CËUVRES DE M. LE CHEVALIER ANTOINE EAPHAEIa MENG S, A AMSTERDAM3 Et fe vend a Pari s. CPissoTj Libraire, Qual des Auguftins. Chez > Et Desenne , Libraire, au Palais Royai, Parage de Richelieu. M. DCC, LX XXI;   A MADAME t E B R U No JHadame, En vous offrant la traduclion des GEuvtes du célebre Mengs , je vous rends un hom* mage que s'emprejferont d^approuver tous ceux qui vous connoijjent, Vous & vos admirables ouvrages. Dans un temps oü la plupart des Artift.es femblent avoir juré de copier fcrupuleufement la Nature, vous feule tache^ de Vous élever aux formes & aux conceptiorts fublimes qui ont immortalifé les Raphaël & les Guide ; & dé ja placés u cöté des chefs - d'oeuvre de F Art, vo3 a 2  h tableauxpartagent Vattention & Vadmiration des Amateurs les plus e'clairés. Attache^vous plus fortement que jamais, Madame, au grand objet que vous vous étes propofé; & ne foye^ pas furprife fi je de'die un Ouvrage oü VAuteur tracé les préceptes, a celle qui depuis quelque temps ne ceffe de donner des exemples. Je fuis avec admiration £• refpeB, MADAME, Votre très-humbk & trés-' obe'ijfant ferviteur, Jansen, Paris, ce i J £évrier 1781.  P R É F A C E D U TRAD UCTE UR. M . Ie Chevalier Antoine-Raphael Mengs, que la mort a enlevé a 1'Art, il y a dix-huit mois , étoit, comme on fait, premier Peintre du Roi d'Efpagne ou plutót, comme on 1'a dit, le premier, des Peintres de notre age. Les ouvrages de Peinture dönt eet Artifte a enrichï I'Efpagne, 1'Italie, & 1'Allemagne, jouiffent d'une trop grande célébrité pour qül'f foit néceflaire d'en parler ici. Nous ne connoiffons de lui a Paris, que trois tableaux : deux au paftel, qui fe trouvent da,ns 1q cabinet de M. Ie Baron d'Holbach (i;; le troifieme, qui eft a 1'huile, ofFre des figur.es ^ mi-corps, dont le fujet eft Monime au moment oü 1'on vient lui remettre fon arrêt de mort de la part de Mitridate ; ( i) Ces deux tableaus, de figures a mi-corps , repvé-j £»ment 1'un VInjiocaice Sc l'aucre lc Plai/ïr. a 3,  ■vj P R É F A C E H appartient a M. Joly , Négociant, rue Saint-Honoré (i) Peu content de fixer par fes chefsd'ceuvre 1'admiration des Connoiffeurs , M. Mengs a voulu donner des préceptes fur fon Art; mais il ne s'eft arrêté qu'a c.e qu'il offre de plus grand, de plus difficile , a ce qui tient uniquement au génie. Tout fon fyftême fe réduit a prouver que pour atteindre le Beau idéal, ce'ne font pas les chofes qu'il faut copier ; mais 1'idée des chofes qu'il faut exprimer. Que tout ce qui rappelle trop les idees individuelles, refferre 1'imagination, & fert plutöt a produire un portrait qu'un tableau. Enfin, que c'eft 1'idée abftraite des chofes en général que l'Artifte doit confulter, & non 1'image de tel ou tel objet en particulier. Ces idéés vraies & profondes font développées d'un maniere grande & concife, (z) II y avoit dans Ie cabinet de M. le Marquls de Croixmare deux auties tableaux au paftel de M. Mengs, dont 1'un repiéfente un Phiioiophe, & 1'autre une Danfeufe Grecque faifant des boules dc favon; mais nous ignorons se qu'ils font devenus.  DU TRADUCTEUR. vlj quoïque peut-être un peu trop méthaphy» fique 6c trop abftraite dans le premier/Traité que nous donnons ici, intitulé : Penfées fur la Beauté & fur le Goüt dans la Pein-' ture y que nous avons traduit de 1'allemand. On voit dans la Préface de 1'Auteur qu'il étoit lui-même convaincu de cette vérité ; car il y prévient le Le&eur fur la difficulté de rendre fon Ouvrage en quelqu'autre langue que ce foit. Si nous avons hazardé d'en donner une tradu&ion, ce 'n'eft que par le defir d'être utile aux Amateurs de 1'Art, 6c dans la convi£tion oix nous fommesque, quelleque foit la logiquc de M. Mengs , on dok defirer avoir tout Ce qui vient d'un Artifte aufli célebre; furtout après ce qui eft dit de ce Traité dans les. Lettres de M. Winckelmann, fon ami (i). (1) Voici comment s'exprime M. Winckelmann dans unelettre a M. Franke : « II y a quelques mois qu'il a paru a » Zuric un petit Ouvrage , mais fort précieux, intitulé : » Penfées fur la Beauté & fur le Goüt dans la Peinture , )> publié par M. J. C. Fuesfli. L'Auteur de ce Traité, qui » m'eft dédié , eft le célebre Chévalier Mengs. Tachez de » vous le procurer, & vous y trouverez des chofes qui. v nont encore été ni penfées nj dites ». a 4.  Viij PRÉFACE Au refte, nous avons cherché a rendre cette traduöion auffi littérale qu'il nous a été pofïïble , paree que nous avons penfé que c'étoit la meilleure maniere de faire connoitre un ouvrage de cette nature. Et fi nous avons quelquefois pris fur nous d'aider a la lettre , ce n'a été que lorfque nous, y avons été abfoiument forcés pour ne pas. être trop obfeurs : car il femble que M. Men gs n'a fait , pour ainfi. (lire , qu'indiquer fes penfées , fuivant ee précepte de Paterculus : Magis neceffaria omittenda, quarn fupervacua arnpkclendcu Mais ce qui nous a principalement engagé a conferver, autant qu'il a été pofTible, la marche du texte allemand, c'eft la néceïfité de mieux prouver un plagiat des plus hardis & des plus marqués , dont M. Webb s'elt rendu coupable en publiant fes Recherches fur les Beautés de la Peinture, comme un ouvrage qui lui appartenoit entiérement. II ne faut que jetter les yeux fur les Traités de M. Mengs que nous publions, pour être convaincu du vol de PAuteur Anslois. D'ailleurs nous avoixs  DU TRADUCTEUR. ix pour nous le témoignage irrévocable de M. Winckelmann, qui, dans une lettre a M. L. Ufleri, s'exprime ainfi fur ce larcin littéraire, cc Je vous ai marqué dans le » temps, que ce qu'il y a de meilleur dans » ce Liyre ( W'ebh, Jnquiry into the Beau» ties of Painting ) eft tiré dun manufcrit » que Mengs communiqua a 1'Auteur. Cei> pendant le fat ofe avancer qu'il n'y a » point de Peintre qui foit en état de faire » par lui-même les obfervations qu'il donne; » tandis que c'eft de Mengs qu'il a em» prunté ces obfervations (i) ». l,e fecond Traité de M. Mengs , intitulé: Regies générales pour juger les Peintres ; leurs Ouvrages, & le degré auquel ils font parvenus , nous a été communiqué manufcrit ; & ce n'eft que d'après la comparaifon de trois difFérentes copies, apportées de Rome, que nous le publions. La Lettre d Don Antonio Pon7L a été (i ) O.n imprime aftuellemcnt le Recueil 4es Lettres farnilieres de M. Winckelmann a fes amis , qui doit patoltte fous peu.  x PRÉFACE d'abord écrite en efpagnol par M. Mengs 5 6c c'eft fur la traduction italienne, imprimée k Turin, que nous 1'avons traduite. Cette Lettre nous a paru d'autant plus. intéreifante que 1'Auteur, après avoir de pouveau parlé en grand Maitre des prin-. eipales parties de fon Art, y donne une defcription profondément raifonnée des meilleurs tableaux de la galerie de S. M. Catholique a Madrid , 6c nous fait con-. nokre, d'une maniere digne d'eux , lés trois plus célebres Peintres que FEfpagne ait produits. M. Mengs étoit né a Drefde au mois de Mars de 1'année 1728. Son pere, Ifmaël Mengs, Danois d'origine, étoit affez bon Peintre en émail. II vivoit encore a Drefde en 175:7, avec une penfion que lui faifoit la Cour de Saxe, M. Mengs apprit de fon pere la Peinture en émail 6c au paftel, 6c le fuivit en Italië en 174.0. A fon retour en Saxe, il montra un talent fi fupérieur dans un age oü d'autres donnent a peine quelque efpérance, que le Roi de Pologne le nomma fon premier Peintre. Depuis ce  DE TRADUCTEUR. x) temps il a toujours demeuré en Italië. En 175/4, le PaPe ^ Vxlt Pour un ^es Direc» teurs de 1'Académie de Peinture établie au Capitole. En 175/7, M, Mengs fit fon premier ouvrage a frefque dans 1'Eglife de S. Eufébe a Rome. Le champ en eft de quarantequatre palmes romaines de long fur dixneuf de haut. En 1761, le Roi d'Efpagne appella M. Mengs a Madrid, pour être fon premier Peintre, avec huit mille écus d'appointemens, fa maifon défrayée & une voiture avec la Hvrée de la Cour. II y a environ deux ans que M. Mengs eut le malheur de perdre fa femme, qui étoit Romaine, & a laquelle il étoit finguliérement attaché. La douleur que lui caufa cette mort, aggrava tellement une maladie de langueur dont il fe trouvoit attaqué , qu'il la fuivit peu de mois après, favoir , le 2id'avoir produit un Philofophe qui, du » temps de nos peres, avoit éclairé les Sages, » 8c femé parmi les Nations le germe de »toutes les fciences. II lui manquoit de »montrer au monde un reftaurateur de »1'Art öc de voir le Raphaël Germanique » reconnu 6c admiré pour tel a Rome même j »> qui eft le fiége des Arts ».  PE N S É E S SUB. LA BEAUTÉ ET SUR LE GOl'T DANS LA PEINTURE.   XV PRÉFACE DE L'ÉDITEUR ALLE MAND, JE n'entreprendrai point de faire 1'c-iogg de 1'Ouvrage que je préfente aujourd'hul au Public. Cependant la vérité , le devok 8c la reconnoiflance m'obligent den dire quelques mots. La Beauté 6c le Goüt dans la Peinture font les deux principaux objets fur lefquels 1'Auteur cherche a donner aux Artiftes des notions claires & précifes, 6c dont il leur tracé la route, en leur indïquant les progrès qu'on y a déja faits, & ceux qui leur reftent encore k y faire. Si jamais on a bien développé ces deux grandes parties de la Peinture, c eft fans doute dans eet Ouvrage, dont 1'Auteur s'eft élevé par la Nature jufqua la Divinité, 6c a pénétré par les produftions de 1'Aft jufques dans 1'ame des grands Artiftes qui lont illuftré dans fes plus beaux fiécles. En veut-on la preuve ? que ce livre a la main on médite  xvj PRÉFA C-È fur la Nature & fur 1'Art; qu on les compare avec les préceptes que 1'Auteur y donne; & des notions claires & lumineufes de 1'une & de 1'autre feront le fruit de ce travail. L/Auteur né s'étend point en difcuffions, paree qu'il a voulu s'épargner a lui-même la péine de faire un gros livre > ödahTer au Leóleur le plaifir de la réflexiom II eut d'ailleurs été inutile d'éparpiller dans plufieurs Volumes les vérités raflem* blées ici en peu de pages. Quiconque a un talent décidé pour 1'Art, auroit eu le dégout de chercher dans ces volumes ce qu'il trouvera ici en quelques lignes; & celui qui n'en peut tirer aucun fruit, ne feroit pas plus éclairé en paliffant fur des ïn-folio. Voila ce que j'avois a dire du fond de 1'Ouvrage mêmè. Quant au ftyle, il n eft pas fleuri, mais énergique, mais expreftlf, & tel qu'il convient a un Maitre qui enfeigne la fimple vérité, & qui ne cherche a orner fes penfées que comme dans 1'antiquité on décoroit les ftatues des Dieux & des Héros , par une draperie qui les couvroit avec décence fans les cacher. Quand  DË L'ÉÜITEUR. xvij bn comparera eet Ouvrage avec d'autres écrits fur le même fujet, on le diftinguera dans la foule auffi facilement que le Poëte fut découvrirfachere Laure parmi une multitude de perfonnes de fon fexe:—« Belle; » non comme 1'effaim frivole des filles du » peuple au teint de rofe, qui ne fembient » avoir été formées que par un écart ou » par un jeu de la Nature; qui végetent » privées d'efprit & de fentiment, & dont » les regards ne font point animés de ce » rayon divin qui fubjugue tous les cceurs»« Klopstock. Qu'il me foit permis de rendre ici uri hommage public a 1'amitié. II y a quelques années qu etant a Rome, M. Winckelmann daigna m'honorer de fon eftime, qui depuis le premier moment que jen ai joui, a fait le bonheur de ma vie. Je lui dois plufieurs fentimens agréables de ce qui eft véritablement beau & bon , tant dans la Nature que dans 1'Art; je lui fuis redevable aulli de 1'amitié de plufieurs perfonnes refpecta- b  xviij PRÉFACE DE L'ÉDIT. bles , & entr'autres de celle de 1'Auteur de eet Ouvrage; c'eft par lui enfin, que j'y ai part & que je goüte le bonheur d'y voir mon nora plus étroitement uni au fien; ce qui femble me donner quelque droit a Fimmortalitd , a laquelle je n'aurois jamais ofé prétendre par mes foibles ouvrages. J. C. Fu ES S LI.  XiXf PRÉ FACE DE L'AÜÏEUR, ][E rCavois d'abord écrit eet Ouvrage que pour mon propre ufage, & par le feul dejir de découvrir des vérués nouvelles; maïs e'tant fur le point de te finir,je fus invité par une Académie d'' Allemagne de le publier; ce qui néanmoins a été retardé jufqu'a préfent par différens objlacles : cette Académie a été abolie, & t Ouvrage tnejl rejlé. Voyant relu quelque temps après, je rfen fus pas entiérement fatisfait. Je refolus donc de le refondre & d'en retrancher quelques parties , pour y ajouter des idéés nouvelles j mais lorfque je conJidérai la peïne & le travail que cela devoit me coüter, & combien il me feroit dïfficile de rendre mes idéés d\nie maniere plus lumineufe , je fus de. nouveau tenté d'abandonner eet Ouvrage. En le parcourant néanmoins de nouveau, il me parut ne devoïr pas rejhr enjéveli dans un oubli total; je crus que les vérités- quïl renferme , pourroient étre utiles a plufieurs perfonnes, Ces confidérations, b 2  #* PRÉF ACE jointes aux fbllicitations de mes amis, niengagerent enfin a le publier. Je n'ai cependant pas voulu y mettre mon nom, paree que je nai pas Vhabitude Jécrire, & que j'ai voulu êviter la cea- fure de eertaïnes perfonnes qui me critiquerontpeut" être fans me comprendre. Je préviens les jeunes Peintres quils doivent lire eet Ouvrage avec at tention & a tcte repofiée; car ce n'efi que par une étude conjlante & des méditationsprofondes quef aiporté 1'Art de peindre beaucoup plus loin que plufieurs Artifies de mon temps ; & je ne leur communiqué eet écrit que, dans l'efpoir de leur être utile. Si le Lecïeur veut réfléchir murement fur ce que je vais lui dire; & Ji a cette étude il joint un %èle infatigable & un travail opiniatre, j^ofie me flatter qu il pourra en tirer un grand avantage. Je prie aujfi les Amateurs de cette efipece d'ouvrages , d'avoir foin , autant que cela dépendra d'eux , que celui-ci ne foit traduit en quelqu'autre langue que ce foit, que fous ma. révifion : étant perfuadé que la maniere d'écrire dont je me fiers s ne peut pas être bïen rendue danj^ d'autres langues* En italien elle fieroit tout-a-föit inintelligible i  DE L'AUTEUR. xxj fti franfois elle paroitroit ridicule, abfurde mêmet & pourroit blejjer les oreilles délicates du commun des Ecrivains & des perfonnes qui ne lifent que par fimple amufement : car fiécrïs comme un maïtrs pourroit parler d fes dijciples, Tai cherché d'abord a donner une idéé plus particuliere & plus précife de la Beauté, a caufe de la diverfitê d'opinions quon s efl formée fur ce fujet; pour donner enfuite une définition du Goüt, paree que la plupart des Ecrivains qui en ont parlé, n ont pas expliqué d'une maniere exacte pourquoi Ion fe fert de ce mot dans la Peinture. Enfin, jai tdché de donner une idéé plus dijlincle du Goüt, en cïtant des exemples de celui quon trouve cke^ les grands Maitres ; car comme je me fuis écarté un peu de la Peinture dans la première parite de eet Ouvrage , j'ai craint d'avoir man~ qué par-la. mon but, qui efl a"être utile aux Peintres, Tai donc cité des exemples qui me donnent le moyen de parler de toutes les regies de V Art. On vena que toutes les parties que je loue che^ les grands Maüres , font celles qui peuvent fervir de tegle & d'exemple a imiter.  XXij PRÉFACE Tavertis néanmoins les jeunes Peintres de né pas trop s'arrêter d la métaphyfiqur. ou d la partie idéale de Vart dont ileflparlé; elle nefl rien moins quutile quand on ne fait que commencer. Le premier foïn du jeune Peintre dok être d%exercer fon ceil} afin de parvenir pat ld d bien imker. II dok en même-temps travailler fia main, afin quelle ap* prenne k obéir, pour pafier enfuite aux regies & aux fecrets de 1'Art. Je veux que Von commencf d'abord par la pratique ou la partie mêcanique , pour étudier après les regies , paree quon ejl propre d apprendre les regies de 1'Art quand on efl parvenu d un certain age; mais l'exercice de la main & la jufiefie de Vce.il ne peuvent sacquérir que pendant un certain temps; cefiddire, aufil long-temps qu'on n'a contradé aucune habitude : car fi une fois on s'efl accoütumé d mal faire , il nefl plus pojfible de fe déshabituer, dans un dge mür, de la méthode vicieufie quon a contracïée. Cet Ouvrage dok donc être lu dans différentes vues par les différentes clafies de Peintres. Les jeunes Eleves ne doivent le lire que pour apprendre combien 1'Art efl grand & difficile, afin  DE LJ AUTEUR. xxiij qu ils redoublent de ^èle, & ne perdent point de. temps a sinflruire de fes moindres parties. Car, quoique les premiers principes foient les vrais rnatériaux & les fondemens de la Peinture; on ne peut ce~ pendant en faire aucun ufage quaprès avoir raflernblé les autres parties de Védïfice entier de tArt, La feconde clafi'e de Peintres; cejl-d-dire, ceux qui font déja inftruits de ces premiers principes , pourront principalement profiter de eet Ouvrage, car c'efl pour eux quil a été fait; afin qüils y apprennent ce que cefl que le bon Goüt, & pour qu ils puifient juger s'ils en font naturellement doués ou non, & par qucls exemples ilspew vent Vacquérir ou s'y former davantage. Les Peintres faits pourront eux-mêmes en retirer quelque fruit, en apprenant d cohnoitre les beautés des ouvrages des grands Maitres, & a bien conduire leurs Dificiples dans la carrière dijficile de tArt, Je parle avec firanchifie, paree que Vexpérience efl le fieul moyen par lequel les hommes puifient reconnoltre Put Uit é des chofes pour les nommer bonnes ; & c'efi a cette fieule métlwde que je dois tout ce que je fiais. Je fuis pret d donner a mes Compatriotes de  xxiv PREFACE DE L'AUTEUR. neuveaux éclair ciffemens de mes penjées, fi dans eet Ouvrage il fe trouve quelques paffages qui leur paroïjfent obfeurs ; & fi je me fuis trompé, un orgueil déplacé ne mempêchera pas eten faire Vaveu & de rétraèler les erreurs que fiaurai comtnifes, fi je puis les reconnoitre : Jinon je tdcherai de défendre mes idéés avec le plus de clarté quil me fcra pojftble.  T A B L E DES CHAPITRES. Ij E T T re d Madame le Brun} page iij Préface du TraduSeur. v Penfées fur la Beauté & fur le Goüt dans la Peinture. Préface de VEdheur Allemand. xv Préface de VAuteur, xix De la Beauté. Définïdon de la Beauté, page i Caufe de la Beauté des chofes vijibles. 3 F'es e ff ets de la Beauté. 8 La Beauté parfaïte pourroit fe trouver dans la Nature, cependant elle ne sj trouve pas. o L''Artpeut JurpaJJer la Nature en Beauté. 11 Du Goüt. Origine de ce mot dans 1'Art. 17 Définition du Goüt. iS Ufiige & Regies du bon Goüt. ip Influence du bon Goüt fur i'Imitation. 22 La Maniere efl contraire au bon Goüt. 24 Bifloire du Goüt. • 2 ƒ Maniere de conduire VArtifle moderne au bon Goüt. 3 3 Réflexions fur le DeJJln de Raphaël, du Corrége & du Titien, & des caufes qui les ont détermint dans Uur choixi 41  T A B L E Réflexions fur le Clair-obfcur de Raphaël, du Corn 'ge & du Tuien. page 46 Réflexions fur le Coloris de Raphaël, du Corrége & du Tuien, j2 Réflexions fur la Compofuion de Raphaël, du Corrége & du Ti tien. $6 Réflexions fur la Draperie de Raphaël, du Corrége & du Titien. Cl Réflexions fur t'Harmonie de Raphaël} du Corrége & du Titkn. 66 Comparaifon du Goüt des Anciens avec celui des Modernesj & des caujes qui les jr ont déierminé. Conclufion, «73 Regies générales pour juger les Peintres, leurs Ouvrages, & le degré auquel ils font parvenus, page 77 Réflexions générales fur Raphaël, & fur fon Goüt. g^ 'JDu Deffm de Raphaël. ^ Vu Clair-Obfcur de Raphaël. pp J)u Coloris de Raphaël. 103 De la Compofition de Raphaël; jop De PldJal de Raphaël. up Réflexions générales fur le Corrége & fur fon Goüt. 126 Du Dejfin du Corrége. 12S Du Clair-Obfcur du Corrége. 131 Du Coloris du Corrége. 134 De la Compofition du Corrége, . 13 y  DES CHAPITRES. De fldéal du Corrége. I3Ö Réflexions fur le Tuien & fur fon Goüt, Ijg Du Deffin du Tuien. 141 Du Clair-Obfcur du Tuien, 14.1 Du Coloris du Titien. 144 De la Compofition du Titien, 148 De Vldéal du Tuien. Ibid. Du Goüt des Anciens. I/O Du Dejfin des Anciens. 173 Du Clair-obficur des Anciens, 180 Du Coloris des Anciens. ibid, Lettre a D. Ant. Ponz. 18ƒ Des différens Styles dans la Peinture, ipj Du Style Jüblime^ 15)4 Du beau Style. Da Style gracieux. ipy Du Style exprejfifi. 200 Du Style naturel ou de l'lmitation de la Nature, 201 Des Styles vicieux, 203 Du Style fiacile, 204 Du Dejfin. 206 Du Clair-obficur, Ibid. Du Coloris. 207 De Vlnvention. Ibid. De la Compofition, 20$ Fin de la Table des Chapitres.  ERRATA. ± *fe iu ligne ^4, les plus paffaites font celles, lifiw les plus parfaits font ceux. Page i9) ligne 3, fïgure, li/er tableau. P"g' 47, tignt 8, qu'il a fait, lifeï qu'il n'ait fait. Page 4?, Ugne première, peties, lifa petites. Page 60, ligne 18, il entraïne, hJeZ il entralna. Page 69, ligne 16, qu'on ne tire cependant pas, tfface; pas. Page 71, ligne amipenultiéme, cachée, tifer altérée. Page ioi, %^ „, d'Héliodore, Lifel de 1'Héliodore. ttr^e 109, ligne i, par lui-même, Zi/iif par eile-même. Page 118, é, propres pour attacher, ///^ propres a attacher. Page 136, Ugne pénultiéme, d'inftinéts, Ufef diftinérs. Page 15S, ligne i4, on a cependant, life{ on n'a cependant. Page i<9, Ugne 4, les chofes,^ les parties. 168, 1, nos adions, 7//^ nos idéés.  PENSEES ET SUR LE GOUT DANS LA PEINTURE. DE LA BEAUTÉ. Définition de la Beauté. V/OMME la perfeéHon nefl: point le partaga de l'humanité, que Dieu feul en efl: doué, & qua rhomme ne peut comprendre que ce qui tombe immédiatement fous les fens, la Sagefle infinie lui a donné une perception purement objeciive de la perfeétion : c'eft ce que nous nommons Beauté. Je dis donc que cette Beauté fe trouve dans toutes les chofes créées; c'eft-a-dire, quand 1'idée que nous avons des chofes & notre fentiment intelle&uel ne peuvent pas s'élever davantage par 1'imaginatiou, qu'ils le font par la vue de ces chofes mêmes, A  i Pensêes Ceft ce qu'on peut comparer è la nature dü point. Le point mathématique eft regardé comme inditófible; de méme le point de la ve'rité eft toujours mcompréhenfible. Comme il eft cependant néceflaire que nous nous formions une idéé fenfible du point, nous donnons le nom de point k une petite tache qui nous paroït indivilible ; & c'eft ce qu'on appelle point fenfible. Qu'on fuppofe maintenant que la perfeöion foit le point mathématique ou indivifible. La perfection comprend en elle tous les grands reflbm connus , qui ne peuvent fe trouver dans la matiere; car auffi long tems qu'elle eft matiere, elle doit être imparfaite : c'eft pourquoi nous nous fommes formés une efpece de perfeftion d'après nos idéés; ceft-a-dire, celle qui provient de ce que nous ne pouvons plus comprendre l'imperfecTion de nos idéés; alors nous donnons a cette reflemblance de la perfection le nom de Beauté. Cette Beauté , comme je 1'ai dit, fe trouve dans chaque chofe' en particulier , & dans toutes prlfes colleéïivement ; & c'eft e!!e qtii fait la perfedion de la matiere. Mais entre cette perfection & Ia perfection Divine, il y a la mcme difFérence qu'entre les deux points. L'on peut donc apneller Ia Beauté une perfeftion fenfible , de même qu'on donne è ce point le nom de point fenlïble. Or, comme dans le point fenfible fe tnuve réellement le point invifible ou mathématique, la perfeclion  SUR LA PEINTURE. J 'fe trouve de fflêftne, quoique d'une maniere invifible, dans la Beauté, L'ceil ne peul appercevoir aucune de ces perrections invihbles; mais 1'ame les fent; paice que 1'une & 1'aurre ( favoir 1'ame & la perfeétion ) ont été produites par la perfection infinie, dont clles font une émanation. Platon, dans fon Phédre, appelle le fentiment 'de la Beauté une réminifcence de la perfeétion divine; & c'eft a cette caufe qu'il attribue lemotion raviiTante qu'elle fait naitre. Peut-étre rêverois-je au/li heureufement que lui, en difant que notre ame eft émue par la Beauté, a caufe qu'elle jouit par fa Vue d'une félicité mornentanée, qu'elle efpére goüter ■ éternellement dans le fein de Dieu; mais qu'elle perd bientót dans la contemplation des chofes matérielles, Caufe de la Beauté des chofes vifihles. JR.IE N n'eft vifibie que la matiere; toute matiere doit avoir une forme; cette forme eft la mefurè de fa puuTance; elle lui a été donnée par le Créateur; & cette puiiTance eft la caufe de fa formé» Dans les premières formes de la Nature il n'y a aucune Beauté, car elles ne font pas encore diftinctes pour nous; elles exiftent réellement, mais non d'une maniere palpable. De celles ci la Aij  4 Pensees Caufe a fait d'autres formes qui font déja vifibles; & cette première qualité vifible produit les couleurs. Celles-ci font différentes fuivant la forme, c'eft-a-dire, que fuivant la forme, les rayons du foleil produifent des efFets différens. Si ces premières petites formes vifibles font régulieres, on les appelle pures; car le rayon de lumiere ne produit alors qu'un feul effet, & de eet effat réfulte la Beauté. Que ces couleurs proviennent de la forme d'une matiere uniforme ou réguliere» c'eft ce qui eft prouvé par le prifme. II eft certain auili que l'iiniformité produit la Beauté, puifque le plus beau rouge dégrade le plus jaune, le bleu, le rouge, &c.; & que fi 1'on méle enfemble le bleu, le rouge & le jaune, ces trois couleurs feront totalement dégradées &; fans force. Lorfque nous voyons donc que la Nature a coloré fi diverfement la matiere, on doit 1'attribuer a Ia différence de fes moindres formes* De ces petites formes la Nature en a fait de plus grandes, qu'on ne juge plus belles ou laides d'après leurs couleurs, mais d'après leurs formes. L'accord de ces petites formes avec leur caufe Sc leur harmonie er.tr'elks eft auili le principe de ce qui les fait trouvec a£réab4es. C'eft pourquoi de toutes les formes la ronde eft la plus parfaite; car elle n'a qu'une caufe, qui eft 1'extention de fon propre point central. Et celles qui dans leur forme ont différentes caufes, font  sur i-a PeinturI. 5" a proportion d'une moindre perfection; cependant elles ont toujours quelque beauté, paree que fi elles ne fe rapportent pas dire&ement a ellesmêmes, elles peuvent néanmoins avoir des rapports avec d'autres; de même que dans la Nature on voit que plufieurs chofes, qui par ellesmêmes n'ont aucune Beauté , deviennent belles par le rapport qu'une partie a avec une autre partie. Or» comme toute la Nature a été créée pour nous cmouvoir , & que pour cela il doit y avoir des parties aclives & d'autres purement paffives, il eft néceffaire aulfi qu'il y ait différens degrés de perfection ; car la partie paffive doit néceffairement être moins parfaite que la partie active. Ces parties imparfaites ne doivent pas pour cela être moins eftimées, lorfqu'elles concourrenta la même caufe; & elles on-t auffi dans leur moindre degré de perfection une efpece de Beauté qui leur devient propre, lorfqu'elle eft conforme a leur deftination* La Beauté fe trouve donc dans tout ce qui exifte, car la Nature n'a rien fait d'inutile ; & comme je ïai dit, chaque chofe a fa Beauté, lorfqu'elle eft parfaite fuivant 1'idée fous laquelle elle tombe. L'idée vient de la connoiffance de fa deftination ;. mais cette connoiffance ne vient que da notre ame. La Beauté fe trouve donc dans toutes les fubftances, lorfque la matiere de ces fubftanceseft une avec fa deftination. Quand je dis cependant qu'il y a des parties parfaite* & d'autres impar-.  '4 F e b s i i s faites, on doit fe repréfenter toute la Nature comme une république, oü chaque individu tient fa place, quoique les uns foient d'une condition plus élevée que les autres, II faut faire ici une obfervation ; favoir, que les parties les plus parfaites en Beauté renferment moins d'utilité que celles qui ont moins de Beauté; car ces dernieres peuvent produire plufieurs effets & fervir a plus d'une chofe; tandis que les plus parfaites ne peuvent produire qu'un feul effet & ne font propres qua une feule chofe. Ceci a lieu pour toutes les couleurs & pour toutes les formes, II n'y a que trois couleurs parfaites, qui font le jaune, le rouge & le bleu, & ces trois couleurs n'ont qu'une feule maniere d'être parfaites : c'eft lorfqu'elles font également diftin&es de toutes les autres couleurs. Mais les couleurs communes & mélées, telles que 1'orangé, le violet, le vert, peuvent être de différentes efpeces ; c'eft-a dire, qu'elles peuvent tenir plus ou moins d'une couleur ou d'une autre; & les moindres, formées du mélange de ces trois couleurs, peuvent être variées a 1'infini, jufqu'a ce qu'il ne refte plus en elles de partie primitive & dominante; & alors elles font pour nous comme une chofe inanimée & fans exprefiion. II en eft de même des formes vifibles : la forme ronde, qui eft la feule parfaite, de même que les formes équilatérales, ne peuvent être que d'une feyle maniere; mais celles dont les angles font-  sur ia Peinture. 7 inégaux, peuvent être défignées par différentes dénominations, & préfentent a 1'efprit différentes idéés : de forte qu'elles font aufli utiles que les plus parfaites. On en a dit la raifon : c'eft qu'elles peuvent exprimer toutes fortes d'idées, jufqu'a ce que, par la multiplicité de leurs faces, elles deviennent pour nous. obfcures & infïgnincatives. Que le fentiment de la Beauté d'une chofe naït de fon analogie avec notre entendement, paroit clairement par les chofes qui font diamétralement oppcfées, & qu'on regarde néanmoins comme belles. Nous appellons, par exemple , belle une efpece de pierre, lorfque cette pierre eft ü'une: feule couleur pure : & nous donnons de même le nom de belle a une autre pierre marquée de différentes taches ou veines. S'il n'y avoit qu'une feule efpece de perfection, caufe de la Beauté, nous devrions regarder 1'une de ces pierres comme belle, & 1'autre comme laide; pendant que nous eftimons 1'une & 1'autre également belle dans leur efpece, a caufe de 1'idée que nous y attachons. Voila pourquoi nous donnons le nom de laide k la pierre que nous croyons devoir être d'une feule couleur, lorfque cette pierre fe trouve avoir la moindre tache; & que nous n'eftimons pas 1'autre lorfqu'elle n'eft que d'une feule couleur. II en eft de même de toutes les chofes créées. Un enfant feroit laid s'il avoit les traits d'un homme formé; a fon tour F/homme elt pour nous un objet déf&- A iv  8 PfiNSÉES gréable lorfqu'il a les formes de la femme ; de méme que la conformation de 1'homme nous révolteroit dans celle-ci. Ces réflexions fuffifent pour nous faire connoitre la principale caufe de la Beauté. Je dis donc que la Beauté eft le réfultat de 1'analogie de la matiere avec notre perception; nos idéés viennent de la connoiffance de la deftination des chofes; nous devons cette connoiffance a fexpérience & a 1'examen de 1'effet général des chofes; 1'effet général vient de la deftination que le Créateur a affigné a chaque chofe; cette deftination a pour principe la divifion graduée da la perfeétion de la nature , & le tout a pour caufe la fageffe infinie de Dieu. Des effets de la Beauté. 1L/A Beauté eft la perfection de la matiere, fuivant 1'idée que nous nous en formons. Comme Dieu feul eft doué de la perfeétion, la Beauté eft un attribut de la Divinité. Plus il y a de Beauté dans une chofe, plus elle fuppofe d'intelligence : la Beauté eft 1'ame de la nature. Comme 1'ame de rhomme eft la caufe de fon exiftence, de même, la Beauté eft 1'ame des formes, & ce qui n'a aucun» Beauté eft mort pour nous. La Beauté a une force raviffante; & comme elle eft intellectuelle, elle émeut 1'ame de 1'homme, augmente en même-  sur la Peinture. 9 temps fa puiffance & lui fait oublier qu'elle eft renfermée dans un efpace très-borné : voila d'oü nait 1'attrait de la Beauté. Lorfque nos yeux appercoivent quelque chofe de beau, 1'ame qui en eft frappée, defire de devenir une avec cette chofe : c'eft ce qui fait que 1'homme cherche toujours a s'approcher de ce qui eft beau. La Beauté éleve notre ame au-deffus de 1'humanité; elle la pénetre en tous fens; de forte que par fa continuité elle la plonge dans une efpece de mélancolie, lorfque 1'ame fe trouve trompée par une fauffe apparence de la perfection. Voila pourquoi la nature a produit une infinité de Beautés graduelles, afin de tenir par cette variété notre efprit dans une émotion continuelle. La Beauté touche tous les hommes, paree qu'elle eft une puiffance analogue i notre ame qui fe tourne vers elle, & qui ne tarde pas a la trouver; car elle eft la lumiere de toute la matiere & 1'image de la Divinité même. Hijioire du Goüt. gr* V^OMME nen n'eft donc parfait dans 1'homme, & que Dieu ne lui a laiffé que la faculté de choifir; que par confe'quent tout le mérite de fes aétions confifte dans le choix, on doit regarder comme le plus grand Artifte celui qui pofféde la connoiffance la plus parfaite de la valeur de chaque chofe; connoiffance qui lui fait diftinguer ce qui eft parfait de ce qui n'eft que médiocre, & qui lui fait commencer par la partie la plus effentielle, pour y fixer tout fon efprit & pour chercher 3 Texécuter comme la plus digne de fon attention. C'eft en cela que confifte la différence entre tous les Artiftes, depuis le temps des anciens Grecs jufqu'a nos jours. Les plus grands Maitres ont connu ce que la Nature offre de meilleur, & s'y font entiérement appliques; ceux d'un ordre moyen ne fe font de même attachés qu'aux chofes médiocres , & qnt penfé que c'étoit en elles que confïftoit la perfection de 1'art. Les petits génies n'onfi été frappés que par les petites chofes, qu'ils ont regardé comme objets principaux. Enfin , la folie des hommes les a conduits du petit 3 finutile, de  z6 Pensees 1'inutile au mauvais, du mauvais au fantaftique ou au chimérique. Ce font les Grecs qui parmi les Anciens ont eu le plus grand Goüt. ( Je ne parle point ici des premiers Inventeurs de 1'art, mais de ceux qui ont porté 1'art au plus haut degré de la perfeötion & du bon Goüt.1 Ceux-ci favoient que les arts avoient été faits pour fhomme ; que l'homme cherche a rapporter tout a 'lui-même ; que par conféquent la figure de Thomme étoit 1'objet le plus digne de fervir de modele a 1'art. Ils s'appüquerent donc principalement a cette partie de la Nature. Comme l'homme eft luimême un objet plus noble que fes vêtemens, ils Ie répréfenterent prefque toujours nud , excepté la femme, que la décence exige de vêtir. Ils reconnurent que l'homme eft le chef-d'ceuvre de la Nature, a caufe de la convenance de fa deftination ; convenance qui provient de la nobleffe de fa figure & de la belle proportion de fes membres. C'eft pourquoi ils obferverent fur-tout les regies de la proportion. Ils s'appergurent enfin aufli que la force de l'homme réfulte de deux mouvemens principaux; favoir, celui de replier fes membres vers fon corps, leur centre commun de gravité , & celui de les écarter de nouveau de ce centre ; ce qui les engagea a étudier 1'anatomie, & leur donna la première idéé de la fignification & de 1'expreflion. Leurs mceurs & leurs ufages leur furent en cela d'un grand fecours : en-  sur la Peinture. 