4 T I I DU BARON éclairés. Cependant je puis aiïbrer a mon lecteur, que dans la Croatie feule j'ai trouvé plus de foufcripteurs pour mes écrits, que dans la favante ville de Vienne, & beaucoup plus en Hongrie, que dans tous les pays biréditaires d'Autriche. Preuve évidente de 1'extenfion- actuelle des lumières. II y en a certainement plus chez le peuple qui cherche a s'inftruire, que la oü 1'on eft aflez ftupide pour demander .4 fon confeffeur , s'i! permet qu'on life tel livre inftruftif. J'ai remarqué ce fait a Vienne, oü plufieurs foufcripteurs me rapportèrent les premiers volumes & redemandèrent leur argent, paree qu'uri religieus.avoit dit qu'il étoit dangeteux de les lire. Plufieurs même des confeillers auliques les ont vendus pour quelques fous a des libraires, oü les ont remls a leur directeur de confeience pwr les bruler. LesLlongrois, au contraire, les ont lus avec avidité; & m'ont fu gré de les avoir inftruits, en dévoiiant nombre de préjugés. A Vienne, on a lu 1'hiftoire même de ma vie avec indifférence, & on 1'a clalTée dans le nombre des romans chiraériques. C'eft en Hongrie feule que j'ai trouvé de 1'amidé, de la compaffion & des fecours rée's. Si un Anglois avoit écrit pareils faits a Londres, on ne s'en feroit pas tenu a !a lefture & a des vceux. L'Etat même auroit été attentif a récompenfer , a réaüfer le dédommagement de la perte, & les Lords & Ladys auroisnt  DE TRENCK. i pris foin de procurer par leurs teftamens !e repos Sc 1'indépendance a celui qui les avoit fi hien mé. rités. Nous autres bons Allemands, lorfque nous mettons la main a Ia p'ume, fommes obligés de lutter contre Ia cenfure & la critique, fi nous écrivonsdes vérités, & que nous mettions 1'injuftice a découvert; & quand le livre a bon débit , de vils réimprimeurs en volent ce qui appartient a I'honnête & laborieux auteur. Chacun court au bon marché; & comme ces filoux privilégiés n'ont expofé ni peines ni frais, ils retirent feuls le profit d'un bien ufurpé, & pourtant ils font pêle mêle avec les honnêtes gens. Ils achètent même a Vienne des diplómes & lettres de noblelfe, avec un argent gagné baflement... Et la police en rit nonchalamment, 61 1'on punk comme un fcélérat le pauvre malheureux qui aura volé un morceau de pain pour fa.' tisfaire une faim preffante. La, dis-je, Ia po. lice ne fait que rire, oü les fciences font confondues avec le travail méchanique , oü la puis* fance des Etats méconnolt leurprixft leur influence fur elle, & oü par conféquent on aime inieux les opprimer que les favorifer. Ruiner un auteur utile ; négliger de le protéger ou de 1'encourager par 1'eftime ou Ia récompenie, & abandonner impunément les fruits de fes travaux a un réiniprimeur avide; cela s'appelle, pour parler A 3  T I E DU BARON franchement, ignorance groffière, ou indifférence impardonnable dans un Etat bien difcipliné. Le manque d'appui pour les ta'.ens aftifs éloigne lesefprits utües, qui, voyant le peu de cas qu'on fait des fciences. fe contentent de s'occuper méchaniquement pour leurbefoin. Une peine fans récompenfe entraine 1'indifférence : & tandis que le favant lycée eft vuide, les têtes & les bibliothèques ne font remplies que de controverfes théologiques. Qui en a 1'avantage ? Rome. Qui perd? L'Etat, qui manque ainfi d'horames utües. II eft cependant évident que les canons & les aftions militaires peuvent détruire & conquérir, mais non conferver 1'Etat, ni même en tirer des avamtages. Les favans praticiens forment des élèves habiles pourle foutien des écoles; mais ils ne produifent fouvent qu'un écrivain; s'il faut qu'il gagne fa vie a écrire, il perd courage; il écrit aiors vlte, avec négligence, afin d'avoir plus de feuilles a vendre. Ceci explique comment 1'univers eft couvert de tant de livres & de brochures, pourquoi les feigneurs ne lifent pas dutout, ou avec répugnance, & pourquoi les véritablement bons livres font d'un fi modique rapport, tant a 1'auteur qu'a 1'Etat. On me pardonnera cette digrefllon, ft 1'on voudra bien me permettre d'obferver que les écrits, ou foi-difantes critiques ducenfeur géné-  9 Etats autant d'ames d'élite, et de favoir conferver, récompenfer & eftimer de pareüs co-opé. rateurs. Après avoir embraffé mon fils, jeune homme qui promet beaucoup, & qui fert avec diftinftion en qualité de Lieutenant dans le fecond régiment des Carabiniers, je partis pour Berlin. II vit partir fon vieux pere, & avec lui fes deux freres, qui étoient deftinés pour fervir en Pruffe. 11 fentit vivement cette féparation : je lui rappellai fon devoir envers la puifTance qu'il fervoit: jelui rappellai mon fort affreux, celui de fon grandoncle paternel en Autriche, & celui des poTeffeurs de nos biens légitimes en Hongrie. II recula en friflbnnant: un regard touchant de fon pere émut fon ame... fes yeux furent baignés delarmes... fon fang adolefcent fermenta, lui bondit par le nez ; & il dit en fanglottant... „ Mon pere, je ferai connoitre dans toutes les „ circonftances , que je fuis digne de notre „ nom.... Celui qui vous offenfera, me le pa„ yera'de fa tête." Scène attendrifTante! quel doux plaifir pour un père fenfible d'eoibrafier un ami dans fon fils! Ses frères pleurèrent; je pleurai avec eux, & j'eus ici occafion de leur établir des principes fondamentaux, qui, j'en fuis ïür, ferviront toujours de régie a leurs acti> ons .. Je leur rappellai leur devoir facré. Lorfqu'après ma mort ils Iiront mon hiftoire, tout A 5  fO ▼ I ï O O B A » » ET Monarquequ'ils ferviront, peut compter fur leur fidélité, leur zèle & leurs talens. Mais une no, He ambition eft leur aiguillon; par conféquent, aucun d'eux ne fe rendra coupable de malverfation. Puiflent-ils remplirdans eet objet mes vues & mes voeux pour leur bonheur! En allant a Drefde, ma voiture fut fi rudement culbutée pendant Ia nuit par une montagne dans le Peterfwald, que leclou du timon fauta , & les roues furmontèrent la voilure. Je ne fais comment je ne me caffai point Ie col.... Je n'aurois jamais revu Berlin,... Mon fils fut bleffé au bras. Cet accident fut caufe que je ne pus le préfenter au Roi qu'un mois après mon arrivée. A peine fus-je arrivé a Berlin, que le grand & trés - renpmmé Miniftre d'Etat, Comte de Hertzberg, dont j'avois gagné 1'eftime a Aix - Ia - Char pelle, ou j'avois fait fa connoiffance, me leqat avec toute la bonté imaginable. Qui connoit, comme moi, cet homme refpeétable, abftraclion Siite de fon titre & de fon mérite perfonnel, félicïtera 1'Etat qui fait 1'eftimer & 1'employer. Son habüeté dans les affaires , fon érudition, tant fcolaftique que patriotique, fa connoiffance des langoes, & fur-tout les fciences de tout genre qu'il a acquifes, font dignes d'admiration; fon parler eft une éloquence épurée, fa plume eft origmale, fon caraétère nobie, & fon cceur pêtri de fentiinens élevés & d'un zèle effervefcent  DE TEENCK. II pour Ia patrie, foa-amour pour leSouverain n'efl: point fondé fur des. préjagés: on le diftingue encore è fon afliduité infatigable dans Ie travafl, a fa fermeté male, a fon amabilité dans Ia fociété; fa maifon eft le premier hofpice des Etats: fes difcours dans les féances de la fameufe Académie des Sciences de Berlin, font auffi inftruftifs que ceux qu'il adreffe a fon ami; il parle au payfan avec afFabilité, aux pauvres néceffiteux avec une bonté confolante. L'ennemi même de fa patrie peut compter fur fa parole. La durée de la puiffance Pruffienne eft fon unique but; mais fon cceur eft incapable de mettre en ufage la politique de Machiavel. II fait éluder les rufes de fes adverfaires, recevoir les gens hautains avec fierté, cc éloigner avec prudence 1'orage qui menace. H rempht par luimême tous les grands devoirs de fon pofte; il ne cherche pas a manifefter fa grandeur par de fplendides repas, ni par de brillans équipages. II enrichit 1'Etat autant qu'il peut; il confent a habiter comme un pauvre concitoyen, pourvu quil voie tout heureux autour de lui (r). Brukbnez, fa maifon de campagne, prés de Berlin, n'eftpas un Chanteloup, mais un modèle pour les patriotes, quidefirent d'apprendre 1'économie; c'eft- ri) Ce font des vérités dans la bouche d'un vieillard afflijé.  jj VIE DU BARON la qu'il fe délaffe tous les merlpdis de fes grandes occupations. Ses fervicesfmportans ne coft. tent annuellement que cinq mille écus au Monarque. II vit donc avec économie, ft pourtant, felon fon rang, il brille, Iorfque 1'honneur & la bienféance 1'exigent; Ü puife alors dans fa caiife, & non dans le tréfor général, comme c'eft la coutume du miniftère. II vit dans toute l'auftérité de fon travail, fans exciter d'envie: il mourra fans être riche. Volla 1'homme, admirable dans Phiftoire de TruiTe, que je peins ici fans flatterie; 1'homme qui fut tant employé fous le régne du grand Frédéric, qui contribua tant a fa grandeur, qui fut ménager toutes les influences dans les cours d'Europe, qui excita tant 1'attention du monde penfant, qui feuljouit de 1'honneur d'être témoindes dernières aétions de fon Roi mourant; qui a ob» teBu de ce même Roi pendant fa vie toutes les graces ft faveurs, mais jamais le moindre préfent; c'eft-la 1'homme avec lequel j'ai eu feul le bonheur de converfer journellement pendant deux mois a Aix-la Chaptlle, ft i Spa, & dont le fouvenir me fera toujours facré , & excitera mon refpeft. Tuifle-t-il recevoir complettement fa récompenfe dans fa patrie! Que 1'envie ne ternilTe jamais fes mérites, & refpefle fes cheveux blancs: lorfqu'il trouvera raifonnable de vivre enfin pour lui-même, & de fe décharger glorieufement de fon fardeau.on trouveradifficilement unfucceffeur tel qus lui.  DE TRENCK. 13 J'ai recu, dans fa maifon , toutes les politeffes imaginables; je mangeai chez lui avec les hommes les plus favans de 1'Académie; j'appris £ connoitre tous ceux, qui, dans les Etats de Prufle, culvitent utilement & honorablement les fcience's, & mon amour- propre fut flatté de voir qu'ils me trouvoient digne de leur amitié. Quelques jours "après mon arrivée, je fus préfenté au Roi par le Prince Sacken, GrandMattre de la chambre; ce n'efl: pas 1'ufage a Berlin , qu'un étranger foit préfenté par le Miniftre de'la cour. Je parus è la cour en uniforme impérial, & comme vaffal de la Pruffe. Le Monarque me regut avec bonté; tous les yeux fe dirigeoient fur moi; tout le monde fansexception me préfenta la main, me félicita fur mon ietour dans Ia patrie, ft cette fcéne aufli touchante pour moi, que remarquable pour les Minilïres étrangers, qui demandoient avec étonnement quel étoit l'officier Autrichien qu'on recevoit a Berlin fi amicalement & avec tant de démonftrations de joie. Le bon Monarque Iuimême témoigna une noble fatisfadtion de me voir entouré de complimenteurs, entr'autres M. de Prittwitz, refpeftable Lieutennnt-générai de cavalerie ft chef des Gendarmes , m'aborda, m'embrafTa & me dit tout haut: „ VoilA 1'homme qui pouvoit me rendre „ malheureux en fe fauvant, & qui courtant ne „ I'a pas fait."  22 VIÏOWBAHOK que de récompenfer, ou qui n'emploie fon pou* voir qu'a fatiftdre fes pafjfions! La fureur de régner & la foif du fang font toujours fceurs. C'eft avec juftice que je di« dans mon héros Macédonien: „ Les hommes font a fes yeux des móuches k miel, créées uniquement pour le fervir; fa volonté fait tout leur droit. Le monarque qui „ règne par fes foldats, s'accoutume enfin i la j, cruauté; celui qui fe fait un jeu du droit des „ hommes & de la chüte de leurs têtes, peut-il „ étre fenfible a leurs gémiflemens." „ Celui qui n'a que peu d'abeilles, les épargne lorfqu'il prend leur miel; celui qui a beaucoup „ de ruches a piller, n'épargne point les abeil- „ les". - „ Au-lieu d'exalter par des chants de viftoire „ les Princes belliqueux, de les aider de nos ,i bras, nous devrions, de préférence, cher„ cher & honorer les pacifiques". Cependant il n'exifte pas aujourd'hui un feul coin en Europe, oü les portraits de Louis XIV, de Frédéric, de Pierre, ne foient placés pour exciter 1'émulation. -— Les juges établis fur notre droit & fur nos aétions, font comme a la danfe des ours, ils aiment mieux frapper vivement fur !a canaille plébeienne, que d'attendre que le baton roule fur leurs propres reins. Point de raifonnement ƒ voilJ comment le  deïrenck; 23 cappral arrête court la curiofité du plus refpeftabla grenadier. Point de raifonnement! voila le Jugement des rapporteurs de juftice, quand une décifion de la cour exifte. Point de raifonnement, imbécille Trenck! voila, fans doute, ce que me dit intérieurement chaque ■ lefteur clairvoyant, qui me fuit... Jette la plume au feu, plutót que de faire griller toi-même, comme martyr de la vérité, par un jugementde 1'inquifition d'Etat. Je fuivrai fidèlement ce confeil amical. Qu'un autre rifque de fe brüler les doigts; qu'il fade imprimer la produftion de fa plume, quand il ne pourra plus lui-mêmerien en Üre .ni en refTentir. 11 fe gliffe toujours au bout de la miennc des réflexions étrangères, qui me détournent de ma narration, quand le fouvenir du paffé gonfle mes veines , que mon ame fe reflfent de mes vieilles plaies, qui ne fe guériront ni cicatriferont jamais. Je devrois en homme prudent pour ma tranquillité, efFacer ces lignes; mais je fuis vieux & je ne puis m'y réfoudre, paree que j'écris la pure vérité, Je ne conferve jamais decopie dece que je. fais imprimer; ie tems cc 1'ordre me manquent. Mes écrits méritent d'être blamés, tant des critiqueurs d'orthographe.que de mes amis.qui me fouhaiteroient plus de phlegme ftdeprudence, au lieu de ces écarts d'une plume indomptée. Auffi ma pofition aftuelle eft-elle toujours critique, & le fera certainement jufqu'a la mort. B 4  |4 VIE DU II A 1 O » On fe méfie de moi, paree qu'on ne connoit n! mon vrai caraftère, ni ce que je vaux, & qu'on interprête finiftrement mes vues étroites. II n'eft pas étonnant que les hommes les plus éclairés & les plus équitables ne m'accordenc pourtant nl protection, ni récompenfe. 1. Je fuis déja vieux & réputé invalide, ft du nombre de ces fruits fannés, dont il ne refte que la peau. . FaufTe conjecture! j Je fens encore en moi-même quelque feu & une force de nerfs ,qui pourroit circuler dans le corps de 1'Etat & opérer avec lui, s'il ne faut que les forces du cceur pour mettre la machine en mouvement. 2. L'ofFenfe qu'on m'a faite eft fi énorme, qu'on ne veut plus fe donner Ia peine de m'en donnet une fatisfaction complette. L'on croit, ft l'on fe trompe, que je ne me contenterois pas de peu. Je ne fais que trop, hélas! que jamais je n'ohtiendrai le tout. 3. C'eft la politique de 1'Etat d'opprrmer celuf qu'on a offenfé, ft qui a aflez de talens pour fe faire valoir. 4. Ceux qui gardent les avenues de Ia cour, en éloignent volontiers celui qui voit leur jeu, ou. qui peut anéantir leurs projets fecrets, en les dévoilant au public. 5. Tous les rapporteurs, les fermiers "de Ia juftice, les confefieurs & les foufBsurs aux oreii}es fae connoiflent, & par conféquent ne me permettront jamais rl'spprocher. Cependant eft - ce gtt fau,te a moi, fi un garnement accroche le titïQ  se trenck* *j dépendance a toute chofe, & je m'efforce de la conferver, paree que dans cette poficion aucuns devoirs d'emploi ne m'enchalnent, ft que je ne fuis redevable d'aucun remerciment- D'ailleurs, par mon voyage a Berlin, j'ai donné occafion a tous les impofteurs de me tendre fufpecT:. Je ris de bon cceurde leurs peines frperfiu.es. Mon procédé de Berlin, oü je me a %  fuis préfenté en uniforme impérial, les a juftement xendus aufli honteux que IesémifTaires.qui écrivirent dans Ie moisde Novembre dernier, lorfque j'étois en Hongrie ,a quelques grands du royaume, qu'on devoit obferver les démarches de Trenck en Hongrie.— Miférable*! imbécillesl envieuxdema vertu! vous ne me ferez pas plieruncheveu,& vous êtes incapables de jamais diroinuer, encore moins de ternir la réputation d'un honnête homme, qui I'a confecvée jufqu'a fa foixantièmeannée. Je vais en avant commeI'éléphantparmi lesfauterelles; mescheveux blancs ne ferontfouillés par les reproches d'avoir jamais eu une ame chancellante, traitreffe ou vindicative: je fuis, & je refterai jufqu'a la mort un bon citoyen du monde; & aucun Mogol, aucun Sophi, aucun Sultan ne pourra me débaucher pour fon fervice; je ne révélerai a qui que ce foit les fecrets de Pétat, que j'ai pénétrés par ma clairvoyance, & je ne ferai jamais fervir mes obfervations a ma vengeance perfonnelle. Non! non! je ne fus jamais un efpion a gages, ni un coquin récompenfé. Je parois dans les deux cours, a Berlin, comme a Vienne, avec les honneurs d'un martyr d'Etat, & je Ièvela tête haute, tandis que d'autres font obligés de fe cacher derrière un mafque; mais je ne veux être partifan ni de 1'Autriche, ni de Ia FrufTe, après avoir évidemment démontré que j'ai également bien mérité des deux cours récompenfe & eflime. J'ai obtenu la derniére, mais je fuis encore dans Pat-  3$ vie du barom m'aideront a réalifer cet unique vmu , & ils ne fe repentiront jamais d'avoir obügé Trenck. Après avoir glorieufement détourné les tempêtes, je parus è Berlin comme un honnêtehomme ; on y eft a préfent convaincu que je n'étois point un ennemi de la patrie, & que je faifois honneur & a ma familie & a mzs confrères, j'y parus en uniforme impérial; mes devoirs font remplis de ce cóté, 6l préfentement Trenck, natif dePruffe, retourne enAutriche pour y vaquer a ceux de père : il a plus fait pour ce pays qu'on ne devoit 1'efpérer d'un homme outragé. Je reprends ma narration. Quelques jours après avoir été préfenté au Roi, & avoir foupé chez la Reine régnante, oix il m'honora d'une diftinction fpéciale, je follicitai la grace d'une au. dience particuliere, & le 12 février je recus la iettre fuivante: „ Votre lettre du 9 de ce mois vient de m'ê„ tre remife ; en réponfe a laquelle je fuis bien „ aife de vous dire que, fl vous voulez vous „ rendre demain après • midi k cinq heures chez „ moi, je pourrai avoir le plaifir de vous voir „ & de vous parler: en attendant, je prie Dieu „ qu'il vous ait en fa fainte & digne garde. Bitlin, le 12 Février 1787. Frédéric Guillaume.  DE t K I ï C I. 85 P. S. „ Après avoir figné la préfenté , j« „ trouve plus commode de vous donner jour de„ main matin a neuf heures; vous voudrez donc „ bien vous rendre a ce tems marqué dans 1'ap„ partement, nommé la chambve de marbre," Qu'on juge avec quelle i npatience j'attendis co moment defiré! Je trouvai ce fecond Titus feul, & notre entre.isn dura plus d'une heure. Avec quelle condefcendance, avec quells bonté il fut me tranquiilifer fur le paffé! II avoit lui ■ même été témoin oculaire a Magdebourg d« toutes mes foufFrances & de mes entreprifes pour m'échapper; &il s'étoitentcetenuavec destémoins vivans, qui lui avoient confirmé la vérité de mes récits. Je n'oublierai jamais cette beure délicieufe, mais elle palTa; il me quitta en me donnant des preuves évidentesdefoneftime &de fa faveur; je le perdis de vue, mais mon cceur refta avec lui dans la chambre de marbre. J'ai depuis parcouru la majeure partie de fes Etats, oü tout le monde eft content. Plufieurs fe plalgnoient encoie d'anciennes oppreffinns, de Ia dureté des tems, & des peines non récompenfées; mais partout je répondis: „ Mes amis, mettez ■ vous a genoux a chaque lever du foleil, & remerciez Dieu de ce que vous êtes fujets de PrulTe. Je fuis un des plus grands & des plus expérimentés connoifleurs du monde & des hommes, & je vous allure, fur mon honneur, que vous êtes plus heureux qu'aucun peiv  •Jl VISDUBARoH Quant au Monarque aétuel, voici fon pof< trait: il eft d'une belle & grande taille, fon re-i gard eft majeftueux, & fes talens perfonnels 1'éleveroient au rang des hommes les plus refpeftables, quand bien même il ne feroit pas roi; il eft amical fans affectation, aimable dans la fociété, grand lorfqu'il s'agit de montrer qu'il eft roi : fon ceeur eft fufceptible des plus nobles fentimens; fon ton n'eft point impérieux, fa voix eft fonore, fon pas ferme & atïïiré, fon ame inclinée a la bienfaifance ft jaloufe de fentir le bonheur qu'il deftine aux autres. II eft généreux fans être prodigue, il fait que ce n'eft que par une économie régulière que la PrulTe peut foutenir fes forces ; il ne veut préjudicier a perfonne, mais il ne fe laiffera certainement rien prendre, ft ne cédera rien aux menaces. Son mattre ft fon prédéceffeur 1'a reconnu pour un foldat dans 1'occafion, & pour un grand général. II fait auffi combien il eft important dans un état guerrier, que le roi foit 1'ami du foldat. Le fage Frédéric, qui protégeoit les fciences & qui étoit un favsnt lui - même, ne les a cependant pas fait fleurir dans fes états. L'Allemand nuroit pu oublier fa langue avec lui; il préféroic la littémure francoife. II manque aujourd'hui de profcfRurs Allemands & d'écoliers l Koenigsberg, cii prefque toute la noblefie duNord étu- dioit  DE TRENCK." 33 dioit autrefois. Les maltres font peu eftimés & mal payés; les éleves vont a Goettingen & a Leipfick. Mais fuivant toutes les apparences, fon fuccefTeur, qui ne fe piqué pas d'être un favant, prendra plus de foin des écoles, afin qu'elles puiffent lui fournir d'habiles gens, tant pour la plume, que pour Ia judicature; d'autant que toute Ia nobleiïe, fans exception, eft obligée de fervir dans I'armée, & qu'il en refte peu pour les fciences. Avec 1'épée feule, en main, on ne jouera pas un grand róle dans Ie cabinet, & Frédéric - Guillaume ne veut pas former, avec uri fceptre de fer, fon peuple pour la boucherie. Il ne veut pas être un Sultan parmi des efclavCs. La crainte , Ia ftupidité & Ia fuperftition font les foutiens du defpotifme. Il ne veut être qu'un roi, & un bon roi; par conféquent il cherchera par honneur & par inclination è donner de la vigueur au véritable patriotifme. Pour cela il faut des lumières. Les académies Prufllennes, qui étoient tombées par Ie fyftême militaire de Frédéric, commenceront bientót a fleurir. Je puis dire encore que Ie nouveau Roi ne martyrifera perfonne, ne fera languir perfonne dans les prifons. Le fouet du knut ne pliera jamais le dos Pruffien fous Ie joug de Pefclavage. II abhorremême dans Ie militaire la barbare baftonnade. Ses officiers ne font point enchalnés en croix. La fervile fubordination eft fupprimée, & Ia noblefle du cceur aura Ia préférence pour les Ttrnit III. c  O t T R E N C I. 2S quel de mes deux fils obtiendra le premier une partie de Ia récompenfe que j'ai méritée. Celui qui réuflïra le mieux, 1'autre 1'ira joindre. Quant au troifième, le grand Sultan Ie prendra, s'il veut, pourvu qu'il facbe a quoi il eft propre, & qu'il lui rende la juftice que je n'ai trouvée pour moi dans aucune cour de 1'Europe. Au furp!us, mes enfans font nés abfolument libres, & ne font vaffaux d'aucun Souverain. Leur patrie eft la ville Impériale d'Aix-la - Chapelle. Ainfi leur volonté ne peut être gênée; ils pourront donner Ia préférence a 1'état qui leur ofFrira i gagner de 1'honneur & du pain. En Autriche, il ne m'eft arrivé, a moi, rien de bon. On m'y a tout pris ce qu'on a pu me prendre: on ne m'a JaifTé que ce qu'il étoit impoffible de me ravir. J'avois éte capitaine avant que d'entrer dans ce fervice; & au bout de trente-fix ans, on m'y nomme M le major. Je ne puis être moins. J'ai fait beaucoup au-dela de mon devoir: j'ai été pillé & vendu par le réfident d'Autriche, & trahi par Ie fecrétaire d'ambaffade, a la réquifition de mes ennemis de Vienne. Je n'ai jamais obtenu ni dédommagement, ni récompenfe, ni eftime. Ma jeuneffe a été facrifiée infruftueufement ; aucun fouve» rain ne peut me la reftituer: & jufqu'ici on n'a rien fait pour mes enfans, qui puiffe m'infpirer de Ia reconnoiffance. Tous mes biens ont été impunément partagés. Je fus toujours obligé d'y C 3  40 VIE DU BARON lettrt(t) de M. le Profejjmr Bahrit, deHalle, le 10 Avrü 1787. „ Homme! qui as vécu, combattu & vaincu avec une véritable force de géant , dont 1'a. me fit tout par elle-même & ne plia jamais devant les grands! recois, 'noble Allemand, 1'ardente reconnoiffance de celui qui, comme toi, combattit fouvent. Le fléau des hommes m'atteignit auffi, ét porta un coup mortel a mon bonheur; le nid de vipères m'a auflï fouvent fait fortir de mon territoire; mon ardeur m'égara dans plufi. eurs labyrinthes , & ma noble fierté s'alluma fouvent pour mon malheur; j'étois comme toi ennemi de la flatterie, & je difois toujours vrai. La malignité de certains prêtres me chafla de ville en ville, de pays en pays; k>'allai donc chercher tranquillité & afyle dans les états de Frédéric; il s'y trouva un habillé de noir qui me tourmenta. J'ai vécu huifeans furchargé d'inquiétudes cc fans repos; je m'efForcois en vain de rencontrer quelque bien; les reflburces de mon efprit, ft une patience fans égale, m'ont a peine procuré du pain & établi ma réputation; jamais je n'ai rien du a la faveur du miniftère. Dans les états de Frédéric, la haine des prêtres occafionna aufli ma chüte: méconnu & vu de (O Cette letue eft ca vers, ainö que Ia répoofe  BE TRE'NCK. 41 mauvais oeil, je vécus toujours opprimé: ai»2 jourd'hui maladif & exténué, je paffe en revue mes malheurs, & je me reflbuviens du paffé avec fenfibilité. Ta vie, ó fplendeur des AlIemands , tomba en mes mains j je la lus, je la relus. — Elle me guérit, j'y trouvai le véritable baume qui convenoit a mes bleffures; j'y vis des fouffrances en grand nombre , & cette grandeur d'ame, qui feule te donna de la force & de la confolation; ton exemple me fortifia & ranima mon courage, ma peine s'adoucit, & ma fierté fe réveilla. L'efpoir, qui ne fabandonna jamais, fe ralluma dans mon coeur; je bannis de moi toute inquiétude. Jlecois, noble Allemand, ma vive reconnoiffance! tu feras le fujet de mes chants tant que je ferai des vers. Si jamais tu te trouves devant ton roi dans un moment favorable, dis-lui ces mots: ,, Lè gémit „ le talent, la vit un homme de mérite & la„ borieux dans 1'obfcuri'té ; Sire, tendez-lui „ la main, & effuyez fes larmes." Je le vois, cette noble réfolution s'eft déja gliffée dans ton ame! un protefteur de Phumanité trouve en luimême fa douce récompenfe". Rèponfe ttouve déja dans