NOUVELLE TRADUCTION DE ROLAND L'AMOUREUX, D E MATHEO MARIA BOYARDO, COMTE Dl SCANDIANO. P a r l e Sage. AVEC FLGUREa. TOME SECOND. A AMSTERDAM, & fe trouve a p A KIS, RUE ET HOTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXIIÏ.   v TABLE DES CHAPITRES Contenus dans ce fccond Volume. LIVRE QUATRIÈME. Chap. I. Du pro jet ambitieux d''Agr amant, & pourquoi U ajfembla a Bï^erte tous les rois d'Afrique fes vafiaux, pages i Chap. 11. Du voyage que Roland fit en Altin, & des aventures qui lui arriverent en chemin , 18 Chap. III. Hiftoire d'Origile, 22 Chap. IV. Comment les fils d'Olivler partirent d'Albraque avec Brandimart, & de leur arrivée en Altin, $7 Chap. V. Comment le feigneur de Montauban fecourut deux demoifelles t & combattit pour elles un ge'ant, ^z Chap. VI. Par qttel hafard Roland apprit qu'il étoit proche du jardïn de Falerine , 48 Chap. VII. Roland rencontre une demoifelle qui lui apprend plufieurs particularités touchant Falerine & fon jardïn, ^ Chap. VIII. De 1'accident qui arrïva dans la forêt d'Albraque a la princejfe du Cathay, ;8 Chap. IX. Aventure du roi Sacripant pendant la chajfe, & qui étoit le nain qui vola l'anneau de la princejfe Angélique , 62 Chap. X. De la rencontre que Marpkife fit de Brunei, Chap. XI. De l''entree de Roland dans le jardïn de Falerine, & des monflres qu'il y trouva,. 70 Chap. XII. Comment Roland détruïfit l'enchantement du jardïn de Falerine, %x  vj T A B L E Chap. XIII. Des merveilles que vit le comte d' Angers dar.s la caverne de la fee Morgane , 92 Chap. XIV. Rolandpourfuit la fee Morgane, 99 Chap. XV. Comment le fils de Milon, après avoir délivré les prïfonniers de Morgane ,fortit de l'ile du Lac , 104 Chap. XVI. De l'cntrcprife du roi d'Alger, & de la defcente qu'il fit en Italië, 109 Chap. XVII. Renaud férer la guerre contre Charles. Et qu'eft-il befoin d'autres forces Sc d'autres guerriers que nous? Jeune homme, lui repartit froidenient le roi des Garamantes, vous allez voir li vous avez raifon d'attribuer a la crainte ma prédiction , Sc de donner un mauvais fens & mes avis. Encore une fois, feigneur, ajouta-t-il en regardant Ie roi d'Afrique, profitez des confeils que je vous donne en mourant, li vous ne voulez attirer fur vous & fur vos peuples d etranges malheurs. En parlant ainli, le favant vieillard tomba en foiblelfe, Sc quelques momens après, il expira dans les bras de fes amis qui s'emprelfoient en vairt de le fecourir. Agramant qui 1'aimoit & 1'eftimoit, fut frappé de eet accident, qui fembloit juftirïer pleinement la vérité des prédiétions du vieillard. Il n'y eut que Rodomont qui n'en fut point ému. Quoi donc, dit - il alors, la mort de ce vieux roi doitelle nous faire concevoir un mauvais préfage? Eft-ce une chofe étonnante de voir mourir uii vieil homme? Ainfi parloit !e roi d'Alger pour  16 Roland blamer ceux qui paroilfoient furpris d'une fem-" blable mort. Et ce prince emporté voyant que malgré fes dernières paroles , la plupart des princes, & Agramant lui-même fe déterminoient a fuivre le confeil du roi des Garamantes , il leur dit en colère : puifque vous ètes réfolus a perdre tant de tems , demeurez ici dans une honteufe oiliveté. Pour moi, je retourne a Alger, d'oü je partirai fans retardenjent avec 1'élite de mes fujets, & paiïerai chez nos ennemis, pour vous apprendre a ne les pas craindre. Alors il fe re tira effectivement de l'affemblée avec quelques princes africains de fes amis , qui brülant comme lui du defir de combattre, lui promirent de fuivre fon exemple. Après fon départ, le roi d'Afrique, de 1'avis des autres princes, envoya les plus habiles de fes barons a. Conftantine, avec ordre de s'informer du jeune Roger. Mais on ne put avoir aucunes nouvelles de ce prince , ni découvrir le palais d'Atlant; & I on jugea bien qu'on n'en feroii qu'une recherche inutile fans 1'anneau d'Angelique. La difficulté étoit d'avoir eet anneau, & la chofe mife en délibération, paroiffoit impoffible dans le confeil, lorfque le roi de Fez prit la parole, & dit : par quel moyen pourrons-nous obtenir eet anneau merveilleux? La force ouverte n'ypeutrien : finousl'envoyonsdemander, la  t' AMOUREUX. ly k princefle Angelique ne nous 1'accordera point pour nous faire réuffir dans une entreprife ou elle n'a aucun intérêr. II faut donc que nous ayons recours a 1'artifice. Cherchons un homme èonfommé dans tous les genres de fourberie, un homme en qui la fubtilité de la main égale la fécondité du génie. J'ai parmi les officiers de ma maifon un homme de*ce caraétère. II s'eft finale par mille tours de fouplefTe qui lui auroienc at-j tiré plus d'une fois le dernier fupplice , 6 charmé de Ia nouveauté de fes inventions & de la fertilité de fon efprit, je ne lui eufle fait grace. Jetons fes yeux fur lui. Je vais le charger de voler la bague d'Angelique. S'il n'en peut venir a bout, il ne faut pas efpérer qu'aucun autre y puiffe réuffir. Auffi-tot que le roi de Fez eut ceffé de parler tout les avis du confeil fe eonformèrent au fien. On fit venir dans 1'afTemblée la perfonne qui avoit étépropofée pour dérober 1'anneau. C'étok un petit homme qui, par fa figute contrefaite, attna tous les regards. II n'avoit guères plus de trois coudées de haut. II étoit bcfTu & des cheveux crèpus & courts couvroient fa tête qui paroiffoit beaucoup plus groffe qu'une tête ordinaire. II avoit les yeux ii vifs & fi percans , qu'il prévint d'abord tout le monde en faveur de fon fa voir faire. Brunei, c'eft ainfi que eet inTome II. g  l8 R o l a w b figne fourbe fe nommoit , fut inftruit de ce qu'on attendoit de lui, & Agramant, pour 1'encourager a fe bien acquitter de fa commiffion, lui promit un royaume pour récompenfe. Brunei treffaillit de joie a cette furprenante nouvelle. 11 affura le roi d'Afrique qu'il lui rapporteroit d'orient 1'anneau conftellé d'Angclique, & que la longueur du voyage feroit le plus fort obftacle qui 1'arrêteroit. Dans le tems qu'il faifoit cette promelfe au monarque, il déroba une grande partie des pierreries dont le trone étoit enrichi , fans qu'on s'en appercut darts 1'aifemblée, quoique tous les yeux fulfent arrëtés fur lui. Dés qu'il fut parti pour leCathay, Agramant renvoya tous les princes dans leurs états, avec ordre de fe mettre en état de paffer en France, auffi-töt que Brunei feroit de retour de fon voyage. CHAPITRE II. Du voyage que Roland fit en Altin, & des aventures qui lui arriverent en chemin. Le comte d'Angets avoit tant d'impatience de rendre a fa princelfe le fervice imporrant qu'elle exigeoit de lui, qu'il marchoit le jour & la nuic fans s'arrêter. Mais il avoit tant d'états a palfer,  L'A M O U R E U X. qu'il ne devoit pas compter d'arriver fi-tot en Altin. Pendant un fi long voyage , fon elprit n'étoit occupé que d Angelique. S'il avoit de Ia. joie de penfer que le feigneur de Montauban n'étoit plus fon rival, il ne laiffoit pas d etre accablé de douleur de fe voir pour long-tems éloigné de fa princelfe. Le chagrin qu'il en avoit le mettoit dans une telle fuuation, que malheur i ceux qui avoient 1'audace d'attirer fon reifentiment. II fortoit du royaume de Calka pour entrer dans celui de Mugal, lorfqu'un jout, fur la levée d'un étang, il rencontra deux demöifelles qu'un chevalier avoit arrétées, &. vouloit emmener par force avec lui. Le paladin neut pas fi-tót remarqué cette violence, qu'il repréfenta au chevalier 1'injuftice de fon procédé ; mais le chevalier , chagrin de fe voir troublé dans fon deffein > ne répondit que par des paroles infultantes1 au comte, qui, dédaignant de lui faire 1'honneur de le défier en combat régulier , le faifit par le bras, 1'arracha des arcons, & le jeta au milieu de 1'étang, ou la pefanteur de fes armes ne tarda guère a le noyer. A peine Roland eut achevé eet exploit , qu'il falua les dames, & s'éloigna d'elles de toute la vïtelfe de Bridedor , avant qu'elles pulTent lui rendre graces du fervice recu. Elles demeurèrent fort furprifes d'un départ Cx Bij  2o Roland fubit, & de la nouveauté dun pareil événement. Du royaume de Mugal, Roland pafTa dans celui de Tulent qu'il traverfa tout entier ; puis entrant dans le royaume de Bizuth, il arriva au pas des deux Roches. Cétoit un chemin creux, qu'on appeloit ainfi , a caufe qu'il paflbit entre deux roches. U.i grand chevalier monté fur un puiffant courher, gardoit ce palTage ; pouffé de fon mauvais deftin , il voulut obliger le comte a lahTer en ce lieu fes armes & fon cheval. Ce qu'il avoitfait a beaucoup d'autres chevaliers qui n'avoient pu lui réfifler. Le paladin choqué de fon arrogance , lui dit: fais-tu bien que c'eft a Roland que tu fais cette propofition ? Et qui eft ce Roland, répliquale chevalier du Pas d'un air méprifanr. Je vais te 1'apprendre , répartit le comte. Mors il defcendit de deflïis Bndedor, tira Durandal avec lequel il creufa dans la terre une fofte de la hauteur d'un homme. Enfuite il arracha de la felle le chevalier du Pas , le jeta dans la folte & la couvrit d'une des deux roches qu'il déracina par la force de fes bras, & qu'un autreque le cyclope Poliphème n'eüt pu feulement ébranler. 11 n'y avoit a la foiTe qu'une petite ouverture par ou le miférable pouvoit pafTertin bras. G^rde a préfent ce paftage , lui dit Roland , gi' fi 1'on te demande qui t'a mis dans eet endroit, tu répóndras que c'eft Roland.  t'A M O U R E U X. 11 Le fils de Milon remonta fur Bndedor, & traverfa le chemin creux. 11 marcha les jours fuivans le long d'une grande forêt , au bour de laquelle il fe trouva dans une plaine fort érendue , oü bientöt un objet qui infpiroit de Ia pitié , attira fon attention-, il appercut a un arbre, qui bordoit le grand chemin, une demoifelle pendue par les cheveux , & fes oreilles furent en même tems fraopées des cris douloureux qu'elle poufloit, & qu'elle avoit foin de rendre plus éclatans a l'arrivée de tous ceux qui furvenoient en ce lieu. Aflez prés de cette malheureufe, on voyoit une riviète qui pafloit fous un pont a 1'entrée duquel un chevalier armé de toutes pièces, tenoit une lance a la main, & 1'on remarquoit au-dela du pont deux autres chevatiers dans la même attitude. Le paladin, fuivant fon penchant généreux , fe difpofoit a fecourir la demoifelle, quand le chevalier du pont luicria; arrête, chevalier , ne te rends pas proteéteur du vice en exécutant ce que tu te propofes; fiche que les ficcles paifés n'ont jamais vu naïtre wne plus dangereufe femme que celle qui s'orfre a tes yeux : tu t'attirerois le blame & le reproche de tous ceux qui chériffent la vertu, fi cédant a. ta pitié, tu donnois du fecours a cette créature. Je ne faurois croire, répondit Roland, que ce foit juftement que cette dame fouffre un fi crue! B iij  li Roland chatiment. Hé bien , reprit I'autre chevalier,* juges-en toi-même par le récit que je vais te faire, fi tu veux m'accorder ton attention. Le comte lui témoigna qu'il étoit difpofé a 1'entendre. Alors le défenfeur du Pont paria dans ces termes. CHAPITRE III. Hiftoire d'Origile. Cette artificieufe dame, qui fe nomme Origile, a pris comme moi, nailfance dans la grande ville de Bizuth, capitale de ce royaume. Sa beauté eft des plus parfaites, Sc lui foumet les creurs des perfonnes quine connoilfent pas le fond du fien. C'eft un efprit d'artifice Sc de menfonge. Elle fe plait a repaitre de frivoles efpérances fes amans, Sc a. les armer enfuite les uns contre les autres. Je me fuis lailfé furprendre a fes manières trompeufes. Tantot par des refus étudiés, Sc tantot par de légères faveurs qu'elle vouloit me faire prendre pour des preuves anurées de fa tendrefle; elle m'enflamma fi fortement, que je ne pouvois vivre un moment fans la voir. Un jeune chevalier de la ville, nommé Locrin, ü'étoit pas moins épris que moi d'Origile. Elle  L'A M O U R E V X. 1$ nous trompoit fi bien tous deux, que chacun de nous fe flattoit de pofleder feul toutes les affe&ions de fa dame. Philax, me dit-elle un jour, je t'aime avec ardeur; mais il n'y a qu'un moyen pour te procurer 1'accomplhfement de tes fouhaits : tu fais qu'Oringue aiant pris querelle contre le jeune Corbin mon frère, le tua trèsinjuftement, je dis injuftement, paree que mon frère étoit dans une trop grande jeunefle pour pouvoir réfifter a un homme confommé dans 1'exercice des armes. Mon père, pour venger la mort d'un fils qu'il aimoit tendrement, a cherché Sc trouvé un chevalier auquel il propofa une grande récompenfe pour lui livrer Oringue mort ou vif. 11 faut donc que tu prennes des armes pareilles a. celles d'Oringue, avec fa devife & des habits comme les fiens. Quand tu te feras arme comme lui, tu te mettras en campagne, Sc chercheras Ariant, qui eft le chevalier que mon père a chargé de fa vengeance. Ariant te prendra pour Oringue, vous combattrez tous deux; Sc après un léger combat, tu feindras de ne pouvoir réfifter a fes coups, Sc te rendras fon prifonnier. Il te menera au chateau de mon père oü tu ne dois pas craindre d etre maltraité , puifque je ferai ta geolière. Alors nous pourrons nous voir, & nous entretenir a tous momens fans témoins. Si mon père veut fe potter a quelque B iv  3-4 Roland fêcheufe extrémité concre toi, je faurai bien te dérober a fon relfentiment. Jetois fi perfuadé de la fincérité d'Origile, que j'aurois cru lui faire une offenfe d'en douter. Je ne fongeai qua me difpofer a faire ce qu'elle me propofoir. J'érois a peine hors de fa vue, qu'elle rencontta Locrin, a. qui elle tint le difcours fuivant : mon cher Locrin, je voudrois te rendte heureux, mais ne t'attends point a le devenir, fi tu ne me livres Oringue, qui a tué fi cruellement mon jeune frère ; & il faut pour eet effet que tu fafles ce que je vais te diie : comme mon père m'a promife au chevalier Ariant, a condition qu'il lui mettra Oringue entre les mains, tu ne peux me ravir a Ariant qu'en le prévenant, c'eft-a-dire, qu'en combattant avant lui Oringue. Prends donc toute la forme d'Ariant, porte des armes femblables auxfiennes, fa cotte - d'armes, fon cimier , fa devife, &c un croilfant en champ de finople dans fon écu. Oringue lui-même y fera trorrïpé; & fi tu peux le vaincre, je ferai en forte que mon père t'accordera la récompenfe qu'il a promife a Ariant. Locrin féduit comme moi par la perfide Origile, la remercia de fes bontés, & la quitta pour aller fuivre fon confeil, pendant que de mon cóté je travaillois a. ma perte. Je prelTai de telle forte les ouvriers que j'employois, qu'en peu  l'AmoUREÜX. 2j de tours j'eus toutes les chofes nécelfaires pour 1'exécution de mon deffein. Je forcis de la ville prêc a combattre pour me laifTer vaincre; & Locrin qui n'avoic pas moins d'empreflemenr a mériter la récompenfe promife a fes feux, ne tarda gueres a fe mettre en campagne. Nous nous rencontrames bientöt, & nous nous trompames 1'un & Pautre. Il me prit pour Oringue, Sc je le pris pour Ariant. Nous en vinmes aux mains. Je me battis quelque tems, puis feignant de ne pouvoir foutenir la pefanteur de fes .coups, je me lailfai tomber comme de foiblefle, Sc me rendis fon prifonnier. II he manqua pas de me mener au chateau du père d'Origile. Cette dame lui promit de nouveau de lui faire valoir ce fervice; & quand il 1'eut quittée, elle me fit mille carefTes, Sc m'affura qu'elle étoit au comble de fes voeux. Enfuite elle m'enferma dans une prifon, en me difant: fans adieu, mon cher Philax, je vais a la ville chercher mon père pour l'avertir qu'Oringue eft en fon poavoir. Mais, belle Origile, lui dis-je; quand votre père me verra, peut-être me foupconnera-t-il de n'être pas Oringue. Soyez ladelfus fans inquiétude, répondit-elle, mon père. ne connoït pas plus ce chevalier que vous; Sc fi par malheur quelqu'un venoit le détromper , je trouverois afiez de raifons pour vous fauver de  z vaincu en combat fingulier. Oringue fe fouleva contre ce repreche qu'il qualifia d'impofture. Le roi ne pouvant fur le champ démêler la vériré des faits conteftés, nomma des commiffaires pour les examiner. Ils s'y appliquèrent avec exaéfcitude le jour fuivant; & jugeant qu'Origile pouvoit plus qu'un autre les aider a parvenir i un éclairciffement, ils allèrent au chateau de cetta dame pour 1'interroger. Locrin & Oringue les accompagnèrent dans 1'intention de foutenir ce qu'ils avoient avance. La furprife d'Origile fut extreme, lorfqu'elle vit arriver les commilfaires avec tout 1'appareil de la juftice qui a toujours quelque chofe d'effrayant pour les perfonnes qui fe fentent coupables. Elle ne s'étoit point attendue a rendre raifon de fa conduite, & elle fut étourdie de la fommation que les commilfaires lui firent de la part du roi, de leur remettre le prifonnier qu'elle avoit entre les mains. Elle nia d'abord qu'elle eut un prifonnier : mais elle fe troubla quand elle vit paroicre Locrin, qui n'avoit pas jugé a propos de fe montrer d'abord. Madame, lui dit ce chevalier, le roi a voulu prendre connoilfance de 1'affaire d'Oringue, & je n'ai pu me difpenfer de lui avouer qu'après 1'avoir vaincu , je vous 1'ai livré; mais je vois avec étonnement qu'Oringue dans le tems que je le crois en prifon dans votre chareau, eft en liberté. II foutienc i  jo Roland même avec audace que je ne 1'ai point fait prifonnier» Confondez cette impofture, madame, & dites la vérité. Origile ne fut pas peu embarraffée a cette inftance. Néanmoins comme elle ne pouvoit fe difpenfer de répondre, elle dit que Locrin n'avoit rien avancé qui ne fut vrai; mais qu'elle n'avoit pu conferver Oringue dans fon chateau; qu'il avoit corrompu 1'officierqui avoit les clefs de fa prifon, 8c s'étoit échappé la nuit. Alors, les commilfaires firent avertir Oringue de fe montrer. La confrontation de ce chevalier fut un nouveau fujet d'embarras pour Origile, qui ne laiffa pas de lui foutenir que Locrin 1'avoit amené prifonnier dans fon chateatt ou il avoit paffé le jour précédent jufqu'a. la nuit qu'il s'étoit fauvé. Oringue s'offrit a juftifier par la dépofition de pluheurs perfonnes dignes de foi, qu'il étoit aïlleurs le jour précédent, & dans le tems qu'on Ie fuppofoit prifonnier d'Origile. J'ai fans doute été trompé dans cette affaire, ajouta-t-il, de même que Locrin; & comme il a paru deux Ariant, il peut bien y avoir auffi deux Oringue, dont le faux aura été vaincu par Locrin. Je demande pour 1'honneur de ce chevalier, & pour Ie mien, que la chofe foit approfondie. Ce foupcon d'Oringue parut bien fondé a Locrin, qui dit alors que c'étoit a la perfuafion d'Origile qu'il avoit pris des armes pareilles a  i'Amoürevx. 31 celles d'Ariant pour combattre contre Oringue, & il demanda, comme ce chevalier, qu'on approfondït cette affaire. Les juges, fur leur réquifition qui leur parut jufte, firent ouvrir la prifon oü j'étois renfermé. On m'y trouva encore revêtu des mêmes armes fous lefquelles j'y étois entré, & cette découverte fut 1 eclairciffement de tout le myftère. On prit ma dépofition, qui contenoit tout ce qui s'étoit paffé entre Origile & moi. Je neus garde d'en rien cacher : j'étois trop animé contre cette inhdelle pour avoir encore quelqu'envie de la ménager. Ce ne fut pas tout: elle eut encore une plus grande mortification. Ort trouva dans un endroit caché de fon appattement un jeune homme qu'elle aimoit, quoiqu'il fut fans naifTance & fans mérite. Les commiffaires 1'interrogèrent aufli , & la crainte des chatimens lobligeant a tout déclarer, il fit connoitre par fon rapport que la dame nous avoit trompés Oringue, Ariant, Locrin & moi. Que fon but, en nous armant les uns contre les autres, avoit été de fe défaire de nos importunités, &c de nous mettre en défaut fur le commerce infame qu'elle avoit avec ce jeune homme. Les juges s'affurèrent de ce malheureux & d'Origile jufqua ce qu'il plüt au roi d'*rdonner de leur fort. Quand ce monarque fut inftruit de cputes les circoaftauces de cette affaire, il jugea  j2 Roland que notre artificieufe maitreffe méritoit de fouf-frir un fupplice qui ótat aux perfonnes de fon fexe 1'envie de 1'imiter; pour eet effet, il lacondamna a être pendue par les cheveux aux branches du Pin de ce pont, qu'on appelle comunément le pont du Pin. II fut de plus ordonné que nous nous tiendrions Oringue, Ariant, Locrin Sc mol armés de toutes picces a 1'enrrée du pont, pour combattre tous ceux qui voudroient entreprendre de détacher Origile. Depuis deux jours que nous nous acquittons de eet emploi, fept chevaliers ont déja perdu la vie, Sc tu peux voir encore leurs écus aux branches de ce Pin. Cefle donc de vouloir défendre la plus dangereufe de toutes les femmes, fi tu ne veux mériter les reproches du ciel Sc des hommes. Quoique le récit de Philax eut un caradtcre de vérité capable de perfuader, le comte d'Angers avoit le cceur fi noble, qu'il ne put croire qu'une fi belle dame fut auffi coupable qu'on le difoit. D'ailleurs, Origile qui voyoit ces deux chevaliers s'entretenir enfemble , ne doutant pas que celui du pont ne racontat fon hiftoire Sc fes artifices a 1'autre, ne celfoit de crier a. Roland ; qu'il n'ajoutat point foi aux difcours du chevalier du pont, qui n'étoit qu'un impofteur & qu'un barbare. Le généreux paladin touché de fes plaintes réfolut de la délivrer. Allez, dit-il a Philax,  t'A M O v k E U x. j} Philax, déliez cetre dame, ou vous préparez a combattre contre moi. Philax avoit trop de valeur pour être effrayé de fes menaces. San* rien répondre il prit du champ, & vint fondie fux le comte la lance en arrêt; mais malgré la juftice du parti qu'il foutenoit, Roland le renirerfa du premier choc, & traita plus rudement encore Oringue qui fe préfenta le fecond, car la forte lance du guerrier Francois le perga d'outre en outre, & le jeta mort fur Ia pouffière; Ariant & Locrin combarrirent enfuite, & furent bientoc. mis hors de combat. Après cette victoire, le paladin alla détacher Origile qui lui rendit mille aétions de graces dans les termes les plus touchans que 1'irinocence eut pu infpirer a une perfonne moins coupable qu'elle. Il admira fa beauté qui ne cédoit qu'4 celle d'Angelique. II lui demanda ou elle voulo'c qu'il la conduisït. A cette demande, les yeux de Ia dame déjd humides de pieurs, versèrent de nouvelles Iarmes. Madame, lui dit Roland, je croyois avoir tari la fource de vos pieurs. Hélas, feigneur, lui répondit-e'le , je n'ai que trop de raifon de m'affliger. Telle eft mon infortune, que mon propte pays ne peut m'orTHr un azile afluré. M»s funeftes appas avoient enflammé les chevaliers que vous venez de vamcre; Sparee que je n'ai pas voulu fatisfaire leur ardeur crimiTome II. q  ?4 Roland nelle, leur amour s'eft tourné en haine; & s'accordant tous trois pour fe venger, il y a deux jours qu'ils entrèrent par furprife dans notre chateanj ils tuèrent mon père & tous nos domeftiques ; enfuite ils me trainerent ici par les cheveux avec une inhumanité fans exemple, m'attachèrent a ce Pin, oü je ferois encore fans votre généreux fecours. ° Voila, feigneur, ajouta-t-elle, un récit fuccinct-de matriftedeftinée.Jugez, fi mes perfécuteurs étant les plus puiflans de ce pays par leurs «rcandsbiens & par leur crédit, j'y puis ètre en fóreté. Après avoit dit ces paroles, Origile continua de pienter, & priafon libérateur de 1'emmener avec lui, plutot que de la laiffer expofee a la cruauté de fes ennemis. Comme U parut a la demoifelle que fa prière embarrafloit le guerrier, qui voulant aller au jardin de Falerine, ne pouvoit erTectivement fe charger de la conduite d'une dame, elle lui dit: brave chevalier, pourvu que vous me meniez hors de ce royaume, il ne m'importe enquel endroit vous me laifliez. Cela étant1, luirépondit le comte, jevaisvous conduite juf. qu'au pavs d'Altin. Origile monta derrière lui fur Bridedor, & Roland, pour réparer le tems perdu, recommenca d'aller bon train. lis étoient déja prés de 1'endroit oü le royaume de Bizut confine i celui d'Altin, lorfque paf-  l'A m o u r e ü x.' fant auprès d'un grand perron de marbre forc élevé, oü l'oli montoit par eent degrés de même matière, la dame dit a fon conducteur : vous voyez peut-être, feigneur chevaliers le plus eélèbre monument de 1'antiquité : au haut de ce perron eft une fontaine, qu'on appelle la fontaine du fecret, paree que tous les amans de i'un & de 1'autre fexe qui regardent dedans, y voyent s'ils font aimés ou haïs des perfonnes qu'ils aimentEt a quoi le connouTent-ils, dit le paladin ? Un chevalier, dit Origile, y voit fa maitreife, qui a un vifage riant ou dédaigneux, & par la il juge de fa fortune amoureufe. Ce que vous m'apprenez, reprit Roland avec agitation, me donne la curiofité de faire cette épreuve* Mettez-moi donc i terre, dit la demoifelle, & je gardera* votre cheval, pendant que vous monterez au perron» L'amoureux comte d'Angers impatieht de voie 1'adorable image d'Angelique , & de connoltre les fentimens que cette princefle avoit pour lui t eut bientót montc les cent degrès; mais comme il cherchoit la fontaine qui devoit montrer a fes yeux avides le cceur de fa chère Angelique, il s'entendit appeler par Origile, qui montée fur Bridedor, lui cria : feigneur chevalier, fi vous n'avez pas coutume d'aller a pied, commencei a vous y accoutumer. Vous ne verrez plus votra C ij  Roland bon courfier. Que cela vous ferve de lecon. Une autre fois ne foyez pas fi eurieux. A ces mots, elle pouffa Bridedor a toute bride, & s'éloigna comme un rraiv de fon libérateur, qui trop plein de 1'efpoir eurieux de s'éclaircir du lort de fon amour, ne fit pas dans le moment grande attention aux paroles de la dame; mais lorfqu'après avoir parcouru tout le perron, il ne trouva aucune fontaine, il s'appercut bien qu'il avoit eu tort de ne pas croire le chevalier du pont. Le paladin fentit vivement la perte de Bridedor, qui lui étoit néceffaire pour achever 1'entreprife qui 1'avoit attiré du Cathay en Altin. En defcendant les degrés, il remarqua une infeription gravée fur le marbre , par laquelle il apprit que eet édifice étoit le tombeau de Ninus, qui fut autrefois roi de toutes ces provinces. Cette découverte ne le confola pas d'avoir perdu fon courfier. 11 fe mit fur les traces de eet animal, & marcha trois jours & trois nuits a pied, fans trouver aucune occafion de fe pourvoir d'un autre cheval. Mais mon auteur laiffe en eet endroit Roland pour parler de Grifon, d'Aquilant 8c de Brandimart, qui font reftés a Albraque.  