NOUVELLE TRADUCTION DE ROLAND LAMOUREUX, D E MATHEO MARIA BOYARDO, COMTE Dl SCANDIANO. Par l e Sage. AVEC FIGÜRES. TOME PREMIER. A AMSTERDAM, & fe trouve a Pa R i sy RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXIII.   NOUVELLE TRADUCTION DE ROLAND TAMOUREUX. LIVRE PREMIER. chapitre premier. De l'entreprlfi du roi Gradafe, du toumoi de l'empereur Charles , & de Paventure furprenante qui arriva dans fa cour. Le roi Gradaffe étoit le plus vaillani priace de fon fiècle. II eft dit de lui dans I'hift fóirë, qu'il pórtoit ua coeur de dragon dan| Tomé I.  i Roland un corps de géant; il étoit maitre de Ia grande Serique qui contenoit toute la Chine & les royaumes voifins, & il voyoit fous fa puiffance la meilleure partie de 1'Afie. Cependant ce roi trop avide de gloire n'étoit pas content d'avoir acquis par fa valeur des armes enchantées qu'aucun acier ne pouvoit brifer ; fon ambition n'étoit pas fatisfaite ; il vouloit avoir la fameufe épée du comte Roland , & 1'admirable courfier du paladin Renaud de Montauban. Durandal & Bayard occnpoient tous fes defirs ; mals il n'étoit pas aifé de faire de telles conquêtes. 11 felïolt pour cela vaincre deux paladins qui avoient vaincu mille guerriers de la plus haute réputation. Ce héros n'ignoroit pas qu'il ne pouvoit entreprendre rien de plus difficile. II forma toutefois cette pénible entreprife ; & pour en commencer 1'exécution , il fit faire des levées dans toute 1'étendue de fes états. . Ce roi trop ambitieux forma le deffein de compofer une armée qui fut capable de conquérir la France & tout 1'empire romain. On y apporta tant de diligence , qu'en peu de temps elle fe trouvaprête k partir : elle étoit de cent cinquante mille combattans; armée d'autant Clus formidable gu'elle étoit commandée par un  L' A M O V R E U X. £ grand nombre de princes & de géants dont Ia valeur avoit déja fait du bruit dans I'univers. II ne falloit pas moins qu'une puiffance ü redoutable pour caufef quelques alarmes aux chrétiens. La fleur de tous les guerriers du monde étoit ordinairement a la cour de Fempereur Charles le grand, qui dans les deux coufins Roland & Renaud avoit un boulevard capable de réfifter a tous les efïbrts du paganifme. Cependant le courageux Gradaffe comptoit moins fur ia nombreufe armée que fur la force de ion bras. II auroit lui feul affronté toutes les forces de Fempereur & les paladins de fa cour enfemble. II fit monter fes troupes fur une flotte compofée d'un nombre infïni de vaiffeaux plats & d'autres bêtimens convenables ; & après une fort longue navigation entremêiée d'orages & de calmes , ils arrivèrent enfin fur les cötes d'Efpagne. Comme ils n'y étoient pas attendus , ils jettèrent la confternation dans toutes les provinces. Ils y firent des ravages effroyables. Ils prirent plufieurs villes dont ils brülèrent celles qu'ils ne vouloient pas garder. Tous les rois efpagnols fe liguèrent contre cette formidable puiflance ; mais leur ligue fut inutile. Ils n'eurent pas le temps d'oppofer une digue a la Aii  4 Roland rapidité du torrent qui inondoit leurs états. Ls d.ffein du roi de Sericane , en s'emparant de ces royaumes , étoit de fe jetter fur celui de remper'eur. La France étoit puiffante ; &C pour la ré luire , il lui falloit un nombre de villes oü il put établir des magafins pour la fubfrftance de fon armée. Pendant que ce prince prenoit des mefures pour affurer fon entreprife, Charles le grand fort éloigné de penfer a 1'orage qui fe formoit contre lui , vivoit tranquille dans fa cour. Tout Paris retentiffoit du fon des trompettes; mais la guerre avoit peu de part a. ce buut éclatant. Le deflein de perfeftionner la chevalerie en étoit 1'unique motif. L'empereur tenoit cour plésrerfi avec fes barons a 1'occafion de certaines joütes qu'il avoit affignées aux fêtes de la pentecöte , temps ordinairement deftiné aux réjouiffances publiques ; les princes, les grands feigneurs , les fimples chevaliers ettangers ou naturels , tout le monde étoit fort bieu recu de ce bon prince , pourvu qu'on re fut ni traitre ni renégat. A mefure que le temps des joütes approchoit , on voyoit augmenter la magnificence dans la ville de Paris. Riches caparatons , fuperbes livrées , devifes galantes, tout y étoit fpedacle. Un grand nombre de princes 6^de  L' A M O U R E V X.' ^ feigneurs farrafins, les rois Balugant & Grandonio, 1'orgueilleux & irtdomptable Ferragus, Ifolier, Serpentin & plufieurs auf-es y étoient accourus d'Efpagne avant Pinvafion du roi Gradatie. La furveille du jour des joütes , Femnereur donna un feftin magnifique a toute la ch^valerie. Les rois y occupoient la p'ace 'a plus honorable ; enfuite les barons & les chevaliers y tinrent le rang que chacun méritoit par fon courage ou par fa qualité : Othon d'Angleterre, Didier le lombard & Salomon de Bretagne fe placèrent parmi les rois , bien qu'üs t'nfTent leurs états en fief de 1'empereur. Le comte Ganes de Poiriers y brilioit avec tous ceux de fa maifon ; &c paree que le paladin Renaud qu'ils regardoient comme leur ennemi , étoit aflez fimplement vêtu , la médiocrité de fes biens ne lui permettant pas de paroïtre avec autant de magnificence qu'eux, ils afFecloient de le railler fur la fimpKcité de fon équipage. Jaloux de la gloire qu'il srétoit acquife par fes hauts faits , ils foulageoient par leurs railleries1'envie fecrete qui dévoroit leurs cceurs. Le généreux fi!s d'Aimon , peu patiënt de fon naturel, ne pouvoit entendre leurs difcou s fans être enflammé de colère. II eut befoi;; ('e tout le refpeft qu'il avoit pour fon roi, &. d'ur& Aii|  6 Roland refte de raifcn pour ne pas troubler par une querelle la fole.mnité de cette fête ; mais s'il eut aflez de pouvoir fur lui pour retenir fon reflentiment, il ne laifïa pas de faire connoïtre par un filence oü tous les mouvemens de fon ame étoient peints , qu'il n'oublieroit pas 1'infulte qu'on lui faifoit. Sur la fin du repas qui fut digne du grand cmpereur qui le donnoit , les yeux furent agréablement frappés d'un fpeöacle qui attira 1'attention de toute l'aflembiée. Au fon de plufieurs inftrumens dont la figure & 1'harmonie étoient inconnues aux francois &C aux efpagnols , mais qui charmèrent les oreilles par leur douceur , on vit entrer dans la falie quatre géants d'une mine fiére tk d'une ftature prodigieufe. Ils s'ouvrirent pour laiffer voir au milieu d'eux une dame & un chevalier tous deux parfaits dans leur fexe. La dame furtout étoit au-deffus de tout ce que 1'imagination la plus vive peut fe repréfenter de plus beau. Ses yeux brilloient plus que 1'étoile du matin , & fes joues avoient tout le colons du lis & de la rofe. Alde, Arméüne & Clarice , les plus fameufes beautés de 1'empire , virent obfcurcir tout leur éclat a 1'appantion de cette étrangère. Un murmure général fe fit entenore dans la falie. Chacun frappé d'éton-  l' A M O V r E u x. 7 Hement & d'admiration n'avoit des yeux que pour cette merveilleufe dame. On en fut encore plus charmé , lorfque s'approchant de 1'empereur, elle ouvrit fes levres de corail. II en fortit une voix argentine accompagnée d'un doux fourire capable de donner 1'ame aux chofes les plus infenfibles. Magnanime empereur, lui dit-elle, le bruit de vos vertus & du courage de vos paladins efl venu )üfqu'a\ nous. II nous attire ici des extrémités de la terre. Daignez recevoir nos hommages ; mais comme nous ne pouvons être farisfaits mon frère & moi de la gloire ftérüe de vous admirer , permettez - lui de faire voir qu'il n'eft pas indigne de rhonneur de paroïtre devant vous. Confentez qu'il appelle k la joiïte les chevaliers de votre cour, a conaition que ceux qui feront abattus a la Iance ne pourront demander le combat de 1'épée , & demeureront nos prifonniers ; cue fi au contraire mon frère fuccombe fous 1'effort de quelque guerrier plus heureux ou plus puiffant que lui, fa perfonne Sc la mienne feront le prix du vainqueur. Pendant que 1'étrangère tenoit ce difcours i un profond filence règnoit dans l'aflembiée; & fi-tót qu'elle eüt achevé de parler , les applaudiflemens, les témoignages d'admiration A iv  S R O L A N P fe renouvelèrent avec plus de vivacité. L'efpérance que chacun concevoit de remporter le prix charmant qu'on propofoit a fa valeur , les anima tous des defirs les plus ardens. L'empereur lui-même fut ému de tant d'attraits; il fit a la dame un gracieux accueil ; & en lui accordant le fauf-conduit qu'elle demandoit , il lui en demanda un pour fon cceur contre les infultes de fes charmes. II cherchoit b. faire durer 1'entretien , pour prolonger le plaifir qu'il prenoit a la regarder , 6c il ne la vit qu'avec peine s'éloigner de lui. Le fage duc Naime de Bavière , quoique chargé d'années, ne la put voir impunément. II ne lui fervit de rien de s'ctre garanti jufques-la des foibleffes de l'amour ; la beauté , les graces de cette redoutable éti angère confondirent fa fageffe 6c embrasèrent tous les cceurs. Roland même qui jufqu'a ce fatal moment n'avoit foupiré que pour la gloire, fe troubla, Un regard , un fouris enchanteur triomphe de fa fermeté. Quel trouble m'agite , dit-il en lui-même ? dans quel défordre nouveau fe trouvent mes fens ? quelle efl donc cette puiffance qui m'entraine ? moi qui n'aurois pas craint des armées conjurées contre mes jours , je me laifle vaincre fans réfiftance par une fimple fille qui n'a d'autres armes qvie 'fes  l' Amoureux. 9> yeux ! Roland fe reprochoit fes fentimens. La honte qu'il avoit de fa foibleffe lui faifoit baiffer les yeux ; mais l'amour 1'obligeoit quelquefois a les lever. II ne pouvoit fe défendre de regarder 1'inconnue , & il fe fentoit dévoré de mille feux. Pour Renaud & le hardi Ferragus , qui n'étoient naturellement que trop lenfibles k la beauté des dames , k peine pouvoient-ils contenir 1'ardeur qui les tranfportoit. Le dernier fur-tout n'étoit qu'une flame. II penfa plus d'une fois, dans 1'impétuofité de fes defirs , arracher cette nouvelle Hélène k fon frère , en dépit des quatre géants 6c de tous ceux qui voudroient s'y oppofer. 11 fe contraignit toutefois pour ne pas bleffer la majefté de 1'empereur, 6c violer les droits de 1'hofpitalité. Cependant la dame & fon frère prirent congé de Charles , marquèrent aux chevaliers de fa cour qu'on les attendroit pour combattre a la fontaine du perron de Merlin , 6c ils fortirent de la falie de la même manjère qu'ils y étoient entrés.  Roland CHAPITRE II. Qui étoit cette dangereufe beauté qui produifoit des effèts Jï furprenans. Du projet que forma Maugis d? Aigremont, & quel en fut le fuccès. •A-PRÈs leur départ, tous les guerriers de l'aflembiée témoignèrent a 1'envi qu'ils briiloient d'impatience de combattre pour un fi beau prix. L'amoureux Roland fur-tout afpiroit au premier combat , & foufFroit avec peine que quelqu'un osat entrer en concurrence avec lui. II ergignoit que le défenfeur de cette beauté ne fut vaincu par le premier affailiant. II veut voler a la fontaine du perron de Merlin , mais aucun de fes rivaux ne lui cède eet avantage. Ils prétendent tous 1'obFobtenir ; ce qui fit naitre un différent qui auroit rempli de fang & de carnage cette cour, fï 1'empereur , pour en prévenir les funeftes fuites , n'eüt fait aflembler fon confeil. L'avis des plus fages fut que le fort en décideroit. Aufli-tót les noms des concurrens chrétiens Sc farrafms furent écrits fur des billets, & ces  l'Amoureu x." i r billets jettés dans une urne d'or. Un jeune enfant les tira au hafard 1'un après 1'autre. Le premier de ces noms qui s'ofFrit aux yeux , fut celui d'Aftolphe , prince d'Angleterre. Ferragus vint le fecond. Renaud le troifième. Dudon le fuivit. Puis le roi Grandonio , cc fort géant farrafin. Othon & Berenger fort.rent enfuite de 1'urne , 8t 1'empereur luimême ; car ce monarque , par un motif de gloire ou d'amour avoit voulu fe mettre auffi fur les rangs ; mais ce qui fait bien voir la bifarrerie du fort, c'eft que le nom du fameux Roland ne fut tiré que le dernier. Quelle épreuve pour fa patience ! Tandis que ces chofes fe paffoient dans la falie du feüin , * Maugis en fcrtit & fe re tira chez lui pour s'éclaircir de ce qu'il vouloit favoir. II avoit été frappé comme les autres de la beauté de 1'inconnue ; mais au lieu de s'en laiffer charmer , il en concut un préfage funefte. Cette étrangère, dit-il , m'eft fufpeöe. Son voyage renferme fans doute quelque myllère important. II faut que je fache ce (*) MangSs ctoit fils Ju dbc d'Ai^refrronr, & coufin ie Renaud de Montauban. ii s'attachoit aux fciences magiques.  si Roland qui 1'amène , & quelle eft fa véritable condition. Pour s'en inftruire , il eut recours au grimoire : c'étoit le livre dont il fe fervoit pour conjvirer les efprits infernaux. 11 ne 1'eut pas ouvert & proféré quelques paroles , que quatre démons accoururent a fa voix. Aflaroth, dit-il a un d'entre eux , je foupconne la belle inconnue qui vient de fe préfenter devant 1'empereur, de n'avoir pas de trop bonnes intentions pour les chrétiens. Apprenez-moi fi je me trompe. Vous ne vous trompez point, répondit le démon. La fceur & le frère ne refpirent que la deftruftion de 1'empire romain. Ils font enfans de Galafron , roi du Cathay. Ce prince haït mortellement tous les chrétiens, & c'eft un ennemi d'autant plus dangereux, qu'il a emprunté le fecours de 1'art magique.qui lui a fourni des moyens infaillibles de leur ntiire. Comme 1'éloignement de fon royaume , fitué fur les confins de la Tartarie oriëntale , ne lui permettoit pas de faire palier une armée jufques dans les états de Charles , & que d'ailleurs il n'étoit pas aflez puiffant pour affembler une armée capable de vous accabler , il a eu recours a la voie des charmes. H a fait faire par un magiciendefes amis des armes enchantéespour fonfilsquife nomme Argail, fic particulier ement  l'Amoüreüx; 13 une lance d'or qui a la vertu d'abartre les plus fermes chevaliers. Dès qu'il s n font touchés , ils perdent les arcons &c tombent k terre comme s'ils étoient frappés de la foudre. Ce n'eft pas tout, fage Maugis , pourfuivit Ailaroth ; Argail , outre cette merveilleufe lance, a recu de fon père un cheval infatigable , & dont la vïtefle furpaffe celle des vents les plus impétueux. Cet admirable courfier s'appelle Rabican. II femble que fes yeux foient deux charbons allumés , & fon poil a toute la noirceur du geai le plus éclatant. Galafron ne doutant point que fon fils, qui avoit déja la réputation d'être le plus redoutable guerrier de 1'Orient, ne fut invincible avec de pareilles armes , lui dit un jour : Argail , il faut fervir tes dieux & perdre celui des chrétiens. Cette gloire t'eft réfervée ; parts pour la France. Ta fceur Angéhque t'y accompagnera. Sa beauté fera funefte aux paladins de 1'empereur Charles. L'efpérance d'en faire la conquête ne manquera pas de les attirer au combat. Tu les vaincras tous, & me les amèneras prifonniers. Ainfi la religion chrétienne , privée de fes plus vaillans défenfeurs , verra bientöt fes autels renverfés & détruits par nos oayens. Le roi du Cathay , ajouta le démon , après avoir tenu ce diicours , inÜruiiit Argad &C Angélique de  r4 Roland la manière dont ils devoient fe conduire ; enfuite il les fit partir. D'abord que Maugis fut le motif dn voyage de Fétrangère,il en frémit: O perfide princeffe, s'écria-t-il,n'as-turecu du ciel tant d'attraits que pour en faire un fi mauvais ufage ? tu médites la ruine du plus bel empire du monde ? c'eft donc la ce qui t'amène a la cour de Charles ? ah cruelle , n'efpère pas que je t'en laifle faper les fondemens. Je ne fouffrirai point que ton frère triomphe par fupercherie du courage de nos chevaliers. Le falut de mon pays , 1'intérêt de nos faints autels, tout m'ordonne de prévenir ta pernicieufe entreprife. Je veux te la rendre fatale k toi-même. Cette nuit ie t'öterai la vie. Ta beauté ne caufera point les malheurs qu'en attend le barbare Galafron , & ma main d'un feul coup va remettre la tranquillité dans les cceurs. Le fils du duc d'Aigremont ayant formé ce grand projet, brüloit d'impatience de 1'exécuter. Dès que la nuit fut venue , il fe fit tranfporter par fes démons auprès de la fontaine du perron de Merlin. II appercut deux pavillons tendus dans la prairie. L'un étoit celui d'Argail, & 1'autre celui d'Angélique. Déja le fils de Galafron fatigué de 1'agitation du jour, goütoit les douceurs du repos; &c fa foeur,  L' A M O U R E U X. 15 a fon exemple, dormoit fous la garde de quatre géants qui veilloient a fa süreté. Maugis ne vit pas plutöt ces coloffes qui lui fermoient 1'entrée du pavillon de la princeffe , qu'il fit des conjurations pour les endormir. Le charme opère. Les géants tombent dans Paffoupiffement le plus profond. Alors il entre fous la tente. II tire fon épée & s'avance vers Angélique pour lui couper la tête. O ciel , permcttrez-vous que votre plus parfait ouvrage foit détruit. Arrête , Maugis , que vas - tu faire ? toute la nature frémit de ton deffein. L'enchanteur entraïné par fon zèle pour la patrie s'approche de la princeffe. Le fommeii qui fermoit fes beaux yeux ne lui faifoit rien perdre de fes graces. On 1'eüt prife pour une de ces fubftances parfaites dont elle portoit le nom. II prend d'une main fes blonds cheveux, & de Fautre il alloit luiporter le coup mortel; mais il la trouva ii belle en ce moment, a la clarté d'une lampe de criftal qui lui laiffoit voir fon vifage , qu'il ne put fe réfoudre k pnver le monde d'une fi charmante créature. Non , dit-il en lui-même , je ne puis être affez barbare pour öter le jour k une fi aimable princeffe. Je faurai bien m'affurer d'elle & de ion frère. Mon art m'en fournira des moyens  i6 Roland plus doux. Ne vaur-il pas mieux que je profïte d'une fi belle occafion ? Les momens étoient chers, fes defirs ar» dens ; il rouvrit fon livre , & fit de nouvelles conjurations pour augmenter l'affoupiffement d'Angelique. Quand il crut n'y avoir rien oublié , & qu'il pouvoit s'abandonner a fes tranfports, il failit la princeffe , & fe mit k la preffer entre fes bras ; mais quel fut leur étonnement mutuel, lorfque la fille de Galafron fe réveillant en furfaut a des careffes ft vives , fe vit k la merci d'un inconnu. Elle remplit 1'air de cris en appelant fon frère k fon fecours; & cependant elle repouffoit de toute fa force le téméraire dont l'emportement lui faifoit tout craindre. Aux cris d'Angelique , Argail fut aufïï-töt fur pied , il court, il vole auprès d'elle fans armes & encore endormi. Le reffentiment qu'il a du péril oii il la trouve , achève de difliper fon fommeil. II entre en fureur, il fe jette fur Maugis ; &C le liant de fes bras nerveux : Traitre , lui crie-t-il, ne crois pas que ton infolence demeure impunie. Ne le laiffez point cchaper , mon frère , difoit la princeffe de fon cöté, c'eft un magicien ; fans la vertu de ma bague, je ferois devenue la proie de eet audacieux. Le prince k fes paroles terraffa le fils  L' A M O U R Ê V X. ij fils du duc d'Aigremont pour s'en rendre maïtre plus aifément; & pendant qu'il le tenoit fous lui, Angélique fe mit h le fouiller : elle lui trouva Ie grimoire, elle s'en faifit brufquement. Cette princeffe avoit quelques teintures des fciences magiques , & n'ignoroit pas 1'ufagequ'on pouvoit faire de ces fortes de livres. Elle 1'ouvrit. II étoit rempli de caradères bifarrement tracés, de cercles, de figures, & de mots barbares. Apeine en eüt-elle prononcé quelques - uns , qu'elle fe vit entourée d'un grand nombre d'efprits & de voix qui lui crièrent toutes enfemble : Que voulez-vous nous commander ? Je vous ordonne , leur dit-elle d'aller porter ce prifonnier dans Ia ville du' Cathay. Préfentez-le de ma part au fage Galafron mon père ; vous lui direz que je lui envoye le feul homme de la cour de 1'empereur Charles qU1 pouvoit mettre obftacle a nofre entrepnfe. Cet ordre n'eut pas fftöt été donné , oue Maug,sfefcnritemporter en 1'air; & malgré la diftance exceffive des lieux qui fembloit devoir rendre le voyage des plus longs , les efpnts tranfportèrent au Cathay dans un moment ce malheureux paladin qui , pour prix de fon emportement, fut auffi-töt confiné fur la pointe d'un écueil ütué entre les mers de Torne I, g  s8 Roland k Chine & du Japon. II eut la tout Ie temps de fe plaindre de fon malheur , ou plutót de maudire fes démons de ne 1'avoir pas averti que le roi du Cathay eüt fait don a fa fille d'une bague qui avoit la vertu de rompre les plus forts enchantemens, lorfqu'on la portoit au doigt , & de rendre invifibles les perfonnes qui la mettoient dans leur bouche. Galafron étoit perfuadé que la princeffe pourroit avec cette bague éviter tous les périls que fa beauté lui fufciteroit dans le cours d'un auffi long voyage. Angélique s'étant ainfi débarraffée de ce dangereux magicien , alla retirer fes géants de la profonde léthargie oü les retenoit la force du charme. Elle ne fit que les toucher de fa bague , ils reprirent 1'ufage de leurs fens, Sc furent effrayés du péril qu'ils avoient couru. CHAPITRE III. Du combat dAfiolphe & dArgail. L E lendemain le prince Aftolphe, fier de la préférence que le fort lui avoit donné fur fes concurrens , partit dès la pointe du jour, & prit le chemin de la fontaine du perron de  L' A M O ü R E U X. \f Merlin. La bonne opinion qu'il aVoir de luimême le rempliffoit de confiance , & lui perfuadoit qu'il mettroit glorieufement a fin Paventure. II étoit un de ceux qui ne fe mépriient point; & Fon peut juger par le portrait que nous en fait Farchevêque Turpin, li fon amour propre étoit mal fondé. ^ Aftolphe, dit ce prélat, le plus grand chroniqueur de fon tems, étoit parfaitement beau, magnifique, courtois & galant. Les dames ai» moient fa compagnie, paree qu'il avoit des faillies vives & plaifantes qui le rendoient trèsagréable dans la converfation. II s'entendoit bien a railler. II ne manquoit pas de courage ; & s'il paroiffoit vain dans fes difcours , il favoit du moins les foutenir par fes aftions. II étoit prompt è s'offrir au péril , & c'étoit dommage que £a force ne répondït pas k 1'eftime qu'il en faifoit. S'il lui arrivoit de tomber de cheval , ce n'étoit jamais fa faute ; il s'en prenoit k fon courfier; il s'en faifoit donner un autre fur lequel il fe remettoit volontiers, au hafard d'être renverfé de nouveau, Tel qu'on vient de le repréfenter, le gentil Aftolphe , revêtu de riches armes , & plein des plus belles efpérances , s'avancoit vers la fontaine. II montoit un vigoureux courfier , Bij  ao Roland Je conviens de cela , répartit 1'efpagnol; mais  Roland que m'importe que 1'empereur s'y foit engagé par ferment ? Je ne dépends pas de tui, Je ne fuis ni de fes fujets ni de fa cour. Je viens vous combattre pour conquérir votre fceur. Je veux la poneder ou mourir. Vous oubliez , dit le prince oriental, que votre tête eft défarmée ; fans cafque & fans écu, pourrez-vous long" tems vous défendre de mes coups ? Une raifon fi frivole , répondit Ferragus , ne me fera pas changer de réfolution. La beauté de votre fceur m'enflamme ; je ne refpire que fa poffeflïon. Pour 1'obtenir, je vous combattrois même fans cuirafie & fans épée. A ce difcours plein d'audace , Argail ne put garder fa modération : Chevalier, lui dit-il avec aigreur , vous cherchez votre perte ; je vais vous traiter comme vous le méritez. Vous avez, je vous 1'avoue , beaucoup de valeur; mais puifque vous faites paroïtre fi peu d'eftime pour moi, n'efpérez pas que j'épargne votre tête nue. Songez a vous défendre. Voyons fi vous foutiendrez avec fuccès par vos actions 1'orgueil que vous faites voir dans vos difcours. Le fuperbe efpagnol méprifa fes menaces. Argail en fut plus irrité. Ils font tous deux animés d'un ardent courroux. L'un tire fon épée , 1'autre leve fon cimeterre. Nous verrons dans le chapitre fuivant le fuccès de jeur combat.  l' A m o u r E u x; ^ CHAPITRE V. Combat de Ferragus & d'Argail. v> es deux princes qui ne cédoient en force & en valeur , ni au feigneur de Montauban m au comte d'Angers même, fe joignirent 4 pied comme ils étoient. La fureur éclatoit dans leurs mouvemens. Jamais deux fiers lions dans les forêts d'Hircanie ne fondirent 1'un fur 1'autre avec plus d'impétuofité. Ils fe frappent fans mefure & fans relèche. L'air autour d'eux paroït tout en feu par les étincelles que leurs coups pefans & redoublés excitent & font fortir de leurs armes. Les échos des environs en réfonnent. On entendoit le même bruit que font deux nuées groffes de foudres & de tempêtes en fe choquant avec fracas. Le prince du Cathay qui voit encore fur pied fon orgueilleux ennemi qui le brave , en frémit de courroux. II décharge de toute fa force un coup d'épée fur fa tête nue , & croit avoir terminé fa querelle ; mais il fut bien furpris de s'appercevoir que fon épée , au lieu d'être teinte du fang dont il fe fentoit fi  30 Roland altéré, étoit encore claire &luifante, & qu'elte trouvoit même une réfiftance qui la faifoit bondir en Fair. De fon cöté Ferragus s'étoit abandonné fur Argail ; & ne doutant pas qu'il n'allat le fendre en deux : chevalier , lui dit-il, je te recommande a notre faint prophéte devant qui je vais t'envoyer. En parlant de cette forte , il le frappa fi rudement fur la crête de fon cafque , qu'il 1'auroit brifé corame du verre s'il n'eut pas été enchanté ; mais les armes du fils de Galafron avoient la vertu d'émoufler le fil du plus tranchant acier. Si Argail avoit été mécontent du peu d'effet de fes coups fur un ennemi prefque défarmé, 1'audacieux fils de Marfille ne fut pas plus fatisfait de la foibleffe de fon bras. La furprife oii ils étoient 1'un & 1'autre de n'avoir encore aucun avantage après de fi grands efforts , fufpendit leurs coups. Ils demeurèrent quelque tems a fe regarder fans parler , & a. fe parcourir des yeux du haut jufqu'en bas; enfin Argail rompit le filence en ces termes. Cefiez , brave chevalier , celTez de vous étonner de ce que vous venez d'éprouver. Je veux bien vous apprendre que toutes mes armes font enchantées : ainfi vous finirez , fi vous m'en voulcz croire , un combat qui ne peut tournee qu'a votre défavantage. C'elt  l'Amoüretjx. 31 plutöt vous, interrompit le farrafin , qui n'en pouvez recueillir que de la confufion : car afin que ma franchife égale la votre , je vous dirai que je ne porte une cuiraffe & des armes que pour Pornement, puifque j'ai obtenu dès ma nailTance le don d'être invulnérable dans toutes les parties de mon corps, a la réferve d'une feule oü je porte pour plaftron fept plaques du plus dur acier. Suivez donc vous-même le confeil que vous me donnez. Laiffez-moi la libre poffefïïon de votre fceur. C'eft 1'unique moyen qui vous refte d'échapper de mes mains. Le parti que je vous propofe, ajoutat-il, ne vous fait point de déshonneur. Je ne vous demande cette beauté que pour lui offrir une couronne qui me doit appartenir après la mort du roi Marfille monpère. Ainfi je vous confeille de me 1'accorder de bonne grace. Prince , lui dit le fils de Galafron , puifque vous n'êtes pas chrétien , ni des amis de 1'empereur Charles , j'accepte le parti que vous m'ofFrez , a condition que ma fceur y foufcrira. Je le fouhaite, j'en aurai de la joie , paree que j'eftime votre valeur; mais je vous déclare que fi elle me fait voir quelque répugnance pour votre perfonne , il n'en faudra plus parler. L'amitié me lie encore plus que le fang a ma fceur. Je ne veux pas contraindre  3* ROIANB fes inclinations. Hé bien ! dit 1'efpagnol, parlez-lui donc tout-a-l'heure , je fuis trop impatient pour demeurer long-tems dans 1'incertitude. Le prince oriental , pour le fervir avec toute la diligence qu'il defiroit, le propofa fur le champ a la princeffe. Quoique le farrafin fut jeune , il n'en étoit pas plus aimable. Son vifage rouge & bafané reffembloit a celui d'un cyclope. Toujours dans les combats , couvert de fang & de pouffière , il étoit peu foigneux de fe laver. Ses cheveux courts& plusnoirs que 1'encre paroiffoient grefdlés comme ceux des nègres ; des yeux étincelans lui rouloient dans la tête , & fembloient vouloir fortir de leur place naturelle , pour aller percer le cceur de ceux qui le regardoient. II avoit la parole rude & brufque , la voix élevée , 1'efprit impérieux. Tel qu'on vient de le peindre , il n'étoit guères propre a faire une tendre impreffion fur Angélique. Au/Ti dit-elle a Argail avec douleur : ah, mon frére ! quel parti me propofez-vous? Voyez de grace a quel mortel vous voulez me facrifier. Je ne me ferois donc confervée jufqua ce jour que pour être la proie d'un furieux. Jettez , précipitez-moi plutöt dans cette fontaine ; j'aime mieux y perdre la vie que d'approuver une union fi cruelle pour moi. Argail  l' A m o u r e u x; 3| Argail reprit alors la parole, & fe mit k Vanter fiir nouveaux frais le mérite du prince fan-afin. II s'étendit particulièrement fur fa naiflance , & ne manqua pas de faire briller aux yeux d'Angelique la couronne qu'il devoit unjourpolTéder; mais elle 1'interrompit: Non, mon frère , lui dit-elle , vous perdez le temps k me vouloir perfuader. Toutes les couronnes du monde ne fauroient a ce prix me tenter. Faifons mieux , pourfuivit-elle ; quittons ce féjour qui ne peut nous être que funefte, malgré toute la prudence du roi notre père. II femble que le ciel veille fur les chrétiens , & qu'il les ait pris fous fa protection. Jugez-en par le péril que m'a fait courir 1'enchanteur francois. Quoique j'en fois heüreufement fortie, je n'en puis tirer un bon augure. Encore une fois , mon frère , éloignons-nous d'ici promptement. Ah ma fceur , s'écria le prince ! mon courage peut-ril confentir k ce que vous me propofez l puis-je quitter avec honneur un combat commencé , & me pardonneroit-on d'avoir cédé a un feul ennemi ? Demeurez donc, dit Angélique , mais difpenfez - moi de vous tenir compagnie. La prélence de ce chevalier me fait frémir ; & pour m'épargoer 1'horreur de le voir, foüffrez que je vous laifle. Je vais aux Ardennes. Je vous attendrai cinq jour$ Tomc I. C  34 Roland dans cette forêt. Si vous ne pouvez vous y rendre dans ce tems - la , je me fervirai du livre de ce magicien qui me vouloit outrager. Je me f'erai porter par fes démons auprès du roi mon père. Adieu, je ne veux pas être la viöime d'un combat , cü la doukur de vous voir vaincu ne feroit peut-être pas ma plus grande peine. Eu achevanr fes mots , elle courut fe jetter fur fon cheval; & le pouflant a toutes brides , elle s'éioigna bientöt des combattans. Ferragus qui la vit partir , comprit par cette fuite fi précipitée la réponfe qu'Argail avoit a lui rapporter. Une nouvelle fureur trouble fes fens. 11 fe prépare a recommencer le combat ; & de peur que fon ennemi ne lui échappe pour courir après fa fceur , il va détacher Rabican qu'il voyoit attaché a L'un des pavillons. II le chafle dans la prairie. Ce bon cheval fe fentant libre part auffi-töt ccmme un trait , il difparoït dans le moment, & délivre le farrafin de fa crainte. Quand Argail qui revenoit d'un air trifte annoncer k ce prince les refus d'Angelique , fe vit ainfi démontc, il fut piqué de cette aöion : Chevalier, lui dit-d , quel procédé eft le vötre ? lorfque je m'emploie pour vous avec ardeur & que je viens vous éclaircir.... Oh , je vous tiens quitte de  l' Amovriux. 35 eet éclairciffement, interrompit 1'efpagnol. Je n'en ai que trop vu, & je ne fonge qu'a me venger. Si j'ai détaché votre cheval, je ne veux ni ne dois vous en faire des excufes ; comme il faut qu'un de nous deux laiff= ici fa vie , un feul cheval nous fuffit. Avec un homme auffi extraordinaire que toi, reprit fièrement le frère d'Angélique, la raifon & 1'honnêteté font inutiles; & puifque tu fais mieux combattre que parler , il eft jufte de t'employer k ce qui te convient davantage; alors ils commencèrent k fe charger plus furieufement qu'auparavant. Après qu'ils fe furent long-tems tltés avec amant d'adreffe que de force , & qu'ils eurent mis en ufage teut ce que leur expérience leur avoit enfeigné , le prince du Cathay leva fon épée pour en frapper fur la tête de fonennemi , pour 1'étourdir du moins s'il ne pouvoit le bleffcr ; & il s'y prit teIle vjgueur ^ en feroit venu a bout, fi 1'adroit farrafin ne fe fut gliffé fous le coup pour le rendre inutile. Argail ne réuffit donc pas dans fon deffein; au contraire, il donna moyen a 1'efpagnol de le joindre , & fa commencèrent a combattre corps k corps. Dans ce combat périlleux , ils firent cent efforts pour fe terraffer « ils y réuflirent enfin; C ij  j6 Roland mais il eüt été difficile de décider qui des deux tomba deffous ; car pendant quelque tems , ils ne firent que roider 1'un fur 1'autre. Si Ferragus eut le defTus, Argail , doué d'une vigueur extréme , l'eut a fon tour. II fut même le conferver ; & fe fervant de fon avantage , il ne laiflbit pas , quoique fon ennemi fut invulriérable , de lui meurtrir la tête & le vifage avec fon gantelet de fer : cependant 1'efpagnol défefpérant de revenir deffus , ne fongea plus qu'a profiter de fa défagréable fituation. D'un bras qu'il avoit libre , il tira fon poignard ; & cherchant de la pointe les endroits par ouil pourroit percer fonhomme , il le lui plongea dans le cöté fous les armes jufqu'a la garde. Argail fe fentant mortellementblefle,attacha fes regards mourans fur le Sarrafin , 5c lui dit d'une voix foible : Brave chevalier, puifque tu me donnés la mort, je te conjureparce quetu dois a 1'ordre de chevalerie que tu profefles avec tant de courage ,de jetter dans cette fontaine mon corps tout armé,aufli-tdt que j'aurai rendu le dernier foupir. Le foin de mon honneur m'engage a te faire cette priere. Je crains qu'après ma mort, on ne m'accufe d'avoir eu peu de valeur, puifque je me fuis laiffé vaincre avec de fi fortes armes. Je voudrois fauver ma mémoire de ce honteux reprochc.  l' A m o u r e u x; 37 A ces paroles touchantes du frere d'Angéhque , Ferragus , quoiqu'ü fut le moins compatifTant de tous les hommes , perdit fon reffentiment. Vaillant chevalier, lui répondit-il tout attendri, je fuis touché de votre infortune. La crainte que vous faites paroïtre, ne peut partir que d'un grand cceur, vous avez tort toutefois de 1 ecouter, votre mémoire eft en füreté. Hé! que peut vous reprocher 1'envie ? Ne méritezvous pas plutöt une gloire immortelle pour avoir mis mes jours en péril ? mais puifque vous exigez de moi que je vos fatisfafle , je promets d'accomplir ce que vous demandez, a la réferve d'une chofe. Comme je fuis dans un pays de chrétiens, ou j'ai quelque intérêt de n'être pas connu , vous me permettrez de gard er votre cafque jufqu'a cequej'en aye un autre. Argail ne put repliquer , déja les pales ombres de la mort 1'avoient environné. II parut feulement approuver par un figne de tête ce qu'on propofoit, & il expira dans le moment. Telle fut la fin du vaillant Argail, 1'un des meilleurs chevaliers de fon temps. II avoit une valeur extréme, des fentimens nobles & généreux ; il ne lui manquoit que de faire profeffion du chriftianifme pour être un prince accompli. Lorfque Ferragus fut afluré que 1'infortuné C iij  38 Roland fils de Galafron n'avoit plus de part a la vie, il lui délaca fon cafque pour s'en couvrir : enfuite il prit fon corps, fuivant fa promefTe , & 1'alla jetter avec le refte de fes armes dans 1'endroit de la fontaine qu'il jugea le plus profond , dans une efpece de gouffrequi n'étoit que trop capable de le contenir, & d'öter la connoifTance de fon fort k ceux qui voudroient s'en élaircir. CHAPITRE VI Des diffirens partis que prirent AJlolphe & Ferragus aprïs la mort £ Argail. Renaud & Roland quatent la Cour. Le Sarrafin après avoir rendu au Prince du Cathay unfitriftedevoir , femitarêver au bord de la fontaine. II fit quelques réflexions triftes fur 1'inftabilité des chofes de la vie, mais il s'ennuya bien-töt de dóplorer la condition des humains. Sapaffion pour Angélique fe réveilla, il commence a fe reprocher comme un crime le féjour inutile qu'il fait dans ce lieu. II fe leve, va fe jetter brufquement en felle ; & embrafé de la plus vive ardeur, il court k bride abattue  l'Amoureux. 39 fur le chemin qu'il a vu prendre a la fier* beauté qui le fuir. Le prince Aftolphe feul avoit vu ce qui s'étoit paffé entre les deux guerriers. L'intérêt que leur valeur lui faifoit prendre k leur fort, le retenoit encore dans eet endroit; il avoit négligé jufqu'alors le foin de fa liberté , qu'il ne tenoit qu'a lui de le procurer depuis la mort des quatre geants. Quand il vit Argail mort, 6c Ferragus fur les traces de la PrincefTe, il penfa qu'il n'avoit point d'autre parti k prendre, que de s'en retourner k la Cour. II reprit fes armes; 6cayant appergu de loin fon cheval qui paiffoit tranquillement fur une petite hauteur qui s'élevoit dans le vallon, il fe hata de le joindre. L'animal foit qu'il reconnut fonmaitre, foit que la faim 1'arrêtat fe laifTa docilement approcher. II ne manquoit plus au prince anglois qu'une lance , la fienne s'étant rompue contre Argail. Pendant qu'il cherchoit de 1'ceil dans la campagne quelque arbre dont il put s'en fabriquer une , il vit briller aux rayons du foleil contre le pin de la fontaine, la lance d'or devenue vacante par la mort du frere d'Angélique ; bien qu'il n'en connüt pas tout le prix , ce furcroit de bonheur le fatisfit extrêmement. II s'appropria cette précieufe lance ; 6c le cceur détaché C iv  4© Roland de 1'étrangere par le peu d'efpérance qu'il avoit de lapofleder, il rctourna vers Paris plus tranquille qu'il n'en étoit forti. II n'avoit pas encore fait beaucoup 3e chemin, qu'il rencontra le paladin Renaud qui venoit au perron pour fuccéder a Ferragus. Comme Aftolphe étoit parent &c ami du fils d'Aimon , & que d'ailleurs il difoit volontiers ce qu'il fayoit , il ne cacha aucune circonftance du dernier combat, ni du tragique événement dont il avoit été témoin. Le fire de Montauban qui n'étoit pas un des moins épris de la beauté d'Angélique , ne fut pas plutöt la mort d'Argail & la fuite de la princeffe , qu'il ceffa d'écouter 1'anglois qui n'étoit pas encore a la fin de fon récit. II craignoit qu'un plus long retardement ne le mït hors d'état de pouvoir joindre la dame ; il poufla fon cheval du cöté qu'Aftolphe lui dit qu'elle fuyoit. Bayard prend fa courfe, 1'ceil ne le peut fuivre. Une fleche décochée avec violence n'auroit pu 1'atteindre , & toutefois Renaud 1'accufoit encore de lenteur. Tandis que ce paladin s'abandonnoit ainfi tout entier aux mouvemens impétueux de fa paflion , le comte d'Angers n'étoit pas moins agité. Ilapprit d'Ailolphe 1'avanture du perron de Merlin, & avec quelle vivacitc le feigneur  l'Amoureux; 41 de Montauban marehoit fur les pas de la belle étrangere. O malheureux Roland, s'écria-t-il! quels maux égalent les tiens ? Je connois Renaud , il elt aimable , amoureux, preflant, hardi. S'il rencontre 1'inconnue Ah ! je n'y puis penfer fans mourir! Hélas, peut-être eftil prêt de la joindre , pendant que je me laiffe ici déchirer par des foupcons jaloux ? Pourquoi faut - il que je languifTe dans les larmes, fans faire un pas pour découvrir auffi ma paffion a 1'objet que j'aime ? Attendrai-je que l'amour vienne combler mes defirs ? Songe , Roland , fonge a te fatisfaire comme tes rivaux, & quand ce ne feroit que pour leur arracher la proie qu'ils pourfuivent, fors d'une honteufe létargie, & vole après cette aimable étrangere ; ton repos , ta vie, ta gloire même y eft intérefTée. Après avoir fait ces réflexions , il fe revêtit d'armes fimples pour n'être pas connu ; on lui amena fon cheval Bridedor , fur lequel il monta plein de trouble & d'agitation. II fortit de Paris le jour même des joütes, & il marcha fur les pas de Renaud.  4x Roland CHAPITRE VII. Commencement des joütes. Pendant que les trois plus grands guerrlers de la terre s'empreffoient de fuivre la. princeffe du Cathay, les chevaliers du tournoi fe préparoient a commencer les joiites. L'empereur en avoit régie les conditions; il avoit été décidé que celui qui fe préfenteroit le premier fur les rangs feroit regardé comme le tenant; que le chevalier qui 1'abattroit le deviendroit a fon tour , jufqu'a ce qu'un autre lui fit auffi perdre les arcons; & qu'enfin le tenant, qui demeureroit le dernier , remporteroit le prix & la gloire du tournoi. Le courageux Serpentin, fils du roi Balugant, parut le premier fur la lice. II s'y préfenta de la meilleure grace du monde. Son air étoit noble & fier, & fes armes fi riches qu'elles attirarent les regards de tout le peuple. 11 portoit au milieu de fon écu une étoile d'or en champ d'azur. II montoit le plus beau cheval que Pon put voir. C'étoit un andalouz bai-brun a crins noirs , qui montroit tant d'ardeur tk d'aftion dans fes allures, qu'on eüt  l' A M o u K ï u x. 43 dit que toute Ia carrière n'étoit que pour lui. Ses yeux paroiflbient tout de feu , & fes na«eaux grands & ouverts jettoient une épaiiTe fumée. II frappoit la terre d'un pied fuperbe , & fon mords étoit tout blanc d'écume. Un chevalier de la cour affez fameux , Angelin de Bordeaux, qui portoit pour devife une lune en champ de gueule,fut le premier affaillant. Serpentin & lui fondirent 1'un fur 1'autre avec beaucoup de vigueur. Le francois brifa fa lance contre le farrafin fans Pébranler; mais Serpentin lui donna un fi rude coup qu'il lui fit perdre les étriers. Richard, duc de Normandie fe mit auffi-töt fur les rangs pour venger Angelin : ce qui ne lui réuffit pas. Le fils du roi Balugant 1'envoya tenir compagnie au bordelois. Salomon, roi de Bretagne, un des principaux pairs du royaume , entra enfuite dans la carrière, & augmenta le nombre des malheureux. Le jeune Serpentin s'acquit de la gloire par ces exploits. Les farrafins qui fe trouvoient alors en grand nombre a la cour de Charles , en firent trophée. Balugant fur-tout ne pouvoit contenir la joie qu'il en relTentoit. Ltf prince Aftolphe piqué de 1'oftentation avec laquelle ces ennemis du nom chrétien faifoienf: éclater leur avantage ? ne put foufFrir plus  X4 Roland long-tems leur fierté. II fe hata d'entrer dans la lice. II tenoit en arrêt la riche lance d'Argail , & il fe promettoit bien de rétablir 1'honneur de 1'empire. 11 alloit en effet moiiTonner tous les lauriers du brave Serpentin , fi la fortune qui fe joue de nos projets , n'eüt déconcerté le fien par un accident auquel il ne fe feroit jamais attendu. Son cheval avoit déja fourni la moitié de fa carrière avec beaucoup de vïtefie, lorfque le mauvais deftin de fon maïtre lui fit rencontrer un troncon de lance qui roula fous fon pied. L'animal bronche, tombe & entraïne dans fa chüte le prince anglois , qui s'évanouit de la force du coup. 11 ne reprit 1'ufage de fes fens que chez lui oü 1'on fut obligé de le porter. Certes ces bonnes intentions méritoient une autre récompenfe J Auflï fut-il plaint de tout le monde. Serpentin même fe moutra fenfible k fon malheur, quoiqu'il eüt trés - grand fujet de s'en réjouir. II comptoit d'ajouter cette palme a celles qu'il avoit déja cueillies. Ce vaillant prince, après qu'on eüt emporté Aftolphe, mit encore par terre cinq ou f:x chevaliers chrétiens. On commencoit a croire qu'il remporteroit 1'honneur de la fête , lorfqu'on vit paroïtre Oger le danois. A la vue de ce nouveau paladin , le peuple de Paris  l'Amoüeïux; 4j lentk ranimer fon efpérance. Les deux chevaliers poufsèrent leurs chevaux avec furie. Oger fut ébranlé. II chancela dans les arcons, & peu s'en fallut qu'il ne tombat; mais le tenant ne put foutenir la violence du coup qui lui fut porté ; il alla trouver ceux qu'il venoit de renverfer. A eet heureux changement, les chrétiens poufsèrent des cris de joie, & les farrafins en marquèrent du dépit fur leurs vifages.' Le brave danois demeuré vainqueur devint k fon tour Ie tenant, & fit efpérer k toute la cour qu'il ne cefleroit pas fi-tót de 1'être. Le roi Balugant tranfporté de colère fe préfenta pour venger 1'afFront de fon fils; mais Oger 1'abattit lui-même , & après lui les courageux ïfolier & Matalilte , jeunes frères de Ferragus. Gaultier de Montleon leur fuccéda , & ne fut pas plus heureux. Comme il étoit chrétien , le tenant parut touché de fon malheur, & dit k ceux de fa religion : feigneurs chevaliers , ne nous empreffons point de nous combattre les uns les autres. LaifTez le champ libre aux farrafins. Quand nous les aurons tous vaincus, nous nous difputerons bien alors le prix du tournoi. Spinelle d'Altamont, farrafin , ayant entendu le difcours du danois , crut qu'il y alloit de fa gloire d'en tirer raifon ; néanmoins il  46 Roland n'eut que 1'honneur d'en avoir formé le projet. Oger lui porta un fi furieux coup de lance* qu'il 1 etendit tout de fon long fur la poumère. Tel fut julques-la le fuccès des joütes. O ciel! n'abandonnez point le bon danois , il a plus que jamais beloin de votre fecours , un géant teriible va 1'afTaillir. Le roi Grandonio irrité de voir les farrafins li maltraités , ne put deraeurer fi longtems dans 1'inaction. II s'étoit propofé, je ne fais pourquoi , de ne combattre que des derniers; mais un mouvement de fureur , dont il ne fut pas maitre , Fentraina dans la carrière : c'étoit le plus fort des farrafins après Ferragus. II avoit une ftature gigantefque, avec un air k infpirer de 1'effroi. II montoit un cheval d'une grandeur déméfurée , & portoit pour devife un Mahomet d'or fur un champ noir. Tous les chrétiens en le voyant s'apprêt. r au combat furent faifis de crainte. Ganes de Poitiers , autrement le comte Ganelon , en eut entr'autres tant de peur , qu'il abandonna furtivement le camp pour n'avoir pas a foutenir le choc d'un li rude champion; & un moment après lui Macaire le Lozane fon neveu , Anfelme de Hautefeuille , Pinabel & tous les autres mayencois , excepté Hugues de Melun , fe retirèrent fecrètement, comme  l'Amoureux. 47 ê la IScheté eüt été héréditaire dans cette perfide maifon. Le roi farrafin avoit une lance aufli grofie qu'une Antenne, & fon cheval ne caufoit pas moins de frayeur que lui. L'épouvantable animal faifoit d'horribles henniffemens en courant dans la carrière. II brifoit les cailloux qui fe trouvoient fous fes pieds , & la terre en trembloit. Le danois , malgré les lauriers qui ombrageoient fon front viciorieux , ne put s'empêcher de frémir en confidérant 1'énorme grandeur de fon ennemi. II rappela toutefois fon courage ; & le mefurant au péril qui le menagoit , il fondit comme un lion fur Grandonio qu'il ébranla fi bien de fon coup , qu'on vit le corps de ce géant pencher prefque jufqu'a 1'étrier. On crut que la lice alloit retentir du bruit de fa chiïte ; cependant il ne tomba point, & le vaillant Oger eut beau fe couvrir tout entier de fon écu , il ne put tenir contre 1'énorme lance de fon ennemi, qui le renverfa fous fon cheval. Alors un cri de joie s'éleva parmi les farrafins qui ne doutèrent plus que le prix des joütes ne füt pour eux. Ils commencèrent même a infulter les chrétiens , dont la contenance changée rendoit térnoignage des peines du cceur, Le duc Naime de Bavière & le fameux  48 Roland Turpin de Rheims , choqués de 1'infolencs des efpagnols , voulurent abattre leur orgueil. Ils fe préfentèrent 1'un après 1'autre contre le tenant, qui par malheur leur fit vuider les arcons. Le bavarois fut dangereufcment bleflë au cöté , & le bon archevêque eut le bras gauche démis de fa chüte. Guy de Bourgogne qui portoit pour devife un lion noir en champ d'or, eut auffi la même deffinée ; ce qui donna tant de fierté au vainquenr qui de fon naturel n'étoit déja que trop infolent, qu'il outragea tous les chevaliers de la cour en les apoflrophant fans ménager les termes. Yvon Angelier, Avaric & Berenger ne purent fouffrir fes bravades & fon orgueil: ils fe mirent fur les rangs ; mais hélas ! leurs forces ne répondirent pas k leur bonne volonté : le géant les abattit , & après eux Hugues de Melun , dont la chüte fut le moindre déshonneur que recut ce jour-la fa maifon. II en coüta la vie au malheureux Ugolin de Marfeille qui , fans confidérer fa foibleffe , ofa tenter enfuite la fortune des armes. Le terrible Grandonio le perca d'outre en outre de fa cruelle lance. Le fort Alard & le jeune Richardet , jeunes frères du feigneur de Montauban , donnèrent plus d'occuparion au farrafin. II les terraifa toutefois i'un & 1'autre, &c leur  L5 A M O U R E Ü X. ^fi ïeur défaite acheva de réfroidir la valeur des chevaliers de la cour. II ne paroiflbit plus d'affaillans fur la lice ; & 1'orgueilleux efpagnol recommencoit k infuïter les chrétiens avec mépris , lorfqu'on vit ouvrir les -barrières du camp k 1'arrivée du célèbre Olivier de Bourgogne. II revenoit de s'acquitter d'une commiffion importante dont 1'empereur 1'avoit chargé, & il avoit cru ne pouvoir mieux fignaler fon retour qu'en paroifTant au tournoi. Quand les francois appercurent ce généreux paladin , ils poufsèrent k leur tour dés cris de joie. La confiance fe rétablit dans leurs cceurs. Après Roland & Renaud , dont il étoit parent, il palïbit pour le plus fort guerrier de tout 1'empirc. II favoit fi bien manier Un cheval , & il avoit l'air fi noble , qu'il effacoit tous les chevaliers qui s'étoient mis jufqu'alors fur les rangs : il montoit un vigoureux courfier , dont la fierté répondoit k la fienne. Dès qu'il parut prêt k partir , les peuples s'écnèrent , vive le bon marquis de Vienne , 1'honneur du nom francois 1 A ce cri , il fe fent encore plus animé a foutenir 1'attente qu'on a de lui; mais le fuperbe roi farrafin en rioit d un ris moqueur , & fe promettoit bien de faire auffitöt évanouir ces flatteufes efpérancés. Tomt I. . q  f <* R O L A N B CHAPITRE VIII. Continuation des joütes , & de quelle manïère elles jinirent. Les deux guerriers , après avoir fait la demi-volte , partirent tout d'un tems. La terre tremble fous les pieds de leurs chevaux, tout le monde attentif au choc terrible de ces combattans , garde un profond fdence. Le marquis de Vienne adreiTe fa lance au milieu du bottelier de fon ennemi, & perce 1'écu de part en part , malgré trois fortes plaques d'acier qui le couvroient : le fer de la lance pafla même a la cuirafle , la traverfa & blefla le géant au cöté ; mais le marquis par malheur fut atteint fi rudementde fon antenne , que les fangles de fon cheval venant a crever de la force du coup , on vit 1'infortuné paladin voler a terre avec la felle entre les jambes. Ce malheureux événement acheva d'écarter de la lice tous les affaillans chrétiens. La honte & la confternation étoient peintes fur leurs vifages , tandis que les farrafias triomphoient & pouflbient au ciel mille cris de joie. Si le roi Grandonio avoit auparavant tenu  LTA M O U R E U X. p des difcours pleins d'infolence , ce fl.it bien autre chofe après la chüte du brave Olivier. C'eft peu de dire qu'il continua d'accabler de paroles outrageeantes les paladins ; il en dit k , 1'empereur même , & il perdit toute retentie. O chrétiens I s'écria-t-il, êtes-vous donc fi laches, qu'il n'y ait plus perfonne parmi vous qui ofe fe préfenter devant moi 1 fiiyez fuyez, poltrons , retirez-vous dans les ruelles* vous n'etes propres qu'a divertir les femmes : quittez vos armes , vous ne méritez pas d'en être revêtus ; contentez-vous de vous fignaler dans les bals & dans les feftins. L'empereur fenfible , autant qu'il le devoit être k de pareils difcours , les écoutoit impatiemment. Oü eft Roland , difoit-il? qu'eft devenu Renaud ? ne devrois-je pas être déja vengé ? il demanda auffi le comte Ganelon ; & comme on ne lui pouvoit apprendre des nouvelles certaines de ces guerriers : Quoi donc, s'écria-t-il d'un ton mêlé de colère & de douleur , tout m'abandonne ? ceux qui devroient être le foutien de 1'empire le trahiffent & me laiffent couvert de honte. Le gentil Aftolphe ne put entendre ainfi parler fon roi, fans entrer dans fes peines. Après avoir fait panfer fes meurtrifiures , i! étoit venu en habit de courtifan fe placer Dij  "s Roland parmi les dames qui voyoient les joütes avec 1'empereur. II fe retira fecrètement de fiS&tablée ; & quoiqu'encore tout froifie de fa chüte, il fe fit revêtir de fes armes. Il fut bientöt en état d'entrer dans la carrière; mais il fe rendit auparavant au bas de 1'échafaut de 1'empereur. II leva la vifière de fon calque , & dit de fort bonne grace : Puifiant prince , permettez-moi d'aller confondre Por* gueil de eet infolent qui manque de refpecl pour vous. Charles foupira de fe voir réduit a fe fervir d'un tel défenfeur. Occupé d'une penfée fi mortifiante , il accorda au prince anglois la permiflion qu'il demandoit; il loua fes bonnes intentions, il 1'exhorta même a s'y porter vaillamment ; &c cependant il prioit le ciel dans le fond de fon ame de lui envoyer quelque feeours plus falutaire. Aftolphe , après avoir quitté 1'empereur , alloit fe polter au bout de la lice pour fe préparer au combat, loriqu'H rencontra fur fon paffage le géant qui continuoit fes bravades en fe promenant le long du camp. Ce farrafin entreprit de railier 1'anglois. Gentil Aftolphe , Lui dit-il, je vous confeille d'éviter mon antenne. Vous trouverez mieux votre compte avec des dames délicates , qu'avec des enne-  L' A M O Ü R E V X. 53 m;s de ma taille. Croyez-moi, confacrez-vous tout entier au fervice du beau fexe ; c'eft le feul emoloi qui vous convienne. Je vous en defüne unautre, réponditle prince d'Angleterre , pour lequel vous me paroiffez fait exprès. Notre empereur a befoin d'hommes nerveux pour l'armemcnt de fes galères de Marfeille • je me fais fort d'obtenir de lui pour vous 1'honneur d'être le premier officier de fa capitane. La grande opinion que j'ai de vous, me fait prcuuner que vous ferez tout 1'ornement d'une chiourme. Grandonio plus accoutumé 3 prononcer des paroles piquantes qu'a s'en entendre dire , ne répartit au paladin que par un regard funeux qu'il lui lanca en le quittant brufquement. Son cceur devint plus agité que la mer , lorfqu'elle épouvante les matelots. II écume de rage , grince les dents , & il fort de fa bonche &: de fes narines une épaiffe fumée avec un fifflement femblable a celui que fait un ferpent qui veut s'élancer fur un voyageitr. Tel & plus terrible encore , le géant farrafin courut prendre du champ pour fondre fur 1'officieux anglois qui lui deftinoit des emplois fi honorables. II pouffe fon énorme cheval ^contre lui, & fe promet non-feulement .de 1'étendre mort fur la pouffière, mais même D iij  54 Roland de le porter par tout le camp au bout de fa lance. Enfin la fureur qui le tranfportoit étoit telle , que tous les chrétiens en frémirent pour Aftolphe, & particulièrement ceux qui connoiflbient ce paladin. Ah ! prince téméraire, difoient-ils, quel mauvais génie te pouffe a mefurer tes forces avec celles de ce furieux} tu vas nous faire recevoir un nouvel affront; c'eft: tout ce que nous attendons de ton audace & de ta témérité. Cependant le prince anglois ne perdit point courage ; le cas qu'il faifoit de fa valeur lui cachoit la moitié du péril. 