Boekbinderij Drukkerij RUSTENBURG Tel.62 17 78 Amsterdam  VERZAMELING W. H. SURDÏGAR   L A V I E DE FREDERIC, BARON DETRENCK; TRADUITE DE L'ALLEMAND Par M. LE TOURNEUR. avec figu.res. Flecïerc fi neqtteo Superos , Acheronta movebo. T O M E SEC Opp8^ a amsterdam, leide, rotterdam £f utre cht. ( CHEZ LES LIBR AIRES JSSOCIES. MDCCLXXXVIII.   LA V I Ë DE FRÉDÉRIC, BARON DE TRENCK. CZ/e cachot étoit dans une cafemate, dont la partie antérieure avoit fix pieds de Iarge & dix! de long, & étoit divifée par un mur; le mur intérieur avoit doublés portes; celle qui fervoit d'entrée a la caferaate faifoit la troifième. La muraille avoit fept pieds d'épaiileur, & on y avoit pratiqué, a la naiffance de Ia voüte, une fenêtre conftruite de facon que j'avois bien sffez de jour, mais je ne pouvois voir ni ciel ni terre. Je ne découvrois que le toit du magafin quf étoit en face. En dedans & en dehors de cette fenêtre ctoient des barres de fer , & entre deux, dans 1'épaiffeur du mur, étoit placé Un grillage en fil de fer, qui, a caufe dü chafiïi, étoit dJun pied plus petit que la fenêtre même, Sc dont les mailles étoient fi ferrées, qu'i! étoit impoflible de rien diftinguer en dehors ou en dedans. A fix pieds du mur étoit une paliffade qui empêchoit que les fentirielles ne puflent approcher de la fenêtre pour ma donner quelque' Tmt II. A  2 VIE DU BARON fecours. Mon ameublement confiftoit en un uittel as & un bois de lit, attaché a demeure fur le plancher, avec des barres de fer, afin que je ne puffe pas 1'avancer contre la fenêtre & monter deffus. A cóté de la porte étoit un petit poële de fer, & auprès du poële ün fauteuil également attaché. On ne me mit pas de fers, mais ma nourriture confiftoit en une livre & demie de pain de munition, avec une cruche d'eau. J'avois toujours été dans ma jeunefle un grand mangeur, mais mon pain étoit fi moifi, pour Ia plupart du tems, que j'en pouvois a peine manger la moitié; ce traitement étoit 1'effet de 1'avarice de Rieding, alors major de place, qui cherchoit encore a gagner fur le grand nombre des malheureux prifonniers. II m'eft iinpofftble de peindre a mes lecleurs tout ce qui me fit fouffrir une faim horrible, de onze mois fans inierruption. J'aurois mangé tous les jours fir livres de pain. Quand je recevois ma petite portion tomes les vingt-quatre heures, je la dévoro:s avidement; après quoi j'étois encore aufia affamé qu'auparavant, & fl me falloit de nouveau attendre vingt-quatre heures. Avec quelle joie n'aurois-je pas alors donné une lettre de change de 1000 ducats, fur les biens que j'avois è Vienne, pour me raffafier une feule fois de pain fee ? La faim me permettoit-elle quelquefois dc m'affQupir, je lêYois a«ffi{ét que j'étois ï  DETRENcr. $ toe grande table, oii je voyois Tervir en abondance tous les mets que j'aimois le plus. Je lee dévorois, en fonge, avec une avidité inexprimable; toute la compagnie s'étonnoit de mon appétit. Mais plusje mangeois en rêve, moins mon eftomac fe fentoit foulagé. Je m'éveillois, ou plutót la faim m'éveilloit, les plats difparoisfoient a mes yeux, & il ne me reftoit que de« defirs infatiables. La faim devenoit chaque jour plus infupportable, la nature plus exigeante. Ce tourment continuel m'empêchoit fouvent de fermer 1'ceil, & 1'incertitude du terme de mes fouffrances les rendoit encore plus terribles. Que Dieu préferve tout honnêtehommed'une pareille fituation! a coup sur, elle feroit infoutenable pour le fcélérat. Ön peut être huit jours dans le befoin} fupporter la faim trois jours i mais certainement perfonne n'a jeüné onze mois, au point de ne s'ëtre jamais raiTafié a demi. On croiroit qu'il eft poffible de s'accoutumer è man. ger peu, mais j'ai éprouvé le contraire. Ma faim s'augmentoit chaque jour, & ces onze mois furent le tems de ma vie, oü ma conftance fut mife a une plus rüde épreuve. Repréfentations, prières, tout étoit inutileT' Ön répondoit, c'eft Pordre exprès du Roi; il èft défendu de vous en donner davantage. Le commandant-général Borck , mifanthrope attrafeilaire, me dit »ême , un jour que je W & %  4 VIEDÜ BARON priois de me faire donner plus de pain-J if Vous avez alTez long-tems mangé des patés „ dans le fervice d'argent du Roi, que Trenct f, lui a volé a la bataille de Sorau, pour irour. j, ver bon achjellemement notre pain de muni„ tion, fur votre fale chaife percét. Votre Im,, pératricene vous a pas envoyé d'argent, & }i vous ne valez pas le pain de munition, ni j, les dépenfes qu'on fait ici pour vous, &c." Qu'on juge de ce que mon ame éprouvoit i eet indigne traitement. Les trois portes étoient fermées; je reftois fans confolation, livré a mes idéés lugubres, & toutes les vingt-quatre heures on m'apportoit mon pain & mon eau vere midi. Les clefs de toutes les portes étoient chez le commandant. Celle qui donnoit dans le cachot avoit feule, au milieu, un guichet fermé par une ferrure particulière, & par lequel on me paiToit ma nourriture; mais on n'ouvroit les portes que tous les mercredis; & le commandant avec le major de place entroient alors pour faire la vifite, après que ma garde - robe avoit été nettoyée par un pri» fonnier.. Ayanc obfervé cette conduite une couple de mois, & me voyant parfaitement sur que dans toute la femaine perfonne ne vieudroit dans ma prifon, je commencai un travail auquel j'avois mürement réfléchi, & qui me parut praticable,.  DE TRENCK. 3 La place ou. étoient le poële & la garde - robe, étoit pavée en briques, & je n'étois fëparc que par le mur de la cafemate voifine que perfonne n'habitqit. J'avois devant la fenêtre une fentinelle, & j'eus bientót trouvé quelques honnêtes garcons, qui, malgré la défenfe, me parlèrent & me décrivirent tout le local de ma prifon. J'appris, par leur moyen, qu'il me feroit facile de me fauver , fi je pouvois pénétrer dans la cafemate voifine, dont Ia porte n'étoit pas fermée. Alors il s*agiroit d'avoir un ami qui me tint une barque towe prête fur 1'Elbe, ou de la traverfer a la nage, la frontière de Saxe n'en étant éloignée que de deux lieues. Li-deflus je dreflai mon plan , dont la defcription détaillée rempliroit un volume; je m'étendrai pourtant un peu fur eet article: 1'entreprife étoit réellement gigantefque & extiêmementcompliqüéa. Je commencai par détacher a force de travail, les fers par lefquels ma garde-robe étóit atta^ chée au plancher, & qui avoient dix- huit pouces de long. Je caflai les trois clous qui les affujettifibient a la caifle; & comme on ne vifitoit qu'au - dehors, je remis exaftement les têtes de clous a leur p'ace. Par ce moyen, j'eus des barras de fer qui me itrvirent i lever les briques, au - defibus defquel\es je trouvai la terre. A 3  Je commencai alors a percer un (rou derrière, cette cailTe, a travers Ia voute, épaiffe de fepi;. pieds. La première couche du mur étoit formée de briques, mais auflltót après je rencontrai de groffes pierres de taille. Je numérotai alors les briques du plancher, ainfi que celles de la muraille, pour pouvoir les replacer exa&ement fans qu'il y parut. Cet eiTai m'ayant réuffi, je continuai ma befogne. J'avois déja percé environ i un pied de pro.' fondeur dans le mur; mais Ia veüle de Ia vifite tout fut rétabli avec Ie plus grand foin. Afin de tromper plus furement les yeux, j'avois rempli les interfaces avec de la poullière de chaux, Pour me la procurer je grattai le mur, qui, ayant été blanchi peut - être cent fois, me fournit. aflez de matière. Je fis un pinceau de mes cbeveux, puis je détrempai la chaux dans ma main, je peignis, & je reftai, le corps nu, aflïs contre la muraille, jufqu'a ce que tout füt fee & d'une teinte uniforme; puis je rattachai les fers de la garde-robe, en forte qu'il étoit impoflible de s'appercevoir du moindre dérangement. Durant mes travaux, les décombres étoient fous mon lit; & fi, pendant tout ce tems, 1'on fe füt une feule fois avifé de me vifiter un autre jour que le mercredi, tout étoit découvert; mais comme cela n'arriva pas dans 1'efpace de fix mois, cette incroyable entreprife devint praSicable.  DETREMCK. t Cependant il falloit trouver up moyen de me jébarraffer d'une partie de ces décombres, qu'il n'étoit pas poflible de replacer dans 1'efpace d'oü je les avois tirés. Je m'y pris de la manière fuivante. Comme il n'y avoit pas de poffibilité de me défaire de la chaux & des pierres, jeprenois les décombres, je les femois dans ma chambre, & je marchois deflus toute la jouvnée, jufqu'a ce qu'ils fuflent réduits en une pouffière trés - fine. J'étendois cette pouffière fur le devant de ma fenêtre, a laquelle je parvenois a 1'aide de ma garde-robe, J'avois fait un petit baton formé d'éclais de mon bois de lit, réunis avec du SI d'un vieux bas, & j'avois attaché au bout une touffe de mes cheveux. J'avois auffi agrandi un trou dans le grillage qui étoit devant ma fenêtre, mais de fa?on qu'on ne pouvoit s'en appercevoir. Par ce moyen je jetois ma pouffière fur le mur de la fenêtre; & paiTant mon baton a travers le grillage, je la poufTois jufqu'au bord extérieurs enfuite j'attendois qu'il fit du vent; & quand il s'élevoit pendant la nuit, je la poufTois encore avec mon pinceau; en forte que, diffipée par Ie vent, elle ne hiffoit en dehors aucune tracé. Je fuis fur que de cette maniere, j'ai fait fortir plus de trois cents livres de pouffière , ce qui me donna b^aucoup d'aifance pour achever mon ouvrage. Mais comme cela ne fuffilbit pas, j'eus recours, A 4  $ TIE DU BAROK a un nouvel expédient. Je formois, avec de la terre pêtrie, des boudins qui rciTembloient a des excrémens, je les faifois fécher; &, le mercredi, quand on ouvroit la ferrurede la dernière porte, je les jetois vlte dans la garde- robe. Le prifonnier 1'enlevoit auffitót, la vidoit & de cette manière je me débarraffois encoie de quelques livres de terre toutes les lémaines. J'en formois auffi de petites boules; & pendant que la fentinelle fepromenoit, je les foufflois 1'une après I'autre par la fenêtre, a 1'aide d'un tuyau de papier. Par ce moyen je me procurai de Ia place, ayant foin de remplir 1'efpace vide de chaux & de pierres, & j'avancai heurtu: fement mon ouvrage. Mais il m'efl impoflible d'exprimer toutes les peines que j'éprouvai, quand j'eus creufé une fois a une couple dc pieds dans les moëllons. Les ferremens que j'avois tirés de ma garde-robe ainfi que ceux de mon lit, étoient mes meilleurs inftru. mens. Une honnête' fentinelle me pafiaun jour une vieille baguette de fer, qui, avec un vieux cou • teau a manche de bois, me fut d'un grand fecourj. On verra dans la fuite combien ce dernier inftrument furtout me fut utile. II me fervit a couper des morceaux des planches de mon lit, & avec ces copeaux je faifois fortir peu a peu la d aux qui étoit entre les pierres. Les rnurs de ma prifoD étoient fort anciens,  DETRENCK. 9 &, dans quelques endroits la chaux étoit entièrement pétrifiée, au point qu'il me falloit réduire des pierres entières en poudre. Ce travail dura fix mois, fans interruption, avant que je psrvinfTe a la dernière couche, & que je pufte arriver aux briques de 1'autre cafemate. Dans eet intervalle, j'avois eu occafion de parlcr a quelques fentinelles, p;rmi' lefquelles étoit un vieux grenadier, appellé Gefhardt. Je le nomme ici, paree qu'il flgurera dans mon hiftoire comme un modèle de généroiité. Ilmedétailla Ia fituation de ma prifon, ainfi que toutes les circonflances qui pouvoient faciliter mon évafion. II ne me manquoit plus que de 1'argent pour acheter un petit bateau. dans lequel je puiTe traverfer 1'Elbe & me fauver avec lui en Saxe. Ce brave bomme me procura la connoiflance d'une fille juive nommée Eftber Heymann, native de DelTau, dont le père étoit en prifon depuis dix'ans. Je ne pus jamais la voir; ma:s cette honnéte créature gagna deux autres grenadiers , qui lui procurèrent le moven de me parler , toutes les fois qu'ils étoient de garde auprè} de rnoi. Je fis de mes copeaux, liés enfemble, un baton afTez long pour aller jufqu'a 1'enceinte de paüfTades, qui étoit devant ma fenêtre; & par la j'obtins du papier, un fecond couteau & une lime. ' J^écrivis a ma fceur , qui étoit mariée au fils A 5  jq y i E D ü B & r q k unique du général de Waldow, la même doni j'ai parlé au premier volume de cette Hifroire, & qui demeuroit a vingt-huit lieues de Berlin. Je lui peigr.is ma fituation; je lui indiquai leg moyens propres a faciliter mon évafion, & la, priai de donnar & cette rille Juive 300 rixdalers, efpérant avec ce fecours pouvoir me fauver de ma piubn. Je lui donnai aufl] une lettre touchante pour le minillre impérial a Berlin, le comte Puebla; j'yjoignis une lettre de change, fur Vienne, de 1000 fiorins, dont le montant devoit être remis a cette fille Heymann. Je lui avois promis ces icoo fiorins pour récompenfe de fa fidélité. Mais elle devoit me rapporter les 300 rixdalers de ma fcour, & puis travailler avec les deux grenadiers** faire réufiir mes projets qui pouvoient s'exécuter de deux manières, foit que j'eufle pafie par le trou que j'avois pratiqué dans lemur, & qui étoit prefque fini, foit'endécoupant, avec 1'aide de la juive & des grenadiers, les ferrures de mes portes. Ces lettres étoient ouvertes, paree que je ne pouvois les lui paiTer qu'en les roulant autour du baton. L'honnête juive va donc droit a Berlin, & arrivé heureufement chez le comte Puebla. 11 Paccueille favorablcment, prend ma lettre Sc ?elle de change, & lui ordonne de parler a fon fecrétaire d'attibaflade, M. de Weingarten, & de faire tout ee qu'il lui prefcriroit.  t) E T B. E N C K. 1* Elle va chez M. de Weingarten, qui la recut avec encore plus de politeffe, 6: lui fit une foule de queftions. Elle lui confie tout le plan de ma fuite, le fecours promis par les deux grenadiers, & ne lui cache point qu'elle eft aufli chargée d'une lettre pour ma fceur, a Hammer, auprès de Kuflrin. II demande cette lettre, la lit, s'informe de. tout, lui dit d'aller auflitót chez ma fceur, & jui donne deux ducats pour le voyage, avec or. dre de venir le trouver a fon retour, lui promettant de s'occuper pendant ce temps du payement de la lettre de change & de lui donner alors d'autres inftri;clions. La jeune fille partit avec joie pour Hammer. Ma fceur alors veuve, & qui n'avoit plus a craindre, comme en 1746, d'être contrariée par fon, mari, ravie d'apprendre que je vivois encore, lui donna 300 rixdalers, & 1'encouragea a contribuer en tout ce qu'elle pourroit a ma délivrance avec eet argent, & une lettre pour moi; elle revint vite a Berlin apporter cette nouvelle a M. de Weingarten. Celui-ei lut la terre de ma fceur, queftionna encore la juive, même fur les noms des deux grenadiers, lui dit que les 1000 fiorins n'étoient pas encore arrivés de Vienne; mais il lui donna douze ducats, en lui ordonnant de repartir promptement pour Magdebourg, afin de m'spporter cette heureufe nouvelle, & de.  12 VIEJ5U BARON revenir tout de fuite a Berlin, recevoir chez lui les iooo fiorins. La bonne fille vole a Magdebourg, monte a la citadelle; mais è la porte elle rencontre, heureufement pour elle, la femme d'un des grenadiers, qui lui raeonte en pleurant que, la veille, fon mari & fon camarade ont été arrêtés, chargés de fers, & mis en prifon avec bonne garde. La juive avoit beaucoup de jugement, elle fe douta de ce qui étoit arrivé, & retourna fur le champ a DefTau. Je vais interrompre un inftant ma narration, pour doener a mes lefteurs le mot de cette importante & terrible énigme; mot que j'ai appris rnoi-même de cette fille juive, après ma déii vrance. Le fecrétaire d'ambafTade, de Wein" garten, étoit, comme on le fut bientót après, un traltre, a qui le comte Puebla avoit accordé trop de confisnce, & qui étoit fecrétement a Ia folde de Ia cour de PrufTe, comme efpion; ce fut lui qui découvrit au miniflère de Berlin tous les fecrets de Pambaflade impériale & le plan de la guerre formé a Vienne. Auffi, quand bientót après Ia guerre éclata, il leva Ie mafque & refta au fervice de PrufTe. II m'avoit trahi, pour mettre dans fa poche la lettre de change de iooo fiorins; car il eft certain & démontré que Ie comte Puebla a envoyé ma lettre de change a Vienne, & qu'elle lui a été payée 4e mes.  BE TRISCK, IS kemnts le 24 Mai 1755, & m'a été paffee en compte après ma délivrance. Mais je ne faurois croire que le miniftre lui-même ait gardé les jooo florins, quoiqme la quittance envoyée a Vienne foit de lui, comme on peut le voir dans le compte qui m'a été préfenté, & que j'ai encore entre les mains. Quand Weingarten eut recu de la juive tous les renfeignemens néceffaires, le fcélérat, pour 1000 florins, caufa ma perte, le malheur & la mort prématurée de ma fceur: pour fa trahifon un grenadier fut pendu, & 1'autre paffa trois jours de fuite par les verges; la juive fut la feule qui fe tira heureufement d'affaire. Après ma délivrance, elle m'a donné l'éclairciffement de cette funefte aventure. Le bruit fe répandit » Magdebourg, qu'une juive avoit été chercher de 1'argent chez ma fceur, & avoit corrompu deux grenadiers pour m'aider a m'évader; que 1'un d'eux 1'avoit confié a fon camarade, & qu'il en avoit été trahi. Sans doute on ne pouvoic pas parler autrement a Magdebourg, & perfenne ne pouvoit favoir que le fecrétaire d'ambaiTade de 1'Empereur m'eut trahi a Berlin. Mais la fidelle relation de eet événement montre la vérité dans tout fon jour. Mon livre de compte de 1'adminiftration de Vienne prouve que le miniftre Puebla a en effet encaiffé les icoo florins; & la juive de Deffau, qui vit encore, en a les oreuves évidentes.  14 VIE DU BARON Son pauvre père, qui étoit en prifon, re<"uf plus de cent coups de baton. On vou'oit qu'il déclarat ce que fa fille lui avoit confié du complot , & oü elle s'étoit fauvée: il mourut enfin miférablement dans les fers. En 1766, onze ans par conféquent après eet événement, je recus pour la première fois des nouvelles de cette honnête juive, qui, fans ia fcélérateffe de Weingarten, auroit infaillibletnent fait réuffir mon évafion. Elle me demandoit les 1000 florins qui lui étoient promis. J'étois alors dans la ville impériale d'Aix; j'écrivis a mon agent M. de Weghrach, le priai d'aller avec ma lettre chez fon Excellence le général Puebla, qui reftoit alors a Vienne, & de lui demander le payement de mes ioco florins, puifque la juive n'avoit pas recu un fois de lui, & que Weingarten ne lui avoit remis que ■I4 ducats. Ma demande étoit d'autant plus jufte, que fon Excellence avoit quittancé ellemême ces roco florins a Vienne. Mais il plut a fon Excellence de renvoyer impoliment mon agent, de ne faire aucune réponfe a ma lettre; én un mot, fon Excellence jugea a propos de rne rendre plus pauvre de 1000 florins. Mais je laiffe au leóteur équitable a juger, (i les hérïüers de fon Excellence ne feroient pas bbligés encore aujourd'hui a me rendre les 100© florins, avec les intéréts, puifqu'ils les ont recyi  DETRENCK. i$ '& encaiffés. Toute mon biftoire pronvera fans doute que, comme JoTsph en Egypte, j'ai été trahi trois fois a Vienne, & vendu a Berlin. Elle prouvera aufli que mon malheur ft Vienne & a Berlin n'eft venü que de ma trop grande confiance dans les ambailadeurs & les fecrétaires d'ambaflade, que je croyois des citoyens a toute épreu^e, & non pas des coquins ou des embaucheürs. Mais, hélas! on ne m'a pas même reilitué Jufqu'ici 1'argent comptant qu'ils m'ont pris; & le malheur perfonnel que m'a caufé leur conduite , aiicun monarque fur la terre ne peut m'eri dédommager. Je dois néanmoins le raconter dans mon hL ftoire, qui, ne cor.tenant que des faits authentiques, ne peut pas êtrearrêtée, &je fuis encore aujourd'hui dans le cas de prouver en juftice, qu'Abramfon a Dantzick, & Weingatceni a Berlin, étoient des traïtres & des fcélérats. Mais je prie tous les lecteurs fenfibles de s'arrêter quelques momens fur ce récit, & de juger de ce que j'éprouvai alors, & de ce que je fcns? Encore a iïnftant oü j'écris" ceci. Moi-même je tombai, par la trahifon de Weingarten, dans les fers odieux qui m'accablèrent encore neuf ans. Un homme innocent perdit la vie a la potence. Ma refpeftable fceur fat obligée de roe faire coafttuire a fes dépentf  IÖ VIE DU BAROS tóe nouvelle prifon dans le fort de l'Etóile: lé fifc Ia condamna a une arnende que je rï'ai connue que depuis ma délivrance. Bientöt après fes pofleffions furent faccagées & dévaftées. Par une fin'te de cette funefte a venture, fes en fans combèrent dans la plus afïreufe mifère, & elleméme mourut de chagrin a la fleur de fon ige, a trente-trois ans ruinée par le malheur de fon frère & Ia trahifon de 1'ambafladeur impérial. Ombre chérie d'une fceur refpectable, viftime de ma cruelle deftinée, jufqu'ici j'ai été dans Pimpuiflarice de te venger : le feng de Weingarten ne pouvoit plus fouiller ma main. Je Par cherché partout, euiTé - je dè Ie trouver au pied des autels! Mais il étoit en füreté, & le cada-' vre de ce fcélérat a trouvé dans Ie tombeau un afyle inacceflible a ma vengeance Puebla péchoit par bêtifo, & fon ambaffade de Berlin n'a procuré ni honneur ni avantage a celui qui Pavoit choifi.... Sceur infortunée! je n'ai donc a t'offrir ici que le tribut impuiffant de ma reconnoiffance, & les réclamations authentiques coniignées dans cette hiftoire. Que Dieu te récompenfe, comme tu Ie mérites; fi toutefois il eft au-dela du tombeau des récompenfcs a attendre. Nous & nos enfans nous n'avons d'ailleurs a efpérer ni juftice ni dédommagement de tes monarques, qui nous ont vu maltraiter avec in-'  DETRENCK. 17 indiflerence. Goüte les douceurs du repos, ame douce & fublime! les ennemis de ton frère t'ont aflalTiné. La tendrelTe anime ma fureur, lorfque je penfe a toi, & des Iarmes amères coulent encore aujourd'hut fur ces lignes, quand je réfiéchis que je fuis Ia caufe de tes injuites fouffrances & de ta mort prématurée. La nouvelle de ton malheur nê parvint pag jufques dans ma prifon ; j'obtins ma libertc; je te cherchai pour le témoigner ma reconnoiflance & je te trouvai au tombeau. Je voulois récompenfer tes enfans,&des monarques infenfibles m'ont rendu fj pauvre, qu'il m'eft impoflible de remplir même ce devoir. Cruelle fituation pour un honnête homme!.,.. J'ai appris a m'élever au-deffus de tout ce qui ne regarde que moi feul, & a le fupporter avec courage. II n'y a que le fort de ma foeur & dé toute fa familie, dont la trahifon de Weingarten caufa Ift malheur, que je ne puifle oublier, & dont il me foit impoflible de me confoler. Mes larmes ni mes foupirs ne fauroient me foulager; & autant je faurois pardonner des offenfes faites i moi feul. autant j'aurois de joie de pouvoir encore aujourd'hui me précipiter fur mille épées qui s'oppoferoient a ma vengeance, & voudroient défenr!re Weingarten. L'Empereur lui - même, le vertueux Francoiï ne put retenir fes larmes, lorfque, dans une au- Tome II. B "' *' '  l8 V I E DU BARON dience je lui racontai avec toute 1'efrufion de ma douleur cette terrible hiftoire. J'appercus fa noble émotion; je me jetai a fes genoux, péné- tré de Ia plus vive reconnoilTance Le mo- narqus ému s'arracha de mes bras, me quitta, & je fortis le cceur plein d'affeclion pour lui. Peut-étre auroit-il fait plus que de me plaindre; mais il mourut bientöt après eet événement, & je ne raconte ici ce fait que pour ren dre a fes manes un hommage défintéreiTé, & pour apprendre a la poftérité que 1'empereur Francois poffédoit un cceur fenfible, & une ame grande & fublime; c'eft le feul de cette trempe que j'aie remarqué pendant tout le temps que j'ai été dans le monde & a portée de 1'étudier. Les fouverains qui auroient dü me récompenfer, moururent fans me connoltre & fans me rendre juftice; & maintenant je fuis trop vieux, trop fier & trop indifférent, pour chercher cette récompenfe prés de leurs fuccefTeurs. Je ne veux pas 1'obtenir par prières, paree que je crois la ménter, & je connois trop les ju<;es Sc les a -ocats pour la demander Iégalement: qu'on me pardonnne cytte digreffion. Tout honnête homme, qui fe mettra a ma place, ne fauroit défapprouver mon reffentiment. La vérité feule guide ma plume, & le fouvenir d'une telle aventure ébranle 1'ame du philofophe & de i'homme. Reprenons le fil de cette hiftoire.  DETRENCK. IQ Les premiers jours je n'appris rien de ce qui s'étoit pafle hors de ma prifon; mais bientót mon honnête Gefhardt revint monter la garde prés de moi, Comme les poftes étoient doublés, & que ma porte étoit gardée alors par deux grenadiers, il étoit prefque impoflible de nous parler: cependant il me donna des nouvelles de fes deux malheureux camarades. A cette époque le Roi vint juitement a Magdebourg pour la revue. II fe tranfporta lui-même au fort de l'Etoile, ordonna d'y conftruire a la hite une nouvelle prifon pour moi, & donna auili la forme des chalnes dont je devois être chargé. Mon fidéle Gefhardt avo^t entendu dire a fes officiers, que cette nouvelle prifon étoit deftinée pour moi. II me 1'apprit, mais il m'afTura qu'elle ne pouvoit pas être finie avant la fin du mois. Alors je pris la réfolution d'avancer promptement mon trou dans le mur, & de me fauver fans fecours extérieurs. La chofe étoit poffible; car j'avois fait, du erin de mon lit, une corde que je comptois attaché? a un canon pour defcendre du haut du rempart. J'aurois traverfé 1'Elbe a la nage, Sc comme la frontière de Saxe n'en eft qu'a deux lieues, je me ferois infailliblement fau 'é. Le 26 Mai je voulus achever de percer & entrer dans la cafemate voifine; mais quand j'en vins aux briques, je les trouvai fi bien jointes, B 2  2o VlE DU BARON que je fus obligé de remettre ma fuite au lendemain. Le jour commencoit effeétivement a poindre, lorfque la fatigue & la foiblefle m'obligèrent de ceffer; & 11 par hafard quelqu'un éteit entré le jour fuivant, on auroit trouvé le trou prefque achevé. Terrible deftinée, qui m'a pourfuivi toute ma vie, & m'a toujours précipité dans 1'abime du malheur, a 1'inftant oü je .croyois tous les obftacles furmontés! Le 27 mai fut un nouveau jour de malheur pour moi. Ma prifon au fort de 1'Etoile avoit été achevée plutót qu'on ne croyoit. Lorfque la nuit approcha, que j'allois me difpofer a la fuite, une voiture s'arrêta devant ma prifon. Grand Dieu! toi feul fais ce que j'éprouvai alors. On ouvrit ferrures & portes. Pour dernière resfource je cachai a la hate mon couteau fur moi, & dans l'inftant je vis entrer dans ma prifon le maior de place, le major du jour, & un capitaine avec deux lanternes. On ne me dit rien autre chofe que, habillezvous. Cela fut bientót fait, J'avois encore mon uniforme du régiment impérial de Cordoue. Alors. on me préfenta des fers, que je fus obligé d'attacher moi-rrême a mes mains & a mes pieds. Le major de place me banda les yeux avec une toile; on me prit fous les bras, & on me mena dans la voiture. De la citadelle il  DETRENCr. il faut traverfer toute la ville pour entrer dans le fort de l'Etoile. Je n'entendis- d'abord que le bruit de 1'efcorte qui entouroit la voiture; mais dans la ville je diftinguai que nous étions fuivis par un grand concours de peuple, que la curio. fité attiroit, paree qu'on avoit fait courir le bruit que je ferois décapité dans le fort de l'Etoile. II eft certain que plufieurs perfonnes qui me virent traverfer ainfi la ville les yeuxbandés, racontèrent partout, & écrivirent que, le 27 mai, Trenck avoit été conduit au fort de l'Etoile , & y avoit été décapité. Les officiers de la garnifo» eurent auffi ordre de confirmer ce bruit, paree que perfonne ne devoit favoir ce que j'étois devenu. Je favois ce dont il étoit queftion, mais je n'en fis rien paroitre, & je feignis de croire qu'on alloit me faire mourir. Comme on ne m'avoit par mis de baillon, je parlai a mes conducteurs d'un ton qui leur impofa, & je déclamai fortement contre leur monarque, qui étoit capable de condamner un fujet fidéle fans 1'avoir entendu, & par fa feule autorité. On admira ma conflance dans un moment oü je paroiffois attendre la mort de la main du bourreau, & perfonne ne me répondoit. Leurs foupirs feuls me firent connoitre qu'ils plaignoient mon fort; il eft certain que peu de Pruffiens euITent aimé a executer de pareils ordies. B 3  aa viedubAron La voiture s'arrêta enfin. On m'en fit fortit pour me mener dans la nouvelle prifon. On me débanda les yeux a la lumière de quelques Aambeaux; mais, Dieu! quels furent mes fentïmens, lorfque j'appercus deux forgerons, aufli noirs que des démons, armés d'un réchaud & d'un marteau, & tout le plancber couvert de chaines. On mit auflitót la main a rceuvre, & mes deux pieds furent attachés avec de lourdes chaines a un anneau fcellé dans le mur. Cet anneau étoit a trois pieds de terre, par conféquent je pouvois faire environ deux ou trois pas a droite & a gauche, Puis on me fouda, a nud, autour du corps, un anneau large comme la main, auquel étoit attachée une chalne fixée a une barre de fer, de la groïTeur du bras, qui avoit deux pieds Je long & aux deux bou{s de laquelle mes mains étoient tenues par deux menottes, comme on peut le vair au portrait qui eft a la tête de ce volume. Ce ne fut qu'en 1756 qu'on y ajouta un énorme carcan. Perfonne ne me dit bon foir; tout Ie monde fe retira dai.s un filence effrayant, & j'entendis fermer quatre portes les unes après les autres, avec un bruit horrible. Et c'eft ainfi qu'agiflent des hommes envers d'autres hommes, quoiqu'innocens, quand d'autres homaies plus puiflans leur ordonnent de maltraiter leur femblable! Le ciel fait pourtant que  DE TRENCK. 23 dans cette cruelle fituation mon cceur étoit pur & ma confcience tranquille. Je reftai fans confolation & fans fecours, abandonné a moi - même , aflis fur un planchet humide.'dans d'épaitTes ténebres. Mes fers me parurenc infupportables, jufqu'a ce que j'y fuffe habitué, & je remerciai Dieu de ce qu'on n'avoit pas trouvé mon couteau, a 1'aide duquel je voulois terminer a 1'inftant mes fouffrances. C'eft encore uie véritable confolation pour 1'honnète homme malheureux, d'être au - delTus des préjugés du peuple, & de fentir le courage avec lequel on peut braver le deitin & les monarques. Je ne faurois rendre a mes leéteurs le combat qus j'eus a foutenir cette première nuit avec mon cceur. Je voyois bien que ma détention devoit durer longtems, paree que je favois que la guerre étoit fur le point d'éclater entre 1'Autriche & la Pruiïe, & je ne me fentois pas la force d'en attendre la fin. D'ailleurs, j'avois tout lieu de douter qu'a cette époque même on s'intéresfit encore pour moi a Vienne, connoiiTant Vienne par expérience, & fachant que ceux qui avoient partagé mon bien, feroient, a coup für, tout leur poffible pour empêcher mon retour. La nuit s'écoula dans ces irréfolutions. Le jour parut , mais fans éclat pour moi. Cependant je B 4  24. V I E DU BARON pus examiner ma prifon a la lueur de eet éternet crépufcule. Sa largeur étoit de buit pieds & fa longueur de dix. A cóté de moi étoit une garde-robe, dans Pangle du mur un fiége formé de quatre briques les unes fur les autres, fur lequel je pouvois m'aiTeoir en appuyant ma tête contre le mur. Vis-a-vis de 1'anneau auquel j'étois enchalné, étoit une fenêtre pratiquée dans un mur épais de fix pieds, ayant la forme d'un demi-cercle, & un pied de haut fur deux de diamètre. En dedans, 1'ouverture alloit en montant jufqu'au milieu, oii étoit attaché un grillage de fil de fer trés - ferré ; de - la elle redefcendoit en dehors vers Ia terre. Des deux cótés cette ouverture étoit formée par de gros barreaux de fer, Comms ma prifon étoit contruite dans la folTé du rempart principal, contre lequel elle étoit adoiTée, qu'en dedans elle avoit huit pieds de largeur, & le mur fix pieds d'épaiiTeur, la fenêtre touchoit prefque au-mur du fecond rempart; par conféquent le jour ne pouvo!t nullement y pénétrer d'en haut; il n'y arrivoit que d'en bas par réflexion: on concoit qu'il devoit être très-foible, étant obligé de paiTer un trou aufli étroit, garni trois fois de barreaux & de grillages. Mais avec le tems mon teil s'accouiuma tellemeu; a cette obfeurité , que j'y voyois courir une fouris. L'hiver, quand le foleil ne den-  DETRENCK. 25 noit pas du tout dans le foflë, j'étois dans une nuit profonde. A cóté de moi étoit une garderobe de bois, qu'on vidoit tous les jours, & une cruche a 1'eau. Sur la muraille on lifoit le nom de ti en ck formé en briques rouges, & fous mes pieds étoit la tombe dans laquelle je devois être enterré; on y avoit également gravé mon nom & une tête de mort. Ma prifon avoit des doublés portes de bois de chêne épaiffes de deux pouces. Devant ces portes étoit une efpèce de veftibule, avec une fenêtre, fermé également de deux portes. Comme le Roi avoit expreffément ordonné qu'on me mit dans 1'impoiTibilité d'avoir aucune communication avec les fentinelles, le folTé principal dans lequel étoit élevé mon palais, étoit fermé des deux cótés par des paliffades de douze pieds de haut,. & 1'offkier de garde avoit feul la clef de cette cinquieme porte. Je ne pouvois faire d'autre mouvement que de fauter fur la place même oü j'étois attaché , ou bien de fecouer la partie fupérieure du corps, jufqu'a ce que j'euffe chaud: lorfque, avec le tems, je me fus accoutumé au poids de mes chalnes, qui me bleffoient douloureufement les os de la jambe, je pus me mouvoir dans un .efpace de quatre pieds. Ma prifon avoit été batte de platre & de chaux dans 1'efpace d'onze jours, & j'y avois B 5  20 VIEDD BARON été ronduit tout de. fuite. Tout le monde crcyoit que je ne fupporterois pas quinz? jours 1'humidité d'un mur neuf, dans un. trou fermé prefque hermétiquement. Je fus en effet environ fix mois aflls continuellement dans 1'eau qui dégouttoit de ia voute précifément a 1'endroit oü j'étois obligé de m'asfeoir. Je puis aflurer k mes leóteurs que, pendant les trois premiers mois, je ne pas jamais parvenir a me fécher; cependant ma fanté n'en fut point altérée. Toutes les fois qu'on venoit faire la vifite, & cela arrivoit tous les jours k midi, après que la garde étoit defcendue, on étoit obligé de laisfer quelques minutes les portes ouvertes; fans cela, la vapeur du mur éteignoit les lumières dans les lanternes. Je demeurai dans eet état, abandonné de mes amis, fans fecours & fans confolation, n'ayant d'autres occupations que de me livrer a mes idéés. Dans les premiers jours, oü je n'avois pas encore pris le deiTus, & oü mon cceur fe révoltoit contre mes chaines, il ne fe préfenta a mon efprit, troublé par la douleur & par la rage, que des images finiftres. Eft - il en effet de fituatton plus faite pour défefpérer ? Je ne concois pas encore aujourd'hui ce qui a pu retenir mon bras.  DE T R E N C K. 27 Mais mon idéé étoit de braver & de vaincre I'infortune. L'ambition de pouvoir un jour m'applaudir de cette viftoire, étoit peut-être le plus fort motif de cette réfolution, qui me fit fupporter des épreuves réitérées, & m'éleva enfin z un degré d'héroïfme, auquel certainement le vieux Socrate n'eft jamais parvenu. II étoit vieux, infenfible;il but i'ndifféremment laciguë. Moi, au contraire, j'étois dans le feu de la jeunefTe, & de tous cótés le but de ma carrière paroiffoit encore éloigné. Telle étoit ma conftitution, & telle étoit la nature des tourmens dont mon corps & mon ame étoient accablés, que je ne pouvois pas vraifemblablement efpérer de les voir finir de fitöt. Je luttois contre ces idéés finiftres, lorfque, a midi, mon cachot fut ouveit pour la première fois. La trifteffe & la compaflion étoient peintes fur le vifage de mes gardiens: pas un ne dit un feul mot, pas même bon jour; & le bruit qu'ils firent avec les énormes verroux & les ferrures des portes, auxquelles ils n'étoient pas encore habitués, & qui dura environ une demiheure, les effraya eux-mêmes. On vida ma garde-robe, on apporta un bois de lit avec un matelas & une bonne couverture de laine. On me donna en même tems un pain  28 VIE DU BARON entier de munition, pefant fix Iivres, & le major de place me dit a cette occafion: „ afin que „ vous n'ayez plus a vous plaiudre de la faim, „ on vous donnera du pain tant que vous en „ voudrez." Après avoir apporté auffi une cruche d'eau qui pouvoit tenir deux mefures, on ferma la porte, & tout le monde difparut. Dieu! comment rendre le plaifir que je reiTentis dans ce premier inftant, lorfque, après avoir enduré onze mois la faim la plus cruelle, je me vis libre de fatisfaire mon appétit. Point de bonheur au monde qui me femblat alors préférable a celui-ci; & jamais meule ne broya les grains plus vite que mes dents ne broyoient le pain de munition. Jamais amant paffionné ne s'élanca avec plus d'ardeur dans les bras de fa maltreiTe, après une longue abfence; jamais tigre affamé ne tomba fur fa proie avec plus de voracité, que moi fur mon diner; je dévorois, je me repofois un inftant pour mieux jouir. Enfuite je recommercois a manger, je trouvois déja mon fort adouci, je répandois des larmes, je caflbis un morceau après 1'autre, & avant le foir mon pain entier étoit déja avalé. O nature! quel charme tu as attaché i la fatisfaclion de tous les befoins! Quelles jouisfances pourroit fe procurer 1'homme opulent, s'il ne fe mettoit a table qu'après avoir jeüné vingtquatre ou quarante-huit heures!  