l' A m o u r. e V x. 37 CHAPITRE IV. Comment les fils d'Olivier partirent d'Albraque avec Brandimart 3 & de leur arrivée en Altin. C^u and les deux fils du marquis Olivier Sc Brandimart furent que Roland s'étoit éloigné d'Albraque, il ne leur fut pas poflible d'y demeurer davantage 5 Sc comme ils apprirent d'Angelique qu'il étoit allé détruire le jardin de Falerine , ils jugèrent qu'il auroit befoin de leurs fecours dans une fi grande entreprife , de quelque valeur qu'il fut doué. Ils fe déterminèrent donc a 1'aller trouver en Altin. Ils prirent congé du roi Sc de la princeffe, qui louèrent fort leur réfolution. Pour Fleur de Lys , elle ne vit qu'a regret partir Brandimart fans elle; mais fur 1'affurance que ce Chevalier lui donna de venir la retrouver avec Roland, qui ne pourroit vivre long-tems loin d'Albraque , elle demeura auprès d'Angelique qui avoit pris beaucoup d'amitié pour elle. L'envie que Brandimart Sc les deux frères avoient de rejoindre Roland avant qu'il tentat 1'aventure du jardin fatal, leur fit faire tant de diligence, qu'ils arrivèrent avant lui en Altin -y il eft vrai qu'ils avoient pris un chemin plus C iij  3$ R O t A N D eourt, Sc qu'aucune chofe ne les retarda fur Ia route. Ils fe trouvèrent un foir a Penrrce d'un pont qui traverfoit une rivière affez rapide. Ils la pafsèrent Sc entrèrent dans une prairie , milieu de laquelle il y avoit un palais magnifique, d'oü il fortit une troupe de demoifelles qui fe mirent a danfer au fon de plufieurs inftrumens. Les chevaliers demandèrent en pafc fant a un homme qui avoit un faucon fur le poing Sc menoit des chiens en laifle, a. qui ce palais appartenoit. II eft a. notre roi, répondit il. Le lieu oü il eft bati étoit autrefois un bois de haute futaie, Sc ce pont qui s'appeloit dans ce tems-la le pont Périlleux , fe nomme a préfent Je pont de la Rofe. II étoit alors gardé par un cruel géant qui raviffoit 1'honneur des demoifelles, & maftacroit les chevaliers quiy pafibient; mais Marquinot vaiüant guerrier de cë pays, tua ce monftre en combat fingulier, Sc devint roi d'Altin par eet exploit, Pour monument de fa reconnoilfance envers fon peuple, qui 1'avoit choifi pour fouverain , il fit couper une partie du bois , & batir a fa place ce grand palais que vous voyez, ou tous les chevaliers Sc les dames qui paffent par ici font très-bien recus. Grifon propofa auih-tot a fes, compagnons de s'arrêter dans ce palais. J'y confens, dit Brandimart, SC moi auffi , dit Aquilant, Sc nous irqus  t'A M O U H. F. U X.' J9 même, fi vous le fouhaitez, offru nos fervices 1 ces belles dames qui danfent dans la prairie, lis defcendirent tous trois de cheval , & s'avancèrent vers les demoifelles qui témoignèrent beaucoup de joie de leur arrivée. Les danfes & les chanfons fe renouvelèrent avec plus de vivacicé, ce qui dura jufqua ce qu'il furvint une dame a cheval. Les demoifelles la prièrent de mettre pied a terre , & d'embellir leur fête de fa préfence. Les ttois guerriers admirèrent fa beauté. Grifon fur-tout en fut frappé j mais imaginezvous lafurprife de ce chevalier, lorfque tenant la bride du cheval que la dame montoit , il reconnut Bridedor dans ce courfier. Il en frémit, & tout troublé, il pria la dame de lui apprendre comment elle avoit eu ce cheval. Cette quefhon étonna la ttompeufe Origile , car c'étoit elle; mais comme fon efprit étoit fertile en rufes 8c en menfonges , elle fe remit & répondit a Grifon : j'ai ttouvé ce courfier attaché a un arbre, prés d'un pont fur lequel étoit étendu par terre un chevalier mort , 8c auprès de lui dans le même état un grand géant qui avoit la tête fendue jufqu'a leftomac. Aquilant 8c Brandimart demandèrent quelles armes portoit le chevalier ? Origile leur défi^na celles de Roland, ce qui fit croire aux ttois guetriers que le comte avoit perdu la vie. C iv  40 R O t A N D On ne peut exprimer 1'afFlidlioii dont ils furent faifis. O grand paladin, s'écria Brandimart en gémilfanr, qui font les laches qui t'ont trahi ? Je fais bien qu'il n'y a point de géant, ni de monftre au monde capable de t'avoir privé de la lumière. Aquilant & Grifon ne difoient rien; mais le filence qu'ils gardoient ne marquoit que trop leur douleur. Les demoifelles du palais s'emprefsèrent de les confoler , & comme la nuit approchoit, elles les entraïnèrenc dans le chateau, oü elles effayèrent de bannir leur profonde trifteffe par de nouveaux divertifmens. Un repas fplendide fuccéda aux danfes 8c aux concerts. Les mets les plus délicats, & les liqueurs exquifes n'y manquèrenf pas. Néanmoins tous les plaifirs qu'on imagina pour divertir les généreux amis de Roland ne purent exciter le moindre mouvement de joie dans leurs cceurs: lis penfoient fans cefTe a la mort du comte & aux moyens de la venger. Quand on s'appergut que rien ne pouvoit vaincre leur afflidion, les divertiffemens cefsèrent, & Ion conduifit les chevaliers, de même qu'Origile, dans des appartemens magnifiques, pour y goürer la douceur du repos. Les trois amis, malgré la fituation trifte oü ils étoient, ne laiffoient pas d'admirer la magnificence de ce patais, & d etre furpris des honneurs qu'ils y avoient recus; mais ils changèrent bien  L'A M O U R E V X. 41 de penfée le lendemain, lorfqu'a la pointe du jour, ils virent enrrer dans leurs chambres une troupe de gens armés, qui fe jeterent brufquement fur eux, & leur lièrent trés - étroitement les mains, fans leur donner le tems de fe défendre. Ils en firent autant a Origile. Puis les menanc tous quatre a un fort chateau fitué dans une obfcure forêt, ils les y enfermèrent dans un profond cachot. Les chevaliers demeurèrent - li quelques jours, au bout defquels une autre troupe de gens de guerre beaucoup plus nombreufe que la première vint les retirer d'un li trifte féjour. Le commandant de la troupe s'adrelfant aux chevaliers & a la dame, leur dit: fortez, malheureux, voici le dernier de vos jours, nous allons vous conduire au fupplice qui vous attend. Origile ne put entendre eet arrêt fans frémiri La paleur de la mort fe répandit fur fon vifage. Pour les deux frères qui croyoient Roland fans vie, ils écoutèrent le commandant fans palir, & Brandimart, s'il fut agité, ne fentit que Ie regrec qu'auroit de fon trépas fa chère Fleur-de-Lys. Les prifonniers furent conduits dans la cour du chateau , oü, revêtus de leurs armes, on les fit monter fur leurs propres chevaux, les mains liées derrière le dos. Ils marchèrent en eet equipage, & gagnèrent une plaine, oü ils ne furent pas fi-töt entrés, qu'ils virent venir vers eux un chevalier  4i Roland a pied, quoïqu'il eüt 1'écu au bras, Sc füt armé de toutes pièces. CHAPITRE V. Comment le feigneur de Montauban fecourut deux demoifelles, & combattit pour elles un ge'ant. I_ie feigneur de Montauban accompagné d'Aftolphe fon coufin, Sc des deux parfaits amis Irolde Sc Prafilde, avoit pris le chemin de France, croyant fur le rapport du prince Anglois que le comte d'Angers y retournoit. Néanmoins comme ils pafsèrent par le royaume d'Eluth, qui étoit la route la plus commode &c la plus belle , ils ne s'écartèrent pas beaucoup de celle que Roland avoit fuivie. lis évitèrent toutes les aventures pour faire plus de diligence. Cependant après avoir traverfé un grand nombre d'états, ils rencontrèrent un jour au pied d'un arbre une demoifelle qui pleuroit amèrement, Sc paroiffoit avoir une vive douleur. . Le fils d'Qrhon qui marchoit le premier, lui demanda pourquoi elle s'affligeoit ainfi. Hélas, feigneurs chevaliers, répondit la demoifelle, fi vous êtes capables de pitié, vous ne fauriez re- fufer ds fecourir ma fceur, & de la venger d un  l'A M O U R 1 u x. 43 géant qui La outragée &c qui 1'outrage encore en ce moment. Nous fommes forcies ce matin de notre chateau, pour aller voir une de nos parentes. Nous avons pris pour nous y rendre le chemin ordinaire , que nous connoiffbns parfaitement. Et toutefois, ce que je ne puis comprendre encore, c'eft qu'a trois eens pas d'ici, nous avons trouvé une rivière, un pont & une tour, dans un lieu oü nous n'avons jamais vu qu'une plaine des plus unies. Le géant dont je viens de vous parler, garde ce ponr, & loge dans cette tour. Nous nous fommes approchés de lui, malgré fon énorme figure , & nous lui avons demandé la raifon de cette nouveauté. Une paiffante fée, nous a-t-il dit, qu'on appelle Morgane, a produit par fes enchantemens une ifle, qui fe nomme 1'ifle du Tréfor, autrement 1'ifle du Lac. Cette ifle, a proprement parler, n'eft dans aucun endroit de ia terre, & pourtant elle eft par-tout oü la fée veut qu'elle foit. Morgane ayant fu qu'un chevalier fameux a eu affèz de force pour vaincre les deux taureaux, le dragon & les guerriers armés, dont elle fe fervoit pour la garde de fon ifle, & qu'il a dédaigné de la voir, lorfque ee haut fait darmes lui en avoit donné le droir, elle a juré de fe venger de ce mépris injurieux. En feuilletant fes livres dajis ce deflein, elle a déceuvert que ce chevalier doit paflèu par ici  44 Roland pour mettre fin a une aventure qu'il s'eft propofée; c'eft pourquoi elle a fait fortir du fein de la terre, par le pouvoir de fes charmes, une rivière, une tour & un pont, ou j'attends le guerrier par ordre de la fee qui m'a choifi pour le combattre, & a qui j'ai promis de le livrer mort ou vif. Lorfque lc géant a ceffé de parler, pourfuivit la demoifelle, nous 1'avons remercié de fon récit, èc prié le plus civilement qu'il nous a été p jffible, de nous permettre de palier le pont pour continuer notre voyage. Mais le monftre nous a répondu d'un air a. nous faire trembler, qu'il vouloit être payé de fa peine; & s'adreffant a ma foeur qui eft plus belle que moi, il a eu 1'infolence d'attenter fur fon honneur. Ma fceur 1'a repouffé de toutes fes forces, ce qui a mis le géant en fureur. Quoi donc, petite créature, a-t-r il dit, vous parois-je un homme a rebuter? Je vais vous punir comme vous le méritez. Alors changeant en haine fa brutale ardeur, il a pris ma fceur par les cheveux, 1'a attachée toute nue a un atbte malgré nos cris & nos efforts, tk 1'a cruellement fouettée a mes yeux. La demoifelle qui racontoit cette trifte aventure, redoubla fes larmes en eet endroit, Les chevaliers qui 1'écoutoient furent touchés de compaffion: ils lui promirent de délivrer fa fceur,  1*A M O U *R E U X. 45 & de Ia venger du géant. Le prince d'Angleterre la mit en croupe fur Rabican, Sc ils eurent k peine fait trois eens pas , qu'il appercurent la rivière, la tout & le pont. En s'en approchant, ils entendirent de grands cris que poulfoit la demoifelle que le géant fouettoit encore. A ce fpectacle, les généreux gerriers piquèrent vers le monftre. Barbare, lui dit Renaud, 1'ordre que tu as recu t'oblige-t-il a faire de pareils traitemens aux dames? Si j'y fuis obligé, ou non, répondit le géant avec beaucoup de fierté, ce n'eft point a toi que j'en dois rendre compte. Ne te mêle que de ce qui te regarde, Sc fans vouloir fouftraire cette créature au chatiment qu'elle n'a que trop mérité, crains d'en attirer un plus rude fur toimème. Le feigneur de Montauban, fans faire attention aux menaces du monftre , fauta légèrement a terre, Sc courut délier la demoifelle. Le géant voulut 1'en empêcher, mais Irolde pouffa dans ce moment fon cheval contre lui, 1'attaqua, Sc le fit chanceler du choc. Le monftre irrité de 1'audace du chevalier Perfan, prir une groffe barre de fer dont il fe fervoit pour arme, Sc le frappa fi rudement, qu'il le jeta a terre privé de fentiment. Ce ne fut pas tout encore : non content de 1'avoir mis en eet état, il 1'emporta dans fes bras Sc courut fur le pont, d'oü il le précipita  46 Roland dans la rivière, avant qu'il put ètre fecourit paf fes compagnons. Prafilde au défefpoir de n'avoir pu prévenir ce malheur, s'avanca tout furieux pour venger ion ami; mais toute fa valeur ne 1'empêcha point d'avoir le mème fort. Renaud qui venoit avec Aftolphe de délier la demoifelle & de la rendre a fa fceur, reffentit vivement la perte des deux amis. II alla plein de colère au géant qui étoit fur le pont, & 1'écu au bras, il lui allongea une eftocade qui lui auroit percé le ventre de part en part, fi les armes du monftre n'euffent point été enchantées. Malgré la force du coup, le géant n'eri fut pas feulement ébranlé. 11 leva fa barre pour fe yenger, & la fit defcendre comme un tonnerre fur Renaud, qui en évita heureufement 1'atteinte en fautant a quartier, &c qui déchargea plufieurs coups de flamberge; mais le trenchant de cette bonne épée ne fit pas plus d'effet que fa pointe. Le fils d'Aimon évita encore par fa légèreté deux ou ttois fois la terrible barre, néanmoins il en fut atteint. Elle lui fracaffa fon bouclier, & le renverfa par terrre lui* même. L'intrépide paladin voulut fe relever , le géant ne lui donna pas le tems : il fe jeta fur lui, le prit entre fes bras, &c entreptit de le jeter dans la rivière comme les autres. Renaud qui connut fon deflein, le tint ferré'fi étroitement, que le monftre ne pouvant s'en débaraffer, fe  l' A M O u R. E u x. 47 précipita dans le fleuve avec lui. Ils allèrent tous deux au fond, & ne parurent plus fur 1'eau. Le prince dAngleterre paffa de 1'un & de 1'autre cöté de la rivière, pour tacher de fecourir le fils d'Aimon : il fuivit le cours de 1'eau, & les demoifelles reconnoiffantes du fervice recu, cherchoient leur libérateur avec autant de zèle & d'inquiétude qu'Aftolphe même. Cependant quelque peine qu'ils fe donnaffent tous trois, ils ne purent découvrir aucun veftige de Renaud. Le prince Anglois étoit fi étourdi de ce ttagique événement, qu'il ne fe pofledoit plus. Il gémifloit, il appeloit la mort a fon fecours, &c dans fon défefpoir, il fut tenté vingt fois de fe jetter dans le fleuve pour rejóindre fon coufin. Les demoifelles touchées de fon affliction, n'épargnèrent rien pour le confoler, & firenc fi bien qu'elles 1'obligèrent a s'éloigner de ce lieu. Elles lui proposèrent de le mener a leur chateau oü elles ne fongeoient plus qu'a retoutner, mais ils'en excufa civilement fur ce qu'il étoit peu en état de goüter les divertiflemens qüelles n'auroient pas manqué de lui donner. 11 les quitta même en pleurant amèrement, & reprit le chemin de France, monté fur Bayard. II préfera ce cheval a Rabican, quoiqu'il commengat a connoitre 1'excellence de eet admirable courfier, qu'il fut obligé de laifler dans eet endroit. O bon cheval, difoit-il a Bayard!  48 R O t A N D tü as donc perdu ton chef maitre fans efpoir de ie retrouver? Bayard qui ne 1'entendoit que trop, exprimoit par des hanniffemens plaintifs la douleur que lui caufoit la perte du fils d'Aimon. CHAPITRE VI. Par quel kafard Roland apprit qu'il étoit proche du jardin de Falerine. Ije paladin Roland éroit a pied, comme on 1'a dit. II fe flattoit de 1'efpérance d'acquérir un nouveau cheval par la voie des armes, lorfqu'il vit venir vers lui une troupe de gens de guerre. C'étoit celle des Satellites qui conduifoient au fupplice Origile, les deux frères & Brandimart. II reconnut ces trois perfonnes dès qu'il fut a pottée de les démêler. II diffimula le refïentiment qu'il avoit de les voir dans Pindigne état ou ils étoient; & s'approchant d'un des foldats, il lui demanda ou Pon menoit ces prifonniers. A cette queftion, répondit le foldat, je juge que vous êtes étranger. Vous ne favez pas fans doute que vous etes dans le royaume d'Altin , 8c qui pis eft, proche du jardin de Falerine. Fuyez promptement, continua-t-il, fi vous êres fage, ou bien vous aurez le fort de ces malheureux que  L'A M O U R E V X'. ^ que nous menons a ce jardin fatal, pour y être dévorés par le grand dragon de la magicienne. -Roland eut beauconp de joie d'apprendre qu'il étoit fi prés du jardin de Falerine; & comme il demeura quelques momens a rêver fur cela, 1'AItinien crut que ce chevalier étourdi de la nouvelle qui venoit de lui être annoncée, n'avoit pas la force de prendre une réfolution. Qui t'arrête, lui dit-il, infenfé que tu es? profite vïte de 1'avis que je t'ai donné. Si notre commandant t'appercoir, tu es perdu. Ami, repartit Roland, je te remercie de la bonne volonté qüe tu me témoignes ; pour t'en récompenfer, profite toi-même du confeil que je te donne de te retirer a 1'écart, de peur que je ne te confonde avee tes compagnons, dont rinjuftice & la barbarie m'excitent a les punk. L'altinien furpris de ces paroles, s'écarca effectivement de fa troupe par curiofité feulement, &c pour voir quel fens 1'événement alloit donner au difcours de eet étranger. Cependant le commandant de la troupe appercut le comte; Oh , oh, dit-il, que vient chercher ici ce nouveau venu? qu'il porte la peine de fon artivée en ce royaume. Affurez-vous de lui, cria-t-il a fes gens, qu'il ne vous échappe point? Sept a huit foldats armés de corcelets & de hallebardes , s'approchèrent aulfi-tót du paladin pour fe faifir de fa perfonne j mais le guerrier qui méprifok cette canaille 9 Jome IL  Roland arracha la hallebarde de 1'un de ces foldats, avec quoi faifant la roue au milieu deux, il les eftropia tous, & les renverfa les uns fur les auttes. Après cette cxpédition qui fut brufque , il entra plus avant dans la troupe , ou il fit un fi terrible fracas, que tous les fatellites fe débandèrent Sc prirent la fuite. Ils abandonnèrent les prifonniers, & même leurs propres armes pour fuir plus légèremenr. Le commandant qui auroit dü les retenir Sc faire plus de réfiftance , plus effrayé encore que les autres, les encourageoit a fe fauver. ïïiyons, fuyons, camarades, leur crioit-il, c'eft ce dangereux homme qui tua Rabican. En parlant de la forte , il couroit de 'toute la vïteffe de fon cheval devant un chevalier a pied, Sc craignoir encore de ne lui pouvoir échapper. Le comte dédaigna de pourfuivre ces laches, Sc fe prefTa de délier fes amis, qui furent tranfportés de joie de le re voir. Pour la dame, quoique ravie detre dclivrée, elle fe troubla quand elle ■reconnut Roland, & baifTa les yeux de confufion, lorfqu'U s'approcha d'elle pour la délier. Malgré fa hardieffe naturelle & 1'art de diffimuler qu'elle poffédoit, elle dit d'une voix mal affurée a fon libérareur: que je fuis juftementpunie, feigneur, de vous avoir orlenfé. La honte que j'ai de vous devoir une feconde fois ma délivrance, vous venge affez de mon crime. Mais s'il m'eft permis  l'Amoüreux. e f de vous alléguer quelque foible excufe, pour diminuer du moins ma faute, je vous dirai que fur le refus que vous fites de m'emmener avec vous, je me troublai de manière que je crus ne pouvoir évirer de tomber encre les mains de mes ennemis, qu'en me fervantde votre courfier pour m'éloigner deux. PuniOez - mot, feigneur, par une prompte mort. J'avoue que je 1'ai méritée. A ces mots, elle fe jeta aux pieds du paladin, & les arrofa de tant de larmes , qu'il eut la foiblefle de fe lailfer tromper de nouveau. II embrafia Origile pour 1'alTurer qu'il oublioit le palfé. II eft vrai que le jeune Grifon qui étoit déja devenu amoureux de cette dame, intercéda pour elle. Le foldat altinien que le comte avoit fait écarrer de fa troupe, avoit été témoin du combat. II ne pouvoit revenir de fon étonnement. Il vinc fe jeter aux genoux de Roland, & il lui dit: feigneur , je reconnois que je dois la vie a vos bontés. Ami, lui répondit le guerrier en fouriaut, apprends par ce qui vient de fe palier X tes yeux, que le ciel punit tót ou tard les perfonnes qui s'engagent dans le crime, & qui autorifent les cruautcs. Le générenx fils de Milon, pour témoigner a Origile qu'il n'avoit aucun reffenriment contre elle, la mit en croupe derrière lui fur Bridedor; D ij  ij R O 1 A N P &: il fe tremit en chemin avec fes deux neveux St Brandimart. En marchant, la dame de Bizutrï avoit toujours 1'ceil fur le gentil Grifon, qui étoit encore dans fon printems, Sc dont le vifage paroilfoit vermeit comme une rofe. Ce chevalier de fon cöté jetoit a tous momens fur elle des regards paffionnés qu'il accompagnoit d'ardens foupirs. Roland s'en appercut avec chagrin", Sc craignant que cette inclination pour une femme dont il connoilfoit le mauvais caract-ère, n'eut de mauvaifes fuites pour fonneveu, il crutdevoir la prévenir en féparant ces deux amans. Dans ce delfein, il dit aux deux frères Sc a Brandimart qu'il étoit obligé de les quitter pour une aventure qu'il avoit juré d'achever feul. Les trois chevaliers eurent beau lui repréfenter qu'ils n'étoient partis d'Albraque que pour partager les périls qu'il alloit courir, il leur paria de manière qu'ils furent obligés de fe foumettre a fes volontés. Grifon ne fut pas peu mortifié de voir que fon oncle fe difpofoit a emmener Origile, Sc cette dame de fon cóté n'en étoit pas plus contente que Grifon; mais ils n'osèrent, ni 1'un ni 1'autre , témoigner leur déplaifir a Roland, qui quitta les trois guerriers après leur avoir dit de 1'attendre quinze jours dans la ville de Bizuth, par oü il les alfura qu'il pafleroit pour retourner au  r' Amoureux. 53 Cathay. Si vous ne me revoyez pas a Bizuth , ajouta-t il, dans le terme prefcrit: ne m'y attendez pas davantage, & vous en retournez a Albraque, oü je ne manquerai pas de vous aller rejoindre le plutói qu'il me fera poffible. CHAPITRE VII. Roland rencontre une demoifelle qui lui apprend plufieurs particularités touchant Falerine & fon jardin. uelque obligation qu'Origile eut au comte d'Angers , comme il la féparoic de fon cher Grifon, elle ne le fuivoit qua regret. D'une autre part, Roland avoit de la douleur de s'être défait de fes amis pour une femme qu'il méprifoit, & dont il fe trouvoit embarraffé. Dans cette difpofition, ils alloient tous deux fort triftement Sc fans fe patier , lorfqu'il rencontrèrent une dame montée fur une haquenée blanche. Le comte la falua, elle lui rendit le falut, & lui dit: feigneur chevalier, quel malheureux deftin vous a conduits en ce pays ? Ne favez-vous pas qu'il n'y a que deux lieues d'ici au jardin de Falerine ? fuivez promptement une autre route & fuyez. Je vous rends graces , belle dame, répondit en Diij  54 Roland fouriant le paladin, de vous intérefler a mon fort; mais je dois vous dire que bien loin de retourner fur mes pas, je me fuis propofé de dctruire le jardin de l'inhumaine Falerine, & de délivrer du trépas tant d'infortunés qui doivent être la proie de fon dragon. L'amour me donna laffurance dont j'ai befoin pour tenter cette aventure , & me promet que je Pacheverai. Ace difcours de Roland, la dame altinienne regarda ce paladin avec furprife , & lui répliqua dans ces termes : feigneur chevalier , le deffein que vous avez eft généreux; que je mériterois les reproches des perfonnes qui ont du courage & de la vertu , fi je ne contribuois pas a fon exécution. Heureufement pour vous, je puis vous inftruire de la conduite que vous devez tenir dans votre entreprife. Une de mes amies qui eft dans la confidence de la magicienne, & qui, comme moi, gémiten fecret de ne lui voir employer le grand art qu'elle pofsède, qu'a la deftruftion des étrangers qui arrivcnt en Altin , m'a mife au fait fur tout ce qui conceme fon jardin. J'ai écrit fur ces feuilles affemblées, pourfuivit-elle, en tirant de deftous fa robe un petit livre, tout ce que mon amie m'a dit la-delfus , & je ne crois pas pouvoir faire un meilleur ufage de ce livre, que de vous le donner. Suivez les confeils que vous y trouverez , ils vous feront falutaires. Après  I.' A M O U R E U X. 'fcj ces mots, la demoifelle le falua civilement &C paffa fon chemin. Le guerrier Frangois defcendit de cheval , &C s'affit au pied d'un atbre avec Origile. II fatisnt 1'impatience qu'il avoit de feuilleter le livre , &C d'appreudre ce qu'il fouhaitok de favoir. Il y trouva d'abord une defcription du jardin; il étoit écrit qu'il y avoit quatre principales entrees par oü il faudroit qu'il pafsat; que la première étoit gardée par un dragon qui dévoroit tous les jours des malheureux qu'on lui livroit , & que le eomte en feroit la victime comme les autres, s'il ne s'abftenok au moins pendant trois jours de la compagnie des femmes. Si je manque a. furmonter le dragon , dit alors Roland en fouriant. , ce ne fera pas fjute d'avoir rempli cette condition. Le paladin pourfuivant la lecture du livre, lut une chofe qui lui fut plus utile que tout le refte ; il étoit dit qu'après avoir pafTé la première entree , il verrok un beau palais oü Falenne faifoit fon féjour , que cette enchantereffe alors s'y occupoit a forger par fes charmes, & en y employant le fuc de certaines racines , une épée qui auroit la vertu de couper toutes les armes & les autres chofes enchantées; qu'elle ne prenoit tant de peine a. faire cette épée , que paree qu'elle avoit connu par fon art qu'un chevalier d'occi- D iv  $6 Roland dent nommé Roland, qui étoit Fée de tout fon corps, devoit détruire fon jardin ; mais que pour achever cette aventure , il faudroit qu'il s'emparat de cette épée, appelée Balizarde, fans laquelle il ne pourroit tuer la plupart des monftres qu'il auroit a combattre. Lorque le comte eut tout lu , il referma le livre, & fort fatisfait d'avoir appris tout cela, il remonta fur Bridedor avec Origile, & fe hata d'arriver au jardin de la magicienne. Néanmoins qnelque impatience qu'il eüt d'exécuter 1'entreprife , il fut obligé d'en remettre au Jendemain 1'exécution, paree qu'il étoit marqué dans le livre qu'on ne pouvoit entrer dans le jardin que vers le point du jour. Comme le foleil étoit déja couché, Roland mit pied a terre, & fe coucha fous un arbre oü il s'affoupit. Pour la dame, au lieu d'en faire autant, elle livra fon efprit a de noires penfées. Elle fe repréfenta que le paladin ne 1'avoit amenée avec lui que pour l'abandonner au monftre de Falerine; Sc cette réöexion la troubla de forte , que dépouillant tout fentiment de reconnoiffance , elle réfolutde tuer fon libérateur pour fe déli vrer de tout danger. La lune Sc les étoiles qui brilloient au ciel , ne lui fourniffoient que trop de clarté pour exécuter fon perfide projet. Elle s'approciu de  l'A 'm o u 1 e ii x. 57 Roland , qui, Ia tête appuyée fur fon bouclier dormoit d'un profond fommeil; efle tira doucernent Durandal de fon fourreau; mais comme elle fe difpofoit a le plonger dans le fein du comte, une réflexion 1'arrêta. Elle craignit de ne pouvoir que le blefTer feulement, 8c cette crainte 1'empêcha de le frapper. Elle fe contenta de fe réfoudre i fuir vers 1'endroit oü le paladin] avoit quitté fes amis. Mais elle emporta Durandal, 8c vola une feconde fois Bridedor. Le guerrier , a qui fes ennuis 8c 1'abfence d'Angelique ne permettoient pas de jouir d'un long repos , fe réveilla une heure avant le jour. La lune qui brilloit quand il s'étoit endormi, venoit de fe coucher , 8c il ne pouvoit difcerner les objets qu'a. Ia feule faveur des étoiles. II s'appergut pourtant qu'Origile n'étoit plus auprès de lui. II crut d'abord que la pudeur, fi naturelle au fexe, avoit obligé cette dame a s'éloigner de lui pour s'abandonner librement au forameil. II ne doutoit pas qu'elle ne fut endormie fous quelque arbre aux environs. Mais quelle furprife eft égale a celle qu'il fit paroïtre, lorfque le jour venu , il ne retrouva ni Origile , ni Bridedor, ni même Durandal. Ah, perfide femme, s'écria-t-il, je mérite bien cette nouvelle trahifon. Devois-tu me féduire une feconde fois, moi qui connoiflbit ton mau-  5? Roland vais cceur? Le paladin femit une vive aftliótion; il ne perdit pas toucefois courage , & quoique fans cheval & fans épée , il conferva 1'envie de tenter 1'avencure du jardin. Pour fuppléer au défaut de Durandal, il arracha par fa force prodigieufe une des plus groffes branches d'arbre, & s'en fit une efpèce de malfue , capable d'écrafer par fapefanteur les armes les plus fottes. CHAPITRE VIII. De l'accident qui arriva dans Ia forêt d'Albraque d la princejfe du Cathay. Pendant que ces chofes fe palfoient en Altin, Angeiique dans la ville d'Albraque ne fongeoit qua prendre le chemin de la France , oü elle favoit que Renaud s'en retoumoit; mais il lui falloit un prét?xte pour entreprendre ce voyage avec bienféance : d'ailleurs , la reine Marphife étoit encore au Cathay , dont Galafron ta.hoit de luirendie le féjour agréable par tous les honneurs qu'il lui rendoit. Un jour, entr'autres , la princeffe Angeiique, pour divertir la guerriere , rit piéparer une duffe dans la forêt d'Albraque , au retour de laquelle il devoit y avoir un grand feftin au flambeaux ,  L'A M O V R E U X. fous des cabinets de feuillages qu'on avoit fait faire dans leplus bel endroitdu bois. Leschiens lanccrent un cerf, les chalfeurs fe mirent fur les voies, & la fille de Galafron comme les autres. Ils coururent pendant une partie du jour: mais 1'ardeur de la chaffe, & le défaut de quelques chiens qui prirent le change, difpersèrent les chaffeurs. Angeiique fe trouva feule ; la folitude réveilla fon amour. Elle defcendit de cheval , & s'affit auprès d'un arbre , oü elle fe mit a rappeler dans fa mémoire tout ce qui lui étoit arrivé depuis le jour fatal qu'elle renconrra le fils d'Aimon dans les Ardennes. Quelles cruelles réflexions ne fit»elle point? Hélas, difoit-elle en foupirant} ingrate que je fuis, je donne la mort au fameux comte d'Angers qui m'adore & qui m'a rendu de fi grands fervices. Et pourquoi lui ai-je fait un fi injufte traiternent, pourfauver la vie au cruel Renaud qui me méprife? Que dis-je, qui ne peut me voir fans horreur. Tandis qu'elle s'abandonnoit aux différentes penfées qui s'offroient a fon efprit, un nain contrefait, qui palfoit dans la forêt 1'appercevant au pied de 1'arbre , s'approcha refpectueufement d'elle. II avoit un habit de pélerin avec un rochet de cuir fur fes épaules , & portoit en fa main un bourdon. Madame, lui dit-il, en fe jetant a fes pieds, puifque vous avez 1'éclat & la beauté des  ó'a R o i A K r> divinités qui tegnent fur nos deftinées \ j'efpère que vous en aurez auffi la bonte, & que vous voudrez bien accorder quelque affiffcance a un malheureux qui en a befoin. La princeffe lui donna plufieurs pièces d'or qu'elle avoit fur elle; il les recut avec de fi grandes démonftrations de joie, que ne paroilTant pas maitre des mouvernens de fa reconnoifiance, il prit la main qu'Angeiique lui avoit tendue, &lapre(Ta étroitement entre les fiennes. Madame , s'écria-t-i! , avec rranfport, veuillent les dieux vous récompenfer pleinement du bien que m'ont fait vos mains libérales. En difant ces paroles , il falua la princeffe d'un air foumis 8c refpectueux, puis il s'éloigna d'elle, la joie peinte dans fes yeux 8c fur rout fon vifage. Après fon départ, la fille de Galafcon fe replongea dans fa rêverie j mais bientöt s'étant appergue qu'elle n'avoit plus fabague a fon doigt, il n'eft pas poflible d'exprimer quelle fut fon affliótion. Elle fe laifTa tomber de foiblelfe fur 1'herbe , & fes beaux yeux répandirent abondamment des pieurs. Enfuite faifant réflexion qu'elle perdoit a s'affliger un tems qu'elle devoit employer a recouvrer fon anneau , elle fit un effort fur fa douleur; monta promptement a cheval , 8c fe mit a courk dn cóté qu'elle avoit vu marcher le nain. Cependant elle ne put ren-  L'A M O V R E ü X. qu'enflammer encore davantage la fiére Mar* phife, qui dans fon reffentiment jura de n'avoir point de repos, qu'elle n'eüt puni eet infolent voleur, & de le pourfuivre jufqu'au bout de la terre. Elle étoit libre alors, & pouvoit exécuter fon deffèin, puifqu'elle avoit renvoyé fon armée en Perfe. D'ailleurs, elle avoit promis a la fille de Galafron de ne point retourner a Albraque fans fon aaneau. E iij  7° Roland CHAPITRE XI. De l'entree de Roland dans le jardin de Falerine, & des monftres qu'il y trouve. peini les premiers rayons du foleil paroiffoient fur fhorifon, que Roland marcha vers le jardin de Falerine avec la nouvelle arme qu'il s'étoit faite. Le jardin venoit de s'ouvrir, quand il en approcha. Ce n'étoit point une porte, c'étoit le mur qui s'ouvroit de lui-mcme le matin, & fe refermoit le foir. L'enclos avoit dix lieues de tour, & les murailles étoient élevées de trois eens pieds. La pierre en étoit luifante & plus dure que le marbre. A n'y voir ni ciment, ni mortier qui fit la liaifon des pierres, on cut dit que tout ce vafte mur n'étoit compofé que d'une feule. L'indomptable guerrier entra dans la première enceinte. II y trouva le monftrueux dragon, qui vint a lui les aïles étendues & la gueule béante. Roland de peur d'en ètre englouti, lui lanca dedans une fort groffe pierre qu'il ramalfa. Cette pierre palfa jufques dans le golier du monftre, &C penfa le fuffoquer. Il fit de grands effbrts pour la rejeter, &c pendant qu'il fe débattoit avec  l'Amoureux. 71 violenee pour en venir a bout, le comte eut le tems de lui décharger fur la tere plulïeurs coups de fa maftue; & il les appliqua avec tant de force, qu'a la fin il lui écrafa la cervelle, quelque dur que fut Tos qui la couvtoit. Auffi-tót que le dragon fut privé de vie, le mur qui d'ordinaire étoit ouvett le jour, fe rejoignit, de forte que le chevalier fe vit enfermé ; mais il n'en prit que plus d'aifurance, & marcha vers la feconde enceinte, qui s'ouvrit a fon approche. II fe trouva dans un agréable verger, rempli de beaux arbres chargés de fruits. En jetant les yeux de tous cótés, il vit a main droite une ftatue, du pied de laquelle fortoit un fource, dont fe formoit un ruifleau qui couloit dans la prairie, & lavoit le pied des arbres. Sur le piédeftal de la ftatue, il Iut ces mots écrits en gros caractères : C'eft en marchant le long de ce ruijfeau que l'on arrivé au palais du beau jardin. Roland réfolut d'aller a ce palais pour y furprendre la magicienne. 