! VERZAMELING Yf. H. SÜRINGAB  L A V I E DE FREDERIC, BARON DE TRENCK. TOME PREMIER.     L A V I E DE FREDERIC, BARON DE TRENCK; TRADUITE DE L'ALLEMAND pAR M. LE TOURNEÜR. A V E C FIGURES. Fleciere fi nequeo Superos, Achennta movebu. TOME PREMIER. V-'.- 88 ■ A AMSTERDAM, h E I D E , "Vo T T E ü D A ïrj/ {ƒ ÜTRECHT, **SS= CHEZ LESL1BRAIRES ASSOCIÉS, MDCCLXXX VIII.   AVIS DU TRADUCTEUR. Ce T intéreffant £? infirtuné vieillard, ce caraüère extraordinaire, dont on va lire l'incroyable hift'iire, n'a pas befoin que je l'introduife devant h pa. Wie On verra . par fa dédicace feule , s'üfait s'ex. primer, £f l'on efl déja impatient de connottre les dé. tails de fa bizarre deftinée. 11 eut F r éd é r i c pour roi, pour maitre , pour ami, a l age de dixhuit ans; £f e e/Z F ré dér ïc qui Va détenu en~ fermé pendant douze années dans les prifons. Je prierai fealement, fi quelquun trouvoit de l'excès dans fa plainte £p imp d'énergie dans fes fentimens, de confidérer que ce vieillard , condamné comme traitre a fa patrie ,a l'dge de dix - huit ans, détenu fi longtems dans les fers, étoit innocent ; qiCil aime encore, qiïil excufe partout le monarque trompt, qui, de fon ami devint fon perfêcuteur in- . fenfible; £f que, prêt a defcendre dans la prifon du tombeau, it lui efl Men dü de goèter, avec quelque liberté , un peu de juftice fur la term Qjtant au Jlyle de Vouvrage, on y remarquera, fans doute, wie forte de prolixüê, des retours fréquens fur les mêmes idéés. L'auteur, preffè de jom, ne revoyoit jamais tien de fes feuilles; „ les * 3  VI AVIS. „ fcrupuleux grammairiem, dit-il, les dire&eurs ie „ virgules, les compteurs de fyliabes, font les êtres „ les plus ridicule* peur celui qui ne fonge qu'a „ ècrire des penfées." Nous nurions pu a la rigueur faire difparottre ces taches, mais nous avons préféré de confervtr è l'écrivain fa phyfionomk fexagénaire furtont celle de pere de familie.  DEDICACE DE CET OUVRAGE / / A L'OMBRE DE FREDERIC L'U N I Q U E, Rot de PruJJi: dans les Cbamps Elyfèes. MoNARQUE, _ _ „,,„.oVt» rliirne de remarque , écrit nour les habitans de 1'univers , ne devoit parol- :__ «rrinii iniir fiu'aDrès ma mort, Iorfque tre ^ j i • • 1'auteur n'auroit plus rien eu a craindre , Iorfque la vérité hardie auroit pu fe dévoiler & déployer toute fa lumière. Mais je vis trop longtems. Le public efl: avide de romans nouveaux: il trouve du plaifir dans la le&ure des bons, furtout fi le roman eft une hiftoire véritable; & j'ai befoin du falaire de mon travail. H m'eft plus néceffaire pendant * 4  VIII DÉDICACE. ma vie, qu'il ne le fera, Iorfque je f;rai enfeveli Hans le tombeau. D'ailleurs, eet ouvrage pourroit être rangé, par les têtes fenfées, Hans la clafle de ces légende? incroyables, oü 1'auteur peut mentir a volonté, paree que les témnins ne font plus, pour aiïurer les droits de la vérité. Je n'écris point pour abufer Ie peuple cr4dule, pour employer un étalage de folies aventures, comme celles de Robin fon & de Don Quichotte ; mais j'écris pour ceux qui favent difcerner le vrai du faux, le noyau de 1'écorce, & l'homme infortuné du mifanthrope,ou de I'aventurier. Quarar.te-quatre années fe font déja écoulées, depuis que ma njalheureufe deftinée germa dans ma patrie, &, fous la glorieufe domination de Votre Majefté, s'éleva, pour moi feul, a un degré trop haut de rigueur, euffé-je été le plus fcélérat, le plus véritab'e des traltres ! Bonheur, contentement , rangs & honneurs bien mérités, liberté; un mot du pouvoir m'a tout ravi, fans que j'aie manqué en rien h mon devoir, ou que j'aie été jugé d'après la Ioi & la raifon. Nulle puilTance au monde ne pouvoit ui'en ravir davantage. J'aurois encore certainement perdu 1'honneur , fi ma forte conftitution n'avoit pas conftamment réfifté a des tourmens infupportables, & retenu mon ame, lihre de reproche , jufqu'è ce jour, oü je peux parler ,  d ê d i c a c e.] écrire & défendre eet honneur outragé. Etant fur le bord de ma tombe, j'aurois fouffert indifféremment; car il n'eft point de monarque fur Ia terre qui puüTe me payer pleinement 1'amas d'oppreflions & de maux que j'ai endurés; mais c'eft encore pour moi une légère fatisftftion de pardonner, & que je me fuis déja procurée, s'il eft prouvé fans replique dans mon hiftoire, que le grand Fu é d é r i c, fi juftement célébre dans mille occafions, n'en a pas agi grandement avec moi, avec l'infortuné Trenck, fans défenfe & dans I'abandon. En revanche, je marche avec un front plus fisr devant le tribunal du public éclairé, pour lequel Votre Majefté a tant fait de chofes; & j'attends notre jugement, Iorfque nous ferons tous les deux dans la tombe. Mais il ne faut pas que notre hiftmen travaüle a Magdebourg ou a Spanlau; c'eft a Londres ou a Thiladelphie qu'il doit écrire notre vie: il ne faut pas qu'on fimprime avec privilege a Berlin ni a Vienne; ma*s avec celui de Ia fainte vérité & de Pincorruptible juftice. Il eft des cho es que je ne révélerai point de mon vivant; mes héritiers les apprendront , quand je ne ferai plus On m'a forcé a me taire jufqu'è préfent; mais jamais on ne m'a dédommagé de mon filence; & puifqu'il n'y a plus rien a efpérer pour moi, la crainte ne m'arrêtera pas. La crainte eft une foibleiïe que j'ai appris a méprifer dans tous les tems, en fage inftruit & * 5  jj DÉDICACE. Vécole de Votre Majefté. Dans toute ma vie je n'en ai jamais connu que le nom; mais jamais ni devant le courroux des rois, ni au milieu du feu de vos armées, je n'en éprouvai le fenti» ment. Ainfi le devoir paternel feul me commande de ne pas laiiïer, après moi, mes huit enfans, qui, par 1'efFet de mon deftin en Pruflfe & en Hnngrie , ont perdu leurs biens légitimes & leur opulente fortune, expofés au reproehe , que leur père étoit un criminel qui a mérité fes chalnes par des aótions infames O mon monarque! je n'ai jamais été coupable; & tout I'orgueil de votre pouvoir, ni les prifons, ni les fers, ni les mauvais traitemens n'ont jamais pu abattre ma vertu, me ravir I'honneur, ébranler ma ferme, té, ni anéantir mes connoifTances acquifes par mes travaux; & j'ai trouvé enelles de !a confolation pour moi, de l'encouragement pour mon Cffiur, de la diftraftion dans l'obfcurité des cachots, & une cuirafle contre la violence du pouvoir. Peut-être eet ouvrage fera- fil lu avec une eflime compatilTante, Iorfque les triomphes & les vittoires de la Siléfie feront jugées, par la poftérité, égales aux journées meurtrieres d'Ar. belles, de Cannes & des champs de Marathon. Je n'avois point d'armée pour foutenir mon droit! Que Votre Majefté fache aufli que j'aurois peut-être fu la comraander, Mais pour  DÉDICACE. H mendier ma grace, Iorfque je fentois mon droit & mon mérite, j'étois trop fier & j'avcis 1'ame trop grande. Si cette vraie grandeur d'ame eft punie comme un crime chez le Mogol &!eSophi, elle atrendoit fa récompenfe fous le fceptre de Frédéric, & méritoit 1'admiration. Ni 1'un , ni l!autre n'eft arrivé ; mais qui pourra croire qu'une erreur coupable ait pu aveugler le plus éclairé desrois, pendant quarante-deux ans, jufqu'a 1'inexorabilité? Le monde chrétien croirat-il que les monarques ne fe trompent jamais, que jamais ils ne peuvent être trompés? ou érois.je, comme Paul le dit dans fon Epltre aux Romains, le vafe que 1'Eternel irrité avoit deftiné, de toute éternité, pour être un vafe de colère & de vengeance? Dans ce fens, je ne fuis point chrétien, paree que je me fais une noble idéé de la juftice divine. Je ne puis me réfoudre a accufer d'une barbarie le monarque de la bonté fuprême. C'eft mor. deftin ennemi qui, feul, a voulu que, par un enthoufiafme exceflïf pour la vertu, & un certain penchant nature! a réfifter a 1'obftacle, penchant toujours offenfant pour le puiftant qui ne laiflb tomber la grace que fur les efclaves foumis, j'aie manqué le vrai chemin pour obtenir la grace par mon droit. Tout a fi bien contribué a la pétrification de mon in. fortune, que je fuis toujours refté fufpect i Votre Majefté.  3'( DEDICACE. Pour comble de difgrace & de calamité, Ia politique a exigé qu'un homme fe tut éternellement & parsat pour criminel dans 1'opinion de toute i'Europe, par cette capacité même & cette réfolutiorj dont il aumit pu faire un terrible ufage, fi jamais il eüt voulu chercher une bafTe vengeance. C'eft peut-être dans Ie noeud de cette énigme que refide toute Ia folution de ma deftinée. Mais, que Votre Majefté a peu connu mon cceur! Je vous chériflois, même dans ma prifon, comme le génie protector des fciences; je vous refpe&ois comme mon bienfaiteur & mon père. J'ai furtout & vous remercer de beaucoup de lumières qui ont éclairé ma raifon, & je ne defire autre chofe que de vous convaincre , dans un entretien avec vous au-deia du torn beau,que vous avez méconnu un de vos meilleurs fujets, qui auroit tout fouffert, plutót que de s'expofer a mériter votre difgrace. Ici, fur Ia terre, ce touhait eft ir.utile; maïs bientöt probablement nous ferons d'accord rous les deux, dans les lieux o{i les T.tus, les Trafan , les Mare-Auréle, les Marcelin & les üéüfaire , les bons rois, les vrais fages & les marryrs (incères de la vertu, rient enfembie des jugemens & des folies de ce bas monde. Mais un néant éternel nous cortenoit dans le même tourbillon d'atomes, oü nous étions tous confondus, avaut que, par la croiffance humai-  DÊDICACE. xiii ne, nous fufïïons formés en hommes dans le fein maternel. Hé bien ! Votre Majefté a beaucoup travaillé : moi, j'ai heaucoup foufièrt, pi>ur mériter cette renommée dont nous nous faifiocs follement un avant - goüt féduifant, mais oü nous n'avons pu trouv^r la moindre réalité. Cependant l'imagination vit encore les couleurs de la gloire, Iorfque la fleur en eft tombée & fanée. Ne m'appartient il donc pas, pour toutes mes cruelles peines, un peu du falaire chatouilleux de ce fentiment de vaine gloire?je veux, avant que je cefle d'être, démontrer, avec preuves, quel & qui j'étois réeliement dans le monde, oü Fkédékic étoit roi, & moi, pauvre fajet <"ans défenfe, qui , par ce feul malheur, a été jugé faufTement un maifaiteur: je veux vous démontrer que je me fuis toujours fenti intërieurement digne de remplir, fous votre fceptre, un tout autre róle que le róle tr^gique que j'y ai joué. Voila quel eft ie hut fimple, fincère, le feul but du préfent ouvrage. C'eft aujourd'hui pour moi ure fatisfaétion particuliere, d'avoir été capable, fans le titre de fdd -maréchal, mais comme un plus eftimable héros dans le malheur, ri'amafTer encore de Ia fierté, de favoir i'oufFrir avec fermeté & fecouer coursgeufement mes maux. Votre Majefté m'a Jugé comme un fujet perfide; & tous vos fujets , convaincus par l'évi;  XIV DÉDICACE. dence de la vérité , m'eftimoient comme leur plus honnête patriote Vous 1'avez cru vousmême longiems Dans Vienne , au contraire, de vieux infenfés .ne nomtnent un pauvre Pruflïen, paree que je ne veux pas convenir qu'on puiffe conquérir Berhn dans une première campagne. Pendant que je ris de 1'imbécillité des hommes, & que je maintiens la vérité dans toutes les c'onjonaures, cette fublime vertu d'un homme d'honneur refte mon feul crime. Deux grands monarques ont partagé mes biens, même avant que je meure, ou que j'aie fait un teftament au pront du fifc. Mes enfans, quoique héritiers légitimes de tous ces biens, trouverontils jamais des avocats & des juges, pour révendiquer leurs droits contre un adverfaire foutenu par trois eens mille hommes ? C'eft ce que j ai des raifons fondées de révoquer en doute. S'iis obtiennent juftice , alors que Dieu donne fes bénédiêtions au roi qui en agira nobiement; que mes enfans lui foient aufli fidèles que je 1'aurois été, fi i'on m'eüt employé, au lieu de fe défier de mon honneur! En cela, ils ont fucé mes principes avec le lait maternel. S'ils ne 1'obtiennent pas, puiflent-ils alors fupporrer la néceflité comme moi, & apprendre a méprikr l'opulence! Au refte, fi 1'on trouve de Ia faufie'é ou de la diffimulation dans cette hiftoire de ma vie, que j'aiécrite, non pour faire une offenfe téméraiie,  DÉDtCACE. XV mals pour juftifier mon honneur, qu'akrs, non feulement la poflérité, mais même mes contemporains me donnent le nom de fcélérat. Que mes enfans aufli foient rafeftés du falaire dü aux enfans d'un traltre; que le bourreau fépare du tronc la main avec laquelle je tracé eet écrit. fi 1'on reconnolt que mon corps ufé foit habité par une ame dévouée è 1'impüfture. Je peux, dans tous les tems, me préfenter, le front calme, devant le tribunal de Dieu, flf lui dire d'un coeur ouvert & fincère: „ tra"tez„ moi d'après mes rxuvres!'' & quiconque ne me jugera pas d'après les bruits populairt s, mats d'après ma conduite & mes aeïions, trouvera le vrai chrétien, 1'homme d'honneur & le citnyen raifonnable dans le malheureux Trenck, jufqu'a préfent méconnu ou perfécuté par les gens a vue courte , par les hommes corrompus, par les infeftes de la cour & par de mértans prêcres. Je ne diflïmule point mes fentimens dans eet ouvrage: j'étois un homme, & je n'ai nulle raifon de rougir de ce qup je n'étois pas un ange. J'ai dit moi-même dans mes vers : „ Je fuis exempt de crime; ma jeunefle indif„ ciplinée ne 1'a pas été de fautes; fi i'on punit, „ comme un forfait, 1'action dun efclave qui „ brife fes fers, je fuis alors le plus grand des ,, pécheun & le p'us dangereux des méchans: „ autremenr je fuis exempt de reproche". Oui, Sire, je fuis réel'err.ent exempt de rè-  xvi DÉDICACE. proche: Iss témoins fur lefquels je me repore, font encore vivans j & quoique votre Majefté m'ait pourfuivi dans tous les coins de !a terre, oü j'ai cherchéame fauver;quoiqu'e!le m'ait prouvé que les rois ont de longues mains ; moi, je n'ai cependant jamais voulu lui prouver , a mon tour, ce qu'un homme ofFenfé, R de ma forte, auroit pu faire, lorfqu'il avoit eu le bonheur d'échapper a Ia Iongueur de ces bras & qu'il fentoit fes droits d'homme. 11 y a longtems que je dois être compté au rang des morts dans ma patrie. Ma pierre fépulcrale, oü étoit gravé Ie nom de Trenck, & fur laquelle j'ai mangé pendant des années mon pain de munition, eft dans mon cachot a Magdebourg. C'étoit le tombeau que Votre Majefté m'avoit deftmé, fi j'avois été d'une conftitution trop foible pour furmonter les tourmens. Je fuis véritablement mort pour ma patrie, & mon cadavre ne 1'infectera pas; je ne vis plus pour aucun de ces fouverains chez qui 1'ingratitude fut le falaire de mes fideles fervices; & puifque mon médecin , d'après une infirmité grave qui m'afflige, m'a afluré que je devois bientöt mourir , & voyant annoncée dans les papiers nouvelles la mort de Votre Majefté, j'ai écrit, en hate, cette dédicace, pour préparer les voies de notre réunion. Me trouvant, par hafard, un moment de fanté), j'écrivis cette hiftoire de ma vie; je la livrai a rimprefiïon;  dédicace. xvii a rimpreffion ; Pouvrage étoit déja finij mais Votre Majefté n'étoit plus. II ne peut donc tomber dans vos mains. Peutêtre auriez-vous, roi plus jufte, fait examiner tout ce que j'ai écrit, par des hommes d'honneur; peut - être la vérité manifeftée dans 1'apölogie la plus modérée, auroit touché votre coeur; & il eüt été encore tems, pour votre propre honneur, de me caufer une courte joie, après de fi longues oppreflions; alors vous n'auriez jamais eu fujet d'éviter , dans un meilleur monde, 1'ombre du malheureux Trenck viftimé; moi, je m'empreflerai, avec vénération , d'Jf chercher la vótre, pour vous convaincre que j'ai toujours été De Vorre Majefté le fidele, mais non fervile fujet ' Trenck. Tome I.  PREFA CE. jf'A I peu de chofes a dire de eet ouvrage. C'ejl une hijloire réelle, dont les témoins Jont encore en vie. Mes aiïions,- ma conduite dans tous les événemens de ma deftinée , y font préfentés fans fard, tels qu'ils me font arrivés. Je n'ai jamais été qu'un homme; mais je doute fort que Socrate, le fage du monde le plus ctièbre, s'il eüt paffe par mes aventutes de quarante années, fut toujours refté Socrate. L'ambition d'une vaine gloire n'ejl nullement le but de eet ouvrage: je veux peindre d une manière fenjible a chaque leUeur, les tortures que j'ai éprouvées; je ne veux pas tourmenter mes ennemis, mais feule, ment les faire rougir. Loin de moi toute baffe ven. geance; loin de moi toute diffimulation de mes fentimens. J'écris l'Mftoire de ma vie, fur le bord du tombeau; £p mes cheveux blancs ne feront point fouillés par une honteufe hypocrifie. Je ne veux poir.t parottre autre que je n'ai été (*? que je ne fuis, ni écrire autrement que je ne penfe: je ne veux erfeigner que ce que je fais; je veux enfin mourir comme j'ai vécu. Une feule aventure principale dans mon hijloire, doit être enfevelie avec moi 6? refter un fecret éternel. Les perfonnes vivent encore , qui feroient offenfées par la découverte de ce myftère. Dieu me fréferve de parottre un traïtre aux yeux de mes bienfaiteurs & de mes amisl  P B É F A C E. XIX Au refte, je ne raconte point ici les aventures des annèes de mon enfance , pour remplir les rides, fuivant la méthode ordinaire des faifeurs de romans: deux volumes me fourniront a peine ajjez de place pour tracer l'incroyable complication de mon deftin. J'ai cinquante fois échar/pé a des dangers, oü un autre auroit fuccombé dès le premier. J'ai chtrché fsrieufement la mort dans plufieurs circonftances; mais, défefpiré , j'ai vu & la fin qu'il me fallrit vivre encore , pour fouffrir. En voila ajjez pour prévenir le Letteur. Cette hiftoire, libre &? franche, l'inftruira mieux quune préface. Amis des hommes , qui plaignez mon fort, je vous recommande mes enfant. Pour moi-même je n'ai plus befoin de rien fur la terre ; ftulemerX je voudrois cejfer de fouffrir, quand je n'aurai plus la force de fouffrir. Si Dieu récompenfe la vertu, s'il refte encore quelque partie de moi. même au-dela du tombem, alors la couronne du manyre mappartieut de plein droit: mais, dan: tous les cas, la mort ne peut épouvanter celui qui l'a connue autant que moi, qui a autant appris a la méprifer. Ecrit au Chateau de Zwei toch, en Juület 1786", dans ia foixantiérae année de ma vie.  LA VIE  LA V I Ë DE FRÉDÉRIC, BARON DE TRENCK. Je fuis né Ie té Février 1726, a Koenigsberg en PrufTe. Mon pere rnourut dans cette ville en 1'année 1740, avec le titre de Général- Major de la Cavalerie Pruffienne, Chevalier de 1'Ordrë militaire, Gouverneur de Province, & Seigneur héréditaire de Grofs - Scharlack , Scbatulack , Meicken, qui, depuis trois eens ans, font le patrimoine des Trenck. II emporta avec lui dans Ié tombeau dix-huit blefiures, qu'il avoit recues au fervice de fa patrie, & Ie Grand Frédéric Ie fit enterrer avec tous les honneurs d'un LieutensntGénéral. Ma mère étoit fille d'un PréiTident du Confeil Supérieur de Koenigsberg, de ,1a maifon de Derfchau. Un de fes frères étoit un des Miniftres d*Etat du Roi de PrufTe, & Maltre général des Poftes du Roi a Berlin. Deux autres Derfchau étoient Généraux d'infanterie. Ainfi, tant du cóté paternel que matertiel, mes ayeux font connus dans les chronfques Pruffienne* fisrmi les anciens Chevaliers Alkmands, qui jads* Tttne I. h  £ VIE 13 V BAROS conquirent la Courlamle, la PrufTe & la Livonie, qu'ils partagèrent entr'eux en diftricts, cercles & bailliages. 11 efl certain que la tige des Trenck eft fortie du cercle de Franconie. Loin de m'énorgueiltir du préjugé du vulgairs noble, je ris de bon ceeur avec moi - même, lorsque des hommes fans aucun mérite psrfonnel, fans noblefle dans le coeur, s'enflent comme des éponges, a fidée de leur haute généalogie, & fa croient autorifés a exiger un refpect particulier, a caufe de leurs parchemins poudreux & de leurs regiftres de familie, vieux de mille ans. Je regarde auffi avec mépris, les Comtes, les Nobles, & les Princes, dans tel pays oü, fans honneurs, fans mérite, fans fang daas les veines, fans capacicé ni volonté de fervir honorsbiemenc la patrie, on peut, pour de 1'argent comptant, acbeter tous les parchemics de noblefle. Celui qui voudra lire mon fentiment tè-deiï'us, verra le ridicule de cette noblefle imaginaire, au troifième volume de mes Ecrits, dans mon Traité fur la vraie Noblefle & la Noblefle achetéej page 94. J'ai donc été obligé de dire ici un mot de ma généalogie, paree que quelques>uns de ces arlequins de noblefle achetée, me croyoient indigne de leur rang, & vouloient même m'en exclure, prétendant que les ayeux des Trenck n'avoient été quelqucs voieurs EJctavoniens, qui n'ayoiiir.  DE TRÈNCK. 3 fraais recu ü Vienne leurs armss dans les formes ufiiées. J'abandonne volontiers a 1'orgueü national cette fatisfaction. Gellert dit: „ Le Jage rcgariJe au merite. „ Infenfil n'es-tupas ce que tu parots? „ Tu es donc faas honncur." Et un Nègre du Miffiffipi, qui étoit afïïs nud fur un tronc d'arbre, & qui n'étoit Prince que de 400 Nègres, deraandoit a un marchand francois: „ parlet-on beaucoup en France de ma puis„ fance, de ma magjfificence cc de ma majefté?'* D'ailleurs Ie jugement qu'on doit poner fur les droits de ma nailTance & fur mon mérite intérieur, ne dépend pas fans doute du cercle liruité dans lc quel j'écris aétuellement 1'hiftoire de ma vie, nou pas par un motif de vauité mais pour inflruire. Et cette hiftoire même, qui efl fondée fur les preuves & fur 1'exafte vérité, dans un jufle & parfait accord, laiffe aux vraisNohlesdel'Europe, a juger fi jamais j'ai eu befoin d'uu diplome ou d'une généalogie légalifée, pour être adrnis au nombre des premiers Nobles d'un Etat, oü j'ai toujours vécu comme un patriote & ün citoyeni L'univers entier eft une ville libre pour le vrai Noble; mais ma patrie efl oü je peux rempllr moil devoir de citoyen & me conduite hdriortbleraentj Au  .» VIE DU BARON fans ratnper baflemeut, & avec la certitude dfc 1'approbation des gens de bien. En voila afléz pour le moment & pour toujours* fur la noblefle héréditaire de ma naiffance. Ge que j'en ai dit étoit néceflaire pour mes enfans, qui doivent montrer fcus le fceptre de Jofeph, qu'ils font dignes de fes bontés & de fes récompenfes; qu'ils portent le nora de Trenck, pour marcher fur les traces de leur pete, & pour ob» tenir ce que m'cnt ravi 1'envie, la vengeance des prêtres, & ma fatale deflihée, & peut ■ être aufli Je malheur de m'êcre écarté de la vraie route, pour parvenir au recouvrement de nos droits. Ces enfans font tous nés a Aix-la-Chapelle, ville libre impériale conféquemmeiit ils ne feront vasfaux dans aucun lieu oü ils voudront chercher 1'honneur & du pain; mais, dans les lieux oü ils n'oferont pas fe produire parmï les premiers rangs, oü le mérite de 1'homme fe pefera aupoids de la faveur de la cour, de la bourfe d'or, de la fuperftition, & de la noblefle, ils fecoueront ia pouffière de leurs bottes, & ils fuivront avec plus de füreté mon exemple. Pour moi, je chancèle déja fur le bord de ma tombe; mais je peux convaincre ceux qui douteroient de mon ancieune & vraie noblefle, avec la plume, avec 1'épée, & avec des titres & preuves juridiques. Je laifTe a mes héritiers de grands droits fur les biens confignés des Trenck, & ee livremême, oü mon diplóms héréditaire eft prouvé Le?  p F. TRENCK. 5 tfmóins de lear généalogie, leurs a.liés du même fang vivent en Prull'e, dans le rang de Seigneurs; & j'ai des raifons fondées d'efpércr qu'ils ne profaneront pas la fleur du nom que leur ont laifTö leurs ancêtres. En voila aiïez , & pour moi, & pour ceux a qui j'adrefle ce récit du cours de ma vie, comme le chant du cigne expirant. Je ne dis rien des premières années de mon enfance: eet ouvrage ne doit pas dégénérer en un roman puérile, & une hiltoire férieufe réclame 1'efpace de ces feuilles puur des évènemens réels & prefque merveilleux. Mon tempérament étoit fanguin & bilieux: h Vage de cinquante-quatre ans, pour la première fuis, le bilieux domina. Mon penchant a la joie & a la légéreté, étoient en conféquence les dispofitions innées que mon inflitutcur avoit a combattre. J'avois Ie cceur flexible, mais une rob'.e pafïïort pour Ie favoir, un efprit d'éaiulation., une infaïijoble aétivité, une vanué dans toutes les occafions les plus légères qui pouvoient 1'exciter, étoient les mobiles prompts qui devoient, d'après les plans du plus judicieux des pères, créer de moi un horame utile & capable. Apeinefus-je un jeune homme, qu'il me germa dans l'ame un caraétère d'orgueil & de fierté, dont Ia racine tenoit au fentiment de mon mérite intérieur. Uu gouverneur plein de pénétration, qui me guida deputs l'age de fix ans jufqu'a treize, travaiita A3  s VIE T> V BAROS fans relache a transformer cn un araour-propro modéré eet orgueil rebelle & facile a provoquer. Par 1'habitude conftante de m'occuper a 1'étuda des Hvres clnfïiques, par les encouragemens, Ia louange, & tons les aiguillons qui auiment l'ému« latim, mon travail étoit devenu pour moi un paffe-temps, Tétude des feiences une habitude, & les plus forts exercices de Téducation, un far, deau infenfible. Par - la mep tnlens naturels furenr régulièrement exercés & développés, & par un exercice journalier, ma mdmoire devint fi forte, qu'en moins de deux heures, je pouvois apprendre par coeur tout un programme latin d'une feuilie entiêre. J'étois en état de caufer fur tous les chapitres, & de raifonner de la plupart des livres clafïïques, Cicéron, Cornelius Nepos, Quinte-Curce, Virale, qu'il me falloit traduire en allemand, cc remettre enfuite en latin, & de toute 1'EcritureSainte. Si un jeune homme a un maitre doux & patiënt, & réellement favant, il ne peut guère manquer de 1'aimer, & il trouve du piaifir dans fes entretiens; fi ce jeune homme, depuis 1'age de fix ans jufqu'è treize, eft attaché tous les jours h 1'étude, depuis cinq heures du matin jufqu'itfepE du foir, & qu'il poffède en même temps une conception facile, un corpsfain, un entendemeiu curieux de connottre, & une heureufe mémoire, ave? une organifation réguliére & fans défautj  DE T S F. H C *. 7 fj m mattre fait a propos excker fa foibleue, & nnfmer fon feu, de manière qu'il n'en vole pas 'lme étincelle fur la cire des pafiions inilimmables; alors il eft poffible que eet écolier puiffe, connie rooi a 1'age de treize ans épuifer tous les élémens fo.rlamentaux des écoles, & pitte aux haute* fciences des univerfités. Je pofTédois toutes les hiftoires, non-feulement littéralement, mais rangées utilement dans ma tête, & fi bien gravé^s dans ma mémoire, que, même encore aujcwd'hui, je fuis en état de nommer tous les Clicfs & les Héros des Pvomaïns, tous leurs grands Hommes & leurs Savans, & de citer lefiècle oü ils ont vécu. J'avois fait d'auffi grands progrès dans la géographie&le deffin: encore aftuellément je puistraccr lür le papier, fans voir la carte, chique pays» avec fes limites, fes fleuves & fes villes capkales. Monpère n'épargnoit aucuns frais, dans toutes les •occafions oü il y avoit pour moi qneJqoa choie ft apPrendre: mes heures de récréaüon_ étoient employées a 1'efcrime, a la dame, ft l'équuat.on& nu manege. Je n'ai point joüi de ma jeunclTe , comme on en jouit d'ordir.aire, ni du bonheurdes •nnées de 1'enfance; mon fornmeil meme étöu Jouvent brufquement interrompu. Mon maitre dormant peu lui-même, quoiqu'il fut déja vieux, ne m'accordoit qu'un court repos. b. ;e venois.a m. fatiguer de quelque exercice, ou que jela.sZfc vofr quelque dégout, auffitöt on me prometU cue, lakfonprifcfiroisF^unecouple A 4  S VIE DO BARON d'heures a Ia cliafTe aux oifeaux, a la pêche, on $ Ia promenade a cheval: par-Ia je mé trouvois cn un infïant ranimé & Ia joie & Ia fatisfaftion fa répandoient dans mon sme, au milieu de Ia plus forte applicarion a 1'étude. Mais on ne fe bornoit pas a 1'étude des livres j'ai toujours trouvé dans mon cceur une rpine jnvincible pour la contrainte, la 1'uperitition & la fraude. Mon inftituteur n'étoit pas amateur des belles hiftoires du diable, desrevenans, des ames en-antes & des polTédés: auffi n'ai je eu a combattre dans 1'age d'homme aucun de ces pré ju gés qui èmbarranent plus d'une tête, d'ailleurs fenfóe, dans un labyrinthe, d'oü fortent a la fin le méchant hypo* crite, le vifionnaire fanatique, ou, par un che. min tout oppofé, 1'athée fans frein. Je fouhaita pour ces bienfaits une récompenfe ëternelie, d'éternelles bénédiétions a 1'ombre de mon judt. cieux pere, & a 1'homme raifonnable qu'il a/oic choifi pour me former. L'influence de ces noble-i impreffions & de ces principes falutaires m'out ranimé , m'ont fortifié dans. toutes les fouffrancej de ma vie, & m'ont armé de conftance dans mes plus pénibles combats avec le malheur. Le contenu de eet ouvrage découvrira a touj leéteur clairvoyant la fource d'oü ont découlé ma fermeté intrépide dans les plus violentes contra, di&ions & ma male fiertó dans fes grands dangers. Quiconque trouve une fois du goüt dans les lettres & les connoiffances, & eft réfolu d'y faire des progrès courageux, rien ne lui paroit infurmontable? il ne fe lamente pas longtems dans fa prifon; il fait ijifcerner les vrais biens des biens apparens., A5  ÏO VIE DO BARON & il rePs inébranlab'le dans tous les orages dont le fort 1'accable. Le ciel même s'écrouleroit; il feroit couvert de fes ruines, fans être ému de fa chüte." On ne m'accordoit que très-peu d'heures de récréation: il y avoit toujours quelque affaire qui me regardoit, ou je jouois des tours d'efpiéglerie; ou j'épouvantois les fervantes, en me déguifant; ou bien, s'il fe commettoit quelque vol de fruits ou de fucreries, Frédéric ne manquoit jamais d'être 1'auteur du larcin: mais toujours il étoit tranquitle au milieu des foupcons. Par-Iè, je m'exer9ois aux excufes les plus rufées, & a force de fupercheries néceflaircs, je prenois de plus en plus Ie goüt d'en faire accroire aux autres, & de diffimuler la vérité fous mille petites rufes. La tromperie a été mon plus für fecours contre le pouvoir. Ma vivacité étoit fansbornes; mais on obtenoit tout de moi par un mot affeétueux, tandis qu'au contraire un coup ou un traitement avi. liffant m'irritoient & me rendoient inflexible. Toute la bafe de mon éducation étoit donc fondée fur la panton de fhonueur, fur la louange & le blüme; & comme une conception vive & un travail infatieable m'avoient rendu plus fenfé & plus avancé que tous les jeunes gens que j'avois rencontré dans mon chemin; comme je me voyois loué de tout le monde, & admiré de plufieurs, je me remplis, fans m'en appercevoir, d'un amour - propre, d'un . orgueil, d'un certain mépris pour les hommes,  p E T R F N C Tf.' I ï d'un efprit de cenuare, qui ro'eft rerté jufqu'a ma vie»U«flö qui m'a attUé beaucouP d,aEFaires dans Ie monde, qui a infpiré a ma plume un ton fatyrique & mordant, dont font pénétrés tous mes dcrits, & qui m'a fait regarder, par ceux qui ne. me c'onnoilToient pas perfonnellement, comme mi homme d'un caraftère dangereux & ennemi de la paix; ce qui, dans la vérité, eft tout le contraire de mon caraftère. Mon père étoit un guerrier détermïné. Ses trois enfans devoient donc être braves & jaloux d'honneur. Si 1'un de fes enfans infultoit 1'autre, cu le provoquoit, il n'étoit pas queftion avec lui de vider la querelle en nous prenantauxcheveux; il cn réfultoit un cartel dansles formes, qui s'exécutoit avec des fabres de bois, recouvertdepeau; & le vieillard en fouriant, jugeoit fi nous nous atteignions: mais de-la provenoit auffi l'envie da chercher des affaires, pour obtenir des louanges a chaque viftoire. Cette foibleffe m'a attiré a moi & a mes freres de gtandes oppofitions. Rien ne pouvoit m enflammer plus, que d'entendre faire devant moi 1'éloge d'un autre jeune homme. Je voulois etre plus inftruit que tout autre, & c'étoit auffitóc un conflit qui fe terminoit par un combat. Cela n'étoit pas propre a modérer mes fentimens; & 1'habitude oü j'étois de refter toujours avec la fupériorité dans toutes les épreuves pubhques, m'ont donné une fi Uaute opinion de moi-  ï2 VIE I)U PARON même, que d?ns toutes les occorrences j'nimois mieux rompre que plier, & que jamais je ne vouiois céder a tout homme qui me parloit impérieufement; j'attaquois & j'infultois quiconque avoit 1'air de me méprifer; & je voulois déja, en üdolefcent curieux, me placer fur les rangs parmi. les hommes iiluflres. Voitè ce qui a fait naütre Fenvie, & toutes les perfécutions que fouvent j'aurois pu détourner, avec plus de douceur & de modération. Mais fi une fois le combat s'étoit engagé, & que la charge füt fonnée, 1'amourpropre ne me permettoit jamais de reculer. Différens eflais ont réufïi; mais le même fentiment qui meportoit i combattre Iesfuperbes,meportoü aufli a la bienveillance envers mes égaux: de.la m'ell venu le défaut, fi c'en eft un, de ne pouvoir jamais punir, & encore moins maltraiter ceux qui dépendoient de moi. Comme je n'avois appris ni h céder ni a abandonner mon manteau a la violence de 1'ouragan; comme mon inftituteur, quoiqu'il eüt d'ailleurs de la capacité & des taleus, n'étoit pourtant qu'un homme de collége, & qu'il n'entendoit den a me drefler pour le monde, a la foumiffion & a la condefcendance, dont il ne pofTédoit ni la connoifiance ni 1'habitude; comme enfin mon efprit étoit précoce, ie fus de trop bonne heure abandonné h ma propre conduite a 1'univerfité. C'eft de - la - même qu'elt provenue mon exceflïve confiance fur moi-même, dans ma capacité & dans mes force's; c'eft poui  DE TRENCK. J3 cela que je n'ai jamais pu céder ft 1'envie; que je lui mettois plutót ft la main des armes contre moi» & la réfiftance contre les puifians ou méch»ns hommes fut toujours ft mes yeux un exploit héroïque. Je n'avois jamais appris ft diftinguer le fouet de 1'efclavage, de cette fubordinationconvenabledans 1'économie politique. Irrité contre le pouvoir abfolu, je ne voulois pas me laiflèr imprimer aucun frein de crainte par ceux qui avoient le commandement, par des gens que je voyois loin au deflbtis de moi, qui avoieut un coeur lache & vil» &qui$ è mes yeux , ne méritoient que mépris. Je n'avois point appris ft féparer 1'emploi de la perfonne. Je voulois par - tout trouver la droiture, lagénérofité & la loyauté: tout devoit être ordonné dans la fociété, d'après mes livres clafliques. Je commencois par le reproche; fuivoit après la raiilerie, ou un mot fatyrique & mordant: de-lft des ennemis fufcités, qui veilloient avec rufe & finefle, Iorfque je m'endormois fans défenfe fur Ie fentiment de mon mérite perfonnel, & je finiilbis toujours par refler infailliblement la viftime de Fenvje ou de la vengeance irritée. Au milieu des plus nobles & des meilleurs fbltts pris par mon père, dans la vue de faire do moi un homme heureux, il eft réfulté tout le contraire de ce but, par trop d'indulgence, ou par quelque rrégligence dans les principes fondamentaux de mon édtsestion. Un républicain, dont la têta  3^. V I S DU BARON éioit formée d'après les principes les plus exaltéi) de la liberté & de 1'amour de 1'efpece humaine, pouvoit-il, dans les états de Frédéric, uiêrue avec de grands talens, parvenir aux honneurs? Quelle contradiétion, quel écart il falloit faire da la bafe de mon éducation! On m'avoit nourri & élevé pour fervir un pays gouverné par un pouvoir abfolu, avec des principes, tout 1'enthoufiafme des hommes nés libres: on m'avoit