les mains de tout Ie monde fenfé dans notre canton des ours, & qui a été arrofée de mes larmes, en Ia lifant a trois reprifes confécutives. J'efpère d'avoir bientót Ia continuation écrite aux bords de la bienfaifante Sprée. Ah, Monfieur! il faudroit être cuiraffé comme le premier navigateur dont parle Horace, pour ne pas être pénétré d'eftime & de compafllon a 1'égard d'un honnête homme, littérateur éclairé, brave militaire & bon citoyen. En réfléchiflant fur les maux que votre fermeté unique favoit braver fe furmonter, vous méritez qu'on tracé fur votre tombe ces lignes, que ma mufe m'nv fpire en ce moment: La mort tnfime a fes maux fouvent inexorable Voulut les prolonger, en arrêtant fa main; H ne put expirer...non..a'hiftoire & la fable Ne nous ont point offert de plus cruel deftin. Permettez que je vous communiqué, en même tems, ce que je répondis a la Princeff/e Czarto» ryska, Dame d'un mérite fupérieur, lorfqu'elle me demanda une efquiffe cathégorique de votre hiftoire imprimée: Jouet d'un fort affreux, fans 1'avoir mérité; Trenck fut intérefler les atnes refpeclables; La coaflance 1'arma de 1'intrépidüé, Peur le placet tu rang des hommes eftimibleiV  ■^4 ▼IEDUBABO» On eut la cruauté de lui ravir fes biens: ia calomnie oflrit fes trames les plus viles. Sen cceur & fon efpric furent fes feujs foutienij Qui le font triompher en dépit des Zoïles. II dut d'un Jaschinsky, d'un Borck , d'un 0..i. Soulïïir fans offenfer la criante avarie. Le malheureux talent d'un Krugcl, d'un Zttto, Parut mettre le comble a fon ignominie. Ils ont paffé ces monllres reconnus: Rien ne peut rétablir Itur indigue métnoire. Leur viélime furvit; öc le droit des vernis Lui fait atteindre enfin au temple de Ia i'Joire. Tout finit ici-bas, la joie & la douleur. Ami de la fageffe, il réfifte su malheur: Le mépris de fes coups eft fnn plaifir unique. Hélas! n'envions pas ces mortels couronnésl Pour eux trop rarement il exifte un afyle. Aux confeils d'un flatteur fans ccfie i!s font livrés; i Une injufte fentence eft funefte & facile. Je vous conjure, Monfieur, d'agréer I'aflü« rance iincère d'un homme, qui vous refte inconnu, & qui vous admire, avec 1'élite de nos Polonois éclairés. Cette affurance eft ia confidération refpeftueufe , qu'on n'accorde qu'au vrai mérite , & avec laquelle je fuis Votre ami, fans me nommer. J'ai tranfcrit cette lettte ici pour remercier pu> bliquement celui qui ne m'a laiffé ignorei fon  DETEENCS. jjjf norm, qu'afin de m'éviter la peine de répondre è une lettre fi flaiteufe. Je fens tout le prix des ames nobles; & fi la Princeffe Czartoryfka a ajouté foi a ce témoigna. ge, elle lira dans mes écrits ce que mon cceur fent pour les ames élevées, qui daignent prendre part a mon fort. Je pourrois faire un volume de femblablea lettres, mais elles appartiennent è une autre colle&ion. Je trouvai a Berlin encore divers anciens amis & amies; entr'autres un vieux invalide vint me voir, qui étoit a Glatz en 1746, lorfque j'y étois prifonnier, & que je me fauvai en défefpéré a travers la garde, comme je 1'ai dit dans le premier volume. Cet invalide même faifoit alorj faflion devant ma porte, & je le jettai en bas de 1'efcalier. Un autre invalide, qui m'avoit aidé dans la prifon de Magdebourg a me débarraffer de facs de fable, me fit aufli vifite. Le tems de quitter Berlin, pour continuer mon voyage dans la Pruffe, ma patrie, approchoit. La veille de mon départ, j'eus encore le bonheur de m'entretenir plus de deux heures avec Son A. R. la Princeffe Amélie, fceur du grand Frédéric. Cette Princeffe, vraiment gran, de, qui par fon efprit avoit feule joui de 1'hon. neur de pofféder ï'amitié & I'entière confiance de Frédéric, m'a protégé dans toutes mes adv^r-  j|fj YIEDUSARÖïr fités, m'a comblé de bienfaits; & elle a plus que perfonne contribué a ma délivrance. Elle me recut pendant mon féjour k Berlin , non comme un officier étranger, mais comme un ami & un ancien compatriote. Elle m'ordonna d'écrire fur lé champ k mon époufe, pour lui propofer de venir a Berlin, au mois de Juin, aves fes deux filies alnées, me promettant qu'elle prendroit foin de ces dernieres, & même qu'elle fe fouviendroit de mon époufe dans fon teftament. Elle me demanda affeétueufement, k 1'inftant de mon départ, fi j'avois affez d'argent pour mon voyage ? Je répondis: ,, oui, je n'ai „ befoin de rien, mais je vous recommande „ mes enfans''... Ces dernières paroles, prononcées avec le ton de la plus profonde fenfibilité, émurent Ia Princeffe; elle me fit connoltre qu'elle m'avoit entendu, me prit la main & dit: „ mon ami, revenez bientót; je vous reverrai volontiers. . ." Je partis avec précipitation; je fentois une forte d'indécifion , qui auroit pu me retenir encore quelques jours a Berlin, oü ma préfence auroit indubitablement procuré dé grands avantages è mes enfans ; mais mon mauvais génie me mit en route, & cinq jours après mon départ la Princeffe mourut: par conféquent tous mes projets furent renverfés. N'eft-ce p's une nouvelle preuve que mon implacable deftin doit me pourfuivre jufqu'au tombeau. Qu'on Iife mon hiftoire avec attentien, on  Dl TRENCK. 49 on verra qu'il m'a mille fois montré Ie plus beau des rivages, & quand j'ai cru qu'il n'y avoit plus qu'a jetter l'ancre& me tranquillifer dans le port, j'ai été tout-a coup afTailli par une tempête imprévue ..; vraifemhlablement il me tourmentera jufqu'a la fin.Envain tout véritable ami de 1'honv me fera des vosux pour que je puiffe jouir dans mes vieux jours de cette tranquillité méritée: ces vceux refteront fans effet. Jusqu'ici le ciel n'a encore infpiré a aucun prince d'exécuter queique chofe en ma faveur, ni perfuadé a aucun miniftrë d'en efteftuer le projet. Lors même que des amis fe font fincèretnent propofé de m'aider par des legs généreux, ils en ont été détournés par mei ennemis, ou la mort les a entralnés avant 1'exécution. Je pourrois inférer dans mon hiftoire plufieurs faits de ce genre. Dans le dernier, ce fut ma propre faute. J'aurois dü mieux employer ce moment .favorable. Plus il étoit critique, plus j'aurois dü chercher a en tirer avantage: mais je me crus trop sur de mon fait, je fus trop lent, trop foible, ou plutót je fus trop fier pour laüTer voir en ce moment des vues intéreffées. A chofe faite, comme on dit, confeil eft pris. Je dois croire que la Providence ne m'a point deftinéde bonheur. C'eft ainfi que fe confolent ceux qui ont celui de pouvoir croire a tout. Mais comme je fuis du nombre de ceux qui doutent, je fuis convaincu que j'ai négligé plufieurs occafions de fortune par une délicateffe hors de faifon. Je ne Tome III. D  jO VIE BU BAROK Cf jpuis croire au moins que fatan en foit Ia caufe, 'car il fait qu'aucun événement fur la terre ne peut me Jetter dans le défefpoir. II n'accrochera donc pas mon ame de ce cóté; car il ne feroit ainfi que fortifier mon courage contre deplus grands revers.Mais TiDieu adécidéqueje ne jouirois d'aucun honheur én ce monde, que je doisfpirituellement me con tenter des complimens de la cour, de ma réputatïon acquife & de lacommifération, ft que jenedoisrien attendre de la juftice des meüleurs fouverains; alors je veux vivre 'content dans ma fphère retrécie, avec 1'honneur d'avoir mérité d'être heureux. En attendant, que les cendres d'Amélie repo» fentenpaix! fa volonté fut bonne, & c'eft aflez. il ne me manquera point de matière pour écrire des notes fur 1'hiftoire de Frédéric, lorfque je ferai réuni avec elle & avec lui, fur 1'autre bord du Styx : la, on peut écrire des évènemens arrivés en ce monde, fans crainte de fe faire donner fur les doigts. Jufques-la , vraifemblablement.ma plume fe repofera, ou il faudroit que des raifons extraordinaires animaffent encore une fois mon amour-propre, ou que je fufle forcé de me dé» fendre contre des perfécutions imprévues. Préfentement, pourfitivons notre hiftoire. Ja partis de Berlin le 22 Mars pour Koenigsberg; je m'anêtai quelques jours chez le Margrave de Erandebourg-Schwedt, qui me recut avec bonté &eftime; il m'cvoit auffi honoré de fes bienfaits pendant ma détïntion a Magdebourg. Ds-la j'ai-  j£ VIEBUBAROH que perfonne n'a recu plus d'honneurs & de marqués d'eftime dans tout Ie royaume. La connoisfance générale de mes fouffrances non méritées m'a procuré une confidération glorieufe; & c'eüt été une ingratitude, fi mon ame füt reftée froide en de pareilles circonftances. C'eft-la mon unique, ma douce récompenfe ; une récompenfe qui ne dépend point de la faveur des princes; une récompenfe telle que la vertu feule a droit d'y prétendre, & j'en ai joui presqu'avec profufion ; une récompenfe, dis-je, que la haine du puifiant Frédéric a puretarder, mais non pas empêcher, paree que j'ai été affez robufte pour lui furvivre. Si je la mets dans Ia balance contre toutes les calamités que j'ai fouftertes depuis quarante-deux ans, ces honneurs & mon plaifir actuel 1'emporteront fur tous les maux paffes. Je fuis réellement bien aife que le deftin m'ait affligé, puifque mes plaies font déformais guéries & cicatrifées, puifqu'elles fixent le prix de ma viétoire & le mérite du vainqueur. Aujourd'hui je fers d'inftructeur & d'exemple I Ia patrie. Imitez-moi dans de femblab'es revers, 6 mes amis! racontez mon hiftoire a vos enfans! dites a haute voix que mes os auroient mérité un maufolée chez nos pères, fi fi je ne puis porter fi repofer parmi vous ma tête blanchie, II je fuis deftiné a mourir-la oü 1'envie, 1'imposture, ia foibleiïe & 1'avidité des richelfes ont confiné Ie plus fidéle citoyen de 1'Etat, que meö  5<ï VIE I)U BAR ON plus jaloux de moi, que M. Brodowsky; ce qui rend la provocation de M. fon fils encore plus extraordinaire. Je rendrai toujours juftice tant au père qu'1 Ia mère; i!s écoient mes amis: je fouhaite par conféquent rmcérement, d'avoir occafion d'être utile & agréable a 1'héritier de leur nom. Mais je n'avouerai dans aucun cas, que ce que j'ai une fois écrit comme une vérité dans mon hiftoire, foit imaginaire ou faux. Un homme d'efprit ne s'emportera pas , lorsque quelqu'un lui dira: ta mère m'a aimé. Nous aurions tous btaucoup a faire, fi, comme Dom Quichotte. nous voulions foutenir des combats de touroois pour prouver Ia chafteté de nos grand'mères. On n'en vient point a des procés non plus pourpareil débat;tous les témoins font morts.ou ne virent rien: je fuis moi-même déji attaqué de Ia cataracle. Madame Brodowsky ne s'eft jamais cru offenfée, quand on lui difoit que j'étois Paini de la maifon;quarante ans font révolus, il y a prefcription réelle. Moi-même je n'ai jamais dit dans ma narration, que mon amie de ce tems-Iè ait commis un adultère, ni que j'eufTe profité de 1'heure du berger. L'honneur d'une familie ne confifte pas dans la chafteté fameufe de nos ayeules. Je ne fuis pas caufe, moi, fi Eve mordit a la pomme: Ifaac fut un grand Patriarche, quoique Sara, fa mère, eüt paUé plufieurs nuitsdans le ferrail du Roi AbiV  DE TRENCK. SI snéleA. On ne lit pis, qu'il ait jamais fait un procés au prince héréditaire de cet Abimélech, quoiqu'il foit écrit dans la chronique d'Abimélech, qu'il avoit aimé Sara. Peut-être que Jofeph avoit d'autres raifons que moi d'abandónner fon manteau a la bells Putiphar. Dans quelle hiftoire lit-on que jamais un jeune Pharaon ait voulu faire un procés i Jofeph, ou a fon hiftoriographe, a caufe que Madame fa mère 1'aimoit mieux que le vieux Pharaon. D'après ces exemples, le fils de M. Brodowsky, inftituteur de ma jeuneffe, d'ailleurs théologien févère, qui m'avoit expiiqué en conféquence, avec beaucoup d'édification, 1'hifloire d'Abraham & des deux Jofeph , n'exigera aucune preuve de moi, fur un fait pour lequel on cherche & l'on trouve rarement des témoins oculaires; il doit donc fe contenter de cet éclairciffement, quand bien même il confirmeroit ce que j'ai écrit de fa mère, que je compte pourtant au nombre des plus honnêtes femmes, & que j'eftime encore. fous fa tombe, comme mon amie. II fuffit de dire que je n'ai jamais douté de fa vertu. Les fanfarons Parifiens feuls fe vantent d'avoir obtenu les dernieres faveurs, lorfqu'ils n'ont fouvent regu qu'un pied de ncz. Cela ne m'eft jamais arrivé, j'ai trouvé partout oü j'ai cherché, mais jamais je n'ai dit oü j'avois trouvé. M. Brodowsky ne fut jamais jaloux de moi, Pourquoi fes enfans le feroient-ils ? II ne vit rien; eux encore moins. D 5  £8 VII DU BARON Ceci fervira de réponfe a Ia lettre qui m'a été adreffée. Quant a ce qui regarde les habitans d'Elbing, je n'écrirai pas un traité entier pour prouver que jamais EIbingeois ne fut Cornifer. Teut-être que dans ce cas Ie bourgmeftre fc le tria« gift-rat même me dénonceroient, comme ayantoffenfé leurs mères & grand'mères, en prétendant qu'elles n'auroient pas vécu a la Parifienne, & qu'elles n'auroient pas fuivi 1'exemple de Marie Madelaine, qui eft honorée comme une grande fainte a Elbing. Quant au point de Ia chafteté , je déclare Madame Brodowsky fainte è mon égard; mais je veux mériter a ce fujet d'être auffi en odeur de fainteté; car il eft certain qu'avec cette fainte femme j'ai mérité mafancaficationparma retenue. Je foutiendrai cette fainteté, fans me laiffer épouvanter par aucune efpèce de martyre, & encore moins par les menaces. Mais fi un hiftoriographe d'Elbing vouloit a ce fujet entrer dans des écrits de controverfe avec moi; en ce cas, je trouve le cercle oü je dois chercher de 1'approbation, trop étroit pour moi. Le grand monde eft le théatre qui convient a mes éciics. Qu'on doute , fi l'on veut, è Elbing de ia vérité de ces écrits, je ne ferai point imprimer ma défenfie^ je fuis indifférent fur les reproches que je ne mérite pas. Voila une réponfe fuffifante a Ia lettre recue. Préfentement j'ai encore a inférer dans ces feuilles, par ordre expres d'une perfonne de  » Tt T X x » c r. 5» diftinction, un fait dont j'ai omis de parler dans }e fecond volume, pour ne point fatiguer mes Letteurs par le récit trop 'circonftancié de mes tentatives dans la prifon. Cette perfonne étoit témoin oculaire , quand 1'événement arriva a Magdebourg. Je 1'avois moi-mê.ne oublié, & elle me 1'a rappellé. C'eft. 1'avant-derniere entreprife faite pour me fauver. J'en vais raconter les circonftances. Comme il m'étoit abfolument impoffible de fortir davantage de fable&de terrede ma prifon, après avoir de nouveau percé le plancher & les fondemens, je fis un trou qui donnoit endehors dans les foffés, oü étoient toutes les trois fentinelles. Cela fe fit pendant une nuit orageufe, & pouvoit aifément s'exécuter dans une couple d'heures. Auflitót que j'eus percé jufqu'au dehors, je tirai doucement tout le fable en dedans, & je jettai une pantoufle contre les palifiades, pour faire croire que je 1'avois perdue en fautant pardelTus. Ces palifiades, hautes de 12 pieds, étoient placées en face du foffé principal, et mes fentinelles étoient enfermées dans Pintérieur. ' Mais il n'y avoit point de guérite dans le coin oü j'avois percé. Cela fait, je retournai dans ma prifon, & je fis un autre trou fous le plancher, oü je pouvois m'afleoir & obferver ; & je remplis le canal derrière moi, de facon qu'on ne pouvoit me trouver.  CO V l"Ew DU B A 2. Q N Le jour vint, les fentinelles virent Ie trou -, on avertit; POfficier accourut tout confterué on trouva la pantoufle, on jugea par conféquenc que Trenck s'étoit heureufement évadé par desfus les paliiïades & qu'il n'étoit plus la. Auffitót le commandant arrivé de la ville: les canons donnerent I'allarme: les cavaliers couru. rent le pays: on vifita toutes les fortifications, & les fouterrains. On ne trouva rien; j'étois heureufement échappé. II étoit impofllble que je me fufle fauvé a l'infu des fentinelles. Toute Ia garde, & 1'officier aufli, furent aux arrêts, & tout le monde étoit muet de furprife. Pendant ce tems j'étois aflis dans mon trou, d'oü j'entendois tout; mon cceur bondiflbit, & mon évafion me paroiflbit certaine. lndubitablement on n'auroit plus mis de fentinelles Ia nuit fuivante: alors je ferois en efFet forti de mon trou, & j'aurois heureufement gagné la Saxe. Mon fort fut affez cruel pour anéantir cette efpérance, dans le moment que tou:e dif> ficulté paroitToit être furmontée. Tout, alloit donc a fouhait; toute Ia garnifon venoit dans les cafemattes pour s'extafier de ce miracle. Cela dura jüfqu'a quatre heures aprèsmidi. Enfin arriva un enfeigne de milice, agé de quinze ans, petit & fluet; mais plus fin que tous les autres:il vint prés du trou, examinaPouverture du cóté du fofTé, elle lui parut étroite; il eflaya de s'y glifTer; il lui fuc impoflïble. II  D 8 T K E N C K. fa Jugea d'abord qu'un homme de ma groiteur ne pouvoit y avoir paffé, & fe fit apporter de la lumiere. Je n'avois pas prévu cet inconvénient. J'avois trop chaud dans mon trou, ft j'avois ouvert Ie canal fous Ie plancher. A peine 1'enfeigne eut-il de la lumière, qu'il appercut ma che^ mife blanche; il examina de plus prés; il tatonna, & m'attrapa par Ie bras. Le renard fe trouva pris dans 1'arbre. Il s'éleva alors un rire univerfel. On imagine aifément quelle fut ma confufion; on m'entoura, on me complimenta; enfin je pris Ie parti de rire avec eux, ft de reprendre, tout en riant, mes fers. Cette invention plut furtout a ceux qui m'auroient fouhaité une heureufe réuflite, & c'eft un de ceux-la-même qui m'a engagé a inférer encore cette anecdote dans ce volume. Reprenons maintenant le fil de ma narration. Je continuai ma route, & j'arrivai le 4 Avril è Koenigfberg, oü mon frère m'attendoit avec impatience. Nous nous embrafsames, comme deux frères s'embraffent après une abfence de quarante - deux ans. De quatre frères & fceurs que j'y avois laiiTés, il me reftoit feu!. Mon frere menoit une vie aifée dans fes terres, ft remplifibit les devoirs de 1'humanité: tous fes enfans étoient morts. Je paffai quinze jours a  8z ViedUb^ipb Koenigfberg avec lui & fa digne époufe dans un parfait contentement, & enfuite fix femaine» dans fes terres. Ces jours font comptés au nombre des plus heureux de ma vie. Entouré de parens, de neveux, de petits - neveux du voifinage, de couilns & d'alliés , qui tous me complimentoient fur ma bien-venue, il me fembla un inftant que j'étois leur père a. tous. Je fus témoin de tout le bonheur dont peut jouir un vieillard, lorfque fon nom eft au nombre des premiers du pays, & Iorfqu'il tient par les Iiens du fang a la majeure partie des families. A un certain age , on n'eft nulle part mieux que chez foi; furtout, fi dans la jeuneffe on a voulu, comme moi, voir & connoitre les hommes dans les pays étrangers, & fi l'on a fu s'y faire des amis conftans. Ce fut alors feulement que j'appris les détails de ce qui s'étoit palTé pendant mon abfeuce. La colère du grand Frédéric s'étoit portie fur tous mes proches. Mon frère pulné étoit porteétendard dans le régiment des cuiralfiers de Kiow, en 174Ö, lorfque Ie malheur m'arriva. II fervit fix ans, fe trouva a trois batailles; & paree qu'il s'appelloit Trenck, il n'eut aucun avancement: enfin, las d'attendre, il prit fon congé, fe maria, & vécut dans fa terre de Meicken, oü. il eft mort il y a trois ans, en laifiart deux fils, qui font honneur è la familie des Trenck. D'aprés la voix publique, il étoit un homme capa-  DE TRENCK* 3 ble de rendre de grands fervices ï Pétat dans Ie militaire, qu'il avoit choiü; mais il étoit mon frère, & le Roi ne voulut point entendre parler de lui. Mon cadet s'étoit appliqué aux fciences; il fut propofé pour un emploi civil, comme un homme intelligent & inftruit; mais le Roi répondit: „ nul Trenck n'eft bón a quelque chofe". C'eft ainfi que toute ma familie a fouffert de mon injufte condamnation. Celui-ci choifit donc Ia vie privée & vécut a fon aife , eftimé & indépendant parmi les premiers du royaume. La haine du monarque s'étendit jufques fur ma fceur, qui avoit époufé Ie fils du général de Waldow, & qui vivoit dans le veuvage depuis 1749- J'ai déja eu plufieurs fois occafion de parler d'elle dans mon hiftoire. Cette excellente femme fut dénoncée en 1755 , comme je Pai déja dit, par Weingarten, fecrétaire de Pambaffade Impériale, pour m'avoir prêté du fecours dans la prifon de Magdebourg. Elle fut pour cette raifon tellement opprimée, que fon malheur eft retombé jufques fur Ia tête de fes enfans. Elle poffédoit les beaux biens de Hammer prés Landfberg fur Ia Warthe. La tout fut changé par les Rufles en un monceau de ruines. Elle fe fauva avec fes efFets a Cuftrin, ofi tout fut aufli brulé pendant le fiège. L'armée PruflUn' ne même en dévafta les heilets forêts.  $4 VIE DU BARON Après Ia guerre, le Roi aflifli toutes les families ruinées du Brandehourg; elle feule n'obtint rien, paree qu'elle étoit ma fceur. Elle s'adreffa au Roi: il lui dit qu'elle devoit recourir a fon cher frère. Elle mourut a Ia fleur de fon age, peu de tems après avoir époufé en fecondes noces Ie colonel actuel de Pape Son fils mourut aufli 1'année derniere; il étoit capitaine dans le régiment des dragons de Goet?. Ainfi tous mes frères & freurs furent punis de m'avoir pour frère. Qui pourra jamais me dé« dommager de toutes ces fuites tragiques de mon malheur? Auroit-on cru que le grand Frédéric, comme le grand Zebaoth , fe feroit vengé fur les enfans & fur les enfans des enfans ? Que m'importe fi Adam a mangé Ia pomine dé- fendue? Frédéric n'avoit-il pas en moi aflez de quoi aflbuvir fa vengeance? Pourquoi le nora de Trenck lui a-t- il été infupportable jusqu'i la mort? Qu'on fe rappel le toute 1'hiftoire de ma vie, cette énigme reftera infoluble. Un certain Derfchau, capitaine de cavalerie, frere utérin de ma mère, s'adreffa en 1753 fecrétement au Roi, alléguant qu'il étoit mon plus proche parent & mon fucceffeur féodal , & le pria de lui tranfmettre mon bien confifqué de Grofs Scharlac. Le Roi demanfa les renfeignemens néceffaites i la chambre de Koeoigfberg. On I'informa que  B E T R E N C .K. tf«J que j'avois encore deux frères vivans; quï Scharlack étoit un ancien bien de familie, qui appartenoit i mes frères, & non i Derfchau, Mes frères fe préfenterent alors comme mes plus proches fuccefleurs a ce fief, & le Roi leur donna mon bien de Scharlack, pour en jouir conformément aux loix féodales. En conféquence mon bien fut licité; le cadet de mes frères 1'acheta, il paya la part de 1'autre comptant, aufli bien que celle de mes fceurs; il paya aufli les dettes d'après les ordres expres de la cour. Ceux qui fe dirent mes créanciers, fu> rent des importeurs, car je ne devois rien; & al'ège dedix-neuf ans.Ioifque mon bien fut confisqué, j'étois encore fous la tutele. De quêl droit les dettes ont - elles été payées ? C'eft une énigme pour moi. Chacun pouvoit alors aifé» ment répéter ce qu'il vouloit, puifqu'on ne pouvoit m'interroger. La même chofe artiva fans doute a la reddition de la tutele au fifc. Quoique je reconnoiffe MM. mes tuteurs pour des hommes intègres, 1'un d'eux a pourtant joui de mon bien pendant huit ans; mais lorfqu'il I'a remis a mes frères, il n? leur a pas tenu compte d'un denier des intéréts, Voici è quoi fe réduit adtuellement la queftion. Le Roi regnant a levé Ia conüfcation , en me reroettant en poflefllon de mon bien, par un gracieu: refcrit i fa régence. J'en demande donc Ia reftitu» tion;mon frere dit;j'ai acheté & payéj je polTède Tomt III. E  66 VIE DU BAROK légitimément, j'ai amélioré, & Scharlack Vaut au« jourd'hui trois & quatre fois plus qu'il ne valoit lors de la confifcation. Que Ie fifc me paie Ia valeur attuelle, le prendra alors qui voudra: fi le Roi régnant te rend ce que fon prédécefieur m'a vendu, ce n'eft pas moi qui dois y perdre. Tel eft le problcme qui doit fe réfoudre a Berlin. Mon frère n'a point d'enfans, &, indépendamment du procés, il donne Grofs-Scharlack aux miens, pour en jouir après fa mort. Si mon frère eft forcé en efFet a Ia reddition fans iembourfement, le Roi ne me fait conféquemment ni grace ni juftice. Je ne demande point de reftitution de cette nature, puifqu'elle doit avoir lieu fans une grace du Roi... Si Sa Majefté leve la confifcation , paree qu'il eft convaincu qu'elle a été faite avec violence & injuftice; alors je peux de droit folliciter les intéréts de quarante-deux ans. Mais fi le fifc veut me rembourfer Ie prix de vente d'alors, c'eft me faire Ia plus grande injuftice , puifque tous les biens en Prufle ont augmenté depuis 1746 du triple, & même du quadruple de leur valeur. Si le bien ne doit revenir a mes enfans qu'aprés ma mort, on neme fait ni droit ni grace; car en ce cas je n'obtiens rien pour moi, & je ferai privé de Ia rente courante jufqu'a ma mort, vu que mon frere a affermé ce bien pour 4000 écus, ft qu'on ne peut lui enlever légalement ce  ti i t n n e i. cj qu'il a acquis par achat. Après fa mort, ce n'eft pas Ie Roi qui le donne a mes enfans, mais mon frère lui-même par teftament. Mon affaire eft actuellement a Berlin dans cette pofition. La fuite fera connoitre comment le Monarque bienfaifant la décidera; j'ai demandé que Ie fifc fafie eftimer Grofs-Scharlack, rembourfe mon frère, & me lereftitue préfentement en nature: mon frère a d'autres biens, & peut en difpofer a fa mort, comme il voudra. Cependant dans tous les cas le but de mon voyage eft rempli: mon frère eft mon ami & le père de mes enfans; mon fils fert Ie Roi; mon honneur eft juftifié dans ma patrie. Lefteur, qui penfes noblement, félicite - moi & apprends par mon hiftoire qu'un certain bien couve troujours fous Ie mal: il ne faut que favoir le découvrir. Je perdis dès ma dix-neuvième année, ma liberté , ma fortune, tout, excepté mon honneur & ma fermeté de cceur , qu'aucune autorité de Souverain n'a pu me ravir. J'ai été privé quarante-deux ans de mon bien; j'ai enduré tous les efFets de 1'exceffive indigence, fans commettre de bafTefië, & , dans 1'abondance j'ai été libéral jufqu'a Ia prodigalité; je fus fouvent trompé, mais jamais je ne trompai perfonne. Ceux qui fe font partagés mes biens, font honteux devant moi: moi, au contraire, je marche Ia tête haute, même a la cour. J'écrig féchemenc des vérités, fans réferve, fans E 2  <58 VXBDU BARON confidération perfonnelle pour ceux qui m'ont orfenfé, & mes écrits Tont tolérés & privilégiés. Je fus méprifé, rejetté, condamné, &j'obtins, même dans la prifon , dans Ie plus profond abaiffement,auquel un homme puiffe être réduit,l'eftime & 1'approbation générale du monde fenfé. Les fouverains m'ont maltraité, paree qu'ils ne m'ont point connu. Aujourd'hui ils me connoiffent, & je trouve prés d'eux audience, protection & honneur. Dieu! qui diriges notie fort, tu m'as conduit dans le port par des orages. Une pure reconnoiffance pénétre mon ame fenfible; préferve tout humain d'un fort pareil au mien: mais, s'il ne peut I'éviter, couvre-Ie en ce cas des mêmes armes qui m'ont enfin rendu vidtorieux. Préferve tous les états d'Europe des jugemens def. potiques, & écarté Ie defpotifme oriental de nos frontières. Précipite, déshonore, anéantis Pennemi des hommes; mets le balai des maifons de force dans la main de tous les juges prévaricateurs, de tout confeiller déloya!; fais que dans notre monde le fcélérat h'ypocrite ne puiffe nuire a perfonne! Que ce livre, ma tragique hiftoire, ferve de kgon aux affligés et aux défefpérés ; qu'il fortifie les timides, & qu'il émeuve le cceur des fouverains. Préfentement', je vais en riant a la rencontre de la mort; mes devoirs font remplis; j'ai atteint mon but; j'ai mérité la tranquiilité; mon cceur eft exempt de tout reproche;  de trenck. 