61 1879 57™ US AMSTERDAM  LES LIAISONS DANGEREUSES. PREMIÈRE PARTIE.   LES LIAISONS DANGEREUSES, o u LETTRES Rtcuiillus dans unt Société, & publlêes pour PinjlruBion de quelques autres. Par M. C deL. . .; J aiLeVresm0eUrS tempS' & **** pllblié ces J. J. ROUSSEAU, Préf. de la Nouvelle Hüoïfi. PREMIÈRE PARTIE. A AMSTERDAM; Et fe trouve d Paris, Chez D u r a n d , Neveu, Libraire, h la Sageffe, rue Galande. M. DCC. LX XXIV.   ( v ) A VERTISSEMENT DE L' É D I T E U R. ftvous croyons devoirprévenir le Public, que, mal gr é le titre de eet Ouvrage & es qiïen dit le Rédacleur dans fa Pré face, nous ne garantiffons pas ï'authenticité de ce Recueil, & que nous avons même de fortes raifons de penfer que ce ti'eft qiiun Roman. II nous femble de plus, que ï'Auteur, qui paroit pourtant avoir cherché la vrai' femblar.ee, Va détruite lui-même & bien mal-adroïtement , par Vépoque oü il a placé les événements qtiil publie. En effet, plufieurs des perfonnages qu'il met en fcene ont de fi mauvaifes mceurs, quHl eft impojjlble de fuppofer qiïils ayent vécu dans notre fiecle; dans ce fiecle de philofophie, oü les lumieres , répandues d& toutes parts, ont rendu, comme chacun fait, tous les hommes fi honnêtes, & tontes les femmes fi mode ft es & fi réfervées. Notre avis eft donc que fi les aventures rapportées dans eet Ouvrage ont un fond de vérité, elles tfont pu arriver que dans tfautres Ueux ou dans d'autres temps; & a iij  vj AVERTISSEMENT. nous bldmons beaucoup VAuteur , qui , fédüit apparemment par l'efpoir d'intèrejjer davantage en Je rapprochant plus de fon fiecle & de fon pays, a ofé faire paroltre fous notre coflume & avec nos ufages, des moeurs qui nous font Jlétrangeres. Pour préferver au moins, amant qu'il eft en nous, le Lecteur trop crédule de toute furprife a ce fujet, nous appuyerons notre opinion d'un raifonnement que nous lui propofons avec confiance, paree quil nous paroit vi&orieux rendre un vrai fervice a ma „ fille, en lui donnant ce Livre le „ jour de fon mariage". Si toutes les meres de familie en penfent ainfi, je me féliciterai éternellement de 1'avoir publié. Mais, en partant encore de cette fuppofition favorable , il me femble toujours que ce Recueil doit plaire & peu de monde. Les hommes & les femmes dépravés auront intérêt k décrier un ouvrage qui peut leur nuire; &, comme ils ne manquent pas d'adrefle, peut-être auront-ils celle de mettre dans leur parti les Rigoriftes, allarmés par le tableau des mauvaifes moeurs qu'on n'a pas craint de préfenter. . Les prétendus efprits-forts ne s'intérefferont point a uae femme devote,  Xiv P R Ê F A C E que par cela même ils regarderont comme une femmelette, tandis que les dévots fe f&cheront de voir fuccomber la vertu, & fe plaindront que la Religion fe montre avec trop peu de puiffance. D'un autre cóté, les perfonnes d'un goüt délicat feront dégoütées par le ftyle trop fimple & trop fautif de plufieurs de ces Lettres, tandis que le commun des Leéteurs, féduit par 1'idée que tout ce qui eft imprimê eft le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres la maniere peinée d'un Auteur qui fe montre derrière le perfonnage qu'il fait parler. Enfin, on dira peut-être affez génêralement, que chaque chofe ne vaut qu'a fa place; & que fi d'ordinaire le ftyle trop ch&tié des Auteurs öte en effet de la grace aux Lettres de fociété, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes, & les jrendent infupportables, quand on les livre a 1'impreffion. J'avoue avec fincérité que tous ces reproches peuvent être fondés: je crois aufli qu'il me feroit poffible d'y répondre, & même fans excéder la longueur d'une Préface. Mais on doit fen-  DU RÉDACTEUR. XV tir que, pour qu'il füt néceflaire de rêpondre a tout, il faudroit que 1'Ouvrage ne put rêpondre a rien; & que fi j'en avois jugé ainfi, j'aurois fupprimé a-la-fois la Préface & le Livre.  LES  LES LIAISONS DANGEREUSES. L E T T R E l CÉCILE VOLANGES Cl SoPHIE CARNAY, aux Urfelines de... Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, & que les bonnets & les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m'en reftera toujours pour toi. j'ai pourtant vu plus de parures dans cette feule journée, que dans les quatre ans que nous avons paffés enfemble; & je crois que la fuperbe Tanville (i j aura plus de chagrin a ma première vifite, oü je compte bien la demander, qu'elle n'a cru nous en faire toutes les fois qu'elle efl: venue nous voir in fiocchi. (i) Penfionnaire du même Couvent» I. Partie. A  s Les Liaifons dangtreufes. Maman m'a confulcée fur tout; elle me traite beaucoup moins en penfionnaire que par le pafte. J'ai une Femme-de-chambre a moi; j'ai une chambre & un cabinet donc je difpofe; & je t'écris a un fecretaire trèsjoli, dont on m'a remis la clef, & oü je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrois tous les jours a fon lever; qu'il fuffifoit que je fuiïè coëffée pour diner, paree que nous ferions toujours feules, & qu'alors elle me diroit chaque jour 1'he'ure oü je devrois 1'aller joindre 1'aprèsmidi. Le refte du temps eft a ma difpofition; & j'ai ma harpe, mon deffin, & des livres comme au Couvent, fi ce n'eft que la Mere Perpétue n'eft pas la pour me gronder, & qu'il ne tiendroit qu'a moi d'être toujours a rien faire : mais comme je n'ai pas ma Sophie pour caufer & pour rire, j'aime autant m'occuper. II n'eft pas encore cinq heures; je ne dois aller retrouver Maman qu'a fept: voila bien du temps, fi j'avois quelque chofe a te dire! Mais on ne m'a encore parlé de rien, & fans les apprêts que je vois faire, & la quantité d'ouvrieres qui viennent toutes pour moi, je croirois qu'on ne fonge pas a me marier, & que c'eft un radotage de plus de la bonne Joféphine (i). Cepen- (i) "Tourrjere du Couvent.  Les Liaifons dangereufes. 5 dant, Maman m'a dit fi fouvent qu'une Dcmoifehe devoit refter au Couvent jufqu'i ce qu'elle fe mariat; que puifqu'elle m'en fait fortir, il faut bien que Joféphine aic raifon. II vient d'arrêter un carrofle a la porte, & Maman me fait dire de pafier chez elle tout de fuite. Si c'étoit le Moöfieufi Je ne fuis pas habillée, la main me tremble & le cceur me bar. J'ai demandé h la Femmede-chambre fi elle favoit qui étoit chez ma mere : „ Vraiment m'a-t-elle dit, c'eft M. » C *** ". Et elle rioir. Oh! je crois que c'eft lui. Je reviendrai fürement te raconter ce qui fe fera paflè. Voila toujours fon nom. II ne faut pas fe faire attendre. Adieu, jufqu'a un petic moment. Comme tu vas te moquer de Ia pauvre Cécile! Oh ! j'ai été bien honteufe! Mais tu aurois été attrapée comme moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un Monfieur en noir, debout auprès d'elle. Je 1'ai falué du mieux que j'ai pu, & fuis reftée fans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je 1'examinois! „ Madame, a-t-i! die „ a ma mere, en me faluant, voila une „ charmante Demoifelle , & je fens mieux „ que jamais le prix de vos bontés ". A ce propos fi pofitif, il m'a pris un tremblement, tel que je ne pouvois me foutenir; j ai trouvé un fauteuil, & je m'y fuis affife, Aij  4 Les Liaifons dangereufes. bien rouge & bien déconcertée. J'y étois a peine, que voila eet bomme a mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j'étois, comme a die Maman, toute effarouchée. Je me fuis levée en jettant un cri percant;... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman eft partie d'un éclat de rire, en me difant: „ Eh bien, qu'avez-vous ? „ Aflèyez-vous , & donnez votre pied a „ Monfieur ". En effet, ma chere amie, le Monfieur étoit un Cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteufe : par bonheur il n'y avoit que Maman. Je crois que, quand je ferai mariée, je ne me fervirai plus de ce Cordonnier-la. Conviens que nous voila bien favante?. Adieu. II eft prés de fix beures , & ma Femme-de-chambre dit qu'il faut que Je m'habille. Adieu, ma chere Sophie; je t'aime comme fi j'étois encore au Couvent. P. S. Je ne fais par qui envoyer ma Lettre : ainfi j'attendrai que Joféphine vienne. Paris, ce 3 ffAoüt 17...  Les Liaifons dangereufes. 5 LETTRE II. La Marquife de Merteuil au Ficomte de Valmomt, au Chat eau de... Rh venez, mon cher Vicomte , revenez : que fakes-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous font fubftitués ? Partez fur le champ; j'ai befoin de vous. II m'eft venu une excellente idéé, & je veux bien vous en confier 1'exécution. Ce peu de mots devroic fuffire ; & , trop honoré de mon choix, vous devriez venir , avec empreflement, prendre mes ordres a genoux : mais vous abufez de mes bontés, même depuis que vous n'en ufez plus; & dans 1'akernative d'une haine éternelle ou d'une exceffive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté 1'emporte. Je veux donc bien vous inftruire de mes projets : mais jurez-rnoi qu'en fidele Chev?!ier, vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayiez mis celle-ci a fin. Elle eft digne d'un Héros : vous fervirez 1'amour & la vengeance; ce fera enfin une rouerie (i) de plus h mettre dans vos Mé- (1) Ces mots roué & rouerie , dont heurcufe- A iij  ê~ Les Liaifons dangereufes. moirés; car je veux qu'ils foient imprimés un jour, & je me charge de les écrire. Mais laiflbns cela, & revenons a ce qui m'occupe. Madame de Volanges marie fa fille : c'eft encore un feeree; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choifi pour gendre? le Comte de Gercourt. Qui m'auroit dit que je deviendrois la coufine de Gercourt? J'en fuis dans une fureur.... Eh bien, vous ne devinez pas encore ? oh, 1'efpric lourd! Lui avez-vous donc pardonné Paventure de 1'Intendante ? Et moi , n'ai-je pas encore plus a me plaindre de lui, monftre que vous êtes (i)f Mais je m'appaife, & 1'efpoir de me venger rafférene mon ame. Vous avez été ennuyé cent fois , ainfl que moi, de 1'importance que met Gercourt k la femme qu'il aura , & de la fotte pré- ment la bonne compagnie commence a fe défaire ," étoient fort en ufage a 1'époque oü ces Lettres ont été écrites. (i) Pour entendre ce paffage, il faut favoir que le Comte de Gercourt avoit quitté la Marquife de Merteuil pour 1 Intendante de..., qui lui avoic facrifié le Vicomte de Valmont; & que c'eft alors que la Marquife & le Vicomte s'attacherent 1'un a 1'autre. Comme cette aventure eft fort antérieure aux événements dont il eft queftion dans ces Lettres , on a cru devoir en fupprimer toute la correfpondanc*.  Les Liaifotis dangereufes. 7 fomption qui lui fait croire qu'il évitera Ie fort inévitable. Vous connoiffez fes ridicules préventions pour les éducations cloïtrées, & fon préjugé, plus ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En effet , je gagerois que, malgré les foixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n'auroit jamais fait ce mariage, fi elle edt été brune , ou fi elle n'cüt pas été au Couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'eft qu'un fot : il le fera fans doute un jour; ce n'eft pas-la ce qui m'embarrafTe : mais le plaifant feroit qu'il déburêt par-la. Comme nous nous amuferions le lendemain en 1'entendant fe vanter! car il fe vantera; & puis, fi une fois vous formez cette petite rille, il y aura bien du malheur, fi le Gercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris. Au refte, Fhéroïne de ce nouveau Roman mérite tous vos foins : elle eft vraiment jolie ; cela n'a que quinze ans, c'eft le bouton de rofe; gauche a la vérité, comme on ne 1'eft point, & nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité : ajoutez-y que je vous la recommande; vous n'avez plus qu'a me remercier & m'obéir. Vous recevrez cette Lettre demain xa%A i?  $ Les Liaifons dangereufes. tin. J'exige que demain, a fept heures du foir, vous foyiez chez moi. Je ne recevrai perfonne qu'a huit, pas même le régnane Chevalier; il n'a pas afiez de tête pour une auffi grande affaire. Vous voyez que 1'amour ne m'aveugle pas. A huit heures, je vous rendrai votre liberté; & vous reviendrez a dix fouper avec le bel objet, car Ia mere & la fjlle fouperont chez moi. Adieu, il eft midi pafte : bientöc je ne m'occuperaiplus de vous. Paris, 4 Aoüt 17... L E T T R E III. CÉCILE VOLANGES Cl SoPHIE CaRNAY. Je ne fais encore rien, ma bonne amie. Maman avoit hier beaucoup de monde a fouper. Malgré Pintérêt que j'avois a examiner, les hommes fur-tout, je me fuis fort ennuyée. Hommes & femmes, tout le ' monde m'a beaucoup regardée, & puis on fe parloit a 1'oreille; & je voyois bien qu'on parloit de moi : cela me faifoit rougir; je ne pouvois m'en empêcher. Je 1'aurois bien voulu, car j'ai remarqué, que quand on regardoit les autres femmes, elles ne rougiffoient pas; ou bien c'eft le rouge qu'elks  Les Liaifons dangereufes. 9 inettent , qui empêche de voir celui que 1'embarras leur caufe; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement. Ce qui m'inquiécoic le plus, étoit de ne pas favoir ce qu'on penfoit fur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j'ai entendu , bien diftinétement, celui de gauche; & il faut que cela foit bien vrai, car la femme qui le difoit eft parente & amie de ma mere; elle paroit même avoir pris tout de fuite de 1'amitié pour moi. C'eft la feule perfonne qui m'ait un peu parlé dans la foirée. Nous fouperons demain chez elle. J'ai encore entendu, après fouper, un homme que je fuis füre qui parloit de moi, & qui difoit a un autre : „ II faut laiflèr „ mürir cela ; nous verrons eet hyver ". C'eft peut-être celui-la qui doit m'époufer; mais alors ce ne feroic donc que dans quatre mois! Je voudrois bien favoir ce qui en eft. Voila Joféphine, & elle me dit qu'elle eft preftée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries. Oh ! je crois que cette Dame a raifonJ Après le fouper, on s'eft mis a jouer. Je me fuis placée auprès de Maman; je ne fais pas comment cela s'eft fait, mais je mt fuis endormie prefque tout de fuite. "Un grand A v  jo Les Liaifons dangereufes. éclat de rire m'a réveillée. Je ne fais fi Ton rioit de moi, mais je le crois. Maman m'a permis de me retirer, & elle m'a fait grand plailir. Figure-toi qu'il étoit onze heures palfées. Adieu , ma chere Sophie ; aime toujours bien ta Cécile. Je t'afiure que le monde n'eft pas auffi amufant que nous 11maginons. Paris, ce 4 Aoüt 17... LETTRE IV. Le Vieomte de Va lm ont a la Mar-' quife de Merteuil, a Paris. V o s ordres font charmants; votre facon de les donner eft plus aimable encore; vous feriez chérir le defpotifme. Ce n'eft pas la première fois, comme vous favez, que je regrette de ne plus être votre efclave; & tout monftre que vous dites que je fuis, je ne me rappelle jamais fans plaifir le temps oü vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je defire de les mériter de nouveau, & de finir par donner, avec vous un exemple de conftance au monde. Mais de plusgrands intéréts nousappellent; conquérir eft notre deftin, il faut le fuivre : peut-être au bout de la carrière nous ren-  Les Lialfons dangereufes. it contrerons-nous encore; car foit dit fans vous facher, ma très-belle Marquife, vous me fuivez au moins d'un pas égal; & depuis que, nous féparanc pour Ie bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre cöté, il me femble que dans cette mifiion d'amour, vous avez fait plus de profélites que moi. Je connois votre zele, votre ardente ferveur; & fi ce Dieu-la nous jugeoit fur nos oeuvres, vous fericz unjour la Patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami feroit, au plus, un Saint de village. Ce langage vous étonne, n'eftil pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle pas d'autre : & c'eft pour m'y perfeétionner, que je me vois forcé de vous défobéir. Ne vousfachez pas, & écoutez-moi. Dépofitaire de tous les fecrets de mon coeur, je vais vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me propofez-vous? de féduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connoit rien; qui, pour ainfi dire, me feroit livrée fans défenfe, qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, & que la curiofité menera peut-être plus vite que 1'amour. Vingt autres peuvent y réuffir comme moi. II n'en eft pas ainfi de Fentreprife qui m'occupe; fon fuccès m'afiure autant de gloire que de plaifir. L'amour qui prépare ma couronne, hélite lui-même enA vj  is Les Liaifons dangereufes. tre le myrte & le laurier, ou plutöc il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous même, ma belle amie, vous ferez faifie d'un faint refpeét, & vous direz, avec enthoufiafme : „ Voila fhomme felon mon „ coeur ". Vous connoifiez la Préfidente Tourvel, fa dévouon, fon amour conjugal, fes principes aufteres: voila ce que j'attaque; voila 1'ennemi digne de moi; voila le but oü je précends atteindre. Et fi de 1'obtenir je n'emporte Ie prix , 3'surai du moins I'honneur de Pavoir entrepris. On peut citer de mauvais vers, quand ils font d'un grand Poëre (i). Vous faurez donc que le Préfident eft en Bourgogne, a la fuite d'un grand procés, (j'efpere lui en faire perdre un plus important). Son inconfolable moitié doit paffer jci tout le temps de eet affligeant veuvage. Une Meffe chaque jour, quelques vificesaux pauvres du canton , des prieres du matin & du foir, des promenades folitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, & quelquefois un trifte wisk, devoient être fes feules diftraclions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon Angem'aconduitici, pour (i) La Fontaine.  Les Liaifons dangereufes. 13 fon bonheur & pour Ie mien. Infenfé! je regretcois vingt-quatre heures que je facrifiois a des égards d'ufage. Combien on me puniroit, en me forcant de retourner a Paris! Heureufement, il faut être quatrepour jouer au wisk; &, comme il n'y a ici que le Curé du lieu, mon éternelle tante m'a beaucoup preffé de lui facrifier quelques jours. Vous devincz que j'ai confenti. Vous n'imaginez pas combien elle me cajolle depuis ce moment, combien fur-tout elle eft édifiée de me voir réguliérement a fes prieres & a fa Meffe. Elle ne fe doute pas de la Divinité que j'y adore. Me voila donc , depuis quatre jours, livré è une paftion forte. Vous favez fi je defire vivement, fi je dévore les obftacles : mais ce que vous ignorez, c'eft combien la folitude ajoute a 1'ardeur du defir. Je n'ai plus qu'une idéé : j'y penfe le jour, 6c j'y rêve la nuit. J'ai bien befoin d'avoir cette femme, pour me fauver du ridicule d'en êtreamoureux : caroüne mene pas un defir contrarie? O délicieufe jouifiance! je t'implore pour mon bonheur, & fur-tout pour mon repos. Que nous fommes heureux que les femmes fe défendent fi mal! nous ne ferions auprès d'elles que de timides efclaves. j'ai, dans ce moment, un fentiment de reconnoiffance pour les femmes faciles, qui m'amene natureliemenc a vos pieds. Je  14 Les Liaifons dangereufes. m'y profterne pour obtenir mon pardon, & j'y finis cette trop longue Lettre. Adieu, ma très-beile amie : fans rancune. Du Chat eau de... 5 Aoüt 17... LETTRE V. La Marquife de Merteuil au Vicomte DE VALMONT. Savez-vous, Vicomte, que votre Lettre clt d'une infolence rare , & qu'il ne tiendroit qu'a moi de m'en f&cher? mais elle m'a prouvéclairement que vous aviezperdu la tête, & cela feul vous a fauvé de mon indignation. Amie généreufe & fenfible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger; &, quelqu'ennuyeux qu'il foit deraifonner, je cedeau befoin que vous en avez dans ce moment. Vous, avoir la Préfidente Tourvel! mais quel ridicule caprice! Je reconnois bien-la votre mauvaife tête, qui ne fait defirer que ce qu'elle croit ne pouvoir obtenir. Qu'eftce donc que cette femme? des traits réguliers (i vous voulez, mais nulle expreifion: paflablement faite, mais fans graces; toujours mife a faire rire! avec fes paquets de fichus fur la gorge, & fon corps qui rc-  Les Liaifons dangereufes. 15 monte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudroit pas deux femmes, comme celle-la, pour vous faire perdre toute votre confidération. Rappellez-vous donc ce jour oü elle quêtoit a Saint-Roch, & oü vous me remerciates tant de vous avoir procuré ce fpectacle. Je crois la voir encore , donnant la main a ce grand échalas en cheveux longs, prête a tomber a chaque pas, ayant toujours fon panier de quatre aunes fur la tête de quelqu'un, & rougiffant a chaque révérence. Qui vous eüt dit alors, vous defirerez cette femme ? Allons, Vicomte, rougiflez vous-même, & reveuez a vous. Je vous promets le fecret. Etpuis, voyez donc les défagréments qui vous attendent.'quel rival avez-vousa combattre? un mari ! Ne vous fentez-vous pas humilié a ce feul mot! Quelle honte, fi vous échouez! & même combien peu de gloire dans le fuccès! Je dis plus; n'en efpérez aucun plaifir. En eft-il avec les prudes ? j'entends celles de bonne foi : réfervées au fein même du plaifir, elles ne vous offrent que des demi-jouiftances. Cet entier abandon de foi-même, ce délire de la volupté oü le plaifir s'épure par fon excès , ces biens de 1'amour, ne font pas connus d'elles. Je vous le prédis; dans la plus h;ureufe fuppofuion, votre Préfidente croira a^pir tout fait pour vous, en vous traicant  i6 Les Liaifons dangereufes. comme fon mari, & dans le (ê;e-h-tête conjugal le plus tendre, on refte toupurs deux. Ici c'eft bien pis encore; votre prude eft dévoce, & de cette dévotion de bonne femme qui condamne a une éternelie enfance. Peut-êcre furmonterez- vous eet obftacle : maisne vous flattez pas de ledétruire :vainqueur de 1'amour de Dieu, vous ne le ferez pas de la peur du diable; & quand, tenant votre maitreffe dans vos bras, vousfentirez palpiter fon cceur, ce fera crainte & non d'amour. Peut-être, fi vous euffiez connu cette femme plutöt, en euffiez-vous pu faire quelque chofe ; mais cela a vingtdeux ans, & il y en a prés de deux qu'elle eft mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s'eft encroutêe a ce point, il faut 1'abandonner a fon fort; ce ne fera jamais qu'une efpece. C'eft pourtant pour ce bel objet que vous refufez de m'obéir, que vous vousenterrez dans le tombeau de votre tante , & que vousrenoncez a 1'aventure la plus délicieufe & la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelqu'avantage fur vous? Tenez, je vous en parlefans humeur: mais, dans ce moment, je fuis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation ; je fuis tentée, fur-tout, de vous retirer ma confiauce. Je ne m'acccutumerai jamais a  Les Liaifons dangereufes. 17 dire mes fecrets a 1'amant de Me. de Tourvel. Sachez pourtant que la petite Volanges a déja fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. II a chanté avec elle; & en effet, elle chante mieux qu'a une penfionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de duo, & je crois qu'elle fe mettroit volontiers a 1'uniflbn : mais ce Danceny eft un enfant qui perdra fon temps a faire 1'amour, & ne finira rien. La petite perfonne, de fon cöté, eft affez farouche; &, a tout événement, cela fera toujours beaucoup moins plaifant que vous n'auriez pu le rendre : auffi j'ai de 1'humeur, & fürement je querellerai le Chevalier a fon arrivée. Je lui confeilled'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en coüteroit rien de rompre avec lui. Je fuis füre que fi j'avois le bon efprit de le quitter a préfent, il en feroit au défefpoir; & rien ne m'amufe comme un défefpoir amoureux. II m'appelleroit perfide , & ce mot de perfide m'a toujours fait plaifir; c'eft après celui de cruelle, le plus doux h 1'oreille d'une femme, & il eft moins pénible a mériter. Sérieufement, je vais m'occuper de cette rupture. Voila pourtant de quoivous êtes caufe? auffi je lemets fur votre confcience. Adieu. Recommandezmoi aux prieres de votre Préfidente. Paris, ce 7 Aofa 17...  18 Les Liaifons dangereufes. LETTRE VI. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de merteuil. T , M.L n eft donc poinc de femme qui n'abufe dej'empire qu'elle a fu prendre! Et vous-même, vous que je nommai fi fouvent mon indulgente amie, vous ceffez enfin de 1 etre, & vous ne craignez pas de m'attaquer dans 1'objet de mes affeftions! De quels traits vous ofez peindre Me. de Tourvel !... quel homme n'eüt point payé de fa vie cette infolente audace? a quelle autre femme qu'a vous n'eüt-elle pas valu au moins une noirceur? De grace, ne me mettez plus a d'auffi rudes épreuves; je ne répondrois pas de les foutenir. Au nom de 1'amitié, auendez que j'aie eu cette femme, fi vocs voulez en médire. Ne favez-vous pas que la feule vo!upcé a le droit de détacher le bandeau de 1'amour. Mais que dis-je? Madame de Tourvel at-eüe befoin d'illufion? non; pourêtreadorable il lui fuffit d'être elle-même. Vous lui reprochez de fe mettre mal; je le crois bien: toute parure lui nuit; tout ce qui la cache Ja dépare. C'eft dans 1'abandon du négligé qu'elle eft vraiment raviffante. Graces aux  Les Liaifons dangereufes. 19 ehaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabiller de fimple toile me lailTe voir fa taille ronde & fouple. Une feule mouffeline couvre fa gorge; & mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déja faifi les formesenchantereffes. Safigure, dites-vous, n'a nulle expreffion. Etquexprimeroit-elle, dans les moments oü rien ne parle a fon cceur? Non, fans doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui féduit quelquefois & nous trompe toujours. Elle ne fait pas couvrir le vuide d'une phrafe par un fourire écudié; & , quoiqu'elle ait les plus belles dencs du monde, elle ne rit que de ce qui l'amufe. Mais il faut voir comme, dans les foldtres jeux, elle offre 1'image d'une gaieté naïve& franche! comme, auprès d'un malheureux qu'elle s'empreffe de fecourir, fon regard annonce la joie pure & la bonté compatiffante! II faut voir, fur-tout au moindre mot d'éloge oude cajolerie, fepeindre, fur fa figurecélefte, ce touchant embarras d'une modeftie qui n'eft point jouée!... Elle elt prude & dévote , & de-la vous Ia jugez froide & inanimée?Jepenfebien différemment.Quelle étonnante fenfibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jufques fur fon mari, & pour aimer toujours un .