11 s'apprête avec autant de confiance que d'ardeur k fondre fur fon redoutable ennemi : veuille le ciel préferver ce paladin , ou pour mieux dire, fon cheval, d'un accident pareil au premier. Les deux champions partirent & fe rencontrèrent au milieu de la carrière. Le prince d'Angleterre n'eut pas fi-töt touché de fa lance d'or le fort Grandonio, que le géant fe vit aterre fansfavoir pourquoi, ni comment. On peut juger du bruit que fit ce coloffe en tomb»nt. La ruine d'une tour fait moins de fracas. II tomba même fi lourdement , que la plaie qu'Olivier de Bourgogne lui avoit faite au cöté s'irrita ; il en fortit tant de fang qu'il lui prit une foiblefle ; fes amis accoururent a  l'Amoureux. 55 fon fecours , & n'eurent pas peu de peine k Femporter pour lui faire prendre fes efprits. A la chüte de ce monftre , les fpectateurs chrétiens remplirent 1'air de cris de joie , & les farrafins parurent confternés k leur tour. Tous ceux qui étoient afïïs fur les échafauts fe levèrent fur leurs pieds pour mieux voir un événement li peu attendu. L'empereur , quoiqu'il en fut témoin , fe défioit du rapport de fes yeux. Eft-il bien poffible , s'écrioit -1 - il, qu'Aftolphe ait fait un fi beau coup de lance ? Chacun émerveillé de cette aventure en faifoit honneur au héros. Tout le monde élevoit jufqu'aux mies fes forces & fa valeur. Perfonne n'étoit au fait. Le vainqueur, même au milieu des tranfports que lui caufoit fa victoire, pouvoit k peine la croire véritable , malgré toute la bonne opinion qu'il avoit de hii-même. Le triomphe de ce prince ouvrit un nouveau champ aux affaillans. Les farrafins qui n'avoient pas combattu fe crurent obligés de venger leur nation , & les chrétiens que la crainte avoit écartés du camp k la vue de Grandonio , y revinrent d'un air emprefTé , comme fi quelqu'afFaire importante les eüt retenusjufqu'alors. Pifias le blond, & Giafard le brun , tous deux farrafins tk chevaliers du haut renom, fe préfentèrent les premiers, Div  5 quels reproches 1'empereur 8c 1'empire ne font-ils pas en droit de me faire l Plein de ces réflexions , il rerr.onta fur Bayard , &c reprit le chemin de Paris. II avoit un air fier & dédaigneux , qui marquoir affez qu'il n'étoit plus dans les fers de la princeffe du Cathay. II ne fongeoit qu'a s'en retöurner a la cour, lorfqu'arrivant a un endroit oü pliuieurs routes formoient une efpèce d'éfoilè, il ne put démêler le chemin qu'il devoit prendre. II en fuivit un qui 1'engagea plus avant dans la forêt. Infenfibiement il fc trouva fur les bords d'un ruiffeau qui rouloit en replis tortueux fon onde pure & tranfparente le long d'un gazon émaillé des plus belles fleurs du orintcms. II ne put vcir un lieu fi délicieux fans avoir envie de s'y repofer. II s'affit au pied d'un orme , après qu'il eüt óté la bride de fon cheval pour le laiffer païtre fur cette he'rbe fleurie. Le chevalier fc fentit bien-töt affoupi. Sa laffitude y contribua peut-être moins que la propriété du lieu. Pendant qu'il goütcit la douceur du fommeil , la fortune , par un de ces caprices ordinaires , conduifit a eet endroit la fillê du roi Galafron. Une preffante foif obligca cette princéfle  L' A M O U R E U X.' 6"5 princeffe \ defcendre de fon palefroi. Elle but de 1'eau qui couloh le long du gazon ; puis appercevant au pied de 1'orme le paladin qm dormcit au frais , elle concut pour lui dans le moment le plus violent amour qu'un cceur puiffe reffentir. O changement merveilleux ! ö prodige ctonnant! cette orgueilleufe beauté, qui jufques-la n'avoit payé que de mépris les hommages des plus grands princes , fe rend fans réfiftance k la vue d'un chevalier qu'elle ne connoït point. Dans un inftant l'amour 1'embraïa de tous fes feux , comme fi ce dieu puiffant eüt voulu donner un exemple aux mortels qui prétendent fe fouuraire k fes Ioix. Pour réduire la rebelle Angélique , il 1'attira fans doute fur les bords dangereux' de cette fource appelée par ceux qui la connoiffoient, la fontaine de l'amour. Elle n'étoit point enchantée comme celle de Merlin. Son onde avoit naturellement la vertu d'infpirer de la tendreffe aux perfonnes qui en buvoient, ou plutöt d'allumer dans leurs ames une amoureufe fureur que 1'eau de 1'autre fontaine pouvoit feule éteindre. Plufieurs chevaliers en burent fans en connoitre la propnété , & confervèrent toute leur vie une paffion qui fit tout leur bonheur ou toute leur infortune. Tornt I. £  66 Roland La 'princeffe du Cathay, dans le trouble quï agite fes efprits, s'approche du fils d'Aimon pour le confidérer k fon aife , 6c plus elle le regarde , plus elle enfonce dans fon cceur le trait qui la bleffe. Cette tendre amante ne fait a quoi fe réfoudre; elle rougit, elle palit, tout marqué le défordre de fes fens ; elle craint de le perdre , fi elle le iéveille, 6c toutefois elle voudroit trouver dans fes regards le même plaifir qu'elle prend a le voir. Dans cette confufion de fentimens, elle cueillit de fa main délicate les plus belles fleurs de la prairie , 6c les jettant 1'une après 1'autre fur le vifage de Renaud : Dors , dit-elle, dors , charmant chevalier , goüte le repos que tu me ravis pour jamais. Le paladin., a Fattouchement des fleurs , fe réveilla ; il jeta les yeux fur la princeffe , qui lc falua d'un air k lui faire affez connoitre ce qu'elle fentoit pour lui ; mais le cruel fils Aimon ne 1'envifagea qu'avec peine; il fentit même pour elle, dès qu'il la reconnut, autant d'averfion qu'il s'étoit fenti d'amour en la voyant pour la première fois. Elle lui tint envain des difcours capables d'attenclrir les cceurs les plus barbares ; il porte la cruauté jufqu'a la quitter brufquement fans daigner lui répondre une feule parole. Pour s'éloigner  ï.' A M O U R E U x; 6 j même au plutöt d'un endroit que fa vue lui rend odieux, il va reprendre Bayard qui s'étoit unpeu écarté. Angélique le fuit; Arrête, lui dit-elle, trop aimable chevalier , pourquoi me fuis-tu? hélas! je t'aime plus que moimeme ; & pour prk de tant d'amour, faut-il que tu me faffes mourir ? regarde - moi; mon Jifage doit-il fe faire horreur? combien de fois ai-je vu les plus grands princes de la terre s'efForcer vainement par leurs foins de s'attirer un des regards que je prodigue pour toi ? ils gémiffoient, ils fe défefpéroient de vojr mes yeux armés de rigueur, &c tu ne peux les fouffrir quand ils te font favorables ïugrat! ne font-ils plus les mêmes? En changeant de elimat, ont-ils perdu le privilè^e qu'ils avoient de tout charmer ? ne peuvenrïls infpifer ici que du mépris ? ou la paffion que tu y remarques pour toi en auroit-elle detriut tous les charmes ? Tandis que lamoureufe fille de Galafron prononcoit ces paroles de la manière du monde la plus propre k toucher le paladin , il fe prefföit de brider fon cheval pour s'en aller, & ne point entendre des plaintes qui le fatiguoient. La princeffe qui connut fon intention en fut pénétrée de douleur, & réduite k prier un homme qu'elle.auroit vu avec indifférence a  Roland fespiedsun moment auparavant, elle nepargna rien pour le retenir. Ce n'eft pas qu'au milieu de ces mouvemens impétueux qui Femportoient au-dela. des hornes dc la bienféanCe Sc de la raifon , elle ne fenfit gémir fa fierté naturelle ; mais il ne lui étoit pas pofiïble de réfifter a la force du charme qui 1'entrainoit. Cependant Renaud fe jette légérement en felle , &C fuit la charmante Angélique , qui courant après lui de toute la force de (on palefroi, lui crioit autant que fa voix pouvoit s'ctendre : Ah beau chevalier! cefTe de t'éloigner de moi; modère du moins la rapidité de ta courfe : j'aurai le plailir de te voir un peu plus long-tems ; j'aime mieux te fuivre plus lentement,fi ma pourfuite te fait tant de peine. Hélas! fi par malheur il arrivoit que ton courfier fit un faux pas , fi tu tombois , fi tu te bleffois , fois afluré que ma mort fuivroit de prés ce trifte accident. Tels étoient les difcours de cette amante trop paflionnée ; mais bientöt le feigneur de Montauban fut en état de ne les plus entendre. Bayard auffi cruel que fon maïtre , partit comme un éclair. La fille de Galafron les perdit tous deux de vue dans un moment. Qui pourroit peindre la vive douleur que reflentit cette princeffe , lorfqu'elle ne vit plus  l' Amoureux. 69 fon infenfible chevalier. EUe arracha fes beaux cheveux , meurtrit de fes propres mains fon fein d'albatre , rabaiffa fes attraits en leur reprochant de n'avoir pu réduire fous fa puiffance le feul cceur qu'elle vouloit captiver. Enfuire elle s'en prit au ciel, k la fortune,& enfin au paladin qui avoit fi mal répondu a fes bontés. O dieux ! s'écria-t-elle , qui pourroit croire qu'un fi beau chevalier eüt une ame ingrate & inhumaine ? de quel fang eft donc formé ce barbare , & chez quels peuples fauvages a-t-il recu le jour? c'eft ce que je veux favoir , & je puis en ce moment fatisfaire ma curiofité. En achevant ces mots , elle eut recours au livre de Maugis ; d'abord quelle apprit des démons que le chevalier dont elle fe plaignoit, fe nommoit Renaud de Montauban : Ah malheureufe , dit-elle avec autant de douleur que de furprife , quel nom vient de frapper ton oreille : il redouble ma confufion. j'ai mille fois entendu parler de ce paladin a la cour de mon pere. Charmée du récit de fes faits immortels , n'ai-je pas fouvent envié k la France un fi fameux guerrier , & fouhaité qu'il füt payen ? Meurs, Angélique, meurs de dépit & de honte d'avoir vainement effayé fur lui t»s regards &c même tes bontés. Bien loin E iij  7° Roland de fe montrer fenfible a toute 1'ardeur que je Tui témoigriois, paroiffoit-il feulement en avoir quelque pitié ? On dit pourtant, & c'eft pour achever de me défefpérer , on dit que ce héros n'a pas dédaigné de foupirer pour des beautés affez communes. Quoi! tout fufceptible de tendreffe, tout volage qu'il eft, je n'ai pu faire que d'inutiles efforts pour m'attirer fon attention. Ah quel affront ! quelle ignominie ! ó mon pere que je remplis mal votre attente ! ne comptez plus fur le pouvoir de mes yeux. Si vous voulez vaincre les paladins, il vous faut de plus fortes armes.... Mais ceflbns de déplorer la foibleffe de mes traits; c'eft accorder un nouveau triomphe a la fierté de Renaud : rendons-lui plutót mépris pour mépris, la raifon & Fhonneur de mon fexe me 1'ordonnent.. . Vaine réfolution , ajouta-t-elle , en pleurant! que me fert-il de trouver le paladin digne de ma haine J je fens que je ne puis le haïr. Ainfi , la fille du roi Galafron cédant malgré elle a fon amour , s'approcha de 1'endroit oü elle avoit vu Ie fils Aimon endormi: elle tient long-tems fes regards attachés fur les fleurs qu'il a foulées. Belles fleurs, dit-elle , qui avez eu affez de charmes pour arrêter ici le barbare qui me fuit j que votre fort eft heureux ! A ces  L'A M O U R E Tj X. 71 mots, elle defcend de cheval, fe couche fur ces mêmes fleurs , & les baife mille fois en les arrofant de fes larmes ; elle efpéroit par-la, pouvoir foulager fes peines , mais elle ne fit que les irriter. Un mélange d'amour, de douleur & de plaifir la jeta dans un accablement qui fut peu k peu fuivi d'un profond fommeil. CHAPITRE X. De Carrivie de Roland aux Ardennes, & de la joie qu'il eut de trouver Angélique endormie, D u N autre cöté, le comte d'Angers avoit fi bien preffé les flancs du vigoureux Bridedor, qu'il arriva dans ce tems-la aux Ardennes. Impatient de rencontrer Angélique , il commence a parcourir cette forêt fi fertile en avantures, & fon deftin le mène a 1'endroït ou le fommeil,par fes douces vapeurs , lafpèndoit les ennuis de la princefle. Ciel ! quelle fut la joie de ce paladin , lorfqu'il appercut 1'objet qui régnoit fi fouverainement dans fon cceur? Quand il auroit bu toutes les eaux de la fontaine de l'amour, il n'auroit pas pris plus de plaifir a regarder la fille dc Galafron; il E iv,  7* Roland fembloit n'avoir l'uiage de fes fens que pour 1'admirer. 11 eft vrai qu'on ne pouvoit la confidérer tranquillement : on ne voyoit fur fon vifage aucune imprefïïon des cruelles peines de fon cceur ; fon teint confervoit toute fa vivacité , & paroifloit même en recevoir une nouvelle de Faflbupiflement de fes fens : on eüt dit qu'il naiffoit des fleurs autour d"elle, & le ruifieau qui couloit dans la prairie fembloit dire par fon murmure qu'il repofoit fur fes bords une beauté encore plus redoutable que fon eau. L'amoureux paladin , dans 1'excès de fon raviflement, n'ofoit en croire fes yeux, il appréhendoit que ce ne fut une illufion ; il ne favoit quel parti prendre. Que ferai-je, dit-il, en lui-même ? ü je réveille ma belle inconnue, je vais Feffrayer ; un trouble mortel va faifir fes timides efprits , ou bien je verrai fes yeux pleins de colère me lancer des regards que je crains plus que la foudre. Mais , pourfuivit-il, dois-je négliger une occafion fi favorable ? Pourquoi perdre des momens fi chers a me confulter mal-a-propos ? il faut que je déclare mon amour: fi 1'étrangère eft irritée de ma hardiefie , je 1'appaiferai par des paroles pleines de foumiflion & de refpedf. J'efpère même que touchée de la tendrefle & de la vivacité de mes fentknens ,  l'Amoürïüx. 7£ elle me permettra de la conduire , & de lui confarrer mes fervices : que rien ne m'arrête donc plus; je ne puis trop tot diffiper un fommeil qui retarde peut-ctre mon bonheur. II ailoit effectivement réveiller Angélique pour 1'entretenir de fa paffion , lorfqu'un nouvel obftacle vint s'oppofer a fon deffein. Ferragus arriva ; il ne reconnut point Roland , mais il ne put méconnoïtre la dame. S'il eut de la joie de la revoir, il ne vit pas fans fureur auprès d'elle le paladin dont il jugea que les intentions n'étoient pas différentes des fiennes. Chevalier , lui dit-il d'un air impérieux, choifis tout-a-l'heure de me céder la conduite de cette beauté, ou de combattre pour 1'avoir. Quoique le comte d'Angers fut déja fort mécontent de la facheufe anivée du farrafin , il ne laifTa pas de répondre avec beaucoup de modération. Paffez, chevalier lui dit-il, continuez votre chemin , ne cherchez point votre malheur; éloignez-vous de grace , votre préfence rn'efr. ici très-nuifible. Et la tienne m'eff. infupportable, répliqua 1'efpagnol avec un extréme emportement. Crois-moi, malheureux, n'éprouve point mes coups ; fuis plutöt, & tu éviteras le plus grand péril oü tu te fois jamais trouvé. Le paladin perdit alors patience. Téméraire, lui dit-il, fais-tu bien que tu parles  74 Roland a Roland ? Tout Roland que tu es, réparfir le farrafin, il faudra que tu m'abandonnss cette dame. Ferragus faura t'y contraindre ? en achevant ces paroles , il defcendit de chevaï: & ces deux guerriers commencèrent un des plus horribles combats qu'on vit jamais ; leurs épées tranchantes faifoient voler autour d'eux les mailles & les plaftrons d'acier. Pendant qu'ils faifoient des efforts plus qu'httmains pour fe vaincre & s'abattre 1'un 1'autre , Angélique fe réveilla; elle crut entendre le tonnerre : le bruit épouvantable des coups que ces deux fiers rivaux fe portoient, la remplit de frayeur, & elle vit avec étonnement autour d'eux la terre toute couverte des pieces de leurs armes; elle cherche des yeux fon palefroi, court le joindre, monte deffus k Ia hate, & s'enfonce dansle plus épais de la forêt: elle étoit fi troublée, qu'elle ne fongea ni k fa bague, ni au livre de Maugis qui auroient pu lui épargner tant de peine & d'agitation fi elle fe fut avifée de s'en fervir. Le comte s'appercut le premier de la fuite de cette princeffe ; il ceffa de frapper fur le farrafin. Remettons notre combat, lui dit-il, c'eft une folie de combattre fans fruit; nous terminerons une autrefois notre querelle. La dame , qui en fait le jufte fujet, vient de pren-  l'Amoureux. 75 irz la fuite ; fouffrez que je la fuive, je vous en aurai une éternelle obligation. Non , non , répondit 1'efpagnol en branlant la tête , c'eft k toi de m'en céder la pourfuite , autrement tu n'échapperas jamais de m.es mains : un de nous deux doit faire la conquête de cette dame ; je la pourfuivrai jufqu'au bout de la terre habitable , fi je te tue ; ou bien tu tacheras de la rejoindre fi tu m'ötes la vie. Cette réponfe irrita Roland. Comme il ne faut pas , dit-il au farrafin , attendre un procédé généreux d'un homme aufïï groffier que toi, je ne dois plus perdre de tems a te demander ce qu'un autre chevalier m'accorderoit fans peine ; ainfi donc n'efpère point que je te cède ni cette dame , ni la vicloire; fonge k" te défendre, & fois affuré que le fuccès de ce combat fera moins avantageux que tu ne penfes pour ta gloire & pour ton amour : alors le paladin & Ferragus, tous deux animés d'une égale fureur, continuèrent le combat. Nous allons voir quel en fir levènement.  7i Roland fon frère. Ses beaux yeux qui n'avoient déja que trop répandu de larmes, en versèrent de nouveUes, & la forêt retenrit de fes regrets. O Argail, difoit cette princeffe, infortuné Argail ; eft-ce-la eet honneur que vous deviez acquérir dans ces terres étrangères ? au lieu d'une gloire immortelle que vous y ctes venu chercher, vous n'y avez trouvé que la mort. Hélas! le roi, notre père, ne vous verra point arriver dans fa cour fuivi d'une foule de chevaliers vaincus, il fe repentira plutót d'avoir eu trop de confiance en nous. Angélique, après avoir pleuré Ia perte de fon frère, ordonna aux démons de la porter au Cathay dans le palais du roi fon père. Galafron fut fort étonné de la revoir feule. Oii eft Argail, lui dit-il ? Qu'eft devenu votre frère ? Pourquoi revenez - vous fans lui > .. Mais , ajouta-t-il, en s'appercevant que la princeffe avoit les yeux baignés de larmes , vous pleurez. Ah, mon fils n'eft plus! je lis fa mort dans vosregards. II eft vrai, feigneur, dit Angélique, en s'abandonnant au tranfport qui la preffoit , mon frère a perdu le jour. A cette nouvelle, Galafron fe couvrit le vifage de farobë,& demeura plongé dans un mortel accablement. Puis confondant fes foupirs avec les pleurs de fa fille , ils continuèrent tous deux a s'afïlïger  l'Amouuuï. oj fans modération. Cepehdant la violence de leur douleur diminua peu a peu; & faifant réflexion qu'on ne pouvoit rappeller Argail a la vie , ils ne fongèrent plus qu'è rendre k la mémoire de ce jeune prince les honneurs funèbres qu'ils lui devoient. La princeffe dn Cathay fut pendant quelque tems fi occupée de la mort de fon frère qu'elle fembloit avoir perdu le fouvenir du feigne-ur de Montauban. Mais fi le fang forca l'amour k lui céder , l'amour s'en dédommagea bien-töt avec üfure. Angélique redevient la proie du feu qui la dévore , elle n'eft pas plus tranquille au Cathay que dans les Ardennes. Comme une biche qui porte dans le flanc le trait qui 1'a blelTée , ne fait qu'augmenter fon mal en redoublant la vïtelTe de fa courfe, de même la fïlle de Galafront ne peut s'affranchir de fon amoureufe peine ; 1'image du paladin cruel & méprüant la fuit par tout, & la tourmente fans relache. Elle avoit fans ceffe le vifage tourné vers 1'occident, elle n'en pouvoit détourner fes regards ni fa penfée. Quelquetois elle prenoit plaifir a fe repréfenter Renaud qui recevoit avec dédain k la cour de t harles les avances des plus belles dames; elle trouvoit dans cette  94 Roland idéé de quoi fe confoler. Si mes yeux , difoitelle, n'ont pu faire une fi précieufe conquête , du moins je n'ai pas la honte d'avoir une rivale heureufe. Le cceur que je n'ai pu toucher eft infenfible. Mais bien-töt elle fentoit fuccéder a cette penfée de jaloux mouvemens : Ah rnalheureufe ! s'écrioit-elle, ceffe de te flatter. Une autre que toi a fu plaire au fils d'Aimon, ilfoupire pour quelque beauté dont je n'égale pas les charmes.... Hélas! tandis que je languis , que je me confume en plaintes vaines , peutêtre qu'en ce moment 1'orgueilleufe le voit a, fes pieds enflammé pour elle de toute Fardeur que j'ai pour lui. Jufte ciel! m'avez-vous condamnée è aimer malgré moi un ingrat qui me méprife ? Ne puis - je vaincre ma cruelle paflion ? Si pour me délivrer de fa tyrannie, ma gloire & ma raifon ne me prêtent qu'un foible fecours , la nature a des fecrets qui pourront agir fur moi plus puilTaniment. Employons jufqu'aux enchantemens.... Oii mon efprit va-t-il s'égarer ? Quelle erreur de prétendre éteindre ma flamme ? Quand j'irois cueillir des herbes puiflantes au premier rayon d'une nouvelle lune , quand j'arracherois les plus fortes racines pendant les plus obfcures nuits de la canicule, le fuc des plan-  L' A M O U R E U X. 95 tes, la vertu des pierres conftellées, tout le pouvoir de la magie ne fauroit öter Renaud de mon cceur. En déplorant ainfi fon infortune , cette princeffe fe fouvint de 1'enchanteur francois ; elle penfa qu'il pouvoit lui être utile , & dans cette penfée, elle confulta le grimoire pour favoir qui il étoit. Les démons lui apprirent qu'il s'appeloit Maugis, qu'il étoit fils du duc d'Aigremont, & parent fortproche du feigneur de Montauban. Cette découverte lui donna quelque efpérance: elle fe flatta que par 1'entremife de fon prifonnier, elle pourroit infpirer a Renaud des fentimens plus favorables. Prévenue d'une fi agréable opinion, elle fe fit k 1'heure même tranfporter fur le rocher oü Maugis étoit retenu. Ce malheureux enchanteur occupé de fon mauvais fort, & enehaïné fur la pointe d'un écueil, regardoit alors la mer en rêvant. Dés qu'il appercut Angélique dans les airs , & qu'il en put diltmguer les traits , il la reconnut: il eut quelque joie de fon arrivée, bien qu'il n'eüt pas lieu d'en concevoir un heureux préfage. Elle ne le laiffa pas long-tems dans 1'incertitude : fils d'Aigremont, lui dit-elle , confole-toi,je viens flair tes peines. En même tems elle fit des conjuxat;ons , Sc les fers de Maugis tombèrent.  96 Roland Aufll-töt qu'il fe vit libre , il voulut fe jettef aux pieds de la princelTe pour la remercier ; mais elle 1'en empêcha , & lui dit: Je te donne la vie & la liberté , k condition que tu me rendras un fervice d'oü dépend mon repos. Je vais te découvrir mes plus fecrets fentimens, j'aime ton coufin Renaud. Puifque j'ofe te faire eet aveu, juge de 1'excès de mon amour; il fa ut que tu t'engages par ferment k me fervir auprès de ce paladin, a 1'aller trouver & k 1'amener au Cathay. Outre que je t'en aurai une éternelle obligation. je promets de te rendre ton livre dont tu dois avoir fenti vivement la perte. Le fils du duc d'Aigremont touché des bontés d'Angélique, lui répondit : N'exigez-votis que cela de mareconnoifTance ? Ah! belle princeffe, commandez-moi quelque chofe de plus difficile, Quand 1'heureux hls Aimon apprendra que vous avez du penchantpour lui, quand je lui ferai connoïtre tout fon bonheur, quels tranfports ne fera-t-il point éclater? Avec quel empreffement.... Allez, Maugis, interrompitelle, en pouffant un profond foupir , allez trouver Renaud : peut-ctre ne vous paroïtrat-il pas fi fenfible a ce bonheur que vous vous 1'imaginez. L'enchanteur trop perfuadé du contraire , jura qu'il amèneroit au Cathay le fei- gneur  l' A m o ü r e v x. 57 gneur de Montauban , & qu'il ferviroit la princeffe avec autant de zèle que de fidélité. Sur la foi de ce ferment, elle lui rendit le gnmoire. Le premier ufage qu'il en fit, fut d'appeler les démons : il ordonna aux uns de le porter oii étoit Renaud, & aux autres, de ■ remener Angélique a la cour du roi fon père. CHAPITRE XV. De la nêgociation de Maugis , & qud m fut k fuccès. Maugis plein de zèle pour fa libératrice, volou vers 1'Efpagne pour aller exécuter fa promeffe. II étoit bien éloignéde penfer que fon coufin qu'il connoiffoit tfes-fenfible k la beauté des dames , dut faire le cruel envers une princeffe toute adorable. Ses démons 1'inffruifirent en chemin de 1'entreprife du roi Gradafle , & des principales particularirés de cette guerre. Ils arrivèrent auprès de Barcèlonne au lever de 1'aurore ; ils pafi-èrent par-df ffus le champ oü la bataille fanglante avoit été livrée !a veille entre les féricans & les farrafins. Les flots de fang qui couloient encore le long des fiüons , & le nombre effroyable de morts dont la terre' Totne 7. q  98 Roland étoit jonchée , faifoient un fpectacle dont Maugis frémit, & qui ne pouvoit en effet être agréable qu'a fes démons , qui temoignèrent affez par leur joie qu'ils faifoient leurs délices de ces objets horribles. D'abord que le fils du duc d'Aigremont fut dans le camp des Francois , il fe fit enfeigner le pavillon de Renaud. II entra , & réveilla ce chevalier qui dormoit encore. Quelle fut la furprife du fi's d'Aimon , lorfqu'il appercut fon coufin ? il fentit la joie la plus vive ; il fe léve avec empreffement, fe jette a fon cou , 1'embraffe mille fois , & lui dit : Qui t'amène ici, cher ami ? Ton intérêt, lui répondit Maugis : je viens t'annoncer la nouvelle du monde la plus agréable ; prépare ton cceur a tout ce que la poffeffion d'un bien inefpéré & plein de charmes peut avoir de plus doux. 11 ne faudra pas même pour 1'acquérir que tu t'expofes au moindre péril ; il ne t'en coütera que la volonté d'en jouir , c'eft tout ce qu'on exige de toi. Pendant que Maugis parloit ainfi, le paladin Renaud 1'écoutoit avec une extréme attention. L'on voyoit peint fur fon vifage tous les mouvemens que 1'efpérance d'un bonheur prochain peut exciter dans un cceur naturellement fenfible; mais 1'impatience de favoir de quelle  l'Amoureux. 99 efpèce étoit ce bonheur qu'on lui promettoit 1'obbjea d'interrompre fon coufin. Mon chel Maugs, lui dit-il, ne me fais pas languir plus long-tems ; apprends-moi quelle eft cette féhaté .que tu me vantes, & que ton ^ femblt parrager. Hé bien , reprit le fils du düc d A-gmnont, connoillez donc tout le prix de Ja fomnequi vous attend. Sachez qu'une princeffe ciarfnante , Ia première beauté de 1'unive«; en un mot, 1'incomparable Angélique brule d'amour pour vous. Et qui eft certe Angélique , répüqua Renaud ? dans quels pays a-t-elleprisnaillance? eft-elle payenne ou farrafire? E'le eft fiüe de Galafron, roi du Cafhat, dit Maugis ; c'eft cette belle é-rangère , qui deux jours devant les joütes parut a ia ;our de 1'empereur Charles. Vous (avez quel. applaudiftemens récuï fa beauté ou pltrtit quel trouble elle excita dans tous les cwn. C'eft cette princeffe qui vous aime &qm méprifant pour vous les plus grand* pnnces du monde , borne fes charmes a vousplaire. Si les premières paroles de Maugis avoient répandü la röie fur le vi(age de Renaud , les dermeres la firent difparoïtre & p.Wèrent tout-a-co^, ce chevalier dans une profonde tnfteffe; on eut dit qu'on lui apprenoit une, G ij  ïoo Roland nouvelle fort affiigeante ; il foupira , leva les yeux aux ciel , puis les tournant languilamment vers le fils d'Aigremont : Eft-ce ia, lui dit-il, cette félicité dont vous m'avez fait concevoir 1'efpérance : Ah Maugis ! cefTez ce me parler de cette princeffe ; je fuis peu dfpofé a profiter de fes bontés. Quoi donc , s'écria 1'enchanteur fort furpris ! Angélique 1'objet de 1'admiration des hommes , le plus parfait ouvrage de la n;ture , n'a rien qui puiffe vous tenter. Apeineajcutai-je foi a ce que j'entends : Eft-ce Penaud qui me parle ? ce même Renaud que ;'aj vu cpris de cent beautés communes , pardt méprifer la plus aimable perfonne du nonde. Cependant, ajouta-t-il, quelques feminiens que vous ayez pour Angélique, apprene: que je fuis fon prifonnier , ck que fi vous m répondez a la paffion trop aveugle qu'elle a pour vous, H faudi a que je retourne dans me prifon affreufe , d'oii je ne fuis forti que iir ma parole. Mon cher Maugis , répliqua le ff igneur de Montauban , il n'y a rien que je ne flffe pour toi. Faut-il pour te délivrer , renverfer des empires,. combattre mille monftres, & paffer au travers.des flammes, tu n'as qu'a me dire les périis que je dois braver ; j'affronterai pour toi fans palir la mort la plus  t'A M O U R E U X. ior terribb , mais de grace, ne me parle 'point d'Angdique : je conviens qu'elle eft charmante aux yaix des autres hommes , mais foit entêtemait, foit caprice, je fens quelque chofe en m.n cceur qui me révolte contre elle, & qui ne la fait haïr, fans que je puiffe m'en défenlre. D'ailleurs , pourfuivit-il , il ne m'eft pas prmis de difpofer de moi avant le combat dont (e fuis convenu avec le roi Gradafle, mon lonneur & ma parole m'y engagent. Lepaladin cefla de parler. Maugis employa pnèrs , careffes , raifons pour perfuader Renaud; mais voyant qu'il n'y pouvoit réuflir, lapaience lui échappa : Fils d'Aimon, lui dit-den colère, puifque de tous les fervices que f t'ai rendus , je ne tire point d'autre fruit que celui de te voir infenfible k ma ie de ce m (lag? , qu'il donna fur le chamo a Falfétte une riche coupe d'or admirablemeit travailice ; préfent dont le démon ne fit pa:grand cas, mais qu'il accepta pourtant avec de ,rands remercimens , pour mieux s'acquitter de fa commiflion. CHAPITRE XVI. Quelle fut la fuite du diguifement de Fafette. A peine le démon fut éloigné de Grdafle, qu'il prit la forme d'un affidé de ce roi,ayant tot jours la cotte - d'armes & le baton. Une longue robe k la perfienne bordée de fnnges d'or aux extrémités couvroit fon corps; un turban k cent plis enveloppoit fa tête , 8 1'on voyoit des anneaux brillans k fes oreiUe : II fe préfenta dans eet érat devant le fils l'Aimon, 6c lui dit que ie roi de Séricane , fui/ant  L' 'A M O U R E U X. 103 leur convention, 1'attendoit alors fur Ie bord de Ia mer. Renaud fiché d'apprendre que fon ennemi Pavoit prévenu, fe fit armer fur Ie champ ; & prenant en particulier le jeune Richardet : Mon frere, lui dit-il, je te confie le foin de 1'armée, puifque nos autres frères font dans les prifons de Gradafle ; je vais combattre ce Roi fur le rivage de la mer oü il m'a donné rendez-vous : comme j'ignore quelle fera ma deftinée , s'il arrivé que je périfle , remène les troupes a 1'empereur a qui je te recommande d'être toujours fidele; obéis a fes ordres aveuglément. Quelquefois la colère & de mauvais confeils m'ont fait manquer a ce que je lui devois; mais je m'en fuis repenti, & tu ne dois pas fuivre mon exemple. Le généreux fils d'Aimon , après avoir fait cette cour te exhortation a fon jeune frère , &£ recu fon ferment au nom de 1'empereur , 1'embrafla tendrement, & prit le chemin de la mer, tout ému des pleurs que Richardet laiflbit couler dans leurs adieux. II arriva bientöt fur le rivage , oü ne voyant qu'une petite barque arrêtée , Sc oü il n'y avoit perfonne , il crut que fon ennemi laflé& piqué de 1'avoir attendu vainement , s'en étoit retourné dans Ion camp. Comme il s'abandonnoit a cette penfée, qui 1'affligeoit d'autant plus qu'il s'imaginoit que G iv  i©4 Roland ion hooneur y étoit intéreffé, il vit venir alui Draguinaffe fous la figure du roi de Séricane. Les armes de ce monarque font riches & luifantes ; ii porte un large cimeterre a fon cöté, & fon cafque , fur lequel flotte , au gré du vent, un grand nombre de plumes blanches , eft entouré d'une couronne d'or. Le feigneur de Montauban féduitpar le preftige, s'avance vers le faux GradafTe, & lui adrelTe ces paroles : Grand prince, je viens dégager ma promeffe : voici Bayard que j'amène pour être le prix du vainqueur : je ne veux point avoir 1'avantage de m'en fervir contre vous avant que le fort des armes ait décidé de fa poffeffion , & nous allons voir en combattant è pied qui de nous deux eft le plus digne de le monter. Alors le paladin defcendit de cheval. Le démon ne répondit rien , & paroiffant feulement defcendre aufli d'Alfane , comme s'il eüt approuvé ce que difoit Renaud, ïl alla 1'épée haute au - devant de lui. Ils fe joignent l'un & 1'autre , & commencent le combat. Draguinaffe porte le premier coup, qui ne fit pas grand effet, paree que le fils d'Aimon y oppofa fon bouclier , & pour ripofte frappa fon ennemi fur 1'épaule. Enfin ils redoublent leurs coups, & chacun paroit fort animé. L'impatient Renaud irrité  L'A M O U R E U X. IOJ d'une réfiftance qui lui femble trop longue, jette fon écu a terre , prend fa flamberge k deux mains , &c la décharge avec fureur fur la crête du cafque du démon. La bonne épée fend en deux les plumes flottantes , la couronne & 1'armet, & defcend fur le bouclier dont elle coupe une partie. L'efprit feignant d'être troublé d'un fi furieux coup, prend fon tems, tourne les épaules , êk s'enfuit vers la mer. Le paladin plein de joie, le fait: Attendez - moi, lui cria-t-il, un guerrier qui fait ne fauroit pofféder Bayard. Cesparoles n'arrêtèrent point Draguinaffe , qui gagna promptement la barque qu'on voyoit au rivage. Renaud qui le pourfait toujours, fe jette avec lui dedans. Le rufé démon pour 1'amufer , court de la poupe a la proue, puis repaffe de la proue k la poupe, & fe laiffe enfin joindre ; mais lorfque le feigneur de Montauban, après avoir ramaffé toutes fes forces , croit par un dernier coup aller fendre fon ennemi jufqu'a la ceinture, il voit ce feint ennemi difparoïtre a fes yeux. Surpris de ce prodige, il regarda par toute la barque pour découvrir ce qui 1'avoit pu caufer; mais au lieu de s'en éclaircir, il s'apper$ut avec un nouvel étonnement que le petit yaifleau étoit déj a en pleine mer. [Quand le chevalier fe vit éloigné de la terre «  io prend fi bien fon tems , lorfque le fphinx vi'ent fondre fur lui, qu'il lui coupe d'un fendant une de fes ailes. Ce monftre tomba fur le paladin , penfa 1'écrafer du poids énorme de fon corps , & tout bleffé qu'il étoit, il 1'enlaca fi fortement de fa queue & de fes pattes , qu'il lui ötoit prefque la refpiration. Le guerrier dans eet extréme péril fit un effort pour dégager Durandal; & y ayant enfin réuffi , il le plongea jufqu'a la garde dans le poitrail du fphinx. La cruelle béte perdit toute fa force de ce coup , fes membres énormes demeurèrent fans mouvement, & bientöt elle fut fans vie. Ce combat fini, le comte jetta le monftre Tome I, jj  n4 Roland du roe en bas , & defcendit par le même chemin qu'il étoit monté; il rejoint Bridedor , faute légèrement en felle , 6c reprend fa première route , fort content de favoir précifément oii étoit Angélique , bien qu'elle fut fort éloignée de lui. En marchant, il fe reffouvint du livre du vieillard ; il i'ouvrit par curiofité : il y trouva cent chofes rares 6c inftructives , Sc entr'autres 1'explication de 1'énigme du fphinx ; il y vit comme 1'homme fe traïne k quatre pieds dans fa première enfance , comme il fe foutient fur deux dans Page viril, Sc comme enfin dans fa vieilltfle il a befoin d'un bskon qui lui fert de troifième pied. J'aurois bien fait , dit - il alors , de confulter ce livre avant que de monter fur le rocher ; mais puifque le ciel en a difpofé autrement , il n'y faut plus penfer. Après quelques jours de marche, il arriva au bord d'une rivière , dont Peau noire, rapide 6c profonde infpiroit par fon affreux bouillonnement une fecrète horreur. On ne la pouvoit poffer k gué , la rive étoit efcarpée des deux cötcs , 6c nul bateau n'y paroiflbit. Roland marcha le long de fes bords , 6c découvrit enfin un pont qui la traverfoit; mais un horrible géant en défendoit le paffage. Cela ne 1'crnpêcha point de s'en approcher. Che-  l' A m o V r e V X. . 11 j valier , lui dit ]e monftre d'une voix rauque, c'eft ta malheureufe deftinée qui t'a conduit ici , tu vois le pont de la mort. De tous ceux qui viennent dans ce lieu , nul ne s'en retourne , ni ne peut s'en retourner , puifque les chemins des environs font des labyrinthes qui ramènent toujours a ce fleuve. Si les aftres ennemis, répondit le guerrier, me font éprouver des traverfes , ce n'eft point dans cette occafion. II m'importe peu que tous les chemins ramènent a cette rivière ; je la veux palier , & il me fuffit pour cela qu'elle ait un pont. Toutes les menaces que tu me fais de Ia part du deftin & de la tienne , tous les obftacles du monde s'oppoferoient inutilement k mon paffage. C'eft ce que nous allons voir, lui dit avec fureur 1'effroyable géant. Alors ils^fe joignirent & commencèrent le combat qu'on va décrire dans le chapitre fuivant. Hij  Sl$ K o l a n » CHAPITRE XVIII. Combat di Roland contre le géant du pont de la mort , 6* du grand péril ou ce chevalier fe trouva. Le géant qui gardoit le pont fe nommoit Zambard le fort. II étoit fi grand , que le comte d'Angers a peine arrivoit a fa ceinture. Ses armes étoient compofées d'écailles de ferpent; un large cimeterre pendoit k fon cöté , & il tenoit en fa main une pefante maffue, au bout de laquelle il y avoit cinq groffes boueles d'acier du poids de vingt livres chacune. Malgré tout cela , Roland marche k lui, Durandal k la main. Ils combattirent quelque tems fans avantage. Le géant déchargea plufieurs fois fa lourde malTue : il croyoit écrafer fon ennemi ; mais le paladin évitoit fes coups , foit par fa légèreté , foit en y oppofant fa bonne épée qui les rendoit inutiles. Pour fon bouclier , il avoit été brifé des les premiers coups ; ce que le géant n'avoit pu faire de Durandal qui étoit d'une trempe plus forte.  l'Amoureux. 11 j Le courageux guerrier de fon cöté frappok avec plus de fruit & plus fréquemment; & quoique les écailles de ferpent dont Zambard étoit couvert fuffent plus dures que le plus dur acier , le bras qui conduifoit Durandal étoit fi vigoureux , que la lame tranchoit & brifoit ces écailles , comme fi elles eulTent été des armes ordinaires. Quoique la partie fupérieure du géant fut a couvert des coups du chevalier , ce monftre ne s'en trouvoit guère mieux ; fes flancs étoient tailladés de telle forte qu'il en fortoit beaucoup de fang. Le défenfeur du pont plein de rage de fe voir ainfi maltraité , ramafia toutes fes forces^ & leva fa maflue , dans 1'efpérance qu'il alloit fe venger d'un feul coup; mais le comte frappa lui-même de fon épée la marine qui defcendoit fur lui , & la coupa par le milieu. Zambard fe voyant ainfi défarmé , lanca, avec fureur contre Roland le morceau qui lui reftoit dans la main, & 1'atteignit a la poitrine d'une telle force, qu'il lui fit prefque perdre la refpiration ; ce qui donna le tems au" géant: de tirer fon cimeterre, & de le décharger furie comte qui chancela plus d'une fois , &. fufe prêt a tomber; mais eet indomptable guerriet reprenant une nouvelle vigueur , le trappa iW k bras d'un fi furieux coupdeDurandai:%qaü.  ti8 Roland le lui coupa malgré les écailles dont il étoit srmé. Alors le monftre qui n'étoit plus en état de fe défendre , chercha fon falut dans la fuite. Roland le fuivit pour 1'achever ; mais quel fut 1'éto: nement de ce chevalier , lorfqu'il fentit tout-a-coup la terre fondre fous fes pas; il tomba ,& dans le moment il fe vit envelcpper de toutes parts de chaines de fer qui foriirent de deffous le fable, Sc le lièrent très-étroiternent. O ciel! s'écria-t-il, ne me laifTez point fans fecours. Ces paroles furent fuivies de toutes les réflexions que le trifte état oii il étoit lui pouvoit infpirer. Effectivement il ne s'étoit jamais trouvé dans un fi grand péril; il fe voyoit fans efperance d'être fecouru dans un lieu fi folitaire; il n'avoit pas lieu d'attendre que quelqu'un pafTcroit. D'ailleurs il étoit k croire que le géant, ou quekpie autre de fon parti , viendroit dans peu le livrer k la mort, puifqu'il ne pouvoit douter qu'un piège fi dangereux ne fut 1'ouvrage d'un ennemi qui vouloit le perdre. Ah perfide! difoit le comte, en fe plaignant du géant , que tu avois bien raifon de nommer ce funefte paflage le pont de la mort. Eh ! qui pourroitfe garder de femblables artifices ! que me fervent contre eux toutes mes forces , Sc le don que j'ai recu du ciel,  L'A M O U R E Ü X. 119 s'il faut néceuairemenr que je périfle ici de fairn , ou de défefpoir d'y être retenu. ^ C'eft de cette manière que ce fameux guerrier déploroir fon infortune ; ii paffa irois jours & trois nuits fans manger ni dormir ; & pendant tout ce tems-la , perfonne ne parut pour le délivrer ou pour hSter fa mort. A 1'égard du géant, il n'étoit plus k craindre,. puifquïl venoit de mourir de fes bleiïures. Le chevalier n'attendoit plus de fecours, & il avoit déja tourné toutes fes penfées vers le w^., ^1L^U u.i ncjinue a Dame manche paiia fortuitement par eet endroit. Le paladin 1'appercut, 1'appela d'uue voix foible , & lui dit : O mon père, vous qui par votre fainte profeffion vous confacrez aux aftions charitables, de grace , accourez a mon aide , autrement je touche au dernier moment de ma vie. L'hermite s'approcha , & ne fut pas peu furpris de voir un guerrier de haute apparence chargé de fers dans cette folitude ; ii regardoit & mamoit ces chaines, mais il ne favoit comment les défaire. Roland lui difoit : prenez mon épée , & coupez-les. A Dieu ne plaife ! répondoit Ie vieillard , je pourrois en les coupant vous donner la mort, & je ferois irrégulier. Le comte avoit beau lui repréfenter qu'il n'y avoit rien k ciaindre , ni pour 1'ua H iv  iio Roland ni pour 1'autre ; le bon père eut bien de Ia peine a fe réfoudre a ce qu'on exigeoit de lui: il s'y détermina pourtant. II prit Durandal,qu'il put a peine lever de terre , il la leva autant qu'il lui fut poffible , & la laiffa tomber fur la chaine, mais fi foiblement, que bien loin de ia couper, il ne la marqua pas feulement.Quand il s'appercut qu'il s'y employoit vainement, il jetta 1'épée, & dit au chevalier : Mon fits , je vois bien que je ne puis te délivrer; il faut te réfoudre a mourir comme un bon chrétien, & tu ne dois point pour cela te défefpérer: nous ne fommes en ce monde que pour fouffrir. Mets ta confiance dans le feigneur ; fi tu meurs courageufement, il te fera chevalier de fa cour. A ce difcours, que le paladin n'écouta qu'impatiemment, 1'hermite en ajouta d'autres encore; mais le comte 1'interrompit. Je voudrois, lui dit-il, quelqu'un qui me fecourüt , & qui ne me prêchat point: je reconnois a ces paroles les fuggeftions du démon , répliqua le bon père ; ne vous révoltez point ainfi, mon enfant, contre la parole de dieu. Roland perdit alors patience ; Maudit ioit le moine , s'écriat-il? je n'en ai jamais vu un plus ignorant. Hélas ! noble chevalier, reprit le vieillard , vous me faites compallion : je m'appercois que  i'Amoüreüx. in vous êtes défefpéré , au lieu d'abandonner le foin de votre ame , recommandez-vous plutöt au ciel, dont le pouvoir n'a point de bornes. Pour vous prouver cette verité, je vais vous conter 1'avanture qui m'eft arrivée depuis quelques jours. Nous étions , continua-t-il, quatre religieux ; nous venions de PArménie , fous 1'avis qu'on nous avoit donnéque le roi d'Aftracan fongeoit a fe faire inftruire de la reügion chrétienne. Nous nous égarames en chemin. Un de nous qui fe piquoit de favoir mieux le pays que les autres , s'avanca pour le reconnoïtre ; mais peu de tems après, nous le vïmes revenir vers nous avec précipitation ; il étoit pale comme un homme faifi de frayeur , & il nous appeloit a fon fecours : nous avions beau jetter les yeux de tous cötés , nous ne voyions encore rien ; mais nous appercümes bien-töt un géant d'une grandeur démefurée qui defcendoit de la montagne, & couroit après le frère. La frayeur de notre compagnon paffa julqu'a nous. Nous voulümes fuir ; mais nos jambes fe roidirent , & fe refusèrent a notre deflein : de forte qu'en un inftant, le monftre nous joignit & nous lia de fes bras nerveux. II n'avoit qu'un ceil au milieu du front; il portoit dans fes mains trois dards avec un grand baton ferré : il n'avoit ni armes  ni Roland ni habits; fon corps étoit nud & tout couvert d'un poil fauve comme celui d'un ours. Ii nous attacha tous quatre a fcn baton qu'il mit enfuite fur fon épaule & nous poi ta ainfi acco'és enfemble jufqu'au lieu qu'il avoit cho.fi peur fon afïreufe habitation. C'étoit fur le f( n .. et d'un roe efcarpé. II nous fit entrer dai s une obfeure cavtrne oir il y avoit déja d'autres prifonniers. il ne nous y eut pas la fle quelque-tems , qu'il revint nous donner i n I p fiacle bien cruel & bien fanglant; il dé\ ora celui de nos religieux qui avoit le plus d'embonpoint. Après 1'avoir margé , il me prit, & me retournant de tous' cöté:; : II faudroit, dit-il, avoir grand faim pour s'accomoder de ce fantöme qui n'a que la peau Sc les os. En achevant ces paroles, il me précipita d'un coup de pied du haut en bas du rocker. Cette roche avoit pour le moins trois eens toifes de hauteur. Le ciel me fecourut en oette txtremité. Un affez grand nombre de pruniers ïauvages fortoient des veines de terre qui fe trouvoient dans le roe ; ces arbres étoient fitués de difiance en diftance jufqu'en bas. Les premiers que je rencontrai en tombant rompirent le coup. L'un me rejetta fur 1'autre. Enfin , je m'y attachai des pieds Sc des mains, & je fis fi bien que je me gliffai heuréufement jufqu'au bas du roe.  L' A KO U R E V X. 12$ Le bon hermite alloit achever fon récit , quand il vit venir du cöté qu'il étoit tourné , le monftrueuxciclope dont il parloit. A cette vue, faifi d'effroi, il dit au comte: Adieu , chevalier , je vois paroïtre le monftre ; le ciel veuille vous fecourir. En difant ces paroles, il courut gagner un petit bois qui n'étoit pas éloigné , tandis que le géant , la barbe & les machoïres fanglantes, s'approchoit en regardant de tous cötés avec fon grand eed. Lorfqu'il eüt découvert le guerrier, il s'avanca pour le confidérer de plus prés. II fe mit a le tater , & il fourroit fes doigts fous fes armes pour mieux juger du nouveau mets que le hazard lui préfentoit. II le prit enfuite par le col, & le fecoua de toute fa force pour le dégager de fes chaïnes. II lui faifoit craquer les os d'une étrange maniere ; quelques efforts pourtent qu'il employat , jamais il ne put détacher le paladin des liens de fer qui le retenoient. II alloit 1'en tirer par morceaux, & le déchirer avec fes dents & fes ongles crochus , s'il n'eüt pas appercu Durandal a terre. II ramaffa cette épée, & en déchargea un fi furieux coup fur le dos de Roland, qu'il coupa les chaïnes en deux ou trois endroits. Quoique le comte d'Angers ne put être  H4 Roland bleue, il ne laiffa pas de reffentir une extréme douleur de la pefanteur du coup ; mais la joie de fe voir délivré Fen confola. II fe releva légerement, acheva de fe dégager de fes chaïnes , & fe faifit du grand baton ferré que le fauvage avoit appuyé contre un ciprès pour prendre Durandal. Le géant fut affez furpris quand il vit que le chevalier s'avancoit fur lui pour le combattre; il avoit compté qu'il fe laifferoit emporter & manger auffi docilement que les hermites. Les voila donc aux Biains , chacun ayant les arm.es de fon ennemi; le paladin fe preffa de porter le premier coup ; mais le ciclope qui avoit le même deffein , rencontra le grand baton ferré du tranchant de Durandal, & le coupa par le milieu. La bonne épée ne s'arrêta pas la ; elle defcendit a plomb fur le cafque de fon maitre , & en rompit la vifiere & les courroyes. Le cafque n'ayant plus de foutien, tomba ; le comte qui voyoit fa tête & fon bras défarmés , s'élanca fur le géant, le joignit; & s'attachant a fon bras , s'efforca de lui arracher Durandal. L'antropofage , au lievi de fe refufer aux approches du comte, s'y prêta ; il jetta même loin de lui Fépée , pour mieux fatisfaire fa farm dévorante, & porta avec avidité fes dents & fes ongles fur la tête de Roland. Toutes les parties du  l' A m o u r e v x: 12 5 Vifage de eet invincible guerrier en furent meurtries ; mais ces dents Sc ces griffes qui auroient écrafé la hure d'un fanglier ne purent entrer dans une tête fée. Quelque furpris que fut le ciclope de trouver tant de réfiftance dans une chair qu'il avoit jugée plus délicate , il ne perdoit cependant pas 1'efpérance de pouvoir enfin 1'entamer par la force Sc par le tranchant de fes. dents. Le chevalier qui fouffroit beaucoup de fe voir ainfi mordre le nez, les joues Sc les oreilles par un monftre dont 1'haleine i'infeöoit, mettoit tout en ufage pour fe délivrer d'un pareil fupplke. Enfin fon bonhuer voulut qu'il fe débarrafsat des griffes qiy le preffoient; Sc ren-contrant fous fon pied un des dards du géant, il le ramaffa pour s'en fervir contre lui. II s'en fervit en effet utilement : car avant que le ciclope le put rejoindre , il le lui lanca dans fon grand ceil avec tant de force & de jufleffe, qu'il lui perca Ie cerveau de part en p-art, Sc le renverfa mort fur le fable. Mais cette viüoire ne le tiroit pas entierement du péril. La faim alloit lui öter bien-töt lesforces qui lui reltoient, Sc que fon courage feul avoit loutc.mes jufques-la. II lui falloit un prompt fecours , & ce lieu éroit fi défert , qu'il. ne pouvoit eipérer d'y rencontrer de  Roland long-tems une habitation. Dans ce befoin preffant,ilfe reffouvint de l'hermite,&£ d'une efpece de biffac qu'il lui avoit vü porter fur fon épaule. La difficulté étoit de joindre le bon pere, qui très-foigneux de fa peau , quoique fort décharnée , s'étoit enfui dans le bois. Le comte alla donc reprendre Bridedor qui paiffoit affez prés de la, & le pouffa vers le bois. Comme ce bois n'eft pas d'une grande étendue ni fort épais , il l'eut en peu de tems parcouru ; mais bien qu'il pafs at &c repafsat aux mêmes endroits en appelant 1'hermite a haute voix, jamais le vieillard , foit par malice , foit par frayeur , ne voulut lui répondre. Roland commencoit a fe rebute* d'une infructueufe recherche , lorfqu'il vit remuer a quelques pas de lui un monceau de branches fraïchement rompues , que le deffein plus que le hazard fembloit avoir ramaffées en eet endroit. II s'en approcha ; & faifant paffer Bridedor par deffus ces branches , il entendit partir des cris percans. II defcendit pour s'éclaircir de ce que ce pouvoit être , & il trouva que c'étoit 1'hermite qui fe cachoit dans une efpece de trou dont il s'étoit fait un azile dans la peur qui 1'agitoit encore. Ce pauvre vieillard avoit 1'efprit fi troublé , qu'il ne vouloit pas fortir dela , quoiqu'il fut découvert ; & quand fon li?  