LES AVENTURES X> E M. ROBERT CHEVALIER, DIT DE BEAUCHËNE, CAPITAINEDE FLIBUSTIERS dans LA NouvELLE-FraNCE. Rédigées par M, l e Sage. A AMSTERDAM, & Je trouve a Paris, RUE ET HOTEL SERFENTE, M. DCC. LXXXIII*   LES AVENTURES DU C HE V. A L I E R DE BEAUCHÊNE* L I V R E PREMIER. De torigine de monjleur le cheyaüer de Beau* chéne , & des amufemens de Jon. enfance. 11 Je fait, a fept ans y enlever par les irpquois , cu il ejl adopté par un de ces fauvages. Ses occu? jpations che^ eux. II éjl repris quelques anne.es iiprès par les canadiens} & rendu a fes pa~ rens. 11 s'affocie avec quelques algonquins , & fait avec eux diverfes expéditions. Après avoir chafjé quatre cents hommes , fait lever le fiège de Port • Royal, & oblige cinq mille ar.glois a fe retirer, il quitte fes algonquins , & fe fait flibujzier. 11 va croifer fur les cotes Tome ƒ. A  25 AVENTURE s DV ChEVALIER de la Jamaïque , /bus le capitaine Morpain s & en/uite fous le fameux Montauban , après la mort duquel il ejl élu capitaine. M o N père & ma mère , francois d'origine, allèrent s'établir en Canada, aux environs de Montréal, fur le fleuve Saint-Laurent. Ils vivoient la dans cette heureufe tranquillité , que procure aux canadiens la foumiffion que le gouvernement ex'ige d'eux. J'aurois été bien élevé , fi j'euiïe été difciplinable ; mais je ne 1'étois point. Dès mes premières années , je me montrois fi rebelle & fi mutin , qu'il y avoit fujet de douter que je fiiïe jamais le moindre honneur a ma familie. J'étois emporté , violent, toujours pret a frapper & a payer avec ufure les coups que je recevois. Je me fouviens que ma mère voulut un jout m'attacher a un poteau pour me chatier plus a fon aife , & que n'en pouvant toute feule venir. a bout , tout petit que j'étois , elle pria un jeune prêtre , qui venoit au logis m'apprendre a lire , de lui prêter la main. Il lui rendit ce fervice fort charitablement, dans la penfée qus cette correótion pourroit m'être utile. En quoi, certes, il fe trompa. Bien loin de regarder fon aftion comme un trait de charité dont je lui ctois redevable , elle paffa dans ma petite  de Beauchêne. Liv. T. 5 tete pour une injure qui me déshonoroit, & que je devois laver dans fon fang. Je tournai donc toute ma fureur contre ce pauvre diable de maitre , & je réfolus de le tuer. Me fentant nop foible pour exécuter feul un fi grand projet, je le communiquai a plufieurs enfans , auflï méchans que moi, qui ne manquèrent pas de 1'approuver , & de m'ofFric leurs bras pour une mort fi jufte. Les conjurés fe munirent de pierres, & affaillirent tous enfemble le miférable auquel ils en vouloient ; de facon quil auroit éprouvé le fort du premier martyr chrétien , fi quelques perfonnes qui pafsèrent par hafard dans ce temps - la , ne 1'euiïent déröfoé a nos coups. Ce bon eccléfiaftique , nommc Périac, eft revenu en France dans la fuite. II demeure acïuellement a Nantes, dans un féminaire , dont il eft fupérieur. II n'y a pas trois mois que je 1'ai vu, & c'eft lui qu'i m'a fait fouvenir de ce bel exploit , en me difant qu'il étoit ravi d'avoir fait une faufle prédiéHon, ayant prédit, dans mon enfance , que je me ferois tuer avant que j'euiïe de la barbe. Mes parens, qui me voyoient faire tous les jours quelque efpiéglerie comme celle dont je venois de parler, ne jugeoient pas de moi plus favorsblement, & je m'étonne aujourd'hui que A a  4 AvENTUREJ E»u ChEVALIER je fois encore au monde, après m'ètre tant da fois expofé a périr. Jamais enfant n'a fait paroïtre tant de difpofition a devenir un querelleur furieux, un nouvel Ifmaël, fi!s d'Agar. Je n'étois pas content que je n'euiïe entre les mains couteaux, flèches , épées , piftolets , c'étoient la mes poupées. On faifolt de moi tout ce qu'on vouloit, quand on me promettoit de ces armes ; & fi 1'on avoit Timprudence de m'ea donnet, je les effayois fur les premiers animaux que je rencontrois. Je n'avois pas fept ans, qu'il ne reftoit ni chat, ni chien , ni porc dans le voilmage. G'eft ainfi que j'exercois ma valeur , en attendant que je fufle aflez fort pour en faire un plus noble ufage , & comfjattre avec mes trois frères contre les iroquois. Ces fauvages , gagnés par les préfens des anglois , faifoient quelquefois des courfes jufquaux portes de Montréal. Ils entroient dans le pays par pelotons , fe tenoient cachés dans les bois pendant le jour , fe raflembloient la nuk , & venoient fondre fur quelque village. Ils le pilloient, puis fe retiroient promptement avec leur butin, après avoir mis le feu aux chofes quils ne pouvoient emporter. Mais ils avoient grand foin fur-tout de ne pas oublier les chevelures de ceux qu'üs avoient tués. Je ks ai fouvent vu couper de ces chevelures 3  de BeauchIne. Llv. 1. f Sc, fans contredit, ils s'y prennent plus adroitement que les barbiers d'Europe pour ne point perdre de cheveux , puifqu'ils arrachent en même temps la peau de defTus le crane. Ils étendent ces peaux fur de petits cercles d'ofier, & les confervent précieufement. Voüa les drapeaux qu'ils aiment a prendre fur leurs ennemis. II faut voir de quel ceil on regarde ces trophées chez les iroquois. On juge de leur courage par la quantité de chevelures qu'ils pofsèdent. Ils font honorés & refpeclés a proportion , fans toutefois que la gloire d'un père qui fe fera diftinguc des autres par fon courage, influe le moins dn monde , comme en Europe , fur un fils qui paroïtra indigne de lui. La troupe d'iroquois qui fe faifolt Ie plus redouter vers Chambry & Montréal, avoit pour chef un fauvage des plus célèbres. II auroit pu lui feul fournir de cheveux le perruquier de Paris le plus achatandé. C'étoit la terreur du Canada. Ce terrible mortel s'appeloit la Chaudière noire. II n'y a perfonne en ce pays - la qui puhTe fe vanter .de n'avoir pas frémi a ce^ nom formidable. Croira-t-on bien que Ton demandoit dans les prières publiques d'être délivré de fa rage ; de même qu'autrcfois dans eertaine province de France , les peuples prioient dieu de les. déüvrer da la fureur des normands. Ai  <5 AvENTURES du ChEVALIER Tout ce que rentendois dire de ce fameux fauvage, m'infpiroit moins de crainte que d'envie de le voir. Je favois que les iroquois, au lieu de tuer les enfans , avoient coutume de les emporter pour les élever parmi eux. Cela me fit fouhaiter qu'ils m'enlevaiTent. Je fuis cn^ vieux, difois-je, de connoitre ces gens-la par moi-mëme , & d'éprourer fi j'aurai aulli peu d'agre'ment dans leur habitation , que j'en ai dans ma familie , oü 1'on me gronde & contredit a tout moment : les fauvages fans doute me laifferont manier des armes a difcrétion ; loin de combattre , comme mes parens, le plaifir que je prends a m'en fervir, ils verront avec joie mon humeur belliqueufe, & me donneront des oc-rcafions de 1'exercer. Je formai donc le deflfcin. de les aller joindre dès la première courfe qu'ils feroient vers Montréal; ce qui ne rnanqua pas d'arriver peu de temps après, ainfi que je vais le raconter. M. de Frontenac s'embarqua pour pafTer en France. A peine fut- il parti, que les iroquois voulurent profiter de fon^fence pour fe venger des ravages qui avoient été faits 1'année précédent? dans un de leurs cantoris ( i ) pap meffieurs le marquis de Denouville, de Caiï% (ï) C'eft celu! des Sonomouans, qui fut ravage en 16Z7,,  de Beauchêne. Liv. I. 7 lères & de Vaudreu.il. Ainfi ,. de toutes parts, on n'entendit plus parler que de villages furpris , pillés & brülés. Pour moi , j'attendois impatiemment que la troupe de la Chaudièrt neire s'approchat de nous , lorfqu'un foir 1'allarme fe répajidit dans nos quartiers. Les hommes courent aux armes, & fe préparent a défendre la patrie. Quel fujet de ravhTement pour mes yeux, de voir tout le monde s'apprêtec au combat. Au lieu de me cacher avec les femmes 9 je me difpofai a fuivre mes frères , qui étoient en age de fe fervir de leurs épées pour la défenfe de nos dieux pénates , & je m'écriai, dans 1'excès de la joie qui me tranfportoit, que j'étois bien aife de voir ce fauvage dont le nom retentiffoit de tous cótés; ce qui m'attira, de la part de ma mère, une réprimande précédée d'un foufHet , qua la vérité je n'ofaï rendre, mais que je me promis bien de ne pas laiffer impuni. Je m'échappai de fes mains , quelques efforts qu'elle fit pour me retenir 8c, courant vers le lieu oü j'entendois tirer j'arrivai fur le champ de bataille, réfolu de, m'enfuir avec les iroquois , ou, s'ils dédaignoient de me prendre, d'être du moins fpeélateur du combat, tant pour me venger de ma mère , que pour jouir d'un fpeótacle qui m'étoiS: agréabUi A 4  Ê Aventühbs r>v Chivaliïs Les fauvages firent leur coup en moins d'un quart-d'heure. Ils tuèrent une trentaine de perfonnes avant qu'on fut en état de les repouffer, mirent le feu a plufieurs maifons , & fe retirèrent avec un butiri plus gros que riche , & quelques prifonniers , parmi lefquels mon frère aïné eut le malheur de fe trouver. Commeje cherchois des yeux les iroquois , j'en appercus douze ou quinze. qui démeubloiênt une maifon avant que de la biüler, & qui en enlevoient deux petits enfans. Je criai auffi - tót z pleine tête : Quartier, mejjieurs , quanïer ! Je me rends, emmene^-moi avec vous, Je ne fais s'ils m'entendirent ; mais je me préfentai a eux de fi bonne grace , qu'ils ne purent me refufer Ia fatisfa&ion d'ctre leur prifonnier. L'un d'entr'eux me prit fur fes épaules , & nous rejoignïmes promptement le gros de la troupe. Ce qu'il y a de- fingulier , c'eft qu'au lieu de pleurer comme les autres petits gargons , je tenois dans mes mains un chaudron & un vafe d'étain, que Ie fauvage qui me portoit avoit quittés pour me mettre fur fes épaules. Après une marche de huit a dix lieues , les iroquois remarquant 1'approche du jour, s'arfêtèrent dans le bois pour s'y repofer jufqu'au foir. Comme ils alloient fe reraettre-en cha-  de Beauchêne. Lip. I. g min, ils furent tout-a-coup attaqués par deux cents, tant canadlens , qu algonquins , quimalhcureufement ne s'étant pas appercus affez-tót du lieu oü les prifonniers étoient attachés, ne purent les délivrer. Les iroquois qui les gar doient ayant oui le cri (i ) de guerre, fe hatèrent de les alïbmmer. On a bon marché des iroquois lorfqu'on les furprend. Ils aiment mieux attaquer que fe défendre. Auffi prirent-ils bientót la fuite , nous emportant fur leurs épaules, laiflant neuf des leurs au pouvoir de leurs ennemis. Les canadiens qui venoient de faire une fi brufque expedition , étoit commandés par meffieurs, de Maricour, de Saint-Hélène , & de Longueuil, frères de M. d'Iberville, chef d'efcadre ; tous trois pleins de valeur , & des premiers de Montréal. (2) Ces braves officiers, pouffés par les follicitations de mes deux autres ( 1) Ce cri que les canadiens ont imité des fauvages ,cft un hurlemen: qui fe fait en frappant plufieurs fok de la main fur la bouahe. II fert a deux fins : a effrayer 1'ennemi qu'on furprend , & de fignal en même - temps. ( l ) Ces trois meflietirs ont des biens confidérables dans le pays , & fur-tout M. de Longueuil, qui pokcde une terre de ce nom , fituée au fud de Motitre'al, belle ? hche , biea pcuplée , Sc qai a fep: a liuit licucs de loaeuetu. 0  lO AvENTUKES DU ChEVALIER frères, firent cette tentative pour arracher des mains des fauvages mon aïné & moi. Dans le canton d'iroquois oü je fus mcné, 1'on avoit coutume de brüler les prifonniers qu'on faifoit. On les lioit a un poteau, autour duquel on allumoit quatre feux a une diftance afTez grande, pour que ces mife'rables fuflent des deux , & quelquefois des trois jours entiers a rótir avant que d'expirer. Les canadiens fouvent avoient menacé ces fauvages de les traiter de la même facon, s'ils n'abalifToient cette barbare coutume, & ne faifoient meilleure guerre. Les iroquois avoient toujours méprifé leurs menaces ; de forte que M. de Maricour & fes frères, quelqu'horreur qu'ils eufTent pour une pareille inhumanité, crurent qu'ils devoient a leur tour 1'exercer fur les neuf prifonniers qu'ils venoient de faire. 1 out le monde fait que chez ces fauvages, un homme qu'ils ont pris, a quelque genre de mort qu'ils le refervent, peut-être dérobé au fupplice par un des afiïïtans qui 1'adopte, en lui jettant un collier au cou, & une couverture fur le corps , fans autre ce'rémonie. Or il faut obferver que ce M. de Maricour dont je viens de parler, avoit autrefois été enlevé par les iroquois , & adopté de cette forte; & qu'ayant trouvé moyen de s'échapper de leurs mairs, il étoit revenu a Montréal.  de Beauchêne. Liv. I, ir II vouloit donc par repréfailles, comme chef de 1'expédition, que les neuf fauvages qu'il avoit pris fuffent brülés. II y étoit encore pouflc par mes parens , qui demandoient leur trépas avec de fortes inftances, & tous les canadiens y confentoient; mais M. de Saint-Vallier, évêque de Québec fe trouvant alors a Montréal, qü il étoit venu donner la confirmation, s'y oppofa de tout fon pouvoir. II tint au peuple un difcours tres - pathétique , & employa jufqu'aux larmes pour exciter fa compaffion. Cependant la politique rendit inutile 1'éloquence du prélat; M. de Maricour fut inexorable, & tous les fpectateurs jugèrent auffi qu'on devoit dans cette occafion préfcrer la cruauté a la douceur. On attacha les prifonniers chacun a un poteau, & 1'air auffi-tót retentit de- leurs voix. lis commencèrent a chanter ce qu'ils appellent leur chanfon de mort. Cette chanfon contient ordinairement fénumération des perfonnes qu'ils ont tuées dans leurs courfes, & le nombre des chevelures qui parent leurs cabanes. Malgré 1'appareil effrayant de la mort qui les environne , ils paroifient tranquilles; on ne voit fur leur vifage aucune imprefïion de crainte ni de dculeur. Ils regardent comme une marqué de lichtte d'avoir peur de mourir , & meme de uq  12 AvENTURES DU ClïE VALÏER pas chanter quand on va perdre la vie. II y 3 peu d'Européens capables d'un fi grand fangfroid. Tandis que M. de Maricour donnoit fes ordres pour le fupplice des neuf iroquois, il s'appergut que le plus apparent d'entr'eux ne chantoit pas , & qu'au lieu de témoigner autant de gaieté que fes compagnons , il étoit enfeveli dans une profonde affiiétion. II lui en fit des reproches en langue iroquoife qu'il favoit bien. Comment donc, ami, lui dit-il, tu manque de fermeté ! II femble que tu finifFes tes jours a regret ? Tu te trqmpe, lui répondit le fauvage : ce n'eft point la mort qui mafflige & m'empêche de chanter. Je fuis plus brave que toi. Regarde mon cafTe-tête (l); tu y verras les marqués de cinquante-cinq ennemis que j'ai tués. Ce qui m'attrifte en ce moment , ajouta-t-il, c'eft de t'avoir arraché toimême, il y a dix ans, au fort que tu me faiséprouver aujourd'hui. A ces mots , M. de Maricour envifagea 1'iroquois avec plus d'attention qu'auparavant, & le reconnut pour le fauvage qui 1'avoit adopté. II court a lui d'abord en 1'appellant fon père; il fembraiTe avec tranf ( 1 ) Efpèce de maffue recaurbée par Ie bout, & un pees coiipanti dans fa coavexitc.  de Beauchène. L'lV. t. 13 port a plufieurs reprifes. Enfuite fe tournant vers le peuple, il lm demande la grace de ce fauvage. Le peuple , déja tout attendri de cette reconnoiflance, commencoit a crier qu'on le déliat, quand un nommé Cardinal, jeune bourgeois de Montréal, dont le frère avoit été tué dans la dernière expédition , s'étant brufquement approché de 1'iroquois qu'on vouloit fauver, lui plongea dans 1'eftomac le couteau que 1'on porte attaché a la jarretière dans ces pays-la; ce qui fit beaucoup de peine a M. de Maricour. Après qu'on eut fait brüler fept des huit prifonniers qui reftoient, on laifTa le huitième expofé deux ou trois heures aux feux qui étoient allumés autour de lui, afin qu'il put parler plus pertinemment des douleurs cuifantes que fes camarades avoient foufFertes, lorfqu'il feroit de retour dans fon canton, oü il fut renvoyé pour dire aux fiens, que s'ils ne cefioient de brüler leur prifonniers, ils devoient s'attendre au même traitement. Cet exemple de févérité eut plus de force fur les iroquois, que la douceur avec laquelle on en avoit ufé toujours avec ceux d'entr'eux qui avoient été pris. Effectiveroent on les renvoyoit libres, & quelquefois même chargés de préfens. Ils ne brülèrent prefque plus de canadiens depuis ce temps - la. Mais quelques hurons , & grand nombre d'algon-  AvENTtTRES DU CHEVAI.IER quins me donnèrent eet amufement pendant les fix anne'es que je demeurai chez les iroquois. En arrivant dans Ie village, je retrouvai une mère. Une femme qui venoit de perdre dans le combat un de fes enfans avec fon mari, m'adopta; & faifant choix dun autre époux, elle fut bientót confole'e. Mais je parle en Europeen, elle n'avoitpas befoin de confolation : bien Ioin de s'affliger de la perte quelle venoit de faire, elle s'en réjouhToit : outre Fhonneur infini que faifoient rejailür fur elle les défunts qui e'toient morts glorieufement pour le pays , ils lui laifToient pour fucceffion une copieufe quantité de chevelures. II y avoit plufieurs enfans de mon age dans la cabane, & un afiez grand nombre dans le village. Je crus n'avoir rien perdu, puifque je me voyois un père, une mère , des frères & des compagnons. Mais ce qui me plaifoit le plus dans mes nouveaux parens , c'efl qu'au lieu de m'empêcher, comme les premiers, de toucher auxarmes, ils mapprenoient a men fervir, & my laifToient exercer continuellement. Je m'attirois néanmoins de temps en temps des corre&ions un peu rudes paree que je cherchois fouvent querelle, & que jen venois aux mains avec d'autres petits garcons que je bleffois dangereufement. II y avoit tous les jours  Ï)e Beauchene. Liv. 7. ij quelque tête caffée de ma fagon. Ce qui étoit caufe que mes parens fauvages vouloient quelquefois me renvoyer en Canada , quoiqu'ils m'aimaflent tendrement. Ils ne pouvoient pourtant s'y réfoudre, car je leur témoignois une fi grande répugnance a les quitter , quand ils me menacoient de me faire conduire a Montréal, que je les attachois plus fortement a moi. J'allai en courfe contre d'autres fauvages , & 1'on me mit des grandes parties de chafle dès lage de douze ans. II eft vrai que j'étois plus robufte & plus formé que les autres jeunes gens ne le font a dix - huit; fans cette force qui a toujours été en augmentant jufqu'a ce jour, & qu'on peut appeller extraordinaire, j'aurois péri dans cinquante occafions oü feule elle m'a fauvé la vie. Je pourrois mieux que perfonne faire ici une fidelle peinture des ufages & des mceurs des iroquois ; mais il y a tant de ces faifeurs de relations, que je taille de bon cceur a d'autres le plaifir de faire connoitre ce qu'il y a de faux dans celles qui font entre les mains de tout le monde. Ayant été élevé parmi ce peuple fauvage, je dó is être bien inftruit de fes coutumes. J'en ai même tellement pris 1'efprit, que je me fuis regardé long-temps comme iroquois. II m'a fallu plufieurs années, je ne dis pas pour vain-  tS AvENTURES DU ChEVALTER ere, mais feulement p fans pouvoh? rien entreprendre contr'eux ni leur faire d'autre mal que de tuer quelques fentinelles la nuit a coups de flèches. Comme ils bornoient leurs ravages a détruire , arracher, brüler, fans profiter de nos dépouil» les, ils fe lafsèrent bientöt d'exercer une fureut infruftueufe. Ils retournèrent fur leurs pas ; ce que nous n'eümes pas plutót remarqué , qu'il nous prit envie de les pourfuivre, donnant plus a la vengeance que nous n'avions fait k la déJ fenfe du pays. Nous ne fongions nullement ï des attaques générales. Chaque chef de village conduifoit fon monde ainfi qu'il le jugeoit s propos. Divifés en trois ou quatre troupes , nous ne fimes pendant plufieurs jours que cötoyer les ennemis , & voltiger la nuit fur leut aile gauche, fans pouvoir les entamer. Un foir pourtant nous en appercümes envlron deux ou trois cents, qui, ne nous croyant pas fi pres d'eux, s'étoient retirés dans une prairie affez loin du refte de leur armée. Nous réfolümes d'enlever ce petit corps , que nous attaquames un peu après minuit. Je me mis de la partie, fur 1'alTurance qui me fut donnée que c'étoient des hurons qui prenoient fur la gauchg Tome I, B  i3 avhnturbs t>Ü ChïVALIEK pour gagner leur pays le long du grand lae. Nous en tuames d'abord une demi-douzaine ; mais quatre ou cinq pelotons qui étoient comme des gardes avancées , nous recurent de fi bonne grace , qu'ils nous mirent bientöt en défordre & en fuite. Ils nous choififfbient a la lueur des feux allumés autour de leurs troupes , & ne perdoient pas un coup de mul. La paflïon que j'avois pour la guerre , ne me permettant pas d'être des premiers a me retirer, je fus enveloppé avec mon père adoptif, qui, voulant me dégager de cinq ou fix canadiens qui m'environnoient, fe trouva pris avec moi. Nous fümes attachés a des arbres , & nous comptions bien qu'on nous feroit brüler dès qu'il feroit jour. Je n'étois pas trop content de 1 etre fi jeune; & ce qui me mortifioit encore plus quurie mort prématurée , c'eft que -n'ayant pas tué d'ennemis , je n'avois rien a dire pour chanfon de mort. Mon père fauvage entrant dans ma peine , me difoit pour me confoler, qu'il fuffifoit pour mourir en brave homme , que j'eufTe été pris les armes a la main. Quoiqu'il dut être perfuadé qu'il feroit fauvé avec moi fi je me faifois connoïtre , il m'exhortoit cependant a ne pas découvrir que j'étois canadien. Je le lui promis fans favoir pourquoi, & fans lui tcmoigner qu'il me fembloit    i)E Beauchene. Liv. I. i$ que c'étoit faire la fin fort mal a propos. Trop de vivacité néanmoins m'empêcha de lui tenir parole. Parmi ceux qui vinrent nous examiner lorfqu'il fut jour, un grand homme me prit par le menton pour me regarder en face, & dit enfuite aux autres: parbleu, meffieurs , en voici un bien jeune; ce feroit dommage de le faire rótir , ce n'eft qu'un enfant. A ces paroles que je ne pus foufFrir patiemmenf, je lui dis èn colère: grand benei, on n'a qu'a me délier. & me lacher après toi, tu verras fi je ne fuis qu'un enfant. Mon emporternent caufa une extréme furprifei aux canadiens, qui s'approchèrent de moi en foute pour me confidérer avec toute 1'attention que leur paroiffoit mériter un jeune iroquois qui parloit fi bien la langue francoife. Nous fumes auffi-töt détachés , mon père fauvage & moi. L'on nous conduifitau commandant, qui , m'ayant fait avouer que j'étois canadien, nous offrit la vie , fi nous vouiions qu'il nous em» , menat avec lui. J'acceptai fon offre fans balancer , comptant bien que je m'enfuirois dès la première occafion qui s'en préfenteroit. Pour le fauvage , il refufa de me fuivre , & ne celTa de me faire des reproches , jufqu'a ce 'que lui avant fait donner la liberté, je lui eus promis de le rejoindre dans peu. B a  È.O AvENTURES du Ch EVALIER4 L'officier qui commandoit la troupe des canadiens que nous avions attaqués fi mal a propos , s'appelloit alors M. le Gendre. Je dis alors , paree que je 1'ai connu depuis fous le nom de comte de Monneville. J'ai couru bien des avantures avec lui, comme on le verra dans l'hiftoire de ma vie. Nous congümes dès ce tempsla 1'un pour 1'autre une amitié qui dure encore aujourd'hui. II emmenoit efclaves plufieurs femmes iroquoifes, & beaucoup d'enfans. J'appréhendois fort d'aller avec lui fur le même pied; & dans ce cas je me propofois de me faire connoitre a. mes parens de Montréal. Mais ma crainte fut vaine. Il me fit donner la paye de foldat dans une méchante bicoque oü il commandoit a une cinquantaine de lieues au nord de Chambly „ & j'y jouis d'une entière liberté. II fit plus ; mon air dégourdi lui plut. II me mit de toutes fes parties , m'obligea de manger a fa table , & me traita comme fon égal. Nous paflions les jours dans une belle habitation qu'il avoit dans le pays, & a laquelle tout autre que moi fe feroit trouvé trop heureux de fe fixer. M. le Gendre menoit la une vie douce & très-rangée ; cela ne me convenoit point. Auffi me fut-il impoffible de m'en accommoder long-temps, & de répondre a faniitié  de BeAUCHÊNE. Liv. I. 2S qu'il avoit pour le repos ; il me falloit des fatigues, des courfes , des combats , ou du moins quelques querelles pour m'amufer , & je n'en avois la aucune occafion. Cependant, dans un féjour fi tranquille, M. le Gendre Sc moi, nous penfames mourir de mort violente. Un officier du fort me voyant un matin avec des foldats, qui, pour chafTer le mauvais air , buvoient de 1'eau-de-vie , fe joignit a nous. Notre entretien rouloit fur les iroquois. Les foldats étant bien aifes de s'inftruire a fond des mceurs de ces fauvages, me faifoient des queflions, & je prenois plaifir a fatisfaire leur curiofité. L'officier fe mélant a la converfation , fe mit auffi a m'interroger. Après quoi, me priant de le fuivre , il me mena dans fon cabinet, il tira d'une armoire une bouteille qu'il décoëffa , prit un verre qu'il remplit, & me le préfenta. Buvez de ce vin, me dit-il;je crois qu'il fera de votre goüt. Je portai le verre a ma bouche; je mouillai feulement mes Ièvres, & fis Ia grimace comme un homme qui n'aimoit point cette liqueur. Comment donc s'écria-t-il , eft-ce que vous trouveriez ce vin mauvais ? Très-mauvais, lui répondis-je, avec toute Ia franchife d'un favage qui ne fait point mentir par politeffie. Je vois bien, reprit-il en riant 3 que vous ne vous y eonnoiüez guère -% c'eft ua  22 AvENTURES bu ChEVALIER des meiüeurs vins de france. Je fuis perfuadé que M. le Gendre en jugeroit autrement que vous. Je voudrois bien, ajouta-t-il, partager, avec lui une petite provifion que j'ai de ce bon vin, & dont on m'a fait préfent; mais e'eft ce que je n'oferois lui propofer moi-même. Nous fommes un peu brouillés, & peut-être recevroitil mal mon compliment. II faut par votre adreffis nous réconcilier tous deux. Je ne demande pas mieux, lui repartis-je ; apprenez-moi feulement 'de quelle fagon je dois m'y prendre. II n'y a rien de plus facile, me dit l'officier; faites - lui goiiter de mon vin, fans lui dire d'oü il vient; & s'il le trouve excellent, comme je n'en doute pas , vous m'en avertirez fecrctement. Je lui en enverrai quelques bariques ; & j'ai dans la tête que ce petit préfent donnera lieu a notre ïéconciliation. J'approuvai fort ce projet de raccommodement, & je promis de bonne foi de travailler a le faire réuffir. Je regus de la main de l'officier «ne bouteille bien cachetée, & je 1'affiirai que j'en ferois 1'ufage qu'il defiroit. Par le plus grand bonheur du monde , je ne quittai pas fur le champ l'officier; je m'amufai encore quelque temps avec lui; enfuite je me retirai fans emporter la bouteille, que je laiffai par oubli dans le fort, & j'allai retrouver mes deux foldats avec  DE BeaüCHÊNE. Liv. I. 2$ qui je continuai jufqua la nuit a chaiTer le mauvais air. Le lendemain matin, m'étant reffou» venu que je n'avois pas fait ce que fouhaitoit rofficier, je me difpofois a retourner chez lui, lorfqu'un foldat vint m'annoncer qu'on 1'avoit trouvé , ainfi que fes deux domeftiques, morts dans leurs lits, & tous trois du même poifon , fuivant le rapport du chirurgien. Je ne doutaï point que ce funefte accident ne fut 1'ouvrage de la bouteille de réconciliation; & après avoir conté a M. le Gendre ce quis'étoit paffé le jour précédent entre l'officier & moi, nous fimes la-deflus mille raifonnemens, fans pouvoir comprendre comment cela s'étoit pu faire, & fans ofer décider fi le défunt étoit innocent ou coupable. Quoi qu'il en foit, je remerciai dieu de ne m'avoir pas donné de ces tempéramens pofés & flegmatiques , qui fongent a tout, & n'oublient pas Ie moindre article des commiffions dont ils font chargés. Ce trifte événement, quoique M. le Gendre n'eüt rien a fe reprocher , ne laifTa pas de le mettre dans Ia néceffité d'ailer a Québec. II me propofa de faire avec lui ce petit voyage, & j'acceptai volontiers Ia propofition. En paffant par Montréal, je voulus par curiofité voir mes. parens fans me faire reconnoïtre. Je nvimaginois q,ue c'étoit une chofe aiféej je me trompois ;  54 Aventürïs ©u Chsvalter' ma réfolution ne put tenir contre les mouvemens de tendreffe que la nature infpire dans ces occafions» Quand j'abordai mon père & ma mère, ces deux noms fortirent de ma bouche malgré moi, au lieu de ceux de monfieur Sc de madame que je croyois feulement proponeer. Je fus recu au logis comme 1'enfant prodigue. Les auteurs de ma naiflance remercièrent ïe ciel de mon retour; pour mes frères , qui pe m'avoient jamais aimé , ils en eurent peu de joie, & les voifins en frémirent. Ces deraiiers fe fouvenant encore de mes efpiégleries, frémirent en me revoyant. Mon père & ma mère allèrent avec emprefTement demander ma Jibertc & M. le Gendre , qui ne put la refufer a leurs ïnftances , quelque chagrin qu'il eut de me perdre, On juge bien qu'un garcon de mon humeur ne pouvoit faire un long féjour dans la maifon paternelle fans s'y ennuyer. Je regrettai bientöt mes fauvages : je n'étois pas tout-a-fait le maitre au Iogïs ; ce qui me paroifloit un état trop gênant: je trouvois fort dure la néceffité d'être foumis au droit que mon père & ma mère avoient de me faire des réprimandes impunément. A 1'égard de mes frères , quoiqu'ils ftuTent officiers, & mes amés, je le mis fur un bon pied.  de Beauchène. LzV. L 251 Je les aecoutumai a plier devant moi, auffi bien que les e'trangers, qui, pour n'être pas obligés d'avoir tous les jours les armes a la main , aimoient mieux fe réfoudre a fouffrir mes airs de hauteur. Pour éviter 1'oifiveté dans laquelle je ne pouvois manquer de tomber, je me donnai tout entier a la chafTe. Pour eet effet, je m'aflociai avec des algonquins; &, vivant plus en fauvage qu en canadien , j'étois fouvent des fix mois fans revenir chez mes parens , qui, loin de fe plaindre de ees longues abfences, m'en favoient alors fort bon gré. Quelquefois auffi je revenois avec une troupe d'algonquins qui m'avoient choifi pour leur chef, & qui fuivoient mes ordres. En arrivant dans Montréal a leur tête, j etois plus fier qu'un général, & malheur aux bourgeois qui ne me faluoient pas profondément, ou qui m'ofoient regarder entre deux yeux. Une affaire que j'eus dans cette ville vers Ie milieu de 1'année 1701, m'attacha tout de bon a mes algonquins. Voici le fait : nous nous chargeames, environ cent canadiens & moi d'efcorter M. de la Mothe Cadillac , qu'on envoyoit avec deux officiers fubalternes , a prés de deux lieues de Montréal commander au (1) ( 1) Le ditroic eft un établifTemeat avec un bon fort  2$ AvENTÜRZS du ChEVALIER détroit. Quand nous fümes a 1'endioit qu'on nomme le faut de la Chine, paree qu'il y en a un en effet fur le fleuve de Saint - Laurent, & qu'on eft obligé d'y faire le portage, M. de Cadillac s'avifa de vifiter les canots, pour voir fi nous n'emportions pas plus d'eau-de-vie qu'il n'étoit permis. II en découvrit de contrebande dans plufieurs canots. II éleva aufii-tot Ia voix , & demanda , d'un ton de maïtre , a qui elle étoit. II y avoit auprès de lui un de mes frères qui lui répondit fur Ie même ton, qu'elle nous appartenoit, & que ce n'étoit point a. lui a y trouver a redire. Cadillac étoit gafcon, & par conféquent vif» II brufqua mon frère , qui tomba fur lui I'épée a la main. Cadillac le recut en brave homme ; & Ie faifant reculer, il alloit Ie défarmer, lorfque me jettant entr'eux deux , j'écartai mort frère pour prendre fa place, & je pouffai a mon tour fi vivement fon ennemi, que celui-ci n'eut pas fujet d'être faché qn'on nous féparat. Je crois qu'il eft encore vivant j qu'il me donne , s'il 1'ofe, un démenti. Nous n'étions qu'i trois Iieues de Montréal, Cadillac y retourna pour porter fes plaintes. qui a cté fait par ordre Se M. ie Pontchartrain fur Ia ririère ou lc canal qui joint le lac Huron ou lac Ené.  de Beauchene. llv. I. 27 J'eus 1'indifcrétion de 1'y fuivre , au lieu de me retirer avec mes fauvages. M. de Champigny qui étoit alors intendant, me fit dire a mon arrivée de lui aller parler. On me confeilla de m'enfuir. Je rejetai ce confeil, qui me parut moins prudent que timide, & ne balancai pas un moment a me rendre chez 1'intendant, fans être agité de la moindre frayeur. Je croyois au contraire qu'il devoit lui-même craindre , & qu'il ne feroit pas affez hardi pour me dire quelque chofe de défobligeant. J'entrai dans la falie d'un air effronté , habillé en fauvage a mon ordinaire. Je me fouviens qu'il y avoit autour de lui plus de cinquante officiers, outre M. de Ramefé, gouverneur de la place, & plufieurs dames. Approcliez, me dit d'un air affez doux 1'intendant; approchez , monfieur le mutin. C'eft donc vous qui tirez 1'épée contre vos officiers ? Oui, monfieur, lui répondis-je , c'eft moi; & je 1'ai du faire, pour ne pas laiffer égorger mon frère a mes yeux. Votre frère , reprit - il, eft un rebelle qu'il ne falloit pas imiter, Sc qui fubira la rigueur des peines portées par les ordonnances, fi on le peut attraper. Pour vous, je vous condamne au cachot, oü vous demeurerez, s'il vous plait, jufqu a ce que M. de la Mothe veuille bien vous pardonner.  h8 Aven tuiis eu Chevalier Je fuis perfuadé que 1'intendant ne vouloit que me faire peur, & qu'on étoit convenu que M. de Ramefé avee les autres officiers demanderoient grace pour moi, fi je me foumettois fans murmure a 1'arrêt prononcé : mais il n'y eut pas moyen. Le terme de cachot me fit monter le feu a la téte; & , regardant M. de Champigny d'un air irrité : ce ne fera pas, lui répondis-je fièrement, tandis que j'aurai mon fabre , que j'irai au cachot, ni tant que mes fauvages feront dans la place. La-defius je fis quelques pas pour fortir; alors tous les officiers fe mirent au-devant de moi, me défarmèrent en m'affurant qu'il ne me feroit rien fait, fi j'obéiffois a M. 1'intendant. Comme je n'en voulois rien faire, malgré tout ce qu'on me pouvoit dire, les gardes du gouverneur me faifirent enfin , 2c me menèrent, ou plutöt me portèrent en prifon , non fans recevoir de moi bien des gourmades, qu'ils me rendirent au centuple. Je pafTai trois jours dans le cachot, les fers aux pieds, & rongeant mon frein. Aprcs cela , 1'intendant, dont 1'intention étoit de ménager mes fauvages, qui murmuroient de ma prifon , me fit venir devant lui, & me dit qu'il étoit fiché que je 1'eufle réduit a me punir, qu'il m'eftimoit , que je pouvois compter qu'il me ferviroit en tout ce qui dépendroit de lui; qu'il-  de Beauchène. Liv. I. 2.9 m'exhortoit feulement a faire tous mes efForts pour modérer ma violence , & qu'a ma confidération il faifoit grace a mon frère ; grace quï devint inutile a celui - ci , puifque la honte d'avoir été battu par Cadillac le fit pafïer chez les fauvages, d'oü il n'eft point revenu depuis ce temps-la. Le jour que je fortis de prifon, j'appris que M. de Ramefé avoit, par amitié pour moi, fait des excufes a M. de la Mothe, & qu'il avoit d'abord obtenu de 1'intendant que je ne ferois qu'une heure au cachot; mais qu'une vieille madame d'Arpentigny, qui, par malheur pour moi, groffifToit alors la cour de M. de Champigny, avoit fait furfeoir mon élargiflement; que cette méchante femme avoit repréfenté qu'on ne pouvoit me traiter trop févèrement ; qu'elle avoit dit a 1'intendant : ah, monfeigneur ! vous devriez le lailïèr pourrir en prifon, vous rendriez en cela un grand fervice au pays ; perfonne n'eft a couvert des fureurs de ce garnement : moi, qui vous parle , monfeigneur , j'ai fujet de me plaindre de lui; il m'a dernièrement infultée avec une infolence a mériter punition corporelle. Voici en quoi confiftoit cette prétendue infulte faite a la dame d'Arpentigny. Je lui avois vendu des pelleteries a crédit, en lui prefcri-.  SO aventüres du ChevAEIER vant un temps pour me payer. Elle 1'avoit laiffé pafier fans me fatisfaire ; je lui demandai de 1'argent, elle men refufa ; je la menacai dans des termes qu'elle ne trouva peut-être pas affez mefurés. Je ne fis pourtant que de lui dire en jurant, que fi je n'étois pas payé dans vingtquatre heures, j'irois 1'écorcher toute vive dans fa maifon , & y mettre enfuite le feu. Indépundamment des bontés de monfieur de Ramefé a mon égard, il y avoit une bonne raifon pour me mettre en Iiberté. Je devenois néceffaire par rapport aux fauvages qui m'étoient attachés. La guerre étoit recommencée en Europe au fujet de la couronne d'Efpagne , & par conféquent entre les anglois de la Nouvelle Angleteire & les canadiens. C'étoit-la une de ces conjon&ures oü il eft important de ménager les fauvages. Les iroquois avoient enterré la hache, pour parler leur langage, c'eft-a-dire, avoient fait la paix ; mais on craignoit qu'ils ne la rompiflent dès 1'année 1608. M. de Frontenac , peu de temps avant fa mort, avoit fait une efpèce de trève avec eux, les trouvant tous étourdis de la perte de leur fameux chef la Chaudière noire , tué par un parti de jeunes algonquins. On fit fi peu de fonds fur un traité fi irrégulier, que AI. de Callières , jugeant qu'on en devoit faire un autre 3 conclut  de Beauchène. Llv. T. 31 «ne paix follde avec fes iroquois en 1701 , par les foins & 1'adreiïe de M. de Maricour & du père Anfelme , jéfuite. Ces deux habiles négociateurs fe tranfportèrent chez tous ces fauvages , dont ils connoifToient parfaitement le génie , & les engagèrent a envoyer a Montréal leurs députés , qui y plantèrent, comme ils difent , Yarbre de paix , & y dansèrent le calumet au nombre de hult a neuf cents. Depuis ce temps-la, les anglois n'ayant rieri épargné pour déterrer la hache contre nous , y réuffirent en partie , puifqu'a force de préfens, ils gagnèrent quelques - uns de ces fauvages , qui, vers la fin de 1'année 1703 , mirent le feu par furprife au fort oü M. de Cadillac commandoit au détroit. La nation des iroquois en général, ne regarda pas néanmoins cette entreprife comme une inf action du traité , puifqu'en ayant rencontré dans les bois plufieurs troupes peu de temps après , nous en fümes regus en amis plutöt qu'en ennerais. Ils voulurent abfolument fumer & faire chaudiére (1) avec nous. Trente algonquins qui m'accompagnoient , avoient d'abord appréhendé qu'il ne nous fallüt en ve- (1) Faire cuire les viandes & les manger.  32 'Aventures du Chevalier nir aux mains ; mais les iroquois nous proteftèrent que jamais ils ne leveroient la hache fur le frangois ni fur fes alliés ; que pour 1'anglois dont ils avoient fujet d'être mécontens, ils ne lui feroient point de quartier. Je fus curieux de favoir pourquoi ils fe plaignoient des anglois , & je le leur demandai. Ils me répondirent qu'ils n'en étoient pas fatisfaits pour plufieurs raifons, & entr'autres pour une qui leur tenoit fort au cceur : Qu'ils avoient porté quelques pelleteries a Corlard dans la NouvelleYorck, oü , après avoir cherché pendant deux jours un des leurs qui s'y étoit égaré, ils 1'avoient trouvé pendu dans un lieu écarté. A ce mot de pendu , tous les iroquois poufsèrent des cris efFroyables , & firent éclater une vive douleur. On eut dit qu'ils avoient encore devant les yeux le compagnon malheureux dont ils déploroient la deftinée. Je ne perdis pas une fi belle occafion de les exhorter a ne point laiffer impuni un affront ü fanglant. Je fis pius ; je m'offris a fervir leur vengeance & a partir fur le champ avec eux, pour aller tirer raifon de eet outrage. Ils me prirent au mot. Enfuite , réfléchiffant fur notre petit nombre , ils me demandèrent fi je ne pourrois pas obtenir un plus grand fecours de notre  CE BnAÜCHENÉ. Llv. h 3$ notre père Onuntio. ( i ) Je crus que notré gouverneur, qu'ils appellöient de ce nom, ne feroit pas fiché de profiter de cette conjoncture pour faire quelque entreprife qui brouillat ces fauvages pour long-temps avec les anglois. Dans cette confiance, je conduifis a Montréal une partie des iroquois en qualité de députés de leur nation. Je les préfentai a M. dé Ramefé qui flatta fort leur reffentirnent , & leur promit du fecours. EfFeftivement après en avoit* écrit a M. de VaudreuÜ , il leur donna trois cents canadiens commandés par M. de Beaueour , ingénieur , capitaine de compagnie; Outre cela , il me pria d'engager le plus d'algonquins que je pourrois a fe mettre de la partie. Je 1'affurai que fi je n'en déterminois pas un grand nombre a me fuivre, ce ne feroit pas ma faute. Je lui donnai cette aiFurance avec un zèle qui m'attira des complimens de fa part. Mais, pour dire la vérité, fi j'entrois fi chaudement dans fes vues politiques , c'étoit moins par amour pour le bien public , & que par le plaifir que je fentois quand on me propofoit des ravages a faire. Je haranguai donc les algonquins; pres de ( i ) Les fauvages nordmcnt ainlï un foaveraln, ut» ïnaïcre , & dieu ménsej Tornt 1. C  34 AvENTURES du ChEVALIER quatre cents fe laifsèrent perfuader ; & lorfqu'ils m'eurent donné leur parole , nous partimes pour cette expédition fur la fin de Juin 1704. Les députés iroquois s'en étoient auparavant retournés dans leurs cantons , pour donner avis a leurs frères du réfultat de leur députation. Une partie devoit nous venir joindre en cheïnin, & les autres a certain jour marqué, entrer dans Ie pays en plufieurs troupes. Nous arrivames au rendez-vous avant le jour prefcrit, quoique la route fut difficile, Sc longue de plus de cent - cinquante lieues. Malheureufement M. de Beaucour avoit amené avec lui quelques foldats francois , qui n'étant pas accoutumés k nos canots , ne pouvoient réGfter a la fatigue & nous incommodoient beaucoup plus qu'ils ne nous fervoient. Quand il y avoit des portages a faire , comme il y en avoit plufieurs, fur - tout un de vingt - cinq lieues, ils avoient affez de peine a fe trainer eux-mêmes; ce n'étoit pas le moyen de nous aider a porter nos canots & nos vivres. Cependant ce n'auroit été rien que cela , fi 1'un d'entr'eux ne n.)us eut fait manquer notre coup par la plus noire des trahifons. Ce perfide , pendant que nous nous arrêtames dans les bois , a trente lieues des promiers villages anglois , pour cachcr nos ca-  BE Be au ch ene. Liv. I. 3 ƒ nots, Sc nous repofer en attendant le jour, dont nous étions convenus avec les iroquois, ce traitre ayant repris des forces nous pre'vint, & alla avertir nos ennemis de notre arrivée ; de forte que nous demeurames fort fots, quand nous approchames d'un gros bourg, que nous nous étions fait fète de ravager le premier. Nous appercümes bien deux mille anglois armés , qui kous y attendoient de pied ferme. Ce qui nous obligea de nous retirer promptement, & de regagner les bois. Comme nous n'étions pas éloignés d'Orange, ( i ) dont Ia garnifon pouvoit nous couper , nous fümes contraints de retourner a nos canots fans avoir tiré un coup de fufil. Ce!a nous piqua d'autant plus, que 1'aanée précédente, M. de Beaubalfin , fils de M. de la Valière , major de la ville de Montréal, avoit ravage plus de vingtcinq lieues de ce même pays, quoiqu'il n'eut avec lui qu'une poignée de canadiens, & beaucoup moins de fauvages que nous n'en avions. Les frais de 1'armement n'étoient pas fi confidérables que nous ne nous fuffions aifément confolés de cette faufie démarche , fi nous en avions été quittes pour perdre nos pas; mais nous n'avions portë des vivres que pour la ( i) Ville de la Nouvelle - Yofk, C2  %6 A VENT URES du ChEVALIER moitié du voyage, comptant que les magafins ennemis nous en fourniroient de refte pour notre retour. C'eft ainfi que nous nous étions trompés dans notre calcul ; & notre équipée nous penfa coüter la vie a tous, du moins y périt-il plufieurs de nos compagnons, qui demeuroient en chemin fans pouvoir nous fuivre , ou qui par foibleffe laifloient emporter leurs canots a la rapidité de 1'eau, & fe noyoient des fept ou huit hommes a la fois. Mes fauvages fe tiroient d'affaire un peu moins mal que les autres ; ils attrapoient toujours quelques pouTons ou quelques pièces de gibier, mais en petite quantité , la faifon n'étant pas favorable pour la pêche, a caufe des chaleurs. Ce qui les faifoit murmurer contre meflïeurs de Beaubour & de Vaudreuil, & fur.tout contre moi, pour 1'amour de qui ils s'étoient mis en campagne. L'un d'entr'eux , gros gargon des plus fimples , porta fon reffentiment plus loin, & nous fit rire un foir , malgré la misère oü nous étions. On fait que les fauvages foumis a la France, font prefque tous baptifés & fi ignorans , qu'ils ne favent pas les premiers principes de la religion chrétlenne; on les regarde comme des doóteurs , & comme les théologiens du canton, lorfqu'ils pouffent 1 erudition jufqua retenir par cceur les  de Beauchêne. Liv. 1. 37 litanies de la vierge, qu ils difent publiquement foir & matin pour toutes prières. Quant aux autres indociles élèves des miffionnaires, ils ne favent que répondre : ora pro nobis. Encore écorchent-ils ces trois paroles. II arriva donc qu'un gros réjouit de ces derniers qui nous étourdiffoit tous les jours de les ora pro nobis , ayant un foir gardé un profond filence , nous furprit tous par cette nouvauté. Comment donc, Makina , lui dis - je après la pricre , tu n'as rien dit aujourd'hui ? Tu n'as point prié YOnuntio, II me répondit brufquement : Matw gon tarondi} matagon ora pro nobis. Que Dieu me donne a manger, je lui donnerai des ora pro nobis. La plupart des autres fauvages ne trouvoient pas qu'il eüt fi grand tort. Quelques-uns même 1'imitèrent, & comme nous n'avions prefque rien mangé depuis trois jours, le défefpoir conjmencoit, a s'emparer de nous. Perfonne ne fe fentoit affez de vertu pour exhortor les autres & la patience. Je crois que nous ferions tous morts en enragés dans les déferts , fi nous n'euffions pas tout-a-coup été fecourus par cette même providence, contre laquelle nous nV vions pü nous défendre de. raurmurer. II nous reftoit encore prés de la moitié du chemin a faire } lorfa^u'il nous arriva des vivres.  33 Aventures du Chevaliir C'étoit M. de V'audreuil lui-méme qui nouë les envoyoit. Averti de 1'état déplorable oü nous étions par un de ces fauvages , qu'on appel'e jongleurs , il s'étoit Mté de prévenir notre perte, Ce jongleur 1'avoit afTuré que fon ouahïche, ou démon f lui avoit dit pendant la nuit, que fes frères étoient trahis, & revenoient fans vivrts auffi-bien que toute leur troupe. Nous avions en efFet avec nous deux frères de ce fauvage, 1'un defquels étoit fon frère jumeau. Ceux qui me connoifTent favent bien que mon défaut n'eft pas d'être trop crérlule; néanmoins je confeffe que des jongleurs m'ont fouvent étonné , s'ils n'ont pu me perfuader. Je rapporte ce fait, paree qu'il eft certain que fans ce jongleur , nous aurions tous péri dans les bois. De quelque facon qu'il eut appris 1'état oü nous nóus trouvions , foit par magie , foit en fonge , ou , cermme difent nos favans , par fympathie, que nousimporte? II le devinatoujoursa bon compte, & nous fauva. M. de Vaudreuil s'étoit moqué le premier de 1'avis du jongleur , & ne s'étoit déterminé a nous envoyer du fecours a tout hafard , qu'a la preifante follicitation de plufieurs officiers , qui lui repréfentèrent que, fans avoir égard aux rifions du fauvage, il falloit faire femblant de les croite myftérieufes, & le charger dc con-  de Beauchêne. Ln>. I. 39 duire lui - mcme un petit convoi; ce qui fut exé* cuté plus par plaifanterie qu'autrement. Quiconque a fréquente M. de Vaudreui!, lui aura fans doute entendu raconter cette hiftoire, qu'il ne fe laffoit point de répéter , non plus que vingt-cinq francois qui furent témoins de la confiance avec laquelle le jongleur lui débita 1'entretien qu'il prétendoit avoir eu avec fon démon. Le mauvais fuccès de cette entreprife rendit mes fauvages plus circonfpe&s, & moins empreflés a fe joindre aux canadiens; la perfidie du foldat francois les prévint terriblement contre toute la nation. Ils ne vouloient plus avoir de liaifon avec un peuple qui leur paroifToit capable de violer ce qui dok être le plus facré parmi les hommes ; & s'ils demeuroient encore foumis a la France, je m'appercevois que c'étoit plutöt par crainte que par inclination, tant ces bonnes gens dans leur ignorante fimplicité aiment qu'on ait de la bonne foi. Je fis moi-mêrne quclque temps aprcs dans leur efprit affez mal 1'apologie de Ia nation francoife, en les qnittant d'une manière qui ne dut pas leur faire plaifir. Ils n'auroient pas manqué de me le repprocher, fi , pour me mettre a. couvert'de leurs reproches , je ne les euffe abandonnés pour jamais. C'eft un détail que je vais C 4  AvENTURES du ChEVALIER faire, fans chercher a m'excufer de leur avoir fauffé la compagnie. M. de Subarcas, gouverneur d'Aeadie , fit fretter cians fon port une frégate nommée la Bir che. Enfuite il s'adrelfa pour avoir du monde & former fon équipage, a M. Raudot intendant de Canada , & a M. de Vaud' euil , qui envoyèrent a Montréal un officier de Québec, appellé Vincelot , avec ordre de faire cette ïevée. Cet officier, en arrivant, apprit que le moycn le plus sur d'avoir des algonquins, étoit de me mettre dans fes intéréts & de m'engager le premier. Il men fit la propofition d'une manière qui ne me permit pas de balancer un moment a 1'accepter, puifqu'il débuta par me faire entendre que fur cette frégate nous ferions tous les jours des courfes fur les cótes de la Nouvelle-Angleterre, & que plus nous ferions de braves gens, plus nous ferions de captures confidérables. L'envie que j'avois d'effayer de la gucrre fur mer, oü je m'imaginois que tous les jours j'aurois occafion d'en venir aux mains , me fit employer tout le crédit que j'avois fur mes fauvages pour les obliger a, me fuivre. Mais c'étoit un voyage a faire , plus long encore que celui que nous avions fait vers Orange ; & le malheureux fuccès de notre entreprife , qu'ils  de Beauciiène. Liv. I. 41 n'avoient point eu le temps d oubliec , ne les prévenoit pas en faveur d'une nouvelle. Je n'en pus enróler que vingt, qui, ne s'engageant dans eette affaire que par amitié pour moi, exigèrent avant leur départ de n'être foumis qua mes ordres. Ils firent plus ; armés d'une défiance qui leur paroiffoit bien fondée , ils demandèrent des vivres pour eux & pour moi, avec la liberté de faire notre route en particulier, foit devant ou après les francois & les canadiens, qui fe préparoient a partir au nombre de cent trente; ce qui leur fut accordé. C'étoit fur la fin de l'hiver; & les glacés qua nous avions a rompre a cliaque pas, nous firent employer a notre voyage prés d'un mois pardela notre calcul; fi bien que M. de Subarcas, qui, fur la nouvelle de notre départ, avoit envoyé plufieurs fois un brigantin pour nous faire paffer le détroit, ou la baye frangoife , qui fépare 1'Acadie de la Nouvelle-Angleterre , apprenant qu'il ne voyoit perfonne , le rappeila dans Port-Royal, & ne nous attendit plus. Ce furent des fauvages du lieu , qui, nous voyant la tous raffemblés, fans favoir quel parti prendre, nous donnèrent eet avis. Après avoir donc attendu a notre tour neuf a dix jours, vivant des poiffons que nous laiffoient les marées, nous tinmes un confeil, dont  42 AvENTURE S DU ChEVAL IER le réfultat fut de choifir un jour calme, & de hafarder dans un de nos canots quelques-uns des nötres, pour aller informer de notre arrivée M. de Subarcas. Le danger étoit tel , qu'.l ne pouvoit étre brave que par des perfonnes qui ne le connoifToient point. Il y avoit pour le moins trente lieues de trajet; & pour peu que Ia mer i'agitat, elle devoit engloutir le canot & les hommes. Les canadiens , qui voyoient tout Ie péril, ne s'emprefToient nullement a s'y expofer. Ils furent ravis, lorfqu'ils entendirent que je voulois bien courir Ie rifque d'une pareille navigation avec cinq de mes fauvages. Nous nous embarquames tous fïx dans un petit canot d'écorce , & habillés en algonquins. C'eft de cette facon que je vis la mei pour la première fois. Par bonheur pour nous , Ie calme fut tel que nous Ie pouvions defirer. On eut dit que le dieu des vents , pour favorifer notre témérité , avoit enchainé les aquilons. Nous ne fentions pas méme Ie doux fouffle des zéphyrs. La furface des eaux étoit unie comme une glacé : pour comble de bonne fortune , le temps ne changea pomt; & plus heureux que fages , nous fimes notre route fans qu'il nous arrivat aucun facheux accident. M. de Subarcas, charmé de notre venue, qui lui parut un coup du ciel ,  de Beauchêne. Liv. 7. 45 nous regut avec autant de joie que de furprife. La frégate la Biche étoit encore fur les chantiers. Elle fut lancée a 1'eau devant nous; & la manière dont cela fe fit, fut pour mes fauvages , de même que pour moi, un fpedacle auffi amufant qu'il étoit nouveau. Nous montions- continuellement deffus, comme fur le brigantin qui étoit dans le port. Nous en admirions la conftruction ; & un fi bel ouvrage de 1'art nous donnoit une furieufe impaticnce d'être fur raer pour voir la manoeuvre de ces vaiffeaux. Cependant le hafard fatisfit en partie notre curiofité, en amenant au port un batiment fans voiles. Nous fümes étonnés de fa vïtefle & de fa légcreté; quoiqu'il fut prefque auffi gros que la frégate neuve , il fembloit voler fur la mer. C'étoit un vaiffeau de flibufticrs, dont le capitaine, qui fe nommoit Morpain, eft préfer.tetement, je crois , capitaine de port fur les eötes de Canada. II venoit de faire du bois & de 1'eau, & vendre la prife qu'il avoit faite fur les anglois , qui confiftoit en deux petits batimens chargés de farine. M. de Subarcas a toujours regardé 1'arrivée de ce navire & la nötre, comme un fecours certain du génie qui protégé la France ; puifque huit jours après nous vimes venir mouiller a la vue de la place vingt-huit vauTcaux anglois, qui comptoient fe rendre aifémeut maitres d-i 1'Acadie.  44 AvENTURES du ChEVALIEK Pour leur faire voir que nous étions en état, ou du moins dans la réfolution de nous oppofer k leur deffein, nous eümes la hardiefle de nous avancer vers eux , trois ou quatre cents , tant canadiens & fauvages, que flibuftiers ou habitans du pays. Nous avions ordre de faire d'abord belle contenance , comme fi nous euffions voulu troubler leur defcente ; mais pour deux cents hommes tout au plus que nous ctions de chaque cóté k tirailler fur leurs chaloupes, ils mirent k rerre plus de quatre a cinq mille anglois , qui nous firent bientöt reculer. Néanmoins en reculant , nous faifions fur eux trois ou quatre décharges avant qu'ils puffen t nous débufquer de derrière les arbres, & nous obliger k nous retirer plus loin. De forte qu'en recommencant k tirer ainfi de vingt-cinq en vingt-cinq pas, nous leur tuames bien du monde. Notre retraite , fem'olable a celle des Parthes , étoit funefte k nos ennemis. Le gouverneur craignant qua Ia fin il ne nous fut très-difficile de rentrer dans la place, fortk pour nous foutenir a la tête de toute fa garnifon, compofée d'environ cent foldats. Nous combatïmes tous enfemble avec une extréme vigueur, jufqu'a ce que voyant notre cavalerie démontée , nous jugeames a propos de nous renfermer dans la place; c'eft-a-dire, après que  t>z Beauchène. Liv. I. "4J" le gouverneur eut perdu fon cheval, qui fut tué fous lui, & qui étoit le feul que nous euffions dans notre garnifon. Pendant les premiers jours que les anglois nous tinrent comme bloqués , ils envoyèrent le long des cötes piller & ravager tout le pays par divers partis, pour tirer quelque fruit du blocus ; ce qui pourtant ne demeura pas longtemps impuni. Le capitaine Baptifte , brave canadien, quoiqu'il n'eüt avec lui qu'une quarantaine de fauvages, les obligea bientöt k fe tenir fur leurs gardes, II leur furpi enoit k tout moment quelque troupe qu'il battoit; puis il fe retiroit dans le bois ; & harcelant ainfi 1'ennemi , il ne laiflöit pas de 1'inquiéter, De notre cöté , nous commencames auffi a faire des forties; le baron de Saint-Caftin avec fes fauvages , & moi avec les miens. Ce gentilhomme étoit fils d'un baron francois & d'une fauvagelfe, que fon père avoit époufée étant prifonnier parmi les fauvages ; & il poulfoit la bravoure jufqua la témérité. Auffi étoit-il eftimé de tout le monde , & regardé comme un officier fort utile a la France. Il joignoit a fa valeur toute la probité d'un honnéte homme , avec un mérite fingulier. II fe faifoit ainfi que moi un plaifir d'ètre toujours habillé en fauvage.  46 AvENTURES DU CïïEVALIER £nfm , les anglois confidérant que leurs ravages leurs coütoient plus de fang qu'ils n'en tiroient de pront, rappellèrent leurs partis , & firent quelques tentatives pour emporter la place ; mais ils furcnt repoulfés a tous les affauts qu'ils y donnèrent. M. de Subarcas fentit alors. le befoin qu'il avoit des nibuftiers & des canadiens. Outre que fa garnifon n'étoit pas nombreufe , elle étoit li peu aguerrie , que fans nous, elle n'auroit pas tenu vingt-quatre heures. Le foldat principalement avoit fi bien perdu lefpérance de réfirter long temps , qu'il ne fongeoit qu'a déferter, & les officiers avoient bien de la peine a les en empêcher. Un jour il en déferta deux qui donnèrent par leur fuite occafion aux flibuftiers de me connoitre, & un grand defir de m'avoir pour confrère. Voila 1'aventure en peu de mots. Les deux déferteurs ayant trouvé moyen de s'écarter, tournèrent lans précipitation leurs pas vers les anglois, devant nous & en plein midi. Le gouverneur qui les voyoit déferter fi tranquillement, fut irrité de leur procédé , & marqua une extréme envie de les ravoir, pour les traiter comme ils le méritoient. J'entrai dans fon refTentiment, & je m'offi is a les lui ramener. Il faifoit difficulté de me prendre au mot, a caufe du péril oü il falloit me jetter pour tenir  T)e Beauchêne. Liv. I. 47 ma parole; mais fans m'amufer a vaincre fa répugnance par mes difcours , je choifïs trois de mes algonquins lesplus alertes , & me mis avec eux fur les traces des deux foldats. Nous pafsames avec une vïtelfe furprenante a cinquante pas des ennemïs , qui firent feu fur nous , Sc nous coupames les déferteurs qui s'étoient arrétés pour nous voir courir. Nous les faisïmes & les ramenames au gouverneur , qui fur le champ leur fit couper la téte. En meme-temps il m'accabla de careifes, Sc me donna publiquement des louanges, dont ma vivacité le fit repentir une heure après. Pour proportionner la récompenfe au fervice que je venois de rendre , il eut la bonté de m'affigner pour mes fauvages & pour moi une portion copieufe de viande & d eau-de-vie, dont on commengoit a nous faire des parts affez minces. Le garde-magafin , nommé Dégoutin , qui avoit eu apparemment en France le même emploi, &; qui croyoit avoir encore affaire a des foldats franc-ois, nous voulut faire paffer quinze livres pour vingt, & des os pour de la chair. Je men plaignis ; il me brufqua ; & moi, qui n'ai jamais été fort endurant, je lui répliquai par quelques coups de fabre qui le mirent hors d'état de m'empêcher de me faire moi-même bon poids Sc bonne mefurc.  