être toujours ablént ? Quelle preuve plus forte pourrk-z-vous defirer? J'ai fu pourtant m'en procurer une auire.  2 o Les Liaifons dangereufes. J'ai dirigé fa promenade de maniere qu'il s'eft trouvé un fofïb a franchir; &, quoique fort lefte, elle eft encore plus timide: vous jugez bien qu'une prude craint de fauter le foffé (i)! II a failu fe confier a moi. J'ai tenu dans mes bras cette femme mo« defte. Nos préparatifs & le paffage de ma vieille tante avoient fait rire aux éclats la folatre dévote : mais dès que je me fus eraparé d'elie, par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacerent mutuellement. Je preffai fon fein contre le mien; &, dans ce courc intervalle, je fentis fon coeur battre plus vite. L'aimable rougeur vint colorer fon vifage, & fon modefte embarras m'appric affez que fon coeur avoit palpité d'amour & non de crainte. Ma tante cependant s'y trompa comme vous, & fe mit a dire : „ L'enfant a eu peur"; mais la charmante candeur de Venfant ne lui permit pas le menfonge , & elle répondit naïvement : „ Oh non , mais... ". Ce feul mot m'a éclairé. Dès ce moment, le doux efpoir a remplacé la cruelle inquiétude. J'aurai cette femme; je 1'enleverai au mari qui la profane : j'oferai la ravirau Dieu même qu'elle adore. Quel délice d'être tour-a-tour 1'ob- (i) On reconnoit ici le mauvais goüt des calembours qui commengoi; a prendre, & qui depuis 3 fait tant de progrès.  Les Liaifons dangereufes. 21 jet & le vainqueur de fes remords! Loin de moi Fidée de détruire les préjugés qui 1'affiegent! ils ajouteront a mon bonheur & a ma gloire. Qu'elle croie a la vertu, mais qu'elle me la facrifie; que fes fautes 1'épouvantent fans pouvoir 1'arrêter ; &, qu'agitée de mille terreurs, elle ne puifle les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu'alors, j'y confens, elle me dife : „ Je „ t'adore " ; elle feule , entre toutes les femmes, fera digne de prononcer ce mor. Je ferai vraiment le Dieu qu'elle aura pré-; féré. Soyons de bonne foi; dans nos arrangements, auffi froids que faciles, ce que nous appellons bonheur eft a peine un plaifir. Vous le dirai-je? je croyois mon coeur flétri; & ne me trouvant plus que des fens, je me plaignois d'une vieilleflè prématurée. Madame de Tourvel m'a rendu les charmantes illufions de la jeunefiè. Auprès d'elle, je n'ai pas befoin de jouir pour êtreheureux. La feule chofe qui m'effraye , eft le temps que va me prendre cette aventure; car je n'ófe rien donner au hafard. J'ai beau me rappeller mes heureufes témérités, je ne puis me réfoudre & les mettre en ufage. Pour que je fois vraiment heureux, il faut qu'elle fe donne; & ce n'eft pas une petite affaire. Je fuis für que vous admireriez ma pru-  22 Les Liaifons dangereufes. dence. Je n'ai pas encore prononcé Ie mot d'amour; mais déja nous en fommesaceux de confiance & d'intérêt. Pour la tromper le moins poffible, & fur-touc pour prévenir 1'efFet des propos qui pourroient lui revenir, je lui ai raconté moi-même, & comme en m'accufant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle candeur elle me prêche. Elle veut, dic-elle, me convercir. Elle ne fe doute pas encore de ce qui lui en coutera pour Ie center. Elle eft loin de penfer qu'e/z plaidant, pour parler comme elle, pour les infortunées que fat perdues , elle parle d'avance dans fa propre caufe. Cette idéé me vint hier au milieu d'un de fes fermons, & je ne pus me refufer au plaifir de 1'interrompre, pour 1'affurer qu'elle parloit comme un Prophete. Adieu, ma très-belle amie. Vous voyez que je ne fuis pas perdu fans refiburce. P. 5". A propos, ce pauvre Chevalier s'eft-il tué de défefpoir ? En vérité, vous êces cent fois plus mauvais fujet que moi, & vous m'humilieriez fi j'avois de 1'amourpropre. Du chdteau de :.«9 Ao&t 17...  Les Liaifons dangereufes. 23 L E T T R E VII. Cecile Volanges, a Sophie Carnay (i). 5 1 je ne t'ai rien dit de mon manage, c'eft que je ne fuis pas plus inftruite que le premier jour. Je m'accoutume a n'y plus penfer, & je me trouve affez bien de mon genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant 6 ma harpe : il me femble que je les aime mieux depuis que je n'ai plus de maitre, ou plutöt c'eft que j'en ai un meilleur. M. le Chevalier Danceny, ce Monfieur dont je t'ai parlé, & avec qui j'ai chanté chez Madame de Merteuil, a la complaifance de venir ici tous les jours, & de chanter avec moi des heures entieres. II eft extrêmement aimable. II chante comme unange; & compofe de très-jolis airs dont- il fait (1) Pour ne pas abufer de la patience du Lecteur, on fupprime beaucoup de Lettres de cette correfpondance journaliere; on ne donne que celles qui ont paru néceflaires a 1'intelligence des événements de cette Société. C'eft par le même motif qu'on fupprime auffi toutes les Lettres de Sophie Camay & plufieurs de celles des Acteurs d* ces aventure*.  24 Les Liaifons dangereufes. auffi les paroles. C'eft bien dommage qu'il foit Chevalier de Malte! II me femble que s'il fe marioit, fa femme feroit bien heureufe.... II a une douceur charmante. II n'a jamais 1'air de faire un compliment, & pourtant tout ce qu'il dit flatte. II me reprend fans cefiè, tant fur la mufique que fur autre chofe : mais il mêle a fes critiques tant d'intérêt & de gaieté, qu'il effc impoffible de ne pas lui en favoir gré. Seulement, quand il vous regarde, il a 1'air de vous dire quelque chofe d'obligeant. II joint h tout cela d'être très-complaifant. Par exemple, hier, il étoit prié d'un grand concert; il a préféré de refter toute la foirée chez Maman. Cela m'a bien fait plaifir; car quand il n'y eft pas , perfonne ne me parle, & je m'ennuye : au-lieu que quand il y eft, nous chantons & nous caufons enfemble. II a toujours quelque chofe a me dire. Lui & Madame de Merteuil font les deux feules perfonnes que je trouve aimables. Mais adieu, ma chere amie; j'ai promis que je faurois pour aujourd'hui une ariette dont l'accompagnement eft très-difficile , & je ne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre a 1'étude jufqu'a ce qu'il vienne. De ... ce 7 Aoüt 17... L E T T U B  Les Liaifons dangereufes. 25 LETTRE VIII. LaPrêfidente deTourvel ^ Madame dë Volanges. O n ne peut êrre plus fenfible que je Ie fuis, Madame, a laconfiance que vous me témoignez, ni prendre plus d'intérêt que moi a 1'établifiement de Mademoifelle de Volanges. C'eft bien de toute mon ame que je lui fouhaite une félicité dont je ne doute pas qu'elle ne foit digne, & fur laquelle je m'en rapporte bien a votre prudence. Je ne- connois point M. le Comte de Gercourt; mais, honoré de votrechoix, je ne puis prendre de lui qu'une idéé trèsavantageufe. Je me borne , Madame, a fbuhaiter a ce roariage un fuccès auffi heureux qu'au mien, qui eft pareillement votre ouvrage, & pour Iequel chaque jour ajoute a ma reconnoifiance. Que le bonheur de Mademoifelle votre fille foit la ré-< compenfe de celui que vous m'avez procuré; & puifie Ia meilleure des amies être auffi la plus heureufe des meres! Je fuis vraiment peinée de ne pouvoir vous offrir de vive voix l'hommage de ce voeu fincere, & faire, auffi-tót que je le defirerois, connoiffance avec Mademoifelle /. Partie. B  2 6 Les Liaifons dangereufes. de Volanges. Après avoir éprouvé vos bontés vraimentmacernelles, j'ai droic d'efpérer d'elie 1'amitié tendre d'une foeur. Je vous prie, Madame, de vouloir bien la lui demander de ma part, en attendant que je me trouve a portée de la mériter. Je compte refter a la campagne tout le temps de 1'abfence de M. de Tourvel. J'ai pris ce temps pour jouir & profker de Ia fociété de la refpeclable Madame de Rofemonde. Cette femme eft toujours charmante : fon grand age ne lui fait rien perdre; elle conferve toute fa mémoire & fa gaieté. Son corps feul a quatre-vingt-quatre ans; fon efprit n'en a que vingt. Notre retraite eft égayée par fon neveu, le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous facrifier quelques jours. Je ne le connoiffois que de réputation ; & elle me faifoit peu deflrer de le connoitre davantage: mais il me femble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, oü le tourbillon du monde ne le gate pas, il parle raifon avec une facilité étonnante, & il s'accufe de fes torts avec une candeur rare. II me parle avec beaucoup de confiance, & je le prêche avec beaucoup de févérité. Vous qui le connoiffez, vous conviendrez que ce feroit une belle c~>nverficn a faire : mais je ne doute pas, malgvé fes promeffes, que huit jours ce Paris ne lui faffent oublier tous mes fer-  Les Liaifons dangereufes. 27 rnons. Le féjour qu'il fera ici fera au moins autant de retranché fur fa conduite ordinaire ; & je crois que, d'après fa faeon de vivre, ce qu'il peut faire de mieux, eft de ne rien faire du tout. II fait que je fuis occupée a vous écrire, il m'a chargé de vous préfenter fes refpectueux hommages. Recevez auffi le mien avec la bonté que je vous connois; & ne doucez jamais des fentiments finceres avec lefquels j'ai 1'honneur d'être, &c. Du chdteau de ... ce 9 Aoüt 17... L E T T R E IX. Madame de Volanges a laPréfidente de Tourvel. Je n'ai jamais douté, ma jeune & belle amie, ni de 1'amitié que vous avez pour moi, ni de 1'intérêt fincere que vous prenez a tout ce qui me regarde. Ce n'eft pas pour éclaircir ce point, que j'efpere convenu a jamais entre nous, que je réponds \ votre Réponfe: mais je ne crois pas pouvoir me difpenfer de caufer avec vous, au fujet du Vicomte de Valmonr. Je ne m'attendois pas , je 1'avoue, a trouver jamais ce nom-la dans vos Lettres. B ij  c8 Les Liaifons dangereufes. En effec, que peut-il y avoir de commun entre vous & lui? Vous ne connoiflez pas eet homme, oü auriez-vous pris 1'idée de 1'ame d'un libercin ? Vous me parlez de fa rare candeur : oh! oui; la candeur de Valmont doit être en effet très-rare. Encore plus faux & dangereux qu'il n'eft aimable & féduifant; jamais, depuis fa plus grande jeuneffe, il n'a fait un pas ou die une parole fans avoir un projet; &.jamais il n'eut un projet qui ne fut mal-honnête ou criminel. Mon amie , vous me connoiflez; vous favez fi des vertus que je tache d'acquérir, 1'indulgence n'eft pas celle que je chéris le plus. Auffi, fi Valmont étoit entrainé par des paffions fougueufes ; fi, comme mille autres, il étoit féduit par les erreurs de fon age , en blamant^ fa conduite je plaindrois fa perfonne, & j'attendrois, en filence, le temps oü un retour heureux lui rendrojt 1'eftime des gens honnêtes. Mais Valmont n'eft pas cela : fa conduite eft le réfultat de fes principes. II fait calculer tout ce qu'un homme peut fe permettre d'horreurs fans fe compromettre; & pour être cruel & méchant fans danger, il a choifi les femmes pour viétimes. Je ne m'arrête pas a compter celles qu'il a féduices : mais combien n'en a-t-il pas perdues? Dans la vie fage & retirée que vous menez, ces fcaudaleufes aventu-  Les Liaifons dangereufes. 29 res ne parviennent pas jufqu'a vons. Je pourrois vous en raconter qui vous feroienc frémir; mais vos regards, purs comme votre ame, feroienc fouillés par de femblables tableaux : füre que Valmont ne fera jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas befoin de pareilles armes pour vous défendre. La feule chofe que j'aye a vous dire, c'eft que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des foins, fuccès ou non, il n'en eft point qui n'ayent eu a s'en plaindre. La feule Marquife de Merteuil fait exception a cette regie générale; feule, elle a fu lui réfifter & enchainer fa méchanceté. J'avoue que ce trait de fa vie eft celui qui lui fait le plus d'honneur a mes yeux : auffi a-t-il fuffi pour la juftifier pleinemenc aux yeux de tous de quelques_ inconféquences qu'on avoit a lui reprocher dans le débuc de fon veuvage (1). Quoi qu'il en foit, ma belle amie, ce que 1'age, 1'expénence, & fur-tout 1'amitié , m'autorifent a vous repréfenter, c'eft qu'on commence h s'appercevoir dans Ie monde de 1'abfence de Valmont: & que li on fait qu'il foit refté quelque temps en tiers entre fa tante & vous, votre reputa- (1) L'erreur oü eft Madame de Votatiges," nous fait voir , qu'ainiï que les autres fcélérats, Valmont ne déeéloit pas fes complices. B iij  30 Les Liaifons dangereufes. tion fera entre fes mains; malheur Ie plas grand qui puifTe arriver a une femme. Je vous confeille donc d'engager fa tante a ne pas le retenir davantage; & s'il s'obftine a refter, je crois que vous ne devez pas héfiter h lui céder la place. Mais pourquoi refteroit-il ? que fait-il donc a cette campagne ? Si vous faifiez épier fes démarches, je fuis füre que vous découvririez qu'il n'a fait que prendre un afyle plus commode, pour quelques noirceurs qu'il médite dans les environs. Mais dans 1'impoffibilité de remédier au mal, contentonsnous de nous en garantir. Adieu, ma belle amie; voila le mariage de ma fille un peu retardé. Le Comte de Gercourt, que nous attendions d'un jour a 1'autre, me mande que fon régiment paffe en Corfe; & comme il y a encore des mouvements de guerre, il lui fera impoffiblede s'abfenter avant 1'hyver. Cela me contrarie; mais cela me fait efpérer que nous aurons le plaifir de vous avoir a la noce, & j'étois fachée qu'elle fe fit fans vous. Adieu; je fuis, fans compliment comme fans réferve, entiérement a vous. P. S. Rappellez-moi au fouvenir de Madame de Rofemonde, que j'aime toujours autant qu'elle le mérite. Be ... ce ii Acüt 17...  Les Liaifons dangereufes. 31 LETTRE X. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. jVÏe boudez - vous, Vicomte? ou bien êtes-vous mort? ou, ce qui y reflembleroic beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre Préfidente? Cette femme, qui vous a rendu les illufions de la jeunejfe, vous en rendra bientöt auffi les ridicules préjugés. Déja vous voila timide & efclave; autant vaudroit être amoureux. Vous renoncez a vos heureufes témérités. Vous voila donc, vous conduifanc fans principes, & donnant tout au hafard, ou plutöt au caprice. Ne vous fouvient-il plus que Famour eft, comme la médecine, feulement Vart d'aider a la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n'en prendrai pas d'orgueil; car c'eft bien battre un homme a terre. // faut qu'elle fa donne, me dites-vous; eh! fans doute, il le faut; auffi fe donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce fera de mauvaife grace. Mais, pour qu'elle finiffê par fe donner, le vrai moyen eft de commencer par la prendre. Que cette ridicule 13 iv  32 Les Liaifons dangereufes. diftinétion eft bien un vrai déraifonnemene de Famour! Je dis Famour; car vous êtes amourenx. Vous parler autrement, ce feroit vous trahir; ce feroit VOU9 cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux , ces femmes que vous avez eues, croyez-vous les avoir violées ? Mais, quelqu'envie qu'on ait de fe donner, quelque preffée que Fon en foit, encore faut.-il un prétexce; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne Fair de céder a la force? Pour moi, je Favoue, une des chofes qui me flattent le plus, eft une attaque vive & bien faite, oü tout fe fuccede avec ordre, quoiqu'avec rapidité; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-même une gaucheris dont au contraire, nous aurions dü profïter; qui fait garder Fair de la violence jufques dans les chofes que nous accordons, & flatter avec adreflè nos deux paflions favorites, la gloire de la défenfe, & le plaifir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare que Fon ne croit, m'a toujours fait plaifir, même alors qu'il ne m'a pas féduite, & que quelquefois il m'eft arrivé de me rendre, uniquement comme récompenfe. Telle dans nos anciens Tournois, la beauté donnoit le prix de la valeur & de Fadreffe. Mais vous, vous qui n'êtes plus vous3  Les Liaifons dangereufes. 33 vous vous conduifez comme fi vous aviez peur de réuffir. Eh, depuis quand voyagezvous a petites journées & par des chemins de traverfe? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de pofte & Ia grand'route! Maislaifibns ce fujet, qui me donne d'autanr plus d'humeur, qu'il me privé du plaifir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus fouvent que vous ne faices, & mettezmoi au courant de vos progrès. Savez-vous que voila prés de quinze jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde? A propos de négligence, vous reffemblez aux gens qui envoyent réguliérement favoir des nouvelles de leurs amis malades, maïs quine fe font jamais rendre Ia réponfe. Vous finiffez votre derniere Lettre par me demander fi le Chevalier eft morr. Je ne réponds pas, & vous ne vous en inquiétez pas davantage. Ne favez-vous plus que mon amant eft votre ami-né? Mais rafiurez-vous, il n'eft point mort; ou s'il 1'étoit, ce feroit de 1'excès de fa joie. Ce pauvre Chevalier, comme il eft tendre! comme il eft: fait pour famour! comme il fait fentir vivement! la tête m'en tourne. Sérieufement, le bonheur parfait qu'il trouve k être aimé de moi, m'attache véritablement & lui. Ce même jour, oü je vous écrivois qne B v  34 Les Liaifons dangereufes. j'allois travailler h notre rupture, combien je le rendis heureux ! Je m'occupois pourtant tout de bon des moyens de le défefpérer, quand on me 1'annonea. Soit caprice ou raifon, jamais il ne me parut fi bien. Je le recus cependant avec humeur. II efpéroit paffer deux heures avec moi, avant celle oü ma porte feroit ouverre a tout le monde. Je lui dis que j'allois fortir, il me demanda oü j'allois; je refufai de le lui apprendre. II infifta; oh vous 11e ferez pas? repris-je avec aigreur. Heureufement pour lui, il refta pétrifié de cette réponfe; car, s'il ent dit un mot, il s'enfuivoit immanquablemenc une fcene qui eüc émané la rupture que j'avois projettée. Etonnée de fon filence, je jettai les yeux fur lui fans autre projet, je vous jure, que de voir la mine qu'il faifoic. Je retrouvai fur cette charmante figure cette triftefie, h - la - fois profonde & tendre , a laquelle vous-même êces convenu qu'il étoit fi difficile de réfifter. La même caufe produifit le même effet; je fus vaincue une feconde fois. Dès ce moment, je ne m'occupai plus que des moyens d'éviter qu'il put me trouver un tort. Je fors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, & même cette affaire vous regarde : mais ne m'interrogez pas. Je fouperai chez moi ; revenez, & vous ferez infiruit. Alors il retrouva la p»-  Les Liaifons dangereufes. 35 role; mais je ne lui permis pas d'en faire ufage. Je fuis trés - preffée, concinuai-je. LaifTez-moi; h ce foir. II baifa ma main, & fortit. Auffi-tót, pour le dédommoger, peutêtre pour me dédommager moi-même, je me décide a lui faire connoïtre ma petite maifon dont il ne fe doutoit pas. J'appelle ma fidelle Vikloire. J'ai ma migraine; je me couche pour tous mes gens; &, reflée enfin feule avec la véritable, tandis qu'elle fe traveftit en Laquais, je fais une toilette de Femme-de-chambre. Elle fait enfuite venir un fiacre a la porte de mon jardin, & nous voila parties. Arrivées dans ce tempte de 1'Amour, je choifis le déshabiller le plus galant. Celui-ci eft déücieux; il eft de mon invention : il ne laifle rien voir, & pourtant fait tout deviner. Je vous en promets un modele pour votre Préfidente, quand vous 1'aurez rendue digne de le porter. Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupedes autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une Lettre d'Héloïfe & deux Contes de la Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulois prendre. Cependant mon Chevalier arrivé a ma porte, avec l'emprefTement qu'il a toujours. Mon SuifTe la lui refufe, & lui apprend que je fuis malade ; premier incident. II B vj  - 36 Les Liaifons dangereufes. lui remet en même temps un billet de moi, mais non de mon écriture, fuivant la prudente regie. II 1'ouvre, & y trouve, de Ia main de Vicloire : „ A neuf heures pré„ cifes,au Boulevard, devant le Café '\ II s'y rend; & la, un petit Laquais qull ne connoit pas , qu'il croit au moins ne pas connoitre , car c'étoit toujours Victoire, vientluiannoncer qu'il faut renvoyer fa voiture & le fuivre. Toute cette marche romanefque lui échauffoit la tête d'autant, & la tête échauffée ne nuit a rien. II arrivé enfin, & la furprife & 1'amour caufoient en lui un véritable enchantement. Pour lui donner le temps de fe remettre, nous nous promenons un moment dans la bofquet; puis je le ramene vers la maifon. II voit d'abord deux couverts mis; enfuite unlit fait. Nous paffons jufqu'au boudoir, qui étoit dans toute fa parure. La, moitié réflexion, moitié fentiment, je paffai mes bras autour de lui, & me laiffai tomber a fes genoux. ,.,0, mon ami! lui dis-je, pour „ vouloir te ménager la furprife de ce mo„ ment, je me reproche de t'avoir affligé „ par 1'apparence de 1'humeur; d'avoir pu „ un inftant voiler mon cceur a tes regards. „ Pardonne-moi mes torts : je veux les ex„ pier a fcrce d'amour ". Vous jugez de 1'effet de ce difcours fentimental. L'heureux Chevalier me rcleva, & mon p rdon fut  %es Liaifons dangereufes. 37 fcellé fur cette même ottomane ou vous & moi fceMmes il gaiement, & de la même maniere, notre éternelle rupture. Comme nous avions fix heures a paffër enfemble, & que j'avois réfolu que tout ce temps fut pour lui également délicieux, je modérai fes tranfports, &l'aimable coquetterie vint remplacer la tendreffe. Je ne crois pas avoir jamais mis tant de foin a plaire, ni avoir été jamais auffi contente de moi. Après le fouper, tour-h-tour enfant & raifonnable , folatre & fenfible, quelquefois même libertine, je meplaifois a Ie confidérer comme un Sultan au milieu de fon Serrail, dont j'étois tour-a-tour les favorites différentes. En effet, fes hommages réitérés, quoique toujours regus par la même femme, le furent toujours par une makrefTe nouvelle. Enfin, au point du jour, il fallut fe féparer; &, quoiqu'il dit, quoiqu'il fit même pour me prouver le contraire, il en avoit autant de befoin que peu d'envie. Au moment oü nous fortimes, & pour dernier adieu, je prisla clef de eet heureux féjour, & la lui remettant entre les mains: „ Je ne J'ai ne que pour vous, lui dis-je^ il efl „ jufte que vous en foyiez maitre : c'eft au „ ^Sacrificateur a difpofer du Temple " C'eft par cette adreflè que j'ai prévenu les réflexions qu'auroic pu lui faire naure la  38 Les Liaifons dangereufes. propriété, toujours fufpecle, d'une petite maifon. Je le connois afiez, pour être fure qu'il ne s'en fervira que pour moi; & fi la fantaifie me prenoit d'y aller fans lui, il me refte bien une doublé clef. II vouloita toute force prendre jour pour y revenir; mais je 1'aime trop encore, pour vouloir 1'ufer fi vice. II ne faut fe permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veut quitter bientót. II ne fait pas cela, lui; mais, pour fon bonheur, je le fais 'pour deux. Je m'appergois qu'il eft trois heures du matin, & que j'ai écrit un volume, ayant le projet de n'écrire qu'un mot. Tel eft le charme de la confiante amitié : c'eft elle qui fait que vous êtes toujours ce que j'aime le mieux; mais, en vérité, le Chevalier eft ce qui me plaic davantage. LETTRE XI. La Préjtdente deTourvel^ Madame de Volanges. Vo tre Lettre févere m'auroit effrayée, Madame, fi, par bonheur, je n'avois-trouvé ici plus de motifs de fécurité que vous ne m'en donnez de crainte. Ce redoutable M. De... ce 12 Aoüt 17...  Les Liaifons dangereufes. 39 de Valmont, qui doit être la terreur de toutes les femmes , paroit avoir dépofé fes armes meurtrieres, avant d'entrer dans ce CMteau. Loin d'y former des projets, il n'y a pas même porté de prétentions; & la qualité d'homme aimable que fes ennemis mêmes lui accordent, difparoit prefque ici, pour ne lui laiffer que celle de bonenfant. Ceft apparemment 1'air de la campagne qui a produit ce miracle. Ce que je puis vous affurer, c'eft qu'étant fans ceffe avec moi, paroiffant même s'y plaire, il ne lui eft pas échappé un mot qui reffemble a 1'amour, pas une de ces phrafesque tous les hommes fe permettent, fans avoir,comme lui , ce qu'il faut pour les juftifier. Jamais il n'oblige a cette réferve, dans laquelle toute femme qui fe refpeéte eft forcée de fe tenir aujourd'hui, pour contenir les hommes qui 1'entourent. II fait ne point abufer de la gaieté qu'il infpire. II eft peutêtre un peu louangeur; mais c'eft avec tant de délicateffe, qu'il accoutumeroit la modeftie même a 1'éloge. Enfin, fi j'avois un frere, je defirerois qu'il fut tel que M. de Valmont fe montre ici. Peut-être beaucoup de femmes lui defireroient une galanterie pliw marquée; & j'avoue queje lui fais un gré infioi d'avoir fu me juger affez bien pour ne pas me coufondre avec eiies." Ce portraic difFere beaucoup fans doute  40 Les Liaifons dangereufes. de celui que vous me fakes; &, maïgré cela, tous deux peuvent être reffemblants en fixant les époques. Lui-même convienc d'avoir eu beaucoup de torts, & on lui en aura bien auffi prêté quelques-uns. Mais j'ai rencontré peu d'hommes qui parlafient des femmes honnêtes avec plus de refpeft, je dirois prefque d'enthoufiafme. Vous m'apprenezqu'au moins furcetobjet ilne trompe pas. Sa conduite avec Madame de Merteuil en eft une preuve. II nous en parle beaucoup; & c'eft toujours avec tant d'éloge, & 1'air d'un attachement fi vrai, que j'ai cru, jufqu'a la récepdon de votre Lettre, que ce qu'il appelloit amitié, entr'eux deux, étoit bien réellement de 1'amour. Je m'accufe de ce jugement téméraire, dans lequel j'ai eu d'autant plus detort, que luimême a pris fouvent le foin de la juftifier. J'avoue que je ne regardois que comme finefle, ce qui étoit de fa part une honnê:e fincérité. Je ne fais; mais il me femble que celui qui eft capable d'une amitié auffi fuivie pour une femme auffi eftimable, n'eft pas un libertin fans retour. J'ignore au refte fi nous devons la conduite fage qu'il rient ici,a quelques projets dans les environs, comme vous le fuppofez. II y a bien quelques femmes aimables a la ronde; mais il fort peu, excepté le matin , & alors il dit qu'il va a la chaffe, H eft vrai qu'il rapporte  Les Liaifons dangereufes. 