appris a ne connoitre & a ne céder jamais au fouec de la fervitude, mais plutót a le méprifer* Eft-il étonnant que je n'aie jamais pu endurer ce mot a mes oreilles, & que je me fois alors' comporté en rebelle? Les grands réformateurs n'attendent leur réforme qu'au-dela du iombeau; ici-bas, pour la plupart, ils languisfent dans les prifons,ou gémiffent dans les petites« maifons. Certes, je n'aurois jamais, afpiré a 1'honneur du martyre, fi le livre de ma deftinée eilt été ouvert devant moi, & qu'il m'eüc été permis de choifir. Mais fürement le cours de ma vie offre de grandes lecons, lorfqu'on voit par mon exemple, comraent un jeune homme dont lecceur étoit plein des plus nobles inclinations, dont 1'éducation avoit compris tous les avantages & les exercices utiles; un jeune homme qui n'étoit adonné h. aucun vice, qui ne travailloit que pour avancer dans les fciences, & pour 1'honneur & Ia Vertu; qui jamais ne s'eft corrompu dans les fiiauvaifgs compagnies, qui dans toute fa vie, n'a  DE TRENCK. Ij" kmais fait aucun excès de vin, qui n'aimoit point le jeu, qui ne facrifioit aucunes de fes heures a la pareffe, ni aux paiïïons honteufes; qui déployoit toute 1'application & tous fes effotts pouf s'inftruire, qui,' fans aucune contrainte a confacré des centaines de nuits a 1'étude, pour devenir un homme diflingué par fon utilité & fa cap«i cjt^ s'eft cependanc vu engagé dans ie laby- rinthe d'un malheur trop opiniatre & trop cruel, même pour un pervers & pour un maifafreirr. Je ne me fuis nullenient épargné dans mon récït fidéle, & je n'ai pas ménagé le mot, toutes les fois que j'ai trouvé lé fentiment qu'il exprimoit dans ma conduite. J'efpère par-la faire fur la jeuneue fans expérience, une plus grande irnpresfion, qui tourne ft leur avantage & a leur utilité. C'eft-lil le but de ce tableau fidéle, jufqu'a Is derniète fcène du róle que j'ai, graces ft Dieu, rempli avec homieur, dans les plus horriblc* tragédies. Je n'ai pas, je 1'ai déja dit, gouté Ie moinsdu monde les plaifirs des jeunes gens; car, dèsma dix-huitiéme année, j'étois déja malheureuxv Devenu homme, j'eus ft lutter contre mille obftacles & coutradiétions. J'ai vu deux fois cónfif* quer mes biens, j'ai paffé depuis ma vingt-feptième année jufqu'ft la trente -feptième dans les pr:— fons de Magdebourg, enchainé dans un cachot. fans voir la lumiere du jour. Depuis que j'ai obtenu ma liberté, j'ai eu ü  (3 VlE DU BARON combattre des vexarions & des perfécutions con> tinuelles, qui rempliroient elles feules Jes deux volumes de ce récit, confondroient d'étonnement tout Jecteur capable de fentiment, & quj dévoileroient mes adverfaires a leur honte manifefte. Maintenant je fuis un vieillard: les langueurs & la débilité de ia vieillefle fe fonc fentir dans rout mon être: la vivacité de mon efpric s'évanouit; le feu de mon imagination s'éteintj la firuïture de la machine s'affaiflè, & les forces nécefi'aires pour la réfifiance fonc affoiblies. Les ïnlirmités fe montrent de toutes parts, & m'impotent un nouveau caraftère de patience, qui m'étoic bien inconnu jufqu'a préfent Mes enfans grandiffent; je me reproche de voir leur fortune fi réirécie par les fuites da mon inflexibilité. Devant moi je ne découvre que foucis * autour de moi, je ne vois que des ennemis dan.' gereux, & derrière moi, j'entrevois a la vérité lè foleil briljant de la renommee, mais dont les traits ne peuvent me réchaufFer, me ranimer, & ne pénètrent point dans 1'abime ténébreux oü je fuis plongé. J'éprouve donc, par 1'expérience ,• ce que prévoit & fent le fage. Je fens, dis -je i que j'ai ailez vécu, & je foupire après le repos, qu'un homme de ma forte efpère enfin rencontrer pour la première fois au - dela de la mort. Heu^ reux celui qui, avec moi, a Ia vue de ces réalN tés, peut dire avec Senéque: j> Si Dieu m'offroic le privilege de Ia rétrogra. i> da»  ï) E T R E N C S. tf v, dation jufqu'4 mon enfance, & de vagir une (, feconde fois dans Ie tombeau, je refuferois fes „ oflres. Je ne veux point repafler par la carrière >, de ma vie, & retomber dans les prifons & les „ fers» Ce n'efl: pas non plus que je me plaiguê „ de vivre: je ne me répens point d'avoir vécu» „ paree que j'ai vécu de manière, que j'ai beu „ de croire que je ne fuis pas ué en vain." Ainfl patloit le Payen Seneque; moi, en qualité dö Chrétien, je puis fur la terre & pendant ma vie, me préfenter a tout Monarque, & après ma mort, a mon Dteu, fans honte ni rougeur fans tremble» ment & fans aucune atteinte de crainte. Je n'ai rien b. craindre, fi 1'Etre fupréme mé traite d'après mes ceuvres, & les preuves en font confignées dans ce roman de véritéb Je me fuis arrêté un peu au commencement da cette hiftoire, fur les années de mon enfance: ce font toujours les années les plusimportantes, paree que les fuites de notre deftinée découlent rapidement, pour la plupart du tems, de 1'efpèee d'éducation que nous avons reeue. J'ai dévoilé Ies fautes de la mienne..., Une ame toujours haletante après une ambition de gloire fans bornes, une tête conitamment occupée, le fentiment de mon mérite, de ma droiture & de mon intégrité, n'étoient pas des inftrumens dont on ait befoin dans un Etat monarchique > ppur s'élever par degrés au rang des premiers adminiftrateurs» Les gens d'une cercaine trempe, les hommes d'intelli* Terne I. ^  lg vit DU BAROS gence & de probité, feronc toujours déplacés pat ceux qui tiennent le timon du vaifleau, & na feront employés qu'au fervice de mouHes, ou lau. guiront dansjes entraves & les fers. Si mon inftituteur, au contraire, m'eüt enfeigné 1'art de difïïmuler, 1'hypoerifie, & la rampante foumilïïon devant les dieux de la terre, il y a Iong-tems que je ferois Feld. Maréchal, en posfeffion paifible de mes biens immenfes, fitués en Hongrie , & je n'aurots pas paffe mes plus belles années h refpirer 1'air infeft des prifons de Magdebourg. Combien il eftdonc important qu'il y air, dans chaque Etat, un plan pour les écoles publiques, oü les principes & les élémens de 1'éduca. tion doivent concourir au même but que la puis» fance legiflative% & combien lourdement les mei!» leurs parens peuvent fe tromper dans le choix du précepteur de leur enfans, ct dans les plans qu'ife tracent pour leur bonheur! Par exemple, fi dans un pays defpotique, pa jeune homme poflede de grands talens pour le fervice & le bien «e la patrie, eft nourri de faiis & d'aaions élevées , d'une noble paffion pour 1'honneur & la vertu ; fi toutes fes notions claires & faines font t-n conftit avec les préjugés «xiflans, & que la juftice & 1'intégrité dans tocs fes devoirs foHt le feul but confiant de fes vceux; certainement ce jeune homme ne deviendra jamais un favori de cour, ni vifir, encore moins un direcleur de Ia polke pubiique, ou un référen-  DE TRENCK. t9 tJaire; mais il fera regardé plutóc comme un eTprk de contradiction , un réprouvé, un homme malheureufement né, ou même comme un inutin & un faftieux. Dans de pareils gouvernemens, les ptêtres font les plus fürs , les meilleurs maïtres aux écoles, aux univerfités & aux confeffionaux. Mais dans cesEtats, vit-on jamais naitre un grand homme, un Marcellus, un Scipion, un Newton, ou un Leibnitz? Cicéron y fera muet, Caton choifira la: mort & Socrate doit boire la coupe ernpoifonnée. Le jeune homme d'un grand génie y fera élevé fous la direétion des prêtres; il doit apprendre le catéchifme & les axiomes de 1'ontologie. H arrivé de.la, que quand fes années mürhTent, il ne croit rien, il fe livre avec fureur a toutes fes paffions fougueufes, & enfuite il fera un pervers marchand d'indulgences, un fcélérat orthodoxe, ou un honnéte roué. La bafe fondamentale de fon éducation pofera fur une aveugle foumilïïon» & Ie fceptre du defpotifrae fortira, comme de fa tige , du fceptre théocratique : ainfi, tous les hommes de ma trempe doivent s'attendre a éprouver mon fort. On les peindra auxefprits étroits, comme des têtes inquiettes & dangereufes, & la couteau qui doit les facrifier eft déja tiiê, avanr. même qu'on les ait tralnés a 1'autel, oü 1'on im*. inole Ia vertu & I'amour des droits & des devoiri de 1'hormne. tv.,>•:,•: • r,^:»>', Bi  20 VIE DU BARON II me refte a faire encore une remarque, ft l'or> cafion du genre de mon éducation perfonnelle» qui certainement étoit la plus noble & de Ia mei!leure efpêcë. Avec un efprit plein de vivacité, un tempérament de feu, un génie heureux & élevé, font toujours inféparablement liés de grandes fautes & de. grands écarts. L'infticuteur, qui n'emploie pas quelquefois avec ce cnraétère une judicieufe prudence, & veut forcer la nature par violence & par contrainte, manquera sürement fon but. Celui qui, d'un jeune homme plein d'un fang bouillant & d'une bile ardente, voudra faire de force un grave économe, un teneur de cailTe, un directeur des comptes, fera décu dans fes vues & fera de néceflïté le malheur de fon élève. Mon défaut principal fut une générofité & une ouverture de cceur extrêmes; je donnois plus que je ne pouvois donner, & je m'oubliois moi-même. Cette libéralité tenoit peut-être itl'orgueil, qui 1'emportoit fur le foin de conferver pour moi. Je comptois trop fur moi-même, & je tombois dans le befoin & dans toutes fortes de calamités: j'étois un vr'ai diffipateur en bknfaits. Pourquoi ? Paree que, dans mon enfance, j'avois trop peu appris a con. noitre le prix de 1'argent. Au contraire, dans les années de ma jeünefle, la nature m'avoit procuré tant & de fi grands avantages & le hafard m'avoit placé dans des circoultances fi favorables, que je ne manuuois jamais d'argent, comme ön le verra dans Ia fuite de ce volume.  DE T R H N C K- -2i JMaiuwfians enfin, ptffimi a mon hiftoire. L'AN 1739, dans ma treïzierae année, mon pire trouva néeefiaire, & mon maïtre avantageu* pour moi, que je commencafle mes étude, £ Liverfité & que je fufle immatncué. On me confia aux foins du célèbre Profeileur Jojal^ qui avoit formé ptufieurs hommes dtftwgoés da MVs Te me trouvai chez lui avec quatorze! autres S s gens de conditlon, des meiüeures tam, Troytume, & ,* WUotaW train & leurs hotels. La contrainte , l°rdre' rapplication afildue qui tégnoient dans cette maifon ne piment guères aux étudians nouveaux venus- fc* » »iUeB d£ PlUS S "0irTen cinq eens écoKcrs, le plus jeune dage, K jen Sis plus qu'un -démifte devingt^tre ^ Tout le monde admirait ma jeuneiïe & ma capa cité, paree qu'en effet il eft fans exemple de voir nn enfant .de treize ans au nombre des étudmns des univeifités luthériennes, & dans le cas de fréquenter les coUèges juridiques & les bancs les plus élevés de 1'école. Tout cela augmentou ma paftion pour la fcience ; mais en même- tems auffi feftime de moi-même. Dans le mois de mars 1740.*°° honnête &judicieux pèremourut: ma mère fe remaria en fecondes noces, au Cornte de Loftange, lieutenant-colonel du Régiment des cuiraflïers de Kiow, abandonna la PrulTe & fuiviE fon mari a Bréflau. Ma four fe jaari» auffi ao B 3  22 VIE DU I! A RON üls unique d'un vieux Général de cavaletie da Waldow, qui quitta Je fervice & partit avec elle posr Ilammer, dans Je Brandebourg, pour vivre fur fes terres: ainfi je perdis touc ce qui m'écoic cber; & Louis, mon cadet Louis, palla en qua* lité d'Enfeigne en lecond, dans le Régiment de Kiow: le plus jeune alla rejoindre ma mèie en Siléfie. Je me trouvai conc feul & abandonné a moi» même. Mon tuteur étoit Ie Préfident de la cour de Detfchau, mon grand-pêre; c'étoit un homme des plus inftruits du pays. 11 m'aimoit paiïionné« ment: il falloit que j'aliafTe le voir tous les jours: il trouvoit du plaifir a m'inllruire, & je lui ai obligation de beaucoup de connoiflances que je dois a fes lepons. I! étoit fier de fon petit-fils; auflï m'accordoit-il toutes les petites récréations, de Ia manière la plus gracieuié, & il me donnoit plus d'srgent que je n'en avois befoin. Je ne négligeai sucune partie des études: je pris des lepons dans les colléges de drcit, dephyfique, de mathématiques & de philofophie, qui étoienc toutes répétées, dans les heures privées, a la maifon de mon profefleur; & ma mémoire, fupé. rieure & pleine d'ordre, me rendit bientöt le favoti & l'admiration de tous mes maitres. Dans Ja fcier.ce du génie, je devins auffi, en peu de tems, un des plus habiles pour le deffin & les plans; & j'avois appris, a la maifon paternelle» le Fr£Ecois & lT.alien.  D E T R E N C IC. 23 A h fin de Punéa 1740- f*» une quers"e svec Vhonnêce Comte de Wallenrodt, qui avo.t *,„dié ave' moi fous le même tok. ét C « il étoit des plus robuftes, il mépnfa ma ;euneS & me donna un foufflet. En quant* Slkant, je raPPellai en duel a 1'épée: il ne «arut pas, il femoqna de moi; alors je cho.fu ïïoïï' & je Tattaqnai dans la rue avec epee „.>p au noine: nous nous battimes, & ] eus ie ZZ'l fe bleffer d'abord au bras & enfuite i h Ïd'oéteur Kowalewlly, mon profelTeur, m'ac cufa devant l'univerfité-. je fus puni par trois beure. aux arrêcs, oü me mirent les P^'f®*-plaifoit, & qui vantoic ma condu.te d .p ès k, mincioes de 1'honueur, qui lui eioit cher, me S aufficót de ce penf.onnat , & me confi, Tux maius du profelTeur Cluirtiani, du collége deS bourlkrs de Grabenfcben. , C t alors que je jouis de la plus entiêre l.berté, & c'eft e profelTeur que ,e fuis redevab.e de 'mes connPoiiTances phyfiques & de ggup d'autres. li m'aimoit comme un père, fbuventil s'entretenoit avec moi feul jufqu'a minui?, dans d conferences favantes, & ü mMufpira le vrar goüt de la liuéracure & des hautes fc.euce». Ce fuc lui qui m'enfeigna les premiers élemens de Ia Snüoiffance deshommes, d'après la phyf— & 1'anatomie; & fous fadiuction je fis, en iZV K 4  24 VIE DU BARON uu difcours pubüc, & foutins deux thèfes dans l'oratoire de 1'univerfité, avec tout 1'appareil ou dinaire. Avant moi, perfonne encore n'avoit, a 1'age de feize ans, joui de eet honneur & foutenu ces eflais publics. Trois jours après la dernière diflertation, je fus infnlté par un mauvais fujet connu pour un bretail* leur & je me trouvai engagé avec lui dans un duel; je lui donnai un coup dans la hanche, & aufïïtöt je reparus tout fier dans 1'univerfité, avec une grande épée & des gants d'efcrime. Telles étoient déja les fuites de mon éducationa qui auroit certainemenr fait de moi un tapageur, fi je n'eufie pas recu de la nature un cceur bon & plein de fenfibilité, & fi, dans le feu de 1'impétueufe jeunefle, je ne fufTe pas déja tombé dans la plus profonde infortune, qui me forpa de revenir fur mes pas dans le chemin de la vertu. A peine quatorze jours s'étoient écoulés depuis cette affaire , qu'un lieutenant de la garnifon jnfulta mon ami, qui portoit dans fon fein un cceur foible & timide. Je me chargeai de fit caufe; je cherchai 1'occallon, je la trouvai, nous nous battimes, pas loin de la place du chateau, & mon adverfaire remporta chez lui deux blesfures. Je dois ici, par forme d'éclairciffement, faire une remarque; c'eft que, dans ce tems-la 1'unrverfité jouilToit encore de grands privilègcs, & que le duel étoit permis, & même en honneur^  D E T R E N o K. ' 2J & qu'il n'étoit prefque pas poflible de Tempéc-her entre 500 jeunes étudians de qualité & dans L fougue de 1'age, tant Livoniens que Cour,an oi Suédois, Danois& Polonois. ™noois> Depuis ce terns tout ce défordre a étérénnW untverfité f . - contraire, tombéeen'déct dence jufqu'a ce qu'enfin aftuellement lesVceu s" pures des jeunes étudians ont convainca qu'on doit apprendre dans 1'univerfité m» / ? «le, ^nonpas,S^retdtrr; femodlerie, membres, & qu'on ne vel ion fing avec honneur que pour la patrie " En Novembre 1742, ]e Roi en ' f f» a?dailt' le ^ V7il,ich deTotSm t koeberg; c'étoit un patent de maTére Javo.s diné avec lui chez mon grand-père n entra en converfation avec moi, & m'examiM d.verfes queft.ons. A Ia fin, il me demanda en bad.nant, fi je voulois partir avec lui pour Hn , & porter 1'épée pour mon pays, comme tous mes ancetres; qu'a I'armée il y avoit de pJus bel les & de plus honorables occafions de fe battre que dans les univerfités. Le fang guerrier coul lou dans mes veines; je lui répondis auffitót que je le voulois bien; & peu de jours après je partis avec lui pour Potsdam. Le jour d'après notre arrivée, je fus préfenté au Rot, qui me connoiffbit depuis 1'année 17,0 je lui avois été préfenté comme un des metlfeurs écoliers de 1'univerfité, B 5 -  20- v I F. DU BARON Je fus gracieufemenc accueilli & careffé: mes léponfes jurtes aux queftions claires deFrédéric, mon efpric avancé & précoce, ma contenance libre & pleine d'intrépidité lui plurent, & auffitót j'obtins 1'uniforme de garde du-corps, en oualité de cadet, avec 1'alTurance de mon avancement futur, & de mon bonheur, felon VIE DO BAROS Le Monarque me recommanda a fa favante fociété. Voltaire, Maupertuis, Jordan, La Met. trie, Pollnitz étoient mes amis. Le jour je travaillois a I'école de Ia guerre, & la nuit è éten. dre mes connoilTances. Pollnitz étoit mon guide & mon ami de cceur, &, 4 tout prendre, mon bonhenr étoit vraiment digne d'envie. Jufqu'alors je n'avois point éprouvé Ia paflion de 1'amour, ni aucun fentiment de tendreiTe. La terrible vue des hópitaux de Potsdam m'avoit toujours garanti, par 1'eiTroi, de toute efpèce d'écarts. Dans 1'hiver de 1743» on célébra les noces de la fceur du Roi, qui époufa celui de la Suëde, dont elle eft véuve aujourd'hui. En qualité d'offi. cier des gardes, je montai prés d'elle la garde d'honneur & je fus chargé de 1'efcorter jufqu'a Stettin. Dans le tumulte inféparable d'une aufll nombreufe alTemblée, oü j'étois chargé de ra aintenir 1'ordre, on me vola ma montre & un morceau de ma foubre • vette de velours rouge, avec1 une riche crépine, qui me fut adroitement coupée par un filou. Cet accident m'attira beaucoup de plaifanteries de la part des autres officiers de Ia garde. En ce moment une dame de la cour, m'adrefTant la parole, me dit dans cette occafiore favorable: „ Trenck, je Voüs confolerai de cette „ perte." Ces mots furent accompagnés d'un coupd'oeil, que je compris avec plaifir; & dansl'esisace de peu de jours je fus le plus heureux mor«  D E T R E JS C K; 3* tel de Berlin. Cétoit i tous les deux notre première paflion, & comme je lui étois attaché par le lien du refpea le plus profond, je ne me fujs jamais repend d'aucune infortune, qui, fortied'une auffi honorable fource, s'eft par la fuite répandue fur toute ma deftinée, Mon fecret me fuivra iufqu'au tombeau, il fera enfermé avec moi; cc quoique ce filence falie un vide dans les plus importans événemens de mon hiftoire, & qu U refte une grande énigme inexplicable pour le lec t*ur «ous les vieiLlards de PrulTe qui ex.ftent encore, la devineroienc aifément, mais certainement ceux de eet age ne liront plus mes éents) fatale mieux encourir devant mes contemporains & devant la poftérité, les reproches d'hiitonen incompkt; j'aime mieux ne pas paroltre un franc Allemand, dans quelques endroits de mon roman, cme d'en agir avec ingratitude avec mon am.e & b enfahrice. Elle vit encore, & elle a encore aujourd-bui pour moi les mêmes fenumens qu el e avoit » y a quarante-trois ans. C'eft a fa converfation que je fuis redevable de la connoiiTance des ufages de monde & des avantages de ma perfonne: d'ailleurs, dans mon infortune, elle ne m'a jamais trahi ni abandonné; & mes enfans feront les feuls, auxquels je dirai a qui ils doivent la confervation de leur père. J'étois donc alors heureux en tout a Berlin. J'étois eftimé; mon Roi me témoignoit fes bontés dans toutes les occasions: mon amie me donnoit beaucoup plus  VIE DU BAROÜ gent que je n'en avois befoin, & bientót rrtori équipage fut le plus fomptueux & le plus brillam de tout le corps. Ma dépenfe fut remarquée; car je n'avois hérité de mon père que la terre de Scharlack, qui rapportoit environ mille écus, & il y avoit bien des mois, oü j'en dépenfois davantagè. On commenca a former des conjecturess mais ma maltrefle & moi, nous étions fi prévoyaus, que fürement jamais perfonne n'auroit pu découvrir notre liaifon, que le Monarque lui-même, qui, comme je 1'ai appris depuis, me faifoit efpionner, Iorfque je m'abfentois fecrettement de Potsdam ou de Charlottenbourg, fans congé, pour faire un faut a Berlin: mais je me retrouvois exaétement il la parade. Une couple de fois trabit mon abfence & je devois étre aux arrêts, mais le Roi voulut bien fe contenter de mes excufes: je lui dis que j'avois été a ia chafle: il fourit, en m'accordant mon pardon. Jamais homme n'a débuté dans le monde, nl vécu d'une manière plus agréable, plus heureufe, plus fioriflante & plus avantageufe que j'ai fait a Berlin dans les premières & bouillantes années de la jeunefle. J'aurois de quoi écrire un volume, fi je voulois rapporter toutes les affaires dans les. quelles je me fuis trouvé mêlé; mais mes propres aventures demandent trop de place, pour que j'y joigne des aventures étrangères. Dans 1'hifloire des événemens tragiques de ma vie, les intrigues d'amourettes feroient déplacées i je veux me pré- ftn»  D E TRÈNCX. 33 fcnter aux yeux de 1'Europe fous une forme plus vraie, plus décente; je veux, par mon exemple, inftruire & émouvoir le fentlmenr. J'apprendrai par quelles caufes mes enfans ont perdu, par une suite de ma dellinée, des richefTes confidérables. 11 me manqua cent mille hommes pour les recouvrer, mafs du moins je laiflerai a mes héritiers mes droits & mes prétentions bien éclaircis & mis dans un jour lumineux. Au commencement de Septetnbre 1744 » !a guerre s'alluma entre 1'Autriche & la PrufTe, & nous marchames en hate & fans obftacle par la Saxe, a Prague. Ce que le grand Frédéric nous dit a tous fes officiers a Potsdam, au moment oü nous étions ralTemblés autour de lui pour le départ, & cela d'un ton réellement pénétré je n'oferois le répéter dans ces feuilles: celui qui jamais entrepreudra d'écrire fa vie, & celle de Marie-Thérèfe, avec fincérité & fans crainte ni flatterie , qu'il s'adrefle a moi pour avoir des notes, que la poflériié ne connoitra jamais fans moi, & qui ne doivent jamais être publiées fous mon nom. Chaque Monarque a droit, quand il commence une guerre; & Ton bénit les armes, & Ton implore la protec» tion du ciel, pour les fuccès de la boune caufe, dans les églifes des deux panis ennemis. C'eft en avoir dit alTez. — Cette fois Frédéric prit les armes avec répugnance; & de cela j'en fuis témoin oculaire. Si je ne me trompe, Tarmée lorna I. C  g£ VIE DU BARON du Roi campa devant Prague le 14 Septembre, & 1'armée de Schwerin, qui venoit de la Siléfie, arriva le lendemain de 1'autre cóté de la Mulde. Nous fümes obligés d'employer huit jours il former nos pontons de communication; mais le Gouverneur 'avoit encore lailTé les ouvrages fiancois de 1'année précédente devant la ville, & ife avancoient les opérations du fiège. La montagne de Zifcka, qui domine.la ville, n'étoit défendue que par environ quarante Croates; elle fut emportée d'emblée par quelques grenadiers, & les batteries établies au pied de la montagne' jouèrent dés le cinquiéme jour fur la ville, a laquelle ils mireut le feu avec des boulets & bombes rouges. Le Général Harfch trouva bon de capituler, & livra la ville après douze jours de réfiflance, pendant lerquels il n'avoit pas perdu 500 hommes, & rendit 18000 hommes, tous foldats fains & en vigueur, prifonniers de guerre. Jufques-la nous n'avions éprouvé aucun obuacle qui nous eüt arrêtés: cependant 1'armée Impériale , fous le commandement du Prince Charles, qui avoit quitté les bords du Rhin, s'avancort pour fauver la Bohème. Dans cette campagne nous ne vlmes 1'ennemi que de loin. Ses troupes légères, qui furpalToient en nombre trois fois les nótres, nous empêchotent de pouvoir faire du fourrage. La difette & la faim nous forcèrent a une contre.marche, paree  DE TRENCK. §ƒ que, derrière nous, nous avions dans notre mar. che tout brülé, tout rafé. Les mauvais temps & Ia rigueur de la faifon, enNovembre, décourageoient nos foldats, & dans 1'efpace de fis femaines, nous perdimes 41000 hommes par maladie & Ia plus grande partie par défertioni Le corps des pandoures de Trenck étoit toujours fur notre dos, & nous caufoit beaucoup d'inquiétude & de dommage, fans que jamais il fe füt une feule fois avancé a la portée du canon. A la fin ils pafierent 1'Elbe, & brülèrent tous nos magafins k Pardubitz: la retraite aulïï nous étoit fermée. Le Roi efpéroit encore forcer le Prince Charles a la bataille entre Bennefchan & Kannupitz. —• Mais en vain; les Saxons avoient, pendant la nuit, établi une batterie de vingt-cinq pièces de canons fur une digue qui féparoit deux étangs; & c'étoit jufiement le chemin par lequel le Roï vouloit les attaquer & les forcer au combat. II nous fallut auffi abandonner la Bohème: toute Ia cavalerie, fante de fourrage, avoit été démontée. Les temps rudes & facheux, & les chemins glisfans & fatiguans, des marches continuelles & le défordre caufé par les troupes légères, jettèrent le foldat dans le découragement, & un tiers de 1'armée déferta. '■ Si, dans cette pofition, Ie Prince Charles noug füt pourfuivis, nous ne 1'aurions sürement pas battu au inois de Juin fuivant, prés de Strigau. Mais il fe conteuta de nous fuivre de loin jufqu'auK C a  fjö V" I E DU BAR05S frontières, & chercha alors tranquillement de pau fibles quartiers d'hiver. Par-la le Roi eut lo temps de réparer lés pertes, lurtout Iorfque les fautes commencèrent a fe commettre en Autriche; de forte que rien ne mit obftacle au retour de nos déferteurs. Ce fut comme avec les prifonniers Rufles, que Charles XII lailTa par dédain fortir de leur prifon & retourner chez eux, & quienfuite le battirent fi complettement a Pultavva. II fallut abandonner Prague avec une perte confidérable, & Trenck fe rendit maitre de Tabor, de Budvveis & de Frauenberg, oü il fit prifonniers les régimens de Walrabe & de Kreutz. Perfonne ne peut rendre un compte plus exaft & plus vrai que moi de toute cette campagne: je faifois rofficè d'aide-de- camp auprès du Roi, & j'étois employé a reconnoitre les tieux & è étab'.ir les campenuns. Pendant plus de fix femaines j'eus Ie foin de fournir de fourrage le quartier général. Eu conféquence j'arpentoïs continuellement Ie pays avec des challeurs & huflards a cheval, vu que le Roi ne m'avoit permis de choifir dans fes gardes que fix hommes de bonne volonté; ainfi, pendant toute la campagne, j'eus peu de nuits a dormir fous la tente, & mon infatigable aétivité me gagna les bonnes graces du Monarque & toute fa confiance. Les éloges publiés m'enfiammoienr, jufqu'a l'enfhoufiafme, Iorfque j'avois le bonheur fortuit de rentrer heureu/ement, certains jours.  DE TRENCK. 3^ /Sans Ie quartier général avec 60 ou 80 charriots de fourrages, tandis que tous nos autres fourrageurs fe difperfoient, couroient de cócé & d'autra & revenoient ö vide. Quoique la difette & la faim commencaflent a fe faire fentir, perfonne m'ofoit prefque plus en fortir a caufe de la quantiié innombrable de pandoures & de huffards qui rempIiiTbieat la campagne. Auffitót que nous ftimes rentrés dans Ia Siléfie, les gardes - du-cGrps fe rendirent a Berlin pour y prendre leurs quartiers d'hiver. Je ne decrirai point ici toute la guerre de Bohème; mais puifque j'écris mon hiftoire, je dois remarquer tout ce qui a eu de 1'influence fur ma dettinée. Notammeni: Prés du grand Bennefchan, je montai a cheval avec trente huflards & vingt challeurs, pour aller au fourrage. Les huflards s'établirent dans un monaftère, & moi j'allai, avec mes cbafléurs, dans un chateau du Seigneur, oü nous fimes en. trer tous nos charriots, & oü nous commencïhnes a charger du foin & de Ia paille, dans Ia cour de ia ferme. Un lieutenant de huffards Autrichiens, avec trente-fix cavaliers, m'avoit épié d'un bois épais & couvert, & il avoit obfervé ma foibleffe. -— Mes hommes étoient tous occupés a charger, fan* autre fouci; & lorfqu'ils s"y attendoient le moins, tout.4-coup les voila enveloppés & furpris ; i'cnuemi fond dans Ia cour de la ferme, & fait C3  g8 VIK DU BARON en un indam , tous mes chafleurs prifonniers. J'étois alors tranquille dans le chateau , affis auprès de la jeune Dame, & je vis avec effroi, mais défarmé & fans défenfe, ce fpedacle de la fenêtre. lrrefolu & rouge de honte de mon extréme imprévoyance, la jeune & bonne Dame du chateau voulut me cacher, Iorfque j'entends tirer un coup de fufil dans la cour. Pour abréger, mes luflards, que j'avois envoyés dans le monaftère, apprirent, par un payfan , qu'un chef Autrichien étoit en embufcade dans le bois: ils nous avoient vu de loin entrer dans la cour de la ferme du Chateau. Auffitót ils accoururent a toutes brides fur nos traces, & nous joignirent, a peine deux minutes après que i'ennemi m'avoit fi bien furpris, Avec quelle proinptitude, avec quelle joie je defcendis! Quelques huflards ennemis fe glifsèrent par une porte de derrière; mais nous en primes vingt-deux, avec un lieuteriant du régiment de Kalnock; deux furent tués, & cinq bkfl'és. Je perdis des miens deux chafleurs qui furent fabrés, étant fans armes a travailler dans l'érable a foin. Auffitót nous nous mimes a raflembler notre fourrage avec plus de prudence : les chevaux que nous avions pris furent en partie attelés aux charriots, & enfuite je tirai du monaftère voifin 150 ducats, que je partageai entre mes foldats, pour leur fermer la bouche. Je marchai veis 1'armée qui étoit éloignée de nous de deux railles: de tous  DE TRENCK, S2> cótes nous entendions tirer autour de nous; partout les fourrageurs étoient attaqués. Un lieute» nant vint fe joindre k moi avec quarante chevaux, ce qui fortifia & couvrit ma marche; mais cela m'empêcha d'arriver dans le camp, paree que je recus 1'avis que 800 huffards & pandoures rodoient de toutes parts fur mon chemin. Je cherchai k m'e* carter. Je pris donc un long circuit, & j'arrivaï enün avec mes prifonniers & mes vingt-cinq charriots chargés, trés• heureufement au quartier général. Le Roi étoit alors a table, j'entrai dans fa tente; & comme j'étois refté abfent toute la uuit, chacun avoit cru que j'avois été fait prifon» nier: ce qui en effet étoit arrivé ce jour-la ü. bien d'autres. Le Roi me queftionna auffitót fur mon entrée dans le camp. — „ Venez-vous feul? — Non, „ Votre Majefté; je ramène vingt-cinq charriots „ chargés, & vingt-deux prifonniers, avec leurs „ chevaux ik leurs officiers." — II me fallur, auffitót prendre place k table a cóté de lui; & fe retoutnant vets fAmbafladeur Anglois qui étoic affis prés de lui, il lui dit, en me frappant fur 1'épsule: ,, ^e/l un matador de ma jeunejja Prufiïetwe" Les chevaux étoient prêts pour aller reconnoitre 1'enncmi devant le camp. II me fit peu de queftions; je tremblois ii chacune, cc je m'excufai fur 1'excès de la fatigue. Aprés quelques minutes i! fe leva de table, examina les prifonniers, & m'attscha au cou le cordon de  ifo VIE DO DARON 1'ordre du mérite : il m'ordonna d'a'ler me repofer, & monta a cheval. II eft aifé de concevoir combien j'étois intérieurement sffeété; j'avois mérité dans cette occafion d'être cafie pour ma groffière imprudence, & j'étois récompenfé. N'cft-ce pas un exemple frappant des évènemens bien ordinaires dans notre monde? Combien de généraux ont du Ie gain d'une bataille a une faute, & on a fait honneur a leur habileté? L'bonnête & brave officier fubalterne, qui m'avoit tiré de ce labyrinthe , méritoit pour lui Ia récompenfé que j'obtins pour moi. Dans beaucoup de circonftances de ma vie, oü je m'attendois a recueillir de 1'honneur & 1'approbation générale , 1'opprobre & les fers furent mon falaire; & le Monarque, que je fervois de tout mon cceur & de toute mon ame, fut de même abufé par les apparences; il précipita fon jugetnent & me punit comme un méchant fans foi. A toute heure, Ia crainte que la vérité, dont tant de témoins pourroient parler, ne vim a être connue & ne m'attirat des reproches publics, étoit pour moi un fupplice qui m'ótoit Ie contentement & le repos. L'argent ne me manquoit point; je donnai a chaque bas-officier vingt ducats & a chaque fuL dat un ducat de ma bourfe, pour les engsger au filence. J'étois aimé d'eux, & ils me promirent tout; mais je n'en pris pas ruoins la réfolutioo  DE TRENCK. 41 ^'avouer la vérité au Roi, a la première occafjon. Elle fe préfenta au bout de deux jours : nous étions en marche: en qualité de cornette je portois la première enreigue, & ie Roi marchoit it cóté du timballier: il me fit figne, & m'adresfatit la parole: „ II faut que Trenck , dit • il, me raconte a „ préfent comment il a fait fon dernier coup." Je crus a la vérité que j'étois déja trahi; mais le Monarque me parloit d'un air figracieux, que je repris un nouveau courage, & je lui racontai toute la vérité, & comment nous avions été trèsïéellement prifonniers. Je remarquai fon étonnement, dans fon regard qui m'étoit déja farailier; mais en même temps j'y vis que ma franchife inginue lui plaifoit. En terminant je fis fi bien, par mon récit, plein de repentir & de fentiment, qu'il ne me fit pas un feul reproche. II me paria une demi-heure entière, non pas comme un Souverain, mais comme un bon maiire & un père. II loua ma candc-ur, & finit par des paroles que jamais je n'oublierai: — „ Suis mes avis. — Aie toujours une entière confiance cn moi. — Je veux faire de toi un homme." Que quiconque a du fentiment, juge quelle impreöion faifoit fur mon ame un traitement fi généreux & (I royal. Dès ce moment tous mes voeux, tout mon but fut de travailler ii ac-juérir de Phonneur pour mon Roi & de verlér mon fi,ng' pour mon p.iys. Pès eet inftant toute la confiance de ce Monar» C 5  42 vïE DU BARON que pénétran: me fut acquife, & j'en recus, 1'hiver fuivant, a Berlin des marqués fréquentest.le plus fouvent j'étois introduit dans la fociété de fes favans; & ma perfpeétive dans 1'aveuir étoit digne d'êtreenviée. J'obtins eet htver-'a plus de 500 ducats en gratifications, & 1'envie commerca bientót a ourdir fes trames contre moi. 11 faut que je falie connoïtre ici un autre événement de cette campagne, qui eft vraiment remarquable dans l'hiftoire de Frédéric. Dans notre retraite de la Bohème, le Roi, avec les gardes a cheval, les gardes a pied, les piquets de cavalerie , & tout le quartier général, & le fecond & troifième bataillon des gardes, entra dans Koliin; nous n'avions avec nous que les petites pièces de campagne & notre efcadron étoit dans le fauxbourg. Vers le foir nos poftes avancés furent repoulTés dans la ville; les hulfards y entrèrent pêle-mêle: tout Ie pays fourmilloit des troupes légères de 1'ennemi; & notre commandant m'envoya vers le Roi pour chercher fes ordres. Après bien des recherches, je trouvai enfin le Roi fur la tour de 1'églife, une lunette a Ia mam: jamais je ne 1'ai vu fi inquiet, fi indécis que ce jour-la. — L'ordre fut: Que nous devions nous retirer fur Ie champ, marchcr a travers la ville, & palier dans le fauxbourg, oü nous devions nous arrêter fans dtb'ider ni deileller nos chevaux. A peine y füirres - no.ts  DE TRENCK. 