèrent a la maifon de la marquife. Dès qu'elles furent defcendues , un valet-de- chambre qui étoit dans la cour dit k la marquife : 11 étoit ïnutile, madame, que je fiffe tant de diligence; car la conciërge étoit avertie il y avoit plus de deux heures. Et par qui, dit la marquife ? Par vin jeune homme fort bien fait, dit la conciërge qui étoit préfente, qui m'eft venu dire que je fiffe votre lit tout prêt, paree que vous vous coucheriez en arrivant, n'ayant point dormi cette nuit. La marquife & mademoifelle de Fontenay fe regardèrent, ne voulant rien dire devant  fc, fi S Y I. P H E AMOBRKÜt ïjfè Hevant ieurs gens. Et qu'eft devenu cet homme $ 'etornee mademoifelle de Fontenay. Je na fais, dit la conciërge ; car il a pouffé fori cheval a toute bride , & je 1'ai perdu de vue en un moment; La marquife &c fon amie ayant 1'efprit remph de kur aveniure, en vraies hé* roïnes de roman , ne firent qu'un léger repas ; elles fe couchèrent enfuite ; & comme elles étoient laffes d'avoir veillé & d'avoir fait cè petit voyage fi rriatin , elles s'endormirent profondément : a peine furent-elles cveillées ^ qu'on viht avertir la marquife qu'un laquais dé la co.mteffe de Rofieres arrivoit de Paris pour lui apporter une lettre. La marquife le fit entrer promptement; elle demanda au laquais ce qu'il y avoit de fi preffé : je ne fais, madame , lui dit-il; mais ayant été chez vous ce matin k onze heures , croyant vous trouver audit, on m'a dit que vous étiez partie de bon matin pour Surêne , & madame la comteffe a qui j'ai porté cette réponfe , m'a ordonné de partir fur le champ pour vous apporter cette lettre. Madame la marquife d'Autricourt la lut , &y trouva que la comtetïe de Roneres. la prioit de fe rendre chez elle le lendemain pour une affaire preffée qu'elle ne lui expliquoit point. La marquife. dit au laquais qu'elle alloit faire réponfe ; elle inonixa cette lettre a fa chère Fontenay, &c elles. Tomé XXXIV ■ K  S46 Ie Syiphe amoureux. ne purent deviner quelle pouvoir êire cette affaire fi preffée. II rumporté, dit madame d'Autricourt , quoi que ce puiffe êire, il eft de mon devoir de me rendre demain chez madame de Rofieres, comme elle le défire. La comteffe de Rofieres étoit tante de madame d'Autricourt ; elle 1'avoit élevée , paree qu'elle avoit perdu madame fa mère prefqu'en naiffant, & la marquife confervoit de grands égards pour elle : ellerenvoya donc fonlaquaisdès ce jour même, avec une réponfe conforme a ce que fa tante fouhaitoit. Hé bien ! lui dit mademoifelle de Fontenay dés que ce garcon fut parti , votre amant aërien a mis apparemment madame votre tante dons fon parti; car vous voyez , vous n'êtes qu'a peine arrivée , qu'il trouve le fecret de preffer votre départ. La marquife rit de Fimagination de fon amie. Elles raifonnèrent long-tems fur leur aventure , & ayant foupé d'affez bonne heure, comme la chaleur étoit paffee , & le tems fort propre pour la promenade , elles fe rendirerit dans le jardin, paffèrent dars un petit bois en étoile , qui fe terminoit & n'étoit fermé que d'une efpèce de haie vive, trés - facile d'y entrer fans paffer par le jardin de la marqufe. II n'y avoit qu'un moment qu'elle s'y promenoit avec fa chère compagne, quand elles entendirent des haut-  Le Sylphe amoureux. ttf boïs qui jouèrent des endroits choifis de quelques opéra de Lully. Voici affurément , dit mademoifelle de Fontenay a la marquife, un divert;ffement que votre amant vous envoye. Je ne crois pas , dit madame d'Autricourt, il y a d'autres amans a Surêne, qui veulent peutêtre ce foit donner une férénade, & ces hautbois apparemment la répètent. Cela n'a point 1'air d'une répétition, dit mademoifelle de Fontenay, & ces gens-la font concertés k merVeille, & de plus, ils font précifément chez vous. II faut donc s'édaircir , reprit madame d'Autricourt. Elles s'approcbèrent du lieu oü étoit Ia fymphonie : auffi-tot qu'elles furent prés de ceux qui la compofoient, quittant leurs; haut-bois , ils formèrent un concert de flütes douces , qui fut fi charmant, qu'il eut le pouvoir de fufpendre la curiofité de la marquife & de fon amie 5 elles s'affirent fur des fiéges de gazon pour 1'écouter avec plus d'attention, & cet aimable concert ayant duré affez longterm», une fort belle voix chanta ces paroles: Devrois - je me cacher encore f Amour crue! , quel deftin rigoureux ! Viens fecourir un amant malheureux ; Puifque les beaux yeux que j'adore Ont enfin vu briller mes feux , Dsyrois m je me cacher encore ?  t^S Le Sylphe amouréüx.* Oh! pour le coup, dit mademoifelle de Fort* 'tenay en riant, madame la marquife, vous ne pouvez vous difpenfer d'accepter la férénade : en vérité , dit-elle , mi moins c'eft malgré moi. Elle fe leva auffi-tót pour aller faire des queftions aux muficiens; & elle n'en put apprendre autre chofe , finon qu'un jeune homme les étoit Venu chercher, les avoit amenés dans un carroffe qui les attendoit encore a deux pas de-la, & que cet homme qui les avoit efcortés a cheval , les avoit fort bien payés, & qu'il s'en étoit allé dès qu'il les avoit mis en place dans ■ce petit bois, leur ordonnant de jouer dès qu'ils verroient deux dames s'y promener ; & ft vous ne fufiiez pas venues, dit 1'un des muficiens, nous avions ordre d'avancer dans le jardin , & de jouer fous vos fenêtres. Mais ces paroles que vous venez de chanter , ou les avez-vous ' prifes,leur dit madame d'Autricourt ? Ce même homme nous les a données par éerit, reprit le muficien, & comme elles font faites fur un air d'opéra que tout le monde fait, je n'ai eu la peine que de les apprendre par cceur. La marquife jugeant bien qu'elle ne pouvoit pas être inftruite par des gens qui ignoroient euxmêmes ce qu'elle vouloit favoir, fe retira avec fa ckère Fontenay. Après avoir encore écouté quelques tems cette agréable fymphonie, elles.  Le Sylphe amoureux. 1.49» fe couchèrent, & la nuit ne fut troublée paraucun nouvel événement ; elles dinörent ie lendemain de fort bonne heure, 6c elles mon» tèrent auffi-tot en carroffe pour retourner & Paris. Mademoifelle de Fontenay fe fit defcendre chez une de fes amies, & madame d'Au^ tricourt fe rendit chez madame fa tante, commeelle lui avoit promis ; fur le foir elle fujt reprendre mademoifelle de Fontenay oü elle 1'avoit laiffée, tk elles s'en retournèrent enfemble. Hé bien ! dit Finquiète Fontenay a la marquife , avec un empreffêment qui eft inféparable de. la véritable amitié , avez-vous appris de madame votre tante quelque chofe quipuiffë vous, faire plaifir ? Ce feroit certainement- u-ne pro-, pofition agréable pour une autre, reprit la marquife , mais elle n'eft pas de mon goüt; c'eft» en un mot, une propofition dëmariage. De ma-nage ? s'écria mademoifelle de Fontenay , voici' bien pis que notre amant invifible! Et te nemde ce nouvel adorateur , dites-le moi prompte-, ment, je vous prie. C'eft le comte de Ponteuil , reprit la marquife, & rien n'eft plus furpre-! nant que ce jeune homme que je vois affez fouvent, me faffe faire des propofitions de manage, fans m'avoir jamais donné nulle marqué-, de 1'eftime particulière qu'il femble avoir pourwou L'af-rairg me paroit avantageufe, repri E. iij  150 Le Sylphe amoureux; mademoifelle de Fontenay ; monfieur de Pott4 teuil eft jeune, beau , bien fait, maitre de fon bien, & on prétend qu'il a vingt mille livres de rente , & 1'état de vos affaires que feu monfieur votre époux a fort dérangées, doit, ce me femble, vous faire écouter cette propofition favorablement. C'eft 1'avis de ma tante , dit la marquife; mais je fuis blefiee , je vous 1'avoue , que le comte de Ponteuil ne m'ait pas cru digne de fes foins , car il eft né galant; je 1'ai vu amoureux d'une femme de ma connoiffance, il y a deux ou trois ans, il n'oublioit rien de tout ce qu'un amant tendre & délicat doit effayer pour plaire , & fa conduite a mon égard me perfuade qu'il croit qu'on doit agir fort cavalièrement avec une perfonne dont on veut faire fa femme. • Voici bien de la délicateffe mal-a-propos , dit mademoifelle de Fontenay en riant : monfieur de Ponteuil vous aime apparemment , puilqu'il délire de vous époufer; il a cru que dans un deffein auffi folide que le fien, on ne devoit point employer la bagatelle. Mais peutêtre , continua-t- elle, que c'eft le fyiphe amoureux qui lui difpute votre cceur & votre tendreffe. Certainement,dit la marquife en badinant auffi, je voudrois que mon invifible amant tiit la figure de M. de Ponteuil, ou que M. de  JLe Sylphe amoureux. Ponteuil eut i'amour & la délicateffe de l'efprifc aëri n. II a Pun & 1'autre, dit le jeune comte de Ponteuil lui-même fortant dun cabinet 8e fe jettant aux pieds de la marquife , & une paffion en.eore plus ardente &c phis fidelle que vous ne pouvez vous Pimaginer. La marquife fut fort furjrife de voir le comte qu'elle n'a** tendoit pas, & de comprendre par fesparoles qu'il avoit écouté fa converfarion. Mais, monfieur le comte , lui dit-elie , qui vous a permis de venir ici, fans m'en f,ire avertir? & qui vous a fait entrer dans le c.binet dont vous. fortez ? C'eft le fyiphe votre amant, reprit - il en fouriant; il m'a rendu invilibte & ma cédé tous fes droits fur votre coaur ; & pour que vous ne doutiez pas que je vienne de fa part* voilé ce qu'il m'a donné pour vous montrer.. II préfenta alors a la marquife cette table de bracelets qu'elle & mademoifelle de Fontenay avoient trouvé dans Purne, ck fur laquelle il y avoit des vers , & qu'on avoit changé contre un autre pendant qu'elles étoient endormies.. J'ouvre enfin les yeux , dit agréabïement la marquife a fon jeune amant, je connois le fyiphe, & je ne luis point fachée qu'il vous. ait ainfi cédé fes prétentions ; mais comme toutes les chofes qui fe font paffées avoient K iv  \ft Le Sylphe amovreux: affez 1'air d'aventures furnaturelles, je vous prie de m'avouer de bonne foi comment vous avez pu faire, & qui vous a aidé a me tromper A Le peu de difpofition, reprit monfieur de Ponteuil, que je vous ai vu a recevoir les foins de tous ceux qui ont ofé vous a dor er, me fit imaginer de vous rendre les miens, d'une ma-, nière fi fingulière , qu'il ne fut pas en votre pouvoir de les refufer ; je vous entendis parler du comte de Gabalis, & ce fut moi qui vous jgt prêter ce livre par mademoifelle de Tilly; elle le mit expres fur fa table, vous ne manquates pas'de 1'ouvrir, & de lui emprunter, avec empreffement; je Céduifis un de vos gens , j;e fuis contrahit de vous i'avouer, mais je ma •fiatte d'obtenir fon pardon : il ccuche au-deffus de. votre chambre; nous fitnes percer. le pla-? fond qui n'eft pas fort épais, & ayant attaché aux rideaux du lit des nonpareiiles de la meme couleur que 1'étoffe pour. qu'elles fuffent moins xemarquées, il fut facile d'agiter les rideaux ^ & de paffer fa petite ckï qui vous effraya & fort, & nous eum.es foin de détacher ces non-4 pareiUiS dès que vous futes paffee dans la éhambre de mademoifelle de Fontenay : pour, la table de bracelets, on l'avoit mife dès le. fok oü vous la trouvatest, 6i 1'on foppa. troi^  Le Sylphe amoureux. 153 fois fur cette urne de porcelaine par le moven d'un fil d'archal que nous avions paffé par le plafond; pour les papillons, ayant entendu ce que vous difiez a mademoifelle de Fontenay chez le philofophe, oü vous aviez choifi votre promenade, j'en fis mon profit pour continuer. de vous allarmer, & cet homme étant affez de mes amis, j'en obtins une centaine de papillons, que j'enfermai fans peine dans votre bureau, paree que j'en ai une clef; il y en avoit deus quand vous 1'achetates, j'eus la précaution de m'en affurer d'une: celui qui porta votre bureau chez vous, n'eut pas grande peine a fe réfoudre. de me donner une clef que je lui demandai avec les circonftances qui perfuadent ces fortes de gens; vous ne fites heureufement nulle attention a la perte de cette doublé clef que vous n'aviez guères remarquée; & les papillons enfermés depuis deux heures dans ce tiroir voyant tout d'un coup la lumiére , jouèrent leur röle comme fi on leur avoit appris; le hazard en fit attacher un a votre robe de chambre, qui vous fit grande peur; le lendemain & dès que votre voyage de Surêne futréfolu, votre. Valet de chambre, qui étoit de mon intelligence, m'en étant venu avertir avant que de prendre. chemin de Surêns, je'fis momer & chevaf  954 Sylphe amoureux; un homme a moi, qui fut a toute bride portep" mon billet au maïrre du bac ÓC avertir votre conciërge; votre valet de chambre vint expres plus lentement pour lui donner t< ut le tems qu'il lui falloit pour la préve ur. Pour la fymphonie d'hier. elle n'eut rien c't xtraordinaire , je ne cherchai feulement qu'a vous amuler, & je ne faurois me favoir mauvais gré de vous avoir marqué mon empreffement, fans m'être attiré votre colère. La marquife répondit a fon amant avec beaucoup de politefTe ; elle pardonnav a fa pritre, au domeftique qu'il avoit gagné. Mademoifelle de Fontei ay (e mêla dans la converfarion , qui fut fort agréable ; le comte de Ponteiiil la remercia du foin qu'elle avoit pris de fi bien défendre auprès de la msrqnife fon prétendu marqué de délicattffe. On. vint avertir que le foupé étoit fervi; monfieur de Ponteiiil voulut fe retirer, mais 1'aimable de Fontenay qui crut remarquer que la marquife ne feroit pas fachée qu'il demeurat, lui dit en riant, que c'étoit elle qui le prioit a fouper,. & qu'il lui fembloit qu'il devoit commencec a fe familiarifer dans la maifon. Le comte demeuraavec joie;il continua de rendre fes foinsa la marquife, & quelques jours après, leursarticles ayant été fignés chez la comteffe de  Le Sylphe amoureux. 155 Rofieres , ils furent, avec peu de perfonnes , célébrer cette heureux hymenée a la maifon de campagne de la marquife : la joie y fut beaucoup plus grande que la magnificence, & 1'amour fit les honneurs de la fête, comme i\ faifoit la félicité de ces jeunes époux. Fltf du Sylphe amoureux.   LES ONDINS* CONTÉ MORAL Par Madame R o b e rt\   PREMIÈRE P A RT I E. CHAPITRE PREMIER. Introduction. Naijfance de Tramarine. A Lydie, qui contient une partie de I'Afrique , fut autrefois gouvernée par Ophtes, prince belliqueux. Plufieurs guerres lui furent' fufcitées par différens petits fouverains, jaloux de fetendue de fes états. Ce monarque les combattit tous, remporta fucceffivement fur eux des viöoires complettes, & les rendit enfin tnbutan-es de fon royaume. Après avoir paj68 Les OndïnsS depuis nornbre d'années, ce monarque ne fongea plus qu'a faire jouir fes peupies d'une paix qui devoit ramenër l'abondanee & la tranquillité dans fon royaume ; mais pour la cimenter de plus en plus, fes miniftres lui proposèrent une alliance avec le roi de Galata, en époufant la princeffe Cliceria, fille de ce monarquë. Ophtesfe prêta volontieis a leurs vues; il fut Charmé de la beauté cle Cliceria dont on lui fit voir le noi trait : des ambaffadeurs furent envoyés au roi de Galata , ils étoient chargés de propofer le mariage de la princeffe avec le roi de Lydie : des propofitions auffi avanfageufes furent acceptées avec joie; on fe hata d'?n figner les articles de part & d'autre, & ce mariage ne fut différé que lé tems qu'il falloit pour en faire les préparatifs, avec la pompe ck la magnificence qu'il convient d'employer dans ces fortes de fêtes. La princeffe Cliceria entroit a peine dans fa quinzicme année ; elle étoit douée d'un efprit fupérieur k toutes les femmes, & d'une beauté raviffante; elle fut recue du roi, fon cpoux, avec toute la fomptuofité & la galanterie qu'on peut attendre d'un grand monarque * fur-tout forfque 1'amour fe trouve joint aux raifons de r*état. Pendant plus d'un mois les jours furent «ïarqués par de nouvelles fotes. Leroi, quoiqua déja  C O N T E M O 11 A 1. déja d'un certain age, fe plaifoit beaucoup aux divertiflemens de fa cour; d'ailleursil vouloit, par cette complaifance, faire connoitre è la reine, ainfi qu'aux princes & princeffes qui 1'avoient accompagnée, la fatisfaöion qu'il avoit de les voir embeJHr fa cour; les courtifans, a leur tour, pour marquer leur zèle & leur attacheraent au roi Sc a leur fouveraine s^emprefsèrenta imaginer de nouvéaux divertiflemens qui puffent 1'amufer & lui plaire. Plufieurs années fe pafsèrent ainfi dans les plaifirs, fans qu'ils fuffent troublés que par 1'inquiétude que le roi fit paroitre de n'avoir point de fuccefieur. Le defir d'en obtenir fit enfin fuccéder les vceux & les facrifices aux ris Sc aux jeux; le roi & la reine en firent offrir dans tous les temples, on ils afïiftèrent 1'un & 1'autre avec une piété digne d'exemple. Des vceux que le cceur avoit formés ne pouvoient manquer de flcchir les dieux; ils furent enfin exaucés; la reine déclara qu'elle étoit enceinte. Cn ne peut exprimer la jcie que cette nouvelle répandit dans tous les cteurs; le roi oüdonna des prières en aöions de graces| les peupies coururent en foule aux temples' pour prier les dieux de leur accorder un prince qui les gouvernat avec autant de fagefie, de raifon, de juftice & de douceur, que celui Tomc XXXIFp, i  Ifc Les O n d i n s J qui régnoit fur eux; qu'il fut en même-tems 1'héritier de fes vertus, de fa clémence & de tous fes talens, comme il devoit 1'être de fes états. Les dieux furent fourds a leurs prières ; la reine mit au monde une princeffe ; 1'on fit réanmoins beaucoup de réjouiffances k la naiffance de cette princeffe , qui fut nommée Tramarine. Ophtes , curieux d'apprendre la deftinee d'un enfant fi long-tems defiré, ordonna k fon premier miniftre d'aller confulter 1'oracle de Vénus. II le chargea en même-tems de riches préfens qui devoient fervir k orner le temple de la déeffe. Lorfque la pytbie fe fut mife fiir letrépied, elle parut d'abord agitée par 1'efprit divin qui la rempliffoit; fes cheveux fe hériffèrent, tout 1'antre retentit d'un bruit femblable k celui du tonnerre. Alors fe fit entendre une voix qui paroiffoit fortir du fond de fa poitrine , qui prononca que cet enfant, en prenant une formedivine, ne reverroit fon père qu'après fa ruine. Cette réponfe k laquelle il auroit fallu un fecond oracle pour 1'expliquer, affligea fenfi* blement le miniftre, qui revint k la cour avec un vifage confterné, n'ofant annoncer au roi la réponfe que la déeffe avoit prononcée par la bouche de lapythie. D'abord il chgrcha quel;  C Ö N T E M Ö R A L; igj i|üe phrafe qui put éclaircir la réponfe de IV rade, & y donner un fens plus favbrableï Mais le roi jugeant, par fon air trifte, que les prédiÖions n'étoieht pas favorables a la prihceffe, lüi brdonna fi pofitivement dè ne lui Hen cachet-, fous peine de la vie j que le miniftre fe vit dans la néceffité d'obéir. C'eft avec bien de la douleur , feigneur, lui dit-il, qüe jë me vois contrahit d'annoncér a votre majefté les funeftes décrets qüe 1'oracle a prönbncés fur la deftinée de la prihcefTe Tramarine, je voulois épargner a votre majefté la douleur dë I'entendre ; la voici : Cet enfant, en prenant une forme ctivi^é,,' Ne reverra fon père qu'après fa ruirie. Mais, feigneur, ajouta le miniftre, votrë fnajefté n'ignore pas que les dieux ne s'expliquent jamais qu'avec beaucoup dWcürité: fans doute j ce n'eft que pour tromper la curios fité des foibles mortels qui veülënt pénétrer trop avant dans 1'avenir, dont eux feuls font les dépofitaires. II eft de la prudence & de U fageffe de fe foumettre a leurs décrets, fans chercHer a en pénétrer le fens, qu'ils nous cachent toujours par des répönfes aifibigüës* aüxquelles il eft facile de donner plufieurs iris ferprétations. Pardonnez, feigneur, a mon zèle; Lij  ï(>4 Les Ondin ,j la hardieffe de mes réflexions, mais j'obéis auüf ordres de votre majefté en ne lui diflimulant aucune de mes penfées. II eft vrai que ces réflexions étoient d'un homine fage & prudent. Son ame s'y déployoit, & 1'on y lifoit Pintérêt qu'il prenoit a la tranquillité Sc au repos de fon maitre. Mais, que ne peut 1'opinion Sc le préjugé ? Ni le roi, ni la reine ne voulurent profiter des fages avis de leur miniftre. La réponfe de 1'oracle fut examinée en plein confeil; on en tira plufieurs conféquences finiftres qui augmentèrent la douleur que le roi avoit de ne pouvoir deviner le fens de cette prédiclion; on fut long-tems a fe déterminer fur le parti qu'on devoit prendre ; mais une feconde groffefie de Ia reine décida le fort de la princeffe, en 1'envoyant dans le royaume de Caftora, gouverné alors par la reine Pentaphile, fceur du roi de Lydie. Cette princeffe étoit une amazone qui ne devoit fon royaume qu'a fa valeur, elle en avoit banni tous les hommes. Onprétcnd que la hair.e que cette princeffe avoit concue pour les hommes , venoit du fouvenir amer d'avoir été cruellement trompée par un prince dans lequel elle avoit mis toute fa confiance. II eft vrai qu'il arrivé fouvent que le choix qu'on fait d'un favori dans la jeuneffe, n'eft prefque jamais  CONTÉ MORAL. 165 eClairé par la raifon. Ce n'eft ni le plus zèlé, ni le plus eftimable qui obtient la préférence , paree que 1'on ne réfléchit poin; fur le prix de la vertu; le clinquant féduit, un étourdi fe pré■ fente avec le brillant de la vivacité' & des failbes; on fe livre a lui fans réferve, & fens fe donner le tems de 1'examiner; on ne diftingue point en lui la réalité d'avec 1'apparence; on eft prefque toujours la dupe d'un dehors impofant, & malheureufement ces hommes nefont fervir les dons qu'ils ont de plaire qu'au triomphe de leur indifcrétion & de leur perfidie. II eft a préfumer que ce furent des raifons a-peuprès femblables, qui déterminèrent la reine de Caftora a bannir tous les hommes de fes tats. Comme c'étoit la meilleure princeffe du monde, 1'amour qu'elle avoit pour fes fitjëts & le défir de les rendre parfaitement heureux , lui firent convoquer une affemblée générale de toute Ia nobleffe, je veux dire en femmes, car pour les hommes ils en furent exclus. Ce fut dans cette affemblée que plufieurs queftions furent agitéesfur les avantages qu'on pouveit retirer de la fociété, en les comparant au* maux qui réfultoient tous les jours de cette même fociété. Après bien des féances oh chacune dit fon avis, que je ne rapporterai point L iii  ]é6. htS G N D I K paree que je n'ai pas été appellé a ce confei! ^ que d'ailleurs je craindrois de m'attirer la cenfure des deux fexes , en compofant un difcours qui feroit fans doute trop fimple pour 1'importance des matières qui doivent y avoir été propofées; je me bornerai donc k dire qu'il fut énfin décidé, a la pluralité des voix, que la reine établiroit une loi expreffe par laquelle i\ feroit défendu a tous les hommes , de quelque qualité ou condition qu'ils puiffent être, de refier plus de vingt-quatre heures dans toute j'étendue de fes états, fous peine d'être facrifiés a la déeffe Paiias, protearice de ce royaume. On a peine a fe perfuader que les jeunes femmes ayent eu la hberté d'opiner dans cette affemblée, ou il paroit qu'il entra beaucoup de partialité ; il eft prefque probable que les vieilles douairières s'emparèrent feules des voix délibératives, ce qui parut aux hommes une chofe criante, Car enfin , dilbient-ils , ne doiton pas craindre que , par 1'obfervation d'une loi auffi rigoureufe , ce royaume ne fe trouve dépeuplé en très-peu d années ?, Cependant tout ce peuple d'Amazones s'y foumit fans marquer aucune réfittance. Mais la déeffe Pallas, contente du facrifice qu'elles venoient de lui faire, voulut les .récompenfer en leur donnant uocj  Conti m o r a t; i6f inarque éclatante de fapuiffanteprotection; 5c% pour perpétuer ce peuple d'héroïnes en leur procurant les moyens de fe multiplier, la déeffe £t paroitre tout-a-coup au milieu du royaume une fontaine, que quelques favans mythologiftes prirent d'abord pour celle oii fe plongea le beau Narciffe , lorfqu'il devint amoureux de fa propre figure. Cette fontaine fut pendant un tems la matière de bien des réflexions, & de-» vint la fource de plufieurs difputes : chacun voulut en découvrir 1'origine, quoiqu'ils en Jgnoraffent entièrement la propriété. Cette découverte ne fut due qu'au hafard : voici ce qui la produifit. Plufieurs jeunes perfonnes attachéesau fer» vice de la reine, tombèrent dans une maladie de langueur : tout l'art de la médecine fut épuifé a leur procurer des foulagemens; mais, cette maladie, a laquelle on ne connoiffoit rien^ fembloit empirer tous les jours; ce qui détermina les médecins, infpirés fans doute par 1* déeffe ,. d'ordonner les eaux a la nouvelle fontaine, efpérant que la diffipation d'un affez long voyage pourroit contribuer au rétabliffe-». ment de leur fijnte. Ce voyage réuffit parfaitement au gré de leurs défirs; les jeunes perfonnes, de retour a la cour, reprirent leur embonpoint 6c leur gaieté. naturelle, 6c mêmf  i63 Les O n d i n s ,; quelque chofe de plus, ce qui mit d'abord h fontaine en grande réputation. Toutes les Amazones, celles du premier ordre comme les autres, firent tous les jours de nouvelles parties de s'y aller bai^ner pour fe rendre le teint plus frals; mais qu'on juge de la furprife de la reine, lorfqu'au bout des neuf mois ckacume de ces jeunes perfonne? mit au monde une .411e. Un événement fi fingulier at conncitre la vertu des eaux de cette fontaine, Sc un pareil prodige augmenta le refpe$ & i'adrmration des grands & des peupies pout 1? déeffe. La reine, pour mavquer fa reconnoiffance k la déeffe Pallas de la nouvelle faveur qu'elle venoit de lui accorder, ordonna qu'il fut bati un temple vis a-vis de la fontaine miraculeufe. Quelques critiques trouveront peut-être ridicule que des femmes entreprennent de batir un temple : je réponds a cela qu'une femme qui recoit une éducation pareilie a celle que 1'on donne aux hommes, peut tout entreprendre. N'eft ce pas des hirondeiles que nous tenons l'art de batir ? Quoi qu'il en foit, ce temple fut achevé en peu de tems; il fut foutenu par vingt - quatre colonnes de marbre blanc ; au milieu s'élève un piedeftal de douze coudées de haut fur huit de face, repréfentant ies attributs de la déeffe, dont la ffatue d'or &  C O N T E M O R A L. 169 énrichie des plus beaux diamans eft pofée au milieu ; autour du temple eft un cloïtre qui difiribue plufieurs apparteméns deftinés a loger les filles cohfacrées au culte de la déeffe Pallas. La reine nomma d'abord cinquante jeunes perfonnes qui furent choifies dans les plus npbles families, Iefquelles devoient, pendant dix annees, n'être oceupéesqu'a chanter les iouanges de la déeffe. Au bout de ce tems il leur étoit permis de fortir pour paffer dans les troupes: tous les enfans q j devoient naïtre de ces prêtreffes étoient élevés dans le temple, leur naiffance leur donnant a tous, les droits & lesprivilèges de leurs mères. Penthaphile, dont les vaftes vues s'étendoient jufqu'aux tems les plus reculés > fe crut obligée, par ce nouvel établiffement, de faire encore une loi qui tendit è augmenter la population, en ordonnant a tous fes fujets de vifiter au moins une fois 1'année le temple de la déeffe Pallas,&d'y prendre les bains falutaires, afin de contribuer, autant qu'il feroit en leurpöuvoir, a multiplier Ie nornbre des Amazones, qui doit toujours être la richeffe d'un état, par 1'émulation que chacune fe donne pour fe procurer le néceffaire & même les aifances de Ia vie, & pour contenir les peupies dans leur «ievoir. On ajouta que toutes celles qui con-  ijq Les O n d i n s J treviendroient a cette loi, foit en négligeant le culte qu'on devoit rendre k la déeffe, foit en recherchant la compagnie d'un fexe banni depuis long-tems par les loix, feroient condamriées k être renfermées pour le refte de leurs jours dans la tour des regrets , fans égard a la ïeuneffe, ni a la naiffance, ni aux dignités. Ce fut plus de vingt ans après ce grand événement que les ambaffadeurs du roi de Lydie arrivèrent k la cour de la reine Pentapbile, oh ils furent recus avec une magnificence digne de cette princeffe. Comme , fuivant les loix du royaume, ils ne pouvoient féjourner dans fes, états, 1'audience leur fut accordée fur le champ,. La reine, après avoir accordé leur demande , les renvoya avec de riches préfens, en leschargeant de lettres pleines de tendreffe, pour le roi fon frère & pour la reine Cliceria. Pentapbile, charmée de la propofition que le roi de Lydie lui faifoit faire de permettre que la princeffe Tramarine fut élevée k fa cour nomma les premières dames du palais pour aller au°devant de la jeune princeffe, la prendre fur la frontière , afin de la ramener avec les femmes. de fa fuite. Un nombreux cortège d'Amazones, fut commandé pour les accompagner. On prepara , pendant leur voyage, 1'appartement que devoit occuper la jeune princeffe, qui fut a.  CONTÉ MORAi; ïftf "cöté de celui de la reine; fa majefté voulant elle-même veiller fur la conduite des °perfonnes qui feroient chargées de 1'éducation de la princeffe. Quelques critiques diront peut-être qu'on ne devoit pas craindre la féduction dans une cour, & même dans un royaume oü nul homme rt'ofoit paroïtre, & que Ponpouvoit comparer a une république d'abeilles dont les bourdons font chaffés a coups de flêches, Cependant, quoique la reine eut délivré fes peupies de la dépendance des hommes, en leurfaifant envïfager la domination qu'ils s'étoient appropriée comme un joug tyrannique, & malgré le defpotifme qu'elle avoit établi, elle fit néanmoins de müres réflexions fur les abus qui pouvoient s'introduire foit par des déguifemens ou d'autres intrigues des femmes de fa cour. Elle n'ignoroit pas que leur fociété devient quelquefois auffi dangereufe que celle des hommes, fur - tout lorfque l'ambition , 1'intérêt ou la jaloufie s'emparent de leur efprit. Ces différentes paffions agiffent avec tant d'empire fur le cceur qui en eftflétri, qu'elles font fouvent négliger les devoirs les plus effentiels. II eft vrai qu'ouily a des hommes, ces paffions fe font fentir avec beaucoup plus de force ; eux^ ï».êmes les fornentent &c les animent: mais  37* Lfs Ondins, 1'habitude que les hommes fe forment d'un:; profonde diffimulation, fait qu'ils fa vent infiniment mieux cacher leurs défauts, fur-tout lorfqu'il s'agit de tromper un fexe trop foible & trop crédule: d'ailleurs, il s'étcit aufii introduit de nouvelles fectes dans fes états qui augmentoient fes craintes; elle ne pouvoit donc prendre trop de précautioiis pour en garantir la jeune princeffe. LorfqueTramarine fut arrivée ?. la cour de Pentaphile, fa majefté fe chargea eile-même de 1'inftruire de la religion Cc des loix de 1'état, lui deftinantle tröne qu'elle occupoit, & formant dès-lors le projet de lui réfigrer fa couronne dès qu'elle feroit en age de régn:-r; ce qui néanmoins ne pouvoit arriver qu'aprè" que la jeune prineeff'; auroit donné des preuves de fa fécondité, en prenant les bains falutaires a la fontaine de Pallas. Tramarine avoit a peine atteint fa douzième année. qu'elle parut un prodige de beauté & d'efprit; toutes les graces & les talens étoient ïéunis dans fa perfonne, il fembloit que Ia prudence eut chez elle devancé 1'age, rien n'échappoit a fa pénétr?tion. Mais fon efprit & fes lumières ne fervirent qu'a lui faire connoïtre qu'elle n'étoit pas faite pour paffer fa vie avec iout ce qui l'entquroit; &, fans avoir d'objel  € O N T E M O R A V. 173' üéterminé, elle éprouvoit déja cette mélancolie qu'on pourroit mettre au rang des plaifas, quoique fouvent elle ne ferve qua en defirerdeplus vifs. Déja Tramarine foupiroit, déja elle fe plaifoit dans Ia folitude, pour avoir" le tems de débrouiller fes idéés. Ses réflexions, diftées par 1'ennui, lui donnèrent un air de mélancolie, qui inquiéta beaucoup Ia reine & toute la cour; Céliane fur-tout, jeune princeffe parente de Tramarine, & qui 1'avoit accompagnée, en fut fort alarmée. Cependant Pamour, qui eft une des paffions dont les refforts font les plus étendus, & quï caufe le plus de troubles, devoit être bannï pour toujours d'un royaume habité par un même fexe. On n'y voyoit plus de ces agréables du jour, qui font Pamufement d'une cour par leur continuel perfifflage,occupation bien digne de la frivolitéde leur efprit; ces galans petitsmaïtres, avec leurs tons emmiellés, dont les différentes inflexions de la voix paroiffent d'accord avec leurs geftes, & qui chargés de mille brinborions, fouvent parés de mouches, de rouge & de bouquets, peuvent faire affaut de charmes avec les femmes les plus coquettes : tous ces adonis étoient profcrits des états de Pentaphile. Quel dommage ! Je doute néan&oins^ ?i'on y perdit beaucoup. Mais laiffons  Ij4 L ésOndinSS les réflexions pour paffer a des chofes plüS intéreffantes» CHAPITRE II. Voyage de la Princejfe Tramarine h la. Fontaine de Pallasi Des que Tramarine fut entrée dans fa quirizième année, on lui fit fa maifon. Céliane fut norrtmée pour être fa première dame d'honneur ; c'étoit une perfonne d'un efprit vif & brillant, &, comme je Fai dit, parente de la princeffe du cöté de la reine Cliceria. Tramarine 1'aimeit beaucoup ; elle lui avoit accördé toute fa confiance: il eft vrai que perfonne n'eri étoit plus digne, par fon mérite, fon zèle & fon attachementi La reine jugeant alots la princeffe affez formée pour foutenir la neuvaine prefcrite par les loix, fit affembler fon confeil pour ordönner les bains que Tramarine ne pouvoit fe difpenfer de prendre a la fontaine miraculeufe ; elle voulut que ce voyage fe fit avec toute la pompe & la magnificence convenables a une princeffe deftinée a remplir le tröne de Caf-, tora< Quatre mille Amazones furent com-  C O N T E M O R A 1. rjf ïïlandees pour efcorter Ia jeune princeffe , & les dames les plus qualifiées briguèrent k 1'envi 1'honneur de Paccompagner : chacune s'empreffa a lui faire la cour, n'ignorant pas qu'elle devoit régner immédiatement après avoir donnc des preuves de fa fécondité; faveurs qu'elles ne doutoient pas que la déeffe ne lui accordat. Loifque la princeffe fut arrivée au temple; les prareffes & fes jeunes filles, confacréesau culte de la déeffe, vinrent au-devantd'elle, &, après Pa voir recue des mains de fes dames d'honneur, elles Pintroduifirent dans Penceinte du temple aux fons de mille infïrumens. Tramarine préfenta alors a la déeffe Pallas des offrandes dignes du rang qui Pattendoit; elle fit enfuite fes prières fuivant le rit accoutumé, auxquelles les filles de Pallas fe joignirent par des chceurs délicieux» Lorfque toutes les cérémonies qui s'obfervent k la réception des princeffes furent achevées, on la conduifit a Ia fontaine pour y prendre les bains falutaires, ce qui fut continué pendant les neuf jours, fans qu'il fut permis a la princeffe de parler a aucune des femmes de fa fuite, lefquelles s'étoient retirées aux environs du temple fous des tentes qu'elles y avoient fait dreffer : les prêireffes fervirent elles-mêmes la princeffe, & ne ia quittèrent ni le jour ni la nuit.  j76 Les O n d i n s ; Pendant la neuvaine de la princeffe, on fit défenfes a toutes perfonnes d'approcher de la fontaine, afin d'éviter qu'elle ne fut confondue avec le vulgaire. Ce fut auffi dans la vue de conftater les faveurs que la déeffe répandroit fur elle; ce qui fait que toutes les Amazones qui vinrent fe préfenter, dans 1'efpérance de participer aux bienfaits de la déeffe, furent obligées d'attendre le départ de Tramarine, & même aucune de fes femmes ne put profiter de l'avantage du voyage. La neuvaine fiifie, la grande-prêtreffe remit la princeffe entre les mains de Céliane, qui fut la première a lui marquer le plaifir qu elle reffentoit d'avance fur fon avénement au tröne. Ses autres femmes 1'entourèrent, & fe placèrent'dans fon char pour retourner a la cour, oii elles arrivèrent a 1'entrée de la nuit. La princeffe fut re?ue dans ta ville aux acclamations de tout ce peuple d'Amazones ; les gardes de la reine étoient fous les armes, & le palais fi bien illuminé qu'on 1'auroit pris pour un globe de feu. La reine recut Tramarine avec xme joie & une magnificence qui ne fe peut décrire; des fêtes de toute efpèce furent inventées pour amufer la princeffe; mais lorfqu'on ne put plus douter des faveurs qu'elle avoit recues de la déeffe, la joie redoubla; onfit des odes j  CONTÉ MORAL. 