41 raremem da gibier, mais il afiure qu'il eft mal-adroit a eet exercice. D'ailleurs , ce. qu'il peut faire au-dehors m'inquiete peu; & fi je defirois le favoir, ce ne feroit que pour avoir une raifon de plus de me rapprocher de votre avis, ou de vous ramener au mien. Sur ce que vous me propofez de travaüIer \ abréger Ie féjour que M. de Valmont compte faire ici, il me paroit bien difficile d'ofer demander a fa tante de ne pas avoir fon neveu chez elle , d'autant qu'elle 1'aime beaucoup. Je vous promets pourtant, mais feulement par déférence & non par befoin, de faifir 1'occafion de faire cette demande, foit h elle, foit a lui-même. Quant a moi, M. de Tourvel eft inftruit de mon projet de refter ici jufqu'a fon retour, & il s'étonneroit, avec raifon, de la légéreté qui m'en feroit changer. Voitè, Madame, de bien longs éclairciflèments : mais j'ai cru devoir, a la vérité, un témoignage avantageux a M. de Valmont, & dont if me paroïc avoir grand befoin auprès de vous. Je n'en fuis pas moins fenfible a 1'amitié qui a dicTté vos confeils. C'eft h elle que je dois auffi ceque vous me dites d'obligeant h 1'occafion du retard du mariage de Mlle. votre fille. Je vous en remercie bien fincérement : mais, quelque plaifir que je me protnette a pafier ces momencs  42 Les Liaifons dangereufes. avec vous, je les facrifierois de bien bon coeur au defir de favoir Mlle. de Volanges plutöt heureufe, fi pourtant elle peut jamais 1'être plus qu'auprès d'une mere auffi digne de toute fa tendrefie & de fon refpeft. Je partage avec elle ces deux fentiments qui m'attaChent h vous , & je vous prie den recevoir 1'afiurance avec bonté. J'ai 1'honneur d'être, &c. De... ce 13 Aoüt 17... LETTRE XII. Cécile Volanges, a la Marquife de Merteuil. ^IVÏaman eft incommodée, Madame; elle ne fortira point, & il faut que je lui tienne compagnie : ainfi je n'aurai p3s 1'honneur de vous accompagner a 1'Ópéra. Je vous affure que je regrette bien plus de ne pas être avec vous que le fpectacle. Je vous prie d'en être perfuadée. Je vous aime tant! Voudriez-vous bien dire a M. le Chevalier Danceny que je n'ai point le Recueil dont il m'a parlé, & que s'il peut me Papporter demain, il me fera grand plaifir. S'il vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y fommes pas; mais c'eft que Maman ne veut  Les Liaifons dangereufes. 43 recevoir perfonne. J'efpere qu'elle fe portera mieux demain. , J'ai 1'hcnneur detre, &c. De... ce 13 Aoüt 17... LETTRE XIII. La Marquife de'Merteuil ci Cécile Volanges. J"e fuis très-fachée , ma belle , & d'être privée du plaifir de vous voir, & de la caufe de cette privation. J'efpere que cette occafion fe retrouvera. Je m'acquitterai de votre commiffion auprès du Chevalier Danceny, qui fera fürement très-faché de favoir votre Maman malade. Si elle veut me recevoir demain, j'irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle & moi, le Chevalier de Belleroche (1) au piquet; & en lui gagnant fon argent, nous aurons, pour furcroit de plaifir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable maitre, a qui je le propoferai. Si cela convient a votre Maman & a vous, je réponds de moi & (1) c'eft le même dont il eft queftion dans les Lettres ds Madame de Merteuil.  44 Les Liaifons dangereufes. de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle; mes compliments a ma chere Madame da Volanges.Je vous embrafie bien tendrement. De... ce 13 Aoüt 17... L E T T R E XIV. Cécile Volanges a Sophie Carnay. Je ne t'ai pas écrit hier, ma chere Sophie : mais ce n'eft pas le plaifir qui en eft caufe; je t'en affure bien. Maman étoit malade , & je ne 1'ai pas quittée de. la journée. Le (oir, quand je me fuis rerirée, je n'avois coeur a nen du tout; & je me fuis couchée bien vite, pour m'affurer que la journée étoit finie : jamais je n'en avois paffé de fi longue. Ce n'eft pas que je n'aime bien Maman; mais je ne fais pas ce que c'étoir. Je devois aller a 1'Opéra avec Madame de Merteuil; le Chevalier Danceny devoit y être. Tu fais que ce font les deux perfonnes^ que j'aitne le mieux. Quand 1'heure oü j'aurois dü y être auffi eft arrivée, mon coeur s'eft ferré malgré moi. Je me déplaifois a tout, & j'ai pleuré, pleuré, fans pouvoir m'en empêcher. Heureufement Maman étoit couchée, & ne pou-  Les Liaifons dangereufes. 45 voit pas me voir. Je fuis bien füre que Ie Chevalier Danceny aura été faché auffi ; mais il aura été diftrait par le fpectacle & par tout le monde : c'eft bien différent. Par bonheur, Maman va mieux aujourd'hui, & Madame de Merteuil viendra avec une autre perfonne & le Chevalier Danceny : mais elle arrivé toujours bien tard , Madame de Merteuil; & quand on eft fi long-temps toute feule, c'eft bien ennuyeux. 11 n'eft encore qu'onze heures. II eft vrai qu'il faut que je joue de la harpe; & puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coëffée aujourd'hui. Je crois que la Mere Perpétue a raifon; & qu'on devient coquette dès qu'on eft dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, & je trouve que je ne le fuis pas autant que je le croyois; & puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Madame de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi: cela ne me fachepas beaucoup,paree qu'elle m'aime bien; & puis elle allure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C'eft bien honnête a elle de me 1'avöir dit! elle avoit même 1'air d'en être bfen-aife. Par exemple, je ne concois pas ca. C'eft qu'elle m'aime tant! & lui!... oh! ga m'a bien fait plaifir! auffi, c'eft qu'il me  46 Les Liaifons dangereufes. femble que rien que le regarder, fuffit pour embellir. Je le regarderois toujours, fi je ne craignois de rencontrer fes yeux : car, toutes les fois que cela m'arrive, cela me décontenance, & me fait comme de la peine; mais ca ne fait rien. Adieu, ma chere amie : je vais me mettre a ma toilette. Je t'aime toujours comme de coutume. Paris, ce 14 Aoüt 17... L E T T R E XV. Le Vicomte de Valmomt a la Marquife de Merteuil. I l eft bien honnête a vous de ne pas m'abandonner h mon trifte fort. La vie que je mene ici eft réellement fatigante , par 1'exeès de fon repos & fon infipide uniformité. En lifant votre Lettre & le détail de votre charmante journée, j'ai été tenté •vingt fois de prétexter une affaire; de voler a vos pieds, & de vous y demander, en ma faveur, une infidélité ft votre Chevalier, qui, après tout, ne mérite pas fon bonheur. Savez-vous que vous m'avez rendu jaloux de lui? Que me parlez-vous d'éternelle rupture? J'abjure ce ferment, pro-  Les Liaifons dangereufes. 47 noncé dans le délire : nous n'aurioriS pas été dignes de le faire, fi nous euffions du le garder. Ah! que je puiffe un jour me venger dans vos bras, du dépit involontaire que m'a caufë le bonheur du Chevaliijr! Je fuis indigne , je 1'avoue, quand je jonge que eet homme , fans raifonner , fans fe donner la moindre peine, en fuivant touc bêtement 1'inftinct de fon coeur, trouve une félicité a laquelle je ne puis atceindre. Oh! je Ia troublerai... Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même, n'êtes-vous pashumiliée? Vous vous donnez la peine de le tromper, & il eft plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaïnes! c'eft bien vous qui êtes dans les fiennes. II dort tranquillement, tandis que vous veillez pour fes plaifirs. Que feroit de plus fon efclave? Tenez, ma belle amie, cant que vous vous partagez entre plufieurs, je n'ai pas la moindre jaloufie : je ne vois alors dans vos amants que les fuccefieurs d'Alexandre, incapablesde conferver, entr'eux tous, eet empire oü je régnois feu!. Mais que vous vous donniez entiérement ft un d'eu'x! qu'il exifte un autre homme auffi heurepx. que moi! je ne le fouffrirai pas; n'efpérez pas que je le fouffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre; & ne trahiflez pas, par un caprice exclufif, 1'amitié inviolable que nous nous fommes jurée»  48 Les Liaifons dangereufes. C'eft bien aflèz, fans douce, que j'aie a me plaindre de famour. Vous voyez que je me prête a vos idéés , & que j'avoue mes torts. En effet, fi c'eft être amoureux que de ne pouvoir vivre fans pofièder ce qu'on defire, dy facrifier fon temps, fes plaifirs, fa vie , je fuis bien réellement amoureux. Je n'en fuis guere plus avancé. Je n'aurois même rien du tout a vous apprendre a ce fujet, fans un événement qui me donne beaucoup a réfléchir, & dont je ne fais encore fi je dois craindre ou efpérer. Vous connoiffez mon Chaffeur , tréfor d'intrigue & vrai valet de Comédie : vous jugez bien que fes inftructions portoient d'être amoureux de la Femme-de-chambre, & d'enivrer les gens. Le coquin eft plus heureux que moi : il a déja réuffi. II vient de découvrir que Madame de Tourvel a chargé un de fes gens de prendre des informations fur ma conduite, & même de me fuivre dans mes courfes du matin, autant qu'il le pourroit, fans être appercu. Que prétend cette femme? Ainfi donc la plus modefte de toutes , ofe encore rifquer des chofes qu'a peine nous oferions nous permettre! Je jure bien... Mais , avant de fonger a me venger de cette rufe féminine, occupons-nous des moyens.de la tourner a notre avancage. Jufqu'ici ces courfes qu'on fufpecle  Les Liaifons dangereufes. 49 fufpedte n'avoienc aucun objet; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, & je vous quitte pour y réfléchir. Adieu , ma belle amie. Toujours du Chdteau de ... ce i^Aotit 17... LETTRE XVI. Cécile Volanges a Sophie Carnay. jA. h , ma Sophie , voici bien des nouvelles! je ne devrois peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j'en parle a quelqu'un; c'eft plus fort que moi. Ce Chevalier Danceny— je fuis dans un trouble que je ne puis pas écrire : je ne fais par oü commencer. Depuis que je t'avois raconté la jolie foirée (1) que j'avois paffee chez Maman avec lui & Madame de Merteuil , je ne t'en parlois plus : c'eft que je ne voulois plus en parler a perfonne; mais j'y penfois pourtant toujours. Depuis il étoit devenu trifte, mais ft trifte, fi trifte, que (1) La Lettre oü il eft parlé de cette foirée .ne s'eft pas retrouvée. II y a lieu de croire que c'eft celle propofée dans le billet de Madame de Merteuil , & dont il eft queftion dans la précédente Lettre de Cécile Volanges, I. Partie. C  50 Les Liaifons dangereufes. ga me faifoic de la peine; & quand je lui demandois pourquoi, il me difoit que non; mais je voyois bien que fi. Enfin, hier il 1'étoic encore plus que de coutume. Ca n'a pas empêché qu'il n'ait eu la complaifance de chanter avec moi comme a 1'ordinaire ; mais, toutes les fois qu'il me regardoit^cela me ferroic le cceur. Après que nous eümes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans fon étui; &, en m'en rapportaht la clef, il me pria d'en jouer encore le foir, auffi-töc que je ferois feule. Je ne me^défiois de rien du»tout; je ne voulois même pas : mais il m'en pria tant, que je lui dis qu'oui. II avoit bien fes raifons. Effeétivement, quand je fus retirée chez moi, & que ma Femme-de-chambre fut fortie , j'allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordesune Lettre, pliée feulement, & point cachetée, & qui étoit de lui. Ah! fi tu favois tout ce qu'il me mande ! Depuis que j'ai lu fa Lettre, j'ai tant de plaifir, que je ne peux plus fonger a autre chofe. Je Pai relue quatre fois tout de fuite, & puis je Pai ferrée dans mon fecretaire. Je la favois par cceur; &, quand j'ai été couchée, je Pai tant répétée, que je ne fongeois pas a dormir. Dès que je fermois les yeux, je le voyois la, qui me difoit lui-même tout ce que je venois de lire. Je ne me fuis endormie que bien tard; & auffi-töt que je  Les Liaifons dangereufes. 51 me fuis réveillée (il étoic encore de bien bonne heure ), j'ai été reprendre fa Lettre pour la relire a mon aife. Je 1'ai emportée dans mon lit, & puis je 1'ai baifée comme fi— C'eft peut-être mal faire de baifer une Lettre commè ca; mais je n'ai pas pu m'en empêcher. A préfent, ma chere amie , fi je fuis bien-aife, je fuis auffi bien embarraffce; car füreraent il ne faut pas que je réponde a cette Lettre-la. Je fais bien que ca ne fe doit pas, & pourtant il me le demande; &, fi je ne réponds pas, je fuis füre qu'il va encore être trifte. C'eft pourrant bien malheureux pour lui ! Qu'eft-ce que tu me confeilles? mais tu n'en fais pas plus que moi. J'ai bien envie d'en parler a Madame de Merteuil, qui m'aime bien. Je voudrois bien le confoler; mais je ne voudrois rien faire qui füt mal. On nous recommande tanc «favoir bon cceur! & puis on nous défend de fuivre ce qu'il infpire, quand c'eft pour un homme! Ck n'eft pas jufte non plus. Eft-ce qu'un homme n'eft pas notre prochain comme une femme , & plus encore ? car enfin n'a-t-on pas fon pere comme fa mere, fon frere comme fa fceur? il refte toujours le mari de plus. Cependant fi j'allois faire quelque chofe qui ne füt pas bien ^ peut-être que M. Danceny lui-même n'auroit plus bonne idéé de moi! Ohl C ij  £a Les Liaifons dangereufes. ca, par exemple, j'aime encore mieux qu'il foit trifte. Et puis, enfin, je ferai toujours a temps. Paree qu'il a écrit hier , je ne fuis pas obligée d'écrire aujourd'hui: auffibien je verrai Madame de Merteuil ce foir, & , fi j'en ai le courage , je lui conterai tout. En ne faifant que ce qu'elle me dira, je n'aurai rien a me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui rêpondre un peu, pour qu'il ne foit pas fi trifte! Oh, je fuis bien en peine. Adieu , ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penfes. De... ce 19 Aoüt 17... LETTRE XVII. Le Chevalier Danceny a Cécile Volanges. Avant de me livrer, Mademoifelle, dirai-je au plaifir ou au befoin de vous écrire, je commence par vous fupplier de m'entendre. Je fens que pour ofer vous déclarer mes fentiments , j'ai befoin d'indulgence; fi je ne voulois que les iuftifier,elle me feroit inutile. Que vais-je faire après tout, que vous montrer votre ouvrage? Et  Les Liaifons dangereufes. 53 qu'ai-je ft vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite & même mon filence , ne vous ayent dit avant moi ? Eh ! pourquoi vous flcheriez - vous d'un fentiment que vous avez fait naitre ? Emané de vous, fans doute il eft digne de vous être offert; s'il eft brülant comme.mon ame, il eft pur comme la votre. Seroit-ce un crime d'avoir fu apprécier votre charmante figure, vos talents féducleurs, vos graces enchantereffès, & cette touchante candeur qui ajoute un prix ineftimable ft des qualités déja fi précieufes? non, fans doute : mais, fans être coupable, on peut être malheureux; & c'eft le fort qui m'attend, fi vous refufez d'agréer mon hommage. C'eft le premier que mon cceur ait offert. Sans vous je ferois encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue; le repos a fui loin de moi, & mon bonheur eft incertain. Cependant vous vous étonnez de ma trifteffe ? vous m'en demandez Ia caufe : quelquefois même j'ai cru voir qu'elle vous affligeoir. Ah! dites un mot, & ma félicité fera votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, fongez qu'un mot peut auffi combler mon malheur. Soyez donc 1'arbitre de ma deftinée. Par vous, je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus cheres puis jeremettre un intérêt plus grand? Je finirai, comme j'ai commencé, par C iij  54 Les Liaifons dangereufes. implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m'entendre; j'oferai plus, je vous prierai de me rêpondre. Le refufer, feroit me laifTer croire que vous vous trouvez offenfée; & mon cceur m'eft garant que mon refpeét égale mon amour. P. S. Vous pouvez vous fervir, pour me rêpondre, du même moyen dont je me fers pour vous faire parvenir cette Lettre; il me paroit également fur & commode. LETTRE XVIII. Cécile Volanges d Sophie Carnay. C^uoi! Sophie, tu blames d'avance ce que je vas faire ! J'avois déja bien affèz d'inquiétudes; voila que tu les augmente encore. II eft clair, dis-tu, que je nedoispas rêpondre. Tu en parles bien a ton aife; & d'ailleurs, tu ne fais pas au jufte ce qui en eft : tu n'es pas-la pour voir. Je fuis füre, quefi tu étois a ma place, tu ferois comme moi. Sürement en général on ne doit pas rêpondre; & tu as bien vu, par ma Lettre d'hier, que je ne le voulois pas non plus: De... ce 18 Aoüt 17...  Les Liaifons dangereufes. 55 raais c'eft que je ne crois pas que perfonne fe foit jamais crouvé dans le cas oü je fuis. Encore être obligée de me décider toute feule! Madame de Merteuil, que je comptoisvoir hier au foir, n'eft pas venue. Tout s'arrange contre moi : c'eft elle qui eft caufe que je le connois. C'eft prefque toujours avec elle que je 1'ai vu, que je lui ai parlé. Ce n'eft pas que je lui en veuille du mal: mais elle me laiffè-la au moment de Fembarras. Oh! je fuis bien a plaindre! Figure-toi qu'il eft venu hier comme a 1'ordinaire. J'étois fi troublée , que je n'ofois le regarder. II ne pouvoit me parler, paree que Maman étoit-la. Je me doutoisbien qu'il feroit faché, quand il verroit que je ne lui avois pas écrit. Je ne favois quelle contenance faire. Un inftant après il me demanda fi je voulois qu'il allat chercher ma harpe. Le cceur me battoit fi fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de rêpondre qu'oui. Quand il revint, c'étoit bien pis. Je ne le regardai qu'un petit moment. II ne me regardoit pas, lui: mais ilavoit un air, qu'on auroit dit qu'il étoit malade. Ca me faifoit bien de la peine. II fe mit ft accorder ma harpe; & après, en me 1'apportanc, il me dit: Ah! Mademoifelle!.... II ne me die que ces deux mots-la; mais c'étoit d'un toa que j'en fus toute bouleverfée. Je préludois fur ma harpe, fans favoir ce que je faifois. C iv  50 Les Liaifons dangereufes. Maman demanda fi nous ne chanterions pas* Lui s'excufa, en difanc qu'il étoit un peu malade; & moi, qui n'avois pas d'excufe, il me fallut chanter. J'aurois voulu n'avoir jamais eu de voix. Je choifis, exprès, un air que je ne favoispas; carj'étois bienfüre que je nepourrois en chanter aucun, & on fe feroit appercu de quelque chofe. Heureufemenc il vint une vifite; &, dès que j'entendis entrer un carroffe, je cefiai, & le priai de reporter ma harpe. J'avois bien peur qu'il ne s'en allac en même-temps; mais il revmr. Pendant que Maman & cette Dame qui étoient venue caufoient enfemble, je voulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai fes yeux, & il me fut impoffible de détourner les miens. Un moment après je vis fes larmes coulef, & il fut obligé de fe retourner pour n'être pas vu. Pour le coup je ne pus y tenir; je fentis que j'allois pleurer auffi. Je fortis, & tout de fuite j'écrivis avec un crayon, fur un chiffon de papier : „ Ne foyez donc pas fi trifte,je vous „ en prie; je promets de vous rêpondre ". Sürement tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal a cela ; & puis c'étoit plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe, comme fa Lettre étoit, & je revins dans le fallon. Je me fentois plus tranquille. II me tardoit bien que cette Dame s'en füt.  Les Liaifons dangereufes. 57 Heureuferaent elle étoit en vifite; elle s'en alla bientöc après. Aufli-töt qu'elle fur. fortie, je dis que je voulois reprendre ma harpe, & je le priai de 1'aller chercher. Je vis bien, a fon air, qu'il ne fe doutoit de rien. Mais au retour, oh! comme il étoit content! En pofant ma harpe vis-a-vis de moi, il fe placa de fagon que Maman ne pouvoit voir, & il prie ma main qu'il ferra.... mais d'une fagon!.... ce ne fut qu'un moment : mais je ne faurois te dire le plaifir que ga m'a fait. Je la redrai pourtant; ainfi je n'ai rien a me reprocher. A préfent , ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me difpenfer de lui écri» re, puifque je le lui ai promis; & puis, je n'irai pas lui refaire encore du chagrin; car j'en fouffre plus que lui. Si c'étoit pour quelque chofe de mal, fürement je ne le ferois pas. Mais quel mal peut-il y avoir a écrire, fur-tout quand c'eft pour empêcher quelqu'un d'être malheureux ? Ce qui m'etnbarraffe, c'eft que je ne faurai pas bien faire ina Lettre : mais il fentira bien que ce n'eft pas ma fauce; & puis, je fuis fure que rien que de ce qu'elle fera de moi , elle lui fera toujours plaifir. Adieu, ma chere amie. Si tu trouves que faie tort, dis-le moi; mais je ne le crois pas. A mefure que le moment de lui écrire approehe , mon cceur bat que ga ne fe congoie C v  5 8 Les Liaifons dangereufes. pas. II le faut pourtant bien , puifque je 1'ai promis. Adieu. De... 20 Aoüt 17... LETTRE XIX. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. "Vous étiez fi trifte hier, Monfieur, & cela me faifoit tant de peine, que je me fuis laiflee aller a vous promettre de rêpondre a Ia Lettre que vous m'avez écrite. Je n'en fens pas moins aujourd'hui que je ne le dois pas 1 pourtant, comme je 1'ai promis, je ne veux pas manquer a ma parole; 6 cela doit bien vous prouver 1'amitié que j'ai pour vous. A préfent, que vous le favez, j'efpere que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. j'efpere auffi que vous ne direz a perfonne que je vous ai écrit; paree que fürement on m'en blameroit, & que cela pourroit me caufer bien du chagrin. J'efpere, fur-tout, que vousmême n'en prendrez pas mauvaife idéé de moi; ce qui me feroit plus de peine que tout. Je peux bien vous affurer que je n'aurois pas eu cette complaifance-Ia pour tout autre que vous. Je voudrois bien que vous  Les Liaifons dangereufes. 59 euffiez celle de ne plus être trifte comme vous étiez; ce qui m'öte tout le plaifir que j'ai a vous voir. Vous voyez, Monfieur, que je vous parle bien fincérement. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours; mais je vous en prie, ne m'écrir vez plus. J'ai 1'honneur d'être, Cécile Volanges. De...ce ao d'Aoiït 17... LETTRE XX. La Marquife de Merteuil, au Vicomte de Valmont. J&.n\ frippon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous! Allons , je vous fais grace : vous m'écrivez tant de folies , qu'il faut bien que je vous pardonne la fagefie oü vous tient votre Préfidente. Je ne crois pas que mon Chevalier eüt autant d'indulgence que moi; il feroit homme a ne pas approuver notre renouvellement de bail, & a ne rien trouver de plaifant dans votre folie idée. J'en ai pourtant bien ri, & j'étois vraiment fachée d etre obligée d'en rire toute feule. Si vous euffiez été-la, je C vj  6*9 Les Liaifons dangereufes. ne fais oü m'auroit menée cette gaieté: mafs j'ai eu le temps de la réflexion, & je me fuis armée de févérité. Ce n'eft pas que je refufe pour toujours-, mais je differe, & j'ai raifon. J'y mettrois peut-être de la vanité 'y & une fois piquée au jeu, on ne fait plus oü 1'on s'arrête. Je ferois femme a vous enchainer de nouveau, a vous faire oublier votre Préfidente; & fi j'allois, moi, indigne, vous dégoüter de la vertu, voyez quel fcandale! pour éviter ce danger, voici mes conditions. Auffi-tót que vous aurez eu votre belle Dévote, que vouspourrez m'en fournir une preuve, venez, & je fuis a vous. Mais vous n'ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne recoit de preuves que par écrit. Par eet arrangement, d'une part, je deviendrai une récompenfe au-lieu d'être une confolation; & cette idee me plait davantage : de 1'autre, votre fuccès en fera plus piquanc, en devenant lui-même un moyen d'infidéfité. Venez donc, venez au plutöc m'apporter le gage de votre triomphe : femblable a nos preux Chevaliers qui venoient dépofer, aux pieds de leurs Dames , les fruits briljants de leur victoire. Sérieufement je fuis curieufe de favoir ce que peut écrire une prude après un tel moment , & quel voile elle met fur fes difcours, prés n'en avoir plus laiffé fur fa perfonne.  Les Liaifons dangereufes. 61 C'eft a vous de voir fi je me mets a un prix rrop haut; mais je vous préviens qu'il n'y a rien a rabattre. Jufques-la, mon cher Vicomte , vous trouverez bon que je refte fidelle a mon Chevalier, & que je m'amufe a le rendre heureux, malgré le petic chagrin que cela vous caufe. Cependant fi j'avois moins de moeurs, je crois qu'il auroit dans ce moment, un rival dangereux; c'eft la petite Volanges. Je raffole de eet enfant r c'eft une vraie paffion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes le plus a la mode. Je vois fon petit cceur fe développer, & c'eft un fpeétacle ravhTant. Elle aime déja fon Danceny avec fureulr; mais elle n'en fait encore rien. Lui-même, quoique trèsamoureux, a encore la timidité de fon age, & n'ofe pas trop le lui apprendre. Tous deux font en adoration vis-a-vis de moi. La petite fur-tout, a grande envie de me dire fon fecret; particuliérement depuis quelques jours, je 1'en vois vraiment oppreffée, & je lui aurois rendu un grand fervice de 1'aider un peu : mais je n'oublie pas que c'eft un enfant, & je ne veux pas me compromettre. Danceny m'a parlé un peu plus clairement; mais, pour lui, mon parti eft pris, je ne veux pas Pentendre. Quant a la petite, je fuis fouvent tentée d'en faire mon éleve; c'eft un fervice que  62 Les Liaifons dangereufes. j'ai envie de rendre a Gercourt. I! me Iaiflè du temps, puifque le voila en Corfe jufqu'au mois d'Ociobre. J'ai dans 1'idée que j'employerai ce temps-la, & que nous lui donnerons une femme toute formée, aulieu de fon innocente Penfionnaire. Quelle eft donc en effet 1'infolente fécurité de eet homme, qui ofe dormir tranquille, tandis qu'une femme, qui a a fe plaindre de lui, ne s'eft pas encore vengée ? Tenez, fi la petite étoit ici dans ce moment, je ne fais ce que je ne lui dirois pas. Adieu, Vicomte; bon foir & bon fuccès: mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que fi vous n'avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu. De ... ce 20 Aoüt 17... LETTRE XXI. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en-avant, mais un grand pas, & qui, s'il ne m'a pas conduit jufqu'au but, m'a faitconnoitre au moins que je fuis dans fa route, & a diffipé la crainte oü j'étois de m'êcrs  Les Liaifons dangereufes. 