43 établis, qu'il commenca a tomber une forte pluie & que la plus noire obfcurité nous couvrit. Vers les neuf heures du foir, Trenck parut avec fes pandoures & fa mufique turque, & mit le feu a plufieurs maifons. On nous découvroit trés-bien, & nous commencames a faire feu des fenêcres. La confufion & 1'erabarras devinrent univerfels. — La ville étoit fi pleine, que nous ne pouvions y entrer: la porte éroit ferinée, & de delTus on tiroit avec nos petits canons de campagne. Trenck avoit détourné le cours des eaux, & vers minuit nous étions dans 1'eau jufqu'au ventre des che. vaux, & réeliement fans défenfe. Nousperdimes fept hommes, & mou cheval fut blelTé au cou. II eft certain que cette nuit la nous étions tous prifonniers & le Roi aulTL, fi mon coufiu avoit pu pourfuivre fon aflaut Ccomme il 1'a lui - même raconté enfuite;) mais un coup de canon lui écrafa le pied: on 1'emporta, & le feu des pandoures cefla. Le lenderaain le corps de Nauau parut & vint a notre fecours. Nous quittames Kollin; & pendant notre marche le Roi me dit:-. „ Votre beau coufin nous auroit pu porter cette nuit un terrible coup; mais, fuivant le rapport d'un défërteur, il a été tué."— II me demanda a' quel degré nous étions parens, & il en refta-la. Au milieu de Décembre, nous entrames dans Berlin: Ut je continuai d'être re?.t ü bras ouvens; mais je fus moins circonfpea que 1'année précédente, peut-être auffi plus obfervé. Un lieute-  44 VI E DO BARON nant de Ia garde a pied, qui jouoit ouvertemem un róle de favori principal..., contre lequel je portois déji dans le coeur une haine naturelle, comme contre tous les aigrefins de cette elpèce» m'attaqua de quelques farcarfmes piquans fur mes amours fecrets. Je 1'apoftrophai d'un J.... F.... nous nous banimes i 1'épée, & je lui portai un coup dans la figure. A la parade devant Féglifc, Je premier dimanche fuivant, après eet incident, le Roi me dit en paflant a cóté de moi: ,, Monfieur, (*) le tonner re & la tempête ,,'s'amafTent. Prenez garde a vous." 11 n'en dit pas plus. Quelque tems après, je vins d'un wfiant trop tard a la parade; le Roi, qui m'avoit déja cherché des yeux & qui avoit vuquejemanquois, m'envoya aux arrêts a Potsdam, avec les gardes & pied. Après que j'y eus refté quatorze jours, le Colónel de Wartensleben vint me trouver, & me confeiÜa de demander grace. — J'étois encore trop peu verfé dans la connoiflance des rangs & des diftinétions de cour, & je n'avois pas même obfervé que je parlois a un efpion. Je me plaignis de la longueur des arrêts, pour une légère faute, qui ordinairement étoit expiée par uois ou au plus fix jours. Je continuai donc d'y refter. 11 s'écoula huit jours encore. Le Roi vint h (*) 11 ya dans ces mots une fbrte de Jurnn, qu'on ne peut bi;n rendre en francois.  DE TRENCK. 45 Potsdam. Je fus enyoyé par le Général Borck, aide.général du Roi, avec une lettre pour Dresde, & je partis fans voir le Roi. A mon retour, je me préfentai au Monarque après la parade; & comme 1'efcadron étoit logé a Berlin, je lui dis: Plalt-il k votre Majefté que j'aille joindre 1'escadron a Berlin?" Sa réponfe fut: „ D'ou „ venez-vous? — De Drefde. — Oü étiez-vous „ avant d'aller a Drefde? — Aux arrêts. — Hé ,, bien, retournez oü vous étiez." Et je retournai de nouveau aux arrêts, oü je reftai jufqu'a trois jours avant 1'ouverture de la campagne. Alors nous partioies au commencement de Mai, & nous marchümes rapidement en Siléfie, pour la feconde campagne. C'eft ici qu'il faut raconter, d'une manière circonftanc.ée, un événement principal, qui fut dans le même hiver la fouree de toutes les fouffrances que j'aiieues a fupporter dans ce monde. Je prie le lecteur d'arrêter fon attention fur ces endroits, & de me plaindre d'avance; paree que, pour la caufe la plus innocente, le plus droit des hommes, le meilleur patriote, eft devenu fufpeft au Roi & s'eft trouvé enlacé dans un tilTu de calamités enchalnées les unes aux autres, dont, depuis dix.neuf ans, jufqu'a ma foixantième année, je n'ai jamais pu parveuir a me dégager. C'eft ici un récit fidéle & depuis longtems publiquement connu & approuvé, qui doit faire honneur, & a moi & ü ma métnoire.  VIE DTJ BAROK Francois Baron de Trenck (O, W comman. doit les pandoures au fervice de 1'Autriche fut en 1743, grièvement bleffé dans la Bav.ere: . avoit écrit a ma mère, & lui avo.t annoncé qu il aV0it nommé fon fils atné pour 1'héntier de tous fes biens. Ma mère envoya cette lettre auffitót a Potsdam; mais je la laitTai fans réponfe paree ou'alors j-étois fi content de ma pofit.on, de mon Souverain, & que j'avois tant (ujet de 1'être, que je n'aurois pas changé mon bonheur contre le tréfor du Mogol. Te me trouvois, le 12 Février 1744, a Berl.n, dans la fociété du capitaine Jafchinsky, mon commandant des gardes-du corps, qui avoit un grade fupérieur dans 1'armée, avec le Ueutenant de Studenitz, & mon camarade de chambre, le cornette de Wsgenhz. Le dernier vit encore, & il eft commandant de la cavalerie de Heffe - Callel. La converfation vint * tomber fur Trenck 1'Au. rrichien, & Jalchimky me demanda fi je lui étois parent' Je répondis que oui, & auffitót je leur dis qu'il m'avoit nommé fon légataire univerfel. 11 me demanda ce que je lui avois répondu? — Rien — La-deffus toute la compagnie me répréfe'nta que je ferois coupable, fi je ne lui mon- (!) Le père de ce Trenck & mon pjre étoient les deux frèrJ qui reftoient. Je ferai fidéle, dans ces feüffles, au rédt eXaét de Ia deftmée remarquable, & je la raconterai nlla qu'elle m'eft bien authenuquement connu|.  t)E TRENCK. 4?trois pas ma reconnoilTance; au moins que je devois le remercier & chercher a entretenir fes bonnes intentions pour 1'avenir. Mon commandant ajouta: „ Ecrivez-lui de vous envoyer, pour votre „ équipage, deux bons chevaux hongrois; donH nez-moi Ia lettre, je la ferai patfer par le moyen de BofTart, confeiller de légation de Saxe, h condition que j'aurai auffi un cheval hongrois. Ce n'eft pas une correfpondance d'état, mais une correfpondance particuliere de familie: je prends fur moi les fuites, &c." Moi, je ne répliquai rien: j'écrivis, je fuivis le corsfeil de mon fupérieur, & s'il m'étoit jamais accordé de produire des témoignages fur ce fait, j'aurois quatre témoins exiftans, qui ont lu le contenu de la lettre, & qui juftifieroient plus clair que le jour ma pure innocence. Je remis cette lettre ouverte k Jafchinsky; il la cacheta lui - même & la fit partir. Je raconterai tout ce'quï a rapport a cette lettre , paree qu'elle a été la feule caufe de tous les maux que j'ai foufferts jufqu'au tombeau.... Mais avant tout, parions ici d'un incident fortuit, donc c'eft ici la place & qui m'a attiré le premier foupcon. Dans la campagne de 1744» mon palefrenier, avec deux chevaux de main, fut pris avec plufieurs autres, par les troupes légèrts de Trenck. Je devois, ce jour-la même, accompagner le Roi,  4g vIEDTJ BAROS qui alioit reconnoitre l'ennemi: mon cheval étoit fatigué: j'expofai mon embarras au Roi, qui fur le champ ra'envoya en préfent un beau cheval Anglois. Le jour d'après, je fus éronné de voir revenir avec mes deux chevaux & un trompette ennemi, mon valet prifonnitr, qui m'apportoit un billet a peu prés concu en ces térmes: „ Trenck 1'autrichien ne fait point la guerre i „ Trenck le Prr.fficn, fon eoufin. C'eft pour lui „ un plaifir d'avoir retiré des mains de fes huflards „ les deux chevaux qui lui avoient été enlevés & ,, qu'il lui renvoie, &c." Lorfque j'en parlai Ie même jour au Monarque, il me dit avec un front fombre: „ puifque votre ,, coufin vous a renvoyé vos chevaux, vous „ n'avez plus befoin du mien." II ne manqua rien alors aux envieux de mon bonheur. Cette petite anecdote leur donna matière a plaifanter, tant qu'i la fin j'appellai en due! .un certain lieutenant P s. Je Ie renvoyai bien marqué de ma main, & je fis voir, par ma conduite, que je portois un cceur Prufïïen. Mais tout réfumé, 1'aventure de ce billet, avec les chevaux renvoyés, n'cüt dans la fuite que trop d'influeoce fur les foupcons qui s'élevèrent 1'annee fuivante dons 1'efprit du Monarque & qui provoquèrent mon infortune. Je me fuis étendu avec prolixité fur toutes les circonftances de eet incident, uutant pour me jus-  DE TRENCK. 49 juftifier moi. même, fans détour ni réticence, que pour juftifier, autant qu'il eft poffible, le grand Frédéric , d'ailleurs fi clairvoyant & fi jufte. Je n'ai pas befoin de produire des preuves ni des témoignages dans toute cette affaire: mon pays même, qui m'avoit cru traltre, toute 1'armée, c'eft-a-dire, tous les généraux encore vivans, le miniftère, la cour elle-même, & tous les jeunes officiers actuels, inflruits par la tradition de leurs anciens, plaident pour mon innocence & pour mes droits. On nomme Trenck i Berlin, & dans tous les Etats Pruffiens; on m'y appelle unanimement le martyr de ma droiture & de ma franchife, la viclime Ia plus fcandaleufe & la plus criante de la calomnie, le meilleur patriote du pays, & 1'exemple d'un grand général dans 1'infortune. Venons maintanant a 1'enchalnement de 1'hiftoire dont j'ai rompu le fil. Nous marchames en Siléfie, pour coramencer 'la feconde campagne, qui fut auffi fanglante pour nous qu'elle fut triompbante. Le quartier général du Roi étoit au couvent de Kamenz: nous reftames- la trauquilies pendant quatorze jours, & 1'armée fe retrancha; mais la folie s'empara du Prince Charles: au lieu de nous ettendre en Bohème, il entra avec fon armée dans la plaine de Strigau, oü il devoit être plus für d'ètre battu. Celui qui connoit Ia grande manceu. vre Pruffienne, & Ia taétique qui feule décide les Ttmt I. D  VIE DU BARON batsilles, peut, fans lunettes, fans algèbre, juger jaquelle des deux armées devoit, avec inégaüté de nombre, avoir favantage en rafe campagne. L'armée fe hata de fonir de fes retranchemens, & dans fefpace de vingt-quatre heures, tout étoit rangé en ordre de btttiBe: le 14 Juin, il y avoit déja 1800 morts étendus dans la plaine de Strigau, & l'armée impériale, avec les alliés Saxons, fut complettemeut battue. Les gardes-du-corps étoient a 1'aile droite. Avant d'atiaquer, le Roi cria a notre efcadron: „ Mes „ enfans, montrez aujourd'hui que vous êtes mes " gardes-du-corps, & ne faites aucun quartier " aux Saxons." Nous donnames trois fois fur la cavalerie, & deux fois fur 1'infanterie. Rien ne pouvoit réfifler a une troupe qui, eertainement, pour les hommes, les chevaux, ie courage, 1'habileté & la pafllon de 1'honneur, étoit le premier efcadron de 1'univers. Nous enlevames, en tout, fept étendards & cinq drapeaux, & en moins d'une heure tout fut décidé. Je recus un coup de piflolet a Ia main droite; mon ch'eval fut grièvement blelTé: & a la troifième charge, il fallut que mon valet d'équipage m'eu donnat un autre. Le lendemain tou; les officiers obtinrent 1'ordre du mérite; mais moi je reflai quatre femaiues par. mi les blefiés a Schweidnitz, oü environ ioooq hommes furent opérés, & plufienrs n'eurent leurs plaies bandées pour la première fois, que le tro>  DE TRENCK» 5* fïéme jour: je ne pus me fervir de ma maiit pendant trois mois. Alors je rejoignis 1'efcadron, & je faifois en tout mon devoir; j'étois tous les jours auprès du Monarque, & je Taccompagnois a toutes les découvertes: fes bontés particulières, fon eftime rendue, & fes préféreftces augmentoient tous les jours; mon enthoufiafma pour lui & inon zela pour fon fervice montoient jufqu'aux excès. Je fis encore, dans cette campagne, le fervice d'aide de camp, & perfonne ne peut era écrire 1'hifloire avec plus de précifion & de fidélité que moi, puifque j'ai été témoin oculairs de tous les événemens. J'étois élève d'un des premiers maitres dans 1'art de la guerre, qui ma croyoit digne d'être forraé par lui. Mais ces feuilles contiendroient ft peine le récit abrégé da tout ce qui a inilué fur mon fort perfonnel. C'eft encore ici le lieu de rapporter un événement qui peint le caraftère du grand Frédéric, fon génie fmgulier pour former la jeunefie * fon fervice, & pour, en quelque forte, fe 1'approprier. J'aimois paffionnément la chafle, & quoiqu'ella fut févèrement défendue, je ne laiffois pas d'y aller fans permiffion. je revins un jour chargé de faifans; mais quelle fut ma furprife, Iorfque je trouvai l'armée partie, & qu'a peine je pouvois atteindre 1'arrière-garde! On concoit aifémeut mon embarras. Pour abiéD 2  j<2 V I E DU BARON ger, un officier hufTard me prèta un cheval, & alors je regagnai mon efcadron, qui étoit toujours & 1'avant - garde. Je montai fur mon clit val, & pris 1'enfeigne que je devois porter. Mvis le Roi s'étoit déj& appercu que je manquois, ou plutót mon commandant, qui agit cette fois en eunemi, lui avoit déjü fait obferver mon abfence. A 1'inftant que nous entrions dans le camp, Ie Roi me fit (igne d'aller vers lui. — II vit mon embarras, & il me demanda, d'un air gracieux: vous êtes donc déja revenu de la chaffe? — „ Oui, Votre Majefté: je vous fupplie"..-. Tvlais il ne me lailTa pas continuer, & il me dit: —• „ paffe pour cette fois è caufe de Potsdam, mais „ prenez garde a 1'avenir & fongez mieux è votre devoir." C'étoit avec cette indulgence que ce vraiment grand Roi traitoit de grandes ames pour de grandes fautes, tandis qu'il puniffoit les ames communes &mécaniques, qui font faites pour ramper d'après la lettre des ordonnances miiitaires. C'étoit ainfi qu'il avoit fu fe faire une vraie pépinière de grands généraux, & qu'il y trouvoit des hommes dignes de fa fociété, de fon choix & de fa confiance fans réferve. Peut-être étoit -il le feul monarque fur la terre, qui püt dire, je n'ai point d'efclaves; j'ai des patriotes & de vrais amis. Depuis eet incident je ne remarqual en lui aueun figne mal gracieux, exce^té que quelquefois  DE TRENCK. 33 a table, (car les officiers des gatdes avoient toujours Ca table) & dans un moment de bonne humeur , il lancoit quelques traits piquans fur les .amateurs de la chafle & fur les têtes chaudes, qui bouillonnoient pour un rien & avoient auffitót fépée au poing. La campagne s'écoula en manoeuvres & en marcb.es continuelles, en forte que nous n'avions jamais de repos i car les gardes qui campoient prés de la tente du Roi, au milieu du camp, formoient toujours dans les marches 1'avant- garde de l'armée, & devoient partir deux heures plutót qu'elle, pour atteindre les devants. Enfuite ils font de toutes les marches pour aller avec le Roi reconnoïtre les lieux. Quelquefois ils doivent ttacer un camp, chercher oü les chtvaux pourront boire, faire 1'infpeaion dans le quartier général, être d'ordonnance auprès du Roi. Toutes ees' fonaions nous permettoient rarement quelques heures de repos, attendu que nous n'étions que fix officiers en tout pour tant d'eraplois. Nous remoliffiuns fouvent 1'office de couriers, & plus fouvent encore nous portions des ordres verbaux aux corps détachés de l'armée. Le Roi, qui deftinoic fes gardes a- devenir de bons tscliciens, prenoit fuin qu'ils ne devinlfent pas des bonnets de nuit. A fon école il falloit beaucoup veiller, pour beaucoup apprendre. Le travail, Ja vigilance & une aaivité continuelle, une paffion exaltée de l'honneur, 1'émHlation & 1'amour de Ia patrie, fe D 3  VIE Dü BAROK formoient fous les yeux du Roi, le commandanï en perfonne de fon armee. VoilJt 1'école oü je m'inftruifois, & oü j'étois déja au nombre de ceux qu'on deftinoit a en inflruire d'autres. Cependant, Iorfque j'étois dans ma quarantièrne année, un grand général de Vienne me dit: „mon cher Trenck, il vous feroit bien difficile 3, d'apprendre notre nouvel exercice; vous êtes „ déja vieux." D'après ce jugement ridicule, ja fus effeétivement compté en Autriche au rang des invalides, & j'y fuis rellé jufqu'a préfept, que mes cheveux ont blanchi. A Berlin, on auroit furement ri du beau jugement de ce grand général. Reprenons la fuite de fhiftoire. Si je ne me trompe, le 14 Septembre fut le jour oü fe donna la mémorable bataille de Sorau. Le Roi avoit tant envoyé de corps détachés en Saxe, en Siléfie & en Bohème, qu'il ne rèftoit pas plus de 26000 hommes a fa principale armée. Le Prince Charles qui, fier de fa fcience, pefoit toujours fon ennemi au poids matériel & d'après Ia quantité de fes forces, & ne connohToit pas le noyau de la force Pruffienne, avoit enfermé ce petit peloton de régimens Poméraniens & Brandebourgecis avec une armée de Söooo hommes, & vouloit tomber fur cette poignée de mouches & nous faire tous prifonniers. On verra aétuellemeut, d'après mon récit, avjc quel fecret 1'attaque fut projettée & exécutée.  DÉ TRËSCS, 55 Vers minuit, ie Roi vint lui - même dans ma tente, & il éveilla de même tous les autres officiers. II nous ordonna de préparer fur le champ nos chevaux, dans le plus grand filence, de laisfer derrière tous les bagages, & de nous tenir préts pour le combat au premier fignal. Dans le moment, tous les chevaux furent rangés a leurs places, & tous les hommes prêts a les monter. Le lieutenant de Pannewitz & moi,'nous devions accompagner le Roi. Le Monarque pona lui-même fon ordre par toute l'armée; & ainfi chacun attendoit le point du jour avec impatience. Vis - it vis du défilé, oü le Roi favoit d'avance que fattaque ennemie devoit fe faire, on cacha, le plus fecrétement qu'il fut poffible, huit pièces de campagne derrière une petite éminence: il falloit qu'il füt déja inftruit de tout le plan AutrU chien; car on avoit retiré tous les poftes avancés vers les montagnes, pour fortifier 1'ennemi dans fa conje&ure, qu'il nous furprendroit tous délarmés & dans le fommeil, & nous envelopperoit fans réfiftance. A peine le jour perca, que le feu de rartiilerie Autrichienne éclata horriblement de toutes les hauteurs, & canonna notre camp, & que la cavalerie ennemie fe précipita dans le défilé, pour venir nous attaquer. Dans un moment nous fümes en ordre de bataille, & en moins de fix ininutes nous fondimes avec notre petit efcadron (nous n'avions alors danj D 4  56 VIE Dü BARON 1'arrnée que cinq régimens de cavalerie) a toctes brides, fur 1'ennemi, qui commencoit feulement 5t former gravement & lentement fes lignes devant le défilé, & qui ne s'attendoit a aucune réfillance, encore moins a une attaque fi foudaine. Nous les forcames de reculer vers ce défilé trèsreflerré: auffitót, le Roi en perfonne fit démasquer les huit piéces de campagne, qui firent un carnage fanglant dans cette foule entaflee qui ne pouvoir reculer. En moins d'une demi.heure tout le plan des ennemis fut renverfé, & la bataille gagnée. Nadalli, Trenck & les troupes légères, qui ordinairement nous attaquoient par derrière , étoient dans notre camp a piller, & il n'étoit pas pofiible d'en arracher les Croates, avides de ra« pine, tandis que nous, pendant ce temps-li» nous étions occupés a battre l'armée: le trait fuivant efl remarquable. On vint apporter au Roi 1'avis que 1'ennemi étoit dans le camp & le pilloit: „ tant mieux, répondit-il; ils ont-ltt de 1'occupation, & ils ne m'empêchercnt point de faire ici mon affaire principale." Nous remportames ainfi la viéloire la plus complette, mais nous perdimes tous nos bagages; tout le quartiergénéral, qui étoit derrière, fans être couvert d'aucun cóté, fut pris & pillé. Trenck eut pour fa part la tente du Roi avec toute fa vaifièlle d'argent. J'ai inféré ici ce fait, paree que, dans 1'année 1746, ce Trenck, mon parent, fuccomba 3  DE TRENCK. 57 Vienne, fous le pouvoir de fes plus cruels ennemis, & fe trouva engagé dans un procés criminels ce fut le plus lache des méchans qui 1'accufa d'avoir, k la bataille de Sorau, pris le Roi de Prufie lui-même en perfonne dans fon lic & de 1'avoir relaché par corruption. Une autre atrocité plus forte encore: une fille publique de Brinn, qui, corrompue par 1'argent, fe donna pour la fille du feld - maréchal Schvverin, & fut entendue comme témoin dans cette affaire, déclara qu'elle étoit couchée elle-même avec le Roi de PrufTe, lorrque Trenck entra dans fa tente, fit le Roi prifonnier, & elle avec lui, & enfuite leur rendir la liberté. Quant a la première imputation, je fuis témoin oculaire que le Roi vigilant ne pouvoit pas être furpris, lorfqu'il favoit d'avance qu'on pouvoit avoir le projet de le furprendre: j'ai galopé moimême depuis minuit jufqu'a quatre heures du matin avec lui dans Ie camp, occupés a difpofer toutes chofes pour recevoir 1'ennemi; & fur les cinq heures, nous étions déja a 1'attaquer. Trenck n'a donc pas pu prendre le Roi dans fon lit: la bataille étoit déja décidée, Iorfque Trenck pénétra dans le camp avec les pandoures & pilla 1'équi. page du Roi. Quant a 1'autre invention, produite par 1'honnête Dlle. Schwerin, cela ne peut être racomé que par des enfans ou de vieilles femmes; cela ne peut fe croire qu'a Lisbonne, ni être entrégiftré comme D 5  J3 VIE DO BARON un fait férieux contre un homme, qu'a Vienns feulement. Mais toute cette affaire eft digne d'être lue féparément; & j'ajouterai dans eet ouvrage un récit particulier du fort effrayant de ce même Trenck, & de fon procés criminel: fon hiftoire a tant de liaifon avec la mienne, que cela fuffit pour m'y autorifer. Jufqu'a ce jour, il n'y a point eu de Trenck, qui ait été un miférable ou un traitie. J'atteflerai avec preuves, & je le fais par conviétion, qu'il fervoit fa Souveraine avec Ia même fidéiité que je fervois mon Roi. L'illuflre Marie-Thérèfe, trompée dans cette affaire, m'a dit elle-même, après fa mort: „ votre coufin a fait une plus „ belle mort, que n'en feront fes accufateurs & „ fes juges." Me voila aétuellement arrivé a la première fcène de ma trsgédie. Quelques jours après la bataille de Sorau, le facteur ordinaire de la pofte arriva dans ma tente & m'apporta une lettre: elle étoit de mon coufin Trenck, chef des pandoures, datée d'Eflèck & écrite depuis quatre mois. Voici en fubftance fon contenu : „ Par votre lettre, en date de Berlin du ia „ Février, j'ai vu que vous defireriez que je vous „ procurafle des chevaux hongrois , pour les „ dreffer & les exercer contre mes huffards & ,, mes pandoures. J'ai déja appris dans la cam„ pagne precédente , avec grande fatisfaétion,  CE TRENCK. 59 „ que le Trenck de PrufTe étoit aufïï un bon ,, foldat. Pour vous prouver que je vous eftime, „ je vous ai renvoyé vos chevaux pris par mes „ gens: mais fi vous voulez monrer des chevaux ,, hongrois, venez dans la campagne prochaine „ m'enlever le mien en rafe campagne ; ou venez „ trouver votre coufin , qui vous recevra a bras „ ouverts, & vous donnera toute la fatisfaétion „ qui dépendra de lui a vous, qu'il regarde com. „ me fon Als & fon ami, &c." Je fus d'abord furpris, & enfuite je ris a fa lefture. Le cornette Wagenitz, a préfent général en chef de l'armée de Hefle-CalTel, & le lieutenant Grothaufen, qui, tous deux, font encore vivans, étoient mes deux camarades de tente; je leur donnai cette lettre è lire: nous rlmes enfemble de fon contenu, & il fut auffitót réfolu que nous la donnerions a lire en original a Jafchinsky, commandant de f efcadron. 11 n'y avoit pas encore une heure que je favois recue. Le leétcur voudra bien fe rappeller, comme je 1'ai raconté ci • dellus , que le commandant Ja. fchimky m'avoit engagé a écrire la lettre du 12 Février, que je lui avois remis ma lettre ouverte, & que c'étoit encore lui qui 1'avoit fait pafler a Trenck; que dans cette lettre je lui demaudois, en badinant, des chevaux brngrois pour moa ,équipage, & que j'en avois promis un a ce Ja» fchinsky, quaud ils feioient arrivés.  Co VIE DU BAROK A peine eut-il lu Ia lettre avec un certain air d'étonnement, que nous nous miines tous a rire; & comme Ie bruit couroit dans l'armée que, vu la viftoire que nous venions de gagner, on devoit fondre fur la Hongrie, avec un corps de troupes, Jafchinsky me dit: „ foit, nous irons nous-mê„ mes nrer des chsvaux hongrois de la Hongrie." La converfation finit-Iè, & je rentrai la confcience fort tranquille dans ma tente. II eft nécetTaire maintenant que je fafie ici les remarques fuivantes : elles tnéritent attention. 10. Je n'avois pas remarqué la date de ma lettre; mais mon iupérieur avoit aufiltót remarqué qu'elle étoit vieille de quatre mois. 2°. Probablement auffi étoit-ce un piège que des 'hommes d'un méchant & faux naturel m'a. voient tendu. Le renvoi de mes chevaux, dans la campagne précédente, avoit attiré 1'attention : peut-être Jafchinsky avoit-il recu 1'ordre du Roi de m'obferver de plus prè?: peut-être ne m'avoit-il perfuadé d'écrire que pour m'attirer dans quelque piège par une réponfe faufTe & fuppofée; car il eü certain que le Trenck de Vienne protefta jusqu'Ji fa mort, avec fenueté, qu'il n'avoit jamais recu une lettre de moi, & que par conféquent il ne m'avoit jamais répondu. Je crois donc encore que c'étoit une lettre fuppofée. Jafchinsky étoit alors le favrari du Monarque, fon efpion dans l'armée, un ratfchant homme, un  DE TRENCK. 6l rapporteur infigne , & qui, par fes rapports, accréditoit la calomnie; en forte qu'tm an après eet incident, il fut caflTé par le Roi, pour ces vices & renvoyé dans fon pays. II étoit alors 1'amant de la belle Boflart, RéUdente de Saxe a Berlin, & c'eft fans doute par fon moyen que la faufte lettre de mon coufin avoit été remife a une pofte de Saxe ou d'Autriche, il avoit d'ailleurs tous les jours 1'occafion de me 'rendre fufpeft au Roi & d'ourdir fa trame odieule. , . Ajoutez qu'il m'étoit redevable de 400 ducats, que je lui avois prêiés. Cette fomme devint fon butin, Iorfque je fus arrêté fans avoir été entendu, & il s'appropria encore la meilleure partie de mon équipage. Nous eümes nufïï dans la première campagne un démêlé enfcmble, a 1'occafion d'un de mes domefliques chargé du gros équipage, qu'il avoit maltraité a coups de baton; & dêja nousjoigmons nos fabres, Iorfque l'aide de camp général de Winterfeld furvint par hafard, nous fépara fans effulion de fang, & nous forca de nous réconci. lier- mais la tête obflinée d'un Lithuanic-u eft toujours vindicative & irréconciliable; & peutêtre, depuis ce jour, celui-ci ne fongea qu'4 forger mon malheur. Dieu fait quelle matière de fouP?on il aura impriiné au Monarque contre moi' car il eft iucrcyable que le Monarque, avec fon amour Poiu la juftice, fi bien connu du mon-  (J2 VIE DU BARON dé, ait pu me condamner fans aucune infonrjation ni examen, fans m'avoir entendu, fans avoir fuivi les loix du code militaire. C'eft un myftère ,qui a toujours été impénétrable pour moi, & dont Ie Roi feul étoit inftruit: il favoit pofitivement que je n'étois pas coupable: mais j'avois trop fouffert, j'avois fubi une punition trop inhumaine, pour efpérer une fatisfaétion proportionnée. Dans une affaire de cette nature, (tous les vïeïllards & les jeunes gens de ma patrie, ainfi que toute 1'Europe, vont aétuellement la connoltre;) le foible doit toujours être opprimé. J'si été dans notre fiècle un exemple vivant de cette trifte maxime des états defpotiques. Mais il eft certain qu'on auroit dü, avec un homme de ma trempe, qui fait écrire & parler, & dont tout le tiffti de la vie eft fans reproche, ou le récompenlèr largement après de fi grandes perfécutions , ou 1'égorger fecrétement dans la prifon: car déformais mon hiftoire indeftruétible s'attachera 4 la vie du grand Frédéric, & offrira a la poftérité divers traits d'une affreufe barbatie. On ne m'imputera point de Ia flatterie ou une crainte poiitique, fi je cherche pourtant 4 juftifier, a excufer le Roi lui .même dans toutes les circonftances. Mais, je lerépète, il refte toujours incompréherifible comment le plus pénétrant des fouverains, qui me voyoit tous les jours a fes cótés, qui me connoiflbit parfaitement, lui qui fe  DE TRENCK. 63 eonnoiflbit fi bien en hommes, qui favoit que rien ne me manquoit, ni honneur, ni argent, ni efpoir pour 1'avenir.... que ce monarque, dis-je, ait pu fe laiiTer fuggérer des foupcons fur ma fidéliié! II efl: certain, & je prends encore aujourd'hui a témoins, Dieu & tous les hommes qui m'ont connu dans la profpérité & dans la difgrace, que je n'ai pas concu une feule penfée d'infidéiité contre mon pays. J'étois aulfi dévoué de cceur & d'efprit a mon roi; que mon parent, le chef des pandoures, 1'étoit a fa fouveraine; & tous deux néaninoins nous avons été chargés d'ignominie & les plus déplorables viétimes de 1'envie & de la calomnie. Comment étoit-il polfible de me fufpecter? A 1'age de dix.huit ans j'étois déja cornette des gardes-du-corps, je faifois le fervice d'aidede-camp auprès du Roi; je pofledois fon efiime, fes bonnes graces & fa confiance au plus haut degré. Dans une feule année il m'avoit fait don de plus de 1500 rixdalers. A Berlin, j'avois une atnie que j'honorois & que je chériflbis, que je n'aurois pas abandonnée pour une couronne, 4 plus forte raifon pour les promefles d'un chef de pandoures; & elle me donnoit plus, elle pouvoit plus mc donner que tous les pandoures de la terre, que, dans le fond du cceur, je déteftois. Pouvoit il me venir en penfée de facrifier fa plus brillante peifpeétive, celle de devenir aqpr&i  6"4 VIE DU BARON du Roi & dans fes écoles, un maitre en fcience & en honneur, a un pandoure qui m'auroit envoyé quelques mauvais chevaux hongrois ? J'avois neuf chevaux anglois dans mon écurie & fix valets portant livrée: j'étois aimé, eftivné & diftingué dans le miniftère, comme dans l'armée: mes parens poffédoient les rangs les plus honorables: tout mon cceur étoit pur & droit; il étoit dévoué jufqu'au fanatifme a ma patrie, a 1'amour de mon Roi; & il ne memanquoit rien de ceque les jeunes gens peuvent defirer fur la terre, ou demander au ciel. Comment donc étoit-il pofiible que je pulfe être fufped? Je n'étois ni un fot, ni un hjmme en démence. Et cependant cela eft arrivé! & mon exemple montre que tout eft poftible a la calomnie, qui veille contre la vertu dotmant en paix; que le monarque le plus éclairé peut fe laifier infefter de foup^ons par des hommes méchans, ou par ces jongleurs de cour, paree qu'il eft poffible i un monarque, qui eft un homme, du milieu de fon tróne, d'embralfer de fa vue 1'étendue du corps de fes états, & que conféquemment il faut qu'il fe livre au rapport de quelques hommes qui, ou méritent fa confiance, ou font furprife. Somme toute, ma deftinée étoit telle, qu'aprês ce premier incident, le Roi ne put fe conduire autrement avec moi, qu'il n'a fait dans la fuite. Les monarques font plus volontiers grace t un  BE TRÉSct 65 criminel, qu'ils ne dédommagenc un condamné innocent. Moi, en revanche, je me fentois Ia confcience trop pure & 1'ame trop fiére pour que j'allafle, en rampant, demander ma grace. Je connoiflbis' encore trop peu le monde, Ia cour & Ie prince régnant avec une autorité arbitraire, pour entteprendre de jouer quelque róle politique, propre a aflurer mm bonheur. Je fentois mon mérite, dans Ie piège que la malice m'avoit tendu, & je 111e confiois nop a mes forces, voülartt m'en dégnger moi-mêma avec mon feul fecours. Je n'avois étudié que la lettre des loix & du droit, dans 1'univerfité , & conféquemment je ne pouvois pas favoir qu'un fujet doit prier pour obtenir fon droit, ou en étre reconnoilfant comme d'une grace , s'il lui efl: octroyé: tous mes concitoyens verront dans cette hifloire comment ils doivent fe conduire, en cas que mon fort düt leur arriver. Je confeille fincèrement, & avec vérité, a chacun d'eux de ne me pas prendre pour modéle de conduite. L'honneur de mériter le nom de martyr célèbre par une male fierté, la gloire d'un homme intrépide, ferme dans fa rétlflance , deviennent, a 1'age des cheveux blancs, un inutile & vain falaire pour celui qui, pendant quarante ans de fa vie, a eu a combartre les tourmens, les méchans, Ia calomnie & le pouvoir abfolu d'un fouverain; autant de fléaux qu'il a vaincus a la fin, mals trop tard. Torna I, E  55 VIE DU BARON Non, mon cher leéteur; je plains tout amant de la gloire , qui voudroit choifir pour fon modèle, ou Trenck, ou Caton. U vaut mieux fe livrer au pouvoir arbitraire d'un monarque; il vaut mieux demander grace fans crime, & récompenfé fans mérite, que de vouloir, fans une armée, exiger de lui fon droit & fa récompenfé méritée. Je vous donne des lecons, mes chers compatriotes & frères, d'après 1'expérience, & peutêtre encore, Iorfque j'écris pour votre avantage ces lecons falutaires, peut-être quelque nouvelle créiture, quelque nouveau champignon de cour eouve-t-il déja de nouvelles perfécutions contre mon écrit, oü la vérité tonne. Je le fais volontiers pour les hommes qui ont 1'ame noble & des fentimens; mais je ne pourrois jamais écrire pour les rampans valets, bas écumeurs, qui font faciles ?t fe choquer, mais qui ne font pas fi prompts a fe corriger, & ne peuvent jamais fe figurer qu'il exifte réellement dans le monde un homme franc, droit, défintérefïé, un honnéte & loyal Allemand. Pour revenir h cette malheureufe lettre dont Var fait mention ci-deflus, il ne fut jamais vraifemblable qu'elle ait pu être la vraie caufe de mon infortune; car fi j'eufie été en effet dans une correfpondance fufpefte avec un de mes parens au fervice de 1'ennemi, il ne m'auroir. certainement jamais écrit parle courier ordinaire des camps, oü les lettres, comme 1'on fait, font toutes ouvertes.  