177 odes, des épïtres, des élégies Sc des chanfons , qui toutes étoient adreffées a la princeffe, afin de lui prédire les dons dont les dieux devoient combler celle qui naïtroit des faveurs de «Pallas. Cependant on remarquoit, dans toutes les aftions de Tramarine, une langueur & un fonds de trifteffe qu'elle ne pouvoit vaincre, malgré les fêtes toujours variées qu'on ne ceffoit de lui donner; mais on attribua cette mélancolie a fon état. Lorfqu'elle fut entrée dans 'le neuvième mois, la reine envoya inviter plufieurs magiciennes, qui étoient fesamies particulières pour être préfentes a la délivrance de la princeffe. Le royaume de Caftora eft rempli de fées Sc de magiciennes,a caufe des antres & des montagnes qui Penvironnent; d'ailleurs, le terrein y produit en abondance toutes les plantes qui leur font néceffaires pour la compofifion de leurs maléfices: on prétend même que c'eft de ces climats que Médée retiroit celles qui lui étoient les plus propres pour fes enchantemens. Bagatelle, Pétulante , Minutie Sc Légère , que la reine n'avoit point invitées, redoutant leurs fciences Sc plus encore leurs mécbancetés, arnvèrent néanmoins des premières. EUej Tomc XXXIV. M  i78 Les Ondins, étoient chacune dans un cabriolet des plus brillans,trainé par des hirondelles; la Folie, habillée en coureur, les devancoit. La reine qui craignoit quelque maléfice de leur part,s'avan9a au-devantd'elles, pour leur faire des excufes de ce qu'on ne les avoit point invitées des premières. Sa majefté en rejetta la faute fur la chancelière. Les autres étant arrivées, on les fit entrer dans Pappartement de la princeffe: LégèrePétulante, Minutie & Bagatelle, commer.cèrent par s'emparer des quatre colonnes du lit, quoique cet honneur ne fut dü qu'a la fée Bonine &c aux premières dames de la cour. Mais ce n'étoit pas le moment de difcuter leurs droits : Lucine s'étant approchée de la jeune princeffe, n'eut pas plutöt recu 1'enfant, que Pétulante ck. Légère s'écrièrent toutes deux a la fois, que Tramarine avoit enfreint les loix de 1'état. Camagnole & Bonine, qui ne pouvoient le croire , prirent chacune leurs grandes lunettes pour le vifiter ; mais ne pouvant diffimuler le fexe de 1'enfant, la fée Camagnole affura la reine qu'elle fe chargeroit de 1'éducation de ce prince, & qu'elle n'en fut point inquiéte. Heureufement que Bonine, quoique fachée d'avoir été prévenue par Camagnole, commenca par douer ce prince de fageffe , de lcience , de yaleur & de prudence: les autres magiciennes  C O N T E M O R A iV ïe douèrent, a leur tour , fifivant leur «c. me; ma1S elles ne purent détruire les bonnes quabtes dont Bonine 1'avoit doué. Cette fée «oit la meilleure & la plus prudente de toutes les magiciennes, jamais elle n'employoit fon art que pour faire des heureux. Bonine remarqua la douleur de la reine, qui paroifloit defefpétée qu un pareil accident l' amve a Tramarine, Ie regardant comme Ie pij ^r^^'-P-^contrefonaS rite. S. M ne pouvant imaginer que Ia jeune e He fit pafler Bonine dans fon cabinet pi' tacherden decouvrir les auteurs. La félZ d ans qu'on prévint d'abord les magiciennes feules temoins de ce malheur, afin de les enZ' ger agarderunfecret qu'd feroit enfuite tr£ facilede cacher a toute la cour, en déclarant fimplement que la princeffe n'étoit délivrée que d une mole; mais Pétulante , ennemie de fiö mne, n avoit averti Bagatelle, Minutie & J gere, quxlui étoient dévouées en tout, ouê dans le deffein de la barrer dans toutes fo! decifions Elles déclarèrent donc qu'elles s>opf pofoient formellement a toutes fes idées°£ Bonine; que Pentapbile ayant ell,même étab,] de nouvehes loix, c'étoit attaquer les f0nde mens de 1W en tolérant de pareils abus, q^ M ij  jSo Les Ondins; falloit un exemple frappant, & qu'il étoit facheux qu'il tombat fur la princeffe, qui, quoique mieux inftruite que les autres, avoit peutêtre un peu trop compté fur 1'impunité de fon crime, par la grandeur de fa naiffance, ce qui la rendoit encore plus coupable. Lcsfentimens des autres furent partagés; mais la pluralité opina pour 1'exil. Cependant Bonine, qui étoit une des plus favantesöc celle en qui la reine avoit le plus de confiance , employa fon éloquence pour combattre les raifons des magiciennes, & conclut enfin a remettre le jugement de Tramarine jufqu'a fon parfait rétablilfement, puifquePon ne pouvoit, fans une injuflice criante, la condamner fans Pentendre. La reine goüta fes raifons, & accorda deux mois de délai. Bonine paffa enfuite dans Pappartement de Tramarine, qu'elle trouva dans un affoupiffernent léthargique, & Lucine occupée a préparer des remèdes pour le foulagement de la princeffe. La fée entretint Céliane, & Finftruifit du malheur qui venoit d'arriver a Tramarine , la rouvelle ne s'en étoit point encore répandue a la cour. Céliane, furprïfe & défefpérée , ne pouvoit comprendre par quelle fatalité les bains avoient produit fur elle un effef fi contraire aux vceux de toute la nation. Son premier  CONTÉ MORAE. i8l mouvement fut de croire que la déeffe, par ce changement, vouloit abattre Porgueil de quelques femmes qui s'étoient emparées du gouvernement, pour le faire repaffer entre les mains du prince qui venoit de naitre. Elle communiqua fes idéés a Bonine qui les trouva trèsfenfées, elle fe promit même de les faire valoir, lorfqu'il s'agiroit de plaider la caufe de ia princeffe; mais elle n'ofoit lui en parler tout le tems qu'elle fut en danger, ce qui dura plus de fix femaines. Pendant que Bonine ne s'occupoit qu'a adoucir les efprits en faveur de Tramarine, les mauvaifes magiciennes s'étoient fait un plaifir malin de publier fon aventure. La reine accablée de douleur, fe trouva néanmoins fort embarraffée fur le parti qu'elle devoit prendre; elle fit aflèmbler un confeil extraordinaire , mais elle ne put empêcher les magiciennes d'y préfider. Bonine y foutint toujours avec feu les intéréts de Tramarine, & il fut enfin décidé de faire arrêter toutes les perfonnes qui avoient accompagné la princeffe au temple, fans diftinaion de rang & de qualité. Quatre confeillères d'état furent nommées pour cet examen : cet ordre inquiéta la cour & la ville, & chacun en raifonna fuivant la portée de fon génie. M iij  i8i Les O n d i k s ; Cependant le rapport des arbitres fut a Ia décharge de la princeffe, tout fe trouva conforme aux loix de Pétat. On fut enfuite faire la vifite du temple & des prêtreffes qui le deffervoient, pour tacher de découvrir s'il ne s'étoit point introduit quelque abus; & pour que perfonne ne put échapper a cet examen, des Amazones furent commandées pour entourer toutes les avenues du temple, avec un ordre précis qu'au cas de contravention , le coupable feroit fur • le - champ facrifié a la déeffe. Pendant ces recherches, Tramarine reprenant peu a peu fes forces, fe plaignoit fouvent a Bonine & a fa chère Céliane de l'indifférence de la reine qui ne Pavoit point vifuée. Comme tout le monde fuit ceux dont la difgrace eft prefque affurée, dans la crainte d'être entrainé dans leur chüte; c'eft ce qui fit que toute la cour avoit également abandonné Tramarine. Hélas! je ne m'appercois que trop qu'on me fuit, difoit cette malheureufe princeffe. Cependant j'ignore ce qui peut occafionner ce refroidiffement; je crois du moins qu'on n'eft pas affez injufte pour m'imputer quelque chofe qui puiffe être contraire a ma gloire. Pourquoi me refufer jufqu'a la foible fatisfaction d'embraffer  CONTÉ MORAt. igf ftia fiüe? Cette jeune princeffe doit-elle auffi partager ma difgrace ? Céliane gémiffoit inté* rieuremmt de Terreur oü étoit Tramarine , mais elle n'ofoit encore lui déclarer ce qui occafionnoit les trotibles dont la cour étoit agitée; elle étoit donc contrainte de renferrrer fa douleur, afin de tacher d'adoucir Pamertume de fon cceur fans néanmoins lui donner trop d'efpérance. Les deux mois expirés, la magicienne Bonine vint trouver Tramarine, pour l'inftruire du fort qui lui étoit deftiné, a moins que les raifons qu'elle pourroit aliéguer pour fa défenfe ne fuffent affez fortes pour entraïner les fuffrages en fa faveur. C'eft avec bien de la douleur, dit Bonine , que je me vois forcée de vous annoncer le plus grand des malheurs : mais , ma chère Tramarine, ce feroit vous perdre entièrement fi 1'on vous les cachoit plus longtems. En vain demandez - vous tous les jours a voir 1'enfant a qui vous avez donné le jour; cet enfant n'eft plus en mon pouvoir, la fée Camagnole s'en eft emparée. Vous n'avez néanmoins rien a craindre pour fes jours, cette magicienne employera vainement la force de fon art, je Pai prévenue en empêchant qu'elle ne puiffe lui nuire. Mais, ma chère, il eut été beaucoup plus heureux pour votre repos 6c M iv  iS4 L ë s Osbisi, celui de 1'état, que cet enfant fut mort avanï d'avoir vu la lumière. Comment avec 1'efprit & la raifon qui s'eft toujours fait remarquer en vous, comment, dis-je, après avoir enfreint les loix de cet empire, avez-vous eu encore la témérité de vous expofer a toutes leurs rigueurs ? Vous , ma chère , qui deviez être 1'exemple de tout ce royaume , faut - il que vous en deveniez le fcandale par votre ïmprudence? Un peu plus de confiance en moi vous eut peut-être fauvée : vous n'ignorez pas ie pouvoir que j'ai fur 1'efprit de la reine, je 1'aurois empêchée de convoquer 1'affemblée des magiciennes; reftée feule auprès de vous avec Lucine, il nous eut été facile de déguifer le fexe de votre enfant. Que me voulez - vous tlire, reprit Tramarine, en interrompant la magicienne avec des yeux pleins de courroux ? a quoi tendent vos difcours injurieux? AvezVöus oublié qui je fuis, &C ce que 1'on doit a mon rang? Moi, enfreindre les loix! Quelle raifon a-ton de m'en accufer? Princeffe, reprit la fée d'un ton févère, eft-ce a moi que ce difcours s'adreffe ? Vous ignorez fans doute jufqu'ou s'étend mon pouvoir; mais, pour vous punir de votre témérité, je me retire & vous abandonne; d'autres que moi vous inftruiront de votre f©rt*  CONTÉ M O R A L. 185 II fut heureux pour Tramarine que Céliane fe trouyat préfente k cette converfation. Quoi, madame, dit-elle k Bonine! Vous qui êtes la bonté même, auriez vous la cruauté d'abandonner la princeffe ? Loin de vous fkher de fa vivacité , vous devez plutöt en tirer des conféquences favorables k fon innocence :*convenez du moins qu'il eft bien humilia.it pour une jeune princeffe, dont la conduite a toujours été éclairée fous les yeux de toute la cour, de fe voir accufée injuftemenr. Tramarine fachée d'aVoir irrité la fée contre elle , & jugeant, par le difcours de Céliane, que Taffaire dont on l'accufoit étoit des plus graves, qu'elle auroit peut-être plus que jamais befoin du fecours de la fée, lui fit quelques excufes fur fa vivacité , en la priant de lui expliquer le crime dont on ofoit la noircir; & Bonine jugeant, k 1'ignorance de la princeffe , qu'elle n'étoit point coupable, fe radoucit en fa faveur & lui promit fon fecours, après lui avoir raconfé ce qui s'étoit paffé, & la réfolution ou 1'on étoit de la bannir de la cour. La princeffe dont le cceur étoit pur, affura Bonine qu'elle n'avoit rien a fe reprocher. Sans doute, dit-elle, que la déeffe veut éprouver rna confiance : je n'en faurois douter par les fonges dont j'ai été agitée dans fon temple;  ï86 Les O d i n s, il eft encore vrai que la figure dont je me fins formé Pimage, a toujours été depuis préfente k mon efprit. En vérité ma chère Tramarine, reprit la fée, vous me furprenez infiniment. II faut affurément que vous ayez 1'imagination bien vive : n'aurez-vous point d'autres raifons k alléguer pour votre défenfe? Non, dit Tramal ine fuffoquée par fa douleur, je n'ai rien autre chofe k y ajouter : ce n'eft point l'exil qui me fait de la peine, puifqu'il me délivre d'une cour injufte, mais la honte des indignes foupcons qu'on a répandus dans tous les efprits. Je ne compte plus que fur vous, ma chère Bonine, & fur 1'attachement de Céliane ; votre amitié me tiendra lieu de toutes les grandeurs que je perds. Céliane ne put répondre que par des larmes. Qu'eut-elle dit qui put adoucir les peines de Tramarine ? II n'y a que le tems qui puiffe effacer le fouvenir des grandes douleurs; les confeils & toutes les confolations s'affoibliffent contre les coups du fort, lorfqu'ils viennent d'être portés. La Nature a fes droits qu'elle ne veut pas perdre , jufqu'a ce que le chagrin en ait épuifé les forces : alors, par une fage difpenfation, la raifon reprend le deffus pour ranimer en nous les facultés de notre ame.  conté moral. 187 CHAPITRE III. Jugement de Trsjnarine. Le lendemain Tramarine fut conduite dans la falie du confeü, pour y être interrbgée. La fée Bonine, qui ne la quitta plus, paria d'abord en fon nom , & dit a l'aflemblée des magiciennes , que la princeffe n'avoit point d'autre défenfe a alléguer , pour fa juftification, que la force de 1'imagination ; qu'elle protefte n'avoir jamais vu aucun des mortels profcrits par la loi depuis fon entrée dans le royaume, fi ce n'eft en fonge pendant fa neuvaine a la fontaine de la déeffe Pallas. Une pareille déclaration furprit infiniment la reine & fon confeil; ce qui fit qu'on remit la décifion de 1'affaire jufqu'au retour des confeillères chargées de Ia vifite du temple. Cependant Tramarine étoit dans une perplexité infupportable , la mort lui paroiffoit mille fois plus douce que de vivre accufée d'un crime dont elle ne pouvoit prouver fon innocente. Pour remédier en quelque forte k des maux fi cruéls, Céliane lui confeilla d'écrire au roi fon père > pour 1'inftruire de 1'af-  i88 Les Ondins, front qu'elle étoit fur le point d'effuyer, par un exil qui ne pouvoit être qu'injurieux pour fa gloire. Tramarine, en fuivant le confeil de Céliane , écrivit au roi de Lydie ; mais comme toutes fes femmes étoient entièrement dévouées a la chancelière, fes lettres furent interceptées, & cette ennemie de la princeffe eut encore l'adreffe d'y répandre un venin dont elle feule étoit capable. Lorfque 'es confeillères furent de retour du temple , la reine affembla un grand confeil, afin de pouvoir y examiner 1'affaire de la princeffe. Toutes les grandes de 1'état qui avoient été députées pour faire 1'examen des prêtreffes, après avoir fait leur rapport en faveur de Tramarine , déclarèrent qu'elles n'avoient rien trouvé qui ne fut exactement conforme aux loix : on expofa enfuite les défenfes de la princeffe. II s'étoit formé des brigues dans le confeil, Tramarine y avoit peu d'amis, la vivacité de fon efprit la faifoit redouter. La reine affoiblie par 1'age , fe mêloit peu du gouvernement; & celles qui tenoient les premiers emplois de 1'état, craignoient avec raifon le génie folide & pénétrant de la princeffe. Enfin , 1'envie la plus cruelle des Euménides s'empara de tous les cceurs, pour pourfuivre Tramarine jufques dans fpn exil.  Conti moral: Cependant plufieurs amazones ofèrent encore opiner en fa faveur ; elles infiftèrent même beaucoup pour qu'on fit une nouvelle loi qui admit la force de 1'imagination. II eft aifé de penfer que ce furent les jeunes qui ouvrirent cet avis que la reine gouta, penchant naturellement pour la clémence. Cette princeffe eut été charmée qu'on lui eut fourni les moyens de fauver Tramarine : mais la vieille chancebère & toutes les vieilles doyennes de la cour , qui avoient le plus de part au gouvernement, s'élevèrent toutes d'une commune voix contre une pareille loi, qui étoit, a ce qu'elles prétendoient , capable de renverfer 1'ordre de 1'état. D'ailleurs c'étoit vouloir anéantir abfolument les vertus de la fontaine de la déeffe de Pallas, & mettre la jeuneffe dans le cas de négliger le culte que 1'on devoit a cette déeffe, dont on recevoit chaque jour de nouvelles faveurs; qu'on devoit éviter avec foin tout ce qui pouvoit irriter la déeffe contre ce royaume, dont elle s'étoit déclarée fi ouvertement laprotectnce, dans la crainte qu'elle ne s'en vengeat par des calamités qui ruineroient entièrement 1'état, en ótant aux Amazones la force de le défendre contre fes ennemis. Je ne rapporte qu'un abrégé du difcours de la chancelière , qui fut trouvé digne de 1'élo-  ïf)Ö t £ S Ö D I N S ï quence de Démofthène ou de Cicéron : elle ramena enfin toutes les voix a fon fentiment. Comme les moyens que la princeffe avoit employés pour fa défenfe avoient tranfpiré, les Amazones qui aimoient beaucoup Tramarine, étoient prêtes a fe foulever. Déja elles s'affembloient dans les places ; elles vinrent même en tumuUe julqu'au palais pour demander la princeffe , 6i en même tems qu'on établit la force de 1'imagination. Mais la chancelière, toujours plus ferme dans fes réfolutions, fut d'avis de ne point céder a des peupies mutinés; elle confeilla a la reine de leur faire fentir tout le poids de fon indignation , en puniffant févèrement celies qui avoient contribué, par leurs difcours féditieux, a répandre le trouble dans la ville. Les magiciennes, dévouées a la cbancelière, furent de fon avis ; & la reine entrainée, pour ainfi dire , par le torrent, fe crut obligée de donner un arrêt, par lequel ede déclaroit que fa volonté fuprême étoit que les loix euffent leur entier accompliffement, & que toutes fes fujettes feroient tenues, fous les peines ci-de vant énoncées, de vifiter du moins une fois 1'année le temple de la déeffe Pallas, d'y prendre les bains falutaïr.es a la population, défendant en outre a telle perfonne quelconque d'employer en aucune fa9on la force de 1'imagina-  C Ó N T E M O R A tj T$i tion; condamne en conféquence la princeffe Tramarine a être reléguée dans la tour des regrets, fera néanmoins J par adouciffement, fon exil limité a vingt ans. Un jugement auffi rigoureux, prononcé contre une princeffe du fang de Pentaphile , fit trembler ce peuple d'amazones , mais ne put les empêcher de murmurer contre une févérité auffi rigoureufe. Cette tour des regrets étoit connue pour un lieu épouvantable, rempli de monfires affreux qui en défendoient 1'entrée • ainfi, malgré le pouvoir que la fée Bonine avoit fur 1'efprit de la reine, Ia chancelière fit agir tant de bngues, qu'elle 1'emporta fur elle dans cette occafion, &, fous le vain prétexte du bien de 1'état, elle eut le fecret d'éloigner de la cour une jeune princeffe que fon rang appelloit au tröne , dans la crainte que fi elle y fut montée, elle ne lui eut donné aucune part au gouvernement; &, pour empêcher la fédition elle fit raffembler les vieiUes troupes, & les répandit dans tous les quartiers de la ville afin de maintenir les peupies. Bonine fe chargea d'annoncer cette trifié nouvelle a la princeffe qui la recut avec beaucoup de conftance, & marqua, dans cette occafion , que la grandeur .de fon ame étoit au-deffus de 1'adyerfué j fon  t9i Les O n d i n s , coe-ir , femblable a un rocher ou les flots vien= rent fe brif^r pendant la tempête , n'en fut point abattu ; eVe entendit tranquillement 1'arrêt foudroyant que fes ennemies venoient de prononeer contre elle. CHAPITRE IV. Départ de Tramarine pour la Tour des Regrets. ]3e toutes les femmes qui étoient au fervice de Tramarine, la feule Céliane refta fidelle : ce qui fit voir a cette princeffe que les démonftrations d'attachement 6c de dévouement qu'on avoit toujours montrées pour fon fervxee , ne pouvoient tenir contre fes difgraces ; Sc elle éprouva , dans cette rencontre, ce que peut 1'ingratitude des perfonnes que le feul mtérêt attaché auprès des grands. Toujours prêtes k fuivre les heureux , elles vous oubhent des que la fortune vous devient contraire ; c'eft pourquoi on ne doit porter le flambeau de la vérité au fond de la caverne, pour apprendre k difcerner les motifs fubtils qui fe cachent 6c fe dérobent fous ceux de la candeur, 6c fouf- fler ,  C O N T E M O R A L. 193 fler, pour ainfi dire , fur Ie fantöme fublime qui fe préfente, afin d'en écarter le monftre affreux qui maique fouvent les mortels. Tramarine envoya Céliane vers la reine, pour lui demander une audience particuliere; mais elle eut encore la cruauté de la lui refufer. Tramarine , fe voyant privée de 1'efpérance qu'elle avoit concue de fléchir la reine, engagea de nouveau Céliane d'y retourner, pour la fupplier de ne lui point imputer une faute dont elle ne pouvoit s'avouer coupable ; de fe reffouvenir qu'elle n'avoit jamais manqué a la foumiffion qu'elle devoit aux ordres de fa majefté; qu'elle fe flatte qu'elle lui permettra au moins , pour adoucir fon exil, d'emmener 1'enfant dont la naiffance venoit de caufer fort malheur; que ne pouvant être élevé a la cour de fa majefté , fa defiinée devoit lui être indifférente ; que ce feroit pour elle la plus grande confolation qu'elle put recevoir, de pouvoir infpirer a fon fils le refpedt & la vénération qu'elle n'avoit jamais ceffé d'avoir pour les vertus & les éminentes qualités qui brilloient dans fa majefté; qu'elle ofoit efpérer de fa clémence qu'elle voudroit bien lui accorder cette dernière grace, comme une faveur dont elle feroit toute fa vie la plus reconnoiffante. La reine répondit a Céliane que Tramarine ne Tornt XXXIV. N  i94 Les O n d i n sj devoit pas ignorer que le prince fon fils étoit au pouvoir de la magicienne Camagnole , &C qu'il étoit impoffible de 1'en retirer qu'il n'eüt rempli fa deftinée; qu'elle pouvoit néanmoins affurer la princeffe que ce n'étoit qu'avecregret qu'elle s'étoit vue contrainte de céder a la force de la loi, & qu'elle lui ordonnoit de fe difpofer a partir "le lendemain au lever de l'aurore. Tramarine fut fenfiblement touchée d'effuyer tant de rigueurs de la part de la reine, k qui elle étoit véritablement attachée, non-feulement par les Hens du fang , mais encore par ceux de la plus tendre amitié. Mais que ne peut la féduöion ! ne diroit-on pas qu'elle couvre d'un voile épais les plus brillantes lumières de la raifon , & que , fermant les yeux fur ce qui pourroit 1'éclairer, tous fes mouvemens font en rond comme ceux d'un cheval aveugle , auquel on fait tourner la roue d'un preffoir ; elle roule dans un cercle étroit, lorfqu'elle croit ranger le monde entier fous fes loix ? La fée Bonine vint, fuivantla parole qu'elle avoit donnée a la princeffe, la prendre le lendemain pour la conduire dans fon exil. Son char étoit attelé de huit tourterelles: Tramarine öc Céliane y montèrent avec la fee, &  e O N T E M O R A £,. ,pj ces oifeaux fendirent auffi-töt les airs avec une telle rapidité , que la Chancelière, qui étoit lur un balcon avec plufieurs amazones de fon parti, qui fe faifoient un plaifir malin de les voirpartir , les perdirent de vuedans 1'inftanr Nous les laifferons fe réjouir de leur triohiphe pour fuivre Tramarine. ' Aux approches de la tour , la fée , qui vou. loit dérober 1'horreur de fa vue aux princeflès fit élever fon char au-deffus des nues , qui vint enfuite fe rabattre dans une trés-grande cour , oii parui-ent douze demoifelles vêtues de vert , qui, après avoir aidé aux princeflès a en defcendre, lesconduifirent dans un fallon fuperbe , dans lequel étoit un riche dais, deftiné pour la princeffe Tramarine. Alors fe fit entendre une mufique , dont les accords étoient délicieux. Tramarine , furprife d'une pareilleréception, fe fentit pénetrée des nouvelles obligations qu'elle avoit a Bonine. Le concert fini, elle defcendit de fon tróne pour paffer dans une autre pièce , óii elle fut fervie de mets les plus délicats. La fée , en fe mettant a table entre Tramarine & Céliane , leur demanda fi elles croyoient que le féjour qu'elle leur avoit préparé , fut capable d'adoucir les rigueurs del'exilde la princeffe. Je n'ai pu m'oppofer a votre deilinée , ajouta N ij  io6 Les O n d i n s , Bonine ; mais ce que je puis vous apprendre, c'eft que vous êtes fous la puiffance d'un grand génie , auquel tout mon pouvoir doit céder. Je vous protégerai autant que je pourrai; les deftins vous condamnent a coucher dans la tour : mais pour adoucir la rigueur de votre fort, j'ai fait élever ce palais a cöté ; les jardins que vous voyez en dépendent, & quoique vous couchiez tous les jours dans la tour, il vous fera facile d'en fortir au moyen d'une porte fecrète que j'y ai fait ouvrir, afin que vous puifliez jouir, fans contrainte, des amufemens qu'on aura foin de vous procurer : je fouhaite qu'ils puiffent bannir de votre efprit cette fombre trifteffe qui s'y remarque depuis long-tems. J'aurois pu vous inftruire, chez la reine de Caftora , des favorables intentions que je ne cefferai d'avoir pour contribuer a votre bonheur, fi je n'avois craint que Turbulente, qui eft votre plus cruelle ennemie , ne les eüt prévenues par quelque noir complot, qui, malgré mon fecours, vous eüt encore accablée de mille maux. Tramarine remercia la fée , en 1'affurant d'une reconnoiffance fans bornes. Je reconnois , pourfuivit la princeffe , toute 1'étendue de votre pouvoir, & je m'appercois déja que vous avez chaffé 1'ennui de ce féjour ; car j'ai peine a me perfuader que je  C O N T E M O R A L. i9y fois dans cette terrible fortereffe, dont 1'idée feule me faifoit horreur. Je vois, au contraire, que j'y luis fervie en fouveraine; & loin de regarder mon exil comme une punition , je me flatte d'y oublier, auprès de vous , les maux qui font précédé. Je le fouhaite , dit la fée, & j'y apporterai tous mesfoins : fuivezmoia préfent, fans aucune crainte, dans mon p-irc, oii je vais vous conduire. Tramarine & Céliane fuivirentla fée , qui les fit d'abord entrer dans la tour , & enfuite defcendre par un efcalier dérobé, au bas duquel étoit une porte de fer qu'elle ouvrit, & en donna la clef a Tramarine, en lui recommandant de la porter toujours fur elle. Après avoir traverfé les jardins de la fée, qUi étoient les plus beaux du monde , elles admirèrent , fur-tout , les ftatues des dieux ÖT déefles , diftribuées dans un ordre admirable, Bonine les conduifit infenfiblement dans une al'ée de citronniers & d'orangers , qui répandojent dans 1'air un parfum délicieux. Tramarine trouva cet endroit fi agréable, qu'elle propofa a la fée de fe repofer fous un berceau qui terminoit 1'allée, & d'ou fortoit une fon. taine qui , par fon doux murmure, joint au gazouillement des oifeaux, infpiroit une douee rêverie. N ii,  i9§ Les O n d i n s ; Elles fe placèrent au bord d'un ruiffeau que formoient les eaux de la fontaine , &C qui s'élargiffoit a mefure qu'il s'éloignoit de fa fource. Céliane, naturellement gaie Scbadine , & qui ne cherchoit que les occafions d'amufer la princeffe, qui depuis long-tems paroiffoit accablée d'une langueur qui commencoit a prendre fur fon tempérament, Céliane , disje , propofa a Bonine de paffer le refte de la journée dans cet endroit déücieux , & même d'y fouper , s'il étoit poffible. Mille zéphirs parurent a 1'inftant agiter les arbres qui enlouroient ce ruiffeau , dont les eaux argentines formoient des ondes légères , qui fembloient marquer la joie qu'il avoit d'être témoin des tendres foupirs de la belle Tramarine. La nuit eut k peine couvert le ciel d'un fombre voile, qu'a un fignal que fit la fée , les douze demoifelles parurent a 1'inftant en pofant une table fervie de ce qu'il y avoit de plus rare & de plus délicat. On tint table affez jong-tems , & Céliane amufa beaucoup la princeffe par des propos pleins de faillies , que J'enjouement infpire aux perfonnes d'efprit. Plus de fix femaines s'étoient déja paffées pendant Iefquelles la fée eut foin de procurer tous les jours de nouvelles fêtes k la princeffe , fans qu'elles puffent difïïper fa mélan-  Conté moral; 199 colie. Céliane ne ceffoit de lui en faire de tendres reproches ; mais Tramarine , gênée par la préfence de fes femmes qui avoient ordre de ne la point quitter , n'y répondoii que par des foupirs. Une affaire qui furvint a la fée , 1'obligea de s'abfenter pour quelque tems. Elle prévint Tramarine fur le voyage qu'elle devoit faire, & dont eUe ne pouvoit fe difpenfer. Tramarine en fut défefpérée , & par un preffentiment du malheur qui devoit lui arriver, elle fit ce qu'elle put pour empêcher ce voyage , & pour engager Bonine a ne la point aban- ' donner. Je ne puis abfolument, dit Bonine , me difpenfer de me rendre a. 1'affemblée des fées , qui doit fe tenir chez le redoutable Demogorgon, un des plus grands magiciens qu'il y ait dans ce monde: votre intérêt mêmem'y engage ; j'abrégerai mon voyage autant que je le pourrai; ne craignez rien de la fée Turbulente. Voici les moyens de vous garantir de fes méchancetés: tant que vous porterez fur vous cette refpeaueufe , elle vous mettra a couvert des piéges que Turbulente pourtoir vous dreffer, pourvu que vous ayez 1'attention de ne jamais fortir de la tour fans 1'avoir fur vous. Rien ne vous manquera pendant mon abfence ; je viens de donner les ordres nécef-. N iv  ioo Les Ondins, faires pour votre süreté & pour votre amufement ; & , outre les douze femmes qui font a votre fervice , je vous en donne encore deux autres , dans lefquelles j'ai beaucoup de confiance, & qui font affez inftruites dans 1'art de féerie, pour être en état de vous garantir des dangers imprévus que la négligence des autres pourroit occafionner : fouffrez feulement , belle Tramarine , qu'elles ne s'éloignent jamais de vous. Bonine embraffa enfuite la princeffe & Céliane , qui la conduifirent jufqu'a fon char , qui difparut dans le moment. CHAPITRE V. Enlèvement de Tramarine. C éliane, pour diffiper le cbagrin que leur caufoit le départ de la fée , propofa a la princeffe de defcendre dans les jardins; & Tramarine, ne voulantd'autre compagnie que Céliane, défendit k fes femmes de la fuivre: mais les deux que la fée lui avoit laiffées pour veiller k fa süreté f lui repréfentèrent avec refpedt, qu'ayant recu de Bonine des ordres précis de ne la point perdre de vue , elles  Conté moral: iot ne pouvoient, fans y contrevenir, fe difpenfer de 1'accompagner toujours ; mais que, pour ne la point gêner , elles vouloient bien ne Ia fuivre que de loin. Tramarine , forcée d'y confentir, prit Pallée d'orangers pour gagner le berceau couvert, & fe mit fur un banc de gazon parfemé de mille & mille petites fleurs , oü fe livrant a toute fa mélancolie, de triftes réflexions la jettèrent dans une rêverie profonde. Céliane , voulant la diftraire de cette fombre trifteffe , fe mit a fes pieds : princeffe , lui dit-elle, je m'étois flattée qu'en éloignant Vos femmes, ce n'étoit que pour foulager vos peines, en m'en confiant les motifs; mais puifque ma princeffe ne m'eftime pas affez pour m'honnorer de fa confïance, je la fupplie au moins d'écouter les concerts que les roffignols lui donnent. Tramarine les yeux fixes fur le ruiffeau fit très-peu d'attention au difcours de Céliane , qui pourfuivit ainfi : n'admirezvous pas le bonheur de ces oifeaux , dont les feuls plaifirs font les loix ? Pour moi , je trouve que la nature, en ne leur accordant que 1'inftincr, femble les favorifer beaucoup plus que nous. Qu'avortt-nous affaire de cette raifon que les dieux nous ont réfervée , qui ne fert qu'a troubler nos plaifirs ? En vérité ,  201 Les Öndins; la condition de cespetlts animaux m'enchante; & 1'état d'anéantiffement oü je vois ma princeffe , me feroit prefque défirer de .leur reffembler. Que ne fommes-nous roffignols 1'une & 1'autre ? Qu'ils font heureux ! jamais 1'inquiétude ni le repentir n'empoifonnent leur félicité, jamais de défirs qu'ils ne puiffent fatisfaire , & jamais leur bonheurne leur coüte un remords. Pourquoi la fée Bonine , qui a tant de pouvoir, n'a-t-elle pas celui de nous métamorphofer ainfi ? Du moins , par mes chants & Ia vivacité de mes careffes , je pourrois amufer ma princeffe , & peut • être hu plaire. Céliane , s'appercevant que rien ne pouvoit diftraire Tramarine , prit enfin un ton plus férieux. Elle avoit 1'éloquence de la figure ; elle reprit celle du fentiment, & parvint a toucher le cceur de la princeffe , qui fe détermina a lui confier fon fecret. Hélas! ma Céliane, lui dit-elle en foupirant , tous tes difcours , loin d'adoucir mes peines, ne fervent qu'a les. renouveller. Faut-il que nous paffions ainfi les plus beaux denos jours? II eft tems, ajouta Tramarine , que je t'ouvre mon cceur: toujours obfédée par mes femmes, je n'en ai pu trouver le moment. Je ne te rappellerai point mon enfance, tu te fouviens affez des hon-  C O N T E M O R A L. 2.03 neurs auxquels il fembloit que le ciel m'avoit deftinée ; cependant tu vois, ma Céliane, que tout fe réduit k paffer ma vie dans une folitude, &, malgré ton amitié & les attentions de la fée Bonine , je ne puis réfifter a 1'ennui qui m'accable. Ces jardins dont la beauté te ravit & t'enchante , les eaux de ce ruiffeau dont tu admires le cryftal , redoublent a chaque inftant ma peine ; & , par une fatalité que je ne puis vaincre , je ne puis non plus m'en éloigner. Cela te paroit fans doute un problême ; mais lorfque tu feras inftruite de mes maux , tu n'en fera plus furprife. Rappelle-toi, ma chere , le voyage que je fis k la fontaine de Pallas : tu fais que , pendant ma neuvaine , je reftai renfermée dans 1'enceinte du temple, ou je fus fervie-par les prêtreffes confacrées au culte de la déeffe , grace qui ne s'accorde qu'aux femmes de mon rang : mais toute la cour ignore ce qui m'y eft arrivé. Ce n'eft qu'a ton zèle & a ton amitié que je vais confier un fecret qui trouble depuis fi long-tems le repos de mes jours. Apprends donc que , lorfque j'eus fait mes prières k la déeffe , & lui eus préfenté mes offrandes, les prêtreffes me conduifirent k la fontaine , oü , après m'avoir déshabillée & fait entrer dans le bain, elles s'éloignèrent par  i©4 Les Ondins, refpedt pour me laiffer en liberté. Lorfque je fus feule, je fentis les eaux fe foulever ; un léger mouvement les agita, & un jeune homme, tel qu'on nous peint 1'amour , fe préfente a mesyeux. Timide a fon afpedt , je friffonne de crainte;mais s'approchant de moi avec un regard majeftueux & tendre , il me prend la main , me ferre dans fes bras. Hélas ! qu'il étoit féduifant! Je ne puis , ma Céliane , te peindre le trouble qu'il fit naitre dans mon ame, Son premier coup-d'ceil y a gravé pour jamais la paffion Ia plus vive; je ne connois de crime que celui d'avoir pu lui dépïaire , & tous mes malheurs ne viennent que de celui de Pavoir perdu: c'eft en vain que je le cherche tous les jours au fond des eaux. Mais que dis-je? ma Céliane ! ma paffion m'égare ; je ne puis y penfer fans trouble. Je te parlois de celui qu'il avoit répandu dans tous mes fens qui nvempêcha de fuir: mes regards, attachés fur un objet auffi féduifant , fembloient encore m'óter la force de me défendre de fes careffes, lorfque les prêtreffes , en fe rapprochant , le firent difparoitre , & je remarquai qu'en s'éloignant il mit un doigt fur fa bouche , fans doute pour me faire entendre de ne point révéler cequi venoit de m'arriver. Lelendemain, a peine fuï-je entrée dans le bain , que le  C O N T E M O R A L. 20J même mouvement qui s'étoitfait fentir Ia veilïe , m'annonca 1'arrivée demon vainqueur.il s'approcha de moi, me tint des difcours tendres & paffionnés. Animée par fa préfence, je ne fais, ma chère , ce que je lui répondis qui parut le tranfporter de plaifir ; car , me ferrant tout è-coup dans fes bras , 1'éclat qui fortit de fes yeux fe communiquant dans mes veines , je me fentis embrafée d'un feu dévorant: je voulus fuir , mes forces m'abandonnèrent; mais , dans le trouble qui m'aghoit , je crus m'appercevoir qu'il vouloit m'entrainer* avec lui. Déja les eaux fe gonfloient, Sc je me fentis prête è périr. Saifie de frayeur , un cri percant m'échappe qui attirales prêtreffes; mais , malgré le faififfcment oü j'étois, je né pus m'empêcher de regarder encore ce que deviendroit mon vainqueur. Je le vis s'enfoncer fous les eaux, Sc j'entendis, diitinftement, une voix qui me dit que ma vie Sc mon bonheur dépendroient de ma conduite, & que la félicité du prince avec lequel je venois de munir, étoit attachée au filence que je devois garder. Je compris alors la faute que j'avois faite. Hélas, ma chère! il n'étoit plus en mon pouvoir de la réparer. Tremblante & défefpérée , je tombai évanouie dans les bras d'une  io6 Les Ondins^ prêtreffe qui s'étoit avancée pour ine fecourif &c apprendre le fujet de ma frayeur. Je n'eus garde de lui en confier le motif; je lui dis feulement que la rapidité des eaux m'avoit effrayée: ce qui lui fit prendre la réfolution de faire entrer avec moi dansle bain une des filles deftinées au culte de la déeffe. J'avoue que je füs fachée de cette réfolution, prévoyant qu'elle alloit me priver de la vue de mon cher prince. Je ne me trompaipas, le refte de ma neuvaine fe paffa fans que je le vis : depuis ce jour il eft toujours préfent k mon efprit, c'eft en vain que je le cherche. Mais, malgré mon peu d'efpoir, je ne me plais qu'au bord des eaux qui ne font néanmoins que nourrir mes peines, fans que 1'ingrat qui les caufe & qui peut- être en eft témoin , daigne feulement en avoir pitié. En vérité, madame, reprit Céliane, votre aventure eft des plus furprenantes. Vous me permettrezde vous blamer d'avoir negligé d'employer ces raifons qui font plus que fuffifantes pour vous juftifier. II eft trés - certain que la reine Pentapbile n'auroit pu fe refufer k leur évidence ; car fans doute c'eft quelque dieu marin qui a pris la fonne du jeune homme, qui s'eft uni avec vous ala fontaine, peut être eft ce Neptune lui - même : & je ne fais nul doute, ft la reine eüt feu toutes ces circonf-  C O N T E m O R A t. 10? tances, que, Ioin d'ordonner votre exil elle vous eüt immanquablejuent placée fur le tröne qu elle occupe; vous auriez dü au moins con-UUef Ia fee B°nine fur une affaire auffi délicate, & d'oü dépend le repos de vos jours Que dis-tu ma Céliane, reprit la princeffe? Qublies-tu le filence qui m'a été impofé ? Peutetremême qu'en ce moment j'offenfe mon époux en ofant te confier mon fecret. Hélas! il doit me pardonner ce foible foulagemenr. Au refte quand je n'aurois pas fait Voeu de lui facrinei! mon repos, quelle preuveaurois-je pu donner de la vente de mon aventure? J'aurois rifqué ma v,e & perdu tout efpoir de revoir mon pnnce. Dailleurs tu n'ignores pas 1'ennui que jai toujours eu a Ia cour de Pentapbile, & cet ennut s'eft beaucoup augrnenté depuis mon umon avec le prince des Ondes. Qu'aurois-je pu faire a la cour de Caftora, y portant fJs ceffe 1 image d'un prince qui fans doute n'approuve aucune de fes loix ? Je t'affure que J aurois toujours vécu dans Ia douleur & l'arner. tume; tu fais qu'on y eff gêné jufques dans fa %on de penfer , fans ceffe obfcdé par des femmes dcnt la bigoterie & 1'efprit faux rend le commerce infeutenable : ces femmes reno'nceroient pbuöt a ïa vie/qtfè leurs opinions, elies ne fe plaifent qu'a creufer les fenrimens  108 Les Ondins, des perfonnes qu'elles veulent noircir, rien ne manque a leurs portraits, leur fcrupuleux détail découvre aifément la main qui a tenu le pinceau; du moins, dans cette retraite, je jouirai de la douceur de me plaindre, fans craindre la critique de mes ennemies. J'en conviens, madame, dit Céliane, mais auffi eft-ce la feule liberté qui vous refte; & ma princeffe ne fauroit nier que la diffipation ne foit le plus sur remède contre le chagrin, le votre fe nourrit & s'entretient par la folitude. Je ne connois rien de fi cruel que d'être fans ceffe en proie a fa douleur : mais permettez-moi, madame , d'ajouter encore une réflexion fur votre divin époux. S'il étoit permis de blamer la conduite des Dieux, j'accuferois d'injuftice celui qui eft 1'auteur de vos peines; car enfin, pourquoi vous a-t-il fi-töt abandonnée ? une pareille conduite me furprendroit moins de la part d'un mortel. II eft fi rare de trouver chez eux un attachement fincère , que j'ai cru jufqu'a préfent que la conftance étoit une vertu que les dieux s'étoient réfervée ; mais votre aventure me fait changer de fentiment, elle me fait voir que, femblables aux hommes, ils fe dégoütent de celle qu'ils ont le plus aimée, fi-töt qu'ils ont fatisfait leurs defirs. Ne blamons point les dieux, dit Tramarine, ils.  