48 AvËNTURF.s du ChEVALIER Ce trait fut auffi-tót rapporté au gouverneur , qui fortit d'un air furieux , & vint fur moi un piftolet a chaque main , jurant, comme on dit, fes grands dieux, qu'il cafTeroit la tête a quiconque oferoit manquer de refpecl: a fes officiers. Sa colère m'effraya fi peu, que j'eus la témérité de jurer plus haut que lui, & de le défïer de tirer. II étoit homme k punir mon audace, & je crois qu'il auroit déchargé fur moi fes pifcolets , fi Morpain & quelques autres flibuftiers ne lui euffent retenu les bras, & repréfenté qu'un fauvag* étoit excufable d'ignorer les loix & la difcipline militaire ; & que fi nous les apprenions peu-a-peu de fes foldats, nous leur apprendrions peut-être auffi k être iotrépides & fidèles. Ces raifons , ou plutót Ie befoin qu'il avok de mes fauvages, qui, jufqu'au dernier, fe feroienttous fait tailler en pièces en me vengeant, ralentit fon couroux. II nous fit une longue legon fur nos dsvoirs , & me dit enfuite qu'il me pardonnoit mon emportement , paree qu'il étoit perfuadé que je ne m'y ferois pas laifTé aller, fi j'avois fu que s'en prendre k un des officiers , c'étoit 1'attaquer lui-même, qui repréfentoit la perfonne du roi. Telle fut la belle aéiion qui fit fouhaiter aux flibuftiers de m'avoir avec eux, Ils jugèrent par-la que j'étois un té- me'ra/re  de BeAUCHÈNE. Lip. ƒ. 49 méraire qui ne connoifloit point le péril, & qui étoit incapable de plier. En un mot, je leur parus digne d'augmenter le nombre des flibuftiers. Cependant ils ne me le proposèrent pas encore. L'entreprife que formèrent les anglois après cela, ne leur réufïit pas mieux que le refte. Ils s'efforcèrent vainement de brüler les vaifTeaux qui étoient fous le canon de la place. Si bien que fe voyant prés de manquer de vivres, & faifant réflexion que nous les battions de leurs propres armes, en nous fervant des farines que Morpain leur avoit enlevées , & qu'ils defiinoient pour leur flotte , ils prirent prudemment le parti de fe retirer. Ils ne nous croyoient pas afTez hafdis pour ofer les attaquer dans leur retraite ; &, dans cette confiance, ils fe rembarquoient avec affez de tranquilüté, lorfque fortant brufquement de nos bois, nous tombames a 1'improvifte fur onze a douze cents hommes qui, en attendant les chaloupes , pilloient quelques maifons fïtuées fur le rivage. Nous en tuames un grand nombre avant qu'ils fe miffent en défenfe; mais ils ne tardèrent pas a s y mettre , & furent bientöt foutenus. II y eut alors une aótion des plus chaudes, & dans laquelle nous eümes le malheur de perdre M. de Saillant, 1'un de nos plus braves Tomé I. D  $o Aventüres r>u Chevalisr' officiers. Le baron de Saint-Caftin y fut bleffé dangereufement, auffi bien que M. de Ia Bour ïarderie (i). Quelques flibuftiers, auprès de qui je combattois, me remarquèrent avec plaifir dans la mêlee. Ils appercurent, qu'après avoir caffé mon fabre, je me fervis de la crofTe de mon fufil comme d'une maffue, fans m'effrayer d'un coup -de feu que j'avois recu dans la cuiffe. Cela les confirma dans la bonne opinion qu'ils avoient de mon courage, & ils réfolurent de m engager , a quelque prix que ce fut, dans la flibufte. Je découvris leur deffein, a la facon feule dont ils firent mon éloge a M. de Subarcas, qui, pour me dédommager de la perte de mon fufil que j'avois entièrement brifé fur les têtes angloifes , ine fit préfent de celui qu'il portoit lui-même. Ce fufil étoit fort bon , & je m'en fuis utilement fervi dans la fuite. Au lieu d'employer la frégate la Biche, a 1'ufage. auquel d'abord elle avoit été deftinée , M. de Subarcas aima mieux 1'envoyer en France (i) C'eft ce même officier auquel il y a quelques années, il arriva un accident a Breit. II donsoit un repas a plufieurs meffieurs & dames de la ville fur une frégate neuve qu'il voulut leur faire voir fous voiles ; Ie tatiment fit capot a la rue de toute la ville, & tows les cortvives périrent.  be Beauchene. Lïv. I. yt porter ia nouvelle de 1'entreprife des anglois, 2c il chargea M. de la Ronde den aller rendre compte a la cour. Plufieurs canadiens furent de ce voyage. Pour mes algonquins & moi, quelque envie que nous témoignaflions de nous mettre en mer, nous ne pümes en obtenir la permiflion; le gouverneur voulant nous garder jufqu'a ce qu'il eut des réponfes de France, & fe propofant même de ne nous renvoyer en Canada qua la fin de i'été, s'il ne lui venoit pas des ordres contraires. Je me plaignis hautement de fon procédé, difant que je ne m'étois engagé que pour faire des courfes fur la Nouvelle Angleterre, & nullement pour m'enfermer dans une place, & en groffir la garnifon. Les flibuftiers , pour attifer le feu , nous repréfentoient qu'on fe moqueroit de nous en Canada, fi 1'on nous y voyoit retourner au bout de quatre mois fous 1'aÜe de nos pères & mères, après leur avoir dit adieu pour longtemps. Ils m'expofoient en particulier , & me Vantoient tout ce que leur état avoit de plus propre a flatter mes inclinations. Ce qu'il y a de gracieux parmi nous, difoient-ils , c'eft que chacun eft officier, & ne travaille que pour lui. Nous fommes tous égaux , & notre capiiaine n'a point d'autre privilège que celui de paffer pour avoir lui feul deux voix dans les D 2  $2 AVENTURES DU CïïEVALIER délibérations ; je dis pafTer , car pour dire les chofes comme elles font, il n'a qu'une voix, comme les autres, ou plutöt il nen a point du tout, puifque quand il s'agit de réfoudre fi 1'on attaquera ou non, 1'alternative n'eft pas a fon choix, & qu'il doit néceffairement opiner pour 1'attaque , afin de n'être jamais obligé de combattre contre fon fentiment. Vous nous avez vus les armes a la main, ajoutoient-ils, vous avez pu remarquer que nous avons le cceur au métier. Faut-il en découdre ? nous nous y portons en braves gens ; 1'occafion nous manque-t-elle d'exercer notre valeur, rire , boire , jouer , voila notre occupation. Peut-être vous étonnezvous que nos vailTeaux foient petits; mais fongez qu'ils en font plus légers, & nous les voulons de cette forte pour joindre facilement ceux que nous avons deffein d'attaquer. Si vous étiez d'humeur a prendre parti avec nous, vous verriez que les plus grands vaiffeaux ne nous épouvantent point. Avec nos batimens de fix ou huit pièces de canon, nous en emportons quelquefois de cinquante pièces, & deux a trois cents hommes d'équipage. Pourquoi cela ? c'eft que , fans cantonner, nous allons tout d'un coup a Tabordage , &c qu'alors un brave officier vaut mieux que dix foldats. Vous avez pu juger auffi , pourfuivoient-ils,  we Beaüchène. Lip. L 55 par les farines que nous avons vendues au gouverneur , que dans les prifes que nous faifons, nous ne payons qu'un dixième a 1'amirauté , & que tout le refte eft pour nous. D'abord que nous nous fommes rendus maïtres d'un vaiffeau, nous faifons le partage de fes marchandifes au pied du grand mat, quand cela fe peut, finon, nous envoyons vendre la capture au premier port , & nous en partageons le prix. Nous ne fommes pas alors fachés de n'être qu'un petit nombre ; moins il y a de parts , plus elles font groffes. Au refte , on a fouvent éprouvé qu'on eft toujours affez de gens a un bord , pour peu qu'on foit d'hommes vaillans. Quoique nous ne foyons pas ordinairement en grand nombre lorfque nous attaquons , cela ne nous empêche pas de combattre a découvert , fans nous baftinguer ou retrancher , comme on fait fur tous les autres vaiffeaux. Tous ces difcours & beaucoup d'autres encore que ces flibuftiers me rendoient tous les jours pour me débaucher , m'infpirèrent enfin 1'envie d'exercer leur profeflion avec eux. Je leur promis de les aller joindre le jour de leur départ, le plus fecrettement qu'il me feroit poffible , attendu que M. de Subarcas , qui fe doutoit de notre complot, leur avoit défendu de m'esnmener avec eux, fous peine de leur  Si AVENTUBES DU ChEVAIÏER faire perdre ce qui leur étoit dü de refte pour leurs farines, & qu'il leur devoit payer en lettres de change. J'avois coutume de paffer de temps en temps des deux ou trois jours a chalfer dans les bois avec quelques-uns de mes fauvages , ou bien j'allois le long des cötes a Ia découverte. Lorfque je fus le jour que Ie vaiffeau devoit partir, & le lieu oü je devois 1'attendre , je pris au magafin des provifions pour plufieurs jours , & je fortis a mon ordinaire avec neuf ou dix de mes algonquins, que je menai jufqu'a 1'éndroit qu'on m'avoit indiqué. Des que je 1'eus reconnu , je leur fis reprendre la route de Port-Royal ert nous écartant dans les bois, afin de pouvoir leur échapper. J'avoue qut ce fut pour moi un trifte quart-d'heure que celui-Ia. En confidérant que j'allois quitter des amis tout dévoués a mon fervice , j'en foupirai de douleur; & malgré h dureté de mon naturel, je me fentis prefque auffi afHigé qu'un père que la néceffité oblige a s'cloigner de fes enfans. J'avois peut-être trente ou quarante plftoles en monnoie du pays , c'eft-a-dire, en cartes a jouer, fignées du gouverneur & de llntendant. J'avois envie de leur donner cela ; mais je ne favois comment m'y prendre. Cependant je rfl'avifai de direa-Tun d'cntre eux que je raecoiy  i>e Beauchene. Liu. 1. ff imprudemment chargé de ces cartes plus incommodes que pefantes , & que je le priois de les porter a. fon tour pour me foulager» Après quoi, m'étant arrêté en chemin , je leur dis d'aller toujours au pctit pas; ce qu'ils firent dans la penfée que je les rejoindrois dans un moment. Si-tót que je les eus perdus de vue e je retournai vers le lieu oü les flibuftiers m'avoient donné rendez-vous, & je m'y cacftai en attendant leur arrivée, C'étoit une petite ïle a douze ou quinze lieues de Port-Royal. Le foleil commeneoit a fe coucher , quand je découvris le vaiffeau des flibuftiers; il étoit temps qu'il pafüt. Touché de 1'inquiétude oü j'étois sur que je mettois mes pauvres fauvages , je les plaignois, & il y avoit des momens oü je me fentois ten té de les aller retrouver dans le bois. Je fuis perfuadé qu'ils y pafsèrent Ia nuit a me chercher, en poufTant des cris & des hurlemens. Quoi qu'il en foit, d'abord que je vis venir mes nouveaux compagnons , je ceffai de m'occtiper des autres, & ne fongeai plus qu'a me diftinguer dans Ia flibufte par des aftions d'éclat. La première chofe que me dirent les flibuftiers , fut que le gouverneur, ravi de les voir partir fans moi, leur avoit expédié leurs lettres D 4  y6 AVENTURES du ChEVALIER de changer Ie plus galamment du monde; ce qu j nous fournit une belle occafion de rire k fes dépens. Je n'aurois guère tardé k m'appercevolr , fï je n'en euffe pas déja été convaincu, que je ne pouvois étre avec des vivans d'une humeur plus conforme k la mienne. Ils me revêtirent dun habit d'ordonnance , fe cotisèrent tous pour me faire une bourfe , afin que je puffe jouer avec eux ; car enfin , que faire fur mer fi 1'on ne joue? J'eus peu de peine a m'y accouturner, & de-la prit nailfance & racine en moi la maudite paffion que j'ai pour le jeu, & que je ne faurois me flatter de pouvoir jamais vaincre. Je donnai au commencement la comédie a ces grivois par mes naïvetés, & par la trop docile fimplicité avec laquelle j'exécutois tout ce qu'ils me difoient qu'il falloit faire. Le defïr d'apprendre la marine me rendoit capable de tout ; je me fouviens, par exemple , qu'ils eurent la malice de me laiifer pendant un demiquart-d'heure me tourmenter pour empécher le vaiffeau de fe pencher fur les flots , comme fi le poids de mon corps eut pu produire eet effet fur un grand batiment de même que fur un petit canot. Heureufement je ne faifois pas deux fois la même fottife, & quinze jours après notre embarquement, je n'étois pas plus ncuf que les.autres.  de Beauchêne. Lïi'. 7. 57 Ils voulurent voir un jour , pour fe divertir feulement, fi j'avois mauvais vin ; & remarquant que je n'aimois point cette liqucur, ils me firent boire de 1'eau-de-vie. Je m'enivrai de cette boiffon fans répugnance, & me mis dans 1'état ou ils me fouhaitoient pour faire leur épreuve. A mefure que les vapeurs de 1'eau-de-vie troubloient ma raifon , j'en devenois plus gai ; ce qui obligea quelquesuns de mes confrères a m'agacer. Ils affe&èrent de me dire des chofes défobligeantes, & de me pouffer a bout. Je fus piqué tout de bon; & me jettant fur eux le coutelas a la main, je ne fais ce qu'il en feroit arrivé, fi des flibuftiers qui m'obfervoient ne m'euiTent faifi par derrière , & attaché jufqu'a ce que ma fureur & mon ivreffè fuffent paffées. Ce qu'il y eut de malheureux dans cette fcène, c'eft que je balaffrai un fiibuftier fort aïmé de tout 1'équipage , quoiqu'il fut efpagnol. J'en eus beaucoup de chagrin , lorfque j'appris que tout cela n'avoit été qu'une comédie concertée entre mes carnarades. Telle eft fouvent la fin des jeux de la folie jeuneffe. Ils dégcnèrent en affaires férieufes. Je brülois d'impatience de rencontrer un vaiffeau pour en venir aux prifes avec lui. J'étois fort curieux de voir de quelle fagon je me tirerois d'un combat naval, & j'avouois fran-  j-8 Aventures nu Chevalier chement aux flibuftiers que s'ils me faifoienr demeurer encore quelque temps dans 1'inacèion, ils m'obligeroient a regretter mes fauvages. Néanmoins, malgré la démangeaifon que j'avois d'aller a 1'abordage , il fe paffa prés d'un mois fans qu'il s'en offrit la moindre occafion. A la fin pourtant nous rencontrames une frégate angloife de vingt quatre pièces de canon & de cent trente hommes d equipage. Je n'avois point été furpris qu'on fit Ia prière publique foir & matin fur Ie vaiffeau ; mais je le fus au-dela de tout ce qu'on peut penfer, quand j'entendis notre équipage entonner joyeufement le Salve, fï-tót que nous fümes a la portee ducanon. EffecHvement cette prière fe trouva trèsconvenable a une vingtaine des nótres , qui furent tués , pendant une demi-heure que nous demeurames expofés au feu du canon & de Ia moufqueterie des anglois , fans qu'il nous fut poffible de les aborder. Auffi dès que nous eümes mis Ie pied fur leur pont, nous terminames cette affaire ; & pour cinq hommes que nous perdimes encore, ils en eurent plus de foixante d'expédiés , & Ie refte fe rendit. Morpain & les autres jugèrent bien alors qu'ils. ne s'étoient pas trompés , quand ils m'avoient fait 1'honneur de me croire doué des qualitésr requifes pour être flibuftier j car je fus uc  de Beauchëne. Liv. I. 59 des premiers a fauter fur le bord ennemi , & a me jetrer au milieu des anglois , a qui toutefois je ne fis pas grand mal , paree qu'ils ne m'en donnèrent pas Ie temps, Sc qu'ils me gratifièrent d'un coup de feu, fans préjudice d'un coup d'épée que je reeus dans le corps. Ces deux bleffiires m'arrétèrent tout court, & me mirent hors de combat. Nous eümes huit ou neuf des nótres qui furent auffi bleife's , les ennemis ayant fait fur nous par leurs meurcrières deux ou tiois décharges de moufqueterie avant que d'amener (j). C'eft la coutume, parmi les flibuftiers , que chacun ait fon matelot, qu'il appelle fon ami, fon frère ou fon affocié. Ce matelot le fert dans fa maladie, le vcille, prend foin de lui, & devient fon héritier , s'il meurt. Si j'eufie perdu Ia vie, je n'aurois pas fort enrichi le mien , nos parens n'étoient pas confidérables ; lacapture ne valoit pas ce qu'elle nous avoit couté. Nous la vendïmes au port de Paix (2), dans 1'ile Saint-Domingue. En arrivant dans ce pays-la, je fus étonné des chaleurs qui s'y font fentir , moi qui n'a- ( i ) G'eftbairftrle pavitteh potumarquer qu'on Ce lenè. ( ï ) Ce n eft quun gros bourg fur la CÖW ft'ptentrioaalc: de 1'ik , mais il a un crès • bon port.  6b AvENTURES DU ClIEVALIER vois jamais ouï parler de Zóne Torride. Je ne me vis pas plutót guéri de mes blefiures, & en état de pouvoir fortir, que je m'allai promener fur le port, oü j'appris qu'il y avoit un homme de Montréal, établi a quelques lieues de-la , dans- une jolie habitation. On me le nomma : je connoiffois fa familie ; je me propofai de me rendre chez lui, & d'y paffer quelques jours pour éprouver s'il faifoit auffi grand chaud a la campagne que dans le bourg. Notre capitaine m'y fit conduire , après m'avoir afhard que d'un mois entier nous ne ferions en état de nous remettre en mer. II Ie croyöit ainfi ; mais, dès le lendemain de mon départ, avant été averti qu'un batiment anglois qui trainoit après lui une prife francoife, venoit de paffer a la vue du port, il s'informa de fa route , & fe mit auffi-tót a fes trouffes, fans fe donner le temps de m'attendre, ni même de me Ie faire favoir; de manière qu'au bout de quinze jours , étant revenu au port de Paix , je ne trouvai plus perfonne. J'avois entendu dire qu'on étoit quelquefois des trois ou quatre mois en mer, fans relacher dans aucun port. Outre que je ne me fentois pas d'humeur a refter fi long-temps oifif, j'ignorois fi le vaiffeau de Morpain reviendroit mouiller en eet endroit. Cependant j'eus Ia  de Beauchêne. Liv. I. öii patience de m'y arréter tant que j'eus de 1'argent, après quoi mon hóte me confeilla de prendre la route du Cap , qui eft a quinze lieues de - la , en me d.fant qu'il y avoit toujours dans ce lieu quelque flibuftier , & que même on en voyoit fouvent plufieurs qui y venoient relacher enfemble. Je partis pour le Cap ; je n'avois, je m'ea fouviens , pour arme que mon coutelas , & pour garde-robe que ma chemife , avec mes culottes, & une petite vefte qui, de blanche qu'elle avoit été , comme le refte , avoit pris une teinture de gris brun , que je lui fis perdre dans un fort beau ruiffeau que je rencontrai fur mon chemin. M'étant blanchi de cette forte , je continuai ma route en laiffant au foleil le foin de me fécher. Sur la fin de la journée , j'ap« pareus fix cavaliers , qui paroiffoient fe promener dans la campagne. Ils s'approchèrent de' moi, & commencèrent a me queftionner. Je leur avouai ingénument qui j'étois & oü j'allois. La-deffus ils me dirent qu'il y avoit pour moi du péril a faire mon voyage a pied ; que je trouverois plufieurs rivières que je ne pourrois paffer a la nage , fans m'expofer a être dévoré par des poiffons (i) monftrueux dont elles ( i ) On appelle ces poiffons Caymans.  02 AventureS du ChEVALIEK étoient plekjes. Je ne crains .point les poiffons, meffieurs, leur répondis-je, je nage auffi bien qu'eux, & ils n'ont pas de fabre comme moi. Cette répenfe & plufieurs autres que je leur fis , leur infpirèrent 1'envie de me retenir & de me rendre fervice y aiafi que je 1'e'prouvai dans la fuite. Le principal de ces meffieurs étoit un capitaine de cötes, nommé Rémouflin, né créole de même que fon époufe, & les perfonnes qui l'accornpagnoient, étoient fes parens pour la plupart. II pofïëdoit de grandes richeffes , & fon habitation contenoit un petit monde de nègres. M. de Rémouflin m'invita fort poliment a faire quelque léjour chez lui; &, voyant que je m'en défendois : Du moins , me dit-il, dcmeurez avec nous jufqu'a demain. Je ne fouffrirai pas que , fï pres de ma maifon, un galant homme comme vous paffe la nuit a l'air. J'eus beau leur dire que , des mon enfance, parmi les fauvages, je m'étois accoutumé a couchcr fur la dure ; ma réfiftance fut vaine. Deux de ces cavaliers defcendirent de cheval, & me mirent de force en croupe derrière At. de Rémouflin. Je n'aurois pas eu befoin de leur fecours ni même d'étrier pour y monter de bon gré ; mais j'étois décontenancé a ne favoir quel parti prendre. Ils m'smbarrafloient plus par leurs honnêtetés 3  de Beauchêne. L'lV. 1. 6$ qu'ils n'auroient fair en m'attaquant tous Gx a la fois, Quand on fe trouve dans un pays inconnu avec de nouveaux vifages, on ne fait fi leurs careffes font.les préludes du bien ou du mal qu'ils vous veulent faire. Suivant la différence des peuples, les uns vous furprennent & vous conduifent a la mort par les mêmes moyens que les autres emploient a vous fecourir. C'efi un embarras oü je me fuis vu bien des fois & franchement, dans cette occafion, je ne fus pas fans défiance. Quoique ces gcns-ci, difoisje , parient francois , ce font peut-étre des anglois qui vont me mettre aux fers , ou me faire mourir cruellement; encore s'ils fe déclaroient mes ennemis, j'en tuerois quelqu'un, & je mourrois fatisfait. Je croyois pourtant qu'il n'y avoit dans ce pays que des francois & des efpagnols , qui devoient alors être unis d'intérêts ; mais, d'un autre cöté, je me fouvenois que les flibuftiers m'avoient dit que , malgré 1'aüiance de ces deux nations , il falloit un peu fe défier de la dernière, qui poignardoit quelquefois un homme en le careflant. II y avoit auffi des momens oü je m'imaginois que je pouvois étre avec des voleurs ; & lorfque je m'arrêtois a cette penfée , je  'dj. AvENTUKES »u CheVALIER ne trouvois pas qu'ils euffent grand fujet de s'applaudir de ma rencontre , puifque je n'avois pour tout argent qu'une trentaine de fois en monnoie pour faire mes quatorze lieues. Autre embarras : je n'avois jamais été a cheval; je n'avois pas peu de peine a m'y bien tenir , & je craignois, en tombant, d'exciter les ris de mes conducteurs a mes dépens. L'habitation oü 1'on me menoit n'étoit pas éloignée; nous y arrivames bientöt. Hola! ho ! mefdames , s'écria M. de Rémouifin , en appelant fa femme & plufieurs parentes qui étoicnt avec elle : voici un fauvage curieux que je vous amène. Sans aller en Canada , vous allez voir un iroquois, mais un iroquois qui ne vous fera pas peur. A ce mot d'iroquo's , les dames fe formant une idéé de monflre fait a-peu-prcs comme leurs nègres, s'avancèrent pour me confidérer ; & ce ne fut pas fins étonnement qu'elles virent un gros garcon d'alfez bonne mine, blanc & blond comme le font communément les canadiens. Quoiqu'a Ia vue de ces aimables perfonnes je me fuffe un peu raffuré , & que je jugeaffè bien que j'étois avec d'honnêtes gens , je ne laiffai pas de les aborder d'un air qui fentoit tant foit peu 1'iroquois. Mais il falloit me le pardonner, je n'étois guère propte a m'entre- tenic  DE BEAüCHiNE. Ï;V. ƒ. tenir avec Ie beau fexe. Néanmoins n'étant alors obligé que de répondre aux queftions que les dames me faifoient fur Ie Canada, fur les fauvages, & fur leur facon de vivre , il ns me fut pas difficile de les fatisfaire. Je m'appercus même que je les divertilfois infiniment, malgré ce qu'on appelle les gros mots , dont j'aifaifonnois ma narration. Elles me trouvoient une naïveté qui les réjouiffoit. On fervit un fouper fplendide. II ne me manqua rien pour être charmé de ce repas, que Ia permilfion de boire de 1'eau pure; mais tous les convives me forcoient a boire du vin a leur exemple ; ce qu'ils faifoient avec des manières fi engageantes , que je ne pouvois m'en défendre, quelque peu de goüt que j'eulfe pour cette boiffon. Elle me donna tant de vivacité , que Ia compagnie , ayant témoigné qu'elle étoit curieufe de favoir pouj-quoi j'avois abandonné les iroquois , & enfuite le Canada, elle eut fujet d'être contente des difcours que je tins la-defTus. Je fis fur-tout avec anthoufiafine le détail du fiège de Port - Royal, de 1'attaque du vaiffeau anglois & de fa prife, fans oublier la moindre circonflance. Ce qu'il y a de plaifant, c'eft qu'a chaque phrafe , je difois toujours : Oh je vais me remeure en mer ; Tome I, ]£  ■gfj AvËNTURES DU CüEVALIER Sc ce refrain faifoit pouffer aüx convives de grands éclats de rire. Madame de Rémouflin , étonnée de me voir dans un age fi peu avancé, ne refpirer que les combats, m'en fit des reproches, en me demandant malicieufement combien j'avois mangé tl'anglois depuis que je courois les mers. Ne doutant point que je ne fuffe affez inhumain pour fuivre la coutume des fauvages , qui difent qu'un ennemi vaincu augmente perfonnellement leurs provifions de bouche. Je fentis bien que je méritois ce trait railleur, & que j'avois tort en efFet de faire des portraits fi cruels devant des dames. Mais c'eft une regie générale que chacun aime a parler de fon état. Je fus pourtant dans la fuite un peu plus «etenu. Lorfque nous fümes levés de table, M. de Rémouflin me conduifit lui-même dans une falie oü il me dit: Voila votre chambre & votre lit; vous avez befoin de repos , & vous pouvez le ■gouter ici comme fi vous étiez dans votre familie. On va vous apporter tout ce qui eft néceffaire pour la nuit. S'il vous faut autre chofe , vous n'avez qu'a le demander librement. Il fortit en difant ces paroles , & deux négreffes vinrent flétendre fur le lit deux draps des plus fins; ellss  os Beauchëne. Liv. I. '6*7 me préfentèrent enfuite une chemife, un bonnet, & des ferviettes, tandis que deux nègres qui avoient apporté un grand baffin d'eau claire, me répétoient fans cefTe : laver maure laver. Comme je n'ëtois point fait a de pareilles cérémonies , je regardois tranquillement ces nègres fans leur répondre. Ils prirent mon filence pour un confentcment, & fe mirent en devoir de me déshabiller; mais peu fatisfait de l'empreffement de mes valets de chambre, je me préparois a leur donner leur congé , & a les mettre a la porte, lorfque M. de Rémouflin, qui, de fon appartement, entendoit notre conteftation, revint me trouver pour me demander pourquox je faifois de telles facons. Je lui répondis que n'étant pas en état de reconnoïtre fes bontés , il me fuffifoit de paffer la nuit dans la cabans dun de fes nègres pour moins incommoder, & pour partir dès la pointe du jour. Vous comptez fans votre höte , repliqua-t-il, fi vous vous propofez de nous quitter dès demain. C'eft ce que nous ne vous permettons nullement; nous connnoiffons trop le danger qu'il y auroit pour vous a pourfuivre votre chemin. Si vous 'voulez abfolument aller au Cap, au lieu d'attendre ici vos compagnons, je vous promets de vous y mener moi-même inceffamment dans ma  '68 AvENTURES Btf ChEVALIER pirogue (i). En attendant, ajouta-t-il, en mettant huit ou dix louis d'or dans ma poche, voila de quoi vous amufer & jouer avec nous, fi cela vous fait quelque plaifir. Enfin , regardez-moi, de grace, comme votre frère, & foyez tranquille. Ce procédé fi noble & fi généreux du maïtre , me fit recevoir fans fagon les fervices de fes efclaves; & laiiTant faire les nègres , je fus bientöt déshabille, lavé, frotté & couché. Je puis dire que le lendemain , & les jours fuivans, on me traita en enfant gaté. Les dames ainfi que les hommes me faifoient des careffes a 1'envi. Cétoit a qui prendroit plus de foin de moi ; cela me fit bien fentir la différence qu'il y a des fecours qu'on peut attendre des fauvages, a ceux qu'un malheureux éprouve chez une nation civilifée, humaine & obligeante. Telle eft entr'autres la francoife , particulièrement dans ces iles. N'étant pas accoutumé aux chaleurs excelfives du climat, je reftois ordinairement avec les ( i ) Efpèce de chaloupe fouvent faice d'un feul tronc d'arbre, fur - tout dans rAmérique méridionale. Cos pilogues font légères, & il y en a qui peuvent portei- j'ufqu a c-inquante perfonnes.  de Beauchênh. Liv. I. op* dames, pendant que leurs époux montoient a cheval, & faifoient leurs tournees vers les cótes. L'habitation étoit un vrai férail pour ces femmes infortunées , elles ne voyo^ent que leurs maris, & encore avoient-elles des rivales dans leurs négrefTes. Quelques parentes de madame de Rémouflin , qui ne s'en appercevoient que trop , s'en plaignoient affez hautement, mais elles avoient affaire a des maris qui ne s'en foucioient guère. Une de ces époufes négligées, qui fouffroit apparemment avec plus d'impatience que les autres cette aliénation de fes revenus, jettalesyeux fur moi pour en être dédommagée. Elle me fit toutes les avances que peut faire une honnête femme qui médite un deffein qu'elle fe reproche fans pouvoir y renoncer. Mais j'étois alors fi peu au fait fur eet article, qua moins de me dire , bois, je n'aurois jamais ofé toucher au verre. Souvent elle me tiraüloit en particulier, me prenoit les mains qu'elle ferroit entre les fiennes ; & me regardant d un air paffionné , elle me plaignoit de ï'incommodité que me caufoient les chaleurs du climat: elle gémiffbit fur les bleffures que j'avois recues dans 1'attaque du vaiffeau anglois, & m'exhortoit tendrement & n'en plus chercher de nouvelles. N'efi-ce pas grand dommage 3 me difok- elle , que jeune & El  yo Aventttres r>uChevalier aui!» aimable que vous 1'êtes, vous ayez embraffe" la plus pénible & la plus dangereufe de toutes les profefïïons. Eft-ce que vous n'aimeriez pas mieux demeurer avec nous dans cette charmante folitude, que de vous expofer a tant de périls ? Je luis perfuadée , ajoutoit-elle , que vous étes de meilleur goüt que nos maris, & que vous nous préféreriez aux négreiïes ? Par lez , M. de Beauchêne, n'eft-il pas vrai que nous valons mieux qu'elles ? Je vous confefte qu'a des queftions qui me donnoient G beau jeu , je ne favois répondre que oui, madame, vous ave^ bien de la bonté, madame. La plupart de mes leéteurs diuont fans doute , que je faifois la un vrai róle de fot, j'en conviens; mais quelques-uns pourront s'écrier : O précieufe ignorance ! O tropheureufe fimplicitél Ce qu'il y a de certain , c'eft que fi j'eulTe violé les loix de 1'hofpitalité en profitant de la foibleffe qu'on me témoignoit, M. de Rémouflin , & tous fes parens auroient fort bien pu m'en punir. Quoi qu'il en foit, je ne me reproche aujourd'hui, en me rappelant cette aventure , que de m'être quelquefois repenti d'avoir été trop honnête homme. La dame qui m'avoit inutilement agacé , ne manqua pas de dire aux autres, qu'elle me croyoit infenfible a 1'amour. Elles pensèrent  de Beauchène. Liv. £ ft' toutes la même chofe de moi. Les unes ert rioient, mais il y en avoit qui difoient fort férieufement, c'eft dommage. Cela leur paroiffoit un grand défaut dans un adolefcent de ma figure. Elles en parlèrent a leurs maris; enfin , le bruit s'en répandit parmi les nègtes , & je devins bientót, fans m'en apperceveir, la fable de 1'habitation. Pour mes péchés une maudite négrefTe' des plus malignes, & qui fervoit de femme; de cbambre a madame de Rémouffin, s'offrit a venger les dames de mon infenfibüite'. Elle fe, vanta qu'elle trouveroit bien le fecret de medonner du goüt pour les femmes. Tout le monde applaudit a cette entreprife qui parut digne de récompenfe. Quatre meffieurs promirent chacun un louis d'or a 1'entrepreneufe , fi elle réuffiffoit. O gens du monde, qu'il eft difficile que 1'innocence fe conferve long-temps parmi vous ! La négreffie ne perdit pas de temps ; dès le foir même , ce miniftre de fatan , agiffant avec moi comme avec un fauvage & un fiibuftier, vint me 'trouver dans ma chambre une nuit. M. de Rémouffin & fes amis étoient aux écoutes a ma porte. Elle s'approcha de mon Kt effron^ tément, 8c m'adreffant la parole : monfieur le canadien , me dit- elle, je me fiüs bien apper- E^  -]Z AvEMTÜRES DU CheVALIER cue que vous m'aimez, & je ne veux pas vous faire Janguir davantage. Ce début étonnant, fi j'euffe été bien éveillé, auroit été plus propre a foutenir ma vertu qu'a la corrompre. J'aurois indubitablement repouffé les careffes d'une impudente dont je connoiffois la laideur ; mais j'étois encore tout endormi, & par conféquent je n'ai qu'une idéé très-confufe de la reception que je lui fis. Cependant nos meffieurs qui ne croyoient pas avoir donné pour rien leur argent, ne pouvoient fe laffer de rire entr'eux de la pièce qu'ils m'avoient faite. Le jour fuivant pendant le dïné, ils fe mirent a faire la guerre aux dames fur ce qu'elles n'avoient pas 1'art d'amufer leur hóte. EfFeécivement, mefdames, dit M. de Rémouffin , vous devriez , ce me femble 3 nous épargner le foin d'inventer des paffe - temps pour le retenir dans notre habitation. II eft bien honteux pour vous que vos charmes feuls n'ayent pas le pouvoir de la lui rendre agréable. Ce qui nous en confole , répondit en riant madame de Rémouffin, c'eft que le ceeur de M. le chevalier n'eft acceffible qu'a la gloire, C'eft une conqucte interdite a 1'amour. S'il eft infenfible a ce que nous valons , ajouta une autre dame , du moins, ne nous fait-it pas Tinjuftice de nous prcférer des monftres tels que vos maïtreffes.  be Beauchêne. L'iv F. y$ Vous avez trop mauvaife opinion de M. le chevalier , dit alors un autre homme, je juge de lui plus favorablement. Je parie que ces monfires ne lui déplaifent pas , & qu'il donne comme nous la pomme a 1'amour africain. Oh , pour cela, non , m'écriai-je d'un ton brufque ! "II faudroit que j'euffe perdu le bon fens & la Vue, pour être capable de faire un pareil choix; & je ne faurois croire qu'il y ait un homme au monde qui puiffe trouver aimables de fi vilaines créatures. Vous 1'entendez, mefdames , reprit M. de Rémouffin. Vousdeveztenir compte a M. le chevalier de ce qu'il dit la; car il ne parle ainfi que par politeffe, 8c par confidération pour vous. Non, monfieur, lui répartis-je; il me femble que je dois me connoitre. Encore une fois, je n'aime point ces beautés infernales , & ne les aimerai jamais. A cette répartie , M. de Rémouffin appellant la négreffe qui m'avoit féduit: Approchez, Angolette, lui dit-il , venez confondre M. le chevalier. Dites-nous la vérité, ma fille; on ne vous fera pas Ie moindre mal ; mais fi vous vous' en écartez, je vous ferai attacher a un poteau , & donner cinquante coups de fouet bien appliqués. Que s'eft-il paffe cette nuit entre ce monfieur 8c vous? La-deffus Angolette fit en «remblant le récit de 1'aventure nocturne , 8c  74 Aventd-res du Chevalier en dit même beaucoup plus qu'il n'y en avoit» Les dames qui connoiflbient la pélerine pour une dróleffe accoutumée a jouer de femblables tours, ne me firent pas 1'honneur de me croire , quelque chofe que je puffe leur dire , pour leur perfuader que la négreffe débitoit une impofture. Mon embarras, la furprife des femmes, & les rifées des hommes , formoient un tableau affea plaifant. Pour moi, je n'avois aucune envie de rire; j'aurois volontiers étranglé 1'effrontée qui étoit la caufe de ma confufion. Quand j'aurois eu une faute inexcufable a me reprocher, elle eut été bien expiée par ma honte. Je fus deux ou trois jours fans ofer regarder nos dames en face. Le chagrin même que j'en eus fut fi vif, qu'il me caufa une maladie dont je ferois mort infailliblement , fans les foins extraordinaires qu'on eut de moi. Ne pouvant plus me réfoudre a tenir compagnie aux dames, lorfque leurs maris étoienfi abfens, je me promenois tout feul dans 1'habitation. En me promenant, je cueiliois & mangeois desoranges, & j'en mangeaitant un jour, que j'en eus la fièvre la nuit avec un cours de ventre affreux. L'eftomac commenga auffi a m'en-t fier, comme il arrivé a la plupart des perfonnes qui viennent de France dans ces ïles. Quand on vit que c.'étoit le mal qu'on appelle dans l&  de Beauchéne. Liv. I. 7$ pays, mal d'ejlomac , on me donna deux nè* gres des plus forts, qui me prenant fous les bras, me promenoient par force , & me faifoient monter & defcendre par des chemins très-rudes , & pleins de hauts & de bas. Sans ce pénible exercice , qui eft 1'unique remède a ce mal , le malade tombe malgré lui dans un afïbupiffement, pendant lequel fes jambes deviennent enflées après 1'eftomac, & il en revient rarement. Outre les nègres qui me promenoient le jours il m'en falloit d'autres pour me veiller la nuit; &: ceux-ci n'avoient pas moins d'occupation que les premiers. On étoit obligé de me tenir de force, & quelquefois de me lier; autrement je me ferois blelfé ou tué peut-être dans mes accès de fièvre, qui d'ordinaire étoit très-violens. Dans mes délires, j'allois a 1'abordage, & tantöt a la chalTe avec des iroquois. A la fin d'une de ces crifes, & la connoiffance m'étant revenue , j'appergus la r.égreffe Angolette auprès de mon lit. Dans le premier mouvement, je fus tenté de feindre que 1'accès n'étoit pas encore paffé , de la faifir, & de me venger a coups de poings du tour qu'elle m'avoit joué. J'avois même déja commencé a crier en iroquois : Thetiatbegkein kahoonrai, kahoonrai, acijlach (i) Mais remarquant (i) C'eft-a-dies^ mes frcres, aux armes, aux armesjfeu.  ^6* Avintüres du Chevalier que lapauvre fil!e s'empreflbit fort a me fecourir, je ne pus me réfoudre a payer fi mal fes fervices. Les nègres , qui toutes les nuits étoicnt occupés autour de moi, n'étoient plus en état de travailler pendant le jour; ce qui ne laiffbit pas de faire tort a M. de Rémouflin. Heureufement ma maladie ne fut pas de longue durée, & je me rétablis enfin peu-a-peu. Pénétré des attentions de mon höte & de man hóteffe , ainfi que des bontés de toute leur familie , j'aurois, je crois , renoncé a la mer pour derneurer toujours avec eux, quand Morpain vint mouiller au port de Paix. Il envoya plufieurs flibuftiers s'informer de moi dans le pays : j'étois trop prés de la ville pour que fes perquifitions fuffent inutiles. D'aüleurs , on re parloit aux environs que de 1'iroquois de M. de Rémouffin. Deux de mes camarades arrivèrent donc bientöt chez lui, & parurent tranfportés de joie en me revoyant. Quoique leur arrivée fit peu de plaifir dans cette maifon, puifqu'ils y venoient pour m'en arracher, ils furent fort bien recus. Telle étoit 1'amitié qu'on avoit congue pour moi, que mon départ affligea tout le monde. Je ne puis y penfer encore fans m'attendrir. Perfonne ne vou> lut me dire adieu. II n'y eut que M. deRémouflln qui eut la force de me voir partir. Je lui proteftai que je n'oubliefois jamais ce qu'il avoic  de Beauchène. Liv. I. ff fait pour moi: je lui dis que je ne pouvois lui offrir que mon bras ; mais que s'il arrivoit qu'il en eut befoin , de même que de tout 1'équipage , je le priois de compter fur moi; que je me ferois toute ma vie un devoir de répandre pour lui jufqu'a la dernière goutte de mon fang. Ce que j'exige de vous, mon cher chevalier, me répondit-il, les yeux couverts de larmes , c'eft de ne nous point oublier , de nous donner de vos nouvelles le plus fouvent qu'il vous fera poffible. Je fouhaite que vous n'ayez pas befoin de nous , ajouta-t-il; mais quelle que foit votre deftinée , regardez toujours ma maifon , comme fi elle étoit a vous. En prononcant ces paroles, il m'embraffa tendrement, & nous nous féparames. Pour comble de générofité, il me fit conduire au port de Paix, avec quatre che* vaux chargés, 1'un d'habits 3c de linge pour mon ufage, & les autfes d'oranges & d'eau-devie , & d'autres rafraichifTemens pour noüre vaiffeau. Morpain fut ravi de me retrouver tel qu'il m'avoit laiffé; je veux dire fort difpofé a parta» ger avec lui de nouveaux périls. II me parut qu'il y avoit bien du changement fur fon bord. Je ne vis que des vifages inconnus. C'eft le fort des flibuftiers : ils vieilliffent rarement dans leur profeffion, Morpain m'apprit que raes pr«-  *7g AvENTURES DU CHEVALIER miers compagnons avoient péri piefque tous dans trois combats oü il avoit fait trois prifes différentes, & qu'il cherchoit par-tout de braves gens pour les remplacer Comme ce n'étoit pas ma faute, fi je n'avois point combattu avec eux , j'eus ma part, ainfi que les autres , dans les captures qui avoient été faites. Elles étoient affez confidérables ; & je ne fus pas peu furpris de me trouver riche fi promptement. Je crus que le ciel m'envoyoit tous ces biens pour témoigner ma recorinoilfance a M. de Rémouffin. Je fis un troc de quelques meubles qui m'étoient échus, contre une montre d'or qui tomboit a un de mes camarades ; je la mis dans une petite corbeille fous un rouleau de deux cents louis, & je fis porter mon préfent a M. de Rémouffin, par un bourgeois que je connoiffois pour un homme qui faifoit fes affaires au port, & qui avoit foïh de 1'avertir de tout ce qui s'y pafToit. J'avois chargé mon commiffionnaire de dire que nous étions partis , & qu'il nous avoit vus déja loin du port; mais il n'obéit pas, puifqu'il me rapporta ma corbeille dès le foir méme , avec une longue lettre , par laquelle M. de Rémouffin me reprochoit mon procédé , qui lui faifoit craindre , difoit-il , que je n'euffe pas recu les marqués de fon amitié d'auffi boncceur  be Beauchêne. tiv. I. 7$ qu'il ffie les avoit données. II me mandoit pourïant, que pour ne pas tout refufer, il avoit retenu la montre. Cela étoit vrai: il avoit remis a la place vingt-cinq louis , & c'étoit plus qu'elle ne valoit. Enfin, il étoit écrit que j'aurois a ce galant homme toutes les obligations du monde, fans pouvoir dans la fuite lui témoigner que j'en etois reconnoiffant; car tant que j'ai couru les mers depuis ce temps-la, je n'ai pas eu occaïïon de relacher au port de Paix, quelqu'envie que j'en euffe ; & je n'ai rencontré fur mer perfonne qui vint de ce port a qui il n'ait demands de mes nouvelles (i). Quatre ou cinq jours après que j'eus rejoint Morpain, il fe trouva en état de partir. Nous allames croifer fur les cótes de la Jamaïque , & nous y fimes plufieurs prifes pendant cinq mok que nous y demeurames. Nous vendïmes la dernière au petit Goave , dont M. le comte de Choifeuil étoit gouverneur. C'étoit un batiment chargé de vins de Madère; ce qui fit un plaifir extreme a ce feigneur , de même qu'a tout le pays. II nous fallut plufieurs mois pour radouber notre vaiffeau qui étoit en mauvais état ( i ) En artivant ü Nantes en 1711, j'appris de quelques perfonnes de Saint-Domingue , qui fe difoient de fes parens , qu'il étoit mort depuis peu- Je Tai regretté plus que «ion pérs.  &> AvENTURES DU CHEVALIER Pendant ce temps-la, M. de Choifeuil, pouc nous occuper , réfolut de nous faire faire quelques courfes fous un vieux & celèbre flibuffiet qui s'étoit retiré de la mer pour vivre tranquillement dans une riche habitation qu'il avoit aux environs du petit Goave. C étoit le fameux Montauban, qui, dans la guerre précédente, avoit conduit a Bordeaux cinq prifes angloifes , qui jettèrent tant d'argent dans cette ville. M. de Choifeuil eut bien de la peine a tirer Montauban de fa retraite; foit que ce flibufiier n'aimatplus que le repos, foit qu'ileutunpreffentiment de ce qui devoit lui arriver. Cependant il fe laiffa vaincre ; il accepta la commlffion avec une belle frégate de quatorze pièces de canon : M. de Choifeuil, qui 1'avoit dans fon port, lui en fit préfent. Elle fe nommoit le Néron : nous ne sümes pas plutöt que Montauban alloit fe remettre en mer , que nous nous engageames ^refque tous avec ce héros de flibufte. Nous mïmes a la voile au bruit des fanfares & du canon de la place. On eut dit que nous étions affurés de la vicïoire. Sur la route que nous faifions vers la Ja» maïque , en paffant a la vue d'un petit port, appellé la Caye Saint - Louis, nous y découvrïmes un vaiffeau efpagnol, qui y avoit relaché pour échapper a un garde-cote anglois qui lui avoit  de Beaüchêne. Lfa. L Sr Stvort donné la chaffe pendant deux ou trois heures. Ce navire efpagnol étoit de quarante pièces de canon, & foible d'équipage , quoiqu'il ffft chargé de piaftres. II eft vrai qu'il n'avoit pas cru faire route tout feul, ayant été écarté de plufieurs autres par la tempéte. Le capitaine nous fit demander fi nous vou'ions 1'efcorter jufqua la Havane , nous ofFrant pur cela telle fomme qu'il nous plairoit. Nous lui répondïmes, après avoir tenu un petit confeil la-deffus, qu'un voyage jufqu a la Havane nous écarteroit trop , Sc dérangeroit le deffein que nous avions, & pour 1'exécution duquel un temps nous étoit prefcrit; que nous allions croifer fur les cötes de Ia Jamaïque , & que tout ce qu'il nous étoit permis de faire pour fon fervice, c'étoit de le mettre fur celles de Cuba au port de Sant-Jago, ou peut-être a celui du Saint-efprit. Le capitaine efpagnol accepta nos offres ; & Montauban, qui étoit connu de la plupart des liommes de fon équipage , leur jura fur notre vie , que jufqu'a ce qu'ils fuffent en süreté, nous ne les quitterions que pour courir fur les anglois que le hafard nous pourroit faire rencontrer ; qu'en ce cas nous n'exigions d'eux que Ia complaifance de nous attendre, leur promettant de les rejoindre après nos expéditions, Les efpagnols, charmés de nous avoir pour défenfeurs Tome I. F  82 AvENTURES DU CHEVALIER •de leurs piaftres, voguoient joyeufement en notre compagnie, en faifant mille démonftrations de reconnoiffance ; & pour nous engager encore mieux a leur être fidèles , il ne fe paflbit point de jour qu'ils ne nous régalaffent fur leus bord par détachemens. Une nuit le gros temps nous écarta d'eux conlidérablement, & le lendemain fur les dix heures du matin, quand nous les revïmes, nous remarquames qu'ils étoient a deux portées de eanon d'une frégate angloife de trente-fïx pièces de canon. Lorfque nous eümes rejomt les efpagnols , ils nous dirent qu'ils avoient fait femblant de vouloir aller aux anglois; mais que dans le fond ils n'en avoient eu aucune envie, Pour nous, nous ne fitnes pas tant de facons: nous pourfuivimes le vaiffeau anglois , & le joignimes en peu de temps , bien qu'il fut affez bon voilier. II faut que je rende juftice au capitaine efpagnol; il fit tout fon poffible pour nous fuivre, & courir avec nous la fortune du combat. Nous avions fur notre bord quatre efpagnols, avec qui nous avions paffé la nuit a jouer. Ils ne furent pas d'abord fpectateurs oififs; mais ils le devinrent bientöt en nous voyant tout-a-coup une vingtaine de flibuftiers fur le pont de la frégate , expédier des anglois avec tant de vigueur, que , fans être foutenus pas nos confrères & par le vaifleau ef-  de BeAUChÊNÈ. Viv. t % pagnol qui s'approchoit, nous les aurions cofitraints d'amener. Auffi les quatre enoes cavalhros qui étoient fur notre bord , dirent-ils a leur capitaine après l'action, que nous étions des diables & non des hommes. Le meilleur de notre prife confiftoit en cent trente nègres, que nous en-* voyames vendre a Saint-Louis ; & encore n'eri retirames-nous aucun profit, puifque nous n'entendimes plus parler ni d'eux, ni du vaiffeau qui les portoit. Si nous montrames aux efpagnols notre mahière de combattre , nous leur fimes connoi'tre après cela que la parole d'honneur n'eft pas moins facrée parmi les flibuftiers que chez les guerriers les plus polis. Un jour un des nötres , j'ert ai oublié le nom , s'étant échauffé le cefveau a force de boire avec les efpagnols fur leur bord , nous dit, quand il fut revenu fur le notre, que fi nous voulions fuivre fon confeil, nous ferions d'un feul coup notre fortune, fans nous expofer au moindre péril. Nous lui demandames la-deffijs , comment ? En enlevant, reprit-il, le vaiffeau efpagnol que nous efcortons. Nous nous retirerons avec lui a Bucator, après rtous être défaits de tout 1'équipage. Montauban, a ce difcours, rious regarda tous fixement, comme pour lire dans nos regards ce que nous pouvions penfer d'une pareille propofi- F a  "$4 A VEN TUK ES Dü CflEVALlER tion; & quoiqu'il n'y eut parmi nous perfonne qu'i n'en parut indigné. Meffieurs, nous dit-il, je vous remets la place que vous m'avez donnée, s'i! faut que je fois témoin de 1'impunité d'une trahifon propofée : mettez-moi plutót a terre fur la première cöte ; je vous demande cette grace. Pourquoi nous quitter, monfieur , lui répondïmesnoi»? Y a-t-ilici quelqu'un qui approuve la perfidie qui vous fait horreur ? C'eft au lache qui 1'a pu concevoir a fe féparer de nous; qu'il aille chercher des complices ailleurs. Nous délibérames auffi-töt fur le traitement que nous ferions a ce miférable ; & il fut décidé que nous le mettrions aterre fans différer; nous jurames même qu'aucun de nous dans la fuite ne le laifferolt recevoir fur un vaiffeau de flibuftiers. Nous cinglames fur le champ vers la Cuba, & quatre hommes 1'ayant defcendu dans la chaloupe , le menèrent fur la cöte , précifémenr au cap de la Croix , ou il demeura armé feulement de fon fabre, & fans autres proVifons de bouche que celles qu'il avoit encore dans f eftomac. Les efpagnols, bien loin de foupgonner pourquoi nous en ufions ainfi avec un de nos camarades intercédèrent fortement pour lui. Ils eurent beau nous preffer de leur apprendre ce qu'il avoit fait, ils n'en furent inftruits qu'a la vue de leur port par Montauban lui même, qui en  be Beatjchène. Liv. I. S'f fit confidence au capitaine en le quittant, n'ayant pas jugé a propos de le lui dire auparavant, de peur de lui caufer de 1'inquiétude. Les efpagnols, a qui leur capitaine révéla ce fecret, nous firent des préfens beaucoup plus confidérables que ce que nous aurions pu exiger d'eux, & furent fi contens de notre procédé a Tégard du traïtr» flibuffier , qu'ils répandirent le bruit de cette action dans toutes les ïles avec des éloges infinis, comme fi 1'honnête homme, enfaifantfon devoir „ méritoit des louanges.. Nous continuames deux mois encore a croifer fur cette mer. Nous eümes pendant tout ce temps-la bien des momens de loifir, que nous: avions coutume d'employer a nous réjouïr, tantót a jouer ou a boire de 1'eau-de-vie , & tantót a entendre raconter a Montauban ce qu'il favoit de Thiftoire de la flibufte pendant la dernière guerre. Les récits. qu'il nous en faifoit nous enchantoient. Nous prenions , entr'autres chofes., un grand plaifir aux détails des combats ou il s'étoit trouvé, & dans lefquels il avoit fait des prodiges de valeur. Meffieurs, nous difoit-il un jour, tandis que je me fuis vu a la tête de braves flibuftiers tels que vous, je puis vous afïurer qu'il ne s'eft point paffe d'années que je n'aie vu renouveller prefque tout mon monde; ce qui ne doit pas vous furprendre f puifqu'il y a deux a. parier  $6 AvENTURES DU CHEVALIER contre un, qu'un flibuftier ne fait jamais trois campagnes complettes. Ainfi, mes amis, pourfuivit-il, je vous confeille de vous borner a mon exemple , & de vous retirer dès que vous aurez gagné quelque chofe» Quand je me rappelle tous les périls auxquels je me fuis expofé, je me regarde comme un homme imique dans mon efpèce, d'avoir eu le bonheuc de conferver jufqu'ici ma vie. Vous me blamerez peut-être , après ce que je viens de dire , d'avoie fait cette nouvelle entreprife avec vous; mais M. de Choifeuil a fur moi un pouvoir abfolu. Ir a fouhaité que je lui donnaffe cette marqué de ma confïdération pour lui; je n'ai pu la lui refufer, Ce n'eft certainement pas 1'avarice qui m'a fait quitter les plaifirs & les douceurs dont je jouiffois dans ma paifible retraite. C'eft encore moins pour rendre mon nom plus fameux, que je viens affronter de nouveau les hafards attachés a nos campagnes: elles font comme les mariages; il fuffit d'en courir une fois les rifques. Si 1'ou eft affez heureux pour enterrer une femme „ deux fernmes , on fait toujours une veuve de la troifième. Je rapporte ce difcours de Montauban , pour faire obferver au lecteur que nous preffintons quelquefois les malheurs qui doivent nous arriver. Nous renconjxaraes peu de temps après deus  de Beauchêne. L'iv. 7. 87; vaiffeaux anglois, 1'un de vingt- quatre, & 1'autre de trente-fix pièces de canon. II y avoit de la témérité, ou pour mieux dire , de la folie a les attaquer. Néanmoius 1'attaque fut unanimement réfolue , rien ne nous paroiflant devoir tenir contre 1'expérience & 1'habileté de notre chef, qui, de fon cöté, oubliant les chofes fenfées qu'il nous avoit dites pour nous dégoüter des combats , fut celui qui témoigna le plus d'impatience d'en venir aux mains. Les anglois nous virent prendre ce parti fans s'émouvoir , & nous firent éprouver qu'ils favoient bien ce que c'étoit que d'avoir affaire a des flibuftiers. Nous nous en appereümes a leur manoeuvre , & au foin qu'ils prenoient de rendre 1'abordage très-difficile en mettant les boute-dehors (1), dont ils étoient pourvus. Ajoutez a cela que leurs deux vaiffeaux s'entendoient auffi bien que fï le même capitaine les eut commandés, Quand nous faifions nos efforts pour en aborder un , 1'autre nous lachoit fa bordée. Leur moufqueterie nous incommodoit auffi ; & elle étoit fi fupérieure a la notre , qu'ils tiroient trois cents coups de fufil contre nous cinquante. (1) Ce font de longues pièces de bois, de bouts de nuts, par exempie, pofées de travers fur les ponts d'un. iiavirej & qui s'avancant en faillies des deux cdtés, era* féchent qu'un autie bdtiment a'en approche. ^ 4  88 Aventukes nu Chevalier" Notre chef voyant bien alors que nous avions faitune fottife en nous engageant dans ce combat, redoubioit de courage pour furmonter tous les obftacles qui nous empêchoient d en fortir victorieux. II écumoit de rage; & fentant bien qu il en étoit a fa troifième femme , il nous auroit tous laiffé périr, C , par bonheur pour nous, il n'eüt été mé d'un boulet de canon, après une groffe demi-heure de combat. Je fus auffi-töt élu capitaine , non pour continuer a batailler fi défagréablement pour nous , mais pour fauver le refte de notre monde , qui étoit réduit a une cinquantaine d'hommes, la plupart bleffés, & hors d'état de fe défendre. Voila de quelle manière la dignité de capitaine me fut déférée pour la première fois, avec condition expreffe que mon premier ordre feroit de faire retraite , & que mon autorité fe borneroit a reconduire au petit Goave notre vaiifeau tout délabré, vingt-cinq eftropiés, & même nombre de gens qui n'avoient recu que de légères bleffures, ou qui n'étoient nullement bleffés. Quand le capitaine d'un vaiffeau flibuftier a été tué , 1'équipage en porte le deuil de la facon fuivante. On amène la flamme a mi-mat , ainfi que le pavillon, qui, par ce moyen, trainë triftement dans la mer. On dépouille le batiment de fes parois 8c banderoles ; la manceuvre s'y;  de Beauchêne. Lly. I. %9 fait dans un grand filence , & très-lantement; & 1'ontireun coup de canon de demi-heure en demiheure. C'eft ce qui apprit a M. de Ghoifeul la mort du malheureux Montauban , avant que nous arrivaflions dans le port. Ce gouverneur , je dois rendre témoignage a la vérité , pleura ce brave homme a chaudes larmes. II ne pouvoit fe confoler de 1'avoir tiré de fa folitude pour lui faire faire cette campagne funefte. II fut auffi fort touché de notre malheur. II me femble que je ne dois pas oublier ici de parler d'un ufage qui eft parmi les flibuftiers. Quand ils ont perdu leur capitaine dans un combat , on vend le vaiffeau & tout ce qu'il y a dedans , avec les armes mêmes , pour faire prendre foin des bleffés , & payer ce qui eft affigné a chacun pour fes bleffures. Voici le réglement qu'il y a la-deffus. On donne deux mille livres a un flibuftier pour la perte d'un bras , d'une jambe, d'un ceil, d'une oreille , du nez, d'un pouce ou d'un petit doigt; & fi quelqu'un demeure eftropié de fes bleftures, de droit 11 eft: recu fur le premier vaiffeau de flibufte , oü , quoiqu'il foit inutile, il partage avec les autres également. Fin du premier Livre%  LES AVE NTURES DU CEEVALLEK DE BEAUCHÊNE* LIVRE SEGOND. Le chevalier de Beauchêne refufe de remplir ïemploi de capitaine. Il fe remet en mer avec foix ante-quin^e flibuftiers. lis rencontrent quatre vaiffeaux anglois qui les m.iltrahent. Le chevalier va joindre a Saïnt-Domingue quelques flibuftiers franpois. Aventure galante d'un rochclois de fes camaraies. Ils vont croifer fur les cótes des Caraques, & prennent , avec un batiment de huit pièces de canon, deux vaiffeaux anglois , tun de vingt-quatre, & 1'autre de trente-fix pièces. lis retournent a SaintDomingue , oü ils partagent leurs prifes , &  de Beauchêne. Liv. II. pr font toutes fortes de débaucaes. Ils fe remettent en mer. Hifloire d'un flibuflier philofophe. Ils attaquent un vaiffeau de quarante-fix pièces , & de trois cents hommes d'équipage, & le prennent après un rude combat; maïs ils tiont pas fait cette prife qu'elle leur efl enlevée par un navire anglois garde-cóte , de cinquante* quatre, & une frégate de trenteflx pièces , qui les font prifonniers. On les envoie d'abord a la Jamaïque , & de - la dans les prifons de Kinfale en Irlande, Détail des maux qu'on leur fait fouffrir, Ils meurent tous , excepté le chevalier, qui trouve moyen de fe fauver. 11 va a Corke oü il a le bonheur de trouver une veuve qui, par générofué, lui rend fervice , & qui engage un capitaine anglois d le metrtre d terre d VEfpagnole , d'oü il va au petit Goave. La, M. de Choifeuil lui donne un vaiffeau & quatre-vingt - dix hommes, avec lefquels il a l'audace d'aller croifer d la vue des pons de la Jamaïque , pour fe venger ft r les premiers anglois des cruautés exercées en irlande fur fes camarades & fur lui. II prend un vaiffeau anglois dont il traite cruellcment l'équipage% Il a un démêlé avec le gouverneur & les bourgeois de la ville de Canarie. II attaque un autre vaiffeau ungtois, oü il trouve  $2 AvENTURES DU ChEVAEIER deux prifonniers franpois , donc l'un ejl de Jh connoiffan.ce. J^'Jonsieur de Choifeuil, après avoir fort regretté Montauban, nous offrit un autre vaiffeau , nommé la Sainte-Rofe, qui avoit été pris fur les efpagnols par les hollandois, & depuis peu repris fur ceux-ci par les francois. Nous acceptames 1'offre; mais il en falloit former 1'équipage , ce qui demandoit deux ou trois mois. Au bout de ce temp^-la , nous nous trouvames foixantequinze hommes de bonne volonté, & nous mïmes auffi-tót a la voile. Tout le monde m'exhortoit a garder la place de capitaine, qui m'avoit été donnée après la mort de Montauban. Je la refufai, ne me fentant pas encore affez d'expérience pour me bien acquitter d'un pareil emploi, & 1'on choifit fur mon refus un canadien de Québec , appellé Minet , bon homme de mer, bi auffi prudent que eourageux. A la hauteur de la partie oriëntale de la Cuba, dont nous comrrencions a découvrir les cötes , nous appercümes un brigantin de quatorze pièces de canon. Nous le chafsames long-temps , quoique la mer fut groffe. S'il y avoit pour lui du danger a ne pas amefier fes voiles, il n'y en avoit pas ""oins a nous attendre. Auffi les mit-il toutes de-  de BeauchIne. Liv. IJ. $3 nors. Cependant nous nous en approchions, & nous n'en étions plus guère qu'a la portée du ca*" non , lorfqu'un coup de vent des plus furieux luï fit faire capot a nos yeux. Tout fon équipage périt a la réferve de trois perfonnes, qui aimèrent mieux encore tomber entre nos mains qu'en • tre celles de la mort. Nous fümes fi piqués de nous voir enlever cette /proie , que nous apoftrophames le fort dans (es termes de la flibufte les plus énergiques, Nous aurions , je crois , dans notre mauvaife humeur laiffé noyer ces trois miférables fans daigner les fecourir, fi nous n'euffions pas eu la curiofité d'apprendre toute la perte que nous venions de faire. Nous les fauvames donc dans cette intention ; & 1'on peut juger quel fut notre défefpoir, quand ils nous dirent que leur capitaine étoit le fameux Charles Gandi, mulatre de la Jamaïque , qui venoit de faire la traite fur les cotes des Caraques avec cent mille piafires pour le compte du traitant. La perte de ce brave capitaine en étoit une plus grande pour les anglois , que celle de tout eet argent. Nous pafsarfïes après cela trois ou quatre mois fans rien rencontrer qu'une grafie barque de pêcheurs que nous primes. Nous demandames au patron des nouvelles de Panefton , ville de la Jamaïque. li nous dit qu'il n'en favoit point ,  £4 AVENTURES DU CHEVALIER quoiqu'ily fïtdans 1'année plufieurs voyages. Cé^ toit un homme de quarante-cinq a cinquante ans , lequel avec trois de fes enfans & deux valets, y portoit quelquefois du poiilon fee. Nous étions las d'attendre vainement 1'occafion de faire quelque bonne prife. Il vint en penfée a notre capitaine de fe fervir de ces gens-ci pour favoir s'il y auroit quelque chofe a faire. Il retint les trois fils dupêcheur; & donnant au père fix de nos plus forts boüais, appellés moufTes fur les vaiffeaux de guerre, il 1'obligea d'aller a Panefton , en 1'aifurant que la vie de fes enfans dépendoit de fa conduite ; qu'il n'avoit qua fe charger de poiffon , entrer dans le port a fon ordinaire , & s'informer adroitement s'il ne partoit point quelque batiment, ou fi 1'on n'en attendoit pas dans peu. Vous n'avez, ajouta Minet, qu'a exécuter dé point en point ce que je vous dis; & quand vous viendrez me rendre compte de votre commiffion , je vous remettrai vos fils entre les mains. Mais prenez-y garde; fi vous vous avifez de nous faire la moindre trahifon , nous les pendrons en votre préfence a notre beaupré. Le pêcheur étoit bon père , il fit a merveille ce qu'on exigeoit de lui. II eft vrai qu'outre la me«ace qui lui avoit été faite, deux de nos boüais , armés de poignards & de piftolets, avoient un ordre fecret de le bien obferver, & de le tuer.  