11 fuivit donc le ruiffeau, & quoiqu'occupé de fon enrreprife, il ne pouvoit s'empêcher d'admirer ce beau lieu. On y refpiroit un airdoux; les oifeaux y voloient de branche en branche, & joignoient leurs agrcables chants au murmure du ruifleau. Leschevreuils Sc les dains couroient dans la prairie toute parfemée de fieurs. Enfin le paladin découvrit le palais de E iv  7Z Roland Falerine; il s'en approcha, & trouvant la porte ouverte , il y entra librement. La magicienne étoit alors dans un grand falon qui donnoit fur le veftibule. Elle tenoit une épée dans laquelle elle fe miroit. Surprife & troublée de voir un guerrier fi prés d'elle dans ce lieu folitaire, elle voulut s'enfuir. Elle paffa dans le veftibule, defcendit dans la plaine ou elle fe mit a courir; mais le comte quoiqu'armé, 1'eut bientót atteinte. II lui óta 1'épée qui tranchoit toutes fortes d'armes enchantées, & qui n'avoit été forgée que pour le faire mourir. Enfuite il voulut 1'obliger a lui enfeigner les entrées & les forties de fon jardin; néanmoins quelque menace qu'il put lui faire, il lui fut impolïible d'en tirer une feule réponfe: mauvaife femme, lui dit Ie chevalier, je devrois par ta mort te punir de tous les maux que tu as faits, mais je ne puis me réfoudre a. tremper mes mains dans ton fang. Ne crois pas pourtant que je te kille en état de t'oppofer au deffeiu que j'ai de détruire ton jardin & tes prifons. Alors Roland fit des bandes des propres vêtemens de Falerine, avec quoi il la lia trcs-étroitement a un arbre. Elle étoit fi bien attachée, qu'une perfonne libre de fes mains auroir eu de la peine a. la détacher. Après avoir pris cette précaution, il quitta la magicienne. II ouvrit le petit livre pour y cher-  l'A m o u r e u x. 7J cher 1 ïnftruction que Falerine lui avoir refufée. II trouva qu'il lui falloit niarcher vers un grand, étang fur fa gauche , Sc que pour éviter un péril auquel il feroit expofé lur fes bords, il devoit fe boucher les oreilles jufqu'a s'óter la faculté d'entendre. Le Guerrierprofitantde cetavertiifement, les remplit d'une grande quanrité de rofes, Sc lorfqu'il crut pouvoir marcher fans crainte vers 1'étang, il en prit le chemin. Des qu'il fut arrivé, une firène parut fur la furface de 1'eau : elle fe regardoitdansun petit miroirqu'elle tenoit d'une main, Sc peignoir de 1'autre fes longs cheveux , en chantant d'un ton de voix fi puilfant fur les cceurs , que les oifeaux Sc les bêtes fauvages meines accouroient de tous cótés pour l'entendre ; mais a peine en avoient - ils redend la douceur quelques momens, qu'enivrés d'unfidoux plaifir, ils tomboient fur i'herbe, privés de 1'ufage de leurs fens. Roland de qui les oreilles n'étoient pas frappées de ces fons enchanreurs, n'avoit point a craindre 1'effet qu'ils produifoient. Néanmoins, fuivant ce que marquoit fon livre, il fit femblant de s'y lahTer furprendre, & tomba fur les bords de 1'étang, comme s'il eut été enfeveli dans une profonde léthargie. La firène y fut trompée, elle s'approcha du chevalier dans le deffein de le tirer dans 1'étang , & de 1'y noyer. Mais le guerrier fe relevant foudain, fe jeta fur elle,  74 Roland la falfit par les cheveux ; & pendant qu'elle continuoicde chanrer, pour charmer fes fens , il lui coupa la tête avec Balifarde; enfuite il frotta fon cafque & le refte de fes armes du fang de la firène , paree que cette précaution lui étoit prefcrite dans le livre. Le paladin fe voyant hors de péril, fe déboucha les oreilles , & marcha le long de 1'étang. Il traverfa une vafte plaine, au bout de laquelle une haute muraille s'ouvrit a fon approche. Il parut un taureau qui avoit des cornes de feu ; mais le comte en coupa une avec Balifarde. Cependant 1'ariimai le renverfa du choc de 1'autre corne, qui compofée d'un feu plus fubtil que celui de l'éclairde la foudre, l'auroit confumé parfafeule atteinte lui & fes armes, s'il ne les eut pas arrofées du fang de la firène. A peine s'étoit - il relevé & remis en défenfe, que le taureau revint fur lui en mugiifant d'une manière effVoyable, de la douleur qu'il avoit fentie de fa corne coupée; mais le chevalier prit fi bien fon tems pour décharger Balifrrde.fur la corne qui reftoit, qu'il eut le bonheur de la couper auffi. Alors le taureau fut englouti par la terre qui s'ouvrit pour Ie recevoir, & il lailfa libre au guerrier francois 1'entrée de 1'enceinte qu'il gardoit. Le comte la palfa & fuivit une grande allee qui le conduifit a. un grand rond d'arbres, au  l'Amoureux. 75 milieu defquels on en voyoit un beaucoup plus touffu que les autres. Roland s'en approcha en fe couvrant foigneufement la tête de fon écu , & baiffant les yeux. Lorfqu'il en fut prés, il en partit un oifeau monftrueux qui s'éleva dans les nues. Ses aïles avoient plus de vmgt pieds d'étendue y fa tête & fon bec de griffon étoient furmontés d'une couronne compofée de plumes incarnates; le plumage de fon col paroiftoit d'une couleur mêlée de pourpre & d'or ; celui de fa queue étoit vert & jaune , & fes ailes comme le refte de fon corps, égaloient la noirceur du jais. Ses pattes armées de griffes longues & tranchantes, déchiroient les matières les plus dures; mais ce qu'il y avoit de plus dangereux, c'eft qu'il jetoit de fon gofier une liqueur qui privoit foudain de la vue les yeux fur lefquelles elle tomboit. L'oifeau fondit du haut des airs comme une tempête fur le chevalier, en faifant un fi grand bruit, qu'il s'en fallut peu que le paladin ne portat fa vue vers le ciel; mais Ie livre luien avoit appris la conféquence. Il s'en donna bien de garde, & fe refferra tout entier fous fon écu. Le monftre romba fur lui avec tant de rapidité, qu'il penfa le renverfer, & faifilfant de fes griffes 1'écu dont il fe couvroit, il le tiroit avec tant de force, qu'il 1'enlevoit avec le chevalier qui étoit déja a dix pieds de terre. Roland fut obligé  •jG Roland de fe laifler tomber, & de lacher fon écu, que 1'oifeau mit en pieces \ &c ce monftre defcendant de nouveau fur le paladin qui fe relevoit, lui tanga de fon eau bouillante. Heureufementpour le guerrier, elle ne toucha que fon cafque & fa cuirafte , qui arrofés du fang de la firène, réfiftèrenc a la malignité de 1'eau. Son vifage en fut préfervé; il n'avoit donc plus de bouclier, & par conféquent il mettoit toute fon attention a fe tourner de manière que 1'animal ne put 1'attaquer pardevant. L'oifeau fe précipita fur lui, & s'efforga de le trainer vers 1'arbre pour le déchirer & le dévorer ; mais Roland , les yeux toujoursfermés, faifit le monftre par une de fes ailes, & lui coupa la tête avec fon épée. Après s'être délivré d'un fi dangereux ennemi, il ouvrit les yeux , & ce fut alors qu'il eut tout le tems de confidérer l'oifeau , & la grandeur du péril qu'il avoir couru. Il falloit achever 1'aventure. II fe remit en chemin le long d'un ruilfeau qui le mena jufqu'a un fuperbe portail de marbre , enrichi tout autour de figures bien travaillées. La porte en étoit ouverte , mais une mule plus redoutable que tous les monftres du jardin en gardoit 1'entrée. Cette terrible mule avoit les pieds d'airain, & la queue tranchante comme une épée , tout fon corps étoit couvert d'écailles femblables a des lames d'or, & plus dures qu'au-.  l'A M O U k. E U X. 77 cunes armes: mais ce qu'il y avoir de plus étonnant, c'eft que fes oreilles éroienc fi Iongues, Sc en même tems fi pliantes, qu'elles lioient de même qu'une queue de ferpent, les perfonnes qui auroient voulu s'approcher d'elles. Cer animal s'oppofa au paffage du paladin quand il fe préfenta pour entrer. Le guerrier lui dcchargea Balifarde fur 1'épaule, & y fit une profonde bleffure. La mule en fureur tourna la croupe vers Ie comte, & lui lanca une fi terrible ruade de fon pied d'airain, qu'elle le jeta tout étourdi a quelques pas de la; pnis fans lui donner le tems de fe relever, elle rentortilla de fes deux oreilles fi fortement, qu'elle auroit étouffé Roland, fi le fang qui fortoit en abondance de la plaie de 1'animal n'eüt diminué une partie de fes forces. Le chevalier ne fut jamais dans un plus grand péril. II fe dégagea pourtant par fes efforts; Sc dans le tems que le monftre fe rejetoit fur lui pour le faifir de nouveau, il lui coupa de Balifarde les deux oreilles. Auffi-tót la mule fe mita braire d'une manière a caufer de 1'épouvante ; puis d'un coup de fa queue , elle coupa les armes du paladin, qui lui trancha la queue, Sc en mêmetems un de fes pieds d'airain qu'elle lancoit une feconde fois au guerrier pour 1'écrafer. Dans le moment la mule difparut, & Roland entra fans obftacle dans la troifième enceinte. Il  78 Roland confulta fon livre pour favoir de quel cóté il devoit porrer fes pas. II lut qu'il n'avoit qu'a marcher vers le feptentrion , jufqu'a ce qu'il trouvat une porte d'argent, Sc qu'il entreroit paria, dans la quatrième enceinte, qui étoit la dernière. Suivant cette inftruction, il prit le chemin d'un petit bois,au-dela duquel il rencontra un agréable vallon. Un ruifleau y couloit en ferpentant fur les fieurs, & ce ruiiïeau venoit d'une fource autour de laquelle on avoit drelTé plufieurs tables couvertes de viandes bien apprêtées, & de riches coupes d'or pleines de vins exce'lens. Il ne paroiffoit perfonne qui les gardat, & cependant ces viandes fumoient, Sc les vins pétilloient dans les vafes d'or. A la vue de ces mets, le comte d'Angers fe fentit prefTé du defir de manger, mais il n'ofa fe fatisfaire , fans avoir auparavant appris dans fon livre ce qu'il en pouvoit arriver. Et certes il fit fagement : il étoit marqué dans le livre qu'il devoit s'abftenir de ces viandes , s'il vouloit éviter le piége qui lui étoit tendu fous leur appat; qu elles lui cauferoient des vapeurs qui le plongeroient dans un profond fommeil, Sc que pendant ce tems-U un ogre caché derrière un buiffon de rofesprèsdela, nemanqueroit pas del'enchaincr. Le guerrier inftruit de ces chofes, prit la réfolution d'attirer 1'ogre lui-mcme dans le piége qu'il  l'Amoureux. 79 tendoit aux autres. Pour y réuffir, il s'affita une des tables, & fit femblant de manger des viandes qui étoient deflus. Après cela , comme fi les mets eufient commencé a produire leur efFet il fe lailfa tomber fur 1'herbe, & feignir de s'endormir. L'ogre accourut aufli-töt, trainant après lui la chaïne dont il prétendoit bien charger le chevalier ; & fe flattant de pöuvoir bientót adouvir la foif qu'il avoit du fang humain , il s'approcha du paladin avec toute la confiance que lui donnoit la force du charme; mais Roland fe relevant brufquement, Ie faifit par le bras & le coupa de fon épée par le milieu du ventre, bien qu'il fut d'une grolfeur monftrueufe. Ce cruel antropofage puni, le fils de Milon fe remit en marche. Au forcir du vallon , il lui falluc monter un cóteau par oü Ion defcendoir dans la plaine oü étoit la dernière enceuue. II ne tarda guère a découvrir la porte d'argent; mais avant que de s'en approcher , il ouvrit le livre oü it trouva des chofes qui rembarafsèrent. La porte d'argent, difoit Ie livre, eft celle de la dernière enceinte i elle eft gardée par un grand géant armé de toutes pieces ; & s'il arrivé que le chevalier Roland privé de vie ce monftre, il verra naitre de fon fang deux autres géans , & de ces dcux-la. quatre, de ces quatre huk, de ces huitfeiye, & ainfijufqu'a l'ïnfini. Si le chevalier eft affe\ heu-  8o Roland reux pour fartnonter eet objlacle , il aura la fortie du jardin libre ; mais qu'il ne s'imagine pas pour cela , que l'enchantement du jardin fera détruit. Pour mettre cette aventure a fin , il faut arracher de l'arbre une branche qui efl Fée. II eft aïfé de reconnoure eet arbre d fa hauteur exceffive, & aux vives couleurs de fes fruits. Le plus fort archer ne fauroit poujfer une fieche jufqu'a. fon fommet. Le trone en eft fi gros, fi elevé & fi glijfant , quaucun mortel n'y peut monter pour cueillir de fes fruits, ni par conféquent en arracher la branche Fée. Comme le livre n'enfeignoit pas la conduite que Roland devoit tenir pour voir finir la reproduétion des géans, Sc pour avoir la branche Fée de l'arbre, le paladin fe rrouvoit embarraflé. Il y rêva long- tems , puis s'abandonnant a ce que le ciel ordonneroit de lui, il marcha vers la porte d'argent qui étoit fermée, Sc qui ne devoit s'ouvrir qu'après que le chevalier auroit vaincu le géant qui la gardoit. Ce monftre s'a vangavers Roland le cimetère levé. Ils commencèrent un horrible combat. Le bouclier du géant, quoiqu'enchanté ainfi que le refte de fes armes, ne put réfifter a la fatale Balifarde qui le fendit en deux; & cette bonne épée defcendant de la fur la cuiffe du monftre, y fit une profonde bleffure. Pour s'en venger, le géant prit fon cimeterre a deux mains Sc le déchargea rapidement fur la tête du cheva^ lier;  L' A AI O ü R E V X. g j_" lier; mais celuUci enparant le coup du rranchant de Balifarde, coupa le cimeterre qui tornooit fur lui. Par eet événement le coup porta afaux, &le géant ne put s empêcher de romber fur fes mains. Le guerrier profitant de ce tems-ld , fit voler le cafque & la tête de fon ennemi, avant qu'il put fe relever. Le vatte trone de ce coloffe fit retentir la plaine du bruit de fa chüte ; mais a peine le fang qui coulou a grands Hots de ce vafte corps, eutil touché la terre, qu'il en fortit une Hamme qui laifla voir en fe diffipant deux géans armés de même que celui dont le fang venoit de les produire. Ils fe jetèrent tous deux en même tems fur ie comte, qui n'eut pas peu d'affaires | fe défendrede ces deux adverfaires. II les frappa du tranchant de Balifarde, & il les avoit déja bleifés en plufieurs endroits, lorfque confidérant que «'il continuoit ce genre de combat, il ne feroit que voir renaitre une fois plus d'ennemis qu'il n'en détruiroit, il ne s'attacha plus qua les mettre hors de combat, en leur donnant du plat de fon épée. II efpéroit par-la les étourdir & leur faire perdre haleine. Cependant le combat fe maintintlong-tems de cette forte ; Sc Roland , ennuyé d'avoir toujours fur les bras 1'un ou 1'autre de ces géans, changea de delfein. II dcha de les attirer auprès de la fontaine, fe rlattant que la Tome II, p  8z R o l a «* d vue &c 1'odeur des viandes exciteroient en eux Ie même deur qu'il avoit eu, & que par 1'artifice de 1'ogre, il les auroit en fon pouvoir, fans répandre leur fang. II feignit donc de s'enfuir ; mais les géans, fans fe foucier de fafuite, reftèrent avprès de la porte dargent. Le chevalier eut recours a un autre expédient. II prit les chaines dont 1'ogre vouloit le lier , Sc les traina jufqu'a ces deux monftres, qui revinlent fur lui & le chargèrent furieufement. Le guerrier fe glilfa fous 1'un des deux , 1'embrafla par la cuilfe, & le fecoua fi rudement, qu'il le renverfa de tout fon long. 11 courut a 1'autre dans le moment, le faifit par le bras, & 1'ayant culbuté fur fon compagnon , il jeta fur eux les chaines , & les lia tous deux enfemble li fortement, qu'ils ne pouvoient fe remuer. Alors la porte d'argent s'ouvrit d'elle-même, & rien n'empêchoh plus le paladin de fortit de ce lieu dangereux. CHAPITRE XII. Comment Roland détruijit l'enchantement du jardin de Falerine. Le fils de Milon, après avoir enchaïné les deux géans, pouvoit fortir avec gloire du jardin de  t'AMOUREUX. Falerine. Mais faifant réflexion qu'il ne rempliroit pas 1'attente de fa princelfe , ni celle de 1'univers , s'il abandonnoit 1'entreprife , avant que d'avoir détruit le jardin , & obligé la magicienne X mettre en liberté tous fes prifonniers , il chercha l'arbre dont il falloit arracher la fatale branche, Sc il eut peu de peine a le démêler. 11 s elevoit au-deffus des autres , Sc fe faifoit affez reconnoitre par la groffeur des pommes d'or dont il ctoit chargé. A 1'approche du guerrier, les rameaux de l'arbre commencèrent a sagiter, & cette agitation fit tomber plufieurs pommes, dont quelques-unes roulèrent jufqu'aux pieds du paladin. II en ramaffa une, & la trouva ft pefante, qu'il jugea bien que pour s'approcher de l'arbre fans danger, il falloit ufer de précaution. II coupa plufieurs branches d'arbrifTeaux qu'ii entrelaca. II en fit une efpèce de hotte, dont le fond fe terminoit en pointe, Sc qu'il couvrit par dehors d'une terre graffe. II la mit enfuite fur fa tête, la pointe en haut, de forte que les pommes en tombant ne pouvoient lui être funeftes. Ce qui faifoit le plus grand embarras du comte, c'eft que le hvre ne Ui apprenoit point a quoi il pourroit reconnoitre la branche Fée parmi les autres. II fe couvrit de fa hotte a tout hafard, Sc s'approcha de l'arbre. Lorfqu'il fut fous fon feuillage, les F ij  84 Roland rameaux commencèrent a s'agiter de nouveau \ mais plus violemment que la première fois, & les pommes d'or tombèrent en plus grande abondance que la grèle. Néanmoins comme celles qui tomboient fur lui ne faifoient que gliiïer en rencontrant la pointe de la hotte, il n'en étoit prefque point incommodé. 11 s'avanca jufqu'au trone, qu'il frappa de plufieurs coups de Balifarde. L'arbre tomba, & par ce moyen Roland s'étant difpenfé d'y monter, acheva ce qui lui reftoit l faire. 11 bta de deffus fa tcte la hotte dont il n'avoit plus befoin, & fe mit ï couper toutes les branches rune après 1'auti ■ wét IÜH patience admirable. Lorfque fon :pée eut renobrttfé & tranché la branche Vée qui renfermoie reuchantement, la terre auffi-l »i h fo!cil Perdit ^ ^mière, itne épaillc tout '« j«din; & du milieu dc C«te ftimée, il fortit v.n tourbillonde feu qui confuma toutes les chofes enchantées du jardin en Ut moment, fc diffW C'étoit fans doute quelqu'efprit infemal; car un inftant après, le flambeau du jour reprit fa clarté, & le ciel redevintferein. Le comte ne vit plus de murailles, plus de palais, plus de verger; il ne retrouva que la magicienne dans 1'état ou il 1'avoit mife, c'efta-dire, attachée au trone d'un arbre. Elle gémiffoit qu*id il 1'aborda. Elle pleuroit amèrement la perte de fon jardin qu'elle venoit de voir  t'AmOUREUX. 8j détruire a fes yeux. Noble chevalier, dit-elle au paladin, fleur des plus vaillans guerriers, tu me vois réduitë a fubir le fort que tu voudras me faire éprouver. Je confeflè que j'ai mérité la mort, mais faches que ii tu me la donnés, tu feras périr en même tems les dames & les chevaliers qui font dans mes prifons, au lieu que je les mettrai tous en liberté, fi tu me laifles la vie. Le guerrier Francois étoit trop généreux pour balancer fur le pani qu'il avoic a prendre. Tu n'as rien a craindre, dit-il a la magicienne, pourvu que tu tiennes ta promeffe. Mene-moi donc tout a. 1'heure a tes prifons. Je fuis prête a vous y conduire, feigneur, répliqua Falerine, mais je dois. vous avertir auparavant que nous n'y pouvons aller d'ici fans nous expofer au plus grand péril que vous ayez jamais couru. En quoi confifte ce danger, dit Roland; c'eft repartit-elle, qu'il nous faudra rraverfer un fleuve fur un pont qui eft gardé par le plus terrible géant de 1'univers. Vous me direz peut-être , qu'il ne vous eft pas nouveau de combattre de pareils monftres , & qu'après avoir vaincu les deux qui défendoient la quatrième enceinte de mon jardin , il n'en eft point qui puifle vous réfifter ; mais apprenez qu'Haridan, qui eft le géant dont il s'agit, a des armes enchantées, comme tout fon corps; qu'il a de plus obtenu de Morgane fa mahreflè, par, Fiij  Scj Roland don de féerie , 1'avantage d'ètre fix fois plus fort que tous ceux qui oferont le combattre. Ainli, la valeur Sc la force ne fervent de rien contre lui. Ce n'eft pas tout encore : il nage tout armé dans le fleuve, ce qu'il a coutume de faire, quand il s'y eft précipité avec ceux qu'il combat, il s'y abime avec eux, Sc 1'on eft tout furpris de le revoir le lendemain a la garde du pont. La magicienne lui dit aufïi pourquoi Morgane avoit établi 1'aventure du pont. Le comte fut étonné d'apprendre que c'étoit pour fe venger de lui, que la fée faifoit garder ce paffage par Haridanj ce qui ne fervit qua Tammer davantage a pourfuivre cette entreprife. Enfin, apres quelques jours de marche, Roland Sc Falerine arrivèrent au pont. Le paladin y vit avec une extreme furprife un arbre, aux branches duquel étoient pendues les armes de Renaud avec celles de plufieurs autres chevaliers qui avoient tous fuccombé fous 1'effort du fier Haridan. A ce fpectacle, ne doutant point que Renaud n'eut perdu la vie : hélas, s'écria-t-il, les larmes aux yeux! cher coufin, tu as donc été la victime du reffentiment de la fée Morgane contre moi? 1 C'eft moi qui fuis caufe de ta mort. Ah! brave chevalier, écoute du haut de 1'empirée oü tu fais fans doute ta demeure , les plaintes que ton fort m'arrache, Sc le regret que j'ai de ta perte.  l'Amoureux. %-f Aveuglé d'une injufte jaloufie, je t'ai offenfé, j'ai cherché moi-mème a trancher tes jours : j'ai reconnu ma faute, & j'efpérois t'en demander pardon, mais un barbare monftre fufcité par une Fée encore plus cruelle que lui, t'a donné la mort avant que nous puiflions nous réconcilier. Si je puis jouir de cette fatisfaction, j'aurai du moins celle de te venger. En pronongant ces dernières paroles, il tira Balifarde du fourreau, prit un des boucliers qui étoient pendus aux branches de l'arbre, & marcha vers le géant qui paroiftoit 1'attendre d'un air tranquille. Le paladin avoit tant d'impatience de combattre , qu'il fauta pardeftus la barrière qui ferr moit 1'entrée du pont. Alors Haridan fe mit en ctat de recevoir ce nouvel ennemi, & s'imaginant le traiter comme il avoit fait les autres : malheureux, lui dit-il, fi le prophéte & le ciel même avoit entrepris de t'arracher de mes mains, je les défierois de te fauver la vie. Le chevalier, au lieu de s'arrêter a lui répondre, lui déchargea Balifarde fur la cuiffë. Cette redoutable épée trancha les armes, pénétra dans la chair, & en fit couler beaucoup de fang. Le monftre étonné de fe voir bleffé, malgré le don qu'il avoit recu de la Fée d'être invulnérable, fe lanca plein de fureur fur le comte, & le frappa fur 1'épaule de la barre de fer avec tant de force, qu'il le jeta loin F iv  8S R o x. A v n de lui. Le guerrier fe relcve, & fe remet; il donne üh fecond coup, & fait une nouvelle blefliire a fon ennemi, qui pratiquant ce qu'il faifoit d'ordinaire, quand un chevalier lui réfiftoit, vint a Roland les bras ouverts, le faiflr_& 1'emporta fur les rebords du pont, d'oüil fe précipita dans le fleuve avec lui. La pefanteur de leurs armes les entraina au fond de 1'eau; mais ils furent quelque tems a y defcendre, puifque le fleuve avoit prés de trois eens pas de profondeur. Ce qu'il y a de merveilleux, c'eft qu'ils fe trouvèrent dans un grand pré, dont l'herbe verdoyante n'étoit nullement mouillée. Les eaux fufpendues en 1'air par art de féerie, couloient au-deflus. Comme Roland avoit perdu connoiffance, le géant crut qu'il avoit été étouffé par les ondes; & dans cette penfée, il voulut lui oter fes armes pour les aller attacher aux branches de l'arbre oü étoient celles des autres chevaliers vaincus. Pendant qu'il le toumoit & retournoit en le défarmant, cette agitation faifoit rendre au comte la plus grande partie de 1'eau qu'il avoit bue, & le rappeloit a Ia vie. Cependant le monftre 1'ayant dépoüillé de fes armes, s'éloigna de lui de quelques pas pour les mettre en un monceau. Le guerrier reprit dans ce moment fes efprits ; & profitant de 1'éloignement de fon ennemi, il  t'A M O U R E V X. 89 fe releva & ramaffa Balifarde qu'il retrouva auprès de lui. Haridan fut extrêmement furpris de voir revenir fur lui tout a coup un homme qu'il avoit cru mort. II fe jeta lui-même tout furieux furie chevalier, qui dans Pétat oü il étoit ne lui paroifioit pas pouvoir faire une longue réfiftance. Néanmoins il en recut au cóté une eftocade qui lui tira beaucoup de fang; mais il n'en pouvoit devenir plus foible, puifqu'il étoit toujours fix fois plus fort que celui qui le combattoit. Auhl Roland ne chercha plus qu'a le frapper fur le j'arret, & il fut affez heureux pour lui couper une jambe. Des ce moment le monftte ne pouvant plus fe foutenir, fe lailfa tomber a terre; & dans cette fituation n'étant plus redoutable, malgré toute fa force, il ne fut pas difficile a Roland de lui couper la tête. Ce chevalier rendit graces au ciel d'une fi grande victoire, puis il rêva a ce qu'il feroit. Comme il ne favoitdans quel lieu il étoit, ni de quelle fagon il pourroit rejoindre Falerine , dontil avoit befoin pour délivrer les prifonniers, il appréhendoit qu'il ne fut forti de ce dernier péril que pour retomber dans un autre. Tantot il confidéroit le fleuve qu'il voyoit couler au-deffus de fa tête, tantót il portoit la vue dans la prairie pour chercher une iffue a fortir de cebeau  «pO R O t A N 6 féjour, qu'il ne laiflbit pas d'admirer, & qui lui fembloit tel que les payens nous ont peint les champs élifées. EfFectlvement, cette prairie délicieufe avoit toutes les beautés que la fable donne a la tranquille demeure des ombres heureufes, & il ne paroiflbit pas moins difficile d'en fortir. Elle avoit quatre lieues de tour; & ce qui en faifoit 1'enceinte, n'étoit qu'une toile de fin lin, qui fembloit tendued'elle- même tout autourfans être attachée a. rien. Néanmoins elle étoit 11 dure, que Durandal déchargée delTus par le bras de Roland, n'auroit pu la percer. Avec cela , elle étoit li déliée, qu'on voyoit a. travers les objets extérieurs , qui confiftoient en des déferts arides &C des rochers couverts de neige. Climat bien different de celui dont on fcntoit en dedans la température. Le foleil éclairoit la charmante prairie ; mais fes rayons paffant au travers du fleuve, étoient tempérés par la fraicheur de 1'eau, & en même tems réfléchis de mille manières diflerentes, qui prêtoient aux objets les plus riantes couleurs. Vers le milieu de la prairie, il s'élevoit une montagne jufqu'aux nues. Le comte fut d'abord tenté d'y porter fes pas. Cependant, comme il jugea que fi la prairie avoit quelque ifliie, elle devoit être aux extrémités, il marcha jufqu'a ce que parvenu a 1'enceinte, la toile de fin lin lui  l' A M G V R E U X. lièrent fes mains & fes pieds avec des cordes, & ttois de fes fatellites fe préparoient a le dépouiller de fes armes , pour le potter enfuite dans un cachot, lorfque Brandimart, qui avoit fuivi fon ami jufques dans la tour, arriva dans eet endroit. 