6% égaré. J'ai enfin déciaié mon amour; &, quoiqu'on aic gardé le filence le plus obftiné, j'ai obtenu la réponfe , peuc-être la moins équivoque & la plus flatteufe : mais n'anticipons pas lur les événements, & reprenons de plus haut. Vous vous fouvenez qu'on faifoic épier mes démarches. Eh bien, j'ai voulu que ce moyen fcandaleux tournac a 1'édification publique, & voici ce que j'ai fait. J'ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eüt befoin de fecours. Cette corr.miffion n'étoit pas difficile a remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu'on devoic faifir aujourd'hui, dans la matinee, les meubles d'une familie entiere qui ne pouvoit payer la taille. Je m'afïürai qu'il n'y eüt dans cette maifon, aucune fille ou femme dont 1'age ou la figure pufient rendre mon aclion fufpecle; & quand je fus bien informé, je déclarai a fouper mon projet d'aller a la chafie le lendemain. Ici je dois rendre juftice a ma Préfidente : fans doute elle eut quelques remords des ordres qu'elle avoit donnés; & n'ayant pas la force de vaincre fa curiofité, elle eut au moins celle de contrarier mon defir. II devoit faire une chaleur exceffive ; je rifquois de me rendre malade ; je ne tuerois rien , & me fatiguerois en vain; & pendant ce dialogue y  (>4 Les Liaifons dangereufes. fes yeux, qui parloient peut-être mieux qu'elle ne vouloit, me faifoient afTez connoitre qu'elle defiroit que je priffè pour bonnes ces mauvaifes raifons. Je n'avois garde de m'y rendre, comme vous pouvez croire, & je réfiftai de même a une petite diatribe contre la chafiè & les chaffeurs, & a un petit nuage d'humeur qui obfcurcit, toute la foirée, cette figure célefte. Je craignis un moment que fes ordres ne fuffent révoqués, & que fa délicateffe ne me nuifit. Je ne calculois pas la curiofité d'une femme; auffi me trompois-je. Mon chaffeur me raffura dès le ibir même, & je me couchai fatisfait. Au point du jour, je me leve & je pars. A peine a cinquante pas du Chdteau, j'appercois mon efpion qui me fuit. J'entre en chaffe, & marche a travers champs vers le village ou je voulois me rendre, fans autre plaifir, dans ma route, que de faire courir le dröle qui me fuivoit, & qui, n'ofant pas quitter les chemins , parcouroit fouvent, a toute courfe, un efpace triple du mien. A force de 1'exercer, j'ai eu moimême une extréme chaleur, & je me fuis affis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu 1'infolence de fe couler derrière un buiffön qui n'étoit pas a vingc pas de moi, & de s'y affeoir auffi ? J'ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fufil, qui, quoi-  Les Liaifons dangereufes. 65 que de petic plomb feulement, lui auroit dotiné une lecon fuffifante fur les dangers de la curiofité : heureufemenc pour lui, je me fuis reffouvenu qu'il étoit utile & même néceffaire a mes projets; cette réflexion 1'a fauvé. Cependant j'arrive au village; je vois de la rumeur; je m'avance , j'interroge; on me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur ; &, cédant ft une généreufe compaffion, je paye noblement cinquante - fix livres, pour lefquelles on réduifoit cinq perfonnes a la paille & au défefpoir. Après cette aftion fi fimple, vous n'imaginez pas quel chceur de bénédiétions retentit autour de moi de la part des affifhnts! Quelles larmes de reconnoiffance couloient des yeux du vieux chef de cette familie, & embelliffoient cette figure de Patriarche, qu'un moment auparavant Tempreinte farouche du défefpoir rendoit vraimenc hideufe ! J'examinois ce fpeéhcle, lorfqu'un autre payfan, plus jeune, conduifant par la main une femme & deux enfants, & s'avancant vers moi ft pas précipités, leur dit: „ Tom„ bons tous aux pieds de cette image de „ Dieu "; &, dans le même inftant, j'ai été entouré de cette familie, proflernée ft mes genoux. J'avouerai ma foibleffé; mes yeux fe font mouillés de larmes, & j'ai fenti en moi un mouvement involontaire,  66 Les Liaifons dangereufes. mais déücieux. J'ai été étonné du plaifir qu'on éprouve en faifant le bien, & je ferois tenté de croire que ce que nous appellons les gens venueux, n'ont pas tant de mérite qu'on fe plait a nous le dire. Quoi qu'il en foit, j'ai trouvé jufte de payer a ces pauvres gens le plaifir qu'ils venoienc de me faire. J'avois pris dix louis fur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avoient plus ce même degré de pathétique : le néceffaire avoit produit le grand , le véritable effet; le refte n'étoit qu'une fimple expreffion de reconnoiffance & d'étonnement pour des dons fuperflus. Cependant, au milieu des bénédiétions bavardes de cette familie, je ne reffemblois pas mal au Héros d]un Drame, dans la fcene du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule étoit fur-tout le fidele efpion. Mon but étoit rempli : je me^dégageai d'eux tous, & regagnai le Chateau. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien fans doute que je me donne tant de foins; ils feront un jour mes titres auprès d'elle; & 1'ayant, en quelque forte, ainfi payée d'avance, j'aurai le droit d'en difpofer a ma fantaifie , fans avoir de reproche a me faire. j'oubliois de vous dire que pour mettre  Les Liaifons dangereufes. 67 tout a profit, j'ai demandé a ces bonnes gens de prier Dieu pour !e fuccès de mes projets. Vous allez voir fi déja leurs prieres n'ont pas été en partie exaucées Mais on m'avertit que le fouper eft fervi, & ü feroit trop tard pour que cette Lettre partit, fi je ne la fermois qu'en me retirant. Ainfi le rejie a Vordinaire prochain. jen fuis faché; car le refte eft le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaifir de la voir. LETTRE XXII. La Préfidente de Tourvel a Madame de Volanges. Vous ferez fans doute bien-aife, Madame , de connoïcre un trait de M. de Valmont, qui contrafte beaucoup, ce me femble, avec tous ceux Tous lefquels on vous 1'a repréfenté. II eft fi pénible de penfer défavantageufèment de qui que ce foit, fi facheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auroient toutes les qualités nécefiaires pour faire aimer la vertu! Enfin, vous aimcz tant a ufer d'indulgence, que De... ce 20 Jout 17.  63 Les Liaifons dangereufes. c'eft vous obliger que de vous donner des motifs de revenir fur un jugemenc trop rigoureux. M. de Valmonc me paroit fondé a efpérer cette faveur, je dirois prefque cette juftice; & voici fur quoi je le penfe. II a fait ce matin une de ces courfes qui pouvoient faire fuppofer quelque projet de fa part dans les environs, comme 1'idée vous en étoit venue ; idéé que je m'accufe d'avoir faifie peut-être avec trop de vivacité. Heureufement pour lui, & furtout heureufement pour nous, puifque cela nous fauve d'être injuftes, un de mes gens devoit aller du même cöté que lui (i); & c'eft par-la que ma curiofité répréhenfible, mais heureufe, a été fatisfaite. II nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au Village de... une malheureufe familie dont on vendoit les meubles , faute d'avoir pu payer les impofitions, non-feulement s'étoit emprcffé d'acquitter la dette de cespauvres gens, mais même leur avoit donné une fomrae d'-rgent affèz confidérable. Mon domeftiquv a été témoin de cette vertueufe aétion; & il m'a rapporté de plus que les payfans, caufant entr'eux & avec lui, avoient dit qu'un domeftique, qu'ils ont défigné , & que le mien croic être (i) Madame de Tourvel n'ofe donc pas dire que c'étoit par fon ordre ?  Les Liaifons dangereufes. 69 celui de M. de Valmont, avoit pris hier des informacions fur ceux des habitants du Village qui pouvoienc avoir befoin de fecours. Si cela eft ainfi, ce n'eft même plus feulement une compaffion pafiagere, & que 1'occafion dérermine : c'eft le projet formé de faire du bien; c'eft la follicitude de la bienfaifance; c'eft la plus belle vertu des plus belles ames : mais , foit hafard ou projet, c'eft toujours une action honnête & louable, & dont le feul récit m'a attendrie jufqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, & toujours par juftice, que quand je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne difoit mot , il a commencé par s'en défendre, & i eu 1'air d'y mettre fi peu de valeur lorfqu'il en eft convenu , que fa modeftie en doubloit le mérite. A préfent, dites-moi, ma refpeéhble amie, fi M. de Valmont eft en effet un libertin fans retour, s'il n'ell que cela, & fe conduit ainfi, que reftera-t-il aux gens honnêtes? Quoi! les méchants partageroient-ils avec les bons le plaifir facré de la bienfaifance ? Dieu^ permettroit - il qu'une familie vertueufe regüt, de la main d'un fcélérat, des fecours dont elle rendroit grace a fa divine Providence ? & pourroit-il fe plaire a entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions fur un réprouvé ? non. J'aime mieux croire  7<3 Les Liaifons dangereufes. que des erreurs, pour être longues , ne font pas éternelles; & je ne puis penfer que celui qui fait du bien foic 1'ennemi de la vertu. M. de Valmont n'eft peutêtre qu'un exemple de plus du danger des liaifons. je m'arrête ft cette idéé qui me plaït. Si, d'une part, elle peut fervir a le juftifier dans votre efprit; de 1'autre, elle me rend de plus en plus précieufe 1'amitié tendre qui m'unit ft vous pour la vie. J'ai 1'honneur d'être , &c. P. S. Madame de Rofemonde & moi nous allons, dans 1'inftant, voir auffi 1'honnête & malheureufe familie, & joindre nos fecours tardifs a ceux de M. de Valmont. Nous le menerons avec nous. Nous donnerons au moins ft ces bonnes gens le plaifir de revoir leur bienfaiteur; c'eft,,je crois j tout ce qu'il nous a laiffë ft faire. De... ce 20 Jout i?...  Les Liaifons dangereufes. yi LETTRE XXIII. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. N ous en fommes reftés a mon retour au Chateau : je reprends mon récir. Jen'eusquele temps de faire une courte toilette, & je me rendis au fallon, oü ma Belle faifoit de la tapiffèrie, tandis que le Curé du lieu lifoic la Gazette a ma vieille tante, j'allai m'affèoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, & prefque carefiants, me firent bientöt deviner que le domeftique avoit déja rendu compte de fa miffion. En effet, mon aimable Curieufe ne put garder plus longtemps le fecret qu'elle m'avoit dérobé; & fans crainte d'interrompré un vénérable Pafteur, dont le débit reffembloit pourtant a celui d'un pröne : „ J'ai bien auffi ma nou„ veile a débiter ", dit-elle; & tout de fuite elle raconta mon aventure, avec une exaclitude qui faifoit honneur a 1'intelligence de fon Hiftorien. Vous jugez comme je déployai toute ma modeftie : mais qui pourroit arrêter une femme qui fait, fans s'en douter, 1'éloge de ce qu'elle aime ? Je pris donc le parti de la laiffer aller.  72 Les Liaifons dangereufes. On eüt dit qu'elle prêchoit le panégyrique d'un Saint. Pendant ce temps, j'obfèrvois, non fans efpoir, tout ce ce que promettoient ft i'amour fon regard animé, fon gefte devenu plus libre, & fur-tout ce fon de voix, qui, par fon altération déja fenfible, trahiffoit 1'émotion de fon ame. A peine elle finiffoit de parler : „ Venez , „ mon neveu, me dit Madame de Rofe„ monde; venez, que je vous embrafie ". Je fentis auffi-töt que Ia jolie Prêcheufe ne pourroit fe défendre d'être embraffée ft fon tour. Cependant elle voulutfuir; mais elle fut bientöt dans mes bras; & loin d'avoir la force de réfifter, ft peine lui reftoit-il celle de fe foutenir. Plus j'obferve cette femme, & plus elle me paroit defirable. Elle s'empreffa de retourner ft fon métier, & eut 1'air, pour tout le monde, de recommencer fa tapiilèrie : mais moi, je m'appercus bien que fa main tremblante ne lui permettoit pas de continuer fou ouvrage. Après le diner, les Dames voulurent alIer voir les infortunés que j'avois fi pieufement fecourus; je les accompagnai. Je vous fauve 1'ennui de cette feconde fcene de reconnoiffance & d'éloges. Mon cceur, prefle d'un fouvenir délicieux, Mtele moment du retour au Chateau. Pendant la route, ma belle Préfideme, plus rêveufe qu'a 1'ordi- naire,  fLes Liaifons dangereufes. 73 uaïre, ne difoit pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens de profiter de 1'effet qu'avoic produit 1'événement du jour, je gardois le même filence. Madame de Ro* ïemonde feule parloit, & n'obtenoit de nous que des réponfes courtes & rares. Nous dümes 1'ennuyer : j'en avois le projet, & il réuffir. Auffi, en defcendant de voiture, elle paffa dans fon appartement, & nous laiffa tête-a-tête, ma Belle & moi, dans un fallon mal éclairé; obfcurité douce, qui enhardic famour timide. Je n'eus pas la peine de diriger Ia converfation oü je voulois la conduire. La ferveur de 1'aimable Prêcheufe me fervit mieux que n'auroit pu faire mon adreffè. „ Quand „ on eft fi digne de faire le bien, me dit„ elle, en arrêtant fur moi fon doux re„ gard, comment pafïè-ton fa vie k mal „ faire? Je ne mérite, lui répondis-je, ni „ eet éloge , ni cette cenfure; & je ne con„ gois pas qu'avec autant d'efprit que vou$ „ en avez, vous ne m'ayiez pas encore de,, viné. Dut ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne pour „ qu'il me foit poffible de vous la refufer. „ Vous trouverez la clef de ma conduite „ dans un caractere malheureufement trop „ facile. Entouré de gens fans mceurs, j'ai „ imité leurs vices; j'ai peut-êrre mis de „ 1'amour-propre a les furpaffer.' Séduit de /. Partie. D  74 Les Liaifons dangereufes. „ même ici par 1'exemple des vertus, fans „ efpérer de vous atteindre j'ai au moins „ eflayé de vous fuivre. Eh! peut-être 1'ac„ tion dont vous me louezaujourd'hui per„ droit-elle tout fon prix a vos yeux, fi „ vous en connoiffiez le véritable motif „ ( vous voyez, ma belle amie, combien „ j'étois prêt de la vérité)! Ce n'eft pas „ a moi, continuai-je, que ces malheu„ reux ontdümes fecours. Oüvouscroyiez „ voir une action louable, je ne cherchois „ qu'un moyen de plaire. Je n'étois, puif„ qu'il fautle dire, quele foibleagent de la „ Divinité que j'adore. (Ici elle voulut m'in„ terrompre; mais je ne lui en donnai pas „ le temps.) Dans ce moment même, ajou„ tai-je, mon fecret ne m'échappe que par „ foibleffe. Je m'étois promis de vous le „ taire; je me faifois un bonheur de ren„ dre a vos vertus comme a vos appas un „ hommage pur que vous ignoreriez tou„ jours:mais incapablede tromper, quand „ j'ai fous les yeux 1'exemple de la can„ deur, je n'aurai point a me reprocher „ avec vous une diffimulation coupable. Ne „ croyez pas que je vous outrage par une „ criminelle efpérance. Je ferai malheureux, „ je le fais; mais mes louffrances me feront „ cheres: elles me prouveront 1'excès de „ mon amour-, c'eft a vos pieds, c'eft dans „ votre fein que je dépoferai mes peines.  Les Liaifons dangereufes. 75 „ J'y puiferai des forces pour fouffrir de „ nouveau; j'y trouverai la bonté compa„ tiffante, & je me croirai confolé, paree „ que ,vous m'aurez plaint. O vous que „ j'adore! écoutezmoi, plaignez-moi, fe„ courez-moi ". Cependant j'écois a fes genoux , & je ferrois fes mains dans les miennes: mais elle, les dégageant tout-ft-coup, & les croifant fur fes yeux avec 1'expreffion du défefpoir: „ Ah! malheureufe , s'écria„ c-elle " J puis elle fondic en larmes. Par bonheur, je m'étois livré a tel point, que je pleurois auffi; & reprenant fes mains, je lesbaignai de pleurs. Cette précaution étoit bien néceflaire; car elle étoit fi occupée de fa dou'eur, qu'elle ne fe feroit pas appergue de la mienne, fi je n'avois trouvé ce moyen de 1'en avertir. J'y gagnai de plus, de confidérer a loifir cette charmante figure, embellie encore par 1'attrait puiffant des larmes. Ma tête s'échauffoit, & j'étois fi peu maitre de moi, que je fus tencé de profiter de ce moment. Quelle eft donc notre foiblefie! quel eft ï'empire des circonftances, fi moi-même, oubliant mes projets, j'ai rifqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme de longs combats & les détails d'une pénible défaite; fi, féduit par un defir de jeunehomme, j'ai penféexpofer le vainqueur de Madame de Tourvel a ne recueillir, pour D ij  16* Les Liaifons dangereufes. fruit de fes travaux, que Pinfipide avantage d'avoir eu une femme de plus! Ah!qu'elle fe rende, mais qu'elle combatte; que, fans avoir la force de vaincre, elle ait celle de réfifter; qu'elle favoure ft loifir le fentimenc de fafoibkffc, & foit comrainte d'avouer fa défaite. Laiflbns le braconnierobfcur tuer ft Faffüt le cerf qu'il a furpris; le vrai chaffeur doit le forcer. Ce projet eft fubüme, n'eft-ce pas? Mais peut-être ferois-je ftpréfent au regret de ne Pavoir pas fuivi, fi le hafard ne füc venu au fecours de ma prudence. Nous entendimes du bruit. On venoic au fallon. Madame de Tourvel, effrayée, fe leva précipitamment, fe faifit d'un des flambeaux, &fortit. II fallut bien la laiiïèr faire. Ce n'étoit qu'un domeftique. Auffi-tót que j'en fus affuré, je la fuivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, foit qu'elle me reconnüt, foit un fentiment vague d'effroi, je Pentendis précipiter fa marche, & fe jetter plutót qu'entrer dans fon appartement, dont elle ferma la porte fur elle. J'y allai; mail la clef étoit en-dedans. Je me gardai bien de frapper;c'eüt été luifournir 1'occafion d'une réfiftance trop facile. J'eusl'heureufe& fimple idéé de tenter de voir ft travers la ferrure , & je vis en effet cette femme adorable ft genoux, baignée de larmes,& priant avec ferveur. Quel Dieu ofoit-elle invoquer? en eft-il d'affez puiffant contre Pa-  Lts Liaifons dangereufes. 77 mour? En vain cherche-t-elle a préfent des fecours étrangers; c'eft moi qui réglerai fon forr. Croyant en avoir affez fait pour un jour, je me retirai auffi dans mon appartement, & me mis ft vous écrire. J'efpérois la revoir au fouper; mais elle fit dire qu'elle s'étoit trouvée indifpofée, & s'étoit mife au lit. Madame de Rofemonde voulut monter chez elle; mais la malicieufe malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettoit de voir perfonne. Vous jugez qu'après le fouper la veillée fut cource, & que j'eus auffi mon mal de rête. Retiré chez moi, j'écrivis une longue Lettre pour me plaindre de cette rïg'scur, & je me couchai, avec le projet de la remetcre ce matin. J'ai mal dorrni, comme vous pouvez voir par la date de cette Lettre. Je me fuis levé, & j'ai relu mon épitre. Je me fuis appercu que je ne m'y étors pas affez obrervé; que j'y montrois plus d'ardeur que d'amour , & plus d'humcur que de iriftefle. 11 faudra la refaire; mais il faudroit être plus calme. J'appercois le point du jour, & j'efpere que la frai.:heur qui 1'accompagne m'amenera le fommeil. Je vais me remettre au lit; &, quelque foit 1'empire de cette femme , je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle, qu'il ne me refte le temps D iij  78 Les Liaifons dangereufes. de fonger beaucoup a vous. Adieu , ma belle amie. De... cezi Aoiit 17... 4 heures du matin. LETTRE XXIV. Le Vicomte dê Valmont, h la Prêfidente de Tourvel. .Ah! par picié, Madame, daignez calmerle trouble de mon ame; daignez m'apprendre ce que je dois efpérer ou craindre. Placé entre 1i'excès du bonheur & celui de 1'infortune , 1'incertitude eft un tourment crue!. Pourquoi vous ai-je parlé? que n'aije fu réfifter au charme impérieux qui vous livroit mes penfées ? Content de vous adorer en filence, je jouiffois au moins de mon amour; & ce fentiment pur, que ne troubloit point alors 1'image de votre douleur, fuffifoit a ma félicité : mais cette fource de bonheur en eft devenue une de défefpoir; depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce cruel Ah, malheureufel Madame, ces deux mots retentiront long-temps dans mon cceur. Par quelle fatalité, le plus doux des fentiments ne peut-il vous infpirer que 1'efFroi? quelle eft  Les Liaifons dangereufes. 79 donc cetce crainte? Ah! ce n'eft pas celle de le parcager : votre cceur que j'ai mal connu, n'eft pas fait pour famour; lemien, que vous caiomniez fans cefie, eft le feul qui foit fenfible; le vöcre eft même fans pitié. S'il n'en étoit pas ainfi, vous n'auriez pas refufé un mot de confolation au malheureux qui vous racontoit fes fouffrances; vous ne vous feriez pas fouftraite a fes regards, quand il n'a d'autre plaifir que celui de vous voir; vous ne vous feriez pas fait un jeu cruel de fon inquiétude, en lui faifant annoncer que vous étiez malade, fans lui permettre d'aller s'informer de votre état; vous auriez fenti que cette même nuit, qui n'étoit pour vous que douze heures de repos, alloit être pour lui un fiecle de douleurs. Par oü, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur défolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu'ai-je donc fait?que céder a un fentiment involontaire, infpiré par la beauté, & juftifié par la vertu: toujours contenu par le refpecl, & dont 1'innocent aveu fut 1'effet de la confiance & non de 1'efpoir : la trahirez-vous, cette confiance que vous-même avez femblé me permettre , & a laquelle je me fuis livré fans réferve ? Non, je ne puis le croire; ce feroit vous fuppofer un tort, & mon cceur fe révolte a la feule idee de vous en trouver D iv  to Les Liaifons dangereufes. un : je défavoue mes reproches; j'ai pu les écrire, mais non pas les penfèr. Ah ! kiffez-moi vous croire parfaice! c'eft le feul plaifir qui me refte. Prouvcz moi que vous letes en m'accordant vos foins généreux, Quel^ malheureux avez-vous fecouru , qui en eüt autanc de befoin que moi? ne m'abandonnez pas dans le délire oü vous m'avez pionge! prêtez-moi votre raifon, puifque vous avez ravi la mienne; après m'avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage. Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point a vaincre mon amour; mais vous m'apprendrez h le régler : en guidant mes démarches, en diétant mes difcours, vous me fauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Diffipez furtout cette crainte défefpérante; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez \ afiurez-moi de votre indulgence. Vous n'aurez jamais toute celle que je vous delïrerois; mais je réclame celle dont j'ai befoin : me la refuferez-vous? Adieu , Madame ; recevez avec bont» 1'hommage de mes fentiments, il ne nuk point a celui de mon refpeét. De... ce 20 Aoüt 17..,  Les Liaifons dangereufes. 81 LETTRE XXV. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil, è Paris. "Voici le bulletin d'hier. A onze heures j'entrai chez Madame de Rofemonde; &, fous fes aufpices, je fus introduit chez la feinte malade, qui étoic encore couchée. Elle avoit les yeux trésbattus; j'efpere qu'elle avoit auffi mal dormi que moi. Je faifis un moment oü Madame de Rofemonde s'étoit éloignée, pour remettre ma Lettre; on refufa de la prendre : mais je la laiffai fur le lit, & allaï bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieiüe tante, qui vouloit être auprès de: fon cher enfant : il fallut bien ferrer Ia Lettre pour éviter le fcandale. La malade dit mal - adroitement qu'elle croyoit avoir un peu de fievre. Madame de Rofemonde m'engagea a lui tater le pouls, en vantant beaucoup mes connoiflances en médecine. Ma Belle eut donc Ie doublé chagrin d'être obligée de me livrer fon bras, & de fentir que fon petit menfonge alloit être découverr. En effet, je pris fa main que je ferrai dans une des miènnes, pendanc que de 1'autre je parcourois fon bras frais D v  82 Les Liaifons dangereufes. & potelé ; la malicieufe perfonne ne rè> pondit a rien; ce qui me fit dire, en me retirant: „ II n'y a pas même la plus lé„ gere émotion ". Je me doutai que fes regards devoient être féveres; & pour la punir, je ne les cherchai pas: un moment après, elle dit qu'elle vouloit fe lever, & nous la laiffames feule. Elle parut au diner qui fut trifte; elle annonca qu'elle n'iroit pas fe promener, ce qui étoit me dire que je n'aurois pas occafion de lui parler. Je fentis bien qu'il falloit placer la un foupir & un regard douloureux; fans doute elle s'y attendoit, car ce fut le feul moment de la journée oü je parvins a rencontrer fes yeux. Toute fage qu'elle eft, elle a fes petites rufes comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander fi elle avoit eu la bonté de niinflruire de mon fort, & je fus un peu étonné de 1'entendre me rêpondre : Oui, Monfkur, je vous ai écrit. J'étois fort empreffe d'avoir cette Lettre; mais foit rufe encore, ou mal-adreffè, ou timidité, elle ne me la remit que le foir, au moment de fe retirer chez elle. Je vous 1'envoie, ainfi que Ie brouillon de la mien. ne ; lifez & jugez; voyez avec quelle infigne faufieté elle affirme qu'elle n'a point d'amour, quand je fuis für du contraire; & puis elle fe plaindra fi je Ia trompe après, quand elle ne craint pas de me tromper  Les Liaifons dangereufes. 83 avant ! Ma belle amie, l'homme Ie plus adroit ne peut encore que fe tenir au niveau de la femme la plus vraie. II faudra pourtant feindre de croire a tout ce radotage, & fe fatiguer de défefpoir, paree qu'il plait a Madame de jouer la rigueur? Le moyen de ne fe pas venger de ces noirceursla !... ah! patience... mais adieu. J'ai encore beaucoup a écrire. A propos, vous me renverrez la Lettre de 1'inhumaine; il fe pourroit faire que par la fuite elle voulüt qu'on mit du prix a ces miferes-la , & il faut être en regie. Je ne vous parle pas de la petite Volanges ; nous en cauferons. au premier jour. Du Chdteau, ce 22 Aoüt 17... LETTRE XXVI. La Préfidente de Tourvel au Vicomte de Valmont. Surement, Monfieur, vous n'auriez eu aucune Lettre de moi, fi ma fotte conduite d'hier au foir ne me forcoit d'entrer aujourd'hui en explication avec vous. Oui, j'ai pleuré, je 1'avoue : peut-être auffi les deux mots que vous me citez avec tant D vj  84 Les Liaifons dangereufes. de foin, me fonc-ils échappés; larmes <5e paroles, vous avez tout remarqué; il fauc donc vous expüquer tour. Accoutumée a n'infpirer que des fentiments honnêtes, a n'entendre que des difcours que je puis éeouter fans rougir, h jouir par conféquent d'une fécurité que j'ofe dire que je mérite, je ne fais ni diffimukr» ni combattre les impreffions que j'éprouve. L'étonnemenc & 1'embarras oü m'a jettée votre procédé ; je ne fais quelle crainte, infpirée par une fkuation qui n'eüt jamais dü être fake pour moi? peut-être 1'idée révoltante de me voir confondue avec des femmes que vous méprifez & traitée aufiï légéremem qu'elles, toutes ces caufes réunies ont provoqué mes larmes, & ont pu me faire dire, avec raifon je crois, que j'étois malbeureufe. Cette expreffion , que vous trouvez fi forte, feroit füremenr beaucoup trop foible encore, fi mes pleurs Se mes difcours avoient eu un autre motif; ff au-lieu de dérapprouver des fentiments qai doivent m'offen.er, j'avois pu craindre de les partager. Non, Monfieur, je n'ai pas cette crainte; fi je 1'avois, je fukois a cent lieues de vous; j'irois pleurer dans un défert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré Ia certitude cü je fuis de ne yous point aimer, de Be voujaimer jamais ?  