BE BEAUCHêNE. tiv. II. 9Jf s'if faifoit quelque démarche fufpecle. Ils nous rapportèrent que cinq vaiffeaux anglois, le plus gros de vingt-quatre pièces, & les autres de la moitié moins, fe préparoient a mettre a la voile pour la Nouvelle Angleterre , & qu'ils fortiroient du port inceffamment. Nous ne les attendimes en effet que huk jours ; le neuvième, nous les appercümes, & nous reinarquames qu'il y en avoit un qui étoit au vent, & fort éloigné des autres. Notre capitaine nouspropofa d'abord d'attaquec celui-la, difant que nous en étant rendus maitres, nous nous en fervirions contre les quatre qui 1'accompagnoient; c'étoit le parti le plus prudent. Mais nous ne voulümes pas le prendre. Nous craignions que les quatre batimens quï étoient enfemble ne nous échappaffent, tandis que nous pourfuivrions celui qui alloit tout feul. D'ailleurs, les premiers étoient plus a notre portée, & les mains , comme on dit, nous démangeoient. Le capitaine eut beau nous remontrer que 1'ardeur de combattre, qui le plus fouvent eft indifcrète dans les flibuftiers , les empêche de pefer toutes les circonftances, & leur attire ordinairement les malheurs qui leur arrivent. En un mot, il eut beau nous parler raifon, perfonne ne fut de fon avis. Enfin, quand il vit que nous demandions tous qu'il nous conduisit aux quatre  5>6 Aventures du Chevalier vaiffeaux: meffieurs, nous dit-il , je vais vous y mener, quoique ce foit plus donner a votre courage" qu'a la prudence. Vous brülez d'impatience dïaller au feu, vous en verrez un dont je ne vous promets pas de vous tirer. Quoique les anglois jugeaffent bien que nous nous difpofïons a les attaquer, ils continuoient leur route auffi tranquillement que s'ils ne nous euffent point appercus. II ne fembloit pas qu'ils fongeaffent a nous , & toutefois ils prenoient des jnefures pour nous faire repentir de notre audace. Jls favoient que , fuivant notre coutume , nous ne manquerions pas de tenter 1'abordage. Ils s'y préparèrent; & quand nous fümes a la portee du canon, leur plus groffe frégate s'y préfenta comme d'elle-même. Nous 1'accrochames aufli-tót, & fautames bien vïte fur fon pont. C'étoit juftement ce qu'ils demandoient. Nous trouvames leur équipage fi bien retranché entre les deux ponts, qu'il nous fut impofllble de 1'y forcer. Ils avoient outre cela pris la précaution de fcier Ia barre de leur gouvernail, de forte que ne pouvant manceuvrer, nous demeurames la une demi-heure expofés a toute leur moufqueterie , occupés les uns a brifer a coups de haches le retranchement qu'ils avoient fait , & les autres a répondre par un feu tres - inférieur  de Beauchêne. Liv. II. $j ïieur a celui que faifoient fur nous les trois vaiffeaux, qui paflant de temps en temps a noscötés, nous tiroient des bordées chargées a mitrailles, qui nous tuoient autant de monde que s'ils nous avoient choifis a leur gré. Nous fümes contraints de repauer fur notre bord, de couper nos grapins , & de nous retirer en hilfant notre voile de fortune. ( r ) Nous étions dans un fi mauvais état , qua peine nous trouvames-nous quinze capables de manceuvrer. Les flibuftiers font des gens fi terribles pour des vaiffeaux marchands, que tout maltraités que nous étions nous ne laifsames pas de tenir nos ennemis en refpect. Ils fembloient craindre encore qu'il ne nous prit envie de retourner a la charge , & rendoient graces au ciel de fe voir débarraffés de nous, au-lieu que s'ils nous avoient fuivis, & qu'un feul de leurs navires nous eut harcelés un quart-d'heure, nous aurions été obligés de nous rendre a difcrétion. Ce fecond échec nous mit fi bas , que M. de Choifeuil perdit toute efpérance de nous relever. Le vaiffeau fut encore vendu pour les bleffés , du nombre defquels j'avois le bonheur de n'être pas. Nos malheurs confécutifs ne don- (i) Voile de réferve dont on fe fert quand les autres nc peuvent plus fervir. Torne I, Q  Aventures du Chevalier rioient envie a perfonne de s'affocier avec nous, & nous étions forcés de repofer en attendant qu'il vïnt quelque vaiffeau flibuftier relacher au petit Goavc. C'étoit une néceffité bien trifte pour un homme auflï peu patiënt que moi. J'y etois néanmoins réfolu ; de même que mes confrères, lorfque plufieurs flibuftiers francois qui étoient a Saint-Domingue , m'écrivirent que fi j'étois d'humeur a les aller trouver, ils me feroient donner un vaiffeau de huit pièces de canon, dont le gouverneur de la place , efpagnol affable & généreux, avoit promis de leur faire préfent, quand il les verrok en nombre fufHfant pour fe mettre en mer. Je ne pouvois recevoir de nouvelle plus agréable. J'en fis part a mes camarades; mais il n'y en eut que quatre qui voulurent me fuivre , quoiqu'il s'en trouvat dix-huk ou vingt en état de fervir. Ceux-ci nous dirent pour leurs raifons que tous les francois qui s'étoient ainfi fiés aux efpagnols , s'en étoient repentis tot ou tard. Nous nous moquames de leur défiance, & eux de notre fécurité. Nous nous entreprêchames de part & d'autre , & nos difcours ne furent pas moins infruétueux que les fermons qui fe font a la cour contre 1a flatterie & la difiimulation. Je fis donc bande a part avec les quatre flibuftiers  dk Beauchêne. tav. II. p$ ■E Beauchêne. 1'tv. IL iir donna de nouveau qu'aucun flibuftier ne portePOit des armes dans la ville ; il ajouta que fi quelqu'un en faifoit porter , il en feroit puni par? fix mois entiers de prifon ; de forte qu'il nous mit hors d'ctat de nous battre dans la ville autremeni qu'a coups de poing. Cette jufte févérité du gouverneur, produifit différents effets. Les bourgeois commencèrent a ne plus tant nous craindre , & les femmes a nous aimer davantage. Notre vaiffeau devint Ie théatre des fêtes galantes ; & telle femme que nous n'avions pu voir qu'en prenant fon appartement par affaut, fautoit a fon tour par fes fenêtres, plutöt que de manquer au cérémonial de la politeffe en ne nous rendant pas nos vifites. Pour les efpagnols, irrités de ce que fans être requis , nous introduifions avec tant de fuccès la poütelfe francoife parmi leurs femmes , ils fe défaifoient a 1'efpagnole de ceux de nous autres qui fe trouvoient la nuit fous leurs mains. Nous perdimes de cette gentille manière quatre ou cinq de nos plus galans flibuftiers, de ceux -qui pouvoient paffer pour les petits-maïtres de notre troupe. Comme nous connoiffions les intrigues qui leur avoient été fi funefies , nous réfolümes de venger leur mort. Nous ne le pouvions dans la ville fans une révolte ouverte, & nous étions en  ÏI2 AVENTURES DU CHEVALIER' trop petit nombre pour ofer nous révolter. Nous jugeames qu'il falloit attirer fur notre bord les jaloux que nous foupgonnions d'avoir affafïiné nos camarades. Pour mieux tromper ces affaffins, nous celfames de nous plaindre du malheur de nos confrères, nous affectames de paroïtre tranquilles. Nous difions même hautement que ceux d'entre nous qui faifoient du bruit dans la ville contre les ordres de M. la gouverneur , fe rendoient bien dignes des accidens qui leur arrivoient. Sur de femblables difcours , les bourgeois nous crurent plus timides & moins terribles que nous n'étions. Ils s'imaginèrent même que nous voyant réduits au nombre de trente-cinq frangois, nous jugions plus a propos de filer doux, que de faire les méchans. Ils étoient encore dans une autre erreur. Ils penfoient que les flibuftiers efpagnols ne s'entendoient point avec nous; & toutefois ce furent ceux-ci qui nous livrèrent quatre des maris que nous regardions comme flibufticides ; & voici de quel ftratagême ils fe fervirent pour nous les amener fur un des vaiffeaux anglois que nous avions pris. Ils propofèrent de les y conduire vers la nuit , en leur difant que nous leur vendrions a bon compte une partie des bijoux dont nous avions deffein de nous défaire fecrètement pour frauder 1'amirauté. Ces bourgeois, qui ne demandoient pas mieux que  DE ÈÉAtrCHiNÈ. IzV. j/. que de gagner avec nous, donnèrent facilement dans le piège 5 & quand nous les eümes en notre pouvoir, nous primes un air rébarbatif. Nous les interrógeames juridiquement fur les meurtres commis dans leurs quartiers, & qu'on leur imputoit. Ce fut en vain qu'ils proteftèrent de leur innocence ; ils avoient affaire a des juges qui les! avoient condamne's avant que de les entendre. I! ne s'agifToit plus entre nous que de convenir du fupplice que nous leur ferions fouffrir, lorfque ïeconnoiffant parmi eux un petit homme mutin , qui avoit une très-belle femme,qu'il avoit toujours eu 1'adrefTe de nous rendre inacceffible : Par ma foi, meffieurs, dis-je a mes camarades , fi ces trois patrons la ont des époufes auffi jolies que celie de celui-ci, je fuis d'avis que nous leur falfions grace de la vie, pourvu qu'ils nous les envoient chercher tout-a-fheure 5 & je pre'tends qu'ils faffentla lecfure a fond de cale, tandis que nous fouperons avec elles. Une fi plaifante ide'e de vengeance fit rire tout le monde, & fauva les bourgeois efpagnols, qui, fans cela, auroient infailliblement paffe' le pas. On ne fongea donc plus a re'pandre du fang t on raifonna feulement fur 1'arrêt que j'avois prononce'; & chacun ayant opine', il fut re'folu que , pour éviter les inconvéniens, nous irions nous' mcmes, munis de bonnes procurations de Ja Tome 1, jj  214 AVENTURES DU CHEVALIER main des maris, fouper chez eux avec leurs femmes a huis clos, pour éviterle fcandale. Nous primes un plaifir infini a voir les différentes grimaces que ces quatre e'poax faifoient en écrivant leurs procurations. Les plus jaloux fur-tout nous féjouirent par les frayeurs mortelles qui étoient peintes fur leurs vifages. Tout cela pourtant ne fut qu'un jeu. Nous allames fouper a nos auberges, bornant notre vengeance a retenirles maris pendant la nuit dans le vaiffeau, & a leur faire croire que nous ne laifferions pas leurs procurations inutiles. Nous avions fait connoiffance avec tant d'autres dames , qu'on ne doit point s'étonner , fi nous n'eümes pas la curiofïté d'aller voir celles-la, qui, lorfqu'elles revirent leurs époux , que nous eümes foin de leur Tenvoyer le jour fuivant, n'eurent pas , je crois , peu de peine a leur .perfuader qu'ils en étoient quittes pour la peur. Tandis que nous menions a Saint-Domingue une vie délicieufe , dépenfant notre argent aulli vïte que nous 1'avions gagné, il nous arriva da petit Goave un renfort de douze flibuftiers francois , qui nous arrachèrent .a la molleffe. Nous abandonnames brufquement les plaifirs pour appareiller, & nous mïmes a la voile avec tant d'ardeur, qu'on eut dit que nous partions pour remporter une nouvelle viexoire. On s'endort  " de Beauchêne. Liv. Ik ïi$ dans liniquité. Nous ne fongions pas, qu'ayant pafle tant de temps dans la débauche , nous courions peut-être au devant des chatimens que Ja juftice divine nous préparoit. Parmi les flibuftiers qui nous étoient venus du petit Goave, il y en avoit un d'un caractère bien nouveau dans cette profeflion. C'étoit un parfait philofophe , un méditatif malebranchifte, qui n'avoit jamais vu d'épécs nues , 8c ne connoiflbit la poudre a canon, que par les expériences qu'il avoit faites fur le reflbrt de 1'aic qu'eile contient, Ce qui paroïtra fort fingulier, c'eft que nous nous accommodions de lui a merveille, quoiqu'il ne fut ni fe battre , nï jouer, ni jurer, ni boire. Nous 1'écoutions tous avec piaifir, fur-tout lorfqu'il parloit phyfique , & nous expliquoit Ia caufe des éclipfes , des vents , du flux & reflux de Ia mer; enfin des effets les plus furprenans de la nature ; ce qu'il faifoit en s'alTujettiffant le plus qu'il lui étoit pof fible aux expreifions fimples & convenables a la portee de fes auditeurs. Sa converfation nous réjouiiToit. Je n'oublieraï jamais Ie difcours qu'il ndustint la première fois, qu'il nous raconta par quel hafard il fe trouvoit avec nous. II n'y pouvoit penfer fans faire des exclarnations qui nous divertiifoient. Ilfemble, nous dit-il, que je fois né pour faire connoïtre , H 2  llö AvENTURES DU CHEVALIER au monde toute la bifarrerie du fort. Après avoïr été, depuis mon enfanee jufqu'a préfent, comme enfeveli dans 1'étude des belles - lettres , me voila réduit aujourd'hui a courir les mers, non en curieux naturalifte, mais en qualité de flibuftier. Quelle étrange métamorphofe ! encore n'eftelle qu'une fuite d'un autre caprice de mon étoile, dont je ne comprends pas moi-méme comment j'ai pu être le jouet. Il s'arrêta dans eet endroit, & parut n'en vouloir pas dire davantage. Nous le priames de s'expliquer plus clairement, & nos inftances furent d'autant plus fortes , que les flibuftiers qui 1'avoient amené du petit Goave, & qui favoient fon hiftoire , rioient a gorge déployée de fa réticence; ce qui nous faifoit penfer que ce qu'il nous céloit, méritoit bien d'être entendu. Nos prières ne furent pas fuperflues. II reprit la parole en ces termes : Vous voyez, meffieurs, que je ne me répands pas volontiers en difcours vains , & que je fuis afTez fïlencieuxv Mais vous ne me connoifTez pas encore. C'eft dommage qu'on ne puifTe ici pratiquer un cabinet éloigné du bruit & du mouvement continuel qui fe fait fur votre vaifTeau , vous m'y verriez enfermé des cinq ou fix jours de fuite , fans fortir & fans dire un feul mot a ceux même qui m'apporteroient a manger. Tel eft mon goüt. C'eft ainfi que j'ai toujours vécu;  de Beauchêne. Liv. II. 117 auffi ai-je toujours paffe pour un mortel farouche, ennemi des hommes, & encore plus des femmes. Cependant, meffieurs, le pourrez-vous croire, je ne me fuis exilé moi-méme dans ce nouveau monde, que pour en éviter une que j'ai époufée dans un de ces momens rnalheureux , oü le philofophe cédant lachement au concupifcible , malgré fa philofophie, fe laiiïe attacher au joug de 1'hyménée. Dans une ville de France affez loin de Paris , je pris pour femme une jeune perfonne des plus aimables, & en même temps des plus vives. Je ne fus pas quatre jours fans m'appercevoir que j'avois fait une fottife , & que je venois d'embrafler un état qui ne me convenoit nullement. Mon époufe , a force de foins & de complaifances, devint mon bourreau. Elle me fuivoit fans cefle, m'accabloit de careffes, & ne m'abandonnoit pas un inftant a moi-même. Etois-je a lire dans mon cabinet, elle m'y venoit chercher en danfant & en chantant : elle m'arrachoit le livre que je tenois dans mes mains, & me difoit, d'un air folatre , qu'elle valoit mieux que tous les volumes de ma bibliothèque; de forte que» pour lire en liberté , j'étois obligé de fortir de ia ville, ou de me retirer chez un ami. Enfin, elle aimoit autant la fociété , que j'avois de goüt pour 1'étude & pour la retraite. Depuis qu'il étoit jour: Hl  Il8 AvENTURES DU CHEVALIER chez madame , c'étoit, jufqu'au foir, une compagnie nombreufe. Paffe encore, fi, ne trouvant pas mauvais que ma femme vécüt de cette forte , j'euffe eu, de mon cöté, la liberté de vivre a ma fantaifie; mais non, elle prétendoit que je fuiviffe la fienne : elle vouloit, difoit-eile , me convertir, me faconner, & fur-tout empêcher que la lecture ne m'incornmodat. Comme vous ctes changé! s'écrioit-elle quelquefois ; c'eft la leéture qui vous échauffe; il faut que je brule tous ces vilains livres qui vous tuent a vue d'ceil. J'avois beau enrager en moi-même, & maudire mon mariage , ma folie époufe m'obligeoit a faire, par complaifance, tout ce qui lui plaifoit; cependant, après quelques mois, elle cefla de me tourmenter; & défefpérant de changer un philofophe endurci, elle me laiffa lire tout a mon aife , fans s'obftiner davantage a \ouloir me faire tenir une autre conduite, & lans fons;er a réformer la fienne. Au contraire, elle redoubla fa dépenfe , & fit une fi prodigieufe dilfipation de mon bien en repas , habits , meublcs , jeux & fpeétacles , qu'en moins de deux ans , elle me ruina. Je ne me voyois, pour toute reffource , qu'une habitation que mon père m'avoit laiffée en mourant, & qui étoit habitée par un homme qui y avoit quelque part, & qui, différant toujours a compter avec moi,ne  de Beauchêne. Ltv. II. tipm'avoit encore envoyé en Europe aucun argént. Quand je vis donc, il y a cinq ou fix mois,. qu'il ne me reftoit pas de quoi payer le quart de ce que ma femme devoit au boulanger, au boucher , au rótifleur , a la lingère, &c. je partis fans lui dire adieu, pour m'épargnerla peine d'entendre la muflque qu'elle m'auroit chantée la-deflüs j je m'embarquai pour Saint-Domingue , dans 1'efpérance d'y vivre heureux& tranquille, puifque j'y vivrois loin de ma femme. Mais en y arrivant„ je trouvai que 1'habitation fur laquelle j'avois compté, avoit été vendue, & que le fripon de vendeur n'étoit plus dans le pays. Cette nouvelle me frappa fi vivement, que je penfai me repentir d'avoir quitté mon époufe , c'eft tout dire. On ne parloit alors au petit Goave , que des richefTes immenfes que les francois gagnoient a la ville efpagnole. Je logeois avec plufieurs de ces meffieurs qui m'écoutent. Je leur avois conté mon infortune. Ils me plaignoient; & voyant que je ne favois de quel bois faire flèches , ils me proposèrent de les fuivre. J'acceptai la propofition, & je m'en applaudirois, fi je ne craignois de paroitre un confrère indigne de vous. Car enfin, je n'ai pas le cceur guerrier , je le fens bien. Je ne faurois entendre un coup de fufil fans trernbleiv H4  J20 AvKNTtTPvES du ChEVALISR Ce nouveau flibuftier , s'il faut lui danner ce nom, paree qu'il étoit parmi nous , fink la fon hifloire. Je pris enfuite la parole, & je lui dis qu'il feroit bien plutöt aguerri avec des flibuftiers , qu'avec fa femme ; qu'il n'auroit pas e'té deux fois au cul d'un gros vaiffeau, expofé h des courfiers de vingt-quatre livres de balie, qu':l ne feroit plus épouvanté du bruit d'un eoup d© fufil. J'ajoutai néanmoins qu'il feroit maïtre de fe tenir a h manoeuvre , & de nous voir comfcattre , fans fe mettre de la partie, jufqu'a cq qu'il fut fait aux moufquetades & aux coups de canon, Nous étions plus irnpatiens que lui de ren-> contrer quelque vaiffeau qui nous donnat oecafion de lui montrer de quelle manière nous prétendions 1'accoutumer au feu; ce qui pourtant: n'arriva que deux mois après. Un rnatin, en doublant la petke ïle des Tortues , il fe préfenta devant nous un batiment anglois, auquel nous allames fans balancer. Le capitaine qui le commandoit auroit cru fe déshonorer en nous évitant, En effet, il ne voyoit qu'un petit vaiffeau de Kuit pièces de canon , qu'il 'ne croyoit pus aifez téméraire pour ofer en attaquer un de quaraute - fix pièces, & de trois cents hommei d'équipage. II ne connoiffoit pas encore >lï flibuftiers. Son mauve & fon contre -rnaitre  de Beauchêne. Liv. IL 121 qui favoient quelle forte de gens nous étions , eurent a ce fujet une prife très-vive avec lui, a ce qu'ils nous dirent eux-mêmes après 1'action. Le maitre remarquant que nous nous approchions toujours d'eux a bon cornpte, lui confeilla de fe préparer au combat. Ne vous inquiétez point, lui dit le capitaine; devez-vous craindre une chaloupe que je pourrois faire hiffer toute entière fur mon pont ? C'eft une chaloupe , fi vous le voulez , lui répondit le maitre un peu piqué; mais cette chaloupe contient une centaine d'hommes que vous allez voir fauter fur votre bord , pour vous épargner la peine de les y hiffer; &, fi vous n'y prenez garde , ils vous culbuteront vous & votre équipage, tout nombreux qu'il eft. Après une affez longue altercation, la prudente fageffe du maïtre 1'emporta fur la trop grande confiance du capitaine Rodomont. Ils fe préparèrent un bon retranchement ; après quoi ils nous firent la galanterie de nous attendre , bien réfolus d'empêcher 1'abordage , ou du moins de faire, pour cela, tous les efforts dont ils étoient capables. La mer étoit fort agitée , & leurs premières bordées de canon nous firent moins de mal que de peur a notre philofophe. Mais dans la fuite nous fümes prefquQ entièrement défemparés de nos voiles §c  122 AvENTURES DU CHEVALIER de nos manoeuvres; de forte que fi nous neuCfions pas iaifi 1'occafion qu'un coup de vent nous offrit de jetter nos grapins d'abordage a leur poupe , nous allions être totalement rafe's. Leur canon leur devint alors inutile , a 1'exception de leurs deux courfiers , dont ils ne firent pas même grana ufage , paree que je faifois faire feu fans relache dans leurs fabords. Nous montames a Ia fin fur leur pont, non fans beaucoup de peine a caufe des vagues , & en effuyant un feu fi terrible de leur mouf]ueterie, que j'y perdis du moins le tiers de mon monde. Nous ne commencames a refpirer que quand nous combattïmes avec les armes blanclies. Dans le temps que nous nous battions , nous avec nos fabres, & eux avec leurs épées & des efpontons, le hafard voulut que le capitaine & moi, fans nous connoïtre , nous en vinffions aux mains feul a feul. Nous nous attachames 1'un a 1 autre; & j'avouerai fincèrement que je n'ai jamais eu affaire a un fi rude joueur. Rebute' de lui voir parer tous mes coups, je commencois a ne lui en plus porter de fort rudes , & je fentois que j'allois tomber fous les fiens, lorfque tout - a - coup il eut la cuifie calfée d'un coup de piftolet. Ne pouvant plus fe foutenir, il mefura Ia terre de fon corps , ou plutöt le pont, & fa chüte, un inftant après, fut fuivie de Ia mienne3  de Beauchêne. Liv. II. 123 tant j'étois affoibli par les coups de feu que j'avois recus, & par le fang que j'avois perdu. Cependant mes camarades prefsèrent fi bien les anglois , qu'ils les obligèrent a fe retirer entre leurs deux ponts . oü, les accablant de grenades & de flacons de poudre qui brüloient jufqu'a leurs habits , ils les contraignirent d'amener. J'étois entre les mains du chirurgien qui, me voyant fans connoiflance , employoit toute fon habileté a me faire reprendre mes efprits ; & quand il en fut venu a bout, je lui demandai fï nous étions vainqueurs ou vaincus. II m'apprit, avec une joie que 1'idée d'une grande fortune lui infpiroït, que le vaiffeau anglois était a nous ; qu'il revenoit d'Angola; que fon lefte étoit de morphil ou d'ivoire , & fa charge de cinq cents cinquante nègres , avec beaucoup de poudre d'or. Véritablement on ne pouvoit faire une plus riche prife. Auffi mes confrères s'en applaudiflbient-ils , en faifant éclater leur raviflement par des tranfports inexprimables. Mais , hélas ! que leur joie fut de peu de durée ! Ils n'eurent pas le temps de compter leurs richeffes. La fortune les leur enleva bien promptement. Elles ne furent a eux que depuis huit jufqu'a onze heures du matin ; & ils payèrent chèrement une fi courte polfeffion. En voulant gagner la caye Saint - Louis 3  p 124. Aventures dh Chevalier qui étoit le port frangois le plus proche de 1'endroit oü nous nous trouvions, nous allions juftement a la rencontre du Jarfey, navire anglois, garde-cöte, de cinquante-quatre pièces de canon. Ce vaiffeau croifoit fur les cötes de I'Efpagnole , avec une frégate de trente-fix pièces. Notre batiment étoit fi délabré, que nous n'eümes pas même la penfée de chercher a leur échapper. Néanmoins , dans notre défefpoir , nous nous préparames a nous défendre. Je me fis porter fur le pont, oü , ne pouvant me foutenir, même affis, on m'accommoda de facon qu'étant couché fur le dos, les bras libres , & Ia tête un peu élevée, je pouvois encore tirer quelques coups de fufil. Quinze hommes qui conduifoient notre prife, furent d'abord tentés de mettre le feu aux poudres, & de faire faurer le vaiffeau ; mais remarquant que nous nous apprêtions au combat, ils firent la même chofe. Je n'avois avec moi que vingt-cinq hommes, en comptant le philofophe & les bleffés. Le Jarfey vint anous le premier, & nous voyant fi peu de monde, nous attaqua fans attendre la frégate. Les quinze hommes qui montoient le navire pris , fuffifant a peine pour manoeuvrer , ne lui parurent pas fort a craindre. Il ne s'attacha qu'a notre vaiffeau ; & comme il s'appergut que, trop foibles pour fonger a 1'abor-  de Beauchêne. liv. II. 12$ dage, nous prenions par néceffité le parti de nous tenir fur notre bord , il ne manqua pas de fe régler la - defliis. Pour nous expédier plus promptement, il chargea fon canon a mitrailles ; Sc indigné contre nous de ce que, malgré de tels préparatifs, nous ne nous difpofions point a amener, il fe mit a nous paffer fur le corps, a chaque inftant, avec fon gros vaiffeau qui brifa le notre; il alloit indubitablement nous couler a fond , fi nous ne nous fuflions pas prudemment déterminés a nous rendre. Le capitaine trouva notre prife bien maltraitée; &, piqué de la réfiftance que nous avions ofé lui faire avec des forces fi inégales , il nous traita trés - ruderaent de paroles Sc d'effet. II nous fit charger de fers, tout bleffés que nous étions , & nous laiffa le refte du jour fans nous faire panfer. Ainfi périrent plufieurs de nos compagnons, de qui les bleffures, fans cela, n'auroient pas été mortelles. Confidérant toutefois le lendemain que nous étions réduits a une vingtaine , tout au plus, il permit a notre chirurgien de prendre foin de nous , & nous fit öter nos fers trois jours après. Ce n'étoit qu'en chemin faifant que le Jarfey nous avoit pris : il s'imaginoit que la fortune lui gardoit encore d'autres faveurs. II continua de croifer au nord de I'Efpagnole , nous tnünanf.  126 AvENTURËS DU CHEVALIER après lui corr.me en triomphe. Nous defiriot1l ardemment qu'il rencontrat quelque gros batiment efpagnol ou francois , afin que nous puffions nous révolter pendant le combat. Nos vceux ne furent pas exaucés , & le Jarfey ne fit point d'autre capture. II demeura pourtant en mer fi long-temps, que 1'eau lui manqua. II étoit obligé d'^nvoyer la nuit fes chaloupes a terre pour en faire. La vue de nos cótes nous donna une fi furieufe envie d'effayer de fortir d'efclavage , qu'il n'y eut pas moyen d'y réfifter. Un foir entre autres, ayant reconnu au clair de la lune le lac Tiburon , j'entrepris, avec trois autres flibuftiers auffi térnérai; es que moi, de nous y fauver a la nage , quoiqu'il fut éloigné de nous, pour le moins, de deux milles. Nous aurions peut-étre réulfi dans cette périlleufe entreprife , fans un accident qui nous arriva. Un de mes trois camarades, qui étoit le meilleur de mes amis , & très-mauvais nageur, ayant voulu être de la partie , s'épuifa bientöt. Nous n'étions pas au quart du chemin, qu'il m'appela. J'allai a fon fecours. II s'appuya quelques inftans fur moi pour fe repofer; après cela il fe remit a nager; mais, fentant bien qu'il n'auroit pas la force de gagner le lac , il jugea plus a propos de reprendre fes fers, que de les brifer fotte-  de Beauchêne. Ilv. II. 127 ment en fe noyant. II cria donc , & découvrit notre fuite. On tira aufli-töt quelques coups de canon , pour avertir les chaloupes qui étoient a terre , de venir nous reprendre; ce qu'elles firent, non fans nous régaler de quelques coups de rames, pour fervir de prélude aux fouffrances qu'on nous préparoit. On nous remit aux fers , dès que nous fümes a bord du Jarfey, & 1'on nous conduiüt dans eet état a la Jamaïque. La, nous fümes livrés a toute la mauvaife volonté qu'avoit pour les frangois un vieux gouverneur a téte chauve , qui néanmoins étoit lui - méme frangois de nation. II nous fit enfermer a trois lieues de Kenefton, dans une prifon oü Ton mettoit ordinairement les nègres déferteurs. Huit jours après , il nous manda pour nous exhorter a fervir contre la France, m'offrant en particulier un plus grand vaiffeau que celui que je venois de perdre. Nous lui répondïmes tous fans héfiter , que nous étions nés fous le pavillon blanc, & que nous y voulions rnourir. Irrité de notre réponfe, qui lui parut un reproche que nous lui faifions d'avoir tourné cafaque a fon prince , il donna ordre fort charitablement qu'on diminuat nos vivres , & qu'on nous reconduisït en prifon , par des chemins remplis de broulfailles, & d'une efpèce  Ï28 AvENTURES Dü CHEVALIER d'épines, appellée raquette , dont les pointes déchiroient nos jambes nues, & nous entroient dans la plante du pied. Si-tót que nous étions arrivés a notre prifon , nous étions obligés de nous arracher foigneufement les uns aux autres toutes ces épines , paree qu'autant qu'il en ref reftoit de pointes dans notre chair, autant il s'y formoit d'abcès douloureux. Le defTein qu'avoit le vieux renégat de nous contraindre a trahir comme lui notre patrie , nous procuroit fi fouvent 1'honneur de lui aller , de cette manière, faire notre cour a Kenefton , que nos plaies n'étoient pas plutót guéries , que nous nous en faifions de nouvelles. Outre cela, les foldats qui nous conduifoient, ravis de fe voir autorifés a nous maltraiter, nous tourmentoient de mille autres facons, étant perfuadés qu'ils faifoient, par ce moyen , grand plaifir au gouverneur. Pendant 1'efpace de fix mois que nous demeurames dans eet endroit affreux, cinq de nos camarades, du nombre defquels fut notre philofophe, fuccombèrent aux maux qu'on nous fit fouffrir. Ces prifonniers infortunés contribuèrent eux-mêmes, après leur mort, a augmenter nos peines , puifqu'on laiifoit pourrir leurs cadavres a nos yeux, fans qu'il nous fut permis de les eouvrir de terre, & de leur donner ainfi du moins la fépulture. Le  i5E BëA Tj CH E N ë. ZiV. II. %2-} Le premier donc la mort finit la misère, fe hommoit fimplement le baron. L'on affuroit qu'il étoit fils d'un gentilhomme de Franco qui. portoit véritablement, & a bon droit le titre de baron. Je ne me fouviens pas de qu elle familie il étoit, car je n'ai entendu prononcer fon nom qu'une feule fois. Ce malheureux compagnon de nos difgraces n'eut pas rendu les derniers foupirs , qu'il fut étendu fiir quatre pefches, & expofé a la porte de notre priforu Nous n'eümes pas la peine d'écarter de fofi corps les oifeaux & les autres bêtes carnacières; le pauvre gargon n'avost que la peau fuf les ös, & les chaleurs du climat efl eureiitbientót fait un fquélette* La cruauté du gouverneur ne fempiit pas fon attente. II ne put jamais nous forcer a imiter fa lachetc. Ce qui lobligea de rious ehvoyet en Angleterre avec un convoi de qüafante vaiffeaux marchands qui y pafloient foiis 1'efcorte dé quatre vaiffeaux de guerre. On notis débarqua en Irlande dans les prifons de Kinfal, oü nóus trouvames une nombreufe compagnie. II y aVoit plus de quinze cents frangois , & entr'aütrës tout 1'équipage du Covvamrik. En changeant de prifon, nous ne fïmès qüe' Changer de bourreaux, avec cette feule différence que ceux de la Jamaïque nous avoieöl "Tomé h I  130 Aventures du Chevalier" maltraités pour nous faire prendre parti contre la France; au lieu que ceux de Kinfal ne le faifoient que pour s'amufer & fatisfa're leur cruauté naturelle. Les foldats & le géolier, nommé meftre Paiprc , qu'on auroit avec juffice pu appeller maïtre frippon s fembloit n'avoir en vue que de fe défaire de nous peu-a-peu & fans éclat« Outre qu'ils appréhendoient les repréfailles, ils ne vouloient pas que la reine en fut inftruite; car ils favoient bien que cette princelfe les feroit punir, li elle apprenoit jufqu'a quel point ils étoient barbares. II eft Certain que leur plus grande récréation étoit de nous voir fouffrir. Ces démons fe divertiffoient k nous faire battre pour un morceau de pain ou de viande, comme on fait en Angleterre les coqs, & en France les chiens. Ceux d'entre nous qui dévoroient en fecret leurs foüpirs , fans pouvoir fe réfoudre a donner k ces inhumains des paffe-temps fi dignesd'eux, n'étoient pas moins k plaindre puifqu'on les lailfoit mourir de faim, comme des laches, difoit-on, qui ne mé. ritoient pas qu'on les fit fubfifter. On les affommoit de coups de Cannes tous les matins, quand on nous faifoit paffer en revue pour nous compter; Sc dans les froids les plus rigoureuX, on ne leur donnoit ni paille ni couvertures ; au lieu qua ceux qui fe battoieot bien pout avoir  bi Beauchêne. Lh. lt i$t i'horïneur de contribuer aux divertiflemens de hofTeigneurs mettre Paipre & les foldats, étoient un peu mieux traités. Je vis ainfi périr miférablement plufieurs de mes camarades, qui nous conjuroient en mourant moi & nos autres flibuftiers de venger leur mort, fi nous avions le bonheur de fortir jamais de cette horrible prifon. Nos bourreaux avoient établi une loi qui faifoit bien connoïtre qu'ils prenoient grand plaifir a cette forte de fpectacle» Le difpofitif de cette loi étoit que celui de nous qui fe battroit contre tous venans, & demeureroit vainqueur, feroit appellé le coq des prifonniers; & pour rendre ce titre honorable encore plus digne d'envie, ils y avoient ajouté le droit de faire les portions des autres , & de préleVer pour fa bouche, & pour celle de fes meilleurs •mis, ce qu'il y auroit de moins mauvais, Ss cela jufqu'a ce qu'il eut trouvé fon vainqueur. Cette loi me fit prendre la réfolution d'employer tout ce qui me reftoit de force pour de* Venir le coq, & nous procurer a mes amis & a moi de quoi trainer notre vie encore quelque temps. Mais il n'étoit pas facile d'exécuter heu^ reufement ce deflein. Il s'agifToit de chafler de cette place un gros breton qui avoit déja tué quatre ou cinq prifonniers qui avoient eu la téJnérité de la lui difputer. Ce combat étoit d'au^ I a  l^s. Ave ntures du Chevalier! tant plus propre aprolonger le plaifir des angloisi qu'il falloit fe battre fans armes , & que la victoire n'étoit complette que par la mort du Vaincu. Rien ne pouvoit être mieux imaginé que ce reglement, paree que tel qui ofoit entrer en lice contre le coq , étant a-peu-près de fa force , défendoit fouvent -fa vie pendant plufieurs heures. Quelle volupté pour meffieurs les fpeclateursJ Je balancai long-temps a prêter le colet au redoutable tenant qu'il étoit quefiion de terraffer. Quand je 1'examinois attentivement , je défefpérois de le vaincre. C'étoit un gros noiraut qui me paroiffoit plus fort que moi. De plus j'avois ouï dire que les bretons étoient les plus adroits de tous les hommes a 1'exercice de la lutte. Le temps me prelTbit pourtant de me déterminer; ma force diminuoit tous les jours faute de nourriturc, & je voyois mes camarades fur fes dents. Enfin , le hafard s'en méla, & me fit prendre mon parti. Une fentinelle m'ayant entendu murmurer au fujet des parts que le coq nous avoit faites , 1'appela &: lui dit que je le menagois. Le breton vint a moi, & me demanda en ricanant,fi je n'aurois pas envie de me charger du foin de les faire a mon tour; qu'il feroit bien curieux e Bf.auchêne. Llv. II. 139 laiffer mourir de faim. j'aurois néanmoins été très-content de lui, s'il eut voulu a ma confidération pouuer la charité jufqu'a foulager mes camarades ; mais ils n'avoient pas eu comme moi le bonheur d'acquérir fon eftime. Je les vis enfin périr tous 1'un après 1'autre. j'avois rêmarqué plus d'une fois que ceux des autres prifonniers qui favoient quelque métier , & que des bourgeois de Kinfal venoient chercher le matin & rameqoient le foir, après les avoir fait travailler tout le jour, étoient les moins miférables. S'ils menoient une vie dure & pénible, ils avoient la confolation de manger tout leur foul; ce qui me paroiffoit le plus grand des plaifirs après celui de la vengeance, Je réfolus donc de dire au premier artifan qui viendroit demander un ouvrier, que j'étois de fa profeflion. La fortune qui me perfécutoit me fit tomber en mau» vaifes mains. II fe préfenta un armurier chez lequel perfonne n'avoit envie d'aller. II paffoit pour un brutal, qui prenoit des ouvriers plutöt pour les battre que pour les faire travailler. Je ne fus pas dans fa maifon , que je m'appergus que ce n'étoit pas une trop bonne pate d'homme. II avoit un fon de voix rude, & l'air du monde le plus méchant, II me donna d'abord un canon de fufil a limer. Je m'y pris alfez bien pour qu'il n'eüt rien a rae  fI4° AvENTURES E>U ChEVALIËR' dire. Il eft vrai que j etois merveilleufement excké au travail par Ia vue d'un grand chaudron qui étoit fur le feu, & dans lequel je voyois pcle-méle de Ia poirée, des oignons , des choux & des croutes de pain. Tout cela me faifoit venir 1'eau a. Ik bouche, & m'infpiroit de 1'ardeur pour la befogne. Enfin , Ie moment de manger, ce moment délicieux arriva; & pour comble de bonheur , au lieu de me donner une fimple portion , comme je m'y attendois , on me fit 1'honneur de me permettre de porter la main au chaudron , fans en prévoir les conféquences; car peutêtre m'auroit-on taillé mes morceaux , fi 1'on eut deviné le ravage que j'y allois faire. Cependant I'armurier, fa femme & fa fille , bien loin de témoigner qu'ils fe repentoient de m'avoir laiflé la liberté de manger a difcrétion , paroifloient fe divertir a me voir dévorer ce qu'il y avoit dans le chaudron. La fille de 1'armurier , fur - tout , étonnée de mon appétit, dit a fon père : Affurément eet homme-Ia n'eft pas fait comme nous ; il faut qu'il foit creux jufqu'aux talons. II alui feul beaucoup plus mangé que nous tous. Cela eft vrai, répondit le patron , & II va fins doute travailler a proportion ; autrement nous ne ferons pas amis. C'étoit bien mon dcffein. J'étois,trop content de mon diné, pour nc pas m'aftacher au  t)E Beauchêne. Liv. II. ïravail. Je voulois conferver une fi bonne pratique ; & pour mieux faire ma cour au maitre , je me ferois volontiers mis en chemife, fi jen eufle eu Une; mais je n'avois plus depuis longtemps qu'une méchante vefte de toile, que Ia modefiie me défendoit de quitter. Je me mis donc joyeufement a 1'ouvrage ; & pendant un quart-d'heure cela n'alla point mal. Je me fentois feulement les bras un peu plus pefans qu'avant le dïné. J'étois fi rempli de Ia bonne chère que j'avois faite, que j'aurois eu befoin d'une mc~ ridienne de trois ou quatre heures pour me remettre en train de bien faire. Je ne refpirois qu'avec beaucoup de peine , & le fommejl par malheur commencoit a vouloir me furprendre. J'avois beau pour 1'écarter de mes fens , faire tous les efforts poffibles , il répandoit fur moi fes plus doux pavots; la lime me tomboit des mains : je m'endormois debout. L'armurier, qui m'obfervoit, ne trouvant pas fon compte a mes petits affoupiffemens , me réveilla pour la première fois d'un ton de voix* fi terrible, que d'un demi-quart-d'fieure, il ne me prit envie de m'endormir ; mais le fommeil étoit trop attaché a fa proie pour 1'abandonner, & je cédai de nouveau a fes vapeurs. Alors le patron employant pour me réveiller «n moyen plus efficace , m'appliqua fur 1'omo-  ?42 AVENTURES DU CHEVALIER' plate un coup de lime des plus furieux , & dont je fus grièvement blefté. II n'en falloit pas tant pour diifiper entièrement mon fommeil, & me mettre en fureur contre 1'armurier. Je lui déchargeai a 1'inftant fur la tête un fï rude coup du canon de fufil que je limois, qu'il n'eut pas befoin d'un fecond pour tomber a mes pieds fans fentimenr. Si-tót que je le vis a terre , & noyé dans fon fang , je fortis de fa maifon , & pris la fuite fans favoir oü je devois me réfugier; mais je n'allai pas loin fans être arrêté par une foule de peuple qui me fuivoit, & quife donna la peine de me remener en prifon. Tandis qu'on m'y reconduifoit, je me reffouvins que 1'armurier en me préfentant le matin a fa femme , lui avoit dit d'un air fiché , que meftre Paipre faifoit plai* fir a qui bon lui fembloit, & que ee monfieur le geolier envoyoit des cinq & fix ouvriers a certains bourgeois , pendant qu'il n'en accordoit qu'un a d'autres , & même de trés - mauvaife ■grace. Je fis la-defiüs le plan du plus hardi men^ fonge qu'on ait jamais inventé. J'eus 1'effronterie de dire a meftre Paipre que c'étoit k fon fujct que j'avois eu difpute avec 1'armurier, & que ce miférable manoeuvre m'avoit dit de lui, mille fottifes que je n'avois pu fouffrir. Notre orgueüleux conciërge prit fea fur cö  ex Beauchêne. tlv. 17. 145; faux rapport, & défendit qu'on me chargeat de fers, en difant tout haut que 1'armurier avoit été traité comme il le méritoit. Lorfque je vis que le géolier ajoutoit foi bonnement a ce que je lui difois, je me mis a lui'détailler les difcours infolens que le bourgeois avoit tenus de lui, & les réponfes que j'y avois fakes; mais ne fe fentant pas Ia patience que la longueur de mon récit exigeoit de lui , ou bien craignant d'en trop entendre, il m'impofa filence. Celafuffit^ mon ami, me dit-il , je fuis content de toi. Je reconnoïtrai le zèle que tu as fait parokr» pour moi, en puniffant un perfide voifin dont je faurai bien en temps & lieu tirer raifon. Les effets de fa reconnoiffance fuivirent de pres fa promeffe; & pour me récompenfer d'avoir fi cour igeufem ent pris fes intéréts, ou, fi vous voulez, d'avoir menti , il me donna un bon habk neuf, me fit manger a part, & doubler ma portion. Outre cela , il me permit de me promener a toute heure dans les cours de Ia prïlon. Une fi honnête liberté ne tarda pas a m'infpirer un defir violent de m'en procurer une plus grande , & je n'en cherchai pas Iong-temps les moyens. II y avoit fous un toït une longue perche fur laquelle les foldats étendoient quelquefois leur linge pour le faire fécher. Je n'eus pas befoin d'une autre échelle pour grimper fut  ïl44 AVEN TU RE S DU CHEVALIEi? les murs , & elle me fervit pour en defcendftf dans la rue encore plus commodémenti Après quoi, je m'éloignai de la ville a toutes jambes. C'eft ainfi qu'une belle nuit je fortis des prifons de Rinfal. Je marchai jufqu'au jour au travers des terres , tirant toujours vers le nord , comme un homme qui avoit deffein de fe ren^ dre a Corke, d'oü je n'ignorois pas qu'il partoit fouvent des vaiffeaux pour 1'Amérique. Au lever du foleil, je gagnai un bois oü je me repofai jufqu'a midi. J'y laiffai fhabit de foldat dont meftre Paipre m'avoit fait préfent avec tant de générofité. J'étois pourtant un peu mortifié de le perdre ; mais après avoir confidéré qu'il pouvoit me faire reconnoïtre, j'en fis un facrifice a ma süreté. Je me remis en chemin, & le refte de la journée je ne m'arrêtai dans aucun endroit, La crainte de tomber entre les griffes des connétables, m'empêchoit de fuivre les routes ordinaires; ce qui étoit caufe que je faifois fix fois plus de chemin que je n'en aurois fait, fi je n'euiïe eu rien a redouter. Le foir, je föupai de quelques choux que j'attrapai en paffant par un jardin. J'en mangeai les cceurs , & je me fis la nuit une couverture & un matelas des plus grandes feuilles. Une fi mauyaife nourriture , & la fatigue d'une longue retraite me ren- dirent  de Beauchêne; ZzV. IL 14 j firent fi foible ? que le trolfième jour , ne pouvant plus marcher, je fus obligé de me coucher dans une prairie qui me fervit a deüx ufages, a me délalfer & a me faire fubfifter. Il eft vrai que mon eftomac ne pouvant s'accommoder long-temps dun pareil met, ne manqua pas de s'en défaire ; fi bien que je demeurai dans une inanhion qui auroit été infailliblement fuivie de ma mort , fi un homme charitable averti par des enfans qui m'avoient vu manger de 1'herbe j ne fut venu me fecourir avec deux autres perfonnes qui me tranfportèrent dans un village voifin; Ün me mit d'abord fur de la paille dans une grange , oü un homme d'une taille fort au-delfus de la médiocre , & qui fembloit n'être qu'un domeftique,- s'approcha de moi. II me queftionna fur ma religion, & ne poüvant douter par mes réponfes que je ne fuffe catolique, il me fit porter fur le champ dans ühe petite chambre i oü s'étant rendu auffi-töt qu'on m'eut couché dans un bon Ut, il parut s'intéreiTer a ma confervation. La première chofe qu'on me fit,- fut de me débarraffer par un bon vomitif de toutes les herbes que j'avois mangées. Ce remède 4 quoiqus falutaire, acheva de m oter toutes mes forces, & je reftai un quart-d'hpure fans mouvement. Le grand homme croyant que j'allois Tornt I. &  I46* AvENTUKES DU CliEVALÏER expirer, ordonna a tous ceux qui étoient dans la chambre de fortir , puis s'étant approché de mon oreille , il me dit a haute voix de demander pardon a dieu; ce que je fis mentalement, ne pouvant prononcer une parole. J'entendis qu'il me donna 1'abfolution ; enfuite il fe retira. Après fa retraite , d'autres perfonnes entrèrent avec du lait, dont ils me firent avaler quelques gouttes a force de me tourmenter. Cela étant fait, on jugea qu'on devoit me laiffer prendre du repos , & certainement on me tira par-la d'affaire. Je dormis d'un profond fommeil, qui dura cinq ou fix heures fans interruption , & le lendemain je me trouvai hors de danger. Je ra'attendois alors a revoir le grand homme dont je viens de parler ; mais il ne parut plus devant moi. Je jugeai que c'étoit quelque prétre caché dans cette familie ou dans le VöMinage. Je ne fais pas même fi ce n'étoit pas un évêque , qui, comme ceux de la primitive églife , n'avoit pour cortège & pour tout équipage que fes bonnes ceuvres & fa vertu. Ce qui mo feroit croire que c'étoit un prélat, c'efl qu'après qu'il m'eut abfous & exhorté a offrir mes fouffrances au Seigneur , il denna , fi je ne me trompe , fa bénédiction a 1'hóte , qui étoit feul dans. la chambre avec nous, & qui s'étoit mis a genoux pour  de Beauchêne. Lïv IL 147 la recevoir. Je dis, fi je ne me trompe; car dans 1'état oü j'avois 1'efprit , je ne pouvois guère compter fur le rapport de mes yeux. Au bout de quelques jours , je me fentis bien rétabli. Alors les bonnes gens a qui j'en avois toute 1'obligation , pour achever de remplir généreufement tous les devoirs de 1'hofpitalité , me mirent dans le chemin de Corks avec fix fcheüngs , un bon habit, deux chemifes neuves , & un petit fac, oü il y avoit plus de pain & de bceuf falé que je n'en pouvois manger jufques-la, puifqu'il ne me reftoit plus que quatre milles a faire. J'étois trop malheureux pour pouvoir conferver tout cela long temps. Je n'eus pas marché trois quarts-d'heure que je rencontrai deux conncrables. Ilsm'auroient peut-étrelahTé paffer fans me rien dire , fi la crainte de retourner en prifon , ne m'eüt fait quitter le grand chemin pour aller vers un bois qui n'en étoit pas éloigné. Je me rendis par-la fufpect. Ils jugèrent que je les fuyois, & que fans doute ce n'étoit pas fans Taifon. Ils m'eurent bientót devancé, & ils me fommèrent de me rendre a eux fans réfiftance. Si j'avois eu des armes pareilles aux leurs , je les auróis facilement mis en'fuite, ou. contraints a me demander quartier. Je ne laiffai pourtant pas de me défendre tout défarmé que j'étois; K 2  148 AvênTures nu Chevalier mais je n'y gagnai que des coups. Ils furent Jes plus forts , & me menèrent dans Ia maifon ci'un payfan , ou ils me lièrent les pieds & les mains , & me donnèrent en garde au maitre jufqu'au retour d'une expóditiori pour laquelle ils étoient aux champs. Ils lui recommandèrent de veiller foigtieufement fur moi, fous peine de prifon , 1'afTurant au contraire qu'il feroit bien payé de fes pcines , s'il ne me laifToit point échapper. Ils lui promirent même toute ma dé^ pouille , pour 1'engager a me bieri garder. Le villageois fut enchanté de cette promeffe ; & regardant déja mon habit comme un bien qui lui appartenoit, il s'avifa, pour m'empêcher de le gater la nuit, de vouloir me 1'óter par provifion , pour m'en faire prendre un des fiens qui étoit tout déchiré. Pour eet effet, commencant a me fervir de valet de chambre avec quatre ou cinq perfonnes , il me délia les deux mains , & fit ce troc d'habits jufqu'a ma chemife inclufivement. Je fouffiis tout avec une patience admirable ; auffi mon géolier fut"- il fi content de ma docilité , qu'il eut égard a la prière que je lui fis de ne pas ferrer fort étroitement mes Hens, afin que je puffie me coucher & dormir. Lorfqüe j'eus foupé des provifions que j'avois dans mon biflae , je me jettai fur dé Ia paille , oü fouillant par curiolité dans les  be Beauchêne. Lïv. 11. i^p poches du mauvais habit dont j'étois revêtu , quelle fut ma joie d'y trouver un coüteau qu'on n'avoit pas eu foin d'en óter. J'imagi'n'ai bientöt 1'ufage que j'en pouvois faire; je m'en fesvis utilement pour couper les cordes qui me lioient; Se dès que j'eus lieu de penfer que le payfan & fa familie étoient endormis, je fortis doucementde la maifon, tres - fatisfait d'en être quitte pour mon habit. Je repris la route de Corke, oü j'arrivai d'affez bonne heure ce jour-la. Mais n'ofant entrer dans la ville dans 1'équipage oü les payfans m'avoient mis, je paffai Ia nuit fur le port, que j'examinai avec beaucoup d'attention. J'y remar* quai bien des chaloupes qu'il m'auroit été facile d'enlever, fi j'avois eu des camarades, & ce que je n'eus garde d'entreprendre tout feul. Quand je vis approcher le jour, je me retiraï a 1'extrémité d'un fauxbourg dans une efpèco de métairie. J'y cherchai un endroit ou je puffedormir a couvert, & m'y cacher , paree que j'avois befoin de repos. J'appercus une petite étable ouverte, éloignée des autres maifons, & j'y entrai fans faire de bruit. A peine y eus-je mis le pied , que j'entendisdeux animaux grogner, comme pour m'avertir que la place étoit prife. Si j'euffe eu affaire & des gens raifonnables, j'aurois employé les prie-*  lp AvENTURES DU CHEVALIER res & les politeiïes, pour obtenir une petite portion de leur logement; mais me voyant dans la néceffité de me placer auprès d'eux fans leur permifïïon, je m'avancai de leur cöté, en prenant garde autant qu'il m'étoit poflible, de les incommoder. Cependant avec toute ma bonne volonté , j'eus le malheur de marcher fur le pied de 1'un des deux, & le mal qu'il en reffentit fut tel, qu'il fe leva tout en colère & fortit. Je me faifis auffi - tot de fa place , & ne la lui rendis pas quand il revint après avoir boude un quart-d'heure a la porte. Il eft vrai qu'il s'étendit a mes cötés, après quoi nous fümes tranquilles & bons amis le refte de Ia nuit. Je paffiai la fuivante au même gite ; mais comme je n'avois rien mangé depuis ma fortie de chez le payfan, Ia faim commenca de nouveau a me dévorer les entrailles , j'avois beau pour les rafraïchir boire abondamment d'une belle eau claire que je puifois dans un ruifTeau qui couloit k deux pas de Ia métairie , cela ne faifoit qu'appaifer pour un moment mon ef< tomac. Enfin , n'y pouvant plus réfifler, je fortis de ma retraite le troifième jour, pour voir fi quelqu'un ne m'offriroit pas un morceau de pain. Je me promenai long-temps fur Ie port, oü, malgré la faim canine qui me tourmentoit, je prenois pluifir a confidéi-er les vaifleaux qui feprélentoient ü ma vue ; & je n'en voyois pas  be^ Beauchêne. Lh>. II. ryr un a la voile que je ne me repréfentafle qu'il étoit a moi. J'avois un air qui faifoit pitié, & je m'appercevois bien a la manière dont quelques perfonnes m'envifageoient, qu'elles m'auroient volontiers donné 1'aumöne, fi j'eufTe pu me réfoudre a la leur demander; mais c'eft a quoi ma fierté ne pouvoit abfolument confentir. Je ne fus pourtant plus maitre de moi, lorfqu'une fervante vint renverfer prefque a mes pieds, un panier plein de balayeures de cuifïne, parmi lefquelles je remarquai quelques reftes de légumes qui me tentèrent a un point, que je me jettai deftiis avec une extréme, avidité. Deux Quakres ( i ) qui par hafard pafsèrent auprès de moi dans eet inftant, furent témoins de cette aótion. Pénétrés de la misère oü ils jugèrent bien que je me trouvois réduit, & pour s'accommoder a la honte qui m'empêchoit de tendre la main aux paffans , me jettèrent chacun un fclieling , fans s'arrêter a me parler, de peur de me faire de la peine. Je leur lis Ia révérence, & ramaffai leur argent; avec quoi j'allai dans une mauvaife auberge , oü je me bourrai 1'eftomac de viande & de pain. En- (r) Ou Kakers , efpecc de Saftaires en Angleterre, qui (e piquent de piatiquer 1'evangile plus a Ia lectre que les autres. Ces Kakers font trés - fideles au roi, qu'ils tucoyem par refpect en lui parlanCj K 4  Avbntürês du Chevalier' fuite tirant vers la métairie, je regagnai mort ftable. Je n'y paffai pas cette nuit auiTr tranquillement que les précédentes. La bonne chère que je venois de faire, en bannit la paix & la concorde--: un moment après que je fus couché , une ardente fièvre s'alluma dans mon fang„ & me caufa un tranfport furieux. Je commencat contre le druit des gens a battre & a frapper mes deux hótes, en criant comme fi j'euffe combattu avec mes fauvages contre les anglois. La raifon me revenoit quelquefois , & tandis qu'elle m'éclairoit, je gardois le filence; mais fitót -qu'elle me faufioit compagnie , je recommen^ois a crier & a me débattre. Je fis apparemment ce train-la toute la nuit; & pendant mes délires , il en arriva bien des chofes dont je neus aucune connoiffance. Tout ce que je puïs dire , c'eft que le matin ayant repris lijfage de mesfens, je ne fus pas peu étonné de me voir au milieu d'une douzaine de femmes qui fe difoient ïes unes nux autres : tkuman dies , thatman, dies ( i ), De letable j'avois été tranfporté dans une chambre affez bien meublée , & mis dans un fort bon. lit. J'appris que je devois ce fecouns plein de charité a une dame angloifc , veuve (ï) Le piuyr? homme fe meurt.  de Beauchêne. Liv. II, iyj de M. Ecak, officier de Corke, qui venoit d'ëtre tué dans la dernière campagne. Cette dame avoit été élevéa a Londres par une francoife , qui lui avoit infpiré pour les francois une bonne volonté dont elle me donnoit alors des preuves. Elle m'affura que j'étois chez elle dans une fiireté parfaite , & promit de me faire fepaffer en France, aufli-tót que ma fanté feroit bien rétablie. Elle me fournit en même-temps du linge èc des habits. Cette dame charirable pouvoit impunément avoir toutes ces bontés pour moi. Ma figure mettoit fa réputation a 1'abri de la médifauce. J'étois fi crafleux, fi pale, fi maigre , fi hideux , que j'avois moins Fair d'un homme que d'un fpeétre. Je demeurai plus de deux mois chez madame Ecak , qui pour éviter les reproches de fa nation fi ennemie de la nótre , me fit paffer pour un parent de la femme francoife qui 1'avoit élevée. Pendant ce temps-fa, je recouvrai entièrement ma fanté. Alors ma généreufe hóteffe qui favoit bien que malgré Fintérêt qu'ell'e prenoit a mon fort je ne jouirois pas en Irlande d'une parfaite tranquillité d'efprit, fut la pre^ mière a chercher 1'occafion de m'en éloigner-.. Elle m'embarqua dans un navire qui partoit pour la Jamaïque, & dont le capitaine s'engagea par ferment a me mettre a terre a I'Efpagnole , oi;  ir4 Aventures du Chevalier j'avois , a ce que je difois , un agréable établiffement. Je me gardai bien fur la route de dire aux anglois qui j'étois , & pour quel deffein j'allois aux Antilles. Si le capitaine m'eüt connu , malgré la parole qu'il avoit donné a madame Ecak , il auroit pu me faire trouver au fond de la mer, Ia fin d'une vie que je ne confervois que pour faire a fa nation la guerre la plus cruelle. En reconnoiffant a Saint - Domingue le cap Tiburon , comme on fait ordinairement en allant d'Europe a la Jamaïque, il me fit defcendre dans fa chaloupe, & porter aterre. De-la , je me rendis d'habitation en habitation au petit Goave , ou M. de Choifeul fut extrêmement furpris de me revoir. II ne put fans frémir d'indignation entendre Ie récit que je lui fis des rigoureux traitemens que j'avois recus a la Jamaïque & en Irlande. Je les lui peignis fi vivement, qu'il applaudit a 1'impatience que je lui témoignai de m'en venger, moi, & tous les miférables qui avoient péri dans ce long & cruel efclavage. Tandis que j'étois dans une fi belle difpofition, il me donna un vaiffeau nommé le Brave, & pour affociés quatrewingt-dix hommes qu'il fut affembl^r en moins d'un mois , & qui tous étoient fort propres a feconder mes intentions. J'eus bientót mis a la voile avec de pareils  be Beauchêne. L'w. IL ij-y eamarades. II y avoit plus de deux ans que je ne m'étois vu de coutelas au cöté. Je brülois d'impatience d'effayer fur des anglois fi je favois encore m'en fervir. Au lieu d'en attendre 1'occafion, qui pouvoit me faire languir longtemps , je 1'allai chercher fur les cötes de la Jamaïque , en croifant témérairement jufqu'a h vue de fes ports. Le premier vaiffeau que nous rencontrames, & qui étoit deftiné a porter tout le poids de notre vengeance & de notre fureur, n'avoit que dix-huit pièces de canon , & cent trente hommes d'équipage. Le capitaine qui le commandoit, étoit un malin borgne qui avoit déja eu affaire a des flibuftiers. Dès qu'il vit que nous en étions , & que nous nous difpofions a 1'attaquer , bien éloigné de prendre chaffe , il parut vouloir nous tenir tête , ou du moins parlementer avec nous. EfFeéKvement il nous envoya fa chaloupe pour nous propofer de paffer chacun fon chemin. II nous fit dire qu'il croyoit que nous ne pouvions prendre un meilleur parti les uns & les autres ; qu'il favoit bien qu'il n'y avoit rien \ gagner avec nous : & que fi nous voulions détacher deux hommes pour aller fur fon bord, il leur feroit voir qu'il ne portoit rien qui valüt feulement la poudre , que nous tirerions , attendu qu'il avoit malheureufement pour lui manqué fa cargaifon : en  Aventüres du Chevalier un mot , qu'il n'y avoit précifément que des coups a attraper de part & d'autres. ^ Le borgne difoit la ve'rité; nous n'en doutions nullement, & il étoit de Ia prudence de n'en pas venir aux mains avec lui; mais nous cherchions les anglois, & nous avions plus d'envie de les maltraiter que de leur enlever leurs nchefles. Ce capitaine ayant appris par notre re'ponfe que nous rejettions fa propofition, toute rarfonnable qu'elle e'toit, nous fit bien connoitre que la crainte n'y avoit eu aucune part. II vint a nous courageufement, & ne refufa point 1'abordage. Ne'anmoins il s'en trouva mal, & il fut obligé d'amener après un quart-d'heure de combat. Notre prife en effet jufiifia ce que Ie capitaine nous en avoit dit : elle nous parut fi pauvre que nous la fïmes fauter après avoir mis a terre ce qui refioit de lequipage, Sc avoir fait a ces malheureux des traitemens que Ie fouvemr de ceux que tant de frangois avoient regus a Kinfal rendoit a peine excufables. Je ne vous Iaiffe Ia vie, leur dis-je, qu'afin que vous mandiez a vos correfpondans d'Irlande , que je traiterai de cette fagon tous les anglois qui tomberont entre mes mains , jufqu'a ce que j'aye venge' du moins téte pour tête prés de quinze cents prifonniers frangois, qu'on a fait périr miiérabkment dans les prifons de Kinjal ; qu'ils  de Beauchêne. Liv. 1T. 157 fe fouviennent du chevalier de Beauchêne , ajoutai-je, ils connoilfent bien ee nom. Ce n'eft ici qu'un prélude de ce qu'ils doivent attendre de moi. Nous nou» écartames promptement des cötes de la Jamaïque , ne doutant point que les vaiffeaux garde-cótes ne vinffent bientöt nous chercher dans cette mer. Nóus tïnmes confeil, & il fut réfolu que nous irions croifer vers les Canaries, oü nous pourrions rencontrer outre les anglois, quelques vaiffeaux Portugais, qui revenoient rarement par-la, difoit-on, fans avoir pris beaucoup de poudre d'or fur les cötes d'Afrique. . Le trajet fut très-fatiguant pour nous , & les vents contraires nous y firent employer tant de temps , qu'il nous fallut prefque eri arrivant aller chercher des rafraïchiffemens aux Canaries. Nous comptions nous repofer dans ces ïles, jufqu'a ce qu'une douzaine des nötres, qui étoient malades , fuffent rétablis; mais il y avoit dans Ia ville de Canarie comme dans celle de Sainr* Domingue, des femmes qui ne haïffant pas les francois , nous eurent bientöt attiré 1'averfion des efpagnols. Nous jugeames bien d'abord que nous devions être la plus réfervés qu'en Amérique , & ufer d'une grande circonfpe&ion, paree que la police étoit très-rigoureufement obfervée dans la place, & qu'on n'y refpecfoit pas comme aux  i c8 AvENTURESDüCh EVALIER Antilies le nom de flibuftier. Le gouverneur luimême fembloit affecter de n'avoir pas pour nous tous les égards que nous nous imaginions que 1'on nous devoit. II nous ménageoit fi peu , qu'il fit fa querelle particuliere d'une petite difcuffion que nous eümes avec des bourgeois , & qui fut caufe que nous fortïmes de la ville plutót que nous n'avions réfolu. Je vais détailier cette affaire. Plufieurs bourgeois s'avisèrent un jour de vouloir vifiter notre vaiffeau pour chercher deux demoifelles qui n'y étoient affurément pas , & qui voyant que 1'on mettoit fur notre compte tout ce qu'on faifoit de mal dans la ville , avoient apparcmment profité de 1'occafion pour fe faire enlever par leurs amants. Nous déclarames aux bourgeois qu'il n'y avoit ni femme ni fille fur notre bord , & qu'ils devoient s'en tenir a notre déclaration. Les bourgeois allèrent fe plaindre de nous au gouverneur , qui leur dclivra un ordrc de les laiffer entrer dans notre vaiffeau , & d'y fouiller par-tout. Ils vinrent au nombre de plus de cent nous préfenter eet ordre, que nous méprifames au lieu de le refpecter. Ladeffus les bourgeois croyant nous intimider , nous parlèrent de prifon, de cachot, de fers. Ce que nous n'eümes pas fi-tót entendu, que nous nous jettames fur ces fanfarons , qui firent mine d'abord de fe mettre en défenfe. Nous  ce Beauchêne. Liv. II. iyo en couchames une douzaine fur Ie carreau en moins de deux minutes , & la refte s'enfuit. Alors fans perdre de temps, nous primes le large, fort fatisfaits d'avoir étrillé ees bourgeois. Nous ne fiimes pas en mer, que nous nous appercümes avec douleur qu'il nous manquoit trois de nos camarades. Nous étions sürs qu'ils n'avoient point été tués dans 1'expédition que nous venions de faire , puifqu'aucun des nötres n'y avoit pas même été bleffé; nous étions perfuadés qu'ils étoient dans la ville. Pour les ra*, voir de haute lutte , nous croisames fur les cötes de 1'ifle , & rencontrant a une lieue de la place une gróffe barque efpagnole qui, ne penfant pas avoir fujet de fe défier de nous , fe laiffa fans peine aborder ; nous nous en rendïmes maïtres. Nous la menames a la remorque jufqu'a la vue de Canarie, &nous envoyames dans une chaloupe deux efpagnols dire au gouverneur que s'il ne nous renvoyoit pas fur le champ nos trois flibuftiers , nous allions mettre devant lui le feu a notre prife, & faire fauter avec elle foixante hommes qui en compofoient 1'équipage. La repréfaille ne convenant ni au gouverneur ni aux efpagnols , ils nous rendirent nos trois confrères , qui nous ramenèrent eux-mêmes notre chaloupe. Nous cötoyames quelque temps la cöte d'Afrique, d'oü nous palïames au Senegal, de-la au  'ï6o Aventures du Chevalier fort de Gorée. Nous croisames enfuite le long des cötes de la grande-Terre, ou, tandis que nous faifïons du bois & de 1'eau , quelques nègres noüs firent entendre qu'il y avoit un gros navire anglois dans la rivière de Gambie. Les peuples de la grande-Terre haïffoient les anglois. M. de Gennes 1'éprouva bien dès 1'année i6oj , quand il prit fur eux,'dans cette même rivière , l'ile & le fort Saint-Jacques , qu'il fit fauter après en avoir enlevé plus de quatre-vingt pièces de canon , & une affez grande quantité de marchandifes. Nous remontames la rivière jufqu'a la petit e üe aux Chiens , oü nous trouvames le vaiffeau que nous cherchions. II fit une longue & belle réfifhnce , quoiqu'il ne fut que de feize pièces , & de foixante hommes d'équipage. II y avoit a bord de ce batiment deux prifonn'ers francois, qui nous dirent qu'il y avoit plufieurs années qu'on les trainoit de mers en mers , pour les forcer a fe racheter par une rangon exhorbitante qu'on leur demandoit , & qu'ils étoient hors d'état de payer. Ils avoient été pris en voulant repafTer en France du Canada , oü 1'un s'étoit retire pour éviter les fuites d'un duel , &. 