27 voyant les lutteurs dans 1'arêne, ils furent naturellement conduits a y penfer; & en y réfléchiffant, ils reconnurent la caufe de ce qu'ils voyoient. Enfin, ils s'éleverent par rimagination jufqu'a la Divinité, & chercherent dans l'homme les parties qui s'accordoient le mieux avec 1'idée qu'ils s'étoient formée de leurs Dieux; & c'eft cette route qui les conduifit a faire un choix. Ils chercherent a écarter de la nature divine toutes les parties qui marquent la foiblefte de 1'humanité; ils formerent leurs Dieux d'après 1'image de l'homme , paree que c'étoit la figure la plus parfaite qu'ils connuflent; mais non pas d'après la nature & les befoins de l'homme. Ce fut ainfi qu'ils parvinrent a la Beauté; enfuite üs découvrirent le moyen proportionnel entre la Divinité & la nature de l'homme; & en réuniifant ces deux parties, ils imaginerent la figure des héros. L'art atteignit alors a fon plus haut degré de perfection; car par ces deux natures différentes, des Dieux & de l'homme, ils trouverent aufli l'expreifion réelle du bon & du mauvais dans les formes. Les réflexions & les combinaifons dont nous venons de parler leur firent connoïtre les acceffoires, tels que les draperies, les animaux, &c. Ils n'efKmerent cependant chacune de ces parties que fuivant fa valeur , auffi long-temps que l'art fut cultivé par des grands gér.ies; mais lorfqu'il fut exercé par des ames étroites & communes, & que ce ne furent plus les Philofophes 3 mais  28 Pensees les Riches & les Rois qui en furent les juges, ils introduifirent peu-a-peu dans l'art les petites parties dont j'ai parlé plus Kaut; jufqu'a ce que de leur temps on compofa des chimères bizares, dont Texiftence eft impoffible : ce qui produifit le genre grotesquc. Depuis ce temps l'art ne fut plus dirigé par le jugement, mais abandonné au hafard ! Quand il fe trouvoit un homme puilfant dont le Goüt étoit bon, quelques Artiftes cherchoient a imiter les beautés des Anciens ; cependant la beauté dans les ouvrages n'étoit plus le produit du génie, mais des yeux. C'eft de cette maniere qu'ils imiterent les Anciens, fans connoitre les caufes qui les avoient déterminé. La différence qui en réfulte dans les ouvrages, c'eft que les chofes que 1'imitation feule produit, font toujours très-ingrates en elles-mémes ; car tandis qu'une partie paroit faite par un grand homme, 1'autre lemble être 1'ouvrage d'un ignorant. Le Peintre doit donc chercher non-feulement a imiter les ouvrages d'un autre Artifte, mais encore les caufes memes qui font fait agir. Lorfqu'il y a eu de fuite plufieurs hommes puiifans qui avoient le Goüt bon , ainfi que cela efl: arrivé fous le regne de quelques Empereurs Romains ; on avuquelquefois une efpece de crépufcule éclairer les arts, mais qui a bientót difparu. C'eft ainfi que l'art & le Gout fe font élevés & font tombés fucceffivement pkifieurs fois; & qu'ils ont enfin entiera-  StJK IA PEINTURE. 29 ment dlfparu, quand les Artiftes , par ignorance, ont commencé a travailler par limple routine , comme lï l'art eut été un métier. Alors la Peinture fut généralementmépiifée, & ce mépris 1'empechade s'élever plus haat; jufqu'a ce qu'eniin elle tomba dans 1'oubli , paree qu'étant le figne ds 1'abondance & du génie, elle ne trouva pas, comme plulieurs autres arts une relfource dans les befoins de l'homme. Cela eut principalement lieu dans le temps oü la guerre déioloit le globe, &c que les hommes ne cherchoient qu'a s'opprimer les uns les autres. Dans ce temps malheureux, qu'on peut regarder comme lefommeil du monde, qui ne s'eft paffé qu'en réves funeftes , l'art fut entiérement négligé, ainfi que tout ce qui eft louable. Lorfque Tordre fut rétabli dans le monde, les arts parurent fortir du néant. Au commencement le peu de Grecs opprimés , échappés au glaive, qui n'avoient confervé quelque connoiffance de la Peinture que par 1'ufage des tableaux dans les églifts Catholiques, emmenerent eet art en Italië; mais il étoit fi imparfait qu'a peins pouvoit-on y reconnoitre la feule intention; & leur état d'opprobre ne leur permit pas de perfedionner l'art. Mais lorfque les Italiens qui dans ce temps-la étoient opulens & heureux, prirent du goüt pour la Peinture , eet art commenca peu-apeu a fortir des ténebres par les efforts de quelques Artiftes, & principalement par les talens  Pensées de Giotto. Cependant comme le choix n'eft que le réfultat de la connoiffance ou de la comparaifon des chofes, ceux qui précéderent Raphaël, le Titien & le Corrége, ne s'attacherent qu'a la lïmpleimitation. Ainfi il n'y eut alors aucun Goüt: un tableau reffembloit, pour ainfi dire, a un cahos. Les premiers voulurent imiter la Nature fans y réulfir; les autres parvinrent a imiter la Nature, & voulurent effayer de faire un choix , mais cela leur fut de même impoffible. Enfin, du temps des trois grandes lumieres de la Peinture, Raphaël , le Corrége & le Titien , eet art fut élevé par ceux-ci jufqu'au choix, ainfi que la Sculpture 1'a été par Michel-Ange ; & c'eft par le choix que le Goüt devint le partage de l'art. Or, comme eet art eft une imitation de toute la Nature, il eft trop vafte pour 1'efprit de l'homme, & refteratoujours imparfait entre fes mains. La première différence qu'il y eut entre les Peintres fut donc que run omettoit une partie, celui-ci une autre, & que le choix du troifieme étoit toujours mauvais: mais lorfque ces trois grands Maïtres parurent, ils firent un choix de certaines parties de la Nature, qu'ils chercherent a rendre. Chacun de ces célébres Artiftes prit une partie différente, & crut que l'art confiftoit principalement dans cette partie. Raphaël s'attacha a Texpreffion, qu'il trouva dans la compofition & dans le deflin; le Corrége préféra le gracieux, qu'il découvrit dans de certaines formes , mais  sur ia Peintüïï. 51 fur-tout dans le clair-obfcur; le goüt du Titien lui fit préférer 1'apparence de la vérité qu'il dut principalement a 1'emploi des couleurs. Ainli le plus grand de ces trois Maitres fut celui qui pofféda la partie la plus effentielle : or, comme fans contredit 1'exprelïïon eft la feule partie de la Peinture qui foit utile, on ne peut difputer le premier rang a Raphaël. Après quoi fuit la graces ainfi le Corrége eft le fecond; mais la vérité eft plutöt de néceffité que d'ornement , parconféquent le Titien doit être regardé comme le troifieme. Tous les trois font néanmoins des grands Maitres, paree que chacun a poffédé une partie elfentielle de l'art; & tcus les autres Peintres qui font venus après eux n'ont eu que des parcelles de ce qu'ils ont poffédé cn entier; c'eft pourquoi le Goüt de tous ces Artiftes doit étre regardé comme inférieur a celui de ces trois grands Maitres. Mais comme 1'idéal eft la partie la plus fublime de l'art, les anciens Grecs ont été encore plus grands que tous les Modemes, paree que le choix de leur Goüt renfermoit toute la perfedion a laquelle l'homme peut atteindre. Si fon veut favoir par qu'elle route ils font parvenus a cette perfection, je crois que 1'on doit en attribuer la caufe a ce qu'ils ne fe font pas permis (pour me fervïr d'une comparaifon) de cultiver un trop vafte champ, & que par ce moyen ils ont pu avec le même dégré d'intelligence des Modernes, fouil-  ^2 PÈNSéÉS Ier plus avant & approcher d'avantage du centre' de la perfedion. Une autre caufe de ce que cela a pu fubfifter chez eux , & ne peut avoir lieu chez nous, c'eft celle dont j'ai déja parlé; favoir que chez eux c'étoient les fages, & que chez nous ce font fouvent les ignorans.Sc les fous qui jugent des ouvrages. Un homme d'efprir n'examine & ne juge les produdions de l'homme qu'avec les yeux de l'homme; au lieu que 1'ignorant ne fait que blamer, & fe fait un plaifir de nuire. Comme les Anciens cherchoient donc plus que nous la perfedion, ils ne choifirent qu'une feule partie, en commencant par le plus néceflaire; & préférerent de porter cette partie a la perfedion, plutöt que d'entreprendre beaucoup & de ne rien faire de parfait. Tandis qu'au contraire nous préférons de plaire aux ignorans, & méprifons les fuffrages des gens inftruits,qui femblent ftériles pour nous; & qu'une baffe condefcendance pour les amateurs, vaut mieuxaujourd'hui que le génie & Ia v raie connoiffance de l'art. Nous fommes redevables de la'Beautéde l'art aux peuples qui préféroient le génie aux richefïes, chez qui le Philofophe étoit le premier citoyen, & qui mettoient 1'A.rtifte au rang des Philofophes. C'eft dans des telles contrées & parmi des hommes de cette trempe, que les arts parviennent au plus haut degré de la perfedion. Mais comme on ne trouve plus de ces contrées heureufes & de ces lages peuples, il eft diihcile de rendre aujourd'hui aux  s urlaPéintüre. 33 aux arts leur ancienne fplendeur. Si cependant 1'Artifte veut, malgré ce défaut général, chercher encore a parvenir au bon Goüt dans la Peinture, je lui indiquerai la route qu'il doit fuivre , & hors de laquelle il lui eft, pour ainfi dire, impoffible d'y atteindre» Maniere de conduire 1'Artifte moderne au bon Goüt. TT Il y a deux routes différentes pour parvenir au bon Goüt, fi Ton y marche cönduit par le jugement; mais Tune eft plus pénible que Tautre. La plus difficile eft celle qui confifte a faire un choix dans la Nature même de ce qui eft le plus utile & le plus beau; la feconde, qui eft plus aifée, fe borne k étudier les ouvrages oü ce choix a déja été fait. C'eft par la première route que les Anciens ont atteint a la perfedion, c eft-a-dire, a la Beauté & au bon Goüt; la plupart des Modernes qui ont fuivi les trois grands Maitres que nous avons nommés, y font parvenus par la feconde route. Mais ces trois Maitres eux-mémes Tont trouveé, partie en fuivant la première, & partie par une route moyenne, c'eft-a-dire, par Tétude de la Nature & par Timitation. II eft plus difficile de parvenir au C  34. Pensêes bon Goüt par la Nature que par 1'imltatlon, paree que la première route demande une efpece d'efprit philofophique, pour bien juger de ce qui dans la Nature eft bon, ou meilleur, ou plus parfait; tandis que cela eft plus facile en imitant les ouvrages de l'art ; car Ton parvient plus aifément a connoïtre les produclions de f homme que ceux de la Nature. II ne faut cependant pas abufer de cette méthode, mais étudier les chefs-d'ceuvre des grands Maitres avec le méme foin qu'on a étudié ceux de la Nature; fans quoi Ton ne pénétrera point au-dela de Técorce, & Ton ne pourra difcerner les caufes de la Beauté. Mais comme l'homme en nahfant eft très-foible, & qu'on doit lui préfenter une nourriture analogue a fes forces, jufqu'a ce que devenu robufte , il puifle enfin fe nourrir d'alimens plus folides ; le Maïtre en doit ufer de même en enfeignant Tart a fes Difciples, dont Tefprit n'eft pas encore formé. II ne commenccra donc pas par leur préfenter les parties les plus difficiles & les plus fublimes de Tart; cela les rendroient ftupides ou vains ; car le Difciple croit tout favoir, lorfqu'il a retenu les lecons de fon Maïtre. L'Eleve doit d'abord fe nourrir du lait le plus pur de Tart, c'eft-a-dire , qu'il doit étudier les ouvrages les plus parfaits des grands Maitres; c'eft ce qui m'engage a tracer la marche qu'il doit tenir. Le jeune Artifte commencera par ne prendre que les meilleurs modeles, en rejettant  sur la Peinture. 35* tout ce qui eft mauvais , qu'il fe gardera bien d'étudier, & plus encore de copier. II ne tachera d'abord qu'a imiter ce qui eft beau, fans chercher la caufe de la Beauté; par ce moyen il obtiendra la jufteffe de 1'ceil, qui eft une des principales parties de l'art. Lorfqu'il fera parvenu a cette jufteffe, il commencera è réfiéchir avec attention. fur les ouvrages des plus grands Maitres , & a, chercher les caufes qui les ont déterminé; ce qu'il pourra faire de cette maniere. Qu'il examine , par exemple,. les tableaux de Raphaël, du Titien & du Corrége, & qu'il médite fur ce qti'il trouvera de beau dans chaque ouvrage. Si dans toutes les produclions du même Maïtre il remarque quelques parties bien penfées & bien exécutées, il efl certain que ces parties font celles dont 1'Artiftes'eft principalement occupé, & qui ont fixé foi\ choix. Mais, fi dans quelques, ouvrages, il découvre des parties qui ne fe trouvent pas dans d'autres, c'eft un figne que ce n'eft pas dans ces, parties que le Maïtre a le plus excelié, qu'elles n'ont pas été fon choix & fon hut principal -x que par conféquent ellerfne font pas non plus, la caufe de la Beauté & du Goüt qui regnent; dans fes produöions. La Peinture a deux, parties dans iefquelies peut confifter. la Beauté, favoir, la forme & les couleurs. A ■ la for-^ me appartiennent auffi les lumieres & les om-i bres. Par la forme on exprime la caufe de$ C ij  f& Pensees mouvemens, & par les couleurs les qualités, J'appelle caufe des mouvemens toutes les paffions de l'homme, & je nomme qualités, tout ce qui eft connu fous les noms de tendre, de dur, de fee, d'humide, &c. Je dis, par exemple, que Raphaël,a poffédé 1'expreffion au fuprême degré, & que c'eft-la 'a caufe de fa Beauté: on la trouve dans tous fes ouvrages, dans fes plus médiocres comme dans fes plus beaux. Quoiqu'il ait fait dans fes bons ouvrages un heureux emploi des lumieres & des ombres, ces beautés n'y font cependant pas le fruit de la réflexion, mais d'une fimple imitation de la Nature : la partie de 1'expreffion eft donc celle qu'il faut étudier chez Raphaël, La perfedion de 1'expreffion confifte a repréfenter la colere , la joie, la trifteffe & les autres paffions , de maniere qu'elles ne peuvent pas en exprimer une autre; & cela avec la force & au degré qu'il convient a la fituation aduelle des perfonnages; afin qu'on puiffie reconnoitre 1'hiftoire par les attitudes, & qu'il ne faille pas chercher a trouver par 1'hiftoire 1'expreffion qui convient aux perfonnages. Si 1'on médite fur les ouvrages du Corrége on y trouvera plus de grace que dans ceux de tous les autres Maitres. Le Peintre doit donc favoir qu'elle eft la partie de l'art qui produit le plus de grace. C'eft par forgane de la vue que la Peinture nous plait; ör, les yeux aiment la tranquillité. II n'y  SUR LA PéINTURE, 37 a point de partie dans la Peinture plus propr<* a procurer cette tranquillite' aux yeux & a les flatter d'avantage , que celle des jours & des ombres& de 1'harmonie ; & c'étoit-la la partie du Corrége. Qu\>n e'tudie tous fes ouvrages & on y trouvera cette partie exadement obferve'e. En cherchant la tranquillite' des yeux, il trouva la grandeur des formes , paree que les petites maffies fatiguent plus la vue que les grandes; & c'eft en quoi confifte la caufe de la Beauté de fes ouvrages. C'eft ainfi que le Titien chercha le vrai • mais par une route différente que Raphaël. Raphaël a repréfenté l'homme en entier; mais il s'eft principalement attaché aexprimer 1'ame, & les eaufes de F homme & de fes aclions. Le Titien chercha la vérité dans les parties individuelles de l'homme, & des autres objets, c'eft pourquoi il tacha d'exprimer Ia qualité & la nature de chaque chofe, par fes couleurs ; comme il y eft en eftet parvenu. Dans fes ouvrages ehaque chofe a Ia couleur qui lui eft propre ; fa chair paroït étre compofée de fang, de graifie , d'humeur vitale , de mufcles & de veines, £Vc. & c'eft par ce moyen qu'il a produit Ia plus grande vérité. Voila donc la partie qu'il faut chercher chez lui, & quon trouvera tant dans fes chefsd'ceuvre que dans fes ouvrages médiocres même. CétoienMa les caufes de 1'effet & des beautés de ees trois grands Maitres; & c'eft de cette maniere C iij  3S Pensées qu'il faut chercher & étudier dans tous les ouvrages des Artiftes la caufe de leur Beauté. J'ai indiqué la route qu'il faut fuivre pour eet examen, quand j'ai dit : qu'on doit obferver qu'elle eft la partie qu'un Artifte a toujours préféré^& quife retrouve dans tous fes ouvrages. Par ce moyen on parviendra a la connoiffance de fes caufes qui font produites par fon caractere naturel. Je vais expliquer de quelle maniere le caractere influa fur le Goüt particulier de ces fameux Artiftes. C'étoient des hommes inftruits, & qui avoient , comme je 1'ai dit plus haut, un efprit philofophique. Ils virent qu'un feul homme n'eft pas parfait dans toutes fes parties ; c'eft pourquoi ils choifirent dans chaque objet en particulier la partie la plus parfaite , & par laquelle ils pouvoient faire la plus grande impreilion & fur eux-mêmes & fur les autres. Tous trois avoient donc le méme but, qui étoit de plaire & d'émouvoir. Cependant on ne peut pas émouvoir par des objets matériels, z moins qu'on n'y fafïe fentir la caufe qui les fait agir ; & il faut que 1'Artifte ait été lui-même ému par eet objet dans la Nature. Voila ce qu'ont fait ces grands Maitres qui n'ont rendu que ce qu'ils ont fenti eux-mêmes. C'eft a leur caraétere naturel qu'il faut attribuer le choix que chacun deux a fait d'une partie différente. Raphaël a fans doute été doué d'un caractere modéré, & d'un efprit élevé, qui lui ont toujours infpiré des idees  sue IA PëINTUÏÏ. 3£ grandes, & qui lui ont fait préférer la partie de Texpreffion. Le Corrége avoit un efprit doux & délicat, ce qui lui fit rejetter tout ce qui étoit trop expreflïf & trop angulaire, pour choihr le gracieux & le fuave. Le Titien doit avoir eu moins d'efprit que les deux autres; & comme tout homme préfére ce qui eft le plus analogue a fon caractere , il a fans doute été plus frappé de la partie individuelle ou objective de l'art que de la partie idéale. Raphaël doit donc être regardée comme le plus grand de ces trois fameux Artiftes. J'ai dit plus haut que le Goüt vient de ce qu'après avoir fait choix de telle ou telle partie, on rejette ou négligé toutes les parties qui n'ont pas les qualités eflentielles; car Ie Goüt dans l'art relfemble encore en ceci k celui du palais. Comme on donne le nom de doux, d'aigre, d'amer, a ce qui n'a pas d'autre goüt qu'un de ceux-la feul, ou qui y domine du moins le plus; de même on dit dans l'art qu'une chofe eft d'un Goüt gracieux, expreffif ou vrai , lorfque ces parties ne font pas confondues enfembïe, quand une feule y regne principalement, & qu'on a rejetté de 1'ouvrage tout ce qui n'y a pas un rapport direct & eflentiel. C'eft de cette maniere que Raphaël, en compofant fes ouvrages, a d'abord commencé par 1'expreflion , de maniere qu'il n'a pas fait agir une feule partie du corps fans néceffité , & fans que cette aöion ne fignifiat quelque chofe ; il n'a même donné aucun coup C iv  '4p P Ë N S E E S de peinceau ni tracé un feul trait tant de fes figures, que de chaque partie de fes figures, fans quelque caufe qui concourut a 1'expreflion principale. Depuis la formation entiere des figures jufqu'a leur moindre mouvement, tout fert dans fes ouvrages a la caule principale. Et comme il a rejetté tout ce qui n'étoit pas exprefïif, il a rendu fes ouvrages pleins ü'exprellion & de Gout. Ce qui fait que les tableaux de Raphaël ne plaifent cependant pas généralement a tout le monde , c'eft que fes beautés font des beautés pour 1'efprit & non pour les yeux ; que par conféquent elles ne peuvent plaire aux yeux qu'après qu'elles ont touché 1'ame , & c'eft alors feulement qu'on peut les apprécier. Or , comme beaucoup de monde n'a qu'une foible perception intellectuelle , il eft quelquefois impoffible d'appercevoir les beautés de ce Peintre. Comme Raphaël avoit ehoifi 1'expreffion pour partie principale , il a donné a chaque tableau une exprelfion différente , autant que le fujet le comportoit ; & comme il a employé cette expreflion dans toutes les parties de la Peinture, ainfi que je le ferai voir plus bas , il s'eft formé de 1'expreffion un Goüt qui lui étoit propre & particulier. C'eft de la même maniere, c'eft-a-dire en rejettant tout ce qui ne concouroit pas a fon but principal , que le Corrége eft parvenu a pofféder le Goüt du gracieux , & le Titien celui du vrai. Pour ne laiffer a mes  sur la Peinture. 4-t Leéteurs aucune obfcurité fur cette matiere, je vais entrer dans des de'tails plus particuliers fur le Goüt de chacun de ces trois Artiftes, & tacherai de les éclaircir par toutes les parties de la Peinture , en indiquant la maniere dont j'ai trouve la caufe de leurs ouvrages en'général & de chaque partie en particulier. Je commencerai par le Dejfin ; après quoi je parlerai du Clair-obfieur, enfuite du Coloris & enfin de la Compofition , de la Draperie & de V Harmonie, pour appuyer ce que j'ai déja dit du Goüt de chacun de ces grands Maitres en particulier. Réflexions fur le Dejfin de Raphaël, da Corrége & du Titien, & des caufes qui les ont déterminé dans leur choix. fi aphael ne fut pas toujours femblable a luimême ; il commenca par bégayer dans 1'art avant de pouvoir bien exprimer fa penfée. II eut cependant le bonheur de naïtre dans 1'enfance & dans la vraie innocence de l'art. II commenca donc par imiter la fimple vérité; ce qui lui donna une grande jufteffe de 1'ceil, qui dans la fuite lui fervit de pierre fondamentale pour élever le magnifique édifice de fon art. Jufqu'alors il avoit ignoré qu'il y eut un choix ; mais quand il vit  42 PïNSÉES a Florence les ouvrages de Léonard de Vinei & les cartons de Michel-Ange , fon génie prit Feffbr, & fon efprit élevé ne fe borna plus a la fimple imitation. Les ouvrages de ces deux Maitres avoient déja une efpece de choix & une certaine grandiofité; cependant comme ils n'étoient pas encore affez beaux par eux-mêmes, ils ne pouvolent fervir a indiquer a Raphaël la route qu'il devoit prendre pour trouver le choix; paree qu'une chofe pour fe communiquer a d'autres, doit non-feulement être bonne mais parfaite. II refta donc quelque temps dans une efpece d'obfcurité, & n'avanca qu'a pas incertains & chancelans. Mais lorfqu'il vit a Rome les ouvrages des Anciens, fon efprit trouva pour la première fois des modeles analogues a fon caractere & propres a échaufièr fon génie. Comme il avoit déja acquis la jufteffe de 1'ceil qui lui fervoit de principe fondamental ; il ne lui fut pas difficile d'imiter 1'Antique comme il avoit imité jufqu'alors la Nature. Cependant il n'abandonna pas 1'étude de la Nature , mais apprit dans les ouvrages des Anciens i faire un choix dans la Nature. II remarqüa qu'ils ne 1'avoient pas fuivi dans tous fes petits détails, & qu'ils n'y avoient pris que ce qu'elle offre de plus beau & de plus néceffaire, en rejettant tout ce qui eft fuperflu & inutile. C'eft ainfi qu'il s'appergut qu'une des principales caufes de la Beauté des ouvrages anciens confifte dans  sur la Peinture. 43 la régularité des proportions; il commenca donc par corriger cette partie de Tart. II vit que dans la charpente du corps de Thomme les os & le jeu libre de leurs articulations font les caufes de la grace de fes mouvements, & que les Anciens avoient porté la plus grande attention a cette partie. C'eft de cette maniere qu'il chercha a connoitre les caufes de la Beauté des Anciens, & ne fe contenta pas, ainfi que font fait après lui plufieurs grands Maitres, de la feule imitation objective. Je ne doute pas que fi Raphaël eut eu a repréfenter des figures purement idéales, il ne fe fut encore approché d'avantage de la perfedion des Anciens. Mais comme les mceurs de fon liécle différoient beaucoup des mceurs des anciens Grecs , & que les idéés élevées s'étoient changées en idéés bafles & communes; il n'y trouva rien d'analogue a 1'élévation de fon génie. II fe contenta donc de 1'exprefiion, qu'il trouva en partie dans les ouvrages des Anciens, mais plus encore par 1'étude de la Nature. Des premiers 3 prit les formes principales; mais il choifit encore plus fouvent dans la Nature ce qui en approchoit davantage & 1'imita; après quoi fon génie le porta a rechercher la caufe de chaque forme. II reconnut par la que certains traits du vifage fervent a certaines exprelfions, & défignent, en général , une certaine efpece de caraöère ; & qu a une certaine efpece de vifage doivent fe rapporten  '44 Pensees auflï en général les formes des autres parties du corps, tels que les pieds, les mains, &c. qu'il réunit enfemble avec beaucoup de difcernement; & donna par ce moyen une grande régularité au mouvement de fes figures. Quand il paffa enfuite a 1'ufage du deflin , il penfa de nouveau aux chofes effentielles; c'eft-a-dire , premiérement a la proportion , enfuite aux formes principales, puis aux os & aux articulations, aux principaux mufcles & nerfs, enfin auxmufcles du fecond ordre, aux veines&aux ridesmême quasd ilsétoient néceffaires. On s'appercoit cependant que dans tous fes ouvrages les parties principales font toujours celles dont il s'eft le plus occupé & celles qui font les plus apparentes; & quand dans le deflin de Raphaël quelque partie eft moins bien prononcée, c'eft qu'elle eft la moindre de toutes. Ses plus médiocres ouvrages même nous fourniffent des preuves de fon génie; car lorfqu'il n'a fait qu'indiquer un fujet par quelques traits, ce font toujours les principaux, & ce qui y manque eft peu de chofe en comparaifon de ce qu'on y trouve : le néceffaire n'y manque jamais, & 1'inutile y eft toujours omis. Son deifin même eft expreffif, fa chair eft convexe, fes mufcles font"bien placés, fes os font angulaires; ainfi chaque chofe eft plusou moins prononcée, felon que le fujet le demande, & tout eft vrai chez lui. Je crois en avoir affez dit du deffin de Raphaël pour ceux qui veulent fe  sur la Peinture. 4/ donner la peine de réfie'chir; paifons mahtenant au deflin du Corrége. Le Corrége vint onze ans après Raphaël & Tart fe trouvoit encore alors dans fon enfance. II commenca de méme par imiter la Nature; mais comme il fut plus touché du gracieux que de la perfedion , il trouva la grace par la régularité, & purgea fon deffin de toutes les parties tranchantes & angulaires. En s'avangant dans la carrière, & lorsque par 1'étude des jours & des ombres , il fe fut appergu que les grandes malles contribuent a rendre un ouvrage gracieux , il rejetta toutes les petites parties , aggrandit les formes, chercha k éviter les lignes droites & les angles aigus , & imprima par la une certaine grandeur k fon deflin, qui cependant n'eft pas toujours d'accord avec la vérité. Ses contours font variés & ondoyans, mais fondelfin eft, en général, peu corred, quoique large & élégant. II faut donc que le Peintre ne rejette pas tout-a-fait cette maniere , mais qu'il cherche k tirer quelque miel de ces fieurs; c'eft-afdire, qu'il doit prendre les beautés du Corrége quand elles font d'accord avec la Nature, & lorfque le fujet le permet. Comme le Corrége a fouvent deffiné de belles chofes, il eft parvenu a la Beauté par 1'imitation. Le Titien qui eft venu dans le même temps, na fait qu imiter la Nature dans ce qui regarde la partie du deflin, Quand il fa trouve belle il  4 P E N S Ê fe S Ta copiée de même; car tous les Peintres de cë temps pofiedoient une parfaite juftefle de 1'ceil} & fi tous avoient fait un choix avec autant d'efprit que Raphaël, leur deflin auroit été aulli beau que le fien. Nous pouvons maintenant quitter cette matiere, pour parler de la maniere dont ces trois Artiftes ont fait ufage du clair-obfcur. Réflexions fur le Clair-obfcur de Raphaël, du Corrége & du Titien. Haphael ne connut d'abord le clair-obfcur que par imitation, en copiant la Nature ; mais comme 1'imitation fans choix ne peut rien produire de beau , cette partie de fes ouvrages étoit auffi fans beauté. II ne s'appercut qu'il y a une grandeur dans les jours & les ombres que lorfqu'il vit a Florence les ouvrages des Peintres qui s'y trouvoient alors. II apprit de Bartholoméo de San Marco, & par les ouvrages de MafTaccio, que fur une partie élevée il ne doit pas y avoir de plis fortement marqués , ni aucune ombre qui femble la couper. II ne continua plus dès-lors a imiter fans choix la Nature, mais chercha la partie qu'on appelle maffe, & ménagea les grands clairs pour les parties les plus avancées, tant dans les figures nues que dans les drapées; ce qui répandic  suk la Peintukë. 47 fur fes ouvrages une telle netteté , qu'on peul: diftinguer de fort loin toutes fes figures; partie fort effentielle dans la Peinture. Lorfqu'il fut arrivé a Rome, & qu'il y eut vu les Antiques , il fe fortifia de plus en plus dans ce Goüt; & ce fut en les imitant qu'il parvint a donner de la rondeur a chaque partie ; mais il n'a pjs été au-dela. On ne peut nier qu'il a fait fouvent des maffes; mais comme il a toujours eu pour objet principal 1'expreflion & la vérité, il s'eft contenté de la partie du clair-obfcur qui vient de 1'imitation , & na pas cherché celle qui eft idéale. II avoit coütume de faire tomber les plus grandes lumieres & les plus fortes ombres fur les figures les plus avancées, comme fi toutes les draperies & tous les objets euflent été d'une même couleur. Il porta la lurnicre de chaque couleur de fes figures du premier plan jufqu'au blanc, & toutes les ombres jufqu'au noir. Cette maniere lui vint de ce qu'il dcflinoit le fujet entier de fon tableau d'après de petits modeles, & de ce qu'il en faifoit rarement des efquiffes coloriées. De cette maniere il s'accoütuma a placer le clair-obfcur fur fes figures, comme fi elles euflent été ombrées d'après des ftatues; c'eft-a-dire, que plus elles fe trouvoient placées fur le devant du tableau , plus il renforcoit les lumieres & les ombres, en lesdégradant a mefure qu'elles fuyoient. Voila ce que les plus grands Maitres dans cette partie de la Peinture nont pas fait, & c'eft en  48 i' E Tf S É Ê S quoï il ne faut pas toujours imiter Raphaël, maïs plutöt le Corrége. Celui-ci ne fit aulfi d'abord que calquer fes ouvrages fur la Nature ; mais comme il avoit le goüt très-délicat, il ne put fouffrir la maniere dure de fes Maitres. II commenga d'abord par rejetter toutes les petites parties, & a fondre toutes fes couleurs ; mais par les formes trQp étroites de la fimple Nature, il fe vit contraint de placer les jours & les ombres fi proche les uns des autres, que par ce contrafie trop fubit, fes yeux s'en trouverent encore bleflés, & fon Goüt délicat le porta a pénétrer plus avant dans la Nature. II trouva que tout ce qui eft grand eft agréable a la vue, paree qu'elle y trouve de la tranquillité & un mouvement doux. II commenca donc par aggrandir toutes fes formes principales, & vit qu'une lumiere trop grande le forcoit a rendre trop de chofes en voulant imiter la Nature; cela lui fit découvrir le moyen d'employer moins de lumieres que fes Maitres. I! placa fes objets de maniere qu'il ne s'en trouvoit qu'une trespetite partie d'éclairée; de forte que la moitié de fes figures fe trouvoit dans le jour , 1'autre moitié reftoit dans 1'ombre. Mais comme , en général, l'homme n'aime pas 1'obfcurité, il fentit que les reflets contribuent beaucouparendre un ouvrage gracieux ; c'eft par ce moyen qu'il parvint a rompre les ombres; de forte qu'avec peu de lumieres & beaucoup de reflets il obtint de grandes maifes, & peu de  jür ia Pêintükï, 49 de peties parties, & parvint a bien détacher les objets fans avoir rien de trop dur; ce qui rendit fes ouvrages gracieux. Comme il reconnut qu'on peut donner de la beauté a tous les objets & a toutes les couleurs par une plus grande ou une moindre impreilion des jours ou des ombres; ce ne fut jamais fans la plus grande néceilité qu'il négligea declairer les objets, pas méme dans les parties ombrées. De cette maniere il donna a fes ouviages autant d'expreffion que Kr.phaël, en ks rendant beaucoup plus gracieux; & plus ils font éloignés de la vue, plus ils ont d'expreffion & de force. Mais avant d'avoir porté fon Goüt a cette perfeérion , les bords de fes parties éclairées furent un peu tranchans, ainfi que cela fe trouve dans la Nature même , lorfque la lumiere eft forte & qu'elle tombe de cöté ; a la fin cependant il porta fon art au point de rendre les jours & les ombres très-moëlleux & très-agréables. II ne répandit pas, comme Raphaël, la lumiere fur tout le tableau , mais plaga les jours & les ombres oü il crut qu'ils feroient le meilleur effet. Si Ie jour éclairoit naturellement 1'endroit oü il vouloit le placer, il 1'imitoit tel qu'il le voyoit, finon il plagoit dans eet endroit un corps éclairé ou obfeur, de la chair, une draperie, ou tout autre objet qui pouvoit fervir au degré de lumiere qu'il avoit choifi; & c'eft par ce moyen qu'il parvint a la Beauté idéale des jours & des ombres* D  yo P E N » Ê E S A cette partie'du clair-obfcur il joignit une efpece d'harmonie; c'eft-a-dire , qu'il diftribua fon clairobfcur de fagon que la plus grande lumiere & la plus forte ombre ne fe préfentoient que fur une feule partie de fes tableaux. Son Goüt délicat lui apprit que la trop forte oppofition des lumieres & des ombres caufe une grande dureté; C'eft pourquoi il ne placa pas , comme plufieurs autres Artiftes!, qui ont cherché la Beauté dans la partie du clair-obfcur, le noir a cöté du blanc; mais il palfa toujours par gradation d'une couleur a 1'autre, en mettant le gris obfcur a cöté du noir, & le gris clair a cóté du blanc. De forte que fes ouvrages conferverent toujours une grande douceur. II chercha aufïi a faire de grandes maffes de jour & d'ombre. S'il avoit k placer une partie très-éclairée ou fortement ombrée, il n'en placoit pas immédiatement une autre è cöté, mais lailfoit entre deux un grand efpace de demi-teinte, par laquelle il ramenoit 1'ceil d'une grande tenfion au repos. Par eet équilibre des couleurs , 1'ceil du fpectateur éprouve continuellement des fenfations différentes, & ne fe laffe point a contempler un ouvrage oü il trouve toujours des beautés nouvelles : c'eft pourquoi je regarde le Corrége comme le plus grand Maïtre dans cette partie. La partie du clairobfcur eft plus néceffaire qu'on ne le croit généralement; les connoiffeurs & les ignorans en font également frappés, & s'appergoivent bien fi elle  sur i. a Peinture. yi efl obfervé ou non dans un tableau; mais il n'y a que les gens inftruits qui puifient juger du deflin. Lorfque le clair-obfcur fe trouve ménagé dans un ouvrage avec autant d'efprit que dans ceux du Corrége; c'eft-a-dire, que lorfque cette partie influe fur les autres parties de l'art; elle feule fuffit alors pour le rendre précieux. Je confeille donc aux Peintres de bien étudier le clair-obfcur du Corrége & de chercher a 1'imiter. Le Titien, qui de même a eu pour principe, d'imiter la Nature, n'a pas mis beaucoup de choix dans fon clair-obfcur; & ce qu'on trouve quelquefois de beau chez lui, n'eft pas 1'effet de fon étude dans cette partie; mais commq il chercha a imiter la Nature dans fes couleurs, il s'appercut qu'il ne pouvoit y parvenir, fans bien obferver le degré de lumiere. De cette maniere il trouva qu'un èiel pour paroitre naturel doit être clair, paree que la propriété de fair eft d'être diaphane ; que la terre n'eft pas fi claire que 1'air, & que la chair 1'eft davantage que la terre. Ces réflexions lui firent quelquefois obtenir une efpece de Beauté dans le clair-obfcur; mais.il ne la dut, ainfi que je fai déja dit, qu'a la propriété des couleurs» Comme il a pouffé 1'imitation de la Nature au plus. haut degré, on ne peut pas le regarder cornme abfolument ignorant dans la partie du clair-obfcur; je prétends feulement qu'elle n'a pas été la caufe de fa Beauté, & que la connoiffance des couleurs locaies Dij  J"2 P E N S É È S a été fa principale partie. Son clair-obfcur eft fou~_ vent tbr- dur, paree qu'il cherchoit les contraftes & quelquefois il a été trop leché: ce qui prouve qu'il ne s'eft pas eflentiellement occupé de cette partie, & qu'il ne Ia podédée qu'autant qu'il étoit néceifaire pour exprimer les qualités des objets. Réflexions fur le Coloris de Raphaël, du Corrége & du Titien. JL uiSQUEjai commencé jufqua préfent paf Raphaël, je le placerai encore ici le premier, quoiqu'il ne foit que Ie dernier des trois grands Maitres dans la partie du coloris. Raphaël, fuivant 1'ufage de fon temps, apprit d'abord a peindre avec des couleurs en détrempe. Comme il eft trèsdirncile de bien colorier de cette maniere, fon Goüt dans cette partie fut auffi mauvais que celui de fes Maitres. Enfuite il peignit a frefque, genre qui ne permet guere de fe fervir de Ia Nature & oüil faut beaucoup travailler d'imagination; ce qui fut caufe qu'il fe forma un certain ftyle qui s'écartoit un peu de la délicateffe de la Nature. Chez Fra Bartoloméo a Florence, fon pingeau devint plus vigoureux-, fes couleurs plus animées^ fa touche moins lechée; fes ouvrages a frefque acquirent fur-tout un grand degré de perfedion j  sur la Peinture. 