CONTI M O R A L' *Ö£ont fans doute leurs raifons, Iorfqu'ils nous font fentir les effets de leur colère. Ce n'eft point a de foibles mortels a chercher a en pénétrer les caufes, & nous devons nous foumettre fans murmure k tout ce qu'il leur plait d'or• donner fur nos deftinées qui font en leurs mains. Madame, reprit Céliane, je ne puis qu'admirer la piété de vos fentimens. Hélas! dit la princeffe en foupirant, que je fois encore lom d'avoir cette foumiffion aveugle qu'ils exigent de nous J Des éclairs & le bruit-du tonnerre qui fe fit entendre interrompirent cette converfation, & ils reprirent le chemin de la tour. Tramarine, toujours tourmentée du defir de revoir le prince fon époux , fo trouva fort agitée pendant la nuit. Ne pouvant jouir des douceurs du fommeii, elle propofa a Céliane de defcendre dans les jardins, pour y refpirerla fraïcheur d'une matinee délicieufe. L'aurore commen?oit k paroïtre pour annoncer Ie retour du foleil; Céliane eut k peine le tems de paffer une robe pour foivre Tramarine, qui étoit déja dans les jardins, qu'elle traverfoit k grands pas afin de gagner 1'allée d'orangers: mais s'appercevant que la princeflé avoit négligé de prendre fa refpethieufe, elle alloit la prier de rentrer dans la tour, lorfqu'elle 1'entendit pouffer im cri percant en retournant fur fes pas. Céliane Terne XXXlFy . o  2.10 Les Ondins, qui ne voyoit encore perfonne, ne pouvoit imaginer ce qui caufoit fon effroi; elle précipite fa courfe vers la princeffe, & tombe a la renverfe en appercevant la magicienne Turbulente qui, après s'être faifie de iramarine, la forca de monter dans fa voiture & diiparut a 1'inftant. ■ La tendre & fidelle Céliane fe reprocbant la complaifance qu'elle venoit d'avoir en fuivant ïa princeffe, fans avoir averti fes femmes, ou du moins les deux que la fée Bonine avoit commifes pour fa garde ; cette tendre amie pouffa des cris qui attirerent les fées : mais pendant qu'elles vont accourir k fon fecours & partager fa douleur, nous allons fuivre 1'infortunée princeffe. CHAPITRE VI. Entree de Tramarine dans l'Empire des Ondes. JLa princeffe quoiqu'accablée de ce dernier Coup de la fortune, n'en parut pas moins ferme dans fes adverfités. Iidignée des mauvais procédés de la perfide m 'gicienne, elle lui del&anda, avec beaucoup de fermeté, ce qui  C o n t e m o r a l: lil' pouvoit la rendre affez hardie pour ofer venir 1'enlever jufques dans les jardins de Bonine, puifqu'elle ne devoit pas ignorer la proteöion que cette fée lui avoit accordée. C'eft cette protection qui m'offenfe, répondit Turbulente; & c'eft pour vous en punir 1'une & 1'autre, que je prétends vous faire fubir la peine que mérite votre défobéiffance: Bonine s'eft trompée groffièrement fi elle a cru m'en impofer; mais afin que déformais elle ne cherche plus a nous furprendre, vous allez refter fous ma garde. A cet impertinent difcours, Tramarine fe contenta de regarder la magicienne avec un fouverain mépris , fans daigner feulement lui répondre. Arrivée dans un antre qui tonchoit a la tour, la magicienne ordonna è la princeffe d'óter la robe qu'elle avoit, pour fe revêlir d'une efpèce de fac de toile brune, mais elle ne fit pas femblant de 1'entendre , ce qui obligea Turbulente de lui fervir elle-même de femme de chambre , & la fit enfuite defcendre dans un cachot rempli de bêtes venimeufes, ne laiffant auprès d'elle qu'un peu de mauvaife farine délayée dans de Peau. Tramarine reflée feule, fe livra a tout ce que la douleur a de plus amer. Plufieurs jours fe paffèrent fans qu'elle put fermer les yeux; «nfin, accaUée de peines &c d'ennuis & n'at- O ij  iïï Les Öndjns; tendant plus que la mort, elle s'affoupit. Un' fonge agrëabie vint charrner fes efprits, & lui fit voir le prince fon époux, auffi tendre 8c auffi paffionné qu'il lui avoit paru a la fontaine de Pallas,, lui mcntrant une porte par oü elle pouvoit fortir d'efclavage. Tramarine qu'un peu de repos avoit calmée , réfléchit fur la vifion qu'elle venoit d'avoir; 6c , a la lueur d'une lampe qui répandoit une foible lumière, elle parcourut tout le caveau, 8c découvrit en effet une pprte dont elle s'approcha avec un trouble qui fe changea bientöt en une douleur affreufe , en la trouvant fermée de plufieurs cadenas. Toute fa fermeté céda a ce dernier coup cle fon infortune : fe voyant fruftrée de Tefpérance qu'elle s'éroit formée, elle ne put s'empêcher de répandre des larmes, en réfléchiffant fur cette fuite de malheurs qui fe fuccédoient fans interruption. Mais comme tout tarit dans la >!ie, & fait fouvent place aux réflexions les plus ntiles, la princeffe, après avoir épuifé fes lai nès, fe reffouvint qu'elle avoit encore ■^a clef des jardins de Bonine. La magicienne ayant négligé de lui óter tout ce qu'elle avoit fur elle , aiors elle fe rapprocha de la porte pour effayer de Pouvrir; mais elle n'eut pas plutöt préfenté cette clef au cadenas, que la porte tomba d'elle-même 6c le cachot difparut,.  C O N T E MO R A U 1S% £ar le pouvoir que la fée avoit attaché a cette clef. Tramarine furprife de fe trouver feule fur le bord de la mer, excédée de peines, de fatigues Sc de befoins, s'avanca vers les bords dans le deffein de fe précipiter. Mais le prince Verdoyant qui, du fond des eaux, exam noit tous les mouvemens de Tramarine, la. vit qui regardoit fes ondes en pouffant de profonds foupirs : il craignit alors les. effets d'un défèföoir que de trop longues fbtiffrances pouvoient avoir excité ; il av.ertit plufieurs ondines de fe tenir fur les bords, Sc d'avoir inceffamment 1'ceil fur les aébons de la princeffe, de la recevoir dans leurs bras , Sc de la porter dans une grotte eiir foncée fous la pointe d'un rocher , oü nuj mortel n'avoit encore ofé. fe réfugier. Les ont dines obé'irent au prince Verdoyant, & fe ren? dner.t en grand nornbre a 1'endroit. oü étoit la belle princeffe, fans chercher a approfondir les deffeins de leur prince. Tramarine fe croyant feule, & n'appercevant au loin aucune tracé qui put lui faire, connokre que cet endroit fut . habité, fe livra.a toute Phorreur de fa fituatioru Hélas! dit-elle en foupirant, je ne m'appercois que trop que c'eft ici 1'endroit que mon épc-ux a choift pour mettre firta mes maux : c'tft donc dans les ondes que je vais firar rna vie; & le O iij  a.14 Les Ondins; dernier fouhait que je forme en mourant, eft que ce fupplice te foit au moins agréable. O, Neptune! ajouta la princeffe, s'il eft vrai que j'aie pu t'offenfer, tu dois le pardonner a mon ignorance : n'as-tu pas affez éprouvé ma conftance, Si n'es-tu pas vengé par les maux que tu me fais fouffrir depuis fi long-tems? Alors elle fe préojpita dans la mer; mais les ondines, attentives a tous fes mouvemens, la recurent dans leurs bras & la tranfportèrent dans la grotte. Telle eft la folie de 1'efprit humain : les perfonnes que 1'infortune accable, préfèrent fouvent la mort aux fervices qu'on leur peut rendre.Tramarine fe croyant ëntourée de nazades qui la ferroient entre leurs bras, laiffoit aller languiffamment fa tête, tantöt fur 1'une & tantöt fur 1'autre, en réchauffant leur fein de fes larmes. Ces belles ondines employèrent ce qu'elles purent de plus confolant pour calmer fa douleur, enfuite elles lui ötèrent le mauvais farreau de t,oile dont la méchante fée 1'avoit couverte, pour la revêtir d'une robe de gaze, d'un verd de mer glacé d'argent, preffèrent fes cheveux dans leurs mains, qu'elles laifsèrent retomber en ondes fur fon fein; puis s'appercevant, au foulèvement des ondes, de 1'arriyée  CONTÉ MORAL. 3>If &x prince Verdoyant, elles fe retirèrent par *efo%a. Tramarine furprife de les voir rentrer dans la mer, s'apperait que les flots sV.gitoient extra©rdinairement, & vit s'élever deflus m char fuperbe, fait en forme de coquille, traïné par hmt dauphins qui, paroiffoient bondir fur les ondes. Ce char s'arrêta vis-a-vis de la grotte : alorsTramarine appercutle jeune prince qui faifoit depuis fi long- tems 1'objet de tous tes defirs, qui en delcendit, entra dans Ia grotte, fe mit a fes pieds ; & fe faififfant d'une de fes mains qu'il baifa avec tranfport, je vous retrouve enfin, lui dit- il, belle Tramarine, & vous jure de ne vous plus abandonner., il eft tems de vousapprenare que je fuis le prince desondins, les états de mon père font au fond de la mer;. comme je ne puis habiter que les eaux, je n'ai pu vous.rejoindrepIurór.Soyezcertaine, divine Tramarine, qu'il n'a pas dépendu de mei de vous faire éviter les maux que vous avez foufferts depuis notre union a la,fontaine de Pallas^ forcé pour lors de vous abandonner, j'ai paitagc vos ennuis fans pouvoir les abréger. Comme . il ne nous eft pas permis de nous unir a une mortelle , j'ai effuyé bien des contradicfions, avant de pouvoir déterminer nos peupies* 4 a, O iy  'ïió Les O n ötn's * confentir de vous accorder 1'immoftalité; & ce n'eft qu'en éprouvant votre conftance & Votredifcrétion qu'on vient enfinde m'atcorder cette faveur. Le roi mor» père a exigé qu'on vous tit paffer par les épreuves les plus humiliantes; il eft fatisfait de la fermeté que vous avez montrée dans les différentes occafions que la jaloufie des Amazones leur a fait exercer fur Vous. Me pardonnez-vous, mon adorable princeffe , les maux que mon amour vous a fait fouffrir; mais vous baiffez les yeux & ne répondez rien : eft-ce a la crainte ou a 1'amour que vous do;;nez ce foupir ? Seriez - vous fachée de vous unir a un génie? Peut-être, ajouta le prince Verdoyant, que le féjour de mon empire vous effraye; il eft vrai que jufqu'a préfent aucun mortel n'y eft defcendu fans y perdrela vie : mais, princeffej raffurez-vous, je viens d'obteuir du roi mon père, de qui le pouvoir s'étend fur tous les ondins , qu'en faveur d'une paffion que je n'ai pu vaincre , vou; foyez admife a 1'immortalité, & re5ue dans fon empire en quaüté de princeffe des ondins. Tramarine étoit encore toute émue de la dernière aventure qui venoit de luiarriver ; la joie, la crainte & la honte, ces divers mouvemens agitoient tour-a-tour fon ame, & lui  C O N T E M O R A E. £17 óterent la force de rcpondre au prince, quï cortinua ainfi : cependant, belle Tramarine , quoique tout foit pret pour vous recevoir, & que je fois sur des feminiens favorables que vous m'avez confervés , du moins jufqu'au moment que vous en fïtes la confidence k Céliane, ne rougiffez point,, ma princeffe, d'avoir fait 1'aveu d'un feu légitime; j'éiois préfent k vos yeux dans cet infiant, & du fond de ce ruiiTeau, förmé expres pour vous renouveller le fouvenir des nceuds que 1'amour devoit ferrer, j'y admirois votre candeur, !a piété de vos fentimens, & je fus prêt vingt fois de me montrer; mais outre que la préfence de Céliane y mettoit obfiacle, c'eft que je n'avois point encore obtenu de mon père la place que je me propofé de vous faire occuper; cependant je ne puis abfolument être heureux fi vous mon-rez toujours de la répugnance k vous unir pour jamais a mon fort. Tramarine furprife & flattée en même-tems du difcours du génie, mais ne pouvant fe perfuader quelle put vivre au fond des eaux, répondit enfin au prince en le regardant d'un air qui exprimoit en même-tems fon amour & fa crainte. Pardonnez, feigneur, fi j'ai peine a vous croire; je ne doute point de 1'étendue de votre pouvoir, & c'eft ce qui me faitdou-  2i§ Les OndtnsJ ter qu'un auffi grand prince veuille bien s7a~ bailTer jufqu 'a s'unir a une foible mortelle , Sc qu'il !a préfère aux belles Ondines dont fon empire eft rempü. Je n'ignore pas les loix des génies; je fais que lorfqu'ilsfe font choifi une compagne, il ne leur eft plus permis d'en changer, a moins que cette loi n'ait une exception pour les femmes de mon efpèce ;. ce qui me rendroit la plusmalheureufe de toutes les créatuies, puiique j'aurois perdu par 1'immortalité la feule reffource a laquelle.les malheureux Ofit recours dans 1'excès de leurs maux, & je me verrois obhgée de trainer une vie qui mê.deviendroit infupportable fi vous ceffiez de m'aimer, ne pouvant plus mourir de la douleur d'avoir perdu le cceur d'un prince qui feul peut ni'attacher a la vie. Le prince Verdoyant, tranfporté( d'un aveuv fi tendre , employa les raifons les plus convaincantes pour raffurer la princeffe, lui donna, mille louanges, & prit autant de baifers. Ne craignez rien, divine Tramarine, difoit le génie : je vousjure fur ce cceur qui n'a jamais, aimé que vous , & par cette vafie éttndue des ondes , que déformais, aucune Qndine ne partagera ma tendreffe ; je jure encore de vous. venger des affronts que vóus a fait effuyer Pentapbile par fes foupcons injurieux ; j'abaif^  C O N T E M O R A L. 2I<£ ferai fon orgueil en foumettant fon royaume au prince qui vous doit le jour, & je punirai le roi de Lydie de 1'injuftice qu'il vous a faite en vous éloignant de fa cour. Arrêtez, ctier prince , dit Tramarine, fongez que c'eft du roi mon père dont vous voulez jurer la perte. Loin de me plaindre de fon injuftice, ne dois-je pas au contraire bénir le jour oü il me bannit dé fa préfence; & n'eft-ce pas k cet exil auquel je dois le bonheur de m'être unie k vous pour jamais ? D'ailleurs, trompé par les oracles , il a cru fans doute mon éloignement néceffaire au repos de fes peupies. Que de raifons pour ofer vous demander fa grace! je me flatte de 1'obtenir au nom de cet amour que vous venez de me jurer. Je ne puis rien vous refufer, dit Verdoyant, & je vois avec plaifir que ia générofité de votre cceur fe.manifefte dans toutes vos aöions ; je ne puis cependant révoquer ce que j'ai prononcé contre le roi de Lydie , mais j'adouciiai, en votre faveur, la rigueur de fon fort. Allons , chère Tramarine, ajouta le génie, il eft tems de defcendre chez les Ondins, afin de leur préfenter une princeffe auffi digne de régner dans tous les cceurs par fes vertus que par la purété de fes fentimens. A ces mots, Tramarine ne fut pas maïtreffe de cacher fon faififfement, a la vue d'un élé-  'ne* Les Ondins/ ment qu'elle avoit toujours regarde commé très-dangereux; & quoique , deux heures avant^ fon défefpoir 1'tüt pouflee a fe précipiter, ce qui venoit de lui arriver depuis , avoit ramené en elle ce gout qu'on a pour la vie , lorfque 1'on peut fe flatter de la paffer dans un bonheur toujours durable.. Cette jeime princeffe, a la vue du danger qu'elle croyoit courir, tomba évanouie dansles bras du génie qui, fans s'étonner de la foibleffe, dernière marqué de fon humanrté , 1 uifit prerdre plufieurs gouttes d'élixir élémentaire , qui enrent la. vertu non-feulement de rappeller fes fens & de la fortifier , mais encore de lui öter ces craintes pueriles aitachées att fort des mortels. Alors Tramarine reprenant fes. efprits, femblable a une rofe qui , frappée des rayons brillans du foleil, renait a la fraich'. uï d'une belle nuit, & qui, éttndant fes feuilles a une rofée vivifiante , fe relève fur fa tige , & femble faluer Paurore bienfaifante qui la faitrenaïtre, le cceur de cette jeune princefle s'ouvre aux doux tranfpcrts de la joie , cette joie ranime fes fens affoiblis, fes 'yeux éteints fe rouvrent a la lumière,i & brillent du feu du plaifir. Que je fuis honteufe de ma foibleffe, dit elle au génie avec un regard tendre & animé! mais qui vieat tout-a-coup de diffiper mes.  'C O N T E M O R At: 22 i1 irayeurs ? Cher prince, vous pouvez déformais •ordonner, je luis prête a vous iuivre : alors elle lui préfenla la main avec le fourire de 1'amour. Verdoyant la conduifit dans fon char, & les dauphins qui femblent charmés d'enlever une fi belle princeffe, caracolent fur les eaux, fe piongent en précipitant leur courfe, & arrivent en peu d'heures dans la ville capitale des Ondins , ou le roi faifoit fon féjour ordinaire. Pour entrer dans le palais, ils traversèrent plufieurs grandes cours dont les pavés font d'émeraudes, & entrèrent fous une arcade foutenue par vingtquatre colonnes de glacés. La, étoient rangés plufieurs officiers de la couronne, qui haranguèrent la princeffe au nom de tout 1'état. II n'y eut point a fon entrée d'artillerie ; les On-! dins , quoiqu'ils la connoiffent parfaitement i n'en font aucun ufage. On conduifit d'abord Tramarine, avec un très-nombreux cortége , dans une grande galerie ornée de tableaux en camaïeux, des plus beaux verres qu'il foit poffible d'unir enfemble; les bordures en étoient de diamans de différentes couleurs , dont Paflbrtiment formoit un coup-d'ceil admirable. Au bout de cette gale-; rie, étoit un tröne formé d'un feul diamant, qu'on auroit pu prendre pour le char du foleil  a2.i Les Ondins; lorfqu'il paroit dans tout. fon éclat; il eft certainque fi Tramarine n'eüt pas déja participé a la divinité de fon époux , elle n'eüt jamais pu en foutenir 1'éclat. Sur ce tröne étoit affis le roi des Ondins, qui tenoit dans fa main un trident, feul ornement de fa grandeur. A droite, étoient les premiers officiers de la couronne ; & a gauche , les belles Ondines qui faifoient 1'ornement de cette cour. Le génie Verdoyant s'étant approché du tröne avec la princeffe Tramarine, la -préfenta a fa majefté Ondine, en la fuppliant de lui accorder toutes les faveurs qu'elle s'étoit acquiies par fes vertus , fon métite & fes fouffrances. Cette jeune princeffe, élevée dans la mythologie des Payens, ne connoiffoit point d'autre •religion , ni d'autres principes que ceux qu'elle avoit recus. Perfuadée qu'elle étoit en préfence ;de Neptune , elle luiadreffa ce difcours: Grand Dieu, fouverain des ondes, dont 1'empire commande a tout 1'univers Arrêtez , princeffe , dit le roi en 1'interrompant au milieu de fa période , je ne fuis point un Dieu : il eft vrai que je jouis de 1'immortalité, mais je tiens toute* ma puiffance d'une feule divinité que «nous adorons tous, & qui eft celle qui a formé -tout ce qui eft dans 1'univers i c'eft par fa toute-  C o N t e M o R A l. ijj puiffance que nous régnons fur les ondes. Puis s'adreffant a fon fils, d'une voix qui fit trembler les voütes de fon palais, & qui, en gonflant tout 1'océan, annonca une furieufe tempête: Comment, prince , avez-vous ofé me furprendre, en faifant choix d'une payenne pour la faire participer a 1'immortalité par une union qui ne fe peut plus rompre ? Le prince Verdoyant, qui s'appercut que Tramarine étoit interdite & tremblante , n'ofant plus lever les yeux, dit au roi des Ondins pour appaifer fa colère: Seigneur, vousn'ignorez pas que 1'amour eft un fentiment qui naït malgré nous & qui fe nourrit par 1'efpérance Cette^ paffion étend fa domination fi,r tout ce" qüi refpire dans ce vafte univers, fon choix nait fouvent du premier coup-d'oeil; 1'amour nexamme rien & ne met aucune différence entre le cceur d'une payenne & celui d'un géme , tous deux brülans d'un même fni ne cher chem qu'a le nourrir. II eft vrai que je n'ai point examme la croyance de la princeffe Tramarine • fe malheurs m'ont touché, fes vertus , fes' graces, fes talens & fa beauté m'ont charmé & je l'ai jugée digne d'un fort plus heureux' C eft par cette raifon que j'ai cherché tous les" moyens pour 1'affranchir du joug de la mort > mis, feigneur, je puis yous répondre de ^  Z24 Les Ondins; docilité a écouter les inftrudtions que VOUS voudrez bien lui faire donner , ck qu'elle fe foumettra fans munnure a toutes vos voIontés. Tramarine, après avoir confirméles paroles que le prince Verdoyant venoit de donner a fa majefté Ondine , ajouta qu'elle promettoit de fe conformer a tout ce que 1'on vcudroit exiger d'elle, perfuadée qu'un génie auffi éclairé ne chercheroit point a la furprendre, Le roi parut content de fa réponfe, & ordonna qu'elle fut conduite dans 1'appartement qui lui étoit deftiné. CHAPITRE VII. Tramarine ejl conduite dans le Sallon des Merveilles. Le génie Verdoyant accompagna Tramarine dans un pavillon de cryftal, éclairé par des efcarboucies qui paroifio.ent autant de foleils. Üne dis faces de ce pavillon donnoit fur un parterre, émadlé de mille iortes de fleurs inconnues fur la terre, & qui répandoient dans 1'air un parfum déücieux. Un concert d'un gout nouveau  CONTÉ MORAI, ïij nouveau fe fit enrendre ; on y chanta les louanges du génie Verdoyant & celles de la princeffe Tramarine : ce concert fini, elle fut conduite dans un fallon de glacés magiques qui avoient la vertu 'de repréfenter tout ce qui oaffoit dans le monde. La princeffe, furprife de cette merveille, dit au génie qu'elle feroit bien aife d'apprendre ce qui étoit arrivé a Céliane f depuis que la méchante Turbulente les avoit fi cruellement féparées. Fixez votre attention fur les glacés, dit le prince, & vos défirs feront remplis a 1'inftant. Tramarine regarde dans une de ces glacés, qui lui repréfente d'abord les jardins de la fée Bonine; Céliane y paroiffoit évanouie, & les femmes, commifes pour garder la princeffe, s'empreffoient pour la fecourir; leur trouble & leur inquiétude paroiffoient dans leurs yeux. Revenue de cette foibleffe, elle la vit leur raconter fon malheur; fon difcours étoit interrompu par des fanglots, fes larmes couloient en abondance , & il iémbloit que fes mêmesparoles fe tracoient fur la glacé. Toutes les femmes de ia princeffe , préfentes a ce récit, paroiffoient au défefpoir; mais 1'état déplorable oii fe trouvoit la malheureufe Céliar.c , ne leur permit pas de la gronder fu» fa négligence. Eile vit arriver enfuite la fée Bonine qui, infTome XXXIV. P  n6 Les Ondins, truite de l'enlèvement de Tramarine, entre dans fon cabinet pour y confulter fes grands livres; elle fut long-tems a les feuilleter avec une attention finguüère; puis, après avoir fait plufieurs figures avec la grande pentacule de Salomon , pour obliger un des génies, habitant de 1'air, de defcendre, afin de Pinftruire du fort de Tramarine, elle force enfin, par fes conjurations, le génie Jaël de venir lui apprendre que la princeffe elf unie pour jamais au génie Verdoyant, prince des Ondins, & qu'elle eft admife au fort des immortels. La fée , contente d'apprendre d'auffi bonnes nouvelles, fe bate d'en faire part a Céliane , en lui donnant le choix de refter auprès d'elle , ou d'être tranfportée dans tel royaume qu'elle voudroit choifir. Céliane préfère la fociété de Bonine a tous les autres avantages que la fée offroit de lui faire. Voyez a préfent, dit Verdoyant, le défefpoir de Turbulente, il doit vous fervir de comédie. Tramarine voit la magicienne échevelée accourir au bruit éclatant qui frappa fes oreilles , lcrlque le génie brifa Sc renverfa le cachot qu'elle avoit bati par la force de fes enchantemens. Cette mégcre s'arrachoit les cheveuxde défefpoir, Sc faifoit des hurlemens femblables a ceux de cerbère, conjurant les furies de'fe-  C Ó N T E M O R A L. liy eonder fa rage & fa fureur, & faifant mille imprécations contre Bonine, qu'elle croyoit être celle qui avoit délivré fa captive. On la vit enfuite monter dans fa voiture qui étoit attelée de fix rats des plus monftrueux, pour aller confulter Pencanaldon. C'étoit un fameux magicien; mais comme elle n'étoit occupée que de fa vengeance K elle s'abandonna a la conduite de fes rats en leur laiffant la bride fur le cou , & ils la culbutèrent dans un précipice ou elle & fa voiture furent fracaffées, & on la vit fervir de pature aux rats qui la conduifoient. Tramarine dont le cceur étoit excellent, ne put voir ce fpetfacle fans horreur , malgré les maux qu'elle lui avoit fait fouffrir. Elle fe re* tourna vers une autre glacé qui lui fit voir la reine Pentaphile qui , après avoir fu qu'elle étoit partie pour fon exil, parut fe repentir du jugement rigoureux qu'elle avoit été, pour ainfi dire, forcée de prononcer contre la fille du roi de Lydie. Cette princeffe fut plufieurs jours renfermée > fans vouloir permettre a per^ fonne de fe préfenter devant elle. Enfin, ne pouvant contenir fa douleur, elle fit venir la Chancelière, lui fit de vifs reproches de 1'avoir privée pour toujours de la vue d'une princeffe aimable, qui devoit faire pour toujours 1'orne^ Pij  2i8 Les Ondins, ment de fa cour, & a laquelle elle fe propofoir de remettre dans peu le gouvernement de 1 'état, fentant que fes forces s'affoibliffoient chaque jour. N'eüt-elle pas été affez punje , ajoutaPentaphile, d'ignorer le fort du prince ion fils, fans efpérance d'en apprendre jamais aucune nouvelle ? D'ailleurs, le roi de Lydie peut fe repentir de Favoir privée des droits qu'elle a a fa couronne; ne peut-il pas auffi me la redemander pour fornier quelques ailiances utiles a fon royaume ? C'eft contre ma volonté qu'on a prononcé fon exil, & 1'on n'a pas eu affez d'ésard a fon rang ni k fa naiflance. La Chancelière jugeant, par les regrets de la reine , qu'elle étoit en dangcr de perclre ta faveur, voulut faire un dernier effort pour conferver au moins fa place : c'eft pourquoi elle répondit que pour peu que fa majefté défirat de revoir la princeffe , il feroir très-facile de la faire reveuir a la cour; que la fée Bonine , qui l'avoit prife fous fa proteftion , fe feroit un plaifir de la ramener ; & que 1'arrêt que fa majefté avoit rendu ferviroit de même a maintenir fes peupies dans leur devoir, & que c'étoit le feul but que fon confeil s'étoit propofé dans la condairinatibn qu'on avoit été forcé de pronon eer, afin d'affujettirfes fujets a Pobfervation des loix que fa majefté avoit eile-même éta-  C O N T E M O R A t. 220 blies. II falloit un exemple frappant, ajouta la Chancelière, & qui püt les intimider; mais votre majefté eft toujours maitreffe d'accorder des graces aux perfonnes qu'elle juge qui en font digne?. J'oferai frulemem faire obferver a votre majefté, qu'en rappellant ia princeffe dans votre cour, après 1'arrét fatal qu'il a été néceffaire de pronoftcer contre elle, il eft k craindre qu'elle n'en conferve un fouvenir amer, & que lorfqu'elle aura 1'afnorité en main , elle' ne vienne a changer toute la forme du gouvernement, en donnant entrée dans le royaume k de nouveaux ufages. Ce difcours adroit n'empêcha pas Ia difgrace de la Chancelière. Ses-ennemies, jaloufes du pouvoir qu'elle avoit ufurpé, ne manquèrent pas de profiter de ces circonfiances pour achever de la noircir dans 1'efprit de leur fouverame. Plufieurs mémoires lui furent préfentés oü il étoit prouvé que la Chancelière n'avoit animé les magiciennes contre la princeffe, que dans la vue de s'emparer de toute 1'atitomé les bngues qu'elle fomentoit depuis lon-tems dans les troupes , ne tendoient qu'4 fe° faire donner 1'adminiftration du royaume. Toutes ces accufations furent prouvées, & Ton fit encore remarquer que les principales charges P iij  ajo Les Ondins, de 1'état n'étoient plus occupées que par fes créatures. La reine, furprife de fe voir ainfi trompée par une femme dans laquelle elle avoit mis toute fa confiance , & qu'elle avoit tout lieu de croire lui être attachée par toutes les faveurs dont elle n'avoit jamais ceffé de la combler , déüvra fur le champ un ordre pour qu'elle fut conduite dans 1'ifle de 1'Ennui, la trouvant trop coupable pour la priver de la vie. Cet ordre fut exécuté dans 1'inftant , & tous les tréfors qu elle avoit amaffés furent confifqués au profit des troupes. Tramarine tut curieufe d'apprendre la fituation de 1'ifle de 1'Ennui dont elle n'avoit jamais entendu parler ; les glacés lui repréfentèrent auffi-tót un endroit marécageux, toujours rempli d'un brouillard épais, oii jamais le foleil ne fait fentir fes rayons; une terre aride & couverte de monftres affreux qui, par leur venin , répandent un air peftiféré; il ne croit dans cette ifle que des plantes vénimeufes. Ce fut dans cet horrble endroit oii Tramarine vit arriver fon ennemie; mais ce qu'elle ne put voir fans frémir d'horreur , ce furent ces monftres qui, fe faififiant de cette criminelle, lui dévoroient, les entrailles, 1'un s'attachoit a  C O N T E M O R A L. 231 lui rongcr le cceur, d'autres attaquoient différentes parties de fon corps; &, par un prodige moui, loin que ces cruautés lui ötanent la vie, elle fembloit fe renouvelier par fes fouffrances. C'eft ainfi, dit le génie Verdoyant, que tous lescriminelsd'état, qui ont abufé de la confiance de leur maïtre en vexant fes peupies, doivent fouffrir pendant plufieurs fiècles. La princeffe , continuant fes obfervations fur le royaume de Caftora, remarqua qu'on venoit de nommer, pour occuper la place de Chancelière , une femme d'un mérite diftmgué & fort attachée a fes intéréts. Dès qu'elle eut prêté le ferment de fidélité, fon premier foin fut de propofer au confeil le rappel de la princeffe, dont la vertu & le mérite fupérieur étoient un sur garant de fa bonne conduite. EUe ajouta, en s'adreffant a Ia reine, qu'après avoir donné un exemple de févérité dans la perfonne de Ia princefTe Tramarine , fa majefté ne pouvoit en donner un de fa clémence, dans aucun objet qui fut plus digne & en même-tems plus agréable a fes peupies. La reine fe rendit fans peine k ce fage confeil, &, pour favorifer celle qui le lui avoit donné, elle la nomma, afin d'annoncer ellemême k la princeffe la grace qu'elle lui faifoit en ordonnant fon rappel.Un dérachement de quatre Piy  2ji Les Ondins, mille amazones fut commandé pour honorer Ie triomphe de la princeffe. Tramarine,- fatisfaite d'apprenrlre qu'on étoit enfin forcé de rendre a fa naiffance Si a fes yertus la juftïce qui leur étoit due, Si s'embarraffant peu des regreis que fa pcrte pourroit occafionner, d'ailleurs fort impatiente de voir le fort du prince fon fils , paffa a une autre glacé oir elle vit la magicienne Camagnole, qui, après.s'ctre emparée du jeune prioce , remonta dans fon cabriolet que le caprice conduifit chez Philomendragon , un des plus grands magiciens qu'il y eüt. C'étoit un homme furitux , méchant ,fourbe Sifanguinaire ; il avoit inftruit Camagnole dans Part magique, Si Pon peut dire queile en favoit prefqu'autant que lui. Dès qu'elle fut arrivée, ils examinèrent enfemble le petit prince; Si Philomendragon , après avoir tracé différentes figures fur une grande table d'ébène, fit une fi épouvantable grimace, en les montrant a Camagnole, que Tramarine, tr-jmblante pour fon fils, détourna les yeux de deffus la glacé avec un effroi terrib'e en regardant le génie. Cher prince, lui dit elle dans le trouble qui Pagitoit, fouffrirezvous que cette abominabie magicienne difpofe des jours du prince votre fils. Raffurez-vous, chère Tramarine, il n'eft pas au pouvoir du  CONTÉ MORAL.' 233 magicien d'attenter fur les jours d'un enfant qui tient fa naiffance d'un génie; & la grimace que vous venez de lui voir faire, n'ëti occafionnée que par les connoifLnces qu'il s'efl acquifes , par fon art, qu'il ne pourroit jamais lui nuire. Mais, reprit Tramarine, n'eft il pas en votre pouvoir de le retirer des mains de ces deux monfires,qui vontdéformais ne s'occuper qu'a gater i'efprit du jeune prince, en ne lui donnant que de faux principes &. une trèsmauvaife éducation ? Vos réflexions font jufles, dit Verdoyant; mais j'ai prévu a tous les inconvéniens qui pourroient arriver, & veux bien vous dire, pour achever de vous tranquillifer, que déjaun fyiphe de mes amis s'efl chargé de veiller fur la conduite de votre fils. Je croyois, dit Tramarine , votre pouvoir fans bornes ; apprenezmoi du moins fa deftinée. Je ne puis a préfent, fur ce point, vous fatisfaire: confentez-vous de la parole que je vous donne qu'il fera trèsheureux. Tramarine infrfla, & le génie, en refufant de contenter fa curiofité, 1'irrita. Les femmes, ainfi que les hommes, font naturellement curieufes ; le defir d apprendre femble inné avec nous ,& les grands ne devroient rien ignorer par les ibins qu'on fe donne pour leur éducation; les talens, les fciences & i'humamté  134 Les Ondins, tloivent fervir a foutenir la dignité de leur rang, quoique ibuvent ia naiffance ne donne pastöujourslWprrt & le jugement: on diroit .s nature fe plak quelquefois èdédommager ceux qu'elle a fait nattre dans un état médiocre; mais c'eft affez moraliier. Tramarine infifta donc avec beaucoup de chaleur; elle employatout ce qu'elle put imaginer de plus puiffant pour vaincre la réfiftance du génie : mais, malgré fes inftances, voyant qu'il ne fe rendoit point, elle prit fon refus pourunpur entêtement, lui fit mille reproches, fe plaignit de fon peu d'amitié , dit qu'elle étoit bien malheureufe d'avoir eu tant de confiance Sc des fentimens fi tendres pour un prince qui y répondoit fi peu. Des pleurs 5£ des foupirs fe joignirent k fes reproches, ce qui attendrit le génie au point qu'il fut prêt de céder a fon impatience. Qu'cxigez- vous de moi, reprit-il d'un air paffionné ? Sachez qu'a mon filence eft attaché le bonheur du jeune prince ; fi je pari*, fon heureux deftin eft cban^é en des malheurs affreux. Tramarine- perfuadée que le difcours du génie ne tendoit qu'a éluder de fatisfaire 1'envie qu'elle avoit d'apprendre le fort de fon fils, tóin de céder k fes raifons, redoubla fes inftances. Donnez-moi du moins, ajoutabjprin-  CONTÉ MORAL. 235 -ceffe, cette marqué de confïance. Que craignez-vous de mon indifcrétion ? Les intéréts de mon fils ne font-ils pas un motif affez puiffant pour renfermer au-dedans de moi-même un fecret qui pourroit lui nuire ? D'ailleurs, puifqu'il ne m'eft plus permis d'habiter fur la terre, ce dépot ne peut lui être contraire. Que ne peut 1'amour! Son pouvoir fe manifefte au ciel, dans les airs, fur la terre & fous les ondes. Le génie alloit céder aux inftances de la princeffe, lorfque le roi des Ondins parut tout-a-coup dans le fallon. Sa préfence furprit infiniment la princeffe; fon trouble fe manU fefta par la rougeur dont fon front fe couvrit. Elle craignoit que le roi n'eüt entendu 1'altercation qu'elle venoit d'avoir avec le prince Verdoyant; elle ignoroit encore qu'un génie a le pouvoir de lire ce qui fe paffe dans Ie cceur d'une perfonne en la regardant. ' Le roi des Ondins jugeant, par ce qui venoit d'arriver fur les indifcrètes curiofités de Tramarine, qu'elle n'étoit pas affez purgée de Ia matière terreftre qui l'avoit enveloppée, Sc que la dofe d'élixir élémentaire que Verdoyant lui avoit donnée, lorfqu'il la fit defcendre dans 1'empire des ondes, n'étoit pas fuffifante pour fon repos, ordonna de lui en faire reprendre encore un grand verre; ce qui acheva de la  236 Les Ondins; rendre entièrement femblable aux Ondins, en lui faifant envifager les chofes qui Pavoient le plus affeöée , avec une tranquillité ftoïque ; & , fans perdre de vue tout ce qui Pintéreffoit fur la terre, elle n'en paria depuis qu'avec la modéraiion convenable a une princeffe des ondes. Plufieurs mois fe pafsèrent après lefquels le roi, content des vertus, des difpolifions ou il voyoitTramarine, engagea le prince des Ondins de la faire voyager par toute Pimmenfe étendue de fes liquides états, afin de la faire eonnoitre a tous fes.fujets, & Pinflruire en même-tems de la religion &c des loix de 1'empire. II accorda quinze ans pour fon voyage , pour qu'elle put féjourner dans les endroits les plus curieux : peut-être ce tems paroitra-t-il long aux perfonnes peu inftruites des ufages de ce monde ; mais qu'ils apprennent que, dans les ondes, ce tems paffe comme un jour. Ce voyage, que Ie roi des Ondins ordonna a Tramarine, fut regarde comme un trait de fa politique. Cette princeffe étoit la première perfonne de la terre qu'il avoit admife dans fon empire, fans fubir le joug de la mort; ce qui change entièrement Ia facon de penfer des habitans de notre hémifphère. Ce monarque craignit, peut-être avec raifon, que,malgré la doublé dofe d'élixir élémentaire qu'on avoit fait prendre a  C O N T E M O R A L. 2jy Tramarine, elle ne retombat encore dans fes anciennes foibleffes, fuMout fe trouvant fans ceffe l portee d'admirer chaque jour les finguberes beautés renfermées dans le fallon des merveilles; ce fut donc afin de lafortifier dans leurs' maximes & dans leurs loix que ce voyage fut ■ ordonné. ö II eft k préfumer que, quoique Tramarine fut -a plus parfaite de toutes les femmes, elle «j avoit pas encore acquis les vertus & les dons dont les génies font doués dès leur naiffance • & que, malgré les grandes difpoiïtions qu'elle* ayoit pour les fciences, ce ne fut quW-s bien des annees qu'elle fut remplie de ces ta^ens admirables qui ne font accordés qu'aux génies du premxer ordre. Le roi, occupé des préparatifs du voyage du prince & de la princeffe & voulant qu'il fe fit avec toute la p0mpe due 4 la majefté ondine,ordonna que leur fuife feroit compofée de dix mille Ondins & trois mille Or.dmes. Peut être penfera-t-on qu'un auffi nombreux cortege devoit faire beaucoup d'embarras dans voyage d'auffilong cours: c'eft pourquoi je dois mftruire mon lecteur que les Ondins n'en caufentaucun; comme ce font des génies, ils « ont befoin d'aucunes provifions, 1'air fuffit è  238 Les Ondins, leur fubfiftance. Tramarine, devenue immortelle Si par conféquent participante a toutes les vernis des Ondins, étoit auffi difpenfée des befoins auxquels la nature humaine a affujetti les foibles mortels. CHAPITRE VIII. Voyages dam l'Empire des Ondes* Le jour h"xé pour le départ du prince & de la princeffe , ils furent prendre congé de fa majefté Ondine, après quoi ils montèrent dans leur char que leur fuite fuivit dans des voitures de nacre de perles, faites en forme de coquilles; ce qui devoit repréfenter le plus beau coup-d'ceil du monde pour ceux qui ont pu avoir 1'avantage d'en être les témoins. Le génie dirigea d'abord fa route du cöté du midi; il s'arrêta dans un endroit ou fe donnèrent de fréquens combats, qui ne fervent fouvent qu'a peupler 1'empire des ondes. Je vois, dit le prince, que vousregardez avec furprife cette multitude de nouveaux habitans qui jufqu'alors vous ont été inconnus. Apprenez,  C O N T E M O R A L. 2j9 «na chère Tramarine, que ces gens que vous voyez arnver a tout initant, font des perfonnes qui viennent de fübir le fort attaché a tous les mortels, la mort, & qu'elles ont été condamnees par le Tout-Puifiant a demeurer parmi les Ondins pendant un certain nornbre d'années proportionnéauxfautes qu'elles ont commifes fur la terre. Quoique je fois déja inftruït de leur conduite, je vais néamoins en interroger quelques-uns, pour vous faire connoïtre jufqu'oü Peut aller la méchanceté des hommes qui habitent aöuellement fur la terre. Ie génie fit en même - tems approcher un nomme qui paroiffoit vêtu d'une facon fmgubere, & lui demanda pourquoi il étoit condamne è boire, pendant cent mille ans, 40 pmtes par jour de thé élémentaire.Prince,dit ce nnférable, quoique ma pénitence foit longue je rends graces au Tout-Puiffani de ne" me 1'avoir pas donnée plus rigoureufe; 1'efpérance que , ai d'un avenir heureux m'en fait fupporter fans murmure la longueur, paree que rien n'eft « confolant pour un malheureux oue d'être perfuadé que fes peines feront un jour chan. gees en des plaifirs purs o> réels; car il femble q«e Ion anticipe fur fon bonheur par la certm,de oü 1'on elf d'y arriver. Voici donc mon i"flo,re en peu de mots, pour ne point  fcio Les Ondins, fatiguer 1'altcntion de la princeffe qui vous accompagne. Elevé aux premières dignités de 1'état, par les bontésd'un grand monarque qui m'.,voit accordé toute fa confiance, loin d'employer mestaleris a mériter fes bontés par ma reconnoiffance & un auachement fincère aux intéréts de mon maitre, 1'clévation fubite de ma fortune ne fit qu'augmenter men orgueil. Devenu infolent par le fuccès de quelques entreprifes, je crus pouvoir tout haiarder. Je commen9ai par diffiper lesfinances, & je fus enfuite obiigé de furcharger le royaume des dettes onéreufes k fétat; pour cacher en quelque forte le mauvais emploi que je faiföis des lommes immenfes qui fe levoient tous les jours fur les peupies, je fufcitai des guerres injuftes qui firent périr les plusbravesofficiers & les meilleursfoldats, &: tépandirent la délolation dans tous les efprits. rengageai enfuite le prince dans de fauffes démarches capables d'abaiffer fon pouvoir, paree qu'elles tendoient a augmenter le mien. Une conduite fi oppofée a la juflice du gouvernement, m'a enfin attiré la haine pubhquejon a approfondi mes démarches, & le monarque défabuïé vient de me faire fubir la peine due k mes forfaits. Tramarine ,  C O.N T E M O R A l. -j. Tramarine, furprife de 1'ingratitude & de ia uiauvaifefoi de ee favori, demanda au prince ii on pouvoiHe fie r aux difcours d'«n homme accoutumc depuis fi Jong-tems an.menW 6c J 1 intrigue, & s'il ne cherchoit paiat encore k Iui,en ,D,pofer. Non, chère Tramarine, dit le genie; lorfque les humains ont quitté ces corps qui les cnveloppent & les tiennent a la terre ( comme ceux que vous voyez ne font que fantaftiques)il n'eft plus en leur. pouvoir de nous deguüer la vérité, ni de chercher a nous furptendre; envoyez ici, afin d'exécuter 1'arrêt de leur condamnation ; rien ne peut diminuer la. rigueur de leur fort. Dites-moi, je vous Pne, fi tous ces peupies que je vois arriver en •pute, & qu'on dit être morts pour la défenfe de leur hberte, font condamnés aux mêmes Pemes; ces gens me paroiffent pleins de candeur fcdebonne foi. 11 eft vrai, dit Verdoyant, qu* font fimples ^& faris maIice : mai$ ^ * chatiment eft proportionné aux fautes ou'on a commifes, & ceux que vous voyez ne defcendent fous les ondes qu'afin de s'y purifier. Moins coupables que les autres, leurs peines font auffi plus légères & plus courtes, 6c ils ne font point obligés de boire le thé. Tramarine exigea du génie une explication beaucoup pllls lome XXXlF. q 1 p  '141' Les Ondins, étendue, a laquelle il fe prêta volontiers pour I'inftruaion de la princeffe ; mais comme cette converfation fut très-longue & peut-être un peu ennuyeufe, nous pafferons a d'autres faits plu? ou moins intéreffaas.. 