L E MASQUÉ DE FER, O U L E S AVENTURES ADMIRABLES DU PERE ET DU FILS. PREMIÈRE PARTIE. A IA HAVE, Chez PIERRE DE HONDT. M, DCC. L X X X V.   AVERTISSEMENT. J^Jfc ^ 'HlSTOIRE DU MASQUÉ DE h l & FER contimt des faits Ji exSéïïfcL traordinaires que ee n'efi pas fans raifon qu'on défireroit de connoïtre les perfonnages qm y font dépeints : il y a lieu de crmre qu'on n'efi privé de cette connotffance que paree' que nous vivons dans un fiecle dont la politejfe ne permet pas de faire ajft{ dhonneur au defpotifme & a la tyranniepour nommer ceux qui en ontfait ufage. On ne manque tependant pas de lumieres fur des fujets femblables a celui de cette Hifioire. Les Turcs racontent qu'un de leurs Empereurs fit enfermer fort frere ainè dans les Sept- Tours pour s'empa'rer de fon Tróne , & que craignant que lx douceur & la majefie'répandues fur la phyfionomie de ce Prince ne féduifijjènt fes Gardes & qu'ils n'en priffent compajjion , illui couvrit le vifage d'unmafquedefer,fabriqué é* trempe'de telle forte , quil n'etoitpaspof fible au plus habile ouvrier de paryenir h Ie rompre ni a l'ouvrir. a *  ij AVERTISSEMENT. La tradition nousapprendque du tempsde Cromwei un Prince d'EcoJfè fut envoyé dans les ijles de l'Archipel, & qu'afin qu'il ne fut jamais reconnu, on fe fervitdu moyen dont on vient de parler. Du temps de Dom Pedrele Cruel, Roi d'EJpagne, un pere en ufa de même contre un de fès fils qui Favoit déshonoré par une aclion honteufe. A Stochjiolm on fait inention qu'un Prince nommè Jean Theull, jaloux de fa femme , s'y prit de cette maniere pour exe'cuter fort dejfein: Ie lendemain de fes noces il mit dans la boijjbn de Jon époufe une poudre qui provoquoit a dormir , & pendant fon fommeil il lui enferma le vifage dans un maf que de fer fait è peu prés comme un cafque. A fonréveil, ilfit accroire a. cette Princejfe infortunée que le malheur qui lui étoit arrivéétoit une punition du Ciel ,pour avoir infpiré de l'amour a d'autres qu'a lui , £• pour s'étre trop glorifiée de ja beauté. Nous nous en tiendrons a ces exemples, pour informer le Public par quelle occafion ce manufcrit nous eft parvenu : elle eft ajfe^ Jinguliere. L'étude a laquelle je vaquois fur le langage des bétes m'obligeant de joindre k mes lumieres les remarques & les confeils des plus habiles gens , je me rendis , dans cette me , cfiei un Sayant du. premier  AVERTISSEMENT. »J ordre de Paris , au fauxbourgS. Germain; & comme il faifoit Jon amujement de cette occupation philojophique , le hafard voulut quej'yfus retenu , par les charmes de la conV er fation , juj'qud plus de deux heures après minuit. Depuis larueS. Domtnique jufques fur le Pont- neuf,je ne rencontrai per jonnet le Guet ou les Gardes de nuit, s'étoientretire's plutót quils ne doivent; la nuit étoit des plus objcures , a peine voyois-je h me conduire. Tout étoit dans une fi grande tranquillité, qu'en paffant devant le cheval de bron\e , le cri d'un oij'eau de nuit m'efraya Jans que j'en fujfe le maitre. Js ne fus pas d quelque diftance deld qu'il me fembla entendre des voix qui fe parloient bas ; j'écoutai & /entendis marcher , tne.is je ne difinguai rien. Je ne dvutois pas qiiune terreur panique ne fe fut emparée mon ame; je me le reprochai & je continuai mon chemin. Je concus cependant, quelquts minutts après , que mes frayeurs n'étoientpas Jans fondement: je retournai la téte au bruh que j'entendis derrière moi , & je difinguai trois hommes qui me Juivoient avec précaution. Quoiqu'il nefüt point de mon état de porter l'épée , fen avois une. Je crus que dans une occafon ou il sagiffoit peut-étre de la vie , il me convenoit de me tenir fur a **  jvr A VERTISSEMENT. mes gardes pour me défendre , en cas quon en voulüt a mes jours. Cette généreufe réfolutionprife ,je voulus texécuter } mais par malheur la lame de mon e'pe'e , rouille'e fans doutedepuis long temps , ne voulüt jamais quitter le fourreau. Pendant que je faifois de vains efforts pour me mettre en état de défenfe , je fus tout d'un coup attaqué par ces trcis hommes a la fois. Je leur demandai grace , je criai miférkorde ,j'offris ma bourf'e, & me débattis de toutes mes forces ,• mais les cruels fu~ rent jburds a mes cris , & continuant leur de/Jein , lun me tenoitpar les bras, pen-* dam qu*un autre tachoit a réunir mes /amhcs , & ie troijieme , par les fecoujjes qu'il me donnoit, me fit connoitre qu'ils voutoient me jetter dans la riviere. Je me recommandai a Dieu; il falloit faire le faut: une plus longue réfijtance ne pouvoitJervir qu'a m'óter toutes mes forces , & les moyens de pouvoir gagner un bateau ou le rivage. Lef poirdans les plus extrémes dangers luittoujours dans notre ame . frappéconfufément de cette idéé , déterminé d'ailleurs par un avis de me lier les bras Cr les jambes ,jem'élancai moi méme dans la riviere. O Dieu miféricordieux , m'écriai je en tombant , ne mabandonnes pas ! Je n'en pus dire dayantage. J'avois a combaitre contre les eaux  AVERTISSEMENT. v qui m'engloutiffoient ; j'étois pret a me noyer , & il s'agiffbit, hforce de bras & d'efforts , de m'arracher au dangerprejfant qui me menacoit. Je lutai environ une demi-heure contrt la mort que jentrevoyois : mes habits, malgre' tout ce que je pouvois faire pour e'viter d aller au fond, m'entrainoientpar leurpefanteur. Sans un miracle , fans un fecours divin , je périjfois. L'eau commencoit h. bouillonner dans ma bouche & dans mes oreilles, mes forces m'abandonnoient;mais, 6 prodige ! en me débattant je trouye fous mamain un corps quifurnage; jel'accrochet je me jette dejfus : ceft une efpece de coffre qui fuit le courant de l'eau. Je remercie le Ciel avec tranfport, & un infant après je me trouve arrité au milieu de plufieurs ba- Mon premier mouvement fut dabord dappeller quelqu'un de ceux qui veillent h la garde des bateaux & du port. Mais cette reflex ion m'arréta ; jeferai obligé, me dis-je , de me de'clarer ; cette aventure fera de l'e'clat, ou deviendra fufpecle. Men croira t-on , & ne traitera t on pas de fable un événement fi facheux ? Ces idees me firent refoudre h attendre le jour. Tant que ma vie avoit e'té en danger , je riavois fait mcune attention au vol qui mavoit eti  vj A VERTISSEM ENT. fait; mais je nefus pas plutót libre que j'y fongeai avec douleur. Ouire celui de mon urgent, & il étoit confidérable pour moi, puifque c'étoit tout ce que je pojfedois, on m avoit pris encore ma montre & ma tabanere, auxquelles j'étois fort artachè. Ces pertes ne pouvoient étre ,felon ma fortune, reparées de longtemps ; c'étoit le fruit de plufieurs années de travaux & d'économie : ce qdon a acquis par de pareilles voies eft toujoursprécieux. Une iueur de confolation mavoitfrappé; ce coffre , qui m avoit fauvé la vie , & qui n'étoit d perfonne , ne pouvoit-ilpas , par ce qu'il contenoit, m'indemnijer de mes pertes. Je me bercai de cette idéé ; elle ne contribua pas peü d me faire attendre le jour avec patience , efpérant trouver quelque porteur pour m'aider a tranfporter mon prétendu tréjor. . En attendant ce temps , qui ne pouvoit ctrefortéloigné,j'examinai,autantquerobf curitéput me le permet tre, mon précieux coffre ; c'étoit une petite male de campagne trés- bien ƒermee , & dontle cuir éroit neuf. Je la levai , & par fa pefanteur je la jugea 'i remplie , & me mis d faire l'inventaire de ce qüelle devoit contenir, tanten argent qdenhnge & en habits. Dans cette croyance , je pris un parti qiien toute autre occa/ionje n'auroisjamaispenfé. Jen'étoispoint  A VERTISSEMENT. vij accoutumè a porter des fardeaux; cependant j'enlevai celui-ci, & m'en chargeai avec beaucoup de peine , & fortis du bateau courbé fous le poids, & fans faire trop d'attention aux fuites que pouvoit avoir une aventure aujji extraordinaire. En pajfant la planche qui communiquoit du dernier baieau aux marches de l'efcalier du quai de l'Ecole , je penfai tomber deux fois dans l'eau ; dès que je fus au haut du quai m'.s forces furent e'puifées. Le hafard fit pajfer dans ce moment un de ces vendeurs d'eau-de-vie qui en difiribuent la nuit dans les rues de Paris, & qui, avant que de fe retirer, avoit coutume d'en porter aux Gardes ;je l'appellat ,Jans faire attention qu'ayant ête' vole', je ne ferois pas en ètat de payer un verre de ratafia que j'avois dejfein de boire, & dont je fentois avoir un trés-grand befoin. Ce vendeur d'eau-de-vie ne m'eut pas plutót appercu a la lumiere de fa lanternet que me voyant trempè comme j'e'tois, il voulut favoir ce qui m'e'toit arrivé. En recevant un verre de fa liqueur, je lui dis que je ne tarderois pas d lui en faire part: me trouvant un peu remis de ce premier verre , je lui en demandai encore un fecond, qui me fit un fi grand plaïjïr que je n'en ai jamais rejfenti de pareil.  viij A VERTISSEMENT. Ce mare hand avoit aujji de petits gateaux, j'en mangeai quelquesuns. Après quoi il fallut le payer & lui conter mon hif toire. Je commencai par le plus intêrejjant: mais, d Ciel ! je me fouille en vain i les yoleurs m'avoient óte'ju/qua mon mouchoir. Cet homme voyant d l'air embarrajjé dont je retournois mes poches, que je ne le pouvois payer, & que mon hijloire pouvoit êtrt vraie, fe mit de mauvaije humeur, en difant qu'il ne pre'tendoit point être la dupe de mon effronterie. Tour l'appaifer, je le priai de me fuivre che^ moi, oü je le paierois gracieufement. Mais fans vouloir je rendre a mes raifons, il exigeoit de Vargent; & poujfant la brutalité au dernier point, // lui e'chappa de me traiterde frippon, & qu'en l'e'tat oü j'e'tois , // ne doutoit pas que je n'eujfe vole' dans quelque bateau le cofi're fur lequel j'e'tois ajjis. Je ne pus entendre ces difcours de fens froid, & le traitai de faquin. A ce mot, d'une de fes bouteillles il m'auroit fendu la tête , Ji je ne l'eujfe efquivè : alors ne gardant plus de mefure, l'eau-de-vie d'ailieurs ayant ranimé mes cfprits, je fondis fur lui en furieux , & le fis repentir d force de coups de Ja brutalité'. Cependant fes cris me faifant craindre que les Gardes du port ne furvinjfent, je lt laij/ai-ld je tournai a gauche Sr  AVERTISSEMENT. jx gagnai, chargé de mon coffre , le premier guichet. Ce ne fut pas fans croire êtrepourfuivi a chaque infant , effrayé de plus en plus par les plaintes de eet homme, qui ne finijfoient pas. Enfin je me rendis fans peine dans une rue dètournée , oü trouvant un Crocheteur , je le chargeai de mon coffre, fans s'embarraffer d'oü je venois^ , &j'arrivai heureufement che\ moi , oü je trouvai encore affe\ d'ar gent pour le payer. Des qu'il futparti, je me changeai au plus vite de linge & d'habits , nprès quoi je nefongeai qu'a m'éclaircir de quelles fortes de biens le hafard m'avoit rendu poffejfeur. Après quelques coups de marteau , les ferrures de la male étant rompues, quellefut ma furprife de ne trouver que des Livres ! c'étoit a coup fur le magafin^ de quelque Auteur l Je fecouai l'oreille a cette trifle découverte , & me perfuadai bien que ma fortune n étoit pas faite. Le goüt que j'ai toujours eu pour la Littérature me confola d'un efpoir concu trop ridiculement i je tirai ces Livres les uns après les autres ; ils n'étoient prefque pas mouillés. Le premier qui me tomba fous la main fut la Vie de Marianne. Ton Auteur , mécriai je , eft fans pareil, & digne , par fa déücateffe , des juftes applaudiffments quon lui donne ; mais il n'a Jürement pas préyu, ó fille  x A VERTI SS E MENT. aimable ! l'aventure extraordinaire qui te. renut entre mes mains. Après ces brochures , je rencontrai le Bachelier de Salamanque ; il étoit un peu mouillé. L'ejlime que j'ai pour celui a qui il doit le jour me fit lever avec précipitation pour le dépofer dans mon Ut : c'étoit un acle doublement jufie ; après avoir tant travaillé, il mérite ajjurément de fe repof'er. Une UaJJe d'autres romans me tomba enfuite /bus la main ; j'en lus les titres ; Egarements du cceur & de l'efprit, Ranqai, Lettres , &c. Oh ! pour ceux ld, m'écriaije, il faut bi en les Jee her : je ferois au défefpoir quils fuffent endommagès. Quand ils ne Jeroient pas aujji bien écrits & aujji dé lic ats qu 'ils lefiont,laconfidération que j'ai pour leur per e me les feroit Jerrer avec Juin. Je les mis a cóté de Marianne fur ma cheminée, entre quelques pots de fieurs, le feul ■endroit de mon appartement oü ils pouvoient paroitre avec le plus de difiinclion. Après ces Livres , il rne tomba Jbus la main une trentaine de brochures lièes par petits ,paquets, dont les titres ètoient écrits fur 1'étiquette. C'ètoient des Payfannes, des Lamekjs , des Mentors, des Mémoires pofihumes, une Chimene de Spinelli, un Marquis de Fieux ; en un mot, tous les Ouvrages dun Auteur cavalier 9 qui écrit aujji vite  A VERTISSE MENT. xj fu'un autre eft long a méditer. Oh ! pour vous , meffieurs les Écrits , m'e'criai-je , veus ne trouverez pas mauvais que je vous place a terre. Mon plancher eft net, vous ferez du moins auffi bien ici & que 1'un ou 1'autre périffe. Tu m'as vaincu une fois, fans me livrer combat ; nous verrons ü la riétoire fera toujours de ton cóté. Les conditions font que fi tu mords la pouffiere , tu fubiras Ie joug qu'il me plaira t'impofer ( fauf la Majejie' royale , ton honneur, ton devoir & les rejlrictions ordinaires, ) Si je tombe a tes pieds a A 3  6 Le Masqué tu feras de moi ce qu'il te plaira; (fauf a. mon honneur feulement. ) A toi brave Dom Pedre , Salut. le Chevalier VIRGO. Dom Pedre ne put s'empêcher de rire, & du cartel & du nom fingulier qui le terminoit. II y a fans doute un myftere renfermé dans Ie nom de ce Chevalier t dit-il en Iui-méme, auffi-bien qu'a cette viébire que j'ai ernportée fur lui fans Ie combattre. Les Seigneurs Catalans qui environnoient Ie Vice-Roi jugerenta fon air réveur que Ie cattel lui donnoit a penfer ; ils s'approcherent de lui dans 1'efpérance qui leur en feroit part; mais ils ne connoiffoient pas Dom Pedre : tout ce qui avoit rapport a 1'honneur étoit pour lui refpeétable ; & quoique ce qui venoit de fe paffer eut Fair d'une plaifanterie , il garda Ie fecret: il s'agiffoit d'un combat, cela fuffifoit, il en refpecloit jufqu'au nom. Le lendemain de Ia réception de ce grand homme Ie tournois fur ouvert comme il avoit été pub!ié. Lorfque les Juges eurent pris place , on appeüa les tenants: IeVice- Roi entra le premier dans la lice, il étoit monté fur un. fuperbe  DE F E R. 7 courfier Turc , dont 1'aIIure fembloit fe glorifier de porter un fi brave Soldat. Son armure étoit noire , auffi • bien que tout ce qui en dépendoit. II fit le tour de 1'arrene d'un air fier & qui fembloit annoncer la viótoire ; fut faluer les Juges & fe tint fous leurs balcons jufqüa ce que fon adverfaire parüt. ïl ne fe fit pas attendre : a peine les barrières lui eurent-elles été ouvertes , qüil s'éleva unmurmure d'applaudiffementa fa vue; il manioit un cheval plus blanc que la neige , harnaché de la même couleur. La taille du Chevalier qui le montoit n'étoit pas grande, mais elle étoit fi bien prife , que , malgré la cuiraffe qui la couvroit, on démêloit qüelle étoit fine & aifée : fes armes étoient blanches, auffibien que Ia plume qui flottoit au - deffus de fón cafque ; l'on ne pouvoit fe laffer d'applaudir & d'admirer eet aimable Chevalier. II fit, comme le Vice-Roi, le tour de 1'arene; & Iorfqu'il eut falué les Juges, i! prit du champ & attendit le fignal pour commencer le combat. Le choc avec lequel les affaillants fe rencontrerent fut fi violent, qüils vuiderent l'un& 1'autre les arcons: le Vice-Roi fe remit bientót en felle, & tournant Ia tête de fon cheval pour reprendre du terA 4  8 Le Masqué rein, i! fondit enfuitc vigoureufement fur le Chevalier aux armes blanches, qui*, moins prompt que fon 2dverfaire , achevoit de fe remettre du dérangement que lui avoit caufé la première rencontre. Peu préparé a ce choc imprévu d'une lance poufiëe par un bras vigoureux , il tomba de fon cheval dans 1'arene, fans avoir pu fe défendre de cette chüte imprévue. Si Ie peuple éleva jufqüau Ciel Ia valeur du brave Dom Pedre , il ne plaignoit pas moins Ie malheur du Chevalier aux armes blanches , pour leqiie-1 il s'étoit d'abord kitéreffé. Le Vice-Roi, fans s'arrêter a ces murmures difFérens, étoit defcendu de cheval & 1'épée a Ia main en préfentoit vainement la pointe a fon adverfaire , pour 1'obliger a lever Ia vifiere & a fe faire connoitre. N'es tu pas content de ton triomphe , s'écria le Chevalier aux armes blanches , avec un fon de voix fi doux qu'il furprit Dom Pedre ! pourquoi veux-tu m'óter jufqu'a !a confolation de dérober ma défaite & ma honte ? Qu'il te fuffife de 1'aveu que je fais publiquement; qu'il n'y a que toi feul dans Ie monde qui jufqüici ait été mon vainqueur : fois généreux , n'en exige pas davantage.Non, non, s'écria le Vice-Roi,  de Feu. 9 je ne t'aurois vaincu qu'a demi, fi j'ignorois qui tu es; plus tu apportes d'obffacles a te laiffer connoitre, & plus je brüle du défir de t'examiner. Cependant fi tu crois que ta chüte foit plutót un effet de mon adrelTe ou du hafard que de ma valeur , releves-toi & recommencons le combat a pied ; nous verrons ft la fortune s'eft trompée en me donnanc 1'avantage. Après ces mots Dom Pedre préfenta la main au Chevalier, & 1'aid» a fe relever. Le Vice-Roi fe préparoit a recommencer le combat , & fon adverfaire trop courageuxacceptoit fonoffregénéreufë & fe préfentoit 1'épée a la main ; mais Dom Pedre s'étant appercu que le fang couloit a gros bouillons au défaut de 1'épaulette de la cuiraffe de fon ennemi, s'écria : arréte , tu es bleffé ; je ne veux pas qu'il foit dit que je profite d'aucun avantage. A peine eut-il proféré ces mots, que le Chevalier aux armes blanches, s'appercevant de fa bleffure , jetta un grand cri & tomba a la renverfe fans fentïment. Dom Pedre , ému fans en favoir la raifon , accourut précipitamment vers fors adverfaire pour le fecourir : mais que devint- il, lorfqüil eut levé la vifiere de foiï A 5  ïo Le Masqué cafque , en reconnoifTant, a Ia beauté d'urt vifage fait pour être adoré , qu'il ne triomphoit que d'une jeune perfonne. OCiel, s'écria- til ! quel eft le principe d'une entreprife auffi extraordinaire ? Se peut-il que i'y aie été trompé ? La crainte cependant que ce myftere ne fut divulgué, & qu'il n'eüc des conféquences défavantageufes pour fa belle ennemie , le retint; il rebaiffa la vifiere de fon cafque , & ordonna qu'on emponat ce Chevalier dans Ion palais , voulant , difoit-il , en avoir fbin lui-méme , & donnant i entendre qu'il le connoiffbit particuliérement. II fuivoit d'un pas fort trifte Ie brancard fur lequel l'on tranfportoit 1'inconnue, lorfqu'un de fes Gardes lui dit que 1'Ecuyer du Chevalier blefTé demandoit avec inftance a lui parler. Le Vice-Roi étoit rrop inquiet d'éelaircir cette aventure pourhéfiterun moment a 1'entendre: il avoit une idéé qu'il connoiffbit Ia perfonne qui venoit de jouer un róle auffi dangereux. Seigneur , lui dit I'Ecuyer en s'approchant de fonoreille, faitesenforte que je vous parle fans témoins, & que le fecret foit ici gardé; je n'ai qu'un mot a vous dire pour vous y cónvier. Le Chevalier que vous venez de bleffer fi malheureufement n'eft aurre que Ia Prinr  DE F E R. II ceffe de Caftille La foeur du Roi, s'écria Dom Pedre ! Jufte Ciel! que me dis-tu ? Ah : ne perdons pas de tems en difcours fuperflus, preflbns-nous de la fecourir! Grand Dieu! qui auroit pu prévoir jamais un fi prodigieux accident ! Dom Pedre fe donna effefïivement tous les foins néceffaires pour que la Princefle füt promptement foulagée : heureufement fa bleffure ne fe trouva pas dangereufe, & fon Chirurgien, auquel il avoit confié fon fexe fans la nommer, Paffura que dans peu elle feroit hors d'affaire. Le Vice-Roi fjt confolé de ces nouvellesjunmouvementqu'il n'avoitpas reffenti 1'intéreffbit vivement pour cette guérifon. Sans favoir d'ou procèdoit fon inquiétude , il paffoit & tous les inftans du jour dans 1'appartement de la Soeur du Roi, pour apprendre de fes nouvelles. Ce n'étoit plus 1'indifférent Dom Pedre , ce Soldat terrible , qui n'étoit fenfible qüau plaifir de la guerre , 1'Amour en avoit fait un amant tendre , compatiffant & refpectueux.il ne s'appercut de ce changement qu'avec indignation; il voulut y réfifter, & en rejetter la caufe fur le refpecl dü au fang de fes Rois ; mais il ne fut pas long-tems fans connoitre qüun motif plus puiffant étoit 1'auteur de fes foins ès, A 6  ïi Le Masqué de fes inquiétudes: il en rougit & voulüt s'éloigner ou du moins en dérober Paveu ; mais que pouvoit-il ? le trait avoit enfin porté, en vain eür-il voulu 1'arracher. Huit jours fe pafïerent fans qu'il put étre infiruit de la raifon extraordinaire qui avoit engagé la Princeffe a tenter une auffi périlleufe aventure.SonEcuyer, auquel il s'étoit adreffépour en apprendre Ia caufe , s'étoit excufé fur les ordres qu'il avoit de garder fon fecret : quelques promeffës qu'il fit, le Gentilhomme fut fidele & ne trahit point la confiance de fa Maitreffe. Dom Pedre connut qu'il ne pouvoit efpérer de lumiere a ce fujet que de Ia PrincefTe elle-méme , & il attendit avec impatience qu'elle fut en état de Ie recevoir , afin de mériter par fes foumiffions une grace qui lui devenoit de plus en plus chere , & dontil craignoit de s'étre rendu indigne par Ie malheur qu'il avoit eu d'en triompher. Le neuvieme jour Ia Soeur du Roi, fe trouvant en état de parler , fit appeller le Vice Roi: a peine fut il entré , qu'il fe jetta aux pieds de la Princeffe, & lui demanda de finceres pardons du malheur qu'il avoit eu d'ofer la combattre, & des fuites de eet horrible attentat. Relevez-vous, Dom Pedre, s'écria-t elle, j'ai  DE F E R. mérité par mon imprudence ce qui m'eff arrivé , & vous n'avez aucune excufe k m'en faire : plüt au Ciel que je fufTe auffi innocente que vous! Relevez vous, s'écria-t-elle une feconde fois , avec un air de bonté qui pénétra jufqu'au fond de 1'ame fon vainqueur : j'ai des fecrets a vous communiquer , il eft tems que vous lesfachiez , & que j'apprenne de votre bouche 1'arrét de ma deftinée. En achevant ces mots, qui ne furprirent pas peu Dom Pedre , la Princeffe foupira „ & lui paria en ces termes : Vous n'ignorez pas la tendrefle que le Roi mon fiere a toujours eue pour moi: hélas ! ne s'eft elle pas manifeftée dèsqüiï a eu 1'age de raifon ? Quelqüenfant que je fuffe dans ce tems, el Ie m'étoit précieufe, & il fembloit que j'en connuffè la valeur. Je m'étois fi fort habituée k être nourrie pres de lui , que je ne pus fupporter fa fëparation , lorfqu'il eut atteint l age oh on le retira des mainsdes femmes pour le faire paffer fous la difcipline des Sages deftinés a fon éducation. Ce changement me caufaaune telle douleur , que j'en tombai m lade dès le lendemain : je n'avois que fix ans alors; & trop jeune pour ientir les judicieufts railons qüon m'allégua, jene-  >4 Le Masqué eoutai que mesregrets & mon défefpoir. II donna tant de frayeur que Ie Roi, en étant infbrméjdécida quel'appartement de mon frere & le mien feroient contigus , & que je le verrois quand il me plairoit. Cette condefcendance de mon pere me rendit la vie ; au bout de peu de jours je repris ma fanté & ma joie : la crainte d'étre féparée de 1'objet de ma tendre amitié , me rendoit attentive a ne point Ie diffiper dans fes exercices. J'étois préfente a fes lecons, & infenfiblement je pris tant de goüt a tout ce qu'on lui montroit , que je voulus partager fes etudes. J'y fis en moins de rien des progrès fi confidérables , & je caufai par-Ia une telle émulation a mon frere, qu'il devint en peu de temps prefqüauffi habile que fes Maitres : nous étions 1'un & 1'autre 1'admiration de toute Ia Cour. Mon pere, charmé des difpofitions que nous faifions paroitre , en ufoit auffi avec nous bien différemment de I'ufage , qui rend un Roi rare jufqu'a fes propres enfans: il paffoit avec nous une partie du tems qu'il pouvoit dérober a fes grands travaux ; il s'en faifoit une diffipation agréable , & nous y répondions mon frere & moi avec un tendre & refpeclueux retour.  D E F E R. I? Je ne me contentai pas d'apprendre les Sciences qui forment 1'efprit, j'accoutumai mon corps a tous les exercices, & malgré la molleffe qui femble attachée a notre fexe , je favois la réparer par une adreffe admirable. De tems en tems l'on faifoit de petits tournois , & j'en fortois toujours avec honneur. J'avois atteint a peine 1'age de quatorze ans , que j'eus & pleurer la mort d'un pere refpectable , & qui fera regretté a jamais. La Couronne re confola point mon frere d'une perte fi précieufe , & les marqués de défefpoir qu'il donna dans cette occafion ne furent point fufpecles de politique & d'offentation : vous faifiez alors , ó brave Dom Pedre! la guerre aux Maures , & votre valeuï étoit déja connue & montée a uri point éminent. Le Roi mon frere, a qui fon Prédéceffèur avoit vanté cent fois votre mérite , jetta les yeux fur vous pour commander une Armée qu'il vouloit oppofer aux Gaulois , lefquels menacoient nos frontieres d'uneirruption. Nousapprimes, quelques jours avant que vous arrivaffiez a la Cour , 1'adieu terrible que vous aviez fait aux Maures , en leur livrant une bataille , dont la perte pour eux étoit  iö Le Masqué fi confidérable , qu'ils étoient hors d'étac de nous inquiéter de long-temps. La relation qui en fut apportée au Roi le furprit & 1'enchanta a un point qu'il ne cefioit de la louer & d'en parler a tous ceux qui 1'approchoient. Hélas ! ces adtions ne me furent que trop vantées : je ne me fentis d'abord prévenue en votre faveur que par le defir impatient de voir 1'auteur de toutes les mer> veilles qüon publioit. Vous arrivates, 1'amour n'attendoit que votre préfence; en me rendant des refpeifts comme a la Soeur de votre Maitre , il décocha le trait fatal : a peine futes vous éloigné que je m**en appercus. Que ne fis-je point pour 1'arracher de mon cceur ! Combien de pleurs ne verfai-je point a cette connoiffance fatale ! Mais inutiles efForts, vains regrets, vous demeurates triomphant : le trait demeura conftamment attaché. Vous futes commander 1'Armée ; chaque jour fut 1'époque d'une nouvelle vicloire : mon coeur , en partageant vos périls, partageoit vos honneurs ; au lieu de travailler a éteindre un fatal penchant, je m'en applaudiflbis; il me fembloit que la grandeur de vos aóïions düt fervir d'excufe a celle de ma foiblelfe : ma raifon elle-même en étoit fafcinée, tant iï  DE F E R. 17 eft vrai que Ie mérite 1'emporte fur toüs les autres égards, & que l'Amour, fondé fur la vertu , force tous les obftacles qüon lui peut oppofer. Voila , ó Dom Pedre! continua la Princeffe Emilie, quels ont été les commencemens de 1'inclination que j'ofe avouer. Votre réputation d'indifférence pour les femmes, Ie mépris dont vous ferrrbliez vous glorifier pour tout ce qui s'appelle tendres fentimens, m'a fait vivre jufqüici fans efpoir. Combien de fois ne vous aije pas donné lieu de vous appercevoir de mes intentions pour vous? Si votre mémoire vous eft fidelle, rappellez-vous ce jouroü,fousprétexte de vouloirapprendre de vous les mceurs des Peuples dont vous veniez de triompher, je vous attirai dans mon cabinet. Combien de fois mes yeux ne vous apprirent-ils pas ce qui fe paffoit dans le fond de mon coeur ? Hélas! vous ne voulütes pas les entendre ; au contraire vous les évitiez , & je reconnus avec douleur que vous afpiriez au moment de vous éloigner de moi. Cette connoiffance me caufa tant de chagrin, & me jetta dans une fi grande mélancolie, que, pour la cacher % la Cour, j'obtins du Roi la permiffion de me retirer a la campagne. Mais mon éloignement ne fervit qüa. me faire  Le Masqué •mieux fentir qu'il n'étoit point d'afyle oü je pufTe me défendre des inquiétudes de 1'amour. Enfin j'appris Ie jufte choix que le Roi venoit de faire de vous, en vous élevant a une dignité oü il ne place ordinairement que ceux en qui il a Ie plus de confiance : je lui fus bon gré intérieurement de la juftice qu'il rendoit k votre mérite; mais je réfolus de profiter de eet événement pour arriver a votre cceur. Dom Pedre, me difois-je, ne hait les femmes que paree qüelles font foibles; fi je pouvois parvenir a le vaincre dans le tournois qui fera ouvert a 1'occafion de fon inftallation dans fon Gouvernement, ne l'obligerois-je point a revenir de fon antipathie pour 1'Amour ? Je me bercai de cette chimère ; elle prit crédit dam mon efprit. Je me flattai fur les prémices de mon éducation , & fur le foin que j'avois eu de Ia cultiver. Je fis confidence mes defleins fecrets au mari d'une de mes Femmes : il fut effrayé de ma réfolution, & fit fes efForts pourm'en diffuader; mais 1'ayant menacé que j'honorerois de ma confiance quelqu'un plus complaifant que lui, il fe préta a ce que je voulus, & me fervit comme je le défirois. Un mois avant le tournois je m'exer-  BE F E R. 19 § ai tous les jours a manier le cheval, la lance & 1'épée •: mon prefTant defir me flatta au point, que je fus affez folie de me figurer que je triompherois d'un homme qui a cent fois triomphé de la plus haute valeur : 1'événement m'a ouvert les yeux. Je n'ai rien de plus a vous dire ; c'eft a vous, ö Dom Pedre ! a m'apprendre le refïe , & fi vous avez affez d'ambition & de fermeté pour vous honorer d'un titre après lequel les plus grandsPrinces ne dédaignent pas d'afpirer. A peine la Princeffe eut-elle ceffé de parler , que le Vice-Roi, devenu par ce récit le plus amoureux des hommes, fe jetta aux pieds de la Princeffe , & expia par les difcours les plus tendres fon indifférence paffee. L'on s'imaginera aifément la fatisfaction de la Princeffe , lorfqu'eile fut convaincue qüelle lui avoit enfin infpiré de 1'amour. Le fien étoit trop vif pour confulter ce qüelle devoit a fon devoir & a fon rang fuprême. Le Vice-Roilui méme, que la fageffe , & la politique avoient gouverné jufqüalors, au lieu de réprimer des mouvemens trop emportés, & de les modérer , fe laiffa lui-même aveugler par le bonheur d'avoir plu a la Sceur de fon Roi. L'amour & 1'ambition lui déro-  20 Le Masqué. berent la connoiflance du précipice qu'iï fe creufoit ; il adopta fans aucune rénexion tous les moyens que 1'impatiente Princeffe concut pour ferrer desnceudsfi doux : le fecret fut envifagé comme le feul convenable dans 1'occafion préfente. Deux feuls témoins, dont on connoiffbit le zele , furent initiés a eet hymen extraordinaire , & lorfqu'ii fut confommé, la Princeffe s'en retourna dans un palais fitué fur la frontiere, oü elle habitoit depuis les commencemens de la paffion qu'elle avoit reffentie pour Dom Pedre ; afyle qu'elle avoit choifi dans 1'efpérance que tót ou tard fon amant fléchiroit a fes defirs. Quant a Dom Pedre, il retourna a Barcelone pour vaquer aux devoirs de fon miniffere ; mais avant leur féparation , ces Epoux convinrent de Ia maniere dont ils devoient fe voir, jufqüi ce qüils euffent amené les chofes au point que leur mariage füt déclaré : ces mefures étoient prudentes , & il ne paroiffoit pas poffible que le fecret füt jamais éventé.  