00 ma noftérité bénira ma mémoire, & 1'infenfi. ble.'le méchant , le fouffleur aux oreilles du prince,& le pieux importeur font les feuls qui fe déchaineront contre mes écrits. Que chaque heure, qui me refte encore a vivre, foit dé vouée a 1'amour de mon femblable. Quant a moi, j'ai befoin de peu. Ma tête penche vers le repos, & fi je n'en jouis qu'après ma mort, jufques la je ne murmurerai point; je ne me plaindrai point; je veux me gliffer doucement , ton pas pourtant incognito, vers cet afyle, oü dans ma jeunefiè j'aurois voulu courir tambour hattant. Fais, Dieu tout - puiffant! que j'exécute le prójet que je forme auiourd'hui, & que telle foit la fin de mou hiftoire ! E 3  JO vieutj baron ÏIlSTOIRE de FRANCOIS , BaRON de Trenck, colonel partifan, & commandant en chef des pandoures au fervice de Sa Ma- jejlé Impériale & Royale, écrite par Frédéric, Baron de Trenck, pour fervir de fupplément a propre hiftoire. Francois, Baron de Trenck, naquit,' en 1714, dans la Calahre, province de Sicile, oü fon père étoit alors lieutenant-colonel & commandant (il mourut, en 1743, a Leitschau en Hongrie), & poiTefieur des riches feigneuries de Preftowatz, de Pleternitz & de Packraz en ECclavonie, & d'autres biens confidérables en Hongrie. Trenck, père, s'appelloit Jean, 6c il étoit frère de mon père, né par conféquent a Koenigfberg en Pruffe, oü notre familie eft connue & poffède des biens depuis 1'époque de Ia création de 1'ordre des chevaliers Teutoniques. Sa mère étoit uns Kettler, de Courlande; j'i-' gnore de quelle familie elle defcendoit. Le Trenck, dont j'écris 1'hiftoire, étoit, tant du cóté maternel, que du cóté paternel, un ancien gentilhomme chapitrable, & nous avions tous deux un grand-père en PrulTe. Il n'étoit donc pas Ie fils d'un voleur Efclavonien, comme Ces ennemis I'avoient divulgué a Vienne. Son  j,E TRENCK. 7X „ère , qui avoit fervi en Autriche avec diftinéhon •efoace de foixante - huit ans, mourut , comme ie viensdeledire, a Leitfchau avec le grade de colonel, & emporta au tombeau des blesfur'es qui atteftoient fa valeur guerrière. II ne laiffa qu'un filsunique, nommé Franco.s, qui étoit déja colonel de fon vivant, & fervoit avec diftinction dans We de Mane- Thfne' parlepointdefajeuneffe. L'hiftoire de fa vie, qu'il mit au jour en i747. -Wl étoit aux arrêts 1 Vienne, eft remplie de tant de minuties & fi pitoyablement écrite, que je „•en faisprefque point ufage ici: je ne rapporte que ce que j'ai appris de témoins dignes defoi. de fes ennemis mêmes, « oe ce 4uC jf» « ^So? vieux père étoit un foldat déterminé , idoUtre de fon fils unique & avare au fupreme degré; ainfi fon éducation fut néghgée, & toutes fes paffions effrénées. _ Naturellement doué de talens extraordman-es; né d'un père riche fpour ce tems - la 1 ardent ieune homme fut fon maltre de bonne - heure, K Lt conféquemment fe livrer a la fougue de fon tempérament; lamodérationlui fut de tout tems inconnue, & un bonheur marqué le/avon foit dans toutes fes entreprifes; eües étoient nombreufes, dirigées par nul principe de vertu, m d'amour de 1'humanité. L'argent & le point E 4  VIE DU BA10K d'honneur dominoient fon ame; paree que tout lui réuffifibit a fouhait, il fe permettoit tout, & comme a fon inclination guerrière fe joignoit 1'infenfibilité d'un cceur réeilement méchant, & qu'il fe trnuvoit fur lethéatre du monde dans un tems oo Ie fang & Ie fer décidoient feuls du fort des nations, le chef de pandoures ravageurs devint, par une fuite naturelle, un ennemi infenfible & funeux de toute Pefpèce humaine, & dans la fociété même un ennemi redoutable & un ami perfide. H étoit par tempérament colérique & fanguinaire, adonné a lavolupté, fenfuel, brave, intraitable fur ie point d'honneur, prompt a prendre un parti dans le danger, circonfpeft, cï lorfque la colère le dominolt, inhumain & cruel jufqu'a la rage , irréconciliable, avide de richeffes, jufé, fertile en Inventions, toujours occupé de grands projets Mais quand la ]eunefre & ,a ^ ture 1'excitoient a i'amour, alors il étoit fouple, infinuant, aimable, doucereux, refpeftueux mais toujours excité par fon orgueil même a parvenir a fon but. Chaque conquête devenoit une nouvelle efclave de fon defir de dominer, & quand il rencontroit une ferme réfiftance, il ceffoit même alors d'être avare. Une femme fage auroit donc pu , d'après cette partie de fon caractère , former cet homme fingulier a la vertu , a la probité & a i'amour de Phumanité: mais fa volonté, depuis fa tendre jeunefie, n'avoit ja-  DE TRENCK. maïs été domptée; il ne voyoit rien d'impoffible: auffi étoit-il un foldat téméraire, capable de tout entreprendre & de provoquer le danger en riant. Ses projets ambitieux étoient d'autant plus élevés, que toutes fes actions ne vifoient qu'a la renoinmée. II étoit dangereux dans les confeils; il falloit que tout cédat a fes vues; il lui étoit indifférent par quel chemin il pouvoit parvenir a fon but. Malheur a celui qui avoit efpéré d'exciter fa compaffion par prières , ou par foumifiïons! Dans fon enfance il n'avoit fréquenté que des Croates groffisrs & indifciplinés, qui, dans ce tems-la, étoient a vides de rapine & altérés de fang,& qu'on ne tenoit dansle devoir qu'è force de violences & de coups: il entreprit de les dreffer, par la crainte & la fervitude, a la fubordination militaire, & de transformer ces voleurs en foldats. Son commerce habituel avec cette efpece d'hommes, lui forma ce caraftere farouche, qu'on a remarqué dans quelques tyrans. Quant a fon extérieur, Ia nature lui avoit prodigué toutes fes faveurs. Sa taille étoit de fixpieds trois pouces, en tout bien proportionné dans fi ftature gigantefque, droit, d'une figure agréable ft male, d'une force prefqu'incroyable; il coupoit la tête du plus fort bceufd'un coup de fabre; il étoit même parvenu a couper les têtes des hommes, comme des têtes de pavots, a la maniere Turque. Son afpecl: dans les dernieres années de E 5  y± Vie du baron fa' vie , étoit terrible, vu que , dans la guerra de Baviere, il avoit été a moit é grillé par 1'explofion d'un tonneau de poudre, fon vifage en refta cicatrifé & plein de taches noires. II étoit très-agréable en fociété, parloit avec facilité fept langues, étoit jovial, avec de 1'efprit & du jugement dans les converfations férieufes; il avoit des principes de mufique fi une belle voix; il chantoit avec goüt fi auroit pü gagner fa vie fur le théatre; il favoit, lorfqu'il le vou. loit, être doux & complaifant: ce même homme étoit un monftre de férocité, lorfqu'il étoit a Ia tête de fes foldats. Son regard annoncoit, a 1'obfervateur, une ame rufée & colérique; il n'étoit jamais fans défiance, paree qu'il jugeoit les autres d'après luimême : quant a fon avarke, je renvoie le lecleur a ce que j'en ai dit dans le premier va. lume de mon hiftoire. Comme il commandoit toujours I'avant.garde en tems de guerre, & qu'il avoit par-Ia occafion de piller les pays ennemis; que d'ailleurs fes troupes étoient adonnées a la rapine, il ne faut pas s'étonner des pillages exercés en Baviere,enSiléfie & en Alface: lui feul achetoit le butin de toutes fes troupes a bas prix, & il en chargeoit des bateaux qu'il envoyoit dans fes terres. Si un de fes officiers avoit fait quelque bonne capture, Trenck devenoit a coup fur fon ennemi; il le faifoit marcher jufqu'è ce qu'il füt tué, & M. le  » k t a s n c k. 7S cofonel étoit fon héritier univerfel, car il s'approprioit tout. II étoit réputé le premier maitre dans les fciences militaires: grand ingénieur, de l'ceil il mefuroit jufte le terrein, & jugeoit avec précifion la hauteur & les diftances. Connoitre exaftement' les environs.favoir les comparer de 1'endroit qui eftle centre de la guerre, c'eft peut-être le plus grand de tous les avantages de la taftique ; il fut toujours maitre paffé dans cette partie. Son corps étoit endurcièlafatigue, qu'il foutenoit fans en être incommodé: rien n'échappoit a favigilance, tout étoit mis a profit, & ce que la bravoure ne pouvoit décider, fa rufe 1'exécutoit. Par orgueil il nevouloit point être reconnoiiTant; il étoit donc ingrat par principes, & comme un bonheur décidé le favorifoit en tout, il attribuoit tout a fes talens perfonnels, même cequi n'arrivoit que par un pur hafard. II ne favoit ni fe faire des amis, ni les eftimer, ni les conferver; par conféquent, on 1'abandonnoit avec indifférence, lorfqu'il avoit befoin de fecours. Cependant il étoit toujours, dans fon état, un homme utile & précieux. Son amour, fon zele pour Ie fervice de la Souveraine, étoient fans bornes, & lorfqu'il s'agiftoit d'ajouter i Ia gloire de fes armes, il étoit capable de fe facrifier lui-même. Que 1'hiftoire des guerres de Marie-Thérèfedéguife ou non la réputation qu'il  ffj VIE DO BARON avoit méritée, il n'importe; un hiftoriographe de ma forte ne s'arrête point a des minuties. Ii peint d'abord le vrai caraftère de fon fujet,.fes vertus, fes défauts & fes inclinations,fans déguifement; enfuite il raconte les faits. C'eft d'après ce principe qu'on devroit écrire toutes les hiftoires de nos héros & de nos fouverains , afin que leurs fucceffeurs puffent juger eux-mêmes par les traits caractériftiques mis fous leurs yeux. J'écris celle de Trenck par les raifons fuivantes: il a 1'honneur d'avoir été le premier formateur & commandant des troupes régulières d'Efclavonie. El les ont acquis de la gloire fous fon commandement, & ont foutenu la puiffance des états d'Autriche. Les Croates ont répandu leur fang : Iui-même en a répandu différentes fois avec eux fur le champ de bataüle, & il fervit comme un brave foldat, avec autant de fruit que de zèle & d'intégrité. Par les perfécutions de fes vils ennemis de Vienne, avec qui il n'avoit point vou'u partager fon butin, il perdit 1'honneur, la liberté, &, non-feulement fes biens acquis, mais auffi notre part de patrimoine en Hongrie. II mourut en prifon, comme un méchant légalement jugé: ft des coquins ont divulgué, & des imbécilks ont cru & croient encore, qu'il a fait le roi de PrufTe prifonnier de guerre, & qu'il s'eft laiffé corronv  D ï TRENCK» '17 pre pour le relacher. En conféquence, les Hongroispourroient foupconner qu'un Hongrois, leur compatriote, a efFeftivement été un traltre. Je veux prouver, par mes écrits, a ma nation, que Trenck mérita honneur. compaflïon ft eftime dans fa patrie. C'eft ce que j'ai déja fait dans les deux premiers volumes de mon hiftoire : on 1'a approuvé , paree que j'ai offert de faire connoitre légalement par les aftes la preuve de ce que j'ai avancé , en cas que le fouverain eüt envie de faire examiner les circonftances de cet événement odieux pour tout honnête homme, & de faire la même chofe qui a été faite a Berlin, pour mon honneur & ma Juffification. Trenck ne peut plus parler. Mais moi , qui défends la vérité , je fuis encore vivant & je m'obüge de prouver. Trenck écrivit lui-même fon hiftoire, lorfque durant le procés il étoit a 1'arfenal de Vienne; & dans les deux dernieres feuilles, il racor-: toit ouvertement la manière dont on avoit agï envers lui dans le foi'difant confdl de guerre, préfidé par fon plus grand ennemi, Ie comte de Lowenwald. Celui-ci trouva des amis puiffans, ft ces feuilles furent a Vienne lacérées & pubüquement brülées par le bourreau. Alors il lui fut Hnpoffible de fe défendte: il gémiffoit fous le pouvoir de fes adverfaires. J'ai inféré mot pour mot ces feuilles dans le premier volume de mon hiftoire; & joffre encore préfentement de prou-  fcj VIEDU1AR0» point de hornes; ft fi par hafard toute la bande périlToit dans ces aéïions, Ie nouvel Harumbacha de la bande qui fuccédoit a la première, étoit tenu de mettre tout a feu & a fang dans 1'endroit oü fon prédéceffeur avoit été tué. C'étoient de vrais partifans; ils avoient leurs efpions dans Ia Turquie. La ils tomboient fur les bandes de voleurs Turcs, & leur prenoient leur butin, ou ils afTafllnoient & dévalifoient les marchands voyageurs; ils répandoient ainfi dans le pays une terreur univerfelle. Perfonne n'ofoit s'expofer a leur haine, & tous les propriétaires de biens leur payoient une petite contribution, afin qu'ils préfervafient leurs poiTeflïons des incurfions des voleurs Turcs. Le contribuant & fes vaflaux vivoient alors tranquillement, & en pleine fécurité, attendu que ces bandits fe faifoient, dans tous les cas, une loi de tenir leur parole. Chaque Harumbacha avoit un nombre d'hommes fixe, & lorfqu'un de ces chefs manquoit,tous les garcons forts & adroits follicitoient la place vacante, paree que le Harumbacha étoit difpenfé de travailler & qu'il vivoit dans 1'abondance- lis parcouroient librement tout Ie pays, armés ft reconnoiiTables a de groffes bagues & des boutons d'argent. Quand, dans des pourfui ■ tes ordonnées par leur police, ils en venoient a 1'action avec des troupes réglées, ils avoient le plus fouvent la fupériorité; ils reftoient i 1'abri  DE TRENCK. SS des attaques dans de grandes forêts, dont ils connoiffent tous les détours, mais au gran l détriment des habitations voifines, qu'alors ils dévaftoient a loiür. Trenck commenca donc fes opérations militaires contre cette fingulière efpèce d'hommes, & il fe fervit pour cette entreprife des pandoures , fes propres vaffaux. A la fin il fut foutenu par un détachement de troupes réglées, s'étant engagé envers la cour de Vienne de détruire cette canaille. C'eft alors que Ie maffacre commenca. Cette guerre exigeoit peut être plus de courage, de précaution & de prudence , que n'en exige la conduite d'une grande armée au champ de bataille. 11 étoit né pour ce métier-la; nuit & jour fur pied, il les chaffoit comme des bêtes fauves, les fuivoit a la tracé, tuant tantot 1'un, tantöt 1'autre , & les traitant tous indiftinccement avec la dernière cruauté: ajoutez encore qu'il n'étoit pas un moment für de ne pas tomber dans leurs mains, par la trahifon de fes propres foldats. Je ne conterai ici que deux faits, qui peindront naturellement le carattère de cet homme fin gulier. II avoit fait empaler vif le père d'un Harumbacha , & le foir il alloit en patrouille au bord d'une rivière, qui marquoit les limites; il ren* contra, a 1'autre bord, le fils lui même avec fes gens: la lune donnoit; celui ci lui cria : „ Trenck! je reconnois u voix; tu as empalc F 3 1  8fi VIE DU BARON „ mon père ; tu nous pourfuis, comme un „ coquin , avec rufe & cruauté ; fi tu as un „ cceur dans le corps, viens ici a travers le „pont, je renverrai mesgens, mets tes armes „ de cóté, comme moi, n'apporte que ton fa- bre, & alors nous verrons a qui reftera le „ champ de bataille." Après cette convention faite, Ie bandit renvoie fes hommes , & pofe fon fufil de cóté. Trenck pafle !e rui(Teau: i!s mettent tous deux Ie fabre a la main; mais Trenck le tue en trahifon avec un piftolet qu'il tenoit caché; enfuite lui coupe Ia tête, Papporte avec lui, & la fait attacher fur un poteau. Si cette aftton envers un voleur, qui en agifïhit fi noblement, eft louable, mon lefteur en décidera. Quoiqu'il en fait, il continua a les attirer par toutes fortes de rufes & a les pourfuivre avec acharnement. Ainfi il devint la terreur & Ie fléau de cette engeance pernicieufe, Un autre jour qu'il étoit a Ia chaffe, il entendit de la mufique dans une maifon ifolée, appar tenante a un de fes vafTaux: il avoit foif, il en tra, & trouva des convives a table, qui célébroient une nóce. Il s'affied & mange, fans favoir que cette maifon étoit un rendez-vous des bandits. Comme il étoit affis a une longue table étroi» te, vis-è-vis de Ia porte, entrèrent deux Harumtachas d'une taille gigantefque & armés. li fut  DE TBENCK. 3? faifi ; fon fufil étoit pofé contre la muraille, mais 1'un d'eux le tranquillifa, en lui difant: „ Trenck! nous ne t'avons jamais offenfé, „ toi, ni tes vafTaux, & tu nous pourfuis avec une cruauté fans exemple. Nous penfons plus „ noblement que toi; mange è ton appétit avec „ nous; nous pourrions te clouer contre le mur „ fans réfiftance, mais ne crains rien; après que nous aurons mangé, nous verrons alors Ie fa, bre a la main, qui de nous a la meilleurc eau, fe, & fi tu es auffi courageux & auffi invinci„ ble qu'on Ie dit." Après cela ils s'affirent a table a fes cótés, & mangèrent & burent gaiement avec lui. On s'imagine aifément que , dans cette pofition, Trenck n'étoit point è fon aife; il fongea en luimême, qu'outre ces deux géans il pouvoit y avoir encore en-dehors quelques-uns de leurs compagnons, tout prêts a tomber fur lui. En conféquence, il fortit fecrétement fes piftolets de poche , les ajuffa tous deux fous la table, contre le ventre des deux Harumbachas, les lacha en même tems, renverfa la table fur les autres convives, & s'élanga dehors heureufement. En fortant, il eut encore le tems de s'emparer d'un de leurs fufils, qu'ils avoient placés derrière Ia porte. L'un d'eux refta baigné dans fon fang, 1'autre fe dégagea de defföus la table, & courut après lui comme un furieux, Trenck Ie lajffa F 4  88 VIÏDUBAROK approcher, & le tua avec fon propre fufil, jU{ coupa la tête & 1'apporta a fes gens. Ces pertes répétées privèrent infenflblement les voleurs de leurs meilleurs chefs, ft aufli de leur courage; enforte qu'ils furent obligés de fe refugier par bandes dans les états de Turquie. A cette époque, fe déclara la guerre de 1740, dans iaquelle tous les Hongrois prirent les armes pour fauver leur Reine.Trenck écrivit a Vienne; il offrit de lever un corps franc de pandoures \ & demanda une amniftie générale pour tous les voleurs qui y prendroient parti. II obtint ce qu'il defiroit; il publia ce pardon , & commenca a faire des levées; mais il y eut fort peu de ces ban. dits qui voul.uffent s'enrójer. II engagea fes propres vaffaux , forma un corps d'environ 500 hommes; alors il commenca a donner la chafle aux voleurs, ft les reflerra entre Ia Save & Sarfawa, oii enfin ils capituléren', & environ trois eens d'entr'eux prirent parti dans les pandoures. La plupart de ces hommes étoient de la taille de fixpieds, tous drefTés, foldats déterminés, qui favoient tous nager, & accoutumés a courir 1'efpace de plufieurs milles dans les forêts, com me des chevreuils. II falloit que chacun d'eux füt tout cela, avant qu'il fut admis dans la confrérie des voleurs. II n'eft pas étonnant qu'un chef expérimenté de femblables hommes n'ait rien trouvé d'impofl; k\e> & "lu'd ait fait avec eux des prodiges de  DE TRENCK. S9 bravoure ft de témérité. Tant qu'il en eft refté quelques-uns dans le régiment de Trenck, les pandoures ont toujours été redoutés. Mais il n'y avoit qu'un Trenck qui fut capable de les dif«plïner, & d'étabür parmi eux une forte d'ordre ft de fubordination. Les débauches qu'il leur permettoit a certains jours, 1'appit du pillage, étoient des moyens qu'il employoit toujours avec fuccès, pour les conduire oü il vouloit remporter une viftoire. Si l'ofRcier de femblables troupes n'eft pas lui-rrême téméraire dans les grands dangers, s'il ne fe met pas k leur tête, s'il ne leur parle pas de pillage & de bonne chère, il par» viendra difficilement a les faire avancer ; s'ils s'appercoivent qu'il a peur, alors ils ne veulent plus rien faire, ils fe révoltent & défertent. II falloit, pour en tirer parti, que lui-même les traitat durement, & de plus qu'il fermat les yeux fur les excès de férocité auxquels ils s'aban» donnoient fouvent. Ce fut par ces moyens que Trenck p.irvint a fes vues, devint la terreur des ennemis de 1'Autriche, & rendit des fervices fignalés k fa Souveraine. En 1741, lorfque fa troupe étoit encore indifciplinée , arriva Pévénemenc qu'on va lire. Comme il exercoit fon régiment, une compagnie entière fit feu fur Trenck, & tua fon cheval fous lui. II court furieux fur cette compagnie, pompte un, deux, trois, quatre; & coupe la F 5  fO VIEDU BARON tête au quatrième; il alloit ainfi continuant fon calcul, lorfqu'un Harimbacha fortit du rang, tira fon fabre, en lui criant: „ j'ai tiré fur toi, dé„ fends-toi préfentement." Tout Ie monde refta immobile, Trenck l'attaqua, & eut le bonheur de le tailler eii pièces. Alors il voulut pourfuivre 1'exécution de quatre en quatre, mais tout le régiment prend les armes & le coucha en joue. La révolte devient générale. Trenck qui tenoit toujours fon fabre, fe précipite au milieu d'eux tous, & taille i tort & a travers. L'excès de fa rage les épouvanta; tout le monde crioit: „ ar„ rête!" chacun tomba a genoux & promit d'obéir. Après cela , il en embrafla quelques-uns fraternellement, leur fit une courte remontrance analogue a leur caractère, & depuis ce tems - li ils ont été des foldats invincibles, partout ah il les accompagnoit en perfonne. Un homme qui, dans un pareil danger, eft capable d'agir fi intrépidement, doit-il être jugé d'après les régies communes ? Cependant il a été la viftime des décifions de quelques juges fjacifiques, qui avoiect vieilli dans leur uniforme, fansl'avoir arrofé de leur fang. Qu'on confidère Trenck dans fa pofition actuelle, chef d'une bande de brigands, accoutumés 4 ne vivre que de rapines, dc qui fe croient autouifés a tout prendre en pays ennemi; d'une bande qui ne craignoit pas de mourir a la potence, qui ne connoiflbit aucune fubordina.  DE TRENCK. 9* tion, & qu'on fe propofe tout i coup de faire fervir ft combattre a la maniére des troupes réglées: il eft clair que de pareils brigands ne font rien par principe d'honneur. Leur chef eft donc obligé de mettre en jeu leur avidité de butin pour les pouffer au champ de bataille; car s'ils n'entrevoient pas un avantage perfonnel , I'ordre du chef & 1'intérêt de leur Souverain font infuffifans pour les émouvoir. Le Turc peut être conduit par ces motifs, mais non le rtifé Efclavonien, qui fuit tout danger, oü il n'y a rien a gagner pour lui. Trenck avoit également befoin d'officiers d'une efpèce particuliére; ils devoient être, ainfi que le chef , tout a la fois téméraires & prudens. Comme partifans, ils devoient être capables de fupporter la fatigue plus que tous les autres fol. dats de troupes réglées, & de plus ^ décidés a chercher journellement 1'ennerai & a hafarder leur vie. II en trouvoit peu, qui réuniffent le penchant ft 1'aptitude pour ce métier périlleux; au commencement il fallut prendre tous ceux qui fe préfentoient. Comme il étoit lui-même préfent a tout, il connoilToit d'abord ceux qu'il nommoit les vieilles femmes, ft les chnffoit fans autre forme de procès, lorfqu'il apprenoit que tel s'étoit caché dans unfolTé, on qu'il n'avoit pas couru k 1'affaut a la tête de fes pandoures. Le nombre  §2 VIE DU BAROK des congédiés augmenta, ils coururent a Vienne, crièrent & firent entendre leurs plaintes. Les ennemis & envieux de Trenck y étoient aux, aguets; fon avarice empêchoit qu'il ne par. tageat quelque chofe de fon riche burin avec Meflieurs de la juftice militaire, conformément k la coutume de Vienne. C'eft de-la que s'eft élevé le procés dont il a été la victime. A peine fut- il entré en Autriche avec fes troupes Efclavoniennes, qu'il eüt une occafion de moiflbnner des lauriers. L'armée Francoife fut repouffée de Lintz. Trenck fe trouvoit partout, traitoit crueilcment les prifonniers, & ne faifoit jamais quartier. L'afpeét feul de fes pandoures infpiroit la terreur , & leurs cruautés, leur attaque foudroyance & les coups de rufe qu'ils avoient appris dans leur métier de voleurs, produifoient des effets auffi terribles qu'inattendus. Trenck étoit prudent, vigilant, grand guerrier, & favoit profiter du plus léger avantage. D'après cela, il ne tarda pas k être connu & renommé fur ce grand théatre; gagna la confiance & 1'amitié du Prince Charles, & 1'eftime particuliére du commandant, feld • maréchal, comte de Kevenhuller, qui fut apprécier 1'homme & 1'employer a propos. Trenck obtint plus de pouvoir qu'aucun partifan n'en eüt avant lui. II ouvrit partout le paffage a l'armée, & pour fuivit les ennemis jufqu'en Uaviére, oü il mit tout a feu & a fang.  DE TRENCK. 9i Le pillage alla fon train en Bavière; Ie Prince Charles lui donna carte blanche , & comme on favoit qu'avec lui point de quartier, les Bavarois & les Francois s'enfuyoient a la vue feule d'un manteau rouge. Meflieurs les pandoures pillèrent & maffacrèrent partout oü ils allèrent. & partout M. le colonel acheta & raffembla leur butin. Chara furtout fut le théatre de leurs cruautés; la ville fut incendiée par tous les coins, & les habitans fment !a proie des fiamaaes. Les femmes & enfans qui cherchoient 4 fe fauver, étoient obügés de paffer un pont, oü ils étoient d'a.bord pillés, enfuite jettés 4 1'eau. Cette action forma un chef. d'accufation dans le procés de Trenck; mais ilfe juitifia en difant: i°. Que les bourgeois de Cham avoient coupé les mains 4 flx prifonniers de fon régiment, & les avoient enfuite conduits en triomphe par toute la ville. 