'Fin de La première Partie.  conté mo ral. x^ SECONDE P A R T I E. c H A P I T R E, IX. Hiftoire de la grande Géante. Après que Verdoyant eut inflruit Tramarine fur les principaux articles qui devoient iintereffer, ils continuèrent leur route , & s'arrêtèrént fur les bords d'un fleuve oui fervoit de hrmtesadeux nations fujettes è de grandes .revolimons. La princeffe, furprife de voir une *ou e de gens campés comme par bataillons & dont les habillemens différens formoient une' «fpece de tableau affez fingulier : que fignifïent ces deguifemens ? demanda Tramarine ; fans doute qu'on fe prépare a jouer ici quelque comedte, & qu'on a choifi cet endroit pour leur iervir de théatre. Le génie (ouriant de 1'erreur de Tramarine, lui dit que les différens habillemens qu'elle remarquoit, ne f.rvoienr qu'a diftinguer les régimens qu, compofoient 1'armée d'une fouveraine tres-refpeöable par fes vertus, & cju'ds avoient roces. Argiliane, frémiffant d'un arrêt fi ïnhumain , loin d'obéir aux ordres de fon père conduifit feule la petite princeffe dans filé Craintive : cette ïle lui avoit été donnée pour fon apanage, avec le pouvoir de commander. Après avoir doué cet enfant de toutes les perfeftions imaginables , elle lui donna le nom de Brillante; &, pour la fouftrane aux recherches de Pencanaldon, au cas qu'il vint a découvrir fa défobéiffance, elle la dépofa entre les mains de la femme d'un berger pour la' Öpurrir, lui recommandant fur toutes chofes  i;é Les Ondins; de ne la laiffer voir a perfonne fous quelque prétexte que ce fut. La reine apprit cue la princeffe Argiliane s'étoit chargée de la fille. Elle la connoifioit pour une grande magicienne , mais elle igncroit que cette princeffe ne s'appliquoit a 1'étude des fciences, & fur-tout a celle de la Chiromantie, cue pour faire lebien, & dans la vue d'arrêter les injuüices & les cruautés de fon père. Cliceria , dont les maux augmtntoient chaque jour , ordonna i Cclinde, femme d'un tres grand génie , d'employer tous les foins pour parvenir jufqu'a la' princeffe. Célinde , remplie de zèle peur le fervice de fa maitreffe , s'infinua avec beaucoup d'adreffe auprès d'Argiliane ; elle eut Kart de gagner fa confiance, & lui peignit les malheurs de la reine avec des traits fi touchans qu'elle 1'atundrit en fa faveur, & 1'engagea enfin a s'mtéreffer vivement pour cette infortunée princeffe. Argiliane, dont le cceur étoit excellent, gémiffoit tous les jours, fans ofer le faire connoitre, fur la conduite barbare du roi fon père; c'eft pourquoi elle le détermina aifement a favorifer de tout fon pouvoir une reine opprimée , en lui procurant mille fecours pour la foutenir contre les pourfuites de  CONTÉ MORAI. r^f de Pencanaldon , & 1'aider en même tems è fupporter fes peines, fans néanmoins ofer fe déclarer ouvertement, dans la crainte d'irriter fon père. Depuis long-tems Pencanaldon fe propofoit lunion de la princeffe fa fille, avec le prince Corydon, fon neveu , qui lui föfoït affidument fa cour. Mais, quoiqu'Argiliane reconnut en lui des qualirés bien fupérieures aux autres princes de fon fang, 1'averfion qu'elle confervoit pour la dépendance lui fit toujours éloigner cette union. Dans la crainte que le roi fon père ne voulüt un jour la contraindre, elle prit la réfolution de propofer au prince le mariage de la pnnceffe de Lydie, qui avoit la réputation d'être une des plus belles princeffesde la terre. Je vous connois les fentimens trop délicats, ajouta Argiliane, pour vous prévaloir du pouvoir que vous vous êtes acquis fur 1'efprit de mon père. Je ne puis ja. mais être a vous , malgré Ia préférence que je vous ai toujours donnée fur vos rivaux. Si je pouvois me déterminer a faire un choix," vous feul feriez capable de le fixer; mais ja réfo. lution que j'ai formée de pafier ma vie dans 1'indépendance , me détermine a vous prier de ne plus penfer a notre union. Tome XXXIV. £  458 Les OhdissJ Le prince Corydon parut anéanti par ces paredes: il ne put y répondre que par un fbüpir; &, quoiquil n'eüt jamais reffentf une grande paffion pour Argiliane , 1'habitude qu'il srétort faite de Ia voir, de s'entretenir fouvent avec elle de fcience Si des intéréts de 1'état; peut-être auffi 1'efpéiance d'acquérir par ce manage un des plus beaux royaumes du momdt, toutes ces raifons réunies lui firent fouffrir impatiemment le difcours de la princeffe. II fe ptaignit. amèrement de fon indifférence, fit de tendres l eproches, & employa toute 1'éloquence que peut former une ambition fondée fur des efpérances que le roi nourriffoit depuis long-tems ; mais s'appercevant enfin que rien pe pouvoit toucher le cceur d'Argiliane, il fe borna a la fupplier de lui conferver fon efüme > ajoutant qu'il mettroit toujours fon bonheur &L fa gloire è la mériter. Ce fut après ce.tte converfation que la princeffe confeil la a Célinde de voir le prince Corydon , de Lui vanter les charmes de la princeffe de Lydie , qui devoit être a la cour dé Pentaphile, reine de Caftora. Je fais, dit Argiliane , qu'elle eft d'une beauté raviffante , qu'elle a toutes les vertus dignes du tröne, & que Pentaphile lui deftine le fien. Vous  Conté m o r a ï: 2Td «Sevez enfuite 1'engager a délivrer la reine dé Lydie, & lui dire que Tramarine fera le prix des fervices qu'il rendra a cette princeffeajoutez-y de ma part les afeöxes de rc'aner dans la Lydie, après Ja mort d'Öphtes, & qne je promets de 1'affifter de tout men pöui voir. La reine me fit favoir cette nouvelle né* gociation par Célincie, a qui j'ordonnai dé fuivre exaftement les confeils d'Amüane Cette femme adroite n'eut pas de pein* a déterminer le prince Corydon, qui #ëit déja entèndu parler plufieurs fois de la beauté & des avantages que Tramarine s'étoit acquis iur les autres femmes; il fut charmé de I-W Verturc que Célind'e lui fit d'une alliance oui pouvoit fatisfaire fes defirs & remplir en même - tems fon ambition , püifqü?il( fe voyoit forcé de renoncer è celle d'ArgiÜane* ces avantages, joints aux promeffes Veile lui faifoit faire, achevèrent de le déterminer ^Lat reine, charmée d'apprendre que Célinde' ent fi bien réuffi dans fa négociation, m'envoya annoncer cette grande nouvelle Cé~ bnde vint donc une nuit m'apprendre qUe Corydon s engagëoit de délivrer Ja reine Sr de la conduire dans les étafs de Pentaphile ' aux conditions que je ratifierois Je traité qué R ij  160 Les O n o i n s j le prince devoit faire avec la reine Cliceria. 7e devois donc m'engager par ce traité,d'accorder au prince Corydon la princeffe Tramarine qui, par fa naiffance Sc par la mort de fes frères, étoit devenue héritière préfomptive du royaume de Lydie : je devois encore par le même traité le déclarer mon fucceffeur k la couronne, au cas que Tramarine eüt difpofé de fa main en faveur de quelque autre prince. A ces conditions , le prince proniettoit de revenir avec une puiffante armée me délivrer de ma captivité , 6c m'aider enfuite >è reoonquérir mon tröne. Vous pouvez croire que j'acceptai, fans balancer, des propoiitions qui, dans les circonfiances oü je me trouvois, me parurent fort avantageufes. Dénué de tout fecours, 8c languiffant, depuis prés de dix ans, dans une captivité des plus cruelles, je confentis, fans peine1, k tout ce qu'on voulut exiger de moi; Sc fis dire k la reine que je lui donnois carte blanche, & la laiffois maitreffe d'agir fuivant les occafions qui s'offriroient, m'en rappor, tant entièrement a fa prudence, dans les différentes négociatioris qu'elle feroit obligée de faire , pour engager nos alliés k lui fournir les fecours néceffaires, pour pouvoir rentrer dans mes états Sc en chaffer les troupes de Pencanaldon-.  C O N T E M O R A L.' >6i' Lorfque les articles de notre négociation furent fignés, Célinde les porta a la princeffe Argiliane , qui en fut fi contente que , pour en faciliter 1'entière exécution , elle envoya a la reine un talifman , compofé des fept mé? taux, qui avoit Ia vertu de rendre invifibles les perfonnes qui le portoient attaché au cou £ ce fut par le moyen de ce talifman, que la reine fortit du palais de Pencanaldon, oii elle étoit détenue prifonnière depuis fi long-tems. Malgré 1'empreffement fi naturel qu'on a de jouir de la liberté, fur-tout après une captivité auffi longue , la reine ne voulut cependant pas fortir du chateau , fans marquer a la princeffe Argiliane combien elle étoit fenfible a tous les témoignages de bonté &z. a tous les fervices qu'elle lui avoit rendus,. & finguiièrement au préfent qu'elle venoit de. lui faire pour faciliter fa fortie , dont elle faifoit le premier ufage pour la fupplier de répandre fes bienfaits fur le roi fon époux, 6c. de les étendre fur tout ce qui nous appartenoit. Argilianne le lui promit de fort bonnegrace ; & ces deux princeflès, après s'être. donné mille affurances réciproques d'une amitié. fincère, fe féparèrent rernplies d'efiime i'une pour 1'autre.  %6i Les Ondins, Cliceria vint enfuite me furprendre avec Célinde , qui me dit en entrar.t dans mon cabinet: je viens enfin, feigneur, vous annoncer. la délivrance de la reine; elle eft foitie du chateau, fans qu'aucun de fes gardes s'en foit appercu , & ce fniracle n'ell arrivé que par lé fecours d'Argiliane, qui a bien voulu aider au prince a la fouftraire a la puiffance de fon père. J'en rends graces aux dieux, m'écriai-je, & fouhaite avec ardeur qu'ils veuillent favorifer la iullice de nos droits, afin que je puiffe. jouir de la fatisfaction de nous voir bientöt réunis.' Une partie de vos fouhaitS vous font accordés a l'inöant, dit Ciiceria , en fe précitant dans mes bras. Saifi de joie a la vue dune, princeffe que j'ai toujours paffionnément aimée, je ne pouvois cornprendre ce qui avoit pu d'abord la dérober a mes yeux; mais fon talifman qu'elle me montra , en le retcurnant, plufieurs fois, me fii admirer la vertu de ce chef-d'ceuvre de 1'art. Célinde fortit pour avertir le prince Corydon que la reine ne tarderoit pas a fe rendre aup'rès de lui. Je profitai de fon abfence pour iémoijner a Cliceria combien j'étois fenfible k s:c:tc dernière preuve de fa tendreffe, puifqu'elle rifquoit, pour ainfi dire , fa vie, oi\  CONTÉ MORAE. l'6j; tout au moins cette liberté quelle venoit, apeine de recouvrer comme par une efp^ce dt miracle. Enfin , après nous être donné mille témoignages de noti e tendreffe mutuelle , je lui communiquai toutes les lumières que je crus être néceffaires pour agir auprès ile la reine de Caftora , &c pour engager nos autres. alliés a nous aider de leurs fecours. Célinde rentra pour nous avertir qu'il étoit tems de nous féparerri! fallut cider aux circonflances; mais ce ne fut pas fans verfer beaucoup de larmes. Cliceria, accompagnée de Célinde, fe rendit chez le prince Corydon qui les attendoit; &, tout étant préparé pour leur voyage, ils partirent au lever de Paurore. Ce prince =, pour éloigner les foiipfons' que pourroit donner fon abfence , avoir pris le prétexe de vi-. liter les fonifications de File forte, appartenante a La princeffe Argiliane ; mais Pencanaldon, rebuté depuis long-tems des ménris que la reme ne ceffoit cle lui montrer, après, avoir inutilement employé les fecrets de, la. magie pour la faire condefcendre a fes infaV mes projets, prit enfin le parti de s'abfenter par le confeil d'Argiliane- Ce fut ce qui donna tle, tems 4 nos fugiiives de s'éloigner;. t£u R iv  '264 Les Ondins; aidées des fecours d'Argiliane, elle arriveren* en peu de jcurs dans le royaume de Caftora. Pendant leur route, la reine inftruifit le prince, des loix que Pentaphile avoit impofées fur tous les étrangers. Corydon en parut d'abord charmé, fe flattant que, s'il n'avoit pas le bonheur de plaire , du moins n'auroit-il pas de rivaux a craindre : mais fa joie fut bientöt changée en une triffeffe profbnde , lorfqu'il fit réflexion qu'il ne pourroit refter dans ce royaume , fans s'expofer a mille dangers. Cliceria qui s'appercut de fon chagrin, & qui ne vouloit pas être privée de fes confeüs, pour les différentes négociations qu'elle prévoyoit être obligée de faire dans les circonftances ou elle fe trouvoit; & qui d'ailleurs n'étoit plus forcée de fe dérober aux yeux des curieux, offrit au prince le talifman qui la rendoit invifible. Corydon le recut avec de fi grands témoignages de reconnoiffance, que Ia reine fut convaincue de fon attachement a fes intéréts. Le prince muni de ce talifman , qui le mettoit a portée de fe trouver par- tout, fans crainte d'être découvert, & par conféquent de voir k toute heure la princeffe Tramarine, dont il ^'étoit formé une idéé des plus charmantes;  CONTÉ MORAt. l6f ce prince, dis-je, preffa fa marche, donnant a peine le tems a la reine de prendre quelque repos. Arrivé a la cour de Caftora, le prince ne jugea pas a propos d'y paroitre, quoiqu'il accompagnat la reine Cliceria, dans toutes les vifites qu'elle rendit a la reine Pentaphile. Dans la première entrevue de ces deux princeflès , Pentaphile parut d'abord un peu déconcertée, lorfque la reine Cliceria demanda des nouvelles de la princeffe Tramarine, tc les raifons qui pouvoient 1'avoir empêchée de fe trouver a fa rencontre. La reine de Caftora ne put s'empêcher de montrer beaucoup de trouble a cette queftion; mais ne pouvant fe difpenfer d'y fatisfaire, elle lui fit le récit des aventures de Tramarine, & finit par marquer une vraie douleur de fe trouver dans 1'impuiffance de lui en dire des nouvelles. Cliceria qui ne comprenoit rien au récit qu'elle venoit d'entendre, ne pouvoit fe perfuader que la force de 1'imagination put produire des effets auffi furprenans. Ede crut donc que tout ce qu'on venoit de lui raconter, n'étoit qu'une fable inventée pour la féduire, pc que Pentaphile avoit peut être formé quelque traité fecret avec fon ennemi, dont fa fi'de avoit été le prix: elle ne voulut cependant pas faire connoïtre fes doutes, & fe te*  a66 Les Ondins, tira dans 1'appartement qu'on, lui avoit deftiné j pour en conférer avec le prince Corydon, qu'elle craignoit furieufement que cette première difgracc n'eüt rebuté, §£ que, trompé dans fon attente, il ne voulüt abandonner fon entreprife. C'eft pourquoi, après s'être long-tems entretenue avec lui des aventures de Tramarine , dont il étoit a préfumer qu'on n'auroit jamais aucune nouvelle, elle lui dit qu'il lui reftoit encore une jeune princeffe qu'elle lui offroit pour remplir fes engagemens. II eft vrai, ajouta la reine , que j'ignore entièrement fon fort; mais, comme elle eft entre les mains de la princeffe Argiliane, je me flatte qu'il ne me fera pas difficile de la ravoir. Corydon qui ne s'étoit attaché a Tramarine, que fur la réputation qu'elle s'étoit acquife d'être une des princefTes les plus accomplies qu'il y eüt dans le monde, eut beaucoup moins de peine a fe réfoudre a 1'échange qu'on lui propofoit. Cependant il perfifta toujours dans les confeils qu'il avoit donnés a la reine, d'employer tous les moyens imaginables pour tacher de découvrir le lieu que Tra marine auroit choifi pour fa retraite. Quoique la reine fut très-piquée de la conduite que Pentaphile avoit gardée, non-feu^  CONTÉ MORAL. i6f ïement dans 1'affaire de Tramarine; mais encore dans celle de notre malheureufe captivité, dont j'éprouvois toujours le déplorable fort, elle dit néanmoins au Prince qu'elle ne croyoit pas qu'il fut prudent, dans les circonftances, pü elle fe trouvoit, de chercher a aigrir la reine de Caftora, en faifant k préfent des perquifitions qui, fans doute, deviendroient inutiles ; que le befoin qu'elle avoit de fon fecours pour 1'aider a reconquérir la Lydie, lui faifoit penfer qu'il étoit plus convenable de diffimuler leurs fujets de plainte, jufqu'a ce que je fuffe remonté fur le tröne. Ces raifons étoient trop fages pour que le Prince ne s'y. rendït pas. Mais, comme il feroit trop long de vous rapporter toutes les négociations qu'il fallut employer, afin d'engager mes alliés de fournir les troupes néceffaires; ii fuffira de vous apprendre que, malgré les efForts de Pencanaldon qui s'étoit fait haïr de tous mes peupies par fes cruautés, la reine rentra dans Ia Lydie, &c que je fus enfin délivré de ma captivité. Ce ne fut qu'après ce grand événement que j'appris vos aventures. Auffi peu porté a les croire que la reine , je fus cependant au, défefpoir d'y avoir contribué par ma fötte.  2.6% Les Ondin^ crédülité, ou , pour mieux dire , ma fotté vanité a vouloir pénétrer dans les décrets des dieux, en vous banniffant de ma cour, par une injuffice dont j'ai été long-tems puni par mes remords. Je voulus réparer ma faute, en faifant tout ce qui étoit en mon pouvoir pour découvrir votre fort ; mais ce que j'en pus apprendre, mit le comble è mon défefpoir% lorfqu'on vint me dire qu'il n'étoit pas poffible d'avoir aucune nouvelle de la princeffe, qu'on préfumoit s'être précipitée dans la mer. Ce doute affreux me fit une fi furieufe révolution, qu'après avoir juré la perte de la reine Pentaphile, je tombai dans une apoplexie qui m'a en un inftant conduit ici. Je ne regrette point une vie qui n'auroit fait que prolonger des maux inévitables, en me reiracant fans ceffe le fouvenir de mes fdutes. Je me flatte, au contraire, que les honneurs dont vous jouiffez dans cet empire, par votre heurcufe union avec le prince des Ondins, doivent vous faire oublier toutes les peines qui les ont précédés, & que vous n'en conferverez aucun reffentiment. Tramarine affura le rei fon père qu'il lui rendoit juffice; que, quoiqu'elle eüt long-tems regretté fa piéfence, elle n'avoit pas lieu de fe plaindre de 1'arrêt rigoureux qu'il avoit prononcé con-  CONTÉ MOR At iGe? tr'elje ; & que , pour lui montrer qu'elle n'en confervoit aucun fouvenir, elle alloit défor«nais employer tout fon pouvoir a lui faire rendre les honneurs dus a fon rang, & lui procurer en même tems toutes les fatisfactions qu'il pourroit defirer. Perfonne n'ignore que, lorfqu'on a quitté ce corps mortel, tous les rangs font confondus , & qu'il n'y a plus de diftinaion parmi les ames, fur-tout dans Pempire des Ondins. Cependant la princeffe Tramarine obtint du général Verdoyant, par une grace fingulière, que le roi fon père feroit admisa fa cour, & qu'il y jouiroit des mêmes prérogatives que les Ondins. Elle lui demandaauffi qu'il fut difpeirfé de boire le thé élémentaire; mais elle ne put obtenir cette dernière faveur, pour des raifons que je n'ai point apprifes, auxquelles fans doute il n'y avoit aucune réplique. Ils continuèrent enfuite leur route avec le roi Ophtes,tlans Ie deffein de vifiter toutes les parties du monde. Tramarine réfléchiffant fur les aventures du roi fon père , qui leur avoit appris par fon récit, qu'elle avoit une jeune fceur qui devoit être encore dans 1'ifle Craintive , le defir de la connoitre lui fit demander au prince Verdoyant de vouloir bien diriger fa mnrche Jters cette ifle, afin de Lui procurer, s'il étoit  ijó Les Ondins* poffible, la fatisfaöion de la voir, fans qu'il en dut coüter la vie a la jeune princeffe. Je puis aifément vous fatisfaire , dit Verdoyant; &, pour diffiper 1'ennui d'une auffi longue route , je vais vous apprendre, ainfi qu'au roi votre père, les aventures d'une princeffe qui doit affurément vous intéreffer 1'un & 1'autre. i CHAPITRE XI. Hiftoire dé Brillante & de l'Amour. La princeffè Argiliane, n'ofant encore fe déclarer én faveur de la reine de Lydie, crut la fervir plus utilement en affettant de fe foumettre aux ordres de fon père. Elle connoiffoit fa cruauté, & craignant, avec raifon; que, dans un de ces momens oii les mépris de la reine le mettoient au défefpoir, il ne donnat des ordres contraires au defir qu'elle avoit de fauver la petite princeffe , étant accoutumé a fe venger par de pareilles cruautés , lorfqu'elle 1'eut portée dans 1'ifle Craintive , elle revint a la cour, & dit au cruel Pencanaldon que 1'enfant avoit été expofé & dévoré prefqu'aufli-töt. Brillante fut donc élevée comme la fille dtj  CöNTE MOR A t." 17I fierger. Je pafferai fap'idement fur fon enfance, qui n'eut rien d'intéreffant, paree qu'elle n'étoit pas connue pour une princeffe, dont ordinairement les moindres acfions font toujours admirées. Cependant , lorfque Brillante eut «teint fa dixième année, Argiliane penfa qu'il étoit tems de commencer k 1'inftruire des avantages de fa naiffance; & comme elle venoit affez fouvent dans fon ifle, pour y donner elle-même des lecons k la jeune prin* ceffe, qui, par fa docilité & fa douceur, s'étoit entièrement acquis le cceur d'Argiliane, cette princeffe remarquoit avec plaifir la beauté &c les graces touchantes de fa jeune élève; elle y voyoitgermer ces talens que la nature produit & que 1'éducation perfeflionne; elle admiroit fur-tout cette pudeur charmante, vraifignede lïnnocence &c de la pureté du cceur. Argiliane, pour des raifons particulières J h'ofoit encore faire paroïrre Bnïlante k la cour de fon père; cependant elle craignoit crue cette jeune princeffe, dont le cceur lui paroifToit difpofé i la tendreffe, ne vint a former quelque engagement qui pourroit par la fuite troubler , fon repos. C'eft pourquoi elle cornmenea k 1'entretenir des défordres que 1'amour caufoit dans tous les cceurs. Vous devez , ma chère Brillante, dit Argiliane dans fa dernière con*  tji Les ONniNSa verfation, vous tenir toujours en garde contre les attaques des hommes qui, h plup rt, ne citercheront qu'a féduire votre cceur; confervez cette pudeur qui eft le plus précieux attribut de notre fexe, elle doit toujours être la gardiennefidellede la pureté de 1'ame. Gardezvous de facrifier a 1'amour ce que vous avez de plus cher: 1'amour eftun dieu inquiet, perfide, tumultueux , & qui n'a de conftance que dans fa légèreté; ce dieu fe fait un jeu cruel des malheurs & du défefpoir de ceux qui fuivent fes loix; fouvent on le volt brouiller 1'amant avec 1'amante, & foulever 1'ami le plus tendre contre celui qu'il aime le mieux; les fureurs que 1'amour infpire ne reconnoiffent ni le rang, ni le devoir, ni la nature; il n'eft rien de facré pour lui. fur-tout lorfque la jaloufie ou la vengeance 1'animent, &c ce n'eft qu'en le fuyant qu'on peut éviter ces maux. N'oubliez pas, ma ehère Brillante, ajouta la princeffe ,les avis que je vous donne, le tems approche ou ce dieu cherchera a vous féduire , il n'eft point de forme qu'il ne fache prendre pour y parvenir; car, lorfqu'il a entrepris de plaire, il paroit charmant &c rempli d'attraits qui ne fervent qu'a fubjuguer la raifon : le defir & la volupté marchent fur fes pas, 1'efpérance 1'accompagne prefque toujours, & il femble.  C O N T E M O R A L. 273 femble ne faire fon bonheur que de la félicité des mortels. Vous ne devez pas è préfent vous y laiffer furprendre , après le pprtrait que je vous en fais. ^ C'étoit par de femblables inffruftions qu'Argiliane s'efforcoit de faire goüter a Brillante les douceurs dont on jouit dans un état tranquille j mais la jeuneffe ne cherche que le plaifir, la folitude 1'ennuie, & ce n'eft que 1'age & les réflexions qui puiffent lui faire goüter les confeils de la raifon. Brillante commencoit k fentir 1'ennui, & fon cceur lui difoit qu'il étoit des plaifirs qu'elle pouvoit goüter ; déja elle formoit des defirs fans fa voir fur quoi les fïxer, & des foupirs écbappés firent craindre k la princeffe qu'elle ne format quelqu'inclination indigne dit fangqui 1'avoit formée: c'eft pourquoi elle lui fit entendre, avant de Ia quitter, que le ciel 1'avoit fait naitre fort au-deffus de 1'état dans lequel elle étoit élevée, & lui promit de lui découvrir Ie myftère de fa naiffance k leur première enrrevue. Brillante, élevée comme fimple fille de berger, fut néanmoins peu furprife des ouvertures qu'Argiliane venoit de lui faire fur fa naiffance; la nobleffe de fon ame 1'avoit fans doute avertie qu'un fang illuftre devoit coider Tome XXXIV, g  a74 Les OdinsJ dans fes veines & animer toutes fes aaions. L'impatience qu'elle eut d'apprendre a qui elle devoit le jour, lui fit defirer de revoir bientöt la princeffe; &, comme fi ce defir eüt du avancer fon retour, elle ne manquort plus d'aller fe promener tous les jours a 1'entree d'une forêt, par oü la princeffe Argiliane avoit coutume de paffer pour fe rendre a fon palais. Un jour Brillante fe trouvant beaucoup plus agitée qu'a 1'ordinaire, n'avoit pu prendre aucun repos pendant la nuit, ce qui lui fit devancer 1'aurore pour fe rendre a rentree de la forêt. A peine y fut'-elle arrivée, qu'elle appercut de loin un équipage dont 1'éclat la fur-. prit, & fixa en même-tems toute fon attention. C'étoit une calèche doublée de fatin & piquée avec des odeurs les plus agréables: 1'impériale de cette calèche formoitun tableau qui repréfentoit la déeffe Vénus, couchée nonchalammentfur un Htdefleurs, la tête appuyée fur les genoux du dieu Mars, regardant lesGraces qui paroiffoient occupées a former des couronnes de myrte, pour en orner la tête de ces heureux amans ; on voyoit, au derrière de la calèche, le berger Paris choifir Vénus entre les trois déeffes, pour lui préfenter la pomme ; les cötés repréfentoient les différens attributs de la fléeffe.  GONTE MORAL. 275 L'Amour, affisau fond de cette admirable voiture, paroifToit diftrait & rêveur, la tête un peu penchée a droite fur Ia Modefiie, regardant, avec indifférence la Faveur qui étoit affifë afa gauche; la Jouiffance, d'un air foumis, fe tenoit auprès de 1'Amour, & fembloit lui demander qu'il daignat lafavorifer; les Graces étoient fur le devant,l'une tenoit le carquois & les flêches dorées de ce dieu, & les deux autres folatroient avec Iui,ne paroiffant s'occuper qu'a lui faire des niches, afin de lui rendre fa belle humeur; 1'heure du berger fervoit de pofiiüon, & tenoit les rênes de huit cygnes plus blancs que Ia neige jles Jeux, les Ris & les Plaifirs, entouroient cette charmante calèche. C'étoit 1'équipage de Vénus que 1'Amour avoit pris avec toute fa fuite , peur faire une partie dans fa nouvelle petite maifon; mais cette fuite ignoroit encore quelle devoit être 1'héroïne d'une fête que 1'Amour préparoit depuis longtems; car, depuis la brülure que lui fit Pfyché par fon indifcrète curiofué, on n'avoit point entendu dire que ce dieu eüt eu d'autre maïtreffe; on dit même que, dans la douleur qu'il reffentit, il jura fort en colère, ce ne fut pas par le styx, de ne jamais s'attacher a perfrnne. Majs;pe,ut-on ie fier aux fermens d'un S ij  276 Les Ondins, dieu qui met toute fa gloire k les rendre vains ? Quoique 1'Amour fut alorsoccupé de Brillante , ik que cet appareil du dieu , vainqueur de tout ce' qui refpire, ne fut préparé que pour elle; comme il ne s'attendoit point a la voir pareine avec 1'aurore , ce dieu ne put s'empêcher cle rougir ,1a prenant d'abord pour fa mère. Mais il fut bientöt détrompé en la regardant; fon air modefte lui donna beaucoup d'émotion ; il fit arrêter fon équipage lorfqu'il fut prés d'elle, en defcendit avec précipitation, piiiss'approcha d'un air timide , n'ofant prefque lever les yeux fur la jeune princeffe , qui n'étoit occupée qu'a admirer le brillant fpeclacle qui s'offroit k fes regards; ce qui fit qu'elle ne s'appereut pas que 1'Amour étoit k fes pieds en pofture de fuppliant. Un foupir qui échappa a ce dieu, en lui prenant la main, tira Brillante de fon extafe ;elle rougit & voulut la retirer : mais voyant qu'il la baifoit d'un air tendre & foumis , fon trouble augmenta.Levez-vcus, feigneur, lui dit-elle toute émue, que pouvez vous attendre d'une jeune perfonne que le hafard a fait rencontrer dans cette forêt? Parlez; puis-je vous être utile a quelque chofe? Qui vous oblige de defcendre de ce beau char, & de quitter les belles dames dont il eft rempli?  C O N T E M O R A L. 277 C'eft pour 1'offrir, répondit 1'Amour ;& ces dames, fi elles ont le bonheur de vous plaire , font deftinées pour vous fervir. Souffrez donc , divine princeffe, que jemette è vos pieds mon carquois & mes flêches; je vous jure que je vais déformais ne m'occuper que du foin de vous plaire ;vous feule pouvez faire mon bonheur. Affez & trop long-tems j'ai rcené furie cceur des foibles humains,je renonce aujotird'hui a 1'empire que j'ai toujours exercé dans le monde; venez, mon ado;ab!e princeffe, jouir dutriomphe que 1'Amour prépare k vos charmes. Quoi ! dit la jeune princeffe d'une voix tremblante &le vifage couvert d'un rouge de rofe , eft-il poffible que vous foyez 1'Amour ? Non, jene le puis croire, a 1'affreux portrait que 1'on m'en a fait. Qu'a donc ce nom de fi effrayant, reprit ce dieu?Oui, fans doute , je fuis 1'Amour, je ne cherche point a me cacher comme un féducfeur, qui n'a d'autré objet que celui de tromper. A ces mots, Ia princeffe fit un cri & voulut fuir ; mais elle n'en eut pas la force, & tomba en foibleffe dans les bras de 1'Amour. Ce dieu eft téméraire, il fit figne k Faveur'qui accourut d'un pas léger pour fccourir Brillante; mais Ia Modeftie, qui 1'avoit deyanqée, la fit reculer 8c cette déeffe,'ajdée des Graces, mit tous fes S iij  ij$ Les ÖNfliPSj foins a faire revenir la princeffe de fa foibleffe. L'Amour, qui étoit reftéa fes pied$, lui demanda d'un air pafiionné , ce qui pouvoit lui avoir caufé un fi grand erfroi. Que craignez-vous de moi, difoit cc dieu ? Regardezmoi comme un enfant qui vous adore & qui vous fera toujours foumis : mon intention ne fera jamais de vous faire du mal, écoutez Faveur, livrezvous a fes confeils; ce n'efi qu'en les fuivant que vous jouirez d'un bonheur parfait. Brillante, attentive aux difcours de 1'Amour, n'ofoit néanmoins jetter fur lui fes regards timides ; &, repaffant dans fa mémoire les fages lecons qu'elle avoit recues d'Argiliane , Snquiète Sc rêveufe , elle leva fur la Modeftie des yeux que latendreffe & le feu de 1'Amour paroiffoient animer, & foupira fans ofer rien dire. L'Amour, qui 1'examinoit, s'appercut de fon trouble; il ordonna a la Modeftie de fe retirer, croyant qu'elle feule s'oppofoit k fon bonheur. Cet ordre redoubla les craintes de Brillante, qui fe jetta dans les bras de la déeffe» Au nom des dieux, dit la princeffe faifie de crainte , demeurez & fecourez - moi. Hélas! quedeviendrai-je fi vous m'abandonnez ? L'Amour n'eft qu'un trompeur qui cberche, fans doute, k me féduire; par pitié, aidez-moi k le  CONTÉ MORAL. 179 fuir. Qui vous a donc infpiré d'auffi mauvaifes idees de 1'Amour, reprit ce dieu en colère ? Mais je puis ufer de mon pouvoir, afin de vous convaincre que je ne cherche point è vous tromper. Arrêtez, dit la jeune princeffe , & fe faififlant de la flèche qu'il fe préparoit a lui décocher, elle la lanc^ avec tant d'adreffe ,que ce dieu en fut percé; mais ce coup que recut 1'Amour, loin de lui caufer de la douleur, ne fervit qu'a augmenter fes feux; &, la retirant alors de fon fein, encore toute brillante de fa propre fubfiance; il la plongea dans celui de Brillante, fans que eette jeune princeffe s'appercüt d'abord du trait qui venoit de lui être lancé. La Modeftie qui vit la malice que 1'Amour venoit de faire a Brillante, voulut au moins la favorifer de tout fon pouvoir, afin de rendre leur union éternelle ; elle profita de cet inftant favorable pour engager 1'Amour a rappeller la Conftance, qu'il avoit depuis long-tems bannie de fapréfence. Ce dieu, fatisfait de fon choix , y confentit fans peine afin de guérir entièrement les foupcons qui pouvoient refter dans 1'efprit de la princeffe, il permit encore que les Graces & la Modeftie 1'accompagnaffent toujours, aux conditions que Faveur fe joindroit h ces déeffes. Je ne puis vivre fans elle, ajouta S iv  i8ö Les Ondins; 1'Amour, fa converfation m'amufe, c'eft toujours elle qui doit m'entretenir par mille petites faillies; mais il eft tems, mon adorable maïtreffe, de jouir des plaifirs qui vous font préparés. Ce dieu fit figne en même-tems a 1'heure du berger de s'approcher ;la Modeftie, qui foutenoit toujours Brillante, s'oppofa aux deffeins de 1'Amour. Ce dieu en parut un peu faché; iln'ofa cependant faire paroïtre fon dépit,afin de gagner, par cette complaifance, la confiance de la princeffe , a laquelle il préfenta la main avec un fourire en chanteur. Brillante, fans trop favoir ce qu'elle faifoit dans le trouble qui 1'agitoit,fe laiffa enfin conduire par ce dieu, qui la fit monter dans fa calèche & fe placa a cöté d'elle,avec lesGraces, la Modeftie & la Confiance.Faveur fe mit derrière eux, accompagnée d'une grande femme que Brillante n'avoit point encore appercue; elle demanda a 1'Amour qui elle étoit, & pourquoi elle paroiffoit fi rcveufe ? C'eft la Jouiffance, dit ce dieu, qui attend, avec inquié» tude, le moment favorable de faire connoif» fance avec vous, pour reprendre fon enjouement èc fa gaieté ordinaire. L'Amour ordonna qu'on le conduisit a fa pctitt maifon, que 1'on auroit pu prendre pour Ufle de celles du foleil, par i'é-ïlat des richeffes  C O N T E M O R A I. iSï qui y brillent de toutes parts. Une troupe de plaifirs fe détacha pour annoncer 1'arrivée de 1'Amour &de la princeffe, qui furent recu dans ce palais par les Ris, les Jeux & les Plaifirs. L'Amour conduifit Brillante dans un cabinet de glacés, en ordonnant aux Graces de la mettre fur un lit de rofes, que la Volupté & la Délicateffe leur avoient préparé. Jamais ces deux favorites de 1'amour ne quittent ce cabinet; elles font chargées I'une & 1'autre du foin de 1'orner, de 1'entretenir dans un air tempéré, & d'y répandre les parfums les plus exquis : les Jeux, les Ris, les Plaifirs, Faveur & Jouiffance fuivirent la princeffe dans ce cabinet. Faveur & Jouiffance firent mille tendres careffes a Confiance fur fon heureux retour ; la gaieté ornoit toutes les a&ions de Jouiffance , qui fe flattoit, avec raifon, que la réunion de fa compagne avec 1'Amour alloit enfin la faire triompher de fon plus cruel ennemi. Car, avant que ce dieu devint fenfible aux charmes de Brillante, quoique Jouiffance fut prefque toujours a fa fuite, il arrivoit fouvent, par une fatalité qui la défefpéroit , que, malgré les ordres que 1'Amour lui donnoit de le fuivre, Ie Dégout, cet ennemi de fon repos, 1'entraïnoit toujours vers un autre objet. Elle fe flatta pour lors de 1'avoir vaincu; le caractère doux &  281 Les Odins, complaifant, & 1'humeur toujours égale de la jeune princeffe, contribuèrent beaucoup a lui faire remporter fur fon ennemi la vicloire la plus complette. Brillante, occupée de tout ce qui 1'environnoit,ne s'amufa point a réfléchir; elle oublia la Modeftie qui n'étoit point entrée avec elle, 1'Amour l'avoit exclue de ce cabinet, penfant éviter, par fon abfence, mille petites vétilleries auxquelles elle étott fort fujette; c'eft pourquoi il avoit donnéa 1'heure du berger la charge d'huiffier de ce cabinet. Mais ce dieu , malg^é fes précautions, ne s'attendoit pas a trouver la Pudeur, fidéle compagne de Brillante, qui, pour ne la point abandonner, s'étoit cachée fous la robe de la jeune princeffe ; & , lorfqu'il voulut s'en approcher, cette impérieufe déeffe lui déclara qu'elle ne céderoit fa place qu'au dieu de THymen. L'Amour, enfiammé par cette nouvejle réfiftance, confentit que fon frère 1'Hymen vint allumer fa torche nuptiale, pour éclairer fon union avec Brillante, qu'il jura être éternelle. L'Amour, devenu conftant par fon union avec Brillante, jouit a préfent d'un bonheur parfait; & fon ardeur, loin de diminuer par la prcfence continuelle de Faveur & de Jouiffance, femble s'accroitre, tk les plaifirs qu'il goute,  CONTÉ MORAL. par leurs fecours, lui paroiffent toujours nou* veaux. II eft aifé de préfumer que Brillante 1'a fixé pour jamais; c'eft donc en vain qu'on le cherche k préfent dans le monde, puifqu'il n'y a laiffé que fon ombre. Voila, chère Tramarine, ajoutale génie Verdoyant, 1'heureux fort dont jouit aétuellement la princeffe votre fceur dans 1'ifle Craintive, que le véritable Amour a choifi pour fa réfidence,paree qu'ily règne un printems perpétuel. Arrivés fur lesrives de cette ifle, Verdoyant appercut 1'Amour folètrant avec Brillante, & les Graces qui fe promenoient accompagnées de toute leur cour; le génie les fit remarquer a Tramarine, en faifant approcher fon char du rivage. Après avoir aidé la princeffe a en defcendre , ils s'avancèrent fun & 1'autre vers 1'Amour, qui, reconnoiffant le génie Verdoyant pour le prince des Ondins, vint au* devant de lui. Qui vous amène fur ce rivage, dit ce dieu? Vous n'avez plus befoin de mon pouvoir pour vous faire aimer de la charmante Tramarine ;l'eftime & 1'amitié qui vous accompagnent, ne me font plus douter du bonheur dont vous jouiffez. II eft vrai, dit le génie, qu'avec votre fecours ces deux divinitésfe font jointes k nous, afin de refferrejr les nceuds d'une union qui doit  284 Les Ondins, être éternelle; & mon premier objet, en vouS vilitant, eft de vous en marquer ma reconnoiffance, & vous féliciter en même-tems de Fheureux choix que vous avez fait de la charmante perfonne qui vous accompagne. II eft fi rare de voir a 1'Amour un fincère ajtachement, que, s'il étoit connu dans le monde , on le prendroit acluellement pour un de ces phénomènes qui ne paroiffent que rarement, pour annoncer le bonheur des humains. Cette grande vidtoire n'étoit réfervée qu'a la princeffe Brillante, qui,. fuivant toutes les apparences, ne doit plus craindre votre inconftance. J'avoue, dit 1'Amour, que depuis long-tems j'avois banni la Confiance de ma fuite ; mais , la trouvant inféparable de Brillante, j'ai reconnu que ce n'eft qu'avec elle qu'on peut goüter Ie vrai bonheur, & ne puis plus m'en détacher. Quoi! répliqua Verdoyant, auriezvous abandonné pour toujours les mortels? Ils ne s'appercoivent feulement pas que je les ai quittés, dit 1'Amour; contens de 1'ombre que je leur ai laiffée, ils ne favent pas la diftinguer d'avec moi. Pourquoi ? C'eft que la plupart n'ont plus ni mceurs, ni vertos, ni fentimens : Iivrés a la brutalité , au changement & au dégoüt, que feroient-ils d'un dieu qu'ils méconnoiffent? Je conviens cependant qu'il y  C O N T E M O R A L. x8j en a qui mérirent d'être diftingués du vulgaire; auffi ceux-la font-ils fous ma protecnon. Se ce n'eft plus qu'a eux que je veux départir mes faveurs les plus chères. Comment, dit le génie en riant, depuis quand 1'Amour a-t-il appris a moralifer? C'eft, reprit ce dieu, depuis que j'ai quitté mon bandeau. On s'en appercoit aifément, dit le prince, au choix que vous avez fait de 1'aimable Brillante ; Sc le plus grand éloge qu'on puiffe lui donner, eft celui d'avoir fu fixer 1'Amour par fes charmes. Mais, dites-moi, avez-vousauffi renoncé pour toujours è 1'Olympe ? J'en aurois grande envie, dit 1'Amour; car rien n'eft k préfent plus ennuyeux que ce féjour. Vous ne devez pas ignorer qu'une compagnie n'eft amufante qu'autant qu'on y rencontre d'aimables femmes; & c'eft ce qu'il eft trés-rare d'y trouver.'La vieille cybelle ne fait plus que radoter; pour Junon, fa jaloufie la rend toujours de mauvaife humeur; Cérès fent trop fa divinité de province, Sc n'a point cet air élégant que donne la cour ; Minerve eft fans ceffe armée comme un don Quichotte, Sc toujours prête k combattre; Diane ne fe plait qu'a la chaffe, & nous rompt la tête avec fon cors : il eft vrai qu'on pourroit s'amufer k faire quel. que petite partie avec ces deux déeffes; mais  'i8(5 Les Ondins, elles font fi farouches qu'on ne leur oferoit dire un feul mot de galanterie. Hébé fait la petite fucrée depuis qu'elle a cédé fon emploi a Ganimède ; les occupations de Pomone lui rendent les mams trop rudes, malgré toutes les patés qu'elle emploie pour les adoucir. Je conviens que Flore eft bien aimable , mais elle s'attache trop au ïardinage; d'ailleurs, elle ne fe plait qu'avec ce petit fou deZépbir; 1'Aurore fe léve fi matin, qu'on ne peut jamais la joindre , & 1'on ne fait ce qu'elle devient le refte de la journée. Vénus eft charmante, mais elle eft ma mère; nous ne fommes pas toujours d'accord fur bien des points , ce qui fait qu'elle me querelle fouvent ; d'ailleurs, elle réfide peu dans le même endroit, tantöt a Paphos, d'autres fois a Cythère , a Amathonte , ou dans quelqu'autre lieu , & fouvent les Graces 1'accompagnent. Thétis n'eft occupée qu'a plaire au dieu du jour : les Mufes font des précieufes qui aiment trop a philofopher ; les Parques font des fileufes qui ne font grace a perfonne ; les Heures courent fans ceffe , & la Folie n'habite plus que la terre. Que faire k - préfent dans 1'Olympe ? On s'y ennuie a périr; car je ne m'amufe point avec Momus , depuis qu'il fe donne les airs de critiquer tous les dieux.  