L' A AI O U R E U X. bérateur lui préferita la main pour fe relever , peu s'en faliut que le moine n« leprit pour le ciclope. Ce bon pere fe raff.ra pourtant; & il ne connut pas li-töt le befoin que le chevalier avoit de mangcr, qu'il lui ofFrit de bonne grace la moitié de ce quil avoir dans fon biffac, c'efta-dire , un morceau de pain & quelques noix. Ce frugal repas , dont il fut rendu grace au rehgieux , joint a quelques pommes fauvages que le comte trcuva dans le bois , lui fuffit pour fortir de eet affreux défert, & le mit en état de gagner un autre pays plus habité. CHAPITRE XIX. Roland apprend des nouvelles d'Angélique , & perd la mémoire. LE comte d'Angers ayant atteint des routes rrequentëesV-fft tant de diligence, qu'en fept ou hmtpurs de marche, il traverfa toute la rCalÜe- 11 n3voit Point encore trouvé d'avanture qui mérite d'être racontée , lorfqu'U amva dans un endroit oü fe chemin fe parugeoit en trois autres. Comme il délibéroit en lui-  ii8 Roland même fur celui qu'il prendroit, il appereut im courrier qui pafToir. II 1'arrêta pour lui demander lequel de ces chemins conduifoit au Cathay. Le courrier le lui montra,& Lui dit : Je viens de ce royaume;je vais exécuter les ordres de la charmante princtfTe qui ne s'y fait que trop admirer. Apprenez-moi, reprit le chevalier tout ému , quel eft le nom de cette princeffe. C'efl Angélique qu'on 1'appèle , repartit le courrier. II n'y a point d'étoile au firmament qui brille d'un éclat fi vif. II n'eft rien dans toute la nature qu'on puiffe mettre en comparaifon avec elle. Hé peut-on favoir, repliqua Roland, ce qu'elle vous a ordonné ? Seigneur, répondit le courrier , elle m'envoye au roi GradafTe , pour implorer fon fecours k 1'occafion d'une guerre injufte qu'on lui fait. Vous fcaurez , noble chevalier , continua-t-il, que le grand empereur de Tartarie , Agrican , eft devenu paflionnément amoureux de ma maïtrefTe qui a pour lui une averfion mortelle , & qui s'efl refugiée dans Albraque , ville forte & bien munie , oü elle croit être plus en füreté que dans la grande ville du Cathay. L'empereur en eft tranfporté de couroux ; il a juré fur fes dicux qu'il rafera la ville jufqu'aux fondemens , & forcera la princeffe a fe livrer a fes defirs ; & pour exécuter cette menace , il raffemble  l' A m ö u r e ü x. 129 raffemblela plusformidable armée qui ait jamais paru dans 1'Orient. Le roi Galafron, pere d'Angélique , bien qu'alarmé de tous ces apprêts ternbles, ne peut fe réïoudre a contraindre fa fiHe , qui m'envoye dans toutes les cours voifines engager les princes a la tirer d'oppreffion. J'en ai déja vu quelques-uns des plus puiffans qui m'ont promis un promt fecours. Vous me permettrez, feigneur chevalier,d'aller acheVer ma commiffion. Le courrier après avoir ainfi parlé,pourfuïvit fa route, & laifia le paladin dans une grande agitation. Ce que eet amoureux guerrier venoit d'apprendre, le mettoit en fureur contre Agrican. La jaloufie lui repréfentoit, avec toutes fes horreurs, la puifiance de eet empereur , & il craignoitde ne pouvoir arriver afiez a tems pour mettre un frein aux defirs impétueux d'un fi d'engereux rival. D'un autre cöté , il ne pouvoit comprendre comment Angélique avoit pu être fitöt de retour au Cathay. Une fi prodigieufe diligence lui paroifioit impoffible , &C lui donnoit lieu de penfer que peut-être 1'Angéhque , dont le courrier venoit de lui parler étoit une autre que celle qui regnoit fi fou«. verainement dans fon ame. Mais faifant réflexion a la guerre qui s'allumoit dans 1'Orient Terne J. -  Roland & k la réponfe du fphinx, il ne pouvoit douter que ce ne fut fon inconnue. Agité de toutes ces penfées , il ne donnoit aucun relache a Bridedor. Un jour que le foleil étoit encore au plus haut point de fa carrière , il fe trouva dans un chemin creux , fituï entre deux montagnes, &c ce chemin aboutiffoit a une rivière , au-dela de laquelle on voyoit un chateau magnifique. On y arrivoit par un grand pont qui traverfoit la rivière ; & k 1'entrée du pont étoit une dame qui tenoit en fa main une coupe de cryftal. Lorfque Roland fe préfenta pour paffer, la dame lui dit d'un air gracieux : Chevalier , vous me paroiffez trop galant pour refufer de vous foummetre k la coutume qui s'obferve dans ce lieu. Tous les chevaliers qui paffent ce pont boivent dans cette coupe de 1'eau de cette rivière. Jefpère que vous voudrez bien la recevoir de ma main. Le paladin qui eftimoit trop le beau fexe , pour croire une belle dame capable de tromperie , prit la coupe civilemcnt , & la vuida toute entière ; mais k peine la liqueur qu'elle contenoit fut entree dans fon fein, qu'il fe fentit tout changé. II ne fe fouvient plus comment & pourquoi il eft venu dans eet endroit. II ignore même s'il eft Roland ; la pafïïon violente qu'il  L'a M O U R E V X. jjj reflentoit pour Angélique fait de fa penfée. Il oublie jufqu'a 1'empereur Charles , & jluWa fa patne. II n'a 1'efprit rempli que de cette dame qui lui a fait boire de 1'eau dans la coupe de cryftal; & il eft tellement ^ volontés, qu'il ne peut en avoir d'autres que les fïennes. Enfin privé de jugement par la force du charme , il marcha vers le chateau Quand d fat arrivé a la grande porte , il en admira la ftruöure; il entra dans la cour ; elle étOlt vafte & bornée des quatre cötés par une allee des plus beaux arbres ; & dans le milieu , ft y avoit une grande place vuide d'une We ovale, d'oh 1'on pouvoit voir toute 1'étendue du batiment. Cet édifiqe raviffoit la vue par fa magnificence & par la beauté de fon architecture ; 1'ony entroit par un riche portique-foutenu de quatre colonnes d'ambre , dont lep bafes étoient d'or maflif. II conduifoit cans un fuperbe falon qui percoit k 1'oppofite fur un jardin déhcieux oii régnoit un éternel printems, & dontle feulzephyre étoit le jardinier. Le comte, charmé d'un fi beau lieu , vou» hit le voir plus en détail. II defcendit de fon cheval, qu'il attacha a un des arbres de la cour -, & par douze degrés d'un marbre blanc & verd^ il monta dans le falon, qui étoit enrichi des' plus belles & des plus dofte* peintures que la lij  ï 32 Roland favante Grece ait jamais employees dans fes öuvrages les plus fameux. Mais celle qui attacha le plus fes regards , fut 1'hiftoire d'une jeune nimphe d'une beauté touchante. Elle étoit peinte au bord de la mer: elle invitoit d'un air gracieux tous ceux qui arrivoient fur cette plage a defcendre dans fon ile. Ils fe laiffoient féduire a fes charmes ; 6c Porfqu'ils étoient defcendus k terre , elle leur préfentoit un breuvage , dont ils avoient k peine bu qu'en les frappant d'une baguette , elle les transformoit en diverfes fortes d'animaux. On y voyoit des loups, des iangliers , des cerfs , deslions 6cdes oifeaux. Dans un autre endroit du tableau, un navire abordoit en ce lieu, 6c il en fortoit un chevalier , qui par fa bonne mine , 6c par la force de fon éloquence enflamoit le cceur de la nimphe ; elle paroifToit de telle forte aveuglée de fon amour, qu'elle rendoit ce chevalier maïtre de tout ce qui étoit en fa difpofition. Son entêtement alloit jufqu'a lui mettre entre les mains la liqueur funefte qui faifoit tant de metamorphofes. Ici 1'on remarquoit k table le chevalier 6c la dame, 6c devant eux tous les mets d'un fplendide feltin. La joie éclatoit dans leurs yeux , 6c l'amour y brilloit encore mieux que le vin. La , ces deux amans aflis k 1'ombre des abiiers , foupiroient les  t' A M O U R E U X. jtgg pein.es & les plaifirs de leurs ccetirs. Le tout y étoit fi vivement repréfenté , qu'on pouvok affurer que 1'art paffoit en quelque forte la nature par la force des expreffions , & par la vivacité du pinceau. Quoique cette hiftoire dut affez faire voir au paladin le danger qu'il couroit dans ce chateau, le breuvage qu'il avoit eu le malheur de prendre , ne lui permettoit.pas de faire des. réflexions falutaires. Tandis qu'il étoit fort attentif a ces peintures , il entendit un grand bruit qui venoit du cöté du jardin. Mais mon fujet m'appèle ailleurs , & 1'ordre que je me fuis propofé de garder vent que je parle du vaillant roi de Séricane, CHAPITRE XX. De Caccord des rois Gradafle & Marf.llei. T K r(>i GradafTe armé de toutes. pieces fe rendit au lieu que le feint héraut lui avoit marqué; il y attendit Renaud tout le rcfte de !a journée, enfuite il reprit le chemin de foa camp , perfuadé que le paladin s'éiok joué cis hu,  134 Roland Cependant Richardet, qui ne vit point revenir fon frère , crut fermement qu'il étoit mort ou prifonnier. Rien n'eft égal a la douleur qu'il en refientit ; mais ce qui le confirma plus que tout le refte dans la penfée que Renaud avoit perdu la vie, fut le retour de Bayard ; ce fidéle animal qui par un privilège particulier étoit doué d'entendement humain , ne voyant pas revenir fon maïtre , jugea bien qu'il J'attendroit inutilement dans ce lieu : il rompit fa bride pour fe détacher de Parbre auquel il étoit attaché, & reprit le chemin du camp des francois. Un parti de féricans qui battoit l'eflrade le recontra , 8c vonkt 1'arrêter; mais Bayard chagrin de la perte de fon maïtre , n'agréa pas leur deffein ; il heurta fi rudement de fon poitrail le premier qui ofa mettre la main fur lui, qu'il renverfa homme & cheval. Enfuite fe jettant impétueufement au milieu des autres , il enmaffacra la plus grande partie a coups de pied. Ceux qui reftoient voulurent venger leurs camarades, 6c- tuer Bayard ; mais ils eurent la confufion de voir que leurs lances 8c leurs épées ne pouvóient le percer , paree qu'il étoit fée. Le noble animal s'en émeut d'un nouveau courroux : fon ardeur ÖC fa force en redoublèrent, 8c il s'acharna fur eux avec tant de furie , qu'en peu  l'Amoureux. 13c de momens une promie fuife fut leur feul recours. Le généreux courfier arriva donc au camp tout couvert de fang du carnage qu'il avoit fait; comme il étoit connu de toute Farmée, la nouvelle de fon retour y fut auffi-töt répandue ; mais la confternation fut générale, quand on fut qu'il étoit revenu feul. Richardet le voyant tout enfanglanté , ne douta point de la mort de Renaud, & Bayard contribua même a lui faire concevoir cette penfée par 1'air trifte avec lequel il fe préfenta devant lui. Le tendre Richardet en répandit un torrent de larmes ; & dans fon afflittion, il interrogeoit 1'animalfur ce qui étoit arrivé. Bayard pour le lui faire comprendre , fecouoit la tête, drefToit les oreilles, battoit du pied la terre, y tracoit des figures; mais tout cela inutilement, puifque la nature lui avoit refufé 1'ufage de la parole. Richardet défefpérant de revoir fon frère, fongea aux ordres importans dont il 1'avoit chargé. II raffembla tous les chrétiens qui étoient reftés de la bataille , & leur déclara les intentions de Renaud. Ils'décampèrent dès la.1 nuit même, ce qu'ils purent faire facilement fans que les féricans , ni même les farrafins s'en appercuffent, puifque le camp des francois étoit éloigné d'une lieue du camp de ces. I iy  136 Roland derniers. Les troupes de France firent tant de diligence les jours fuivans, qu'elles furent bientöt fur leurs troritières. Le roi Marfiüe étoit de fon cöté dans une étrange confternation ; il voyoit Ferragus & Serpentin prifonniers, öc Grandonio enfermé dans Barcelonne. 11 ne reftoit plus dans fon armée aucun guerrier de eonfidération qui osat faire tête aux féricans; pour comble de malheur , il apprit que les chrétiens avoient pris la fuite avec leur chef; ce qui le mettoit abfolument hors d'état de tenter de nouveau lefort d'une bataille ; il réiblut d'aller trouver GradafTe , & il exécuta fa réfolution. Le monarque férican s'occupoit a ranger fes troupes dans le deffein de pourfuivre fes avantages, & de fe vanger du paladin qui ne s'étoit pas trouvé au rendez-vcus. L'efpagnol fe jette a fes ger.oux, lui raconte 1'afTront que les chrétiens lui ont fait , Sc promet de lui faire hommage de fon royaume , s'il veut cefTer d'être fon ennemi. Le magnanime roi de Séricane qui de toutes fes conquêtes ne vouloit que la gloire de les avoir faites, accepta ion ofTre. Marfille fit ferment entre fes mains avec toutes les formalités requifes, fe reconnut fon vaflal, & promit en cette qualité de tenir fon royaume de lui en tout tieï tk tout hommage, même de le fuivre  L'A M O U R E ü X. 137 avec fon armée, & de fe joindre k lui contre Charlemagne. Cet accord conclu, les féricans Sc les farrafins fe réunirent; le fiege de Barcelonne fut levé , Grandonio fortit de cette ville, Ferragus & Serpentin furent relachés avec les autres prifonniers. Le redoutable GradafTe jure hautement que fi 1'on ne lui remet entre les mains Bayard Sc Durandal, auffi bien que le paladin Renaud, il rafera Paris jufqu'aux fondemens , Sc brülera toutes les villes de France. Tous les préparatifs étant faits pour le départ , les deux armées fe mirent en marche. Pendantqu'elles pafioient lesmonts, Richardet arriva k la cour de Charles, Sc rendit compte des troupes k 1'empereur. L'abfence de Renaud y devint 1'entretien des courtifans ; on en parle diverfement. Les mayencois ne font pas difficulté de publier que c'eft un traïtre; mais fes amis les démentent, Sc de-la naiflent mille diffentions parmi les grands. II y avoit k Paris une efpèce de guerre civile , quand le bruit y vint que les rois GradafTe Sc Marfille marchoient avec toutes leurs forces vers cette ville, comme un torrent auquel il étoit impoffibte de réfifter. L'empereur , k cette nouvelle, dépêche des couriers, fait aflembler des troupes } munit fa capitale Sc fes fortereffes de tout  138 Roland ce qui eft néceffaire pour foutenir un long fiège ; il fait toute la diligence poflible pour fe mettre en état de recevoir les ennemis puiffans qi i viennent 1'attaquer ; & malgré tous fes foins , ii craint d'en être furpris &C accablé. En effet, ce nombre innombrable d'infidèles parut bientöt dans les campagnes voilincs de Paris. Ils remplifToicnt une prodigieufe étendue de pays. Charlemagne qui avoit intérêt de ne pas les y laiffer lohg-tems , alla courageufement leur préfenter la bataille a la tête de fes paladinsck de fes troupes. La viöoirc fut bien difputée de part Sc d'autre; mais enfin quelle que fut la valeur des chrétiens , quelques actions d'éclat que purent faire les pairs du royaume , il leur fallut céder au grand nombre des féricans. L'armée de 1'empereur fut mife- en déroute, & Pon fit prifonniers fes principaux chefs. Le marquis Olivier fut abattu de la propre main de Gradafle, &t les vaillans Dudon , Salomon de Bretagne & Richard de Normandie furent pris par Ferragus. Le roi de Séricane venoit de livrer a fes gens le malheureux Olivier, lorfqu'il rencontra 1'empereur Charles, qui montoit ce jour-la le cheval de Renaud. II reconnut aufli-töt ce bon courfier ; & il fe promit de ne pas laiffer échapper cette fois-la 1'occaflon de 1'avoir; il  L' A M O U R E V X. 13^ mit en arrêt fa forte lance, & piqua 1'Alfane contre Charlemagne, qui de fon cöté ne refufa pas le choc; mais le bon empereur n'avoi; des forces fuffifantes pour foutenir une fi pmffante atteinte; auflï fut-il abattu afTez rudement; il fe vit dans le moment environné d'ennemis qui s'afTurèrent de fa perfonne ; mais comme fi Bayard eüt entrepris de le venger, il heurta de fon poitrail 1'Alfane avec tant d'impétuofité , qu'il la eulbuta elle & ion maïtre, l'un fur 1'autre. GradafTe eut affez de peine a fe titer de deffous fa jument; & fi tot qu'il fut fur pied, il s'avanca vers Bayard pour le prendre par la bride ; mais le hardi courfier lui fit lacher prife d'un conp de tête, & lui tournant la croupe , lui lance au milieu de fa cuiraffe une ruade qui le jetta fur un monceau de morts , dans un état peu différent d'eux ; après quoi traverfant les deux armées', il reprit le chemin de Paris , oü il rentra fans qu'aucun des payens ni des chrétiens osat mettre obflacle k fon paffage. Cependant 1'armée francoife pouffée par tant de chefs & de peuples fujets de Gradafle , fe mit k fuir a vauderoute. Guy de Bourgogne, le duc Naimes, 1'archevêque Turpin & Ganelon arrêtèrent pour quelque tems leurfuite; mais ils furent entraïnés eux-mêmes par le  140 Roland grand nombre de ceux qui fuyoient, & eurent le malheur d'être pris dans leur retraite par les féricans. Ces infidèles pourfuivirent fi vivement leur vicToire jufqu'aux portes de Paris , qu'il en entra plufieurs dans la ville avec les chrétiens. II n'y avoit alors aucun chevalier de marqué parmi les francois qui n'eüt été fait prifonnier. Le feul Oger le danois , qui fe trouva par hafard a la porte oü les vainqueurs confondus avec les vaincus entroient pêle-mêle , foutint 1'effort des payens avec une hache d'armes qu'il tenoit en ia main; il écarta les plus empreffés , pendant qu'il faifoit couper le pont par derrière lui; & il arrêta lui feul toute 1'armée payenne jufqu'a 1'arrivée de GradafTe, auquel il fut obligé de céder. Ce monarque s'étoit fait remettre fur fon Alfane fort chagrin d'avoir manqué Bayard. Le paladin ne fit pas difficulté de fe rendre k lui, paree que la porte de la ville étoit fermée , & le pont coupé quand ce roi arriva.  ï.' A M O U R E U X. 141; CHAPITRE XXI. Comment Charkmagne & fes paladlns furent déüvrés, c v> o m m e il n'y avoit plus dans la ville aucuneperfonne de diftincTion qui en put prendre le gouvernement , tous les habitans y étoient dans la confternation; ils ouvrirent les églifes , firent des proceffions , & chacun demandoit au ciel fon affiltance. Tout le monde y attendoit le jour fuivant avec frayeur, ne doutant pas qu'ils ne fuffent a la veille de voir leur entière deftruction. Pendant qu'ils délibéroient fur Ie parti qu'ils prendroient , quelqu'un d'entre eux alla fe fouvenir de 1'injufte prifon 011 le prince Aftolphe étoit retenu depuis fi long-tems, & dans laquelle tous les fran9ois fembloient 1'avoir oublié ; il propofa aux autres de Pen tirer & de fe mettre fous fa conduite. L'avis fut approuvé de tous les habitans : il leur revint alors en mémoire de quelle facon il avoit confondu 1'orgueildeGrandonio , & rétabli par la valeur 1'honneur de la cour de France. Ils fe perAiadèrent que ce prince feul pouvoit en 1'abfence  14» Roland de Roland & de Renaud, détournerl'orage qui alloit fondre fur eux. Dans cette confiance , qui leur parut un mouvement inlpiré du ciel, ils allèrent le délivrer; ils le fupplièrent de vouloir bien fe charger de les conduire , 8c ils commencèrent a lui rendre les mêmes honneurs qu'ils auroient rendus h 1'empereur luimême. Le courtois Aftolphe les recut d; la manière du monde la plus affable ; comme il étoit plein de zèle pour le bien de la religion & de 1'empire , & pénctré des devoirs de la chevalerie errante , dont le principal foin eft de protéger ies malheureux , il leur promit d'embraffer leur dck-nle; il leur paria même de telle forte , qu'il les confirma merveilleufement par fes difcours dans 1'efpérance qu'ils avoient concue de 1 ui. Oh , que le roi Gradafle , leur difoit-il, a été heureux de ce que je n'ai pu le combattre 1 Si j'euffe été übre , jamais Charlemagne n'aufoit été pris; mais j'y mettrai bon ordre. Le jour ne fera pas fi-töt vcnu demain , que j'irai enlever le roi de Séricane lui-même -u la tête de fon armée. Vous en aurez le plaifir des creneaux , 8c malheur a tous les payens qui feront affez hardis pour m'attendre. Pendant ce tems-la les féricans eclébroient leur viclcire dans leur camp par des feux &  L'A M O U R E V x; 145 des réjouiffances publiques. Leur grand monarque ne s'imaginant pas alors avoir k redouter aucun événement finiftre de la part des chrétiens, que la crainte de fes armes tenoit renfermés dans Paris , étoit affis fur un tröne magnifique ; il avoit autour de lui les princes fes vaffaux & fes autres principaux chefs; il s'entretenoit avec eux des expédiens les plus promts pour réduire cette capitale de 1'empire chrétien, & le réfultat de la délibération fut qu'il fe fit amener Charlemagne & fes paladins. Sage empereur, dit-il k ce prince , le ddir d'acquérir de la gloire enflamme les cceurs généreux : pour être digne de commander aux autres, il faut avoir fait éclater fa valeur par de grands exploits. Je pouvois paffer ma vie en Oriënt dans les délices ; mais j'ai préféré au repos 1'honneur d'étendre ma renommée. Je ne fuis point venu dans ces climats pour conquérir ni la France , ni 1'Efpagne , ni aucun autre royaume de votre Europe. Je fuis content des vafles états que je pofsède dans 1'Afie; »e veux feulement faire voir k toute la terre qu'il n'eft point de monarque au monde que je ne puiffe foumettre k ma puiffance , quand j'en aurai la volonté. Ton exemple le prouve afTez, puifque malgré ta fage conduite , malgré 1'étendue de ton empire , malgré le courage  144 ROLANB de tes paladins, tu n'as pu réfifter a mes armes. Ecoute donc ce que j'ordonne de ton fort : je te rends ton empire , & t'accorde mon amitié; mais è certaines conditions : tu ne demeureras dans mon camp que le refte du jour , fi tu me livres Bayard , & fi tu promets de m'envoyer en Séricane la fameufe épée du comte Roland, lorfqu'il fera de retour. Je veux encore que tu me mettes entre les mains le paladin Renaud, qui m'a ii ièchement manqué de parole, malgré toute l\ft me que j'avois pour lui : voila tout ce que j'exige de toi. Charlem igne remercia GradafTe de fa générofité. II lui promit d'exécuter de point en point ce qu'il lui prefcrivoit ; & pour coramencer , il chargea le comte Anfelme d'Hautefeuille d'aller a Paris cherchcr Bayard & de le lui amener. Le mayencois partit ; dés qu'il fut arrivé aux portes de la ville , on leconduifit devant Aftolphe. Ces paladins qui avoient tant de fujet de le haïr l'un 1'autre , ne fe virentqu'en froncant le lourcil. Anielme expofa fon ordre avec les conditions de 1'accord de Gradafle & de 1'empereur , & demanda en eonféquence qu'on lui remït entre les mains Bayard pour le conduire au camp des féricans. Le prince ar.glois n'étoit déja que trop aigri contre  L5 A M Ö U R E TJ X. I4j contre Charlemagne , de 1'injuftice de fa priion, & de la protecKon que ce monarque avoit accordée k la maifon de Mayence , en autoniant uneperfidie auffi avérée que Ia leur CeIaJO,nt k Pinfure qu'd lui paroifloit que ce nouve ordre faifoit aux paladms R0land & Renaud fes anus , Ie tranfporta de colère. II quahna de traïtre le comte d'Hautefmilie • & fans avoir egard k tout ce qu'il alléguoit', ni memea tordre par écrit de 1'empereur qu'il «ontrolt è tous ceux qui étoient préfens, il le fitarreter&merrre en prifon comme porteur d u„ ordre fuppofé. Aftolphe n'en demeura pas ia. Dans les mouvemens farieux qui 1'agitoient defvoya déffer par «n héraut le roi de Séri cane comme un impofteur qui fe vantoit T^TZ ^^^^naud.luidéclaran qu d 1 enferott dédire publiquement; qu'au «fte Charlemagne n'avoit point droit de difpofer de Bayard ni de Durandal; & oue ü Gradafle■ youloit avoir ce cheval en fa poffefllon^d fauou qu'il fa préparat 4 le par la vote des armes; que lui Aftolphe d'Ang^eterre le lui n.eneroit le lendemain matia dans fon camp pour eet effet Lorfqiie le héraut, conduit devant le roi des fencans,,ui eüt expoié le faiet de fa m£ "on, ce monarque demanda k 1'empereur ce J-ouie I. j£  146 Roland que c'étoit que eet Aftolphe qui lui parloit fi fierement. Charlemagne choqué de 1'audace de fon paladin , lui en fit le portrait en deux mots; a quoi le comte Ganelon ajoüta : Sire, c'eft un fanfaron qui réjouit quelquefois par fes faillies 1'empereur & toute fa cour. Mais ne vous arrêtez pas k fes paroles ; on tiendra la promefle qui vous a été faite. Le généreux Serpentin qui fe trouva préfent k ce difcours , ne put, quoique farrafin, fouffrir 1'injure que faifoit au paladin francois fon propre compatriote, &C dit au roi de Séricane : Seigneur , le témoignage que je dois a la vérité m'oblige de vous avertir que le prince Aftolphe eft fils du roi d'Angleterre , qu'il n'eft point tel qu'on vous le repréfente ; il eft courageux, & je lui ai vu faire des adions dignes d'une immortelle gloire. C'eft lui qui aux dernières joütes de Paris abattit le fert Grandonio , & lui ravit 1'honneur que ce roi farrafin étoit prêt de remporter. Ifolier èc Matalifte dirent la même chofe au monarque indien; de forte que Ganelon fe vit obligé de répondre aux difcours de Serpentin, pour éviter le reproche d'impofteur : II eft vrai, feigneur , dit-il a Gradafle , que eet Aftolphe s'eft maintenu heureufement dans les joütes de Paris ; mais je Pai vaincu moi-même en d'autres occafions.  L'A M O U R E u X.' I47 ^ Après que Ganelon eüt ainfi parlé , le judïcieux roi de Séricane, qui avoit fort bien démêlé que ce mayencois étoit naturellement en vieux, qu'il n'avoit en vue que fa liberté, lui répliqua dans ces termes : Je veux croire ce que vous avancez j mais enfin, ce prince que vous me dépeignez comme un homme vain , paroït avoir du courage. J'accepte Ie défi qu'il me fait, ft condition qu'il m'amènera Bayard; mais s'il y fatisfait, & que je vienne k le vaincre, ne penfez pas, votre maïtre & vous, que je fois tenu de vous remettre en liberté, puifque je ne devrai qu'ft ma valeur le fameux courfier que je veux avoir. En achevant ces paroles , il fit remener 1'empereur & fes paladins fous les tentes deftinées pour lesprifonniers de confidération. Oh, que le bon Charlemagne étoit irrité contre Aftolphe, de ce qu'il lui faifoit perdre par une bravoure mal-entendue 1'occafion de recouvrer fon empire & fa liberté ! mais 1'Anglois qui n'étoit pas moins en colère contre lui, que contre le mayencois , fte s'inquiétoic guères du chagrin qu'il en pouvoit avoir. D'abord que le jour parut, Aftolphe revêtu de fes armes magnifïques , & wonté fur Bayard, fortit de la ville de Paris ; il portoit fur fa cuuTe la merveilleufe lance d'Argail. Le Kij  i4§ Roland foleil montroit fes premiers rayons , lorfqu'il arriva aux barrières du camp des infidèles ; au bruit de fon cor, que le paladin fit retentir a fon arrivée, on en porta la nouvelle au roi de Séricane, qui fe prefik de fe faire armer. Ce monarque impatient de combattre , s'étant rendu au lieu oii fon ennemi 1'attendoit, vit avec joie qu'il étoit monté fur Bayard : il le falua fort civilement , & lui dit d'un air riant: Brave chevalier , quelque eftime que la iranchife de ton procédé me donne pour toi, je ne puis m'empêcher de te dire , que tu es plus homme de parole que celui dont tu foutiens fi hautement les intéréts. Roi magnanime, lui répondit du même ton le prince anglois, quelque déférence que je veuille avoir pour vous, je ne puis convenir que le noble fils d'Aimon foit homme a manquer de parole ; il m'avoit pourtant défié , reprit GradafTe , & promis de fe trouver au bord de la mer , ou nous devions combattre pour Bayard ; je 1'y attendisinutilement tout un jour. S'il ne s'y trouva pas, repartit Aftolphe , il eut fans doute de fortes raifons qui 1'empêchèrent de s'y rendre; mais enfin, feigneur , puifque vous ne deviez tous deux combattre que pour Bayard, je vous amène ce bon courfier , que je fuis prêt a défendre contre vous. Le comte Gane-  L' A M O U R E U X. 149 Ion , lui dit le roi , t'a voulu faire pafTer dans mon efprit pour un bouffon ; mais le courage que tu me fais remarquer dans tes difcours , m'oblige a mieux penfcr de toi. J'accepte ton dén ; fi le fort & ma valeur me donnent la viftoire fur toi, je n'en veux point d'autre pnxque Bayard; fais de ton cöté tes conditions , & je jurerai de les obferver. Si j'aifhonneur de vous vaincre , feigneur 1 répondk le prince d'Angleterre , j'exige premierement que vous reconnoïtrez Renaud de Montauban pour un chevalier fans peur & fans reproche; que vous mettrez en liberté Fempereur & fes paladins , & que vous retournerez auffi-töt dans vos états. J'accepte ces conditions , répliqua le roi , & je jure par mes dieux que je m'y foumettrai, fi tu es mon vainqueur. Mors ces deux princes s'cloignèrent pour prendre du champ. GradafTe empoigne fa forte lance , & fe fent capable de renverfer un» tour. Le paladin de fon cöté s'afFermit fur fes étriers ; & s'il n'a pas tant de force que fon ennemi, il en a du moins tout le courage; l'un monté fur 1'Alfane, & 1'autre fur Bayard, ils viennent afe rencontrer furieufement; mais a peine la lance d'or a-t-elle touché GradafTe,, qu'il fe fent enlever hors des arcons , & fi mal- K iij  j^o Roland heureufement pour lui , qu'il fe démit le bras en tombant. Le monarque indien, quand il fe vit a terre, fut plus furpris qu'il ne 1'avcit été de fa vie. La home de fe voir hors de combat d'un feul coup de lance , & de perdre fes prétentions fur Bayard , l'afflige plus que la douleur qu'il reffent de fon bras ; il fe leva , & marchant vers Aftolphe qui venoit a lui : Brave chevalier , lui dit-il, tu m'a vaincu. Viens donc , je vais te rendre les prifonniers , & j'obierverai très-exactement les autres conditions de notre accord. Ces deux guerriers prirent enfuite le chemin du camp , ils marchent a cöté l'un de 1'autre, & le roi rend au prince anglois tout 1'honneur que méritoit le grand exploit qu'il venoit de faire. Aftolphe le pria de ne pas apprendre d'abord a Charlemagne quel avoit été rëvènement du combat, paree qu'il vouloit fe venger par quelque innocente raillerie du mauvais traitement qu'il en avoit recu , ÓC le roi le lui promit. GradafTe étant de retour dans fon camp fe fit remettre le bras par le plus expert de fes chirurgiens ; après quoi fur les inftances du prince d'Angleterre , il donna ordre qu'on lui amenat 1'empereur &C fes paladins. Quand ils furent arrivés , Aftolphe regarda Charlemagne  L' A M O U R E U X. ip d'un air mécontent, Sc lui dit: Vols, prince injufte, oü ton orgueil & ton imprudence t'ort conduit. Qu'eft devenu ce puifTant empire qui te faifoit tant craindre & refpedter ? Tes peuples font opprimés , ta religiori n'a plus de défenfeur, tu es toi-même dans les fers avec tous les paladins. Hé quel autre fort pouvois-tu attendre de ta mauvaife conduite , puifque tu éloignes de toi tous ceux qui pourroient être 1'appui de tes états. Cent fois je t'aivu outrager les invincibles Renaud Sc Roland, Sc tu veux encore aujourd'hui difpofer , fans leur aveu, de ce qu'ils ont de plus cher ? Que ne m'as-tu point fait a moi-même , qui malgré le peu d'eftime que tu as pour moi, t'aurois épargné par mon courage la douleur de te voir dans 1'indigne état oü tu te trouves réduit ? Si pour complaire a la perfide maifon de Mayence, tu ne m'avois tenu fi long-tems dans une dure pnfon, tu ne ferois pas la proie du chagrin qui te dévore en ce moment. Que ton comte Ganelon te procure , s'il le peut, la liberté, qu'il te conferve ton royaume de France: pour moi, j'ai pris mon parti; je renonce a ton fervice , puifqu'on n'en doit attendre que de 1'ingratitude Sc de 1'injufTice : j'ai fait préfent de Bayard au grand roi de Séricane, Sc me fuis donné a lui a titre de boufTon, car ton favori K iy  Roland Ganelon m'a voulu faire pafTer dans 1'efprit de ce prince pour un homme forr propre a remplir eet emploi. Comme nous ferons au même maïtre, ;e vous promets a tous mes offices aüprès de lui. Aftolphe ne rioit nullement en leur tenant ce difcours, il paroiffbit vouloir infulter k leur douleur , & 1'on eüt cru qu'il étoit trèsirrité contre 1'empereur même , ce qui mettoit le comble a leur affliction. Quoi! méchant, dit alors le bon archevêque de Rhiims au prince anglois , tu as donc quitté la vraie roi ? Oui : meflïre Turpin , répondit Aftolphe; comme je ne vous ai plus eu pour m / maintenir, je me fuis fait idolatre pour plaire amort nouveau maïtre, eken cela je me crois encore moins mauvais que nos mayencois qui font pires que des hérétiques. Tous ces illuftres prifonniers étoiei1 étrangement mortifiés de fe voir , a ce qu'il leur fembloit, tomber dans le malheur d'une longue captivité. L'un fe plaignoit , 1'autre foupiroit; & quand le prince d'Angleterre fe fut donné quelque tems le plaifir de jouir de leur peine , il alla fe jetter aux genoux de Charlemagne : Seigneur , lui dit - il , je vous prie d'oublier les chagrins que j'ai pu vous caufer. Vous êtes mon empereur, 6c je fuis tcujours  L' A M O U R E U X. IJ 3 a vous : quelque fujet que j'aie de me plaindre du traitement que vous m'avez fait , mon cceur ne peut tenir contre vous; apprenez que vous êtes libre , & que vous tenez de moi vos états & votre liberté; mais fachez aufli que je ne veux plus demeurer dans votre cour , tant que vous ferez obfédé de laches flatteurs. Vous avez auprès de vous Ganes de Poitiers & toute fa race , vous leur accordez 1'honneur de votre confiance ; je vous les laifle tous pour ce qu'ils valent ; je vous abandonne même tout ce que je pofsèdé , &C demain , fous votre bon plaifir , je partirai d'ici. Je ne m'arrêterai dans aucun lieu du monde , que je rt'aye trouvé Ie comte d'Angers & le feigneur de Montauban , en qui feuls je vois toute fleur de chevalerie & de probité. Le généreux anglois finit ainfi fon difcours. Tous les paladins qui 1'avoient écouté fort attentivcment, ne favoient encore ce qu'ils en dsvoicnt penfer ; ils fe regardoient les uns les autres, comme pour demanderfi Aftolphe continuoit de les infulter, ou s'ils pouvoient fe flatter qu'il leur eüt dit vrai. Mais le roi Gradafle les tira d'incertitude, en les aflurant qu'ils n'étoient plus prifonniers. Sur cette afliirance, Ganelon fut le|premier  ij4 Roland qui voulut fortir, pour profiter de la liberté qu'on lui accordoit; mais Aftolphe le retenant: Tout beau, fire chevalier , lui dit-il, les autres font libres, vous feul ne 1'êtes pas , vous demsurez prifonnier. De qui, s'écria le mayencois ? D'Aftolphe , répartit 1'anglois. Ganes ne favoit que repliquer, & le roi de Séricane augmenta fa Confufion par le récit fidéle qu'il fit de fon combat avec le prince d'Angleterre. Lorfque GradafTe eüt cefTé de parler , Aftolphe prit Ganelon par la main , puis fléchifTant le genouil devant Charlemagne , il adrefTa ces paroles a eet empereur : Seigneur, je veux bien, pour l'amour de vous , accorder au comte fa liberté , a condition qu'il jurera tout-a-Pheure entre vos mains qu'il fera déformais fidéle & loyal; & comme il ne lui eft pas nouveau de fe parjurer, ordonnez que s'il lui arrivé de commettre quelque nouvelle perfidie , il me fera permis de le faire lier & enfermer dans tel lieu que je voudrai choifir. L'empereur lui accorda fademande, & obligea Ganes de faire le ferment requis. Les prifonniers reprirent le chemin de Paris, oü Pon ne fut pas plutot ce qui s'étoit pafTé , que toute la ville retentit du nom d'Aftolphe. Dés qu'on le vit paroitre, tout le peuple courut après lui ; les dames le careflent, les  L'A M O U R E tJ X.' ïjf grands rembraffent, chacun publie fes louanges 1'empereur pour 1'obliger a demeurer dans fa cour , lui ofFrit toute 1'Irlande; mais le prince d'Angleterre ne fe laiffa point fléchir, il perfifta toujours dans la réfolution d'aller chercher fon coufin Renaud & le comte d'Angers. Pour GradafTe , il partit dès la nuit même avec les farrafins ; il repafla par 1'Efpagne, oh il avoit laifie fes vaiffeaux , & oii Marfille avec fes efpagnols s'arrêta. Mais laifTons l'un remonte r fur fa grande flotte pour reprendre la route de les royaumes , & 1'autre rétablir fes états des ravages affreux que Pinvafion des orientaux y avoient caufés. Retournons au feigneur de Montauban.  icha d'elle pour lui peindre la violence de fes feux, elle le recut avec fureur, 1'accabla d'injures & de reproches ; elle n'épargna ri . pour l'exciter a lui öter la vie. Peu s'en fallut qa'e'.le ne réufsït dans fon defTein. Mon fils outré des difcours outrageans qu'elle lui tenoit, fut plus d'une fois tenté de s'en défaire dans fon défefpoir. Cependant 1'excès de fa paflion triompha toujours de fa colère , &c le rendit capable de penfer que la grandeur de fon crime ne j uftifioit que trop les reproches qu'elle lui faifoit. L'envie qu'il avoit d'adoucir fon efprit & de la difpofer k fbuffrir fon amour, lui fit prendre la réfolution d'attendre que fa douleur fut devenue moins vive. II fe flattoit que le tems feroit fon efFet ordinaire, & que la dame , pour fe procurer le repos & la liberté, fe rendroit d'elle - même k fes foins. Au pis aller , il comptoit qu'il feroit toujours maitre de  i'Akoure ux; 169 recourir a la violence pour fatisfaire fes defirs, fi la douceur Sc la perfévérance devenoient inutiles. II fe trompa toutefois dans fa conjefture ; fes refpecTs, fes foumiffions ne furent pas mieux recus que fes menaces Sc fes emportemens, Sc 1'afflicïion de Stelle fembloit s'accroïtre de jour en jour. Tandis que cela fe paflbit a la Roche-yermeille , la renommee ne manquapas de publier dans les pays voifins le meurtre de Lucidor Sc la prifon de Stelle. Tous leurs parens Sc leurs amis qui les chérinoient l'un & 1'autre pour . leurs belles qualités, s'émurent a cette nouvelle. Ils fe crurent obligés de les venger : ils affemblèrent dans ce deffein ia meilleure parrie de leurs fujets Sc de leurs vaffaux. Un grand nombre de feigneurs de ce royaume qui ne ' connoiflbient pas Lucidor, fe joignirent h eux , les uns par eftime pour fa mémoire , les autres par la feule horreur de 1'aéfion commife. Toutes ces troupes formoient un corps nombreux & plus que fuffifant pour accabler Marquin ; Arganthis bon chevalier , & oncle de Lucidor, fe montroit parmi les vengeurs un des plus ardens, Sc ce fut a lui que tous les autres d'un comttiün accord déférèrent le commandement. Ls bruit de leur marche fe répandit jufqu'a  170 Roland moi, & m'alarma. J'allai trouver Marquin pour 1'obliger k prendre un parti convenable a la fituation ou il fe trouvoit. Quoique je lui eufle fait concevoir 1'efpérance de plaire k Stelle , je n'avois pas approuvé les moyens cruels dont il s'étoit fervi. Mon cceur même en avoit frémi; mais je mavois pu prévenir une chofe qui s'étoit faite a mon infu. Je me rendis donc dans ce chateau , Sc fupprimant des reproches qui n'étoient plus de faifon, je repréfentai a mon fils qu'il falloit au plutöt qu'i1 fe réfugi*t chez le roi d'Altin notre parent , 6c remït Stelle en liberté ; mais quelque chofe que je pufie lui dire fur ce dernier article, il déclara qu'il aimoit mieux s'enterrer fous les ruines du chateau , que de perdre le fruit de fon crime en relachant Stelle fans avoir auparavant contenté fa pafiion. Pendant que je combattois inutilement Ia réfolution de mon fils, les amis de Lucidor preffoient leur marche pour hater les momens de leur vengeance. Ils étoient déja furies terres de Marquin qu'ils ravageoient; & ils pubiioient hautement par-tout qu'ils préparoient a la poftérité un exemple mémorable dont le feul récit feroit frémir les traitres. Tout ce que put faire Marquin dans le peu de tems que fes ennemis lui laifsèrent pom k rcconnoïtre,fut  i'Amoureux, 171 de ramaffer dans cette forterefle le plus de foldats & d'archers qu'il lui fut pofïïble , &C de la munir de vivres a proportion , fe fiant du refte a fa fituation avantageufe & a la hauteur de fes murs. Arganthis étant arrivé avec fa petite armée ; fe faifit, en homme de guerre , des environs de la place, y difpofa fes difFérens quartiers, & pour refferrer davantage fon ennemi, fit planter tout autour des paliffades que devoient défendre de bons corps-de-garde établis de diftance en diftance. Marquin, pour les troubler dans leurs difpofitions , fit tirer fur eux des creneaux , une grande quantité de traits & de flèches qui en tuèrent quelques-uns k la vérité , mais qui ne firent plus d'effet dès que les afïïégeans fe furent mis k couvert fous des baraques qu'ils élevèrent en peu de tems. Les jours fuivans, Arganthis fit fabriquer dans la forêt prochaine un grand nombre d'échelles dont il fe fervit pour nous donner 1'affaut. Heureufement la garnifon fut bien fur fes gardes, & les murs du chateau font fi élevés , que les affiégcans , qui n'avoient d'ailleurs ni béliers ni machines de guerre, ne purent jamais les efcalader. Arganthis qui en reconnut toute la difficulté, prit le parti de nous foumettre par famine. Pour eet effet, il re-  *7* Roland doubla les gardes & les fentinelles avec exaetitude , & donna de lï bons ordres pour nous fermer tous les paffages, que toutes les fois que mon fils entreprit de fe les ouvrir par des forties , il fut repouffé avec pertë. Le fage Arganthis ne s'arrêta pas k cette feule précaution : comme il ignoroit la qiiantité que nous avions de vivres, & qu'il penfoit qu'elle pouvoit être telle que nous ne ferions pas fi-töt afFamés , il faifoit, a tout hafard , creufer a la fape un conduit fouterrain , qui devoit aboutir dans la fortereffe pour s'en rendre mairre par furprife; & ce travail qui avoit été commencé la nuit, le plus prés de la place qu'on Favok pu , fe faifoit avec tant de circonfpection & de fecret, que nous n'en avions pu rien pénétrer. Jufques-la Marquin avoit moins fongé a fe défendre , qu'a faire agréer fa pafhon k 1'impitoyable Stelle ; mais voyant que la dame ne le regardoit que comme une furie attachée a fes pas, la rage s'empara de fon ame. II dit un jour k Stelle avec emportement qu'il étoit las d'attendre, & que de force ou de gré , il prétendoit fe fatisfaire. En même tems, il fe mit k la prefTer entre fes bras. L'infortunée veuve de Lucidor épouvantée de la violence dc mon fils & de fa réfolution} fe fert de fes  Ï.'A M O U R E U X: ij£ pieds & de fes mains pour le repoufTer en rempliflant 1'air de fes cris. Inutiles efforts ! fes forces s'épuisèrent, & le brutal Marquin venoit d'aüouvir fon amoureufe fureur , lorfque j'arrivai dans le lieu oü cette étrange fcène fe paffoit. J'eus beau lui repréfenter qu'il fe perdoit par cette indignité ; il ne fe poffédoit plus ; Sc fa rage n'en demeura point la : car après avoir furmonté la réfiftance de Stelle J il lui plongea un poignard dans le fein , en lui difant: Beauté ingrate , du moins tu ne jouiras pas du plaifir de te voir vengée. A peine eut-il retiré le poignard du corps de la dame, qu'il s'en frappa lui - même avant que je puffe prévenir fon aft ion. Que devins-je a ce funefte fpeflacle? mes cris percans fe fïrent entendre dans tout le chateau, & attirèrent quelques domefliques avec qui je tachai d'arrêter le fang demon fils & de fauver Stelle ; mais nous nous appercümes que nos efTorrs étoient inutiles. Stelle avoit déja rendu les derniers foupirs , Sc Marquin fe refufant k nos foins , s'obftinoit k vouloir mounr. Laiffez, madame, me dit-il, laiffez périr un miférable qui ?è& condamné lui-même a perdre une vie qu'il a noircie de crimes.Le feul témoignage qui me a refte vous demander de Paffectxon aveugle que vous avez toujours eue pour  Ï74 Roland moi, c eft que vous faffiez enfermer mon corps dans un même tombeau avec le corps de Stelle. Que mon ombre ait la fatisfacTion de 1'empêcher de rejoindre fon Lucidor, même dans les enfers. A ces mots, Marquin me fit jurer que je lui accorderois ce qu'il exigeoit de moi, enfuite il expira. Jedemeurai dans un état qui avoit que'que chofe d'affreux. Je b'a.nai ma fauffe prudence qui avoit pour ainfi dire conduit mon fi s dans le précipice en vou'ant le fauver; mais enfin, comme mes plaintes & mes regrets ne pouvoient me le rendre , je renfermai ma douleur en moi-même , & m'attachai a remplir fa dernière volonté. Ie fis creufer une foffe profonde fous une voute qui étoit dans un lieu fecret du chateau : j'y fis inhumer Marquin & Stelle enfemble , ainfi que je m'y étois engagée par ferment: puis j'ordonnai qu'on couvrit la fofle d'une grande table de marbre qui fe trouva dans le chateau. C'eft tout ce que je pouvois faire alors a caufe du fiège ; mais je me propofois de leur faire élever dans la fuite un magnifiquemonument, fi j'échappois des mains de nos ennemis. Les affiégeans n'apprirent point Ia mort de mon fils, ni celle de la veuve de Lucidor. Comme nous ignorions qu'Arganthis faifoit  l' A m o u r e ü x. 17^ faire un conduit ibuterrain, & que ce travail fe continuoit avec beaucoup de diligence, ii fut achevé peu de jours après la fépulture de mon fils ; il avoit été pouffé jufqu'a la grande cour du chateau. Ce fut par-la que nos ennemis fe glifsèrent a la file pendant une nuit fort obfcure; & lorfqu'üs s'y virent en affez grand nombre pour nous faire la loi, ils rempürent d'épouvante tout le chateau par leurs cris , en paffant au fil de 1'épée tout ce qui s'offrit a leur reffentiment. Je me réveillai au bruit du carnage & des gémiffemens des mourans; je me couvris k la hite d'un des habits de Marquin , & me fauvai fous ce déguifement par une petite porte fecrète du chateau qui ouvroit dans un endroit écarté du jardin. Par bonheur, les amis de Lucidor ne fe virent pas fi-töt maitres de la fortereffe, qu'ils négligèrent de faire garder leurs retrancbemens. Cela favorifa ma fuite. Je pris le chemin du royaume d'Altin ou j'arrivai heureufement après plulieurs jours de marche. Le roi de ce pays me recut en bon parent. II plaignit le déplorable fort de Marquin fur e récit que je lui en fis; & pour me donner le moyen de rentrer dans mes biens , dont les parens de Lucidor s'étoient emparés, il me donna un corps nombreux de fes meilleures  9£i Roland troupes , commandé par trois géants. Je revins cn ce pays-ci, oii nos ennemis poffédoient déja non-feulement la Roche-vermeille , mais d'Aronde même qu'ils avoient rafé jufqu'aux fondemens. Arganthis n'étoit plus dans ce ch2teau-ci; il s'étoit contenté d'en commettre la garde a des perfonnes qu'il y avoit établies , ainfi nous eümes peu de peine a nous en rendre maïtres. Nous traitames les gens d'Arganthis comme il avoit traité les nutres; pas un n'échappa de nos mains. Quand je vis que perfonne dans la province ne nous réfiftoit -plus , je gardai feulement ce qu'il me falloit d'officiers & de foldats , avec deux géants , pour conferver ce chateau & mes autres biens d'Aronde, & je renvoyai au roi tl Al tin le refte de fes troupes fous la conduite du troifième géant. Je repris après cela mon premier deffein: jè voulus honorer d'un monument fuperbe la mémoire de mon cher Marquin. L'on avoit déja commencé d en jetter les premiers fondemens, lorfque les ouvriers que j'y avois employés vinrent me rapporter qu'ils entendoient partir de defTous la tombe de mon fils des mugifTemens épouvatables qui les glacoient d'effroi. Un des géants plus hardi que les autres , voulut s'cclaircir de ce que ce pouvoit  Ls A M O U R E U X.' tjy pouvoit être ; mais il n'eut pas plutöt levé la tombe, qu'il en fortit un monftre effroyable qui fe jetta fur lui & le déchira. Tout ce qu'on put faire dans ce péril, fut de fermer & de barricader promptement la porte de la voüte pendant qu'il dévoroit le géant. Je ne me repofai pas fur ce retranchement; je fis environner de hautes murailles la voüte oü la tombe étoit renfermée ; & je ne me crus point enfüreté , que ces murs ne fuffent a telle hauteur que le monftre ne put les franchir. Alors faifant réflexion fur la naiflance de ce prodigieux animal, je jugeai que la fureur & 1'emportement de Marquin, & le défefpoir de Stelle avoient donné lieu 4 la production de ce monftre , qui pouvoit être appelé le fils de 1'horreur & de Peffroi. Cette réflexion m'infpira un deffein cruel , a la vérité , mais conforme a ma douleur • ne pouvant plus élever de tombeau k mon 'fils je pris le parti d'appaifer du moins fes manes errans par un fanglant facrifice. Le monftre comme fils de la divinité qu'on devoit honorer dans ce lieu , devoit en être Ie facrificatcur & les étrangers qu'un fort malheureux feroit aborder a la Roche-vermeille en devoient etre les viftimes. Dés ce moment, je fis ouvrir la porte de la voüte, afin que le monftre eut Tornt I. M  178 11 O L A N D la liberté d'entrer dans l'enclos des murs que j'avois fait faire. Je fongeai auffi a lui fournir des alimens , jufqu'a ce que nous euftions dans nos prifons affez d'étrangers pour lui fervir de pature. Je lui faifois jetter chaque jour pardefTus les murs un quartier de bceuf ou de cheval j qui étoit englouti dans le moment. Je fus bientöt exemte de ce foin : il arriva de tous cötés k ce chateau un fi grand nombre de gens, que le monftre eut pour löng-tems de la nourriture; tous les étrangers qui paflent par ici font pris par nos foldats, 8c ceux qui veulent réfifter ont affaire k notre géant. Quand il furvient quelque chevalier de renom que mes foldats ou mon géant même ne fauroient vaincre qu'avec beaucoup de peine 8c de péril , nous avons imaginé 1'artifice du pont pour nous en rendre maïtres. Perfonne ne peut donc nous échapper , laches ou courageux , foibles ou forts, tous les paffans font dévorés par le monftre, qui les trame auparavant fur la tombe de mon fils, ainii que je 1'ai remarqué d'un endroit du chateau , d'oii 1'on voit dans l'enclos des murs qui renferme la voüte ; ce qui me fait préfumer que ces facrifices font agréables k 1'ombre de Marquin. Je ne te parlerai point, chevalier , de 1'effroyable figure du monftre; tu ne le verras  l'Amoureüx. Ï79 qiie trop , puifque tu dois en être dévoré. Nous lui jettons tous les matins un prifonnier pour aliment ordinaire ; mais nous prenons tant d'étrangers , que nous fommes obligés d'en faire pendre ou écarteler, paree que nos prifons ne peuvent les contenir tous. La barbare vieille acheva de parler en eet endroit. Le paladin ne pouvoit affez s'étonner d'une coutume fi cruelle. Cependant a quelque extrémité qu'il fe vit réduit, il ne perdit point courage. Madame, dit-il a la vieille , je ne me plains point de 1'arrêt que vous avez prononcé contre moi : j'ai feulement une grace a vous demander : ordonnez qu'on me livre armé comme je fuis au monftre. Comme je fuis chevalier , il feroit honteux pour moi de perdre la vie fans me défendre. Je le veux bien , répondit la vieille; mais je t'avertis que tes armes ne te ferviront de rien. Le monftre a la peau fi dure , qu'on ne la peut entamer : fes dents brifent le fer, & tout cède a fes griffes ; tu ferois mieux de te réfoudre a mourir , que de fonger a combattre. Renaud ne répliqua point; & content d'avoif obtenu ce qu'il demandoit, il fe laiffa conduire au cachot ou il devoit paffer la nuit. Auffi-töt que le foleil naiffant reparut ie lendemain fur M ij  i8o Roland Fhorifon, les fatellites de la vieille vinrent prendre le chevalier pour le jetter au monftre. Le paladin n'avoit point été dépouillé de fes armes le foir précédent; on lui déliales mains, & fon épée lui fut rendue. Quand il fe vit en état de combattre , il en eut tant de joie , qu'il demanda lui-même qu'on le menat au monftre. On le fit monter par une échelle au haut des murs qui renfermoient eet animal , Sc par le moyen d'une corde , il fe glifia au-dedans de 1'enclos. CHAPITRE III. Quelle fut la fin d'une aventure fi périllcufe pour Renaud. L e monftre ne tarda guères k venir chercher fa proie. Quelle figure efrroyable ! II furpaffoit un bceuf en grandeur ; fa tête reffembloit k celle d'un dragon , fa gueule toujours fanglante avoit cinq pieds d'ouverture , Sc fes dents étoient comme celles du plus affreux crocodile que le Nil ait enfanté fur fes bords. II avoit tout le corps d'un centaure, mais fes bras étoient armés d'ongles crochus qui percoient le plus dur acier , Sc la peau  L' A M O U R E U X. iSt du fanglier d'Erimante étoit moins dure que Ia fienne. Cependant le courageux guerrier s'approcha d'un pareil monftre fans faire paroitre la moindre crainte. La cruelle bêtefondit fur lui la gueule béante pour 1'engloutir. Renaud évita fon approche en fautant a quartier , & lui déchargea Flamberge fur le mufeau fans y faire qu'une trèslégèreimpreffion. Le monftre revinta la charge & voulut le déchirer de fes ongles crochus ; mais le paladin lui allongea dans 1'eftomac une eftocade,qui bien qu'elle ne put entrer, obligea 1'animal a reculer de quelques pas. Cette terrible béte revint k la vérité fur lui , arracha une partie de fes armes, puis fe fervit de fes ongles & de fes dents avec tant de furie , qu'en peu de momens le fang du chevalier couloit de tous les endroits de fon corps. Quoique le feigneur de Montauban fe vit ft cruellement traité , il ne perdoit point courage : il porta plufieurs coups d'eftoc & de taille avec une grande vigueur , aucun toutefois ne put entamer la peau du monftre. Le combat duroit déja depuis longtems , & Renaud commencoit a perdre haleine ; il fentoit affoibür fes forces , & pour furcroit de malheur , la bete fe faifit de fon épée, quelque effort qu'il put faire pour la retenir. M iij  i8z Roland O ciel! que pouvoit faire alors le vaillant fils cTAimon ? il ne peut ni fuir ni fe défendre. Dans cette extrémité , il voit le bout d'une poutre qui fortoit du batiment fous lequel étoit la voüte , & s'avancoit en faillie dans 1'enclos. La poutre étoit élevée de terre de la hauteur de deux hommes : le guerrier pourtant rappela tout ce qui lui reftoit de force ; & par un faut prodigieux , attrapa de la main cette poutre , s'y élera , & s'élanca légerement fur le toït du petit batiment dont on vient de parIer. La fe voyant en süreté contre tous les efforts du monftre qui ne pouvoit atteindre jufqu'a lui , il fe mit k rêver profondément au parti qu'il devoit prendre. Tandis qu'il étoit dans cette fituation , il caufoit ailleurs beaucoup d'inquiétude. L'amoureufe Angélique , après Ie départ de Maugis , attendoit jour & nuit le retour de eet enchanteur avec toute 1'impatience que l'amour peut infpirer. Gette princeffe avoit les yeux attachés fur la mer ; & dans 1'attente qui 1'agitoit, fi elle découvroit quelque vaiffeau, elle fe flattoit que c'étoit Maugis qui , pour dégager fa parole, lui amenoit Renaud. Après avoir langui pendant quelques mois , & répandu bien des larmes , elle vit enfin arriver le fils du duc d'Aigremont. II étoit pale & défait 3 il avoit  l' Amoureux. r§j les yeux rouges & la vue égarée. Ses cheveux mal peignés, & fes habits déchirés refTembloient a ceux d'un homme qui fort d'un fombre cachot. Outre qu'il revenoit feul, il paroifïbit dans un état a faire concevoir un mauvais préfage & la rille de Galafron: Aufli fut-elle faifie d'effroi lorfqu'elle 1'eüt examiné de prés. Que vois-je, s'écria-t-elle avec tranfport ? ah fans doute , mon cher Renaud a perdu la vie! Non,madame, repondit Maugis , mais il la perclra bien-tot. Que maudit foit le jour ou cette ame fi rebelle a l'amour vint au monde ! 