11 fe jeta plein de fureur fur ces traitres; il en fendit un jufqu'a la ceinture, coupa 1'autre par le milieu du corps, Sc mit en fuite tout le refte Varillard même tomba fous fes coups. Brandimart ayant enfuite débarralfé Roland des filets qui 1'enveloppoient, ces deux chevaliers cherchèrent les prifons , Sc obligèrent le geolier a les ouvrir. II y avoit dedans fi peu de prifonniers , que le comte ne put s'empêcher d'en demander la raifon. N'en foyez pas furpris , feigneur, lui dit le geolier, quand ces prifons étoient remplies, Varillard avoit coutume d'envoyer les prifonniers au roi Monodant. Ainfi vous ne voyez que ceux qui font ici depuis trois jours. Si vous exigez de moi, continua le geolier, un plus grand éclairciffement, je vous dirai que Monodant eft un des plus puiffans princes de 1'Afie. La fortune toutefois n'a pas voulu le rendre entièrement heureux. Elle lui a fait perdre fes deux fils , dont 1'un fut ravi des 1'enfance par des voleurs Tartares , quivinrent faire des courfes jufques dans fa capi-  ï-AmOUREUX. ij! tale; & 1'autre eft au pouvoir de la fée Morgane, qui 1'aime & le retient dans l'ile du Lac. Le roi met tout en ufage pour le ravoir;i!a confulté un magicien qui lui a répondu que le feul Roland, chevalier chrétien , pouvoit lui rendre Ziliant \ que ce fameux guerrier étoit préfentement en Afie, & devoit paffer par le pont de cette ïle. Monodant, fur cette réponfe , a rcfolu de faire arrêtér ce Roland ; & comme Varillard s'étoit un jour vanté, en préfence de toute la cour, delivrerau roi ce paladin, le monarque commit ce géant a la garde du pont. Cependant ce chevalier n'a point encore paffé par ici; une infiirité d'autres y ont été arrctés. On a pris le prince Aftolphe, & quelques jours après le célèbre Renaud de Montauban, avec deux braves frères nommés Aquilant & Grifon, & le vaillant Dudon. Tous ces guerriers, & un très-grand nombre d'autres, font aftuellement dans les prifons du roi Monodant, a qui Varillard les a envoyés. Pendant que le geolier parloit de cette forte, ie comte d'Angers Pècouroit attentivement. Le paladin touché du malheur de fes plus chers amis, forma le deffein de les délivrer. II demanda m geolier le chemin d'Ekuh, oü le roi Monodant faifoit fon féjour, & partit fur le champ pour s'y rendre avec Brandimart, qui aimoit trop 1'honneur & la fatisfaótion de fon ami, pour ne pas  l\,t Roland 1'accompagnerdans cette expédition, malgré l'impatience qu'il avoit de retourner a Albraque. CHAPITRE XX. De la nouvelle trahtfon d'Origile, & de ce qui s'en fuivit. Origile qui, par la fuite'des fatellites de Varillard , avoit jugé de ce qui s'étoit paflé dans la tour , y entra, & arriva dans le tems que Roland & Brandimart faifoient meetje les prifonniers en liberté. Elle avoit été préfente a tout le récit du geolier , & agréablcment furprife d'avoir entendu parler de Grifon, qu'elle aimoit toujours éperdueinent. Après le vol de Bridedor, elle avoit couru a toute bride fur le chemin de Bizuth , croyant y rencontrer encore ce jeune chevalier. Comme elle n'ofoit paroitre dans cette ville, elle y fit faire une exacte perquifition des deux fils d'Olivier, par une femme chez qui elle fe tint cachée, Sc qui 1'avoit fervie dans fes amours; mais elle eut beau demeutet a Bizuth pendant les quinze jours que Roland avoit prefcrits a fes amis, elle n'apprit aucune nouvelle de Grifon. Elle perdit toute efpérance de le revoir; &c fortant de Bizuth oü elle avoit tout i craindre ,fi elle y étoit recon-  l' A m o u r e V X. i 3 3 nue, elle prit par hafard la route de 111e , ou le Comte d'Angers & Brandimart la rencontrèrent. Sur le récit du geolier , 1'efpérance ctoit rentree dans fon cosur, & changeant le deflein qu'elle avoit pris de s'éloigner de Roland, en celui de le fuivre a la cour d'Eluth , elle monta fur le cheval de ce paladin, qui reprit Bridedor, & l'accompagna de même que Brandimart. Après quelques jours de marche, ils arrivèrent tous trois a Eluth. Les deux chevaliers ne jugèrent point apropos de fe préfenter d'abord devant le roi Monodant. Ils voulurent auparavant concerter enfemble de quelle maniere ils fe conduiroient dans leur entreprife. Ils allèrent loger a la première hötellerie, oü ils fe gardèrent bien de dire leurs noms, de peur que le roi ne fut leur arrivée \ mais la perfide Origile les trahit. Elle fe déroba d'eux le lendemain, & fe rendit au palais, oü elle fit tant d'inftance pour parler au roi, qu'elle fut introduite dans la fale oü ce monarque tenoit fes audiences. Elle s'aprocha de fon trone , & fe mettant a genoux : feigneur, dit-elle, comme je m'intéreffe au bonheur de votre règne, &c a la fatisfaction de votre majefté , je crois devoir vous donner un avis important: Je fuis venue a Eluth avec deux chevaliers qui ont privé de lavie le géant Varillard, que vous aviez commis a la garde du pont de l'ile; mais3 grand roi, pour récompenfer Hij  ij4 Roland mon zèle, ayez la bonté d'ordonner qu'on me rende deux chevaliers qui font dans vos prifons. lis n'ont jamais eu le malheur de vous offenfer, & vous ferez une aftion de juftice , fi vous les accordez a mes prières. D'ailleurs, vous acquerrez deux vaillans guerriers pour fidèles ferviteursCommandez donc, feigneur, pourfuivit-elle, qu'on remette en libetté le jeune Grifon & fon frère Aquilanr. J'aime un de ces deux Chevaliers. Ayez compaffion d'une amante infortunée qui fe voit féparée de 1'objet de fon amour. Origile accomoagna ces dernières paroles d'un déluge de larmes, & fit paroitre rant d'affliftion , que le roi Monodant en fut attendri. Il lui promit la liberté des deux frères , fi 1'avis qu'elle venoit de lui donner fe trouvoit véritable. Cette perfide femme avoit un moyen plus sur d'obtenir la délivrance de Grifon; c'étoit d'apprendre au roi d'Eluth qu'un des chevaliers qui venoient d'arriver dans fa capitale, étoit le fameux Roland ; mais elle n'auroit pu fe fervir de eet expédient, fans donner connoilTance aux deux frères de l'arrivée de leur oncle a Eluth ; c'eft ce qu'elle ne vouloit pas qu'ils fuftent, de peur qu'ils n'accompagnalTent le comte, dont elle avoit deffein de les féparer. Elle étoit encore en préfence du roi, lorfqu'un courier dépêché par le chatelain de la fortereffe de  l'A m o u r e V x. I35 l'ile, vint confirmer a ce prince le rapport d'Origile. Monodant fut affligé de la mort de Varillard, paree qu'il avoit efpéré que ce géant lui remettroit entte les mains le chevalier qui feul pouvoit retirer le prince Ziliant de l'ile du Lac. Dans fon reffentiment, il voulut d'abord faire mourir les meurtriers de Varillard ; mais faifant réflexion que leur trépas ne lui feroit pas recouvrer fon fils, il changea de delïein.Il réfolutd'obliger ces deux guerriers a. garder le pont de l'ile a la place du géant. Dans cette vue, il envoya le capitaine de fes gardes a 1'hbtellerie ou Roland Sc Brandimart étoient logés, avec ordre de fe faifir d'eux. Le capitaine s'acquitta de fa commiihon avec tant d'adrelfe & de prudence , qu'il les furprit tous deux défarmés avant qu'ils euffent le tems de fe mettre en défenfe ; il leur fit lier les mains, & les conduifit dans une prifon particuliere , oü ils furent étroitement reffèrrés. Le capitaine des gardes alla rendre compte au roi du fuccès de fa commiffion ; ce prince en eut de la joie, &, par reconnoiffance, fit rendre a la traitreffe Origile les deux chevaliers qu'elle réclamoir. Aufii-töt qu'elle les vit, elle leur témoigna, par de vives expreffions de tendreffe, jufqu'a quel point elle étoit fenfible au plaifir de les retrouver. Elle leur propofa de partir au plutot, dans la crainte qu'elle avoit qu'ils n'appriffent la I iv  l}6 Roland prifon de leur oncle ; néanmoins ils ne lui parurent pas difpofés a faire ce qu'elle fouhaitoit. Ils ne pouvoient fe réfoudre a. fortir d'Eluth, fans avoir fait du moins tous leurs efforts pour délivrer le prince Aftolphe, Renaud & Dudon, avec lefquels ils avoient été pris. Elle leur repréfenta vainement qu'il étoit impofhble de faire ce qu'ils fe propofoient, & que ce feroit s'expofer fansfruit au péril de retomber dans les fers, s'ils entreprenoient de délivrer par force leurs amis: elle n'auroit pu les détoutner de leur réfolution, fi elle ne leur eut dit que ce qu'ils pouvoient faire de mieux étoit d'aller apprendre a leur oncle Roland le befoin que leurs compagnons avoient de fon fecours, & de prendre avec lui des mefures pour leur délivrance. Par eet artifice, qu'elle imagina fur le champ , elle les perfuada. Mais le moyen,lui dit Grifon, d'aller trouver Roland au Cathay, lorfque notre devoir nous rappelle en France? II eft vrai, répondit Origile, que le comte avoit envie de retourner a Albraque, mais 1'idée du péril ou 1'entreprife d'Agramant, roi d'Afrique, met votre pattie & votre empereur, 1'a fait changer de fentiment. Enfin, contmua-t-elle, il eft patti pour la France, & moi je fuis revenue ici pour implorer 1'appui du roi Monodant, &c tacher d'obtenit par fon entremife mon retour a Bizuth, dont je ne fuis éloignée que par lesartifiaes.  l'A M O U R F. U X. 137 de mes «liiemis. En arrivanc a Eluth, j'ai appris qu'on vous y retenoit prifonniers. Cette nouvelie ma touchée, & dès ce moment j'ai bomé tout mon crédit en cette cour a vous procurer la liberté. J'en fuis venue a bont, & je bénis Ie ciel de eet heureux événement. La dame n'avoit pas achevé ce difcours, que les deux frères, a 1'envi, lui rendirentgraces de nouveau de ce fervice important. Après cela Ie chevalier Aquilant lui dit: belle Origile, puifque le comte d'Angers a repris, comme vous ledites, le chemin de France, il ne fauroit encore être fort éloigné. Hatons - nous de marcher fur fes traces, & tachons de le rejoindre. Volontiers répondit Ia dame. Alors ils fe mirent en marche & allèrent le plus vite qu'il leur fut poffible le refte du jour; mais Origile avoit en cela un hut bien different du leur. Les deux frères ne penfoient qua rejoindre leur oncle, au lieu que Ia dame fongeoit a les éloigner de lui. Ils avancèrent beaucoup; néanmoins, quelques momens avant la nuit, il furvint tont-a-coup un orage qui les obligea de s'arrêter dans un village pour faire fécher leurs habits que la pluie avoit mouillés. Tandis que pourgarder les biènféances, Origile fe chauffoitdans une chambre féparée, elle s'avifa d'écrire au roi Monodant, qu'elle venoic d'apprendre qu'un des deux chevaliers qu'il avoit rait  ï 3 S Roland arrêter, étoit Roland. Elle ne doutoit pas que eet aveniffement n'obligeat ce monarque a faire garder foigneufement ce paladin, & par-la elle achevoic de fe metcre 1'efprit en repos fur ce guerrier. Après avoir écrit fa letrre, elle la cacheta, Sc Ia donna au maitre de la maifon, a. 1'infcu des deux frères, en le chargeant de la faire tenir en diligence au roi, comme une chofe oü le fervice du prince étoit intéreffé, puis elle alla rctrouver les chevaliers. Ils mangèrent enfemble un morceau; ils fe reposèrent enfuite quelques heures, & 1'orage ayant celfé, ils fe remirent en chemin le lendemain dès la pointe du jour. CHAPITRE XXI. Des fuites queut d la Cour de Monodant l'emprïfonnement du comte d'Angers & de Brandimart. Ta n d i s que les hls d'Olivier conduits par la trompeufe Origile s'éloignoient de leur oncle , en cherchant a le rejoindre, le roi d'Eluth étoit fans ceffe occupé du foin de recouvrer fon cher Ziliant. Ce monarque s'entretint avec le Capitaine de fes gardes des deux chevaliers qui avoient été emprifonnés; Sc comme lofficiet  l' Amoureux. 139 lui vantoit leur haute apparence , mon cher Thiamis , lui dit Monodant, il me vieut un foupcon que je veux te communiquer. Je m'iinagine que 1'un de ces deux guerriers eft ce fameux Roland, qui feul peut retirer mon fils des mains de Morgane. En effet, quel autre que ce paladin eut pu vaincre le géant Varillard? Tu vois rintérêt que j'ai d'éclaircir cela ; & comme je crains que ces chevaliers ne cachent foigneufement leurs noms , je charge tonadreffe du foin de découvrir lequel des deux eft Roland. N'oublie donc rien pour me donner cette fatisfaétion ; & fi tu peux y réuffir, il n'eft rien que tu n'obtiennes de ma reconnoiffance. Thiamis, fin & adroit courtifan, ne manqua pas d'entrer dans les fentimens de fon maitre; il le confirma dans fa conjecture qu'il appuya même de raifons afTez folides, & lui promit ie faire tous fes efforts pour arracher ce fecret des deux chevaliers. II alla donc trouver Roland 6c Brandimart. II commenca par leur témoigner fon déplaifir de n'avoir pu fe difpenfer d'exécuter 1'ordre de leur emprifonnemenr; enfuite il leur dit, comme en confidence, que le roi étoit fort en colere contr'eux de ce qu'ils avoient tué Ie géant Varillard, qu'il avoit commis lui-même a la garde du pont de l'ile. Je m'étonne de ce que vous nous dites} lui répondit Roland; mon  140 Roland compagnon Sc moi nous n'avons combattu Varillard que fur l'affurance que Ie Chatelain de la fortereffe nous a donnée que nous rendrions un grand fervice au roi Monodant & a fes fujets d'affranchir le pont de la fervitude que le géant avoit établie , & d'arrêter ie cours des défordres qu'il caufoit dans tout le pays. L'ofïïcier parut fatisfait de cette réponfe, & promit aux chevaliers de faire valoir au roi les raifons qu'ils alleguoient pour leur juftification. Aprèsquelques difcours, Thiamis tiraRoland a part, & fous prétexte d'avoir congu de 1'affection pour lui particulierement, il 1'affura qu'il alloit s'employer a lui procurer la liberté préférablement a fon compagnon. Lc paladin le rem:rcia de la bonne volonté qu'il lui marquoit; mais il lui fit connoïtre en même tems qu'il ne pouvoit en profiter ; que devant la vie & la liberté a fon compagnon, 1'honneur & la reconnoiffance ne lui permettoient pas de fortir fans lui de prifon. J'ai combattu le premier contre Vatillard ajoute-t-il -, & j'allois être fon prifonnier , fi mon ami ne füt venu a mon fecours , & ne m'eut délivré en tuant lc géant. Le capitaine des gardes après ce difcours , fe tourna vers Brandimart & le prenant auffi en particulier pour gagner fa confiance, il lui dit: brave chevalier, je fais bien que c'eft vous qui avez btc la vie a.  l'Amoureux. 141 Varillard, mais foyez perfuadé que par eftime pour vous, je ne le dirai point au roi. Je vous avouerai même confidemment que je ne fuis poinr faché de la mort de ce géant, qui depuis qu'il garde ce pont , m'a privé d'un chevalier a qui le fang me lioit, Sc que j'aimois tendrement. L'officier s'attendoit a un compliment de la part de Brandimait. II s'imaginoit que ce chevalier le remercieroit du ménage ment qu'il témoignoit avoir pour lui dans une conjoncture fi délicate, mais il fut fort furpris quand Brandimart lui répondit en ces termes: feigneur chevalier, je ne fouhaite point que vous cachiez au roi votre maitre, que c'eft moi qui ai tué Varillard. Apprenez lui même une chofe qui lui eft bien plus importante de favoir: dites lui que je fuis Roland; & je vous demande pour gage de 1'amitié que vous faites paroitre pour moi, que vous me faffiez parler a ce monarque; je voudrois 1'afTurer moi-même, que malgré le traitement injurieux qu'il nous a fait, je n'afpire qu'a lui rendre fervice. Le capitaine fut bien-aife d'avoir fait fi facilement cette découverte. II s'étoit attendu qu'elle lui couteroit beaucoup plus de peine & de tems. il en eut tant de joie, qu'il fit mille careffes au guerrier qui venoit de lui faire eet aveu, en lui proteftant qu'il alloit travaillcf  i4i Roland a lui faire obtenir da roi la fatisfac"tioii qu'il demandoit. 11 courut en effet porter a. Monodant cette importante nouvelle , & il fe promettoit bien d'exciter par fon rapport dans 1'ame de fon maitre, les mêmes mouvemens dont la fienne étoit afritée , mais il fe trompa dans fon attente; le roi avoit déja recu la lettre d'Origile, &c venant au-devant de lui les bras ouverts : mon cher Thiamis, lui dit-il, vous venez fans doute me confitmer ce que la belle Origile me mande. Le comte Roland eft un des deux chevaliers que vous avez arretés par mon ordre. Oui, Seigneur, répondit l'ofEcicr fort mortifié d'avoir été prévenu: ce paladin eft dans vos prifons; mais ce que je puis vous dire de plus , & ce que la dame n'a pu vous mander, c'eft que Roland a tué Varillard , & qu'il eft tout difpofé a vous rendre fervice. Cela feroit-il poflible, répüqua le roi, tout tranfporté de joie? Vous n'en devez pas douter, feigneur, repartit Thiamis, & pour vous le perfuader, il demande avec inftance 1'honneur de vous en afturer lui-même. Ha! faites-le venir, s'écria Monodant, &c fi ma fatisfaótion vous eft chère, ne retardez pas d'un moment ce plaifir. Cet ordre neut pas fi-töt été donné, que le capitaine des gardes retourna dans les prifons d'oü il tira Brandimart avec empreiïement pour le  L'A M O U R E ü X. 145 mener au palais, fans lui laiffer le tems de rien dire au comte , qui demeura fort agité fur le fort qu'on préparoit a fon ami. Des que 1'amant de Fleur-de-Lys parut devant le roi d'Eluth, ce monarque lui dit d'un air ouvert & plein de douceur: C'eft donc vous qui êtes ce grand guerrier , dont tout I'univers vante les hauts faits. Seigneur, bi répondit Brandimart, je fuis Roland, & je viens témoignera votre majefté que nous n'avons jamais eu, mon compagnon ni moi, deflein de vousoffenfer. Fameux comte , reprit Monodant, je fuis faché d'avoir été obligé d'ufer de févérité ï ton égard, mais j'ignorois ton nom; pardonne a cette ignorance le traitement que tu as recu. Toutchrétien que tu es, ta vertu mérite d'être honorée des plus grands princes de la terre. Eft-il vrai, pourfuivit-il, que malgré le jufte fujet que tu as de te plaindre de moi, tu es pret a. me rendre fervice? Thiamism'auroit-il fait un fidele rapport? II ne vous en a point impofé, feigneur, repartit le feint Roland; Sc je fuis difpofé a tenir tout ce qu'il vous aura promis de ma part. Noble chevalier, dit alors le roi d'Eluth, vous ne favez pas a quoi vous vous engagez; il eft un fervice que vous pouvez me rendre, pour me procurer le repos que j'ai perdu, mais telle eft la nature de ce fervice , que je n'ofe 1'attendre de vous; quelque prévenu que je fois de la grandeur  144 R O L A N ö de vos forces & de votre courage; je crains quö la difficulté de l'entreprife ne vous rebute. Seigneur, lui répondit Brandimart, augurez mieux du zèle qui me porte a vous fervir. Si vous m'accordez une grace que j'attends de votre générofité & de votre juftice, il n'eft rien de fi difficile , rien de fi dangereux que je n'entreprenne pour vous fatisfaire. Vous etes en droit de me tout demander , repliqua Monodant : mais vous , Roland , ajouta-t-il, s'il vous faut pénétrer pour moi jufques dans les entrailles de la terre, affronter les puilfances qui y domiuent, décruire les charmes des fées, en un mot, retirer le prince Ziliant mon fils des mains de Morgane, votre zèle ne fe ral'entira-t-il point? Non, feigneur, répondit le guerrier. Hé bien, reprit le monarque, demandez-moi donc ce que vous voudrez, généreux & charmant chevalier; quelque prix que vous mettiez a ce gtand fervice, foyez sur de 1'obtenir, füt-ce ma propre couronne ? Alors Brandimart déclara que ce qu'il fouhaitoit, étoit la liberté de fon compagnon. Monodant la lui accotda, & donna ordre qu'on amenat en fa préfence le chevalier qui étoit en prifon. Les gardes allèrent vite chercher Roland, qui leur demanda d'abord avec agitation ce que fon compagnon étoit devenu. Ne foyez point en peine de lui, répondirent-ils? 11 eft en ce moment avec  t'A m o u r E u x; H$ avec Ie roi qui {ui fcft mi!le & ^ pour vous en rendre vous même ie témbin, que «ous avons ordre de vous mener m palais/Le comte sy laiflaconduirejil s'approcha refpectneiifement dn roij gd ,Hm 4 Jd ^ fable, &qui lui drt: chevalier, le comte Roland votre amx me promet fon fecours & fa va!eur pour retirer Ie prince mon fils de l'ile du Lac- & Ilneveut(voVezjufqu'dquelpointilvousain;e) J« votre hberté pour prix d'un fi grand fer- A ce difcours, Ie paladin cornprit que firan^f-tftintd'êtrè Roland, pourlerendle Zlhant c eft pourquoi il répondit de cette'for e a roid Eluth: feigneur, je „e dois point abuf de votre erreur, ni de la ièhérófot L ■ t r ■ i . ijtneioute de mon ami Je fuis Ie vrai Roland, & je ******* < ' Je 111 engage a vnno -enerict le prince Ziliant. j'ai pou°r y r ^ desfacihtesque mon cher Brandimart n'a pas lavantage d,voi, II pétiroit dans cette entr ! Pnfe, malgre toute fa valeur. D'ailleurs, je dois vous dire qu'indépendamment des mtéis de votre majefté, que je n'avois pas 1'honneur de connottre Je me fuis engagé a retirer le prince ^UnlleUO"f°n ^^- aans Kien n'égala la furprife oü ces paroles d«  ,4'£ Roland comte jectèrent Monodant, qui jugea bien a 1'embatras de Brandimart, lequel des deux chevaliers étoit Roland. 11 fit a ce paladin le même accueil qu'il avoit fait a fon compagnon. 11 lui demanda comment il étoit poffible qu'il eüt vu le prince Ziliant, & fe fut engagé a le délivrer. Le fils de Milon fatisfit pleinement fa curiofité par un rccit qui 1'étonna. Mais , grand roi, lui dit enfuite le guerrier, je vous fupplie très-humblement de m'accorder la liberté de Brandimart pour récompenfe de ce que je vais faire pour vous. C'eft a regret, répondit le roi, que je vous refufe ce que vous me demandez. Excufez un pere qui ne veut rien oublier de tout ce qui peut vous engager a lui rendre fon fils. Permettez que je garde ici votre ami comme un gage de votre retour. Je me perfuade que 1'envie de le revoir animera votre courage , & vous fera exécuter des chofes impoffibles non-feulement a tous les mortels , mais au grand Roland lui-mcme. Si je vous laiffois partir tous deux, & que pour mon malheur vous ne puiffiez venir a bout de votre entreprife, je ne vous reverrois ni Ton ni Tautre. Laiflez-moi donc, de grace , Brandimart, auffibien je fens pour lui certains mouvemens d'affection dont j'ignore la caufe. Partez, comte, avec Tafturance que je vous donne qu'il fera ici chéri Sc honoré, de même que tous les autres  t'A m O U R E U x. i47 paladins Francois que je promets de vous rendre a votre retour. Je vous dirai plus. Si j'ai le malheur de ne pouvoir recouvrer le prince Ziliant mon deffein eft d'afTurer mes états après ma' mort au généreux Brandimart, en 1'adoptant pour' fils. Les deux guerriers furent fort touchés du difcours Sc des fenrimens de ce bon roi 5 mais ils employèrent des expreffions différente* k lui en marquer leur reconnoifiW. Le comte fe contenta d'afTurer ce monarque qu'il alloit faire tous fes efforts pour mériter fes bontés ; '& Brandimart fe jeta aux pieds du roi, & les lui embraffa avec un faifilfement qui venoit moins de 1'efpérance d'être un jour héritier de ce prince j que d'une tendre affeótion qu'il fe fentoit pour lui, fans favoir pourquoi. CHAPITRE XXII. Roland retourne a l'ile du Lac. J-j e paladin Roland prit fur le champ congé du roi d'Eluth Sc de fon ami Brandimart ,& ne tarda guere d fe rendre au ponr que le géant Haridan avoit long-tems gardé. II attacha fon cheval a un arbre , Sc fe précipita dans le fleuve Kij  148 Roland fans balancer.O'étoit effe&ivement lefeul moyen d'entrer dans l'ile du Lac. Il ménagea fi bien fa refpiration, qu'il fe trouva dans la prairie délicieufe qui étoit au fond de 1'eau, fans avoir perdu le fentiment. Aufli-tbt qu'il fe vit fur 1'herbe neurie, il marcha vers la montagne, d'oü il entra fous la première voüte; il paffa le pont du Lac brulant, malgré les ftatues enchantées qui en gardoient le paffage ; & après avoir traverfé le falon du tréfor, il arriva dans le valon fi chéri de Morgane, il prit le chemin de la fontaine oü il avoit vu cette fée la première fois. II fe flactoit qu'il la rencontreroit encore. Mais s'il fut trompé dans cette efpérance, du moins il eut la fatisfaótion d'y trouver le beau Ziliant. Ce jeune prince enfeveli dans une profonde rêverie, avoit les yeux couverts de larmes. Quelle joie ne fuccéda point a fes triftes penfées, lorfqu'il apperc,ut le paladin: il fe leva brufquement, & courut a. lui avec tranfport. Prince, lui dit Roland, je viens dégager ma parole. Fameux guerrier, lui répondit le fils de Monodant en 1'embraftant, que ne vous dois-je point? 11 s'agitde votre liberté, reprit le comte, ne perdons point un tems qui nous eft cher. Je fuis bien aife de vous avoir rencontré feul, pour concerter enfemble les moyens de vous retirer de cette ile; car vous favez qu on n'en peut fortir qu'avec le con-  ï-'Amotjrbv 'x. ï49 fentement de la fée. Par quel expédient pourrons- nous lokenir? Depuis quelques jours, repartit ^üant, , ai fait une découverte qui pourra nous ie rourmr. J'ai remarqué plus d'une fois que Morgane, quelqu'empreiTement qu'elle ait pour moi a grand fo.n de me quitter k certaine heure le dermer jour de la femaine, & que je ne la revois qua certa.ne autre heure ie jour fuivant. Cette remarque , continua-t-il, excita un jour ma curiofité : je demandai a la fée la raifon de cette conduite : elle rougit a cette queftion i & comme il falloit qu'elle répondit, elle me fit une rcponfe qui me perfuada qu'elle n'avoit pas envie de fatisfaire mon defir eurieux : mais ie «en eus que plus d'envie d'éclarcir ce myftêre. Des que le premier jour oü elle devoit me quitter fut venu, & qu'elle en eut rejeté la caufe fur quelques cérémonies magiques qu'exigeoient d elle fon art & fa nature de fée, je la fuivis de lom avec toutes les précautions poffibles pour quellene s'appercüt point que je 1'épiois. Elle s enfonca dans un petit bois qui eft a 1'un des coins de ce valon, & gagna un bocage Q, „ nvai fans être vu. Je me cachai foigneufement derrière quelques arbriiTeaux qui me donnoient moyen de 1'entrevoir en écartant quelques bran. cnes touffues qui me couvroient. II 7 a dans le fond de ce bocage üne fontaine Kiij  ïjo Roland d'une eau très-claire. Auffi-tot que la fée fut fut ces bords , elle fe déshabilla , & fe jeta dedans; mais a peine fon beau corps en eut touché 1'eau, que je vis avec étonnement fes jambes fe rranfformer en une queue de ferpenr , avec laquelle fendant 1'onde, elle fe mit a nager rout autour de-ia fontaine. Je demeurai quelque tems dans 1'endroit oü j'étois fort attentif, comme vous pouvez penfer, a ce fpeétacle. Néanmoins , de peur d'ètre appetxu, & croyant avoir affez contenté ma curiofité , je me retirai fort occupé de ce prodigieux événement. Je jugeai qu'une néceffité fitale for9oit la fée a cette transformation le dernier jour de la femaine, & c'eft pourquoi vous m'avez trouvé feul aujourd'hui; car les autres jours Morgane n'a guere coutume de me quitter pour fi long-tems. Ce que je m'imagine de tout ceci, c'eft que cette connoiffance peut vous faciliter le moyen de furprendre la fée. Elle reftera tout ce jour dans fa transformation , & demain dés que 1'aurore paroitra , je la verral revenir a moi avec tout 1'empreftement que 1'amour infpire aux tendres amans. Mon deflein eft de me trouver alors fur le bord d'une autre fontaine qui joint un petit bois oü vous ferez caché. Je me placerai de forte que Morgane fera obligée d'avoir le dos tourné vers le bois. Vous profiterez de cette fituation, pour vous jeter a  I,' A M OU REU X. IJl Timprovifte fur la fée , que vous faifirez par les cheveux avant qu'elle air le tems de s'échapper. Rien n'eft mieux penfé, s'écria Roland, Sc je fuis réfolu a m'arrcter a eet expédient. Alors Je prince d'Eluth conduifit le paladin dans un petit verger dont les atbres portoient des fruits délicieux. Les deux princes mangèrent de fes fruits, Sc s'entretinrent dans ce lieu jufqu'a la nuit; puis fortant du verger, ils prirent le chemin du bois de la fontaine, oü leur entreprife devoit s'exécuter. Quand ils y furent arrivés , Ziliant fe mit fur le bord de la fontaine, & le comte entra dans le bois oü il fe cacha, réfolu de ne fe montrer que bien a propos. Ils dormirent peu toute cette nuit. L'inquiétude qu'ils avoient 1'un & 1'autre écartoit de leurs yeux le fommeil. A peine le jour commenc,oit a diffiper les ténèbres, que le fils de Monodant appercut Morgane qui venoit a lui avec plus d'empreffement qu'il ne lui en avoit jamais vu. II affeóta une joie extreme de la revoir , & répondit aux marqués de tendreffe qu'elle lui donna par des expreflions aufli vives que les Hennes. La fée charmée de ce jeune prince, admiroit fa bonne graee & fa beauté. Dans les tranfports qui 1'agitoient, elle entrelaooit fesdoigts délicats avec les beaux cheveux de fon amant, Sc 1'embrauoit Kiv  Ï51 Roland avec une ardeur qui faifoit voir 1'excès de fa paffion. Jamais le plus habile pinceau n'a offert aux yeux deux amans fi parfaits, Morgane trop occupée de fes plajfirs, fourn:t d Roland un moyen aifé de la furprendre. 11 la renoit déjd par les cheveux, qu'elle ne s'en appercevoit point encore; elle croyoit que c'étoit la main de Ziliant qui cherchoitdans fes cheveux le mêmeplaifir qu'elle erouvoit dans les flens, Mais lorfque s'étant retotirnée, elle eut reconnu le paladin, elle comprit toute 1'étendue de fon malheur. Elle ne douta pas un moment que le comte ne füt venu pour lui arracher 1'objet de fon amour. De quelle afflidion ne fut-ellepas faifie?TJn trouble affreux parut dans tous fes mouvemens; les pieurs inondèrent fon beau vifage; & dans eet état touchant, elle fe jeta aux genoux du fils de Milon pour le fléchir ; mais ce guerrier s'étoit préparé a tout. Quoiqu'il füt ému des larmes & de la tendreffe de cette belle fée, il avoit pris fon parti. Charmante nimphe, ditil a Morgane , ceffez de vous défefpérer: je viens moins ici pour vous faire de la peine, que pour vous procurer plus de repos & de fatisfa&ioji que vous n'en avez. Ah , cela ne peut être, s'écria la fée! Car enfin, vous venez m'enlevet mon cher prince; & me le ravir, c'eft moter le repos, c'eft mar-  1'Amour.eux. ïj. racher Ia vie. Je vous Pavoiie, répondit le comte, lahberté du prince d'Eluth eft le but que je me fuis propofé. Mon deffein toutefois n'eft pas de vous priver pour jamais de la vue de Ziliant. Quand vous lui permettrez de revoir fon père & fa patrie , vous ne le perdrez point pour cela. N'avez vous pas le pouvoir de vous offrir d fes yeux , quand il vous plaira? D'aiL'eurs, je m'étonne que vous trouviez de la farisfacïion d ie tenir renfermé dans ce lieu fouterrain. En voulezvous faire un efclave plutöt qu'un amant? Et votre délicatelTe n'eft-elle pas blelTée de la vie lence que vous lui faites ? Songez que la liberté eft naturelle d tous les hommes , & que ce n'eft point par force qu'on doit fe faire aimer. II m'a jurélm-mêmeque lacontrainteoüvous le retenez corrompt la douceur de fes plaifus. Croyezmoi,ne devez fon cceur qu'd fon inclination ; laiftez-le libre, & V0Us verrez qu'il vous en aimera davantage. Dans eet endroit de fon difcours, Roland remarqua que Morgane paroiflbit entendre raifon, ce qui encourageale paladin d pourfuivre. II continua donc de parler avec tant de force, qu'il vint d bout de perfuader la fée. 11 eft vrai que le beau Ziliant acheva de la déterminer par les fermens qu'il lui fit de 1'aimer toujours , & de la venir fouvent retrouver dans fon ile. II  1^4 Roland Ia pria même de fe tranfponer a la cour d'Eluth toutes les fois qu'elle daigneroit lui accorder le bonheur de fa vue , puifque fon art de féerie lui donnoit le pouvoir de fe rendre en un inftant dans tous les lieux du monde. Enfin, Morgane confentit au départ de fon amant. Ils fe féparèrent en bonne intelligence , & les deux princes fortirent de l'ile du Lac par le même endroit, & de la même manière que Roland en ctoit forti ia première fois avec les chevaliers qu'il avoit délivrés. CHAPITRE XXIII. De l'aventure qui arriva d ces deux princes én fortant de l'ile du Lac, & de leur retour a la. cour d'Eluth. L, orsque le comte d'Angers, accompagne du prince d'Eluth , fut au pont du géant Haridan, il n'y retrouva plus Bridedor qu'il avoir attaché a un atbre avant que de fe jeter dans le fleuve. La pette de ce bon cheval obligea les deux princes de marcher a. pied le refte de ce jour. Ils pafsèrent la nuit dans un petit bois qu'ils trouvèrent fur leur route \ & le lendemain s'étant remis en marche, ils rencontrèrent a. 1'entrée d'un petit vallon deux chevaliers qui combat-  l'Amoureux. 