C O N T E M O R A L. 287 Pendant cette converfation , Tramarine , après avoir fait a Brillante mille tendres careffes , M apprit les aventures du roi de Lydie ; & ces deux aimables princeffes , charmées Tune de 1'autre , auroient bien voulu ne fe plus féparer. Vous êtes venue troubler mon repos, difoit tendrement Brillante a la princeffe Tramarine : depuis que je fuis unie avec 1'Amour , je croyois n'avoir jamais rien è défirer, j'ignorois entiérement ce que peut Ie fang & 1'amitié. Cependant, malgré le plaifir que je reffens en vous voyant, & celui que j'aurois de paffer ma vie avec vous, je ne me fens ni la force de quitter 1'Amour, ni le courage de vous fuivre ; fi vous pouviez habiter parmi nous, mon bonheur feroit complet: du moins , chère Tramarine , accordez - moi encore quelques jours, afin d'engager le prince Verdoyant a me faire parler au roi notre père Je fuis défefpérée, dit Tramarine, d'être obligée" de vous refufer , je ne puis me rendre è vos défirs fans bleffer nos loix. Le roi Ophtes, après avoir perdu la vie qui 1'attachoit a la terre, eft a la vérité recu parmi les Ondins; mais il ne peut jouir du privilége des génies ] qui peuvent, quand il leur plait, fe découvrir aux mortels. Je vous promets néanmoins de venir vous voir le plus fouvent que je poürrai.  i8g Les Ondins, Le génie s'approchant alors des deux princeffes, les avertit qu'il étoit tems de fe féparer; öt anrès les plus tendres adieux, 1'Amour conduifit le gér.ie & Tramarine dans leur char, & leur promit de leur être toujours fidelement attaché. Cette féparation fut le premier chagrin que Brillante éprouva. II la rendit quelque tems rêveufe , fans néanmoins lui donner de 1'humeur : elle n'en avoit jamais; & lorfqu'elle reffentoit de la douleur, fes plaintes étoient toujours tendres & touchantes; mais 1'Amour, pour diffiper fa trifteffe , fit naitre de nouveaux plaifirs. On prétend même que c'eft de fon union avec Brillante qu'eft née cette multitude de petits amours folatres; & je ferois affez porté a le croire. Le génie Verdoyant & Tramarine continuèrent leur voyage , en s'entretenant avec le roi de Lydie de 1'heureux mariage de 1'Amour avec la princeffe , & lui faifant une vive pejnture des plaifirs qu'ils goütoient fans ceffe par leur union; plaifirs d'autant plus défirables & plus fenfibles , que le tems ne pourroit jamais les diminuer. CHAPITRE  ft - CONTÉ MORAt; 2g£ CHAPITRE X li, Hiftoire du Prince Nubécula , ft/s du Génie Verdoyant & de la Princeffe Tramarine. V V erdoyant voularit pröéurer a la prin-1 ceffe Tramarine une de ces furprifes qüi agiffent toujours avëc impétuofité fur rios fens \ la cohdaifit dans uhe contrée oii la plupart des* citoyens ne s'occttpent que de l'avenlr. Ces? peupies , quoique fans ceffe èn difpute , femblent neanmoins në chercher qu'a joülr d'une éternelle paix ; mais , aii milieu de cette pré-s tèndué paix , ils font prefque tous thalhéiireuxj ils s'ennuient & lahguiffënt, paree qu'ils ne veulent point reconnoïtre l'amour ■ qui feu! feft capable d'égayer l'efprit & d'occuper agréablemeht l'imaginatiön. Car fans l'amour j n'eft- bn pas privé du plaifir que donne l'éclat des grandeurs , la pbmpe & Je fafte des richeffes ? Les charmes de la gloire ne font rien, & les attraits des beautés les plus tot* chantes deviennent infipides. Que je les trouve a plaindre! Tome XXXIVi T  -49Ö Les Ondins; Ce fut chez cespeuples que le génieVerdoyant conduifit la princeffe Tramarine & le roi de Lydie. lis arrivèrent dans le tems qu'ils fe préparoient k un fpedacle ufité chez cette nation, lorfqu'il s'agit de marier la fille ainée de leur roi, paree que ce n'eft ni le rang, ni la qualité qui la pevrt obtenir , c'eft a la valeur & a 1'intrépidité du courage qu'on 1'accorde : ce fpectacle étoit annoncé depuis long-tems en faveur de la princeffe Amafis. Cette princeffe n^étoit pas douée de graces , ni de beauté; & la difformité de fon corps fembloit rendre fon union -aioins précieufe. II eft d'ufage de fubir des épreuves terribles pour obtenir 1'alliance du roi. Perfonne ne s'étoit encore préfenté pour Amafis. Son portrait rebutant, qu'il n'eft pas permis de flatter, n'avoit pu engager aucun des princes fouvei-ains k fe livrer a des dangers inévitables : cependant le roi avoit pour Amafis une amitié fi grande, qu'elle dégénéroit fouvent en des foibleffes; & les princeffes fes fceurs, quojque douées de toutes les perfeaions imaginables, ne pouvoient obtenir aucune faveur fi Amafis ne fe joignoit k elles pour les demander. Cette princeffe qui s'ennuyoit beaucoup d'être pnvée de vivre k la cour, tomba dans une langueur qui fit craindre pour fes jours; ce fut ce qw  C o n t E m o r a t; 19, ^étermina le roi de permettre è tous les drangers de fe préfenter aux épreuves qu'il falloit iubir, pour fe rendre digne de la princeffe. un^te;!"fi!b deceroifontélevées dans un temple dedié au foleil, dont elles ne peuvent forur que pour fe marier. Ce temple eft ban fur le haut d'un rocher, fon dóme s'élève Mquauxnues^la mer fert de canal aux jardms qU1 1'entourent. Avant d'arriver a ce temple, on doit paffer par fept portes, qui font autant d'epreuves qu'il faut foufTrir fans mterruption: on les nomme les portes de faveur paree que 1'on regarde ceux qui ont eu le courage de les paffer, comme les favoris du foleil quils adorent & mettent au nornbre de leurs dieux; il eft vrai que, fans une grace particuliere, ü eft prefque impoftible de pouvoir faod* toutes les difficultés qui fe rencontrent. Ce n eft cependant qu'en les furmontant, qu'ils peuvent acquérir cette gloire qui les immortabfe. Ces fept portes font des fept fnétaUx Affcreosqu, répondent aux fept planètes, & •la|dermere, qui ouyre du t eft d or comme le méta, fur, , foied Nul n'a droit d entrer dans ce temple £non le ro,, encore n'eft-ce que par une porte fecrete dont lui feul a la clef; mais tous les pnnces & gentilhommes de fa fuite font obligés - Tij  ae,o Les Ondins,"1 de camper dans un bois qui eft derrière lë temple. Des échafauds furent drefTés en amphithéatrei en face de la première porte qui répondoit a toutes les autres; on y batit auffi de magnifiques loges pour y placer le roi & toute fa cour. II eft bon d'avertir le lecteur que, dans ces climats, les jours font beaucoup plus longs que les nötres. Le génie Verdoyant, Tramarine & leur fuite, abordèrent au pied du rocher, au moment que le roi &c toute fa cour arrivèrent pour voir commenter les épreuves. Le prince des ondins fit placer le 'char de fon époufe dans un golfe prés du temple , afin de la mettre a portée de voir des merveilles, qui paroitront peut être incroyables a bien des perfonnes. A peine fe furent - ils placés , que le roi parut précédé de 1'élite de fes troupes. Mille & mille enfeignes, étendards, tk. drapeaux déployés flottoient dans les airs, qui fervoient a diftinguer les ordres & les rangs. Ces troupes fe rangèrent en ordre autour de la loge du roi, qui parut enfuite avec un front maj^ftueux. Dès que Ie roi fut entré dans fa loge , on donna le fignal, que les tambours, les fifres & les trompettes annoncèrent par des fons éclatans, Alors plufieurs champions fe préfentèrent pour être admj,s aux épreuvesi mais les uns ne  C O N T E M O R A t. purenr paffer la première porte, & les plus déterminés échouèrent k Ia feconde, On commencoit k défefpérer, lorfqu'il parut un jeune chevalier d'une taiile avantageufe: ce chevalier. étoitcouvert d'une arman c fi fou écilffon on voyoit la figure de.Pallas,' qui paroiffoit gravée de main de maitre : la mort de ceux; qui Pavoient précédé ne put 1'intimider. Tramarine frémit k la vue de ce chevalier» fon cceur palpita de crainte qu'il n'eüt le même fort que les autres. Quel dommage, dit cette princeffe au génie, fi Ia folie ambition faifoit périr ce jeune chevalier 1 Voila donc ce que prodififent de vains honneurs; on court après. iine chimère que Ia mort vous dérobe en uri inftant : car ce ne peut être l'amour qui lui faffe defirer la poffeffion d'üne princeffe qui malgréfa difformité, n'aura peut-être encore pour lui que des hauteurs Sc du mépris. Hélas, quelle fera fa deflinée! Ne craignez rien pour lui, dit Verdoyant, il fera vainqueur; fes armes. font inviynérables, Sc ljn génie fupérieur le protégé. Le chevalier s'avanca k 1'inftant d'un air fier & intrépide au devant de la première porte , dont 1'entrée étojt défindue par un dragon d'uneqnorme groffeur. Ce raoaftre. avoit trois. têtes, qu'il fallut abattre, Sc leur combat dura. présj 1 iii  194 Les Ondins,de quatre heures; Sc, quoique le Kaonftre eut deux de fes têtes en bas, il eut enccre la force de fe lever fur fes pieds pour dévorer le chevalier qui, loin de reculer, lui porta un coup de lance dans le flanc. C'étoit le feul endroit par oü on put le faire périr, a caufe des groffes écailks dont il étoit couvert : 1'animal furieux tomba, en faifant des mugiffc-mens qui firent trembler les montagnes & les rochers , Sc la première porte s'ouvrit avec beaucoup de fracas. Alors le chevalier entra dans une grande cour, oü il fe repofa quelque tems. Non loin de la étoit un mont, dont le fommet affreux vomiffoit des tourbillons de flammes & de fumée, & oü la terre reluifoit d'une croüte jaunatre; figne indubitable du foufre que formoient fes entrailles. Au deffus de ce mont, étoit la feconde porte, gardée par des cavaliers de feu. Lorfque le chevalier eut pris un moment de repos, il les combattit, Sc eut Pavantage de les écarter Sc de paffer la feconde porte ; un géant défendoit la troifième, mais il lui coupa les deux jambes d'un feul revers. Cette vicloire lui ccüta peu : il marcha enfuite vers la quatrièmeoü étoit un ferpent aiié; 1'animal jettoit par fes narines un venin qui infe&oit 1'air : ce monftre avoit vingt coudces de longueur.  CöNTE M O R A t; 205 Le chevalier ne put s'empêcher de frémir k fon afpect; fon cceur friffonne de crainte & d'horreur, il fe meut cornme les eaux qu'un feu violent agite, & le moment décifrf le fait reculer pour un inftant. Mais, rougiffant de fa foibleffe, il ranime fon courage, reprend fon fabre, & s'avance vers ce monftre, qui, fifflant d'une facon terrible, fit trembler Tramarine pour les jours du chevalier qui, après avoir montré fa valeur & 1'intrépidité de fon 'grand cceur, commence a défefpérer de pouvoir vaincre ce furieux animal, &, par un mouvement de défefpoir, lui lanca fon fabre dans 1'inftant que le monftre , en ouvrant une gueule énorme, s'élancoit pour le dévorer. Le fabre lui ouvrit la gorge, & il en fortit une fi grande abondance de venin, que l'air, qui en fut infeóté, fit tomber le chevalier fans connoiffance. Tramarine, pénétrée de douleur de cet accident, pria le prince Verdoyant de le fecourir ; ce qu'il fit fans fe rendre vifible. Le génie lui óta d'abord fon cafque, afin de lui faire prendre d'un élixir merveilleux, qui ranima fa vigueur & fortifia en même tems fon courage. Le chevalier, en reprenant fes efprits, fut extrêmement furpris de n'appercevoir perfonne, A qui dois-je , dit-il, 1'heureux fecours que je viens de recevoir? Sans doute qu'un génie me pro- Tiy  %<$ Les O n p i n s , tége, & ce ne peut être qu'a lui que je dois, rnes victoices; je ne puis attribiier des faveurs fi marquées qu'a la prote£tion de Pallas. Cet heureux conquérant s'avan^a vers la cinquième porte entourée d'un large foffé qui, pat fa prqfondeur, préfentoit un abime affreux clans lequel on le vit fe précipiter avec un courage intrépide : mais on le vit bientat prendre la route de Ia fixième porte gardée par des firènes, qui employèrent les fons les plus flatteurs pour le charmer par leur agréabje mufique. Le chevalier ne put d'abprd réfifter k des accens fi touchans : il s'arrête pour les écouter, déja fon coeur fe livre au, plaifir de \es entendre , fes forces s'affoibliffent & fes jambes tremblantes le fouti.ennent a peine ■ Ppn vit 1'inftant qu'il alloij p,erdre le fruit de tous fes travaux. Cette épseuve eft la plus difficile a furmonter : mais, s'app.ercevant de fa foibleffe, il s'arma tout-a- coup. d'un courage nouveau , & , par une infpiration li.ngulière , il prit fon épée dans fa main , &z fe mit a les fuir avec une extréme vueffe , Sf arriva enfin k la feptième porte ciéfendue par un pifeau monftrueux pour la groffeur, qu'on dit être le phénix. Tramarine , attentive a toutes les aöions du chevalier, c*ut ne jamais voir la fin d'un cornba$  CONTÉ M O R A 1. £97 auffi fingulier. Cet oifeau ne faifoit autre chofe que de voltiger fans ceffe devant le chevalier; il fembloit qu'il ne cherchat qu'a 1'aveugler avec fes alles; cent fois on lui vit abattre la tête, & cent fois on la vit fe reproduire d'elle-même, te chevalier ne comprenant rien a ce fingulier animal, vit bien qu'il ne pourroit jamais le vaincre avec fes armes, & qu'il falloit employé,- Ia rufe pour tacher de le furprendre. Après que cet oifeau lui eut fait faire mille & mille tours, fatigué fans doute, il vint enfin lui-même fe repofer fur lui, & il s'en faifit auffi-töt. Ce fut alors que les voütes du temple s'ébranlèrent; la feptième porte s'ouvrit avec un fracas épouvantable, & des cris de joie fe firent entendre de toutes parts. Le chevalier viöorieux, tenant fon oifeau, trayerfa une grande cour, au bout de laquelle étoit un lac trés-profond qu'il Mut encore paffer è la nage afin de fe purifier, fans néanmoins quitte/ 1'oifeau, fans quoi il falloit recommeneer un nouveau combar. Les eaux de ce lac formoient, par leurs ondes agitées, un bruit femblable a un torrent qui fe précipite du haut d'une montagae efcarpée. Après que ce vainqueur eut fübi cette dernière épreuve, il s'avanca vers le temple du foleil. Ce temple' fft ?nvironné d'un donpk rang de colonnes de  a98 Les ö n d i n 5j c-arbre jafpé; on voit au milieu du temple, fur un piédeftal, la ftatue de ce dieu, dont 13 tête eft ornée d'une couronne faite en forme de rayons, qui lont garnis d'efcarboucle^ Sous ce vafte portique que forme le dcuble rang de colonnes qui environnent le temple , étoient rangées de deux cötés de jeunes filles. Ces enfans, tous cboifis de la figure la plus agréable, avoient de longs cheveux bouclés qui flottoient fur leurs épaules; leurs têtes étoient couronnées de fleurs. & ils étoient tous vétus de bleu célefte. Plufieurs encenfoient 1'autel avec des parfums admirables, d'autres chantoient les louanges du foleil. On entendoit de toutes parts des accords parfaits, & les fons mélodieux de plufieurs inftrumens, que des doigtsdélicats & légers faifoient mouvoir, jufqu'au moment oir 1'étoile de Vénus, favorable aux amans , parut fur leur hémifphère. Alors le Choeur , rempli d'ardeur & d'allégreffe , allume les torebes nuptiales, en invoquant le dieu de 1'Hymen auquel 1'Amour fournit fes traits dorés; & Ce fut au flambeau de ce die» qu'il alluma fa lampe durable, & que, fe foutenant fur fes alles de pourpre, il fe plan $ régner avec lui. Ce n'eft que par cet accerd de 1'Amour avec fon frère 1'Hymen , qu on trouve la raifon , la ndélité, la juftice U u  C O N T E M O R A t. 2Q0 pureté; & ce n'eft que par 1'Hymen que les nceuds du fang, les douces liaifons de père , de fils Sc de frère, peuvent fe former, lui feul préfervant des fources corrompues du crime. ^ Le fon des trompettes fe fit entendre lorfque 1'on vit paroïtre le grand prêtre fuivi d'Amafis & des prêtreffes. Ce vénérable vieillard, pendant tout le tems des facrifices, eut toujours la tête couverte d'un voile couleur de pourpre. H s'avanca enfuite pour confulter les entrailles des viflimes qui palpitoient encore Sc dont le fang fumoit de toutes parts. O dieux , s'écrie-t-il! Quel eft donc ce héros que le ciel a envoyé dans ces lieux pour y opérer de fi grandes merveilles? En difant ces paroles, fon regard devient farouche , fes yeux étincell lent, & il femble voir d'autres objets que ceux qui paroiffent devant lui; i! fe trouble , fes cheyeux fe hériffent, fon vifage s'enfhmme, Sc, élevant fes bras, il les tient immobiles; fa voix s'arrête , il ne refpire plus qu'a peine , il eft hors d'haleine , Sc paroit ne pouvoir renfermer au dedans de lui 1'efprit divin qui 1'agite. O heureufe princeffe, dit-il dans fon enthoufiafme 1 Que vois-je Sc quel eft ton bonheur r Dieux, couronnez votre ouvrage! Et toi, pourfuivit-il én s'adreffant au chevalier, noble étran-  joo Les Ondin^J ger dont les travaux ont furpaffé ceux de tous les mortels, puiffe le Dieu que tu implores , te combler de lés faveurs les plus précieufes! Le grand prêtre leur fit figne en même tems de s'approcher de 1'autel, & le chevalier, qui étoit défarmé, préfenta la main k la princeffe Amafis : cette princeffe étoit encore couverte d'un voile épais. Ils s'avancèrent 1'un & 1'autre devant la ftatue du foleil, au bas de laquelle le grand prêtre étoit debout, portant dans fes mains la coupe nuptiale. Les prêtreffes étoient rangées des deux cótés du grand prêtre qui , après qu'il eut fait boire aux deux époux ce qui étoit dans la coupe, leur prit les mains qu'il joignit enfemble , en faifant prononcer ce$, paroles au chevalier: Je jurepar lefoleir, père de la nature, Qui donne la vie & la fécondité : Par toi auffi, belie lune, feule divinité, Qui fe plait dans la nuit oblcure ; Toi qui fais naitre fous tes pas La voluptc & ,les plaifirs délicats , Enflamme k jamais Ie cceur de la princeffe^ Fais qu'elle réponde a ma tendreffe ; Qu'elle ne craigne pas que ma flamme 5 Ne fe talennffe un jout, Puifque fans ceffe le même amour Kégnera pour elle dans, men ame.  £ O N T E M O R A 't; $0t Les prêtreffes & les filles du foleil reprirent en chceur: Enflamme a jamais le cceur de la princeffe. Ce qui fut répété plufieurs fois avec des accompagnemens dont les accords étoient délicieux. La princeffe Amafis ajouta enfuite d'une voix argentine & fonore : Que les dieux répandènt dans nos Cceurs Ces torrens de plaifirs qui en font les douceurs } Que mon époux , toujours couvert de gloire,1 Soit fans ceffe accompagné de la vi&oire, Et que 1'on eélèbre a jamais fon courage Au-dela des tems & de tous les ages j Et qu'une union fi belle foit dans 1'hiftoire Gravée en lettres dor au temple de mémoife." Ce qui fut encore repété plufieurs fois par les chceurs. On conduifit enfuite les deux époux , aux fons de mille inftrumens, jufqu'a la porte du temple , oii le chevalier monta , avec la princeffe Amafis, dans un char magnifique, qui fut d'abord enlevé par des aigles qui les tranfportèrent dans le palais du roi. Le prince des Ondins, voulant procurer k Tramarine la fatisfaöion de voir la fin de cette Cérémonie, la conduifit avec le roi de Lydie par un grand canal, dont les eaux, diftribuées  joi Les OndinsJ avec art, fe répandoient par différens petits canaux dans une grande galerie , pour y former aux deux bouts de délicieufes cafcades, oii 1'on avoit foin de faire couler en même tems des eaux diftillées d'odeurs les plus exquifes. Ce fut dans une de ces cafcades que le génie Verdoyant fit placer Tramarine & le roi fon père. Au milieu de cette galerie étoit un tröne élevé, fur lequel étoit le roi avec la princeffe, mère d'Amafis. Ce jour étoit pour elle un jour de triomphe : les deux cötés étoient occupés par les autres femmes du roi & par les princes de fon fang. Alors on vit paroitre les deux jeunes époux qui, s'avanc^nt d'un air r.oble , yinrent fe mettre a genoux aux pieds du roi. Après qu'üs les eurent baifés, ce monarque que la fageffe , la prudence Sc la raifon, conduifoient dans toutes fes aétions, les embraffa 1'un & 1'autre , prit des mains de la reine une couronne dont il orna la tête du chevalier, afin de le rendre , par cette marqué de diftindtion , égal a la princeffe qui pour lors releva fon voile , fe montrant pour la première fois k fon illuftre époux & k toute la cour. Dès qu'Amafis eut relevé le voile épais qui la couvroit, un murmure de voix confufes fe fit entendre. Toutes s'élevèrent en même tems; les princes fur-tout fe plaignirent hautement  CONTE MORAL. 30} qu'on avoit fait un tort confidérable a la princeffe Amafis, en diftribuant des portraits fi diffemblables d'elle-même, puifque perfonne ne pouvoit fe refufer k 1'admiration , & a'mille autres fentimens que fes vertus, fa beauté & la majefté de fa taille infpiroient. 11 eft vrai qu'Amafis parut dans cette cour comme un nouvel aftre; il fembloit que ¥Amour & les Graces euffent pris plaifir a la former : une taille fine & déliée, un tour de vifage admirable , des traits fins & délicats oü la fageffe , la candeur & la modeftie étoient peinfes, ce qui la rendoit encore plus belle; non qu'elle eüt cet air farouche qui fait fuir les amours &C ternit la beauté , mais cette pudeur douce , innocente & enfantine , qui infpire le refpeét en même tems qu'elle enflamme les défirs. La princeffe Amafis voyant tous les regards fixés fur elle , fon front fe couvrit d'une rougeur divine ; elle regarde tendrement fon époux, fes yeux expriment le fentiment qui 1'anime, & femblent lui dire que ce n'eft que lui feul dont les fuffrages puiffent Ia flatter, paree que fon cceur, obéiffant aux loix du royaume , 1'avoit attachée dans 1'inftant k ce jeune héros, qui lui-même paroiffoit ne pouvoir être formé que par quelque divinité.  !|ó4 LES Ö N Ö I N 5 J Cependant la furprife du röi paroifloit ex^ trême ; il në put néanmoins fe difpenfer de répondre aux princes. qui le fupplièrent de Vouloir bien leür expliquer !ês raifons qu'on avöit eues de ne pas donner un portrait exact des charmes de la princeffe. Le roi répondit 7 aveè cet air dé candeüt qui fied fi bien k la majefté d\ih fouverain , qu'a moirts que les dieux n'euffent opéré un miracle en faveur d'Amafis , il convenoit quHbtie pouvoit reconhoifre , dans la perfonne qui étoit préfente k fes yeüx , que la voix de la princeffe fa fille; Cet aveü du monarque ne fit qu'augmenter la confufion dans les efprits; &, comme ori he pèffnettoit 1'entrce du temple qu'a fa majefté , ce monarque fut très-humblement füpplié de vouloir bien s'y tranfpörter avec la reine; afin de vifiter 1'intérieur du temple , d'inter* roger les autres princeflès, & voir fi 1'on n'auroit point eu faudace de fubftifuer a la place de la princeffe Amafis quelque fille du föleiU Mais la princeffe , furprife qu'on cherchat a répandre des foupcons fur fa naiffance , fupplia le roi fon père de vouloir bien lui permettre de fe juftifier. Ce n'eft pas, ajouta cette princeffe, que je veuille entreprendre de dé* tourner votre majefté de faire le voyage qu'on lui  CONTÉ MORAL. Joj lui propofé; je trouve au contraire ma gloire intéreffée 5 cette vifite, afin d'öter tous les foupcous qui pourroient tefnir ma naiffance & iaifTer dans les efprits des doutes injnrieux a mon époux : &c fi votre majefté veut. bien fe rappeller les différentes converfations dont elle m'a honorée pendant le cours de ma vie, peut-être pourrai-je la convainere qu'il ne peut y avoir que la princeffe Amafis en état de lui révéler des fecrets confïés a elle feule &, pour 1'en affurer, j'ofe fupplier mon père, pourluivit-elle en tombant a fes genoux, de vouloir bien m'accorder un entretien particulier, Le roi, ému du difcours de Ia princeffe, Ia releva a 1'infiant, & ils paffèrent dans fon cabinet oü ils reftèrent très-Iongtems enfermés. Toute la cour attendoit impatiemment ce quiréfulteroit d'un é vénement fi extraordinaire» Le prince , époux d'Amafis , paroiffoit feul tranquille au milieu de tant de troubles; mais Ie roi qui fortit du cabinet, fuivi de la princeffe , calma tous les efprits par ce difcours 1 je fuis a préfent convaincu , dit ce monarque en s'adreffant è toute la cour, qHe voila Ia princeffe Amafis, je Ia reconnois pour ma fille & vous devez déformais la regarder eornma votre fouveraine, puifque perfonne au monde ne peut avoir eu connoiflanee des fecrets qn'ella Tornt XXXIV  306 Les Ondins, vienr de me révéler ; mais, quoique le voyage que je dols faire au temple devienne inutile pour la juitification d'Amafis, je ne puis cependant me difpenfer d'accomplir la promeffe que j'ai faite. Je vais donc y aller avec la princeffe , pour remercier les dieux des graces qu'ils viennenf de m'accorder dans la perfonne d'Amafis; je vais offrir de nouveaux facrifices, &c ordonr.er en même tems qu'en reconnoiffance du mirade qui vient de s'accomplir en faveur de ma rille, on célèbre tous les ans a pareil jour une fête en 1'honneur du foleil, afin d'éternifer la mémoire d'un auffi grand jour. Et vous prince , ajouta le roi , s'adreffant a 1'époux d'Amafis , je vous affocie a ma couronne , vous allez déformais partager mon tróne; je vous en crois d'autant plus digne, que les dieux femblent n'avoir opéré un auffi grand mirade qu'en faveur de vos travaux ; je reconnois è préfent que la vérité , la raifon , la fageffe 6c la modération, feront toujours vos regies, ainfi nous ne pouvons jamais être oppofés de fentimens. Le prince ne put répondre a cet doge que par une profonde inclination. Le roi fut enfuite conduit a fon char avec la princeffe Amafis, pour aller renouveller leurs ofïrandes & leurs facrifices en 1'honneur du foleil, auquef on dédia le magnifique char  C O N T E M O R A L. 507 qui avoit conduit Amafis & fon illuftre époux; & le roi fit graver , fur des tables d'airain , le détail de toute cette hiftoire, afin d'en conferver la mémoire jufqu'aux fiècles les plus reculés. Pendant 1'abfence du roi & de la princeffe Amafis , on remarqua que tous les courtifans qui, avant que le prince fut affocié au tröne , n'avoient prefque pas daigné le regarder, s'empreffèrent alors k lui faire leur cour. Mais le prince dont le génie étoit bien fupérieur k tous ces flatteurs mercenaires , leur fit fentir avec délicateffe le mépris qu'il faifoit de leurs fades louanges; &, s'avancant enfuite vers la reine, il lui témoigna, avec beaucoup de dignité, combien il étoit fenfible au bonheur dont il alloit jouir, bonheur d'autant plus grand, qu'il lui procuroit 1'avantage de partager fes foins entre deux princeflès fi dignes 1'une de 1'autre, & de procurer k toutes une liberté, dont il étoit très-perfuadé qu'elles n'uferoient que pour faire les délices d'une union formée par les dieux mêmes. Le roi, de retour du temple, remit la prisceffe Amafis k fon illuftre époux, en le comblant de mille marqués d'eftime & d'amitié auxquelles le prince répondit avec beaucoup de refpecl. L'ampur parut peint dans fes yeux  30S Les Ondins, en regardant Amafis qui lui préfentoit la main; ils fe difpofoient a fortir de la galerie pour fe retircr dans leurs appartemens, déja les pages précédoient pour les accompagner, quand ils furent encore arrêrés par un vieillard vénérablé, qui parut tout-a-coup au milieu de la galerie, Ce vieillard s'avancoit d'un air grave & m'ajtftiicux; mais, s'appercevant du trouble que fa fubite apparition avoit excité dans tous ks efprits , il fixa quelques infians fes regards fur les jeunes époux , fans doute pour leur donner le tems de fe remettre de leur agitation : puis les tournant vers le roi; calmez , lui ditil, feigneur, le trouble oii je vous vois, je n'ai que d'agréables nouvelles a vous annoncer; je fuis le génie Carabiel, envoyé de la part du foleil pour vous apprendre que 1'époux de la princeffe Amafis tient fa naiffance du génie Verdoyant, prince des Ondins, & de la princeffe Tramarine , fille du roi de Lydie , a préfent affocié par fon union a 1'empire des Ondes par la protection que fes vertus lui ont fait obtenir de la déeffe Pallas , fille de Jupiter qui a nommé lui-même ce jeune prince , Nubécula. Vous avez du connoitre, par les travaux éclatans qu'il vient d'exécuter , que ce prince ne- pouvoit tirer fon origine que d'un favori des dieux , & ce n'eft qu'en fa faveur  CONTÉ MORAL. 309 que le foleil a bien voulu opérer le miracle qui s'eft fait fur la princeffe Amafis. Ce Dieu eft content de 1'élection que vous venez de faire de ce jeune héros, pour régner avec vous fur tous les peupies qui dépendent de votre empire ; il me charge de vous annoncer qu'il en étendra les limités en y joignant le royaume de Caftora , &c qu'il répandra fur toute votre poftérité fes plus précieufes influences ; ta campagne floriffante rendra vos champs toujours fertiles & abondans , la paix & la concorde régneront parmi les citoyens ; &c les defcendans du prince Nubécula jouiront de fes faveurs pendant des fièclesinnombrables. Alorsle génie fe tournant vers la princeffe : préparez-vous , ajouta-t-il , charmante Amafis, au départ de votre' illuftre époux ; n'entreprenez point de retarder la gloire qu'il doit encore acquérir dans la conquête des états de la reine de Caftora : Pentapbile a offenfé les dieux en y établiffant 'des loix injuftes , & c'eft, pour 1'en punir , qu'ils ont ordonné que ce royaume pafferoit fous la puiffance du prince Nubécula. Refp&ctable Carabiel, dit la princeffe , ne me refufez pas la grace que j'ofe demander a 1'envoyé du foleil, & permettez au moins que je puiffe accompagner le prince , mon époux, dans cette nouvelle expédition. Viii  3 iö Les Ondins, Le génie y confentit & (i parut a 1'inftant, laiffant le roi & toute fa cour clans une furprife , mêlée d'admiration , de toutes les merveilles dont ils venoient d'être les témoins, II eft vrai qu'il fembloit qu'on n'eüt pas le tems de fe reconnoitre, par les prodigieux événemens qui fe fuccédoient l'un a 1'autre fans interruption: les courtifans , furtout , parurent foulagés de la déclaraticn de 1'cnvoyé du foleil; leur amour propre qui depuis long-tems étoit en preffe , reprit tout a-coup toute fa plénitude; leur humiliation difparut, lorfqu'ils apprirent qu'il ne falloit pas moins qu'un demi-dieu pour avoir pu remporter d'aufli grandes victoires en fi peu de tems. Ainfi toutes les merveiiles que le prince venoit d'opérer augmentèrent de prix a leurs yenx ; & cet étrano-er , a qui d'abord ils trouvoient humiliant d'obéir, iïc pouvoit plus que lts combler d'honneur &C de gloire, dès qu'il fut reccnnu pour le petitfiis du fouverain des Ondes. On vit alors briller dans les yeux d'Amafis la joie & la fatisfadtion , qu*un bonheur fi peu attendu produifit dans fon ame , & ce bonheur excita dans fon cceur les fentimens de la reconnoiffance la plus parfaite envers les dieux. Son cceur, déja difpofé a l'amour, lui fit dire au prince fon époux les chofes du monde les  CONTÉ MORAL. Jlt plus tendres & les plus fpirituelles ; mais je n'entreprendrai point de rapporter cette converfation , qui fut fans doute des plus animées entre deux jeunes cceurs que 1'amour infpire. Quoique Ie roi fut extrêmement tatigué de tous les événcmens qui venoient de fe fticcéder , il ne put néanmoins différer plus longtems le plaifir d'apprendre les aventures du prince Nubécula ; c'eft pourquoi il congédia une partie de fa cour, & rentra dans fon cabinet , fuivi de la reine , des jeunes époux , &c des corybantes les plus élevées en' dignité. Vous ne devez pas trouver extraordinaire , dit ce monarque , en s'adreffant au prince Nubécula , remprefièment que j'ai d'apprendre les moindres circonftances de la vie d'un prince tel que vous; ne différez donc pas d'un inftant de m'en inftruire. A cet ordre le prince ne put s'empêcher de foupirer; il regarde Amafis d'un air pafiionné , & elle connoit, par ce regard , combien il eft faché d'être obligé de retarder 1'inftant de fon bonheur en cédant a 1'empreffement de fa majefté : mais un fourire d'Amafis, femblabie a celui de l'amour, parut le confoler & 1'inviter en même tems de fatisfaire promptement les défirs du roi fon père ; il commenca donc ainfi fon hiftoire qu'il flnit en peu de mots. Viy  312 Les Ondins, A lmftant de ma naiffance , je fus remis entre les mains d'un fameux magicien , lequel , contraint par une puiffance fupérieurè de ne point ufer fur moi de fon pouvoir , m'abandonna a un faune qui prit foin de mon enfance. Ce faune habitoit une caverne proche le temple de Céïès, &, dès Page de quatre ans , il me confacra a la déeffe pour fervir au culte de fes autels. A peine eus-je atteint ma quinzième année , que je me fentis pénétré d'une fureur poétique. Animé de 1'efprit du Dieu qui me protégé , je prononcai plufieurs oracles , & paffai quelques années dans cette occupa» tion; mais la prêtreffe me faifant un jour approcher de fon antre: O jeune homme, me ditelle dans un de fes enthoufiafmes que la déeffe avoit coutume d'exciter en elle , apprends que tu dois être le plus vaillant d'entre les mortels,il eft tems de quitter ce féjour pour aller fignaler ton courage , mille exploits divers vont être offerts a ta valeur; vas, le Dieu qui te protégé prendra foin de ta gloire , & ton triomphe fera admiré dans 1'Univers. Ces paroles, di&ées par la déeffe , firent naitre en moi cette noble audaee qui doit toujours accompagner les héros. Je fortis du temple & trouvai, fous un des portiques , 1'ariïïure qui venoit de me fervir pour exécuier-  CONTÉ MORAI. 3 r 5" ks exploits dont votre majefté avoit été le témoin. Quoique leurs majeftés & ceux qui avoient été admis a cette converfation , euffent défiré d'apprendre un plus grand détail des aventures du prince , perfonne ne put néanmoins fe plaindre de fa complaifance , & le roi remit a un autre tems k en exiger les particularités, s'appercevant que le prince brüloit d'impatience de fe retirer avec la princeffe Amafis. Tramarine & le roi fon père, charmés 1'un & 1'autre d'avoir été témoins du triomphe & de la gloire du prince Nubécula, en témoignèrent leur reconnoiffance au génie Verdoyant , & le remercièrent en même tems de 1'agréable furprife qu'ils avoient éprouvée aY 1'apparition de Penvoyé du foleil, en apprenant , par le difcours de ce favori, que ce jeune prince étoit fon fils. Sans doute, ajouta la princeffe Tramarine, que c'étoit au génie Carabiel que vous aviez confié fon éducation. Hélas , que j'étois injufte lorfque j'ai pu douter de fon fort! II eft votre fils , vous 1'aimez , vous faites fa gloire & fon bonheur. Sa deftinée vous eft k préfent connue , reprit Verdoyant , & je crois qu'il ne doit plus vous refter aucun doute fur les honneurs dont il va jouir; c'eft pourquoi, comme nous fommes  3»4 Les Ondins, logés ici fort a 1 etroit, je penfe qu'il feroit a\ propos de rejoindre la flotte afin de continuer notre route. Tramarine, dont tous les objets qui auroient pu exciter fa curiofué fe trouvoient remplis, peut-être ennuyée d'une auffi longue marche , & dans la vive impatience de préfenter le roi fon père au fouverain des Ondes, elle fupplia le génie de faire reprendre a leur flotte la route de la capitale , oii ils fe rendirent en très-peu de tems. Je n'entreprendrai point de faire la defcription des fêtes qui fe donnèrent a leur retour; il fufHra d'apprendre k mes lecleurs que fa majefté Ondine , après avoir examiné la princeffe Tramarine , parut trés-contente du changement qui s'étoit fait eh elle :1e roi Ophtes lui fut préfenté , & il voulut bien, en faveur de 1'époufe de fon fils , confirmer les honneurs du louvre que le prince Verdoyant lui avoit accordés; & fa majefté ajouta k cette grace , qu'il lui fut donné un logement dans le palais, a cöté de celui de la princeffe Tramarine dans le pavillon des glacés. Par cette nouvelle faveur, il fut permis a Ophtes de vifiter fouvent le cabinet des merveilles, Tramarine jugeant par elle-mêaie de 1'empreffement que le roi fon père pouvoit avoir d'apprendre ce qui s'étoit paffé en Lydie  C O N T E M O R A l '. 315 depuis fon entree chez les Ondins, & fur-tout de favoir des nouvelles de la reine Cliceria, la facon dont elle gonvernoit fon royaume, & mille autres chofes qui devoient rintéreffer: c'eft pourquoi, après avoir fait au roi un détail des attributs de ce merveilleux cabinet, elle s'y rendit pour lui en faire admirer les fingulières beautés. Ophtes fe reffouvenant de fon indifcrette curiofité, lorfqu'il voulut interroger les dieux fur la deftinée de Tramarine , n'ofoit prefque lever les yeux fur les glacés ; il craignoit, fans doute , d'irriter contre lui le monarque des Ondes : mais la princeffe le raffura en difant que , lorfqu'on ne formoit aucun défir, les glacés n'annoneoient rien. Ophtes croyoit ne plus rien défirer; mais ia penfée eft fi prompte qu'on ne peut 1'arrêter , le défir la fuit de prés: Ophtes penfa , il défira , & les glacés lui montrèrent ce que, dans le fond de fon cceur, il défiroit ardemment d'apprendre. II vit donc la reine de Lydie, qui, après avoir pleuré long-tems fa perte , & avoir fait rendre k fa mémoire les honneurs & les refpe&s qu'on ne pouvoit refufer k un monarque, qui ne s'étoit occupé , pendant le cours de fa vie , qu'a faire le bonheur de fes peupies. II vit 1'aimable Cliceria qui, fe trouvant furchargée du  3i<5 Les Ondïns, Conté morai. poids de la conduite de fes vaftes états, craïgnant d'ailleurs de nouvelles irruptions de la part de Pencanaldon ; il la vit, dis je , partager ce fardeau avec le prince Corydon , qu'elle trouva feul digne de remplir la place qu'Ophtes avoit occupée fi long-tems & avec tant de gloire. Le père de Tramarine vit, fans jaloufie, 1'union de la reine avec le prince Corydon ; il contempla leur bonheur dans leur poftérité , & ce furent pour lui & pour Tramarine de nouveaux fujets de fatisfaction, dont ils doivent jouir éternellement. FlN de la feconde & dernière Partie.  