1'infenfibilité de ce barbare aétouffé toute latendrefTequej'avois pour lui. Que dis-je , j'en fuis fi tranfporté de fureur , que je Pai fait conduire a la Rochecruelle pour y être dévoré par le monftre qus ne fe repait que de fang humain. Alors Maugis fit un détail de tout ce qui s'étoit patTé entre le fils d'Aimon & lui. Qui pourroit décrire 1'effet que fon récit fit fur le cceur de la belle Angélique ! Elle demeuraimmobile , fon teint perdit fa couleur, fes fens fe glacèrent , & fes yeux mourans fembloient annoncer que fon ame alloit quitter un fi beau corps ; mais quelques momens enfuite , 1'excès de fa douleur lui rendant fes forces: Cruel, dit-elle a Maugis , en lancant fur lui un regard furieux, tu as donc pu livre* M iv  l84 Roland ton coufin Renaud a une mort certaine ! & tu as 1'audace de te préfenter devant moi après une aftion fi noire ? perfide , fi tu ne lui portes un promt fecours , affure-toi que malgré tes charmes & tes démons , je te ferai bruler tout vif, & jetter tes cendres au vent. Ne te pare I>oint d'un faux zèle , & ne t'imagine pas que je puiffe excufer ta barbarie. II n'y a point a balancer ; fi de Renaud ou de moi quelqu'un doit perdre la vie , c'eft moi qui ne fuis qu'une mépnfable fille , & non pas celui qui eft le modèle de toute perfeftion , la fleur de tous les chevaliers du monde. Ah malheureux, continua-t-elle , peux-tu penfer qu'il me foit poflible de vivre un moment fans lui ? On peut encore le fecourir, interrompit 1'enchanteur ; mais j belle princeffe , il faut que ce foit vous qui le tiriez d'un fi grand peril. Malgré fa dureté, un fi grand fervice 1'obligera de fe rendre a vos charmes : allez ; le tems preffe. En difant cela , Maugis lui donna une petite bouteille remplie d'une liqueur roufsatre , & lui apprit la manière de s'en fervir ; après quoi il fe fit porter avec Angélique par fes démons a la Roche-cruelle, Ils y arrivèrent dans le tems que le fils d'Aimon fe voyant hors d'état de réfifier au monftre , ne s'attendoit plus qu'a périr. Mau-  l'Amoureu x. 1S5 gis ne jugea pas a propos de paroïtre devant lui, voulant déférer k la princeffe le mérite de 1'avoir fauvé. Angélique fe montra donc au fèi gneur de Montauban. La force du charme la tenoit fufpendue en Pair. Dés que le chevalier 1'appercut , il détourna la vue, comme s'il eüt rencontré celle d'un bafdic. Cette apparition , quelque furprenante qu'elle füt, lui caufa moins de furprife que de peine. II fut fur le point de fe jetter k terre pour chercher auprès du monftre un afyle contre cette beauté célefte qui lui faifoit tant d'horreur. La princeffe lui adreffa ces paroles avec plus de charmes que n'en eut jamais la reine d'Amatonte, lorfqu'eile fort d'entre les mains des graces pour aller retrouver fon amant: Cher prince , de toutes les afflidtions que j'ai fenties , la plus fenfible eft de te voir dans 1'état oü tu es réduit. Je ne fais comment la douleur que j'en ai ne m'öte point la vie en ce moment; néanmoins une chofe me confole , charmant chevalier , je puis fauver tes jours de la mort qui les menace; n'appréhende point de te jetter entre mes bras ; j'ai le pouvoir de te porter dans les airs : profite de cette occafion pour fortir de péril , ne dédaigne point la compagnie & le fecours d'Angélique , &c fonge  l86 R O L A N D que les plus grands rois de la terre accepteroient avec joie 1'ofFre que je te fais. Quelque obligeantque fut ce difcours, le fils d'Aimon n'en fut point touché. A peine donnat-il k la princeffe Ie tems de 1'achever. Madame , lui dit-il, ceffez de pourfuivre un cceur qui fe refufe k vos attraits. Vous vous êtes trompée, fi vous avez cru qu'en me donnant du fecours, vous furmonteriez la répugnance que j'ai k vous aimer. La même deftinée qui vous porte k me vouloir du bien, me contraint k vous fuir. Hé! que trouvez-vous en ma perfonne, interrompit Angélique, qui vous infpire tant d'averfion pour moi? Vos yeux voyent-ils autrement que ceux des hommes , qui jugent que je mérite qu'on m'élève des autels ? Mes yeux , reprit le chevalier , vous voyent briller de tout 1'éclat dont brillent vos charmes , j'en fuis même ébloui ; cependant par la bifarrerie d'un fort qui me paroït incompréhenfible a moi - même , toute adorable que vous êtes , mes fens fe 'révoltent contre tant d'appas; vos emprefTemens me gênent, &c je ne puis vous cacher que je fouffre impatiemment votre vue, Je ne fais que trop bien 9 répliqua la princeffe , que vous me haiffez , & fi je paroïs devant vous, ce n'eft pas que j'ef-  L' A M O U R EUX.' 187 père vaincre votre haine par ma préfence; mais malgré votre dureté, vous m'êtes encore trop cher, pour que je puiffe fans frémir vous voir dans le péril oii vous vous trouvez. Je viens vous offrir un fecours dont vous avez befoin; ne tardez pas a 1'aceepter, car le fang qui fort de vos plaies feroit capable de vous ravir une vie que je m'efforce de conferver. Comme je ne puis répondre k votre tendrefie, repartit Renaud, je ne veux rien vous devoir, & je jure par le dieu vivant, que j'aime mieux mourir que d'être délivré par votre fecours. Je ne fuis pas fi attaché k la vie , que je veuille vous avoir cette obligation. Puifque ma vue vous eft fi odieufe , lui dit Angélique en fondant en larmes, il faut vous en épargnerle fupplice. Promettez-moi feulement, continua-t-elle , que vous recevrez d'une autre main ce que vous refufez de la mienne. Je vous promettrai tout, répondit le paladin , pourvu que je ne vous voie plus. Du moins, reprit la fllle de Galafron, vous ne m'empêcherez pas de vous rendre un fervice. Alors tirant de fon fein la liqueur que Maugis lui avoit donnée , elle en verfa fur la tête du monftre quelques gouttes qui eurent la vertu de 1'endormir dans le moment. Auffi-töt elle va trouver 1'enchanteur fran-  188 Roland eois , Sc lui rend compte de la cruauté de Renaud. Maugis en fut fi irrité , qu'il fit tous fes efforts pour perfuader a la belle Angélique qu'il falloit laiffer périr i'ingrat. La princeffe ne put s'y réfoudre ; elle obügea même le fils du duc d'Aigremont d'aller fur le champ fecourir le paladin. Maugis fe fit donc porter fur le toit, oii fon coufin a force d'avoir perdu du fang étoit prêt de tomber en foibleffe , il vifita fes plaies, qui fe refermèrent d'abord qu'il eüt répandu deffus quelques gouttes de la liqueur qu'Angélique avoit verféefur la tête du monftre ; il lui fit enfuite avaler de cette eau , qui rétablit entièrement fes forces. Le feigneur de Montauban voulut remercier fon coufin du grand fervice qu'il venoit d'en recevoir ; mais Maugis 1'interrompit : Achevons, lui dit-il, de vous tirer d'ici, après cela nous nous expliquerons enfemble. II faut auparavant, reprit le fils d'Aimon , que je faffe ce que 1'honneur exige de moi. Je ne puis fortir de ce chateau fans avoir vaincu le monftre , Sc aboli la cruelle coutume qui s'y obferve. Hé bien, repartit 1'enchanteur , jettez-vous fur le monftre, Sc le tuez avant qu'il fe réveille, car il n'eft endormi que pour un tems. Son flanc gauche peut être percé , c'eft le feul endroit de tout fon corps qui ne  ï.' A M O U R EUX. l8 foit pas impénétrable. Si vous voulez que je forte avec gloire de ce combat dit le paladin, retirez le monftre de fon afioupiflement, je ne puis 1'attaquer fans cela. Oh ! vous êtes trop difficultueux, s'écria le magicien : je vais exécuter moi - même fans tant de fac^ns ce que vous refufez de faire. En achevant ces paroles, il defcendit a terre, ramaffa Flamberge que le monftre en s'affoupiffant avoit laiffé tomber de fes griffes, & la plongea jufqu'a la garde dans le flanc gauche de 1'animal. Le fang qui fortoit a gros bouillons de la plaie, tarit bien-töt les fources de fa vie, &le monftre enfin ne reprit le fentiment par la fin du charme , que pour rendre le dernier foupir. Si cette mort délivra Renaud d'un grand danger, elle ne le remettoit pas en liberté. II eft vrai que pour la lui procurer, Maugis le conduifit fous la voüte, après lui avoir rendu Flamberge; & lui ouvrant une épaifle porte de fer, qui donnoit entrée dans le jardin, & qu'il fit tomber en proférant quelques mots bifarres : Pafiëz par-la, lui dit-il, le chemin vous eft libre k préiènt; profitez des bontés qu'on a la foibleffe d'avoir encore pour vous , quelque peu digne que vous en foyez ; pour moi, je ne vous donnerai plus aucun fecours ,  190 Roland & je veux bien vous dire que fi j'avois été cru , vous ne feriez pas échappé de ce dernier péril oü je vous avois moi-même jetté. A ces mots , le magicien quitta brufquement Renaud , fans vouloir entendre ce qu'il lui allcguoit pour fa juftification , & fe fit enlever rapidement par fes démons. Le chevalier demeura fort mortiAé de s'étre attiré 1'indignation de fon coufin ; mais comme il étoit entraïné par une puiflance iüpérieure qui agiflbit en lui, il ne pouvoit fe repentir d'une chofe dans laquelle il fe croyoit plus malheureux que coupable. II ne fongea plus qu'a fuivre fon premier deffein , qui étoit d'abolir la cruelle coutume de ce chateau par la punition des perfonnes qui avoient établi ces facrilèges honneurs confacrés h la mémoire de Marquin. Pour eet effet, il entra dans le jardin; & de-la dans la cour du chateau. Quand les gens de la vieille 1'appercurent, ils crièrent aux armes; ils fe rafiemblèrent en peu de momens, & fondirent fur lui tous enfemble. Quoiqu'ils fufTent au nombre de trente ou quarante , le généreux fils d'Aimon les méprifa , &c mit Flamberge fi malheureufement en ceuvre pour eux , qu'il en fit une étrange boucherie. On peut dire même que le combat auroit été aufTi-töt fini que com-  L'A M 'O U R E Ü X. icjr mencé , fi le géant ne fe fut pas mis de la partie : néanmoins ce coloffe ne fit que prolonger de quelques inffans leur perte, & tomba luimême noyé dans fon fang après une aflez longue réfiftance. La vieille mère de Marquin, qui du haut d'une tour oü elle s'étoit réfugiée , avoit vu périr le géant dans le combat, & le refte de fes gens prendre la fuite , fe précipita de rage des creneaux en bas; elle s'écrafa la tête fur les pavés de Ia cour; & cette mégère indigne d'avoir jamais vu le jour, termina ellemême ainfi une vie dont elle faifoit fon fupplice depuis la mort de fon cher Marquin. Ce fut le dernier aöe du facrifice fanglant dont elle avoit voulu honorer fa mémoire. Le paladin regarda fa mort comme une juftë punition du ciel; & voyant qu'il n'y avoit plus rien a faire pour lui dans ce chateau, il en fortit pour prendre le chemin de la mer; mais au lieu de rentrer dans fa barque, il marcha le long du rivage.  ïpi Roland CHAPITRE IV. De Carrivée du prince Aflolphc en Circafile , & de la rencontre quily fit, L e prince Aftolphe d'Angleterre avoit quitté la cour de France , comme on Fa dit , pour aller faire une exacte recherche des deux fameux coufins qui en étoient tout Fornement; il étoit revêtu de fes belles armes dorées ; il portoit la lance du frère d"Angélique, & montoit le bon cheval Bayard. II avoit déja traverfé tout feul 1'Allemagne la Ffongrie &la Blanche-Rufiïe , pafTé le grand fleuve du Tanaïs, & atteint la Circame. Ce dernier royaume étoit alors tout en armes ; Ion roi Sacripant, prince d'une expérience coafommée dans la guerre , & d'une valeur extréme, y faifoit de grandes levées de foldats pour aller au fecours d'Angélique, qu'Agrican, puifTant empereur des Tartares , tenoit afhégée dans fa fortereffe d'Albraque. L'amour feul mettoit les armes a la main a ces deux monarques. L'armée de Circaflie étoit prête a partir , lorfque le hardi Aftolphe fe préfenta devant Sacripant  V A m o u r ë ü x; fitf Sacripant dont la coutume étoit de retenir a fon fervice tous les chevaliers de mérite qui paffoient par fes états, quand ils vouloient bien accepter les ofFres généreufes qu'il leur faifoit. Le prince d'Angleterre par fa bonna mine prévint en fa faveur le roi de Circaffie , qui lui dit : Vaillant chevalier , que veux-tu que je t'accorde pour avoir 1'avantage de te pofféder dans ma cour ? Je veux , répondit le paladin, que tu me faffes général de ton armée ; un homme qui a coutume de commander , & non d'obéir j ne fauroit accepter un autre emploi. Soiihaites-tu de favoir fi je fuis digne de eethonneur, tu n'as qu'a choiiir dix des plus braves de fa cour pour combattre tous enfemble contre moi j fi je ne les mène k outrance , je confens que tu me tiennes pour un homme privé de jugement. Sur ces paroles , Sacripant afTembla fes principaux barons , & leur dit qu'il déploroit 1'égarement de ce chevalier , & qu'il falloit effayer par des remèdes de le remettre en fon bon fens. Mais les barons les plus fenfés lui repréfenterent qu'il feroit mieux de laiffer aller tin perfonnage de cette efpèce, avec Jequel il n'y avoit rien k gagner. Le roi les crut & congédia 1'anglois qui pourfuivit fon chemin fans Tome I, |sf  R o l a >; j) s'embarraffer du jugement qu'on feroit de lui dans cette cour. Le prince Aftolphe n'étoit pas encore fort éloigné de la cour de Circaffie , lorfqu'i, rencontra un des plus accomplis farrafins qui fut dans les climats orientaux. On le nommoit Brandimart, comte de la Roche - fauvage. II avoit fait éclater une valeur peu commune dans les guerres Sc dans les tournois kgu il s'étoit trouvé. II ajoutoit a fes autres grandes qualités une courtoifie qui lui attiroit 1'amitié de tout le monde; il étoit alors accompagné d'une dame qu'il aimoit auffi chèrement qu'elle étoit aimable. Quand Aftolphe fut affez prés d'eux pour les confidérer , il défia Brandimart a la joïite. Prens , lui dit-il, autant de champ que tu voudras , ou bien me laiffe cette dame, Sc paffe ton chemin. Par notre faint prophéte, répondit le farrafin ; je laifierois plutöt ici mille vies , fi je les avois, que de te céder cette beauté. Mais puifque tu n'as point de dame avec toi, je t'avertis que je prendrai ton beau courfier , fi je te porte par terre. J'y confens, reprit 1'anglois, voyons qui de nous deux enlevera 1'autre des arcons. Ils s'éloignèrent alors pour revenir l'un fur 1'autre de toute la vïteffe de leurs chevaux ; ils fe rencontrèrent furieufement au milieu de la carrière) Sc la lance d'or produifant fon  L' A M O U R E U X. 19j effer ordinaire , renverïa Brandimart rudement Le cheval de ce malheureux chevalier eut un lort encore moins favorable que fon maïtre • car bien qu'il fut des plus vigoureux , il eut la tete fracaffée , & moürut fur le champ du terrible coup quil recut de Bayard, qui ne fut feulement pas ébranlé de cette rencontre Rien n'éji ég/al au déplailir que reffentit Ie vaillant Brandimart de fe voir ainfi démonté dune feule atteinte. Ce n'eft point fon cheval qti fi regrette, c'efi fa belle maïtreffe qu'il va perdre ; il entre dans un vif défefpoir; & ne fc^ofledant plus, il tire fon épée pour s'erz percer Ie fan. Aftolphe en eut pitié ; d fe ;etta iur lui affez a tems pour retenir fon bras , & modera fa douleur Par ces paroles confolanes: Franc chevalier, lui dit-il, me crois-tu aïfez cruel pour vouloir t'enlever ce que tu aftnes-avec tant de pa/fion ? remets le calme dans ton ame ; fi j'ai joüté contre toi, ce n'eft que pour avoir Fhonneur de te vaincre : je te laiffe ta dame. ' Le farrafin eut tant de joie, quand il en_ tendit ces derrières paroles , qu'il ne put pro. fererun feul mot. ïl.„e fat qu'embraffer les genoux d'Aftolphe, & lui baifer les mains. O dieu ! s ecria-t-il! ma honte redouble, puifque /e me vois encore vaïncu en courtoifie; mais N ij  ÏQ5 JA O L A N % je t'accorde cette doublé viöoire pour te faire plus d'honneur ; tu me rends la vie en me rendant cette dame , & j'aurai une cternelle reconnoifTance d'un fi grand bienfaif. Sur ces entrefaites, Ie roi de Circailie arriva dans eet endroit. Ce prince avoit fort confidéré la richefTe des armes d'Aftolphe & la beauté de Bayard ; il fut tenté de les avoir en fa poffeffion : & pour fatisfaire ce défir , il fe réfolut a courir tout feul après lui, ne doutant point qu'il ne lui enlevat par fa valeur, fes armes &C fon courfier. Sacripant étoit en efFet affez fort pour y réufiïr , fans 1'obftacle que la lance d'or y pouvoit apporter. Quand il eüt atteint 1'anglois, & qu'il eüt envifagé Ia maïtreffe de Brandimart , il en fut charmé. L'heureufe avanture, s'écria-t-il tout tranfporté de joie ! j'avois fait defiein de gagner un cheval & des armes % & je vois que la fortune m'offre encore un plus riche butin. Chevaliers, pourfuivit-il en élevant fa voix, que celui de vous deux a qui cette belle dame appartient, m'en cède la conduite , ou qu'il éprouve tout-a-l'heure fa valeur contre la mienne. 11 te fied bien mal, lui répondit Brandimart, de défier un homme a pied, lorfque tu es fi bien monté. C'eft plutöt 1'acfe d'un brigand qui veut s'emparer du bien d'autrui, que le procédé d'un franc chevalier. Après ayoir ainft  t* A M O U R E U XV i97 p-rlé , il conjura le paladin avec les plus fortes mftances de vouloir lui prêter fon cheval, pour être en érat de répondre au défi qu'on venoit de lui faire. Et vous ne pouvez, ajöuta-t-d , juftemerit me le refufer , puifque je ne vous le demande que pour défendre la noble dame que vous m'avez fi généreufement rendue. Mon cher ami, lui dit Aftolphe en riant, jamais je ne prêterai mon cheval tant que je ferai en pouvoir de combattre; mais compte que je vais te donner celui de ce chevalier • car je ne veux de toute fa dépouille, que Ia gloire de i'avoir mis a la raifon. Alors il fe tourna vers le roi de Circaffie, & lui dit: Chevalier de ce pays, avant que d'être pofleffeur de cette dame, il faut que tu faffes avec mot une autre convention. Si je te fais vuider les etners ■ tu prendras la peine de ^ retourner a pied, paree que je veux avoir ton cheval pour remonter mon compagnon : fi tu me renverfes, le bon cheval que tu vois entre mes jambes fera k toi. Enfuite piéton ou cavalier , tu pourras vuider avec mon camarade la querelle de la dame. Par Mahomet, lui répartit Sacripant, tu me parots bouffon; j'accepte ce que tu me propofes; mais je ravertis que je veux auffi avoir tes armes. Tu prendras ce que tu pourras, dit N iij  ioS Roland le paladin, & le feigneur fera le refte. Ce!a dit, les voila qui s'éloignent l'un de 1'autre , & qui reviennent les lances baiflees fe rencontrer avec furie. Sacripant, fameux par mille exploits , comptoit déja fur la dépouille de ces deux chevaliers ; mais, contre fon attente, il eut le fort de Brandimart. Quand Aftolphe vit ce roi étendu par terre, il alla prendre fon cheval par la bride , & le préfentant a fon compagnon : Mon ami , lui dit - il , ne trouves-tu pas cette avanture plaifante ? ce chevalier venoit pour m'öter mon cheval, & il faudra qu'il s'en retourne a pied. A ces mots , il s'adrefla au circaftien , qui venoit de fe relever , & lui dit : Préfomptueux chevalier , apprends de moi qu'il vaut mieux fe contenter de fon bien, que d'envier celui d'autrui : retourne a. ton roi, & lui demande une autre monture , puifque ta convoitife t'a fait perdre ton cheval; dis-lui que c'eft de la part du chevalier infenfé , &c que ce font-la les remèdes qu'il emploie pour recouvrer fa raifon. Le roi démonté étoit ft étourdi & fi confus de ce qui venoit de lui arriver , qu'il s'en retourna docilement a pied , fans répondre & fans demander le combat k 1'épée , ce qu'il n'eut pas manqué de faire en toute autre occafion. Après fon départ, la maitrefle de Bran-  l'Amoureux. 199 climart avertit fon amant qu'ils étoient prés du fleuve de 1'oubli. Si nous n'y prenons garde, ajouta-t-elle, il eft k craindre que nous ne nous perdions nous-mêmes , & la valeur eft ici fort inutile ; c'eft pourquoi je fuis d'avis que nous retournions fur nos pas. Belle dame , lui dit le prince d'Angleterre , apprenez-moi, de grace, ce que c'eft que ce fleuve de 1'oubli ? C'eft une nvière, répondit-elle, qui ore Ia mémoire a ceux qui boivent de fon eau. A 1'entrée du pont qu'il faut paffer , une belle dame préfente une coupe de criftal aux chevaliers que leur malheur attire en eet endroit, & les fait boire dedans; a peine 1'ont-ils portée k leurs lèvres , qu'ils oublient toutes chofes; ils ne fe fouviennent plus même de ce qu'ils font. Si quelqu'un entreprend de paflbr le pont par force , cette dame appele a fon fecours un grand nombre de chevaliers de la plus haute valeur qu'elle a privés de fens , & qui s'oppofent au paffage du téméraire. La belle Fleurde-lys, c'étoit le nom de Ia dame qui faifoit ce récit, taehoit de perfuader au prince anglois, &• fur-tout a Brandimart de prendre un autre chemin ; mais elle ne put y réuftir. Au contraire , il leur prit a tous deux une ft forte envie d'éprouver cette avanture, qu'ils fe hatèrent de gagner le fleuve. N iv  ico Roland La dame du pont alla au-devant d' fefufer a'un prince fi puiffant, la lui avoit promife ; mais que la princeffe au lieu d'y confehtir , s'étoit retirce dans la forte Ville d'Albraque , qu'elle avoit remplie d'un grand nombre de chevaliers d'élite qui s'y étoient jettés pour la défendre contre Agricr.n & contre tous ceux qui voudroient difpofer de fon cceur malgré elle. Cette nouvelle détern-jina le prince d'An-  L'A ftl O ' U R E U X. 207 gleterre a prendre le chemin d'Albraque , oü il ne doura point que parmi tant de guerriers que les attraits d'Angéiique y avoient attirés, il ne rencontrat celui qu'il cherchoit. Lorfqu'il fut d une journée de cette ville , il découvrit du haut d'une colline un nombre prefque infini de tentes Sc de gens de guerre campés dans un grand vallon, par oü il falloit néceffairement qu'il pafsat. 11 arrêta le premier homme qu'il trouva fur fon chemin , & lui demanda ce que c'étoit que cette armée qu'il voyoit. C'eft, lui répondit eet homme, celle du redoutable empereur des tartares qui va avec tous les rois qui lui font tributaires , mettre Ie fiège devant la ville d'Albraque. Le deffein de ce monarque eft d'avoir en fa poffeftion la belle Angélique notre princeffe, qui s'y eft réfugiée pour ne le pas époufer. Vous pouvez découvrir d'ici la tente d'Agrican; c'eft ce pavillon fuperbe oü vous voyez voltiger cette bannière au gré du vent; enfuite eft la tente de Sar.iton , roi des keraïies, qui eft un des pius braves guerriers du monde. Celle qui la fait eft au grand Radamante : ce géant a dix pieds de hauteur , & eft feigneur d'une partie du Karacathay , fttué aux contrée.s du feptentrion. Auprès de fon pavillon eft celui du riche Poüfcrne , roi  2.o8 R O L A N -tf de Congoras. Plus bas cr.mpe le rol de Mugal cjae I'on nomme Pandragon , & immédiatement après, Arganteledémelüré,röi de NironCaya;, qui uirpafle en grandeur Radamante. On vöil enftiife Lvrcon & le fier Sentarie , l'un lotiverain de Tendouc , & 1'autre de Jager (_ c !te tente verte efi celle du roi de Courlas qu'on nomme Erontin ; & Uldan, roi deKara-1 COlfOn, eft campé a fa gauche ; ce dernier pi ice n'eft pas un des moindres guerriers de cette nombreute armée. Mais je naurois jamais fait , aiouta-t-d, fi j'entreprenois de vous apprer.dre le nom de tous les autres: ce qui refte a vous dire , c'eft de vous confeiller, fi vous êtes étrangef , de ne vous point approcher d'eux, ils ne manqueront pas de vous retènir, Le pri .ce anglois remercia eet homme obli* geant . & ayant fii de lui que pour entrer dans A'biacue, il falloit abfolument traverfer le < nip des tartares, il en prit le chemin , malg é 1'avis qu'il venoit de rècevoir. Quand il lit a' ' nremicre barrière du cnmp, on voulut 1' fi êter , mais il la fit fr?nchir k Bayard en depir des fol lats qui la gardoient : puis renveriant de ia lSncé d'or , & du poitrail de fon courfier tout ce qui vouloit s'oppofer k fon pafiage ?  L' A M O tr R E u x.' ^09 paiTage, il traverfa tout le camp tartare. Eu Vain un grand nombre de princes, avertis de ce défordre, montèrent promptement a cheval pour punir eet audacieux qui fembloit les braver tous ; bien qu'ils fuffent montés fur les plus vigoureux chevaux tarrares, qui paffent en vïteffe ceux de toutes les autres nations, 1'incomparable Bayard les laiffa bien loin dernère lui, & porta impunément Aftolphe jufqu'aux portes d'Albraque. La princeffe venoit d'arriver de la Rochecruelle , lorfqu'on vint lui dire qu'un chevalier de la cour de Fraoce étoit aux portes de la ville, & demandoit k entrer. Angélique fut émue k cette nouvelle , & donna ordre qu'on recut ce chevalier, dans 1'efpérance de pouvoir du moins s'entretenir avec lui du feigneur de Montauban. On fit monter Afiolphe au chateau qui étoit fitué fur un roe efcarpé qui en faifoit la principale fortification. Si-töt que la princeffe vit ce prince, elle le reconnut &l'embraffa : Tu fois le bien venu , noble chevalier , lui dit-el!e; puis ayant fait fortir tout le monde pour n'avoir aucun témoin de leur converfation, elle lui paria de Renaud comme d'un homme dont eile auroit fouhaité le fecours. Quoi, madame, lui dit 1'anglois, Renaud Tomé I, q  MO R O L A N © n'eft pas auprès de vous ? Hélas non , répondit-elle en foupirant! le cruel me fuit, pendant que je m'efforce d'acquérir (a tendrefle. Vous me furprenez, reprit Aftolphe, je fuis témoin qu'il paroifToit un des plus ardens a combattre pour vous conquérir ; Sc lorfqu'après la mort de votre généreux frère , je Finformois de la réfolution que vous aviez prife de retoumer au Cathay , je n'ai jamais vu d'amant témoigner tant de regret de perdre ce qu'il aime. Angélique , toute afTurée qu'elle étoit de fon malheur, fut flattée de ces paroles, 8c donna occafion au paladin de les lui redire. Mais enfin, faifant réflexion al'entretien qu'elle venoit d'avoir a la Roche-cruelle avec Le hls d'Aimon, Sc fe laiffant emporter k fon amour: O ciel! dit-elle, d'un ton languifTant, Renaud a donc bien changé. En même tems , elle lui conta ce qui s'étoit paffé entre elle Sc ce chevalier dans la forêt des Ardennes, 8c au chateau de Marquin : elle étoit trop remplie de fa douleur, pour faire ce récit fans verfer des torrens de larmes. Elle parut fi touchée au prince anglois , qu'il fit tous fes efforts pour la eonfoler ; Sc comme il ignoroit 1'obftacle qui s'oppofoit au bonheur de la princefTe , il lui promit fans facon de rendre Renaud plus trai-  I*A M O U R E Ü X, 2tï table. Enfuite pour faire diverfion & fes enmiis, il t'entretint d'Agrican : il lui dit qu'il 1'avoit trouvé campé a une journée d'Albraque; mais qu'elle ne craignit rien : qu'il fauroit bien la défendre contre eet empereur, & contre tous les princes qui compofoient 'fon armée: que le paffé devoit lui répondre de 1 avenir : qu'd venoit de traverfer tout le camp tartare, malgré les efforts de tous les guerriers qui s'étoient oppofés k fon pafTage. Angélique, fur la foi de fes promeffes, fe fut bon gré d'avoir pour défenfeur un fi vaillant chevalier ; Elle le régala magnifiquement, & le fit même coucher dans la fortereffe, pour lui témoigner. la confiance qu'elle avoit en lui. CHAPITRE VI. Timérhi JAJiolphe. Bataillc des tartares & des circaffïens. L e foleil naiffant commencoit k peine a dorer le fommet des montagnes, que 1'alarme fe répandit par toute la ville d'Albraque. Chacun courut aux armes, & ceux qui commandoient fongerent k garnir les poftes les plus importaus. On avertit la princeffe que 1'armée d'A- O ij  ut Roland grican paroiffoit dans la campagne. A cette nouvelle Angélique monte aux creneaux &c voit en effet arriver de toutes parts des troupes ennemies. Elle s'appercoit même déja que les tartares difpofent leurs quartiers autour de la ville. Aufii-tbt elle donna fes ordres , fit faire le dénombrement de fa garnifon , & trouva qu'elle montoit a dix mille hommes de fervice , la plupart chevaliers : puis elle pria le prince d'Angleterre d'en prendre la conduite. Aftolphe y confentit agréablement : Charmante princeffe , dit-il a la fille de Galafron y vous ne vous repentirez pas de vous en être repofée fur moi. Je vais montrer a vos ennemis un échantillon de ce que je fais faire. En achevant ces paroles, il alla fe faire armer, monta fur Bayard, & fe fit ouvrir les portes de la ville. Ce prince naturellement courageux avoit pris tant de confiance en lui, depuis qu'il fe fervoit fi utilement de la lance de 1'Argail , qu'il eüt affronté tous les périls enfemble, pourvu qu'il n'eüt point eu Roland a combattre. D'abord qu'il fut a portee de fe faire entendre , il les défia tous au combat. II n'eft aucun prince parmi eux qu'il n'apoftrophe , &z qu'il n'infulte. II appele Brontin poltron, Arganthe brutal, Santarie bélitre ; il traite d'éceryelé 1'empereur Agrican lui-même ; Pandragon  l' A M O U r E u x: it'y eft un gueux, Poliferne un faquin , Lurcon un animal. Tous ces princes choqués de ces inveöives, s'avancèrent pleins de reffentinunt contre Pennemi qui les infultoir. Ils s'en promettoient une prompte vengeance. Tout le camp étoit en rumeur. Dix rois fuivis de leurs bannières marchoient a la tête ; mais quand ils virent qu'aucune troupe de chevaliers n'accompagnoit celui qui les bravoit tous , ils eurent honte de s'être mis en mouvement pour un feul homme. Le vaillantSaritton fe préfenta pour venger fa naticn ; mais quoique ce roi des keraïtes pafsat pour le meilleur joüteur de Porient, la lance fatale lui fit mefurer la terre. Le monftrueux Argante monté fur la plus énorme jument qu'eufTent produit les montagnes de Niron-cayat oh il régnoit, s'avanca auffitöt. Quoiqu'il eut cinq pieds de largeur entre les épaules , il alla tenir compagnie au roi keraïte, faifant en tcmbant le même bruit que feroit une roche dont on auroit fappé le fondement. Le fortüldan, roi de Karacoron, eut le même fort. Ce prélude étonna fi fort les autres rois , qu'ils fe mirent a crier fur ie paladin, & quatre d'entre eux partirent tous enfemble pour Palier accabler. Néanmoins a 1'aide t!e Bayard , il réfifta a leur rencontre , & renverfa le roi Mugal qu'ü aVoit en tête : mais O üj  *i4 Roland Brontin qui venoit après les autres , 1'ayant pris au dépourvu , 1'abattit lui-même. Le géant Radamanthe arriva comme Aftolphe venoit de fe relever , en déclamant contre le roi de Courlas , qui ne lui avoit pas laiffé le tems de s'affermir contre fon atteinte : Radamanthe fe jetta fur le paladin, le prit entre fes bras nerveux, le mit en travers fur le col de fon cheval , & 1'emporta fous fa tente comme un enfant. L'empereur Agrican étant furvenu en eet endroit, appercut le cheval Bayard , dont perfonne ne s'étoit encore faifi. II fut charmé de fa beauté, & defcendit du hen pour le monter ; ce bon courfier étoit devenu plus docile^ depuis qu'il avoit perdu fon premier maïtre ; il fe laiiTa prendre fans réfiftance, & le fier tartare fe crut invincible , quand il eut éprouvé fes allures. La témérité du prince Aftolphe fut donc trés-malheureufe. Aucun chevalier du parïi d'Angélique n'eut 1'affurance de fortir d'Albraque pour aller venger le paladin. Les aifiégés fe contentèrent de faire une garde foigneufe , & de ne rien oublier de tout ce qui pouvoit contribuer a la défenfe de la ville. Comme ils regardoient des creneaux, ils virent arriver une nombreufe armée du cöté qu'étoit campée celle des tartares. Ces nouveUes troupes com-  ï.' A M O U R E U X. % I 5 mencërent k s'étendre fur une ligne , & fïrent connoitre par leurs mouvemensqu'elles avoient deffein d'attaquer le camp tartare. Effeetivement, c'étoit 1'armée du roi de Circaffie ; &c ce monarque venoit avec fept rois fes voifins au fecours d'Angélique. Le premier nommé Varan , roi des nogais , avoit vingt mille: hommes fous fes ordres , tous bien armés , & pour la plupart grands maïtres a tirer de 1'arc. Le fecond appelé Brunalde , étoit roi des comans , &: commandoit a vingt-cinq mille hommes. Ungian , prince des kaimoutes , le fuivoit avec trente-cinq mille foldats. Deux grands guerriers venoient après , Vuu étoit foudan de Carifme , de la reügion mufulmane : il amenoit quarante mille de fes fu» jets ; 1'autre , feigneur de tout le CoraiTan % conduifoit dix - huit mille combattans bien aguerris. Le premier fe nommoit Torinde , &: le dernier Savaron. Ces deux rois étoient fuivis de Bordaque , roi de Cojende , oc de Toncare qui marchoit k la tête de quinze mille hommes prefque tous archers. Trufaldin qui règnoit dans le Zagathay , prince trésriche & très-puiflant, mais perfide & arnft% cieux , venoit après Bardaque avec quarantehuit mille foldats bien armés. Le gënéreux Sacripaot marchoit le der-nier , & conduifoit.  216 Roland trentedeux mille circaffiens. Quoique les rois de Carifme & du Zagathay fufferit plus puiffans que lui par le nombre de leurs peuple.s Sc de leurs villes , ils ne laifloicnt pas de le regarder comme le chef de cette formidable armée. Lorfque tous ces ro's furent rangés en ordre de bataille, Sacripant leur fit une courte exhortation : il leur repréfenta en peu de mots la jultice de leurs armes qui infércfïoit le ciel a leur être favoratie , 'óc 1'injudice d'Agrican qui abufoit de fa puiffance pour contraindre un cceur qui le refufoit a fa pourfuire. Comme il n'y avoit prefque pas un de ces rois qui ne fut amoureux de la princeffe du Cathay , le difcours de Sacripant irrita la haine qu'ils avoient déja peur 1'empereur tartare. D'un autre cöté, Agrican averti de la marche 6c du deffein de ces princes , ne jugea point a propos de les attendre dans fon camp ; il marcha au-devant d'eux , & leur preterita un front de bataille égal au leur. Jamais on n'a vu deux armées plus puiffantes envenir aux mains. Elles étoient a-peu-prés égales en nombre comme en valeur. Le premier qui commenca 1'attaque, fut le brave Ungian avec fes kalmouques ; il avoit en tête le roi de Mugal 3 & il étoit foutenu par  L' A M O U R E U X. lij Savaron, Bordaque & Brunalde. Les rois de Tandouc , de Jageras & de Karacoron foutenoient Pendragon. Qui pourroit peindre 1'horreur de cette fanglante journée? les circaniens eurent d'abord l'avantage : ils enfoncèrent !es tartares en plus d'un endroit. Le roi Sacripant fecondé de Torinde & d'Ungian faifoit des exploits fi merveiüeux, que les géants Argante & Radamanthe ne pouvoient réfifter k leurs efforts. Le terrible Agrican qui venoit de renyerfer Brunalcle & Varan, & de faire prifonnier le roi des comans , paffa par hafard en eet endroit; & voyant fes gens fi maltraités , il fe mit en une telle furciu-, qu'il en écumoit de rage. II ppuffa Bayard la lance en arrêt contre le roi de Circaiiie , qui de fon cöté fondit fur lui corrtme une tempêfe. Ces deux vaillans guerriers , de quelque force qu'ils s'atteigniffent, ne purent s'ébranler l'un 1'autre , & leurs lances , quoique des plus grohes , volerent en éclats. Des premiers coups qu'ils fe donnèrent , leurs écus furent mis en pièces. Ils en jetèrent les reiles k terre , & commencèrent a combattre en défefpérés, tels que dans un pré deux taureaux fe difputent une genifTe , ck fe heurtent de leurs cornes impétueufement. Leurs armes brifées en plufieurs endroits ne font déja d'aucuae dcfenfe; le  2i8 Roland fang coule de toutes les parties de leurs corps, & cependant le combat dure toujours ; mais le circaflien eft le plus bleffé , fes forces commencent k trahir fon courage ; il alloit fuccomber , quand , par hafard , jettant les yeux du cöté d'Albraque , il appercut Angélique qui le regardoit des creneaux. La' vue de la princefTe lui donne une nouvelle vigueur : O ciel, dit-il en lui-même , fais que la belle Angélique voie avec plaifir ce qu'un excès d'amour m'oblige d'entreprendre pour elle. Si ce bonheur m'arrive , je confens de mourir a fes yeux. Agité de eet amoureux tranfport, il frappe k tort Sc k travers , fans fe foucier de fes bleilures, Sc a chaque fois qu'il léve le bras pour frapper, il invoque le nom de fa princeffe. II fe ménageoit fi peu, & il fit des efforts fi prodigieux , qu'il mit plus d'une fois en danger Ia vie de fon rival ; mais le fang qu'il perdoitle laiffoit infenf;blement fans force, Sc il alloit accorder la viftoire k fon ennemi, fi Torinde fon ami , fuivi de fes carifmiens , ne fit arrivé a fon fecours. Torinde effrayé de 1'état oh il le voyoit , fe jetta brufquement avec quelques-uns de fes fujets entre les deux combattans, Sc les obligea de fe féparer. Le roi de Carifme fit conduite Sacripant dans ia ville Sc entreprit de le venger.  L' A M O U R E U X. Xlf CHAPITRE VII. Suite de la bataille. Courage de Sacripant. .A. grican, plein de relTentiment de ce qu'on lui enlevoit des mains une victoire afïurée, fe jette fur Torinde, le renverfe & fait un crüel carnage des carifmiens. Erunalde vient les foutenir avec ceux d'Aftracan ; il eft pris par les tartares après avoir été porté par terre tout étourdi d'un coup pefant que leur empereur lui avoit déchargé fur la tête. Les circafiïens n'étantplus animéspar la préfence de leur roi , ne purent foutenir 1'effort de leurs ennemis. Dailleurs , les deux géants tartares avec les braves Saritton & Santarie fecondant merveilleufement leur empereur, exterminoient tout ce que fon ardeur k pourfuivre les défenfeurs d'Angelique laiffoit derrière lui. Agrican poufTa jufqu'a Trufaldin qui commandoit ce jour-la le corps de réferve des princes alliés. Ce lache & perfide roi ne le fentant pas affez de courage pour faire tête a un fi puiflant guerrier,ne fongea qu'a fe retirer dupéril, Agricana  220 Roland lui dit il; tu n'acquéreras pas grand honneur , fi tu m'abats , toi qui es monté fur le meilleur cheval du monde. Je n'ai qu'un méchant rouflln accablé de fatigue ; mais renonce k eet avantage ; defcends , je te défie a pied. L'empereur qui ne vouloit devoir fa gloire qu'a fa valeur, donna dans le piége. II mit pied a terre , & laffia Bayard en garde a un de fes chevaliers. Trufaldin prit ce tems pour tourner bride» & piquant des éperons fon cheval , s'enfonca parmi les fiens avant que le monarque tartare put être remonte. Cette aclion plus digne de mépris que de colère , fit rire Agflican , qui fe rejettant légerement en felle, chercha des ennernis plus redoutables ; mais il n'en trouvoit plus qui ofaffent lui réfifter; tout tuit & cherche les bois. Ungian , Torinde & Savaron en railient vainement quelques-uns. Eux-mêmes , après avoir fait des aétions de valeur , font obligés de fuir comme les autres vers Albraque. La furie des tartares en redouble : ils pourfuivent les iuyards avec ardeur , & font paffer fous le tranchant de 1'acier tous ceux qu'ils peuvent joirtdre. On ne fcauroit dire combien il en tomba fous leurs coups ;il tombe moins d'épis de bied fous la faucille des moifibnncurs.  L'AMOUREUX. 2.2.Ï . Pour furcroit de malheur , les circaffiens éranr parvenus en fuyant aux portes de la ville qu'ils regardoient comme leur refuge , les trouverent fermées , & le pont levé. 'li fe jettent en confufion dans les foffés , aimant encore mieux courir rifque de fe noyer, que d'être maffacrés par leurs ennemis. La fille de Galafron qui les voit ainfi périr miférablement, en a pitié. Elle fait ouvrir la porte & abaiffer le pont, a quelque danger que fa compaffion Pexpofe. Les fuyards veulent profiter de fa bonté ; ils fe préfentent en foule pour entrer , &c fe nuifant les uns aux autres par leur erapreffement, ils mettent obfiacle eux-mêmes k leur falut. Plufieurs font étouffés clans la preffe, les autres tombent fous le fe-r des vainqueurs qui les talonnent de fi prés , que quelques tartares entrent dans la ville pêle-mêlc avec eux. Agrican fut de ce nombre. Son amour lui donnoit des ailes, & Bayard favorable h fon deffein , fembloit feconder par fa légereté l'imoatience que eet empereur avoit ae conquérir -Angélique. Cette princeffe obfervoit du haut du chateau tout fe qui fe paffoit ; & comme ce chateau , fitué fur le roe , étoit dans le cceur de la ville, rien de remarquable ne pouvoit échapper k fes regards. Elle s'appercut bien-tot qu'elle  aaa Roland avoit eu tort de faire ouvrir la porte ; & elle ordonna promptement qu'on la fermat pour empêcher qu'un plus grand nombre d'ennemis n'entrat dans la ville. Cet ordre ayant été exécuté , 1'empereur Agrican fe trouva enfermé dans Albraque avec trois eens chevaliers feulement. Un autre que lui auroit été effrayé du péril , mais ce monarque intrépide n'en fut que plus fier. Cependant les chevaliers d'Angélique & les circafliens qui s'étoient introduits dans la ville , le voyant pour ainfi dire k leur merci, s'afTemblèrent pour 1'afTaillir tous a la fois. Ils avoient a leur tête les rois Varan &C Bordaque. Ce dernier qui étoit de race de géant, fe riant un peu trop a fes forces, &c méprifant le petit nombre de tartares qui accompagnoient Agri. can , lui adreffa ces paroles infolentes : Orgueilleux empereur, tu vas perdre la vie ; ta valeur te devient inutile & ton vigoureux courfier ne peut te fauver de nos mains. Laiffe-la ces bravades, lui répondit le tartare d'un air dédaigneux, &Z voyons cc que tu fcais faire. L'impétueux Bordaque plein de fureur s'avanca fur lui, & grincant les dents pour faire plus d'effort, lui déchargea fur le cafque fon épée a deux mains. L'indomptable Agrican n'en fut point ébranlé. C'eft mal tenir ta promefie, dit-il a Bordaque, tu vas voir ft je fcais mieux  L'A M O U R E V X. 223 frapper que toi. En achevant ces mots, il lui porta fur la tête un fi furieux coup, qu'il fendit Jufqu'a la ceinture ce malheureux roi de Toneat. Tous ceux du parti d'Angélique qui furent témoins de cette aetion, prirent la fuiie : le feul Varan que fon cara&èrc de roi engageoit k montrer plus de courage, entreprit de venger fon compagnon; mais 1'empereur tartarepouffa Bayard fi vivement fur ce roi des nogais, qu'il culbuta homme & cheval, puk il chalfa devant lui, comme des moutons, tous les chevaliers de la ville. II les épouvantoit tous de fon feul regard. Les braves Ungian & Savaron qui furvinrent fur ces entrefaites , arrêtèrent les plus effrayés, & leur repréfentant la honte qu'il y avoit de fuir ainfi. devant un homme feul, ils les ramenèrent au combat. Un grand nombre d'autres du parti des circafïïens fe joignit a eux; de forte que 1'empereur Agrican qui venoit de les mettre en fuite, les vit revenir en foule fur lui ; mais quoiqu'il fut environné d'un nombre d'ennemis , il n'en étoit pas plus épouvanté; au contraire il en devint plus redoutable. II fe jetta fur les plus ardens h 1'affaillir, & en fit un horrible carnage. L'efpérance de fe faire jour par fa valeur jufqu'a la princeffe , lui faifoit exécuter des chofes étonnantes. De  ii4 Roland fon cöté, Bayard , comme s'il fut entré danS" tous fes mouvemens , écartoit fes ennemis , ou les rènverfoit de fes pieds; il faifoit encore plus craindre fon approche que le guerrier même qui le montoit. Enfin l'un Sc 1'autre font perdre la vie k tant de monde, que chacun recu'e 6c n'ofe plus s'expofer k un pénl certain. Par-tout oii ils pafïent, on n'entend que des cris & des hurlemens. Ces cris frappcrent les oreilles de Sacripant. II étoit fur un lit oü Pon venoit de panfer fes blefiures ; il en demanda le fujet. Un de fes écuyers lui dit en tremblant que 1'empereur des tartares étoit dans Albraque, Sc faifoit une crueüe boucherie des circaffiens. A cette nouvelle , Sacripant fe léve , 6c fe faifant armer en diligence , ma'gré tout cc qu'on lui peut dire pour Pen empêcher , il ccurt rétablir 1'afïurahce dans tous les cceurs de fon parti. Ah tèches ,lcur cria-t-il, gens lans honntur , vous füyez! hé penfez-vous éviter le fer des tartares , lorfque vous en êtes environnés ? ils feront les premiers k vous pufiir de votre 18cheié. S'il faut que vous mouriez , mourez les armes k la main comme votre roi: je viens vous en donner Pexemple. Ces paroles furent proférées d'un ton qui arrêta tous ceux qui iüyoient. Le roi de Circaffie  t A m o v r e u x; iT2| êaffie paffóit pour un fi grand guerner, que tous les défenfeurs d'Angélique feprirent cou* rage. Les rois Torinde & Savaron s'apprêtent a le feconder, & les circaffiens fe rangent autour de lui, Le monarque tartare voit renaïtre mille ennemis , & routefois tant d'épées levées fur lui ne font pas capables de 1'épou* vanter; il fond comme un tonnerre -fur ceux qm 1'attendent, il frappe è tort & | travefs > renverfe hommes & chevaux , & Bayard foule aux pieds tout ce qui fe trouve a fon pafiage < Tel qu'on a vu quelquefois Un lion furieux qui prefie des chafieurs & des huées qu'on fait apres hu, fort d'uneforêt; ilen fort terrible, il a honte de témoigner de la crainte; è chaqué pas qu'il fiut, a chaque cri qu'il entend - ü tourne fon orgueilleufe tête , fe bat les flancs de fa queue, s'arrête & mugit d'une manièrö qui «ufe de 1'épouvante a ce,x même qui Ie pourfiuvent s tel on voit dans Albraque le terrible Agrican. II eft contraint de reculer, & neanmoins en Ie retirant, il fait paroitre fon grand courage. La multitnde qüi 1'attaque eft annombrable. A chaque inftant, il voit paroitre de nouveau* ennemis, les flèches & les javelots volentfur lm de toutes parits ; on lui jette du haut des maifons de groffes oierres pour 1 accabler , les plus hardis 1'afiailliftent de lome I, p  Roland front, d'autres le prefTent par les cötés, d'au» tres enfin par derrière ; mais 1'infatigable Sacripant lui fait plus de peine que tout le refte. Ce roi tout affoibli qu'il étoit du fang qu'il avoit perdu , malgré fes blefTures, harceloit, a la tête de fes circaffiens, 1'empereur, & 1'occupoit lui feul tout entier, pendant que Torinde 8c Savaron achevoient de mettre en pièces les tartares qui étoient entrés dans la ville avec leur maïtre. Ces chofes fe paflbient dans Albraque, 8c Pintrépide Agrican ne pouvoit attendre qu'un fuccès malheureux du grand péril oü fa bouillante ardeur 1'avoit engagé , lorfqu'on entendit du cöté des portes de la ville un bruit eftroyable. Mais le tiffu de mon hiftoire veut que je fufpende ici le récit de ce combat, pour parler des aventures du feigneur de Montauban. RENCONTRE DE RENAUD. Hïjloire de Prajilde & d'Jrolde. L e fils d'Aimon, comme on 1'a dit ci-devant, au fortir de la Roche - cruelle , marchoit le long du rivage de la mer. II rencontra bientöt une dame qui pleuroit amèrement, 8c appeloit  t' A M O U R E Ü x. tx7 fa mort a fon fecours. II la ptia dvilement de lm apprendre le fujet d'une fi vive douleur. Hélas , feigneur chevalier , lui répondit-elle , plut au ciel que je n'euffe jamais vu le jour^ puifque j'ai perdu tout ce qui pouvoit me le faire chérir! Je cours de contrée en contrée pour chercher ce que, felon toutes les apparences, je ne trouverai jamais ; car oü puis-je rencontrer un guerrier qui ofe en combattre neuf autres, dont un feul fuffit pour achever les plus hautes entreprifes? Belle dame , reprit le paladin en fouriant, je ne me crois 'pas capable de furmonter neuf chevaliers , je ne me promettrois pas feulement d'en vaincre deux; néanmoins la compaflion que j'ai de vos peines me fera entreprendre ce combat. Si je ne puis fuffire k ce haut fait d'armes, du moins en aurai-je formé le deffein. Noble chevalier, dit la dame affligée, le ciel veuille récompenfer votre générofité; mais je n'ofe me flatter que vous fortiez heureufement d'une fi grande entreprife. Le comte Roland, ce paladin fi fameux, eft un des neuf guerriers dont je vous parle, & les autres font fi renommés par leurs exploits, que je défefpère de vous en voir vainqueur. Auffi-töt que Renaud eut entendu prononcer le nom de fon coufin, il demeura tout Pij  iiS Roland furpris. II pria cette dame, qui étoit Ia bellé Fleur-de-lys , de nè pas difFérer a lui en apprendre des nouvelles. Alors cette tendre amante de Brandimart, lui conta 1'avanturedu fleuve de 1'oubli. Le fils d'Aimon connoiffant par ce récit tout le befoin que le comte avoit de fecours, prefla la dame de le conduire au chateau de Dragontine. Fleur-de-lys en faifoit quelque difhculté fur le peu d'apparence qu'il y avoit qu'il put mettre fin a cette avanture ; mais il lui en fit des inftances fi vives , que le voyant d'ailleurs bien armé, & d'une figure a faire concevoir de lui la plus haute opinion , elle fe réfolut a le fatisfaire. Comme le paladin étoit a pied, elle lui offrit fon cheval; & après bien des complimens de part & d'autre, ils convinrent qu'ils monteroient tous deux deflus. Le chevalier prit donc la dame en croupe , & fe mit en chemin avec elle. Fleur-de-lys, qui connoiffoit les hommes, n'étoit pas fans crainte , elle appréhendoit que le feigneur de Montauban ne concüt des défirs préjudiciables a fon honneur, & ne voulut profiter de 1'occafion qu'il avoit de les lui découvrir; cependant voyant qu'un tems confidérable s'étoit déja pafTé, fans que le chevalier lui eüt tenu aucun propos qui confirmat fa crainte, elle fe raflura. De peur toutefois que,  l'A m o u r e u x. z2*9' Ia fohtude & les ombrages épais d'une vafte forêt qu'ils avoient a traverfer , n'excitaflent en lui de mauvais mouvemens, elle crut devoir occuper fon efprit. Vaillant chevalier , lui ditelle , nous entrons maintenant dans une forêt d'une grande étendue ; mais pour vous défennuyer, je vais vous faire un récit que vous trouverez peut-être agréable , & qui fera du moins un tableau de la plus parfaite amitié. C'eft une aventure tout nouvellement arrivée , & qui fait 1'entretien de toute la grande ville de Balc. La belle Fleur-de-Lys s'arrêta en eet endroit de fon difcours ; & comme le fils d'Aimon lui témoigna qu'elle lui feroit plaifir, elle continua de parler de cette forte. . Hlftom de Prafüde & d'Irolde. ' Un chevalier de Balc , nommé Irolde , aïmoit avec ardeur la belle Thisbine , dame d'un mérite fingulier. Elle répondoit a fa tendreffe avec toute la fenfibilité qu'il pouvoit fouhaiter. La préférence qu'elle lui donnoit fur tous fes rivaux, qui étoient en grand nombre , étoit fi vifible , qu'ils en mouroient tous de jaloufie. Quelques-uns d'entr'eux employèrent 1'adreffe, 1'artifice & les faux rap- Piij  a3o Roland ports pour les brouiller ; mais ils avoient l'un & 1'autre un fi bon efprit, que jamais leur bonne intelligence ne put être troublée. Ils démêloient toujours le piége qui leur étoit tendu. D'autres cherchèrent a fe défaire d'Irolde par les voies del'honneur , 8c ceux-la ne furent pas plus heureux. Irolde répondit en homme de cceur a tous leurs défirs , 8c en fortit toujours avec avantage , comme un bon & vaillant chevalier. Les plus laches n'ofant 1'attaquer a. force ouverte , eurent recours aux moyens les plus noirs ; 1'empoifonnement & 1'afTafftnat n'y furent point oubliés ; mais la prudence du chevalier, 8c les fages confeils de Thisbine, déconcertèrent toutes leurs mefures. Enfin ces deux amans charmés l'un de 1'autre , ne tardèrent pas k fe lier enfemble des nceuds de 1'hymenée. La fête fut publique dans toute la ville ; leurs families étoient illuftres ; leurs perfonnes aimées de tout le monde ; chacun prenoit part a leur bonheur. La poffeffion j contre 1'ordinaire, ne ralentit point leurs feux; jamais Marc-Antoine n'aima tant fa Cléopatre , 8c la reine Panthée ne chérit tant fon cher Abradate. Ils fe trouvoient ai" mables comme auparavant, La charmante Thisbine , accompagnée de plufieurs dames de fes amies, prenoit un jour  L'A M O U R E V X. 23 l Ie frais dans un jardin de la ville. Un des plus parfaits chevaliers de Balc , nommé Prafdde , y arriva. II revenoit d'un grand voyage qu'il avoit entrepris tant pour chercher les aventures que pour fe perfectionner , 8c 1'qn peut dire qu'il faifoit alors le principal ornement de la ville. Ce galant chevalier fe mêla parmiles dames avec quelques-uns de fes amis, & en fut agréablement recu. Entre plufieurs petits jeux innocens qu'on propofa pour fe divertir , on s'arrêta a celuici. Une dame de la compagnie avoit la tête fur les genoux de Thisbine , Sc tenoit une de fes mains ouverte fur fon dos. On frappoit fur cette main , 8c il falloit que la dame devinat qui 1'avoit frappée. Prafdde ayant frappé a fon tour, la dame le nomma , Sc il fut obligé, paria loi du jeu, de prendre fa place. Ce chevalier pofa donc fa tête fur les genoux de Thisbine , Sc dans le moment il fentit naïtre dans fon cceur un ardent amour. Ce feu qui Pembrafe lui plaït de telle forte, que pour conferver fa place , il cherche a ne point deviner ceux qui le frappent. Enfin le jeu finit; mais la flame qui s'étoit allumée dans le Mn de Prafilde ne s'éteignit point. Elle continua de 1'agiter le refte du jour , & la nuit elle s"accrut dans le filence 8c dans Fobfcurité. Au lieis P iv  %'l'ï Roland de s'affoupir, ce nouvel amant devient la proie de mille penfées diverfes qui 1'inquiètent ; & la jour naiffant vient frapper fes yeux que le fommeil n'a pu fermer. II fe leva plein d'agitation , & les jours fuivans il ne fut pas plus tranquille. Quelque occupation qu'il fe donne , il ne peut trouver aucun repos. Tantöt il cherche la folitude pour y rêver en Jiberté, tantöt il fréquente les compagnies dans 1'efpérance d'y rencontrer 1'objet dont 1'image trop chérie remplit feule fon efprit. Ses drfirs étoient trop vifs pour ne pas fonger è les fatisfaire; & pour y parvenir, il réfolut de les faire connoitre a la perfonne qui les lui avoit infpirés. II n'ofa faire lui-même fa déclaration ; il favoit bien que Thisbine tenoit encore plus k fon cher Irolde par les liens du cceur que par ceux de 1'hymen ; mais une dame de fes amies s'offrit a le fervir auprès de fa maïtreffe avec qui elle étoit fort unie. Cette officieufe perfonne s'employa pour lui avec toute 1'a4drefTe poffible; elle paria plus d'une fois en fa faveur ; &C quoiqu'on lui répondït d'une montére k lui faire perdre toute efpérance de réuffir dans fa négociation , elle ne fe rebutoit point. .0 ma chère amie! dit-elle enfin un jour k  L'A M O U R E V X.' 235' Faimable Thisbine , pourquoi renonces-tu aux charmans plaifirs dont ta beauté peut te faire jouir ? Regarde le beau Pralude ; c'eft !e plus accompli des humains, il t'aime plus que fa propre vie ; faut-il que tes rigueurs le r >iifent au tombeau , & fafTent perdre a FuniWrs fon plus bel ornement. Jouis de ta jeuneffe , infenfée Thisbine ; cette agréable faifbri Ie doit toute employer en délices, puifcme la beauté paffe comme la rofe en peu de jours. Tu ne feras pas toujours fuivie des ris & des jeux; peut-être même rechercheras-tu va;nement un jour ce bien que tu refufes. Profite de rron expérience. Qui te retient ? Ah ! certes , fi. c'eft la foi jurée a ton Irolde , quelle fimplicité ? Eft-il jufte que ce qui peut faire la féIicité des plus braves chevaliers de la terre, foit le partage d'un feul ? La charmante époufe d'Irolde , auffi offenfée que furprife de 1'infolence de ce difcours , n'en put fouffrir la continuation. Elle en marqua fon reffentiment dans des termes fort vifs, &c rompit fur le champ avec cette faufie amie qui lui donnoit de fi pernicieux ccnfeils. Prafilde fut inconfolable du mauvais fuccès de fon amoureufe entreprife. II ne lui reftoit plus aucune efpérance. II avoit remarqué lui-mcme «jue Thisbine le fuyoit, &i c'étoit un foible  a}4 Roland foulagement pour lui de favoir qu'elle n'ignoroit pas fon amour. II reconnut qu'il s'étoit trop livré a fes défirs , & il fit tous fes efforts pour les chafTer de fon cceur , mais il n'étoit plus tems; il avoit laifTé prendre trop d'empire a la pafïion violente qui les avoit fait naïtre. Dés ce moment, il abhorre tous les plaifirs, il ne quitte point la folitude. Un jour qu'il exhaloit en liberté 1'ardeur de fes foupirs dans un bois qui eft hors des portes de Balc, il fut tiré de fa rêverie par les cris percans d'une femme qui fembloit demander du fecours. Le fentiment qu'on a de fes propres malheurs , infpire de la compaffton pour ceux d'autrui. Praftlde, qui d'ailleurs étoit généreux, fe preffa d'aller oii la voix 1'appeloit. Imaginez-vous quel fut fon étonnement , quand il vit que c'étoit Thisbine elle-même : elle avoit les cheveux épars , Sc faifoit éclater dans fes yeux & dans la paleur de fon vifage toutes les marqués du plus vif défefpoir. Elle courut au chevalier aufTi-töt qu'elle 1'appercut: Ah généreux Prafilde, lui dit-elle, ft vous m'aimez encore, voici une occafion de me le témoigner. Mon cher Irolde eft fur le point de perdre la vie, fi vous ne le fecourez : fix affafftns viennent de le furprendre dans un  l'Amoureux. 