DETRENCK. 20 Certainement on n'auroit guères befoin de chef de cuifine, de morceaux délicats pour cha. touiller le palaïs, Ö 1'on vouloit alTaifonner par la faim le plaifir de manger. Quel goüt délicieux j'ai fouvent trouvé a un merceau de pa.n moifi! Qu'on en faffe volontairement 1'effai, & Pon me remerciera de ces lecons, dont 1 expérience feule peut donner la démonftration. Mais mon premier plaifir ne dura pas longtems, & j'appris bientót qu'une jouilTance exceslive amène le dégoüt. Mon eilomac étoit afFoibli par une fi loBgue diète: j'eus une indigeftion; tout mon corps enfla, ma cruche fe vida. Des crampes, des tranchées, & a la fin une foif ardente, accompagnées de douleurs incroyables, me tourmentèrert jufqu'au lendemain; & déja je maudiflbis ceux que j'avois bénis un inftapt auparavant, pour m'avoir donné de quoi me rafiafier. Si je n'avois pas eu de litj'aurois certainement tombe cette nuit dans le défefpoir. Je n'étois pas encore accoutumé au poids énorme de mes fers; je n'avois pas encore appris, comme je le fis par la fuite, a me cóucher avec eux. Je ne pouvois que me courber fur -mon matelas. Cette nuit fut une des plus cruelles que j'aie jamais paffées. Le lendemain , quand on ouvrit ma prifon, on me trouva dans un état affreux. On fut étonné de mon appétit, on me propofa  30 VIE DU BARON un autre pain; je lerefufai, croyant n'en avoir plus befoin; cependant on en laiffaun; on me donna de 1'eau; mes gardiens hauffèrent les épaules, me félicitèrent de ce que,felon toute apparence, je ne fouffrirois plus longtems, & ils refermèrent les portes, fans demander il j'avois befoin d'autres fecours. Trois jours s'écoulèrent avant que je pus me remettre a manger. La majadie abattit mon courage' & je réfolus de me détruire. Mes fers m'étoient infupportables, & je ne croyois pas po/fible de m'y accoutumer; je favois que la guerre étoit prête a s'allumer, & je ne voyois pas Ia poffibilité d'attendre la paix. Comme Ie Roi avoit ordonné de conftruire ma prifon de manière qu'elle n'eüt pas befoin de fentinelles, cette folitude totale ajoutoit encore a mon abattement. Je trouvois mille motifs pour me convaincre qu'il étoit tems de terminer mes fouffrances, . . . . dès que mon exiftence me devenoit infupportable. Je ne prétends pas ici décider des queltions de théologie. Que celui qui me blime, fe mette a ma place, s'il veut porter un jugement für  DE T R E N C IC. 3* & analogue aux circonftances. Dans Ia profpérité même, je n'ai jamais craint Ia mort; dans ma fituation actuelle, elle devoit me paroltre un bien réel. Plein de ces idéés, la patience ne me parut plus qu'une baffo timidité. Cependant je nevoulus rien précipiter, je voulus me confulter plus férieufement, & pefer de fang froid toutes les raifons pour '& contre. Je réfolus donc d'attendre encore huit jours, mais je fixai irrévocablement au 4 juillet le jour de ma mort. Enfuite j'examinai s'il n'y avoit pas encore quelques moyens de me fauver, ou au moins de périr par les bayonnettes de mes gardes. Dès le jour fuivant, lorfqu'on ouvrit mes 'quatre portes, j'appercus qu'elles n'étoient que de bois; & il me vint dans Pidée de détacher les ferrures, en couparjt le bois tout a Pentour, avec le couteau que j'avois heureufement apporté de la citadelle. Si ce projet ne réufliiToit pas, & qu'il ne me reftat pas d'autres reflburces, il feroit encore tems de choifir la mort. j'eTayai auflïtót s'il étoit poffible de me délivrer de mes fers. Je fortis heureufement la main droite de fa menotte, quoique le fang fe coagulat fous les ongles; mais je ne pu-> pas en retirer la gauche. Je eaifai alors de mon fiége quelques morceaux de brique, & je Iimai 11 heureufement le clou de la feconde menotte,  32 VIE DU BARON que Je parvins a le faire fortir & a délivrer aufli cette main. Quant au cercle que j'avois autour du corps, il n'étoit attaché a la chaine que par un fimple crochet, que je forcai en appuyant les pieds contre le mur. II me reftoit encore la chaine principale qui étoit aux pieds. Comme j'étois fort & robufte, je vins a bout de la tordre, &, a force de tirer, j'en caflai deux anneaux. Délivré de mes fers, je fentis renaitre 1'efpérance,- je courus a la porte, je cherchai dans Pobfcurité les pointes des clous qui attachoient Ia ferrure en dehors, & je trouvai que je n'avois pas beaucoup de bois a couper; je pris auflïtót mon couteau, & je percai un petit trou au bas de la porte; je vis qu'elle n'avoit qu'un pouce d'épaifleur, & qu'en conféquence il me feroit pofllble d'ouvrir les quatre portes dans un jour. Plein d'efpérance, je courus a mes chalnes pour les reprendre ; mais ce ne fut pas un médiocre embarras. Après avoir tatonné longtemps, je retrouvat 1'anneau de la chaine qui s'étoit cafle, & je le jetai dans ma garde - robe. Mon bonheur voulut qu'on n'eüt pas encore vifité mes fers jufqu'a ce jour, & qu'on ne les vifita pas même jufqu'au jour de 1'entreprife, paree qu'on ne préfumoit pas que je pufTe jamais les rompre. Je rattachai donc  DE TRENCKi 33 donc la chaine avec un morceau du cordon de mes cheveux» Mais lorfque je voulus repatLir la main droite dans la menotte, elle fe trouua er.flée par 1'effort que j'avois été obligé de faire pour 1'en tirer, & I je ne pus jamais y réufllr. Toute la nuit je limai le clou; mais il étoit fi bien rivé, que je perdia toutes mes peines* Midi approchoit, c'étoit 1'haure de la vifite j le danger étoit prefTant. Je renouvellai mes tentatives , & après avoir foufFert des douleurs inoüïes, je parvins enfin a faire rentrer ma main dans la menotte; en conféquence on retrouva tout dans le même état. J'attendis donc jufqu'au 4 Juillet. Ce jour-la, I les portes furent a peine fermées, que ma main i étoit déja retirée de I'anneau, & toutes mes 3 chalnes mifes bas. Auflïtót je pris moncouteau, 5 & commencai è travailier fur les portes. La première s'ouvroit en dedans, & la traverfe \ avec la ferrure reftoit en dehors. Elle fut forcée j en moins d'une heure; mais la feeonde me donna j des peines incr.oyables. J'eus bientót coupé le 1 bois autour de la ferrure; mais, Gomme la traverfe y étoit attachée, & qu'il falloit ouvrir la 1 porte en dehors, il ne me refta d'autre reflfource que de couper au - deflus de la traverfe. J'en vins a bout, après un travail trés-long ! & d'autant plus pénible, que j'éuis obligé de tout Tomt II. C  24. VI. EDO BARON faire dans 1'obfcurité & a tatons. J'avois tous les doigts écorchés, & la fueur de mon corps dégouttoit a terre. Dès qu'elle fut ouverte, j'appercus le jour par la fenêtre du veftibule; j'y grimpai, & je vis que ma prifon étoit batie dans le foffé principal du premier rempart. Je vis devant moi le diemin par lequel on y montoit, la fentinelle a environ cinquante pas de moi, & les hautes paliflades que j'avois encore a efcalader avant de pouvoir fortir de ma prifon & parvenir au rempart. Cependant mon efpoir s'accrut, & je redoublai de travail pour attaquer la troifième porte, qui, comme la première, s'ouvroit en dedans, & pour laquelle il fuffifoit par conféquent de couper le bois autour de la ferrure. J'eus fini au foleil couchant. II falloit couper la quatrième porte comme la feconde; mais j'étois extrêmement afFoibli, & mes mains étoient fi malades, que je n'avois prefque plus d'efpoir. Je 1'attaquai enfin , après m'être un peu repofé. J'en avois déja coupé a peu prés la longueur d'un pied, lorfque la lame de mon couteau fe calfa & tomba en dehors. Grand Dieu! que devins-je dans.ce cruel moment? s'eft-il jamais trouvé une de tes créatures dans une p* D 2  ja VIE DU BARON tes les fix femaines, ou tous les deux mois, parcé que le poil arraché avec la racine avoit befoin au' moins d'uti mois avant que de repoufTer & d'être affez long pour pouvoir être faifi avec les ongles. La vermine ne m'a jamais tourmenté; la grande humidité fans doute lui étoit contraire. Je n'ai jamais été enflé, paree que, comrne je 1'ai dit ci-delfus, je favois prendre de 1'exercice. L'obfcurité continuelle dans laquelle j'étois, étoit la feule cbofe a laquelle je ne pouvois m'accoutumer. Au refte, j'avois beaucoup lu & vu, & j'avois trop couru le monde, pour u'avoir pas toujours matière a réfiexions. Le fujet que le hafard offroit a mes idéés, je le méditois fous tous fes rapports auffi profondément, que fi j'eufle tenu le livre ouvert fous mes yeux, ou que fi j'avois eu la liberté de coucher moi-même mes penfées fur le papier. Je contraftai une fi grande habitude de réfléchir, que je compofois des difcours entiers, des fables, des poémes & des fatyres, que je récitois tout haut, & qui fe gravoient fi fortement dans ma m émoire, qu'après ma délivrance j'ai pu en recueillir prés de deux volumes. Accoutumé ainfi a travailler detête, fans plume ni papier, mes jours'de douleur pafibient comme des inftans. La fuite de ma narration fera voir combien ce travail m'a procuré d'égards & d'amis dans ma prifon, & que ce fut a lui que je dus  de trenckJ S3 la permifllon d'écrire, du papier, de Ia lumière & enfin ma liberté. Je dois toutes ces confolations aux fciencei i acquifes dans ma jeunefie, fruit falutaire de mon l travail. Je confeille donc fincèrement è tous mes 1 letteurs d'employer leur tems comme moi. Les : rois peuvent donner des richeffes, des dignités \ & des honneurs a 1'homms le plus indigne & le : plus inepte, les lui reprendre a leur gré & Ie replonger dans Ie néant: mais avec tout leur pouvoir, ils ne peuvent pas faire d'un fot un favant ou un homme de génie, ni dépouiller de fes connoiffances 1'homme laborieux qui les poffède. La Providence a fagement établi, que tout ce que nous pourrions nous donner nous-mêmes, vertu, fcience & anour du travail, nous refteroit en propre, fans que ni le deftin, ni les hommes puiflent les altérer ou nous les enlever. Mais au contraire, tout ce que les autres peuvent nous donner, ou ce qu'on fait furprendre è leur foibleffe, fe difïïpe fouvent comme un fonge léger. Le pouvoir même & le courroux deFrédéric, qui difperfa des légions entières & détruifit des armées, ne purent atteindre ni mon honneur ni ma tranquillité. Envain il me plongea dans un cachot, il m'accabla de fers, je bravai toute fa puiffance: rafluré par la juftice de ma caufe, jé trouvai en moi-même des forces pour réfifter. Je triomphai a la fin, & je me préfente aujourd'hui K 3  54 y I E DO BARPN devant le tribunal équitable du public, comme u,n martyr de la vertu, comme un modèle glorieux •a imiter, & comme un bonnête homme maltraité, dont Ia noble affijrnnce fait rougir des princes & des calomniateurs. Ceux qui m'opprimoient, font déja defcendus dans le tombeau avec ignominie; ceux qui ont nfurpé mes biens a Vienne & qui étoient mes juges, vivent, les uns dans une maifon de force, comme Krugel & Zetto, ou vont mendier leur jpain, comme Doo & Gravëniz. Ceux qui font ïeftés riches, ne font pas non plus auffi heureux que moi, & font obligés de baiffer humblement les yeux, partout oü moi & mes enfans fommes accueillis & eftimés, & o$ nous voyons tous les honnêtes gens plaindre notre infortune. Aiufi, jeune homme, travaille avecardeur; car fans travail perforne ne peut amaiTer des tréfors indeftruclibles. Travaille, dis-je, & dans tes peines tu trouveras ta récompenfe. Alors, il tu es en butte aux coups du fort, fuis mon exemple, apprends de moi a fourire dans le malheur & profiie, s'il fe peut, de mon expérience pour. devenir fage, honnête & heureux, au moins dans ta vieilteffe. Je puis affiirer avec certitude a tous mes lecteurs que, même au fond de ma prifon, les années s'écoulèrent pour moi comme des jours. Quel. «,uefois cependant, quand le defir des jouiflances L  BETRINCK. 55 de la fociété, 1'amour de la liberté fe réveilloient dans mon cceur, quand il fe révokoit a la vue de mes fers, quand je me figurois mes ennemi» triomphans, ou que je voyois échouer un des projets concertés pour ma fuite, alors je fentois, malgré moi, malgré ma philofophie, toute 1'amertume de ma fituation. Quand je réfléchisfois que le même monarque, pour le fervice du« quel je 'm'étois facrifié, nïabandonnoit & étoit infenfible a mes maux; quanl je me rappellois les jours de ma profpérité, quand je me figurois qu* tant d'honnétes gens pouvoient me croire criminel d'après ma cruelle punition, & que tous les moyens de juftification m'étoient refufés.... grand Dieu! quel trouble, quel tourment! La foif de la vengeance & la rage 1'emportoient alors fur la patience; alors toute ma raifon m'abandonnoit, & la coupe de Socrate auroit été pour moi le plus grand des bienfaits. Le motif principal qui m'empêcha de me détruire, fut 1'amour. j'avois laiiTé en Autriche un objet cher a mon ca;ur; & je defirois de vivre encore pour elle. Le poëme qui fe trouve dans le fecond volume de mes écrits, intitulé: Dmoti prifonnisr, a Doris, prouva avec quelle force je fentois encore cette pafïion. Je ne voulois ni abandonner ni |a91iger mon amie. Mon exiftsnce lui étoit encore utile, ainfi qu'a mi fceur qui avoit tout hafardé, tout feuffert & tot$ D 4  5Ö V-IE DU BARON perdii pour moi. Je voulois donc conferver mes jours pour ces deux perfonnes; il n'y avoit pas de malheurs que je ne puffe fupporter pour elles, de patience dont je fuffe incapable. Muis, hélas! lorfqu'apiès dix ans de captivité j'obtins ma liberté, toutes les deux étoient au tombeau, & je n'ai point joui dubonheur dontl'attente feule m'avoit engagé a Touffrir fi longtems. Ma devife, par laquelle je juftifiois a mes propres yeux les entreprifes que je formois pour ma délivrance, étoit celle - ci: ,, Celui qui tombe dans 1'eau, chercbe a „ gagner la terre; quand le mit & le gouvernail „ font brifés, Ie pilote regagne le rivage. L'oi„ feau captif s'enfuit, s'il le peut, de fa cage, j, & celui qui peut s'évader, ne doit pas refter „ dans les fers."- Trois femaines environ après ma dernièrctentative , I'honnête Gefhardt vint pour la premièrefbis monter la garde auprès de moi. Ma première entreprifs avoit fait beaucoup d» fenfation. En efFet, une prifon conftruite uniquement pour moi, fur un plan particulier k d'après les idéés de plufieurs faifeurs de plans , que chacun croyoit impénétrable, avoit été détruite par un travail de dix-huit heures, & cela le neuvième jour que j'y étois enfermé. A peine Gefhardt fut - il a fon pofte, que nous OTmmencames a parlcr librement; car, en mtttant\sn pied fur le bois du lit,. ma tête atteignoit  DETRENCK. . 57 jufqu'au foupirail. II me décrivit fïdellement tout Ie local de ma prifon , & notre premier projet fut de me fauver par delfous les fondations qu'il avoit vu conftruire, & qu'il m'alfura n'avoir que deux pieds de profondeur. Avant toutes cbofes, il me falloit de 1'argent. Nous y pourvümes de Ia manière fuivante. La première fois qu'il releva Ia garde, il me pafla un fil d'archal, avec une feuille de papier roulée autour, puis un morceau de bougie affez petite pour paffer è travers le grillage de ma fenêtre, du foufrc, de 1'amadoue allumée & une plume. Le tout me parvint heureufement; j'eus bientót de la lumière; je me piquai au doigt & mon fang fervit d'encre. J'écrivis a Vienne, è mon fidéle ami le capi. tains Ruc'shard; je lui peignis en peu de mots ma fituation, en lui donnant 3000 florins a prendre fur mes revenus, & le priant d'en difpofer comme je vais le dire. II devoit garder 1000 florins pour fon voyage, & fe trouver le 1 5 Aoüt a Gummern, petite ville de Saxe, qui n'eft qu'a quatre lieues de Magdebourg , & s'y montrer le même jour a midi avec une lettre a la main. II devoit rencontrer un homme portant un rouleau de tabac a fumer, & lui remettre 2000 florins en or; après quoi il retourneroit a Vienne. Gefhardt recut Is même inftru&ion, & je lui fis renir ma leure a travers, P S  58 VIE DU BAR© IJ la fenêtre, comme il m'avoit fait paffer Ie papier^ II envoya fa femme a Gummern avec cette lettre, & elle ia mit heureufement a la pofte. Dès ce moment, mon efpoir augmenta chaque jour, & toutes les fois que Gefhardt étoit defentinelle, nous preniqns. toutes les mefures nécesfaires pour ma fuite. Le i s Aout arriva enfin. II fe pafla quelques jours avant qu'il fit fentinelle auprès de moi. Mais quelle fut ma joie, Icrfqu'il me cria un jour: „ tout a réuffi!" II revint le même foir; nous concertameo enfemble le moyen de me paiïer 1'argent. Je ne pouvois pas atteindre jufqu'au grillage , è caufe des chalnes de mes mains; le foupirail d'ailleurs étoit trop petit. Il fut donc arrêté qu'a la première garde, il fcroit le fervice de pourvoyeur, & qu'en rempliffant ma cruche, il y mettroit 1'argent. Tout fut heureufement exécuté. Mais je fus trés - furpris, forfqu'au lieu de iooo florins, j'y trouvai la fomme entière de 2000, dont je lui avois cependant permis de prendre la moitié. II n'y manquoit que cinq piftoles, & il ne vpulut jamais en accepter davantage, paree qu'il |e croyoit tvflez payé. Honnête homme, brave grenadier Pomérapien! qu'il eft peu de gens capables d'imiter ton «xemple l que ton nom foit immortalifé avec  J5ETRENCE. Bies écrits & mes malheurs, car jamais je n'ai rencontré d'ame plus grande & plus défintéreflee que la tienne. Copendant je 1'ai par la fuite engagé, mais avec beaucoup de peine, a accepter les iodo florins; mais on verra bientót qu'il n'en a pas joui, & qu'ils furent la caufe du malheur de fon imbécille femme. Pourvu d'argent, je fongeai a exécuter mon premier plan, qui étoit de me fauver par denbus les fondations, & je m'y pris de la manière fuivante. D'abord il falloit me délivrer de mes chalnes. Pour cela, Gefnardt me pafla une couple de limes. L'anneau de fer que j'avois au pied étoit fi laree, que j'avois un bon quart de pouce de jeu. Plus je limois, plus j'avois de jeu, & je parvins enfin a le couper tout-a-fait. Alors le dégageant de la chaine, je me trouvai libre, & l'anneau pouvoit s'ouvrir fans qu'il y parut au-dehors. De cette manièr • mes pieds furent ainfi dégagés, & il étoit impoflible de trouver 1'entaille, même en faifant la vifire la plus exacte, paree qu'on ne pouvoit examiner que le dehors. Tous les jours mes mains s'aflbupliflbient, &je les retirois toutes deux des anneaux. Enfuite je limai la charniére, & a 1'aide d'un clou d'un pied de long, que j'avois tiré du plancher, je me fis une. «lef, avec laquelle j'ouvrois & je fermois les vis a volonté, de manière qu'on ne pouvoit rierj  60 VIE DU BARON découvrir. Le eerde qui me ceignoit Ie corps1 ne me gênoit point. Mais je coupai, a la chaina qui 1'attac^oit a Ia ba*re de fer, le milieu d'un chainon, & je limai le fuivant, de manière qu'il put pafler par I'ouverture; ainfi je parvins a me délivrer de mes fers. A midi, lorfqu'on faifoit Ia viflte, je mouillois un peu de pain de munition, & je le frottois fur du fer rouillé pour lui en donner Ia couleur. Cette paté me fervoit a fermer le chainon ouvert. Je la faifois fécher la nuit a la chaleur de mon corps, & je frottois enfuite 1'endroif, avec de la falive pour lui donner. le poli du fer. Par ce moyen il étoit impoflible de cornoltre 1'endroit coupé , & je parierois que perfonne n'eüt pu deviner quel étoit le chainon limé, a moins de frapper fur tous avec un marteau. Après cela, je fus le maitre d'öter mes chaines quand je le voulois. On ne vifitoit jamais la fenêtre. Je défis les deux crochets qui 1'attachoient au mur; mais je les remettois tous les matins, après les avoir barbouillés de chaux. Je me fis pafler du fil de fer par mon ami, & j'efiayai de faire un nouveau grillage. J'y réuffis; en conféquence je coupai celui qui étoit a la fenêtre, oü 1'on m regardoit jamais, & je mis le mien a la place. Je tB'établis par ce moyen une libre communication avec la featinelle, & je pus rencuveller 1'air de  ma prifon. Je me procurai tous les inftrumens dont je pouvois avoir befoin, jufqu'a de la chan: delle & un briquet. Seulement je fufpendois ma couverture devant la fenêtre, pour qu'on ne ylt pas de lumiére, & je pouvcis ainfi travailler tout a mon aife, fans que perfonne put m'appercevoir du dehors. Enfin, quand tout fut difpofe, ' je mis la main a 1'ceuvre. Le plancher de ma prifon n'étoit pas de pierres, mais de grolTes planches de chène, épa.sfes de trois pouces; on en avoit mis trois couches 1'une fur 1'autre en fens contraire. Par conféquent Ie plancher avoit neuf pouces d'épaiffeur, & il étoit uni avec des broches d'un pouce de diamètre & d'environ un pied de long. En les dégageant un peu autour de Ia tete, je parvins avec la barre de mes menoltes , a en arracher une; je 1'aiguifai fur les pierres de mon tombeau, & j'en fis un excellent cifeau pour couper les planches. Je hafardai alors la première entaille, qu il falloit faire de plus d'un pouce a la furface extérieure, pour cieufer librement; je tirai enfuite, je rognai, jufqu'a ce qu'elle joignit exa'cïement, te bouchai les fentes avec du pain, je répandii de la pouffière par-deffus, & je vis qu'il étoit impoffible de rien appercevoir. Cet ouvrage fini, je travaillai en deffous avec" moins de précaution & j'eus bientót percé 1*  02 VIE X> U BARON triple plancher. Alors je trouvai un fable blanc & trés - fin, fur lequel eft conftruit tout le fort de l'Etoile. Quant aux éclats du bois, je les' tafiemblois foigneufement & je les faifois entrer fous le plancher. Je ne pouvois pas aller plus loin fans fecours extérieur; car, quand on remue une terre qui ne 1'a pas été depuis plufieurs années, il eft impoflible de replacer dans le trou tout ce qu'on én a tiré. II fallut donc que mon grenadier me pafïat quelques aunes de toile. J'en ris des boudins de fix pieds de long, qui pouvoient pafler entre les barreaux. Je les remplis de fable; & toutes les fois que Gefhardt étoit de faótion la nuit, je les pouflbis dehors, & il les vidoit avec précaution. Dés que j'eus de la place, je me fis pafler tous les inftrumens néceflaires, jufqu'a de la' poudre, du plomb, une paire de piftolets de poche, des couteaux & une baïonnette. Tout cela fut mis en füreté fous fe plancher. Je trouv.ii alors que les fondemens de ma prifon avoient quatre pieds, & non pas deux de profondeur. Or , pour defcendre fi bas & creufer par deffous, il falloit beaucoup de tems, de peine & de précautions, car je pouvois facilement être entendu; mais je furmontois toutes' ces difficultés.  DKTRENC&. Le trou dans iequel je defcendois, avoit donc qüatre pieds de profondeur, & il falloit qu'il füt affez large pöur pouvoir m'y mettre a genoux, ttavailler & me baiffer: on ne fauroit croire combien j'eüs a foufftir, tant que je fus obligé d'étre couché en haut fur le plancher & de pencher la tête & le corps a quatre pieds de profondeur pour en tirer le fable avec les mains; il faut avoir paiTé par-la pour s'en former une idée. Cependant j'étois obligé de le faire toutes les fois que je travaillois , jufqu'a ce que je fufle arrivé aux fondemens. Au moment de la vifite, tout étoit rejetté dans la trou, & il me falloit bien quelques heures pour remettre tout au-dc; hors dans 1'état ordinaire. Ce qui me fervit le plus, ce fut la chandelle & la bougie; mais comme Gefhardt n'étoit de garde auprès de moi que tous les quinze jours, mon travail alloit fort lentement: & comme il étoit défendu aux fentinelles de me parler,fous peine de la corde, je ne voulus pas m'expofer a faire un houvel ami , de peur d'être trahi. Cet hiver, je n'eus point de poële; je fouffris beaucoup du froid; mais, foutenu par !'ef« poir de me fauver, je confervai ma gaieté, au grand étonnement de tout le monde. Gefhardt me paifoit auffi des provifTons dé feouche, qui confiitoient en boudins & en viande  &|. vJeéübAróü fumée; & quand je ne travaillois pas a mon rnufj j'avois du papier & de la chandelle; j'écrivois & je compofois des fatyres, & mon tems fe pasfoitainfi, non fans quelque plaifir. II m'arriva a cette époque un accident, qui penfa faire évanouir toutes mes efpérances. Gefhardt avoit travaillé avec moi pendant la «uit. A 1'heure même oü il fut relevé, & que je voulus replacer ma fenêtre, elle m'échappa des mains , & il fe caffa trois carreaux. II ne devoit revenir au pofte, que quand il feroit de garde. Je reftai bien une heure dans Ie défefpoir, & fans favoir quel parti prendre, car on n'eüt pas manqué de voir en entrant que la fenêtre étoit caflee; & comme je n'y pouvois atteindre avec mes fers, on auroit vifité plus exaftement, &■ on auroit trouvé que le grillage b'étoit plus attaché. Voici le parti auquel enfin je me déterminaiComme la fentinelle s'amufoit a fiffler au bas de ma fenêtre , je lui criai: „ camarade , ayez ,, pitié, non pas de moi, mais d'un de vos „ camarades, qui fera infailliblement pendu, fi „ vous ne m'affiftez pas. Pour un léger fer„ vice, je vais vous jetter tout de fuite trenta „ piftoles". II fut un inftant fans me répondre , puis il ine dit tout bas: „ avez - vous donc de 1'ar» gent?"  $ È H e n c i 6y jé comptai auflïtót trente piftoles cc lès lui jetai. Il medemanda ce qu'il y avoit a faire? Je lui racontai le malheur quijm'étoit arrivé au fujet de la fenêtre, & je lui paflai la mefure en papier des trois cairreaux. Par bonheür, c'étoit un homrae adroit & décidé. La porte des paliflades n'étant pas fermée dans le jour par la . négligence de 1'officier, il fe fit relevér pour une demi-heure, par un de fes camarades, couruc a la ville, & avarit que lé tems de fa faftion füt expiré, il me pafla hèureufeinent les carreaux. J'en fus fi content, que je lui jetai encore dix piftoles. Tout fut remis pour la vifite de midi; uh maltre vitrier n'eüt pas été plus adroit que moi, & mon paüvre Gefhardt füt fauvé. C'éft ainfl qu'il n'eft rien dans Ie monde qué ne puifië faire 1'argent; & eet accident eft i' coup fur un des plus remarquables de mon histoire. Je n'ai jamais reparlé a l'hbmn)e qui m'a' rendu un aufli grand fervice. Mais on devine facilemént qu'elle fut 1'inquiétude de Gefhardt. II revint au pofte aH bout de q*e!ques jours , & fut d'autant plus étoané de I'heureux fuccès de cette démarche, qu'il conhoiffoit 1'homme qui 1'avoit relevé, pour avoir cinq enfans, & être Ie plus vieux & le plaV Incorrüptible de la compagnie. Tomé II. E  6(5 vlËDUfeARÖïf Actuellement mon ouvrage avangoit. j'avois aifément démoli lesfondemens par-defibusj mais eet axident avoit rendu Gefhardt fi timide,qu'il trouvoit mille difficultés a m'objefter,- a mefure que mon trou s'avancoit , & que je voulois prendre avec lui les dernières mefüres pour affurer ma fuite. II foutint qu'il me falloit du fecours de dehors pour me fauver fürement, & ne pas 1'entrainer dans mon malheur. Nous primes donc la réfolution fmvante qui ruina mes projets, & me fit perdre le fruit de huit mois de travail. j'écrivis une feconde lettre a mon ami Ruckhard; je lui donnai de 1'argent a reprendre fur ma caiffe; je le priai de reparoltre a Gummen) , de fe tenir pret au tems marqué, & de m'attendre fix jours de fuite avec deux chevaux de relais fur le glacis de Klofterberg, tout étant prêt pouï ma fuite. Gefhardt auroit bien trouvé moyen dans 1'efpace de fix jours d'avoir le pofte de ma prifon. Je vivois par conféquent dans 1'efpoir le plus flatteur. Mais, hélas! eet heureux tems ne dura que trois jours. Ma délivrance, fans doute.n'étoit pas encore arrêtée par la Providence. Gefhardt avoit envoyé fa femme a Gummern avec la lettre. Cette mal-adroite dit au maitre de pofte que fon mari avoit un procés a Vienne; qu'il eèt la bonté de  I) E T R E N C & 6? ïemettre cette lettre en mains füres, & pour 1'y engager elle lui donna dix écus. Cette libéralité fit naturellemeht foupgonner au maltre de pofte Saxon qu'il y avoit la-deflbus du fecret. Il ouvrit la lettre, en vit Ie contenu} & au lieu de la faire partir, ou de Tenvoyer i DrefJe a fon fupérieur, il 1'apporta au gouverneur de Magdebourg , le duc Ferdinand de Brunfwick. Quelle fut ma furprife, lorfque, a trois heures de I'après-diner, je vis entrer dans ma prifon le duc lui - même avec une fuite nombreufe, & qu'il me montra la lettre, en me demandant d'un ion d'autorité, qui 1'avoit portée a Gummern? Ma réponfe fut, que je 1'ignorois. Auflïtót on fe mit a faire la vifite la pit» exacte. Il entra des forgerons, des charpentierss' des macons; & après une demi-heure de perquifitions, on ne trouva ni Ie trou qui étoit au plancher, ni les coupures faites aux chaines. Seulement on découvrit le faux grillage de la fenêtre, j qui fut auflïtót fermée de planches, & s laquelle on ne laifia qu'un foupirail de fix pouces de largeur. Alors Ie duc commenca a faire des rnenaces< Je répondis avec fermeté, que je n'avois jamais ! vu la fentinelle qui m'avoit rendn ce fervice, & que je ne lui avois jamais demandé fon nom,afiai *4e ne pouvoir jamais caufer fon malheur E a  68 viEfiü BARON Ses repr«fentations ne produifant aucun efteï fur moi, le gouverneur me dit, d'un tongrave, mêlé de bonté : ,, Trenck, vous vous êtes toujours plaint de „ n'avoirjamais été entendu, ni jugé légalement; ti je vous donne ma parole d'honneur que vous' „ obtiendrez 1'un & 1'autre , & que je vous ,j ferai óter toutes vos chaines, auflïtót que vous „ aurez nommé Phomme que vous avez chargé „ de cette lettre". Je lui répondis avèc une nóble fermeté f „ Monfeigneur, tout le monde fait que je n'ai pas mérité de mapatriele traitement cruelque „ j'en reeois. Mon cceur eft exempt de reproches. Je cherche a recouvrer ma liberté par ,j tous les moyens qui font en mon pouvtjir. „ Mais fi j'étois capable de nommer 1'homme „ compatiflant, qui m'a fecouru par humanité, „ fi je penfois d'une manière aflez bafie, pour „ acheter mon bonheur aux dépens de celui „ d'un autre; c'eft alors que je mériterois de „ périr comme un fcélérat, dans les fers dont „ je fuis chargé. Du refte, faites de moi ce que vous voudrez, mais fongez que je ne fuis pas encore entièrement abandonné , que je j} fuis capitaine de cavalerie, & que je m'ap,, pelle Trenck". Le duc fut étonné, tourna le dos & partit; j'ai fu depuis qu'il dit hors de la prifon: „ Je 1* ti plains & j'admire fa fermeté".  de t r e k c -k. »9 Gependant ce fut pour un homme aufïï prudent que le duc, une grande faute, d'avoir eu avec moi, devant toute la garde, eet entretien , qui dura alTez longtems, & que j'ai abrégé ici. Car les foldats de la garnifon voyant que je ne trahifTois perfonne, prirent en moi tant de confiance, qu'il me fut trés-facile de trouver parmï eux toutes fortes de fecours; furtout le duc ayant dit qu'il favoit que j'avois caché de 1'argent, & que j'en avois déja diftribué a plufieurs fentinelles. II y avoit a peine une heure que Ie duc étoit parti, lorfque j'entendis un grand bruit; j'écoutai: c'étoit un grenadier qui s'étoit pendu avec fon cordon de cheveux aux palifiades de ma prifon. L'officier de garde entra encore une fois avec k major de place, pour prendre une lanterne qu'on avoit oubliée. En fortant il me dit tout bas: „ Quclqu'un de votre complotvient de fe pendre". Mon faififfement fut extréme, car je n'imagiisois pas que ce put être un autre que mon honrjête Gefhardt. Profondément frappé de cette idéé finiftre , après un inftant de réflexion, je me rappellai la. promefle que le duc m'avoit faite, fi je voulois lui Hommer 1'homme qui s'étoit chargé de ma kitte. Je frappai done a la porte, 6e demandaiE 3.  *tO VIE DU BARON h parler a 1'officier. II vint a Ia fenêtre favoir eg que je voulois. Je Ie priai de vouloir bien dire au gouverneur, que je demandois de Ia Imnière, de 1'encre, du papier & une plume, pour lui découvrir, a lui feul, mon fecret par écrit. L'officier fit ma commiflion, & fur le foir on ouvrit mes portes pour m'apporter de 1'encre, une plume, du papier & de Ia Iumière. On me donna une heute de tems, & on fe retira. Je commengai alors a écrire; ma garde-robe me fervit de table. J'allois nommer mon pauvre Gefhardt. ne doutant point qu'il ne füt mort, mais ma main trembla & mon fang fe glaca dans mes veines. Tout-a coup je me levai, & m'approchant du trou de ma fenêtre, je m'écriai : ,, Dieu! tft-ce que perfonne ne fera afiez „ humain pour me dire le nom de celui qui vient „ dp fe pendre, afin que j'en puifle fauver „ beaucoup d'autres ? " La fenêtre étoit encore ouverte, elle ne fut bouchée que le lendemain. Je jetai en confé? .qnence cinq piftoles enveloppées dans un papier, §c je dis: „ ami, prends eet argent, & fauve „ tes camarades, ou va me trahir, & charge-toi „ des meurtres qui vont fe commettre." On ramaffa le papier, & après un inftant de filence entrecoupé de quelques foupirs, j'en^ndis une voix qui me dit tout bas: ,, II  rs E T R E N e K. 71 „ s'appelloitSchutz.de Ia compagnie de Ripps." Auflïtót j'écrivis Schutz , au lieu de Gefhardt, quoique ce fut la première fois que j'entendifle ce nom, & que je n'euffe jamais eti aucune liaifon avec eet homme. Dès que ma l,ettre fut finie, je demandai Ie lieutenant. 11 vint Ia prendre, enleva mon écritoire &machandelle, & referma les portes. Mais le duc s'étoit douté deia rufe, & foupeonnoit que je devois connoitre plus d'un foldat j il laifla les chofes fur Tanden pied, & je n'obtins ni audience, ni confeil de guerre. Dans la fuite j'ai appris les circonftances fui* vantes, qui expliquent ceite énigme. Pendant que j'étois encore tenu dans la citadelle, j'entendis un faftionnaire devant ma fenêtre vomir des malédiftiens, jurer & dire tout haut: „ Que le diable emporte le fervice de „ PrufTe! Si Trenck favoit ma facon de penfer, „ a coup fnr il ne refteroit pas longtems dans „ fon facr..trou." J'entrai auflïtót en converfation avec lui, & il m'aflura que fi je pouvois feulement lui donner de 1'argent pour acheter une petite barque, afin de traverfer 1'Elbe enfemble, il auroit bientót limé mes ferrures & ouvert mes portes. Je n'avois point d'argent; mais je lui donnai un bouton de manche a brillans, qui pouvoit valsir 500 florins, & qu'on ne me connoiffoitpaj, E +  1% y?e pü BiitQs II le recut; mais depuis cette époque je n'ai plus eu de fes nouvelles. Souvent il faïfoit fentinelle prés de moi; je le reconnus a fon accent Weftphalien; je lui parlois, mais il ne me faïfoit pas de réponfe. ' Cet homme avoit probabiement vendu mon bouton dé manche, & il en avoit montré 1'argent; par, lorfque le duc me quitta, le lieuténant de garde paria durement a ce Schutz, & lui dit: „ Tu es fans doute le coquin qui s'eft „ chargé de Ia lettre de Trenck; car depuis ,, longtems tu as 'diülpé beaucoup d'argent, & i,; fait voir des louis. Oü les as-tu pris?" Schutz s'effraya; il fe fentoit coupable, & foupconria que je l.e trahirois, pour me venger de ce qu'il m'avoit trompé. Juflement il virit relever k mon pofte; & dans le premier inftant de terreur, il prit fon cordon de cheveux & s'étranglal Quelle furprenanfe difpofition d'événemens! Le trompeur eft puni, une année entière après fon crime, & fa mort fert a fauver 1'honnête Gefhardt. Ccpendant on avoit doublé mes fentinelles, pour me rendre plus difficile toute communication avec les foldats/ Gefhardt revint bien a mon pofte, 'mais il eut de Ia peine a trouver I'occa. fion dfi me parler fans danger. U me remercia de ma difcrétion, me fouhaita un bon fuccèi,  DE TRENCK. 