L'AMANT SALAMANDRE.   L'AMANT SALAMANDRE, OU LES AVENTURES D E VINFORTUNÉE JULIE, HISTOIRE VÉRITABLE. PREMIÈRE PARTIE. C E n'eft pas 1'envie de paffer pour auteur qui me met la plume a la main : je vois le public s'intéreffer vivement a ces fortes d'ouvrages; celui-ci peut 1'amufer & 1'mftruire; H me fuffit de le croire pour le lui donner! L'hiftoire de 1'infortunée Julie eft un tiffu de' fwigularités bifarres & furprenantes; auxquelles  320 L' A M A N t rimaginatlon, même la plus doclle, aura peine è fe prêter; mais un hiftorien n'eft pas rede» vable a fon letfeur de la vraifemblance : il ne lui doit que la vérité. Quoi qu'il en foit, voici les aventures de cette aimable fille, vertueufe même par fes fautes , mais peut - être ihconfidérée dans le cours de fes malheurs. Le Ciel ne lui refufa rien de tout ce qu'il faut ponr être heureufe; & tout ne lervit qu'a la conduire au comble de l'iafortune. Le lecteur ■en jugera : j'étois fon amie ; & dans fa plus intime confidence, c'eft elle-même qui parle. % Je fuis née de parens très-qualifiés : mes an* cêtres ont occupé des poftes brillans dans le Militaire, & leur fortune étoit proportionnée a leur rang. Ma mère me donna le jour quatre ans après fon mariage; & mon père, charmé de ma naiffance, me fit élever avec la plus grande attention. J'avouerai même que la nature, libérale en ma faveur , me prodigua fes bienfaits. A mefure que j'avancois en age t tk que mes traits fe développoient , on s'appercevoit que je pouvois aller de pair avec tout ce que la Province avoit de plus aimable. Un certain air de vivacité , foutenu de quelques agrémens dan* 1'efprit, un gout dé- cids  SALAMANDRE. 31 j; CiJé pour \d parare, me fit donner !a préférence fur les belles, de nos canton?; du mo;ns nos ■g>-é bles vouloient - ils me pmuader que' je les effacois toutes par les charmes de la figure cc des talens. Cette prédileÜion, qui au-roit flatté toute autre que moi , excita leur jaloufié , fans beaucoup piquer mon amourpropre. Par caradère, j'étois douce 6c ct mpljifante; quoique daas un age encore tendre , j'aimois a fuivre les imprefïïons de la veitu & les lumières de la raifon : avide de' tout ce qui pouvoit me former le cceur 6z 1'efprit, la Fecrure des bons livres, 6c les ré* flexiöris que je faifois fur "les fujets les plusintéreffans', contribuoient beaucoup a me ren-dre parfaite : j'afpirois a le devenir. Au reffe » j'étois bon ne &généreufe; & quoique j'euffe" marqué, dès le berceau même, une averfion prefque invincible pour tous les hommes , cependant je me fentois un fond de tendreffe dans le cceur, qui ne dénotoit que trop bien le contrafle de cette prétendue antipathie.Toute jeune que j'étois , j'avois imaginé que je devois aimer un homme extraordinaire. Tous ceux que ma beauté fembloit attirer prés de moi, me donnoient des dégoüts qui me rendoient quelquefois malade, par la feule violence que je me faifois pour leur cacher ce que je Tornt XXXir. X  jli L' A M A N T penfois fur leur compte; je les recevois avec une politeffe mêlee d'un petit air de mépris, qui les défefpéroit, & qui les détermina bientöt a quitter la partie. Une conduite auffi bizarre , en éloignant mes amans , rendit déferte la maifon de mon père. Comme il aimoit la compagnie, il voyoit avecchagrin , que mes caprices avoient banni de chez lui une fociété qui lui faifoit plaifir. II s'efforca de la ramener par toutes les raifons qu'il crut capables de les perfuader ; mais ils s'en défendirent, en alléguant ma mauvaife humeur, & la froide réception que je leur avois faite: les Dames , " & une entr'autres, qui afpiroit a fon alliance pour fon fils, dit è mon pere, d'un air piqué, il faut, Monfieur, a mademoifelle votre fille des dieux pour amans; de fimplcs mortels ne font pas dignes d'elle... Ce bon pere voulut s'excufer de fon mieux, en difant que j'étois encore bien jeune, que Tage ck la raifon me feroient dans la fuite penfer bien différernment. Mais il fe débattit en vain, ck toutes fes raifons ne ramenèrent perfonne. Furieux de ce trifte contre-tems, il tourna fa colère contre moi; vous voila latisfaite , mademoifelle ; vos mépris tk vos dédains ont éloigné tous mes amis, ma maifon n'eft plus qu'une folitude : recevrai-je la loi de celle a  Salamanürè* 13? qui j ai droitde commander ? Non, fans doute; & je vous annonce que fi vous ne changez, je vous en ferai bien repentir... II me quitta fans vouloir m'entendre ; & j'en fus au défefpoir. Ma mère, moins fenfible que lui a la défertion de la compagnie, ne m'en fit pas plus mauvaife mine ; au contraire , m'embraffant avec tendreffe ; avoue-le moi, ma chère Julie ( c'eft le nom que je portois ) oppofée au gout de celles de ton fexe, la vue & la con* verfation des hommes te déplait. Quoique je fouhaite avec paffion de te voir établie , je ne fuis point alarmée de ta fa$on de penfer , ton heure n'eft point encore venue , & cette efpèce d'éloignement que tu fens pour les hommes, ne durera pas long-tems; il aura fon terme. Le cceur eft fait pour aimer: il faut, pour remplir fon vuide , ou l'amour Divin, ou le profane. Ce qui te donne cette averfion pour les hommes, n'eft qu'un excès d'amour propre; tu ne trouves rien qui puiffe te mé* riter. A ces mots , je rougis , elle s'en apper$ut, & par ménagement, elle changea de converfation. Hélas! ce fut la dernière que cette tendre mère eut avec moi. S'étant trouvée mal dans la nuit, après deux heures de douleurs inexprimables, elle perdit enfin la X ij  324 L' A M A N T parole & la vie. Jugez combien je fus fènfible a cette perte. Mon père en fut pénétré , mais fa douleur ne s'évapora point ; il ne pouffa ni plaintes ni foupirs , & fe fit mettre au lit. Je me jettai entre fes bras , en le conjurant de ne pas fe laiffer accablcr par ce malheur ,. il me ferroit fans me répondre ; on m'arracha d'auprès de lui , jamais objet ne fut fi touchant. Les amis &c les parens, qui fe rendirent chez nous, firent tous leurs efforts pour tacher de le confoler; mais ils ne purent y parvenir. Ce tendre père avoit le cceur fi ferré , qu'après cinq jours d'un morne fdence caufé par fon défefpoir , je perdis tout ce que j'avois de plus cher au monde. J'imitai mon père & je ne verfai point de larmes: pour me tirer de 1'état accablant ou j'étois plongée, on fit venir ma coufine d'un couvent, ou le malheur d'avoir perdu comme moi fa mére, la tenoit enfevelie depuis deux ans. C'étoit ma plus proche parente, elle n'avoit que dixhuit ans. Cette aimable fille n'oublia rien pour adoucir ma douleur. Je m'obftinai pendant deux jours a garder le filence ; mais elle s'infinua fi bien dans mon efprit , que ma douleur en devint moins vive. Cette généreufe parente, malgré les avantages qu'elle auroit retirés a ma mort, étant mon unique héritière,  SALAMANDRE. Jiy m'it tout en ufage pour me conferver une vie dont la fin 1'auroit rendue un des meilleurspartis de la Pro vin ce. Combien d'autres a fa place euffent profité des circonfbnces! Par reconnoiffance autant que par eftirae ; je voulus me 1'attacher, & je réuffis. Après* avoir mis ordre a mes affaires domefiïques , oü We me fut d'un grand fecours , nous reffames bien fix mois fans voir perfonne: comme je n'avois que des parens fort éloignés, je ne fus point expofée a recevoir de fréqucntes vifites ; ma maifon fut interdite ar tout le monde. Cependant mes amans traouvellèrent leurs pourfuites , s'imaginant que , dans la fituation oü j'étois, je ne pourrois me pafier d'unmari, fur-tout mes biens étant de nature a demander quelqu'un depoids pour les régir. On me fit faire des propofitions ; mats la porte fut refufée aux importuns: ainfi je ne fis point de jaloux. Je recus même cinq a fix lettres, au fnjet de mon établiffement; mats je fus fourde a toutes les démarches , & ne fis point de réponfe. En général, je remerctai tout le monde de 1'honneur qu'on me fa.fott de s'intéreffer a mon fort , la perte que je venois de faire ne me laiffant pas affez de hberté d'efprit pour penfer k aucun établiffement j que j'étois déterminée k paffer X iij  3z6 L' A M A N T une année ou deux dansun couvent; qu'après ce tems, je verrois a me décider. Je leur difois vrai. J'avois formé ce projet avec ma coufine: qu'elle étoit aimable, cette chère parente! avec la plus jolie figure , elle avoit tout 1'efprit imaginable, mais fur-tout une bonté de cceur, qui ne fe trouve point fans averfion pour les hommes: elle en avoit vu grand nornbre au couvent ; mais aucun d'eux n'avoit pu lui plaire , quoiqu'elle fut née avec un cceur extrêmement tendre & fufceptible d'une forte paffion. Que ferai-je, ma chère Julie , me difoit-elle fouvent , de ce fond de tendreffe, que j'ai dans le'cceur ? J'elr père voir un jour 1'objet qui me doit rendre fenfible. Vous êtes plus heureufe que moi » ma chère Céline,(c'étoit fon nom) puifque vous vous imaginez qu'il eft quelqu'un dans le monde , qui pourra vous plaire. ... Sans doute, me répartit ma coufine, je fais plus que me 1'imaginer ; je le crois très-fermement, Que deviendrois - je , fi cela n'arrivoit pas ? Mais , au refte, ma chère Julie , il me femble que vous étiez en train de m'ouvrir votre cceur : je vous ai peut - être interrompue ; comptez a préfent fur toute mon attention, Hélas! tendre Céline, que voulez-vous favoir de moi ? Je fuis folie , &c vous me croirez  SALAMANDRE. 327 telle, quand je vous aurai fait 1'avêu de mes vifions. Dès que j'eus 1'ufage de la paro!e, je déteftai tous les hommes en général ; mon averfion croiflbit k mefure que j'avancois en age: cependant je me fens, pour vous découvrir mon ame toute entière, un fond de tendreffe comme vous; mais je fens en même tems, qu'un homme de ceux qu'on voit dans le monde, ne fauroit me plaire... Vous avez raifon, ma chère Julie , (me dit ma coufine) de dire que vous êtes folie; vous 1'êtes plus que vous ne penfez. Que prétendez-vous avec votre homme extraordinaire ? Voulez-vous que la nature en faffe un exprèspour vous? Eft-ce un Adonis, un Narciffe , un Géant, un Ciclope, que vous* demandez? Si c'eft un de ces hommes-la qu'il vous faut, vous avez la mine de ne faire jamais ufage de la tendreffe que vous portez dans Ie cceur : ces héros n'ont jamais exifté que dans la fable.... Ah J lui dis-je en riant, il me paroit que vous ne me tournez pas mal en ridicule, fans égard a 1'amitié qui nousliefi j'étois auffi vive que vous, j'aurois de quoi me venger, en vous privant d'un récit qui parolt beaucoup exciter votre curiofité. Je ne continuerai point aujourd'hui ; mais quand nous ferons au couvent, je vous développe- X iv  32.8 L' A M A N T rai mes idéés, fongeons a prendre nos. arrangemens pour aller habiter cette charmante retraite que vous n/avez fi fort vantée... A la fuite de cette conv.erfation , je ne changeai rien dans les ordres qu'il me faliut donner a mon intendant pour 1'adminiftration des biens que mor. père m'avoit laiffés. Tout étant difpofé pour le mieux , nous primes le chemin de 1'Abbaye. La fituation en étoit charmante , & tout au plus a deux lieues de la ville. Cette magr.ifique retraite étoit compofée de deux grands corps-de-logis a la moderne , avec un grand ck vafie jardin, au bout duquel s'élevoit un bois de haute-futaye, qui fembloit le couronner. Une belle terrafié bor'doit le mur du couvent, & faifoit le tour du jardin. Un.des corps-de-logis étoit habité par 1'abbeffe avec fes chanoinefies, & 1'autre par les pentionnaires. Pendant le cours de notre petit voyage, nous fümes d'une gaieté fans pareille: k notre arrivée dans ce charmant afyle de la vertu , pous fümes accueillies avec des facons qui nous enchantèrent. Toutes les dames étoient des femmes de qualité, qui avoient les airs du grand monde; elles étoient fouvent a portée den voir du plus brillant; ce qui, joint a la plus noble éducation, faifoit un affemhlage  Salamandre. 329 affez rare de perfonnes intéreffak.res pour la focicté. On nous inftalla dans un très-bel appartement qui nous avoit été préparé. Eh bien; ma chère Julie, me dit ma coufine , quand nous fümes feuies, que penfez-vous de cette demeure ck des perfonnes qui 1'habitent ? Je penfe , lui répondis-je , que c'eft un féjour d'cnchar.tement, ck que les dames que j'ai vues, tont autant de divinités : tout ceci va m'entretenir dans mes vifions... Point du tout, reprit ma coufine , vous trouverez dans toutes ces belles perfonnes plus de foibleffes & de défauts que vous ne penfezi elles ont la plupart beaucoup d'efprit ck d'ufage du monde; la douceur eft leur caraétère: voila le beau; mais voici le contrafte: peu de folidité dans 1'efprit , extrêmement prévenues en leur faveur, jalcufes a 1'excès, 6k plus curieufes de plaire qu'aucunés femmes du monde; ce oui vous paroitra très-naturel, quand vous faurez qua ces belles reclufes font toutes vidimes de l'avarice de leurs parens qui les ont fi:crifiées pour foutenir leur nom, en procurant plus d'opulence a leurs héririers. De toutes ces Nones qui vous enchantent, je n'en fais que deux qui méritent votre attention : 1'une eft cette petite brune, dont la manière obligeante a réachéri fur les poiiteffes que vous avez recues  33© L' A M A N T de fes compagnes: c'eft une fille de qualité, parente de l'Abbeffe , auprès de laquelle on Fa mife dès 1'age le plus tendre. L'Abbeffe lui a donné tous fes foins; elle a réufli: fon élève eft une fille accomplie. Quoiqu'elle fut perfuadée qu'on la deftinoit pour le cloitre, elle n'a pas lailTé de 1'élever comme pour le monde. Elle eft Profeffe depuis trois ans ; ayant embraffé fon état par raifon, elle le foutient avec dignité: quoique fon gout ne s'accorde pas trop avec lui , fa vertu n'en brille que mieux, tk fa gloire n'en eft que plus grande. Elle a beaucoup d'efprit, &une folidité de jugement au - deflus de fon age; un cceur grand tk généreux, un peu trop tendre ; une fincérité peu commune , & bonne amie de celle a qui elle trouve du mérite , ne fe livrant pas trop faeilement; complaifante , trouvant tout facile quand il s'agit d'obliger: c'eft avec cette aimable perfonne & cette grande blonde aux yeux mourans, que j'ai ferré les noeuds de la plus tendre amitié pendant mes deux années de féjour dans cette agréable retraite. La blondé en qt-eftion n'a pas tant d'efprit que fa compag;je; mais elle n'en eft pas moins aimable : elk* eft d'une douceur a ravk; amie invio* lable, mais vive dans fes paffions. Voila les deux perfonnes avec qui nousallons ctre liées;  SALAMANDRE. 331 pour toutes les autres , je ne vous en parie point. L'Abbeffe eft une dame d'un mérite trèsrare; en un mot, ma chère Juüe, vous ferez enchantée de cette demeure... Oui, ma chère coufine, lui répondis-je, en quelque endroit du monde que je fois, je ferai toujours bien dès que je vous aurai pour compagne... Ce que vous me dites, ma chère Julie, eft trésflatteur, reprit ma coufine, mais vous me le devez parreconnoiffance; du moins ce fentiment eft réciproque,& je penfe comme vous... La convèrfatióhfinit-la ; nous quittames nos habits devoyageufes pour enprendre de plusdécens, Nous allames voir 1'abbeffe, & toute la Communauté, qui fe rendit dans fon appartement pour nous difpenfer des vifites que nous aurións été obligées de faire k chacune en particulier: ce petit air aifé me plut beaucoup; 1'abbeffe & toutes ces dames me comblèrent de poüteffes. Laféancefut un peu longue, il parat que je ne déplaifois point. Les deux amies de ma coufine nous reconduifirent de chez madame l'abbeffa dans notre appartement: je les trouvai très-aimables, fansaucune préférence, Après que nous eümes babillé fur différens fujets quin'étoient pas fort intéreffans, elies nous laifsèrent feules, Eh bien J chère Juüe, me dijt ma coufine, que dites-vous de tont  S31 V A M A N T cela ? Je dis que je ferols la perfonne la plus heureufe, fi je n'avois point de vifions dans la tête, qui toujours influent fur mon cceur : je Fai réju de la nature plein de tendreffe , & je ne prévois pas , k moins qffjl ne fe faffe quelque miracle en ma faveur , que je ptiiïïè trouver ce qui peut feul faire ma félicité : •cependant d'autres que moi en'ont eu de ces attians divins Que me dites -vcus, ma chère Julie , reprit rna coufine, vous me fajtes pitié. Je le mérite, repris-je, mais non dans le fens que vous penfez : vous me croyez 1'efprit aliéné; mais pour vous tirer de votre erreur, je vais mettre mes idees dans tout leur jour. II faut pour cet effet que je vous-dife ce qui les a fait naitre dans mon efprit , & cequi m'a rempli 1'imagination de chimères qui pafferont toujours pour traits de folie dans 1'efprit des perfonnes qui, comme vous & bien d'autres, ne connoiffent que ce qui tombe fous les fens. Au fortir de mon enfance , ma mère mit auprès de moi, k titre de gouvernante, une demoifelle d'un certain age, qu'on Bifo'it être une fille de condition , que le dérangement de fes affaires avoit déplacée, puifqu'elle étoit réduite a fervir : c'étoit une amie de ma mère qui la lui avoit procurce. Cette fille avoit  Salamandre. 333" pour moi une complaifance qui lui acquit toute ma tendreffe ; ce qui n'emnêchoit pas qu'elle ne mït tout en ufage pour me donner une éducation parfaite. Elle me faifoit tout faire par raifon ; je me plaifois beaucoup avec elle, contre i'ordinaire des enfans de mon %e : elle me trouva 1'efprit fort avancé, & mapprit tout ce qu'une perfonne bien née-doit iavoir. Je paffe au récit de fes imprudences, qui feront peut-être tout le malheur de ma vie. Elle ne ceffoit de donner des louanges a ma beauté & voyant que j'étois bien perfoadée de ce que je valois , elle m'appW difloit, & me faifoit entendre qu'il n'y avo^t rien dans le monde qui fut digne de moi. Que ferai-je donc , ma bonne amie, ( c'eft ainii que je la nommois) } Quand je ferai en g \9 d'être mariée , on me propofera quelau'étabhffement ; qUe vais-je devenir ?'J'abhorc les hommes : les portraits que vous m'en avez fous m'ont fortifiée dans. mon antipathie Cependant l'obéiffance que je dois aux pcrperfonnes qui m'ont donné la vie , me forcera de fubir le joug de 1'hyménce , que je regarde comme une chaine trés - difiicile u porter; puifqu'elle ne peut fe brifer que par la mort de 1'un des deux époux. Ma chère Julie, me dit ma bonne , je fuis ravie de  334 L' A M A N T Vous entendre raifonner auffi jufte , & furtout dans un age oü Ton commence a peine a s'énoncer ; je n'ai garde de vous exhorter è vaincre la répugnance que vous avez pour les hommes ; c'eft fans doute une puiffance fupérieure qui vous donne ce dégoüt ; elle vous réferve pour un amant tout divin ; &C conduira votre cceur avec une fageffe ii merveilleufe, que vous n'aurez aucunes perfécutions a craindre de vos parens : vous jouirez bientöt de 1'indépendance, & vous attendrez fans inquiétude a remplir le fort brillant qui vous eft réfervé. Que dites - vous , repris-je vivement ; eft-ce que je vais perdre les auteurs de mes jours, eux que je chéris plus que moi-même?Ne vous affligez pas encore, continua ma gouvernante ; contentez - vous de favoir pour le préfent que c'eft un efprit tout de flamme , autrement dit un Salamandre, un dieu fubalterne , habitant du feu , qui doit Être le poffeffeur de vos charmes. Je n'ai plus rien a vous dire, ma chère Julie ; & je ne ferai pas toujours auprès de vous, mais quoiqu'éloignée , je partagerai vos peines & vos plaifirs. En difant ces dernières paroles, elle ie jetta k mon cou, me ferrant dans fes bras, & m'arrofant des larmes qu'elle répandoit en abondance ; mais voyant que je m'obftinois k  salamandre. *jj la conrredire, elle me dit d'un férieux impofant, qu'elle ne pouvoit me donner de plus grands éclairciffemens fur ma deftinée , & qu'elle étoit forcée de s'arracher malgré'elle d'entre mes bras. Elle me recommanda le fecret fur tout ce qu'elle m'avoit dit depuis qu'elle étoit auprès de moi , & fur ce qui venoit de fe paffer. Si je vous connoiffois moins, ma chère Julie, & que je n'euffe pas des preuves de votre difcrétion , je n'aurois eu garde de vous dévoiler des myftères qui ne font pas fairs pour tout le monde : méritez ma confiance. Elle m'embraffa plus tendrement encore, en me difant : Souvenez-vous d'une perfonne qui vous aimera toute fa vie, & qui mettroit tout en ufage, s'il le falloit,' pour rendre la votre heureufe. En la quittant, j'allai faire deux tours de jardin pour diffiper' un peu les impreffions de trifteffe que de pareils entretiens avoient faites fur moi. Comme j'étois avec ma mère, 1'on vint m'avertir que ma borine fe trouvoit trés-mal , & qu'elle étoit fans connoiffance. A ce récit, je pouffai un cri percant; & devancant ma mère qui fe préparoit è paffer dans 1'appartement de ma bonne , je courus de toutes mes forces, & la tró&vai fur fon lit ne donnant aucun figne de vie. Je me jettai fur fon corps en h ferran£  536 V i m a dar.s mes bras; c'eft alo'rs que je lui d?s les chofes d*ü monde les plus toüchar tes; ce qui feifoit fondre en pleurs rfctis éè'ü* qüi en furent témoins. Ma mère me voyant fur le corps de cette meribende, eut bcfoin dé route 1'autorité qu'elle avoit fur moi pour m'en aVtacnêr. Les médecins artivcrent ; mais la mslade fut plus de trois heures a revenir de fon évanouilfement : m'ayant appercue autjfès de fon lit fondante en-1'armes , elle tóe dit : Ne vous arfjgeï point, mademoifelle , & gardez ces précieufes marqués de fcnfibiüté pour une rneilleure occafion. Faffe le cfè'1 que vous n'ayez de votre'vie un plus grand fujet de triftéffe ! Comme les médecins avoient oHonré qu'on la laiffat dormir , il ne refta qu'une femme pour la garder dans la crainte'de quelque accident. Je fus pendant tout le repas d'une triftéffe affreufe. Mon père me badina 8c me dit mille chofes plaifantes, s'imaginant par-la faire diverfion a' ma douleur , mais elle étoit trop vive pour être diffipée ; & ma mère s'appercevant cue le badinage me défoloit : j'^pprouve, ditelle, que Julie foit fenfible h i'accident de fa gouvernante; c'eft une marqué affurée de fon bon cceur. Je demandai la permiffion dem'aller coucher, mais au lieu de dormir, j'employai toute  S A t A M A N D R E.' toute la nuit a faire des réflexions fur ce que ma bonne m'avoit dit. Je ne doutai point que la réfolution qu'elle avoit prife demequitter, n'eüt été la caufe de fon accident; je me levaï tard , & ma mère me lit dire de 1'aller joindre au jardin, Elle obfervoit ma démarche, & comme je voulus paffer dans 1'appartement de ma bonne, elle me dit en m'arrêtant : je fuis jaloufe, ma chère Julie , des empreffemens que vous marquez pour votre bonne; il me femble que les prémices de votre attention me font dues par préférence. J'avoue, lui dis-je ■ que je mérite ce reproche, & les larmes m'empêchant de pourfuivre, elle membraffa fans nen dire, me prenant fous le bras pour nous promener. Elle garda quelque tems lefilence, & le rompit pour me dire qu'elle avoit une tnfle nouvelle a m'apprendre au fujet de ma gouvernante. Elle eft mor te, m'écriai-je avec tranfport; non ma fille , mais nous ne Ia verrons plus, felon toute apparence : elle eft morte pour nous. Après un long affoupiffement, fa garde s'eft réveillée, & n'a plus trouvé perfonne : la malade avoit difparu mais on ne 1'a point vu fortir. Une lettre qu'on a trouvée fur Ia table me marqué que de fortes raifons 1'ont forcée a me quitter, & qu'il ne Un eft pas permis de m'en dire davantage - elle Tomc XXXIF. y •  3 |8 L' A M A N T me rend mille graces de mes attentions pour elle. A 1 egard de fon évafion furtive , que c'eft la tendreffe qu'elle a pour vous qui lui fait faire cette démarche; elle vous prie, en finiffant, de ne'point vous attriiter de fon départ. Que penfez-vous , ma chère fille , me dit ma mère, me voyant tout en larmes ? ma réfolution eft prife, lui dis - je : laiffez paffer ces premiers mouvemens qui font affez naturels pour une perfonne que je vois auprès de moi depuis mon enfance; je ferois un monftre d'ingratitude , fi je ne donnois pas des preuves de ma {gnfibilité. Je gardai le filence : quoique je fuffe au fond du cceur extrêmement touchée, je ne le fis aucunement paroitre aux yeux de ma 'mère; elle en fut la dupe, ne me croyant pas capable de ce raflnement de politique. Cependant, ma chère coufine, il n'y a point de jour que je ne la regrette ; vous feule êtes capable de me fdre fupporter fa perte : 1'image du Salamandre eft toujours gravée dans mon cceur, je la porte en tous lieux , & je 1'adore fans ceffe. Vous ne favez peut-être pas ce que c'eft qu'un Salamandre, c'eft le nom que 1'on donne a certains efprits aériens, car on en diftingue de deux fortes; les uns Sylphes, qui babitent dansles airs; les autres font Salamandres qui vivent dans le feu; ils prennent fou-.  Saeamandre. vent Ia figure humaine, Iorfqu'il leur prend envie de fe répandre parmi les humains, Tlufieurs d'entr'eux fe font communiqués k des mortelles, pour lefquellesils ont eu de véritables paffions. C'eft un Salamandre qu'il me faut , ma chère coufine; je n'en démordraï point, dites tout ce que vous voudrez, vous n'y gagnerez rien. Je fuis folie felon votre facon de penfer ; mais je fuis hors d'état de guérir de cette prétendue folie. Oui , vous êtes folie, ma chère Juüe, reprit ma coufine; & cette forcière de gouvernante eftrni demon fous une figure humaine , elle a verfe dans votre cceur un poifon qui fera tout le malheur de votre vie : vous attendrez en vain votre amant chimérique, tandis que votre naiffance , votre beauté & votre brillante fortune vous rendroient la perfonne la plus heureufe, fi vous vouliez faire ufage de votre raifon pour jouir d'un bonheur qui ne pourroit vous échapper. Que les parens font malheureux, lorfqu'ils font obligés de confier 1'éduca non de leurs enfans a des perfonnes qui leur gatent l efpHt & ,e cceur! mais, no„, ma chere Julie, jecompte que le charme de cette enchanterelfen'aura qu'un tems. V0usêtes al tuellement comme dans le palais d'Armidema1S vous en fortirez. Penfez tout comme vous" Yij  34ö L' A m a n f voudrez fur mon compte; je vous prie, au nom de 1'amitié qui nous lie , de ne plus me remettre devant les yeux mes foibleffes : occupée a preïent du plaifir que je me propofé de goüter dans la fociété de nos deux aimables nones, je les aime de tout mon cceur , 8c je ferois très-flattée, fi je pouvois mériter leur eftime. En doutez-vous, reprit ma coufine, faite comme vous êtes, peut-on vous la refufer? Après bien des propos affez indifférens pour d'autres que des amies, 1'heure du fommeil nous avertit de nous coucher. Ma coufine dormit profondément; pour moi, je m'entretenois a mon ordinaire de mes idéés; celles de mon Salamandre m'en donnoient de très-féduifantes, que je n'aurois pas changées contre les plus charmantes réalités. On me dira fans doute que je ne connoiffois pas Ie réel, 8c que par conféquent je ne pouvois faire aucune application jufte. Mais paffezmoi toutes ces perfpectives idéales 8c déplacées, fi vous le voulez. Pendant 1'efpace de quatorze mois, nous paffames une vie enchantée, nous étions inféparables, les deux nones, ma coufine 8c moi. II n'en étoit pas de'même des autres religieufes; notre union excitoit leur envie. Je neferai point ici le détail de la vie du couyent, vous la fa-  Salamandre. 3,45: Vez comme moi; la promenade , la récréation „ les viiites, fur-tout a madame 1'abbeffe y rempliffoient le vuide de la journée. Le parloir avoit fon tour; je ne pouvois refufer d'y recevoie plufieurs dames du voifinage, amies de ma mère; elles me louoient beaucoup. du parti que j'avois pris. Comme je ne voyois que des dames, je n'avois plus cet air dédaigneux dont on m'avoit fait, un crime ; elles étoient enchanr tées de 1'accueil que je leur faifois. A 1'égard de mes anciens adorateurs, ilen étoitvenu plufieurs me demander ; je refufai toujours conftamment de les voir, je leur fis dire que j'étois très-fenfible a 1'bonneur qu'ils me faifoient, mais que la bienfeance ne me permettoit point de les recevoir. Je me fatisfaifois en ne les voyant point, & cette facon d'agir pafTa dans 1 efprit du public pour une marqué de prudenca & de vertu ; ce qui acheva de me gagner 1'eftime de tout le monde. Dieu fait comme je la méntois; fi 1'on avoit pu lire dans mon cceur on en auroit bien rabattu; voila comme on prend fouvent le change , quand on juge futles apparences. A mes idéés, j'étois fort contente ; la vie douce & tranquille que je menois eto.t tout-a-fait de mon gout * j'étois. d'ailleurs flattee pat; 1'idée de voir quelque jour paroitremon Salamandre fous une figure charmante. Y iij  34^ L' A M A N T J'avois oui • dire que ces divinités habitoient dans le feu ; lorfque la faifon d'en avoir étoit arrivé, je me ter.ois toujours vis è-vis le foyer ; & quand je me trouvois feule, je comptois voir un tourbillon de feu s'élever du milieu de la cheminée, dont devoit, fuivant mon idéé, fortir mon amant, pour s'élancer dans mes bras. Ah! que le moment qui devoit ópérer ce grand miracle, tardoit a mon impatience ! II y avoit du tems que je vivois dans cette belle retraite , lorfque je fus obligée d'en fortir pour les raifons que je vais expofer. L'abbeffe avoit un neveu d'une figure fort aimable; il étoit arrivé depuis peu de Paris, oir il avoit appris tous les exercices & les fciences qui conviennent a une perfonne de qualité que Ton deftine a jouer un grand röle dans le monde. II n'étoit pas de notre provirice; fon père étoit attaché a la cour , & pendant fon quartier , fa familie venoit paffer fix mois de 1'année dans la capitale. Ce jeune homme , outre Favantage de la figure , avoit un efprit infini, étoit complaifant pour les dames, & capable de concevoir une belle paffion. Queriqu'il eüt vingt ans accompli , & peut-être un penchant naturel au plaifir , il avoit foutenu fa liberté fans la perdre au milieu des plus grandes beautés de Paris; il avoit  Salamandre. 34^ même réfifté, par une fageffe bien rare, aux agaceriei des coquettes qui font des plus féduifentes dans cette voluptueufe ville. Je ne parle pomt de celles qui font un commerce infame des appas qu'elles ont recus de la nature: ces fortes de filles révoltent les perfonnes bien nées; la délicateffe ne fouffre point de pareiiles mtrigues. Ce jeune feigneur avoit un cceur tout neuf. II fut recu dans I'abbaye avec joie & diftinclion. L'abbeffe lui avoit fait préparer un appartement, & cette bonne dame qui ne favoit vu que dans fa tendre enfance, ledévoroit des yeivx ; ce que je ne dis que fur le rapport de ma coufine. Pour moi, par un preffentiment que je ne fais a quoi attribuer , je prétextai une migraine affreufe : & pour mieux foutenir la gageure , je m? fis mettre au lit. L'abbeffe parut fenfible è mon indifpofitios : ce qu'elle ne manqua pas de témoigner h ma parente , en 1'affurant qu'elle me viendroit voir avec fon neveu. C'eft alors qu'elle lui fit un portrait fi avantageux de moi , qu'il brfiloit d'impatience de me voir. Son premier foin fut au fortir de table d'engager fa tante de le conduite chez la belle malade. L'abbeffe m'envoya demander fi fa vifite me feroit plaifir , je n'héfitai point a lui faire dire que j'étois prête a recevoir 1'honneur qu'elle vouloit bien me Y iv  344 L' A M A N T faire. Ma coufine m'avoit prévenue, & j'avois eu quelqu'envie de me difpenfer de la réception. Mais ma parente s'y oppofa, me difant que l'abbeffe pourroit favoir que ma maladie n'étoit qu'une feinte, ce qui 1'indifpoferoit contre moi; que dans l'intentior. ou j'étois de refter encore dans le couvent, je rifquois de n'avoir plus le même agrément, l'abbeffe ayant lieu' de fe plaindre de moi: qu'au furplus fi c'étoit pour éviter de voir le jeune comte , je ne pouvois m'en difpenfer, puifqu'il avoit annoncé dès fon arrivée qu'il venoit paffer un mois avec fa tante : après tout, pourfuivit ma coufine, craignez-vous que la vue de ce jeune cavalier vous faffe perdre 1'idée'de votre efprit aërien ? ou bien êtes-vous devenue raifonnable ? non , lui répondis-je brufquement, pour mettre fin au ton railleur qu'elle vouloit prendre , rien ne fauroit me faire perdre 1'idée de mon invifible. L'amant de la mère des amours, avec tous les charmes qui lui méritèrent la tendreffe de cette immortelle beauté , ne 1'emportoit pas fur mon adorable Salamandre. Vous le prenez fur un ton divin , reprit ma coufine ; c'eft dommage que vous ne.foyez pas dans le gout de faire des vers, car vos expreffions font poétiques , &C vous feriez les plus belles élégies du monde, fi vous vouliez vous  Salamandre. 34^ amufer avec les mufes. Avez-vous encore quelque chofe a dire, Lui répondis-je, non, ma chère Julie , mettons vos idees a part: vous êtes toute charmante. Je donnerois tout au monde pour que le jeune comte rompit Ie charme que vous a donné votre indigne gouvernante ; du moins a-t-il tout ce qu'il faut pour opérer ce grand miracle. Je m-imagine que fon cceur ne vous échappera point, & vous confeiüe de n'en point ufer avec lui, comme vous avez fait jufqu'a préfent avec tous vos adorateürs. Vous êtes folie , ma chère coufine; de quel droit , lui dis-je , venez-vous me jeter k la tête le cceur de ce jeune homme, qui me verra peut-être fans la moindre émotionpqui fait même fi quelqu'une de ces beautés, dont Paris fourmille, ne s'eft point emparée de ce cceur dont vous voulez me faire préfent ? Non ma chère Julie , me dit ma parente, il l'a fauvé' des attaques des coquettes ;il en a fait 1'aveu même k fa tante, de la facon du monde la plus fpirituelle. Notre converfation finiffoit quand on annonca l'abbeffe & fon neveu , accompagnés de mes deux amies. J etois fur mon lit dans un négligé fort galant, & jen'avois point du tout 1'air d'une malade : toutes les graces d'une première jeuneffe briiloiQnt fur mon vifage, il  346 L' A M A N T fembloit que ma fituation y ajoutoit de ncmveaux charmes. L'abbeffe me badinant fur ma prétendue migraine : vous voila charmante r me dit-elle , jamais je ne vous ai vue fi belle : j'ai cru que mon neveu fortiroit fain 6c fauve de votre appartement, mais je vois qu'il n'en échappera pas fans y laiffer fa liberté : le mal même refpecte vos charmes, & vous ménage fi bien que vous fouffrez fans que votre beauté en foit altérée. En vérité, ma chère tante , s'écria le jeune comte,vous avez le fecret de deviner les coeurs: ce que vous venez de dire conviendroit mieux dans ma bouche que dans la votre pour une dame qui n'a vécu que dans le couvent, vous n'entendez pas mal le jargon du monde. Vous êtes bien jeune , mon neveu, répondit l'abbeffe , fi vous penfez que les religieufes ne favent réciter que leur office : vous fortirez de cette erreur, lorfque vous aurez paffé quelques jours dans ce cloïtre. La converfation roula fur les plaifirs que 1'on goütoit a Paris : le comte paria de tout en homme d'efprit, & ne difoit pas une parole fans jetter un regard fur moi : m'en étant appercue, je baifTai les yeux jufqu'au moment que la compagnie prït congé de nous. Après une vifite de deux heures, l'abbeffe nous invita a diner pour le lendemain.  Salamandre. 347 Dès que nous fümes feules avec ma coufine ; elle s'emprefTa de me demander ce que je penfoisdu comte. Rien ne doit vous avoir échappé, ma chère Juüe ; vous avez peu parlé , par conféquent vous avez eu le tems de faire des remarques plus juftes que celles que j'aurois pu faire , m'étant engagée plus avant que vous dans Ia converfation. Oui, ma chère coufine, j'en ai fait, & je vais vous fervir a votre gout, car vous me paroiffez enthoufiafmée du mérite du comte. J'avoue que ce jeune homme eft trésaimable, autant par la figure que parl'efprir; mais, fi je ne me trompe, il fent tout ce qu'il vaut. Quoiqu'il fe foit bien ménagé dans le récit qu'il nous a fait de Paris, je crois qu'il ne feroit pas faché qu'on s'imaginat qu'il n'a tenu qu'a lui de captiver le cceur des belles du premier ordre; défaut que je détefterois dans un amant. N'êtes-vous pas de mon avis, ma chère coufine ? Non , J.ilie , reprit-elle ; je n'ai garde de trouver un défaut auffi groffier dans le caraclère d'un jeune homme qui me parcït accompli; vous lui faites un crime d'avoir un peu d'amour-propre : eh ! qui n'en a point? mais on paffe ce petit trait de fatyre a 1'antagonifte du genre humain. Si jamais je vois fortir de la cheminée votre Salamandre, il aura beau fe revêtir d'une belle humanité, je 1'examinerai  L' A M A N T de fi prés, que je trouverai iürement de quc-5 prendre ma revanche.... De la tacon dcnt vous me parlez , belle coufine , lui dis • je , il femble que vous adoptiez le comte pour votre amant: vous ne m'avez demandé mon avis que pour mieux favoir a quoi vous en tenir fur fon compte. Dans la crainte que vous avez que je ne devienne votre rivale, je fuis füre que vous ne fouhaitez rien tant a prefent, que de voir paroitre mon Salamandre : ne craignez rien , ma chère , je vous céde de bon cceur toutes les conquêtes que mon peu de beauté me pourroit procurer ; foyez tranquille ladeffus: quand même le jeune comte me donneroit la préférence fur vous , la facon dont j'en uferai a fon égard faura bien le rebuter.. Nous fommes dans un fiècle ou les amans re- butés & toujours conftans font rares En vérité, ma chère Julie, je vous ai bien de 1'obligation de me céder une conquête dont vous ne voulez faire aucun ufage : mais plutot nous fommes bien folies toutes deux de nous renvoyer tour-a-tour un cceur qui ne nous a point été offert; peut-être même que le comte ne penfe ni a 1'une ni è 1'autre. Je fouhaite toujours, repris-je , qu'il r.e jette point un dévolit fur mei; fa tendreffe me feroit a charge , &C comme ma rigueur a fon égard pourroit me  Salamandre; 24^fcrouilier avèc madame l'abbeffe, je ferois obligée de quitter le couvent, quoique je m'y plaife beaucoup. Parlez fincèrement/ma chère coufine , le cceur du comte viendroit-il a propos pour mettre a profit la tendreffe du votre } Je conviendrai de tout ce que vous voudrez,'ma chère Julie, reprit ma coufine.... Elle finiffoit ces mots, quand nous vïmes entrer nos deux amies. La converfation ne roula que fur le jeune comte. La blonde aux yeux mourans eu paroiffoit enchantée, mais fa compagne ne penfoit pas de même. Après bien des propos vagues, nos amies fe retirèrent. Le lendemam nous ffimes voir l'abbeffe : le comte ne s'y trouva point: il vint k 1'heure du diner, auquel les deux religieufes avoient été invitées. Ce jeune homme fit plus briller fon efprit que Ia veille ; mon amie aux yeux mourans acheva den être charmée; k 1'égard de ma coufine • elle eut un air rêveur, qui, joint k la conver' fation de la veille, me donna lieu de penfir que fon cceur étoit pris: je ne me trompois point, comme vous le verrez par Ia fuite. Le comte m'adreffoit fouvent la parole & me lancoit des regards qui n'étoient póint eqmvoques ; ce qui ne me donna pas lieu de douter qu'il ne fut épris de mes charmes & Je ne puis le croire, fi votre bouche ne me 1'affure. Je crus devoir diffimuler jufqu'au bout; ainfi je n'héfitai point a lui répondre que l'abbeffe s'étoit expliquée fuivant mes intentions.... A ces mots le comte me ferra la main, & la baifa avec le plus vif tranfport; ce qui faillit. k faire mourir ma coufine : heureufement nous n'avions qu'un pas pour monter en carroffe. Notre équipage étoit brillant; il ne nous manquoit que des laquais; mais nous avionsjugé a propos de n'en point prendre , de peur que quelqu indifcrétion de leur part ne fit connoitre le lieu de notre retraite. Mon intendant étoit monté comme un SaintGeorges : il pouvoit avoir fa cinquantaine. Outre qu'il étoit bien fait de fa perfonne , il avoit eu la précaution de fe mettre au mieux , on 1'auroit pris a fa figure pour un homme ds  360 L' A m a n t qualité : dans la marche il fe tenoit è la pórtiere avec un air de gravité qui nous réjouiffoit; notre converfation pendant la route ne roula que fur le comte, & fur les différens caractères des perfonnes que nous venions de quitter. Nous arrivames & Paris le quatrieme jour , aux flambeaux ; nous fümes defcendre au faubourg Saint-Germain, dans un hotel oü nous trouvames un trés-bel appartement. On nous fervit a fouper : ma coufine obfervoit un morne filence, & je le rompis en lui difant: eh bien, ma chère, ne vous fentez-vous pas plus tranquille que dans le couvent dont nous fortons ? Que me dites-vous, ma chere Julie? puis je 1'être nulie part, ayant le cceur déchiré par une paffion malheureufe, qui s'irrite encore par les tourmens que je fouffre. Ce qui me défefpère, c'eft d'avoir une rivale que je ne veux ni ne puis haïr. Ah! ma chère, malgré vos foins & votre amitié, je regrette le couvent; il me femble que la vue du comte adouciroit mes maux, au lieu que fon abfence les redouble. Que vous dirois-je, ma chère Julie; je ne fuis point d'accord avec moi-même; je ne fcai ce que je veux; je crains de me voir forcée a vous quitter : non, je ne guérirai jamais; la bleffure eft trop profonde : il ne me refte pour reffource que le couvent; du moins y ferai-je a portée  Salamandre. 