2». Que la place avoit été prife d'affaut. 3°. Que Ie Prince Charles lui avoit ordonné d'en agir comme il avoit fait. Tous les bords de I'Ifer retentitTent encore des barbaries de Trenck. Deckendorf & FilshofFen éprouvèrent toute fa furie; dans la première de ces deux villes, il fit, par capitulation, fix eens Francois prifonniers, quoique fa troupe fut encore 4 quatre milles de diftance; mais il avoit formé des efpéces de mannequins de paille,  94 VIE DU BARON couverts de capottes'de pandoures, ft placés comme des fentinelles. La garnifon fut intimidée & trompée par le ftratagème, Pc il figna Ia capitulation feul avec fon aide de camp & quelques officiers. Les fervices importans qu'il a rendus a l'armée durant la guerre de Bavière, font généralement connus par 1'hiftoire de Thérèfe, quoique fes aflions foient toujours repréfentées du cóté le plus défavorable, & que le bien ait été, k deffein, palTé fous filence, paree qu'il eft mort dans Ie malheur, & qu'il n'a pu payer les hiftoriographes. II apprit par un efpion, qu'il y avoit k Deckendorff ou a FilshofFen, (je ne me fouviens plus lequel des deux), un baril de vingt mille florins, caché chez un apothicaire. Pouffé par la cupidité du butin, il court a 1'endroit indiqué, une chandelle k la mam, vifite partout, & dans fa précipitation met le feu a quelques livres de poudre, qu'il recontra par hafard & dont I'explofion le renverfa k moitié grillé par terre. II fut emporté & guéri; mais les cicatrices qui furent les fuites de cet accident, rendirent fon vifage extraordinairement reharbatif. Le feld - maréchal aftuel, Laudon , étoit alors lieutenant dans fon régiment, & fe trouvoït par hafard k la porie de la maifon oü fon colonel fe brüla. A peine Trenck étoit il guéri, que fes ef» pions 1'inftruifirent que Laudon avoit beaucoup  DE TRENCK. 9S d'argent, & qu'il vivoit joyeufement avec fes amis. En conféquence il préfuma que Laudon avoit fans doute mis Ia maiii fur le baril d'argent ; depuis ce moment il perfécuta cet honnête homme de toutes les manières imaginables; il 1'envoya partout oü il y avoit du danger, avec trente hommes contre trois eens, dans l'intention de le faire tuer & d'en hériter. A la fki Laudon fe lalfa de ce manége; il quitta le corps, & fè joignit a Vienne a Ia multitu-le des accufateurs & des ennemis de Trenck, & contribua a fa perte. II eft pourtant certain que dans le commencement Trenck lui avoit témoigné de 1'amitié, qu'il 1'avoit requ dans fon régiment, fc que cet homme aujourd'hui réellement grand, a puifé dans la fociété & fous le commandement de Trenck fes principes inilitairss. Le général Tillier, dont 1'efprit guerrier eft connu de l'armée, s'eft également formé a cette école de foldats de prompte réfolution. Et qui eft aujourd'hui plus propre que Laudon & Tilliér a commander une armée Hongroife? Je dis un jour a Trenck, comme il étoit a Vienne enveloppé dans les difficultés de fon procés & qu'il avoit pubiié un écrit diftamant contre tous fes accufateurs, fans exception: ,, vous ,, avez toujours dit que Laudon étoit le plus „ capable de tous vos officiers, & d'ailleurs un „ honnête homme: pourquoi Ie mettez-vous „ donc aujourd'hui au rang de 1'autre canaille?  9t5 V I E DBBAROW Voici fa réponfe: „ Voulez - vous que je loue un homme, qui „ travaille a la téte de mes ennemis, a me fai« „ re perdre 1'honneur, mes biens & la vie ?" Je ne rapporte cette anecdote que pour prouver publiquement, que fi Laudon a attefté (ce qu'il a fait) que Trenck étoit un grand foldat, un patriote zélé; c'eft qu'il 1'étoit en effet, & que fi jamais Trenck eüt fait le Roi de PruiTe prifonnier, Laudon y auroit a coup für été préfent & qu'il n'eüt pas manqué de dépofer ce fait. II eft donc vrai qu'il pilla toute la Bavière, & que des cargaiforts de marchandifes, d'or & d'argent, furent envoyées dans fes terres en Efclavonie. Mais le prince Charles & le comte de Kevenhuller lui avoient tout permis. Le maréchal de Neuperg, qui paffa au commandement, avoit d'autres principes; il étoit en relation avec le confeiller baron de Tièbes, alors ordonnateur tout - puiiTant pour le militaire a Vienne, cc en conféquence il fut 1'ennemi de Trenck. La perfécution alla fi loin qu'on vouloit lui faire faire fon procés. Trenck fut arrêté; mais il fe défendit fi bien, qu'au bout d'un mois il fut mis en liberté. Cependant Menzel commandoit les pandoures; & cet homme qui étoit le fils d'un boucher & qui dans Ie fond n'étoit point foldat, s'empara de toute Ia réputation que Trenck s'étoit acquife par la bravoure d'une troupe qu'il avoit for- mée,  Dl TRENCK, 97 rrtée; mais il eft connu de l'armée que cet ho>nme ne fut jamais comparable k Tren k. Mon -oufin porta le nombre de fes. Croates i 4000 hammes. On en forma , en 1743, un régiment réglé d'infanterie hongroife, qui conferva encore le nom de pandoures; il eut de plus 6oo huflards, & 150 chaffeurs, qu'il engagea, monta & équipa k fes frais. Cependant, a 1'époque de la réforme de ce corps, tout fut vendu au profit du tréfor Impérial, ou mis de cóté, fans qu'on m'ait tenu compre d'un denier. Avec un corps auffi nombreux, il fut en état d'exécuter les plus grandes entreprifes. L'ennemi prenoit la fuite, dès qu'il l'entendoit nommer. 11 leva des contributions, qui montérent a plufieurs millions; il emporta d'affaut un grand nombre deplaces, livra a fa Souveraine, dans 1'efpace de cinq ans, fept mille prifonniers, tant Francois que Bavarois, & plus de trois müle Pruffiens, & il en tua pour le moins autant. Une chofe k remarquer, c'eft qu'il ne fut jamais battu. Tous fes projets lui réuffiflbient. < efut par-la qu'il gagna Pamitié & la confiance de fa troupe: il fut, & reftera éterneliement dans fhiftoire , le premier homme qui de Croates fauvages fut former des foldats pour 1'Etat. Que Trenck ait avancé de fa propre bourfe plus de cent mille florins comptant k fon régiment, je Pai clairement prou*é en 1750; mais 4iélas! c'étoit après fa mort, OTfes vüs ennemis Tmt UI. G  j)S VIEBUBAR8H s'applaudiffant, au contraire, d'avoir trompé U? tréfor, étoient déja parvenus a le faire condam«er au Sp eiberg. Ce qui eft furtour étonnant, c'eft que ce mê' me horrme qui avoit eu une voie ouverte de ramaffer de grands biens dans la Paviére, la Siléfle & 1'Alface, qui vivoit pauvrement & avarement pour beaucoup épargner, n'ait pas laiiTé ï fa mort la moitié du bien qu'il avoit hérité de fon père, qui m'appartenoit en entier & de droit, mais qui m'a été arraché par violence. En 1744, 11 obligea les Francois a fe retirer de 1'autre cóté du Rnin;il emporta les chtminscouvers prés de Phiüpsbourg, paffa Ie fleuve è la nage avec 70 pandoures, attaqua les Jfortifications, & tua de fa main le Marquis de CreveC03ur qui en étoit commandant & y prit pofte; enfuite traverfant ' autre bord du Rhin, il furprit deux régimens Bavarois de cavalerie dans leur camp, & procura par cette manoeuvre hardie le paft ge du Rhin è toute l'armée: ce qui ne fe.roit pas arrivé fans lui. II répandit alors la terreur & le feu par toute 1'Alface, mit tout a contnbution, & s'oavrit le paffage partout oü il voulut aller fur le territoire de France, au milieu du triomphe des armes Autrkhiennes. Mais la guerre contre la Prufle s'étant raMamée de nouveau au mois ae Septembre 1744, l'armée impériale fut obligée de retourner préci»  DE TRENCK. 99 pitamment fur fes pas , d'abandonner 1'Alface & de voler au fecours de fes propres états. Comme il avoit réuffï a ouvrir le paffage du Rhin a l'armée, il réuffit auffi glorieufement a la couVrir dans fa retraite. On peut voir dans Phiftoire de Marie ■ Thérèfe, quelles pertes il occafionna a 1'ennemi pendant la campagne de cette année; il donna furtout des preuves de fa capacité & dé fon zéle a Tabor & a Budweifs; il ofa attaquer avec trois eens hommes feulement une de ces villes, que défendoient les deux régimens Pruffiens de Walrabe fi de Kreutz. Une entreprifé de cette nature, & contre des foldats Pruflïens, étoit aflez hardie. Mais il fe trouva que Peau des foffés de Ia ville étoit plus profonde que fes efpions ne 1'avoient annoncé, & les echelles pour efcalader trop courtes : la majeure partie de fes hommes fe noyèrent, ou furent tués dans Peau, & le petit nombre qui traversèrent, furent faits prifonniers. Cependant les garnifons de Tabor, de Budweifs & celle du chateau de Frauenberg, n'en furent pas moins amenées a une capitulation, par laquelle elles fe rendirent prifonnières, quoique le corps de Trenck fut encore éloigné de plus de cinq milles. 11 n'arriva qué le lendemain ; & c'étoit une chofe rifible de voir les pandoures en bonnets de fufiliers & de pionniers Pruflïens, -qu'ils portoient au lieu des leurs, & qu'ils ont óonfervés par Ia fuité. . G a  ioo viiBUBA1[8N Si ces entreprifes furent des fervices rendus a!a Souveraine, les gens fenfés en jugeront Toute la campagne fut glorieufe pour lui & Je manque de troupes Iégères dans l'armée ennenue, lui donna Ie chamP Iihre pour lui porter un grand préjudice; il étoit occupé partout, & de tous cótés il faifoit des prifonniers; il paiTa TElbe pres de Pardubiz, & enleva les magafins; ce qui fut jufiement Ia caufe de Ia grande difette, de Ia défertion inouïe qu'éprouvèrent les ennemis, & de Ia retraite a Iaquelle ils furent forcés. Le Roi étoit a Kcllin avec fon quartier géné. ral. & j'y étois moi-même, lorfque Trenck attaqua Ia ville, qu'il auroit, je le préfume, emportée; mais dés Ie premier choc, il fut bIeffé d'un boulet de canon qui lui écrafa Ie pied dro^ ■ on 1'enleva, & par-la l'attaque avorta. Sa bief. fure étoit très-dangereufe; la Souveraine lui envoya même un chirurgien de Vienne. II eut è fupporter Ia fcarification de tout le pied, & per. dit Ia cheville fi même une partie du tibia. II refta quatre mois dans fon lit, enragé fi furieux d'être fi longtems fans pouvoir faire du dégat a 1'ennemi, attendu que fans lui fes hommes étoient des zéro. II alla a Vienne en i745; fQn entrée dans Ia *ille refiembla a un triomphe; tout le monde accouroit pour Ie voir & 1'admirer: cet applaudiiTement général aigrit encore davantage fes ennemis. La Souveraine . même Ie recut  » E TRENCK. ior avec les diftinaions les plus honorables; ü parut devant elle en béquille; elle 1'obligea de s'asfeoir, & par de gracieufes paroles enflamma fon zèle jufqu'a 1'extravagance. Qui auroit pu préfumer alors que le favori du peuple, le plus fidéle & le plus zélé des foldats de Sa Majefté, porteroit, la même année, des fers a Vienne, & qu'il gémiroit abandonné au pouvoir illimité d'ennemis, q«i tous enfemble n'avoient pas rendu, pendant leur vie' entière > autant de fervices a. 1'Etat, que Trenck dans un feul jour: c'eft ainfi que le fort fe joue de nous autres humains! Dans 1'ivreffe de fa joie, il alla dans fes terres, engagea huit eens recrues, pour aller, ia campagne prochaine, recueillir de nouveaux laariers. II rejoignit l'armée, obtint ce qu'il voulüt de la cour. fi s'occupa pendant tout 1'été d'opérations fatigantes éi toujours renaiflantes. A la bataille de Sorau, qui fe donna en Septembre, il tomba fur le camp Praflien, fi s'empara, comme je Pai déja dit, de la tente du Roi fi de fon fervice en argent; mais il arriva une heure trop tard pour y furprendre le roi lui-même, comme il fe 1'étoit propofé. DeIa les ennemis de Trenck ont pris occafion de le rendre fufpeft a la cour & d'animer le peuple contre lui. On 1'accufa publiquenient d'avoir fait le roi de Prufie prifonnier dans fa tente, & de 1'avoir renu's en liberté; enfuite de s'être arrêté Ü 3  I©2 VIE i»U BARON au pillage rlu camp , au lieu d'attaquer I'ennemi par derrière & de décider par-la Ie fort de la bataille. On lui imputa conféquemment le manacre de l'armée; fes amis 1'informèrent de ces manoeuvres & qu'un grand orage menacoit fa tête. Après avoir glorieufement fini Ia campagne, il revint a Vienne pour fe défendre. II y trouva déja vingt-trois officiers de ceux qu'il avoit cafTés & chaffés de fon régiment, Ia plupart pour caufe de poltronnerie & pour 'baf-fefles. Parmi eux, trois ou quatre avoient peutêtre de jufles raifons de fe plaindre, & ceux-la même étoient pauvres & fans protettion ; mais il fe trouva affez de mauvais fujets qui fe laiffèrent corrompre par les ennemis de Trenck, pour porter de faux témoignages. Le confeiller militaire Weber ft le général de Lowenwald avoient juré de Ie perdre,& furtout de féqueftrer fes biens, afin de pouvoir plus fürement pêcher en eau troub'e. Trenck, qui étoit innocent de tout crime contre I'état, rit de toutes ces attaques. Dans ces circonftances , on apofta une femme- de chambre de Ia cour, avec 1'inftruftion de mettre a profit toutes les occafions favorables de décourner de lui Ia confjance de Ia Souveraine. Rien ne fut plus aifé. Bientót on dit: Trenck eft un athée, un libertin, qui ne récite jamais |e chapelet, qui ne va jamais a Mariezell, qui ne |agne jamais d'mdulgences. Bientót on pzih de  d e t % i h c r. 103 ft vie licencieufe , de fes viols en pays ennemi, fes uxcès impums de fes pandoures. de fes' hr.ganda^es dans les églifes de Baviere, do fes cruautés, & des grandes richeiTes qu'il accumulo» , dans l'inrention évidente de devenir un dangereux rélxlle en Efdavonie. i.es offi'iers qu'il avoit calTés racontoient fewétem^t, dans les cabarets è bierre & dans les caffés, que Trenck avoit pris & relaché Ie Rol de Juffie, fl u'en fallut pas davantage a l'imbéciüe & fanatique peuple de Vienne, pour l« ger larmer contre fa réputation. En Sin , imporrunée des plaignans, & a la requifition de moa coufin lui-même, la Souveraine ordonn* un examen légal de ces plaintts. Le maréchal de Cordua, homme de mérite ft de probué , fut choifi pour prefiicr a cette enquête. II s'cn acquitta avec imparialité; il reconnut la vérité, & fit un réfumé qu'il préfenta a la cour & que je rapporte ici. „ Que toutes les platntes formées n'étoient „ point de nature a être jugées par le confeil „ de la guerre; que Trenck avoit de tems a "„ autre manqué a quelques officiers, qu'il avoit „ caffés de fa propre autorité; que, pour les „ fatisfaire, il devoit leur payer cent vingt mille florins: que toutes les autres dénonciations étoient marq'iées au coin de la vengeance & „ de la calomnie, ft qu'elles n'étoient pa' fuffiv fentes poar faire retenir a Vienne, dans les O 4  l04 VIE BU BARON „ liens d'un procés, un homme qui étoit fi né „ ceiïairo è l'armée; que d ailleurs il convenoit „ de ferrner ,es yeux fur d£s minuties > en conf?_ „ dération de fes importans fervices". Trenck,mécontent de cette décifion , & guidé par rayar.ce ft I'orgueil, ne voulut pas payer un feul fl>rin; il prit la pofte, & afla dan* fe, terres en Efclavonie; ce futJj juftement la faute qui décida de fon malheur. Sa préfence étoit néceflaire a Vienne, pour obtemr des avantages contre fes ennemis qu'il mépr.fo.t trop, & qvm regardoit déj, co;me ya.ncus. Ceux-ci, au contraire, profitèrent de toutes les occafions; & par une voie tiercé, on fit même entendreè la Souveraine, qu'exceflïvement dmgereux lorfqu'il fe croyoit often'ë Trenck avoit peut-être des vues pernicieufes en Efclavonie, ou tout lui étoit dévoué. Que faifoit alors mon coufin dans fes terres? II engageoit encore fïx eens hommes, avec lefq.Hs il fit glorieufement la campagne dans les pays-has ft en Oftobre i74ö il revint a Vienne. II eft notoire qu'a Ja conduflon de la paix avec Ia Pruflë, fon régiment fut mis fur le pied de troupe réglée ft fervit contre la France. Apeine fut - il arrivé a Vienne, qu'on lui annonca l'ordre expres Je I'Impératrice, de garder les arrêts dans fa chambre. Ici, il fe rendit coupabie du trait le plus-mprudent de toute fa vie, que tout homme fenfé  BE TEENCr. 10$ défapprouvera, mais qui met encore dans un plus grand jour :on caraétère indocile , & donna de nouvelles armes a fes ennemis. II fi; atteler fon plus, bel équipage, quitta les arrêts de fon autorité privée, & au mépris de Pordre impérial alla pubüquement a la comédie, oü la Souveraine étoit préfenté. La, il appercut dans une ioge le comte de GofTau ft un de fes camarade-- congédiés, qui étoient véritablement les principaux de fes accu. fateurs. Animé par la colère ft par le defir de fe venger , il court comme un furieux dans la loge, faifit le comte de Goffau, & veut le jetter dans le parterre , en préfence de tout le monde: Goffau tire fon épée & cherche a 1'en percer; Trenck empoigne 1'épée, fe blefle i la main; tout le monde accourt & fauve Goffau , qui n'eüt pu fe défendre a coups de poing contre un fi monftrueux géant. Après cela Ie colonel des pandoures reprend le chemin de fa maifon , écumant de rage. Alors ii fut impoflible a Marie-Thérèfe de fe déclarer en faveur d'un homme fi téméraire. On le fit garder a vue , ft fes ennemis profitèrent 11 bien de cette circonftance , que fous peu de jours il fut ordonné un confeil de guerre. A force d'i nrigues, le général de Lowenwald vint a bout de fe faire rommer par le confeil auHque, préfident du confeil de guene & de 1'enquête, ft chargé de la fequeflration des biens G S  I*S VIE DU BAROK de Trenck. Celui - ci eut beau protefter rontre lui; ce même homme, qu,I avoit reancé i coups de pied , une ar-née auparavant , dans 1'anti-chambre du Prince Charles, refta fon juge plénipotentiaire. Alors on fjf annonrer com^e je Pai dit, que tous ceux qui aüroieht qur q,es phintes, ou dépofitions a faire cqntré le colonel, bamn de Trenck, devoient fe préfenter , & qu'ils recevroient par jour un ducat oour les féances On concoit quel dut être le do nbre des plaignans; 11 monta bientót a cinquante quatre, dont la ma» jeure partie avoir mérité Ie fouet. Ils recirent, dans Pefpace de quatre mois, quinze mille florins pris fur les biens de Trenck. Le juge lui-même acheta la dépofition de faux témoins, & je déclare ici fur mon honneur, que le comte de Lowenwald m'offrit mille ducats, fi je voulois trahir les fecrets de mon coufin; il me promit en outre de me faire promptement rentrer en poifesfion de mon bien confifqué en PruiTe, & une compagnie a l'armée On peut ftatuer d'après cela de queüe manière cette affaire fut conJuite E T R E N C Üj ï13 rïe Höngroife, ils n'ont certainement pas déiruït dans trente ans autant d'ennemis, conquis amant de villes, procuré antant de contributions, & fait autant de prifonniers, que Trenck en faifoit dans une année. Tous les fervices font'oubliés, & I'avenir eft encore trés - incertain. La tac* tique de Trenck étoit différente de celle d'aujourd'hui. Quelques-uns de nos généraux modernes &• fent, lorfqu'ils fe trouvent a quelque camp dë plaifir: Trenck n'étoit qu'un pandoure, & cè n'eft que d'après les lecons de notre taétiquè aétuelle, que fon régiment eèt pu devenir capable de fervir. Ainfi foit-il! Mais je crois qU'ort a très-fort regretté Trenck dans Ia guerre de fept ans, & certainement moins entendu parler des pandoures, que quand leur formateur manióit k leur tête le fabre patriotique pour Ia gloire dè i'Autriche, & qu'il manceuvroit fur le ehamp dè bataille avec fa taflique pratique. Je fouhaite au fouverain beaucoup de Tréncfc an tems de guerre ; car il eft trés certain que la couronne de Marie Thérèfe a été affez éfficacèment défendue par les pandoures, aujourd'huï méprifés, Nous pafïerons fous fïlence quèlqires aïït'rei chefs d'accufation, intentés contre Trenck; tels que Ia dépofition de deux officiers, qui lui im" putèrent d'avoir fait mourir fous fe baton ü'ri 'eer; tein pandauje, nommé Paul Diack: j'al'lèi expres Tmt lil. h  XI4. VIE I)U BARON en Efclavonie, d'oü je ramenaiPaulDiack encore vivant , ft avec lui quatorze autres témoins, qui dépofèrent en faveur de mon coufin. On lui imputa même le rneurtre d'un Froedler, bijou, tier a Vienne, qui fut trouvé étranglé. Bientót après le meurtrier fut découvert & roué. Mais 1'article capital de ce procés, celui qui Ie priva pour toujours de la grace & de Ia com> mifération de la vertueufe fouveraine, fut d'avoir violé Ia fille d'un meünier en Siléfiejla perfonne Paffirma par ferment, ft il n'en fut pas tout. è-fait déchargé dans la revifion , paree qu'on lui avoit fermé toute voie de défenfe. Mais deux ans après fa mort, je découvris auffi la vérité. L'auteur de ce tour aboininable fut le major de Manftein , fils d'un de nos coufins-germains, auquel il avoit prodigué fes bienfaits, ft qu'il avoit tiré de la plus profonde mifere pour 1'élever au rang de major de fon régiment, au bout de quatre ans de fervice. Cet homme eut la balTeflë de 1'accufer fauffe. ment de ce crime, pour le tenir éloigné du régiment ; & fon motif, c'eft qu'il avoit détourné de la caiffe du régiment quatre-vingt quatre mille florins, de concert avec le quarrier-malrre Frédérici. Dès que Trenck fut mort, on rejetta tout fur lui. Mais il eft certain que cette fille du meünier étoit déja la maitreffe de Manflein , avant que Trenck Peut vue. Ce coup de maitre  de trenck» ils féuffit fi Wen, que Trenck dis^racié fut condamné a payer comptanc 8coo florins a cette fille, pour fa défloration; 15000 florins d'amende I ta caiffe des Invalides; & enfin a une prifon perpétuelle pour ce prétendu crime. II merefta, comme je Tai dit, foixante trois procés civils & répétitions de fes accufateurs i terrainer. Je les gagnai tous, & ces Meffieurs furent comlamnés aux frais de juftice, A a Ia reftitution des iournéesqui leur avoient été payées par le général de Lowenwald; mais ils étoient tous pauvres, conféquemment je perdis tout. De droit, Lowenwald auroit dü me tout rembourfeh Cette fomme montoit a environ quinze milld florins. La majeure partie des autres articles criminels confiftoit en ce qu'il avoit lui-même décapité dea pandoures rébedes, & caffé des officiers fans Confeil de guerre; qu'il avoit acheté de fes geris & fon lu des calices & des chapeléts, maltraité quelques prêtres, point entendu de mefle les dirnanches i & tiré avec violence des malfaiteürs hors de certains couvens, oü ils s'étoient réfu» giés. II étoit facile a un partifan qui commandóit une trdupe indifcipKnée de fe juftifier de parel'les plaintes; & les officiers qu'il avoit batonnés derrière le front de l'armée, parcé' qu'ils s'y cachoient du feu des ennemis, fe ttirent bientot, dès que les témoins de Trenck Ofèrent parohrd devant la juftice, fans la prótccïibn, ni dé Ld» H 2  jtö VIE DU • A R O ÏT wenwald , ni de Weber. Ils disparurent fan* bruit, mais ils ne travaillèrent pas moins fous main, étayés d'une puiffante proteétion, pour parvenir a leur but, qu'ils atteignirent a l'aide du confeffeur de la cour. Ce fut cet homme enfin qui rendit la meilleure Souveraine infenfible au fort d'un homme , qui avoit prodigué fon fang pour elle. Lorfque j'eus abandon né mon dangereux coufin , comme on 1'a vu au premier volume, & que, redoutant fon ingratitude, fes autres amis 1'eurent auffi déferté, toute la ban.le eut alors le champ libre. Son avocat n'ofa plus parler, la revifion fut interrompue, & le 20 Aoüt émana 1'arrêt portant: „qu'il feroit gardé a perpéruité, „ comme prifonnier d'état, au Spielberg." Mais fes biens reflèrent pourtant en féqueftre, cï il n'en perdit point la propriété; il a même, jufqu'a fa mort, vifé les comptes de fes receveurs. Tels font les principales circonftances du proeès de Trenck, qui a fait tant de bruit a Vienne; procés dont il fe feroit tiré avec honneur, fans Ia malheureufe avarice qui ne lui permit pas de faire quelques légers facrifices pour aflurer toute fa fortune fï recouvrer fa liberté. II voulut fe fauver du Spielberg. il ne put 7 réuffir. S'il avoit fuivi mon plan, lorfque je lui montrois la route pour fortir de 1'arfenal de Vienne , il ne feroit pas mort en prifon , & je n'aa* ioIs pas été détenu dix ans a Magdebourg.  Non-feulement je n'ai rien hérité de ce qu'il avoit amaffé i la guerre; mais il ne me laiffa pas la moitié de ce qui me revenoJt de plein droit de fon père , & qui auroit dü refter intaét, quand bien même le fils fe feroit rendu coupable d'un crime d'étatj ce qui n'arriva jamais. Cette hiftoire de ma vie ,' imprimée tant k Vienne qu'a Berlin, avec la cenfure ft Ie privilege accoutumé , fervira a mes enfans de juftification, pour 1'honneur de notre nom , & de fondement, pour faire tót ou tard valoir leur droit en Hongrie dans des circonftances plus favorables. Li, oü la force fupérieure a décidé, & non' les loix, la prefcription ne peut avoir Lieu. Si le fouverain leur permet jamais Ia preuvo légitime, alors ils rembourferont aux acheteurs illégitimes le denier d'achat. La cour ne perdra rien, & les poffeffeurs auront eu la jouiffanca de quarante années, qui monte a quelques millïons; alors mes enfans feront les feigneurs légitimes de Pleternitz, de Preftowatz, de Nuftar, de Pakraz & de Belika, avec plus de cent trente vil'ages. Trenck hérita cent quatre-vingts mille florins de fon père; il a eu occafion d'acquérir un miliion, & je n'héritai pas de lui quatre-vingts mille florins. Voila la preuve la plus évidente qu'on Pa volé. Je vais inaintenant raconter a mon leöeur* H 3.  DE TRENCK. 