73 & me dit que la garmton alloii marcher en campagne. '' Combien cette nouvelle m'alarma! Je voyois de nouveau échouer tout le plan que j'avois formé pour ma fuite; mais je repris bientót courage , en fongeant que ma mine n'étoit pas découverte, & que j'avois eocore 500 florins, une, provifion de chandelles, & tous les initrumens, cachés chez moi. Iluit jours au plus après cette aventure, Ia guerre de fept ans s'alluma, & les régimens fe inirent en campagne. Le major de Weiner entra dans ma prifon pour la dernière fois, & me livra au nouveau ma;or de Ia miüce, nommé Bruckhaufen, Thomme le plus groffler & le plus fiefle ruftre de la terre. Je parlerai fouvent de eet homme; & on peut lire fon caraftère dans la fatyre du deuxième Volume de mes écrits, intitulée: La deftinée de M, le major Kilian de Mops. Je perdis ainfi tous mes anciens majors & lieutenans de garde, qui, tous fans exception, m'avoient témoignc beaucoup d'eftime & traité avec la plus grande humanité; je me trouvai un vieux prifonnier dans un monde nouveau. Cependant mon courage augmenta, paree que je favois que les officiers, ainfi que les foldats de milice, font plus faciles a corrompre que ceux des troupes réglées. L'expérience me montra E .>  ^4 V I E D n BARON bientót que je ne ra'étois pas trompé dans mei conjectures. On avoit choifl quatre lieutenans pour garde? alternativement je fort de l'Etoile, & dans moins d'un an il y en eut t.rois d'intelligence aveq rooi. Mais a peine les régimens furent - ils en cam« pagne, que le nouveau commandant de Borck parut dans ma prifon, avec la figurc d'un tyran impérieux & cruel. 11 étoit chargé par le Roi de répondre de ma perfonne fur fa tête, & en conféquence il avoit permiffion d'en agir avec moi comme il le jugeroit a propos. Cet homme étoit réellement un efprit borné ; il avoit le cceur dur & obéiffoit en efclave aux ordres qu'il avoit recus. II étoit d'ailleurs ombrageux, craintif & méfiant; en conféquence ii trembloit toutes les fois qu'il croyoit poffible que je m'échappaffe de fes fers. Ajoutez a cela qu'il me regarJoit comme un fcélérat & un traitre a la patrie, en me voyant punir fi rigoureufement par fon monarque. Sa barbaïie envers moi étoit donc fondce, & fur mon cara&ère connu, & fur fes fentimens méprifables. II entra dans ma prifon, non pas comme un officier qui vient voir un officier malheureux, mais -comme un bourreau qui entre chez un crjminel. II amena avec lui des forgerons qui me mirent au cou un carcan monftrueüx, de la lar-  DETRENCÏ?. IS geur de la main, & qui fut attaché a l'anneau du pied par une groflè chaine. On attacha auffi a ce carcan deux autres chalnes plus légères, comme on peut le voir dans mon portrait,& avec lefquelles on metiroit ga & la comme un ours. Ma fenêtre fut fermée par un macon, & on n'y laiffa qu'un petit foupirail. Enfin il m'óta jufqu'a mon lit, ne me donna pas de paille, & me quitta en vomiflant mille injures contre ma fouveraine, limpératricereine, contre toute fon armée, & contre moimême: mais je le lui rendis bien, & mes répoar fes le mirent dans une fureur inconcevable. Qu'on fe figure ma fituation entre les mains d'un pareil tyran! cependant mon bonheur voulut qu'on n'ent pas découvert que le. fer avoit été limé a l'anneau du pied. Par conféquent toutes les chalnes qu'on y ajoutoit ne fignifioient rien, & il m'étoit poffible , avec le temps, de m'eq débarralTer. J'avois une bonne provifion d'iriftrumens, ainfi que de qhandelles, d'amadou & de papier. Quoiqu'il füt impoffible de percer dans le foffé oü étoient deux fentinelles, je con fervois encore l'efpoir de gagner facüement un officier de garde a force d'argent; par conféquent d'avoir des fecours, & de trouver un libé-. rateur, comme a Glatz. Si 1'on eüt exécuté k la lettre tous les ordres du monarque, il m'eót été impoffible de rien  76. VIE DU BAROK entreprendre; car fon intention étoit qu'on m'interdit toute communication avec les hommes. Pour cela les quatre clefs de mes portes devoient être dans quatre mains diftérentés. L'une chez le commandant, 1'autre chez le major de place, Ig troifième chez Ie major du jour, & k quatrième chez le lieutenant de garde, Par conféquent je n'aurois jamais trouvé occafion de parler a chacun d'eux en particulier. Dans le commencement tout cela s'exécuta ponctuellement, excepté que le commandant ne paroisfoit que tous les huit jours. Mais il arriva enfuite tant de prifonniers de guerre a Magdebourg, que le major de place fut obligé de remettre fa clef au major du jour; & le commandant ne revint plus du tout, paree que la citadelle étoit a une demi-lieue du fort de l'Etoile. Dans ce même fort étoit auffi détenu, depuis 1746, ie général Pruffien de Wallrabe; mais il avoit fa maifon paaticulière dans 1'intérieur du fort, & 3000 rixdalers a dépenfer. Le major du jour & 1'officier de garde dlnoient chez lui, & y reftoient le plus fouvent jufqu'au foir erj fociété. Peu a peu ces Meffieurs eurent compaffion de nioi , & donnèrent les clefs au lieutenant de ^arde, quand on deroit vifiter chez moi. far ce moyen, j'eus infenfiblcment occafion  15 É T R Ë V C K. jj is leur parler féparément, ce qu'ils chèrchoient eux-mêmes. C'eft-la 1'origine de toutes mes nouvelles entreprifes, fur lefquelles je pafferai le plus rapidement poffible, afin de ne pas fatiguer mes Iecteurs. II n'y avoit que trois majors & trois lieutenans qui fe relayoient, & que Borck avoit choifii pour cela. Cependant ma fituatiön étoit affreufe; mori carcan avec mes énormes chalnes m'empêchoient de faire aucun mouvement, & je ne pouvois pas" encore le défaire, avant d'avoir obfervé pendant quelques meis quelles étoient les parties de mori accoutrement de fer, que 1'on cfoyoit affez Aires1 pour ne les vifiter jamais. Le plus cruel fut de m'avoir óté mon lit. Jé demeutai donc affis par terre, contre le mur bumide, obligé de tenir avec Ia main les chalnes attachées au carcan, paree qu'elles ïn'étrangloient ft me caufoient, par une trop forte compreffion fur la nuque, des maux de tête inftipportablès?. Comme la barre qui féparoit mes deux mains eri ftifoit baiffer une, quand 1'autre, appuyée fur le genou, foutenoit le carcan, mes bras devintent fi engourdis , qu'on les voyoit diminuet chaque jour. On peut fe figurer s'il m'étoit difficile dedormir & de repofer dans eet état! Enfin Je mal 1'ernporta fur mes forces phyfi.  78 VlEDUBAROfl ques & morales, & je fus attaqué d'une fièvrS ardente. Le tyran Borck demeura inflexible, ne demandant qu'a avancer ma mort, pour être délivré du foin de me garder. Ce n'eft qu'ici que je fentis ce qu'eft un prifonnier malade, fans lit, fans foulagement, fans confolation & fans fecours^ L'ame la plus forte fuccombe: tous les raifonnemens font fuperflus, quand le corps eft affoibli; & je ne peux fonger encore qu'avec horreur aux fenfations que j'éprouvai alors. Mais comme j'étois décidé a attendre mon fort, a braver mes perfécuteurs & a foufFrir en homme : que d'ailleurs je n'avois pas perdu 4'efpérance de me fauver, ou au moins d'être réclamé, quand la paix feroit faite; j'avois plus de fermeté que n'en auroit en pareil cas un autre philofophe, qui, comme moi, auroit avec lui des piftolets dans fa prifon. Ma maladie dura environ deux mois; Je de. vins fi foible, que j'avois a peine Ia force de porter mon pot a 1'eau a la boucbe. Qui pourra jamais concevoir ce que doit foufFrir un homme qui, tous les membres chargés de fer, eft aflïs a terre pendant deux mois dans une prifon humide, qui n'a que du pain de munition tout fee, & pas un bouillon pour fe fubftanter? qui n'eft traité par aucun médecin , confolé par aweun  BE I R È H C (!■ ariii, cc qui, fans médicamens & fans fecours, eft réduit a attendre fa guérifon dans uu fi déplaïable état? La maladie eft par elle - même une aflez grande calamité pour faire perdre courage è 1'homme le plus robufte. Et moi, je me voyois de plus dans une fituation oü jamais un fcélérat ne s'étoit trouvé, & dont Tidée feule accabloit mon ameV La chaleur, le mal de tête, mon cou enflé & ferré, tout me défefpéroit; dans mes accès je m'écorchois les pieds, les mains & le corps....: celui qui eft roué vif, condamné a expirer fans avoir recu le coup de grace, n'éprouve pas certainement tout ce que j'ai fouftert pendant deux mois entiers. Enfin arriva un jour auquel je ne peux penfer qu'avec frémiflement & avec horreur. J'étois dans le plus grand feu de lafièvre, dans eet inftant oü la nature luttoit contre fa deftruétion, lorfqu'en voulant boire, mon pot m'é«happa de la main & fe cafla. II me falloit attendre vingt - quatre heures avant d'avoir a boire. Dans cette cruelle fituation , j'aurois afiaffiné mon ami pour fucer fon fang. A la fin je voulus prendre mes piftolets, mais je n'eus pas Ia forCe d'ouvrir mon trou ; 1'idée auffi de mourir en prifon, & d'être enterré comme un criminel, eontribua infenfiblement a me calmer. Le lendemain , lorfqu'on vint faire la vifite , on crue «ffevvivejenent que j'étois JHort, paree que la foif  %TJ v*lED*UËAKOI* irse faifoit tirer Ia langue, & que j'étois fans connoiflance. On me fit avaler quelques gouttes d'eau, qui me rappellérent a la vie ; enfuite j'avalai toilte t'eaa de ma cruche avec une avidité inexprimable. On la remplit de nouveau', en mé félicitant de ce que la mort me délivreroit bientót de mes maux, & on s'en alla. Cspendant dn avoit parlê dans la ville de ma fituation, d'une manière il touchante, que toutes les dames & les officiers de 1'état-major de la garnifon te réunirent pour tngager le tyran Borck a me rendre mon lit, . A dater du jour oii j'avois fouftert Une foif fi cruelle, & oü je bus tant a la fois, je me rétablis tous les jours, & recouvrai bientót la fanté ,: a l'étonnetrient de tout le monde. J'avois gagné le cceur des officiers chargés de ma garde; & après fix mois de fouffrances inouïes; jè vis fe lever de nouveau pour moi Taurore de' 1'efpérance. L'un des majors confia lés clefs au lieutenant! Sonntag. Celui - ci vint feül pres de moi, m'oüvrir fon cceur, én fe plaignant de fes dettes & de fa mifère. Je luidonnai vingt-cinq louis; ce qui forma entre nous une amitié qui ne s'eft jamais démentie. Peu - a - peu les deux autres officiers de garde devinrent auffi mes amis. Ils paflbient des heures èntières avec moi, quand c'étoit le jour d'urï certain1  »B TRENCK» il "certain major, que j'avois fu gagner également. A la fin il paflbit lui-même des demi - journées entières dans mon cachot. II étoit pauvre, je lui fis préfent d'une lettre de change de 2000 florins: tout cela me procura la facilité de faire de nouvelles entreprifes. II ne falloit point épargner 1'argent, auffi j'eus bientót tout diftribué parmi les officiers , en forte qu'il ne reftoit plus dans ma caifie que 100 florins; mais il fe préfenta bientót une occafion de la garnir de nouvelles efpèces. Le fils alné du capitaine de K***n, qui faifoit les fonftions de major, étoit caffé, & fe trouvoit par conféquent fans pain. Le père m'ayant parlé de fa fituation, je 1'adrefiai a ma fceur quï demeuroic afïez prés de Berlin, & qui lui remit 100 ducats. II revint m'en informer lui-même, & me donner des nouvelles de cette malheureufe fceur. II 1'avoit trouvée au lit de, la mort, & elle me marquoit en peu de mots que mon malheur & la trahifon qu'elle avoit fubie a Berlin, en 175 5, 1'avoient réduite a la mendicité, Sc lui avoient caufé une maladie qui duroit depuis deux ans. Elle fouhaitoit que je pufTe recouvrer ma liberté, & me recommandoit fes enfans. Mais elle s'eft rétablie depuis, & a époufé en ïecondes noces le colonel de Pape, avec lequel elle vécut jufqu'en 1758, époque de fa mort. Je ne veux pas raconter ici fon hiftoire , paree Tornt lï. F  g2 viedübARÓS qu'elle ne fait pas honneur * la eendre de ïrft déric, & qu'en me rappellant le paffé, elle pourroit rallumer mes reffentimens. K***n revint tout joyeux avec fon argent. Nous concertames, avec le père, le moyen de lui procurer de 1'emploi. J'écrivis a mon arme, la chancelière comtefTe de B.... & au fuccefleur du Czar Pierre i Pétersbourg: -Je leur recommandai fortement le jeune homme, & les pnai de m'accorder è moi-même tous les fecours qui feroient en leur pouvoir. K***n paffa a Hambourg, & de-la a Pétersbourg, oü il fut nommé fur le champ capitaine, &, a ma recommandation, devint bientót major, lleut 1'honnêteté de me faire pafler, par un marchand de Hambourg que fon père connoiflbit, & qui étoit fon correfpondant, 2000 roubles oue la chancelière m'envoyoit. Mais il fut nchement récompenfé de ce fervice a Pétersbourg, oü il a fait une fortune brillante. je donnai fur le champ 300 ducats au brave K***n le père, qöi étoit un pauvre diable, & qui en a confervé de la reconnoiffance jufqu'au tombeau. Infenfiblement il en fut diftribué autant parmi les officiers; enfin les chofes .n vinrent au point, que le lieutenant Glottin remettoit les clefs au major, fans fermer les portes, & venoit pafler des demi-nuits avec moi dans ma prifon. Avee mon argent 11 donna pour boire aux fentt-  öe trenck; 83 fiëiies; de cette manière tout alla a fouhait pen ■ dant quelque temps , & le tyran Borck fut trompé. On me paffoit de la chandellé, & ön me donnoit des livres & des gazettes è lire. Mes journées s'écouloient; j'écrivois, je lifois, & je m'occupois fi bien, que j'oubliois prefque mon état. Seulement, quand le fot & brutal MajorBruckhaufen avoit 1'infpection, il falloit que tout fe paiTat avec précaution. Quant è 1'autre major, nommé Zil devint aufil mon ami. Je la gagnai comme on gagne un avare, en lui promettant d'époufer fa fille après ma délivrance, & en lui foufcrivant un billet de 10,000 florins,ent cas que je mourufie en prifon. Enfin le lieutenant Sonntag prit fur lui de me faire faire fecrettement d'autres menottes, fi grandes, que j'ótois facilement mes mains; cé qui lui fut d'autant plus facile, que les lieutenans feuls vifitoient mes fers. Dü refte, les anneaux reflembloient en tout aux premiers, & Bruckhaufen étoit trop béte pour s'appercevoic de la fupercherie. Quant aux auires fers, il m'étoit facile de les ótef. Ainfi, quand felon ma coutume jé prenois de 1'exercice, je tenois mes chaines a la' main, pour faire le même bruit & tromper tes fentinelles. ï- 3  |4 V I « » W B * R O « II n'y avoit que le carcan que je ne pouvois pas défaire U étoit foudé d'une manière trop reconnoiffable. Ma s je parvins a couper aufll l'-anneau oü pendoit la chaine , de manière qu'il m'étoit poffible de défaire & de fermer la partie 'voifine avec Je la mie de pain , préparée commé je Tai dit ci - dc-iTus E conféquence je pouvois i mon gré quitter tous mes fers, & dormir tranquülement. On me pafibit auffi en fecret de la viande froide & des cervelats; ma fituation étoit fupportable. A cette époque je commencai a travailler a ma mine. Parmi les trois officiers demon parti, il n'y en avoit malheureufement aucun qui eüt le cceur de faire pour moi ce que Schell avoit fait a Glatz. La Saxe, dont la frontière étoit trésproche, étoit au pouvoir de la PrulTe, ce qui rendoit la fuite bien plus dangereufe; & tous les raifonnemens du monde ne faifoient rien fur des gens qui ne vouloient rien rifquer: la bonne volonté ne manquoit pas a ülottin & a Sonntag; mais le premier étoit poltron & le fecond fcrupu'eux: il craignoit d'ailleurs de faire le malheur d'un frère qu'il avoit a Berlin. Comme j'avois doublés fentinelles, ij étoit impoffible de percer a leurs pieds, & de continuer le trou que j'avois fait fous les fondationï depuis deux ans, encore moins de franchit aux  »t TRÜNClIt 8$ y#ux aes gardes des paliiTades de douze pieds de haut. Je formai donc le projet fuivant,qui exigeoit £ la vérité le travail d'un Hercule, mais qui ■éanmoins étoit p «fli'de. Le lieutenant S ... avoit mefuré que depuis mon trou jufqu'a Tentrée de la galerie fouterraine du rempart principal, il y avoit trents - fept pieds k percer. Comme ma prifon y touchoit i'y pouvois travaiiler fous les fondemens du rempart, & comme Ie fond étoit un fable blanc trés-fin, la ehofe devenoit bien plus prattcable. Dés Pinftant ou- je pourrois entrer dans cette galerie ma libcr é é-.oit certaine. O i me dit au jufte combien de pas j'avois a faire a droite & a gauche pour trouver- ce fouterrain , la porte qui conduifoit au fecond rempart. Alors Toffkter m'auroit ouvert fecrettement les autres portes Ie jour marqué pour ma fuite A tout événement j'aurois eu avec moi de la chandeile, un pied dechèvre & des percoirs pour lever tous les obflacles : j'attendois le refte de Ia Providence & de mon argent. Je chantteai donc la direélion de mon trou, ou plutot j'en fis un autre. L'ouvrage dura plus de fix mois. J'ai déja dit combien il étoit difficile de miner avec les mains le trou dans lequel je defcendois, & cependant je ne pouvois me fervir d-'aucun inlrrument, paree que mes fentinelles en F 3  86 ? I E DU BARON auroient entendu le bruit. A peine eus - je dé moli les fondemens de ce cóté, que j'appercus que ceux du rempart principal n'avoient qu'un pied de profondeur tout au plus, ce qui eft une faute capitale dans un fort de cette importance. Mon travail devint donc plus facile, n'étant pas; pbligé de creufer fi avant. Au commencement mon ouvrage alloit a mervellle, & dans une nuit j'avancai la befogne de trois pieds, remettant le fable dans mon premie? trou a mefure que je le tirois. Mais a peine eus-je creufé dix pieds en avant, que je commencai a fentir de nouvelles difficultés. Avant de rien entreprendre, il falloit vuider avec la main Ie trou dans lequel je me glisfois, ce qui exigeoit déja un travail de plufieurs heures; puis il falloit tirer le fable du canal i poignée, pour me débarraflër & miner plus avant. J'ai calculé que, par ce moyen, lorfque je fus une fois au-dela de vingt pieds, il falloit que, dans 1'efpace de vingt-quatre heures, je fiffe 1500 ou 2000 toifes en rampant fur le ventre, pour retirer & replacer le fable. Quand cela étoit fait. il falloit nettoyer toutes les fentes de mon plancher, pour qu'on ne put pas appercevoir, a la vifite, le fable qui étoit blanc comme la neige. Puis je remettois la partie du plancher qui avoit été défaite, & enfin je  BE TRENCK. 8? yeprenois mes fers. Quand j'avois paffe une tournee a ce travail, j'étois fi fatigué, qu'il m» falloit toujours trois jours de repos. Pour avoir befoin de moins d'efpace, je fis mon canal fi étroit, que je ne pouvois y ramper i qu'en me rétréciffant, & qu'il m'étott impoffible de porter la main a la tête. U falloit de plus travailler tout nud, paree que ma chemife falie m'auroit infailliblement trahi. Le fable étoit J mouillé, vu qu'a quatre pieds de profondeur on 1 trouvoit déja 1'eau, & le gravier commengoit. 11 me vint enfin dans 1'idée de me faire des^ facs a fable, que j'aurois pu factlement fortir & entrer. Les officiers m'auroient bien paffé de la toile, mais cela ne fuffifoit pas; & en cas de découverie, elle auroit caufé trop d'éclat & de recherches, pour favöir comment elle étoit entré dans ma prifon. A la fin j'attaquai mon lit; & quand Bruckli haufen venoit faire la vifite, j'avois foin de m'y i coucher & de faire le maiade. Je coupai ma paillafle & mes draps , & j'en fis des facs a fable. Mais quand j'approchai de la fortie, je me vis prefque dans 1'impoffibilité d'achever un ouvrage auffi confidérable. Souvent je m'affeyois fur mon tas de fable, fi fatigué, que je croyois ne pas pouvoir replacer le tout, & que j'étois par fois décidé a attendre la vifite fans fermer les trons F 4.  88 VIE DO E 1 1 O X de plancher: oui, je puis affurer que dans 1'efpace de vingt - quatre heures, je n'avois pas le tems de manger tranquillement un morceau de pain, li je voulois remettre tout dans fon état ordinaire. Mais après quelquej minutes de repos je reprenois courage, & le fuccès de mes premiers travaux m'engageoit a faire un dernier effort. Je recommencois donc z creufer, & fouvent je finisfois tout au plus cinq minutes avant la vifite. Je n'étois plus qu'a fix ou fept pieds de Ia fortie, lorfqu'il arriva une aventure fingulière., qui rendit encore inutile tout ce que j'avois fait jufqu'alors. Pour travalller, comme je 1'ai dit, fous les fondemens du rempart a cóté du foifé oü étoient les fentinelles, je me débarrafibis de tous mes fers, excepté du carcan, ainfi que du crochet qui y tenoit. Une fentinelle avoit entendu le tintement fous terre, a quinze pieds environ de mon cachot; elle avoit appellé I'offkier, & tous deux mettant Toreille contre terre, avoient entendu trainer les facs. Le lendemain on en fit le rap. port; & le major, qui étoit précifément mon meilleur ami, entra avec le major de place, un maréchal & un macon. Je fus efFrayé; & le lieutenant me fit figce que j'étois trahi. On commenca donc la vifite: mais les officiers ne voulurent pas voir ; le  Bï ÏIENCS. 8# «ïaijon, ainfi que le maréchal, trouvèrent que tout étoit en bon ordre. Ils ne fe donnèrent pas même la peine d'examiner mon lit, auquel il manquoit une moitié de pailhuTe & les draps. Le major de place qui étoit un fot, regarda le rapport de la fentinclle comme une abfurdité. En fortant, il lui dit: ,, imbécille que tu es, c'eft ,, une taupe, & non pas Trenck que tu as en- tendu fous terre. Comment feroit - il poffible „ qu'il put aller fi loin de fa prifon ? " & tout le monde s'en alla. D'après cela , il n'y avoit plus de tems i perdre. Si Ton m'eüt vifité le foir une feule fois, on m'auroit alors trouvé travaillant; mais dans 1'efpace de dix ans, perfonne n'eut cette idée. Car le commandant, le major de place & Bruckhaufen, étoient de pauvres perfonnages qui ne voyoient pas bien loin; pour les autres, ils me fouhaitoient du fucccs & ne vouloient pas voir. Trois jours après eet accident, j'aurois pu fortir par mon fouterrain; mais comme je voulois m'évader le jour de Tinfpection de Bruckhaufen , mon unique ennemi, afin de lui jousr un tour, ce miférable eut plus de bonheur que d'efprit. II fut quelques jours malade, & il faliut que K n fit fon fervice. Enfin il parut a la vifite. A peine les portes furent-elles fermées, que je mis la dernière maia F 5  pO VIEDÜBAHON a 1'ouvrage, paree qu'aux trois derniers pieds ja n'avois plus befoin de foriir. le fable', que jq pouvois me contenter de le jetter derrière moi. Qu'on fe figure avec quelle ardeur je creufoïs; mais mon malheur voulut que la même fentinelle, qui m'avqit entendu fous terre quelques jours auparavant, revint au même pofte. Son amour-propre étoit piqué de ce qu'on 1'avoit appellé imbécille ; & étant bien für de m'avoir entendu, il fe couche fur Ie ventte, & m'entend encore une fois ramper fous terre. Il appelie fes camarades; ils en font leur rapport. Le major eft averti; il vient, va au-dela des paliflades, & m'entend auffi fouiller prés de la porte, par laquelle j'étois fur le point de pereer dans la galerie. Cette porte eft aufficat entourée de foldats avec des lanternes, & on attend le renard. En débarraffant le fable fous la porte, & en dégageant la première ouverture, je vis de la lumière, & enfuite .bien diftinftement ceux qui m'attendoient. Qusl coup de foudre pour moi! Je retournai vtte, en percant avec beaucoup de peine le fable que j'avois jetté derrière moi, & j'attendis mon fort avec éffroi; mais j'eus cependant la préfence d efprit de cacher, du mieux qu'il me fut poffible, mes piftolets, mon argent, mes inftrumens, mon papier & ma chandelle, dans diverfes feu? tes & dans lss jambages de la porte.  DE TRENS K. Ql A peine eus-je fini, que j'entendis ie bruit des portes. On trouva la prifon remplie de fable & de facs; mais j'avois remis a la hate mes menottes, pour leur faire croire que je ne les avois pas quittées pour travailler fous terre. Ils furent aflèz fots pour le croire, & je tirai parti a 1'avenir de leur ftupidité. Perfonne n'étoit plus afFairé que le fot & groflier Bruckbaufen. 11 me fit beaucoup de queinons, auxquelles je me contentai de répondre, que j'aurois percé plufieurs jours plutót,s'il n'avoit pas eu le bonheur de tomber malade, & que mon malheur venoit d'avoir voulu lui jouer pri tour. Cette réponfe 1'intimida tellement qu'il devint plus honnête par la fuite, & qu'il commenca a me craindre réellement, comme un homme pour qui il n'y avoit rien d'impolïible. La nuit étoit clofe; il n'étoit donc pas pofSble de faire fortir le tas de fable; en conféquence le Lieutenant & les fentinelles reftèrent avec moi. J'eus grande compagnie , & le lendemain matin parut un effaim d'ouvriers qui commencèrent par remplir le dernier trou, piais on le rriura, & 1'on remit un nouveaii lit de planches fur tout le plancher. Le tyran Borck ne parut pas, paree qu'il étoit malade; fans cela il rae feroit arrivé pire. Dès le foir même les forgerons eurent fini leur ouvrage. On me chargea de fers plus pefans  J2 VIE PU BARON que les premiers; & 'es a meaux des pieds farea£ fermés a vis & foudés. Tout le rede demèuta fur Tanden pied: oij, travailla au plancher iufqu'au lendemah. Je recommencois a ne pouvoir pas dormir, je tornbois a terre de fatigué & d'accablement. Mon plu grand maheur fut da perdre encore une fois mon lit, que j'avois. découpé pour me§, facs a fable. Avant de fermer les portes , Brucxhaufen & le major de place me vifitèrent a corps nud. lis m'avojent demandé plufieurs fois d'oa j'avois t-ré. tous mes outils ? Mais ma rép.mfö avoit été: „Meflleurs, le diable eft mon. meil. leur ami tl m'apporte tout ce dont j'ai be„ foin Nous paffons des nuits a jouer au piquet enfemble , & il me fournit de chandelte. s, Gardez-moi comme vous voudrez, il faura bien me fauver de votre pouvoir". * lis étoient tout ftUpéfaïts, & cependant les autres rioient: enfin, quand ils eurent tout examiné avec la plus grande exaétitude, & qu'ils eurent fermé la porte, je m'écriai: „ Meflleurs, „ revenez, vous avez oublié quelque chofe d'important". En mêmé-tems je tirai une des limes que j'avois cachées, & quand ils rentrèrent je leur dis: „ j'ai voulu feulement voüs prouver que le „ diable m'apporte tout ce dont j'ai befoin". On vifita da nouveau, & on referma. Les quaire  'Ö E "TRENCK. 03 terrüres n'étoient pas encore fermées, que j'avois déja retiré un coü eau & d x louis-dor. Je les rappefiai encore une fois. Ils revinrent en murmurant & en jurant, & je leur donnai 1'argent & le coüteau. L-ur embarras étoit extréme: moi, je riöiSj & je me moquois , au milieu de mon malheur , de gardes fi peu clairvoyans. Cependant je ne tardai pas a être décrié par eux dans toute li ville, & furtout dans la populace, comme ua forcier & un magicien, a qui le diable apportoit tour. Un major , nommé Hólzkammer, homme trèsintéreffé, profita de ce bruit Un bourgeois cu. lieux & béte lui avoit offert cinquante écus , pour avoir feulement la permifllon de me regarder par la porte , étant bien-ai fe de voir ua forcier. Hólzkammer me confla ce fecret, & nous nous réunlmes pu'ur nous amufer du bourgeois. Tout fut donc concerté, & il me paffa un mafque hideux , avec un nez énorme. Dés que j'entendis le bruit des ferrures, je me mis le mafque devant le vifage, & je parus en nain. Le bourgeois effrayé fe retira. Hólzkammer lui dit: „ patience, retournons-y dans un quart„ d'heure, & il aura une autre forme". Én eiFet, je parus alors en chemife, les yeux bais-  91 ViEDUBARÖ» fés, & le vifage barbouillé de blanc comme un revenant : pour la troifiéme fois , il me vit les cheveux noués fous le nez, & un plat d'étain fur Ia poitrine. A Tinftant oü la porte s'ouvrit, je me préfentai d'un air menacant, & je criai d'une voix de tonnerre: „retirez-vous, coquins, ou je vous tords le cou a tous". Tout le monde s'enfuit, comme il étoit convenu : le bourgeois cürieux, & dupé de 50 écus, ne refla; pas Ie dernier. Quelques prières que le major lui eüt faites de ne pas dire un mot i perfonne de cette aventure, paree qu'il étoit expreffément défendu de mener perfonne dans le fort de l'Etoile; au bout de quelques jours, il ne fut plus queftion que de ma magie chez tous les marchands de bière. On nommoit le bourgeois, qui, dans une heure, m'avoit vu fous trois formes différentes, & au rapport duquel le menfonge avoit ajouté beaucoup d'autres chofes extraordinaires. L'afraire fut portée au gouvernement; notre homme fut Cité, interrogé , & nomma l'officier qui lui avoit fait ce plaifir, offrit même de confirmer par ferment tout ce qu'il avoit vu, & s'cn rapporta aux témoins oculaires. Hólzkammer en eut du defagrément, & fut mis aux arrêts pour quelques jours. Mais nous rlmes fouvent dans la fuite dé cette plaitante idéé, qui fit beaucoup parler de  DE TRENCK. £J moi; furtout perfonne ne pouvant encore concevoir comment, malgré tous mes furveillans , mes fers & mes gardes, je pouvois prefque tous les ans faire de nouvelles entreprifes, & aveugler tous ceux qui viiltoient ma prifon. On voit par-la combien les hommes font aifément trompés, combien il eft facile d'inventer des preftiges & de faire des miracles, & auffi quelle eft proprement 1'origine de toutes les hiftoires de forciers & de reveuans. Après le mauvais fuccès de cette entreprife qui m'avoit coücé plus d'un an de travail, & qui m'avoit fi fort aftbibli, que je reffemblois réellement a un fquelette vivant, la mélancolie fe feroit a - coup für emparée de toutes les facultés de mon ame, fi 1'efpoir de me fauver, avec le fecours de mon officier de garde, qui étoit prefque déterminé , n'eüt encore foutenu moa courage. On m'avoit, comme je I'ai dit, enlevé moa iit. Je ne tardai pas a reffentir les effets de cette perte, & je retombai dans une violente fièvro Chaude, dont je ferois mort certainement, fi lei majors & les officiers ne m'euflent porté tous les fecours poffibles, a Tinfu du commandant. Le feul Bruckhaufen demeura inflexible & continus ï exécuter fervilement fes ordres. Le jour oü il étoit de vifite, on obfervoit les formalités les plus févetes, & on exarninoit mes fers.  Je fus fix mois avant de recouvrer mes forcei & de pouvoir entreprendre de nouveaux ouvrages. Enfin, je trouvai fi bien le moyen d'cmpêcher Bruckhaufen de vifiter mes chalnes, qu'il IaiiTa cette charge i 1'ollcier de garde : quand j'entendois Ie bruit des premières ferrures, je faifois fortir de ma garde-robe, qui étoit prés de moi; des exhalaifons fi fubtiles, qu'il reeuIoit & a la fin même s'arrêtoit fur la porte. Un jour que, dans ua accès d'orgueil, il entra chez moi a 1'inftant oü un courier venoit d'apporter Ia nouvelle du gain d'une bataille, il fe permit des inveélives fi groflières contre tous les Autrichiens, & même contre la perfonne do ma Souveraine, qu'a Ja fin, tranfporté de fu. reur, j'arrachai 1'épée du lieutenant qui étoit è cóté de moi, & qUe je 1'aurois cloué contre Ia muraille, s'il n'eüt évité le coup en s'élancant hors de la prifon. Depuis ce jour le grofïïer perfonnage devint fi craintif, qu>ii n'ofoit plus approcher de moi pour faire la vifite, mais il faifoit toujours pafler devant lui deux hommes, fufils & bayonettes croifés, & fe tenoit a Ia porte derrière eux. Cet accident me devint trés - avantageux, en ce que Bruckhaufen étoit le feul dont j'euffe i crainJre Ia vifite. Puifque je fuis ici fur le chapitre de cet homme >  DE TRENCK. homme, je recommande a mes U.éteurs h fatyré dont j'ai parlé ci-deflus, & que j'ai cómpofée cdntrè lui; mais pour faire voir combien il ëtoit ftupide, & avec quel mépris je ie traitois, jé Veux entr'autres raconter de lui le trait füivant. En travaillant a ma mine, j'avois trouvé un boulet de canon de 24 livres, & lé mis au 'milieu de ma prifon. Èn 1'appercevant a 1'heure de Ia vifite , il démarida avec furprife : „ Quel grand diable eft ,, cela? C'eft, lui diS-je, une paftie de li „ munition que le diable me fournit. Les canons „ arriveront fous peu, alors vous aurez feul la „ peur, & vous faurézcé qu'eft Trënck." 11 demeura tout ftupéfait & alla faire fon rapport; il étoit fi béte, qu'il ne pouvoit pas cöncevoir comment ce boulet avoit pu entfér naturellement dans ma prifon. J'ai fait la fatyrë en queftion contre lui, pendant que le feu Landgrave de Heffe - Caffel étoit gouverneur de Magdebourg , & lorfque j'eus permifilon d'écrire, comirie je 1'ëxpliquerai plus bas. Le Landgrave qui connoiflbit Ie lourdfud, fe Ia fit lire par lui-même; 6: fa ftüpidité étoit fi grande, qu'il fut Ie premier a en rire, n'y c'omprenant rie» du toüt; quoique fes expreslions triviales y fuffent relevées, & qu'une partie de fon hiftoire & fon earactère y fuffent peint's i'après nature. Le Landgrave, a qui elle puit Tornt II. &  pg VïEDÜBARÖK beaucoup, m'en a rendu lui-même, après mi détention, le manufcrit écrit de mon fang, pour la publier avec mes autres écrits. Dans la fuite des événemens de mon hiftoire » je ne dols pas omettre Taventure fuivante. A Vépoque oü mon projet de fuite éshoua, je recus dans ma prifon la vifite d'un certain général de Krufemarck, avec qui j'avois été extrêmement lié , pendant que nous étions tous deux cornettes dans les gardes - du - corps. Loin de me témoigner ni eftime, ni amitié , ni compaflïon, cet | hemme me demanda d'un ton impérieux: „ a „ quoi je m'occupois, & fi je ne m'ennuyois » P3S?" , o rr. ■ Ma réponfe fut auffi fiere & auffi piquante que fa demande. Je lui répondis que j'avois oc cupé mon efprit, & que, lorfque j'étois las de léfléchir, je faifois des rêves peut-être plus agréables & moins pénibles, dans les fers ou j'étois retenu, que ceux qui me maltraitoient injuftement. „ Si vous aviez dompté a tems „ votre mauvaife tête , me répliqua -1 - il, & que vous euffiez demandé grace au meilleur „ des rois, vous vous trouveriez peut - être dans „ une autre fituation. Quiconque a commis un „ crime & ne fait pas s'humilier, & qui cher„ che a fe fauver par fts propres forces en fé„ duifait les foldats du roi, ne mérite pas ua „ meilleur fort que le vótre.;*.  jD è trenck: La-deffus j'entrai en une jufte colère, & ije lui répondis: „ Monfieur, vous êtes gé„ néral du rói, & je fuis encore capitaine do ; „ cavalerie de 1'irupératrice Théréfe, qui faura , s, me défendre, peut-être auffi me fauver, ou ,du moins me vehger. Mon cceur n'a aucun ,,, leproche a fe faire; vous-même vous me , „ connoiffez, & favez que je n'ai pas mérité jSj ces fers. J'efpère tout du tems & de la jusi >, tice de ma caufe; j'ai été condamné fur le ,i, rapport de la calómnie & fans avoit été en'i, tendu. Et dans ce cas, le philofophe faura ,j, toujours braver le tyran". 11 fortit en m'accablant d'injures & en me ïifant: „ on apprendra a Toifeau a chanter autrement". L'efFet fuivit de pres cette menace. II vinè tan ordre de m'empêcher de dormir, & de me faire éveiller tous les quarts-d'heure par mes fenti[ nelles; ce qui fut exécuté fur le champ. Ce tourment me parut infupportable, jufqu'i ce que j'y fuffe habitué, Sc que je répondiffe en dormant; il dura quatre ans, jufqu'a ce que, un an avant ma délivrance, le généreux Landgrave de Heffe - Caffel, alors gouverneur de Magdei fcourg, y ait mis fin & m'ait rendu le fommeil.' Dans cet état, je compofai une complainte,' %ui fe trouvc également au deuxièrae volume d# C2  1C?D V I E DU BARÖN mes écrits, & dont je ne rapporterai ici qufi quelques ftrophes. „ Gardes, vous n'avez qu'am'éveüler, quand >, le quart-d'heare fonne; infultez amesmaux! ,, écoutez fi mon pied fe meut, & fervez la ,, cruauté opiniatre de vos maitres". „ Eveillez - moi, laches executeurs des loix „ de vos tyrans! tel eft 1'ordre fuprême de ceux „ que vous fervez! Mais celui qui, fans aucun „ motif, m'arrache mon repos , fon coupable „ cceur 1'éveillera auffi, & des fantómes terri„ bles viendront 1'épouvanter de leurs menaces". Eveillez -moi tous les quarts-d'beure ! ar\ pellez-moi a grands cris. Venez rouvrir mes ', anciennes bkffures; & fi vous ne frémiflez ' pas de cette cruauté, fachez que, toutes les ', fois que vous me tourmentez par vos hurle', mens , un Dieu vous entend". „ On permet au moins le fommeil aux mal„ heureux qui font dans les fers. Perfonne juf„ qu'ici n'a eu la barbarie d'euvier a Tinfortuné le bonheur dont il jouit en rêvant. A moi „ feul on ne veut pas permettre que le fommeil „ vienne adoucir mes maux." „ Chaque cri qui retentit a mon oreille femj „ ble me dire: Trenck, fonge a ton fort! & ,, cet outrage qui fait fermenter mon fang dans „ mes veines, vient renouveller mes douleurs. A peine le fommeil eft - il venu raffrakhir mes  DE TRENCK. 