53 mais il refta néanmoins, en comparaifon des deux autres grands Maitres, toujours épais & matte dans fes couleurs; je ne m'arrêterai donc pas plus long-temps a lui. II fuffira de dire que le coloris n'eft pas la partie dans laquelle il faut 1'imiter, mais pour laquelle il faut choifir le Titien. Le Corrége commenga d'abord par peindre a 1'huile. Comme le ftyle gracieux lui étoit propre, il donna tout de fuite un ton moëlleux a fes tableaux. L'étude du clair-obfcur, lui ayant appris que fi les couleurs ne font pas moëlleufes & diaphanes, elles ne peuvent pas repréfenter une ombre naturelle. II chercha donc des couleurs tranfparentes & une maniere de glacer qui fit paroitre les parties ombrées véritablement obfcures. Ce qui fait que les couleurs mattes qui ne font pas moëlleufes ne peuvent pas repréfenter une ombre réelle, c'eft que le rayon de lumiere réfléchit fur leur fuperficie, & que par conféquent elle ne repréfente pas une partie obfcure, mais au contraire éclairée; tandis que les couleurs moëlleufes laiifient paffer les rayons de lumiere, & que par ce moyen leur fuperficie refte réellement obfcure. II vit aufii qu'il étoit d'autant plus néceifaire d'empater fortement les lumieres, que les corps éclairés regoivent encore un nouveau degré de clarté de la lumiere du jour. II apprit par-ia que tcutes les ombres appartien- p iij ■ É  ?4 Pensêej nent aux ténébres, ainfi que tous les jours * Ia lumiere; que toutes les ténébres font noires™is que la lumiere qui vient du Soleil n'eft Pas tout-a-fait blanche , mais jaunatre; & que es reflet» de lumiere doivent tenir de la couleur des corps dont ils partent. Par ce moyen H parvmt a la vraie connoilfance de 1'emploi des couleurs dans les trois parties des jours, des ombres & des reflets. C'eft fur-tout la couleur des ombres du Corrége qu'il f3ut admirer. Par un Gout trop décidé pour la difiinétion des jours & des ombres, il fit fes jours trop purs & dairs ce qui les rend un peu trop épais, & fi£ que fa chair n'eft pas afT« diaphane. En cela e Corrége alla au-dela de la Nature, en marquant es jours & les ombres plus fortement qui ne le (ont en effet. Le Titien, qui de même commencaI peind-e dans ce fiécle d'imitation, fe fervit d>abo^ de couleurs a f huile , & fe borna a Ia qualité ces chofes. Cependant comme il peignit auffi bien fes figures que fes payfages d'après Nature, il obtmt un coloris qui approche le plus de la Nature. L habitude de peindre Ie portrait Ie forma davantage encore dans cette partie, par ie foin qu'il out prendre * mettre de fharmonie dans tous les acceffoires. Comme il s'appercut que les objets q de grandes maffes. Lorfque la partie fe préfentoit en raccourci , il la couvroit de la mcme quantité de plis, mais tous en raccourci. Dans fon meilleur temps il chercha a ne faire fentir qu'un feul cöté d'une partie du corps dans une draperie lïbre. Quelquefois néanmoins il a fait fentir toute la rondeur des parties fous des plis libres. Quand la draperie étoit volante, c'eft-a-dire, lorfqu'elle ne couvroit rien, il s'eft bien gardé de lui donner Ja grofleur ou la forme de quelque partie du corps ; mais il la repréfentoit par de grands creux & de profonds plis, ou par une forme touta-fait éloignée d'une partie quelconque du corps. II n'a pas cherché dans fes draperies a ne placer que des plis élégans, mais feulement ceux qui étoient nécellaires pour bien repréfenter la partie que la draperie devoit couvrir. II a rendu fes formes aufli différentes que le font les mufcles dü corps, fans cependant les faire jamais ni qüarrées ni rondes; car la forme quarrée dans les plis eft très-mauvaife, excepté quand elle fe trouve coupée & forme deux triangles. C'eft ainfi que Raphaël a fait aufli les plis des parties faillantes du corps plus grands que ceux des parties qui fuyent j &- il n'a pas placé de longs plis fur une partie raccourcie, ni des triangles courts fur üne portie longue. Les grands creux & les fortes échancrures n'étoient placés que fur les ïftflexions; & il ne mettoit pas a cöté i'un de 1'autre deux plis  &$■ P E N S Ê E S d'une méme grandeur, d'une même formé , d'une méme élévation. Ses draperies volantes font d'une beauté admirable; on voit qu'elles ont toutes dans leur mouvement une caufe générale , favoir fair. Elles ne font pas comme fes autres draperies, tirées & comme preffées par un poids; mais chaque plis efl, par fa difpofition naturelle , placée a cöté d'un autre. II a laiffé quelquefois appercevoir les bords de fes draperies, & n'a pas habiilé fes figures d'un fimple fac. Tous les plis ont une caufe, foit le poids fpécifïque ce 1'étoffe, ou 1'arrondiffement des parties du corps. On appergoit fouvent dans les figures de Raphaël 1'attitude oü elles étoientauparavant, car il a encore cherché a leur donner cette expreflïcn. On découvre par ies plis de la draperie, fi un bras ou une jambe s'eft trouvé, avant l'aöion aöuelle, replié ou alongé; fi un membre replié s'eft étendu, s'il s'étend encore actuellement, ou s'il eft étendu & va fe replier. II a pris garde que lorfque les draperies de fes figures principales ne couvrent les membres qu'a demi, elles coupaflent ces parties obfiquement; qu'en général elles euffent des formes triangulaircs, & que les plis femblables au tout, fuffent aufli difpofés en triangle. La caufe de cette forme triangulaire des plis vient de ce que toute draperie cherche k fe relacher; cemme cependant fon propre poids la force a fe replier fur elle-méme, elle s'étend d'un autre cöté: ce qui forme  sur la Peinture. 6f forme les triangles. Lorfque j'ai dit que Raphaël , a f exemple des Anciens, n'a regardéla draperie que comme un accelfoire ; j'ai voulu faire enteKdre3que comme il reconnut que le corps que couvre la draperie & les mouvemens de fes membres font les feules caufes & le principe de la Ctuation aótuelle & du changement des plis dans les draperies ; il a étudié de nouveau ces caufes, s'eft conforme a leur nature, & a jugé digne de fon art d'y employer le travail & le choix, qu'il a fu cacher néanmoins & rendre invifibles. En voila afléz pour les Artiftes qui étudient fes ouvrages & qui voudront les comparer avec ce que je viens d'en dire. De même que Raphaël a tout rapporté au Goüt de f éxprellion, le Corrége a cherché k faire fervir fes draperies au genre gracieux. II s'écarta bientöt de 1'ufage de fes prédécelfeurs; & comme il peignoit fouvent d'après de petits modeles drapés de chiflons ou même de papier, il chercha plus les maffes, & dans les malles il préféra le gracieux a la difpofition des plis : c'eft pourquoi fes draperies font larges & légeres; mais les plis en font mal diftribués. Lorfqu'il a quelquefois peint d'après Nature, il n'a pas été heureux dans le jet des plis, dont il a le plus fouvent caché ou coupé fes figures. Mais les couleurs de fes draperies font prefque toujours moëlleufes ou obfcures.-pour rendre fes carnationsplus claires & pour leur donner plus d'éclat. E  '66 P E N s i E s Le Titien a été fupérieur dans la partie des draperies , ainfi que dans toutes les autres qui tiennent a 1'imitation. II les a peint belles & vraies, avec des couleurs franches & voyantes; fur-tout les blanches qu'il a fu rendre brillantes : le tout cependant fans aucun Goüt dans le choix des plis , comme la Nature le lui enfeignoit. II ne faut donc pas 1'imiter dans cette partie. ft > : ■ mSg&iÈlM —uiu—,i I Réflexions fur l'Harmonie de Raphaël, du Corrége & du Titien. INfous allons maintenant examiner les ouvrages de ces trois Maitres dans la partie qui concerne rharmonie. Si 1'ordre que j'ai obfcrvé jufqu'a préfent ne me forgoit pas de commencer par Raphaël je pourrois le palier ici fous filence. Comme il nsa jamais fongé au délicat & au gracieux, mais toujours a rexprefiion, il n'a point réufli dans la partie de 1'harmonie ; & fi 1'on en trouve quelque chofe dans fes ouvrages , c'eft plutöt un effet de fétude & de 1'imitation, que le fruit de fes talens dans cette partie. Le Corrége y a excellé; comme il cherchoit le gracieux, il trouva bientöt 1'harmonie, qui en eft la fource & qui elle-même nait d'un fentiment fin & délicat. Comme le Corrége ne pouvoit riea  sur t A Peinture. 67 foufïrir de ce qui offre de trop fortes oppofitions , il devint grand dans 1'harmonie, qui n'eft que l'art de trouver un terme moyen entre deux extrémes, tant dans le deffin, que dans le clair-obfcur & dans le Coloris. Le Corrége, comme neus 1'avors déja remarqué a 1'article du deffin, évitoit toutes les formes angulaires & quarrées, & donnoit a fes contours une ligne ondoyante; effet de fon geut pour 1'harmonie. Tout angle eft formé par le concours de deux lignes droites fans aucun centre. Cette forme ne pouvoit donc convenir au Corrége, qui fépara les lignes droites par une ligne courbe, & rendit par ce moyen fes contours harmonieux. II placa de même un efpace entre chaque partie, tant des jours & des ombres que du coloris. 11 remarqua auffi mieux qu'aucun autre Peintre, qu'après une certaine tenhon les yeux ont befoin de repos; c'eft pourquoi quand il avoit placé une couleur belle & dominante, il avoit foin de la Faire fuivte d'une demi-teinte; & lorfqu'il vouloit de nouveau employer une partie briliante, il ne revénoit pas tout de fuite au méme degré de teinte d'oü il étoit parti; mais conduifoit 1'ceil du fpeétateur par une gradation infer.hble au même degré de tenfion; de forte que la vue étoit, pour ainfi dire, réveillée de la même maniere qu'une perfonne endormie eft tirée du fommeil par le fon d'un inftrument agréable; de facon que ce réveil reflemble plutöt a une extafe qu'a un repos inter- Eij  Pensées rompu. Quand je dis que Ie Corrége a pafié dei fort au doux & du doux au moyen; c'eft pour faire comprendre qu'on peut paffer tout d'un coup, fans peine, de 1'attention au repos, mais non du repos a 1'attention, fans éprouver un fentiment défagréable. La raifon pour laquelle je commence par le fort & non ( comme on pourroit le dire ) par le moyen, que je place le dernier; c'eft paree que le Peintre doit s'attacher d'abord aux parties faillantes de fes figures, pour penfer enfuite a celles qui le fout moins ; de méme qu'il s'occupera d'abord des figures principales, fur la ligne de terre de fon tableau, pour paffer après, par gradation, a celles qui fuyènt. Car les parties grandes, belles & expreilives doivent toujours être employées fur le premier plan du tableau , ou k 1'endroit principal .du fujet. Je commence donc par le fort; & comme tout doit fe rapporter au fujet principal, le Peintre doit aufli potter la plus forte lumiere fur fon objet principal, en affuit bliflant tous les acceffoires. C'eft ce que Ie Corrége a fupérieurement bien obfervé' dans Ie elair-obfeur; mais dans le deffin il a fait un mauvais ufage de la partie gracieufe & de 1'harmonie. Cependant comme le deffin n'eft pas la partie dans laquelle 1'harmonie eft Ia plus néceffaire, nous pcuvons lui pafier ce défaut, puiiqu'on lui doit tout ce qu'il y a de gracieux dans Ia Peinture : car avant le Corrége, il ne regnoit aucune har--  sttr la Peinture. 69 mome dans eet art. II jouit de la gloire d'avoir été 1'inventeur de cette partie'qu'il a porté au plus haut degré de la perfedion , & dans laquelle il n'a jamais été furpaiTé ni même égalé. Je me bornerois même a ne parler ici que de lui feul , fi je n'avois pas promis d'examiner les ouvrages des trois grands Maitres de l'art, pour ce qui regarde chacune de ces principales parties; il eft donc temps de parler du Titien. Le Titien n'avoit d'autre efpece d'harmonie que celle qu'il acquit par 1'imitation de la Nature. On ne peut donc le comparer au Corrége, qui avoi't médité fur cette partie : il s'eft contenté de Ia convenance, & c'eft par-la qu'il a paru poffiéder la partie de 1'harmonie. Qu'on ne tire cependant pas aucune conféquence éronnée de ce jugement. Tout ce que les autres on dit, & tout ce que je viens d'avancer moi-même , doit être lu avec difcernement. Quand je dis qu'un de ces grands Maitres n'a pas poffédé telle ou telle partie, je veux faire entendre feulement qu'il n'y étoit pas aufli habile que dans les autres parties qu'il poffédoit fupérieurement. II en eft de même quand je ne fais point 1'éloge des Beautés des autres Maïtres de 1 art, ou lorfque je n'en parle pas du tout. Mon intention n'eft point de déprimer leurs ouvrages ; je me fers feulement des expreflions que je crois néceffaires pour faire comprendre a mes E iij  Pensées Lefteurs la différence qu'il y a même entre les plus grands génies; car rien ne fort ailèz parfait des mains de l'homme pour qu'on ne puifle point trouver quelque chofe de plus parfait encore. Si je dis donc qu'en général tous les Peintres qui ont fuivi ceux dont nous avons parlé, n'ont poffédé que quelques parties de l'art; ce n'eft point pour les mépriler, mais feulement pour marquer la préférence que méritent les premiers. De méme, lorfque je critique 1'harmonie & le coloris de Raphaël, ce n'eft pas a dire pour cela que chez lui ces parties foient abfolument mauvaifes, mais feulement qu'elles ne font pas auffi parfaites que chez le Corrége & le Titien. Car lorfqu'on le compare a Michel-Ange , a Jule Romain, & même au Carache, il fe trouve fort fupérieur dans ces mêmes parties. J'en dis autant du Corrége , qui fans doute étoit fupérieur au Titien pour les draperies, & a Rubens & a Jordan pour le deffin. Le Titien eft très-foible dans le clair - obfeur, quand on le compare au Corrége; mais il eft fupérieur dans cette partie a tous les autres Maitres. Ces trois Artiftes font donc les trois plus grands Maitres de 1'art, puifqu'ils ont été habiles dans toutes les parties en général, & fupérieurs dans quelques-unes en particulier. Us ont diftéré dans leur Goüt, paree qu'ils ont choifi des moyens différens. Raphaël poffédoit le Goüt de 1'expreffion; le Corrége préféra le ftyle gracieux; le  sur la Peinture. jx Titien aima le vrai. C'eft-a-dire que Raphaël prenoit dans la Nature ce qu'elle a d'exprelïïf; le Corrége ce qu'elle offre de gracieux , & que Ie Titien fe contenta de la vérité. Cependant comme ces- trois Peintres ont cherché le vrai, quoique par des routes différentes, ils fe font fouvent rencontrés; car tout eft dans la Nature: 1'expreffior. s'y trouve aulfi bien que la grace. Ces trois grands Maitres ont eu chacun leur Goüt différent, paree qu'ils ne mêloient pas ces parties enfemble, comme fait la Nature; mais que chacun d'eux a fait choix de la fienne dans le tout. Quand en imitant la Nature ils trouvoiënt quelquefois une partie dans laquelle un autre les furpaffoit fans qu'elle fut contraire a leur objet principal, ils rendoient cette partie très-belle, quoiqu'elle ne leur fut pas particuliere : voila* pourquoi Raphaël a fouvent eu toute Ia grace du Corrége, &c toute la vérité du Titien; que Ie Corrége eft quelquefois auffi beau que Raphaël dans le deffin, & auffi vrai que le Titien dans fes couleurs; & que le Titien a quelquefois deffiné prefqu'avec autant de force que Raphaël, &; peint avec autant de flou & de grace que le Corrége. Cependant comme cela ne leur arnvoit que rarement, # que fon ne trouve pas fouvent de ces écarts heureux dans leurs ouvrages, j'aipenfédevoir diftinguer leur Goüt par les parties dans lefquelles ils ont principalement excellé». E iy  72 P e n s 1 k s Comparaifon du Goüt des Anciens avec celui des Mo de mes} & des Caufes qui les y ont détermine'. CONCLUSION. R E G E E S dans Ia Nature, & oü l'art du Peintre expfimeles idéés qu'il a concues dans fon efprit & non celles qu'il s'eft formées par le fecours des yeux. Pour parvenir au premier degré, c'eft-a-dire a 1'imitation , il fuffit d'avoir 1'ceil jufte pour ne pas fe tromper dans la repréfentation des objets qu'on voit & qu'on veut copier ; mais pour atteindre au fecond degré ou a 1'idéal , il faut étre doué d'un bon efprit & d'une grande imagination. La partie de 1'idéal n'a donc pu être portée dès le commencement de l'art au point oü elle eft parvenue dans la fuite, paree que c'eft la perfection de l'art , & qu'aucune chofe ne peut - être parfaite dans fon origine. Ce que je viens de dire doit s'appliquer jufqu'a ux moindres parties de l'art. Par exemple > un Peintre qui fe bornera a la limple imitation , fera bien une tête ou une main d'après une belle perfonne \ mais cette partie fera rendue avec toutes les petites imperfedions qui fe rencontrent ordinairement dans la Nature. II ne faura pas choifir le meilleur du bon, pour en faire un ouvrage qui approche d'une perfedion idéale ; comme le fera le Peintre d'un ordre fupérieur , qui prendra feulement ce qu'il y a de beau dans la Nature , en omettant tout ce qui efl: défedueux ou imparfait , & en rejettant méme les belles parties qui peuvent fe rencontrer dans la Nature, fans être bien d'accord 1'une avec 1'autre ;  GÉNÉEALÊS, &c gr 1'autre ; comme , par exemple, un corps charnu & robufte avec des mains délicates & maigrelettes ; le fein d'une femme belle & gralfe avec un cou maigre ou un corps élancé , &c j car toutes ces parties peuvent-être fort belles prifes chacune féparément ; mais elles feront un mauvais effet fi on les met enfemble dans les ouvrages de l'art ; quoiqu'elles fe rencontrent fouvent ainfi réunies dans la Nature. Je conclus donc, qUe Ie Peintre qui poffédé Ia partie de 1'imitation eft un habile ouvrier; mais que pour atteindre a 1'idéat, il doit-être favant & joindre a un efprit philofophique une profonde connoiffance de la Nature. Auffi ne peut-il parvenir a cette perfedion fans poffédef auparavant le mérite de 1'imitation: il eft par conféquent beaucoup plus eftimable que celui qui n*a porté le talent qua ce degré. Pour atteindre a Ia perfedion de l'art, il faut donc que le Peintre commence par en pofer le premier fondement, en accoütumant fon ceil a une grande jufteffe , pour favoir bien employer toutes les regies de l'art & imiter fidétement tous les objets qui fe préfentent a la vue. Après quoi il doit chercher a faifir le bon , pour le diftinguer du mauvais , & pour choifir le beau du bon , & le parfait du beau. Enfuite il tachera de connoïtre les caufes qui rendent une chofe plus belle qu'une autre, & pourquoi elle doit étre comme elle eft & non d'une autre maniere: ce qui ne s'acqulert que par un F.  g2 R E G L E t bon efprit, un raifonnement jufte & des connoiffances qui femblent fortir des limites de l'art de Peindre ; ou qui du moins font tout-a-fait bannies des atteliers de nos jours. Car 1'on a ofé avilir cette noble profeflïon , comme fi ce n'étoit qu'un vil métier ou qu'un art pürement mécanique , en enfeignant qu'on deviendra Peintre a force de faire des tableaux. Mais j'exhorte les jeunes Artiftes a bien confidérer que la Peinture eft un art libéral qui demande autant de génie que d'habileté , & que ce n'eft que dans la réunion d« ces deux parties que confifte fa perfection. La grande différence qu'on remarque entre les Peintres , même entre ceux qui font les plus habiles , ne vient que de ces deux caufes , & de leur plus ou moins de perfection. Ceux qui ont plus de mécanifme que d'idéal feront de ferviles coplftes de la Nature, comme le font les Peintres Hollandois. Ceux qui fe contentent da 1'idéal ne parviendront qu'a faire des ébauches fans pouvoir les finir ; car pour faire un tableau il faut favoir unir le mécanifme a 1'invention. Pour donner un exemple de celui qui a poffédé 1'idéal, je pourrois citer le Pouifin , & pour Ja vraie union de 1'idéal & du mécanifme, je propoferois Raphaël : cependant la partie idéale 1'emporte autant fur la partie mécanique , que fefprit 1'emporte fur le corps. Netfcher, Gérard Dow, Mieris , ont poffédé  GÊNÉKALES, &C. 1 art de 1'imitation a un trés-haut degré. Raphaël na pas porté 1'idéal auffi loin que le Pouffin ;mais il eft plus vrai en ce qu'il 1'a mieux uni que le Pouffin avec 1'efprit d'imitation. ■ II n'a pas poilédé au méme degré la partie de 1'imitation que Gérard Dow , mais 1'ayant unie a la grandeur de 1'idéal , il l'a rendue plus noble & a furpafle par cette union les deux extrêmes du renouvellement de 1'art, c'eft-a-dire, 1'idéal du Pouffin & 1'imitation de Gérard Dow' D'après ces principes vous pourrez juger tous les Peintres ; car Iorfqu'il y en a deux qui ont atteint le même degré de perfection, futi dans 1'imitation & 1'autre dans 1'idéal, il faut préférer ce dernier pour les raifons que nous venons d'indiquer. Mais celui qui réunit également bien ces deux parties eft le plus eftimable, puifqu'il a atteint le vrai but de l'art; & c'eft ce qu'on peut appelier un grand Artifte. Remarquons néanmoins que 1'idéal fe répand fur tout, & qu'un faifeur de croquis qui n'auroit pas d'idéal ne feroit qu'un rêveur, fans être ni uvmt, ni eftimable. Mais quand j'ai avancé que le Pouffin a fait des ébav.ches, j'ai vculu töfö |ü*fl k | öiiê 1'idéal jufques dans la forme d une main & d'u i pit;d , quoiqu'il n'ait pas fi&i ces parties, & qfi'JJ ne les* ait pas porté a la perfecfion de la Mature : c'eft pourquoi il faut le regarder comme un des Peintres les plus eftimables.  Regies Le premier £c le plus grand Maitre depuis le renouvellement de la Peinture, c'eft fans doute Raphaël. Je le nomme le premier, paree qu avant lui il n'y a eu perfonne qui ait poffédé autant de parties de l'art, ni qui les ait portées a ce degré de perfedion 5 & je dis qu'il eft le plus grand Peintre , paree qu'il n'a jamais été furpaffé. Je ferai voir dans la fuite par quelle route il eft parvenu l cette perfedion & par quels moyens on pourroit parvenir l f imiter & a atteindre au même degré que lui. Réflexions générales fur Raphaël & fur fon Goüt. Raphaël naquit a Urbin en 1483. II étoit fils de Peintre, ce qui n'étoit pas un médiocre avantage; puifqu ordinairement fi un homme eft bon il fera encore meilleur pour fes enfans; & que s'il eft méchant, il le fera moins envers fon fils qu envers un étranger. Le pere de Raphaël n'épargna aucun foin pour fon inftrudion. Lorfque Raphaël naquit, il n'y avoit dans la Peinture d'autres regies que 1'imitation de la Nature. Celui qui poffédoit le mièux cette partie, étoit regardé comme le plus grand Peintre. Comme cette imitation ne peut s'acquérir que par une grande at-ten-  GÉNÉRALES, &X. §j* tlon & jufteffe de 1'ceil, Raphaël eut le bonheur de mettre le premier fondement a fon art en fe fervant de ces maximes, qui font les plus néceffaires pour toute efpece de génie ; car un grand génie paffe ordinairement les bornes de 1'imitation, tandis qu'un efprit étroit ne la faifit que difficiJement; mais le vrai talent ne tarde pas a y parvepir, paree que chaque partie de l'art en particulier lui eft facile, fur-tout celle qui eft la plus démonftrative. Jean Sanzio, pere de Raphaël, le mk chez le Pérugin pour acquérir la pratique, qu'il ne pouvoit apprendre chez lui , paree qu'il n'avoit pas des ouvrages auffi confidérables que celui- ci. Raphaël ne refta pas Iong-temps fans égaler fon Maïtre , dont le talent ne confiftoit que dans la fimple imitation de la Nature ce qu'il avoit déja appris chez fon pere. II ne prit donc du Pérugin que 1'habitude de peindre a . frefque, a 1'huile & en détrempe; talent qui ne lui fut pas mal aifé d'acquérir. S'étant rendu maïtre de la plus difficile partie de l'art, felon ce temps-la, il alla a Florence, oü il vit des chofes d'un plus grand goüt. II y étudia les ouvrages de Maffaccio aux Carmes; ce qui lui fit quitter le goüt des draperies du Pérugin, pour prendre des Anciens celui de placer les plis plus en long; en abandonnant les plis courts & rompus. Cependant quoique fa maniere fut déja devenue plus élégante, il ne put pas fe défaire encore tout-a- F iij  8<5 R E G L E S fait du ftyle fee & fervile qu'il setoit formé. A la mort de fon pere , Raphaël fe rendit a Urbin pour arranger fes affaires de familie. Ayant alors entendu parler des eartons que Michel-Ange & Léonard de Vinei avoient faits pour étre peints a la Maifon de ville Ce Floren«e , il fe rendit dans cette Ville. A la vue de ces ouvrages, & particuliérement de ceux de Michel-Ange, il fit comme les abeilles qui tirent le miel des fleurs les plus ameres ; car on peut dire que Michel-Ange a fervi de rernede violent a Raphaël , qui par cette majeffueufe charge reconnut les défauts de fon premier goüt. II réfolut alors d'abandonner tous les petits traits; Sc comme par la grande jufteffe d'ceü qu'il avoit acquife, il e'toit devenu le maïtre de fon crayon, & qu'il n'étoit pas expofé au hafard de la main comme nous le fommes dans ce fiécle , oü Pon eftime plus une maniere hardie & une audacieufe facilité , qu'une touche vraie & füre; il avoit le talent d'imiter tout ce qu'il vouloit. La connoiffance qu'il fit dans ce temps-la de Fra-Bartoloméo de San-Marco lui fut tres-avantageufc. II apprit de lui a peindre comme Michel-Ange deffmoit; cependant il ne put fe réfoudre a 1'imiter exaótement, a caufe de la grande vérité qu'il a toujours préférée è toute autre chofe. Mais il prit affez de fa maniere pour aggrandir fon goüt, pour peindre avec des couleurs plus animées, plus vigoureufes, & pour  générales, &c 87 employer de plus grandes malles qu'il n'avoit fait jufqu'alors. II quitta les petits pinceaux & prit la brolle ; bannit le gris de fes teintes, & ne coupa plus par ies plis de fes draperies la forme du nud qu'elles couvroient. II apprit a conferver dans fes draperies le même clair-obfcur que les figures devroient avoir fi elles e'toient nues, & & ne partagea plus les plis par des petits traits noirs. Enfin, fon génie lui fit exécuter ce que Fra-Bartoloméo & Maifaccio avoient foupgonné. II retourna enfuite a Urbin oü il fit des ouvrages qui prouventclairement les grands progrès qu'il avoit faits. II y peignit dans fon nouveau ftyle une Defcente de croix pour une chapelle. Son oncle Bramante 1'invita alors a venir a Rome, ou on lui donna d'abord a peindre les nouveaux appartemens du Pape appelles Torre Borgia. Les ecrivains difent qu'il commenca par les quatre pendentifs du plafond ou de la voute, lefquels tiennent encore beaucoup de la maniere de FraBartoloméo. On abattit des murs les ouvrages des autres Peintres ; paree qu'ils ne pouvoient foutenir la comparaifon de ceux de R.aphacl. II peignit fur 1'uiï des pans 1'hiftoire ou 1'idée d'une efpece de Confeil des Doöeurs de FEglife, ou pour mieuxdire, 1'image de Ia Théologie ; au haut du tableau on voit la Ste Trinité au tour de laquelle font placés des Patriarches, d'autres Saints & des Anges. Ce tableau eft fur- F iv  88 R E G E E S tout admirable pour les détails; mais il eft facile de s'appercevoir que Raphaël fut épouvanté du valle champ qu'il avoit a parcourir ; que 1'attention qu'il fut obligé d'y porter le gèna , & que la grande envie de bien faire le fit tomber dans des défauts ou les grands efprits fe lailfent fouvent aller par le defir de faire des chofes extraordinaires. Le goüt du temps oü il vécut & fa jeuneffe, (car il ne pouvoit alors avoir guere plus de vingt-quatre ans) lui firent reprendre la maniere du Pérugin de faire des rayons en reliëf dorés, avec des Anges & des Chérubins embrochés en file par ces rayons. II eft vrai qu'on pourroit excufer Raphaël par des exemples de nos jours ; car nous voyons que certains Amateurs font toujours prévenus en faveur du ftyle des 'Artiftes qui ont joui d'une grande réputation. Peut-étre donc y avoit-il encore alors des partifans du Pérugin, qui n'auroient pas trouvé un tableau bon s'il n'y eut pas eu de 1'or. Je n'entreprendrai néanmoins pas de juftifier Raphaël fur ce goüt; en me contentant d'examiner comment ïl eft parvenu a ce haut degré de perfection auquel il porta fon art. Dans le tableau dont nous venons de parler toutes les parties font exécutées avec un foin extreme. On voit qu'il a commence du cöté droit du tableau & qu'il a fini du cöté gauche. On remarque dans 1'angle du cöté droit des parties qui font encore feches, mais  GÉNÉRALE S , Sec. 8p qui ont été peintes avec une grande vitefïe. Tout a éte exécuté peu-a-peu en couleurs empatées, & n'a prefque point été retouche, dans le goüt de Fra-Bartoloméo. Telle eft entr'autres la figure du Bramante, qui montre quelque chofe dans un livre. On voit que toutes les parties ont été peintes d'après Nature, c'eft-a-dire, fur des deffins faits d'après Nature; mais on reconnoït que plus il a avancé, plus il s'eft alTuré de fon ftyle. Du cöté oppofé on voit, au-deflusde la porte, dans la figure qui eft appuyée, fon véritable & fon plus beau goüt; celle qui montre quelque chofe derrière elle eft de la méme beauté. Tout Ie haut du tableau eft fini avec un grand foin & bien coloné; mais on s'appergoit clairement que cette maniere foignée & la grande imitation de la Nature tenoient encore chez lui lieu du beau-idéal. Dans les figures de fon dernier ftyle il a vaincu toute gêne & toute crainte de mal faire : en comparant les premières avec les dernieres on pourra fe convaincre de ce que je viens de dire. Les premières figures font d'une touche timide & lechée, cependant on n'y trouve ni les principes ni le ftyle d'un grand homme; les contours en font encore fans vrai caraöere; on voit qu'il a craint de bien prononcer; les plis font bien finis; les yeux font grands & beaux, mais exprimés avec timidité; tout paroit plus beau de prés que de loin. Au contraire, celles du  JO R E G E ES dernier ftyle paroiflent faites avec une grande facilité; on voit les traits tous fortis du contour ïmprimé du carton ; les draperies font moins finies , mais elles font un plus grand effet de loin. II s'eft appercu que le peu de dégradation qu'il avoit donné aux premières devenoit invifible a une certaine diftance; il a pouffé fort loin les deux extrêmes du clair & de 1'obfcur, & il mis toutes les couleurs par formes & par traits. II a obfervé que la grande timidité des contours rendent un ouvrage froid; & que les petites parties font celles qui fe perdent les premières par la diftance & finterpofition de fair; qu'il falloit parconféquent les aggrandir d'avantage dans les grands ouvrages que dans les petits. II a omis toutes les chofes inutiles, & c'eft alors qu'il apprit a diftinguer celles qui font plus ou moins néceffaires. II a connu que les os font plus néceffaires a marquer que les petits plis de la peau; que les tendons des mufcles doivent être mieux prononcés que la chair; que les mufcles en mouvement méritent plus d'attention que ceux qui font oififs ; que la force des draperies ne confifte pas dans chaque plis en particulier; mais que tous les plis qui fe trouvent fur une maffe claire , ne doivent pas être coupés avec tant de force, ni être fi décidés que ceux qui font dans une articulation, qui doivent être formés felon la regie , a-peu-près comme on remarque que dans une grappe de raifins, les  GÉNÉRALES, &c. pi grains pofés dans un endroit Iumineux regoivent tant de reflets que la partie obfcure ne paroït pas. Ceux qui voudront voir toutes ces regies obferve'es dans un même ouvrage de Raphaël, n'auront qua étudier attentivement le tableau de 1'Ecole d'Athenes, oü eet Artifte a porté fon ftyle jufqu'a la perfection. Jufqu'alors Raphaël s'étoit heureufement fervi du grand ftyle de Michel-Ange pour fe défaire de fa fécherelfe; mais le goüt des amateurs de ce temps-la, qui ne fe contentoit pas de la maniere fage & prudente avec laquelle il avoit imité tout ce que Michel-Ange avoit de bon ; joint a la paiïion qu'avoit la nation Florentine pour le terrible , ont été caufe que Raphaël perdit un peu de fon beau ftyle. Un grand homme ambitionne toujours a n'avoir point de concurrent au-deffus de lui. Raphaël, bleffé des louanges qu'on donnoit a Michel-Ange, tacha de 1'imiter encore de plus prés. Mais comme chaque homme a recu un certain génie particulier , de forte que ce qui eft naturel chez 1'un, eft factice chez 1'autre, & que l'art n'a jamais eet efprit ou ce feu que donne la Nature ; Raphaël, en cherchant trop a imiter Michel-Ange , perdit une partie de fon mérite; ce qui fut bientöt appercu par fon fiécle; de forte que la diminution de fa réputation lui fit comprendre qu'il avoit dormi pendant quelque temps, c'eft-a-dire , en faifant fon tableau de  $>2 R E <5 E E S rincendïe de Borgos & celui de la Prife de Sarzane. II fe réveil la donc avec plus de feu & de courage; de même qu'un homme vif & ardent court avec plus de réfolution a une entreprife après avoir donné quelque repos a fon corps. 11 entreprit fon tableau de la Transfiguration pour le Cardinal, neveu du Pape, qui vouloit en faire préfent au Roi Frangois I. II y mit d'autant plus de foin , qu'il apprit que Michel-Ange vouloit lui oppofer Sebaftien del Piombo, en faifant luimême les delïïns de 1'ouvrage de fon difciple. Raphaël difoit a ce fujet, qu'il étoit charmé que Michel-Ange lui ötat la honte de combattre avec Sebaftien del Piombo ; & qu'il étoit, au contraire , bien aife de fe mefurer avec Michel-Ange. Dans ce tableau Raphaël n'a plus été ce Maïtre hardi , tel qu'il avoit paru dans les frefques du iVatican; il n'a plus rien hafardé; il n'a rien ajouté, rien altéré a la vérité; mais a choifi fes beautés dans la Nature. II commenca alors , pour ainfi dire, a prendre un fecond degré de perfection , & nous traga le vrai chemin de l'art. II a mis deux différens fiécles dans eet ouvrage. On trouve dans Raphaël les trois feuls ftyles de l'art qu'on fauroit imaginer. Dans fes premiers ouvrages, il paroït comme 1'inventeur de la Peinture, c'eft-adire , fimple imitateur de la Nature, même fans la rendre avec la véritable grace qu'on y trouve. Dans fon meilleur temps, lorfqu'il a peint au  GÉNÉRALES, &c. r, Vatican le tableau de 1'Ecole d'Athenes, \\z foumis le mécanifme de 1'art & 1'imitation de la Nature au beau idéal, qu'il a prononcéavec fierte' & hardieffe. II étoit alors le maïtre de tout ce que fon efprit lui dictoit. Enfuite il fommeilla pendant quelque temps, bercé par Famour-propre & la trop grande opinion qu'il eut de fon mérite. II fe négligea beaucoup, ne fe voyant plus combattu par aucun de fes contemporains, & fit faire beaucoup d'ouvrages par fes Difciples. Mais ne pouyant plus faire des progrès dans la méme carrière , il entreprit de tracer une route plus parfaite ; c'eft-è- dire, qu'il chercha a trouver une Nature plus fublime qu'il n'avoit employée jufqu'alors dans toutes les parties de l'art. II mit donc plus de variété dans fes draperies, plus de beauté dans fes tétes, plus de nobleffe dans fon ftyle. Il donna a fon clair-obfcur des malfes plus grandes. Enfin, il fit connoitre de nouveau qu'il étoit fait pour atteindre k la perfedion. Dans le tableau de Ia Transfiguration il a mis plus d'idées de la vraie beauté. Quoiqu'il y ait beaucoup de variété dans tous fes ouvrages, on peut dire qu'aucun n'a autant de beauté que celui-la. L'expreffion en eft plus délicate & plus noble, le clair-obfcur en eft meilleur & la dégradation mieux entendue. II y a dans ce tableau une touche admirable & fine fans que fes contours foient marqués par des lignes* eomme on en voit dans fes autres ouvrages! '  *4 R e g l e s Du Dejfin de Raphaël. 