DE TRENCK. ff/ Le p!us coutt indanr. d'examen & d'audience suroit démontré mon innocence claire comme le jour. Le coup de mon ennemi, pour confommer ma ruïne, confifta donc alors uniquement dans 1'art de jouer fon róle auprès du mouarque, de manière qu'il m'enleva toute occaflon de me défendre & de me juftifier, & voilü ce qui eft réefle. ment arrivé. Le jour qui fuivit la réception de cette lettre, je me vis, fans aucun examen, fans aucune formé des loix militaires, fans qu'il m'ait jamais été fait aucun reproche, arrêté, & fous 1'efcorte de 50 huffards conduit hors de l'armée, comme un vrai criminel, a la forterefle de Glatz. J'avois alors avec moi trois chevaux & mes domeftiques; mais tout mon équipage refta derrière, & je n'en ai jamais rien revuil devint le butin de M. de Jafchinsky. Auffitót mon grade füt donné au porte-enléigne , M. de Schanzel , aujourd'hui général de la cavalerie, & je fus calTé, fans favoir pourquoi, par ün feul mot du Roi. Malheur au pays oü les mots du pouvoir pas. fent comme une monnoie courante, ou une parole qui porte la foudrel... ou la gracieufe réfolution pour impofer filence it la voix des cours de juftice, & décider fans retour de la vie , de 1'honneur & de la fortune d'un fujet fans défenfe! Dans ces états, la vertu peut devenir un reproche l enforte qu'alors tous les hommes vicieux & corE 2  6g vlE DU BARON rompus font ligue enfemble, & favent mettre dans les entraves la volonté du meilleur prince. . . * C'eft* aflez de réflexions. Je fus conduit, comme un malfaiteur, 4 la citadelle de Glatz. La, ie n'étois point dans une prifon, mais dans un appartement de rofficier de garde. Je pouvois me promener tout autour des fortificattons, & j'avois gardé mes domefliques pour me fervir. Comme ma' bourfe étoit toujours bien garnie, que dans cette citadelle, un feul commandant d'un régiment de garnifon faifoit le fervice, & que tous les officiers étoient des chevaliers, pau. vres diables, j'eus bientót des atnis & de laliberté aflez, & tous les jours il fe tenoit table ou verse chez le riche prHbnnier. Mais ce que mon cceur éprouvoit, celui-li  DE TRENCK. ÓQ feul peut le favoir, qui m'avoit connu dans le feu de la jeunelTe, marchant dans le chemin de 1'honneur; qui m'avoit vu a Berlin dans ma fituation fortunée, & qui a éprouvé par lui-même ce qui devoit révolter un cceur paffionné d'honneur dans ma fituation aétuelle. J'écrivis au Roi,'& je lui demandai avec fiené, examen & les loix militaires, fans demander ni répit ni grace, fi j'étois reconnu coupable. Le ton hardi d'un jeune homme bouiilant & ouiragé ne plut pas au monarque; aulfi ne recusje aucune réponfe, & c'en fut aflez pour me poufler h toutes les réfolutions les plus délèfpérées. Par le moyen d'un officier, une correfpondance avec 1'objet cher 4 mon cceur fut bientót établie & mife a couvert. On me répondit qu'on étoit bien convaincu que je n'avois jamais formé une penfée trutrefle a mon pays, que j'euffe befoin de cacher; on blamoit la précipitation & le faux foupcon du Roi; on me ptomettoit un fecours afluré, & Ton m'envoyoit mille ducats, qui firenc que je fus toujours pourvu d'argeut pendant mes arrêts. Si j'avois, dans ces circonfiances critiques, trouvé un ami de bon fens & d'un cceur droit, qui eüt pu ralentir mon feu toujours inflammable, tien n'eüt été plus facile que de convaincre le monarque de mon innocence, par des repréfentations motivées, & de tromper les complots de mon ennemi; mais les officiers qui étoient alors de E 3  ^0 VIE DU BARON la garnifon de Glatz, ne faifoient qu'attifer mes ïeflentimens. Ils étoient tous perfuadés que mort argent, que je partageois fi libéraletnent avec eux, venoit tout entier de Hongrie & étoit puifé dans la cailTé des pandoures; & chacun m'exhortoit a ne pas languir encore longtemps dans les arrêts, & a reprendre, en dépit du roi, & par mes pro» pres moyens, ma liberté. On concoit qu'il n'étoit pas difficile de faire adopter de pareils avis 4 un jeune homme qui n'avoit jamais encore été malheureux, & qui par conféquent regardoit fa première infortune comme un mal infupportable. Cependant je n'étois pas encore tout- a- fait décidé, paree que je ne pouvois me réfoudre a abandonner mon pays & furtout Berlin. Enfin, au bout d'environ cinq mois que j'étois en prifon, la paix fe fit: le Hoi étoit de retour a Berlin, & ma place dans les gardes étoit occupée. Un certain Piaschty, lieutenant du régiment de Fouquet, & le porte-drapeau Reitz, qui avoieut fouvent fait Ia garde a mes cótés, me propoférent de difpofer les chofes , de forte que je pufle m'évader de Glatz & partir avec eux. Tout fut concerté & arrêté. II fe trouvoit alors a Glatz un autre prifonnier, appellé Manget, capitaine au régiment deNatzmerifch, huflards, fuifle de naiflance: il avoit été caflé, condamné a dix ans de prifon, & il ne lui étoit alloué que quatre rixdalers par mois pour fa. dépenfe.  DE TRENCK. 71 J'avois fait beaucoup de bien a eet homme; je voulus raffranchir avec moi de notre commune infortune. La propofition lui futfaite: il 1'accepta & tout fut arrangé; mais tout auffitót nous fümes trahis par ce lache coquin, qui, pour prix de fa perfidie, obtint fa grace & fa liberté. Piaschty recut a temps 1'avis que Reitz étoit, déja arrété & il fe fauva. Quant a moi, je niai d'abord le fait; je fus confronté è ce capitaine Manget: j'avois fu gagner 1'auditeur avec cent ducats. Reitz en fut quitte pour être calTé Sc pour un an de prifon, dés üe moment je fus renfermé fort étroitement & foigneufement gardé, comme un fuborneur des officiers du Roi. Je vais intenompre ici mon récit un moment, & rapporter, a 1'occafion de ce Manget, une aventure qui lui arriva en 1'année 1749 a Varfovie, trois ans après celle-ci. Je le rencontrai par hafard dans cette ville: on devine aifément quel accueil je lui fis. Mon premier compliment fut une vo'ée de coups de baton. II la prit en mauvaife part, & me propofa Ie pistolet: M. le capitaine Heicldng, des gardes de la couronne de Pologne, me fervit de fecond. De mon premier coup, je lui paflai une balie a travtrs le cou: il tomba & refta mort fur la place. C'eft le feul de mes ennemis que j'aie puni de ma propre main. II 1'avoit bien mérité, par fon infame trahifon envers deux braves & honrête* officiers, üt encore plus envers moi, fon bienfaiE 4  7a VIE Dü BARON leur. Je n'ai jamais pu roe faire un reproche d'avoir expédié de ce monde un vil miférable, dans le plus jufte des duels. Je reviens a la fuite de ma narration. Ma fituation dans Glatz devint alors beaucoup plus facheufe, & le monarque, fortifié dans fon foupcon, étoit fort irriié de ce que j'avois cherché a m'évader. Abandonné 4 moi-même, je confidérai ma deftinée fous 1'afpeót le plus affreux, & je n'afpirois qu'a pouvoir fuir ou moutir. J'avois toute la garnifon dans mes intéréts, & il étoit véritablement impoffible de m'empêcher de me procurer des amis & des fecours. On favoit que j'avois de 1'argent, & auprès d'un régiment de garnifon de pauvres Pruffiens, oü d'ailleurs les officiers étoient mécontens, & qui, pour la plupart, avoient été, par punition, tirés d'autres corps, & mis dans celui»ci, je pouvois tout entreprendre. Voici quelle fut ma première teutative: J'étois logé dans une tour, qui donnoit du cóté de la ville, & mafenêtre, qui dominoit le rempart, étoit élevée de quinze bralfes: je ne pouvois donc pas fortir de la citadelle, fans palier au travers de la ville, & il falloit d'abord que j'y eulTe un refuge. Par 1'entremife d'un officier, un honnête blanchilTeur promit de me le donner dans fa maifon. Je me mis donc a travailler avec un fort canif, que j'avois dentelé & je coupai trois énormes barres de fer. Mais cette opération étoi.  DE TRENCK. 73 trop lente, il me falloit couper de même huit barreaux, avant que je pufle defcendre par ma fenêtre. Un autre officier me prêta une iime, avec laquelle j'étois obligé de travailler avec beaucoup de prudence, pour n'être pas entendu de la fentinelle. Auffitót que j'en fus venu a bout, je coupai en lanières mon porte-manteau de cuir, je les ralfemblai & coufus au bout 1'une del'autre, & j'en fis une longue corde treifée. J'y joignis encore les draps de mon lit, je me laiflai gliffer de cette énorme hauteur & je parvins heureufement au bas. II pleuvoit, la nuit étoit obfcure & tout me favorifoit, mais il me falloit paffer a gué au travers d'un foffé qui étoit rempli de boue, avant que je pufle atteindre la ville, &. c'eft ce que je n'avois pas prévu, J'enfoncai dedans jusqu'aux genoux; mais alors il me fut impoflible de m'en dégager. J'étois fi fort empêtré dans cette ordure, qu'a la fin je perdis les forces, & fus obligé de demander du feconrs a la fentinelle du rempart: auffitót elle avertit le commandant, que Trenck étoit. lil dans Fégoüt. Pour combler mon malheur, le commandant de Giatz étoit alors le général Fouquet, homme d'un caraélère dur & ennemi de tous les honnêtes gens qui avoient du monde & de 1'éducation: il avoit eu d'ailleurs une affaire avec mon père, qui 1'avoit bleffé, & 1'Autrjchien Trenck lui avoit enlevé'fon bagage ien 1744» & avoit mis a contribution Ie comté E 5  v I ï DO BARON de Glatz. II étoit donc ennemi juré du hom de Trenck, & il fut bien me Ie faire éprouver dans toutes les occafions. Par fon ordre, je reftai plongé dans le bourbier jufqu'a midi, en fpectacle & la rifée de toute la garnifon. Lorfque j'en fus forti, il me fit rentrer dans ma prifon, & de tout le jour on ne me donna point d'eau pour me laver. On ne peut fe peindre les hideux objets que pré. fentoit alors ma perfonne. Mes longs cheveux étoient, par le travail & les efforts que j'avois faits, tout couverts de fange, & mon état étoit vraiment digne de compafiion. A la fin on m'en. voya deux prifonniers, qui m'aidèrent a me nettjyer. Dès ce moment je fus veillé & reflerré de toutes les maniéres poffibles; mais j'avois encore avec moi quatre-vingts louis-d'or, qui neme furent point ötés a mon entrée dans ma nouvelle prifon, & ils me rendirent dans lp fuite de bons fervices. Alors je fus aflailli de toutes les paffions a la fois, & le fang du jeune age fe révolta & ferma toutes les avenues it la raifon: je voyois toute efpérance naufragée; je me regardai comme Ia plus abandonnée, Ia plus miférable créature qui füt fur la lerre, & mon fouverain , comme un maitre implacable, irrité encore par mes entreprifes d'évafion & encore plus fortement en. durci dans fes foupcons. Mes nuits étoient fans fommeil, & mes jours infupportables. La paffiun  DE TRENCK. 75 de la gloire tourmentoit mon ame, & la cons. cience de mon innocence étoit dans la folituda de ma prifon, un aiguillon poignant qui me dé. fefpéroit. Un jeune homme qui n'a pas encore 1'expérience des événemens du monde & des accidens du fort, yoit tout le mal dans un verre d'optique; il fe défole il la vue de chaque contradiétion, furtout lorfqu'il échoue dans une tentative pour fortir de fa peine. J'avois appris a niéprifer de tout tems la mort, d'après les principes demon éducation; & la Mettrie, mon ami, 1'auteur célèbre des ouvrages intitulés 1''homme plante, ï'homme ma? chine, avoit confirmé mes idéés. On m'accordoit pourtant toujours des livres, pour m'aider k palier le tems; en forte que, pendant ma détention a Glatz, j'ai beaucoup lu, & j'ai eu le loifir d'ordouner & d'étendre mes con. noiflances. Le tems ne m'eüt pas paru long, (i le penchant a la liberté, fi 1'araour & mon ardenc defir ne m'eulfent pas appellé vers Berlin, & fi ma paflion pour 1'honneur ne m'eüt peint mon iguominieufe fituation fous les couleurs les plus odieufes. Lorfque je venois ü réfiéchir que mon cher pays devoit, d'après les apparences, me juger comme un Ifiche & un vil traïtre, alors j'étois prêt a toute minute a me jetter fur les mille fabres & bayonnettes de mes gardes, qui pourtant ne me regardoient pas comme un ennemi, tout ea ine fermant Ie cheinin a la liberté.  j6 VIE DU BARON Plein & agité de ces penfées, il ne s'étoit paj encore écoulé huit jours depuis ma dernière ten. tative fi malheureufe, qu'il arriva un autre incident qui feroit de toute invraifemblance dans un livre, fi je n'éctivois pas publiquement & dans un tems» oü moi, principal acteur de ce róle, je fuis encore vivant, & oü je peuK produire tout Glatz, toute l'armée Pruffienne, comme témoin oculaire & auriculaire. Ce que je vais raconter ici prouve, que quelquefois un effort de courage & une réfolution téméraire rendent poffible une entreprifa incroyable, & par fois peuvént conduire un homme de fentimens au bonheur, plus aifément qu'un plan médité & arrangé avec toute la prudence & les précautions de la fagefle. J'ai peut-être fait la même chofe que le fou de Charles XII entreprit a Bender; mais notre but étoit différent: il cherchoit la célébrité; & moi la liberté ou la mort. Le major de place Doo (i) vint me voir dans (i) C'eft le même Doo, qui, étant commandant de GUtz» dans la êuerre de ^P1 ans' fut Pris Par le £ini~ ral Laudon ; ce qui fit perdre Glatz. Le Roi le cafïa avec infamie, le chafla du pays comme un lache; & 11 vint en 1764, ^ Vieane, oü je le vis & lui donnai 1'autnöne. II étoit né Italien: c'étoit un méchant homme, iévoué ii fon intérêt perfonnel; &, ibus le gouvernement de Fouquet en qualité de major de place. il a rendu beaucoup d'hommes malheureux. Il étoit lui - même une créature de Fouquet. II n'avoit ni naiffance, ni mérite; mais il étoit ie plus flatteur & le plus raropant des nam*  DÉ TRENCK. 77 ma prifon, accorapagné de 1'adjudant & de 1'offi. cier de garde; il vifita tous les coins, & lia converfation avec moi: il me dit que mon entreprife pour fuir avoit doublé mon crime, & devoit avoir animé contre moi le refTentiment du monarque. Le mot de crime fit bouillonner mon fang II paria de douceur & de modération. — Je lui demandai a combien de temps de prifon le Roi m'avoit condamné ? II répondit qu'un traltre a fon pays, qui avoit entretenu une correfpondance avec 1'ennemi, n'avoit de terme a fa punition, que la grace du roi. — Dans 1'infiant je lui arra. chai 1'épée de fon cóté, fur laquelle i) y avoit déja du temps que je dirigeois mon ceil. Je m'éiancai hors de la porte; je renverfai la fentinelle, tout étourdie de mon apparition, du haut en bas des degrés; je trouvai enfuite, devant le corps.de-garde, les fentinelles fous les armes pour m'arrêter: je courus a eux, mon épée au poing, frappant a droite & a gauche: — Tout étoit dans 1'effroi, tous fe rompirent, tout me faifoit place & je blefiai quatre hommes: je cou- jnes; & c'étoit un coquin bien tourné, qui engroffa la fille de Fouquet & 1'obtint pour époufe. Cette alliance fut la fource de fa fortune, & puis de fon malheur. II ne poffédoit aucun des talens ni des connoiflances militaires pour délendre une citadelle contre 1'ennemi. II étoit aulfi aifé, de le corro.npre, paree qu'il étoit fort avare.  78 VIE DU BAROK rus au milieu, tout au travers; je fautai du para« pet de la plus haute muraille, & me précipitai droit de cette énorme hauteur, dans le foflé, fans me faire aucun mal, & toujours 1'épée a la main; parvenu a la feconde muraille, plus bafTe, je la franchis encore, & me trouvai auffi heureufement au pied: perfonne n'avoit d'armes chargées, perfonne n'avoit voulu ftanchir après moi le même chemin pour me pourfuivre: il falloit faire d'abord un long détour; & avant qu'on püt arriver a la porte de la ville, j'avois une demi-heure d'avance. Cependant, a un palfage étroit d'un ouvrage intérieur, accourut contre moi une fentinelle, qui s'oppofa a ma fuite: quoiqu'elle eüt la bayonnette au bout du fulil, j'écartai fon arme, & lui fis cadeau d'un coup d'épée dans le vifage: l'autra fentinelle de eet ouvrage intérieur venoit a moï par derrière: j'efcaladai la paliflade, mais alors je reftai pris par un pied, accroché entre deux des barreaux: il me blefla de fa bayonnette a la lèvre fupérieure, & toujours fortement retenu par Ie pied, je refiai-la, jufqu'a ce qu'un autre foldat vint au fecours du premier. Com,me je me dé. fendois en défefpéré, celui-ci me frappa d'un coup de crolfe: ainfi maltraité, ils me rentrainè» rent dans ma prifon. Cependant il eft certain que fi j'avois pu fran» chir les palifiades, & que j'eufTe envoyé auffi a 1'autre monde la fentinelle qui couroit fur moi, i! me refioit affez de temps pour gagner les monta-  DE TRENCK. 70 gries, avant que perfonne put m'atteiodre; ainli je ferois arrivé en Bohème après m'être évadé, en plein midi, a travers les remparts de Glatz, a travers tous les ouvrages & la garde rangée pour s'oppofer & mon paflage: avec mon épée, je n'aurois pas craint féparément chacun de ceux qui m'auroient pourfuivi; & j'aurois dans ce temps ■ la défié a la courfe les plus fameux coureurs. Tout le bonheur que j'avois eu & qui étoit vraiment merveilleux, jufqu'au moment oü je voulus franchir les paliflades, ne me fut pas d'une grande utilité dans la pourfuite de mon entreprife défefpérée. Après ce mauvais fuccès, je voyois toute efpérance détruite; ma détention fut plus rigoureufe, & 1'on me donna dans ma chambre un bas - officier, avec deux hommes, qui s'y enfermoient avec moi, & qui étoient eneore veillés en dehors par des fentinelles. J'avois été miférablement maltraité de coups de bourrade; mon pied droit étoit foulé; je crachois le fang, & ma blesfure fut plus d'un mois a fe guérir (1). (1) J'ai appris, dans la fuite, que le roi m'avoit envoyé pour un an feulement dans cette fortereffe, afin de m'éprouver & de s'alfurer fi fon foupcon étoit fondé. Ma mère lui avoit écrit, pour lui demander ma liberté, & elle en avoit recu cette réponfe : „ Votre fils doit „ faire fon année de prifon, pour punition de fa corres„ pondance imprudente." Mais j'ignorois tout cela; & k bruit couroit a Glatz que j'étois condamné k y refter  go VIE DU IiARON J'étois donc replongé dans ma prifon, ik déja mon imagination ne cherchoit qu'une nouvelle occafion pour une autre tentative; j'avois appris a connoltre le caraétère des foldats qui me veilloient; 1'argent ne me manquoit pas, & avec 1'argent & le fecours de la pitié, on peut tout esécuter avec les foldats Prulïïens, toujours mécontens & dégoütés. J'eus bieutót formé une ligue de trente-deux hommes en ma faveur: ils étoient déjfi prêts k mon fignal de tout entreprendre: aucun des confpirateurs ne connoiflbit 1'autre» excëpté deux ou trois; eonféquemment ils ne pouvoient jamais être trahis tous a Ia fois; & j'avois choifi pour commandant, le bas - officier Nicolaï. La toute ma vie. Je n'avois alors que troii femaiues a pasfer, pour obtenir ma liberté avec honneur, Iorfque je tent'ai cette entreprife défefpi'rée. Que dut alors penfer dë moi le monarque? Ne fut-il pas comme forcé dVmployer la rigueur avec moi? Et quel eft 1'homme raifonnablë qui pourra préfumer que, pour trois fetnaines de détention de plus & un peu de patience li avoir encore, j'auffe voulu autant hafarder & abandonner toute ma fuvtune a la confifcation, Iorfque j'étok affuré de ma liberté prochaine, & conréquemment de ma juftification? Mais mon mauvais fort tourna tout a ma perte, & les V! aifemblances s'encbainèrent tdlement 1'une a 1'autre, qu'h la fin , avec 1'ame la plus droite, je dus paroltre vifiblement un vrai ciiminel.  DE TRENCK- ét La garnifon de la citadelle étoit alors compofée de 120 hommes détachés d'un régiment de garnifon , dont le refte étoit éparpillé dans Ie comté de Glatz; & des quatre officiers qui compofoient la grand'garde, trois étoient d'intelligence avec nous. Tout étoit préparé, & mes vigilans foldats étoient déja le piftolet & 1'épée a la main cachés dans le four au - deiïus de ma prifon: nous voulions mettre en liberté tous les prifonniers, & marcher tambour battant vers Ia Bohème. Un déferteur Autrichien, auquel Nicolaï s'étoït conné , fit tout échouer en déclarant le complot. Auffitót le gouverneur envoya fon adjudant a la citadelle, avec ordre a 1'officierde garde d'arréter fur le champ Nicolaï, & de garder les cafemattes avec fes camarades; mais Nicolaï lui.même étoit de garde, & le lieutenant, qui étoit mon ami & qui étoit auffi dans le fecret, lui fit donner avis que tout étoit découvert. Nicolaï connoifioit feul tous les conjurés, dont plufieurs étoient, ce jour. la, de garde avec lui: dans un moment ce brave homme prit fon parti; il fauta dans les cafemattes en criant: „ camarades, aux armes! nous fommes „ trahis." Tous le fuivirent au corps - de • garde oü ils s'emparèrent des fufils. Il ne reftoit i 1'officier que huit hommes, qui n'avoient aucune arme chargée. Mon adhérent fait charger ü balles menacant de tirer, & court a ma prifon pour me' délivrer, mais la porte, qui étoit de fer, fe trouva trop forte, & Je temps trop court pour pouvoir Tome L p  §2 VIE DU BAROK Jrebrifée. - U me cria qu'il falloit m'aider moiIZ ffortir. - Cela fut impoffible. Voyant ïu'U n po voit rien faire pour moi, eet homme 5! cceur marebe avec dix-neuf camarades qu. le armes fur r*^J^ 11 V' * le pourfuivre, il avoit déja fait la morheX & *vec ce bonheur prefqu'inïoyable, f ar'riva jufqu'auprés de Braunau en B°Ïeêmtrouvai, deux ans après, avec une joie Jinmable, eet homme rare, a Offenbourg ou ï Sfoit le métier d'éerivain : je le pns auflTtöt Ivec moi & le traitai comme mon ami; mais cuelques mois après il mourut chez moi en Horu li. d'une maladie inflammatoire. ]e l ai pleuré; & fa' mémoire m'efl auffi chère que fenfible. A Js tous les orages tombèrent a la fois fur ™ tète- on vouloit me fai.e mon procés cömme fun confpirateur, & un fuborneur de foldats & officiers du roi. On voulut que je révelaffe les complices qui étoient encore reflés^ dans 1.icla. Llle Te ne répondis que par une fermeté déclarée- i'étois, leur dis-je, un prifonnier innocent, con'damné fans être entendu, ni jugé d;apres les toix militaires; un officier caffé, de qu» on ne pouvoit plus exiger aucunes obligations m devoirs  DE TRENCK* 83 envers la patrie. La loi naturelle ine donnoit le droit de défendre mon honneur outragé, & de chercher a recouvrer ma liberté par tous les moyens poffibles. C'étoit-la le feul but de toutes mes tentatives défefpérées, & je voulois, ou parvenir a ce but honorable, ou périr eu travaillant & y arriver. Les chofes en reftèrent-la: on prit toutes les précautions imaginables: on redoubla la garde autour de moi; on ne me mit pourtant pas aux fers, paree qu'en PrufTe, un cavalier ou un officier ne peut pas être enchainé ni mis au cachot, qu'il n'ait été livré, pour quelque crime infame, entre les mains du bourreau. On retira de ma chambre les gardiens; mais le plus grand mal étoit que mon argent, a force de diftributions, étoit dépenfé; & mon amie de Berlin , avec laquelle on n'avoit jamais pu empêcher ma' fecrette correfpondance, m'écrivit la lettre fuivante, en francois: „ Je pleure avec vous: votre mal eft fans remê„ de.Voici ma dernière; je n'ofe plus en rifquer.-J „ Sauvez-vous, fi vous pouvez; je ferai pour vous la même en tout événement, lorfqu'il fera '', polïïble de vous être utile. Adieu, malheureui ,, ami; vous méritez un autre fort." Ce fut pour moi le coup le plus cruel qui m'eut encore été porté. Cependant, ce qui me confoloit encore, c'eft qu'on n'avoit aucun foupeon fur les officiers; & comme, fuivant leurs inftruc. F a  $4 VIE 00 BAROK tions, ils devoient tous les jours venir plufieure fois me vifiter & s'alTurer fi j'étois tranquille, je ne perdis pas 1'efpoir de me fauver. Lorfque tour expédient paroiflbit aftuellement impoffible, il me furvint un incident qui doit auffi être compté parmi les aventures antiques & fabuleufes. Un certain lieutenant, nommé Bach, Danois de nation, qui, tous les quatre jours, faifoit la garde auprès de moi, étoit un archi - tapageur, qui, fans cefie, cherchoit querelle a fes camarades, les balafroit tous de fes marqués; c'étoit la terreur de la garnifon. Pour ces grandes qualités il avoit déja été chaffé de deux régimens , & è la fin incorporé, par punition, dans le bataillon de garnifon de Glatz. Un jour que ce terrible Danois étoit affis ü cóté de moi fur mon lit, & qu'il racontoit que le jour précédent il avoit fait une eftafilade au bras a un certain lieutenant de Scbell, je lui répondis en badinant:—fi j'étois en liberté, vous auriez de la peine d me blefler: je fais auffi manier un peu 1'épée. — Auffitót le fang lui monta l la tête; nous flmes a la bate une paire de fleu. iets avec les éclats d'une vïeille porte qui me fer. voit de table, & que nous fendlmes. Du premiercoup je le touchai au fein; alors il devint furieux; il fortit brufquement. Mais quel fut mon éton. nement, lorfque je le vis rentrer dans ma prifon avec deux fabres de foldats fous fon habit ! II m'en préfenta un, en me difant: ,, a préfent, mon „ fanfaron, montre ce que tu fais faire." Je lai  DE TRENCK. 1$ repréfentai le danger auquel il s'expofoit; il ne vonlut rien ëntendre. II fondic fur moi comme un furieux, & je lui fis une bleffure au bras droir. Aufficót il jette fon fabre, me faute au cou, m'embrafle , & y refte fufpendu en pleuranr. A la fin, après un vrai tranfport convulfif de joie: moa „ ami, me dit-il, tu es mon maitre, & tu auras, „ oui, il le faut, tu auras par moi ta liberté, „ comme il eft vrai que je me nomme Bach." Nous bandames fa blefiure, qui ne laifloit pas d'être profonde; il fortit fans bruit, envoya dier* cher fecrettement un chirurgien, qui lui mit un appareil en régie, & le foir il étoit de retour auprès de moi. II me fit alors une propofition: il me dit qu'il étoit impofïïble de me fauver, a moins que 1'ofri-. cier de garde ne füt réfolu a s'enfuit avec moi. II étoit, me dit-il, tout prêt ü facrifier fa vie pour moi, mais il ne pouvoit pas faire pour moi une baflèfle, ni déferter étant de garde. Mais, en revanche, il me donna fa parole d'honneur de me procurer, dans peu de jours, 1'homme dont j'avois befoin, & de tout faire pour me rendre fervice. Le même foir il revint me trouver, & il amena avec lui le lieutenant Schell. Le premier mot qu'il m'adrefla, fut: „ voila votre homme." Schell m'embrafTa & me donna fa parole d'honneur : 1'aiFaire fut ainfi arrêtée. F3  8 que pour moi, & P°uria'm car lui u tomba, v H'niftacles & de traverfes, qui ne fatten the dobftacIe* K ° ce qui m'eft arrivé depuis qu'a fa mort; & moi, ce qui m ^ de maux & de revers, on le verra Mftnire avec furprife & compaflion. hiltoire avec iu F confoiation, Cependant je me d.s pour m que les plus nobles g»*^f^ juftifient mon entrepnfe. H Car ceiu h _ „ reau, cherche ft gagner te „ mat & les rames font «mpns, „ cherche aaffi ft atteindre le bord, *  BE TRENCK. 103 „ captif s'envole, s'il le peut, de fa cage. Et >, qui peut s'échapper, ne doit point refter dans „ les fers (1)." Au refte, mon étoile m'avoit fans doute deftiné ü acquérir plus d'expérience, è éprouver plus de fentimens, & a voir plus loin que les autres hom. mes, qui, lorfqu'iJs ne connohTent aucun mal, vivent mécontens au milieu du bonheur, & font tourmentés de leur long repos. J'ai bien fervi a démontrer comment un homme'fe forme dans les grandes traverfes, avec une male conftance & une fermeté inébranlable; comment il apprend a braver sürement les plus grands dangers, & comment il prouve que 1'Aliemagne, aufïï bien que 1'ancienne Rome, produit des hommes qui ne rampent pas fervilement devant le defpotifme. II me reftera déformais peu de place pour moralifer. Les évértemens de ma vie fe preflent & s'entalTent trop 1'un furl'autre, pour que je puilfe les rafTembler tous dans ces feuilles. J'étois donc enfin en liberté, a Braunau, fur les frontières de la Bohème , & fans délai je renvoyai a Glatz les deux chevaux, avec le fabre du bas officier que nous avions emporté avec nous» le tout adreffé au général Fouquet. Ma letcre qui accompagnoit le renvoi, lui fut fi fenfible, qu'il fit palier par les verges toutes les feritmélles qui s'étoient trouvées de garde devant ma porie, ou (!) Vers allemands. G 4  j04 VIE DU BARON fous les «mes & fur les remparts, par oüBÖ» „ous ^ions évadés. Le jour de notre fuue. ü Sk van, ^^t^dan" STÏ ën Sur le maltaeureux fans détente, T e man fa 'innocent! Maintenant je voyo* li cremière fois mon pays derrière motpour la prem.è e feph ^JTeta? c vernis vo.eurs, auxquels fes échappé de la caverne M frères 1'ayoient vendu S. hvre, « ux — ^ Perdrë tout ce que le plus vil efpion. e P"^ « toute t^^i^ïVU P-vols h fuite e«fte de 1 attarre • ]I fans replique mon tnno ence & 3 & dois juft.ce. - je B v fim.èremeut, ne Le monarque qui m tout-a-fait. favoit pas d'abord re,ette de u, tout^^ Mais hélas! rop ** pour ne devoir être que d une nnee ^ ^ mettre ma loyauté a 1 epreuv v favoit dit: voila réwgme, que je.nai 9 dre qu'après.  DE TRENCK. loj Le major de place Doo étoit un favori du général Fouquet; c'étoit un homme avide & intéreffé; il favoit que j'avois de 1'argent & ii faifoit avec moi Ie proteéteur. Toujours il me dilbit que j'étois condamné pour toute ma vie, & il ameuoit la converfation fur le grand crédit du général Fouquet auprés du roi, & fur le fien auprês du général. Pour le préfent d'un cheval, fur lequel j'étois monté en venant it Glatz, j'obïins la permilïïon de me promener dans 1'enceinte de la citadelle, & pour un autre cadeau de 100 ducats, je délivrai le cornette Reiffe, qui, ayant tenté de s'échapper avec moi, fut trahi. On m'a alTuré que, le jour métne que j'arrachai 1'épée du cóté du major Doo, & que je franchis en défespéré tous les murs de Glatz, eet officier ne venoit dans ma prifon que pour m'annoncer, après plufieurs détours & préparations févéres & menacautes, la joyeufe nouvelle, que, par fes efforts & rinterceffion du général, j'avois 1'efpérance de ne relier qu'un an en prifon, & par conféquent d'obtenir dans quelques femaines ma liberté. Quelle déteftable infamie d'un homme fordidement intéreffé, qui veut attraper de Por! Certainement on ne fit pas mention au roi de ce bas ftratagême du major de place; on lui écrivit feulement que je cherchois a palTer chez 1'ennemi. Le monarque abufé & fortifié dans fon foupcon, crut que mon violent penchant pour déferter ma patrie étoit abfolumeut incurable: pouvoit-il faire autremerit G 5  lQS VIE Dü BARON que d'ordonner de reflerrer étroitement un homme qui vouloit le braver & aller fervir fes enne. mis? C'eft par cette fatalité & par quelques tra. mes femblables, que mon deftiu plus en plus enlacé dans 1'infortune, & qu a afin ïe monarque toujours trompé, eft devenu mfenü- ble & barbare envers moi. Quel homme raifonnable, je Ie répète, peut jamais croire que, fi j'avois fu que ma detenuon fe bornoit a un an, je n'euffe pas eu la patience d'attendre quelques femaines, pour obtenir ma liberté avec honneur, pour garantir mes biens de la confifcation, & pour revoir a Betlin la tendre & généreufe amie, oü tout mon cceur étoit attaché? ,, Vétois alors en Bohème comme un pauvre pélerin fans argent, fans appui, fans amis, abandonné * ma propre conduite, a 1'age de vingt ans. En 1744, j'avois été en quartier a Braunau, chez un tuTerand, & je lui avois rendu quelques fervices; je 1'avois aidé de mes confeils & garand fa maifon du pillage. Ce brave homme nous recut avec joie & avec reconnoiiïance daus fa maifon. Deux ans auparavant, j'étois dans ce lieu un fouverain abfolu, avec neuf chevaux & cinq valets, plein d'efpérance, & ayant dans 1'avenir la plus brillante perfpeftive: aujourd'hui je me montrois chez lui comme un fugitif cherchant un afyle , & qui avoit tout ïl la fois perdu tout ce qu'un jeune homme peut perdre fur la terre.  DE TRENCK. 107 Je n'avois plus qu'un dernier louis d'or dans ma bourfe: mon ami Scheli avoit en tout quarante gros, & il lui falloit cornmencer par faire incesfamment guérir fon pied déboité, enfuite trouver chez 1'étranger de 1'appui, du pain & de rtiouneur. Ma fituation ne valoit gnères mieux. J'avois bien réfolu de ne pas aller trouver Trenck a Vienue, & j'aurois plutót cherché fortune dans les Indes Occidemales. Je ne voulois pas forrifiec dans mon pays le fbupcon de trahifon qu'on m'im> putoit; mes fentimens d'honneur étoient trop neufs, trop exaltés, même dans ma fituation. actuelle. J'écrivois a Berlin a mon amie, mais fans en recevoir de réponfe, probablement paree que je ne lui avois pas indiqué une voie süre pour me la faire tenir. Ma mère étoit préoccupée par les bruits univerfels qui couroient fur mon coinpte, & elle ne m'envoya aucun recours. Mon frère étoit encore fous la tutelle »\& mon ami de Schweidnitz ne m'avoit pu répondre, paree qu'il étoit alors allé a Koenigsberg. Dans 1'efpace de trois femaines que nous reflames a Braunau, Ie pied de mon camarade fut guéri, &, pour payar partout, mamontre, 1'êcharpe & le haulTe-coI furent vendus; tout notre coffre fort confiftoit alors en un peu moins de quatre florins. Cependant, on annoncoit dans les papiers pu«  ,08 VIE DO BARON blies, que le célèbre Trenek de Vienne, comtmmd n des P-donres, étoit engagé dans un procés Snel d'es plus férieux, & qu'il étoit étroite- ^ n'avois pas encore fouffert le befoin de la °éCiecflie recommande ft mes letteurs de lire le réeit de Uifcau de Canarie, dans le premier Sme de mes écrits, & je rends gnc» aux inflituteurs de ma jeuneffe, meme au bord de ma toffe, de ce qu'ils m'ont infp.re des principes qui ne permettent jamais ft un jeune homme iëureux d'e s'avilir & de s'enfoncer dans b baffeffe d'ame. ^ me décidai a aller ft pied trouver ma mère en Pruffe, afin d'obtenir d'elle quelque fecours & d'aller enruite chercher du fervice en Ruffie. Schell, dont le fort étoit inféparable du mien, ne voulut pas m'abandonner: nous primes donc des paffe.ports fous la qualité de foldats Prusfiens déferteurs, & nous renversames les lettres de nos noms, je m'appellai Knerti & Schell, Lefch. . Nous partimes, le 21 Janvier au foir, de Eraunau, fans être vus, & nous primes la route de Bilitz, en Pologne. Un ami que j'avois a Neurode, nous donna une paire de piftolets de poche, avec un fufil léger & trois ducats: nous laifsames encore eet argent ft Braunau. B eft ft temarquer que j'avois piêté ft ce meme  BE TRENCK. IQp ami de Neurode, dans fon befoin, ioo ducats, qu'il me doit encore, & que, quand je les lui redemandai, il m'envoya trois ducats en forme d'aumóne. Les détails circonltanciés de riotre voyage pourroient, avec tous fes incidens, remplir un volume; mais je ne raconterai que les principaux. J'inférerai pourtant ici le journal de notre route, que mon ami Schell avoit confervé, & qu'il me lailla en original, lorfqu'il me vint voir, en 1776, a Aix-la-Chapelle, après une féparation de vingt-trois ans. Ici paroit fexact, journalifte, & h cette épo. que commence le premier acte, oü il m'a fallu paroïtre comme un aventurier fur le thédtre du monde. Peut-être ai-je encore eu dans toutes les aventures de ma vie plus de bonheur que de malheur, de m'étre fauvé de conjonétures & de nceuds compliqués, oü mille autres feroient res. tés pris pour toujours. II eft certain que j'ai été plus de trois fois en danger de ma vie dans certaines extrêmités, oü la balance des vraifemblances 1'emportoit du poids de cent livres fur une demi • once d'efpérance. II eft certain que j'ai entrepris des chofes qui ont amélioré mon fort, oü mille autres, qui les ont tentées avec autant de courage, ont trouvé la mort.  110 VIE DU BARON Journal de mon voyage a pied, de Braiinau en Bohème, par Bilitz en Pologne, h Mêrenitz, Êf de-la+par Thorn a Elbing, comprenant 169 milles (1), fans mendier 3 ni rien voler a perfonne. Le 18 Janvier 1747, nous allames de Braunau, par la Pologne, jufqu'a Nachod. — Trois mil. les. — Notre bourfe confiftoit ea trois florins quarante - cinq gros. Le 19, a Neuftadc. Schell changea fon uniforme contre un habit bourgeois gris & d'une groffe étoffe, & recut d'un Juif en retour a fl. i5 gr.; de-la nous allames a Reichenau. — En tout trois milles. Le 20, a Leutomifchel. — Cinq milles. La ie m'avifai de manger avidemeut un pain tout chaud fortant du four, & je manquai d'être fuffoqué; nous fümes obligés d'y refter un jour, & 1'hóte ne nous laifla guères d'argent de refte dans notre bourfe, après fon maudit compte. Le 22, par Tribau t Zwittau en Moravie. <-i Quatre milles. O) Le mille allemand fait deux lieues de France,  fi E TRENCK. 