361 de travailler a" mon falut': je ne prendrai cependant aucun engagement Fort bien , ma chere coufine, lui répondis-je : eft-il poflible qu'après toutes les marqués d'amitié que vous m'avez données depuis que nous vivons enfemble, vous vouliez les démentir en m'abandonnant ? Que vais je devenir , fi vous me livrez a moi-même? C'en eft fait, ma chere Julie, reprit ma coufine , voyant que j'avois accompagné mes dernières paroles d'un torrent de larmes; je renonce a tous mes projets; je ne vous quitterai plus : fongeons a nous arranger de facon que nous ne foyons point a portee d'être découvertes par le comte. Quel genre de vie allons-nous mener ? je crois qu'il faut faire 1'acquifition d'un hotel commode dans ce fauxbourg, qui foit a portee du luxembourg, c'eft une promenade affez fréquentée, oü 1'on refpire l'air le plus pur, celui de Ia campagne & de la folitude. La promenade, la leöure , les fpedtacles feront nos occupations ordinaires: approuvez - vous cette facon de vivre, me dit ma coufine ? J'approuve tout ce qui vous fera plaifir, lui dis-je , & je n'aurai jamais d'autre volonté que la votre. Un moment après, mon intendant vint me dire qu'il venoit prendre mes ordres pour partir: vous êtes bien preffé, lui dis-je; a peine avons  $6i L» A M A N T nous eu le tems de refpirer, que vous parïez de partir. Je ne puis me paffer de vous; il feut que vous m'achetiez une maifon qui foit prés du Luxembourg ; tachez d'en trouver une avec un jardin ; faites-en Pemplette en votre nom : je ne veux point paroitre. N'épargnez rien pour que nous foyons bien logées. Cet intendant fortit pour exécuter mes ordres. II chercha long-tems, & revint me dire qu'il avoit trouvé ce qui pouvoit nous convenir, mais qu'il n'avoit rien conclu pour le marché , fe réfervant de terminer après que j'en aurois dit mon fentiment. Nous montames en carroffe; nous trouvames la plus jolie maifon du monde, a laquelle on auroit pu donner le nom d'hótel: il y avoit un beau jardin, & tous les appartemens étoient bien diflribués. Mon intendant conclut le marché : dès le lendemain il mit des ouvriers pour y faire les réparations néceffaires ; ce qui fut achevé dans quinze jours. Nous allames 1'habiter , après 1'avoir fait meubler très-galamment; nous y trouvames 1'utile & 1'agréable; il avoit eu le foin de nous donner une cuiiinière de fa main, un cocher, mais aucuns laquais, pour ne nous pas faire remarquer. Nous avions quatre domeftiques en comptant nos femmes - de - chambre, toutes perfonnes dont nous étions süres four la fidó-  S A 1 R M A N D R Ei 3 B. E." fff 'fc rien; elle parut au défefpoir, verfa destorrens de larmes, & fe montra très-fenfible k cet événement. Je pris tout en bonne part. Se peutil, ajouta-t-elle, qu'avec de 1'efprit, de la vertu & des fentimens, on oublie tout ce que 1'on fe doit, pour fe plonger dans 1'infamie? Mais je fus fourde k toutes ces remontrances: j'étois fi prévenue en faveur de mon Salamandre , que je ne fis que rire de fa colère jufqu'a la tourner en ridicule; ce qui redoubla fon défefpoir : elle recommenea fes plaintes qu'elle accompagna de réflexions vives fnr L'irrégularité d'une conduite qui feroit un jour ma honte & mon défefpoir. Je fus infenfible k fes reproches: mon parti étoit pris; je n'en voulus point démordre : infenfée que j'étois, de ne pas voir encore le précipice ou je marchois avec une aveugle fécurité! Ma bonne entra fur ces entrefaites, & ma coufine lui donna devant moi des épithètes fort défobligeantes;maison ne réponditrien. Cette chère parente, outrée de dépit, demanda pour dernière reffource k me quitter, voyant qu'elle ne pouvoit parvenir a me défiller les yeux fur les fourberies de ma gouvernante. Je fis tout au monde pour ladétourner de ce deffcin; tout fut inutile. Dans un autre tems, je n'aurois pu foutenir fans mourir de douleur la féparation  ^ L' A M A N T de Céline; mais les plaifirs que je goütois avee mon amant, me tenoient lieu de tout. Le dé-» part de ma coufine ne fut différé que de deux jours : elle choifit pour afyle un couvent trèséloigné de mon hotel, me pria feulement de lui faire tenir les lettres qui lui viendroient de 1'abbaye, 8c partit fans me dire adieu. Ma gouvernante, fous le prétexte d'un procés avec fa familie, fortoit chaque jour de grand matin, & ne revenoit au logis qu'a 1'entrce de la nuit. De mon cöté, je paffois la journée h lire & fouvent a me promener dans mon jardin. Mon tendre & fidéle Salamandre venoit régulièrement tous les foirs; nous paffions une partie de la nuit enfemble. II avoit un efprit infini, & me contoit mille hiftoriettes galantes qui m'amufoient beaucoup. 11 me faifoit part de toutes les nouvelles du jour: par lui je connoiffois la cour & la ville. Un jour il m'arriva de lui demander fi les mortelles pouvoient devenir mères, quand elles fe livroient a des demi-dieux; il me dit que non, paree que la race qui naitroit d'un efprit aérien & d'une mortelle, aviliroit Fefpèce; que cependant il avoit follicité pour moi la divinité fuprême ; qu'il efpéroit que fa demande lui feroit accordée. Je vécus 1'efpace d'un an dans cette fécur rité, me préparant a tout événement»  Salamandre; 379 TaUai voir ma chère coufine, quoique ma bonne fit tout fon poffible pour me détourner de cette vïfite. Céline me recut avec tendreffe, rnalgré tous mes torts & mes procédés a fon egard : elle n'oublia rien pour m'engagera fortir de mon aveuglement : fon zèle me peignit 1'abime oii je me plongeois tous les jours; mais 1'obfhnation de mon cceur la rendit inconfolable. Je lui remis une lettre de notre amie du couvent. Elle contenoit le récit le plus touchant de la mort de la belle Blonde fa compagne & notre amie commune : fa paffion pour le comte 1'avoit mife au tombeau; ce qui donna des matièrës de réflexions a ma coufine, puifqu'ei'e étoit attaquée de la même maladie. Je 1'exhortai même a fe défaire d'une malheureufe paffion , qui ne pouvoit fervir qu'a la tourmenter fans la fatisfaire; mais elle me'répondit que 1'afcendantque Ie comte avoit fur fon cceur étoit plus fort que toute fa raiion. Je n'efpère pas, me dit-elle avec un profond foupir, pouvoir jamais 1'arracher de mon ame. Notre converfation fut pouffée un peu loin : elle me dit en me quittant, qu'elle alloit faire réponfe k notre amie ; que je n'avois qu'a lui prefcrire ce que je voulois qu'elle lui marquat fur mon «ompte. Je la priai de lui faire entendre que  «jcie L' A m a h i j'étois allee k la campagne avec une dame de mes amies. « Je rentrai donc au logis affez tard, & 1'on étoit fort en peine de moi. J'aVöis pris ma femme-de-chambre pour m'accompagner. Cette fille m'étoit fincèrement attachée, bonne amie de celle de ma coufine, & ne favoit pas que mon amant paffoit dans mon efprit pour un Salamandre. Ma gouvernante lui avoit fait entendre que nous étions mariés, mais que des ïaifons de familie ne permettoient pas de rendre notre union publique : ainfi cette fille étoit dans la bonnefoi. Lorfque ma gouvernante me raconta ce qu'elle avoit dit a ma femme-dechambre : d'oix vient, lui dis-je, que mon amant ne fe rend pas invifible, quand il vient m'honorer de fa tendreffe immortelle ? que n'ufe-t-il de fa puiffance de prendre telle figure qu'il lui plait, & de fe dérober k la vue des mortels? Ma bonne me répondit que cette invifibilité feroit hors de faifon, dans 1'efpérance qu'il avoit de me voir devenirmère; ce qui feroit mal juger de ma conduite par mes domeftiques, s'ils ne voyoient point mon époux paroitre. Vousverrez , mademoifelle, que cette précaution n'étoit point déplacée , par la fuite de mon hiftoire.  Saiamandre. Tout étoit en alarmes quand j'arrivai du couvent, & principalement ma gouvernante, qui craignoit que ma coufine ne füt parvenue a me faire voir clair, dans cet abime de menfonge & d'impofture. Pour prévenir cet inconvément, elle avoit exhorté mon amant a me défendre tout commerce avec ma coufine; c'efl ce qu'il exigea de moi le même foir, II me dit même avec un ton fee & d'un air impérieux, qu'il étoit furpris de ce que je voyois ma parente , après tout ce qu'elle avoit dit fur fon compte; qu'il ne tenoit qu'a lui de la convaincre qu'il n'étoit autre qu'un efprit divin , & de Ja punir de fon incrédulité , mais qu'il n'avoit garde; qu'il refpecloit tout ce qui m'étoit cher, & qu'il en uferoit toujours de même a mon égard , n'ayant rien de plus a cceur que de me don ner fans ceffe des preuves du fincère attachement qu'il avoit pour moi; que fa tendreffe étoit fans égale, & qu'il la refpefloit trop pour 1'altérer en me donnant le moindre fujet de chagrin. Pour ne pas déplaire a mon amant, je formai la réfolution de ne plus voir ma coufine; je lui facrifiai donc cette aimable parente,qui certainement ne le méritoit pas. Mais alors il étoit bien naturel que l'amour 1'emportat fur 1'amitié. Je m'enivrai de plus en plus du poffon de la volupté; je 1'avalois fans crainte : aucun  3^2 L' A M A N T •rernord netroubloit cette ivreffe. Mais, quelqué tems après, je m'apper^us que j'étois enceinte , & j'en informai mon divin Salamandre; je le fa vois, me dit-il d'un air triomphant, &c j'en ai rendu graces au Tout-Puiffant; c'eft une faveur qu'il m'accorde, mais qu'il a refuiée jufqu'ici a tous ceux de mon efpèce. AH! ma chère Julie, je m'eftime trop heureux d'avoir des gages de votre tendreffe. Je lui demandai fi 1'enfant que je portois auroit quelque chofe de divin , Sc quelqu'attribut d'une émanation célèfte. Non , ma chère Julie , me répondit-il, le nornbre des efprits eft fixé, il ne peut s'ac-. crcitre : tout ce que je puis vous promettre , c'eft que toutes les belles qualités d'efprit Sc de corps qui peuvent être réunies dans une morielle, fe trouveront dans la petite fille a laquelle vous donnerez le jour: c'eft la jufqu'oü peuvent s'étendre les pouvoirs de ma divinité. Voila ce que m'annonga mon amant, Sc ce que ma crédulité faifit fans aucune défiance; j'étois accoutumée a le croire , & lui plus encore a me tromper. Je fus très-incommodée pendant ma groffeffe ; ce qui donnoit beaucoup de chagrin a mon amant, qui favoit habilement partager mes peines comme mes plaifirs. II paroiffoit m'aimer de bonne foi, & avec la même vivacité que le premier jour; ce qui m'entretenoit  Salamandre." $ans mon erreur. L'idée que je m'érpis fcrrhée de tous les hommes en gcnéral, me donnoit lieu de croire que mon époux étoit divin „ puifque la poffeffion n'avoit point ralenti fes feux. Je lui dis un jour que je fouffrois plus qu'a 1'ordinaire. Ne pourriez-vous pas, cher ami, m'exempter, ou du moins diminuer les maux que j'endure? Hélas, non, me dit-il, jet n'ai pas le pouvoir de changer 1'arrêt dudeftin,' il eft irrévocable : il faut que toutes les mor* telles, fans exception, même dans leur liaifo» avec les demi-dieux, foient fujettes aux infirmités qu'elles ont apportées en naiffant; croyezvous que fi je 1'avois pu , je n'aurois pas prévenu votre demande ? Je fouffre plus que vous: «ion effence divine étant revêtue de 1'huma-* nité , me fait partager vos maux. Ce cher époux n'ouvroit la bouche que pour me dire mille paroles confolantes. II ne fe paffoit cependant point de jours , que je ne regrettaffe ma chère coufine ; fon efprit, la douceur de fon caraöère, &principalement fon fincère attachement pour moi me la rendoient infiniment chère, depuis fix: mois je ne 1'avois point vue, & je refpirois fecréfement après elle. Mais quand même je n'aurois pas promis a mon Salamandre de ne Ja plus voir, je n'aurois eu garde de me pré-  3^4 L' A m a n t {enter devant elle, dans 1'état oü j'étois. J'ap; prochois des termes redoutables, & je touchois au fatal moment oü je devois fortir de mon erreur: il falloit une cataflrophe des plus funeftes pour m'en tirer, & pour mep'ong.r dans une feule de malheurs. L'heure a laquelle mon amant avoit coutume de fe rendre, étoit paffée ; je commencois a fentir Finquiétude : & en 1'attendant, je mis la tête a la fenêtre de mon appartement qui donnoit fur la rue. Ma bonne, qui ne faifoit que d'arriver, vola dans la rue, entendant crier la populace: il ejl mort , U evpire. Je voyois de ma fenêtre que ma gouvernante faifoit tous f. s efforts, pour pei cer la foule ; tous mes domeftiques y étoient accourus: il faifoit auffi clair qu'en plein midi , par la quantité de lumières que chacun, curieux de voir ce qui fe paffoit, avoit apportée. II n'étoit pas difficile a ceux qui étoient prés du moribond de diftinguer fes traits : ma femme-de-chambre s'enapperc^it plutöt que ma gouvernante : des qu'elle 1'eut reconnu , elle s'écria : Cejl mon maitre. Ma bonne a ce cri pereant s'avanca, reconnut fon malheureux fils, & s'évanonit. Elle revint bientöt par la force du tourment : on tranfporta le mourant chez moi ; fa mère le fuivoit. J'étois comme jmmobile a ma fenêtre en  Salamandre. 385 ên attendant la fin de cette cataftrophe. Mais a 1'afpect du malheureux tout couvert de fang, & plus encore aux lamentations de ma gouvernante , je perdis t'ufage de mes fens, & tombai de mon haut fur le parquet, fans aucune connoiflance. Ma femme - de - chambre quï m'avoit appercue a la fenêtre, fe doutant bien que je favois. quelque chofe du malheur qui venoit de m'arriver , monta clans mon appartement , en appellant mes domeftiques. Je fus i'efpace de trois heures fans aucun fentiment 1 cependant a force de me jetter des eaux de fenteur fur le vifage , on me fit revenir. Que vous ai - je fait , Marianne , dis - je è ma femme-de-chambre, pour me rappeller è la vie , après le malheur qui vient de nf arriver i Je refermai les yeux. Alors cette fille me conjura aunom de fon maitre , qu'elle difoit n'être pas mort, de reprendre courage, & de ma fervir de ma raifon pour me remettre. Elle me repréfenta combien je me rendois coupable , fi je m'abandonnpis au défefpoir dans 1'état critique oii je me trouvois , en portant dans mon fein Ie fruit d'une tendreffe que je devois mieux ménager. Je lalaiffai parler fans loi répondre. ... Au nom de Dieu, madame , ne vous laiffez point accabler par une douleur auffi funefte qu'inutile. Après tout, monfieu* Tornt XXXIF, fi b  3S6 V A M A N T n'eft poïnt bleffé mortellement ; il peut en échapper ; c'eft ce qu'on va fa voir clans le moment par les chirurgiens. Ma chère maïtreffe, fecondez mon zèle : laiffez - moi conferver des jours qui rrie font plus chers que les miens. Je ne m'oppofai point au foin que 1'on prenoit pour me prolonger la vie, mais je gardoisle plus mornefilence. J'étois abimée dans mes réflexions : dieux ! qu'elles étoient amères *& bien touchantes ! Ce que ma coufine m'avoit fi fouvent répété revenoit a mon efprit :*je ne doutois plus que je n'euffe été le jouet de la fourberie de mon indigne gouvernante. Déplorant mon fort , & gémiffant de ma fotte crédulité , je regardois dsns ce moment ma fauffe divinité comme un miférable fans nom , fans naiffance. Pour comble d'infortune, cet indigne amant, tout impofteur qu'il me paroiffoit , tout fcélérat que je le croyois, ne pouvoit cependant fortir de mon cceur qu'il outrageoit fi cruellement. II étoit même des inftans oü fa grande paffion pour moi lui fervoit d'excufe. Que vous dirois-je, mademoifelle, tout dépouillé qu'il étoit de fa fauffe divinité dont il s'étoit adroitement fervi pour tromper ma tendreffe, je faifois plus que de 1'aimer; je 1'adorois. II me fembloit que la pitié que 1'avois de fon malheur, redoubloitmon amour,  Salamandre; 3gy Uniquement occupée de ce cher criminel, je dis a ma femme-de-chambre d'envcyer favoir par un domeftique comment il fe trouvoit. On vint me rapporter que le chirurgien efpéroit bien du malade , & que fes bleffures n'étoient point mortelles. Cette nouvelle me calma pour un moment , & me tranquillifa 1'efprit que j'avois dans une agitation violente ; mais ce caime fit place aux plus cruelles réflexions. Dieux ! quelle eft mon infortune, de me voir la viclime de quelque vil aventurier ! Oii cacherai-je mon infamie ? Ah! ma chère coufine, pourquoi ne vous ai-je pas crue ? Faut-il qu'une malheureufe prévention m'ait empêchée de fuivre des avis qui m'étoient diöés par la feule amitié ? Ces juftes, mais inutiles remords, déchiroient fecrètement mon ame : je me gardois bien de les faire entendre ; ils fe brifoient dans mon cceur. J'aurois voulu , s'il eut été poffible , pouvoir dérober au public la connoiffance de mon aventure. Pour cet effet, je demandai des nouvelles de ma gouvernante ; je parus furprife de ce qu'elle n'avoit point encore paru dans mon appartement. a On me dit qu'elle étoit auprès du malade, & qu'elle paroiflbn plongée dans un affreux défefpoir. J'envoyois Bb ij  -L' A M A N T a chaque inflant (avoir des nouvelles de monfieur. C'eft ainfi que je jugeois a propos d'agir dans le cas préfent , pour perfuader a mes domeftiques qu'il étoit ré-ellement mon époux ; d'ailleurs, j'aurois été fort embarraffée de le nommer par fon véritable nom ). On vint me dire qu'il repofoit , que ma bonne ne le quittoit point , & qu'elle avoit engagé le chirurgien a paffer la nuit : ce qui me donna quelqu'efpérance de fa guérifon. Je mourois d'ertvie de le voir; mais je craignois que ma vue ne lui devint funefte. 11 y avoit des inftans oii je me repréfentois toutes les belles qualités que je lui connoiffois; fes attentions,fa complaifance & fa foumiffion pour moi , ces tendres emprelTemens qui ne s'étoient jamais démentis , &c dont il m'avoit donné des preuves fi fenfibles. Hélas ! je convenois que s'il n'étoit pas immortel, comme je ne pouvois plus en douter, il étoit du moins digne de 1'être. Je n'en voulois qu'a ma mégèré de gouvernante ; c'étoit elle dont la fourberie m'avoit conduite comme par la main dans le précipice, en abufant de mon innocence. Je ne doutai point qu'elle n'eüt forcé ce jeune homme a feconder les projets diaboliques de me perdre ; ce qui m'embarraffoit le plus étoit ce globe de feu  / SAtAHANDRE, 3 g-g qui frappant mes regards, avoit pu fe dérober aux yeux de ma coufine. Je me perdois dans les diverfes penfées que cette malheureufe affaire lui fuggéroit; c'étoit un labyrinthe d'oü je ne pouvois fortir. Vous fuppofez bien que je pafiai Ia nuit fans fermer 1'csil, & je vis arriver le jour fans avoir goüté les douceurs du repos. Mon premier foin fut d'ordonner a Marianne d'aller voir fi mon époux vivoit encore : fa réponfe fut qu'il avoit paffé la nuit dans une efpèce de délire , par la violence de la üèvrs: que le chirurgien avoit vifité fes bleffures; qu'ayantlevé le premier apparéil, il les avoit trouvées en très-mauvais état; que cependant il ne défefpéroit pas. (Cette fille me dit ces dernières paroles pour ne me-pas porter le coup mortel). Que le malade avoit demandé plufieurs fois de mes nouvelles; qu'il me prioit de paffer dans fon appartement, paree qu'il avoit des affaires de la dernière conféquence a me communiquer. A ces paroles je faute du lit, quoique je fus d'une foibleffe extréme; Sc prenant ma femme-de-chambre fous le bras, je me trainai jufqü'a 1'appartement de mon époux. Le chirurgien venoit de fortir , & je ne troüvai dans la chambre que mon abominabie gouvernante ; elle étoit affife a cuté dn Bb iii  39° V A M A N T lit, dont les rideaux étoient ferfnés; je frémt* a la vue de ce monftre , elle s'en appercut, me cédant la place, lans ofer lever les yeux , cette furie quitta 1'appartement. Mon époux ayant bien compris que c'étoit moi qui venoit d'arriver , me pria d'ouvrir les rideaux, n'ayant pas la force de les ouvrir lui-même. Je le fis en tremblant : il fixa fur moi fes regards , qui, malgré fon étaf, étoient encore pleins d'amour, & me pénétroient jufqu'au cceur. Je ne puis vous exprimer tout ce que je fentis, a la vue de ce cher ciiminel; tous mes fens furent fufpendus: il me fembloit que mon ame étoit fur le bord de mes lèvres. Le mourant qui s'appercut de tous les mouvemens qui m'agitoient, me regardoit ave,c attenticn ; & fes regards, quoique foibles par les approches de la mort, m'exprimoient encore tout 1'excès de fa tendreffe &c de fon repentir. Après avoir demeuré quelque tems fans parler , il rompit enfin le filence. Vous voyez, mademoifelle , le plus coupable & le plus malheureux de tous les hommes; vous le voyez aux portes de la mort: les mömens me font chers , k ce que m'a dit le chirurgien - • • • A ces paroles mes yeux fe couvrirent de larmes, & s'en étant appercu : je fuis trop indigne, continua-t-il, de laten-  SA1.AMANDRE. 29* dreffe dont vous m'honorez ; je ne mérite pas même votre pitié. Sufpendez le cours de cesprécieufes larmes pour entendre le récit de mes malheurs :.vous apprendrez les crimes de celle qui me donna le jour : un mourant ne refpedte que la vérité: c'eft le moment de lui rendre hommage : donnez-moi toute votre attention. Ma mère eft de familie très-noble & trés-ancienne. Quand elle vint au monde,, elle avoit trois frères extrêmement jeunes. A peine vit-elle la lumière , qu'elle fit les déiices de fes parens; Faveugle complaifance qu'on avoit pour elle , fit que 1'on ne la corrigeoit point de mille défauts vifibles r qui ne fe développèrent que trop, a mefure qu'elle avanccif en age;. Je n'entrerai point dans les détails*, ie tems eft précieux : il fuffit de vous dire qu'elle avoit une inclinaticn marquée pour les viees. les plus groffiers, jufques-la , qu'elle agagoit fans aucun ménagement, tous les domeftiques de la maifon , qui fembloient avoir encore plus de honte qu'elle des fauffes démarches,, dont ils étoient les témoins & 1'objet. Ses parens fe repentirent , mais trop tard , du peu. de foin qu'on avoit pris 'de fon éducation ; i!& jugèrent a propos ,. pour réparer leur faute de ia mettre au couvent. Elle■ pleura , pris conjurartout fut inutile; il fallut partir. C'eft B b iv  59^ L1 A m a n T alors qu'elle fit éclater les belles inclinationS qu'elle a depuis fatisfaites. Les religieufes la renvoyèrent dans fa familie; mais fa mère qui Paimóit' toujours tendrement , pour prévenir les mconvértiens d'un retour qui ne feroit point approuvé du père, lui chercha vite une autre folitude póur la renfermer. Elle brouilla tout dans le couvent, mit la zizanie entre les religieufes 6c les penfionnaires , les fcandalifa par fes mauvais exemplès, 6c devint le fléau de la communsuté. La mort de mon aïetil étant arrivée, mon sieule , qui confervoit beaucoup de tendrelfe pour cette indigne fille , la rappella prés d'ellt: fes autres enfans étoient tous au jfervice: d'ailleurs elle penfa que le feu de la première jeuneffe étant paffé, fa fille pourroit bien s'être corrigée de fes défautS effentiels : mais qu'elle fe trompoit dans fes idéés! Ma mère h trente ans n'en étoit pas plus vertueufe ; le couvent n'avoit' point infiué fur elle pour les bonnes rnoeurs , 6c la clóture n'avoit fervi que de digne pour retenir le torrent de fes paffions. Cependant ma mère fin diffimuler quelque tems fes vlees par politique , craignant que mon nïeule irritée, ne la fit renfermer pour toujours dans le couvent; peut-être aufii futelle vertueufe, faute d'occafion de ne pas 1'ê're,  Saeamandre. 3 93^ Mon aïeule s'applaudiffoit de 1'avoir auprès d'elle;car elle avoit beaucoup d'efprit, & 1'avoit très-orné : fon long féjour dans le convent lui avoit donné du gout pour la ledrure, dont elle avoit heureufement proHté , mais qui n'avoit point changé fes mceurs ni le penchant qu'elle avoit pour Ie vice. Cette bonne mère penfa férieufement a 1'établir. Ses frères arrivèrent de 1'armée , & ne parurent pas trop contens de trouver leur fceur a Ia maifon. L'ainé de ces meffieurs avoit amené de Paris un jeune homme fort aimable qu'il avoit pris comme foldat, mais qui lui fervit de valetde-chambre après la campagne. Mon oncle 1'aimoit beaucoup , & le traitoit plutöt en ami qu'en domeftique. II étoit beau & bien fait, d'un efprit doux & prévenant; d'ailleurs d'une politeffe qui paroiffoit au-deffus de fon état. Ce jeune homme, tel que je viens de le dépeindre, n'eut pas plutót paru devant ma mère, qu'elle en devint folie : elle voulut fe contraindre pour dérober la connoiffance de fon amour a fes frères , qu'elle craignoit certainement : mais fa feinte ne put durer longtems , elle devint fi forcenée qu'elle ne garda plus aucunes mefures dans fa paffion: fes frères furent les feuls qui ne s'en appercurent point, paree qu'ils partoient pour la chaffe dès le  ^94 L' A m a n ï matin, & qu'ils ne revenoient que Ie foiri La Fontaine , ce valet-de-chambre, ne les fmV voit que rarement : ainfi ma mère avoit tout le tems de 1'agacer par le badinage qu'une fille éprife peut employer pour parvenir a fes fins. Mais le jeune homme , trop refpecfueux pour déshonorer Ia fceur de fon maitre , & trop timide pour s'expofer aux fuites d'une pareille ïmprudence, n'avoit garde de profiter desavances qu'on lui faifoit : conduite fage dont s'irrita fi fort la paffion de ma mère, qu'elle réfolut d'artaquer fon amant a force ouverte„ Elle prit le tems favorable que fes frères étoient a la chaffe, & la Fontaine dans fa chambre lui declarant en termes énergiques tout ce que fon foi amour lui dittoit: elle le flatta par les promeffes les plus infinuantes , lui prodigua même fes careffes, en écartant de fon efprit toutes les craintes , par les mefures qu'ils prendroient pour fe mettre è couvert du danger.. Cependant le pauvre garcon fe défendit de fon mieux, & donna les meilleures raifons dit monde pour 1'engager a réflécbir fur fa fauffe démarche , qui les perdroit indubitablement 1'un & 1'autre , fi le myfière venoit a fe découvrir : en un mot i} n'épargna rien pour fe tirer des filets de cette effromée , fur-tout fe retranchant fur le refped- qu'il avoit pour fou  Salamandre. 397 maitre. Mais ma mère , toujours ingénieufe dans le vice, fut fi bien combattre toutes les objeöions de la Fontaine , & lui fournit des raifons fi bonnes en apparence, qu'il fe rendit a fes infames défirs.... Ici mon époux , preffé par les doulenrs que tui caufoient fes bleffures , fut forcé d'inierrompre fon difcours, jufqu'a ce que la violence de fon mal lui donnat quelque relache pour Ie reprendre : ce qu'il fit après un affez long filence. Que vous dirai-je , madame? la Fontaine fe foumit a tout ce que ma mère exigea de lui. Tous deux prirent des mefures pour dérober au public la connoiffance d'un pareil commerce , fur-tout aux perfonnes intéreffées. Ils vécurent plus de deux ans dans cette intelligence, & conduifirent leur intrigue ' de fagon qu'on ne s'appergut de rien. Ma mère de fon cöté mit en ufage tous les moyens imaginables pour que nul de la familie ne put pénétrer dans cet honteux myftère : elle y réuffit k merveilie , & on 1'auroit toujours ignoré fans les fuiies ordinaires qui font attachées a ces fortes de commerces clandeflins: ne pouvant plus cacher fon état , elle prit le parti de déferter la maifon paternelle , après avoir exhorté la Fontaine k la fuivre; ce qu'il ne voulut point faire dans le moment, mais il  39il étoit Poffible, sdefordres de fa jeuneffe-.. C'eft ainfi que je paffat dans les bras de mon aïeule , qui me recut avec les plus grandes marqués de tendreffe & de compaffion contre toute aPparence. FlN de U première Fartiel   Salamanorè, 4ot' SECONDE PAR TIE. M ON epoux reprit haleine dans cet endroit & après un moment de filence il pourfuivit ainfi. Mademoifelle, dit ce pauvre moribond,. ce qui me refte a vous dire eft le plus inté-, reffant. Ma grand'mère en me recevant me mouilla donc de fes larmes ; je répondois de mon mieux k fes careffes , du moins autant que mon age me le permettoit. Ma figure lui plut, la nature fit le refte. Je devins fon idole; elle' prit un foin particulier de mon éducation Sc me faifoit paffer pour un de fes petits neveux; mais les domeftiques ne prirent pas le change.' Je me faifois aimer d'un chacun; Sc toute la maifon m'accabloit de careffes. On m'envoya faire mes études dans une ville peu éloignée du chateau , j'eus des rnaitres de toutes les facons. Mes ondes au retour de la campagne faifoient ordinairement leur réfidence a Paris ; & Iorfqu'ils venoient voir leur mère, je di{' paroiffois pour quelque tems. C'eft de ma grand'mère que je tiens une partie de cette hiftoire. Voici ce que j'ai fu par ma mère , & Cc  4öt V A M A N T ce qui commence a vous intéreffer : fe trouvant fans reffource , elle m'a dit qu'eile s'étoit détermiriée , ma'gré fa répugnance , au parti d entrer dans quelque bonne maifon , fur le pied de gouvernante. L'hötefTe dont j'ai parlé, s'offrit a lui faire trouver en peu ce qu'elle cherchoit. En effet, elle vint lui dire quelques jours après, qu'elle pouvoit entrer chez une dame des plus diftinguées de la ville : ma mère lui demanda fi c'étoit pour élever une jeune perfonne , & qu'en ce cas, il falloit qu'elle \it la dame pour la mettre au fait de fa naiffance & de fes malheurs ; que cette précaution lui paroiffoit néceffaire , fans quoi, peut-être, on la prendroit pour quelqu'avanturière de la province. L'hóteffe convint qu'il étoit prudent d'en ufer de la forte , & fit è la dame un abrégé de la vie de ma mère , tel qu'il lui plut de 1'infinuer. Celle-ci répondit qu'elle feroit charmée que fa fille fut élevée par une perfonne qui ne fut pas du commun; que cette infortunée lui feroit chère & qu'elle vouloit fe 1'attacher par d'autres liens que 1'intérêt. Ma mère fut donc préfentée & plut beaucoup : en effet, avec un efprit agréable elle avoit des manières très-infinuantes, &c poffédoit le grand art de perfuader. Mais fon élève ne vécut pas. L'année n'étoit pas finie que la petite vérole  S A L A M A' N D fe E.' 40$ I'èmporta malheureufement ; je parle ainfi paree que fans 1'accident de fa mort, elle eut fans doute tenu votre place, & vous n auriez pas été Ie jouet des fourberies de cette indigne mère. La dame 1'affeftionnoit, & la garda jafiftfa ce qu'elle fut placée d'une manière convenable k 1'idée qu'elle en avoit i ce qui arriva bientöt. Cette dame étoit liée avec la votre par un commerce de lettres & d'amitié. Sachant qu'elle avoit une jeune demoifelle a-peu-près del'age de la fienne qu'elle venoit de perdre, elle crut faire un grand préfent a fon amie en lui donnant ma mère pour votre gouvernante. Celle-ci fe rendit auprès de vous, & vous fütes confiée a fes foins. Dès qu'elle s'appercut que vous aviez de 1'averfion pour les hommes , elle forma le déteftable projet de 1'hymenée célefte qu'elle n'a que trop bien réalifé. Je n'ai rien a vous dire de la facon dont elle s'y prit pour vous empoifonner 1'efprit & Ie cceur dans le deffein de féduire votre jeuneffe & votre innocence. Elle m'a tout raconté pour fe faire un mérite auprès de moi de tous les artifices qu'elle a mis en ufage pour me conduite , difoit-elle, au comble de la félicité. Cependant ma grand'mère vint a mourir ' me laiffant une fortune affez confidérable mais qm n'étoit pas fuffifante pour foutenir le vol Cc ij  404 V A M A N T qu'elle m'avoit fait prendre. A la nouvelle de cette mort, ma mère qui favoit tout par la vieille gouvernante, partit fur le champ pour me venir joindre dans la ville oü j'étois : ce furent les raifons qui 1'obligèrent de fortir de chez vous brufquement: nous nous rendimes a Paris, oü je vivois dans un affez grand monde. Elle me donna , pour lors, un de vos portraits en mignature:& ce fut pour mon malheur, ou du moins pour le votre. Je n'eu» pas plutöt jt'tté les yeux fur ce portrait, qu'il s'éleva dans mon cceur des mouvemens qui m'étoient inconnus jufqu'alors. Oui, mademoifelle, je reffentis dans le moment 1'effet de la paffion la plus vive. Ma mère qui s'en appercut en fut enchantée; ayant d'ailleurs étudié mon caractère , 6c me trouvant des fentimens élevés , elle ne douta point qu'il ne lui fut facile de me faire entrer dans fes vues. Je lui demandois a tout moment: quand me ferez-vous voir 1'original du portrait que vous m'avez donné ? d'autres fois je lui difois que cette peinture n'étoit que 1'effet de fon imagination , ou de celle du peintre ; qu'il n'étoit pas poffible qu'il y eüt au monde une perfonne auffi parfaite. Ma mère m'affuroit du contraire avec raifon : elle me communiqua le projet qu'elle avoit formé de me mettre en poffeffion de vos char-  Salamandre. 405 mes, fi je voulois repréfenter le perfonnage d'un Salamandre ; & me dit la facon dont je devois m'y prendre pour bien jouer mon röle. Cependant j'étois répandu dans le monde ; ma mère me faifoit briller comme un homme qui jouit de trente mille livres de rente. Si je lui demandois comment elle pouvoit fouteriir une fi groffe dépenfe , elle me difoit que c'étoit des fecrets dans lefquels il ne m'étoit pas permis d'entrer. Au refie ,je n'ai jamais pu favoir par quelle voie elle favoit tout ce qui vous arrivoit: elle m'apprit la paffion que le comte avoit concue pour vous a 1'abbaye. Je frémis a cette nouvelle ; mais elle me raffura fur mes craintes. Pour moi , mademoifelle , je languiffois dans 1'attente des plaifirs; la feule efpérance que ma mère me donnoit de vous voir bientöt me foutenoit dans ma tendre impatience. Dans Pune des différentes maifons oii j'allois , ne voyant que la bonne compagnie , je vis une perfonne très-jolie qui m'agacoit affez fouvent •, j'étois fi préoccupé de la paffion que j'avois pour vous, que je ne prenois point garde aux avances marquées que cette demoifelle me faifoit, ce qui piqua fon amour propre au poiat que , fans réfléchir fur la fauffe démarche qu'elle faifoit, elle m'envoya dans une lettre le tibre aveu de fa paffion , m'offrant fa main avec une C c üj  '406 L' A M A N T fortune affez confidérable , dont elle me &t qu'elle étoit la maitreffe de difpofer. Cette propofition ne me tenta point; on me demandoit réponfe, je la fis telle qu'il convenoit de la faire. J'évitai d'aller dans cette maifon , afin d'être a 1'abri de fes perfécutions; mais mes précautions pour Péviter devinrent inutiles: cette demoifelle fe laiffant conduire par la feule paffion, & perdant toute honte, vint me relancer chez moi. Je vous avoue que je fus furpris de voir faire une pareille démarche a une perfonne de nom : je la recus avec toute la politeffe qui convenoit, mais ce n'étoit pas ce qu'elle demandoit. Elle me dit les chofes du monde les plus touchantes; je la plaignis, & ce fut tout ce qu'elle eut de moi. Voyant qu'elle ne gagnoit rien , elle en vint aux menaces; elle voulut même fe faifir de mon épée, dont elle vouloit, difoit-elle, percer fon lache cceur , pour le punir d'avoir concu de l'amour pour le plus ingrat de tous les hemmes. Après une fcène affez longue & tragique, elle fortit de chez moi comme une furieufe en me faifant des menaces qu'elle n'a que trop bien effectuées. Je ne doute pas que ma mort ne foit 1'ouvrage de fa fureur. Ainfi, mademoifelle, la vengeance d'autrui vous venge vous même d'un malheuïeux ; je reviens a la fourberie de ma mère.  Salamandre. 407 Elle me vint trouver mi' jour dans mon lit en me criant: bonne nouvelle! la beautéque je vous deftine eft a Paru : je vais k la découverte. Elle partit de ce pas comme un éclair, & vous ayant rencontrée au Luxembourg, elle coucba chez vous. Le lendemain elle vint me dire tout ce qui s'étoit paffé dans votre entrevue, & fir.it en m'affurant qu'el'e trouveroit bienrót une occafion favorab'e de me faire paroitre k vcs yeux fous la forme d'un efprit aè'rien. Hatez mon bonheur , lui difois-je , c'eft a cette marqué de tendreffe que je reconnoïtrai ma mère; je meurs d'impatience ,& je mourrai de regret, fi vous ne me rendez heureux.... Elle me venoit voir tous les jours pour me rendre un compte exaét des converfations que vous aviez enfemble. Vous favez tout le refte, mademoifelle , excepté la facon dont elle s'y prit pour m'introduire chez vous. Elle eft bien fimple , par le moyen d'une échelle je defcendis dans le jardin; une allée affez obfeure me fervit pour me cacher. A 1'égard du globe de feu, je n'ai pu favoir le myflère de cet artifice , ni les moyens dont ma mère fe fervit pour me dérober aux yeux de votre coufine, mais je n'ofe y foupcenner de la magie ; le vulgaire en voit par-tout; le philofophe n'en voit nulle part, & je fuis la-defius très-philofophe. Ma mère C c iy.  4»S L' A m A N j aura fans doute fait jouer le phofphore & llllufion.... Quant k mon affaffinat, je 1'attribue a la perfonne qui m'a fait 1'aveu de fa paffion; c'eft un effet de la rage qu'elle a concue de fe voir méprifée. Une femme pardonne rarement ces fortes d'offenfes, fur-tout lorfque la pudeur ne fert pas de frein è fes défirs. Attaqué par trois hommes, je me fuis mis en défenfe ; mais la partie n'étoit pas égale. J'ai fuccombé fous les coups redoublés de mes ennemis. Vous êtes vengée , mademoifelle ; j'a'voue que j'ai joué prés de vous le röle d'un fcélérat; toute la grace que je vous demande, c'eft de vous conferver pour le malheureux gage de notre amour. Promettez-moi fur ce lit de mort qu'il ne portera point la peine de mes crimes, qui ne font, après tout, que ceux de l'amour. Je vous avouerai même que dès 1'inftant oii ma fourberie a triomphé de vous , les plus cuifans remords ont empoifonné les féduifans plaifirs que m'afluroit votre poffeffion. Sansmamère je vous aurois fait un aveu fincère de mon crime. Malgré fes défenfes, j'avois réfolu de vous découvrir ce terrible myftère, fi ma malheureufe cataftrophe n'eüt fait échouer mon deffein. Au refte, mademoifelle, je m'eftimerai trop.heureux dans mon infortune , fi ma mort, que je regarde comme certaine, peut m'obte*  Salamandre. 