125 Ie major de place Doo, une fatyre, qui fe répandit par tout le pays. Ce fut dans ce tems - Ia - même, ft au moment oü il craignoit d'être arrêté pour dettes, que le lieutenant de Bach lui propofa de me fournir les moyens de me fauver, & de fe procurer è luimême un appui en me rendant fervice. Son cceur étoit bon ft compatüfant, depuis longtems mon fort Pavoit touché: miis dans la fuite il m'a avoué que le motif principal qui le décida en ma faveur, fut le défir de fe venger du général Fouquet, par ma délivrance. Sans ces éclairciffemens, on feroit fans doute furpris de lire dans mon hiftoire, qu'un homme qui ne m'avoit jamais connu, qui ne m'avoit aucune obligation, fe foit décidé a fe fauver en plein jour, étant officier de garde , avec un prifonnier d'état, ft a s'expofer & une mort infime & certaine , s'il eüt été repris: difons auffi que jaimis entreprife ne fut auffi imprudente ni aufli hardie. Dès notre premier entretien, Pamitié fe forma cntre nous. Nous fümes trahis, comme je 1'ai raconté: un ami lui en donna avis; il pouvoit fe fauver feul, mais il avoit promis de me met» tre en liberté. D'ailleurs il rétléchit que n'ayant ni argent ni reffources, il alloit fe trouver chez 1'étrauger dans la plus déplorable fituation. II ne manquoit pas de courage & de réfolution dans les grands dangers: inconfidéré par csraftère, il fe  JïfJ YlIDORAROS livroit toujours a fon premier mouvement, fa abandonnoit les fuites au hafard; fon honneur étoit engagé i me tenir parole: tous ces motifs lui firent prendre la réfolution défefpérée de mourir avec moi, ou de me fauver. II affronta intrépidement le danger, conferva fa préfence d'efprit, fi avec fon aide j'exécutai une entreprife, qui, paree qu'elle a réuffi, fut plus admirée que blamée. Du moins je n'ai jamais retrouvé un autre homme, qui ait ofé faire pour moi ce qu'il a fait. Dans notre voyage de Thorn a Vienne, nous paffftmes par Varfovie , oü nous féjourn/lmes. Schell me quitta dans 1'après-dinée, & rentra tard è notre logis, mais fans me dire un mot de ce qu'il avoit fait. Le lendemain, nous all&mes a Cracovie: c'étoit juftement la foire. Comme le cheval de Schell bditoit, je pris le parti de le troquert „ puifque le cheval fera a toi, lui dis je, eft jufle que tupayes de ta bourfe ce qu'ort „ nous demandera de retour." Pour toute ré. ponfe mon homme éclate de rire, tire de fa poche fa bourfe vide, fi dit: „ tout mon argent eft „ refté fur le billard a Varfovie: quand mon „ cheval ne pourra plus marcher, je te fuivrai „ bien i pied, je n'ai befoih ni d'argent, ni „ de lui." Je fus futpris de ce trait de iégéreté. Que  B E T R K N C K. Jttrj & eftimé, & ou il avoit pris la ferme réfolution de ne plus jouer, & de mener une vie moins diffipée. II auroit peut-être exécuté fon plan de réforme, mais la fortune fe mêla de Ia partie & anéantit fes bons projets. L'impératrice reine envoya quelques officiers de fon armée a Modene, a la requifitiön du duc, pour inftruire les régimens dans les nouve'Ies manoeuvres militaires j malheureufement il fe trouva dans le nombre deux officiers du régiment de Pallavicini. A peine Schellen fut-il informé, que craignant d'être découvert, ce qui feroit infailliblement arrivé, il déferta encore une fois de Modene, & fe fit fimple foldat au fervice de Sardrigne , dans le régiment fuiffe de Souter. II m'écrivit encore ce nouveau changement; mais j'étois alors enfermé a Magdebourg, oü je ne pouvois plus lui être utile, ni d moi-même. En Décembre 1753 , lorfque je quittai ma prifon pour paroltre de nouveau fur le théatre du monde. je fis chercher mon ami a Modene, & je ne pus apprenJre ce qu'il étoit devenu. En 1769, me trouvant a Vienne, dans Ia fociété de l'envoyé de Sardaigne, le hafard m'y fit rencontrer le capitaine Renard du régiment fuifië de Souter. On paria de plufieurs officiers Pruflïens que la fortune avoit maltraités; & Renard fit 1'éloge d'un certain Lefch, qui fervoiïdans fa compagnie en qualité de fecrétaire fouritr. Tem» JU. l  ï3© fïïDösfiHon Après différentes queftions, je vis que ce ne pouvoit être un autre que mon ami Schell; je lui écrivis fur le champ, & je recus une réponfe qui mérite d'être connue. ... Je lui fis paffer de 1'argent, mais il me lerenvoya, en m'ap* prenant qu'il n'avoit pas hefoin de fecours, qu'il avoit renoncé a toute vanité, qu'il vivoit tranquille des revenus de fon emploi, du produit de fes lecons de langues, de deffin & de mufique, & de fes ouvrages en broderie: ce qui lui procuroit beaucoup plus que fon néceffaire; qu'il étoit aimé, eftimé, recherché & bien portant; qu'il avoit appris a économifer , & qu'il na changeroit pas fa fituation contre la fortune la plus brillante; enfin, que déformais il ne recevroit plus rien de moi, que j'avois affez fait pour lui, que je devois a préfent fonger a moimême. Touché de fa manière de penfer aétuelle, je lui fis par la fuite différentes propofitions pour améliorer fon fort; mais il perfifta dans fa réfolution, content de fon fort a Alexandrie fa garnifon, & ne défirant rien, que de me voir encore une fois dans fa vie. En 1772, lorfque j'étois a Aix la-Chapelle, je fus étonné de le voir un beau matin entrer dans ma chambre. Tout Iecleur fenfible s'imaginera aifément quelle fut ma joie. 11 venoit 1 pied de 1'autre bout de 1'Europe a Aix-Ia-Chapelle pour me voir II me conta fon hiftoire en détail, mais j'en ai oublié la plus grande  BE I B I H C li J3J fes éternellesrêveries.qui !e condiiifoient en plein jour au bord d'un foffé, ou de quelqu'autre précipice. I! mettoit fort légèrement l'épée a la main , & rioit quand il alloit fe battre. L'hiftoire de fes amours étoit vraiment intéreffante. Je regrette aufli que fes écrits, tanc pbyfiques que moraux, ne me foient jamais tambés dans les mains, & qu'ils aient été enterrés avec lui. 11 avoit fait des progrès dans 1'anatomie, mais uniquement pour découvrir s'il y avoit en lui quelque chofe d'immortel, (X exp'iquer, s'il eüt été poflib'e, Ie mouvement de la machine, & le jeu de fes paffions, fans avoir recours a un principe métaphyfïque. J'efpérois le gsrder encore quelque tems chez moi, mais fon congé du régiment tiroic a fa fin, & il vouloit mourir a Alexandrie. Un jour je m'appercus qu'il étoit plus taciturne & plus abattu que decoutume; ie lendemain matin, je trouvai Ia lettre fuivante fur mon bureau, & Schell étoit parti. Mon Ami, „ Vous avez beaucoup d'enfans, fans comp. „ ter ceux que vous pourrez encore avoir. „ Vous êtes heureux par la poffeflïon de la plus „ aimable des femmes! Je vous fuis è charge ici. ,, Vous i/étes pas en état de faire de la dépenfe pour moi, & je penfe trop bien pour abu« I 3  j34 vie do baron „ fer de votre amitié. Le devoir paternel elï „ aujourd'hui le plus facré pour vous. Je fuis „ fatisfait de vous avoir vu heureux, & de vous „ quitter bien - portant. „ Probablement nous ne nous reverrons „ plus; n'ayez point d'inquiétudes fur mon fort, „ je n'ai befoin de rien, ft je trouve a Alexan„ drie tout ce qui fait mon bonheur. Votre „ préfence feule m'y manque, mais il faut que „ je m'en privé; je ne veux plus vous occafi„ onner le plus léger facrifice. „ Des hommes pervers vous ont ravi votre fortune; s'il exifte un Etre fuprême, qui fe „ mêle de notre fort, il doit vous foutenir ,' vous récompenfer & vous conferver votre „ chère familie. S'il n'en exifte pomt, nos vertus & nos travaux font perdus pour une vie „ future; mais alors Ia récompenfe eft dès ce „ monde dans notre propre cceur. L'on en i, trouve bien peu de la trempe du vótre. Con„ féquemment vous êtes heureux en vous-mê' „ me, & en dépit du fort. Vous ne me devez plus rien; vous avez „ plus fait pour moi que n'exigeoient Ia recon„ noiffance & 1'amitié. „ Je vous ai fauvé de Glatz; vous aurïez peut-être moïns eu a fouffrir par Ia fuite, il „ je ne m'étois pas alors trouvé prés de vous; „ je le fis auffi plus par reflentiment contre le „ roi, contre Fouquet,que par Ie defir de voua  t ! Tl 1 8 CKt X3S n oblfaer. Mon entreprife ne fut donc pa9 „ purement 1'tffet de la compaflïon & de 1'ami„ tié. Mon intérêt fut de la partie; j'étois „ dénué de tout appui, & honteux de vivre „ méprifé dans un régiment de garnifon. „ Je ne me repens point de tout ce que j'ai „ fait dans ma vie. Je n'en fuis devenu que „ plus fage & meilleur ; je crois que vous pen„ fez comme moi; je fuis content du préfent & indifférent fur 1'avenir. „ Ecrivez-moi, fi l'on vous rend juftice quel'„ que part. Votre fils Jofeph a toutes les qua„ lités pour devenir un grand homme, étant „ dirigé par vous. Cette perfpeêtive m'a fait „ beaucoup de plaifir, & elle doit vous charmer. Dites i votre refpeótable époufe que je 1'honore, que je la remercie de tous fes „ bienfaits, & que je la félicite d'avoir choifi s, un mari qui connoiffe fon mérite. Au moins, vous êtes encore heureux de ce cóté; par ., conféquent vous n'avez pas lieu de vous ra„ pentir d'être dans ce monde. „ Au premier mal pbyfique que je reffenti.„ rai , je vous adrefferai ma dernière lettre; après quoi je cefferai d'exifter, paree que je „ ne veux plus fouffrir. Vous devez vivre aulH „ longtems que vous le pourrez pour vos en„ fans. C'eft en cela feulement que je vous M plaindrois, s'il vous arrivoit un malheur. „ Ne foyez pas inquiet fur les frais de mOB I 4  ï$6 VïE DU BARON „ voyage; j'ai encore la montre que vous m'a,, vez donnée, avec les fix louis que je devois ,, payer au tailleur pour mon habit, & mes pieds „ me rendront encore le même fervice qu'ila „ me rendirent, il y a trente ans, dans notre voyage de Pologne. „ je vous laiffe le journal de ce flngulier voya*> ge , que j'avois confervé pour vous rappeller j, les évenemens qui méritent d'êire placés dans l'hiftoire de votre vie. „ Portez-vous bien, &tenez-vous le plus „ que vous pourrez éloigné de la cour & des „ affaires publiques.oü votre intrépide franchife „ vflus occaflonneroit peut-être de nouvelles „ adverfités. Quittez aufli Aix-la-Chapelle , „ fi vous pouvez; les moines font déchalnés „ contre vous. Les hypocrites trouveront tou„ jours occafion de vous y nuire, & ils par„ viendront è vous priver, dans votre vieilles„ fe, du repos que vous avez mérité. Je ' „ tremble pour vous, paree que je connois voM tre courage. , Songez, je vous prie, a devenir un peu „ plus économe, & a agir moins noblement „ envers le monde ingrat. Je vous invite a „ jouir enfin prudemment. „ Que le pafTé foit pour vous une lecon qui „ vous guide pour 1'avenir. N'efpérez plus ,, rien de ces princes infenfibles, & ne hafardez ,, rien pour 1'honneur de leur être utile. Je-  DE T R ï C S t 13? "„ m'en tiens a ma vertu. Que ce foit - la votre ,, devife. „ La majeure partie de notre carrière eft ter„ minée. Tous les deux nous cefferons bien,, tót de vivre; mais nous connoiffons la mort „ 1'un & 1'autre, & nous irons au-devant d'elle „ d'un front ferein. Auffi longtems que je „ vivrai, je ferai prêt, dans tous les inftans, „ comme je 1'ai toujours été, a mourir pour dé. „ fendre votre vie ou votre honneur outragé. „ C'eft dans ces fentimens & avec Ia plus t, vive reconnoiffance que s'éloigne aujour- d'hui de vous celui qui fera jufqu'au dernier t, foupir, „ Votre ami, Alexandee de Schell.'» Je fus, comme on peut Ie croire, extrémement fenfible a cet adieu , futtout ne voyant aucun moyen de faire parvenir a mon ami 1'ar. gent nécefiaire pour fa route. Peu de jours après cet événement, je fus obligé d'aller k Vienne. Arrivé a Francfort, je rencontre par hafard dans la rue fhonnête Schell, qui attendoit-la des nouvelles de fes parens. Nous reftames encore deux jours enfemble, & je fis tout mon poffib'e pour le diffuader de partir. J'eus beaucoup de peine a lui faire accepter vingt louis d'or, avec lefjuels il put fe rendre plus is  138 vie du baron commodéiient a fa deftination. Alors noas nous dimes adieu, Ie dernier adieu, & nous nous féparaoiBs. Environ trois femaines après, je recus a Vienne la lettre fuivante de lui. Mon Ami, „ Vous me forcates d'accepter, i Francfort, '„ vingt louis d'or qui appartenoient a vos en„ fans ft dont Ie facrifice vous a probablement „ gêné. Mais puifiiez • vous, homme vertueux , „ pour récompenfe de votre bienfait, participer a la fenfibilité ft au plaifir que ces vingt „ louis ont excités dans Ia chaumière d'un pau„ vre payfan ! Puiffiez • vóus auffi reffentir 1'ef. „ fet des bénédi&ions qu'un vieillard de quatre- vingt ■ deux ans, prêt a expirer de faim , avec „ fa femme & le refte de fa familie, vous a „ fouhaitées, les yeux élevés au ciel, lorfque „ fon enfant Schell, qu'il croyoit perdu, eft „ tout-è-coup entré dans fa cabane couverte de „ mouffe, & leur a apporté a tous du fecours „ & de Ia confolation. „ Mon trés cher Trenck 1 fi ma plume pou„ voit vous peindre cette fcène, comme je 1'ai „ vue, vous ne la liriez pas fans attendriffement. s, Depuis vingt-quatre ans mes parens n'avoient „ recu aucunes nouvelles de moi; ils me cro-  bt TRSNCK. ±39 £ yoient mort. Je favois qu'ils avoient 'été rui„ nés par un procés a la chambre Impériale, & „ Je ne voulois pas leur caufer des inquiétudes, „ en leur apprenant mes malheurs. Mon pèra „ m'avoit banni de fon cceur, après que j'eus ,, fi légèrement quitté le fervice de Prufle, & „ lorfqu'il apptit que mon nom avoit été affichéa „ la potence de Glatz. Ma mère m'avoit pleuré, „ & la trifte pofition de fes autres enfans avoit „ effacé de fon fouvenir celui qu'elle avoit autre,, fois envifagé comme le foutien futur ds fa ,, vieilleiïe & de fa maifon. J'ai trouvé ma fceur ,, ainée paralytique depuis douze ans, & mou„ rant de faim dans fon lit; h cadette a Pefprit égaré; on eft quelquefois obligé de 1'attacher. „ Mon frère atné qui étoit parvenu jufqu'augrade „ de major au fervice de Pruffe, fut caffé „ a caufe de mon aventure de Glatz, & fert „ a&ueliement en Dannemarck fous un autre nom, en qualité de caporal. Mon vieux & „ brave père, vêtu de lambeaux, étoit affis hy„ dropique dans un fauteuil, & ma mère agée „ de foixante-dix ans faifoit 1'office de fervante, „ de garde-malade & de pourvoyeufe de toute la „ maifon. Au moment que j'arrivai, il y avoit „ déja quelques jours qu'ils n'avoient tous que „ du pain fee pour toute nourriture , attendu „ que le mois tiroit a fa fin. Vous faurez que „ le Prince qui les a ruinés, leur fait une pea»  D E T S E N C K. Il) & faire honneur a 1'ancien caraétère de probité Allemande. J'ai travaillé de toutes mes forces & peut-être avec plus d'ardeur que la pofition de mes affaires ne le permettoit i ce but glorieux & préjudiciable aux feuls importeurs; c'eft une chofe faite. & je ne puis m'en repentir. Mais voici ma fincère ft volontaire confeflion publique, en faveur de laquelle j'attends avec confiance mon abfolution, fans que je redoute aucune ex:ommunication, étant fous la proteftion de la vérité & du patriotifme Allemand. Comme , d'après cette ferme réfolution, oh peut, dès a préfent, m'envifager comme un écrivain expirant, & comme un pécheur reper,tant, j'offre ici la main en figne d'une réconciliation fraternelle i tous ceux qui, dans leur con. fcience, peuvent être convaincus que je les ai réellemsnt offenfés par mes vérités trop librement expofées, ou que je,leur ai arraché le mafque du vifage. Mes fcrupules d'auteur m'engagent i cette démarche; fans autre préambule, je vais au fait. Mes plaifanteries fur les prérogatives de 1'ar» cienne nobleffe, celle des vieux parchemins, dans le troifième volume de mes écrits, font effectivement des plaifanteries déplacées. Je reconnois maintenant, ft je fuis convaincu que cette claffs d'hommes eft encore, ft doit toujours être auffi hautaine, aufli inepte, auffi ridicule, qu'elle 1'étoit K 3  catrifées ; , . . Nous foupirames , & je fus, K 4  152 vie du barok ce jour-Ia, prét a écrire une fatyre amère & mordante , qui auroit indubitablement anéanti tout mon projet de me raccrocber a 1'avenir aux graces de la cour. Dieu me préferve de ces penfées turbulentes! je veux vraiment apprendre a ramper tout bas. Je veux trés humblement demander pardon, mériter la protetflion, ft re plus égratigner ni offenfer: autrement les préfentes réparations d'honneur ne feroient qu'une fatyre. Bien plus, je veux que ma pénitence s'étende jöfqu'a mes enfans, ft je promets que pour complaire au gros effaim trés • noble, ils n'apprendront ni a lire, ni a écrire, ni a juger fainement des chofes. i Comme je crois avoir , par ce procédé, adouci toute l'ancienne nobleffe , je me tourne préfentement vers ceux de nouvelle cuifine, c'eft-' --dire, ceux qui ont acheté cl exattement payé comptant leurs fuperbes armoiries & diplómes Je n'ai jamais voulu offenfer ce grand & magniflque corps. Meffieurs de Zetto, les nobles de Kronsdorf, de Krugel, les nobles de....bref, tout 1'alphabet, m'ont trop bien prouvé ce qu'un honnête homme a a fouffrir dans les places de judicature, lorfqu'il veut a tout prix fe piocurer de quoi payer fes lettres de nobleffe. Dieu me préferve de jamais reprocher a ces hauts nés nobles qu'ils penfent encore bien plus bafferaent que le peuple, ft qu'ils font une véritable pefte dins le corps de 1'état!  S K T R K N C K. 153 Que la populace honore refpeftueufement leurs diplómes, & que leur opulence domine pleinement les droits de tous les pauvres fans défenfe. A I'avenir, je ne chercherai plus chez eux Ie foutien des loix du pays, conféquemment je n'aurai pas befoin de la protection de leurs hautes nées nobles époufes. Le meilleur confeil, pour moi '& mes femblables, eft donc de promettre ici publ iquement, que je dirai tous les jours trois Pater & trois Ave, pour obtenir du ciel qu'ils ne puiffent ja■ mais lire dans mon cceur ce que je penfe d'eux, & qu'ils daignent me comptcr déja au nombre des morts. Dans une de mes differtations, j'ai parlé par hafard des confeil ers auliques, qui méritoient d'avoir le fort de Krugel, de certains méchans en crédit qui trompent 1'état, & en profcrivent d'honnêtes gens. —Tout Vienne cria a la témérité; cependant mon ouvrage fe vendit publiquement, & Monfieur le rapporteur Zetto fuivic effectivement , comme je 1'avois prédit , fon eollègue de Erugel a la maifon de force. M. de Legisfeld, M. de Lazulay,'avec d'autres conforts, font en chemin pour augmenter cette noble compagnie. En ceci je ne puis me rétraéler, ni demander pardon, puifque ma prédiétion eft déja en partie accomplie. L'homme de bon fens ne cherche pas ï alluK 5  154 VïïBUSAROH met le feu qui couve; mais en revanche 1'honJiête & clair- voyanc patriote doit dé'ioncer les méchans, afin qu'on n'abufe pas impunément du droit & de Ia vertu. Je pardonne volontiers ce qui m'eft arrivé; mais voir des injuftices avec les yeux de 1'indifférence, refpefter des fcélérats, paree qu'ils occupent des charges importa-tes, ou parre qu'un grand, qui ne veut peut-être pa6 Jes connoltre, les eftime! Se taire mal a propos! Ce font autant de péchés, qui me pèferoient ac tuellement fur la confeience, fi j'avoi» eu le malheur de les commettre. Cependant, pour me fouftraire prudemment aux perfécutions de ces Meflicurs encore puiffans, je promets ici folemnellement de ne me venger qu'en les méprifant, & de ne les jamais riommer. Je fuis las d'être perfécuté; je cherche Ie repos dans mes vieux jours: Ja providence veut que je me taife en foupirant.... Je prie donc ces Meifieurs très-inftamment de me laitfer tranquüle a I'avenir, & je leur promets de leur faire un aufli refpeeïueux compliment devant la chambre de juftice, que ceux que je faifois jadis aux feulg honnêtes gens; mais Dieu me préferve de jamais y entrer! Dormez tranquilles fur cette coniition, adminiftrateurs de Ia juft.ee! je ne dirai rien; je n'éerirai rien ; ma^ fi vous voulez encore me comfflander a I'avenir, je ne vous obéirai certaine-  '» E TRENCK. IJJ ment pas, car je fuis fermement décidé de me moquer de votre autorité, dans la ville libre de la vertu. Je crois avoir dit dans mon deuxième volume, que les dames d'Aix ne font pas indifférentes aux petits foins de eertains recollets mondains, en forte que Mefiïeurs de la juftice d'Aix-la Chapelle portent leur couronne réellement avec fierté,car, fuivant leurs principes, perfonne n'eft faturé d'lionneurs; auffi les femmes fages font dans le fond du cceur honteufes de leur fagefle. Mais ont-elles tort, fi leurs maris le veulent ainfi? Comme Ia pure vérité n'offenfe pas ces Meffieurs , je n'ai aucune raifon de leur demander pardon, & je fuis feulement faché de netre plus dans I'age oü l'on profite de ces heureufes difpofitions dans les maris. Au refte, te beau fexe qui a lu mon hiftoire, n'eft fürement pas irrité contre moi; je fuis & je ferai jufqu'au dernier foupir fon plus ardent adorateur; j'ai joui de mes avantages fans jamais tromper ce que j'aimois; Ia plus noble efpèce d'amour a toujours été 1'unique objet pourlequel j'ai defiré de vivre, & pour lequel j'ai fupporté courageufement toute Ia malignité du fort. J'ai toujours plaint les femmes laides, & en revanche jamais je ifai offenfé les belles; les vieilles matrónes font mêne mes amies, & font des voeux pour mon bonheur, fi toutefois elles ne font pas diu'gées par des eonfeiliers de confcience;  tSO vie du baron dans ce feul cas elles froncent Ie fourcil contra mes écrits, m'abhorrent comme un efprit audacieux, & me condamnent a I'infernal purgatoire, pour faire compagnie au maudit Luther dans une' éternelle ob'fcurité. J'ai préfentement une chofe capitale a expliquer. r II règne dans tous mes écrits une haine vifïble & décidée contre la fraude, |a fuperftition & leurs épouvantables fuites. J'ai vu fans lorgnette, i'ai vu démonftrativement, & tout mon fang s'eft foulevé: j'écrMs, & lans m'en appercevoir , fans réflexion, des penfées d'humanité fe güiTèrent au bout de ma plume; j'attaquai le nid de vipères, auflltót tout le formidable eiTaim fondit fur moi; je ne connoiffois pas encore I'incurable venin de leurs langues; j'étois feul contre tous, je n'en fus que plus courageux. J'écrivis encore. jepoulTaimon attaque; ma voix tonnante excita 1'attention, je réuffis; alors je n'eus plus de grace a efpérer. Je fus noté comme un homme fans religion, & conféquemment fans principes de vertu. II feroit è fouhaiter que même leurs chefs euffent uae croyance auffi orthodoxe & des procédés auffi chrétiens.que celui qu'ils calomnient comme athée & comme un archi-vaurien. On regarderoit ma rétraftation a ce fujet comme un bafTe hypocrifie; il vaut donc mie.ix pour moi & pour beaucoup d'honnêtes gens qui m'eili,.  BE TRENCKi 157 ment, faire le mal pire, & dire naïvement: Je ne me repens pas de ce que j'ai écrit, fait & defiré de faire a cette occafion , & je fuis feulement fiché de n'en pouvoir faire davantage pour le bien de mes contemporains. II me refte préfentement encore une offenfé capitale; elle regarde les deux premiers volumes de cette hiftoire. , J'ai groflièrement offenfé, dans ces volumes, plufieurs efpèces de méchans hommes. Le grand Frédéric, qui de fon autorité perfonnelle m'a cruellement opprimé, & m'a pourtant laiiTé l'occafion d'écrire la vérité, doit voir aujourd'hui, de 1'Elifée, fous un tout autre point de vue, la manière modérée de ma juftifkation, que s'il 1'avoit encore lue fur la terre avec 1'irafcibilité defpotique & les préjugés de Ia foibleffe humaine, II eft mort; il ne peut impofer filence a celui qui trouve 1'inftant de défendre publiquement fon honneur , publiquement offenfé. La dédicace que je lui fais de mon hiftoire prouve que j'excufe Terreur d'un Souverain , qui en qualité d'homme fut trompé par les hommes, & qui ne voulut jamais me rendre juftice, peut-être par des raifons qui feront une énigme éternelle pour mes Lefteurs, paree que je ne voudrai jamais compromettre la réputation d'une excellente amie. En conféquence, que Frédéric repofe en paix 1 Ma méraoire eft fauvée de 1'infamie, Ia paix  t58 viï»UBAi«ic éternelle eft dans mon cceur; aucun, aucun reproche intérieur ne peut la troubler, & c'eft affez d'honneur pour celui qu'un puiflant roi de fon efpèce perfécuta & traita, tant qu'il vécut, en ennemi frréconciliable. II n'eft n/us. . . Son pouvoir eft anéanti; moi, je fuis encore fur le théatre & j'efpère n'être pas fifflé au dernier acre. J'en ai dit encore trop peu aux magiftrats de Dantaick, qui me vendirent, en 1754, comme des voleurs, au mépris des devoirs de leur emploi. Ces Meffieurs font è préfent tous morts; mais les magiftrats aéhiels feront peut-être aflez nobles & affez juftes pour défapprouver leur procédé, & pour me rembourfer du tréfor de Ia vil. le, 1'argent comptant & les effets précieux qu'ils m'ont volés, & que je perdis, lorfque leurs commiflaires me pillerent. J'étois alors capitaine de cavalerie au fervice Impérial. Ils agirent contre Ie droit des nations, & je n'ai pas encore fupplié mon fouverain de me procurer une fatisfaéh'on fufflfante pour 1'honneur de fon fervice. Le noble Frédéric-Guillauine m'appuyera auffi, fi je demande un dédommagement a Ia ville de Dantzick pour les pertes que j'y ai faites. J'efpère juftice des honnêtes gens, qui conduifent préfentement le timon dans cette ville anféatique; & je me comporterai en conféquence de leur procédé. Mais fi l'on m'y regoit avec mépris, js trou-  162 V I ï DU BARON Réponfe a la critique de M. d'Arcb nholtz. Le favant & trés eftimable M, d'Archenholtz a re'evé dans fon premier volume, Nouvelle Litté' nature No 6, un paiTage de mon hiftoire , lorfque je blame la juftice Angloife. J'engage publiquement mon honneur, comme caution de la vérité du fait, que j'ai vu & reffenti moi-même a Londres. Je ne peux être indifférent fur une cenfure qui me dénonce pour un menteur, furtout lorf jue le trait part d'une plume accréditée, qui doit défendre fes propres emurs Mon btaufrère, que j'ai nommé dans cette hiftorev vit toujours; il eft aétuellement Bourguemtftre de la ville libre impériale d'Aix-la-Chapelle. Ceux qui doutent peuvent s'informer de lui; il fut attiré dans le filet par le juge Fielding; le même Fielding lui donna des valets de police pour reprendre de force mon vin; mais enfuite i! nia 1'ordre, & mon beau-frère fut arrêté, comme s'il avoit commis un crime. Je fus obligé de dépofer mille livres pour fa caution, & j'ai perdu non - feulement mon vin, mais auffi les mille livres. Que M. le juge Fielding avoit reen lui-même deux eens bouteilles du vin qu'on m'a vnlé, le même homme qui les porta la nuit du vol dans fa maifon, me fa avoué. Ce que j'ai raconté de cette hiftoire, font des faits réels; & fi M. d'Archenholtz n'étoit pas  DE TRENCK. IÖ3 mon ami & un ho nme que j'eftime, je lui aurois propofé a ce fujet un pari de mille ducais, pour favoir lequcl de nous deux donreroit les preuves les plus claires de cet .événement, qui lui femble douteux. Je connois d'ailleurs d'autres procédés de ce Monfieur le juge de paix, relativement a des affaires de juftice crimineUe , que M. d'Archenholtz n'a peut-être pas eu 1'occafion d'auffi bien éclaircir que moi. II eft encore vrai que tous ces Mefïïeurs, auxquels j'avois prodigué mille témoignages d'afte&ion dans ma maifon a Aix-la-Cna;ielle, m'ont reqa a Lon.lres avec mépris. 