8 ,1 e Deflin de Raphaël fut d'abord fee & fervile, mais fort correct. II aggrandit enfuite fa maniere. Son deflin eft, en général, trés-beau, quoiqu'il ne foit pas aufli fini que celui des antiques. II n'a pas eu des idéés aufli précifes de la vraie beauté que les Grecs. II a excellé dans les caraöeres des Philofophes, des Apötres & des autres figures de ce genre. Ses femmes ne font pas fi gracieufes ; en les peignant il a abufé des contours convexes qui l'ont fait tomber dans une forte de pélanteur. Quand il a voulu fe garder de ce défaut, il a eu un ftyle fee & roide qui étoit encore plus mauvais. Les beautés idéales ne lui ont pas été connues; c'eft pourquoi il a plus excellé dans les Apótres & dans les Philofophes que dans les perfonnes divines; c'efta-dire, pour la partie du deflin. Son efprit étoit rempli de contours qui fe trouvent dans la Nature , oü il prenoit tout ce qu'il faifoit. Comme il a principalement étudié 1'antique d'après les bas-reliefs , il a pris plutót le goüt du deflin Romain que celui des Grecs. On remarque dans fes ouvrages les mémes raronnemens que dans 1'arc de Titus & dans celui de Conftantin , ainfi que dans les bas-reliefs de Trajan, C'eft de-la qu'il  GÉNÉRALES, &C. t)f a pris pour coütume de faire fentir beaucoup les os & les articulations, & de travailler peu la chair. Ces bas-reliefs, quoique fort beaux, ne font pas du plus grand ftyle de 1'antiquité (i). La pro- ( t ) Ces Bas-reliefs font fort beaux quant a la partie de la fymetrie & de la convenance des proportions d'un membre avec 1'autre. C'eft auffi dans cette partie que Raphaël a excellé. II a mieux entendu qne tout autre Artifte modern» la convenance des carafteres. II a fait fes figures de fis picds feulement, qui paroifïènt auffi belles que fi elles ea avoient hnit; ce qui dépend uniquement des bonnes regies de la proportion l car fi on öte dans une même proportion quelque chofe de chaque partie, en obfervain ce qu'il faut ó:er de chaque partie , en raifon de la quantité des parties, on ne manquera pas de faire de belles figures. Mais fi, au contraire, ou raccourck ou les braf>ou les jambes, oa le corps feulement, ou ne pourra éviter de les ftrappaffet nécefliirenjew. C'eft cette partie que Raphaël a bien étudiée dans les antiques. II eft malheureux que prefque toutes les mains des ftatues andques aient été caflees. Auffi Raphaèl les a-t-il moins bien faites que le refte du corps, principalement celles des j'eunes gens &des femmes, qu'on trouve rareme:.! belles dans la Nature; car elle: font ordinairement ou tro? graflès ou trop maigres. Les enfans ne font pas non plus ce que Raphaël a fait de mieux. On voic qu'il étoit accoutumé a étudier les formes des hommes faits; ce qui fut caufe qu^il ne put donner aux enfans cette morbideflè & cette graiflê que demande la nature enfantine. II a donc, en imitant le gout antique, fait, en général , fes enfans trop fages & d'un caraftere trop raifonnable. Quand il les a peint depris Nature, on voit qu'il j'eft attaché principalement aax titesj  $6 Regi.es portion des figures n'en eft pas fi éle'gante que celle des Artiftes Grecs. Leurs articulations none pas cette flexibilité qu'on remarque dans le Laocoon , dans 1'Apollon du Belvedère , dans le Gladiateur , &c. Ce même défaut peut être reproché a Raphaël. Ses ouvrages n'ont pas non plus ni cette grandiofité, ni cette nobleffe; car il n'a pas pu s'élever au-deffus du ftyle de MichelAnge , qui dans fa jeunelfe & dans fon enfance , de l'art avoit échauffé fon imagination d'une grandeur exagérée, qu'il a toujours laifle entrevoir dans fes ouvrages quand il a voulu faire de grandes chofes (i). Ce n'eft que dans fon imagination que mais il ne leur a pas donné aflèz de beauté ; fans doute 5 caufe qu'il ne s'eft fervi que d'cnfans du peuple; car il laifle toujours appercevoir dans ces têtes une Nature commune , comme on le remarque clairement dans 1'enfant Jefus du tableau della Madonna del/a Seggiola, au palais Pitti a Florence , ou Fon voit que 1'enfant eft fait d'après Nature ; mais il n'eft ni noble ni beau ; & quoiqu'il foit bien peint & qu'il ait un air fpirituel, il ne pouria jamais être compaté pour la grace & pour la beauté aux enfans du Titien. Les têtes des Vierges de Raphaël font belles; cependant elles ne font pas comparables aux têtes antiques. J'en déduirai plus amplement la raifon dans le chapitre ou je par!=rai de 1'idéal de Raphaël. (i) Michel-Ange voulant faire grand a fait lourd, & en fortant par une ligne convexe hots des limites de la Nature , il ri'a plus trouve le moyen d'y renner. Voila" Raphaël  GÉNERALES, &c. £7 Raphaël a pris toutes les formes humaines qu'il a fu admirablement bien varier. Je fuis perfuadé que s'il eut vécu du temps des Grecs & dans leur pays , il feroit parvenu, en voyant leur belle Nature s au plus haut degré de perfection & auroit égalé pourquoi les anciens Artiftes du premier ordre font tous fupérieurs a lui, & ne paroiffent ni maffifs ni lourc's C eft ainfi, par exemple , que 1'Hercule de Glicon , malgré toute fa groiTeur & fa forme majeftueufe, repréfente aufli bien le héros qui couroit avec la vélocité du cërf, que ceki qu; vainquit le lion ; ce qu'on ne retrouve point dans fes figures du vicieux Michel-Ange, paree que les membres en font fi peu deliés, qu'elles ne paroiffent fakes que pour 1'att tude aéf uelle dans laquelle il les a repréfentées. Les articul.uions en fon: aufli trop fortes, & les chairs trop pleines de formes rondes ; fes mufcles ont une grandeur & uns force trop égales ; ce qui ne laifle pas affez appercevoir le mouvement de fes figures; on n'y remarque jamais des mufcles oififs; & quoiqu'il les fut admirablement bien placer , il ne leur donnoit pas le vrai caraélere ; il n'exprimoit pas non plus affez bien la nature des tendons, qu'il faifoit charnus prefque jufqu'au bout, & fes os étoient trop ronds. Raphacl prit plus ou moins de tous ces vices, fans avoir une parfaite connoiffance des mufcles, que Micltel-Ange pofféda beaucoup mieux que lui. C'eft pourquoi il ne faut étudier Raphaël que dans les caracteres qui lui étoient propres, c'eft-a-dire, dans les perfonnages d'un moyen age , qui font ni d'une Nature trop forte ni d'une Nature trop délicate : dans les vieillards , & dans ceux d'une complexion nerveufc. Car dans les caraéleres plus délicats il eft tombé dans le roide, & dans ceux d'une Nature vigourejife il n'a été que la charge de Michel-Ange. G  j.8 R E G L E S leurs ouvrages. Mais il avoue lui-même, dans une lettre a fon ami Baltazar Caftiglioni, a 1'occafion de la Galathee qu'il peignoit dans le palais Chigi, aujourd'hui nommé le petit Farnefe : Que les beautés -étant fort rares parmi les femmes, il étoit obligé d'exécuter une certaine idéé conpue dans fon imagination. II ne dit pas qu'il a fu fe fervir ces belles ftatues antiques , mais fait entendre qu'il cherchoit toute la beauté dans la Nature, & femble fe fier k fon génie pour fy trouver. Je crois donc pouvoir avancer que Raphaël n'a pas affez étudié 1'antique; ou que du moins, s'il a cherehé i 1'imiter, il n'a eu pour modeles que des ouvrages médiocres & non du grand ftyle. II a feulement pris des Anciens les regies générales, & les a imité dans cette partie qu'on peut appeller routine ou maniere , mais non pas dans leur beauté ou perfection. II a taché de trouver dans la Nature les chofes qu'il avoit trouvé belles dans les antiques du fecond ordre; & c'eft avec ces maximes qu'il s'eft formé un goüt particulier. II a donc excellé dans toutes les parties qu'il pouvoit trouver auffi belles dans la Nature qu'elles le font dans les ouvrages des Anciens; mais fon génie ne favoit pas fuppléer k celles qu'il n'y trouvoit point. Tout ce que je viens de dire ne regarde que la forme, & non finvention ni 1'expreflion, dont je parlerai dans les chapitrss fuivans.  générales, &c. 00 Da Clair-obfcur de Raphaël. Raphaèl entendoit fort bien la jufteffe, la force & les pofitions du Clair-obfcur ; mais il n'avoit que cette partie qui appartient a 1'imitation & n'en connoiffoit point 1'idéal; & quoiqu'il en ait par fois laifle appercevoir quelques traits , on voit bien que ce na été que par un effet du hazard ou par fon bon goüt naturel, & nullement par une méthode raifonnée. La marche que Raphaël a tenue dans Ia compofition de fes tableaux, a été de fe repréfenter fon fujet comme fi tous fes perfonnages étoient vêtus de blanc. Après quoi il a difpofé fes clairs oü il croyoit ou favoit que fa principale lumiere devoit tornber; enfuite paffant jufqu'au lointain , il dégradoit ces mêmes clairs. C'eft par cette raifon que fes draperies blanches, jaunes, ou de quelquautre couleur font fi fouvent pouffées jufqu'au blanc fur le premier plan de fes tableaux (i). II a obfervé la même regie dans les ombres , (i) Je f.iis a deflèin cette remarque, paree que c'étoit une méthode particuliere i Raphaël & a 1'Ecole Flotentine , d'employer des couleurs fort claires pour les draperies du premier plan des tableaux. Au lieu que les Peintres de G ij  100 R E G L E S en commencant par mettre les plus grandes forces fur le devant de fon Tableau, pour les dégrader jufqu'a 1'union du clair &de 1'obfcur. Cette maniere de faire convenoit beaucoup a fon goüt ; puifqu'elle fait bien relfortir les objets & leur donne plus de rondeur que toute autre dont on pourroit fe fervir; car les parties qui font les plus avancées , font err tnême-temps les plus fortes. II y a cependant eet inconvenient, c'eft qu'on n'y voit pas la propriété & la. variété de la Nature; puifquune draperie claire ne pourroit jamais devenir aufli obfcure qu'il la fuppofoit. C'eft pourquoi il a dü négliger beaucoup la partie des reflets qui contribue infiniment a la grace. On voit aufli que la 1'EcoleLombarde, & les autres bons Coloriftes, ont toujours évité de IV fervir de couleurs tlaires fur les premiers plans de leurs ouvrages; par exemple , le rouge , le bleu, le jaune purs font plus propres pour faire avancer les objets, que ne 1'eft une couleur blanchitre; car le blanc produit toujours un effet aërien fur les couleurs, & dégrade leur vivacité. De plus, Raphaël fuivöit un principe plus erroné encore; car il mettoit de pareilles lumieres fur les draperies , qui par leur nature doivent être d'une couleur pure. C'eft ainfi, par exemple , qu'il a donné un vêtement bleu a 1'Apótre aflis fur le premier plan du tableau de la Transfiguration, dont les lumieres font toutes Manches; ce qui ne peut pas être, les ombres & les demi-tëintes étant auffi fortes qu il ies a faites. C'eft ce que j'appelle pouffer les couleurs jufqu'au blanc dans les lumieres. Dans les ombres il les a poufleet jufqu'au noir fur le premier plan du tableau.  GÉNÉRALE S , &TC. ioi méthode de Raphaël dans la partie du clair-obfcur eft bien plus propre pour un p'etit tableau que pour un grand; par la raifon que dans le clairobfcur feul il n'y a pas affez de varie'té pour pcuvoir trouver des pofitions & des maffes affez différentes pour faire avancer les objets. Par la même raifon, Raphaël a été obligé de fe contenter de peu de dégradation; car pour dégrader beaucoup fes figures il auroit été contraint de faire celles du fecond plan déja fans ombres & fans lumieres; par conféquent fans force & fans effet. Ce n'eft pas que je prétende que Raphaël n ait jamais eu d'idée du clair-obfcur; je veux dire feulement que la grande habitude qu'il avoit de deffiner , & de faire avancer ou reculer par Ie blanc & le noir les idéés que fon fertile génie lui fuggéroit, lui a toujours fait préférer le deffin a la Peinture même. Auffi ne voit-on , pour ainfi dire ; point d'efquiffes coloriées de fa main. Quand il a fait de beaux accidens de clair-obfcur, ce n'a été qu'en imitant la Nature. Raphaël deffinoit apparemment toutes fes idéés d'après, de petits modeles de cire pour voir 1'effet de fes Ordonnances. Je crois que les beaux accidens qu'on remarque dans ie tableau d'Héliodore & la bonne mafTe de clair-obfcur du tableau de la Transfiguration viennent de 1'effet de fes modeles. II me femble le voir clairement dans le tableau de 1'Ecole d'Athènes, dans celui de G üj  j02 R E G E Ê S la Théologie au Vatican , oü 1'on remarque un bon clair-obfcur du cóté oü fes modeles lui ont naturellement porté des malles d'ombre. Dans les figures qui font oppofées a la lumiere & oü les modeles ne pouvoient lui montrer aucun accident (i), il n'en a pas fu faire, & il n'y a de clair-obfcur que la partie de la' dégradation, dont nous avons parlé. Peut-être bien Raphaël fe contentoit-il fouvent de mettre une partie de fon tableau en modele , car on appercoit même quelquefois dans fes grands ouvrages des défauts de clair-obfcur. (i ) On entend par accident dans la Peinture toutes les ombres qni ne tiennent pas a la rondeur & a la dégradation ; mais qu'on eft maïtre de faire ou de ne pas faire : par exemple , je voudrois que la moitié de ma figure fut ieulement éclairée , ou qu'il y-ctit toute une figure dans 1'ornbre; pour cela je tacherai de mettre a cöté de cette figure une autre figure ou quclqu'autre objet, qui la privé de la lumiere ou qui empêche qu'elle ne foit éclairée. Cette partie eft libre & idéale dans la Peinture ; c'eft pourquoi on 1'appelle accidentelle ; puifque ce n'éft pas une ombre qui appartienne i cette figure même , mais qui lui vient d'un objet étranger.  generales. &c. 103 Du Coloris de Raphaël. Ra?hael n'a pas eu de modele pour le Coloris comme il en a eu pour le deffin. Il a donc été obligé de commencer par imiter foiblement la Nature & les Peintres qui 1'avoient précédé. Sa première maniere ne lui permit même pas d'imiter la Nature, car il commenca par peindre a frefque. Nous voyons que le grand Corrége même n'étoit ni li varié, ni fi brillant dans fes ouvrages | frefque qu'il fa été dans ceux qu'il a peint a 1'huile; & il n'y refte de fon goüt particulier que la grace & le beau ciairobfcur. Le Titien n'a pas montré non plus une grande variété dans cette maniere de peindre; & 1'on peut dire que dans ce genre Raphaël a encore été plus varié que ces deux Maitres. La feconde maniere de Raphaël fut d'un meilleur ton; il la prit de FraBartoloméo; il n'étoit plus fi gris; il étoit plus rond & moins leché; il empatoit mieux; cependant il y avoit toujours trop d'égalité dans fes couleurs. Tous les perfonnages font d'un coloris enfumé & rembruni & paroiifent avoir la peau graffie. Il a tenu long-temps a ce goüt, & 1'on pourroit prefque dire qu'il ne 1'a jamais quitté tout-a-fait. Enfuite, en travaillant aux ouvrages h frefque du Vatican, G iv  104 R E G L E S comme nous 1'avons déja remarque, il quitta un peu ce goüt & reprit fa maniere lechée dans le tableau de la Théologie ; mais elle étoit plus timide , & cependant mieux raifonnée. II commenca alors a fe fervir de chairs Manches & d'autres plus Munes; de teintes plus opaques & d autres plus tranfparentes ; comme on le voit dans le Chrift & dans les Anges, qui font tous d'une Nature plus délicate que,celle de l'homme. Auffi ce tableau eft-il mieux colorié que ce qu'il a jamais fait a frefque. Dans la feite, ayant acquis une plus grande facilité dans 1'exécution, fon pinceau dëvïht plus tibfe & fon coloris plus embrouillé & moins difiinót, comme on sen appercoit dans fon Ecole d'Athènes. II changea encore une fois de maniere quand il peignit fon Héliodóré , qu'il coloria d'un ton plus vigoureux & plus varié, & avec un pinceau plus hardi & mieux manié. Cependant le coloris gracieux ne lui étoit pas encore propre : fes femmes & fes enfans avoient toujours un ceil grifatre. A la fin fon goüt pour le deffin lui fit négliger le coloris, comme on peut le remarquer dans fon tableau de llncendie de Borgos. Raphaël commenca alors a fe négliger un peu dans toutes les parties de fon art, & ne chercha plus qu'a finir promptement fes ouvrages. Si fon talent & fa réputation fouifrirent de cette négligence, il y gagna du cóté de la fortune; car on prétend qu'il vivoit  GÉNÉRALES, &C. IOJ plutót en Prince qu'en Artifte. Cela eut lieu fous Léon X, qui étoit fort généreux & très-indulgent pour Raphaël; d'autant plus que celui-ci fut flatter le goüt du Pontife , en s'adonnant a 1'architeéture , & en faifant des plans pour 1'embelliffement de Rome, que Léon vouloit remettre dans le même état de fplendeur oü elle avoit été fous les Empereurs Romains. Ces occupations nuifirent beaucoup a fon art; car il fe contenta dc faire travailler fes Eleves. Ce que j'avance peut être vérifié en comparant les tableaux qu'il fit au Vatican fous Jules II, avec ceux qu'il fit depuis fous Léon X. Cependant fortant tout-acoup de cette efpece de 1 ethargie, comme je 1'ai déja remarqué, il s'appergut de ce fommeil & de la perte de fa réputation. II entreprit donc le tableau de la Transfiguration, oü il déploya tout fon talent, & auquel il porta toute fon attention. Le coloris en efl très-beau dans quelques parties, mais non pas dans toutes ; les hommes en font mieux coloriés que les femmes. Je crois mcme qu'il y a des parties qui ne font pas de lui; par exemple, le Poffédé & tout fon grouppe, oü 1'on remarque le pinceau timide de Jule Romain. Les têtes des Apótres du cóté oppofé font toutes ' de la main de Raphaël : on y reconnoit la touche hardie & vigoureufe du Maïtre; cependant il y regne une égalité de tons qui rend les chairs dures & feches. Raphaël avoit pour regie gêné-  106 R E <5 E E S rals d'épargner les couleurs jaunes & rouffes. II entendoit affez bien les effets que les ténébres font fur les couleurs, c'eft-a-dire qu'elles les annullent & les rendent grifatres & noiratres ; mais il négligeoit, comme je fai déja dit, les effets, & ne fe fervoit que de clairs & d'obfcurs dont il compofoit les demi-teintes , ce qui leur donnoit un ceil grifatre & enfumé. Comme les peaux fines font plus fujettes a la variété des teintes que celles qui font grafles & épaiffes ; celles de Raphaël, qui manquent de la variété des reflets, font rudes & & mattes. II eft facheux que dans fon meilleur temps Raphaël n'ait peint entierement lui-même aucun tableau a 1'huile. II les faifoit toujours ébaucher par fes Difciples, & principalement par JuleRomain, qui a une maniere extrêmement noire, dure & froide , joignoit un pinceau fort timide, mais liffe & leché. Je dis qu'il efl dommage que Raphaël n'ait peint lui-même aucun tableau a fhuile , paree qu'on voit clairement dans le tableau de la Transfiguration que les têtes des Apötres qu'il a retouchées & finies , & dont les cara&ères lui ont permis de donner des tou, ches hardies & empatées , font d'une grande beauté pour le coloris. Au contraire la femme quon voit fur la ligne de terre de ce tableau eft d'un ton grifatre Sc enfumé. Je penfe qu'elle n'étoit pas ainfi quand ce tableau fortit des mains de Raphaël; mais que ne 1'ayant retouche que légé-  GÉNERALES, &C I07 rement pour couvrir le lilïe & le leche' de 1 ebauche de Jule Romain, la couleur trop fübtiie n'a pu réfifter au temps. II y a fur la même figure un petit changement au pouce du pied , oü fon voit que pour couvrir 1 ebauche il a été obligé d'empater : aulfi eet endroit eft-il beaucoup mieux colorié & mieux peint que le refte. II y a de même fur la main en raccourci de f Apótre qui eft fur Ie premier plan, un pareil changement au pouce ; & toute cette main eft bien mieux coloriée & confervée que le refte. Ce que je dis peut fe reconnoitre auffi par le propre portait de Raphaël qui fe conferve dans Ia maifon Altoviti a Florence, dont le faire reffiemble plus a celui de Giorgione & du Corrége qu a celui de Raphaèl , dont on ne reconnoit la main que par Ia beauté du deffin, par le firn & par cette perfection qui le rendoit fupérieur aux autres Artiftes. II ne faut pas s'étonner que les peintures a frefque de Raphaël foient d'un plus beau coloris que fes tableaux a 1'huile. On peut en donner différentes raifons. La première c'eft que Raphaël avoit plus d'habitude de peindre de cette maniere que de fautre. La feconde, que les couleurs de terre font beaucoup plus belles a frefque qua 1'huile. Mais la raifon principale c'eft que Raphaël n'a pas pu fe fervir de fes Difciples pour ébaucher fes ouvrages k frefque , au lieu qua 1'iuüle c'eft Jule Romain qui a prefque tout peint.  'roS R E G L E s II eft fur que le faire de 1'ébauche fe fait toujours appercevoir quand le tableau eft fini : car fi cela n'étoit pas , & fi 1'on changeoit totalement 1'ébauche, ce premier traVail feroit devenu inutile; d'autant plus que Raphaël étoit fi occupé a inventer & a deifiner, qu'il ne pouvoit peindre lui même fes ouvrages, Sc qu'il ne faifoit que finir ce que Jule Romain n'avoit pu exécuter. Comme Raphaël n'a pas vécu afiez pour reconnoitre lui-même le changement que le temps opéroit fur fes tableaux; il s'eft contenté de les retoucher légerement, cependant avec foin; car §e fuis perfuadé qu'il ne les quittoit que quand ïl lui parohToient bien finis. Mais la Peinture a 1'huile eft fujette a un grand inconvénient; c'eft ■que Ia première couche de couleurs perce toujours & reparoit avec le temps , quand 1'humidité Sc la graiffe de 1'huile fe font évaporées. Lorfque les tableaux deviennent vieux ils perdent 1'éclat de Ja derniere couleur, & les premières couches fortent alors fortement. Je conclus donc que Raphaël a quelquefois affez bien colorié; mais la Peinture a 1'huile ne lui étoit pas alfiez familiere pour qu'on puiffe Ie placer comme grand colorifte a cöté de fes contemporains, le Corrége & Ie Titien, qui font furpaffé dans cette partie; Cependant fon coloris eft préférable a celui de tous les Maitres de 1'Ecole Romaine qui font fuivis, A frefque il a égalé tous les autres, il les -a  générales, &c. i09 même furpaflé. Mais comme cette maniere da peindre eft imparfaite par lui-même, on ne peut le juger d'après cela feul; & il n'a pas affez excellé dans la Peinture a 1'huile pour qu'on puilTe 1'admirer. De la Compofition de Raphaël. Haphael a été non-feulement très-habile dans la partie de la Compofition, mais furprenant même. C'eft celle qui lui a fait Je plus d'honneur, & avec juftice j car, outre qu'il y a excellé, il en a été le créateur, n'ayant eu aucun modele en ce genre, ni dans 1'antiquité ni chez les Modernes. C'eft la partie oü on lui doit le plus ; car osi peut dire qu'il en a enrichi la Peinture, & il 1'a poflédé a un tel degré de perfedion, que nous pouvons mettre en doute fi jamais 1'antiquité 1'a vu portée a ce point, même par les plus grands Artiftes de la Grece. On pourroit dire qu'il auroit paffe les limites de 1'humanité, s'il avoit poffédé toutes les parties de l'art au même degré que celle-ci. Lobjet que le Peintre doit avoir principalement envuedansladifpofition d'un tableau, c'eft-a-dire dans 1'ordonnance, c'eft de fe repréfenter d'abord la vérité du fujet qu'il veut peindre. Si 1'on m'accorde cette regie, onpeut ajouter que perfonne ne  aio R E G L E s la pouiTé aufli loin que Raphaël. Toutes les figures de fes tableaux font ce qu'elles doivent être & ne fauroient fervir a exprimer une autre paflion. Le caraófere penfif, le trifte, le gai, le furieux , font tous également bien rendus. Il n'a pas feulement donné 1'expreflion convenable a. chaque figure, mais le fujet entier répond aux caraóteres requis pour fervir d'accefloire a la figure principale. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'eft la variété qu'il a fu mettre dans une même expreflion, & le jugement qu'il a montré, en fe fervant, tantot de plulieurs figures pour rendre une feule expreflion, Sc tantöt feulement d'une feule partie d'une figure; le tout fuivant que 1'exigeoit fon fujet, Sc non pas au hafard & par un limple luxe, mais felon la véritable dignité de force Sc d'expreflion convenable a 1'action. II offre des variétés fans contradiction; des paffions violentes fans grimace Sc fans baffefle; il a même connu 1'expreffion de 1'ame Sc fes effets fur les tendons des différentes parties du corps. II a fu faire ufage aufli de chofes qui n'étoient bonnes que paree qu'il favoit les bien employer, & qui auroient fait un mauvais effet ailleurs. Enfin , il y a autant de différence entre la compofition ou 1'ordonnance d'un tableau de Raphaël &c celle de tous les autres Peintres, qu'il peut y en avoir entre Alexandre ou tel autre héros, & un Comédien qui fur Ie théatre feint d'être ce perfonnage & tache d'imiter  GÉNÉRALES, &C. m les a&ions que le héros auroit faites lui-méme. Cette diflërence vient de ce que ces Artiftes n'ont pas fu trouver, comme Raphaël, le jufte degré de mouvement que 1'ame produit fur le corps, lis n'ont pas réfléchi qu'une aétion poufïée jufqu'a fexcès ne convient qu'a un infenfé; & au lieu de perfonnes fages & modérées, ils en ont fait des hommes qui paroiffent intrigués de toute autre chofè que de ce qui doit les occuper acluellement. Ce jufte degré h difficile a faifir, ne peut s'apprendre que par la méme route que ce grand homme a prife. II étoit fans doute doué d'un génie fupérieur; non de celui qu'on croit vulgairement propre a la Peinture, qui n'eft qu'une imagination brillante; mais d'un génie réfléchi, vafte & profond. Cr pour devenir un grand Peintre il n'eft pas fi néceffaire d'avoir une grande vivacité d'efprit, qu'un difcernement jufte, capable de diftinguer le bon du mauvais, avec un cceur tendre & fenfible fur lequel tous les fentimens de la vertu puiflent faire une prompte impreflion comme fur une cire molle; mais qui cependant ne change de forme qu'au gré de 1'Artifte. Tel doit être le génie du Peintre, & fel a été celui de Raphaël. Et pour donner cette variété que nous remarquons dans fes compofitions, il falloit néceffairement qu'il put modifier fes propres paffions : car fans avoir bien concu le mouvement que doit faire un homme dans le moment oü nous le fuppofons, on ne  112 R E G L E S fauroit le rendre fur la toile. L'efprit prélide a toutes nos adions ; parconféquent fi 1'on ne fait pas imaginer, on faura encore moins peindre ; & fi 1'on y parvenoit par quelque moyen fadice, on ne peindroit qu'un corps fans ame, & qui ne feroit aucune impreflion fur l'efprit du fpectateur pour échauffer fon imagination de ce qu'on auroit voulu lui repréfenter. Raphaël a donc employé une maniere füre & toute différente de celle des autres Peintres. Communément la première chofe fur laquelle les Peintres fixent leur attention , préférablement a toutes les autres, c'eft fagencement & la compofition de chaque figure , felon le contrafte & les regies de l'art. Mais Raphaël n'a pas fuivi cette méthode; il fe repréfentoit d'abord dans fon efprit toutes les parties comme il convenoit qu'elles fuffent pour concourir a 1'expreffion générale ; enfuite il penfoit a 1'objet principal de fon fujet, & enfin a chaque figure en particulier. Quand il avoit placé une figure il ne la dérangeoit plus fans favoir pourquoi; il changeoit feulement la pofition générale des parties qui devoient agir pour exprimer la paffion de 1'ame; & lailfoit plus ou moins oifives celles qui n'y étoient pas néceffaires. II obfervoit la convenance & le caraótere de chaque figure en particulier; il favoit qu'une perfonne vertueufe doit avoir le caradere de la modération; qu'un Philofophe, qu'un Apótre ne doit  Générales, Sec. 113 doit pas avoir 1'attitude d'un Soldat; en un mot il a fu par ce moyen exprimer la naiveté, Iefprit., le recueiliement & toutes les paffions tant inte'rieures qu'extérieures. J'appeJle paffions mténeures celles que le Peintre doit exprimer par les moindres parties & les membres les plus de'ücats; par exemple, le front, les yeux, le ne's, la bouche, les doigts, &c. Les paffions extérieures lont celles qui fe manifeftent par toutes les extrémités; comme, par exemple, le premier mouvement de toutes les paffions; car dans 1'excès de la paffion on ne refiecbit point; & c'eft une paffion exte'rieure quand elle fait agir le corps. Auffi Ra. phael fut-il bien me'nager ces exces; il obferva de ne jamais faire une aöion acheve'e, ou du moins très-rarement. J'appelie adion acheve'e, lorfque l'homme ne peut plus faire autre chofe; par exemple, une perfonne qui marche, quand elle a fait le pas ne peut pas faire autre chofe que de le recommencer. Ainfi dans un tableau cette adion ne fera pas un effet fi grand qu'une figure qu'on repréfenteroit aduellement en adion & qui n'a pas encore achevé le pas; vu que par ce moyen on laiffe travailier 1'imagination du fpedateur, qui s'appercevera facilement que la figure doit finir le mouvement aeluel; & il ne paroitra pas qu'elle puiffe refter immobile comme celle qui a fiai un mouvement, & qui peut demeurer tranquille fans en faire une autre. De H  ii^ Regi-es meme une figure qui femble vouloir jetter, prendre ou donner quelque chofe, produira un meilleur effet, que celle qui a déja rempli ces mouvemens ; car 1'acïion étant finie, la figure refte oifive & fans occupation. Raphaël a employé une finelfë de l'art peu connue des Artiftes vulgaires; favoir : cette négligence apparente qui eft fi difficile a acquérir fansun parfait jugement; c'eft-a-dire la méthode de cacher avec adreffe une partie du corps, telle qu'une main, un pied, &c. car on ne peut pas dire qu'il n'a pas montré ces parties paree qu'il n'a pas fu les faire ; puifque celui qui a exécuté tant de belles chofes auroit bien pu en produire d'autres; car rien n'eft plus facile que de multiplier les objets. II n'a donc ufé de cette fage économie que pour ne pas montrer des parties oifives, qui auroientóté aux parties principales quelque éclat de leur beauté. II a fouvent caché auffi certaines parties k caufe du mauvais effet qu'elles auroient produit avec une autre partie qu'il vouloit faire paroitre. Ce qui prouve cette idéé, c'eft qu'il n'a pas fait ufage de cette méthode dans fes figures principales, mais feulement dans celles qui pouvoient fouffrir quelque négligence apparente. Je fens qu'on fera furpris de ce que je préfere la compofition de Raphaël a celle de tous les autres Peintres; je vais en dire la raifon : tout homme de goüt pourra mettre mes idéés en paralelle  GÉNÉRALES, &C. nj avec Ia vérité & me juger. La compofition en géHéral eft de deux genres. Celui de Raphaël eft Ie genre exprellif; que 1'on pourroit dire avoir aufli été celui du Poullin & du Dominiquin. Le fecond genre eft le théatral ou le pittorefque, qui confifte en une difpofition agréable des figures du fujet qu'on traite. Lanfranc a été le premier inventeur de ce genre , & après lui Pierre de Cortone. Ces deux derniers Peintres ont laifle a la poftérité leur goüt qui eft trèsagréable pour les yeux, mais froid & peu eftimé des vrais connoiffeurs. Raphaël eft donc préférable a tous les autres Artiftes dans cette partie, paree que la raifon a préfidé a tous fes ouvrages , ou du moins a la plus grande partie. II ne s'eft pas laifle féduire par des idéés communes , ou meme par de belles idéés dans fes figures accefloires, qui auroient détourné 1'attention de 1'objet principal , & en auroit diminué la beauté. Le Pouffin, au contraire, eft fouvent tombé dans ce défaut. Son tableau de la Femme adultere, qui eft fi fameux, ne feroit guere eftimé fi 1'on en ötoit les acceffoires. Le Chrift en eft mauvais, au lieu d'avoir donné au grouppe des accufateurs fair de gens de crédit, & au Chrift celui d'un Juge divin ; il a mis la plus grande attention aux idéés des difcours bas que des gens du peuple paroiffent tenir. Dans fon Pirrhus le fond eft ce qu'il y a Hij  R E G L E S de plus beau ; les figures au-dela de la rivierè font des copies répétées du Gladiateur; les fe ruines font très-communes; en général il manquoit fes figures principales, & les accefloires font le plus grand mérite de fes tableaux. II n'avoit pas les idéés fi grandes ni fi élevées que Raphaël; & d'ailleurs affeétoit trop derudition. Je crois qu'il a quelquefois compofé exprès des tableaux pour y metre ce qu'il avoit vu ou lu de 1'antiquité. En peignant une Vicfoire a 1'antique, il y a joint un mauvais David. Cela ne peut que nous donner au moins une idéé peu avantageufe de fon jugement & de fon génie , qui certainement n'étoit pas comparable a celui de Raphaël. II n'avoit ni fa noblelfe ni fa grace; dans la nobleffe même il étoit froid, & roide & mefquin dans le gracieux. Son Afluérus eft une preuve de fon ftyle froid : 1'Efther en eft belle, mais elle reffemble a une ftatue; il n'y a pas ce demi-chemin d'action qu'on appercoit chez Raphaël. Le grouppe des femmes qui la foutiennent eft trop fymétrique , trop roide & aadion achevée ; 'celles des cótés femblent avoir pris leur fituation par convenance, pour fe trouver toutes deux a genoux dans une ailion aufli momentanée que doit le paroitre le fujet que repréfente ce tableau. Le Pouflin étoit néanmoins un excellent Peintre pour 1'exprefl.ion de la Nature commune & pour les caracleres bas & violens. Les fonds de fes ta-  GÉNÉRALES, &C. II7 bleaux ne font que trop beaux. La partie dans laquelle il excelloit étoit celle de 1'invention qu'on peut appelier 1'économie d'un tableau; c'efta-dire, 1'idée qu'on fe fait plutöt de 1'endroit oü une action fe paffe que de la compofition des perfonnages mêmes qu'on veut repréfenter. Le Dominiquin paroit avoir eu beaucoup d'expreflion & un bon deflin, paree qu'il ne poffédoit pas d'autres parties. Toutes fes têtes ont de 1'expreffion , mais on ne fait trop ce que cette expreflion doit fignifier , fi ce n'eft un certain air timide qu'il leur a donné bien ou mal-a-propos , & qui reffemble plutöt a une grimace qu'a 1'effet d'une paffion. Cet air paroït d'ailleurs plus propre aux enfans qu'aux perfonnes d'un age formé, car il n'eft pas néceifaire qu'ils ayent une phifionomie fpirituelle : iladonc bien réuffi dans les enfans; mais au refte il eft trop froid, trop découfu & d'un caractere trop égal. Sa Nature eft fouvent commune; & trop charmé d'une idéé qu'il avoit bien rendue, il 1'a trop multipliée. II a eu des fujets favoris , foit par un fimple effet du hafard ou par choix. Enfin, on peut dire pour la compofition en général, qu'il faudroit que Raphaël eut difpofé les grouppes , que le Pouffin eut fait les fonds & les accefloires , & que le Dominiquin fe fut chargé feulement des enfans. On devra convenir, je penfe, que h. partie de Raphaël fera toujours la principale & H iii  3l8 R e g l e s préférable aux autres. Si 1'on vouloit lui oppofer les inventeurs du iecond ordre, je dirois qu'ils ne peuvent lui être comparés. II leur manque la première & la principale partie de l'art, la vérité. Secondement leur ftyle & leur faire ne font pas propres pour attacher l'efprit du fpectateur. Quelque fujets qu'ils repréfentent leurs figures font toujours les mêmes , parconféquent leurs ouvrages ne peuvent pas fervir de lecon de vertu ou de morale; au lieu qu'un tableau plein d'expreflion peut produire eet effet, & faire fermenter la vertu en caufant une fenfation agréable. Mais je ne parle ici que de 1'invention & non de 1'effet qui appartient a la partie du clair-obfcur, dans laquelle je conviens que Raphaël n'a point poffédé 1'idéal néceffaire pour produire eet effet. Au refte, aucun Peintre n'a compofé des tableaux plus grands ni plus remplis de figures que Raphaël. II a bien grouppé fes figures, fes grouppes font bien agencés, & chaque figure eft d'un bon enfemble : que peut-on demander de plus? J'avertis d'ailleurs les critiques de ne point juger Raphaël fur les gravures qui ont été faites d'après fes deffins, mais feulement fur ce qu'il a bien exécuté ou fait exécuter par fes Difciples. Car il arrivé a tous les Peintres qu'après la première difpofition confufe, on s'attache feulement a une figure qu a un grouppe, & qu'on cherche la compofition entiere en différentes fois  générales, &c. ïiq & par différens deflins; ce qui n'eft pas un défaut de génie, mais prouve, au contraire, un efprit qui n'eft pas facile a contenter. Heureux 1'Artifte qui par chaque ouvrage devient plus favant, & dont l'efprit pofléde aflez de reffource pour porter fon art au plus haut degré de perfedion. De ITdéal de Raphaël. v J 'appelle Idéal, comme je 1'ai déja dit au premier chapitre, tout ce que nous ne voyons que par les yeux de 1'imagination & non par ceux du corps. Aufli y a-t-il de 1'idéal dans cette partie de la Peinture, qu'on appelle le choix, c'eft-adire , Pernploi des beautés quon trouve dans la Nature, en rejettant les imperfedions & les parties qui ne peuvent être d'accord. II y a donc de 1'idéal dans toutes les parties de la Peinture. Dans le deflin , c'eft la beauté des formes au-deffus de la Nature, & l'art d'unir des parties qui foient bien enfemble. Dans le clair-obfcur, ce font les maffes & les accidens fuppofés ou recherchés de lumiere, pour accroïtre la beauté d'un ouvrage. Dans le coloris, c'eft le choix du ton que nous donnons aux objets repréfentés, & des couleurs plus fieres ou plus tendres; c'eft la connoif- Hiv  120 R E G L E S fance de celles qui par leur nature font plus ott moins propres a recevoir les rayons de lumiere. L'idéal du coloris confifte donc a choifir & a employer avec art ces chofes & a donner, en général, a un tableau 1'harmonie des tons que nous fuppofons grisatre ou jaunatre. Dans la compofïtion, c'eft finvention générale des chofes qu'on ne peut avoir vues, les expreflions qu'on ne peut jamais rendre d'après Nature, les accidens ou tout ce qui tient au poctique. L'idéal s'étend même fur la couleur des perfonnages qu'on veut repréfenter, les airs de tête, les mains, les pieds, tout le corps même, felon le tempérament que nous imaginons néceifaire pour produire un bon effet & de la variété dans un tableau. On fera furpris que je comprenne les cara&eres des formes des figures dans l'idéal de la compofition; mais cette partie eft divifée en deux efpeces, dont 1'une, qui confifte a imaginer cas caraóteres & a connoitre leur vrai emplacement,appartient purement a la compofition ; & dont 1'autre, qui confifte dans 1'exécution , ou a donner a. chaque ligne le même caraciere, eft dureffortde l'idéal du delfin. L'idéal entre auffi dans la compofition des draperies; car on ne peut donner des draperies tranquilles a un homme qui court rapidement. Dans un Ange qui vole, il faut défigner par la draperie s'il monte ou s'il defcend ; de même que dans un feul membre, il faut indiquer par les plis fi ce membre eft dans l'aéiion ou au  GÉNÉRAL ES, &C. 121 retour de 1'adion; fi le mouvement a e'te' fait doucement ou avec violence; fi c'eft le premier ou le fecond mouvement. Enfin, on peut mettre de l'idéal jufque dans les cheveux. Je confeillerois aux jeunes Peintres de lire les Poëtes, pour apprendre & concevoir parfaitement l'idéal, & jufqu oü on peut le porter. En effet, ils n'ont rien écrit qu'ils ne fe foient imaginés de voir. L'idéal fe trouve par-tout; car il n'y aucun art ni aucune fcience qui n'ait point fa partie idéale. Dans la Mufique c'eft 1'harmonie • dans la Peinture c'eft 1'invention; & ainfi de même dans tous les arts connus. Mais il n'y en aucun oü l'idéal faffe un plus grand effet que dans Ia Poëfie & dans la Peinture , quand il y eft traité favamment. Les Anciens difbient que la Peinture etoit une Poëfie muette , & fa Poëfie une Peinture pariante ; (i)mais revenons a Raphaël. Il n'a pas porté l'idéal au-dela de la Nature dans le deffin; cependant il en a eu beaucoup dans la partie qui regarde 1'exé- (i) C eft dans ce fens que le Titien, en parlant d'une de fes compofinons , dit : Mando óra la poefia di Vcnere ed Adone. « Je vous envoie la poëfie de Vénus & d'Adonis » Le pocrae don: il veut parler, étoit un tableau qu'il avoit % pour Phihppe II lotfqu'il n'étoit encore que Prince d'Efpagne , & qu'il adrefloit i Benavidès pour lui être préfente. II y en a une copie a Rome dans Ie palais Colone, & ü a eté gravé plufieurs fois. Voyez RacoUa di Lettert Julia l-huura, torn. II, p. 242.  