101 membres fatigués, que déja la feuinelle in„ humaine eft-la & me réveille". „ Epuifez fur moi toutes les barbaries que „ votre cruauté ingénieufe vous fuggère. Inven- tez de nouveaux moygns de me tourmenter. ,, Je fuis fans protection , mais je ne fuis „ pas abandonné, je me refte a moi-même". „ L'homme qui a de la grandeur dans 1'ame, „ n'eft jamais petit dans le malheur. Celui qui „ m'a plongé dans 1'abime, fera auffimon libéra„ tour. Même au fond d'un cachot on eft affèz „' protégé, quand on a Dku & la vertu pour „ appuis". „ Ainfi, mesamis, réveillez-moi! car mon efprit veille fans cefle. Peut-être que demain „ celui qui eft mon ennemi celTera d'être; peutêtre aufli que ceux qui troublent ainfi mon ,;, fommeil, ne dorment pas auffi trannuillement „ que moi". „ Continuez voscris, j'y confens! éveillez, moi jufqu'a ce que 1'aurore ie léve, jufqu'a , ce que Dieu ait enfin écouté mes foupirs; car c'eft lui qui peut a fon gré m'ouvrir les portes de mon cachot & celles du' ciel, oü je „ vole déja fur les alles de Pefpéranee". Je ne ruis confier au papier , quel fut préci- fément celui duqual émana cet ordre cruel, dont on n'a encore lu d'exemple dans aucune hiftoire. G 3  304 VIE DU BAROR Un major de mes amis , defïrant foulager ma fituation, me confeilla de ne pas répondre a 1'appel, puifqu'on ne pouvoit m'y forcer en aucune manière. Ce confeil me réuffit; je le fuivis, & je ne confentis i me laiffer réveiller, qu'a 1'inftant oü 1'on m'amoit rendu mon lit. Peu de temps après cette capitulation, le faïouche Borck tomba malade , perdit 1'efprit, fut démis de fa place, & remplacé par le lieutenant - colonel de Reichmann , homme généreux & fenfible. Vers le même temps Ia cour quitta Berlin , & Sa Majeflé Ia Reine , le Prince de Prufle , la Pringefle Amélie, le Margrave Henri, ehoifirent Magdebourg pour leur réfidence. Alors Ie major Mops devint auffi plus poli qu'auparavant; probablement paree qu'il avoit entendu dire a la cour que je n'étois pas entièrement abandonné, & que je pourrois hien recouvrer un jour ma liberté. Ordinaireroent les tyrans cc les fots font auffi laches que timides; peut-être fut-ce lacrainte qui engagea Bruckhaufen a me traiter avec plus d'égards , ce dont je ne tardai pas" a m'apper,cevoir. A la vérité le nouveau, le digne commandant Reichmann ne pouvoit pas adoucir mes fers, rii rien changer a ma cruelle fituation; mais il donna ordre, ou phuót toiéta, que les officiers  DE TRENCK. I03 de garde m'ouvriffent les deux portes intérieures, d'abord de tems en tems, & puis tous les jours, pour me donner de Vair & me faire voir la lumière. Par Ia fuite ils les laiffèrent ouvertes toute la journée, & ne les fermèrent que le fcir, quand ils rentroient dans la ville. Ce fut alors que je commencai a deffiner fur mon gobelet d'étain avec un clou tiré du plan; cher, a éerire des fatyres, a la fin même a graver des deffins; & je fis tant de progrès dans cet art, que mes gobelets gravés furent mis au rang des chofes les plus précieufes, & fe vendirent trés-cher, comme des chefs-d'ceuvres de deffin & d'invention, que les meilleurs maitres auroient de la peine a furpalTer. Mon premier effai fut trés-imparfait, comme on peut bien le croire, cependant il fut poité dans la ville; le commandant le montra, & m'en fit donner un neuf. Ce fecond réuffit mieux que. le premier ; alors tous les majors qui me gardoient, en vou. lurent avoir un ; je me perfeftionnai tous les jours, & une année s'écoula dans certe occupation avec la rapidité d'un mois A la fin ce travail me valut même la permiffion de brüler de la chandelle; ce qui dura auffi fans interruption jufqu'a 1'époque de ma liberté. L'ordre portoit que tous les gobelets de cette •«foèce feroieut montrés au gouverneur , paree G 4  104 vie du baron que j'écrivois deflus, 0u que j'y repréfentois dans des images emblématiques, tout ce que je voulois faire connoïtre de mon fort. Mais cet ordre ne fut pas exéeuté, & les officiers qui me gardoient en ffrent commerce. II y cn a eu de vendus jufqu'a douzc ducats, & après ma déIrvrance , Je prix en a monté il haut, qu'on les. trou-re encore au;qurJ'hHi dans les diffijrens cabinets Ces curieux de toute 1'Europe. II y a douze ans , Ie feu Landgrave de Heffe en a donné un a ma femme, pour lui rappeller Ie fouvenir de mes maux. Un au,re que j ai vu a Paris, y eft parvenu d'une manière affez hngulière: ifvenoitde la feue Reine Te les ai copiés fidelement tous les deux avec les fymboles & les mfcrfptrotts qui s'y trouvent & 1'en ai donné ia defcription è la iin du fec'ond volume de mes crrits. Tous ceux qui l J'efpérois de beaux fruitl pour le prix de mes maux, a, Mais malheur pour Nabot , Jezabel 1'a chérie, j, Et pour boire mon vin me fait perdre la vie". Ce fymbole, qui faifoit allufion a 1'hift.Qiro de Nabot, d'Achab & de Jezabel dans la bible, & en même tems au fort de ines biens" de Vienne, fit une fi vive irt/preffion fur 1'efpric pénétranr, de l'augufte Marie Thérèfe, qu'elle ordonna fur le cbamp a f«n Miniftre de s'occuper de ma délivrance év d'y employer tous les moyens poffibles. Peut-être m'auroit-elle aufli rer.du mes biens , fi ceux qui s'en étoient emparés, eulTenC eu moins de pouvoir & de crédit, ou qu'ellemême eüt vécu un an de plus. Cependant je dois i mes gobelets la chaleur avec laqucüe on com» menca a s'occuper de moi a Vier ne. Sur le même gobelet étoit un fecond deffin, repréfentant. un oifeau dans une cage que lenoit un'Turc, & au bas 1'infcription fuivante : (») Ce n'tft pas un moiiieau Gardé dans cette cage; C'ed un de ces oifeaux Qui chantent dans 1'orage. Ouvrez , amis des fages , Brifez fers & verroui; C*) Ces vers francois font de M. le Baron de Trenek. G 5  |«6 VIE DU BA R O H Ses chants, dans nos bocagesj Retentiront pour vous. Plus bas: ie rofïïgnol chante, voici Ia raifort Pourquoi il eft pris: pour cbanter en prifon. Nous voyons le moineau, qui fair ranc de dommage,, Jouir de la vie , fans craindre la cage; Voila un portrair, Qui monire 1'efFer Du bonheur des fripons, du défaftra des fages. L'hiftoire de mes gobelets eft vraiment furprenante. II étoit défendu, fous peine de Ia. vie, de me parler & de me donner ni encre ni plume; & cependant je furpris infenfiblement la permifllon d'écrire, fur Tétain, tout ce que je voulois faire connoitre au monde. Par ce ftratagême & ces mauvais vers, je parus, aux yeux de ceux qui ne me connoiffoient pas, un naalheureux opprimé, mais intérelTant. Mes gobelets me valurent de Teftime & des amis , & je. dois en grande partie ma liberté a cette invention. Mais je dois ajouter une circonftance qui en ïelève le pnx. Je travaillois a la lumière fur un étain éclatant, & je trouvai a force d'exercice, 1'art dd diftinguer la lumière & les ombres dans mes tableaux. Je parvins a faire les divifions de  BETROCK. I07 *rente-deux deffins aufli régulières que fi elles euffent été mefurées au compas. L'écriture étoit fi fine, qu'on ne pouvoit la lire qu'au microscope. Comme j'étois obligé de travailler avec les deux mains attachées a une barre, & que je ne pouvois me fervir que d'une a la fois, j'appris a tenir mon gobelet avec les genoux. Quant a mes. inftrumens, le feul que j'euffe, étoit un grand clou aiguifé, & cependant on trouvé fur le bord de doublés lignes d'écriture. Au refte, ce travail auroit fini par me rendre fou ou aveugle. Tout le monde demandoit des gobelets, & par complaifante je travaillois régulièrement dix - huit heures par jour. La réfiexion de la lumière & 1'invention de tous les deffins me fatiguoient plus qu'on ne peut croire, n'ayant pas d'original devant moi, & n'ayant jamais appris du deffin que ce qui regarde l'architefture civilf & militaire. Mais c'eft affez parler de ces gobelets d'étain, qui me devinrent fi utiles & me firent bien des fois oublier ma douleur. Ce qui me gênoit le plus, étoit ce carcan, qui, avec fes lourdes chalnes, me preffoit les nerfs du cou. Je tombai malade pour la troifième fois, paree que j'étois aflis trop longtems, & j'eus une indigeftion d'un cervelas de Brunfwick, qu'un ami m'avoit pafTé ficrettement. Je penfai en mourir,& il en réfulu:  IOS VIE DU BARON une fièvre putride, qui, dans 1'efpace de deux mois, me rendit comme un fquelette, quoique 1'officier de garde me donnar, des médicamens, & me fit mcme paffer des alimens chauds. II étoit tems alors de fonger de nouveau a ma liberté & de hafarder une nouvelle entreprife; 1'argent que j'avois cacbé dans le plancher, ne fe montoit plus qu'i quarante louisd'or. Le vieux lieutenant Sonntag étoit pulmonique; il demanda fon congé. Je lui donnai de 1'argent pour fon voyage, & Penvoyai a Vienne avec des ordres pour recevoir 400 florins de rente, jufqu'a ce que j'eufle obtenu ma liberté, ou bien tant qu'il vivroit. II étoit chargé de folliciter une audience de ma Souveraine, d'implorer fa compaflion pour moi. Je lui donnai outre cela un mandat de 4-00 florins a recevoir pour moi, & le priai de les envoyer par Hambourg au capitaine de Knoblauch, qui me les auroit fait pafler fecrettement. Je le recornmandai au confeiHer aulique de Kempf, qui, pendant ma captivité, avoit 1'adminiftration de mes biens, avec le confeüler aulique de Huttner. Mais, hélas! perfonne a Vienne ne fouhaitoit mon retour. On avoit déja commencé a partager mon bien, dont on ne vouloit plus rendre compte. Le bon lieutenant Sonntag fuj: donc  DE T R E N C ï. IOC) Sttèté comme un efpion, & mis en prifon pendant quelques femaines. Enfin, quand on Teut mis tout nud, on lui donna 100 miférables florins, & on le fit tranfporter au-dela de la frontière. Cet honnête homme fut donc victime de fa fidélité, de fa probité & il revint a pied a Berlin , fans avoir pu parler a la Souveraine. Il y demeura chez fon frère, & mourut au bout d'un an. II fit part de fon fort a Thonnete Knoblauch, & je lui ai encore envoyé de ma prifon cent ducats par le même canal. Qu'on juge de Timpreffion que firent fur moi ces nouvelles de Vienne! Mais a cette époque un de mes amis que je ne nommerai point, vinE jme voir par le moyen d'un lieutenant de garde. Je recus de lui 600 ducats; &, en n6$, d » encore payé comptant 4000 florins, a 1'ambasfadeur de TEmpire a Berlin, le Baron deRiedt, pour mon élargiflement. Je me retrouvai donc en argent. Vers le même tems.Tarmée des alliés avanga ufqu'a fix lieues de Magdebourg. Ce fort important, alors le boulevard de la Pruffe,^ qui demandoit au moins 16000 hommes de garnifon, n'en avoit pas 1500. Ainfi ils auroient pu y entrer fans aucune oppofition & mette fin a la guerre. Leur approche accrut mes efpérances,,  110 VIE DTJ BARON car les officiers me rapportoient toutes les noü3 velles. Mais quelle fut ma furprife, lorfgu'on m'apprit le lendemain que les ennemis s'étoient tout - a - coup retirés de devant Magdebsurg! Je me voyois encore fruftré de cette efpérance, & je n'avois plus rien a efpérer de mon amie, la chancelière de Ruffie, dont on me fit lire le malheur dans les gazëttes. Ses intelligences avec Ia cour de Berlin ayant été découvertes, elle futenvoyée en Sibérie avec fon époux. Je formai alors un projet nouveau & réellement terrible. Toute Ia garnifon de Magdebourg confiftoit alors en 500 foldats de milice, qui étoient tout  fcE TRENCK. III rhécontens. J'avois de mon cèté deux majors & deux lieutenans;& la garde du fort de l'Etoile, oii j'étois détenu,n'étoit compofée que de quinze hommes, qui, pour la plupart,étoient auffi prêts a me fuivre. La porte de la ville qui conduifoit au fort, n'étoit gardée que par douze hommes & un basofficier, & prés de-la étoit la cafematte oü étoient renfermés 7000 Croates prifonniers de guerre. .„ . ■ Le capitaine, baron K...., pnfonmer de guerre, étoit auffi dans n">tre intellkence. Il devoit raffembler des complices. & fe trouver avec eux a une heure marquée dans une certaine maifon voifine de la porte & feconder mon entreprife. . Un autre ami devoit, fous un faux prétexte, tenir prêts pour fa compagnie des fufils & des cartouches: en un mot, toutes nos mefures étoient fi bien prifes, que je pouvois compter fur 400 fufils. Puis 1'officier de garde feroit entré chez moi, auroit mis a mou pofte les deux feuls hommes qui nous étoient fufpects, & leur auroit commandé de fortir mon lit. Pendant ce tems j'aurois forti mot-même, & j'aurois enfermé ces deux fentinelles. On auroit eu foin de préparer Sc de me portet dans ma prifon des habits & des «mes.  Ü2 VIÈ öu nAROt} Nous nous ferions enfuite emparés des porte§ de la viile; mais moi, j'aurois couru a la cafematte, & fous mon nom de TrencK crié aux Croates de prendre les armes. En cet inftant mes autres amis feroient fords & venüs a mon fecours. En un mot, tout le projet éto:t concu de mabière a ne pouvoir manquer de réufllr. Magdebourg, ie magafin de 1'armée, le tréfor du roi, ï'arfenal, tout feroif. tombé en mon pouvoir; Sc jöcoo hommes qui y étoient alors prifoaniers de guerre, étoient fuffifans pour m'en affurer la poffeffion. Je ne puis révéler ici les fecrets les plus irri^ portans a 1'exécution de cette èntreprife; feulérhent je puis affiirer que j'avois pris les plus grandes précautions. Je dois auffi ajóuter que dans 1'été la garnifon n'étoit fi foible que, paree qué les payfans, manquant d'ouvriers, payoient un fiorin par jour pour chaque foldat qui vouloit travailler, indépendamment de la folde; mais le commandant vouloit bien fermer les yeux ladeflus. Un certain lieutenant G— demahda un congé, comme pour aller voir fes parens dans le duché de Brunfwick. Je lui donnai de 1'argêrit pour fon voyage, & il fe hata d'aller a Vienne. Je Tavois adreffé aux confeillers de Kempf cc H ... r, avec une lettre, dans laqüeile je demandois 2000 ducats de ma caiffe, avec l aflurance qua  bi TRENCK. II-3 tfds je ferois bieniót en liberté, & qué j'e m'emparerois de la citadelle de Magdebourg. Le por:teur étoit charge de tous les autres détails. G... arrivé heurrUfement a Vienne; on lui fait mille queftions, mais funout on cherche a ifavo r fon nom. II a la fineffe d'en prendre un autre, mais ifans fuccès Enfin on lui confeille de ne pas fe :mêler d'entreprifes il langereufes, en lui difant qu'il n'y avoit pas autant d'argent dans ma caiffe, & on le congédie avec iooo florins, au Iieu de lui donner les 2000 ducars que je demandois. II revint avec cela; mais en chemin il a vent de iquelque chofe, & prend pruJemment le parti de ine plus reparoltre a Magdebourg. En effet a peine y avoit - il trois ou quatre Lemaines qu'il étoit abfent, que le gouverneur, prince héréditaire de Heffe-Caffel, mort depuiï ipeu landgrave , entra dans ma prifon , me montrala lettre & le projet quei'avois envoyé a Vienne, & ijöe demanda qui s'é'oit chargé de cette lettre, & quels étoient les gens qui vouloient me délivrer :& trahir Magdebourg? Je n'ai [amais pu découvrir fi Ia lettre avoit été envoyée direftement au Roi, ou fi elle étoit revenue en droite ligne entre les mains du gou-' iverneur; en un mo', i'éto s trahi a Vienne,&, qui plus eft, vendu. MM. les adminiftrateurs :de mes biens s'étoient conduits abfolument cod> Ttme LI. H  U4 VIE DU ! A 1 O 8 me fi j'euffe été réellement mort. Ainfi ils aiml* rent mieux garder les 2000 ducats, que de me procurer, en me les payant, Toccafion de recouvrer ma liberté, & furtout d'une manière, qui auroit obligé la cour i me récompenfer, a me rendre mes biens, & a les forcer a me rendre compte de leur conduite. C*étoit-la précifément ce qu'ils craignoient tous, & voilapourquoi je deïins encore la victime de la trahifon de ceux que j'avois cru mes amis. Ce qui m'arriva a Vienne après mon élargisfement, & que je raconterai plus bas, confirme ee foupcon. Les coquins, il eft vrai.ne font pas morts a la potence, comme ils l'avoient mérité; mais prefque tous ne font plus, & moi je vis encore, pauvre & opprimé a la vérité, mais avec la di. gnité d'un honnête homme. L'hiftoire de ma vie, rendue publique, atteftera a jamais Tignominie de ceux qui ont ravi mes biens, éternifera leur déshonneur, & celui de leurs opulens héritiers qui dévorent la fubfiftance de mes enfans. Qu on fe figure ma furprife, lorfque le gouverneur me montra ma lettre. Cependant je confervai ma préfence d'efprit, je niai mon écriture & je jouai 1'étonnement. Le landgrave voulut me convaincre, & me raconta tout ce que le lieutenant Kemnitz devoit avoir dit a Vienne, pour faire tomber Magde.  DE TRENCK. ltj kourg entre les mains de 1'ennemi. Ici je reconflus clairement la trarüfon Mais, comme il n'exiftoit pas dans la garnifon de lieutenant Kemniu . & que par bonneur mon ami n'avoit pas donné fon vrai nom, cette aventure refta une énigme inexplicable, d'autant qu'il ne paroiffoit pas vraifemblable qu'un prifonnier de mon efpèce pu; féduire, ou foumettre toute la garnifon. Ce bon prince, qui favoit compatir au malheur des hommes, quitta ma prifon & parut fe contenter de ma réponfe. Cependant des commiffaires y arrivèrent le lendemain. On apporta une table, autour de laquelle ils s'affirent, cc furent préfidés par Ie commandant en perfonne, M. de Reichmann. On m'accufa d'avoir voulu trahir ma patrie, je perfiftai a nier mon écriture. Il n'y avoit ni preuves, ni témoins, & a 1'accufation principale de trahifon, je répondis: „ Je ne fuis point un traitre, mais un fidéle „ fujet: chargé de fers fur le rapport de li calomnie, fans avoir été entendu, fans con„ feil de guerre & fans procédure légale, Ie „ Roi m'a caffé en 1749, &. a confifqué mon „ patrimoine; par conféquent, j'étois obhgé, „ felon la loi de la nature, d'aller cbercher du „ pain & de la gloire hors de ma patrie. j'ai „ trouvé 1'un & 1'autre en Autriche, oü je fuis H a  1 'encofë capitalne de cavalerie, & j'ai Fait M" ment de fidélité a ma fouveraine. Trahi de nouveau a Dantzick, je me fuié vu précipité dans la prifon de Magdebourg* \ fans être coupable d'un crime contre le Roi. T'y fuis maltraité comme un criminel, & il 5 ne me refte qu'a chercher ma liberté par tous " les moyens que je pourrai imaginer. Quand même je ferois périr tout Magde" bourg dans cette vue, & que j'immolerois i " ma liberté mille hommes qui voudroient s'y l oppofer, je ne pourrois pas être aceufé de „ trahifon. Enfin voici mon argument principal. Si a Glatz j'étois'condamné juftement, je fuis un fcélérat qui veux rompre des fers qu'il " a mérités; mais fi j'ai été condamné innocent, " & qu'on ne puifle pas me reprocher une feule " faute, encore moins un crime, dès-lors tout " juftifie les conféquences des démarches que je " pourrai faire pour me fauver par mes propres " forces. D'ailleurs je ne dois au Roi dePruffe, " ni fidélité ni hommage, après qu'il m'a condamné fans m'entendre, & óté 1'honneur, la ,i fubfiftance, ma patrie & ma liberté, par une , fentence d'autorité arbitraire." L'interrogatoirefinit-la. Rien ne futprouvé, fi; les chofes reftèrent fur le même pied qu'aupalavant. Mais comme on foupconiioit les officiers, Tes trois qui m'avoient gardé jufqu'ici, furent  ^hangés& de cette manière je perdis deux de mes meilleurs amis. Je ne tardai pas a en avoiï gagné deux autres avec mon argent, ce quj m'étoit d'autant plus facile, que je favois qu'on ne choififfoit pour la milice que des ofSciers pauvres ou mécontens.. Ainfi toutes les précautions du gouvernement furent inutiles; & au fond du cceur, tout le monde fouhaitoit déja que je trouvaffe les moyens de ravoir ma liberté. Jamais je n'oublierai la générofité & TinduIgence que le magnanime Landgrave me témoigna dans cette circonftance délicate. Je 1'en ai remercié en perfonne a Caffel quelques années après, & j'appris alors de fa bouche beaucoup de chofes qui confirmèrent mes foupcons fur les traitres de Vienne. Je trouvai chea lui beaucoup de bonté, de confiance & d'eftime; je refpefterai, je chérirai toujours fes cendres, & je chercherai a. éternifer fon nom avec mon hiftoire, paree que dans le malheur j'ai toujours trouvé en lui un homme généreux. Etant retombé férieufement malade peu après cette aventure, il m'envoya fon médecin & des mets de fa table; défendit qu'on m'éveillic pendant deux mois , & me fit óter le carcan: ce qui lui valut des reproches amers de la part du monarque, comme il me Ta afluré depuis mon élargiflefflent. 'H 3  tl8 VII DU BAROK II feroit trop long de faire encore le détail de deux autres grandes entreprifes que je formai pour ma fuite. Je ne veux pas fatiguer mes lefteurs a force de revenir fur le même obiet; fnrtout ayant a raconter des événemens plus remarquables. Je ne dirai donc qu'un mot fur 1'une & fur 1'autre. Dès que j'eus gagné un officier de garde, je formai le projet de percer par le même trou, qui m'avoit récemment fi mal réuffi. Comme je ne manquois pas d'outils, les ferg & le plancher furent bien;ót coupés de nouveau , & toutes mes mefüres fi bien prifes, que je n'avois aucune vifite a craindre. Je trouvai - la Targent que j'avois caché, mes piftolets & tout ce qui m'étoit néceffaire. Mais il étoit impoffible d'aller plus lain, avant d'avoir retiré quelques centaines de livres de fable. Pour cela, je m'y pris de la manière fuivante. Je fis encore une autre ouverture dans le plancher; 1'une étoit 1'attaque fauiTe , 1'autre la réelle. Puis , j'amaflai un grand tas de fable dans ma prifon, mais je refermai le véritable trou avec précaution. D'après cela, je travaillai a 1'autre avec tant de bruit, avec fi peu de ménagement, qu'il falloit Eéceffiurement qu'on m'entendit dc dehors.  DE TRENCK. 110 A minuit on ouvrit tout-a-coup toutes les portes, & 1'on me trouva occupé au travail dans iequel je defirois d'être furpris. Perfonne ne concevoit pourquoi je voulois percer fous la porte oü étoit une triple garde. La. fentinelle refta avec moi dans la prifon; & le matin il vint quelques prifonniers qui fortirent les décombres dans des brouettes. Le trou fut remuré, & le plancher parqueté de nouveau. Mes fers furent foudés a neuf; on rit de mon entreprife, & pour punition on me rendit ironiquement ma chandelle & mon lit. Du refte, perfonne n'appercut le bon trou d'oü j'avois tiré la plus grande partie du fable; & comme Ie major & le lieutenant étoient mes amis, perfonne ne voulut remarquer qu'on ótpit trois fois plus de fable que 1'ouverture connue ne pouvoit en contenir. Mais après une entreprife auffi ridicule & auffi impoffible en apparence, on crut que ce feroit la demière, & Bruckhaufen même fit déformais la vifite avec plus de négligence. Au bout de quelques femaines, Ie gouverneur vint chez moi avec Ie commandant; mais au lieu de me menacer & de me dire des injures, comme Borck , le landgrave me paria avec bonté, m'affiira de fa prote&ion a la conclufion de la paix, me dit auffi que j'avois plus d'amis que H 4  220 VIE DU BARON je ne pouvois croire, & que la cour de Vienne ne m'a.oit pas abandonné. II fut il touché de tout ce que je. lui dis & des expücations que je lui donnai, qu'il chercha vainement a me cacher fes larmes. DarS ce moment je ne pus plus contenir ma joie; je me jetai a fes pieds; le fentiment me rendit éloquent, & je trouvai un prince qui penfoit avec nobleiTe. ' II me promlt qu'il chercheroit a adoucir ma fituation autant que cela lui feroit poffible: moi, de mon cótë, je lui donnai ma parole d'honneur que je ne ferois plus aucune tei.tative pour effay.r de n,e fauver , auffi longtems qu'il feroiï gouverneur a Ma debourg. J'avois trouvé le (ecret de Ie perfuader; il or.'onna que 1'on m'cVai fur le cï-amp l'énormo carcan que j'avois au cou, & que 1'on fit rouvrir la fenêtre qui avoit é é murée Ce fut par fes foins que tous les jours on tint ouvertes pendant deux heures les portes de mon cachot, dans lequel H me fit auffi apporter un petit fnurneaa de fer oü ,e pouvois faire du feu moi-même; il me fit donner de meilleures chemifes & qui ne m'écorchoient pas comme les autres; il ordonna qu'on me ur mes pen» fées, mes allégories & mes poéfies, & que fon Altefle Royale la Princeff: Amélie & la Reine elle-même, avoient témoigné tout le plaifir qu'elles leur faifoieut. J'eus bientót de Ia réputation pour IedeiTïn; on m'envoyoit de tqus ccVés des fujets a exécuter. Ce même bomme, qu'un monarque irrité avoit voulu faireenterrer vivant,dont perfonne ne pouvoit prononcer le nom devant lui, n'avoit jamais autant exilté, jamais autant fait parler de lui, que depuis qu'il gémiiToit dans le fond de fa prifon. En un mot, qb commenca a me mieux con,H 5  113 VIE DO BARON noltre. Chacun fut touché de mes écrits, & c'eft a eux en effet que je fuis redevable de ma. liberté. Que ne dois-je pas encore a ces fciences qui ïn'avoient tant coiité de peines, & a cette préfence d'efprit inaltérable qui ne m'a jamais abandonné dans Ie danger?graces aces avantages, j'ai obtenu a la fin ma liberté, quoique le Roi ait longtems répondu a ceux qui lui parloient en ma faveur: „ c'efl un homme dangereux; tant que „ j'exifterai, il ne verra pas le jour." Je 1'ai revu cependant, & j'ai vécu encore vingt-deux ans fous le règne glorieux de Frédé. ric, & je n'ai cherché a me venger qu'a force de vertus & en oubliant fes injures. Dans tous les ouvrages que j'ai publiés depuis, j'ai taché de 1'adoucir, de le juftifier & j'ai exalté fa magnanimité. 11 eft mort convaincu de mon innocence & de ma loyauté, mais fans m'avoir jamais dédommagé; peut-être paree qu'il croyoit ne pouvoir pas le faire d'une manière qui fut proportionnée aux torts dont j'avois a me plaindre. Que fes cendres repofent en paix! Sans lud je n'aurois pas acquis cette connoiffance approfondie du cceur humain, ni cette réputation générale qui m'accompagne honorablement partout. C'eft Ie malheur qui forme Thomme, & une vertu qui a été éprouvée.a bien plusd'énergie que eelle qui n'a été exercée que dans, le  9 E TRENCK. I23 ;cours des événemens ordinaires de Ia vie. J'ajou* terai que ce font les fciences qui m'ont mis auideffus des préjugés, & que fi j'étois parvenu a ; la vieillefle fans avoir jamais éprouvé le malheur, ! la poftérité ne m'auroit pas autant connu. & peu I de mes ouvrages fcroient arrivés jufqu'a elle. J'avoue que je vois de mes anciens camarades qui : font des excellences & des feld - maréchaux. Mais j'ai appris a me pafler de ces vains titres; & j'ai fu me rendre aflez excellent par mon génie & par ma plume. Au refte,fi, pour parvenir aux dignités ,on n'a befoin que d'expérience &de pénétration,je crois y a- oir quelque droit. On demande partout, quand je viens a paroitre: pourquoi Trenck n'eft-il ni général ni mmiftre d'Etat? Divine modération! toi qui m'as appris a me contenter du peu dont je fais jouir aujourd'hui fans bruit & fans orgueil, c'eft a toi que je dois cette égalité d'ame qui m'a fait trouver la paix & le bonheur dans le port, oü ma barque eft enfin arrivée après tant d'orages! Que pourrois-je avoir déformais a defirer, fi mes écrits confolent quelquefois le malheureux, s'ils font plaifir aux cceurs droits & honaêtes, fi Ie jeune homme y apprend a mettre un frein a fes defirs, & fi le citoyea qui voudra s'inftruire, y peut puifer quelque inftruction! Je rentre maintenant dans mon cachot, oü, depuis ma dernière coriverfation avec Je land-  124 V ï E DU BARON grave, j'attendois fans murmures quel feroit moa deftin, Sc oü je continuois de m'occuper a gr*, ver & a, écrire, avec un efprit bien plus tranquille, que bien des princes dans leur palais. Mes efpérar.ces accroiffoient chaque jour;& comme je pouvois lire la gazette, j'envifageois une paix prochaine, comme 1'époque a laquelle le vceu le plus cher a mori cceur alloit être rempli. Voilé comment je vécus pendant prés dedix-huit mois, fans faire aucune tentative pour m'échapper. Le Landgrave mourut a CafTel, & Magdebourg perdit fon magnanime gouverneur. Mais le commandant de Reichmann favoit aufil aimer 1'humanité, il continua de, me traiter. avec douceur. Je ne manquois pas de livres, ainfi je pouvois employer tous mes moment, & le tems s'écoulok fans que je m'en appercuffe. On fe fait a tout; & je commencois a m'accommoder fort bien de mes fers & de mon cachot: la liberté que je voyois en perfpeftive, embelliiToit pour moi 1'avenir, & mon imagination fe plaifoit a me retracer dans tous les momens cette idole chérie de mon cceur. Ce fut dans ces difpofitions que j'écrivis le Héros Macédonitn, le Songe & la Réaliü ; on peut les voir dans les ouvrages que j'ai publiés. Ce fut alors que je compofai les fables que 1'on trouve dans le premier velisote de mes ceuvrej5  & 'qui font prefque toutes allutton a ma fituation & ama fingulière deftinée. Voici. les plus remarquables: Le Chien malheureux. — Le Serin. Li Patfm & le Roffignol. — Le Serin malheureux. — Li Meuche vindicative. — L'Ane tfleCtrf; & plufieurs autres encore,auxquelles je renvoie mon lefteur, paree qu'elles fervent, en quelque facon , i 1'hiftoire de ma vie. La plupart des pièces que j'écrivis dans ce tems-la, & qui étoient les meilleures , fe font perdues. Le génie travaille avec bien plus d'enthoufiafme dans un cachot, & les expreffions qu'il emploie ont une toute autre énergie que n'en ont celles d'un homme en liberté, qui écrit paifiblement dans fon cabinet. Peut - être retrouverai-je un jour è Berlin quelques-unes de ces pièces , & que je pourrai les foumettre au jugement du public éclairé. Je n'ai pu en conferver que ce que ma mémoire m'en a rappellé, après que j'eus recouvré ma liberté. Lorfque j'eus j 1'honneur d'aller faire ma cour, pour la première fois, au landgrave de Heffe - Caffel, il me remit un volume que j'avois écrit avec mon fang: mais il y en a au moins huit qui font écrits de la même manière, & que probablement je ne recouvrerai jamais. Dansce tems-la arriva la grande révolutioa de Ruffie, après la mort d'Elifabeth. Pierre changea tout le fyftéme politique, & après lui  12Ö VIE D ü fi A R O tt Catherine monta fur le tróne & difta les ton* ditions de Ia paix. Quand je fus inftruit de cette grande nouvelle, je crus qu'il étoit bon de me tenir prêt a tout événement. J'étois en correfpondance ouverte a Vienne, par Ie canal de 1'honnête capitaine K....; on me promettoit de travailler pour moi; mais on me faifoit entendre en même tems que ceux qui avoient la jouiffance de mes biens & mes adminiftrateurs , travailloient en fens contraire. Je voulus aufli engager un officier s s'enfuir avec moi; mais on ne rencon re pas deux fois un Scheü dans la vie. 11 ne manquoit pas de bonne volonté, mais il manqua de courage , au moment de 1'exécution. II me fallut donc en revenir a mon ancien trou. Je m'étois déja fait un peud'efpace, cc je me débarraiTois a 1'aide de mes amis, d'autant de fable qu'il m'étoit poffible. Mon argent s'écouloit tout doucement; mais auffi je me trou» vois muni de tous les inftrumens qui m'étoient néceffaires, de poudre fralche, & d'une bonne épée. J'avois caché le tout foigneufement fous le plancher, que Tón ne vifitoit plus, depuis que j'étois devenu li tranquille. Voici quel étoit mon projet: Je voulois attendre 1'événement de la paix; & au cas qu'elle ne me procurit pas ma délivrance,  DE TRENCK. 12? 5; devois pouffer de nouveau moh allée fouter» raine jufqu'a la galerie du rempart, dans laquelle je praciquerois 1'ouverture néceffaire pour pouvoir m'échapper. Un vieux lieutenant de milice avoit acheté de mon argent, dans le fauxbourg, une petite maifon, oü, au pis aller, je pouvois toujours me réfugier. Un ami, a qui on avoit donné Ie mot, de. voit me tenir prêts deux bons chevaux a Gummern en S*-xe, a une lieue de Magdebourg, & pour plus de füreté , il devoit m'y attendre une année entière. Nous étions convenus qu'immédiatement après la conclufion de Ia paix, tous les premiers & tous les quinzièmes jours de chaque mois, mon ami fe trouveroit a cheval fur les glacis de Klofterberg, & qu'a un certain iignal il me joindroit en diligence. II ne me reftoit plus qu'a me faire jour par une de mes galeries fouterraines. Tour y parvenir, je difpofai toutes les chofes comme j'avois fait précédemment, & recommencai a creufer prefque avec autant d'ardeur que dans mes premières tentatives. Mes bons amis me firent pafTer une provifion de toile, qui me fervit comme de coutume. Pendant tout ce travail, qui avoit entièrement épuifé mes forces, la paix fe conclut a Ia fin. Alors je me vis privé tout d'un coup de tous  Ï28 VIE DU B A R Ó ï« mes amis, qui furent remplacés par les viêuS-fégimens de campagne. Mais avant d'aller plus loin, je dirai deux mots d'un accident qui m'arriva & auquel je ne puis penfer fans frémir. Toutes les fois que je me fuis avifé de le raconter, il m'a fait faire des fonges effroyabies. Pendant que j'étois ocdupé è percer les fondemens du rempart je heUrtai du pied une groiTe pierre, qüi fe détacha derrière moi & m'enferma dans mort trou. Quel fut mon effroi de me voir ainfi enterré vivant! Après un inftant de réflexion. je me déterminai a effayer de me frsyer un paffage è cAté de la pieire, en enlevant le fable dont elle étoit entourée; par bonheur, i'avois devant moi un petit efpace vide de quelques pieds ; je remplis cet efpace du fable que ie tirois des cótés de Ia pierre, afin de me faire une ouverture; mais aio's 1'air commenca a me manquer, en forte que je ne pouvois plus refpirer , que je me fouhaitai mille fois la mort. Il me fut abfolument impoffible de pourfuivre mon travail, une foif extréme me privoic de 1'ufage de tous mes fensi j'étois obligé de mordre dans le fobie pour me rafralchir & pour recevoir un peu d'air; je ne crois pas que perfonne fe puiffe faire une idéé de la détrefie externe oü jé me trouvois; &, d'après moa calcul , je fuis per-  DÈ TRENCK. I2ej perfuadé que je paffai au moins huit heures dans cette effrayante fituation. Quelle cruelle mort! quelle horrible, quelle défefpérante nuit pour moi! Je tombai évanoui, & après être revenu i moi, je recommencai a travailler. L'efpace que j'avois devant moi, fe trouvoit déja fi rempli dé fable, que j'en avois jufqu'au nez, & il neme reftoit plus de place pour pouvoir me retourner; j'en vins a bout pourtant, & après avoir fait uri èfFort & m'être ramaffé en un pelotton, mon trou fe trouva afiez grand pour que je puffe m'y gliffer. Je fis tant, que je dépaffaide la tête la pierre qui fermoit hermétiquement le canal. Ici je commencai a avoir un peu plus d air. Je continuai a repoufler le fable derrière moi, dans Ie petit efpace qui reftoit encore vide, & même a déranger encore la pierre, en forte qu'i force de ramper comme un ver, je ine trouvai i 1'autre extrêmité de mon canal , & je revins heureuiement dans mon cachot. II étoit déja grand jour: mes foirces m'a.' voient abandonné au point que je fus obligé de me coucher, & que je me crus hors d'étït de pouvoir refermer mon trou. Cependant après une demi-heure de fommeil , je retrouvai tout mon courage & toute ma fermeté 5 je me mis vigoureufement a Touvrage, & j'en vins heureHfemeut a bout: j'avois a peine Tme II. I  ijjd vtk ü bArön Fini, que j'entendis le bruit des portes & ïti ferrures: c'étoit 1'heure de la vifite. On me trouva pile comme un déterté; je me plaignis de maux de tête, & pendant quelques jours je foufFris tant, & de laflitude & d'une toux qui m'oppreflbit, que je ne doutai point que mes poumons ne Fuflent attaqués. Cependant je recöuvrai la fanté avec les forces; mais je compterai toujours cette ruit terrible pour la plus cruelle que j'aie jamais paiTée. Pendant longtems j'ai rêvé que j'étois enterré vivant; & encore actuellement, quoiqu'il y ait vingttrois ans que j'ai obtenu ma liberté, des Fonges efFrayans viennent quelqueFois m'épouvanter , & me retracer le Fouvenir de cette nuit afFreuFe. Toutes les fois que je fuis retourné a mon travail depuis cette aventure & que je rer.trois dans mon Fouterrain , je ne manquois jamais de m'attacher un couteau a la ceinture, afin de pouvoir abréger mes maux, au cas qu'un femblable accident düt m'arriver une feconde Fois. D'ailleurs, j'avois remarqué que prés de 1'endroit oü la pierre s'étoit détachée, il y en avoit encore plufieurs autres qui vacilloient, entre leFquelles j'étois pourtant obligé de me gliffer: cette confidération ne me retenoit guères, car j'y Fuis retourné depuis plufieurs centaines de fois. Voyant qu'au moyen de mon caaal fouterraijBa  Bis TRÉScr. i3i j'étois parvenu jufqu'a Tendroit oü I'ouverturé devoit fe faire, & que la paix étoit bien certaiflement conclue, j'écrivis a Vienne a mes amis les lettres les plus preffantes, & j'adreffai entr'autres a ma fouveraine un mémoire concu dans les ïermes que je crus les plUs propres a la toucher; je pris congé des gardes qui m'avoient furveillé jufqu'a ce moment, & qui me fournirent, avant de me quitter, tout ce dont je pouvois encore avoir befoin; je leur fis les adieux les plus tendres, & ils furent en effet bientót relevés par les régimens de campagne qui compofent d'ordinaire la garnifon de Magdebourg, & qui rentrèrent dans cette ville après la conclufion de la paix. Cependant ce changement n'eut lieu qu'aii bout de quelques femaines; & j'appris que le général Riedt avoit été nommé ambafladeur de la cour de Vienne a Berlin. Une longue expérience m'avoit appris a conhoitre les hommes; je n'ignorois pas non plus que le général Riedt avoit toujours befoin d'argent: d'après cela je lui écrivis une lettre bien pathétique, par laquelle je le fuppliois de ne mé pas abandonner, & de faire plus pour moi que peut-être il ne lui avoit été prefcrit par la cour de Vienne. Je joiguois a ma lettre une traite dé 6000 florins, dont il pouvoit fe faire payer & ^ienne, feus cotnpter 4000 florins qu'ü regut I 2  ï-3» V t E D 0 BARON encore d'un de mes parens,qu'il ne m'eftpas pei2 mis de nommer ici. C'eft a ces 10,000 florins que je dois, a propremeijt parler, ma liberté; car les comptes que j'ai actuellemement entre les mains, prouvent que mes adminiftrateurs, dès le mois d'aoüt 1763 > avoient déja fait compter a Vienne 6000 florins a 1'ordre du général Riedt: il reftoit encore 4000 florins, que j'ai rendus avec reconnoiflance a 1'ami qui me les avoit avancés. J'appris encore, avant la retraite de la garnifon , qu'il n'avoit rien été ftipulé en ma faveur dans le traité de Hubertsbourg. Après Ia ratifieation de tous les articles, le plénipotentiaire de la cour de Vienne avoit fimplement parlé de mol trés - froidement au miniftre de Berlin , aétuellement comte deHertzberg; mais cela ne fit jamais 1'objet d'une négociation férieufe. Je recus de Berlin 1'aflurance pofitive qu'on alloit s'employer tout de bon pour moi auprès du Roi, Je comptois bien plus fur cette promefle, que fur toute Ia protedlion que j'aurois eu d»oit d'attendre de la cour de Vienne, qui, pendant dix années de fuite. m'avoit abandonné a mon malheureux fort. Je voulus donc attendre encore trois mois, & voir la tournure qu'alloient prendre mes affaires avant de chercher a m'échapper de mon cachot. Le changement de Ia garnifon eut lieu, & je m« trouvai encore dans un monde nouveau. Les  Dl TRENQK. 