Les Liaifons dangereufes. §5 peut-être aurois-je mieux fait de fuivre les confeüs de mes amis, de ne pas vous laiffer approcher de moi. J'ai cru, & c'eft-la mon feul tort, j'ai cru que vous refpecteriez une femme honnête, qui ne demandoit pas mieux que de vous trouver tel & de vous rendre julHce; qui déja vous défendoit, tandis que vous 1'outragiez par vos vceux criminels. Vous ne me connoiflez pas; non, Monfieur, vous ne me connoiflez pas. Sans cela, vous n'auriez pas cru vous faire un droic de vos torts: paree que vous m'avez tenu des difcours que je ne devois pas entendre, vous ne vous feriez pas cru autorifé a m'écrire une Lettre que je ne devois pas lire; & vous me demandez de guider vos démarches, de dicler vos difcours ! Hé bien , Monfieur, le fiience & 1'oubli, voila les confeils qu'il me convient de vous donner, comme a vous de les fuivre ; alors vous aurez, en effet, des droits a mon indulgence" il ne tiendroit qu'a vous d'en obtenir même ï ma reconnoiffance... Mais non, je ne ferai point une demande a celui qui ne m'a point refpectée ; je ne donnerai point une marqué de confiance a celui qui a abufé de ma fécurité. Vous me forcez a vous craindre, peut-être a vous haïr: je ne Ie voulois pas: je ne voulois voir en vous que le ne veu de wa plus refpeftable amie j j'oppofois la vois  86 Les Liaifons dangereufes. de 1'amitié a la voix publique qui vous accufoit. Vous avez tout détruit; & , je le prévois, vous ne voudrez rien réparer. Je m'en tiens, Monfieur, a vous déclarer que vos fentiments m'offenfent , que leur aveu m'outrage, & fur-tout que, loin d'en venir un jour a les partager, vous me forceriez a ne vous revoir jamais, fi vous ne vous impofiez fur eet objet un filence qu'il me femble avoir droit d'attendre, & même d'exiger de vous. Je joins a cette Lettre celle que vous m'avez écrite , & j'efpere que vous voudrez bien de même me remettre celle-ci; je ferois vraiment peinée qu'il reftac aucune tracé d'un événement qui n'eüt jamais dü exifter. J'ai 1'honneur d'être, &c. De... 21 Aoüt 17... LETTRE XXVII. Cécile Volanges, ci la Marquife de Merteuil. M on Dieu, que vous êtes bonne, Madame! comme vous avez bien fenti qu'il me feroit plus facfie de vous écrire que de vous parier! Auffi, c'eft que ce que j'ai a vous  Les Liaifons dangereufes. 87 dire, eft bien difficile; mais vous êtes mon amie, n'eft-il pas vrai? Oh! oui, ma bien bonne amie! Je vais dcher de n'avoir pas peur; & puis, j'ai tant befoin de vous, de vos confeils ! J'ai bien du chagrin; il me femble que tout le monde devine ce que je penfe; & fur-tout quand il eft la, je rougis dès qu'on me regarde; hierquand vous m'avez vu pleurer, c'eft que je voulois vous parler, & puis je ne fais quoi m'en empêchoit; & quand vous m'avez demandé ce que j'avois, mes larmes font venues malgré moi. Je n'aurois pas pu dire une parole. Sans vous, Maman alloit s'en appercevoir; & qu'eft-ce que je ferois devönue ? Voila pourtant comme je paffe ma vie, fur-tout depuis quatre jours! C'eft ce jour-la, Madame , oui je vais vous le dire, c'eft ce jour-la que M. le Chevalier Danceny m'a écrit: oh, je vous affure que quand j'ai trouvé fa Lettre, je ne favois pas du tout ce que c'étoit : mais, pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n'aye eu bien du plaifir en la lifant; voyez-vous, j'aimerois mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s'il ne me Peut pas écrite. Mais je favois bien que je ne devois pas le lui dire, & je peux bien vous affurer même que je lui ai dit que j'en étois fachée : mais il dit que c'étoit plus fort que lui, & je le crois bien; car j'avois ré-  88 Les Liaifons dangereufes. folu de ne lui pas rêpondre, & pourtant je n'ai pas pu m'en empêcher. Oh! je ne lui ai écrit qu'une fois, & même c'étoit, en partie, pour lui dire de ne plus m'écrire : mais malgré cela i! m'écrit toujours; êc comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu'il eft trifte , & c/ft m'afflige encore davantage : fi bien que je ne fais plus que faire, ni que devenir , & que je fuis bien ft plaindre. Dites-moi, je vous en prie, Madame, eft-ce que ce feroit bien mal de lui rêpondre de temps en temps? feulement jufqu'a ce qu'il ait pu prendre fur lui de ne plus m'éerire lui-même , & de refter comme nous étions avant : car pour moi, fi cela continue, je ne fais pas ce que je deviendrai. Tenez , en lifant fa derniere Lettre, j'ai pleuré que ca ne finiffoit pas; & je fuis bien fure que fi je ne lui réponds pas encore , ca nous fera bien de la peine. Je vas vous envoyer fa Lettre auffi, ou bien une copie, & vous jugerez; vous verrez bien que ce n'eft rien de mal qu'il demande. Cependant fi vous trouvez que eft ne fe doit pas, je vous promets de m'en empêcher; mais je crois que vous penferez comme moi , que ce n'eft pas la du mal. Pendant que j'y fuis, Madame, permettez-moi de vous faire encore une queftion :  Les Liaifons dangereufes. 89 on m'a bien dit que c'étoit mal d'aimer quelqu'un; mais pourquoi cela? Ce qui me fait vous le demander, c'eft que M. le Chevalier Danceny prétend que ce n'eft pas mal du tout, & que prefque tout le monde aime ; fi cela étoit, je ne vois pas pourquoi je ferois la feule a m'en empêcher; ou bien eft-ce que ce n'eft un mal que pour les Demoifelles : car j'ai entendu Maman ellemême dire que Madame D... aimoit M. M... & elle n'en parloit pas comme d'une chofe qui feroit fi mal; & pourtant je fuis füre qu'elle fe facheroit contre moi, fi elle fe doutoit feulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme une enfant, Maman, & elle ne me dit rien du tout. Je croyois, quand elle m'a fait fortir du Couvent, que c'étoit pour me marier; mais a préfent, il me femble que non : ce n'eft pas que je m'en foucie, je vous allure; mais vous, qui êtes fi amie avec elle, vous favez peut-être ce qui en eft; & fi vous le favez, j'efpere que vous me le direz. Voila une bien longue Lettre, Madame; mais puifque vous m'avez permis de vous écrire, j'en ai profité pour vous dire tout, & je compte fur votre amitié. J'ai 1'honneur d'êcre, &c. Paris, ce 23 Aoüt 17...  oo Les Liaifons dangereufes. LETTRE XXVIII. Le Chevalier Danceny a Cécile Volanges. Eh! quoi, Mademoifelle, vous refufez toujours de me rêpondre ? rien ne peut vous fjéchir; & chaque jour emporte avec lui 1'efpoir qu'il avoit amené! Quelle eft donc cette amitié que vous confentez qui fubfifte entre nous, fi elle n'eft pas même affez puifiante pour vous rendre fenfible a ma peine; fi elle vous laifiè froide & tranquille, tandis que j'éprouve les tourments d'un feu que je ne puis éreindre; fi, loin de vous infpirer de la confiance, elle ne fuffit pas même a faire naïtre votre pitié ? Quoi! votre ami fouffre, & vous ne faites rien pour le fecourir ! II ne vous demande qu'un mot, & vous le lui refufez! & vous voulez qu'il fe contente d'un fentiment fi foible, dont vous craignez encore de lui réitérer les afiurances! Vous ne voudriez pas être ingrate, difiez-vous hier : ah! croyez-moi, Mademoifelle, vouloir payer de famour avec de famitié, ce n'eft pas craindre 1'ingratitude, c'eft redouter feulement d'en avoir fair. Cependant je n'ofe plus vous encretenir  Les Liaifons dangereufes. 91 d'un fentiment qui ne peut que vous être a charge, s'il ne vous intéreffe pas; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j'apprenne ft le vaincre. Je fens combien ce travail fera pénible; je ne me diffimule pas que j'aurai befoin de toutes mes forces; je tenterai tous les moyens: il en eft un qui coütera le plus ft mon cceur, ce fera celui de me répéter fouvent que le votre eft infenfible. J'effayerai même de vous voir moins, & déja je m'occupe d'en trouver un prétexte plaufible. Quoi! je perdrois la douce habitude de vous voir chaque jour! Ah ! du moins je ne cefferai jamais de la regretter. Un malheur éternel fera le prix de l'amour le plus tendre; & vous 1'aurez voulu, & ce fera votre ouvrage! Jamais, je le fens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd'hui; vous feule étiez faite pour mon cceur; avec quel plaifir je ferois le ferment de ne vivre que pour vous! Mais vous ne voulez pas le recevoir; votre filence m'apprend affez que votre cceur ne vous dit rien pour moi; il eft ft-la-fors la preuve la plus füre de votre indifférence, & la maniere la plus cruelle de me 1'annoncer, Adieu, Mademoifelle. Je n'ofe plus me flatter d'une réponfe; l'amour Peüt écrite avec empreftèment, 1'amitié avec plaifir, la pitié même avec com-  pa Les Liaifons dangereufes. plaifance: mais la pitié, 1'amitié & l'amour, tfont également étrangeres a votre cceur. Paris, ce 23 Aoüt 17... LETTRE XXIX. Cécile Volanges a Sophie Carnay. Je te le difois bien, Sophie, qu'il y avoit des cas oü on pouvoit écrire; & je t'aflure que je me reproche bien d'avoir fuivi ton avis, qui nous a tant fait de peine. au Chevalier Danceny & a moi. La preuve que j'avois raifon , c'eft que Madame de Merteuil, qui eft une femme qui, furement le fait bien, a fini par penfer comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m'a bien die d'abord comme toi : mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle eft convenue que c'étoit bien différent; elle exige feulement que je lui faffe voir toutes mes Lettres & toutes celJes du Chevalier Danceny, afin d etre (ure que je ne dirai que ce qu'il faudra; ainfi, a préfent me voila tranquille. Mon Dieu, que je 1'aime Madame de Merteuil! elle eft fi bonne! & c'.ft une fernrrn- bien refpeétable. Ainfi il n'y a rien a dire. Comme je m'en vais écrire a Djh-  Les Liaifons dangereufes. 95 ceny, & comme il va être concern! II le fera encore plus qu'il ne croit: car jufqu'ici je ne lui parlois que de mon amitié, & lui vouloic toujours que je dife mon amour. Je crois que c'étoit bien la même chofe; mais enfin je n'ofois pas, & il tenoit a cela. Je 1'ai dit a Madame de Merteuil; elle m'a dit que j'avois eu raifon, & qu'il ne falloit convenir d'avoir de l'amour, que quand on ne pouvoit plus s'en empê:her : or, je fuis bien fure que je ne pourrai pas m'en empêcher long-remps; après tout, c'eft Ia même chofe, & cela lui plaira davantage. Madame de Merteuil m'a dit auffi qu'elle me prêteroit des Livres qui parloient de tout cela , & qui m'apprendront bien a me conduire, & auffi a mieux écrire que je ne fais : car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts; ce qui eft une preuve qu'elle m'aime bien; elle m'a recommandé feulement de ne rien dire a Maman de ces livres-la, paree que ca auroic 1'air de trouver qu'elle a trop négligé mon éducation, & ca pourroic la facher. Oh! je ne lui en dirai rien. C'eft pourtant bien extraordinaire qu'une femme, qui ne m'eft prelque pas parente, prenne plus de foin de moi que ma mere! c'eft bien heureux pour moi de l'avoir connue! Elle a demandé auffi a Maman de me me-  $\ Les Liaifons dangereufes. ner après demain a 1'Opéra, dans fa loge; elle m'a dit que nous y ferions toutes feules, & nous cauferons tout le temps, fans craindre qu'on nous entende : j'aime bien mieux cela que 1'Opéra. Nous cauferons auffi de mon mariage : car elle m'a dit que c'étoit bien vrai que j'allois me marier; mais nous n'avons pas pu en dire davantage. Par exemple, n'eft-ce pas encore bien étonnant, que Maman ne m'en dife rien du tout ? Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au Chevalier Danceny. Oh! je fuis bien contente. De ... ce 24 Aoüt 17... LETTRE XXX. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. Enfin, Monfieur, je confens a vous écrire, a vous affurer de mon amitié, de mon amour, puifque, fans cela, vous feriez malheureux. Vous dites que je n'ai pas bon cceur; je vous affure bien que vous vous trompez, & j'efpere qu'a préfentvous n'en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin de ce que je ue vous écrivois pas,  Les Liaifons dangereufes. 95 croyez-vous que ga ne me faifoit pas de Ia peine auffi ? Mais c'eft que, pour toute chofe au monde, je ne voudrois pas faire quelque chofe qui füt mal, & même je ne ferois fürement pas convenue de mon amour, fi j'avois pu m'en empêcher : mais votre trifteffe me faifoit trop de peine. J'efpere qu'a préfent vous n'en aurez plus, & que nous allons être bien heureux. Je compte avoir le plaifir de vous voir ce foir, & que vous viendrez de bonne heure; ce ne fera jamais auffi-töt que je le defire. Maman foupe chez elle, & je crois qu'elle vous propoferad'y refter: j'efpere que vous ne ferez pas engagé, comme avant-hier. C'étoit donc bien agréable, le fouper oü vous alliez ? car vous y avez été de bien bonne heure? Mais enfin ne parions pas de ca : ft préfent que vous favez que je vous aime , j'efpere que vous refterez avec moi le plus que vous pourrez; car je ne fuis contente que lorfque je fuis avec vous, & je voudrois bien que vous fuffiez tout de même. Je fuis bien fachée que vous êtes encore trifte ft préfent, mais ce n'eft pas ma faute. Je demanderai ft jouer de Ia harpe auffi-töt que vous ferez arrivé, afin que vous ayez ma Lettre tout de fuite. Je ne peux pas mieux faire. Adieu, Monfieur. Je vous aime bien de  9$ Les Liaifons dangereufes. tout mon cceur : plus je vous ie dis, pIUi iuffi B C°mente; j"efpere ^ue vous Je ferez De... ce 24 Aoüt 17... LETTRE XXXI. Le Chevalier Danceny d Cécilè Volanges. CK-i, fans doute, nous ferons heuremr. Mon bonheur eft bien für, puifque je fuis aiméde vous; Ie vötre ne finira jamais, s'il doitdurerautanc que l'amour que vous m'avez mfpiré. Quoi! vous m'aimez, vous ne craignez plus de m'affurer de votre amour ' Plus vous me le dit'es, & plus vous étes contente ! Après avoir lu ce charmant je vous aime, écrit de votre main, j'ai entendu votre belle bouche m'en répéter 1'aveu. J'ai vu fe fixer fur moi ces yeux charmants, qu'embelliflöit encore 1'expreffion de Ia tendrefte. J'ai recu vos ferments de viyre toujours pour moi. Ah! recevez Ie mien de confacrer ma vie entiere a votre bonheur; recevez-Ie, & foyez füre que ie ne Ie trahird pas. Quelle heureufe journée nous avons pafïee bier! Ah! pourquoi Madame de Merteuil n'a-t-elle  Les Liaifons dangereufes. 97 n'a-t-elle pas tous les jours des fècrets k dire a votre Maman? pourquoi faut-il.que 1'idée de la contrainte qui nous attend, vienne fe mêler au fouvenir délicieux qui m'occupe? pourquoi ne puis-je fans ceffe tenir cette jolie main qui m'a écrit je vous aime ! la couvrir de baifers, & me venger ainfi du refus que vous m'avez fait d'une faveur plus grande! Dites-moi, ma Cécile, quand votre Maman a été rentrée, quand nous avons été forcés, par fa préfence , de n'avoir plus 1'un pour 1'autre que des regards indifférents ; quand vous ne pouviez plus me confoler par 1'affurance de votre amour, du refus que vous faifiez de m'en donner des preuves, n'avez-vous pas fenti aucun regret? ne vous êtes-vous pas dit : Un baifer 1'eüt rendu plus heureux, & c'eft moi qui lui ai ravi ce bonheur? Promettez-moi, mon aimable amie, qu'a la première occafion vous ferez moins févere. A 1'aide de cette promeflê , je trouverai du courage pour fupporter les contrariétés que les circonftances nous préparent; & les privations cruelles feront au moins adoucies, par la certitude que vous en partagez le regret. Adieu, ma charmante Cécile: voici 1'heure oü je dois me rendre chez vous. II me feroit impoffible de vous quitter, fi ce n'é- /, Parite. É  98 Les Liaifons dangereufes. toit pour aller vous revoir. Adieu , vous que j'aime tant! vous que j'aimerai toujours davantage! De ... ce 25 Jout 17... LETTRE XXXII. Madamè de Volanges d la Pré/iden te de Tourvel. V*o u s voulez donc, Madame, que je croye ft la vertu deM.de Valmont? J'avoue que je ne puis m'y réfoudre, & que j'aurois autant de peine ft le juger honnête, d'aprèsle feul fait que vous me racontez, qu'a croire vicieux un homme de bien reconnu, dont j apprendrois une faute. L'humanité n'eft parfaice dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le fcé]érat a fes vertus, comme 1'honnête homme a fes foibleffes. Cette véricé me paroïc d'autant plus néceffaire ft croire, que c'eft d'elle que dérive la néceffité de I'indulgence pour les méchantscomme pour les bons; & qu'elle préferve ceux-ci de 1'orgueil, & fauve les autres du découragement. Vous trouverez, fans doute, que je prarique bien mal dans ce moment, cette indulgence que je prêche ; mais je ne vois plus en elle  Les Liaifons dangereufes. 99 qu'une foibleffè dangereufe, quand elle nous mene a traiter de même le vicieux & 1'homme de bien. Je ne me permetcrai point de fcruter les motifs de l'action de M. de Valmont; je veux croire qu'ils font louables comme elle : mais en a-t-il moins paffe fa vie k porter dans les families le trouble, le défhonneur & le fcandale ? Ecoutez, fi vous voulez, la voix du malheureux qu'il a fecouru; mais qu'elle ne vous empêche pas d'entendre les cris de cent viétimes qu'il a immolées. Quand il ne feroit, comme vous le dites, qu'un exemple du danger des liaifons, en feroit-il moins lui-même une liaifon dangereufe? Vous le fuppofez fufceptible d'un retour heureux? allons plus loin; fuppofons ce miracle arrivé. Ne refteroit-il pas contre lui 1'opinion publique , & ne fuffit-elle pas pour régler votre conduite? Dieu feul peut abfoudre au moment du repentir; il lit dans les cceurs: mais les hommes ne peuvent juger les penfées que par Jes actions; & nul d'entr'eux, après avoir perdu 1'eftime des autres, n'a droit de fê plaindre de la méfiance néceflaire, qui réhd cette perte fi difficile a réparer. Songez, fur-tout, ma jeune amie, que quelqutfois il fuffit, pour perdre cette eftime, d'avoir fair d'y attacher trop peu de prix; & ne taxez pas cette févérité d'iniuflice : car, E ij  leo Les Liaifons dangereufes. outre qu'on eft fondé a croire qu'on ne renonce pas a ce bien précieux, quand, on a droit d'y prétendre, celui-la eft en effet plus prés de mal faire, qui n'eft plus contenu par ce frein puiffant. Tel feroit cependant 1'afpecT: fous lequel vous montreroit une liaifon intime avec M. de Valmont, quelqu'innocente qu'elle put être. Effrayée de la chaleur avec laquelle vous Je défendez, je me hate de prévenir les objeclions que je prévois Vous me citerez Madame de Merteuil, a qui on a pardonné cette liaifon; vous me demanderez pourquoi je le recois chez moi; vous me direz que loin d'être rejetté par les gens honnêtes, il eft admis, recherché même dans ce qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux, je crois, rêpondre a tour. D'abord Madame de Merteuil, en effet très-eftimable, n'a peut-être d'autre défaut que trop de confiance en fes forces; c'eft un guide adroit qui fe plaït a conduire un char entre les rochers & les précipices, & que le fuccès feul juftifie : il eft jufte de la louer, il feroit imprudent de la fuivre; elle-même en convient & s'en accufe. A mefure qu'elle a vu davantage, fes principes font devenus plus féveres; & je ne crains pas de vous affurer qu'elle penferoit comme moi. Quant a ce qui me regarde, je ne me  Les Liaifons dangereufes. 101 juftifierai pas plus que les autres. Sans doute je re90isM.de Valmont, & il eft recu partout; c'eft une inconféquence de plus a ajouter ft mille autres qui gouvernent la ibciété. Vous favez comme moi, qu'on paffe fa vie a les remarquer, ft s'en plaindre & a s'y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom , une grande fortune , beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir fempire dans la fociété, il fuffifoit de manier, avec une égale adreffe, la louange & le ridicule. Nul ne poffede, comme lui, ce doublé talent: il féduic avec 1'un, & fe fait craindre avec 1'autre. On ne 1'eftime pas; mais on le flatte. Telle eft fon exiftence au milieu d'un monde, qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre. Mais ni Madame de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, n'oferoit fans doute aller s'enfermer ft la campagne, prefqu'en tête-a-tête avec un tel homme. II étoit réfervé ft la plus fage, ft la plus modefte d'entr'elles, de donner 1'exemple de cette inconféquence; pardonnez - moi ce mot, il échappe ft 1'amitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la fécurité qu'elle vous infpire. Songez donc que vous aurez pour juges, d'une part, des gens frivoles, qui ne croiront pas ft une vertu dont ils ne trouvent pas le modele chez £ iij  302 Les Liaifons dangereufes. eux; & de 1'autre, des méchants qui feincront de n'y pas croire, pour vous punir de 1'avoir eue. Confidérez que vous faites, dans ce moment, ce que quelques hommes n'oferoient pas rifquer. En effet, parmi les jeunes gens, donc M. de Valmont ne s'eft que trop rendu loracle, je vois les plus iages craindre de paroitre ü'és trop intimement avec lui; & vous, vous ne craignez pas! Ah! revenez, revenez, je vous en conjure... Si mes raifons ne fuffifent pas pour vous perfuader, cédez a mon amitié; c'eft elle qui me fait renouveller mes inftances, c'eft a elle a les juftifier. Vous la trouvez févere, & je defire qu'elle foit inutile; mais j'aime mieux que vous ayez a vous plaindre de fa follicitude que de fa négligence. De... ce 24 Aoüt 17.., LETTRE XXXIII. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. s que vous craignez de réuffir, mon cher Vicomte, dès que votre projet eft de fournir des armes contre vous, & que vous defirez moins de vaincre que de combattre,  Les Liaifons dangereufes. 103 je n'ai plus rien ft dire. Votre conduite eft un chef-d'ceuvre de prudence. Elle en feroit une de fottife dans la fuppofition contraire: &, pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous faffiez illufion. Ce que je vous reproche n'eft pas de n avoir point profité du moment. D'une part, je ne vois pas clairement qu'il füt venu : de 1'autre, je fais affez, quoi qu'on en dife, qu'une occafion manquée fe retrouye, tandis qu'on ne revient jamais d'une démarche précipitée. Mais la véritable école eft de vous etre laifTé aller ft écrire. Je vous défie ft préfent de prévoir oü ceci peut vous mener. Par hafard, efpérez-vous prouver ft cette femme qu'elle doit fe rendre? II me femble que ce ne peut être la qu'une vérité de fentiment, & non de démonftration; & que pour la faire recevoir, il s'agic d'attendrir & non de raifonner : mais ft quoi vous ferviroit d'attendrir par Lettres puifque vous ne feriez pas la pour en profiter? Quand vos belles phrafes produiroient l'ivreffe de l'amour, vous flattez-vous qu'elle foit affez longue pour que la réfLxion n'ait pas le temps d'en empêcher 1'aveu? Songez donc ft celui qu'il faut pour écrire une lettre, ft celui qui fe paffe avant qu'on la remette ; & voyez fi, fur-tout une femme ft principes comme votre Dévote, peut vouloir fi longE iv  it>4 Les Liaifons dangereufes. temps ce qu'elle tachedene voulofriamaK Cette marche peut réuffir avec des enfants qui, quand ils écrivent, je vous aime, ne' avent pas qu ils difent je me rends. Mais la vertu raifonneufe de Madame de Tourvel me paroit fort bien connoitre la valeur des termes. Auffi, malgré 1'avantage que vous aviez pris fur elle dans votre converfation, elle vous bat dans fa Lettre. Et puis, favezvous ce qui arrivé? par cela feul qu'on difpute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raifons, on en trouve on les dit; & après on y tient, non pas' tant paree qu'elles font bonnes, que pour ne pas fe démentir. De plus, une remarque que je m'étonne que vous n'ayiez pas faite, c'eft qu'il n'y a rien de fi difficile en amour, que d'écrire ce qu'on ne fent pas. Je dis écrire d'une facon vraifemblable : ce n'eft pas qu'on ne fe ferve des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même, ou plutöt on lesarrange & cela fuffit. Relifez votre Lettre : il y regne un ordre qui vous décele a chaque phrafe Je veux croire que votre Préfidente eft affez peu formée pour ne s'en pas appercevoir • raais qu'importe ? 1'effet n'en eft pas moins manqué. C'eft ledéfaut des Romans; 1'Auteur fe bat les flancs pour s'échauffer, & le Lefteur refte froid. Hélcïfe eft Ie feul qu'on en puifTe excepter; & malgré le talent de  Les Liaifons dangereufes. 105 1'Auteur , cette obfervation m'a toujours fait croire que le fond en étoit vrai. II n'en eft pas de même en parlant. L'habitude de travailler fon organe, y donne de la fenfibilité; la facilité des larmes y ajoute encore: 1'expreffion du defir fe confond dans les yeux avec celle de la tendreffe; enfin, le difcours moins fuivi amene plus aifément eet air de trouble & de défordre, qui eft la véritable éloquence de l'amour; & furtout la préfence de 1'objet aimé empêche la réflexion, & nous fait defirer d'être vaincues. Croyez-moi, Vicomte: on vous demande de ne plus écrire; profitez-en pour réparer votre faute, & attendez 1'occafion de pariet. Savez-vous que cette femme a plus de forces que je ne croyois? Sa défenfe eft bonne; & fans la longueur de fa Lettre, & le prétexte qu'elle vous donne pour entrer en matiere dans fa phrafe de reconnoifiance, elle ne fe feroit pas du tout trahie. Ce qui me paroit encore devoir vous raflurer fur le fuccès, c'eft qu'elle ufe trop de forces a la fois; je prévois qu'elle les épuifera pour la défenfe du mot, & qu'il ne lui en reftera plus pour celle de la chofe. Je vous renvoye vos deux Lettres, fi vous êtes prudent, ce feront les dernieres E v  ioö Les Liaifons dangereufes, jufqu'après 1'heureux moment. S'il étofr moins tard, je vous parlerois de la petite Volanges qui avance affez vite, & dont je fuis fort contente. Je crois que j'aurai fint avant vous, & vous devez en être bienhonteux. Adieu pour aujourd'hui. De... ce 24 Aoüt 17. r, LETTRE XXXIV. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. "V'ous parlez a merveille,ma belle amie; mais pourquoi vous tant fetiguer a prouver ce que perfonne n'ignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu'écrire; voila, je crois, toute votre Lettre. Eh mais! ce font les plus fimples éléments de 1'art de féduire. Je remarquerai feulement que vous ne faites qu'une exception a ce principe s & qu'il y en a deux. Aux enfants qui (uivent cette marche par timidité, & fe livrent par ignorance, il faut joindre les femmes Beaux-Efprits, qui s'y laiflênt engager par amour - propre , & que la vanité conduic dans Ie piege. Par exemple, je fuis bien fur que la Comteffe de B,.., qui répondit  Les Liaifons dangereufes. 107 fans difficuhé a ma première Lettre, n'avoic pas alors plus d'amour pour moi que moi pour elle, & qu'elle ne vit que 1'occafion de traiter un fujet qui devoit lui faire honneur. ,. Quoi qu'il en foit, un Avocat vous dtroit que le principe ne s'applique pas k U queftion. En effet, vous fuppofez que j ai ie choix entre écrire & parler, ce qui n eft pas. Depuis 1'affaire du 19, mon inhumaine, qui fe tient fur la défenfive, a mis a éviter les rencontres, une adreffe qui a déconcerté la mienne. C'eft au point que fi cela continue, elle me forcera a m'occuper férieufement des moyens de reprendre eet avantage; car affurément je ne veux être vaincu par elle en aucun genre. Mes Lettres mêmes font le fujet d'une petite guerre : non contente de n'y pas rêpondre, elle refufe de les recevoir. U faut pour chacune une rufe nouvelle , & qui ne réuflit pas coujours. Vous vous rappellez par quel moyen fifflple j'avois remis la première; la feconde n'offrit pas plus de difficuhé. Elle m'avoit demandé de lui rendre fa Lettre : je lui donnai la mienne en place, fans qu'elle eüt le moindre foupgon. Mais foit dépit d'avoir été attrapée, foit caprice, ou enfin foit vertu, car elle me forcera d'y croire, elle refufa obftinément la troifieme. J'efpere pourtant E vj  io8 Les Liaifons dangereufes. que I'embarras oü a penfé Ja mettre Ia fuite ce ce refus, Ia corrigera pour 1'avenir. Je nefus pas très-étonné qu'elle ne voulut pas recevoir cette Lettre , que je Jui offrois tout fimplement; c'eüt été déja accorder quelque chofe, & je m'attends a une plus longue défenfe. Après cette tentative, qui n etoit qu'un effai fait en pafTant, je mis une enveloppe a ma Lettre; & prenant Ie moment de la toilette, oü Madame de Rofemonde & la femme-de-chambre étoient prefentes, je Ia lui envoyai par mon chafleur , avec ordre de lui dire que c'étoit Ie papier qu'elle m'avoit demandé. J'avois bien devme qu'elle craindroit 1'expÜcation fcandaieufe que néceffiteroit un refus : en effet, elle pntla Lettre; & mon Ambaffadeur, qui avoit ordre d'obferver fa figure, & qui ne voit pas mal, n'appercut qu'une légere rougeur & plus d'embarras que de colere Je me félicitois donc, bien f ür, ou qu'elle garderoit cette Lettre, ou que fi elle vouloit me Ia rendre, il faudroit qu'elle fe trouvat (eu!e avec moi; ce qui me donneroit une occafion de lui parler. Environ une heure apres, un de fes gens entre dans ma chambre, & me remet, de la part de fa maitreile, un paquet d'une autre forme que le mien , & fur J'enveloppe duquel je reconnois 1 ecriture tant defirée. J'ouvre avec précipitation..,. C'étoit ma Lettre elle-même,  Les Liaifons dangereufes. 109 non décachetée & pliée feulementendeux. Je foupconne que la crainte que je ne fuffe moins fcrupuleux qu'elle furie fcandale, lui a fait employer cette rufe diabolique. Vous me connoiffez; je n'ai pas befoin de vous peindre ma fureur. II fallut pourtant reprendre fon fang-froid, & chercher de nouveaux moyens. Voici le feul que je trouvai. On va d'ici, tous les matins, chercher les Lettres ft la Pofte, qui eft ft environ trois quartsde lieue : on fe fert, pour cetobjet, d'une boite ouverte ft-peu-près comme un tronc, dont le Maïtre de la Pofte ft une clef & Madame de Rofemonde 1'autre. Chacuny met fes Lettres dans la journée, quand bon lui femble : on les porte le foir ft la Pofte, Sc le matin on va chercher celles qui font arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce fervice également. Ce n'étoitpasle tour de mon domeftique; mais il fe chargea d'y aller, fous le prétexte qu'il avoit affaire de ce cöté. Cependant j'écrivis ma Lettre. Je déguifai mon écriture pour 1'adreffe, & je cootrefis affèz bien, fur 1'enveloppe, le timbre ÓQ jDijon. Je choifis cette ville, paree que je trouvai plus gai, puifqueje demandois les mêmes droits que le mari, d'écrire auffi du même lieu; Sc auffi paree que ma belle avoit parlé toute la journée du defir qu'elle  11 o Les Liaifons dangereufes. avoit de recevoir des Lettres de Dijon. li me parut jufte de lui procurer ce plaifir. Ces précautions une fois prifes, il étoit facile de faire joindre cette Lettre aux autres. Je gagnois encore a eet expédient, d'être témoin de la réception : car 1'ufage eft ici de fe raffembler pour déjeuner, & d'attendre 1'arrivée des Lettres avant de fe féparer. Enfin, elles arriverent. IVladame de Rofemonde ouvrit la boïte. „ De Dijon", dit-elle, en donnantlaLet„ tre a Madame de Tourvel. Ce n'eft p3s „ 1'écriture de mon mari ", reprit celle ci d'une voix inquiete, en rompant le cachet avec vivacité; le premier coup-d'ceil 1'infiruifit, & il fe fit une telle révolution fur fa figure, que Madame de Rofemonde s'en appercut, & lui die: „ Qu'avez-vous"? je m'approchai auffi, en difant : „ Cette „ Lettre eft donc bien terrible "? La timide dévote n'ofoit lever les yeux, ne difoit mot; & pour fauver fon embarras , feignoit de parcourir 1'épitre, qu'elle n'étoit guere en état de lire. Je jouiflbis de fon treuble, & n'étois pas faché de la pouflèr un peu ? „ Votre air plus tranquille, ajou„ tai-je; fait efpérer que cette Lettre vous „ a caufé plus d'étonnement que de dou„ leur ". La colere alors infpira mieux que n'eüt pu faire la prudence. „ Elle contient, » répondit-elle, des chofes qui m'cffenfeot,  Les Liaijons dangereufes. m & que je fuis étonnée qu'on aic ofé m'é" crjre". — Et qui donc? interrompit Madame de Rofemonde. „ Elle n'eft pas fignée , répondit la belle couroucée : " mais la Lettre & fon Auteur m'infpirent " un égal mépris. On m'obligera de ne m'en " plus parler ". En difant ces mots, elle déchiral'audacieufe miffive, en mitles morceaux dans fa poche, fe leva & fortit. Malgré cette colere , elle n'en a pas moins eu ma Lettre; & je m'en remets bien ft fa curiofité, du foin de 1'avoir lue en entier. Le détail de la journée me meneroit trop loin. Je joins ft ce récit le brouillon de mes deux Lettres; vous ferez auffi inftruite que moi. Si vous voulez être au courant de cette correfpondance, il faut vous accoutumer ft déchiffrer mes minutes : car pour rien au monde, je ne dévorerois 1'ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie. De... ce 25 Aoüt 17..»  ïi2 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XXXV. Le Vicomte deValmontö&z Prêfidente de Tourvel. T l faut vous obéir, Madame; il faut vous prouver qu'au milieu des torts que vous vous piaifeza me croire ., il me rede au moins affez de délicateffe pour ne pas me permettre un reproche, & affez de courage pour m'impofer les plus douloureux facrifices. Vous m'ordonnez le filence & 1'oubli! eh bien, je forcerai mon amour a fe taire, & j'oublierai, s'il eft poffible, la fagon cruelle dont vous 1'avez accueilli. Sans doute le defir de vous plaire n'en donnoit pas le droit; & j'avoue encore que le befoin que j'avois de votre indulgence, n'étoit pas un titre pour 1'obtenir : mais vous regardez mon amour comme un outrage; vous oubliez que li ce pouvoit être un tort, vous en feriez è-la-fois, & la caufe & 1'excufe. Vous oubliez auffi, qu'accoutumé a vous ouvrir mon ame, lors même que cette confiance pouvoit me nuire, il ne m'étoit plus poffible de vous cacher les fentiments dont je fuis pénétré; & ce qui fut 1'ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de  Les Liaifons dangereufes. 113 1'audace. Pour prix de l'amour le plus tendre, le plus refpeétueux, le plus vrai,vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine.... Q«» J0™."?* plaindroit pas d'êcre traité ainfi? Moi feul, je me foumets; je fouffre tout & ne murmure point; vous frappez & j adore. L inconcevable empire que vous avez fur moi, vous rendabfolue de mes fentiments; & h mon amour feul vous réfifte, fi vousne pouvez le détruire, c'eft qu'il eft votre ouvrage & non pas le mien. Te ne demande point un retour dont jamais ie ne me fuis flatté. Je n'attends pas même cette pitié, que Pimérêt que vous m'aviez témoigné quelquefois pouvoit me faire efpérer. Mais je crois, je 1 avoue, pouvoir réclamer votre juftice. Vous m'apprenez, Madame, quon a cherché a me nuire dans votre efpnt. J>i vous en euffiez cru les confeils de vos arms, vous ne m'euffiez pas mêmelaifiè approcher de vous : ce font vos termes. Quels font donc ces amis officieux? Sans doute ces eens fi féveres , & d'une vertu fi rigide, confentenc a êcre nommés; fans doute us ne voudroient pas fe couvrir d une oblcurité qui les confondroit avec de vils calomniateurs; & je nignorerai nileurs noms,ni leursreproches. Songez-, Madame, quejai le droit de favoir 1'un & 1'autre, pui.lq.ae  "4 Les Liaifons dangereufes. vous me jugez d'après eux. On ne con damne point un coupafale fans lui dire fon enme, fans lui nommer fes accufateurs. Te f de^de Pojnt d'autre grace, & je m'en! Si j'ai trop méprifé, peut-être, les vaines clameurs d'un public dont je fais peu de cos, ,1 „-en eft pas ainfi de W eftï me, & qUand je confacre ma vie a la mé- ment. Elle me devjent d'autant plus précieufe que je lui devrai fans doute ce fe demande que vous craignez de me fai! drniuT^ donneroit' dites-vous, des droits a votre reconnoijfance. Ah ! loin den ex.ger, je croirai vous en devoir, fi vous me procurez 1'occafion de vous être agréable. Commencez donc a me rendre SnL JUfhce ' Cn ne me hm™ Plus ignorerce que vous defirez de moi. Si ie pouvois le deviner, je vous éviterois la peine t ? f - uAu Pl3ifir de vo«s voir, «ou! ez le bonheur de vous fervir, & ie me louerai de votre indulgence. Qui peu donc vous arrêter? ce n'eft pas, £ 1'efpe e la cnunte d'un refus? je fens qui jeTpJu ! ro,s vous la pardonner. Ce n'en eft pas unque de nepas vous rendre votre Let- ' we. je defire, plus que vous, qu'elle ne me foit plus nécefTaire : mais accoutumé  Les Liaifons dangereufes. 115 a vous croire une ame fi douce , ce n'eft que dans cette Lettre que je puis vous trouver telle que vous voulez parmtre Quand ie forme le vceu de vous rendre fenfible, 1: . i„.a, rmp confentir, vous i'v VOIS que yiuiuv. vj-w - j — - fuiriez a cent lieues de moi; quand tout en vous augmente & juftifie mon amour, c'eft encore elle qui me répete que mon amour vous outrage ; & lorlqu en vous vovant, eet amour me femble le bien luurême, j'ai befoin de vous lire, pour fenSr què ce n'eft qu'un affreus tourment. Vou« concevez a préfent que mon plus erand bonheur feroit de pouvoir vous rendre cette Lettre fatale ; me la demander encore, feroit m'autorifer ft ne plus croire ce qu'elle contient; vous ne doutez pas , j'efpere, de mon eroprefièment a vous la remettre. Be... ce ao d'Joüt 17..»  n6 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XXXVI. Le Vicomte de Valmomt d la Préfi* dente de Tourvel. V( Timbrèe de Dijon \ o tr e fé vérité augmente chaque jour, Madame; &, fi je rofe dire5 ^Vemb!ez cramdre moins d'être injufte cue detre induJgente. Après m'avoir condamnéfans mentendre, vous avez dü fentir en effet qu ü vous feroit plus facile de ne pas lire mes raifons que d'y rêpondre. Vous refuez mes Lettres avec obftination; vous me Jes renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir a la rufe , dans le moment meme oü mon unique but eft de vous convaincre de ma bonne foi. La néceffité ou vous m'avez mis de me défendre, fufftra fans doute pour en excufer les moyens. Convamcu dailleurs paria fincérité de mes if mmr"ffi '2Ue P°Urles J'uffifier* vos yeux d mefoffic de vous les faire bien connoitre, j ai cru pouvoir me permettre ce léger detour. Jole croire auffi que vous me le pardonnerez, & que vous ferez peu furpnle que 1 amour foit plj3 ingénieux a fe prodmre, que 1'indifférence a 1 ecarter.  Les Liaifons dangereufes. n? Permettez donc, Madame, que mon cceur fe dévoile entiérement a vous. II vous appartient, il eft jufte que vous le connoiffiez. J'étois bien éloigné, en arrivant chez Madame de Rofemonde, de prévoir le fort qui m'y atcendoit. J'ignorois que vous y fuffiez, & j'ajouterai, avec la fincénté qui me caractérife, que quand je 1'aurois fu, ma fécurité n'en eüt point été troublée: non que je ne rendiiïè a votre beauté la juftice qu'on ne peut lui refufer, mais accoutumé a n'éprouver que des defirs, a ne me livrer qu'a ceux que 1'efpoir encourageoit, je ne connoiffois pas les tourments de l'amour. Vous futes témoin des inftances que me fit Madame de Rofemonde pour m'arrêter quelque temps. J'avois déja paffé une journée avec vous : cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu'au, plaifir, fi naturel & fi légitime, de témoigner des égards a une parente refpeétable. Le genre de vie qu'on menoit ici, différoit beaucoup fans doute de celui auquel j'étois accoutumé; il ne m'en coüta rien de m'y conformer; & fans chercher a pénétrer la caufe du changement qui s'opéroit en moi, je 1'attribuois uniquement encore a cette facilité de cara&ere, dont je crois vous avo'r déja parlé. . Malheureufement ( & pourqaoi faut-il  u8 Les Liaifons dangereufes. que ce foit un malheur?; en vous connoifTant mieux, je reconnusbientöc que cecte figureenchantereffe, qui feule m'avoit frappé, écoic le moindre de vos avantages ; votre ame célefte étonna, féduific la mienne. J'admirois la beauté, j'adorai la vertu. Sans prétendre ft vous obtenir, je m'occupai de vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le paffé , j'ambitionnai votre fuffrage pour 1'avenir. ]s 'le cherchois dans vos difcours, je 1'épiois dans vos regards ; dans ces regards d'oü partoit un poifon d'autancplus dangereux, qu'il étoit répandufans deffein & rec;u fans méfiance. Alors je connus l'amour. Mais que j'étois loin de m'en plaindre! Réfolu de 1'enfevelir dans un éternel filence, je me livrois fans crainte comme fans réferve , ft ce fentiment délicieux. Chaque jour augmentoit fon empire. Bientöc le plaifir de vous voir fe changea en befoin. Vous abfentiez-vous un moment? mon cceur fe ferroic de trifteffe; au bruic qui m'annoncoit votre retour, il palpitoit de joie. Je n'exiftois plus que par vous & pour vous. Cependant c'eft vous-même que j'abjure : jamais dans la gaiecé des folarres jeux, ou dans 1'intérêc d'une converfation férieufe, m'échappa-t-il un mot qui put trahir le fecrer de mon cce )r! Enfin , un jour arriva oü devoit com-  Les Liaifons dangereufes. meneer mon infortune; & par une inconcevable fatalicé, une action honnête en devint le fignal. Oui, Madame, c'elt au milieu des malheureux que j'avois fecourus, que, vous livrant a cette fenfibilité précieufe qui embellit la beauté même, & ajoute du prix a la vertu , vous achevates d'égarer un cceur que déja trop d'amour enivroit. Vous vous rappellez , peut-être, quelle préoccupation s'empara de moi au retour! Hélas! je cherchois a combattre un penchant que je fentois devenir plus fort que moi. Ceft après avoir épuifé mes forces dans ee combat inégal, qu'un hafard, que je n'avois pu prévoir, me fit trouver feul avec vous. La, je fuccombai, je 1'avoue. Mon cceur, trop plein, ne put retenir fes difcours ni fes larmes. Mais eft-ce donc un crime? & fi c'en eft un, n'eft-il pas affez puni par les tourments affreux auxquels je fuis livré? Dévoré par un amour fans efpoir, j'implore votre pitié & ne trouve que votre haine : fans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, & je tremble de rencontrer vos regards. Dans 1'état cruel oü vous m'avez réduit , je paffe les jours a déguifer mes peines, & lesnuits a m'y livrer, tandis que vous, tranquille & paifible, vous ne con-  iio Les Liaifons dangereufes. noifiez ces toürments que pour les caufér & vous en applaudir. Cependant c'eft vous qui vous plaignez, & c'eft moi qui m'excufe. Voila pourtant, Madame, voila le récit fidele de ce que vous nommez mes torts, & que peut-être il feroit plus jufte d'appeller mes malheurs. Un amour pur & fincere , un refpect qui ne s'eft jamais démenti , une foumiffion parfaite; tels font les fentiments que vous m'avez infpirés. Je n'eufiè pas craint d'en préfenter 1'hommage a la Divinité même. O vous, qui êtes fon plus bel ouvrage, imitez-la dans fon indulgence! Songez a mes peines cruelles; fongez fur-tout, que, placé par vous entre le défefpoir & la félicité fuprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon fort. De... ce 18 Aotit 17... LETTRE XXXVII. La Prèfidente de Tourvel** Madame de Volanges. Je me foumets, Madame , aux confeils que votre amitié me donne. Accoutumée a déférer  Les Liaifons dangereufes. 121 déférer en tout ft vos avis, je le fuis ft, croire qu'ils font toujours fondés en raifon. J'avouerai même que M. de Valmont doic être en effet infiniment dangereux, s'il peut ft-la-fois feindre d'êcre ce qu'il paroit ici, & refter tel que vous le dépeignez. Quoi qu'il en foit, puifque vous 1'exigez, je 1'éloignerai de moi; au moins j'y ferai mon poffible : car fouvent les chofes, qui, dans le fond, devroient être les plus fimples , deviennent embarraffantes par la forme. II me paroit toujours impraticabte de faire cette demande ft fa tante; elle deviendroit également défobligeante & pour elle & pour lui. Je ne prendrois pas non plus, fans quelque répugnance, le parti de m'éloigner moi-même : car outre les raifons phie. J'ai pleuré prefque toute la nuir. Ce n'eft pas que pour le moment je ne fuis bien heureufe ; mais je prévois que cela ne durera pas. J'ai été hier a 1'Opéra avec Madame de Merteuil, nous y avons beaucoup parlé de mon mariage, & je n'en ai rien appris de bon. C'eft M. le Comte de Gercourt que je dois époufër, & ce doit être au mois d'O&obre. II eft riche , il eft homme de qualité, il eft Colonel du régiment de.... Jufques-la tout va fort bien. Mais d'abord il eft vieux. Figure-toi qu'il a au moins trente-fix ans! & puis, Madame de Merteuil dit qu'il eft trifte & févere, & qu'elle craint que je ne fois pas heureufe avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en étoit fure, & qu'elle ne vouloit pas me le dire , pour ne pas m'affliger. Elle ne m'a prefque entretenue toute la foirée que des devoits des femmes envers leurs maris : elle convieat* que M. de Gercourt n'eft pas aima-  Les Liaifons dangereufes. 127 b'e do'tout, & elle dit pourtant qu'il faudra que je l'aime. Ne m'a-t-el!e pas dit auffi qu'une fois mariée, je ne devois plus aimer le Chevalier Danceny ? comme li c etoit poffible! Oh! je t'aflure bien que je 1'aimerai toujours. Vois-tu, j'aimerois mieux plutot ne pas me marier. Que ce M. de Gercourt s'arrange, je ne 1'ai pas éte chercher. II eft en Corfe a préfenc, bien lom d'ici ; je voudrois qu'il y reftat dix ans. Si ie n'avois pas peur de rentrer au Couvent, je dirois bien a Maman que je ne veux pas de ce mari-la; mais ce feroit encore pis. Je fuis bien embarraffée. Je fens que je n'ai jamais tant ateié M. Danceny qu'a préfent; & quand je fonge qu'il ne me refte plus qu'un mois a ê;re comme je fuis, les larmes me viennent aux yeux tout de fuite; je n'ai de confolation que dans Pamitié de Madame de Merteuil; elle a fi bon cceur ! elle partage tous mes chagrins comme moimême ; & ouis elle eft fi aimable , que quand je fuis avec elle, je n'y fonge prefque plus. D'ailleurs, elle m'eft bien utile; car le peu que. je fais, c'eft elle qui me 1'a appris : & eüe eft fi bonne, que je lui dis tout ce que je penfe, fans être honteufe du tout. Quand elle trouve que ce n'eft pas bien, eile me gronde quelquefois; mais c'eft tout douceroent, & puis je 1'embraffe de tout mon cceur, jufqu'a ce qu'elle ne F iv  128 Les Liaifons dangereufes. foit plus fêchée. Au moins celle-la, je peux bien Paimer tant que je voudrai, fans qu'il y aic du mal, & §a me fait bien du plaifir. Nous fommes pourtant convenues que je n'aurois pas fair de Paimer tant devant le monde, & fur-tout devant Maman , afin qu'elle ne fe méfie de rien au fujet du Chevalier Danceny. Je t'aflure que fi je pouvois toujours vivre comme je fais a préfent , je crois que je ferois bien heureufe. II n'y a que ce vilain M. de Gercourt!... Maasje ne veux pas t'en parler davantage: car je redeviendrois trifte. Au-lieu de cela, je vas écrire au Chevalier Danceny; je ne lui parlerai que de mon amour & non de mes chagrins, car je ne veux pas 1'affliger. Adieu , ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurois tort de te plaindre, & que j'ai beau être occupée, comme tu dis, qu'il ne m'en refte pas moins le temps de Paimer & de t'écrire (i). De... ce 27 Aoüt 17... _ (O On continue a fupprimer les Lettres de Cécile Volanges & du Chevalier Danceny , qui font peu intéreffantes, & n'annoncent aucun événement.  Les Liaifons dangereufts. 120 LETTRE XL. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. C'est peu pour mon inhumaine de ne pas rêpondre ft mes Lettres, de refufer de les recevoir ; elle veut me priver de fa vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui vous furprendra davantage, c'eft que je me foumette ft tant de rigueur. Vous allez me blamer. Cependant je n'ai pas cru devoir perdre 1'occafion de me laifièr donner un ordre,: perfuadé d'une part, que qui commandé s'engage; & de 1'autre, que 1'autorité illufoire que nous avons 1'air de laifièr prendre aux femmes, eft un des pieges qu'elles évitent le plus difficilement. De plus, 1'adreffe que celle-ci a fu mettre ft éviter de fe trouver feule avec moi, me placoit dans une fituation dangereufe, dönt j'ai cru devoir fortir ft quelque prix que ce fut : car étant fans ceffe avec elle , fans pouvoir 1'occuper de mon amour, il y avoit lieu de craindre qu'elle ne s'accoutumat enfin ft me voir fans trouble ; difpofition dont vous favez aflèz combien il eft difficile de revenir. F v  130 Les Liaifons dangereufes. Au refte, vous devinez que je ne me fuis pas foumis fans condition. j'ai même eu Ie foin d'cn mettre une impoffibie a accorder; tant pour refter toujours maitre de tenirma parole, ou d'y manquer, que pour engager une di'cuffion, foit de bouche, ou par écrit, dans-un moment oü ma Belle eft plus contente de moi, oü elle a befoin que je le fois d'elle : lans compter que je ferois bien mal-adroic, fi je ne treuvois moyen> d'obtenir quelque dédommagement de mon défiftement a cette prétention, toute infoutenable qu'elle eft. Après vous avoir expofé mes raifons dans ce long préambule , je commence Phiftorique de ces deux derniers jours. J'y joindrai, comme pieces juftificatives, la Lettre de ma Belle & ma réponfe. Vous conviendrez qu'il y a peu d'Hiftoriens auffi exacls que moi. Vous vous rappeller Peffet que fit avanthier matin ma Lettre de Dijon; le refte de la journée fut trés - orageux. La jolie Prüde arriva feulement au moment du diner, & annon§a une forte migraine ; prétexte dont elle voulut couvrir un des violents accès d'humeur que femme puiflè avoir. Sa figure en étoit vraiment altérée ; Pexpreflibn de douceur que vous lui connoiflez, s'ctoit changée en un air mutin qui en faifoit une beauté nouvelle. Je me promets.  Les Liaifons dangereufes. 131 bien de faire ufage de cette découverte par la fuite , & de remplacer quelquefois la maïtreflè tendre , par la maitreffe mutine. Je prévis que Paprès-dinée feroit trifte; & pour m'en fauver 1'ennui , je prétextai des Lettres ft écrire, & me retirai chez moi. Je reviens au fallon fur les fix heures; Madame de Rofemonde propofa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monteren voiture, la prétendue malade, par une malice infernale , prétexta ft fon tour, & peut-être pour fe venger de mon abfence, un redoublement de douleurs, 8t me fit fubir fans pitié le tête-ft-tête de ma vieille tante. Je ne fais fi les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvames couchée au retour. Lelendemain au déjeuner, ce nTétoit plus la même femme. La douceur naturelle étoit revenue, & j'eus lieu de me croire purdonné. Le déjeuner étoit ft peine fini, que la douce perfonne fe leva d'un air indolent, & entra dans le pare; je la fuivis, comme vous pouvez croire. „ D'oü peut naitre ce „ defir de promenade, lui dis-je en 1'abor„ dant? J'ai beaucoup écrit ce matin, me „ jrépondit-elle, & ma tête eft un peu fa„ tiguée. — Je ne'fuis pas affez heureux, „ repris-je, pour avoir ft me reprocher cette ,, fatigue-la?.—-Je vous ai bien écrit, réF vj  133 Les Liaifons dangereufes. », pondit-elle encore, mais j'héfite a vouj 5, donner ma Lettre. Elle contient une de„ mande, & vous ne m'avez pas accoutu„ mée a en efpérerle fuccès. — Ah! jejure „ que s'il m'eft poffible. — Rien n'eft plus „ facile, interrompic-elle; & quoique vous „ dufltez peut-être 1'accorder comme jufti„ ce, je confensa 1'obtenircommegrace ". En difant ces mots, elle me préfenta fa Lettre; en la prenant, je pris aufli fa main, qu'elle retira, mais fans colere, & avec plus d'embarras que de vivacité. „ La chaleur „ eft plus vive que je ne croyois, dit-elle; „ il faut rentrer ". Et elle reprit la route du cb&teau. Je fis de vains efforts pour lui perfuader de continuer fa promenade, & j'eus befoin de me rappeller que nous pouvions être vus, pour n'y employer que de 1'éloquence. Elle rentra fans proférer une parole, & je vis clairement que cette feinte promenade n'avoit eu d'autre but que de me remettre fa Lettre. Elle monta chez elle en rentranr, & je me retirai chez moi pour lire 1'épicre que vous ferez bien de lire aufli, ainfi que ma réponfe, avant d'aller plus loin...  