4„9 nir le pardon de tant d'indignités qui vous déshonorent & qui m'épouvantent moi-même en mourant. Je puis dire que mon cceur n'étoit point fait pour le crime : c'eft ma mère qui m'a féduit ; l'amour a fait le refte. La dernière grace que je vous demande au nom de la vertu que vous aimez, & que j'ai trahie malgré moi, c'eft, mademoifelle, de réparer, autant qu'il eft en nous, le défaut de naiffance de 1'innocente créature que vous.allez mettre au monde: daignez me permettre d'emporter chez les morts le titre glorieux de votre époux; mon repentir, mes fentimens, mon amour, ma facon de penfer, joints a la fidélité la plus inviolable que je vous ai gardée ; tout parle en ma faveur. La mort même que je vois s'approcher vous follicite pour moi: ne rougiffez point d'être mon époufe ; quand je meurs, votre vengeance doit expirer. Hélas! je n'ai fait qu'un crime ; fans l'amour & fans vos charmes , je vivrois encore, & je n'aurois que des vertus. Que me répondez-vous , me dit ce cher malade ? Je n'ai rien è vous refufer , lui dis-je avec un foupir.. . Alors ce cher époux, prenant une de mes mains qu'il baifoit en 1'arrofant de fes larmes , me fupplia d'employer le miniftère d'un eccléfiaftique pour nous donner la bénédiéhon nuptiale. Le prêtre arrivé fit les céré-  4IO L' A M A N T monies néceffüres pour rendre notre union légitime. Je reftai feule a confoler mon époux; j'avois facrifié tous mes fujets de plaintes. Sa fituation me le rendoit encore plus cher ; 6c j'aurois donné la moitié de mon fang pour lu fauver la vie. A fon retour le chirurgien le trouva dans une extreme agitation , ce qui ne pouvoit pas être autrement, après le récit douIoureux qu'il venoit de me faire, 6c la cérémonie touchante qu'on venoit d'achever. Ses bleffures furent déclarées mortelles. Cet homme lui dit fans ménagement qu'il pourroit encore vivre deux jours; qu'il lui confeil'oit de mettre ordre a fa confcience comme k fes affaires, n'en pouvant réchapper que par miracle. Je vous avoue que cet arrêt de mort prononcé devant moi me penfa faire expirer de douleur, mon mari s'en appercut, il fit tous fes efforts pour me confoler, car il confervoit toute la liberté d'efprit poffible. II envoya lui-mtme chercher un conteffeur ; je paffai dans mon appartement oii je reftai jufqu'a la fortie du prêtre, qui m'affura des fentimens de religion dont ce cher époux étoit pénétré; me difant tout ce qu'ii crut capable de me confoler de fa perte ; mais il ne réuffit point. Je voulus refter prés de lui, quoiqu'il put me dire pour m'en détourner. II avoit fait venir fa mère dans  Salamandre* 411 fa chambre en préfence du confeffeur, au tribunal duquel il s'étoit réconcilié iincèrement avec elle , en déteftant la dépravation de fes mceurs. II mourut le lendemain. Dès que fon agonie eut commencé, je perdis 1'ufage de mes fens; on m'emporta dans mon appartement : ce n'eft qua force de fecours que je revins de cette efpèce de léthargie. A peine eus-je ouvert les yeux , que je demandai des nouvelles de mon malheureux époux. Ma femme -dechambre me dit que ce que 1'on avoit pris pour agonie , n'étoit qu'une grande foibleffe , qui pourroit n'avoir pas de fuites facheufes. Mais a peine eut-elle fini ces dernières paroles, que j'entendis des cris percans lancés par ma déteftable gouvernante. 11 ne m'en fallut pas davantage pour comprendre tout mon malheur: j'en fus frappée comme d'un coup defoudre; & je perdis une feconde fois 1'ufage de mes fens, que je ne repris qu'après un tems confidérable : mais ce fut pour fouffrir mille fois plus. J'étois fi pénétrée de ma douleur, que je ne pouffois ni plaintes ni foupirs. Ma confternation avoit quelque chofe de funefte qui feroit difficile a dépeindre. Dans cetéfatdac. cablement , j'eus encore le chagrin de voir parojtre a mes yeux mon indigne gouvernante; elle avoit dans les fsens toutes les marqués d'un  41* L' A M A N T affreux défefpoir, & fur-tout un regard finiftre , avant-coureur de la fin tragique qu'elle alloit faire. Après m'avoir regardée avec attention ; je me préfente a vous, me dit-elle , pour vous faire 1'aveu de tous mes crimes , fi vous les ignorez encore ; & fi vous ne m'en jngez pas indigne , pour en obtenir le pardon. II eft vrai que je n'en mérite aucun; vous devez me regarder comme un monftre d'ingratitude & de noirceur: il ne me refte plus qu'a mourir. Après la perte que je viens de faire, ne cherchez point è connoitre un myftère odieux qui vous feroit frémir. J'ai pris les précautions néceffaires pour ne pas furvivre a mon fils ; & j'emporte avec moi des regrets infruérueux de la mère la plus tenure. Le ciel a frappé le dernier coup ; il Veut mon trépas : fon arrêt va s'accomplir. Le noir poifon que j'ai fait couler dans mes veines, me répond d'une mort prompte, qui me -délivre enfin de tous les tourmens que je fouffre. En achevant ces paroles, il lui prit une convulfion des plus violentes ; tout fon corps palpitant, fon regard égaré , fes lèvres livides, la rendoient un objet des plus affreux; exemple terrible des vengeances céleftes. Confidérant dans fon air ftupide les différens effets que produifoit le défefpoir de cette miférabïe  Salamandre. ^ fource de tous mes malheurs, j'ordonnai qu'on 1'öjdt de ma préfence, & qu'on la tranfportat dans un autre appartement pour y vomlrfon ame impure. Elle expira.prefque dans 1'inftant: ainfi cette cruelle fuivit de prés fon malheureux fils. La pompe funèbre de mon époux fut célébrée de la manière qu'il convenoit, & que je ■ pouvois Ie fouhaiter dans les circonftances : je fuis nee généreufe & fenfible. On fit pour Ia mère la même cérémonie qu'on venoit de faire pour le fils. Ma douleur , loin de diminuer , fembloit prendre tous les jours de nouvelles forces. L'idée du paffé revenoit fans ceffe k mon efprit : c'étoit un ver rongeur qui ne me quittoit point; il me dévoroit jour & nuit.Marie-Anne , qui ne cherchoit qu'a me diffiper , me propofa d'aller voir ma coufine pour lui dire Ia fituation déplorable oii tant de^ malheurs m'avoient réduite. Je ne lui fis point de réponfe, & prenant mon filence pour un confentement de ma part, elle fe rendit au couvent de Céline; la portière lui demanda de quelle part elle venoit, étant furprife qu'elle ne fut pas 1'enlèvement de cette airna.ble fille en revenant deS. Cloud avec une de fes amies, penfionnaire dans ie co'uvent. Marie-Anne fut confternée de cette nouvelle, & ne put re-  4t4 L' A M A N T tenir fes larmes : elle apprit de la portièrë que 1'amie de Céline étoit inconfolable de cette aventure ; qu'elle avoit fait bien des perquifitions pour tacher de découvrir 1'auteur de cetenlèvement, mais que tous les mouvemens qu'elle s'étoit donnés étoient inutiles. MarieAnne revint d'un air fort trifte m'annoncer cette affligeante nouvelle. J'en fus accablée ; je penfois que mon malheur éioit è fon dernu r période ; mais la perte de ma coufine y mettoit le comble. J'aimois cette chère parente ; je me flattois de 1'avoir pour compagne , ayant pris la réfolution de 1'aller joindre dans fon couvent, pour m'y confiner le refte de mes jours ; ce que je devois exécuter aprés mes couches. Au milieu de tant de chagrins & de tourmens, je mis au monde une fille qui mourut le lendemain de fa naiffance. Je demeurai trois mois a me remettre de la douleur que me caufoit la mort de mon époux , & la pcrte de ma parente. J'écrivis a mon intendant de fe rendre a Paris au recu de ma lettre , ce qu'il exécuta fur le champ , apres avoir pris de juftes mefures pour me faire toucher mes revenus. Je lui dis de me chercher un couvent oii je fuffe inconnue a tout le monde ; qu'il n'avoit qu'a me faire paffer pour fa nièce, nouvellementarrivéedeprovince; qu'au refte,  Salamandre. il pouvoit fe défaire de la maifon que j'avois dans cette ville , & qui me devenoit inutile . ne voulant plus refter dans le monde. Cet homme ne favoit rien de tout ce qui m'étoit arrivé. Marie-Anne avoit impofé le filence h mes domeftiques, en leur difant que je faurois bien les récompenfer de leur difcrétion. Ils furent queftionnés par mon intendant, mais il ne put rien apprendre. II fortit pour me chercher un couvent , il fit le marché, m'annonca pour fa nièce , & vint me rendre compte de fa conduite. Après avoir récompenfé mes domeftiques , je pris ie chemin de cet afyle pour y paffer le refte de mes jours. Je n'y fuis connue que fous le nom de Julie; je m'y communiqué peu; Marie-Anne eft mon unique confolation. Depuis trois ans que je demeure dans cette communauté, vous feule avez été capable, mademoifelle , de m'arracher k moi-même. J'aidché de répondre aux avances d'amitié dont vous m'avez toujours honorée. La confidence que je vous fais, doit vous prouver combien je vous efiime.... Vous me la devez , belle Julie, lui dis-je, en 1'embraffant, & même quelque chofe de plus , puifque j'ai pour vous 1'amitié la plus tendre' & laplus fincère Nous goütames toutes deux le plaifir de répandre des larmes.  4ÏÓ V A M A N T L'infortunée Julie avoit rempli mon ame du plus doux attendriffement , par Ie récit de les malheurs , qu'elle ne me paroiffoit point mériter. Je la regardois avec étonnement ; je 1'admirois : je croyois voir une de ces héroïnes malheureufes ,.dont 1'hiftoire nous fait quelquefois pleurer 1'infortune. Andromaque me fembloit moins a plaindre que ma chère Julie. Après quelques réflexions fur les tempêtes de la vie humaine , je la priai d'achever la peinture de fes malheurs ; ceux de Céline , lui dis-je , m'intéreffent ; mais les vötres , belle Julie, me touchent vivement, & me pénètrent de douleur. Je veux pourtant les apprendre.... Elle pourfuivit ainfi: la candeur & la perfuafion couloient de fes lèvres. Son difcours avoit 1'ingénuité de fon cceur. L'intérêt vif que je prenois au malheur de Céline, me fit imaginer un jour d'envoyer Marie-Annea fon couvent, pour tacher d'apprendre de la penfionnaire, les circonftances de Penlèvement de ma coufine , qui s'étoit paffé fous fes yeux ; & quel en pouvoit être 1'auteur. Je la chargeai d'une lettre pour remettre de ma part a cette amie de Céline , & dans laquelle je m'annoncois fa parente , en la priant de me donner des éclairciffe- mens  Salamandre. mens fur le fort de cette infortunée. j'en recus la réponfe fuivante. » Je partage avec vous , mademoifelle , la douleur que vous caufe laperte.de votre aimable parente; j'étois liée avec elle par 1'amitié la plus tendre & la plus fincère , Sc je n'ai rien négligé pour découvrir 1'auteur de fon enlèvement; mais je n'ai pu jufqu'ici y parvenir: ce qui me défefpère , c'eft que je luis la caufe innocente de fon malheur : 1'ayant engagée a faire avec moi le voyage de S. Cloud pour voir une dame de mes amies ; en revenant nous fïimes arrêtées par quatre hommes mafqués, le piftoleta la main, qui, tous enfemble , invitèrent affez brufquement Céline a fortir de la voiture. Ce compliment inattendu fit poufftr des cris aigus a cette infortunée , qui ne fe preffoit point de répondre a leur invitation , lorfqu'un d'eux, qui paroiffoit leur cornmander , craignant apparemment que fes cris ne fuffent entendus Sc ne lui fiffent manquer fon coup , 1'arracha avec violence de mes cötés , la fit mettre en croupe fur fon cheval, & prit le chemin du bois fuivi des autres cavaliers ; je les perdis de vue dans 1'inftant , & voyant que mon foible fecours lui devenoit inutile , craignant d'ailleurs que la rcflexion ne fit faire a ces raviffeurs une dé- Dd  418 L' A M A N T marche dont je ferois devenue la feconde victime , je pris le chemin du couvent , en ordonnant au cocher d'ufer de diligence. Voila , .mademoifelle , tout ce que je (ais de 1'accident arrivé k votre chère coufine ; fi je fuis (affez heureufe pour apprendre par la fuite des particuiarités plus déraillées de fon enlèvement , je me ferai un vrai plaifir de vous en donner avis ». Lorfque j'eus fait la ledture de cette lettre , Marie-Anne me dit qu'elle avoit appris de cette demoifelle , que la fille qui fervoit ma coufine étoit fortie du couvent quelques jours après la nouvelle du malheur arrivé a fa maitreffe, & qu'elle étoit a la pifte pour découvrir les traces de Céline. Sur le moindre indice qu'elle en pouvoit avoir , elle en devoit rendre comptea fa cotnmunauté, fur-tout aux amies de ma coufine, qui ne paroiffoient pas moins ardentes que moi , pour apprendre quelques circonfiances de cette funefte aventure ; mais toutes fes recherches furent infrudtueufes. Quelque tems après, Marie Anne retourna au couvent pour s'informer oii logeoit la fille de Céline , avec ordre fi cela le pouvoit , de me 1'amener. Marie-Anne revitit au logis fuivie d'Agafhe , ( c'étoit la fille que je demandois) : dès qu'elle me vit, elle fondit en  Salamandre; 41^ ïarmes , & je m'attendris k mon tour fur la caufe qui les lui faifoit répandre. Agarhe étoit au fervice de ma coufine lorSque noos demeurions enferable , & lui étoit fort attachée. Après avoir e,ffuyé fe.. pleurs, elle me fit part de toutes les circonftances que mademoifelle De*'* avoit détaillées par fa lettre , & me dit qu'elle ne doutoit point que cette fauffe amie de Céline n'eüt donné les mains a fon enlèvement , & qu'un coufin de cette infideile,nefüt fon raviffeur. Que toute la communauté penfoit comme elle ; que le marquis De*** , parent de cette penfionnaire , dans quelques vifites qu'il étoit venu lui rendre au couvent, avoit vu Céline , dont il devint tout-a-coup amoureux: qn'après quelques entrevues il lui avoit fair 1'aveu de fa paffion, en lui off ant fa mam pour prix de fa tendreffe : que quoiqu'il fut un parti fortable & affez avamageux pour elle , il en avoit recu un refus , qui , tout poli qu'il étoit , 1'avoit piqué jufcju'au vif. Le marquis avoit beau fe donner la torture pour pé .étrer les raifons qui donnoient lieu a Pi, différence de cette belle , le vrai motif lui echappoit. C'étoit la paffion qu'elle avoit autrefqis cpneue pour le comte , qui 1'avoit déterminée è garder un éternel célibat, au cas qu'elle ne put parvenir Dd ij  420 L' A M A N T a devenir 1'époufe de fon amant. Pour fe délivrer des importunités dn marquis, ma coufine lui avoit' öté jufqu'a 1'efpérance de la rendre fönfïble ; &c afin de s'en défaire entièrement, elle ne ménagea point les termes dans la réponfe qu'elle lui fit ; ce qui le rendit furieux. Ce jeune homme étoit vif de fon naturel , & d'une hauteur infupportable : fon amour-propre fcuffroit cruellement des refus de Céline. Prévenu , avec quelque forte de raifon , en fa faveur du cóté de la figure , de la naiffance &l de la fortune , il ne pouvoit pas s'imaginer que cette belle put refufer le don qu'il lui vouloit faire de fon cceur & de fa main. Depuis cette explication, elle ne voulut plus le voir ni I'entendre , & refiifa conftamment a fon amie de fe re»dre au parloir toutes les fois que le marquis venoit rendre des vifites h fa coufine. Celui-ci n'oubüoit rien de fon cöté pour engager fon amie a avoir cette complaifance pour elle , fi elie ne croyoit rien devoir aux empreffemens de fon coulin. Mais mon infortunée parente tint ferme , & fa .refiftanc fut ia caufe de tous fes malheurs: un peu p'.us de politique & de ménagement 1'auroient mieux fervie , & lui auroient épargné les fuites d'une cataftrophe , que vraifemblablement , le marquis & fa coufine avoient  Salamandre. 421 machlnée contr'elle , 6x qu'ils n'ont que trop bien exécutée. Peu de jours après , mademoifelle De*** propofa k Céline d'ailer a S. Cloud, pour voir une dame de fes parentes; elle avoit eu la précaution de la prévenir , afin de lui öter tout foupcon, que le marquis étoit parti depuis quelques jours pour aller dans une de fes tcrres en Normandie , h deffein de faire tous fes efforts pour fe guérir de la tendreffe ïnfrudtueufe qu'il avoit concue pour elle ; qu'elle ne doutoit point qu'il n'en vint a bout, ajoutant que ce jeune feigneur n'étoit point affez fou pour imiter les héros de roman, qui fe laiffent plutöt mourir , que de travailler k fe défaire d'un amour fans efpoir , & qui finiffent fouvent par enfanglanter la fcène aux yeux même de la beauté pour laquelle ils foupirent. Céline aimoit véritablement cette perfide , & ne foupconna point fa fauffe fmcénté : par un refus , elle auroit cru manquer aux devoirs facrés de 1'amiiié qui les uniffoit ; elle accepta ia partie, & toutes deux partirent le léndemam pour S. Cloud. Comme Agathe rendoit a fes connoiffances du couvent ck k la plupart des religieufes toutes les converfations que ces deux amies avoient enfemble , on a rapproché les circonftances de 1'évènement, & tiré des conféquences qui D d iij  '411 L' A M A N T he laiffenf point douter qu'il n'y eut une connivence entre mademoirelle De*** & le marquis , tk que ce dernier ne tut le véritable auteur de cet enlèvement. L'air piqué de ce feigneur, apres le refusque ma coufine avoi* fait de fa main , fes vivacités , fes emportemens , fa fureur même, qu'il avoit quelquefois fait éclater trop ouvertement , fes affbdultés , fes entrevues peu ménagées avec fa pare nte , enfin la partie préméditée de S. Cloud &c les fuites, dépofoient hautement contr'eux, & fembloient dénoncer les coupables. Si mademoifelle De*** n'avoit point été la parente de l'abbeffe , on ne i'auroit point ménagée ; mais cette confidération empêcha de parler, & de lui reprochcr la trahifon que 1'on lüppofoit,avec affez de vraifemblan.ee , qu'elle avoit faite a Céline. La généreufe Agathe, qui étoit fortie du couvent peu de jours après cet enlèvement, n'avoit rien ménagé pour dccouvrir 1'endroit oit ce nouveau Paris retenoit fon Hélène ; elle venbit d'apprendre depuis deux jours, que le marquis avoit une terre dans le Poitou , oü elle me dit qu'elle ne doutoit point qu'il ne 1'eütj amenér . qu'elle connoiffoit un de fes laquais qui étoit a Paris , eur jj| feront fermées. N'allez pas , chère Céline, vous Fquer d'une délicateffe hors de faifon - ne ïejettez Point fes foupirs, fi fon cceur ^ votre poffofion , en feront un amant tendre Cn * meilleur de tous les epo«x.Hélas! me .dit cette aimable fiUc c • «mterrompant.^e dois-je me prome'ttre dune auffi flatteu.e perfpeflive ?. cet efoolr sévanouit auffi-töt que jVe Ie concevoir- Ie comte pourroit-il effacer fi. tót t'impreffion Lé vos charmes, toujours viöorieux, ent fQitdTns fon coeur ? non , ma chère coufine , cela n'eft paspoffible. Cependant s'ufo pouvoit faire un sa.compbt, Je ne m'amuferois Point a combattre un peocbant que vous anprouvez , & quemara.lon, d'intelligence avec mon cceur ne s'efforce que trop de juftifier. Les a>is fin' ccres que votre amitié me prodigue, font Con'. formes a ma facon de penfer 5 je fuis détermine'e * les fmvre, & a répondre aux avances que Ie comte pourra me faire, fi ]a balance fe fair pencher demon cöté. Comme je ferai a portee de le voir fouvent, je démêlerai aifément fes (enttmens; fes foins, fes attentions, fes dif. Ff 2  45* V A M A N T cours feront affez intelligibles pour me dosnef lieu de foupconner la vérité de fes démarches: un cceur prévenu ne laiffe rien échapper, il met a profit jufqu'aux moindres circonffances qui fe trouvent relatives aux tendres mouvemens qui le font agir. Si fes vues répondent a. mon attente , je lui laifferai entrevoir mes difpofitions fecrètes : j'accepterai fa main & fon cceur, s'il me laiffe la maitreffe du choix. Après cet entretien , Céline me dit qu'elle étoit déterminée a refter chez fa tante ; qu'elle vouloit rompre tout commerce avec mademoifelle de***, dont la conduite indigneaifón égard, & fa connivence avec le marquis, méritoient le dernier mépris : elle prit congé de moi, me promettant de me rendre des vifites d'amitié deux fois la lemaine , &c de me faire part de la conduite que le comte tiendroit avec elle. Deux jours après, elle vint m'annoncer qu'elle avoit vu fon amant; que la converfation n'avoit roulé que fur moi, Si qu'd fembloit qu'il étoit plus épris que jamais ; qu'il paroiffoit que les difHcultés ne faifoient qu'irriter fa paffion , qui, toute infrudtueufe qu'elle étoit, lui laiffoit encore quelque légère efpérance de découvrir le lieu de ma retraite, Sc de me convaincre de la fincérité de fes feux. Je lus fur fon vifage ie chngrin^ue lui caufoit une entrevue qui ne  Salamandre. 45$ paroiffoit pas répondreafon empreffement&au projet flatteur qu'elle avoit formé : elle ajouta qu'elle efpéroit peu de réuffir dans fon entreprife, tant que le comte ne me perdroit point de vue , & que fon amour ne fe ralentiroit jamais ; qu'au refte , fi elle étoit affexmalheureufe pour échouer dans fes deffeins, elle étoit réfolue de venir me tenir compagnie dans ma retraite, en renoncant au monde pour toujours ; cependant, dit-elle, j'ai chargé Nannette d'aller au couvent pour retirer mes habits qu'elle m'a rapportés; & elle m'a appris que toutes les religieufes avoient pris beaucoup de part a mon enlèvement, & qu'elles paroiffoient très-fenfibles k mon retour; que mademoifelle de * ** avoit pris Nannette en particulier, pour lui faire des reproches fur mon indifférence marquée k fon égard ; que cette fille l'avoit payée des mêmes raifons dont elle s'étoit fervie avec les religieufes, en afFeöant qu'elle ignoroit les motifs de ma conduite ; mais que mademoifelle de * * *, prenant un ton plein d'aigreur, lui avoit dit :.je la verrai votre ingrate maïtreffe,.& je faurai d'elle les raifons qu'elle peut avoir de me.manquer efiéntiellement: mon amitié , ma confiance pour cette perfide, méritoient plus de retour de fa part; mais je vois que 1'ondoit peu compter fur de pareilles.amesk Ff iij  454 L' A m a s f L'effronterie de cette infidelle, continua Céline, me fit pitié, & n'excita que mon mépris. Elle eut la harditflé de venir me demander une audience particuliere : il me prit envie de lui refufer ma porte; mais, faifant réfl.xion que cette vifite me délivreroit de fes importunités, en lui mettant devant les yeux les griefs que j avois eontr'elle, avec les preuves bien établies de fa perfidie, tirées de 1'aveu même que le marquis en avoit fait, je la recus avec un air froid , qui, fans la déconcerter , alluma fa colère. L'amitic que vous m'avez toujours témoignée, dit-elle avec erapreffement , & Je retour fincère dont j'ai payé votre confiance, auforifent ma démarche : je vierrs vous demander quel efi le fujet de votre froideur & de votre incüfférence : vous fortez de captivité, vous êtes a Paris depuis quelques jours, & c'eft par le feu! hazard que j'apprends votre arrivée?... Je 1'interrompis en lui difant qu'elle auroit vainement eipéré de recevoir des nouvelles de ma part , après la noire trahifon qu'elle m'avoit fake ; & fans entrer dans de plus grands éclairciffemens avec elle , je me contentai de lui apprendre tout ce que j'avois fu de mon coufin, pour ne pas lui dire que je le tenois du marquis..... Elle m'interrompit a fon tour, en faifant des  Saiamandri, fermens horribles pour me perfuader fa prétendue innocence & la fauffeté des rapports injurieux qu'on avoit multipliés- contr'elle fans aucun ménagement: mille horreurs furent mifes fur le comote du marquis: il n'étoit,. a 1'entendre, qu'un fcélérat:; elle étoit 1'innocence même. Je lui laiffaï répandre fon venin pendant uit moment ; mais a la fin , laiTée de. toutes les imprécations qu'elle vomiffoit , tant contrei: moi que contre fon coufin , je lui répondis , avec un air de mépris qui la déconcerta,. que j'étois ennuyce de l'entendre débiter des menfonges Sc donner de. faufies 'couleurs a fes. démarches, qui ne la rencloient que plus coupable k mes yeux; que je la priois de fe re-i tirer , que je faifois trop peu de cas de fon amitié pour fouhaiter qu'elle fe difculpat; ni:eje n'avois qu'une chofe k regretter , c'étoit d'avoir mis ma confiance clans un monftre, dont les confeils ne tendoient k rien- moins qu'a me déshonorer, en me livrant, comme elle avoit fait, entre les mains du plus fcélérat-de tous les hommes, Elle fe préparci: encore ame répondre; mais quelques perfonnes qui furvinrent, lui firent quitter Sa partïe', & 1'óbligèrent de fortir de mon appartement, afin de leur dérober la connoiffar.ee d'une pa~. F t iv  456 L' A m a n i reille altercation. En la condulfant, elle me fit des menaces qui ne laiffèrent pas de m'inquiéter , par la connoiffance que j'ai de fon caraöère capable de fe porter aux plus grandes noirceurs pour exécuter fa vengeance. Vous allez me dire, ma chère Julie, que cette découverte auroit du me faire tenir fur "mes gardes , & m'empêcher de former aucune liaifon intime avec une perfonne qui le mé~ rrtoit fi peu : je conviens de mes torrs; mais en qualité de nièce de l'Abbeffe, j'éprouvois par 1'alcendant qu'elle avoit fur fon efprit mille douceurs dont j'aurois été privée en ne lui faifant pas ma cour. D'ailleurs comme elle" paroiffoit m'être attachée, & que je n'avois point encore eu fujet de me plaindre d'elle ouvertement, je n'aurois jamais imaginc qu'elle fut capable de faire tomber fur moi le poids de fes vengeances, & de me traiter comme fa plus cruelle ennemie, dans le tems même que je m'efforcois le plus de lui plaire. Au reffe, cette odieufe fille a beaucoup d'efprit, elle excelle fur-tout dans Part de voiler fes défauts fous des dehors féduifans qui la rend«nt impénétrable : ce n'eft que long - tems après notre liaifon, que j'ai pu découvrir une partie des vices & des noirceurs qui fouilloient fon ame: les triftes effets que j'en viens de  Salamandre. 4-7 reffen.tir, & dont j'ai manqué d'être la victime, ont achevé de la perdre dans mon efprit; je la regarde comme une furie déteftable. Mais laiffons les monflres & leurs ravages, ne nous occupons que de notre amitié & quelquefois de nos amours. Je prends congé de vous , ma belle coufine, & s'il fe paffe quelque chofe d'intéreffant, le plaifir de vous en faire part, me ramenera chez vous. II fe paffa quatre jours fans avoir des nouvelles de Céline ; ce filence m'inquiéta d'autant plus, que chaque jour, je recevois un billet de fa femme - de - chambre , qui m'inftruifoit des moindres particularités qui la regardoient. Craignant qu'elle ne fut tombée malade, j'envoyai quelqu'un pour m'informer de fafanté, & jejoignis une lettre remplie de tendres reproches , en 1'invitant de répondre plus fouvent a la vive impatience que j'avois de favoir Pérat de fes affaires. Marie-Anne k fon retour me dit que je ne devois plus êrre furprife du filence que Céline avoit gardé , puifqu'il lui étoit arrivé une aventure des plus fingulières qu'elle étoit bien éloignée de prévoir ; elle m'apprit que cette aimable fille étant k prendre le frais au milieu de la nuit fur un balcon qui donne fur la rue , fe fentit faifir le bras par une perfonne qu'elle ne put diftinguer a  45^ 1/ A M A N T caufe de Pobfcurité; comme elle vouloit s'êchapper de fes mains , Pinconnu lui jetta au vifage une liqueur brülante qui lui caufa des douleurs aiguës , & lui fit jetter un cri fi percant, qu'il attira tous les domeftiques è Marie-Anne & Nannette, qui étoient dans une chambre voifine, furent les premières h la fecourir ; &, a la faveur de la lumière , elles découvrirent fur la figure de cette infortunée i;s effets de la plus noire malignité : la peau du vifage qui étoit enlevée , jointe a la rougeur furnaturelle que caufoit 1'inflammation r la ret> doient un objet auffi hideux qu'elle étoit belle auparavant. On devine aifément que cette funefle liqueur étoit de 1'eau forte , & que la haine & la jaloufie avoient conduit la main de celui qui s'étoit prêté a cette fatale expédition» On chercha de tous cötés pour découvrir les traces du téméraire; & on s'appergut qu'une échelle pofée le long du mur avoit favorifé cette infernale entreprife. On envoya fur le ehamp chercher un chirurgien r qui, pour arrêter les progrès de cette eau corrofive, prépara vite une pommade qu'il mit fur le vifage de Céline, en Paffurant qu'elle ne perdroit rien de fes charmes Eüe ne douta point que cette horrible action ne fftt 1'efFet des menaces de mademoifelle de***, qu'elle avoit démafquée dans leur dernière entrevue, 6k dont elle s*étoit bi:a  Salamandre. 4^ promisde tirer une vengeance éclatante. Quoique Ie rêiöède eüt diminué confidérablement les dbulëurs cuifantes qu'elle reffentoit, 1'émotion, jointe a Ia frayeur, lui caufoit une fièvre ardente. Marie-Anne fut chargée de me faire Ie détail de ce facheux accident. Le chevalier ayant appris a fon retour le malheur de Célirfè; devint furieux contre mademoifelle de ***, ne doutant point qu'elle ne fut le mobile de cette indigne manoeuvre. II fe propofa d'aller au couvent le lendemain & de traiter cette fille comme elle le méritöit, en cas que fes foupcons puffent tourner en certitude. En attendant le dénouement de cette aventure, je donnai des larmes fincères au öialhenrde cette infortunée parente, dont Ie caraftère & le mérite étoient dignes d'un meilleur fort. Après tous les chagrins qu'avoit pu lm caiifer fa paffion pour le comte, il fembloit que la fortune devoit fixer fes caprices, & fe laffer de rendre Céline le jouet de fon inconftance : elle garda le lit pendant huit jours, au bout defquris elle fut entièrement rétablie ; j'appris cependant que fes charmes en avoknr. un peu foufFert, par l/ïmprefiion fubite que 1'eau forte avoit faite fur fon vifage , & que tous les remèdes n'avoient pu empêcher qu'il n'en reftat des marqués. Je fus curieufe d'ap-  460 L' A M A N T prendre les fuites de 1 'entrevue du chevalief avec mademoifelle de ***, & ma coufine vint elle-même m'en ihftruire. Lorfque nous eümes fatisfait aux devoirs du fang Sc de la tendre amitié qui nous uniffoit, elle prit la parole. Le chevalier , outré comme vous 1'avez fu du tour odieux que m'avoit joué mon ennemie, fe tranfporta dans fon couvent Sc demanda 1'abbefiè pour lui dire que fa nièce avoit favorifé mon enlèvement, qu'il en avoit une certitude entière , Sc que, malgré les reproches fecrets que cette indigne amie devoit fe faire, elle avoit eu la hardieffe de me rendre une vifite, dans 1'efpérance apparemment de fe juftifier; mais, qu'après avoir effuyé les plaintes amères que méritoit fon mauvais procédé , elle avoit pouffé reffronterie jufqu'ame faire des menaces qu'elle venoit d'exécuter* Mon coufin lui fit la peinture de 1'état oii lui-même m'avoit trouvée, après les fuites de la vengeance cruelle qu'elle avoit exercée a mon égard. L'abbeffe frémitau récit de toutes ces horreurs, 6c voulut difculper fa nièce fur fon, intelligence avec le marquis pour mon enlèvement; mais elle ne la défendit point de facon a faire croire qu'elle ne fut point capable d'une partie des méchancetés qu'on lui imputoit. Cette impudente fille ayant appris que mon coufin étoit en conférence avec fa  Salamandre.' 46i tante ; entra brufquement fans fe faire annoncer, en jettant fur eux un regard qui n'exprimoit que trop la fituation de fon ame. Le chevalier ne put fe contenir & 1'accabla des reproches les plus fanglans , fans que la préfence de l'abbeffe lui fit garder aucun ménagement. Lorfqu'il eut épuifé toutes les épithètes que lui diétoit fa colère & fon jufte emportement, il alloitferetirer, lorfque mademoifelle de*** J'ayantpreffé de 1'entendre, lui tint ce difcours: jenevousnierai point, monfieur, que j'aitrempé dans le projet de faire enlever Céline; un principe de jaloufie m'a fait prendre ce parti: c'eft vous, cruel: oui, c'eft vous que je dois regarder comme la caufe de tous mes crimes. Dans la première vifite que vous avez rendue a votre coufine, j'étois préfente; votre vue fut pour moi le poifon le plus dangereux, & je concus pour vous la plus vive de toutes les paffions. Que n'ai-je point fait, ingrat, pour vous la faire connoitre ? mes fentimens, mes yeux , mes expreffions , tout annoncoit la tendreffe que vous m'aviez infpirée ; mais, hélas ! je m'appercus qu'ils me fervoient mal, & que je m'efforcois en vain de vous rendre fenfible. Cependant je cachois a Céline le tendre penchant que j'avois pour vous, je craignois 1'auflère vertu dont elle fe paroit, & comme je  L' A M A N T croyois fon cceur exempt de foibléffe, je n'avois garde de lui développer le mien. Je trouvai, comme vous Ie favez, Ie moyen de vous parler fans témoins, un jour que Céline fe trouvant indifpofée, m'engagea de tenirfa place auprès de vous. Quoique ma tante ne fache point rirrégularité de mes démarches, je ne veux point feindre en fa préfence : il faut qu'elle apprenne aujourd'hui tout ce que je fis pour vous engager k répondre a ma folie paffion. Vous me;parlates en homme poli; mais il régnoit dans vos difcours Sc dans vos regards un froid qui me défefpcroit; ce qui, fans altérer mes fentimens, me fit perdre Pefpérance de •vous attcndrir er mi faveur. Je pris le parti d'éclaircir les démarches de Céline, que je regardois, en ce moment, comme ma rivale ; je croyois qu'elle remoiiffoit votre cceur, Sz li perverfité de mon caraStcre me faifoit attribuer k l'amour les innocentes marqués d'amitié cue vous lui prodiguiez : elle y répondoit par d. s vues bien différentes que je ne me 1'imagtnois. Le marquis mön parent devint amoureux de Céline , Sc n'ayar.t pu s'en faire aimer, malgré fes foins Sc fes empreffemens , je crus devoir me venger de votre indifférence, en lui faciütant les moyens d'enlever celle a qui je portois fecrètement toute la hainê d'une  Salamandre. 4S3, rivale | malgré les facons obligeantes dont je colorois la noirceur de mes projets. Vous favez le refte, & je pafferai légèrement fur ces faits. Vous êtiez abfent lorfque Céline fut enlevée ; je jouiffois du plaifir de la vengeance en me repréfentant quel feroit votre défefpoir è la nouvelle de ce funefte accident : mon amour pour vous s'étoit converti en haine, & je triomphois de mes déteftables fureurs , lorfque j'appris que vous étiez le libérateur de Céline, qse mon coufin avoit recu plufieurs bleffures , & qu'enfin ma rivale logeoit avec vous chez une de fes tantes. Ma rage redou* bla contre cette innocente viöime ; & ne fachant quels moyens employer pour troubler votre mutuelle tranquillité , je mis le comble a mes crimes en faifant jetter fur le vifage de cette infortunée une liqueur corrofive pour effacer des charmes que je croyois coupables, en m'enlevant un cceur que j'avois tenté vainement de féduire : j'ai réuffi , puifque vous éclatez , & je m'en applaudis ; mais apprenez que ce n'eft pas la feule de mes horreurs ; j'ai fait affaffiner il y.a quelque temsun jeune' homme qui comme vous avoit négligé de repondre è mes empreffemens; mon amour pour lui n'avoit pour but que le plaifir des fens ;  4 L' A M A N T mais les démarches que je fis pour Pen inftruire m'ayant attiré fon mépris , au lieu d'exciter fa tendreffe , je devins furieufe , 6c je n'écoutai plus que mon reffentiment : je jugeai que fon cceur étoit épris pour quel' qu'autre beauté ; 6c afin de m'en éclaircir, je le fis fuivre par des perfonnes qui m'étoient entiérement affidées-. Pappris que je ne m'étois point trompée dans mes conjettures, 6c qu'il étoit très-affidu auprès d'une jeune demoifelle qu'il devoit époufer dans Peipace de quelques jours. J'attendis ce terme pour rendre ma vengeance plus marquée ; 6c dans le tems que cet heureux couple goütoit les plaifirs d'une union bien affortie , je cherchai ma victime , 6c fis tomber ma fureur fur 1'époux que j'immolai. Voila le tableau fidéle des horreurs d'une vie qui m'eft devenue odieufe. Je ne crains point en ce moment la punition de mes crimes; le poifon funefte que j'ai pris en apprenant votre entrevue avec ma tante, va pourvoir a ma süreté par la mort même qu'il me procure. Je fens que ma dernière heure approche ; je la vois fans trembier, & je meurs fatisfaite d'avoir fu mériter votre haine 6c celle de tous ceux qui auront conjioiffance de mon aventure. Je demande que 1'on  Salamandre: 4^ Fört me tranfporte dans mon appartement, afin de me dérober la vue de Ia fenfibilité que vous pourriez encore marquer aux derniers momens de ma vie... L'abb ffe, au récit de toutes ces horreurs , fut frappée com,ne d'un coup de foudre, & fe retira dans fa chambre lans pouvoir prononcer une feule parole ; elle ne s'inquiéta pas feulement de fa malheureufe nièce , qui mourut deux heures après cette terrible fcène, dans des douleura inexprimables , & fans marquer le moindre repenur. Voila, continua Céline , ce que je viens d'apprendre du chevalier, dont le fang friffonncit encore au fouvenir des perfidies ÖC de 1'intrépidité de ce monftre. Je fuis vengée, ainfi que le public, par la mort de cette odieufe' fille ; mais je n'en fuis pas plus heureufe ni plus tranquille; au contraire, je me trouve plus è plaindre que jamais : je cra.ns avec raifon que la perte de mes foibles appas ne me faffe échouer dans le deffein que j'ai de captiver le cceur du comte. Ce jeune feigneur penfe en général comme tous les hommes qui fondent ordmairement leurs conquêtes i„r les Charmes de celles dont ils font 1'objet de leurs foup.rs Vous favez, chère Jalie , que nos i„juftes adorateurs mettent toujours au dernie*  '46 j 'Second Entretien. Sur les quatre efpeces de Peupies élémentaires. Les Sylphes , les Ondins, ou Nymphes , les Gnomes & les Salamandres , Troijilme Entretien. Sur les Oracles , ^ Quatnhne Entretien. Sur les Mariages des Enfans des Hommes avec les Peupies élémentaires , , 02 Cinquieme Entretien. Suite du précédent; gj Lettre d Monfeignear * * * , , t Rcponfe , 1 IIC Le Sylphe amoureux , Les Om dins. PREMIÈRE PARTIE Chapitre premier. Introducllon. Naifance de Tramarine ,  chap. II. Voyage de la Princeffe Tramarine £ la Fontaine de Pallas, pag. 174 chap. III.. Jugement de Tramarine, 187 chap. IV. Depart de Tramarine pour la Tour des Regrets , 192 Chap. V. Enlèvement de Tramarine , 200 ChaP. VI. Entree de Tramarine dans tempire des Ondes , aio Chap. VII. Tramarine ejl conduite dans le falon des mervclles, 214 Chap. VIII. Voyage danst empire &3 Ondes, 238 SECONDE PARTIE. Chap. IX. Hiftoire de la grande Géante , 243 Chap. X. L'accomplijfement del'Oracle, 248 Chap. XI. Hiftoire de Brillante & de f Amour , 270 chap. XII. Hijloire du Prince Nubécula , fils du Génie Verdoyant & de la Princeffe Tramarine , 2.8^ L'Amant Salamandre. Première Partie. 317 Seconde Partie. 401 Fin de la Table;