1'autre pour y chercher & en r'arhener en Fran :e par ordre du miniftère,*üne pètfpnne dont la mor: avoit rendu fa peine inutile. Je  ï> e Beaüc-hêne. Lh. IL i6ï Je queftionnai beaucoup ce dernier, & plus fe le confidérai , plus il me fembla qu'il he m'étoit pas inconnm Montréal , Chambly, Sofel, Frontenac , il connoiffoit tous ces lieux-la. Je le priai de m'apprendre fon nom, & il mé dit qu'il s'appelloit le comte de Monneville. Cé hom m'.t toutes mes idéés en défaut ; mais jé les débrouil'ai le lendemain en m'ehtrëtenant avec lui; ce qui donna lieu a une recónnoiffancë qui nous fit un extréme plaifir a 1'un & a 1'autre. Comme nous parlions de 1'expédition de M. dé Frontenac contre les iroquois , je lui dis que }?étöis moi-même dans ce temps-la parmi ces fauvages, a telles enfeignes que je fus fait prifonnier, & ramené a mes parens par un officier: hommé le Gendre. A ce mot de le Gendre , il m'interrompit i & me regardant avec encore plus d'attention qu'il n'avoit fait : C'eft donc moi, s'écria-t-il ^ qui vous ai rendu Ce fervice , car c'étoit-la le hom que je portois alors. Seroit-il poffible a ajouta-t-il , que vous fuffiez un de ces enfans que j'enlevai aux iroquois ? Non affurément ^ lui répondis-je; mais vous voyez en moi ce ]eurie homme qui faifant fottemcnt 1'iroquois ^ quoique canadien , penfa payer de fa vie le ridicule defir de paffer tout de bon pour fauvage, Ainfi, je fais plus aujourd'hui pour vous , conTomé L J->  "jréa Aventuhes du Chevalier' tinuai-je enfouriant, que vous ne fites pour mol, puifque je vous 'délivre des mains d'une nation que vous déteftez , & qu au contraire vous m'enleviez d'un pays que j'aimois , & pour lequel je voulois mourir. J'avoue que je fuis en refte avec vous , reprit-il, & je compte que vous me mettrez dans la néceflïté de vous devoir encore davantage. Je le priai de me parler plus clairement; & il m'affura qu'a la réferve du plaifir de me revoir , la liberté que je lui rendois n'auroit pofnt de charmes pour lui , tant qu'il en jouiroit hors de la France. Je lui proteftai que je ne prétendois pas 1'obliger a demi; que je ferois tout ce qui dépen* droit de moi pour trouver une occafion de le renvoyer dans fa chère patrie, & que c'étoit la moindre preuve qu'il devoit attendre de Ia recónnoiffancë que j'avois de tous les bons traitemens qu'il m'avoit faits dans un temps oü il pouvoit me traiter en efclave. L'amitié que nous primes dès ce moment-la 1'un pour 1'autre , devint en peu de jours fi forte, que nous coni' mencames a vivre enfemble comme deux frères qui s'aiment tendrement. Nous le recümes flibuftier , de même que le gentilhomme qui étoit avec lui; & fans avoir égard a la date de leur ïéception, nous partageames avec eux lebutin* jquoiqu ils en fuffent une partie.  be Beauchêne. Liv. II. ió*jf Monneville avoit 1'efprit vif, plein de faillies; ce qui le rendoit fort brillant dans la converfation. La joie de fe revoir libre , & 1'efpérance de retourner peut-être bientöt dans fon pays , oü il difoit avoir un beau chateau d'un revenu affez confïdérable , lui firent reprendre tout 1'enjouement que je lui avois connu en Canada. II nous amuloit 'fi agréablement tous les jours par les hifbires qu'il nous racontoit, qucnous étions continuellement autour de lui , auffi attentifs a 1'écouter, qu'une populace qui prête 1'oreille aux difcours d'un charlatan. Un jour qu'il étoit trifte & réveur , contre fon ordinaire , je lui dis : monfieur le comte , vous n'ëtes plus avec nous ; vous fongez fans ceffe a votre retour en France ; vous comptez tous les momens qui le retardent. Ne m'en faites pas un crime, me répondit-il en foupirant; j'ai fait dans ma patrie un établiffement dont j'avois £ peine goüté la douceur, lorfqu'un ordre abfolu m'a fait repafier en Canada, & de-la je fuis tombé dans les fers que vous avez brifés. Vous devez me pardonner 1'impatience que j'ai d'aller effuyer les larmes d'une mcre & d'une époufe qui me font infiniment chères. II s'attendrit en prononcant ces dernièrcs paroles; & comme il n'y avoit pas un flibuftier qui n'eüt concuj de l'afFeétion pour lui , nous L 3  ïó4 Aventukes e>u ChevalieiS fümes tous fenfibles a fes peines. De peur cis les irriter, nous le laiflames s'occuper a loifit du fouvenir de fa familie. Cependant nous étions tous curieux d'entendre le récit de fes avantures, & moi particulièrement. Ainfi , voyant le lendemain qu'il avoit repris fa belle humeur nous le conjurames de nous raconter 1'hiftoire de fa vie. Meffieurs, nous dit-il, vous me dej mandez un détail qui ne peut être que fort long : vous vous repentiriez fans doute de votre curiofité , fi j'avois 1'indifcrétion de la fatisfaire. Plus Monneville fe défendoit de contenter notre envie , plus nous le prelfions de nenous pas refufer ce plaifir. Tous mes camarades & moi, nous lui fimes voir tant d'opiniatreté la-deffus, qu'il fe rendit a la fin a nos vives inftances. Les flibuftiers firent autour de lui un cercle fut notre vaiffeau: Ccntkuere omnes intentique ora tenehant. Et 11 commenga fon hiftoire ainfi qu'elle eft écrite dans le livre fuivant. Fin du fecond Livre»  LES AVENTURES DU CHEVALIER DE BEAUCHÊNE. LIVRE TROISIEME; Monneville raconte la myftérieufe hifloire de fa naifjance. Il eft élevéjufqua Vage de dou^e ans fous un habit de fille au chateau du baron du Mefnil, avec Lucile , Vunique héritière de ce Jeigneur. Un financier , trompé par Vhabïllement de Monneville, Vemmène a Paris , fous prétexte de le placer auprès d'un: dame en qualité de femme - de - chambre ; mais ayant une autre vue Jut cette faufje vïllageoife , il la met en penfion dans un couvent, n'épargne rien pour fon éducation , &luï propofe enfin de l'époufer, Monneville, pour fe dirober d fes importunués t  %66 Av ent ure s bu Chevalier" cherche & trouve le mqyen de fortir du couvent. II prend un habit de cavalier, fait la conquête d'une femme de thédtre , & devient commis d'un gros homme d'affaire , qui veut lui faire époufer fa fille par force. Monneville refufe d'y confentïr. Sur fon re fus, il efl ar* rhé, conduit en prifon , & dès le lendemairt envoyé en Canada. En 1667, après Ia mort de Philippe iv, rot d'Efpagne , Louis xiv voulant fe faire juftice r & foutenir les droits qull avoit par la reine Marie-Therèfe d'Autriche, fon époufe, fur plufieurs domaines des Pays-Bas, fe mit a la tête de fes troupes. II fe rendit en Flandres avec une armee des plus brillantes. Le comte de Monneville, qui s'étoit diftingué dans les guerres précédentes , ne manqua 'pas de futvre ce monarque , & de fe faire accompagner par fes deux fils, qui achevoient a Paris leurs exercices, 1'un agé de feize ans , & 1'autre de dix-fept. II fouhaita que combattant a fes cötés dans une compagnie de cavalerie qu'il commandoit, ils viffent que fi la nobleffe francoife fait par-tout des prodiges de valear, elle eft fur-tout invincible quand elle combat fous les. yeux de fon roi. Le fiège de Charleroy fut le gretnier de la campagne 3 Scnos^dcux jeunss4yq*  5de Beauchêne. Lïv. ITT. i6y lontaïres eurcnt le bonheur de s'y figrraïer part quelques faits d'armes que M. de Turenne luiméme ne dédaigna pa5 d'honorer de fes louanges. II fit plus, il dit obligeamment au comte , qu'il devoit modcrer leur ardeur jufqu'a ce que 1'expérience leur eut appris qu'il faüt dans des officiers plus que du feu & de I'impétuofité. Douay, Tournay, Lille & Oudenarde , ces» villes emportées dans cette même campagne „ cendirent public Ie traité de la triple - alliance conclu entre k Hollande , 1'Angleterre & Ia Suède. Le comte qui obfervoit fes deux fils dans: Ia plupart de ces fièges , s'appercevoit avec plaifir qu'ils étoient nés pour la guerre ; & oubliant le confeil de M. de Turenne , il leur procuroit toutes les occafions qu'il pouvoit de I'apprendre. II mettoit tous les jom-s leur courage a 1'épreuve , fans fonger qu'ils étoient trop jeunes & trop délieats pour fupporter impunément toutes les fatigues auxquellés il les expofoit. Aufii leurs forccs s'épuiscrent au point 3 qu'ils tombèrent malades, & ne purent plus monter a clieval. Leur père voyant qu'ils avoient befoin de-repos , leur fit quitter 1'armée, & les renvoya a fa terre , oü il comptoit de les aller rejoindre bientöt , & de pafïèr avec eux une partie dts gturtier d'hiver, II fe fkttoiï d'une faufle e_Q L 4  268 Avêntures ou Chevalier pérance : il ne penfoit pas qu'il fervoit fous un roi qui ne difHnguoit pas les faifons quand il s'agiffoit d'acquérir de la gloire. Louis marche vers la Franche-Comté au fort de 1'hyver, & fait en peu de temps la conquête de cette provïnce ; mais le fïège de Dol devint funefte a plufieurs officiers de marqué , & entr'autres au fomte de Monneville , qui reeut un coup de moufquet dont il mourut. Tandis que le père expiroit devant Dol, fon fils ainé, dans fa terre , tiroit a fa fin : une maladie de langueur , accompagne'e de continucjles douleurs qu'une blelfure mal panfée lui caufoit , 1'emporta , quelques remèdes que le chevalier fon frêre put employer pour le guérir, Le chevalier , qui avoit une véritable amitié paur lui, pleuroit encore fa perte , lorfqu'il apprit le trifte fort de fon père. Cette nouvelle mjt le comble a fa douleur. Quoi qu'en perdant Ces deux objets fi chéris , il fik devenu maïtre de fon bien 3 qui véritablement n'étoit pas fort confidérable 3 il ne pouvoit fe confoler de ces deux éyénemens. Enfermé dans la rnaifon , il y menoit une vie fi trille, qu'il fe feroit laiffé mourir de chagrin, fi le marquis de Ganderon , fon yoifin, 1'eüt abandonné a fa melaneolie ; mais cg bon feigneur, pour la dilfiper, 1'attiroit chez lui tovis les jours,, & l'y retenoit le plus long-  de Beauchêne. Liv. III. i6£ temps qu'il lui étoit poffible par des amufemens qui modérèrent infenfiblement fon affïïction. Le marquis avoit une fille de douze a treize ans, fille unique, fort jolie, & qui devoit être un jour une des plus riches héritières de la proyince. II 1'ainaoit tendrement, & 1'élevoit avec un foin qui tenoit autant du gouverneur que du père : hiftoire fainte & profane , géographie , fablc j blafon , tout ce qui pouvoit contribuer a en faire une perfonne accomplie, il le lui enfeignoit lui-même, car il en étoit capable. En un mot, il s'occupoit entièrement de fon éducation. Ma fille , lui difoit-il fouvent , ornez votre efprit tandis que vous êtes jeune; ména-» gez-vous des talens qui vous faffent honorer & chérir de tout le monde ; les richeffes toutes feules ne fauroient vous rendre heureufe ; & quand 'elles le pourroient , fongez que leur poffeffion n'eft pas plus folide que celle de la beauté : ces deux avantages ne font que des biens fragiles, Ce n'eft point avoir un vrai mérite que de n'en pofféder qu'un dont la fortune peut vous priver. Un cceur vertueux, un efprit cultivé * voila les feuls biens qui foient a 1'épreuve du temps & des revers. • Pour madame de Ganderon, elle ne s'occupoit que du détail des affaires domeftiques , fe repofant fur fon mari du foin de forraer le$  1J0 jAl VENTURE s DU ChEVALIEK mceurs de fa fille. Cette jeune demoifelle les^ entendoit fi fouvent 1'un & 1'autre plaindre te fort du chevalier, devenu comte par la mort de fon frère, qu'elle prit auffi beaucoup de part a fon malheur. Elle le voyoit tous les jours ; & plus elle s'appercevoit que fes parens avoient d'égards pour lui, plus elle fe croyoit obligée de contribuer de fa part a fa confolation. Elle aimoit a fuivre les bons exemples qu'on lui donnoit. Elle crut pendant deux ans, n'avoir pour le jeune comte que la même compaffion qu'avoient pour lui fon père & fa mère , qui le traitant comme s'il eut é.é leur propre fils , la difpofoient fans y prendre garde , a le choifir pour fon amant. D'un autre cöté , 1'extrême retenue que le comte avoit auprès d'elle , lui procurant la liberté de la voir famil'ère ^ent, ft que fans fonger a s'en de'fendre , il fe laiua fortement enfiammer; mais quelque ardent amour qu'il fe fentit pour mademoifelle de Ganderon, il eüt long-temps la force de le condamner au filence, de peur de fe brouiller, en le üé larant, avec le marquis & la marquife. Cependant une conjoncture imprévue lui arracha fon fecret. Madame de Ganderon prit un jour fa fille en particulier , & lui dit qu'un préfident qui avoit quelques terres aux environs, 1'avoit dé^  be Beauchêne. Liv. Hl. ijï ttiandée en mariage pour fon fils aïné, & 1'avoit obtenue de fon père; mais qu'ils étoient convenus qu'a caufe de la jeunefle de la future, ce mariage ne feroit célébré que dans deux ans, temps oü le futur devoit entrer en charge. Mademoifelle de Ganderon, plus étourdie que charmée de cette nouvelle ne fachant que répondre, remercia fa mère de la claufe de deux ans, qu'elle difoit être fon ouvrage , & fe retira dans le jardin fort réveufe & fort inquiete. Elle ne connoiffoit pas le fils du préfident, & elle defiroit qu'il reffemblat au jeune comte. LadeiTus elle commengoiT a fe plonger dans des réflexions qui la chagrinoient, fans qu'elle en fut bien encore déméler la caufe, quand Monneville 1'aborda. Elle fentit un mouvement de joie en remarquant que fa mère qui le fuivoit [s'étoit arrêtée pour donner quelques ordres; & profitant de 1'occafion , elle lui apprit en deux mots 1'hymen projetté; puis fans lui laifler le temps de proférer une feule parole, elle lui demanda d'un air de vivacité, fi quand ells ne feroit plus dans le chateau de fes parens , il y viendroit encore tous les jours, & s'il ne fouhaiteroit pas quelquefois de Ty voir. Le comte, tranfporté de plaifir, lui dit, en lui ferrant la  *»72 Avintures du Chevalier mam , qu'il I'aimoit trop pour furvivre un moment a fa perte. Je ne fais fi la marquife qui vint alors interrompre leur entretien ne leur rendit pas en cela un bon office; car après s'étre fi brufquement fait une déclaration mutuelle de leurs fecrets fentimens , ils demeurèrent tout interdits. Ils fe remirent pourtant bientêt 1'un & 1'autre; & fi on les empécha de continuer leur converfation , en récompenfe ils fe lancèrent tant de regards tendres & paifionnés, qu'ils eurent fu-* jet tous deux d'être contens de leur journée. lis en eurent encore de plus agréables dans la fuite. Les amans , quand une fois ils ont ofé fe dire je vous aime, font infenfiblement bien du chemin. Ils reffemblent aux perfonnes qui voyagent fur mer, & qui fe trouvent au bout du voyage fans même s'étre appercues qu'elles ont changé de place. Le comte & fa maitreife vivoient dans une parfaite intelligence. Ils paf* foient enfemble fi tranquillement leurs jours , que celui de leur féparation arriva fans qu'ils y euffent feulement penfé. Un matin , que ce gentilhomme venoit felon fa coutume diner chez le marquis, il y trouva une fi nombreufe compagnie, qu'il jugea plus k propos de fe retirer chez lui que de fe mettre a table avec tant de gens qu'il ne connoUToit pas  1>e Beauchêne. Lh. III. if$ pour Ia plupart. Il ne favoit pas quelle compagnie il évitoit; c'étoit la familie de fon rival. Elle venoit pour conclure le mariage propofé* Mademoifelle de Ganderon qui n'avoit point encore vu 1'époux qu'on lui deftinok, ne fut pas enchantée de fa figure. II n'étoit pas befoin, a Ia vérité qu'elle fut prévenue en faveur d'un autre, pour remarquer d'abord que le fils du préfident n'étoit pas un fujet fort agréable. Imaginez-vous un grand innocent d'écolier, éflanqué & monté fur deux jambes auffi longues que menues , & fans mollet. Son efprit répondok parfakement a fa perfonne : s'entretenok-on devant lui des chofes ordinaires, il gardoit un ffupide filence; fi 1'on voulok qu'il parlat il falloit le mettre fur 1'hiftoire ou fur la fable, & il ne difok pas dix mots francois fans y mêler. quelque terme latin. Un amant de cette efpèce n'étoit guère propre a faire une tendre impreffion fur une fille auffi fpirituelle que mademoifelle de Ganderon, Néanmoins, quoiqu'il lui déplüt infiniment , bien loin de le lui témoigner par un air de froideur, elle eut la malice de feindre qu'elle prenoit beaucoup de goüt aux expreffions recnerchées dont il fe fervok. Elle pouffa même la •complaifance jufqu'a paffer prefque toute 1'aprèsdinée a s'entretenir & a s'ennuyer en particulier  *74 Avëntüres du Chevalier avec lui. II eft vrai que le foir elle ne put s'erfïpêcher de s'égayer a fes dépens devant toute la compagnie. Le marquis de Ganderon pendant le fouper lui demanda fi elle étoit contente de la converfation du fils de monfieur le préfïdent. On ne fauroit 1 'être davantage, lui répondit-elle. Ce jeune cavalier pofléde 1'antiquité. Il m'a conté 1'hiftoire de Cyrus au berceau; quoiqu'il ait parlé plus de deux heures , il a laiflé le prince a la lifière. Cette plaifanterie & plufieurs autres pareilles, divertirent toutes les perfonnes qui étoient a table , excepté le futur, qui trouvant mauvais que mademoifelle de Ganderon le voulut tour* ner en ridicule , fe fentit naïtre pour elle quelques mouvemens d'averfion. Malgré cela , le ler.demain , le marquis & le préfïdent convinrent de tout. Quand les parens font fatisfaits du cöté du bien Sc de la naiffance , il ne fe foucient guères du refte. Tandis que chez le préfïdent monfieur & madame de Ganderon dreffbient avec lui les artïcles du contrat 5 le comte, ufant de la liberté qu'il avoit d'entrer chez le marquis quand il lui plaifoit, y vint; & trouvant fa maitreffe toute feule, il apprit d'elle tout ce qui fe palfoit. Ils s'attendrirent tous deux. Mon cher comte , lui dit mademoifelle de, Ganderon, c*en eft fait.  de Beauchêne. Liv. III. 17$ dès demain peut-être vous me perdez. C'eft donc demain que je dois perdre le jour, répondit 1'amant : vous apprendrez ma mort avant que d'être dans les bras d'un autre. Que fautil faire pour prévenir ce malheur , reprit la demoifelle ? Parlez , je fuis capable de tout entreprendre pour me conferver a vous. Ces difcours ne manquèrent pas d'ëtre fuivis d'une inflnité d'autres femblables , & vous jugez bien que ces amans fe voyant fans témoins dans 1'endroit ou ils étoient, ne confultèrent que leur amour fur le parti qu'ils avoient a prendre. Monneville n'en trouvoit qu'un, que fon amante eut la foiblelfe d'approuver , & dont bientöt après , elle eut fujet de pleurer a loifir 1'extravagance. Car dès le jour fuivant, le marquis , pendant qu'il dïnoit, regut une lettre de la part du préndent; elle contenoit ces paro* les : Mon fils s'efl dérobé de che^ moi ce matin pour retourner d Paris. Il ma écrit de la pre* mïèie pofte un billet , par lequel il me déclare qu'il renonce d mademoifelle de Ganderon, dont ï efprit railleur ne lui convient point du tout ; & que fi je prétends le contraindre d L'époufer malgré lui, il ira senfermer pour jamais dans une retraite ok il Jèra a couvert de la tyrannie du pouvoir paternel. Je fuis bien mortifié , mon* Jieur t d'un pareil contre-coup , & je vous pric  ïj6 AvENTURES du ChEVALÏÈR" de recevoir les très-humbles excufes que je vous fais du procédé, de mon fils, en atteadant que nous puijfions prendre enfemble des mefures convenables. Si cette nouvelle caufa d'abord beaucoup de joie a nos amans , 1'inquiétude ne tarda guères a mêler de 1'amerturae a leurs plaifïrs; Mademoifelle de Ganderon , s'appercut peu-apeu qu'elle avoit eu trop de complaifahce pour le comte ; & fe repréfentant alors que 1'état oü elle étoit pourroit plutöt exciter la colère que la pitié du marquis , elle fe repentoit de fon imprudence, Cette réflexion qu'elle auroit du faire auparavant la mit dans la néceffité de chercher quelque expédient pour dérober a fes parens la connoiffance d'une faute qu'elle auroit voulu fe cacher k elle-méme. Elle tint fur cela confeil avec fon amant qui partageoit fes alarmes , jugeant comme elle qu'il étoit trés - important pour 1'un & pour 1'autre que la familie ignorat leur indifcrétion. Pour eet effet, il fut décidé que la demoifelle paroïtroit trifte & abattue; ce qu'elle auroit peu de peine afaire dans la cenjoncfure préfente : qu'elle fuiroit les compagnies, & que fous prétexte de faffrent que le fils du préfïdent venoit de lui faire elle demanderoit a fe retirer dans un couvent pour quelques mois, £8fl|  r>e ÈeaüCHÊ ne. Uv. ïli. Vjf Elle joua fort bien fon perfonnage, Elle affecta d'être piquée au vif de la conduite du fils du préfident, te'moigna un extréme defir d'entrer dans un monaflère , & fa demande qui pafTa pour un dépit noble & géne'reux lui fiat aifément accordée. M. de Ganderon e'crivit a une coufine qu'il avoit a Paris j pour la priér de choifir dans cette grande ville une maifon religieufe oü fa fille put acquérir les petits talentt qui manquoient a fon édtication, & qu'on ne pouvoit avoir en province. La dame de Paris lui fit réponfe qu'elle fe chargeroit volontiers de ce foin-la; mais qu'étant fur le point d'aller: paffer deux ou trois mois a la campagne , elle le conjuroit de remettre la chofe a fon retour, en 1'affurant qu'elle lui en donheroit avis dès le 1'endemain de fon arrivée a Paris. La bonne dame tint auffi exactement fa parole, que fi elle eut deviné qu'il n'y avoic point de temps a perdre. Le marquis & fa femme qui voyant leut fille languir d'impatience; & d'ennui, craignoierït qu'elle ne tombat malade , la firent partir fur le champ fous la con« duite d'une vieille gouvernante ,qui 1'avoit ét& vee dès fon enfance. Ils la menèrent dans leur équipage jufqu'a la ville voifine oü I'or» avoit retenu deux places daris le carroffe pu« blic , & lui ayant dit adieii en mélant leun Tm* h M  T78 AvENTURES DU ChEVALIEï. larmes a celles qui baignoient fon vifage , ils sren retournèrent fort triftes a leur chateau. Deux jours avant cette féparation, le comte & fa 'maïtreife avoient concerté ce qu'ils devoient faire pendant leur abfence, & 1'amante avoit confeillé a 1'amant d'être plus affidu que jamais chez fes parents, pour deux raifons ; la première , pour écarter tout foupcon , & la feconde , pour être plus fouvent dans un lieu qui le feroit reflouvenir d'elle. Dans un moment, meffieurs, je vais paroïtre fur Ja fcène, vous vous y attendez bien, & je lis dans vos yeux que vous ne ferez nullement furpris d'entendre ce que je vais vous dire. Mademoifelle de Ganderon ne faifoit ce voyage de Paris que pour mes beaux yeux; elle vouloit que je recuffe la vie dans ce centre des douceurs qu'on peut goüter dans ce bas monde , dans ce cahos d'affaires myftérieufes , fi favorable aux mariages clandeifins. Monneville fut interrompu dans eet endroit de fon hifioire par tous les flibuftiers, qui s'emprefsèrent a lui faire compliment fur la tendreffe furtive dont il étoit le digne fruit. Nous 1'embrafsames toür-a -tour , lui proteftant que nous regardions comme une des plus grandes faveurs de la fortune le bonheur de pofféder (ut notre vaiifeau un fils de 1'amour. II enché-  de Beauchêne. Liv. TH. nt lui-même fur nos plaifariteries; après quoi, il reprit ainfi fon difcours. Pour revenir a mademoifelle de Ganderon que jé pöurrois dès-a pre'fent appelier ma mère , elle fe trouva feule dans la voiture avec fa gouvernante , & elle n'en fut pas fadiée, pouvant rêverplus facilement I (es affaires. Elle féjja?toit qu'elle feroit bientöt, des connoiiTances a Paris , & qu'elle y pourroit trouver quelque perfonne difcrcte dontl'alïïftance lui feroit d'une 'grande utilité. Mais foit qu'elle fe trompat dans ion calcul, ou que le mauvais carrofle dans Iequel elle étoit 1'incommqdat ; foit enfin que me fentant mal k mon aifé' dans les fiancs preifés par un corps trop jufte', je jugeafle a propos de précïpiter ma fortie d'une fi étroite prifon, Ia dame, fur ia fin de la feconde journée, Vut atteinte de quelques douleurs qui lui prefagè'rent 1'approche de ma naiffiance. t" Un Petk vflkf* htué comme expres au milieu de !a " campagne pour la commodité des voyageurs,. étoit defriné k 1'honneur de me voir naïtre. L'höteife du cabaret étoit une jeune femme^ mariée depuis un an , & accouchée d'une fille depuis deux jours.' Mademoifelle de Ganderon 1'alla trouver d'abord; & lui gliflant quelques écus dans la main , lui découvrit fon fecret. L'höteife gagnée par cette petite libé- Ma  ïSo 'AvENTURES DU ChEVAETES tafité s'offrit volontiers a fervir ma mère, & s'en acquitta le plus adroitement du monde. Elle lui donna une petite chambre auprès de la fienne, & fit coucher la gouvernante dans une autre affez cloignée. Après avoir pris cette précaution, elle envoya chercher fa fage - femme, que ma mère mit dans fes intéréts de la méme facon que 1'hoteffe. II étoit temps qu'il vint du fecours : les douleurs augmentoient de manière que la perfbnne qui les fouffroit n'y pouvoit plus tenir. Je ne ceffai de faire le petit diabic a quatre que je n'euffe mes coudées franches ; & j'aurois alors tout gaté par mes cris , s'ils n'euffent pas été pris pour ceux de la fille de 1'hótefTe. J'eus le bonheur de crier tout feul, 1'autre enfant n'ayant pas été tenté d'effayer un petit duo avec moi. Cet accouchement fut des plus heureux, quoiqu'on n'eüt point invoqué la triple divinité des Parques : & la fage - femme qui ne quitta pas de toute la nuit la nouvelle accouchée, épuifa fon art pour la mettre en état de foutenir les fecoufTes du carroffe. Pour gagncr quelques heures 'de repos, on dit le matin au cocher que mademoifelle de Ganderon étoit indifpofée , & le prioit de différer un peu fon départ. II auroit été infenfible a cette prière , fi elle n'eüt pas été accompagaée d'une piftole & d'un ordre de  de Beauchêne, Liv. III. le faire bien de'jeüner. Cefa lui fit prendre patience , donna le loifir a ma mère de fe préparer a partir avec moins de précipitation. Cependant les efforts qu il lui fallut faire pour fe lever & s'habiller auroient dü caufer la mort a une perfonne auifi délicate qu'elle ; mais on voit tous les jours en pareil cas des traits de courage étonnans. Avant que de fe remettre en chemin , elle entra dans Ia chambre de l'höteife ; & lui ayant de nouveau demandé le fecret, elle tira de fa poche une bourfe oü il y avoit une trentaine de louis d'or qu'elle lui fit facilement accepter. Re* cevez eet argent, ma bonne , lui dit - elle , en attendant d'autres marqués de ma reconnoiffance & de celle d'un jeune cavalier que vous Verrez bientöt ici. Cherchez je vous prie une nourrice pour mon fils , & ne le perdez pas de vue. Enfuite , s'étant fait apporter du papier & de 1'encre , elle traca quelques lignes fur une feuille qu'elle cacheta de fon cachet , & dont elle chargea l'höteife , en lui difant: Vous rendrez ce billet au cavalier qui viendra vous trouver , & qui vous montrera une autre lettre de la même écriture, & cachetée du même cachet. L-orfqu'elle eut ainfi parté, elle voulut me voirj & après m'avoir baifê en foupirant, elle remonta en corrolfe, a 1'aide de la bonne gouvernante a.  *&2 Aventures du Chevalier & s'y plaga de facon qu'elle e'toit a demi- couchée. On arriva tard au lieu oü 1'on devoit diner ; elle y prit feulement un bouillon fans fortir de la voiture , & cinq ou fi heures de repos dont elle jouit la nuit fuivante , lui donnèrent la force de fe préfenter le lendemain a fa tante, qui , la voyant pale & défaite , n'attribua cela pieufement qu'a la fatigue du voyage. Je ne doute pas, meffieurs , que le récit des couches de ma mère ne vous paroifle bleffer un peu la vraifemblance. II ne vous femble pas poffible que cette fcène fe foit paffée dans 1'hótellerie fans que la vieille gouvernante en ait eu la moindre connoiffance. Mais je vous ai fait ce détail tel que je i'ai entendu faire a ma mère , qui ne m'a point dit fi la duègne fut ou ne fut pas du fecret. La joie d'être hors d'une affaire fi délicate , aida fort a rétablir promptement la fanté de mademoifjlle de Ganderon , qui ne demeura pas long-temps avec fa tante , & voulut abfolument qu'on la mit en penfion chez des religieufes. Elle fut conduite dans un couvent qu'il y avoit dans le voifinage , & 1'on renvoya la vieille gouvernante en province , felon 1'ordre que Ie marquis de Ganderon en avoit donné. Ma mère, avant que de s'enfermer , n'oublia  »e Beauchêne. Lzv. Hf. 18$ pas d'écrire au comte de Monneville a 1'adreffe dont ils étoient convenus. Elle lui mandoit dele rendre inceffamment a l'hötellerie oü elle m'avoit laifié , & 1'inftruifoit de tout ce qu'il devoit faire pour parvenir a voir fon ouvrage. Mon père , impatient d'apprendre des nouvclles de fa maitrefle , n'eut pas regu la lettre , qu'il partit , & vola vers le lieu qui y étoit indiqué. II demanda aparler a I'hóteiTe ; & s'étant fait connoitre a elle pour le cavalier qui prenoit le plus d'intérêt a ce qui s'étoit pafié chez elle la nuit qui fut la première de ma vie, il la pria de lui conter toutes les circonfhnces de cette aventure ; ce qu'elle n'eut pas achevé de faire, qu'il s'informa fi je vivois encore , & oü j'étois, témoignant une extréme envie de me voir. Alors rhöteïTe rëprenantla parole, lui dit: monfieur, je vais vous confier un fecret de Ia dernière conféquence , & je vous fupplie très-humblement de le garder. Mon père Ie lui promit, & elle continua fon difcours de cette forte. Madame votre époufe en partant de chez moi me recommanda d'avoir grand foin de fon fils , & de ne Ie pas perdre de vue. Tandis que je lui faifois chercher une bonne nourrice par la fage-femme , je Ie tins dans mon lit le jour entier & la nuit fuivante. Je ne fais fi je m'agitai trop en dormant , mais il eft certain qu'a mon reV M £  184 AvENTURES EU CHEVALIER veil je fentis un des deux enfants mort a raes cótés. Ah ! clel ! s'écria le comte en frémïf» fant, mon fils n'eft plus ! II vit encore , répondit rhóteffe; écoutez - moi, s'il vous plait x fans, m'interrompre. Je me levai promptement, pourfuivit-elle 3 je fermai ma porte au vérouil ; & revenant 3 mon lit, je reconnus que c'étoit ma fille que j'avois étouffée. Je m'étois appercue que mon époux, qui par hafard alors étoit abfent, avoit eu, plus d'affection pour moi depuis ma groffcftè. Ma fille étoit notre premier enfant; par fa mort je craignis de perdre les bonnes graces de fon père. Je pris mon* parti fans hénter. J'enterrai ma fille dans un caveau abandonné, Sc je pris a, fa place votre fils. Je trampai ma confidenta elle-rnéme, quand elle me vint avertir qu'elle avoit trouvé une nourrice. Je luis fis une fauffe confidence , en lui difant qu'une perfonne inconnue étoit venue fecrètement chercher Ie, petit garcon de la part de fa mère. Ainfi, monfieur , ajouta-t-elle , eet enfant que vous vqyez , Sc que j'appelle ma fille, eft votre fils 3 OU du moins celui de la dame qui m'en a chargés. A ces mots, le comte me prit entre fes bras, Sc me donna cent baifers 3 en répandant fur mon vifage des 1 armes qui rendoient té-< moignage de la joie dont fon cceur étoit pq-« nétré,  de Beauchêne. Hu. III. i8fl II clemeura dans 1'hótellerie plufieurs jours, pendant lefquels il fit fouvent répéter a 1'hötefle la pitoyable hiftoire de ma naiffance , & m'accabla de carefies. Enfin , lorfqu'il partit pour s'en retourner chez lui , il fit préfent a cette femme de tout ce qu'il avoit dans fes poches» d'argent & de bijoux , me recommanda fortement a fes foins, & s'éloigna de moi plus lentement qu'il ne s'en étoit approché. Quand il fut de retour dans fa terre, il ne manqua pas de vouloir mander a fa chère maïtreffe , en termes couverts , ce qui s'étoit paffé entre l'hótelfe & lui; mais une feconde lettre qu'il regut de ma mère 1'en empécha. Elle lui défendoit abfolument de lui écrire, ayant été avertie en entrant au couvent, que les lettres adreffées aux penfionnaires étoient arrêtées & envoyées a leurs parens. Pour profiter de eet avis, qui n'étoit pas en efret a négliger, il renonga au commerce de lettres , dans la douce efpérance que mademoifelle de Ganderon & lui ne feroient pas long-temps féparés. II vint plus d'une fois me voir pendant Ia première année, fous prétexte d'une affaire qu'ii difoit avoir avec un gentilhomme voifin. II demeuroit a 1'hótellerie quelquefois plufieurs jours; & pendant qu'il y étoit, il me tenoit fans ceffe entre fes bras, Je fus fevré de bonne  lSÓ AvENTURES DU C HE VALIER" heure, paree que ma jeune nourrice ne crut pasdevoir, par amitié pour moi, fe difpenfer de donner a fon mari une nouvelle preuve de fa fécondité. Je ne m'en portois pas plus mal pour cela. J'avois un teint vermeil , un embonpoint merveilleux; tout le monde lui faifoit compliment fur ma beauté. Cette femme eut un fecond enfant, qui ne vécut pas plus long-temps que le premier; & trois femaines après , elle fut retenue pour être nourrice de celui dont la baronne du Mefnil étoit fur le point d'accoucher. Le baron étoit un feigneur qui avoit une terre auprès du village, & qui, depuis neuf ou dix mois, avoit époufé une jeune & ridbe orpheline , dont il étoit devenu amoureux. J'allai avec 1'hóteffe demeurer au chateau du Mefnil , &c nous laiüames 1'höte fon mari dans 1'hö.eüerie. A peine fümes-nous chez le baron , que la baroane mit au monde une fille avec laque'le on Ét'éleva. II arriva dans ce temps-ia du changement au chateau de Ganderon. La marquise mourut ; & eet événement fut caufe que le marquis prit la réfolution de laiffer fa fille au convent, jufqu'a ce qu'il trouvat 1'oeca'ïon de la maricr felon fes vues ; c'eft-a-dire , a un gentilhomme qui eüt des biens confidérables ; car il n'étoit pas homme a vouloir accepter pour gendre ie  de Beauchêne. L'w. lil. 187 comte cle Monneville , quelque eftime & quelque amitié qu'il eut pour lui. Mon père & ma mère qui favoient bien les fentimens de M. de Ganderon la-deffus , n'attendoient leur bonneut que du ciel. Les chofes étoient dans eet état , lorfque 1'on apprit dans la province (1) que FEfpagne venoit de fe joindre a Fempereur & aux hollandois contre la France. Toute la noblelTe, prompte a courir au fecours de fa patrie , fe mit en mouvement. Mon père , fils d'un homme qui avoit acquis de la réputation a la guerre , ne put fe difpenfer de s'y préparer. Son peu de bien ne lui permettant pas d'avoir un grand équipage , il partit avec un valet de chambre & un laquais. II prit auparavant congé du marquis , & vint faire un tour au village pour me voir. II fit fi bien qu'il eut un fecret entreticn avec ma nourrice. Elle lui dit fur quel pied j'étois au chateau du Mefnil ; & elle lui parut fi attachée a moi, qu'il fe fentit confolé de la néceffité de s'éloigner de fon fils peut - être pour lqng-temps. Après avoir donné quelqu'argent a cette femme , pour 1'engager a redoubler fes foins pour ma petite perfonne , il fe rendit a 1'armée, ou plutöt a Rheims , oü elle (0 1034.  *88 Ave ntükes du Chevalier devoit s'affembler fous les ordres de M. de Turenne. i Le marquis de Bourlemont, qui connoiifoit & aimoit mon père , fut ravi de le revoir, & Ie regut volontaire dans fon régiment. II le préfenta même au génénéral, qui, 1'ayant reconnu > fe fit un plaifir d'occuper fon courage, en 1'employant aux divers fièges qui fe firent fur les terres du marquis de Brandebourg, & qui furent pouifés fi vigoureufement, que eet électeur effrayé, fe retira bien avant dans 1'AUemagne, & demanda a garder la neutralité. La certitude oü étoit le comte que Ia bravoure ne manquoit pas de récompenfe fous un général tel que M. de Turenne, & la flatteufe efpérance d'acquérir affez de gloire pour mériter de paroïtre au marquis de Ganderon digne de fon alliance, lui firent faire des chofes furprenantes. C'eft ainfi que de tout temps & en tous états , on a vu de grandes actions produites par 1'amour. Le defir de plaire aux femmes a fait de vaillans guerriers. Le comte de Monneville, dans une affaire oü fut tué le marquis de Bourlemont, fe fignala par des exploits que vous auriez admirés vous-mémes, meffieurs, tout accoutumés que vous êtes aux aciions téméraires. Mais enfin le comte fut faic  Be EEÏtTCHENfi. Tiv. III prlfonnier , & ne recouvra la libsrté qu'a la paix de Nimègue. Depuis que ma nourrice étoit devenue celle de la fille du baron du Mefnil , au lieu de m'aimer moins qu'auparavant, elle fembloit avoir plus de tendreiïe pour moi. Le baron, de fon cóté, très-fatisfait de cette femme , pour lui témoigner fa reconnoiffance , me faifoit mille careffes , & ne mettoit prefqu'aucune différence entre fa propre fille & moi. II fouffroit qu'elle m'appellat fa fceur, & tous les Jomeftiques a fon exemple,nous confondoient enfemble. Loin d'abufer des attentions que 1'on vouloit bien que je partageaffe avec Lucile, c'eft ainfi que fe nommoit la fille de ce feigneur, j'apportaï tous mes foins pour gagner fon affection , & j'y réuffis de facon que dans nos petits jeux, elle trouvoit mauvais que j'eulfe pour elle les déférences que je lui marquois. Je la gênois par mon refpect. Ma prétendue mère , qui ne nous étoit pas plus a 1'une qu'a 1'autre, s'appercevant de 1'attachement que j'avois pour Lucile, fe propofa de veillcr fur nous. Nos familiarités, quoique innocentes, ne laiffoient pas de 1'alarmer. Ella craignoit que le hafard ne découvrit mon fexe, qui m'étoit inconnu a moi - mcme ; & dans cette crajnte, elle ne ceffoit de nous précher la pu-  ï£o Aventures du Chevalier' deur; ce qui faifoit tant d'impreffion fur nos jeunes cervelles, que nous nous cachions trèsfoigneufement pour les moindres petits befoins. En un mot, j'étois continuellerrent fous fes yeux pendant le jour , & je couchois la nuit avec elle. Notre amour augmentoit plus vïte que le nombre de nos années; & quand je me rappelle certains traits de mon enfance , je conclus que cette paffion ne connoït point d'age oü elle ne faffe fentir fon pouvoir. Ma nourrice m'avoit accoutumé a baifer la main de M. le baron quand il me donnoit quelque chofe; j'obfervois aufli cette cérémonie refpeóhieufe avec ma petite feeur, qui étoit fi perfuadée que j'y trouvois du plaifir, que lorfqu'on m'avoit punie ou que j'avois quelqu'autre chagrin , elle m'apportoit avec empreffément fa main a baifer. Trentecinq ans n'ont point effacé de ma mémoire mille femblables minuties, qui prouvent démonftrativement que nos cceurs étoient faits 1'un pour 1'autre , & qu'ils feroient un jour unis comme ilsl'ont, eneffetjété depuis, & le font encore malgré la cruauté du fort qui nous tient féoarés. Je paffai de cette forte mes premières années au chateau du Mefnil, & il y en avoit déja cinq que ma nourrice n'avoit point entendu  de Beauchêne. Lïv. III. i^r parler du comte de Monneville mon père. Elle Ie crut mort, & cependant elle ne diminua rien de 1'amitié qu'elle avoit pour moi. II eft vraï qu'elle avoit intérêt de tromper encore fon mari, qui me regardant comme fa fille unique , me chérifToit autant que fi je 1'eufTe été véritablement. Elle attendoit pour le tirer d'erreur , que je fuflTe dans un age plus avancé. Un foir Ie baron du Mefnil fortit de fon chateau , felon fa coutume, pour tirer un lapin , & ne revint que long - temps après. Il défendit en anivant qu'on 1'éclairat, & il fe rendit a fon appartement a pas précipités. Quoiqu'il n'y eut point de lumières fur fon paffage, on ne laiffa pas de remarquer qu'il rapportoit deux fufils. II en mit un dans fon cabinet , & fortant avec 1'autre a 1'inftant même , il déclara qu'il ne viendroit point fouper. II ne rentra que fort tard , fans dire ou il avoit été , & quand il fut dans fon appartement, il ne voulut pas, contre fon ordinaire , permettre qu'on le déshabillat : ce qui donna bien a penfer a tous fes domeftiques, dont 1'imagination eut encore plus beau jeu le lendemain matln, lorfqu'ils virent fur fon linge des taches de fang , dont il ne s'étoit pas appercu lui - même. Chacun fit la - deffus fes réflexions , & s'imagina ce qu'il voulut. Deux jours après, le mari de ma nourrice la  Tp2 AvENTURES DU CHEVALIER vint trouver au chateau , & lui dit en particulier, qu'il étoit inquiet de ce que ce monfieur n'étoit pas revenu coucher dans 1'hótellerie les deux nuits précédentes. Quel monfieur, lui répondit fa femme d'un air étonné ? Ce monfieur , reprit - il , qui venoit fi fouvent chez jious il y a cinq ou fix ans. Ce brave homme qui paroiffoit tant nous aimer .... la , tu ne te fouviens pas ? ... Cet habit galonné qui donnoit toujours quelques douceurs a notre petite fille. Ma nourrice a ce portrait reconnut fans peine 1'original, & prefla fon mari de lui apprendre pourquoi le cavalier, dont il parloit, lui caufoit de 1'inquiétude. C'eft que cet honnête homme , lui dit 1'höte , arriva dans le village avant < hier , & vint defcendre chez moi. II me demanda de vos nouvelles , & de celles de notre enfant. Enfuite ayant pris mon fufil , il fortit de 1'hótellerie , en difant qu'il alloit faire|un tour dans le bois du Mefnil, après quoi il re~ viendroit fouper & coucher chez moi. Mais je ne 1'ai point revu depuis, & cependant fon cheval eft toujours dans mon écurie. Vous concevez bien 1'impreffion que ce difcours fit fur ma nourrice. Elle frémit d'effroi , & fe laiffa prévenir du plus noir preffentiment. Elle chargea fon mari de s'informer fecrète- ment  de Beauchêne. Llv. III. 105 toent fi perfonne n'avoit vu ce cavalier , tandis que de fort cöté elle en feroit des perquifitionsi Toutes leurs recherches furent inutiles. Au bout de trois jours, comme Fhöte n'avoit point paru au chateau, fa femme , impatiente de favoir s'il n'avoit eu aucunes nouvelles du gentilhomme en queftiort^ réfolut de fe rendre au village pour entretertir fori mari la - deflus. Nous accompagnames notre nourrice Lucile & moi, le chemin n'étant pas fi long que nous ne puffions le faire en badinant. Je m'en fouviens encore parfaitement bien : nous marchions devant elle , ma foeur & moi, en trainant un petit chariot qu'un domeftique nous avoit fait. Quand nous fümes au milieu d'un bois qui fépare le chateau d'aVec le village , la nourrice nous fit prendre un fentier de traverfe pour abréger notre chemin. Mais après avoir fait envirort virtgt pas, deux petits chiens qui e'toient avëc nous s'arrêtèrent tout - a - coup f & fe mirent a aboyer comme s'ils avoient vu quelque animal contre lequel ils eufTent eu befoiri de fecours. Cela nous fit peur, a Lucile & a moi, & nous courümes nous rarrger fous 1'aile de notre nourrice , qui s'avanca vers les chiens pour voir ce qui les faifoit aboyer , & mêrnd huiler. Eile remarqua qu'une petiie éievatiori de terre riouvellement • remuée , bieri battde- Ter/te /,  Aventures bü Chevalier avec les pieds, & couverte de brouffailles ran^i gées avec art, étoit la caufe de ces hurlements. Elle eut peur a fon tour ; & comme la perte du comte lui avoit déja rempli 1'efprit d'idées tragiques, quelques gouttes de fang qu'elle appergut fur des pierres , achevèrent de lui donner des foupgons, dont elle alla promptement faire part a fon mari. II ne les trouva pas malfbndés, & il ne tarda guère a les éclaircir. II vint avec nous dans le bois, fous prétexte di nous conduire au chateau. Sa femme lui montra 1'endroit oü les chiens s'étoient arrêtés , & fur lequel ils recommencèrent a hurler. Alors 1'höte donna quelques coups de pioche ; & il n'eut pas levé un demi pied de terre , qu'il découvrït le cadavre , & reconnüt 1'habit du cavalier dont il étoit en peine. La nourrice ne douta point que ce meurtre ne fut 1'ouvrage du baron. Elle jugea que ce fcigneur 3 dont elle connoiffoit 1'humeur violente , ayant rencontré pres de fon chateau ce malheureux gentilhomme qui chaffoit, avoit cru que c'étoit pour 1'infulter, I'avoit tué d'un coup de fufil, & enfuite enterré. L'höte eut la même penfée ; mais loin de vouloir s'expofer au reffentiment du baron , en publiant cette découverte, il fe premit bien de Ia tenir fecrète. II recouvrit de terre le cadavre , &: reaait les brouffailles delfus comme elles étoient  dé Bêatjchênê. VlV. Ilt Ï0$ aüparavant, pendant que fa femme nous ramena -au chateau Lucile & moi. Elle retourna un moment après fur fes pas, rejoignït a la hate fon mari, & alla s'enfermer avec lui dans 1'hötellerie pöur ouvrir la valife du cavalier aiTaiïïné. Ils n'y trouvèrent point d'argent; il n'y avoit dedans que des papiers, un mémoire des dettes qu'il avoit contraélées en Allemagne , quelques lettres de mademoifelle de Ganderon, & entr'autres celles dont elle avoit chargé ma nourrice avec ordre de Ia remettre a mon père«< Je les ai vues depuis toutes entre les mains dei ma mère, a qui cette bonne femme , fe voyant pres de mourir , les rendit, en lui apprenant toutes les circonftances que je viens de vous. rapporter. Nous interrompïmes encore tous Monneville dans cet endrolt pour déplorer le fort de fon pere. Ce qui fournit a quelques flibuftiers férieux une ■occafion de móralitér fur 1'inftabilité du bonheur de 1'homme; mais les autres prenant peu de goüt aux réflexions morales, comme gens préparés a tous les êvénemens de la vie , prefsèrent Monneville de continuer fonhiftoire. Il en reprit ainfi le f11. Je perdis dont mon père dans le temps peut-être qu'il venoit me rejoindre pour ne me plus quitter. Sa mort n'altéra point 1'atta- N z  ïoó AVENTURES DU ChEVAL IER chement que ma nourrice avoit pour moi. Tout le changement que je trouvois dans fes manières a mon égard , c'eft qu'elle me fembloit pljs trifte qu'auparavant , & quelquefois fans me parler elle laiiToit couler des pleurs en me regardant. Elle mc recommandoit fouvent de m'appliquer a la lecture, & plus encore a 1'écriture , fans me dire la raifon particuliere qu'elle avoit que je fuffe bien écrire. Je ne 1'ignorai pourtant pas long-temps ; car cette femme étant devenue veuve cinq ou fix mois après la mort de mon père , me prit un jour en particulier , Ze me paria dans ces termes. Mon cher enfant, quoique vous foyez encore bien jeune, je vous trouve fi raifonnable , que je ne veux pas tarder davantage a vous faire une confidence qui vous regarde toute feule, & dont notre bonheur dépend. Mon mari, qui me laiffe fans bien par fa mort, me met hors d'état de faire pour vous ce que je fouhaiterois , & de vous marquer jufqu'a quel point je vous aime. La protection de M. le baron eft 1'unique reifource qui me refte ; & non-feulement vous me la ferezperdre, mais vous m'expoferez a recevoir de la part de ce feigneur les plus rigoureux traitemens , fi vous ne fuiV,ez pas les confeils que je vous donnerai. II yous puniroit aufii avec moi, II faut donc par  de Beauchêne. LzV. lil. 197 une conduite prudente ménager encore pendant quelqües années fes bontés. Cela m'engage a vous révéler bien des chofes dont voici la principale : vous n'êtes point une fille. J'ai fi bien veillé fur vous, que je fuis füre que vous 1'avez ignoré jufqu'a ce moment. C'eft a cacher votre fexe que je vous prie d'apporter tous vos foins. C'eft cet article important qui m'oblige a vous faire de grandes confidences malgré votre jeunelfe. Je viens, pourfuivit-elle , de vous apprendre que vous n'êtes point fille ; fachez oufre cela que je ne fuis pas votre mère, & que vous n'avez point perdu un père dans mon mari. Je ne puis vous en dire davantage aujourd'hui. Si vous pouvez vous conferver 1'afyle que vous avez dans ce chateau, je vous découvrirai le refte des chofes dont il n'eft pas encore temps de vous inftruire. Voyez, mon enfant, fi vous vous fentez capable de profiter de mes avis. Si vous voulez me feconder , je confens d'avoir foin de vous jufqu'a ce que vous puüfiez vous paffer de moi. Si au contraire Vous me donnez fujet de craindre que votre imprndence ne m'attire ici quelque mauvaife affaire, je ferai oblige'e de vous abandonner. Ma nourrice en me tenant ce dXcours , remarqua que j'en étois fort e'tonné. Elle fe fen- N 3  ap8 AvENfTUREs du Chivalier tit faifir d'un mouvement de pitié. Elle me tetv* dit les bras en pleurant. Je lui fautai au cou , & lui promis de faire abfolument tout ce qu'elle defireroif. Elle fe trompa fi peu dans 1'opinion qu'elle avoit de mon efprit difcret , que depuis ce joyrla , elle fut contrainte de me gronder pour m'obliger a prendre quelque récréation avec Lucile. Je n'étois plus cette petite fceur qui fe montroit toujours préte a rire & a jouer. La différence que je commengai a fentir qu'il y avoit de fon-état au mien , m'óta tout-d'un-coup cet enjouement qui la divertiffoit auparavant. La tendreffe que j'avois pour elle ne diminuoit point s mais elle devenoit plus timide &c plus refpectueufe. Trois mois après la mort du mari de ma nourrice, une mafadie violente emporta brufquement la baronne du Mefnil. On ne fut pas fii-töt que le baron étoit veuf, qu'on lui fit propofer les meilleurs partis de la province. Le marquis de Ganderon fut un des premiers qui fouhaitèrent fon alliance. De fon cóté, le baron du Mefnil, a qui un gentilhomme , ami du marquis, paria de cette affaire comme de lui-même, trouva 1'héritière de M. de Ganderon un parti fi avantageux , qu'il monta fur le champ en carroffe avec rami commun, pour 1'aller demandec  de Beauchêne. Liv. UT. r^p. en mariage au marquis. La négociation fut bientöt terminée. Ces deux feigneurs convinrent fa— cilement de tout, & arrêtèrent entre eux qu'ils iroient inceffiamment a Paris pour voir fi la demoifelle conviendroit au baron. Ils ne tardèrent point a faire ce voyage avec le gentilhomme médiateur , & la perfonne de mademoifelle de Ganderon plut infiniment au cavalier qui la recherchoit. II n'eut pas befoin de Ia voir deux fois pour en devenir plus amoureux qu'il ne 1'avoit jamais été de fa première femme; & il ne fongea plus qu'a hater fon. fecond mariage. Cependant la nouvelle époufe avoit perdu une partie de fes charmes , par les. chagrins eontinuel's qu'elle avoit eus & qu'elle avoit encore; car n'entendant plus parl'er de Monneville , elle jugeoit qu'il devoit étre mort, & cette penfée lui donnoit un air de trilïeffe qui ne relevoit pas 1'eclat de fa beauté. Lorfque Ié marquis fon père lui déclara qu'il favoit promife au baron du Mefnil, elle voulut inutilement le prier de lui permettre de renoncef au monde; il n'eut aucun égard a fa prière, qu'il" regarda méme comme un effet des tentatives que lés reiigieufes avoient apparemment faites.. pour la féduire. II lui'repréfenta d'un air d'autorité, qu'un époux tel que lé baron étoit préférable a la vie monaftique, Sc qu'en un mor.  £00 AvENTURES DU CHEVALIER Ia chofe étoit réfoluc, Alors voyant qu'elle ne pourroit oppofer qu'une réfiftance inutile aux ordres abfolus de fon père, elle fe difpofa docilement a lui obéir. Elle fortit du couvent, & fe laiffa entrajner deux jours après de Paris au chateau de Ganderon, oü les nócqs fe firent fans aucune pompe. Quelque impatience qu'eüt le baron d'emmener chez lui fa chère époufe, il ne laifla pas d'avoir la complaifance de faire un affez long féjour chez M, de Ganderon. Mais il prit enfin congé de lui pour fe rendre au chateau du Mjfnil, oü il entra au bruit d'une douzaine de coups de fufil que tlrèrent les habitans du village, pour célébrer l'heurcux retour de leur feigneur, & 1'arrivée de la nouvelle baronne. II fallut recevoir & rendre les vifites de toute la nobleffe des environs ; ce qui occupa plus de huit jours madame du Mefnil. Elle n'avoit pas encore eu le loifir de faire quelque attention a Lucile; mals elle s'y attacha bientót; & loin d'avoir pour elle les airs aigres d'une maratre, elle la traitoit avec une douceur & une bonté qui raviffoient le bart n, Plus ma nourrice confidéroit cette jeune dame, & plus elle trouyoit qu'elle reffembloit a celle qui s'étoit débarraffée dans fon hótellerie d un fardeau incomjnode. Elle n'ofoit néanmoins fij  de Beauchêne. Liv. HL 2.01 fier a fes conjecïures , & elle fe propofa de les approfondir finement. Pour ma mère , il eft certain qu'elle ne reconnut point du tout ma nourrice, & ne la foupgonna nullement de 1'étre, quoiqu'elle n'ignorat pas qu'elle étoit dans Ie village qui m'avoit vu naitre. Lucile toutefois lui donna lieu par hafard de penfer qu'elle. étoit en pays de connoiffance, & que fa nourrice pouvoit être cette même höteffe a qui elle m'avoit confié. Cette circonftance mérite bien que je vous en faffe le rapport. La baronne un jour étoit dans fon cabinet un livre a la main , quand Lucile , fuivie de ma nourrice &c de moi, entra & courut a elle en lui difant : Ma chère mère , voulez-vous bien que ma bonne amie vous falTe la révérence? Entrez , mon enfant, entrez , me dit la baronne , ne croyant pas fi bien dire ; 1'amitié que ma fille a pour vous, vous répond de la mienne, approchez. Je m'avancai vers elle pour lui débiter un petit compliment que j'avois préparé a 1'aide de ma nourrice ; mais je me troublai fans fa voir pourquoi, & je demeurai court. II feroit ridicule d'attribuer a 1'inftinct ce défordre de mes fens, qui, fans doute, n'étoit qu'un effet de ma timidité. La baronne en jugea de même; & pour m'engager a parler , elle ïise demanda quel age j'avois , & fi j'étois  k>2 AvENTUREJ DU CHEVALIER fille unique. Je répondis qu'oui; & ma nourrice prenant alors la parole, lui dit avec une feinte ingénuité : Hélas, madame, elle n'en fera pas plus riche. Si mon époux vivoit encore elle pourroit un jour avoir quelque bien. Nous avons tenu cabaret dans le village pendant plufieurs années, & nous ne faifions pas mal nos affaires ; mais j'ai eu le malheur de le perdre; & fans les bontés de M. le baron , nous ferions , ma fille & moi, fort a plaindre. La nourrice en parlant ainfi obfervoit attentivement la baronne, pour voir fi cette dame en 1'écoutant ne tourneroit point par quelque démonftration fon doute en certitude. Ma mère évita ce piège; aucune altération ne parut fur fon vifagë. Elle déplora d'un air tranquille' le fort de 1'höteffe , qui s'imaginant qu'elle s'étoit trompée dans le jugement qu'elle avoit porté de la baronne , ceffa de trouver de la refTemblance entre elle & ma mère. Après cet entfetien , madame du Mefnil étant reffée feule dans le cabinet, admira comment elle avoit pu ne fe point trahjr en reconnoiffant un témoin de fa honte. Cette penfée la fit palir & rougir fucceffivement. Si la nourrice 1'eüt vue alors, elle auroit fu a quoi s'entenir. Les difcours que ma mère venoit d'entendxe la jettèrent dans une profonde rêverie. Elle  de Beauchêne. Uw. III. ioj ne pouvoit douter que la perfonne qui les lui avoit tenus ne fut cette même hóteffe a qui elle avoit confié le foin de mon enfance ; mais elle étoit bien éloignée de croire que c'étoit fon fils qu'elle venoit de voir fous un habit de fille. Elle jugea que j'étois mort, ou que mon père m'avoit retiré des mains de ma nourrice pour me faire élever ailleurs. A cette réflexion , elle en faifoit fuccéderune autre. Le comte de Monneville n'eft plus , difoit - elle , puifqu'il y a fi long-temps que je n'ai recu de fes nouvelles. Le père & le fils m'inquiètent également. II ne tenoit pourtant qu'a elle d'apprendre ce qu'ils étoient devenus 1'un & 1'autre. II ne falloit pour cela que fe découvrir a rhótefle' dont elle avoit éprouvé la difcrétion. Néanmoins , il ne lui fut pas poffible de fe réfoudre a rifquer cette démarche. Quoiqu'au fond de fon ame elle fentït un defir violent de favoir notre deftinée , fa vertu qui lui en faifoit un fecret reproche le combattoit fans ceffe. L'époufe du baron du Mefnil croyoit devoir penfer autrement que mademoifelle de Ganderon, & facrifier au devoir 1'amour & la nature , pour être malheureufe du moins fans 1'avoir mérite. Elle prit même le parti d'éloigner du chateau ma nourrice , pour n'avoir plus devantles yeux une femme qui lui rappelloit des images  '104 AvENTURES DU CHEVALIER qu elle n'avoit que trop de peine a bannir de fa me'moire. Pour fe défaire d'elle honnêtement, & fans qu'elle parut y avoir part, elle engagea Ie baron a la renvoyer au village tenir encore hótellerie , avec une fomme fuffifante pour cet établilfement, fous prétexte de la récompenfer de fes fervices. Lucile , a qui 1'on donna une nouvelle gouvernante , me vit a regret fortir du chateau avec ma nourrice. Je ne fus pas moins affligé qu'elle de notre fe'paration; mais le mal étoit fans remède. L'höteife fe remit donc en train de faire fon premier métier. Quoiqu'elle n'exigeat de moi que ce que je pouvois faire aifément, & qu'elle me recommandat de m'attacher a 1'écriture, perfuadée qu'avec cette reffource , je ne manquerois jamais de pain, je ne laiïfois pas de lui être d'une affez grande utilité dans fon ménage. Je lui valois trois fervante comme celle qu'elle avoit. Cependant je devenois plus mélancolique a mefure que j'avancois plus en age. Je faifois déja des réflexions, & fur-tout une qui m'attriftoit infiniment. C'étoit le myftère de ma naiffance ; car ma nourrice en m'avouant que je n'étois pas fon fils, ne m'apprenoit point qui étoit mon père , & je demeurois incertain de mon état. Quelquefois m'irnaginant qu'elle m'en avoit dit  de Beauchêne. Liv. III. 2.0$ aflez pour concevoir de ma familie une opinion avantageufe, j'avois la vanité de me croire d'un fang des plus nobles; & dans les mouvemens orgueilleux que cette penfée flatteufe m'infplroit, je brülois d'envie d'étre a Paris habillé d'une manière convenableamonfexe & a lanoblefTeque mon imagination me prêtoit. Jufqu'oü n'alloient pas les chimères dont mon efprit prenoit plaifir a fe repaitre? Je me flattois que je ne ferois pas, arrivé dans cette ville , que j'y rencontreroisune perfonne de confidération qui me reconnoitroit pour fon fils , & que cette reconnoiffance feroit fuivie d'une parfaite félicité. II eft vrai que des idéés fi agréables faifoient bientöt place a d'autres qui rabattoient un peu mes fumées. Je me repréfentois qu'un garcon de douze ans fans amis & fans connoifTances , feroit fort embarraffé de fa perfonne a Paris; mais 1'efpérance plus forte que la crainte me ramenoit toujours au defir d'aller chercher fortune dans cette grande ville. Un jour il paffa par notre village un financier, qui s'arrêta dans 1'hotellerie. Il avoit un bon équipage Sc beaucoup de monde a fa fuite. Nous lui préparames a diner le mieux qu'il nous fut poffible; & quand il fallut compter fa dépenfe , je pris une plume Sc de 1'encre , Sc fis ia carte d'un air fi aifé, que cela Ie furprit. II  20(5 AVENTÜRES DU CHEVALIER loua mon écriture; puis il fe mit a me confidérer avec attention; & me trouvant une phyfionomie fpirituelle avec quelque beauté , il me fit plufieurs queftions. j'y répondis d'une ftigon qui 1'étonna. C'eft dommage, me dit-il, qu'une jolie fille comme vous foit enfevelie dans un village. Ah, dame, monfieur, lui répondis-je , j'en fuis affez fachée ; mais que voulez-vous que j'y faffe? Je ferois charmée d'étre auprès d'une bonne dame ; je fens que je la fervirois fi bien , qu'elle m'aimeroit, & feroit ma petite fortune. Si vous fouhaitez , reprit - il , d'étre placée de cette forte , vous n'avez qu'a pari er. Je vous mettrai dans ma familie même. J'ai une parente d'une humeur douce & d'un caradère excellent. Vous ferez a merveille auprès d'elle. Je m'offre a 1'engager a vous prendre, & je puis vous afiurer qu'elle fe chargera volontiers du foin de vous établir avantageufement. J'acceptai les offres du financier avec des proteftations de reconnoiffance qui furent accompagnées de remerciemens de la part de 1'hótefle , & je remarquai que mon homme d'affaires mordoit a la grappe. Faites-y bien réflexion , votre mère & vous , me dit-il, je repafferai dans quinze jours par ce village. Si vous étes toujours dans la méme difpofition , & que vous ne faffiez aucune difficulté de vous  de Beauchêne. Lïv. III. oxyf fier a la parole d'honneur d'un homme , qu'a la vérité vous ne connoiffez pas , mais dont je crois que la probité eft écrite fur fon vifage , je vous menerai a Paris dans mon équipage 3 en vous traitant de la même fagon que fi vous étiez ma propre fille. Je lui fis la-deffus une profonde révérence , a laquelle ayant reparti par une autre , il remonta dans fon carroffe , après nous avoir dit adieu jufqu'a fon retour. Lorfqu'il fut parti, ma nourrice me demanda fi j'aurois affez de réfolution pour aller a Paris avec ce Monfieur. Pourquoi non , lui répondis-je? II paroit honnête homme. II fera peutêtre ce qu'il a promis de faire pour moi ; & quand une fois je ferai auprès d'une dame , je chercherai quelque pofte convenable a un jeune gargon; & je ne crois pas être affez mal-adroit pour n'en pas trouver. L'hóteffe ne fut pas trop fachée de me voir difpofé a fuivre le financier. Elle en tira même un bon augure pour ma fortune ; Sc jugeant qu'il étoit temps de me livrer aux aventures que me réfervoit mon étoile , elle ne combattit que foiblement mon deffein. En attendant que je puffe 1'exécuter, j'allai faire une vifite a Lucile. Je me gardai bien de lui parler de notre prochaine féparation; mais 1'idée qui m'en revenoit fans ceffe dans notre entretien, m'arrachoit des foupirs malgré moi.  208 AvENTURES DU CHEVALIER Je ne pus m'empêcher méme de répandre quelques larmes. Lucile ert fut attendrie; & les attribuant au chagrin que j'avois de ne Ia pas voir auffi fouvent que je 1'aurois defiré: eonfole-toi, ma chère fceur , me dit-ells en m'embrafTant, nous ne vivrons pas toujours éloignées 1'une de 1'autre. Le temps oü 1'on doit me mettre au couvent approche; il me faudra une perfonne auprès de moi; je ferai en forte qu'on te choi^ fifTe: nous pafTerons les jours & les nuits enfemble. Que je fus fénfïble a ce trait de tertdreffe ! Adieu le pro jet de mon voyage de Paris ; adieu le financier. Toutes les penfe'es de fortune dont je m'étois jufques-la li agréablement occupé , ne tinrent pas un moment contre les flatteufes efpérances que me donnoit ma chère Lucile; & je la quittai en goütant par avance les douceurs de ce temps heureux, qu'elle venoit de me faire envifager. J'eus pendant deux jours 1'efprit fi fempli de cette charmante converfation , que je ne fouhaitai plus Ie retour du financier. Ma nourrice s'en appercut, & me demanda pourquoi je paroiffois dégoüté du voyage de Paris. Je lui en dis frartchement le fujet; fur quoi, en femme de bon fens, elle merepréfenta que j'avois tort de m'attacher a Lucile avec tant de fureur; que 't*  bé Beauchêne. Liv. III. 2o$ je ne pouvois plus cacher mon fexe que peu d'années; & que , malgré mes précautions , mes traits, ma voix, ma barbe, tout me trahiroit; que fi jamais j'avois le malheur d'accompagner au couvent la fille du baron, je ne manquerois pas de la perdre de réputation , & de me jetter moi-même dans un abyme afïreux. Enfin , elle me dit tant de chofes pour me faire entendre raifon , que fi je ne ceffai pas d'aimer Lucile , je fentis du moins la néceffité de m eloigner d'elle. L'arrivée du financier acheva de me déterminer au facrifice de mon amour. II fut ravï de me retrouver dans les mêmes fentimens oü il m'avoit hiflé. L'höteffe , de fon cöte', étoit bien aïfe de m'écarter du chateau du Mefnil ; perfuadée que fi je demeurois dans le pays, fitöt qu'on y viendroit a connoitre mon fexe, la médifance n'épargneroit pas Lucile auprès de qui j'avois été élevé fous un habit de fille. Le financier n'eut donc aucune contradiétion a effuyer fur mon départ , qui fut fixé au lendemain ^avant le jour. Je paflai une partie de la nuit a prendre des mefures avec ma nourrice • pour nous donner réciproquement de nos nouvelles. Je mis enfuite mon habit le plus propre , & fis un paquet de tout ce que j'avois de iïnge blanc. L'heure de partir étant enfin venue. Terne I. q  2IO aventures du ChEVALIEIC j'embraffai cette bonne femme que 1'habitude m'avoit rendu fi chère. Nous pleurames tous deux comme a 1'envi ,fentantune véritable douleur de nous perdre 1'un 1'autre , & voulant néanmoins nous quitter. Le financier protecteur, après avoir de nouveau protefté a l'höteffe qu'elle devoit avoir 1 efprit en repos fur moi, qu'il ne me conduifoit a Paris, difoit-il, que pour me mettre en état de procurer a ma mère des jours fortunés , il me fit monter en carroffe avec lui, & nous fortimes du village fans ctre vus de perfonne. Je neus pas fujet de me plaindre de fa retenue fur la route. Tous fes difcours furent mefurés. II ne lui échappa aucune aftion , aucun gefte , dont je puffe tirer un mauvais augure. II fembloit même interdire a fes yeux la liberté de fe fixer fur moi. II eft vrai que je n'étois encore qu'un enfant ; mais il y a bien des hommes qui ne refufent pas leur attention aux fiiles qui ne font que de quitter la lifière. Auifi mon financier n'étoit - il pas fi fage qu'il le paroifloit. Au refte , c'étoit un homme affez bien fait, & qui n'avoit pas plus de trente-cinq ans. , En entrant dans Paris, je fus fcandahfe de voir mon condufteur arrêté a une barrière par trois ou quatre faqu'ms de commis , a qui méme  de BeaüchënE. Lïv. lïï Ml M fut obligé de donner les clefs d'une valife qui étoit fur le train du carroffe, & que néanmoins ils n'osèrent ouvrir dès qu'il lui plut de lew décliner fon nom & fa qualité. Quoiqu'Ü m'eüt averti qu'il ne me meneroit pas chez lui, je ne lailfai pas de me trouver embarraffe', lorfque je le vis renvoyer fes gens & fonéquipage , pour entrer feul avec moi dans un méchant carroffe de louage, dont 1'air délabré ne me préfagea rien de bon. Je craignis qu'il n'eüt intention de me conduite a quelque endroit, je ne dirai pas malhonnëte, car je ne favois pas encore qu'il y en eut, mais dans quelque lieu défagréable pour moi. J'en fus cependant quitte pour la peur. Nous defcendimes dans la rue Saint-Honore', a la porte d'une maifon dont il étoit propriétake, La demeuroit une veuve qui avoit autrefois été femme de chambre de fa mère , & que fon père avoit brufquement mariée a fon maïtre d'hötel. Ce domeftique , pour fe payer de fa complaifance , avoit ü bien ferré la mule , quV prés fa mort fa feconde époufe s'étoit trouvée puiffamment riche. Mon proteéteur a qui cette dame rendoit mille petits fervices , avoit en elie beaucoup de confiance. II me mit entre fes mams, en lui difant que j'étois une orpheline , iille d un de fes fermiers, que s'étant apper^u O 3  5\2 Aventures du Chevalier: que j'avöis bien de 1'efprit, il étoit dans Ie deffèin de me faire élever dans un couvent, & de m'y donner des maitres pour m'enfeigner tout ce qu'il convenoit a une rille de favoir. II la chargea du foin de choifir le monaftère , & lui promit que dès le lendemain il lui enverroit del'argent pour me faire habiller , & pour acheter tout ce qui m'étoit néceffaire pour entrer dans un couvent. II fortit la-defiüs, & je demeurai avec Ia veuve, qui ne manqua pas de me fonder. Comme elle connonToit mieux que moi le financier , elle ne crut que ce qu'elle voulut de tout ce qu'il venoit de lui dire , & elle me fit mille queftions pour juger par mes réponfes de ce qu'elle devoit penfer de moi. II eft plaifant quau lieu d'avouer avec ingénuité de quelle manière , & fur quel pied j'étois venu a Paris, j'altérai la vérité pour foutenir ce que le financier avoit dit, comme auroit pu faire une aventurière qui auroit été d'accord avec lui. Le jour fuivant il tint parole: 11 envoya une fomme d'argent, qui certainement ne fut pas employée a me nipper : quoiqu'il mandat a la veuve que fon intention étoit que 1'on m nabillat fort proprement, & qu'on me fit paffer dans 1'efprit des religieufes pour la fille d'un gentjlhomme de province , la veuve gagna bien  be Beauchêne. Uw. 111 2ij Ta moit"é fur les emplettes. Elle mit promptement les ouvrières en befogne , & je fus fervi avec tant de diligence, qu'au bout de quatre ou cinq jours , j'entrai au couvent fans avoir revu le protecleur, qui, fans doute , avoit-d'autres occupations , ou pour mieux dire , qui me regardoit comme un fruit dont il falloit attendre la maturité. J'avois cru que les demoifelles qu'on élevok dans cette maifon prendroient plaifir a me voir & a me pratiquer a caufe de la nouveauté. Mais je fus bientöt défabufée. Ayant appris que j'étois fille d'un gentilhomme de campagne peu connu , elles me négligèrent d'abord, & je fus réduis a la compagnie des religieufes chargées du foin des penfionnaires Je m'en confolai facilement; & m'appliquant tout entier a profiter des legons qu'un maitre a écrire & un maitre a chanter mc donnoicnt tour-a-tour , je fis dans ces deux arts des progrès fi furprenans> qu'en moins de fix mois on ne paria dans le couvent que de mon écriture & de mon goüt pour le chant. Ce qui engagea peu-apeu les grandes penfionnaires a s'humanifer avec moi, & me procura rentree de leurs chambres. N'admirez-vous pas , meffieurs , Ia conduite que le financier tenoit avec moi * il ne m'a- 03.  