133 officiers de la ,garde étoient tous gentilshommes # bien plus difficiles a gagner que des officiers de milice, & les majors exécutoient leurs ordres ftriaement & a Ia lettre. Il eft vrai que je n'avois plus befoin d'eux pour 1'exécution de me? projets; mais mon cceur foupiroit après les amis que je venois de perdre & auxquels je m'étois. déja accoutumé. II me falloit maintenant me contenter de mon pain de munition., Je commencois a m'ennuyer; car, quoique dans la vifite exacte qu'on fit de mon cachot, i 1'entrée de Ia nouvelle garnifon, on n'eüt rien découvert, cependant il étoit poffible que des recherches plus févères vinflent renverfer tous mes projets: un accident que je vais rapporter faillit a me replonger dans la défolation. II y avoit deux ans. que j'avois tellemeni apprivoifé une fouris, qu'elle jouoit tout le jour avec moi & venoit manger dans ma bouche. Je ne puis dire ici toutes les réflexions que fit naltre en moi Tétonnante intelligence de ce pe« tit animal. Les théologiens gronderoient, & les philofophes qui n'attribuent qu'a Thomme une ame, proprement dite , & n'accordent aux animaux qu'un inftincl méehanique, m'appclleroient un conteur de fables, ou m'expulferoient, comma hére*tique, du monde philofophe. I 3  534 v 1 % DU BAROK Si Dieu me prête vie, je me propofe d« publier fur ce fujet une differtation, dans laquelle ma fouris & une araignée joueront un grand Tóle. Une nuit elle fit tant de fauts & de cabrioles dans ma chambre fur une aflïette de bois, que les fentinelles 1'entendirent, & alièrent avertir 1'officier: celui - ci, après s'être affuré du fait par lui-même, alla rapporter qu'il fe paffoit quelque chofe d'extraordinaire dans mon cachot. II n'étoit pas encore jour, lorfque tout a coup les portes de ma prifon s'cuvrirent a grand bruit; je vis entrer le major de plaee avec des ferruriers & des macons. Le plancher,les murs,mes chalnes, mon corps furent exactement vifités. Rien ne fe. trouvant dérangé, on me demanda a la fin la caufe du vacarme de la nuit pafTée? J'avois entendu moi-même la fouris, & je dis franche. inent que c'étoit elle; on donna fur le champ des ordres pour la mettre a la raifon; je fifflai, & auffitót elle vint fur mon épaule. Alors je demandai grace pour elle; mais Tofiicier de garde s'en empara, en me promettant de la donner a une dame qui en auroit le plus grand foin. L'ayant emportée dans la chambre oü il montoit la garde, il la lacba.-mais Ia fouris,qui n'étoit fpprivoifée que pour moi, fe fauva & fut fe cacher dans un trou. Le jour fuivant les fentinelles rapportèrent  D E T R E N C K. 1|| qtje pendant toute la nuit elle avoit rongé mes, portes, les marqués en étoient vifibles. Quand on vint a midi faire la vifite ordinaire , je fus tout étonné de fentir ma fouris qui me grimpoit Ie long des jambes; elle vint fe. replacer fur mon épaule, & tachoit de m'exprimer fa joie par mille petits bonds, fans être. effarouchée par la vue des hommes qui étoient autour de moi. Le jour précédent on Taypit portée dans un mouchoir a la chambre du corps-degarde, qui étoit a environ cent pieds de mon cachot. Comment en avoit-elle retrouvé le chemin? qui lui indiqua 1'heure ou Ton devoit ouvrir mes portes?... Ce que j'écris ici eft pourtant Texacle vérité. Tout le monde fut étonné, & chacun vouloit Tavoir: Ie major, pour terminer la conteiiation, s'en empara, Temporta & la donna a fa femme; celle-ci lui fit faire une jol ie cage; mais la fouris refufa de manger, & après quelques jours on la trouva morte. Je fus affez longtems conftercé de la perte de ma fidelle petite compagne: cependant, dans. tous les cas, ce facrifice étoit indifpenfable pour ma füreté, car je découvris qu'aux endroits du, plancher oü j'avois. bou.ché les jointures de mes planches avec du pain & de la pouffière, elle avo;t fait de ce maftic un fi grand dégat, que tót ou tard mes gardiens auroient infaillihlQUi^rA^ l 4  I3Ó VIÏ Bü BAROK découvert les coupures. Convaincus que je n'avois pas cherché a me fauver, & que même je n'oferois faire aucune tentative, ils s'en retournèrent tranquillement; ce qui me donna 1'idée de hater mes projets. L'on fe rappelle que tout étoit arrangé, & que tous les premiers & les quinzièmes jours du mois il y avoit des chevaux qui m'attendoient a une petite diftance de la fortereffe. Je laiffai pourtant paffer le premier aoüt, paree que je ne voulus pas faire le malheur du brave major de Pfuhl, qui m'avoit témoigné plus d'humanité que les autres. & qui fe trouvoit ce jour-la chargé de 1'infpeccion du fort de l'Etoile. Je fixai Ie jour de mon évafion irrévocablement au, 15 du même mois. Ce jour- la ie major du jour, qui ne manquoit jamais de venir lui-même ouvrir les portes de ma prifon, fut rappellé tout-a-coup dans la ville, oir l'on battoit i'alarme pour un incendiejil remit les clefs au lieutenant pour faire la vifite a fa place. Celui -ei entre, me regarde d'un ceil decompaffion & me demande: — „ Mais, mon cher. „ Trenck, n'avez-vous donc pas, depuis fept „ ans, trouvé un homme, parmi les officiers de ,, miiice, qui ait vouiu vous rendre le même. ,, fervice que Schell vous rendit a Glatz?" Je lui répondis: „ Des amis. tels que lui font  DE TRENGK. 13? L difficiles a trouver. Ceux a qui je me fuis „ adreffé pour cela ne manquoient pas de bonne ., volonté; ils favoient tous qu'en m'obligeant, „ leur fortune étoit faite; mais au moment de „ 1'exécution, ils ont tous reculé. Je n'ai pas épargné 1'argent, mais j'en ai obtenu peu de „ fecours. — Et d'oü tiriez-vous cet argent? " — De Vienne, mon ami, au moyen d'une „ correfpondance fecrète dont ils étoient les „ agens. — Si je pouvois vous offrir mes fer,, vices, ce feroit de bien bon cceur, & non „ par intérét."— A ce mots, je tirai cinquante ducats d'un trou que j'avois pratiqué dans la folive qui formoit le feuil de ma porte, & je les lui donnai. II refufoit d'abord, mais enfin il les accepta d'un air timide ; il fortit enfuite , en me promettant de revenir fur le champ, & après avoir, feulement pour la forme, mis les cadenats aux portes. A fon retour, il m'avoua franchement, qu'indépendamment du fervice qu'il étoit prêt a me rendre, il fe voyoit également forcé de déferter, a caufe de fes dettes, & qu'il y avoit longtems qu'il en avoit formé la réfolution ; qu'ainfi, s'il pouvoit feconder mon évafion, il étoit prêt a s'échapper avec moi: que je n'avois qu'a lui faire entrevoir la poffibilité de la réuflite. Nous rcftames enfemble environ deux heures, au bout defquelles notre plan fe trouva arrangé : il confiftoit a faire faire quatre fauffes clefs de 1 5  I38 VIE DU EASON jnes quatre portes. Lorfque je lui eus appris que j'avois des chevaux tout prêts qui m'attendoient è Gummern,. le projet lui parut infaülible. Pour reflerrer les nceuds de notre amitié, j'ajautai cinquante ducats a ceux qu'il avoit recus, & probablement il ne s'étoit jamais vu fi riche. Maintenant j'étois le plus heureux des hom. mes au fond de mon cachot; je me voyois en main un triple moyen de recouvrer infailliblement ma liberté: d'abord Tinterceffion de 1'ambaifadeur de la cour de Vienne; enfuite mon canal fouterrain, auquel j'avois mis la dernière main ; & enfin mon lieutenant de Ia garde. Ivre de joie & du plaifir que me procuroit Ia perfpective de 1'avenir heureux que je me promettois, la tête me tourna. A Tinftant même pü j'aurois dü redoubler de vigilance, d'activité. & de prudence, je me laifiai tellement étourdir par mon mifcrable amour-propre, qu'il me fit prendre Ia plus folie & la plus téméraire des réfolutions; & lorfque je me rappelle encore cet événement, je Ie vois comme un fonge infenfé. Mais tel fut Tellet de mon inévitable deftinée, ou peut-être de mes longues fouffrances. Je voulus eflayer de mettre a Tépreuve la générofité du grand Frédéric, me réfervant la refiburce du lieutenant, fi ma tentative auprès du monarque ne réusfiflbit pas. Je m'étois il bien entêté de ce beau projet,  BE TRENCK. I39 qui m'a caufé depuis des regrets fi amers, que j'attendis avec impadence 1'beure oü le major feroit la vifite; dès qu'il fut entré : „ Mon„ fieur le major, lui dis-je, je fais que le gou„ verneur de cette ville, le généreux duc Fer« ,, dinand de Brunfwick, eft acluellement a Mag„ debourg;" (c'étoit mon ami qui me 1'avoit dit) „ faites-moi le plaifir d'aller le trouver & de lui dire que je le prie de vouloir bien „ vifiter mon cachot, & de faire doubler le „ nombre de mes fentinelles; enfuite de me „ prefcrire 1'beure oü il voudra que je me faflê „ voir en plein jour & en pleine liberté fur le „ glacis de Klofterberg. Si je viens a bout d'ef,, fecluer ce que je promets, j'efpère qu'il voudra „ bien m'accorder fa proteclion, & inftruire le „ Roi de ma bonne foi, afin que ce prince „ puiffe être convaincu de la droiture de mes, „ fentimens & de la loyauté de mes procé„ dés." Le major, tout ftupéfait, regarda le lieutenant, & crut réellement que j'étois devenu fou, tant ce que je lui difois lui paroiffbit ridicule & impraticable; mais comme il vit que j'infiftois férieufement, il fortit & revint bientót accompagné du commandant M. Reichmann, du major de place Riding & de 1'autre major chargé de 1'irjfpeciion. Ls duc me fit dire, que fi je pouvois effeétuer  I40 VIE DU BARON ce dont je me faifois fort, il me promettois toute fa protection , la grace du Roi & que mes fers me feroient ö'.és a l'kftant. Je demandai alors trés - férieufement que 1'on me fixat une heure. On rit encore. Mais enfin-, on me dit qu'il fuffiroit que j'expliquafle ia manière donc je voulois m'y prendre, fans mettre Ia chofe a exécution; que fi je refufois, cn alloit fur le champ lever le plancher de mon cachot , & qu'on y laifleroit jour & nuit des gardes pour me furveiller. Que Ie gouverneur vouloit fimplement s'aflurer de la poffibilité de la chofe, mais qu'il ne vouloit pas permettre que j'en vinflë a 1'exécution. Après une longue capitulation, & les promelTes les plus pofitives, je jetai a Ia fois tous mes fers a leurs pieds, j'ouvris mon trou, je leur donnai mes armes & mes inftrumens, avec deux clefs, pour ouvrir les portes des galeries fouterraines. Je leur propofai de defcendre dans la galerie de trente-fept pieds, qui communiquoit aux fouterrains, & de faire eux - mêmes, avec leurs épées, 1'ouverture nécefiaire pour y pénétrer : ce qui ne demandoit que quelques minutes. En fuite je leur dis, a un pouce prés , combien j'avois de pas k faire pour arriver k tel & tel endroit du fort; je leur remis toutes mes clefs. £nrln, je leur déclarai que fur le glacis de Klos-  DE TRENCK. T4.Ï 'terberg, j'avois des chevaux qüi m'attehdoient au premier fignal, mais dont il feroit déplacé de leur découvrir 1'écurie. La furprife de ces Meflleurs fut fans égale. Ils fortirent, examinèrent, puis ils rentrèrent & me firent des queftions , des objeétions, auxquetles je répondis, comme fi j'avois été 1'ingénieur qui avoit bati le fort de l'Etoile: ils resfortirent enfuite, me fouhaitèrent toute forte de bonheur, & reftèrent environ une heure dehors : alors ils revinrent me dire que le duc étoit confondu des inftruétions qu'il avoit regues; ils me fouhaitèrent encore du bonheur, & ils me conduifirent fans chalnes hors de ma prifon » ' dans la chambre de 1'officier de garde. Vers le foir le major vint nous trouver, nous donna un fouper magnifique, & me promitque tout iroit bien pour moi. Le duc avoit déja écrit a Berlin; mais toutes ces belles promefles ne furent qu'illufoires. Dès le lendemain la garde fut renforcée. On plaga deux grenadiers dans Ia chambre oir j'étois. On fit toutes les difpofitions, comme s'il eüt été queftion de prévenir une de mes entreprifes violentes, & les ponts levis reftèrent fermés tout Ie jour. Bientót auffi je vis qu'une troupe d'ouvriers travailloient a mon cachot, & que quatre charrettes y portoient de la pierre de taille. Cependant tous les officiers me montroient de 1'affec-  viedühAro» tion, & la table étoit excellente: nous mahgions enfemble; mais un bas-officier & les deux fentinelles reftoit ht conftamment a cóté de nou» dans la chambre, en forte que la converfation étoit fort circonfpefte. Cela dura quatre ou cinq jours; jufqu'a ce qu'enfin le lieutenant, fur lequel repofoit toute ma confiance, vint me trou. ver au fortir de la garde : il faifit 1'inftant de me dire qu'il étoit fort étonné de ma découverte hors de faifon; que le duc n'en favoit abfolument rien, & que dans toute Ia garnifon le bruit Couroit qu'on m'avoit encore faifi au paiïage. Ce peu de mots furent pour moi un trait dé lumière; mais, hélas! il vint trop tard: je dis a mon ami que je n'avois fait tout cela, qué paree que je me repofois fur la parole qu'il m'avoit donnée. II me fit toutes proteftations, toutes promelTes, & je repris quelque confiance; mais ma vengeance contre une fi liche conduite du commandant refta renfermée dans mon cceur. Au bout de ce temps Ia nouvelle conftrufHon de ma prifon fut achevée: le major de place parut avec le major du jour, & on m'y reconduifit. On ne me mit qu'une feule chaine au pied, mais qui pefoit elle feule autant que toutes les autres enfemble. Le cachot étoit pavé dé grofles pierres de taille, & alors il fut véritaMement impénétrable. II n'y eut que 1'argent qui  CE TRENCK. *43 Itoitferré dans 1'échaffaudage de la porte & dans le canal du poële, qui furent fauvés: environ trente louis d'or que je portois fur mon corps, furent trouvés & enlevés. Tandis qu'on m'enchalnoit, je dis au commandant d'un ton amer: ,, Eft - ce-la l'effet de la parole du duc? ai» „ je mérité d'être ainfi maltraité ? Je fais déja „ qu'on a fait un faux rapport; mais la vérité „ n'en fera pas moins manifeftée, & les laches „ déshonorés. — Quoi qu'il en foit, vous n'au„ rez plus longtems Trenck en votre puifiance; „ & quand vous me feriez batir une prifon „ d'aeier, vous ne m'y retiendrez pas." On rit de ma menace. Mais alors Reichmanri ine paria affeftueufement. II m'exhorta a efpérer, & me dit que peut-être j'obtiendrois bientót ma liberté d'une manière plus honorable. J'étois Her furtout des fecours a moi connus de mon nouvel ami, & j'étois beaucoup plus menacant & plein d'audace, qu'anéanti & découragé. Dans la fuite, lorfque j'eus obtenu ma liberté 'j j'allai a Brunfwick, & j'appris du duc luimême, que M. le major, qui alors étoit établi mon furveillant, ne lui avoit pas rendu un mot de Ia vérité: mais que, pour éviter le reproche de négligence dans fa vifite, il avoit rapporté * qu'ils m'avoient furpris travaillant & qu'ils avoient trouvé, par une recherche fouterraine des plus  Ï44 VIE DU BARON exaftes, que, fans leur vigilance, j'étois certainement évadé. Mais cette fois enfin je fis connoltre au duc la vérité: il fit favoir au roi cette aventure, qui ne contribua pas peu a adoucir fes refientimens contre moi. Hélas! c'eft ainfi que dans notre monde il eri va avec les plus nobles aótions! II eft bien rare qu'elles foient expofées avec vérité a celui qui doit prononcer fur notre mérite : & dans ces' préten dus fidèles rapports , j'étois la véritablë viftime d'une vanité déplacée. Celui qui étoit 6hargé de me veiller , eut honte d'avoir été II aveugle dans fes recherches: & pour fe dérober a un léger reproche, qui n'auroit attiré fur lui aueun mal réel, le pauvre Trenck fut recoriduit fous le couteau du boucher: & c'eft ce qui m'eft toujours arrivé dans plufieurs entreprifes du plus noble genre, oü des amis même ont abufé de ma franchife, & fe font procuré pour eux la récompenfe qui étoit due a mes travaux. J'étois donc de nouveau dans mon cachot. Mon cceur fe révoltoit contre 1'infenfible monarque , mais encore plus contre le barbare gouverneur; & tous deux étoient abufés & innocens de la caufe de mes gémiflëmens. J'attendois jour & nuit le moment oü celui que je regardois comme mon fauveur, devoit être de garde. Mais quel fut mon effroi, lorfque, au lieu de lui, je vis entrerun autre lieutenant !  i)E TRENCK. I4£ iiant! je me flattois encore quü qnelque accident» imprévu 1'avoit retenu pour cette fois; mais fattendis en vain trois Iongues femaines: il ne revint pas. Je n'ofois faire aucune queftion. A la fin j'appris qu'il avoit quitté le corps des grenadiers, qu'ainfi il ne devoit plus être de gard» au, fort de l'Etoile. S'étoit- il repenti de fes r aPrès vingt-, luit anhées d'une captivité adoucie & fupportabls, y elt mort a la fin; mais il avoit mérité fon fort. J'étois donc libre: Ie premier ufage que je fis de ma liberté fut de me promener au milieu de tous les ouvrages du fort, pour m'accoutumer a 1'air & a ia lumière: j'allai auffi réchercher dans ma prifon & raffijmb.ler mon argent cacfcé, qui montoit bien encore a 70 ducats. Toute la garde fut généreufement traitée. Je donnai a chaque homme un ducat; & aux fentinelles qui fe trouvoient en funchon auprès de moi 5 1'heure oü je deyins libre, trois ducats i chacun : je donnai aux autres qui étoient relevés tic leurs poftes, dix ducats a partager entr'eux & j'euvoyai de Prague un préfent a 1'officier du garde. Le reftant de mon argent, je le donnai a la yeuve de mon brave & honnête grenadier Gefhardt, car il étoit mort. Elle avoit, dans Ie jems qu'il étoit en campagne, eu 1'imprudence  DE T ?v E N C K, I5f| Öe confier a un jeune homme les 1000 florins qu'elle avoit recus de moi; ce jeune homme fe conduifit inconfidérement dans 1'cmploi du ce: argent: il fut recherché & examiné, & il trahit la veuve, qui pour cette caufe avoit été mifu & étoit reftéc deux années dans une maifon de correetion. Le mari ne fut point puni, paree qu'il étoit abfent. Si mon pauvre Gefhardt efit laiflë des enfans, je prendrois fürement foin de leur fort aujourd'hui. A la veuve de 1'homme, qui s'étöit pendu prés de ma prifon en 1756, je donrsai 30 ducats, que Schlieben me devoit & me rendit. Toute la nuit je ne pris aucun repos, mais mon réveil étoit joyeux:j'en paflai la p!us grande partie avec mes gardes qui faifoient bonne vie. Le lendemain , fête de noël.je recus lesvifitesde tous les officiers de 1'état - major de la garnifon, mais je n'ofai encore me rj.ontrer dans la ville. Sur le midi j'étois complétement équipé en botjes, en uniforme & en épée, & je me plaifois a moi-même dans le miroïr; mais ma tête étoit fi étourdie de projets, de joie & de voeux de bonheur, qu'en vérité je ne puis me fouvenir d'aucune des circonffances de ces premiers jours. Que de réflexions j'aurois pu faire fur tous les changemens que j'eus occafion de reuurquer: j'étois, je reftois powtant le même homme,qui & 5  jj4 VIE DU BAROS vingt-quatre heures auparavant languiflbit dans le fond de ma prifon. Quelle immenfe différence dans la conduite & dans Ia phyfionomie de tous ceux qui m'avoient veillé & gardé fi févèrement! Maintenant j'étois honoré, chéri-, fêté: , & pourquoi? paree que je ne portois plus des fers; & cependant ces fers, les avois-je mérités ? Le foir approchoit: le comte de Schlieben arriva avec la voiture attelée de quatre chevaux; nous y montames : après que j'eus fait mes adieux, vraiment affeétueux & tendres, nous fortimes des portes. Mais, me ferois-je jamais imaginé qu'en quittant Magdebourg, je répandrois des larmes, comme j'en verfai en effet? Une chofe encore remarquable, c'eft que j'ai vécu, comme on 1'a vu, dix années entières a Magdebourg, fans avoir jamais vu la ville. Je ne veux pas remplir ces feuilles des petites particularitis de mon voyage. Ma prifon avoit duré neuf ans cinq mois & quelques jours. Si j'y ajoute ma détention dans Glats, de dix-fept mois, j'ai paffé miférablement onze années pleines en prifon, & le meilleur tems de ma vie; des années qu'aucun fouverain fur la terre ne peufj ni me rendre en nature, ni en dédommagement. Par-la mon corps s'eft affoibli, au pomt qu'actuellement dans la vieilleffê je com-  DE TRENCK. ltf mence a me reffentir des fuites de toas les cruels tourmens que j'ai endurés, & mon lit commence a devenir a fon tour ma prifon. Tout leéteur croira maintenaut, que cette époque eft la fin de mes infortunes. Mais je lui protefte fur mon honneur, que j'aimerois mieuxretourner dans mon cachot de Magdebourg, y paffer dix autres années de ma vie, que de fupporter encore toutes les contradictions & difficultés que j'ai rencontrées, après ma liberté obtenue, en Autriche, furtout dans les fix dernières années que Krugel & Zetto étoient mes référcndaires & mes curateurs. Peut - être me verrai-je encore dans une fituation & dans des circonftances qui me permettront d'ajouter un troifième volume a 1'hiftoire de ma vie, & oü je pourrai, fans crainte & fans ménagement, faire le récit de toutes les nouvelles perfécutions qui m'attendoient a Vienne, & contre lefquelles il m'a fallu lutter, les vingtdeux années qui fe font écoulées depuis que j'ai recouvré ma liberté, & particulièrement les fix dernières. Je ne fais qu'indiquer ici brièvement des chofes fur lefquelles je ne puis encore m'expliquer que d'une manière couverte. — J'ai, il eft vrai, déja remporté des victoires fur tous mes ennemis; cependan1: j'ai perdu tout efpoir d'ob. tenir, avant de defcendre dans la tombe, le  1j6, VIED UfcARQJS dédommagement qui m'eft du a fi jufte titre. Eh J que puis-je prétendre, dans un monde ou 1^ malheureux qui implore, avec une fierté noble, la récompenfe qu'il mérite, trouve des cceurs. qui fe ferment devant lui; dans un monde oü il y a longtems que touies mes prétentions font déja profcrites? Les aventures dont il me reftc encore a faire rapidement le récit dans cet ouvrage, paroitront peut-être auffi invraifemblables: je n'avance cependant rien dont je ne puiffe fournir la preuve Ia plus légale. Je vais maintenant continuer mon hiftoire. J'arrivai heureufement le deuxième jour de janvier a Prague avec le comte de Schlieben, qui me remii le même jour entre les mains du duc des Deux - Ponts, alors gouverneur de cette yille. 11 me recut avec bonté; nous fümes invités, deux jours de fuite a fa table; il n'y avoit perfonne a Prague qui ne füt curieux de connoltre cet homme qui avoit eu affez de force & de courage pour réfiller dix années a des maux fans nombre. Je touchai a Prague trois mille florins de mon argent; je renvoyai au général Riedt les trois cents ducats qu'il avoit donnés au comte de Schlieben pour fournir aux frais de mon équi. page & de mon voyage; il me les avoit redemandés dai»s fa lettre , quoiqu'il eüt déja recu de moi dix mille florins comptant; je payai en»  ïöre ï Schlieben les frais de fon retour, & je me procurai quelques bagatelles dont j'avois befoin; 11 V avoit quelques jours que j'étois aPrague, quand j'appris qu'il étoit arrivé une eftafette de Vienne, dont je payai le voyage (no'tez bien ceci) quarante fiorins de ma bourfe, & qui apportoit un ordre au gouverneur de me faire partir inceffamment pour Vienne , fous bonne efcorte & en qualïté de prifonnier. On me demanda mon épée; & le capitaine, comte de Wela, accompagné de deux bas - officiers, pnt place a cóté de moi dans une chaife que j'achetat encore, & je fus conduit prifonnier a Vienne. Te touchai encore mille florins a Prague pour fournir a tous les frais; il me fallut même lor., que je fus arrivé ï Vienne, conpter So ducats au capitaine & lui payer fon retour. Perfonne ne peut fe faire une idéé de ce que mon cceur reflentit a cette nouvelle cataflrophe. Te croyois faire dans Vienne une entrée tnomphale, tel qu'un véritable patriote qui vole recevoir fa récompenfe & qui a été la victime de fa fidélité & de fon dévouement. C'étoient de „ouveaux fers qui m'y attendoient, & je me voyois traité comme un criminel. On me logea dans les cafernes, oü la chambre du lieutenant de Blonket me fervit de prifon- il avoit recu ordre de ne me laifler parler ni écrire a qui que ce foit, i moins qu'on nö  I58 VIE DU BARON püt produire un billet de permifllon, figné par MM. Kempf ou Huttner, confeillers auliques. Cette énigme n'eft pas difikile a deviner; ils avoient été 1'un & 1'autre les adminiftrateurs de mes biens pendant ma longue captivité. Je vécus dans cette fituation environ fix femaines; enfin, je pus parvenir a parler au colonel commandant du régiment de Poniatowsky, qui eft maintenant comte d'AIton & lieutenant-feldmaréchal; je lui fis part de mes foupcons, & je le mis au fait des véritables raifons que l'on avoit eues de m'arrêter prifonnier a Vienne. C'eiï a ce brave homme feul que j'ai 1'obligation den'avoir pas été renfermé dans la fortereffe de Graz pour le refte de mes jours; car tel étoit 1'odieux projet de mes ennemis, qui vouloient me faire pafler pour fou. Ce fut vainement qu'après avoir obtenu ma liberté, je voulus forcer, par les voies de droit, ces fcélérats a me faire réparation : s'ils m'avoient tenu feulement un inftant hors de Vienne, a coup fur j'étois perdu fans retour; & en effet, j'aurois terminé ma déplorable carrière aux petites-maifons. On avoit perfuadé a Ia Reine que j'étois au moins a demi-fou; & que dans des accès continuels de rage & de fureur, j'exhalois mon reffentiment contre le roi de Pruffe par des menaces épouvantables; que, comme on étoit a la veille de 1'élection du roi des Romains, il étoit a crain-  DE TRENCK. 1J9 dre que, dans mes accès de frénéfie & de vehgeance, je ne fiffe quelques infultes a l'ambaffadeur de la cour de Pruffe; ce qui pourroit avoir des fuites facheufes: on ajoutoit que le général Riedt avoit profnis au roi de Pruffe, qu'a Vienne je ne pourrois voir perfonne, & que j'y ferois toujours gardé & furvcillé exaétement. L'ame magnanime de Marie-Thérèfe fut émue de pitié; elle demanda s'il n'y avoit plus rien a efpérer de moi? on lui répondit que j'avois été faigné plufieurs fois, mais qu'il falloit toujours fe garder de moi comme d'un homme extrêmement dangereux. A les entendre , j'étois un difllpateur : en moins de fix jours je m'étois fait compter 4000 florins a Prague, & ii étoit de toute néceflité que l'on me nommat des curateurs pour prévenir ma ruine totale. C'eft ainfi que de vils intrigans environnent d'un nuage épais le tróne dont ils veulent écarter les hommes de bien, pour pouvoir moiffonner impunément dans le champ d'autrui! Le colonel d'Alton paria de moi & de mes jnalheurs a la grande - maïtreffe de la reine, la comteffe de Paar, dame du cara&ère le plus noble & le plus refpeétable. Dans cet inftant même, famajefté, 1'empexeur Francois, entra dans la chambre de la comteffe. On parle de moi, & 1'empereur demande  160 VIE DU BAROltf fi je fuis donc abfolument fou, & fi je n'ai pit au moins quelques momens lucides? —- ,, Voila ,, fept femaines, répondit le colonel, qu'il eft „ dans ma caferne, & je puis afiurer votre ma„ jefté, que dans toute ma vie je n'ai jamais ,, connu d'homme plus raifonnable ni plus tran,, quille. On veut le faire palTer pour fou; on „ le peint comme tel a la cour: je puis garantir „ qu'il n'en eft rien, & dans toute cette affaire je vois fous jeu bien dé 1'intrigue & bien des ,, artifices." Le jour fuivant, 1'empereur m'envoya le comte de Thurn , grand - maitre de 1'archiduc Léopold, pour s'entretenir avec moi; je trouvai en lui un de ces hommes comme il me les faut, un Allemand de la vieille roche & un philofophe éclairé. je lui racontai comment j'avois été trahi deux fois a Vienne dans le tems que j'étois prifonnier. Je lui démontrai clairement que mes adminiftrateurs ne m'avoient joué le tour perfide dont je me voyois Ia victime, & n'avoient voulu me faire enfermer comme fou, que pour pouvoir me tenir toute ma vie fous leur curatelle. Nous pariames beaucoup & deux heures de fuite; la prudence me défend de révéler ici tout ce qu'il me dit: je gagnai pour jamais fon cceur & toute fa confiance; il eft demeuré mon ami jufqu'au tombeau. II fortit après m'avoir promis tout fon .appui. Le lendemain il revint, & m'introduifit auprès  DE TRENCK. 161 auprès de fa majefté 1'empereur, dans Ia falie d'audience. Je parlai a cceur ouvert, & le monarque m'é. couta pendant plus d'une heure; il finit par être fi touché, qu'il fe leva tout-a-coup & voulut palier dans un autre appartement; j'appergus des larmes couler de fes yeux; je tombai a fes genoux & je les embraffai; 1'enthoufiafme & la joie m'avoient mis hors de moi. Ce feroit au pinceau de Rubens ou d'Appelles a tracer dignement ce tableau, qui feroit un monument éternel & de Ia fenfibiiité de ce digne fouverain & du proforid attendriflement d'un fujet malheureux, mais loyal & reconnoifiant: ma plume ne peut trouver des termes pour rendre Ie fentiment dont mon ceeur fut pénétré, ni repréfenter a la poftérité 1'empereur Francois, tel que je le vis dans ce moment fublime. J'étois muet, —- mes yeux, mes larmes parloient: — 1'Empereur s'arracha de mes bras. Je fortis abimé dans cette ivreffe de fentiment. Que l;ame de ce bon prince habite a jamais Ie fé;'our des bienheureux! Combien Francois me parut plus grand dans cette fcène que Frédéric ou Céfar! Si la mort ne me 1'eüt enlevé, au moment même oü il commencoit a me juger digne de fes bontés, il y a longtems que je ferois rentré en polTeflion de mes terres de Hongrie. Tome II. L  Je retournai dans ma caferne plein du détirt de la joie, & dès le lendemain mes arrêts furent levés. Je me rendis, accompagné du comte d'Alton, chez la comteffe de Paar, qui avoit defiré de me voir; ce fut par le moyen de cette généreufe dame, que je fus admis pour la pre. mière fois a 1'audience de la reine dans fon cabinet. Cette grande princeffe m'accueillit avec une extréme bonté; elle ne pouvoit ceffer de déplorer mon fort & d'exalter ma confiance & ma fidélité- fa généreufe compaffion me prévenott dans töut ce que je voulois lui dire, & j'eus a peine le tems de mettre a fes pieds mes juftes fujets de plaintes. • Je fais tout, me dit-elle; je fais que ' vous avez été joué a Vienne de la manière ' la plus inhumaine: oubliez le paffé; pardon" nez a vos ennemis; n'allez pas vous faire de *' nouveaux chagrins, & n'infiftez plus a vouloir faire rendre compte a vos adminiftrateurs.' Te voulus parler. — „ Je vous en prie,reprit, elle, point de plaintes; je fais tout: faites feulement ce que je demande de vous; je vous ], promets que vous n'y perdrez rien." Quel parti prendre? Je n'en avois qu'un feul, celui de foufcrire a tout ce qu'on exigea de moi. Te recus ordre de me rendre avec M. de Piftïieh, chez M. le confeüler aulique de Ziegler;  DE TRENCK. & lê lendemain, en préfenca de ces deux Meslieurs, je fignai les articles lui vans : 1. Que je reeonnoiffois le teftament de Trenck pour bon & valable. 2. Que je rênoncois k mes terres d'Efclavo* nie, m'abandonnant fur ce point aux bontés & 4 la clémence de la Reine. 3. Que je donnois une quittance générale 1 mes adminiftrateurs & a mes gens d'affaires. 4. Que je ne féjournerois pas plus longtems a Vienne. Je fignai ce qu'on voulut pour éviter d'êtrö accufé de démence. Telle eft la manière dont j'ai été traité! Voill comment des miférables trouvèrent moyen d'empêcher la meilleure des princeffes de faire éclateÉ envers moi fa juftice & fa généroilté. Je ne dirai point ici le vceu que je fis alors dans mon cceur révolté; mais il me reftoit afies bonne opinion de moi-même pour ne pas être embarraiTé fur ce que j'allois devenir; je favois que dans tout pays je me tirerois honorablement d'affaire: une tête toujours fertile en expédiens * les fciences que j'avois cultivées, mes vertus & le récit feul de mes malheurs, étoient pour mot des reflburces fuffifantes. Je n'avois point d'enfans alors, & tout m'étoit indifférentje comptois même pour rien les débris de ma fortune. A bon droit mécontent, je difois déja adieri L 2  I0"4 VIE DU BARON a 1'Autriche pour toujours. J'avois trop de Serré & une fierté trop légitime pour chercher a revenir au pied du tröne par des voies obliques; j'ai toujours dédaigné de me fervir des mêmes armes que celles qu'employoient contre moi mes ennemis: ils ont trouvé.le fecret de me faire paiTer, a la cour & dans divers tiibunaux, pour un homme inquiet & dargereux; mais que m'importe la cour, oü il n'y a rien a faire pour des hommes de ma forte ? Je 1'avouerai cependant, le douloureux fouvenir de ce qui venoit de m'arriver a Vienne afïligea longtems mon ame fenfible. C'étoit pour avoir été fidéle & homme d'honneur, que j'avois tant foufFert; & maintenant que 1'Allemagne entière étoit en attente des dons & des dédommagemens qui me feroient accordés par ma Souveraine, a Vienne on me mettoit aux arrêts, on me faifoit pafler pour fou, on m'abandonnoit a la curatelle de ceux-même qui avoient déja pillé & mangé mon bien.... Comme j'étois fur le point de partir, je tombai trés dangereufement malade; je vis la mort de prés, & déja le tombeau s'ouvroit devant moi. La reine apprit mon état, elle en eut pitié & m'envoya fes médecins & même un frère de Ia miféricorde qui me fervoit de garde-malade; mais au bout du compte, il s'eft trouvé qu'il m'a fallu payer tous ces Meflleurs - la de ma pro-  DE TRENCK. 