155 toient a pied 1'un contre 1'autre avec beaucoup d'animofité, pendant que leurs chevaux , dont Roland reconnut 1'un pour Bridedor, étoient attachés a un arbre. Le paladin eut de la joie de cette rencontre ; il s'approcha des combattans , & leur dit: feigneurs chevaliers, fufpendez de grace votre combat pour m'en apprendre le fujet. Peut-être y aura-t-il lieu de finir votre différent & de vous rendre amis. Les combattans s'artêtèrent a ces paroles, & le moins emporté des deux répondit: qui vous porte a intetrompre notre combat ? Il y a bien de 1'imprudence a. vous de vouloir entrer dans des chofes ou vous n'êtes point appelé; vous pourriez bien vous en repentir. Sachez que ce beau cheval fi richement enharnaché, que vous voyez attaché a eet arbre, eft la caufe de notre démêlé. Mon ennemi m'ayant vu monté deffus, en a fouhaité la poffeflion. II m'a fommé de la lui céder; & fur mon refus, il m'a défié. Nous en fommes venus aux mains. Je fuis plus digne que vous de monter ce beau courfier, interrompit impatiemment 1'autre combattant, & fans vous amufer plus long-tems a fatisfaire la curiofité de eet importun , fongez a. vous défendre; c'eft ce que je vais faire, repartit le premier, & j'efpère que vous perdrez bientót la folie efpérance d'avoir mon cheval,  Roland Alors ces deux chevaliers alloient fe jeter run fur 1'autre avec plus de fureur qu'auparavant, fi le Comte ne fe fut lancé entr'eux deux , en oppofant fon bouclier a 1'épée de 1'un, & Durandal a celle de 1'autre. Arrêtez , chevaliers, leur criat-il, je puis terminer votre différent, en vous apprenant que le cheval pour lequel vous combattez eft a moi. Je vous prie donc de me le rendre , & de ceffer de vous difputer un bien qui ne vous appartient pas. Ah, ah, s'écria 1'un des deux combattans , ceci eft merveilleux. Cet hommeci n'étoit tout a 1'heure qu'un faifeur de queftions, c'eft a préfent un jurifconfulte. Dites plutot un extravagant , reprit brufquement fon ennemi , & nous ferions auiïi foux que lui, fi nous nous arrêtions plus long-tems a fes fots difcours. Vous n'êtes qu'un extravagant vous-même, dit Roland avec hauteur au chevalier qui venoit de parler: fuyez, dérobez-vous a ma colère , gens vils & méprifables qui deshonorez la noble profelfion des armes par vos procédés. Je vais reprendre mon cheval , & malheur a celui qui ofera s'y oppofer. II prononca ces demiers mots d'un air fi terrible , que les deux chevaliers en frémirenr. Néanmoins le plus orgueilleux des deux ne lailfa pas de s'avancer pour troubler le Comte dans fon deffein j mais le fier paladin choqué de fon  t' Amoureux. i^j aétion , lui fit voler le bras & la tête d'un feul revers de Durandal. L'aurre chevalier épouvanté de ce chatiment, & craignant d'avoir Ie même fort, fe jetaaux pieds du Comte, & lui demanda pardon dans les termes les p'us refpectueux. Roland moins touché de fon repenrir que de fa lacheté , ne lui pardonna quacondition qu'il céderoit fon propre cheval & fes armes au prince Ziliant. Le chevalier y confentit, trop heureux de conferver fa vie a ce prix. Les deux princes s'étant mis en état par cette aventure de faire plus de diligence , arriverent en peu de jours a Eluth. Lorfqu'ils'y entrerent, le beau Ziliant qui avoit la vifiere de fon cafque levée a caufe de la chaleur de la faifon , fut reconnu <*es habitans. Ils poufsèrent dans les airs mille cris de joie , dont le buut fe fit entendre au Palais. Monodant averti du retour de fon fils, courut tout tranfporté au devant de ce jeune pïince ; & dans les mouvemens tumuhueux qui 1'agitoient, il l'embrafTa fans pouvoir prononcer une parole. Zilianr fenfibie a la tendrelfe d'un li bon pcre, répondit a fes careffes avec tout le reffentiment poffible. Après que le fang eut rempli fes devoirs, le roi d'Eluth fe reprochant tout le tems qu'il demeuroit fans rendre grace a. Roland , lui en fit des excufes; & ce monarque lui témoigna tarn de reconnoiffance du fervice qu'il  ij3 Roland en avoit recu , que le Comte eut fujet d'en être content. Les paladins qui étoient reftés a. la Cour d'Eluth fut leur parole , & qui pendant 1'abfence de Roland avoient été traités avec diftinétion , prirent part a la joie qu'y caufoit le rerour de ce fameux guerrier. Brandimarr ne pouvoit moderer la fienne. On fit des feftins & des réjouiffances durant trois jours; mais tous ces plaifirs ne pouvoient toucher 1'amoureux Roland ; le fouvenir de fa princeffe ne lui laifloic pas 1'efprit tranquille; & fi la bienféance le lui eut permis , il feroit parti d'Eluth, dés le même foir qu'il y arriva. Il accorda trois jours aux inftances que Monodant & le prince fon fils lui firent pour demeurerquelque tems a la Cour ; enfuite il prit le chemin d'Albraque avec Brandimart. Les autres paladins, de leur cóté, partirent pour s'en retoumer en France, après en avoir obtenu la permiflion du roi d'Eluth, qui fit préfent d'un des meilleurs chevaux de fes écuries au prince d'Angleterre.  l' Amoureux. ij 9 CHAPITRE XXIV. Aventure de Renaud & de Dudon } & de quelle manVere ils furent fe'pare's du prince Aflolphe. Les paladins Renaud, Aftolphe & Dudon s'étanc mis en chem'n avec Irolde & Prafilde , le feigneur de Montauban repréfenta aux deux chevaliers de Bak , qu'il ne pouvoit fouffrir , fans abufer de leur amitié, qu'ils 1'accompagnalTent plus long-tems: qu'ils laiffoient par leur abfence la belle Thisbine en proie aux ennuis les plus cuifans , & qu'enfin , puifqu'il étoit avec les paladins Aftolphe Sc Dudon , il n'avoit plus befcin de leur fecours. Irolde Sc Prafilde perfiftoient a vouloir aller avec lui jufqu'a la cour de Charles, mais il s'y oppofa, L'Anglois Sc Dudon fe joignirent a Renaud, Sc firent fi bien que les chevaliers Perfans s'en retournerent a Bak. Après cette féparation , les paladins fuivirent ia grande route d'Aftracan. Le troifieme jour de leur marche , ils virent venir vers eux un  1C0 Roland- chevalier armé de toutes pièces. A meiure qu'il s'approchoit, le fils d'Aimon , qui le confidéroit attentivement , crut reconnoitre Rabican dans le cheval qu'il montoit. Aftolphe s'imagina la même chofe ; 8c lorfqu'ils virent de plus prés Ie courfier, ils s'appercurent qu'ils ne s'étoient pas trompés. Qu'avez-vous rélblu de faire, dit Renaud au prince Anglois : je veux réclamer Rabican , répondit Aftolphe , puifque voas m'en avez fait préfent, & fi le chevalier qui le monte refufe de 1'accorder a mapriere,je 1'obligerai par force a me le céder. Allez donc exécuter votre réfolution, reprit en riant Renaud , car ce feroit dommage de perdre une feconde fois eet excellent cheval , puifque nous trouvons une occafion fi favorable de le recouvrer. Le fils d'Othon avoit trop bonne opinion de fit valeur, pour fe le faire dire deux fois. II s'adreffa au chevalier qui paffoit alors auprès d'eux , 6c lui dit: feigneut chevalier , 1'honneur m'engage a vous apprendre que le courfier fur lequel vous êtes m'appartient. Je voüs prie de me le rendre, 6c par cette aeftion de juftice vous nous épargnerez un combat que je ferois fachéd'avoir contre vous. Je pourrois vous fatisfaire, répondit le chevalier, fi quelqu'autreque vous m'afïïiroitce que vous medites; mais que fur votre feul témoignage  t'A M O U R E Ü X. témoignage j'aie la faciüté de vous céder le meilleur cheval de 1'univers , je n'en ferai rien. Ce feroic une crédulitéqu'onpourroicme reprccher. Voyons donc par les armes , répliqua l'Anglois, d qui de nous deux ce bon cheval refter* 5 car je ne fuis pas d'humeur a vous Ie laiifer^tranquillement , après vous avoir fait connoitre qu'il eft a moi. Les deux chevaliers s'éloignèrent pour prendre du champ , & revinrent 1'un fur 1'autre les lances bahTées. L'Inconnu,qui montoit Rabican, étoit un des plus redoutables guerriers de 1'AGe* mais nifon extréme force , ni la vïteffe du courfier ne purent le garantir du fort qu'avoient tous ceux que touchoient la lance d'or. Elle le jeta par terre , & Rabican fournit fa carrière a felle vide. Comme le fils d'Aimon craignit que ce merveiileux animal ne prït Ia fuite, il coutut après , & 1'ayant rejoint, il le ramena i fon coofin qui fauta legèrement delfus. Cependant le chevalier démonté fe releva, & d'autantplus honteux de fa chute , que ce malheur ne lui étoit jamais arrivé, il s'avanca vers Aftolphe, & lui adreiTa ce difcours : brave chevalier , fi vous m'avez abattu a la lance , ne vous imaginez pas pour cela que je me tienne pour vaincu, m que je fouffre paifiblemenr que vous poftédiez Tome II, £  i6i Roland le cheval que vous venez de m 'óter. Je veüx le regagner par mon épée, &c laver dans votre fang 1'afFront que vous m'avez fair. Le prince d'Angleterre alloit lui répondre fur le même ton, fi Renaud ne 1'eut prévenu. Ce dernier fe mit entr'eux d'eux , & dit a 1'inconnu: feigneur chevalier, le cheval qui füt lefujet de votre querelle m'appartenoit, & j'en ai fait préfent a mon compagnon: ainfi, tournez vos armes contre moi , car je ne permettrai point que vous le troubliez dans la pofleffion de ce courfier. Dans le relfentiment que j'ai , répartit le chevalier inconnu , je tournerois mes armes contre tous les guerriers de 1'Afie qui voudroient s'oppofer a ma vengeance. En parlant de cette fotte il s'avanca le fer a la main fur le fils d'Aimon , qui le voyant i pied defcendit de Bayard pour le recevoir. Aftolphe voulut interrompre leur combat, prétendant que c'étoit a lui de punir ce téméraire, que le chatiment même ne pouvoit corriger, mais Renaud le pria de s'écarter, & l'Anglois le voyant déja aux mains avec 1'inconnu, n'ofa fe mettre de la partie , de peur d'offenfer fon coufin. Ce fut un bonheur pour le fils d'Othon , car fes forces n'étoient pas comparables a celles du chevalier qu'il venok d'abattre a la lance. Et le  l'Amoureux. feigneur de Montauban trouva dans eet inconnu tin ennemi digne de fa valeur. II eut befoin de toutes fes forces pour le vaincre. Cependant il 1 affoiblit par un grand nombre de bleiïures qu'il lui fit, & il le vit tomber a fes pieds de foiblefTe & de laflitude. Dès ce moment Ie fils d'Aimon cefta de le frapper; il s'approcha de lui pour Ie fecourir , Sc les deux paladins firent la même chofe. Ils banderent fes plaies avec quelques Ünges; & comme 1 abondance du fang qu'il avoic perdu 1'avoic privé de fentiment, iTs le tranfportèrent furie cheval du Roi d'Eluth au premier lieu habité , oü ils le laiiferent entre les mains de quelques petfonnes charitables qui fe chargerent d'en avoir foin. Ils reprirent enfuite leur chemin j & après avoir été plus de deux mois a traverfer le vafte pays des Calmouques , ils parvinrent enfin au bord de Ia mer cafpienne. Ils rencontrèrent une nimphe d'une éclatante beauté, qui par la feule puifiance de fa voix attiroit autour d'elle les plus beaux poilTons de toute cette mer. Ils virent des thons, des dauphins, des thiburons, Sc entre autres une baleine d'une grandeur fi prodkieufe que 1'on n'y diftinguoit aucune forme de° corps ammé. Comme cette baleine étoit alors immobile par le pouvoir de la nimphe, Sc qu'elle L ij  !é4 Roland touchoitletivage , elle ne paroiffoit que comme une langue de terre qui s'avancoit dans la mer. La nimphe étoit ia fée Alcine 5 fceur de Morgane , & elle n'avoit pas moins d'habileté qu'elle dans Tart de féerie. Auffi-tot qu'elle appercut les paladins, elle les confidéra fort attentivement. La beauté du prince Aftolphe la charma. Ellefe fentit enflammer d'amour pour lui, & ferma le deflein d'en faire fon amant. Seigneurs chevaliers ,-leur dit-elle, fi vous voulez vous donner le divertiffement de ma pêche, avancez-vous avec moi jufqu'a cette pointe qui entre plus avant dans la mer qu'aucun autre endroit de ce rivage, vous y verrez des poilTons adrni- rables. . En difant cela , la fée paffa fur le dos de la ' baleine. Aftolphe , qui étoit le plus cuneux de tous les hommes, & qui peut-être fe fentoit autant épris de la nimphe , qu'elle 1 ctoit de lui, lafuivit, malgrétout ce que fes compagnons lui purent dire pour 1'en détoumer. Dabord que le prince Anglois fut fur la baleine, ce monftre, dont le mouvement naturel avoit ete fufpendu jufques - la par le charme magique , s'éloigna du rivage avec rapidité. Dans le moment la fée difparur , Aftolphe alors fe crut perdu. Le feigneur de Montauban pouffa Bayard  t* A M O Ü R E U X. I65 dans la mer pour tacher de tirer fon coufin du péril oü il le voyoit, Sc Dudon en fic autant. Le cheval de ce dernier paladin, déja fatigué d'une longue traite , perdit bientót fes forces dans 1'eau, Sc il fe feroit noyé avec fon maitre, fi. Renaud n'eüt tourné les yeux par hazard vers Dudon , Sc ne füt venu a. fon fecours. Heureufement le fils d'Aimon arriva dans le tems que le courfier de fon compagnon s'abimoit. II faifit Dudon d'une main vigoureufe Sc le mettant fur le cou de Bayard , il le porta fur le rivage. Après cela, Renaud eut quelque envie de fe rejeter dans 1'eau , pour continuer fon premier delfein , mais il ne vit plus la baleine ; Sc d'ailleurs , il s'éleva fubitement un orage mêlé de grèle Sc de pluie , des vents impétueux commencerent a. fouffler, Sc la mer a. poufTer fes flots jufqu'aux nues. Cette tempête, qui fembloit vouloir détruire le monde entier, étoit un enchantemenr qu'Alcine formoit pour bter toute efpérance au fils d'Aimon de pouvoir fecourir le prince Aftolphe. Effeétivement, Renaud arrêté par eet obftacle invincible , demeura confterné fur le rivage. Il pleura fon coufin, comme un prince qu'il croyoit au fond de la mer pret a devenir la proie des poilTons. Lorfque le paladin Dudon eut L iij  \6S R o r A k b repris fes forces, ils montèrent tous deux fur Bayard, car il ne leur reftoit plus que ce cheval, & fe mirent en chemin, malgré la pluie & la grêle qui tomboient fur leurs armes. Fin du quatrihnt Livre.  I.' A M O V R E V X. 1(?7 LIVRE CINQUIÈME. CHAPITRE PREMIER. Des mauva'ifes nouvelles quapprit le roi Sacri~ pant, & de fon départ d' Albraque. Le fameuxTurpin encerendroitretourneauroï Sacripant, & dit que ce prince, après avoir perdu fon bon cheval Frontin de la manière qu'on 1'a raconté, alla retrouver Angeiique, fort touché de la perte qu'il venoit de faire. Ce fut un nouveau fujet de chagrin pour lui , lorfqu'ayant rejoint cette princeffe, il apprit qu'elle n'avoit plus fa bague, & que le même nain qui s'étoit rendu maitre de fon courfier, 1'avoit fubtilement volée. 11 fut pénétré de la vive affliction dont elle paroiffoit faifie, & véritablement elle ne pouvoit trop regretter un anneau fi précieux. Pour furcroit de douleur, Galafron lui fit part d'une mauvaife nouvelle qu'il venoit de recevoir. Prince , lui dit-il, on me mande que Mandticart, fils d'Agrican & fon fucceffeur a 1'empire de Tartarie, eft dans le royaume d'Aftracan, qu'il faccage lej- Liv  i68 Roland meilleures villes, qu'il a tué de fa propre maiu le brave prince Lifca votre frère, Sc qu'il a juré de venir mettre tous mes états en cendres pour venger la mort de fon père, qu'il furpaffe en force & en valeur. Courageux Sacripant, continua-t-il, nos malheurs Sc nos intéréts font communs. Vous favez que nous ne faurions réfifter 1'un & 1'autre a la puiffance formidable de Mandricart. La feuie reffource qui nous refte, eft d'implorer le fecours du roi Gradaffe. Ce grand monarque, qui a joint a fon vafte empire de la Serique foixante & douze royaumes, dont il a rendu les rois tributaires, eft un des plus vaillans guerriers de 1'univers. Son grand cceur ne cherche que la gloire; aufti le bruitde fon nom eft parvenu jufqu'auxextrémités de la terre. II eft depuis peu de retour de fon expédition d'occident, ou il a vaincu les rois Marfille & Charlemagne. Il n'a pas encore licencié fa nombteufe armée, Sc je ne doute pas qu'il ne la fit marcher a norre défenfe, s'il étoit inftruit de 1'embarras ou nous fommes. Allez demander vous-même fon affiftance. Ajoutez ce nouveau fervice a ceux que vous nous avez rendus jufqu'icis Sc foyez fur que ma fille Sc moi nous les reconnoitrons. Le roi de Circaflie, a cette nouvelle, fut agité de divers mouvemens. La mort de fon frère Lifca  l'A M O V R ï D x! 16Cf 1'excite a la vengeance, le befoin que fa princeiTe ade fecours, ne lui permet pas de Pabandonner a la fureur de fes ennemis. II prit le parti de fuivre 1'avis de Galafron; il choifit le meilleur courfier des écuries de ce vieux roi, & partit pour la cour de Sericane. Comme il fe propofoit de faire le plus de diligence qu'il pourroit, il évita toutes les aventures qui auroient pu Tarrêter; de forte qu'après plufieurs jours de marche, il fe trouva dans le royaume d'Ortus. II parvint au grand fleuve jaune qu'il lui falloit traverfer pour continuer fon voyage vers la célèbre ville de Camoul, oü Ie roi Gradaffe faifcit alors fa réfidence. En le remontant le long de fon rivage, il rencontra un pont, au-dela duquel, fur 1'autre nve du fleuve, s'élevoit un afTez beau chateau bati fur Ie grand chemin qui aboutiffoit au pont, entre une forêt & un rocher. Un chevalier bien armé défendoit le pafTage du pont. Sacripant fe préfenta pour le paffer : feigneur, lui dit le chevalier, je ne pais vous permettre de paffer par ici, fi vous ne me jurez que vous ne regarderez point dans la fontaine qui lave le pied de cette roche que vous voyez au-dela du pont. Quoique j'aie des raifons afTez fortes, répondit Sacripant, pour ne me point engager dans un combat qui peut m'artêter, je ne faurois faire ce ferment qui me paroït cqu-  r7 Braye guerde^ dit-il, je conviens qu'un chevalier de votre courage ne fe peut trop eftimer, & je fuis êc . vous faire raifon de 1'mfulte dont vous vous plaignez, quoique je puiffe VOUs dire, pour fufnfier mes foldats, qu'on ne fauroit leur faire un crime d avoir voulu venger un de leurs aénéraux. Les dames qu'ils ont amenées dans ce "mp, n'y courent aucun péril; je vous dirai meme que nous avons peut-être plus d'intérêc ales avoir ici, que vous n'en aveza les accompagner. Ne craignez donc rien pour elles, Sc foyez perfuadé qu'elles font fervies Sc honorées comme elles le méritent. A peine Varamis eut prononcé ces paroles g Tome II ^  ,4x Roland que la reine Leodile fon époufe arriva fous la tente. Elle reconnut Brandimart des qu'elle eut jeté les yeux fur lui ; & malgré la préfence du roi, elle courut 1'embrafler avec tranfporr. Ah mon cher libérateur , lui dit-elle , que je tiens ce jour heureux pour moi , paifqu'il m'accorde le plaifir de vous off'rir a ma vue. Seigneur, continua-t-elle en fe touinant vers Varamis, vous voyez dans ce chevalier la perfonne du monde a qui votre majefté a le plus d'obligation ; c'eft lui qui m'a confervce a vous en me délivrant des mains des trois géans tartares que le grand comte d'Angers & lui mirent a mort par leur courage. Alors le roi fe reflbuvint d'avoir vu Brandimart avec Roland , lorfque ce paladin lui rendit Leodile, & lui fit mille carefles. Seigneur, dit la reine au prince fon époux , fi vous voulez faire au généieux Brandimart une réception digne de lui , il faut le rejoindre au plutót a fa chere Fleur-de-Lys. Cela feul peut le fatisfaire , & déja je lis dans fes yeux qu'tf languit de s'en voir féparé fi long tems. Comme elle achevoit ces mots , on vit entrer Doriftelle & Fleur-de-Lys, conduites par Cilinx frere du .roi Varamis. Brave chevalier , dit Leodile en préfentant a Brandimart fa maïtrefle, on vous rend votre dame. Vous voulez bien la recevoit de ma main en reconnoiffance de ce que je vous  l'A U O V R E Ü X. dois. Je crains mêmefi fort, ajouta-t-elle, de demeurer en refte avec vous, queje veux encore vous réftituer la princeffe de Loufachan , qui s'eft affociée au fort du prince Cilinx fon amant. Brandimart répondit fuf le même ton au difcours de la reine ; après quoi Cilinx Ie vint embraffer comme le libérateur de Doriftelle. Quand ces princes fe furent témoigné réciproquement leur reconnoiftance, Cilinx dit au roi de Mugal fon frere, feigneur, puifque le ftege de Loufachan n'a été entrepris qu a ma pnere, & que pour les intéréts de mon amour, je vous fupplie de faire favoir au roi Dolifton que vous avez fa fille entre vos mains , que vous êtes prêt i la lui remettre , & que vous Lu demandez fon amitié. Varamis , d qui le prince fon frere étoit cher , fit partir fur 1© champ le feigneur de fa cour en qui il avoit le plus de confiance , pour aller trouver Dolifton avec les inftruftions qu'il lui donna. Enattendant le retour de 1'officier, la reine Leodile apprit a Brandimart qu'elle avoit époufé Varamis, & que ce prince étoit devenu roi de Mugal par la more de Pandragon fon pere qui avoit été tué devant Albraque. En fuite Cilinx prit Ia parole , & raconta dans ces termes Ie fujet du fiege de Loufachan.  »44 R o l a n » Hiftoire du prince Cilinx. Lorsque Rentig eut emmené Doriftelle, je reftai dans la cour du roi Dolifton comme un corps fans ame, ou plutöt en proie a 1'amour & a la jaloufie. Comme cette princeffe m'avoit défendu de difparoïtre , de peur qu'on ne foupconnat notre intelligence, je demeurai quinze jours a Loufachan ; mais quelque contrainte que je m'impofafle on ne s'appercut que trop du défordre de mon ame. Le roi touché de mes peines, dont il ne pouvoit ignorer la caufe, fit en vain tous fes efforts pour diffiper mes ennuis par toutes fottes de divertiffemens. Enfin, je pris congé de ce prince , qui me dit obligeamment qu'il avoit bien remarqué mon amour pour fa fille , qu'il me 1'auroit accordée avec joie fans les engagemens oü il étoit avec le roi de Nayada fon ancien ami, & que fi jamais Amathirfe fa fille ainée, qui lui avoit été ravie dans fon enfance, pouvoit fe retrouver , il me 1'offtiroit, tant il eftimoit ma perfonne & mon alliance. Quoique j'euffe entendu dire que la princefle Amathirfe , quand elle fut enlevée, étoit pourvue de tous les attraits qui pouvoient préfager une beauté parfaite dans un age plus avancé,  l'A M O U R E U X. 243 je fus peu feniible a cette promelTe de Dolifton. Je fortis de fa cour ; & fans favoir oü je porrerois mes pas, je parcourus plufieurs provinces des environs , en amant qui ne peut trouver de repos loin de ce qu'il aime. Je voulus du moins voir les lieux que vous habitiez; je pris la route de Kunitxi , & je demeurai caché dans cette ville pendant 1'efpace d'un mois. La j'appris tous les traitemens injurieux que Doriftelle avoit re» cus, & que Rentig pour confommer fa barbarie avoit renfermé cette princeffe dans une affreufe prifon, oü elle n'avoit pas même la liberté de voir la clarté du jour. L'intérêt que je prenois a votre fort, belle Doriftelle, pourfuivit-il,en s'adreffant a la princeffe de Loufachan , me fit former le deffein de vous délivrer de 1'oppreffion de votre cruel tyran. J'aurois bien voulu obtenir votre aveu avant que den venir a Pexécution, & pour eet effet j'épiai toutes les occafions de vous pouvoir parler , mais je n'y pus réuffir. Dans mon défefpoir , je retournai a Mugal , oü j'implorai le fecours du roi mon frere , qui me promit fon affiftance dés qu'il fut inftruit des procédés de Rentig a votre égard. Compatiffant a mes peines & aux votres, il fit aflembler fon armée. Nous avions réfolu d'aller affiéger la tour de Rentig, & de la forcer pour vous procurer la libertéi Qüj  Roland Comme il nous falloit paffer par les terres de Loufachan , Varamis mon frere envoya prier le roi Dolifton de nous donner pafTage , en offrant de payer le dégat que nos troupes pourroienc faire dans fon pays. Dolifton ne voulut pas nous le oer.mettre a caufe que notre armement ctoit deftiné contre Rentig, quoiqu'il fut en votre faveur. Varamis piqué de,fes refus , marchacontre lui, & vint mettre le fiege devant fa capitale , pour fobligerfeulement a nous laiffer le paffage libre. Le ciel, madame, a prévenu les fuites de ce fiege , en procurant votre délivrance par la valeur du généreux Brandimart , & nous exempte de la ttifte néceffué de faire la guerre au roi vo-; tre pere. Après que Cilinx eut achevéce récit, la princeffe de Loufachan le remercia de touk ce qu'il avoit fait pour elle. La reine Leodile mena enfuite toute cette illuftre compagnie fous fa tente, ou elle les régala d'un magnifiquè feftin. Le lendemain l'officier que Varamis avoit envoyé a Dolifton > revint accompagné d'Oriftal & de Filatée , dont le vifage riant annoncoit par avance 1'heureufe difpoficion des chofes. Seigneqr, dit l'officier au roi de Mugal, Dolifton accepte avec joie les offres de votre majefté, II m'a chargé même de vous faire des excufes de 1'injuftke de fes refus. Si vous fouhai-  l' Amoureux. 147 tez d'en favoir davantage, ce chevalier Sc cette dame quv font avec moi pourront vous inftruire de ce qui a produit un changement fi prompt dans l'cfprit du roi de Loufachan. Doriftelle qui étoit prcfenre a ce rapport , pria Varamis de permettre que Filatée parlat. Le roi de Mugal y confentit; & la confidente adreffant la parole a fa maitrelfe , commenca de cette forte fon récit. CHAPITRE XI. Du voyage d'Oriftal & de Filatée a Loufachan. De la joie qu'eut Dolifton de retrouver fa fille dans Fleur-de-Lys. Hiftoire de Dimar. ussi-tÖt que nous fumes arrivés a Loufachan , ou vos ordres, madame , nous envoyoient, nous nous y cachames , bien rcfolus de ne nous montrer que fort a propos. Cependant comme Oriftal n'y étoit pas connu , il prit moins de ptécautions que moi. II alloit aux enquêtes, fur la connoifTance que je lui donnois des perfonnes les plus inftruites des chofes de la cour. 11 fe .paffa un tems affez confidérable, fans qu'il me rapportat rien qui noiis parut favorable au fuccès de notre commiffiön. Le roi de Loufacnan , Qiv  J4* Roland qüoique peu content des manières de Rentig ^ les fouffroit fans impatience & prefque fans reffentiment. Aufli lorfqu'il apprit que les princes de Mugal marchoient contre fon gendie , il leur refuia le palfage fans balancer , & le fiege de Loufachan qu'ils vinrent faire bientót après 1'aigrit contre eux ; mais un coup du ciel a changê fon cceur dans le tems que nous 1'efpérions le moins. II y a quelques jours qu'une lettre lui apprit la mort de Rentig ; le roi de Nayada lui a mandé qu'il a perdu fon fils qui s'eft a la vérité, attiré lui-même fon malheur par les cruautés inouïes qu'il a exercées fur vous; que tout pere qu'il eft, il ne peut s'empêcher de blamer Ia conduite de votre époux , & de louer la patience avec laquelle vous avez fouffert fes injuftices; que vous n'avez aucune patt a la mort de Rentig dont vous n'êtes que Ia caufe innocente , & qu'enfin ce témoignage eft une juftice qu'il fe croit obligé de rendre a votre vertu ; qu'il fent même des remords d'avoir contribué a 1'union de deux perfonnes fi mal aftbrties. Cette lettre du roi de Nayada, pourfuivit Filatée , a touché Dolifton qui eft entré dans les fentimens d'un ami fi cher , il s'eft repenti jcomme lui de vous avoir rendu malheureufe, & il a fenti qu'il eft vériublemenr Dere. II a pris  t Amoureux. 249 fi pui de foin de cacher fa douleur > que le bruit qui s'en eft répandu dans Loufachan, eft venu jafqua nous. Alors nous avons paru devant le Roi , 8c par le rapporr que nous lui avons fait de leut oü nous vous avions Iaiffée au palais de Fébofille, nous avons augmenté fa peine. L'officier du roi de Mugal eft arrivé dans ce moment-la, & lui a expoféles offres de fon maitre. Dolifton ravi de trouver loccafion de fe raccommoder avec les princes de Mugal, & d'apprendre que vous êtes dans leur camp , m'a chargée de vous dire de fa part de hater le plaifir qu'il fe fut de vous voir, & de prier les princes Varamis 8c Cilinx de venir honorer fa cour de leur préfence. Le roi de Mugal , imparient de procurer le bonheur de fon frere , donna fes ordres pour aller fur le champ a la ville avec toute cette noble compagnie. Dolifton averti de leur marche, vint au devant d'eux , Varamis Sc lui s'embrafferenr, ils fe promirent une conftante aminé. Le roi de Loufachan offrit la princeffe fa fille a Cilinx , qui fe jeta plein de reconnoiffance aux pieds de ce monarque pour le remercier^d'une fi grande faveur. Après cela Doriftelle prélenra fon libérateur Sc la charmante Fleur deLys a fon pere , qui les conduifit avec les rmri®«s de Mugel dans fon palais, ou il leur donna  ijo Roland les plus galantes fêtes. Au milieu de tous. ces plaifirs Doriftelle fe fouvint du brigand qu'ils avoient amené avec eux, Sc qui devoit déclarer au roi Dolifton un fecret important, Elle le fit venir au palais. Il avoit plus l'air d'un homme repentant, que d'un malheureux endurci dans le crime. Quand il fut devant Dolifton , il lui paria dans ces termes : feigneur , vous voyez un homme rsoirci de mille forfairs ; je fuis ce fameux Fuglforque , qui fut autrefois la terreur de vos campagnes Sc de vos bois. De tous mes crimes celui dont le repentir agite le plus mon cceur, ePc Poften fe que j'ai faite a votre majefté. C'eft moi, qui ébloui des pierreries dont la princeffe Amathirfe votre fille étoit parée , vous 1'ai ravie dans fon enfance Et qu'en as-ru fait, malheureux, reprit impatiemment le roi? Seigneur, répartit Fugiforque , 1'avidité du gain me la fit vendre au comte de la Roche-Sauvage, & j'ai feu depuis qu'elle a été élevée dans fon chateau fous le nom de Fleur-de-Lys, au défaut de fon véritable nom qu'on ignoroit. L'amoureux Brandimart fut tranfporté de joie a ces paroles du voleur; il prit par la main fa dame , Sc fe jetant avec elle aux genoux de Dolifton : la voici, feigneur, dit-il a ce prince, la voici cette adorable princeffe : eh quelle autre qu'elle pourroit avoir Phonneur d'être votre  i'Amoureux. 151 •fille? Ah, je n'ai pas de peine a vous^croire, s'écria le roi avec des mouvemens de joie qui fe lifoient dans fes yeux! Oui, noble guerrier, mon cceur me parle pour elle, 8c m'en allure affez. C'eft elle-même, fans doute reprit le chevalier, c'eft cette charmante Fleur-de-Lys avec qui j'ai été élevé par le Comte de la RocheSauvage dans fon chateau. Je ne veux point d'autre témoignage que le vótre, inte'rrompit Dolifton, 8c je recois de vos mains volontiers cette princeffè. Alors ce monarque embrafta tendrement fa fille, qu'il tint dans fes bras jufqu'a ce que la reine Philantie, qui étoit préfente, vint 1'en retirer pour la recevoir dans les fiens : ma chère Amathirfe, lui dit-alle en la baifant avec tous les tranfports d'une tendre mère, que n'ai-je point fouffert depuis que le cruel Fugiforque te ravit a mon amour? Fleur-de-Lys étoit fi faifie de joie & de fenfibilité, qu'elle ne put répondre que par des foupirs. Toute la cour de Loufachan prit tant de part a cette heuteufe reconnoiifance, que le bruit en fut bientót répandu dans la ville. Le peuple voulut voir fa princeffe, 8c les fêtes redoublèrent par-tour. Un jour, pendant que tous les princes étoient occupés d'un diveitiffement que Dolifton avoit fait préparer, im vieux chevalier d'un air véné-  a 54 Roiau» rable fe fit préfenter au roi de Mugal. II fe profterna devant ce prince, Sc lui dit ces paroles: feigneur, la joie que je vois règner dans votre familie royale & dans toute cette cour, me donne 1'alfurance d'implorer votre pwredion auprès du roi Monodant, votre b;au~père ; mais avant que votre majefté s'engage a me la promettre je fuis prêt a lui dire le fujet qui m'oblige a. la demander , fi vous m'en donnez la permiffion. Varamis la lui accorda par un figne de tête. Auffi-tbt Ie vieillard continua de parler de cette fotte. Hiftoire de Dimar. M on nom eft Dimar; je fuis né a Eluth. J'ai été un des principaux officiers du roi Monodant, & je puis dire fans orgueil, que dans ma jeunefle je lui ai rendu de grands fervices dans fes armées. J'étois amoureux d'une dame du palais, elle répondoit a mon amour; mais Sianor, favori du roi, s'étant déclaré mon rival, Ie pere d'Argenie, c'eft ainfi que ma maitreffe fe nommoir, efclave du crédit Sc de 1'ambition, foible ordinaire des vieux courrifans, lui donna la préférence fur moi. 11 eft vrai qu'il ne trouva point fa fille difpofée a lui obéir, & qu'il fut obligé d'employer toute  l'A m o u K É V x. jjj i'autorité qu'il avoit fur elle pour Py contraindre. La rigueur de ce procédé excka une querehe d'éclat entre Sianor & moi. Monodant en fut inftruit; & fous peine de fa colère, il m= dafen iit de troubler mon rival dans ia recherche. Un amant au défefpoir ne fuit point d'autres loix que celles de fon amour: j'attaquai Sianor, malgré la défenfe du roi , 8c le blelfai dangereufement. Monodant qui 1'aimoit, craignant pour fa vie , & d'aüleurs itrité du mépris que j'avois fait de fon autorité , m'óta mes emplois 8c mes biens, me chalfa de fa cour , & fit lui-même le manage d'Argenie avec mon rival, encore convalefcent. Ourré de eet hymen, qui me fut plus fenfible que la perte de mes biens, & oue 1'oubli de mes fervices, je ne fongeai plus qu'a me venger. Je me rendis chef des coureurs Tartares qui ravageoient les provinces voifines de le./r habitation ? J'en ra(f;mblai mille ou douze eens, & fis avec eux une irrnprion dans Ia ville d'Eluth. J'y entrai par furprife; je faccagea:, je pillai paitout; 8c pour faire plus de peine au roi Monodant , j'enlevai fon fils, le prince Bramador, qui étoit encore au berceau. Comme je ne pouvois élever moi-même eet enfant, a caufe du genre de vie que j'avois embrafTé, je le confiai au comte de la Roche -Sauvage, fous le nom de Brandimart, que je lui  >54 Roland donnai pour déguifer le fien. J'ai fu depuis que ce jeune prince eft devenu un grand guerrier; & charmé des belles qualités dont on m'a die qu'il étoit doué, preffé d'ailleurs par les remords qu'excite en moi la vie criminelle que j'ai menée, j'ai réfolu de m'aller jeter aux pieds du roi d'Eluth, pour lui avouer mon crime, & fubir tous les chatimens qu'il voudra m'impofer. Pendant que ce vieux chevalier faifoit ce récit, il n'eft pas concevable avec quelle attention toute Paffemblée 1'écoutoit. Il n'y avoit perfonne qui ne prit intérêt a la reconnoiffance du prince d'Eluth. Auffi Pon voyoit éclater la joie dans les yeux de toute Paffiftance. Fleur-de-Lys & Brandimart , comme les plus intéreffés, ne pouvoient contenir les mouvemens dont leurs cceurs étoient agités. Lorfque Dimar eut ceffé de parler, le roi de Mugal ravi de ce qu'il venoit d'apprendre , ne put s'empêcher d'embraffer ce chevalier. Mon cher Dimar , lui dit-il •, li le roi Monodant étoit affez dur pour n'être pas fenfible a la joie que vous lui préparez, je renoncerois a fon am>tié, malgré Phonneur que j'ai d'être fon gendre. Et moi, qui ai celui d'être fa fille, dit alors la reine Léodile au chevalier, je vous promets de ne rien épargner auprès de lui pour vous faire accorder des récompenfes au lieu des chatimens que vous en attendez.  