DE F ER. CHAPITRE II. APeine trois mois étoient-ils paffes, que Ia Princeffe Emilie fe trouva groffe. Jufqu'a ce temps elle n'avoit fait encore aucune réflexionqui eüt troublé la douceur de fon hymen : Ie feul éloignement de Dom Pedre caufoit tous fes chagrins; mais les affurances continuelles qüelle recevoit de eet époux chéri, & 1'efpérance qüelle avoit d'éire bientót réunie a lui, diffipoient aifément ces nuages. II n'en fut pas de même a Ia connoiffance de fon état; comment le cacher a un nombre de femmes qui 1'environnoient&quiluifervoientd'autantd'Argus?L'une d'elles, honorée depuis long temps de fa confiance , avoit beau Ia raffurer fur les frayeurs que lui donnoit l'éclat, rien ne pouvoit la tranquillifer ; chaque jour étoit pour elle un nouveau fupplice : ce fut auffi vainement que le mari de cette femme l'affuraqu'il trouveroit les moyens de Ia mettre a couvert de la honte qüelle envifageoit; rien ne lui paroiffoit certain que fon infamie. Elle paffoit les jours & les nuits a pleurer : il fembloit qüelle  2i LeMasque préfageoit le fort qui lui étoit deftïné. Une fnuation fi trifte & fi conftante la fit enfin tomber malade : le Vice-Roi, qui en fut averti vingt-quatre heures après, crut devoir, a quelque prix que ce füt, fe rendre prés d'elle , avec 1'efpoir que fa préfence difïiperoit une mélancolie qui pourroit avoir les fuites les plus dangereufes, II ne fit part de fon deffein qu a ceux qui 1'approchoient de plus prés; & afin que l'on ne s'appercüt point a la Cour de fon abfence , la veille de fon départ il donna un grand fouper, & fit confidence aux principaux de la Ville qu'il alloitfe renfermer pendant une quinzaine de jours dans 1'intérieur de fon palais , & qu'il ne fere-it vifible qüa fes feuls domeftiques, ayant, difoit-il, un projet d'une fi grande conféquence a diriger, que la moindre diffipation pouvoit détruire un travail de plufieurs années, & qu'il étoit a la veille de réfoudre. Pour mieux infinuer ce qu'il vouloit qüoncrüt, il donna fes ordres a celui qui commandoit après lui, en lui fignifiant que, quelque chofe qui arrivat, il ne prétendpit point être diftrait; ajoutant feulement, qüen cas d'arlaires abfolument importantes & qui ne fouffrifTent point de délai, il permettoit qu'on 1'en avertit par  DE F E R. 23 écrït, & qüen reraettant les lettres a fon Capitaine des Gardes, qui les lui feroit tenir fur Ie champ, il enverroit les ordres néceflaires, ou paroitroit lui-même , s'il en étoit abfolument befoin. Ces mefures prifes, Ie Vice-Roi partic la nuit fuivante , après avoir averti fon Capitaine des Gardes du lieu oü il pourroit le trouver, en cas qu'il furvint quelque affaire dont il faudroit lui rendre compte. II vola vers la Princeffe fon époufe ; il Ia trouva fi languiffante, qu'il crut devoir refter prés d'elle quelquetemps, afin de déraciner entiérement Ia profbnde trifteffe qui Iuirongeoit lecceur. Sa préfence parut la remettre & lui rendre peu a peu la fanté : tant qu'il féjourna prés de cette époufe chérie , elle fë conferva autant bien qu'on pouvoit 1'efpérer; mais a peine fut-il parti qu'elle retomba dans 1'état précédent. Le Vice-Roi, au défefpoir de cette rechüte , ne favoit de quel prétexte fe fervir pour faire un fecond voyage : le premier expediënt lui avoit réuffi, mais le fecond 1'embarraffoit. II fetrouvedans les Cours un nombre de gens oififs qui examinenc & qui remarquent tout : il avoit lieu de craindre , ou qu'on ne 1'obfervat de prés, ou qu'on ne rendit peut-  24 Le Masqué être compte a Madrid de fes difparitions extraordinaires & des prétextes qui les cou vroient. II connoiffoit trop le Roi pour hafarder de lui donner de Ia défiance. Ce Prince étoit bon , il récompenfoit le mérite , & avoit pardeffus tout cela une qualité trés - eftimable & véritablement royale , c'eft qu'il ne fe laiffoit jamais pr'évenir contre perfonne. Les raifons d'Etat lui faifoient recevoir tous les avis qu'on lui donnoit : fon oreille étoit toujours prête a écouter ; mais fon cceur ne donnoit jamais entrée aux traits de 1'envie. II favoit difcerner les caufes qui agiffoient, & il fe conduifoit par fes propres lumieres: quand il recevoit des avis que fon jugement trouvoit difficiles a réfoudre, alors il fe fervoit d'un moyen qui fembloit a Ia vérité peu convenable a la majefté d'un Roi, mais qui étoit infaillible; il vouloit voir par fes yeux : alors il croyoit & faifoit grace ou puniffoit. Malheur a celui qui fe trouvoit dans ce derr.ier cas; il n'y avoit ni égards nï proteftions qui puffent le faire changer , fon arrêt étoit fans appel ; & depuis fon regne il n'en avoit jamais ufé autrement. Ce que Bom Pedre avoit prevu arnva: a peine fut-il parti que Gufinan d'Al- nikaras,  DE F E "R. m\aras, Gouverneur d'une Provïnce voifine , qui de tout tems lui portoit envie, & qui avoit toujours cherché les occafions de lui nuire, «verti ( par un émiflaire fecret qu'il tenoit a gage prè> de ce grand homme , afin d'examiner fes démarches) qu'il difparoiffoit detempsentempsdefon Gouvernement, fans qu'on put pénétrec les caufes fecretes de cette conduite extraordinaire, imagina qüelle pouvoit étre fulpecte a la Cour, & qu'il étoit de fa politique & de fa haine de 1'en informer. Dans ce defTein il envoya un courier au Roi, & lui écrivit les bruits qu'on publioit a cette occafion : fa jaloufie eut foin de les groffir , & il fe promit bien que fi les menées de fon rival n'émanoient pas des ordres fupérieurs, comme Dom Pedre l'avoit infinué dansles prétextes de fes difparitions, il n*en falloit pas davantage pour faire difgracier fon rival,ou du moins pour diminuer de beaucoup une faveur qu'il avoit toujours regardéecommeun malheur qui troubloit le repos de fa vie, & qui nuifoit a fon propre avancement. Si le plaifir de nuire eft voluptueux, Gufman eut lieu de s'applaudir de fes avis envenimés, par les fuites cruelles qu'ils occafionnerent. ƒ. Partk. B  2.$ L e Ma s q u e Le Roi n'eut pas plutót ouvert Ie paquet qur lui avoit été envoyé, qu'il réfolut, a Ton ordinaire, d'en faire ufage,fans approfondir queiles étoient les raifons qui engageoient le rival de Dom Pedre a chercher a Ie noii cir dans fon efprir. Pour eet effer il feignit une retraite a une niaifon religieufe.oü.fouslesapparences de piété , il fe rendoit fouvent, & ou ir paroiffoit fe renfermer avec un petit nombre des .fiens pour vaquer a Ia retraite. Ses ordres étoient fi bien exécutés, qu'il étoit quelquefois trois mois abfent fans qu'on J'en foupconnat: c'étoit alors qu'il vérifioitparfapropreconnoiffance les avis qu'il trouvoit aflez importans pour rriéïiter^qüil fe donnat lui même Ia peine de les approfondir. Malheureufement pour Dom Pedre celui qui le regardoit fembla de cette nature au Roi : p'us ce Sujet lui étoit cher, & plus I'accufation lui paroiiToït délicate & grave. II partit incognito pour Ba-celone , avec le deffein fecret que fi Gufman lui en avoit impofé, il le puil i roi t rigoureufement de 1'intention formelle. ü'avoir voulu noircir un Courtifan tel que I'accufé. Le Roi étoit déguifé en Courier, & parut ainfi aux portes du palais d u Vi.ce Roi, en s'annoncan t pour avoir  E E F E R. 27 des ordres de la derniere conféquence a, lui conimuniquer. Les Officiers de confiance que Bom Pedre avoit laifTés a la garde de fon palais, & qui devoient répondre a ceux qui pouvoient ledemander en fon abfence, étoient fon Secrétaire & fon Capitaine des Gardes. Le premier, qui recut Ie courier, lui dit que fon jVLaitre ne voyoit perfonne, & qu'il travailloit k des affaires d'une ü grande importance qu'il avoit défendu, fous quelque prérexte que ce füt, qu'on entrat dans fon cabinet; mais qu'il pouvoit déiivrer fon paquet, & qu'on lui en apporteroit la réponfe. Voila quel étoit le biais dont on étoit convenu ; mais comme fon maicre , nï lui , n'avoient pas prévu qu'il düt venir des ordres précis de la part du Roi, & que celui qui les porteroir voudroit les remettre en main propre, le S crétaire fe trouvant dans un embarras extréme , & ne fachant comment s'en tirër , il dit au courier,pour gagner fans doure le tems de la réflexion, qüil ailoit avertir fon maitre, & qu'il viendroit enfuite lui rapporter la réponfe. Le Roi étoit trop clair-voyant pour. ne pas démêler combien fa venue troublou 1'OfScier de Dom Pedre : plus il vit B z  a8 Le Masqué tle difficuhés a lui parler, & plus il fut curieux de le voir& d'approfondircemyftere. Son premur mouvement fut de fuivre celui qui venoit de lui répondre; mais dans la crainte de compromettre le fecret de fon déguifement&de fe faire repoufier par les Gardes, il attendir le retour du Secrétaire. Menquès , s'écria-t il a fon premier Miniftre, qui l'accomp;gnoit ordinairement dans de pareilles occafions, j'envifage bien des chofes ; je crains que Dom Pedre n'ait des raifons ïmportantes pour fe faire celer, & que fa fidélité ne foit pas auffi pure qüelle le devroit être. J'ai vu dans lhomme qui vient de me parler un trouble qui m'eft fufptct, & au coup-d'ccil je gagerois que le ViceRoi eft abfem. II efl heureux povu Dom Pedre, reprit le confident, qui étoit un homme droit, que Votre Majefré ne reffemble point aux Princes qui fe Iaiffent prévenir, & qüelle ne condamne jamais un Sujet fidele fans 1'entendre, autrement je tremble pour le Vice- Roi Mais je me raffure fur la grande maxime qüelle a déja mis fi heureufemenr en ufage , Si j'efpere que des preuves convainquantes d'innocence diffiperont des nuages que des accufations, formées peut être par ftnvie, ont élevées fur la téte de Dom  DE F E "Ri 19 Pedre. Le Roi affura Menquès que, malgré fes foupcons, il ne leur donneroit aucun crédit dans fon efprit, jufqüa ce qu'il leseüt parfaicement avérés. Le Alonarque & fon conh lent s'entretinrent de femblables chofes pendant le tems qu'on les faifoit attendre ; il fut long. Le Secrétaire fe confnltoic avec le Capitaine des Gardes qu'il étoit allé joindre : il n'avoit promis au courier de lui apporter les ordres du Vice- Roi, comme nous avons déja dit, que pour déiibérer de la maniere dont il devoit fe conduire dans une occafion fi délicate. Après bien des projets, il fut arrété qu'A/varei , c'étoit le nom du Capitaine des Gardes, fe mettroit dans le lit de Dom Pedre,ëz repréfenteroit fa perfonne. Pour öter tout foupcon , l'on devoit fermer fi bien tous les jours qu'il feroit impoffible de diftinguer aucun des traits de celui qui devoit jouer ce róie. De cette maniere , difoit 1'auteur de l'expédient , Ie fecret ne fera point éventé ; Ie courier n'a peut-étre jamais vu notre maitre , & quand cela feroit, il eft afTuré qu'il ne fera pas dans le cas de faire aucune diftinction. Pour ce qui eft du faux qui va fe trouver dans Pexpo é qu'on a déja fait , •n le corrigera en difant que Ie Vice Roi B 5  3p Le Masqué n'a point voulu qu'on füt l'extrérnïté oü ïl fe trouve , dans !a crainte de caufer quelque révolution dans une Province auffi remuante que Ia nótre • & que fi on en a fait un myftere d'abord , c'eft qu'on n'imaginoit pas que Ie courier eut des ordres fi précis. ( Le Capitaine des Gardes trouva 1'expédient admirable, & les ordres ayant été donnés en conféquence a la cbambre , ALvarti prit Ia place de fon mairre, & le repréfenta dans fon lit. A peine toutes ces chofes furent elles dans l'ordre prémédité que le Secrétaire revint rrouver Ie Roi, qui commencoir a s'impatienter de ce qu'on Ie faifoir attenóre fi long tems. II ne fut pas peu furpris d'apprendre Ia maladie qu'on fuppofoit au Vice-Roi, & ii fe laifTa conduire dans fon appartement avec une certaine défiance qui lui donnoit è penfer qu'on ïe trompoit. Le Secrétaire , qui, felon ce qui a été dit, vouloit donner un air de vraifemblance a la fe inte, dit au courier pré— tendu, que, fans les ordres qu'il lui avoit fait voir, on fe feroit bien donné de garde de lui apprendre la vérité de Ia fituation du Gouverneur; en ajoutant, comme par maniere d'avis, qu'il falloit s'obferver dans une occafion auffi délicate, &  DE F E R. -51 nelaifferécliapper aucun difcoursqui put laiffer entrevoir ce qui fe paffoit.Ne foyez pas farpris au refte, continua le Secré» taire , fi je m'étends fi au long fur eer articie , c'efi que je rne défle de la foibleffe de notre maïtre. Cependant, co mme je fab fes intentions a ce fujet, je cherche a tour prévoir fur un artide auffi im* portant. Le Roi promit, ou pour mieux dire, feignit d'entrer dans tout ce qui lui fut 1 dit : cependant quelque bien colorée que füt la fuppofition, il ne changea point de fentiment & jugea bien qu'il fe paffoit ces cbofes extraordinaires. II entra dans Ia chambre du Vice-Roi, avec le deffein de n'en pas fortir fans être parfairemer.e éclairci des foupcons qu'il avoit concus ; il falloit fe gouverner avec adreffe pour ne fe pas compromettre, & pour n'être pas reconnu : la chofe n'étoit pasaifée, & il avoit befoin de toute la politique dont il fe piquoit poury parvenir. B 4  ai Le Masqué CHAPITRE III. CEpendant le Capitaine des Gardes joua fi bien fon róle, & contrefit fi parfaitement un honime accablé de fon mal , que Ie Roi en auroit été infailliblement (a dupe , fi fa voix ne Peut point trahi. Mais quelque bas qu'il s enoncat, ce Prince reconnut la fuppofuion. II remit fon paquet, afin de ne donner aucun foupcon : 1'ordre qui y étoit renfermé portoit que Dom Pedre fe rendit a la Cour fur Ie champ. L'Officier feigr.it de r'avoir pas la force de Pouvrir ni d'y répondre : le faux courier entra dans tout ce qu'on voulut, & demanda feulement une lettre qui contrnt les raifons pour lefque les il ne rapportoit point de réponfe , afin que le Roi , difoitil, ne fe plaignh point de fon ex?cïitude. La demande éioh fi fort a fa place, & convenoir fi bien aux embarras préfens, qüelle^ fut fur Ie champ accordée. Le Secrétaire feignit de parler a I'oreille de fon mahre, prit le paquet & paffa dans un cabinet voifin, en difant au couries  DE F E R. 33 qu'il alloit revenir dans le moment & lui rapportsr fes dépêches. Le Roi, en l'attendant, fit réflexion aux excufes d'un pareil manege ; il ne douta point de la vérité de Paccufation de Gupman d'Alnikaras : il concut dans le moment les moyens d'éctaircir enriérement un myftere qui lui paroiffoit fi important. A peine te Secrétaire l'eut il renvoyé, qu'il rejoignit Menquès & lui fit part du défir qu'il avoit de furprendre Dom Pedre. ïl eft abfent fans doute , lui dit-il; il a donné des ordres, comme tu vois : mais comme il n'en prévoyoit pas de fi précis, l'on ne manquera pas de lui envoyer le paquet que j'ai apporté , 8c de 1'avertir des ordres que j'ai fuppofé que j'avors de lui rendre en main propre. II ne s'agit, pour ne point manquer 3'occafion que j'imagïne , que de fe tenir pret a partir & de fuivre adroiremenr ïe premier courier qu'on va fürement dépécher a Dom Pedre. La nuit s'avance, & felon les apparences nous n'aurons pas a attendre long temps. Menquès fut de l"avis du Roi; i' fe chargea de faire tenir desthevaux prêr?, & pendant ce temps le Princefit lui même-Ie guet : fous prétexte de fe akhtr 9 somme c'efl afles U ooüttrme d'un coti-  34 Le Masqué rier , il fe rendit dans une petite hótef"lerie qui failbit face au chateau , & oü ïl n'y pouvoit entrer ni fortir perfonne qu'il ne 1'entreyic aifément. Ce que eet habile Frince avoit prévuarriva : a peine fut-il forti que le Secrétaire & le Capitaine des Gardes convinrent d'avertir le Vice-Roi de la fcene qüils venoient de jouer , afin qu'il prit fes mefures ia-defiis Le Capitaine des Gardes fe chargea Iui-même de Pen inftruire ; il envoya des ordres a la pofte pour qüon lui amenat des chevaux , & pendant ce temps il fe difpofa a partir. Menquès, qui en donnoit de pareüs alors , fe trouva préfent & ces ordres ver.us du Gouvernement , & il ne douta pas qu'ils ne regardaffént 1'affaire que le Roi avoit foupconnée. Dans eet efprit il fut trouver le Prince & 1'avertit de ce qu'i! venoit d'entendre ; il fut décidé qu'on fe tiendroit £ Ia pofte , & qu'on fuivroit Ie premier courier qui en partiroir. Pour abréger un détail un peu long , mais important au fait qui va fuivre , le Capitaine des Gardes fut fuivi fi adroiïement, qu'il ne s'en appercut point. Le Roi, qui craignoit qu'il n'en füt reconnu } ne marchoit après lui que d'une  DE F E R. 35 diffance fort éloignée, & n'étoit guidé que par le bruit que faifoient les chevaux d'Alvarez. II arriva de cette maniere , au point du jour , a un village oü le Capitaine des Gardes defcendit : la Alvarez quitta fes chevaux , fortit (èul a pied & entra dans un chateau , diftant d'une portée de fufi! ? par une porte fecrete qu'il ouvrir. Le Hoi, qui 1'avoit fait fuivre fubtilement par Menquès , jugea que c'étoit Ik le lieu oü, Dom Pedre fe cachoit avec tant de précaution. li ne s'agit plus que de favoir lt préfent en quel endroit nous fommes, & a qui apparcient ce chateau , s'écria t-il; mais après s'en être informé , quelle fut fa furprife extreme , en apprenant qüiï appanenoir.a Emitie , & que c'étoit-Iii le lieu de fa retraite ! En partant de Ia Cour cette Prince/fe en avoit fuppofée une autre : le Roi la croyoït dans Ï'Aragon ; c'étoit de cette Province dont il recevoit fes lettres: il la retrouvoit dans les climats de Barcelone. Pourquoi donc tant de foins a fe cacher d'un frere qui 1'avoit toujours fi tendrement aimée ? En? ialloit-il davantage pour donner lieu aux plus crueis foupcons ? . Le Roi étoit trop vif & trop pénéttant pour ne pas démeler une partie d$ B &  %6 Le Masqué ce qui fe paflbit: qu'enutvois-je, s'écriat-ii , en frappant du pied ia terre ? Emilk feroit ei Ie afftz ennemie d'elle-méme pour me donner lieu de me plaindre de fa conduite ? Te fouvient-il , Menquès , de Ia répugnance que j'eus a lui permettre de fe retirer de Ia Cour ? ïLppelle toi cette tendre union qui avoit toujours fubfifté entre nous, & cette amitié vive de fa part qui Ia mettoit a Fa mort dès qu'elle étoit abfente de moi quelques jours ? Après ces réflexions, ne conviendras-tu pas que je devois foupconner, par remprefiemem de ma Saur as'éloigner de moi , qu'elle en avoit des raifons importantes, & qu'il me convenoit de les approfondir ? Aujouid'hui je Ia retrouve a deux eens lieues de 1'endro't oü je Ia croyois; & en £»veur de qui , jufïe Ciel ! d'un mine , qui a ofé i'ans doute & 1'aimer & luiplaire. Ah ! Menquès , que je fuis malheurt ux , a'outa le Prince ! je me vois dans Ia cruelle néctffité de me fouvenir que je fuis un grand Roi , & que , comme tel , il me convient de venger ma gloire & ma réputation ternies fans doure par les afironts les plus ignominieux ! Quelqu'envie qu'eüt Menquès de fervir Princeffe & Dom Pedre , il n'ofa pas  DE F E R. 37 dans ce moment 1'emreprtndre ; les apparences étoient trop décifives, & il connoiffbit trop bien le Roi pour temer ce généreux deflein. Autant le Prince étoitil franc & bon envers ceux qu'il croyoit dignes de fa faveur , autant étoit il dé;funt & foupconneux , lorfqüil s tout a fait ce fenriment : il éroit de l'opinion au contraire qüelle éroit rrop précieufe pour Ia proJiguer auffi fiivolenient : il fut d'avis qüil valoit beaucoup mieux laiffer paffer la première colere du Roi , fuppofé qu'ii füt rrop inftruit de ce qui fe paffoit, & fe juftifier de loin , que d'aller au-devant  be Fes.. 4^ des malheurs qu'il prévoyoit. II appuya ce fentiment d'une forte confidération; il alléguoit que la PrincefTe , dans 1'étac oü elle étoit, fuccomberoit au défefpoir de fa perte , & qu'en prenant le parti de fuif avec elle, il la mettoit a couvert, auffibien que le fruit qüelle portoit dans fon fein , de tous les malheurs qu'une héroïftne déplacée alloit occafionner. II appuya ces fortes raifons de plufieurs motifs plus preffans les uns que lts autres ; & fon intérêt perfonne! , qui lui faifoit craindre avec juftice d'étre compromis dans les occurences , fit valoir fi fortement fon fentiment, que Dom Pedre en fut ébranlé. En un mot, il confentit de prendre les mefures néceffaires pour éviter fes chagrins funeffes dont il étoit menacé. Dès qu'il eut pris ce parti , i! en fit part a Emilie , après 1'avoir prévenue , avec tous les ménagemens poffibles, des jufles crainres dont il étoit alarmé. Quoique la Princeffe dut s'attendre de jour en jour a de femblables nouvelles, elle en penfa mourir de frayeur : elle fut pendant plus d'une heure fans pouvoir revenir de fon trouble. Cependant, après avoir fait des réflexions les plus crutlles les unes que les autres , & penfé que , - dans une circonfiance auffi finale , il étoit  44 t e Masqué moins quefb'on cie pleurs que de fermere, elle fut du méme fentiment que Dom Pedre, & elle jugea que la fuite étoit Ie feul parti qüelle 'd voit prendre. Si quelque chofe fut capable de Ia raffurer dans ces triftes moments , ce fut Ia confolarion d'étre fuivie d'un époux qüelle aimoit fi tendrement , & pour lequel elle auroit facriflé jufqüa fa propre vie. Cent témoignages réciproques du plus parfait amour terminerent Ia fcene la plus toucnante, & i! fur décidé, après une müre délibération, qu'en quelqüendroit qu'Alvare^ füt appellé , la France feroit 1'afyle oü l'on fe m: ttroit a I'abri de la colere da Roi , & oü l'on attendroit une deftinée plus favorahle & plus heureufe. Si la PrinceiTe eut été en état de fuivre Dom Pedre dès Ia nuit fuivante , comme on en étoit convenu, ils euffënt évité l'un & l'autre le malheur affreux qui les menacoit ; l'alarme cruelle a laquelie elle s'attendoit fi peu 1'avoit tellement faifie , qüelle t recommandé de n'en Jaifier fortir perfonne , il y entra accompagné de Menquès, tous deux le fabre a la main. Domingo qui portoit un flambeau frémit; il chancelle : a peine a-t il la force d'éclairer le lit fatal. Menquès , tout prévenu qu'il eft, ofe a peine s'approcher : un coupd'ceil le rappelle a lui; le Roi parle, il eft obéi. Emilie frappée par 1'éclat du flambeau, ouvre les yeux Ia première, reconnoit Ie Roi fon frere-, jerte un cri affreux & perd le fentiment. Dom Pedre, éveiilé par ce cri , veut fe jetter en bas du lit en reconnoiffant fon Maitre.... Arréte , fcélérat , s'écrie le Roi, en lui mettant Ia pointe de fon fabre fur la gorge ; il efr inutile que tu me réfiffe , il faut flechir h ta defiinée : tu as fu m'orTenfer , il te convient d'effuyer ma vengeance. Le Vice» Roi, fans défenfe , a Ia merci de fon Souverain, veut en vain le fléchir. Prends ma vie, lui dit-il, en joignant les mains avec foumiffion : fi tu n'es pas content, fais-moi fouffrir les fupplices les plus affreux ; mais pardonne a la Princeffe, je fuis Ie feul coupable : moi feul je Tai féduite; moi feul je dois fouffrir de mon crime. Si eet égard ne te touche poinr, refpeéte au moins Ie fruit qu'elle porte dans C z  ^ Le Masqué fon fein ; c'eft ton propre fang, c'eft un innocent qui ne doit point périr pour Ie crime de ceux qui 1'ont fait naitre : mais, que dis-je ? c'eft Ie Ciel méme qui lui donne la vie ; fi tu ne refpe&es pas ce fang précieux, refpeéte du moins fon ouvrage : ma vie ne fuffit-elle pas pour te venger ? Le Roi ne daigna pas répondre a ces repréfentations touchantes; il s'étoit muni de deux mafques de fer en pattant de fa Cour, dont les ferrures étoient faites avec tant d'art, qu'il étoit impoffible de lesouvrir , ni que le vifage qu'ils renfermeroient put jamais étre vu,fans qu'on arrachat la vie a ceux a qui ils devoient étre mis. II couvrit Ie vifage de Dom Pedre & de fa Srjeur; après les avoir fermés felon Ie fecret qu'il poffédoit feul, il fit appeller lesOfficiers qui gardoient 1'appartement. Ces illuftres & trop malheureux coupables leur furent remis; ils furent chargés de chaine», & portés dans un carroffe exaclement fermé ; que le Roi avoit fait amener pour eet effet. Après ces aftes terribles, le cruel Prince donna les ordres du départ. On reprit le chemin du port de mer, oü on n'entra auffi que la nuit ; la il fit enlever la Princeffe & Dom Pedre du carroffe,  D E F E R. & ils furent tranfportés dans le vaiffeau qui attendoit fes ordres. II y entra avec Menquès, congédia Ie détachement , fit diftribuer une gratification extraordinaire a tous ceux qui 1'avoient fuivi , en ordonnant a tous, fous peine de la vie , d'obferver le fecret Ie plus religieux , & de ne jamais parler en aucune maniere de tout ce qui venoit de fe pafler. Pendant que le vaiffeau fend 1'onde, & que Ie Prince barbare s'applaudit de fes cruautés,', l'on doit faire obferver quelques particularités effentielles pour 1'intelligence du terrible fait dont nous n'avons fait que tracer 1'ébauche : il eft d'une trop grande importance pour qu'on laiffè quelque chofe a défirer. Le Roi s'étoit conduit dans eet affreux projet avec une prudence fi parfaitemenl méditée, qu'il n'y avoit que Menquès t Domingo & lui qui en euffent le fecret. Perfonne des gens de la Princeffe & de Dom Pedre ne favoit que le Roi avoit paru ; il n'y avoit que le Gouverneur du port de mer qui put foupconner que les prifonniers qui venoient d'être enlevés fuflent Dom Pedre & Emilie, en apprenant qu'ils étoient difparus. Aucun des Officiers , quand méme ils euffent ofé rifquer de parler , ne pouvoit raifonnner C3  54 L e Masqué que fur des conjeclures. Les mafques de fcr dont ces iiluftres malheureux étoient couverts, étoient un obftacle a leur curiofité, que le Prince avoit rendue inutile. Prévoyant donc n'avoir a' fe défier que du Gouverneur & de Domingo ( car pour ion premier Miniffre il en étoit für, & ne craignoit rien de fon indifcrétion, ) que fit le Roi pour que fon fecret ne courüt aucun rifque ? II fit monter fur fon vaiffeau ces deux hommes, dans Ia réfohition de les defcendre aux premières ifles qu'il trouveroit affez éloignées pour ne pas craindre qüüs puffent jamais revenir dans fes Etats. A l'égard du vaiffeau qu'il montoit, il avoit réfolu a fon retour de donner des ofdres fi périüeux a ceux qui 1'avoient sccompagné, en les envoyant dans les jners les plus éloignées , qu'il fe flatta que pas un d'eux n'en reviendroit, & qu'il feroit par la a 1'abii des conjectures qu'il craignoit & qu'il vouloit étoufifer, a caufe de fa réputation, a quelque prix que ce füt.  DE F E R. 55 CHAPITRE IV. CEpendant Ia PrinceiTe , qui étoit entiérement revenue du long évarouiiTement qui lui avoit óté pendant deux jours Ia connoilTance de fon état, fentit , avec toute J'horreur qu'on peut imaginer , fon affreufe fituation , & Ia rigueur de fon fort. Elle avoit été renfèrmée avec 1'infbrtuné Dom Pedre dans la Sainte-Barbe, dont le Roi feul avoit la cief; elle ne put s'empécher de verfer un torrent de Iarmes en voyant dans les chaines 1'époux qüelle adoroit: c'eft moi, lui difoit elle, en s'abandonnant a fa profonde douleur, c'eft moi, cher Dom Pedre , qui ai fait vos malheurs; fans eet amour cruel, que je n'ai pu m'empêcher de reffentir dès le fatal inftant que je vous ai connu , vous feriez encore a Barcelone refpecté, chéri, & Ie plus heureux des hommes. Oui, cher époux , c'eft moi feule qui vous ai mis dans I'affreufè fituation oü vous étes; & qui vous plonge dans 1'abyme horrible oü je vous vois. Ciel ! puis-je furvivre a un événement auiTi cruel ? Ah, grand Dieu ! que je C4  5 6" L E M A S Q X' E. périfTe par tout ce que la barbarie peut imaginer de plus crueljmais fauvez ceque j'ai de plus cher dans le monde, je vous ferai encore trop obligée. Que pouvo t répondre 1'infortunéDom Pedre ü dts plaintes fi touchantes ? Si fon cceur male 1'empéchoit de répandre •des larmes , fa douleur n'en étoit pas moins amere; il n'en fonfFriroit pas moins. Non , non, Princeffe, s'écrioit-il, ce n'tft point moi qui fuis ma'heureux , c'efi vous feul que je plains ; c'tft a moi feul k me reprocher 1'état affreux oü ma paffion vous a réduite. Je devois vous aimer affez pour ne point profaner votre rang refpectable : vous ftritz peut être a préfent une grande Reine ; je vous aurois adorée en fecrQt , paree que tót ou tard j'aurois rendu juftice a vos charmes, & que je devois vous aimer ; mais, hélas ! mon amour ne vous auroit pas précipitée dans les malheurs affreux oü vous étes. Non, non , Princeffe , ne plaignez point mes infortunes : puis-je être malheuteux quand je vous vois partager mes peines, & que je ne luis point féparé de vous ? Pendant tout le voyage, qui dura plus d'un mois, ces illufhes époux fe tinrent de pareils difcours; ils s'attendoient de  DE F E R. 57 moment a autre a périr : ils étoient trop éclairés pour fe flatter d'un fort moins rigoureux. Emi/ie&c Dom Pedre connoiffoient Ie Roi; il les croyoit coupables, c'en étoit affez pour qu'ils fuffent punis, & qu'il déployat contr'eux fes rigueurs les plus cruelles. En effet , ce Prince, toujours occupé du defféin affreux de faire périr ces illu£ tres malheureux , faifoit arréter le vaiffeau a chaque ifle qu'il rencontroit ; jamais il n'en trouvoit d'affez déferte pour fon projet terrible : il y defcendoit lui-méme, & fur le fimple foupcon qu'il étoit poffible d'y trouver des fecours naturels, il paffoit outre. II cötoya , pendant toute la route , toutes les cótes les plus arides & les plus flériles; enfin il crut avoir trouvé ce qu'il cherchoic depuis fi long-tems : un rocber effroyab!e , contre lequel il penfa échoir , s'offrit a fa vue. Le fommet s'en perdoit dans les nues , a peine étoit-il poffible d'y relacber ; il penfa que c'étoit-la 1'endroit fatal oü il devoit defcendre les criminels : 1'afpecl en étoit affreux, & il ne doutoit pas qu'ils n'y fouffriflent les horreurs dont fa vengeance barbare fe repaiffoit depuis fi long-tems. Quelle que fut 1'idée qu'il s'en étoit C 5  $8 Le Masqué figurée, il voulut k fon ordinaire connoitre par fon propre examen , fi ce rocher, d'un afpecï fi terrible , étoit réellement ce qu'il paroiffoit : il y monta , accompagné de Menquès , avec beaucoup de difficulté. Sa curiofité penfa Ie punir de fes fureurs : a peine fut il au fommet, qu'un tygre épouvantable fe préfenta k fes regards; un moment plus tard il en étoit dévoré. II fe retira avec frayeur. Je lr*ai trouvé enfin ce lieu effroyable après lequel ma vengeance afpire avec tant d'ardeur , s'écria-t-il dès qu'il fut éloigné du péril affreux dont on vient de parler. Qu'on y relache les coupables, ils y trouveront la punirion de leur crime, & tót ou tard , Menquès, par une mort inévitable , Ia fin de leurs malheurs: c'en eft fait, je vais être vengé , je fuis content. Que je périffe par les tempétes ou par une mort imprévue , je n'aurai point a regretter , en entranr dans le tombeau , d'avoir fouffert tranquillement un affront. • Le premier Miniftre fut chargé de faire defcendre les iliuffres coupables au bas du rocher efcarpé ; il avoit ordre de ne leur donner aucuns des aümens qui pouvoienr encore foutenir quelques jours leur vie infortunée. S'il n'avoit pas été exa-  DE F E R. 59 miné par les regards défians de fon Prince, fon humanité , fa compaflion auroient prévalu fur eet ordre barbare ; mais il fut obügé d'obéir a la derniere rigueur. Le Roi, d'un ceil fee & cruel , confidéroit eet affreux facrifice , fans que les cris de laPrinceffe puffent 1'émouvoir. Soncceur, plus dur que le rocher qu'il avoit choifl pour leur tombeau , fut réfifteraux mouvemens preffans de Ia nature; & dèsque facie barbare qu'il avoit ordonné fut exécuté, il fit mettre a la voile , & reprit tranquillement la route de fes Etats. Qu'il vogue a pleine voile ce Prince inhurnaïn , qu'il périffe fur lesflots foulevés, ou qu'il arrivé a bon port, méritet-il qu'on s'intéreffe a fa deffinée ? Abandonnons-le au gré des venrs : que Neptune gémiffe d'une charge fi odieufe ; que: les vagues irritées 1'élevent jufqüaux cieux , & le faffent périr dans fes gouffres les plus profonds ; que le vafie fein de la mer 1'engloutiffe ; qu'il foit enfin le jouet de tous les malheurs déchainés ; ou que la fortune aveugle, au lieu de le punir de fes cruautés, le mette au faite de fes^ grandeurs, qu'il ne foit plus quefiion de ce monftreinhurnain, il n'eft pas dignedenos égards, volonsa nos iüuftres malheuïéux. Us font abandonnés a leur dék&-' C 6-  6b Le Masqué poir. Grand Dieu ! qu'ils invoquent fans ceffe , n'aurez-vous point pitié de leurs clameurs ? Leur refuferez vous vos fecours divins ? Dom Pedre ne fe vit pas plutót fur le rocher avec fa chere Emilie , que fbn premier foin fut de la prendre entre fes bras, & d'épuifer tous les motifs de confobtion pour faire ceffer les cris affreux dont elle faifoit retentir les environs. Nous (omnies a la merci du Ciel , lui difoit- il, ayons une aveugle confiance en lui , il fait faire des mira-cles quand il veut : que favons nous fi fa bonté fuprême ne daignera pas, dans le cas terrible oü nous fommes, s'intéreffer a notre fort affreux ? Quelque défefpérée que füt Ia Princeffè, elle ne put s'empêcher de s'attendrir aux foins touchans de fon époux fi chéri ; elle fe prêta a fes tendres défirs, dés qüelle eut accordé k la foiblefiè de fon fexe ces larmes ordinaires qui lui femblent propres , & que les plus intrépides ne peuvent s'empêcher de verfer dans des fituations auffi terribles. Non-feulement elle parut tranquille , mais méme fon amour pour ce cher époux , reprenant le defiüs, emprunta les fecours d'un courage nouveau. Elle fe leva , s'efforca de  1 DE F E R. 6t marcher. Dom Pedre lui propofoit de faire fes efforts pour arriver au fommet du rocher; peut-étre, difoit-il , trouverons-nous, dans ce qui a paru le comble de 1'infortune & du défefpoir, le foulagement a nos maux. Peut-étre le Ciel nous prépare-c-il , dans ces lieux fi terribles en