16$ pre bourfe. A coup fur Ie médecia que j'aurois demandé moi-même, m'auroit récabli a bien moins de frais. Voila a quoi fe réduifent toutes ks graces & toutes les faveurs que j'ai recues. Ce fut alors que le confeil de la guerre m'accorda, fans que je lui demandafle, la patente de maior, pour laquelle il me fallutpayer encore des droits; mais ce n'étoit qu'un grade fans fonctions. Je m'embarraffbis beaucoup d'un titre qui m'avoit été offert plus de dix ans auparavant, dans d'aut'es fervices. Je vais rapporter Ia teneur de ma patente de major, elle eft affez fuKulière: „ Sa Majefté, en confidération de mon zèle „ ardent, de ma fidélité inviolable & de mes „ importans fervices , nonobflant ma longue cap„ tivité, & voulant reconnoitre mes quaiités & ,, mes talens d.ftingués, avoit jugé a propos de „ m'accorder trés - gracieufement le grade de „ major a fon fervice." Ne s'attendoit - on pas , après de pareilles expreffions, a me voir conférer au moins Ie titre de général, ou a me voir rétabli dans la poffesfion de mes terres d'Ffclavonie ? Quel fut donc Ie terme de toutes mes efpérances? Un titre vain dem3j'or, & après avoir dé;a fervi quinze ans auparavant en quaiité de capitaine de cavalerie. L 3  $66 VIE DU BARON Certainement ce n'eft pas ma faute, fi j'af été lachement trahi a Dantzick, par Abramfon, le réiident de 1'Ëmpereur ; a Berlin, par Weingarten, fecrétaire de 1'ambafTadeur de 1'Empereur; & a Vienne, oü je 1'ai été deux fois, par des gens qui trouvoient leur intérêt a me ruiner & a me rendre inutile a 1'état. Ainfi, on ne pouvoit pas appelier cette patente une grace pour le malheureux Trenck ; d'autant que c'eft la feule que j'ai encore obtenue depuis vingt-trois ans, & que je fuis encore aujourd'hui Monfieur le major. Pouvois-je envifager ce titre comme une récompenfe pour moi, lorfque plufieurs jeunes officiers ont obtenu la patente de major pour quelques mille florins! Si, au lieudecela, on avoit contraint mes adminiftrateurs de me reflituer une trentaine de mille florins de 1'argent qu'ils m'avoient extorqué, j'aurois pu en acheter une place de colonel, & nos grands généraux feroient aujourd'hui mes camarades. Mes appointeroens de général m'auroient fuffi pour élever mes enfans, & en faire des citoyens honnêtes & utiles a 1'Etst; mais pour cela il ne falloit pas être tourmenté auffi cruellement que je 1'ai été par les Krugel, les Zetto, les Fillenbaum & les D ... ,r, ni me voir relégué parmi les invalides de la monarchie. qui auroit pourtant encore grand befoin d'invalides de mon efpèce.  DE TRENCK. lG? Voila trente-fix ans que je fuis au fervice de S M.I.& jene me fuis fait encore aucun ennemi, ni pa'rmi les grands, ni parmi ceux d'une clafle inférieure. Généraux, commandans, préfidens, miniftres, tous me vouloient du bien: j'en excepte cependant le comte Graffakowitz , qui m'a dépouillé de mes biens,fans qu'il füt mon ennemi'. Qui jamais a trouvé quelque chofe a reprendre dans ma conduite? Eft-il un feul honnete homme qui, en parlant de moi, n'ait montre de 1'eftime ou de la commifération? Quels étoient donc & quels font encore mes perfécuteurs? —Les jéfuites & tou:e leur clique. Peut-être encore certain avocat, tant foit peu j.,z,*flï mii auroit bien voulu devenir mon curateur'& mon homme d'affaires, & qui cherrhoit une nroteaion pour éviter d'être pendu. »T, ii „„int QntTï nnelnnes-uns de ces con- feillers - rapporteurs, qui, quelque tems après, ou .... ■ ... r-w mmtc pn nriion. aores ont ete Dannis, ou — r < s'être enrichis du bien qu'ils avoient volé, ou qui, encore aauellement, font renfermés dans la maifon de correaion, jufte falaire de leurs crimes! J'en connois d'autres qui peuvent s'attendre a fubir le même fort; car Jofeph II eft jufte, & il a commencé déja a démafquer ces fcélérats hypocrites, qui interdifoicnt a la vertu courageufe & au patriotifme tout accès au pied du trène, & qui repouflbient avec violence 1'hon-  168 VIE DU BARON néte homme qui vouloit en approcher. II eft facheux feulement, que le voile dont ils couvroient leurs odieufes menées, ait été arraché trop tard pour moi, car me voila déja a peu prés invalide, & je ne fuis plus d'age a rien entreprendre. J'efpère que Dieu fera profpérer la terre dont ils ont dépoffédé moi & mes enfans, & que j'aurai le plaifir de les voir arriver a un age avancé au milieu de la mifère & de 1'ignominie; bonne lecon pour les autres honnêtes gens de leur efpèce, qui occupent encore des places dans les tribunaux, & qui fe font un jeu d'opprimer les veuves, les orphelins & les indigens. (i) CO Dieu me preTerve de jamais momber entre les mains d'eux ou de leurs pareilslLe tems viendra, ptutêtre, oü le meilleur des monarques demandera avec étonneraent comment il a pu fe faire que le comte de Gravenitz, dans le confeil aulique; dans le confeil de la guerre, le confeiller aulique de Krugel de Krugelftein, & dans fa commilïion militaire, M. de Zetto, foient devenus mes confeillers • rapporteurs , & qu'ils m'aient donné pour curateur un M. de Fillenbaum. Voila quels font les hommes qui m'ont perféeuté a Vienne, qui m'ont ruiné & qui ont eu gtsnd f< in de rae teuir écarté de routes les affaires. Ces méprifabJes inleétes ont fu fe faire des amis dans tous les tribunaux fupérieurs: a la cour c'eft, tantöt une femme-dechambre, tantót un chauffeur de poële, ou mime ua  DE TRENCK. 169 C'en eft affez fur ce fujet; mais j'y reviendrai. Je fus bientót rétabli, & je demandai une feconde audience, mais fans pouvoir i'obtenir. Je fus préfenté au prince de Kaunitz ; ce feigneur, dont je n'ai jamais été connu, me regarda du haut de fa grandeur , comme on regarde un infefte qui végète dans un tourbillon d'autres inftctes; je fortis fièrement, la tête haute & fans retourner. A la porte je trouvai quelqu'un qui me tendit la main, qui me félicitoit d'avoir obtenu audience. Je me rendis chez le feld - maréchal, qui me dit ces paroles aflez remarquables: „ Mon cher ' Trenck, fans argent c'eft inutüement que vous „ fo'liciterez de 1'emploi dans notre armée; d'aii„ leurs vous êtss trop vieux, & notre exercice „ eft trop difficile a apprendre." Note.2 que j'avois alors trente fept ans. Ma réponfe ne fut pas longue: ,, Votre Ex„ cellence eft dans Terreur; je ne fuis pas venu „ ici pour chercher de 1'emploi, car je ne fuis „ pasd'humeur a fervir en qualité de major; mes „ curateurs ont mis bon ordre a ce que je ne palfrenier, qui favent bien prendre leur tems pour dira charitablements ce Trenck n'eft jamais content; il eft toujours fi fe plaindre; c'eft un liorome inquiet; il dit du mal des tribunaux; fans compter qu'ii eft Prufiien dans 1'aine. L S  J7Q VIE DU BARON puiffb rien acheter; mais quand j'aurois des „ millions, jamais on ne me verroic ici mar„ chander & acheter un titre." Je fortis en Kauffant les épaules. Après toutes ces rebuffades, je m'adreffai a la Reine-, & je lui préfentai un mémoire ; il mériteroit d'être connu, & je voudrois avoir affez d'efpace pour pouvoir le rapporter ici tou6 au long. (i) (i) je ne parlois pas de mes terres d'Efclavonie, j'infiftois feulement fur les articles fuivans: 1. Que ceux qui avoient enlevé de mes terres des quintaux andoures 1ui ont été lués' ou qui font m0rtS au fervice de la reine. 11 n'étoit pas jufte qn'il me fallftt payer de ma propre bourfe les vaQ'aux des terres de Trenck, qui étoiert morts glorieufement en combattant, aax mêmes perfonnes qui me retenoient injuftemént ces mêmes terres. 4. Je fuppliois auffi que l'on me fit reftituer les 15000 florins, que l'on avoit pris fur mes capitaux pour le payement des fortifications de la Bohème, Je redeman«  DB TRENCK. 171 Qu'ai-jeobtenu?— Rien. — Jamals la moin- „_„„i.n.. fut tilnr« riomme M. ie aocceur ue ucirès quê j'eus donné une quittance générale aux honnêtes perfonnes qui avoient géré mes affaires, MM. les adminiftrateurs, non contens de fe voir par ma déclaration mis a 1'abri de toutes recherches , prétendirent qu'il Falloit encore les récomperïfer , & trouvèrent le fecret d'extorqUer un ordre de Sa Majefté , qui me condamnoit a pa ver ^ooo florins de récompenfe a M. Frauenberg. Dans toute cette procédure, ce dont j'ai été le plus outré, c'eft qu'il m'ait fallu payer 4000 florins de rémunération a un honlnie dont les voleries & la mauvaife foi m'avoient ruiné. (*) C) II eft vrai que la Reine, pendant ma maladie, par une faveur fingulière, me fit compter mes appoin temens de capitaine de cavalerie , a darer depuis la première année de ma captivité; ils fe montoient a 8oco florins: & elle me fit donner ralfurauce que ces appointemens me feroietit payés réguiiérement, a 1'inftar d'une penfion viagère. Je ferai voir clairement dans Ia fuite qu'il ne m'eftpas refté un fois de cette penlion. Les chicanes de mes curateurs, les voyages que j'ai été forcé de fai'e a Vienneles frsis de juftice, les avocats, les gens d'arfaires & toute la fequelle ne m'ont rien laiffé; on m'a fout pris, &, pour commencer, en me vola, durant ma maladie, Tome II. M  178 VIE DU BAROK Vous voyez maintenant fi mes bons amis ié cour a Vienne me rendoient juftice en me traitant de difilpateur & d'homine inquiet , qui n'étoit jamais content. J'en appelle a vous, braves militaïres, quï lirez peut-être cet ouvrage! Mes appointemen» de capitaine de cavalerie ne m'étoient - ils pas düs rigoureufement & de plein droit, puifque ce n'étoit que fur 1'expreffe permiflïon de S. M. Impériale & du confeil de la guerre que j'avois fait le voyage de Dantzick ? Etoit - ce ma faute fi les Dantzickois avoient fi peu refpeété 1'uni» forme impérial, & fi j'avois été trahi & pillé dans leur ville par le réfident de 1'Empercur? Dans tous les cas, je ne pouvois être confidéré 3000 florins des 8oco que j'avois recus. Mt maladie elle - même en confuma une bonne partie , car il en coüte au moins le triple d'avoir un médecin de cour. le- refte de cette fomme s'en alla a mon équipage & k divers autres petits frais qu'exigeoient mes noureaux arrangemens. Ce n'eft pas tout encore: il me reftoit i payer, outre ce qu'on a vu, plus de 8000 florins que mes amis m'avoient avancés a Magdebourg dans le tems de mes malheurs, & dont le général Riedt a recu, lui feul, a Berlin 4000 florins. J'avois des neveux, que j'avois entralnés dans mon inforlune, pouvois-je les abandonncr? Cependant je n'ai pas encore pu leur rendre 1'argent que leur roère M'avoit pteté dans mon malheur»  BE TRENCK. Ifj» que comme prifonnier de guerre. Si l'on s'avifoit, au refte, de me demander quels font les fervices que j'ai rendus, je répondrois que bien peu de gens ont fait ou voulu faire autant que moi, & cela dans Ie tems même que je languiffois dans un cachot; car on fe fouvient que li des miférablcs ne m'suftent pas trahi, Trenck fe feroit rendu maltre de Magdebourg. J'ajouterai, qu'il s'en falloit de beaucoup que mes appointemens de dix années ne montaffent i Ia valeur de ce que j'avois payé comptant aux miniftres de 1'Empereur, pour les engager a me procurer ma liberté. Cependant on difoit partout que c'étoit 1'Impératrice qui m'avoit tiré de Magdebourg. — Non, certainement, non; ce ne fut pas elle: depuis neuf mois la paix étoit faite, & perfonne ne s'étoit encore occupé de moi férieufement; on s'étoit cententé de faire mention trés - froidement de ma perfonne, & le Roi avoit déja refufé deux fois ma liberté. Voici Ie fait tel qu'il s'efl pafte, & tel qu'il m'a été raconté & garanti par fon a'teiTe royale Ie prince Henri, par le duc Ferdïnand de Brunfwick, mais principalement par le miniftre d'Etat, comte de Hertzberg. II y avoit fix mois que Ie général Riedt avoit touché io.ooo florins de mon argent; il ne penfoit déja peut-être plus amoi, & apparemment on m'auroit laiffé le tems de renger mon frela, M »  tgfl VIE DÜ B A K. • N tout k mon aife, fans la circonftance favorable dont je vais faire le récit. Le 21 décembre, jour de gala, on s'appercut que le Roi étoit de la meilleure humeur du monde. La reine, la princeiTe Amélie & le prince royal prirent a part rambaffadeur de Vienne, & lui dirent qu'il ne falloit pas laiffer échapper le moment de gliffer un mot en faveur de Trenck. L'ambaffadeur fit une tentative, elle fut heureufe, & le Roi dit oui. Ce om caufa une joie fi générale dans toute 1'affemblée, que le monarque en témoigna du mécontentement. Ici je laiffe a deviner diverfes particulantes , fur lefquelles mon honneur m'impofe le filence. J'en ai affez dit; cependant ce que je fupprime par difcrétion, eft peut-être le plus effentiel. Je remarquerai feulement que la mamère dont j'ai été recu a mon arrivée a Vienne , prouve affez clairement qu'on n'y defiroit pas bien vivement mon retour. C'eft donc mon favoir - faire, ce font mes amis de Berlin & mon argent, qui ont été mes feuls libérateurs: je préfume aufii que c'eft le Roi aftuel lui - même, qui eft intervenu dans cette affaire. II aura fait parler au général Riedt par cenaines perfonnes, & il aura voulu f montrer déja envers moi équitable & gér,éreux. Mais , chut! le tems d^voilera le refte.  DE TRENCK. l8l Qu'on me permette de m'arrêter un inftant a unè obfervation que j'ai faite fur mes propres fentimens. Les pre-nières femaines qui s'écoulèrent après que j'eus recouvré ma liberté , j'étois rarement a moi - même, & prefque toujours plongé dans des diftraótions profondes. Une captivité de. dix ans m'avoit fi fort accomumé a la méditation , que les objets les plus fenfibles me paroifToient comme autant de fantómes. Souvent je m'arrêtois tout d coup au milieu de la rue, & je me demandois a moi -même : ,, eft-ce bien toi ? " II m'eft même arrivé de me mordre le doigt bien ferré, pour me convatücre que j'étois réellement cxiftant & que je ne rêvois pas. Dans ma convalefcenee , j'errois un matin fur les promenades du rempart: le ciel étoit pur & ferein, & mon ame refpiroit, avec 1'air du printems , le doux fentiment de la liberté & d'une joie célefte que j'effayerois vainement de décrire. L'alouette , par fes chanfons matinales , faluoit le jour naiffrnt , & mon cceur, plein d'une émotion délicieufe, palpitoit avec plus de vi'efle; je fentis dans cet inftant que j'étois ho'nme! Que m'importent, me dis-je a moi-; même, les caprices & les jeux cruels de la fortune , auffi longtems qua mes pieds, ma volonté ou mon cceur ne feront point enchainés? Si ce foleil, en ni'éclairant de fes rayons, éclaire un M 3  Ïg2 VIE DU BAB.OH homme libre; fi je puis, par lapenfée, planer comme cette alouette au - deffus d'une terre, oü fouvent rinnocence eft perfécutée, ne pourrai-je pas alors fourire a ce que les hommes appellent coups du fort, revers, infortune? Je me fentit attendri & je priai. Je voulois exprimer a Dieu ma reconnoilTance: je pris alors la réfolution de quitter Vienne & de chetcher un coin de terre oü je pufte vivre ignoré, loin des cours & des monarques, & oü je fuffe a 1'abri de la calomnie & des attentats du pouvoir arbitraire. Le grand monde & les fociétés nombreufes m'étoient a charge; tout ce jargon m'étourdisfoit, & mon ceil fe trouvoit fi fatigué de 1'éclat des'bougies, que je m'en retournois chez moi avec de violentes douleurs de tête, & tourmenté de dégoüt & de mélancolie. J'étois dans cette difpofition, quand il fe préfenta une occafion favorable d'exécuter mon projet. Le feld - maréchal de Laudon fe difpofoit a partir pour Aix-la-Chapelle, oü il vouloit prendre les eaux; c'étoit un homme que j'avois toujours particulièrement honoré ; j'avois même eu des relations particulières d'amitié avec lui, dans le tems, qu'il étoit capitaine des pandoures au régiment de mon coufin. Comme il prenoit congé de la grande - maitreffe, comteffe de Paar, j'entrai » cet inftant même dans la chambre, &  DE TRENCK. 18J un momenfc après la Reine parut; on paria du voyage du maréchal; elle me dit: „ Trenck , „ vous ne feriez pas mal de faire le voyage „ d'Aix - la - Chapelle ; les bains acheveroient „ de vous rétablir." Je fus prêt fur ie champ, & je partis deux jours après le maréchal : lorfque je 1'eus atteint , je 1'accompagnai jufqu'a Aix-la-Chapelle , oü nous fitnes un féjour d'environ trois mois. Nous y étions regardés comme deux êtres tout-a-fait extraordinaires; lui pour fes talens & fon habileté dans 1'art militaire, & moi a caufe ds mes malheurs. Mon ame flétrie & mécontente avoit befoin de la fociété de cet homme refpectable; il avoit, comme moi, appris a connoitre Vienne par ü propre expérience, & avoit défarmé fes ennemis a force de grandeur d'ame & par une conftance inébranlable. II ne devoit qu'a lui feul tout ce dont il jouiiToit. Le train de vie d'Aix- la- Chapslle & de Spa me plut alTsz; on y voit des perfonnages ds tous les pays, & jufqu'a des princes fouve. raias, qui, pour ne pas vivre abfolument ifolés, font obligés de recaercher la fociété de gens ds tout état & de toute condicion; j'y ai trouvé en u.i jour plus d'aoiis, plus d'égards & dj plaifirs, que je n'en ai trouvé i Vienne dans mi vie entière. II y avoit a peine ut mois que j'étois 3 AisM +  1,84, V j E DU BARON la-Chapelle, lorfque je regus une lettre de la comteffe de Paar , qui a été mon amie & ma bienfaitrice jufqu'au tombeau: elle me mandoit, que S. M. 1'impératrice s'étoit occupée de moi & des moyens de me faire un fort heureux » aufli öt que je ferois de retour a Vienne. Je pris des informations fecrètes, pour tacher de découvrir en quoi pouvoit eonfifter ce bonheur qu'on me promettoit. Je ne pus rien apprendre; mais je crus pouvoir rout efpérer des bontés d'une fouveraine qui étoit inftruite de ma fituation, C'eft dans ce tems - la que roourut a Infpruclj 1'empereur Francois. Cette nouvelle hata le re. tour du général deLaudon a Vienne. Je le fuivis de prés; & j'étois a peine arrivé, que je me rendis chez la comiefle de Paar qui, au bout de quelques iours, me fit avoir une audience. Llmpératrice me regarda d'un ceil de bonté & me paria en ces termes: Trenck , je veux vous faire voir que je fuis de parole; j'ai penfé a vous, & je fonge , a voys marier; je veux vous donner une femme bien riche, bien raifonnable. — Gr cieufe „ Souveraine, répondis-je, je n'ai jamais encore pu me réfoudre au mariage; mais fup„ pofé que je m'y déterminaiTe, mon choix eft déia fait a Aix-Ia-C,r,apelle. — .Quoi? fe„ riez-vous marié? — Non gracieufe Sou„ veraine, pas encore. — Vous éies premis?  BE TRENCK. 18S '„ Je le fuis. N'importe, je veux arranger „ tout cela. Je vous ai deftiné la riche veuve „ de M. de N...n, & elle eft prête a recevoir votre main; c'eft une femme trés -fenfée & „ qui a 50000 florins de rente. Il femble que ,, cela foit fait expres pour vous , & il vous ,, falloit une époufe comme celle - la pour vous „ obliger a vivre tranquille." — Je reculai d'effroi. — On voit que cette excellente princefle cherchoit, en dépit des méchans qui 1'environnoient, tous les moyens de me procurer quelque dédommagement; mais en ce moment même fon bon cceur 1'égaroit. L'aimable enfant que S. M. daignoit me propofer, avoit foixantetrois ans, étoit dévote, querelleufe, & pour achever le tableau, pofledée du démon de 1'avarice; je répondis en frémifl&Bt: — ,, Je ne „ cacherai rien a Votre Majeité. Je ne voudrois „ pas de cstte femme-la pour tous les tréfors de J( 1'univers. En me mariant, je deïïrerois d'être „ heureux, éi je ne pourrois jamais 1'être avec „ elle. D'ailleurs, j'ai déja fait mon choix a ,, Aix la Chapelle; ma parole d'honneur eft „ engagée & un honnête homme n'y doit jamais „ manquer." — Alors 1'Impératrice, qui dans toute cette affa-re n'avoit cherc^é qu'a m'obliger, me dit: ,, n'imputez plus déformais votre „ malheur qu'a vous-même & a vorre opinia„ treté; faites, fuivez votre tête; je vous fouM 5  jgó vie du baron I, haite bien du bonheur." — A ces mots ell» mequitta, & je compris bien que c'étoit fans retour. Si j'avois été difpofé a raccommoder mes affaires en époufant une vieille femme, j'aurois déja pu le faire en Hollande, en 1750; le parti étoit de trois millions. Qu'on juge s'il étoit dans mon caraEère d'accepter ces ofFres; mais ce qui rendoit la chofe encore plus impraticable, c'eft que réellement j'étois devenu amoureux a Aix-laChapelle, & que tout fembloit me promettre le honheur dans 1'union que je projettois: raifon épurée , graces, beauté , talens, & furtout le caradère le plus noble & le plus intéreflant. Je n'avois pas encore promis a celle qui devoit devenir mon époufe; mais mon retour a Aix-la- Chapelle étoit déja réfoludans mon cceur. Je voulois apprsndre a connoltre plus particulièrement 1'objet avec lequel j'allois me lier pour toujours. Le feld - maréchal de Laudon la connoifloit et m'encourageoit. Il connoifloit auffi mon cceur tout de feu & mes réfolutions. Il n'ignoroit pas que je nourriflbis intérieurement quelques defirs fecrets de vengeance, & que je pouvois facilement retomber dans un abime encore plus profond que celui d'oü j'étois forti. Il me confeilla, & ce fut auffi l'avis du profefleur Gellert, mon ami, que je vis & que je confultai a Leipfick,  DE TRENCK. 187 1de mettre un frein , par les nceuds du mariage, ik mes paffions ardentes; de ne plus chercher que ,1c repos, & de m'éloigner du grand monde & des affaires. Je fuivis un confeil qui s'accordoit avec mes delirs les plus chers; je retournai a Aix - la- Chapelle en 1765, & j'y époufai la fille cadette de 1'ancien bourguemeflre de Broé. (1) CO H étoit mort alors , & avoit vocu honorable: ment de (és rentes a Bruxelles, ville dans laquelle mon époufe eft née & a été élevée; il avoit en quelque facon été forcé d'acccpter 1'emploi de bourgueraeftre a Aix, emploi auquel il fut porté par 1'amour & les ; acclamations de tous les citoyens. 11 defcendoit d'une ancienne familie noble, du comté i d'Artois; & fes ancétres,qui avoient poflTédé de grands biens dans les envitons d'Aix, avoient obtenu de la cour de Vienne, je ne fais pour quelles raifons, un i diplome qui les élevoit a la qiaalité de nobles de 1'Empire. La mère de mon épouié étoit fceur du baroii Robert, feigneur de Roland & vice-cliancelier iiDusfcldorf. On ne fait pas a Vienne, que d'après les loix municipales de la cité, Pun des deux bourguemeftres régnans doit toujours être un ancien gentühomme. On prend 1'autre dans la bourgeoifie. Mon bcaupère ne dérogea donc point a fa qualité de gcntilhom-' me, en acceptant par complaifntjcs 1'einploi de bourfuemeftre. Mes enfans n'auront donc pas a rougir de leur mère ni de fes ayeux.  188 VIE DU BARON Ma femme, qui a vu avec moi la plus grarde partie de 1'Europe, s'eft attiré partout 1'eitime cc les fuffrages les plus fla.teurs. Elle étoit jeune, belle & vertueufe. Elle m'a rendu père de onze enfins, dont huit font encore vivans, qu'elle a tous nourris elle-même & a qui elle a donné 1'édueation la plus foignée. Plaife a Dieu que je puiffe les élever & les établir, ces chers enfans, comme ils le méritent & comme j'y fuis obligé! Ce feroit une confolation pour leur mère, qui a tant eu è foufFrir des perfécutions que j'ai efFuyées, depuis vingt-deux ans , qu'elle a uni fon fort au mien. Dans le dernier féjour que je fis a Vienne & qui ne fut pas long , je hafardai une nouvelle démarche; j'obtins une audience de 1'empereur Jofeph II; je cherchai furtout a lui montrer la connoiflance approfondie que j'avois acquife des défauts & des divers défordres auxquels il falloit remédier dans fes Etats. II m'écouta avec toute 1'attention d'un fouverain qui cherche a s'inftruire & qui veut rendre fes peuples heureux, & m'ordonna d'écrire un mémoire, oü j'expofero s toutes mes idéés fur ce fujet; j'obéis; je remplis dix-neuf feuilles entières de mes réflexions; je m'y exprimois avec toute la franchife d'un Germain ; & j'y préfentois tous les objets, tant civils que militaires & économiques, fous leur vrai point de vue.  BE TRENCK. l8o Si jamais il m'étoit permis de publier unjour eet écrit, j'ofe croire qu'il me feroit honneur; l'on y verroit que le monarque n'a pas dédaigné d'en faire ufage, & que plufieurs réformes & pluifieurs projets importans ont été conduits a leur fin, d'après les idéés qui s'y trouvoitnt dévelopIpées. (i) Le fouverain recut cet écrit avec bonté; je le iifuppliai feulement de vouloir bien le tenir fecret, :parce que j'y nommois des perfonnages qui, pour ife venger, auroient fini tót ou tard par me perdre. :Je lui retracois encore tout ce qui m'étoit arrivé jldans les pays de fon obé'ffance, ce dont je n'ai i! pu parler dans mon ouvrage imprimé qüavec une préferve extreme; je n'avancois rien qui ne fut i|appuyé des preuves les plus claires, & je ne Idoutois plus que mon bon droit, éclairé par ce t foleil levant, ne füt maintenant reconnu & j protégé. Je 1'ai déja dit: mon écrit fut recu avec bonté ; mais perfonnellement je n'en ai reflenti encore jufqu'a préfent aucun effet. Encore une fois dégoüté de Vienne, je me rendis promptement a Aix, oü il ne m'eft rien (i) On peut lire, en attendant,Ie cinquième volume de mes ceuvres complètes; on y trouvera une partie de ces mêmes idéés, & elles font préfentée? de facon cm'un lefleur intelligent pourra deviner le refte. , -  ipO VIE Dü BARON arrivé que de fort ordinaire la première année. J'y vivois tranquille; & ,comme ma maifon étoit le rendez - vous de tous les étrangers de diftinction, qui venoient prendre les eaux, je commencai a m'y répandre dans le grand monde, & je me fis les amis les plus refpeétables: j'allai auffi a Leipfick pour y voir le profeffeur Gellert, a qui je comrr.uniquai mes manufcrits, & que je confultai fur la manière dont je devois débuter dans la carrière épineufe de la littérature; il donna la préférence a mes fables & a mes contes, mais il Mama la franchife dangereufe avec laquelle je m'exprimois fur les affaires d'état. Si j'avois fuivi les confeils de cet homme refpeétable, je me ferois épargné bien des peines. Au mois de Décembre 1766,mon époufe me rendit père pour la première fois. C'étoit un fils; j'écrivis a cette occafion a notre jeune monarcue, qui règne aujourd'hui avec tant d'éclat (1). Voici un court extrait de ma lettre: Je me fuis marié a Aix avec le confente- ment de Votre Majefté; cc aujourd'hui mon „ époufe m'a rendu père d'un fils, auquel, a fon baptême, j'ai donné le nom de Jofeph. (I) On trouvera cette lettre entiere dans le hutttème volume de mes oauvres , fous le titre fuivant: Délifaire h Juüinien; on la trouve encore dans le fecond volume de inon Ami des hommes.  DE TRENCK. IQT. Le colonel, baron de Rippenda, a repré» J, fenté Votre Majefté dans cette cérémonie: •„ j'efpère, très-gracieux Souverain, que vous „ voudrez bien me pardonner, fi j'ai pris cette „ liberté, avant que préalablcment Votre Ma„ jefté eüt daigné m'accorder une faveur auffi „ précieufe; mais j'ai affez d'amour-propre pour „ ofer me flatter que j'ai quelque droit de 1'at„ tendre d'un monarque qui connolt mon cceur „ & quels ont été mes deftins, & fous les 4, aufpices duquel je dois attendre avec confiance un avenir plus favorabie. „ J'élèverai cet enfant pour le fervice de Vo. „ tre Majefté: que le lait qu'il fucera du fein „ de fa mère fe convertiile en poifon, s'il ne „ fuce pas avec lui les mêmes fentimens dont ,, je me fuis honoré jufqu'a préfent! „ Cependant, très-gracieux Empereur, ce „ n'eft pas fimplement pour me conformer aux „ ufages de Vienne, que je lui ai donné le nom „ de Jofeph. - Auffi longtems que je vivrai ,men ,, enfant n'aura befoin de rien: mais fi je viens „ a mourir, je veux alors qu'il s'appelle Jofeph, „ afin qüil puifie dire a fon monarque qu'il eft „ le fils & 1'héritier Iégitime des deux Trenck, „ dont les grands biens en Efclavonie font tom„ bés, par une injuftice manifefte, dans des „ mains étrangères. „ Trés - gracieux Souverain, que je révère  102 VIE DU BARON t, comme le Dieu tutélaire de 1'héritier de mes „ deftinées, daignez accueillir d'un fourire ce „ nouveau petit citoyen du monde, & daignez en même tems me faire connoitre s'il me fera „ permis de continuer a foumettre au coup-d'ceil „ pénétrant de Votre Majefté, mes écrits & „ mes vues patriotiques. Je m'appercois tous. „ les jours davantage, combien j'ai de dangereux „ ennemis a Vienne, mais j'ai une pleine con„ fiance en votre juftice. Je fuis , „ De Votre Majefté Impériale, „ Le très-foumis & très-fidèle fujet, Trenck." Je regus la réponfe que l'on va lire; que je publie ici pour des raifons importantes, & paree qu'elle a été écrite de la main de Sa Majefté. „ Mon cher major & baron de Trenck. ,, J'ai appris avec plaifir, quoique vous 1'ayiez „ fait fans m'avoir confulté auparavant, que vous „ aviez donné a votre fils le nom de Jofeph , „ & que vous aviez choifi le colonel Rippenda „ pour me repréfenter dans la cérémonie du „ baptême. Pour vous donner une preuve de „ mes difpofitions favorables a votre égard, je „ vous apprends que dorénavant vous ne tou*„ cherez plus vos appointemens è Vienne, mais a Bruxelles, & que je m'y fuis déterminé pous „ de bonnes raifons. „ Vos écrits patriotiques me font beaucoup  DE TRENCK. 193 \, de plaifir; & comme j'ai toujours cherché a „ connoitre la vérité, je vous perrnets de les „ condnuer & de me les envoyer : j'aimeró's mieux eependant qu'elle me fut préfentée dans „ fa figure naturelle, que fous les habits de la fatyre." „ Je fuis votre, &c. „ J O S E P H." Je recus, peu de tems après, 1'ordre d'entrer en correfpondance avec le baron de Rieder, fecrétaire du cabinet de fa majefté- II ne m'eft pas permis de parler ici des fujets qui furent traités dans cette correfpondance; je dirai feulement que, avec la meilleure volonté du monde de me rendre utile a 1'état & fans aucun efpoir de récompenfe, je m'appercus bientór que ma droiture & ma loyale franchife rendroient encore une fois mes bonnes intentions inutiles. (1) (1) En 1767, j'écrivis a Aix mon Héros Macédonien, qui eit counu aujourd'hui en Allemagne, autant que l'a jamais été le livre de VEfpiegle. II me fit honneur; mais il m'attira ' encore de nouveaux chagrins & da nouvelles perfécutions. Cependant, je ne me fuis jamais repeuti de 1'avoir mis au jour. J'ai même eu la fatisfaction de préfenter moi-même ce poëme ïi cinq monarques régnans, & aucun ne l'a fait bruter. Malheureufement pour moi ma fouveraine en fut fcandalifée, Tornt II. N  104 VIE DU BARON Cependant je faifois de jour en jour de nouvelles connoiflances a Aix, & il n'étoit pas,pofïïble & les jéf.iiies , indignés furtout de ce que j'avois ofé dire au roi David lui-rnême fes vérités, commencèrent ouvertement a me perfécutcr. En I7f>8, il m'arriva un événetrent que je ne rapporterai pas dans toutes fes circonftances. J'avois donné, a un de mes amis a Bruxellcs, la commilTion de percevoir 1'un des quaniers de mes appointemens; j'appris par fa réponfe que le confeil de la guerre avoit fait arrêter mes appointemens a Vienne, & que j'avois été condamné a payer a 1'ager.r de charge BuiTy, une vieille lettre de change de 700 florins, avec les intéréts de dix-fept ans. Or eft -il que ce Bufiy étoit un fiipon reconnu, & que je favois bien pofitivement r.e pas devoir un fou a qui que ce foit. Je n'eus donc pas de peine a deviner de quoi il étoit queftion; je pris fur le champ la pofte & je partis pour Vienne, afin de )>ouvoir découvrir !a fourberie. On ne voulut pas m'entendre. On me dit que j'arrivois trop tard, que 1'affaire étoit déja jugée, & que toute défaite devenoit maintenant inutile, paree que le confeil de la guerre lui-même avoit prononcé fnon jugement. Je m'adrelTai a 1'empereur Jofeph, & le fuppliai de me faire accorder la revifion de ce procés, puifquïl étoit ceitain qu'on ne m'avoit jamais fait la plus légère infinuation, ni donné le moindre avis de cette leitre de change, dont Je m'engageois a démontrer la fanfleté de la manière la plus évidente. Cette grnce me fut accordée, & je comparus devant le tribunal de pre-  DE TRENCK. 195 d'étre placé plus favorablement pour cela; Aixla-Chapelle & Spa font, pour ainfi dire, le mière inltance, judicia m'litari m'txtn. Ce fut TVf. de Weyhracli ,un parfait honnête homme, qui fur iwn agent. II avoit a peine commencé a parier pour demander tin terme, afin qu'on put examiner ia validiié de la lettre de change, que M. le rapporteur de Zetto lui annonca avec menaccs : que s'il avoit 1'audace de vouIoir défendre Trenck dans cette affaire, on 1'enverroit fur le champ chez le prévót. II répcndit avec fermeté: „ je me fuis convaincu que la caufe de Trenck étoit ,, jufte, & voila pourquoi je parois devant vous." On fit faire filence & les menaces n'eurent aucun effet. Je fus obligé d'attendie quatre mois a Vienne, avant de pouvoir obtenir que l'on preduisit la lettre de change dont je voulois prouver la fauffeté; op efpéroit que je n'aurois pas la confiance de refter auffi Jongtems a. Vienne. La lettre de change fut trouvée évidemment faufie; elle étoit trouée & elfacée en trois endroits différens ; &, pour tout dire en un mot, la friponnerie étoit manifefte; chacun fut obligé de convenir que la lettre de change étoit nulle, de toute nullité , qu'elle devoit être fupprimée, & qu'il falloit punir ledemandeur. Mais M. de Zetto renvoya les parties, & fit tant, par fes artifices, que l'on rendit une fentence qui portoit: „ que cette procédure devoit être inftruite „ réguliérement & fuivre le cours ordinaire d'un pro„ cès formel." On ne vouloit que gagner du tems pour me jouer de nouveaux tours. Je revins a Aix; & il s'écoula quatre années entiéres avant que l'on proN 2  I9Ö VIE DU BARON rendez-vous de toutes les nations. Le matin je m'entretenois chez moi avec un lord de 1'oppo- noncat fur arte chofe de 1'évidence la plus palpable. Enattendant, deux eccléfiaftiques, 1'un & 1'autre confefleurs de je ne fais quels couvens, avoient attefté , par un faux ferment, que 1'argent m'avoit été compré & qu'ils en avoient été témoins oculaires. Je parvins a la fin a démontrer qu'a 1'époque indiquée par la date de la lettre de change, j'étois déja, depuis une année, dans ma prifon de Magdebourg, & que par conféquent il étoit impoflible qae je fufTe a Vienne. II n'étoit pas douteux que M. de Zetto lui-même, dé concert avec M. Buffy, ne fuffent les fabricateurs de cette fauffe lettre de change. Au refte, je mis trop d'aétivité & de vigilance dans cette affaire , & mon agent étoit trop honnête homme pour que je pufle perdre ce procés. Je fus obligé de faire trois fois, a grands frais, le voyage d'Aix a Vienne,pour m'oppofer a tems aux coups que roes ennemis cherchoient a me porter. Après mille fubterfuges, il fallut bien a la fin prononcer. Je gagnai mon proces: la lettre de change fut déclarée fauffe; mais je fus obligé de payer les frais , qui fe montoient ü plus de 3500 florins. Attendu que 1'agent Buffy n'avoit rien, on ne lui infligea aucune punition; mais il fe vit obligé de quitter Vienne honteufement. Quant a M. de Zetto, il continua a être rapporteur; & il m'a vexé, en cette qualité, pendant dix-huit ans de la manière la plus barbare. J'apprends que, depuis quelques femaines, il vient d'être caflé de fon emploi de juge & relégué dans une maifon de correction. II feroit a fouhaiter que toutes les circonftances de  DE TRENCK» I97 fition, & I'après - midi avec un ami de la cour & un orateur du parlement; quelquefois auflï c'étoit avec un perfonnage du même pays, éga- ce procés remarquable fuffer.t foigneufement confignées dans un traité imprimé a cet effet a Vienne, & qu'on le publiat comme un monument effrayant de la vertu opprimée. Tous les ades & tous les papiers en font dépofés chez M. de Weyhrach; & j'efpère, pour 1'honneur des cours de juftice impériales ,qu'un pareil fcandale ne s'y renouvellcra jamais. Je fuis peut-être le feul qui ait pu venir a bout de gagner un tel procés contre une cour de juftice elle-même. Pour confondre un fcélérat, j'ai eu le courage de m'expofer au reffentiment & aux perfécutions de divers tribunaux, qui dans la fuite me Pont fait payer bien cher, & qui fe font cruellement vengés. Zetto a été puni, mais il l'a été beaucoup trop tard pour moi, & pour une foule de veuves & d'orpheüns qu'il a piongés dans 1'infortune. Ses aétions les plus odieufes ne font pas encore connues. J'ai voulu toucher quelque chofe de cet incident, paree que ce procés a fait beaucoup de bruit dans le tems a Vienne. Sa fin m'a fait honneur a la vérité, mais il m'a caufé aufïi bien. des chagrins & bien des frais. Au refte, je ne faifois jamais Ie voyage de Vienne fans faire a la cour de nouvelles tentatives, relativement a ma grande & principale affaire; mais c'étoit conftamment fans fuccès, excepté que l'on apprit a me mieux connoitre, & que Pon me plaignit davsntage. N 3  198 VIE DU BARON lement modéré & impartial. Perfonne n'étoit donc plus que moi è portee de démêler la vérité. On commenca peu a peu a me regarder comme un homme confommé dans Ia politique; & cette idéé même que l'on prit de moi, fit que je cherchai a m'éclairer encore davantage. j'entrepris un commerce de vins de Hongrie, dont je faifois des expéditions en Angleterre, en France, en Hollande & dans 1'Empire. Ce négoce me mit dans le cas de faire tous les ans des voyages confidérables; & comme j'avois tous les jours occafion de faire faire politefle chez moi, aux étran^ers qui fe rendoient a Aix & a Spa, je retrouvois auili dans tous les pays oü je voyageois, des amis zélés & qui ne m'étoient pas inutiles dans mes diverfes affaires. Mes procés, mes curateurs, mes agens abforboient prefqu'entièrement mes revenus de Vienne; le refte s'en alloit entièrement dansles voyages que j'étois forcé d'y faire a grands frais, pour obéir aux ordres du confeil de la guerre, & toujours infruclueufement. J'étois furtout en grande relation avec les Anglais: comme ils font grands chaffeurs, & qu'ils amènent de Londres des chevaux & des chiens propres a la chafie aux loups & aux fangliers, j'allois pafler des étés entitrs dans leurs terres, en Ecoffe & en Irlandc; ces courfes ont  DE TRENCK. 