l'Amoureux. 255 Dimar recut avec refpecF des ofFres fi obligeantes, Sc a peine achevoit-il d'exprimer les fentimens de fa reconnoiffance, que Brandimart Sc Fleur-de-Lys vinrent par les embraffemens qu'ils lui prodiguèrent avec vivacité, lui fournir une nouvelle matière de fe répandre en difcours reconnoifTans. Les deux rois témoignèrent au fil» du roi d'Eluth la joie qu'ils avoient de eet heureux événement ; & Dolifton fur-tout qui regardoit Brandimart comme fon fils, le preffbis entre fes bras avec une extréme tendreffe. Enfin,' pour rendre encore plus célèbre ce jour fortuné, le mariage des deux princes , Brandimart Sc Cilinx , avec les deux charmantes fceurs, fut fait avec toute la pompe poflible. Huit jours fe pafsèrent dans les réjouiffances publiques , après -quoi le prince d'Eluth fupplia le roi de Loufachan de lui permettre d'aller avec la princeftë fon époufe, trouver Monodant pour 1'inftruire de tout ce qui s'étoit paffe. Dolifton y confentit. Le roi Sc la reine de Mugal s'offrirent a les accompagner, fe faifant un plaifir d'être préfens a la reconnoiffance du prince d'Eluth. L'envie de rejoindre Roland avoit beaucoup de part i 1'impatience que Brandimart avoit de fe rendre a la cour de fon père; il ne pouvoit oublier ce paladin dans le plus vif reffentiment de fon bonheur, sant un cceur gérjéreux eft fidelle afes engagement  i$6 Roland Le jour du départ de ces princes arrivé, Je roi de Mugal congédia fon armée, qu'il renvoya dans fes états, & retint feulemenr fes principaux courtifans pour le fuivre a Eluth ; après quoi il pattit avec Brandimart & les princelfes leurs femmes, laifTant Dolifton Sc Philantie fort affligés de leur départ. Heureufement le prince Cilinx & Doriftelle ne furent point du voyage. Ils reftèrent a Loufachan pour confoler le roi & Ia reine de la perte qu'ils venoient de faire. CHAPITRE XII. Del' arrivee de Varamis & de Brandimart a Eluth * de ce qui s'y pajfa, lorfque Monodant eut reconnu fon fils Bramador, & des réjouijfances qui s'y firent. O n ne favoit rien encore a la cour d'Eluth de tout ce qui s'étoit pafte a celle de Dolifton , lc fiége de Loufachan étoit la feule chofe qu'on n'y avoit pu ignorer. Monodant inquiet du fuccès de cette entteprife dont il ne favoit pas Ia caufe, fe préparoit a envoyer au roi de Mugal fon gendre, un corps d'armée pour 1'aider a réuffir dans les delfeins qu'il pouvoit avoit, lorfqu'il le vit arriver avec fon illuftre compagnie. La joie fut réciproque da  l'Amoureus, de pare & d'autre; mais fi elle fut grande d'abord, elle le devinr bien davantage, quand le roi d'Eluth, le prince Ziliant, le comte d'Angers & Angélique furent éclaircis de tout. Rión n'eft cgal au ravilfement que ces princes firent éclater. Monodant emhraffa Dimar avec tranfport, & lui dit: fi je vous ai fait des injuftkes, vous vous en êtes bien vengé par les chagrins qaè vous m'avez caufés. Quel fils, hélas, vous m'aviez enlevé! Mais auffi que vous me le rendez parfait ■ Un fervice fi confidérable efface tout mon reffennment. Je vous donne même auprès de moi ia place qu'y occupoit autrefois Sianor, peut-être moras dignement que vous. Dimar étoit fi charmé d'entendre ce difcours de ia bouche de fon roi, qu'il fe contentoit d'embraffer fes genoux , ne pouvant proférer une parole. Le vaillant Brandimart n'eur pas feul tous les embraffemens du roi fon père, il eut d les partager avec Dimar, & fur tout avec Fleur-de-Lys que le bon roi ne pouvoit fe laffer d'admirer. II difoit au milieu des tranfporis qu'il reffentoit d'avoir une belle-fille fi parfaite, que la feule Angélique dans 1'univers la furpaffoit en beauté. Le prince Ziliant ravi de retrouver fon frère dans un chevalier a qui déjd il avoit voué une éternelle amitié, le preffoit tendrement entre fes bras, & lui difoit : venez m'enlever une couTome II, ^  ijS R O t A N I» ronne que vous méritez mieux que moi. Je n'eri ferai point jaloux, Sc je ferai gloire de montrer a tous vos fujets 1'exemple d'une fidélité inéhranlable. Aimable prince, lui répondit Brandimart en lui rendant carettes pourcarefles, je partagerai toujours ma fortune avec vous; mais vous avez dans la perfonne de votre charmante fée de quoi vous confoler de toutes les couronnes du monde. Dans les premiers tranfport de joie que toute la maifon royale d'Eluth avoit fait paroitre a la reconnoiffance de fon nouveau prince, les deux parfaits amis Sc leurs dames n'avoient pu trouver encore le moment de s'embraffer , mais des que 1'occafion s'en préfenta, ils s'accordèrent cette fatisfadion. Ils fe racontèrent de part Sc d'autre leurs aventures depuis leur dernière féparation. 11 y a déja long-tems, dit Roland a Brandimart, que je fuis a Eluth. Quelqu'impatience que j'aie de courir au fecours de mon empereur, je n'ai pu me réfoudre a partir fans vous. Je n'ai pas pourtant ajouta-t-il, voulu demeurer ici dans 1'oifiveté. J'ailailfé ma princeffe a la cour pour aller dégager la parole que j'ai donnée a la belle Callidore. Je fuis retoumé a l'ile du Lac, oü j'ai obtenu de Morgane qu'elle détruira 1'enchantement de la Roche, en faveur de la princeffe d'Ortus Sc de tant d'infortunées qui languiffent fur fes bords;  l' Amoureux. 2^ il n'y a que quelques jours que jen fuis revenu. Auffi-tót qu'on apprit dans la ville d'Eluth, ce qui venoit de fe paffer au palais, tous les habitans, les femmes &c les filles en dansèrent d'allégreffe en jetant des fleurs a pleines mains. Touc retentit de cris de joie. On ne voyoit fur le toit des maifons que des feux, & le fon des cimbales avec celui des luts, rempliffoit de leur harmonie toutes les mes. Le roi Monodant donna aux princes & aux princeffes un grand feftin dans les jardins de fon palais. Pendant qu'ils fe Iivroient tous comme a 1'envi a la joie, ils virent tout i coup fortir de la terre , a cent pas deux, une fombre vapeur qui s'élevant en l'air forma un nuage, qui s'éclaircit peu a peu, & fit éclore de fon fein une lumière éclatante, au fond de laquelle il parut un palais d'or maffif de la plus favante architecrure. Ce fuperbe palais s'avatica de 1'enfoncement fur le bord de la nue, & defcendit lentement fur fon affiette dans la prairie. Les afliftans étonnés de cette merveille, fe regardoient 1'un 1'autre, fans favoir ce qu'ils en devoient penfer. Les feuls Roland & Ziliant furent au fait. Le palais ne fut pas fi-tót fur la terre, que la porte, qui étoit a deux battans, s'ouvrit, & les princes en virent fortir deux dames avec un chevalier, que le comte d'Angers a leur approche reconnut pour Morgane, Cal- Rij  a(jo Roland lidore & Ifoiier. Grand roi, dit la fée a Monodant, je viens augmenter la pompe de votre cour, en vous amenant cette princeffe 8c ce chevalier qui méritent 1'eflime de votre majefté ; 8c vous, comte,pourfuivit elle, en fe tournant vers le paladin, apprenez que je vous ai tenu parole. Le roi re^ut la fée avec beaucoup de courtoifie , & la fit placer entre lui & fon cher Ziliant. 11 honora auffi d'un accueil gracieux le prince Efpagnol, 8c mit lui-même la belle Callidore a cóté de 1'incomparable Angélique dont elle admira les attraits. La joie fe renottvela dans le feftin a l'arrivée de ces nouveaux hótes. La vue de tant de belles perfonnes , qu'on n'auroit pu voir raffemblées dans aucun autre lieu de 1'univers , rendoit les difcours plus galans 8c difpofoit les cceurs a la tendreffe; Bacchus même par le feu de fes liqueurs, fembloit fournir des armes a 1'amour pour triompher. La princeffe d'Ortus dit a Roland de quelle manière Morgane, par la force de fes conjurations, avoit détruit 1'enchantement de la fontaine ; 8c que dés le moment qu'on avoit celfc d'y voir les images de floris & d'Adamanthe, tous les amans malheureux qui en habitoient les bords avec elle, s'ctoient trouvés délivrés de la fureur amoureufe qui les poffédoit. Elle ajouta que les peuples du royaume d'Ortus, en recon-  l' A m O .Ü R. E V x. it)l noiffance du bien qu'elle leur avoit procuré, Favoit choifie pour leur reine, après la mort do leur roi qui venoit de mourir fans enfans; 8c qu'enfin la fée elle-même l'avoit couronnée elle & Ifoiier fon amant, dans les folemnités d'un heureux mariage. La belle Callidore finit fon récit en affurant le comte d'une éternelle reconnoiffance. Tous les princes du feftin témoignèrent prendre part a la fatisfaótion de cette princeffe, 8c rendirent tous graces a la fée d'avoir fait le bonheur de ces deux amans. Le refte du jour fe paffa chez le roi dans les plaifirs 8c dans la joie. Morgane avoua qu'elle vivoit alots plus heureufe avec fon cher Ziliant, qu'elle ne 1'étoit, quand la crainte de le perdre 1'obligeoit a le tenir enfermé dans fon ile. En effet, eet aimable prince depuis fa délivrance lui avoit marqué un amour plus fincère & plus empreffé qu'auparavant. Le féjour de la fée & de la reine Callidore fut caufe qu'on prolongea de quelques jours a Eluth les réjouiffances publiques; mais enfin le paladin Roland preffé de s'en retourner en France, déclara au roi Monodant qu'il ne pouvoit demeurer plus long-tems a fa cour, & Ie pria de lui permettre de partir. Le roi fut afTligé de la réfolution du comte, qu'il regardoit comme la fource de fon bonheur 8c du rétabliffement de toute fa I , Riij  iSi Roland maifon; néanmoins il n'ofa s'oppofer a fon départ, de peur de le contraindre; mais ce qui redoubla l'afflicFion de ce monarque, c'eft que Brandimart lui dit qu'il ne pouvoit fe difpenfer d'accompagner en France ce parfait ami, a qui il devoit fa vie, fa maitreffe, Sc 1'honneur d'avoir été reconnu pour le prince d'Eluth; d'ailleurs , qu'il vouloit aller combattre avec ce grand guerrier pour la défenfe de fon empereur Sc de fa religion. 11 parut fi affermi dans ce deffein, qu'il ne fut pas polfible au roi fon pere de 1'en détournet. Le comte même touché de la douleur du roi, s'efTörca vainement de perfuader a fon ami qu'il devoit refter a. la cour d'Eluth; quelque chofe qu'il put lui repréfenter, il n'y eut pas moyen d'obtenir cela de lui. Fleur-de-Lys ne pouvant fe réfoudre a fe féparer de fon cher époux, Sc voulant accompagner la princeffe du Cathay, fe réfolut a le fuivre, en promettant au roi qu'elle mettroit tous fes foins a lui conferver le prince fon fils. Le comte d'Angers de fon cóté lui jura qu'après la guerre d'Afrique Sc de France , il lui rameneroit lui-même ces deux époux en reconduifant Angélique dans fon royaume. Sur cette affurance, Monodant fe fit la violence de confentir a. tout ce que Brandimart fouhaitoit. Enfuite les deux amis fitent leurs adieux, &c fe remirent en chemin avec leurs dames.  i'Amoureux. zë$ CHAPITRE XIII. Suite de Ventreprife de Rodomont en Italië. .A pres que 1'indomptable Rodomont eut mis en déroute l'armée des Lombards, la conftemation fe répandir dans toute la Ligurie. Le roi Didier , qui s'étoit retiré dans les montagnes , fit avertir de fon malheur le fage duc de Baviere qui commandoit l'armée Francoife en Provence; cette armée étoit compofée de vingt-cinq mille gendarmes, & de trente mille hommes de pied. Le duc n'eut pas plutót appris cette nouvelle, qu'il partit pour aller joindre Didier , fe promettant de tirer une cruelle vengeance des Africains. II étoit accompagné de fes quatre fils Avoire , Othon , Avin & Beranger, & de Gay de Bourgogne ; mais ce qui rendoit ces troupes plus redoutables, c'eft que Bradamante étoit parmi elles; cette illuftre fceur de Renaud mar* choit a leur tête. Quoique pourvue d'une extiême beauté , on 1'auroit prife pour le feigneur de Montauban fon frère , tant elle avoit Fair d'un guerrier de haute apparence. Lorfque cette armée eut pafte les montagnes des Alpes qui féparent la France de l'Italie, elle R iv  R O 1 A N B entra dans la plaine du Piémout oü elle traverfa le Po. Le roi d'Alger averti de fa marche, ne crut pas devoir attendre les Frangois autour de Gêncs, il quitta le rivage de la mer oü il étoit campé, pour aller au-devaut deux. Après avoir marché quelques jours, il les appercut qui def~ cendoient d'nne cplline; les lances & les bannières qui s'élevoient du milieu de leurs efcadrons, reffembloient a une forêt épailFe de fapins, & 1'éclat de leurs armes que le foleil faifoit briller , paroifToit augmenter la clarté du jour. A cette vue , l'intrépide Rodomont, tout X pied qu'il étoit, s'avanca plein de joie de voir enfin des ennemis dignes de fon courage. L'ardeur & 1'impatience qu'il avoit de combattre, Fobligèrent de fe préfenter au-devant de la guerrière Bradamante qui venoit X lui comme un foudre. Elle lui perca fon bouclier de part en part, mais la lance ne put entamer la forte cuirafTe de Nembrod dont il étoit revêtu. L'Africain chancela du coup , mais il n'en fut que plus terrible , car des deux fils du duc de Baviere, Avoire & Beranger qui fuivoient Bradamante, il bleffa le premier dangereufement & renverfa 1'autre tout évanoui fur le fable; puis les armées s'étant jointes, d'abord les chevaliers Frangois mirent le défordre parmi. les Infidèlcs; enfuite  l' A M O TJ r F. U X." 26j Rodomont fit tout changer de face. II fe jeta dans les efcadrons les plus épais, & maffacrant hommes & chevaux , il arrêta lui feul les ennemis viétorieux. Les plus braves guerriers de Charlemagne s'imaginoient faire affez de fe défendre de lui. II fendit la tête a Beuves de Dordonne, bleffa Othon de Baviere, & renverfa Guy de Bourgogne. Bradamante, après avoir fourni fa carrière, revint au fecours des chrétiens; fa valeur toutefois ne put empêcher leur mafiaere; d'un coup pefant que Je roi d'Alger lui déchargea fur la tête, & qui gliffant le long du cafque, alla couper Ie col du cheval de la dame, elle tomba fous eet animal; & ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'elle put fe débarraffer de deffous lui. Les Sarrafins voyant le carnage que Rodomont faifoit des chrétiens , fecondèrent ce furieux qui moiiïbnnoit autant de vies qu'il frappoit de coups. On ne voyoit autour de lui que des montagnes de chevaliers & de chevaux taillés en pièces. Ses gens n'avoient qua fuivre le chemin qu'il leur frayoit , pour remporter une vi&oirè prefque fans péril. S'ils euffent eu des chevaux , pas un Francois n'eüt échappé au tranchant du cimeterre africain. Le duc de Baviere , confterné de I'état oü il voyoit les chofes , adreffoit au ciel fes vceux:  xès Roland Seigneur, difoit-il , permettrez-vous que cef infidèle Rodomont triomphe de votre peuple Sc de votre fainte religion. Enfin l'armée chrétienne étoit entièrement perdue, fi le roi Didier ne fut arrivé pour la fecourir. Ce prince avant fu 1'entrée des troupes francoifes dans le Piémont, avoit raftemblé les débris de la fienne, Sc fuivi les Africains pour les prendre par derrière , tandis que le duc Naimes les attaqueroit par devant. L'orgueilleux roi d'Alger fourit d'un ris moqueur a leur approche; il méprifoit des ennemis qu'il avoit déja vaincus; mais il fie favoit pas que dans la perfonne d'un feul cbevaüer de cetre armée , il trouveroit un obftacle capable de 1'arrêter. L'armée lomb.irde arriva donc dans le tems que celle de France ne fe défendoit plus. Tout y étoit en fuite , Sc pour furcroh de malheur, le grand fleuve du Pb, qu'ils avoient a leur dos , leur ótoit tout moyen de fe mettre en süreté. Si-tot que les Francois appercurent les troupes qui venoient a. leur fecours , ils firent un grand jour pour aller fe réfugier derrière eux. lis eurent a. peine joint cette atmée , qu'ils 1'entendireut retentir du nom fameux de Renaud de M.mtauban. Cet agréable fon frappant leurs oreilles, leur fit juger que le hls d'A.imon y venoit d'artiver; il n'en falluc pas davantage pouc diffipec  I-'A M O U R E U X. 2Ó7 leur effroi Sc les faire retourner au combat avec les Lombards. Le feigneur de Montauban ctoit en effet dans l'armée lombarde avec le brave fils d'Oger le Danois. Après avoir perdu le prince Aftolphe, ils avoient continué leur chemin jufqu'a la ville dAftracan, oü Dudon s'étant pourvu d'un autre cheval, ils avoient traverfé la Circaffie Sc les Tartares Nogais, d'oü ils étoient entrés dans la Moldavië. De la s'étant rendus a Belgrade oü étoit alors le roi d'Hongrieavec le prince Ottacier fon fils, ils y avoient fait quelque fejour; puis paffant par la Bofnie Sc par la Croatie accompagnés d'Ottacier , qui , par inclination pour Renaud étoit parti avec eux avec la permiffion de fon pere Philippe, ils avoient enfin gagné les frontières de 1'Italie , oü ils avoient appris les fuccès de Rodomont. Sur cette nouvelle , ils s'étoient hatés de joindre le roi Didier pour tenter avec lui le fort d'une bataille. La réputation de Renaud, Sc le bruit de fa valeur étoit répandu par toute la terre; le roi lombard fut ravi de le revoir , & pour lui faire plus d'honneur, il lui donna la conduite de fon armée. II recut auffi fort obligeamment Dudon, tant a caufe de fon mérite perfonnel, qua caufe du bon Danois fon père, qui étoit fon ami.  268 Roland CHAPITRE XIV. Nouvelle bataille de l'armée lombarde contre les Africains. JLj'a r m é e lombarde accrue de tous les Francois qui avoient échappé au cimetere farrafin, devint afTez conlidérable pour s'oppofer a celle de Rodomont \ mais elle mettoit fa principale confiance dans le grand chef qui la commandoit. Ce vaillant paladin, fuivi d'Ottacier & du brave Dudon, marcha droit au roi d'Alger, qui monté fur un puiffant cheval qu'il avoit óté a un chevalier francois, s'avancoit fièrement devant eux. Le fils d*Aimon & le Sarrafm coururent 1'un contre 1'autre; les lances volèrent en éclats, fans que les chevaliers en fulfent ébranlcs; mais Bayard creva de fon choc le courfier qui lui étoit oppofé. Quelle fut la fureur du fuperbe roi d'Alger, quand tombant avec fon cheval, il fe vit ainfi démonté. II fe relève en écumant de rage, il brule d'impatience de fe venger; il court plein de reffentiment après fon ennemi; & dans la crainte qu'il a de ne le pas joindre, il frappe fur fes propres fujets, pour s'ouvrir jufqu'a. lui un paffage plus libre. Cependant Renaud continuoit fa courfe, &c faifoit un étrange carnage des Africains. Ils fuyoient devant lui comme des moutons devant un loup affamé qui les pourfuit. Après  l'A M O U R E U X. xGt) avoir percé jufqu'aux derniers rang, il revint fur fes pas; il rencontra Rodomont, & le voyant a pied, il defcendit de cheval pour le combattre. Ces deux grands guerriers fe jettent 1'un fur 1'autre avec toute 1'ardeur que le defir de vaincre infpire aux héros; tous deux fiers de leurs forces Sc de leurs exploits glorieux, ils fe font connoïtre refpectivement ce que leur bras pefe. Déja. leurs épais boucliers font tombés par morceaux; le feu fort de leurs épées, & les échos des environs retentiffent de leurs coups; fans la bonté de leurs cafques, ils fe feroicnt fracalfés la tête en mille pièces. Dans le tems qu'ils étoient le plus acharnés 1'un fur 1'autre, ils furent tout-a-coup accablés par des flots d'Algériens qui tombèrent fur eux. Ces peuples pouffés par les paladins Dudon , Guy de Bourgogne, Sc par Bradamante qui s'étoit jointe aux comtes de Lorraine Sc de Savoye, fuyoient tout épouvantés vers leur roi. Renaud & Rodomont furent féparés malgré eux par la foule des fuyards. Le fils d'Aimon s'en vengea fur les africains, qu'il fit bientót retourner fur leurs pas. II en renverfa une grande partie dans le Pó en les pourfuivant, & le refte s'enfuit X vauderoute par la campagne. Le roi d'Alger de fon cbté, irrité d'avoir été féparé de Renaud par fes propres foldats, ne put s'empêcher d'en maflacrer lui-même quelques-uns; Sc tel  ijo Roland qu'un fanglier furieux, qui, defcendant d'une montagne méprife les veneurs & les chiens; Rodomont les yeux plus rouges que du feu, cherc he les princes francois pour les déchirer. Le premier qu'il rencontra fut le comte de Lorraine qui eut 1'imprudence de lui faire tête. Le farrafin le renverfa lui & fon cheval du choc de fon eftomac. Puis tirant par un pied le Lorrain de deffous fa felle , il lui fracalfa la tête en la déchargeant fur celle du comte de Savoie qu'il jeta mort fur la place. II continua de fe fervir, comme d'une arme, ducadavre de 1'infortuné comte Lorrain, & il en rompit tout un efcadron de chevaliers francois. Guy de Bourgogne voulant les foutenir avec un corps de troupes qu'il avoit alfemblé, appercut Bayard, que Renaud n'avoit pas encore pu joindre; il defcendit de cheval pour monter ce bon courfier , qui 1'ayant vu plufieurs fois avec fon maitre , lui prêta docilement 1'étrier , & courut vers Rodomont oü le chevalier le pouffa. L'africain reconnut dans Bayard le fort cheval qui l'avoit renverfé : il réfolut de s'en emparer. Pour eet effet, il évita fa rencontre en fe retirant a quartier,de peur d'un accident pareil au premier, enfuite lancant de toute fa force contre Guy de Bourgogne le cadavre qu'il tenoit a la main, il jeta ce chevalier a terre tout étourdi. II courut a Bayard après cela, il le faifit par la bride, & fe mit en difpofition de le monter;  l'A M O U R E U X. i7i maïs ce fier animal , qui regardoit Rodomont comme 1'ennemi de fon maitre , fe cabra contre lui; il leva même les deux pieds de devant qu'il lui mit fur les épaules, & fe roidiffant en même tems fur ceux de derrière, tel qu'un athlete des jeux olympiques , il le fecouoit pour le terraïfer. Le roi d'Alger étonné d'un événement fi nouveau eut befoin de toutes fesforces pour fe mainw tenir contre ce puiifant courfier. On vit alors une lutte fort exttaordinaire. Mais malgré tous les efforts de 1'africain , Bayard 1'atéra, & le tenant fous lui , il le fouloit aux pieds cruellemenr & lui écrafoit les cótes. Rodomont pour fe défaire d'un fi dangereux ennemi , prit fon épée , qui pendoit a une chaïne autour de fon bras, & voulut par trois fois la plonger dans le ventte de Bayard. La chair de 1'animal étant fée, par trois fois 1'épée plia jufqu'a la garde. Enfin le roi d'Alger couroit un extréme danger, lorfque le feigneur de Montauban revenant de Ia pourfuite des africains fut d'abord témoin de eet exploit de Bayard. II ne put s'empêcher de nre de la nouveauté du fait; mais fon grand courage le portant a fecourir Rodomont il s'approchadu courfier, &lui dit: arrête, cher Bayard, laiffe-moi la gloire de furmonter par ma valeur un fi vaillant guerrier : ie bon cheval | la vois de Renaud , fe retira de deffus le farrafin avec une docilité , qui faifoit voir combien il étoit  z7i Roland foumis a. fon cher maitre. Rodomont fe releva tout brifé; il pouvoit a peine fe foutenir; il fe traïna vers le fils d'Aimon, & lui dit: ce courfier dont tu viens de me dégager, & ta générofité plus que ta valeur me font connoitre que tu es Renaud ; tu vois 1'état ou je fuis, il ne me refte pas affez de forces pour me défendre contre toi, mais ne penfe pas que je me tienne pour vaincu. J'efpère quetu vouckas bien me marquer un tems & un lieu oü nous pourrons nous voir les armes a la main. Le feigneur de Montauban, touche du grand cceur de ce roi, lui accorda ce qu'il demandoit, & indiqua pour le lieu de leur combat , la forét des Ardennes, oü il lui protnit de fe rendre dans un mois. Après eet accord, les deux guerriers fe féparèrent, remplis de la plus forte eftime 1'un pour 1'autre. La raifon pour laqueile Renaud choifit les Ardennes plutbt qu'un autre endroit, c'eft qu'il avoit deffein d'aller rejoindre Charlemagne a Trêves, oü il avoit appris que eet empereur s'étoit rendu pour tenir en refpeót quelques princes de la bafle Germanie, qui femb'oient vouloir fe liguer avec les Saxons, pour inquiéter 1'empke du ebté du Rhin , dans le tems que les africains 1'occuperoient fur les cótes de Provence & da Languedoc. Fin du cinqu'ièmc Livre. LIVRE  t'A M O U R E V X. 2?; LIVRE S I X I È M E. CHAPITRE PREMIER. Du retour de Brunei d Bizerte i^ PRHs que Brunei eut fait la conquête de Balifarde par fon adreffe, il ne fongea plus qu'a s embarquer au premier port de mer pour retourner a Bizerte, Quand il fut de retour dans cette grande ville, il y trouva l'empereur Agramant fort irrite de ce que fes peuples effrayés des faaes remontrances des rois de Garbes & des Garamantes refufoient de pafier en France, fans ce jeune Roger, de qui les aftres faifoient dépendre le fuccès de 1'entreprife. Auifi-tót que le monarque d'Afrique appercuc Brunei, il lentit de la joie & de 1 inquiétude. He bben , lui dit-il, quelle nouvelle m'apportestu? Ponrfmvrai-je mon entrepnfe, ou me fauora-t-il teneneer i la conquête de la France, pour n avo.r pu arracher Roger des mains du magicien qui le retient dans l'oifiveté? Grand emPereur, répondit Brunei, en fe jerant i fes genoux, vous pouvez tour attendre de votre couTome II,  ay4 R o c a n d rage ; & je vous apporte d oriënt de quoi réuffir dans'vos glorieux projets. Tu m'apporres donc, reprit Agramant , le précieux anneau d'Angélique. Oui, feigneur, répartit lenain, deplus j'amène le plus excellent cheval de toute 1'Afie, que j'ai volé pat mes rufes au vaillant roi Sacripant, & j'ai la merveilleufe épée que portoit le grand comte d'Angers. C'eft donc le fameux Durandal, s'écria l'empereur d'Afrique avec un mouvement de joie qu'il ne put retenir. C'eft une meilleure arme encore, dit Brunei , puifqu'elle a la vertu de couper les armes enchantées, Sr. qu'elle pourroit blefter Roland lui même, quoiqu il foit fée de tout fon corps. Ah, cher Brunei, dit Agramant, que tu mérites bien la courcnne que j'ai promife a ton adrefte. Je ne vous demande rien, feigneur, reprit le nain , fi je ne mets entre vos mains ce brave Roger qui doit ranger la vidoire de votre parti. Si tu fais ce que tu me promets, interrompit avec précipitation le rol. d'Afrique , non-feulement la couronne de Tingitane t'eft aiTurée,mais tu feras plus maitre de mon empire que moi-même. Alors ce grand prince voulut être inftruit des artifices dont Brunei s'étoit fervi pour exécuter des chofes fi difficiles. Le nain fatisfit la curiofité, de même que celle de tous les rois qui étoient préfens II les réjouit beaucoup par fon rédt. Agramant furtouc  I.'A M O U R E Ü X. 27$ y prit tant de plaifir, qu'il fe fit apporter fur le champ une couronne d'or, qu'il mit lui-même fur la tête du petit homme, en lui difant: je vous fais roi de Tingitane. Le nouveau prince ayant aiftfi été couronné,' fit voir a toute la Cour les trois merveilles qu'il avoit conquifes. Chacun les admira, & le monarque d'Afrique ne doutant plus de la réuffite de fes projets, n'en voulut pas différer davantage 1'exécution. 