122 R E G L E S cution des' carafteres qu'il a voulu repréfenter. On me répondra que les têtes des Vierges qu'il a faites font fi belles, qu'on auroit de la peine a s'imaginer rien de plus beau. Nous ne parions pas de la beauté du deffin, mais de la belle expreflion. II a peint favamment la modeftie, la nobleffe, la pudeur , 1'amour de la Vierge pour fon fils, & c'eft par-la qu'il nous enchante. Mais tout homme inftruit avouera que fi la fille de Niobé de 1'antique étoit dans une femblable fituation, elle furpafferoit de beaucoup les Madonnes de Raphaël. Celui-ci paroïtroit avoir peint une reine noble Sc gracieufe, & 1'antique relfembleroit véritablement a la mere de Dieu, ou a une perfonne divine. Raphaël a changé & furpaflé la Nature dans les caraóteres Sc dans leur expreflion ; mais non dans la beauté qui pourroit fe trouver a un plus haut degré dans la Nature même. En général, il, a donné un air affez agréable a fes figures; elles paroiffent prefque toutes d'un caraótere vertueux, mais ce ne font toujours que des hommes. La figure du Chrift ne paroit chez lui qu'un mortel ordinaire, quand on Ie compare au Jupiter ou a 1'Apollon. Ses Peres éternels font des figures qu'on peut trouver auffi dans la Nature, qui nous en offre même de plus beaux. Pour faire un être divin il auroit fallu que fes airs de tête euffent plus de majefté; qu'il eut moins fait fentir les parties qui indiquent Ia Nature mortelle. La peau ridée, les yeux ternes  GÉNERALES, &C. I2j & troubles indiquent la foiblefle de 1'humanité. Quèlle impropriété! le Créateur de tout ce qui exifte pourroit-il être foible? Si 1'on doit le repréfenter agé, il faut feulement que ce foit avec un caraclere qui puilfe nous donner 1'idée d'une perfonne plus vénérable que le commun des hommes. Ce n'eft pas qu'il faille rendre pour cela la vérité, comme 1'a fait Raphaël; mais feulement un objet qui puiffe frapper 1'imagination de la haute idéé que nous devons avoir du Maïtre du monde. Les Grecs ont excellé dans cette partie. Ils ont repréfenté des êtres véritablement immortels. Ils ont évité de marquer les mufcles & n'ont même pas exprimé li fortement les tendons fur les figures des Dieux que fur celles des hommes. Si 1'on prétend que 1'Hercule en a; je répondrai qu'il eft repréfenté comme fe repofant après fes travaux, & que s'il eut déja été alors au rang des Dieux, 1'Artifte ne lui auroit pas donné cette attitude. II 1'a donc repréfenté comme un homme divin, mais qui n'étoit pas encore admis au rang des immortels. L'Apollon & le Jupiter peuvent fournir des preuves de ce que j'avance. Les Anciens furent de même bien fupérieurs a Raphaël dans la partie de 1'harmonie, & dans 1'accord des formes & de leurs contours. Raphaël a mis beaucoup de foin au front de fes figures, & leur a donné par ce moyen un air ferein ou fombre, un air penfif ou gai, &c.; mais il n'a pas  — 124 R E G L E S obfervé quel nez ou quelles joues convenoient le mieux a ce front. Les Anciens en faifant le front plat & ferein, faifoient aufli le nez plat & quarré, avec les joues de la même forme & du même caractere. Enfin, les beaux ouvrages antiques ont eet avantage, que par une partie du vifage on pourroit reconnoïtre comment a été fait le refte ; ce qui ne fe trouve pas chez Raphaël : car on ne pourroit mettre a une de fes têtes un autre nez qui y conviendroit aufli bien que celui qu'on en auroit óté. Dans fes têtes de Vierges on voit le front toujours ferein , paree qu'il a voulu leur donner de la noblefle & de la pudeur. La même chofe fe trouve dans les Elles de Niobé. Raphaël a eu en cela pour objet 1'expreflion & non la beauté; fans quoi il leur auroit fait le nez d'un contours plus modéré & moins chargé. Mais ne 1'ayant pas jugé néceifaire pour 1'expreflion , il 1'a pour ainfi dire négligé. II leur a fait des joues rondelettes, pour leur donner un air de vierge & de jeünefle; ce qui n'eft pas conforme a la vérité; car une perfonne qui a les joues charnues, a prefque toujours le front partagé en plufieurs parties par la grofleur des mufcles. II y a infiniment plus d'accord & de beauté dans 1'antique. Les bouches des Madonnes de Raphaël font prefque toutes une petite grimace riante, pour marquer 1'amour & 1'innocence enfantine; a quoi il a joint un petit menton pincé qui ne convient  G K N È K A I E S , &C 12 ƒ pas a Ia beauté. II a taché de donner un air de m^ofl.- „ T _ i t *"uu"ut yeux. je concius ae tout ce que je viens de dire, que Raphaël n'étoit pas idéal dans la beauté, mais feulement dans la partie de 1'expreffion. Si fon prétend que je me trompe, quon me dife- pourquoi il n'a pas auffi bien fait les Anges qui doivent être ce que nous connoiffons de plus beau & de plus idéal ? Que n'a-t-il peint les Graces ou Vénus dans le goüt des antiques, ou du moins quelque chofe d'approchant? Maisn'ayant pu trouver une expreflion puiiTante dans les formes de celles-ci, il n'a été que fimple imitateur de la Nature, & n'a fu employer aucune beauté idéale. Je crois donc pouvoir conclure que Raphaël n'a ■pas eu beaucoup d'idéal dans le deffin, quoiqu'il ait eu un bon goüt. II en a eu auffi fort peu dans Ie coloris. Dans le clair-obfcur il n'en a pas eu du tout; mais il en a mis beaucoup dans la compofition en général; & il a été parfaitement idéal Sc d'une grande beauté dans la partie de 1'expreffion. On doit donc eftimer principalement Raphaël pour la compofition, 1'expreffion, Ia fymetrie ou la proportion de certains genres de figures, & pour le bon goüt de fon deflin. II a donné 1'exemple des belles draperies, fi ce n'eft qu'il y a mis trop pei, de variété.  326" R Ê G L E S »■ il ■■ H*$S&i*i j -=8=:^ Réflexions générales fur le Corrége d> y]/r /o/z GWr. f • e jL*E Corrége a commence , ainu que tous les autres Peintres de fon temps, par un goüt fee & une fervile imitation de la Nature, mais il s'en efl affranchi plutót qu'eux. On prétend qu'il n'a pas connu 1'antique, ce qui paroit faux; car il a donné a fes femmes des coeffüres femblables a celle. de la Vénus de Médicis. On fait qu'André Montaigne étoit grand partifan de 1'antique , au point que fes adverfaires difoient qu'il feroit mieux de peindre fes tableaux en grifaille qu'en couleurs , paree qu'alors ils imiteroient mieux les bas reliëfs antiques ; ce qui n'eft cependant pas vrai, car il n'avoit ni la grace ni la beauté, ni même le ftyle des Anciens, quoiqu'il cherchat a les imiter. Enfin , plufieurs Ecrivains prétendent que le Corrége a été le Difciple d'André Montaigne, ce qui paroit affez probable , puifque fes ouvrages tiennent de fon goüt, fi ce n'eft qu'ils font un peu plus moëlleux. Si cela eft, il ne paroit pas vraifemblable que le Difciple d'un partifan de 1'antique n'ait pas connu 1'antique. On dit auffi- qu'il n'a jamais été a Rome, ce qui eft encore incertain; car on alfure qu'il prit 1'idée principale de fa cou-  GÉNÉRALE S , &C. 127 pole, de celle qui étoit de la main d'un ancien Peintre dans 1'Eglife des Apötres a Rome. La vérité eft qu'on ne fait rien de pofitif a eet égard. On raconte de lui beaucoup de faits; mais comme ils font tous contradiétoires les urj aux autres, je me difpenferai de les rapporter ici. Je remarquerai feulement que fon premier ftyle fut fee & mefquin, quoiqu'il peignit alors fes figures d'après Nature. Il ouvrit enfin les yeux , & fentit qu'il ne fuffit pas de copier indiftinctement la Nature, mais qu'il faut y choifir le bon du mauvais pour la rendre plus agréable. II connut alors que l'art ne peut parvenir a imiter parfaitement la Nature dans toute fon étendue; qu'il faut par conféquent fe borner a imiter 1'effet de la Nature, & non la Nature même. Cette connoiffance le porta a changer fon premier ftyle; il devint plus moëlleux & adoucit davantage fes ouvrages qu'il ne 1'avoit fait jufqu'a' lors. II trouva que ce n'eft pas par la rondeur feule qu'on parvient a bien imiter la Nature, mais qu'il faut interrompre cette même rondeur & en varier les formes. II acquit par-la une maniere de deffiner qu'on avoit ignoré avant lui. II commenca a fe fervir des contours ondoyans qui donnent une fi grande élégance au deffin. II fe fervit beaucoup de la Nature de fon pays, dont les habitans reffèmblent aux figures qu'il a peintes. II commenca auffi è faire ufage des couleurs moëlleufes & a donner le dernier degré de force a fes  128 R e g l e s tableaux. Enfin, on peut dire que le Corrége a été original dans fa maniere , & qu'il n'a méme encore été imité par perfonne, quoique les Caraches 1'aient effayé; mais fans y réuffir. Louis Carache étoit trop dur & pas affez interrompu. Annibal n'a pas donné affez de variété a fes formes. Le Corrége faifoit des contours ondoyans , tandis qu'Annibal Carache fe fervoit de contours ronds , & ne faifoit prefque jamais des formes convexes. Je ne parlerai pas du coloris dans lequel les Caraches n'ont jamais excellé, car leurs couleurs font toutes mattes. Enfin le Corrége a été aulfi peu imité que Raphaël, paree qu'il a pofïédé comme lui une partie infinie. La partie principale de Raphaël étoit l'idéal de la compofition, & celle du Corrége l'idéal du clair-obfcur & d'une partie du coloris. Examinons donc le Corrége dans les parties les plus importantes de l'art, en commencant par le Deffin. Du Dejfin du Corrége. ]Le Deffin du Corrége a d'abord été fee & fervile. Je crois voir en lui une efpece d'imitateur de l'art. Il a puifé fon plus grand talent dans la Nature, & peu-a-peu il a découvert la vérité de fes contours.  GÉNÉRALE s, Sec. 129 tours. S'il m'eft permis de dire mon fentiment, qui n'eft fondé que fur ce que j'ai cru appercevoir dans fes ouvrages, & non fur des preuves démonftratives, je croispouvoir avancer qu'il a connu 1'antique & qu'il a taché de 1'imiter. Peut-être bien ne la-t-il pas vu comme on le voit a Rome , mais comme on pouvoit le voir par-tout ailleurs; c'eft-a-dire, en platre & par fragmens. Je fonde ma conjedure fur ce qu'on n'a pas d'ouvrages du Corrége qui tiennent de fa maniere feche & de fon grand ftyle a la fois, une efpece de talent mitoyen. II faut peu de chofe a un grand génie pour développer le germe du talent qu'il poflede, & que fouvent il ignore lui-même jufqu'au moment oü quelque objet vient a 1'échauffer. Je m'imagine que quelque ouvrage de 1'antiquité aura produit fur le Corrége le même effet que les ouvrages de Michel-Ange ont fait fur l'efprit de .Raphaël : ce qui n'auroit pu avoir lieu, fi ce même génie n'avoit pas déja repofé en eux. Car les objets extérieurs ne fervent au génie que d'une efpece de ferment, qui ne fait pas entrer une autre matiere dans celle qu'il fait fermenter, mais attire feulement a lui les parties de cette matiere propres a être mife en fermentation, & les change de forme par cette puiffance agiifante. II ne faut pas s'étonner de ce qu'on n'a aucunes particularités touchant le Corrége, puifque les Ecrivains s'accordent a lui donner un naturel timide. Peut-être a.t-il été I  irjO R E G L E S a Rome fans avoir été connu de perfonne, comme cela arrivé fouvent aux jeunes Artiftes. Je crois d'ailleurs que le Corrége n'a ouvert les yeux que lorfqu'il a vu quelques morceaux de 1'antiquité. Si cela n'eft point, il faut qu'il ait trouvé ce beau ffyle de deffin & cette grande maniere a force de chercher la variété dans les formes & dans le clair-obfcur. II fe pourroit qu'ayant toujours voulu interrompre fes contours par les clair-obfcurs , pour avoir une continuelle variété de teintes , comme je le ferai voir dans le chapitre fuivant, il ait découvert qu'il ne pouvoit varier fes clairobfcurs par des contours droits & fimples; car fi la forme extérieure eft limple & droite, les formes intérieures ne peuvent- pas être ondoyantes. En effet, on voit dans les ouvrages du premier temps du Corrége, oü il a employé la ligne droite, qu'il n'y relfemble pas a lui-même; paree que ce qui caractérife fon deffin, c'eft un contour ondoyant , c'eft-a-dire , un contour toujours compofé de lignes courbes , concaves ou convexes, & dans lequel les lignes droites font ménagées ou fupprimées. La grandiofüé & la grace font encore des parties que le Corrége a poffédées ; car la ligne convexe aggrandit le goüt, & la ligne concave donne de Ia légereté. Les Anciens ont plus mélé les contours droits & angulaires que n'a fait le Corrége. Ils ont compofé leurs contours de lignes ^onvexes, droites,  G é n e e a t e S, èVc. IU eoncaves & angulaires, au lieu que le Corré'e ne s'eft förvi que des deux lignes oppoféel V ce ^m le rend maniere & quelquefois maffif • sétant fervi fouvent de la ligne convexe au lieu' de la droite , & par fois de la ligne concave au lieu de 1 angulaire. Voila auffi pourquoi il n'a pas été ii vigoureux que Raphaël, ni fi noble, ni fi Caracrenfé que 1'antique. Cependant il n'eft pas a mepnfer pour la partie du deffin, comme beaucoup de monde 1'a penfé; car on ne peut lui difputer une partie de 1'art, & même la plus ideale , c eft-a-dire , la grace. Du Clair-obfcur du Corrége. V ^e Corrége a porté au plus haut degré la partie du Clair-obfcur, & je m'étonne de ce qu'on ne loue jamais que fon coloris, qui n'eft pas exactement la partie dans laquelle il excelloit. Si les Pefotres avpierit une parfaite connoiffiance de leur art, il s'apperceveroient facilement que fon pjus grand mérite confifte dans la rondeur & dans la venté de fon clair-obfcur; & que fi on lui ötoit cette partie il feroit fort inférieur au Giorgione ou au Titien & a Van Dyk. Mais cette grace qui eft 1 effet de la rondeur & de 1'élégance de fon fiyle toujours remuant, varié & incerrompu , eft h I ij  jj2 R E G E E S partie qui nous enchante & fafcine, & qui nous. oblige en quelque facon d'avouer que li le Corrége n'a pas peint des hommes parfaits , il en a fait du moins des étres plus gracieux qu'ils ne le font, pour ainfi dire, dans la Nature. Je conclus donc que le Corrége a furpaffé tous les Peintres dans la partie du clair-obfcur. Raphaël 1'a bien connu, comme je 1'ai remarqué a fon article, mais il n'a cependant pas pu parvenir a rendre 1'effet de la Nature; paree que la vérité eft la perfècrion de la Peinture comme de tout autre chofe. La vérité eft ce qui exifte réellement, qui n'eft fujet a aucune contradi&ion, ni compofé de plufieurs chofes différentes, mais d'une feule. C'eft la ce qu'on peut appelier la vérité, que le Corrége a pofïédée a un dégré fupérieur. La Nature ne nous préfente jamais plufieurs objets dans un méme dégré de force; c eft auffi ce que le Corrége a parfaitement bien obfervé. II eft certain que la forme d'un corps expofé en face de la lumiere paroit différente de celle d'un autre corps; & que la forme méme caufe différentes lumieres : un corps rond, par exemple, produit un point de lumiere, & une forme plate occafionne un trait de lumiere. C'eft ce qui fit concevoir au Corrége qu'il n'y a point d'égalité de forces ou de formes de lumiere. II a confidéré auffi que le fond d'un tableau doit différer du premier plan, a caufe de la qualité de 1'air interpofe  GÉNÉRALES, SCC, Ifl entre 1'ceil & ce fond; car ce qui eft fur le devant du tableau, eft fuppofé ne pas étre terni par les atómes éclairés qui circulent dans fair; au lieu que le fond qui eft reculé, doit étre regardé comme couvert de plufieurs couches de ces atömes, & par conféquent comme moins clair & plus gris; vu que les ténébres & les lumieres mélées enfemble forment des teintes grifatres. Enfin, il a connu qu'il falloit leur donner une variété continuelle & parfaite, de maniere qu'il n'a prefque jamais répété la même force ni de clair ni d'obfcur. Une autre partie qui augmente beaucoup Ia beauté de fes ouvrages ; c'eft qu'il a donné a chaque ton de couleur qu'H a fuppofé, ie même degré de ton dans les ombres que dans les clairs. Par exemple, dans un tableau du Corrége il eft facile de diftinguer 1'ombre d'une draperie couleur de rofe d'avec eelle d une draperie rouge, & celle d'une chair blanche d'avec celle d'une' chair brune. Pour donner de la force k une chair blanche , il ne 1'a pas lailfé fans ombres, mais il en a fait les ombres toutes reflettées; & lorfquil a étéobligédeles pouffer jufqu'a la derniere force, "il a fu oppofer une couleur plus fombre , pour diftinguer que 1'autre eft une fubftance naturelleinent plus claire. Aulfi ne s'eft-il jamais fervi d'oppofitions affeétées; car il n'a point rendu elaire une matiere obfcure pour la faire fervir de fond clair k fombre d'une matiere claire; en Iiij  15^, Regi.es un mot il a laiflé k chaque couleur fon dégré de dignité. Du Coloris du Corrége. § Coloris du Corrége efc fort beau quoiqu'un peu trop épais. II n'a pas eu dans cette partie affez de délicatefle; le ton en eft généralement un peu enfumé, comme le font les gens de fon pays. II a un peu trop ménagé le ton violatre. Ses chairs paroiiTent trop fermes; ce qui provient d'une couleur trop jaune & trop rougeatre , Sc des demi-teintes trop verdatres; car dans la Nature la graiffe produit la couleur jaunatre, Sc la chair une teinterougeatre, tandis que 1'humide donne un ceil bleuatre : & c'eft la ce que le Corrége n'a pas affez obfervé. Voila pourquoi fes figures paroiffent d'une carnation trop égale & un peu enfumée. D'ailleurs les tons de fes draperies font bien imaginés , & il a admirablement bien confervé le degré Sc la dégradation de fes chairs. S'il n'eft pas parvenu k avoir la touche vive du Titien, ni le pinceau gras du Giorgione, ni la délicateife de Van D) k; on peut dire que fon pinceau étoit divin pour peindre les enfans & les femmes; il étoit trop leché pour les hommes. II avoit en général une belle harmonie.  GÉNÉRALES, &C. 13 ƒ De la Compofition du Corrége. . Tl jlJans la Compofition le Corrége n'a eu que des modeles très-foibles, auffi n'a-t-il jamais excellé dans cette partie. II a commencé par des inventions plutöt théatrales ou pittorefques qu'expreffives. Cependant on trouve un peu plus d'expreffion dans fes fujets gracieux que clansfes fujets graves. II entroit affez dans les paffions érotiques , mais ne donnoit pas de caraclteres affez variés a. fes figures. On remarque chez lui. une grande reffemblance entre une téte de Vierge & celle d'une Venus ou d'une Nymphe. II grouppoit affez bien fes figures, mais tous fes tableaux paroiffent plutót compofés pour trouver de belles maffes de clair-obfcur que pour rendre 1'expreilion propre au fujet. II a mis beaucoup de génie dans fes raccourcis. Je m'imagine qu'il modeloit avec des manequins de cire tout le fujet qu'il vouloit compofer, & que par ce moyen il a trouvé fes différens raccourcis. Au refte il ignoroit les véritables regies de la compofition, & s'il en a poffédé une partie, elle reffemble plutöt a une produ&ion de 1'imagination ou a un rêve , qu'au beau idéal. II aimoit fi peu la ligne droite qu'on ne voit jamais fes têtes qu en deffous oa cn deffus. I iv  ï3o" R e g r e s jtr^wgas ■»- X>£ ITdéal du Corrége. ILe Corrége a mis de l'idéal dans la partie du . deflin qui tient k 1'élégance des contours. Comme dans le coloris il n'a fait que fuivre exactement les regies de la Nature, on ne peut pas dire qu'il ait poffédé l'idéal de cette partie. Mais j'ofe foutenir que c'eft dans le clair-obfcur qu'il 1'a été véritablement; car il faut une grande imagination pour fe faire une maniere süre dans cette partie; & pour la bien exécuter il faut pofféder parfaitement l'idéal; c'eft ce que Raphaël donne a entendre quand au fujet de fa Galathée, il dit : que pour faire une belle chofe il faut avoir un modele encore plus beau. II eft donc néceffaire que 1'imagination de 1'Artifte concoiveles chofes plus belles qu'elles ne le font dans la Nature, pour pouvoir les rendre aufli bien qu'elles le font dans la Nature. Le talent de produire, dans un art fi difficile, des objets plus agréables qu'ils ne le font dans la Nature même , eft donc vraiment idéal; car par la quantité infinie de degrés que la Nature met, tant dans le clairobfcur que dans les couleurs, elle; nous offre tous les objets d'inftincts & décidés; ce qui ne feroit pas le même effet dans la Peinture, ü  générales, &c. Ï37 1'on vouloit fe contenter d'imiter fimplement la Nature. En effet , fi elle nous fait voir clairement une petite tache ou un pli , &c. qui fe trouve dans fombre, elle nous le fera appercevoir bien plus diftinctement dans la lumiere; car ce qui y eft ombre eft une ombre réelle , au lieu que dans la Peinture ce n'eft qu'une couleur obfcure; puifque pour diftinguer les objets d'un tableau il doit être éclairé; & la lumiere naturelle n'eft dans la Peinture qu'une couleur claire, de forte que le tableau, pour pouvoir étre vu, doit être placé de facon qu'il ne reluife pas ; car fans cela on n'y pourroit rien difcerner. II faut donc fe fervir de certaines regies idéales, même dans 1'exécution; car, comme je 1'ai déja dit, la chofe éclairée eft plus vifible que celle qui eft dans l'ombre. Nous ne devons par conféquent pas rendre la chofe qui eft dans l'ombre auffi diftinóte que 1'autre, mais aulfi foible & auffi peu fenfible qu'elle Ie paroit en comparaifon des objets éclairés. L'art ne doit donc pas imiter ce qui eft vrai; (cela eft impoffible) mais ce qui paroit 1'être. Car comme nous n'avons pas autant de tons ou de degrés différens dans la Peinture qu'il y en a dans la Nature, nous ne devons opérer que par comparaifon; c'eft-a-dire, que de quelque cöté que tombe notre lumiere, nous devons rendre la feconde teinte de quelques degrés plus obfcure qu'elle ne 1'eft dans la Nature, Alors le  *3S R E G L E S tableau paroitra vrai; mais fi on vouloit mettre la demi-teinte telle qu'elle eft, nous n'aurions jamais affez de clair pour lui donner la lumiere néceifaire. Je crois avoir démontré que le Corrége a obfervé toutes ces parties en perfection. II peut donc être regardé comme idéal & même comme fublime dans la partie du clair-obfcur. Pour le coloris il n'a fait qu'imiter la Nature; excepté dans la partie qui regarde la draperie, qu'il a fu choifir felon les malles qui lui étoient néceffaires. II a auffi connu parfaitement la force & le degré des couleurs locales pour faire avancer ou fuir les parties qu'il vouloit dans fa compofition. II a mis de l'idéal dans une certaine efpéce de mouvement de fes figures, mais qui n'eft que théatral ou pittorefque, fans être expreffif ni d'un grand effet. Enfin, le Corrége a foumis toutes les autres parties de la Peinture au beau choix de 1'effet du clair-obfcur, & tout ce qu'it a fait de beau dérive de la. Réflexions fur le Titien & fur fon Goüt. V^'est fous Jean & Gentil Bellino que Ie Titien commenca a peindre ; mais on ne connoit, pour ainfi dire, aucun de fes ouvrages qui foit  GÉNÉRALES, &C 139 dans Ia maniere de ces maitres. Je m'imagine qu'il ne s'occupa qua copier fous eux, & qu'il fit enfuite d'autres études. Le Giorgione étudia fous les mêmes maitres que le Titien, dont il eft k croire que la tournure d'efprit étoit a-peu-près analogue a celle du Corrége. Le Titien quitta alors fes maitres & fe mit a étudier fous le Giorgione, dont il pritla force , la' douceur & la rondeur; mais le pinceau du Giorgione étoit plus large. On voit dans la Sacriftie della Salute un très-beau tableau dans ce goüt du Titien, qui efl: même d'un coloris plus brillant que fes autres ouvrages. II aggrandit enfuite fa maniere, & fe fit un trés- beau ftyle , tant pour les formes que pour ie coloris. II a cependant été, en général , fort inégal. On a de lui des ouvrages admirables & d'autres qui paroiffent faits k la hate. C'étoit le défaut ou , pour ainfi dire, le mérite des Peintres de f école Vénitienne, qui fe font fait un honneur de travailler avec facilité; & 1'on a plus eftimé le Tintoret pour fon habileté que pour 1'excellence de fes ouvrages. II ne faut donc pas être furpris que leur deflin foit peu correct; car cette partie demande une grande patience & beaucoup de réflexion , pour mettre bien enfemble les différentes parties & le tout. Voila la raifon pourquoi le Titien, quoique d'ailleurs bon Deflinateur, a négligé cette partie, pour aller plus  140 Regies rapidement. II eft néanmoins préférable a tous les autres Peintres Vénitiens; car il a eu le jugement jufte & la patience de peindre prefque toujours cfaprès Nature, fans cependant fe donner beaucoup de peine pour connoitre les caufes de la Nature, en.fe contentant d'imiter fes effets ; ce qui lui a donné un coloris admirable. C'eft dans cette partie qu'il a excellé le plus dans fon temps. Dans la fuite il a changé de maniere, ce qu'on attribue a fa vieilleife. II eft tombé dans un goüt mefquin , quoiqu'il ait toujours. confervé un ton général. II a quelquefois été dur, & a force d'aller vite, il a donné des coups de pinceau fort rudes. Ses meilleurs ouvrages font a Vénife, oü 1'on voit entr'autres dans la maifon Graiïi une Venus qui eft d'un bon deflin & de fon meilleur temps. Un autre chef-d'ceuvre du Titien, c'eft le tableau de Saint Pierre martyr, dans lequel il s'eft furpaflé, & qui doit le faire regarder comme grand Peintre & bon Deflinateur. II en a étudié toutes les parties d'après Nature , & 1'a néanmoins exécuté d'un pinceau aufli hardi que s'il 1'eüt fait d'imagination. Ce tableau n'eft pas d'un grand fini, mais on y voit des touches fieres & vigoureufes, qui avec peu de chofe expriment ce que le Corrége n'a rendu qu'avec un grand travail. Je crois pourtant qu'il n'a pas été dirigé par la même caufe que le Corrége , mais qu'il y eft parvenu par une excellente imitation de la Nature. Ses draperies font brillantes  GÉNÉRALES, cx'C. 1-J.r Sc ont de l'idéal , mais elles font trop écrafées. Son payfage eft de la plus belle maniere que je connoifle, & 1'on peut dire qu'en général , il a excellé dans ce genre; mais la partie dans laquelle il a le mieux réufli, c'eft le coloris & une certaine touche hardie, dont le Corrége auroit même eu befoin pour augmenter la beauté de fes ouvrages. Perfonne n'a traité aufli bien que lui les demiteintes fanguines, qui produifent le bon effet de la Nature. Du Dejfin du Titien, I JLe Titien dans fon premier temps fut fee dans fes contours & parut imiter le ftyle de fes Maitres. Enfuite il aggrandit fon goüt en tachant de fuivre la Nature. A la fin donnant plus de liberté a fon pinceau, il négligea la partie du deflin, & devint lourd & maflif; cependant il a mieux fait les enfans que tous les autres Peintres. Le Pouflin 1'a beaucoup étudié dans cette partie; & Frangois Flamand ou Fiamingo, le premier Sculpteur qui fait poffédé a un haut point, 1'a puifé dans les ©uvrages du Titien. En un mot, le Titien étoit né avec tout le génie néceffaire pour être un grand Deffinateur; car il poffédoit toute la jufteffe requife pour bien imiter la Nature & même les ouvrages  Ïf2 R E G I, E s antiques , s'il les eut étudiés ; mais la grande ardeur qu'il eut pour le travail, ne lui permit pas d'en faire une étude folide : on ne peut donc pas dire qu'il fut bon Deflinateur. Du Clair-obfcur du Titien. jl eusieurs Ecrivains prétendent que le Titien efl: 1'inventeur d'un certain clair-obfcur particulier qui donne un effet fi admirable a fes ouvrages. Mais j'ofe aflurer qu'ils fe font trompés, ainfi que ceux qui font paffer le Corrége pour le plus grand Colorifte. Pour louer ce dernier, on dit communément que fes figures font des morceaux de chair; ce qui eft une chofe différente du coloris. On dit aufli du Corrége qu'on voit jufque dans fes ombres, & qu'il femble qu'on puiflë paffer la main entre un objet & un autre. Cette louange n'a rien de commun avec le coloris ; puifque cela peut fe faire par le deflin feul. Si le Titien a quelque chofe de particulier dans fon clair-obfcur, on peut dire que cela provient de fon coloris ; car ayant remarqué que les ombres dégradent la qualitédes couleurs & les rendent plus fombres, il vit qu'il falloit les faire plus obfcures. Et comme il s'appercut que la grande lumiere ne peut pas étre imitée par la couleur, paree qu'elle reluit, il  GÉNÉRALES, &C. J^j chercha a la rendre auffi claire qu'il étoitpoffible, C'eft donc par 1'effet des connoiffances du coloris qu'il a bien opéré dans le clair-obfcur; d'ailleurs il a taché d'imiter la Nature dont il s'eft toujours fervi. II a cherché la variété que lui préfentoit la Nature, mais il n'y a pas mis l'idéal du Corrége , en tachant feulement de 1'imiter exaétement. II ne faut cependant pas prendre a la lettre ce que je dis ; car lorfque j'avance qu'un tel Maïtre a poffédé ou n'a pas poffédé telle ou telle partie, je ne parle qu'avec reftriction, en les comparant 1'un a 1'autre en particulier, & tous a la perfedion. On ne peut donc les confidérer que comme des grands Artiftes ; car pour pofféder parfaitement la moindre partie d'un art fi difficile, il faut avoir un efprit penetrant & élevé. II n'eft d'ailleurs pas vraifemblable que ces grands Maitres ignoraffent tout-a-fait une partie néceffaire a leur art; mais 1'imperfedion attachée a fhumanité, ne leur a pas permis d'exceller dans toutes les parties. Cependant on auroit peut-être donné la palme du deffin a Raphaël, fi nous n'avions pas connu les antiques qui lui font fupérieurs. Ds même ceux qui n'ont pas une connoiffance aiTez approfondie de la Peinture , pour apprécier h beauté du clair-obfcur du Corrége, pourroient croire qu'on ne peut furpaffier le Titien dans cette partie. Pour moi, qui en connois tout le prix , j'ofe le mettre en parallele avec lui.  R I g r. e s Du Coloris du Titien. IMous poffédons malheureufement fi peu d'ouvrages du Giorgione, qu'a peine peut-on favoir ce qu'il a fu & ce qu'il a ignoré; cependant le Titien nous en a laifle quelques-uns dans le goüt de ce Maitre qui fuffifent pour nous faire douter auquel de ces deux Peintres on doit attribuer le mérite d'avoir montré le premier la maniere dont il faut employer les draperies de différentes couleurs, & a quoi ces couleurs font propres. Mais pour m'expliquer mieux, j'attribuerai ce mérite au Titien ;ce que je puis faire d'autant plus hardiment qu'on peut fe convaincre par fes ouvrages , que s'il n'a pas été le plus grand dans cette partie, il a du moins le mérite de 1'invention. Je dirai donc que Ie Titien a été le premier entre les Peintres qui , depuis le renouvellement de l'art , ait fu employer l'idéal dans les différentes couleurs des draperies, fuivant leur dignité ou force. Avant lui on fe fervoit aflez arbitrairement des couleurs & 1'on peignoit prefque toutes les draperies d'un même degré de clair & d'obfcur. Mais le Titien & le Giorgione connurent que la couleur rouge fait avancer les objets; que le jaune attire & retient les rayons de lumiere; que le bleu eft fombre &  GÉNÉRALES, &C. & propre a faire de grandes malles d'ombre. Ils joignirent a cela Ia connoiffance des effets des couleurs moëlleufes, & la maniere de s'en fervir avantageufement. Par ce moyen Ie Titien acquit une véritable idéé du beau coloris, & fentit la maniere dont il faut donner la même grace & clarté de ton, & la même dignité de couleur a l'ombre & aux demi-teintes qu'aux clairs. Aufli fut-il admirablement bien diftinguer Ia tranfparence d'une peau fine & diaphane par une quantité de demi-teintes, & fon humidité fanguine par un cril bleuatre'. Enfin, il quitta le goüt des frefques, & connut qu'il y a des variétés de ton ; que ce qui eft diaphane ou tranfparent, eft d'une couleur plus indécife que ce qui eft opaque , & que la lumiere sarrête & réfléchit fur ce qui n'eft pas tranfparent. Par ces réflexions & par ces raifonnemens il acquit une fi grande beauté de coloris, que perfonne ne 1'a^encore furpaffé dans cette partie. Les progrès qu'il y fit, doivent étre principalement regardés comme le réfultat de la coütume des Peintres de fon pays. L'Ecole Romaine n'a jamais eu de bon Colorifte; les Lombards ont un peu mieux poffédé cette partie; les Vénitiens font portée au plus haut degré de perfeétion. La raifon en eft que ces derniers fe font toujours appliqués a peindre le portrait, de forte qu'en travaillant d'après la Nature , ils acquirent une plus grande idéé de la variété; car il eft affez ordinaire que les perfonnes K  14(5 R E G L E S qui font faire leur portrait, veulent être peintes avec les habits qu'elles portent. Le Peintre eft donc obligé de repréfenter une plus grande variété d'objets, tels que des pierredes, du velour, du fatin, du drap, du linge, &c.; variété qui fert beaucoup a ouvrir l'efprit de 1'Artifte, en cherchant les moyens de bien imiter ces différens objets; ce qui lui eft très-néceffaire, paree que les Amateurs, accoütumés a trouver ce luxe dans tous les tableaux, exigent du Peintre un certain goüt pittorefque & brillant. Cependant a Rome, oü 1'on a confervé davantage le goüt de 1'antique , on méprife cette variété d'objets, & 1'on cherche au contraire a rendre les tableaux aulfi fimples qu'il eft polfible. Les connoiffeurs n'y veulent que des fujets héroïques oü cette oftentatien feroit nuifible. Dès 1'enfance ils prennent ces maximes & s'accoütument a un goüt qui tient plus de l'idéal & da choix que du vrai & de 1'individuel. Nous voyons que de tous tems les Hollandois, les Flamands & les Allemands ont eu un bon coloris. Rubens & Van Dyk ont beaucoup formé leur goüt en peignant des velours & des fatins. Le premier a été li frappé des beaux reflets & des accidens de lumiere que ces différens objets lui donnoient, qu'il a fait la peau auffi reluifante que le fatin. II avoit étudié le Titien, mais fa maniere lui parut trop difficile : le coloris du Titien étant affez varié & d'un ton adrnir-able. II n'a jamais manqué a 1'accord  GÉNÉRALES, &C. U? général, que Rubens n'a pu trouver; & Iorfqu'il paroït pofieder eet accord , ce n'eft qu'a force d employer une grande diverfité de couleurs & de forts reflets d'une couleur dans 1'autre. Car les couleurs ne choquent 1'ceil que quand elles font en pent nombre & qu'elles ne font pas bien manees. Donnons-en un exemple. Nous voyons larc-en-ciel dont toutes les couleurs font d'une belle harmonie ; mais fi 1'on elfayoitd'en öter ou le rouge, ou le bleu, ou le jaune, toute 1'harmome feroit détruite. De rnême, fi dans un tableau cn met le verd & le jaune enfemble , ils feront un mauvais effet. Le rouge & le jaune produiront la meme difcordance. La raifon en eft, que la vraie harmonie ne confifte qu'en un parfait équilibre des trois couleurs franches ou primitives le rouge, le jaune & le bleu. Rubens a pris POur jnodele lare-en-ciel, & a employé toutes le» couleurs dans fes tableaux. Mais le Titien a fu mettre par fon art une parfaite harmonie entre tous objets de fes ouvrages. Je puis donc aflurer que la connoiffance des couleurs & la partie du coloris nont jamais été portées a un plus haut degré de perfedion que par le Titien, qu'on doit par conlequent regarder comme le plus grand Colorifte, Kij  R E G L E S De la Compofition du Titien. IL A Compofition du Titien fut d'abord fort fymétrique, fuivant Ia maniere de fon temps. Sa feconde maniere a été plus facile & plus libre ; mais il a néanmoins prefque toujours compofé fans regie. Dans fon dernier tems, ïl ne paroit pas avoir donné la moindre attention a la compofition de fes tableaux ; cependant il a été quelquefois expreffif. II a fouvent mis des portraits dans fes tableaux, ce qui les rend encore plus froids. On pourra me dire que fa compolition a été quelquefois heureufe ; cela eft vrai; mais ce mérite eft li rare chez lui, qu'on ne peut le porter en ligne de compte. En un mot, il n'a fait dans cette partie que fuivre la Nature, fans même obferver les expreflions délicates qui s'y trouvent. . '^ëffi&iw' - <■» ' ■" •* De ITdéal du Titien. t Le Titien n'a pas mis beaucoup d'Idéal dans fon delfin. Dans le clair-obfcur il en polfédoit affez pour bien concevoir la Nature, mais il n'en a pas eu autant que le Corrége. Son clair-obfcur.  