109 contribué k me faire connoitre è fond cette nation & fa conftitution. L'élefteur palatin m'avoit accordé tout un diftrict dans le pays de Juliers, oü je pouvois chaiTer librement ; & le comte d'Empire de Merode Wefterlos avoit entièrement abandonné a ma difcrétion fon chateau & tout fon train de chaflë. On voit qu'a cet égard rien ne me manquoit. Ce droit de chalTe, que j'ai voulu foutenir, m'a attiré depuis de grands défagrémens. Mais ce qu'il y a de bon dans ce pass-la, c'eil que Ia chalTe n'eft jamais une occafion de procés ; c'eft le fabre au poing que chacun cherche a é'tablir fon droit: cette méthode étoit aflèz mon fait. Puifque j'en fuis fur ce chapitre, je vais raconter a mes lecteurs une hiftoriette qui m'a fait pafler dans tout le pays pour un archi-magicien, a 1'épreuve du fer & du feu; fans compter que les nuées & les orages étoient encore a mon commandement. j'eus un démêlé avec le préfident baron de Blanckart.au fujet d'un certain diftrift, fur lequel nous nous difputions le droit de chaflë. Sans prévention , le bon droit étoit de mon cóté. Je lui écrivis donc que je me rendrois tel jour, a dix heures du matin , avec une épée & des piftoIets fur le lieu même qui faifoit 1'objet de notre rise, & qua j'efpérois qu'il ne manqueroit. pas N 4  200 VIE DU BARON de s'y trouver pour me faire réparation de la manière outrageante dont il m'avoit infulté. Je m'y rendis a 1'heure dite, accompagné de deux chaffeurs & de deux de mes amis; mais quelle fut ma furprife de trouver la place occupée par plus de deux cents payfans armés! II falloit prendre un parti; je leur détachai un de mes chaiTeurs, qui fignifia a 1'armée ennemie, que s'ils ne fe retiroient a 1'inftant, j'allois faire feu fur eux. C'étoit au mois d'Aoüt, le ciel étoit clair & ferein; mais tous-a-coup voila 1'air, qui par hafard s'obfcurcit & un nunge noir & épais nous enveloppe. Mon chaiTeur arrivé, & nous dit que toute la troupe venoit de s'enfuir, en donnant des fignes de Ia plus grande terreur, paree qu'au moment même oü il leur annoncoit mes intentions, 1'éruption du brouillard s'étoit manifeftée. Je voulus profiter demon avantagejje marche en avant, & je ne trouve plus perfonne; je fais faire une décharge générale: après quoi nous arrivons fous les murs du chateau; & pour mieux confrater mon triomphe, je fais fonner du cor jufques dans la cour de mon adverfaire; il eft vrai que l'on commenca alors a faire feu fur nous, a une certaine diftance; mais a la faveur du brouillard, nous nous en thames heureufement. Satisfait de ce qui venoit de fe pafler, je me  DE TRENCK. 201 retirai chez moi, oü je trouvai ma femme hors d'elle-même, paree qu'on avoit déja débité que l'on me ramenoit dans Ia ville avec une foule de bleffés; aucun de nous n'avoit été même effleuré. II fut arrêté dans tout le pays, depuis cet événement, que j'étois un forcier, & que je m'étois rendu invifible a la faveur d'un nuage; deux cents témoins 1'atteftoient avec ferment. Auflïtót tous les moines d'Aix, de Juliers, de Cologne, tonnèrent publiquement en chaire contre moi ; ils m'injurièrent, me calomnièrent & eurent grand foin d'avertir Ie peuple de fe tenir en garde contre Trenck , maltre forcier, & qui pis eft, luthérien. Je mis a profit cette circonfrance dans une autre occafion que je fis naitre moi - même, comme on va Ie voir. J'allai a la chafle aux loups dans les valles forêts du comté de Mont-Joie, & j'invitai è cette chafle les bourgeois & les payfans; le premier jour nous ne flmes que battre les buiflbns ; fur le déclin du jour je me retirai avec plus de quarante de ces payfans armés dans la cabane ifolée d'un charbonnier , oü nous devions pafler la nuit, & oü le vin & 1'eau-de-vie ne nous manquoient pas. Quand le foir fut venu, je leur dis: ,, ca, .„ mes enfans, que chacun de vous décharge N 5 ~  202 VIE DU BARON „ fes armes & les recharge de nouveau, afin" „ que demain vous foyez fürs de vos coups, & ,, que vous ne puifliez pas vous excufer fur ce ,, que vos fufils ont manqué." Après qüils eurent exécuté ce que je venois de leur dire , tous les fufils & toutes les carabines furent portées dans une petite chambre , a part ; après quoi on danfa, on but, on mangea, on fe divertit. Mes chaffeurs prirent le moment de fe glilïer dans la petite chambre, ils vidèrent le canon de chaque fufil, les chargèrerent de nouveau , mais fans mettre de balie, & mirent a quelques-uns charge doublé; j'eus foin de mon cóté de mettre dans ma poche quelques-unes de ces balles, avec du plomb haché & applati. Le lendemain matin, toute Ia bande me fuivit a Ia chafle: chemin faifant, quelques uns de ceux qui étoient du fecret, commencèrent a parler aux payfans de mes maléfices, de mes nuages & de mes charmes contre les armes a feu. Je me retourne & leur demande : — ., de quoi par„ lez-vous donc, vous autres? — Ils ne veu,, lent pas croire," me répondit mon chafleur, „ que vous. Monfieur le baron, puifliez pren„ dre les balles a la volée." Je fouris , & je dis a 1'un d'en faire I'eflai & de tirer fur moi. — 11 héfitoit. Mon chafleur lui prend fon fufil & tire. — Je pare de la main, & je m'écrie: Allons, enfans, eiTayez: tirez; mais 1'un  D ff TRENCK 203 „ après 1'autre." Effectivement ils commencèrent ia faire feu, & je les lailfai tous tirer leur coup fur moi, pendant que je faifois des grimaces magiques. Notez qu'il n'y avoit pas le plus léger rifque pour moi, paree que mes gens avoient bien fait attention en fortant, a ce que perfonne ne touchat a la charge de fon fufil. Ceux dont on avoit doublé la charge, recurent de fi furieux coups, que d'effroi ils en tombèrentpar terre; tous me contemploient d'un air d'admiration; j'allai a eux d'un grand fang-froid, tenant dans la main quelquesunes de leurs balles qu'ils pouvoient reconnoltre , & des morceaux de plomb haché & applati: ■—■ „ Cherchez , leur dis-je, mes amis: qüe chacun „ reprenne ce qui lui appartient." A ces mots, tous reftèrent bouche béante & comme pétrifiés : ils reprirent doucement leur fufil, & gagnèrent, fans mot dire, 1'un après 1'autre leur maifon. Je ne pus en retenir qu'un petit nombre, avec lefquels j'achevai heureufement ma chafle. Dès le dimanche fuivant, les moines commencèrent a Aix a fulminer en chaire contre moi & ma magie noire, & encore aujourd'hui tous ceux qui ont été témoins de cette aventure, jurent leurs grandsDieux qu'ils ont tiré fur moi, que je leur ai, d'un tour de main, efcamoté la balie, & la leur ai rendue, C'eft ainfi que l'on tromps 1'imbécille vulgaire. II n'y a perfonne dans tous les environs d'Aix,  20| VIE DU IIARON de Juliers, de Maftricht & de Cologne, qui ne foit fortement perfuadé que je fuis a 1'épreuve des armes a feu, & qu'au moyen de mes fortilèjes, je puis efcamoter le plomb volant. Il eft certain que ce préjugé m'a depuis fauvé la vie au moins dix fois, dans un pays oü les moines avoient mis ma téte a prix , qui fourmille de voleurs de grand chemin, & oü j'ai vu rouer, tirer a quatre chevaux, éi brüler vivans plus de foixante perfonnes, fans compter que pour un ducat on peut leftement y envoyer un homme a 1'autre monde. A coup für il doit paroltre étonnant, d'après tout cela, que pendant plufieurs années de fuite j'aie pu , par une efpèce de miracle, me tirer fain & fauf d'une ville, fur laquelle pèfent vingttrois couvens, églifes ou chapitres, & oü un jéfuite eft révéré comme un Dieu. Mon Héros Macéionien avoit déja foulevé contre moi tous ces Meflleurs. En 1772, je faifois a Aix une gazeite, éi la feuille hebdomadaire, intitulée \'Ami des hommes, dans laquelle je faifois tous mes efForts pour arracher a la fuperftition le mafque dont elle fe couvre. II y avoit affurément de la témérité a écrire comme je le faifois fous le règne de Marie-Thérèfe; cependant, qu'on life attentivement mes écrits, on y verra que j'ai conflamment refpecté la doctrine fublime & épurée du chriftianifme & la morale de 1'évangile J  DE TRENCK. 20j Je n'en voulois qüaux abus & au charlatanifme de ceux qui mettent une fuperftition groflière a la place d'une foi fincère & éclairée. Quoi qu'il en foit, la liberté avec laquelle je m'énorigois fur certaines matières délicates, déchaina contre moi tout.le clergé. Le père Zunder, jé' fuite, langa 1'anathème le plus foudroyant contre moi; & le jour fut fix'é oü l'on devoit bi nier mes écrits devant ma maifon, la rafer de fond en comble, & exterminer tous ceux qui 1'habitoient. On écrivit de toutes parts a ma femme de prendre la fuite, de fe tenir en lieu de füreté , elle & fes enfans; elle partit en effet, tourmentée des plus vives inquiétudes & dans un effroi mortel: moi, je reftai avec deux chaffturs feulement, & quatre-vingt-quatre fufils ' chargés , que j'expofai publiquement fur Ia galerie qui étoit devant ma fenêtre, afin que perfonne ne put douter que mon intention ne füt de me défendre trés - férieufement. Le jour fixé pour 1'attaque arriva , & le père Zunder, mes écrits a la main , & accompagné de tous les étudians de la ville, étoit tout prêt a fauter a 1'abordage. Les autres moines avoient ameuté tout le refte de la ville, & l'on fe difpofoit a livrer un affaut général : mais quand ils me virent paroitre fur la galerie au milieu de mes quatre - vingt -qiatre fufils rangés en bataille, aucun d'eux n'eut Ie courage de fe montrer fur la place publique.  20<5 VIE DU BARON Le jour & Ia nuit fe paffèrent fans autre aventure. Sur Ie matih, il fe manifefta accidentelle. ment un incendie dans la ville. On verra que je n'étois pas trop épouvanté, car j'y volai, accompagné de mes deux chaflêurs; cependant nous avions eu foin de nous armer. Je formai une haie de gens qui portoient les feaux, & tout le monde m'obéit. De 1'autre cóté étoit le père Zunder, qui en faifoit autant avec fes étudians. Je m'approchai tout doucement de lui, & lui appliquai fur les oreilles un coup d'une longe de cuir que je tenois a la main , comme fi je 1'euiTe fait par mégarde, & perfonne n'ofa remuer pour m'attaquer. Je pafla au milieu de Ia bande de mes ennemis , faifant bonne contenance : tous m'ötoient leur chapeau, en riant & en me difant: „ bon jour, Monfieur Trenck!" Voila bien le peuple, qui ne craint que ceux qui ne le craignent pas. Le peuple a Aix eft fot & fanatique; mais il eft trop poltron, pour jamais tuer un homme qu'il voit armé. Après cette aventure tout redevint tranquille. J'allois a Maftricht, & prés d'Heerlen, pasfant par un chemin creux, tout d'un coup j'entends une balie qui me fiffle aux oreilles; qu'on devine d'oü & de qui venoit cette balie. Je ne 1'ai jamais fu. Un jour que j'étois a la chaffe prés du cloitre de Schwarzenbruck , j'appris d'un dominicain  DE TRENCK. 207 que trois de fes confrères me guettoient derrière «ne haie. Je me tenois fur mes gardes, mon fufil a deux coups a la main; je m'approche, je les appercois, & je leur crie d'un ton épouvantahle; „ tirez, fcélérats! mais tirez jufte; car „ fi vous me manquei, je ne vous manquerai „ pas." A ces mots, tous les trois prtnnent la fuite; 1'un d'eux tire & m'effleure le chapeau tout prés de la tête; je tire a mon tour & je le renverfe: fes confrères 1'emportent; je 1'avois bleifé très-dangereufement; cependant ilenguérit, & dans fa convalefcence il difparut avec une gardeufe de vaches. Toutes leurs tentatives pour m'empoifonner ont écboué: je ne mangeois jamais hors de chez moi. Mais en 1774, je fus attaqué fur la route de Spa, dans le pays de Limbourg, par huit coquins armés de grands bitons. Il pleuvoit & j'avois mis mon fufil dan fon étui; par malheur encore le cordon qui entouroit la poignée de mon fabre fe trouva accroché, de facon que , dans la précipitation, je ne pus pas le tirer , & que je me vis obligé au commencement de me défendre avec le fourreau. Je fautai hors de ma chaife, je renverfai tout ce qui fe préfentoit devant moi. Mon brave & fidéle chafleur me défendit par derrière. Je parvins k me faire jour. Je remontai dans ma chaife & partis prompiement. On pendit peu  208 VIE DU BARON de tems après un de ces Meflleurs , qui, avant d'aller a la potence, déclara que fon confefleur lui avoit promis indulgence plénière, s'il réuffisfoit a m'aflbmmer , paree que, a coups de fufil perfonne ne pouvoit m'atteindre, attendu que le diable m'avoit donné un charme contre les armes a feu. C'eft par une fuite de ce préjugé qu'ils ne m'avoient attaqué qu'avec de gros batons: on a pu voir que je n'étois pas trop d'humeur a me laifler aflbmmer. J'appris qu'ils avoient enterré deux de leurs camarades, que j'écharpai, lorfque je fus parvenu a dégager mon fabre. Quant a moi, je m'en tirai avec un rude coup fur le bras & un autre fur 1'épaule: mon chafleur fut blefle a la cuifle d'un coup de pierre. Je n'avois aucune efpèce de protection a attendre de Ia part de ma fouveraine, a laquelle on m'avoit dépeint comme un archi - hérétique & le perfécuteur de Péglife; & toute la ville de Vienne me regardoit comme un homme turbulent & extraordinairement dangereux. Cependant tous les efforts de mes ennemis n'empêchoient pas que mes écrits ne me rapportaflent beaucoup & ne fiflent fortune dans toute 1'Allemagne. La gazette d'Aix eut tant de fuccès que, dès la feconde année , le nombre des foufcripteurs alloit a quatre mille, ce qui me faifoit 4.000 ducats de bénéfice net. Les  BE TRENCK. *0f> Les maitres de pofte de I'Empire, qui retirenï un profit confidérable de toutes les gazettes , dont ils font les envois & Ja diftribution, fu1 rent bientót jaloux de la mienne, qui faifoit i tomber toutes les autres: il n'en fallut pas da* vantage pour motiver la perfécution que j'eus j encore a efluyer de la part de ces Meflleurs. Je 1 dirai d'abord ce qui donna tant de vogue & de ; célébrité & ma gazette. Je connoiflbis Ia plupart des coürs & tous les manéges fecrets de Ia politique; j'avois auffi pour > eorrefpondans des perfonnes qui, par leur pofi! tion, pouvoient me mettre au fait de bien des particularités. II n'eft donc pas furprenant qu'au lieu de me trainer pefamment fur les événemens paffés ou actuels, j'aie pu quelquefois prédire 1'avenir; j'ajouterai que j'avois 1'art de préfenter les chofes d'une manière agréable, & qu'avec 1'aide d'une forte d'ambiguité, que je laiffois fubfifter a deffein , en m'expliquant fur les affaires politiques, quel que füt I'événement, j'avois toujours Pair de 1'avoir prévu & annoncé dans i mes feuilles. Le prince Charles de Suède, frére du Roi , m'honora de fa confiance la plus intime pendant le féjour qu'il fit a Aix & a Spa • il me permit même de 1'accompagner en Hollande. En prenant congé de lui a Maftricht, il me dit: „ Trenck fi le roi mon père vient a moürir,"mon frèrg Tomt II. O  2IO VIE DU BARON „ régnera & fera le maltre, ou nous y perdrons la vie tous les trois." Le roi mourut, & quelque tems après je reegis une lettre du prince Charles, qui m'écrivoit par P. S. „ Vous entendrez parler inceffamment de ce dont nous avons parlé a Maftricht; le fuccès eft certain : venez alors a Stock„ holm." Auflïtót après la réception de cette lettre, je fis imprimer dans la gazette d'Aix-la- Chapelle 1'article fuivant: „ II vient de fe faire en Suède une révolu„ tion, qui aiTure au Roi la fouveraine puis„ fance." Les autres gazettes voulurent jetter du ridicule fut cet article. Je fis alors imprimer fur le champ dans la mienne: ., que j'offrois de dépofer & de gager 1000 ducats contre la perfonne qui voudroit révo„ quer en doute la vérité de 1'article imprimé dans ma gazette, & daté d'Aix." Immédiatement après ce petit débat arriva la nouvelle de la révolution de Suède. Voila une de mes prédiflions qui fe trouva juftifiée par 1'événement & qui donna une vogue étonnante a ma gazette. J'ai au.fli annoncé le partage de la Pologne fix femaines avant qu'aucune autre feuille en eüt parlé; il ne m'eft pas permis de dire ici de  DE TRENCK. 211 quelle manière j'ai éta inftruit de cette affaire. Je me fis encore des affaires gravee pour avoir voulu prendre la défenfe de la reine JMathilde. Je pourrois citer plufieurs autres traits, a 1'appui des précédens; mais 1'efpace de ces feuilles ne me le permet pas. Ils me firent beaucoup d'honneur; en revanche ils m'attirèrent beaucoup d'ennemis; le nombre de mes perfécuteurs s'aecroifToit & perfonne ne me foutenoit. J'éprouvai la deftinée qui eft commune a tous les réformateurs: ce n'eft qu'après leur mort qu'ils ont été appréciés, lorfque leur cendre froide eft également irifenfible au blime & h la louange. La reine, ma fouveraine, écrivit audirecfeurgénéral des poftes de 1'Empire, & lui ordonna de défendre dans tous les bureaux de poftes 1'expédition de la gazette d'Aix-la-Chapelle. J'eus vent de ce qui venoit de fe pafTer; & moi-même , de mon plein gré , je fupprimai ma gazette a la fin de 1'année; j'écrivis, pour me dédomrriager, un petit traité fur le partage de la Pologne, qui trouva beaucoup d'approbateurs, mais qui me fit encore de nouveaux ennemis. Mes perfécuteurs ne reftoient pas oififs. Les magiftrats d'Aix-la-Chapelle, pour la plupart, étoient gens de la plus baffe extraftion ; & le con(eil des échevins étoit compofé ou d'ignorans O 2  212 VIE DU BARON ou de fripons; j'en excepte cependant les barons bambert & de Witte. Ce qu'il y a de plai. fant, c'eft que tous ces Meflleurs prennent le di devar.t leur nom ; c'eft de Kloz par- ci, de Lommefem par - la, & puis des de Mofs, de Furth, de Garzweüer, &c. &c. II feroit a fouhaiter que Ie fifc de Vienne étrillat un peu tous ces Meflleurs. S'appercevant que j'avois peu de protecïion a attendre de Vienne, ils crurent pouvoir m'outrager impunément, & que ce feroit un fur moyen de m'éloigner de leur ville. J'avois, malheureufement pour eux, de trop bons yeux; aucune des voies iniques par lefquelles ils pilloient leshonnêtes bourgeois ne m'échappoit; je n'ignorois pas non plus que Meflleurs les échevins Kloz & Furth & le bailli Geyer, avoient volé dans la caiiTe qui leur avoit été confiée ,40,000 florins, qu'ils s'étoient partagés entr'eux. On concoit que dès-lors j'étois pour cux un homme a craindre, un homme incommode dont il falloit fe débarrafler, & qui pou.oit faire ouvrir les yeux a la bourgeoifie abufée. Ils commencèrent donc a me chercher querelle, & envoyèrent, fous je ne fais quel prétexte ridicule, un huiflïer qui me fomma de comparoitre par-devsnt eux a 1'hótel ■ de - ville. II n'y a perfonne en Allemagne qui ne fache qu'aucun magiftrat d'une ville impériale ne peut faire afligner un officier de 1'état - major au fer-  DE TRENCK. 4IJ i'ice de 1'Etnpereur; je ne portois 1'uniforme impérial a Aix - la - Chapelle, qüaprès y avoir été autorifé expreüement par le confeil de la guerre a Vienne. Je remarquerai encore, que, n'eufteje été que fimple bourgeois , fans être revêtu d'aucun caraflère , il n'eft pas permis a Aix-IaChapelle a un huifller d'entrer dans la maifon d'un citoyen; il faut qu'il attende au pas de la porte, & qüil fignifie-la fon exploit. On n'obferva point ces formalités avec moi. L'huiffisr étoit venu trois fois dans ma maifon fans m'y trouver, & au lieu de remettre 1'exploit a quelqu'un de chez moi , il avoit déclaré qu'il devoit me parler en perfonne. II fe fit annoncer pour la quatrième fois; je defcendis & je vis mon homme planté devant moi, le chapeau fur la tête; infolence qu'il n'auroit pas ofé faire au plus mince citadin. II 1'ofoit avec moi, quoique revêtu de mon uniforme. Je lui appris d'un coup de poing a être plus horrhéte, & d'un coup de pied, je le fis fauter hors de ma maifon. En ma qualité de fimple bourgeois j'étois autorifé a le traiter de Ia forte. Les magiftrats envoyèrent au confeil aulique a Vienne une plainte contre moi, remplie de fauiTetés dans tous les points. Voici un réfumé du contenu de cette demande; elleportoit: , qu'un >? certain bourgeois, nommé Trenck , aroit man„ qué a fes magiftrats de la manière la plus grosO 3  214 VIE DU BARON „ fiere; qu'il fe dcr.noit pour major au fervice '„ de S. M. impériale, & qu'en cette qualité ,, il vouloit décliner leur jurifdiftion , & préten„ doïE n'être reilortiffant que du confeil de la „ guerre a Vienne." Les magiftrats terminoient leurplainte en demandantce qu'ils avoient a faire dans cette circonftance? Pour mon malheur, je tombai entre les mains du confeiller aulique Gravenitz. Celui - ci, qu'on avoit déja eu foin de fuborner, fit un rapport abfolument faux; il fit entendre qu'on ne pouvoit me regardcr comme major Autrichien, puifque effecfivement j'avois acheté une maifon a Aixla-Chapelle, & que par conféquent je devois, comme tout autre bourgeois, me foumettre a Ia jurifdiftion de cette ville. On ne voulut point m'entendre; & 1'arrêté du confeil aulique, a la hontede Funiforme autrichien, porta: ,, Que je ,, devois purement & fimplement me foumettre a ,, la jurifdiftion de la ville d'Aix - la - Chapelle." Je prends la pofte, & je vole a Vienne; je me fais donner par les magiftrats eux-mêmes une déclaration, par laquelle ils reconnoiflbient que je n'avois point de maifon a Aix-la Chapelle, & que je n'avois jamais accepté le droit de bourgeoifie, mais que j'y avois conftamment vécu fous la qualité de major au fervice de S. JVL impériale. Je ne fais par quel hafard j'attrapai une lettr6  DE TRENCK. 215 écrite de la main du comte de Gravenitz luimême au maLre de pofte Heinsberg, qui m'avoit fait aïïLmer juridiquement pour une affaire auflï injufts que celle qu'on vient de voir; cette lettre portoit: „ Qu'a la vérité j'étois fondé dans tous les points, que la juftice étoit abfo'.ument de ", moncöté, mais qu'il lui engageoit fa parole „ qu'on ne m'en rendroit aucune, & qu'il vien- droit bien a bout de me fatiguer a force de „ renvois & de longueurs." Je voulus réclamer 1'interpofition de la cour, & mon intention étoit de produire la lettre du comte de Gravenicz, afin de faire conftater fa partialité; mais on ne voulut point m'écouter , paree qus je paroiffois en vouloir a tout un tribunal , & qu'il n'étoit pas décent qüun rapporteur füt jamais dans fon tort. (*) Mes braves gens d'Aix-la-Chapelle ne fe <ƒ) Je me trouvai un jour a la cour avec le collègue de mon rapporteur ; il fe donna les airs de vouloir plaifanter avec moi; je la traitai de coquin; on com. prend que mes affaires n'en afrent pas miaux, car je m'attirai par- la la haine de tout le tribunal, qmie vit Saus l'obligation de foutenir fon arrêté , paree que le comte de Gravenitz n'étoit pas encore afTez connu pour d.voir èrre caffé , ce qui n'arriva que hüit ans aprts , & beaucoup trop tarci pour moi & pour 1 «terêt de mes affaires. O 4  316- VIE DU BARON furent pas plutót appercus qu'a Vienne on ne m'accordoit aucune protectie*, qu'ils me condamnerent comme bourgeois rebelle & réfraétaire qut n'avoit pas voulu obéir a leur citation 4 payer une amende de 300 florins d'or; & i)s profiterent de mon abfence pour forcer ma femme i payer cette fomme , la menacant de la faire executer. Je revins a Aix-la-Chapelle; & irricé d'un pareil procédé, j'écrivis a Vienne au confeil aulique, & ;0 demandai,' puifqu'il étoit arrêté parun décret du confeil aulique, qu'un officier impénal de 1'état - major devoit fe foumettre fans appel, a Ia volonté arbitraire des magillratï d'une ville impériale : Si au cas qu'il plut au magiftrat de me „ faire donner vingt-cinq coups de baton ie „devois auffi les recevoir patiemment 'fur ,, 1'uniforme impérial?" On me répondit: „ Le fuppliant eft éconduit „ de fa demande,-" & les chofes en reftèrent-la. (*) ^ O Le Sieur Hemsberg, mahre de pofte a Aix, vou)ut auffi profiter de 1'occafion : nous étions en affaire enfemble relauvement a ma gazette, & ü avoit ent.» les mams un billet de moi, par )euue, je reconnoisl fo« avorr recu de lui, a compte, la f«nme de 1000 rixasles.  BE TRENCK. «17 En 1778 je me trouvai a Vienne, je ne fais par quel hafard , avec le comte de Gravenitz, qui II me fit afiigner pour ces 1000 rixdales, tandis que réellement il avoit 2300 rixdales ü?argent a moi dans fa caifie. Et cependant, fans qu'auparavant on eüt inftruit aucune procédure légale , & fans qu'on eü: youlu m'entendre, il obtint une fentence qui me condamnoit a lui payer ces 1000 rixdales, bien entendu qu'il retiendroit encore en entier tout ce qu'il avoit a moi. J'en appellai au confeil aulique; mais je tombai enr core une fois entre les mains de Gravenitz. Le maitre de pofte lui avoit fait un préfent de 100 ducats, öf par conféquent je me vis éconduit de mon appel, après quatre ans de dslais & de chicanes. En attendant,ce même Heinsberg, s'autorifant de fon premier fuccès , me fit arrêter a Cologne, au mépris de toutes les loix de 1'Empire, un euvoi de vin de Hongrie, qui valoit 3800 rixdales. Ce vin-la ne fut point mis en dépot entre les mains de la juftice, il crut qu'il valoit mieux qu'il füt tranfporté dans les caves de fon frère, oü on le but jufqu'a la demière goutte; au moins a-t-il été perdu pour moi. II avoit auffi fait arrêter, a Aix, un capital de 6coo rixdales , qui appartenoit a ma femme , 6c qui, a mon grand détriment, chomraa pendant buit ans , fans me rapporter aucun intérêt. Aflurément, a confidérer de fang froid un pareil procédé de la part des tribunaux de la guerre a Vienne, on trouvcra qu'il ne fait guèrts d'honneur au caraélèr* d'officier au fervice de fa majefté impériale. La réponfe que me fit ie feigneur, qui étoit alors préfident du O 5  218 VIE DU BARON jufqüalors ne m'avoit jamais vu. Les yeux humides de larmes & le cceur tout ému, il me dit: confeil de la gueire, eft reinsrqusble. Je me plaignois hautement a lni du Cort qu'on me faifoit, & je lui demandois la proteétion qui étoit due a mon bon droit & a mon honneur. Voici cette réponfe: „ Mon cher Trenck, qu'eft-ce que 1'honneur fur „ cette terre? II en faut faire le facrifice a D;eu & a „ fa fainte mère. Dans ce monde, c'eft au ciel plulót „ qu'a 1'honneur qu'il faut vifer. Si on vous a fait „ tort, apparemment que Dieu fait bien pourquoi. Je „ ne puis rien faire pour vous; & c'eft 1'ordro de fa „ majellé." Je dépufai entre les mains du magiftrat une obli/ation de 3000 rixdales, que je donnai comme une eaution jufqu'a ce que toute cette affaiie fut jugéc dél ni. tivement; je demandois que l'on levit Parrfit dont !e capital de ma femme avoit été grevé, & ie payem< nt Je mon vin, que l'on m'avoit déja eutièrement bu a c*>>gne, comme je le démontrois juridiqu :ment. Tuut fut inutile , & les arrêts ne furent levés qu'au bou de ■ tïc ans. Je préfentai quinze griefs au confeil auliq e en vertu defquels je démontrois légalement les injufte» partiaiités & les procédés irréguliers dont j'ineulpois Je tribunal des échevins d'Aix. Tout fut inutile; Gravenitz 1'emporta. II me fallut payer les iooo riïdales comptaut avec les intéréts: outre cela j'ai perdu pour to: j urs m •"in cc 1'argent que j'avois dans la caiöe de Heinsberg. Voici la teneur du dernier anft du tribunal iuprême. s; Qu« je devois former & établir ma demandc par-  DE TRENCK. al9 " je mérite tout ce que vous avez dit & écrit fur mon compte. J'ai été trompé, oubliez le paffé & foyez mon ami. Je veux tacher de „ réparer tout le mal que j'ai fait." Je me fentis touché & je 1'embraiTai. 11 m'a tenu parole. Mais, lorfqüau confeil il voulut parler en ma faveur, on lui ferma la bouche. II n'y a que deux ans que notre monarque a appris a connoitre a fond ce qüétoit le comte „ devant les tribunaux d'Aix & de Cologne; & que ce que ces tribunaux auroient jugé, feroit jugé irré„ vocablement , fans que je pufie avoir recours a „ aucune efpèce d'appel." Je puis démontrer, en vertu de mes aétes ,que c'eft moi qui fuis le demandeur, & les magiftrats qui font les défendeurs ; or j'ai prouvé , en fournitfant quinze griefs confidérables, d'une manière légale & d'une évidence qui ne fouffre aucune objeétion, que ces magiftrats avoient violé toutes les loix conftitutionnelles de 1'Empire; & cependant ce font ces mêmes magiftrats qui doivent. Être juges dans leur propre caufe. A quoi pouvois-je m'attendre? J'ai mieux aimé re pas pourfuivre ce proces, quoique ma femme & mes enfans perdest par cette infernale [procédure environ 18000 florins, fans compter tous les outrages qu'il m'a fallu effiryer, les frais & dépens des procés, & le dommage inappréciable qui en eft réfulté relativenient a mon commerce de vin.  S20 VIE DU BARON de Gravenitz; il n'eft plus confeiller aulique; mais, hélas! c'eft trop tard pour moi qu'il a été calTé. II vit afhiellement, comme prefque tous mes autres ennemis, pauvre, méprifé & dans ie déshonneur. N'aurois -je pas raifon de me plaindre de ma deftinée, qui m'a fait tomber, dans tous les tribunaux, entre les mains de rapporteurs, dont 1'un a été cafle, & deux autres, revêtus de 1'habit de Ia maifon de correflion, ont été employés a nettoyer les immondices des rues de Vienne? Aurois-je effuyé tant de malheurs, fi depuis vingt ans on avoit, i tpus les juges de cette trempe, mis Ie balai & non la plume de rapporteur a la main ? Je vais maintenant tirer le rideau fur tous les procés que j'ai foutenus a Aix & devant le confeil aulique: que Dieu préferve tout honnête homme de femblables débats! J'emporterai au tombeau le chagrin que les miens m'ont caufé, paree que c'eft ma pauvre & innocente femme qui a été la viétime de toute cette honteufe procédure, & paree que j'ai été réduit a la misère par des gens a qui je n'avois jamais fait Ia moindre offenfe, & qui m'auroient eftimé, s'ils avoient été faits pour me connoitre. Depuis 1774 jufqu'en 1777, j'employai prefqu'entièrement mon tems a parcourir toutes les pro/inces de la France & de 1'Angleterre; mes  DE TRENCK. S2J Lriti m'avoient donné tant decélébrité, qu'i Londres & 4 Paris j'aurois pu me faire voir pour de 1'argent. M. Franklin, le miniflre de 1'Amérique, devint mon ami intime; lui & le comte de SaintGermain, miniftre de la guerre, me firent les propofitions les plus avantageufes pour m'engager a partir pour 1'Amérique. J'avois une femme & des enfans ; cette confidération feule me retint; cependant je fuis perfuadé que j'aurois plutót trouvé le bonheur dans une autre partie du monde qu'en Europe. Le landgrave de Heffe- CaiTel, qui viest de mourir, & qui m'a toujours protégé particulièrement, le même qui étoit gouverneur a Magdebourg pendan. le tems de ma détentïon, me propofa auffi un emploi confidérable dans les troupes qu'il faifoit paffer en Amérique; voici quelle fut ma réponfe : „ Séréniffime Prince, „ Je 'répandrois tout mon fang pour la caufc „ de Ia liberté, mais jamais on ne me verra '„ combattre pour faire des efclaves; fi j'étois " a la tête de vos braves grenadiers, certainement je combattrois avec eux pour les Amén, cains." En 177S je publiai k Aix la feconde partie de mon écrit hebdomadaire, connu fous le titre de 1'ami des hommes.  222 VIE DU BARON La glacé étoit rompue.Ies citoyens me Iifoient & s'éclairoient; ceux que j'y tournois en ridicule & que je démafquois, commencoient a fe cacher, Iorfqu'ils me voyoient paroitre; j'avois déja un parti, & certain perfonnage, qui voulut s'avifer de raifonner , recut des coups de baton. Voici une des rufes auxquelles mes ennemis fe trouvoient réduits pour chercher a me nuire. Cette année même, je vis arriver chez moi, un matin, plufieurs perfonnes des environs de Cologne, de Bonn, de Duren & de Duffeldorf; ils defiroient me parler en fecret. Je leur demandai ce qu'ils me vouloient ? Ils me répondirent qu'on leur avoit affuré que j'enfeignois une nouvelle religion, & qu'au moyen d'un pafte avec le diable, en vertu duquel on fe donnoit a lui, je leur ferois toucher de 1'argent en abondance; qu'ils vouloient toujours a bon compte embraffer cette religion, & qu'après avoir recu 1'argent, ils trouveroient bien le fecret de fe débarraffer du diable. — ,, Mes amis, mes „ enfans, leur dis-je, on vous a trompés, & „ vos vrais diables font ceux-la-même qui vous „ envoient ici; ce font les pires de tous. Je „ fuis bon chrétien, je fuis honnête homme. „ Mes amis! retournez chez vous, rempliffez „ bien tous vos devoirs domeitiques, & vous „ verrez que vous n'aurez pas befoin du diable „ ni de fon argent."  DE TRENCK. 223 Cependant je continuois mon commerce de vin avec tant ds fuccès, que je me voyois environ 40,000 florins de gain net, & la perfpective de faire en Angleterre d'excellentes affaires; j'avois déja des magafins a Londres, a Paris, a Bruxelles, a la Haye & a Hambourg. — Mais un feul jour malheureux vint anéantir le fruit de tous mes travaux, & la fortune voulut aufli exercer fes rigueurs fur le négociant. Je me trouvois a Londres, oü un certain fripon , efpece de marchand qu'on défigne par le nom de Schwindkr, fit pafler de ma bourfe dans la fienne 1800 guinées, & cela d'une manière dont le récit fera peu d'honneur a la nation angloife. Une imprudence de mon beau - frère fut la caufe de ce malheur. Ce jeune homme fit une expédition de vins, avant d'avoir touché 1'argent du prix convenu. En Angleterre il n'y a point de loi qui févifle contre de pareilles friponneries : voici, en général, la maxime de ce pays-la. „ Ne te fie a perfonne, & tu „ ne te plaindras jamais d'avoir été trompé." Comme je 1'avois été bien complètement & que je demandois a mes amis ce qu'il étoit a propos de faire, ils fe moquèrent tous de moi; ils trouvoient plaifant de voir un Allemand la dupe d'un Anglois. Je ne rapporterai pas cet événement dans toutes fes circonftances; il me refle des chofes plus intéreflantes a dire;mais je m'y arrêtetai un inftant, paree que nous fommes, a mon  824 Hï bij buor avis, un peu trop engoués de Ia dignité & dei privileges de Ia nation britannique. Voyant de queile manière on en uibit avec moi je me rendis fur le champ chez M. John gelding Ie juge de ville. II me connoifloit & des qu'il me vit, il me dit qu'il favoit déja, par le moyen de fes efpions, Ia friponnerie que Schwindler m'avoit faite, & dans quelle maifon on avoit dépofé & diftribué mon vin; que pour me favorifer d'une manière toute particulière il vouloit que fes alguafils me prêtaflentmain-forte, afin de pouvoir reprendre tout ce que j'en pourrois retrouver. J'ignorois qu'au moment même ou il me parloit de Ia forte, il avoit déja dans fa cave deux cents bouteilles de mon meilleur Tockay & qu'il étoit un de ceux qui s'étoient partage Ie gateau. Tout Ie refte étoit un piége qu'il me tendoit. II ma donna un conflahu ou officier de police »vec fix fergens, & leur ordonna de faire ton! ce que j'exigerois d'eux. par bonheur pour moi Un mal de tête trés-violent m'tmpêcha d'aller avec eux; ainfi je me débarraffai de ce foin fur mon beau-frère, qui auffi-bien parloit a loii mieux qua moi. L'officier de police conduifit d'abord mon beau-frere a la maifon d'un Juif, & lui dit. „ Monfieur. voici Ia maifon dans laquelle vos „ vins ont été dépofés." La porte de la maifon fe  DE TRENCK. a2$ fe trouva en plein jour fermée a la elef; le tout afin de nous faire mieux tomber dans le piége. Le conjtablc dit alors a mon beau-frère: ,, Monfieur, enfoncez Ia porte." Elle fut enfoncée au moment même. Le Juif accourt avec un effroi fimulé & demande: — „ Que voulez„ vous, Meflleurs? — Je veux, répondit mon „ beau-frère, le vin qui m'a été volé.