apparence , un forr plus doux que nous n'oferions nous en flateer. Le chemin par lequel on pouvoir arriver au haut du rocher étoit tortueux & difficile a monter ; Ia nature en avoit fait une efpece d'efcalier , dont les marches étoient fi élevées, qu'il étoit befoin des efforts les plus pénibles pour les atteindre. II fallut tout le courage de la Princeffe Emilic, & toute Ia force de fon illuffre époux , pour 1'aider a parvenir , après plus de quatre heures d'effort , k arriver au fommet. Dans leur douleur affreufe , ces époux infortunés furent confolés , en reconnoiffant que le pays oü ils fe trouvoient n'avoir rien de terrible , ni qui fit prévoir qu'ils puffent y périr de faim. Après avoir fait cinq ou fix eens pas , ils trouverenr des arbres chargés de fruits , qui leur offroient un fecours affuré pour foutenir leurs jours malheureux. Le Ciel foit a jamais loué, s'écriale courageux Vice-Roi, en fe jettans  6t Le Masqué h genoux , & en baifanr Ia terre humblement .' Dieu nous arrache a la mort cruelle dont nous étions menacés, répondons a fa bonté infinie , en nous réfignant avec patience aux horreurs dont nos ennemis nous accablent. Oui , Ie Ciel favorable nous fera furmonter tant de difEcultés apparentes , & nous rendra un jour a Ia patrie, dont nous fommes fi cruellement profcrits. Avant que le Soleil fe couchat, le courageux Dom Pedre , qui cherchoit un lieu commode pour fe mettre a 1'abri des injures de I'air , trouva un arbre dont les branches rentrées dans la terre , faifoient une efpece de berceau , & fous lequel on pouvoit fe placer commodément. Au lieu de fe plaindre de fon fort , & de s'abandonner au défefpoir , il employa tous fes foins pour former un lit fur lequel il put faire repofer fa chere Emilie. La mouffe dont le corps de 1'arbre étoit environné , lui fournit le duvet dont il 1'éleva ; il parvint a en apporter une fi grande quantité , qu'il eut bientöt lieu de s'applaudir de fes attentions. Que le Ciel fafïe de moi ce qu'il lui plaira , s'écrioit Emilie , étonnée de tant de bontés dans un état fi peu propre a en avoir,, je fuis confolée , puifqüil me laiffe un  DE F E R. 6*3 époux fi tendre & fi généreux: dans Ie malheur affreux dont je fuis accablée , que puis-je défirer de plus attendriffant ? Ces difcours étoient trop propres a augmenter la fermeté de Dom Pedre „. pour qu'il ne fe fit pas un devoir d'en mériter la confirmation. II n'y avoit pas de jour qu'il n'imaginat des moyens nouveaux pour adoucir 1'amertume d'une retraite fi auftere. Tantöt il rapporroit des fruits dont le goüt délicieux ne faifoit point regretter d'autres aümens. Uneautre fois fon adreffe le faifoit parvenir a trouver des nids d'oifeaux , dont la nourriture fubfiantielle fuffifoit a raffafier 1'appétit Ie plus dévorant. II avoit trouvé de l'eau dans une claire fontaine ; & pour comble de confolation , une fumée épaiffe, qu'il entrevit un jour en allant a Ia découverte , 1'avoit attiré & conduit vers un endroitdu rocher oüun bitumeallumé hn' offroit 1'agrément d'aüumer du feu, & de faire cuire fur des brafiers ardens les viandes qu'il fe procuroit par fonagiliré& fes foins. Mille nids d'oifeaux de différentes efpeces, & meilleurs les uns que les autres, le raffuroient fur la crainré qu'ils euffent dü avoir naturellement de périr faute d'alimens. Ce fut a peu prés de cette maniere que  64 LeMasque la PrincefTe' & Dom Pedre vécurent jufqüau moment que les douleurs de 1'enfantement annoncerent a Emilie qüelle alloit donner a fon époux un gage affuré de fon amour. Ce fut dans ces crueis inftans qüelle reiTentit toute Phorreur de fon fort; mais crainte d'affliger un époux uniquement occupé du foin de lui plaire , & de lui faire oublier fes malheurs , lui faifoit dévorer fes larmes & fes cris. Peut-on pouffer les attentions a, un dégré auffi parfait ? La Princeffe mit au monde un fils plus beau que Pamour y & a peine fon tendre époux s'appercut-it des fouffrances dont elle avoit été^ tourmentée , tant elle craignoit de 1'attendrir. Elle ménageoit fes peines. Elle favoit trop combien eet époux lui étoit précieux , pour rifquer de le perdre , & 1'abandonner a fon propre défefpoir. Dom Pedre recut ce gage touchant > comme un préfent du Ciel accordé pour fa confolation ; il le baifa tendrement, & le nomma de fon nom & de celui d'une terre qui lui appartenoit , appellée Criftanval. Puiffes-tu venger ton pere un jour , s'écria-t-il , & punir le tyran cruel qui nous accable fous fes affreux coups! Vis, Criftanval, pour nous confoIer de nos malheurs; que le Ciel te com=  DE F É R. ble de fes bénédiclions, & qu'il ne me laffe pas regretter un jour tous les maux dont tu es le principe innocent. La Princeffe attendrie par ce fouvenir fatal, & par Ia crainte que le brave Dom Pedre ne refTentit trop vivement ce malheur, lui fit les protefiations d'amour les plus touchantes, & 1'afTura , comme fi elle eüt été infpirée , qu'un jour ils feroient dédommagés de tant de maux foufferts. Deux ans après Emilie accoucha d'une fille, belle comme Ie jour; excepté qüelle avoit un mafque parfaitement bien defliné fur fa poitrine , & reffemblanta celui de Dom Pedre : c'étoit un chef d'oeuvre de la nature. Ce nouveau préfent du Ciel, fervit a confoler, pendant untems, ces épowx refpectabies, de 1'affreufe fituation oü ils fe trouvoient réduits ; mais a peine cette aimable enfant avoit-elle atteint 1'age de fix ans, qüelle difparut tout a-cou , fans que les recherches exactesque firent Dom Pedre & fon fiis puiffent les faire parvenir a favoir ce qüelle étoit devenue. Ils ne doutoient pas que quelques bétes féroces ne 1'euffent enlevée & dévorée : cette perte les accabla de douleur. Emilie fut un tems confidérable fans fe pouvoir confoler. Dom Pedre ne fouffrit pas moins; il aimoic a 1'a-  66 Le Masqué doration cerre fille : fans Ia crainte attentive d'aggraver les douleurs d'une moitié qui lui écoit fi chere , il en feroit peutêtre mort lui méme de douleur. Le plus grand de tous les chagrins de Dom Pedre éroit le mafque affreux dont le beau vifage A'Emilie étoit couvert. Il avoit tenté tous les moyens imaginables pour la délivrer d'un efclavage auffi terrible; mais en vain , Ia trernpe de I'acier étoit a 1'épreuve des efforts les plus puiffans. Que mon malheur eft horrible , s'écrioit - il quelquefois ! je jouis de ce que j'aime , il eft en ma puiffance , & je ne puis avoir le doux plaifir de le voir i II foupiroit alors fous le mafque dont il étoit couvert lui méme. Combien ^e fois Emilie n'avoit elle pas entrevu fa douleur & foupiré du méme obftacle ! Mais a quoi 1'habitude & Ie tems n'accoutument-ils pas? Emilie & Dom Pedre au bout de dix ans ne trou verent plus fi extraordinaire* les malheurs dont ils étoient accablés. Le petit Criftanval les confoloit de tout: il grandifioit a vue d'ceil, donnoit des marqués de momens en momens de ce qu'il feroit un jour : il montroit de 1'efprit a chaque inftant. Avant quinze ans il étoit de Ia plus grande taille : fa force étonnoit fouvent fon pere & fa.  DE F E R. 6*7 mere ; il remuoit les fardeaux les plus lourds & déracinoit un arbre fans beaucoups d efforts. Que ne devoit-on pas atcendre de ces prémices heureux ! Plus il paroifToit extraordinaire en tout, & plus Dom Pedre & fa mere s'attachoient a lur cultiver 1'efprit. II retenoit avec une facilité étonnante ce qu'on lui enfeignoit, & faifoit connokre par fes réflexions & par fa curiofué , qu'il avoit un fond de fentiment & de capacité qui n'attendoit que les occafions pour briüer un jour dans le monde comme un pbénomene nouveau. Dom Pedre lui avoit fait part de fes malheurs dès qu'il avoit été dans un age affez raifonnable pour les concevoir. Crif. tanval avoit fait comprendre , par Ie reffentiment qu'il avoit marqué contre 1'auteur de ces traitemens , combien il défiroit les occafions de venger une barbarie fi affreufe. II ne perdoit jamais eet objet de vue, & il n'y avoit pas de jour qu'il ne parlat des moyens qu'on pouvoit imaginer pour fortir de 1'fle déferte, & pour retourner dans des climats oii il put méditer fa vengeance. Ces tcmoignages d'une tendreffe vraiment filiale , donnoient des confolations extrémes h ceux de qui il avoit recu le jour ils rembraffoient  62 Le Masqué alors, & afin de faire ceffer le ehagrin qu'il marquoit des obltacles qui s'oppofoient a fes defirs, ils 1'affiiroient que fa bonne volonté leur furfiroit, & que dans la fituation oü ils fe trouvoient , il falloit laifiër au Ciel a régler leur deftin. Ces difcours, quelque capables qu'ils fuffent de modérer un jeune courage, ne fai'oient pas 1'effet qu'on en pouvoit attendre. Criftanval dans les premiers mouvemens d'une jeuneffe impétueufe , ne rffpiroit que la vengeance & la liberté. II defcendoit de jour en jour plusavant dans les terres; i! fe perfuadoit qu'a force de chercher , il trouveroit enfin quelques moyens pour parvenir a cette liberté dont il ne connoiffoit encore que le nom. II fortoit tous les jours avant le lever du foleil , & il ne revenoit que bien avant dans la nuit: en vain Dom Pedre & Emilie faifoient-ils leurs efforts pour Ie retenir , dans Ia crainte qu'il ne s'égarat, & qu'ils ne fuffent privés de ce qu'ils avoient de plus cher dans Ie monde; il étoit foumis, refpeclueux & tendre , mais excufoit fes défirs impatiens en remontrant qu'il devoit travaülera faire ceffer un efclavage fi affreux. Vous m'avez dit cent fois, leur difoit-il , en les embraffant tendrement, que le Ciel protégoit 1'innocence & qu'il  B E F E R.' 69 béniffóit tót ou tard les entreprifês Iégitimes; pourquoi ne me flatterois - je pas qu'ii bénira les miennes? Je délïre ardemment de faire ceffèr vos peines, de vous rendre dans des climats plus fortunés , dacquérir de la gloire , afin de reconnoitre tout ce que je vous dois: pourquoi voudriez - vous m'en empécher? Avec la perfévérance & une patience a 1'épreuve , que ne dois ■ je pas efpérer ? J'ai lieu méme de croire que nous ne fommes pas auffi éloignés de voir ceffèr notre efclavage , que vous vous 1'êtes toujours flguré. Autant que je puis le comprendre par mes découvertes , le pays eft habité a la gauche de 1'ifle, & fi je ne me trompe , je trouverai les moyens, avant peu , de vérifier cette importante conjeéture. Emilie & Dom Pedre frémirent a ce rapport. Le Vice-Roi, qui avoit une connoiffance parfaite de la géographie, avoit toujours foupconné qu'il étoit dans les Indes les plus éloignées, & que fi 1'ifle oü il fe trouvoit devoit être habitée, elle ne pouvoit 1'être que par des Anrropopbages ou mangeurs d'hommes. Ce doute cruel 1'avoit empêché de quitter fa première habitation , & cela paree qu'il avoit reconnu , par une longue expérience ,  •jo Le Masqtje qüelle étoit a 1'abri de ce qu'il avoit lieu de craindre flvec tant de raifon. Indépen-; damment de ces juftes motifs, il n'ofbit perdre de vue les rivages de la mer : le méme hafard fatal qui avoit amené un vaiffeau dans ces mers éloignées, pour lui faire perdre fa liberté , pouvoit en faire paroitre un autre dans les fuites, qui la lui auroit rendue : on fe flatte toujours , 1'efpérance ne nous abandonne jamais. Bien loin que ces frayeurs fi/fent impreffion fur le cceur du jeune Criftanval, elles animerent fon courage ; il affura qu'il ne craignoit point les mangeurs d'hornrnes , & que s'il pouvoit en rencontrer, il les exrermineroit ou les obligeroit a lui fburnir les moyens de fortir de ces lieux déferts. Dom Pedre fut obligé de fe fervir de fon autorité pour captiver ce fils trop impétueux ; il lui remontra que c'étoit tenter 1'impomble que d'enfanter de pareils projets. Il prit cette occafion pour lui faire 1'hiftoire des Sauvages, & il fit fes efforts pour lui en donner toute I'horreur qu'il crut propre a le rendre circonfpect & plus obéiffant. Criffanval,qui s'étoit flattéque fon pere lui permettroit, en confidération de fes vues légitimes, de tenter 1'aventure qu'il  DE F E R. yi avoit médïtée , foupira de douleur de fe voir arracher !a gloire dont il s'étoit flatté. II faut donc fe réioudre , s'écria - t - il en levant les yeux au ciel, de périr dans ces terribles lieux , fans qu'il foit permis d'ofer en fortir ? Non , mon fils , lui répondit Emilie , qui trembloit de le perdre , le Ciel aura pitié de nos maux , & fera ceffer tót ou tard notre fervitude : implorons-Ie fans ceffe, il exaucera nos vceux. Que pourrions nous efpérer des hommes? Rien , mon fils: dans la circonftance affreufe oü nous nous trouvons, c'eft de lui feul que nous devons attendre la fin de nos malheurs. CHAPITRE V. rTy Rois années entieres s'écoulerent enX core de cette forte. Dom Pedre ne perrnettoit plus a fon fils d'aller a la découverte ; il craignoit qüa la fin il ne Ie perdit, & il ne doutoit pas qu'après ce malheur Ia Princeffe ne s'en afïïigeat au point qu'elle n'en mourüt de défefpoir. Cette confidération puiffante redoubloit fon attention : il ne fouffroit point qu'il Ie quittat d'un pas, quoiqüil concut affez  72 Le Masqué combien Criftanval en fouffroir: malgré fa refpeclueufe foumiffion pour ceux a qui il devoit la vie , il étoit aifë de lire dans fes yeux fa trifteffè «Sc fes déiirs impétueux. Une nuit qu'il dormoit d'un fommeil inquiet , il fut réveillé en furfaut par un bruit effroyable , qui lui fit croire d'abord que la nature fe confbndoit & qüelle étoit préte a rentrer dans le cahos : les éclairs & le tonnerre fe fuccédoient fubitement tour a tour ; jamais il n'avoit entendu un ouragan plus furieux. Au lieu de frémir d'un événement fi terrible , il fe leva & fortit de fa café , pour voir de fes propres yeux les effets horribles du bruit , dont les plus intrépides auroient été étonnés. Les Cieux étoient ouverts, & lancoient de tels feux , qu'il faifoit auffi clair que fi plufieurs Soleils euffent éclairé 1'univers a Ia fois. Criftanval admira ces effets de Ia nature avec un courage intrépide ; mais il ne s'en émut que très-peu : tout ce qu'il craignit dans cette occafion , fut que fon pere & fa mere ne fe reffentiffent de cette cruelle tempête. II rentra pour favoir s'il n'en fouffroient point, afin de les tranfporter dans une caverne toute voifine , oü il fe mettoit fouvent a 1'abri des pluies abon- dantes  DE F E R. 7; dantes que le Ciel répandoit fréquemment; il les trouva levés, & prêts a fortir. Emilie, moins courageufe que Dom Pedre & ion fils, pouvoit a peine fe foutenir,tant elle étoit effrayée: Criftanval 1'enleva , & chargé de ce refpectable fardeau, il marcha devant fon pere , qui le fuivoit en raifonnant fur les effets horribles du tonnerre , & fur les malheurs perpétuels qu'il occafionnoif. A peine furent-ils dehors de leur café, qüun coup de tonnerre effroyable les jetta tous a la renverfe : ils fe crurenc écrafés, & refterent pendant quelques minutes fi étourdis , qu'il n'y eut que Criftanval qui eut la force de fe relever,il jetta un cri en voyant Ia Princeffe fa mere étendue a fes pieds , fans aucun mouvement, & le mafque de fer qu'il lui avoit toujours vu fur le vifage, tombé a cóté d'elle. II Ia crut morte , & s'abandonna aux plaintes les plus touchantes. Dom Pedre , qui s'étoit relevé aux ciameurs de fon fils, accourut vers lui précipitamment : ah Dieu ! s'écria-t-i! , qu'eft-ce que je vois ! En prononcant ces mots,ilreleva£>72/&, qui n'étoit qüétourdie , & qui revint a elle dans Ie moment. Elle entendit les plaintes de fon époux & ès fon fils, qui s'étoient figuré que Ia I. Partie. D  74 t E Masqué foudre, en lui fondant fon mafque fur le vifage, avoit dü !a faire périr. Remerciez Ie Ciel, s'écria t-ells en fe profternant humblement, il vient de faire un miracle en ma faveur , en permettant que le mafque cruel dont j'étois 1'efclave depuis fi long-temps foit tombé, fans que j'aie reffenti Ia moindre douleur ; c'eff. un augure heureux qui nous annonce fa fin de nos malheurs; nos prieres l'ont fléchi : embraffez moi, mon époux & mon fils, & félicitons - nous muruellement d'un événement auffi prodigieux qu'imprévu. Criftanval fe préparoit a reprendre fa Princeffe , pour Ia tranfporter précipïtamment a la caverne , dont on n'étoit qu'a trente pas, lorfque Dom Pedre leur montra du doigt la mer. Je fuis bien tron pé, leur dit-il, fi ce que je vois fur lorde, n'efi pas un malheureux vaiffeau qui combat contre les vagues & I'orage : plüt au Ciel qu'il füt préfervé du naufrage , & qu'après la tempête nous fuffions affez heureux pour être remarqués de quelqüun de ceux qui y font renfermés. Criftanval a eet afpect treffaillit ; il s'écria qu'il ne falloit pas perdre une occafion fi favorable, & qu'on devoit lui permettre de faire tous fes efforts pour en profiter.  DE F E R." 75 En achevant ces mots, il tranfporra comme un oifeau la PrinceiTe fa mere dans la caverne; & fans attendre la permiffion qu'il avoit demandée , il fortit avec précipitation, & fut examiner avec foïn lei navire, que les vagues en courroux approchoient de plus en plus du rocher. Dom Pedre , qui ne vouloit pas perdre de vue un fils fi cher, le fuivit un moment après. Emilie 1'en avoit prié ; elle aimoit mieux refter feu Ie ( dans 1'idée que Dom Pedre fauroit contenir 1'empreffemenr trop vif de Criftanval) que de I'abandonner a fes mouvemens impétueux. Le vaiffeau battu par la tempéte fut long-temps le jouet des vagues & de Neptune en fureur : il offrit a Criftanval, qui n'avoit jamais rien vu de femblable, un fpectable bien terrible & bien intéreffant. Enfin , un coup de mer le pouffa avec violence dans une petite baie qui fe trouvoit entre deux rochers, dans lequel il étoit fi ferré qu'il ne pouvoit plus rcmuer. Mille vagues fe fuccédant les unes aux autres fe preffèrent d'entrer dans ce malheureux navire, & I'eurent bientót fubmergé a leurs yeux. Dom Pedre & Criftanval diflinguerent a ia lueur des feux dont le Ciel étoit embrafé, tout 1'équipage qui luttoit en vain contre les coupsreD 2  •jè Le Masqué doublés de Tonde en furie : les uns s'abandonnoienc au gré des eaux, fans autre fecours que celui de leurs bras impuiffans; d'autres, qui avoient fans doute prévu Ie malheur affreux dont ils étoient actuellement les viclimes infortunées, paroiffoient attachés a des planches que ces vagues reportoient en pleinemer, & difparoiffoient pour jamais. Au point du jour la pluie, qui tomba en abondance, calma 1'orage, & peu de tems après la ternpéte & le vent ceflerent tout-a- coup. Criftanval, en jettant fes yeux avides & curieux fur Ia furface de Ia rner, appercut une perfbnne qui s'épuifoit en languiffans efforts pour aborder les environs du rocher : il y court. Son cceur généreux s'émut de compaffion ; il veut Ia fauver du péril auquel elle eff a ia veille de fuccomber : un moment plus tard c'en étoit fait. II fe jette dans Ia mer , il Ia faifit par les cheveux , & d'un bras vigoureux il 1'attire a foi: bientót il gagne le rivage. Dom Pedre n'avoit pu défapprouver une aétion fi digne de louange : il avoit fuivi fbn fils dans 1'efprit de Ia partager. C'eft une femme, s'écria-t-il , en confidérant Ia perfonne qu'on venoit d'arracher au trépas : elle n'eft pas morte! ö Ciel qu'elle eft belle I  DE F E R. 77 Criftanval s'émut a ce difcours: c'eft une femme, mon pere , s'écria-t-il ! une femme comme ma mere ! Eh bien ! ce fera la mienne... Mais elle eft fans mouvement, continua-t-il avec douleur ! que faut-il donc faire pour la rappeller a la vie ? Dom Pedre fourit fous fon affreux mafque de ce tranfport & de la naïveté de fon fils; il 1'aide a la foulever, lui fait rendre l'eau qui la fuffoquoit. Après un foupir elle reprend connoiffance, elle ouvre les yeux , elle les jette fur Dom Pedre , s'effraie a Ia vue de fon vifage de fer ; & le prenant pour un monftre, elle jette un cri, & fon effroi eft fi grand, qu'elleretombedansi'état dont on la vient de tirer. II ne fut pas difficüe a Dom Pedre de foupconner Ia caufe de la frayeur qti'elle marqua en arrétant les yeux fur lui; il en foupira & il s'empreffa de Ia fecourir. Dans la crainte que Ia méme caufe ne la fit retomber une feconde fois en foibleffe, il confeilla a fon fils de Ia tranfporter auprès ó'Emilie, afin qüelle Ia préparat a le recevoir fans effroi. Criftanval s'acquitta de eet ordre avec joie, fans deviner quel étoit le motif fecret quï ïe faifoit agir, & que Ia nature feule étoit capable de lui donner des empreffemens D 3  78 Le Masqué pour un fexe aimable qu'il ne connoiiToit pas encore. II enleva cette chere proie, & la porta prés SEmilie, qui commencóit k s'inquiérer de 1'abfence de fon époux & de fon fils, & qui fut bien furprife de la comp2gne nouvelle qui lui arrivoit. Dès qu'il fe fut acquitté d'un devoir fi doux, il retourna avec empreffement vers fon pere, dans 1'efpérance de fecourir encore quelques malheureux ; mais cette envie généreufe fut vaine: plufieurs corps furnageoient fur Ia furface de Ia mer; c'en étoit fait, les flots leur avoient oré une vie infortunée. Dom Pedre en compta plus de trente , & il ne put envifager tant de mortels malheureux , fans fe rappel Ier fa fituation affreu fe, & fans étre ému jufqüau fond du cceur. Voila donc ce que c'eft que notre vie , s'écria-t-il en fe tournant vers Criftanval ! Vous le voyez, mon fils, & a quoi tant de projets aboutiffent: a peine fommes nous nés, que nous fommes en proie aux chagrins, aux traverfes & aux pleurs. Devenons nous dans I'age que Ia vanité humaine a nommé orgueilleufement lage de raifon, que nous ïxpofons fans ceffe cette vie fi chere , & que nous ne pouvons perdre qu'une fois, pour fatk-  D E F E R. 79 faire les moindres de nos défirs. Un jeune adolefcent envie-til le nid de quelques petits oifeaux , conftruit fur la derniere branche d'un arbre , dont la cime fe perd dans les nues ; vous le voyez ardent a y grimper: il ne réfléchit pas qu'une branche peut rompre fousfon pied & le précipiter en bas; il veut atteindre jufqu'au haut de Farbre : il ne voit point la mort, il la méprife , & il n'a point de repos qu'il n'ait enlevé ce nid qui fait dans eet age innocent Pobjet de fes défirs. Les palfions arrivent cependant peu-a-peu , elles s'emparent de fon cosur en chalfant 1'innocence. La nature, d'inrelligence avec ces goüts nouveaux , porte bientöt 1'homme a fóuhakcr la poffeffion d'une femme qui lui plak ; il s'enivre de la fatale douceur dc !a pofféder: il devient jaloux , il veut óloigner des rivaux, il eft prêt a ciiaque inftant de répandre fon fang & de perdre fa vic : toujours rifques fur rifques, il nc réfléchit que fur la qualité d> tcs défirs , tout autre égard lui eft indifférent. A t il atteint enfin Ia poffeffion des biens que fes fens offrent a fa jeuneffe, vous le voyez courir a d'autres qu'il croit plus folides. Les richeffes deviennent 1'objet de fes plus tendres vceux ; il n'y a D 4  8o Le Masqué point de pérüs auxqueis i! ne s'expofe pour en amafler : il court les mers, paffe d'un póleal'autre, eiTuie mille dansers divers. Qu'il réuffifTe ou non , il faut mourir, & fouvent il quitte Ia vie avant d'avoir joui du fruit de fes travaux. Criftanval e'toit encore trop jeune pour que ces confidérations moraies fiffènt un certain effet fur fon cceur ; il n'étoit occupé que des objets qui frappoient fa vue. En tournant a la gauche du rocher il jetra un cri d'admiration : voyez, voyez, mon pere, s'écria-t-il ! voila ce vaiffeau malheureux qui a été fi long-temps Ie jouet des vagues & des vents. Dom Pedre jetta les yeux fur Ia baie , & treffaillit de joie a cette vue. Ah , Ciel, reprit-il ! retournons précipitamment vers votre mere , qüelle apprenne Ie miracle que le Ciel opere en notre faveur. Savezvous , mon fils, que ce vaiffeau va faire ceffer tous nos malheurs ? Concevezvous qu'il peut nous tranfporter dans des climats plus fortunés ? Criftanval, a ce difcours, fe jetta au cou de Dom Pedre, & marqua par cent tranfports différemment exprimés, combien cette liberté, qu'on venoit de lui faire envïfager, avoit pour lui de charmes, Nous alions donc être li-  DE F E R. 8r bres , & quitter ces retraites affreufes ? O Ciel ! que ne vous devons-nous point ï O mon pere , quel bonheur ! Volons, courons en faire part k la Princeffe ; je 1'apprendrai aulTik la charmante perfonne que j'ai fauvée du naufrage : elle m'en faura gré , elle m'embraffera comme ma mere vous embraffe y & j'en ferai tranfporté de plaifir. Dès que Ia Princeffe fut infhuite de Ia découverte qu'on venoit de faire , elle jetta les yeux vers le Ciel & Ie remercia de ces bonnes nouvelles. L'inconnue étoit abforbée dans une fi. profonde douleur, qüelle n'avoit pas encore proféré unmot depuis qu'elle avoit été tranfportée dans la caverne. Criftanval fit tout ce qu'il put pour Ia difiraire de fes larmes , en lui difanr les chofes les plus confolantes, Nous allons travaiiler , mon pere & moi y k votre liberté, lui répétoit il fouvent; en attendant , promenez vous avec ma mere , allez avec elle chercher des nids d'oifeaux , nous les mangerons enfemble après notre travaü. J'irai vous chercher dés cailloux fur Ie bord de la mer y les plus beaux du monde , & vous pafférejr agréablement Ie tems k confidérer leurs différentes couleurs: ajlez, je vous proD 5  82 LÈ Masqué curerai des plaifirs auxquels vous vous ac- coutumerez bientór. La belle étrangere n'avoit garde de répondre a toutes ces chofes ; elle étoit Angiaife, & n'enrendoir pas 1'Efpagnol. Dom Pedre , qui s'en dóuta a Ia maniere dont elle éroit vétue , & (avoit quelques mots de cette langue , lui paria : la jeune inconnue témoigna un mouvement de joie en entendant fon idióme ; mais elle dura peu : Ie brave Vice Roi n'en favoit pas alTez pour continuer un entretien réglé. CHAPITRE VI. LE lendemain , a la pointe du jour, Criftanval & fon pere defcendirent dans la baie j la mer étoit abfolument retirée , & le vaiffeau étoit prefquc demeuré a fee : ils Ie vifiterent & y trouverent un grand nombre de -provifions de bouche, & de tout ce qui étoit utile aux befoins de Ia vie ; mais ce qui leur fit plus de plaifir que tout le refte , fut que le navire n'étoit que trés peu endommagé, & qu'il étoit facile de réparer  DE F E R. 83 le dommage. Dom Pedre avoit été autrefois Capitaine de vaiffèau , & entendoit parfaitement tout ce qui avoit rapport k la mer. Criftanval étoit fort , comme il a été dit , & avec cela adroit ; il comprenoit avecunefacilité extréme ce qu'on lui montroit: en un mot, avant un mois , le vaiffeau fur en état de mettre a Ia voile; «Sc malgré les difficultés infurmontables qui fembloient empécher qu'on ne Tarrachat de Ja baie , il en fortit avec moins de peine qu'on n'avoit lieu de 1'efpérer. Avant que de fe mertre en mer & de quitter 1'ifle , Dom Pedre & Criftanval crurent devoir faire un voyage aux environs, afin d'examiner fi l'on pouvoit en fortir fürement, & fans que l'on s'engageat dans des écueils. Ils fe fervirent pour eet effet d'une chaloupe qu'ils avoient trouvée dans Ie navire. Ils eurent lieu d'être contens de leurs obfervarions; tout paroiffoit favorable k leur deffein : le vent portoit en avant, la mer n'étoit agitée que comme elle le devoit être pour faire voguer le vaiffeau. L'on avoit trouvé une bouffole , une carré & tous les inftrumens propre k découvrir les hauteurs ; il ne s'agiffoit plus que de Ia proteclion dii Ciel pour arriver k la liberté qu'on défiroit avec tant d'ardeur, D 6  84 Le Masqué Après fix feroairses de Ja plus heureufé> navigation , Dcm Pedre découvrit la terre & un magnifique port de mer. La joie tranfporta la Princeffe & Criftanval ; ï'inconnue la marqua par une fuite de difcours auxquels perfonne ne comprit rien. Souvenez vous, s'écria Dom Pedre: k fa familie , en voyant arriver un vaiffeau du port, qui venoit les reconnoitre, que nous devons obferver un filence religieux fur tout ce qui nous eft arrivé. La moindre indifcrétion feroit capable de nous perdre ; nous ne favons en quelle terre nous afons aborder : peutétre fommes-nous en Efpagne ou dans quelques pays de fa puiffance. Je pafferai pour un Officier qui avoit occupé un emploi dans les Indes , & qui a été pris en revenant dans fa patrie avec les effets qu'il avoit ramaffés ï mon hiftoire eft toute prête , & fera fi vraifemblable qu'il ne s'agira que de la confirmer. La première chofe que fit Dom Pedre en arrivant , fut d'envoyer chercher un ouvrier, a qui il fit ümer fon mafque affreux. Le long-remps qu'il Ie portoit avoit rendu fon vifage fi méconnoiflable qü£/n/Zieelle-méme eut peine ale reconnoitre, & ne douta point que, quand méme il  » E F E R. g? eut abordé en Efpagne , il n'eut été pat cette raifon parfaitement en füreté. Cependant Ie Vice Roi , qui avoit de 1'expérience & de 1'efprit , n'eüt pas plutót entretenu le Gouverneur du port , qu'il s'attira beaucoup de diftinétion de la part ; il ne voulut pas fouffrir qu'il prit d'autre logement que chez lui, jufqüa ce qu'il eut mis ordre a fes affaires. La maniere dont il lui paria deguerre «Sc de politique lui fit penfer qu'il étoit un grand Capitaine ; «Sc comme le Roi d'Angleterre fon Maitre avoit la guerre, il lui crut rendre un grand fervice en Fengageant a fèrvir dans ce Royaume. II lui en fit Ia propofuion , en lui promettant qu'il rendroit de fi bons comptes de lui , qu'il lui feroit obtenir bientót un emploi proportionné a fon mérite. Dom Pedre , qui ne pouvoit faire mieux , «Sc d'ailleurs charmé d'avoir lieu de fe venger, du Roi d'Efpagne , contre lequel cette guerre fe faifoit , & qui étoit celui-la méme qui lui avoit tant fait fouffrir de cruautés , accepta avec joie cette propofuion. Le Gouverneur tint exaólement parole : on fit tant de cas a la Cour de fa recommandation , «Sc des chofes avantageufes qu'il avoit écrites en faveur de Dom Pedre , que non-feulemerit en  f6 , Ie Masqué gn ea fon fils _,mais méme iïfutordJné aünal °" P5rr°nne * ,a Cour. afin qu on jugeat, par la conférence qu'on vouIon avo.r avec lui, de Ja vériré du\apPort qui avo.r été fait en fa faveur. ^ resd'.Angiererre. après deux heuavoir n 7'" aV6C Dom Pedr£ ' q« fin \ï ! de DkS° dragon, afin de ne donner aucun Joupcon de ce nie e dt0'^', Pamt fi COntenc de h ™~ féTJ ATlP*rlé Pend3nr h confi Sr ' q i , aflüra ^ ™">itfoinde fa fortune& que fi 1'exécution répondpit en lui a fa parfaite théorie , qu'il j y avon po.ntdegrade oü il n'eut lieu de pretendre. Dom Pedre avoit I'air fi nbWe , & Ia phyfionomie de fon fils préve«oit tellement en fa faveur, que Ie Monarque des ce moment concut pour cette familie une amitié durable. II les renvoya avec mille témoignages de bonté, «Sr les Courtifans previrent dès-lors que la fortune de ces érrangers feroit infailüblement un cours prodigieux > que la prevention qui régnoir en leur faveur fut foutenue d'acïes réels de bonne conduite & de valeur. „■^ant 3Ü? nous entri°ns dans le déiau des chofes qui vont fuivre , il eft ef-  DE F E R. §7 fentiel de faire connoitre les acteurs nouveaux qui paroitront bientót fur la lcene : il n'y en a pas un feul qui ne donne lieu a bien des événemenrs. Le Roi d'Angleterre avoit quarante ans; il avoit époufe une Princeffe d'une beauté fans égale, & cela par une aventureextraordinaire, dont on rendra cornpte autre part. II étoit brave , aimoit la guerre ; & quoiqüil ne füt pas heureux dans fes entreprifes, il ne faifoit jamais la paix qu'aregret. Toutes les vertus qu'on admiroit en lui étoient ternies par un grand défaut, il fe laiffoit prévenir aifément , & lorfque cela arrivoit , il étoit rare qüon put le faire revenir. La Reine étoit dans fa première jeuneffe : outre fon extréme beauté , elle avoit des graces qui lui attiroient autant de cceurs que de refpefts ; mais fa fageffe fans égale étoit un frein qui contenoit fes défirs. Une partie des Princes & des Seigneurs de la Cour 1'adoroit en fecret , fans que jamais il fe füt trouvé perfonne qui eüt ofé le déclarer. Le premier Miniftre s'appelloitMylord Portemhil: il étoit abfolu , & fon efprit fupérieur l'élevoit autant au-deffus desautres Miniflres, que Ia vertu infpire de refpecl aux plus vicieux. Quoiqüil füt na-  £8 Le Masqué turellement affable , il avoit Ia phyfiono> mie févere, & en impofoit toujours malgré lui. Depuis une annce cette févérité paroiffoit redoublée , & cela paree qu'il avoit un fond de chagrin qui Ie dévoroit & qu'il cachoit a peine. II avoit une fille extrêmement aimable , qui avoit tout a coup difpartt au grand étonnement de tout Ie monde , fans qu'il eüt pu favoir depuis dans quel endroit de la terre elle avoit pu fe retirer. II avoit dépenfé desfommes immenfes , & il en dépenfoit encore tous les jours pour tacher de parvenir a Ia retrouver: & c'étoit-Ia !e principe fatal de fes inquiétudes & de fa mélancolie. Le vrai fujet de ce chagrin , qu'il avoit fu cacher jufqüalors, étoit qu'il aimoit fa propre fille avec 1'ardeur Ia plus vive ; comme il étoit vertucux, fon amour étoit furmonté par Ia raifon , & c'éroit cette raifon qui le rendoit de tous les hommes Ie plus malheureux. Le fujet dé Ia guerre étoit fimple : Ie Roi d'Efpagne prétendoit que les Anglois fléchiffent Ie genou devant les Efpagnols; qu'ils euffent a fa Cour un Ambaffadeur qui ne portat jamais de chapeau > & que ce Miniftre du Roi d'An-  DE F E R. SO gleterre vlnt tous les matins a fon lever lui demander fa main a baifer de la part de fon Maitre , & fe mettre a fes genoux , en s'écriant: vous étes le plus grand Roi de tous les Rois , & mon Souverain n'eft pas digne de vous donner a laver. Le Roi d'Angleterre & fes Peuples 'avoient frémi d'horreur & de colere a ces propofitions infolentes , & il avoit été réfolu , dans un Confeil , de périr plutót mille fois que d'obtenir la paix a des conditions auffi humiliantes & auffi honteufes pour la Nation que pour le Souverain. CHAPITRE VII. T Orfque Dom Pedre arriva a la Cour , l'on y étoit dans ia défolation. Le Roi venoit de perdre une grande bataille ; c'étoit la feconde, & le peuple craintif fe croyoit a la veille d'étre fubjugué & de fléchir le genou. Le Confeil du Roi, dans les premières alarmes, avoit envoyé des Ambaffadeurs au Roi d'Efpagne ; mais il ne les avoit pas voulu recevoir, Sc cela paree qu'ils avoient refufé de parokre en cberoife devant lui , comme  90 Le Masqué des efclaves qui venoient iraplorer fa milencorde. Le Roi, qui avoit été inftruit de Ja herté arrogante avec laquelie on avoit traité fes Miniftres, avoit fait un dermer effort pour rernettre une armée iur pied : mais la terreur étant répandue dans tous les cceurs , on n'en aueuroit rien de fa vorable. Les plus fages croyoient la Monarchie a la veille de fa mine : on en gemiffo t fecrétement, & on ne compton plus que fur les fecours célefies, dont on oloit a peine (e flatter. Ces circonftances déplorables ne contnbuerent pas peu a la maniere gracieuff don^'e Vice" Ro» fut recu a la Cour : i paroiflbit habiie ; il étoit Efpagno!, & ii devoit connolrre le génie de fa Nation : ia cnle eto.t telle, que le Roi s'eftimoit heureux de 1'acquifition feule dun bon Uiticier. Les efpérances que ce Prince avoit concues de Dom Pedre ne furent point dementies. A peine fut-il arrivé fur les rrontieres, qu'il furprit un corps d'Efpagnols fort fijpérieur a ceIui d'AngIois quil commandoit: il ofa 1'attaquer, contre 1 avis de fes fubalternes, & il le tailla en pieces. Cette adion , qui n'étoit qu'un prelude de tout ce qu'il devoit faire dans cette campagne , tranfporra de joie le  DE F E R. 91 Roi d'Angleterre : il y avoit deux ans qu'il n'avoit joui du moindre avantage ; il fe flattaque la fortune alloit changer, & il reprit un nouvel efpoir fur de fi heureux commencements des armes de Dom Pedre. Deux vicloires remportées 1'une après 1'autre en moins de huit jours , firent changer Ia face des affaires: les Anglois reprirent courage , 1'émulation prit Ia place de Ia terreur , & Dom Pedre , qui étoit le mobile de ces événemens , fut traité .de la Cour avec une telle diftinction , qu'on lui envoya les Patentes du commandement d'un camp-volant, avec carte blanche pour opérer pendant le cours de la campagne tout ce qu'il jugeroit être le plus utile pour les intéréts de la Nation qui lui étoient confiés. Criftanval , pour fon coup d'effai , tua de fa propre main , au premier combat oü il fe trouva , le Commandant d'un détachement, & parut aux Anglois un jeune lion , auquel il ne manquoit que de Pexpérience pour être un grand Guerrier. Dom Pedre , flatté avec juftice de la maniere dont fon fils s'étoit gouverné dans cette occafion , jugea dès ce moment qüil feroit un jour un grand homme , & qüil monteroit aux grades les plus grands.  