111 Le 83, jufqu'a Sternberg. — Six milles. Cette marche étoit trop forte pour le pauvre Schell» dont le pied étoit encore foible & fenfible; & cependant il lui falloit, le jour fuivaut, c'eft-a. dire le 24, gagner jufqu'a Leipnick, & faire qaatre milles au travers des neiges profondes & avec des eftomacs affamés. La je vendis ma bouclé de col 4 florins. Lea5, jufqu'a Freyberg par Weiskirch, a Drachotufch. —• Cinq milles. Sur ce chemin nous trouvames de bon matin unviolon dans fon étui, que quelqu'un avoit perdu. L'hóte de Weiskirch nous en donna 2 fl., & il nous promit de le rendre a celui qui le réclameroir; car il valoit bien 20 fl. Le 26 a Frideck, dans Ia Haute-Siléfie. —• Deux milles. Le 27 a un village. — Quatre milles & demi. Le 28, par Scotcha a Bilitz. — Trois milles. Comme cette ville eft frontière entre Ia Pologne & les états d'Autriche, le commandant Cap..., établi dans la garnifon du régiment de Marfchall, nous demanda nos paffe- ports. Nous y portions d'autres noms que les nótres, & nous nous donnions pour de fimples foldats Prufftens déferteurs. Mais un tambour, qui avoit déferté de Glatz, nous reconnut & le dit au capitaine. Ce ftupide iourdaut, ce brntal, fans éducation & fans huraanité, nous fit auffitót arréter; & d'un ton delpotique, qui nous imerdifoit toute réponft» il nous renvoya a Tefchen, oü il nous fit  jX2 VIE DU BAROK conduire ignotniuieufement a pied. C'étoit a quatre milles. La nous allames trouver le lieutenant-colonel baron de Schwarzer, qui étoit un homme droit & honnête: il plaignit notre fort, & blama la conduite brutale du capitaine, lorfque notre juftU fication étoit fi claire. Je lui racontai fans déguifement toute ma deflinée, il fit tout pour me détourner du voyage de la Pologne, & me confeilla de prendre la route de Vienne, mais inutilement: mon bon génie me défendoit alors d'aller i Vienne; & plüt a Dieu qu'il m'en eüt éternellement tenu bien loin! Que de tourmens de moins j'aurois foufferts! Quel bonheur pour moi fi j'eufle cédé aux amateurs de ma fortüne', qui m'ont tant perfécuté, tous mes biens de familie! Je retoutnai donc ft Bilitz; encore quatre mhV les. Schwarzer nous donna jufques-li fes chevaux & 4 ducats, pour faire la route, que je lui ai dans la fuite payés avec reconnoilfance & qué je n'oublierai jamais. 11 me fecourut & favorifa mon deflein, & il me procura une paire de botteS neuves. Cependant tout mon fang étoit foulevé contre' Cap...; nous allames auflttót par Bilitz a Bialaf fur les frontières de Pologne. De - la je lui eiw voyai un cartel, & lui donnai le choix de 1'épée ou du piftolet. Je ne recus aucune réponfe; i! né  d £ t R e V c K.- • mg tos parut point; & al eft Tefté a mes yeux ua laehe coquin pour 1'éternité. Il faut encore qu'ft cette oecafion je montre a mes lefteurs ma fituation aftuelle; je n'étois qu'un malheureux déferteur, qui, a 1'ordre d'un miférable comme ce Cap..., étoit contraint de fe laiffër conduire h pied comme un prifonnier, * Tefchen , & je n'eus pas aflez de puiflance pour 5e forcer de venir fous la pointe de mon épée! J'étois a la vérité libre dans la Pologne; mais la pauvreté oü j'étois, me donnöit fair d'un vaurien & d'un vagabond, rodant pour mendier. Que fervent 1'amour de Ia gloire, les connoiflances & la valeur, fi Ia pauvreté n'ofe fe p'réfenter le front lèvé dans la fociété de nos femblables! La pauvreté anéantit le jeune homme: elle 1'éloigne de la compagnie de perfonnes qui auroient avancé fa fortune, s'il avoit 1'occafion de fe montrer ce qu'il eft. Dans les premières années de ma vie j'étois toujours avec les grands; de grands hommes formèrent mon cceur & faifoient ma fociété. A la cour du grand Frédéric j'étois compté parrai ceux qu'il faVorifoit; & aujourd'hui, pour Ia première fois ,• je me trouve dans un pays étrangèr, inconnu, remarqué de perfonne, fi ce n'eft avec mépris: il faut que je fup. porte le froid, le befoin de tout, la faim & la fatigue du chemin a pied, enfin tous les inconvéniens de la vie, & les chagrins de 1'ame, par 1» Terne I4 H  ^4 V 1 « b A ft o tf feule raifon qu'il me manque quelques ducats dan? "Vétofrrop fier pour me découvrir ft perfon» ne. & d'ailleurs ft qui? Dans une terre étransère peut-être que mon nom m'auroit fervi, mais'en Autriclie, oü ce nom étoit connul..." ne voulois point y féjourner, y chercher aucun avancement, & je voulois éviter toutes les demarches qui auroient pu appuyer les foupcons de mon infidélité a mon pays. Mais qu'il m'eüt été facile, dans ce longSt pénible voyage ft pied & ft travers tout ce quon peut éprouver de peines & d'embarras, de me iaifler conduire par mon tempérament ardent Sc letter dans quelqu'une de ces circonftances, ott un ieune homme qui fe trouve repoufié par mille contradicTions nouvelles pour lui, peut fi aifémenc s'écarer & fe perdre! Mais lorfque j'avois uue fois pris un parti, rien ne pouvoit me faire recuto & mon fidéle ami Schell, ft qui tout etoic alors indifférent, ou la faim, ou 1'abondance, ou la gloire, ou la honte, faifoit tout ce que je voulois. Reprenons notre Journal* fc.'V'Le premier Février nous allames de B.ala | -Ofwinzin, ~ quatre milles, paree que j'avo.J deffein d'y chercher un refuge chez ma foeur, qui avoit époufé le Seigneur de Waldau, & qu. demeuroit ft Hammer, dans le Brandebourg, entre Landsberg fur la Wat» & Meferiiz, pl«*  BE T R Ë » C t; 'frontière de Pologne, ou elle vivoit fur fon bien & dans une trés-belle terre; cela dirigeoit notre chemin, prés de la frontière de la Siléfie, jufqu'a Meferitfc. Le 2, a Bobrecfc & Elkufch, cinq milles. Sur 'cette route, nous recümes fur nos habits aflez rninces, des déluges de neige, & Schell perdit, par négligence, notre bourfe, oü étoient encore 9 florins. II ne hous refioit plus que 19 gros. Le 3 a Erumeley, —• trois milles, & le 4 a Wladowielcud. Joreck, wt encore trois milles. ï)e- la, le 5, a Ezenftochow, oü figure un faïneux & riche monaflère , dont j'aurois fait connoltrè bien des particularités remarquables a li bonte de fes hótés, fi la place me Ie permettoit. Nous allames k pied du couvent a 1'auberge, 'chez un brave homme nommé Lazare. II avoic fervi dans les troupes Autrichiennes en qualité da Lieutenant, avoit efluyé nombre de revers, & la fin il étoit réduit k être un pauvre hotelier ert Pologne. Nous n'avions plus uil fois dans notró bourfe; nous demandèmes du gros pain: eet hon* nête homme nous fit manger k fa table. Je lui expofai naïvement notre fituation & le but de mort voyage; A peine etimés- nóus mangé, qu'il arriva une voitüre & trois perfonnes, qui paroiflbien: être des marchands. Ils entrèrent dans la falie i ils avoient des chevaux k eux, un domeftique & un cocher. Cette aventure mérite d'étre contée au leftjur; H 2  ilfj V I 8 ' D O B A R* ö N j'abrégerai autant que je pourrai les paroles, fatis ornettre les circonftances. Nous avions déja rencontré cette voiture a Elkufch: un de ces Meflïeurs avoit-la demnndé a Schell, oü nous allions ? Schell lui avoit nommé Ezenflochow : nous étions loin' d'avoir le moindre foup9on fur cette rencontre, qui nous menaca de tous les plus grands malheurs. Ces hótes pafsèrent Ia nuit dans notre auberge ;: ils nous regardèrent fort indifféremment & par« loient fort peu. — Nous allames dormir; maïs au milieu de la ntiit, le brave homme d'hóte vient nous réveiller & nous fait un récit qui nous foitdroie d'étonnement: il nous apprend que ces Mes.fieurs étoiertt déguifés, & que c'étoient des Prus*» fiens, envoyés a notre pourfuite, & qu'ils lui avoient fait 1'ofFre d'un préTent de 50 jüfqü'a, 10b ducats pour obtenir de lui qu'il confentit a nous laïlTer prendre dans fa maifon , lier & conduite en Siléfie : mais il avoit cunltamment & généreufement refufé, & auroit refufé encore, quandils lui auroient promis un falaire beaucoup plus cpnfidérnble. Mais.il avoit été obügé.de promeitre le fecret vis-a- vis de nous, & pour cela on lui avoit glilfé dans la main fix ducpis. Alors nous vimes clairement que c'étoient un officier & des bas-officiers, que Ie Général Fouquet avoit envoyés fur nos traces: nous réfléchï' mes, pour deviner qui pouvoit leur avoir appris le fecret de notre route, & nous conclümes que ce  DE TRENCK. Hf ue pouvoit être un autre qu'un certain Molline, lieutenant de la garnifon d'Habelschwert, qui nous étoit venu voir a Braunau, comme ami de Schell, qui étoit refté deux jours avec nous, & qui furtout nous avoit fait plufieurs quefiions fur les lieux oü nous voulions chercher un refuge. Lui feul le favoit; il étoit donc fans doute un efpion de Fouquet, & ce fut lui qui nous procura cette fcène, qui tourna pourtant heureufement pour nous. Dans le premier mouvement que me caufa cette infame intrigue, je voulois fur le champ entrer 1'épée h. la main, dans la chambre de ces coquins. Lazare & Schell m'en empêchèrent, & le premier me prefla inftamment & longtemps de refter chez lui, jufqu'a ce quej'eufie pu recevoir de 1'argent de ma mère, pour diminuer nos dangers & adoucir nos peines dans la route. Tout étoit inutile; j'avois réfolu de lui parler... Je, n'étois pas sur qu'une lettre fit 1'effet que je* dtfirois.... Enfin je voulus partir. Lazare merepréfenta que nous ferions cértainement attaqués par ces hommes, & que ce devoit ötre dans le grand chemin. „;., „Tant mieux, m'écriai-je; j'aurai 1'occafion „ de les expédier pour 1'autre monde, & de „ punir ces brigands qui infeftent les chemins." Le lendemain des la pointe du jour ces Mellieurs partirent aufli & prireni le chemin de Varfovie. . Cependant Lazare fit tant qu'il nous retint dsux H3  T|l8 V I E BU BAROK jours prefque de force; il nous donna les fix ducats qu'il avoit recus des Pruiïïens; nous noua acheiames chacun une_ chemife, encore une paire de piftolets de poche, des bas & autres néceffités, & nous partimes après avoir cordialement embraffé le plus cordial & le plus honnête des hoteliers, & qui nous donna les meilleures inftructions de prudqnqq c£ de précaution pour cette route. Le 7 Février, d'Ezenftocnow ft Dankovv, deux milles. Notre deflein bien pris entre nous deux, étoit de chercher tous les moyens poflïbles de les attaquer nous-mêmes fiir la route. «m Nous favions de Lazare que nos pourfuivans n'avoient qu'un feul fufil dans leur charriot: j'avois aulfi ua fufil, moi, & un bon fabre, & chacun de nous deux une bonne paire de piftolets fous notre habit. Ces armes cachées étoient inconnuesd'euxa &, dans 1'attaque qui fuivit, ils virent, ft leur grand étonnement, de quelle maniére nous favions. les faire jouer. Le 7, nous fuivlmes la route qui mene ft Par-, femechi: ft peine avions-nous fait une lieue, que nous apperefimes, dans Ie lointain, un charriot. fur le chemin. Nous approchames davantage, & nous reconnümes le charriot de nos hommes, qui paroiflbit embourbé dans la neige & tous ces, Meffieurs defcendus & autour. Auffitót que nous ftimes a portée, ils nous crièrent d'aller ft leut fecours j. leur deffein étoit surement de nous attirer.  DE T R E N C X> lig ainfi ft eux & de nous furprendre. Schell n'étoit pas un homme robufte; tous m'auroient tombé fur le corps, & ils nous auroient facilement enlevés de force daus le charriot, car on vouloit nous avoir vivans. Auffitót nous nous écartames de la chauiTée, & nous éloignant d'une trentaine de pas je leur donnai pour réponfe: „ nous n'avons pas 9, le temps de vous fecourir." Auffitót ils fautèrent tous quatre a leur charriot, en tirèrent des piftolets, & fe mirent ft nous courir fus , en criant: ,, arrêtez, arrétez , coquins!" v** Nous primes la fuite, Schell & moi, par une feinte convenue. na Mais tout ft coup, faifant volte-face, je tire le premier fur celui qui étoit le plus prés de moi, & lui pafte la balie dans la poitrine; il tomba. Schell fait feu avec fes piftolets : ceux qui nous pourfuivoient en font autant; une balie frappe Schell au cou. Alors je les attaque ft mon tour. Je tire mes deux piftolets, 1'un d'eux s'enfuit. Ernporté par la colère, je le pourfuivis environ trois eens pas; il s'arréta, & comme il fe retoutna 1'épée ft Ia main, je vis qu'il étoit couvert de fang; je trouvai peu de réfiftanee & je 1'étendis par terre. Mais, en me retournant, je vis Schell en Ia puiffimce des deux -autres, qui le trainoient vers le charriot. Fu«, rieux, je fondis fur eux: auffitót qu'ils s'appercoivent que j'étois déjft fur leurs, talons, ils tóchent leur prife & courent ft travers champ. Le H4  12© VIE DÏT BAROK cocher, qui avoit va l'iflue de refcarmouclie, monte fur fon fiège & s'enfuit au galop. Schell fut ainfi délivré, mais il avoit un coup de piftolet dans le cou, & ft la main droite un autre coup, qui lui fit perdre fon épée: il m'nsfura que fon adverfaire remportoit, lui, un coup dans Ie corps. Le premier que j'avois tué, avoit une montre d'argent dans fon gouflet ; je Ia pris. ■■. - » Je voulus chercher s'il avoit de 1'argent; mais Schell courut ft moi, & me montra un charriot a fix chevaux, qui defcendoit de la hauteur. Si nous l'attendions, peut-être ailoit-on nous arrêter comme des voleurs de grand chemin: les deux qui avoient échappé, auroient sürement porté témoignage contre nous: dans la néceffité de prendre promptement un parti, une fuite précipitée nous parur Ie plus sur. J'arrachai le fufil du premier que j'avois tué, & je lui pris fon chapeau: auffitót nous gagnames ft grands pas la forêt: nous y ptimes un fentier détourné, non fans inquiétudes, & nous arrivames Ie foir ft Parfetnechi. Schell avoit perdu beaucoup de fang: je bandai fa plaie du mieux que je pus. Dans les villages de Pologne, on ne trouve aucun chirurgien, & il lui fut tiès-pénible de gagner la ville. La, nous trouvarnes deux bas-officiers Saxons, qui faifoient des recrues pour Je régiment des gar-  p E TRENCK. 121 des ft Drefde. Ma liauteur de fix pieds (O & ma tournure leur donna dans les yeux; auffitót la connoiffance fut faite, & les offres mutuelles. je trouvai dans tous les deux, des hommes de bon 1 fens; je leur confiai fans' détour qui nous étions; je leur contai notre hiftoire de ia veille avec ces brigands Pruffiens, & je trouvai de braves gens. Schell fut panfé, & nous refltlmes ftpt jours avec ces honnêtes Saxons, dans la fociété la plus intime. J'ai fu dans la. fuite que, de ces Meffietirs qui nous avoient attaqués, un feul, avec le cocher, étoit retoumé vivant ft Glatz. L'officier qui s'étoit Iaiffé engager ft cette iufdme démarche, s'appelloit Gerldorf & devoit avoir fur lui cent cinquante ducats, lorfqu'il fut étendu fur le ehemin. Quel royal & riche butin c'étoit-la, pour fournir aux dépenfes de notre voyage, fi le maudit charriot ft fix chevaux n'étoit pas venu nous forcer de déguerpir! La fórtune cette fois ne fut pas favorable aux honnêtes gens & ft la jufte caufe. Quoiqu'attaqué perfidement, je fus obligé de m'enfuir comme un brigand. Nous venditnes la montre ft un Juif, pour quatre ducats; le chapeau, pour environ trois florins & demi; & le fufil, pour un ducat, car Schell ne pouvoit le porter. La plus grande partie de eet O) Le pieil pniflien rdpond h peu pres k 10 pouces 7 lignes de France. H 5  222 VIE DU BARON argent refta è Parfemechi. Le chirurgien, quv étoit un Juif, nous donna un excellent onguent pour faire légéremeut notre route, & uous pat. times. Le 15 Février, de Parfemechi, par Vielun, è Biala. — Quatre milles. Le 16, par Jerifchow, a Micorfen. «■«» Quatre milles & demi. Le 17, a Orfterkowcc Schwarzvvald. «*- jfrok milles,, Le 18, a Sdune. Quatre millès. Le 19, deux milles, a Goblin. La, nous n'avions ni argent ni pain; je vendis mon habit ft un Juif, qui me donna en place urt gros farrau, avec quatre florins de retour. Comme nous approchions du lieu oü demeuroit ma fceur, que mon deffein étoit d'aller voir, je ne faifois pas grand cas de mon habit, dans 1'efpérance que je ferois bientót équipé a neuf. Mais Scheü deveuoit de jour en jour plus malade; fes bleflu. res guérifibient leutement & coütoient eucore de 1'argent. Le froid lui étoit contraire; & comme il n'étoit pas fort amateur de la propreté, fon corps étoit une vraie pépiniêre de toutes les efpèces de ver. mines de la Pologne. Souvent nous arrivions trerapés & las dans des chaumiéres enfumées: il nous fallut, pendant tout le voyage, repofer nos membres fur la paille, & plus fouvent encore fur un banc: on a peine a s'imaginer toutes les mifères».  BE TRENCK. 12$ toutes les fatigues & incomrnodités que nous eümes a furmonter. Errer i'hiver dans d'impraticables chemins, oü le mot même d'humauité n'eft pas connu; oü les impitoyables Juifs Poiouois refufent un afyle pendant la nuit aux pauvres voyageurs; ce font-la des incommodités, dont celui-la qui les a. éorouyées peut. feul apprécier tout le poids. Mon fufil nous procura de temps a autre un repas, tantót un canard domeflique, ou une poule, dans les endroits oü il y avoit quelque chofe & prendre: hors cela, nous n'avons jamais fait aucun dommage ni efcamotage a perfonne. De temps en temps nous rencontrions des recruteurs Saxons ou Pruffieus: tous couroient a moi. J'étois alors dans la fleur de ma jeunefle, cela m'a donné plufieurs pafle-temps, lorfqu'un recru» leur me propofoit comme une fortune, la perfpeétive de devenir bientót caporal, ou lorfqu'ils fe tourmentoient autour de nous, pour nous offiir de 1'hydromel, de la bière & du brandevin. Nous eümes auflï a nous garantir de noinbre de dangers fur la route, & beaucoup de bons repas ijous furent propofés en vain. Le 21, nous allames de Goblin a Pugnits, trois milles & demi. Le £2, quatre milles, par Storchnefl: a §chmiegel, II m'arriva ici une aventure aflez extraordinaire: •es payfans danfoient, au raclement d'un miféra;.  124 VIE DU BARON rable violon; je pris 1'inltrument de la mam du racleur, & leur jouai un air de danfe: il leur plat j mais lorfque je voulus finir, je fus vio. lenté, & a Ia fin contraint par menaces, de leur jouer des danfes toute la nuit, jufqu'au lende, main, qui étoit fête; en forte que j'étois prét a tomber en défaillance, de la fatigue. A la fin, ils en vinrent a la querelle & aux coups: Schell dormoit fur un banc; ils tombérent fur fa main bleffée; il devint furieux: je laifis nos armes, ëc frappai fur les mutins; cc lorfque tout fut fans dcfius defibus, nous décampames tous deux, fans accident. Quelle occalioii j'eus cette nuit-Ia de faire des réflexions fur ma deltinée! Deux ans suparavant, je danfois a Berlin avec Ia Princefle ffieur de mon Souverain: j'étois aujourd'hui dans une chaumière de Pologne, comme un malheu. reux menêtrier, pauvre & dénué, & je jouois pour de miférables payfans Polonois, avec lesquels il fallut encore finir par me battre. Au fond, je méritois bien cette aventure. Qu'avoisje befoin de montrer a ces payfans que je favois un peu la mufique? Sans cette fotte yanlté, j'aurois pu dormir la nuit en paix; & fi je n'avois pas en général voulu montrer toute ma vie que j'én favois plus que bien d'autres hommes, auroisje été la viaime de 1'enyie & de la calomnje? Si j'étois r,é avec un corps infignifiant ou défectueux , on m'auroit moins remarqué, moins recherché de préféreuce aux autres; conféquem.  r) E *r r é S c k. lijf ïiient j'aurois rencontré moins d'aventures, moins d'événeraens dans le monde. „ L'ours, paree qu'il fait danfer, doit mourir „ dans les chairtes; & de même, le mérite de „ 1'homme inftruit Ie conduit fouvent ft fa perte." Le 23 Février, ft Rokowitz, & de-Ia ft Karger-Holland. — Quatre milles & demi. Nous y vendlmes une chemife & la vefte de Schel! pouf tlix-huit gros, afin de ne pas mourir de faim: Ia veille j'avois tiré une geliriotte que nous dévora*mes crue, &, comme nous 1'avions trouvée bonne, je tuai une corneille; Schell n'en voulut pas manger. Des jeunes gens qui marchant ft grarrdes journées, mangent beaucoup, par conféquent nos gros furent biefltót dépenfés. Le 24 Février, par Benzen a Lettel. —* Quatre milles. Nous féjournames pour aller de-lü chez ma fceur, a Hammer, dans Ie Duché de Brandebourg; nous trouvames ft Lettel la femme d'un foldat Pruffien qui y refloit; elle étoit native de Koelfchen, village appartenant ft: mon beau. frère; je me découvrois ft elle fans défiance & elle nous conduifit. Le 2Ó Février, par Kurfchen ft Falckenwald. Le 27, ft Oft & Neuendorf. Nous travers mes une forêt oü il n'y a aucune route, & nous arrivames ft neuf heures du foir chez ma fceur, ft Hammer, dans le Duché de Brandebourg. Nous frappftmes a la porte: je connoifibis justemeut la fervante qui vint ouvrir; elle s'appeJ-  Sao* VIE DU '6 A R O » loic Marie & avoit été élevée chez nous. Ëlïè «ut peur, en voyant devant fes yeux un grand garcon, en accoutrement de mendiant; je lui dis: -s, ,., Manon, ne me connois tu pas?—-Non," me dit-elle: «- je me fis connoitre; je demandai fi mon beau-frère étoit a la maifon? -* Oui, mais il eft malade dans fon lit. — Dis M a ma fceur, en fecret, que je fuis ici." —• Elle nous mena dans une chambre voifine, ou ma fceur vint fur le champ. Mon habillement 1'effraya; elle ne favoit pas encore mon évafion de Glatz; elle courut a fort mari & ne revint plus. Au bout dW quart - d'heure arriva Ia bravö Marie, feule & pleurant, & nous dit: — Que fon maitte nous faifoit favoir de fortir auffitót de la maifon; faute de quoi, il fe verroit obligé de nous arrêter & de nous livrer. —- Je né revis plus ma fceur; fon mari la retint de force. Qu'on fe repréfente ce que je dus fentir en ce moment. J'étois trop hautain pour demander des fecours pécuniaires; je fords comme un fuiieux, en faifant mille imprécations. La compa* tiflauteMarie me glifla, dans la main, trois ducats; je les acceptai. — Nous retouraêmes aiufi affiü mésj fatigués & défefpérés dans la forêt, quï n'étoit qu'i cent pas du chateau, (comme nous étions dans le 1'randebourg, iious n'osames entrer dans aucune maifon 0 nóus Ia repaframes paan temps pluvieux, ratlé de neige & dans  il TRÏHCt logies ïènébres. Avec l'aide de la pauvre femme qui nous conduifoit, nous étions revenus •a Lettel a la pointe de jour; notre fituation Int arracha des larmes; je ne lui donnai pourtant que deux ducats, tant pour fes peines, que pour s'être expofée ftu danger; je lui promis d'y fup. pléer par la fuite; auffi je la fis venir a Vienne en 1751, & j'en pris foin; elle avoit environ cinquante ans. Elle mourut en Hongrie quelques femaines avant mon maudit voyage de Dantzick, oü je fus arrêté & conduit pour dix ans en prifon ü Magdebourg. Après avoir quitté le chateau de ma fceur, nous trouvant dans le plus déplorable état, au milieu de la forêt, je dis a Schell: „ Frère, par„ lons férieufement; une pareille fceur ne méi, rite-t-elle pas que je lui brüle fa maifon fur „ le dos?" La modération, la grandeur d'ame & la réflexion étoient autant de vertus que eet homme poffédoit au fupréme degré. Toutes les fois que la chaleur de mon tempérament alloit éclater, il étoit mon mentor, mort fidéle directeur; j'honore fes cendres; il raéritoit un meilleur fort que celui qui fa conduit au sombeau. Dans cette occafion, il me dit: ,b mon ami% i, ta fdeur eft peut-étre innocente; fon mari „ 1'aura retenue! — Réfléchis: fi le Roi appre* „ noit que nous avons été dans fa maifon, & „ qu'il eüc favorifé notce défertion , ta foeur  '328 V f E DU BARON ., feroit auffi malheureufe que. nous. *** S':I? „ penfentmal, il viendra peut-être un temps que „ leurs enfans auront befoin de tonfecours, & „ que tu pourras leur rendre fervice & faire le „ bien pour le mal." Je penfe toujours ft ce fage confeil. Sa prédiotion s'eft réalifée; mon ricbe beau-frère mourut bientöt: dans la guerre de Ruffie tous leur biens furent méramorphofés en un tas de pierrcs, & après ma déllvrance de Magdebourg, dix-neuf ans après eet événement, il arriva en effet que j'eus occafion de rendre de grands ferviees aux enfans de cette même foeur: elle fe juftifia envers moi, & Sehell avoit deviné jutte. Dix ans après, pendant ma détention a Magdebourg, elle me donna des preuves convaincantes qu'elle étoit véritablement ma fceur: — elle fut ignomiuieufement dénoncée ft Berlin par Weingarten, Secrétaire de 1'Envoyé Impérial: elle perdit une partie de fes biens & enfin la vie. Je rapporterai cette fcène réVoltante dans Ie deuxième volume; mais mon ceeurfaigne, quand je penfe ft cette cruelle aventure. Dieu veuille la récompenfer au centuple! je fuis devenu trop pauvre pour rendre fes bienfaits a fes enfans, & Vobjet de ma trop jufie vengeance n?exifte plus; je 1'aurois bien sürement puni, fi j'avois pu le trouver. Le 28 , fatigués & conileraés, nous reftames * ft- Lettel. Le  DE TRENCK. 129 Le premier Mars, nous fitnes trois milles jusqu'a Pleefe, & le 3 jufqu'a Meferitz, — un mille & demi. Le 3, nous alIAmes par Verfebaum a Birnbaum trois milles. Le 4, nous traversümes Zircke, Vruneck, öbeltfchow, pour arriver a Stubnitze. — Ainfi fept milles en un jour, dont trois fur une voiture. Le 5, nous flmes trois milles pour aller a Rogofen, oü nous arrivames fans le fois. N'ayanc pas de quoi payer notre gite, Ie Juif nous chaffa dehors, & nous marchames toute Ia nuit, erranc & mourant de faim; nous nous trouvarnes a la pointe du jour égarés, a deux milles du chemin. Nous entrames dans la maifon d'un payfan, ofr une vieille femme tiroit Ie pain du four; nous ne pouvions en acheter; je fentis en ce moment qu'il étoit poffible de commettre un meurtre pour un morceau de pain. Pour rejetter cette mauvaife penfée, dont je frémis encore, nous fortunes promptement; & nous fimes encore deux lieues pour arriver a Vongrofze. Dans notre befoin, j'y vendis mon fufil pour un ducat. Nous nous dédommageames de la faim que nous avions foufferte pendant quarante heures , & nous y rellames le 6, pour nous repofef (Tune marche de dix milles, faite dan» la boue & dans la neige, fans dormir: le 7, nous marchames h travers une forêt, & par Genin, jus. Tome I. I  [30 T IE DTJ BARON qu'a un village éloigné de quatre milles de notre dernier gtte. La nous tomba nes parmi une bande de Bohémiens, cornpofée de quatre eens hommes, qui nous entrafnèrent de force dans leur camp volant; la majeure partie étoient des déferteurs Francois & Pruffiens; ils me foupconnèrent d'être auffi défer. teur, & voulurent m'enróler; mais ayant parlé naïvement avec leur chef, il me fit cadeau d'un écu, avec une provifion de viande & de pain, & nous laifla paifiblement continuer notre route, après nous avoir retenus vingt quatre heures. Le 9, nous allames jufqu'a Lapufchin. — Trois milles & demi: le 10, jufqu'a Thorn. — Quatre milles. Ici une nouvelle aventure m'attendoit, faite pour me convaincre que j'étois deftiné a être un archi- aventurier, a trouver a chaque pas des adverfités a combattre , & des faits peu vraifemblables a inférer dans le récit des événemens de ma vie. C'étoit la foire a Thorn, lorfque nous y arrivames. Qu'on fe repréfente un grand dróle en habit de mendiant, un fabre énorme au cóté, une paire de piftolets alaceinture, accompagné d'un camarade, qui avoit le col & une main entourés de chiffons, plus reflemblant t un revenant qu'a un é re vivant, portant cependant auffi des piftolets a fon cóté. Nous entrames dans un cabaret; on ne voulut  BE TRENCK. t«T pas nous y recevoir: je m'informai oü étoit le collége des Jéfuites, fy allai; je demandai a parler au Père Reéteur. On me prit pour un voleur qui cherchoit un afyle. Aprés une longue & férieufe follicitation, je fus enfin admis a 1'audience de Sa Majefté Jéfuitique, qui me refut comme 1'Empereur du Mogol re9oit fesefclaves: ma detnande fut touchante: je lui racontai tout mon malheur; ja lui dis le fujet de mon voyage, & le pr iai de 'prendre foin & de gard er a Thoin mon libérateur Schelf, qui étoit hors d'état d'alle-r plus loin, & dont les bleiïures ne faifoient qu'empirer, jufqu'a ce que j'euiïe atteint la maifon de ma mêre & recu d'elle des fecours pour venir la reprendre h Thorn; qu'alors je le rembourferois avec reconuoifTaBce de tous les frais. II me femble voir encore ce préfomptueux & infenfible prêtre, & mon indignation renalt; il ne voulut pas méme avoir Ia patience de m'écouter, "& me dit: „ retire-roi; dépêche.toi: j'ai des „ affaires plus intéreiïantes:" en un mot, je fus congédié fans le moindre fecours, & j'appris, par ma propre expérience, a connoltre ce qu'étoient ces Jéfuites tant refpeétés. Que Dieu aic pitié de tout honnéte homme qui, dans le malheur, compte fur leur affiftance: leurs cosurs fonc plcftronnés contre la fenfibilité, comme ceux d« tous nos autres dervis; & s'iis plaignent un malheureux, c'eft ironiquement. Dans ma vie, je me fuis adrefle quatre folj * I a  I32 VIE DU BARON des monaftères pour y chercher des fecours on des confei'.s; j'ai réellement penfé, d'après leur conduite, que chaque honnête homme deyroit contribuer pour fa pare de bols, d'huile & de feu pour extirper cette race. lis accordent a des filoux & des meurtriers leur faveur, pour faire adorer paria canaille leur au. torité , au mépris des loix des f .uverains. Mais c'eft en vain que Ie pauvre, malheureux & ver. tueux, a recours a ces fang-fues: femblables a des léopards affamés qui guettent une proie, ils ne font propres qu'a tromper 1'ignorant & a oppnmer f homme éclairé. Ils font fans pitié pour 1 honnête homme; ils n'ont eux - mêmes aucune difpofition pour les procédés honnêtes; ils ne connoilfent aucun principe de loix ni dedevoirs, & ils favant qu'on ne fauroit les forcer d'étre honnêtes gens. Ce font véritablement les c-nnemis nés de toutes les vertus feculières & des devoirs patriotiques, conformémens aux ftatuts fondamen.taux de leurs cloltres. Je prie mon leéteur de roe pardonner cette petite digreffion. Ma haine naturelle pour toute «fpèce de tromperie parcourt, en ce moment, toute 1'étendue de mon cceur & de mes fens. Ce font les Jéfuites qui font la principale caufe de la perte de tous mes biens en Hongiie. Père Karapmuller, ami intime du comte de Grashalkowitz, étoit alors confefleur de la cour. II m'étoit impoflible de refufer a ma plume &  DE TRENCK. 133 è mon cceur, jufiement foulevés contre eet eflaim de vipères, le foible foulagement de placer ici una Iégère diatribe. Revenons au fait. De chez les Jéfuites je retournai trifte & indigné a mon cabaret; j'y trouvai un officier Pruffien recruteur, qui m'attendoit, & qui voulut m'engager, par toutes fortes de rufes, ü m'enróler: il m'offrit jufqu'a 500 écus d'engagement, & le baton de caporal, en cas que je fufTe écrire. Je lui dis que j'étois un Livonien de nation, qui avoit déferté d'Autriche, pour aller recueiilir une fucceffion dans mon pays. Aprés un long entretien, il me dit a 1'oreille, que j'étois un voleur; que j'allois être arrêté par le magiitrat: mais qu'en m'engageant , perfonne ne pourroit me punir. Ce langage me parut étrange: a l'inftant je redevins Trenck ; je lui donnai un foufflet & tirai mon fabre: au lieu de fe défendre, il fauta dehors en recommandant au cabaretier de ne me pas lailTer fortir. Comme je favois qu'en vemi d'une amniftie, la ville de Thorn hvroit clandeftir nement les déferteurs au Roi de Prulfe, j'eus peur; je me mis a la fenêtre, & je vis entrer dans la maifon deux bas • officiers Pruffiens. En un moment j'eus fabre & piftolets en main; Schell en fit autant, & nous rencontrames les Pruffiens a la porte de la chambre: Ie piflolet armé, je leur criai: „ place 1" les Pruffiens furent interdits; ils tirèrent leurs fabres & reculêrent: I 3 i  134 V I E OU BARON J'officier, accompsgné de la garde de la ville, étoit juftement ft la porte de la maifon; — je fis faire place partout, le piftolet dans une main, le fabre dans 1'autre; tout le monde fe rangea; mais alors ils crièrent au voleur! au voleur! Le peuple me pourfuivit; je gagnai heureufement le couvent des Jéfuites: mon ami Schell fut feul arrêté, & tralné comme un vojeur dans la prifon de la ville. J'étois inconfolable de ne pouvoir le fauver, & j'imaginois déja qu'il feroit livré ft nos ennemis. Je fus beaucoup mieux recu des Jéfuites que la première fois, paree qu'ils crurent que j'étois réellement un voleur, qui fe réfugioit chez eux. Je parlai ft un père; c'étoit un aimable homme; je lui dis en peu de mots tout ce qui pouvoit me juftifier, & je le priai de découvrir pourquoi on avoit vohIu m'arréter. II fortit, & au bout d'une heure il vint me faire cette réponfe: „ Que perfonne ne favoit qui nous étions: que „ la veille, on avoit fait effraction ft la foire fur „ des boutiques de marchands, & commis un „ vol confidérable; qu'on arrêtoit toutes les per„ fonnes fufpeétes; qu'on nous avoit regardé „ comme tels , nous voyant des piftolets a la „ ceinture; que notre hóte étoit un enróleur „ Pruffien, & qu'il nous avoit dénoncés comme „ fufpeéts: qu'en outre le Lieutenant Pruffien avoit „ porté plainte, & que c'étoit 1'unique raifon  DE TRENCK. 13? „ qui avoit fait prendre le parti de nous arrêter." Je fus trés-fatisfait de cette découverte, paree que j'avois en poche notre paffe - port de Moravie, & le journal de notre route, qui nous juftifioient éviderament. Je dis qu'on n'avoit qu'a envoyer dans les endroits oü nous avions paffé & couché. Bref, je prêchai tant Ie Jéfuite, qu'il me crut: il fortit, & revint avec un Syndic de la ville, avec lequel je m'ssxpliquai pleinement. On alla interroger Schell aux arréts, & on trouva fes réponfes conformes aux miennes: nos papiers, dont on s'étoit emparé au cabaret, faifoient con. noïtre qui nous étions. Je couchai au couvent: des réflexions continuelles fur mon malheureux fort m'empêchêrent de fermer 1'osil. Scheli, qui ne favoit ce que j'étois devenu, & qui croyoit fermement que nous ferions livrés il Berlin, aug. mentoit mes inquiétudes: il avoit réfolu de s'étrangler, plutót que de fe voir Iivré. A dix heures du matin, ma joie fut inconce. vable, lorfque le brave Jéfuite entra avec Schell & m'apprit que nous avions été. jugés innocens & que nous pouvions aller iibrement oü nous voudrions; mais que nous devions être fur nos gardes & nous défier des recruteurs Pruffiens, qui nous épieroient infailliblement; que leur Lieutenant avoit cru, qu'en me faifant arrêter comme voleur, je deviendrois fa proie; que c'étoit-li tout le nceud de 1'événement énigmatique d'hier au foir. M  J3>5 VIE DU BARON J'embraflai Schell, qu'on "avoit meurtri de coups en farrêtant, paree qu'il avoit voulu fa défendre de la main gauche pour mefuivre; le peuple lui jetta de la boue a la figure, & étant aux arrêts, tout le monde Ie traitoit de filou, qui avoit mérité Ia potence. Bref, le pauvre diable étoit hors d'état d'aller plus loin; fa plaie au col étoit cicatrifée, mais celle de la main alloit de mal en pis: le père Recteur nous fit donner un ducat fans fe montrer, & M. le bourguemertre nous donna en forme de dédommagement a chacun un écu: voila comment tout fut terminé; nous allames au cabaret pour prendre notre paquet & fortir fans retard de Thorn. Mais je réfléchis, qu'en allant è Elbing nous trouverions des villages Pruffiens; nous demandames dans une boutique ovi nous pourrions trouver une carte géographique? Une vieille grand'mère boffue étoit fur fa porte, vis-a-vis: le marchand nous adrefla a elle, en difant qu'elle aroit aflez de cartes géographiques, puifque fon fils étudioit; qu'elle pourroit nous les montrer. Nous 1'abordames; je lui dis que nous étions des malheureux voyageurs,qui voudrolent prendre connoiflance de la route de Rullie dans une carte géographique; elle y confentit. Elle nous mena dans une chambre, apporta un atlas fur Ia table, & fe pofla devant moi. Pen. dant que je cherchois, & que je m'efforcois en même temps de dérober 4 fa vue un coin de mes  DE TRENCK. 