11 eft aufli également certain , que ce n'eft qu'après müre réfléxiori & entière con! viction que j'ai écrit cet article, & que cette nation, fi elle nous traite fi groffièrement nous j autres Allemands, ne mérite que notre mépris. Oii les loix lom bonnes, la nation eft bonne elle-même; une vill° capita'.e, oü aucune maifon n n'eft a 1'abri de 1'effraction, oü aucune rue n'eft 1 füre contre les voleurs, oü quelques centaines I d'hommes font annueliement jufticiés, & oü les preuves crimineües font fondées fur le no:nbre 1 des ferment, eft elle régie par de bonnes loix? Lorfque d'un autre cóté on achète a Londres la ] preftation d'un faux ferment pour un eicalih, & que ces fauflaires font publiquement tolérés & i employés? M. d'Archenholtz ne s'eft certaine! ment jamais informe de la manipulation qui fe fait L 2   VERZAMELING W. H. SURINGAB   LA VIE DE FREDERIC, BARON DE TRENCK; TRADUITE DE L'ALLEMAND Par Af. LE TOURNEUR. a v e c f i g u r e s. FUSltre fi tiequeo Superos, Aclicront» moveio. TOME TROISIEME. a amsterdam, l e i d e ,\^qt t.e r S 4 Sp £f utrecht. / CHEZ LES LI B RAI R ES ASSOCIÉS. MDCCLXXXVIII.   LA V I E DE FR ÉD ER IC, BARON DE TRENCK. J'ai terminé le deuxième volume de mnn hiftofre par mon voyage a Berlin, pour Iequel Ie magnanime Fréderic-Guillaume m'envoya a Vienne le paffe-port de fon cabinet, que j'avois demandé. Je fus auflltot prêt a 1'entreprendre; mais par une fuite de mon malheureux fort je tombai malade, il me refta peu d'efpoir de revoir ma ptrie & d'atteindre Pépoque après laqueüe j'avois afpiré pendant vingt années, & qui avoit été 1'objet de tous mes voeux & de mon travail affidu. Je faillis a defcendre au tombeau avec le grand Frédéric, & par-la d'être fruftré de Ia victoire que je viens de remporter glorieufement. Après beaucoup d'empêchemens, il me fallut préalablement faire un voyage en Hongrie, qui me réjouit réellement, & fut un des plus agréa. bles de ma vie. Je trouvai partout, furtout parmi les habitans de Bude & de Pefth, une fenfibilité d'ame, dont 1'honnête homnie feul peut apprécier toute la valeur, puifqu'ü He cherche qu'è mériter Pappro. Tomt III. A  4 VIZ DU BARON bation des gens éclairés & intègres. Cette refpeflable nation me donna tant de preuves d'une joie iincére & d'une véritab'e confiaiice, que ma plume ne trouve point d'exprefilons propres a lui témoigner toute 1'étendue de ma reconnoiffance & a infpirei en même tems a mes héritiers de fe rendre dignes de fa bienveillante eftime. Le peuple m'accompagnoit partout avec un air d'amitié & d'admiration, qui n'efl accordée qu'a ceux qu'on regarde comme les pères de la patrie. C'eft fans doute a la manière avec Iaquelle on m'avoit enlevé mes grands biens en Efclavonie, ou peut - être aux fervices de mon coufin, & furtout a mes écrits, que je fuis redevable de cette fatisfaftion, que je n'oubÜerai jamais. La majeure partie des Magnats me fit les mêmes honneurs. L'armée me donna auffi partout des preuves d'amitié & de.confiance. Telle eft la récompenfe d'une fuite de procédés nobles, & tels font les effets de la noble fenfibilité d'un peuple qui connoit le mérite de la vertu & de la fermeté. Ce n'efl: point que je veuille m'enorgueillir: je cherche plutöt a témoigner ma reconnoiffance & è recommander ■♦mes enfans a ceux qui peut-être jugeront après ma mort, & décideront fur les biens qu'on m'a enlevés en Hongrie. Quant i moi, je fuis fatisfait, fi on daigne me plaindre, & m'envifager comme un martyr de la vérité, que j'ai mife intrépidement au jour dans toutes les occafions. II  DE TRENCK. 3 n'eft perfonne en Hongrie qui dife, on a rendu juftice a Trenck, excepté ceux dont 1'intérêt perfonnel fouffriroit , fi on me la rendoit jamais, & probablement elle ne me fera pas ren due; mes droits ont vieilli; les décifions de la cour enchainent le jugement des hommes intégres, & les poffeffeurs de mes belles terres font trop puilTans & trop étroitement liés avec mes ennemis accrédités, pour qu'il me refte 1'efpoir du plus léger avantage. Dieu le fait! je fouhaite d'un cosur vraiment patriotique , que toutes les families enrichies des biens de celle de Trenck, foient capables de rendre, & rendent en effet a 1'Etat autant de fervices, que les Trenck appauvris & chaHés d'Hongrie en ont rendu, ou qu'ils cn auroient pu & voulu rendre, fi on avoit encore a tems connu leur valeur, leurs vues & leur bonne volonté. Et comme, fuivant toute apparence, je ne verrai plus dans ce monde ceux de ce pays qui m'eftimoient, je prends congé d'eux dans cette feuille, & je faurai finir ma carrière, de manière a mériter une bonne renommée. Dieu veuille les faire profpérer, & bénir tous les amis fincères de la patrie; qu'il préferve aufli tout Hongrois de probité , de calamités femblables a celles que j'ai foutenues, en foupirant, fans pouvoir «ue défendre. II eft a remarquer qu'on mettoit les Croates au nombre des peuples non policés. A Vienne, au contraire, on ne devoit trouver que gen? A 2  7 ral, étourdüTent 1'adepte , mais ils ne pré judicient point au véritable favant. En attendant, Ie récenfeur & I'imprimeur de ces écrits fatyriques gagnent autant qu'un bon auteur, parce que celui qui achètedes livres favans, lit auffi volontiers des écrits malins & détrafteurs. On eft curieux de voir des tacbes dans le foleil: on fe perfuade qu'on les a vues a 1'endroit oh 1'habile aftronome dit les avoir obfervées. Les fcrupuleux grammairiens, les directeurs de virgules, & les compteurs de fyllabes, font les êtres les plus ridicules pour celui qui ne fonge qu'a écrire des penfées & des principes de fcience. H fat" que cette efpèce d'infefte gagne aufli fa vie; mais ils engendrent des chenilles.qui dévorent la fleur & le fruit. Qu'arriyeroit.il, fi le jardinier abandonnoit Parure, & le rendolt par - la infruftueux pour toujours. Mais ce feroit pis encore, fi 1'imbécile 1'arrachoit pour lui fubftituer un rejetton d'épine. Après cette réflexion , bien permife i un auteur défintéreffé qu'on offenfe, je reprends la fuite de mon hiftoire. Je partis le 5 janvier de Vienne, & j'arrivai a Prague. J'y fus a-peu-près accueiüi comme en Hon» grie; on avoit lu prefque partout mes écrits. Le bourgeois me témoignoit de l'amitié& de lacompaflion, & les grands du pays me combloient de marqués d'eftime & d'alFeflion. Je remercie auffi refpeftueufement le beau fexe de la confidératio» A 4  8 vie Dtf ■mos dont il a daigné m'honorer. Ce genre de fentiment noblc envers un vieillard fait honneur aui habitantes de cette ville. Je fouhaiterois de tnut mon cffiur que tous les jeunes gens aclifs & fenfibles puffent avoir occafion de fe former a une iï bonne & fi agréable école, Iorfqu'ils deviennent capables de fe concilier & de conferver la bienveillance du beau fexe, cc que leur cceur, afFermi par la teudreffe, fait jouir des charmes d'une douce & vertueufe converfation. Ce commerce louable avec les femmes, élaborera leur efprit , formera leurs mceurs & naturalifera en eux ces bonnes qualités. Heureux eft 1'homme qui tombe en de fi bonnes mains! Depuis que je connois Prague, je pourrois bien y choifir ma focieté, mais ma deftinée m'oblige de ra'éloigner d'une ville oü la converfation des hommes m'auroit peut • être fervi de baume pour mes vieilles bleflures, oü j'aurois pu finir doucement ma carrière, & oü j'avois Iieu d'efpérer, par 1'expérience de femblables vieillards, pour qui il fembloit que tout plaifir fenfuel füt mort, de trouwer encore des avantages réels dans la vie fociale. Voila ce que ma véracité & ma reconnoiffance me dictent. J'y ai aufli trouvé des hommes d'Etat, des patriotes & des favans, tels que je n'aurois pas cru qu'ils euffent exifté dans Prague. Je les y ai vus, je les refpefte, & fouhaite au Monarque le bonheur de trouver par tous fes  VlE DO BARON Etonné par cette déclaration publique, je lui demandai 1'expücation de cette énigme; il répondit: „ Dans votre malheureux tranfport de Dan„ ziek a Magdebourg en 1754, je vous ai efcor„ té, mon cher Trenck,en qualitédelieutenant: „ en chemin je renvoyai mon détachement, & „ je vous conduifis feul, contre mes ordres „ recus, dans ma voiture ouverte; je vous „ fournis même 1'occafion de vousévader; vous „ pouviez le faire, & vous ne fites rien. Je „ n'ai connu qu'après, le tlanger que j'ai couru, fi vous aviez penfé moins noblement. Ma „ perte étoit infaillible, fi ma négligence avoit „ privé le Roi d'un piifonnier qu'il croyoit fi dan-„ gereux ft fi coupable. Je vous remercie donc „ publiquement de m'avoir ménagé, & je fuis }) votre affectionné ami." Si mes Iefteurs fèrappellent Ie premier volume de mon hiftoire , ils fe fouviendront de cet événement: mais quandj'en écrivois le récit, je ne favois pas encore que le brave homme, qui penfoit alors fi favorablement pour moi, dót être le Général aftuel de Prittwitz: mais que mon procédé d'alors, dans une pofition il critique, émanat uniquement de ma grandeur d'ame, c'eil ce qui reftera douteux pour tous ceux qui ignorent que j'aurois aufli pu me fauver de la prifon, fi j'avois voulu tromper ceux qui fe ioient £ ma probité. A Glatz, j'allois a I*  DE TRENCK. 15 duffe, quoiqueprifonnierd'état; un ami prenolt ma Place dans le lit, ft je reveiois en galant homme a ma prifon: mon procédé a cette occafion eft connu a Magdebourg; j'ai montré dans toutes les circonftances, qus je ne voulois pas que mon bien-être dépendtt du malheur d'autrui. je ne fais moi-même fi dans mon ttanfport de Dantzick, la grandeur d'ame y fut pour quelque chofe. L'efpece de confiance avec laquelle on me traitoit, meraffuroit; ma confcience ne me difoit pas que je duffe être enchainé a Magdebourg Bref, il étoit écrit aulivre des deftinées, que je ferois martyrifé par une prifon de dix ans. Si pourtant je 1'avois prévu, je me ferois peut-être évadé, & le Lieutenant Prittwitz étoit perdu fans reffource. , En toutes les occafions, j'ai donné fans contredit des preuves d'une prompte réfolution, & même de témérité, dans les plus grands dangers. Dans ce voyage feulement j'étois affoupi, & je me laiffai conduire a la boucherie comme un agneau ftupide. C'eft ainfi que la deftinée des hommes eft ourdie; Ia trame eft incompréhenfible, & nul nè peut en rompre les chainons; die eft une énigme éternelle pour 1'homme fans prejugé. Pourquoi étois-je froid & indécis dans le plus dangereux moment de ma vie, & tout-è-fait infcnfible, a 1'inftant oii je pouvois opter entre Pemprifonnement ft laliberté? Que les penfeurs en recherchent la caufe; ils  16 VIE DU BARON fe perdront, comme moi, dans ce Iabyrinthe.' Pourquoi un foldat réellement brave, qui s'eil expofé a tous les dangers en cent occafions, eftil quelquefois auffi irréfolu que la plus timide femme ? D'oü vient que la bravoure d'un homme naturellement courageux eft pourtant journaliere ? Notre nourriture opére difFéremment fur nos nerfs, fuivant la différente nature de fon fuc; ou plutót Ie mëcanifme du corps gouverne notre volonté, felon que notre eftomac a digéré ce fuc. Voila les caufes mécaniques- Mais quelle impulfion nous porte malgré nous au hut pour lequel nous fommes deftinés ? Qu'une tête plus éclairée que Ia mienne en découvre la caufe; qu'elle ait recours i 1'ange gardien , ou aux feétateurs du vifionnaire Schwedenborg. Après avoir été préfenté a la cour, j'obfervai le cérémonial ordinaire, & Ie Prince Reufs, Envoyé impérial, me préfenta a tous les Miniftres, tant étrangers que Prufliens, & me conduifit dans toutes les maifons oii 1'on avoit"coutume de faire des vifites. Je fus recu des Princes. Royaux, de leurs Majeftés les Reines régnante & douairière & dans tous les palais de la familie Royale,avec tant de marqués de bonté & d'eftime, que j'en conferverai un éternel fouvenir. Son Alteffe Royale le Prince Henri, frere du grandFréderic, me donna une audience particuliere ; il s'entretretint longtems avec moi; il me  OETREÏïGK. *? fit 1'honneur de me plaindre vivement fur' ines malheurs, & m'aflura de fa proteftion pour IV venir; je fus invité au concert particulier & au fouper de la cour. . Te fus également bien recu au palais de fort AltelTe Royale le Prince Ferdinand: j'y fus fouvent invité, tant a fa table, qu'a 1'afTemblée. Soa époufe daigna sïntérefler au récit de mes aven- ^'Ïa maifon de ce Seigneur eft une vérïtablê école d'éducation pour de jeunes Princes, & Ia patrie a lieu d'en efpérer d'heureux fruits. Ces jeunes Seigneurs font deftinés a 1 état militaire, & leur corps eft endurci & préparé d'avance aux fatigues, qui font ordinairement e partage du fimple foldat. Ils montent a cheval, nagent, & font expofés a toutes les intempénes des faifons: auffi croiffent-Üs comme les cedresdu Liban, & leur ame tend a s'éleved Ma plume ne fut jamais fouillée par Ia vde fiatterie. J'honore la mere clairvoyante qui n'éleve point des fainéans hautains, mais des Princes a la patrie. , . , & Heureux 1'Etat, oit les Princes favent qu il n eft pas leur bien propre.maisqu'ilsy font pour le rendre heureux. La verge de fer du pouvolr arktmre nous fouetteroit elle encore comme des efclaves, fila balTeffe ii'avoit pas empoifonné le lait de nos mères, & fi le nombre des plus fages pouvoit fruc< „eufementopérer fur PeiTaim d un peuple rampani? Tmt UI. B  S3 VIEDUBAROW Patience... En attendant, il eft incnnteftable qu'un Souverain , chéri de fon peuple, le rend , & fe rend lui-même bien plus heureux que le puiflant tyran, qui ne veut qu'étre craint. Ma joie fut extréme a Berlin. Lorfquej'entrai a la cour, des troupes entières de bourgeois étoient raffemblées aux portes, & quand quelqu'un leur eut dit: voilé Trenck, alors ils me crioient: „ foyez Ie bien arrivé dans Ia patrie 1" Plufieurs me tendoient Ia main, & leurs yeux humides ne me laifibient pas douter de leur joie. Combien n'ai-je pas vu de fcènes de cette efpece dans toutes les fociétés de cette ville? TJn malfaiteur, auquel on a fait grace, n'eft point ainfl traité: cette récompenfe n'eft due qu'aux juftes, & je Pai recue dans tous les Etats de PrufTe. O monde ! monde trompé 1 féduit par les apparences, gouverné par des préjugés , quelle eft ta gloire, quelle eft ta honteufe foibleiTe; grand , lorfque le Prince qui te gouverne, eft bienfaifant & jufte; barbare , lorfqu'il eft infenfible : ce n'eft jamais que fur la voix du mattre que font fondés tes jugemens. Il n'a jamais exifté fur la terre un exemple plus frappant de cette vérité. Je portois a Magdebourg de pefantes chalnes fcellées dans le mur; j'y languis pendant dix ans ; j'y fouffris tous les mau i., la faim, Ia mifere, le froid, la nudité, le ï&épris: pourquoi? paree qu'un Roi trompé me crut coupable. Par la fuite, quand il reconnut  B E T R E 9 C KV JJ fon erreur, ce fage Roi ne put foutenir 1'idée qu'on put lui reprocher d'avoir jugé trop précipitamment;fon cosur fe pétrifia jufqu'a Ia cruauté. Prefque tout Ie monde favoit alors que je fouffrois innocemment, & que je n'avois commis aucun crime. Cependant chacun crioit: crucifiez! Et pourquoi ? paree que ma condamnation émanoit de Ia bouche de Frédéric, paree qu'il Ie vouloit ainfi. Mes propres parens étoient honteux de portermon nom. On fit un procés erfminel a ma fceur, pour avoir voulu me fecourir> perfonne n'ofoit dire tout haut qu'il füt mon ami, que j'étois digne de compailion, encore moinsque le Roi s'étoit trompé... Bref, j'étois Ie plus méprifé ft le plus abandonné de tous les hommes de la Pruffe. Si j'étois mort pendant mon martyre, on auroit écrit ce honteux épitaphe fur ma tombe: „ Ci git qui fut indigne de fa noblefle, le „ traitre & méchant trenck." Le Roi Frédéric eft mort; la fcène a changé. Un nouveau Roi eft fur Ie tróne, & j'arrive ï Berlin comme un autre perfonnage L'hiftoire de ma vie parolt au jour avec moi; les témoins oculaires de mes malheurs vivent encore; ils rendent hautement hommage a Ia vérité, ils m'embrafient amicalement, & Ie mépris général devient la fource de 1'eftime & de 1'admiration publique. Les grands du royaume, qui pendant tr§nte £ 2  '90 vikdu baros ans, quand Frédéric vivoit, ne me croyoientpas digne de leurs regards, qui ne pouvoient fe perfuader que je méritaffe quelque compaflion , m'embraffent & me félicitent; C"eft que Frédéric GuiU laume m'a rendu juftice, ft que Frédéric git au tombeau dans 1'impuuTance de l'empêcher. Je fuis pourtant le même homme , que j'étois il y a quarante ans. Sont-ce nos aftions qui fixent le prix de 1'homme? Lft-ce la vertu qui décide du malheur & de la récompenfe du jufte ? Non eertainement, furtout dans les pays, oït le pouvoir psrfonnel eft dans fa force. Frédéric étoit fans contredit le plus prudent, le plus clairvoyant des Princes de cette efpece en Europe; il étoit aufli Ie plus volontaire & le plus infenfible, quand il trouvoit de Ia réfiftance ou qu'il vifoit a établir fon infaiillbilité. La défiance des autres & de foi-même, eft uns vertu chez ceux qui affettent de ne pas vouloir être trompés aufli grofllérement que les hommes crédules & peu éclairés. Combien 1'abfence de cette vertu n'ouvre-t-e!lé pas de portes a la malignité pour faire foufFrir 1'homme de bien ? Quel fon affreux que le mot ©rd re, pour 1'oreille du malheureux dont on refufe d'entendre la juftification! Qu'on emploie le mot ukofe en Ruffie, ou bien ceux de très-grac'mife réfolution de Ia cour; ce qui eft Ie ton doucereux d'une mère bienfaifante, Toutes ces formules ne font toujours que i'ordre irréfiftibje du gou-  BE TRENCK. vernement général dans une monarchie guerrière. Maudits foient les flatteurs de cour , qui cherchent è perfuader a leur Dieu faillible fon infaillibilïté, et qui lui impriment de faux principes fur la loi... Ils font entendre a leur Souverain qu'il eft au deffus des loix , que les Etats qu'il gouverne font fon patrimoine, que le fujet ne doit efpérer Ia juftice que par une grace fpéciale, & qu'il doit ramper pour 1'obtenir. Les priéres que tous les coeurs droits adreflent J Dieu, ne devroient tendre qua obtenir, pour le bien public , notre droit d'homnes. ISIous devrions généralement nous efForcer a 1'envi, finon de limiter le pouvoir abfolu, au moins de le montrer dangereux & méprifable aux yeux mêmes de ceux qui règnent fur nous. ï>!as prêtres devroient offrir fur 1'autel de purs facrifices, quand un Prince bienfaifant abjure tout acte de defpolifme. Malheur au Souverain qui eft tourmenté par Paviriité des conquêtes! Malheur au pays , oü un Don Quichotte veut lutter contro des géans, & fe battre avec les moulirs a vent! Malheur au peuple qui eftobligé de répandrefon fang pour de folies forfanteries, ou qu'on fait fervir a rendre d'autres peuples malheureux! Malheur enfin'au Monarque, qui veut feulement être rwdouté par des efclaves, qui aime mieux punir, B 3  DE TRENCK. 27 tente de l'autre, fi toutefois elle peut contribuer k Ia tranquillité que je defire. Mes voiles font abattues, les tempêtes ne m'agiterom plu. d,n< a mer du monde, & je cherche afbetlement Ie port, dans lequel mon navire fatigué doit refter a 1'ancre. ... Je fais done publiquement ferment de nejamais me mêler d'aucune querel'edu monde; il m'eftégal que le bolteux refte éternellement botteui; je ne cours après aucun tit're ni aucun emplui de cour; je ne veux ni éclairer ni rendre défiant ou prudent aucun Prince; je ne me montrerai ni dans le cabinet ni dans Pantichambre; je ne commanderai en aucune place de parade , & je ne ferai trés foumis ferviteur d'aucun Feld-Maréchal. Te veux refter inconnu dans le coin que j'ai caoifi; tranquille fpedateur de notre théatre du monde oü j'étois au rang des Garrik & des Scbroeder", lorfque j'y jouois mon róle. Perfonne ne me délogera, lorfque mes forces feront épuifées, & qu'un repos mérité me retiendra dans un fauteuil Je ne veux rien blamer ni louer par intérêtperfonnel, mais fimplement remercier d'un cceur fincère ceux qui auront contribué a mon repos, ft qui voudront bien folliciter en ma faveur, tant a Vtenne qu'i Berlin , quelques récompenfesde mes fidèles travaux, ou^m'obtemr quelques dédommagemens de ce que j'ai perdu. Je ferai des chanfons en 1'honneur de ceux qui  VIE DU BAROK ple d'Europe;il ne fait nulle pait meilleur qu'ici; on a partout quelque füjet de déplaifir , mais vous avez un Roi qui n'eft ni defpote, ni avare, ni cruel. H defire & veut Ie bonheur de fon peuple dans fes habitations paifibles, &, s'ü fe trompé quelquefois, fon cosur n'a certainement point de part au mal ; mon honneur en eft caution; ft l'on fait que Ia flatterie n'a jamais fouillé ma plume. Comme Pattention de toutes les cours d'Europe eft aujourd'hui fixée fur celle de Berlin, & qu'on veut partout favoir fi Frédéric - Guillaume faura conferver le grand édifice d'état élevé par Frédéric, je ne dirai pas ici ce que j'en penfe, mais je rapporterai uniquement ce que j'ai vu, & que je peux écrire fans crainte d'être accufé de menfonge, II ne manque certainement en PrufTe ni d'habiles architectes , ni d'ouvriers intelligens & zélés, ni de favans dans les écoles; le plus ardent patriotifme enflamme tous les cceurs; on connoit ce que Frédéric-Guillaume a mis du fien dans cette favante machine, & vraifemblablement il cherchera a la tenir a cette hauteur On ne doit pas craindre que la confufion de? ,'angues qui interrompit la tour de Babel, vienne troubler Ie grand fyftême; ft c?ux qui voudroient le détruire, auront bien des diificultés a furmonter; le lout eft encore auffi folide que du tems de Fré.  D ï TREHCK. 3ï ééiic ,& 1'artillerie eft partout bien placée pöur détourner les orages. Hertzberg travaille encore dans Ie cabinet; il penre, U écrit, il agit comme il faifoit quelques années auparavant. Le Roi veut qu'on rende juftice a fes fujets, 'ft il punit plus févérement ceux qui Ie trompent, que fa grande bonté ne permettoit de 1'efpérer. Le tréfor eft plein; 1'anuée eft toujours la même; fuivant toute apparence, les richeffes, 1'induftrie & la population augmenteront, au üeu de diminuer. Qu'on favorife feulement le comtnerce par des traités bien réfléchis avec les nations étrangeres, 1'utile induftrie par des récompenfes; qu'on bannifle tout monopole, qu'on maintienne les denrées a un prix modique, qu'on protégé les fabriques, qu'on ne pille point 1'ouvrier par des impóts exorbitans,, qu'on récompenfe le travaü & la vertu, qu'on punifle avec juftice, que Ia douceur & la bonté fe manifeftent partout, qu'on ne fouf. fre aucune violence de confcience, qu'on ex-j empte tout étranger de Ia milice, que les promefles foient facrées, qu'on ouvre alors toutes les frontières, il n'y aura que les vauriens & les méchans qui fortiront.ft des effaims de gens de bien, pour fe fouftraire a des fléaux, quitteront leur patrie ft accourront dans les Etats de Prufle, oü 1'honnéte artifan fera afTuré de fa récompenfe &de Iajouiffance des fruits de fon travaü-  34 VII SU BAROK grades d'honneur, Celui qui trompera un parelt prince, méritera un doublé chatiment. Faiïe le ciel que fon ame royale trouve partout la paix 1 & puiffe fon peuple mériter toujours un pareil gouverneur & fe montrer digne de lui! Après cette première audience, il me fit encore appeller une fois; il me paria beaucoup & m'afferrnit dans 1'idée que mon premier entretien avec lui m'avoit fait concevoir. Auffi fuis - je perfuadé que, fans préfomption, je le connois fous tous les rapports. Le n Mars, je lui préfentai de nouveau, dans une audience particuliére, mon fils, que j'avois deftiné pour fon fervice. II le nomma auflitót officier dans le régiment des dragons de Pofadowsky, ainfi que je 1'avois demandé. On fait combien il eft rare dans ce fervice qu'un jeune homme foit nommé officier, fans avoir paffé par le grade de porte - enfeigne. Ce fut donc une grace particuliére, cc il a lieu d'efpérer mieux d'après la promeiïe de fon Souverain. J'ai déjè eu la fatisfaétion de le voir pa.Ter Ia revue a Welau, cc fes chefs efpèrent beaucoup de fon zèle pour le fervice. J'ai donc préfentément un fils au fervice d'Autriche, dans Ie fe« cond régiment de carabiniers, & un autre dans le premier régiment de dragons en Prufle. J'ai fur ce point rempli mon devoir de père. Le tems fera connoitre dans leque! de ces deux pays le nom de Trenck fera le plus confidéré, ou le-  33 VIE DU BAROK combattre contre la perfécution, la haïne per» fonnelle, les trompeurs, les détrafteurs, les impofteurs, les rufes eccléfiaftiques, les curateurs, les rapporteurs, les avocats, contre les méchans qui étoient en crédit, & de palier ma vie dans 1'inquiétude & le danger. II eft i remarquer que pendant quarante-deux ans, il n'eft mort qu'un feul officier des huit, qui, en 174S, fervoient avec moi dans les gardes du corps. Le lieutenant-colonel comte de Blumentbal eft vivant a Berlin; M. de Pannewitz eft commandeur de 1'ordre de Malthe: ils m'ont embraffé tous deux amicalement; ils favent tous deux comment Jafchinski me rendit malheureux. M. de Wagenitz eft lieutenant - général a Caflel. Celui - ci campoit avec moi; il fut & vit tout ce qui m'eft arrivé; Kalckreuther ft Grothufen vivent dans leurs terres, & Jaschinski lui • même vit er.core a Koenigfberg; mais connu & méprifé, & dans fon fauteuil, comme un vieillard exténué , rongé de remords & d'infirmités, Je ne lui ai point fait de vifite; je fuis même perfuadé qu'il ne defire pas de me voir. En attendant, au lieu de Ia punition qu'il méritoit, il a joui depuis quarante ans d'une penfion de, mille écus, ft par conféquent coüté quarante mille écus a 1'état. Je ne parus pas è Berlin comme un malfaiteur, auquel on a fait grace, mais comme un homme dont Ia jufte caufe eft aujourd'hui mife  DE TRENCK.' 