L E M A S Q TJ E L'on n'entrera point dans ie détail des grandes afbons que fit Dom Pedre dans cette campagne , il fuffira de dire qüil battit les Efpagnols par tout oü il les put joindre. Une bataille gagnée couronna fon triomphe. Le jeune Criftanval y acquit une gloire immortelle. Les Efpagnols furent humiliés,& leur Roi, furprisde fe voir arracher des lauriers qui lui avoient fait concevoir la conquéte de toute 1'Angleterre , travailla pendant tout I'hiveE k remettre une autre armée fur pied , & fi formidable , qüil fe flattoit, non-feulement de faire payer cher aux Anglois les avantages qu'ils venoient de remporter, mais méme de les fubjuguer entiérement. Dom Pedre & Criftanval furent recus Jt Londres comme les Héros a qui 1'Angleterre devoit fon falut; le Roi les fit paffèr dans fon cabinet, les combla de careffes, & augmenta leurs dignirés & leurs revenus. Dom Pedre fut fait Général, fon fils Colonel, Ia Princeffe fa femme , Dame du Palais, & l'on promit d'établir Ie plus avantageufement 1'inconnue qui avoit échappé au naufrage, Sc qui n'avoit point encore paru : elle paffoit pour la niece de Dom Pedre , & c'étoiten cette confidérationque le Roi pté-  DE F E R. 9^ t'Sndoit h m^rier a un des plus riches Seigneurs de fa Cour. Dès que Dom Pedre & Criftanval eurent recu les compliments que Ia Cour leur faifoient en foule , ils fe rendirent avec empreffement vers Emilie, qui les attendoit avec la plus grande impatience. Pendant leur abfence elle avoit fait apprendre Ia langue Efpagnole a la jeune inconnue , dont on n'avoit point encore pu apprendre les aventures. Elle avoit des fecrets de la derniere importance a apprendre a Dom Pedre, a 1'occafion de cette belle aventuriere , & elle défiroit avec ardeur de les lui communiquer , afin de prendre des mefures convenables aux circonftances délicates oü elle fe trouvoit. Emilie, après avoir donné des marqués de fa joie de recevoir fon époux & fon fils, demanda a Dom Pedre s'il foupconnoit qu'elle étoit leur prétendue niéce ? Savez- vous bien , lui dit-elle, fans lui donner le temps de répondre, qüelle eft la fille du premier Miniftre, & qu'elle a des raifons importantes pour qüil ignore a jamais qu'elle eft écbappée du naufrage? Dom Pedre , furpris de cette nouvelle , défira avec impatience d'étre au fait de cette hiftoire. Elle fait affez bien notte  94 Le Masqué langue pour vous Ia concer elle-méme , reprit Emilie f & elle Ie défire avec ardeur, dans la confiance oü elle eft que vous entrerez dans fes vues, & que vous la protégerez. Enfuite de ces mots Ia Princeffe fit avertir 1'inconnue. Dom Pedre fut furpris de I'éclat de fa beauté & de fes graces toucbantes; elle étoit fi changée a fon avantage depuis fon départ , que ce n'étoit plus la méme perfonne. Le jeune Criftanval, qui n'avoit jamais rien vu de fi beau depuis qüil fe connoiffbit , en fut ébloui ; mais fon jeune cceur, qui s'étoit entiérement déclaré pour la gloire, fe contenta d'admirer fes attraits. Après les premiers compliments, cette belle perfonne conta fes aventures en ces termes.  D E F E R. 95 CHAPITRE VIII. HlSTOIRE DE KE E L M I E, T 'Ar déja dit que je m'appellois Kee/mie, J & que je fuis fille de Mylord Portem— hil. A peine ai-je eu lage de raifon , que j'ai perdu ma mere , & que j'ai commencé a reffentir des chagrins. Mon pere, occupé des foins de 1'Etat, crut ne pouvoir mieux faire que de confier mon éducation a des Religieufes : on me mit dans un couvent a fix ans , & jufqüa lage de douze j'y vécus fans trouble & fans événement remarquable. Mon pere avoit coutume de m'honorer de fa vifite tous les mois; il eft fi bon & fi tendre que je regardois ces jours comme les plus heureux de ma vie: je les artendois avec une impatience extréme , & lorfqu'il arrivoit que fes affaires 1'empêchoient d'y venir aux temps marqués, je me trouvois alors d'une trifleffe dont rien ne me pouvoit faire revenir. J'entrois dans ma treizieme annéej ces jours-Ia font, comme on fait, un fujet d'anniverfaire , & marqués par des  96 Le Masqué réjouiffances. Mylord Portemhil ne manquoic jamais, lorfque cela arrivoit , de venir me voir, & de me faire des préfents en cette confidération. J'eus lieu d'étre contente de ceux qu'il me fit cette année ; il ajouta aux habits les plus magnifiques, des pierreries, & beaucoup d'autres ajuftements qu'on ne m'avoit jamais donnés: j'en fus tranfportée , & je lui exprimai ma reconnoiffance par les careffes les plus tendres , & par les termes les plus propresa Ten perfuader. II parut fe plaire a la maniere dont je la lui témoignai : vous voiia une grande fille, me dit ce refpeótable pere ; je veux h préfent que vous foyez traitée comme telle. J'ai donné ordre qu'on vous donnat un appartement a part; j'augmente vos domeftiques & vous aurez un parloir k vous feule , oü votre familie vous verra. II eft temps que vous preniez peu-k-peu 1'ufage du monde ; Ie temps approche oü vous y entrerez : il convient que vous le connoiffiez avant que d'y paroitre. J'ai fi bonne opinion de votre fageffe & de vos fentiments, que je n'ai aucune inquiétude fur 1'ufage que vous allez faire de votre liberté. , Tant de témoignages de bonté m'attendrirent  DE F E R. 97 tendrirent jufqüaux larmes. Mon pere parut touché de ma fenfibilité : ce n'efi pas tout , Keelmie , s'écria-t-il en m'embraffant, je fbnge a vous marier a un grand Seigneur , aimable & bien fait. Dés que vos habits feront achevés, je vous 1'amenerai : il eft jufte que vous voyez fi ce mari fera de votre goüt, avant que de rien conclure; je ne veux jamais géner vos inclinations. Mon pere me parut adorable en prononcant ce difcours ; je reffentis un cer~ tain je ne fais quoi qui me tranfporta : non , mon pere , m'écriai-je avec une vivacité dont je n-3 fus pas la maitreffe , je n'épouferai point celui que vous me propofez , tant que vous me laifferez cette liberté du choix que vous m'annoncez. Non , je le répete , je ne prendrai jamais un époux , a moins qu'il ne vous reffemble , & cela de maniere que je ne le puiffe moi-méme diftinguer d'avec vous. Mon pere fe mit a rire de ce qüil crut être une faillie , & fortit en difant que dans peu je changerois de Iangage : il fe trompa. Le Chevalier qu'il me préfenta quelques jours après , ne me plut point , tout aimable qüil étoit, & je m'en expliquai franchement avec Mi- I. Partie. E  98 Le Masqué lord,a la première vifite qu'il me fit en particulier. Ce refpectable pere me tint parole ; il ne voulut pas gêner ma liberté : il me fit cependant quelques reproches fur ce que j'avois refufé un partifi avantageux; mais je lui dis tant de chofes flatteufes, & je Ie careffai tant, qu'il s'en retourna fans pouvoir fe facher de mes refus. Vingt Cavaliers plus aimables les'uns que les autres, me furent préfentés; je les refufai de méme que le premier : tout Ie monde s'en étonnoit, & biamoit hautement mon pere de fon trop de complailance. Bien des gens fe per'fuadoient que j'étoïs prévenue fecrétement en faveur de quelqu'un : hélas ! on ne fe trompoit pas; mais qui auroit jamais ofé foupconner quel objet triomphoit de ma liberté ? Oferai-je 1'avouer fans rougir mille fois ? hélas! que ne m'en a-t-il pas coüté, Iorfque je découvris le vrai principe de mes refus conftants. J'aimois mon pere ; oui mon propre pere ! je frémis en démêiant cette cruelle paffibn , & j'eus beau en fentir toute l'horreur , je ne 1'en aimai pas moins. J'entrerois dans un détail trop long fi j'analyfois les différents moyens qui me  DE F E R. 99 ffrentappercevoir coute la rigueur de mon fort. II mefufüra de rapporter une occafion qui ne me permit pas d'en douter ; la voici : il eft méme a propos de la rapporter ici, pour vous mettre mieux au fait de ma funefte hiftoire. Plus j'avancois en age & plus je devenois férieufe; le goüt fecret qui me dominoit pour mon pere , me rendoit fi prévenante & fi attentive a lui plaire , qüil prit de fon cöté une telle affection pour moi , qu'il ne fe paffoit point de femaine qu'il ne vint me voir trois ou quatre fois , & qüil ne reftat a mon parloir des heures entieres. Hélas ! ce furent fans doute ces précieufes vifites qui acheverent de me perdre : loin de me défier des rifques que je courois, je m'applaudiffois intérieurement de mes feminiens ; je croyois qu'ils étoient ceux d'une fille bien née, & que cette tendreffe étoit un devoirqui ne pouvoit être affez dignement rempli. J'aurois vécu Iong-temps dans 1'ignorance de mes affreux fentimens , fans un événement auquel je ne m'attendoïs pas, qui m'ouvrit tout-a-coup les yeux fur mon terrible état. La jaloufie fut Ie fatal flambeau qui me fit reconnoitre , a fa trifte lumiere, les égarements de'mwn E i  ioo LÉ Masqué cceur. Mon pere , qui me montroit de jour en jour plus de confiance , vint un jour me trouver de bonne heure ; je lui trouvai 1'air fi trifte en entrant dans mon parloir , que j'en fis extrémement émue, & lui en demandai la caufe avec vivacité. Hélas , me dit-il , Heelmie l comment pourrai-je vous la confier ? Le Roi m'oblige a prendre un parti qui va me coüter le repos de ma vie : en vain me fuis-je fèrvi de tout le crédit que j'ai fur fon efprit pour le porter a changer de réfolution , «Sc a me laifier une liberté que je trouve préférable aux plus grands biens de ia vie , rien n'efi: capabie de 1'ébranler ; il fait que dans une place oü l'on s'enrichit ordinairement , j'y ai mangé le peu de bien que j'avois, en rempliffant mes devoirs, il veut abfolument , pour me faire une fortune plus brillante , «Sc pour me mettre en état , dit-il, de vous marier avantageufemenr, que j'époufe la fille du Controleur-Général de fes Finances. Je me trouve une répugnance invincible pour cemariage, malgré tous les avantages qüil me procure, & 1'idée flatteufe , ma fille, de vous faire un fort heureux : ma raifon 'me reproche cette répugnance, «Sc combat en votre faveur. Voila , Keelmie , le fujet de  de F e r. ior 1'inquiétude que vous avez remarquée en moi; je ne vous en fais point un myftere , je fais que vous êtes raifonnable , «Sc que vous n'êtes pas capable de faire un mauvais ufage de ma confiance : je trouve méme de Ia douceur a n'avoir rien de caché pour vous. Je me trouvai fi troublée après ce difcours, que mon Pere s'en appercut; il me demanda ce quej'avois, & fi je me trouvois mal. Hélas! que lui aurois-je répondu ? favois-je moi-méme la caufe fecrette de ce trouble ? Non ; mais je me trouvai , contre mon ordinaire , d'une timidité fi grande , que je fus cependant quelque temps fans ofer lever les yeux fur mon pere , «Sc fans pouvoir lui parler. II ne douta pas que je ne fuffe préte a m'évanouir , tant j'étois pale & défaite : il fe leva , fit appelier du monde pour prévenir ce malheur, & fortit en commandant qu'on me menat dans ma chambre, & qu'on eüt de moi tous les foins poffibles. J'étois dans un état fi extraordinaire, qu'on me ramena dans mon appartement fans que je donnaffe aucune marqué que j'euffe de la connoiffance : mes yeux étoient ouverts «Sc ne voyoient rien ; on me crut plus mal que je n'étois. Mes E 3  102 Le Masqué femmes me déshabillerent , me mirent au lit, & firent enfin tous leurs efforts pour me rappeller a mon état naturel. Je revins une heure après de eet état létargique , & je fus furpife de me voir environnée , comme une perfonne qui fait trembler pour fes jours. Jedemandai avec affez de tranquillité ce qui donnoit lieu a Pinquiétude que je lifois fur les vifages, & aux foins qu'on fe donnoit avec tant d'emprefTement : on me dit que je m'étois trouvée fort mal, & qu'on avoit craint que je ne le fuffe davantage. Je répondis que j'étois mieux , que j'avois befoin de repos, & qu'on me feroit plaifir de'me laiffer feule; on m'obéit. J'avois tant de chofes a examiner en moi- méme : je me trouvois fi fort agitée de ce que mon pere m'avoit dit , que je voulois déméler Ie principe de 1'intérêt que je prenois a un mariage qui ne devoit pas tant me tenir a cceur , & pour lequel il me convenoit de me montrer un peu plus indifférente. Je jettai un grand cri a Ia connoiffance de mon état: je Ie reconnus après une heure d'examen. Grand Dieu, m'écriaije ! fe peut-il que 1'égarement de mon ame foit pouffé a un tel excès ? Quoi ! j'aime mon propre pere! & j'ai pu 1'igno-  DE F E R. 103 ter fi long-temps! Je combattis deux jours vainement, pour arracher le trait dont mon cceur étoit bleffé ; tous mes efforts furent inutiles : non feulement Tidéefeule de ceffer de l'aimer me parut un fupplice , mais encore celle de le voir paffer entre les bras d'une rivale , étoit ce quï me défefpéroit. Je me déterminai a faire tous mes efforts pour rompre Ie manage projeté; & dès que j'eus pris cette réfolution je me fentis foulagée. Cent moyens plus extravagants les uns que les autres fe préfenterent a mon efprit , pour empécher que mon pere n'époufat celle a qui le Roi vouloit 1'unir : après une müre délibération , je les rejettai tous; je m'en tins a une imagination qui me parut propre a venir a mes fins, & a laiffer entrevoir ma paffion , fans étre dans la cruelle néceffité de Ia déclarer. Je n'en eus pas plutót compris toutes les conféquences, que je travaillai dès Je moment a Ia mettre en ufage ; je me mis a écrire , & j'envoyai a mon pere la Itttre fuivante. LETTRE de Heelmie a Mi lord Portemhil, fon pere. T E me pörte mieux , Milord , & Ie preJ mier ufïge qus je fais de ma convaE 4  iG4 Le Masqué lefcence , eft de vous remercier des inquiétudes obligeantes que vous avez marquées, en envoyant fi fouvent favoir de mesnouvellesrma reconnoilTance ne peut être égalée que par le refpect que je reffens pour vous. J'efpere que vous voudrez bien , a vos moments perdus, m'honorer d'une vifite précieufe, & après laquelle je foupire avec impatience. J'ai un fecret a vous communiquer, Müord ; mais pourquoi vous laiffer en fufpens , & ne pas vous le dire ? Le voici: vous avtz fait la conquête d'une amie qui m'eft chere a 1'égal de moi-même : elle vous adore en fecret , elle m'en a fait confidence ; & fi elle apprend ce que vous avez eu ia bonté de me dire, il faut qu'elle périffe : quoiqu'elle foit fans efpoir , elle nepeuts'accourumer a penfer qu'elle vous perdra pour jamais. Keeimie. A peine eus-je envoyé ma lettre, que j'aurois voulu pour toutes chofes au monde la retenir : j'envoyai un Laquais après celui qui la porroit , pour qu'il me la rapportar; mais il n'étoit plus temps : j'étois aimée & trop bien obéie. Je tremblai en apprenant que mon pere viendroit diner avec moi, O Ciel! que vais- je lui dire ,  DE F E R. 10$ m'écriai-je?Ne va-t-il pas entrevoir ce quï fe paffe dans mon cceur ? mon trouble me trahira ! Que penfera-t il de moi ? ne va-t-il pas m'accabler de rep oches & de mépris ? Mon pere fut ponduel : je treffaillis lorfque j'entendis fon carrofTe arriver. II entra dans mon parloir, extiêmement paré, & avec un air beaucoup plus gai qua Fordinaire : je ne fus que penfer de ce changement. Ma fille, me dit-il dès que nous fümes feuls, apprenezmoi quel eft 1'objet charmant qui fonge a votre pere & qui s'intéteffe a fon fort. Croiriez vous que votre lettre m'a caufé des mouveménts que je ne puis bien défi— nir ? jamais je ne me fuis trouvé dans une fituation auffi extraordinaire. A la veille d un hymen que je ne puis refufer de conclure, je m'en lens plus éloigné que jamais, & votre lettre, je vous affuie, n'y a pas peu contribué. Je me trouvai dans un embarras le plus grand a ce difcours; cependant la crainte que mon trouble ne me trahir , me rendit a moi méme Je voudrois de rout mon cceur, lui répondis-j,e, pouvoir fatisfaire a votre jufte cunofité ; mais j'ai juré a celle qui m'a confié fon iecret un filence éternel , & il n'efi pas poffible que je puiffe y manquer fans être la plus  io6* L e Masqué ïmprudente de toutes les femmes. Qüil vous fuffife , Milord , d'être affuré que jamais on n'a tant aimé qu'on vous aime, & que ce que je vous ai mandé eft exactement vrai. Mais, reprit mon pere, comment voulez-vous que je me décide fur des connoiffances fiiabftraites ? faites-moi du moins connoitre quel eft eet objet aimable qui veut bien s'intéreffer a mon fort. S'il ne s'agit que de vous promettre de ne jamais abufer de votre confiance , j'en uferai comme fi j'ignorois fes fecrets fentiments. Parlez, ma fille, plus vous mettez d'obftacles a ma curiofité , & plus je défire qüelle foit fatisfaite : je fais que vous m'aimez, & je ne doute pas que vous ne me donniez cette marqué de votre complaifance. II avoit bien raifon de croire que je 1'aimois, cepere adorable : hélas! il n'étoit que trop vrai; mais je craignois que mon aveu ne 1'irritat , & je n'avois garde de lui faire Ia confidence qüil exigeoit. Jeme défendis avec tant de vraifemblance, & je lui fis fi bien fentir que je ferois des plus méprifables, fi je trahiffois une amie qui m'étoit fi chere , qu'il necrut pas pour cette fois devoir en tenter davantage : tout ce qu'il put obtenir de moi, a force d'inftances, fut que je lui ferois voir un  D E F"E R. IO7 jour cette amante fecrete, qüil fe peignoit, dans fon imagination échauffée, la plus adorable perfonne du monde. 11 me fit répéter plus de vingt fois que je lui tiendrois parole ; & ce fut avec une peine extréme qu'il me quitta fans étre mieux éclairci. Le lendemain il fut plus preffant; vous ne m'aimez pas, Heelmie, me dit-il, puifque vous refufez de m'en donner des preuves fur un point qui m'eft fi intéreffant. Qüoi ! vous vous efforcez de me le perfuader, & vous me préférez une amie ! Non , je n'oublierai jamais votre peu de complaifance, & Ie peu de cas que vous faites de mes prieres ; ou il falloit ne me rien dire du tout, ou me fatisfaire entierement. Je voulus encore biaifer, je tremblois: je ne favois comment me défaire de fes inftances. Milord étoit trop pénétrant pour que je puffe me fervir de raifons qui ne fuffent pas abfolument valables. II y a dans vos moyens de me refufer, s'écriat-il en fe levant pour fe retirer, une envie direde de me déplaire, qui me touche jufqüau fond du cceur ! Eh bien ! gardez votre fecret, je ne vous prefferai plus de me 1'apprendre ; mais fouverjez£ 6 l  108 L e Masqué vous que je ne me mettrai jamais dans le cas d'avoir a me plaindre de vous. II voulut fortir en proférant ces paroles;l'état terrible oü je me trouvois me fit pleurer amérementrattendez, lui dis-je en le retenant; je ferai tout ce que vous voudrez, ó mon Pere.' mais fouvenez-vous que c'eft vous qui m'y avez obligé, & que fi je vous donne lieu de vous plaindre de moi... Eh ! pourquoi, interrompit-il , en reprenant un vifage ferein , aurois-je fujet d'être irrité de votre complaifance ? Parlez moi fans feinte,vousme rendrez la vie: depuis 1'idée que vous m'avez donnée de la perfonne aimable dont vous m'avez parlé, je porte dans mon cceur un trouble que je ne puis vous exprimer. Faut-il enfin vous 1'avouer, Keelmie? je 1'aime cette adorable perfonne, & Tnême je ne puis plus vivre fans Ia voir, & fans lui donner des marqués de ma reconnoiffance & de mes fentiments. Pendant que mon pere exprimoit ces paroles, avec une action qui me prouvoit combien il étoit pénétré de ce qüil me difoit, je fongeois aux moyens de le fatisfaire , fans effuyer les mouvements de fa première furprife. II me vint une imagination qui me parut convenable. Eh  DE F E R. IO^ bien , lui dis-je , vous allez étre content: je vais chercher 1'objet de vos défirs fecrets , & vous 1'amener , fous quelque prétexte fpécieux ; de cette maniere je ne vous mettrai pas dans le cas de me rien reprocher : pourvu que vous foyez fatisfair, qu'importe comment ? Milord me laifia la maitrelTe de me conduire dans cette occafion comme je le trouverois convenable : il ne défiroit que de voir 1'objet aimable qui s'étoit prévenue en fa faveur , & cela fuffifoit pour qu'il n'eüt plus a fe plaindre de la réfiftance que je montrois pour fes défirs. Je fortis & je fus me rendre dans mon cabinet , avec un trouble difficile a exprimer ; j'avois fait faire mon portrait en mignature quelques mois auparavant, pour une tante qui me 1'avoit demandé avec empreffement: je 1'enveloppai dans un papier , je le cachetai , & je fus prier une de mes compagnes d'y mettre le deffus, en lui donnant pour raifon que je voulois faire une petite piece a mon Pere. Je revins , au bout de ce temps, le trouver. Vous n'amenez point, me dit-il , 1'aimable Penfionnaire dont vous m'avez parlé ; ferois je afièz malheureux pour qu'elle ne voulüt pas me voir ? Mais , c'eft votre faute , d'oü vient lui avez-  iio Le Masqué vous parlé de moi ? que ne l'engagiezvous a vous fuivre , fous quelque prétexte. Heelmie , que vous êtes cruelle ! vous connoiffez ma fituation , mes impatiences , mes défirs , & il femble que vous vous plaifiez a m'accabler d'inquiétudes & de chagrins. Je tirai alors Ie portrait de mon fein. Voila , lui dis-je, de quoi juftifier ma conduite; celle qui eft prévenue fi favorablement pour vous n'ofe paroitre ici, elle m'a chargée de vous remettre cette lettre. Je crois qüelle vous apprendra le fecret après lequel vous paroiffez foupirer avec tant d'ardeur : on vous fupplie de n'ouvrir ce paquet que lorfque vous ferez forti d'ici ; ce n'eft qu'a cette condition que je vous Ie remets. Mon pere le recut avec un tranfport de joie qui me toucha beaucoup , & en me promettant qu'il feroit obfervateur religieux de Ia condition. II étoit trop curieux de s'éclaircir pour qu'il refiit plus long tems; il fe leva un moment après, & me quitta en m'affurant que j'aurois inceffamment de fes nouveiles. Jufqüau moment que j'en recus je me trouvai dans un état difficile a exprimer : Ia crainte & 1'efpoir m'agiterent tour k tour. Que va penfer mon pere ,  DE F E R. III me difois-je , en reconnoiiTant monportrait / N'aura-1 - il pas horreur du fatal fecret dont il eft I'emblême ? quel fera fon courroux , fes reproches , fon aigreur ? Ah , jufte Ciel! pourquoi avez vous permis quemon cceurfe laiffat prévenir d'une paffion fi déshonorante pour la nature ? mais que dis-je ! ne devois-je pas travailfes fans ceffe i Ia déraciner de mon ame ? ou fi mes efforts avoient été impuiffants, I'enfévelir pour jamais dans mes regrets & dans ma douleur ? «i ! Ü , -BF-ggg 'I .,".» CHAPITRE IX. JE paffai trois jours dans eet état funefte ; je défirois avec ardeur d'avoir des nouvelles de mon trop aimable pere, & je les craignois en méme - temps. Ah fans doute , continuois-je k penler , Mi\ovAPortemhil, effrayé des fentiments que j'ai ofé lui laiffer entrevoir , ne me regarde plus que comme un objet méprifable & qui n'eft pas digne de lui appartenir ; il va m'abandonner a Ia honte de mon fort ! oui : je ne Ie reverrai jamais! De pareilles réflexions me pénétroient de la plus vive douleur, & je pleurois  ii2 Le Masqué amérement, lorfque j'entendis frapper a ma porte ; j'envoyai une de mes femmes favoir ce qu'on vouloit , avec défenfe de laiffer entrer perfonne , fous prétexte que je repofois, dans la crainre de me montrer dans le défordre oü j'étois. On nTapporta une lettre qui me venoitde la part de mon pere : je treffaiilis en la recevant. Voici, me dis- je, mon arrér, je n'en dois point douter : je fus m'enfermer dans mon cabinet , & j'ouvris en tremblant cette lettre fatale. Je 1'ai relue trop fouvent pour en avoir oublié la moindre expreffion: la voici telle qüelle étoit. LS.TTRE de MilordPortemhil a Keelmie fa fille. APprenez-moi,Kee/w/e, ceque je dois penfer du préfent que vous m'avez fait. Depuis que j'en foupconne Ia caufe, je n'ai pas eu un moment de repos. Etesvous 1'inconnue dont vous m'avez parlé? eft-ïl vrai que vous ... ? Je n'ofe achever : je défire avec ardeur d'être parfaitement éclairci, & je tremble également pour 1'alternative. Jugez par le trouble dont je fuis agité de mes fentiments fecrets : apprenez - m'en davantage pour vous donner plus de confiance. Je ne ceffe  de F e r. IT3 d'avoir les yeux fur ce trop cher portrait: je lui dis des chofes que je voudrois dire a 1'original. Votre réponfe va décider de mon fort; il eff entre vos mains, Keelmie. Hélas! n'eft-ce p2s trop vous en dire! m'entendez-vous auffi-bien que je vous ai entendue > Miiord Portemhil. Je relus cette chere lettre trois fois. Ah ! je fuis aimée , m'écriai-je a Ia quatrieme; je n'en puis plus douter , tout me Ie prouve : dans mon malheur extréme je me trouve trop heureufe de trouver dans mon pere les fentiments que je reffens pour lui. Sa fageffe fortifiera la mienne , & nous nous guérirons 1'un 1'autre d'une paffion odieufe que nousreffentons a regret. Fol efpoir ! devois - je me flatter que 1'Amour travailleroit lui - méme a fa propre ruine? Mais dans de pareils égarements doit-on attendre d'autres effets de Ia réflexion ? Je fus deux heures entieres fans favoir de quelles expreffions je devois me fervir pour répondre a mon pere. Tantót je voulois interpréter différemment 1'aventure du portrait : une autrefois, avouer naturellement mes foibiefTes , & fupplier ce pere refpeclable de fe fervir de tout 1'empire qu'il avoit fur moi ,  ir4 Le Masqué pour arracher de mon ceeur le trait fatal dont il étoit déchiré : je me déterminai pour ce dernier parti. Je lui écrivts une grande lettre, ou la vertu & 1'amour fe faifoient reconnoitre tour-atour ; mais oü la paffion prédomir.oit fur les vains efforts du fentiment raifonnab!e. Hélas! a quoi cette réponfe fervitelle ? a enflammer mon pere davantage. A peine eut-il recu cette miffive, qu'il vint me voir; il ne me parut plus ce Miniftre révéré, ce pere refpeftable & qui m'avoit toujours impofé jufques-la. L'Amour en avoit fait un amant tendre, empreffé , délicat : fa vertu réprimoit en vain des mouvements fi odieux. Le crime prédominoit, & obfcurciffoit , par fon flambeau funefte , les rayons de cette méme vertu qu'on avoit toujours reconnue en lui , & qui le rendoit le premier de fon fiecle. Fatal amour ! voila de tes coups, il fufHt de t'écouter pour perdre en un inffant tout ce que 1'héroif me «Sc fa fageffe nous ont fait acquérir avec tant de travaux. Les premiers jours nous nous abandonnames a la douceur de nous aimer «Sc de nous le dire fans ceffe ; mais la vertu a cela de propre dans les cceurs oü elle a établi fon empire , que fi elle femble  DE F E R. II? céder aux afTauts funeftes qui lui font livrés, elle reprend tót ou tard le delTus, & fecoue irnpérieufement les traits décochés par le vice. Nous nous en appercümes bientót mon pere & moi : a peine fa voix éclatante fe füt-elle fait entendre , que ces douceurs que nous goütions devinrent ameres & empoifonnées. Nous nous fimes horreur mutuellement de nos foiblefTes; nous nous demendames Fun & Pautre comment il étoit poffible que nous euffions plié avec tant de molleffe fous un joug fi honteux ; nous nous exhoriames mutuellementk noüs guérir d'une paffion effroyable , qui devoit tót ou tard nous perdre & nous plonger dans le plus affreux précipice. Nous nous quittames avec des proteftations réciproques de travailler chacun de notre cóté a faire rentrer nos fentiments dans leur état naturel , & nous crümes , après huit jours de combats & d'épreuves cruelles, de ne plus nous voir, que Ia vertu qui nous parloit reprendroit h ia fin Ie deffus , & que nous n'aurions pius dans la fuite a r.ous reprocher de tels égarements. Mon pere gagna plus que moi dans ces combats refpeclables : il avoit fans doute plus de vertu. Le neuvieme jour  li6 L E M A S Q U E il m'écrivit pour fe féliciter de fa vicloire , & pour me faire des compliments fur la conftance que je marquois, par mon funefte filence , dans des fentiments auffi dignes de lui & de moi. II nes'agit plus, me difoit il , que de couronner un ouvrage fi méritoire ; c'eft de nous óter 1'efpoir , me mandoit-il , de nous revoir jamais : c'eft en vous donnant un écoux qui puiffe vous rendre heureufe , & vous faire oublier un pere malheureux. Je ne vous dirai pas ce qu'il nten a couté , ajoutoit- il, pour prendre ce parti : qüil vous fuffife d'apprendre que votre mariage eft conclu , & qüavant quatre jours vous ferez unie a 1'homme le plus eftimable de la Cour. Cette lettre , au lieu de me rendre le repos, me 1'óta entiérement: je penfai que Mylord Portemhil zvoh remporté la vicloire fur lui-méme , qu'il ne m'aimoit plus , & qu'il me facrifioit fans regret. Cette confidération me fit verfer un torrent de larmes , & au lieu de me faire triompherdeThorreur demes fentiments, elle me rendit tout 1'amour que j'éloignois vainement de mon cceur. J'eus beau vouloir gagner fur moi de répondre aux défirs de mon pere , en acceptant 1'époux qu'il me deftinoit, je  D E F E R. T17 n'y pus parvenir, non plus qüa me perluader qu'il me convenoit d'éteindre une flamme fi criminelie. Après deux jours de combat, je me trouvai plusfoibleque jamais. Mon illuftre pere, mon refpectable amant, qui fut témoin de mes foibleffes un jour qüil vint me voir pour me porter a fléchir généreufement fous le joug de eet hymen projetté , s'en retourna pénétré de tout I'amour que je lui avois laifie entrevoir , & j'eus lieu de jager par quelques larmes qui lui échapperent, que s'il me prefioit a me jetter entre les bras d'un époux , ce facrifice lui coütoitdu moins autant qüa moi. Je me trouvai, aprè^ cette eritrevue, dans un accablement fi affreux , que je ne pus plus me fupporter moi méme. Peu de jours après je tombai malade : les Médecins qui connurent a ma langueur qüun chagrin cruel en étoit Ie funefte principe , & qui s'imaginerent que peutétre 1'air du Couvent m'étoit contraire , & qu'il pouvoit y avoir donne lieu , déclarerent que celui de la campagne me feroit plus favorable; ils me 1'ordonnerent. Je ne fus pas fachée de ce changement; je me flattai que Ja foÜtude diftrairoit mes agitations cruelles; je partis pour une terre de mon pere , voifine de  n8 LeMasqus Ia mer; mais je ne m'en trouvai^ pas mieux : l'Amour m'y fuivic. Ce départ ne fervit qüa ajouter a mes fouffrances les rigueurs de 1'abfence , & quand on eft en proie a ce Dieu cruel, c'eft le plus barbare de tous ies tourments. Les gens qui m'environnoient cherchoient tous les moyens qu'ils pouvoient ïmaginer pour me diftraire de la mélancolie dans laquelle on me voyoit plongée. Les ordres qüavoit donné mon aimable pere lorfque j'étois partie , pour que l'on füt au-devant de tous mes défirs, intéreffoit tout le monde , & il n'y avoit point de jour qu'on ne me procurat de nouveaux délaffements : la promenade fur la mer étoit celui qui me confoloit le plus, & c'étoit auffi celui que je prenois le plus fouvent. Un jour que je révois triftement k Ia rigueur d'une deftinée auffi malheuteufè que la mienne , qui ne m'avoit rendue fenfible que pour un amant que je ne pouvois aimer fans crime , un ventfurieux s'éleva & pouffa en pleine mer la galiote fur laquelle j'étois. Après une tempête qui dura deux jours & deux nuits, je fus rencontrée par un vaiffeau Efpagnol : mon équipage n'étoit pas en état de fe défendre, nous fümes obli-  B E F E R. xig gés de nous rendre. On apprït qui j'étois , & comme nous commencions k être en guerre avec 1'Efpagne, on trouva ce hafard heureux, & on me conduifit a Ia Cour, comme un gage qui ferviroit un jour aux deffeins fecrets de 1'Etat. Le Roi d'Efpagne , depuis plufieurs annees, vivoit dans une foütude profonde. On attribuoit Ia mélancolie cruelle dans laquelle il étoit plongé , a une aventure arrivée a la,PrinceiTe Emilie fa fceur: elle s'étoit éprife du Vice-Roi de Catalogne; & , fans égard a fon rang & k ce qu'elle devoit au Roi fon frere , elle s'étoit fait enlever par fon amant. Elle vivoit, a ce qu'on difoit, dans un endroit inconnu de Ia terre. Ce Prince, dont la délicateffe fur 1'honneur & Ia gloire eft connue de tout 1'Univers , avoit prisa cceur eet affront , & !e bruit couroit que c'étoit la Ie motif fecret qui 1'avoit obügé de faire Ia guerre aux Anglois, paree qu'il les foupconnoit d'avoir donné afyle au raviffeur de Ia Princeffe fa fceur. En vain depuis Ie malheur qui étoit arrivé a la réputation de fon fang, avoiton tenté tous les efforts poffibles pour diffiper fes chagrins , rien n'avoit pu réuffir ; il perfiftoit a fe renfermer dans  'iio L e Masqué fon palais, & a être inacceffible a une partie de fa Cour; & lorfqüil en fortoit, ce n'étoit que pour donner des aétes de fa mauvaife humeur & cruauté , a laquelle on prétendoit qüil avoit toujours été fujet. Dès que la belle étrangere eut prononcé le nom du Roi d'Efpagne , Dom Pedre & Emilie fe jetterent un regard réciproque , qui marquoient 1'intérét qu'ils prenoient a ce récit: ils ne jugerent cependant pas qu'ils duffent incerrompre Keelmie; ils remirent a la fin de fon hiftoire k fatisfaire une légitime curiofité. A peine fus-je arrivée a Ia Cour, pourfuivit Keelmie, que j'appris toutes ces chofes de Ja femme de Menquès , premier Miniftre , chez laquelle on m'avoit remife, felon les ordres du Roi, afin que je ne puffe m'échapper, & que je fuffe traitée comme une fille de ma qualité. Quelque bonnes facons qu'on eut pour moi, je montrois une trifteffe extréme : elle étoit attribuée k mon efclavage ; mais, hélas! il avoit Ia plus petite parta meschagrins. L'idée de mon aimable pere me pourfuivoit en tous lieux: je portois fa chere image dans mon cceur ; nul événement ne pouvoit 1'en arracher. Je paffois une partie des jours Sc des nuits  DE F I Ui I2T nirits a pleurer ; en vain la femme du premier Miniftre , qui fembloit m'avoir prife en affecuon, tentoit-elle de diftraire mes chagrins : j'avois beau faire moimême pour affecïer plus de tranquiilité, la noire mélancolie prédominoit fur ies efforts que je faifois pour répondre aux bontés de Dona Medulina : c'étoit le nom de la femme du premier Miniftre. Ma langueur auroit dü faire connoitre ce qui fe paffoit dans le fond de mon ame : j'étois quelquefois étonnée qu'on ne 1'entrevk pas. Un jour que nous étions prêts a nous mettre a table, Menquès entra, accompagné d'un inconnu dont les traits me frapperent. II avoit 1'air grand & majeftueux , & fa phyfionomie ni'intéreffa par un air de trifteffe qui étoit répandu & qui avoit affez de rapport a 1'état oü je me trouvois : il me parut qu'il m'envifageoic avec des idéés femblables aux miennes, & qu'il s'intéreiToit a mon fort. 11 paria peu pendant le repas & m'examina beaucoup. II me fixa fi fouvent, que je m'en trouvai embarraffée, & que ;e n'ofoi plus lever les yeux fur lui. Dona Medulina, qui étoit de la meilleure humeur du monde , fit tout ce qüelle put pour égaycr I. Partie. F  Til Le Masqué ce nouveau convive ; mais il fembloit Cjüil fe modeiat exprès fur mes faeons. Je ne mangeois prefque point : il'touchoit a peine a ce qüon lui préfentoit; il m'échappoit des foupirs, il en fit plulieurs : je ne parlois point, & ii ne réponioit que par monofylhbes. Je remarquai tout cela, & je m'appercus méme qu ii avoit un air d'autorité dans cette maiion , & qu'on y avoit de grands egards pour lui. Je m'en étonnai, & cela paree que c'étoit la première fois que je 1'avois vu chez Menquès. Je jugeai en moi-méme que c'étoit quelque Prince ou quelque grand Seigneur de Ia Cour ' vous connoitrez bientót que je ne me trompois pas. Dès que nous fümes hors de table , Menquès difparur, comme a fon ordinaire, pour fe retirer dans fon cabinet : J'inconnu , qui ne m'avoit été annoncé que pour un Gentilhomme qui vivoit de fon bien, ( ce que je ne croyois pas) propofa a Dona Medulina de paffer dans un magnifique jardin , qui faifoit face a la falie oü nous avions diné : elle feignit d'avoir eu Ia méme idéé , Sc me dit en fouriant que Ia promenade etoit belle, & qne rien n'étoit plus ca-  DE F E R. IZJ pable de diftraire les fombres idéés. Je ne répondis que par une révérence & je la fuivis. L'inconnu me préfenta la main avec un air toujours auffi trifie «Sc auffi embarrafTé. J'aurois bien défiré me retirer, comme Menquès avoit fait; mais je n'ofbis faire ce chagrin a Dona Medulina: elle avoit tant d'affecflion pour moi, qüil fembloit que, dans la fituation oü je me trouvois, je devois du moins me contraindre , «Sc la dédommager par mes complaifances de 1'air de trifteffe avec lequel je paroiflbis toujours a fes yeu«. F 2  i24 L e Masqué CHAPITRE X. DOna Medulina, pour une femme de quarante ans, eft encore belie : dans fa première jeunefTe ellea été coquette, & elle n'a paru fe foucier que du plaifir de groflir le nombre de fes adorateurs. Depuis que fes appas fe fontévanouis, peu a peu 1'ambition a pris la place de 1'amour : elle n'oublie aucun des moyens qui peuvent la mettre dans la plus haute confidération. S'il avoit étépoffiblequ'elle eiit pu captiver le Roi d'Efpagne, pour que tout Ie Royaume eut dépendu d'elle, elley auroit réuiïi: elle a tous les talents convenables ; elle eft adroite , fouple, complaifante & ne trouve jamais rien de difficile, lorfqu'il eft queftion de parvenir a la faveur; mais comme elle a de Ia pénétration & du génie , & qu'elle concoit que fes charmes ne font pas fuffifants pour fe rendre abfolue fur le cceur de fon Maitre , elle a toujours ambitionné de trouver un fujet facile a conduire qui füt alTez aimable pour enchanter le Monarque ; dans 1'idée flatteufe que fi cela  DE F E R. I2(J arrivoït par Ion canal, elle feroit toute puilfante, & que fon crédit la mettroit dans 1'état oü fon ambition afpire depuis fi long-temps. Je reviens a préfent a ce qui m'arriva a la promenade , dont je viens de m'écarter , pour faire connoitre une perfonne qui va jouer un róle bien intéreffant. Nous ne fümes pas plutót affifes dans un cabinet de marbre, que des eaux jaillifTantes rendoient Ie plus beau lieu du monde, que cette habile femme fe leva avec un air d'inquiétude, & s'écria qüelle avoit une lettre indifpenfable a écrire ; qu'elle alloit 1'expédier Sc revenir dans le moment. Je voulus la fuivre , mais elle me pria de refter & de 1'attendre , en me difant en fouriant, qu'elle me laiifoït avec un Cavalier qui valoit bien Ja peine que j'eulTe de la complaifance. Je me trouvai dans ce moment fi extraordinairement agitée , que je demeurai comme un terme , & fans faire aucune réflexion a la fituation embarralfante oü elle me laiffo.-r. L'inconnu, qu'on venoit de me vanter, ne me parut pas plus libre d'efprit que moi; nous fumes vis a-vis 1'un de i'autre , pendant plus d'une demi heure, fans nous F3  ii5 Le Masqus rien dire : croiriez vous que cette con~ duite me donna pour lui de la confidération ? S'il m'avoit tenu les propos qui fe tiennent ordinairement en pareil cas a. une jeune perfonne qu'on fuppofe aimable , accoutumée a de pareils difcours, ils ne m'auroient fait aucune impreffion ; mais fon filence flatta mon amour propre: je trouvai aflez fingulier que eet homme füt le feul de tous ceux que j'avois vus qui ne me dit rien d'obligeant, & je défiiai qu'il parlat pour décider d'ui.e facon de penler que je trouvois fi bifarre. Je le fouhaitai vainement:il m'entretintde chorfes indifFérentes ; me paria du jardin oü nous étions, de la probité du premier Miniftre chez lequel je vivois; des gentilleffes de fa femme ; & pendant prés de trors heures que je me trouvai avec lui, je n'eus pas a lui reprocher qu'il voulüt me flatter fur la moindre de mes qualirés. • J'étois fi furprife d'une fageffe fi peu ordinaire chez les hommes,que je ferois refc tée jufqu'a fa nuit fans fonger a me lever de ma place. Dona Medulina , qui arriva enfin avec fon mari, fit changer la converfation : elle étoit gaie & elle rapporta a 1'inconnu une aventure toute récente^ qui fembia le tirer d'une rêverie profon-  dé Vér. 127 de. II s'agiffoit d'une jolie femme, qui n'avoit jamais pu fouffrir fon mari, tant qüü avoit été empreffé & fidele , & qui en étoit devenue folie & jaloufe depuis que les affiduités de fon époux étoient ceffées , & depuis qu'elle avoit appris que , las de fon indifférence pour lui , il s'en étoit confolé par Ie cboix d'une maitrefie aimable. Cela ne me furprend pas, reprit 1'inconnu, après avoir écouté avec beaucoup d'attention 1'hiftoire qu'on venoit de rapporter : les femmes font fantafques , capricieufes 8c bifarres. Le mari de celle dont vous venez de parler s'eff. laffé d'étre fot, & s'il avoit commencé par oü il finit, il n'auroit pas a fe reprocher a préfent d'avoir joué un róle auffi peu convenable & féant a quelqu'un qui fe piqué d'avoir de la raifon : en un mot je ne puis concevoir qu'on foit homme , & qu'on puiffe avoir la foibleffe de fléchir fous le pug d'un fexe auffi trompeur & auffi vain. Dans le vrai ce fexe n'a pour tout mérite qüun faux briüant, dénué de toutes qualités folides, 8c il faut être efféminé, fans expérience 8c fans raifon , pour fe laiffer captiver auffi aifément qu'on Ie fait aujourd'hui. Ce difcours me parut bien fort» &  12.8 Le Masqué bien extraordinaire devant deux femmes d'une certaine facon ; il me piqua : je Fus furprife que Dona Medulina , dont Ia vanité m'avoit toujours parue extréme j fie füt point y répondre. Sans chercher è en pénétrer Ia caufe fecrete , je Ie fis pour elle ; je pris le parti des femmes : j'appuyai mes raifons de citations & d'exemples. J'avois beaucoup Iu, ma mémoire m'a toujours fervi a propos : je fis 1'apologie de mon fexe avec chaleur, & je Ia terminai par réfoudre, que fi nous avions quelques défauts , il ne falloit les attribuer qüa la liaifon que nous avions avec les hommes; & que Ia plus grande preuve qu'on en pouvoit apporter , c'eft qu'on les voyoit tous les jours aux pieds de celles que leur vanité cherchoit a humilier fi fouvent. Dona Medulina me jetta un coup d'osil qui fembla me dire , vous vous étes acquittée a merveille de votre róle. Pour 1'inconnu , qui m'avoit écouté avec une forte d'intérét, il me fit enfin une politeffe. Des femmes de votre forte, me dit-il , avec un air complaifant , n'entrent pour rien dans le portrait que je viens d'en faire : vous étes trop bonne de vouloir bien les honorer de vos élo-  D E F E R. H9 ges, vous devriez les réferver pour vous feule. Après cela 1'inconnu fe tourna vers Menquès, 8c lui dit qüil étoit fatisfait', & qu'il avoit bien vu des femmes dans fa vie , mais qu'il n'en avoit point trouvé une qui me reffemblat. En achevant ces mots , il fe leva 8c il me jetta un coup d'osil en fe retirant qui ne me prrut point auffi froid que je me 1'étois d'abord perfuadé. Je ne pus m'empécher , après fon départ , de me féliciter de ce que j'avois enfin obtenu de eet homme févere une politeffe qui avoit paru tant lui coüter ; je me rappellai fa trifteffe, fon air diftingué 8c noble , fes manieres aifées d'agir & de parler & je m'occupai de tout cela au point, que le fouvenir de mon aimable pere en fouffrit. Je ne fis pas pour-lors cette derniere réflexion : je me trouvai dans une fituation d'efprit fi extraordinaire après la vue de 1'inconnu , que je ne penfai a rien qüa lui. Dona Medulina , qui me" vit plus diftraite qu'a 1'ordinaire, & qui avoit depuis quelques jours des raifons pour approfondir mon intérieur , me demanda, dès que je fus feule avec elle , ce que  53° I e Masqué je penfois du Cavalier qui m'avoit tenu compagnie pendant fon abfence. Je me trouvai étonnée a cette queftion , & je lui répondis avec embarras, que , dans le trifte état oü j'étois , je ne fongeois qüa. mes malheurs. Elle avoit trop d'efprit pour fe rendre a cette réponfe ; mais elle crut devoir attendre un moment plus favorable pour me fonder & pour m'amener & fes vues. Nous retournames ï la maifon , & je n'y fus, pas plutót , que je me retirai dans mon appartement. J'avois coutume tous les jours, depuis que j'étois féparée de mon pere , de flatter mon cruel amour par la douceur d'examiner un portrait que j'avois de lui, Toutes les chofes de la vie fe tournent en habitude ; a peine fusje dans mon cabinet, que je m'y enfermai & que je fus tirer d'une caiTette ce portrait, ci-devant la confolation de mes malheurs. Mais, Ie croira t on ? je le pris, & k peine y jettai-je les yeux : je le tenois entre mes mains , & je fongeois a touteautrechofeqüalui.OCiel.m'écriai. je m'appercevant enfin d'un changement fi furprenant! ferois-jeaffezheureufepour qu'une paffion criminelle s'éteignit peua-peu ! Grand-Dieu ! feriez vous ce mi-  D E F E R. . rqi rade , & rentrerois-je dans les fentiments qui conviennent a une fiüe bien née ! Je fus fi touchée de cette réflesion que je me jettai a genoux , & que j'adreffai a Dieu des prieres qui marquoient fincérement mon changement. Je ne fus occupée Ie jour & Ia nuit que de cette idéé, & plus j'y.faifois d'attention , & plusje me trouvois tranquiile & foulagée. Je paffai Ia plus agréable nuit du monde en comparaifon des précédentes. J'avois encore de 1'inquiétude ; mais qüelle étoit d'une nature bien différente de celle dont j'avois été agitée jufques-la ? Je fongeai a mon refpeéïable pere , il eft vrai; jc revis méme encore fon portrait avec plaifir: j'examinai Ie fond de mon cceur, je continuai a remercier le Ciel du changement miraculeux qüil y opéroit; ce n'étoient plus ces vives douleurs que 1'abfence occafionnoit par Ie paffé ; je ne poufTois plus de foupirs brülants: je fouhaitois de le revoir , ce pere trop chérï, fans que le fatal amour dont j'avois été obfédée fit entendre fa voix tyrannique & monftrueufe. Je n'ofois me flatter que eet état heureux dureroit; mais au bout de huit jours je me trouvai fi tranquiile & fi revenue demesfuneftes égarements,  132 Le Masqué de Fe r. que je repris peu-a-peu quelques appas dont Ia nature m'avoit parée , & que ma folie paffion m'avoit fait perdre. Le neüvieme jour mon efprit parut dans une affiette fi favorable , que l'on m'en fit compliment. Dona Medulina me dit, en me flattant, que je devenois mille fois plus belle de jour en jour : en effet, mon teint n'étoit plus pale , il s'étoit éclairci; mes yeux reprenoient leur brillant paffe. Je m'en appercus moi-même, & je ne pus m'empêcher alors, fans trop favoir pourquoi, de m'en applaudir avec plaifir. Fin de la première Partie.  L E MASQUÉ DE FER, OU LES AVENTURES ADMIRABLES DU PERE ET DU FILS. SECONDE PARTIE. A LA HAVE; Chez PIERRE DE HONDT. M. DCC, LX X XV,   L E MASQUÉ DE FER, OU LES AVENTURES ADMIRABLES DU PERE ET DU FILS , ROMANCE TIRÉE BE I'ESPAGNOI.' CHAPITRE XI. iijf||| E ne fus pas Ia feule qui fit at§È§B| tent'on au retour de mes charWËtÊm mes; Dom Gufman d'Alnikaras, qui partageoit la faveur du Roi avec le premier Miniftre , vint diner un jour chez Menquès, & fit connoitre bientót, par des vifites fréquentes & affidues, qu'il II, Partie. A  2 Le Masqué m'avoit trouvéea fon gré. KeelmJe s'interrompit dans eet endroit : elle ignoroit que Dom Pedre & la Princeffe connuffent le Courtifant dont elle parloit. II eft effentiel, continua-t-elle , que je vous faffe le portrait de 1'amant qui va paroitre fur la fcene ; c'eft a lui a qui je dois tous mes malheurs, & il eft d'une néceffué indifpenfable, pour la fuite de mon hiftoire , que je m/arréte ici un moment. Gufman d'AInikaras devoit plus fa fortune a fes brigues fecrettes, qu'a fon propre mérite ; fon efprit ambitieux & inquiet lui avoit toujours fait regarder a.'ec un ceïl d'envie tous ceux que la faveur du Roi avoit placés dans des poftes éminents: non-feulement il en étoit jaloux, mais comme il travailloit fans ceffè a chercher Ie moyen de leur nuire , il fembloit que leur chüte düt fervir a fon élévation. Plus de vingt perfonnes en place qui n'y étoient plus, auroient pu rendre témoignage de cette vérité , fi elles euffent été inftruites de la caufe fecrette de leur difgrace; mais il fe conduifoit dans fes trames cachées avec tant de fecret Sc de politique , qüil y avoit trés-peu de gens qui en euffent Ja clef L'on prétendoit qüil devoit Ia faveur  DE F E R. 3 fuprême oü on le voyoit, a I'une de ces pratiques dont je viens de parler. II avoit trouvé Ie fecret de découvrir les relations intimes entre la Sceur du Roi & le ViceRoi de Catalogne: il les avoit fait connoitre au Souverain , & cette preuve de la plus noire envie, qui fut envifagée alors comme les témoignages du zele le plus pur , füt récompenfée de la place qu'occupoit le malheureux Dom pedre. L'efprit fouple , pateün , politique & complaifant de ce Courtifan envieux réufïk auprès du Monarque , & il fe rendit li agréable & fi nécelTaire qu'il ne pouvoit plus s'en paffer abfolument. II fut comblé d'honneurs , de dignités & de richeffes en moins de temps qu'il n'avoit travaillé a les mérirer. Je ne fus informe;e des caufes de 1'éiévation de ce favori que bien long temps après. Dona Medulina n'eut garde de m'en faire part, elle avoit des vues lèeretes pour perdre ce Courtifan , que je n'avois garde de prévoir , & elle vouloit me faire fervir a renverfer une fortune qui faifoit ombrage a celle de fon mari: loin de me rien dire qui put lui faire tort dans mon efprit, elle me vanta cent qualités qu'elle lui fuppofa , afin que je le recuffe bien, & qu'il s'engageat de plus en A z  4 Le Masqué plus dans mes fers Vous ne tarderez pas a devinerle principe de cette conduite : fans étre initiée aux myfreres d'une poJitique que je n'ai jamais jju approuver, j'en fus bientót éclaicie. Je compris peu de temps après, par la difgrace de ee favori, que fi l'on avoit eu pour lui des bontés, elles étoient feintes , & que je fervois de prétexte au coup fatal qu'on vouloit lui porter. La facilité avec laquelle Gufman pouvoit me voir , rendit bientót fes vifites fi fréquentes, qu'on ne tarda pas a en connoitre le principe : c'étoit ce que Dona Medulina fouhaitoit avec ardeur ; loin qüelle füt un obftacle a fes vues, elle lui faciütoit au contraire , fans qu'elle parüt le vouloir , tous les moyens de m'entretenir. De mon cóté , je ne fis aucune démarche pour éviter fes vifites , dans fa réfolution oü j'étois d'arracher jufqüau germe d'une paffion qui me devenoit de plus en plus en horreur. Je défirai plufieurs fois intérieurement que eet amant décfaré parvint a m'infpirer affez de goüt pour m'aider a triompher de ces fentiments donc je craignois quelquefois Ie retour. Avec tant de facilité , il ne fut pas extraordinaire que Dom Gufman d'Alnikaras fe prévint de la paffion Ia plus  DE F E ïO 5 férieufe ; tout concouroit a la flatter: il fembloit que tout füt conjuré pour fa perte, & qu'elle dut être anïenée paf les endroits les plus doux. Un jour qüil étoit a mes pieds , & qüil m'exprimoit, avec les expreffions les ptus tendres & les plus perfüafives, 1'étendue de fon amour , 1'inconnu dont j'ai déja parlé, & pour lequel j'étois pre'venue fi favorablement, entra dans 1'appartement oü nous étions, accompagné de Dona Medulina. Je me troublai a fa vue , fans trop favoir pourquoi , & je fus fachée intérieurement qüil furprit Gufman a mes pieds. Cette réflexion ne dura qüun inftant ; je fus frappée de plufieurs chofes k la fois : le Vice-Roi de Catafogne s'étoit levé avec empreffement , étoit allé au-devant de eet homme aimable , dont je ne connoiffois encore ni le nom ni la qualité , avec un air foumis & refpeclueux qui m'étonna , «Sc qui me confirma dans les conjeclures oü j'étois , que eet ami de Menquès étoit d'un rang encore plus élevé que je ne l'avoiS d'abord imaginé. Une autre confidération qui me frappa encore davantage , fut la féchereffe avec laquelle celui dont je parle recut le foumis d'Alnikaras : un coup d'eeil févere A 3  6 Le Masqué répondit a fes égards foumis, & Ie renvoya avec un air humilié & chagrin. Maïs ce qu, me furprit plus que toute cnoie fut que Ie méme inconnu, au lieu de maborder , comme il me paroiffoit convenable, prit Dona Medulina par Ja main , fortit avec elle & parut i'entretenjr avec un air de vivacité qui fembloit avoir des motifs importants. Ce ne fut pas fur ces dernieres remarques que je marretai effentiellement, j'étois trop piquee de ce qu'on étoit entré dans un appartement oü j'étois, fans m'y faire au moms une politeffe : la vanité s'offenfe de tout ce qui la blefle ; mais, hélas ! ce netoit pas Ia vanité feule qui avoit entante mon dépir, un fentiment plus décifif agiffcit : il ne tarda pas a fe faire connoitre pour ce qu'il étoit. J'étois enfevelie dans de femblables renexions Iorfque 1'inconnu qui les occalionnoit fe trouva prés de moi, fans que je me fufTe appercue de fon retour. Vous revez, belle Heelmie, me dit- U , en m'abordant avec eet air noble qui m'avoit fi fort prevenu en fa faveur la première tois qu ii s'étoit offert a mes yeux : feroit-ce être indifcret que de partager les inquietiides qui femblent vous agiter f oi ma fenfibilité pour ce qui vous tou-  DE F E R. 7 che étoit capable de vous les diminuer , j'oferois vous répondre que vous feriez bientót foulagée. Mon premier mouvement avoit été de me lever & d'éviter 1'inconnu ; mon dépit m'y portoit , mais Pair dont ces pareles furent prononcées m'adoucit pour lui : je répondis cependant avec une forte de fierté ; j'avois fur Ie cceur ce qui venoitd'arriver. L'inconnu m'en parut affligé : ferois-je affez malheureux , continua-t-il d'un air plus trifte , pour vous avoir donné lieu , Madame , de fouffrir de ma préfence ? Je m'en punirois fur Ie champ , fi je le foupconnois, en me privant d'un bien que j'envifage comme Ie plus doux & Ie plus flatteur. Vous me permettrez , repris - je avec un refte de dépit, d'en douter. Eh ! pourquoi, belle Keelmie , m'interrompit l'inconnu avec vivacité ? Sur quoi pourriez - vous donc fonder une auffi cruelle conjedure ? Au lieu de répondre a cette queftion, je me !evai & je voulus me retirer; je fis réflexion a 1'imprudence d'un reproche qui devoit donner lieu de pénétrer des fecrets qu'il me convenoit de cacher éternellemenr. L'inconnu, trop éclairé , m'arréta ; je vous ai déplu , je ne le démêle que trop , ajouta-t-il ; mais fi 1'irmocence de Pinten-.  8 Le Masqué tion peut juftifier 1'offenfe, je mérite grace. Permettez que je cherche a 1'obtenir, je ne pourrois vivre un moment fans 1'avoir méritée par le repentir le plus fincere : parlez , belle Keelmie , parlez, que j'apprenne mon crime , afin de le réparer ou de m'en punir. Ces derniers mots furent prononcés avec un air fi tendre & fi perfuafif , ou , pour mieux dire , le nouveau penchant qui commencoit a me dominer , me paria fi fort en faveur de eet aimable inconnu, que, fans m'en appercevoir, je lui laiffai démêler Ia caufe de ma mauvaife humeur. A peine 1'eur-il connue , qüil jetta un grand foupir : que Gufman eft heureux, s'écria-t-il , fans répondre précifément a ce que je venois de lui dire ! il aime , il eft aimé... C'eft pouffer un peu loin Ia conjecture , interrompis-je en fouriant ; il me femble , Seineur , que les apparences vous font décider un peu légérement. Ce Courtifan dont vous parlez pourroit me trouver a fon gré , me Ie dire & foupirer a mes pieds , fans étre auffi bien dans mon efprit que vous vous le figurez : Pefclavage oü je fuis réduite me met dans la trifte contrainte de fouffrir bien des chofes qui me déplaifent, & qui, a dire le vrai, ne  BE F E R. O devroient pas être faites pour moi. Je prononcai ces demiers mots d'un ton fi férieuxi& fi ému , que l'inconnu parut étonné. Je ne crois pas , me dit-il en me regardant avec un air que la vérité rendoit perfuafif , que 1'intention du Roi foit que quelqüun ici vous défoblige , & manque au refpecf. qüil vous doit : je pourrois méme vous en répondre & vous ï'a/Turer ; & fi vous vouliez bien avoir affëz de confiance en moi pour me faire part des fujets que vous avez de vous plaindre , ou me nommer ceux qui font affez hardis pour y avoir donné lieu , j'oferois me flatter, je vous le répete , de trouver les moyens d'y mettre ordre, & de vous procurer la fatisfaclion que vous pourriez défirer. Je répondis a ce difcours avec complaifance ; il étoit trop flatteur pour ne pas achever de m'óter de Pefprit la mauvaife humeur a laquelle lui-même avoit donné lieu : je ne fais pas méme fi 1'entretien ne feroit point devenu plus vif, fans 1'arrivée de Dona Medulina; j'étois dans des difpofitions affez favorables, pour que cela put être amené. La converfation changea & roula fur des matieres indifférentes : l'inconnu la foutint avecbeaucoup d'efprit. Que vousdirai je  To Le Masqué de plus ? ce jour décida de tour. I/image de mon pere fut entieremenr eflkée de mon cceur , & aft place celle de 1'inconnu s y grava profondément. Je fus trois jours fans le revoir, & iï faüut toute ma réferve pour qu'on ne sappercur pas de I'inquiétude que cette ab.ence me caufoit; j'eus la bouche ouverre vingt fois pour demander a Dona Medulina ce qüétoit devenu ce trop cher ïnconnu : ,e rougis mille fois de la vivacité de ce nouveau penchant; mais quand je me rappellois que c'étoit peut étre a lui que jetois redevable de la fin d'une paffion criminelle , je m'en applaudifiois, & je m abandonnois a Ja douceur d'être aimee d'un homme qui me paroiflbit fi digne de mes fentiments. Ces réflexions étoient fuivies de plulieurs autres; j'avois lieu de foupconner quon me cachoit Ia quaüté de l'inconnu , & qu'il étoit d'un rang plus élevé que celui fous lequel il paroiflbit k mes yeux. Quelquefois mes idéés fe portoient en fa faveur a ce qu'il y avoit de plus grand ; je n imaginois rien de trop a ce iujet : enfuite je me dtmandois les motifs qui lobligeoientameceler fon véritable etat , quelles pouvoient en étre les raiions. Capti ve comme je 1 etois je ne voyois  DE F E R. ri J pas qüon eür lieu de me craindre ou de | me ménager. Sur la fin du troifieme jour, Menquès I me demanda a table fi je me trouvois J difpofée k faire un petit voyage a quel; ques lieues de Ia Viile , dans une de fes terres , oü l'on pafferoit quelques jours, en m'aflurant que 1'air de Ia cam~ \ pagne feroit favorable a ma fanté. Je I lui répondis. qu'en attendant ma liberté , je me trouverois toujours bien cü Dona ! Medulina & lui feroient. Cette politeffe | m'en attira beaucoup d'autres ; ils mo | jurerent k cette occafion qüils m'étoienc jl fort attachés , & qu'ils iroient toujours ;: au-devant de tout ce qui pourroit' me I flatter. Le Iendemain nous pardmes ; je fus j furprife en arrivant a la terre dont on i m'avoit parlé , de Ia magnificence du palais & des ameublements: j'avois vu en 1 Angleterre les maifons royales , & je j convins en fecret que celle oü je me j trouvois ne leur cédoit en rien. On juge de Ia grandeur des Rois par celle de i leurs Sujets , & cette confidération me donna des idéés de celle du Roi d'Efpaj gne , k laquelle le préjugé de ma Nation i s'étoit oppofé jufques la. L'apparrement oü je fus conduite ,apiès  iz Le Masqué le fouper, pour me repofer, étoit fi brillant & fi fuperbement décoré , que je ne pus m'empécher d'en marquer ma furprife. II n'y a rien dans ce Royaume d'aiTez beau , me dit flatteufement Dona Medulina , qui ne foit encore fort audeffous de ce que vous méritez ; on voudroit bien tacher de vous faire oubüer votre patrie, ou de vous rendre au moins fupportable votre captivité. Je fus fenfible a ce difcours, j'y répondis avec politeffè , & nous nous quittames, la femme du Miniftre & moi , après nous être fait beaucoup d'amitié. J'avois a ma fuite deux femmes qui avoient été prifes avec moi , & qüoa m'avoit laiffées; 1'une étoit ma Gouvernante , & 1'autre une fille de condition , qui, par les rigueurs d'une fortune aveugle, s'étoit trouvée trop heureufe d'enrrer auprès de moi : je 1'aimois beaucoup ; elle avoit une forte de caradtere qui fympatbifoit avec le mien , & je faifois mon poffible pour lui rendre fupportable fa condition. Tant que j'avois aimé mon pere elle n'avoit point eu ma confiance ; je 1'eftimois trop pour avoir h rougir devant elle de pareils égarements: mais il n'en avoit pas été de méme de mon penchant pour 1'inconftu , je lui en avois fait  BE F E R. 1$ fait part, «Sé il ne s'étoit point palTé de jour depuis ce temps-la , que nous ne nous en fuffions entretenues. Dès que Dona Médulina fe fut retïrée , je lui demandai ce qüelle penfoit des égards diftingués qüon avoit pour moi, & de la magnificence qui nous environnoit. Je ne fais, me dit-elle , mais tout cela me paroit au-deffus de la grandeur d'un premier Miniftre ; il m'eft venu a ce fujet des idéés dont j'ai eu envie de vous faire part , & qui font relatives a tout ce que je vois: je ne puis m'empêcher de les trouver vraifemblables. Je demandai avec empreflement a Clémélie , c'étoit Ie nom de cette aimable fille, quelles étoient ces idéés? Qu'un grand Prince eft amoureux de vous, reprit elle ; que ce palais lui appartient ; que Dona Méduüna eft fa confidente , & que 1'incomu, pour lequel vous étes fi favorablement prévenue , eft celui-la méme que je fonpconne qui veut tout employer pour parvenir a votre poffefiiort. Cet aveu me fembla fi conforme a mes propres idéés, que je n'en fus pas furprife; mais pourquoi fe cacher , lui dis je l je n'ai point affez maltraité cet incorinü charmant, pour Pobliger a prendre tant II. Portie. ' B  14 Le Masqué de précaution : dailfeurs qui 1'empécheroit de m'adrefler des vceux publiquement ? Ah ! Madame, que dites-vous, mterrompit cette fille fpiriruelle ? ignorez-vous qu'il n'efi pas permis a Ia Cour d'aimer felon fon goüt , & que Ia politique a droit jufques fur nos cceurs ? Plus Ie Prince qui vous aime efi au-deffus des autres, & plus il eft fujet a ce tyrannique ufage. Le Roi d'Efpagne hait les femmes, du moins on le dit: cela fuffit pour que cequi 1'environne paroiffe ne les pas aimer; ce feroit un crime que d'en ufer autrement, & voila fans doute Ia raifon pour laquelle votre inconnu apporte tant de précautions pour que fon fecret ne foit point divulgué. J'étoisama toilette pendantce difcours. Clémélie , en cherchant quelque chofe dans un carré, y trouva une petiteboire garnie de pierreries,a laquelle pendoit une clef: elle me Ia montra; nous 1'ouvrimes, ellerenfermoit un bijou garni de diamans dont 1'éclat nousfurprit, avec une lettre & un écrin des plus belles pierreriesVous verrez que ceci eft une galanterie de votre inconnu , s'écria ma confidente : lifez Ia lettre , Madame, elle vous inftruiraa & nous découvrira peut-étre le fecret  DE F E R.. qua nous avcns tant de peine k deviner. Ce fecret m'intéreffbit trop vivement pour héfiter k décacheter la lettre : elle étoit concue dans ces termes. LETTRE. ^Ouvene^ vous , Madame, d'un homiSj me qui vous aime & qui ne peut vivre fans vous : des devoirs in -iijpenjables mont privé de la douceur de vous le dire moi méme ; elle feroit promettre au Roi amoureux , qu'il ne me parleroit jamais pendant le jour des myfteres de la nuit , & le prétexte de cette priere étoit la décence & la pudeur. Le Roi vint ce jour méme , comme 1'Officier 1'avoit dit: foit que je fuffe prévenue , ou que ce Prince , a la veille d'un événement dont il faifoit dépendre fon bonheur, füt naturellement agité, je lui  50 Le Masqué trouvai dans la phyfionomie un air fïngulier & funefte , que je ne lui avois jamais remarqué. II en ufa avec moi, avec touta la politefTe imaginable, & ne me tint aucun difcours qui püt me porter a aucun foupcon. Que les hommes font traitres & difiimulés ! pardonnez-moi cette réflexion : j'ai eu trop fujet de m'en plaindre pour qu'on n'ait pas 1'indulgence de me la paffer. Deux heures avant qüil füt nuït ce Prince partit, & me dit, en me faifant fes adieux , qu'il feroit quelques jours fans me voir , a caufe des affaires de la guerre qui 1'obligeoient a un travail continue!. Je concusbien , prévenue comme je 1'étois , que ce qu'il m'apprenoit étoit afin qüil ne füt point foupconné des violences qu'il me préparoit je diffimulai & je répondis ce qui convenoit dans une pareille occafion. Dona Médulina feignït de fon cóté un mal de tête affreux , pour avoir lieu fans doute de fe retirer de bonne heure ; mais en effet afin de tenir compagnie au Roi, qui devoit rentrer , felon le projet , dès que la nuit feroit tombée , ou pour m'obliger a retourner dans mon appartement. J'ufai de diffimulation avec elle, comme j'avois fait avec le Roi. Jen'a-  DE F E R. vois a prendre que ce feul parti ; tout autre m'eüt été inutile , & ne m'eüt occafionné que des malheurs plus certains. Clémélie étoit trop intéreffée a prendre toutes les mefures qui pouvoient empécher le malheur qu'elle craignoit avec tant de raifon /pour ne pas ufer de toutes les précautions poffibles pour le parer, Nous fümes vifiter 1'une & 1'autre tous les endroits par lefquels on pouvoit nous furprendre pendant la nuit : nous barricadames nos portes , après y avoir mis les verroux ; les fenêtres ne furent pas oubliées: nous levames les tapifferies. En un mot , après un examen exact nous crümes que nos terreurs étoient paniques ; en effet il n'y avoit pas la moindre apparence que nous puffions étre furprifes, & il nous fembloit qüa moins de forcer 1'entrée de Tappartement, il n'étoit pas naturel que nous couruffions aucun danger. Nous ne faifions pasréflexion que la puiffance des Rois fait tous les jours des miracles, & que tout leur réuffit lorfqüil s'agit de fatisfaire leurs défirs. Cependant, malgré cetteopinion favorable , la crainte d'être furprife & de rifquer le plus grand des malheurs, me fit prendre le parti d'aller me coucher : j'obligeai ma confidente de fe mettte dans  Le Masqué mon lit. Je lui dis avant que de la quïtIter tout ce qui me parut de plus flatteur «Sc de plus féduifant pour la porter a perfévérer dans fes réfolutions. Quoiqu'elle eut pris fon parti, fa douleur extréme étoit toujours la méme; rien ne pouvoit la confoler. Je revins un moment après; je concus une imagination qui me parut admirable , en cas que le Roi, par un prodige , entrat dans fon lit; je Ia lui communiquai : je lui dis qüil falloit affe&er unlong fommeil. De tous lesmoyens auxquels vous pourriez recourir, m'écriai je, c'eft-la le plus raifonnable ; le Prince fatisfait de fon bonheur, dans Popinion oü il fera que fa témérité n'eft point foupconnée, reftera pendant le jour avec moi dans les bornes de la réferve & de la retenue , & nous lailTera par ce moyen le temps «Sc la liberté de travailler a nous arracher a des rifques plus certains. Ne vaudroit-il pas mieux , reprit Clémélie , que j'engageaffe le Roi, par toutes les raifons que le Ciel pourra me fuggérer, a refpeóter mon innocence «Sc ma vertu ? Seroit ce un crime, en cas que fa paffion lui fit fermer 1'oreille a toutes mes fupplications, d'exigerde fa probitéla patole de m'époufer ? Ternes, lui dis- je, en  DE F E RS 53 ne pouvant m'empécher de fourire de cette plaifante imagination ; je n'envierai pas ta fortune , en cas que tu Ia faffe : tu en eft hien digne aiTurément, ajoutai-je, par le facrifice honorable que tu me fais aujourd'hui de ton honneur. Clémélie , touché de ce difcours, me jura qüelle n'avoit pas entendu parler d'el!e,en engageant Ia parole du Roi pour 1'hymen dont il étoit queftion. Je me préparois a répondre a ce difcours , lorfqüil me fembla que le lambris craquoit ; je m'enfuis avec précipitation dans le lit de ma fuivante , & j'étois faifie d'un fi grand effroL' ^y;" j'étois dans le méme état que fi'ia*mört eut été préte a me conduire dans le tombeau. CHAPITRE XIV. APeine fus - je entrée dans mon lit, ou pour mieux dire dans celui de Clémélie , que j'entendis diftinctement mon lambris fe féparer en deux ; j'étois couchée dans un cabinet oü étoit ma toilette, & il étoit fi prés de 1'apparter  54 LeMasqpe ment que rien ne s'y pouvoit faire qu'il ne parvint a mes oreilles. J'avois été li effrayée du premier bruit dont j'ai parlé, que j'avois oublié de fermer ma porte, & je ne m'en reffouvins que lorfqu'il ne fut plus temps II eft aifé de juger de mes alarmes ; j'entendois diftinétement marcher prés de moi : j'étois dans un état qüil eft impoffible de rendre réellement. Quelque fut mon effroi , je ne pus m'empécher de prêter 1'oreille a ce qui fe paffoit : malgré les précautions que j'avois prifes pour éviter les périls que je courois, je m'étois munie d'un poignard, en cas que la füpercherie n'eut pas lieu. jcvj'Vïravois cependant pas imaginé 1'ufage ; Ia vertu feule m'avoit difté ce deffein : peut- étre , m'étois je dit alors , Ie Ciel fera -1 - il un miracle en ma faveur! Que fais - je fi de foible que je me connois, il ne m'infpirera point une male réfolution ? fouvent il protégé 1'innocence : c'étoit - la mon idéé , & ce qui me rendoit fi attentive a ce qui fe paffoit. La conduite du Roi fut finguliere; je 1'entendis qüil fe plaignoit. Elle dort, s'écrioit- il! ( Clémélie faifoit femblant de dormir, trop effrayée fans doute, elle avoit pris ce parti.) Elle doit jouir de ma  DE F E R. <ƒ«{ préfence , & rien ne la réveille ! Quels biens puis-je goüter fans elle ! O chere Keelmie, conrinuoit - il amoureufement t ceffez un fommeil dont la durée m'étonne ; écoutez un Roi qui vous adore «Sc qui ne vit que pour vous. Pardonnez une entreprife téméraire , autant diétée par des confeils féducfteurs, que par Pamour le plus exceflif O Keelmie ! adorable Keelmie ! répétoit- il , que mon bonheur feroit extréme fi ces biens, qui font en ma puiffance , m'étoient donnés par vousméme ! que dis - je? fi vous connoiffiez bien le fond de mon coeur «Sc les ardeurs dont il eft enflammé, vous feriez tout pour un amant que la reconnoiflance attacheroit de plus en plus , «Sc qui feroit capable de vous élever au deftin le plus éclatant. Après ces mots, Ie Prince fe tut. Je m'étonnai que ma fuivante ne profitat point de ces heureufes difpofitions pour ceffer un fommeil qui devenoit inutile , «Sc qui la mettoit dans le cas de eourird'autres rifques. Le filence avoit fuccédé a ces tendres accents; aucun bruit ne le faifoit entendre, «Sc je ne pouvois imaginer ce qui pouvoit donner lieu a un repos fi profond. Je prêtai une nouvelle attention: après  %6 Le Masqué un temps affez confidérable , j'entendis deux foupirs élancés en méme-temps. Je ne favois qu'en penfer , un treffaillement m'agita. Que vous étes adorable , s'écria une feconde fois le Roi, & que ce filence m'infpire de refpeét &. de confidération.'Oui, belle Keelmie , je vous le protefle , fi vous me rendez heureux , ma main & ma Couronne feront Ie prix de votre complaifance. Le parti que vous prenezeft celui d-'un creur également généreux, fage & prudent; vous concevez le danger que court votre vertu : vous n'avezque ce feul moyen de vous défendre de mon ardeur impétueufe. Je ne veux point profiter de pareils avantages, & encore moins devoir a la terreur & a Ia violence ce que j'attends de 1'amour. Ceffez vos craintes, il y a long temps que j'aurois mis mon fceptre \ vos pieds , fans 1'efpoir féduéteur que Dona Médulina m'avoit fait concevoir : en vous perdant elle me perdoit; mais raffurez-vous, chere Keelmie , je vous le répete , recevez ma foi, donnez-moi la vótre ; d'ici en un mois foyez certaine que vous ferez Ia Souveraine des Efpagnes & 1'époufe légitime de fon Roi. J'attendis avec une impatience extréme Ia réponfe de ma confidente : je ne  DE F E R. ij pouvois comprendre ce qui pouvoit avoir donné lieu a de pareüs difcours, & ce qui empêchoit cette fille de s'expliquer. Enfin elle paria : je jugeai au fon de fa voix de ce qui fe paffoit dans fon ame ; fes accents étoient entrecoupés ; fon intention s'expliqua par ces mots: que puisje , s'écria-t-elle , contre le plus grand des Rois ? Celui qüun miracle introduit dans un appartement li bien fermé ne percera -1- il pas en tous lieux ? Hélas! il faut fubir fa deffinée. S'il elf. dit que je fléchiffe, fi les décrets immuables de la deffinée ont décidé de mettre un fceptre dans ma main , que ces décrets s'accompliffent, que Je fceptre paroiffe, je fuis prête a le recevoir avec réfignation. Les tranfports les plus vifs de la part du Roi fuccéderent a un difcours auffi modefte & auffi fage. J'entendis de nouvelles proteffations, qui me perfuaderent combien Ie Prince étoit généreux : elles durerent plus de trois heures, & je m'en étonnai. Je ne m'étois pas perfuadée que 1'amour dont les ailes font ficourtes, put voler fi Iong-temps. Je commencois a m'ennuyer de la longueurde la conférence, lorfque Ie Roi s'écria : qu'importe , ce qui eft dit eft dit, il s'accomplira. Je ne fus pas peu furprife  La fage Keelmie , après ces mots, foupira amérement , & termina ainfi fa fatale hiffoire. Dom Pedre & Emilie , qui n'avoient plus aucunes raifons de fe défier de cette vertueufe fille , en uferent alors envers elle avec confiance. Quelle fut fafurprifeenapprenant quelles étoient les perfonnes qui Ia protégeoient ! leurs malheurs n'égaloient-ils pas les fiens ? elle témoigna fa confolation par les difcours les plus propres a la perfuader , & proteffa qüelle n'avoit plus rien a craindre de fa deffinée , puifqüelle fe trouvoit avec tout ce qüil y avoit de plus digne d'étre refpedé dans le monde.  DE F E R. 77 Après des témoignages réciproques de reconnoiffance & d'amitié, Ton tint confeil fur Ie parti qu'on avoit a prendre. Dom Pedre , fans déclarer fes vues fecrettes, décida qüil falloit continuer a fe conduire comme on avoit fait jufques-la , & qu'on en uferoit dans les fuites felon les occurences, & ce qui conviendroit aux intéréts préfens. Cependant le Roi d'Angleterre , qui depuis Ie changement heureux qui étoit arrivé a fes affaires, ne pouvoit plus fe paffer de Dom Pedre , auquel il attrituoit le fuccès, fit interrompre cette conférence par un Gentilhomme , qui 1'avertiffoit de fa part qüil pafferoit Iuiméme chez lui a 1'entrée de Ia nuit , accompagné de fon premier Miniftre , pour Pentretenir d'affaires importantes. L'on juge bien que cette nouvelle a'arma Keelmie: elle en palit. La Princeffe ja raffura , & lui promit de ne pas la quitter : il n'y avoit pas apparence que Ie Roi, & encore moins Milord Portemhil , fiffent une perquifuion dans la maifon de Dom Pedre : d'ailieurs 1'appartement de Keelmie étoit fi reculé, qüelle y étoit a couvert des hafards qui pouvoient arriver. A peine les ombres de Ia nuit eurentelles couvert 1'hémifphere , que le Roi  7? LeMasque d'Angleterre fe rendit chez Dom Pedre avec fon premier Miniftre. Lorfque les portes du cabinet furent fermées , le Souverain s'exprima dans ces termes. Vous vous cachez de moi, Dom Pedre , «Sc je n'ai rien de caché pour vous. ce début 'e nouveau Général paiit : remettez vous, continua le Prince; vous concevez par Ia connoiffance que j'ai de votre vérnable nom , que je fuis informé de Ia vérité de votre état. Si je m'en ïapportois aux lettres du Roi dEfpagne que ,e viens de recevoir , vous auriez mérite votre difgrace & vos malheurs; maïs ne eraignez rien , vous m'avez bien lervi , je vous ai remis ma gloire «Sc ma reputation entre les mains, «Sc quelque chofe qui puiffe arriver , je ne ferai jamais la paix a vos dépens. Après ce difcours, Ie Roi tira une lettre de fon fein & la remit a Dom Pedre • bfez, lui dit-il; je viens exprès pour eri concerter avec vous Ia réponfe : mon procédé vous prouve affez mes intentions, H ne vous efè pas difficile de les pénétrer Dom Pedre fe trouvoit trop flatté des diffmaions du Roi pour ne pas en exprimer fa reconnoiffance dans les termes les plus refpecïueux. Après un nouvel ordre de lire une lettre qui devoit  de Fe r, 79 ï'intéreffer au dernier poinr, il Fouvrit , & y trouva ces mots qui lefirenr frémir plus de cent fois de fureur. LetTRE du Roi d'Efpagne au Roi d'Angleterre. Mon cher Frere, LE courrier qui aura 1'honneur de préftnter ma lettre a Votre Majefté , eft mon Grand - Ecuyer : vous ajouterez foi a tout ce qüil dira comme a moi-méme. Les différents qui regnent entrent les Rois n'empêchent ni la politeffe ni les procédés. Je vous demande un traitre échappé a ma juftice , qui fe cache dans vos Etats fous le nom de Dom Diegue, & qui n'eff autre que Dom Pedre ; un ingrat, un perfide , que j'avois comblé de mes bien - faits , & qui m'en a payé pat des noirceurs fi affreufes , qüil ne m'eft pas permis méme de les révéler. Votre Majefté peut juger de mon reffentiment par fa grandeur du forfait; reffentiment fi jufte, que jepérirois plutót moi méme quedene pas m'en vengerrvous penfez trop bien pour éluder une grace que je vous accorderois moi- méme en pareil cas»  J° Le Masqué in rnnf' 6 h Paix i n°* Miniftres en confereront quand i! vous plaira ■ mais Ü hm que Dom Pedre en foit PaccefToire Je prie Dieu , mon cher Frere, qüil tienne Votre Majefté en fa fainte galde oigne Yo el Ré. b«uC. Le Roi d'Angleterre n'attendit pas que Dom Pedre fe juftifiat: je vous crois in! nocent des accufations qu'on vous impu- tron -~ ; V°US étes tr°P b"ve & trop genereux pour étre traitre : mais il ne iuftc pasd'être innocent a mes yeux ilfaut que route Ia terre penfe comme moi! t V, ,'e d une 8uerre Plus cruelle que Jes precedentes, & continuée en votre fa^ur, U convient que mes voifins en approuvent lescaufes. Autant Ia proudion ZVf VT- d°nne fera f" e,,e du ëout de tous les Princes, en cas que vous la mérifrez, d autant plus ferois - je condamné fi étois foupconné de foutenir Ia pe.fid.e & Ja trahifon Défendez vous, Dom Pedre, ajouta Ie Roi avec bonté ; juftifiez-vou enyers Ie Roi d'Efpagne, je ferai moimeme Ie premier a publier votre innocence; en attendant, vivez tranquiile dans mesEtats.-aPabridemapuiffance, vous  DE F E R. 8l y ferez en füreté, & Ie Roi d'Efpagne , tout grand qüil eft , ne pourra rien contre vous. Dom Pedre, pénétré de Ia plus parfaite reconnoiffance, fe jetta aux pieds du Monarque , & lui fit part, avec une confiance naïve, de la maniere dont il avoit époufé Ia Princeffe Emilie , & des fuites cruelles qüavoit eu cet hymen. Le Roi s'attendrit plufieurs fois a ce récit; mais ce qui lui caufa une aJmiration fans égale, fut la réfolution que marquoit Dom Pedre de ne jamais fe juftifier, s'il étoit obligé de compromettre la réputation de Ia Sceur du Roi d'Efpagne. II étoit certain que Ia paffion de cette Princeffe étoit le feul principes des crimes qui lui étoient imputés; il ne pouvoit fe juftifier fans découvrir le fecret d'une paffion trop vive : il aimoit mieux , continuoit il, étre Ie feul criminel, & périr plutót mille fois que d'avoir fa grace a ce prix. Miiord Portemhil, qui fut confulté fur ces embarras , & qui favoit par expérience qu'on n'eft pas toujours le mairre des fentiments du cceur, s'intéreffa ter.drement pour Dom Pedre , & fut longtemps a réfléchir fur les biais qu'on pouvoit prendre dans une occafion auffi délicate. Après avoir méditéquelque temps,  2i Le Masqué il propofa un moyen qui paroiflbit rifquant pour le falut de Dom Pedre ; mais qui, felon lesraifons qu'il all'igua, fe trouvoit Ie plus fage & Ie plus convenable. Le Roi frémit de ce moyen, c'étoit de demander une treve, & de propofer un Ambaffadeur au Roi d'Efpagne , & cet AmbafTadeur devoit être Dom Pedre. Afin qüil ne püt êtrerefufé, on devoit luifuppofer un autre nom que le fien : il étoit arrêté que , fous ce nom , il demanderoit une audience fecrette, qui lui feroit vraifemblablementaccordée: alors Dom Pedre devoit fe jetter aux pieds du Roi, lui révéler le fecret de !a paffion de la Princeffe fa foeur, de laquelle il n'avoit pu fe défendre , s'avouer coupable, & dire qu'il avoit mieux aimé rifquer mille fois fa vie que de fe juftifier en apprenant a d'autres qüau Roi un fecret de cette importance. Quelle que foit la furcur du Souverain des Efpagnes, ajouta Portemhil, il n'ofera enfreindre le droit des gens; il refpeétera en Dom Pedre 1'homme du Roi d'Angleterre: il fait a n'en pouvoir douter que notre Monarque peut faire Ia guerre & fe venger, & ces égards fumront pourcontenir celui d'Efpagne, & 1'empécher de fuivre fes premiers mouvements. Milord conclut par aflurer qu'une dé-  DE F E R. 83 marche auffi nouvelle que hardie juftirieroit Dom Pedre, & que dans les extrémités il falloir prendre les grands partis & ne point héfiter. Dom Pedre , dont le cceur étoit male & généreux , adopta avec vivacité le confeil du premier Miniftre : il le rrouva digne de celui qui 1'avoit donné; & malgré la répugnance que le Roi d'Angleterre marqua pour 1'exécution , il fut déterminé dans cette conférence qu'on s'y arrêteroit. En conféquence de ces réfolutions, le eourrier du Roi d'Efpagne fut renvoyé dès le lendemain , avec une lettre du Roi d'Angleterre, par laquelle il affuroit celui d'Efpagne qüil auroit dans peu la fatisfaclion qüil attendoit; en cette confidération il demandoit une treve & un Ambaffadeur , & propofoit en mêmetemps 1'un & 1'aurre : il n'étoit pas douteux que ces propofuions ne lui fuffent accordées. Quelque lieu qu'eüt Dom Pedre de s'inquiéter de ces chofes , il fut fi bien fe pofféder , que perfonne a la Cour ne put s'en appercevoir: il parut méme avec un vifage tranquiile au milieu des fêtes qui furent données a 1'occafion des victoifes qu'il avoit remportées , & il n'y eut perfonne , pas méme Emilie , «Sc Ie  84 Le Masqué jeune Criftanval, qui ne fe perfuadaffent qu'il les partageoit avec plaifir. Dom Pedre ni fon fils n'avoient point eu encore occafion de faire leur cour a la Reine ; ils étoient arrivés dans un temps fi critique & fi malheureux , qu'il n'avoit été alors queftion que de combats & de guerre. Les plaifirs fe cachent toujours a Fafpect du carnage & de la défolation ; 1'Angleterre étoit a la veille d'étre affèrvie; Bellone & Mars la ravageoient : ofoit-on voir les Dames alors ? ofoit - on fbnger a 1'Amour ? Mais avant que de parler de Pentrevue de Dom Pedre & de la Reine , il eft néceffaire de s'arréter ici un moment. Quoiqüon ait parlé de cette Princeffe aimable , & qu'on ait rendu juftice aux charmes dont elle étoit partagée , il eft convenable de rapporter une anecdote qui ia touche , & qui importe effentiellement au dénouement de cette hiftoire. CHAPITRE XVI. DE tout temps les Rois d'Angleterre, comme ceux d'Efpagne & de Portugal , ont ambitionné d'étendre leur puiffance  de Fe e.. g> puifTance dans les Indes. Celui qui régnoit alors, plus jaloux encore que les Prédéceffeurs de la découcerte du nouveau Monde, dès le commencement de fon regne, fit fon objet capital de Ja conquête de ces pays lointains : il n'épargnoit rien pour y parvenir , & recompsnfoit avec tant de générofité ceux qui concouroient avec lui a ce projet, qüilfe préfentoit tous les jours de nouveaux aventuriers, qui de leur cóté fe portoient a le fervir avec un zele fi grand , qüil ne manquoit prefque jamais de réuffir. Entre tous ceux qui s'offrirent, quelques annés avant 1'arrivée de Dom Pedre en Angleterre, pour découvrir les terres inconnues , un jeune Flibufticr fe propofa , & affura Ie Roi qüil ne paroitroit jamais devant fes yeux, a moins qüil n'eut trouvé un Empire nouveau dont on n'eüt jamais eu de connoiffance, & dont la conquéte füt digne de tous fes'foins. Le Prince envifagea cette promeffe comme une vanité de jeune homme,a laquelle ii applaudit, felon fa coutume ; mais fur laquelle il ne fit aucun fond. Deux ans entiers fe pafferent fans que Martinensès , c'étoit le nom du jeune homme, donnat aucune de fes nou- IL Partie. E  62 Le Masqué velles. De tous les aventuriers qui étoient partis de fon remps, il n'y avoit que lui feul qui ne fik pas revenu, & dont on ignorat la deffinée : on ne doutoit pas qu'il n'eut péri dans des mers éloignées ; & comme il étoit étranger, Portugais, fans parents & fans amis, on Pavoit aifément oublié. Un jour que Ie Roi revenoit de la chaffe , un inconnu fe préfenta a la porte de fon cabinet, & demanda d'y étre introduit : ce ne fut pas fans peine qu'il obtint cette grace ; fon importunité cependant Ia lui mérita. Le Roi ne fut pas peu furpris de reconnoitre ce Martinensès qüil avoit cru mort, & le rapport qüil lui fit de fon voyage i'étonna encore plus. Selon la reiation qu'il donna par écrit au Roi, il rendoit compte de fon expédition , oü il apprit qu'il avoit pénétré dans un Empire Indien , gouverné par une Mortelle dont Ia beauté fuprême tenoit de la Divinité. Martinensès avoit trouvé Ie fecret, en demeurant chez les Sauvages voifins de la frontiere, d'apprendre la langue du pays; & lorfqüil s'étoit cru en état de pouvoir paffer pour un naturel de ce cïimat, il s'étoit introduit dans Ia Capitale de I'Empire, &, par fes talents Sc fon adreffe, étoit par-  DE F E R. 87 * venu a fe faire connoitre de la Souveraine, & en avoit été traité favorablement. Martinensès étoit fils d'un Peintre , & poffédoit fon art au dernier point : c'étoit ce méme art qui lui avoit facilité 1'accès chez ces Peuples. On le regardoit comme un fiomme illuftre , & tous les Grands du pays fe 1'envioient. La Reine fe Pétoit attaché a fon fervice ; & cet homme, dans 1'idée oü il étoit toujours de mériter du Roi d'Angleterre , par une découverte de cette importance , une fortune diftinguée , s'étoit gouverné de maniere qüil s'étoit inftruit de tout ce qui étoit néceffaire pour rendre une entreprife heureufe. II avoit étudié les mceurs , les forces & la carte du climat; il poffédoit toutes ces chofes afilz bien pour que fa relation prouvat la poffibilité d'une entreprife auffi utile qu'elle étoit honorable pour Ia nation qu'ii fervoit. II étoit entré jufques dans les fecrets les plus caché^ de 1'Etat; il avoit appris par une des confidentes de Ia Reine que cette Princeffe devoit fa Couronne au Ciel méme par une aventure finguliere : ces Peuples fuperftirieux I'avoient trouvée un jour dans une ifle qu'ils croyoient inhabitée , & cela dans un E z  88 Le Masqué tempsquelanation, gouvernée ordinnirement par des femmes, venoit de perdre fa Reine. Ils s'étoLnt perfuadés que leur Dieu nommé Chou\akj., ou Bouc a la barbe rouffe , leur envoyoit cette adorable fille pour les gouverner. Dans cet efprit ils 1'avoient dépofée dans la maifon royale. Les Sages de 1'Etat avoient pris foin de fon éducation, & lorfqüeüe avoit été en age, ils 1'avoient couronnée : eiie avoit donné des preuves fiirnaturelles d'un efprit fi fupérieur, en les gouvernant avec une fagefie incomparabie , qu'ils ia regardoient comme une Divinité méme defcendue fur la terre pouv faire leur féücité. Quelque fabuleufe que füt cette relation, le Roi s'en amufa & Ia trouva intérefiante. II étoit prêt a congédier Martinensès , en lui promettant d'examiner le projet qüil avoit prefenté pour travailler a affervir cette Reine & fon Empire ; ,mais 1'adroit aventurier, qui s'étoit réfervé le coup heureux qui devoit décider de fa fortune , pria Ie Roi de permettre qüil lui préfentat Ie portrait de Ia jeune Souveraine dont il lui avoit fait 1'hiftoire : le Prince tendit la main affez indifféremment, ne s'attendantqu'a voir les traits d'une beauté Africaine;  D E F E R. «O maïs que ne devint-il pas lorfqüil eut envifagé ce portrait ? I! s'écria qu'il n'avoit jamais rien vu de fi beau dans la vie, & protefta que fi 1'original reffembloit a la copie , que cette Reine , queüe qu'elle füt, méritc-it 1'Empire de i'Univers. Martinensès, qui avoit foupconné Peffet que devcit faire fon portrait, n'en parut pas furpris ; il affura le Roi que la copie n'approchoit qüa peine de la belle Princeflè qüil repréfentoit, & que 1'efprit dont elle étoit douée étoit au-deffus des éloges que méritent les efprits les plus brillants. II ne falloit pas un plus grand détail pour achever d'inréreffèr le Morarqtte étonné. Le croira-t-on ? ce Prince prit, a la vue de ce portrait , un amour qui fe déclara par les plus foigneufes circonftances. Martinensès eut ordre de fe tenir prét a psrtir avant un mois. II fut mis a la tête de quatre vaiffeaux de guerre, chargés de Soldats &c de munitions ; il avoit ordre d'employer tous fes efforts pour tacher d'enlever cette belle Souveraine de fes Etats ; & en cas qüil y put réuffir, il lui promettoit la charge de Directeur-général de toutes fes découvenes, avec des émoluments qui E 3  9° Le Masqué le rendroient le plus riche particulier de i Univers. Martinensès afliira le Roi que fi les veins refpetfoient fon zele & les ordres quil recevoit , avant un an il feroit revenu en Angleterre avec la Princeffe. Apres fon départ , le Roi tonnba dans une rêverie qui nelequitta plus; il comptoit les jours , il attendoit cette jeune beauté avec une impatience fans égale. Huit mois après le départ de Martinensès , fon retour fut annoncé au Roi par un courrier dépêché fur Je champ par le Gouverneur du port oü il avoit debarqué. A peine ce Piince put-ii attendre 1'arrivée de Martinensès, dont il avoit apprisl'heureuferéuflite.enluiamerant la Souveraine-des climats dont il a été parlé. Saus les égards qüil devoit a la dignité fuprénie & aux loix du Royaume, qui ne permettent pas qu'un Souverain defcende aux moindres égards , il feroit allé lui-méme la chercher : il s'en éroit fait une fi haute idéé, qüelle !e gouvernoit avec 1'empire !e plus abfolu. ° Enfin il la vit cette adorable Reine, & cette vue décida de leur deffinée mutuelle. Pourne point entrer dans un détail trop long. II 1'adora. Eiie n'avoit que quatorze ans alors; a dix-huit ans,  T> E F E R. ft elle parut auffi-bien inftruite des ufages de la Nation , & fut auffi bien parler Anglois, qüune Angloife méme. Le Roi crut qu'il étoit convenabie , pour la dédommager de 1'Empire qüil lui avoit fait perdre , de la faire monter fur fon Tröne. II y avoit deux ans qu'elle y étoit placée , lorfque Dom Pedre arriva en Angleterre : elle faifoit les délices de la Nation. En apportant fon Empire au Roi , elle écrivit a fes peuples, & leut ordonna, en Souveraine , de reconnoitre fon époux pour leur Roi. Ces Peuples en recevant fa lettte , fe proffernerent en la lifanr. Le préjugé fubfifloit , ils regardoient les ordres de leur Princeffe comme émanés de Chouhflkj. lui-même ; ils recurent les Anglois , & cette conquëte devint une dot affez importante pour empécher que les Peuples intérefiès ne fe plaigniffènt d'un mariage autant extraordinaire que romanefque , & qui n'avoit jamais eu d'exemple depuis que Ia monarchie fubfifloit. Le Roi ayant averti Dom Pedre qu'il vouloit Ie préfenter lui méme a Ia Reine dont on vient de rapporter 1'hiffoire, ce fameux Général fe rendit, avec Emilie & fon fils , a 1'heure qui lui avoit été affignée. Ilyavoit un temps confidérableqüils E 4  $?. Le Masqué défiroient tous cette entrevue. Selon les ïoix de ce temps-Ia, il n'étoit pas permis a aucun étranger de paroitre devant la Reine : Ie palais leur étoit interdit. Emilie apprit cette honorable diftinclion avec une joie qui ne peut s'exprimer. La Reine étoit a fa toilette ; il fembloit que les graces lui euffent prêté tous leurs atraits. Dom Pedre en 1'approchant fentit une émotion dont il fut furpris ; il n'étoit pas acoutumé a de pareils mouvemens. Pour Dom Criftanval, quelque prévenu qüil füt de la beauté de cette Princeffe qu'on lui avoit vantée mille fois, il refta immobile , & ne put proférer un feul mot. Emilie s'arrêta en entrant; fes yeux avides, fans en favoir la raifon fecrete, parcoururent avec une curiofité intéretTée les traits de la Princeffe. Le Roi, cui annoncoit a la Reine ces illuftres Etrangers, & qui préfentoit Dom Pedre comme unhéros a qui 1'Angleterre devoit fon falut , ne fit aucune attention aux mouvements divers que la vue de fa divine époufe occafionnoit. Un cri que jetta Emilie en fe laiffant tomber a la renverfe, lorfque la Reine fut au devant d'elle pour la recevoir, le furprit autant qu'il fintéreffa. Tout le monde accourut h fon fecours: elle étoit fans fentiment; onne  DE F É R. 9? favoit qüaugurer d'un événement auffi imprévu : cet accident fit remettre la conférence a une autre fois. Dom Pedre en attribua Ia caufe k 1'humiliation qu'avoit eue Ia Princeffe fa femme de paroitre en fujette , elle qui étoit née pour commander. II ne penfoit pas aux véritables caufes, & n'avoit garde de les imaginer. II fe retira avec une inquiétude qui ne lui étoit pas ordinaire ; il crut d'abord qüelle procédoit de la frayeur que lui avoit caufé Pévénement dont on vient de parler ; il aimoit tendrement Emilie, il fe perfuadoit qüil ne pouvoit rien lui arriver qüil ne le partageat avec beaucoup d'intérét. Pour Criftanval , il fut bientót , a n'en pouvoir douter, quel étoit Ie principe de la profonde mélancolie qüil remporta de cette premier vifite : 1'agitation oü il fe trouva dès ce moment fatal , lui fit connoitre qu'il aimoit : I'image de Ia Reine fe grava dans fon cceur ; il ne vit plus qüelle , tant fon imagination en étoit remplie. II n'avoit connu jufqüalors que les charmes de la gloire, il ne penfa plus qu'a ceux de 1'amour. Si ces illuffres étrangers étoient agirés decesmouvements divers, la Reine,qui  94 . LeMasqtje les avoiroccafionnés, n'enfijtpasexempte elle-meme. Elle avoua a Miladi Sindhel, ia confidente & fa favorite , qu'elle avoit reiienti, k la vue de ces étrangers, un trouble qui ne lui étoit pas ordinaire , Sc qu'elle ne pouvoit encore concevoir ce qui avoit pu y avoir donné lieu. Cette belle Princeffe en perdant le nom t j n-n'en avoit pas Perdu 1'innocence. ■La deftmée fupréme 1'avoit affervie fous Ie joug de Phymen, fans que fon cceur eutfléchi fous celui de Pamour : accoutumee a remplir tous fes devoirs, elle regardoit celui d'aimer Ie Roi fon époux avec la plusfincereamitié comme le pn'ncipal; mais c'étoit-la Ie feul nom qu'on pouvoit donner a fes fentiments; ils n'avoient rien de plus : elle ne favoit pas qu'il étoit poffible qu'ils fuflent fufceptibles d'autres impreffions. • Le jeune Criftanval étoit d'une figure aimable. Sa phyfionomie prévenoit fi fort en fa faveur , qu'il étoit prefque impcffible de Ie voir fans 1'aimer. La Reine vanta ce Héros naiffant comme on vante un beau tableau : elle ne favoit pas que l'ex3men que fait une femme d'un homme, dont Ie mérite eft fupérieur , devient alors un difpofirif heureux qui détermi»e ; elle fe livroit k fon admiration, fans  D E F E R. preffentir que le poifon de I'amour le plus fubtil tft celui qui fe préfente par les yeux. Les fêtes qui fe donnerent a i'occafion des vidoires remportées la campagne précédente fur les Efpagnols, ne contribuerent pas peu a augmenter des idéés que 1'abfence , la raifon & le temps auroient peut-être diffipées; mais cette douce liberté qui (uit ordinairement les piaïfirs , procura des moments trop précieux: le jeune Criftanval , qui vouloit plaire , profitoit des bals fréquents pour fe préfenter a la Reine fous les déguifements les plus avantageux j & cette Princeffe , fans y penfer , concouroit par fes heureufes préventions a nourrir une ardeur qui devoit dans les fuites enfanter les événements les plus funeftes & les plus affreux. Pendant que Dom Criftanval s'abandonnoit aux charmes d'une paffion naiffante, le célebre Dom Pedre travailloit aux préparatifs de fon voyage. Le Roi d'Efpagne avoit accepté les offres qui lui avoient été faites. Le défir de fe venger lui avoit fait abréger le cérémonial &c les longueurs; fa mauvaife humeur , qui avoit plufieurs fources , avoit révtillé en lui fon penchant a la cruauté : il lui femE 6  96 Le Masqué bloit que tant que Dom Pedre vivroit il feroit malheureux. C'étoit par un des efipions qüil entretenoit dans toutes les Cours depuis qu'on lui avoit enlevé Keelmie , pour en apprendre des nouvelles, qüil avoit appris que Dom Pedre étoit encore exiftant ; cette connoifTance 1'avoit tranfporté de fureur , il avoit juré qu'il ne feroit jamais la paix que le fujet rebelle ne lui füt livré , & dans cet efprit il méditoit fans ceffe fur les moyens de pouvoir parvenir aux fins cruelles qüil fe propofoit. Le Roi d'Angleterre , qui futaverti de ces difpofitions , preffentit encore Dom Pedre fur le danger qu'il alloit courir, & 1'invira a fe défifter d'une entreprife auffi périlleufe ; mais 1'Efpagnol avoit trop de courage pour qu'aucun rifque 1'irtimidat: il s'en expliqua méme avec tant de fermeté , que le Monarque ferendit a fes defirs. Afin de faire de fon cóté tout ce qui dépendoit de lui pour affurer des jours qui lui étoient fi utiles, il Ie xevétit des caracteres les plus propres a le faire refpecter. II futnommé Ambafiadeur extraordinaire , & dans les lettres dont il étoit chargé , Ie Prince ajouta Ie titre de fon parem a celui de fon ami : c'étoit donner a cette ambaffade tout Ie  DE F E R. f7 reliëf & 1'éclat qüelle pouvoit avoir. La Princeffe Emilie ne fut le départ de fon mari que la veiile : on le prétexta d'autres morifs , & on lui cacha loigneufement les périls qüil alloit courir & le lieu oü il devoit fe rendre. Tendre comme elle étoit pour un époux fi cher, c'auroit été avancer des jours que la cruauté devoit bientót moiffonner. L'adieu qu'elle recut & qu'elle fit a fon époux trop aimable , fembloit preffentir les malheurs qui devoient réfulter de cette féparation : le preffentiment agiffoit, & il étoit fondé pour agir. Hé bien ! tu mourras, « interrompit ce Roi terrible avec le tranfport Ie plus affreux de colere : « mais faches que mille » tourments affreux précéderont ton tré»pas , & que tu mourras mille fois »avant que de mourir. « N'importe , reprit Dom Pedre avec mépris, la nature eft une efclave , elle fe plaindra en vain , mon courage faura bien ne pas fe démentir. Cen eft trop, s'écria le Mo- III. Partie. B  14 Le Masqué narque cruel, » qu'on Pemmene & qu'on » exécute mes ordres ; qu'on lui arrache » la vie, & que ce foit par les fupplices les » plus cruels. « Pourfuis, monftre, pourfuis tes horreurs, interrompit ï'Ambaffadeur, en fe tournant vers les efclaves qui lui préparoient des fers. Apprends, pour t'y convier, que je fuis ce méme Dom Pedre dont on t'a apporté la téte; fi j'emporte un regret en mourant, c'eft la honte d'avoir diffimulé & d'avoir été fi longtemps fans me déclarer. A ce difcours imprévu, Ie Roi jettant un grand cri, envifagea fixement l'Ambaffadeur, comme quand on cherche k fe rappeller des traits échappés a la mémoire, & tira une feconde fois la téte du fac, dont il n'avoit pas fait encore 1'examen. Après 1'avoir confidérée, a la lueur d'un flambeau ,avec une attention cruelle: c'eft donc ainfi que tu me joues, Gufman, s'écria-t-il, en lancant un regard oü 1'arrêt de fa mort étoit diclé , a celui qui étoit derrière fa chaife. C'eft donc ainfi, fcélérat, que tu remplis ton devoir & abufes de ma confiance. Gufman demanda en tremblant a s'expliquer : parles, dit Ie Roi avec fureur, excufes, fi tu Ie peux , ta perfidie ; mais fouvienstoi que fi tu n'es pas mieux fondé pour  DE F E R. ï E F E R. 49 derniereconféquencekluicommuniquer, Laprioit de partir fecrétement& de fe rendre k une Ville qu'il défignoit, dans une hótellerie ; oü après avoir été averti de fon arrivée , il devoit aller conféreravec elle des chofes les plus importantes: fans entrer dans aucun détail , il piquoit fa curiofné & tl la mettoit dans le cas de tout efpérer. te Gentilhomme partit fur le champ avec ces ordres: ils ne parvinrent pas plutót k Keelmie , qu'elle fe mit en chemin avec une joie extréme; elle n'avoit garde de prévoir qu'elle couroit k fa perte , & qu'elle alloit être la viclime innocente de la vengeance & du défefpoir. Pendant que ces chofes fe paffoient, Gufman d'Alnikarasfepreffoitd'arriver en Angleterre. Une nuit qüil traverfoit une forêt,i! s'égara dans le bois; & Iorfqu'il en fut forti , le hafard permit qüil fut conduit dans la méme Ville & dans Ia méme hótellerie oü Dom Pedre étoit defcendu , & oü il attendoit 1'arrivée de Pinfortunée Keelmie. Gufman trembla en reconnoiffant un des gens de Dom Pedre ; il jugea qu'il fe trouvoit dans la mêmemaifon que lui, & cette conje&ure 1'inquiéta au dernier point : il connoiffoit ia valeur de ce grand homme , il  $0 Le Masqué favoit combien il étoit digne de fa cotere & de fa vengeance , & il foupconrioit auffi que s'il étoit reconnu , fa politique méme n'étoit pas capable de le mettre a 1'abri de fa fureur. Dans cet efprit , "le lache Gufman réfolut de fe cacher dans 1'hötellerie & de n'en fortir que la nuit fuivante; il donna fes ordres en conféquence de cette réfblution , & en attendant 1'heure de fon départ il s'enferma dans fa chambre avec une inquiétude extréme; il fembloit qüil eüt un fecret preffentiment de ce qui devoit lui arriver. Le hafard enfante tous les jours les événements les plus extraordinaires; ce qui fuit en eft une preuve bien certaine : la fage Keelmie arriva précifément !a nuit que Gufman avoit choifi pour continuer fa route. Dom Pedre averti de fon arrivée , fortit auffi tót de fa chamb're pour fe rendre dans la maifon oü elle étoit; en paffimt une lorte de corridor qui diftribuoit différentes iflües pour les chambres des paffagers , il rencontra Gufman d'Alnikaras : il jetta un cri d'effroi & d'horreur en le reconnoiffant, & mit le fabre a la main. Gufman , qui fortoit pour éviter cette rencontre , & qui n'avoit eu garde de prévoir que 1'heure  D E F E R. ff. indue qu'il avoit choifie feroit précifémsnt celle oü il le trouveroit , frémit de fon cóté & fe fauva dans fon appartement. Le furieux Dom Pedre 1'y fuivit : il faut perdre la vie , s'écria-til en y ent ant avec lui; il n'efi rien qui puiffe te fouftraire a mon jufte reffentiment. S'il eft vni qu'uo lache puiffe être brave , déferdi-toi; mais je te jure , fur ce qu'il y a de plus fscré , qu'il n'y a point de miféricorde : il faut que je périffe ou que je t'arraches une vie dont 1'exiftence a fait tous mes malheurs. Le malheureux Gufman voulut en-; trer en pourparler & modérer le reffentiment de Dom Pedre , en lui faifant en» tendre que s'il vouloit lui pardonner , qüil étoit prêt a lui fournir les moyens de fe venger du principa! auteur de fes infbrtunes. Dom Pedre ne lui répondit qüa coups de fabre ; en vain Gufman voulut-il les parer , de deux coups portés par Ia valeur & par Ie reffentiment, il Ie mit en état de n'avoir plus rien i craindre de fa réfiftance : Gufman tomba fur fes deux genoux autant de frayeur que de fes bleffures, en Ie fuppliant avec de honteufes larmes de ne pas I'achever. J'en mourrai , s'écria t il ! laiffes moi du moins Ie peu d'inftants que j'ai a vivre  U Masqué pour me reconnoitre & pour te fervir. Non , non , reprit le furieux Dom Pe-. dre ; ce n'efi pas affez , je ne fuis pas content: un monfire comme toi doit pé* rir , & en prononcant ces derniers mots il leva Ie fabre pour lui couper la tête. Arrétes , dit Gufman en jettant un cri affreux , j'ai des fecrets de Ia derniere irnportance a te communiquer; il y va de la vie de ton fils a les ignorer ; il y va de la tienne : laiffes-moi le temps de te les dire. Permets que je me réconcilie avec Ie Ciel irrité contre moi; après cela tranches le fil d'une vie malheureufe , puifque tu ne veux pas me Ia laiffer : je n'en murmurerai point , je fais que j'ai mérité ta fureur & le précipice affreux dans lequel je fuis tombé. Ces derniers mots fufpendirent Ia fureur de Dom Pedre ; il étoit quefiion d'un fils qu'il aimoit tendrement; Ia nature Ie calma : parles , lui dit il en abaiffant fon fabre ; de ta fincérité dépend ra grace ou ton fupplice ; les infiants font précieux, taches d'en profiter. Le lache Gufman fe dépécha d'apprendre a Dom Pedre les raifons fecretes qui 1'avoient fait partir pour PAngleterre , & les ordres qu'il avoit de fe défaire de lui, dès qüil auroit mis Keelmie entre les  DE F E IJ mains du Marquis dtlla Doloré. Après cc détail, Dom Pedre voulut étre inflri.it de celui qui le toucboit ie plus. De quel renouvellement de fureur ne fut-il pas tranfporté en apprenant le lache affaffinat de la Princeffe fa femme : vas; s'écria-til , tu es un monftre d'horreur ; fi je m'en croyois , je t'arracherois ta vie erimineüe ; mais j'ai befoin de ce qu'il t'en rcfte pour aehever de te rendre un objet d'exécration a ia face du Ciel & de la Terre : dans un infiant je nVexpliquerai. En achevant ces mots Dom Pedre fortit & enferma Gufman dans fon appartement, en lui jurant que s'il jettoit aucun cri , qu'il rentreroit pour 1'achever. II envoya a 1'hótellerie oü étoit Keelmie , un homme en qui il avoit une entiere confiance , avec ordre de la lui amener avec fe plus de fecret qu'il lui feroit poffible. Enfuite il rentra dans la chambre de Gufman ; il lui banda luimême fes bleffures , en lui promettant qüil lui enverroit chercher dans peu un Chirurgien & un Prétre ; & afin de lui conferver les forces néceffaües pour exécuter le plus affreux deffein , il lui fit avaler d un elixir qüil portoit fur lui , dont la chaleur devoit empêcher que le  Ï4 Le Masqué bleffé ne perdit avec fon fang 1'ufage ou fentiment. Plus Ia vengeance eft raifonnée, & plus elle eft terrible : Dom Pedre ne fe donnoit tant de foins pour conferver les jours de Gufman , que pour le faire fervir a les affreux projets. II frémiffoit lui-méme des horreurs qu'il étoit a Ia veille de commettre ; mais il n'avoit que ces moyens pour fe venger d'un Koi cruel, a Ia barbane duquel il devoit tous fes malheurs. X infortunée Keelmie n'héfira point de luivre l'homme que Dom Pedre lui en▼oya : dès qu'elle fut arrivée a 1'hótellene & que 1'Ambaffadeur en fut informé , il la fit attendre dans une chambre voifine , & rentra dans celle de Gufman , a qui il paria dans ces termes: » Tu fais mieux que moi, lache mi» niftre du plus barbare de tous les Sou«vera-ms, les fujets légitimes que j'ai » de me venger d'un monffre qui n'a » ceffe depuis un temps de m'accabler » par les endroits les plus affreux j jene » jes rappelle point ces crimes horribles » je ne pourrois les envifager fans r'arra» cher la vie : il n'y a qüun feul objet s qui te Ia conferve jufqüici; c'eft de  DE F E R. 55 » te faire fervir a ma vengeance. Le » Roi d'Efpagne , mon ennemi le plus » cruel, adore Keelmie; j'ai pfomis dè la » lui renvoyer : je veux lui tenir paro» le, c'eft toi que je choifis pour lui re» mettre ce qüil a de plus cher dans Ie » monde ; mais, Gufman, avant tout, il » faut que tu lui pionges un poignard » dans le fein : a ce prix je t'abandon» ne a ton malheureux fort ; a ce prix » je te Iaiffe une vie que tu me dois , » & dont je fuis le maitre. Parles, esji tu dans le deffein de me fatisfaire ? un »> mot va décider de ton falut ou de ta » fin.« En prononcant ces terribles paroler, Dom Pedre leva Ie fabre ; Gufman s'écria avec effroi qüil étoit prêt non-feulement de faire périr Keelmie , mais méme de s'abandonner aux crimes les plus affreux , pour qu'on lui confervat Ia vie, II fuffit, reprit Dom Pedre en lui mettant dans la main un poignard : la vidlime va t'être amenée; dans un moment je viens t'abfoudre ou te punir. Le confident de Dom Pedre attendoit a la porte les ordres de fon maitre; ils furent de conduire Keelmie dans la chambre de Gufman, & de venir lui rendre compte de ce qui s'y feroit pafte.  $6 Le Masqué Le cruel Efpagnol, qui ne 1'étoit devenu qüa force de malheurs, n'avoit pu prendre fur lui d'étre Ie témoin d'une barbarie fi odieufe. Peu de moments après il apprit que le crime avoit donné de noujpIJes forces au lache Gufman : Ia beauté de Keelmie, qui avoit dü réveiller en lui les fentiments qu'il avoit refientis autrefois, fes pleurs a la veille du danger affreux qüelle reconnut trop tard, les prieres, rien n'avoit pu toucher le lache Gufman & retenir les coups redoublés qüil lui porta : il fembloit que le traitre fe vengeat lui méme d'une ennemie cruelle ; il ne ceffa point fes barbares efforts qüelle ne tombat fans vie a fes pieds. O Ciel ! fe peuti! que tu permettes de pareilles horreurs! Dom Pedre ne fut pas plutót informé que cette viclime innocente avoit été précipitée dans le tombeau, qu'il entra dans 1'appartement du Marquis della Doloré : j'ai promis au Roi ton maitre, lui dit-il, de lui renvoyer Keelmie; fuis moi, je fuis prét a remplir ma parole, L'agent du Monarque Efpagnol fe leva avec inquiétude ; 1'air de Dom Pedre annoncoit les horreurs dont il alloit étre Ie témoin : il recula deux pas d'effrol en reconnoiffant, a la Iumiere des flam-  DE F E R. 57 bsaux, Gufman d'AInikaras, que le meurtre nouveau qüil venoit de commettre avoit fait tomber fans fentiment; i! frémit en apprenant que le corps étendu a terre étoit celui de 1'inforrunée Keelmie, & il voulut donner des marqués de fon reffentiment. Remets ton épée, s'écria le furieux Dom Pedre en lui lancant un regard terrible, & en faifant brifler fon fabre a les yeux ; il ne te ferviroit de rien de vouloir venger ton lache Souverain d'une repréfaille légitime ; tu ne ferois qüaugmenter Ie nombre des viflimes. Adieu , dis a ton tyran que je vais porter une téte en Angleterre qüil avoit voulu profcrire par des moyens honteux «Sc dignes de lui, «Sc affures-Ie de ma part que li fes ennemis me laiffent une vie qu'il a tenté mille fois de m'arracher, qu'elle ne fera employée a 1'avenirqük faire des efforts puiffants «Sc continuels pour Ie punir de tous les crimes effroyables qu'il a commis & qüil a occafionnés. Après ce difcours Dom Pedre fe retira, & monta a cheval, avec 1'amertume & Ia douleur dans le cceur ; Ie remords 1'accompagnoir, «Sc il arriva en Angleterre dans une affiette d'efprit qui Ie mettoit au-deffus de tous les malheurs qui itoient a la reille de 1'accablcr.  j8 Le Masqué CHAPITRE XXIII. APeins Dom Pedre fut-i! dans Ia Capitale , que Ie bruit de fon arrivée fe répandit par-tout: Ie peu de foin qu'il apporta de fe cacher leut bientót fait reconnoitre. Le peuple , qui croit tous les bruits qu'il plaït a la Cour de répandre , fans les approfondir , s'affembla bientót par troupe, & après des délibérarions tumultueufes , accourut en foule dans le palais oü l'on avoit vu defcendre Dom Pedre , & voulut en enfoncerles portes. Les gardes établies pour la police de Ia Ville , ayant été bientót inforrnées de ce mouvement populaire , fe réunirent, & vinrent s'oppoièr aux violences projetées. D'un autre cóté , les Magiflrats inffruits de ce qui y donnoit lieu , envoyerent un détachement pour enlever le malheureux Dom Pedre. II étoit temps qüil arrivat; les Anglois en fureur avoient repouffé les gardes de Ia Ville , & étoient a Ia veille d'entrer dans le palais. Dom Pedre auroit été déchiré infailliblement par Ja populace : en vain eut-il voulu fe juftifier , c'en eüt été  de Feu. f9 fjit: le Peuple eft un torrent; rien n'efi capabïe de Ie rerenir. II falloic un ordre de la Reine , figné de fa main , pour enlever Dom Pedre : on le garda a vue jufqu'a ceqüil fürexpédié. Cette,Princeffe frémit quand el'e apprit fon arrivée; malgré fon éloignement pour cet acte qui faifoit périr un homme pour lequel elle avoit une vénération profonde , fans en pénétrer la caufe fecrette , elle donna cet ordre funefte. Dom Pedre fut enlevé & conduit dans un cachot voifm de celui de fon fils : il fallut promettre aux habitants de la Capitale , acharnés a la perte de ces hommes illuftres, que lescriminels feroient inceffamment conduits au fupplice, fans quoi leur deffein étoit de forcerlesprifons, & de les déchirer publiquemenr. Dom Pedre étoit trop habile pour s'effrayer des rifques qu'il couroit: dès qu'il fut arrété il demanda d'étre interrogé publiquement , & de fe juftifier du crime dont ii étoit accufé , a la face des Etats affemblés. Le caraélere dont il avoit été revêtu , Sc les fervices qüil avoit iendus a 1'Angleterre donnerent un grand poids a fa requéte : après un déiibéré dans la chambre des Milords , il fut décidé qüelle auroit fon effet ; mais com-  6o L E M A S Q ü E me il étoit d'uf2ge qüil y eüt un intervalle d'un mois , on publia le délai , afin que tous ceux qui pouvoient charger les criminels euffent le temps de fe rendre dans la Capitale , en cas qu'ils en fuffent éloignés ; & en attendant ce jour célebre , on recommenca le procés criminel contre Dom Pedre , afin que tout fut en état de le juger, s'il ne nommoit point, comme il favoit promis, les vrais auteurs d'un meurtre qui continuoit a jetter le Royaume dans la derniere confternation. Tandis que I'Angleterre eft occupée ■ de la jufte vengeance de la mort de fon Roi, 1'Efpagne frémit des fureursde fon Souverain. Quoi ! s'écria-t-il, en apprenant du Marquis deila Doloré la mort de Keelmie, Dom Pedre m'eft échappé, & tuofes te préfeneera mes yeux fans m'apporter fa téte : vas, perfide , vas chez les morts apprendre k 1'infortunée Keelmie Ie défefpoir affreux oü me jette fa perte ; apprends-lui que je vais tant verfer de fang , que 1'Univers étonné fe fouviendra a jamais de fa tragique hiftoire. Oui , oui , I'Angleterre fera mife k feu & k fang , jufqu'k ce qüelle m'ait rendu Ie coupable auteur de fa perte ; que mon tróne s'ébranle , que mes Peuples  DE F E R» 6\ pies foïent fubjugës, que je périffe enfin , je fuis prêt a tout entreprendre , a. tout facrifier. O Keelmie ! étoit-ce-Ia ce qui t'étoit réfervé ? ö lache Gufman ! n'aurois-tu pas du périr mille fois plutör que d'attenter a des jours fi précieux ? Mais ne crois pas que ce crime refie impuni; non , non , tu mourras de ma main , & le lieu oü s'eft paffe cet exécrable affaffinat va devenir pour jamais un lieu d'horreur «Sc de malédiclion. Le Marquis delia Doloré fut la viflime de ces tranfports ; un coup de fabre qui lui enleva la téte , fut le commencement des fureurs d'un Roi fi cruel, & la journée ne fe pafia point fans d'autres acres d'inhumanité. Le lendemain les ordres furent envoyés a toutes les troupes de défcendre en Angleterre, & d'y commettre les act.es d'hoftiiité les plus horribles. On vit fortir des ports de mer de nombreufes flottes. Outre cela , Ie tyran fit publier un ban pour convoquer toute fa Nobleffe a Ia quinzaine ; il en fit un corps d'armée féparé , a Ia téte de laquelle il rugit comme un üon : il n'a point de repos qüil ne fbit entré en Angleterre , & qüil n'ait déchiré de fa main, dit-il, le monftre épouvantable qui lui a enlevé 1'objet de fes défirs, III. Partie. Ti  Le Masqué m La Reine d'Angleterre fut bientót informée des préparatifs affreux qui fe feifoient contr'elle , & des acles d'hoftiiité qu'on commencoit a commettre contre fes fujets. Après avoir tenu un grand Confeil , il fut expédié des ordres aux troupes pour s'oppofer aux malheurs dont I'Angleterre étoit mena';ée. On fit des levées confidérables, cn nomma des Généraux habiles, & après avoir pris toutes les mefures que la politique & la prudence dident dans de pareilies occafions, on fe flatta que 1'orage ne feroit pas auffi épouvantable qu'on fe 1'étoit figuré. Lorfque le Confeil affemblé eut décidé de ce qui avoit rapport a Ia guerre , on mit fur le tapis les motifs qui y donnoient lieu. Le Roi d'Efpagne avoit écrit a Ia Reine, que fi elle lui livroit Dom Pedre & fon fils, que loin d'inquiéter I'Angleterre, il étoit prét a faire une paix durable avec ce Royaume. Les deux tiers du Confeil penchoient a fatisfaire ce Prince cruel, pour éviter les malheurs dont on étoit menacé. Mais Ia Reine & les principaux du Confeil furent du fentiment de ne rien décider, dans une oceaan auffi délicate, que Dom Pedre n'eut />arlé : il avoit promis dc nommer les  de Feu. 63 meurtriers du feu Roi, & d'en donner des preuves convaincantes , lorfque !a Chambre des Lords feroit ouverte : il n'y avoit plus que quatre jours ; le terme étoit trop peu éloigné pour ne pas différer a prendre un parti : c'étoit de ce jour fatal que ia guerre ou ia paix devoit fe réfoudre. Avec queile impatience ne fut il pas attendu ! Enfin il arriva ce jour célebre i Ia Reine fe rendit, felon Ia coutume , dans la Chambre des Lords , en habit de deuil, lorfqüelle fut avertie qu'elle étoit affemblée. Elle ne put s'empêcher de palir lorfqu'elle fut fur !e tróne, & qu'elle penfa'que le jugement qui feroit prononcé feroit fans appel. Le malheureux: Criftanval dans les fers fe préfenta a fon imagination avec des mouvements inconnus, dont elle fut effrayée. Jufques-Ia elle s'étoit intéreffée pour lui, comme on s'intéreffe pour un homme qu'on eftime & qu'on croit innocent : mais une lueur fatale lui fit connoitre quelque chofe de plus agiffant pour lui dans fort cceur; cette connoiffance Ia troubla , & il fallut toute fa raifon & toute fa prudence pour dérober aux yeux qui la fixoient i'intérét touchant qui la décidoit en D 2  c"4 Le Masqué faveur de ceux que Ia haine publique avoit profcrits , avant 1'arrêt qui devoic étre prononcé. Un cri dhorreur & de vindicïe publique arracha Ia Reine a fes fombres réflexions : il étoit occafionné par 1'arrivée de Dom Pedre & de fon fils que l'on amenoit. Toute l'aiTemblée tourna les yeux fur eux, comme s'ils avoient voulu , par cet examen , prévoir s'ils étoient innocents ou coupables; Ia Princeffe penfa fe trouver mal, en arrêtant fes regards fur ces illuffres malheureux : en effet Ie fpeétacle étoit attendriffant. Dom Pedre & Criftanval étoient chargés de chaines, & la Ienteur de leur marche, avec Ie bruit horrible des fersqüilsrrainoient,jettoient xine fecrete horreur dans 1'ame, qui I'obligeoit malgré elle de s'intéreffer pour ceux qui les portoient. Après que Dom Pedre & fon fils furent affis fur les tabourets humiliants du parquet, on leur lut les accufations faites contr'eux. Dom Pedre les écouta avec une fierté male & une noble affurance qui étonnerent les délateurs , & qui fufpendirent pour un moment la prévention facheufe ; enfuite ayant recu Ia permiffion de parler, il fit une profönde  de Fee. aflions auroit dü vous parler en ma » faveur ; mais puifque votre ingratitude » les a mis dans 1'oubli, qüil n'en foit » plusqueftion. Appreneza me connoitre; » fachez qui je fuis , quels font mes » malheurs : apprenez a qui je les dois ; » fuivez moi dans le récit que je vais vous » en faire ; & lorfqüil fera terminé, pro» noncez mon arrêt & celui de mon fils, fi » votre juftice le demande. « Après ce court exorde prononcé avec dignité , Dom Pedre commenca fon hiftoire : il n'oublia point fes amours avec la Princeffe Emilie; il en paria avec les ménagemens qui convenoient pour fa gloï«: re. Enfuite il paffa a la vengeance affreufe qu'en avoit pris le Roi d'Efpagne; D 3  ffJX . L E Masqué U dépeignit pathétiquement tout ce qu'il avoit (buffert dans I'jfle déferte, re fit aucuneinention de Keelmie, & encore r^rf/f b,e"eSa noncez. Que je vive ou que je meure, je n fuis déterminé k fubir la peine de votre »jugement.« Pendant le récit de Dom Pedre, quï dura plus de deux heures, toute 1'affemblée eut les yeux fixés fur lui , & s'intéreffa dans toutes les aventures qu'il rapporta : après qu'il eut fini, un filence profond fuccéda; il fembloit que chacun méditat intérieurement fur tant de malheurs. La Reine n'avoit pu retenir fes Izrmes, & fon cceur accablé ne fe foulageoit que par fes tranfports ; une partie de ceux qui avoient retenu leurs pleurs , fe voyant autorifés par celles de la Reine , y donnerent un libre cours. Quel changement prodigieux! il fembloit qu'autant de fpeclateurs fuffent devenus autant d'amis tendres & finceres , qui partageoient les infortunes de Dom Pedre: 1'innocence de ce grand homme prévaloit, on fe rappelloit les grandes acD 4  6% Le Masqué «ons de: deux Héros a qui PAneleterte devoit fon falut, en faifant réflexion a la nouvelle gueire a laqüeUe elle étoit en proie ; & toutes ces confidérations reünies, on ne pouvoit s'empêcher de convepir qu'en rendant a Dcm Pedre & è fon fils leur iiberté & leur gloire, on faifoit moins po.r eux que pour la Nation. Le Préfident de la Chambre des l^ords, qui fennt mieux que perfonne h comequence de toutes ces chofes , fe Ieva & ordonna de reconduire les criminel» pour délibércr fur ce qu'on avoit a faire! A cet ordre, un murmure général fe bt entendre : on eüt défiré qu'ils euffent et,e renvoyés abfous fur Je cbamp ; mais Ja dignité de la féance ne permettoit pas qu on décidat d'une affaire auffi importante fans un plus mur examen. La Reine qUl ,, °j5, <*u'il n'étoit Point d'ufarê qu elle affiftat aux fecretes délibérations le renra avec une inquiétude extréme • quoiqu'elle eüt remarqué que tout étoit dilpofe en faveur de Dom Pedre & de fon fils, elle craignoit de furefles retours , & jufqu'a ce qU'eiie eut ap -s ,e prononcé, elle fur dans des alarmes con«nuelles : fe feroit elle jamais figuré Ie relultat imporrant de 1'affemblée , &  de Feu. 69 fembloït-il pas que fes inquiétudes préviflent une partie de ce qui devoit arriver. CHAPITRE XXIV. DÈs que Ia Chambre de Ia Noblefle fut fermée , on agita fi l'on abfbudroit les criminels, & l'on propofa de quelle maniere on en uferoit dans cette célebre occafion. Les avis furent partagés ; les uns vouloient qu'on gardat les accufés jufqu'a ce qu'ils euffent fourni des preuves convaincantes qu'ils n'étoient point complices de 1'affaffinat du Roi ; fes autres décidoient que , pour mettre I'Angleterre a couvert des malheurs dont elle étoit menacée, il convenoit de livrer des étrangers en qui elle ne devoit prendre aucun intérét. Cet avis fut rejetté unanimement ; on Ie trouva mal concu , & méme dangereux pour la Nation , qui , par cette foumiffion aux ordres d'un Monarque étranger , faifoit connoitre fa foibleffe & la crainte qu'elle avoit de fes menaces. On retourna aux opinions, & après cinq heures de dé»  7° Le Masqué Iibération , Ie Préfidentprononca de cette maniere : ' La Chambre des Lords, après avoir déliberé mürement fur le procés intenté contre le Général Dom Pedre , & fon fris Dom Criftanval, déclare qüelle ne trouve aucunes preuvesde raiTaffmat qui a eté commis contre Ie feu Roi de glorieufe mémoire ; a cet effet les auroit é argis fur Ie champ, fans l obligation oü elle eft de venger la mort d'un Souverain qu'elle a lieu de pleurer , & dont elle doit pourfuivre Ia vengeance. Sur ce , elle a jugé convenable d'ordonner que Ie Général Dom Pedre reftera en ©rage parmi nous, jufqu'a ce que Dom Criftanval fon fils ait vengé pleinement Ie crime odieux commis contre la facrée Perfonne de notre Monarque , en cherchant fans relache a en punir les auteurs , quels qu'ils foient. Elle déclare en outre qu'en cas que ledit Dom Crifjf/aI ne ParVicnne Pas a fatisfaire aux défirs de la Nation gémiffante ; il s'engage de donner fa parole d'honneur de ie rendre dans cette Capitale au bout dc 1 an & jour , a faute de quoi le Géneral Dom Pedre répondra fur fa téte e F e r. 73 funefres de Ia Reine. II venoit lui apprendre que Ie Roi d'Efpagne , a la téte d'une armée formidable , étoit entré dans le Royaume , & que rien ne lui réfiftoit: il ajouta que plufieurs courriers dépéchés a Ia fois des Gouverneurs de la frontiere , donnoient avis que Ia terreur étok répandue de relle maniere , que jufqüaux, troupes fuyoient & ne vouloient pas attendre le vainqueur , & cela paree que Ie tyran qui fe préfentoit n'entendoit a aucun traité , & mettoit a feu & a fang toutes les Villes par lefquelles il paffoit. II avoua naturellement a la Reine que fi le Confeil qu'on alloit aflembler extraordinairement pour cet effet , ne trouvoit point de remedes prompts pour' interrompre le cours de cette défolation générale , qu'il étoit affuré que la Monarchie tomberoit avant qu'il füt peu fous la domination du tyran. II termina enfin ce difcours par dire que , dans Fétat affreux oü étoient les chofes, il n'étoit pas poffible de les diffimuler Ce difcours étoit trop pofitif pour ne pas jetter dans l'efprit de Ia Souveraine 1'agitation la plus cruelle : elle la laiffa entrevoir toute entiere. Dom Pedre , k qui fa valeur infpiroit toujours de malss  74 L e Masqué AngIo,,éto,ent bien conduits , qu'il nV jreprendre : tout dépend des Chefs qu'on feurdonnera.secria-t-il en adreffL l" ie ÏÏn;f/remierMiniftre ! 'econnois 'e genie des deux Nations : 1'Efpaeno? jrrogant , triomphe tant qu'il fe Kr- ui oppofe uncoungequerienne dement, ^ setonne, ,1 p!ie , & Pon eft bf ^ fe vZTr/- L'AnS'°is au contraire ne Z lrfv m de nen' a fe dérie toujours de !a fortune & des événements; vous në quêterL01Mfe8l0rifier de ^n«"on! J»etes, de légers avantages ; il ne s'abandonne point^ fa p^ .™ a. eroK^ne-C°nduite conftanfe qu'il ne fe dw "eUX qUÊ IorfcïuJil ^ a ,a «tl du^e camp3gne>&qu,iln,apIus ^ P™de„mots fit impreffion fur Pefprit du Miniftre ; il affura Dom P re en fe retirant, qu'il n'oublieroit pas de K £fter r^efret'danS leCoK qu tion1 6 u,éme J°ur' on fit "ne menton honorable de celui qui les avoit pro"res , & on ne prit pas pour-lors des arrangements en faveur du brave Gé!  D E F E R. 7$ néra!, on ne tarda pas a convenïr qu'il étoit le feul dans le Royaume qui püt mettre heureufement en pratique les confeils qüil avoit hafardé de donner.