137 manchettes qui ne me failbiem pas honneur, elle ra'examinoit avec une attention pénétrante, & elle dit enfin d'une voix foupirante: „ Hélas „ mon Dieu! qui fait ce que fait mon pauvre fi!s „ unique parmi le monde! Je vois bien que vous „ êces un enfant de bonne maifon. Mon fils par„ tit auffi pour voir les pays étrangers: depuis „ huit ans je n'ai aucunes nouvelles de lui; il „ doit être cavalier dans les Autrichiens." Je demandai dans quel régiment? — Dans Ho. „ henems. II vous refiemble, Monfieur, com. „ me une goutte d'eau." — Je lui demandai s'il n'étoit pas i peu prés de ma taille? „ Oui „ au moins auffi grand. — N'a-t-il pas des che„ veux blonds? — Oui, femblables aux vó- „ tres. —m Comment le nommez-vous? „ Will. —- O, ma bonne mère! m'écriai-je, „ Will n'eft pas mort; il fe porte bien, c'eft mon „ meilleur camarade." — C'eft alors que la bonne femme fut furprife ; elle me fauta au col, m'appella un ange du ciel qui lui apportoit de bonnes nouvelles de fon fils; elle me fit mille queftions, auxquelles je répondois aifement, paree que, dans fa joie extréme, elle me coupoit la parole ft chaque mot: je fus donc cette fois menteur par néceffité & par hafard. Je lui dis que j'étois auffi cavalier de Honenems, que j'allois par congé voir ma mère dans 1'Ermeland; que je prendrois fes coijimiffions, ifc I 5  VIE DD BARON que je ferois accélérer le retour de fon fils, ft toutefois elle vouloit acheter fon congé. Eile me conta alors que fon beau-père 1'avoit chalTé de la maifon; qu'il ne refpiroit que fa moit, pour faire écheoir la fucceffion au fils qu'il avoit d'ellei que jufiement il fe trouvoit a Marienbourg, &c. &c. Je profitai de mes avantages, en la priant trésinftanmient de vouloir bien garder chez elle & de prendre foin de mon carnarade, blelfé par les Recruteurs Pruffiens & qui é;oit tombé malade en rov-te, jufqu'a ce que je lui eulTe envoyé de 1'argent po.ir me rejoindre, ou que je vinfie moimême le chercher & acquitter fa dette. — Elle y confentit de bon cceur: elle prit auffitót les arrangemens convenables, pour qu'un bourgeois, fon voifin & fon ami, fe chargeit de Schell, a i'infu de fon mari. Elle nous invita a manger, me donna une chemife neuve, des bas, des provifions de bouche pour trois jours, & fix florins de Luncbourg pour ma route. Elle m'embralTa, me fouhaita mille bénédiftions. — Je quittai ainli Thorn & mon cher Schell faprès-diner, bien affuré qu'eu prendroit foin de lui, & lui bien afluré de mon amitié & de mon fecours. Noire féparation nous fut fenfible a 1'un & a 1'autre: nous nous dimes adieu avec une tendrefle fraternelle: le 13, je fis encore deux milles jufqu'a Burglow. Lorfque je me vis feul en marche, fans mon.  DE TRENCK. jng ami, je fus tourmenté des plus cruelles inquiétudes; ma fenfibilité m'óta tout courage: elle s'empara fi fortemeut de toute mon ame, que je craignis d'eu devenir fou. Je puis placer ces mo. mens au nombre des plus amers di ma vie. J'étois déja retourné fur mes pas pour aller reprendre mon cher Schell: enfin, la raifon 1'emporta fur Ia fenfibilité; j'approchois du but, 1'efpérance me poufia en avant. Le 14, j'allai a Schwet. Le 15, a Neubourg & Moevé, par couféquent, treize milles en deux jours. Je couchai a Moevé fur la paille, avec plufieurs rouliers: en me levant, je m'appercus qu'on m'avoit volé dans mon fac tout mon argent, & que tous mes camarades de gite étoient déja partis. Que faire? Le cabaretier même étoit peut-être le voleur: j'avois dépenfé dix-huit gros PoloBois, qu'il falloit payer. II fut infoieut; il fei. gnit de foupconner que j'étois entré chez lui fans le fois. Je fus obligé de lui donner ma chemife neuve & le mouchoir de foie que Ia vieille femme de Thorn m'avoit donné. Je partis, fans un de. ♦nier dans ma poche. Le 16, je marchai vers Marienbourg, oü il m'étoit impofïïble de parvenir fans tomber en chemin entre les mains des Pruffiens, a moins que de traverfer la Viftule. Je n'avois pas de quoi payer le pafiage, qui ne coüte que deux efcalins Polonois. Pendant que  HO V I E D ü BARON ,e réflécbifiois a cette grande alfeire, je vis dans pêchenrs dans une nacelle; je les joignis; je mat m0n fabre & les obligeai de me paffer pour r.en. Arrivé a f autre bord, je pris la rame des mams de ceS hommes craintifs, je fautai i terre, repouffiu la nacelle dans le courant & les lailTa. nager. _ n faut remarquer que deux efcalins Polonois qui me manquoient alors, ne valent que cinq Lers de France, & que, faute a-peu prés de deuxlia-ds, j'aurois Pu perdre ici la vie ou 1 oter a deux pauvres pêcheurs. Apprenez, lecteurs, par eet événement, qui n'eft que trop vrai: io. Que ce font fouvent quelques deniers leuleme'nt, & non pis des millions, qui contribuent le plus'au malheur, ou au bonheur d'un homme. 20. Que fi le manque de deux deniers peut auflï'bien faire échouer.une réfolution, que le manqae de mille ducats, on doit s'accoutumer a counoitre la vraie valeur de 1'argent, & a ne pas méprifer celui qui n'auroit befoin que d'un léger fecours pour fonir de la pauvreté. 3o. Dans le bien. être on fait bien peu de cas de ceut ducats, & quand il nous manque deux deniers, nous fommes aufli malheureux & expofés aux mêmes conféquences ,que lorfuu'on a befoin de mille. Deux années avant je vivois dans 1'opu. lence a Berlin; je ne penfois guères qu'il füt pos-  DE TRENCK. 141 fible que, dans fi peu de tems, je tombafle dans une fi profonde misère, que je fufle forcé d'exé. cuter une entreprife de défefpéré, faute de pofiïé. der cinq deniers. 40. On ne doit être infenfible pour aucun malfaiteur, car Ie plus rigoureufement puni n'eft fouvent coupable qu'en apparence. Je n'ofois pafler dans les villages Pruffiens; il me falloit traverfer la Viffule; j'attaquai deux hommes, que j'aurois taillés en Diêces en cas de réfiltance. Si pour ce malheur j'avois été arrêtc1, condamné & roué en pays étranger, on n'auroit vu en moi qu'un meurtrier de profeffion. je trouvai a Marienbourg des recruteurs Saxons & Pruffiens; je n'avois point d'argent, je bus & mangeai avec eux; j'écouni leurs propofitions, je leur donnai efpérance pour le lendemain, & avant qu'il füt jour, j'étois déja hors des portes. Le 17 Mars a Elbing. — Quatre milles. En entrant dans la ville, je rencontrai mon ancien inffïtuteur Brodowski, qui étoit devenu capitaine dans le régiment de Goltz, ik auditeur de l'armée de la couronne de Pologne; je le futvis dans fon logement en triomphe, & la finit mon pénible & dangereux voysge. Cet honuête homme me garda chez lui, me procura tout ce qui m'étoit néceffaire; i! écrivit en même tems que moi a ma mêre, d'un llyle qui  14.2 VIE DU BARON la fit arriver a Elbing au bout de huit jour?; & en bonne mère, elle m'apporta confolation & affiftance. Cette entrevue fut touchante: elle avoit un esprit pénétrant, & moi une ame reconnoifiante ck fenfible. Elle me procura d'abord un débouché sür pour correfpondre avec mon amie de Berlin; celle-ci m'adreffa auffitót une lettre-de.change de 400 ducats fur Dantzick. JMa mère, de fon cóté, me donna 1000 rixdalers & une croix garnie de diamans (c'étoit une poire pour la foif,) qni en valoit 500. Elle refla quinze jours avec moi, & me forca, malgré mes repréfentations, d'aller chercher fortune a Vienne. Je voulois abfolument aller a Petersbourg, & j'avois toute la tépugnance poffible pour Vienne, oü je n'ai eu en effet que du malheur. Mais ma mère le voulut, & ne me promit des fecours qu'a cette condition. II fallut obéir: elle me quitta, & depuis je n'ai pas eu le bonheur de la revoir. Elle mourut en 1751; fon fouvenir relte encore, avec mon refpect, gravé dans mon cceur. II efl heureux pour cette tendre mère qu'elle n'ait pas furvécu a mon malheur de 1754. J'eus prefque le même fort a Elbing, que le vertueux Jofeph en Egypte. L'époufe de mon cher inflituteur Brodovv.'ki, qui étoit une femme adorable, s'amouracha de moi. — Je ne voulus  DE TRENCK. I43 pis être ingrat envers mon bienfaiteur; cependant 1'attrait étoit grand; elle offroit même de me fuivre fecrettement a Vienne. Madame Putiphar, fans doute, n'étoit pas auffi belle que MadameBrodowsky; car Jofeph fe feroit sürement affis a cóté d'elle fur fon manteau. Mais mon refpeéc feul pour Madame Brodowsky réprirna mes impétuofités; il étoit naturel qu'elle me préférat k fon pauvre fexagénaire de mari; une jouilfance de quelques jours auroit été fuivie de trop de regrets; auffi bien nous étions a la veille de nous féparer. Dès que je fus équipé, & après avoir fait quelques petits préfents il mon hóte, je partis en diligence pour Thorn. Ma réunion avec mon brave Schell nous caufa a 1'un & a 1'autre une vive joie: la bonne vieille femme en avoit pris un foin maternel. Quel fut fon étonnement en me voyant entrer en habit d'officier, fuivi de deux doineffiques.' Je lui baifai la main eu témoignage de reconnoilfance, & payai libéralement toute la dépenfe de Schell. Je dis k la vieille qui j'étois, & lui avouai ingénuement que je 1'avois trompée au fujet de fon fils; mais je lui prornis de lui en donner des nouvelles certaines, auffitót que je ferois arrivé k Vienne. ' Schell fut équipé en trois jours; nous parthnea  144 v 1 E DU BARON de Thorn, & nous fimes route par Varfovie 5e Cracovie pour Vienne. A Bilitz, je m'informai du capitaine Cap qui avoit fi indignement refufé dè me donner Va' ti.vfaaiun; il n'y étoit plus. Jenelerencontraique quelques années après; ce rufé Italien me fit de trés. humbles excufes. Dans mon voyage de Dantzick k Vienne, il ne ro'arriva rien qui mérite place dans mon hiftoire: en revanche j'aurois pu tripier 1'étendue du récic de mon voyage a pied, fi j'avois vouiu occuper, mon leéteur de minuties. Dans Ia misère & le malheur, un événement attire 1'autre. En allant a pied, 1'on voit & Pon connoit mieux le monde, par la nécelïïté de comtnuhiquer avec toute efpèce de gens, que quand on eft voluptueufement bercé dans uneberlineauffi ma route de 160 milles me fournit- e'le plus de matiére propre a des récits romanefques que mille lieues que j'ai faites après dans un bon équ.page. On a pu voir auffi, d'après mon journal, que n'ayant que 4 florins en poche, en com. mencant cette route, je 1'ai pourtant achevée fans roendiemi voler: en revanche, j'ai plus efiuyé de traverfes, & j'ai plus fouffert de la faim que je ne 1'ai fait paroitre a mon leaeur. Dans mon arrivée a Vienne, je fis 1'impofïïble pour avoir des nouvelles de Will; j'appris, par Ia lide dn commiflariat de Ia guerre, qu'en'1744 H avoit déferté du régiment, qu'il avoit été rat- trapé  DE TRENCK. HJ tripé & pendu. Pour quelques ducats j'obtins un certificat de mort naturelle; je 1'envoyai ft cette bonne mère, accompagné d'une lettre de remercimens & de confolation. Peut - être que ce malbeureux, qui avoit ft efpérer unhéritagede 20,000 fiorins pour le moins, n'avoit pu obtenir fon congé; qu'il déferta & fut pendu comme un malfaiteur. Voilft matière ft de férieufes réflexions! J'étois dans ce tems un vrai Robiufou, puifque le fort commenfoit ft me familiarifer avec toute fa malignité. C'eft ainfi que j'ai été préparé ft. fupporter courageufement le fardeau énorme de ma malheureufe deftinée. Aujourd'hui je peux, en maitre praticien, donner des lecons dans les hautes claffes de la fouffrance, auxquelles les vrais philofophes, les connoifieurs en infortune ne refuferont certainement pas leurs fuffrages. Voici un changement de fcène dans ma tragédie. Premier voyage a Vienne, au mois d"Avril 1747. Déduftion faite des frais de route, de mon équipage, & de celui de Schell, (je réferve un petit efpace dans mon troifième volume pour les événemens fubféquens de fa vie) il me reftoit en. viron 300 ducats, que je partsgeai loyaleinenc avec lui. Après un féjour d'un mois ft Vienne, il partit pour 1'Italie, oü il eft parvenu au grade de lieutenant dans le régiment de Pallavicini. Je trouvai mon coufin Francois, Baron de Trenck, ce fameux colonel des pandoures, dé- Tomé I, K  H vie du baron tenu en prifon a 1'arfenal de Vienne, & impliqué dans le plus injufte des procés. Ce Trenck étoit fils de mon oncle paternel; fon père avoit été colonel & commandant de Leitfchau; il étoit Seigneur de Pleternitz, de Preftowacz & de Pakraz en Efelavonie. Pendant le fiêge de Vienne, il qnftta le fervice de Brande» bourg pour celui d'Autriche, oü il a refié foixante ans. Pour ne point interrompre Ie fi! de mon hij. roire, je réferverai auffi pour le troifième volume les faits mémorables de ce Trenck, fameux dans la guerre de Ia Succefficn, & qui a réellement été la viftime du refientiment & de Ia plus odieufe cupidhé, On faifoit alors Ia revifion du procés de mon coufin le baron de Trenck. A peine fus je arrivé a Vienne, que JVT. de Leber, fon agent, me mena a Ia cour, & me préfenta a S. M. I'Empereur & au Prince Charles. Tous- deux connoiflbient le mérite de mon coufin, auffi bien que la maligne poliiique de fes ennemis; j'obtins donc la permiffion de Palier voir dans fa prifon, & de 1'aider de tout mon pouvoir. A la deuxième audience, Ie Monarque me dit tant de bien de mon parent, qu'il m'infpira le plus vif intérér pour fa fituation; il tn'ordonna même d'avoir recours a lui dans toutes I*s occafions: il appella lui-même un mèckgnt h-msne, le juge du comeil de Ia guerre: c'étoit  DE TRENCK. 147 le comte de Lowenwald, ennemi juré de Trenck. Je n'eus pas plutót coraraencé a me mêler de ce procés, qu'il prit une autre face: la Souveraine, dont on avoit furpris la religion, fut éclairée; 1'innocence de Trenck parut au grand jour, par la révifion du procés. 11 fut prouvé que la commilïïon du confeil de la guerre, qui coütoic 27,000 florins, avoit agi avec partialité; & que feize officiers, qu'il avoit renvoyés de fon régiment, la plupart pour des actions diffamantes, avoient rendu de faux témoignages contre lui. Une chofe rèmarquable, c'eft qu'on annonca dans la gazette de Vienne: „ Que tous ceux qui „ auroient quelque fujet de plainte contre Trenck, „ euflent a fe prérenter, & qu'ils recevroient un „ ducat par jour, auffi longtems que le procés „ dureroit." II eft facile d'imaginer quel fut le nombre des plaignans & de quelle efpèce ils étoient: ces joumées feules ont coüté 15,000 florins. Je commeneai a travailler il la révifion du procès, de concert avec le dofteur Gerhauer: la caufe prit bientót une autre forme. Mais malheureufement quand on fut parvenu il faire connoitre que tout le confeil de la guerre, notamment le trop prépondérant confeiller Weber, méritoit d'être calfé; la politique d'état fe mêla dans la procédure. La Souveraine fit propofer a Trenck de demander grace, qu'alors tout feroit fini & qu'il feroit K 3  t48 vie du baron élargi. Le Prince Charles, qui connoïOoit la cour de Vienne, me confeill* d'enga^cr mon coufin a franchir ce pas, qüoItru'Hwniliant pour un honnête homme. Ce fut inutüement. Trenck connoifToit trop fon droit & fon innocence; fl demanda fechement juftice, & fit iu}.même fon malheur. Je vis bientót évidemment que mon coufin alloit étre facrifié; il étoit riche: fes ennemis avoient déja diflribué 80000 fiorins: tous fes biens étoient déja en féqueflre entre leurs mains; on 1'avoit trop indignement traité, & on le connoisfoit trop bien pour ne pas redouter toute 1'étendue de fa vengeance, auffitót qu'il feroit en liberté. je piaignots fon fort dans le fond de mon sme, furtout lorfque, par 1'effet de fa bruyan'te vivacité, ïl eut 1'imprudence de lacher publiquement des' menaces, h Ia verlle de Ia viéloire qui fe déclaroit en fa faveur. Ses adverfaires avoient ie confefieur de Ia cour dans leurs intéréts; ils faifoient jouor tous les reflbrts de la politique, & ils craignoient tous pour leurs perfonnes: je lui confeillai donc en ami de s'évader de fa prifon, & alors de demander juftice a la Souveraine, lors. qu'il feroit en liberté. Je lui donnai en confé. quence un plan, qui étoit trés-facile d'esécuter, & qu'il feignit d'adopter décidément. Quelques jours après eet entretien, Ie feldmaréchal, comte de Koenigfeck, gsuvernear de  DE T a ■ E N C K. 14° ,Visnne, me fit appeüer. Ce refpeftable vleiltard 1 me paria & agit avec moi dans c^tte occafion en père & en véritable ami de Phtrmanité. U me confeilla d'absndonner mon coufin, « me ni füffifamment eomprendre que mon coufin lui. même m'avoit trahi; qu'il avoit révélé la propofition que je lui avois faite, & qu'il vouloit me facrifier a fon amour-propre , pour raanifefter ainfi la pureté de fes intentions & attendre avec fermeté la décifion de fon fort. Etonné d'une aftion auffi lache de Ia part d'un parent pour lequel j'aurois hafardé ma vie & que je voulois fauver de fa perte, je réfolus de 1'aban. donner; je m'enimai heureux de ce que le digne feld ■ maréchal m'avoit averti ft temps. Je contai ce noir trait d'ingratitude ft S. A. R. le Prince Charles de Lorraine, qui m'engagea ft revoir mon coufin, ft ne lui rien faire paroicre & ft m'intércfler comme de coutume en fa faveur. Avant d'aller plus loin, je vais donner une efquiiTe du caractère de Trenck. C'étoit un homme doué de talens fupérieurs, & fon ambition étoit fans bornes; fon zèle pour le fervice de fa Souveraine alloit jufqn'au fanatifme; fa hardiefie , jufqu'ft la témérité. Son efprit étoit rnféi fon cceur méchant, vindicatif & infenfibie. Son avarice paffoit toute imagination; il n'étoit agé que de trente-trois ans, lorfqu'11 mourut. 11 ne voulut être 1'obligé de perfonne au monde, K. 3  IJO VIE DU BARON & il étoit réellement capable d'accélérer la more de fon meilleur ami, lorfqu'il croyoit lui avoir" quelque obligation, ou qu'il voyoit moyen de lui enleverfon bien. II favoit donc, k n'en pas douter, que je lui avois rendu des fervices imponans; il croyoit déja fon procés gagné, paree qu'il avoit paffe un contrat de 30000 florins avec les juges chargés de la révifion, auxquels j'avois moi.même porté eet argent, que le baron Loprefti, fon ami, m'avoit remis. J'étois initié dans tous fes fecrets: il n'en falloit pas davantage a fon mauvais cceur pour conjurer ma pene. Quinze jours après cette abominable irahifon, il m'arriva une nouvelle aventure. Je fortois de le vifiter k 1'arfenal, & je portois fous mon habit un paquet d'aétes de procédure que j'avois dreflés pour lui. Il y a*oit alors vingt-cinq officiers plaignans contre lui a Vienne qui tous me regardoient comme leur ennemi' paree que je travaillois 4 fa défenfe; je devois donc prudemment me tenir toujours fur mes gardes • on avoit d'ailleurs divulgué dans Vienne que j'y étois fecrettement envoyé du Roi de Prufle pour procurer la liberté a mon coufin. Lui au contraire, a foutenu avec fermeté jufqu'a la m'ort que jamais il ne m'avoit écrit a Berlin: par conféquent, la lettre qui fit mon malheur, avoit ete fans doute forgée par Tafchinskv. m„„ a„  DE TRENCK. 15 En fortant de 1'arlénal, comme je pafleis dans . la cour, deux hommes en redingotes griies me fuivant & viennent me marcher prefque fur les talons, en tenant les propos les plus infultans fur Trenck, déferteur Pruffien. Je m'appercus de refle qu'ils me cherchoient querelle; & Ton a vu qu'en ces occaflons j'étois prompt a décidcr. On n'a jamais plus de ditpofition a fe battre, que lorfqu'on n'a rien & qu'on eft mécontent de fon fort. Je les foupcounai tous deux d'être des officiers cafféS de Trenck, & du nombre de fes accufateurs. Cependant, je cherchai h les éviter, en gsgnant la place des Juifs. Ils me fuivirent i grands pas: je me'retournai, & dans ce moment je recus un coup'd'épée ft la partie gauche de la poimne. Le fac de papiers que je portois me fauva la vie: Ie coup perca les papiers, & ne fit que m'effleurer la peau. Je fautai en arrière, en tirant 1'épée; mais alors ces deux Meffleurs prirent la fuite. Je les fuivis; 1'un d'eux fit un faux pas, & tomba: je le faifis par le collet; la garde furvint: il dit qu'il étoit officier du régiment de Kollowrat & montra 1'uniforme: on me mena feu! aux arrêts. Le leodemain, le major de place vint me voir, & me reprocha d'avoir témérairemeut cherché difpute a deux officiers, le lieutenant F..g, & le lieutenant K . . . n . . . Ces deux Meffieurs n'avoient pas dit qu'ils avoient voulu maUasfiaer. K. 4  VIE DU BARON lis étoient feuis: je n'avois point de témoins; on me donna tort & je reftai fix jours aux arrêts. A peine étois-je de retour h mon logement, que ces deux officiers fe flrent annoncer & me demandèrent fatisfaction. Je fus prêt fur le champ, & je promis de me trouver dans une heure a la porte de Schotten, que nous fixames pour le champ de bataille. Lorfqu'on me les nomma, je me rappellai que c'étoient deux fortes Iames qui venoient fouvent chez Trenck, il 1'arfenal, oü 1'on faifoit prefque journellement des armes. J'allai chez mon coufin; je lui contai ce qui fe paflbit, & le priai de me donner cent ducats , afin que je pufle me fauver, s'il arrivoit que j'en mifle un fur le carreau, ou me faire guérir, fi j'étois blefle. Jufques-la j'avois dépenfé mon propre argent pour lui, & je n'avois employé ni recu un gros du ilen. Quel fut mon étonnement, lorfque ce méchant homme me répondit en fouriant & d'un ton goguenard: „ Si vous avez commencé des querelles fans „ moi, mon cher coufin, terminez-les auffi fans „ moi." Lorfque je fords, il me cria: „ Je payerai „ encore votre enterrement:" tant il étoit periuadé que je refterois fur le carreau. Défefpéré, je courus chez le baron Loprefli, qui me donna cinquanre ducats & une paire de piftolets; je me rendis avec cela gaiemeut au xendez-vous.  DE TRENCK. 153 J'y trouvai fix officiers de la garnifon, Comme j'avois peu de connoiffances a Vienne, je pris pour mon fecond un capitaine d'Invalides, normm. Pereira, ögé de quatre - vingts ans, Efpagnol de nation, que j'avois rencontré par hafard en courant au rendez- vous, & auquel j'avois conté le fujet de ma querelle. Le lieutenant K...11 commen9a; je le blelTai griévement au bras droit. Je priai les témoins de 1'obliger a feretirer, en lui enfant que j'étois fatisfait. Mais le lieutenant F. g s'avanca en jüranti je lui donnai un coup d'épée dans le bas-ventre. Alors le lieutenant M .f, fecond du premier, parut fe facher, & ditV„ je vous recevrois autrement, fi vous aviez affaire a moi." Auffitót mon brave oftogénaire, 'avec fon habit & fes bas bruns, fes fourcils a 1'Efpa. gnole, qui lui couvroient les yeux & la moitié du nez, la tête & les mains tremblantes, fauta au milieu de nous & cria d'une voix mena9ante: arrêtez 1 Trenck a donné des preuves fuffi tantes " de fa bravoure: celui qui 1'attaquera déformais, " aura affaire a moi," Tout le monde rit de "oir & d'entendre ce pauvre vieillard, dont la main pouvoit a peine foutenir fon épée. Je lui dis: mon ami, je fuis intaft & je puis me défendre " moi-même: fi je fuisbleffé, alors tu prendras " ma place : auffi longtemps que je pourrai manier " 1'épée, je me ferai un plaifir de fervir tous ces " Mefiisurs 1'un après 1'autre, du mieux qu'il me " ferapoffible." Je voulus me repofer un momcut; K5  IJ4 VIE DU BARON mais le préforoptneux M f, -m]te- de voir fon ami blefTé, m'attaqua avec fureur, & je lui portai auffi un coup dans le bas-ventre; & comme il vouloi: encore, en défefpéré, m'enferrer avec lui, je lui fis fauter fon épée, & le jectai d'un coup de poing par terre. Perfonne n'eut plus d'envie de fe battre. Mes trois adverfaires retournêrent faignans k la ville. Comme M.... f paroifloit blefle mortellement, & les Jéfuites & les Capucins m'ayant refuré un afyle, je me fauvai dans le couvent du Kalten. berg. J'écrivis auffitót au colonel Loprefli: il vint me voir. Je lui contai ce qui s'étoit pafle, & par fon entremife j'ofai librement reparoitre dans Vienne au bout de huit jours. Le lieutenant F...g avoit le fang vicié, ce qui rendit fa blesfure, qui d'elle.même n'étoit rien, affez dangeleufe. II me fit prier de l'aller voir, me fit des excnfes & me donna clairement a entendre que je devois me défier de mon coufin. - J'ai appris par la fuite que ce miférable lui avoit prornis une compagnie & mille ducats, s'il réuffiflbit a m'envoyer a 1'autre monde. Comme F...g étoit endetté, il s'étoit aflbcié le lieutenant K....n; & fi les acles de la procédure de Trenck nê m'a' votentpaspréfervé, le premier coup auroit rempli le vceu de mon coufin. Je ne pus me réfoudre k voir davantage ce meehaat & dangereux coufin, qui, fe croyane '  DE TRENCK. IJJ sur du gain de fon procés, que j'avois feul conduit, & n'ignorant pas que j'éiois inftruit de fes fecrets , vouloit, par reconnoilfance, me faire affaffiner, pour éviter de m'avoir obligation. L'avarice étoit, comme je 1'ai déja dit, fon vice dominant; il lui facrifioit tout. Quoiqu'il füc riche d'un demi million de florins, lorfqu'il eft mort, il ne dépenfoit que trente gros par jour. A peine fut-on dans Ia ville que je 1'avois quitté, que le général comte de Lowenwald, fon ennemi juré & le préfident de fon premier interrogatoire, chercha a s'entretenir avec moi: il me promit tout bien & proteétion, fi je voulois lui découvrir les reflbrts fecrets qu'on avoit employés dans Ia révifion de la procédure; en uu mot, il voulut me corrompre par une fomme de 4000 florins & m'engager dans le procés contre mon coufin. Je rejettai la propofition de ce juge inique, & dévoilai fon infame procédé. On verra 1'hiftoire de ce procés plus détaillée dans mon iroifième volume. Ce que j'en dis ne fera point fufpeét, on a déja vu que Trenck étoit pour moi un mortel ennemi. J'étois donc réfolu a quitter Vienne pour toujours: tous les amis de mon coufin 1'abandou. nèrent par méfiance & par crainte de fon ingratitude. S. A. R. le Prince Charles me follicita a une réconciliation; il me donna une lettre de recommandation pour le général Brown , qui commandoit l'armée devant Genes; mais j'étois  I5<5 VIE DU BAROK décidé d'aller chercher fortune aux Indes; je ne voulus contracter aucun engagement a Vienne, & j'en partis pour ia Hollande, en Aoüt 1748. On verra que mon malheureux fort m'y reconduifit par un hafard extraordinaire. J'étois fans doute marqué pour y fervir de viétime a la colère, a Finjuftice & a la perfécution. II étoit écrit que mon deftin s'accompliroit en Europe, & non en Afie. PalTant è Nuremberg, j'y trouvai Ie corps des iroupes RulTes qui alloient en Hollande pour donner la paix k 1'Allemagne. Le général Liewen, parent de ma mére, en étoit le commandant: Ie major Bufchkow, que j'avois connu a Vienne, lorfqu'il y étoit envoyé de Ruffie, me confeilla de lui faire une vifite,& il me préfenta lui-même a ce général. Celui-ci me reeut avec des témoignages d'affeétion, & dés ce moment il m'a fervi d'ami & de père; il me fit entrer au fervice de la Ruffie, en me nommant capitaine dans les dragons de ToboUki. Je reftai donc avec lui & je tra. vaillai dans fon cabinet; fa confiance & fon eflirne pour moi étoient fans bornes. La paix fe fit: nous repritnes Ia route de Ruffie, fans avoir tiré 1'épée, & nous établimes le quattier général a Profnitz en Moravie. La, il m'arriva une petite aventure, dont je peux feul rsconter les détails & qui m'a fervi de lecon pour toute la vie: je defire du profond de mon coeur que la fmcérité de mon récit fafle Ie même effet fur mon  DÉ TRENCK. 157 leétenr, furtout fur celui qui manque eucore d'expérience. Le général Liewen donna une fête ft 1'occafion de 1'anniverfaire du couronnemenc de 1'lmpérairice Elirabeth, & le médecin de l'armée tint une banque de Pharaon. J'avois en tout vingt-deux ducats: la curiofité, ou la compagnie, ou peut-être le defir de groffir mon petit tréfor, m'excitèrent ft jouer, cependant dans la ferme réfolution de ne hafarder que deux ducats; je les perdis: je vouIhs les regagner; en peu de tems ma bourfe fut vuide: je retournai ft mon logement fi honteux & fi chagrin, que je eouius ft mes piftolets.... je prie mes jeunes leéïeurs, encore fans eXpé. rience, de s'arrêter un moment en eet endroit & de mettre mon exemple ft profit. J'ai vu de mes yeux de jeunes gens, d'ailleurs vertueux & eftimables, tomber dans 1'abïme du malheur par la paffton du jeu; j'ai connu d'honnêtes gens qui font devenus, après avoir tout perdu, filoux, enfuite feélérats. J'ai connu des officiers de diftinftion qui ont commencé par perdre leur argent, enfuite celui des compagnies qu'on leur avoit confiées; ils ont été caffés & malheureux le refte de leur vie. Peut-étre en aurois je fait autant ft Profnïtz, fi. j'avois eu une caifie ft ma difpofition. Au jeu, comme en amour, il n'y a que le premier pas qui coüte: fi au commencement la chance tourne heureufement pour celui  Jj8 VIE DU BARON qui entre dans cette carrière, c'eft nis encore- il devient avide, léger & nonchalant; il fe fon'de fur fon bonheur, & fluit par être un efcroc ou un enfant perdu. Je prie donc inftaminent mes enfans, lorfqu'ils liront eet écrit & que je ne pourrai plus les diriger, de même que mes leéteurs, de fe fouvenir de ce trait, & d'éviter 1'écueil dont je ne me fuis fauvé que par hafard, ou peutêtre par un coup de la Providence, qui me réfervoit un autre róie a jouer fur le théétre du monde. Cependant 1'événement fut pour moi beaucoup moins tragique qu'il n'auroit pu 1'être: en déerochant mes piftolets,mes idéésprirentunautre tour; je réfléchis qu'ils avoient quelque valeur; le général Woyekow m'en avoit offert vingt ducats. Auffitót je réfolus de les vendre pour remp'acer ma perte. Mais comme ce jour. la toute la ville étoit en réjouiffimce, & qu'on droit dans tous les quartiers des armes afeu, mes idees changë rent encore une fois, & je me mis a tirer avec mes deux piftolets. Après quelques inftans de reflexion, je repris courage & demandai a mon domeftique combien il avoit d'argent ? U donna trois ducats, avec lefquels j'eus la foibleffi! de retourner au bal en joueur défefpéré: j'y jouai de nouveau, & la chance avoit tourné; re^a gnai mon argent & au-dela. Je le reffierrai dlns ™ b0Urfe' & ie continuai * jouer fur mon gai'n; bref, je fims par débanquer le dcéteur. 11 fi£ nue  DE TRENCK, 15/9 nouvelle banque, dont je gagnai auffi Ia majeure partie; en forte que je m'en retournai avec un bénéfice d'environ 600 ducats. Celui qui a éprouvé pareil événement, peut feul avoir une idéé de ma joie dans cette cireonflance: cependant elle ne produifit pas fur moi fon elTet ordinaire; car, dés ce moment, après müre réflexion, je fis ferment de ne plus jouer de ma vie aux jeux de hafardi ferment que j'ai toujours religieufement obrervé. Reprenons le fil de 1'hiftoire. Le général Liexven, mon protecteur, m'envoya, par laViftule, avec 240 convalefcens, a Dantzick, d'oü nous partimes fur des batimens Rufles pour Riga. Je lui demandai cette faveur, paree que je defirois de voir ma mère, mes frères & fceurs en Prufle. Arrivé a Elbing, je remis mon commandement au lieutenant de Platen & j'allai a cheval, accompagné de mon domeilique, dans 1'évêché d'Ermland. oü j'avois fixé 1'entrevue dans ua village voifin. Les recruteurs Pruffiens avoient depuis peu enlevé le fils d'un payfan de ce village; tout y étoit en rumeur: j'étois en uniforme bleu de dragons Rulles, avec des culottes de peau: on me prit pour un Pruffien. J'allai me potter devant la porte d'une maifon oü ces pnyfans danfoient; auffitót quelques-uns d'entr'eux in affaillirent avec toutes fortes d'inftrumens meurtriers. Un ehafleur qui pafibit par hafard & 1'aubergifte vinrent  JJ2 V I E DU BARON a mon fecours. Mon domeilique, qui étoit dans la chambre, fa cacha dans un four, tenant fes piftolets au poing. Je tenois deux payfans par Ia tête, que je leur cognois fur le pavé prés de ia porte; le chafleur & 1'aubergifte m'aidèrent enfin a éclaircir la bagarre; j'attrapai une buche, & nous reftames maitres du champ de bataille, non fans avoir recu quelques meurtriflures. Mon laquais fortit de fon retrancheraent, nous primes nos chevaux & partlmes. Je me fis panfer au premier village; j'avois la tête & les yeux enflés: dans eet éiat je fus obligé de faire deux milles pour arriver dans la petite ville de Refiel; j'y trouvai un habile chirurglen, qui, dans huit jours, me mit en état d'ailer a Dantzick. Dans eet intervalle, mon frère vint me voir a Refiel; mais ma bonne & tendre mère avoit eu le malheur de faire , en veuant me rejoindre, une chüte dans un village a peu de diftance de fon bien; elle fe démit le bras & s'en retourna avec ma fceur; je ne 1'ai jamais revue. Mon malheureux fort me traverfoit dans toutes mes entreprifes; & en cette feule année 1749 il m'arriva tant d'accidens, tant de changemens de fortune, qu'ils fourniroient fuflifamment de matière a un romancier, pour faire un livre trésvolumineux. Je rejoignis mon tranfport de convalefcens k Dantzick, oü il m'arriva un événement des plus remar-  DE TRENCK. IfJÏ tamarquables de ma vie, & qui me réjouic encore toutes les fois que j'y penfe. ■ J'y fis la connoiffance d'un officier Pruffien, natif de PrufTe, que je ne nommerai point, par égard pour fa familie: il me rendoit vifite tous les jours, & nous aliions promener a cheval dans les fauxbourgs. Quelle fut ma furprife, lorfqu'un jour morl domeftique qui s'étoit auffi lié d'amitié avec le fien, me dit tout ému: „ Monfieur, ne donnez „ pas dans le piège qu'on vous tend; le lieute,, nant N.... veut vous attirer hors la ville pour „ vous arrêter & vous livrer aux Pruffiens." Je lui demandai de qui il tenoit cette nouvelle? II répondit que c'étoit du domeftique de 1'officier, qui m'avoit pris en affeétion & qui vouloit me fauver. Au moyen de quelques ducats, je parvins a pénétrer encore plus avant dans ce complot: j'appris que Reimer, le réfident de PrufTe, en étoit 1'inftigateur, & que le lieutenant s'entendoit avec lui pour me jouer ce tour perfide, a moi, fon ami & fon bienfaiteur. Ce complot étoit d'une exécution fi facile, la trame en étoit fi fitnple, que je ne puis attribuer a 1'aveugle hafard 1'heureux incident qui me fauva. Le lieutenant devoit m'attirer, a jour & heure nommés, dans le fauxbourg nommé Langfuhr, oü fe trouvoit un cabaret qui étoit fous la dominstion & jurifdiction de PrufTe. La, huit bffsoffieieis recruteurs devoient m'attendre dans ra Terne I. L  152 VIE DU ISAROW cour; & auffitót que j'entrerois dans la maifon, fauter fur moi, me jetter dans un charriot, & me traufporter it Lauenbourg en Poméranie; deux bas - officiers devoient efcorter la voiture, a che. val, jufqu'aux frontières, & les autres me garder dans la voiture, & m'empêcher de crier au fecours, tant que nous ferions fur le territoire de Dantzick. J'apprïs encore de mon fidéle domeftique tous les autres arrangemens qu'on avoit pris; que mes adverfaires m'attendroient derrière la porte du cabaret, fans fufil ni piftolets, armés feulement de leurs fabres, pour pouvoir me faifir a brafiecorps, & me mettre hors d'état de me défendre. Les deux bas-officiers & cheval devoient s'aflurer de mon domeftique, en cas qu'il voulüt s'enfuirau galop & donner 1'alarme. Avec ces inftruaions, il m'étoit facile de dérouter cette entreprife; il fuffifoit de ne point accepter la promenade, lorsqu'on me la propoferoit; mais mon amour-propre fut piqué; il m'excitoita tirer une vengeance éclatante des traitres mémes: ce que je fis en effet. Vers midi arriva M. le lieutenant N....; il dina avec moi, comme il avoit coutume de faire: jl étoit pourtant un peu plus rêveur qu'è 1'ordi. naire: il me quitta fur les quatre heures, après que je lui eus promis d'aller avec lui le lendemain matin me promener it cheval a Langfuhr. Ma réponfe affirmative lui donna de la joie; j'éttidiai  0 E TRENCK. ïfjgf attentivement tous fes traits, & j'eus bientót pro»' noncé fur le fort de ce traltre. A peine füt-il forti, que fallai trouver M. Scheerer, le réfident dê Ruffie, qui étoit un honnête - homme, Suifle de nation: je lui rendis compte de ce qui fe tramoit contre moi, & le priai de m'autorifer a prendre fix hommes de mon' détachement pour ma défenfe perfonnelle; je lui fis part en même tems de mon projet. II vouluê m'en détourner; mais voyant que je l'avois fort a coeur, il me dit: „ fais ce que tu voudras, „ mais je ne veux rien favoir de tout cela, pour „ n'en être point refponfable." Je cours a mes foldats; j'en choifis fix. Je les conduifis armés dans la nuit, vis-a-vis du cabaret Pruffien, & les cachai dans les bleds, avec ordre de voler a mon fecours au premier coup' de feu qu'ils entendroient, de faire prifonniers tous les Pruffiens qu'ils pourroient attraper, de ne faire feu que dans le cas d'une réfiftauce dan. gereufe. Cependant je pris d'ailleurs toutes mes précairtlons, afin de n'être pas furpris par de faux avis„' J'appris a quatre heures du matiii, par le moyen des émiffaires que j'avois apoftés, que le réfident Reimer étoit déja forti avec des Chevaux de potte. J'avois chargé mes piftolets moi-même & ceux de mon domeftique: j'en avois mis une autre paire dans mes poches & préparé mors' L 2  164 VIE DU BARON fabre turc: ayant promis au domeftique du lieutenant de le prendre a mon fervice, je pouvois compter fur fa fidélité. A iix heures du matin, M. Ie lieutenant entra dans ma chambre, avec un air gai; m'aiTura que nous aurions beau temps, & que je ferois fort content de la belle hótelfe de Langfuhr. Je fus prét fur le champ; nous montames a cheval, & nous fortiaies hors la ville, chacun fuivi de fon domeftique. Nous étions encore environ a trois cents pas du cabaret, oü 1'on m'attendoit, lorfque mon digne ami me propofa de mettre pied a terre, pour profiter de la promenade & de faire mener nos chevaux par nos domeftiques. —< Je descendis de cheval, & je m'appereus que déja les yeux de ce perfide étincelloient de joie. Nous achevames ainfi la route. M. le réfident Reimer étoit a la fenêtre du cabaret. II me cria: „ bon jour , Monfieur le Capitaine. Entrez, „ entrez ici; juftement le déjeüner eft prêt." Je lui ris au nez, en lui répondant d'un ton licaneur que je n'avois pas le temps, & je continuai mon chemin. Mais mon conducteur, pour m'obliger a entrer, me faifoit une forte de vio» lence & m'entraïnoit par le bras. — Alors la patience m'échappa; je lui allongeai un foufflet, qui le fit prefque tomber a la renverfe & je courus a mes chevaux. Auffitót les Pruffiens fortirent de leur embufcade  DE TRENCK. IOJ & coururen: fur rnoi en criant. Je tirai fur Ie premier qui m'approcha: alors mes Rufles paru. rent avec leurs fufils armés & criant: „ flujjfluy, „ jcbhnnamat" On peut aifément fe figurer la furprife & la terreur des Pruffiens: tous prirent la fuit». Je m'alfurai d'abord de mon perfide ami; enfuite j'entrai dans la maifon pour me faiiir aufïï du réfidenr, mais il s'étoit fauvé par uneporte de derrière, & n'avoit laiffié que fa perruque blanche; mes Ruffes de leur cóté firent quatre prifonniers. Je fis garder Ia chauflee par mon monde, & ordonnai qu'on diffribuat a chacun d'eux cinquante coups de baton. Un porte-drapeau, nommé Callèbourg, fe fit connoftre & me demanda grace, en difant qu'il avoit étudié avec mon fiére & qu'il avoit été forcé d'obéir a fes fupérieurs. Je recus fes excufes & le laiffai aller. Alors je mis l'épée a Ia main, & dis au lieutenant de défendre fa vie; mais mon homme étoit fi troublé, qu'après avoir tiré l'épée pour la forme, il ne put que me demander pardon, en rejettant toute la faute fur le réfident. II lui fut impoffible de fe défendre; je le défarmai deux fois: voyant que je n'en pouvois tirer aucune raifon, je finis par prendre la canne du caporal Rufle, & 1'en batonnai auffi longtemps que mes forces me le permirent, fans qu'il fongeat a faire Ia moindre réfiftance. Les traitres font toujours pufillaiiimes, lorfqu'ils voient éc'nouer leurs projets. Après 1'avoir bien battu, je le laiffai fur fes genoux, & L 3  }&6 VIE DU BARON je lui dis: „ coquin! vas raconter a tes camap rades, comment Trenck corrige les voleurs de as grand chemin." Le peuple s'étoit alTemblé autour de nous: je ieur racontaj en peu de mots toute 1'aventure, en ajoutant que 1'attaque avoit commencé fur le territoire de Dantzick: les pauvres Pruffiens manquêrent d'être lapidés par la populace. Je rentrai glorieux de mon exploit dans la ville; nous y /jrrivames fur des bateaux qui nous atteudoient; & trois ou quatre jours après je fis voile pour Riga, avec tout mon detachement, 11 eft étonnant que cette aventure remarquable ait été paffee fous fifence, tant par les habitans de Dantzick, que par les Pruffiens: aucune gazette n'en fit mention: perfonne ne demanda fatisfaaion; il eft probable qu'on a été honteux d'avoir commis une aaion fi bafTe,, & encore plus de voir qu'elle avoit échoué. J'ai appris par la fuite que le grand Frédéric avoit été terriblement jrrité contre moi a cette occafion, fans doute par de faux rapports que lui fit fon réfident Reimer; & la fuite a fait connoftre que fon reflentiment devoit me pourfuivre dans tous les coins de Ia terre. Trois aps après cette aventure je rombai par une infigne trahifcn, en fa puiflance, dans' la méme ville, & il me fit expirer en martyr le ctime d'avoir ofé me défendre vaillamment & généreufcmem>  DE TRENCK. 