13 5 endroit de ce bois ; ils font aux mains; courez de grace le défendre. Madame, dit Prafüde , vous allez voir li vos volontés me font facrées; conduifez-moi au lieu du combat. La dame fe hata de Py mener. Ils y trouvèrent Irolde qui fe défendoit encore avec beaucoup de courage ; mais il étoit fi bleffé , qu'il auroit bientöt fuccombé fous 1'effort de fes affaflïns. Prafilde nè balanca point a fecourir celui dont il avoit fujet de fouhaiter la perte ; & quoiqu'il n'eüt point d'autres armes que fon épée, il fondit fur ces fcélérats avec tant de vigueur, qu'en un moment il fit mordre la pouflière a deux des plus empreffés. Irolde tout affoibli qu'il étoit de fes bleffures, en tua un de fa main. Le refte épouvanté chercha fon falut dans la fuite. Après ce combat, le premier foin de Thisbine fut de vifiter les plaies de fon mari, qui par bonheur ne paroiffoient pas dangereufes, enfuite elle & Prafilde trouvèrent moyen d'arrêter fon fang avec des linges. Si cette dame fut fenfible au fervice rendu par ce chevalier, Irolde n'en parut pas moins touché. II avoit déja pour Prafilde une eftime infinie; & ce qu'il venoit de lui voir faire acheva de le lui rendre cher è 1'égal de lui-même; il le remercia dans les termes les plus vifs que fa reconnoiffance  136 Roland lui put infpirer , & il lui demanda fon amïtié. Prafilde la lui accorda d'autant plus volontiers qu'il efpéra que cette liaifon pourroit lui donner moyen d'adoucir en fa faveur la cruelle Thisbine , ou du moins la difpofer a fouffrir fes foins fans colère. Ils s'en retournèrent tous trois enfemble a Balc ; &C chemin faifant, Irolde apprit a fon libérateur la caufe du péril qu'il venoit de courir : il lui dit qu'en revenant avec fon époufe d'un chateau qu'ils avoient a une demijournée de la ville, fix fcélérats apoflés fans doute par fes anciens rivaux, 1'avoient furpris & attaqué dans ce bois. Cette avanture dont il faifoit le récit ne fut pas fitöt fue dans la ville, que tout le monde , qui aimoit ces époux, s'intéreffa pour eux , & les rivaux d'Irolde qui avoient fufcité des affaffins pour lui öter la vie , furent obligés de prendre la fuitepour éviter le chatiment qu'ils n'auroient pas manqué de recevoir. Depuis ce jour fi heureux pour Prafdde , fes affaires prirent une face plus riante : il fentit foulager fes peines. Thisbine changea de manieres avec lui ; & quoiqu'elle n'eüt aucune envie de trahir fon devoir , elle fe crut obligée de ménager un homme qui, contre fes propres  l'Amoureüx: jjy intéréts, lui avoit confervé fon époux. Pour Irolde, il s'attacha fi fortement a Prafilde, qu'il ne pouvoit plus vivre fans lui. Les belles qualités de ce chevalier avoient fait tant d'imprefïïon fur fon cceur, & la reconnoiffance mettoit tant de vivacité dans fes mouvemens que Thisbine a peine lui étoit plus chère que Prafilde. II propofa même k eet ami de venir demeurer chez lui, dans la vue d'être encore plus unis ; & quelque chofe que put faire fa prudente époufe pour le détourner de fa réfolution , elle fut obligée de fe foumettre k fes volontés. Prafdde fut très-fenfible au changement de fa fortune amoureufe. Le bon accueil que lui faifoit Thisbine , & la facilité qu'il avoit de la voir, enchantèrent fes maux pendant un tems affez confidérable : mais quand il reconnut que dansles airs de douceur & de diftincfion qu'elle avoit pour lui, il n'entroit que de la reconnoiffance , il jugea que ces apparences flatteufes furlefquelles il avoit fait revivre fon efpoir, n'étoient dans le fond que des maux déguifés. En effet, la fidelle Thisbine, pour lui öter toute efpérance , ne lui cachoit rien de toute la tendreffe qu'elle avoit pour Irolde. Ce trifte éclairciffement jeta Prafilde dans une fituation  Roland plus déplorable que celle oü les rigueurs de Thisbine 1'avoient réduit auparavant. Le voila donc retombé dans fes premières langueurs. Irolde étonné de ce changement, lui en demanda plüs d'une fois la caufe; 8c voyant qu'il s'obflinoit a la lui cacher,il en étoit inconfolable : un jour enfin Prafilde prit le chemin du bois ciont on vient de parler, fans vouloir fouffrir qu'aucun de fes gens 1'accompagnat. Irolde qui en fut averti, marcha fur fes pas avec Thisbine , qui ne prévoyant point ce qui en devoit arriver, s'y étoit laifle conduire par complaifance pour fon époux. Leur deflein étoit d'empêcher Prafilde de s'abandonner a f'a douleur , ils efpéroient le trouver fans peine dans ce bois qui n'avoit pas une grande étendue; cependant ils le cherchèrent long-tems envain ; 8c fatigués d'une recherche inutile , ils fe difpofoient a s'en retourner k Balc, lorfqu'une voix plaintive frappa leurs oreil'ies ; elle partoit d'un endroit du bois qui paroifibit le plus touffu. Thisbine en frémit, elle apprchenda que ce ne fut Prafilde, 6c qu'il nefit connoïtre par fes plaintes k fon mari le fujet de fes déplaifirs. Dans cette crainte , elle voulut repréfenter k Irolde qu'il ne devoit point s'approcher du lieu d'oü fortoient ces triftes accens ; que ce pouvoit être une per-  L'A M O U R E U X. 13^ fonne qui fe plaignoit & qui feroit fachée peutêtre que des étrangers 1'entendiflent; mais elle ne put perfuader fon époux, qui s'avanca pour s'éclaircir de ce que c'étoit. Thisbine le fuivit toute tremblante; & quand ils furent tous deux prés de 1'endroit d'oii les plaintes étoient parties, ils fe cachèrent derrière un buifTon, & de-la , fans être vus , ils ouirent ces paroles , & reconnurent que celui qui les prononcoit étoit le malheureux chevalier qu'ils cherchoient. Arbres folitaires , qui feuls êtes témoins de 1'excès de mes fouffrances , fi 1'adorable, mais trop cruelle Thisbine, vient embellir de fa préfence vos ombrages , ne lui révélez point les amoureux tranfports que je fais éclater devant vous , puifqu'elle a cent fois forcé ma bouche au fdence , & qu'elle me contraint même d'étouffer mes foupirs ; mais pourquoi m'obftiner plus long-tems a conferver une vie qui lui eft odieufe ? En achevant ces mots, il tira fon épée , & continuant de s'adrefler aux arbres : Muets confidens de mes langueurs, s'écria-t-il, recevez mes derniers adieux. II alloit effeclivement fe percer le fein fi le généreux Irolde , . auffi touché que furpris de ce qu'il venoit d'entendre , n'eüt fait alors un grand cri de la frayeur qu'il eut que fon  44» Roland ami ne fe tuat; Prafilde frappé de cette vöïx percante , fufpendit fon aöion pour découvrir d'oii elle partoit : il tourne la tête ; il voit Irolde 6c Ion époufe qui fe prefTent de le joindre pour prévenir le coup dont il fe veut fraoper. Quels furent alors les mouvemens de ces trois perfonnes ? La confufion que Prafilde remarqua fur le vifage des deux époux# augmenta la fienne , 6c ne lui permk pas de douter qu'ils n'eufTent entendu tout ce qu'il venoit de dire. Irolde, d'un autre cöté,cherchoit des termes propres a pouvoir diminuer 1'embarras de fon ami , 6c Thisbine incertaine de ce que fon mari penfoit de cette aventure, étoit dans un trouble inconcevable. Ils gardèrent tous trois pendant quelque tems un morne filence qui exprimoit plus de chofe9 qu'ils n'en vouloient dire. Enfin , Irolde regardant Prafilde d'un aif attendri, fans être mêlé de colère: Quoi donc $ cher ami , lui dit-il, je vous trouve la main armée contre vous-même! qu'eft devenu ce grand courage que vous avez fait éclater dans les plus afFreux périls ? Ah J rétabliffez la raifon dans votre ame , 6c chaflez cette mélancolie qui ne vous feroit pas moins funefte que ce fer dont vous imploriez le fecours. J'ai lieu de m'étonner moi - même , répondit Prafilde languifTumment s  l' A m o u r e v x: 3.^ langmflamment , de la furprife que vous me marquez. Puifque vous favez mon fecret, Irolde , devez-vous être étonné que j'emploie a terminer mes peines, le feul moyen qui «Pen peut;afFranchir promptement. Les attraits de Thisbine ont allumé dans mon fein mille flammes dévorantes. Ne m'en faites point de reproches , eet amour eft né avant notre amitié. D'ailleurs les efforts que j'ai faits pour combattre ma paffion , quoique vains , doivent me juftifier auprès de vous , & plus encore que tous mes efforts , la réfolution. que vous m'avez empêché d'exécuter : ne me preffez donc plus de ménager des jours qui me font un fupplice. Vivez dans les plaifirs , trop heureux époux d'une beauté fi touchante, & laiffez mourir un malheureux dont le fort' ne peut changer. Si quelqu'un de nous deux doit perdre Ia vie, dit Irolde , c'eft moi plutót qu'un chevalier fi parfait, & je ne ferai en ce!a que vous facrifier des jours que vous m'avez confervés. Vous ne mourrez ni l'un ni 1'autre , interrompit Thisbine ; Irolde vivra pour le bonheur de fon époufe ; & le généreux Prafilde aura fans doute afléz de raifon pour ne pas troubler ce bonheur par fon défefpoir. Tome L q  444 Roland Les deux époux eurent affez de peine k rétablir le calme dans 1'ame de Prafilde ; & ce ne fut qu'après un affez long entretien qu'ils obtinrent de lui qu'il n'attenteroit pas fur fes jours. Thisbine , pour rnietix 1'engager a tenir fa promeffe , lui fit depuis ce jour-la un accueil fi favorable , que fes ennuis en furent fouIagés. II pouvoit en toute liberté Pentretenir de°fa paffion; elle y répondoit même quelquefois d'une manière k lui perfuader qu'elle la voyoit avec plaifir. Comme un amant fe flatte toujours , il prit cette complaifance de Thisbine pour un tendre retour de fa part. Tout rempli de cette penfée, il devint plus empreffé que jamais ; il fit parler fes foupirs , fes langueurs ; enfin il obfédoit la dame qui , fatiguée des empreffemens d'un amant fi opiniatre , qu'elle n'ofoit rebuter de peur de déplaire a fon marl , n'étoit pas peu embarraffée k s'en défendre. Elle fut plus d'une fois fur le point de découvnr fon embarras k Irolde , & de le conjurer de la délivrer des perfécuticns qu'elle ne fouffroit qua regret ; mais quand elle ouvroit la bouche pour s'en plaindre , fon époux , qui ne voyoit que trop oh elle en vouloit venir, interrompoit fon difcours & 1'entretenoit d'autre chofe. La  t'A M o tr r è u x." dame k Ia fin perdit patience; & pour fe pro. curer du repos, prit fa réfolution. Elle paria ün jour k Prafilde dans ces termes. Tu m'a™es, chevalier , avéc ardeur & fai été toujours cruelle è tes vceirx. J'ai cru qu'une femme auffi attachée que je Ie fuis k «ion époux , ne pouvoit être fenfible aux foins d'un amant; mais je fens que mon cceur, d'accord avec tes défirs , veut fe rendre a ta conftance; cependant je èherche une autre excufe que ton opiniatreté pour juftiner ma foibleffie ; il faut que tu me rendes un fervice important pour achever de furmonter les fcrupules que ma délicatelfe pourroit oppofer è ton bonheur. Ecoute ce que j'exige de toi. J'ai appris de quelques voyageurs que dans une contrée d'Afrique, voifine du mont Atlas eft une grande forêt, au milieu de laquelle on voit un jardin entouré de hautes & fortes murailles. Ce jardin qui fe nomme encore le jardin des Hefpérides, paree qu'il fut autrefoisculnvé, dit-on, par les filles d'Hefper eft fameux dans le pays par les merveilles qu'on en pubhe ; il renferme entr'autres richeffes Varbre du trlfor , dont les rameaux font d'or ' & qui porte pour fruit des pommes d'émerau-' des. Le rapport qu'on m'en a fait m'a donné un ft violent défir d'en avoir une branche en Q ij  j,44 Roland ma poffeffion , que cette envie trouble non repos. S'il étoit permis k une femme d'errer comme une vagabonde , j'irois moi-même, malgré 1'éloignement des lieux , tacher de fatisfaire mon entêtement. Je fais bien que la chofe eft d'une très-difficile exécution , & t'engagera dans de grands périls ; mais les grands cceurs comme le tien , ne fe rebutent pas par. les obftacles, & rien n'eft impoflible a l'amour % ce n'eft que par un.pareu fervice que tu peux cagner Thisbine. Si la conquête de mon ceeur t'eft précieufe , ne me donne pas la confufion d'avoir fait inutilement auprès de toi une démarche qui coüte toujours beaucoup k une perfonne de mon caraftère. Tu pourras juger par la grandeur de 1'entreprife de la reconnoiffance que j'en aurai. Pendant que la femme d'lrolde tenoit ce difcours , Prafilde 1'écoutoit avec une avide attention. Toutes les facultés de fon ame fembloient en être occupées. L'étonnement, la défiance , 1'irréfolution, la joie , la douleur, la crainte &l'efpérance Pagitoient tour-a-tour. D'un cóté , la démarche que Thisbine faifoit en lui demandant une grace de cette nature , lui donnoit de la joie ; il étoit charmé qu'elle daignat mettre fon amour k une forte épreuve; 6i ce qui augmentoit le prix d'une faveur fi  l'Amoüheüx. 2.4J nngnlière , c'étöit la ïécompenfe qu'elle lui promettoit s'il parvenoit a la fatisfaire. D'un autre cöté , il connoiffoit la vertu de la dame & la tendreffe qu'elle avoit pour fon époux; cette connoiffance lui rendoit la propofition fufpeöe ; il craignoit, qu'importunée de fes inftances &c de fes plaintes , elle ne cherchat a fe défaire de lui. Dans cette jufb crainte a voici ce qu'il lui répondit. Adorable Thisbine , ni les difficultés, ni les périls ne m'empêcheront point de vous obéir. 3e vous aime avec une ardeur qui me fera tenter jufqu'a 1'impoffible pour contenter vos moindres défirs; mais je connois votre attachement pour votre heureux époux, & je vous 1'avouerai , cela me fait douter dè la fincërité de vos promefies. Le peu de fruit que j'ai recueilli de mes foins me donne lieu de penfer que pour vous délivrer de mes importunités, vous pouvez avoir concerté avec Irolde eet artifice ; pardonnez-moi ce mot, madame: un amant qui déplait dok fe défier de tout. Si Vous voulez que j'entreprenne le voyage que vous me propofez , il faut qu'Irolde qui difpofe de vos afTections plus que vous-même , m'affure de 1'effet de vos promeffes , fi' je fuis affez heureux pour vous apporter le rameau que vous fouhaitez. Sur cette anurance , il  146 Roland n'eft point de danger que je craigne ; mais j; fans cela , madame , vous me permettrez de vous dire que je ne puis me réfoudre a m'éloigner de vous. Thisbine qui ne s'étoit pas attendue a une pareille réponfe en frémit; elle repréfenta au chevalier qu'il demandoit une chofe qui ne fe propofoit point a un mari ; & que c'étoit mal reconnoïtre la faveur qu'elle lui faifoit, que d'exiger d'elle cette démarche. Prafilde lui laifla dire tout ce qu'elle voulut ; mais il n'en démordit point, tant il étoit perfuadé que la dame n'avoit pour but que fon éloignement. L'époufe d'Irolde le voyant intraitable fur eet article , prit le parti de recourir effectivement a fon époux. Avant que de lui faire une propofition fi nouvelle, & dont elle jugea bien qu'il feroit ctonné , elle lui paria des perfécutions qu'elle effuyoit tous les jours ; elle lui dit que fa patience étoit k bout, que Prafilde , en un mot, troubloit la tranquillité de fa vie , & qu'il falloit abfolument fe fervir du moyen qu'elle avoit imaginé pour 1'éloigner. Irolde palit k ce difcours ; il ne pouvoit confentir qu'on le privat de fon ami. L'abfence , lui dit Thisbine, eft la feule chofe qui puiffe bannir du cceur de Prafilde cette fureur  L'A M O U R E U X. 247 amoureufe qui fait fon malheur & le mien. Madame, interrompit fon époux avec chagrin , ce moyen ne produit pas toujours fon elïet. Je connois Prafilde : ce n'eft point un amant ordinaire ; 1'abfence ne changera pas fon ame , Sc vos charmes ne fauroient s'efFacer d'un cceur qui en a une fois recu l'imprefTion. Ce chevalier reviendra plus amoureux cpie jamais , Sc fon éloignement n'aura fervi qu'a me livrer au chagrin de ne point voir un ami fans le« quel je ne puis vivre. L'abfence guérira Prafdde, reprit Thisbine , & vous en ferez perfuadé lorfque vous faurez ce que je me fuis propofé. Alors elle lui raconta ce qu'elle avoit exigé de ce chevalier ; enfiute elle ajouta; ce n'eft plus un dragon qui garde, comme au tems des Hefpérides , 1'arbre merveilleux dont je viens de vous parler; c'eft une dame d'une beauté fi raviffante , que tous les chevaliers fe rendent a fes premiers regards. Dés que Prafdde verra cette incomparable dame, il eft k croire que fon cceur recevra 1'imprefïïon d'un nouvel amour qui lui fera oublier mes foibles charmes. Je n'ignore pas que fon abfence rendra les momens qu'elle doit durer fenfibles k votre amitié; mais, mon cher Irolde 9 fi eet ami vous eft cher, faites-vous la violence de confentir k le perdre pour quelque tem& em  148 Roland faveur de fa guérifon , qui devient certaine par le moyen que je vous ai dit, & qui importe a noti e commun repos. Irolde fe rendit enfin, & fa charmante époufe avoit lieu d'être contente de ce qu'elle venoit d'obtenir. Cependant cela ne fuffifoit pas, il falloit lui dire aufïï ce que Prafilde avoit exigé d'elle ; cela paroiffoit embarraffant. Elle le fit toutefois le plus délicatement qu'il lui fut poffible; & comme elle s'appercutè 1'émotion qu'il laiffa voir fur fon vifage , qu'il trouvoitla condition un peu dure pour un époux amoureux de fa femme , Thisbine lui dit : II eft nouveau fans doute qu'un mari accepte une femblable condition ; mais fongez , mon cher Irolde » qu'au fond votre confentement ne vous engage a rien; car fi-töt que la dame du jardin aura porté fur lui fes regards redoutables , il n'aura plus d'envie de me faire tenir ma promefTe. Mais , madame , répliqua 1'époux , fi ce que Pon rappor te du jardin &c de la dame fatale eft fabuleux ? Cela ne fe peut pas, interrompit Thisbine , puifque tous les voyageurs font d'accord la-deffus. Mais fi la chofe n'eft pas véritable , ni vous ni moi nous ne hafardons rien ; ainfi dans l'un & dans 1'autre cas , que rifquezvous en accordant k votre ami la fatisfaction qu'ü demande j il partira content, 61 ceffera  t' A M O U R E V X. 249 de s'imaginer que je ne cherche qu'a me défaire de lui. Pour abréger ma narration, noble chevalier, pourfuivit la maïtreffe de Brandimart, Irolde fit tout ce que Thisbine fouhaitoit; & Prafdde perdant toute la défïance qui pouvoit lui refter qu'on n'agït pas avec lui de bonne foi, fonit de Balc fort fatisfait d'avoir obtenu un fi doux confentement. Ce n'eft pas qu'il ne fut fenfible au chagrin dequitter fa dame ; mais le prix charmant qu'elle attachoit au fervice qu'on attendoit de lui, animoit fon courage de telle forte qu'd auroit, comme Alcide, entrepris de pénétrer jufqu'aux enfers, f^^^^raemaamer^tÊHsmmm, , »imiimi»»iim ii» iw ■ CHAPITRE IX. Quelle aventure obligea la belle Fleur-de-Lys dVn, terrompre fon re'cie. Continuadon de VHifbirt de Prafilde & d'Irolde, L A maïtreffe de Brandimart étoit en eet endroit de 1'hiftoire de Prafdde & d'lrolde, que le foi gneur de Montauban écoutoit avec une extréme attention, lorfqu'il paffa prés d'eux un chevalier bien monté j ils le faluèrent fort civi-  a^e» Roland lement, mais il ne leur rendit point le falut, & d fe contenta de regarder la dame en paffant. II revint pourtant fur fes pas un moment après , & s'adreffant au paladin : Chevalier , lui dit-il fièrement, je viens de me faire un reproche : j'ai paffe auprès de vous fans vous défier k la joüte. Les gens de notre profeffion ne doivent perdre aucune occafion de fignaler leur valeur , ainfi vous trouverez bon que je vous provoque au combat. Brave chevalier , répondit d'un air modefte le fils d'Aimon , vous voyez 1'état oii je me trouve : le cheval que je monte eft a cette dame ; & comme je ne puis difpofer d'un bien qui lui appartient, je vous prie de vouloir m'exempter de 1'honneur de joüter contre vous. II y a un moyen de nous accorder, reprit le chevalier inconnu: puifque ce cheval n'eft point a vous , prenez la peine d'en defcendre ; vous pourrez aller a pied , & moi je me chargerai de la conduite de cette dame, qui probablement fera mieux entre mes mains que dans les vötres. Si cette noble dame agrée cette difpofition, répartit froidement Renaud, je ne fuis point en droit de m'y oppofer ; mais fi elle me permet de 1'accompagner, je tacherai de me conferver eet avantage. Quoique ce dialogue ne donnat pas une opi-  l'Amoureux; 2Jf niori fort avantageufe k la belle Fleür-de-Lys de la vaillance de fon conducfeur, 1'averfion naturelle qu'on a pour les orgueüleux , lui infpira du dégout pour eet inconnu qui vouloit difpofer d'elle fans confulter fes feminiens : Seigneur chevalier, lui dit-elle , comme je me fuis mife moi-même fous la conduite du guerner qui m'accompagne , & que je n'ai pas lieu de me plaindre de lui, vous ne trouverez pas mauvais , s'il vous plaït, que je perfifte dans ma première intention. Puifque vous ne connoiffez pas votre avantage, répondit brufquement le chevalier payen , il faut vous le procurer malgré vous ; & en cela vous avez des graces infinies a me rendre. Pour vous , chevalier, ajouta-t-il en regardant le paladin d'un air plein de mépris , vous n'êtes plus ici de faifon : defcendez de cheval, & continuez votre chemin tout feul. Faites de bonne grace ce que je vous dis , fi vous ne voulez que je vous y oblige par force. A ces paroles, Renaud ne put garder fa modération naturelle. Le feu lui monta au vifage : O vous, dit-il d'un ton ferme au fuperbe inconnu , vous qui prétendez me faire la loi , & qui pouffez 1'infoience jufqu'a vouloir difpofer de cette ilhütre dame fans fon  !$i Roland aveu , fongez a fubir vous même le fort dont vous me menacez. Je vous déclare que je vous contraindrai d'aller a pied , & que j'aurai votre cheval : préparez-vous a le défendre , fi vous le pouvez. Après avoir parlé de cette forte , il pria Fleur-de-Lys de fouffrir qu'il la mit a terre pour quelques momens. Elle y confentit. II defcendit donc de cheval, prit la dame entre fes bras , & la pofa doucement fur 1'herbe. Enfuite il remonta & piqua contre fon ennemi ; mais le voyant venir fur lui comme un foudre, Sc jugeant que le cheval de Fleur-de-Lys fourniroit mal fa carrière , il fe roidit fur les étriers pour mieux foutenir Ie choc de fon adverfaire qui rompit fa lance fur fon écu fans 1'ébranler. Alors jetant la fienne a terre , il prit de fon bras droit a faux de corps 1'orgueilleux chevalier , 1'enleva des arcons , & le jeta a dix pas de-li très-rudement. La maïtreffe de Brandimart étonnée d'une force fi prodigieufe, en tira le meilleur auguré du monde pour la délivrance de fon amant ; mais en 1'admirant, elle ne put s'empêcher de rire de voir 1'audace du chevalier payen fi pleinement confondue. Le fils d'Aimon remit la dame fur fon cheval, &c monta fur celui  l'A M O ü R E tl X: ijj' «Ie 1'ineonnu , qu'ils laifsèrent fur la pouffière blafphêmer contre fes dieux, & déplorer fa mauvaife fortune. Ils fe remirent tous deux en chemin. Comme Renaud s'étoit intéreffé a l'hiftoire de Prafdde & d'Irolde , il pria fa belle conductrice d'en continuer le récit, ce qu'elle fit gracieufement dans ces termes. Continu at ion & fin de l'hifioire de Prafdde & £ Irolde. Il eft k croire , feigneur chevalier, que Ie beau Prafdde eut plus d'une aventure pendant un voyage aufti long que celui qu'il avoit entrepris ; mais voici feulement ce qui eft venu a ma connoiftance. Après avoir traverfé le vafte empire de Ia Perfe , fans vouloir s'arrêter k la fameufe ville d'Ifpahan, oii étoit alors la cour , il arriva dans les états du roi de Mouffoul. Un jour qu'il marchoit dans une campagne d'une vafte étendue, & remplie des plus beaux arbres que Pon put voir , il appercut k quelque dif^ tance du grand chemin un chateau magnifique," bati de belles pierres vertes &blanches, aufli  ij4 Roland poltes que le marbre, Sc fitué fur une petïte éminence qui règnoit dans la plaine. Charmé de la ftruchire de ce fuperbe édifice , il s'en approcha pour 1'admirer de plus prés ; il vit au pied de la colline un grand rond d'une eau fi claire qu'on y voyoit nager les poiffons: ce rond d'eau étoit revêtu tout autour des mêmes pierres que le batiment, Sc entouré des plus beaux arbres du monde; üne partie des branches de ces arbres couvroient les bords du rond d'eau , Sc formoient le plus dclicieux ombrage. Le chevalier defcendit pour laiffer repofer fon cheval fatigué d'une longue traite Sc de la chaleur du jour; pour mieux goüter la fraïcheur d'un fi beau lieu, il öta fon cafque, effuya lafueur qui lui couvroit le front , fe lava le vifage Sc les mains , & rafraïchit d'une eau fi pure fes poulmcns altérés ; il s'affit enfuite au pied d'un de ces arbres pour fe repofer lui-même; & attachant fes regards fur 1'eau du rond , il fe mit a rêver profondément; il fe repréfenta 1'état de fes affaires , la longueur de 1'abfence a laquelle il fe voyoit condamné , 1'incertitude de pouvoir rapporter le rameau dont dépendoit le fuccès de fon amour. Tout cela joint a ce que fon imagination prompte a feconder lesmouvemens de fa jalouhe luipeignoit, c'eft-  L' A M O Ü R E V X. 2 j C ;V-dïre, les plaihrs que goütoit Irolde entre les bras de Thisbine, lui ferra le cceur de manière qu'il demeura fans fentiment au pied de Parbre. Tandis qu'il étoit dans cette fituation, quatre jeunes demoifelles, vêtues d'habits galans, fortirent du chateau, & tournèrent leurs pas vers le rond d'eau , dans le deffein d'y prendre le frais. Dès qu'elles appercurent Prafilde étendu fur le gazon comme un homme mort, elles frémirent ; Sc dans ce premier mouvement d'effroi , elles furent fur le point de s'en retourner au chateau; mais un moment après,faifant réflexion qu'elles étoient quatre, Sc que 1'état oii elles voyoient eet infortuné voyageur ne leur donnoit pas lieu de craindre quelque chofe de fa part, elles demeurèrent. Elles s'approchèrent même du chevalier; Sc lui trouvant les yeux baignés de larmes , avec un fouffle de refpiration, elles connurent qu'il n'étoit qu'évanoui. II avoit Pair fi noble Sc ü engageant , même dans fa foiblefle , qu'il étoit difficile de ne fe pas intérefïer pour lui. La principale de ces dames , qui étoit d'une beauté charmante, prit de 1'amitié pour lui; Sc touchée de compaffion de voir un fi beau chevalier en péril faute de fecours, s'emprefla  ijd R O L A K ö de lui faire reprendre 1'ufage de fes fens» Polif' s'y employer plus efficacement, elles le portèrent toutes quatre au chateau , oü il fut défarmé 6c couché dans un lit auffi commode que magnifique ; k force de 1'agiter 6c de lui faire prendre des liqueurs confortatives , elles lui rendirent le fentiment. Lorfqu'il ouvrit les yeux , il ne fut pas peu furpris de fe trouver dans un lieu fi fuperbe en riches ameublemens, 6c environné de belles dames qui s'empreffoient a le fervir; il rappeloit en vain dans fa mémoire ce qui pouvoit avoir donné lieu k cette aventure ; mais les dames diflipèrent fon embarras , en lui apprenant dans quel état elles 1'avoient rencontré fur les bords du rond d'eau : il remercia ces belles perfonnes dans des termes convenables k leur mérite 6c k 1'importance du fervice ; ii le fit avec tant de grace 6c de politefle , que la dame du chateau en fentit redoubler pour lui fon eftime 6c fon affecfion. Comme elle s'appercut qu'il ne lui reftoit plus rien de fa foibleffe p3li'ée , elle lui laiffa le tems de s'habiller , 6c lui envoya des officiers pour lui rendre ce fervice. II s'informa d'eux qui étoit cette charmante dame qui s'intéreffoit k fon fort avec tant de générofité : on lui dit qu'elle fe nommoit la prince n:6  L5 A M O U R E Ü X. 4^7 princeffe Dorzéïde , fille unique du roi de Mouffoul; qu'après la mort de fon père, arrivée depuis peu de tems, elle s'étoit retirée dans ce chateau pendant la faifon bruiante, tandis que les grands du royaume déübéroient enfemble fur le choix de fon époux. Ce rapport étonna le chevalier , qui craignit que , dans 1'ignorance ou il avoit été de la qualité de la princeffe , il n'eüt manqué a quelqu'un des égards qui lui étoient dus. Auffi-töt qu'il fut en état de paroitre devant elle , il alla lui en faire des excufes , auxquelles Dorzéïde répondit fort obligeamment. La converfation qu'ils eurent enfuite fut très-fpirituelle de part & d'autre ; plus la princeffe découvroit d'agrémens dans eet étranger , plus elle s'enflammoit pour lui ; & le feu dont elle brüloit feerètement étinceloit dans fes yeux. II n'enétoit pas de même du chevalier : toujours occupé de fa Thisbine , il ne fongeoit qu'a s'acquitter de fa commiffion; il voulut bientöt prendre congé de la princeffe, fous prétexte que la difcrétion 1'obligeoit a ne point abufer de fes bontés. Quand Dorzéïde 1'entendit parler de fon départ, elle perdit toute retentie : elle palit, elle foupira, elle employa les paroles les plus engageantes, pour 1'obliger a faire un plus long féjour dans fon chateau : Tornt I. ^  Roland elle répandit même des larmes, & lui offrit jufqu'a fa couronne. Prafdde avoit le vifage couvert de confufion de fe voir requis d'amour par une belle princeffe qu'il ne pouvoit aimer ; il lui devoit au moins des égards ; mais la femme d'Irolde le rendoit infenfible a toute autre beauté. S'il eüt eu fes armes , il feroit forti du chateau fur-le-champ ; auffi les demanda-t-il, & cette demande acheva de défefpérer fon illuftre höteffe. Elle avoit un dépit mortel de ne pouvoir lui öter 1'impatience qu'il marquoit de la quitter ; enfin craignant de le perdre , elle réfolut de s'affurer de fa perfonne ; elle le fit conduire par quelquesuns de fes chevaliers dans une chambre bien grillée , oü cette amante éperdue ne manqua pas d'aller faire un dernier effort pour attendrir 1'ingrat. Ne pouvant le fléchir , elle le fit charger de chaïnes & traiter très-rigoureufement; elle le tint quelque tems dans cette captivité, fe flattant que 1'envie qu'il auroit d'en fortir, le rendroit plus traitable : cette violence toutefois ne fervit qu'a 1'aigrir. Pendant que toutes ces chofes fe paffoient, il arriva dans le chateau un jeune chevaher francois fort aimable; il étoit en quête, difoit-on , du fameux Renaud de Montauban fon frère ,  L'A M O U R E U X. 2jo qu'une étrange aventure avoit éloigné de la cour de 1'empereur Charles. Lorfque le fils d'Aimon entendit parler de ce chevalier francois , il ne douta pas que ce ne füt le jeune Richardet; fon fouvenir 1'attendrit, & redoubla'fon attention ; mais ne voulant pas fe découvrir a Fleur-de-Lys , il cacha fon émotion , & laiffa ainfi cette dame conrinuer fon récit. Ce jeune guerrier francois avoit Fair finoble, que Dorzéïde crut devoir le traiter avec diftinction : elle lui fit un accueil obligeant, & les belles qualités du chevalier lui donnèrent une attention plus particulière pour lui. Comme il n'avoit point alors d'attachement de cceur, la vue de la princeffe lui caufa de Fémotion; il ne tarda pas k le lui 'faire connoïtre , & cette connoiffance ne dépluf point k la dame. Le chevalier s'en appercut; & profitant de cette découverte , il fut exprimer fes feux en termes galans & paffionnés. Sa belle höteffe feignit de prendre tous fes difcours pour des flatteries ordinaires aux francois, & lui dit en fouriant: Obligeant chevalier, je pourrois me laiffer furprendre k vos galanteries , fi je n'avois dansce chateau de quoi m'en défendre • je vais , ajouta-t-elle , m'expliquer clairement. Alors elle lui conta de quelle manière elle Rij  job Roland avoit concu de la tendreffe pour fon prifonnier , & le mépris injurieux qu'il avoit fait de fa couronne & de fa main. Ah! madame , interrompit le chevalier francois , ce que vous me dites n'eft pas croyable! Eft-il quelque mortel qui puiffe être infenfible a la poffelïïon de tant de charmes ? II ne tiendra qu'& vous , reprit Dorzéïde , d'en être convaincu par vous-même ; il accepta la propofition , & la princeffe le mena dans la chambre du prifonnier. Les deux chevaliers ne fe virent pas fi-tör, qu'ils s'admirèrent & concurent l'un pour 1'autre une fecrète inclination. La princefie ne voulant pas être préfente a leur entretien , ni s'expofer a la honte de rendre le francois témoin du dépit qu'elle auroit d'entendre les chofes vives que fon prifonnier pourroit lui dire , les laiffa feuls. Le chevalier chrétien ne manqua pas de témoigner au per fan qu'il étoit furpris du refus qu'il avoit fait de la main d'une li charmante princeffe. Prafdde lui découvrit le fond de fon cceur: il lui dit qu'il connoiffoit tout le mérite de Dorzéïde ; mais qu'il étoit épris d'une dame de Balc , pour laqueUe il avoit entrepris d'aller au fond de l'Afrique,faire la conquête d'un rameau de 1'arbre du tréfor ; qu'il reffentoit une vive afflic-  l'Amoureux. 161 tïon de fe voir arrêter en chemin par 1'injuftice de la princeffe de Mouffoul; qu'il le prioit ardemment de lui procurer la liberté , & que s'il la lui faifoit obtenir , il lui devroit fon repos & fon bonheur. Quand le chevalier francois n'auroit pas été auffi touché qu'il 1'étoit de la douleur de Prafilde , le feul intérêt de fon amour naïffant 1'auroit affez difpofé a ne rien épargner pour cloigner du chateau un rival fi redoutable. II lui promit de ne rien négliger pour rompre fes fers. II y alla travailler fur le champ; il repréfenta vivement a Dorzéïde que fon prifonnier avoit le cceur prévenu; que bien loin de fe plaindre de lui , elle devoit eftimer fa fidélité ; & qu'enfïn elle faifoit injure a fes charmes de ccurir après un cceur qui fe refufoit a elle. Le jeune frère de Renaud n'eut pas de peine a perfuader une dame qu'il comrnencoit a détacher de Prafilde ; & comme il la preffoit de relacher fon prifonnier , elle lui fut bon gré de l'empreffement qu'il marquoit a fe délivrer d'un rival fi dangereux. Pour reconnoïtre ce témoignage d'amour , elle ne voulut pas différer d'iin moment le facrifice qu'il demandoit. Aliez , chevalier, dit-elle au francois , aliez YQus-meme fe tlrer de prifon , & lui appren- 11 iij  Roland dre que c'eft k vous qu'il doit fa liberté. Le chevalier chrétien coiirut k 1'heure même faire fortir le perfan de la chambre oii il étoit retenu. Prafilde remercia fon libérateur dans les termes les plus vifs, ,&• ils fe jurèrent tous deux une éternelle amitié. Prafilde , quand on lui eut rendu fes armes & fon cheval , fortit du chateau , & prit le chemin du Diarbech , qu'il traverfa tout entier pour entrer dans la Syrië : il fit tant de diligence , qu'en peu de tems il fe rendit k Damas ; il s'y embarqua fur un vaifleau freté pour Tunis , oii il arriva très-heureufement après quelques jours de navigation ; il tourna de-la fes pas vers Pempire de Maroc, au fond duquel il avoit oui dire qu'étoit le jardin des Hefpérides. Un jour qu'il cotoyoit une belle prairie pour arriver k un chateau qui fe faifoit voir de loin , il rencontra un vieillard qui lui fit connoitre , par les larmes qu'il verfoit en abondance , qu'il reflentoit une vive douleur. Le chevalier lui demanda ce qui la caufoit. Hélas, feigneur, lui répondit le bon homme , tout ce pays a bien fujet d'être dans Fafffiftion , nous allons perdre notre feigneur que nous aimons chèrement, &c de qui nos families recoivent mille biens tous les jours : un géant,afFreux & crue!,  l' A m o tr r e u x. 2.63 qui s'eft établi par violence dans le pays depuis quelques années, eft devenu amoureux de la fille de notre bon feigneur , & 1'a demandée en mariage. Le père s'en eft excufé fur ce qu'il 1'a promife a un chevalier de fes voifïns qui la recherche depuis long-tems : le géant irrité de ce refus , a juré qu'il raviroit malgré lui 1'honneur de fa fille , & qu'il 1'immoleroit lui-même avec toute fa race a fa fureur. Effedtivement il 1'a rencontré aujourd'hui a deux pas d'ici; il s'eft faifi de lui, après avoir maftacré fes gens , il lui a lié les mains derrière le dos ; & dans eet état, il 1'a conduit a la porte du chateau pour le faire périr aux yeux de fa fille. Prafdde demanda quel chemin ils avoient pris ; & ayant fu que c'étoit celui du chateau qu'il voyoit , il piqua de ce cöté-la, réfolu de fecourir ce père infortuné, s'il en étoit encore tems. A mefure qu'il approchoit du chateau , il appercevoit du monde a la porte, & entendoit un bruit confus de voix ; lorfqu'il en fut plus prés , fes yeux furent frappés d'un fpecfacle , dont la cruauté eüt attiré 1'indignation des cceurs les plus durs ; il vit 1'orgueilleux géant qui, d'un air furieux , menacoit un vénérable vieillard qu'il avoit fait attacher fur un bücher , de le livrer a la R iv  i&4 Roland rigueur, des flammes , s'il ne lui remettoit fa fille entre les mains. Plufieurs fatellites armés de brigandines & de capéllines de fer, fe tenoient prêts a mettre le feu au bücher au premier ordre de leur déteftable maïtre. Le généreux vieillard, au lieu d'être effrayé de ces funeftes apprêts, faifoit éclater fa fermeté par les inftantes prières qu'il adrefïbit a fa fille ; il la conjuroit de le laiffer plutöt périr , que de s'abandonner aux déürs du géant pour lui fauver la vie. Cette dame qui paroifloit aux créneaux du chateau , épouvantée du péril que couroit fon père , appeloit le ciel & la terre k fon fecours , &C pouffoit des cris qui faifoient juger de l'excès. de fon défefpoir. A ce fpectacle fi touchant , le magnanime prafilde ne put retenir fa colère ; il s'avanca vers le géant, & lui dit : Monflre pétri d'in-t juftice & de cruauté , ceffe de vouloir attenter a la vie & k 1'honneur d'un feigneur refpectable : viens recevoir le clrariment de tes crimes. Chétif ver de terre , rcpondit le géant plein de fureur , tu vas toi-même être écrafé fous mes coups. En achevant ces mots , il fa hata de monter a cheval , & baiffa ïa groffe lance contre le perfan qui venoit fur lui de toute la vïteffe de fon cheval. Le géant étoit fl tranjporté de counovix , que ne fe poffédant  i' A m o v it e 'u x. 165 plus , il faillit d'atteinte ; mais Prafilde qui avoit confervé fon jugement, 1'atteignit de droit ril, & le renverfa rudement fur Ja pouffière. Pendant que , fatisfait d'un fi heureux commencement, il acheva de fournir fa carrière , le géant eut le tems de fe rclever , il écumoit de rage , & blafphémoit contre fes dieux d'avoir foufFert qu'un feul chevalier lui eut fait eet affront. Son généreux ennemi le voyant a pied , defcendit pour ne le pas combattre avec avantage ; ils commencèrent un combat fi dangereux , qu'il caufoit de 1'effroi k tous ceux qui le regardoient. Le géant étoit d'une force prodigieufe , mais la groffeur de fes membres nelui p ermettoitpas de fe mouvoir aifément, au lieu que Prafilde avoit plus d'haleine & d'adrefTe ; il évitoit par fa légèreté la plupart des coups que le géant lui déchargeoit : le combat avoit déja duré long-tems , & ils étoient bleflés l'un & 1'autre en plus d'un endroit , lorfqu'on s'appercut que le géant qui 1'étoit plus grièvement, s'affoibliffoit. Ses coups devenoient plus lents , & fon bras moliiffoit, foit par laffitude , foit par le fang qu'il avoit perdu. Le chevalier s'en appercut; & renouvellant fa vigueur , il riduifir bientöt fon ennemi a ne pouvoir fe fcutenir. Ce colcfle  *66 Roland tomba , Sc fa chüte fut fi lourde, que fes plaies s'ouvrirent encore davantage ; il en fortit tant de fang qu'il s'évanouit de foibleiïe. Prafilde dédaignant de 1'achever en eet état, fit fon premier foiti d'aller détacher le vieillard. Ce bon homme fe jette a fes pieds , les baigne de larmes de joie , &le remercie moins de lui avoir confervé la vie , que d'avoir fauvé 1'honneur de fa fille ; le chevalier le releva , Sc lui fit tout 1'accueil que fon courage Sc fa vertu méritoient. Sur ces entrefaites , la dame du chateau voyant qu'elle n'avoit plus rien a craindre du géant, fit abailTer le pont levis , Sc fortit pour venir rendre graces a fon libérateur ; tile fe joignit k fon père ; ils étoient tous deux fi touchés de reconnoifTance , qu'ils ne favoient quel traitement lui faire. Le vieillard jugeant qu'après un combat fi long Sc fi périlleux , le chevalier , dont on voyoit d'ailleurs le fang couler , avoit befoin de repos, le preffa d'entrer dans le chateau. Prafilde y confentit, après s'être appercu que les propres foldats du géant, qui le fervoient moins de gré que de force, Favoient eux-mêmes achevé. On vifita les plaies du chevalier qui ne fe trouvèrent pas dangereufes ; Sc le foin qu'on en prit le mit en peu de tems fur pied. Comme fes forces achevoient de fe rétablir , il de-  L'A M O V R E ¥ X. 267 mancla un jour au feigneur clu chateau le chemin le plus court pour arriver au jardin des Hefpérides. Le vieillard parut furpris de la queftion , & dit au perfan : Brave chevalier , votre demande me donne lieu de penfer que vous auriez le defTein de faire le voyage de ce jardin merveilleux, & fi cela étoit, je plaindrois le fort que vous voulez vous attirer: ce jardin fpacieux eft entouré de fortes murailles ; on y entre par quatre portes d'airain qui font ouvertes en tout tems; tout le monde y peut entrer aifément; le climat en eft délicieux ; il y règne un éternel printems ; les prés y font toujours verds , les fleurs yives & les arbres touffus ; mais ce qu'il y a de plus admirable dans ce jardin , c'eft 1'arbre qu'on appelle i'arbre du tréfor , les rameaux en font d'or , & portent pour fruit des pommes d'émeraudes. En quoi donc confifte le danger qu'on y court, interrompit 1'amant de Thisbine ? En quoi , répartit Pafricain ? Je vais vous le dire : une dame plus merveilleufe encore que I'arbre du tréfor , s'en eft attribué la garde ; elle a établi fa demeure au pied de fon tronc ; elle eft d'une beauté ft éclatante , & fa vue fait un effet fi puifiant fur les cceurs , que quiconque approche de cette nymphe, oublie fa vie pafiée , & n'a plus d'au-  a.68 Roland tre occupation que de contempler fon beau vifage. On n'a jamais fu fon véritable nom ; mais dans le pays on 1'appelle communément Médufe , a caufe des cffets que fa vue dangereufe produit. Ce que vous me racontez eft furprenant, dit Prafdde ; & eet oubli de foi-même eft-il Peffet de quelque charme ou de la beauté de la dame ? On ne fauroit, répondit le vieillard, Patt.