^ Huit jours après la liberté qui avoit été accordée aux bravesEfpagnoIs, Dom Criftanval , qui avoit eu de fréquentes conférences avec fon pere pendant ce temps , & qui avoit fixé fon départ pour la nuit fuivante , fit demander a la Reine une audience fecrete. Je vais m'éloigner peut-être pour jamais de Votre Majefté , lui dit-il en fe jettant a fes pieds : Elle fait que la Chambre des Lords m'a condamné a venger des crimes énormes qu'on ne peut fé rappeller fans frémir; il peut arriver mille événements qui me feront échouer dans mort entreprife , ou qui m'öteront une vie qui ne m'eft chere que paree qüelle vous eft confacrée depuis le moment que j'ai eu le bonheur de jouir de votre adorable préfence : qu'il me foit permis du moins, avant de 1'expofer, de vous déclarer mes fentiments les plus cachés. Je vous aime > Madame , & je n'ai jamais aimé que vous ; je prends le Ciel a témoin que le refpecl: le plus digne d'étre écouté a toujours été de moitié de mes tendres fentiments j pourrois-je fans  I6 L E M A S Q TJ E vous offenfer Arrétez , Criftanval , feterrompit triftement Ia Reine. O Ciel' a quel excès ofez-vous vous porter ? Oubl.ez-vous que c'eft a Ia veuve dun grand Roi a qui vous parlez, & que vou! étes je feul qui ait été affez téméraire pour rui, faire une femblable déclaration ? Jufqu ici ,e vous ai cru digne de mon eftime.' Ju*au J« je vous ai confidéré comme innocentj voudriez-vous devenir coupab e & me faire regretter une opinion peut- erre trop favorablement & trop pré- XTmï,m C°nf Ue,? Partez> CriftanVal, partez; allez , confirmez 1'eftime de I3 Chambre des Lords: qu'une vengeance legitime s'empare de votre ame , Sc quelle confonde des fentiments qui devroient avoir été étouffés dès leur naifla nee ï ou fi m0n malheur ou Ie vötre etoir affez grand pour qUe Ia raifon Sc ce que vous vous devez ne s'en rendiflent pas les maitres, fuyez pour jamais de ma préfence , & que je n'aie'pas a rougir a vos yeux de vous avoir fnïpiré une paffion qui , par mille égards plus fohdes les unsque les autres, ne pourrpic fubfifterfansdéshonorer ma réputa«on , & fam vous rendre le plus malheureux de tous les hommes. Avec quelle dignité ces paroles nefu-  de Fes.' 77 rent - elles pas prononcées ! elles firent un fi grand effet fur 1'efprit étonné de Dom Criftanval , qu'il n'y repliqua que par un profond foupir & en fe retiranr. La Reine Ie vit partir avec une pitié favorable : fon devoir avoit confervé Ie deffus ; mais Ie fond du cceur n'en refta pas moins agité , & pas moins prévenu pour lui. Huit jours apiès le départ de ce jeune Héros , l'on apprit avec effroi a Londres que le Roi d'Efpagne avoit gagné deux batailles confécutives ; qu'il avoit mis toutes les Villes qu'il avoit conquifes a feu & a fang ; que tout fuyoit devant lui, & qüil étoit en marche avec fon armee viöorieufe pour faire Ie fiege de la Capitale. L'extrémité affreufe oü l'on fe vit réduit , fit convoquer la Chambre des Lords : il y fut rélola que , pour éviter les derniers malheurs 3 il falloit envoyer des Députés au tyran , & lui livrer Dom Pedre. En vain quelques ames généreufes voulurent-elles cornbattre ce lache parti, la pluralité des voix 1'emporta. Suivant cette décifion , Dom Pedre fut arrété en fortant de chez la Reine , & on envoya demander des paffe-ports au Roi d'Efpagne pour lui faire part de la délibération du Confeil ,  78 t E M A s 9 „ E &poUrlmplorerlamiréricordedl,vain. plus remps , répondit ie pi- j.'cr peut nvqUt ,e V°US ai dema"dé , il ne peut m ech d i^ne g'ererre me fera foumife , &Ven nftr J veur de fon obéiffince ie IJf > en fa~ d« Lords en frémit * ' ?harob™ 1" mefore, au'on 1 ■'bëra enfl"'re «" P«fllbladepon»oity,éMe" é,0'tlm-  D E F E R. 79 Ie premier Miniftre , qui affiftoit & toutes ces délibérations , avoit toujours fait une férieufe attention fur !e mérite & Ia capacité extraordinaires de Dom Pedre. II s'étoit toujours intéreffé fecrétement pour lui; il attendit ce moment pour le propofer a la Chambre des lords. Vous avez connu par une expérience heureufe , leur dit - il , combien ce Général eft habile , & de quel poids font fes confeils & fes actions : admeztez • le a votre affemblée ; qüil oublie 'par votre confiance des procédés qu'il n'avoit point mérités , & qui font fi peu dignes de lui : qüil devienne le chef de vos délibérations , de vos armées , de 'I'Angleterre méme , s'il le faut; vous trouverez peut être alors le remede que i vous cherchez. Que favons - nous fi cet jhomme a qui nous devons déja tant , & tauquel vous avez vu opérer tant de miraijcles, ne fera point encore celui-ci ? Que Ijrifquons nous ? pouvons-nous courir des iextrémités plus affreufes que celles oü I nous fommes réduits actuellement ? Cette propofuion fut appuyée par Ie ] premier Miniftre de toutes les raifons foil lides qui pouvoient Ia faire valoir ; il j fut écouté avec une attention qui prouvoit combien elle étoit recue agréable-  8o Le Masqué ment. En effet, a peine eut-il achevé fa harangue, que toute Ia Chambre approuvahautêraentce moyen. On envoVa des Depurés k Ia prifon oü Dom Pedre étoit renrermé : on lui fit une farisfadion honorable. Le bruit qui s'étoit répandu parmi Ie Peuple qu'il alloit étre a Ia téte des affaires , Ie tranfporta de joie , & m ranr des pleurs dont Ia fource n'étoit que trop légitime. Oui , ce Peuple qui riaguere vouloit fa mort , change touta coup, il Péleve jufqüau Ciel , & Ie conduit avec des acclamations réitérées jufqu a la Chambre des Lords. Les coeurs braves & généreux ne font point fujets a de bas reffentiments. Dom ■Hedre oublia dans 1'inffanr les fujets qu'il avoit de fe plaindre des Anglois, des qu'ils en eurent marqué Ie regret : il accepta avec reconnoiffance Ie timon des affaires , & refufa modeffement Ie titre de Proteéteur qu'on voulur lui donner II demanda qu'on lui fit un détail fincere & naïf de 1'état préfent oü fe trouvoit le Royaume, & promit qüaprès quelques heures de méditation fur tous ces pomts importants ^il agiroit & qu'il rif queroit volontiers fa vie pour confirmer Ia confiance qu'on avoit bien voulu prendre en lui. r  DE F E R. Sr Les effets fuivirent de bien prés les paredes. Dom Pedre, revêtu du pouvoir louverain , convoqua toute la Nobleffe du Royaume; en atteridant qüelle füt rendue en armes & bagages en une plaine qu'il avoit marquée pour le rendez-vous, il affembla le Peuple de la Ville hors de Londres, le fit avertir qu'il füt armé de pêles & de hoyaux , & après leur avoir fait part, par une harangue , de fbn deffein , il les diftribua dans tous les environs par oü on pouvoit aborder a la Capitale , & fit couper les chemins de tranchées & de foffes fi profonds, & en une fi grande quantïté , qüil étoit impoffible qu'une armee püt approcher fans ie mettre dans le cas d'étre défaite par le plus petit detachement. Le Général fit foutenir les travailleurs par un corps d'élite , a la téte duquel il mit des Officiers déterminés; & les peuples, qui concurent que de leur travail dépendoit leur falut, s'y porterent de fi grand cceur , qüen moins de trente heures il fut achevé , & dans 1'état que Dom Pedre l'avoit défiré. Dom Pedre avoit donné de fi bons ordres pour que Ie Roi d'Efpagne ne füt point informé du piege qu'il lui tendoit, qüil arriva avec fon armée, au commen-  8z L E M A S Q U E cement de la nuit , aux environs de ces tranchées, fans qu'il en eüt aucun foupcon : il fit ake k un quart de lieue dala , dans Finte-atión ^ après deux heures de repos, d'en partir , de furprendre la Capitale, & de la réduire en cendres , après avoir enlevé des prifons Dom Pedre , oü il favoit qüil avoit été détenu lorfqüon avoit propoféde lelui livrer, & oü il Ie croyoit encore. Les profpérités font fouvent au/Ti contraires a un Conquérant que fes malheurs; elles lui donnent une confiance dont la vigilance d'un habile ennemi fait profiter : le Général en donna un exemple dans cette occafion. Comme il n'épargnoit rien pour être bien fervi, il fut averti par fes efpions du deffein du Roi d'Efpagne II commanda fur Ie champ deux corps d'élite de quatre mille hommes chacun , fb mit a leur téte , les fit défiler a la droite & a la gauche des tranchées , apofta du cóté de la Ville plufieurs régimenrs qui devoient profiter de Ia confufion de 1'armée , fi elle pouvoit arriver jufquesla. L'ordre étoit de 1'attaquer de deux cötés a Ia fois, dès que la confufion auroit rompu fa marche ; & jufqu'a ce moment il étoit défendu , fous peine de la vie , de faire aucun mouvement qui  DE F E R. 8} püt éventer la mine avant qüelle eut joué. Après que Dom Pedre eut placé luimême les troupes dans les endroits favorabSes qüil avoit choifis pour les faire donner, il monta un cheval anglois de la derniere viteffe, fe fit accompagner de vingt des plus braves gens , & fut luiméme & la découverte de 1'armée ennemie. II furprit une vedette, qu'il enleva fi heureufement que Ie gros de 1'armée n'en prit point i'alarme : cela le mit dans le cas de pénétrer jufqüau camp. Comme Efpagnol, il ne lui fut pas difficile de paffer les premières gardes , & l'on jugea par fes réponfes qu'il étoit de 1'armée. Son deffein étoit de donner I'alarme , & de fe faire fuivre de toutes les troupes du Roi d'Efpagne , afin de les engager dans les piegesquileurétoient tendus. Son artifice réuffit au gré de fes défirs. L'armée du Roi d'Efpagne , qui étoit préte a marcher , le fuivit, dès qu'il eut fait connoitre qu'il étoit ennemi. II paffa a travers des foffés par un chemin couvert de fafcines qüil avoit fait pratiquer,& qui pouvoient réfiffer a trente hommes , mais qui devoient s'éfondrer lorfqüelles feroientfurchargées d'un plus grand nombre. Dès que Dom Pedre  84 L e Masqué connut que fon projet commencoit a réuffir, il fe jetta iür Ia gauche , fit le fignal dont ii étoit convenu , & toutes festroupes donnerent a la fois fur 1'ennemi, qui tonuboit a chaque inftant dans les tranchées, & qui , jugeant du danger par ce qui lui arrivoit, ne s'occupoit que du foin de s'en tirer ou de Péviter, & ne fdifoir aucun ufage de fes armes. Sans une Providence qui veille a la confervation des Rois, quelques ryrans qu'ils foient, celui d'Efpagne périffoit dans cette conjonflure , ou étoit tout du moins prifönnier. Un Efpagnol généreux, connoiffant le danger extréme oü fe trouvoit fon Prince , le tira d'un foffé oü il étoit tombé avec fon cheval , Ie porta fur fes épaules, & avec des efforts infinis Ie remit fur un terrein fölide. Prefque toute 1'armée fut défaite , tant par la droite que par Ia gauche, & du cöté de Ia Ville , oü les fuyards furent taillés en pieces; il n'y eut que ceux que leur bonne fortune fit tourner du cóté d'oü ils étoient venus, qui échapperent. S'il avoit été poffible que Ie Général eüt pu affembler un corps de troupes plus confidérable , & qüil Peut pu placer en lieu d'oü Ia retraite leur eut été coupée , c'en étoit fait, aucun ennemi n'en füt rechappé. Le  d e F e r; 8f Le point du jour éclaira le plus fanglant fpedacle , & fit entrevoirles plus grandes adions. L'incomparabie Dom Pedre, qui s'étoit porté par-tout avec une valeur qui doit fervir de modele a tous les Généraux , profita de ce jour pour aller reconnoitre lui-même 1'état des chofes. II trouva , avec une fatisfadion douce, que les deux tiers de 1'armée ennemie étoient péris, & que ce qui en reftoit étoit dans un fi mauvais équipage, qu'il n'étoit plus a craindre , & encore moins en état pour lors de lui donner aucune inquiétude : il raffembla fes troupes, fit celfer le carnage, recut a miféricorde tous ceux qui voulurent fe rendre, & avec une poignée d'hommes oui lui reftoit il chaffa les prifonniers a h Ville comme on ramene un troupeau des champs. La ville de Londres, qui venoit d'étre informée de la célebre vidoire que fon nouveau Général venoit de remporter, vint au-devant de lui avec des acclamations qui n'avoient jamais été exaltées avec de tels tranfports : les Anglois font extrémes en tout'; fans aucune délibération , ils voulurent proclamer pour Roï Dom Pedre, & ils le proclamerent en effet. Le Général refufa ce titre , & leur III. Partie. E  26 Lé Masqué dit qu'il fe contentoit de la gloïre de les fervir, & que s'ils vouloient 1'obliger de fe prêrera leurs défirs, il fe retireroir, & qu'il ne fe méleroit plus des affaires de 1'Etat. Cette menace fit fon effet: les Anglois rentrerent dans Ia modération; mais ils admirerent une réponfe auffi modeffe qüelle étoit rare. La Reine, qui alloit bientót ceffer de 1'être, paree qüelle n'étoit point groffe, 1'année étant prête a expirer , reffentit dans Ie fond de fon cceur une joie extréme de ceque celui qüelle avoit toujours protégé fe trouvoit fi digne de fes heureufes préventions; elle affura la Chambre des Lords, oü elle fe rendit pour recevoir Dom Pedre, & pour affifter aux délibérations qu'on devoit faire a 1'occafion de ce qui venoit de fe paffer , qu'elle verroit fans chagrin récompenfer Ie mérite du Libérateur de I'Angleterre. Le Général répondit qu'il ne défiroit pour prix des heureux fuccès des Anglois, auxquels il n'avoit que Ia part de les avoir commandés, que celui d'affermir la Couronne, & de voir longtemps fur un tróne une Reine qui 1'occupoit fi dignement, & qui méritoit les hommages de tout 1'Univers. Dès que la Nobleffe du Royaume fut  DE F E R. 87 affemblée, Dom Pedre fe mit a fa tête, (e fit fuivre d'une armée qui fut levée en peu de jours , & fe preffa de profiter de 1'heureux fuccès de la déroute de celle du Roi d'Efpagne pour Ie joindre , & pour lui livrer bataille. II Pat teignit au bout de dix jours d'une marche précipitée. Ce Prince avoit déja mis fur pied une autre armée ; & lorfqu'il le rencontra , il fe trouva encore fupérieur en force a la fienne. Le Confeil de Guerre qui fut tenu a cette occafion, penchoit a fe retrancher dans un camp , & a ne rien rifquer : la perte de Ia bataille devoit entrainer celle de toute I'Angleterre. Ce parti étoit fage ; mais Dom Pedre ne voulut pas s'y conformer : il repréfenta qu'il ne falloit pas donner Ie temps au Roi d'Efpagne d'aflembler de nouvelles forces; qu'il étoit de la politique de profiter des avantages qu'on avoit remportés, qui devoient avoir donné autant de terreur aux Efpagnols que de confiance aux Anglois; que de cette victoire dépendoit le falut du Royaume, paree qüelle obligeroit le Roi d'Efpagne a regagner fes vaiffeaux , & a s'en retourner dans fes Etats. Enfin il apperta de fi folides raifons pour combattre le fentiment contraire, que tout le monde reE z  §8 Le Masqué vint au fien : Ia bataille fut décidée , & les ordres furent donnés dans 1'inftant pour charger les ennemis a la première occafion. CHAPITRE XXV. SI le brave Dom Pedre travailloit généreufement a protéger une Nation opprimée, le jeune Criftanval mettoit tout en ufage pour répondre aux défirs de la Chambre des Lords , & pour venger les manes d'une mere refpecïable , dont ïl pleuroit journellement la perte. Son deffein, en partant de Londres, avoit été de trouver les moyens de fe faire prélênter au Roi d'Efpagne, fous un nom fuppofé ; de lui demander un entretien fecret; de lui préfenter un poignard d'une main, & fans lui donner Ie temps d'appeller a lui, de 1'attaquer avec les mêmes armes de 1'autre : il vouloit avoir la vie du tyran, ou perdre Ia fienne. Son cceur généreux n'avoit puconcevoiraucune autre vengeance: il fallut changer quelque chofe au plan qüil avoit médité. II apprit dans fa route que le Roi, qu'il cherchoit, 'étoit en marche a Ia téte de  DE F E R. 89 fon armée, & il penfa bien qüil ne lui feroit pas aifé de 1'aborder fans fe fervir de quelqüartifice : Pembarras étoit difficile ; mais de quoi une ame guidée par 1'amour , par la haine & par 1'honneur n'eft elle pas eapabie ? II eut bientót imaginé un nouveau moyen : il n'alloit pas moins qüa enlever le Prince au milieu de fon armée , & de le conduire prifonnier en Angleterre. Par ce moyen, il fatisfaifoit a plufieurs chofes a la fois ; il f ifoit la paix , il fe vengeoit, il rendoit la liberté a fon pere : fon amour n'étoit pas auffi oublié. Dès qu'il eut bien examiné les conféquenccs de fon projet, & qu'il eut chargé des gens affidés de faire venir la meilleure partie de 1'armée , aux premiers ordres qu'il leur donneroit, pour fe rendre dans un village a quelques milles de-1^ , oü elle fe tiendroit en embufcade autour d'un bois qu'il avoit déja reconnu & choifi pour le théatre de fon entreprife; après, dis je , s'étre préparé a la faire réuffir , il fe travefiit en Berger , fe rendit au camp ennemi, Sc demanda au Capitaine des Gardes d'avoir 1'honneur de parler au Roi : il affura qu'il avoit des chofes de la derniere conféquence a communiquer au MoE 3  9° Le Masqué narque. Criftanval avoit fi bonne mine, & un air qui prévenoit tellement en fa faveur, que Ie Capitaine des Gardes Ie recut avec plus de bonté qu'on n'en a pour un homme qui garde les moutons. En temps de guerre tous les avis font ecoutés de quelque part qu'ils viennent; U fuppofa que c'étoit un transfuge : il lui promit que dès que le Prince auroit renvoyé deux Généraux avec lefquels il tenoit confeil , il 1'avertiioit qu'on avoit a lui parler. En effet, une demi heure après il tint . parole ; ie Roi d'Efpagne ordonna qu'on lui amenat ce Berge^Le Prince étoit dans le fond de fa tente avec Manquès , fon premier Miniftre. Que voulez vous m'apprendre, jeune homme, lui dit le Roi en s'avancant vers lui ? vous pouvez parler, il n'y a perfonne ici de fufpecl. De quelque fermeté qüun homme fe foit armé, Ia préfence dun grand Roi imprime toujours ; foit que Dom Criftanval füt ému par cette confidération , ou que Ia reffemblance que ce Prince avoit avec Ia Princeffe fa mere , Ie faisit , il héfira & fut quelques moments fans ouvrir Ia bouche. Le Monarque ie raffura en lui répétant qu'il n'avoit qüa s'expliquer, & que rien ne pouvoit 1'en  DE F E R. 91 empécher. Je ne le puis, reprit le fils de Dom Pedre, d'un air noble, fier & ce-r pendant refpeétueux ; ce que j'ai a communiquer a Votre Majefté la regarde perfonnellemenr, & elle ne me fauroit pas gré d'en ufer autrement. Le Roi fit figrte a Menquès de fortir , & dès que Dom Criftanval fut feul avec le Roi, il lui tint ce difcours. » Je n'ai pris ce déguifement que pour «parvenir plus fürement devant Votre »Majefté : elle faura que la confervawtion des jours de fa perfonne facrée »m'intérefie au point d'avoir ofé rif»quer les miens pour lui donner un »avis fi important, que je ne puis le » confier qu'a elle feule. Les ordres font » donnés dans notre armée de laiffer oc»cuper, Iibrement la campagne a vos «troupes; qüelles s'approchent méme »des nótres , jufqu'a leur donner Ia » chaffe de cóté & d'autre , de forte que » notre armée fe difperfant en confufion, »la vótre fe trouvera fur Ie terrein que »1'autre occupoit; ce qui donnant lieu » aux troupes Angloifes de fe rallier par » un mouvement de droite & de gau» che , leur fera faire face de tous có» tes, enveloppera votre armée , & fera » enfbrre de vous enlever. Voila quel eft E 4  oi Le Masqué *»Ie fecret : en voici le remede. Votre "Majefté faifant avancer fiérement fes »troupes fur le plus grand front qu'il fe »pourra , pour mieux feindre de donner » danslepiegedefesennemis.elledétache» ra un corps de troupes choifies qu'elle »commandera elle-méme, en gagnant »lentement fur la droite, vers le bois, » ou, fe tenant en embufcade , elle leur » fera couvrir le défilé vers lequel les An»glois, preffés par votre armée, feront «obügés de courir , & oü ils ne pour»ront éviter d'étre entiérement défaits. »De cette conduite dépend Ia conquéte » de I'Angleterre. « Ce difcours, tout intéreffant qu'il paroiffoit dans la circonftance , n'en impofa point a un Prince qui joignoit a tant de^ défauts un caradere naturellement méfiant & foupconneux ; mais il diffimula. Quelque important que me paroiffe cet avis , je veux favoir , jeune homme, a qui j'en ai 1'obiigation. Le faux Berger interrompant Ie Roi: » pro»fitez, Prince , de mes avis, lui dit il ; »il y va de vos jours & des miens d'en » exiger davantage. On ignore mon éva»fion, le temps preffe , & les raifons, «toutes effentielles qu'elles font, d'une » démarche auffi hardie que Ia mienne ,  DE F E R. 93 s ne pourront vous être connues que dans » Ia fuite. II falloit avoir auffi peu d'expérience de la politique qu'en avoit Dom Criftanval , pour tenir un difcours fi obfcur en matiere de dette importance; cependant Ie Roi d'Efpagne , affeclant toute la fatisfaétion que méritoit un grand fervice, lui répondit: le fuccès de mes armes prouve afftz les juftes fujets que j'ai eus de les porter contre I'Angleterre: je ne doute pas que ce ne foit auffi dans cette confidération que tu es venu, au rifque de ta vie, pour me donner des connoit fances fi utiles pour réuffir plus promptement dans mes projets ; & comme tu ne me quitteras point, il n'y a pas de récompenfe a laquelle tu ne puiffes prétendre pour prix de ton zele & de ta fincérité. Si Dom Criftanval avoit prévu que ce difcours , fi naïf en apparence, étoit un artifice de ce Prince adroir, pour le faire arrêter au fortir de fa tente, il eüt profité du moment favorable, & au péril de fa propre vie, il eüt Cutisfait au défir qui le preflbit de fe venger. Mais 1'efpoir qüil avoit concu de furprendre ce Prince , & de le conduire en Angleterre, ne lui fit pas affez pré-  94. Le Masqué voir ce qui pouvoit arriver. A peine eutH quitté Ie Roi, qu'il fut arrété , charge de chaines, & remis a une fïïre garde. Le Roi ne douta point, lorfqu'on Jui apporta les poignards qu'on trouva lur lui, que ce ne füt un affaffin envoye pour lui óter la vie. Cette préiornption, qui n'étoit que trop bien fonöée, Ie rendit plus défiant que jamais: il ht ce qu'il put pour apprendre le fond de cette aventure téméraire ; mais Dom Criitanval, qui étoit au défefpoir d'avoir roanqué fon projet , fignifia a ceux qui voulurent le preffer de répondre a cette occafion, qu'il endureroit tous les tourments que la cruauté pouvoit imaginer, plutót que de fe préter a ce qu'on vouloit exiger de lui. Le Roi d'Efpagne, a qui l'on rapporta Ia fermeté du prétendu Berger, mit vainement en prarique les moyens les plus violents pour 1'obüger a fe déceler ; Ie jeune Criftanval fourtrit avec une fermeté héroïque les tourments les plus cuifants. Las de Ie martyrifer, il attendit a la fin de la guerre a le faire périr par des fupplices inouis; & dans la crainte que cette nouvelle viclime ne lui échappat, il voulut qu'il füt toujours gardé prés de lui.  DE F E R. 9% CHAPITRE XXVI. CEpendant le Roi d'Efpagne ayant jugé, aux mouvements de 1'armée d'Angleterre, qu'elle avoit dtlTein de lui préfenter la bataille , héfita pour la première fois de fa vie s'il s'engageroir dans une aéïion qui devoit décider de Ion fort: il fembloit qu'un preffentiment fecret lui annoncat celui dont il étoit menacé ; mais peuton 1'éviter Après avoir conféré avec fes Généraux , il prit Ie plus mauvais parti : Ia bataille fut ordonnée pour le Iendemain au lever du Soleil. II crut qu'en attaquant Ie premier les Anglois avec fureur, qu'il leur infpireroit de 1'effroi & qüil les auroit bientót mis en déroute ; mais il avoit a combattre contre des ennemis a qui la préfence d'un grand Général donnoit de la confiance : il trouva des foldats intrépides. II fe répentit, mais trop tard, de s'être engagéavec tant d'imprudence. A peine 1'aurore paroiflbit-elle , que lé tyran , qui couroit a fa perte , fut a cheval & harangua Ion armée » De cette » journée, s'écria-t-il a haute voix, déE 6  ej6 Ie Masqué »pend votre falut & votre bonheur i » accoutumés a vaincre les Anglois en »tant de rencontres, vous n'avezplus, » amis, que ce dernier combat a leur li» vrer. Votre viftoire vous rend les maJ»tres de leur vie & de leurs richeffes : le » fac de la ville de Londres en fera la »preuve. Encore un pas, vous étes » dans cette grande Ville ; encore quel» ques coups de fabre I'Angleterre eft a » vous. « Le brave Dom Pedre n'employa pas tant de mots. Soldats, leur dit-il, fouvenez-vous qüen triomphant de 1'ennemi. que vous allez combattre, vous allez venger les manes de votre grand Roi : rappellez-vous que ce font ces mêmes Efpagnols qui lui ont arraché fi indignement la vie , & que fi vous étiez afiez laches pour ne pas le venger pleinement, vous deviendriez complices de fa mort. Quel effet terrible ne produifit pas cette courte barangue ! le vautour ne fond pas avec plus de rapidité fur fa proie, que les Anglois fondirent fur les Efpagnols. Le Roi d'Efpagne , qui fe préparoit dans ce moment a donner encore de nouveaux ordres , n'eut pas le temps de les prononcer; 1'ennemi enfonce le premier rang: en vain s'oppofe-t-il a ce pre-  BE F E R. 9? mier progrès , en vain s'écrie-t-il & s'efforce-t-ila rallier le foldat étonné , touc plie , Ia mort & 1'horreur volent de toutes parts : il eft par-tout , il infpire la confiance. Si quelques régiments écoutent fa voix & tenrent de repouflèr 1'ennemi , le brave Dom Pedre furvient comme un éclair , & fait évanouir ces légers avantages. II perce en tout lieu , il cherche le Roi d'Efpagne, il veut profiter d'un occafion fi belle pour le combattre Iui-même : le tyran s'en appercoit bientót ; i! ne manque point de valeur. Dans le trifte état de fes affaires, il penfe qu'il n'y a que ce dernier moyen pour décider d'un combat dont fon terrible ennemi eft prét deremporter Ia gloire; le défefpoir fe joint a fon courage, il arrivé & fa rencontre les yeux étincelants; ces deux adverfaires fe reconnoiffent & jettent en s'abordant un cri de haine & de fureur. A peine les combattants au milieu defquels ils fe trouverent, eurent ils reconriu quels étoient ces fiers rivaux , qu'ils s'arrêterent mutuellement, & fufpendirent leurs coups : il fembloit qu'ils fuf fent devenus immobiles par une puiffance fecrete , & qu'ils jugeoient que la £n de ce combat devoit décider de leur  Le Masqué bonne ou de leur mauvaife fortune, lis firent un cercle , au milieu duquel combattirent ces fiers adverfaires. Le Roi d'Efpagne parut d'abord le plus intrépide : il attaqua Dom Pedre avec une fureur qui fit rrembler pour lui les Anglois; il fembloit que ce Général n'étoit occupé qu'a fedéfendre, qu'ii mettoit toute fa valeur a parer fes coups : mais qüon en jugeoit mal ! il reprenoir haleine , il ne vouloit rien rifquer ; il attendoit pour rrapper un moment favorable. Enfin il 1'entrevoit ; le Roi d'Efpagne leve en Pan- , a deux mains , un fabre pefant , qui doit enlever la tête du Général : un cri affreux retentit ; on la croit a bas. Dom Pedre fait un mouvement , pare Ie coup , Sc d'un revers donné a propos, frappe a plomb fon ennemi fur la téte , Sc Ie tenverfe de cheval. Sans le cafque qui garantit Ia pefanteur du coup, c'en étoit fait, ce Prince cruel étoit puni de toutes fes cruautés. ] Mais Ie temps n'en étoit pas encore arrivé ; il ne fut qu'étourdi de fa chüte. Dom Pedre , qui s'étoit jetté a bas de fon cheval pour 1'achever , ne fut pas peu furpris de Ie voir relever, & d'avoir a rendre un nouveau combat. Semblable a un taureau échappé a la mort, le Roi  DE F E R. 99 d'Efpagne fond comme un lion fur fon ennemi: le Général le recoit avec la méme fureur. 11 en alloit tnompher , deux larges blelTures qüil avoit faites au Roi étoient les avants coureurs de fa vidoire; mais un événement, auquel il n'avoit garde de s'attendre , penia la lui arracher. Cjuatre Efpagnols déterminés fondirent tout a-coup fur lui : il fut obligé de faire volte face. Comme une lionne a laquelle on veut ravir fes petits , il fond fur eux : il les éloigne bientót. Pendant ce temps , on enleve fa proie ; des fujets fideles tranfportent leur Roi dans un endroit éloigné : le Héros fe retourne pour 1'achever , & il ne Ie retrouve plus. Nous avons dit que Dom Criftanval étoit gardé a vue par un dérachement commandé pour fa garde ; ce corps de troupes, dès le commencement de la bataille , avoit été enlevé par les Anglois , & Ie fils de Dom Pedre , par ce moyen , avoit été mis en liberté. Son deffein , auffi bien qüavoit été celui de Dom Pedre, fut d'en profiter pour combattre Ie Roi. II Ie cherchoit par-tout, & avant que d'arriver jufqu'a lui , il avoit été obligé de foutenir plufieurs combats ; ce qui avoit différé jufques-la qu'il eüt pu Ie  iio Le Masqué II arriva , par Ie hafard le plus heureux pour les Anglois, que ce jeune Héros furvint dans Ie moment qu'on enlevoit fon ennemi, & qu'on lui ménageoic une retraite ; il fond fur les Efpagnols qui efcortoient fa manche , & les oblige a s'arrëter & a jivrer un nouveau combat. La bataille , qui avoit été fufpendue , comme on a dit , par la rencontre des Chefs , étoit recommencée dès qu'ils avoient été féparés. La confufion étoit extréme ; Dom Pedre alloit & venoit pour preffer la viétoire , & foupiroit en fecret d'avoir manqué Ja belle occafion de fe venger du tyran ; mais quel eft fon tranfport de joie ! il arrivé dans Ie temps que fon fils tente mille efforts pour percer un bataillon qui Ie couvre de fes armes: il Ie reconnoir. II juge de Ia vérité de cette défenfe opiniatre ; il jette un cri qui glacé d'horreur 1'ennemi étonné , & qui attire a lui des Anglois : il entre dans le bataillon , renverfe tout ce qui s'oppofe a fon paffage. Le Roi d'Efpagne veut encore faire un dernier effort , lever un fabre impuiffant; il tombe de fa main. La perte de fon fang lui a enlevé Ie refte de fes forces j il veut jetter un cri, & il fe laiffe «omber de fbibleffe.  de Eer. toi Dom Pedre & toute 1'armée Ie crurent mort. Cettenouvelle , qui fe répanditdans un infant , décida de la vicloire. Les Efpagnols demanderent quartier , & par Pordre du Général il leur fut accordé. Ils furent faits prifonniers de guerre , & le refïe de la journée & de la nuit fuivante fut employé a donner les ordres converables dans une auffi importante occafion. Le lendemain, fur Ie midi , 1'armée fe mit en marche & fut reprendre toutes les Villes conquifes par les Efpagnols. Pour Don\Pedre & fon fils, ils la quittercnt, après avoir nommé un Général , leur préfence n'y étant plus néceffaire. Ils prirtnt , avec les prifonniers, le chemin de Londres. Le Roi d'Efpagne , qui n'étoit pas mort, étoit porté fur un brancard , &: fuivi d'une garde choifie , a Ia téte de laquelle Dom Criftanval avoit été commandé. Ce Prince , qui ne doutoit pas qu'on ne lui eüt réfervé la vie que pour la lui faire perdre ignominieufemenr, tentoit a tous moments tous les moyens pofTibles pour fe 1'arracher ; & fans des foins extrêmes, les Anglois n'euffent pas eu la gloire de Ie voir entrer dans leur Ville tout vivant. Les habitants de la ville de Londres  102, Le Masqué n'eurent pas plutófappris Ia fameufe victoire que Dom Pedre avoir remportée, & que leur ennemi cruel leur étoit amené, qu'ils felaifferent aller a des tranfports de joie prodigieux. Ils déclarerent a la Chambre des Lords , qui s'étoit affemblée pour délibérer fur cette importante nouvelle,qu'ils prétendoientque le Général füt proclamé Roi , & qu'il époufat leur Reine , qui devoit remettre le pouvoir fouverain a la fin de l'année. En vain les Pairs aflemblés voulurent-ils remontrer au Peuple que dans une affaire de cette importance il faifoit convoquer les Etats-généraux , & qu'ils ne pouvoient óter' au Royaume , affemblé par fes Députés, le droit de fe choifir un Souverain ; lts Anglois décidés ne voulurent entrer dans aucune de ces confidérations : ils firent connoitre leur volonté par une rumeur fi dangereufe, que la Chambre des Lords fut obligée de' leur accorder leur demande. Dom Pedre fut déclaré Roi, fon fils Général , & la Reine , préte a étre depoffédée , Reine perpétuelle. Enfuite de cette proclamation , qui fut générale , on décerna au nouveau Roi 1'honneur du triomphe , & on fit des prépararifs pour fon enrrée, d'une magr.ificence fi grande,  DE F E R. T03 que la tradition ne faifoit point mention qu'il y en eüt jamais eu qui püt lui étre comparée. CHAPITRE XXVII. T A Reine recut avec étonnement Ia JL_i nouvelle de Félévation de Dom Pedre au Tröne , moins par le regret de lui voir occuper un rang que fa valeur extraordinaire lui avoit mérité, que par la condition a laquelle il y montoit. Elle voulut fe plaindre qu'on difpofat de fa main fans fon confentement ; mais fes remontrances ne fervirent de rien. La Chambre des Lords lui répréfenta que fes refus étoient capables de caufer une fédition générale, & que , loin de laifftr entrevoir fa répugnance pour ce mariage , elle devoit paroitre 1'envifager avec joie , a moins qu'elle ne voulüt jetrer I'Angleterre dans Ia révolte & dans Ia défolation. La Princeffe gémit en fecret de cette cruelle néceffité; peut êtreeüt-elle moins murmuré fi la décifion publiquel'eüt unie au jeune Criftanval. Elle avoit des fentiments d'eftime & d'amitié pour Dom Pedre, qui ne lui donnoient aucune ré-  r