214 AvENTURES DU CHEVALIER voit pas encore fait une vifite depuis que j'étois dans cette maifon, En récompenfe, la veuve,fon agente, me venoit voir affez fouvent, Sc nous ne parlions que de lui. Elle m'en difoit tous les biens du monde. A 1'entendre, c'étoit le plus honnête homme & le plus généreux qu'il y eut dans les affaires du roi. Elle me dcmandoit de fa part fi je n'avois befoin de rien, & lorfqu'il la chargeoit de me donnet dix piftoles , elle m'en remettoit quatre trèsfidélement. De mon cöté , je ne jouois pas mal mon perfonnage avec elle. J'avois la politique de me plaindre de ce que le protedeur n'ajoutoit point aux bontés qu'il avoit pour moi geile de m'honorer d'une vifite. Patience, ma fille, me difoit fur cela 1'obligeante veuve ; il viendra bientót a la grille vous dire lui-méme pourquoi il s'eft jufiqu'ici privé du plaifir de Vous voir. II n'y manqua pas effedivement ; il parut Vm jour au parloir avec la veuve du maitred'hötel. II me loua d'abord fur la facilité que j'avois a apprendre les chofes qu'on m'enfeignqit. II me dit enfuite qu'il s'étoit bien appercu , en me voyant pour la première fo:s, que je deviendrois en peu de temps une perfonne accomplie. Ctfl, ajouta-t-il, ce qui m'a erapéché de fuivre le deffein de vous mettre  be Beauchêne. Liv. III. 21 j au fervice d'une dame. Vous me femblez plutot née pour être fervie , & le ciel ne permettra point que vous foyez déplacée. Non, ma belle enfant , & il ne tiendra qu'a vous de faire une fortune éclatante. II ne faut pour cela que vous attacher a un homme riche & de condition, qui vous aime : en un mot , a moi. Cette bonne amie, devant qui je vous ofFre mon cceur , fait que je n'ai fur vous que des vues légitimes. Si j'en avois d'autres je ne tiendrois pas la conduite que je tiens. Au lieu de laiffer germer votre vertu dans une maifon oü 1'on ne vous donne que de bons exemples , je vous éléverois dans les plaifirs du monde, je vous menerois tous les jours aux fpeótacles, & je ne vous quitterois point que je n'euffe triomphé de votre innocence. Vous vous imaginez bien , meffieurs, que le financier n'en demeura pas la. II me dit mille autres chofes pour me prévenir en fa faveur. Enfuite voulant favoir fi j'avois quelque difpofition a répondre aux fentimens qu'il me témoignoit, il me demanda d'un air tendre s'il devoit efpérer que je n'aurois point de répugnance a lier ma deftinée a la fienne. Je lui fis réponfe que j'étois trop pénétré de fes bontés, pour être capable de les payer d'ingratitude. II parut tranfporté de joie a ces O 4  2l6 AVEHTURES DH CHEVALIER paroles, & prit de-la occafion de me prefTe* de foufcrire a fon bonheur. Après quoi, me laiffant avec fon agente, il fe retira pour aller, me dit-il, dès ce moment faire travailler aux apprêts de notre hyménée. La veuve , ainfi qu'elle en étoit convenue avec le protecïeur, me félicita fur 1'importance de ma conqucte , & fur la brillante figure que je ferois dans le monde , quand je ferois 1'heureufe époufe d'un fi riche financier, quï depuis trois jours , avoit refufé pour 1'amour de moi une fille de qualité qui lui avoit été propofée. Enfüite elle me confeilla de le bien ménager, & me dit en s'en allant, que de fon coté elle feroit tous fes efforts pour 1'engager a terminer promptement une affaire qui m'étoit fi avantageufe. Je vis bien après cette converfation que je touchois au dénouement de Ia pièce , & que par conféquent je devois , fans différer, fonger a quelque expédient pour me tirer de 1'embarras oü je me trouvois. Car enfin je me repréfentois que fi j'avois 1'audace de pouffer les chofes jufqu'a Ia dernière extrémité , le protecieur pourroit fe venger cruellemcnt de la tromperie que je lui avois faite. Pour m'affranchir d'une crainte qui me fembloit bien fondée , je révois jour & nuit au rnoyen de me fauvef du couvent. J'examinai  be Beauchêne. Liv. III. 217 pour cela toutes les fenêtres & les murs de la maifon; mais mon examen n'aboutit a rien qu'a me faire perdre 1'efpérance de m'échapper. J'étois dans cette défagréable lïtuation, quand il nóus vint une nouvelle penfionnaire. C'étoit une grande fille que 1'on ne recevoit que paree que fa mère étoit parente de notre fupérieure. On ne vouloit point dans cette maifon de ces grandes filles qui n'ont d'autre vocation pour la retraite que la volonté abfolue de leurs parens , qui ne les y enferment fouvent que pour mettre leur fageffe chancelante derrière un rempart de grilles & de verroux. Notre nouvelle compagne fe nommoit Camille. J'entrai dans fa chambre dans le temps qu'on la meubloit, & je me mêlai a la converfation qu'elle avoit alors avec deux ou trois autres penfionnaires. Je leur fis part d'une lettre que je venois de recevoir, & par laquelle on me mandoit que dans quatre jours on me retireroit du couvent pour me marier. Comme je leur apprenois cette nouvelle d'un air affez trifte, elles ne purent s'empêcher de me dire en fouriant, qu'une pareille lettre , a ma place , ne les affligeroit pas. Camille me fit plufieurs queftions fur mon départ; elle me demanda fi 1'on emporteroit mes ineubles dans une char-  Ül8 AvENTURES DU CHEVALIER rette ou autrement, & dans quelle rue j'iroïs demeurer. Elle avoit fes raifons pour me queftionner ainfi. Ma mignonne , me dit - elle un foir en me prenant le bras au fortir de la prière , j'ai des chofes de la dernière conféquence a vous communiquer. Ne vous endormez pas fi-töt, afin que vous puiffiez m'ouvrir votre porte, ou plutót ne la fermez point. Je n'avois garde de m'endormir, ni méme de me coucher. J'étois trop en peine de favoir ce qu'elle avoit a me dire ; & me tourmentant 1'efprit pour le deviner , ne voudroit-elle point, difois-je, me charger de quelque lettre de galanterie ; ou n'auroit-elle pas quelque foupcon de mon fexe ? Ces dégourdies la ont des yeux plus pénétrans que les bonnes religieufes. Canaille me furprit dans cette dernière penfée, en m'embraffant avec un tranfport qui me parut un peu violent de fille a fille. Mon repos & le bonheur de ma vie font entre vos mains, me dit-elle; il faut que je forte de cette maifon qui n'eft pour moi qu'un efclavage , & je n'en trouverai peut-être jamais une fi favorable occafion que celle que vous pouvez me procurer , fi vous êtes auffi difpofée « me faire plaifir que je le ferois a vous obli-  de Beauchêne. Liv. III. 219 ger dans une femblable conjonclure. Je lui promis de faire pour elle tout ce qui dépendroit de moi, & la - defTus m'ayant prié de 1'ccouter avec attention , elle reprit la parole de cette manière. Vous n'ignorez pas qu'il eft peu gracieux a une demoifelle d'un certain age , d'avoir une mère qui fe croit encore belle , & qui veut paffer pour jeune ,une coquette en un mot. C'eft un malheur que j'éprouve dans toutes ces circonftances. Vous 1'avez vue cette mère jeune & belle le jour qu'elle m'eft elle - même venu livrer a ma tante la fupérieure, pour fe défaire d'une rivale incommode • fi vous 1'avez bien obfervée , vous m'avouerez qu'elle a grand tort de faire 1'agréable. Croiriez - vous qu'a fon age & avec fon air bourgeois, elle s'imagine être en droit de fe plaindre quand elle n'a pas deux ou trois foupirans a fa toilette ? Croiriez - vous auffi qu'elle ne manque pas de gens oififs qui veulent bien faire ce fot perfonnage ? C'eft que depuis la mort de mon père , elle jouit d'un gros revenu qu'elle employé a les regaler. On fait au logis bonne chère, & 1'on y joue. Voila ce qui les attire. Pendant trois ou quatre ans, pourfuivit- e31es que cette belle maman me craignoit moins que fa femme de chambre , dont je faifois les fonc?  2Z20 AvENTURES IDU CHEVALIER' tions a fa toüette, j'avois honte des pauvretés que lui difoient ces adorateurs des appas de fa table. Que de fades douceurs ils lui faifoient avaler comme d. Vambrofie ! II faut que 1'amourpropre rende ftup'Je une coquette , lofqu'elle ne fent pas qu'on lui donne de 1'encenfoir par le nez. Si quelqu'un de ces meffieurs de meilleur goüt ou moins diffimulé que les autres , s'avifoit de m'adreffer quelque parole flatteufe , j'étois huk jours fans paroïcre a table ; ma mère me banniifoit de fa vue en me traitant de petite fille. Elle m'auroit volontiers fouettée devant le monde, pour mieux perfuader que je n'étois qu'un enfant. Dès que je connus Ia caufe des mauvais traitemens que je recevois d'elle, je réfolus pour m'en venger , de prendre fur mon compte les empreffemens de quelques jeunes gens , dont les yeux s'exprimoient aux miens avec énergie. Je leur faifois remarquer que je les entendois, en leur applaudiffant d'un fouris quand ils affaifonnoient de quelque gefte ironique les louanges qu'ils prodiguoient a ma mère , ou qu'ils me témoignoient par quelque figne quils m'adreffoient mentalement les difcours galans qu'ils lui tenoient. Un jeune comte des mieux faits me déclara par plufieurs lettres auffi tendres que fpirituel-  de Beauchêne. Liu. HL 222 les, que je lui avois infpiré une paffion violente. Je cédai au plaifïr de le croire fincère j & de 1'óter a une mère jaloufe. Si-töt que notre intelligence fut formée, le comte, pouc la rendre plus fecrette , afFefta de paroïtre plus empreffé auprès de ma rivale , qu'il ne 1'avoit été auparavant. Elle en fut fi charmée, que ne faifant plus attention qu'a lui feul, elle le choifit pour dépofitaire de fes fecrets. Elle lui fit confidence , il y a un mois, du deffein qu'elle avoit de me mettre au couvent, puifque je refufois un parti qui valoit mieux" que moi. Ce parti eft un vieux fou de parent que je ne puis fouffrir. Elle me répete fans ceffe qu'il m'aime a la folie, & qu'il ne demande rien en m'époufant , comme fi une fille ne donnoit rien a un vieillard , en lui facrifiant fa jeuneffe & fa beauté. Si le comte fut étourdi du projet que ma mère avoit formé de m'enfermer dans un monaftère , que devint-il quand elle ajouta que pour lui prouver 1'eftime & l'affecfion qu'elle •avoit concue pour lui, elle avoit pris la réfolution de lui offrir fa main avec des avantages qui rendroient fon fort digne d'envie ? Dans le trouble oü ce difcours jetta fes efprits, peu s'en fallut qu'il ne découvrït fes fentimens; néanmoins U eut Ja force de fe contraindre j  0.22 AVENTURIS Bü CHEVALIER & me rencontrant par hafard toute feule, 11 me dit a 1'oreille : Tout fe difpofe pour que nous époufïons dans peu , moi votre mère, & vous un couvent. En effet, deux jours après on m'amena dans cette maifon. Le comte, qui ne fauroit a préfent 1'ignorer, en eft fans doute au défefpoin II eft vif; il aura été trouver ma mère, & je ne doute pas qu'il ne lui ait parlé dans des termes peu mefurés. Tout cela retombera fur moi. Elle eft venue d'un air furieux au couvent ce matin, pour ordonner qu'on ne me laiffe voir aucune perfonne de dehors. Cet ordie qui coupe toute communication entre le comte & moi, nous empéche de prendre des mefurés pour nous rejoindre. Je fuis fure qu'il fonge a meniever ; mais je ne fais par quel moyert il prétend en venir k bout. De mon cöté, j'exerce auffi mon imagination fur le même fujet; & fi je ne me trompe, vous pouvez m'aider a fortir d'ici fans éclat. Je promis k Camille de contribuer k fon lévafion, pourvu qu'elle me donnat parole a fon tour de me prcter fon afliftance pour m'arracher des mains de ceux qui me retireroient du couvent. Je lui fis feulement un myftère de mon fexe , ne jugeant pas alors k propos de le lm découvrir, Elle parut ravie de me  ï>z Beauchêne. Llv. 111. %if trouver dans la même difpofition oü elle étoit, Hé bien , lui dis-je , fachons donc quel fei> vice vous attendez de moi. J'ai penfé, me lipcndit- elle , que le jour de votre fortie de cette maifon, peut devenir le dernier de mon efclavage. Vous voyez bien cette niche, ajouta-t-elle en me montrant du doigt un bas d'armoiré , qu'entre autres petits effets on m'avoit acheté pour meubler ma chambre , je m'enfermerai la-dedans le jour que vous déménagerez , vous me ferez porter jufqu'a 1'endroit oü 1'on vous conduira, & de - la. je me fauverai chez le comte. J'applaudis a cette belle invention , n'étant pas en age d'en remarquer 1'extravagance , & nous convïnmes de tenter 1'aventure. Ce ftratagême toutefois ne fut pas mis en ufage, & mes affaires changèrent tout-a-coup de face. Ma veuve me vint voir dès le lendemain, Elle me parut fi émue que je jugeai qu'elle avoit quelque chofe d'extraordinaire a m'apprendre. Je ne me trompai point dans ma conjecfure : ma chère enfant, me dit-elle, ce que j'ai a vous annoncer va bien vous furprendre. Votre proteêteur a été arrêté hier au foir de la part du roi, & conduit a la bafcille. Je ne fais quel crime il peut avoir commis ; mais on dit que c'eft un homme perdu. Quoi qu'il en puilfe être, je viens vous  ÏS24 AventtjrCs du Chevalier afTurer que je ne vous abondonnerai pas. Je veux vous fervir de mère , & vous donner tous les jours des marqués de 1'amitié que j'ai pour vous. Je viendrai demain payer votre penuon , vous faire fortir d'ici, & vous amener chez moi, oü nous vivrons doucement enfemble , en attendant que le prote&eur fe tire d'intrigue ; ce qu'il fera peut-être bientöt. Cette nouvelle me caufa une fecrette joie. Je fus ravi de me voir débarralfe pour toujours de mon financier ; & perfuadé que je pourrois, quand il me plairoit, m'échapper de chez la veuve , j'acceptai 1'afyle qu'elle me préfentoit fort généreufement a ce que je croiyois. Avant qu'elle vint me retirer, j'eus un nouvel entretien avec Camille, a qui j'appris le changement qui étoit arrivé dans mes affaires par fheureux malheur du financier. Elle m'en fit fes complimens , & me dit que de fon cöté, elle avoit reyu une lettre du comte. II me 1'a fait tenir, ajouta-elle, par une femme de chambre qu'il a gagnée, & qui feule a la permiffion de me parler de la part de ma mère. II me mande qu'il a formé un projet d'enlèvement qu'il me communiquera au premier jour , & dont il affure que le fuccès eft infaillible. Je témoignai a mon tour a Camille la part que je prenois a 1'efpérance que fon amant lui donnoit  de Beauchêne. Lh>. IIT. 22f dennoit de 1'arracher inceffamment d'une retraite ou elle fe déplaifoit fi fort. Après quoi, nous étant embraffés a plufieurs reprifes, nous nous féparames, chacun occupé de fes petites affaires. Enfin , ia veuve vint, fuivant fa promcffe , payer ma penfion , faire enlever mes meubles ; & m'ayant fait monter avec elle dans un carroffe de remife , elle mémmena dans fa maifon, oü je foupai avec un homme fort bien vêtu , & déja ftteanhé. II y avoit auffi a table une jeune demoifelle qui demeuroit en penfion chez la veuve, & pour qui le vieillard me parut avoir de granaes attentions. II avoit un air galant , qui, malgré fon age, le rendoit encore de fnife. Il fe retira entre onze heures & minuit. Quand ïl fut forti , la veuve me dit : ma chère fille , je partage monlitavec ma penfionnaire ; je vous prie, pour cette nuit feulement , de coucher avec Mariamne ; demain je feraitendre dans une chambre particulière le lit qui vous a fervi au couvent. Mariamne étoit une foubrette que la veuve avoit depuis peu prife a fon fervice. Avec des apparences modefies , un air fage & difcret , elle avoit de la jeuneffe , de 1'efprit , & ne manquoit pas de beauté. Nous paffam-cs une partie de la nuit a nous entretenir du couvent oü j'avois été. Tandis que je lui racontois de Tome I. p  &0.6 AvHNTURES DU CHEVALIER' quelle manière innocente je vivois, elle foupiroit de temps en temps, & me difoit qu'il feroit a fouhaiter pour moi que j'y fuffe encore. Elle me répéta tant de fois ces paroles , que j'eus la curiofité de lui en demander la raifon , ne comprenant pas pourquoi elle me plaignoit d'étre dans le monde. C'eft, répondit-elle, que vous allez vous occuper ici bien différemment. Si j'ofois vous dire tout ce que je penfe ladefTus , vous verriez que ce n'eft pas fans fujet que je déplore votre fort. Parlez - moi , de grace, plus clairement, lui dis-je , vous m'effrayez. Promettez-moi donc , reprit-elle, que vous garderez le fecret, & je ne vous cacherai rien. Je lui proteftai qu'elle pouvoit compter fur ma difcrétion. Cela étant, repliqua-t-elle , fachez que vous étes ici dans une maifon oü votre innocence court un grand péril. Je veux bien pas pitié vous en avertir. La demoifelle que vous avez vue eft la maïtreffe du vieux maltötier avec qui vous avez foupé. II la vient voir prefque tous les foirs, & madame partage avec elle les revenans-bons de cette galanterie. Ne vous imaginez pas qu'on vous ait fait fortir du couvent dans une autre vue que dans celle de vous pro-> curer quelque riche galant a la place du financier qui a été mis a la baftille, & qui étoit fur le  r>z Beauchêne. tiv. tIL 227 point de vous tromper par un faux mariage. J'ai fu tout cela de notre cuifinière. Je fais chercher fous main une autre condition, n'étant pas d'humeur a m'accommoder de celle-ci. Je remerciai Mariamne de m'avoir apprls toutes ces particularite's; & par reconnoiffance, je lui de'couvris mon fexe. Cette confidence fit plaifir a cette bonne fille, qui, me voyant hors du danger qu'elle avoit craint pour moi, prêta volontiers la main al'exécutiondu deffein que j'avois de troquer mes jupes contre des culottes. J'ai, me dit-elle, un frère qui eft marchand frippier, demain de grand matin j'irai le prévenir, Je reviendrai auffi-töt vous prendre ici, & je vous menerai chez lui, oü je vous laifferai. Je ne vous en demande pas davantage , lui répondis-je : dès. que je me verrai chez votre frère, je me croirai au comble de mes vceux. Un frippier préfentement eft 1'homme du monde qui m'eft le plus néceffaire. Le lendemain Mariamne fortit en effet a Ia pointe du jour; & après avoir mis fon frère au fait fur mon chapitre, vint me retrouver dans un fiacre qu'elle avoit loué & qu'elle fit arrêter a la porte. Pendant ce temps-la, je fis un paquet de mon linge & de mes hardes, avec quoi Mariamne & moi nous étant jettés dans le caroffe , Pa  e2§ Aventures du Chevalier nous gagnames la maifon du frippier, ou je füS bientöt métamorpfiofé en garcon. Toutes mes hardes de fille , dont quelques -unes étoient magnifiques, me devenant inutiles, furent vendues fur le champ , & de 1'argent qui m'en revint, j'eus de quoi rnhabiiler fort proprement en homme depuis les pieds jufqu'a la tête. Que je fus content de moi fous cette ferme fi defirce! Un chevalier nouveau n'eft pas plus fier de fa croix, ni un nouvel évêque de fa mitre , que je 1'étois de mes culottes. Enfin , je fortis de chez le frippier , qui, m'ayant loué lui-mcme une chambre garnie, m'y conduifit, & recommanda fortcment a 1'höte d'avoir foin de moi. Me voici donc a quinze arrs abandonnc a ma propre conduite , poffédant pour tout bien un habillement complet, avec quelques chemifes & une vingtaine de piftoles que je pouvois avoir recues du financier pendant mon féjour au couvent. Mon hóte m'enfeigna une auberge oü, fans qu'il ■en coutat beaucoup, on faifoit,affez bonne chère. J'y allois tous les jours diner & fouper. Je remarquai qu'il ne venoit la que des gens bien vêtus. Les jeunes gens font aifément des connoiffances. Je me faufilai entr'autres avec un cavalier de figure agréable , plus vieux que moi de quelques années, & petit-maïtre en diable; ce qui  de Beauchêne. Liv. III. 22$ ne me déplaifoit nuüement. On 1'appelloit Ie marquis, & c'étoit effectivement un homme de condition. Cependant, en vivant a 1'auberge , & en battant le pavé de Paris, mes fonds baiiToient a vue d'oeil; & me repréfentant prefque a toute heure 1'embarras oü je me trouverois, quand j'aurois mangé ma dernière piftole, je paroiflois quelquefois fi trifte & fi rêveur , que le marquis s'en étant un jour appergu , m'en demanda la caufe. Je ne la lui cachai point; & je lui avouai que j'aurois beaucoup d'obligation a un homme qui me procureroit quelque bonne place dans un bureau. Je ferai votre affaire , me dit alors le marquis. Je connois un partifan a qui je parlerai de vous , & je fuis afTuré qua ma confidération, il vous rendra fervice,. Le marquis ne fe vantoit pas d un crédit qu'il n'avoit point. II écrivit en ma faveur a un foidifant fon parent, intérefïé dans deux ou trois compagnies de maltöte; & ie mot de mon cher coufm , répété dans deux ou trois endroits de fa lettre , fit des merveilies. Comme j'étois porteur du billet , le p.rtlfan me recut gracieufement contre la coutume de ces meffieurs , qui font aux commis ün accueil rébarbatif • & il n'eut pas fi-tó.t vu de mon écrkure , qu il m'arréta pouc P3  2j0 AvENTURES I5U ChEVAEIER travailler fous lui, en me difant qu'il vouloit mö former 1'efprit & la main. II me mit d'abord au fait des affaires parficulières, fi bien qu'au bout de fix mois, il s'en repofoit fur moi entièrement. A 1'égard de ce qu'il appelloit les affaires du roi, il étoit plus réfervé : c'étoient des fecrets pour tout autre que des intéreffés. Quelquefois en arrivantdela ville, je lui faifois des complimens de la part de fon coufin le marquis , que je n'avois pourtant pas vu, & avec lequel je cefTai d'entretenir eommerce ; ce qui le mettoit de fi bonne humeur , qu'il fe répandoit volontiers en difcours qui ne finiffoient point. Alors il me faifoit des épanchemens de cceur qui fervolent k m'initier dans les facrés myftères de la maltöte. A 1'entendre , une affaire n'étoit pas des meilleures quand elle ne rendoit que cent pour cent. Si je lui avois été moins utile , il m'auroit placé de facon que j'euffe pu m'engraiffer; mais par malheur pour moi, il s'étoit accoutumé a ne fe plus mêler que des grandes affaires, & a m'abandonner les petites. Que de pofies lui vis - je donner k des gens qu'a peine il connoiffoit ! II étoit fi obligeant, qu'il rendoit fervice a quiconque fe préfentoit a lui, & fi défintéreffé, qu'il déciaroit qu'il ne recevroit ni argent  de Beauchêne. Liv. 111 231 ni préfens de perfonne, difant qu'il étoit trop fatisfait quand on remplifToit fon devoir. II eft vrai que fa femme interprétoit ce devoir a fa guife , & tiroit parti de tout. Selon les lieux ou fe rendoient les commis a qui fon époux procuroit des emplois , elle les prioit de lui faire des commiffions qui entretenoient chez elle 1'abondance ; & les commiiïionnaires , par reconnoiffance ou par timidité, ne parloient jamais de ce qu'ils avoient débourfé. Dès qu'elle favoit 1'endroit oü chacune de ces petites fangfues alloit apprendre a fucer , elle s'informoit du commerce qui s'y faifoit , & de ce que produifoit le terroir ou 1'adreffe des habitans; vins, cidres, patés, gibier, beurre & fromages de toute efpèce , pleuvoient au logis tous les jours. Mais le peu d'intelligence d'un commis dérangea ce manége de la dame. Un jeune homme avoit obtenu un emploi a SaintValery en Picardie : la patronne fut qu'on fai« foit prés de-la de bifcuits fecs , affez bons , & qui ne font connus que fous le nom de bifcuits d'Abbeville; elle écrivit auffi-töt au jeune homme pour le prier de lui en envoyer une caiffe, lui mandant que fon mari les airnoit beaucoup, & qu'il en vouloit faire quelques préfens. Vous m'en marquerez le prix, ajoutoit-elle dans fa lettre , afin qu'on yous le fafiè toucher fur le champv ?4  2-32 AvENTURES DU ChEVALIEI* Le commis , trop exact, envoya les bifcuits 9 & marqua qu'il y en avoit pour dix piffoles , qu'il paieroit au marchand fi-töt qu'on lui auroit fait tenir cette fomme par une lettre de change ou autrement. Cette réponfe déplut a la dame , qui la trouva pleine d'étourderie êc d'itvgratitude. Et pour apprendre a ce novice ce que les pygmées des finances doivent aux intéreflés dans les affaires du roi , elle le fit promptement révoquer, & fa place fut donnée a un autre. Ce malheureux commis, qui n'avoit vu la terre d'abondance que de deffus la raontagne , n'ayant pas eu le temps de réparer fa faute , ne put payer le marchand de bifcuits ; mais il lui remit la lettre par laquelle il avoit été chargé de 1'achat, & lui enfeigna le norn &c la demeure du maltótier a Paris. Le marchand part pour cette ville , s'adreffe directement au partifan , & lui demande Ie paiement de fes bifcuits. Le financier fe moque de lui, & le traite même de frippon. Que fait Ie marchand ? II prouve 1'envoi de Ia caiffe adreffée au partifan , & la réception qui en a été faite en fon nom. Enfin , il fe donne tant de mouvemens qu'il découvre jufqu'a la boutique oü 1'on a compté dix écus pour lefdits bifcuits a la maltóiière. Tel fut 1'écueil oü fe brifa la réputation de généioiiïé que le financier s'étoit acquife , & Is  de Beauchêne. Liv. I1T. 233: monde, qui eft fort méchant, le crut complice du procédé de fa femme. Ce qu'il y eut encore de plus facheux pour lui, c'eft qu'au lieu depayer le marchand pour éviter 1'éclat, il fe laiffa pourfuivre en juftice, & fit rire tout Paris a fes dépens. II ne pouvoit plus paroitre dans les rues fans entendre crier a fes oreilles : bifcuits d"Ab* bi' ville. II acheta dans ce temps-la (1) , pres de Paris , une maifon de campagne oü il étoit prefque toujours avec fa femme & fa fille, comme s'ils n'euffent ofé fe montrer dans la ville depuis 1'hiftoire des bifcuits. Pendant fon abfence , j'étois chargé de fes affaires. II avoit une entière confiance en moi. De mon cöté, étant plus fouvent dans une falie d'armes ou a Ia promenade qu'a mon bureau, j'étois obligé de faire porter le bat a mon commis en fecond; commis qui véritablement commencoit a en faire quelques fonctions , mais fans ceffer, tant il étoit officieux, de nous fervir a table, & d'exercer par interim 1'emploi de valet, en attendant qu'un autre vint le relever. Combien de riches financiers ont débuté de cette facon. Nous allions, mon confrère & moi, tous les famedis au foir a la campagne , & nous enre- (O 1688.  2J4 AVENTURF.S DU CHEVALIER venions les lundis de grand rnatin. Nous y paffions auffi toutes les fètes , pour ne pas mettre le pot au feu dans deux endroits fans néceffité. Nous e'tions toujours bien regus , paree qu'il n'y avoit d'amufemens & de plaifirs dans cette maifon que quand nous y étions. Comme on n'y regarde pas de fi prés a la campagne , la femme de chambre & le valet-commis mangeoient avec nous a la grande table. Cela rendit infenfiblement celui-ci moins timide , ou plutöt plus entreprenant. Un autre a fa place s'en feroit tenu a la cuifinière , ou n'auroit élevé fa penfée que Jufqu'a la femme de chambre ; mais lui, plus ambitieux, forma le defTein d'être Ie favori de Ia fille de fon maitre , & de puifer ainfi le droit légitime de s'enrichir aux dépens du public dans le plus pur fang d'un opulent maltótier. Son triomphe, a la vérité, eut été plus glorieux, s'il eut eu des rivaux a combattre , & que la place qu'il vouloit attaquer eut été mieux fortifiée qu'elle ne 1'étoit. Le financier & fa femme , incapables de tout autre foin que de s'enrichir , ou perfuadés que lorfqu'une fille ne fe garde pas elle-même , on feroit en vain , comme Acrifius, les frais d'une tour d'airain, laiffoient a la leur un pouvoir defpotique fur fes appas. II eft vrai qu'elle en avoit fi peu, qu'il fembloit qu'elle n'eüt qu'afe montrer pour écarter  de Beauchêne. liv. III. 23^ par fa laideur le galant ie moins dégoüté. Pour moi, je la trouvois fi refpeótable , que je ne pus avoir qu'une ftérile reconnoiffance de mille tendres attentions qu'elle avoit pour moi. Quand je me mettois en frais de lui dire quelque douceur, ce qui m'arrivoit rarement, je Ia fuyois auffi-töt pour lui cacher la violence qu'elle auroit vu que je venois de me faire. Elle fit tant de démarches inutiles pour me plaire , qua la fin elle fe laffa de m'agacer; & rabattant fur le commis a deux mains , qui ne lui faifoit que trop connoïtre fon amour par fes regards , elle n'oppofa point un nuage aux embraffemens de ce nouvel Ixion. Tandis que, moins délicat que moi, il poiTédoit tranquillement les bonnes graces que j'avois dédaignées , le hafard m'engagea dans une galanterie fort propre a donner a un galant écolier les élémens du Iibertinage. Je m'avifai un foir de me déguifer en efpagnol pour aller au bal dans une grande maifon. Cet habillement convenoit fort a la fineffe de ma taille, & j'étois fi perfuadé, que je pouvois paffer pour ce qu'on appelle un beau-fils , que j'afreótai de ne me mafquer qu'en entrant dans la falie du bal. Dès que j'y parus , quelques dames commencèrent a me faire des mines. J'y répondis; Ie pour un novice je ne jouai point mal mon  236 AvENTURESDU ChEVALÏEE role. Je fis un coup de maïtre pour mon coup d'effai. Je forcai un des plus fuperbes mafques de 1'affemblée a facrifier a 1'idole efpagnole. C'étoit une dame vêtue en amazone, & qui avoit un air de princefle. Elle me fixa d'abord , & me ferra la main en paffant auprès de moi. Je jugeai que , fans quelque argus qui 1'accompagnoit, elle ne s'en feroit peut-être pas tenue la y & je pris le parti de la fuivre fans affeéhtion. Elle s'en appercut, & je crus remarquer qu'elle mouroit d'envie de me parler. Je ne me trompois point. Pendant qu'un homme qui étoit avec elle alla lui chercher des oranges & des bifcuits , elle s'approcha de moi avec précipitation, & me dit, fans autre préambule , que fi j'étois difcret & capable d'un attachement , je n'avois qu'a lui dire mon nom & mon adreffe ; ce que je ne manquai pas de faire avec empreffement. En méme temps je voutus lui baifer Ia main , qu'elle m'avoit tendue; mais elle Ia retira fort vïte , dans la crainte apparemment que fon jaloux ne vit cette aétion , & un inftant après elle difparut de Ia falie du bal. On ne fauroit s'imaginer avec quelle impatience & quelle agitation je palfai les deux jours fuivans. Je n'ofois fortir de peur de ne me pas trouver au logis a 1'arrivée du mercure de ma déeffe. Je me tenois dans mon bureau jufqu'a.  de Beauchêne. Lh. 11L 237 fheure des fpectacles. Alors j'alois a la comédie ou a 1'opéra, dans 1 'efpérance d'y rencontrer la perfonne que je cherchois, comme fï j'euffe dü la reconnoitre , quoique je ne 1'euffie vue que mafquée; j'examinois toutes les dames qui paroient les premières loges, & il me fembloit quelquefois que parmi des marquifes & des ducheffes , je démélois la nymphe qui me tenoit au cceur. J'efpérois du moins qu'en m'étalant fur le théatre, je me ferois remarquer d'elle , & Fobhgerois a me tirer d'inquiétude. Néanmoins, malgré la bonne opinion que j'avois de mon me'rite , je ne laiffois pas de penfer auffi que mon amazone, bien différente de celle d'Alexandre , pouvoit n'avoir eu envie que de fe moquer de 1'Efpagnol en le faifant foupirer a la mode de fon pays. J'étois depuis fix jours dans cet état violent, lorfqu'une bonne femme , auffi matinale, mais moins belle que I'aurore, me fit éveillcr pour me dire de la fuivre oü elle avoit ordre de me conduire. Je devinai bien de quoi il s'agiffoit. Je priai la vieille de me donner le temps de m'habiller ; & quand cela fut fait, nous voila tous deux dans la rue. Je voulus lui faire quelques queftions fur fa maïtreffe : Ne me parlez point, monfieur, me dit - elle , & fouffrez que |e marche devant vous. J'obéis, de peur de  258 Aventures nu Chevalier perdre par mon indifcrétion peut - étre une fortune brillante. Chemin faifant, attentif k tous les pas de ma conductrice , chaque fois que je Ia voyois prés de quelque grand hötel, je m'imaginois qu'elle y alloit entrer , & je me trompois toujours. Elle s'arrêta devant une maifon qui ne s'accordant pas avec 1'idée que je m'étois faite de mon amazone , ne me parut pas devoir être fa demeure. J'aime mieux croire que c'étoit une maifon d'emprunt pour me re cevoir plus fecrètement. C'étoit pourtant la qu'elle faifoit fon féjour ordinaire, & la magnifïcence qui régnoit au - dedans me fit bientöt oublier la modefte apparence du dehors. Je traverfai trois ou quatre pièces d'un appartement fuperbement meublé ; d'oü je paffai dans une falie oü la nappe encore mife & un grand débris de verres & de bouteilles me firent juger que 1'on venoit d'y paffer la nuit a table. De - Ik on m'introduifrt dans un cabinet oü je n'entrai qu'en tremblant; mais mon trouble étoit affez juftifié par la nouveauté de me voir jouer un róle d'homme k bonnes fortunes. Ma princeffe , jugeant k mon air timide & embar^ raffé que j'avois befoin qu'on me faconnat, en voulut bien prendre Ia peine pour mettre Ia dernière main a mon éducution. En nous féparant nous convïnmes du jour que nous nous  DE BEAUCHê NE. Llv. III. 2jg reverrions, & elle me fit accepter malgré moi le premier bijou qui lui tomba fous la main entre mille qu il y avoit fur fa toilette ; c'étoit une fort belle tabatière d'or. Je devins généreux a mon tour , je donnaï deux écus a la vieille qui m'avoit amené la , & j'appris d'elle , pour mon argent, que fa maitrelfe , a qui je n'avois ofé marquer la moindre curiofité la-delfus, étoit une fille de théatre honoraire, qu'après avoir quelque temps brille fur la fcène , elle s'étoit retirée , & fe bornoit fagement a ruiner une riche dupe qui 1'accabloit de préfens , que ce galant avoit paffé la nuit chez elle avec deux de fes amis, & qu'il avoit fallu les porter tous trois de la table a leurs carroffes. Je fus obligé de rabattre un peu de la haute idéé que je m'étois faite de mon héroïne. Ce n'eft pas qua la fagon feule dont elle avoit ébauché cette intrigue, je n'euffe dü juger fainement de fa condition ; mais il y a tant de femmes d'importance qui enchériflent fur les aventurières en fait de débauche , que la chofe étoit problématique. Si je perdois du cóté de l'honorable , j'en étois bien dédommagé par le plaifir d'être aimé d'une perfonne fort aimable, & de plus a la mode. Outre cela elle me facrifioit un illuftre rival, un haut & pnif-  &\o Aventures du Chevalier' fant feigneur, avec qui je n'étois pas peu fier de contracter une efpèce de confanguinité. Le jour que nous avions choi'ï pour une feconde entrevue fe paffa tres - agréablement. Je m'en retournai a mon bureau avec une montre d'Angleterre que je ne pus encore me défendre d'accepter. II en fut de même dans toutes les autres vifites que je fis a cette généreufe coquette. Elle me forca toujours a recevoir d'elle quelque bijou, entr'autres un diamant de mille écus que je donnai dix ou douze ans après a mon époufe pour préfent de nöces. ( I ) En quatre ou cinq mois de commerce dans ce Pérou , je me mis fi bien en fonds, que je commengai a croire que je faifois beaucoup d nonneur a mon maltótier en daignant demeurer chez lui. Quoique prefque toutes fes affaires me paffaffent par les mains, il ne pouvoit me foupgonner de m'ctre engrailfé dans fa maifon , puifqu'a proprement parler, je n'avois eu en maniement que du papier & la bouteille a 1'encre; c'eft pourtant de cette maifon , de laquelle je ne devois attendre ni bien ni mal , que partit forage qui renverfa ma fortune peu folide, & qui , comme un tourbillon ,  öS Béaüchëne. Llv. Iït 2.4Ï tourbillon , me tranfporta dans une terre étrangère , ainfi que je vais vous le dire. L'intrigue du commis a deux mans , mon demi - confrère, avec la fille de fon maitre , quoique conduite fecrètement , devenoit de jour en jour plus difficile a cacher , & vous vous imaginez bien pourquoi» La taille de la pauvre enfant fe gatoit a vue d'ceil. La mère s'en appergut, & en avertit fon mari. Ils tinrent tous deux confeil ia-deifus ; & fe gliffant une nuit dans la chambre de leur fille pendant qu'elle dormoit, ils découvrirent ce qu'ils cherchoient , & fouhaitoient de ne pas trouver. Nouvelle & mife'rable Califto, qu'elle honte pour toi de voir a nud ton coupable embonpoint expofé aux yeux, non de fcrupuleufes compagnes , mais d'un père outragé & d'une mère en fureur! En faifant cette découverte, le père éleva la voix, & adreffa ces paroles a fa fille d'un ton fi haut, que je les entendis diftinéïement de ma chambre , qui n'étoit féparée de celle oü fe paffoit cette fcène que par une foible cloifon. Infame que tu es, veux-tu donc nous perdre entièrement ? Ce n'étoit pas affez de la malheureufe affaire d'Abbeville; il iauc en* care que nous ayons le chagrin de donner une nouvelle matière au monde ds rire a nos dé- Totne L Q  242 AvENTURES DU CHEVALIER pens. Ces mots furent fuivis d'une grêle de foufflets , & de coups de poing que la mère fit tomber fur la dclinquante , qui fe fentant réveiller fi défagréablement , fe mit a pouffer des cris éclatans. Le financier, plus modéré que fa femme , 1'empêcha de continuer a maltraiter fa fille, a laquelle il demanda par qui elle avoit eu la foiblelTe de fe laiffer féduire. Elle héfita quelque temps a répondre, malgré la menace qu'on lui faifoit de lui caifer les bras a coups de baton, fi elle ne parloit; mais foit qu'elle craignit que la balfeffe de fes inclinations ne lui attirat le chatiment qu'on lui promettoit , foit qu'elle ne fut pas fachée de fe venger du mépris dont j'avois payé mille avances qu'elle m'avoit faites , & qu'elle crut qu'on m'obligeroit a 1'époufer , elle eut 1'effronterie de dire que c'étoit moi qui avois triomphé de fa vertu. Quelque étonné que je fuffe de 1'impudence qu'il y avoit dans cette accufation , j'écoutai fort attentivement le refte d'une fcène qui commencoit a m'intéreffer. Je n'en perdis pas un mot. Le mari & la femme me prodiguèrent des épithètes qui marquoient bien leur reffentiment. Ils n'étoient embarraffés que de 1'efpèce de vengeance a laquelle ils devoient s'arrctcr. La femme ne parloit que d'aüommer,  ge Beauchêne. Liv. HL que de rouer de coups; mais le maltötier, moins Vif & plus politique, fut d'avis que , pour fö délivrer d un monftre tel que leur fille , il falloit me la faire époufer , & nous abandonner enfuite tous deux a notre mauvais deftirt* S'il s'avife j difoit - il, de faire la moindre réfiftance a nos volontés, je le ferai pourrir. dans un cachot. L'efpérance qu eut 1'accufatrice que je préfe'rerois fa pofTellion, quelque fujet que j'euffe de n'en être pas content, a une prifon perpétuelle , la confola des coups qu'elle avoit recus, Elle me dit le lendemain d'un air infolent, que c'étoit ma faute fi elle avoit été réduite a Ia facheufe néceffiré d'employer un tiers pour me rendre fervice malgré moi. Que fes parens n'auroient jamais voulu confentir a nous marier tous deux fans cette heureufe faute, qu'un excès d'amour pour moi lui avoit fait commettre. Cela pouvoit être encore vrai, & cependant telle fut mon ingratitude, que , fans lui tenir compte de fa bonne volonté, je pris incivilement la liberté de la pouffer par les épaules hors de mon bureau , oü elle avoit eu la hardieffe de venir m'annoncer la réfolu' tion oü fon père étoit d'unir nos deftinées» Un moment après avoit eu avec elle cet en> tretien, je vis paroitre le maltótier, qui m'Z*  ï>44 Aventures du Chevalier' dreffia un long difcours qu'il avoit prépare , pour me faire valoir la bonté qu'il avoit de vouloir bien livrer fa fille a un aventurier, au lieu de le mettre entre les-mains de la juftice pour le faire punir comme un fuborneur de la fille -de fon maitre. Je lui répondis froidement qu'il me prenoit pour un autre : que fi fa fille avoit fait un faux pas , ce n'étoit pas moi qui le lui avois fait faire : que je la trouvois plus propre a éteirtdre la concupifcence qu'a 1'allumer; en un mot que n'ayant pas été fon ga-« lant, je ne ferois jamais fon époux, L'air dédaigneux dont je pronongai ces paroles piqua le maltötier , qui fe faifant violence pour me cacher la fureur qui le dominoit, me dit en s'éloignant de moi: mon petit monfieur , fakes la-defïus vos réflexions 5 ic ne m'obligez point a vous prouver que j'ai encore affez de crédit pour humilier votre fierté. Je lui repartis , mais il n'entendk pas , que mon parti étoit -tout pris , & que bien différent des pareffeux qui aiment a trouver befogne fake , je ne voulois pas recueillir le fruit des peines de mon prochain. Le jour fuivant, Ie financier me demanda qu'elle étoit ma réfolution fur ce qu'il m'avoit própofé. Je lui répondis que je ne pouvois en prendre d'autre, que de le prier de fe pourvok  »e Beauchêne. Lïyl UT. 2$y dun nouveau commisy & d'examiner mes livres. Voila donc reprit-il, a quoi vos réflexions ont abouti. J'en fuis fiché pour vous.. En achevant ces mots, il me quitta pour aller employer contre moi tout fon crédit, & pour ft venger d'un refus dont il ne connoiffoit pas:, la juftice. II n'y travailla pas en vain-: je fus arrêté' deux jours après dans la rue par une trouped'archers qui vinrent fondre fur moi. J'eus beau leur dire que je n'avois pas envie de' faire la moindre réfiftance , ils me fecouèrenfr & me houfpilferent cfautant'plus , que chaquefecouffe- faifoit tomber dans leurs mains, ma,, tabatière, m-a montre , ou mon argent. Ils me jettèrentenfuite dans un fiacre , & me conduifirent au cbatelet. Avant que d'y arriver , je pris garde que j'avois encore au doigt mon-, diamant; heureufement-pour moi, mon efcorte ne 1'appergut point; ce qui m'épargna une furieufe fécouffe. Pour Ie fauver des griffes de ces oifeaux de proie, qui font des voleurs privilégiés , je- fis fi bien qu'avec mes dents je le détachai de i'anneau , & le gardai dansma- bouc!ie. Ce qui, fans doute , avoit déterminé le makötier a me faire gïter fi promptement au dutelet, c'eft qu'il avoit appris qu'il en de-  '34 la favoient bien , & 1'enfeignoient aux enfants de leur cabane. Une feule chofe nous fcandalifa dans la conduite de ces filles : elles avoient avec nous des manières fi peu mefurées, qu'elles fembloient nous faire l'amour. Ce qui redoubla notre étonnement, c'eft que mademoifelle du Clos qui étoit témoin de leurs agaceries , bien-loin de s'en offenfer, paroiffoit les autorifer. Elle rioit en elle même de notre fürprife ; & devinant bien que nous étions curieux d'en apprendre la caufe , elle nous la dit un jour en nous promenant dans une ile auffi fertile qu'agréable , que fon foldat ingénieur faifoit fortuier au feul endroit ou elle n'étoit pas inacceffible. Avouez - moi la vérité, meffieurs , nous ditelle , n'eft - il pas vrai que vous ne ftivez que penfer des airs libres que je laiffe prendre a mes filles: quoique je les chériflé 'autant qu'une tendre mère aime fes enfants, je ne puis toutefois trouver a redire a ce qu'elles font je fuis  be Beauchêne, Lip, IV, api; affurée que vous ne les condamnerez plus vous* merries , quand vous ferez informés de 1'état malheureux oü mes fauvages font réduits. Croirez - vous bien que de cinq a fix mille perfonnes que contiennentles trois habitations qui, comme celle - ci, me reconnoiffent pour fakagame , & qui font prés du tiers des hurons, il n'y a pas préfentement quatre cents hommes capables de porter les armes ? Les iroquois leurs voifins ont détruit les trois quarts de cette nation ; & privé 1'autre quart dans la dernière guerre de fes meilleurs défenfeurs, je veux dire de tout ce qu'il y avoit de jeuneffe propre a combattre vigoureufement. N'avez-vous pas remarqué qu'ici les hommes font prefque tous au-deffous de vingt ans, ou bien au - defius de cinquante, & qu'il y a du moins dix fois plus de femmes que d'hommes. Jugez donc fi, dans cette fituation, mon peuple n'eft pas intérelfé a die/cher les moyens de fe conferver. D'ailleurs , pourfuivit la fakgame , le mariage n'eft point regardé dans ce pays comme un engagement qui vous lie pour toujours. On fe marie aujourd'hui, & demain 1'on fe quitte» un mari foit abfent, fa femme en prend un autre qu'elle garde jufqu'a fon retour. Eft-il revenu? elle renvoye celui des deux qu'elle aime le moins. Ge n'eft pas, meflieurs, ajouta- T %  09a Av entures du Chevalier t-elle en fouriant, que j'exige de votre complaifance que vous entriez dans les vues politiques de mes fauvages aux dcpens de votre religion. Je ne vous rapporte ceci que pour juftifier le'-peu de retenue des filles de ma fuite. Je ne puis cependant vous cacher que les chefs de mon confeil doivent vous prier de ne pas dédaigner de prendre pour femmes, pendant que vous ferez dans ce féjour , celles que vous trouverez le plus a votre gré; fi vous leur accordez cette grace, vous les verrez refpe&ées, chéries & nommées 1'appui de la nation. Le jeune homme qui m'acompagnoit dans ce voyage, & qui, de fon naturel n'étoit pas fort fcrupuleux, parut un peu ému de cette peinture ; & pénétré du ravage qu'avoit fait dans ce pays un déluge d'iroquois, ce nouveau Deu•calion auroit volorrt.ers contribué a réparer ce malheur; mais quelle que fut fa bonne volonté la-deflus, j'eus affez de pouvoir fur lui pour i'empécher d'étre fi charitable en lui faifant obferver que cette liberté de contrafter des mariages de deux jours , n'étoit dansle fond, qu'un vrai libertinage pour les frangois. Dans un autre entretien que j'eus avec mademoifelle du Clos, je lui contai mes brouilleries avec le commandant du fort, le danger cme j'aveis couru en mangeant avec lui, & lui  de Beauchêne. Lip. IV. aoj fis Ia defcription de la retraite que j'avois choifie pour me mettre a couvert des trahifons de cet officier. Elle m'apprit de fon cóté tout ce qu'elle avoit fait depuis notre féparation , & je 1'admirai dans toutes fes démarches. Quand votre peuple , lui dis-je , feroit cent fois plus nombreux qu'il n'eft, il ne feroit pas moins foumis a une fakgame telle que vous. Effedtivement, fa politique dansles moindres chofes, fa prudence a ne propofer que des changemens utiles dans les ufages du pays , fon adreffe a ménager fon crédit en fuivant elle-même des coutumes qu'elle n'approuvoit pas, pourvu d'ailleurs qu'elles fuffent indifférentes pour fe bonheur ou Ie malheur de ces bonnes gens, tout cela fuppofoit un génie fupérieur & capable de tout. Je lui demandai un jour pourquoi aucurt. francois ne logeoit dans fa cabane. Je n'ai garde me répondit-elle , de les tenir auprès de moi, ni même de leur parler jamais en particulier; premièrement, paree que je ne veux plus paroitre francoife , ni donner aux efprits inquietsIa moindre oecafion de penfer que je fonge k quitter ce pays - ci; la feconde raifon que je veux bien vous avouer , quoiqu'avec quelque peine , c'eft que j'ai plus de confiance en mes fujets qu'en ceux de Louis XIV. Non, monfieur, je ne dormirois pas fi tranquillement que T3  Aventures r>v Chevalier je fais , fi je me voyois a la merci de perfon-nes qui font ici tous les jours des aétions perfides. Ce qui n'eft pas a la vérité fort furprenant, puifque fi vous en exceptez un petit nombre , les francois qu'on envoye en Canada font tous des libertins chaffës de leur patrie comme des perturbateurs du repos public. Je vous dirai encore, ajouta-t-elle, que j'ai pris pour mes hurons une tendrefTe qu'ils méritent bien. Vous ne fauriez croire combien de pleurs , de cris & de gémiiïemens leur a coiité une légere maladie que j'eus, il y a quelque temps, tandis que les francois qui font dans cette habitation comptoient peut- être ce qui pöurroit leur revenir de mes dépouilles. Auffi je diftingue bien les uns des autres. Je ménage les francois , paree que j'ai befoin d'eux ; mais ü-. tót que je pourrai m'en paffer, je n'en gar-. derai que trois ou quatre que je connois pour très-honnêtes gens, & qui font dès- a* préfent comme mes confeillers, puifqu'ils donnent dans mon confeil leurs avis, de même que les anciens de la nation. Les deux principaux font le foldat que vous avez vu occupé a faire forti« fierl'ile, dont je prétends qu'on faffe une afyle fur, en cas d'irruption de la part des iroquois; Ie fecond eft un breton fort entendu, & par , i a\is duquel pous nous gouvernons pour amé-  de Beauchêne. Liv. IV. 295liorer le pays. Le premier eft mon miniftre de la guerre , & 1'autre mon chancelier. C'eft celui-ci qui a fait tranfplanter dans ces Iieux quantité de vignes fauvages qu'on trouve vers le lac Ontorio. II a même fait cucillir la tant de raifin, qu'il nous en a fait une groffe provifion de vin. "Véritablement, c'eft un vin fi rude, qu'il n'eft pas potable; mais il ne nous en eft pas moins utile; nous en faifons de 1'eaude-vie, qui fupplée a celle qu'on alloit prendre a votre fort, avant notre brouillerie avec le commandant. Mon breton m'afTure qu'il tirera encore de 1'eau-de-vie de la lie du cidre, qu'il prétend faire des fruits de plufieurs milliers de pommiers que nous avons, & dont il a choifi les plus beaux pour enter deffus de bonnes elpèces de fruits qu'il a fait chercher. jufqu'a Montréal & a Frontenac. Ce n'eft pas tout , continua-t-elle , avant mon arrivée , les femmes qui favoient filer au fufeau, faifoient de cette facon des capuchons, des couvertures de lit , & des bandes en forme de jupons fort courts , le tout avec cette belle laine de Cibolas ou beeufs fauvages que nous avons ici: mais depuis que j'ai fait femer du chanvre ( 1) qui vient admirablement bien dans ce (O Ti  2$6 AvtNTUMS 13U ChEVALIEÉ pays, j'ai introduit 1'ufage du linge, & il n'y t plus perfonne dans cette habitation qui ne porte des chemifes , a la réferve des jeunes gens quand ils vont a la chafTe, fur-tout des Cibolas ; comme ils s'écartent alors , & vont fort Ioin vers le fud-oueft , ils ne veulent porter que leurs armes. Si quelque chagrin interrompt le cours des plaifirs que je prends a contempler mon ouvrages, c'eft que je ne vois perfonne a qui je puiffe infpirer Pattachement que j'ai pour mon habitation , & qui foit capable d'achever de Ia rendre heureufe , ou du moins de 1'entretenir après ma mort fur Ie pied oü je 1'aurai laiffée. Cette réflexion m'afflige , d'autant plus que mes fauvages fe montrent plus reconnoiffans du peu que j'ai fait pour eux; leur bonne foi , leur fimplicité, leur bon cceur me les rendent fi chers que fi 1'on m'en féparoit, je quitterois fans balancer ma familie & ma patrie pour les venir rejoindre. Je ne fuis nullement étonné de votre extreme tendreffe pour eux, interrompis-je en cet endroitj, tant je fuis perfuadé qu'il eft doux, dans quelque lieu qu'on foit, d'être honoré & comme adoré d'un peuple nombreux. Je ne fais fi Famöur propre n'entre pas pour quelque chofe dans votre amitié pour ces bonnes gens. Vous n'en.  de Beauchêne. Lip. IV. 207 devez pas douter, reprit mademoifelle du Clos; il y trouve parfaitement fon compte. Je vois avec une fatisfaction fingulière le refpecf & l'amour qu'ils ont pour moi. Imaginez-vous ces autorités defpotiques qui fe font obéir d'un coup-d'ceil : telle eft la mienne, & j'ofe dire encore plus agréable, puifqu'elle eft fondée feulement fur 1'affection & non fur la crainte. Je remarque même tous les jours qu'en bien des chofes, ils vont au-devant de ce qu'ils croyent devoir me faire plaifir , & pour fe conformer a mes manières , ils s'écartent des leurs. C'étoit, parexemple, une coutume établie parmi eux d'entrer les uns chez autres, & de s'y affeoir a la première place qu'ils trouvoient fans dire mot , ni fe faire la moindre politeife ; préfentement , ils s'entrefaluent en inclinant un peu la tête en fouriant , paree qu'ils ont obfervé que c'eft ainfi que j'en ufe avec eux quand ils m'abordent. Ceux qui m'approchent le moins , & qui font a cinquante ou foixante lieues d'ici ne m'appellent que le bon efprit , & Famie du grand Onuntio d'en-haut. Ils me donnent ce nom depuis que les voyant dociles fur la cor* noilfance de dieu , je les ai accoutumés a ne point commencer d'entreprife confidérable fans lever les yeux au ciel, pour demander 1'alEf-  2^8 AvENTURES DU CHEVALIER tance du grand Onuntio, qui a fait le ciel , la terre, le foleil , la lune & tous les alfres , qui nous a crée's pour 1'adorer & 1'aimer, & qui ne veut pas que nous faflions de mal. Ce qu'ils obfervent aujourd'hui fort religieufement, tant en ma préfence qu en mon abfence. Ce qui fait voir combien il feroit aifé de leur faire embrafler le chriftianifme, fi les miiïionnaires qui 1'entreprennent y apportoient autant de