3? devant les yeux de 1'Europe entiere par Ia vole de l'impreflion. Le monarque régnant a appofé le fceau a ma juftification, par Ie moven de la grace dont il m'a pubüquement honoré. J'abandonne au tems & au noble fentiment d'un fouverain clair-voyant a pourvoir è ce qui me manque encore; il eft libéral; j'ai trop de raifons d'être fier pour mendier avec les néceffiteux. Frédéric, mon perfécuteur, eft dans la tombe; il ne peut me rien rendre de ce qu'il m'a pris. Mon hiftoire feroit fur fa mémoire une tache inefta^able , fi je voulois me venger des morts: on fait que, quoique fage roi, il fe laiflbit quelquefois gouverner pas des paffions, & qu'il pouvoit alors être trompé par la vraifemblance. Dans ce cas, il ne croyoit pas que Iedroit d'un feul homme valüt de fi longues per-, quifitions. Relativement 4 moi, il reconnut certainement fon erreur. Son cceur me rendoit juftice, & probablement il me plaignoit de ce que la chofe avoit été poulTée trop loin ,& de ce que fonhonneur ne lui permettoit pas de s'abaif> fer jufqu'i fe dédire. Terrible principe pour un fouverain! Frédéric, qui étoit irrécon» ciliable, lorfqu'il croyoit fon honneur offenfé , git impuilïant dans le tombeau. Mais on ne trouvera point de poteau d'infamie oü repoferont mes os: & mon épitaphe fera: „ Quel „ dommage! qu'on ait connu trop tard 1'hon- nête Trenck, tant pour lui que pour nous." C 3  38 tie du üarow" Depuis que je fuis dans ce pays, & que je n'y jouis de rien , fi ce n'eft des marqués de Ia plus fincére amitié, Msflieurs les gazetiers ont écrit , probablement dans de bonnes vues & pour me faire plaifir, toutes fortes de nouveau, tés a mon fujet, qui font toutes faufles. . On ï écrit que j'ai obtenu une forte penfion a Berlin; je dois afTurer , fur mon honneur, que jamais je n'en ai follicité. On a même dit que I'ainée de mes filles étoit gouvernante des jeunes Princeffeï a la cour. C'eft fans doute une épigramme de quelque correspondant badin, puifque mon ainée n'a que quinze ans, & a elle-même encore hefoin de gouvernante. Peut-être aufli que ces Meflieurs croyoient me rendré fervice, en annon?ant ce qui devroit de droit arriver. Qu'ils 1'aient fait par animofité, reffentiment, inftigation, en vie de me nuire, ou par bonne volonté ct par un defir favorab!e,je déclare que cela nem'a point fait plaifir, & j'aimerois beaucoup mieux pour ma tranquülité qu'on m'eftimat moins, & qu'on me laifiat faire valoir fans bruit mes avantages, de crainte que les méchans ne cherchent a me tenir éloigné. Qui dit la pure vérité aux Souverains, ou qui n'applaudit pas aux paflions de leurs favoris, ne peut nicher dans les cours, oü il n'éclót que de jeunes vautours pour dévorer les colombes fans défenfe, oü les pernicieux moineaux font con-  j»E TRïNCK. 39 fidérés comme d'agréables chanteurs, & oü le noble roffignol ne peut chanter facomplamte que dans !a cage. Je recevois prefque tous les jours des lettres de félicitation da toutes les provinces d'Allemagne; des Iettres d'inconnus, oü Ie cteur parloit; des lettres qui feroient un volume, & qui mériteroient d'être connues. La publicité de lb> ftoire de ma vie a excité 1'attention générale. Je remercie tous ceux qui m'ont rendu juftice: les douteurs & les critiguem feront eux-memes bon» teux, ft lus avec mépris, quand la fuite fera connoltre que je n'ai écrit que la vérité. Que mon hiftoire préfenté plufieurs invraifemhlances, qu'elle refTemble plus a un roman qu'a une biographie impartiale; ce n'eft pas ma faute, fi j ai effuyé des accidens incroyables. II n'y a qu'un faux favant qui trompe fes lec teurs: un préfomptueux écrit pour fe donner un ton de grandeur; un famélique auteur pour arracherdu pain aux libraires; un méchant, qui a été corrigé avec juftice, veut paroitre honnête & mafquer fa turpitude: aucune de ces raifonsne m'invita a écrire; c'eft juftement pour cela qu'on me félicite de toutes parts. Qu'on me permette de placer ici une de ces lettres, avec ma réponfe ; elle me fut écnte de Halle par le digne & favant profeffeur M, Bahrdt. La voici; C 4  >I IHSC1. jï Tal par Soldin è Schildberg, chez M. deSidau,' qui avoit époufé la fille de ma fceur de Waldau, dont j'ai fouvent parlé dans Ie premier volume. Je trouvai en lui un galant homme, qui avoit rendu heureufe la fille de cette fceur, tombée dans le malheur pour avoir voulu me fecourir dans le mien: je fus recu è bras ouverts, ft depuis 42 ans je vis pour la première fois des parens & alliés. Avant d'y arriver, j'eus un plaifir imprévu a...., celui d'embraffer le général Kowalski. Ce digne homme étoit lieutenant de Ia garnifon de Glatz en 1746, & témoin oculaire lorfque jefau. tai en bas du rempart. II avoit lu mon hiftoire, dont il connoiffbit d'avance les événemens principaux. Voila un témoin refpe&able de mes mal* heurs, fur qui je puis compter, & auquel je puis renvoyer ceux qui ont douté de Ia fidélité .de mes récits, relati vement a mes entreprifes de Glatz, peut-être uniquement, paree qu'elles paroiffent d'une exécution difficile & d'une témérité incro» yable. De-Ia j'allai a Landsberg fur la Warthe; j'y trouvai mon beau-frère le colonel de Pape, commandant du régiment de Goetz, dragons, quï avoit époufé ma fceur en fecondes noces. J'y pas* fai auffi un jour de joie; tout Ie monde me féllcita de mon glorieux retour dans Ia patrie, & faifoit des vceux ardens pour ma félicité. Je trouvai des parens dans prefque toutes les garnifons: on me rctenoit partout. II eft certaia D a  DE TRENCK. 53 csndres vous foient chéres & ma mémoire en vénération. Je vous lahTe mes enfans: voyez en eux la régénération de ma probité, & diftinguez-les des enfans de ceux qui n'ont rien fouffert, ni rien perdu dans la patrie. Je fis a Berlin une découverte qui m'a éclairé fur une erreur qui fe trouve dans le premier volume de cette hiftoire. Lorfque je i'écrivis, je croyois par un faux avis, que le ci-devant mal're de pofte général de Derfchau a Berlin , étoit frère de ma mère, & juftement celui qui, en 1742, fut grand conftiller a Glogau, & enfuits préfident en Oftfrife. Je me fuis trompé; ce Derfchau, frère de ma mère, eft encore vivant, ét préfident a Aurich en Oftfrife Le maltre de pofte général étoit fils du vieux Derfchau, qui mourut général , ct qui n'étoit qu'un coufin éloigné de ma mère. Le jeune Derfchau qui a un régiment a Bourg, n'étoit pas non plus frère de ma mère, mais feulementcoufin-germain : une de leurs foeurs avoit époufé le lieutenant-colonel d'Oftau, dont Ie fils, préfident d'Oftau, demeure préfentement a Lablack en Pruffe, dans fes terres. J'ai dit ceci pour 1'édification d'un homme, qui, a caufe de cette légère erreur, caufée par mon ahfence de la patris depuis quarante-cinq ans, en tiroit avantage pour perfuader que toute món hiftoire étoit controuvée. Après un éclairciffement, je corrige cette erreur, ct croyez qu'aucun Derfchau n'a fieu d'être honteux. de D 3  54 T I I DU BAROK 1'alliance des Trenck, qui depuis trois eens ans fontliés avec les plus anciennes families dePrufTe, fc qui ont donné des preuves d'une véritable nobleiTe de cceur dans toutes les hiftoires de la patrie. Je me fuis auffi trompé , lorfque dans la nar; radon de ma fuite de Glatz, j'ai foupgonné un certain lieutenant de Mollinie de m'avoirefpionné a Braunau,& enfuite vendu au général Fouquet. Non, cet honnête homme exifte encore capitaine dans le Brandebourg; ce foupcon I'avoitaffefté, il s'eft pleinement juftifié: je lui fais donc publiquement excufe; il étoit, & il eft encore mon ami; & celui qui m'efpionna alors, eft le capitaine de Nimfchofsky, du régiment de Fouquet, mon propre coufin.qui me vint voir èBraunau, fous Ie mafque de I'amitié, & me trahit en effet. • J'ai regu auffi une fingulière lettre d'un certain lieutenant de Brodowsky : cet homme extraordinaire fe trouve offenfé dece que j'ai placé fa mère dans mon hiftoire, & il exige une rétra&ation. Mais ,hélas! je ne dois pas révoquer une vérité , qui ne peut offenfer perfonne, & jufqu'ici les menaces de toute efpece ne m'ont point fait trembler. Mes lecleurs voient bien que 1'honneur de Madame Brodowsky d'EIbing, n'eft certainement pas compromis, lorfque je dis que je ne lui étois pas indifferent. M. Samuel Brodowsky étoit mon précepteur dans la maifon de mon pere i il fut fait auditeur  DE TRENCK. Sf dans le régiment de Go'tï è Elbing; je Py trou-* vai en 1749, il me fecourut enhonnêtehomme,' me garda dans fa maifon , & alla lui-même jufque3 chez ma mère pour me procurer de prompts fecours. Ce ne fut donc jamais mon intention d'of-' fenfer cet honnête homme de fon vivant, encore' moins après fa mort. Son époufe étoit jeune,' viv'e & belle ; le mari étoit vieux , indifférent j & fe mêioit de jargonner fcience. Celui qui connoit le monde, les hommes & leurs pafïïons, ne foutiendra certainement pas qu'il exifte une familie de prince fur terre, dont les mères, en remontant jufqu'a la dix-huitième génération, n'aient pas enté quelque tige étrangere fur 1'arbre généalogique de leur illuftre familie. Je n'ai non pius jamais óuï - dire, qu'un3 fils doive fe croire offenfé, paree qu'on dit que fa mère étoit aimable ft qu'elle avoit un amt jeune a cóte de fon vieux mari. Ma mère avoit auffi un amant, mais après quarante ans je ne veux point foutenir qu'elle ait pü être abfolument infenfible. Un mauvais fujet feul peut médire de fes amis trépaffés; & les dames d'Elbing de ce jour, qui ont encore connu perfonnellement Madame Brodowsky, il y a quarante ans, attefteront difficilement avec ferment, qu'elle n'a jamais aimé. Ceux qui Ie prennent en mauvaife part, ignorent quel férieux débat j?eus avec M. le général de Goltz, a caufe de cette maifon, paree qu'il étoit D 4  ft VIE DU BAROS ver, par les acres de Ia procédure qui font en mes mains, & par Jes protocoles judiciaires, que? tout ce qu'il écrivit a ce fujet, eft vrai. 11 fut envoyé au Spielberg, paree qu'on avoit beaucoup è craindre d'un homme offenfé, qu'on fa» voit capable de tout entreprendre. II y mourut défarmé & viftime de 1'iniquité de fes juges. Tel eft mon devoir, quoiqu'il foit mort moa plus grand ennemi perfonnel & 1'auteur de toutes les calamirés que j'ai foufferies. J'ai appris i connoltre tous fes ennemis , mais trop tard pour Ie malheureux Trtnck. Mais ctux qui ont partagé fes biens, qui I'ont tué, pour s'engraMer de fes dépouilles! . . . Jufqu'ici on n'a pas vu fortir de leurs families des têtes de Trenck pour 1'état, & l'on auroit de la peine a tirer rien de noble de leur cceur. Profpérez, vos excellences, dans les graces du fouverain & des ma» gnats!. . Tous ces titres ont été payés de la caiffe de Trenck: mais de fauver 1'honneur de moncoufin, giffant dans !a tombe, toutes vos cabales & protedtions de families, vos richefTes & votre crédit en cour, n'ont pu m'óter ce droit. J'ai écrit hardiment, & prouvé que Trenck avoit été pillé par vous; qu'il a fervi la maifon d'Autriche comme un honnête homme, avec fidéiité & zèle , non pas fur la place de la parade, ni dans Ia chambre judiciaire; mais qu'il a, 1'épée a la main pour la patrie, joué le róle glorieus  DE TEIKCK. 79 cTun foldat; qu'il a été la viftime de l'envie & du pouvoir de gens, qu'on n'auroit pas dü plL nipotentier, pour juger du mérite & de la probité. Enfin, il eft mort!. . Mais fi quelqu'un fur la terre ofoit me reprocher en face, qu'autrefois un Trenck Hongrois ou Prufiien fut capable de trahir, ou qu'il méritat punition a Vienne, ou a Berlin, il ne me cherchera pas longtems, fans apprendre qu'il nous a été fait injuftice a tous deux. Après ce préliminaire, je commence ma narration, d'après le plan que j'ai indiqué. Le père de Trenck étoit avare, un vieillard ufé, mais un bon homme. Le fils, au contraire, un jeune foldat, ardent & indompté, auquel il falloit de 1'argent pour vivre a fa fantaifie. 11 fit beaucoup de tours amufans, comme il fervoit en qualité d'enfeigne dans un régiment d'infanterie dont j'ignore le nom. II alla chez un receveur des biens de fon père & demanda de 1'argent. Celui-ci refufa d'endonner ; Trenck lui fendit Ia tête d'un coup de fabre. Cette affaire lui attira un grand procés; mais la guerre venant a fe déclarer en 1736, entre les Huiles & les Turcs, il forma, avec la permiflïon de la cour de Vienne, un efcadron de huffards & entra avec lui au fervice de Rufile, contre la volonté de fon père. 11 fe diftingua beaucoup dans cette guerre, & mérita Ia protecïion du Maréchal de Munich  ït> VlEDUBlHOH il fit contre les Tartares des coups de partifan auffi heureux que téméraires, qui lui firent une xéputation dans 1'armée, & a Ia fin de la campagne il füt nommé major. Dans une occafion oü les Turcs efcarmouchoient devant le front ft que fon régiment étoit en tnarche, Trenck appercut un inftant favorable pour les attaquer , 6c le dit au colonel Rumin, lui propofant de faire charger fon régiment & de profirer de 1'avantage vifible. Le timide colonel répondit, je n'ai point d'ordre. Trenck demanda ia perciiilion de charger avec fon feul efcadron; elle lui fut refufée. Aus. fuöt il devint furieux, cria aux foldats: „ s'il y a parmi vous un brave foldat, qu'il me fuive." Environ deux eens hommes s'avancerent; il fe met k leur tête , fait un carnage horrible, bat 1'ennemi, & revient ivre de joie avec des têtes coupées ft des prifonniers. En arrivant au camp, il court au colonel, fe traite de J... F..., le frappe de fon fouet, & celui - ci ne fait aucune réfiftance. Cependant la chofe s'ébruita: Trenck fut arrêté, & on lui intenta un procés criminel. II fut con lamné k être fufillé & Ie jour étoit déjè fixé; mais la veille de 1'exécution , le feldmaréchal de Munich paiTa , par hafard ou k defiein, devant la tente oü il étoit enfermé. Trenck le vit, s'avanca & lui dit: „ Votre  DETRBNCR. 8x i( Votre Excellence, ne fouffrez pas qu'un u gentilhomme étranger meure ici ignominieufe„ ment, paree qu'il a battu un lache Rufle. Per„ mettez que je faffe feller mon cheval, ct que, „ le fabre a la main, je cherche la mort au mi„ lieu des ennemis." Dans ce moment-Ia-même, les Tartares faifoient 1'efcarmouche avec les poffces avancés: le maréchal hauiTa les épaules, & ne répondit rien.... Trenck lui adreffa encore une fois la parole: „Si moi feul, dit-il, je rapporte trois ,» têtes, aurai-je mon pardon, Votre Excellen„ ce?" La réponfe fut, oui.... Aufficót on lui amène fon cheval} il court & revient avec quatre têtes attachées a 1'areon de fa felle ft une légère bleffure 4 1'épaule... Munich rembraffa & le fit paffer major dans un autre régiment. Un jour un Tartare lui pafla fa lance au travers du ventre; il empoigna le bout de Ia lance qui fortoit du corps, la rompit, arracha I'autre bout, donna de 1'épéron a fon cheval , & fe fauva heureufement; il fut même bientót guéri de cette terrible bleffure. J'ai vu les deux cicatrices, & je peux confirmer Ia vérité de ce fait. J'ai appris tous les autres faits en 1745, de plufieurs officiers qui fervoient alors avec lui, & qui en avoient été témoins oculaires. II fervit dans cette campagne avec honneur, fut bleflé d'une flècbe au gras de la jambe, fe concilia 1'afFection du feld-maréchal, & excits Tome UI. F  |2 VIE DW BAROK 1'envie de tous les Rufles. II eut enfin un nou» veau malheur, peu de tems avant la' fin de cette guerre. Son régiment étoit en marche; Pennemi harceloit de tous cótés; il pria fon colonel, pour I'amour de Dieu, de lui permettre d'attaquer. C'étoit encore un RufTe, il refufa: Trenck lui donna un foufflet & il cria aux foldats de le fuivre. Mais comme ils n'étoient point Hongrois, mais Rufles, ils reilèrent immobiles & il fut mis aux arrêts. Le confeil de guerre Ie condamna 4 mort, & t»ut efpoir de falut étoit perdu. Le général lui auroit volontiers fait grace; mais comme il étoit lui-même étranger, il craignit d'ofFenfer, par cette partialité, tous les Rufles, qui murmuroient déja. Le jour de 1'exécution arriva; on le mena au lieu de fon fupplice: mais le maréchal fit enforte que dans cet inftant même le feld-maréchal de Loewenthal pafla par la place avec fon époufe. Trenck profita du moment; il paria avec courage, & perfuada. On demanda une fufpenfion, & il obtint grace: fon jugement fut commué en celui d'être conduit en Sibérie pour les travaux. II protefla contre cette fentence. Le maréchal écrivit a Pétersbourg, & 1'ordre arriva qu'il feroit caflé & conduit hors des é(ats Rufles; ce qui fut exécuté: on Ie conduifit au dela des frontières, & il retourna chez fon père. II époufa alors la fille du feld ■ maréchal, Ba-  DE TRENCK. 83 ron de Tillier , des premières maifons de Ia SuiiTe. Ses frères étoient tous les deux lieutenans-généraux, dont un mourut pendant la guerre de fept ans honorablement, & dans la faveur particulière de la Souveraine. L'autre étoit commandant général en Croatie; il vit encore, & eft propriétaire d'un régiment d'infanterie de fon notn. Trenck ne vécut pas longtems avec fon époufe. Comme elle étoit enceinte, & lui toujours fauvage dans fes gouts, il la mena a la chaiTe dans un marais, d'oii elle revint malade & mourut bientót après, fans lui laiiTer de poflérité. Ses inclinations guerrières ne lui permettoienc pas de refter oifif. L'occafion manquoit, la paix étoit générale. II congut Ie projet d'extirper les bandits de 1'Efclavonie. Mais avant tout, il fera bon de faire connoltre cette efpèce d'hommes, que perfonne avant lui n'avoit ofé attaquer, quoiqu'ils miffent tout le pays a contribution & qu'ils y exercaffent de grandes cruautés. Leurs commandans étoient appellés Harumbacha; ils étoient choilis parmi les plus forts, les plus intelligens & les plus déterminés de la nation. Leurs loix étoient fi rigides, que pour la moindre faute Ie coupable étoit étranglé. Quand un d'entr'eux avoit été trahi dans un village, ils maffacroient tout, hommes, femmes & eufans, fans diftin&ion; leur vengeance n'avoit F a  no V r E DU BARON Lowenwald parut devant la fouveraine & Ja folücita de foufcrire la fentence; mais elle étoit inftruite: 1'Empereur revint inopinément le même jour & I'abominable projet avorta. La fraude fut clairement dévoilée aux yeux de Marie Thérèfe; Ia prétendue DemoifcIIe Schwerin futarrêrée: on óta tout 4 Lowenwald, même la fequeftre des biens de Trenck; & on ordonna une revifion fuprême du confeil de guerre, & du procés de mon coufin; événement dont on n'a voit jamais vu d'exemple a Vienne. Alors 1'afFaire prit une autre tournure. On óta les fers a Trenck, & il fut transféré i I'arfenal, oii on lui donna quatre chambres, un officier pour garde & toutes les commodités qu'il defira; on lui permit de prendre un avocat & de défendre fa caufe. J'obtins moi-même , par 1'incerceffion de fa majefté Pempereur, la permisllon de Ie voir librement & de l'aider en toute Chofe. Ce fut a cette époque même que, récemment échappé de Ia prifon de Glatz, j'arrivai a Vienne,- & ce fut h I'inftant ou la revifion du procès venoit d'être décidée & arrêtée , que Ie comte de Lowenwald voulut me corrompre & m'engager a trahir mon coufin. Le prince Charles de Lorraine me chargea alors de dire férieufement i mon coufin: „ que „ fon avarice étoit la caufe de toutes ces len,, teurs, puifqu'il avoit refufé de payer douze  BB T H E K C K. iïï mille miférables florns. avec lefquels on au)4 roit congédié facilement tous les plaignans; „ mais que la chofe étar.t pré Komerkanfgy ft Zetto „ recurent chacun 4000 écus d avance, avec aifiijancedu doub e. fi Trenck étoit abtous & fes accufateurs bannis du pays. Les autres affeiTeurs & cette revifion étoient peu importans; ih ne prit en effet que la veille le capucin étoit mort. Alors il cnnvoqua tous les officiers de la garïiifon de Brinn, fe fit tonfurer & habiller en ca. pucin , prononca une confeffion piblique, un ferraon d'une heure, & exhorta tous les auditeurs a la dévotion & a mener'une fainte vie: enfin, il joua le róle du plus fincère pénitent. Enfuite les embraffant tous, il paria en fouriant de la futilité des biens de ce monde, fe mit a cenoux pour prier; de-la il alla dormir tran«ujaiej^ent. Le 4 Oftobre il fe leva, fe mit a ge-  DE TRENCK. 11^ nnux ct pria de nouveau. Ce même jour, vera midi, il prit fa montre en main, & dit: „Dieu „ foit loué! la dernière heure approche." Tout le monde rit encore de cet impudent fanatisme; mais bientót on s'appercut que le cóté gaucbe de fon vifage palitToit. II s'affit a table, appuya fa tête fur fes mains, & pria; il refta abfolument immobile, les yeux ouverts; midi fonna, il ne remua plus; on lui paria, il étoit mort. Alors on cria miracle par tout le pays, & on dit que Saint-Francois étoit venu chercher le pandoure Trenck & 1'emporter en paradis. Mais voici le viai mot de cette énigme. Je? fais, a n'en pas douter, qu'il avoit le fecret & connoiiToit la propriété de l'eau toffane, & il avoit réfolu de ne plus vivre. II confia.fans doute, fon projet au confeffeur qu'il envoya a Vienne avec beaucop de bijoux & de lettres-de-change, a remettre è difFérentes perfonnes (i). Mais il étoit néceffaire auffi que le confeffeur füt mis hors d'état de commettre une indifcrétion, & l'on eut foin de lui adminiilrer fa dofe de poifon en route; en forte qu'il mourut avant fon retour. Trenck prit lui-même ce poifon, (i) Jefais pofitivcment qu'il a, ce'fjour-Ia, renvoyé une lettre-de-cbange de aco,oco florins k un certain grand fcigneur qui lui devoit cette, foiiune, & qui na m'en a jamais reftitué un denier. H A  140 VIE DU BAROK &- favoit par confêquent Ie moment auquel il devoit mnurir, H ne joua donc ce tragique ró!e que pour pouvoir, par la fuite, difputer fon lang aux autres faints. Ne pouvant plus être Je plus ricbe & le plus élevé, de tous les hommes, il vou'ut qu'on 1'adorat a fon tombeau , bien affuté qu'il s'y feroit des miracles; car il avoit fait bütir une chapelle, fondé une meffe perpétuelle, & donné 6000 florins aux capucins. Ainfi mourut dans la trente-quatrième année de fon a-ge cet homme extraordinaire, a qui la nature n'avoit refufé aucun de fes dons , qui fut le fléau des Bavarois (r), qui fit avec fes pandoures 6000 Pruffiens prifonniers. II vécut en tyran, en ennemi- du genre humain, & mourut qomrae un Jaint coaflin. Je terminerai cet article, en difant librement & franchement tout ce que je penfe de mon Coufin & de fa deftinée. Relativement aux par. ticulisrs qu'il a pillés pour s'enrichir, aux hommes innocens qu'il a immolés pour s'emparer de leur bien , ou quand fes fougueufes paflions guerrières le dominoient ; a beaucoup d'autres honnêtes gens dont il a fait le malheur, relativement a fon propre père, agé de qu«re ■ vingt- (JO Je- croi* que ceux-la entr'autres feront encoreInDjtems avant de pouvoir dire dans leurs litaniss: sj ieint Trtnck, priez-pour nous.".  BI ï 1 t ï 5 fc 121 quatre ans; a fa belle & vertueufe époufe, pour laquelle il n'eut jamais la moindre complaifance; relativement a moi-même & aux devoirs de la confanguinité k de 1'humanité, il méritoit vengeance, punition, & d'étre banni de la fociété humaine. Ce fut fous ce rapport une juftice de le condamner au Spielberg; on a dü le rayer pour 1'éternité de la lifte des amis de 1'homme & des gens de bien. Les traces des cruautés qu'il a commifes font encore journellement inondées de larmes, & les foupirs des malheureux pour lefquels il n'eut aucune pitié* s'élèvent contre lui. Sa mémojre doit être en horreur par toute Ia Bavière. Moi-même je ferois tenté de maudire les cendres d'un homme qui ne vécut que pour Lui, infenfible aux larmes des affligés, qui traita avec une égale cruauté fes amis & fes ennemis, je le maudirois pour tous les maux qu'il m'a laiffé en partage (i). Mais dans Ia monarchie Autrichienne, & chez Ia nation des Croates, il méritoit un maufolée, une épitaphe de reconnoiffance & des hpnneurs; (i) II faudtoit aufli élever un poteau d'infamie fur I» tombe de Lowenwald & de fes confo:ts, tur lequcl it leroit repréfencé accouplé a un carcan svec fa Demoifelle Schwerin, pont fervir d'exemple & être en horreur i toos ceux qui occupeat le liane facré de la Juftice. H, 5  122 VIE DU BARON il devoit au moins étre protégé par 1'état, pour lepel il a vécu fujet fidéle, utile, infjtigable, & dans lequel il eft mort viclime de 1'envie & de la plus odieufe cupidité. Fin de la Vie de Franpis de Trenck.  de trenck. Ï23 HlSTOIRE d'ALEXANDRE de ScHELL, qui dèferta de Ghtz le 26 Décembre 1746" , étant officier de garde, cjf me délivra de la p«'« fon: pour fervir de fupplément a l'hijloire de ma vie. avertissement- Un Seigneur de Berlin, i qui je contai les aventures du lieutenant Pruffien de Schell, m'ordonna de les rendre publiques; ce que je fais d'autant plus volontiers, que je m'en rappelle parfaitement les principales circonftances, qu'il me raconta a Aix-laChapelle, en 1776. J'ai perdu fes lettres & fes poëmes; il ne me rejle que ce que l'on va lire, avec le journal de notre voyage en Polos;ne , que j'ai placé dans le premier volume de mon hiftoire. J'ai peint fidèlement fes vertus & fes défauts: fi le froid mifanthrope dédaigne ces récits, en re. vanche l'originalité de fon caraiïère fixera, je l'espère, l'attention du leïïeur moins rigorifte , qui fait pardonner a) quelques foibleffes de l'humanitè, en faveur de la bonté du coair & d'autres qualités ejli' mables. Alexandre deSchell,dont Phiftoire eft étroitement liée avec Ia mienne, étoit natif du cercle de Souabe; fa mère étoit de Ia maifon de Lowenftein: fon père fut apprauvri par un.  124 VIB DU BAROM procés malheureux: c'eft tout ce que je fais de fon origine. Schell, fils, celui dont je parle, entra au fervice de Pruffe avec Ie régiment de Wirtemberg , que le Duc donna au Roi. Mais en 1744, tl fut mis dans Ie régiment de garnifon de Mutschefal pour diverfes querelles, & autres écarts de jeuneffe. On fait combien ces fortes de changemens font ftnfibles a un officier Pruffien, qui ne s'eft jamais fait foldat pour vieillir derrière les murs d'une fortereffe , avec les invalides ft les vaurienj reconnus. Schell, qui dans le fond n'étoit pas uu mauvais fujet, ne pouvoit qu'être fort mécontent de fon état, & il n'afpiroit qu'après 1'occafion favorable de déferter; il ne tiroit rien de la maifon paternelle, avoit beaucoup de befoins, vu qu'il étudioit beaucoup; ft d'un autre cóté, fes paffions amoureufes & fa légéreté tenoient fa bourfe dans un état conflant d'épuifement On concoit ce qu'il. dut fouffrir, lorfqu'il fe Vit a Glatz, réduit aux minces appointemenj d'un lieutenant de garnifon. Nulle confolation. dans Ie préfen:, nulle efpérance pour 1'avenir;. il avoit donc réfolu de s'évader de Glatz a la première occafion qui fe préfenteroit. 