— Pre^„ nez, Monfieur, reprit le Juif, tout ce qui „ vous appartient: mais, je vous enconjure* „ ne me faites point de violence, car ce vin je ,, 1'ai acheté." — Mon beau-frère entre,avec les gens de la police, fous une efpèce de voute, (les habitans de Londres n'ont point de caves) & y trouve efFeftivement, en grande partie, le vin qui m'avoit été volé. II écrit fur le champ a Sir Fielding, lui marqué qu'il a retrouvé mon vin & lui demande ce qu'il en doit faire ? Fielding répond verbalement: (ce qu'il eft bon de remarquer) „ il faut le reftituer a qui il appar. tient." La-deflus mon beau-frère fit tranfporter mon vin chez moi par des voitures. L'ofiicier de police le conduifit encore de Ia même manière chez un autre Juif, oü la même comédie fut répétée dans toutes fes circonftances. A midi il revint chez moi, bien content avec le vin. Le jour fuivant le même cmflablt de la police Tomé II. P  226 VIE DU BARON revint & dit, qu'il avoit a parler a mon beau^ frère. C'étoit pour lui fignifier qu'il éüt a fe rendre chez M. Fielding; il ajouta qu'il vouloit 1'y accompagner, fous prétexte qu'il y avoit affaire. A peine fe trouvèrent-ils tous les deux dans la rue, que le conjlable toueha mon beaufrère de fon baton blanc, & le fit mettre en prifon comme voleur. (i) J'étois a ma fenêtre, d'oü Je vis toute la fcène; je ne pouvois rien faire pour fauver mon beau-frère; mais je me rendis fur le champ chez Fielding, & lui demandai raifon d'un fi étrange procédé. Mon fripon, prenant le ton févère d'un juge, me dit: „ que mon beau-frère avoit été accufé „ criminellement, & que même il étoit déji „ convaincu de vol & de filouterie. Que „ Sckwindkr & les Juifs avoient tous attefté par „ ferment qu'ils avoient aeheté ce vin de moi. „ II ajouta que c'étoit ma faute, fi je ne m'étois „ pas fait payer, & fi j'ignorois les loix & cou„ tumesd'Angleterreque üxSchwindlirs avoient Ci) A Londres, il n'eft permis a aucun agent de !a police, d'arrêter quelqu'un dans fa maifon; mais auffitöt qu'il eft dans la rue, & qu'il a été touché de la baguette du conjlable, il eft arrété & rien ne peut le fauver; tout le peuple prêteroit main-fone, s'il vouloit effiiyer de s'échapper.  O E TRENCK. 22jr tous prêté ferment qüils m'avoient payé moa vin jufqüau dernier fois; qu'il n'avoit pas fa „ cela, fans quoi il ne m'auroit pasaccordéla „ protection de la police; que mon beau-frère „ avoit encore , par furcrolt, fait fauter la „ porte & enlevé avec violence du vin qui ne lui appartenoit pas; que tout cela étoit prou„ vé légalement, & qu'il n'en falloit pas davan„ tage pour conftater un vol accompagné d'ef„ fraétion." II me confeilla de dépofer inceflamment iöoO guinées pour le cautionnement de mon beaufrère, & que fous cette condition il répondroit pour lui au banc du Roi, par - devant le tribunal fupréme: que fans cela fon proces feroit bien« tót fait, ét qu'il feroit pendu au bout de quelques jours. On imaginera aifément ce que je dus éprouver en me voyant trompé d'une fi infernale manière ; quel plaifir j'aurois eu a palTer mon épée a travers le corps de ce coquin de juge fuprême de la ville de Londres! Je m'adreffai a un avocat de mes amis; il me tint le même langage, & m'exhorta a dépofeï promptement une caution; ajoutant qu'enfuite il viendroit bien a bout d'arranger 1'affaire. Je me rendis chez lord Mansfield: ce fut encore la même chofe. J'avois des amis puiflans & membres du pari* P 2  S2g VIE Dü BARON ment; j'allai chez eux; ils fe mirent a rire de ce que je m'étois laifle tromper & de ce que je faifois un commerce a Londres fans connoitre les loix. Lord Grofvenor, qui étoit particulièrement mon ami, me dit: „ faites de nouveaux envois „ de vin è Londres, nous vous le payerons „ bien, & vous aurez bientót rattrapé ce que „ vous avez perdu." C'étoit le caracïère national qui parloit par fa boucbe; je fuis bien fitr qu'ii auroit tenu parole; mais je me voyois hors d'état de faire les avances néceffaires. Je me rendis enfin chez mes marchands Stert , Plaskett & compagnie, chez lefquels j'avois encore pour plus de mille guinées de vin; ils fe rendirent caution pour mon beau-frère, Sc au boat de quatre jours il fut mis en liberté. Dans cet intervalle , Fielding avoit envoyé chez moi un officier de la police, accompagné des deux Juifs, pour y faire reprendre le vin & Ie reftituer aux Juifs, comme un bien qui leur avoit été volé. Les Juifs me menacèrent même de me faire arrêter, a mon tour, comme receleur du vin qui leur avoit été volé. Je me hatai de quitter Londres, je paflai Ia mer a nouvres, Sz de Calais je me rendis a Paris, oü je n'eus rien de plus preffé que de vendre a perte toute ma provifion de vin; je fis  DE TRENCK. 220 honneur par ce moyen a mes lettres de change : ainfi finit mon commerce de vins. (i) Tels font donc les procédés des juges Anglois! j'avois pourtant des amis a Londres & en grand nombre. Ce feroit une entreprife trop longue que de raconter toute l'hiftoire de mon voyage a Londres; je me bo^erai fimplement a rapporter encore une petite anecdote. Un faifeur de violons, Allemand, étoit fur le point de quitter Londres; il avoit fur une table dans fa chambre une caffetière d'argent, qu'il vouloit rapporter a fa femme. On frappe a fa porte, il voit entrer deux Juifs; 1'un d'cux 1'amufe en lui parlant de violons qu'il vouloit acheter, tandis que 1'autre efcamote la caffetière & difparoit. L'Allemand en fe retournant s'appercoit que fa caffetière a difparu. L'autre Juif lui dit: „ Mon ami, fovez tranquille, „ vous n'avez qüa me fuivre, & mon camarade Cl) Au mois de Novemhre je renvoyai mon beaufrère a Londres pour y pourt'uivre ce procés; mais les Schwindlers avoient déja difparu; 1'avocat demanda cent g.inées d'avance pour entreprendrt le procés. En un mot, mon beau-frère fe vit obligé de repatfer la mer les mains vides, & après avoir encore- dép^nfé 70 liv. fterling pour les frais de fon voyage. Stert Sc Pla.^kett, qui s'étoient rendus caution , retinrent tout mon vin, me firent des comptes exorbitans, & tout fut perdu fans retour. P 3  sgo V 1 Ü ï> U BARON „ va voos la rendre fur le champ; je fu;s pref„ que fur qu'il a voulu vous faire une plaifan„ terie, car c'eft un malin compère." Le bon homme fuit le Juif, qui le conduit dans une chambre, oü fe trouvoient quatre autres Ifraélites; la caffetière étoit fur une table. L'AlIemand la reprend,en difant: ,, Dieu foit loué, „ je la retrouve." Le Juif ne dit mot, & 1'Allemand fe retire chez lui avec fa caffetière. II étoit a peine forti, que les cinq rabbins vont Chez le juge, & dépofent avec ferment qu'un Allemand eft eniré dans leur chambre & leur a volé une caffetière d'argent. La garde les accompagne ; ils entrent chez 1'Allemand. Le Juif s'écrie: „voila ma caffetière." Les autres, comme témoins, difent tous que c'eft elle-même. L'Allemand eft arrêté comme voleur, paree qu'il ne pouvoit produire aucun témoin, & fur le témoignage des cinq Juifs, il eft condamné i la corde. Je lui ai parlé dans fa prifon; c'eft de fa propre bouche que je tiens toute cette hiftoire; cet honnête homme a été pendu a mes yeux, & c'eft chez les Anglois que s'eft commis cette aftion abominable! Je retourne pour quelques inftans a Aix-la, Chapelle, oü, depuis cette époque, il m'eft encore arrivé un petiC nombre d'aventures remarquables.  DE TRENCK. 23I En 1776, lc général Suédois Sprengporten arrivé » Aix. C'étoit lui qui avoit projetté toute la grande révolution qui fe fit en faveur du Roi, & c'eft a lui, en grande partie, que le fuccès en eft du. Croyant avoir des fujets de mécontentement, il quitta tout d'un coup la Suède & fe rendit a Aix, tourmenté d'une noire mélancolie. On le regardoit comme un homme qui pouvoit devenir trés - dangereux a la Suède; il avoit eu 1'audace, après la révolution ,de dire, 4 latête de fon régiment des gardes, au Roi lui-même: — „ Auffi longtemps que Sprengporten aura une épée a fon cóté, le Roi n'aura rien a lui „ commander." On craignoit qu'il n'allat en Ruffie; & Ie prince Charles me donna la commiffion, au nom du Roi, de chercher, par toutes fortes de moyens, a faire fa connoiffance & d'effayer de 1'engager a retourner en Suède. Cette affaire étoit d'une extréme difficulté; 1'homme en queftion étoit d'une hauteur exceiïïve; fon extreme bizarrcrie le rendoit prefque ina'bordable; & de plus il méprifoit tout ce qui n'étoit pas Suédois. La manière dont je m'y pris pour le gagner fut, j'ofe le dire, un petit chef-d'ceuvre de politique. Je vins a bout de me concilier toute fon amitié & toute fa confiance; enfin, je fis tant, que je le ramenai a Stockholm, heureux & conP 4  VIE DU BARON tent, & que j'eus le plaifir de le voir réconcilié avec fon roi. En 1776, le miniftre d'Etat, comte de Hertz-, berg, fe rendit a Aix pour y prendre les eaux. J'eus 1'honneur de faire fa connoiflance & de jouir tous les jours de fa fociété pendant trois mois entiers; j'accompagnois partout ce véritablement grand homme. Si aétuellement il m'eft permis de reparoltre dans ma patrie avec honneur & avec 1'approbation générale, c'eft a fa génórofité que je le dois; toutes les fois que mes enfans lirout ceci, ils fe fentiront pénétrés de refpecT: & du doux fentiment de la reconnciiTance, & ils fe rappelleront les principes que j'ai toujours cherché a leur inculquer dès leur plus tendre jeunelTe. Au refte, a Spa & a Aix, ce n'étoit pas a 1'oifiveté que je donnois les momens que me laisfoient mes voyages: comme j'attaquots vigoureureufement dans mes feuilles hebdomadaires les joueurs & les fociétés de fripons qui, autorifés par la permilfion de 1'évêque & dumagiftrat, plumoient également & de la manière la plus révoltante, les étrangers & les habitans du pays; m'étanl auffi avifé de faire connoltre de très-prands feigneurs qui nedédaignoient pas de s'aflbcier a'ous ces chevaliers d'induftrie, pour partaj.er le butin avec eux, je m'expofai par-la è de nou>'eaux dan* gers & m'attirai de nouveau* embarras. Mais è  S E TRENCK. 233 2a fin, les trames odieufes de tous ces fcélérats retombèrent fur eux-mêmes. (*) Je commencai (f) a me laffer de 1'agitation perpétuelle dans laquelle je vivois; je quittai une ville oü mes bons offices étoient payés d'ingratitude; & je partis pour Vienne, dans 1'intention d'acheter en Autriche une maifon de campa. C*) II efl: vrni que, malgré ces agitations & perfécutions continuelles, je ne me fuis jamais repemi de tout ce que j'ai fait relativemcnt a cet objet. Si je voyois arriver h Spa un jeune homme honnête, qui y vint pour rétablir fa fanté, je 1'aveitiflois du danger, je lui pd> gnois les tripots & les joueurs fous leurs vraies couleurs, & lui faifois connoitre , afin qu'il fe gardat d'eux , tous les chevaliers d'induflrie. Je rendois par - la un fi mauvais fervice il la fociété des joueurs. , . . . Comme j'ai paffé , pendant feize ans de fuite, la plus grande psrtie des étés a Spa avec ma familie, ma maifon devint, comme je 1'ai dit, le rendez-vous de tous les étrangers de diftinélion, & qui fe piquoient d'être honnêtes gens; j'eus en partage la véritablenaent bonn? compagnie, ce qui déchaina encore davantage 1'envie contre inoi; mais en revanche mon féjour a Spa en devenoit bien plus agréable , & je parvins furtout H me faire connoitre pour ce que je fuis. (f) Nous fupprimons ici les détails d'un procés qui ne nous regarde pas, entre Ie bourguemeftre d'Aix - laChapelie & quelques particuliers , & dans lequel M, le baron de Trenck ent a fe rep en tir d'avoir voulu joue/ le röle de conciliateur. P 5  1 234 VIE DIT BARON gne, & d'y jouir en fage du repos, loin du tracas & de toutes les affaires du monde ; je me propofois de ra'y livrer entièrement a 1'agriculture & a 1'économie rurale. A cette époque, les affaires de Bavière com. mencerent a fixer 1'attention générale (*); alors trouvant qu'il ne me convenoit pas en tems de guerre de vivre hors de ma patrie, j'achetai en Autriche, dans le diitrict de Molck, les terres (*) J'en consoiffbis mieux que perfonne les aboutisfans; je me rendis a Paris, j'y parlai au miniftre, 8c je compris a demi-mot que M, de Ritter, qui étoit alors miniftre de l'éleétear palatin a Vienne, jouoit un des premiers róles dans cette affaire. II y avoit trente ans que nous étions amis ; cependant il ne ine fut pas poffible de le voir: j'ai même appris qu'il avoit recu 1'ordre du miniftre de Beeker de m'éviter; ce dernier favoit que j'étois trop bien inftruit. Le grand-duc de Florence le rendit a Vienne; j'allai 1'y trouver, & lui parlai d'une chofe dont moi feul i Vienne étois peut» être inftruit. II partit pour aller join. dre l'armée en Bohème. Je lui écrivis en détail toutes les chofes dont je lui avois déja parlé; je lui anvoyai Ia lettre a 1'armée par une eftafette que j'ai bien payét; il la fit voir 4 1'empereur, fans qu'il en foit réfulté pour moi la moindre chofe. II fuiüt de dire que dans toutes les occafions j'ai fait au - delft de mon devoir, & le juge intérieur que nous ponons au - dedans de nous promet a mes vieux jours , linon des récompeii: fes, au moins la paix & la tranquillité de l'tme.  DE TRENCK. 225 de Zwerbach & de Grabeneck, avec le bailliage de Knocking, pour le prix de 51,000 florins ; ce qui, joinc aux frais de l'inveftiture & des autres droits , faifoit une fomme de 60,000 florins. Ces terres étoient abfolument ruinées, & je me propofois de les remettre en valeur par mes foins & mon induftrie. Avant de pouvoir conclure ce marcbé, je fus obligé de folliciter a Vienne pendant onze grands mois. M. de Zetto, le même dont j'ai fouvent parlé, qui étoit alors rapporteur , nomma un de fes bons amis pour être mon curateur fidéi-commis; & il fallut bien pour cette unique raifon, & au mépris de tous mes droits, que ma terre füt & demeur&t un fiiii-cmmas, afin que M. le rapporteur & M. le curateur m'euflent fous la main pour me mettre a contribution. En effet, ils firent fi bien, qu'en moins d'une année, ils firent pafler environ 6000 florins de ma bourfe dans Ia leur; 3c fi je n'avois point eu de curateur, j'au* rois pu fauver cette fomme a mes enfans. Ma belle -mere mourut au mois de Juillet 1780, & fur la fin de Septembre je me rendis a Vienne avec ma femme & mes enfans. Elle fit une vifite a la grande-maitrefle de S. M.I. & furie champ elle obtint une audience de 1'impératrice - reine , a qui elle eut le bonheur de plaire, & qui la recut avec une bonté extraordi-  23« VIE DU BARON naire. On auroit furemeat peine ame croire, fi je rapportois ici tout ce que cette princeffe lui dit d'obligeant, & toutes les affurances qu'elle lui donna de fa proteétion: elle en paria elle. même a 1'archiducheflë, comme d'une femme accomplie, & elle ordonna a la grande-raaïtrefle de Ia préfenter partout. „ Vous ne vouliez donc „ pas, ajouta la Reine, fuivre votre mari dans „ mes états ? Mais moi, je veux vous prouver „ qu'on peut vivre ici encore plus agréablement „ qu'a Aix." Le lendemain la Reine envoya M.de Piihich. chez moi, avec Ie brevet d'une penfion de 400 florins. que S. M. affigooit a ma femme, en lui faifant dire qu'eile ne s'en tiendroit pas Ia. Ma femme 1'avoit fupplié de m'accorder une audience; &, a la faveur de fon interceffion, je 1'obtins fur le champ. „ Trois fois, me dit cette auguïte princefie, „ j'ai voulu vous mettre la fortune entre tes' „ mains. & toujours vous 1'avez repouilëe." Cette audience fut longue; elle me paria de mes enfans avec le cceur d'une rr.ère; elle defira de les voir, en ajoutant que les enf.ns d'une auffi bonne mère ne pouvoient que lui relTembler. La reine me paria auffi de mes é „ ccmbien me dit-elle, vous auriez pu vous „ rendre utile a mes états, fi vous aviez voulu „ confacrer votre plume a la religion!'  DE t R E K Ct 237 Tout fembloit, en un mot, me promettre un avenir heureux;je féjournai encore quelque tems a Vienne, oü ma femme fut traitée avec des égards & une confidération qui n'avoient peutêtre encore jamais été accordés a une étrangère. Nous ne tardames pas a nous rendre a Zwerbach, a la maifon de campagne que j'avois achetée, & nous y goutames pendant quelque tems le repos & la tranquillité: mais au moment que nous étions fur le point de repartir pour Vi*snne, oü je voulois pronter de la faveur que commencoit a nous accorder 1'impératrice, & folliciter quelques dédommagemens pour les terres qui m'avoient été ravies, nous apprlmes la mort de la grande Marie - Thérèfe, & toutes nos efpérances s'évanouirent encore une fois. J'ai oublié de rapporter en fon lieu, qu'immédiatement après 1'audience favorable qui m'avoit été accordée, fon altefle royale 1'archiducheiTe MarieAnne m'avoit chargé, de la part de 1 impératrice, de traduire du frar.cois en allemand les ceuvres fpirituelles de 1'abbé Beaudrand. Je répondis, qu'a la vérité une traduftion n'étoit pas trop mon fait, & que j'aurois mieux aimé travailler d'original, mais que j'obéirois avec plaiilt i 1'ordre de fa majefté. Je me mis fur le champ a ce travail; je pris quelque chofe de Beaudrand , mais la majeure partie de 1'ouvragc étoit de moi; comme je ie  238 vie du baron donnois fous le titre de traduftion, la cenfure me traita moins rigoureufement. Au bout de fix femaines, le premier volume fut déja imprimé, & 1'impératrice le trou va excellent; je lui remis moi-même la feconde partie , qui ne tarda pas k paroltre; elle me demanda li je croyois que ce fecond volume valüt ie pre. mier? je lui répondis que j'efpérois qu'il lui plairoit encore davantage. „ Je n'ai jamais rien „ lu d'aufli achevé, reprit-elle; & je m'étonne „ qu'il foit poffible d'écrire a la fois & fi vlte „ & fi bien." Je lui promis tous les mois un volume. Avant que le troifième fut fini, Marie-Thérèfe mourut, & avec elle toutes mes efpérances. Etant a fon lit de mort, elle demandoit encore a ehaque inftant qu'on lui lot les ouvrages de Trenck; c'eüt été - li le moment le plus favorable de lui parler en ma faveur: fon confelfeur me 1'avoit promis; il étoit parfaitement inftruit de toutts les pertes que j'avois fi injuftement efluyées, & un mot venant de lui auroit été dé. cifif pour moi; il m'oublia , quoiqu'il m'eut donné fa parole de la manière- Ia plus facrée de fe fouvenir de moi dans 1'occafion. Après la mort de cette augufte princefie, Ia cenfure me permit & fon altefle royale 1'archiducheffe elle - même m'ordonna , de dire la vérité dans Ia préfaee de mon troifième volume ,  DE TRENCK.1 5239 relativement a ma prétendue traduftion ; c'eft la feule récompenfe que j'aie retirée de mon travail. Mais il faut convenir qu'il y avoit quelque chofe de défefpérant dans ma deftinée. Pendant trente - un ans, toutes mes démarches a la cour avoient été infructueufes, paree que des hommes méchans & intéreffés avoient prévenu contre moi ma fouveraine, en me faifant paiTer pour archi-hérétique. Au bout de ce; tems-Ia, ma femme réuffit a Ia défabufer : cette bonne princeiTe alloit réparer les torts que j'avois eiTu>és ; elle alloit faire Ie bonheur de mes enfans , & voila qu'elle meurt, fans avoir eu le tems de rien exécuter. Fortune! comme tu te joues des foibles hu. mains! Peu s'en faudroit que je ne crufle a la deftinée; mais non, c'eft moi feul qui ai été 1'artifan de mon infortune; j'ai toujours trop ignoré cet art qui fait que l'on obtient tout a la cour; j'ai demandé avec trop de fierté ce que je favois m'être du. Cependant, fi on me 1'ettt accordé, a coup fur j'euffe regardé cette juftice comme une faveur. C'eft pour mes enfans que j'ai écrit cette vé. ridique hiftoire de ma vie; elle va m'attirer encore peut-être de nouvelles peines & de nouvelles perfécutions; mais j'efpère qu'ils pourront en recueillir quelque utilité. On a employé la  24© VIE DU BARON violence pour s'emparer de tous mes papiers ? c'eft ce qui m'a obligé a me fervir de la voie ds l'impreflion, afin qu'on ne puiffe pas me repro, cher après ma mort, que j'aie négligé mes devoirs de père. Ah! j'en fuis für; toutes les perfonnes honnêtes qui liront cet ouvrage feront leurs amis: d'ailleurs, ils auront appris de moi a fe contenter de peu, a fe procurer le néceffaire par des moyens honnêtes, & a favoir fe pafler du fuperflu. Ce fera a leur béritage, au défaut de nos terres d'Efclavonie. J'ai aufli démontré dans cet ouvrage qu'aucun de leurs ancê'res ne commlt jamais de trahifon, ni envers 1'Autriche, ni envers la PrufTe; je me repofe de tout le refte fur 1'être fuprême & fur la réputation irréprochable que je ure fuis acquife. Je refpeéte la mémoire de Marie - Thérèfe : je compofai une oraifon funèbrc & une ode fur fa mort; c'étoit mon cceur qui parloit dans ces ouvrages: aufli obtinrent - ils les fuffrages du public. L'hiftoire de ma vie fait foi, que, malgré toutes les perfécutions & les injuftices que j'ai efliiyées, j'ai, dans tous les tems, fervi cette princefle avec zèle & avec fidélité. Ce n'eft pas ma faute, fi, avec les meilleures intentions je fuis demeuré dans 1'inaétion, & fi je n'ai jamais pu faire pour elle ce que j'aurois voulu. Un autre » ma place auroit fait moins que nioi, & peut-  BE TRENCK. 241 peut-être feroit-il devenu miniftre ou général en chef. Je jouirai aufli de la paix que goüte a j préfent cette refpeftable princeffe. Elle eft déja dans mon cceur, & après ma mort, elle me fuivra fous ma tombe. ' Ma femme n'a joui que neuf mois de la penfion que 1'impératrice lui avoit accordée en confidérarion de toutes nos infortunes & de notre nombreufe familie; elle lui fut ótée a fa mort. On la confondit, fansdoute , avec quelques autres penfions qui avoient été accordées trop légèrement & qui étoient a charge a 1'état. II fe peut, aufli que le jeune monarque n'en ait jamais oui parler; je n'ai point fait de follicitations è ce fujet. J'avoue cependant que je fus fenfible a ce coup; mais peut - être qu'un jour le cceur paternel de Jofeph II. fera touché de mes foupirs, li jamais il vient a lire ce long récit de mes infortunes. II ne me reftoit plus qu'a retourner m'enfevelir a mon Z'.verbach & a m'y livrer entièrement a 1'agriculture, comme a ma feule resfource. Je voulus auparavant hafarder encore une démarche , afin de n'avoir pas a me reprocher d'avoir rien négligé ; je voulois favoir ce que je pouvois me promettre pour 1'aveair du monarque qui règne aujourd'hui glorieuTement. 'lome IL Q  34* VIE DU BAROK Ce fut dans cette vue que je lui préfentai le jnémoire fuivant: „ Très-gracieux Empereur, „ Voici ce que j'écrivois dans le fecond vo„ lume des ceuvres que j'ai publiées a Aix en „ i 772, & dont j'avois déja foumisles principa„ les idéés au jugement éclairé de votre ma. „ jefté, dans le manufcrit que j'eus 1'honneur „ de lui préfenter en 1765:" On doit pemettre un libre accès au trdne è cliaque fujet qui gèmit fous le poids de l'opprejfwn; mais s'il exiftoit après cela un audacieux qui oféi en impnfer au monarque , qui fe plaigr.it fans raifon, ou qui cherchdt a dérober des faveurs qu'il n'anroit pos méritées , il faudroü l'expofr au pilori , après lui avoir coupé le r.ez ci? les oreilles. „ Trés - gracieux Souverain, je veux être J, le premier dans vos états, qui foit foumis „ a ce chatiment, & j'aurai prononcé moi-même „ ma condamnation, il je ne parviens pas a dé„ raontrer d'une manière inconteftable que j'ai „ efluyé des injuftices criantes fous le règne de „ la grande Marie-Thérèfe, & que, par des „ procédures illégales & par des coups d'au„ toriré, l'on m'a ravi de grands biens qui m'ap„ partenoient légitimément. „ Je prie en conféquehce très-humblement  DÉ TRENCK. j, qu'il me foit nommé un juge, devant lequel „ je puiffe faire conftater mes preuves. Je fuis, it avec la plus refpecïueufe reconnoiffance"; „ De Votre Majefté Impériale, ,, Le très-foumis & très-fidèlö fujet, Tkenck." Cette lettre , pour des raifons qüe je dois ignorer , ne produifit point 1'effct que j'avois ofé m'en promettre. Peu de tems après, Ie monarque fupprima toutes les fondations d'hópitaux a Vienne. Ses intentions étoient droites & bonnes. Feu mon coulin, comme je 1'ai déja dit dans le premier volume de cet ouvrage, avoit fait une fondation de 36000 florins en Bavière, pour les malheureux que lui & fes pandoures avoient réduits a la mifère. Mais comme je n'ai rien hérité de lui, & que 1'argent deftiné a cette fondation m'a été arraché par la force & pris fur les bien» que m'avoient laifles mes ancêtres, biens dont mon père n'avoit point le droit de difpofer, je priai le monarque de ne pas appliquer ces 36000 florins a la caiflë générale des pauvres, puifqu'ils n'appartenoient qu'a moi & i mes enfans, & que c'étoit en vertu de tous les droits les plus légitimes que nous étions fondés a les revendi- Q »'  244 VIE DU BARON quer; que c'étoient nous proprement qui étiorts les malheureux que Trenck avoit piongés dans Ja mifère, & que de fon bien il n'étoit rien refté qui eüt pu être employé a cette fondation; que cet argent étoit le mien, & qu'il m'avoit été arraché par la force. Mais, hélas! Ie mémoire tomba entre les mains d'un homme qui n'étoit point au fait du véritable état des chofes. Peut - être auffi crut-il qu'il lui feroit trop pénible de chercher a démêler la vérité : ainfi, au bout de quelques jours, avant d'avoir fait aucune recherche, fans m'avoir demandé préalablement Ie moindre éclairciflement, on mit au bas de mon mémoire les paroles qu'on avoit accoutumé de mettre au bas de toutes mes requêtes depuis 36 ans: le fuppliint eft éconduit de fa dimvide. Voila donc encore la dernière de mes efpérances évanouie! J'étois a peine de retour a ma maifon de Zwerbach, que déja ma mauvaife fortune fembloit m'y avoir accompagné. Dans 1'intervalle de fix ans, j'ai effuyé deux grêles générales, une année de difetre, fept inondations, une épidémie parmi mes brebis, enfin tous les revers imaginables. La terre étoit abfolument délabrée, il me fallut nettoyer les étangs, arranger le chateau de manière a pouvoir 1'habiter, remettre en état trois métairies, acheter des beftiaux, & me  DE TRENCK. 24J procurer tous les inftrumens néceflaires a 1'éeonomie rurale. Je me trouvai tout d'un coup pauvre. Les malheureux payfans ne pouvoient pas payer leurs redevances; j'étois forcé de leur faire des avances, & les fommes des contributions dont ils étoient chargés, alloient toujours croisfant. Mes fils & moi nous gagnions notre vie par le travail de nos mains, & mon excellente époufe, accoutumée jufqu'alors a vivre dans le grand monde, qui n'avoit jamais ceiTé un inftant de s'occuper de moi & de fes devoirs de mère; mon époufe fe vit obli^ée de fe pafler de fervame, avec huit enfans fur les bras. En un mot, nous étions pauvres & nous vivions miférablement. Nous ne mangions pas un morceau de pain, qui ne füt arrofé de nos fueurs. Oh! fi le monarque dont 1'ceil péoétrant perce jufques dans lescoins les plus reculés de fes états, avoit par hafar.1 lailTé tomber fes regards fur Zwerbach, il y auroit vu 1'humble afyle de la vertu, de la modération, du travail & de tous les devoirs domeftiques : a coup fut nous aurions ceifé de foufFrir. Las de dépendre pour ma fubfiftance ou d'une grêle ou du bon plaifir de mes curatturs, & trou vant dans ma plume des moyens fufïifans pour fournir amesbefoins, je réfolus, 1'année dernière , de publier toutes mes poéfies, & mes Q 3  2+6 VIE DU BARON autres ouvrages, avec 1'hiftoire de ma vie en trois volumes. Dans 1'efpace de quatorze mois je fuis venu a bout de ce travail; il a réuni les fuffrages de 1'AIlemagne entière, & m'a procuré a la fois de la réputation, de 1'hoianeur & de 1'argent; je fuis déformais fermement réfolu de palier le refte de mes jours loin de tous les procés, des curatelles, des tribunaux & des rapporteurs , des agens & des chargés d'affaires; je vivrai comme fi ma tête & ma plume fuffent les feuls biens qui me refhffent fur la terre; content li je puis mériter I'approbation du public honnête & éclairé ! Ainfi je n'aurai plus befoin ni de patrie, ni de titre , ni de proteetion , ni de la faveur des princes; plus de maifon qui m'appardenne. Plus de terres, plus d'uniforme , plus de curateur fiuéi-commis ; je veux être libre citoyen de i'uni^ vers: mes écrits feront un héritage que perfonne ne pourra ravir a mes enfans & qui ne peut être confifqué. Le vingt-deux Aoót arriva enfin la nouvelle que le grand Frédéric venoit de mourir. Le monarque, qui règne schiellement, qui fair. aimer & refpeéler 1'humanité, & qui a été le témoin de ma malheureufe deftinée dans ma patrie, m'a envoyé fur le champ un paffe-port, pour pouvoir me rendre en füreté a Berlin. Toutes les ancien, nes confifcations font aéluellement kvécs , $  DE TRENCK. 247 mon frère, encore vivant, laiiTe en PrulTe une fortune confidérable è mes enfans. Je vais donc maintenant avec lapermiflïon da Sa Majefté Impériale partir pour ma patrie , d'oü j'ai été exilé & expulfé depuis quarantedeux ans. Je vais revoir des parens, des amis & tous ceux qui m'ont connu dans le malheur; j'oferai les embrafler, puifque je n'ai jamais été un traltre, mais bien le martyr de la plus pure vertu; j'ai droit par conféquent d'y trouver les lauriers que doivent m'y garder les amis de 1'humanité; j'y vais voir un prince magnanime. De quel fentiment délicieux mon ame efl pénétrée , lorfque je porte mes regards dans 1'avenir que j'ofe aujourd'hui me promettre pour récompenfe de ma longue confiance! Une nouvelle fcène s'ouvre devant moi après quarante années; ma plume, quoiqu'infpirée par le fentiment le plus vif, ne peut rendre ce que mon cceur fent. Voici une nouvelle époque dans 1'hiftoire de ma vie, un nouveau róle que je vais jouer, au moment même oir je croyois toucher a la dernière cataftrophe. Je vais reparoltre encore une fois, & avec un front ferein, fur le grand théatre du monde; on m'y verra tel que je me fuis dépeint dans 1'hiftoire de ma vie. L'en'reprife eft bien difficile pour un homme déja courbé par 1'age, ife Q *  243 VIE DUnARON qui ne devroit plus foupirer qu'après le repos; toute mon ambition fe réveille, je fens qu'elle s'empare de nouveau d'une ame ardente & prompte a s'enflammer. Hélas! il eft poilible qu'une nouveile tempéte me rejette encore une fois dans la pleine mer. — Je fuis préparé a tous les événemens, & même a celui-la. Pendant longtems j'ai eu de juftes raifons de maudire le jour; il ne me ramenoit que 1'épouvante. — Quant a moi, je regarde la mort moins comme un mal, que comme un bienfait; ce n'eft pour moi que le paffage de Pagitation au repos; d'ailleurs, quand je ne ferai plus, des rêves effrayans, ramenés par le fouvenir du pafte, ne viendront pas m'épouvanter. Mais mes enfans goütent encore le plaifir de la jeunefle & de Pexiftence • je ceflërai volontiers de vlvre, quand j'ai rempli envers eux tous mes devoirs de père. Je ferai peut - être encore paroitre un fupplé. ment a cette hiftoire de ma vie déja fi romanesque, & je me permettrai d'y parler fans réferve de plufieurs chofes fur lefquelles, par difcrétion, j'ai paffé légèrement. L'arbitre éternel des deftinées a voulu fe fervir de moi pour inftruire mes concitoyens; il m'a donné des nerfs propres a recevoir les impresfions profondes des fortes paffions; j'avois cette énergie de 1'ame qui fe pénètre aifément de tout ce qui eft grand, une mémoire exercée par des  DE TRENCK. 249 efforts continuels, & un corps de fer. II m'a fallu tous ces avantages pour pouvoir fupporter les coups de ma deftinée. Lorfque j'aurai rendu aux élémens ces parties qui compofent mon terreftre affemblage & qui feront bientót le jouet des vents; lorfque par le cercle éceinel des révoludons de la nature, ces parties auront fervi a la compofition de nouveaux corps, alors exifterai-je encore? fentirai-je? me rappellerai-je ce Trenck qui exifte maintenant? Verrai-je ia Divinité, lorfque mes yeux ne feront plus que pouffière, lorfque ma langue ne pourra plus lui bégayer ma reconnoiffance, & lorfque les fibres de mon cerveau ne pourront plus fe retracer aucune image des objets fenfibles? Oh! fi, comme je Tefpère, 1'intelligence, dégagée de fa dépouille, furvit a la matière; oh! alors, je fuis für que la mienne, pure de crimes & de baffeffe, ira fe mêler a la troupe des efprits bienheureux qui attendent cette couronne de gloire immortelle qu'ils ont méritée & qu'un Dieu jufte leur réferve. 11 ne voudra pas punir des foiblefles attachées a 1'humanité & qui font une fuite néccflaire du jeu de notre machine & de la conftitution de nos corps, qu'il a voulu batir de cette manière & non pas autrement. D'ailleurs elles ent été afiez expiées ces foiblefles par tout ce qut j'ai fouftert fur cette terre; je n'aurai donc rien a craindre ,  ViE b v b i t o (f dans la nuit de la tombe, d'un Dieu tout bon & qui n'exigeoit pas que je fufle un ange, mais un bomme, oü conformément a fa volonté , Ie bien devoit fe trouver mêlé avec le mal. Telle eft ma profefllon de foi, a laquelle j'ajouterai encore que, dans toutes les circonftances de ma viej j'ai rempli les devoirs d'homme & decitoyen. Souvent j'ai été trop bon, tropgénéreux, peut être aufli quelquefois trop fier & trop infiexible. Le defir de m'inftruire, m'a fait pafler bien des nuits fans fommeil. J'ai cru que 1'homme , en fa qualité d'être penfant, devoit chercber a accroitre fes connoiflances, & que tout ce qui étoit óté au fommeil, étoit autant de gagné pour la vie; je dormirai affez dans I'éternelle nuit. Mais a foixante ans, il eft trop tard pour former quelques nouveaux projets ambitieux, je puis faire cet aveu fans rougir; je fais bien & je ne crains pas d'en convenir publiquement, que je ne fuis qu'un homme, mais aufli je fuis un homme de la plus noble efpèce. Mon ame éprouvera le fentiment de la joie, quand mon exemple & mes lecons pourront ramener a la vertu, & par conféquent rendre plus fage & plus heureux le jeune homme inconfi^éré qui lira mes écrits. La joie rajeunira ma tête déja appefantie , fi le vieillard y apprend a mieux penfer & a agir pljs noblement, afin de pouvoir mourir fans reuiords.  DE TRÏRCfc Je reiïentirai encore de la joie toutes les fois que mes avis & mes lecons rendront le méchant bon citoyen , & 1'homme amolli par les délices laborieux; toutes les fois que 1'efclave qui voudra m'écouter, apprendra a penfeü comme un homme libre , & que des charlatans fanatiques deviendront bons chrétiens. Ce n'eft pas moi, car je n'ai plus befoin de rien, que je recommande a ceux que la lefture de cette fidelle hiftoire de ma vie aura rendu mes amis, mais c'eft: la meilleure des femmes & mes chers enfans. Mon fils ainé fert en Autriche, le fecond en Prufle, le troifième eft encore. enfant. Mes filles, auxquelles 1'éducation la plus foignée a inculqué de bonne heure des principes de vertu & de délicatefle, font propres a faire le bonheur de leurs époux. Voici encore une de mes allégories: „ Tan, dis qu'un vaifleau fillonne les mers & „ combat contre les Hots & contre les ,, orages, un autre décharge paifiblement „ fes tréfors fur la plage & le matelot goüte „ le repos. Ce tableau nousfera rêver; car c'eft , nous, notre vie , le monde & la fortune „ qu'il repréfente; le jour de notre mort vaut „ mieux que celui oü, pour la première fois, „ nous fümes jettés, une rame a la main , fut „ ce grand océan. Heureux celui qui n'a pas fait „ mufrage, & qui furgit glorieufement au port „ du repos & de 1'éternité 1*  VlE DU BARON &C. Je termine ici ce deuxième volume de mor»., hiftoire , deux jours avant mon départ pour Berlin, & au moment oir je vais prendre congé de ma vertueufe femme & de mes enfans. Plaife a Dieu que mon voyage ne leur foit pas inutile, & que je ne rencontre pas de nouvelles difgraces qui me faffent aiouter un nouveau volume a cette hiftoire de mes malheurs ! Ecrit au chdteau de Zwerbach, le 18 Décembrt "1786. Fin du Tomé Seconi.