-ibuer a une caufe parement naturelle ; & c'eft une fatale loi des deftinées que vous ne •pouvez changer. Après ce que vous venez de me dire , reprit Ie chevalier , je ne m*expoferois pas a ce danger , ft je ne m'étois pas engagé a rapporter en Perfe un rameau de eet arbre merveilleux. Vous favez que 1'honneur d'un chevalier lui eft plus cher que Ia vie. Quel parti prendre en cette extrémité ? Le vieux afriquain fe mit a rêver ; & fortant tout a coup de fa rêverie : le ciel, s'écriat-il , m'ouvre en ce moment une voie que je crois infaiilible pour vous tirer heureufement de pénl , & vous faire acquérir le rameau d'or ; il faut rcjeter fur la nymphe même Peffet de fa fatale vue ; muniflez - vous d'un rmroir que vous ferez appliqucr fur votre boucher ; & quand vous approcherez de I'arbre, vous vous couvrirez de ce miroir qu,e  l'Amoüreüx; 2.60 Vous ©ppoferez aux regards de Médufe : auflïtöt qu'elle aura vu fon beau vifage , elle ne fe fouviendra plus de I'arbre du tréfor qu'elle quittera dés ce moment pour courir après cette image dont elle fera poffédée : caffez alors le miroir , la nymphe ne fe voyant plus, fe cherchera dans le jardin inutilement, & vous donnera tout le tems d'achever votre entreprife ; mais prenez bien garde que vos yeux ne s'attachent fur Médufe , vous vous perdriez fans retour. Lorfque le feigneur du chateau eut ceffé de parler , "amant de Thisbine, rempli de joie de Pexpédient qu'il venoit d'apprendre pour réuflir dans fon deffein , fe jeta au col du vieillard , Pappela cent fois fon père , & lui dit qu'il payoit avec ufure le fervice qu'il avoit recu de lui. Le chevalier perfan fe fentant affez fort pour fe remettre en chemin , fit appliquer un miroir fur fon bouclier , & ne fongea plus qu'a partir pour aller au jardin des Hefpéridt s. Le Vieillard lui en enfeigna le chemin , & lui dit qu'il y arriveroit au bout de cent journées » mais il exigea de lui qu'a fon retour il repafferoit par fon chateau. Prafilde lui fit cette promefie, & parr.it enfin au grand regret du père & de la fille , qui auroient bien voulu le retenir du  170 Roland moins jufqu'au retour de 1'époux futur qui, depuis quelque tems , étoit allé a Bizerte offrir fes lervices au puiffant Agramant, roi de 1'Afrique , dans la guerre qu'il projetoit contre 1'empereur Charles. On ne fauroit exprimer 1'impatience qu'avoit Prafilde de fe voir en poffefiïon du rameau d'or : il fe privoit du fommeil pour faire plus de diligence ; k peine accordoit-il a fon cheval quelques momens pour paitre ; enfin , il arrivé a ce jardin fi renommé par toute 1'Afrique : il treflaillit de joie d'abord qu'il appercut une des portes d'airain ; 8c fans s'arrêter a en confidérer la beauté , il entra dans le jardin qu'il trouva plus délicieux encore que le feigneur du chateau ne le lui avoit dépeint; il en admiroit les arbres, les fleurs 8c la verdure. Après avoir marché un jour entier le long d'une grande route , il découvrit de loin I'arbre merveiileux, dont le fommet fe perdoit dans les nues. Cet arbre étoit entouré d'un nombre prefqu'infini de perfonnes qui , k leur air & a leurs vêtemens , paroifibient de nations difterentes : il y en avoit de tout age 6c de toute profefiion ; on y voyoit jufqu'a des vieillards 6c jufqu'a des femmes , que la curiofité ou 1'envie d'avoir des branches de cet arbre y  L' A M O U R E U X. 171 avoient attirés ; ils s'occupoient tous a contempler le vifage de Médufe. Prafdde eut affez de peine a percer toute cette foule : en approchant de I'arbre , il fe couvrit foigneufement de fon bottelier qu'il oppofa aux regards de la nymphe. Dés qu'elle fe vit dans le miroir, elle s'éloigna de I'arbre effeaivement , Sc s'avanca vers cette belle image qui 1'avoit charmée; Prafdde alors cafTa le miroir , Sc fe mit a fuir. Quand Médufe ne fe vit plus fur le bottelier, elle commenca de courir comme une infenfée dans le jardin , cherchant ce qu'elle ne pouvoit plus trouver. Le chevalier profitant da fon éloignement, s'approcha de I'arbre , & de fon épée coupa deux branches, 1'une pour Thisbine , Sc 1'autre pour en faire préfent au fage vieillard a qui il devoit un fuccès fi heureux ; il fortit enfuite promptement du jardin , Sc reprit la route du chateau ; il s'appeloit alors le chevalier du miroir ; mais on ne 1'appeia plus dans la fuite que le chevalier du rameau d'or. Le feigneur du cMteau & fa fille furent charmés de le revoir : ils avoient toujours été dans 1'inquiétude pendant fon abfence ; Sc quand il leur préfenta le rameau qu'il leur deftiuoit, ils parurent beaucoup moins fenfi-  172 Roland bles a la beauté d'un préfent ii rare , qu'a la joie de pouvoir embrafler leur libérateur. L'amant de la dame du chateau étoit revenu depuis quelques jours de la cour de Bizerte, il ne témoigna pas moins de reconnoiifance qu'eux au perfan , du grand fervice qu'il leur avoit renclu. Le feigneur du chateau pria le chevalier du rameau d'or de vouloir honorer de fa préfence le mariage de fa fille qui fut fait avec toute la folemnité & les réjouiffances poflibles Après cela, Prafilde conjura le vieillard & les jeunes époux , de lui permettre de farisfaire Pimpatience qu'il avoit de retourner a Balc ; ils n'osèrent s'oppofer a fon départ , quelque regret qu'ils en euflent, &C ils le virent partir avec une douleur dont le chevalier fut pénétré. II regagna Tunis, il fe rendit par-mer k Damas ; mais au lieu de prendre la route de MoufToul , il détourna du cöté de Bagdad , oii il s'arrêta peu ; ni les raretés de cette ville, ni les magnificences de la cour du calife , ne purent balancer Pimpatience qu'il avoit de revoir 1'objet de tous fes défirs. Quelques chevaliers qu'il rencontra dans fon chemin , charmés de la beauté du rameau qu'il portoit, furent tentés de 1'avoir; mais leur envie ne fit que tourner k leur confufion. Le vaillant Prafdde  L' A M O U R E u x; 2.75 Prafilde le conferva jufqu'a Balc, oü après tant de fatigues il arriva plein de joie & d'efpérance. II écrivit aufti-töt a Thisbine une lettre fort touchante ; il lui mandoit qu'il venoit d'arriver avec le rameau qu'elle défiroit, & qu'il brüloit d'impatience de le lui préfenter ; qu'il ne vouloit point paroitre devant elle fans en avoir obtenu la permiffion ; mais qu'elle pouvoit s'afTurer que fi elle refufoit de faire fon bonheur , il en mourroit de déplaifir. L'époufe d'Irolde ne fut pas peu étonnée du retour d'un amant dont elle croyoit être délivrée pour jamais. Hélas , dit-elle en foupirant, quelle étoit mon erreur ? L'amour vient a bout de tout; Prafilde eft revenu du jardin de Médufe , mes foibles charmes ont défendu fon cceur contre tout ce que 1'on publie des attraits de cette fatale nymphe; malheureux Irolde , dans quel embarras ma fauffe prudence t'a jeté avec moi ! Ces réflexions lui en firent faire beaucoup d'autres ; & pendant qu'elle étoit plongée dans une profonde rêverie, fon époux arriva. II s'appercut de fa triftefte , il lui en demanda le fujet ; & Thisbine n'ayant pas la force de le lui apprendre , lui rendit languiffamment la lettre de Prafilde , en verfant quelques larmes. Tornt I, S  Roland Lorfque Irolde eut luie billet , il fentit quelque joie du retour de fon ami; mais la parole qu'il avoit donnée de confentir a fon bonheur , fit fuccéder è fa joie des mouvemens bien douloureux. Ces deux époux ne firent pendant quelque tems que foupirer ; ils fe tenoient étroitement embrafTés , fans pouvoir proférer une feule parole. Irolde pourtant fit un effort , & paria en ces termes. Ma chère Thisbine , faifons - nous jufiice nous-mêmes , le ciel nous punit d'avoir voulu trahir un ami a qui nous devons tout ; mais c'eft a moi feul d'expier ce crime. Vivez heureufe avec Prafilde ; il eft jutte qu'il foit récompenfé de fes fervices & du péril ou il s'eft expofé pour vous mériter : il eft plus digne que moi de vous pofieder ; acquittez votre promefTe , ajouta-t-il en frémiflant, & me lailTez mourir. Le malheureux Irolde , plus amant qu'époux, acheva ces paroles en regardant avec des yeux tout couverts de larmes fa charmante époufe, qu:il trouvoit plus touchante que jamais. Thisbine parut peu fatisfaite de ce difcours. Injufte époux, lui dit-elle, crois-tu que je puifTe vivre fans toi ? Ne te fouvient - il plus des preuves que je t'ai données de mon afFeftion ?,  l' Amoureux. 175 tu m'as dit cent fois que tu ne voudrois pas habiter les cieux fans moi , & tu penfes a me laiffer feule en ce monde , accablée d'ennuis. Non , Irolde : malgré 1'injuftice du fort qui nous veut défunir , nous ne ferons point féparés ; je devrois mourir feule , puifque c'eft moi qui t'ai fait donner cette funefte parole qu'il faut tenir. Je ne te preffe pourtant point de vivre ; je fais que la vie ne fauroit t'être agréable , après avoir perdu ta Thisbine. Oui, dégageons notre commune promeffe , puifque rien ne peut nous en difpenfer, & qu'enfuite une commune mort nous puniffe de 1'avoir indifcrètement donnée. Mourons, cher époux, &que le même tombeau renferme deuxcceurs qui fe facrifient l'un a 1'autre. Après ces paroles. touchantes , ces deux infortunés époux s'étant ainfi difpofés a la mort, demeurèrent long-tems embraffés ; ils ne pouvoient fe féparer ; enfin ils fe firent violence. Thisbine alla chez un médecin de fa connoiffance , & obtint de lui une poudre empoifonnée qui devoit faire fon effet quatre ou cinq heures après 1'avoir prife. Munie de ce breuvage, elle revint trouver fon époux. II détrempa cette poudre dans une liqueur; puis il en but la moitié avec une affurance Sij  276 Roland merveilleufe ; enfuite il préfenta la coupe & Thisbine d'une main tremblante , 6c d'un regard mal affuré ; après quoi il détourna les yeux pour ne pas voir une action qui lui percoit le cceur : la dame prit la coupe , 8c but le refte du breuvage avec la même fermeté que fon mari. Cela étant fait, ils gardèrent quelque tems un morne fdence qui fut fuivi d'un entretien fort touchant ; mais enfin il fallut finir. Thisbine , comme une viftime que Pon traïne a 1'autel , alla trouver Prafilde , après avoir promis k fon cher Irolde de revenir au plutöt pour lui accorder la confolation qu'il lui avoit demandée de mouri'r entre fes bras. Le chevalier du rameau d'or fut tranfporté de joie quand il vit fa chère Thisbine arriver chez lui. II parut confus 8c comblé de cette faveur : comme il s'appercut qu'elle avoit le vifage baigné de larmes , il crut que c'étoit un efFet de fa pudeur naturelle qu'alarmoit la démarche qu'elle faifoit ; 8c dans cette penfée, il s'efïbrca de la confoler par les paroles les plus flatteufes 8c les plus foumifes. Elle le défabufa bientót , en lui tenant ce difcours : Hé bien , Prafilde , tu vois enfin cette fiére beauté qui t'a couté tant de foupirs 6c de foins, ren-.  L'AM O U R E Ü X. 177 due a tes volontés : il ne tient qu'a toi de fatisfaire tes amoureux défirs ; mais apprends , qu'en perdant aujourd'hui 1'honneur , je dois perdre auffi la vie. Ce n'eft pas tout , Irolde va comme moi renoncer au jour ; ainfi la mort de ta maïtreffe & celle de ton ami feront le fruit de ton bonheur. Alors elle lui dit qu'elle & fon époux avoient eu recours k un breuvage empoifonné pour expier le coupable ferment qu'ils avoient eu le malheur de faire, Auffi-töt que Prafilde eut entendu ces paroles , il s'écria tranfporté de douleur : Ah ! madame, qu'avez-vous fait ? en même-tems il voulut appeler du monde &c s'empreffer de fecourir la dame ; mais elle 1'en empêcha : ceffez , lui dit-elle, de vous oppofer a une mort inévitable , le poifon que j'ai pris a déja fait fon effet ; il feroit inutile d'avoir recours aux remèdes, k peine me refte-t-il quelques momens a vivre. A ce difcours , 1'amant fentit troubler fes efprits , d devint pale , & fe laiffa tomber de foibleffe fur un fiége qui fe trouva derrière lui ; il jette fur 1'époufe d'Irolde des regards oh fon défefpoir étoit peint , & lui dit d'une voix languiffante : Je me croyois le plus heureux des hommes, & j'en fuis le plus malheureux : S iij  ïj$ Roland cruelle , ajouta-t-il en élevant la voix , qui vous obligeoit a reconrir a cette extrémité ? je vous parois donc bien peu généreux, injufte Thisbine, deviez-vous penfer que je puffe établir mon bonheur fur des bontés défavouées par votre cceur ? non , non , je fuis trop délicat pour exiger de pareilles faveurs, je vous aurois rendu votre parole fi vous me l'eufTiez demandée ; mais vous avez mieux aimé caufer notre perte commune , que de devoir quelque chofe a ma générofité: allez , madame , allez rejoindre ce cher Irolde qui feul a mérité vos affedlions ; je ne veux point acheter par votre mort la pofTeflion de vos charmes. La dame fut touchée de ces paroles , & plus encore de 1'exceffive douleur a laquelle fon amant s'abandonna ; elle le quitta toute attendrie , & rejoignit fon Irolde a qui elle eut k peine le tems d'apprendre la générofité de Prafdde : elle palit ; & par un effet du breuvage , elle perdit le fentiment , & fe laiffa tomber entre les bras de fon époux qui,bien que préparé k ce coup terrible , ne le put fupporter courageufement: Attends , chère ombre \ s'écria-til , je vais te rejoindre : ne crois pas que je puiffe te furvivre. En prononcant ces mots 3  l' A m o u r e V x. 27^ il embrafle Thisbine ; & reprochant au poifon qu'il a bu fon peu de pouvoir fur lui , il attend de fa douleur qu'elle en avance Peffet. Ses vceux furent exaucés : un froid imprévu vint glacer fes fens , & il eut la trifte fatisfadtion de tomber fur un lit de repos avec fon époufe chérie. Tandis qu'ils étoient tous deux dans cet état , Prafilde , enfermé dans fa chambre , faifoit les plaintes les plus touchantes ; il dénbit la fortune de le rendre plus malheureux : cependant les mouvemens de défefpoir qui 1'agitoient, fe calmèrent bientöt : le médecin de qui Thisbine avoit recu la poudre , arriva chez lui, & demanda a lui parler , pour prévenir , difoit-il, de grands malheurs. Les domeftiques Pintroduifirent dans la chambre de leur maitre qui ne fut pas peu étonné , quand le dodteur lui dit : Seigneur Prafilde , Thisbine eft venue me demander du poifon ce matin : comme je 1'ai vue toute troublée , & que d'ailleurs je n'ignore pas votre attachement pour elle , j'ai cru devoir vous avertir de prendre garde a vous ; je 1'ai trompée ; la poudre que je lui ai donnée n'eft qu'une poudre fomnifère qui affoupit les fens pour quelt]ues heures. S iv.  iBo Roland Le chevalier du rameau d'or ne donna pas le tems au médecin d'en dire davantage. Mon cher ami, lui dit-il , vous me rendez la vie en m'apprenant cette nouvelle : fuivez-moi , je vous en conjure. En difant cela , il mena le docteur chez Irolde qu'ils trouvèrent couché auprès de fa femme , tous deux fans fentiment, & entourés de leurs domeftiques qui fondoient en pleurs. Le médecin, fans perdre de tems, frotta d'efTences les tempes , les narines & les lèvres des deux époux , & les tira de leur léthargie a force de remèdes. Mais, noble chevalier, pourfuivit Fleur-deLys , je ne fonge pas que je vous fais un trop long récit. Pour le finir en deux mots, je vous dirai que Prafdde , après avoir fait fecourir Irolde & Thisbine , leur rendit la parole qu'ils lui avoient donnée de confentir k fon bonheur , & promit de ne plus troubler leurs plaifirs par fon importune ardeur ; mais de peur de faire inutilement un effort fi généreux, il s'éloigna de Thisbine & de Balc ; & ne s'occupa plus qu'a eontinuer de travailler pour fa renommée par des exploits éclatans. Fleur-de-Lys acheva en cet endroit 1'hiftoire de Prafdde & d'Irolde ; & voyant quelques fruits fauvages qui pendoient aux arbres,  l'Amoüeeux: iSt elle pria le paladin de s'arrêter pour en cueillir. Ils en mangèrent tous deux pour appaifer la faim qui commencoit a les prefler vivement. Pendant qu'ils faifoient ce repas frugal, la nuit les furprit ; ils réfolurent de la palier dans ce lieu qui leur parut agréable & commode pour cela; ils laifsèrent païtre leurs chevaux prés d'eux , & fe couchèrent fur un gazon épais a quelques pas l'un de 1'autre : un arbre touffu les couvroit , & les préfervoit de la fraïcheur du ferein. Le fommeil ne tarda guères a s'emparer de leurs fens, que la fatigue du jour n'avoit que trop difpofés a en goüter la douceur.  282 Roland LIVRE TROIS IEME. CHAPITRE PREMIER. Du bruit que Renaud & Fleur-de-Lys entendirent a leur réveil. Combat dangereux de ce paladin. Comment il perdit le cheval qu'il avoit gagné, & de quelle fagon il en regagna un malleur. Hijloire de Polinde & d'Albarofe. Le paladin Renaud dormoit , & laiflbit tranquillement dormir auprès de lid la charmante maitrefle de Brandimart , quoiqu'il fut naturellement d'une complexion amoureufe. C'étoit 1'enchantement de la fontaine de Merlin qui le rendoit fi différent de lui-même. Cette eau fatale fembloit lui avoir öté fa fenfibilité pour le beau fexe , comme pour Angélique. II étoit donc enfeveü dans un profond fommeil. La belle Fleur-de-Lys , dans fon ame, ne lui en favoit peut-être pas trop bon gré. Déja le jour renaiffant commencoit a rendre les objets vifibles, 6c les petits oifeaux fur  l' Amour eux^ 283 les arbres faifoient entendre leurs ramages, lorfque la dame fe réveilla ; fes ennuis ne lui permettoient pas de goüter long-tems la douceur du repos ; elle appercut le chevalier qui dormoit encore : comme il étoit jeune & beau; elle prenoit plaifir a le confidérer ; elle auroit pu fe laiffer enflammer pour lui, fi elle n'eüt pas eu le cceur prévenu. Le jour qui s'augmentoit, venant k frapper les yeux du chevalier , le réveilla; il eut quelque honte de voir Fleur-de-Lys fur pied la première ; il lui en fit des excufes, après quoi ils fe remirent en chemin. Ils n'eurent pas fait cent pas qu'ils entendirent un affez grand bruit, & ce bruit augmentoit k mefure qu'ils avancoient. Ils découvnrent bientöt d'oü il provenoit; ils appercurent dans un grand efpace vide d'arbres & plein de roches , une caverne a 1'ouverture de laquelle on voyoit de chaque cöté un griffon enchaïné. Un déméfuré géant tout couvert d'acier , & d'un regard terrible , en défendoit 1'entrée; il tenoit en fa main une pefante maffue garnie de pointes de fer, avec quoi il combattoit contre plufieurs chevaliers, dont il avoit déja tué la plus grande partie ; il n'en reffoit plus que deux ; encore étoientils fi bleffés & fi fatigués , qu'ils ne tardèrent,  284 Roland pas k fuccombcr fous fes coups ; le fils d'Almon , en arrivant a cet endroit, les vit écrafer. II s'avanga , Flamberge a la main , pour venger ces malheureux ; mais Fleur-de-Lys demeura derrière pour ne pas s'expofer k tomber au pouvoir du géant, en cas que le fuccès du combat ne fut pas heureux pour fon conducteur. II faut favoir que ce géant redoutable gardoit en ce lieu le bon cheval Rabican; ce courfier avoit été fait par enchantement; il n'étoit entré dans fa compofition aucune autre matière que de la flamme & du vent, & il ne fe repaiflbit que d'air ; il avoit pris naiflance dans cette caverne, d'oii il n'étoit forti que par les charmes d'un magicien , qui 1'en avoit tiré pour en faire préfent au roi Galafron, & il y étoit revenu après la mort du généreux Argail. Renaud s'avanca donc a pied vers le géant, qu'il ne vouloit pas combattre avec avantage, & dont il ne pouvoit approcher a caufe des roches qui 1'environnoient; ils s'attaquèrent tous deux prefque en même tems; leurs botteliers furent en pièces dès les premiers coups qu'ils fe portèrent. Celui du géant fut coupé en plufieurs morceaux par Flamberge , & celui de Renaud brifé par la maflue. Le chevalier recut une bleffure a 1'épaule; mais il atteignit fon  t' A M O U R E U X. 285' ennemi au cöté,& lui fit une plaie profonde; le geant s'en vengea en lui déchargeant fur la tête un coup fi terrible, que fi 1'armet enchanté de Membrin ne la lui eüt confervée, elle en auroit été écrafée: le paladin en fut tout étourdi, il chancela plus d'une fois, & fit croire k Fleurde - Lys qu'il alloit tomber ; néanmoins fon grand courage le foutint , & il eut affez de promptitude & de légéreté pour prévenir un autre coup plus dangereux, que fon ennemi lui donnoit pour 1'accabler dans fon défordre. La tranchante Flamberge en rendit Peffet inutile en rencontrant Ja terrible maffüe qu'elle coupa par le milieu. Le monftre, privé de fon arme , voulut fe jeter fur Renaud pour 1'écrafer du poids de ion corps; mais le chevalier, qui prévit fon deffein, lui alongea une eftocade avec tant de force, au défaut de la cuiraffe , qu'il lui perca Ie ventre de part en part. Le géant fentit k ce coup mortel qu'il alloit perdre la vie ; & pour ne pas mourir fans vengeance , il fe hata de délier les deux Grifïons. Ces furieux animaux s'élevèrent en Fair , puis l'un des deux fondit fur le cheval du paladin, le faifit de fes griffes crochues , & Pemporta fi haut qu'on le perdit de vue ; 1'autre en voulut faire autant du vaillant fils d:Aimon; mais ce vigilant chevalier  i86 Roland prit fi bien fon tems, qu'il coupa la patte de 1'oifeau comme il defcendoit rapidement fur lui. Le griffon fit un effroyable cri, s'éloigna tk. perdit, en s'élevant jufqu'aux nues, 1'envie d'attaquer Renaud. Ce guerrier ne fe voyant plus d'ennemis , car le géant n'étoit déja plus , s'approcha de la caverne , fort chagrin d'avoir perdu le bon cheval qu'il avoit gagné. Cette caverne paroiflbit profonde, 1'ouverture en étoit grande , 8c 1'on voyoit au-defTus ces mots écrits en gros caradlères d'or fur une table de marbre noir : Cefl ici queft gardé Ü excellent Rabican , qui fut k cheval du prince Argail. Que perfonne n efpere le monter , s ilne contraint, par fa valeur , le géant & les deux griffons qui défendent l'entréede cette caverne,d luien laiffer la libre difpofuion. S'il ne faut rien davantage, dit en riant le paladin , j'ai des droits fur ce cheval. En achevant ces paroles, il entra dans la caverne , malgré la fecrète horreur qu'elle infpiroit. Après avoir marché environ deux eens pas le long d'une voüte qui recevoit du jour par des crevafies difpofées de diftance en diftance dans le roe, il rencontra une riche porte de marbre bien travaillée , fur laquelle il y avoit unelame de cuivre qui contenoit cette inferip^tion : Que celui qui aura été ajfi courageux pour.  I.' A M O U R E U X. 2I7 tntrer ici, Jattende d'y mourir d'une mort cruelle , s'il ne jure de vengzr la mienne. Pour prix de ce ferment, s'il eft afe{ généreux pour le faire , il gagnera l'admirable courfier Rabican , qui pap le vent a la courfe. Le paladin, fans balancer, jura de venger la mort de la perfonne dont il étoit parlé dans 1'infcription , pourvu qu'elle eüt été iniuftement procurée. Enfuite il entra par cette porte dans une grande falie voütée , au milieu de laquelle il y avoit un magnifïque maufolée de marbre noir pofé fur quatre piedeftaux d'airain. Sur ce monument étoit couchée une grande figure de marbre blanc qui repréfentoit une dame fort belle ; & aux quatre coins, quatre autres figures de même matière défignoient les vertus qui pleuroient. Une lampe de criftal pendoit au plafond de la voüte, & rempliffoit tout ce lieu d'une lumière trèsvive. Après que le guerrier eut admiré la magnificence du tombeau , il appergut au fond de la falie le beau cheval Rabican, lié d'une chaïne d'or a une colonne d'airain , & trèsrichement enharnaché. Le feu fortoit par fes yeux; fon aftion vive, fon mords d'or, fon poitrail tout blanc d'écume, & fon pied qui frappoit impatiemment la terre, marquoient afTez qu'il étoit ennuyé d'une fi longue oifiveté. Nul cheval n'étoit comparable k celui-la pour  iS8 Roland la légéreté. Bayard avoit k la vérité plus de force que lui, mais il furpaflbit Bayard en vïteffe. Dès que Renaud approcha de ce courfier , la chaïne d'or tomba d'eile-même, & avec elle un petit manufcrit de vélin qui y étoit attaché. Le chevalier le ramafla, 1'ouvrit, & remarqua qu'il contenoit le récit de la mort tragique de la dame du maufolée. Voici dans quels termes cette hiftoire étoit écrite. HlSTOIRE de Polinde & d'Albarofe. Un brave chevalier, nommé le comte Dorifel, avoit fon chateau & fes domaines dans un pays fitué fur les confins du Zagathai. Ce chateau étoit le plus fort de 1'univers : bati fur un roe efcarpé qui avoit environ trois mille de tour , fon fommet s'élevoit fi haut, que les oifeaux feuls y pouvoient atteindre , & c'eft a caufe de cela qu'il étoit appelé Montoifeau. Les hommes ne pouvoient y monter que par un fentier fort étroit que le cifeau avoit taillé autour du roe,.qui étoit entouré d'un fcfférempli d'eau, fi profond & ft large, qu'on ne le pouvoit paffej qu'en bateau. L'envieux  ï.' A M O U ït E V X. 289 L'envieux Trufaldin, roi du Zagathai, prince puiffant, & le plus traïtre de tous les hommes, avoit tenté plus d'une fois de s'emparer de cette fortereffe; mais il n'y avoit pu réuffir. Outre que la forte fituation du lieu la rendoit inacceffible, on ne la pouvoit prendre par famine ; paree qu'au fommet du roe, par un privilege du ciel tout particulier, il y avoit un vallon d'une affez grande étendue pour fournir autant de grains & de paturages qu'il en falloit pour nourrir les hommes & les beftiaux de la garnifon pendant toute 1'année. Le prudent Dorifel faifoit faire une garde exacte a fon chateau pour fe garantir des furprifes d'un voifin fi dangereux. Ce comte avoit une fceur qu'on pouvoit avec juflice qualifier de dame parfaite ; elle étoit pourvue de toutes les qualités de 1'efprit & du corps qu'on peut fouhaiter. Elle fe nommoit Albarofe. Un chevalier de mérite, & d'une condition égale a la fienne, 1'aimoit & en étoit aimé; ils n'avoient l'un & 1'autre qu'une volonté. Le foleil qui parcourt chaque jour le monde, ne vit jamais dans fon cours deux amans plus accomplis. Le chevalier, qui s'appeloit Polinde, attendoit pour lademander au comte fon frère, qu'un grand nombre d'exploits glorieux 1'euffent mis en état de la mériTome I. -p  190 Roland ter. Pour y parvenir, il alloit chercher les aventures 6c les occafions oii il pouvoit faire éclater fa valeur. Un jour qu'il parut a la cour de Trufaldin , ce prince artificieux , qui n'ignoroit pas fon amour pour la fceur de Dorifel, le recut avec de grandes démonftrations d'eftime Sc d'amitié, il 1'honora jufqu'a le faire manger a fa table , il lui paria d'Aibarofe avec éloge, 6c le loua beaucoup d'en faire la recherche. Pour lui témoigner plus d'affection , il alla jufqu'a lui faire don d'un chateau confidérable qui n'étoit pas éloigné de Montoifeau. Au fortir de la cour de Trufaldin , Polinde fe rendit chez Dorifel pour porter Phommage de fes dernières aïlions a la charmante Albarofe qu'il brüloit d'impatience de revoir après une longue abfence. Le comte , par 1'accueih obligeant qu'il lui fit, lui donna lieu de demander fa fceur en mariage. Dorifel agréa fa recherche ; 6c comme s'il fut entré lui-même dans les défirs 6c les impatiences de ces deux amans, il fe preffa de les unir. Cette union fe fit dans Montoifeau avec les cérémonies ordinaires, 6c k la fatisfaaion générale des deux families qui s'y trouvèrent affemblées. Les nouveaux mariés y demeurèrent quelques jours, ènfuite ils prirent congé du comte leur frère, 6c furent  L'A M O U R E ü X. tyt s'établir dans le chateau que Polinde tenoit de la libéralité de Trufaldin, ou pour mieux dire de fa perfidie; car k peine ayoient-ils eu le tems d'en reconnoïtre les avenues , les détours & les diverfes parties , que ce méchant prince s'y rendit a main armée, & s'introduifit dans Pinrérieur du chateau par une voute fouterraine dont il avoit feul connohTance. Ofortune inconftante & cruelle, que les plaifirs des mor. tels font de peu de durée ! Le barbare roi du Zagathai fe voyant maïtre des deuxamans, il les fit charger de fers; il poufla la cruauté jufqu'a vouloir contraindre Albarofe d'écrire au comte Dorifel pour 1'attirer dans ce chateau fous quelque prétexte fpécieux ; & comme cette vertueufe dame lui témoignoit avec fermeté qu'elle mourroit plutot que de trahir fon frère , il lui déclara qu'il fe porteroit aux dernières extrémités, fi elle ne faifoit ce qu'il exigeoit d'elle ; mais ni fes pnères ni fes menaces ne purent rien gagner fur Albarofe. L'impitoyable tyran ne fe pofl'éda plus; dans fa fureur , il commanda afes fatellites de faifir 1'infortuné Polinde , & il le fit inhumainementcouper par morceaux aux yeux même de fon époufe, dont les plaintes & les cris ne fervirent- qu'a rendre cette exécution plus effroyable. II ne borna point Ik fa rage T n.  xcjs Roland déteftable : pour priver le chevalier des honneurs de la fépulture, il fit jeter aux chiens fes troncons fanglans; 8c jugeant que ce fpectacle horrible obligeroit la dame a le fatisfaire , il la menaca du même fupplice, fi elle tardoit aécrire au comte. Mais il fe trompa : la femme de Polinde , après avoir perdu ce qu'elle avoit de plus cher, n'ayant plus rien a ménager, fe jeta fur cet exécrable bourreau ; Sc dans fon défefpoir elle 1'auroit déchiré de fes propres mains , fi les gardes du tyran ne Pen euffent arrachée. Le lache Trufaldin, pour combler fa cruauté, Sc comme s'il eüt eu a fe reprocher de la traiter avec moins de rigueur que fon mari, ordonna qu'on lui meurtrït le vifage , Sc défigurat les traits pour rendre affreux ce qui charmoit auparavant les yeux ; puis 1'ayant laifTée languir quelque tems dans ce trifïe état , il lui fit arracher les mammelles avec une barbarie fans exemple. Tandis que le généreux fils d'Aimon lifoit cette hiftoire , les larmes tomboient de fes yeux , Sc fon cceur étoit touché d'une extréme compaffion ; mais fon vifage étoit enflammé de courroux : il jura de nouveau la vengeance d'une act ion fi noire ; après quoi il fortit de la caverne monté fur Rabican qui fembloit  l' A m o u r e u x. 293 s'animer d'une nouvelle vigueur , en fentant fur lui ce fameux guerrier. II alla rejoindre la maitrefTe de Brandimart; cette dame ne le regardoit plus qu'avec admiration ; elle lui paria de 1'exploit qu'il venoit d'exécuter ; elle le fit rougir des louanges qu'elle lui donna. Ils continuèrent leur chemin, & gagnèrent enfin une plaine ; mais le cheval de la dame fe trouva fi fatigué , qu'ils furent obligés de s'arrêter pour le laiffer repofer. CHAPITRE II. 'Enlèvement de la belle Fleur-de-Lys. Prife de la ville d'Albraque , & comment Angélique en fortit pour aller chercher du fecours. Ils mirent donc tous deux pied a terre : la belle Fleur-de-Lys s'afïit fous un chêne affez touffu , & le feigneur de Montauban s'étendit fur Fherbe a quelques pas d'elle. Pendant qu'ils s'entretenoient , un monftrueux cenraure, qui paffa prés d'eux , faifit la dame avec tant de promptitude , qu'a peine le chevalier put 1'appercevoir , & 1'emporta fur fa croupe h long de la plaine , en courant d'une viteffe J iij  194 Roland pareille a la flèche qu'un fort archer a dé- cochée. Le paladin auffi furpris qu'affligé de ce fubit en'èvement , fe léve avec précipitation , court a Rabican qu'il avoit attaché a I'arbre fous lequel ii étoit aflis , 6c faute en felle avec une légéreté furprenante. Avec quelle ardeur ne fouhaita-t-il point alors fon fidéle Bayard ; car il ne connoiflbit point encore Rabican , & le centaure étoit déja loin ; mais aufli-töt que , lachant la bride a fon nouveau courfier , il le mit fur les traces du ravifieur, il fentit qu'il en avoit mal jugé ; il fut même contraint de rallentir lui-même la rapidité de fa courfe , de peur qu'elle ne lui devïnt fatale. Rabican lui faifoit perdrela refpiration, tant il alloit vïte , 6c il atteignit bientöt le centaure. Ce monftre fe voyant fur le bord d'un fleuve , & pöurfuivi fi vivement , fe jeta dans 1'eau avec la dame effrayée qui, par mille cris, imploroit le fecours de fon défenfeur. Renaud, fans héfiter , pouffa fon cheval dans le fleuve , &;oignitle ravifieur au milieu. Le centaure ne s'attendoit pas a une fi ardente pourfuite. II abandonna la dame au courant de 1'eau , pour être plus en état de fe défendre ; 6c fe retournant vers le chevalier , il lui déchargea fur la tête un pefant coup de mafiue qui i'étourdit j  l'Amoureüx. 295 heureufement 1'armet de membrin garantit d'un plus grand péril le rils d'Aimon. II fe remit ; Sc moins touché du coup qu'il venoit de recevoir , que de la perte de Fleur-de-Lys, il fe précipita plein de fureur fur le centaure , Sc lui porra plufieurs coups de fa Flamberge. Véritablement le monftre n'avoit le corps couvert que d'un poil fauvage ; fa peau néanmoins étoit plus dure que les plus fortes armes , cela rendit le combat un peu plus long que le chevalier ne s'y étoit attendu; mais enfin il blefFa le centaure , Sc le renverfa dans le fleuve , ou ce monftre expira , en mêlant fon fang avec les eaux. D'abord que ce guerrier fe fut défait de fon ennemi, il chercha des yeux la maïtreffe de Brandimart; Sc ne 1'appercevant point, il coupa une longue branche avec laquelle il fe mit a fonder le fleuve , mais inutilement; il en avoit une douleur inconcevable , Sc fe reprochoit a lui-même la perte de cette dame. Après en avoir fait une exacte recherche , il demeura perfuadé qu'elle avoit péri dans ce fleuve ; il s'éloigna de ce lieu , Sc reprit fon chemin du coté que Fleur-de-Lys le conduifoit auparavant. Retournons préfentement la ville d'Albraque , ou nous avons laiffé J esipereur Agrican T iv  Roland enfermé. II avoit beau faire des prodiges de valeur , malgré fa force prodigieufe , il ne pouvoit fe flatter d'échapper a fes ennemis : cependant on entendit un grand bruit du cóté des portes de la ville ; c'étoient les tartares qui, fachant que leur empereur étoit dans la place , avoient donné 1'aflaut , &C s'en étoient rendus maitres , d'autant plus facilement qu'ils en avoient trouvé les muradles fans défenfeurs. Tous ceux qui les gardoient les avoient abandonnées pour couiir vers Agrican. Les tartares pilloient, brüloient, faccageoient ; ils pafloient tout au ril de 1'épée, fans diflinöion dage & de lexe : jamais on n'a vu une femblable défolation. Les vaillans rois Torinde & Sacripant furent obligés de fe retirer au chiteau oü le lache Trufaldin avoit pris foin de fe réfugier de bonne heure avec une partie de fes troupes. Cette forterefle étoit pourvue de vivres pour quelques mois , & 1'on ne pouvoit 1'emporter d'aflaut; mais on pouvoit la réduire par la faim , ce qui obligea la belle Angélique de prendre le parti d'aller chercher du fecours pour délivrer fes fujets & fa patrie de 1'oppreflion des tartares. Elle communiqua fon deflein aux rois Sacripant , Torinde & Trufaldin , les conjurant de garder le chateau jufqu'a fon retour qui feroit  L' A M O V R E U X. 297 le plus prompt qu'il pourroit être. Chacun d'eux s'ofFrit a 1'accompagner ; mais elle ne le voulut pas fouffrir ; &c cette princeffe s'étant fait amener fon palefroi , elle monta deffus , partit le foir même au clair de la lune , & k 1'aide de fon anneau , traverfa tout le camp ennemi fans être vue de perfonne. Avant que le foleil fe levat , Angélique étoit déja éloignée d'Albraque de cinq lieues; elle fe retournoit de tems en tems pour regarder cette ville chérie , & foupiroit de regret de la laiffer en proie k fes ennemis. Au bout de pküieurs jours , elle arriva au bord du fleuve oü le centaure avoit jeté la belle dame qu'il avoit enlevée k Renaud ; elle y rencontra un vieillard qui cherchoit, ou faifoit femblant de chercher des berbes dans la prairie , & qui fe plaignoit douloureufemenr. La princeffe lui en demanda le fujet : Hélas ! charmante dame , répondit-il , en la regardant attentivement y je fuis dans une affiiction mortelle ; mon fils unique eft malade d'une hevre ardente que tous les femèdes ne pcuvent guérir , j'ai vainement épuifé toute la connoiffance que j'ai des fimples , & je viens faire un dernier effort pour fa guérifon. Les dames du tems paffe, & entr'autres les héroïnes de la chevalerie , étoient favantes  198 Roland en médecine &c en chirurgie , & c'étoient elles qui panfoient ordinairement les bleffures des chevaliers, en reconnöiffance des fervices qu'elles recevoient d'eux. La princeffe du Cathay n'ignoroit la vertu d'aucune plante dont on peut fe fervir pour guérir les maux ; & par charité elle offrit fon fecours au vieillard. II accepta 1'offre avec de grands remercimens , & la conduifit k fon chateau qui n'étoit pas éloigné de la. Ce vieillard étoit un traïtre, qui par divers artiflces attiroit chez lui toutes les dames qu'il rencontroit, & qu'il pouvoit tromper; c'étoit pour en faire un rrafic ; il les vendoit au roi d'Altin,qui les lui payoit fuivant leur beauté. 11 en avoit alors plus de vingt, au nombre defquelles étoit Fleur-de-Lys. Cette belle dame n'avoit pas péri dans le fleuve, elle favoit nager parfaitement, elle s'étoit abandonnée au courant qui Favoit emportée jufqu'au chateau du vieillard , ou on la retenoit. Quand la princeffe du Cathay parut devant les dames qui y étoient renfermées, & qui s'entretenoient enfemblede leurs infortunes , eiles 1'environnèrent pour 1'admirer en déclamant contre la perfidie du vieillard qui préparoit un indigne fort a une perfonne fi parfaite. Elles fe racontèrem 1'une a 1'autre de quels  L' A M O U R E U X. 200 arfifices ce traitre s'étoit fervi pour les furprendre ; & celle qui paroiflbit la plus inconfolable, c'étoit la maitréfle de Brandimart. La fille de Galafron , par une fecrète fympathie qu'elle fe fentit pour cette dame , s'intérefTant plus a fon fort qu'a celui des autres , s'informa des circonftances de fon malheur, a quoi Fleurde-Lys fatisfit en lui apprenant la perte de fon amant, & de quelle manière il étoit enchanté dans le chateau de Dragontine , avec la fleur de tous les guerriers du monde , le comte Roland & les autres chevaliers. Sur la fin de fon récit, la porte du chateau vint a s'ouvrir; c'étoit pour donner entree aux gens de guerre du royaume d'Altin , qui venoient quérir les dames que le vieillard leur devoit livrer. Angélique prit ce tems pour fortir par la vertu de fon anneau qui la rendit invifible. Ce que Fleur-de-Lys venoit de lui dire, lui fit prendre le deffein d'aller délivrer les fameux guerriers que Dragontine tenoit enchantés, les regardant comme un puiflant fecours. Dans cette réfolution elle marcha jour & nuit, & arriva enfin au fleuve de 1'oubli: elle mit dans fa boiiche fa bague enchantée, & entra dans le chateau fans être vue de la magicienne. Le comte d'Angers étoit ce jour-la de garde avec le vaillant Hubert du Lion; le roi Adrian &  300 Roland Grifon le blanc difcouroient enfemble dans le fallon fur les caufes &C les effets de l'amour; Aquilant le noir & Clarion chantoient une chanfon , l'un faifoit le deffus, 1'autre la taille ; & Brandimart qui arriva fe mit auffi du concert , en faifant la haute-contre ; mais le roi Balan s'entretenoit de guerre & de combats avec Antifort de la blanche Ruffie. La princeffe reconnut Roland a cet air noble & grand qui le diftinguoit de tous les autres; elle s'approcha de lui, & lui mit au doigt fon anneau pour diffiper fon enchantement ; ce prince fe reconnut auffi-töt, &c reconnut auffi la belle Angélique qui le tenoit dans un oubli de lui-même, encore plus grand que celui dont il venoit de fortir, & qu'aucune bague conftellée ne pouvoit détruire. Tranfporté d'amour & de joie, il fe jette aux pieds de la fouveraine de fes penfées pour lui témoigner toute fa paffion ; la dame profïtant de la conjoncfure, lui apprit comment Dragontine l'avoit privé de fa raifon ; qu'elle venoit la lui faire reprendre , & implorer fon affiftance contre 1'empereur Agrican qui ravageoit fes états, & vouloit la forcer de fe donner a lui. Il n'en falloit pas davantage pour enflammer le courroux du comte d'Angers contre cet orgueilleux rival: auffi affura-t-il la princeffe qu'il la défendroit  L5 A M O U R E U X. 3OI contre tous ceux qui voudroient la contraindre. Après cette affurance, Angélique lui confia fa bague, & lui enfeigna la manière dont il devoit s'en fervir pour défenchanter fes compagnons ; le paladin étant au fait, prit au colet Hubert du Lion & lui mit au doigt 1'anneau; il fit la même chofe aux autres, en dépit de la magicienne , qui remplifToit 1'air de fes cris. A peine Brandimart, qui fut le dernier, eut-il repris le jugement, que tous les enchantemens de Dragontine fe difïïpèrent; le palais , le pont & le fleuve difparurent avec un grand bruit, le jardin s'anéantit, les chevaliers fe trouvèrent dans une forêt, &c virent leurs chevaux auprès d'eux. Ils font furpris de ce prodige , &c dans leur étonnement ils fe regardent les uns ies autres fans parler. Roland reconnut avec plaifir fes deux neveux; on appeloit le premier Grifon le blanc, a caufe qu'il étoit toujours couvert d'armes blanches , & fon frère Aquilant le noir, paree que les hennes étoient de couleur noire. Ces deux braves fils du marquis Olivier eurent une joie infinie de revoir leur oncle, qu'ils n'avoient pas vu depuis long-tems.  301 Roland CHAPITRE III. Retour a"Angélique a Albraqüt, & quel changement elle y trouva. L a fille de Galafron , après avoir rendu un fijgrand fervice a ces princes, leur fit Ia même prière qu'elle avoit faite a Roland. Elle les inftruifit de tout ce qui fe paffoit, & tous ces guerriers 1'affurèrent que pour fervir une fi belle dame , & fous Ia conduite du fameux comte d'Angers, ils étoient capables de tout entreprendre. Ils fe mirent tous en marche , la princeffe les conduifoit par le chemin le plus court; ils arrivèrent enfin fur une petite montagne, d'oii I'on découvroit la ville d'Albraque, & la plaine des environs. Quand Angélique eut appercu de defTus la hauteur tant de foldats & de tentes autour de cette ville , elle en fut effrayée , & défefpéra de pouvoir introduire fes défenfeurs dans le chateau. Elle leur avoua fa crainte; mais ils la raffurèrent, & s'ofFrirent a 1'y faire entrer elle-même de vive force ; elle n'y voulut pas confentir, elle leur dit que fa perfonne ne feroit que les embarrafler, qu'elle fauroit bien  l' Amoureux. 303 toute feule s'introduiredanslafortereffe; qu'ils ne fe miffent point en peine d'elle : qu'ils tachaffent feulement de pénétrer jufqu'a la porte du chateau, & qu'elle auroit foin de la leur faire ouvrir. Tous ces guerriers ne pouvoient fe réfoudre k laiffer la princeffe feule ; mais elle leur témoigna ii fortement qu'elle le fouhaitoit, qu'ils furent obligés de fe conformer k fes volontés. Roland toutefois n'y voulut confentir , qu'a condition , fi elle avoit le malheur de tomber entre les mains des tartares , qu'elle le lui feroit favoir; elle le lui promit; & de fon cöté le paladin jura que fi cela arrivoit, il iroit 1'arracher de la tente même d'Agrican. Angélique quitta donc fes conducteurs, &c traverfant le camp tartare fans être vue, elle fe rendit en peu de tems au haut du rocher. Lorfqu'elle fut k la porte du chateau, elle fe rendit vifible. On courut avertir Trufaldin qui vint recevoir lui-même la princeffe; ce lache roi du Zagathay s'étoit rendu maïtre du chateau après le départ d'Angelique : il avoit cru par cette démarche fe mettre en état de faire fa condition meilleure avec Agrican qu'il craignoit; il s'en étoit emparé fans peine, paree que les rois Torinde & Sacripant étoient dangereufement bleffés, & que fes fujets faifoient la plus grande partie de la garnifon. Comme  304 Roland il favoit que ces deux princes généreux n'approuveroient pas fa réfolution , il les avoit fait prendre dans leur lit, 6c enfermer dans le fond d'une tour; enfuite il avoit envoyé un de fes affidés a 1'empereur tartare, pour lui propofer de lui livrer la forterefle avec les rois Torinde 6c Sacripant , s'il vouloit lui accorder fon amitié. Agrican avoit frémi k cette propofition; 6c ayant fu du meflager que la princeffe étoit fortie du chateau pour aller chercher du fecours, il lui avoit répondu avec colère : Quelle efr donc 1'audace de votre maïtre, d'ofer difpofer d'un bien dont on lui a confié la garde ? Ah! ne plaife k mes dieux qu'il me foit reproché que je dois mes vicfoires k un traïtre ! dites k Trufaldin que fa perfidie me fait horreur , qu'il eft indigne de porter le bandeau royal; 8c que pour venger la gloire de tous les rois qu'il fait rougir par cette trahifon , je le ferai pendre aux créneaux du chateau avec tous ceux qui fe trouveront complices de cet infame complot. Le mefTager , effrayé de ces menaces , étoit revenu en tremblant apprendre a Trufaldin le mauvais fuccès de fa commilhon. Toutes ces chofes s'étoient paffées dans la forterefle pendant 1'ablence d'Angétique , qui fut vivement touchée quand elle apprit 1'in- digne  L' A M O u R F. U X. 30j digne traitement qui avoit été fait k Torinde & k Sacripant. Elle accabla Trufaldin de reproches ; rnais bien loin de relacher ces deux illuftres prifonniers , il dit infolemment I la Princeffe qu'elle feroit trop heureufe s'il ne ie portoit pas aux mêmes extrémités a fon egard. Pendant ce tems-Ia , le comte d'Angers & es compagnons fe difpofoient k livrer un terrible affaut aux tartares. Roland & firandi mart fe mirent a la tête de leur petite troupe • les rois Balan& Adrian, Hubert du Lion & Clarion les fuivoient, & les deux fils du marquis Olivier faifoient 1'arrière-garde avec Antifort de la blanche Ruffie. Quoique leurs ennemis fuffent infinis en nombre , Ie paladin Roland ne crut pas devoir les attaquer , fans les avoir défiés auparavant. Au fon brillant de fon cor , tout le camp tartare fut en rumeur , les plus intrépides chefs en frémirent. Les neuf chevaliers forcèrent d'abord la' barrière du camp ; ils pafsèrent fur le ventre de tous ceux qui en avoient la garde , & renversèrent de même ceux qui étoient poftés pour les foutenir. Cinq ou fix efcadrons tartares fe formèrent a la h3te pour courir fur ces affaillans qui les mirent en défordre. Roiand & Brandimart ne laiflcient prefque per, Tomé I, y .  306 Roland fonne derrière eux qui fut en état de réfifter & leurs compagnons ; ils faifoient un étrange carnage ; des ruuTeaux de fang couloient fous leurs pas ; ils avoient déja percé plus de la moitié du camp , & mis la confufion partout , lorfque les chefs vinrent au fecours de leurs gens. Le démefuré Radamanthe s'élevoit au-deiTus des autres ; c'étoit lui qui avoit emporté dans fes bras le prince Aftolphe ; ce fort géant baiffa la lance contre le roi Balan , & le choqua fi furieufement qu'il le jeta par terre. Le courageux Grifon qui fuivoit, arrêta Radamanthe ; ils commencèrent un combat fort vif & fort dangereux , ce qui donna le tems au roi Balan de fe relever. II fe porta fort vaillamment contre tous ceux qui 1'entoiu oient peur le prendre ; mais il ne pouvoit remonter a cheval, affailli comme il 1'étoit de tous cötés. Le fier Santarie alla rencontrer de fa lance Antifort de la bianche Ruffie , mais il ne put 1'ébranler. I e vaillant Brandimart, ayant devant les yeux les exploirs étonnans du comte d'Angers , faifoit a fon exemple, des chofes merveilleufes : fes armes étoient toutes rouges du lang des tartares, & les coups d'épée qu'il déchargeoit fendoient l'un jufqu'aux dents , &C 1'autre jufqu'a la ceinture. Le géant Argante pouffa fon grand cheval fur  L'A M O U R E U X. 307 lui pour 1'accabler; mais Brandimart réffita au choc , quelqu'impétueux qu'il fut, & fit counr autant de péril a 1'orgueilleux Argante qu'il en couroit lui-même. Les grands coups qu'ils fe portoient ne fe pouvoient égaler que par ceux que fe donnoient affez prés d'eux 1'empereur Agrican & le comte d'Angers ; ces deux infignes guerriers s'étoient acharnés l'un fur 1'autre ; le tartare étoit monté fur Bayard, & couvroit fa fuperbe tête d'un armet enchanté , 1'autre étoit fée par-tout le corps ; leur combat infpiroit de la frayeur a tous ceux qui le regardoient, & i'on ne remarquoit encore aucun avantage entre les deux combattans , lorfqu'une foule de tartares qui fe renversèrent fur eux , les obligea de fe féparer. Les braves Aquilant , Hubert du Lion, Adrian, Antifort & Clarion fignaloient auffi leur valeur d'une manière fatale aux affiégéans ; néanmoins , quelque carnage que les neuf guerriers riffent , des ennemis fans ceffe renaiffans s'offroient a leurs coups ; il fembloit que 1'enfer rendit a la terre les combattans , dont le cruel acier tranchoir les jours. Roland toutefois & fes compagnons s'ouvrïrent un paffage , & percèrent jufqu'a'la ville ; ils en trouvèrent les portes ouvertes , paree que les tartares en étoient les maitres , & qu'ils ne y ij  3o8 R O L A N B croyoient pas avoir quelque chofe a craindre^ après avoir défait les circaffiens. Ces princes n'étoient plus que fept , lorfqu'ils entrèrenr dans Aibraque ; ils avoient été obligés d'abandonner le roi Balan & Antifort que les rois Saritron , Uldan , Poliferne &c Santarie avoient entourés & abattus. Ils traversèrent donc la ville fans réfittance , & parvïnrent au pied du rocher qu'ds montèrent avec affez de peine en fuivant un fentier qu'ils voyoient frayé dans le roe , &c qui alloit en tournant jufqu'aux portes du chateau ; ils defcendirent de leurs chevaux , & le comte d'Angers appela la garde. Trufaldin parut alors aux créneaux , & demanda au paladin ce qu'il vouloit ; le comte répondit qu'il étoit des chevaliers d'Angélique, & qu'il le prioit de recevoir 1'ordre de cette princeffe pour le faire entrer ; le roi du Zagathay répliqua brufquement que lui feul étoit maitre dans le chateau , qu'Angélique n'y avoit aucun pouvoir ; &C que s'il ne fe retiroit, il alloit le faire percer de mille flèches lui & fes compagnons. Roland , étonné de cette réponfe , en cherchoit la caufe en lui-même, lorfque la fille de Galafron parut a cöté de Trufaldin. Dés qu'elle reconnut le comte , un mouvement de joie fe fit remarquer fur fon  L' A M O U R E Ü X. 30^ vifage ; elle efpéra que fon arrivée procureroit la liberté aux rois Torinde & Sacripant. Dans cette penfée , elle s'abaiffa jufqu'a fupplier Trufaldin de faire ouvrir a ces braves chevaliers qui venoient k fon fecours ; mais ce lache prince eut la cruauté de n'y point confentir. Le comte de ion cöté Ie prioit inftamment de fe laiffer fléchir aux prières de la princeffe ; mais quand il vit que cet homme fe montroit impitoyable , la furèur le faifit ; il fortoit des étincelles de feu par la vifière de fon cafque» Sur ces. entrefaites , les chefs des ennemis qui fuivoient les fept guerriers , arrivèrent au pied du rocher. Agrican étoit a leur tête. Leurs rois Saritron , Radamanthe , Poliferne , Pendragon , Argante , Lureon , Sentarie , Aldan & Brontin , fans parler de plufieurs généraux, montèrent au haut du rocher pour y attaquer le comte & fes compagnons , malgré le grand nombre de traits que Trufaldin faifoit pleuvoir des créneaux fur les uns & fur les autres , fans diftmcfion d'amis ni d'ennemis. Aqüilant & Gnfron attaquèrent en même tems 1'empereur tartare, qui , fe trouvant fur le penchant du roe , penfa être renverfé de deux pefans coups qu'ils lui déchargèrent: il en demeura tout étourdi; tk pendant qu'il étoit en défor- V iv  310 Roland dre, les deux frères fe préparoient a recommencer ; mais les géants Arganthe Sc Radamanthe les prévinrent en les chargeant euxmêmes. Radamanthe s'attacha de nouveau a Grifon , qu'il reconnut a fes armes blanches , & Argante fe jetafur Aquilant le noir. Lurcon, Santarie , Poliferne Sc les autres chefs de leur parti en vinrent en même-tems aux mains avec Hubert du Lion , Clarion , Adrian Sc Brandimart. Les défenfeurs d'Angélique avoient pour eux 1'avantage du lieu. Brandimart culbuta Pandragon Sc Poliferne du haut du rocher en bas; mais rien n'étoit égal au comte d'Angers dans la fureur oii 1'avoicnt mis 1'infólehce Sc 1'irijuftice de Trufaldin ; les armes les pius fortcs ne réfiftoient point a Durandal manié par un bras fi terrible ; il fit voler la tête Sc le bras de Brontin d'un feul coup ; Sc quoiqu'il n'atteignït Lurcon que du plat de fon épée , paree qu'ellelui tourna dans la main, le cafque de ce malheureux roi de Tendouc tomba a terre tout fracaffé avec la moitié de la tête. Sanlarie en frémit, tout brave qu'il étoit , & il fervit auffi de viclime a la colère du comte , qui le fendit jufqu'a la ceinture. Le paladin retombant deda fur Radamanthe , qui traitoit rudement Grifon , coupa ce géant par le milieu du corps.  l' A m o u r e V x. 311 Ce coup prodigieux, en délivrant Ie fils d'OUvier du péril oü il étoit avec un fi dangereux ennemi, penfa être funefte a fon frère Aquilant. Comme ce dernier combattoit alors fort prés de-la contre Argante le démefuré, la partie fupérieure du corps de Radamanthe féparée de fon tronc, lui tomba fur la tête ; &c penfa 1'écrafer de fon poids. Argante s'apprêtoit a profiter de fon défordre ; il s'avancoit déja fur lui pour 1'accabler , lorfque Roland , qui s'en appercut , prévint fon deffein , en pouffant du pied ce géant avec tant de force qu'il le jeta fur Agrican qui combattoit alors contre Brandimart. Argante en tombant renverfa 1'empereur , & ils roulèrent tous deux jufqu'au pied du rocher. Après cette expédition, les autres tartares n'ofèrent plus continuer le combat. Roland voyant qu'aucun d'entr'eux ne fe préfentoit plus, fe tourna vers Trufaldin qui l'avoit toujours regardé des créneaux , & le menaca de la plus cruelle mort, s'il nbbé^ffoit a la princeffe. Traïtre , lui difoit-il, fi tu ne nous fais entrer tout-a-l'heure dans la fortereffe ,• fois für de t'en repentir : tu ne faurois m'échapper, je veux moi feul mettre en pièces ce roe avec mon épée , foudroyer , renverfer cette fortereffe, ÖC t'écrafer fous fes ruines avec tous Viv  31* Roland ceux qui font complices de ta trahifon. En prononcant ces paroles, il déchargeoit de fi effroyables coups de Durandal fur la porte du chateau , qu'il la fendoit avec les gros clous & les lames de fer dont elle étoit couverte , il bnfoit jufqu'a la pierre même du roe. Trufaldin ne ie croyant pas en füreté contre un pared ennemi, & s'imaginant déja fentir écrouler les fondemens de la forterefle, prit le parti d'appaifer la colere du comte. Brave chevalier , lui dit-il en tremblant, je vous prie d'écouter mes raifons ; fi j'ai offenfé Angélique , Finjuftice de Torinde & de Sacripant en eft la caufe , ils me querellèrent fans fujet , je les fisarrêter; cependant, quoiqu'ils aient tout le tort, ils ne me pardonneront jamais , fi je les mets en liberté: je ne puis donc vous laiffer entrer dans le chateau, fi vous neme jurez, vous & vos compagnons, par tout ce qu'il y a de plus facré , que vous défendrez ma vie contre eux & contre tous ceux qui la voudront attaquer. Roland ne vouloit point faire ce ferment qui lui paroiffoit autorifer Finjuftice ; mais la princeffe le conjura fi fortement de tout promettre pour entrer , qu'il fit ce qu'elle fouhaitoit. Les fept chevaliers ne furent pas fi-töt entrés, que Torinde & Sacripant fortirent de  l'Amoüreux. 