1^7 M. de Goltz, envoyé de Prune, porta des plaintes au chancelier B...., a 1'occafion de cette efcarmouche; mais il n'obtint aucune fatisfaftiou» paree qu'on avoit applaudi en Ruffie k mon procédé, qu'on y regarda comme la noble défenfe d'un capitaine Rulle contre des bandits. Au refie, quelques lecteurs me blameront peut-être en lifant ce fait, paree qu'il m'étoic facile d'évicer Ie piège du lieutenant N fans bruit & de le forcer l'épée ii la main a me donner fadsfaétion; mais toute la vie j'ai mieux aimé afftonter le danger que de m'y fouftraire. Je pris avec moi le domeftique du perfide lieutenant; c'étoit un brave homme. En 1755, je lui fis faire un mariage avantageux a Vienne. Après ma détention de dix ans k la citadelle de Magdebourg, je le trouvai dans la misère; je le repris k mon fervice, il y eft mort k Zwetbach en ^ Avant de mettre le pied dans le navire, je jnangcai fort,pour éviter le mal demer, & voguai pour Riga; mais k peine eümes.nous dépaffé la rade de Dantzick, que le tems devint orageux; les vagues s'enflèrent; j'aidai aux matelots a manceuvrer p.mdant lamoitiéde la nuit: je mefentis mabde & me jettai dans mon hamac. Comme ie commer-cofe k m'affoupir, le patron m'éveilla pour me donner I'agréable nouvelle que nous 5£» entrer dans le port de Pillau. Quel fut m0n faififfemestl Je courus fur le pont; je vis Ia L 4  ?68 VIE DU BARON fortereOe devant moi & iet fentinelles qui étoient déja a portée. Point de milieu; il falloit tenir h mer pendant un orage terrible, ou tomber dans les mams des Pruffiens, puifquej'étoisperfonnellement connu de toute la garnifon de Piilati. Je confeillai au patron de gagner la haute mer & de ne pas entrer dans le port; ce qu'il refufa conftamment. Alors je pris fur le champ ma relolution. Je cours a ia chambre du patron, j'y pris mes piflolets, je m'approchai du gouvernail, & for9ai le timonier, fous peine de mort, a tenir Ja haute mer. Mes Rufles murmuroient; perfonne ne vouloit courir le danger de 1'orage; cependant aucun n'ofa m'attaquer: mes piftolets en impoférent, & mes deux domeffiques me fecondérent fidêlement en cette occafion. A peine eümes-nous Iutté une demi-heure contre le gros tems, que 1'orage fe calma; & je jour fuivant nous abordames heureufement au port de Riga. Cependant le patron ne me pardonna point ce badinage; il porta plainte contre moi au vieux & refpeflable maréchal de Lafcy, alors gouverneur de Riga. II fallut comparoitre; je m'excufai en avouant la pure vérité. Le gouverneur me répondit que, par mon imprudente témérité j'aurois pu faire périr iob Ruifes. — Je répliquai en fouriant : „ votre Exceiience, je les ai tous rendus ici a bon portj il étoit plus fage de me  DE TRENCK. I69 s, confier a la divine providence, que de m'expo,, fer a tomber au pouvoir de mes ennemis: je „ fongeois en ce moment a ma confervation , perfonnelle. Je favois d'ailleurs que tous „ ceux qui fe trouvoient fur le vaifleau étoient „ autant de braves foldats, qui ne redoutoient pas plus la mort que moi." Ma réponfe parut lui plaire: je fus abfous, & le noble vieillard me donna même une lettre de recommendation pour le chancelier de Moskou. Le général Liewen fe trouvoit ft cette époque de retour en Ruffie avec fon armée; il étoit même a Riga; je lui rendis mes devoirs; il me recut avec bonté, me mena avec lui a fa terre d'Aunabourg, a quatre lieues de Riga, oü je reftai quelques jours avec lui; il me fournit des idéés, & me donna tous les renfeignemens nécesfaires pour accélérer ma fortune a Moskou, of» la cour étoit alors. 11 me confeilla furtout de tacher d'obtenir une compagnie dans le régiment des cuiraffiers: les capitaines de ce corps avoient alors rang de major a f armée; il m'invita h ne point refter dans le régiment des dragons Sibériens de Tobolski, quoiqu'il m'y ent placé en a'.tendant. Dieu daigne récompenfer amplement ce digne officier, dont Ie nom & la mémoire me feront étemellement thersl qu'il repofe en paix parmi les efprits des hommes les plus refpeétf L 5  J70 VIE DU BARON bles , & parmi ceux de mes dignes bienfab teurs! A mon arrivée a Moskou, je fus trés.bien recu du chancelier Comte de B... auquel je lemis mes lettres de recommandation. Oettinger, lieutenant. colonel du génie, dont j'avois fait ia connoiflance en route, étoit 1'ami de la maifon; il fit ce qui dépendit de lui pour moi, & je remarquai qu'on m'y diftinguoit, & même que M. le Chandelier m'hoHoroit de fa bienveillance. Quelques jours après mon arrivée a Moskou, je rencontrai le comte Hamilton, qui, tandis qu'il étoit meïtre- de-camp dans le régiment de Bernes, avoit été mon ami 4 Vienne. Son géné> ral, alors envoyé impérial a la cour de Ruffie, y étoit trés-confidéré. Le même comte de Bernes étoit envoyé Impérial k la cour de Berlin en 1743, rems auquel j'étois en grande faveur auprès de Frédéric; il m'avoit perfonnellement connu a la cour. Hamilton me préfenta a ce généreux & clair-voyant proteéteur de 1'humanité: après quelques enrretiens, il me prit fi fort en arTeétion, qu'il voulut me perfuader de quitter Ie fervice de Ruflie, pour me donner une compagnie dans fon régiment; il m'auroit donné toutes les recommandations nécelTaires pour Vienne; mais Ie fort de mon coufin m'en détourna, & j'aurois pafié aux grandes Indes, plutot que de retouruer en Autriche.  DE TRENCK. 17* L'envoyé me retint a diner; & fon ami intiine, ïord Hindford, ambafladeur d'Angleterre, s'y crouva. Quel bonbeur pour moi! ce grand négociateur m'avoit tres particulièrement connu a Berlin, & i! étoit même préfent lorfque le Roi m'faonora de cette expreffion : „ c'eft un matador de ma „ jeunefe Prufienne." II favoit Jt quoi j'étois p'ropre & de quoi j'étois capable; & felon qu'il connoilfoit les hommes, il favoit auiïi les rechercher & les eftimer; il fe montra tout a la fois. mon ami, mon proteéteur & mon confeil.' II me prit auffitót en particulier, & me dit: „ Que „ faites-vous dans ce pays, Trenck?" — Je répondis que je cherchois honneur & fubfiftance, puifque j'avois perdu 1'un & 1'autre dans ma patrie, fans y commettre le plus léger crime. „ Avez-vous de 1'argent? — Non." Tout mon avoir actuel confifte en trente ducats. Alors, me dit-il, fuivez mon confeil; vous , avez toutes les qualités néccffaires pour faire „ une brillante fortune eu Ruffie; mais on y méprife la pauvreté, & 1'ou n'y confidère que 1'éclat extérieur: le mérite, les talens, la capa. " cité, fans 1'opulence, y font comptés pour "'rien. H faut donc paroitre riche: je vous " préfenterai, ainfi que Bernes, dans les granT " des fociétés de la ville, & je vous avaucerai ' tout ce qui vous fera nécefiaire. II faut avoir " une riche livrée, des chevaux de main, de?  172 VIÏ DU BARON „ diamans aux doigts, jouer gros jeu dans les „ alTemblées, être hardi avec le beau fexe, & faire valoir tous les dons que vous avez recus „ de la nature. — Voilé, pour un étranger, le „ moyen d'obtenir ici tout ce qu'il defire. Ja „ me charge du refte." La converfation & 1'inftruftion fut longue. M. Bernes nous rejoignit: en un mot, ils convinrent enfemble de contribuer de tout leur pouvoir a mon avancement. Peu de jeunes gens qui cherchent a faire fortuue en pays étranger, peuvent fe flatter de rencontrer une circonftance aufli favorable. Tout fe réuniflbit d'une manière prefque miraculeufe pour me dédommager des revers que j'avois efluyés & pour m'élever de nouveau a la hauteur d'oü j'étois tombé. Deux hommes que j'avois connus a Berlin, revêtus Pun & l'autre de la dignité d'ambafladeurs a cette cour, dans le tems que j'étois un des favoris particuliers de Frédéric & que mes connoiflances prématurées attiroient déja 1'attention des miniftres étrangers, ces nobles Sei gneurs tous les deux réunis par 1'amitié, jouis.' foient de la pius haute confidération a la cour oü leur jugement décidoit du mérite des perfonnes; outre cela leurs cours étoient alliées avec celle d Ruffie, & M ie comte de B , chancelïer de lemptre de Ruffie, avoit la plus grande confiance en eux! Ces deux hommes, dis-je, fe trouvoient a point nommé * Moskou, & tous  de trenck. I7S deux fe déclaroienc a 1'envi mes protefteurs!... Le lefteur fe figurera aifément quelle dut être ma joie. Je fus douc préfenté dans toutes les maifons, non comme un étranger qui mendie du fervice, ni fous la qualité de capitaine de dragons de Tobolslci, mais comme 1'héritier préfomptif dei millions du riche Trenck de Hongrie, comme le jadis favori du Roi de PrufTe , & de plus, comme un favant de la première clafle. Je compofai un poëme ft 1'occafion de 1'anniverfaire du couronnement de 1'Impératrice Elifabeth. Lord Hindford fut le faire valoir: conjointement avec le chancelier, il me préfejita a la Souveraine, qui m'alTura de fa bienveillance, me recommanda elle-même a fon chancelier, & me fit préfent d'une épée de la valeur de iooo roubles; ce qui me donna beaucoup de confidération dans toutes les maifons qui étoient du parti du chancelier B A cette époque, il étoit encore d'ufage que lorfqu'un envoyé étranger vouloit donner un bal ou un repas; il falloit qu'il s'adreiïat au chancelier B..., pour qu'il fit lui-même la lïfte des conviés. Tout fe décidoit par les faftions de familie, & ou b étoit, aucun ami de Woronzof n'ofoit parokre. J'étois 1'ami des maifons des envoyés d'Autriche & d'Angleterre ; par conféquent j'étois eftimé & recherché dans toutes les fociétés. Je devins bientót le protégé de la chan-  J74 VIEDÜ BAROK celière, comme je le dirai dans Ia fuite: alors il ne me manqua rien pour obtenir tout ce que je defirois. Comme je connoilTois alTez bien le deffin,, que j'avois un libre accès chez le chancelier, & même a fon cabinet, j'y travaillois avec le colonel Oettinger, qui étoit le premier architeété en Ruffie. Je deffinai Ie plan d'un nouvel hótel, que M. de B.... vouloit faire batif a Moskou, & obtins par-la plus de confiance encore de la part du Chancelier. Lord Hindford me fervoit de père; il étoit mon fidéle mentor; chaque jour je lui rendois un compte exaét de mes aétions, & même il vou. loit bien fe donner la peine de m'inftruire dans la fcience de la politique. II avoit, fans doute, reconnu en moi des difpofitions pour cette fcience fublime, dans laquelle il étoit confommé. C'efl: ü lui feul que je dois mes notions en ce genre. 11 Connoiflbit a fond la politique de toutes les cours d'Europe, la foiblefle & la force des fouverafns, & les motifs de leurs diverfes manières de gouVerner: il me fit furtout connoltre la Ruffie, & ïcême les projets de Pierre le Grand pour 1'aveni'r. Ce fut lui qui conclut la paix de Siléfie en 174.2: il étoit Parai intime de Frédéric, & il connoisfoit parfaitement fon coeur & les fources de fa grandeur: fon efprit étoit pénétraht, fon ame élevée & pleine d'une magnaniihité angloife, fans préfomption nationale; fes connoifiances pröfondes"  JD E t R Ê N C K. *75 en politique lui donnoient, pour ainfi dire, la faculté de lire dans 1'avenir, au point, qu'après avoir été fon écolier pendant quelques années, j'aurois pü moi-même prédire prefque toutes les prinripales révolutions des états d'Europe, & lorrqu'un miniftre étoit déplacé, nommer foa fuccelfeur d'avance. Mais ce grand homme ne fe borna pas a former mon efprit; il travailla auflï fur mon cceur. II m'a fouvent prédit que mon caraétère impétueux, ma haine trop forte pour le crime & pour la rampante foumifflon, me feroient un jour pernicieufes; il me prédit encore que la réfolution fixe de 1'irréconciliable roi Frédéric me pourfuivroit partout; que fon influence fecrète dans la plupart des cours & des divers états de 1'Europe, me menacoit encore de différens orages fufcités par fou refientiment: il compatiffoit d'avance h mon futur malheur; il m'alTuroit que ce fouverain, qui connoilfoit mes talens, mais non pas mon cceur, m'empêcheroit partout de faire ma fortune, de crainte que je ne me trouvaffe quelque jour & portée de lui nuire. Le comte Bernes étoit un philofophe doué d'une pénétration Piémontoife, plus réfervé, inais homme de bien, autant que Lord Hindford; il m'aimoit auffi beaucoup, & les momens que je paflbis en leur compagnie, n'étoient point perdus pour moi. Ma vivacité, mon amour poür les fciences & mes connoiilances acquifes' par théorie, leur plaifoient extrêinement.  176" VIE DU BARON Notre converfation étoit inépnifable; j'apprig h. appliquer ces connoiflances a Ia pratique, & j'en acquis véritablement a Moskou de plus réelles que je n'avois fait a Berlin, a 1'éeole de Voltaire, Mauperiuis, Jordan & Ia Mettrie.' A peine étois-je a Moskou, qu'il m'arriva un événement que je vais raconter ici, paree que je fuis Ie feul afteur de cette fcène, qui foit encore vivant. Les intrigues d'amour appartiennent proprement aux romans. Je paflèrai fous filence tout ce qui fera en ce genre étranger k mon fujet, paree que ce livre efl: deltiné a faire réfléebir mes leéteurs, & non a les amufer. Cependant per. fonne ne me foupconnera d'avoir jamais été ennemi des femmes: fi jamais je les avois pu haïr, je me ferois cru indigne de vivre. Tout mon bonheur & toutes mes infortunes ont presque émané uniquement de 1'amour. Je ne fus jamais trompeur ni inconftant; jamais capable de féduire 1'innocence. J'ai toujours haï ies brutales & lafcives extravagances, même dans Ie feu de ma jeunefle, oü j'étois recherché, oü j'ai auflï recherché quelques belles. Et dans tous les pays que j'ai parcourus, j'y ai jdui du doux plaifir de 1'amour & de 1'ammé réunis; car je favois également infpirer & entretenir 1'un & fautre fentiment. Perfonne ne me vit jamais en mauvaife compagnie, ni dans des maifons affichées, tant que j'ai été a Londres, k Paris a Rome, a Veuife & a Berlin, Les  DE T R E E C K. 177 Les conquêtes les plus difficites étoient celles qui me tentoient Ie plus; mais j'ai furtout choili .pour ma fociété les plus diflinguées & les plus iaimables. Les femmes de la première volée, me regardoient comme un enfant fans conféquence, & elles me fauvoient du Iibertinage par le point d'honneur; elles formoient ainfi mes mceurs. Dans 1'adverfité, les femmes m'ont été d'une plus grande relfource que les hommes; enfin, c'eft au beaa fexe que je fuis redevable de tous les courts momens de bonheur dont j'ai joui dans ma vie. Je recommande ft mes enfans le commerce des fem» mes, pour épurer leurs goóts & même pour les diriger dans les affaires les plus importantes. Les belles femmes réjouiflent encore préfentement mon ame, qui lutte contre la vieillelTe & les infirmités; & quand je ferai prêt ft defcendre dans la tombe, mes yeux mourans fe fixeront encore plus volontiers fur un joli vifage, que fur celui d'un père eapucin. C'eft aflez parler de mes inclinations, dont les traits fe retrouveront dans prefque toutes les fcènes de ma vie. Je vais donc conter 1'hiftoire de mon bonheur en Ruffie, puifque ce récit devient néceflaire ft l'éclaircifiement & ft la liaifon de mes aventures. Je me trouvai ft table chez Lord Hindford, ft cóté de la plus aimable perfonne du pays, née d'une des premières families, & agée de dix fept ans: elle étoit deftinée ft époufer un miniflre Tomé I. M  I78 YIE DU BARON d'état, agé de foixante ans, & du poids au moins de trois eens üvres. Ses yeux me découvrirent qu'elle m'auroit préféré a fon futur. J'eus la hardiefie de lui dire que je plaignois fon fort. Elle me répondit, a mon grand étonnement: „ODieu! „ feriez-vous homme a me fauver de ce „ malheur? A ce prix, il n'y a rien que vous ne „ foyez en droit d'exiger de moi." Qu'on fe figure la fenfation que dut faire un pareil aveu dans le cceur d'un homme de vingt. quatre ans. — La fauver, c'étoit un acte d'humauité; une princelTe du premier rang!... Mais les fianeailles étoient faites a la cour; & la fuite, ou I'enlèvement, en un mot les plus grands dangers pouvoient feuls remplir fes vues, en m'en rendant le maltre. L'endroit n'étoit pas aflez favorable pour tme converfation de cette nature. Mais nos ames étoient déja d'intelligence; je lui demandai un 'rendez-vous pour une plus libre explication; elle le fixa au lendemain , au jardin de Troitzy. Quelle agitation pendant cette longue nuit! La charmante fille prit fi bien fes raefures, qu'avec Faide de fa femme-de chambre, qui étoit une Géorgienne, nous pafsames enfemble trois heures tête a tête. Avec quelle vfteiïe elles s'écoulèrent! Combien de milliers d'heures de trifteffe, paflëe-s a la citadelle de Magdebourg, ont été adoucies par Ie feul fouvenir de ces trois heures de féheité! Une ïeune fille, les yeux en larmes, dans Ia fleur de  DE TRENCK. 1? 9 h fanté, entrainée par l'impulfion irréfiftible d'un amour naiflant, pleine de confiance en moi & de haine pour celui qu'on lui deftinoit, fe précipitant. dans mes bras, fous la feule condition que je daignerois la fauver!... Je tire le rideau fur cette fcène, que ma plume ne peut retracer. Touc fut conclu, & notre lien éternel fut f >rmé. Depuis ce jour, j'obtins la permilïïon d'aller palfer des nuits entiêres avec elle, grace aux foins vigilans de la fidelle Géorgienne & grace a la petite porte du jardin. La céiébration de fon mariage étoit fixée au premier Aoüt prochain; mais le départ de la cour, de Moskou pour Pétersbourg, ne devoit avoir lieu qu'au printems fuivant. II étoit impoffi. ble de fe fauver de Moskou, 4 caufe de la longueur du chemin qu'il auroit rallu fairé fur les terres de Ruffie. La raifon & la néceffité nous forcèrent 4 prendre patience ; nous réfolümes feulement de partir de Pétersbourg, dés que nous le pourrions, & de nous réfugier pour toujours dans quelque coin de la terre, oü nous fuffions ignorés du monde entier. Avec toute notre politique, il nous fut imposfible d'éviter ce fatal premier jour d'Aofit. Le mariage fe fit avec une magnificence extraordinaire ; mais je n'en reftai pas moins le véritable époux: car, d'un cóté, le marié étoit d'une fi énorme corpulence, qu'il ne pouvoit coucher que fur une bergère; & de 1'autre, mon arme fut iï ' M 2  1gO VIE DU BAROK bien s'arranger, que j'eus autant de facilité & Palier voir, que j'en avois, lorfqu'elle demeuroit encore chez fa mère ; exeepté qu'au Iieu de paffer par la porte, je montois alors par la fenêtre. Environ trois mois s'écoulèrent ainfi, fans trouble & fans inquiétude, a faire des préparatifs pour notre fuite prochaine. Elle me fit fuccefïvement dépofitaire de tous fes bijoux, de quelques milliers de roubles qu'elle poffédoit avant fon mariage, & des préfens de noces recus de fon cher époux; nous n'afpirions qu'après le voyage de Pétersbourg, pour exécuter nos projets, qui auroient infailliblement eu lieu, fi ma malheureufe deftinée ne m'avoit de nouveau fait relTentir le coup le plus mortel. Mon amie avoit un jour fait une partie d'hombre avec moi chez Ia chancelière. Elle s'étoit plaint d'un mal de tête, 8c m'avoit donné rendez • vous au jardin de Troitzy pour le jourfuivant: en montant en carroffe, elle m'avoit ferré la main un peu plus fort encore que de coutume; & depuis eet inftant je ne 1'ai point revue. La même nuit, elle tomba en délire &■ mou. rut fix jours après, au moment que la petite-vérole commencoit a fe manifefter. Pendant fa maladie, elle dévoila toute notre intrigue, ea m'appellant fans cefie a fon fecours pour la délivrer de fon mari. Enfin, la plus belle & Ia plus aiiaable créature du monde mourut ainfi k Ia fleur  DE TRENCK. l8l de fon age, & je perdis tout ce qu'il eft poflïble de perdre. Lord Hindford étoit feul dans le fecret: je lui avois tout confié; & eet aimable vieillard, loia de me blamer, m'affermilfoit dans mes defleins, en me difant que, pour une auflï charmante prin. celfe, lui, Lord Hindford, feroit peut-être ce que j'avois réfolu de faire. Cet accident le toucha prerqu'auffi vivement que moi-même; & fans fes repréfentations je me ferois peut • être brülé la cervelle fur la tombe de***. Sa mort fit pour moi du monde entier un défert. II n'eft point d'exemple plus frappant de la bizarre viciffitude de ma fortune, toujours m'élevant au fommet de laplus brillanteefpérance, pour rendre ma chüte plus terrible. Mais il étoit fans doute néceflaire que je fufle préparé par tous ces eflais, pour pouvoir fupporter avec fermeté les grandes fouQtances auxquelles j'étois deftiné; sutrement je n'tiurois pu foutenir en Socrate me» dix années de tortures a la prifon de Magdebourg. Ame célefle de ma tendre amie, repofe en paix! Le Créateur auroit dü accorder une éternette jeuneffe & 1'immortalité a de fi belles formes, 4 de fi nobles fentimens. Recois le tribut de vceux & de foupirs que je te confacre encore a ma foixantième année, pour les heureux momens que tu m'as procurés! Par refpeét pour ta mémoire, fi ton notn fort encore quelquefois de ma M i  182 VIE DU BARON bouche, je veillerai k ce qu'il ne vienne jamais au bout de ma plunje. Quoique notre intelligence ne füt pas abfolu. ment ignorée a Mo.2 VIE DU BARON «n homme, dont M. Ie chancelier füt fór- u premier fecrétaire eut ordre d'accompagner Lord Hmdford: il, allèrent enfemb.e, accomnagnés f M". de Funck & deSchwardt, envoyé de Hollande S M'/e °fZ- En eDtrant dans ,a «^'"bre! *unck redemanda Ie plan de Kronftadt: il 1'apPorta, & Funck le rendit a Lord Hindford. Enfuite Ie fecrétaire & Hindford le fommérent de leur montrer le plan qu'il avoit acheté de ttmTa • , fUt extr'; il épioit mes regards; mes parofes & mes aftions. Sa femme le remarquoit, auffi-bien que moi; il étoit tems de former d'autres projets. Je commencois en effet a jouer un róle trop dangereux. Alors une nouvelle fcène vint fe mêler è ma comédie & la rendit tragique. Mon coufin, le commandant des pandoures -ourutaBrinn ,e 4 Odobre ^p/comTe M toit aux arrêts au Spielberg/I „ K£ ft« fon hemier univc-rfel, a condition que tiZSS?- P01'm d'aütre PUiffanCe ^ «■ Le comte de Bernes recut la nouvelle le i Mars ,750. Je ne voulois point entendre pariet de V.enne; Pexemple de mon coufin me {£ fr,mu; perfonne ne connoiflbit mieux que moi la fonrce de fon procés, puifque j'avois éié témón du commencement de fon malheur; mais Ie comte de Bernes me repréfenta: que les biens de mon "onateur valoient au.deü d'ua million, que ï  pE TRENCK. 197 Souveraine, tant a fa recommandation, qu'a celle de fes amis, ne manqueroit pas de me faire rendre iuftice- que je n'avois perfonneUement aucun ennemi'a Vienne; qu'il étoit infiniment plus avantageux de poiTéder un million en Efclavonie, que d'avoir les plus brillantes efpérances en Ruffie, oü je venois d'éprouver tant de viciffitudes de la fortune & oü je connoilTois les effets des cabales. Bref, il me dépeignit la Ruffie comme un pays dang'ereux, & Vienne, au contraire, comme un port préferitement sür pour moi. il me promit fa puilfante affiflance, puifqu'auffi bien le terme de fon ambaffi.de en Ruffie étoit fixé k la fin de cette année même; il ajouta que, iorfque je ferois riche, je pourrois me retirer en Ruffie, en Egypte, ou en Suifie; & de plus, que le Roi de PrulTe pourroit moins me perfécuter en Autriche que partout ailleurs; que, dans les autres pays, U auroit occafion de me tendre des pièges, comms je venois d'en faire 1'expérience. „ Que feroit ce, , fi' la chancelière ne vous avoit pas donné avis " du malheur dont vous étiezmenacé? On vous " aurou, en dépit de nous & de votre innocence, " emmené en Sibérie; vous n'auriez jamais pit "„ vous juftifier, & tout Moskou vous auroit " nommé méchant, perfide, &c." " C'étoit auffi 1'avis de Lord Hindford: il m alTura en toute occafion de fon amitié paternelle, & me dépeignit Londres comme un port afiwé, en cas que ie fufle malheureux a Vignnej N 3  Ï9§ VIE D ü 13 A » O H Tout cela me décida, mais comme j'avois de 1'argent, je voulus profiter de cette occafion pour voir, chemin ftiftnt, Stockholm, Copenhague ft ia Hollande. Quelque temps après Bernes devoit annoncer mon arrivée a Vienne, & m'y préparer une bonne réception. II demanda ma décifion, afin que je pufle prendre poffeffion de mon héritage. Mon amie fit 1'impoffible pour me retenir; elle combattit mes motifs avec fon efprit & fa vivacité ordinaires. Je m'arrachai, pour ainfi dire, de fes bras; je lui donnai ma parole d'honneur de revenir a Pétersbourg, comme voyageur, auffitót que j'aurois terminé mes affaires a Vienne. Elle avoit déja projetté de me faire employer en qualité d'ambafladeur en Ruffie oü j'aurois Pu rendre des fervices eiTentiels l ma cour. Dans cette elpérance , nous nous fépatames Je cceur plein & les larraes aux yeux; elle me fit préfent de fon portrait & d'une tabatière enrichis de diamans: le premier me fut arraché de Ia poitrine, trois ans après a Dantzick, par la trahifon d'Abramfon, envoyé d'Autriche. Lorfque je prfs congé du chancelier, il m'embrafla comme un ïimi. Apraxin pleura en me qnittant, & me ferm dans fes bras; il me prédit auffi que je ne ferors nulle part auffi heureux qu'en Ruffie, oü j'avoiun fi grand nombre de puiffans amis. Rien ne me détourna; cependant mon cceur «tïnfldWto.ï h Ruffie avec regret. Je p,„J, de Moskou pour férmbourg, oü je re?us da batw  DU T R E H C K. U9 auïer baron Wolf une lettre de la chauttUère; Sire qui me touclu fi droit au cceur, que ie fus prêt un inftant a retourner fur mes pas... Elle contenoit une traite de: 4°°° NrtMjipour mon voyage, en cas que je vouluffe^paflfler dans mon deflèin & tourner le dos a la fortune Vavois avec moi pour environ 36000 flonw. Jt en argent qu'en bijoux; je lui renvoyai ft ISe de-cbange, & la priai de m'bonorer de fon cher fouvenir, de fa bienveillance & de ion Imftonce G P" la fuite, elle me deveno.t nfr cSe Te ne m'arrêtai pas longtemps a Pétersbourg ; je me rendis a Stockholm par terre. S porteur de lettres de recommandat.on de Js les envoyés: j'ai oublié de dire que M.da Funck, 1'envoyé de Saxe, mon fincè e ami, étoit nconfolable de 1'imprudence qu U avoit commife en confiant mon plan a M. de Goltz A dire vrai, cette imprudeuce avoit feule dérouté ^tr^ux ans après eet évén, ment, je rencontrai ce galant homme a Drefde; ffe renrochoit encore d'avoir été, quoiqu.nno. 11 fe T^°Z caufe de toutes les calamnés qui oue chaque avis qu'il avoit recu des maux que que cnaqu de polgnard i'avois foutterts, avun s r , • Nmn ne pouvions finir ae parier au  2°0 VIE DU BARON SX.homme'aprês que ma *•* rectmrl' ï St°Ckh°,m' je eus P»s befoin de xecomraandatIoni La reiDe> feur du ^d pfé_ 1-honn'pn C°nn0i'Ibit d£pU1'S Berlin5 j'avois eu offic er h' "T je dit' de refco^r, étantoffice des gardes-du-corps, jufqu'4 Stettm, en 1743. je lui contai fans déguifement mon mal. leur, canc en PrufTe qu'en Ruffie; elle me con. ft.Ha, pour des raifons politiques, de ne pas féjourner . Stockholm, & d^rès fes confeils pour Amfterdam, ft, un navire Hol|andois> Jeus le plaifir de rencontrer 4 Copenhsgue un de mes medleurs amis, ,e lieutenant Bach, qui avo. favonfé ma fuire de ia prifon de Glatz' étoit enaetté & dans la misère; je lui procu-ai des proteaions, par le récit de L „obTpto cédé envers moi, & Inl Gs éfem P «... avec iefqueis i, ffi fi bien fon chemt q en r776 1, me remercia encore par fesTtl «es. II efl mort, en i7?9, coIouel d,un ment de dragons au fervice du Danemarck Le navire qui devoit me tranfporter en Hol lande, étou 4 peine en mer, qu'il s'éleva un orage qu. nous obligea de jetter 1'ancr entre les rocbers prés de Gothenbonrg, après Zt perdu notre grand mat & ,e tinion £"7 na.l, avec plufieurs de nos voiles *°us reflémes-14 neuf jours, avant dVer wus  DE TRENCK. 201 confier a la haute mer: pendant ce tems, ma vie fe P-ffa fo« agtéablement; j'ailois tous les jours avec" deux de mes domeftiques me promener Tun rocher a 1'autre, daus la chaloupe du natüe: ie preuois des homards, je tuo.s des poilTous avec 1'aviron; je tirois des canards, cc tous les foirs je portois quelques prov.f.ons a Péquipage du navire, même du lak de chèvre que les malheuren» habitans de ces cantons döferts me donnoient. Ils foufFroient dans ce temps-la meme d, ia famine; le patron du navire avoit chargé une certaine quanüté de grains; j'en acnetal de lui " ur environ .00 florins de Hollande, que ,e partageai partout oü j'ailois; je donna. 100 florins a un miniftre pour fa pauvre communauté; 51 n'avoit pas de pain lui-même, & fa cure ne lui rapportoit pas 150 florins de Ici je jouis réellement du plus grand & du plus pur de tous les plaiQrs, celui de faire du bien: i'v laiffai beaucoup de eet argent, que j avois fi facilement gagné en Ruffie, & je m'y ferois peutêtre ruiné, fi nous y euffions féjourné plus long- 16 Ces bonnes gens me combloient de bénédictions, & longtemps après on parloit encore de Trenck, a Gothenbourg, lorfqu'il fut jetté par 1'orage fur les cótes de Suède. Cependant un jour je faillis a perdre la vie, en faifant cette noble importation. javoii porté du N 5  S02 VIE D Ü D A R o Eï bied aux habitans d'un de ces rochers, & comraa je retonrnois, il s'éleva un vent qui me jetta en Pleine mer. Ne connoiflant pas aflez le pilotage il m'étoit itnpoiïible de regagner le navire. jé voulus virer de bord. Mon domeftique abattit trop lentement les voiles, & le vent fit chavirer la chaloupe. Ce fut un grand bonheur pour moi que mon pere m'eüt fait apprendre a nager dans ma jeu. nefle: je parvüis a gagner un rocher, oü mon fidele domeftique, qui nageoit auffi, étoit parvenu avant moi. Comme les vagues m'empS. choient de pouvoir y grimper, il me tira par Ia mam & je fus fauvé; mais ce fut un fpeelacle bien agréable pour moi, dés que j'en pus jouir de voir toutes les nacelles des habitans venir l toutes rames a mon fecours, auffitót que ma chaloupe eut chaviré. Un brave Calmouck, que j'avois pris en Rusfie, & mon chaflèur, furent noyés. Je vis couler le premier a fond, au momen.tque jegagnoisle bord. Les bons habitans de ces rochers Suédois me reconduifirent au navire, & tirérent la chaloupe a bord. Enfin, nous levames 1'ancre & fimes - voile vers Ie Texel. Nous en voyions déja 1'em* bouchure & les vaifleaux de Ia compagnie des Indes, Iorfqu'ii furvint un fecond orage, qui nous rejetta jufques dans Ie port de Bahus, en Norwège, ou now arrivames fans malheur: Js  D E TRENCK.. 