prudence qu'ils ont de zèle pour la gloire de dieu; mais ces nouveaux apótres fe regardent comme martyrs dès qu'ils mettent le pied fur ces terres ; & renoncant a la vie, prennent effëctivement toutes les mefures poffibles pour arriver a ce buttr Au lieu de paroïtre d'abord ne vouloir que le bien temporel de ces fauvages pour les conduire infenfiblement au fpirituel, ils débutent par déclamer contre leur religion dans des termes qui révoltent ces malheureux , qui s'imaginent entendre des blafphcmes , & par leur prêcher des verités abftraites , comme fi des hommes groffiers pouvoient les comprendre Comment ces auditeurs tout matériels croiront-ils des myftères, eux , qui ne fauroient croire d'autre bonheur au pays des morts, a ce qu'ils difent, que celui de n'y avoir point de froid , d'y trouver de meilleur maïs a de 1'eau-de-vie a difcre'tion, des chafles oü k  de Beauchêne. Liv. IV. 29$ gibier fe préfentera de lui-méme aux chaffeurs, & aura un goüt exquis ; & enfin une paix éternelle avec les francois & les iroquois. Cependant, quoique mes hurons penfent de • cette forte , je ne crois pas qu'il foit impoffible d'en faire de bons chrétiens. Si vous pouvez m'envoyer quelque habile miffionnaire qui veuille ne rien précipiter, ne rien faire a fa tête, en un mot, fuivre mes confeils, je lui fauverai le martyre , & 1'aiderai a convertir ce canton de fauvages. C'eft de quoi je vous prie d'informer le père récolet notre protecteur, & de lui mander en mêmetemps que je travaille pour le fervice de dieu, & pour celui du roi, en travaillant pour le bonheur de ce peuple. Que ce grand monarque le garantifTe feulement de la fureur des iroquois, & je réponds du refte. Piiez auffi fa révérence de ne rien e'pargner pour cffacer les mauvaifes impreffions qu'ont pu faire fur 1'efprit du gouverneur, les plaintes de quelques miffionnaires au fujet des hurons, qu'ils ont voulu faire paffer pour un peuple inconftant, perfide & barbare , pour s'étre conduit füivant les ufages de fa nation regus des anciens. Les hurons, a-t-on dit, ont tué , ont mangé les prifonniers qu'ils ont faits quand on a tenté des defcentes fur leurs cötes. Ce font donc les fauvages les plus cruels, des anthropophages , des monftres...,  500 AvENTURES DU C HE VA E IER Eh ! bon dieu, devoit-il faire autrement ? Ji*geons-en fans prévention. Ils voyent arriver chez eux des ennemis qui ö'ont a leurs yeux rien que de terrible, monftrueux , de furnaturel, qui ont des tonnèrres a leur difpofition , & font prefque invulnérables. Que de prodiges! Le moyen de n'en être pas épouvanté ! Si les hurons, en défendant leurs vies, ont Ie bonheur de fe faifir de quelqu un de ces redoutables ennemis , pourquoi ne les tueront-ils pas pour s'en défaire ? Il y auroit de I'imprudence a 1'épargner. Oui ; mais, dirat-on, pourquoi le manger? Hé, pour quelle raifon voulez-vous qu'ils ne le mangent pas? C'eft leur coutume de traiter ainfi les ennemis qu'ils peuvent prendre. Trouverions - nous bien raifonnable , un chafleur qui n'ayant jamais vu que des perdrix rouges, n'en tueroit pas une grife qui viendroit dans fon canton , ou qui 1'ayant tuée, & la voyant groffe & graffe , 1'enfouiroit plutót que de la manger ? Nous ne jugerions jamais témérairement , fi, Iaiffant-Ia nos préjugés , nous nous mettions a Ia place de ceux de qui nous voulons être les juges. Si les peuples de ce nouveau monde, nous prévenant dans 1'art de la navigation , étoient venus les premiers a Ia découverte de nos cótes, que n'auroient-ils pas eu a raconter de la  de Beauchêne. Liv. IV. 301' Trance a leur retour chez eux ?. Ayant découvert au nord-oueft une terre inconnue, diroient-üs , nous réfolümes d'y defcendre pour en prendre poffeffion au nom du chef de notre nation , & d'y faire adorer nos dieux. Quelques pêcheurs dont nous tachames de nous faifir pour nous informer du pays & des peuples qui 1'habitoient, s'étant enfuis fur une groffe habitation voifine, ces barbares, au lieu de nous offrir du tabac & du maïs, ou du moins de nous lailfer chafTer Sc prendre de 1'eau, firent pleuvoir fur nous une gréle de gros cailloux noirs & ronds qui nous renverfoient, fans que nous viffions les gens qui les jettoient. Ce n'étoit que fumée, éclairs & coup de tonnèrre épouvantables. Ceux des nötres que nous avions mis k terre fe fentant frappés, ne fachant contre qui fe défendre , regagnèrent nos canots , & priient le large. Alors plufieurs de ces fauvages fortirent de deffous leur habitation comme les bêtes farouches fortent de leurs antres quand la nuit commence. Bs nous parurent tous couverts de peaux de difFérentes couleurs , d'une figure extraordinaire, & vêtus de facon qu'on diroit qu'ils doivent avoir de la peine k fe remuer. ïls examinèrent attentivement nos morts étendus fur le rivage, & au lieu d'en manger la chair encore toute fraïche, ils les enfouirent fous terre  302 A V Ë NT U R ES TiïJ CliEVALIER ignominieufement, les méprifant plus que les ongnacs & que les moindres bêtes de leurs forêts. La néceffité d'avoir de 1'eau & des vivres, nous obligea néanmoins a prendre terre a quelques journe'es de-la, dans un lieu qui fembloit défert, & oü pourtant nous fümes bien-tót entoure's de figures femblables aux premières, mais moins farouches. Nous ne vïmes que leurs vifages & leurs mains dont ils n'ont pas 1'efprit de cacher la couleur blanche & livide en h couvrant des diverfes peintures que nous favons fi bien mettre en ceuvre. Nous leur pré fentames le calumet de paix & nos plus belles peaux, après quoi ils nous abordèrent en nous parlant dans une langue bizarre, & dont nous n'entendïmes pas un mot. Nous leur fimes toutatfois comprendre par nos fignes, que nous avions befoin d'eau & de vivres. Ils nous apportèrent d'une efpèce de fagamité cuite & dure dont ils mangèrent les premiers, & que nous trouvames afTez bonne. Ils burent auffi devant nous d'une eau prépare'e, & dont la couleur nous fur fufpeéte. Ils l'apportoient dans de petites peaux rondes , dures , tranfparentes 8c fort bien travaillées ; mais nous n'osames en boire, & ils furent oblige's de nous donner de 1 eau dont nous remplimes nos outres. Nous remarquames pendant quelques jours  be Beauchêne. Llv. TV. 303 que nous mïrnes a faire nos provifions, que ces fauvages n'avoient point de dieux ; du moins nous ne leur en vïmes pas porter a qui ils rendiffent hommage. Bs ont cependant une vénération fuperfKtieufe pour les fauterelles , les chauve-fouris & les léfards , paree qu'ils nous empêchoient d'en manger. II y a apparence auffi qu'ils croyent qu'après cette vie, il n'y en a pas une autre dans le pays des morts; car lorfque quelqu'un meurt chez eux, fut-ce un de leurs chefs , il ne lui donnent , ni maïs, ni ufienfiles, ni armes , pas même des efclaves pour le fervir dans 1'autre monde. Nous eümes pitié de 1'aveuglement de ces mite'rables. Nous les fuivïmes un jour dans un lieu oü ils portoient en chantant un de leurs morts, & que nous crümes être un temple. Nos piaces nous avertirent d'y faire porter notre grand dieu Widzipudzili qu'ils leur montrcrent, en les exhortant a reconnoïtre leur erreur, & a profiter de 1'avantage qu'ils avoient de pouvoir jetter la vue fur le plus grand des dieux; mais bien loin de fe profterner devant lui comme nos piaces, & de 1'adorer avec eux, ces impies eurent 1'imprudence de renverfer d'une main profane ce dieu terrible, de lut rompre les jambes , & lui arracher les aïles. A ce fpe&ade, faius d'une jufïe horreur, les  504 Aventukes du Chevalier prêtres de Widzipudzili fondirent fur ces infames pour venger notre dieu par le pillage du temple ; mais moins forts que courageux , nos piaces furent arrêtés & lies étroitement; pour nous ayant promptement regagné nos canots, nous échappames a ces furieux ; mais nous eümes le chagrin de voir avant notre départ nos généreux prêtres dévorés par les dammes a la vue de notre petite flotte. Je vous demande préfentement, ajouta mademoifelle du Clos, fi cette relation que feroit un américain feroit infenfée. Non vraiment, lui dis-je , & vous ne plaidez pas mal la caufe de vos fauvages. Je ne m'étonne plus fi vous vous plaifez ici. Vous voila devenue américaine. Vous préférez cette habitation a Paris , votre cabane au louvre 3 & les hurons aux frangois. Vous en dites trop , reprit - elle, ce feroit préférer un diamant brut a un poli; mais au moins cela prouve que les fauvages peuvent penfer des frangois ce que les frangois penfent des fauvages. La fakgame en cet endroit ceffa de parler. Pour lui donner tout le temps de reprendre haleine, je me mis a faire fon éloge en homme enchanté de fon mérite: ah , mademoifelle , lui dis je dans mon enthoufiafme , quelle familie a eu le malheur de vous perdre, après avoir été affez heureufe pour produire une héroïne  de Beauchêne. Liv. IF. 50J reine dont le nom doit devenir auffi fameux que celui des plus grands conque'rans ? C'eft juftement ce nom, s'écria-t-elle, c'eft ce nom feul que je veux ménager par mon filence , pour ce pas révéler 1'opprobre dont mes parens fe font couverts en me profcrivant avec tant d'injuftice. Mademoifelle, repris-je, vous irritez ma curiofité en refufant aujourd'hui de ia fatisfaire. Songez que la fakgame des hurons n'eft pas obligée de garder les fecrets de mademoifelle du Clos. D'ailleurs, que craignezvous ?meferois-je, fans lefavoir, rendupar quel < que indifcrétion indigne de votre confiance ? Non, repartit-elle, je ne me défie point de vous, & je veux bien vous apprendre mes malheurs ; mais contentez-vous de cela. Ne cherchez point a connoïtre les perfonnes qui les ont caufés, & promettez-moi que fi jamais vous retournez en France, vous ne ferez aucune démarche pour les découvrir. Je lui proteftai que fa volonté me tenoit lieu de loi, & qu'elle pouvoit compter fur ma difcrétion. Hé bien, me dit-elle alors, vous allez entendre des chofes que vous aurez peine a croire. Mes parens ont tenu avec moi une étrange conduite ; c'eft ce que je vais vous raconter le plus fuccinótement qu'il me fera poffible. Mon père avoit prés de quarante ans lorfTome I, V  5o5 Aven tures DtT Che valie r qu'il époufa ma mère, qui étoit une jeune perfonne d'une nobleffe égale a la fienne , mais d'une humeur auffi vive & auffi hautaine qu'il étoit flegmatique , firnple & facile. Vous devez juger a ces traits qu'il n'avoit pas dans fa maifon un pouvoir defpotique. Ils paffèrent quelques années fans avoir d'enfans ; ainfi le premier qui vint au monde devint leur idole : c'étoit Un gargon. Je naquis dix-huit mois après lui; & ma naiffance fut fuivie trois ans après de celle de mon fecond & dernier frère. La préférence qu'on donnoit en tout au fils aïné fur fa fceur, fit fon effet ordinaire; c'efta-dire , qu'elle nous brouilla tous deux dès notre enfance, & fut caufe que mes parens m'en aimèrent moins. Je ne le fentis que trop , quoique je ne fuffe qu'un enfant; &la jaloufie s'empara fi bien de moi, qu'il fallut me mettre au couvent pour avoir la paix au logis. Je me trouvai parmi des religieufes comme tranfportée dans un autre monde. J'aurois la ficilement oublié que j'avois un frère plus chéri que moi; j'y aurois vu s'éteindre en peu de temps les foibles étcincelles d'une jaloufie encore naiffante , fi elle n'eüt été rallumée a chaque inffant par 1'indifcrète amitié d'une femme qui m'avoit fervi de gouvernante , & qui venoit me voir fort fouvent. L'imprudente ne  t>e Beauchêne. Liv. IV. 307 «ï'entretenoit que du bonheur de mon frère \ elfe m'exagéroit en pleurantles attentions qu'on avoit pour lui; la quantité d'argent dont il diA pofoit, la beauté de fes habits , & enfin les carelfes qu'il recevoit de toutes parts 5 tandis qu'entièrement oubliée dans ma retraite , je n'avois rien qui me diftinguat de la moindre bourgeoife. Elle ajoutoit k cela qu'on avoit té* folu de me faire religieufe pour laiffer k mon frère de plus gros biens. Ces difcours m'infpirèrent de 1'horreur pour lui & pour Ie monaftère. Notre cadet qu'on avoit fait chevalier de malthe, & qu'on traitoit auffi mal que moi ; en eut le méme reffentiment fitöt qu'il fut ca* pable d'en avoir. II venoit affez fouvent mé faire vifite k la grille. Nous uniffions nos crugrins, & tenions enfemble de petits c'onfeils, dont Ie réfultat étoit toujours que je devois refuferl'habit de novice qu'on fe difpofoit k me faire prendre. Enfin , ma mère voyant qu'on me tourmentoit en vain pour vaincre Ia répugnance que je marquois pour cet état ' me fit fortir du couvent dans 1'intention de mobliger par de mauvais traitemens , k demander de moi-même k y retourner. Toute prévenue que j'étois cöntre notre ainé, ]e ne laiffai pas les premiers jours de rechercher .Va  308 Aventures du Chevalier fon amitié; mais les complaifances qu'on avoit pour lui , & le peu de cas qu'il voyoit faire de nous, lui avoient gaté 1'efprit. L'air fier & méprifant dont il recevoit mes avances & mes politeffes, me choqua. Je m'en plaignis a ma gouvernante & a mon jeune frère, a qui feuls je pouvois adrefTer mes plaintes. Ils partageoient mes peines. Le chevalier particulièrement en étoit pénétré. II foupiroit quelquefois d'impatience de fe voir dans un age a mefurer fon épée contre celle de cet ennemi domeftique ; •& c'eft de quoi il auroit été bien capable. Un jour que le vieux gouverneur, qui les élevoit tous deux , & qui n'avoit d'autre mérite que celui d'avoir fu gagner les bonnes graces de ma mère, en faifant femblant d'aimer beaucoup 1'ainé, donna le tort au cadet dans une petite conteftation que ces deux frères eurent enfemble, le chevalier prit le ciel a témoin de 1'injuftice qu'on lui faifoit; & fe jettant 1'épée a la main fur le gouverneur, il 1'auroit percé fi fon épée, femblable a celle qu'on donne aux enfans, n'eüt pas été fans pointe. J'étois de mon cöté expofée a fouffrir tout ce que ma mère pouvoit inventer de rnortifiant pour moi. Si mon père ne nous haïffoit pas mon jeune frère & moi, il avoit du moins pour nous une parfaite indifférence, D'ailleurs ,  r>B Beauchêne. Liv. IV. ^ 'de quoi nous auroit fervi fon amitié ? Le mari n'étoit pas plus écouté que les enfans. Quand madame étoit en colère, ce n'étoit pas lui qui trembloit Ie moins fort. S'il prenoit la liberté de parler , c'étoit pour dire madame a rai- fon. Encore recevoit-il fouvent pour prix de fa complaifance un ordre fee & concis de fe taire, & d'attendre qu'on lui demandat fon avis. Il y avoit néanmoins un temps oü il perdoit fa timidité; quand il étoit plein de vin de champagne , monfieur parloit auffi haut que madame ; mais fon courage s'évaporoit avec les fumées du vin. C'eft a regret que je vous fais remarquer cette nouvelle qualité dans mon père. L'amitié que nous nous portions, mon frère Ie chevalier & moi, déplut a ma mère, qui, pour nous öter la confolation que nous trouvions a nous affliger enfemble, nous défendit de nous voir & de nous entretenir en particulier. Elle fe doutoit bien que nos converfations ne rouloient que fur les chagrins qu'elle nous eaufoit; & elle croyoit par cette défenfe prévenir les eomplots que nous pourrions former contre fonainé. Ce procédé ne fervit qua nous aigrir davantage ; & prenant foin de bien cacher notre jeu, nous commengames a faire tout fe mal que nous pouvions a notre ennemi coia- tV3  3io aventures du Ch eva lies mun. Nous profitions avec plaifïr de toutes les occafions qui fe préfentoient de iui jouer des tours. Cet enfant gaté avoit beau s'attacher a conlérver les riches habits dont on le paroit , ils n'étoient jamais huit jours fans être tachés ou déchirés. On grondoit 1'idole : nous triom* phions. II ne nous étoit pas permis d'entrer dans le cabinet de ma mère; notre aïné feul avoit ce privilège. II y entroit quand il lui plaifoit, & badinoit avec fes oifeaux. Nous guettions le moment de nous y pouvoir introduire après lui fans être vus , & il arrivoit de-la qu'il avoit laiffé quelque cage ouverte , ou un chat enfermé dans le cabinet. Une pareille étourderie lui attiroit des réprimandes qui nous raviffoient. II faut avouer que le plaifïr de £a vengeance eft bien doux. If n'y a point de maux dont il n'öte ou ne fufpende le fentiment; aufiï faut-il bien de la vertu pour y renoncer. Mon frère ainé avoit deux chiens de chaffe qui faifoient fes délices. La mort de ces deux animaux fi chérs auroit été un exploit digne dn chevalier, mais 1'exécution en étoit difficile. II m'en paria comme d'un coup d'état, & la foiblcffe que j'eus d'entrer dans la confpiration , fut Ia caufe de mon exil. Nous formames donc ce beau projet, dont toutefois il ne nous rfirvidt  de Beauchêne. Liv. IV. jij. que Ia fatisfaction d'avoir eu Ia douce efpérance de nous venger. Qu'il y a de gens dans le méme cas , & dont le reffentiment fe borne a penfer ce qu'ils feroient, fi leur pouvoir répondoit a leurs defïrs. Je m'imaginai pendant quelque temps que Ie chevalier avoit abandonné fon deflein dont il ne me parloit plus, foit qu'il fut rebuté des obftacles qui s'y rencontroient, foit qu'il eut pitte" des têtes profcrites qu'il ne laifïoit pas d'aimer; mais elles étoient encore plus chères a fon frère , & cela fuffifoït pour I'empêcher d'écouter fa cornpaffion. Un foir en fortant de table, il me mit entre les mains un paquet, & me dit affez bas : tenez , voici de quoi les expédier promptement. Serrez cela. C'étoit, je crois, de 1'arfenic en poudre qu'il venoit de recevoir, & qu'il craignoit qu'on ne trouvat dans fes poches pendanü la nuit. Malheureufement pour nous , le vieux gouverneur , qui n'étoit pas éloigné, entendit apparemment ce que le chevalier venoit de mo dire , car il alla rapporter ces parolcs a mes parens. II leur repréfenta fans doute que j'avois des intentions abominables; & Ie poifon trouve la nuit dans une des boëtes de ma toilette , conhrmant fon rapport, mon frère & moi nous demeurames atteints & convaincus dans leur efpciÈ d'avoir envie d'attenter fur leurs perfounes.  $12 AvENTURES T>U CHEVALIER Je m'appercus en me levant que le paqiset n'étoit plus oü je Favois ferré. Je crus que le chevalier 1'avoit repris ; ce qui fut caufe que je ne m'en inquiétai point, & que je ne pris aucunes mefures pour détourner le malheur qui me menacoit & que j'ignorois. J'achevois de m'habiller , lorfqu'on me vint dire de la part de ma mère de me tenir prête a partir pour un couvent, oü elle avoit réfolu de me conduire. Je me préparai a lui ohéir de bonne grace , regardant un monaftère comme une prifon oü je ferois encore moins malheureufe qu'au logis. Pendant qu'on faifoit des paquets de mon linge & de mes habits , je voulus aller dire adieu a mon père qui étoit dans fon cabinet; mais j'eus beau frapper a la porte, il n'ouvrit point, & n'ofa me répondre , fans doute , paree qu'on le lui avoit défendu. Je courus a la chambre du chevalier pour le prier de me venir voir au cou vent ; je ne tfouvai perfonne ; & , pour trancher d'inutiles circonftances, je montai dans un carroffe de louage avec ma mère & le vieux gouverneur , qu'on appeloit du Clos. On me conduifit a une meffagerie oü une chaife toute prête a rouler m'attendoit. J'entrai dedans avec le gouver* neur; & remarquant que ma mère fe difpofoit k s'en retourner : madame , lui dis-je avec émotionj quel eft donc votre deffein ? cu monümt  de Beauchêne. Liv. IV. 31 ^ du Clos va-t-il me mener par votre ordre ? n'eftce pas dans un couvent de Paris que vous vous êtes propofée de me mettre ? Non, ma fille, me répondit froidement ma mère, je vous envoie a celui dont votre tante eft abbeffe. Vous apprendrez fous les yeux d'une perfonne fi vertueufe, a vous confirmer dans des devoirs dont un plus long féjour dans la maifon paternelle pourroit vous écarter. Adieu, mademoifelle : vous avez dit tant de fois que vous étiez beaucoup moins mal au couvent qu'avec nous , que je crois vous faire plus de plaifïr que de peine. Je ne favois quelle réponfe je devois faire a ces paroles ; & quand je 1'aurois fu, ma mère ne m'eüt pas donné le temps de lui répliquer ; elle remonta dans le carrofle de louage , & nous nous éloignames 1'une de 1'autre avec un égal empreffement. La protonde mélancoüe oü je fus plongée depuis Paris jufqu'a la Rochelle oü nous allions , caufa bien de 1'inquiétude a monfieur du Clos , qui s'imaglna que je méditois quelque coup funefte pour lui. B fe tenoit jour & nuit fur fes gardes; & croyant que j'avois encore fur moi de 1'arfenic , il avoit grand foin de me faire fervir en particulier. Je fuis süre qu'il fe repentit plus d'une fois de s'étre chargé de ma conduite, J'ai toujours été perfuadée que fa commiffion  314 Aventures nu Chevalier fe bornoit a me mettre entre les mains de ma tante; mais que , pour me punir de lui avoir fait peur fur la route, & pour débarraffer ma familie d'un mauvais fujet, bien afTuré d'ailleurs qu'il feroit avoué de tout, il s'étoit déterminé a profiter de 1'occafion de 1'embarquement qui fe faifoit alors a la Rochelle pour le Canada. Au lieu donc de me faire prendre le chemin de 1'abbaye de ma tante, oü il ne falloit pas une journée pour nous rendre, monfieur du Clos s'accommoda fort honnétement avec le capitaine de vaiffeau fur lequel vous étiez. Vous favez le refte, monfieur, & vous devez vous fouvenir de 1'état oü je fus pendant les premiers jours. On défefpéra de ma vie, & je 1'aurois inrailiiblement perdue , fi le capitaine n'eüt pas eu plus de foin de moi que de plufieurs autres que la mer fit tomber malades. II eft. vrai qu'il avoit des raifons particulières pour me diftinguer des femmes qui étoient a fon bord. II m'avoit recue comme paffagère , & ne devoit toucher le refte de la forhme dont ils étoient convenus,le vieux gouverneur & lui, qu'en rapportant en France un certificat de mon arrivée a Québec, oü il avoit ordre apparemment de m'abandonner a la providence. Pour vous mettre au fait de cet accord , je vous dirai que le capitaine m'apprit que monfieur du Clos  de Beauchêne; Llv. IV. 315* m'avoit livrée a lui fous le nom de Marguerite du Clos fa fille , en l'affurant que je n'étois ainfi bannie que pour avo'r voulu plufieurs fois empoifonner mon père, ma mère & mon frère amé; & que tout récemment j'avois été trouvée faifie d'arfenic dont je prétendois me fervir pour eommettre ces trois crimes. La furprife que me caufa le capitaine par ce difcours, le défefpoir de me voir chargée d'une accufation fi horrible, & dont je ne pouvois, malgré toute mon innocence, prouver la fauffeté 5 tout cela fit un tel effet fur moi , que j'en penfai mourir de douleur. Cependant, dès que je pus parler, je fis au capitaine le récit de J'aventure de 1'arfenic trouvé fur ma toilette. II entrevit dans ce que je lui dis 1'injuflice qu'on m'avoit faite de me foupconner d'un fi grand attentat. II me plaignit, tout inhumain qu'il étoit. II fit plus : il eut la générofité de me donner une partie de 1'argent qu'il avoit reco de monfieur du Clos , qu'il croyoit mon père , car je ne le défabufai pas fur cet article. C'eft ainfi que je fus infiruïte du fujet de mon voyage forcé. J'ignore quelles réflexions fit depuis le capitaine ; mais , comme s'il fe fut repenti d'avoir été affez foible pour me croire & fe laiffer attendrir par un faux récit de mon malheur, il  §»6 AvENTURES DU ChEVALIEE reprit deux jours après fa férocité ordinaire. I£ ne me regarda plus. Je réfolus de ne me découvrir a perfonne , & d'attendre , fous 1'indigne nom de 1'auteur de mes ennuis , que mon frère le chevalier fit connoïtre mon innocence avec la fienne. J'aurois néanmoins peut-être été forcée d'éclater, fi votre ingénieufe bonté n'eüt trouvé un moyen de me dérober au fort miférable que j'avois a cra'mdre. Mademoifelle, dis-je alors a la Sakgame , fi Ia vertu ne met point a couvert des revers de la: fortune, du moins elle en fait triompher tót ou tard. La malice & finjuftice des hommes vous ont envoyée comme une efclave dans un pays étranger; & le ciel, plus jufte, vous y fait vivre en fouveraine. J'y vivrois contente , reprit elle , fi je favois que le chevalier ne fut pas plus a plaindre que moi. La tranquillité de ma vie n'eft troublée que par le fouvenir de ce cher frère ; & il eft le feul mortel au - dela des mers pour lequel je m'intéreffe. Si je revois la France , lui répliquai-je, nous imaginerons quelque expédient pour vous donner de fes nouvelles, fans vous faire connoïtre qu'autant que vous te jugerez è propos. Mais, ajoutai-je, fi ce frère fi chéri vous prioit de retourner dans Tanden monde, rejetteriez-vous fa prière? Les fouverains, repartit-elle en fouriant, ne quittent poiat  de Beauchêne. liv. IV. 317 !euTS états, & ne fe parient que par ambaffadeurs. En ce cas , lui dis-je fur le même ton , vous me ferez 1'honneur de me revêtir de ce titre facré, & je lui préfenterai de votre part mes lettres de créance & le calumet de paix. Je n'eus plus qu'une converfation avec mademoifelle du Clos , après quoi je lui demandal mon audience de congé'. Elle ne me 1'accorda pas fans peine; & je fus obligé de lui promettre quö je lui ferois de temps en temps de pareilles vifitcs. Si nous avions accepté tout ce que fes hurons nous pre'fentèrent de pelleteries nous nous ferions enrichis ; mais nous les refusamcs le plus poliment qu'il nous fut poffible. Nous nous contentames de fouffrir qu'ils chargeaffent de leurs préfens quelques canots qu'ils firent partir pour notre habitation en même temps que nous, & qui pourtant n'y arrivèrent qu'un mois après nous, attendu qu'il leur avoit faliu prendre des chemins longs & très-difficile. Une efcorte nombreufe nous reconduilit avec la méme pompe qu'auparavant; & par reconnoiffance , nous la renvoyames chargée de vin , d'eau-de-vie 8c d'autres préfents. A mon arrivée , je fus obligé de quitter mon habitation, & de me rendre au fort. L'afFreufe guerre que la France avoit alors a foutenir , étendit fa fureur jufqu'a nous. Tout le pays étoit  3i8 Atintuses du Chevalier en alarmes. On faifoit des courfes dans la Nouvelle- Angleterre, & les anglois, de leur cöté, en faifoient fur nous. Ils engageoient même les fauvages a en faire. Nous fumes obligés d'établir une 00 correfpondance de notre canton avec le fort de Bourbon , que monfieur d'Iberville venoit d'enlever aux anglois dans le golfe de Hudfon. Ils n'en avoient pas été quittes pour cette perte; on leur venoit auffi de ravager plufieurs iles, & une partie de la Jamaïque ; de fagon que ne doutant point qu'ils n'euffent envie de nous rendre le change , nous étions dans la nécefïïté d'étre toujours fur nos gardes. II eft vrai que le fort de Frontenac nous mettok k couvert de furprife de la part des anglois ; mais ils avoient gagné plufieurs cantons d'iroquois k force de préfents, & ceux-ci pouvoient fe trouver fur nos talons avant que nous fuffions feulement avertis de leur marche. Ces terribles fauvages portoient la défolation par-tout ; ils détruifoient les plantations , brüloient les cabanes, & n'épargnoient perfonne. Lorfqu'un fort les arrêtoit, ils faifoient impunément le dégat aux environs , Ia garnifon n'ofant les attaquer, a caufe que les iroquois étoient en trop grand nombre, & qu'ils avoient, pour la plupart, des armes ( i) En Oftobre 15.94.  de Beauchêne. Liv. IK 319 blanches & des armes a feu, que les anglois & les fiollandois leur fourniffoient, & avec lefquelles ils fe battoient courageufement. Les alarmes continuelles que nous donnoit la proximké de leurs frontières, plufieurs hoftilitc's déja commifes , la ligue faite entre tous leurs cantons, & leur alliance avec les anglois & les hollandois, toutes ces chofes engagèrent enfin M, de Frontenac , gouverneur du pays , a leur faire fentir le poids des armes de France, comme tant d'alliés ligués contre elle le fentoient en Europe. Toutes les compagnies entretenues par le roi eurent ordre de s'alfembler a Montréal. L'envie de fe venger des iroquois & d'écarter de fi dangereux voifins ayant fait joindre a ces troupes tous les frangois établis fur ces frontières avec les fauvages attachés a la France , M. de Frontenac fe trouva en état d'entrer dans leur pays a la tête d'une armée nombreufe & formidable pour ces lieux-la, puifqu elle étoit de prés de trois mille hommes, On n'eut pas peu de peine a tranfporter de l'artillerie jufqu'a un fort que les anglois avoient fait baar a ces fauvages. II étoit flanqué de bons baftions, & fi régulier, qu'il nous auroit arrêtés long-temps , s'ils euffent eu le courage de s'y tenir enfermés; mais les iroquois, tout braves qu'ils font, veulent, quand ils combattent, avoir  «$20"TAvENTURES DU ChIVALIER le terrein libre derrière eux , & ils s'attachent plus a des coups d'adrefle & de furprife qu'a fe battre de pied ferme. Ils abandonnèrent donc leur fort, contre le confeil des anglois, avec lefquels ils fe retirèrent, nous laiflant liberté entière de ravager ce canton. Nous commenfames par rafer le fort, après quoi tout fut pillé ou détruit dans un afTez grand efpace de pays , afin de donner du moins a ce peuple un défert a paffer avant qu'il put entrer dans la Nouvelle France. Le corps des troupes dans lequel j'étois avec plufieurs volontaires qui m'avoient fuivi a cette expédition, ayant découvert dans un bois une grande habitation d'iroquois , l'inveffit & s'en rendit maitre. Nous y furprïmes beaucoup de vieillards & d'enfans , & nous partageames le butin. Pour moi, je cédai ma part & celle que mes alfociés devoient avoir dans les pelleteries & les uftenfiles qui avoient été apportés la comme dans un lieu de süreté. Je me contentai de prendre fur mon compte tous les prifonniers, dont perfonne ne voulut fe charger. Je furpris par-la tout le monde, & encore plus quand je leur offris a tous la liberté, pourvu que chacan d'eux me donnat pour fa rangon un enfant male de quatre a cinq ans ; ce qui m'en procura plus de deux cents qui fe trouvèrent aux environs. Après quoi je renvoyai fans rancon le refte des cap- tifs,  r>e Beauchêne. Liv. 1F. 321 tïïs, a. hréferve d'une demi-douzaine de femmes que je gardai pour avoir foin de mon petit troupeau. Vous favez, monfieur de Beauchêne • continua Monneville en m'adreffant la parole, que deux jours apre's le tout penfa m'étre enleve' , & nous coüter la vie a mes volontaires & l moi. Vous devez vous en fouvenir , puifque vous étiez avec les fauvages qui vinrent la nuit fondre fur mon quartier que j'avois eu 1'imprudence de choifir affez loin du corps de 1'arme'e. S'ils eulfent fu que je n'avois lè que foixante & quelques hommes, ils ne fe feroient pas retirés comme ils firent après m'en avoir tué quelquesuns. Vous devez encore moins avoir oublié que trop jeune & trop téméraire, vous vous engageates fi avant, qu'il vous fut impoffible de rejoindre les autres, & que vous demeurates mon prifonnier. ^ Cet accident me fit précipiter mon départ. J'étois bien aife aulfi de prévenir le gros de' 1'armée dans laquelle mes deux cents enfants m'auroient beaucoup plus embarraffé. Lorfque j'eus affez de canots, je demandai a M. de Frontenac permiffion de partir, & il me 1'accorda fort gracieufement, me faifant fournir ce qui m'étoit néceffaire pour mes petits prifonniers , qu'iï croyoit pieufement comme les autres , que Torne 1. ^  $22 AVENTURES DU ChEVAIIER' j'emmenois pour les faire élever dans notre re< ligion , ainfi que Ie publièrent les miifionnaires, aurnóniers de I'armée. Ces bons pères jugeoient de mes intentions fans fonger que, pour exécuter le projet dont ils me faifoient honneur, au lieu de ma fimple habitation , il m'auroit fallu des maifons & des revenus comme les leurs. Quoiqu'ils vantafTent extrémement la bonne action qu'ils s'imaginoient que j'avois faite , ils n'eurent aucune envie d'en partager le mérite avec moi, en fe chargeant eux-mêmes d'une partie de ces enfants; mais ils firent chanter un grand Te Deum a Québec, dès qu'ils eurent appris que je les avois fait tous baptifer; ce que je ne manquai pas en effet de faire avant que de les envoyer a mademoifelle du Clos a qui je les deftinois. Vous devinez bien que cette politique fakgame me fut bon gré d'un pareil préfent. Elle me manda que je ne lui en pouvois faire un plus précieux, Sc que fes bons amis étoient pénétrés de reconnoiffmce du fervice que je leur avois rendu en leur envoyant de quoi former des guerriers qui leur feroient un jour d'un grand fecours ; que tous ces enfans avoient été adoptés , Sc croyoient tout de bon avoir retrouvé leurs parens dans leurs pères adoptifs. Elle ajoutoit qu'elle les feroit inftruire dans la religion chré-  de Beauchêne. Lh. 1F. 359 benne , & qu'elle efpe'roit qu'après avoir été élevés comme hurons, ils n'auroient pas moins le cceür frangois qué s'ils étoient nés au centre de la France» Les graces que Louis XIV diftribuoit alorS de toutes parts pénétrèrent jufques dans nos déferts pour y veiiir chercher ceux de fes ferviteurs qui s'y diftïnguoient le plus. Parmi les perfonnes qui regurent des gratifications, fut com~ prife une demoifelle de ma connoiflance, appelée de Verchères. Cette héroïne avoit une habitation & un fort qui portoient fon nom k quelques l.eues de Montréal. Elle étoit fille d'une mère qui lui avoit appris a fe fervir du moufquet & k fe mettre en amazone a la téte de fon monde dans les incurfions des fauvages. Un jour ayant été furprife par une troupe d'iroquois, elle fe débarraifa de leurs mains, &s'enferma dans fon petit fort, oü, fecourue d'un feul foldat, elle les arréta d'abord k coups de fufil. Enfuite, faifant elle-même jouer fur eux fon canon , elle obligea ces fauvages a fe retirer; ce qu'ils firent avec' d autant plus de précipitation, qu'ils ju«èrent qu'elle ne tarderoit pas a recevoir du fecours. Cette jeune guerrière, après cette action , ayant eu le bonheur de trouver 1'occafion d'écrüe a madame de Pontchartrain , lui envoya le détail du petit fiège qu'elle avoit lbutenu,"& obtint X z  fj'24 AvENTURES EU CHEVALIER par fon entremife, une penfion de quatre cents livres. Dans ce temps-la, le jeune homme qui m'avoit accompagné chez mademoifelle du Clos, y retourna pour lui offrir fes fervices avec cinq ou fix «de fes meilleurs amis, que la relation du voyage qu'il avoit déja fait n'avoit nullement effrayés. Il prit foin de cacher, ainfï que fes camarades , ce beau deffein a tout le monde, fachant bien que perfonne ne 1'approuveroit. Je fus le feul a qui 1'on n'en fit pas myftère , de peur que mademoifelle du Clos ne leur süt mauvais gré de ne lui point porter de mes nouvelles. Ils m'en firent donc confidence , & je les chargeai d'une lettre pour la fakgame. Pendant leur voyage , le Malouin commandant de notre fort, mourut de poifon. J'ai toujours" été perfuadé que le coup qui le mit au tombeau m'étoit deftiné , auquel cas je fus une caufe bien innocente de fa mort. Quoi qu'il en foit, je me rendis aufii-töt a Québec pour y annoncer cette nouvelle, & folliciter ce pofte pour lequel je ne cróyois pas trouver de concurrens ; néanmoins le gouverneur me dit poliment que fi je voulois abfolument cette place , il ne pouvoit me la refufer; mais qu'il me prioit, en attendant une autre occafion, de la céder a un jeune homme qui lui étoit fortement recommandé.  be Beauchêne. Uv. IK 32c & qui, fans cela, lui alloit demeurer fur les bras* Cette manière obligeante de refufer me charma, & je proteftai au gouverneur, que trop content de fa bonne volonté, je me défiftois de ma demande d'auffi bon cceur que j'aurois recu le bienfait. Le jeune homme dont il parloit venoit d'arrf< ver fur le vaiffeau qui nous avoit apporté 1'heureufe nouvelle de la paix de Ryfwyck, dont nous nous flattions de goüter les fruits dans ce nouveau monde par Ia liberté du commerce qui devoit augmenter nos fortunes. Ce changement me fit fonger a profiter du moins de la fucceffion du malouin , fi je n'avois pas fa place. II n'avoit ni enfans ni héritiers ; fon habitation alloit être abandonnée , & ne pouvoit manquer de devenir en peu d'années un défert comme auparavant, Je la demandai, & elle me fut accordée. Dans une feconde vifite que je fis au gouverneur , je lui expofai le plan de la conduite de mademoifelle du Clos parmi les hurons. Il ne fe laffoit pas de m'entendre parler la-delfos, & il admiroit Fa prudence & Ia politique de cette incomparable fille. II en fut enchanté, & crut voir dans fon fyftême tant d'utilité pour 1'état, qu'il eut la générofité de lui envoyer pour plus de cent piftoles de préfents, la faifant affurer en même temps d'une proteelion particuliere poar X 3  AvïNTURES DU CHEVALIER elle & pour fon canton. Les révérends pères , jaloux de leur gloire , ne voulurent pas paroïtre moms généreux que le gouverneur ; ils firent auffi leurs préfens a la fakgame 5 mais, pour yarier un peu les chofes , ils firent confifler leurs dons en plufieurs reliquaires, quelques chapelets bénis, avec un billet d'afföciation a une confrérie , fur le catalogue de laquelle fon nom fut CQuchc gratis. La marqué de cette confrérie lui fut portée par un jeune homme qu'on lui emvoyoit pour milfionnaire, fur la prière que j'en avois fake. Qn chargea ce nouvel apótre de mar gnifiques ornemens facerdotaux Sc d'une fuperbe chapelle; mais, en lui faifant fa lecon en particulier, je lui confeillai de n'employer tout cela que quand mademoifelle du Clos le jugeroit a propos, En me chargcant du foin de conduire & d'inftaller dans notre petit fort M. de la Haye, c'étoit le nom du nouveau commandant, le gouverneur rne dit qu'il me tiendrok compte de tout ce que je ferois pour ce jeune homme, qui étok né , ajouta-t-il, pour une meilleure fortune. Je commencai donc fur cette recommandation a m'intcrelfer pour M. de la Haye, Sc madame fon époufe , qui s'cmbarqua avec nous , acheva de m'attacher au fervice de la familie. Cette dame étok une jeune perfonne qui joignok ala  de Beauchêne. Liv. IV. 327 beauté la plus régulière un air fi gracieux , tant de modeftie, tant de douceur dans le fon de la voix , dans fes yeux , dans fes manières , qu'entraïné par ce puuTant je ne fais quoi qui ne peut fe définir, je perdis fub itement ma liberté, fans même avoir envie de la défendre. Si je m'étois contenté de 1'amitié de ces deux jeunes époux, les attentions que j'eus d'abord pour eux me 1'acquirent a un tel point, qu'en arnvant au fort, on eut dit que c'étoit un frère & une fceur qui y venoienr joindre un frère chéri. Comme j'avois été gratifié de toutes les dépouilles du Malouin , fes meubies m'appartenoient, ainfi que tout Ie refte, & j'aurois pu laiiler a fon fucceffeur un appartement tout nud; mais je n'y dérangeai pas Ia moindre chofe , ce qui ne devoit pas être compté pour rien dans des lieux tels que ceux-la. Je rendois tous les jours a ces époux quelque petit fervice dont ils me témoignoient d'autant plus de reconnobTance, qu'ils foupgonnoient moins le motif qui me faifoit agir. Ils s'imaginoient que j'en ufois avea eux par pure générafité. m Je Ies menois fi fouvent a 1'habication dont j'avois hérité , qu'elle n'étoit pas plus a moi qu a eux. Ils Ia trouvoient fi bien Batie & fi bien lituée, qu'ils s'y plaifoient infiniment. Peur moi a ïy goutois. moins. Ia douceur de la folitude qu?  3^3 AvENTUKES Dü CHEVALIER le plaifir d'y voir continuellement 1'objet de ma paffion. Tant que je m'en tins aux regards aux foupirs, madame de la Haye n'y pénétra point mes léntiments. Elle étoit fi éloignée de me croire amoureux , qu'elle me donnoit fans contrainte d'innocentes marqués de la tendre amitié qu'elle avoit pour moi. Dun autre cóté , quelque jaloux que je fufle du bonheur de fon époux , je vivois avec lui dans une liaifon fi forte , que cette feule confidération m'avoit fouvent fermé la bouche , lorfque mon fecret étoit prés de m'échapper. M. de la Haye , car il m'avoit conté fes aventures, étoit fils d'un riche confeiller du parlement de Paris, qui, le deftinant au barreau , 1'élevoit chez lui dans cette intention; mais le jeune homme s'appliqua fi peu a 1'étude , & principalement a celle du droit, que Iorfqu'illui fallut fubir fes examens, fes examinateurs furent obligés de lui faire foutenir fes thèfes a huis clos. Son père lui voyant fi peu de difpofition a briller dans la robe , changea de deffein , & lui acheta chez le roi une charge qui depuis a caufé les malheurs. J'ignorois quels étoient fes malheurs: il me les avoit cachés dans tous les entretiens que nous avions eus enfemble jufques-la, & il ne m'avoit famais encore parlé de fa femme , lorfqu'ua  de Beauchêne. Liv. IV. 329 matin en nous promenant après avoir déjeüné , les fumées de deux bouteilles d'un vin blanc que nous venions de boire , firent fur lui le même effet que les rayons du foleil fur la ftatue de Me mnon. Monfieur de la Haye, qui étoit ordinairement taciturne & rêveur , prit tout-acoup un air gai, libre & ouvert, & fe répandit en difcours. Si - tót que je le vis en train de babilier, je le mis fur le chapitre de fa profpérité paffee , & lui dis qu'il ne me paroiffoit pas tout-a-fait malheureux , puifque la fortune lui avoit donné une époufe auffi accomplie que la fienne. Vous trouveriez ma femme encore plus aimable , me répondit-il, fi vous faviez tous les fujets que j'ai de 1'aimer & de 1'eftimer. Comme après elle je n'ai rien de plus cher au monde que vous , je vais vous faire cette confidence. B en va coüter a mon amour-propre pour vous découvrir des défauts que la fituation oü je fuis préfentement vous dérobe ; mais n'importe , je veux dire tout: c'eft une petite confufion que je mérite bien. A titre de fils unique d'un père opulent, continua t-il, j'avois déja fu trouver a emprunter une dixaine de mille écus a lage de vingt ans , quand un oncle que j'avois a la cour engagea mon père a me faire quitter la robe pour  3JO AvENTURES du ChE valier me mettre auprès de lui. La charge dont on traita pour moi coüta prés de cinquante mille livres. Quel appas pour mes créanciers 1 Les cordons de leurs bourfes ufuraires en furent rompus; elles m'étoient toujours ouvertes ; j'y puifois, & les hiffois compter. De c'nquante jeunes gens qui trouvoient comme moi de t'argent plus aifément que le roi , j'étois le plus confidéré & le plus tót fervi : il eft vrai qu'ils me faifoient dater & renouveller mes billets quand il leur plaifoit; mais quoiqu'ils priffent ces précautions , je voyois bien qu'ils m'affecfionnoient particulièrement, & qu'ils ne hafardoient pas tant avec les autres, de qui fouvent ils exigeoient impoliment des gages. Une fucccffion de prés de deux cents mille livres que mon père par fa mort nous lahTa peu de temps après a eux & a moi, car je ne leur en devois tout au plus que la mokié, augmentaleurs efpérances & le dérangement de ma conduite. Mon oncle m'en fit en vain plufieurs fois des reproches; quoique je fentiffe bien que je les méritois , je n'avois pas la force d© changer. Ma félicité, ou pour mieux dire ma ftupidité, me perdoit. Jaimois le vin & la bonnechère; vingt parafites me mangeoient, avec cela. je jouois gros jeu ; & croyant paffer pour beau joueur , je jouois en dupe. Mon ©acte , avarti;  de Beauchêne. Liv. IF. 331 de mes diffipations, m'en fit de nouvelles répri-» mandes , qui furent encore inutiles. B fe lafTa de m'en faire; & pour me fruiteer de fa fucceffion, Ü réfolut de fe marier, dans 1'intention d'avoir un héritier plus digne de lui. C'étoit pourtant fur cette fucceffion que mes créanciers comptoient le plus. Ils la regardoient comme un fupplément a mes biens qui leur feroit un jour néceffaire. Ils favoient mieux que moi mes faculte's ; car je leur laiffois le foin de calculer mes revenus & mes dettes. Pour vous achever le tableau de mon dérangement , je trouvois trop fages & trop rangés ceux qui prenoient des maïtreffes en titre. Cette conduite me paroiffoit trop raifonnable & trop conforme a 1'ennuyeufe uniformite' de 1'hymen. Enfin, j'étois auffi débauché que je le pouvois être , lorfqu'il arriva un événement dont mon mariage a été la fuite, & que je vais vous raconter. J'avois depuis peu de jours un valet-dechambre, qui n'ayant jamais fervi , fe piquoit d'une fidélité dont la plupart de ces meffieurs fe défont peu-a-peu dans le fervice. II m'avertit un jour qu'un de mes laquais, en qui j'avois confiance , me voloit, & s'entendoit avec mon cuifinier. Jafmin3 ajotita-t-il, fort tous les foirs après le fouper, & emporte quelque chof«  332 AvENTURES DU CHEVALIER dans un endroit que j'ai remarqué. Pour m'éJ claircir par moi-mème de la vérité du fait, je me cachai un foir dans 1'efcalier d'une maifon dans laquelle mon valet-de-chambre affuroit qu'on portoit les larcins. Le laquais accufé y vint effectivement chargé d'un paquet, paffa devant moi fans me voir, & entra dans un galetas oü je le fuivis brufquement. Fripon , lui dis-je, en lui préfentant mon épée nue , c'eft , donc ainfi que tu me voles? Le malheureux fe jetta d'abord a mes genoux : frappez, monfieur, me dit-il , vous nous percerez tous trois du même coup. En méme-temps , il me montra du doigt une jeune fille que la frayeur rendoit immobile , & un vieillard accablé d'infirmités. Ce ne font , poLrfuivit Ie laquais en ouvrant une ferviette qu'il portoit, ce ne font que le refte des viandes de vos domeftïques. Je prolonge avec cela les jours de mon père qui n'a plus que ce fecours pour fubfifter. Cependant, quoique ces reftes f'oient fort mauvais, je ne lahTe pas de les bien acheter de votre cuifïnier , a qui, pour ce fujet, je cède mes gages depuis un an. De fon cóté , le père qui avoit Ia Iangue libre, me crioit miféricorde; mais il n'étoit plus befoin d'avoir recours a la prière pour m'attendrir. Ce que je voyois me défarmoit & m'infpiroit de la compaflion, Je m'approchai du.  de Beauchêne. ttv. IV. 333 Vieillard, & ftri demandai pourquoi il ne demandoit pas plutót une place è 1'hópital, que de_ refter dans le pitoyable état oü il fe trouvoit J'ai déjl voulu prendre ce parti, me ré'pondit-il, mais mes enfans s'y font oppofés; « font effrayés du nom feul du lieu oü il faudroit qu'ils me vinffent voir. Pendant que je parlois au bon-homme, fon filssenfuit, &fa fijfe fe cacha. Confolez-vous, dis-je au père , j'approuve ce que fait votre hls; & bien loin de le chalfer de chez mol, je lui doublé fes gages. Pour rendre ces parots plus conftantes , je les accompagnai de deux ou trois piftoles qui fe trouvèrent dans mes poches tant en or qu'en argent. Je comptois a mon retour chez moi, que je raffurerois Jafmin qui ne pouvant pas favoir ce que j'avois dit a fon père , ni quel parti j'avois pris, devoitetre dans 1'inquiétude. Par malheur pour lui, Ie valet-de-chambre Ie voyant rentrer , & croyant fui donner un bon confdl / f. j ^ ^ fiiir promptementpour fe fouftraire a Ia juftice entre les mains de laquelle je pourrois le mettre; ce qui troubla 1'efprit du laquais a un point, qu'-I •difparut fans qu'on ait recu de fes nouvelles. Sa fuite inquiéta fon père, qui envoya plufcurs fois fa £Ue s'informer chez moi, ü 1'on  334 Aventures du Chevalier n'avoit point entendu parler de Jafmin. Un jour s'étant direclemcnt adreffée a moi pour cela quoiqu'elle fut couverte de haillons , elle ne laiffa pas de m'éblouir par fa beauté. J'en fus tellemcnt frappé , qu'oubliant le généreux motif qui m'avoit jufques-1- déterminé a lui faire du bien , je propofai a cette innocente des conditions pour la tirer de misère, elle & 1'auteur de fa naiffance. C'eft ainfi que je faifois fervir au crime les traits de fhumanité même. Cette vertueufe fille me parut trés - éloignée d'en venir a mon but. Pour fon père , je lé trouvai plus facile, foit qu'il fut touché de mes manières engageantes, foit que la crainte de tomber dans une affreufe indigence, ne lui permït pas d'étre intraitable , il fe rendit a mes inftances; mais nous n'eümes pas peu de peine 1'un & 1'autre a féduire la fille. Je dis 1'un & 1'autre, car il fut obligé d'ufer de détours pour la perfuader. Il 1'affura que je lui avois donné ma parole d'honneur que je 1'épouferois publiquement dès que la chofe feroit poffible : ce que je n'ofois, difoit-il, faire alors, de peur de déplaire a un oncle de qui je devois hériter. Tandis qu'il n'épargnoit rien pour la faire confentir a fon déshonneur, je le fecondois par la dépenfe que je faifois pour eux. Je leur louai 8c  de Beauchêne. Liv. IK. 33^ meublai un appartement , & leur donnai une fervante. Enfin, nous fïmes tant, le père & moi, que la fille ceffa de nous réfifter. Ce qui 1'avoit détermine' plus que tout le refte a ce'der a mes emprellements, c'eft que jugeant par mon procédé a fon égard , que j'étois trop honnéte homme pour la tromper, elle s'imagina que mon attachement pour elle ne fimroit qu avec ma vie. En moins de huit jours , elle s'apprivoifa 5 & le père , content de fon fort, ne fe fouvenoit plus d'avoir été miférable. 11 ne jouit pas long-temps de fa honteufe profpérité, il tomba malade, il mourut en me recommandant fa fille. vSa mort nous débarraffa, elle & moi, d'un grand fardeau. La pauvre enfant fe livra toute entière a l'amour qu'elle avoit pris pour moi , contente de 1'eftime & de l'amitié que je ne pouvois refufer au vrai mérite que je remarquois en elle. On eut dit que fon état lui plailbit; quoiqu'après les promelfes que je lui avois faites, elle eut droit d'efpérer une meilleure conditiën. Jamais vie ne fut plus retirée que la fienne; jamais fille ne parut moins aimer le monde. Je ne pouvois 1'engager a paroïtre aux fpeétacles & aux promenades. Elle me prioit méme de ne 1'aller voir qu'en fecret. Bien é!oignée de relfembler a celles qui ne fauroient  33Ö Aventures du Chevalier avoir d'amans en état de faire de la dépenfe , qu'elles ne fe faffent une efpèce de trophée de leur infamie. Par pure complaifance pour moi, elle vouloit bien apprendre a chanter Sc a danfer; mais elle employoit a lire la meilleure partie de fon temps. Sa conduite , fes belles qualités, auroient dü me retirer de la débauche & me fixer enticrement. Elle avoit encore une vertu qui me charmoit, c'étoit fon défintérefTement. Elle ne me demandoit jamais rien. II eft vrai que je prévenois fes befoins & fes defirs. Je la voyois rarement fans lui faire préfent de quelque bijou ; tantót je lui donnois une montre d'or ou une tabatière ; tantót une bague & un collier; & lorf • qu'il m'arrivoit de gagner au jeu cinquante ou foixante piftoles , je 1'obligeois a les partager avec moi. C'eft de Pargent du jeu, lui difoisje ; fi vous ne le prenez je le perdrai demain ; j'aime mieux qne vous 1'ayez qu'un autre. Mais ordinairement elle ne vouloit rien accepter, a moins que je ne lui promille d'étre raifonnable pendant un certain nombre de jours, & de ne point fréquenter les mauvaifes compagnies qui me perdoient. Je ne ferois pas en Canada fi j'eus voulu la croire, elle Sc un ami fincère que je menois quelquefois fouper chez elle & qui de fon cóté  bË Bëauchenè. tlv. IK 3^ Cötém'exhortoit fouvent è changer de conduite, Quand je m'engageois dans des parties de plai«rs , & qu il ni'arrivoit de paffer deux jours fans *a voir , je la mettois dans des inquiétudes mortelles; & fi j'avois la moindre indifpofition , elle fondoit en larmes comme fi fa vie eut été attachée a la mienne. Je lui caufai bien d'autres alarmes , un jour qu'il m'arriva dans le vin , & prefque fóus les yeux du roi, un malheur que Ia honte m'empêche de vous dire. Louis XIV. ne pardonne point aux ivrognes. II me fallut difparoltre de peur de finir mes jours fur un échafaud; 8t malgré le crédit de mon oncle & celui de mes amis, je n'obtins ma grace qu'en perdant ma charge. De plus, je fus condamné a donnet dix mille livres è 1'hÖtel-dieu, Cette affaire mit aux champs mes créanciers. II fe connoiffioient tous; ils eurent bientót fait 1'évaluation de mon bien ; & la première réfolution qu'ils prirent dans leur affemblée, fut de ne me plus rien prêter„ afin de ne pas augmenter mes dettes. Ayant appns quinze jours ou trois femaines après que mon oncle alloit fe marier, ils jugèrent par ce mariage précipité que mon oncle m abandonnoit» Ils éciatèrent, & fe joignirent aux adminiftateurs de 1'hötel-dieu. C'eft ce que mon ami m'écrivit dans le lieu oü je m etois retiré. II Tome I. Y  338 AvENTTJRES tj u ChEVALIES ajoutoit dans fa lettre qu'il avoit été voir rhori oncle, qu'il lui avoit dit en lui montrant les articles de fon mariage : Tenez , monfieur, voici la preuve que je ne reconnois plus mon neveu, un maraud que je ferois arrêter fur le champ fi je favois oü il eft ; & que je le laifferois volontiers périr dans un cachot pour expier 1'ignominie dont il couvre notre familie. Mon ami, n'étant pas en état de trouver les dix mille francs qu'il me falloit, ne put empêcher que mon bien ne fut faifi &: vendu; encore aurois-je eu befoin avec cela de quatrevingt mille livres pour achever de fatisfaire mes créanciers. Du moins fi n'ayant plus rien, je n'euffe rien eu a craindre , j'aurois peut-être gagné fur ma fierté de cherchefr quelque reffource a Paris , ou je connoiffois tant de gens qui fe difoient de mes amis ; mais j'aurois vainement fait cette honteufc démarche, puifque mon ami me manda qu'il les avoit vus tous , & qu'ils ne fe fouvenoient plus de moi , bien loin d'être difpofés a me retirer de 1'abïme que la plupart d'entr'eux m'avoient creufé. La feule perfonne qui s'intéreffe a votre fort , ajouta-t-il , c'eft la demoifelle chez qui nous avons quelquefois foupé enfemble. Elle vient tous les jours s'informcr de vous: elle me preffe fortement de  be Beauchêne. tlv. IV. ^ hï apprendre votre adrefle ; ce que je n'ai "pas jügé a propos de faire, de crainte qu'elle ne foit gagnée par Vos ennemis. Tout ce que fes larmes vraies Ou fauffes ont pu obtenir de moi j c'eft une promefie de vous faire tenir un bil* .'et de fa part. B m'en envoya un eri effet, & me inarqua quil croyóit cette amante fincère ; mais qu'il ne s'agnToit plus de pouffer de tehdres foupirs, & que je devois être affez embarralfé de moimême , fans me charger encore d'une fidellé aventunère. J'étois de fon fentiment , & ië eommencois a oublier cette fille , comme je m imagmois qu'elle ne devoit plus penfer a moi j cependant,plus je relifois fa lettre , plus ellö me paroiffoit digne d'attentiön. Je me fouvien* encore des paroles qu'elle conténoit. « Je ne * puis plus vivre fans vous voir, difoit la dé» moifellë, fi vous ne me permettez pas dd 43 me rendre auprès de vous, j'irai vous dier=> ener dans toutes les villes frontières. O » n'eft pas tant pour ma fatisfaéhon que je Vous » demande cette grace, que pour votre bro» pre intérêt. Le malheur qui nous éloigne I'utt * de lautrë peut finir. Pourvu que je vous » voie, je puis vous confoier. Nöus recevons " quelquefois du fecours d'oü nous en atten" dlons le moins' Repréfentez-vous mon pèrö ïa  340 AvENTURlS du ChevaliIr' sï expirant , & n'oubliez pas que vous lui ju» » rates de ne m'abandonner jamais. J'ai tout 35 perdu depuis que je fuis a vous. Je n'ai que 33 vous de cher au monde. Que m'importe dans 33 quel état je vous retrouve ? C'eft vous, & 33 non vos richelfes que j'ai chéri. Songez que 33 je fuis a vous auifi conftamment que fi les 33 loix divines & humaines m'avoient impofé la nécelfité de partager votre fortune comme 33 votre nom. Adieu; je partirai quand il vous 33 plaira pour vous aller rejoindre oü vous m'or33 donnerez de me rendre ». Avant que j'euffe recu cette lettre , 1'ennui qui m'accabloit dans mon exil, & 1'argent dont j'étois" pret de manquer , m'avoient déja infpiré 1'cnvie de faire un tour fecrettement a Paris. II n'y eut plus moyen de m'en défendre après avoir lu ce billet, quoiqu'il ne me promit rien de pofitif. Je partis fans bruit du lieu oü j'étois , & gagnai la nuit la maifon de mon ami, qui fut furpris" de me voir. Je hafardois a la vérité beaucoup ; mais plus on eft malheureux, moins on craint le danger. Mon ami envoya fur le champ dire a ma maitreüe qu'il avoit des nouvelles a lui annoncer. Elle vola auffi-tót chez lui; & m'y trouvant moi-même au lieu d'une lettre qu'elle efpéroit, peu s'en fallut que de joie elle ne perdit le fentiment. Elle ne s'a-  de Beauchêne. Llv. IV. 341 mufa point a me témoigner le plaifïr que ma vue lui caufoit ; elle s'informa feulement da ma fanté , puis elle nous Epria , mon ami & moi , de la fuivre chez elle en nous difant qu'elle efpéroit que nous ne ferions pas fichés d'avoir pris cette peine. En entrant dans une petite chambre oü elle demeuroit, car elle avoit loué fon appartement pour épargner quelque chofe, elle nous montra une caffette qu'elle ouvrit, & dans laquelle il y avoit une grande quantité de pièces d'or , avec un affez bon nombre de bijoux. Monfieur, me dit-elle en s'adreffant a moi, tout cela vous appartient ; vous voulez bien que je vous le reftitue. Pénétré de cette aftion, je regardois tout interdit, non pas le tréfor, mais la fille généreufe qui me 1'offroit. Alors, fe jettant dans mes bras , je ferois bien plus riche, s'écriat-elle, fi j'avois été auffi prompte a recevoir que vous 1'étiez a me donner. Que je me reproche en ce moment ma délicateffe ! Que n'ai-je été plus avide ! que j'aurois entre mes mains de richeffes qui ont été enlevées f A dieu ne plaife, lui répondis-je, que j'aceepte ce que vous m'offrez de fi bon cceur ! Non, ma chère enfant, vous le méritez mieux que moi; & je donnerois ma vie pour vous le conferver. Et moi la mienne , reprit-etle, pour Y3  AvENTURES DU ChE valies pouvoir vous rétablir dans la fituation brilBntflj oü je vous ai vu. Quel fpectacle , dit alors mon ami ! Que 1'on eft heureux d'éprouver des revers ï ce prix ! Tu n'as rien perdu, ajoutat-il en fe tournant de mon cöté , puifque tu pof sède le cceur d'une perfonne fi rare, Après un long combat de tendreffe & de générofité entre cette fille & moi: que prétendez-rvous faire, enfin , nous dit mon ami ? II faut, lui répondit- elle , qu'avec cette fomme vous tachiez d'appaifer fes créanciers , ou bien qu'il 1'eroporte & fe retire en lieu de füreté. Je mourrai, s'il me lajffe ; mais je ne lui demanderai point de m'emmener. Ce feroit pour lui trop d'embarras. Qu'ofez-vous penfer , lui dis-je ; non , il n'y a plus que la mort qui puiffe nous fcparer , puifque votre amitié eft a 1'épreuve de mes malheurs. Mon ami nous interrompit encore pour nous dire qu'il étoit d'avis que je demeuraffe caché tandis qu'il verrok mes créanciers, Sc leur feroit des offres ; ce que j'acceptai. II les vit tous en particulier , & les eut bientöt difpofés » un accommodement. On prend facilement des arrangemens avec des gens qui s'attendoient a tout perdre. Je me voyois a la veille d'étre libre , loifqu'un nouveau malheur nous enleva cette dernière efpérance, Un laquais de mon  de Beauchêne. Liv. IV. 343 ami fe doutant bien qu il y avoit des chofes précieufes dans la caffette, fit fi bien fon compte, qu'il attrapa la clef du cabinet de fon maïtre pendant la nuit, & emporta la caffette. Quel coup de foudre pour mon ami, Iorfqu'il s'en appergut le lendemain ! Il courut a 1'inftant faire fes plaintes , mit la mare'chauffée en campagne, & plufieurs efpions dans la ville aux trouffes du fripon , qui fut pris au bout de quinze jours, & pendu a la porte de fon maitre , après avoir avoue' fon crime. Voila toute la confolation qui nous en revint ; car la jufitice demeura faifie de la caffette, & de ce qu'il y avoit dedans. II n'eft pas aifé de s'imaginer notre défefpoir, & particulièrement celui de mon ami. Nous étions nous-mêmes obligés de le confoler. La jeune fille , qui faifoit feule cette perte , paroiffoit Ia moins affligée, & m'exhortoit a prendre patience. Vous voyez , lui difois-je un jour, le prix de votre tendreffe. Que ne m'abandonniez-vous a ma mauvaife deftinée ? Vous aviez de quoi vivre; il falloit m'oublier. Il f& loit vous fecourir, me repondit-elle ; mais je ne le peux plus que par mes foins. Partons avec ce qu'il nous refte d'argent. Quittons un pays oü 1'on en veut k votre liberté. Vous ne me dites rien, pourfuivit-elle en remarquant quê Y4  |44 AVENTURES DU CHEVALIER je rêvois; vous êtes diftrait, je le vois bien , vous voulez vous éloigner de moi; mais vous. n'y réuffirez point; je vous fuivrai par-tout ou vojs irez. Je ferai comme une ombre attachée a vos pas. Vous m'avez rendu heureufe tant que vous 1'avez été, il eft jufte que je partage $ préfent votre afBiétion. Vous la partagerez , fi vous 1'ofez, lui dis-je s quand vous faurez a quels périls il faudra vous expofer pour me fuivre. Je quitte non-feulement la France, mais méme 1'Europe. Un ancien ami de mon père m'eft venu voir en fecret: il m'a confeillé de paffer en Amé ique , & m'a donné une lettre de recommandation pour y