GÉNÉRALES, &C "I^Q n'eft , pour ainfi dire, qu'ébauché. II en a mis davantage dans Ie coloris; il en a même eu affez pour trouver les caraéteres & les degrés des couleurs, qu'il a fu bien employer. Car il n'eft pas fi facile qu'on Ie croit de favoir quand il faut fe fervir d'une draperie rouge ou d'une draperie bleue; & c'eft une partie que le Titien a merveilleufement bien entendue. II a mis auffi une grande harmonie entre les couleurs; partie qui tient a. l'idéal, & qui ne peut s'apprendre dans la Nature, fi on ne la concoit pas d'abord dans I'imagination-. Ce que j'ai dit au fujet du clair-obfcur, que les demiteintes n'ont pas autant de degrés dans l'art qu'elles en ont dans la Nature, peut s'appliquer au coloris Si a 1'harmonie. Si 1'on ne fait pas employer a propos les regies de l'art, la fimple imitation de la Nature ne fervira de rien. Jen conclus donc que le Titien, pour avoir fi bien rempli cette partie, a eu befoin de beaucoup d'idéal. Sa compofition étoit fort fimple, & ce n'étoit que par néceffité qu'il y penfoit; par conféquent il n'y a mis que peu d'idéal. K ni  ÏJT° R E G L É S Du Gout des Anciens. L'HlSTOlRE nous fournit plufieurs faits fur. Tinvention de l'art du Deflin; mais ce qui en eft dit, quoique bien fondé peut-être, eft fi confus que nous n'en fommes pas mieux inftruits. Je crois même qu'il eft, pour ainfi dire , impofiible de découvrir la ve'ritable origine de eet art; d'autant plus que peut-être a-t-il e'te' inventé en différentes contrées a Ia fois; de même que 1'Imprimerie , qu'on a découverte en Europe, & qui étoit déja connue a la Chine. II fe peut que 1'Egypte , la Grece & 1'Italie aient donné en même-temps naiffance a l'art; ou peut-être bien a-t-il palfé fucceflivement de 1'un de ces pays dans 1'autre. Quoiqu'il en foit, comme c'eft une queftion peu importante en elle-même, nous ne nous y arréterons pas, pour tracer la route que, felon 1'opipion Ia plus vraifemblable & la plus recue, les Anciens ont fuivie pour perfecfionner la Peinture & Ia Sculpture. Je crois que c'eft l'art du Deffin qui a été inventé le premier ; c'eft-a-dire, que la Peinture & la Sculpture ont fuccédé au Deffin; ou pour mieux dire, que la Sculpture eft venue après le Deflin , & la Peinture encore plus tard. Je penfe aufli  GÉNÉRALES, &C. t$l que les premiers elTais de Deffin n'ont été que des ébauches groffieres & des formes a-peu-près humaines; qu'enfuite on a inventé le plaftique ou l'art de modeier en terre ; & que c'eft par cette invention qu'on a commencé a fe rapprocher davantage de la Nature. Car il eft plus facile de donner une forme a une chofe qu'on voit de tous cótés, qu'a un fimple Deffin qui demande plus de jugement & d'exercice que la Sculpture. Cependant j'avoue ne pas être en écat de décider cette queftion. Je fuis feulement perfuadé que les Anciens ont commencé l'art du Deffin par des formes longues , fïmples & droites , telles que font les figures qu'on voit fur les vafes Etrufques. II y a a Rome plufieurs bas-reliefs antiques de marbre dans ce goüt, & ehtr'autres quelques-uns qui paroiffient être des ouvrages Egyptiens, Si on m'allégue que les Egyptiens n'ont jamais travaillé dans ce goüt; paree que leur Nature a été plus forte , leur elimat plus tempéré, leurs exercices & leurs coütumes plus propres a former des corps robuftes. Je répondrai qu'il me paroit évident que l'art n'a pas d'abord pu imiter la belle Nature, & que les Etrufques ne compofoient pas non plus un peuple fvelte & maigre, mais fort & vigoureux. Cependant leurs ouvrages en marbre & les deffins qu'on voit fur leurs vafes, font maigres & roides. Je fuis perfuadé auffi que toutes les autres fciences qui peuvent fervir k orner l'efprit, étoient déj* K iv  15*2 R E G L E S fort avancees avant qu'on n'inventat Ia Sculpture & la Peinture : c'eft ce qui me fait foupconner qu'ils ont tracé une route tout-a-fait différente de celle que fuivent les Modernes. II eft a croire qu'ils ont pris pour guide le raifonnement plutöt qu'une fimple routine ou qu'un vague caprice; & qu'ils ont eu pour maxime de commencer par ce qui étoit le plus néceifaire; & qu'enfuite ils ont penfé goüts que le Peintre doit confulter, & les foiblelTes attachées a 1'humanité lui font toujours omettre quelque partie néceifaire. Dela vient que les ouvrages faits a la hate par un homme d'un bon efprit, ne font pas plus parfaits & le font même quelquefois moins que ceux qui ont été exécutés avec beaucoup de temps & de réflexion parun Artifte médiocre; quoique ceux-ci, a la vérité, foient moins animés que les premiers; car les uns ne font que des produétions du favoir, & les autres font le fruit du génie. Je conclus donc que le génie feul ne fulfit pas pour faire des ouvrages parfaits. II y a des dilférences fenlibles entre la Peinture Sc la Sculpture. Le Statuaire commence a travailler fon ouvrage par parties, Sc ne peut pas lui donner 1'effet de beauté avec la même prefteffe que le Peintre. Car ce qui eft la derniere chofe dans la Sculpture eft prefque la première dans la Peinture , c'eft-a-dire, la proportion & la forme; & en effet, le Peintre commence par le contour, & c'eft par oü finit le Sculpteur. Par la même raifon le Peintre moderne ne peut pas arriver a la perfeétion des ouvrages de marbre des Anciens. II y a une trop grande difparité entre la méthode des Anciens Sc la notre. La célérité eft néceffaire de nos jours, Sc le plus fouvent un tableau fort des mains du Peintre plutöt qu'il ne le voudroit. Si Raphaël eüt donné de la perfection a fes ouvrages, il n'auroit peut-être pu nous laiffer  *7° R E G E E S qu'un feul tableau , comme celui de YEcoïe d'Athenes, au lieu du grand nombre qui nous reftent de lui. La Sculpture offre une pareille caufe qui nous a empêché de parvenir a la perfedion des Anciens. On travaille affurément de nos jours le marbre auffi bien qu eux; mais il faut qu'un jeune Artifte , pour fubfifter & pour complaire aux Amateurs, commence par exécuter des ftatues & des grands ouvrages, au lieu d'apprendre a les faire -& d'étudier les bonnes regies. Par ce moyen il s'accoütume au faux brillant & cherche a plaire aux perfonnes le moins en état d'apprécier fon talent; c'eft-a-dire , aux riches. On ne fait plus de ftatues par 1'ordre ou par le confeil d une ville entiere ou de tout un pays; mais c'eft le caprice d'un ignorant accre'dité qui diere la loi: ce qui fait que 1'Artifte médiocre eft préféré au grand JVlaitre. C'eft cette influence dangereufe qui a fait dégénérer tous les arts. Dans 1'antiquité une feule ftatue d'une vraie beauté fuffifoit pour faire la fortune d'un Artifte; aujourd'huï il en faut cinquante mauvaifes. La perfedion des. ouvrages en marbre fe découvre mieux a la fin qu'au commencement du travail; cependant nos Artiftes font obligés de lailfer leurs ftatues imparfaites; & comme l'homme fe livre aifément a la pareffe , & que 1'ceil s'accoütume bientöt a un mauvais goüt, 1'Artifte ne s'y laifle que trop facilement aller.  GÉNÉRALES, &C. I71 Je conclus donc que les ouvrages des Artiftes modernes reftent ébauchés par trois raifons , dont 1'une eft relative a la Peinture & dont les deux autres ont rapport a la Sculpture ; ce qui fait que ce dernier art eft encore de notre temps inférieur au premier. Les Sculpteurs, en général, travaillent leurs ouvrages avec trop peu de foin & fans les connoifïances néceffaires. Les Peintres commencent a travailler fans une étude préliminaire des proportions & fans finir leurs ouvrages; tandis que les Anciens faifoient ufagedans leurs ftatues des regies prefcrites par les premiers Inventeurs de l'art, dont nous avons parlé, & d'une parfaite variété. Les Peintres fuivoient la même méthode par une voie différente. Ils ne quittoient un ouvrage qu'après 1'avoir porté par degré jufqu'a la perfedion. Ils commengoient par donner la jufteffe des contours & une exade proportion aux formes principales, & finiffoient enfuite avec le dernier foin toutes les parties depuis les plus grandes jufqu'aux plus petites. L'hiftoire nous apprend qu'aucun Artifte neut le courage d'achever la Venus Anadyomene d'Apelle, paree qu'ils ne fe connurent pas affez de talent pour finir les parties ébauchées. Non qu'ils n'euffent fu y joindre un bras ou une jambe ; mais c'eft que cette fublime ébauche étoit achevée en comparaifon du talent des autres Artiftes. La Peinture étoit dans ces temps un art qui fe traitoit comme  *72 R E 3 t E $ une fcience. Elle fut partage'e en 10 lignes, puit en 20, en 40, en 80 , en 160, & ainfi de' fuite jufqu'a finfini. Ces divifions de lignes donnoient une grace & une délicateffe infinies aux ouvrages des Anciens, & achevoientde les animer. Toutes les parties des lignes étoient variées : 1'une étoit de trois degrés, 1'autre de cinq , celle-ci de deux, &c. Par ce moyen ils parvinrent a former des contours polis, grands & coulans par les parties dont ils étoient compofés ; & de toutes ces parties réfultoit enfin la perfedion. Ils n'obferverent pas feulement cette regie dans les fimples contours; mais encore dans les formes intérieures ; & enfin dans les derniers points de lumiere ou coups de force qu'ils donnoient a leurs ouvrages. Quand on examinera les produdions de l'art fous ce point de vue , on ne fera plus étonné de ce que Protogene ait employé fept ans a finir le feul tableau de Jalyfus ; car pour y donner cette grande perfedion , il fut obligé de 1'examiner & de le retoucher très-fouvent partie par partie. J'ai indiqué plus haut Ia raifon pour laquelle l'art ne peut exprimer tout ce que l'efprit congoit. Pour fuppléer a ce défaut, il a fallu que les Anciens euffent recours au temps; ce qui néanmoins ne leur auroit fervi de rien, s'ils n'avoient pas fu partager leur parties principales & les moindres méme en différens degrés, comme je fait déja remarqué.  e É N É * A E Ê S , &C. 173 Par cette méthode ils acquirent une variété li parfaite quon ne fauroit y parveair en moins de temps qu'eux. S'ils avoient omis quelques-unes des regies dont j'ai parlé, ils n'auroient pu exécuter tout ce que nous avons vu qu'ils ont fait : car c'eft par cette favante variété qu'ils font parvenu a embellir la parfaite proportion. Après avoir parlé des regies des anciens Artiftes en général , nous allons entrer dans quelques détails fur leur connoiffanees dans les différentes parties de l'art en particulier. Du Dejfin des Anciens. T 3 E crois avoir affez prouvé qu'il y a dans les ouvrages des Anciens trois ftyles principaux; favoir : le maigre & roide, le grand & expreffif > & le beau ; mais je ne parlerai ici que du dernier , qui mérite le plus d'être imité. Prenons pour exemple quatre ftatues ; l'Apollon pour le Svelte oü 1'Elegant ; le Laocoon pour 1'Altéré ou 1'Expreffif; 1'Hercule pour la Force ; & le Gladiateur pour la Nature oü la Vérité. Nous y joindrons le Torfe du Belvedère pour le fublime de la Beauté & de la Vérité réunies. Dans 1'Apollon , nous voyons 1'expreffion , la nobleffe & tous les autres attributs de la p*r-  i?4 R e s r e s fedion ; mais je ne m'arrêterai ici qu'au Deflin. En appliquant a cette ftatue les réflexions que nous avons faites fur la différence qu'il y a entre la Peinture & la Sculpture; nous verrons a quel degré de perfedion les Anciens ont porté Tart du Deflin. Nous y trouvons a la fois 1'élegance, 1'accord & 1'harmonie des contours; il y a un caradere dominant fi parfaitement exécuté, qu'on n'appercoit aucune incohérence entre le caradere général de cette ftatue & les formes particulieres des moindres parties , & cela jufqu'aux doigts des pieds. Quand je dis 1'accord des formes , j'entends que li les formes convexes font grandes dans une figure elles doivent être grandes, proportion gardée, dans toutes les parties. Si ce font les formes concaves qui font le plus marquées , elles doivent 1'être aufli dans toutes les parties de la figure. II en eft de même des formes droites ; & fi c'eft la ligne ondoyante qui domine , elle doit fe trouver par-tout. Or , tous les contours font compofés de 1'une ou de 1'autre de ces lignes , & il n'y a de différence que felon • le caradere qu'on veut repréfenter ; par exemple, 1'Apollon eft entiérement formé de lignes convexes très-douces , d'angles obtus & de méplats ; mais ce font néanmoins les formes d'un leger convexe qui y dominent. La raifon en eft que cette figure doit repréfenter une Divinité qui réuniffe a la fois la force a la dilicatefle & a la  générales, Sec. i7jïiobleffe. La noblefle fe trouve marquée par des contours droits, la force par des contours convexes , & la dilicatefle par la ligne ferpentine. Cette figure eft donc compofée de ces trois lignes: les angles obtus Sc les lignes convexes forment la ligne ondoyante ; & ces mêmes convexes avec de legeres inflexions , marquent la force & la noblefle. Dans le Laocoon, on appercoit plus de convexité ; cependant tout y eft par formes angulaires, tant dans les inflexions que dans les faillies ; ce qui marqué 1'altération qu'il y a dans fon expreflion. Car c'eft par cette adreflè que 1'Artifte a fu nous faire comprendre que les nerfs & les tendons de cette figure font fortement tirés; ce qui forme des lignes droites; & des lignes droites qui fe rencontrent tant dans les concaves que dans les convexes , il refulte des angles : ce qui nous apprend que 1'expreffion en eft altérée. L'Artifte qui a fait 1'Hercule , a montré un goüt tout différent encore. II a donné a tous les mufcles une forme convexe & rondelette , pour faire fentir que c'étoit de la véritable chair; mais il a marqué les enfoncemens en méplat, pour indiquer que c'étoient des parties tendineufes Sc maigres. Par ce moyen il a parfaitement bien exprimé le caraftere de la force. Le talent fupéxieur de 1'Artifte Grec , fe remarque d'autant  176" R ï G L E 3 mieux que dans la jambe reftaurée , le Sculptéur* mal-adroit ayant fait les mufcles trop roides, ils ne paroifTent plus de la chair , mais relfemblent a des cordes tendues. Le Gladiateur eft un mélange des formes du Laocoon & de celles de 1'Hercule ; car les mufcles qui travaillent font alterés; les mufcles courts font rondelets comme ceux de 1'Hercule ; les mufcles longs relfemblent a ceux du Laocoon ; & les mufcles oififs font plats. C'eft par cette variété qu'on rend les véritables effets de la Nature* Le Torfe du Belvedère tient un peu de l'idéal, car il a toutes les beautés des autres ftatues, jointes a la plus parfaite variété & a une touche imperceptible. Les méplats n'y font fenfïbles qu'en comparaifon des parties plus rondes, & les formes rondes qu'en comparaifon des plates ; les plates re paroifTent telles , que paree que leur furface unie eft plus grande que leur angle ou que leur rond ; & le rond paroit par les petites parties planes qui les compofent : le dodécagone , par exemple , paroit plus rond que 1'hexagone. Le grand Artifte Athénien qui a fait eet ouvrage paroit avoir atteint le ftyle le plus fublime, & le plus vrai que nous puillions imaginer, s'il a été auffi parfait dans les autres parties que dans le corps, ce que je n'oferois affurer ; car on voit des ftatues affez médiocres avec de très-beaux corps. L'hiftoire ne nous apprend point quel a été  GÉNERALES, &C. "ijf itê ce grand Maitre : peut étre bien eft-ce Apollonius , de qui on a dit qu'il tourmentoit fes ouvrages fans jamais être content de fon travail. On Voit qu'il y a des fers dans les cuiffes de cette ftatue, ce qui nous prouve qu'elle avoit déja été reftaurée ancienntment. II faut donc qu'elle ait été en grande eftimé même chez les anciens Romains. C'eft lans doute un Hercule , comme on peut en juger par la peau de lion. Le caradere général de ce corps paroit expiimer ce Héros, lorfqu'il étoit déja au rang des Divinités : on n'y appercoit aucune tracé des principales veines, que les Anciens ont marquées fur les figures humaines ; telles que la veine cave au-dedans de h cuiffe , celles du bas-ventre , & celles qui paffent fur le grand dentelé des cötes. Je crois donc qu'il étoit plutót appuyé fur fa maffue que filant , comme on le prétend. Je ne penfe pas m'être écarté de mon objet principal en parlant de ces ftatues ; car la Sculpture ne donne que la fimple forme des chofes, qui fe trouve de même dans le deffin. Revenons maintenant aux Peintres de 1'antiquité. J'ai tout lieu de croire, & je fuis même perfuadé que le deffin des anciens Peintres étoit encore plus parfait que celui des Sculpteurs. 1°. A caufe de cette élégance & de cette prcmptitude qui fe trouvent dans 1'exécution de la Peinture, comme je 1'ai remarque plus haut. i°. Par- M  Sy8 REGIES- cc qu'il paroit certain que les Sculpteurs n'auroient pas fouffert qu'on eut une fi haute eftimé pour les Peintres & pour leurs produdions s'ils avoient été plus habiles qu'eux. II eft a fuppofer aulfi que leS Sculpteurs poffédoientparfaitement le deffin, puifqu'il y en avoit même qui favoient peindre; ce quon doit particulierement attribuer a ia grande réputation dont jouiffoit la Peinture. Ce que 1'hiftoire nous dit de 1'expreffion & du fini que les anciens Peintres donnoient a leurs ouvrages, & qu'il faut principalement attribuer a la beauté de leurs contours , eft a peine croyable. Nous ne trouvons pas cette même force d'expreffion dans leurs ftatues; il eft donc probabi e que la Peinture étoit parvenue a un plus haut degré de perfedion que la Sculpture. Le foin & le temps que les Peintres mettoient a leurs ouvrages devoient naturellement y donner un degré furprenant de fini & de perfedion. La grace & la beauté de 1'Hélene de Zeuxis & de la Vénus d'Apelle ne pouvoient être que le réfultat d'une très-grande excellence de contours. Je crois même que la concurrence qui fublifta entre Apelle & Protogéne ne confiftoit que dans cette beauté da contours; favoir, de Ia maniere que je 1'ai dit plus haut : que le premier a fans doute partagé le contour général d'un membre en trois ou plufieurs parties & formes différentes ; que Protogéne kii a montre qu'on pouvoit donner une plus  GÉNÊRAtÈS, &e.' Ï7O grande perfection & variété a ces mêmes contours ; & qu'enfuite Apelle a porté l'art plus loin, & a donné a ces contours des formes encore plus variées & plus parfaites. Car il n'eft pas a croire que fans cela il eut joui de la grande eftimé que les Ecrivains difent qu'on avoit pour lui. II eft certain que les Anciens connurent le raccourci; car comment fe pourroit-il fans cela qu'Apelle eut peint Alexandre en Jupiter fou«» droyant, ayant un bras levé en raccourci qui paroilfoit fortir du tableau ? De même les compolitions de beaucoup de tableaux, telles que les batailles, auroient dü paroïtre ftrapaffées & défagréables a 1'ceil fans 1'entendement du raccourci ; enfin, je crois que le deflin des Anciens furpaffoit de beaucoup celui des Modernes. J'ai vu des tableaux antiques aufli bien deffinés que ceux de Raphaël, lefquels néanmoins ont été faits a Rome , lorfque le bon goüt Grec ne fleuriffoit plus , & qui font tout au plus du temps d Augufte* Cependant nous voyons des ouvrages de marbre de cette même époque qui font trés— médiocres. En un mot, le peu qui nous refte des Peintures antiques eft fort fupérieur aux ouvrages de Sculpture de ces mêmes temps. ; M ij  ü8o R e Ö L ê s Du Clair-obfcur des Anciens. |e ne penfe pas que les Anciens ayent eu autant d'idée du Clair-obfcur que les Modernes. II eft a croire qu'ils poffédoient parfaitement cette partie requife pour 1'imitation, mais non pas celle de l'idéal. II paroit qu'ils ont fu frapper l'efprit des fpedateurs par une grande vérité; ce qui n'auroit pu fe faire fans un trés bon Clairobfcur. Mais il n'eft pas néceifaire pour cela d'en polféder la partie idéale ; il fuffit d'en bien concevoir le jufte degré. y ■ —r ... -n è^3$g^= ■ t-J=r=»* Du Coloris des Anciens. AL me femble qu'il doit y avoir eu chez les Anciens des Artiftesaufli excellens dans la partie du Coloris que chez les Modernes. Je m'imagine que Zeuxis & Apelle furent non-feulement vrais , mais très-beaux dans cette partie. On trouve même que les Anciens ont parlé du Coloris; ils doivent donc en avoir eu une idéé exacte. II fe peut néanmoins qu'ils ne foient pas entrés dans toutes les parties de détail comme les Modernes. Le choix des  GÉNÉRALES, &C. l8ï couleurs Iocales de leurs draperies a été tresbon , autant que nous pouvons en juger. Ils mettoient', fans doute, un grand fini dans leurs ouvrages, fans rien omettre des moindres parties néceffaires. On voit a Rome la figure d'une Rome triomphante , peinte, a ce qu'on prétend, du temps de Conftantin, qui eft d'un très-bon ton de couleur. Quoique Ie deffin de ce tableau foit mauvais, il furpaffe néanmoins de beaucoup les Sculptures qu'on voit fur la bafe des colonnes de 1'arc de ce méme Empereur. FIN M lij   LETTRE JD> JÉ Mo M JÉ -F & » A DON ANTONIO FONZ.   LETTRE DE M. MENGS, A DON ANTONIO PONZ (i). Vous me demandez, Monfieur, mon fentiment fur Ie mérite des plus beaux tableaux qui fe trouvent dans le" palais du Roi a Madrid, pour en parler dans 1'un de vos ouvrages. Quoique 1'honneur que vous me faites de me fuppofer le talent néceifaire pour cela, me donne le defir & Ie courage de vous fatisfaire; je vous avoue néanmoins que cette entreprife me paroit au-deffus de mes forces & plus difficile que vous ne le penfez : principalement par le défaut des connoiflances littéraires & des qualités requifes pour traiter une matiere fi délicate. Vous n'ignorez pas que tous les ouvrages de (l) Don Antonio Ponz eft 1'Auteur d'un Voyage en Efpagne, en 6 vol. in-n, imprimé a Madrid en 1776. Cette Lettre de M. Mengs fe trouve dans le lïxieme volume de ce? jQuvrage Efpagaol, p. i%6.  1$6 L E T T R S Peinture ne peuvent pas me paroitre auffi beaux qu'ils le font aux yeux de bien du monde; quoique d'ailleurs j'admire infiniment plus que le vulgaire des amateurs les chefs-d'ceuvres de l'art : avec cette différence cependant qu'il ne place un Artifte au rang des grands Peintres qu'en raifon du plaifir qu'il lui fait éprouver; & que j'en admets beaucoup moins , paree que je me borne au petit nombre de ceux qui ont véritablement mérité le titre glorieux de grands Maitres. II eft certain néanmoins que tous font déterminés par la même raifon dans leur eftimé pour les produclions des Beaux-Arts ; car 1'ignorant comme l'homme inftruit favent plus ou moins que ces arts font deftinés a caufer un fentiment agréable par 1'imitation des chofes connues ; & fun & 1'autre regardent comme belles toutes celles qui font douées de cette qualité, a raifon de leurs connoiflances. Si ces ouvrages font affez médiocres pour qu'il foit facile d'en appercevoir les défauts , ou les méprife en général. Si par la variété des objets agréables & faciles a comprendre, on fent du plaifir a les voir, on les admire fans héfiter. Mais lorfque dans un tableau on trouve des idéés plus compliquées, dont les plus aifécs a faifir nous conduifent a la connoiffance des plus difficiles , on jouit alors du plaifir d'exercer 1'imagination; ce qui, en élevant  A D. A N T. P O N Z. I87 hotre efprit & en flattant notre amour-propre, rend, comme par reconnoiffance, eet ouvrage plus ou moins précieux a nos yeux, felon que les objets en font plus analogues a notre maniere naturelle ou habituelle d'être. C'eft par cette raifon que le dévot, le lafcif, le favant, le pareffeux, 1'ignorant ou le peuple admirent différens objets avec plus ou moins denthoufiafme. Quand les chofes font tout-a-fait au-deffus de la portée de notre efprit, elles ne nous caufent qu'un foible fentiment de plaifir, ou pour mieux dire, elles ne nous en donnent aucun, Par ce que je viens de dire il eft facile de comprendre combien les hommes doivent porter un jugement différent fur les produótions de l'art, & a quels défagrémens je m'expofe en hazardant d'en parler avec trop de liberté, Nous tenons fortement a nos idéés dans tout ce que nous approuvons, & nous ne manquons jamais de nous offenfer du peu d'eftime qu'on témoigne pour ce que nous avons loué; non par affection pour la chofe même , mais parun effet de notre amour-propre qui ne peut fouffrir d'être contrarié en matiere de goüt. Et lorfque nous manquons de force pour combattre la raifon , nous avons recours au moyen ordinaire, qui eft d'attaquer la réputation de ceux qui ofent prendre le parti de la vérité, en les accufant de médifance, de jaloulie, ou tout au moins de iingularité : de forte qu'il eft fouvent dangereux d§  i8$ Lettre connoïtre les défauts des hommes, & toujours très-imprudent de les faire remarquer fans néceflité. Comme je veux néanmoins fatisfaire en partie a votre demande, je le ferai en Peintre, c'efta-dire, en Artifte qui connoït toutes les difficultés du talent & 1'impoffibilité de le pofféder fans défauts. Je fuis bien éloigné de vouloir me conftituer juge des Maitres de ma profefïion, & puis vous aflürer que j'ai une grande eftimé pour tous en général, même pour ceux fur qui je pourrois exercer la critique la plus févere, fuivant les regies de l'art. Et quand je n'aurois d'autre motif pour les eftimer, j'admire du moins le courage & la facilité avec lefquels ils ont fait leurs ouvrages , auxquels il ne manque fouvent que d'avoir été exécutés d'une autre maniere. Si je me détermine donc a vous communiquer quelques réflexions critiques , ce n'eft que pour 1'avantage qui pourra en réfulter pour l'art, comme vous me le faites efpérer. Mais avant d'entreprendre la defcription des tableaux que vous me demandez, je crois qu'il ne fera pas inutile de donner une idéé fixe de la Peinture en général, afin que les perfonnes peu verfées dans cette matiere en ayent du moins quelques notions , & puiffent fe rendre compte a ellesmêmes des beautés qu'on trouve dans les admirables produclions d'un art dont elles veulent parler.  A D. A N T. P O N Z. 189 Vous n'ignorez pas que de tous temps Ia Peinture a joui d'une fi grande eftimé, que les Grecs lui ont donné le nom d'art libéral, afin de 1'annoblir par ce titre; quoique depuis quelque temps on ait introduit, avec afiez de raifon, le terme de Beaux-Arts. B faut parconféquent conlidérer la Peinture comme un art noble & libéral, qui demande néceffairement une étude réfléchie & une fupériorité d'efprit, avec une ame élevée, fuivant la vraie acception que les philofophes ont attachée a ces mots. Elle doit encore étre regardée comme un art eftimable, pour avoir , dans tous les temps , conduit par fon excellence ceux qui font profeffée aux honneurs & a la nobleffe, comme on peut s'en convaincre par plufieurs exemples, tant en Efpagne que dans d'autres pays. La Peinture mérite auffi d'être mife au rang des Beaux-Arts, a caufe des belles chofes qu'elle a produites; car tout tableau doit avoir un certain degré de beauté, fans lequel il fera toujours mauvais. La Peinture ne peut être mieux comparée qu'a la Poëfie, puifqu'elles tendent toutes deux au même but, qui eft d'inftruire en amufant. L'objet de la Peinture eft d'imiter tous les objets de la Nature; non tels qu'ils font exaótement, mais tels qu'ils nous paroifTent, ou tels qu'ils pourroient ou devroient être.  ï$0 L E T T R H Comme fon but eft donc d'inftruire en flattarit la vue, il ne faut pas imiter la Nature telle qu'elle eft réellement, car il feroit alors aufli difficile , ou plus difficile encore de comprendre les produdions de 1'art que celles de la Nature même. Le vrai mérite de l'art confifte donc a donner 1'idée des objets qu'offre la Nature ; & 1'Artifte fera d'autant plus digne de louange qu'il faura rendre cette idéé d'une maniere plus parfaite, plus déterminée & plus précife, Tout ce qui peut être 1'objet de l'art fe trouve dans la Nature qui 1'a produit, foit en entier1, foit en partie ; & quoique l'art ne puiffe pas imiter avec la derniere perfection les objets de la Nature, quand ces objets font d'une beauté parfaite (ce qui eft fort rare); on peut dire néanmoins que les produdions de l'art font, en génénéral, plus parfaites que celles de Ia Nature même; puifque par le moyen de l'art on peut réunir toutes les perfedions qui fe trouvent éparfes dans la Nature, ou qu'en 1'imitant on fépare de 1'objet tout ce qui n'eft pas effentiel a 1'effet qu'il doit produire. D'ailleurs la Nature eft fi compliquée dans toutes fes produdions qu'il eft difficile d'en faifir la forme & d'en diftinguer les parties effentielles; au lieu que la Peinture , avec les moyens dont nous venons de parler, donne des idéés diftindes des chofes produites originallement par la Nature, fans fatiguer l'efprit; ce qui  A D. A N T. P O N Z. IC, tie peut manquer de mériter notre approbation; car tout ce qui émeut ou nos fens ou notre ame, fans caufer de 1'ennui, produit en nous des impreiïions agréables ; de forte que nous jouiffons d'un plaifir plus vif par 1'imitation que par 1'objet imité. Par conféquent la Peinture ne doit pas avoir pour objet une imitation fervile, mais idéale des chofes ; c'eft-a- dire , qu'elle ne doit choifir dans la Nature que les parties qui peuvent donner une idéé elfentielle & diftinéte des objets. Cet effet s'opére en exprimant les différcnces qui diftinguent les objets les uns des autres; foit que ces objets fe trouvent d'une nature tout-a-fait différente, foit qu'ils aient quelque analogie entr'eux. Toutes les fois qu'on parvient a rendre palpable ces différences effentielles des chofes, on dofftie 4 une idéé diftinéte de leur nature & de leurs qualités; & par ce moyen l'efprit ne peine pas k les comprendre. Le Peintre doit donc, comme le Poëte, faire un choix dans les objets que lui préfente la Nature. Mais foit que ces chofes exiftent ou n'exiftentpas, il faut du moins que le Peintre fe tienne toujours dans les bornes du polfible ; & jamais la beauté ou la perfedion ne doivent être portées a'un degré non-poffible , fi ce n'eft dans les êtres qu'on fuppofé d'une Nature divine : ce qui feul peut les faire placer dans la elafle des chofe* poffibles.  