203 Lèmain nous nous «mime. en mer par un . vent favorable, qui nous conduifit heureufement a Amfterdara. Te m'y arrêrai peu de temps. Cependant ma curiofité m'attira, quelques jours après mon arnvéa d-ns cette ville , une fingulière aventure. ]e regardois les harponnies, qui vont a la pêche de la baleine, s'exercer avec leurs lances; la plupart étoient ivres. L'un d'eux, nommé Herman Rogaar, leur plus fameux fufciteur de querelles & renommé dans 1'art de manier le coüteau hollandois, m'aborda en fe moquant du fabre turs cue i'avois a mon cóté. Après quelques paroles, il fut aflez ofé pour voulohr me donner une cro■ouignole: je le repouflai; il jetta fon bonnet a mes pieds, & drant fon coüteau, me demanda queue m rque je voulois qu'il me taillat dans la figure, un c en h ou un *? Ce qui voulo.t d.re une taülade en demi-lune, droite, ou en cro.x. Vétois en trop nombreufe compagnie pour pouvo r me refufer a fa propofition: point de milieu; il falloit ou mebattre, ou m'enfuir. Le dróle étoit fort & grand comme un chene. Je me toumai vers les fpeftateurs & demandai eau „ Non, non," s'écria mon agreileur; «end. feulement le gros coüteau que tu portes " l ton cóté. Je parie douze ducats que "malgré cela, je te porterai le coup a Ia joue. e tiraï mon fabre; - U voulut m'approcfaer avec fi» coüW mais, dès le premier coup, ]e 1*  2C4 VIE DD «ARON . coupai ne: Ie poignet; fa main tomba è terre avec fon coüteau, & le fang boudit jufques fur moi. Je crus être a Ia fin de mes jours, car j'avois lieu de craindre que la populace ne me mft en piêces: je fus étonné de voirtqu'on fe réjouiflbit, au contraire; qu'on me crioit vivat! vivat! qu'on me nommoit le héros , Ie vainqueur de 1'iuvincible Rogaar. On fe moqua de ce grand fanfaron, qui s'étoit généralement rendu terrible par fon adrefle & fa force. Un marchand juif, Ipectateur, m'aidjj a fortir de Ia bagarre, & le peuple m'accompagna jufqu'a mon auberge. Ce combat, qui me fit beaucoup d'honneur en Hollande, m'auroit déshonoré ailleurs; car, pour peu qu'on fache manier un fabre turc, on va faire cent Rogaar manchots dans un jour. Au refte, eet événement peut fervir de lecon. Si Ia populace m'eüt lapidé, perfonne ne m'auroit plaint ni dü me plaindre, & 1'on auroit eu droir de dire: „ qu'allok-il y faire?" Ma folie curio. fné, jointe h ma confiance en mon adrefTe, m'a fouvent entramé dans des démarches, dont jé n'ai vu Ie danger que longtemps après. D'Amfterdam j'allai a la Haye. Lord Hindford m'avoit donné une lettre de recommandation pour lord Holderneffj envoyé d'Angleterre, & Bernes une pour le baron de Reifchach; M. Schward, pour le greffier d'état Fagel; & Ie chancelier B... une pour Ie Priuce d'Qrange lui-même. Je ne  D E T R E ¥T C K. 205 ■pouvois manquer d'y être recu avec dlfflnftion. li- j'avois profité de tous mes avantages, & que ivWlTe paffé dans les Indes avec 1'argent que Ks fur moi, au Beu d'aller k Vienne, combien ]deTaLes amères je me ferois épargnées 1 Ma.s 3e trouvai déja a la Haye des lettres du comte de Ses, qi me perfuadoient que Vienne feroit uu paradis pour moi. II m'envoyoit en même temps ia décifion du eonfeil de guerre, qui me declaroit héritier de cette importante fucceffion; me mar„uoit que la cour lui avoit afluré, qu'a fa recommandation je trouverois toute juftice & tout apput a Vienne: il me confeilloit par confequent d accélérer mon arrivée. . Te fuivis fon confeil; je volai a Vienne; & de ce ooment mon bonheur a pris fin. Je me trouvai cngagé dans un labyrin.he de proces; je tombat ,n pouvoir d'hommes pervers, & toutes les cal* mites m'ont accablé. "événement fuivant fut le prélude. Un certain M 'de Schenck rechercha mon amitié a la Haye. 11 'logeoit a mon auberge;il me pria de leconduire iufqu'4 Nuremberg, d'oü il vouioit aller en Saxe. Te le conduifis a mes frais. Un inatin, « Hanau, ni'étaiu levé de bonne heure pour continuer ma route , je m'appercus qu'on m'avoir volé ma montre, garnie de diamans, une bague de la valeur de 2000 roubles, une tabatiere avec ie portrait de ma première amie de Moskou, ma bourfe contenant environ quatre - vingts ducats,  tOÖ V I É DU BAR O ft & que M. de Schenck avoit difparu. Ce fut [a tabatiére que je regrettai Ie plus; je n'ai jamais été fenfible a Ia perte de 1'argent. II ne fut pas pofllble de rattraper ce coquin, heureufement ma caffette étoit enfermée dans mon cofFre, avec tout le refte de mon tréfor. II confiftoit en une lettrede-cbange du baron Wolf de Pétersbourg, & en une certaine quantité d'argent comptant» Je continuai ma route feul, & j'arrivai a Vienne, je ne me fouviens pas quel jour. — Mon abfence avoit été d'environ deux ans, puifque j'en étois parti en 1748, & que j'y retournai en 1750. Mes leéteurs conviendront que, dans un fi court efpace de temps, il eft irapoffible d'eiTuyer plus de malheurs & de viciflïtudes de fortune, que ceux que je viens de raconter avec le plus de briéveté qu'il m'a été poffible, puifque j'ai pafte fous filence les moins confidérables, & ceux qui tiennent efientiellement k la dangereufe politique d'état & dont la publicité pourroit encore expofer a de nouvelles perfécutions le pauvre Trenck, père de huit enfans. Cependant, comme on raconte k Vienne fi d.iverfement, fi contradiétoirement & fi défavantageufement k la familie de Trenck, une affaire jugée & terminée il y a trente-fept ans, je rapporterai ici briévement ce qu'on peut encore eu extraire des protocoles du confeil aulique; & ce que je puis aflurer fur ma parole d'honneur & prouver devant tout juge éelairé & impanial.  Dï TEÉHCl. 2°7 Le commandant des Pandoures, Francois baron de Trenck, mourut en Octobre m9, écant aux arrêts au Spielberg. On croit 4 Vienne, que fes biens furent conuscués par le jugement qui le condamna 4 tenir les arrêts au Spielberg. Non, il n'étoit point crirainel d'Etat-, rf n'en fut jamais accnfé, encore moins convaincu. La fentence portoit, que fes biens & fon patrimoine refteroient fous 1'adrniniftration du confeiller deKempf, qu'il avoit choifi lui-mêmej & du baron Peyaczewitz, fon parent; & que fes rnandataires lui rendroient corapte chaque année.11 fut & refta par conféquent maltre de difpofer de fes biens. II n'a donc jamais été queftion de confifcation CO ni d'inhabilité a pouvoir tefter. (r) Que fur la fin de fes jours, i 1'approche de la wort, il air fait venir le doéteur Berger, fon Avocat, de ■Vienne a Brimi; qu'i' ait fait prier la Souveraine par le ême Berger, de vouloir bien donner les ordres nécesfaires au commandant du Spielberg, afin que les témoins & les formalités requifes pour la validité de fon tefhment» lui fuffent permifes; cela n'annonce pas qu'il demandac ii la cour la permiffion de teller. S. M. I. donna des ordres exprès de laiffer toute liberté a Trenck pour la réduftion de fon teftament: elle lui permit même de fe faire tranfporter, s'il le jugeoit k propos, chez les Capucins, aBn de fe mieux faire foigner dans fa maladie; ce qui annoncoit déja, pour ainfi dire, fa liberté rendue :• permiffion dont il ne fit pourtant peis: Sfage.  208 ' VIE DU BARON Préfentement je vais faire connoltre comment cstte importante fucceffiou m'a été enlevée de ma. 11 ne s'agiflbit donc point de favoir s'il pouvoit tetter: fon avocat étoit uniquement chargé de fupplier la Souveraine de daigner fuppléer a ce qu'il avoit négligé d'obferver, conformément aux coutumes de Hongrie, en acijuérant les Seigneuries de Belika & de Nuflak, attendu que, jufqu'a ce moment, il n'avoit point obtenu le confentement royal, néceffaire fuivant 1'ufsge, & qu'ainfi 1'on pouvoit oppofer h fon héritier cette inobfervation de la loi, comme un empechement fuffifant pour le priver de la jourllance de fon héritage. Ce qui fut accordé au fuppliant, par les ordres envoyés au commandant du Spielberg. Au furplus, le billet de la main Impériale exifte encore préfentement, joint aux aétes du jugement ordonné au fujet de Trenck, par Iequel S. M. établit le Prince de Trautfon , Préfident; le Comte Haddick, les Confeillers de Hunner & Schwandtner , Commiffaires pour la Régence du pays; les Confeillers de Roller & Nagy, pour la Chambre de Hongrie; les Confeillers de li Warck & Stadler, pour Ie Commiffariat de la Guerre & le Confeil militaire; & finalement pour la Chambre des Comptes, le Confeiller de Kempf, qui, conjointement avec le Greffier Frauenberg, vérifièrent le compte rendu d'adminiftration. Cette grande Commiffion fut uniquement établie pour mettre la fucceflion de Trenck en due forme; & voici la teneur du billet écrit de la main de S. M. 1'Impératrice: „ On doit remplir la dernière volonté de Trenck, „ avec la plus fcupuleufe ponftualité, en prefler 1'exécu., tion & protéger Phéritier dans tous fes droits.';  DE TRENCK. 209 mr.niêre que, non feulement je n'ai pas hérité un denier de Trenck; mais, au contraire, j'ai été obligé de payer coinptant, de mes propres biens, plus de fSoooo florins de legs & de fondations (1). Le père de Trenck mort au Spielberg, avoit fait, en fa qualité de noble Hongrois & de posfefleur de biens, en 1743, lorfqu'il mourut colonel & commandant a Leitfchau en Hongrie, un teflaraent folemnel, dans lequel il me fubftitua, comme fils de fon frère , i fon fils uuique , en cas que celui-ci vint a mourir fans hériüer male (2). Lorfque le vieux Trenck mourut, fon fils étoit colonel des Pandoures, pendant la guerre de Eavière. Le chapitre de Zips envoya le teftament au confeil militaire a Vienne, pour en faire ordonner 1'exécution. Le père donnoit fes biens fimplement a fon, fils, fans inftituer un curateur néceflaire a la süreté du fubfïitué. Cette négligence ne pouvoit i (I) Aintt, quand ce livre fera une fois généralement connu, on ne fera plus fondé a dire ï Vienne, que, par ]a grace divine, j'ai hérité 76000 florins de Trenck, décédé au Spielberg, & que Zwerbach, mon feul bien, (bit un bien de fidéi-commis de Trenck. Ca) Ce teftament avoit été fait par le chapitre de la cathédrale de Zips; il étoit figné de fept capitulaires , & raufié du comte Palatin Palfy, par conKquent valable. Terne I. O  SIS VIS CV BARON cependant préjudicier ni infirmer mon droit de fubftitution. Trenck entra dans Ia fucceflïon de fon père, & n'a jamais protefté contre cette fubftitution formelle. II mourut en effet fans enfans, en 1749; par conféquent il n'auroitpuaucunement difpofer de fon bien paternel, ni par teftament, ni par codicile, au préjudice de mon droit, acquis par une fubftitutiou faite en ma faveur. J'étois toujours héritier ab inteflat; même, en cas de confifcation, je n'aurois jamais pu perdre les biens de fon père: aucun juge n'annullera ni ne réfutera ce principe de droit. Mon teftateur du Spielberg favoit parfaltement tout cela; il étoit mon ennemi juré, comme je vais préfentement expliquer fon véritable but, a lui, dans fon teftament captieux. Ce méchant homme avoit réfolu de ne pas vivre plus longtemps dans la piifon; il ne vouloit pas non plus demander grace, car il étoit certain que fa liberté auroit été auffitót accordée. Comme il n'étoit point condamné au Spielberg comme snalfaiteur convaincu, fes puiflans ennemis craL gnoient avec raifon fa vengeance; il les avoit déja menacés pendant fa détention a Vienne; mais ils trouvêrent le moyen d'enchaïner fa volonté. Son procés avoit déja beaucoup coüté; fon peu d'efpoir de pouvoir jamais fe dédommager & s'enrichir encore davantage, affaifsèrent jufqu'au défefpoir fon ame avide de rapine. D'ailleurs, fon  OE TRENCK. 211 arnbition pour Ia gloire étoit fans bornes; & il ne pouvoit mieux Ia fatisfaire, qu'en faifant mourir le pandoure Trenck en odeur de fainteté, & en lui faifant faire des miracles après fa mort. Ce fut-la réellement fon idéé; car il étoit au fond du cceur un archi - athée. Ainfi, a cette doublé fin, io. de me fruftrer de mon héritage légitime; 2°. de mourir en odeur de fainteté, tout en me nommant fon légataire univerfel, fans dire un mot du teftament de fon père,qui lui lioit les mains; il chargeafafucctffion de 80000 florins de legs & de fondatious, & me laifla après fa mort foixante-trois procés a tertniner (1); prévoyant que, tout cela prélevé, il ne refteroit plus rieu au légataire. De plus, pour engager la fouveraine 4 honorer le teftament de fa protedtiou, 1'hypocrite y inféra les conditions fuivantes, 4 défaut defquelles le teftament feroit nul. (O Trenck, père, avoit acheté en 1723, des fonds provenans de fa familie en PrufTe, les feigneuries de Preflowacz & de Pleternitz en Efclavonie: & fon fils acheta, lui, de fon vivant, la feigneurie de Pakratz pour 40000 florins, de fes fonds de patrimoine. Ainfi ces trois feigneuries étoient des biens qui m'étoient direétement dévolus, & defquels il pouvoit auffi peu fefter ou codicilier , que des autres biens hérités de fon père, non plus que des meubles, maifvüS, &c. provenans de la aême fuccefüon. O a  212 VIE DU BARON io. Que j'embraflerois la religion CatholiqueRomaine. 2°. Que je ne fervirois point d'autre couronne que ceile d'Autrijhe. 30. II faifoit de tous fes biens un fidéi- commis, fans en excepter les biens provenans de fon père, quoiqu'ils me fuiTent dévolus de droit. Telle eft la fource de tout mon malheur en Autriche , & tel étoit fon véritable deflein , puifque, peu de tems avant fa mort, il difoit encore au Baron de Kottulinsky: „ maintenant je „ peux encore chicaner mon coufin & lui nuire apris ma mort; je meurs content." On verra, dans le troifieme volume de cette hiftoire, le récit des circonftances de fa dernière fcène, & des miracles qu'il fit avant & après fa mort, & même en mourant. Voila en quel état étoit Ie teftament a mon arrivée it Vienne. Je n'y arrivai point en mendiant mon pain & du fervice, comme quelques impudent 1'ont dit tout récemment en grande compagnie. J'apponai en Autriche environ 20000 florins, tant en argent comptant qu'en bijoux, provenans de mes épargnes eu Ruflie (1). CO Durant le procés j'ai encore facrifié 15000 florins m'afrurant que ]e Roj avok oublié le palfé; qu'étant juftifié dans fon efprit, n vouloit me rendre fonamitié, & qu'il me procurerou infailliblement Ia jouiflance de ma fucces. Con & des biens de Trenck; ce qu'il me garantihoit, fur fa parole d'honneur. (O Le feld- marechal de Koenigfeck, gouverneur de Vienne, mon ami & mon p^eur, mourut auffi h »«me armée, au momen, ^ ^ moi. II eft a remarquer que les plus grands hommes qui, depuis ra„ m?, ont décoré YAM ' »o,ent & me protégeer. J'avois & je n'ai préfentement pour ennemis, que les receveurs Ie" 1 jns de la baffe-juftlce, les fanatiqUes, ,es ign'0l.ansC£ que ques hypocntes, qui feuls ont roujours fa t tfcho * ™ £fpérances' ln ont aPP^vri&empachéd-etre ri P k fmu non-f.ulement en m'é,oignan de ^ £" " té dw la Sourerame. Je n'ai jamais imploré .race paree que je ne fus jamais m- p 8™*. «- ie me croyois digne d. juftice Ton 1TCT' ftamment refufée. ' " coa'  DE TRENCK. 21? Te répondis: „ ^ cette grace étoit trop taf. ,, dive; que j'avois fouffert une trop grande in, juüice dans ma patrie; que je n avois de cor> , fiance en aucun Prince du monde, dont Ia volonté feule peut avilir fes fujets & les pr.ver i, de tous leurs droits. - Qu'on avoit abulé de „ ma fidélité pour le Roi; que je pouvous par, tout me procurer le nécefTaire par mes travaux, & que je ne voulois point m'expofer encore a ' un emprifonnement injutte." II fit fon polfible pour me perfuader: voyant que tout étoit iuutile , il me dit: Mon cher Trenck! Dieu m'eft témoin que 5avois pour vous de bonnes intentions: je " vous garantis auffi que mon Roi vent votre " bien- mais vous ne connoilfez pas Vienne, " vous' y perdrez tout, après de longs procés; " vous y ferez certaineraent méprifé & perfe" cuté paree que vous ne dites pas le chapelet." " par la fuite, je me fuis mille fois repend de n'être pas retourné a Berlin; j'aurois évité fera. prifonnement de dix ans a Magdebourg; je n'aurois point perdu la fucceffion de Trenck je n'aurois pas paffé ma jeunelTe en procés & * faire des mémoires, & je ferois fürement parvenu au rang des grands hommes de ma patrie (O. fO Vienne ne convint jamais a mes talens, non plos Ja mes vues, encore moins ü mon intrépide frar.clme. 05  2:8 VIE DU BARON Reprenons Ia fuite: Je fus cependant toujours obligé de maintenir mon droit, & les foixante - trois procés furent pourfuivis. On fait ce qu'il en coüte a Vienne pour un feul: qu'on juge donc dans quelle pofi. tion je me trouvai, puifque, dans trois années, je ne pereus que 3500 florins de la maffe entière de la fuccefïïon de Trenck, par conféquent a peine aflez pour fuffire aux préfens de nouvelle année, qu'il convient de faire, tant * Ia chancellerie qu'aux folüciteurs: mon argent apporté de Ruflie fut bientót fondu; ma familie de PrufTe me donna du fecours; la comtefTe de B... m'envoya les 4000 roubles que je n'avois point voulu accepter a Pétersbourg; mon ancienne amie de Mais il étoit écrit dans le livre des deflinées que je pas. ferois ici trente-fix années fans fruit, fans emploi & que, dans ma vieillefle, je ferois clafTé au nombre'des aiures majors invalides. 11 eft certain que depuis le moment que 1'envoyé de Pruffe m'eut parlé, il n'y eut plus rien a efpérer pour moi a Vienne. Le Roi connoiiTant trop bien les moyens de faire élever & abaiffer ceux qu'il vouloit, par fes envoyés dans la plupart des cours d'Europe. Trenck, qui n'avoit plus de confiance en lui, qui ne vouloit plus le fervir, ne devoit jamais avoir 1'occafion de fervir contre lui. Ainfi je fus dépeint a Ia Souveraine, par un tiers, comme un Huguenot, comme un homme qui n'avoit aucun zèle pour fervir la maifon d'Autriche, mais fimplement le defir d'arracher une riche fucceffioa pour retouriier enfuite cliez 1c Roi de Prulfe,  DE TRENCK, 2Ï0 Berlin vint auffi a mon aide, & malgré cela, il me fallut fouvent emprunter des ufuriers, a foixante pour cent , fuivant 1'ufage de Vienne. Egaré dans ce labyrinthe d'avocats & de voleurs, mon honneur m'engageoit a m'évertuer. Tout devint poffible par le travail d'un fecond Hercule; mon propre patrimoine fut facrifié, il ne m'en eft revenu ft la fin qu'un malheureux fidéi- commis, que je n'ai pas hérité, it proprement parler, mats que j'ai fauvé de la rapine. J'y employai un tems précieux, que j'aurois pu pafler plus agréablement, plus glorieufement & plus utilemenr. On ne fauroit s'imaginer ce que mon ame fouffioit d'être obligée de mendier la juftice auprès de ces êtres méchans & ftupides, paree qu'ils étoient miniftres , confeillers , ou juges; quand il me falloit pour 1'obtenir employer la proteftion d'une autre efpèce de gens, qui n'ont pas 1'idée de la vertu ni de la probité, qui ne favent pas diftinguer un honnête homme d'un fripon, & qui enfin renvoyent tout a la fuprême faveur de la cour, des femmes de chambres, des feuquiers, &c. A Berlin, ft Moskou, j'étois, graces a mes connoiflances, eftimé, confidéré & recherché des premiers du pays. A Vienne, au contraire, des troupeaux d'excellences fe gonfloient les jcues & accordoient ft peine une audience dans leurs antichambres ft 1'étranger Trenck CO- ~~CÖVa avocat a grolTe perruque, devenu riche par Us rapports dont il avoit été chargé, étoit même d'avis,  220 VJE DU ItARON Qu'on juge a quoi je devois m'attendre dtnj un pays, oü les hommes de mon efpêce font vilipendés & ne font ni connus ni entendus! Cependant, mes foixante-trois procés furent terminés en moins de trois ans; ce qu'un autre que moi n'auroit pu faire a Vienne, dans 1'efpace de cinquante-ans; mais par quel fecret j'en vins è bout, c'eft ce que ces feuilles ne doivent pas révéler. II fuffira de dire que j'appris a connoitre les hommes & furtout les juges, & je fouhaiterois que tout homme, pour fon intérêt, les conntit auffi bien que je les connois. Le valet de chambre du préfident m'ouvroit en fa qualité de rapporteur, qu'il falloit au préalable faire traduire en bon allcmand par 1'univerfité de Vienne les mémoires 6c écrits que j'avois fournis, afin qu'on'püc les lire & les comprendre au confeil; & cliarger en même tems d'office le père Parhammer de m'apprendre Ie ftyie de la rbancellerie & de la cour, auffi bien que fes principes de la feule bonne religion; finon qu'il hii feroit permis ri'abfoudre de tous péchés üidiffin(fteiriem mes receveurs & mes juges a 1'article de la mort. La demande du fuppliant ne peut être accordée. C'étoit alors, & c'eft encore aujourd'bui le ftyle ordinaire de la cbancellerie dans tous les cas oü il s'agifibit de mes droits; cela n'eft pas plus furprenant que d'cntendre les députés des cercles enjoindre férieufemenf, fous peine de fix rixdales d'amende, aux membres des états du pays, d'être bons & loyaux citoyen».  DE TRENCK. 'iftï tous les jours, moyennant quelques ducats, le cabinet du Prince, d'oü je pouvois auffi bien tout voir & tout entendre par le trou de la porte, que fi j'avois été dans le confeil même. Cela me fut d'un grand avantage pour prévenir les mauvais deffeins, pour connoltre mes amis & anéantir bien des projets. J'ai eu quelquefois de la peine a me retenir d'y entrer & de leur ener: „ Coquins! que faites-vous ici?" On s'affembloit a neuf heures, & rarement on fiégeoit avant onze. Le préfident récitoit fon chnpelet a baffe voix. L'un d'eux parioit & propofoit; les autres parloient deux a deux: on racontoit les nouvelles d'état ou de la cour, & le confeil étoit fini: 1'alTemblée s'ajournoit è trois femaines: rien n'étoit décidé. On appelloit cela, , le jugement délégué pour le procés de Trenck." On vint enfin h la caufe principale, a laquelle je ne faurois fonger fans frémir. Je mets ici en note tout le procédé de cette affaire (i). CO Les principaux biens de Trenck confiftoient en les Seigneuries de Pakratz , Preftowatz & Pleternitz , en Efclavonie, qu'il avoit hérités de fon père, & qui étoient proprement les biens de la familie de Trenck. II avoit acheté de fes propres fonds Belika, & Nuftak, lefquèls rapportent enfemble aux pouelTeurs actuels plus de 60000 florins de revenu annuel, & qui confiftent en 200 tant yillages que fernaes.  222 VIE DU BARON Pénétré de chagrin & de dépit, je fis uri voyage a Venife, Rome, & Florence; enfuite Suivant les loix du pays , on ne peut pofféder des biens en Hongrie, qu'en obfervant les formalités fuivantes; fa voir; i°. Qu'en schetant, on fe pourvoira de l'agrémene du Roi. 2°. Que le vendeur doit pofféder & tranfmettre le droit pérennal, avec celui de donner, de céder cc de vendre. 3°. Que le propriétaire doit Être né fujet du royaume, ou y avoir acheté & obtenu Ie droit de regnicole. Sans cela, li on vient h mourir, Ie fifc s'empare des biens éc rembourfe > 1'béritier la fomme d'achat, avec les améliorations prouvées, ou il lui paye celle a laquelle lel biens ou feigneuries font taxés dans Ia matricule, ou table dreffée pour les irapóts. Sans autre formalité, Ie comte Grashalkowitz, préfi. de« de Ia chambre d'Hongrie, prit de fa propre autorité' pofleffion de tous les biens de Trenck au nom du fifc. i'oie étoit bonne, moins encore a caufe des biens qué pour le butin qu'on pouvoit y faire. Mon coufin ' .,. envoyé dans fes tefres, de Ia Bavière, d'AIface & de li Siléfie plufieurs bateaux chargés de marchandifes de «■Ie, d'or & d'argent en lingots : a avoit £n QUtre ^ fuperbe arfenal, un magafin de felles, & le grand fervice d'argent de 1'empereur Charles VII, qu'il avoit enlevé de Municb; le grand fervice d'argent du roi de PrufTe y étoit auffi. - On dit aujourd'hui que le tréfor ' Trenck en Efclavonie valoit plus que fes bieils.foflds.  ' Dl TRENCK, 22J je revins a Vienne; en route il m'arriva 1'aventure fuivante. Un des hommes les plus refpeétables de l'armée m'a encore dit, il n'y a pas longtems, qu'on avoit emmené de Mihalefec, quelques charriots chargés d'argent & de chofes précieufes du trélbr de Trenck. II peut 1'afiurer comme témoin oculaire; il connott les deux Pandoures auxquels Trenck avoit confié la garde de fon tréfor. Ils prirent dans le pillage général,chacun une bolte de perles, avec lerquelles ils fe réfugièrent en Turquie, & s'y établirent riches marchands. Les fuperbes haras, même les beftiaux, furent enlevés des fermes: 1'arfenal feul contenoit plus de 3000 plèces d'armes de la plus rare colleéiion. Trenck a dit lui-même, qu'il avoit pris a Dannhauftn & * Gerfdorf, dans le comté de Glaiz,pour plus de 50C00 florins de toile, qu'il avoit envoyée dans fes terres. Bref, tout fut volé, pillé, faccagé, & lorsque 1'ordre de la cour fut donné pour livrer a Vienne tous les meubles de Trenck » fon héritier univerfel, il ne fe trouva plus que des bagatelles, dont perfonne n'avoit voulu, & deux vieux fufils d'ordonnance de Pruüe. Moi-même, j'ai vu dans une maifon de Hongrie quelques armes rares, que je favois poütivement m'a. voir été volées; j'achetai auffi 4 Eueck quelques affiettes d'argent aux armes de Prune, que M. le Confeiller D..°- • •n avoit vendues; il avoit été plénipwntU pour la'p'vife étant au camp de Peftf q„e S"1753' bué a Ia formation du rég^em ? C°mri" Quiconque a jamais été en q'uarnVr a r  DE TRENCK. 231 imnginer combien je devois m'y déplaire, aprê» avoir parTé la plns grande parüe de ma v,e a Berlin & i Pétersbourg, dans la fociété des premiers hommes de 1'Europe; auffi ne trouvai-je ici d'autres délaffemens que la chaffe, it laquelie i'allois irès-fouvent avec le comte Bettoni. _ Ma mère mourut en PrulTe, dans le mois de Mars 1755. , Alors je demandai la peraiffion au confeil de guerre d'aller pour fix mois ft Dantzick dranger avec mes frères & fceurs m« affaire, deJamille, attendu que mon bien étoit confifqué en Pr uil e eile me fut accordée, & je partis en Ma, pour Dantzick, oü je tombal de nouveau entte les mtftns des Pruffiens. C'eft ici que commence le fecond ade principal de mon hiftoire Te partis de Hongrie, oü j'étois en garnuo.. .n l Dantzick; ma mère étoit morte, comme ,e 1 at dit en Pruffe & j'avois donné rendez - vous a me deux frères & ft ma fcur; mais mon objet mes aeux ^ PtStersb™rg, princpal «0. jef«eon J^^^ T PreaDm auendu que les procés & les perde mes ^'^^ toujours leur train, fecutions de Vienne . mej & que mon peu deJ «j^ ftthf(ta appointemens, étoit a pemc aux frais des avocats. FerdU p +  232 VIE °V BARON avoit déja eu les ordres de rwi;„ D«5£:PSaVte RoiT -d-nné de Vien"e » V-S le tctrX fe" ^Z**»**. ^^eérJLPlU^iüatóe des »&h.n,poor urn. parente noirceur Cn piu ie fuccèï n„« c ^ -'• ii,'e e"t tout luccês que ion auteur en attendoit. Auffitöt après mon arrivée a . deux frères m\, • Dantzick, mes qui^e jofu; SrtJTf *», Pasmes Pour m part f n V "0US ami"geames «n'avoit fake, lorfqu en ^ r<[«P"°n au'eiIe denwnder du fecours ' F„fi„ ,e Venois ,ui ■«* tous ies i^wïrW. ^ & fatisfaits les uns de Ss fraiernelle Notre feule connoiflauce a Dant2ick, óoft (i) Les témoins de cette vérité font s A . ^ Brunfvvick & Ie Miniftere de Eèriin, de la i££ ^ de ment magnanhne Frédéric , pu fe J^J'. "* envers mol une cruamé n.,l ^ux commiiTaires de la ville, le réfident de Pru(re & une bandeVr. chers entrerent dans ma chambre, accompagnés dun officter & de quelques bas-officiers Prut fiens; & je fus formellement livré Par Ia ville. Auffitót ie pillage commenca. Reimer m'arra. cha les bagues des doigts, prit ma montre, ma tabatiere & tout ce que j'avois; on ne me laiïï pas un habit m une chemife, & orj ™ dans une cha.fe fermée de tous les cötés o* trois Pruffiens montérent avec moi. Un dé che ment de la milice de Dantzick conduifit ,a Zure" jufqu aux portes: on les ouvrit; & lè „„. de dragons de lavillemenèren^ eCrri: voiture jufqu'a Lauenbourg, fur , ' f , de Ia Poméranie; elle é ol aïteli . ^ Je ne me fouviens pas pofitivement de J« date détachement de trente chev m°'S de Jü''n' Va «» Lieutenant, me ecu^' P" fus d^-Ia Jnr™ï f" 3 Lauenbourg; & je  DB TRENCK. 237 T e rapport que le magiftrat de Dantzick & le J£ Tb amL ont fait a Vienne eft donc faux puifqu'il potte, que je m'éto.s la.lfé pre* dre par les Pruffiens dans le fauabourg & qu'ils ob nu w liberté, & ml. au jour 1. trahtfon de Dantzickois, ainfi que 1'atfront fait a luni. forme impérial, la cour n'ait tait aucune démarche,ni pour ma fatisfaaion, ni pour mon dedommagement, ni pour 1'honneur de fes Era Au refte, on n'auroit pas pu punir M. Abram fonTc^ endant ma le fervice impérial contre celui de Prufle. enluue t omba de degrés en degrés f. bas, qu en 1764, oZfjfusgélargi, H étoit condamné it une étoit réduite a la mendicité. i4 furvécu a prefque tous mes ennem.s, & J vu, P" expérience, que la véntable vertu & !a fermU ont ordinairement une fin plus heureufe, one la foutberie & le defpotifme. w refle de mon hiftoire fournira plufieurs exemples qui conftatent la vérité de cette obferexempies 1 iUégalement ou non avec ZZ'Ï^ bou^ ueLfire! leur ofTenfe n'étoit ■ i„ mienne & je n'avois commis aucune Ton our iü" auforifer les Damzickois a me Sïfe que ^«é ^ara peut. être fe déclarer mon vengeur. J aurai au  238 V I Z DU BARON moins 1'avantage d'être plaint de tous les honnêtes gens, & 1'on diwi „ u étoit digne d'un meilleur „ fort." }'allois donc de garnifon en garnifon, faifant deux , trois & tout au plus cinq milles par jour. Dans toutes les Villes oü j'entrois, on me témoi. gnoit ie plus vif intérêt. L'efcorte des huflards ne dura que deus jours; ils étoient au nombre de douze, qui entonroient Ia voiture, & 1'ofEcier qui les commandoit, étoit dedans avec moi. Le quatrièrae jour, j'arrivai a N., oü commandoit Ie Duc de Wurtemberg, père de la GrandeducbeiTe aétuelle de Ruffie, & la commeneoient les quartiers de fon régiment. Ce Prince daigna s'emretenir avec moi: il fut touché de ce que je lui dis, m'invita a diner & me retint tout le jour: il ne me regarda point comme un prifonnier; fes bontés alièrent même jufqu'ft ordonner qu'on me laifsat repofer Je lendemain, que je paflai également dans fa maifon oü il y avoit ce jour-Ja grande affemblée; & ja Duchefle fa femme, qu'il avoit époufée depuis peu, daigna auffi m'honorer des marqués de fa bienveillance, de fa compaffion & de fon eflime. Je dmai encore chez lui le troifième jour; & ce ne fut que 1'après-diné que je montai dans 'une voiture ouverte, avec un lieutenarrt de fon régi. nient. & J'e fus conduit plus loin, faas autre efcorte.  j> E T R E N C K, 239 D'après cette réceptiou, je croirois prefque que le cruel fort oui m'attendoit a Magdebourg, m'étoit prédeftiné, & que je ne pouvois m y Touftraire , malgré toutes les occafions favorables. Si 1'on a lu attentivement dans ce volume Partiele de mes entreprifes a Glatz , on s'étonn a,avec raifon.de me voir fi indifférent & 0 tranquille dans le moment le plus crittquede ma vie, me précipiter de fang-froid uans 1 abtme que i'au'rois pu fi facilement éviter. En un mot, je ne m'appercus pzs affez tót que le «énéreux Duc de Wurtemberg avoit voulu ine fournir 1'occafion de m'évader, & qu'il avoit probablement donné, a ce fujet, des ordres particuHe-s aux officiers qui m'accompagnoieïit. I« auroit, fans doute, volontiers effuyé la réprimande du Roi, fi j'avois fu proüter de 1 occafion pour me fauver. Je mis cinq jours a iraverfer la proLce oü fon régiment étoit en cantonnement, & ;e co'uchois toutes les nuits dans la chambre de 'officier qui étoit chargé de ma conduite, fans c^lui-ci prit aucune précaution pour me retenir" je ne fus nulle part gardé ü vue; je couchóis dans leurs quartiers, & voyageois dans leurs voitures, n'ayant avec moi qu'un feut °ff£ans Plufieurs endroits, la route que nous fuV.ons étoit o peine éloignée des frontière, de Sux ou trois milles; rien n'étoit plus facie que ■ 5me fauver; mais j'étois aveuglé, & ce même  240 VIE D U BARon Trenck, qui s'ëchappa de Glatz » travers trente hommes pour recouvrer fa überté oui n'! connu la peur, refia ainfi pent\1 r J ^ dans 1'irréfolution. J urs J'arrivai a |a garnifon d'une peti-e ville L commandoit un capitaine de cavalerie • i ' af chez lui fans fentinelle. Il me Jmw ! g telles: ,'après.midi ü fiïkZTto rT'* *■ Telles mais fimplement" „ c uvïtut" comme c'eft 1'ufage en PruiTP „„, r uvertures' hors de la ville. 1 reflaVfe! '^°"r * foret, .ppercevant quelques chnm Dne donna évidemment pieine liberté T f S',&me revins volontairemenc TL T * eVader: J'e comme unagn^ iaiJIai «re - n,e^dS adr5fiBder^%«er, comme Jo» me psr!e- & 'S 3 B/Ihn> *ue ,e roi vou. P & prendre de moi des informations  DE TRENCK. 24-T relativesau plande la• gueire de fept ans, qui couvoit alors fous la cendre. Comme j'étois au fait de toute la correfpo dancefeaèe du comte de B que jo s même faite, j'étois alors parlement tnfeuit de ce plan. tailleurs je favois qu_on rn Lnoiftoit miêuk a Berlin qu'a Vienne. Préyenft ^ ce te idéé j'étois loin de fonger au fort qui Monefpérance, hélas! s'évanouit bientót, « ces rêves agréables fe changerent en terreur orfoue le quatrième jour, les dragons de Wutemberg me remirent a Coeflin, Ha première garnifon d'infantene. *:ftement • Ledernier officier dragon me quittatnftement depuis ce moment je fus ^Jjf^ uns forte efcorte, & 1'on exécuta a la nfaueur lp* ordres donnés. A Berlin on me logea dans une chambre audeffus de Ia grand'garde, fur le marché n u , deux fcntln.ll. dedans, une autre devant a forte Le Roi étoit a Potsdam; je reftai - la rXjour ; le troiüème, quelques officiers de ^-major entrèrent , s'affirenr. au,ur dun table & me firent des queftions, dont je nai compris que depuis les motifs. _ Ce que je faifois a Dantzick ? " Si j'aTOis connu a Pétersbourg, Goltz, , Envoyé du Roi ? Time I- ^  242 vie du baron „ Qui étoit du complot de Dantzick avec „ moi, &c." Je crus entrevoir a quoi on vifoit: Je ne répondis a aucune queftion. Je dis .-qu'en 1745, j'avois été condamné a Ja prifon de Glatz, fans avo.rétéentendu ni jugé par un confeil de guerreque je m'étois procuré Ja liberté , conforme^ ment aux droits de la nature. ti Qua préfent je fervois Marie-Thérèfe , >, en qual.'té de capitaine de cavalerie: que jé „ demandois encore qu'on voulut maintenant „ mecouter juridiquement fur 1'origine de mes • „ malheurs dans ma patrie; qu'alors je répon,, drois a toutes les queftions que 1'on voudroit me faire: que ce n'étoit point en agir avec „ moi fui ant Ia Ioi, que de m'accufer de nou„ veaux crimes, avant d'avoir entendu ma dé„ fenfe fur !es anciens". Ce-te réponfe faite, on me dit qu'on n'avoit point d'ordre a ce fujet. On écrivit encore, Dieu fait quoi! 1'efpace de deux heures. Enfuite une voiture arrjva de. vant la porte; on me vifita de la tête aux pieds pour voir fi je n'avo's point quelques armes cachées; on me prit treize a quatorze ducats qui me reftoient encore. & je fu< conduit fous une forrmdable efcorte par Spnndau, a Magdebourg. La, I'officier me remit au capitaine de Ia grand' gardede la citadelle. Le major de place vint auffi-  D E T R E N C K. 243 tüt & me conduifit a la prifon qu'on avoit ex. prè's préparée pour moi. On m'enleva encore ma montre & le portrait de mon amie de Pétersbourg, enrichi de diamans, que je portois fur mon fein, & 1'on ferma la porte fur moi. Fin du Tornt Premier'.