11 faut ajouter 3 cela que le général Fouquet, gouverneur de la citadelle, ie perfécutoit , & pour la moindre faute le mettoit aux arrêts , furtout depuis que Schell avoit compofé, fur la liaifon amoureufe de Mademoifelle Fouquet ave.e  D E T K E N C K> faire ? Je payai pour 1'échange de fon cheval, & nous arrivames a Vienne; mais voici bien un au« tre malheur : fon cheval, qu'il avoit juftement occafion de vendre 200 florins, fe pendit paf fon licol au ratelier. II n'y avoit pas encore un mois que nous étions a Vienne, lorfque je fus affez heureux pour le faire entrer premier lieutenant dans le régiment de Pallavicini, par la proteflion du prince Charles de Lorraine, auquel mon coufin le recommanda; ce régiment étoit en Italië, & deftiné a faire le fiége de Gênes. Je I'équipai, je lui donnai de 1'argent, ft le fis partir. Quelque tems après, lorfque.je Ie croyois déja rendu a fa deftination , je recus de lui une lettre fort laconique, datée de Gratz, par laquelle il me mandoit: que le fort lui avoit joué un nouveau tour, qu'il avoit perdu tout fon argent, fa montre ft fon équipage; que fi je ne pouvois pas lui prêter encore une fois la main , il vouloit aller chercher fortune au loin. Je venois de recevoir des fonds de Berlinje lui envoyai 503 florins, avec lefquets il arriva enfin a fa deftination. Mais cet argent ne profpéra pas plus entre fes mains; il emprunta d'un de fes atrrs pour jouer, puis il ofa toucher aux fonds de la compagnie; puis, ne trouvant point d'autre expédient pour fe tirer d'affaire, il déferta avec un fourier. Ce quiaggirava encore plus fa faute, c'eft qu'il paffa au fervice d'une puilTance, contre laquelle on  ïag TÏIDU BAROS étoit précifément en guerre. H me donna avïe du ton le plus léger du monde, qu'il fervoit aéluellement a Gênes en qualité de caporal. Cette équipée de Schell fit beaucoup de tcrt a tous les officiers Pruffitns, qui vinrent après lui chercher du fervice en Autriche; mais une réflexion de ce genre ne pouvoit jamais lui venir en penfée. Heureufement pour lui j'eus occafion de le recommander a 1'ambaffadeur du Venife a Vienne: je lui envoyai quelque argent, & je fis tant, que dans 1'efpace de quelques mois il fut fait officier. Mais il quitta encore ce fervice la même année, pour s'engager fimple foldat i Modene, il m'en donna également avis, & me pria de 1'aider. M. le baron Loprefti , dont j'ai fouvent parlé dans mon hiftoire, y avoit des amis: je parvins encore a procurer a Schell una place d'officier ; je 1'équipai de nouveau : H fut alors obligé de prendre le nom de Lefch pour fa fureté» Trifte fort! lorfqu'un homme eft forcé de cacher fon nom de familie pour ofer fe préferrter parmi les honnêtes gens. C'eft ce qui arriva a Schell, qui dans !e fond étoit un garcon bon & fenfible, mais la paffion du jeu & fa légéreté 1'écartèrent du véritable chemin de 1'honneur le fireat errer dans le monde comme un vagabond. Le voi'a donc, grace a moi, lieutetenant a Modene, oü il étoit généralement aimé &  IJl partie; on en auroit pu faire un fort Joli loman. La volupté étoit Punique but de fa vie; elle avoit beaucoup de part a fon amour pour Pita. Jie. Dans la feule vue de fe procurer des relations avec les plus jeunes & les p]us jolies perfonnes du beau fexe, il avoit appris a broder en or & è faire tous les ouvrages de femmes; il löur enfeignoit aufli plufieurs langues, faifoit agréablement des vers; autant de talens qui le lendoient cher aux belles de ce pays , oü il avoit en efFet pafle" les quinze dernières 'années de fa vie dans un enchalnement de plaifirs & d'heureufes aventures. II refta quatre mois entiefs chez moi, pendant lefquels il s'amufa k inftruire mes enfans de la manière la plus agréable , & gagna Paffee tion de tous ceux qui le connurent; mais il aimoit Ia vie paifible & retirée, il étoit réellement devenu Un homme plein de raifon. Son efprit autrefois fi éveillé, avoit perdu fa vivacité; diftrais, rêveur, il prenoit rarement part a la converfation. Son unique occupation étoit de lire, ou de fe promener d'un bout k 1'autre de fa chambre.avec Pair de Ia plus profondeméIancolie. Je remarquai bientót auffi que chez moi le tems lui paroifibit long, & qu'il afpiroit a retourner k Aiexandrie. Un mois après qu'il fut arrivé k Aix-Ia-Chapelle, camme il fe promenoit plongé dans fes l *  tgX V I E DU BAROK rêveries, il tomba dans les fofTés de la ville & fe démit 1'épaule; on fut obügé de le rappoitei a la maifon. Je remarquai en cette occafion fa fermeté & fa patience. 11 ne laiffa pas échapper une feule plainte. Quand il fut guéri, il fit quelques poéfies, mais qui n'étoient plus comparables a celles qu'il compofoit dans le feu de fa jeuneffe. Lorfque j'examinois & les traits de fon vifage & fa démarche, je ne pouvois me défendre de 1'idée que bientót mon pauvre Schell perdroit la tête. 11 s'en appercevoit bien lui-même, mais il avoit, me difoit- il, un peu de poudre propre a prévenir ce malheur, auffi bien que toutes les infirmités de la vieilleffe, & avec laquelle on pouvoit braver les deftins contraires. Quant i fes autres dispofitions, il étoit encore le même. Si je lui avois dit: Scheil, il faut que tu me venges, un Souverain m'a offenfé. Je fuis sór qu'il feroit allé a Potfdam, fans autre réflexion , & qu'il auroit commis le plus grand des attentats. D'ailleurs, il ne croyoit point a 1'immortalité de 1'ame , & conféquemment il ne craignoit nullement la mort. 11 me montra les cicatrices de quatre bleffures, dont quelques-unes lui avoieiïl été faites a mon occafion. Dans toutes les affaires qu'il avoit eues, il avoit toujours été blelfé. I! s'étoit caffé les deux pieds & un bras par accident, gtaces i  JiO VIE DU BARON „ fion de neuf florins par mois, pour laquel'e, „ ils font tenus de Ie remercier avec refpect ft, „ tremblement & de prier pour lui. Ils n'avoient „ point de bois; ces bonnes vieilles gens étoient „ affis moitié nuds , tous enfemble pour s'é„ chaufFer: a 1'inflant même qu'ils parloient de „ leur fils perdu, & qu'ils s'exhortoient a fouf. frir avec patience, j'entrai dans la cabane, ,, je me fis connoltre ft je les fecourus. „ Oh! Dieu! comment peindre ce moment!... Frappé de leur profonde mifère , je reftai muet, & tout le monde refta muet. Aufïïtöt „ je jettai vos louis d'or fur Ia table... Mon „ fils, dit ma mère, font ils k toi? Oui, ma mère, je les ai acquis honorablement, ft je „ vous les apporte pour vous aider. La furprife „ & la joie fe peignirent fur tous ies vifages. Le „ vieillard étoit baigné de larmes paternelles, „ ft Ia mère fanglottoit pendue a mon cou. La „ paralytique demandoit un bon diner, & la „ folie faifoit des fauts & des cabrioles, fans fa„ voir pourquoi. ,, Lorfque nous fumes tous revenus de notre „ étonnement & que je leur eus conté ce qu'ils j, devoient favoir de mes aventures, on commerci k frieafler & a rótir. Nous nous mimes „ k table, & j'eus le plaifir, mon très-cher ami, „ de régaler, avec "votre argent, mes parens „ languiifans de befoin, fur le bord du torn-  DE TRENCK. ïiT „ beau, & de changer en fincères bênédi&ions „ la malédiftion paternelle. „ C'eft a vous feul que je fuis redevable de „ cejour, le plus brillant de ma vie; car, fans ,, votre argent, je ne ferois pas retourné a Ia „ maifon de mon père; mais auffi , fi je n'avois „ pas vu cette fcène, je ferois mort fans foucis „ & indifférent. J'ai maintenant une raifon pour „ continuer de vivre. J'ai des parens a nourrir, „ ils ont befoin de moi. Je cours a Alexandrie; „ j'ai occafion de leur gagner Ie néceffaire, & ,,, ce n'efl que d'aujourd'hui que je commencu „ a être content de Ia vie. „ Je ne vous marqué point oh j'ai trouvé „ cette familie infortunée. Vous pourriez me „ priver de la fatisfaclion de travailler pour elle; ,, je connois votre cceur bienfaifant, & vous „ n'avez rien de fuperflu a donner: mais vous „ lefaurez, & vous prendrez ma place, afin que „ je puiffe mourir fans regret, quand je fentiraï „ ma fin s'approcher, ou quand je ne ferai plus „ capable de les fuftenter. J'ai refté neuf jours „ a la maifon; trois louis d'or entiers ont été „ employés a nousréjouir: j'enlaiffai hierquinze „ fur la table, avec ma montre & une lettre, „ comme je fis a Aix-la-Chapelleen vous quittant. „ Ainfi, je me fuis épargné un adieu doulou- „ reux. ,t,Je marcae donc a pied ven Alexandrie,  I$Z T I E DU BARON ' ',, avec fürement plus de courage qu'Alexandre „ lorfqu'il marcha a Ia tête de fon armée vifto» „ rieufe vers Babylone. Jamais vingt louis d'or „ ne furent dépenfés a des ufages plus facrésque „ ceux que vous me donnates a Francfort. Je „ n'ai plus déformais qu'un feul but: Alexan,, drie & mes talens, je 1'efpère, me fuffiront „ pour le remplir. Mes pauvres parens ont ap,, pris i fe contenter de peu. L'argent eft donc, j, mon ami, une chofe précieufe! „ Fortez-vous bien, mon cher Trenck. Si tót ou tard vous retournez dans votre patrie, >, après votre long exil, je vous fouhaite des richeffes , pour pouvoir rendre vos parens „ heureux, fi vous pouvez faire du bien aux ,, enfans de Waldow, rappellez-vous ce que je „ vous dis dans la forêt de Hammer, lorfque vous vouliez vous venger d'un beau-frère in« ,, fenfiblë, ou peut-être feulement timide. Que „ Dieu daigne vous accorder cette douce & relL„ gieufe fatisfaetion! Je vois pour vous encore „ un avenir exempt de nuage & j'honore votre „ ame bienfaifante. Ne m'oubliez pas. Je vous „ écrirai, fi j'ai befoin de quelque chofe. Vous, „ écrivez-moi feulement tous les ans, & m'ap„ prenez la fituation de vos afFaires. „ Cette lettre partira d'UIm, quoique je l'aia ,, écrite en Suifie, & un ami Ia mettra-la a Ia ',, pofte. Puisfe votre vertu vous préferver de  BE TREHCJt. Ï2J 'i, nouvelles adverfités, & que Dieu ou les hom„ mes vous récompenfeut! je vivrai fi je mour>, rai" „ Votre reconnoifTant , & furement votre plus fi-lèle ami, Alexandre de Schell, Secrétaire du régiment de Souter, au fervice du Roi de Sardaigne , a Alexandrie." Depuis cette lettre, j'en recus quelques autres du même ftyle. Dans la derniere, ils me marquoit qu'une vieille Dame lui avoit donné cent cinquante ducats, par fon teflament. Sa joie étoit inexprimable de pouvoir envoyer cette fomme a fes parens encore vivans... Mais j'ai perdn ces lettres, qui d'ailleurs ne ferviroient qu'a allonger Con hiftoire. Après deux années de filence, je recus la lettre fuivante. Schell expirant a fon ami Trenck. „ Quand celle-ci vous parviendra, je n'exifle« „ rai plus. Je touche au terme de ma vie, très„ cher ami! Jamais perfonne n'a quitté le monde j, auffi tranquiilement que je le quitterai dans „ quelques heures, après que je vous aurai en„ core offert, avec toute la préfence d'efprit „ dont je fuis capable, ce dernier témoignage de ,, ma vive reconnoiffance.  144 vie DÜ BARON „ Les dernières années de ma vie ont été paf* 't, faitement heureufes. J'avois prefque oublié •> que mon nom de familie étoit Schell, depuis ,, quarante années que je porte celui de Lefih, 11 & que j'ai renoncé fans regret a tout autre i, titre honorifique. ,, Je vous ai vu heureux, mon ami, & je ,, vous laiffe content & paifible. Il y a deux ans ,, que mon père & ma mère font morts; j'aijoui i, du honheur de leurprocurer Ie néceffaire, cc i, même Ie fuperflu dans leurs derniers jours. „ Ma fceur paralytique mouruc, il y a fix femai„ nes, & la pauvre folie n'a befoin de rien, elle ,, vit joyeufe aux petites-maifons. „ L'amie qui poffédoit mon cceur vient d'é„ poufer un jeune homme qui la chérit. Qu'elle „ foit heureufe! Je fuis incapable de jaloufie. ,, En ce moment même je fuis tourmenté des „ douleurs de Ia pierre, jointes a Ia confomp, „ tion, qui m'ont changé en un fquelette vivanr, „ Mon médecin a obfervé les fymptómes certains „ de ma prochaine deftruflion; je les fens moi„ même, '& dans quelques jours ou dans quelques „ heures je ceiferai de fouffrir. „ Vous favez ce que je porte fur moi dans „ cette vue, depuis plufieurs années. Ce médi„ cament eft plus für, & tourmenté moins que „ ceux des médecins. „ Puifque je n'ai plus rien a efpérer ni a per„ dre, ce font ici les dernières lignes de votre „ ace iets  DE UlBCt' „ ancien & flncère ami. Mon ame mourante vit „ encore dans vous, & Je ne mourrai pas tout ,, emier, puifque je vous laiffe fur la terre. „ Mes dernières penfées pour vous font fixées „ fur cette feuille! ...Elles s'envoleront demon „ cerveau, comme un fonge, è 1'inftant de ma „ diffoludon!... Suivez.moi le plus tard qUC „ vous pourrez, cher ami! „ La réputation , 1'honneur, Ia poftéritéL ,, font pour moi des chofes abfolument indifFé„ rentes. Je meurs inconnu, & mon nom s'é. ,, teindra avec moi. Gardez-vous des prifons de ,, Glatz & du Spielberg; il n'exifte plus de Schell „ pour vous. Je ne laiffe après moi perfonne „ qui ait befoin de votre fecours, 6t quejefois obligé de vous recommander. Non, mon ami, ,, je ne fuis plus rien pour vous; la fenfibilité ,, de votre cceur, fi je la pouvois partager, ne „ feroit que me caufer d'inutiles regrets , & „ troubler la douceur de ce dernier adieu. Riez „ donc, au contraire. Que ce fou de Schell vous „ égaye encore i fes derniers momens; il a rf „ fur le théatredu raonde.au milieu de fes jeux -,, les plus tragiques; il les quittera de même en riant, & Ie rideau tombera pour toujours. „ Le fommeil s'empare déja de tous mes ,, fens, mes yeux veulent fe fermer, mon ame „ tend au repos; je dormirai bientót, je dor„ mirai fans rêver, & je ne me réveillerai plus „ pour rêver en veillant. Ob! Trenck! ma derToms 111. K  S^g v i e dubarob „ nière penfée eft toujours amitié, reconnoif,, fance & vceux fincères pour votre profpérité.... „ Ainfi meurt „ Alexahdre autrefois de Schell, „ aujourd'hui Lesch, 4 Alexandrie. „ Lt 14 Mat 1776." Auflltót que j'eus re$u cette lettre, j'écrivis au régiment, & on me répondit, qu'on 1'avoit trouvé mort dans fon lit le 26 Mai, avec des lettres d'adieu a fon colonel & a fes amis, qui tous le regrettoient. Son capitaine avoit fait une colledtion de fes odes érotiques & de fes fatyres en langue Italienne, qui peut-être paroltiont tót ou tard fous un autre nom, & feront fürement honneur a quelqu'auteur ignorant. Qu'il repofe en paix, 1'aimable Schell! il avoit mérité un meilleur fort; car fes foibleffes de jeujieffe n'ont jamais fait tort qu'a lui-même. Jeune homme, qui lis cette hiftoire, tremble au premier pas qui te détourne du chemin! que ce tableau terrible refte fous tes yeux. Le précipice dans lequel Schell eft tombé, eft auffi ouvert pour toi, & avec de 1'efprit & les plus heureufes difpofitions, il devint fexagénaire, fans avoir pu s'en retirer.  DE TRENCK. S^f Èxtufes c5* rèparaüons d'honneur a tous ceux que je puis avoir offenfés dans mes Écrits (i). Si tacuijfes Philofophus manfijfes. CE n'efl: pas la crainte de déplaire encore ü des hommes pervers; ce n'eft pas le danger d'être perfécuté par les cabaliftes de cour, ce n'eft pag le foin d'éviter les piqüres des guêpes, s'il m'arrivoit encore de déranger leurs nids, ou celles de nos judicieux critiques, qui motivent aujourd'hui ces excufes & réparations d honneur. Je me propofe un but plus férieux ét pluconforme a la raifon ; je veux laiifer repofer ma plume fatyrique, & jouir déformais d'une tranquille indépendance; je veux terminer querelles & procés, dans lefquels les ennemis de la vertu & mon intég^ité m'ont enlacé; vivre enfin plus agréablement pour moi même, & ne plus être feul contre tous, ou contre la multitude. Je crois avoir préfentement affez écrit, tanÉ pour Ie monde qui penfe, que pour moi-même. Si Ia Iigue que j'ai foulevée contre moi étoit (i) Nous ne traduifons point ici en entier ces excufes He M. le baron de Trenck, excufes beaucoup pircs que 1'ofïenfe, e> qui ne font autre chofe qu'une latyre fort vive & perfonnelle contre les principaux ennemis, tn-tr'autres contre !es )éfuites ; nous nous contentstpnS ft'en raflembler qaeiques pages prües ca & li» K 3.  JAS VIE DU BAROK eetie des honnêtes gens & des gens d'efprit, ob? 1'eflaicn de mes ennemis ne feroir certainement ni aufli grós, ni auffi puiffimt, ni auffi méchant, ni auffi irréconciliable.que celui qui vient encore m'aflaillir. Je recule en tremblant, quand je réfléchis a 1'abime dans leque! ma témérité, ou plutót mon intrépide droiture auroit pu me précipiter; les épées & les poignards font encore tirés contre moi. Cependant les honnêtes gens ctaquoient des mains a chaque écrit qui fortoit de ma plume; ils me félicitoient, mais tout en reftoit au fouhait, & j'étois abandonné a moi-même, fans Ie plus léger appui. Ainfi mon travail a dü me devenir infipide, d'autant que la viétoire fur de pareils ennemis ne rapportok par elle-même ni honneur, ni pront. Cette réflexion m'a enfin engsgé a cefler d'écrire. Qu'un autre moralifte prenne ma place, qu'il faflê autant que j'ai fait, & qu'il fe tire comme moi des mauvais pas; alors notre patrie fe réveillera bientót de fon aflbupiflement, apprendra k connoltre la force de fon génie, k fe dégager des groffiers préjugés, & d devenir féconde en vertus & en grandes qualités. No'us ferons tous mei.ieurs chrétiens, par nos ceuvres, lorfque nous réunirons le catéchifme de 1'état avec celui de la reiigion pure; nous faurons mépriferle fanattque oifif & falfificateur des mceurs,,  DE I t E B C I. J50 verai peut-être encore 1'occafion de leur faire connoltre que je fais me faire juftice a moi-même , & que je ne manque préfentement ni d'occaiion, ni d'amis pour me feconüer. L'illuftre M. de Weingarten, qui, en qualite* de fecrétaire intime de i'envoyé impérial, a fervï fi noblement, qu'il découvrit les fecrets de 1'état pour de 1'argent; ce coquin, qui a caufé la mort prématurée de mon innocente foeur, eft: aufli mort. C'eft dommage que le bourreau ait perdu fon falaire pour Ie pendre; je doute auffi très-fort qu'on me bonifie a Vienne Ia perte que j'ai foufferte par le maüvais choix d'un membre de fon ambaflade. M. Abramfon, réfident impérial, qui me vendit fi pilla a Dantzick, eft dans le même cas que Weingarten, c'eft-a-dire mort; & je ne faurois me réfoudre a payer un demi-florin pour faire dire une meffe pour Ie repos de leurs ames, paree qu'en bon chrétien je leur fouhaite un purgatoire éternel. Si de femblables mauvais fujets pouvoient habiter le même paradis que Phonnête homme a lieu d'efpérer, le Dieu tout-puiffant, qui fcrute nos cceurs, agiroit injuftement, comme plufieurs de nos fouverains. Jafchinsky, qui fit mon malheur dans les gardes du corps, vit encore a Koenigsberg. II ne s'eft pas attendu que pendant le féjour que j'y ai fait, j'irois lui demander pardon d'avoir éternifé fon nom dans mon hiftoire. Un vieillard comme  ItfO VIE DU S A B 6 S Jui, de foixante-feize ans, eft affez malheuren de fentir les infirmités de la vieillelTe, avec les aiguillons du remords. 11 faut cependant que je fafTe connoltre ici quel a été vifiblemcnt Ie falaire de fes aftions honteufes. Lorfque j'arrivai a Koenigsberg, Ie 4 Avril il perdit.refprit, refta fans fentiment, 6c teute ls ville étoit témoin de cet événement. Peut - être fut-ce PefFet du reproche vengeur de fa confeieni ce, lorfqu'il apprit mon arrivée & qu'on lui donna a lire le paüage de mon hiftoire, qui Ie regardoit. Je me fuis affuré que cette même lettre, qui en 1746 me fut fi fatsle, avoit été fabri juée' par lui. Le motif de fes baffeffes fut fon avidiré pour 1'argent; il me devoit trois eens ducats. Son excellence Ie général actuel baron de Pofadowsky acheta de lui une partie de mon riche équipage, & il s'eft fait payer une certaine fomme que le Roi lui accorda fur mes biens confif. qués. Au refte, je ne lui demande rien, & il n'auroit pas du être fi vivement frappé en apprenant mon arrivée. Je penfe trop noblement pour me venger d'un vieillard déshonoré". Quant a mes écrits, fi Ia vérité & ia probité font propres a fauver les ames de la damnation, j'ai caufé par ma plume grand préjudice a MefCeurs les diables, tant de pofte fixe que de patrouille. Celui qui les lira attentivement, fera eer-  DE TRENCK. JfJl certainement enrraïné a jouer le róle d'un véritable chrétien & d'un hannêre homme fur cette terre Conféquemment, je prie M. le général Iiéel^ebut, Satan le récalcitrant, auffi bien que le père Pluton & leurs légions, de me pardonner, fi je perfide opiniatrement dans mes principes. Que Dieu foit loué! Us n'ont pu me faire donner dans la baiTeffe, dans la méchanceté , dans Ia vengeance, ni !ans 1'hypocrifie. J'aurois pu les tromper auffi facilement que celui qui, au lit de la mort, endofle une robe de capucin ; mais je ne m^ ne pas a ce tour. Meffieurs les al^uafils de Lucifer me reconnoitroient a travers Ia mafcarade, & me forceroient a mettre bas cet uniforme : enfuite avec leurs fourgons ils me déchireroient fans pitié. Mais je demande du fond du cceur pardon a inon cher ange-gardien, de toute Poccupation que je lui ai donnée pendant ma vie. Certes, c'étoit une grande ta-he que de garder Trenck, & d'empêcher qu'il neheunat fon pied contre une pierre fatale, avec une tête auffi folie & auffi rébelle. Le bon génie a fupérieurement rempli fon devoir & mérite un nouveau paradis, oü les efprits bienheureux foient exempts d'occupations fi pénibles. Seulement je pourrois lui reprocher de ne m'avoir pas, pour mon bonheur perfonnsl s quelqu-foii arraché !a plume des doigts. Tomt UI. L  '164 VIE DU BARON a Lonrlres avec !e collége de juftice, contre lequel il eft fi difficile de 1'obtenir. Je raconterai encore ici pour le convaincre, un fait qui m'eft arrivé a moi-même. Je recus a Londres un tranfport de vind'Hongrie, pour les droits duquel il me falloit payer environ 400 guinées; j'allai moi-même a la tréforerie. Après que j'eus payé la fomme a M. Futt, un homme me préfenta un écrit, qu'il m'invita a haifer. C'étoit 1'évangile, qu'on baife feulement, au lieu de prêter ferment, afin d'abréger les formalités. Je demandai ce que cela fjgnifioit? On me dit: „ il vous faut faire ferment que vous boi„ rez vous-même tout ce vin, & que vous n'en „ vendrez pas une goutte". Comme j'étois indécis fur une fi ridicule propofition, & quejene voulois point baifer; M. Futt appella un journalier, & me dit de lui donner un efcalin, qu'il baiferoit & prêteroit par conféquent un faux ferment pour moi, Je m'informai alors de ce fingulier procédé, & l'on me dit que depuis bien Hes années , il exiftoit un bill, émané du Parlement dans Ie tems qu'on étoit en guerre avec la France, en vertu duquel toute entrée & débit des vins de France étoient défendus. D'après cela, fi un Lord veut boire du Cham-  BE TRENCK. i«5 pagne, il obtient un paffeport pour douze douzaines de bouteilles, & il faut qu'il prête forment, a Ia réception, qu'il boira teul ce vin & qu'il n'en vendra pas. Lorfque je recri' mon vin & Londres, ce bill étoit encore en vigueur; en conféquence, chaque marchand de vin étoit encore ob'igé de prêter ce ferment a la réception de tous fes vins. Peut on imaginer quelque chofe de plus ridicule ? Chez nous on fait prier les autres pour foi, en payant; & a Londres on fait prêter un faux ferment par d'autres, pour un miférable efcalin. Je pourrois encore mettre fous les yeux de mon critique cent abus de cette efpèce, concernant la législation Britannique. M. d'Archenholtz n'a jamais fervi fous la difcipline militaire d'un commandant Anglois dans une armée Alleman le; car alors il auroit la même idéé que moi du caractère de la nation Angloife, fi fon zèle feroit plus circonfpeft dans la publication de leurs louanges. Je n'ai d ->nc avancé que des faits dont je puis prouver 1'exafte vérité. Trenck n'écrit pas des ficlions, lorfqu'il engage. fa parole d'honneur pour garant de la vérité de fes affercions. CONCLUSION. Lorfque ce livre a été achevé, j'ai encore pu L 3  VIE Dü BARON, &C, placer un feuillet, pour amsoncer pub'iquement que j'ai rec.ii dans ma patrie p!us d'eftime & d'honneurs que je n'avois ofé 1'efpérer. Je retourne tranquille & fatisfait en Autriche. Le bienfaifant Monarque de Prufle m'a fait a Ia fois grace & juftice; mon bien confisqué m'a été rendu, & même je puis compter fur le rembourfement des revenus dont j'ai été privé pendant quarante ans. C'eft tout ce que je defirois, car des charges honorables je ne peux en accepter ici. Perfonne ne pourra me reprocher d'avoir, fur mes vieux jours , cherché , en aucune manière, a préjudicier a 1'état dans lequel j'ai vécu pendant trente-ilx ans, quoiqu'on m'y ait traité d'une manière honteufe & payé d'ingratitude; je laisfe en Pruffe un gracieux Souverain , qui me connoit, & mon cceur avec lui, & la meilleure réputation & une juftification non équivoque: je fuis convaincu que les Piufllsns m'aiment, & qu'ils feront les amis de mes entan^. Mes vreux fi le but ne mon voyage font remplis; je puis préfentement jouir de mon honorable vieillefle & attendre tranquillement la mort. Fin du troifième £f dernier volume.  OuVRAGES 'iMf RIMÉ5 AUX D É P I N I DE LA SOC.É -É DES LlBRAIRES, aAmftirdam, Leide, Rotterdam Cf Utrecht. Caroline de LicbtfMd, par Mad. de ***. pubüé par le Traducteur de Werther. g. a vol. 1785. Numa Pompilius , Second Roi de Rome, par M. de Florian. 8. 2 parties 1786. Obfervations fur le Commerce de la Mer Noire & des Pays qui la bordent: auxquelles on a joint deux Mémoires fur le Commerce de Smirne & de Pisle de Candie. 12. 1786. Lettres fur l'Egypte, par M. Savary. 12. 3 vol. fig. 1757- Coran, traduit de 1'Arabe, accompagné de Notes & précédé d'un Abrégé de la Vie de Mahomet, par M. Savary. 12. 2 vol. fig. 1787. Commentaires de Céfar, avec des Notes Hiftoriques, Critiques & Militaires, par le Comte Turpin de Criffé. 8. 3 vol. fig. 1787. Eugenie & fes Eleves, par Madame la Fite. 12. a parties 1787. Correfpondance familiere & amicale de Frédéric 11. Roi de PrulTe, avec TJ. F. de Suhm. 12. 2 part. 1787. ■ de M. Necker avec M. de Calonne. 12. 1787. Mé.noire Historique fur la derniere Année de la Vie de Frédéric II. Roi de PruiTe, par le Comte de Hertzberg. 8. 1787.  Vie (la) de Frédéric, Baron de Trenck: traduite de 1'Alletnand par M. Ie Tourneur. g. 3 vol. fig. 1788. Elliot, ou le Généreux Américain. Traduit de 1'Arjgtois. 8. 2 part. 1788.