11 partit avec une foule de rois & de princes pour aller a la découverte du jeune Roger. Ils firent tant, qu'aptès avoir palTé le défert fabionneux, ils parvinrent enfin au Mont-Carène. Cette montagne eft fi haute, qu'on diroit qu'elle touche le ciel; une grande plaine qui contient plus de trente lieues de long, en occupe la cime; un large fleuve y paffe au travers, & tombe en bas dans le vallon, d'oü il pourfuit fon cours jufqu'a la mer. D'un cóté de ce fleuve étoit un rocher fur la pointe duquel toute la cour africaine vit avec furprife briller un palais éclatant de criftal. A la vue d'un objet fi merveilleux , tous les fpectateurs ne doutèrent point que ce ne fut le féjour oü le magicien renfermoit Roger; mais ils na remarquèrent dans le rocher aucun chemin poury monter. Malabufer roi de Fizan, qui avoit été plus d'une fois dans ce lieu , n'y avoit jamais vu ce palais : il jugea que les enchantemens Sij  XfjG Roland d'Atlant lui en avoient caché la vue jufqu'a ce jour, & que la vertu feule de 1'anneau d'Angélique le lui rendoit vifible. Lorfque 1'enchanteur appercut du haut de fa roche 1'illuftre aftemblée des guerriers qui confidéroit fon palais, la tnfteffe s'empara de fon cceur; la crainte de perdre fon jeune prince agita fon efprit. Cependant on ne pouvoit fans ailes monter a ce chateau , & cela n'embarraffoit pas peu Agramant \ mais le nouveau roi de Tingitane , qui vit bien fon embarras , s'approcha de ce prince, & lui dit: feigneur, 1'adrefle eft ici plus néceftaire que la force ; fi votre majefté veut m'encroire, elle otdonnera dans cette plaine un toutnoi ; les chevaliers de votre Cour s'exerceront a la lance & a la courfe; le jeune Roger ne manquera pas d'obferver d'en haut ce divertifiement militaire, & fon humeur belliqueufe le portera fans doutea venir prendre part a la gloire de leurs exploits. Quand il fera defcendu de ce rocher, je me fais fort de 1'engager dans votre entreprife de France. Ce que Brunei confeilloit fut approuvé de tous les Princes, qui fe partagèrent en deux troupes. L'empereur fe fit chef de 1'une , & donna la conduite de Fautre aux rois de Garbes,de Bellemarine, de Conftantine & de Fifan. Les airs commencèrent a retentir du bruit eclatant des trompettes, & tous les chevaliers partirent la lance en  L* A M O U R E U X.' zyy arrèt, Le parti d'Agramant eut du défavantage; vingt-fept de fes chevaliers furent portéspar terre au premier choc; au lieu que de 1'autre troupe, il n'y en eut que fept de démontés; les voila qui s'animent tous; & ce jeu, qui ne devoit être qu'un exercice, devint fi furieux, qu'on 1'auroit pris pour une véritable bataille. Entre les princes qui combattoient avec le plus d'ardeur, Ie fage Sobrin , roi de Garbes , bien que déja d'un age avancé, fe diftinguoit par les grands coups qu'il portoit; il renverfoit tout ce qui fe trouvoit devant lui. Mais le fort Agramant monté fur fon puiffant courfier Cizifalte , rétablit en peu de momens le défordre de fa troupe; il donna une fi rude atteinte de fa lance a Malabnfer, qu'il jeta ce vaillant roi hors de fa felle; puis tournant bride a Cizifalte, il frappa fi vigoureufement Mirabalde a la tête, qu'il lui fit vider les arcons. Ce malheureux roi de Borgue demeura privé de fentiment. L'empereur renverfa encore Galciot de Bellemarine avant que de rompre fa lance. II prit enfuite le roi d'Arzille par le cimier de fon cafque, & le fecoua fi rudement, qu'il le porta par terre; enfin il n'y avoit point de roi ni de chevalier qui put tenir contre Agramant. S iij  i7S Roland CHAPITRE 11. Suite du tournoi d'Agramant. Xj'e nchanteur Atlant Sc Roger regardoient de leur chateau de criftal ce toutnoi; mais ils le regardoient 1'un Sc 1'autre d'un ceil bien different. Le jeune prince, de qui 1'ame étoit toute guerriere, prenoit un plaifir fans pareil aux faits d'armes dont fes yeux étoient témoins. Il applaudiflbit aux grands coups qui fe donnoient. Il ne fe pofledoit plus, Sc fon vifage étoit plus rouge que du feu. II auroit fouhaité de voir le combat de plus prés, 5c il prioit inftamment le magicien de le faire defcendre au bas du roe. Atlant, qui craignoit de le perdre, lui difoit pour le retenir : liélas! mon fils, ce que tu vois eft un mauvais jeu; ne t'approche point de ces hommes armés, ton afcendant eft trop funefte; tu es menacé de perdre la vie dans un combat par trahifon ; regarde les exploits de ces chevaliers comme un piege que la fortune tend a ton courage, 5c ne te livre point toi-même a ton malheur. Roger lui répondit: fi le ciel a toute puiffance fur les hommes, quel moyen avons - nous donc d'éviter nos deftinées? Et s'il a réfolu ma mort, c'eft en vain que vous me retenez ici. Je vous prie de me faire defcendre parmi ces chevaliers,  l' Amoureux. 179 autrement je vais me précipiter moi-mème du haut du rocher en bas. Laiflfez - moi voir une heure feulement combattre ces guerriers, & que je meure enfuite, fi c'eft un arrêt du fort. Le vieil Atlant qui le connoiffoit pour un jeune prince capable d'exécuter ce qu'il difoit, le mena dans un petit jardin particulier, oü par une porte & des degrés taillés en vis dans le roe, il le fit defcendre dans le vallon, pres de Pendroitoü Brunei, monté fur Frontin , s'étoit arrêté par hafard pour être fpecFateur du tournoi. Auffi-tot que eet adroit Africain les appercut tous deux, il fe mit a faire faire des paffades & des caracoles a fon cheval. Roger admira la gentilleffe du courfier, & fouhaita de 1'avoir. Il pria le magicien de le lui acheter; car la perfonne qui Ie montoit avoit {1 mauvaife mine, que tout roi qu'il étoit, le jeune prince le prit pour un marchand de chevaux. Atlant, qui vouloit faire abhorrer a fon élève les chevaux & les armes, ne fe preffoit pas de le fatisfaire , il n'épargna pas même les remontrances pour lui faire perdre le defir qu'il témoignoit; mais lifant dans fes yeux, qu'au lieu dele lui óter, il ne faifoit que 1'irriter par fes difcours , il demanda par complaifance a Brunei, s'il vouloit lui vendre fon courfier. Le nain n'attendoit que ce moment. Je ne donnerois pas, répondit-il, mon cheval pour S iv  28© Roland tout 1'or Hu monde, paree que nos princes Africains ont formé une entreprife oü tous les chevaliers qui ont de Phonneur Sc qui aiment la gloire, ne peuvent manquer de fe trouver. Enfin, ce tems fi defiré de tous les vaillans hommes tft venu : notre empereur, le grand Agramant, va palieren France, & faire la guerre a Charlemagne. II fera fuivi de trente-deux rois qui conduifent chacun une armee de fes fujets. Les jeunes Sc les vieux ont pris les armes cn Afrique, on na jamais vu fur terre Sc fur mer tant de guerriers; ne vous étonnez donc point, continua-t-il, fi je ne veux pas me défaire de mon courfier. Oui, je le veux garder, a moins que quelque chevalier de mérite, tel que ce jeune feigneur que je vois avec vous, ne me le demandat pour aller a cette expédition. Je vous jure qu'en faveur des fervices qu'il pourroit rendre a. la patrie & a notre relïgion, je lui ferois préfent de mon cheval, & même de ces belles armes qui font au pied de ce pin. Ah ! s'écria Ie jeune Roger, fans attendre qu'Atlant répondit pour lui, fi tu me donnés ce que tu viens de me promettre, je me jeterai dans le feu pour toi; mais que ce foit promptement, ajouta-t-il, les momens me paroiffent des années. II me tarde de me mêler parmi ces chevaliers qui combattent, Sc de faire éclater comme eux ma valeur.  l/A M O U R E ü X.' 28l Le fin roi de Tingitane qui n'avoit rien fouhaité autre chofe que de le voir dans cette difpofition, lui répliqua : généreux jeune homme, il ne s'agit point ici d'aller répandre ton fang parmi ces guerriers. Ils font tous africains &c mahométans, & le combat qu'ils font entr'eux n'eft qu'un diverriffement. Ils ne fe frappent que du plat de 1'épée 5 la pointe & le trenchant y font défendus fous des peines très-grièves. Fais-moi don feulement de ton cheval & de tes armes, répartit Roger avec précipitation, & ne te mets pas en peine du refte. Je t'affure que je pafferai le tems a eet exercice auffi bien qu'eux. L'enchanteur entendant parler ainfi le jeune prince, en fut au défefpoit. Hélas, lui dit-il en pleurant, mon cher fils, je vois bien qu'il faut malgré moi qne je t'abandonne au deftin qui veut difpofer de toi! A ces mots, il s'éloigna de ce lieu fatal, Sc laiffa Roger charmé de ne plus trouver d'obftacle au defir qui le preffoit. En un moment, il fut armé de toutes pièces; & fe ceignant de la tranchante Balifarde, qui devoit devenir un foudre entre fes mains, il fauta fur Frontin fans mettre le pied a 1'étrier. Le nouveau roi de Tingitane le voyant en felle, admira fon air fier, Sc ne put s'empêcher de lui dire dans fon admiration : va jeune prince, va remplir tes grandes deftinées, & Fattente de toute FAfrique.  i8i Roland Le courageux Roger après 1'avoir falué courroifement, partit comme un tonnère, & fe jeta oü Ie combat étoit le plus échauffé. II pouffa Fromin fur le roi des Nafamones qui preffoit vivement 1'empereur, & renverfa ce prince fur le roi de Fizan. Il envo/a enfuite Bambirague, roi d'Atzille , mefurer la terre comme les autres. Sobrin, qui étoit alors aux mains avec Agramant, le quitta pour attaquer Roger, mais ces coups ne purent 1'ébranler , au lieu que Roger , du plat de Balifarde, lui fit petdre les arcons, & après lui a tant d'autres , qu'aucun guerrier du parti de Sobrin n'ofoit plus lui faire tête. Le monarque d'Afrique furpris de voir exécuter tant de hauts faits d'armes a ce merveilleux chevalier, qu'il ne pouvoit connoitre, voulut éprouver auffi fesfotces; Roger le renverfa du premier coup, puis il abattit Prufion des lies d'Avalachie, Dardinel, fils d'Almont & 1'amiral Afg ifte de Marmonde. Alors, les vaillans Agricalres, Dudrinaffe & Manilard, la fleur du paganifme, entreprirent de réprimer 1'orgueil de eet inconnu; ils le frappèrent tous trois en même tems, & a peine purent-ils 1'ébranler. II les défarconna 1'un après 1'autre : comme il en faifoit autant au brave Alifard & a Soridan , le traitre Bardulafte, roi d'Algazère, le perca, contre les regies du tournoi, par derrière d'un coup de pointe au défaut de  i'Amoureux. 8oj fes armes, & prit la fuite auffi-tot pour fe mettre en süreté; mais Roger, iniigné d'une aftion u lache, tout bleffé qu'il étoit, pouffa Frontin 'ur fes traces, & 1'ayant atteint juftement prés de 1'endroit ou le magicien l'avoit quitté, il lui fit voler la tere d'un revers de Balifarde. Ce jeune prince après s être ainfi pleinement vengé de Bardulafte, fentit qu'il avoit befoin du fecours d'Atlant pour guénr ia b'effare qu'ii avoit regue, & qui commencoit a. l'afföiblir. li le chercha du cbté qu'il l'avoit vu fe retirer ,• & il Ie trouva bientbt aflïs au bas du roe, & enfevdi dans une profonde rêverie. D'abord que le vieillard Pappercut, fon cceur trelFaillit de frayeur : hélas, s'écria-t-il en fe preffant d'aller a lui, tu es bleffé, mon fils! que mon art m'eft peu utile, ptufqu'il n'a pu prévenir ton malheur! Le prince fans s'étonner de ces paroles , lui répondit en fouriant : mon père, ne déplorez point tant mon aventure; quand vous m'aurez panfé, je ferai guéri. Je fuis bleffé, il eft vrai, mais je ne le fuis pas tant que je 1 ctois, Iorfque je taai le lion fur la montagne, & que je ptis Félephant qui me déchira tout le devant de reftomac. Atlant raffuré par ce difcours, vifita la bleffhre de Roger, Sc vit qu'effectivement elle n'étoit point dangereufe. II nettoya la plaie, y verfa d'une liqueur, &c par 1'application d'une herbe dont ii connoiffbic  iS4 Roland la vertu, il mie fa bleffure en état de fe guérïr d'elle-même fans aucun autre fecours. CHAPITRE III. Du péril que courut le nouveau roi de Tingitane. C^uand le prince Roger eut quitté le tournoi, tous les princes & les chevaliers cefsèrent de combattre; ils fe retiroient pleins de confufion d'avoir été (1 maltraités par un feul guerrier. Agramant, comme les autres, malgré les grands exploits qu'ils avoit fairs, ne pouvoit fe confoler d'avoir été renverfé par un inconnu; il étoit d'aïlleurs en colère contre Brunei, de ce que ce nain lui avoit promis vainement de lui remettre entre les mains le jeune Roger; car il étoit bien éloigné de penfer que 1'inconnu dont il fe plaignoit, füt Roger lui - même. II méditoit d'en tirer vengeance, lorfque les chevaliers fortis du r.mrnoi, paffant par hafard ptès de 1'endioit oü Bardulafte avoit été ptivé de la vie, apperciirent la tête de ce roi qu'ils reconnurent. Us la portèrent fur le champ a l'empereur, pour recevoir fes ordres fur ce tragique événement. Agtamant, a cette affreufe vue, frémit. II regardoit Bardulafte comme un des plus vaillans  L'A M O U R. E V X.' 285 princes de fa cour. II demanda quel audacieux avoit ofé fe noircir d'un femblable meurtre. Quelqu'un de ceux qui étoient préfens, dit qu'il avoit vu l'aótion, 8c que le meurtrier étoit monté fur un cheval que Brunei avoit amené d'Afie. II n'en fallut pas davantage pour faire croire a l'empereur que le crime avoit èyté commis par lenain; & comme ce monarque lui en vouloit déja, il prononca auffi-tót fon arrêt: il ordonna au roi Grifalde d'aller faire pendre Brunei au même endroit oü L'on avoit trouvé Ia tête du roi d'Algazere. Grifalde qui regrettoit amèrement Bardulafte fon ami, accepta la commiffion avec empreffement. II fit chercher & faifir le nain, qu'on attacha, malgré fa nouvelle dignké, a la queue d'un cheval, 8c on traina le miférable au lieu deftiné pour fon fupplice. II avoit beau repréfenter les fervices qu'il avoit rendus, & demander pourquoi on le traitoit de la forte, il étoit fi méprifé, qu'on négligeoit même de le lui dire. On ne 1'écoutoit pas; tout l'éclaircilfement qu'il put titer de Grifalde , fut ce difcours : fi perfonne, lui dit ce roi, ne veut être ton bourreau, je te pendrai de mes propres mains. L'infortuné roi de Tingitane pouflbit dans les airs des cris auffi douloureux qu'inutiles ; cinquante chevaliers fe préparoient avec Grifalde a lui faire fubir un chatiment qu'il n'avoit pas  t%6 Roland mérité dans cette occafion, lorfcjiie Roger reve* riant de faire panfer fa bleffure , entendit fes cfis; il courut a fa voix, Sc le reconnoiffant, il tira Balifarde, & chargea les chevaliers executeurs de 1'arrêt qu'Agramant avoit prononcé. II perce celui-ci, renverfe celui-la; il fend la tête a 1'un, Sc les épaules a 1'autte. Grifalde étonné de cette expédition, veut s'oppofer a. ce terrible guerrier; mais remarquant que c'eft le même inconnu qui l'avoit abattu au tournoi, cette remarque avanca fa défaite. Roger le culbuta, Sc rien n'empêcha plus ce jeune prince de parvenir jufqu'a Brunei; il délia ce nain Sc le mit en liberté. Grifalde s'en retourna tout confus vers l'empereur, Sc lui rapporta ce qui venoit de fe paffer, Agramant eut de la peine a le croire, Sc alloit avec tous les princes de fa cour chercher 1'inconnu, quand il le vit venir a lui avec Brunei. Ce nain fut faifi d'effroi, lorfqu'il appercut le roi d'Afrique; & il voulut s'enfuir, mais Roger le retint; Si lui dit : ne crains rien. Je veux te préfenter moi-mème a l'empereur, Sc lui demander raifon de 1'injure qu'on t'a faite. Effectivement, fi-toc que Roget fut auprès d'Agramanr, il lui tint ce difcours : puiffant monatque, je vous fupplie humblement de m'apprendre quel crime a commis le roi de Tingitane, Sc d'accorder fa  t' Amoureux. x2j grace a ma prière , s'il a mérité la mort; mais s'il eft innocent, la reconnoiffance qui m'a porté i lui fauver la vie, veut que je tire raifon de Ia violence qu'on lui a faite. Vaillant chevalier, répondit l'empereur, il a lachcmenc aflufmc B.u> dulafte, roi d'Algazrrc. Ah! grand empereur , répliqua Re: ït, fi c'eft la tout fon forfait , vous ave/, eu ï M li rraiter avec tant d'indigntrc: c'elt moi q:ii fuis !e coupable, fi toutefo;s c'eft un crime depu» : une trahifon. Bardulafte ni*a pel >up de pointe contre votre défènfe & les règlei des tournois: je m'en fuis vengé, je 1'ai dfi; Sc fi quelqu'un de votre cour veut foutenir le contraire, je fuis prêt a 1'en faire dédire les armes a la main en préfence de votre majeftc. Oh! fi Bardulafte, s'écria Ie monarque d'Afrique, a pu faire ce que vous dites, je ne condamne point vötte reffentiment; mais pour ce malheureux, » qui vous avez fauvé la vie, il n'eft que trop digne du dernier fupplice pour m'avoir flat té d'une fauffe efpérance. II m'avoit promis d'en gager le jeune Roger dans mon entrepqfe de France. A ces dernières paroles d Agramant, Brunei, qui ttembloit comme la feuiile acritée par Ie vent , prit un peu d'affurance, & dit au roi d'Afrique : hé poUrquoi donc, feigneur', avez-yous eu la cruauté de me condamner a la  lSS R O 1 A N D mort ? Etoit-ce pour donner au prince Roger Ia gloire de me délivrer lui-même des mains de 1'impitoyable bourreau Grifalde. Quoi! interrompit Agramant, le chevalier qui vous a délivré, ce guerrier qui fe préfente a mes yeux eft ce même Roger dont 1'Afrique attend tant de merveilles? ah fi c'eft lui, cher Brunei, j'avoue mon injuftice a ton égard, & je te prie de me la pardonner. Alors l'empereur s'approcha du jeune prince, & le ferrant entre fes bras : généreux Roger, lui dit-il, je devois bien te reconnoitre a la valeur que tu as fait paroïtre dans le tournoi. Roger recevoit les carelFes du monarque avec refpecF, fans en être pourtant étourdi. II avoit un air de noblefte & d'affurance qui faifoit qu'Agramant ne pouvoit fe laffer de le regarder. II ne laiffa pas échapper 1'occafion de demander a l'empereur une chofe qu'il bruloit d'impatience d'obtenir, c'étoit 1'ordre de chevalerie. II le fupplia de lui accorder cette grace, en lui difant qu'il ne pourroit que mieux valoir, s'il avoit 1'avantage d'être armé chevalier par les mains d'un fi noble roi. Agramant, ravi dele voir dans cette difpofition , fe hata de céder a fes defirs pour 1'attacher a fa cour & a fon fervice. II fit fur le champ cette cérémonie. Comme il Fachevoit, Ie vieil Ariant parut tout-a-coup  L'A M O U R E V X.' töut-a-coup a fes yeux , & lui dit : grand rois écoute mes paroles, & ne négligé point ce que je vais te réveler ; tu veux que le jeune Roger t'accompagne en France; apprends que par fe» grands exploits tu mettras en déroute l'armée des chrétiens 5 mais auffi fache que ce guerrier rhagnanime embraffera leur religiën ; & quoiqu'il dcive un jour perdre la vie par les trahifons de la perfide race de Mayence , fes fuCceffeurs ne laiiferont pas de faire la gloire & 1'ornement de tes ennemis, & d'êtte le boulevart du chriftianifme. Le mdnarque africain écouta ce difcours artentivement j il n'en cortcut pourtanc aucun ombrage ; il ne pouvoit concilier ces deux chofes, qu'il déferoit l'armée francoife par la valeur de Roger, & qUe toutefois ce prince deviendroit 1'ennemi de la loi mufulmane ; il s'imagina que 1'ardente affecFion qu'Atlant avois pour fon élève , lui dicFoit cette prédicFion. On a déja parlé des apprêts étonnans que cec empereur avoit fait faire dans toute 1'étendue de fes états, & de ceux des autres princes d'Afrique i trente-deux rois étoient déja dans fa cour, & \z radede la grande ville de Bizerte ctoit couverte depuis long - tems d'une infinité de vaiffeaux chargés d'atmes & de foldats, L'ardeur qu'avoic ce jeune monarque de partir pour fon expédition de France, étoit extréme. II avoit déja négoTornt II. >P  29o Roland cié une étroite alliance avec le roi Marfille, qui, regardant fon entreprife comme une guerre de religion, étoic entté vivemen: dans fes delTeins. Ce prince efpagnol lui avoit même mandé qu'il alloit employer toutes fes forces a commencer fon attaque du cbté de 1'Aquitaine Sc du Languedoc, Sc qu'avant fon départ, il lailferoic ordre a fes peuples d'accorder une libre entree i l'armée africaine fur les ebtes de Valence Sc de Catalogne, d'oü elle pourroic venir joindre la frenne. '. Tout étoit donc favorablement diipoie a Bizerte pour le fuccès de cette guerre , &c les peuples d'Afrique n'eurent plus de répugnance 5 s'embarquer , lorfqu'ils furent qu'rls avoient pour compagnon de leurs ttavaux le prince Ro^er , * la valeur duquel le fort de 1'entreprxfe leur fembloit attaché. CHAP1TRE IV. Du retour de Renaud a la Cour de l'empereur Charles, & de ce qui lui arriva aux Ardennes. Lorsque le feigneur de Montauban fe fat féparé de Rodomont, il chercha fa fceur Bradamante qu'il avoit remarquée dans le combat; il  l' Amoureux. i^i h crouva qui venoit de mettre en fuite Ie feul corps qui reftoit des Africains; il la tira a 1'écart, i'embraffa tendrement, & après lui avoir fait plufieurs queftions fut la cour de Charles, il la chargea de remerrre l'armée des Lombards fous la conduite du duc Naimes ; il lui dit enfuite qu'il avoit deffein d'aller joindre l'empereur. Après cela il partir pour Aix-la-Chapeile. II fe dcroba de Dudon & d'Qttacier, de peur qu'ils ne vouluffent 1'accompagner, &c que ne pouvant fuivre Bayard , ils ne le retardaffent. II fe propofoit de faire une grande diligence ; & véritablement il fit plus de deux eens lieues en quatre jours, tant la vigueur de fon courfier étoit prodigieufe. II alla defcendre au palais de l'empereur, dès qu'il fut arrivé a Aixda-Chapelle. Le bon Charles qui 1'aimoit chèrement fut dans une joie inexprimable , quand il le revit; il l'avoit cru mort, puifqu'il avoit abandonné la conduite de larmée qui lui avoit été confiée. Le fils d'Aimon fe jeta aux genoux de fon maitre, les lui embraffa refpecFueufement, & lui demanda grace pour une fi longue abfence. En même tems il fe juftifia en lui racontant toutes fes aventures depuis fon départ de France ; & par fon récir, il le remplit lui & toute fa cour de furprife & d'admiration. Charlemague 1'embraffa plus de Tij  i9i R O t A N D vingt fois avec la dernière tendreiTe, & fa joie augmenta encore, lorfque Renaud 1'alTura qu'il verroit bientót de retour le comte d'Angers. Le fils d'Aimon , après avoir demeuré quelques jours a la cour , chéri Sc régalé des principaux paladins, a 1'exception des Mayencois qui mouroient de jaloufie de le voir honoré de tous les cceurs généreux , fongea que le tems s'approchoit d'exécutet la parole qu'il avoit donnée au roi d'Alger de 1'attendre aux Ardennes : il en prit fecrettement le chemin ; il y arriva, Sc pendant plufieurs jours il parcourut tous les endroits de la forêt , fans pouvoir trouver ce euerrier. Enfin rebuté d'une infruclueufe recherche , Sc voyant que le tems prefcrit a Rodomont étoit palfé, il méditoit de s'en retourner a la cour, lorfqu'il rencontra un agréable ruik feau qui couloit fur le vert gazon. Comme le chevalier étoit fatigué d'une longue courfe, il defcendit fur fes bords pour s'y repofer. A peine fut-il aflis quelques momens , qu'il s'aifoupir. En dörmant, il rêva qu'il étoit dans un lieu tout femblable a celui ou il fe trouvoit; mais il lui fembloit voir un jeune garcon d'une beauté merveilleufe, qui danfoit fur la verdure au milieu de trois dames d'une beauté prefque égale a la fienne. Ce jeune garcon encore dans fon adolefcence, n'avoit pour tout vêtement qu'un voile  l'A m o V k e u x. 1j)j de gaze couleur de rofe , qui voltigeoit en Pair au gré du zéphir; fa chevelure étoit pareille a. celle du blond Phébus, & fes yeux noirs & pleins de feu éblouiffoient. Les trois dames qui patoiffoient n'avoir d'autres mouvemens que ceux qu'il lui plaifoit de leur infpirer, tenoieuc chacune une corbeille remplie de rofes, de violettes Sc d'autres fleurs, qu'elles répandoient a pleines mains fur le bel adolefcent, en danfant autour de lui. Ces dames appercevant le feigneur de Monrauban , cefsèrent de danfer, & fe mirent a. crier fur lui avec des démonftrations de colère : ah! voici Pingrat qui nous fuit, le cruel qui méprife les délices de 1'amour. II eft enfin tombé dans nos filets malgré lui. Que eet ennemi fe reftente lui-même de fes cruautés, & qu'il éprouve notre vengeance. En difant cela, elles s'approchèrent du chevalier •, 1'une lui jeta des rofes & des violettes, les autres des lys &c des ceillets, Sc chaque fbur en le touchant fe faifoit fentir jufqu'a fon cceur, & excitoit en lui une fenfation douloureufe. Ses fens s'allumoient d'une ardeur exceftive, comme fi ces fleurs euftent été des dames y le jeune gargon parut entrer dans le reffentiment des dames, il s'approcha auffi de Renaud, Sc lui lancant un regard irrité, il le frappa d'un rameau de lys fur le cafque de Membrin. Tiij  i(j4 Roland La bonte de 1'armet enchanté ne l'empêcha pas de fentir une extreme douleur, & malgré fes forces naturelles, le guerrier , fans qu'il put s'en défendre, fe laiffa prendre par les pieds, Sc 1'adolefcent le traina le long du ruifTeau fur les fleurs, qui comme des pointes de fer, entroient dans le corps du chevalier au travers de fes armes. Le fonge ne finit point la: les dames arrachèrent de leur tête des guirlandes qu'elles y portoient, Sc elles en frappèrent le fils d'Aimon, qui fouffrit plus qu'il n'avoit fait dans aucune de fes aventures. Il ne favoit fi ces perfonnes qui le traitoient impunément avec rant de rigueur, étoient céleftes ou mortelles; mais il en fut bientót éclairci. Lotfqu'elles furent laffes de le frapper, des alles blanches, rouges 5c dorées leur fortirent tout-a-conp des épaules , & a. chacune de leurs plumes on voyoit un ceil naturel; non pas tel que ceux qu'un paon offre a la vue, quand il déplie fa queue , mais il étoit femblable aux yeux des plus belles filles, quand leurs rayons vont porter la flame & 1'amour dans les cceurs. Un moment après le bel adolefcent Sc les dames s'envolèrent vers le ciel. Le chevalier endormi demeura fur 1'herbe; il lui fembloit être comme mort au milieu de la prairie. Tandis qu'il ctoit dans eet état, une dame que les rayons qui 1'entouroient faifoient connoltre pour une immor-  L'A M O U R E U X. I95 telle, lui apparut, & lui dit: reconnois, Renaud , une des trois dames qui t'ont fi maltraité. L'on me nomme Pafithée. Je fers la déeffe Vénus, Sc j'accompagne 1'Amour, qui eft ce jeune garcon, dont tu peux voir encore le carquois au pied de ce myrthe fleuri. Tu te ttompes, fi tu crois pouvoir lui réfifter, apprends que la loi de ce dieu puiftant porte , que celui qui n'aime pas une perfonne dont il eft aimé , vient a aimer enfuite une autre qui ne 1'aime point, c'eft ce que tu vas éprouver. En achevant ce difcours , Pafithée difparut. L'agitation & !a douleur que reffentit alors ce paladin le réveillèrent. 11 vit avec joie que tous ces objets qui avoient fi fortement frappé font imagination, n'étoient qu'une illufion de fesfens; il étoit néanmoins furpris de fentir qu'après fon réveil, le mal que les nimphes lui avoient fait duroit encore. Cela lui fit penfer que fon fonge avoit quelque chofe de myftérieux. II fe releva & regardant attentivement le lieu ou il étoit, il Ie reconnut pour celui oü il avoit fait un traitement fi rigoureux a. la belle Angélique. Ce reffouvenir augmenta fa furprife y il trouva que c'étoit une chofe affez particuliere qu'il eut éprouvé ce chatiment chimérique , dont pourtant il portoit des marqués rée-lles, dans le même lieu oü il avoit fait le cruel. Tiv  Roland Comme il fentoir encore fes entrailles brülantes du feu qui l'avoit devote pendant fon fommeil , il s'approcha du ruiifeau pour en appaifer 1'ardeur par le fecours de fon onde ; mais, hélas , ce remède n'étoit guère propre a procurer 1'effet qu'il en attendoit. Ce ruilïeau eft la fontaine de 1'amour; quiconque y boit, brüle foudain d'une amoureufe ardeur, &c ce fut dans cette même eau , que 1'infortuné fceur de 1'Argail puifa la fatale paffion qui fut payée de tant d'ingratitude. Renaud fe pencha fur la rive; il plongea fon cafque dans le ruiifeau, & buta. longs traits de cette fatale liqueur. A mefiire qu'il en humeéfcoit fes poumons , la douleur & la lalfitude qu'ils reftentoit par tout le corps fe diftipoit, mais 1'ardeur qui dévoroit fes entrailles paffa toute entière dans fon cceur, La charmante Angélique qu'il avoit fi cruellement traitée, lui parut alors toute adorable. Il reprit les mêmes fentimens qui 1'agitoient dans le tems que cette princeffe parut a. la cour de Charles avec tant de charmes, & que la concurrence de tant d'illuftres rivaux joignoit dans fon ames les fureurs de la jaloufie aux flames de 1'amour. Oh , qu'il fe repen tic alors d'avoir perdu tant de momens favorables! Il fe promettoit bien de ne les plus laiffèr échapper, s'il étoit affez jheureux pour les rencontrer de nouveau. Dans  l/A M O U R E U X. Z97 les tendres mouvemens qui recommencoient a 1'agiter , il fe repréfentoit que ce fut dans ce même lieu que la princeffe du Cathay dilfipa fon fommeil en lui jetant des fleurs fur le vifage >' & en lui difant les paroles du monde les plus tcuchantes ; & fc relfouvenant avec douleur de la dureté qu'il avoit eue pour elle -. quoi donc s'écria t-il avec étonnement, j'ai pu rejeter des vceux dont les plus puiffans monarques auroient fait tout leur bonheur ! J'ai pu outrager une beauté digne de mille autels! Quel étoit mon aveuglement ? Ah Renaud, injufte Renaud, continuoit-il avec tranfport, meurs de honte & de regret d'avoir perdu par ta faute une fi précieufe fortune. Telles étoient les triftes plaintes que lailfoit cchapper alors l'amoureux chevalier. Ah, que s'il pouvoit revoir Angélique dans eet endroit fi propre aux plaifirs de 1'amour, qu'il fe garderoit bien d'être cruel & fauvage , comme il l'avoit été 1 Dans les tranfports de fa flame renaiflante, jl prend la réfolution de retourner au Cathay, dans le feul deflein d'expier fes rigueurs paffées aux pieds d'Angélique, ou de mourir s'il ne peut y réufar. Plein de cette idéé, il alloit remonter fur Bayard, lorfqu'il vit venir le long de la route oü 1'agréable ruiffeau couloit, un chevalier &c Une dame qui attitèrent fon attention. Mais cette  zi rencbit aijfii-tór. Si Rodomont étoit fort Sc  t' Amoureux. 313 fuperbe, Ferragus ne 1'étoit pas moins. Ils étoient égaux en forces, & aucun des deux ne pouvoit gagner le moindre avantage fur fon ennemi. CHAPITRE VIL Comment le combat de Ferragus & de Rodomont fut interrompu. Bataille de Charlemagne & du roi Marfille. TPa k d i s que ces deux grands guerriers fe battoienr avec tant d'ardeur, il paffa prés d'eux un courrier qui s'arrêta un moment pour les confidérer. Etonné de leurs forces prodigieufes Sc de leur courage, il leur tint ce difcours : feigneurs chevaliers, fi vous êtes de la cour de l'empereur, je vous annonce de triftes nouvelles. Le roi Marfille avec toutes les troupes d'Efpagne, a mis en déroute le duc Aimon qui eft enfermé avec deux de fes fils dans Montauban. Alard eft prifonnier des Sarafins, auffi-bien qu'Yvon & Angelier, Sc le pays d'alentour eft ruiné; .c'eft de quoi je vais informer l'empereur de la part du duc mon maitre. Si la patrie vous eft chère, volez a fon fecours, au lieu d'employer ici a vous détruire Fextrême valeur dont vous êtes doués. Le courrier, après avoir ainfi parlé, pouffa  514 Roland fon cheval le long de la route, Sc s'éloigna de"S combattans, qui s'arrètètent après fon départ. Le zèle, dit en riant Rodomont, que eet homme a pour fon pays eft lonable', mais nous ne fommes pas difpofés a voler aux fecours de 1'empire romain; au contraire, fi vous m'en croyez, nous finirons notre combat, Sc nous irons vers Montauban nous joindre aux ennemis de Charlemagne; aufti-bien j'efpère que je pourrai ttouver la. le paladin Renaud. Vous me prévenez , répondit Ferragus; j'allois vous prier de m'accompagner jufqu'a Montauban, qu'ailiège le roi Marfille mon père. Je fuis obligé de lui aller offrir mes fervices, Sc de combattre pour mon pays; venez avec moi, brave guerrier, Sc je vous jure que je ne vous troublerai plus dans hl recherche que vous ferez de la belle Doralice de Grenade. Fe roi d'Alger qui n'avoit que trop éprouvé Ia valeur de Ferragus, accepta le parti avec joie. II embraffa même ce prince, & ils fe jurèrent tous deux une éternelle amirié; en effet ils furent toujours unis depuis d'une affecFion parfaite. Après eet accord, ils prirent enfemble la route de Montauban. Quoique Charlemagne fut parti avec eux pour s'y rendre, comme il s'étoit détourné du droit chemin pour aller prendre en Touraine Sc en Poitou un corps de troupes con-  l' Amoureux. 