313 prifon : ces deux princes avoient eu le tems de guérir de leurs blelTures. Leur premier foin fut de rendre graces k leurs libérateurs, enfuite ils fongèrent a tirer raifon de 1'injure que Trufaldin leur avoit faite. Ils murmurèrent beaucoup , quand ils apprirent Fobftacle qui s'oppofoit k leur vengeance ; & le mécontentement qu'ils en marquèrent auroit eu peut-être de facheufes fuites , fi la fille de Galafron ne leur eüt repréfènté que leur différend alloit Fexpofer k la merci des tartares. Elle les pria de vouloir du moins en remettre la difcuffion k un tems plus convenable. L'amoureux Sacripant, qui n'ofoit déplaire k cette princeffe, fé conforma k fa volonté. II n'en fut pas de même de Torinde , il ne pouvoit confentir k Pimpunité d'une aftion fi noire : il dit que le comte d'Angers & fes compagnons n'avoient pas dü faire un femblable ferment; & qu'en tout cas Pon n'étoit que trop difpenfé de garder fa parole aux traïtres qui ne fe faifoient point eux-mêmes un fcrupule d'enfraindre les loix divines & humaines. II fe plaignoit auffi d'Angélique ; il difoit qu'il avoit pris les armes en fa faveur, & qu'elle étoit pourtant affez injufte pour prendre le parti d'un perfide. Comme il vit que tous ces princes, bien que touchés de la force de fon difcours,  314 Roland perfiftoient pourtant a dérober h fon reflentiment le roi du Zagathay, il fortit du chateau tout en colère, en menacant Trufaldin , & jurant par fes dieux qu'il prniroit ce lache , malgré tous les chevaliers qui en prenoient la déienfe. CHAPITRE IV. rArrivte de Galafron au fecours d'Albraque , & dc la bataille qu il livra d 1'empereur Agrican. L e foleil recommencoit a répandre fes rayons fur la terre , lorfqu'on vit defcendre du haut d'un coteau qui dominoit la plaine d'Albraque , un grand nombre de gens de guerre ; a mefure qu'ilsarrivoientdans la plaine, ils fe rangeoient en ordre de bataille: 011 entendoit déja retentir les clairons & autres inftrumens de guerre. A ce bruit éclatant, le fier empereur des tartares s'animed'une nouvelleardeur; il paroit encore irrité de 1'affront qu'il a re?u la veille ; mais il efpère enfin s'en venger fur un monde d'ennemis qu'il va facrifier a fon reffentiment. II avoit appris que le roi Galafron armoit pour la défenfe de fa fille , óc il ne doutoit pas que  l' A m o u r e u x; 315 cé ne fut 1'armée du prince qu'il voyoit paroitre. C'étoit effecTivement le roi du Cathay qui venoit faire lever le fiège avec une guerrière redoutable, dont 1'éclatante renommée étoit répandue par tout 1'orient. Cette guerrière fe nommoit Marphife; elle règnoit fur la plus grande partie des provinces de la Perfe , Sc n'étoit pas moins vaillante que belle. Sa force même étoit fi prodigieufe, qu'il n'y avoit point de guerriers dans toutes ces contrées a qui elle n'eüt fait vider les arcons dès la première rencontre. Cette fiére princeffe , au lieu de vivre dans la mollefTe, avoit fait vceu de n'être jamais fans armes , de ne jamais les dépouiller qu'elle n'eüt vaincu &: pris en combat fmgulier les rois Agrican, GradafTe Sc Charlemagne avec tous fes paladins; & ce n'étoit point par amitiépour Galafron ni pour Angélique qu'elle venoit au fecours d'Albraque , Funique motif de fon voyage étoit le deflein de chercher 1'empereur tartare , Sc de commencer par lui 1'exécution de fon vceu. Cette nouvelle armée étoit divifée en trois corps; le premier compofé d'indiens , des peuples de Golconde , de Pégu Sc de Siam avoit pris les armes en faveur d'Angélique, & reconnoiffoit pour fon commandant le géant Ar-  316 Roland chilorele noir. Marphife conduifoit le fecond,' & le roi du Cathay commandoit le dernier. Chacun de ces trois corps étoit une puiflante armée. Si le monarque tartare parut plus fier k 1'approche de ces nouveaux ennemis , il n'en fut pas de même de fes foldats. Le fouvenir du jour précédent, ou neuf guerriers feulement avoient fait d'eux un fi grand carnage, les tenoit encore épouvantés ; ils craignoient de retomber dans le même péril , Sc dans cette crainte plufieurs avoient recours a la fuite. Agrican , a peine remis de fa chüte , donnoit par-touf fes ordres pour les raffembler ; Sc s'appercevant qu'ils ne prenoient les armes qu'a regret, le cruel immoloit lui-même ceux qui faifoient paroitre le plus de frayeur : il étoit en effet néceflaire que les tartares fe tinffent fur leurs gardes , puifque 1'armée de Galafron s'avancoit vers eux avec ardeur. Archilore le noir marchoit a la tête de 1'avant-garde ; ce monftrueux géant qui avoit 1'air d'un démon forti des enfers, ne blafphémoit pas moins contre le créateur de filmvers, que contre Mahomet : il portoit pour toute arme un grand marteau aufli pe-fant qu'une enclume , Sc il alloit a pied, paree qu'il n'y avoit point de cheval qui put le porter. L'empereur tartare, pour épargner a ces nouveaux enne-.  L'A-M O U R E V X. 317 mis la moitié du chemin , fortit pour aller audevant d'eux avec fes troupes. Les deux armées fe joignent : le choc eft terrible, & coüte Ia vie a un grand nombre d'hommes ; le carnage fut bien plus horrible , quand tous ces peuples furent mêlés enlemble. Le fuperbe Archilore fe faifoit remarquer au-deffus des autres encore plus par fes coups que par fa taille exceffive; chaque fois qu'il frappoit de fon formidable marteau, il écrafoit un tartare. Uldan & Saritron qui le voyoient jeter 1'épouvante parmi les leurs , abaifferent leurs lances contre lui pour réprimer fa fureur ; mais ils fe nuifirent l'un a 1'autre dans ce deffein , car fi Uldan 1'ébranla par 1'impétuofité du choc, 1'autre qui venoit du cöté oppofé le raffermit dans la felle: les deux rois pafsèrent outre , & s'enfoncèrent parmi les indiens dont ils ne hYent pas une moindre deftruaion , que le géant en faifoit des tartares. De fon cöté , 1'empereur Agrican s'étoit porté fur le corps d'armce que commandoit Galafron ; il en avoit enfoncé fans peine les premiers rangs , tk ne trouvant aucun guerrier qui pütl'arrêter, il s'étoit fait jour jufqu'i ce rei, qu'il abattit lui-même aifez rudement d'uH coup de lance. Chacun fuyoit devant le monarque tartare, & fe fauvoir vers le corps des  3 iS Roland indiens, qui commandé par le noir Archilore renverfoit celui des tartares qui lui étoit oppofé. Le fier Agrican en rougit de colère, il perca jufqu'au géant, & fondit fur lui de toute la vïtefle de Bayard avec une lance qu'il avoit prife des mains d'un de fes chevaliers; Forgueilleux indien Pattend de pied ferme ; il avoit fon écu au bras , & tenoit fon marteau tout fanglant & tout fouillé des cervelles qu'il avoit écrafées; néanmoins quoique fon bouclier eüt un demi-pied d'épaiffeur , la lance fut pouflee avec tant de roideur qu'elle le perca de part en part ; elle fe brifa contre la cuirafle du géant, fans que le monftre en füt que médiocrement ébranlé. L'empereur retourne fur lui 1'épée a la main, & commence a 1'aiTailhr de tous cötés; Bayard, plus vite & plus léger qu'un oifeau , fait perdre k 1'indien prefque tous fes coups qui ne frappent que Pair. Le monftre immobile comme une tour , fe tient ferme fur fes deux pieds, malgré les coups pefans du tartare, & Pon ne voit agir que fes bras qui lèvent fans cefle le funefte marteau: on 1'auroit pris pour un cyclope des forges du dieu Vulcain. Les indiens & les tartares tufpendant toute aaion . regardent ce combat comme celui qui doit décider de leur fort; enfin le furieux Archilore jeta par terre fon  L'A M O U R E l) t 319 large bouclier qui ne pouvoit plus lui fervir, tant il étoit fracaffé; &C prenant a deux mains fon marteau, le déchargea de toute fa force fur le tartare , qui en auroit perdu la vie , s'il en eüt été frappé k plein; mais Bayard détourna le péril, en fautant k quartier. La violence du coup ne trouvant preique poi.it de réüfïance ,' entraina le géant jufqu'a terre oü le marteau entra fort avant. L'emoere'.ir profitant de ce tems i'avorable, leva fur lui fa redoutable épée, Sc a'un feul coup lai coupa la ;êre avec fes deux mains qui redèrent attachées au marteau. Dés ce moment, les indiens ne rétiito'-ent plus , ils fe mirent k fuir a vauderoute, pendant qne les peuples du Cathay fe préparoient a faire la même chofe ; car Pandragon , Argante 6c Poliferne les pouffoient, & pourfuivoient vivement la victoire qu'Agrican leur avoit faciiitée. La beüe Angélique , qui du haut des murs du chateau , remarqua le carnage qu'on faifoit des (üjets du roi fon père , implora le fecours de Roland. Généreux guerrier, lui dit-elle d'un air touchant, je vois les peUpleS du Cathay en déibrdre : fou.Trirez - vous qu'on les taille tous en pieces, Sc que Ia vie même de mon pcre foit en péril k mes yeux ? Le comte d'Angers rougit a ces paroieo, qu'il prit pour un  3io Roland reprochc ; & 'dans la confufion qu'il en eut , il alla s'armer fans répondre a la princeffe ; il raffembla fes compagnons , & fortit avec eux , après avoir laitfé les deux frères pour la garde de la forteréfTe & d'Angélique : car il n'ofoit fe fier au traitre Trufaldin. CHAPITRE V. Arrivée de Renaud dans le royaume d'Altin, & de la rencontre qu'ily fit d'un chevalier affligé. Pendant ce tems-la, le feigneur de Montauban continuoit fon chemin du cöté que Fleurde-Lys lui avoit enfeigné. Apres quelques jours de marche, il fe trouva dans une prairie toute remplie de grands arbres chargés de fruits; il y rencontra un chevalier couché le long d'un ruifleau, & entièrement livré a fes douloureufes penfées. Renaud defcendit de cheval, s'approcha de lui, le falua civilement; & s'appercevant qu'il avoit les yeux tout humides de pleurs , il lui demandale fujet de fa douleur. Le fon de fa voix retira 1'inconnu de fa rêverie , il envifagea le paladin auquel il n'avoit pas pris garde , lui rendit le falut; & après ayoir  L' A M O V R E U X. $lt avoir quelque tems confidéré fa bonne mine, il lui répondit dans ces termes s Noble chevalier , ma trifte deftinée m'a réduit k un tel exces d'afflidion, que je me difpofe è mourin Je vous jure par le grand prophéte , que la mort ne me fait point de peine; tout ce quï m'afflige, c'eft la néceftué oii je fuis de voir trainer au fupplice un des plus parfaits chevaliers de notre fiècle , un chevalier que j'aime tendrement, & k qui je fuis redevable de cette même vie que je vais perdre pour lui fans pouvoir le fauver. L'inconnu fc tut après avoir achevé ces paroles , & Renaud attendri de fon difcours , lui dit : Généreux chevalier , fi le récit de tes malheurs ne redoubloit point ta peine , je te prieroisdeme les apprendre, peut-être Denton les foulager. Hélas.' repartit l'inconnu ,'je ne 1'efpère point; mais quand j'en devrois mourir de douleur, je vous donnerai cette fatisfaoKon. Que dis-je ? il me feroit plus doux de perdre amfi la vie , que de voir le fpectacle qui m'eft préparé. Vous faurez , poürfuivit-il, que j'ai qahtê une époufe charmante, que j'adore, & dont je fuisaimé, pour aller chercher par-tout ce chevalier dont je viens de vous parler. Les plus cruels ennuis qui puifibnt preffer le cceur Tcme I, ^ï,  3?i -Roland d'un amant Pavoient éloigné de moi, & je craignois fon défefpoir qui m'étoit connu ; je courois donc après lui pour tlcher de foulager fes maux; &: la fortune qui ne fe laffe point de me perfécuter , m'a conduit dans ce trifte pays d'Altin : ce royaume eft a préfent gouverné par une femme , paree que le roi Marquinor , qui en eft le fouverain, eft allé avec le roi du Cathay au fecours d'Angélique , que 1'empereur Agrican tient aftiégée dans Albraque. Cette femme , a qui Marquinor a confié 1'adminiftration de tout fon état, eft la plus méchante & la plus cruelle perfonne de fon fexe; c'eft une magicienne. Falerine, c'eft fon nom, fait un accueil favorable a tous les étrangers qui arrivent en Altin; 6c lorfque féduits par fes manières gracieufes ils ne s'attendent ii rien moins qu'a une perfidie de fa part , elle les fait inhumainement renfermer dans une obfeure prifon , pour fervir de pature a un horrible dragon qui garde 1'entrée d'un jardin enchanté dont elle fait fes délices ; on livre chaque jour a ce monftre pour fa nourriture un chevalier & une dame dont les noms font écrits fur une lifte a mefure qu'on les prend. Je.fus pris par trahifon, comme les autres, & je reftai quelques mois en prifon avec une  l' A m o u r e v x; mfinité de chevaliers & de dames qui y étoient; pendant que je vivois ainfi dans les fers, fans efpérance de pouvoir éviter le fort qui m'étoit detliné , notre geolier vint fecrètement me tirer de prifon, en me difant : Sortez , vous êtes libre. Surpris de cet événement, j'en demandai la caufe au geolier, qui me dit : un chevalier vous a rendu ce bon office; c'eft tout ce que je puis vous dire; fauvez-vous, fans tarder, fi vous voulez vous dérober a la mort.' A ces mots, il me quitta brufquement, je fortis dans 1'obfcurité , & je me retirai dans un petit vdlage voifin, en faifantbeaucoup de réflexions fur cette aventure, fans pouvoir être au fait. Mais hélas ! j'appris hier par la voix publique, qu'on doit aujourd'hui conduire au dragon un chevalier nommé Prafilde : je n'ai pas eu de peine a juger après cela que ce parfait ami a voulu me iauver en fe livrant lui-même pour moi; mais j'ignore comment cet échange s'eft pu faire. Concevez, noble chevalier , quelle doit être mon affliaion. Quoi donc , je fouffrirai que ce cher ami perde le jour pour moi ? Ah ! je ne puis foutenir cette penfée , & j'ai réfolu de faire voir a Prafilde que je déteftè une vie qu'il veut conferver aux dépens de la fienne ; bien que je n'efpère pas pouvoir le feeourir, je veux attaquer ceux qui le conduiront au fupplice,  314 Roland en quelque nombre qu'ils foient, & je 1'attends en ce lieu par oü il doit néceffairement paffe r. II verfa un torrent de larmes après avoir dit ces paroles, & fit des plaintes fi touchantes, que Renaud ne put s'empêcher de pleurer avec lui. Ce paladin jugea bien que c'étoit Irolde, & s'intéreffant pour lui, il fe propofa d'affronter les plus grands dangers pour le tirer de peine. Généreux chevalier, lui dit-il, ne défefpère point de la délivrance de ton ami; quand ceux qui le mèneront au fupplice feroient en plus grand nombre qu'ils ne feront, que pourront tous ces gens de néant contre deux hommes de cceur ? Hélas ! brave chevalier , lui répondit Irolde , le comte Roland ni fort coufin Renaud ne font point ici pour exécuter de fi hauts faits d'armes ; éloignez-vous plutót, je ne voudrois pas vous voir mettre, pour l'amour de moi, votre courage h une fi rude épreuve. Je ne fuis point Roland, répliqua lefilsd'Aimon eafouriant, & toutefois je veux tenter cette aventure en faveur de deux amis fi parfaits. Comme le feigneur de Montauban achevoit de parler, il vit defcendre du haut d'une petite éminence voifine un affez grand nombre de gens armés; ils étoient plus de mille ; on ap-  g L' A M O U R E U X. 325 percevoit au milieu d'eux un chevalier & une dame liés comme des criminels qu'on mène au fupplice. Le chevalier étoit monté fur fon cheval & la dame fur fa haquenée; un homme de fort mauvaife mine , roux, borgne , balafré, & plus gros qu'une tour, marchoit a la tête de cette troupe. II fe nommoit Rubicon. Renaud ne s'arrcta pas long-tems a les confidérer; dés qu'il connut ce que c'étoit, il fauta fur Rabican fans mettre le pied a 1'étrier , & tirant Flamberge , il fondit comme un foudre fur Rubicon qu'il coupa en deux par le milieu du ventre; il pénétra enfuite jufqu'aux vicïimes en faifant un étrange carnage de leurs conducf eurs, quoiqu'il ne vït qu'a regret rougir fes armes d'un fang fi vil. L'épouvante difperfa bientöt ces malheureux, & cette expédition fut fi brufque, qu'Irolde n'eut prefque plus rien a faire , lorfqu'il voulut fe mettre de la partie. Mais quel fut Fétonnement du fils d'Aimon, & quelle joie ne fentitpas ce généreux paladin , quand , après avoir mis en fuite les foldats de Falerine , il reconnut que la dame qu'on vouloit immoler avec Prafilde étoit la belle Fleurde-Lys ! il défefpéroit de la revoir, & il ne pouvoit comprendre par quel bonheur elle n'avoit pas péri dans le fleuve. Tandis qu'en la déliant il lui témoignoit la Xiij  316 Roland fatisfaction qu'il avoit de 1'avoir retrouvée ; & qu'elle répondoit a fes fentimens par des tranfports de joie qu'on ne peut exprimer , Irolde óta les Hens de Prafdde. Ces deux amis s'embrafTèrent mille fois, & leurs yeux baignés de larmes faifoient connoïtre les mouvemens dont leurs cceurs étoient agités : ils marquérent leur reconnoiffance au prince de Montauban qui les embralfa, & les pria de le recevoir en tiers dans une fi parfaite amitié. Comme la nuit approchoit , ils fe mirent tous quatre en marche pour gagner la plus prochaine habitation ; chemin faifant, Prafdde leur apprit comment il avoit procuré la liberté è fon ami. Après avoir, dit-il, difpenfé 1 h'rfbine & fon époux de me tenir la promeffe qu'ils m'avoient faite , je partis pour les Indes: ce n'eft pas que j'efpéraffe qu'en m'éloignant de 1'objet de mon amour, je pourrois 1'oublier, j'allois plutót chercher dans les aventures la fin d'une vie qui m'étoit odieufe. Je parcourus pourtant la plus grande partie des Indes , fans trouver la mort que je mandiois par-tout; ma mauvaife étoile me fit toujours fortir heureufement des périls oii je m'engageai. Je vins enfuite dans ce pays d'Altin, oii j'appris avec étonnement la cruauté de Falerine , la conftrucbon de fon jardin mer veil-  L' A M O U R EUX. 3 27 leux, & la cruelle coutume qu'elle y avoit établie; de bonnes gens m'avertirent de prendre garde qu'on ne me furprit, comme 1'ort avoit fait un grand nombre d'étrangers de l'un & de 1'autre fexe, qui avoient été livrés au dragon de la magicienne. Au lieu de profiter de 1'avis qu'on me donnoit, je fentisnartre en moi un défu curieux de favoir plus particulièrement tout ce qui regardoit le jardin enchanté , ou pour mieux dire , je formaile defTein de délivrer , s'il étoit poffible, les dames Sc les chevaliers qui étoient dans les prifons de Falerine. Pour y parvenir , je pris un habit a la facon du pays , Sc fous cet habillement n'étant pas reconnu pour étranger, je trouvai moyen de faire connoiiTance avec Ie geolier des prifons de la magicienne ; il me dit qu'elle avoit fu produire par fes charmes , dans un lieu aride Sc défert, un jardin ou brilloient mille beautés qui furpafïbierrt Peffort de la nature : qu'ayant appris par fon art que ce jardin devoit un jour être détruit par un chevalier chrétien de la cour de 1'empereur Charles , appelé Roland , pour détourner ce malheur, elle avoit fait tranfporter en ce lieu par fes démons le plas monftrueux dragon des déferts de Lybie , outre qu'elle avoit formé par fes enchantemens d'autres, X iy  3 2.S Roland monftres encore plus redoutables , pour défendre les entrées de ce jardin; ce n'eft pas tout, ajouta le geolier, elle fait emprifonner tous les étrangers hommes & femmes , qui viennent dans ce royaume, & les fait fervir de pature au dragon qui garde la première entrée; avant que de mener au fupplice ces malheureux , on les oblige de force ou de gré k déclarer leurs noms & leur patrie, s'ils ne font fait dès qu'on les a pris ; j'en fais une lifte que je garde, &c que je porte tous les jours k la magicienne, pour voirfi le comte Roland n'y eft point. Quand le geolier m'eut inftruit de toutes ces chofes, continua Prafdde, il me montra la lifte. Que devins-je, lorfque je lus le nom d'Irolde ? Saifi de douleur &c d'effroi, je conjurai le geolier de remettre ce chevalier en liberté : il me repréfenta que le nombre de ces prifonniers étoit connu , & qu'il ne pouvoit en fauver un, fans s'expofer au plus cruel chatiment. J'eus beau lui faire de belles promeftes, la crainte de ne pouvoir délivrer impunément mon ami, 1'empêcha de fe rendre k mes inftances; tout ce que je pus obtenir de lui, fut qu'il relacheroit Irolde, fi je lui fournhfais un autre homme a fa place : je réfolus de me livrer moi-même. Le geolier furpris de  L' A M O U R E U X. 319 ma refolution , voulut par pitié m'en détourner; mais me voyant obftiné a périr, il me fit entrer en prifon pendant la nuit, & en fit fortir Irolde , qui ne me reconnut point dans 1'obfcurité. Voila de quelle manière je délivrai mon ami, pourfuivit Prafilde , mais je fuis en peine k mon tour de favoir par quelle aventure je le retrouve au pays d'Altin , lui, que j'avois laifie en paix avec Thisbine , & que rien , ce me femble , n'obligeoit a fortir de Balc. Après votre départ, dit alors Irolde, je me repréfentai que vous alliez chercher la mort, & cette idee dont mon efprit ne pouvoit fe détacher , me plongea dans une langueur que Thisbine en vain s'efforca de difliper. Enfin le regret de ne vous plus voir troubla mon repos a tel point que je pris la réfolution de courir après vous & de vous ramener a Balc. La difTiculté étoit de faire agréer mon defTein k Thisbine ; efrecHvement elle le combattit par les plus fortes raifons, & elle ne cefla de s'oppofer a. mon départ, que lorfqu'elle vit bien que mon opiniatreté la-deflus ne pouvoit êrre vaincue. Je partis donc, & pris d'abord Ie chemin des Indes , oü je favois que vous étiez allé; je vous cherchai par-tout ce grand royaume, & n'y apprenant point de vos nouvelles,  33° Roland je tournai mes pas vers ce pays d'Altin. Tyfus a peine arrivé, que j'entendis parler des prifons de Falerine ; je craignis alors , mon cher Prafdde, que vous n'euffiez eu le malheur de tomber dans les fers de la magicienne, & je réfolus de ne rien épargner pour m'en éclaircir. Mais pendant que je fongeois aux moyens d'en venir k bout, je fits arrêté par un grand nombre de gens de guerre qui fe jetèrent tous enfemble fur moi, 8c me menèrent en prifon. Irolde cefla de parler en cet endroit, 8c Ie fils d'Aimon charmé de 1'amitié parfaite qui uniffoit ces deux chevaliers perfans , fe réjouit avec eux de 1'heureux fort qui les raffembloit. CHAPITRE VI. Renaud & Fleur- de-Lys apprennent des nouvelles d'Albraque. Les trois chevaliers 8c la dame arrivèrent a un petit village oü on leur donna le couvert 8c a fouper; ils fe tinrent fur leurs gardes toute Ia nuit, car ils avoient lieu d'appréhender que FJerine , fur la nouvelle qu'elle devoit avoir  l'Amoureux. 331 eue dumaflacre de fes foldats, n'en fit chercher les auteurs; cependant ils ne virent point paroitre d'ennemis, & ils partirent a la pointe du jour. Le guerrier francois demanda le chemin du jardin merveilleux pour en aller détruire les enchantemens ; mais Feur-de-Lys le détourna de ce deflein, en lui repréfentant 1'état oü fe trouvoit le comte d'Angers fon coufin. Renaud fe laiffa donc perfuader. Ils marchèrent phüieurs jours de fuite, & arrivèrent enfin au lieu oü devoit être le fleuve de 1'oubli. La tendre amantc de Brandimart ne témoigna pas peu de furprife de ne plus voir le fleuve , le chateau , le pont, ni le verger. Tandis qu'elle cherchoit des yeux avec inquiétude ce qu'elle ne pouvoit retrouver , il pafla prés d'eux un homme k cheval qui piquoit a toute bride. Ils 1'arrêtèrent; & comme il paroiflbit tout efTrayé , ils lui demandèrent le fujet de fa peur : au lieu de leur répondre, il ne faifoit que regarder derrière lui , comme un homme qui craint d'être pourfuivi. Le paladin voulut le raffurer en tui difant qu'il ne paroiflbit perfonne , .& qu'en tout casil voyoit trois chevaliers qui prendroient fa défenfe contre ceux qui voudroient lui- nuire. Ces paroles ne diffipèrent qu'une partie de fa crainte. Seigneurs chevaliers, leur dit - il d'une vois  33* Roland tremblante, mauditfoit l'amour du roi Agrican qui a déja coüté la vie a tant de milliers d'hommes; j'étois du nombre des tartares qui faifoient le fiège d'Albraque; il eft arrivé au fecours de cette forterefle neuf chevaliers qui ont fait un carnage épouvantable des aftiégeans. Parmi ces braves chevaliers , il y en a un qui a des armes blanches, Sc un autre des armes noires; mais j'ai principalement remarqué un guerrier de haute apparence qui a fait des prodiges de valeur Sc de force, je lui ai vu couper d'un feul coup la tête Sc le bras de Brontin , fendre d'un autre coup le vaillant Santarie jufqu'a la ceinture, fracafler le cafque Sc la cervelle au roi de Tendouc. Que vous dirai-je? Cent mille de nos foldats ont pris la fuite k fon feul afpecT; mais ce qui a caufé 1'épouvante que vous me voyez, c'eft que j'ai vu ce chevalier dans fa fureur fendre en deux le monftrueux Radamanthe , Sc renyerfer du roe en bas d'un coup de pied notre empereur avec le géant Argante. Rien ne peut arrêter ce guerrier terrible. II pénétreroit jufqu'aux enfers s s'il l'avoit entrepris. Adieu, feigneurs chevaliers , il me femble que je le vois me pourfuivre , Sc je ne me croirai point en füreté que je ne fois dans Rochebrune, Sc que le pont n'en foit levé.  i'Am o üeeüx; 333 Ainfi paria le tartare , qui fans s'arrêter davantage, pouffa fon cheval vers 1'afyle oh tendoient fes défirs. Renaud jugea bien que ce chevalier redoutable, dont il venoit d'entendre parler , ne pouvoit être que fon coufin. II ne douta pas non plus que les deux guerriers aux armes blanches & noires ne fufTent les deux hls du marquis Olivier. II fe réfolut k les aller joindre. Irolde & Prafdde ne voulurent point abandonner leur libérateur , & Fleur-de-Lys Faccompagna volontiers dans Fefpérance de rerrouver Brandimart. Ils prirent donc la route des états de Galafron, oiiils arrivèrentenpeudejours. Comme ils approchoient d'Albraque , ils rencontrèrent fur le bord d'un fleuve un chevalier armé de toutes pièces , dont les armes étoient magnifiques, & qui montoit un puiflant courfier qu'une demoifelle lui tenoit par la bride. Lorfque Fleur-de-Lys 1'eutconfidéré quelque tems, elle dit k fa compagnie : Si la devife ne me trompe point, je crois connoïtrela perfonne que vous prenez pour un chevalier; c'eft 1'orgueilleufe reine Marphife , la plus fiére dame de toute la terre habitable , je ne vous confeille pas de mefurer vos forces avec les hennes. Le fils d'Aimon fourit k ces paroles. Noble dame, dit-il a Fleur-de-Lys, je ne doute point  334 Roland de 1'extrême valeur, ni de la force de la reine Marphife ; la haute reuommée de cette princefTe a volé jufqu'en occident, mais 1'honneur que j'ai de vous accompagner relève mon courage , & me donne même envie de m'éprouver contre cette incomparable guerrière. A ces mots, il s'avanca vers Marphife qui venoit h lui dans le même defTein. Chevalier , lui ditelle d'un ton altier quand elle fut ii portee de fe faire entendre, n'efpère pas continuer ton chemin , fi tu n'en obtiens de moi la liberté. Grande reine, lui répondit Renaud d'un air refpetTueux & en s'inclinant fur les arcons, c'eii pour vous la demander que j'ofe me préfenter devant vous ; & fi vous daignez ajouter a cette faveur celle de m'honorer d'une de vos courfes, j'aurai la gloire d'avoir augmenté le nombre de vos exploits. La fuperbe Marphife parut étonnée de cette réponfe, & regardant attentivement le chevalier : Tu es le premier mortel, lui dit-elle, qui m'ayant connue, ait eu 1'audace de me demander la joüte : Je ne veux pas te refufer cette fatisfadtion, nous allons voir fi ta valeur répond a ta cbntenance guerrière. Le fils d'Aimon s'inclina pour la feconde fois ; & voyant que la reine tournoit bride pour prendre du champ, il en fit autant de fon cöté.  l' A ift o u r e u x: 335 On s'étonnera peut-être que Marphife fut fi tranquille dans le tems que deux grandes armées étoient aux mains ; mais j'ai déja dit que eette guerrièr ene s'intérefToit nullement au fort de Galafron; & que fi elle avoit accompagaé ce roi, ce n'étoit que pour joindre Agrican, & le combattre. En arrivant devant Albraque, elle avoit fait féparer fon armée de celle du Cathay, & dit a fes chefs : Ne quittez point votre camp fans des ordres précis de ma part: quand vous aurez appris la fuite des indiens, Sch prife ou la mort du roi Galafron, alors qu'on me vienne avertir, j'irai fondre fur Agrican & fur tous fes tartares. Marphife après cet ordre s'étoit retirée fur le bord du fleuve oh Renaud l'avoit trouvée , & elle y attendoit qu'on lui virii apprendre la déroute du roi du Cathay. CHAPITRE VII. Suite de la Bataille entre les rois Agrican & Galafron. La bataille fanglante qui fe donnoit entre les fujets d'Agrican & de Galafron avoit attiré au fecours de 1'empereur tous les tartares qui  33S Roland étoient dans Albraque, ce qui avoit facilité k Torinde 1'èxécution d'un deffein qu'il méditoit. II gagna fans peine la campagne, & joignit Agrican, qui laifTant k fes trovipes le foin de pourfuivre des ennemis qui commencoienta ne fe plus défendre, avoit levé la viiïère de fon cafque pour prendre lefrais. Torinde 1'aborda, & lui dit : Grand monarque , tu vois le roi de Carifme qui fut ton ennemi, j'ai pris les armes contre toi k la prière du roi de Circaffie mon ami; mais I'ingrate Angélique protégé un traitre qui n'eft recommandable que par la noirceur de fes crimes; en un mot, le lache Trufaldin qui nous a offenfés Sacripant & moi. Elle a 1'injuftice de nouspriver du droit naturel qu'ont les guerriers de venger leur gloire par la voie des armes. Je viens t'offrir mon amitié, & lier mon reffentiment au tien. Vaillant Torinde, lui répondit le tartare en 1'embraffant, je recois avec joie pour ami un auffi grand prince que vous; & pourvu que vous n'afpiriez point a la poffeffion de la princeffe dotit vous vous plaignez, il n'eft rien fous ma puiffance dont vous ne puiffiez difpofer comme de moi-même. Seigneur , répliqua le roi de Carifme, toute adorable qu'eft Angélique , mes yeux ont vu fes charmes impunément, je vous en abandonne la pourfuite; vous  l'A ilt o u r e u x. n'aurez a difputer fon cceur qu'au roi de Circafiie: k 1'égard de Sacripant, interrompit 1'empereur, c'eft un diftérend k régler entre lui & moi. Après cette converfation , le monarque tartare mena le Carifmien dans fon camp ou il le fit reconnoïtre pour fon ami ; on rendit les armes aux fujets du roi Torinde qui avoient été faits prifonniers, & qui étoient en grand nombre, ce qui augmenta les forces. des affiégeans. Pendant que les Carifmiens faifoient éclater dans ce camp la joie qu'ils avoient de revoir k leur tête leur généreux roi, les illuftresdéfenfeurs d'Angélique fe difpofoient k y porter un étrange défordre. Le comte d'Angers & Sacripant marchoient les premiers , & Brandimart i Hubert du Lion,le roi Adrian & Clarion les fui! votent.Ils allèrent d'abordoii ils s'appercurent que les fujets de Galafron étoient le plus en déroute; ils chargèrentles tartares qui les pourfuivoient, & de leurs premiers coups ils ralentirent Pardeur qui les animoit. Brandimart & fes compagnons achevèrent de rétablir le combat, ou pour mieux dire de culbuter leurs ennemis. Alors on vit les vainqueurs renverfés k leur tour. Les rois Saritron, Poliferne, Uldan % Tornt 1, ^  35g Roland Pandragon accoururent pour les foutenïr, mais tous leurs efforts ne furent pas d'un grand fecours. Roland de deux coups confécutifs fendit Pandragon jufqu'a la ceinture , & renverfa très-rudement le brave Saritron, roi des Keraïtes. Sacripant bleffa Uldan , roi de Caracorom k 1'épaule , & Brandimart coupa la tête au roi Poliferne. Ce début arrêta les peuples du Cathay qui fuyoient , & fit paffer k leurs ennemis Peffroi qui glacoit leurs cceurs; ce qui acheva de les raffurer, fut la mort du monftrueux Argante. Cet énorme géant avoit rencontré Galafron dans la mêlée, il avoit faifi fon cheval par la bride, & il 1'emmenoit prifonnier dans le camp tartare, lorfque le comte d'Angers reconnut le père d'Angélique k la cquronne d'or qu'il portoit fur fon cafque. Le paladin k cette vue s'enflamma de courroux , il pouffa Bridedor fur le géant, & lui coupa de fon épée. le bras qui tenoit la bride du cheval; mais la terrible Durandal ne trouvant pas affez de réfiftance k ce bras , abattit la tête du cheval de Galafron , & 1'animal tombant mort, renverfa fon maïtre. Roland redoubla , 8c d'un coup de pointe perca les entrailles d'Argante de part en part; il alla relever enfuite le roi du. Cathay, & le remonta fur un puiffant courfier qu'il öta  L' A M O U R E U X. 3 39 fur Ie champ k un chevalier tartare dont il fracaffa la cervelle d'un coup de poin<*t. Seigneur, dit le paladin a Galafron , en lui prélentant le cheval, recevez Ce fervice d'urt des plus zélés défenfeurs d'Angelique. Fameux guerrier, répondit le roi, recevez vous-même nos aöions de graces pour vos hauts faits; ft nous avions encore un chevalier comme vous," nous ferions bientöt fans ennemis. Roland, après avoir répondu k ce difcours par une profonde mclination de tête, laiffa le roi du Cathay au milieu d'un affez grand nombre de fes fujets qui s'étoient raffemblés autour de lui après la mort d'Argante, & alla combattre ailleurs. Dans ce même tems, le roi d'Altin dont les troupes étoient incorporées dans Farmée des indiens, ne voyant plus ces derniers poitrfuivis, les raffembloitpour aller rejoindre leurs alhés dont les affaires venoient de changer de face. Les tartares déja mis en défordre par Sacripant, Brandimart, & par les autres chevaliers d'Angélique,ne purent foutenir Feffort de ces nouveaux ennemis , ils reculèrent & commencèrent k regagner leur camp. Quelle fut la furprife de 1'empereur , quand il vit ce changement, & qu'il apprit ce qui le caufoit ? Impatient de joindre le comte , dont il bruloit Yij  340 Roland de fe venger , il raffembla' au plutöt tout ee qu'il put .trouver de tartares , &C fuivi de Torinde avec fes Carifmiens, il s'avanca vers les défenfeurs d'Albraque. Les indiens- furent les premières victimes de fa fureur : Marquinor , roi d'Altin , avec cinq ou fix de leurs chefs , en avoient pris la conduite après la mort du géant Archilore: Agrican fondit fur Marquinor, & lui fendit le calque & la tête , tandis que Torinde a fes cötés renverfa deux chefs des indiens l'un après 1'autre. Une fi brufque expédition jeta la terreur parmi les indiens qui ne tardèrent pas a s'ébranler; &C li les peuples du Cathay, conduits par les princes aventuriers, ne fuffent venus k leur fecours, ils auroient cherché leur falut dans la fuite; mais Sacripant, Hubert du lion , Brandimart, Adrian Sc Clarion, les raffurèrent par une vive irruption qu'ils firent fur les tartares. Roland y arriva lui-même , il venoit de quitter Galafron. Alors le combat fe renouvella avec plus d'ardeur ; comme il y eut plus de réiïltance de part & d'aiitre, le carnage en fut plus grand. Brandimart attaqua Torinde, & 1'empereur reconnoiffant 1'ennemi qu'il cherchoit moins k fes armes qu'a fes coups , fe jette fur lui comme un lion preffé de la faun fe jette fur fa proie. II gcüte par avance le  t' A M O U R E Ü X.' plaifir de fe venger ; mais il trouve un guerrier' qui craint peu fon reffentiment, les coups re* tentifient fur 1'airain. Les deux premiers guerriers du monde font aux mains, une égale fureur les anime ; & pendant qu'ils s'acharnent l'unfur 1'autre , Ie combat devient plus effroyable entre les deux armées, 1'effroi, le bruit &C la mort y règnent de tous cötés. L'empereur craignant qu'on ne Ie vint de nouveau féparer de fon ennemi, feignit d'appréhender les fuites de fon combat avec lui: il fortit de la mêlée , poufia Bayard vers la forêt qu'on découvroit au bout de la plaine , ne doutant point que par cet artifice il n'atriratfar fes pas le guerrier avec lequel il vouloit en liberté continuer de combattre; en effet, le comte ne manqua pas de le fuivre de toute la vïtefle de Bridedor. Après le départ d'Agrican, les tartares ne foutinrent pas long-tems 1'effort de leurs ennemis; ne voyant plus leur empereur, en qui feul étoit leur confiance, ils prirent la fuite , les chevaliers d'Angéiique les pourfuivirent jufqu'a leur camp , qui fut pillé. Le roi Balan , Antifort de la Blahche Rufiie , & le prince Aftolphe furent délivrés, & par un bonheur tout particulier pour cet anglois, le ciel per-. mit qu'il rencontrüt im tartare qui emportoit Yiij  34» Roland fes belles armes & fa lance d'or. Aftolphe Ie perca de fon épée , reprit fes armes &c fa lance; &: dédaignant de pourfuivre des gens qui fuyoient, il alla de nouveau offrir fes fervices ü la princeffe du Cathay. CHAPITRE VIII. Combat de Marphife & de Renaud, & commtnt il fut interrompu. C' e t o it alors que la reine Marphife & le feigneur de Montauban alloient éproiiver leurs forces k la joüte ; les armes de la guerrière étoient d'argent; tk ce qui les rendoit plus eftimables , c'eft qu'elles avoient été forgées par enchantement. Plufieurs rubis éclatoient deffus; fon cafque avoit pour cimier un dragon d'or qui fembloit vomir de brülantes dammes, hgurées par des plumes de cette couleur qui flottoient au gré du vent. Son écharpe étoit d'une gaze d'argent parfemée de dammes , & bordée d'un hl d'or tout autour. Son courfier blanc a taches rouges paroiffoit des plus vigoureux , & fa lance avoit été faite d'un bois naturellement rouge, & auffi dur que le fer. Le chevalier , comme je 1'ai dit, Sc la guer-  t' A m o v r e v x: ' rière s'étoient éloignés pour prendre du champ; ils revinrent l'un fur 1'autre avec impétuofité. Quelque forte que fut la lance de la reine, elle fe rompit en éclats , fans que le noble paladin en füt ébranlé dans les argons ; mais il bauffa la fienne , comme s'il eut dü rougir de vaincre une femme , & acheva glorieufcment fa carrière , laiffant fon orgueilleufe ennemie fans efpérance de 1'abattre. Quand elle vit fa lance rompue , & que le chevalier étoit encore en la felle,on ne peut exprimer le dépit qu'elle en eut. Elle prit a partie fes dieux Tervagant & Mahomet, & les menaca de les priver de fes hommages ; mais ce qui lui fait le plus de peine, c'eft que ce guerrier ait voulu 1'épargner. Sa fierté s'indigne de ce ménagement, & langant fur le paladin des regards pleins de honte &c de rage, elle lui dit d'un ton altier : Quelle eft donc ta penfée , audacieux inconnu ? Dédaignes - tu d'employer tes forces contre moi? Ah fache qu'au lieu d'aifecTer k contre-tems un vain refpecl: indigne de mon courage, tu as befoin de toute ta valeur pour défendre ta vie 8c ta liberté. Grande reine , lui répondit Renaud , vous pouvez m'öter le jour, fi vous le fouhaitez : je fuis trop glorieux d'être échappé k la première atteinte de votre lance, 8c je juge bien Y iv  344 R O LAN D que je ne pöurrois foutenir dans un plus long combat votre valeur qui eft égale a votre beauté. Difpenfez-moi donc A ce difcours, interrompit Marphife toute émue , je reconnois que tu es de la cour de 1'empereur Charles ; mais il ne s'agit point ici de louanges, ni de galanterie , je prens ton langage flatteur pour une injure, & ne te regarde plus que comme mon plus grand ennemi. Ah, madame, répliqua Renaud, ce fentiment eftinjufte; &c malgré votre courroux que je n'ai point mérité , je ne puis me réfoudre a répandre un fi beau fang. Crois-tudonc, reprit-elle fièrement, uffer cette femence. II parut d'abord des plumes, puis des cafques , des cuiraffes , & tnfin des corps tout armés d'un acier ]9&H. Tout cela s'élevoit è vue d'ceil , & il fe fomioit d^s guerriers d'une contenance fiére & martiale. II en parut un fi grand nombre , qu'un autre que le comte en eüt pal.i d'efroi. I! y avoit des gens de pied & de cheval; & parmi ces derniers , on remarquoit des trompettes , des lances & des bannières. Lorfqu'ils furent tous raffemblés, la terre dont ils étoient fortis fe referma. Les chevaliers fe mirent a la tête ; & la lance en afrêt .-'-marchèrent contre le paladin, en criant t£ui& voix terrible : guerre y guerre, Le vaillant fils de Milon ne perdit point de tems, fauta* fur Bayard fans mettre le pied a  l' Amoureux. 377 1'étrïer , 5c fe mit en état de foutenir Pattaque que ces fiers enfans de la terre venoient lui livrer. Les voila donc aux mains avec ces malheureux guerriers qui devoient mourir le jour même de leur naiffance. Bayard les écrafoit de fes pieds , & Durandal fendoit boucliers , cafques Sc cuiraffes , comme les matières les plus fragiles. Enfin Roland mit a mort toute cette petite armée ; & a mefure qu'ils tomboient fous fes coups , la terre leur mère s'ouvroit pour les recevoir dans ce même fein qui venoit de les produire. CHAPITRE XIII. Suite de l'aventure du Cor enchantè. L e guerrier ne fe voyant plus d'ennemis,' fcnna du cor pour pafTer a la troifième aventure ; mais il ne s'ofFrit k fa vue qu'une levrette blanche qui, fortant d'entre les arbres de 'a forêt, vint fe coucher k fes pieds. Quoi! dit alors R.oland avec dépit, c'eft pour fi peu de chofe que j'ai fouffert tant de peines & de fatigues ? efl-ce la ce qui devoit me faire tant de plaifir ? Oui, chevalier , lui dit la demoifelle , ff vous voulez faire de cette levrette  378 Roland 1'ufage que je vous enfeignerai , vous fe- rez plus heureux qu'aucun monarque de la terre. Affez prés de ce royaume , continua-t-elle, il y a une ile qu'on appelel'Ile du Tréfor. Une nymphe , nommée Morgane la fée , en eft la fouveraine. C'eft elle qui diftribue tout 1'or qui fe répand dans le monde , & qui le fait couler de fon ile par-deffous terre dans les entrailles des montagnes , & le long de quelques fleuves. Cette fée n'eft pas feulement la fource de toutes les richeffes , elle 1'eft auffi de toute beauté, elle-même eft la plus belle dame de toute la terre. Morgane pofsède un cerf qu'elle laiffe aller par le monde , fans craindre' de le perdre. Cet animal , qui s'appelle le cerf merveilleux, eft le plus riche tréfor qu'on puiffe avoir en fa poffeffion, puifqu'il change trois fois par jour de bois & de ramures , qui font toutes de 1'or le plus pur , & qui pèfent chacune plus de trois eens livres. Pour être maïtre de ce cerf, il faut avoir paffe par les. épreuves que vous venez d'achever. Ce cerf a ie don de ne pouvoir être pris que par le moyen de la levrette que vous voyez. Elle le fait trouver par-tout oü il fe cache ; elle le fait partir ,1e fuit en aboyant durant fix jours fans relachc ; 6c le feptieme ,  l' A M O ü R EUX. 379 elle le ramène fans force & fans haleine au même lieu d'oü elle 1'a fait partir , & alors on peut le prendre fans peine : ainfi vous pouvez vous fervir de cette levrette en fonnant trois fois du cor, & vous parviendrez a. la polTeffion du cerf merveilleux , qui vous donnera de quoi acquérir tous les honneurs & les états auxquels vous voudrez afpirer ; & vous faurez , noble guerrier , qu'avant vous aucun chevalier n'a fonné deux fois du cor enchanté. Plufieurs ont voulu éprouver 1'avenrure, mais tous y ont perdu la vie , ou du moins la liberté. Le généreux Roland qui ne fe foucio't nullement de richefTes , répondit a ce difcours: Belle dame, je ne me repens point de m'être expofé au péril de la mort , 1'honneur d'un guerrier confifte a 1'affronter dans 1'exercice des armes; mais pour les richeffes, je ne les ettime pas affez pour les fouhaiter. Elles ne valent, ni la peine que 1'on prend a les rechercher, ni les foins que leur confervation nous coüte. C'eft pourquoi, gardez la levrette pour ceux qui les chériflent. II ne fera pas dit que le neveu de Charles le grand eft devenu chafTeur de cerf. Seigneur chevalier, reprit la dame, j'ai oublié de vous avertir que la pofTemon du cerf  380 Roland mervcilleux vous donnera le droit de voir lé beau vifage de la fée, & peut-être vous en ferez-vous aimer. A ces paroles, le comte fourit; & comme il ne pouvoit rien admirer qu'Angélique : Je conviens , repartit-il, que le droit dont vous parlez a de quoi tenter un cceur fenfible ; mais pour moi qui porte les enainés de la première beauté de 1'univers, je ne puis aimer Morgane ; je rejetterois la tendrefle de la mère même des amours. En dilant cela , le paladin falua civilement la demoifelle, & lui rendit le cor avec le livre. Cette demoifelle fut bien mortifiée du mépris que Roland faifoit de ia bonne fortune , paree qu'elle aimoit un jeune chevalier que le défir d'acquérir de la gloire avoit privé de la liberté. Morgane le retenoit en fon pouvoir avec d'autres guerriers qui avoient fuccombé dans 1'aventurc que Ie comte venoit de mettre afin. La belle , après 1'infortune de fon amant, avoit été confu'ter une magicienne de fes parentes fur les moyens de Ie délivrer; 1'enchantereffe lui avoit répondu qu'un feul chevalier dans le monde pouvoit détruire 1'enchantement de la fée , & elle lui avoit donné le livre & le cor avec toutes les inftrucTions nécefiaires. La demoifelle cherchoit ce chevalier que fa parente lui avoit dépéint, & en voyant Pv.0»  l'Am oureux. 381 land, elle n'avoit pas douté que c^j ne fut lui. Le refus que ce paladin faifoit de pourfuivre fes avantages 5c de garder la levrette , accabla donc de douleur cette malheureufe amante , qui voulut engager Brandimart a finir ce que fon compagnon avoit li heureufement commencé ; mais Fleur-de-Lys , toute alarmée , palit a cette propofition; elle déclara qu'elle n'y confentiroit point, 8c qu'il ne falloit point k fon amant d'autre tréfor ni d'autre dame qu'elle. Après une déclaration fi précife , Brandimart n'eut garde de fonner du cor, 6c ce fut un bonheur pour lui; car dés le moment que le comte eüt renoncé k la conquête du cerf merveilleux 5c de la fée , la Levrette avoit difparu , 8c avant que de la revoir , 1'amant de Fleur-de-Lys auroit été obhgé de combattre les deux taureaux 6c le dragon , que le fon du cor n'eüt pas manqué de reproduire. La demoifelle, toute defolée , partit avec le livre 6c le cor dans le deffein d'aller confulter fa parente fur ce qui venoit d'arriver, 6c les chevaliers fe difpofèrent k retourner avec les dames vers la ville d'Albraque. Brandimart monté fur Bridedor , prit encroupe Fle :r-deLys, 6c Roland fe chargea de porter fur Bayard Leodile qui n'avoit point de cheval, Ils étoient  381 Roland déja en marche, lorfqu'ils rencontrèrent un chevalier de bonne mine , couvert d'armes magnifiques. Le hls de Müon le falua fort civilement, 8c l'inconnu lui rendit le falut; mais ce dernier n'eut pas fitöt jeté les yeux fur Leodile, qu'il s'enflamma de colère. Chevalier, dit-il d'une voix haute au guerrier francois , la dame qui t'accompagne eft la fille du roi Monodant 8c la fouveraine de mon cceur. Prépare-toi a me la céder ou a la défendre contre moi. De quelque mérite éclatant que cette princeffe foit pourvue , répondit le comte, je n'afpire point au bonheur de la pofféder , 8c je vous la cede ft elle confent è. fe mettre fous votre conduite. C'eft agir 8c parler en bon chevalier , reprit l'inconnu en fouriant, 8c vous devez par votre prudence éviter bien de mauvaifes aventures. Leodile, qui avoit reconnu le beau Varamis dans la perfonne de ce jeune guerrier , 1'empêcha de continuer fur ce ton , en lui apprenant qu'il parloit au premier chevalier du monde. En même tems elle lui conta ce qu'elle lui avoit vu faire, 8c le remplit d'admiration par ce récit. Le beau Varamis honteux d'avoir tenu un difcours railleur au paladin, changea de ftyle avec lui; &c ce dernier répondit a fes complimens d'une  l'Amoureux. 3^ manière h le confirmer dans 1'opinion que Leodile lui avoit fait concevoir de fon courage ; ils fe féparèrent enfuite. La princeffe d'Eluth confentit a fuivre fon amant, qui promit de la conduire chez le roi fon père, & les deux autres guerriers continuèrent leur chemin avec Fleur-de-Lys. CHAPITRE XIV. La reine Marphife met le Jïège devant la ville d'Albraque , & Renaud dèfie Trufaldin fur la mort d''Albarofe. L e vieux Galafron, les rois Adrian & Balan ; Antifort & Hubert du Lion s'étoient réfugiés, avec le refte de leur armée , dans la ville d'Albraque ; ils y réparèrent le défordre que les tartares avoient fait, & ils la remirent en état de défenfe. Le roi du Cathay ne pouvoit fe confoler de ce qu'après avoir défait 1'armée d'Agrican, il fe voyoit réduit a combattre contre ceux mêmes qu'il avoit amenés pour lui fervir d'appui; mais ce qui faifoit fa plus grande peine, c'étoit de n'avoir pu, a la tête d'une armée vicïorieufe  384 Roland des tartares , fe venger du meurtrier de fon fils. II confultala princeffe fa fille tur les moyens de punir cet audacieux , qui venoit jufques dans fes états infulter a fa douleur. Angélique lui dit qu'elle ne voyoit aucune apparence que le meurtrier d'Argail fut au Cathay ; mais comme Galafron fourenoit qu'il n'en falloit pas douter , elle lui repartit que pour en être mieux éclairci, il n'y avoit qu'a s'en rapporter au prince Aftolphe , qui favoit fort bien ce qui en étoit. Le roi approuva 1 avis. On paria au prince anglois, qui promit de leur dire fon feritiment lorfqu'd verrok le guerrier dont il étoit queftion. Pendant ce tems-Ia, Marphife & les princes de fon parti fongeoient a pourfuivre le chatiment du perfide Trufaldin , & de tous ceux qui prendroient fa défenfe. Cette infigne guerrière fit marcher fon armée vers Albraque , & donna fes ordres pour en commencer le fiège. Le lcndemain dès que le foleil parut, Renaud prit fes armes , s'approcha des murailles de la ville monté fur Rabican; il tenoit en fa main fon cor, qu'il fit retentir pour avertir ceux qui commandoient dans la place , qu'il fouhaitoit de leur parler. Les premiers qui parurent fur la muraille k ce bruit, firent venir le  i'Amouriux; 385 ïe prince d'Angleterre qui commandoit le plus prés de-la. Le fils d'Aimon étoit alors fi éloigné de penfer a fon coufin Aftolphe-, qu'il lui adrefla ces paroles fans le reconnoïtre .