JQ2 L E T T B ! On donne communément a cette beauté le nom d'idéale, paree qu'elle ne fe trouve pas dans la Nature : ce qui fait que beaucoup de monde ne regarde pas la beauté idéale comme vraie Sc naturelle. Le Peintre parfait doit toujours chercher a parvenir a ce beau idéal; bien entendu cependant qu'il doit fe reftreindre aux objets que produit la Nature, qui fe rapportent a une feule & même idéé , mais adaptés de maniere qu'ils forment unité dans 1'ouvrage de l'art, pour fixer 1'ame du fpeclateur Sc produire 1'effet que defire 1'Artifte. C'eft en quoi confifte la magie de l'art, Sc c'eft ce qui rend pittorefque tous les objets de la Nature, par le moyen de quelque fituation propre a exciter Tadmiration de ceux qui contemplent les produétions de l'art. Un tableau fera eftimé bon quand le choix du fujet, le deffin Sc 1'exécution tendront au même but : il fera au contraire regardé comme défectueuxfi ces qualités lui manquent; quoiquil puiffe d'ailleurs étre d'un ftyle plus ou moins grand, fuivant le choix que 1'Artifte aura fait des objets qu'il s'eft propofé d'imiter. Des  A D. A K T. P Ö N Z. Ïp3 Des différens Styles dans la Peinture, La réunion de toutes les parties qui concourrent au mécanifme ou a 1 'exécution d'un tableau, ferment ce que fappelle le Style, qui, k pröpre'ment parler, conftitue la maniere d'être des oüJ vrages de l'art; II y a diftéreris genres de Style: les principaux néanmoins & ceux dont tous les autres ne font que deS nuances, peuvent étrè réduits en un certain nombre déterminé , favöir: le Sublime, le Beau, le Gracieux, 1'Expraffif & le Naturel. Je ne parlerai pas de ceux qui font vicieux, quoique je ne veuille pas méprifer les Artiftes qui en ont fait ufage i car on voit fouvent de grands défauts unis a de grandes beautés; ce qui fait qu'on imite ou qu'on adopte quelquefois par ignorance le vicieux, en pre* rant fes défauts pour des qualités louabbs. Je taeherai de donner de ces différens Styles la définition la plus exafte & la plus nette qu'il me fera poffible, quoique ce foit peut-être unö entreprife au-de!fus de mes fotces. J'y fuis néan< moins porté par 1'efpérance que eet eflai engagera des perfonnes plus habiles què mdi, a mieux développer les idéés que je vais indiquer ; & je me foumets d'avanee ^z-ia critique, li 1'on peu£ eu» N  ic>4 Lettre feigner des chofes plus eiTentielles fur une matiere aufli importante, tant pour les Peintres que pour les Amateurs de 1'art: afin qu'on apprenne a bien connoïtre, a bien diftinguer les différens Styles, & a apprécier ceux qui méritent a jufte titre d'être admirés. Du Style Jublime. TT) ' i AR Style fublime j entends la maniere propre a 1'exécution des grandes idéés qui préfentent a notre admiration des objets & des qualités fupérieurs a ceux qu'offre la Nature. La magie de ce Style confifte a favoir former une unité d'idées du pofiible & du nonpoffible dans le même objet. II faut néanmoins que 1'Artifte n'employe que des formes & des. chofes connues,auxquelles il doit donner une perfection non-poflible; il eft parconféquent néceffaire qu'il faffe abftraction de tous les fignes du mécanifme des parties dont il fera choix dans la Nature. L'exécution de toutes les parties doit être fimple, pure & aultere, ou du moins grande & grave. Nous n'avons aucun modele de ce ftyle dans la Peinture, paree que nous ne poffédons aucun cuvrage de eet art des anciens Grecs; ce qui  A D. A N T. P O N Zo fait que nous devons avoir recours a leurs ftatues, parmi lefquelles celle de 1'Apollon Pythien du Belvédère au Vatican approche le plus de ce Style, dont la vraie perfedion devoit fe trouver dans le Jupiter & dans la Minerve de Phidias a Elids & a Athenes. Raphaël d'Urbin au lieu du Style fublime n'eft parvenu qu'au grand. Michel-Ange a choili le terrible ; & quoique fun & 1'autre ayent approché du fublime dans leurs conceptions & dans leurs inventions , leurs formes ne fe relfemblent point; il eft vrai néanmoins que la partie de fexécution, principalement celle de Raphaël, étoit très-propre au fublime. Annibal Carache en imitant les formes des ftatues antiques, en a quelquefois approché, ainfi que le Dominiquin, fans qu'ils ayent pu cependant y unir la fublimité des idéés & de la maniere. Du beau Style. TT JLa Beauté eft 1'idée ou 1'image de la perfection poffible. On ne parvient jamais a rendre la perfection fenfible fans produire la Beauté; & il n'y a point de Beauté qui n'indique quelque qualitélouable ou quelque perfection dans 1'objet qui en eft doué. De plus, la Beauté éleve notre efprit a la connoiffance des qualités eftimables des objets $ Nij  io6* Lettre qui fans cela lui feroient reftées obfcures & dirn- ciles a appercevoir. . Le Style propre a rendre de femblables objets doit être pur, & dépourvu de toutes les parties inutiles ou oifives dans chaque objet, fans en omettre aucune elfentielle 5 en placant chaque chofe fuivant la dignité & la qualité qu'elle a dans la Nature. Cependant 1'exécution en doit être plus individuelle & plus modérée que dans le Style fublime ; de maniere qu'il luffit de donner une idéé diftinóte & nette de la perfection poffible. Ce Style du Beau n'a pas encore été porté a la perfection par les Modernes. Si nous pofiédions les ouvrages de Zeuxis, & particuliérement fon Hélene, nous pourrions nous en former une jufte idée. Les ftatues Grecques qui nous reftent font, en général, plus ou moins de ce Style, fuivant la convenance de chacune; & quand méme dans quelques unes 1'expreflion énergique des paffions efl: fortement prononcée , comme dans le Laocoon, les formes heureufes de la beauté s'y font néanmoins toujours appercevoir, a moins que la fituation ne foit violente ou altcrée. II femble que la Beauté change de caractere fuivant 1'objet que 1'on traite ; c'eft ainfi, par exemple, que nous voyons que dans 1'Apollon $u Varican elle approché du fublime; dans b  A D. A n t. Pon- z. ï$j Meléagre elle eft humaine ou héroique ; la Nioba nous fait voir la Beauté du fexe; & dans 1'Apolline (i ) & la Vénus de Médicis nous trouvons celle qui convient aux êtres gracieux. LeCaftor & Polux de Saint-Udefonfe, la Loth de Florence, le Gladiateur de Borghefe & 1'Hercule Farnefe du même endroit, lont tous d'un caractere différent ; mais malgré cette différence on remarque facilement que les Artiftes qui ont fait ces chefsd'ceuvre n'ont jamais fongé a leur donner de la Beauté. Les idéés de Raphaël ne fe font élevées que fort peu au-deffus des objets que lui préfentoit' la Nature , & il leur manque toujours une certaine élégance. Annibal Carache excelloit dans la Beauté male; 1'Albane dans celle des femmes; le Guide dans les têtes de femmes, mais elle confifte chez ces Artiftes plutöt dans les formes qua dans la maniere. ?L= . , è^^^j -i^-j* Du Style gracieux. 1 . SLj a Grace eft un mot qui eft a peu-près fynony» me avec celui de bienfaifance ; de forte que la vue des objets gracieux nous donne une idéé de (i) Statue d'Apoüon plus petite que Nature, a laquelle «a donne en Italië Ie nom d!'Apollipo. N üj  IQ? L E T T R E cette derniere qualité. C'eft pourquoi le Style gracieux confifte a donner aux figures des mouvemens aifés, agréables & modérés plutöt que males & fiers. L'exe'cution en doit être bien finie, facile, variée, délicate, mais fans tomberdans lemanieré. Ce fut la, ace que difent les Grecs, la partie qu'Apelle avoit porté a un degré fupérieur; & malgré la modeftie de eet Artifte, il fe faifoit néanmoins gloire d'en être doué, en avouant ingénuement que fes rivaux poifédoient, a la vérité, mieux que lui quelques parties de l'art, mais qu'il les furpaffoit tous dans la Grace. II faut remarquer ici que les Anciens avoient une idéé toute différente de la Grace , de celle que nous nous en formons aujourd'hui ; car en comparant celle que nous donnons a nos ouvrages de Peinture avec celle des Anciens, la notre ne paroïtra qu'une efpece d'affeétation théatrale qui ne convient pas k la Beauté parfaite, & qui ne confifte , pour ainfi dire, qu'en certains geftes, en certains mouvemens & en certainesattitudes, qui n'ont rien de naturel, &qui femblent plutót pénibles & même violens, ou femblables k ceux des enfans; comme on le voit dans quelques ouvrages du grand Corrége, mais plus encore dans ceux du Parmefan & d'autres Peintres qui ont fuivi la même ïoute. Ce n'eft pas de cette maniere que les Anciens exprimoient la Grace; ils lui donnoient un caractere dont on peut dire avec vérité, que de  A D. A N T. P O N Z. même que la beauté eft 1'idée de la perfection; la grace étoit chez eux la beauté , dont 1'objet eft de donner des idéés agréables des chofes qui font belles. Les modeles les plus parfaits que les Grecs nous ayent laiffés de ce Style, font la Vénus de Médicis , 1'Apolline , 1'Hermaphrodite de la ville Borghefe, & ce qui refte d'antique du beau Cupidon de la même ville, ainfi qu'une Nymphe qui eft dans le précieux cabinet de Saint-Ildefonfe, & plufieurs autres ftatues. Raphaël a bien donné la vraie Grace aux mouvemens des figures ; mais il lui manquoit cependant une certaine élégance dans les formes & dans les contours , & fon exécution, en général, a quelque chofe de trop prononcé. Le Corrége peut fervir de modele pour les contours, le clair-obfcur & pour tout ce qu'on entend par 1'exécution du Style gracieux. Cet Artifte poffédoit au plus haut degré la partie dont fevantoit Apelle, quand il dit a Protogéne, qu'ils étoient égaux en tout, mais que celui-ci ne favoit pas quand il falloit quitter un ouvrage : voulant donner a entendre par la que le trop grand travail nuit a la Grace des ouvrages de l'art, &: qu'il eft contraire au Style gracieux. N iv  aöö Lettre Du Style exprejfif. Par Style exprellif j'entends celui que 1'on admire dans un tableau dont Paüteur aura fait de 1'Expreffion le but principal de fon travail. La tnamere de faire en doit être déterminée & finie. Dn peut proppfer Raphaël comme un parfait modele de ce Style, n'ayant "jamais été furpalfé par perfonne dans cette partie de fon art. Les anciens Grecs ont pre'fèié ia Beauté a 1'Expreffion ; trop fenfibles a la perfection, ils craignoient de défigurer les formes par 1'altération qu'occafionnent les paffions fortes. Aucun des Artiftes Modernes n'a fu faifir auffi bien Ie jufte degré de 1'Expreffion que Raphaël, qui fémble avoir fait Ie portrait des figures qu'il a mis fur la taile; tandis que la plupart des autres Maitres , quoique d'un grand mérite , n'ont peint que des efpéces de perfonnages fadices, ou d'adeurs qui paroifTent vouloir imiter les gefies des perfonnes qu'ils repréfentent : ce qyi n'eft qu'une pure affedation , & prouve vifiblement qu'ils ne font pas pénétrés de la paffion qu'ils veulent rendre , & qu'ils ne cherchent qua bien jouer le röle dont ils fe font chargés. Quelques Artiftes eftimables n'ont fait confifter 1'Expreffion que dans eer-  a D. A n t. P o n z. 201 taines attitudes particuliers ; d'autres font tout-afait froids ; mais Raphaël a généralement bien réufli dans toutes les parties : fon exécution répondant parfaitement a toutes les manieres de ce Style, ainfi que je le ferai voir en donnant la defcription de fes tableaux, Du Style ncvirel ou de VImitation de la Nature. %^ 1/oiqü'en général le but de Ia Peinture foit de repréfenter les objets ou les idéés que nous offre la Nature, j'entends néanmoins ici par Style naturel celui par lequel 1'Artifte na cherche qu'a rendre la Nature même, fans lacorrjger & fans 1'embellir ; ce qui doit être appliqué aux Peintres qui , en imitant Ia Nature, n'ont pas eu le talent de donner quelque beauté idéale a leurs originaux , ou de faire un choix de ce que la Nature offre de plus beau ; en fe contentant de la copier telle qu'elle s'eft repréfentée a leurs yeux, & comme on peut la voir a chaque inftant. Je crois que 1'on peut comparer ce Style de la Peinture a la verfification des Auteurs comiques, qui fe fervent du mécanifme de la Poëfie fans employer aucun génie ni les moindres idéés poëtiques. Quelques Peintres Flamans & Hollandois, tels que Rembrant, Gérard Dow, Teniers,  202 Lettre &c. ont porté ce ftyle au degré de la perfeftion. Cependant on en trouve les meilleurs modeles dans les ouvrages de Diegue-Vélafquez; & fi le Titien lui a été fupérieur dans la partie du colons, on peut dire que Véiafquez fa beaucoup furpalfé dans Tintelligence du clair-obfcur, & dans la perfpeétive aërienne, qui font les parties les plus néceffaires k ce Style pour parvenir a 1'idée de la vérité; les objets naturel ne pouvant exifter fans avoir du reliëf & fans qu'il y ait une certaine diftance entr'eux, au lieu que la beauté des couleurs locales eft arbitraire. Si 1'on veut un plus grand fini que celui qui fe trouve dans les ouvrages de Véiafquez, on doit étudier la Nature méme; cependant eet Artifte nous offre ce qu'il y a de plus effentiel dans cette partie. II fera facile de voir les qualités qui ont du rapport a ces différens Styles lorfqu'on confidérera que toutes les parties de 1'imitation, de même que celles de 1'exécution, doivent concourir k 1'expreffion du premier concept de 1'Artifte. Je ne dirai donc rien des autres Styles, qui font tous plus ou moins parfaits, & qui tiennent k 1'un ou k 1'autre de ceux dont nous venons de parler.  A D. A N T. P O N Z. 2C3 Des Styles vicieux. 3 E crains beaucoup de déplaire a un nombre infini d'Amateurs en parlant des Styles vicieux, qui ont 1'approbation de ceux dont le goüt n'eft pas affez délicat ni affez fur pour difcerner le vrai mérite des grands Maitres; de forte qu'ils fe trompent en prenant 1'apparence pour le vrai talent. C'eft cette ignorance qui a fait adopter par plufieurs le Style chargé de quelques imitateurs de Michel-Ange, qu'ils ont pris pour le grand goüt de ce Maitre; de même qu'ils ont admiré comme le Style gracieux du Corrége , la maniere lechée & l'affeétation de quelques Maitres de 1'Ecole Lombarde. II en eft de même de ces Styles qui ne confiftent, en général, que dans une exagération des chofes accidentelles de la Nature, dont on fe fert pour donner une idéé diftinéte des objets a ceux qui ne peuvent les comprendre par leurs feules parties effentielles. Les moyens dont fe fervent les Artiftes qui employent ce Style pour plaire aux Amateurs de cette trempe , c'eft d'embellir leurs ouvrages par la beauté des couleurs locales de tous les objets, par leur variété, par la force & par les oppofitions du clair-obfcur & par une  504 Lettre diftribution arbitraire des ombres & des mafles de lumiere : de maniere que ces ouvrages font plus faits pour frapper les yeux , que pour plaire au goüt & a la raifon. Ce Style a été adopté par plufieurs Artiftes eftimables , particuliere^ ment hors de f Italië, dont néanmoins je refpeöe les noms, a caufe de leur mérite dans d'autres parties, telles que la facilité & 1'abondance d'idées, le talent fupérieur avec lequel ils ont vaincu ou méprifé les plus grandes difficultés , & la mo, deflie qu'ils ont eue de fe contenter d'exceller dans les parties qui leur étoient faciles, fans craindre la cenfure des Amateurs éclairés. Du Style facile, f\ %£ uelques Peintres ont fait choix d'un Style. affez beau & très-facile, fans être tombés dans des défauts; parmi ces Artiftes Pierre de Cortone & ceux de fon école ont excellé, comme on Ie voit encore par les ouvrages de Jordan. On pourroit donner a ce Style le nom de facile ou de commun. Les Peintres qui s'en font fervis n'ont pas ignoré la perfeöion, mais fe font contentés de donner aux différentes parties de l'art 1'expreflion nécefTaire pour diftinguer une chofe d'une autre, fans les porter l la perfection , qui' eft connue' de peu , pas même généralement de ceux.  A D. A N T. P O N Z. 20J qui font un commerce de 1'Art : de forte que ces Maitres célébres n'ont donné a leurs compofitions, que le degré de perfection que le plus grand nombre des amateurs peut failir fans une forte tenfion d'efprit. Pour ce qui regarde la pratique méme de la Peinture, elle eft compofée de cinq parties principales, qui font le Deffin, le Clair-obfcur, le Coloris , 1'Invention & la Compofition. Ces trois premières parties font abfolument néceffaires dans quelque ouvrage de Peinture que ce foit, & 1'on peut démontrer que tout ce qui s'exécute par elles eft bien ou mal fait. II n'en eft pas de méme des deux autres parties, oü il y a beaucoup d'arbitraire; & quoique la raifon doive y préfider, on peut dire cependant qu'elle fe réduit prefque toujours a la feule opinion. Voila d'oü nait la difficulté d'établir des régies affez fixes pour qu'elles puiffent être également fatisfaifantes pour tout le monde ; & comme c'eft 1'invention & la compofition qui réglent le choix; chaque Artifte en adopte felon fa maniere de voir, & ne manque pas d'applaudir au choix qu'il a fait.  zo6 Lettre Du Deffin. \j e feroit trop entreprendre que de vouloir donner une defcription de toutes les parties de l'art ; cette difcuffion feroit même déplacée ici. Je me contenterai donc de dire que la perfedion du Deffin confifte dans lacorredion, c'eft a-dire , dans une imitation exade de toutes les formes que Ia Nature préfente a notre vue ; & dans le talent de donner a chaque figure le caradere qui lui eft propre : ce qui dépend fur-tout du choix qu'on fait dans la Nature de ce qui convient le mieux z 1'objet & au fujet du tableau. Du Clair-obfcur. \u a beauté du Clair-obfcur confifte en ce que le Peintre fache bien imiter tous les elfets de la lumiere & des ombres dans la Nature; pour donner a fes ouvrages de la force, de la douceur , de la variété U une jufte dégradation qui ferve au repos de la vue , & a faire connoitre le caradere particulier d'un tableau, en y répendant de la gaieté , ou de la majefté.  'a D. A n t. P o n z. 207 Du Coloris. V jL E Coloris pour être beau demande une exacte imitation des couleurs locales , ou du ton des couleurs de chaque objet ; il faut auffi que le méme ton regne , tant dans les clairs que dans les ombres & les demi-teintes; que la dégradation de chaque couleur & de chaque demiteinte foit en raifon de la diminurion de la lumiere , ou de 1'interpolïtion de fair entre les objets & notre vue ; en un mot , qu'il y ait «ne parfaite harmonie entre les couleurs, & que celles-ci recoivent les accidens qu'on appercoit dans la Nature ; afin que le Coloris foit beau, brillant, moëlleux, vigoureux & doux. U„i, , ^^f^' mi- ■ m_,j De ITnvention. tr jL'invention elf la partie Ia plus vafte de la Peinture , & celle qui fert le plus a faire connoïtre le génie & le talent de 1'Artifte; deforte qu'on peut la rcgarder comme la partie poëtique de l'art. Elle confifte dans le choix de la première idéé d'un Tableau , idéé que le Peintre «e doit  20c? L ï T T R E quitter qu'au dernier coup de pingeau. C'eft peii que 1'Artifte congoive une idee heureufe & remi pliffe la toile d'un grand nombre de figures , fi elles ne concourent pas toutes au développement du fujet principal , oü de 1'idée primitivei & fi eet enfemble de 1'ouvrage ri'exprime & ne développe pas au Spectateur 1'idée du fujet qu on traite , afin de difpofer & de préparer 1'ame a étre émue par 1'expreffion & les attitudes des principales figures, c'eft envain qu'on employera des expreffions violentes & des attitudes forcées pour paroitre doué d'une heureufe Invention. Tout ce qui eft exceffif & chargé , eft contraire a la bonne invention. Pour donner une idéé de cette partie de l'art, je ferai plus bas la delcription du tableau connu fous le nom de Lo Spafimo di Sicilia, qui eft dans le palais du Koi a Madrid. De la Compofition. JL ar Compofition il faut entendre Tart d'agencer, d'unir enfemble, d'une maniere belle & convenable les objets dont on a fait choix dans 1'Invention. Ces deux parties vont toujours enfemble , car les meilleurs idéés , ou les inventions les plus heureufes , feroient bien moins agréables fans  A D. A N T. P Ó N Z. 20p fans une bonne Compofition. La beauté de celleci dépend principalement de la variété , des oppolitions , des contraftes , & de la diftribution de toutes les parties qui compofent le tableau; Cependant c'eft 1'Invention qui doit difpofer convenablement des parties de la Compofition. La Peinture, comme toutes les chofes humaïnes t a éprouvé beaucoup de révolutions ; elle a eu fon tems d'accroilfement & de décadence ; tantót elle s'eft élevée jufqu'a un certain degré de perfection, tantót elle eft tombée de nouveau. Elle a non-feulement été foumife a différentes variations dans fes fuccès , mais elle a éprouvé des changemens dans fes principes fondamentaux même ; de forte que ce qui dans un temps a été 1'objet principal de l'art , a été regardé, dans un autre temps , comme a peine néceifaire. Les différentes parties de la Peinture ont de même fubi de pareilles révolutions , & ont été foumifes aux diverfes opinions des hommes, II eft a croire qu'avant les Grecs , aucune Nation n'avoit réduit la Peinture en art, & qu'aucun autre peuple ne 1'avoit portée a un fi hadt degré de peffeétion qu'eux. Leur ftyle & leurs principes étoient bien différens de ceux de nos Artiftes modernes ; quoique de tous les temps 1'imitation de la Nature ait été le principal objet de l'art. La Beauté étoit en fi grande eftimé chez lés O  jtlÖ L É T T R E anciens Grecs , qu'ils ne regardoient commé digne d'être imité que ce que la Nature leur offroit de beau ; de maniere qu'on peut dire que c'eft ce peuple qui a créé & perfectionné le beau ftyle. Le foin fingulier que leurs meilleurs Artiftes donnerent a cette partie , leur fit négliger les grandes compohtions qui font la gloire de quelques Artiftes modernes. En effet, les tableaux les plus célébres de Polignote, de Zeuxis j de Parrhafius & d'Apelle , étoient compofés d'un très-petit nombre de figures ; & leurs compofitions , quoique pleines de génie, ne contenoient pas beaucoup d'objets. Par les ouvrages en marbre qui nous reftent des Grecs , ils eft facile de s'appercevoir que leurs grandes compofitions ne formoient pas un enfemble parfait, mais feulement un alfemblage de plufieurs figures. On pourroit donner encore d'autres raifons pourquoi les anciens Peintres ne mettoient pas beaucoup de figures dans leurs ouvrages ; dont 1'une eft , qu'un objet beau & parfait demande un certain efpacefuffifant pourrefter dansfön vrai jour ; car il eft certain que la multiplicité d'objets nous empêche de jouir de la perfedion du fujet principal. Lorfque les Peintres Grecs eurent fait affez de progrès pour fixer 1'attention de leur Nation , portee a la philofophie y ils chercherent naturellement a parvenir a la perfedion de l'art, en ne copiant plus la Nature telle qu'elle eft, mais em-  a D. A N t. P o n t. tut bellie & parfaite; deforte qu'ils ne tacherent pas tant de multiplier les objets qu'a leur donner toute la beauté poflible. C'eft de cette maniere qu'ils perfedionnerent peu-a-peu leur art, depuis la quinrieme jufqu'a environ Ia quatre-vingt-dixieme Olympiade , temps auquel on poflédoit déja les plus grandes parties de l'art; fans chercheralui donner d'autre accroilTement que celui de la grace, laquelle, comme je 1'ai déja dit, n'eft pas, a proprement parler, la perfedion ni la beauté, mais 1'idée de la beauté exprimée avec cette facilité qui procure un état de tranquillité a l'efprit du Spedateur qui admire ces produdions de l'art„ Cette partie étoit réfervée au grand Apelle qui fleurit dans la cent douzieme Olympiade; ce fut lui qui porta a fon plus haut degré la perfedion de l'art chez les Anciens, qui depuis ce temps tomba dans un goüt mefquin, barroque & bifarre. Quand au treilïeme liécle de 1'Ere Chrétienne la Peinture commenca, pour ainfi dire, a renaitre, le monde fe trouvoit plongé dans un° profonde ignorance & la philofophie étoit peu connue. Les premiers Peintres fe bornereht a faire des ouvrages qui ne demandoient aucune beauté ni perfedion. En Italië, oü le renouvellement de 1'art eut principalement lieu, ils s'occuperent a peindre les pans des églifes, des cimétieres & des chapelles, oü ils repréfentoient lts myfteres de la Palfion & d'autres fujets femblables : de forte qu'ft O ij  êt± Lettre peine 1'art eut-il reparu , qu'il s'offrit ün vaué champ pour le rendre plutót abondant que parfait : ce qui a été caufe que chez les Modernes 1'art a confervé beaucoup de défauts de ces premiers elfais. Car de nos jours, il n'eft pas nécelfaire que 1'Artifte cherehe a fatisfaire le goüt des hommes inftruits & des Philofophes, comme chez les Grecs; il fuffit de plaire aux yeux des gens riches & d'une multitude grofliere & ignorante. Auffi voit-on que nos Artiftes, au lieu de chercher a atteindre la perfection de l'art, ont recours & 1'abondance & a la facilité, qui font les parties les plus propres a étre appréciées par les Amateurs pour qui la plupart de leurs ouvrages font deftinés. Mais comme rien n'eft conftaht ni durable, & que les hommes, guidés par leur inquiétude naturelle , cherchent toujours a donner du prix aux chofes médiocres & a déprimer ce qui eft en eftimé; il étoit naturel que les Peintrès cherchaffent les moyens de fe furpaffer les uris les autres, en joignant un peu de théorie a la pratique barbare qu'ils avoient adoptée. La première partie qu'ils trouverent fut la perfpective, dont la eonnoilfance avanca tellement leur art , que pouvant déja rendre le raccourci, ils furent en état d'aggrandir leurs compofitions. Dominique Ghirlandajo , Florentin , fut le premier qui emi ploya la perfpective dans fes ouvrages. En group-  A D. A n t. P o n z. 215; parit fes figures & en diftingant par une dégradation raifonnée les lignes ou plans fur lefquels elles fe trouvoient , il donna de la profondeur a fes tableaux : il ne faut cependant pas chercher a imiter les Modernes dans la partie de la compofition. Vers la fin du quinzieme fiécle, on vit fieurir a. Ia fois quelques Artiftes d'un talent fupérieur, tels que Léonardde Vinei, Michel-Ange, le Giorgione , le Titien, Fra Bartoloméo de San Marco , & Raphaël d'Urbin. Léonard de Vinei fut 1'inventeur de beaucoup de détails dans l'art; MichelAnge , par 1 etude des antiques & la connoiffance de 1'anatomie, aggrandit la partie du deflin & des formes ; le Giorgione de Caftelfranco améliora 1'art en général, & donna plus de brillant au coloris que ne 1'avoient fait fes prédéceffeurs. Le Titien, par une imitation plus foignée de la Nature, mit plus de perfection dans les tons des couleurs, Fra. Bartoloméo étudia particuliérement la partie des draperies , 8c trouva , par le moyen du clair-t obfeur, la bonne maniere de vêtir fes figures & de faire fentir le nud que couvroit 1'étoife. Raphaël Sanzio d'Urbin, doué d'un talent fupérieur Sc décidé pour la Peinture, commenca par bien étudier tous fes prédéceffeurs & fes contemporains , & unit lui feul toutes les grandes parties qu'ils pofledoient féparément, dont il fut faire un fceureux emploi, fuiyant la vérité de la Nature O üj  2t4 Lettre & les convenances, pour fe former un ftyle plus parfait & plus univerfel que ne 1'a jamais polfédé aucun Peintre avant ou après lui. Mais fi Raphaël excella dans toutes les parties de l'art, il fut furtout fupérieur dans celles de 1'invention & de la compofition ; de forte que je crois que les Grecs eux-mêmes auroient été faifis d'admiration en voyant fes chefs-d'ceuvre au Vatican, oü tant d'abondance fe trouve jointe a tant de perfedion, de fini, de délicateffe & de facilué. Comme la Peinture étoit parvenue chez les Grecs a fon plus haut degré de perfedion du temps de Zeuxis & de Parrhafius, le grand Apelle pe trouva rien a ajouter a l'art que la grace, ainfi que nous 1'avons déja remarqué. De méme, chez les Modernes il ne reftoit, lorfque Raphaël eut paru, que la grace feule qui manquat aux ouvrages de 1'art, qu'Antoine Allegri, appellé le Corrége, lui donna; ce qui porta alors la Peinture chez les Modernes au plus haut degré de Ia perfedion : de lorre que non-feulement le goüt éclairé des vrais ConnoifTeurs fut fatisfait, mais encore les yeux peu exercés de la multitude. Après ces grands Maitres, il y eut un long jntervalle qui dura jufqu'au temps des Caraches de Bologne. Ces Peintres s'étant appliqués avec foin a étudier les ouvrages de leurs prédéceffeurs, particuliérement ceux du Corrége, devinrent les premiers, les plus grands & les plus célebres d©  A D. A N T. P O N Z. 21jT leurs imitateurs. Annibal eut le deflin le plus correct, en réuniffant le ftyle des antiques a la grandiofité de Louis, fon frere. II ne chercha néanmoins pas les finefles de l'art ni fes caufes philofophiques. Les Difciples des Caraches formerent une Ecole affez favante; & le Guide , Peintre d'un talent heureux & facile, fe créa un ftyle beau a la fois, gracieux, riche & facile.Le Guerchin fut 1'inventeur d'un ftyle particulier de clair-obfcur, formé de maffes, d'oppofitions & d'interruptions. Après ces grands Artiftes qui d'une maniere facile, imiterent 1'apparence de Ia perfedion de leurs prédéceffeurs & de la Nature , vint Pierre de Cortone, qui trouvant trop de difHculté pour y réuflir, & ayant d'ailleurs un grand talent naturel , s'appliqua particuliérement a cette partie de la compofition que nous nommons le Goüt. Jufqu'alors on avoit confervé dans la compofition une efpece de fymétrie, ou pour mieux dire, une forte de diftribution raifonnée & d'équilibre des parties, comme celle de Raphaël , en fe conforxnant a 1'invention du fujet. Pierre de Cortone diftingua néanmoins 1'invention de la compofition , s'arrétant fur-tout aux parties. qui flattent la vue , c'eft-a-dire, aux oppofitions & aux contraftes des membres des figures ; de facon qu'on commenca alors a charger les tableaux d'un grand aombre de figures j bien grouppées, fans fongec O H  2l6 L E T T R E fi elles convenoient ou non au fujet hifforique; qu'on repréfentoit. Tandis que les anciens Grecs n'ont employé dans leurs ouvrages que peu de figures, pour rendre plus fenfible la perfedion de celles qu'ils y mettoient, les Modernes ont, au contraire, cherchéacacher leurs imperfedions en multipliant les objets. Cette Ecole de Cortone s'eft divifée en plufieurs branches, & a changé le caradere de l'art. Peu de temps après parut a Rome Carle Marate, qui voulant parvenir a Ia perfedion, la chercha dans les ouvrages des grands Maitres & particuhérement dans ceux de 1'Ecole des Caraches , & quoiqu'il eut déja étudié la Nature , il s'appercut par les ouvrages de ces Artiftes, qu'il ne faut pas toujours 1'imiter avec la plus exade vé- ' rité. Ce principe, employé dans toutes les partie* de 1'art, donna a fon Ecole, qui fut la derniere , un certain ftyle choifi, mais qui cependant efl tombé dans le maniere. La France eut auffi de grands hommes, principalement dans Ia partie de la compofition ; partie dans laquelle le Pouffin a été, après Raphaël, Ie meilleur imitateur du ftyle des anciens Grecs.' Charles le Brun & plufieurs autres fe diftinguerent par une grande fécondité; & auffi long-temps que 1'Ecole Francoife ne s'écarta point des principes de 1'Ecole d'Italie, elle produifit des Maitres d'un grand mérite dans les différentes parties de. 1'art,  A D. A K T. P O K Z. 217 Maïs lorfque dans la fuite il y eut des Eleves quï préférerent les ouvrages magnifiques de Rubens qu'on voit en France, aux chefs-d'ceuvre de Raphaël; & qui, fuivant les principes de Rubens, fe bornerent a imiter en partie les objets agréables que la Nature leur offroit dans leur Pays ; il s'y forma un ftyle totalement contraire, que fon brillant & fa nouveauté piquante firent admirer par cette Nation , qui rejetta alors le goüt de 1'Italie. C'eft en fuivant cette route qu'ils fe formerent un ftyle national, dont le brillant & le goüt ingénieux furent les qualités diftinctives. Aufli n'ont-ils jamais fait entrer dans leurs tableaux des perfonnages Egyptiens, Grecs, Romains ou Barbares, ainli que le grand Pouflin leur en avoit donné 1'exemple; mais ils ont toujours peint des figures Francoifes j même pour repréfenter 1'hiftoire de tout autre peuple. On verra par la defcription des ouvrages des meilleurs Maitres , ce que je penfe des autres Ecoles. Quoique ce que je viens de vous dire ne fuffife pas pour donner une idéé bien parfaite de l'art, je crains néanmoins que vous ne 1'ayez déja trouvé trop prolixe pour un fimple préambule a la defcription que je dots vous faire des tableaux de Sa Majefté Catholique. Je defirerois beaucoup que tous les ouvrages précieux qui font dans les différentes maifons du Roi, fe trouvaffent raffemblés dans fpn palais a Madrid, & qu'on en forrnat une  Lettre galerie digne d'un fi grand Monarque; afin d'e* pouvoir donner une defcription qui put fervir d'inftruöion au Lefteur , a commencer par les ouvrages des Anciens qui font venus a notre connoiffance jufqu'è ceux des derniers temps qui méritent quelque éloge. Par ce moyen on pourroit diftinguer fans peine la différence qu'il y a entre les uns & les autres, & je pourrois donner plus de clarté k mes idéés. Mais comme on n'a jamais fongé k une pareille collection de tableaux , je parlerai, fans fuivre aucun ordre, des Peintres des différens temps, en commencant par les meilleurs Artiftes Efpagnols, dont les ouvrages fe trouventdans les principaux appartemens de Sa Majefté. C'eft dans la falie oü s'habille le Roi qu'on voit la plus grande partie des ouvrages de ces Maitres , particuliérement de Don Diegue Véiafquez , de Ribera & de Murillo. Mais qu'elle différence ne regne t-il pas entre ces trois Maitres? Quelle vérité & quelie intelligence de clairobfcur dans les ouvrages de Véiafquez! Qu'il a fupérieurement bien entendu 1'effet de fair arabient interpofé entre les objets, pour en faire connoïtre les diftances ! Quelle école pour tout Artifte qui veut étudier dans. les tableaux des trois temps de ce Maüre qui fe trouvent ici, la méthode qu'il a fuivie pour arriver k une fi excellente imitation de la Nature ! Le tableau qui repréfenté un Porteur-d'eau de Séville , nou*  A D. A N f. P O N Z. 2ÏJ> prouve clairement combien dans fon principe ce Peintre s'eft reftreint a imiter la Nature , en finilfant toutes les parties, en leur donnant la vigueur qu'il a cru appercevoir dans cette même Nature, & en faifant connoitre la différence effentielle qu'il y a entre celles qui font éclairées & celles qui fe trouvent dans l'ombre; de maniere cependant que cette févere imitation 1'a fait tomber dans un ftyle un peu dur & fee. Dans le tableau du feint Bacchus qui couronne quelques hommes yvres , on remarque une touche plus facile & plus fpirituelle, avec laquelle il a imité la Nature, non telle quelle eft, mais telle qu'elle nous paroit être. Ce pinceau facile & délicat fe remarque néanmoins davantage dans fon tableau de la Forge de Vulcain, dont quelques Cyclopes font une parfaite imitation de la Nature. Cependant Véiafquez donna une plus jufte idéé encore de la Nature dans fon tableau des Fileufes, fait dans fon dernier ftyle ; au point que la main de 1'Artifte ne paroit avoir eu aucune part a 1'exécution de 1'ouvrage, qui femble crée par un fimple aft e de fa volonté; & 1'on peut dire que c'eft une produ&ion unique en ce genre. Outre les tableaux dont nous venons de parler il y a des portraits de ce même ftyle, qui fans doute eft le plus beau de ce Maitre. Ribera eft admirable dans. 1'imitation de la Na-  a2q Lettre ture, par la force du clair-obfcur, par h faeilitê de fon pinceau & par 1'art de rendre fenfibles le* plus petits accidens du corps, tels que les tides les poils, &c. Son ftyle eft to^ours vigQureux \ cependant il n'eft pas parvenu au degré de Véiafquez dans Pintelligence des lumieres & des ombres, paree qu'il n'a pas connu la partie de la OCgradanon des couleurs ni f effet de fair ambient; quoique d'ailleurs f0n coloris fut plus brillant & plus animé, comme il l'a fait voir dans quatre tableaux quj fervent de deffus-de-porte. II y a dans la même falie des ouvrages des deux dffiérens ftyles de Murilio, De fon premier ftyle lont les tableaux de 1'Inearnation & de la Nati, vité du Seigneur, dans. lefquels, mais principalement dans le fecond, on admire une touche fiere & hardie & une grande vérité ; quoiqu'ils ayent été faits avant qu'il eut acquis ce moëlleux qm caraélérife fon fecond ftyle, comme on peut senconvainere par quelques autres tableaux qui font dans la même falie, èc fur-tout par le petit tableau de chevalet des Noces de la Vierge, Sc par une très-belle figure k mi-corps de St Jacques, qui eft dans la chambre voifine qui fert de paffage. Dans la falie daudience du Roi il y a un excellent tableau de Véiafquez : c'eft le portrait de flnfante Donna Marguerite-Marie d'Autriche,. Comme ce tableau eft fort célebre par fa beautd  a D. A n t. P o n z. aai jé n'en dirai rien, finon qu'il nous prouvé que 1'effet que produit 1'imitation de la Nature plait gériéralement a tous les hommes; mais encore infiniment plus quand ce n'eft point dans la beauté qu'on cherche le principal mérite des productions de l'art. Je ne parlerai point pour le moment dü grand nombre d'exceilens tableaux du Titien qui fe trou* vent dans les appartemens du palais, pour m'arrêter au magnifique portrait équeftre de Philippe IV. peint par Véiafquez. Tout excite dans eet ouvrage 1'admiration : le cheval auffi bien que la figure du Roi; le fite même en eft du meilleur goüt. Ce qu'il y a néanmoins de plus admirable dans ce tableau, c'eft la maniere facile & finie avec laquelle eft peinte la tête du Roi; de maniere que la peau en paroit tranfparente. Au refte tout en eft fait avec la plUs grande légereté , jufqu'aux cheveux même, qui font admirablement beaux. Ce tableau a pour pendant le portrait -du Comte-Duc d'Oiivarès, qui n'eft prefque en rien inférieur a celui du Roi. Il nous refte encore a obferver le beau tableau du même Maitre, dont le fujet eft la Reddition d'une Ville, qui d'abord fut placé dans la falie du palais appellé del Riüro degli ftati del Regno, & qui eft aujourdhui dans la falie a manger des Princes des Afturies. Ce tableau a toute Ia perfection que comportoit le fujet, & tout en eft  aaa Lettre exécuté de main de Maitre , a fexception des manches des lances. Dans la même falie on voit le portrait de 1'Infante Donna Marguerite-Marie d'Autriche, & celui de 1'Infant a cheval, tous deux peints par Véiafquez dans fon meilleur temps , ainfi que d'autres portraits du méme Maitre. Dans la chambre de toilette du Prince il y a trois tableaux de Ribera dont 1'un eft un St Jéröme & 1'autre un St Benoit, de même grandeur & du meilleur temps de ce Maitre, d'une touche excellente, d'une grande vérité & d'une expreflion peu commune dans le vifage de St Benoit. Le troifieme repréfenté le Martyre d'un Saint qui de même eft fort beau, mais d'un flyle plus vigoureux. B feroit ittutile de vouloir parler de tous les ouvrages de Rubens & de fon Ecole, qui font en grand nombre dans ce palais. B y en a cependant un qui mérite de fixer notre attention : c'eft 1'Adoration des Rois, qu'on peut regarder comme un des chefs-d'ceuvre de ce Maitre. II a peint ce tableau en Flandres dans fon meilleur temps; quand il vint en Efpagne il y ajouta de la toile pour 1'aggrandir, & y mit de nouvelles figures, parmi lefquelles eft fon propre portrait. Ce tableau a toute la beauté que Rubens pouvoit donner aux fujets hiftoriques, & le deflin n'en eft pas des moins corrects.  