avoir de 1'emploi. Eft-ce un voyage que vous puiffiez entreprendre ? eft-ce un climat qui vous convienne ? D'ailleurs, pourquoi vous bannir de votie patrie pour vous expofer a mille dangers qui font attachés a une longue navigation ? Je ne connois de danger que celui de vous perdre ; & encore une fois , je vous fuivrai par-tout, Ce fera donc en qualité d'époufe, lui repliquai-je , attendri de fa conftance ; ce titre feul peut me déterminer a continuer de vous affocier a ma fortune. Cette fidelie amante , qui regardoit notre mariage comme le plus grand bonheur qui püt lui arriver , ne s'y op-ppfa point, Je 1'époufai donc, Sc nous pair  ee Beauchêne. Llv. IK 345pour ce pays fous le nom que nous portons aujourd'hui. O ciel, m'e'criai-je , lorfqu'il eut ceffé de parler, quoi, c'eft I'hiftoire de madame de la Haye que je viens d'entendre en écoutant la votre ! Oui, c'eft fa propre hiftoire que je vous ai racontée. Je vous ai peint fa conduite jufqu a ce jour; & vous devez remarquer avec quelle attention elle cherche a me faire plaifïr. Elle fait tout fon poffible pour difiïper mon chagrin ; car elle n'eft pas naturellement aufli enjoue'e qu'elle vous le paroit auprès de moi. Je fuis pénétré de fa complaifance, & je vous protefte que fï je defïre un meilleur deftin , c'eft uniquement pour reconnoitre toutes fes bontés, Qui croiroit qu'après avoir oui ce récit, je n'aurois pas refpecté la vertu d'une pareille femme. J'en eus cent fois plus d'eftime pour elle; mais par malheur je 1'en atmai auffi davantage. Je cédai fur le champ aux deux époux mon habitation qui leur plaifoit tant, & j'en fis venir moi-méme de Québec la ratification. Que ne m'en tenois-je la ! Le phifir de leur rendre fervice , & d'étre chéri tendrement de 1'un & de 1'autre, auroit fuffi pour un cceur plus vertueux que le mien. Quelle étrange fatalité ! il faüoit un crime pour me fatisfaire. Je ne fon-  34<5 AvENTURES du ChEVAEIER geois plus qu'a madame de la Haye ; je ne v?vois que pour elle. J'aurois voulu qu'elle m'eüt aimé autant qu'elle aimoit fon mari. Je m'en flattois quelquefois, comme s'il eut été pofTibfe qu'elle ceffat de lui être fidelle , après toutes les marqués de tendreffe qu'elle lui avoit données. J'étois continuellement auprès de cette dame; & fon époux, bien loin de ne le pas trouver bon , me remercioit fïncèrement de la complaifance que j'avois de lui tenir compagnie. Quand je me voyois feul avec elle , je tombois dans les diftraétions les plus marquées , oü je faifois des exclamations fur le bonheur de fon mari; & avec cela, je m'abandonnoisa une Iangueur affreufe qui me confumoit. Madame de la Haye ne manqua pas de pénétrer mes fentimcns , & cette connoiffance I'afHigea. Je m'en appercus au foin qu'elle prenoit de me fuir toutes les fois que le hafard vouloit qu'elle fe trouvat feule avec moi. Dans un de ces momens, feignant d'étre incommodée , elle fit quelques pas pour fe retirer; mais je 1'arrctai: non madame , lui disje , vous n'avez point d'autre incommodité que celle que ma préfence vous caufe. Demeurez-; c'eft a moi de m'éloigner. Puis la regardant tendrement: vous 1'avez donc découvert, con-  de Beauchêne. Lïv. IV. 3/^7 tinuai-je , ce ma'-heureux amour qui va me caufer la mort , puifqu'il vous déplaït. Ou; , je Fai remarqué, répondit-elle , & je dois auffi vous avoir donné lieu de penfer que je r.e 1'ignorois pas en changeant de conduite avec vous. Nous commencions a goüter la douceur du repos dans cette agréable folitude ; faüoicil troubier une tranquillité dont nous vous étions en partie redevables. Vous deviez plutöt conferver votre ouvrage. Votre amitié n'auroit donc été qu'un piège dans lequel j'ai donné en la payant de la miemie ? Eh, madame, lui dis-je, 1'amitié peut-ella payer un amour auffi ardent que celui dont vous recevez fi mal 1'aveu ? Ccpendant , cet amour , tout violent qu'il eft, a long-temps mis en défaut votre pénétration ; & les efforts que j'ai faits pour vous le cacher jufqu'ici, prouvent qu'il eft moins téméraire qu'innocent. Qu'ofez-vous dire , interrompit-elle ? pouvcavous appeler votre amour innocent ? Mon amitié même va cefler de letre , fi vous ne changez de langage , & n'étouffez une paffion qui me fait déja fentir toute 1'horreur d'un exil que votre générofité nous faifoit trouver fupportable. Reprenez vos bienfaits; demeurez feul ici, Sc rendez-moi le droit de vous regarder avec indiifdrence. Je n'ai point oublié camment öji  54-8 Aventures du Chevalier peut vivre dans la retraite la plus obfcure , 8c notre demeure dans le fort ne le fera pas affez pour moi. Si vous me privez de votre vue, m'écriai-je , ©rdonnez donc de mon fort. Que voulez-vous que je devienne ? La moindre abfence , me dit-elle , vous guérira. Ne me cherchez point quand je vous évite ; ou plutöt quittez ces lieux. Eloignez-vous ; mais, de grace , que monfieur de la Haye ne s'appercoive pas du motif de votre éloignement. Epargnez - lui Ie défefpoir oü le mettroit la connoiffance de ce qui fe paffe. Enfin , gagné par fes raifons , attendri par fes larmes , je lui promis de me féparer d'elle, & de 1'oublier même, fi c'étoit une chofe qu'il me füt poffible de faire. Elle parut contente de cette promeffe, & de mon cöté, pour lui marquer que je ne connoiffbis de loi que fa volonté, je me difpofois a lui dire un éternel adieu. J'étois a genoux devant elle, & tenois une de fes mains que je mouillois de pleurs, lorfque par malheur monfieur de la Haye entra brufquement dans la falie oü cette fcène fe paffbit; & me furprenant dans cette attitude , il ne confulta que fa fureur ; il fondit fur moi I'épée a la main avec tant de précipitation, que j'eus a peine le temps de me mettre en dé-  be Beauchêne. Liv. W. 34^ fenfe. Cependant je fus bientót en garde , & je puis dire que fi je ne 1'euue pas ménagé , je I'aurois fort mal mené ; mais je ne fis que parer les coups qu'il me portoit avec plus de vivacité que de mefure. Ce qu'il y eut de malheureux dans ce combat , c'eft que madame de la Haye fe jetta inconfidérément entre nous deux, attrapa une blefture, & fut caufe que j'en regus une dangereufe. Alors le mari devenant moins furieux 9 voulut bien 1'écouter. Elle lui apprit qu'auffi fidelle ami qu'elle étoit fidelle époufe , je me banniffbis de cette retraite, & que c'étoit en prenant congé d'elle que je m'étois jetté a fes genoux. Sur ce rapport, le mari paffant de la colcre a la douleur, eut un regret mortel de m'avoir bleflé. Il envoya chercher le chirurgien, qui ne me quitta point que je ne fuffe entièrement hors de danger ;& en état de fortir. II m'accompagna même jufqu'a mon habitation, oü je me retirai. Ma fanté fut plutót rétablie que la tranquillité de mon cceur ; car j'appris dans le temps dc ma convalefcence que la blefïure que madame de la Haye avoit recue au cóté, & qu'elle avoit négligée ne la croyant pas de conféquence , étoit devenue fort férieufe, & 1'on m'annonca bientót après la mort de cette dame.  35'o Aventures du Chevalier Je penfai perdre 1'efprit a cette nouvelle. Je fis mille extravagances; je m'appellois fon affaflin , & je voulois m'öter la vie ; ce que j'aurois fait indubitablement fi 1'on m'eut laiffé feul , ou qu'on ne m'eüt fauvé de moi-même. Les douleurs les plus violentes ne font pas les plus longues. Le temps modéra la mienne, & je ne fongeai plus qu'a m'éloigner d'un pays qui ne pouvoit plus m'étre agréable. J'en trouvai une occafion ; monfieur le Roi de la Poterie , controleur de la marine, chargé du foin des fortifications de la nouvelle - France , vint dans ce temps-la vifiter mon petit fort en faifant la tournée. Je le priai de mettre quelqu'un a la place que j'y occupois, pendant que j'irois a Québec demander la permiffion de me retirer. II le fit lort volontiers. Auffi-töt je vendis tout ce que je poffédois dans le pays , & je me rendis a Québec pour profiter de la première occafion qui s'otfriroit de repaffer en Fra:ice. Le récolet, mon patron , fit tout fon poft ble pour me retenir; mais il ne gagna que le t( mps qu'il me fallut pour vendre une groffe parti; des pelleteries qui me refloit dans la ville, Fin du quatrième Livre,  L E S AVENTURES DU CHEVALIER DE BEAUCHÊNE. LIVRE CINQUIEME. Suite de 1'Hiftoire du comte de Monneville. Monneville repafje en France. Ilferendd Paris, oü ilfe faufile avec de jeunes débauchés , parmi lefquels il rencontre par hafard le chevalier, frère de mademoifelle du Clos. 11 fait connoif■ fance avec ec jeune homme, & lui apprend des nouvelles de fa ftrur, Ils deviennent les meilleurs amis du monde. Monneville le quitte pour aller faire un voyage au Mefnil, oü il a été élevédans fon enfance, dans le deffeïn dy voir fa nourrice , & de tirer d'elle des éclairciffemcns fur fa naijjance, Il achete la terre du comte de  AVENTURES DU CHEVALIER' Monneville fon père. II va au chateau du Mefnil, oü il revoit la baronne & Lucile ; & après quelques converfations avec ces dames , il fe fait entreux une reconnoiffance. La baronne lui apprend qu'il ejl fon fils. Enfuite il époufe Lucile, Le chevalier vïent d fes nóces , qui font d peine achevées, que ces deux cavaliers fe préparent d partir peur le Canada , dans tintention d'y aller chercher mademoifelle du Clos, Ils arrivent d Québec , & vont d Montréal, oü, après mille perquifztions , ils apprennent que cette fakgame des hurons a. perdu la vie au grand regret de ces fauvages. En fin, Monneville & fon ami s'étant rembarqués pour revenir en France , font attaqués & pris par les Anglois qui les mènent a Bojlon dans la Nouvelle- Angleterre. La , ils font vendus comme des eJcUves d un capitaine qui les - achète pour les fevendre. ; mais Beauchêne 6* fes compagnons rencontrent le vaiffeau de cet officier. Ils s'en rendent maitres , & par-ld Monneville & le chevalier font tirés d'efcla* vage. Mon départ de Québec, je me trouvai riche de prés de cent mille livres qui ccntribuè-» rent beaucoup a me confoler, fur - tout quand je me vis a Paris en état de faire figure avec cette  i>Ê Beauchêne. Liv. F. 33-3 tette petite fortune. Je la devois dans lè fond au maltötier; mais comme il n'avoit pas eu en vue de me Ia procurer lorfqu'il rrï'avoit fait reI^guer fi foin , je Ie cherchai d'abdrd poüf en tirer quelqüe vetigearice ; mais le rbi de fa grace m'avoit prevenu. J'appris que mon ennemi étoit fen prifon depuis plufieurs années fans efpérance d'en fortir. Mon delfein étoit d'aller après cela tro'uVer ma hourrice, & voir ce qu'étoit devenue ma chère lucile ; mais comme je me 1'imaginois morïe öü toanêe , ce qui étoit pour mol a-peu-près Ia meme chofe, je ne m'empreffois pas trofi a faire ce voyage. D'ailleurs j'étois retenu k Paris Par des amufemens qui me firent manger pendant 11 juver une partie dü produit de mes peUeteries. ll elt vrai qüe je vivois avec des enfans de la joie qui dépenfoient encore plus que moi : quand il m en coutoit une peau de caftor, ils en étoiefll pour un arpent de vigne oü de pré. Notre fociétéj qU1 nous donnoit un grand reliëf dans Ie toonde, fe joignit qüelquefois a urie aütre quü ftetoit pas moins fameufe, & qU»on appelloïtl» coterie royale, Parce qu'elle s'étoit formée versla place qu. porte ce nom. Malheur aux cabarets ou nous nous affemblions. Nous payiofls biei, (') 1699: Torna l, &  3J4 AvENTURES I3U CHEVALIER la bonne-chère, mais nous faifions dans les meu* bles un dégat efFroyable. Les deux coteries fe réunirent un jour chez un célèbre traiteur : c'étoit la royale qui devoit faire les frais. On cornplimenta beaucoup un jeune homme qui portoit le deuil, & qui étoit a table prefque vis-a vis de moi. On lui vouloit perfuader qu'en confcience il étoit obligé de donner a fes dépens une fête a toute la compagnie en adion de graces du bonheur infigne qui venoit de lui arriver. Cet animal la, difoit 1'un, n'eft-il pas bien heureux? il n avoit qu'un frère , qui étoit fon aïné, le ciel 1'en a déhvré, il y a quatre ou cinq mois; & fon père , qui pouvoit vivre encore trente ans , creva la femaine dernière. Ma foi, meflieurs , difoit un autre, quand un père veut bien faire cette action Ü, je trouve que c'eft la plus belle de fa vie. Le mien recule tant qu'il peut, & je crains que la mode des pleureufes ne foit paffée avant qu'il m'en faille porter. Ceft pourtant une parure qui fied bien. Regardez , meffieurs , combien cela donne de graces a un jeune homme. Qu'en distu, chevalier? Chevalier toi-méme, répondit brufquement celui qui avoit un habit de deuil; ce nom me révolte; je ne 1'ai porté que trop iong-temps. Le bon - homme , a qui dieu faffe paix „ ne m'auroit jamais appelé autrement, fi  be Beauchêne. 'Liv. V. ^ mon frère n'étoit pas allé k tous les diables. Te voila fans doute fort confolé de cette doublé perte, lui dit un autre. En peux-tu douter, repartit le chevalier? Je ferois un grand fou de m'affliger de la mort de mes deux plus grands ennemis. Non, non , meffieurs, ma douleur eft fur mes manches. Je veux pourtant, pour recon ■ noïtre le fervice qu'ils m'ont rendu, en faire un folemnel, oü nous boirons k leur fanté k pleins verres,&oünouspoufferons l'afff&ion julqu'è tomber fous Ia table. Celle-ci, dit un autre, eft propre a nous fervir de maufoléc. Je ferai, fi tu le trouves bon, 1'oraifon funèbre. Je n'ou' bherai rien. Je connoiffois parfaitement les deux pélerins. Je fais tout Ie mal qu'on en peut dire. J'y joindrai méme, fi tu veux, 1'éloge de ta mère, qui m'a tout fair de n'aller pas loin. Du moins, reprit le chevalier, ce ne fera pa's la douleur d'avoir perdu fon mari qui Ia fuffoquera. Elle n'étoit pas moins laffe de lui que je 1'étois de toute la familie. Auffi tendre époufe qu'Artémife, il y avoit long-temps qu'elle fouhaitoit de tenir dans une urne les cenares de fon cher époux, k peine de les avaler. A huitaine donc, meffieurs, pourfuivit-il; nous ferons dans huk jours ici le fervice de mes parens morts : mais fouvenez-vous bien qu'on n'entrera point fans pleureufes. Que chacun fafie auffi pro- Zz  3j6 Avektüres vu Chevalier vifion de mouchoirs, car je vous avertis que la cérémonie fera des plus triftes. Je riois comme les autres de cette plaifante fcène , quand mon voifin s'avifa de me raconter tous les mauvais traitemens que le chevalier avoit regus de fa familie. Ce jeune homme , me dit-il, fi fon frère aïné ne fut pas mort, auroit eu peut-être le fort de fa fceur qui a difparu tout-a-coup, & qu'on dit morte , quoiqu'elle foit peut- être très-vivante. A ces dernières paroles , je confidérai le chevalier avec attention , & plus je le regardai, plus je trouvai qu'il reffembloit a mademoifelle du Clos. Je fis enfuite quelques queftions a mon voifin , & fes réponfes tournèrent mon doute en certitude. Ce chevalier , dis-je en moi-mame, eft afiurément le frère de la fakgame. Avant que de nous féparer, je m'approchai de lui, & le priai de m'accorder une heure de fa converfation chez lui le lendemain. Je vous préviendrois, me dit-il; mais j'aime mieux vous attendre au logis, paree que je dois donner a déjeuner a quelques-uns de mes amis ; vous ferez de la partie. Je me rendis chez lui le jour fuivant fur les dix heures du matin. II étoit encore au lit, & il y avoit a fon chevet une vieille dame , qui me céda d'abord fa place , & fe retira dans une .autre chambre. La voila, me dit-il tout bas ,  be Beauchêne. Llv, V. 35-7 cette tendre mère dont on parloit hier devant vous fi avantageufement. Elle ne manque pas tous les matins de venir s'informer de letat de ma fanté. Elle n en uferoit pas de cette forte avec moi ,fi mon frère ainé vivoit encore. Avant fa mort, ce foin , cette attention n'étoit qus pour lui; fa tendreffe pour moi, comme vous voyez , n'eft pas d'ancienne date. Avez-vous toujours été, lui dis-je, fe feul objet de fon indifférence ? Plüt è Dieu que cela fut! me répondit-il, je n'aurois pas perdu une fceur que j'ai long-temps pleurée , & que je pleure encore toutes les fois que j'en rappele Ie fouvenir. Mais, ajouta - t - il en foupirant , changeons de matière; il s'agit de déjeuner, & non pas de vous ennuyer du récit de mes cha~ grins & des affaires de ma familie. Cependant, monfieur , repris-je, je ne vous ai demandé hier I'entretien que j'ai a 1'heure qu'il eft avec vous, que portrvous parler de cette fceur dont Ia perte vous eft fi fenfible. Dites-moi, de grace % comment avez-vous été féparés 1'un de 1'autre* Monfieur, me répliqua-t-ii, fans m'informer de Finteret que vous y pouvez prendre, je veux bien fatisfaire votre curiofité la-deffus. Egalement haïs de nos parens ma' fceur & moi, continua-t-il, nous fümes bannis de la maifon paternelie; on m'enferma dans un col-  35*8 Aventüres eu Chevalier ège de moines , d'oü je ne fuis forti que depuis la mort de mon frère , & ma fceur fut envoyée a je ne fais quel couvent oü elle n'arriva pas , puifqu'elle fut malheureufement tuée en chemin avec un vieux domeftique qui la conduifoit. Ce fait eft-il bien vrai , interrompis-je ? II ne 1'eft que trop, me repartit Ie chevalier. Je me fouviens d'avoir ouï dire a mon pere qu'il avoit des preuves certaines de 1'affaflïnat du conducteur. Je crois , repris-je, la mort de cet homme bien averee; mais peut-étre pouvez-vous douter de celle de votre fceur. Non , non , repartit-il, je ne puis me flatter qu'elle foit encore vivante. Si elle 1'étoit, auroit-elle gardé un fi long filence? D'ailleurs el'e aura vraifemblablement été traitée comme fon guide. Et ce guide, lui dis-je , ne s'appeloit-il pas du Clos ? n'étoit - il pas votre gouverneur ? enfin , n'avez-vous pas été bannis de votre maifon votre fceur & vous pour deux chiens que vous vouliez empoifonner ? Ah ciel! s'écria le chevalier , il n'y a que ma fceur au monde qui fache cette circonffance , & vous ne pouvez 1'avoir anprife que d'elle. Au nom de dieu , ajouta-t-il, tout ému, qu'eft devenue cette chère fceur ? Oü eft-elle , monfieur? la verrai-je encore? Oui, lui répondis-je, vous pourrez la revoir; mais la chofe ne fe peut faire ni facilement ni li- tót. La deffus, je  de Beauchêne. Liv. V. 359 lui contai les malheurs de Marguerite du Clos , & Fhiffoire de la nouvelle fakgame des hurons. Les alternatives de fortune de cette malheureufe fceur, arrachèrent a ce jeune homme bien des larmes, tantöt de joie, tantöt de trilteffe. II frémifToit a 1'idée feule des misères auxquelles elle auroit été expofée fans moi. L'efpèce de fouveraineté oü je la lui repréfentois après cela, Ie confoloit aulïi-töt. Enfin , je tins ce jeune homme pendant deux heures dans une füccefi» fion continuelle de joie & de chagrin, de plaifïr & de peine. Lorfque j'eus acbevé de lui rendre compte de 1'état oü j'avois laiffé fa fceur , il fe répandit en difcours reconnoifTans. II me fit mille proteffations d'amitié. Il exigea de moi que je lui promiffe de prendre un logement chez lui, ert me conjurant de difpofer de fes biens comme des miens propres; en un mot, de ne nous féparer jamais. Dans I'impétuofité de fa tendreffe pour fa fceur, il vouloit que nous partiffions fur Ie champ pour 1'aller chercher, comme s'il n'eüt été queftion que de faire en pofte un petit voyage de France. Mais je lui dis qu'il fuffifoit d'abord de faire donner avis a la fakgame de Ia fituation oü étoient les affaires de fon frère, & de I'inviter k venir a Paris partager fon bonheur. II s'agiffbit donc de faire favoir a Ia fakgame Z 4  3&? Aventures du Chevalier les; intentions du chevalier. Ce qui n'étoit pas facile. Néanmoins , de peur de le chagriner , je ne lui en fis pas fentir toute la difficulté. Nous écrivimes en même-temps plufieurs lettres, dans 1'efpérance qu'elles ne feroient pas toutes inutiles. J'en adreffai une au couvent des pères récolets de Québec , une autre a un marchand de Montréal qui commergoit avec les hurons, & une troifième a 1'intendant du Canada, a qui le jeune homme la fit recommander par monteur de Barhefieux dont il étoit aimé. En at~ tendant une réponfe, il m'appelloit fon fiére , en m'affiirant qu'il ne tiendroit qua moi de le pevenir , & il ne pouvoit vivre un moment fans moi. Nous allames au bout de huit jours eer lébrer la fète qu'il avoit promis de donner a fes amis, & dont il devoit faire les fraisl Je n'ai jamais rien vu de fi ptaifant que tout ce qu'inventa cette jeuneffè pour faire honneur au chevalier. Le panégyrique de fon père & de fon frère étoit une pièce achevée. L'ironie la plus fine & la mieux foutenue y regnoit par-tout, & ce difcours comique fut prononcé avec un férieux admirable. La fète dura prefque toute la nuit, & elle auroit été auffi amufante que bizarre , fi cette jeuneffè tumultueufe eut pu fe modérer; mais  de Beauchêne. Uv. V. après mille extravagances pleines d efprit, mille cérémonies divertiffantes, quoique ridicules pour la plupart, & remplies d'imprécations contre la coutume qui föumet les enfans a leurs pères, un des plus étourdis s'avifa de dire qu'il manquoit une chofe effentielle a la fête : qu'il falIoit avoir des femmes, qui, par des cris lugubres, fiffent le róle de ces anciennes romaines que 1'on payoit pour pleurer aux funérailles. Chacun applaudit a une fi belle imagination j & ceux qui connoifToient dans le quartier des perfonnes propres a faire ce perfonnage, fortirent pour en aller chercher. Ils nous en amenèrent trois , qui ne croyoient affurément pas venir la pour pleurer. Elles prirent cependant la chofe fort galamment; & après qu'on les eut mis au fait du fervice extraordinaire qu'on attendoit d'elles , & qu'on leur eut fait boire quelques rafades de vin de champagne pour les empêcher de fuccomber a la trifleffe que demandoit leur róie , ces créatures fe mirent a faire des lamentations & des cris fi percans, que tout le voifinage en retentit. Quelque chofe que put dire & faire notre hóte , deux ou trois efcouades du guet attirées 'par ee tapage funèbre, vouïurent entrer abfolument pour voir eux-mémes ce qui fe paffoit C(ittQ Eiaifon. Ils n'avoient pas affaire g  3 un des nótres en les pouffant, tomba percé de deux ou trois balles qu'il recut dans Ie corps. L'hóte qui nous avoit Iaiffé faire toutes ces. folies dans fa maifon, fut cmprifonné & ruïne. Pour nos trois pleureufes de commande , on les envoya pleurer tout de bon a 1'hopital. Depuis ce temps-fa, nos coteries furent tout-a-fait dérangées; nous ne pümes jamais renouer de belles parties , pas même nous trouver une demi - douzaine enfemble fans être examinés, fuivis & montrés au doigt par la populace ; car on contoit de nous d'étranges chofes. Les uns difoient de notre dernière affemblée qu'elle n'étoit compofée que d'infames juifs déguifés , 8c «jue fi le guet n'étoit pas accouru aux cris des filles enfermées avec eux, ces malheureufes auroient été débaptifées. D'autres prétendoient que c'étoit des forciers qui tenoient la leur labbat, & que nous avions réfolu de perdre par d'affreux orages le refte de la France , comme nous venions de faire depuis peu plufieurs de fes contrées , fur - tout 1'Orléanois & la Bourgogne. Ob nommoit même un archer digne de foi T  de Beauchêne. Llv, V. 363 «mi, par le trou de la ferrure , avoit vu plufieurs diables qui nous ayant fait figner de notre fang ces terribles commiflïons , s'étoient envolés par la cheminée en forme de hibouv, laifTant la falie & toute la maifon empeftées d'une vilaine odeur de foufFre & de cuir brülé. On affiiroit encore que les femmes que nous avions entrainées avec nous , nous avoient trahis par leurs cris, pour fe venger de ce que nous les faifions fervir de jouet a des démons incubes, afin que les femmes qui feroient grofies en même-temps, périffent toutes avec leur fruit, Sc 1'on douta fi peu dc cette particuliarité parmi le peuple , qu'on dit que cela fit faire a Paris un fort grand nombre de neuvaines. On fit plus, un prêtre normand crut Sc dit pieufement dans un pröne que notre troupe étoit la même qui, 1'année précédente, avoit tenu une pareille afTemblée dans un moulin auprès de Mante , pendant lequel fabbat la grêle avoit prefque abimé cette ville , fans qu'il en tombat un feu! grain fur le moulin, II ajouta qu'une femme qui avoit étc livrée de force i 1'efprit immonde , étoit accouchée peu de temps après d'un monftre horrible , qui avoit quatre bras armés de griffes au lieu d'ongles, & deus têtes cornues. II montroit effectivement une lettre par laquelle on lui donnoit avis des ac-  364 AvENTURES DU CHEVALIER cidens a quelques circonftances prés ; mais ce n'étoit pas ufer immodérément du privilège des hiftoriens en fecond que de n'y mettre du fien que des forciers , des cornes & des griffes. Je profitai de 1'interruption que cette affaire caufoit a nos affemblées pour en détourner le chevalier, que j'appele toujours ainfi, quoiqu'il ait perdu ce nom en devenant chef d une illuf tre familie; ces fortes de cohues ne me plaifoient point du tout en mon particulier , & ce jeune homme n'étoit déja que trop dérangé. II prit fort bien le confeil que je lui donnai la-deffus, & nous nous bornames a quatre ou cinq amis dont ils voulut bien me laiffer le choir. Pour nous deux , nous étions comme inféparables ; on ne nous voyoit guères 1'un fans 1'autre. A la maifon j'étois plus maïtre que lui. II voufoit que tout fut commun entre nous ; & foit manque de délicateffe, foit excès d'amitié pour moi , il y auroit volontiers compris fa maitreffe. II eft vrai que fe laffant de celle qu'il avoit , il fembloit avoir envie de me la céder pour en choifir une de la première claffe ; ce qu'il pouvoit faire alors avec les gros biens dont il étoit devenu maitre par la mort de fon père. Véritablement un entremetteur qui s'étoit chargé du foin de lui déterrer un parti brillant, lui, trouva bientöt une de ees belles du grand air,  de Beauchêne. Liv. V. $6$ qui favent donner du reliëf a 1'amant qu'elles coulent a fond. Celle-ci pourtant n'eut pas le temps de lui faire 1'honneur de le ruiner; elle lui tira feulement quelques plumes les premiers jours; mais s'étant appercu que les appas dont il étoit épris n'étoient qu'artificiels , il s'en dégoüta , & il en fut quitte pour le vin du marché. Comme je 1'aimois véritablement, je lui confellai de quitter ce train de vie, & de fonger plutöt a un établiffement folide. Je fais , me dit-il, que vous ne me parlez ainfi que pour mon bien, néanmoins je vous avouerai que j'ai réfolu de ne prendre ce parti qu'après vingt-cinq ans, & je vous dirois même quarante , fi je n'étois pas fils unique. Hé bien, repris-je , portez donc vos vceux a des idoles qui en valent la peine. A votre place, je m'en tiendrois a ce que nous appellons une inclination bourgeoife. C'eft. donc - la votre avis , me repartit le chevalier ? vous croyez qu'un attachement de cceur, une belle paffion me conviendroit ? Je fuis ravi que vous penfiez comme moi. C'eft mon goüt. Cependant avant que je me détermine , je veux confulter le vieux baron. Je fuis perfuadé qu'il penfe autrement que nous fur cet article. Voulez-vous que je vous dife de quelle facon il parloit dernièrement de la galanterie dont il pofsède les plus fines  $66 A VENTURES DU ChE VAL IER rubriques. Tu as pris le bon parti, me difoit-il cordialement, il en coüte trop a filer le parfait amour avec une perfonne qui garde des ménagemens & dont on ne difpofe point a fon gré. Si c'eft, par exemple, une femme mariée que tu aimes, outre la peine de t'en faire aimer, tu auras celle de trouver des momens favorables, de tromper le jaloux; il faut être efpagnol pour n'y pas perdre patience. Les difficultés te rebuteront , a moins qu'elle n'appartienne a un fot, & alors la facilité qu'il y aura a lui confirmer ce titre rendra la tromperie infipide. La chame d'une veuve a bien des charmes ; mais fouvent la belle perd un ami, paree que, maitrefle de fa conduite , elle fe livre trop, & le traite en époux aimé. II y a bien de 1'honneur a mettre une jeune fille fous le joug , il eft glorieux de s'en faire aimer, mais le chemin de fon cceur eft parfemé d épincs , & demande plus de patience que tu n'es capable d'en avoir. Premièrement, fi elle eft née coquette, & que tu ne lui plaifes pas d'abord , il n'y a rien a faire, le cceur d'une coquette fe donne au premier abord , ou fe défend toujours. Pendant tes plus grandes affiduités, elle te laiffera te morfondre a fa porte , & tentera d'autres coixquêtes.  de Beauchêne. Liv. V. 367 Si c'eft une fille farouche, ou fimplernent ce qu'on appelle une fille fage, qu'il faut d'adreffe pour la vaincre ! que de travaux ! que de conftance ! Néanmoins ne te rebutes pas. Pourfüis-la fans cefTe. Elle fuit, mais elle fe laffera. B y auaa quelque heureux moment oü elle ne fera pas fachée de trouver comme Sirinx & Daphné, quelque fleuve au milieu de fa courfe. Ce fera un bon prétexte pour s'arrêter. Si c'eft une prude que tu' aimes, autres peines, autres foins , elle exercera ta patience, & la fatiguera , fi tu ne fuis avec elle une méthode toute particuliere. Ne 1'attaque celle-la qu'avec les mêmes armes avec lefquelles elle fe défend. B faut 1'applaudir en tout, avoir du goüt pour ce qui lui plaït, blamer, ce qu'elle blame, & tacher d'étre de toutes fes parties. L'occafion fera le refte. II y aura peut-être quelque quart-d'heure de diftraétion oü les fentimens d'honneur & de vertu s'endormiront , & la prude dépourvue du fecours de ces grands mots fera fort foible. II y a d'autres filles qui, gardant un honnéte milieu, ne font ni fauvages ni coquettes. Celles-la mettent l'amour & la difcrétion d'un homme a de grandes épreuves avant qu'elles fe livrent a lui; mais auffi après cela fon bonheur eft digne d'enyie; fes plaifirs font parfaits, fans aruer-  363 Aventures du Ghevalier tutne, fans ennui, fans dégout. Elles favent fe- conferver fon eftime, fon amitié , fon refr peét même jufques dans leurs foibleffes , ou plutót elles n'ont que des apparences de foiblelfe; & fachées que 1'objet aimé exige d'elles autre chofe qu'un cceur tendre , elles ne font que fe prêter , pour ainfi dire , a fes propres foibleffes. Je t'en fouhaite de cette efpèce-la ; pour moi, je n'ai jamais eu le bonheur d'en rencontrer en mon chemim Voila les lecons que ce nouvel Ovide me donnoit 1'autre jour , continua le chevalier , & vous devez bien Ie reconnokre a ces traitsj Je le reconnois bien auffi, lui répondis-je , & il me femble que le baron eft comme ce rat i lequel ayant perdu fa queue,■ vouloit perfuader aux autres animaux de fon efpèce que des queues ne faifoient que les embarraffèr , & qu'ils devroient tous s'en délivrer. Le baron eft de 1'ancienne cour; il n'y a plus pour lui de galanterie gratuite. II voudroit réduire a la mandicité toutes les honnêtes femmes qui refufent des hommages , paree qu'il offroit les fiens a leurs mcres il y a trente aris. Croyez - moi l'amour vénal eft un efclave dont la fociété ne fait point hönneur, & 1'on ne dok 1'admettre a fa table tout au plus que comme fait le baron faute d'autres convives. Pour vous , chevalier s  »e Beauchêne, Lm P\ Valïer, étant jeune, & fait comme vous êtes, vous devez vivre autrement que lui. Vous voyez combien peu il eft eftimé avec fes belles maximes. Si les pères défendöient a leurs enfans de fe fréquenter, il feroit re'duit pour toutë fdcie'té a celle de qüelques libertins méprifés partout comme lui. Il a de 1'efprit , je 1'avoue ; mais fon efprit eft dangereux. II eft amufaht 3 mais il n'eft pas le feul qui le foit. Vous cónnoilfez des gens dont la compagnie n'eft pas moins agre'able, & dont 1'amitié ne peut faire rougïr, On ne trouve point mauvais, ajoutai-je, qu'un jeune homme de familie pour connditre le monde, goüte un peu das plaiiïrs quil lui préfente. On exige feulemcnt de lui qu'il ne s'y abandonne pas tout entier, & qu'il y ait du difcernement dans le choix qu'il ën fait. Les plaifirs d'un foldat ne font pas ceux d'un" gentiihomme, & les vötres doivent différer de ceux d'un avanturier. B eft bon que Vous foyez faconné par le beau fexe ; c'eft-a-dire par des femmes qu'on puiffe fréquenter fans fe fairiiliarifer avec la débauche, Le chevalier m'interrompit en cet ertdrofc Je fuis convaincu , me dit-il, épargnèz-voas la peine de .me prêcher plus long-temps. Je fuis frappé de vos raifoes. Faites - moi feulerflertè Tome L„ a  %JO AVENTUB.ES DU CHEVALIER mettre en pratique vos utiles avis. Je vous laifle le maitre de ma conduite. Je ne vous en demande pas tant , lui répondis-je ; foyez feulement perfuadé que c'eft par amitié que je prends la liberté de vous parler comme je fais. Je le fais 5 reprit le Chevalier; fans cela, ajouta-t-il en fouriant , je pourrois croire que vous ne m'exhortez a la vertu que pour vous conferver plus fürement la petite brune que je vous ai cédée. II pouvoit bien , fans craindre de me •choquer , badiner fur cet article , lui qui m'avoit fouvent reproché que je ne faifois guère de cas de fes préfens , puifque je m'attachois fi peu a fa petite brune. Cependant cette plaifanterie fut caufe que je ceffai entièrement de voir cette fille , qui n'en devint pas plus malheureufe , puifqu'elle époufa 1'intendant du chevalier. Ce domeftique , quoique riche, n'eut pas de répugnance a la prendre pour femme. Elle valoit effectivement mieux que lui. C'étoit une petite éveillée des plus piquantes ; une rieufo qui avoit toujours quelque conté plaifant a vous faire. Un jour qu'elle nous divertiffbit par le récit des bèaux faits d'une beauté fameufe par fes galanteries , je lui demandai fi elle avoit connu la D...., cette dcelfe des amours dont j'étois TAdonis lorfqu'oa me fit partir pour le Canada,  de Be au c h è n e. liv. V. 371 Si je 1'ai connue , s'e'cria-t-elle ! c'eft elle qjjf m'a donné les premiers principes du favoirvivre. Si je connois le monde , fi j'ai quelque éducation, c'eft fon ouvrage. Hélas! la pauvre fille n'auroit pas fait une fi trifte fin , fi elle eut profité elle-même des confeils qu'elle me donnoit; mais elle croyoit ne manquer jamais de rien , & négligeoit de garder, comme on dit, une poire pour la foif. Avec cela , elle avoit un trop bon cceur. Elle n'avoit aucun égard pour elle-même , quand il s'agiffoit de fervir un ami. Si elle vous avoit oublié auffi facilement que vous nous laiffez la, vous autres hommes elie ne fe feroit pas perdue pour l'amour de vous. De grace, lui dis-je, expliquez-moi en quoi j'ai eu Ie malheur de caufer celui de cette obligeante perfonne. C'eft cc que je puis vous apprendre , me répondit-elle , car je demeurois alors chez elle , & ma mère étoit fa femme de chambre favorite. Quelques jours avant votre départ , vous dites , s'il vous en fouvient, a deux ou trois de vos amis , que vous aviez une cruelle affaire fur les bras , & que le mal. tötier chez qui vous travailliez , vous faifoit de terribles menaces. C'en fut affez pour les mettre a fes trouffes , qnand ils virent que vous aviez difparu. Xls fe préparèrent a lui faire des Aa 2  572 AVENTURES DU ChEVA'ETEK affaires jutidiquement. Votre maitreffe , a quï vons aviez dit la même chofe, encore [plus alarmée qu'eux , eut 1'indifcrétion d'intéreffer pour vous 1'illuffre amant qui prenoit foin d'elle. Ce feigneur généreux fit plus qu'elle ne demandoit. II prit la peine d'aller chez le rnaltötier pour le queftionner & fintimider. Le maltötier, bien loin de paroitre effrayé des menaces qu'on lui faifoit, répondit froidement qu'il étoit lui-même fort en peine de vous ; que votre abfence dérangeoit infiniment fes affaires , paree que vous ne lui aviez rendu aucun compte , & qu'il n'avoit ofé faire ouvrir votre chambre , quelque befoin qu'il eut de plufieurs papiers qui y étoient. L'obligeant Seigneur envoya chercher un ferrurier, fit ouvrir Ia chambre , examina quelques livres de compte qu'il rendit au maltötier ; puis faifant 1'inventaire de ce qui vous appartenoit, il reconnut plufieurs bijoux qu'il avoit donnés a la D..., avec quelques lettres qu'elle vous avoit écrites , &: que vous aviez eu 1'imprudence de conferver. II découvrit par-la le vrai motif qui engageoit cette demoifelle a prendre fi vivement vos. intéréts ; & piqué de fe voir dupé fi groffièrement , il réfolut de la punir de fon infidélité. Vous favez qu'il étoit prompt a exécuter ce  'de Beauchêne. Liv, V. 373' qu'il avoit entrepris. II la vint prendre dès le lendemain matin dans le carroffe qu'il lui avoit donné, pour aller, d:foit-il, diner au bois de Boulogne , & s'y promener enfemble le refte de la journée. En arrivant a Paffy, il la chargea d'ordonner elle-même le repas, après quoi il s'enfonca dans le bois avec elle. La , feignant d'avoir befoin , il s'éloigna d'elle, & revint feul a Paris, laiffant la cette malheureufe fans carroffe & fans amant, payer le diner qu'elle avoit commandé. Ce ne fut pas tout encore j & fon amour changé en haine, n'auroit pas été content de cette vengeance. II pouffa fop reffentiment jufqu'a faire enlever tous fes meubles , & lui procurer un logement dans ce lieu d'hor-. reur dont la porte eft toujours ouverte aux perfonnes qui ne font pas fidelles aux amans qui ont du crédit. C'eft la que j'ai vu pendant trois ans cette pauvre créature dans un état digne de conv paflion. Comme fes beaux jours étoient paffes., on ne s'intéreffbit plus pour elle; & ne poffédant rien, elle fe trouvoit hors d'état d'achster fa liberté. Elle ne recevoit aucune confolation que de moi, qui, n'ayant pas alors 1'argent que j'ai préfentement, ne pouvois guère lui procur rer de douceurs dans ce lieu de misères. Ls jour enfin qui la devoit délivrer de, fes paines Aa j  374 Aventtjres du Chevalier arriva. Elle mourut dégoütée du monde , Si pleurant amèrement les défordres de fa vie. Tel fut le récit que la petite brune nous fit de la mort de la D...; ce'que je n'entendis point fans reifentir quelques mouvemens de douleur & de pitié. II y avoit déja long-temps que je vivois a Paris de la manière que je 1'ai dit ; & m'y ennuyant, je dis au chevalier que j'avois envie d'aller au pays qui m'avoit vu naitre. Vé-> ritablement je fouhaitois d'apprendre des nouvelles de ma nourrice , & principalement de ma chère Lucile , dont je me fouvenois toujours .avec plaifir. Le chevalier, qui ne recevoit point de réponfes du Canada , s'oppofa fortement a mon delfein, comme fi en me perdant de vue il eut dü perdre 1'efpérance de revoir fa fceur. Il fe rendit cependant a mes inftances, a condition que mon voyage ne feroit que de huit ou quinze jours , & que je le ferois dans fa chaife de pofte , efcorté par fon valet de chambre. Je partis donc; & après quelques jours de marche (i) , je m'arrêtai dans une petite ville qui n'eft pas éloignée de la terre de Mefnil. J'appris la que Ie chateau qui porte ce nom , n'étoit plus habité que par des fermiers; que (i) 1700.  de Beauchêne. Llv. V. 375le baron s'e'toit tué malheureufement il y avoit quatre ou cinq ans , & que pour jouir toujours des biens de fa première femme, il n'avoit jamais voulu marier fa fille Lucile, rebutant par mille tracafferies tous les partis qui s'étoient préfentés pour elle; mais que depuis la mort de ce feigncur , les parens de Lucile , du cóté maternel, 1'avoientretirée d'auprèsfa belle-mère & lui avoient fait époufer un vieux gargon , lieutenant-général, qui, quatre mois enfuite , courant trop vi'te après le baton de maréchal de France, s'étoit laiffe tomber dans une tranchée , oü il avoit trouvé une mort glorieufe, auffibien que plufieurs autres braves officiers qui le fuivoient. Enfin , que fa jeune veuve devenue fa maitreffe , étoit retournée vers Ia baronne du Mefnil qui s'étoit retirée a Ganderon. Pour ma nourrice , il me fallut aller jufques dans fon village pour favoir ce qu'elle étoit devenue. On me dit qu'elle avoit fini fa carrière peu de temps avant le baron du Mefnil. Elle avoit une fille , ajouta-t-on, qui difparut toute jeune fans qu'elle en ait entendu parler depuis. Elle a Iaifié fon petit bien a la baronne pour le rendre a cette fille , fi elle fe retrouve , & cette bonne dame la fait chercher par-tout. Je ne doutai point après cela que ma nourrice ne lui eut fait a. mon fujet de plus gran- A a 4  §7<5 AvENTURES DU ChEVAEIER des confidences qu'a moi-même ; ce qui me donna autant d'impatience de parler a la baronne , que j'en avois de revoir Lucile. Ce qui m'embarraffoit, c'eft que je se favois fous quel prétexte je pourrois me préfenter a elles. Je ne connoiffois perfonne a Ganderon, ni dans le pays , qui m'y put introduire ; je craignois de leur faire de la peine 3 & de paffer pour un aventurier fi j'ofois defcendre tout droit chez elles. Néanmoins quelqu'un me dit qu'il y avoit une terre a vendre affez prés de Ganderon; ce qui me fit prendre Ia réfolution d'y aller. II fe trouva que c'étoit juftement la terre de Monnevilie , qui retournoit a quatre ou cinq héritiers avides après Ia mort de mon plus proche parent , qui s'en étoit mis en poffeflion, fur la foi des certificats, qui affurorent que le comte de Monneville mon père avoit été tué en Weftphalie. J'arrivai a Monneville fur les deux ou trois heures après midi, & mon guide me fit defcendre dans un mauvais cabaret qui étoit - la. J'entrai d'abord dans le chateau; & tandis que je 1'examinois, le Curé, qui répondoit ordinairement en 1'abfence des vendeurs, vint me joindre. Je ne lui eus pas fi-töt dit que j'avois deffein d'acheter cette terre , que me regardant déja comrne fon feigneur, il m'accabla de  de Beauchêne. Liv. V\ 377. dvilités. B m'offrit un lit & fon fouper de ft bonne grace & avec une politelïe fi opiniatre , que je fus obligé' de me laiffer conduire chez lui. Ce qui me plaifoit dans ce bon-homrne, c'eft qu'il me paroifioit un grand babiliard , & je jugeois que ce défaut me feroit d'une grande utilité dans mon entreprife. Après les premiers complimens qui durèrent bien un gros quart-d'heure, le vieux curé m'envifageant fixement : Je donnerois , me dit-il , tout ce que je pofsède au monde , pour que cette terre vous convfnt. Vous refTemblez fi parfaitement au dernier de la familie a qui elle appartenoit avant ces collatéraux d'aujourd'hui, que je croirois n'avoir point perdu ce gentil^ homme, fi je vous voyois en fa place. Oui, monfieur, ajouta-t-il avec tranfport, feulement a vous voir , je me fens porte' a vous aii-ner autant que je 1'aimois, & a vous tenir compte des obligations que je lui avois. Elles ne font pas petites c'eft lui qui m'a fait ce que fuis, c'eft lui qui m'a donné ce benefice qui eft un des meilleurs du pays, Je n'aurois pas perdu fi-töt cet aimable gentiihomme , continua-t-il, s'il eut voulu me croire & demeurer ici tranquille , fans fe faire un point d'honneur de fuivre 1'exemple de fon père, a qui ia guerre avoit été funefte..  37^ Aventures r>u Chevalier' Je vis bien qu'il fuffifoit de ne pas inter-* rompre ce bon prétre pour qu'il ne cefsat de parler. Je le laiffai donc s'égayer a fon aife era faifant le détail Je toutes les bonnes qualités de fon défunt gentilhomme ; détail que je lui. fis bien répéter dans la fuite , quand je fus la part que j'y devois prendre. Je le queftionnai après cela fur la noblefTe duvoifinage, lui prêtant une attention qui le charmoit, principalement quand il en fut a Farticle de Ganderon , & qu'il me paria de Lucile & de fa belle-mère. II me dit entre autres chofes particulières, que ces deux veuves aimoient beaucoup la retraite, & ne faifoient pas dans le monde la figure qu'elles y auroient dü faire avec les biens dont elles jouiffoient, & dont il ne maoqua pas de me calculer exactement le revenu. J'ai connu la baronne, me dit-il, avant qu'elle allat h Paris, du temps qu'elle n'étoit que demoifelle de Ganderon; que Ie couvent 1'a changée, grand dieu! auiïi-bien que fon mariage avec le baron du Mefnil. Elle étoit alors d'une gayeté extraordinaire, toujours riant, toujours danfant, au lieu que préfentement fes jours ne paroiffent tiffus que de triftelfe & d'ennui, quoi qu'elle ne foit pas encore dans un age a devoir renoncer aux plaifïrs innocens du fiècle. Pour la jeune douairière , elle ne paroit pas regarder la vie  de Beauchêne. Lïu. V. 379 avec tant d'indifférence. Ce n'eft pas que je croie qu'elle fonge a fe remarier. Du moins n'y a-t-il aucune apparence qu'elle s'occupe d'une pareille penfc'e ; au contraire , elle eft attachée fi fortement a fa belle - mère, que je doute qu'elle la veuille quitter une feconde fois. Vous jugez bien , pourfuivit - il, qu'elle a été recherchée par» tout ce qu'il y a de meilleur dans le pays ; outre fon bien, elle a beaucoup de mérite. Elle eft fage & bien élevée. Elle n'a peut-être pas été contente de fon premier mariage , lui dis-je , au bon curé. Elle n'a pas dü 1'être , me répondit-il, & g'a été un meurtre de lui avoir laifTé atteindre la majorité dans 1'état de fille, pour lui donner après cela un auffi vieux mari que celui qu'elle avoit époufé, par 1'avidité de fes parens, qui croyoient par-la doubler fon bien ; mais le ciel les en a punis , car il eft mort au bout de quelques mois, & elle n'en a point eu d'enfans. Je demandai auffi au curé fi elle ne fongeoit point a acheter Monneville. Je ne Ie crois- pas, me dit-il, car elles m'en auroient parlé : cependant cette terre conviendroit afléz a la baronne ; mais fe voyant fans enfans , elle ne fait aucune acquifition. Ainfi" vous pouvez compteE qu'elle n'ira point fur votre marché , non plus que fa belle-fille. Malgré ce que me dit le vieux  5So Aventures du Chevalier prêtre, je crus devoir proflter pour les voir du prétexte de leur aller faire politefTe au fujet de cette terre , & les afTurer que je n'y fongerois point du tout, pour peu qu'elles en eufTent envie. Je fis entrer le curé dans mes vues, & il s'offrit a me conduire dès le lendemain a Gan-t deron. Je devois pafTer pour un homme de conféquence a juger de moi par 1'habit; jamais gentilhomme fur le lieu n'en avoit peut-être porté de fi riche que celui dont j'étois revêtu , ni mêrne que celui du valet-de-chambre qui me fuivoit. Je ne pouvois pas me tromper en abordant les deux dames. Elles fe promenoient toutes feules, & le curé commenca par les apoftropher nommément, & leur parler'dès qu'il put s'en faire entendre. Pour répondre au compliment qu'il leur fit en me préfentant a elles» ces charmantes veuves me regurent fort civilement, & me dirent qu'elles feroient raviesd'avoir un voifin tel que moi. Nous pariames fort peu, les dames & moi, car le vieux patriache qui croyoit apparemment être en chaire , ne déparloit point; mais au défaut de nos langues, nos yeux firent bien leur devoir. Ceux de la baronne furent toujours fixés fuir moi, & les miens fur ma chère Lucile. Nous nous étions quittés fi jeunes., cette  be Beauchêne. Liv. V>, dernière & moi, qu'il n'eft pas étonnant qu'elle ne me reconnut point. J'eus moi-même bien de la peine a me la remettre , quoique je fufle que c'étoit elle. Cette vifite fe paffa fans éclairciffement; j'avois néanmoins autant d'envie d'en venir-la, qu'elles en avoient de favoir qui j'étois. La baronne s'imaginant que le curé pourroit 1'en inftruire, le tira a part pour le lui demander. Elle ne fit que 1'embarraffer par cette queftion , a laquelle il répondit qu'il ignoroit mon nom , mais qu'il n'épargneroit rien, pour le découvrir. Je ne me fouviens pas de ce que je dis a Lu-< cile pendant ce temps-la, je me fouviens feulement que j'étois dans une agitation d'efprit qui lui dutcauferde lafurprife fi elle s'en appercut. Un moment après que la baronne eut quitté 1'entretien du curé pour fe meier du notre, ce bon eccléfiaftique 1'embarraffa extrêmement a fon tour : madame, lui dit-il en me regardant je ne fais fi mes yeux me trompent. Dites-moi, je vous prie , fi, dans votre première jeunefle, vous n'avez vu perfonne qui reffemblat a ce monfieur. La baronne qui ne s'étoit nullement attendue a cette queftion, en fut troublée. Elle avoit encore mieux que lui remarqué cette reffemblance dont il parloit. Cependant elle répondit qu'elle croyoit avoir connu quelqu'un dont j'avois quelques traits; mais qu'elle ne fe  5^2 A VEN TU RE S DU CHEVALIER fouvenoit pas dans quel endroit. Avez-vous oublié, reprit-il, le comte de Monneville, grand ami de feu monfieur votre père, & qui fut tué en Franche-Comté en foixante - huit. II avoit laiffé deux fils , dont 1'aïné mourut au mêmetemps que lui. Le cadet lui furvécut de quelques années. Tenez, madame, confidérez ces traits; voila certainement la vivante image de ce cadet. Je fuis furpris que cela ne vous frappe pas comme moi. Vous étiez déja grande quand ce Monneville vivoit, & vous avez cent fois joué tous deux enfemble. Votre père 1'aimoit beaucoup, & Ta bien regretté. Pour moi, je lui dois mon petit établiffement, & je ne 1'oublierai jamais dans mes prieres. Je le difois hier a monfieur, ajouta-t-il, cette reflemblance m'a donné pour lui une telle inclination, que je voudrois pour beaucoup qu'il s'accommodat de la terre de Monneville. Hé bien, monfieur le curé lui dis-je, faites en forte que je I'aye; vous ne fauriez me rendre un plus grand fervice que de me procurer le voifinage de ces dames , & je vous protelfe que vous ne ferez pas moins content de votre nouveau feigneur , que vous 1'avez été de celui que vous regrettez. L'affaire eft entre vos mains lui dit alors la baronne , vous pouvez la faire xéuffir fi vous voulez, puifque c'eft vous qui  ce Beauchêne. lïv. V. recevez ordinairement les enchères. Le curé la deffus promit de mettre tout en ufage pour en venir a bout. En prenant congé de ces deux veuves , je les priai de me permettre de les affurer quelquefois de mes refpecïs, tant que je ferois dans ce pays-la. Elle me répondirent que je leur ferois plaifïr ; & comme c'étoit ce que je demandois je n'eus garde d'y manquer. II étoit fête le lendemain. J'appris qu'on difoit a Ganderon une meffe a neuf heures, & que les dames y affiftoient d'ordinaire. L'impatience me prit d'y aller & de m'y faire connoïtre. Je me trouvai dans 1'églife avant elles ; & quand elles arrivèrent, la baronne m'ayant appercu, m'envoya prier fur le champ de me placCr avec elles dans leur banc. Après la meffe, je leur donnai la main pour les reconduire, & je leur dis qu'au hafard de pafTer pour un importun , je prenois la liberté de leur venir demander a diner , mais préalablement une converfation particulière. Elles parurent étonné'es de mon compliment. Lucile, fur-tout fe montra mécontente & n'entra avec nous dans le cabinet de la baronne qu'avec peine & par pure bienféance; encore ouvritelle toutes les fenêtres, & affecta de ne vouJoir pas que la porte fut fermée. Quand nous  384 AvENTURES BET ChE? AIIEfi fümes affis, madame , dis-je a la baronne, vous fïtes fentir au curé de Monneville qu'il vous feroit plaifïr de s'informer qui je fuis , & de vous en rendre compte ; quelques recherches qu'il fuffe, il ne réuflira pas. Quoique je fois né dans ces quartiers, & même affez pres du Mefnil, oü j'ai eu 1'honneur de vous voir lonntemps 1'une & 1'autre ,' je fuis für de n'être connu ici de perfonne. Ce qui ne doit pas vous iurprendre puifque j'ai quitté ce pays - ci dès lage de douze ans. Peu d'années après, je fortis du royaume pour paffer aux Indes, d'oü je ne fuis de retour que depuis quelques mois. Pendant ce voyage, qui comprend prefque toute ma vie, j'ai toujours été dans une.ignorance abfolue de la chofe qu'il m'importeTe plus de favoir, & qui feule aujourd'hui m'attire en ces lieux. Je vais vous étonner en vous difant ce que j'ignore, & a qui je viens m'adreffer pour m'en éclaircir. J'ignore qui je fuis; & c'eft de vous, madame , dis-je a la baronne. que je viens 1'apprendre , puifque c'eft a vous feule que 1'aura révélé en mourant la feule perfonne qui le favoit ; la nourrice qui m'a élevé. La baronne n'étoit pas en état de me répondre ; elle changea de couleur, & s'évanouk entre les bras de Lucile , qui ne fachant que penfer de ce qu'elle voyoit, étoit dans un ex- trcmg  de Beauchêne. Lh. V Sfia treme etonnemen, Cependant la baronne tfcfc !;%e^iesfens;&jetantfure„ede "ïï vous ne reconnoiflez pas la petite fceur avec l' Ois-je alors a Lucile rVft • • r Uda"me » (Mtaw,i>« e t™'?"''fousu"m" j f Premières années de ma payer de votre ammé le tendre & vertueux attachementoue^j'avois pour vous, permettez" ; de vous en faire fouvenir. Tandis que Lucile rappeloit fes idees, la baronne 1 alW que je difois la vérité & de ™on coté, je lui citois tant de circonftances de notre educanon qui n étoient connues que de nous, que fe lanTant enfin perfuader, & me regardant d'un air encore tout interdit : fi vous etes cette petite fceur, me dit-elle en foupirant vous devez me tenir compte de bien des larmes' que vous m avez coütées, & dont j'aurois été momsprodIgue,fije vous avois cm d queMenedevoisni tant aimer, ni tant plaindre. Elles me firent auffi-tót tant de queftion» 1'une &1 autre, qu,l me fallut dès ce moment méme commencer a Ieur conter mes ave pnncpalement de quelle facon j'avois quitt'é le pays, perfonne n'ayant jamais fu ce que je pouvois etre devenu. Pendant cet entretien &Unt Tomé h B b  386 AvENTURES DU CHEVALIER que le diner dura, je voyois de temps en temps la jeune veuve , que je ne faurois appeler que Lucile, tomber dans une rêverie qui me faifoit juger qu'elle doutoit encore que je fuffe bien ce que je difois. J'étois au défefpoir qu'elle ne me reconnüt que comme par degrés. Comme je ne doutois pas que ma nourrice n'eüt déclaré en mourant a la baronne bien des chofes qu'elle n'avoit ofé me révéler a caufe de ma jeunelTe , j'étois fort impatient de faire parler cette dame la-deffüs. Lucile même fe joignit a moi pour la faire prier de fatisfaire une fi jufte curiofité ; néanmoins nous ne gagnames rien. Quelque amitié que madame du Mefnil eut pour fa belle - fille, elle la trouvoit de trop dans un éclairciffement oü elle fe défioit d'elle - même , & n'étoit pas süre de ne me découvrir que ce qu'elle voudroit. Tout ce que j'ai fa de votre nourrice , me dit-elle, c'eft qu'elle m'affüra qu'elle n'étoit point votre mère , qu'elle vous avoit toujours aimé comme fi vous euffiez été fon propre enfant , & qu'enfin elle vous deftinoit le peu de bien qu'elle avoit, fi je voulois bien m'en charger pour vous le rendre un jour, fi vous paroiffiez dans le pays. Elle me fit auffi bien des excufes> ajouta la baronne , de la tromperie qu'elle m'avoit faite en vous lailfant dans ma maifon habillé en fille,  öe Bèaucöënè. t'tv. K ||l Eh j madame, lui dis-je , ne m'obligez poinï a demi. Je favois de'ja ce que vous venez de me dire; c'eft le refte que je vous conjure de néme point céler. Fixez - vous auprès de nous , me re'pondit-elle en fouriant 5 accommodez-vous de la terre de Monneville, apre's quoi, fi je fais quelque chofe de plus, & que je m'en fouvienne, je vous promets de vous en faire part, Songez a la promeffe que vous me faites > lui te'pliquai-je : s'il ne s'agit que de faire cette acquifition pour étre au fait de ma naiffance, je Viendrai dans peu vous fommer de votre parole, II ne fut plus queftion que d'affermir Lucile dans la foi qu'elle commencoit d'ajouter a nos difcours. II me vint fur cela une penfée qui fit plus d'effet que tout le refte : je quittai pour un moment ma perruque, & pris, a 1'aide des femmes de chambre du chateau, une coëffure pareille a celle que je portois k 1'age de dix ans s enfuite je me pre'fentai devant les dames; & feignartt de pleurer, je m'approchai de Lucile pour la prier de me confoler, comme autrefois , en me permettant de lui baifer la main. Oh ! pour le coup , dit-elle a fa belle-mère , Ia voifê elle-même, c'eft ma petite fceur. Vous en fouVenez-vous, madame, quelque chagrin qu'eÜe eut, en lui donnant ma main a baifer, je Ia con* folois; c'e'toit un remède a tous fes maux, Bb 2  388 Aventure» du Chevalier' Vous fouvenez - vous bien auffi, dis-je alors a Lucile , que vous me promettiez de m'aimer toujours? Promeffe d'enfant, répondit elle ! Promeffe d'enfant, tant qu'il vous plaira, dit la baronne , j'entends un homme qui vous aidera volontiers a la tenir , c'étoit le curé de Monneville qui arrivoit, & dont on entendoit la vok, quoiqu'il ne fut encore que dans la baffe-cour. Ce bon prêtre, du plus loin qu'il appercut les dames , leur fit dix queftions fans leur donner le temps de répondre a une feule. Pour moi, criant plus haut que lui ., je lui dis en 1'abordant, que j'étois enfin déterminé k devenir feigneur de fa .paroiffe k quelque prix que ce fut; ce qui lui eaufa une fi grande joie , qu'il en parut tout tranfporté. Madame , dit-il k Lucile, en fe mettant les deux poings fur les cotés , nous verrons fi mon gentilhomme fera traité comme les autres. Oui, jeune veuve dédaigneufe , je veux, qu'avant fix mois d'ici, il vous rende Ie veuvage ennuyeux. Ce compliment, qui nous fit tous rire , ne laiffa pas de m'étre fort agréable , & la baronne n'eut pas moins d'envie que moi de travailler a 1'accompliffement de cette menace prophéti•que; c'eft ce que je découvris bientöt. Un millier d'écus que j'offris de plus qu'aucun autre , -me mit en poiïellion de la terre & du nom de  be Beauchêne. llv. V s%g Monneville. Dès que la chofe fut faite, je courus chez madame du Mefnil. Votre conleil, lui disje, a e'té un ordre pour moi. Ma demeure eft fixée. Je ne quitterai plus un pays qui m'a vu naxtre, & qui m'a rappeie' de fi Ioin. Vous favez dans quelle inquiétude je fuis; m'y IaifTerez-vóus encore long - temps? Non, me répondit - elle , furyez-rnoi feulement. A ces mots, elle me conduifit dans une chambre écartée , oü fe voyant feule avec moi, elle me paria dans ces termes. Puifque Ia terre de Monneville eft a vous , je crois pouvoir vous dire a préfent ce que je' refufai ces jours palfés de vous découvrir, dans la crainte que 1'envie de rentrer dans ce bien par une autre voie, ne vous fït hafarder des démarches qui, dans le fonds, auroient été inutites, & qui auroient perdu de réputation plufieurs perfonnes. Le compliment que 1'on vous fait par - fout , que vous reffemblez parfaitement au üernier comte de Monnevif!e,n eft pas mal fondc', Vous étes fon fils. Seroit-il bien vrai, madame mterrompis-je avec émotion , que ce gentó homme fut mon père ? Oui, monfieur, repritene; mais vous êtes dans une Impuiifance abfolue de vous faire jamais reconnoüre pour tel puifque vous n'en fauriez avoir d'autre preuve que Ie temoignage de votre nourrice; preuve qui vou* devient inutile, paree qu'elle n'a surement fait Bb 3  PO AvENTURES DU CHEVALIER cette confidence qu'a moi feule , & qu'elle m'a dit que ce manage n'avoit jamais été déclaré. C'eft toujours affez , madame, lui dis-je, pour ma fatisfacfion particulière, de favoir que je fuis de cette illuftre familie. Je me confolerai de ne pouvoir faire aucun ufage de cette connoiffance; mais, de grace , achevez, Pourquoi le comte ne daigna-t-il pas me reconnoïtre ? Pourquoi celle qui me donna le jour m'abandonna-t-elle quand je perdis mon père? Aurois-je eu le malheur de la perdre en méme temps ? Etoit-elle digne de fa tendreffe ? Qui étoit-elle enfin ? C'eft ce que je ne puis vous apprendre, repartit Ia baronne : votre nourrice ne me la nomma point, & me dit même qu'elle ne 1'avoit jamais connue. N'importe, madame , lui dis-je, vous pouvez me la faire connoïtre fans fon fecours. Peut-être n'igno^ rez-vous pas quelles perfonnes mon père voyoit alors familièrement. Rappelez-vous ce temps , vous ne fimriez manquer de démeler ma mère. Quand mes foupcons pourroient devenir une Certitude, me répondit la baronne , quel fruit tireriez-vous de cette connoiffance ? vous fëriez peut-ttre cher a une perfonne a qui vous ne donneriez pas vous-même votre eftime; car enfin les obftacles qui empêchoient vos parens de rendre leur union publique n'étoient pas levés» quand la mort enleva votre père. Penfez-vous  de Beauchêne. Llv. V. ^pr que, dans de pareilles circonftances, une perfonne d'honneur voulut vous reconnoïtre aujourd'hui publiquement? A dieu ne plaife , lui dis-je, madame , que j'exigeaffe cela de fa complaifance 1 Je ne voudrois connoïtre cette perfonne infortunée que pour la confüler en fecret de la perte de mon père, fi elle y eft encore fenfible , pour en parler fans ceffe avec elle, pour mêler mes larmes avec. les fiennes, la ïefpecter & la chérir autant que je le dois. Mais non, je fuis trop malheureux pour pouvoir jouir d'une fi grande confolation. Si ma mère eft vivante, je ne puis la connoïtre ni goüter la douceur de fes embraffemens , & j'apprends que mon père n'eft plus , avant d'apprendre fon nom ; je fuis méme privé de la trifte confolation d'arrofer fon tombeau de mes larmes , puifque les précieux reftes de ce brave homme font, a ce que j'ai ouï dire, au fond de 