- Seigneur chevalier , la noble reine Marphife, les rois Torinde , Uldan, Saritron, & les autres princes alliés, envoient déclarer au roi Galafron & a la princeffe fa fille, qu'ils les fomment de leur livrer le perfide roi Trufaldin. Ditesleur que s'ils refufent de fatisfaire a une fi jufte demande, nous proteftons de ne point lever le fiège que nous n'ayons détruit & rafé jufqu'aux^fondemens la ville & la forterefle. Tandis que le fils d'Aimon parloit, le prince anglois qui 1'examinoit attentivement, le reconnut & fe fit connoïtre auffi. Après qu'ils fe furent témoigné de part & d'autre la joie qu'ils avoient de fe revoir, Aftolphe demanda au feigneur de Montauban s'il vouloit entrer dans la place, afin qu'ils euffent le plaifir de s'embraffer & de fe parler fans être entendus. Le prince d'Angleterre fortit aufli-töt, & Renaud, après mille carefles mutuelles, lui demanda par quelle aventure il fe trouvoitfi éloigné de Ia cour de France : a quoi l'autre répondit en peu de mots , en attendant un détail plus circonftancié. Le fils d'Aimon lui raconta de fon cöté tout ce qui lui étoit arrivé depuis leur, Tome I, B b  j$4 Roland féparation, & finit en lui difant qu'il venoit pour garder fon ferment, & venger la mort d'Albarofe. Je fuis fiché , lui dit alors Aftolphe, que les principaux guerriers d'Angelique fe foient engagés a défendre Trufaldin. Renaud demanda fi le comte d'Angers étoit de ce nombre ? Oui, répondit le prince d'Angleterre, mais il n'eft point encore rentré dans la ville. On ne fait ce qu'il eft devenu depuis la bataille qui s'eft donnée contre les tartares. Et vous , répliqua le fils d'Aimon, êtes-vous auffi de ceux qui ont entrepris la défenfe du roi du Zagaray? Non, repartit Aftolphe; & comme ceux qui ont juré de défendre ce monarque font en grand nombre , je ne crois pas que la princeffe au fervice de qui je me fuis dévoué, veuille exiger de moi que j'emploie mon épée pour cet indigne prince. Si cela étoit, je vous avoue que je ne le ferois qu'a regret. Les deux paladins s'entretinrent encore quelque tems, après quoi Renaud preffa fon coufin d'aller demander a Galafron une réponfe a fa déclaration. L'anglois , qui vouloit engager le fils d'Aimon a voir Angélique, lui propofa d'entrer dans la place , pour faire fon défi lui-même ; mais Renaud qui craignoit autant la vue de cett e princeffe, qu'elle fouhai-  L'A M O U R E U X. 387 toit la fienne, ne put jamais s'y réfoudre. II répondit qu'il fuffifoit qu'il füt par fa bouche la réponfe du roi du Cathay. Aftolphe voyant le Seigneur de Montauban très-ferme dans fa réfolution, lui dit d'attendre , & le quitta pour aller trouver Galafron ; mais avant que de parler a ce monarque , il courut chercher Angélique. Elle fut agréablement furprife d'apprendre que fon cher Renaud étoit fi prés d'elle ; & fe reftbuvenant que Maugis lui avoit promis a la Roche-cruelle de lui envoyer au Cathay cet.objet fi chéri, elle fut fenfible k ce fervice. Comme elle apprit du prince anglois que le fils d'Aimon étoit encore plus animé que le roi Torinde contre Trufaldin, & que c'étoit lui que fon père avoit pris pour le meurtrier d'Argail , elle jugea qu'il étoit de fon intérêt de ne pas détromper Galafron. Si le roi, difoit-elle, eft défabufé , il perdra tout reffentiment contre Renaud; & pour fe délivrer d'un fiège qui ne fe fait plus qu'au fujer de Trufaldin , il livrera ce traitre a fes ennemis ; & le prince de Montauban , après avoir confommé fa vengeance , fe hatera de quitter ce pays que ma préfence lui rend odicux. La princeffe pria donc Aftolphe de laiffer Galafron dans fon erreur. Le paladin le lui promit; & lorfqu'ü rapporta au roi du Ca- Bb ij  388 , Roland thayla déclaration du feigneur de Montauban i il fouffrit qu'Angélique ajoutat que le chevalier qui portoit la parole de la part de Marphife & de fes alliés , étoit, felon toutes les apparences , le vainqueur d'Argail. Elle irrita par ce moyen la haine que fon père avoit déja pour Renaud. Ce vieux roi n'écouta que fon reffentiment, & prit la réfolution de ne point livrer Trufaldin. II afTembla ceux qui avoient juré de défendre ce monarque , & leur dit avec beaucoup de vivacité : Braves guerriers , fera-t-il dit que nous abandonnerons a la fureur de fes ennemis un roi qui le premier de tous a embrafTé notre défenfe contre les tartares ? ah ! qu'il ne nous foit point reproché que la crainte d'un fiège nous a fait commettre une aftion fi lache ; allons , courons plutöt attaquer ceux qui veulent nous forcer d'être des ingrats. II fe tut k ces mots pour entendre ce qu'ils lui répondroient; & ils ne manquèrent pas de Fafïurer tous qu'ils défendroient avec ardeur le roi Trufaldin , ainfi qu'ils Favoient juré k la princeffe. Enfuite Antifort & Hubert du lion furent nommés pour aller porter cette réponfe a celui qvii 1'attendoit. Aftolphe les y conduifit. Les deux chevaliers d'Angélique s'acquittèrent de leur commiftion d'une manière qui  l'Amoüreux, 3 89 furprit le fils d'Aimon. II ne pouvoit comprendre comment des coeurs nobles fe rendoient protecfeurs du crime. II leur demanda s'ils ignoroient les trahifons du prince dont ils fe rendoient 1'appui. Ils répondirent que non , mais qu'il leur fuffifoit qu'ils fufient engagés d'honneur a le défendre. Quiconque , reprit Renaud , • ne punit point un traitre lorfqu'il le peut, eft coupable lui-même de Ia trahifon qu'd foutient ou qu'il tolère C'eft une queftion que nous laiflbns a décider aux docteurs, interrompit Hubert du lion; pour nous , nous ne favons décider que le fer a la main. II faudra donc s'y réfoudre , interrompit h fon tour le feigneur de Montauban , un peu piqué de cette réponfe, & nous ne ferons peut-être pas moins propres que vous a cette forte de décifion. Je le veux croire, dit alors Antifort, mais vous y aurez vous-même plus d'affaire que vous ne penfez, puifque vous aurez cette queftion a difcuter avec Ie comte d'Angers lui-même. II me fera fenfible , je 1'avoue , répliqua Ie fils d'Aimon, de voir la valeur de ce grand guerrier indignement occupée ala défenfe d'un perfide ; mais quelque éclatante que foit cette valeur , elle ne m'empêchera pas d'entreprendre la punition d'un monftre qui n'eft connu B b iij  39» Roland que par mille cruautés. Le ciel veut enfin qu'il périfle , & peut-être m'a-t-il choifi pour être le miniftre de fes vengeances. Renaud acheva ces dernières paroles comme par un mouvement infpiré d'en-haut, qui le fit paroitre en ce moment quelque chofe de plus qu'un homme. Ces guerriers réglèrent enfuite les conditions du combat. II fut décidé qu'il y auroit une trèv*e entre les deux partis , &c que le lendemain , dès le lever de'l'aurore , les défenfeurs de Trufaldin amèneroient ce roi dans le camp de Ia reine perfanne , pour être le fpectateur & le prix du combat. Après cette convention , Antifort & Hubert du lion rentrèrent dans Albraque , & laifsèrent enfemble les deux coufins. Alors Renaud dit au prince anglois : voudrez - vous auffi me combattre pour le roi du Zagathay } Non , répondit Aftolphe en riant; & fi je me bats contre vous , ce fera pour un fujet bien différent. Le feigneur de Montauban lui demanda ce que c'étoit. C'eft une confidence, repartitfon coufin , que je n'ai pas le loifir de vous faire a préfent, mais je vous la ferai dans votre camp même , puifque la trève peut me le permettre. Renaud voulut Fobliger a s'expliquer, mais 1'anglois s'en défendit ; & après 1'avoir em-  L' A M O Tj R E U X. hraffé, Ie quitta pour aller rendre compte k la princeffe de ce qui venoit de fe paffer. CHAPITRE XV. Combat de Renaud contre les dêfenfeurs de Trufal~ din , & de quelle manière il fut interrompu. -A. peine Ie jour fuivant commengoit4 blanchir , que le fon éclatant du clairon réveilla les guerriers d'Albraque , qui fe difposèrent auffi-töt a la défenfe de Trufaldin. Lorfqu'ils furent armés , ils voulurent le mener avec eux au lieu du combat; mais ce lache roi, plus accoutumé a facrifier k fes cruautés des vies innocentes qu'a- expofer la fienne , refufa d'y aller. Ses braves dêfenfeurs lui repréfentèrent qu'ils s'y étoient engagés par ferment , &C qu'ils 1'obligeroicnt d'y venir par force , plutót que de manquer de parole. La conteftation devenant vive , Angélique & Galafron décidèrent que Trufaldin avoit tort , & qu'il falloit bien qu'il fut préfent a un combat qui ne fe faifoit que pour lak Les princes fe faifirent donc de ce roi ; Sc le mettant au milieu d'eux pour s'en affurei? Bb iv,  39* Roland davantage, ils prirent avec lui le chemin du quartier de la reine perfanne. Galafron Sc la princefte fa fille voulurent les accompagner , l'un pour animcr les guerriers d'Albraque contre le chevalier qu'il prenoit pour le meurtrier de fon fils, & l'autre pour jouir de la vue de ce même chevalier qui étoit moins le vainqueur d'Argail que le fien. Ils fe firent efcorter par mille chevaliers , pour foutenir la majefié de leur caracfère. Marphife & tous les princes de fon parti s'avancèrent avec un pareil nombre , fi-töt qu'on les vint avertir que les guerriers d'Albraque approchoient. Quand ils furent a une diftance qui leur permettoit de fe diftinguer, le feigneur de Montauban , avec la permiflion de la reine, s'avanca au petit pas vers le roi du Cathay , pour voir fi 1'on tenoit ce qui avoit été promis. Les deux fils du marquis Olivier furent détachés pour aller 4 fa rencontre , & ils avoient entre eux deux Trufaldin. En approchant de Renaud , Griffon qui regardoit fixement ce guerrier, dit a fon frère Aquilant : Examine bien ce chevalier; pour moi, plus je le confidère , plus je crois voir en hu le noble fils d'Aimon. II lui reffemble en effet parfaitement , répondit Aquilant le noir ; &z s'il étoit monté fur Bayard, je ne douterois  l'Amoureüx. 393 pas que ce ne fut lui. Nous en ferons bientöt éclaircis , reprit Griffen. Un moment après ce difcours , ces deux frères joignirent Renaud & le reconnurent ; ils s'embrafsèrent k plufieurs reprifes, & fe témoignèrent la joie qu'ils avoient de fe revoir. Comme ils étoient parens & amis , ils auroient fort fouhaité de n'en pas venir aux mains enfemble ; mais des fermens contraires, &c qu'ils ne pouvoient violer , lioient les uns &c lts autres. Ils firent pourtant tous leurs efforts pour fe perfuader mutuellement de fe délifter de leur entreprife. Brave Renaud , difoit Griffon, tu dois favoir que neuf fameux guerriers, dont mon frère & moi fommes les plus foibles , ont juré qu'ils défendront le roi Trufaldin contre tous fes ennemis. De quelque valeur que le ciel t'ait doué , tu fuccomberas fous nos coups. C'eft k regret, répondit le fils d'Aimon , que je me vois réduit k vous combattre ; mais rien ne m'en peut difpenfer. Après cet entretien , ces guerriers fe féparèrent. Les deux frères allèrent dire k leurs compagnons que le chevalier qui les avoit défiés étoit prêt k fe battre. La-deffus ils réglèrent entre eux leur rang; car ils auroient eu bonte d'attaquer enfemble un feul homme. Hubert du lion fut le premier ; il avoit une force ex-  394 Roland trême , & il étoit fans contredit un des meilleurs chevaliers de fon tems. Les deux troupes ennemies s'étant avancées a cent pas 1'une de l'autre pour voir le combat, le feigneur de Montauban & Hubert du lion fe détachèrent chacun de fon cöté ; & mettant la lance en arrêt, ils coururent tous deux , & fe rencontrèrent furieufement. Le guerrier d'Albraque eut du défavantage ; il fut étourdi du choc & confidérablement ébranlé , cependant il ne quitta pas les arcons. Pour Renaud , il paffa plus ferme en felle qu'un écueil que battent inutilement les flots impétueux de la mer. Ils mettent 1'épée a la main , & commencent a fe porter des coups furieux. Ils tranchent en peu de tems écus , mailles & plaftrons ; mais on s'appercut bientöt que le fils d'Aimon furpaflbit de beaucoup fon ennemi , tant en adrefte qu'en force ; Hubert du lion fut blefle en tant d'endroits , qu'il fe laifla tomber de foiblefie. Le roi Adriant vole a fon fecours , & s'imagine qu'il va renverfer Renaud du choc de fa lance; mais il eft renverfé lui - même ; fon cheval n'ayant pu réfifter au choc de Rabican, GrifFon prit fa place. Ce généreux chevalier ne voulut point fe fervir de fa lance , paree que Renaud n'en avoit plus. On voyoit ahe»  l'Amoureux. ment qu'il n'alloit qu'a regret k ce combat. II ménagea d'abord fon ennemi, qui piqué de le voir foutenir une fi mauvaife caufe, le mit en défordre par deux ou trois coups de Flamberge. Le fils d'Olivier fentit fuccéder en lui la colère aux mouvemens detendreffe. II employa toutes fes forces, non-feulement a fe défendre , mais même k mettre en péril la vie d'un fi rude adverfaire. Leur combat fut dangereux, & dura longtems fans avantage ; fi le feigneur de Montauban faifoit éclater plus de force & de légéreté, l'autre étoit mieux armé ; & ne pouvant être bleffé, il tiroit fouvent du fang de fon ennemi; néanmoins Renaud lui faifoit perdre quelquefois le fentiment paria pefanteur de fes coups: enfin GrifFon, frappé de Flamberge, en fut tout étourdi, & fon courfier, dont il avoit laifie tomber la bride , Femporta au travers des champs , tandis que penché fans connoiffance fur le cou de cet animal, le fang fortoit k gros bouillons du nez & des oreilles de ce malheureux chevalier, dont 1'épée qu'une chaine attachoit k fon bras , traïnoit a terre. Quoiqu'il fut dans ce trifte état, le fils d'Aimon ne laiffa pas de le pourfuivre pour achever fa victoire, & Rabican 1'auroit bientót atteint, fi le brave Aquilant, qui craignit pour fon frère , ne fe  39*5 Roland fut preflé de fe mettre entre eux deux. II fe jeta comme un lion rugiffant fur Renaud, &C le fit chanceler dans la felle d'un terrible coup qu'il lui pofta; mais le feigneur de Montauban ferrant Flamberge en fa main & grincant les dents, s'abandonna fur lui, & le chargea de tant de coups redoublés , qu'il ne lui donnoit pas le temps de fe reconnoïtre. Clarion voyant ainfi maltraiter fon camarade , piqua contre fon ennemi, & 1'atteignant de fa lance par derrière, il 1'ébranla de telle forte, qu'il penfa lui faire quitter les arcons. Alors la courageufe Marphife irritée de cette fupercherie, partit comme un éclair. Elle poufla fon cheval fur Clarion qui revenoit fur Renaud après avoir fourni fa carrière, & le frappa d'un fi pefant coup d'épée , qu'elle le jeta tout étourdi fur la pouflière ; puis remarquant que Griffon avoit repris fes efprits , & fe difpofoit a fe venger, elle courut au-devant de lui pour 1'en empêcher. Comme il étoit outré de rage, & que la reine furpaffoit en force tous les guerriers de fon tems, ils commencèrent un combat k faire frémir tous ceux qui en furent témoins. Pendant qu'ils étoient aux mains, le roi du Zagathay alarmé de 1'avantage que Marphife & Renaud fembloient avoir fur fes dêfenfeurs,  l' A m o u r e u x. 397 trembloit comme une feuille qu'agite le vent; & dans fa crainte, voulant fe fouftraire au péril qui le menacoit, tandis que tout le monde ' «toi't attentif aux.combats qui fe livroient, il p^uffa fon cheval vers Albraque; il courut a. toute bride fe réfugier dans la forterefTe, établifTant toute fa süreté dans le retour du comte d'Angers. On ne s'appercut pas d'abord de fa fuite, tant on étoit occupé de part & d'autre de ce qui fe paffoit; le premier qui prit garde que ce roi n'étoit plus oii il devoit être, fut le prince Aftolphe. Comme il ne voyoit qu'a regret le combat de Renaud contre le fils du marquis de Vienne, il fut bien aife d'avoir un prétexte pour 1'interrompre. II s'approcha du fils d'Aimon. Courageux Renaud, lui dit-il, que vous fert de vous battre contre vos plus chers amis , fi vous perdez le fruit de votre vengeance ? Le traïtre qui fait le fujet de votre différend, vient de vous échapper , & fa fuite dans Albraque le met a couvert de votre reflentiment. A ces paroles du Prince Anglois, Renaud & Aquilant s'arrêtèrent, & le premier regardant l'autre d'un air fier, lui reprocha qu'on manquoit a la convention. Le fils d'Olivier s'excufa fur ce que fon frère & lui étant engagés au combat , ils n'avoient pu veiller fur  39S Roland Trufaldin, Sc que c 'étoit la faute de leurs compagnons s'il avoit pris la fuite. Aftolphe propofa une fnfpenfion d'armes jufqu'a ce qu'on eüt ramené ce lache roi ; & dans la vue de fervir Angélique auprès du feigneur de Montauban , il s'offrit a demeurer avec lui pour étage du retour de Trufaldin. Renaud y confentit avec joie, car il aimoit fon coufin pour fa gentilleffe. Voila de quelle manièrë le combat de Renaud Sc d'Aquilant fut interrompu ; mais on eut plus de peine a féparer Marphife Sc Griffon. Elle avoit de 1'avantage fur lui, 8c ne pouvoit fouffrir qu'on lui vïnt enlever une victoire qui lui paroiffbit ceftaine. Elle cefla pourtant de combattre, fur 1'afliirance qu'on lui donna que les mêmes guerriers reviendroient le lendemain avec le roi du Zagathay. Après cela Galafron Sc fa fille s'en retournèrent dans leur ville avec leurs chevaliers. Ils y firent porter Hubert du Lion, que fes bleflüres mettoient hors d'état de s'y tranfporter lui-même. Le vieux roi du Cathay étoit indigné de la lacheté de Trufaldin , qui bien qu'encore jeune, n'ofoit combattre , ni même foutenir la vue du péril oü il jetoit fes dêfenfeurs. II jura qu'il 1'obligeroit de revenir le lendemain, Sc qu'il le feroit garder k vue.  i'Amoüriux; 399 CHAPITRE XVI. Retour de Roland a Albraque , & des mouvemens qui l'agitèrent quand il apprit que Renaud étoit au Cathay, -Aussi-töt que Galafron fur de retour k Albraque, il y vit arriver le comte dAngers avec Brandimart & Fleur-de-Lys. A voir ce paladin, il ne paroifToit pas que fon abfence eüt laifFé fa valeur oifive. Ses armes étoient toutes découpées , & fa cotte darmes , fon panache & le cimier de fon cafque brülés ; il n'avoit ni lance ni écu, néanmoins fa contenance étoit telle en cet équipage, qu'on jugeoit aifément qu'il devoit être la fleur de tous les guerriers de 1'univers. Le roi du Cathay , qui ne Favoit point vu depuis que ce chevalier Favoit tiré des mains d'Argante , fut tranfporté de joie de le revoir. II ne craignit plus rien dés ce moment; toutes les forces de Marphife & de fes alliés lui parurent impuiffantes, tant qu'il auroit cet infigne guerrier pour défenfeur. Et lorfqu'il apprit de Brandimart que le comte avoit privé de la vie  '400 Roland Agrican , fa confiance encore en augmentai Trufaldin même, malgré fa timidité naturelle, fe fentit tout raffuré quand il le vit de retour. Pour la princeffe, elle en eut auffi beaucoup de joie ; mais comme le comte d'Angers avoit fait ferment de défendre le roi du Zagathay , elle appréhendoit que fes forces incomparables ne devinffent funeftes k Renaud. Dans cette appréhenfion, & pour détourner le péril qui menacoit une tête fi chère, elle fe propofa d'engager Roland a combattre contre la reine perfanne. Pour y réuffir, elle tint ce difcours k ce paladin : Fameux chevalier , dont la valeur a toujours été mon appui dans les infortunes qu'un e beauté funefte m'a attirées , ceflerczvous de me défendre lorfque le fort me fufcite une ennemie plus redoutable que tous les guerriers du monde. La terrible Marphife s'eft unie contre nous avec Torinde; elle a juré la mort de Trufaldin & ma propre perte. Vous pouvez feul me raffurer en allant la combattre, & c'eft une chofe que j'attens de 1'affeclion que vous avez pour moi. Ma princeffe, répondit Roland , jc vous ai confacré mes fervices , pouvez-vous penfer que je vous abandonne, quand vos états & vos jours font en péril? Ah ! je vous défendraï contre Marphife 8c contre 1'univers entier. Je vous  t'A M O U R E V X. 40ï VOUS 1'avouerai pourtant , j'ai quelque répugnance k touraer mes armes contre une perfonne de votre fexe. Ma gloire en gémit, mais vous m'êtes plus chère que ma gloire même. il s agit de votre süreté, je n'écoute plus rien Angélique fut fatisfaite de Ja réponfe de Roand; &c pour I'animer encore davantage , elle 'affura que fes yeux feroient témoins de tous les hauts faits d'armes qu'il feroit pour la défendre & pour 1'acquérir. Quel effet ne produifit point une efpérance fi charmante fur le cceur de 1'amoureux paladin i Elle étoit capable de lui faire entreprendre la conquête de toute la terre. Après avoir quitté la belle Angél ique , il rencontra fes deux neveux qui lui apprirent que Renaud étoit devant Albraque. A cette nouvelle , le comte changea de couleur; Ia jaloufie s'empara de fon ame : Eh I que vient-il faire ici, dit-il aux fils d'Ofivier?il pa, roit un des plus ardens k pourfuivre la mort de Trufaldin, répondit Aquilant. C'eft tout ce que nous en favons. Ah] je ne fai que trop, mm' interrompit Roland d'un ton animé, quel motif 1'attire au Cathay; mais qu'il ne s'attende pas que je fouffre tranquillement qu'il vienne traverfer rrion amour. Le fils de Mdon n'en dit pas davantage, il quitta les deux frères; 8c comme il étoit déjè Tornt i, q c  401 Roland tard, il alla fe renfermer dans fa chambre oü il fe jeta fur fon lit; mais il ne put dormir de toute la nuit, tant il avoit de peine a calmer fes tranfports jaloux. II trouvoit que le foleil tardoit trop long-tems k ramener le jour, car il brüloit d'impatience de combattre contre Marphife , pour en venir enfuite aux mains avec un audacieux rival qu'il vouloit obliger par la force des armes a renoncer a la conquête d'Angelique. Je ne puis douter, difoitil en lui-même, qu'il ne foit venu au Cathay , comme moi , pour chercher la fille de Galafron. Je me fouviens qu'il étoit plus ardent qu'un autre a vouloir combattre pour fa poffefiion contre le prince Argail. Auroit - il changé de fentiment ? Ah ! cela n'eft pas poflible ! Cependant, ajoutoit-il en fe reprenant, s'il aimoit encore la princeffe, feroit-il dans le parti de Marphife, & pourfuivroit-il avec tant d'animofité la mort de Trufaldin que Galafron protégé } Roland agité de ces divers mouvemens , ne favoit que penfer de 1'arrivée de Renaud, & il fe propofa de s'éclaircir le jour fuivant d'une chofe fi importante pour fon repos. D'un autre cöté, les paladins Aftolphe & le fils d'Aimon étoient dans une occupation bien différente. Ils s'entretenoient enfemble d'Angélique. Le prince d'Angleterre étonné de voir  L' A M O U R Ê U X. 403 fon coufin prévenu contre la plus fcmeufe beauté du monde , lui en demanda la raifon. Je 1'ignore moi-même , lui dit Renaud , & je n'en fuis pas moins furpris que vous. Lorfque certe. princeffe parut k la cour de France , je fus ébioui comme les autres de 1'éclat de'fes charmes , & je brülois d'un ardent défir de Ia pofféder. Cependant vous le dirai-je ? dans Ie même tems que je vole après elle pour lur déclarer mon amour , je fens tout k coup s'éteindre en moi cette ardeur qui m'enflammoit, & la plus vive averfion fuccéder k ma tendreffe. Ce n'eft pas tout j Angélique m'a retiré d'un péril oii j'aurois indubitablement perdu la vie fans fon fecours , & je paie ce fervice de la plus grande ingratitude. Je vois toute mon injuftice ; mais il n'eft pas en mon pouvoir de changer les mouvemens de mon cceur. Plaignez-moi donc , mon cher Aftolphe , & ne me reprochez plus un crime involontlire. L'anglois défefpérant de vaincre 1'averfion que Renaud lui marquoit pour Angélique ■ ceffk de lui parler de cette princeffe. C c ij  4o4 Roland CHAPITRE XVII. Second combat au Ju/et de Trufaldin. Le jour fuivant, dès que 1'aurore parut,les guerriers d'Albraque fortirent de la forterefle. Le comte d'Angers marchoit k leur tête entre les deux fils d'Olivier. Galafron &t fa fille les fuivoient avec la belle Fleur-de-Lys & Sacripant , pour être fpectateurs du combat. Le vieux roi du Cathay eut foin de faire conduire Trufaldin. Sacripant qui n'aimoit pas ce traïtre fe chargea de veiller fur lui. Sitöt que Marphife & les princes de fon parti appercurent les guerriers d'Angelique , ils allèrent au-devant d'eux , mais ils s'arrêtèrent k moitié chemin pour les attendre. L'on avoit fait de profonds fofles autour d'un grand champ qui devoit être le lieu du combat ; cn ne fe contenta pas de cette précaution ; l'on prit toutes les mefures néceflaires pour s'afiurer de la perfonne de Trufaldin. II fut arrêté qu'aucun chevalier ne prendroit la défenfe de ce roi, hors ceux qui avoient fait ferment de le défendre. Après cela , l'on ne fongea plus de part & d'autre qu'a combattre.  l'Amoureux. 405 Le comte d'Angers, pour tenir parole a fa princefTe , s'approcha de la reine perfanne ; il s'inclina profondément fur 1'argon de la felle , Sc lui dit avec refpeft : Grande reine, vous voyez devant vous le comte Roland. Je me fuis dévoué au fervice de la princefTe Angélique ; Sc comme vous avez juré fa perte, auffi bien que celle du roi Trufaldin que j'ai promis de défendre contre tous fes ennemis, je ne puis manquer d'attirer fur moi votre courroux. J'avoue a votre majefté que c'eft avec une peine extréme que je me vois forcé de faire tomber mes coups fur une perfonne de votre fexe , Sc fur-tout fur une princeffe dont j'admire avec tout 1'univers le courage & les vertus ; mais 1'honneur Sc mes fermens m'en font une loi. D'ailleurs , fi je puis échapper de vos vaillantes mains , cela fera plus glorieux pour moi que toutes les vicToires que j'ai. remportées dans le cours de mes aventures, Sc que la mort même d'Agrican. A ces dernières paroles du paladin, il s'éleva un murmure confus parmi les tartares Sc les carifmiens qui les entendirent. Les rois Torinde , Uldan Sc Saritron furent prés d'éclater ; mais la préfence de la reine les en empêcha, Sc ils attendoient avec impatience la réponfe que cette princeffe feroit a Roland, C c iij  4o6 Roland Volei ce qu'elle lui répondit: Fameux comte , le bruit de tes exploits glorieux m'avoit remplie d'un défir violent de te voir , Sc plus encore de m'éprouver contre toi. Je loue le ciel de t'avoir rencontré; mais en trouvant un guerrier digne de ma valeur , je vois h regret que ton courage fe confacre indignement a la défenfe d'un traitre Sc de la princefTe qui le protégé ; prépare-toi a te défendre toimême , & prens garde a mes coups. A ces mots , la guerrière prit fa lance ; Sc s'éloigna pour revenir fondre fur le comte qui, de fon cöté , fit la même chofe. Leur choc fut terrible , les échos des environs en retentirent ; Sc les fortes lances volant en éclats , comme fi elles euflent touché deux tours , les combattans fe tinrent fermes dans les arcons. On eüt dit qu'ils n'avoient fait aucun effort. Ils revinrent l'un fur l'autre , Sc commencèrent a fe porter les plus effroyables coups. Pendant qu'ils fe battoient avec la dernière fureur , les guerriers des deux partis fe lafiant d'être oififs Sc fimples fpecTateurs d'une querelle qui les intérefToit tous , s'avancèrent les uns fur les autres. Le feigneur 'de Montauban courut contre Brandimart. qui fe trouva le plus prés de lui; (te. ces deux illuftres chevaliers rompirent  L' A M O U R E U X. 407 leurs lances jufqu'a leurs gantelets , fans s'ébranler l'un l'autre. Prafilde 6c Irolde s'attachèrent au roi Balan 6c a Clarion. Torinde combattit contre le roi Adrian , 6c les deux fils d'Olivier eurent affaire aux rois Uldan & Saritron. II n'y eut qu'Antifort de la blancheRuffie qui , ne voyant perfonne qui lui fut oppofé , demeura fans occupation. II attendoit que quelqu'un de fes compagnons eüt befoin de fecours , 6c il n'attendit pas longtems. Prafilde preflbit vivement le roi Balan qui , perdant beaucoup de fang d'une bleflure qu'il avoit a Pépaule , ne fe défendoit plus que foiblement. Antifort alla prendre la place de ce dernier qui couroit un extréme péril, s'il n'eüt été fecouru. D'une autre part, les rois Uldan 6c Saritron , quoique doués d'une grande force , ne pouvoient réfifter aux deux frères armés d'armes enchantées ; mais Torinde qui venoit de mettre hors de combat le roi Adrian , accourut k leur aide. Brandimart 8c Renaud , tous deux montés fur des chevaux admirables , 8c tous deux a-peu-près de même force, fe maintenoient l'un contre l'autre avec un égal avantage. II arriva néanmoins que Brandimart, frappé d'un coup de Flamberge , appliqué avec vigueur fur le haut du cafque , plia tout C c iv  4°S Roland étourdi fur 1'arcon de la felle. Bridedor qui fentit en ce moment fa bride tëchée , 1'emporta par la campagne en cet état. II paffaprès de Roland qui 1'appercut , & qui venant alors de mettre en défordre la reine Marphife , par un coup pefant qu'il avoit déchargé fur elle, fe hata de le fecourir. II pouffa Bayard vers ce cher ami, & fe préfenta 1'épée haute devant Renaud qui le pourfuivoit. Le feigneur de Montauban qui n'étoit déja que trop piqué contre fon coufin , de ce qu'il avoit embraifé Ja défenfe de Trufaldin ne refufa point le combat. Le comte & lui commencèrent a fe frapper avec autant d'animofité , que s'ils eulfent été ennemis mortels. Sur ces entrefaites , la reine perfanne reprit fes efprits : elle brüle de fe venger ; & ne retrouvant plus Roland , elle le cherche des yeux, le découvre ,. & court après lui de toute la viteffe de fon courfier. Elle étoit prête de le joindre , lorfque Griffon, qui venoit de renverfer le roi Uldan aux pieds de fon cheval, fe trouva devant elle & 1'attaqua. Cette furieufe princeffe fut d'abord irritée de voir fufpendre fa vengeance ; mais elle fe fentit confolée de cet obftacle , quand elle reconnut dans le téméraire qui 1'ofoit arrêter undes deux guerriers qui lui avoient caufé tant  l'Amoure ux. 409 de peine le jour précédent. Elle fe jette avec furie fur lui; & dans 1'extrême colère qui la pofsède , elle le frappe avec tant de force, qu'elle le renverfé fans fentiment fur la croupe de fon cheval. Marphife , après avoir ainfi traité Griffon , demeura quelques momens incertainefi elle retourneroit fur lui , ou fi elle pourfuivroit fon premier deffein. Aqui'antla tira de cette incertitude , en arrivant au fecours de fon frère. II Vint fondre fur la reine avec tant d'ardeur , qu'il 1'étourdit d'un pefant coup qu'il lui déchargea fur 1'armet, ce qui donna le tems a Griffon de reprendre fes fens. La confufion qu'eut celui-ci du péril qu'il venoit de courir renouvéla fa fureur. II fe jette fur Marphife encore mal affermie du coup qu'elle avoit recu d'Aquilant. Les deux frères enferment entre eux la guerrière qui, comme une lionne furieufe entre deux tigres , les occupoit l'un & l'autre.  4i° Roland CHAPITRE XVIII. Suite du combat précédent, & commcnt Renaud punit Trufaldin. e tous les combats particuliers dont on vient de parler , méritoient 1'attention des fpe&ateurs , ce n'étoit rien en comparaifon de celui des deux coufins. Le fils d'Aimon réfiftoit avec une vigueur étonnante aux efforts de Roland ; & foit que combattant pour une jufte caufe, il recut du ciel de nouvelles forces , foit que connoiflant a quel ennemi il avoit k faire , il ramaflat, pour ainfi dire, tout fon courage , il donnoit beaucoup de peine au comte d'Angers. Quoique ce dernier ne put être blefTé, il n'avoit pas encore fur l'autre le moindre avantage, lui qui en avoit d'ordinaire fur tous les autres guerriers du monde. Dans le tems qu'ils étoient acharnés l'un fur l'autre, il arriva que la reine perfanne , après avoir fait perdre lefentimenta Aquilant, pourfuivoit ce chevalier que fon cheval emportoit dans la campagne. Cette guerrière pafia prés des deux paladins. Roland qui vit le péril que couroit fon neveu , quitta Renaud pour aller  l'Amoureux. 411 charger la reine , & il recommenca avec elle le combat qui avoit été interrompu. Le feigneur de Montauban ne fe vit pas plutöt libre , qu'il poufTa fon cheval vers 1'endroit ou il favoit qu'éroit Trufaldin. Ce lache monarque palit d'effroi k fon approche; & ne pouvant échapper , il implora dans fa crainte Paffiftance de ceux qui Fentouroient. Mais le roi de Circaffie lui déclara que perfonne 'ne pouvoit prendre fa défenfe , que ceux qui Favoient embrafTée par ferment. Trufaldin donc réduit a fe défendre lui-même, tira fon épée d'une main tremblante, & parut vouloir faire tête au fils d'Aimon ; néanmoins quand il Feut vu de prés, il ne put foutenir fa vue; la frayeur le faifit, &c ce lache prince prit la fuite du cöté du comte d'Angers, en criant a haute voix k fes dêfenfeurs : Au fecours , au fecours , vaillans chevaliers, Jouveneq-vous de votre ferment. Renaud le pourfuivoit malgré fes cris , & il étoit prés de le joindre lorfque les deux frères volant au fecours de Trufaldin , dont ils n'étoient pas éloignés, s'oppofèrent aux deffeins du feigneur de Montauban qui forca bientöt cet obftacle; car il étourdit Griffon d'un coup de Flamberge, & heurtant Aquilant avec impétuofité du poitrail de Rabican , il culbuta homme öc cheval. II poufia enfuite vers Tru-  Roland faldin , qu'il eut bientöt atteint. II le prit par le bras, 1'enleva de deflus fon cheval comme un léger fardeau, & le mettant en travers fur le cou de fon courfier, ill'emporta a un bout du camp , ou fe trouva par hafard le cheval du roi Uldan qui broutoit les feuilles d'un buifibn , après avoir perdu fon maïtre que Griffon avoit renverfé. Renaud s'approcha de cet animal, öta fa bride & les courroies de fa felle , & en lia Trufaldin par les pieds a la queue de Rabican ; mais il le lia fi fortement qu'il eüt été difficile de 1'en détacher. Après quoi remontant fur Rabican, il fe mit k courir par la campagne, traïnant le traïtre les jambes en haut & la tête en bas, & criant k haute voix : Accoure{, chevaliers d'Albraque , accoure^ , le roi Trufaldin implore votre fecours. Brandimart quitta le combat oü il étoit engagé contre Torinde pour courir vers le malheureux roi du Zagathay ; mais quoique Bridedor füt un des meilleurs chevaux du monde, il ne pouvoit atteindre Rabican. Les fils d'Olivier, qui s'étoient remis de leur défordre , pourfuivirent auffi Renaud fort inutilement. Le fils d'Aimon fe jouoit d'eux : tantöt il les laiffoit approcher ; & lorfqu'ils fe flattoient de le pouvoir rejoindre , ils fe trouvoient plus éloignés de lui que jamais. Enfin il poufia fon  L5A M O U R E U X. 413 cheval vers le comte d'Angers qui combattoit contre Marphife ; il paffa entre eux deux, en difant a Roland d'un air infultant: Comte, recois de mes mains ce roi fi refpectable que tu t'es chargé de défendre, & que tu préfères k tes meilleurs amis; enfuite il continua fa courfe jufqu'a ce que le miférable corps qu'il traïnoit fut entièrement démembré, & qu'il n'en reflit plus aucune partie k la queue de Rabican. Le fils de Milon devint furieux lorfqu'il s'appercut de ce que Renaud venoit d'exécuter; & fon cceur peu accoutumé a dévorer des affronts, fembloit, comme le mont Etna, exhaler des Hammes. II quitta la reine perfanne, pouffa Bayard avec impétuofité contre fon coufin , qui lui étoit alors auffi odieux qu'il lui avoit autrefois été cher. Le feigneur de Montauban fatisfait d'avoir fi glorieufement confommé fa vengeance, cefla de courir; & s'approchant au petit pas du comte, il voulut le difluader de combattre : il lui repréfenta qu'il étoit déformais inutile de prendre le parti de Trufaldin dont le ciel venoit de difpofer, & qu'il le fupplioit de lui rendre fon amitié dont il ne s'étoit point rendu indigne. Roland étoit trop hors de lui-même pour goüter tout ce que fon coufin lui dit de touchant fur ce fujet: il le défia fans lui répor.dre, & fe jeta fur lui  414 Roland avec la dernière fureur. Le fils d'Aimon piqué de lui voir fi peu de raifon, fe défendit avec autant de vigueur qu'il étoit attaqué. La reine Marphife fuivit Roland; mais les deux frères , que la mort de Trufaldin difpenfoit de courir après Roland, arrêtèrent cette princefTe, qui tourna contr'eux fes armes redoutables. Ainfi , malgré le trépas du perfide qui auroit du finir les différends , tous ces guerriers recommencèrent a combattre les uns contre les autres avec plus d'animofité que jamais. Les deux coufins fur-tout fe frappoient d'une manière étonnante. Si le comte d'Angers avoit plus de force , le Seigneur de Montauban étoit plus léger & plus adroit; la légéreté de Rabican fembloit ajouter encore a celle de fon maitre. Enfin , ces deux chevaliers fe battoient depuis long-tems fans avantage , lorfque Renaud d'un coup de Flamberge fit plier la fuperbe tête de Roland. Ce dernier , pour s'en venger, déchargea fur le cafque de Membrin un coup de Durandal fi pefant, que le fils d'Aimon en perdit connoiflance. Le comte alloit redoubler, fi Biyard, qui voulut fauver Renaud, n'eut reculé; de forte que Roland voyant qu'il ne pouvoit manier a fa volonté ce raifonnable animal, piqua vers Brandimart, avec lequel il changea de cheval. Son coufin reprit  l'Amoüreüx, 415 fes efprits pendant ce tems-la, & revint fur lui en pouffant Rabican avec tant d'impétuofité, qu'il penfa renverfer Bridedor. Ces deux incomparables guerriers , animés d'une fureur nouvelle, en vinrent aux mains, & Durandal une feconde*fois priva de fentiment Renaud, qui panché fur le cou de fon courfier, les bras pendans & verfant du fang psr le nez & par la bouche , alloit céder la vicfoire a fon ennemi. La légéreté feule de Rabican , qu'il n'étoit pas aifé de joindre , & qui emportoit le fils d'Aimon dans la campagne , fauva la vie a ce guerrier. Car le comte ne pouvoit 1'atteindre, quoiqu'il courüt de toute la vïtetfe de fon cheval pour achever fa vengeance. Comme ce dernier paffa prés d'Angélique , dont le cceur gémilfoit de voir le péril oü fe trouvoit 1'objet de fon amour, cette princeffe 1'arrêta : Mon cher comte , lui dit-elle, fufpendez de grace les mouvemens de votre colère; vous devez même perdre tout reffentiment. La querelle eft fïnie par la mort du lache roi que vous défendiez. Le ciel, en puniffant ce traitre malgré tous vos efforts, fait voir que rien ne fauroit échapper a fa juftice. Je n'ai plus rien a craindre non plus de la reine Marphife , qui m'a fait aflurer qu'elle n'étoit notre ennemie qu'a caufe de Trufaldin. Vous  4lS Roland êtes donc libre , & vous pouvez dès ce moment m'accorder une chofe que j'ai k vous demander. Je viens d'apprendre qu'une princeffe de mes amies eft dans un péril très-preffant. Sachez que tout intérêt cède dans mon cceur k celui de la fauver; mais le moindre retardement lui peut être funefte , & fi vous voulez la délivrer a ma confidération , il n'y a pas de tems k perdre. Grande princeffe , lui répondit le paladin , vous n'ignorez pas quel eft 1'empire que vous avez fur moi. Daignez m'inftruire de ce qu'il faut que jefaffe. Vous faurez, reprit Angélique, qu'une des plus cruelles magiciennes du monde a produit, par fon art, un jardin oh brillent, (dit-on), cent beautés différentes qui furpaffent 1'effort de la nature. Un affreux dragon en garde la première porte, & Falerine , c'eft le nom de la magicienne , nourrit ce monftre de fang humain. Cette barbare, qui eft parente de Marquinor , & qui gouverne en fon abfence le royaume d'Altin , fait arrêter tous les chevaliers & les dames qui paffent dans fes états, & les donne k dévorer au dragon. Une princeffe de mon fang, & qui m'efl auffi chère que moimême , eft tombée avec fon amant entre les mains de cette enchanrereffe, qui dans ce moment peut-être va les livrer au monftre. II n'y  1'A M O U R E V XI 4I7 a que vous feul, fameux guerrier, que je crois capable de délivrer tant d'infortunés qui doivent pénr fi cruellement. Je fuisprêt k partir, répliqua Ie comte d'Angers, pour aller accomplir 1'ordre que vous me donnez; mais adorable princeffe, continua-t-il en foupirant, je vous avoue que c'eft un fupphce bien rigoureux pour moi de laiffer auprès de vous le feigneur de Montauban. Je fai qu'd eft, comme moi, épris de vos charmes, & c'étoit autantpour punir cet audacieux rival que je le combattois, que pour la défenfe de .Trufaldin. ^Ces paroles firent foupirer Angélique ellemême, diverfes paftions agitèrent fon cceur en ce moment; mais comme il lui étoit d'une extréme importance de cacher fes mouvemens, ellefe contraignit le mieux qu'il lui futpoflible, & fit cette réponfe au guerrier : Que vous êtes dans une grande erreur! Vous paroït-il, Roland, que Renaud faffe auprès de moi le perfonnage d'amant ? Ah J vous auriez plus de raifon, ajouta-t-elle pouffée d'un mouvement jaloux, de 1'accufer d'aimer Marphife. S'il ne 1'aimoit pas, fe feroit-il joint k elle pour continuer le fiège d'Albraque ? Comme Angélique achevoit de parler, Aftolphe s'ap* procha d'eux. II ne doutoitpas que la pnnceffe Tornt I. D d  4l8 R O L A N 3 alarmée du péril de Renaud, n'eut defTein de rompre fon combat avec Roland; & fon amitié pour le fils d'Aimon 1'intérefToit a fouhaiter la même chofe. Venez prince, lui dit la fille de Galafron , venez défabufer votre ami d'un foupcon qu'il a congu. II croit Renaud amoureus de moi. Généreux comte , dit alors le prince anglois , vous pouviez avoir cette penfée quand vous partïtes de la cour de France. J'ai vu le feigneur de Montauban charmé de 1'adorable Angélique dans ce tems-la, mais il m'a lui-même avoué qu'il n'a plus de tendres fentimens pour elle , & tout ce qu'il a fait depuis qu'il eft au Cathay , vous le prouve mieux que tout ce que nous pourrions vous dire. Sur cette affurance, madame, dit le comte en regardant la princefTe, je rends a Renaud mon amitié. A ces mots, il lui fit une profonde révérence , piqua Bridedor vers le royaume d'Altin, 5c partit pour aller détruire le jardin de Falerine.  l' A m o u r e u x; j^g CHAPITRE XIX. Fin du combat. Départ de Renaud. A > Angélique rompit ainfi le combat des deux coufins, après quoi elle demeura fort embar«flee comment elle expliqueroit k fon père Ia demarche qu'elle venoit de faire. Elle confulta la-deflus le prince anglois, qui lui confedla de defabufer Galafron. Dans ce defTein, ils allérent tous deux trouver ce roi, qui dit a fa nüe dun air chagrin i Que veut dire ceci, princeffe : Le comte d'Angers eft fur le point de confommer ma vengeance, 8c vous 1'en empêchez? Seigneur, répondit Angélique, je viens d'épargner une injuftice a votre majefté; le guerrier que nous prenions pour le meurtrier de mon frère, ne 1'eft pas. C'eft un fait que nous venons d'éclaircir, le prince Aftolphe 8c moi. Roland nous a tout-a-l'heure appris que Ie chevalier qui a tranche les jours d'Argail eft le fuperbe Ferragus, fils du roi Marfille. Ainfi le guerrier contre qui le comte d'Angers combattoit pour la défenfe de Trufaldin, fe nomme Renaud de Montauban. C'eft fon parent & fon ami, 8c il n'a aucune part a la Dd ij  '4io Roland mort de votre infortuné fils. Hé d'oii vient donc, répliqua le roi, d'oii vient que Rabican eft en fon pouvoir? Seigneur, repartit 1'anglois, Renaud m'a dit qu'il 1'avoit tiré de la caverne d'Albarofe , oii cet excellent courfier s'étoit retiré après la mort du prince Argail, & d'oii un magicien 1'avoit fait fortir pour en faire préfent k votre majefté. Lorfque j'ai été inftruite de ces chofes, reprit alors Angélique, j'ai cru devoir rompre le combat commencé, Sc rétablir 1'amitié entre ces deux paladins. Par ce moyen, Seigneur, pourfuivit-elle , vous n'aurez plus d'ennemis , & fur-tout fi vous vous réfolvez k faire une légère fatisfaaion a la reine Marphife Je n'aurai pas de peine a m'y déterminer, interrompit le roi, a préfent que je ne fuis plus dans Perreur. Après ce difcours, Galafron, accompagné d'Angéhque Sc du prince Aftolphe, alla trouver Marphife qui combattoit encore les deux frères. A Papproche du roi du Cathay , le combat fut fufpendu. Grande reine , lui dit Galafron, ne foyez plus notre ennemie , & pardonnez k la douleur d'un père qui croit voir le meurtrier de fon fils , 1'aftion précipitée qui m'a attiré votre inimitié. A ces mots, la reine perfanne perdit toute fa colère. Elle étoit fiére, mais  L' A M O U R E U X. ah généreufe. La foumiffion du vieux roi la rou. cha. Elle affura ce monarque de fon amitié. Ellê embraffa enfuite fa charmante fille, dont elle admira les attraits. Elle marqua auffi beaucoup» d'eftime pour les deux frères, & dit a Favantage de la France , qu'elle n'avoit trouvé dans aucune nation autant de courage , de force & de véritable générofité que dans les chevaliers francois. Brandimart & Torinde , qui avoient recommencé leur combat, fe féparèrent dès qu'ils virent que la reine perfanne parloit au roi Galafron & è fa fille avec toutes les marqués d'une union parfaite. De forte que de tous les guerriers qui combattoient auparavant avec fureur , il ne refta que Renaud de mécontent. Ce paladin venoit de reprendre fes efprits ; & ne voyant plus Roland s Qu'eft devenu ,'difoit-d, ce fier ennemi qui pourmivoit ma mort avec tant d'ardeur ? auroit-il négligé de m'öter la vie , lorfqu'il m'a vu hors d'état de me défendre de fes coups? Ah! quelle honte pour moi! Cette penfée Faffligeoit & un tel point qua toute la gloire qu'il avoit acquife par le chatiment de Trufaldin , ne pouvoit le confoler Le prince Aftolphe qui s'appercut qu'Angehque voyoit avec inquiétude Fagitation de Renaud, fur qui, malgré la préfence de Mar- Dd rij  4ü Roland phife, elle avoit toujours les yeux , courut le joindre. Fils d'Aimon , lui dit-il, que faitesvous ici, & pouvez-vous encore conferver quelque reffentiment lorfque toutes chofes commencent k devenir tranquilles dans le camp? Ah ! mon cceur ne 1'eft pas , s'écria Renaud : de grace , Aftolphe , apprenez - moi oii eft le comte d'Angers; c'eft tout ce qui m'intérefle préfentement. L'anglois qui ne pénétroit que trop fon deffein, lui dit : Mon cher Renaud , calmez le trouble de vos fens; la charmante Angélique après avoir fait cefler votre combat avec Roland , vient d'éteindre auffi le reflentiment de la reine Marphife , &C des autres princes ligués contre le roi fon père. Ainfi le royaume du Cathay eft délivré des fureurs de la guerre ; puifque vous vous êtes vengé de Trufaldin , vous n'avez plus d'ennemis k combattre. Quoi! reprit le feigneur de Montauban, c'eft Angélique qui a contraint Roland a me quitter ? Qui, repartit Aftolphe, c'eft ellemême , malgré les rigueurs dont vous 1'accablez. Ah ! que ne m'a-1- elle laiffé mourir, interrompit Renaud , la honte que je redens de ce nouveau fervice, m't-ft plus infupportable que la mort. C'eft un fupplice pour moi de lui tant devoir. Que vous êtes injufte 3 lui dit le prince  lAmoureux. 423 d'Angleterre 1 Donnez-moi , reprit brufquenient le fils d'Aimon, donnez-moi tous les noms qu'il Vous plaira , mais ne combattez point des fentimens que je ne puis cbanger. Le feul plaifir que vous me pouvez faire, c'eft de m'apprendre oü je trouverai le comte. L'anglois ne voulut pas lui dire quel chemin Roland avoit pris; il lui dit feulement, pour fe délivrer de fes inftances, qu'il croyoit que le comte avoit defTein de retourner en France. A cette nouvelle, le feigneur de Montauban rémoigna qu'il le vouloit fuivre. Attendez un moment, lui dit Aftolphe, je partirai avec vous. Je vais prendre congé de Galafron & de la princeffe, a qui je dois cette déférence. Le fils d'Aimon, qui aimoit beauooup ce chevalier, lui promit de Fattendre. Le prince d'Angleterre retourna donc a Albraque, oü le Roi & fa fille avoient conduit la reine perfanne , pour lui rendre tous les honneurs qu'elle méritoit. II rendit compte a la belle Angélique de fon entretien avec Renaud, & de la réfolution oü il' étoit de retourner en France avec lui. La princeffe lui dit qu'elle envioit fon bonheur de pouvoir accompagner un chevalier fi parfait, &: qu'elle feroit tous fes efforts pour les, fuivre „ fi elle en trouvoit une occafion dont elle put profiter avec bienféance, Mais, madame A lui Dd iv  4^4 Roland dit 1'anglois furpris de ce defTein , ne craignezvous point les périls oü votre beauté peut vous jeter dans le cours d'un li long voyage ? Elle répondit qu'elle avoit un moyen für de les éviter, & elle ajouta qu'elle vouloit encore rendre un fervice a Renaud avant qu'il partït; c'étoit de lui faire recouvrer fon bon cheval Bayard qui étoit entre les mains de Brandimart. Je me charge de cette reftitution, répliqua le prince Aftolphe. En achevant ces mots, il alla chercher Brandimart, & lui tint ce difcours : Généreux chevalier, le comte Roland vous a donné un cheval fur lequel j'ai de légitimes droits. C'eft moi qui 1'ai amené ici de France, 8c vous devez vous refTouvenir que je le montois lorfque j'eus le bonheur de vous rencontrer en Circaffie , 8c d'acquérlr votre amitié. Si je pouvois dilpofer de ce bon courfier , je vous le céderois avec joie , Sc je croirois qu'il ne pourroit appartenir a un chevalier plus digne de le polféder ; mais j'en dois compte au paladin Renaud, qui eft fon véi itable maitre. J'efpère que vous voudrez bien le lui reftituer. Prince , répondit Brandimart, fi vous me demandiez ma vie, je vous la donnerois avec plaifir. Après m'avoirrendu la belle Fleurde-Lys , qui eft tout ce que j'ai de plus cher au monde , puis-je vous refufer quelque chofe ?  l'Amoureüx! 41 £ Alors fans tarder davantage, Brandimart fit remettre Bayard au prince anglois qui embraffa tendrement ce chevalier , &c le pria d'accepter en échange un vigoureux courfier , dont le roi Galafron lui avoit fait préfent. Le fils d'Othon, après avoir quitté 1'amant de Fleur-de-Lys, alla dire adieu au roi du Cathay & a fa fille , qui Fembraffèrent avec affecfion , & lui marquèrent du regret de le voir partir ; enfuite il rejoignit Renaud qui Fattendoit. Le feigneur de Montauban, quoiqu'il aimat fort Bayard, fut tenté de le refufer, quand il apprit qu'il le tenoit de la main d'Angélique, & le prince Aftolphe n'eut pas peu de peine a le lui faire agréer. Comme ces deux paladins fe difpofoient k retourner en France, Irolde & Prafilde vinrent offrir leurs fervices a Renaud , & lui témoignèrent une extréme envie de Faccompagner. II les recut comme deux braves chevaliers dontilfe faifoit gloire d'avoir acquis Famitié, & il confentit qu'ils partiflent avec lui. Fin du Tome premier»  '426 T A B L E Des Marières contenues dans ce premier Volume. LIVRE PREMIER. C HAPITRE PREMIER. De l'entrtprife du roi Gradajfe , du tournoi de 1'empereur Charles , & de Vaventure furprenante qui arriva dans fa cour. Page 1 ChAP. II. Qui étoit cette dangereufe beauté qui produifoit des effèts f furprenans. Du projet que forma Maugis d' Aigremont , & quel en fut le fuccès. 10 Chap. III. Du, combat d'Aftolphe' & dArgail. 18 ChAP. IV. De cc qui fe paffa entre Argail & ' l'orgucilleux Ferragus , fecond affaillant. 22 CHAP. V. Combat de Ferragus & d'Argail. 29» CHAP. VI. Des dijfiérens parus que prirent Aftolphe & Ferragus après la mort d'Argail. Roland & Renaud quitient la cour. 38 CHAP. VII. Cornmencement des joules. 4i GhAP. VIII. Continuation des joütes , & de quelle manière elles finirent. 5 o  DES MATIÈRES. 427 CHAP. IX. De la rencontre qu Angélique fait de Renaud dans la forêt des Ardennes , & de ce qui en arrivtc. 62 chap. X. De farrivée de Roland aux Ardennes, & de la joie quil eut de trouver Angélique endorrnie. j [ chap. XI. Combat de Ferragus & de Roland; & pourquoi ils furent obligés de fufpendre leurs coups. 76 Chap. XII. De ce que fit Vempereur Charles lorfiquil apprit le dcjfein du roi Grkdajfe, & de Vétat ou. I'Efpagne fe trouvoit alors. 81 Chap. XIII. Bataille entre les rois Gradajfe & Marfille. 85 Chap. XIV. De ce que fit Angélique après sêtre éloignée de Roland & de Ferragus-, 91 Chap. XV. De la nêgociadon de Maugis , & quel en fut le fuccès. 97 chap. XVI. Quel fut la fuite du Mguifement de Falfette. 102 chap. XVII. Aventure merveilleufe du comte d'Angers, 107 chap. XVIII. Combat de Roland contre le géant du pont de la mort , & du grand péril oii ce chevalier fe trouva. 116 Chap. XïX. Rolandapprend des nouvellesd'Angélique , &_perd la mémoire. 127 Chap. XX. De l'accord des rois Gradaffe & Marfille. 133  4i8 TABLE chap. XXI. Comment Charlemagne & fes paladins furent délivrés. 141 LIVRE SECOND. ChAP. I. Des agitations de Renaud , & du grand péril qu'il courut. 15 6 chap. II. Hifoire de Marquin. 163 Chap. III. Quelle fut la fin dune aventure Ji périlleufe pour Renaud. 180 Chap. IV. De i'arrivée du prince Aftolphe en Circaffie , & de la rencontre qu'il y fit. 192 Chap. V. Le prince Aftolphe arrivé au Cathay , comment il s'intro duifiit dans le chateau dAlbraque , & de quelle manière il y fut regu par la belle Angélique. 103 chap. VI. Témérité d'Aftolphe. Bataille des tartares & des circaffiens. 111 Chap. VII. Suite de la bataille. Courage de Sacripant. 219 Chap. VIII. Rencontre de Renaud. Hiftoire de Prafilde & d'Irolde. 226 Hiftoire de Prafilde & d'Irolde. 229 Chap. IX. Quelle aventure obligea la belle Fleurde-Lys dinterrompre fon récit. Continuation de thiftoire de Prafilde & d'Irolde. 149 Continuation & fin de l'hiftoire de Prafilde & d'Irolde. , 253  DES MATIÈRES. 429 LIVRE TROISIÈME. chap. I. Du bruit que Renaud & Fleur-de-Lys entendirent a leur réveil. Combat dangereux de ce paladin. Comment il perdit le cheval qu'il avoit gagné, & de quelle faqon il en regagnct un meilleur. Hifloire de Polinde & d'Albarofe. l8l Suite de l'hiftoire de Polinde & d'Albarofe. 288 Chap. II. Enllvement de la belle Fleur-de-Lys. Prife de la ville d'Albraque , & comment Angélique en fortit pour aller cher cher du fecours. 293 Chap. III. Retour d'Angélique d Albraque, & quel changement elle y trouva. 302 chap. IV. Arrivée de Galafron au fecours d'Albraque , & de la bataille quil livra d 1'empereur Agrican. 3 ^ chap. V. Arrivée de Renaud dans le royaume d Altm ,& de la rencontre qu'il y fit d'un chevalier affligé. . 32Q chap. VI. Renaud & Fleur-de-Lys apprennent des nouvelles d'Albraque. 330 Chap. VII. Suite de la Bataille entre les rois Agrican & Galafron. Chap. VIII. Combat de Marphife & de Renaud, & comment il fut interrompu, 3.4a  43© TABLE DES MATIÈRES; • chap. IX. De quelle manier e Fleur-de-Lys fut i féparèe de Brandimart. Combat d''Agrican & du comte d' Angers s & quel en fut tevenement. 35a Chap. X. Roland rencontre Brandimart , & le tire de péril. „ 356 chap. XI. liifloire de Leodile. 362 Chap. XII. De faventure du Cor enchanté, & des exploits inouis du comte Roland. 370 Chap. XIII. Suite de [aventure du Cor enckanté. 377 Chap. XIV. La reine Marphife met le fiège de- 1 vant la ville d'Albraque , & Renaud défie Trufaldin fur la mort d'Albarofe. 38} Chap. XV. Combat de Renaud contre les dêfenfeurs de Trufaldin , & de quelle maniere il fut interrompu. 391 chap. XVI. Retour de Roland d Albraque, & des mouvemens qui tagiterent quand il apprit que Renaud étoit au Cathay. 399 chap. XVII. Second combat au fujet de Trufaldin. 4Q4 Chap. XVIII. Suite du combat précédent ; & comment Renaud punit Trufaldin. 410 chap. XIX. Fin du combat. Départ de Renaud. 419 Fin de la Table du Tome premier.