A D. A N T. P O N Z. 223 Parmi les différens tableaux de Van Dyk il y en a un très-beau dont nous devons parler: c'eft un Chrift dans le jardin , peint dans un auffi grand gout & d'un coloris auffi beau que le fujet le comportoit. Le portrait du Cardinal Infant, frere de Philippe IV, eft de même un trèsbel ouvrage, tant pour la vérité admirable qui y regne, que pour la beauté du coloris, la touche facile, la morbideffe & la fraicheuf. Le nombre des tableaux de Lucas Jordan (I) eft, pour ainfi dire , infini, & fon peut affurer que ce Maïtre n'a jamais rien fait de mauvais, puifque le bon goüt fe trouve dans tous fes ouvrages; quoique néanmoins on ne puilfe les regarder que comme des ébauches quand on les compare aux produclions fublimes des Maitres célebres de 1'Ecole d'Italie. D'ailleurs Jordan n'a jamais atteint a la perfection en aucune partie de l'art ; de forte que le ftyle de eet Artifte ne peut fouffrir la moindre négügence fans perdre tout fon mérite; & tous ceux qui ont voulu 1'imiter fe font formé une mauvaife maniere. Les ouvrages de Jordan font, en général, de deux efpéces, quoiqu'il ait fouvent imité quel- ( 1) II ne faut pas eonfondre ce Lucas Jordan, né a Naples en 1631, & Difciple de Ribera, avec Jacques Jorian, né a Anvers ea 15^4, & Difciple de Rubens.  Lettre que Maïtre en particulier. Plufieurs de fes tableaux ont un vigoureux ton de couleurs qui approché du faire de Ribera, de qui Jordan fut le Difciple, & dont il commenca par adopter le ftyle; C'eft néanmoins celui de Pierre de Cortone dont il fit le plus géne'ralement ufage , & qui paroit avoir été le plus analogue a fon génie , comme on peut le voir par la plupart de fes tableaux. Dans ce goüt eft le magnifique ouvrage a frefque au palais del Ritiro , de même que plufieurs autres tableaux qui font au palais du Roi. Dans d'autres ouvrages qu'il fit enfuite a Madrid , il s'éloigna un peu de ce ftyle, ayant drapé fes figures dans Ie goüt de Paul Véronefe, & ayant porté la dégradation des teintes & du clair-obfcur jufqu'a tomber dans le lourd , comme on peut le remarquer dans quelques tableaux de 1'hiftoire de Salomon qui font au palais, & qu'il a fait après ceux de 1'Efcurial. Parmi ceux du palais il y a une Vierge a mi-corps avec 1'Enfant Jéfus & St Jean-Baptifte, qu'on attribue a Raphaël. A la vérité 1'Enfant eft prefiqu'entiérement copié d'après ce Maïtre. Les chairs des figures en font un peu rouges; le fond & le payfage tirent fur 1'azur ; la robe de la Vierge eft d'un incarnat de carmin affez vif, & la mante eft d'un bleu foncé, qui font tous des fignés caraétériftiques du ftyle de Raphaël. II y a dans ce palais d'autres tableaux de Jordan dans  A D. A N T. P O N Z. dans la maniere de 1'école Vénitienne, mais qui Cependant n'ont pas ce degré de perfection que quelques Ecrivains leur attribuent. Nous pourrions encore placer ici, comme des ouvrages d'un grand mérite , quelques tableaux du Tintoret, du vieux Palme & de Jacques Baffan; qüi tous néanmoins font éclipfés, felon moi, par ceux de Paul Véronefe, & plus encore par ceux du Titien , faits dans fon meilleur temps. Ce Peintre, comme on le fait, n'a jamais été furpalfé dans 1'intellïgence & la beauté des couleurs; & 1'exeellence de fa maniere dans cette partie eft fi grande, qu'il eft, pour ainfi dire; impoffible d'y connoitre 1'art, & qu'on croit voir la Nature méme. Le pinceau du Titien eft extré* mement facile, fans cependant tomber dans des" défauts de négligence; les touches én font même fi belles qu'elles paroiflent delfinées. La force & 1'effet de fon clair-obfcur ne confiflent pas dans 1'obfcurité des ombres & dans la clarté de lumieres, mais dans une favante difpofition des couleurs locales propres au fujet. Toutes ces qualités fe trouvent dans le tableau de la fête des Bacchantes dont les figures ont le tiers de grandeur naturelle. Ce tableau eft aétuellement dans le cabinet de la Prlnceffe des Afturies. Chaque partie en particulier & toutes enfemble font li belles dans eet ouvrage, que ce feroit Crop entreprendre que de vouloir les décrire. Je P  226 Lettre me contenterai de vous dire que je ne vois jamaiè ce chef-d'ceuvre fans étre faifi d'admiration de la figure de la femme qui dort fur le premier plan, & qui me paroit toujours nouvelle comme fi je ne la voyois que pour la première fois. Le coloris de cette figure efl de la plus grande fraïcheur quon connoiffe du Titien; & la dégradation des teintes en eft fi admirable, qu'a mon avis il n'y a rien de plus beau en ce genre. On ne peut les diftinguer les unes des autres qu'en les comparant avec la plus grande attention; chacune en particulier paroit étre de Ia chair, & la variété de toutes eft foumife a un feul ton de couleur. Dans toutes les figures en général & dans chacune en particulier, la teinte locale des chairs eft marquée avec la plus exacte propriété, & bs couleurs des draperies font de la plus grande beauté. Quant aux acceffoires : le ciel eft formé de nuages diaphanes, les arbrcs font d'une belle verdure & d'un feuiller varié & ombreux; Ie fite eft couvert de tendres herbes, & 1 enfemble eft d'un grand brillant, fans néanmoins s'écarter de la vérité de la Nature. Un tableau a peu pres de la méme grandeur repréfentant des enfans qui jouent avec des pom-mes qu'ils viennent de eeuillir, eft pareillemenj d'une beauté admirable, mais d'un ftyle plus fini, & paroit être du méme temps que 1'autre. On eft furpris de la diverfité des enfans, & de la dif-  A D. A N T. P Ö N Z. férence marquée des cheveux qui font prefque tous noirs & frifés. La dégradation des demi-teintes eft fur-tout faite avec uh art extraordinaire, ft* perdant infenfiblement dans les objets les plus éloignés» Ces deux tableaux étoient autrefois a Rome dans le palais Ludovife, & furent donne's au Roi d'Efpagne. Ils ont fervis, comme nous le ditSandrart, d'étude au Dominiquin, au Pouffin & | Fiamingo, pour la beauté des enfans» L'Albane a mis dans fes ouvrages un petit grouppe de ces enfans qüi danfent. Il y a dans le palais deux copies de ces tableaux peintes par Rubens', qu'on peut comparer a la tradudtion libre d'un livre en langue flamandè, oü 1'on auroit confervé toutes les penfées de 1'original, mais en lui faifant perdre la grace dü ftyle. II y a plufieurs autres tableau! dü Titien, mais qui font touspoftérieurs aux premiers; quelques-un^ même font des ouvrages de fa vieillelfe, lorfque la foibleffe de fa vue rte lui permit plus de manier le pinceau avec la méme netteté, quoiqu*! eut confervé la beauté deS demi-teintes. C'a donc été un grand préjudice aux progrès de l'art que' le Titien nous ait laiffé ces fruits de fa vieillelTe ; exécutés avec tant de négligence; paree que plufieurs Artiftes fe font emprelTés de les imiter s fans fe rappeller que le Titien s'étoit appliquédans fon meilleur temps, avec un foin extréme, aux Pij  ■H28 Lettre principes & aux regies de 1'art; quoique le coloris foit la partie dans laquelle il a excellé & furpaffé tous les autres Maitres. II y a peu d'ouvrages du Corrége; mais comme chaque produétion de ce grand Maitre nous préfente toute la magie de Tart, les deux feuls qui font dans ce palais fuffifent pour nous donner une idéé du talent fupérieur de eet Artifte. La Vierge qui met des langes a 1'Enfant, & St Jofeph qui eft dans le fond, femblent faits en maniere debauche, tant la variété que 1'Artifte a fu mettre dans les mouvemens de 1'Enfant & de la Vierge eft étonnante. On eft furpris de voir qu'une figure qui a moins de deux palmes de haut produife un fi grand effet a une diftance affez confidérable i car on croiroit qu'elle excéde fa grandeur réelle. Cette magie ne confifte pas dans la grande force du clair-obfcur; mais dans les demi-teintes imperceptibles dont il s'eft fervi pour paffer des clairs aux ombres, & dans l'art admirable avec lequel il a fu employer les unes & les autres : art par lequel il a fi bien rendu le reliëf & les formes qu'on a de la pelne a croire que fes tableaux ne foient qu'une fuperficie plane. Si le Titien a été furprenant par fes teintes & fes couleurs locales dans tout ce qu'il a fait; on peut dire que le Corrége , quoique moins parfait dans cette partie, 1'a néanmoins fut-paffe dans le reliëf, particuliérement des parties fail-  'a D. A n t. P o n r. 22? fantes & des inflexions, ainfi que dans laperfpe&ive aërienne ; non-feulernent par rapport aux objetsdégradés au moyen du clair-obfcur par la diftance qui les fépare, mais encore par une certaine in* telligence de la nature de 1'air, lequel étant d'une qualité plus ou moins diaphane, fe remplit de lumiere , & palfant entre le corps leur communiqué cette lumiere dans les endroits oü fes rayons dire&s ne peuvent aller frapper; & forme de cette maniere eet air ambient par le moyen duquel nous diftinguons les objets dans l'ombre même, de forte qu'on peut mefurer la diftance qu'il y a de 1'un a 1'autre. Cette partie étoit parfaitement bien connue. des anciens Grecs , comme on peut le voir par les Peintures d'Kerculanum, même lss plus mauvaifes ;. de forte qu'on peut dire qu'ils s'en étoient déja fait unq regie fixe. Parmi les Modernes les Artiftes les plus célébres dans cette partie font le Corrége, Diegue Véiafquez& Rembrant. Mais retoumons a notre tableau. 1'Enfant eft d'un travail fini , non-feulement pour 1'intelligence du clair-obfcur, mais encore pour le cor loris, pour Tempatement des couleurs, pour le* deflin & pour la grande grace qui y regne. Le. Corrége étoit admirable pour les raccourcis, & favoit donner du contour aux corps par l'eJM preflion de leurs formes même; talent trés-rare^, qu'aucun autr§ Peintre n'a, jamais.poffédéau mêms» P Uj  2j° Lettre degré que lm, a 1'exception de Michel-Ange & de Raphaël. Les Grecs regardoient cette partie de la Peinture comme laplus difficile, ainfi que nous lapprend PJine , Liv. XXXV, Ch 10 Et en effet, quoiqu'il faille fans doute un grand talent pour bien peindre les corps & le plein des objets, plufieurs Artiftes fe font néanmoinsrendus célébres par la; mais peu de Maitres ont poffédé 1 art de faire bien fentir les parties fuyantes des corps, & d exprimer la rondeur, de maniere que ces fuyans femblent s'y terminer ; car ces memes parties fuyantes doivent, pour ainfi dire, aller fe perdre en elles-mcmes, & fe terminer de maniere qu'elles faffent foupgonner qu'il y a quelqu'autre chofe derrière elles, & qu'elles laiffent appercevoir en même-temps, & ce qui eft vifible & ce qui eft caché. L'autre tableau qui repréfenté la Priere du Chrift dans le jardin , quoique petit, eft d'un travail fini & raifonné. Au premier coup-d'eeil on n'appercoit que le Seigneur avec 1'Ange & Je Ciel éclairé , tout le refte étant couvert d ombres comme pendant la nuit. Mais après un examen plus attentif, on y trouve divinement bien rendu 1'ambient de fair dans la dégradation des objets, exaflement de la même maniere qu'on Jes voit dans un medium foiblement éclairé, oü «ous diftinguons bien les objets qui font prés de flous, mais oü ceux qui font un peu élojgnés  X D. A M T. PO N Z. 23I échappent a notre vue. On ne peut pas diftinguer Ja troupe qui vient pour fe faifir du Sauveur, & on n'appercoit aucune touche ni aucun coup de pinceau fenfible dans les arbres, fi ce n'eft au grouppe des Apótres, oü 1'on commence avoir le feuiller des arbres, & enfin les tendres brins d'herbe, ainfi qu'un tronc d'arbre avec la couronne d'épines, & la croix fixée en terre, a mefure qu'on approché davantage de la lumiere de la vilion. L'éclat du vifage du Chrift éclairé tout le tableau, & le Sauveur qui recoit la lumiere d'enhaut, comme du Ciel, ia fait refléchir fur 1'Ange. L'idée de ce tableau eft fage, belle & exécutée avec toute la beauté que ce Maitre feul étoit capable de lui donner. Ces tableaux font aujourd'hui dans le cabinet de la Princeffe des Afturies, oü fe trouvent aulfi ceux du Titien dont j'ai parlé, & quelques-uns. de Léonard de Vinei de fon meilleur ftyle. On y diftingue entr'autres, celui de deux enfans qui jouent avec un agneau, qui cependant n'eft pas affez fini; & un autre qui ne contient qu'une feule tête de St Jean-Baptifte adolefcent. On remarque dans ces deux tableaux la grande étude que ce Peintre avoit faite du clair-obfcur; c'eft-a-dire cette dégradation de la plus forte lumiere jufqu'a. la plus forte ombre; il regne de plus une certaine grace dans les mouvemens agréables & gais. des figures, par laquelle $ paroit que le Corrége  S3-2 L E T T S t s'eft applani la route du ftyle gracieux quï. trouve dans tous fes ouvrages. Ce même cabinet contient quelques tableau* quon prétend étre de Raphaël. Il y a de fon invention , une Sainte-Famille dont les figures font de la moitié de grandeur naturelle, qui paroit être peinte par fes meilleurs difciples, & dopt il a fait lui-même le deflin. Un autre petit tableau repréfenté la Vierge a mi-corps avec 1'Ênfant, dont Ia compofition eft la même que celle du fameux tableau de Florence, connu fous Ie nom della Madona della Seggiola. II manque feulement a celui dont nous parions id le St Jean-Baptifte ; *1 eft d'ailleurs d'une forme carrée , au lieu que C3lui de FloreBce eft rond, & que les figures en fent prefque de grandeur naturelle. Celui du palais du Roi paroit en grande partie peint par Raphaël même, mais on ne doit cependant pas le regarder comme un ouvrage fini, mais feulement comme une efpéce d'ébauche. La tête de la Vierge entr'autres eft toute de lui. & peut al,er Je ^ avec fes autres ouvrages, étant pleine d'ame & d'expreflion, s Comment pourrai-je parler aflez dignement de. Fadmirable tableau connu fous le nom de lo Spa. fimo di Sidlia ? Vous n'ignorez pas que Raphaël fa peint a Rome pour être placé en Sicile dans féglife de Notre-Dame, dello Spafimo. Cet ouV^ge, comme le dit Vafari, fe trouya englouti  A D, A N T. P O N Z. 233 par la mer, mais fut retrouvé fans avoir fouffert aucun dommage. De tous temps le prix de ce tableau fut apprécié par les vrais connoilfeurs, & Augufiin de Venife en a donné la gravure , fans rendre néanmoins la beauté de 1'original. Le Comte Malvafia en parle avec mépris; mais les écrits de eet Auteur nous prouvent que fa critique étoit peu füre en fait de Peinture, & qu'il s'en eft trop rapporté a quelques Peintres, qui, par la diftance immenfe qui les féparoit de Raphaël, n'étoient pas en état d'apprécier le mérite de ce grand homme, ni de connoitre les raifons qui doivent nous guider dans notre jugement fut les ouvrages des Artiftes. II me femble inconteftable que la partie la plus grande de la Peinture n'eft pas celle qui flatte feulement la vue, car c'eft par ce mérite que les produdions de l'art plaifent aux hommes les plus ignorans; mais que les. parties les plus eftimables font celles qui fatisfont l'efprit & qui obtiennent le fuffrage des perfonnes qui exercent leurs facultés intellectuelles. Si cela eft, comme j'en fuis perfuadé , Raphaël doit être regardé comme le plus 'grand de tous les Peintres dont les ouvrages foient parvenus jufqu'a nous. L'invention & la difpofition de fes tableaux nous font appercevoir au premier coup-d'ceil ce qu'il a voulu préfenter a l'efprit de ceux qui devoient les voir. Voila pourquoi fes fujets tranquilles ou tumultueux, terribles ou  234 £ E T- T R ï tgréables, gais ou mélancoliques, n'ont rfen,d%4 coherent avec 1'idée de leur fujet ; & c'eft *en quoi confifte la véritable magie de l'art, par laquelle il émeut notre ame & prend un fi grand empire fur elle , ainfi que h poëfie & quence. D'ailleurs on voit diftinétement dans toutes les figUreS Ce demi-chemin d'aóHon j c'eft-adire, qu'on appergoit ce qu'elles faifoient avant le mouvement aéhiel dans lequel elles fe trouvent • & qu'on prévoit, pour ainfi dire, exaétement cê qu elles doivent faire enfuite ; de forte qu'elles ne reprefentent jamais de mouvement tout-a-fait achevé : ce qui leur donne un tel degré de vie qu elles femblent fe mouvoir quand on les regarde' En effet, quand on examine dans le tableau de lo Spafinio di Sicilia toutes les parties dont nous avons parlé, on fe convaincra facilement que fi Kaphael n'a pas toujours été grand dans fes ouvrages, on ne doit 1'attribuer qu'è Ia multiplicité oe fes beautés. Vous n'ignorez pas que Ie fujet de ce tableau eft pns de 1'Ecriture-Sainte, au moment que JefusChnft porte la croix au calvaire & que les faintes femmes fondant en larmes, il leur dit, d'un ton prophétique, de ne point pleurer fur lui, mais fur leurs propres fils; en leur prédifant la prochaine ruïne de Jérüfaiem. Raphaël voulant donner de la grace k ce tableau, fait appercevoir dans Je  A D. A N T. P O N Z. 23J ïoiritain le calvaire, vers lequel on monte par un chemin finueux qui prend a main droite de la porte. II a repréfenté le Sauveur au moment oü a pour la première fois, il tombe en fe détournant de ce chemin pour un autre de cöté, dont un officier de juftice Ie tire avec la corde dont il le tient lié. II eft a croire que, comme ce tableau a été fait pour 1'églife de Notre-Dame des douleurs , les Chefs de cette églife ont voulu que le Peintre y introduifit la Vierge ; il fe peut néanmoins que cette idéé foit de 1'Artifte même, Que;qu'il en foit, Raphaël a trouvé l'art de rendre ce fujet de la maniere la plus noble , la plus convenable & la plus expreffive. Comme Raphaël avoit a placer dans ce tableau la mere d'une perfonne conduite au fupplice & injuftement maltraitée, il lui a donné le caradere d'une mere malheureufe & refpeöable qui, pour obtenir quelque fouiagernent pour fon hls, fe voit réduite a la cruelle néceffité d'implorer une infame populace k prendre pitié de lui. Dans cette fituation il a peint la Vierge a genpux, ne tournant pas les yeux fur fon Fils, a qui elle ne peut donner aucun fecours; mais dans fattitude d'une vraie fuppliante; faifant entendre que le Chrift, qui eft tombé par terre, a befoin de la compaflion de celui qui le traite fi inhumainement. A cette humble expreffion d_e la Vierge, Raphaël a donné un air de noblefle  Lettre & de majefté, en repréfentant autour d'elle la Magdeleine , faint Jean & les autres Marles qui accompagnent la mere de Dieu, &z qui lui prétent leur fecours en la foutenant fous le bras. Ces perfonnages paroifTent tous piongés dans de triftes réflexions fur les fouffrances du Seigneur, principalement la Magdeleine. Jefus-Chrift eft tombé par terre, mais fans faire paroitre aucune foibleflé ni le moindre abattement , ayant plutöt fair dun juge , tel que le repréfenté JEcmure; & fon vifage, outre qu'il eft danstce tableau d'une beauté & d'une excellence , pour ainfi dire, inexprimables, fomble animé d'un efprit prophétique qui répond parfaitement au fujet non-feulement par rapport k la perfonne repréfentée, qui eft toujours Dieu, quoique fouffrant; mais encore pour ce qui eft de Raphaël même, qui n'a jamais donné de caradere bas k tout ce qui' étoit fufceptible de noblefle. Les attitudes de toutes les figures font belles & animées. Le bras gauche qyi avec une trés-belle main porte fur une pierre, eft tout-a-fait étendu. Cependant les plis dc Ia largo manche font apperecvoir lc demi-chemin d'aétion ; car ils femblent fc tenir encore cn fair & n'avoir pas fini leur chüte, fuivant la tendance que doit leur donner le poids fpécifique de Ictoffe. De la main droite le Seigneur tüche d'cmpoignet la croix fous laquelle il fuccombe, & paroit vouIqir empécher qu'on ne la lui óte, cn cberchank.  a D. A n t. P o n r. 237 a la foulever lui-même : idee fublime, digne du grand génie de Raphaël, qui , par ce mouvement fimple & qui peut paroïtre indifférent a bien des yeux, nous rappelle 1'idée que le Sauveur du monde fouffroit paree qu'il vouloit bien fouffrir. La variété de caractere qu'il a fu donner aux officiers de juftice, n'eft pas moins digne d'admiration, en faifant remarquer que parmi les hommes méchans, il y en a de plus pervers que les autres. La figure qu'on voit par derrière , tirant JefusChrift avec la corde, ne paroit remplie que de 1'impatience brutale d'arriver avec la vienme au lieu du fupplice. L'autre perfonnage qui en quelque forte femble foutenir la croix , paroit ému d'une efpece de compaflion qui le porte a foulager le Sauveur. Prés de lui eft un foldat qui, en empoignant la croix au-deffus de 1'épaule du Chrifi, & levant Ia lance, comme pour le menacer , exprime la plus grande iniquité, en cherchant a accabler encore davantage le Seigneur , qui fuccombe déja fous le fardeau de la croix. Toutes ces réflexions ont particuliérement pour ©bjet 1'invention, qui eft la partie qui donne de la noblefle & de la valeur a l'art, & qui fait connoüre la force du génie du Maitre ; & fon peut dire que quiconque la poffédé au même degré oü Raphaël 1'a portée , eft véritablement un grand homme, tels que l'ont été, en leur genre, les meilleurs Poëtes & les plus célébres Qrateurs. II eft donc néceftaire  Ö38 L E ï T R È de bien connoitre ce qu'on entend par une invcri-i tion parfaite, qui confifte hon-feulement en un beau concept, ou en une idee fage & bien concue ; mais dans cette unité & fuite d'idées qui remplit & occupe d'abord l'efprit de 1'Artifte, & enfuite celui de ceux qui voient fes produdions ; unité qu'il doit conferver depuis la première difpofïtion de fon ouvrage jufqu'au dernier coup de pinceau, pour en fofmer un feul tout en achevant fon tableau* Plufieurs Artiftes , que lè corrimun des Amateurs & les Peintres médiocres ont regardé comme douésde la partie de 1'invention, ont abfolument ignoré ces détails heureux que poffédoit le grand Raphaël; caron voit qu'ils ont confondu a chaque inftant 1'invention avec la compofition : la première étant la vraie partie poëtiqüe du tableau déja congu dans l'efprit du Peintre , qui fe le repréfenté comme s'il avoit vu effedivement, oü comme s'il avoit encore aduellement dêvant les yeux le fujet que fon imagination ou fa verve fe propofe de rendre. La compofition & la difpofiiion conliftent, au contraire, dans 1'ordonnance des objets que 1'imagination a conguS. Cette erreur que les Ecoles de Peinture & le commun des Amateurs ont adoptée, a donné naiflance a la fauffe idéé qu'on ne doit inventer & compofer des tableaux que pour plaire aux yeux par la diverfité des objets,,  A D. A N T. P O N Z. 2:9 par les oppolïtions & les contraftes variés, en négligeant la 'partie la plus efféntielle qui nous inftruit de 1'idée de 1'Artiite; ce qui doit être le but de 1'invention. Des ignorans ont ofé avancer que Raphaël n'entendoit pas la partie de la compofition, paree qu'il leur elt tombé, par hazard, entre les mains quelque petite téte de Vierge, & qu'ils n'ont jamais vu les magnifiques ouvrages du Vatican ni ceux des acTes des Apötres qu'il a compofés pour être travaillés en tapiflerie, & dont on peut voir la colleclion complette dans le cabinet du Duc d'Albe a Madrid. Mais quand même on n'auroit pas vu les chefs-d'ceuvre du Vatican, ni les deilins dont nous venons de parler, ni les gravures des ceuvres de Raphaël; le feul tableau dont il eft queftion ici, doit fuffire pour nous convaincre de fon mérite éminent dans cette partie. Qui mieux que lui a fu mettre de 1'équilibre dans fes compofitions 3 piramider les grouppes & donner urt contrafte de mouvement alternatif aux membres des figures,, avec une variété infinie dans les attitudes ; de forte que toutes les parties de fes divins ouvrages femblent animées? Quel Peintre , en un mot, a mieux connu que lui la jufte quantité de figures qu'il faut introduire dans un fujet hiftorique, & les difpofer de maniere qu'il n'y en ait aucune d'oilive ou d'inutile ? Si par fois il a employé certaines attitudes violentes, ce n'a été que rarement  240 Lettre & avec modération, pour les rendre plus éxprefllfs & pour faire mieux connoïtre la fituation de 1'ame des perfonnages qu'il repréfentoit; n'étant pas vraifemblable qu'un homme qui réfiéchit, faffe les mêmes geftes que celui qui fe bat, ou qui court , ou qui marche. Dans la bonne compofition, il eft néceifaire de diftinguer fi 1'on repréfenté une perfonne d'un rang élevé ou ün homme du peuple; fi c'eft un vieillard ou un jeune homme; & 1'on doit fentir de même fi cette figure eft dans une fituation naturelle ou accidentelle ,\ comme on le voit dans les compofitions de Raphaël, afin que toutes ces parties foient analogues & fubordonnées a 1'invention» Le deflin, qui eft la partie la plus eflentielle dont le Peintre puifle fe fervir pour exprimer les idéés qu'il a congues, eft d'une grande beauté dans le tableau dont nous parions, ainfi que dans tous les autres ouvrages de Raphaël; & 1'on peut dire que , s'il n'eft pas parvenu a la parfaite beauté qu'on trouve dans les ftatues Grecques, on ne doit 1'attribuer qu'a la différence des mceurs du temps oü il vécut, ainfi qu'aux circonftances, & a la diverfité des objets fur lefquels il a exercé fon talent. Si les anciens Grecs avoient eu a repréfenter un officier de juftice k cöté du Chrift, ils ne 1'auroient pas fait mieux que lui, ni d'une autre maniere qu'on le voit dans le perfonnage de ce tableau , qu'on appercoit par derrière. Si les  A D. A N T. P O N Z. les proportions de cette figure font d'un homme Vil du peuple, il faut confidérer quelle faute de convenance Raphaël auroit commiié, en y mettant une figure élégante comme celle du Gladia»eur de la ville Borghefe , laquelle auroit plus fixé 1'admiration que le Chrift même; défaut qu'on remarque dans le fameux tableau du Dominiquin qui eft dans la chapelle de Saint André de 1 eglife de Saint Grégoire a Rome, dont on admire plus le bourreau qui fiagelle le Saint que la figure principale du Saint même, qui doit étre le héros de eet ouvrage. Ce défaut a été commun k tous les Peintres célebres qui ont fleuri au commencement du dix-feptieme lïécle. Ceux qui voudront voir dans 1'antique 1'exemple d'un caradere qui n'ait point de beauté, pourront le trouver dans le Rotateur de Florence; & je fuis perfuadé qu'ils ne remarqueront dans cette figure ni le caractere de la Loth, ni celui du Silene, ni celui du Gladiateur; ils verront méme qu'elle eft moins belle que la figure dont nous parions; Ceux qui prendront la peine d'examinef attentivement le ftyle dü deffin de Raphaël, tant dans ce tableau que dans fes autres ouvrages, y remarqueront le même efprit que celui des Anciens ; c'eft a-dire, qu'il a fu conceVoïr & exprimer avec précifion & exactitude toutes les parties effentielles du corps humain, en laiffiant, pour ainfi dire , indé£ifes celles qui font inutiles ou fans expreflion. Ge  242 Lettre qu'il y a néanmoins de plus merveilleux dans le deflin de Raphaël, c'eft que le caraétere des perfonnages répond fi parfaitemement aux attitudes dans lefquelles il les repréfenté, qu'on croit réellement voir un homme qui fait, non par accident, mais par une propention naturelle, le mouvement dans lequel Raphaël 1'a peint. Cela fe remarque non-feulement dans les traits du vifage, oü fon a coütume de lire les difpofitions de 1'ame, mais encore.dans la, conformation entiere du corps & de toutes fes parties. v De la figure qu'on voit par derrière, Raphaël a fait un homme membru & mal-conformé , ainfi que le font la plupart des gens lourds du peuple ; & il lui a donné une attitude analogue a cette conformation, fans lui faire exprimer aucune intention particuliere. Mais dans les deux autres figures dont j'ai parlé, i! a exprimé 1'intention fur le vifage, en leur donnant une proportion plus élégante. Dans le Chrift il faut fur-tout remarquer la beauté de la phyfionomie unie a 1'expreflion la plus vive, fans qu'elle altére cependant en rien la régularité.& la noblefle des traits. Toutes les parties eflentielles des os & des mufcles y font indiquées, mais avec une telle délicateife qu'elles ne nuifent point a Ia grandiofité des ferrnes principales. Ce même caractere fe fait fenfiblcment appercevoir dans le col , ainfi que dans Ia main fur laquelle s'appuie le Chrift; & quoique le poids  A D. A N T. P O N Z. 24£ du corps , qui porte fur ce bras , en comprimé, la chair , de maniere que les os & les articulations font, pour ainfi dire, cachés, il a fu néanmoins donner un contour au pouce & autres doigts qui convient fi bien au caradere de la téte, que les plus célébres Artiftes Grecs ne 1'auroient pas mieux fait, en voulant repréfenter une figure d'un caractere moyen entre celui de Jupiter & d'Apollon , qui doit être réeliement celui qui convient au Chrift; en y ajoutant néanmoins f expreflion accidentelle de la paflion dans laquelle il a repréfenté le Sauveur. Je ne m'arrêterai pas a faire remarquer la beauté de chaque touche pour Tintel iigence des raccourcis & des contours, qui vont fe perdre 1'un derrière 1'autre , fuivant que le demande le point d'optique; de maniere qu'on croit voir a une grande diftance derrière la fuperficie du tableau. Le moument de toutes les parties des têtes, fuivant Taction & le point vifuel, eft rendu dans la maniere ordinaire de Raphaël. II feroit trop long de parler de toutes les beautés de détail & des ré--flexions qu'elles oifrent ; & Ton doit être perfuadé que fi dans les tableaux de Raphaël on trouve quelque partie médiocre, c'eft 1'ouvrage de fes Difciples qu'il a été obligé d'y laiffér, a caufe du grand nombre de tableaux dont il fut chargé dans fon meilleur temps : parconféquent on ne peut pas lui attribuer ces défautst Cnj  234 Lettre Après avoir examiné les ouvrages les plus dignes de notre attention pour les parties les pluseiïentielles de l'art, qui fe trouvent dans fe palais du Roi; paffons maintenant aux bons tableaux d'un genre plus facile, dont les Maitres ont ghilé fur toutes les difficultés, cependant fous une idéé générale, jufte & bien congue. Je veux parler des beaux ouvrages de Lanfranc, parmi lefquels eft fadmirable tableau des Funérailles d'un Empereur, avec un combat de gladiateurs & un catafalque. Cet ouvrage préfente un aiTemblage des plus excellentes chofes de 1'art, & le deffin en offie en quelque forte cette idéé générale de la conftrudicn du corps-humain dans laquelle confifte la beauté de 1'antique. Dans quelques parties on voit 1'expreffiop de Raphaël, ainfi que les maffies & la faciiité du clair-obfcur du Corrége; tout cela n'eft cependant pas bien fini, mais feulement indiqué. II y a encore une Naumachie ou un combat de barques,un Sacrifice & d'autres tableaux de ce Maïtre qui méritent d'être admirés. Le nombre de tableaux de différentes Ecoles qui n'ont pas le degré de perfedion de ceux dont nous avons parlé, eft infini. Parmi ceux-ci il y en a quelques-uns du Pouffin; entr'autres un Bacchanale affez beau, dont fes figures ont un peu moms d'un pied de grandeur. II. eft d'un travail fini, d'un très-bon deffin & coloris. B repréfenté quelques femmes & plufieurs enfans qui dan-  A D. A N T. P O N Z. 245- fent, d'un ftyle agréable : le fite en eft de la plus grande beauté'. Ce tableau fait d'abord pour couvrir un clavecin, fut enfuite aggrandi par le Poulïïn méme ou par fon beau-frere Gafpard. II feroit a delirer que plufieurs jeunes Peintres s'appliquaflent avec foin a étudier les modeles de f art que je viens de décrire. non-feulement en les copiant, mais en les imitant: opérations entre lefquelles il y a une grande différence ; car ce n'eft pas en copiant fimplement un ouvrage qu'on fe rend capable d'en produire d'autres qui lui reflemblent, fi fon ne médite pas fur les caufes qui ont fait agir le Maïtre de 1'original : unique moyen cependant de tirer quelque fruit de 1'étude des ouvrages de l'art. Chaque tableau offre deux parties effentielles; 1'une comprend les raifons des chofes, ce que nous pourrions appelier la tracé que le Peintre laifle de fon génie; 1'autre eft le faire, c'eft-a dire la maniere ou la méthode que 1'Artifte s'eft formée. Qrdinairement ceux qui copient ou qui prétendent étudier les ouvrages des grands Maitres , mettent leur principal foin a imiter 1'apparence, que j'appelle la maniere; ce qui fait que lorfqu'ils n'ont plus devant les yeux 1'original, & qu'ils effayent de faire quelqu'ouvrage oü il entre différentes parties, ils reftent fans guide. Mais ceux qui s'appliquent réellement a étudier & a admirer les produdions des plus célebres Artiftes avec qn  2.^6 Lettre véritable deiir de les imiter, parviennent au pol«$ de pouvoir en produire d'autres qui y reflemblent ; ce qu'ils doivent a 1'étude qu'ils on faite des caufes qui ont déterminé ces Artiftes. Affermis & confolidés ainfi dans leurs principes, ils font en état d'employer les mêmes caufes & les mêmes moyens dans les circonftances néceffaires & convenables, ou de les imiter fans être plagiaires. Je crois donc que les jeunes Peintres doivent étudier avec foin les ouvrages des grainds Maitres, non dans 1'idée de les copier aveuglement, mais pour y chercher les parties de la Nature que ceuxci ont choifi, pour les imiter; en fe perfuadant d'ailleurs, que rien ne peut être bon dans ces Maitres, quoique fameux , que ce qui eft conforme a la Nature. Après avoir acquis une certaine habitude a copier ces ouvrages, le meilleur confeil qu'on puiffe leur donner, c'eft d'étudier la Nature méme, en prenant d'elle les parties qui reffemblent le plus k celles qu'ont choifies les Maitres dont ils ont étudié les ouvrages en les copiant. De cette maniere ils pourront acquérir un vrai talent, pour peu qu'ils ayent d'aptitude naturelle pour l'art; & quoiqu'ils n'atteignent pas au même degré des Maitres qu'ils ont taché d'imiter , ils ne laifferont pas de parvenir k un aflez grand mérite pour devenir célébres : la Nature étant C immenfe  a D. A n t. P o n z. 247 & fi variée dans fa maniere d'être, que quiconque a du talent ou du génie peut y trouver des parties analogues a fes forces , pourvu qu'il les imite de la maniere que j'ai cherché a 1'indiquer Ie mieux qu'il m'a été poffible, & que mon peu d'habitude d'écrire me 1'a permis. Ce petit ouvrage ne doit donc être regardé que comme une fimple lettre diétée par le defir d'être ütile, mais avec peu de moyens pour lui donner la forme convenable. Je vous prie parconféquent de m'excufer vis a-vis du public, & de dilbper, par quelques éclaircilTemens, Tobfcurité qui peut régner dans eet écrit, afin de le rendre, par plus de clarté, inftruétif pour ceux qui pourront en avoir befoin ; ce que je n'oferois jamais entreprendre moi-même. Recevez avec bonté tout ce que m'ont permis de vous donner mes occupations multipliées , plus utiles que mes difcours ou que mes écrits; & difpofés entiérement de celui qui vous a voué la plus parfaite eftimé , & qui defire lincérement de vous obliger. D. Antonio Raphaèl Mengs» N O T E. Aux tableaux qui font dans la chambre de Sa Majefté Catholique, dont il eft parlé a la page 218, il faut ajouter une petite ftatue de marbre du Chrift  a*3 Leïïkï a D. Ant. Ponzt. attaché a Ia colonne, ouvrage admirable de MichelAnge Buonarotti; & en fait de Peinture une Conception a mi-corps de grandeur naturelle, & un petit tableau de St Antoine de Padoue, tous deux de la main de*M. Mengs, & que Je Roi fait tranfporter, ainfi que la petiteftatue du Chrift, dans les différens palais que S. M. va fucceffivement habiter. II y a aufli dans la même chambre un Ecce-homo du Guide. Deux autres tableaux de M. Mengs fuivent partoutle Pnnce des Afturies & 1'Infant.Don Louis, tant a Madrid que dans les maifons royaleS de plaifance L'un repréfenté fAffomption de la Vierge, 1 autre St Jofeph avec 1'Enfant Jefus. Dans la chambre du Prince il y a outre k Sainte-Famille par Murillo, dont il eft parlé a la page 220, deux autres ouvrages du même Maïtre dignes d'être cités: l'un eft la Vierge, & 1'autre le Sauveur a mi-corps. FIN.