1'Allemagne. Hélas ! reprit la baronne en pouffant un profond foupir, il n'eft que trop vrai qu'il a perdu le jour; mais il n'en a pas été privé fi lom d'ici. Ce font des horreurs que je n'ofe vous dire , & auxquelles je ne puis fonger fans frémir. Je vis couler fes pleurs quand elle prononca ces parol es. Cela me fit ouvrir les yeux , & rappeler plufieurs traits pareils qui lui étoient échappés. Bb 4  392 AVÉNTURES D0 CHEVALIER Vous pleurez, madame, lui dis-je; vous pleurez en me parlant de la mort de mon père : permettez-moi de m'expliquer & de vous dire ce que je penfe. La crainte que vous avez qu on ne foupgonne les perfonnes que mon père voyoit avant ma naiiïance , Ia part que vous prenez a ce qui me regarde , 1'état oü vous vous trouvates quand vous me reconnÜtes, vos regards méme en ce moment, me découvrent la venté. Puis-je me tromper a tant d'indices ! iMon, madame, non, mon cceur me parle encore avec plus de certitude : vous étes ma mère. Je me jetal è fes genoux en lui parlant ainfi. Elle étoit plus morte que vive , & ne me répondit qu'en m'embraffant. Apiès un affez long filence , plus expreflïf que les paroles, elle me fit relever, & me conta de quelle mauiere , après avoir promis au comrè de Monneville de n'être jamais qua lui, elle s'étoit déterminée a*e'poufer le baron du Mefnil, croyant comme les autres, que le comte avoit été tué en Allemagne. La baronne me dit enfuite : je vous aurois reconnu dès votre enfance , fi votre nourrice ne m'eutpas déguifé votre fexe, paree que vos traits me rappeloient dès-lors ceux du comte , & que je reconnoiffois parfaitement cette femme pour celle a qui je vous avois confié en naiffant i mais je n'avois garde de lui demander ce que  de Beauchêne. Liv. V. 393 Vous étiez devenu. Ce ne fut qu'a fa mort que je fus éclaircie de tout. II y a quatre ou cinq ans quetant tombée dangereufement malade, elle me fit dire qu'elle fouhaitoit de me parler en fecret. Le baron du Mefnil, qui vivoit encore, me conduifit auffi-tót chez elle, & m'attendit plus d'une heure dans fon carroffe, tandis que cette bonne femme me raconta 1'hiftoire de votre naiffance, que je favois auffi bien qu'elle. Mais , quand elle m'apprit que fa fille étant morte, elle vous avoit pris a fa place, & élevé fous mes yeux comme telle , jugez quel fut mon étonnement. II égala le déplaifir que j'eus enfuite, quand elle me dit de quelle facon votre père s'étoit venu faire tuer a la porte du chateau du Mefnil, par le baron même. J'étois immobile & prefque fans fentiment pendant qu'elle me fit ce cruel détail, & k peine eus-je la force de tendre la main pour recevoir le porte-feuille du comte , dans lequel, outre fon écriture , je reconnus quelques billets que je lui avois écris. Le baron, qui m'attendoit impatiemment a la porte, fut affez furpris de me voir revenlr dans 1'état oü j'étois. Heureufement le trifte devoit que je venois de rendre a cette bonne femme , lui parut la véritable caufe de mon trouble. Je ne répondis pas un mot aux plaintes qu'il me  $94 Aventures du Chevalier fit de la longueur de ma vifite, & je ne pouvois jeter les yeux fur lui fans frémir d'horreur. C'étoit mon époux, mais c'étoit auffi 1'affaffin de Ia perfonne a qui j'avois auparavant donné ma foi. Quelques efforts que je fiflé pour lui cacher mon chagrin, & 1'invifible averfion que j'avois pour lui, il s'en appercut; & s'il ne fut pas mort prefque en même temps que la nourrice , nous aurions infailliblement vêcu fort mal enfemble;par bonheur, il fut tout-a-coup frappé d'une maladie mortelle , & il n'eut que le temps de mettre ordre a fa confcience, qui n'étoit pas dans une difpolition favorable pour le falut de fon ame. Ce malheur fubit ne lailfa pas de me toucher; mais, au lieu de me tenir compte de mes pleurs, les dernières paroles qu'il m'adreffa , furent pour mq féliciter de ma liberté prochaine, üc fe plaindre de mon refroidiffement a fon égard, ou plutót de la perte qu'il avoit faite de mon eftime öc de mon amitié fans en favoir la caufe. La baronne ceffa de parler en cet endroit, & je pris ainfi la parole : Madame, je regarde le bonheur de vous connoïtre pour ma mère, comme le plus grand qui puiffe jamais m'arriver. Vous pouvez difpofer de moi plus abfolument que fi toutes les loix civiles me foumettoient a vous; & la première grace que j'ofe vous  de Beauchêne. Liv. V. 395demander en qualité de fils, c'eft de me permettre de demeurer toujours avec vous. Elle fut ravie de me voir dans ce deffein , & me dit que le fien étoit de m'attacher fi bien auprès d'elle, qu'il ne fut pas inutile de 1'avoir connue. EUe me déclara qu'elle avoit envie de m'unir avec Lucile , a laquelle elle me pria de ne communiquer jamais ce qu'elle venoit de m'apprendre , pas même après notre mariage , fi elle pouvoit le faire réuffir. EUe fonda la-deffus Ia jeune veuve, qui lui avoua qu'elle avoit la même penfée, & qu'elle fouhaiteroit d'avoir fa petite fceur pour mari ; que malheureufement la chofe lui paroifloit impoffible, attendu que fa familie, qui avoit tant d'intérêt a l'empêcher de fe remarier, ne manqueroit pas de la chicaner fur 1'embarras oü nous ferions de montrer des preuves de mon nom, de ma familie, de mes qualités & de mon pays. La baronne lui dit qu'effectivement elle prévoyoit des difficultés de ce cöté la; mais qu'elle croyoit que je trouverois bien moyen de les lever quand il n'y auroit plus que cela k faire. Je fus admis dans leur petit confeil, & je fis a Lucile mille tendres reniercimens des bontés qu'elle avoit pour moi. Pour répondre k la difficulté qu'elles me proposèrent, je leur dis que je ne leur demandois que la permiffion de me  3$>6 AventukisduChevalier laifier faire un voyage a Paris; que la j'engagerois quelqu'un des amis que j'y avois a me faire palfer pour fon parent, a peine de reffufciter en^moi quelque branche éteinte de fa familie : qu'avec cela je pourrois acheter une charge chez Ie roi, laquelle me donneroit un petit reliëf qui empécheroit les parens de Lucile de s oppofer a mon bonheur. Elles applaudirent a mon deffem, & je me pre'parai fur le champ a partir pour 1'exécuter. II ne me reftoit pas beaucoup d'argent, & je ne pouvois faire fond que fur I'amitie' du chevalier , qui m'avoit fait mille offres de fervice. Je comptois bien que pour me faire trouver des efpèces, il ne refuferoit pas d'étre ma caution. Je ne le mis pourtant point a cette e'preuve , puifque Ia baronne , en me fouhaitant un bon voyage, fit mettre dpns ma chaife une caffette oü je trouvai quarante mille livres r tant en or qu'en lettres de change. Mon abfence avoit paru bien longue au chevalier. Je le trouvai défolé de n'avoir point de nouvelles de fa fceur. II vouloit abfolument Palier chercher lui-même chez les fauvages. Je n'eus pas peu de peine a lui promettre que je 1'accompagnerois , s'il falloif ne'beffairement en venir la. Dès qu'il fut mon prochain mariage, & ee qui m'amenoit a Paris, il vint avec mei  de Beauchêne. Liv. V. 397 a Verfailles, oü il me fit bientöt traiter d'une charge qui pouvoit dans mon pays jetter de Ia poudre aux yeux. Auffi tout mon argent y rut employé'. Je me fis faire, aux frais du chevalier, une livrée pareille a la fienne , & un magnifique e'quipage pour m'aller établir a Momreville ; équipage fi riche & fi briliant que, comme celui de Phaëton, il fuffifoit feul pour faire taire I'envie , ou, fi vous voulez, pour 1'exciter. Un certain air de grandeur & d'opulence en impofe infiniment dans une province. Tous mes vaifaux furent plufieurs jours fous les armes & je récompenfai bien leur zèle. On ne parloit que de monfieur le comte de Monneville , on ne fongeoit pas feulement que je dufTe avoir un autre nom. Je fis d'abord mes vifites avec beaucoup de fracas, & 1'on étoit regu chez moi, comme on 1'auroit été chez le gouverneur de la province. Je ne jurois que par les feigneurs de la cour, & je tachois d'infinuer que perfonne n'avoit la plus de crédit que moi. Je difois d'un autre cöté que le pays me plaifoit, que je voulois batir & acheter. Je faifois a regret ce röle; mais il m'étoit utile de le faire. Les parens de Lucile, éblouis comme les autres de mes faflueufes apparenoes, fe crurent trop heureux que je voulufTe bien entrer dans leur familie fur laquelle ils fe flattoient que j'ai-  35>8 Aventures nu Chevalier lois attirer les bénignes influences de Verfailles. Nous ne jugeames cependant pas a propos de laiffer languir la chofe. Pendant que le curé de Monneville propofoit ma main a Lucile, qui, feignant d'en être furprife , demanda du temps pour y faire fes réflexions, je vifitai les parens , & follicitai leurs fuffrages d'un air poli, & pourtant plein de cette confiance qu'ont ceux qui ne craignent point un refus. Ma recherche ne leur déplut pas. Je feignis a mon tour que j'avois befoin de 1'agrément de quelque parens que j'avois a Paris, & j ecrivis au chevalier que je le priois de me tenir la promelfe qu'il m'avoit faite de venir a mes nóces comme parent , avec deux de nos amis que j'avois engagés a faire avec lui cette partie. Ils y vinrent tous trois habille's fi fuperbement, & avec un fi grand train , qu'en voulant me faire honneur , ils auroient fait découvrir notre innocente fupercherie , s'il y eut eu dans le pays quelque généalogifle , puifque fai fant une figure de grands feigneurs, Ie chevalier ne m'appelloit que fon frère, & les autres leur coufin. J'expliquai aux dames cette fraternité prétendue, en leur apprenant que le chevalier ne me nommoit pas auixement depuis que nous nous connoilfions, ayant eu deficir»  de Beauchêne. Liv. V. 309 de me faire époufer une fceur qu'il avoit dans la nouvelle - France. Les nóces fe célébrèrent a Ganderon avec une pompe & une magniflcence que 1'on n'avoit pas coutume de voir dans le pays ; ce qui fit plus de plaifïr a la baronne qua Lucile , qui auroit mieux aimé fe marier avec moins d'appareil & de bruit. Nous partïmes peu de jours après tous enfemble pour Paris , afin d'y paffer fhyver. La baronne , ma mère , tomba malade ; & comme il y a la plus de médecins qu'il n'en faudroit, elle y penfa laiffer la vie ; ce qui rendit cette ville fi odieufe a ces deux dames, qu'elles me conjurèrent de les ramener a la campagne. J'avois auffi tant de goüt pour la vie tranquille que je menois avec elles en province , que je me laffai bientót de ma charge. Je priai le chevalier de m'en défaire , & d'obtenir pour cela 1'agrément de la cour. II me rendit volontiers ce fervice , a condition que je ferois avec lui Ie voyage de Canada,comme je Ie lui avois promis. J'eus beau m'en vouloir défendre, & lui repréfenter la répugnance que ma jeune époufe auroit a y confentir , il ne me fut pas poffible de réfïfter a fes perfécutions. II les po-jJd jufqu'a me le faire ordonner de la part du roi, même par M. de Pontchar-  ^oo AvENTUBES DU ChEVAEïE* train, qui, pour m'y obliger encore par un autre moyen, me fit mettre en dépot le prix de ma charge pour ne me le rendre qu'a mon retour. Je vis bien qu'il me falloit abfolument acheter mon repos par cette dernière démarche. Je m'y réfolus donc contre le lêntiment de Lucile, qui, pour rompre ce voyage, auroit volontiers abandonné notre argent au dépofitaire. Avant notre départ, le chevalier fit une groffe provifion de tout ce que je lui dis être convenable pour les préfens qu'il vouloit faire aux fujets de la fakgame, fa fceur; il dégarnit plufieurs boutiques d'armuriers , de miroitiers , de clincailüers & d'autres marchands, fans parler des coüfichets du palais. Je fuis sur que nous emportions pour plus de dix mille écus de bagatelles. En fortant d'Amboife, notre chaife de pofie verfa ; j'en fus quitte pour quelques contufions a la tête ; mais le chevalier fe caffa un bras. Un mauvais chirurgien qui étoit la ne voulant point entreprendre de le remettre , nous obligea d'en envoyer chercher un a Tours. Nous n'avions pas de temps a perdre: nos marchandifes étoient embarqnées a Nantes , & 1'on n'at tendoit qu'un vent favorable pour mettre a Ia voile. II n'y avoit pas moyen cependant d'ex- pofer  de Beauchêne. Lb. V. '401 pofer le chevalier aux fatigues de la mer dans 1'état oü il étoit. Je lui confeillai de s'arrêter a Amboife , de s'y faire guérir tranquillement, & de me laiffer feul continuer la route , en 1'alfurant que fi je faifois feul ce voyage, j'y mettrois moins de temps que s'il venoit avec moi. II me délivra donc mes lettres de créance , & je me féparai de lui. En arrivant a Québec, on me dit chez 1'intendant & aux récolets, que fur nos lettres de Paris on avoit fait toutes les démarches poffibles pour découvrir ce qu'étoit devenue mademoifelle du Clos, fans que perfonne eut pu la déterrer, quoi qu'on feut fait chercher par des milfionnaires & des foldats vers le lieu même que nous avions défigné. II fallut donc me réfoudre a continuer mon voyage, fans favoir fi je la trouverois moi-même oü je 1'avois laiffée. Je fis charger fur plufieurs canots les ballots & les caiffes deftinées pour fa petite cour , & je m'embarquai pour Montréal, oü je me propofois de laiffer le tout plutöt que d'en faire faire au hafard un tranfport plus long & fi difficile.. Avant que de paffer outre moi-même , je me déterminai a perdre quelques jours, au lieu de rifquer de faire en vain le plus pénible du chemin. Tandis que je me repofois, j'envoyai Terne 1. £c  402 AvENTTJRES Bü CHEVALIER' vers le petit fort oü j'avois demeuré, deux hommes entendus , qui en favoient la route, avec des lettres pour les particuliers a qui j'avois vendu mon habitation , ne doutant point que les jeunes gens que j'y avois connus, n'euflent entretenu quelque liaifon avec la fakgame que je leur avois fait connoïtre, & ne m'en donnaffent des nouvelles. En attendant leur retour , j'eus de longues conférences avec 1'abbefTe de notre-dame de Montréal. Je m'étois chargé de la voir de la part d'un de fes parens qui étoit ami du chevalier. C'étoit une religieufe toute décrépite, qui, avec un zèle fans exemple, avoit foutenu les plus accablarttes fatigues póur porter la lumière de la foi parmi toutes fortes de nations fauvages, oü elle avoit vu deux de fes nièces qui la fuivoient par - tout , prifes & déchirées par ces furieux cathécumenes. Elle s'appelloit , je crois , Bourgeois. Elle étoit d'une trés - bonne familie de Champagne, & elle avoit été la première abbeffe de fon couvent. Je me fouviens que cette fainte dame répandit bien des pleurs , quand je lui lus la réponfe que je recus au fujet de mademoifelle du Clos. Elle étoit écrite de la main méme du jeune homme qui m'avoit accompagné chez les hurons, & elle étoit concue dans ces termes:  ï>e Beauchêne. Liv. K qo$ fe Vous avez fait inutilement bien du chemin, fi » vous ne cherchez que mademoifelle du Clos; b L'autorité du roi, par 1'ordre düquel vous vefa net, dit-on , la trouver, eft itnpuuTante auprèsi a d'elle. Au fond de fon tombeau, elle ne re^ » connoït plus dans ce monde aucun pouvoin 4» Cette incomparable demoifelle ne vécut pas * long - temps après votre départ de ce pays. » Sa mort a été fatale pour bien dés perfonnes, * & 1'aüroit été pour rooi-méme , fi eile' eut été * récente , lorfque j'ai été en dernier lieu dans » le quartier des hurons oü elle régnoit. Les *» frangois que vous avez vus auprès d'elle au « nombre de vingt-cinq , ont été pour la plu»part Immolés fur fon tombeau. On diroit » qu'elle avoit prévu ces triftes effets de l'amour * clu'on lui PortoIt 3 puifque pendant fa maladie , * elle en renvoya quelques-uns en ce pays fous »üifférens prétextes. On dit qu'entre autres » elle voulut rendre ce fervice a fon miffionnai* re, & qu'elle 1'avoit chargé de plufieurs lettres * Póur vous & Pour fa familie ; mais comme » il refufa de 1'abaridonner tant qu'il efpéra * Qu'elle en pourroit revenir, il partit trop tard. * 11 fu£ rePr;s apparemment & tué ett chemia * car oh ne fa pas revu depuis. Ce n'eft pas fctout, monfieur, huit des plus aimabies filles * qüi étoient auprès d'elles vouïurent auffi la C c 2  404 Avïnto-res do Chevalier »j fuivre dans 1'autre monde pour la fervir 5d 33 lui 'tenir compagnie ; la fakame eut beau les 33 conjurer de renoncer a de fi déteftables maxi33.mes , elle ne put rien obtenir ; & en expi« rant , elle entendoit celles qui ne devoient 33 pas lui furvivre, prendre leurs arrangemens 33 pour 1'autre monde , comme on fait en celui-ci 3> pour un voyage de cinquante lieues. Ce qu'elle 33 crut pouvoir faire de mieux dans fes derniers »momens pour ces miférables filles , c'eft 33 qu'elle leur affura qu'au pays des morts, elle 33 ne recevroit en fa compagnie que celles qui 3> feroient chrétiennes comme elle ; ce qui en33 gagea les filles qui n'avoient pas pris ce parti ai a fe faire batifer folemnellement avant que » de mourir. Depuis ce temps la, monfieur s 33 il ne fé paffe pas de jour que plufieurs fau33 vages n'aillent fumer fur fon tombeau , & lui 3j demander a haute voix, fi elle n'a befoin de 33 rien. Ce ïul peut-ctre .le zèle & l'empreifea> ment avec Icquel je fis cette cérémonie avec 33 eux qui me fauvèrent du facrifice. Ils m'en 33 furent bon gré, & parurent fur-tout enchanS3 tés de mon bon cceur , quand ils me virent »j mettre fur fon tombeau mon argent , mon 33 couteau & mon épée, avec tout ce que j'a33 vois de bijoux, lui promettant de venir fou9» vent lui faire de femblables préfens. Si vous  de Beabchéki. W. r. 4oy »doutez, monfieur, de ce que je vous dis, » prenez une efcorte nombreufe, & je vous " acc°mpagnerai jufques fur le lieu même ». Je ne crois pas qu'on puiffe être plus touché que je le fus en apprenant ces nouvelles & les rapports que me firent les deux hommes qui me les apportèrent. Ils me dirent que cette demoifelle n'étoit pas moins aimée des francois que des fauvages, & que dans toutes les families ou je ks avois envoyés, perfonne ne leur avoit parlé d'elle que les larmes aux veux. Tout ce que mademoifelle du Clos m'avoit dit de 1'attachement que les hurons avoient pour elle, ne me laiifa pas douter un moment que ce que j'en apprenois ne fut veritable. Je fus tenté vingt fois d'envoyer chez ce peuple fi reconnoiffant tous les préfens que j'avois apportés pour luij. ce que j'aurois fait certainement fi les effets m'euffent ar> Partenu. Mais je craignois que le chevalier ne le trouvat pas bon, & je troquai Ie tout contre des pelleteries dont il n'a cependant pas profité, puifque le. vaifTeau dans lequel j'étois pour repalfer en France, fut attaqué vers le grand banc de Terre-neuve a & pHs par ks. anglois. Nous fiimes conduis a Bofton dans la Nou^ veiie-Angleterre, Deux paffagers prifonniers  ^ Serrat. Détail de cette expédilion. Tous mes flibuftiers furent fi charmés de 1'hiftoire de Monneville, qu'ils 1'affurèrent qu'ils confentoient volontiers que nous retournaflions fur le champ au Senegal, & même aux Canaries, d'oü il lui feroit facile de fe rendre en France par 1'Efpagne. Néanmoins après ce premier mouvement de bonne volonté, on tint confeil a ce fujet, & 1'on jugea qu'il étoit plus a propos de continuer a croifer fur les cótes d'Afrique encore quelque temps, afin de faire quelque autre prife , & d'aller vendre le tout a SaintDomingue, ou 1'on ne manque jamais d'occafion pour la France, ou bien a Cadix , fuppofê que nous filfions quelque capture confidérabSe.  ce Beauchêne. Liu. VI. 400 Nous fümes prés d'un mois fans rien rencontrer, après quoi vers la hauteur de Boufaut nous découvrimes deux navires anglois. Je les pris d'abord pour des vaiffeaux marchands , & ne les reconnus pour vaiffeaux de guerre gardestótes que, quand je les vis venir fur nous. Je virai de bord auffi-töt pour les éviter; mais un des deux, belle & légère frégate de 40 pièces de canon & de 300 hommes d'équipage, nous joignit après douze heures de chaffe. Nous nous défendimes depuis minuit qu'on nous attaqua jufqu'a dix heures du matin , toujours en retraite. II me fallut alors amener malgré moi, paree que notre vaiffeau étant rafé comme un ponton , ne pouvoit plus manceuvrer. Le fecond vaiffeau anglois, nommé 1'Efcarboude, de 5-0 pièces, nous joignit après le combat, & nous fümes transférés fur fon bord. II y avoit déja bonne compagnie aTon fond de cale, & entre autres prés de trois cents frangois qui venoient d'étre pris fur le Céfar corfaire de Nantes, commandé par le vaillant capitaine Cazali, créole de Saint-Chriftophe; Je 1'avois vu dans 1'Amérique; & quand il fut que c'étoit a moi qu'on mettoit les fers au pied , il vint me faire un compliment de condoléance. Pour lui, il étoit libre fur le vaiffeau des anglois II mangeoit & fe divertiffoit avec les officiers,  4IO AvENTURES DU CHEVALIER De peur de maladie & pour nos befoins, on nous permettoit de monter fur le tillac deux a deux, & d'y prendre l'air quelque temps. Je m'y trouvois toujours avec Monneville ; & comme nous ne nous étions pas rendus aux anglois, ni nous , ni monfieur de Cazali, fans leur avoir tué beaucoup de monde, nous remarquames qu'il reftoit fur 1'efcarboucle moins d'hommes que nous n'étions de prifonniers. Nous fimes part de cette obfervation au peu de flibuftiers qui reftoient , & nous commencames avec eux a exciter les frangois a la révolte. Je leur repréfentai que rien n'étoit plus facile que de nous rendre maïtres du vaiffeau, fi nous en attaquions 1'équipage la nuit & a propos : qu'après cela nous reprendrions aifément nos propres vaiffeaux, & peutêtre même la frégate angloife. L'amour de la liberté les animoit tous autant que moi; mais ils trouvoient la difficulté de la recouvrer plus grande que je ne difois. A force de courir des périls , un fiïbuftier s'accoutume a les voir moindres qu'ils ne font , & a les méprifer. II n'en eft pas de même des autres guerriers. Notre plus grand embarras étoit que nous n'avions point d'armes. Je leur dis a ce fujet, que fi monfieur Cazali ne nous aidoit pas a en avoir par fuprife, je me char-  de Be au c n Sn e. Liv. VI. 411 geois de leur en fournir, me faifant fort de brifer le coffre d'armes dès que nous ferions fur le pont. Quand ils m'eurent tous donné leur parola d'honneur , je communiquai notre deffein \ monfieur de Cazali, qui 1'approuva ;mais quand je lui dis que le fuccès dépendoit plus de lui qua cie nous, 8c que nous ne pouvions rien faire qu'il ne nous livrat les clefs du coffre d'armes qu'il lui e'toit aifé d'avoir la nuit en égorgeanr celui qui les gardoit. Mon cher chevalier, me dit-il , en me ferrant la main, je vous garderai le fecret, paree que je ne crois pas être obligé de le révéler, mais je ne faurois être des vötres. Ce qui eft adreffe & courage en vous feroit en moi perfidie 8c lacheté. Comme francois, je fouhaite que vous réuffiffiez, & comme honncte homme, je ne puis trahir pa ennemi qui épargne ma vie & me confle l.i fienne. Je ne puis vous blamer, répondis-je a mon fieurde Cazali, quelque préjudiciable que noi-s foit votre délicateffe.Gardez-nous donc le fecret. Je n'abandonne pas mon entreprife , quoique levénement que vous pouviez rendre infaillbble devienne douteux fans votre fecours. Tout le monde fait que pendant la nuit, il n'y a que la moitié de féciuipage d'un vaiffeau  412 AVENTÜRES DU ChEVALTER qui veille , & qu'on fe relève de quatre heures en quatre heures. On appelle cela faire le quart. Nous choisimes le milieu d'un de ces quarts pour faire notre coup. Il y avoit une demidouzaine de flibuftiers qui étoient venus k bout comme moi d; dcïaire leurs fers. J'avois phas de confiance en eux qu'en tout Ie refle. Quand I'heure marquee fut venue , j'en pris un des plus forts , avec qui , monnnt fur le tillac a deux heures après minuit, comme pour prendre fair, nous renversames du baut de 1'écoutille a fond de cale les deux fcntinelles qui nous gardoient. Ils furent d'abord ctouffes. Je me faifis après cela d'une groffe pince de fer avec laquelle j'enfoncai le coffre d'armes dès le fecond coup. Le grand bruit que je fis par-la nous perdit, L'alarme fubite que cela mit dans le vaiffeau , fit deux mauvais effets pour nous. Elle réveilla les anglois, qui fe mirent en défenfe, & glaca d'effroi les frangois qui reftoient a fond de cale , & qui, n'ofant en fortir , nous laifsèrent accabler quarante ou cinquante qui étions montés les premiers. Ce qui acheva notre défaite, c'eft qu'après qu'il y eut une vingtaine d'anglois de tués, & cntr'autres leur fecond capitaine, je regus fur la tête plufieurs coups qui m'étourdirent & me renversèrenfc dans la fouïe. Tous mes flibuftiers furent traités de la même &gpa>  de Beauchêne. Liv. FI. 413 fs bien que perfonne ne commandant ni ne conduifant ce qui reftoit de frangois de bonne volonté, nous cédames la victoire aux anglois. Ainfi, quand Monneville remonta du fond de cale oü je l'avois envoyé conjurer les frangois de ne nous pas abandonner, il n en trouva plus qu'une poignée qui fe de'fendoit. Il leur confèilla lui-même de fe retirer avec les autres plutót que de fe faire tuer fans fruit. D'abord qu'il fut jour, les officiers des deux vaiffeaux s'affemblèrent fur 1'efcarboucle; & le re'fultat du confeil de guerre qu'ils tinrent a notre fujet, fut que tous les prifonniers feroient féparés fur les quatre vaiffeaux, & mis aux fers ; & que les auteurs de la re'volte feroient pendus aux vergues. On les de'couvrit bientót, & Ion me nomma pour faire ce fot perfonnage avec Monneville & trois flibuftiers. Certainement nous aurions éprouvé cet infame fupplice fans M. Cazali, qui repréfenta fortement a nos juges les conféquences de cet arrêt, qui, dans le fond , étoit contraire aux droits des gens & aux loix de la bonne guerre; comme il le leur fit voir dans leurs propres régiemens , puifqu'il a été toujours permis a des prifonniers de s'échapper s'ils le peuvent, comme il 1'eft a un oifeau de s'envoler de fa cage, ü elle n'eft pas bien fermée. Enfin, il  414 AVENTURES DU ChEVALTER harangua fi pathétiquement , qu'ils nous fauva de la corde par la force de fon éloquence. Mais les anglois qui ne vouloient pas que nous y perdiffions, fe promirent bien de nous dédommager amplement. Ils s'y préparcrent a loifif , & s'en tinrent enfin a un moyen fur, mais plus honnête de fe défaire de nous. II nous mirent a terre quelque temps après dans les dé-' ferts de Guinée, au pied d'un rocher éfcarpé , le loir du mardi gras de 1'année 1711 , oü ils nous laifsèrent fans vivres , fans armes , & cou* ▼erts chacun d'üne vieille chemife de toile bleue* Je me fouviens que lorfqu'il fut queftion de def-< cendre dans la chaloupe , oü trente foldats bien armés nous attendoient pour nous efcorter, M. Cazali me dit en me ter.dant la main : adieu, mon pauvre chevalier , c'eft fait de toi; fi tu échappes aux griffes des Iioos, ce fera pour mourir de faim , ou pour appaifer celle des negros ; recommande ton ame a dieu , mon ami. Ne vous inquiétez pas, monfieur, lui répondis-je , fi ces nègres lont farouches & roturiers , nous allons les apprivoifer & les ennoblir. Je VeUx en particulier peupler de chevaliers cette terre fauVage. C'étoit pure rodomontade de ma part. Je faifois comme ces enfans fiers & mu-tffts, qui, quand on les privé de quelques bi*  bE Beauchêne. Liv. VL 41/ joux qu'ils aiment, difent qu'ils en étoient las , & qu'ils font ravis d'en être débarrafies. Je lentois bien qu'étant fort éloigné du Cap-Corfe , & encore plus de Juda, nous ne pouvions pas y arriver au travers de tant de dangers, & que nous ferions infailliblement dévorés par les nègres ou par les bêtes féroces. Dans le temps qu'on nous fit le compliment peu gracieux que nous étions cinq condamnés a être pendus, j'avois adroitement attrapé un efcalpel du chirurgien qui nous penfoit , & je 1'avois caché dans la manche de ma chemife , dans le deffein de m'en fervir pour expédiec d'abord 1'anglois qui me mettroit la corde au cou , & me procurer aufïï-töt moi-même 1'honneur coupable de périr par le fer en dépit de mes ennemis. Voila les damnables maximes que j'avois apprifes des fauvages, des flibuftiers & des anglois eux-mêmes. Ce ferrement nous reftoit quand nous fümes a terre; ainfi, je portois dans ma manche tout notre arfenal. Ce ne fut pas une petite affaire pour nous que de gagner le haut du rocher avant la nuit. Quand nous y fümes , nous regardames du cöté de la terre, cherchames des yeux quelques arbres oü nous puffions prendre de quoi nous faire des batons pour nous défendre du moins quelque temps contre les bêtes; mais nous ne  ■416 AvENTURES DU ClIEVALlES vïmes pas le moindre arbriffeau. Nous réfolumes néanmoins de ne nous pas avancer davantage , & de palier la toute la nuit en veillant chacun a fon tour pour éviter la furprife. Mes camarades confidérant notre déplorable fituation , fondoient en larmes, & fe défoloient comme a 1'envi, Si nous ne fommes pas dévorés cette nuit, difoient-ils , demain nous périrons dans les fables de foif Sc de chaud, ou bien nous fervirons de pature aux nègres par les cantons defquels nous ferons obligés de paffer pour gagner Juda, Sc qui tous mangent les blancs qui tombent entre leurs mains. Comment échapper a tant de périls ? La mort n'étoit pas le plus grand mal que nous pouvoient faire les anglois. Nous en ferions quittes a préfent fans les foins indifcrets de monfieur de Cazali. Pour moi, difoit Monneville , en recouvrant la liberté, j'ai tout perdu. Je fuis dans un état a defirer detre encore aux fers. C'en eft fait mon cher ami, me difoit-il, nous ne reverrons jamais ni le Canada ni la France. Que le fort de ma femme eft trifte, ajoutoit-t-il ! Elle va, comme ma mere, paffer fa vie a pleurer & a attendre un époux qu'elle ne reverra jamais. Quoique je viile auffi-bien qu'eux que notre perte étoit inévitable , je voulois pourtant faire 1'efprit fort Sc les confoler, Ne perdons point courage,  öe Beauchêne. Liv. vi courage leur difois-je; 1'abattement & Ie dé fefpoir font les plus grands maux, quand on fe trouve dans des extrémités pareilles è celles oü nous fommes. De la patience & de la re'folutHjn, mes amis! II n'y a rien dont on ne vie LnTaVeC Ce,a' N°US "^-raindre les naonftres que cette nuit. Demain nous ferons desmailues qu, nous fuffiront pour nous défendre. Quant aux nègres v nous devons plutót les chercher que les fiur; ils nous recevront & „ous donnerontè manger, ou, plus cruels que leurs «SF*, d. nous attaqueron, Trouvez-vous que nous foyons fort aplaindre dans ces deux ca" Dans le premrer, vous voila fauvés; dans le" h-cond nous leur vendronscher .notre vie & nous la perdrons en braves gens. N'eft-ce' pas notre deftinée ? Croyez-moi, „ flèche ^ fauvage ne falt pas phis de taaI . ttgr^ m^d°ud'-4neurporJe les prbi après cela de fe repofer fans cramte, tand, que je veillerois le premier cc quxls refus rent de faire. Je me couchai donc pour leur donner fexemple, & je leur dis de neveffier lorfqu'ils voudroient dormir a'leur tour. Je ne me fentois pas plus difpofé qu eux a prendre du repos; mais je nevonlois pa quS SaPPer,uffent,qu'en ^ dg les ^ J lome /, . 3 Dd  4ï8 Aventures nu Chevalier je n'étois pas moins effrayé qu'eux. Leurs plain* tes m'attendrifToient; & j'avois le vifage couvert de larmes , que je cachois en croifant mes mains fur mon front. C'étoit pour la feconde fois de ma vie qu'il m'arrivoit de pleurer. Néanmoins comme la crainte nous faifoit garder atous un profond filence, je crois que je me ferois endormi, fi mes camarades ne m'euffent averti qu'ils voyoient venir vers nous un gros animal: c'étoit un lion dont nous pouvions diftinguer facilementla grandeur énorme. II n'étoit pas a plus de cinquante pas de nous, & il nous regardoit avec des yeux étincelans. Je me mis a la tète de la troüpe, en 1'exhortant fur-tout a ne fe point écarter. Vous ne courez aucun rifque pour le préfent, leur difois-je ; cet animal ne fauroit aller a vous qu'après m'avoir öté la vie , & il ne peut m'expédier affez vïte pour que je n'aie pas le temps de le percer de plufieurs coups de mon ferrement. Le lion ne nous voyant point remuer, s'avanca fort doucement jufqu'a la portée du piftolet, auffi curieux de nous voir de prés, que nous étions peu contens de fa curiofité. Je crois qu'il l'auroit pouffée jufqu'a venir fondre fur nous, fi deux ou trois de nos camarades n'euffent fait un grand cri a la vue d'un tigre qui paffoit d'un autrê cöté. Ces deux animaux, épouvantés d'un bruit fi  bh BeaüChene. Liv. FI 41§ ftöuyeau pour eux, prirent Ia fuite, & n* * laifserent nous remettre un peu de Ia frayeut qu ils nous avoient caufé. Nous ne vïmes rien du refte de Ia nuit, & dèi quil fut jour, nous nous mïmes en chemin au travers des terres. Après quatre heures de marene nous trouvames quelques arbres fous Iefquels nous jugeames a pr0poS de nous arrêter pour en dépouiller deux de leurs écorces dont nous fimes chacun une efpèce de chapeau en forme de gondole , fans quoi il ne nous eut pas ete poffible de fupporter 1'ardeur du foleil Li commencoit a s'élever fur 1 horifon. Nous nous remimes enfuite en marche j mais par malheur nous trouvions de temps en temps du fable dans lequel nous enfoncions jufqu'aux genoux, & qui etoit fi brulant, que nous étions oblies de counr en le traverfant. ; Nous fimes beaucoup de chemin le premier jour, paree que nous avïons toute notre force & que nous ne commencames que Ie foir a fentir Ia faim qui nous accompagnoit. Nous cou  4J.0 AvENTURES DU CHEVALIER mife. II lui demanda pourquoi elle en avoit ufé ainfielle prit le parti de dire effrontément que la chemife lui appartenoit légitimement, & que je lui en avois fait préfent pour avoir fes graces. Elle foutint ce menfonge ave tant de fermeté, que M. de Cazali la crut pieufement, quoiqu'elle eut tout au moins quatre-vingts bonnes années. II trouva ce trait fi plaifant , qu'il ne put s'empêcher d'en faire part è quelques officiers anglois, qui s'en divertirent avec lui. Ils contèrent enfuite cette belle hiftoire au capitaine , qui en rit encore plus qu'eux. Pour fe procurer l mes dépens une nouvelle fcène comique , ife m'amenèrent tous en cérémonie , après fouper , cette beauté bifaïeule. Plufieurs flambeaux la précédoient, comme une mariée que 1'on auroit conduite au lit nuptial. Je vis bien que tous ces .aillards venoient la pour s'égayer a mes frais; & fans favoir encore pourquoi ils prenoient ce'divertïfrement, je me prêtai de bonne grace è leurs plaifanteries. Je badinai avec eux fur les charmes de la belle brune , & ce que je leur dis la-deiTus, les mit de fi bonne humeur, que M de Cazali nous vint dire le lendemain que nous étions libres , & qu'on nous alloit conduite a Juda, oü 1'on me permettoit même de mener ^vec moi ma jeune maitreffe.  se Beauchêne. tb, Fl. 4yï Juda , fur ics cótes de Guinee, eft un port «eutre en temps de guerre. Les gros vaiffeaux n y (auroient entrer , & font obligés de refter k ia rade, paree qu'il y a Une barre ou une efPcce de banc de fabfo qui leur en bouche 1'entree. Cette barre fait faire des lames d'eau cui'iï Faut prendre bien k propos, même avec des chaloupes, pour n'y pas périr. Le vaiffeau quï nous portoit k Juda y alloit acheter des nègres Quand nous fümes dans fa chaloupe , je m'appereus que les anglois faifoient une mauvaifmanccuvre en paffan* la barre ; je voulus ,ouVerner , on m'en empêcha , & nous fïmes caPot dans le moment. II y a toujours la beaucoup de nè-fes nui accontume's k ces fortes d'accidens, & sürs öattraper quelque récompenfe , fe jettent k leau , & vont fecourir ceux qui en ont befoin. I>eux dentreux m'aidèrent d'abord k fauVer Monneville; puis, donnant mon attention k Holand, mon autre camarade, je le vis afiêz lom de moi & ü me femb]a ^ fe Je lauTai auffi-tót Monneville entre les mains des deux negres , & je rae rendis promptement auprès du parifien, que ie raccrochai par les cheveux. J'eus bien de la peine k Ie foutenir 1" leau, jufqua ce qu'il me vint du fecours Paree quil n'av9k pbs de connoiffance , & qu'il Ffa  'A$2 AVENTURE S DU CHEVALIER ne s'aidoit aucunement. Nous le crümes mort quand il fut a terre ; cependant il reprit infenublement fes efprits , & vingt - quatre heures après , il n'y paroiffoit plus. Nous nous appercumes bien que nous étions enfin avec des compatriotes. M. de Chamois , gouverneur du fort francois de Juda , eut pour nous des bontés qui tenoient moins d'un bon francois que d'un père. II nous fit laver , frotter , rafer , fournir du linge, des habits , de 1'argent, & nous donna fa table tant que nous y reftames. Que ne fit - II pas pour nous en°ager a ne le point quitter ! avec quelle ardeur nous offrit-il de contribuer a nous faire faire une fortune confidérable ! il eft conftant qu'il auroit eu grand befoin de nous dans le pays. II fe donnoit la peine d'enfeigner lui-même 1'art militaire a beaucoup de nègres, avec lefquels il auroit bien voulu fecourir fon allié , le roi de Juda, qu'accabloient fes voifins ; mafs il lui falloit des officiers a la tête de fes nègres, fans quoi c'étoient toujours de mauvaifes troupes. II ne fit aucun efFort pour retenir Monneville , quand il fut pour quel fujet & avec qnels ordres il avoit quitté la France ; mais pour Roland & moi, il nous déclara en termes formels qu',1 ne nous laiüeioit point fi - tót cchapper,  de Beauchêne. Liv. VI. 4^ B fe ^paffa prés de trois rnois avant qu'il fe préfentat aucune occafion de nous rcmettre en mer ; & je défefpérois prefque de quitter ce pays , quand un flibuftier de la Martinique vint mouiller l la rade de Juda. C'étoit le vaiffeau nommé/e Brave, de fix pièces de canon, dont 1'armateur s'appelloit Hervé, & le capitaine de Gennes. II y avoit deffus plufieu-s flibuftiers de Saint-Domingue qui me connoiiTcient. Quand ils apprirent que j'étois la , ils vinrent avec leur capitaine me prier de me joindre a eux ; ce que je leur promis de faire , mcme malgre' M. de Chamois , s'il vouloit s'y oppofer. Je m'attendois effe&ivement que cc gouverneur pourroit être tenté d'y mettre obftacle ; néanmoins nous ne lui eümes pas plutót demandé la permiffion, Roland & moi , qu'il nous 1 accorda, en nous témoignant avec politeffe le regret qu'il avoit de nous perdre. II exigea pourtant de nous une chofe que nous ne pümes lui refuier; c'étoit de lui prêter la main pour une expédition qu'il médiroit ; après quoi il confentiroit è notre féparation , pourvu qu'a notre place on lui laiflat du moins une autre perfonne de 1'équipage. Roland , plus fage que moi, s'offrit de liffroême a refter; ce qui fit Un extreme plaifir h hl de Chamois, paree que le, parifien étoit mi Ff*  454 Aventuresdu Chevalier fort brave garcon , bien entendu , & qui lui devoit être d'un grand fecours. Ce qui engagea Roland a prendre cette réfolution , c'eft que les périls qu'il avoit courus fur mer, & fur-tout le dernier , dont je venois de Ie feuVer , 1'avoient dégoüté de cet élément. L'acquifition de la poudre d'or des nègres, quoique plus lente , lui parut préférable a 1'attente de ces grands coups de flibufte que peu de gens ont Ié bonheur de faire. II fit en effet fi bien fes affaires a Juda , qu'en 1719 je 1'ai vu paffer par Nantes, riche de quatre - vingt livres de poudre d'or qu'il portoit a Paris, dans le deffe'm de s'y ctablir avantageufement. Ma rencontre lui fit plaifir. II ne fe laffoit point de me répéter que je lui avois fauvé la vie ; & je ne pus me défendre de recevoir -de lui une livré de poudre d'or , qui valoit alors environ deux mille cinq cents livres. Je ne fais ce qu'il eft devenu, je n'en ai point entendu parler depuis. Pour revenir a M. de Chamois, il exigea que nous allaffions ravager 1'ile du Prince, je ne fa's pour quelle raifon; car il y avoit très-peu de temps que M. Parent 1'avoit faccagée avec celle de Saint-Thomé. L'ile du Prince eft prefque fous la ligne , & elle appartient aux portugais. Nous y amvames en fept jours. Nous primes  de Beauchêne. Liv. VI. 45$ terre a deux lieues de la ville , conduits par un mulatre, fils d'un blanc & d'une fauvagefle de cette ïle. II connoiffoit le pays, & M. de Chamois nous 1'avoit donné pour nous lervir de guide. II prit fi bien fa route & fon temps , que nous nous avancames jufqu'a 1'entre'e du fauxbourg fans être de'couverts. Nous le fümes alors par quelques nègres quï donnèrent 1'alarme dans la place. Nous fentïmes bien que , fans la furprife , nous ne 1'aurions jamais emporte'e, a caufe de notre petit nombre , puifque cinquante bourgeois nous arrêtèrent pendant une groffe demi-heure fur un pont fort étroit par lequel il nous falioit paffer. Ils ne firent cette réfiftance que pour donner aux autres habitans Ie Ioifir de fe retircr dans les bois avec ce qu'ils avoient de meilleur, puifque les défenfeurs du pont n'eurent pas plutót Jiché pied pour s'enfuir a Ia débendade , que nous nous rendïmes maïtres de la ville fans oppofition. Les habitans qui s'e'toient enferme's dans Ia citadelle , 1'abandonnèrent pendant la nuit ;. de forte que le jour fuivant nous y entrames fans coup férir. Nous y trouvames'huit pièces de canon que nous enclouames Sc renversames dans les foffés. Monfieur Paren* avoit fi bien mine' les kar b.tans de cette ïle,, que nous n'en pümes rien Ff*  ^yó* Aventures du Chevalier" tirer par les contributions. Ainfi , après avoir occupé quelques jours leurs maifons, tandis qu'ils couchoient dans les bois, nous y mïmes le feu, afin que monfieur de Chamois apprit que nous lui avions du moins tenu parole, Nous réfolurnes enfuite d'aller fur les cótes du Bréfil ; mais avant notre départ de cette ïle, nous commencames a éprouver ce que le fort nous gardoit pour ce voyage. En voulant enlever quelques troupeaux de moutons, pfufieurs de nos cama^ f ades furent pris par les habitans , & déchirés fi cruellement, que nous réfolurnes de venger leur mort. Par malheur , les ennemis k qui nous avions affaire étoient fi alertes , qu'ils nous cchappoientlorfque nous nous imaginions les tenir. Leurs partis furprenoient toujours quelquesuns de nos gens ; ajoutez k cela les chaleurs du climat, encore plus difficiles a fupporter que les fatigucs de nos courfes. Plufieurs de nos compagnons tombèrent malades. Il en mourut dans 1'ïle une partie , une autre fur mer, de fayon que nous perdïmes du moins vingt per-, fonnes en voulant imprudemment en vengettrois ou quatre. De-la jufqu'aux cótes du Bréfil, nous fiimes retenus fi long-temps en mer par le gros temps, que feau commencoit k nous manquer quand r.ous y arrivames, Ainfi , notre premier fok  db Beauchêne. Lip. P*I. 45-7 fut de chercher de 1'eau douce. Pour cet effet, nous defcendïmes a terre deux nuits de fuite fans en trouver; ce qui nous fit réfoudre a en prendre le jour fur quelque rivage écarté. Cela ne nous réuffit point. Nous fümes appercus & repouifés par-tout. Le plus grand mal que nous firent les portugais , c'eft que nous ayant vus pendant le jour examiner 1'embouchure d'une petite rivière, & ne doutant point que nous n'euifions delfein d'y faire une defcente pendant la nuit, ils nous y dreffèrent une embufcade. Dès le troifième voyage que nous y fimes , ils enlevèrent notre chaloupe, & dix de nos camarades qu'ils furprirent, furent maffacrés , fans qu'il nous fut poftible de les fecourir. Après ce malheur, nous fümes trois mois entiers le jouet des vents; tantöt pouffés par devant Rio-Janéiro , vers Buénos - Ayres , & quand nous comptions d'y pouvoir relacher , nous étions auffi-töt ramenés le long des cótes vers Cayenne , oü nous abordames a la fin tous malades , ayant été long-temps réduits a ne boire chacun qu'un demi-verre d'eau en vingtquatre heures , & n'avoir enfin que nos voiles a fuccer le. matin quand elles étoient mouillées par la rofée. Hors d'état de pouvoir tenir la mer, nous  4j8 Aventures du Chevalier réfolüraes de nous retirer a la Martinique , fitóf. que nous fümes un peu rétablis. Avant que d'y arriver, nous rencontrames en chemin monfieur Dugué, capitaine de flibuftiers de SaintDomingue, qui, avec un équipage gaillard & frais embarqué, faifoit route vers Angole (i) , fur Ie Frangois, batiment de huit pièces de canon. Nous parlementames. Nous leur contames notre défaftre ; & comme je favois que de Gennes alloit défarmer , j'acceptai la propofition que Dugué me fit de me prendre fur fon bord. Monneville n'avoit garde de me fuivre. II étoit fi fatigué de la mer & des misères qu'il avoit fouffertes , qu'il n'étoit pas reconnoiffable. II me conjura, les Iarmes aux yeux , de ne Ie pas quitter, & de le conduire en France , m'affurant qu'il avoit de quoi me faire vivre heureux avec lui, & m'offrant dès-lors la moitié de fon bien; mais je n'étois pas encore affez las de la mer pour accepter fes offres. Tout ce que je pus faire pour lui, fut de prier de Gennes de lui chercher occafion de repaffer en France, & de me rendre caution de tout ce que mon ami lui pourroit devoir. Dugué avoit Ie plus fort équipage que j'eufle. ( i ) Sur les cótes d'Afrique vers les 10 degrés n* faikude méridionale.  be Beaüchêke. Lb. VI. encore vu dans la flibufte, & fon vaiffeau étoit excellent voilier. Ainfi, je me trouvai la avec des camarades, qui, n'ayant pas moins bonne opinoin d'eux-mémes, que de difpofition a bien faire, me promettoient de me dédommager de la mauvaife équipée que je venois de faire. Nous n'aliames pas jufqu'aux cótes dAfrique pour mettre a 1'épreuve leur bonne volonté. Nous rencontrames a la hauteur de Füe de SainteHélène , oü nous comptions tous de relacher, un vaiffeau anglois de trente pièces de canon. Nous nous difposames a 1'aborder, & lui k éviter 1'abordage. B fit feu fur nous pendant deux heures entières, & nous tua bien du monde. Le malheureux Dugué fut du nombre des morts, & 1'on me fit capitaine fur Ie champ. Je me mis auffi-tót a donner mes ordres pour 1'accrocher ; & la longue réfiftance des anglois nous animant contr'eux , auffi bien que la mort de notre chef, nous les maltraitames fi fort, que lorfqu'ils amenèrent, il n'en reftoit prefque pas un qui fut en état de fe défendre. L'extrême defir que j'avois de me venger des maux que les portugais m'avoient fait, fut caufe que je propofai a mon petit confeil de retourner en Amérique croifer fur les cótes du Bréfil. Mon avis fut approuvé unanimement, quand j'eus fait obferver la difficulté qu'il j avoit %  46b AVENTURES DU CïïEVALIER nous défaire de notre prife ailleurs qua SaintDomingue ou a la Martinique , & que je leuc eus repréfenté que rarement les flibuftiers faifoient fortune fur les cótes d'Afrique , paree qu'il s'y rencontroit prefque autant de vaiffeaux de guerre que de marchands, & qu'il n'y avoit point la pour eux de retraites commodes. Quand nous approchames du Bréfil , nous envoyames fix des nótres avec quelques Anglois au petit Goave pour y vendre notre prife; & revoyant ces petites ïles oü deux mois auparavant on m'avoit refufé de 1'eau, j'y fis faire des defcentes , que les pêcheurs qui les habitent ne pouvoient plus empêcher. Nous mimes tout a feu & a fang, & jettames dans la mer une quantité prodigieufe de poiifons fecs que nous y trouvames , & qui faifoient tout leur bien. Nous palTames pendant la nuit tout au travers de la rivière du Janéiro pour aller faire du bois & de 1'eau dans file de SainteAnne. Quoique cette ïle foit fort petite, n'ayant guère qu'une lieue de circuit, il y a cependant vers le milieu un très-beau baffin d'eau douce. C eft la que j'ai vu des oileaux d'une couleur bien extraordinaire. Leur corps étoit d'un rouge fort vif, leurs alles & leurs queues du plus beau noir du monde, Nous approchames en*-  ce Beauchêne. tlv. VI. 46** fuite du continent; & faifant de temps en temps des defcentes, nous ruinions les habitations , & mettions a un prix exceflïf la liberté des prifonniers qui pouvoient fe racheter. Nous enlevames entr'autres a douze lieues de Rio-Janéiro , un capitaine garde- cöte , fa femme, deux grandes filles, un carme & plufieurs efclaves. Le carme étoit frère du capitaine , & s'étoit tranfporté chez lui de fon couvent de Saint-Sebaffien (1) , par ordre exprès de leur bonne mère , qni vouloit , avant de quitter ce monde , avoir la confolation de voir fes deux fils affemblés, & leur donner fa bénédiction. Cette pieufe mère , après leur en avoir départi a chacun fa part & portion , prenoit congé d'eux, quand nous affaillimes 1'habitation. Les premiers coups que nous tirames interrompirent le lugubre cérémonial de leurs adieux , & une ' frayeur muette fuccéda aux plaintes & aux cris mefurés dont la maifon venoit de retentir. Perfonne ne fit mine de s'oppofer a nous, qu'une jeune dame plus aguerrie que les autres, qui fe mit en devoir de nous fermer impoliment la porte au nez ; mais par malheur pour elle , un coup de moufquet 1'envoya daas 1'inftarit ( 1 ) Capitale u Chevalier foient deffüs fembloient auffi fe tourmenter pour nous échapper & gagner la cóte. Je crus fortement que c'étoit un troifième femaque, auffi facile a prendre que les deux autres , & qu'il fuffifoit d'aller voir avec notre chaloupe s'il n'étoit pas plus riche qu'eux. Le calme qui régnoit alors, & qui nous empêchoit de le joindre aifément avec notre vaiffeau , fut caufe que je pris ce parti. Je defcendis donc dans la chaloupe avec une douzaine de flibuftiers, & nous 1'eümes bientót atteint. Le trop de vivacité des portugais nous fauva. Au lieu de nous laiffer monter fur leur bord fans fe découvrir , ils fe levèrent avec précipitation dès que nous fümes a la portée du piftolet, & firent fur nous une décharge de deux k trois cents coups de fufil qui nous troublèrent terriblement. Notre chaloupe , d'un autre cóté, penfa périr par le mouvement fubit que nous fimes pour virer de bord a ce coup de furprife. Nous étions d'autant plus éloignés de nous y attendre, qu'a notre approche trois ou quatre de ceux qui paroiffoient fur la frégate avoient mis un pavillon francois, comme malgré leurs camarades, & avoient crié vive le roi de france , nous difant qu'ils étoient canonniers de Saint-Malo , & qu'ils n'avoient pris parti parmi les portugais , que paree que mon-  * de Beauchêne. Liv. VI. ^ fieur du Guay-Trouin les avoit latfTés malades au Rio-Janéiro , après 1'expédition dans laquelle il avoit pillé cette ville , pour venger les traitemens faits a monfieur le Clerc. Bs étoient effectivement canonniers francois; mais les traitrcs, après avoir trahileur patrie, ne demandoient qua faire triompher d'elles fes plus cruels ennemis On peut juger dans quels termes nous les apoftrophames en nous éloignant, tandis que ces perfides faifant ufage de leur adreffe; nous répondoient a coups de canon , tant que nous fümes a fa portee , & n'en tiroient guères a faux. Nous ne doutames point que cette frégate ne füt foutenue; & nous écartant d'elle & de la cöte a force de rames, nous tachames d'éviter les fuites d'une manoeuvre fi bien concertée. En effet, au bout d'une heure , nous découvrimes une autre frégate qui n'attendoit que Ie vent pour venir tomber fur nous. Une telle confpiration contre ma tête ne demeura pas impunie. Je fis de nouvelles defcen^ tes & de nouveaux ravages , jufqu'è ce qu'ayant appris que pendant que nous nous amufions a !es fairs ; un riche vaiffeau revenant d'AngoIe étoit entré paifiblement dans la rivière du Jaïiéiro. Nous changeames de batterie, & réfolurnes de croifer quelques temps devant fon embouchure. Nous eümes bientót fujet de nous GS 3.  47° AvENTURES DU CH2V.AI.IE» en applaudir. II n'y avoit pas un mois qu* nous y étions, quand nous appercümes un vaiffeau que nous ne pümes joindre qu'a la vue de la cöte. II étoit de trente-fïx pièces de canon. II revenoit de la mer du fud, & certainement on ne 1'attendoit pas, puifque depuis fept ans qu'il étoit parti pour les Hes orientales, il n avoit point donné de fes nouvelles , & qu'on le devoit croire perdu. Le capitaine étoit un jeune homme des plus braves , qui ne demanda pas mieux que d'en venir promptement a 1'abordage, quoiqu'i! n'eut que cent hommes d'équipage. La vue de leur patrie , oü ils rapportoient de grandes richeffes après tant de travaux & de dangers, leur infpiroit a tous un courage héroïque. Pendant plus d'une demi-heure que nous refdmes en deux fois fur leur pont, il nous fut impofïïble de gagner fur eux le moindre avantage. Ik nous faifoient toujours déborder & retirer honteufement a notre vaiffeau. II fe faifoit alors une fufpenlion d'armes de part & d'autre , comme pour reprendre haleine; puis quand nous retournions h la charge, nous trouvions une égale réfiftance, Pleins de honte & de dépit, nous redoublames nos efforts, & réfolurnes la troifième fois d'y péiir plutöt que de reculer. J'avois remar^  beBeaüchêne. Li». VI. 471 qué, qu'après la première décharge de leur moufqueterie , les portugais s'en tenoient comme nous a 1'arme blanche , & eombattoient prefque tous Pépée k Ia main. J'en parlai k mes camarades, & leur ordonnai de s'attacher chacun a fon homme autant que cela fe pourroit. Ce qui nous réuffit parfaitement , paree que nos ennemis avoient moins d'adrefTe que de courage , & que, fe battant avec fureur , & par conféquent fans mefure , ils ne faifoient point de fautes dont nous ne fuflions tirer avantage. Leur nombre commenca donc k diminuer plus que le notre ; & quoiqu'ils combattiffent toujours avec le même acharnement, nous fentïmes bien que la victoire étoit a nous. Le capitaine voyant enfin qu'il n'y avoit plus de reffource, fe jetta a Ia mer pour effayer de gagner le rivage en nageant, & fe fauver du moins avec ce qu'il avoit fur lui; mais il recut dans 1'eau un coup de fufil qui lui caffa la cuiffe. II fut contraint de fe nommer pour conferver fa vie. Le refte" de 1'équipage clemanda quartier en même temps. La bravoure de ces Portugais fit changer en eftime la haine que nous avions pour toute Ia nation. Nous fimes panfer les bleffés, & n'eümes pas moins de foin d'eux que de nos propres camarades. En déshabillant pour cet effet Ie capitaine, G§ 4  472 A VB NTÜEE S DU CHEVALIER qui n'avoit plus de connoiffance, nous trouvames dans fa chemife plufieurs paquets de petits cailloux bien enveloppés ; & comme je ne me connoiffbis guère en pareille marchandife, je la regardois attentivement. J'entendis une voix foible , qui, de la foule des morts & des mourans, me difoit: Dismainté, diemainté, fignor ; fortouna ,'forcouna. C'étoit un portugais expirant, qui, dans la crainte que notre ignorance ne nous fit méprifer & perdre un butin fi précieux, avoit la bonté de nous en faire connoïtre la valeur. C'étoit une quantité confidérable de diamans bruts. II y en avoit du moins pour trois cents mille livres , fi j'en juge par la part que j'en eus. J'en vendis a Nantes en 1713 une partie a M. de Bonnefond , commiffaire a Breft; & a M. de Pradine, frère de ce M. de Cazali, capitaine de corfaïre, dont j'ai parlé. Je gardai cinq ou fix jours une vingtaine de portugais qui ne voulurent pas mourir de leurs bleffures. Nous fïmes tous nos efforts pour les engager a refter avec noue, & a remplacer les camarades que nous avions perdus. Ces portugais , fi braves & fi dignes d'étre flibuitiers, ne furent point tentés de cette qualité; ils aimèrent mieux 1'état obfcur de bourgeois de RioJanéiro. Nous les mïmes donc a terre a vingtcinq lieues de cette ville , leur laiffant leurs  ce Beauchêne. Liv. VI. 473 liabits , des vivres, & beaucoup plus d'argent qu'il ne leur en falloit pour s'y rendre. Nous fimes plus. Voyant que notre prife étoit des plus riches, nous leur donnames une grofTe partie de leurs marchandifes pour les fauver de la mendicité. Leur capitaine , qui guérit de fa bleffure , fe fentit fi touché de notre procédé , que s'adreffant aux portugais : Non, leur dit-il, ce n'efi pas les frangois qu'il faut regarder comme nos ennemis, ce font les miniftres de la cour de Lisbonne , qui ofent déclarer la guerre a une fi généreufe nation ; puis , fe tournant vers nous , il nous jura fur fon honneur qu'il étoit moins fenfible a la perte de fes richefTes qua notre générofité. II ajouta, qu'en fa confidération, j'allois être autant aimé dans fa ville , que j'y étois haï. J'aimai mieux 1'en croire fur fa parole , que d'éprouver s'il avoit affez de crédit pour cela fur 1'efprit de fes compatriotes. J'emmarinai ma prife, que je menai a SaintDomingue, oü nous la vendïmes dix-huit cents mille livres. Quelque temps après , au commencement de 1712, je paffai a la Martinique , oü j'appris que M. Phelipeaux , qui en étoit gouverneur , faifoit armer pour une entreprifè contre les anglois. On avoit réfolu de leur enlever Antigoa , ou du moins d'y faiae Ie ravage.  474 AvENTURES du Chë V At, IER Ce fut M. de CalTart qui fe chargea de 1'expédition. II prit pour cela cinq vaiffeaux de rol & trois mille hommes de troupes, auxquelles M. Phelipeaux nous engagea de nous joindre prés de trois cents flibuftiers qui nous trouvions alors a la Martinique. Les anglois étoient fur leurs gardes, & nous effayames inutilement de faire une defcente dans Antigoa. M. de Caffart en fut piqué jufqu'au vif; & ne voulant pas qu'il fut dit qu'il avoit fait en vain une telle levée de bouclier , il rabattit fur Mont-Serrat, oü les anglois fe trouvèrent trop foibles pour empêcher notre débarquement; ils avoient en récompenfe fait huit ou dix petits retranchemens qu'il falloit forcer avant que d'arriver a la ville. Monfieur de Caffart rangea fon armée en bataille , & ordonna aux flibuftiers d'être exa&s a 1'ordre , comme les autres troupes. Nous gardames donc gravement les rangs jufqu'au premier retranchement que nous emportames après quelque réfiftance. Nous fümes choqués de cette fagon de combattre; & trouvant ridicule Ie flegme avec lequel les foldats d'un bataillon comptent difcrètement leurs pas, & ne fongent qu'a mefurer leur démarche , tandis que les ennemis ont le temps d'en déranger la fymmétrie a coups de fufil, nous nous  ' öe Beauchêne. L'iv. VI. "47f laifsimes aller a notre impétuofité dès le fecond Tetranchement; & laiuant Ik les drapeaux, les tambours pour courir a la débandade fur les anglois, nous les poufsames de retranchement en retranchement, & nous entrames avec eux dans !a ville. Monfieur de Caffart fut alors bien obligé de doubler Ie pas. En entrant dans la place, il nous fit les plus rudes réprimandes. II nous repréfenta, qu'outre Ia faute de défobéiffance , nous nous étions expofés a nous faire tous tailler en pièces par notre imprudente vivacité. Cependant , comme il voyoit fon éloquence contredite par 1'événement, & notre étourderie juffifiée, il n'en fut plus queftion , & le refte du jour fut employé k piller la ville Sc k ruiner les Jiabitations. " Le butin fe portoit en commun fur les vaiffeaux pour être partagé k la Martinique; ainfi le pillage fe faifoit d'abord dans la ville avec plus d'ordre que nous n'en avions obfervé pour Ja prendre; mais la mort d'un de nos flibuftiers penfa faire dégénérer en guerre civile celle que nous faifions fi paifiblemént aux anglois. Ce flihuftier s'étant préfenté pour entrer dans une maifon d'affe2 belle apparence , un officier franf ois qui étoit a la porte avec quelques foldats, voulut 1'en empêcher. Le fübuftier lui demanda  '<4l6 'AVINTURES DU ChEVALIES de quel droit il s'emparoit de cette maifon, lui qui, non plus que fes camarades , n'avoit pas contribué a la prife de la ville. L'Officier, au lieu de lui répondre , le fit repouffer par fes foldats; & tandis que le malheureux fe retourna pour nous appeler a fon fecours, il regut deux coups d'épé, dont il tomba mort fur la place. Quelques flibuftiers s'en appergurent, & nous en avertirent. Nous commencamesanous raffembier, & a faire appeler ceux des nötres qui fe trouvoient éloignés. Heureufement, M. de Caffart , informé des mouvemens qu'on nous voyoit faire , accourut, & nous trouva prêts a attaquer les frangois qui fe préparoient a nous recevoir courageufement, dix au moins contre un. La préfence du chefne nous défarma pas; & peutêtre eüt-il été forcé de fe mettre contre nous a la tête des fiens , fi , nous offrant fatisfaéfion , il ne nous eut promis de nous livrer 1'Officier. dont nous nous plaignions. Cette promeffe nous appaifa; elle ne fut pourtant point accomplie fofficier difparut, & nous oubliames cette affaire. Fik. La fmte des Aventures du Chevalier de Beau* chcne ejl d Tours entre les mains de madame fon cpoufe : fi elk me Venyole, fen feral part au Public,  ERRATA Pour les Aventures du. Chevalier de Beauchêne. Page $2, tignc 2jme, tantonner, iïfeq canonner. Page 108, ligne yme, nous l'écorchames, life^ nous 1'accrocharnes. JV. B. II y a quelques fautes d'orthographe dans ce Yolume ; mais comme elles ne changent tien au fens, nous prions le le&eur de rouloir bien y fuppléer.