315- fïdérable qu'il deftinoit a renforcer fon atmée, qui d'ailleurs ne pouvoit faire autant de diligence que deux chevaliers bien montés, Ferragus & Rodomont arrivèrent au camp des Efpagnols, que les Francois en étoient encore éloignés de trente lieues. Les deux nouveaux guerriers allèrent defcendre au quartier du roi Marhlle, dont ils trouvèrent le pavillon rempli de rois, de barons & de chevaliers qui s'ouvrirent a leur approche pour les laiffer palFer ; Marfille qui mettoit toute fa confiance en la valeur de fon fils, eut beaucoup de joie de le revoir, & il ne manqaa pas de faire k Rodomont une réception digne de lui; car il defcendit de fon trone , & le conduifit au quartier des princefles. C'étoit alors la coutume des Efpagnols, ainfi que des autres peuples qui tirent leur origine des africains, de mener leurs ' dames avec eux, dans la penfée que les ayant pour témoins de leurs exploits, ils en avoient plus de courage. Marfille accompagné de Balugant & de Falciron fes frères, préfenta le roi d'Alger k la reine & aux autres princefles, parmi lefquelles la charmante Doralice de Grenade brilloit comme un foleü qui commence fa carrière dans un beau jour. Sa taille & fon vifage qui 1'auroient fait prendre pour une déeiFe, augmentèrent 1'amour de Rodomont, qui dans les  3i£ Roland moavemens que cette beauté lui infpiroit, avoit peine a trouver des exprefllons convenables a 1'accueil gracieux que lui faifoit toute cette belle cour. Quand Charlemagne partit d'Aix-la Chapelle pour marcher vers les Pyrénées, il ne favoit pas encore le liège de Montauban; mais il en fut bientót inftruit par le courrier du duc Aimon qui le joignit a. Bourges. L'empereur fit le plus de diligence qui lui fut poflible ; Sc voulant furprendre les infidèles, il déroba fi bien fa marche, qu'un matin a Ia pointe du jour, il fe trouva devant eux. Avant que de les attaquer, il déclara aux deux amans d'Angélique, que celui qui rendroit de plus grands fervices a 1'empire, feroit le plus favorifé de cette princeffe. Les deux rivaux n'osèrent fe plaindre dé ce jugement, Sc fe préparèrent a mériter par des exploits plus qu'humains le gtand prix qu'on promettoit a leur valeur. Les premiers corps de l'armée francoife fondant fur leurs ennemis, mirent la confufion parmi eux. Le roi Salomon cie Bretagne Sc Richard de Normandie, avec les braves comtes de Montfort Sc de Rivière, fuivis de la fleur des chevaliers , tant bretonsque normands, firent un grand défordre. Si le roi Balugant, Serpentin fon fils, 1'amiral d'Efpague Sc Grandon ne fe fuffent op-  l'Amoureux. 317 pofés a ces guerriers, tout un quartier du camp de Marfille eut été taillé en pièces; Charles fit marcher au fecours des bretons Sc des normands, qui commencoient a plier, le marquis de Vienne, le duc Naimes, le comte Ganelon & Oger le danois avec les corps qu'ils commandoient. Marfille envoya contr'eux le brave comte d'Almerie, Folicon fon fils batard, les rois Jarbin, Sordillan, Baricon , Sinagon , Madarafie Sc 1'Argalifte. Plufieurs autres princes s'y joignirent de part Sc d'autres, Sc 1'arFaire alors devint générale. La campagne en un moment fut jonchée de chevaliers Sc de chevaux morts ou mourans; les troncons des lances volèrent en Fair, Sc les coups firent retentir les écus. Les vaillans Salomon & Richard y firent de belles acFions, mais la fureur de Grandonio & le courage de Serpentin leur auroient été funeftes , fi le marquis Olivier & 1'archevèque Turpin ne les euflènt tirés de péril. Oger & Rambaud, duc d'Anvers s'y joignirent, & obligèrent les infidèles a reculer. Falciron, Malgarin, le roi Morgand Sc Alanard , prince de Barcelonne, vinrent fecourir leurs compagnons d'un cóté ; Sc de 1'autre, les rois d'Aragon, Dorifebe, de Valence, le comte de Gironde, Marigand Sc le géant Maricoide de Cadix; ils fondirent tous enfemble fur les chrétiens avec tant de furie,  5 i S Roland qu'on eut dit que la terre s'abïmoit fous eux. Oger le Danois & Olivierfoutinrentvaillamment leur effort; le premier perca le comte de Gironde d'une eftocade, & le marquis fendit jufqu'auK dents Sinagon ; mais ils ne purent empêcher Balugantde tuer a leurs yeuxle comte de Rivière, ni Granionio de renverfer le duc Richard a la tête de fes normands, & de maffacrer le brave Salard comte d'Auvergne. Le danois, pour venger le comte de Rivière fon ami, fe jeta fur Balugant, & le bleffa dangereufement a 1'cpaule; il 1'auroit même privé de la vie, fi Serpentin ne le lui eüt arraché des mains. Olivier s'attachant a Grandonio qui venoit de mettre hors de combat le preux chevalier Gaultier de Monleon, le frappa avec tant de force d'une lance qu'il s'étoit fait donner, qu'il lui fit perdre les arcons, & il palfa de-la a d'autres exploits. Le géant fe releva tout furieux; il écumoit de rage, & cherchoit des yeux le guerrier qui venoit de lui faire eet affront; mais ne le trouvanr plus, il voulut fe jeter fur Ganelon qui fauva fa vie par une prompre fuite, ce qu'il favoit fort bien faire dans 1'occafion. Grandonio voyant que le mayencois lui échappoit, remonta fur fon cheval, & s'enfonca dans les plus épais efcadrons des chrétiens. Lorfque Charlemagne vit toute l'armée des  I.' A M O U R E U X. 319 Efpagnols en mouvement contre la fienne, il jugea qu'il étoit tems de killer agir la valeur des deux amans d'Angélioue qu'il avoit jufques-la tenus comme enchaincs malgré 1'ardeur qui les animoit a la gloire. II partit même avec eux fuivi de toute la fleur des chevaliers de Pempke, & alla fondre fur les infidèles avec tant d'impétuofité, que du premier choc il les auroit mis en déroute , fi le roi Marfille ne lui eut oppofé Ferragus & Rodomont qu'il avoit auffi réfervés pour fa dernière reffource. Ces deux grands guerriers arrêtèrent feuls toute la gendarmerie francoife , & firent plus de peine que toutes les forces de 1'Efpagne aux paladins Roland & Renaud. Ils fe reconnurent tous quatre a leurs grands coups, & ne trouvant qu'eux feuls dignes de leur courage, ils s'avancèrent les uns fur les autres en fe dévorant des yeux. Le comte d'Angers eut affaire au roi d'Alger, & le feigneur de Montauban a Ferragus. Us n'avoient plus de lances, mais leur combat n'en fut que plus dangereux. Des premiers coups qu'ils fe déchargèrent , ils fendkent leurs écus par Ia moitié, & la terre autour d'eux fut bientöt couverte des mailles &c des plaflrons de leurs armes. Leur combat ne dura pas long - tems ; ils furent féparés malgré eux. L'empereur Charles  $lO Rot ah» qui venoit de blefier «Sc de mettre hors de combat Ie roi Marfille , arriva fur eux avec toute Ia gendarmerie francoife & les paladins de fa cour. 11 pouffoit devant lui l'armée ennemie , malgré Grandonio, Falciron, Calabrun, le roi Morgand, Serpentin it les rois Pinadore, Martazin, Danifort, M >rgant Sc Barigan , qui pourfuivoient quelques chrétiens. Roger, quand ces princes africains furent auprès de lui, les pria de s'arrêter; mais Martazin qui alloit devant les autres, fans faire femblant de  $66 Roland 1'entendre, tourna bride brufquement vers Ia fceur de Renaud, & lui déchargea un horrible fendant fur la tête, qu'elie avoit encore découverte. La dame eut a peine le tems de fe couvrir de fon écu, qui en fut fracaffé; en forte que le coup gliffant fur une des épaules de la guerriere, y fit une bleflure dont il fortit beaucoup de fang, bien qu'elle ne füt pas dangereufe. L'amoureux Roger a ce fpecFacle, pouffa Frontin fur le barbare qui avoit ofé porter un fer coupable fur une belle dame, & le frappa de Balifarde fi rudement, qu'il lui autoit fendu la tête , fi le coup eut porté a plein fur le cafque ; Martazin ne laiffa pas de tomber aux pieds de fon cheval, verfant du fang en abondance pat le nez & par les oreilles ; & fa chüte fut fi lourde , que les courroies de fon cafque fe rompirent; il ne put fe relever que la tête nue. Roger ne croyanr pas avoir affez puni ce roi audacieux, fe difpofoit a 1'aller attaquer de nouveau, quand Danifort fe mit entre-deux, en difant: lailfe-le, Roger , c'eft Martazin , le favori de notre monarque. Je ne connois point, répondit le jeune guerrier , le favori d'Agramant dans la perfonne d'un traure. En même tems, comme Danifort continuoit a lui fermer le paffage, il le heurta dupoitrail de Frontin avec tant d'impétuófité, qu'il  i'Amoureux. 3^7 le culbuta. Barigan profitant de cecte occalion pour veng'er Bardulafte fon parent, que Roger avoit tué en Afrique, fondit alors fur ce jeune Chevalier, & le frappa de toute fa force ; mais Roger n'en fut point ébranlé, & fe jeta fur Barigan , dont il perca le ventte de part en part d'une eftocade. Pinadore , Morgant & Danifort, qui venoient de remonter a cheval, 1'attaquerent tous enfemble, en lui difant: Roger, Roger, tu acquerras peu d'honneur en devenant traitre au roi Agramant. Ames baffes, leur répartit ie jeune guerrier, c'eft vous qui êres des traïtres, Sc je vais vous faire voir que je vous crains peu tous enfemble. En parlant de cette forte, il fe mit en défenfe contre eux , & par-la Martazin évita fes coups ; mais li ce roi put échapper a fon reflentiment, il ne fe déroba point a la juftice du ciel. La noble fille d'Aimon irritée de fon lache procédé, le joignit dans le tems qu'il s'efforcoit de raccommoder fon cafque, & fit voler ft tête nue d'un coup d'épée. Après s'être ainfi vengée , elle courut au fecours de l'aimable Prince qui lui étoit déja plus cher qu'elle ne le penfoit. Courage, généreux guerrier, s'écria -1-elle en s'approchantdelui, traitons ces perfides comme ils le méritent. Pinadore, Danifort Sc Morgant qui avoient affez de peine a fe défendre des  'jcTS Roland coups de Roger, ne virent pas fans frémir arriver Bradamante. Danifort même quitta le combat pour aller ralfembler plufieurs chevaliers mores qu'il voyoit courir dans la campagne après les chrétiens, mais il ne revint avec eux qu'a fa confufion ; car Roger & la guerriere en tuerent une partie, & mirent le refte en fuite. Ce ne füt pourtant qu'après un long combat qu'ils fe virent débarraftés de leurs ennemis; & ce qu'il y eut de plus facheux, c'eft que la fceur de Renaud fut blelfée en plufieurs endroits, &c féparée de fon chevalier. Comme ils avoient été obligés de s'écarter 1'un de 1'autre en combattant, la nuit qui furvint les empêcha de fe rejoindre, & ils Ia pafsèrent a fe cherchen CHAPITRE XV. Du départ de Brandimart & de Fleur-de-Lys de Met? & de la rencontre que fit le prince Roger de Gradaffe & de Mandricart. I_ia princelfe de Loufachan avoit été fi dangereufement malade, qu'elle fut très-long-tems a reprendre fes forces. Cela fut caufe que Brandimart & elle, lorfqu'ils arrivèrent a Aix-laChapelle, n'y tiouvèrenr plus l'empereur. II en étoit  l'A M O U R E U X. étoit déji parti pour aller au fecours de Montauban. Ils prirent le chemin de cette dernière ville, & ils n'en étoient plus qua dix lieues, quand ils s'égarèrent dans une forêt. Us cherchèrent vainement leur route, & la nuit les furprit auprès d'un hermitage ou demeuroit un faint perfonnage, qui par la communication qu'il avoit avec le ciel, étoit inflruit de müle chofes fectettes, & préfervoit Went de très-grands malheurs les perfonnes qui venoient le confulter. Le prince d'Eluth & fon époüfe allètent frapper a la porte de 1'hermitage, qui leur fut ouverte par le folitaire dont 1'air vénérable infpiroit du refpeét. Mes enfans, leur dit-il avec douceur, ce n'eft point le hafard qui vous amene ici. La providence, dont les reftbrts font impénétrables aux gens du fiècle, fe veut fervir de vous pour prévenir la chute de 1'empire romain. Le comte d'Angers qui en eft Ie plus ferme appni.eft retenu dans un bois par les enchantemens d'un favaut pa7en, & l'armée de l'empereur Charles privée du fecours de ce chevalier, a été défaite. Alors le faint homme leur raconta les principaies circonftances de la bataille fangiante qui s'étoic donnee devant Montauban , de quoi fmenc forcetonnés; ils ne pouvoient comprendre qu'un hermite put être inftruit de pareilles chofes. Ils Tome II, » A a  j7C, R 'O t A N D teeardètt5nt le folitaire comme un faint, & ils écoutèrent toutes fes paroles comme autant d'oracles. Le fils de Monodant ne manqua pas de lui demander par quels moyens Roland pouvoit être défenchanté. Le vieillard lui donna la-deflus toutes les inftrudions néceflaires ; enfuite d orfrit quelques fruits a fes hotes, qui en firent un frugal repas, & qui pafsèrent apres cela la nuit fur deux petits lits de moulfe qui étoient dans 1'hermitage. Pour le faint homme, il demeura jufqu'au jour en oraifon. Dès que le foleil parut, Brandimart &Fleur-de-Lys prirent congé de 1'hermite, & fe mirent en chemin. Ils fe trouvèrent le lendemain a quatre ou cinq lieues de 1'endroit oü Roger avoit foutenu un fi grand combat contre les cinq rois Africains. Le jeune Roger , après s'êtte délivré de fes ennemis, ne s'appliqua plus qua chercher Bra~ damante, fans laquelle il fentoit qa'il ne pouvoit plusvivre-, mais ne pouvant la trouver, il marcha toute la nuit a 1'aventure. Le jour fuivant, il rencontra fur une petite colline deux chevaliers qui le faluèrent en paffant. II étoit tellement enfeveli dans fes amoureufes penfées, qu'il ne prit point garde a eux, & ne leur rendit point le falut. Ils furent choqués de ce procédé, Sc 1'un des deux dit a 1'autte : il faut que ce  L*A M O ü R E U X. 3 ji chevalier air pris naifTance chez un peuple bien groflier. II eft vrai, dit 1'autre, que fes manières démentent fa bonne mine. Roger entendit ces dernières paroles, & s'appercevant de la faute qu'il avoit faite, il voulut la réparer. Il fit des excufes aux chevaliers de fon incivilité , les priant de la pardonner a la diftraction que 1'amour lui caufoit. Les deux guerriers , qui étoient les rois Gradaffe & Mandricart , furent fatisfaits de fes excufes ; ta courtoifie , lui dit le roi de Sericanne , nous fait juger que tu es bien amoureux. Si tu as befoin de notre fecours, tu peux compter fur nous. Seigneur , répondit Roger, j'ai perdu ia compagnie d'une perfonne avec qui j'allois, fi vous 1'avez rencontrée en votre chemin, je vous conjure de me Ie dire. Nous n'avons rencontté ni chevalier ni dame , dit Mandticart, mais nous nous offrons a chercher avec vous la perfonne dont vous êtes en peine, Le jeune africain accepta 1'offte & parcourut avec eux toute la campagne des envitons. Pendant que ces trois guerriers marchoient enfemble, Mandricart jeta les yeux fur le bouclier de Roger, & furpris de fa devife : apprenez-moi, je vous pne, lui dit-il, qttel droit vous avez de portee dans votre écu la devife que j'y vois. Mon origine, répondit 1'africain , -mautorife ï la pren- A a ij  371* R o i a n fi dre ; mais vous qui la porcez auffi, continua-t il, êtes-vous d'une race a pouvoir honorer vos armes de cette fameufe aigle troyenne que portoit autrefois le grand Heétor? J'ai acquis dans certaine aventure , répliqua le tarcare , les armes dont vous me voyez revctu, & qui furent autrefois celles de ce vaillant fils de Priam. Je veux les conferver, ajouta-t-il; fi vous tirez votre droit de votre naiffance , je tire le mien de ma valeur, & quand il vous plaira, nous verrons qui de vous ou de moi mérite mieux d'en avoir la poffeffion. L'amant de Bradamante accepta le défi, Sc fe difpofoit a combattre contre Mandricart; mais s'appercevant que ce monarque n'avoit point d'épée, il lui en demanda la raifon , Sc de quelle manière fe pourroit faire leur combat. Si je n'ai point d'épée , lui dit l'empereur tartare, c'eft que j'ai fait fetment de ne me fervir d'aucune épée que je n'aie forcé Roland a me céder la fienne qui m'eft deftinée. Durandal fut aunefois 1'épée d'Heétor, Sc je veux 1'ajouter aux armes de ce prince que j'ai conquifes. A 1'égard de notre combat, pourfuivit il, une des branches de cet orme que vous voyez prés d'ici , me fuffira pour conferver mon droit. A ces difcours, le roi Gradaffe prit la parole : Mamdricart, dit-il au tartare , vous avez plus d'un concurrent dans  t' Amoureux. '$75 votre entreprife ; j'afpire comme vous a la conquête de Durandal , & vous ne fauriez la pofféder ttanquillement fans m'avoir vaincu. II faut donc s'y réfoudre, répliqua brufquement Mandricart, & il vaut mieux y travailler préfentement, que de remettre la chofe a. un autre tems. Gradaffe & le fils d'Agrican qui avoient fait enfemble tant de chemin en bonne intelligence, fe brouillèrent pour Durandal, que le guerrier qui le portoit n'étoit guères difpofé a leur céder. Ils arrachèrent chacun une branche de 1'orme avec quoi ils s'affaillirent fans ménagement , car le roi de Séricane étoit trop généreux pour fe fervir de fon épée contre un ennemi qui n'en. avoit point. CHAPITRE XVI. Du combat de Gradaffe & de Mandricart 3 & comment il fut interrompu. JLjE prince Roger, qui avoit fait en vain tous fes efforts pour les empêcher d'en venir aux mains , les regardoit avec étonnement, & les eftimoit les deux plus puiffans guerriers de 1'univers. Brandimart & Fleur-de-Lys arrivèrent eu A-a iij.  374 Roland ce lieu pendant le combat; ils alloient ou 1'hermite leur avoit enfeigné qu'ils trouveroient Roland, lis s'arrêtèrent, s'approchèrent du jeune africain , & après 1'avoir falué civilement, lui demandèrent le fujet du combat qu'ils voyoient. Roger les ayant mis au fait, Brandimart lui dit en riant : certes, il ne fut jamais de différent moins raifonnable. Ce feroit dommage, ajouta-t-il, de laiffer ces vaillans chevaliers fe détruire 1'un 1'autre fans aucun avantage , même pour celui des deux qui feroit le vainqueur. Ceffez, courageux guerriers, continua le fils de Monodant en adreffant la parole aux deux rois, ceffez de combattre inutilement pour une arme qü'un autre tient en fa poffeflion. Si vous brulez du noble defir d'avoir Durandal par votre valeur, c'eft au comte d'Angers feul que vous devez le difputer, & je m'otfre de vous conduire aux lieux ou il eft retenu par les charmes d'un enchanteur. Vous aurez même 1'avantage decontribuer a fa délivrance , & vous en acquerrez plus de gloire enfuite, fi vous pouvez vaincre ce fameux paladin. Les deux combartans s'arrêtèrent a la voix de Brandimart ; ils approuvèrent fes raifons, & le prefsèrent de les mener au lieu oii il alfuroit qu'ils trouveroient le comte d'Angers. Le prince d'Eluth qui avoit plus d'impatjence qu'eux de s'y rendre, les y conduilit; ils  l'AmOUREUX. J7J gagnèrent en moins de deux heures 1'a forêt de la fontaine des naïades , appelée autrement la. fontaine de Rize. Ils entrèrent dans le bois Sc marchèrent jufqu'a ce qu'ils rencontrèrent le ruiifeau qui fortoit de la fontaine. Ils le fuivirent Sc arrivèrent a la fontaine , ou ils virent une troupe de nimphes qui danfoient en rond tout autour \ elles étoient toutes vêtues d'habits légers & galans. A 1'approche des chevaliers, la plus belle des nimphes de la fontaine, fe détacha de fes compagnes, Sc s'adrelfant au jeune Roger qui avoit Ia vifière de fon cafque levée , elle le pria d'un air engageant de venir danfer avec elles. Les yeux de cette belle btilloient plus que les étoiles , Sc fa bouche vermeille, accompagnée d'un doux fourire , ótoit Ia liberté de lui rien refufer. Le cceur de Roger , tout prévenu qu'il étoit pour Bradamante, ne put réfifter aux inftances de Ia nimphe. II defcendit de cheval, Sc prenant la main qu'elle lui tendit, il fe lailfa conduite au milieu de cette charmante troupe. Deux autres naïades emmenèrent avec elles de la même facon les deux rois payens , Brandimart feul refta quelques momens avec fa princeffe ; mais 1'une des nimphes 1'abordant: noble chevalier, lui ditelle , ferez-vous moins courtois que vos compagnons , Sc ne prendrez-vous point de part a. li. Aa iv,  37^ R o i A ii s joie commune? venez honorer nos jeux de votre aimable préfence. Ce compliment fait d'un air gracieux, embarrafla le fils de Monodant. Il ne favoit que répondre , ni que réfoudre. Dans fon embairras, il regardoit Fleur-de-Lys qui lui faifoit figne de ne pas accepter.xe qu'on lui propofoit ; néanmoins le moyen de s'en défendre : la chofe lui paroifioit innocente , &c 1'exemple de fes compagnons fembloit exiger de lui qu'il les imitat. La nimphe voyant fon incertitude, redoubla fes prières, y joignit les carefFes, & lui reprocha fi obligeamment de manquer de courtoifie, qu'il ne put lui réfifter long-tems. II fe laifla entrainer comme Roger; a peine eut-il fait deux ou trois fois le tour de la fontaine en danfant avec les autres, que les nimphes & les chevaliers s'embrafsérent tous, & d'un commun accord fe jetè- ' rent enfemble dans la fontaine. Fleur-de-Lys ne vit pas plutbt difparoïtre fon époux , qu'elle jugea bien qu'il n'avoit pu fe défendre de la force du charme. Comme Ie folitaire lui avoit enfeigné le fecret de défenchanter rous ces princes, elle fe prefik de 1'éprouver. Elle alla cueillir dans la forêt les herbes & les fleurs dont 1'hermite lui avoit appris la vertu , elle en compofa fix guirlandes, dont elle paffa cinq autour de fon bras, & elle attacha la fixième  l' Amoureux. 377 fur fa tête. Elle retourna vers la fontaine 8c fe jeta dedans fans baiancer. Elle defcendit au fond de 1'eau, oü elle fe trouva dans la prairie quienvironnoit le palais de criftal. Elle y vit danfer encore une partie des dames quelle avoit vues autour de la fontaine; & regardnnt de tous cótés, elle appercut a quelques pas d'elle , fous une fauffaie fon cher Brandimart affis au pied de Ia naïade qui l'avoit féduit. Que devint-elle a ce fpectacle ? fon cceur gémit de 1'injure qui étoit faite a fa tendrelfe. Dans fon jaloux reffentiment , elle courut au prince d'Eluth , ik lui mit fur la tête une des guirlandes qu'elle avoit au bras , en lui difant : Infidele époux , reprends ta raifon égarée, & vois le tort que tu fais a mon amour. Brandimart ne fut pas fi-tèt couronné de ces fleurs, que la naïade difparut en jetant un grand cri. Le chevalier rentra auffitbt en lui-même , 8: courut embraffèr tendrementfa chère Fleur-de-Lys. II lui fit des excufes de 1'avoir ainfi quittée pour fuivre cette nimphe , 8c rejeta fur le charme des naiades , 1'cgarement de ion cceur. La princeffe parut.fe payer de fes raifons, & lui remit entre les mains les quatre guirlandes qu'elle deftinoit a défenchanter les autres princes. Brandimart commenca par le comte fon ami,  37*5 Roland qu'il trouva aux pieds d'une naïade tout occupc du foin de lui plaite. Ce paladin, dès que fon enchantement fut détruit, reconnut avec joie le prince d'Eluth dans fon libérateur. Ces deux amis ne pouvoient fe lafTer de s'embrafler , & Fleurde-Lys , de fon cóté, entra dans les tendres mouvemens dont ils étoient agités. Ils fe rendirent compte de ce qui leur étoit arrivé depuis leur féparation , & le fils de Monodant apprit alors au comte d'Angers qu'il avoit été trompé par Atlant; que Charlemagne n'avoit point été pris, mais qu'il avoit perdu la bataille, & s'étoit retiré vers Paris avec tout ce qu'il avoit pu ralFembler de fon armée. Enfin Brandimart lui dit tout ce que 1'hermite lui avoit raconté. Roland ne fut pas plutót inftruit de toutes ces chofes , qu'il voulut partir pour fe rendre a la Cour de Charles ou il jugeoit fa ptéfence néceffaire dans 1'état ou fe trouvoit 1'empire romain 9 & pour s'approcher d'Angélique dont il ignoroit la deftinée. Son ami lui repréfenta qu'il falloit auparavant retirer des mains des naïades les trois princes qu'elles retenoient encore. Le comte approuva fon deffein, & alla chercher avec lui Roger & les deux rois qu'ils trouvèrent dans le palais de criftal, piongés dans les délices de Famour. Ils les défenehantèrent, &C dans le  l'A m o ü R. e U x. xja moment, le palais, la fontaine & la forêt même s'évanouirent, & les cinq princes fe trouvèrent avec Fleur-de-Lys & leurs chevaux dans la même plaine oü Roger Sc Bradamante avoient combattu contre les cinq rois Africains, fans cornprendre comment ils y avoient été tranfportés, ni fans prefque fe fouvenir que confufément de tout ce qui venoit de fe paffer chez les naïades. CHAPITRE XVII. Du combat de Mandricart & de Roland après leur défenchantement. JLes princes défenchantés étoient encore dans 1'étonnement de cette aventute, quand ils virent venir vers eux un nain qui couroit a bride abattue. Si-tót qu'il fut a portée de fe faire entendre, il s'arrêta, & leur tintce difcours : nobles feigneurs, li comme bons chevaliers, vous défendez le droit Sc i'innocence, je vous fomme de vous oppofer a laplus cruelle injuftice. Si je ne craignoispoint, lui répondit le roi de Séricane, qu'il y eut de 1'artifice dans ces paroles, je t'offrirois mon fecours. Le nain jura que dans 1'aventure qu'il leur propofoit, il n'y avoit aucune fupercherie a.  380 Roland craindre. Oh, vraiment, dit alors le comte, ta n'as garde de parler autrement; mais je me fuis lailfé tromper tant de fois a de femblables difcours; que je ne m'en fierai déformais qu'a mes yeux. Roger prit la parole : les hommes , dit-il, ne font pas tous de même avis; fi nous refufons d'éprouver I'aventure qui fe préfente, on pourra nous reprocher que nous appréhendons les périls. Ce n'eft point a nous a prévoir les malheurs, & il fuffit qu'on nous fomme de protéger 1'innocence. Faifons notre devoir. Nain, mon ami, ajouta-t il, mcne moi ou il faur aller. J'irai partout oü tu me conduiras, fur la terre, fur la mer & dans Fair même , fi tu m'apprends a voler. Gradaffe & Roland eurent quelque confufion de voir que ce jeune chevalier eut montré plus d'affurance qu'eux , mais loin de lui en favoir mauvais gré , ils 1'en eftimèrent davantage. Noble & digne efFet du pouvoir que la vertu a fur les grands cceurs. Le prudent prince d'Eluth qui remarqua les divers mouvemens de tous ces princes , craignit que le nain ne mit entr'eux de la diffenfion. Nain, lui dit-il, tu n'as feulement qu'a marcher, nous fommes tous difpofés a te fuivre. Le nain, qui ne demandoit pas mieux, tourna bride auffi-tot,.  l' Amoureux. 381 Sc fe mit a les conduire. Chemin faifant, GradafTe dit au comte d'Angers : Roland, fi cette entreprife eft dangereufe , & que la fortune me choifïffe pour 1'éprouver le premier , j'y veux employer ta bonne épée Durandal. Si je 1'appele ton épée, pourfuivit-il, ne crois pas pour cela que je te la cède. Elle m'appartient de droit, puifque ton empereur me 1'a promife, lorfqu'ii ctoit mon prifonnier. S'il te 1'a promife, répondit en colère le paladin, qu'il te la donne; pour moi je n'ai nulle envie de m'en défaire, Sc fi la fantaifie te prend de vouloir la conquérir par ta valeur, lavoila, continua-t-il en tirant Durandal & Ia levant en lair; mais prends garde que ton corps ne lui ferve de fourreau. A cettë réponfe de Roland, Gradaffe fe mit en fureur, Sc tira fon cimeterre. Ces deux grands guerriers , fans autres difcours, alloienr commencer a fe faire fentir la pefanteur de leurs coups, quand Mandricart s'y oppofa. Gradaffe, dit-il au roi de Sericane, ne penfe pas que je te laiffe combattre Roland a mon préjudice. Tu fais que j'ai la même prétention que toi fur Durandal, & que j'ai même plus de droit de la pofféder. Soufflé que je combatte le premier, Sc nous continuerons d'être amis. Quelque eftime que je falfe de ton amitié , lui répondit Gradaffe, ce  582 Roland feroit trop Pacheter. Charlemagne, comme prince naturel de Roland , a plus de droit dedifpofer de Durandal que la fée Andronie. Mandricart ne fe rendit point aux ra'fons du ferican, qui de fon cöré ne pouvoit goüter les liennes. Fleur-deLys appréhendant que cette conteftation ne dégénérat en une bataille entre tous ces guerriers , leur propofa de s'en rapporter au fort. L'avis fut approuvé des deux rois , & la fortune décida pour Mandricart. GradalFe de dépit fuivit le nain. Roger en fit autant; fi bien que l'empereur tartare & le comte d'Angers fe préparèrent a combattre devant le prince & la princelfe d'Eluth. Le fils d'Agrican portoit encore la branche de 1'orme avec laquelle il avoit combattu Gradaffe, & le comte en arracha une du premier arbre qu'il rencontra. Alors, ces deux fiers ennemis fe chargèrent avec leurs malfues; ils connurent bientót Ieuts forces mutnelles. Souvent ils fe taifoient perdre les étriers , & il eft étonnant comme ils pouvoient réfifter a la pefanteur de leurs coups, fans être écrafés. Les deux fpeétateurs de ce combat furieux en étoient alarmés, & faifoient au ciel des vceux pour Roland. Le tartare &c le paladin avoient la même force, la même haleine, la même légereté. Ils ne pouvoient avoir d'avantage 1'un fur 1'autre. Néan-  l'A m o V r e V x. jSj rnoins les deux maffues poufTées par les bras de 1'univers les plus nerveux venant a. fe rencontrer en l'air, celle de Mandricart fe brifa par le milieu , & laiffa la main de cet empereur défarmée, au lieu que la maffue du comte reftée en fon entier, tomba fur le cafque de fon ennemi avec un fracas épouvantable. Le tartare en fut renverfé tout étourdi fur le cou de fon cheval. Si Roland lui eut donné un fecond coup , il auroit pu fe rendre makte de fa vie, mais fon cceur magnanime dédaignant d'attaquer un guerrier qui ne pouvoit fe défendre , attendit qu'il fut revenu de fon érourdiffement. Quand Mandricart eut repris fes efprits, & qu'il vit le comte tranquille devant lui, il demeura muet d'étonnement & de douleur. Enfuite, ïompant le filence: Roland, dit-il au paladin , ce n'eft pas fins raifon que 1'univers eft rempli du bruit de ton nom fameux. Je pourrois rompre «ne autre branche a cet arbre voifin , mais après ce qui vient de fe pafter, je ne puis plus avec honneur continuer maintenant le combat, & d'ailleurs le jour prêt a finir ne me permet pas d'efpérer que je puiffe te vaincre. Ta générofité me touche; fi je n'étois pas engagé par ferment a ne me fervir jamais d'aucune épée que de la tienne ,