Les Liaifons dangereufes. i$% LETTRE XLI. La Préfidente deTourvel«« Ftcotate de Valmont. Il femble, Monfieur, par vorre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu'a augmenter, chaque jour, les fujets de plainte que j'avois contre vous. Votre obftination ft vouloir m'entretenir fans ceffe, d'un fentiment que je ne veux ni ne dois écouter; Fabus que vous n'avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos Lettres; le moyen furtout, j'ofe dire peudélicat, dont vous vous êtes fervi pour me faire parvenir la derniere, fans craindre au moins 1'effet d'une furprife qui pouvoit me compromettre; tout devroit donner lieu de ma part ft des reproches auffi vifs que juftement mérités. Cependant, au-liea de revenir fur ces griefs, je m'en tiens ft vous faire une demande auffi fimple que jufie; & fi je 1'obtiens de vous, je confens que tout foit oublié. Vous-même m'avez dit, Monfieur, que je ne devois pas craindre un refus; & quoique, par une inconféquence qui vous eft particuliere, cette phrafe même foit fuivie  134 Let Li ai font dangereufes. du feul refus que vous pouvicz me faire (r), je veux croire qire vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parole formellement donnée il y a fi peu de jours. Je deGre donc que vous ayiez Ia complaifance de vous éloigner de moi; de quicter ce Chaceau, oü. un plus long féjour de votre part ne pourroit que m'expofer davantage au jugement d'un public toujour* prompt a mal penfer d'autrui, & que vous n'avez que trop accoutumé a fixer les yeux fur les femmes qui vous admertenc dans leur fociété. Avertie déja, depuis long-temps, de ce danger par mes amis, j'ai négligé, j'ai même combattu leur avis tant que votre conduite a mon égard avoit pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu a fe plaindre de vous. Aujourd'hui, que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus 1'ignorer, je dois au public, a mes amis, a moi-même, de fuivre ce par;i néceffaire. Je pourrois ajouter ici que vous ne gagneriez rien a refuier ma demande, décidée que je fuis a partir moi-même, fi vous vous öbftineza refter: mais je ne cherche point a diminuer 1'obligation que je il) yoyt^ lettre XXXV;  Les Liaifons dangereufes. 135 y-ous aurai de cette complaifance, & je veux bfen que vous fachiez qu'en néceffuant mort départ d'iri, vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, Monfieur, que, vous me 1'avez dit tant de fois, les femmes honnêtes n'auront jamais a fe plaindre de vous; prouvez-moiau moins, que, quand vous avez des torts avec elles, vous favez les réparer. Si je croyois avoir befoin de juftifier ma demande vis a-vis de vous, il me luffiroit de voos dire que vous avez paffé votre vie a la rendre nécefTaire, & que pourtant il n'a pas tenu ï moi de ne la jamais former, Mais ne rappellons pas des événementsque je veux oublier, & qui m'obligeroient a vous juger avec rigueur , dans un moment oü je vous offre 1'occafion de mériter toute ma reconnoiffance. Adieu, Monfieur, votre conduite va m'apprendre avec quels fentiments je dois être, pour la vie, vowe uès-humble, &c. De... 25 Aoüt 17..-  136" Les Liaifons dangereufes. LETTRE XLIL Le Vicomte de Valmont^ la Préfidente de Tourvel. C^uelque duresquefoienc, Madame, les conditions que vous m'impofez, je ne refufe pas de les remplir. Je fens qu'il me feroit impoffible de contrarier aucun de vos defirs. Une fois d'accord fur ce point, j'ofe me flatter qu'a mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles a accorder que les vótres, & que pourtant je ne veux obtenir que de ma foumiffion parfaite a votre volonté. L'une , que j'efpere qui fera follicitée par votre juftice, eft de vouloir bien me nommer mes accufateurs auprès de vous; ils me font, ce me femble, affez de mal, pour que j'aie le droit de les connoitre; 1'autre, quej'attends de votre indulgence, eft de vouloir bien me permettre de vous renouveller quelquefois 1'hommage d'an amour qui va plus que jamais mériter votre pitié. Songez, Madame, que je m'empreffe de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu'aux dépens de mon bonheur; je  Les Liaifons dangereufes. 137 dirai plus, malgré la perfuafion oü je fuis, que vous ne defirez mon déparc, que pour vous fauver le fpeftacle, toujours pénibie, de 1'objec de votre injuftice. Convenez-en, Madame, vous craignez moins un public trop accoutumé a vous refpefter, pour ofer porter de vous un jugement défavantageux, que vous n'êtes gênée par la préfence d'un homme qu'il vous eft plusfacile de punir que de btómer. Vous m'éloignez de vous comme on détourne fes regards d'un malheureux qu'on ne veut pas fecourir. Mais tandis que 1'abfence va redoubler mes tourments, a quelle autre qu'a vous puis-je adreffer mes plaintes? de quelle autre puis-je attendre des confolations qui vont me devenir fi néceffaires? Me les refuferez-vous , quand vous feule caufez mes peines? Sans doute, vous ne ferez pas étonnee non plus, qu'avant de partir j'aie a cceur de juftifier auprès de vous les fentiments que vous m'avez infpirés ; comme auffi, que je ne trouve le courage de m'éloigner qu'en en recevant 1'ordre de votre bouche. Cette doublé raifon me fait vous demander un moment d'entretien. Inutilement voudrions-nous y fuppléer par Lettres: on écrit des volumes, & 1'on explique mal ce qu'un  138 . Les Liaifons dangereufes. quart - d'heure de conve fation fuffic pour faire bien emeo.fre. Vous trouverez faeiïe» ment le remps de me l'3ecordcr: .ar quelqu'empreffé que je fois de vous obéir, vous favez que Madame de Rofemonde eft inftruite de mon projet, de paffer chez elle une partie de l'automne, & il faudra au moins que j'attende une Lettre pour pouvoir prétexter une affaire qui me force ft partir. Adieu, Madame; jamais ce mot ne m'a tant coüté aécrire que dans ce moment, oü il me ramene ft 1'idée de notre féparation. Si vous pouviez imaginer ce qu'elle me fait fouffrir, j'ofe croire que vous me fauriez quelque gré de ma dociiité. Recevez au moins, avec plus d'induigence, Paffurance & 1'hommage de l'amour" Ie plus tendre & le plus refpectueux. De ... ce 2.6 Aoüt 17... SUITE DE LA LETTRE XL. Du Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. -A. présent, raifonnons, ma belle amie. Vous fentez comtne moi que la fcru-  Les Liaifons dangereufes. 139 puleufe, rhonnête Madame de Tourvel, ne peut pas m'accorder ia première de mes demandes, & trahir la confiance de fes amis , en me nommant mes accul'aceurs; ainfi en promettant tout a cette condition , je ne m'engage a rien. Mais vous fentez auffi que ce refus qu'elle me fera, deviendra un titre pour obtenir tout le refte; & qu'alors je gagne, en m'éloignant, d'entrer avec elle, & de fon aveu, en correfpondance réglée : car je compte pour peu le rendezvous que je lui demande, & qui n'a prefque d'autre objet que de 1'accoutumer d'avance a n'en pas refufer d'autres quand ils me feront vraiment néceffaires. La feule chofe qui me refte a faire avant mon départ, eft de favoir quels font les gens qui s'occupent a me nuire auprès d'elle. Je préfume que c'eft fon pédanc de mari; je le voudrois : outre qu'une défenfe conjugale eft un aiguillon au defir, je ferois fur que du moment que ma Belle aura confenti i m'écrire, je n'aurois plus rien a craindre de fon mari, puifqu'elle fe trouveroit déja dans la néceffité de le tromper. Mais fi elle a une amie aflèz intime pour avoir fa confidence, & que cette amie-la foit contre moi, il me paroit néceffaire de les brouiller, & je compte y réuffir: mais avant tout, il faut être inftruit. J'ai bien cru que j'allois letrehier;mais  140 Les Liaifons dangereufes. cette femme ne fait rien comme une autre, nous étions chez elle, au moment oü 1'on vint avertir que le diner étoit fervi. Sa toilette fe finiffoit feulement, & tout en fe prefiant, & en faifant des excufes, je m'appenjus qu'elle laiffoit la clef a ion fecretaire; & je connois fon ufage de ne pas êter celle de fon appartement. J'y rêvois pendant le diner, lorfque j'entendis defcendre fa Femme-de-chambre : je pris mon parti auffi-töt; je feignis un faignement de nez, & fortis. Je volai au fecretaire; mais je trouvai tous les tiroirs ouverts, & pas un papier écrit. Cependant on n'a pas d'occafion de les brüler dans cette faifon. Que fait-elle des Lettres qu'elle recoit? & elle en recoit fouvent! Je n'ai rien négligé; tout étoit ouvert, & j'ai cherché par-tout: mais je n'y ai rien gagné, que de me convaincre que ce dépot précieux refte dans fes poches. Comment 1'en tirer? depuis hier je m'occupe inutilement d'en trouver les moyens : cependant je ne peux en vaincre le defir. Je regrette de n'avoir pas le talent des filoux. Ne devroit-il pas, en effet, entrer dans 1'éducation d'un homme qui fe mêle d'intrigues? ne feroit-il pas plaifant de dérober la Lettre ou leportrait d'un rival,ou de tirer des poches d'une Prude de quoi la démafquer? Mais nos parents ne fongent  Les Liaifons dangereufes. 141 a rien ; & moi, j'ai beau fonger ft touc, je ne fais que m'appercevoir que je fuis gauche, fans pouvoir y remédier. Quoi qu'il en foit, je revins me mettre ft table, fort mécontent. Ma Belle calma pourtant un peu mon humeur, par l'air d'intérêt que lui donna ma feinte indifpolition ; & je ne manquai pas de Taffurer que j'avois, depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéroient ma fanté. Perfuadée comme elle eft, que c'eft elle qui les caufe, ne devroit-elle pas en confcience travailler ft les calmer? Mais, quoique dévote, elle eft peu charitable; elle refufe toute aumöne amoureufe, & ce refus fuffit bien, ce me femble , pour en autorifer le vol. Mais adieu, car tout en caufant avee vous, je ne fonge qu'ft ces maudites Lettres. De ... ce 27 Aoi'it 17... LETTRE XLIII. La Prêfidente de Tourvel au Vicomte de Valmont. Pourquoi chercher, Monfieur, ft diminuer ma reconnoiffance ? pourquoi ne  144 Les Liaifons dangereufes. que vous prétendez vous être nécefiaire, vous vous contenterez de Ia priere que je vous renouvelle. Adieu, Monfieur. LETTRE XLIV. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. Partagez ma joie, ma belle amie; je fuis aimé; j'ai triomphé de ce cceur rebelle. Ceft en vain qu'il diflimule encore; mon heureufe adrefie a furpris fon fecret. Graces ft mes foins actlfs, je fais tout ce qui m'intéreffe : depuis la nuit, 1'heureufe nuit d'hier, je me retrouve dans mon élément; j'ai repris toute mon exiftence; j'ai dévoilé un doublé myftere d'amour & d'iniquité : je jouirai de 1'un, je me vengerai de 1'autre; je volerai de plaifirs en plaifirs. La feule idéé que je m'en fais, me tranfporte au point que j'ai quelque peine ft rappeller ma prudence; que j'eri aurai peut-être ft mettre 1'ordre dans le récit que j'ai ft vous faire. Efiayons cependant. Hier même, après vous avoir écrit ma Lettre, De ... ce 27 Aoüt 17.  Les Liaifons dangereufes. 145 Lettre, j'en regus une de lacélefteDévote. Je vous 1'envoye; vous y verrez qu'elle me donne, le moins mal - adroitement qu'elle peut, la permiffion de lui écrire : mais elle y preffe mon départ , & je fentois bien que je ne pouvois le différer trop long-temps fans me nuire. Tourmenté cependant du defir de favoir qui pouvoit avoir écrit contre moi, j'étois encore incertain du parti que je prendrois. Je tentai de gagner la Femme-de-chambre , & je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de fa Mahreflè, dont elle pouvoit s'emparer aifément le foir, & qu'il lui étoit faciie de replacer le matin, fans donner le moindre foupcon. J'offris dix louis pour ce léger fervice : mais je ne trouvai qu'une bégueule, fcrupuleufe ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchois encore, quand Ie fouper fonna. II fallut la laiffer; trop heureux qu'elle voulut bien me promettre le fecret, furlequel même vous jugez que je ne comptois guere. Jamais je n'eus plus d'humeur. Je me fentois compromis, & je me reprochois toute la foirée, ma démarche imprudente. Retiré chez moi, non fans inquiétud#s, je parlai a mon Chaffeur, qui, en fa qualité d'Amant heureux, devoit avoir quelque crédit. Je voulois, ou qu'il obtint de cette I. Partie. G  146 Les Liaifons dangereufes. fille de faire ce que je lui avois demandé, ou au moins qu'il s'aflurat de fa difcrétion: mais lui, qui d'ordinaire ne doute de rien, parut douter du fuccès de cette négociation, & me fit, ft ce fujet, une réflexion qui m'étonna par fa profondeur. „ Monfieur fait fürement mieux que moi, „ me dit - il, que coucher avec une fille , „ ce n'eft que lui faire ce qui lui plait: de lft „ ft lui faire faire ce que nous voulons, il „ y a fouvent bien loin ". Le bon fens du Maraud quelquefois m'épouvante (1). „ Je réponds d'autant moins de celle-ci, „ ajouta-t-il, que j'ai lieu de croire qu'elle „ a un Amant, & que je ne la dois qu'au „ défceuvrement de la campagne. Aufli, „ fans mon zele pour le fervice de Mon„ fieur, je n'aurois eu cela qu'une fois ". ( C'eft un vrai tréfor que ce garcon ) ! „ Quant au fecret, ajouta-t-il encore, ft „ quoi fervira-t-il de le lui faire promettre, „ puifqu'elle ne rifquera rien ft nous trom„ per? Lui en reparler, ne feroit que lui „ mieux apprendre qu'il eft important, 6c „ par-lft lui donner plus d'envie d'en faire „ fa cour ft fa maitrefle ". Plus ces réflexions étoient juftes, plus (1) PlRON, Metromanie.  Les Liaifons dangereufes. 147 mon embarras augmentoic. Heureufement le dröle étoit en train de jafer; & comme j'avois befoin de lui, je le laiffois faire. Tout en me racontant fon hiftoire avec cecte fille, il m'apprit que, comme la chambre qu'elle occupe n'eft féparée de celle de fa maitreflè que par une fimple cloifon, qui pouvoit laiffer entendre un bruit fufpect, c'étoit dans la fienne qu'ils fe raffémbloient chaque nuit. Auffi - tót je formai mon plan; je le lui communiquai, & nous fexécurémes avec fuccès. Jattendisdeux heures du matin : & alors je me rendis, comme nous en étions convenus, a Ia chambre du rendez-vous, portam de la lumiere avec moi, & fous prétexte d'avoir fonné plufieurs fois inutilemenr. Mon confident, qui joue fes röles a merveille, donna une petite fcene de furprife, de défefpoir & d'excufe, que je terminai en 1'envoyant me faire chauffer de 1'eau, dont je feignis avoir befoin ; tandis que la fcrupuleufe Chambriere étoit d'autant plus honteufe, que le dröle qui avoit voulurenchérir fur mes projets, 1'avoit déterminéea une toilette que la faifon comportoit, mais qu'elle n'excufoit pas. Comme je fentois que plus cette fille feroit humiliée, plus j'en difpoferois facilemem, je ne lui permis de changer ni de fitustion ni de parure j & après avoir orG ij  148 Les Liaifons dangereufes. donné a mon Valec de m'atcendre chez moi, je m'affis ft cöté d'elle fur le lic qui écoïc fort en défordre, & je commengai ma converfation. J'avois befoin de garder 1'empire que la circonftance me donnoit fur elle : auffi confervai-je un fang-froid qui eüt fait honneur ft la continence de Scipion; & fans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant fa frakheur & 1'occafion fembloient lui donner le droit d'efpérer, je lui parlai d'affaires auffi tranquillemenc que j'aurois pu faire avec un Procureur. Mes conditions furent que je garderois fidélement le fecret , pourvu que le lendemain, ft pareille heure ft-peu-près, elle me livrat les poches de fa maitreffè. „ Au ,, refte, ajoutai-je, je vous avois offert dix „ louis hier; je vous les promets encore „ aujourd'hui. Je ne veux pas abufer de „ votre fituation ". Tout fut accordé, comme vous pouvez croire; alors je me retirai, & permis ft 1'heureux couple de réparer le temps perdu. J'employai le mien ft dormir; & ft mon réveil, voulant avoir un prétexte pour ne pas rêpondre ft la Lettre de ma Belle avant d'avoir vifité fes papiers, ce que je ne pouvois faire que la nuit fuivante, je me décidai ft aller ft la chaflè, oü je reftai prefque tout le jour. A mon retour, je fus regu aflèz froide-  Les Liaifons dangereufes. 149 ment. J'ai lieu de croire qu'on fut un peu piqué du peu d'emprefiement que je mettois a profiter du temps qui me refloit; furtout après la Lettre plus douce que Pon m'avoit écrite. J'en juge ainfi, fur ce que Madame de Rofemonde m'ayant fait quelques reproches fur cette longue abfence, ma Belle reprit, avec un peu d'aigreur: „ Ah! ne reprochons pas a M. de Valmont „ de fe livrer au feul plaifir qu'il peut trou,, ver ici". Je me plaignis de cette injuftice, & j'en profitai pour affurer que je me plaifois tant avec ces Dames, que j'y facrifiois une Lettre très-intéreffante que j'avois a écrire. J'ajóutai que, ne pouvant trouverle fommeil depuis plufieurs nuits, j'avois voulu eflayer fi la fatigue me le rendroit; & mes regards expliquoient afTez & le fujet de ma Lettre & Ia caufe de mon infomnie. J'eus foin d'avoir toute la foirée une douceur mélancolique, qui me parut réuffir affez bien, & fous Iaquelle je mafquai Pimpatience oü j'étois de voir arriver Pheure qui devoic me livrer le fecret qu'on s'obflinoit a me cacher. Enfin, nous nous féparames, & quelque temps après, la fidelle Femrae-dechambre vint m'apporter le prix convenu de ma difcrétion. Une fois maitre de ce tréfor, je procédai ft 1'inventaire avec la prudenceque vous me connoiffez : car il étoit important de G iij  150 Les Liaifons dangereufes. remettre tout en place. Je tombai d'abord fur deux Lettres du mari, melange indigefte de détails de procés & de tirades d'amour conjugal, que j'eus la patience de lire en entier, & oü je ne trouvai pas un mot qui eüt rapport a moi. Je les replagai avec humeur : mais elle s'adoucit, en trouvant fous ma main les morceaux de ma fameufe Lettre de Dijon, foigneufement raffemblés. Heureufement il me prit fantaifie de la parcourir. Jugez de ma joie , en y appercevant les traces, bien diftinétes, des larmes demon adorable Dévote. Je 1'avoue, je cédai a un mouvement de jeune homme , & baifai cette Lettre avec un tranfport dont je ne me croyois plus fufceptible. Je continuai 1'heureux examen; je retrouvai toutes mes Lettres de fuite, & par ordre de dates; & ce qui me furpritplus agréahlementencore, fut de retrouver Ia première de toutes, celle que je croyois m'avoir été rendue par une ingrate, fidélement copiée de fa main, & d'une écriture alcérée & tremblante, qui témoignoit affez la douce agitation de fon cceur pendant cette occupation. ^ Jufques-la j'étois tout entier a l'amour ; bientót il fit place a la fureur. Qui croyezvous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j'adore? quelle furie fuppofezvous affez méchante, pour tramer une pareille noirceur? Vous la connoiffez ; c'efi  Les Liaifons dangereufes. 151 votre amie, votre parente; c'eft Madame de Volanges. Vous n'imaginez pas quel tiffil d'horreurs Pinfernale Mégere lui a écrit fur mon compte. C'eft elle, elle feule , qui a troublé la fécurité de cette femme angélique; c'eft par fesconfeils, par fes avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'eft a elle enfin que 1'on me facrifie. Ah! fans doute il faut féduire fa fille: mais ce n'eft pas aflèz, il faut la perdre ; & puifque 1'Ége de cette maudite femme la met a 1'abri de mes coups, il faut la frapper dans 1'objet de fes affections. Elle veut donc que je revienne a Pari?. Elle m'y force! foit, j'y retournerai, mais elle gémira de mon retour. Je fuis fiché que Danceny foit le héros de cette aventure; il a un fond d'honnêteté qui nous gênera : cependant il eft amoureux, & je le vois fouvent; on pourra peut-être en tirer parti. Je m'oublie dans ma colere, & je ne fonge pas que je vous dois le récit de ce qui s'eft paffé aujourd'hui. Revenons. Ce matin, j'ai revu ma fenfible Prude. Jamais je ne l'avois trouvée fi belle. Cela devoit être ainfi: le plus beau moment d'une femme, le feul oü elle puiflè produire cette ivreffè de 1'ame , dont on parle toujours & qu'on éprouve fi rarement, eft celui oü, affurés de fon amour, nous ne le fommes pas de fes faveurs; & c'eft précifément le G iv  152 Les Liaifons dangereufes. cas oü je me trouvois. Peut-êcre auffi 1% dée que j'allois être privé du plaifir de la voir, fervoit-il a 1'embellir. Enfin, a 1'arrivée du courier, on m'a remis votre Lettre du 27; & pendant que je la lifois, j'héfitois encore pour favoir fi je tiendroisma parole: mais j'ai rencontré les yeux de ma Belle, & il m'auroit éte impoffible de lui rien refufer. J'ai donc annoncé mon départ. Un mo> ment après, Madame de Rofemonde nous a laiffés feuls: mais j'étois encore a quatre pas de la farouche perfonne, que, felevanc avec 1'air de 1'effroi : „ LaifTez-moi, laiffez„ moi, Monfieur, m'a-t-elle dit; au nom „ de Dieu, laifiez-moi ". Cette priere fervente, qui déceloit fon émotion, ne pouvoit que m'animer davantage. Déja j'étois auprès d'elle, & je tenois fes mains qu'elle avoit jointes avec une expreffion rout-ft-fak touchante; la, je commencois de tendres plaintes, quand un démon ennemi ramena Madame de Rofemonde. La timide Dévote, qui a en effet quelques raifons de craindre , en a profité pour fe retirer. Je lui ai pourtant offert la main qu'elle a acceptée; & augurant bien de cette douceur, qu'elle n'avoit pas eue depuis longtemps, tout en recommencant mes plaintes, j'ai effayé de ferrer la fienne. Elle a d'abord voulu la retirer; mais fur une inflance  Les Liaifons dangereufes. 153 plus vive, elle s'eft livrée d'affèz bonne grace, quoique fans rêpondre ni a ce gefte, ni a mes difcours. Arrivé a la porte de fon appartement, j'ai voulu baifer cette main, avant de la quitter. La défenfe a commencé par être franche: mais un fongez donc que je pars, prononcé bien tendrement , Pa rendue gauche & infuffifante. A peine le baifer a-t-il été donné, que la main a retrouvé fa force pour échapper, & que la Belle eft entrée dans fon appartement ou étoit fa Femme-de-chambre. Ici finic mon hiftoire. Comme je préfume que vous ferez demain chez Ia Maréchale de..., ou fürement je n'irai pas vous trouver; comme je me doute bien auffi qu'a notre première entrevue nous aurons plus d'une affaire a traiter, & notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti de me faire précéder par cette Lettre; & toute longue qu'elle eft, je ne la fermerai qu'au moment de 1'envoyer a la Pofte: car au terme oü j'en fuis, tout peut dépendre d'une occafion, & je vous quitce pour aller Pépier. P. S. d huit heures du foir. Rien de nouveau, pas le plus petit moment de liberté: du foin même pour PéG v  154 Les Liaifons dangereufes. viter. Cependant, autant de trifteflè que h décence en permettoit, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'eft que je fuis chargé d'une invitation de Madame de Rofemonde a Madame de Volanges, pour venir paffer quelque temps chez elle a la campagne. Adieu, ma belle amie; a demain, ou après-demain au plus tard. De... ce 28 Aoitt 17.... LETTRE XLV. La Préfidente de Tourvel a Ma* dame de Volanges. jVf. de Va lm 0 nt eft parti ce matin, Madame; vous m'avez paru tant defirer ce rlépart, que j'ai cru devoir vous en inilruire. Madame de Rofemonde regretce beaucoup fon neveu, dont il faut convenir qu'en effet Ia fociété eft agréable : elle a paffe toute la matinee a m'en parfer avec la fenfibilité que vous lui connoiffez; elle ne tariffoit pas fur fon éloge. J'ai cru lui devoir la complaifance de lecouter fans Ja contredire, d'autant qu'il faut avouer qu'elle avoit raifon fur beaucoup de points. Je fentois de  Les Liaifons dangereufes. 155 plus que j'avois ft me reprocher d'être la caufede cette féparation, & je n'efperepas pouvoir la dédommager du plaifir dont je 1'ai priyée. Vous favez que j'ai naturellement peu de gaieté, & le genre de vie que nous allons mener ici n'eft pas fait pour 1'augmenter. Si je ne m'étois pas conduite d'après vos avis, je craindrois d'avoir agi un peu légérément : car j'ai été vraiment peinée de Ia douleur de ma refpectable amie; elle m'a touchée au point, que j'aurois volontiers mêlé mes larmes aux fiennes. Nous vivons ft préfent dans 1'efpoir que vous accepterez 1'invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Madame de Rofemonde, de venir pafferquelque temps chez elle. J'efpere que vous ne doutez pas du plaifir quej'aurai ft vous y voir; & en vérité vous nous devez ce dédommagement. Je ferai fort aife de trouver cette occafion de faire une connoiffance plus prompte avec Mlle. de Volanges, & d'être ft portée de vous convaincre de plus en plus des fentiments refpectueux, &c De... ce 25» Aoüt 17... G vj  156 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XL VI. Le Chevalier Danceny d Cécile Volanges. C^) u e vous eft-il donc arrivé, mon adorable Cécile? qui a pu caufer en vous un changement fi prompt & fi cruel?que font devenus vos ferments de ne jamais changer?Hier, encore, vous les réitériez avec tant de plaifir! qui peut aujourd'hui vous les faire oublier? J'ai beau m'examiner, je ne puis en trouver la caufe en moi, & il m'eft affreux d'avoir a la chercher en vous. Ah! fans doute vous n'êtes ni légere, ni trompeufe; & même dans ce moment de défefpoir, un foupcon outrageantne flétrira point mon ame. Cependant, par quelle fatalité n'êtes-vous plus la même? Non, cruelle, vous ne 1'êtes plus! La tendre Cécile, la Cécile quej'adore, & dont j'ai recu les ferments, n'auroit point évité mes regards, n'auroit point contrarié Ie hafard heureux qui me placoit auprès d'elle; ou fi quelque raifon que je ne peux concevoir, 1'avoit forcée a me traiter avec tant de rigueur, elle n'eüt pas au moins dédaigné de m'en inftruire. Ah! vous ne favez pas, vous ne faurez  Les Liaifons dangereufes. 157 jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez faic fouffrir aujourd'hui, ce que je fouffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puifie vivre & ne plus être aimé de vous! Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un feul mot, pour diffiper mes craintes, au-lieu de me rêpondre, vous avez feint de craindre d'être entendue ; & eet obftacle qui n'exiftoit pas alors, vous 1'avez fait naitre auffi-töt, par la place que vous avez choifie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé 1'heure ft Iaquelle je pourrois vous revoir demain , vous avez feint de 1'ignorer, & il a fallu que ce füt Madame de Volanges qui m'en inftruisir. Ainfi ce moment toujours fi defiré qui doit me rapprocher de vous, demain ne fera naitre en moi que de 1'inquiétude; & Ie plaifir de vous voir, jufqu'alors fi cher ft mon cceur, fera remplacé par Ia crainte de vous être importun. Déja, je le fens, cette crainte m'arrête, & je n'ofe vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j'aimois tant ft répéter quand je pouvois 1'entendre ft mon tour, ce mot fi doux qui fuffifoit ft ma félicité, ne m'offre plus, fi vous êtes changée, que 1'image d'un défefpoir éternel. Je ne puis croire pourtant que ce talifman de l'amour ait perdu toute fa puifTance, & j'efiaie de  158 Les Liaifons dangereufes. m'en fervir encore (1). Oui, ma Cécüe, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expreffion de mon bonheur. Songez que vous m'avez accoutumé ft 1'entendre , & que m'en priver, c'eft me condamner a un tourment, qui, de même que mon amour, ne finira qu'avec ma vie. De... 29 Aoüt 17... LETTRE XLVII. Le Vicomte de Valmont & la Marquife de Merteuil. Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui, ma belle amie, & voici mes raifons, que je vous prie de recevoir avec indulgence. Au-lieu de revenir hier directement, je me fuis arrêté chez la Comteffe de..., dont le chateau fe trouvoit prefque fur ma route, & ft qui j'ai demandé ft diner. Je ne fuis arrivé ft Paris que vers les fept heures, & je (0 Ceu* qui n'ont pas eu occafion de fentir quelquefois le prix d'un mot , d'une expreffion , confacrés par l'amour, ne trouveront aucun fens dans cette phrafe,  Les Liaifons dangereufes. 159 fuis defcendu a 1'Opéra, oü j'efpérois que vous pourriez être. L'Opéra fini, j'ai été revoir mes amirs du foyer; j'y ai retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nombreufe, tant en femmes qu'en hommes, a qui elle donnoit le foir même a fouper a P... Je ne fus pas plutöt entré dans ce cercle, que je fus prié du fouper, par acclamation. Je le fus auffi par une petite figure grofle & courte, qui me baraguina une invitation en francois de Hollande, & que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J'acceptai. J'appris, dans ma route, que la maifon oü nous allions étoit le prix convenu des bontés d'Emilie pour cette figure grotefque, & que ce fouper étoit un véritable repas de noce. Le petit homme ne fe poffédoit pas de joie, dans 1'atcente du bonheur dont il alloit jouir; il m'en parut fi fatisfait, qu'il me donna envie de le troubler; ce que je fis en effer. La feule difficuhé que j'éprouvai fut de décider Emilie, que la richeffè duBourguemeftre rendoit un peu fcrupuleufe. Elle fe prêta pourtant, après quelques facons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau a bierre, & de le mettre aii fi hors de cornbat pour toute la nuit. L'idée fublime que nous nous étions for^  i6o Les Liaifons dangereufes. mée d'un buveur Hollandois, nous fit eriiployer tous les moyens connus. Nous réuffimes fi bien, qu'au defiert il n'avoit déja plus la force de tenir fon verre : mais Ia fecourable Emilie & moi 1'entonnions a qui mieux. Enfin, il tomba fous la table, dans une ivreffe telle , qu'elle doic au moins durer huic jours. Nous nous décidSmes alors a Ie renvoyer a Paris; & comme il n'avoit pas gardé fa voiture, je le fis charger dans la mienne, & je reftai a fa place. Je recus enfuite les compliments de i'affemblée , qui fe retira bientöt après, & me laifia maitre du champ de bataille. Cette gaieté, & peucêtre ma longue retraite, m'ont fait trouver Emilie fi defirable, que je lui ai promis de refter avec elle jufqu'a la réfurrection du Hollandois. Cette complaifance de ma part eft le prix de celle qu'elle vient d'avoir, de me fervir de pupitre pour écrire a ma belle Dévote, a qui j'ai trouvé plaifant d'envoyer une Lettre écrite du lit, & prefque d'entre les bras d'une fille, interrompue même pour une infidélité complete, & dans laquelle je lui rend un compte exact de ma fituation & de ma conduite. Emilie, qui a lu 1'épttre, en a ri comme une folie , & j'efpere que vous en rirez auffi. Comme il faut que ma Lettre foit timbrée de Paris, je vous 1'envoie; je la laiffê  Les Liaifons dangereufes. 161 ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter, & la faire mectre a la Pofte. Surtout, n'allez pas vous fervir de votre cachet , ni même d'aucun emblême amoureux ; une tête feulemenc. Adieu, ma belle amie. P. S. Je r'ouvre ma Lettre; j'ai décidé Emilie a aller aux Italiens... Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je ferai chez vous a fix heures au plus tard ; & fi cela vous convient, nous irons enfemble fur les fept heures chez Madame de Volanges. II fera décent que je ne differe pas 1'invitation que j'ai a lui faire de la part de Madame de Rofemonde; de plus, je ferai bien-aife de voir la petite Volanges. Adieu, la très-belle Dame. Je veux avoir tant de plaifir a vous embraffer , que le Chevalier puiflè en être jaloux. Paris, ce 30 Aoüt 17...  1Ó2 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XLVIII. Le Vicomte de Valmont d la Préfidente de Tourvel. (Timbrée de Paris'). c V-< est apres une nuit orageufe & pendant laquelle je n'ai pas fermé 1'ceil; c'eft après avoir été fans ceffe ou dans 1'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans Tender anéantiffement de toutes les facultés de mon ame, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai befoin, & dont pourtant je n'efpére pas jouir encore. En effet, la fituation oü je fuis en vous écrivant, me fait connoitre, plus que jamais, la puiffance irréfiftible de l'amour; j'ai peine a conferver affez d'empire fur moi pour mettre quelque ordre dans mes idéés , & déja je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, fans être obligé de finterrompre. Quoi! ne puis-je donc efpérer que vous partagerez quelque jour Je trouble que j'éprouve en ce moment? J'ofe croire cependant que , fi vous le connoiffiez bien, vous n'y feriez pas entiérement infenfible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le fommeil de 1'ame,  Les Liaifons dangereufes. 163 image de la mort, ne menent point au bonheur; les paffions adives peuvent feules y conduire; & malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir aflurer fans crainte, que, dans ce moment, je fuis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs défolantes; elles ne m'empêchent point de m'abandonner entiérement a l'amour, ókd'oublier dans le délire qu'il me caufe, le défefpoir auquel vous me livrez. C'eft ainfi que je veux me venger de 1'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaifir en vous écrivant; jamais je ne reffentis, dans cette occupation, une émotion fi douce, & cependant fi vive. Tout femble augmenter mes tranfports: 1'air que je refpire eft biülant de volupté; la table même fur laquelle je vous écris, confacrée pour la première fois a eet ufage, devient pour moi 1'autel facré de l'amour; combien elle va s'embellir a mes yeux! j'aurai tracé fur elle le ferment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en fupplie, au défordre de mes fens. Je devrois peut-être m'abandonner moins a des tranfports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour diffiper une ivreffè qui s'augmente ft chaque inftant, & qui devient plus forte que moi. Je reviens a vous, Madame, & fans doute  i6"4 Les Liaifons dangereufes. j'y reviens toujours avec le mêmeemprefiement. Cependant Je fentiment du bonheur a fuit loin de moi; il a fait place a celui des privations cruelles. A quoi me fert-il de vous parler de mes fentiments fi je cherche en vain les moyens de vous en convaincre? après tant d'efforts réitérés, la confiance & la force m'abandonnent a Ia fois. Si je me retrace encore les plaifirs de l'amour, c'eft pour fentir plus vivement Ie regret d'en être privé. Je ne me vois de reffources que dans votre indulgence, & je fens trop, dans ce moment, combien j'en ai befoin pour efpérer de 1'obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus refpeétueux , jamais il ne dut moins vous offenfer; il eft tel, j'ofe Ie dire, que la vertu la plus févere ne devroit pas le craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir plus long-temps de la peine que j'éprouve. Affuré que 1'objet qui la caufe ne la partage pas, il ne faut pas au moins abufer de fes bontés; & ce feroit le faire, que d'employer plus de temps h vous recracer cette douloureufe image. Je ne prends plus que celui de vous fupplier de me rêpondre, & de ne jamais douter de la vérité de mes fentiments. Ecrite de P... datée de Paris , ce 30 Aoüt 17 ..,  Les Liaifons dangereufes. iu£ LETTRE XLIX. Cécile Volangesö» Chevalier Danceny. S a n s être ni légere, ni trompeufe, il me fuffit, Monfieur, d'être éclairée fur ma conduite, pour fentirla néceffité d'en changer; j'en ai promis le facrifice a Dieu, jufqu'a ce que je puiflè lui offrir aufli celui de mes fentiments pour vous, que 1'état religieux dans lequel vous êtes, rend plus criminels encore. Je fens bien que cela me fera de la peine, & je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai fongé a vous. Mais j'efpere que Dieu me fera la grace de me donner la force néceffaire pour vous oublier, comme je la lui demandé foir & matin. J'attends même de votre amitié & de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas a me troubler dans la bonne réfolution qu'on m'a infpirée, & dans laquelle je tache de me maintenir. En conféquence , je vous demandé d'avoir la complaifance de ne me plus écrire, d'autant que je vous préviens que je ne vous répondrois plus, & que vous me forceriez  166 Les Liaifons dangereufes. d'avertir Maman de tout ce qui fe paflè; c« qui me priveroit tout-a-coup du plaifir de vous voir. Je n'en conferverai pas moins pour vous, tout Pattachemenc qu'on puifiè avoir, fans qu'il y ait du mal; & c'eft bien de toute mon ame que je vous fouhaite toute forte de bonheur. Je fens bien que vous allez ne plus m'aimer autant, & que peut-être vous en aimerez bientöt une autre mieux que moi. Mais ce fera une pénitence de plus, de la faute que j'ai commife en vous donnant mon cceur, que je ne devois donner qu'a Dieu, & a mon mari quand j'en aurai un. J'efpere que la miféricorde divine aura pitié de ma foibleffe, & qu'elle ne me donnera de peine que ce que j'en pourrai fupporter. Adieu, Monfieur, je peux bien vous affurer que s'il m'étoit permis d'aimerquelqu'un, ce ne feroit jamais que vous que j'aimerois. Mais voila tout ce que je peux vous dire, & c'eft peut-être même plus que je ne devrois. De... ce 31 Aoüt 17...  Les Liaifons dangereufes. 167 LETTRE L. La Préfidente de Tourvel au Vicomte de Valmont. E s t - c e donc ainfi, Monfieur, que vous remplifièz les condicions auxquellesj'ai confenti a recevoir quelquefois de vos Lettres? Puis-je ne pas avoir d m'en plaindre, quand vous ne m'y parlez que d'un fentiment auquel je craindrois encore de me livrer, quand même je le pourrois fans bleffer tous mes devoirs ? Au refte, fi j'avois befoin de nouvelles raifons pour conferver cette crainte falutai* re, il me femble que je pourrois les trouver dans votre derniere Lettre. En effet, dans le moment même oü vous croyez faire 1'apologie de l'amour, que faites-vous au contraire, que m'en montrer les orages redoutables? qui peut vouloir d'un bonheur acheté au prixde la raifon, & dont les plaifirs peu durables font au moins fuivis de regrets, quand ils ne le font pas de remords? Vous-même, chez qui 1'habitude de ce délire dangereux doit en diminuer l'effet, n'êtes-vous pas cependanc obligé de convenir qu'il devient fouvent plus fort que  i6<5 Les Liaifons dangereufes. vous, & n'êtes-vous pas le premier ft vous plaindre du trouble involontaire qu'il vous caufe? Quel ravage effrayanc ne feroit-il donc pas fur un cceur neuf & fenfible, qui ajouteroit encore ft fon empire par la grandeur des facrifices qu'il feroit, obligé de lui faire? Vous croyez, Monfieur, ou vousfeignez de croire que l'amour mene au bonheur; & moi, je fuis fi perfuadée qu'il me rendroit malheureufe, que je voudrois n'entendre jamais prononcer fon nom. II me femble que d'en parler feulement, altere Ia tranquillité; & c'eft autant par goüt que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le filence fur ce point. Après tout, cette demandé doit vous être bien facile ft m'accorder ft préfent. De retour ft Paris, vous y trouverez affez d'occafions d'oublier un fentiment, qui peut-être n'a dü fa naiffance qu'a 1'habitude oü vous êtes de vousoccuper de femblables objets, & fa force qu'au défceuvrement de la campagne. N'êtes-vous donc pas dans ce même lieu, oü vous m'aviez vue avec tant d'indifférence ? Y pouvez-vous faire un pas fans y rencontrer un exemple de votre facilité ft changer ? & n'y êtes-vous pas entouré de femmes, qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits- ft vos hommages? Je n'ai pas la vanicé qu'on reproche ft mon fexe;  Les Liaifons dangereufes. 169 I fexe; j'ai encore moins cette fauffe mo1 deftie qui n'eft qu'un raffinement de 1'or; gueil; & c'eft de bien bonne foi que je vous ; dis ici, que je me connois bien peu de 1 moyens de plaire : je les aurois tous, que I je ne les croirois pas fuffifants pour vous : fixer. Vous demander de ne plus vous oc1 cuper de moi, ce n'eft donc que vous prier 1 de faire aujourd'hui ce que déja vous aviez ! fait, & ce qu'a coup fur vous feriez en1 core dans peu de temps, quand même je ' vous demanderois le contraire. Cette vérité, que jene perdspas devue, I feroit, a elle feule, une raifon aflez forte i pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai mille autres encore : mais fans entrer dans 1 cette longue difcuffion, je m'en tiens a vous prier, comme je 1'ai déja fait, de ne plus |j m'entretenir d'un fentiment que je ne dois pas écouter, & auquel je dois encore moins rêpondre. Paris, ce V. Septembre 17... Fin de la première Partie. 1. Partie. H     LES LIAISONS DANGEREUSES. SECONDE PARTIE.   LES LIAISONS DANGEREUSES, O u LETTRES RecuellUes dans une Soclétè, & publiées pour finjlruciion de quelques autres. Par M. C de L.... J'ai vu les moeurs de mon temps, & j'ai publié ces Lettres. J. J. Rousseau, Pref. de la Nouvelle Héloifi. SECONDE PARTIE. &>°°^ A AMSTERDAM, Et fe trouve a Paris, Chez Durand, Neveu, Libraire, a la Sagefle , rue Galande. M. DCC. LX X XIV.   LES LIAISONS DANGEREUSES. LETTRE LI. La Marquife de Merteuil, au Fijcomte de Valmont. E n vérité , Vicomte, vous êtes infupportable. Vous me traitez avec autant de légéreté que fi j'étois votre mairrefie. Savez-vous que je me facherai, & que j'ai dans ce moment une humeur effroyable? Comment! vous devez voir Danceny demain matin, vous favez combien il eft important que je vous parle avant cette entrevue ; & fans vous inquiéter davantage, vous me laiffez vous attendre toute la journée, pour aller courir je ne fais oü? Vous êtes caufe que je fuis arrivée indècemment Partie IL A  2 Les Liaifons dangereufes. tard chez Mde. de Volanges, & que toutes les vieilles femmes m'ont trouvée merveilleufe. II m'a fallu leur faire des cajoleries toute la foirée pour les appaifer: car il ne faut pas fikher les vieilles femmes; ce font elles qui font la réputation des jeunes. A préfent il eft une heure du matin; & au-lieu de me coucher, comme j'en meurs d'envie, il faut que je vous écrive une longue lettre, qui va redoubler mon fommeil par 1'ennui qu'elle me caufera. Vous êtes bien heureux que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage. N'allez pas croire pour cela que je vous pardonne ; c'eft feulement que je fuis preiïëe. Ecoutez-moi donc, je me dépêche. Pour peu que vous foyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny. Le moment eft favorable pour la confiance : c'eft celui du malheur. La petite fille a été a confeffe; elle a tout dit, comme un enfant; & depuis, elle eft tourmentée a tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre abfolument. Elle m'a raconté tous fes petits fcrupules, avec une vivacité qui m'apprenoit affez combien fa tête étoit montée. Elle m'a montré fa lettre de rupture , qui eft une vraie capucinade. Elle a babillé une heure avec moi, fans me dire un mot qui ait le fens commun. Mais elle  Les Liaifons dangereufes. 3 ne m'en a pas moins embarrafTée : car vous jugez que je ne pouvois rifquer de m'ouvrir vis-a-vis d'une auffi mauvaife tête. J'ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage, qu'elle n'en aime pas moins fon Danceny; j'ai remarqué même une de ces refiburces qui ne manquent jamais a l'amour, & dont la petite fille eft affez plaifamment la dupe. Tourmentée par le defir de s'occuper de fon amant, & par la crainte de fe damner en s'en occupant , elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier; & comme elle renouvelle cette priere a chaque inftant du jour, elle trouve le moyen d'y penfer fans cefiè. Avec quelqu'un de plus ufagé que Danceny, ce petit événement feroit peut-être plus favorable que contraire : mais le jeune homme eft fi Céladon, que, fi nous ne 1'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obftacles, qu'il ne nous laiffèra pas celui d'effectuer notre projer. Vous avez bien raifon; c'eft dommage, & je fuis auffi fachée que vous, qu'il foit le héros de cette aventure : mais que voulez-vous? ce qui eft fait eft fait; & c'eft votre faute. J'ai demandé a voir fa Réponfe(i); (1) Cette lettre ne s'eft pas retrouvée. A ij  4 Les Liaifons dangereufes. elle m'a fait pitié. II lui fait des raifonnements ft perte d'haleine, pour lui prouver qu un fentiment involontaire ne peut pas être un crime: comme s'il ne ceffoit pas decre involontaire, du moment qu'on ceffe de le combattre! Cette idéé eft fi fimple, qu elle eft venue même ft la petite fille. II fe plaint de fon malheur d'une maniere affez touchante : mais fa douleur eft fi douce & paroit fi forte & fi fincere, qu'il me femble impoflible qu'une femme qui trouve 1'occafion dcdéfefpérer un homme ft ce point, & avec auffi peu dedanger, ne foit pas tentée de s'en paflêr la fantaifie. II lui explique enfin qu'il n'eft pas moine comme la petite le croyoit, & c'eft fans contredit ce qu'il fait de mieux : car pour faire tant que de fe livrer ft l'amour monaftique, affurément MM. les Chevaliers de Malte ne mériteroient pas Ia préférence. Quoi qu'il en foit , au-lieu de perdre mon temps en raifonnements qui m'auroient compromife, & peut-être fans perfuader, j ai approuvé le projet de rupture : mais j'ai dit qu'il étoic plus honnéte, en pareil cas, de dire fes raifons que de les écrire; qu'il étoit d'ufage auffi de rendre les lettres. & les autres bagatelles qu'on pouvoit avoir regues ; & paroiffant entrer ainfi dans les vues de la petite perfonne, je 1'ai décidée a donner un rendez vous ft Danceny. Nous  Les Liaifons dangereufes. 5 enavons fur-le-champ concerté les moyens, & je me fuis chargée de décider la mere de fortir fans fa fille; c'eft demain après-midi que fera cec inftant décifif. Danceny en eft déja inftruic; mais, pour Dieu, fi vous en trouvez 1'occafion, décidez donc ce beau berger a être moins langoureux, & apprenez-lui, puifqu'il faut lui tout dire, que Ia vraie facon de vaincre les fcrupules , eft de ne laiflèr rien a perdre a ceux qui en ont. Au refte, pour que cette ridicule fcene ne fe renouvellat pas, je n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans 1'efprit de Ia petite fille, fur la difcrétion des confefieurs; & je vous affure qu'elle paie a préfent la peur qu'elle m'a faite, par celle qu'elle a que Ie fien n'aille tout dire a fa mere. J'efpere qu'apiès que j'en aurai caufé encore une fois ou deux avec elle, elle n'ira plus raconter ainfi fes fottifes au premier venu (O- Adieu, Vicomte; emparez-vous de Danceny, & conduifez-le. II feroit honteuxque (1) Le Lefteur a du deviner depuis long-temps par les moeurs de Mde. de Merteuil, combien peu elle refpeiloit la Religion. On auroit fupprime tout eet alinea : mais on a cru qu'en montrant les effets, on ne devoit pas négliger d'en faire connoitrc les caufes, A i\j  <*> Les Liaifons dangereufes. nous ne fiffions pas ce que nous voulons de deux enfanrs. Si nous y trouvons plus de peine que nous ne 1'avions cru d'abord Jongeons pour ranimer notre zele, vous' quil sagit de Ia fille de Madame de Volanges,^ moi, qu'elle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu. De ce... 2 Septembre 17... LETTRE LIJ. Le Vicomte de Valmont j te Préfidente de Tourvel, Vous me défendez, Madame, de vous parler de mon amour; mais oü trouver Je courage néceffaire pour vous obéir? Uniquement occupé d'un fentiment qui devroit etre fi doux, & que vous rende* fi crue!; languiflant dans 1'exil oü vous m'avez condamné; ne vivant que de privations & de regrets; en proie a des tourments dautant plus douloureux, qu'ils me rappellent fans ceffe votre indifférence, me iaudra-t-il encore perdre la feule confolanon qui me refie? & puis-je en avoir d'autre, que de vous ouvrir quelquefois une ame, que vous remplifTez de trouble & d'a-  Les Liaifons dangereufes. 7 mertume? Détournerez-vous vos regards , pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre? Refuferez-vous jufqu'a 1'hommage des facrifices que vous exigez ? Ne feroit-il donc pas plus digne de vous, de votre ame honnête & douce, de plaindre un malheureux, qui ne 1'eft que par vous, que de vouloir encore aggraver fes peines, par une défenfe ft la fois injufte & rigoureufe. Vous feignez de craindre l'amour , & vous ne voulez pas voir que vous feule caufez les maux que vous lui reprochez. Ah! fans doute, ce fentiment eft pénible, quand 1'objet qui l'infpire ne le partage point; mais oü trouver le bonheur, fi un amour réciproque ne le procure pas? L'amitié tendre, la douce confiance & la feule qui foit fans réferve, les peines adoucies, les plaifirs augmentés, 1'efpoir enchanteur, les fouvenirs délicieux, oü les trouver ailleurs que dans l'amour ? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu'il vous offre, n'avez qu'a ne plus vous y refufer; & moi, j'oublie les peines que j'éprouve, pour m'occuper ft le défendre. Vous me forcez auffi ft me défendre moimême ; car tandis que je confacre ma vie ft vous adorer, vous pafièz la votre ft me chercher des torts : déja vous me fuppofez léger & trompeur; & abufant contre A iv  8 Les Liaifons dangereufes. moi de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait 1'aveu, vous vous plaifez a. confondre ce que j'étois alors, avec ce que je fuis a préfent. Non contente de m'avoir livré au tourment de vivre loin de vous vous y joignez un perfifflage cruel, fur des plaifirs auxquels vous favez affez combien vous m'avez rendu mfenfible. Vous ne croyez ni ft mes promeffes, ni ft mes ferments : eh, bien! il me refte un garant ft vous offrir, qu'au moins vous ne fufpecterez pas; c'eft vous-même. Je ne vous demandé que de vous interroger de bonne foi; fr vousne croyez pas ft mon amour, fi vous döutez un moment de régner feule fur mon ame , fi vous n'êtes pas affurée d'avoir fixé ce cceur en effet jufqu'ici trop volage,, je confens ft porter la peine de cette erreur ; j'en gémirai, mais n'en appellerai point: mais fi au contraire, nous rendant juftice ft tous d'eux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n'avez, que vous n'aurez jamais de rivale, ne m'obligez plus, je vous fupplie, ft combattre des chimères, & laiflèz-moi au moins cette confolation, de vous voir ne plus douter d'un fentiment qui, en effet, ne finira, ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi, Madame, de vous prier de rêpondre pofitivement ft cette article de ms Lettre.  Les Liaifons dangereufes. p Si j'abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paroit me nuire fi cruellement auprès de vous, ce n'eft pas qu'au befoin les raifons me manquaffènt pour la défendre. Qu'ai je fait, après tout, que ne pas réfifter au tourbillon dans lequel j'avois été jetté ? Entré dans le monde, jeune & fans expérience; paffe pour ainfi dire, de mains en mains, par une foule de femmes , qui toutes fe Mtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles fentent devoir leur être défavorable; étoit-ce donc ft moi de donner 1'exemple d'une réfiflance qu'on ne m'oppofoit point? ou devois-je me punir d'un moment d'erreur, & que fouvent on avoit provoqué, par une conftance ft coup für inutile, & dans laquelle on n'auroit vu qu'un ridicule ? Eh ! quel autre moyen qu'une prompte rupture, peut jufh'fier d'un choix honteux! Mais, je puis le dire, cette ivrefie des fens, peut-être même ce délire de la vanité, n'a point pafte jufqu'a mon cceur. Né pour l'amour, 1'intrigue pouvoit le diftraire, & ne fuffifoit pas pour 1'occuper; entouré d'objets féduifants, mais méprifables, aucun n'alloit jufqu'ft mon ame : on m'offroit des plaifirs , je cherchois des vertus; & moi-même enfin je me crus inconftam, paree que j'étois délicat & fenfible. A v  io Les Liaifons dangereufes. LETTRE LUI. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. J'ai vu Danceny, mais je n'en ai obtenu qu'une demi-confidence; ii s'eft obftiné, fur-cout, a me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m'a parlé que comme d'une femme très-fage, & même un peu dévote : a cela prés, il m'a raconté avec affez de vérité ion aventure, & furtout le dernier événement. Je 1'ai échauffé autant que j'ai pu, & je 1'ai beaucoup plaifanté fur fa délicateflè & fes fcrupules; mais il paroit qu'il y tient, & je ne puis pas rêpondre de lui; au refte, je pourrai vous en dire davantage après demain. Je le mene demain a Verfailles, & je m'occuperai a le fcruter pendant la route. Le rendez-vous qui doit avoir eu lieu aujourd'hui, me donne auffi quelque efpérance : il fe pourroit que tout s'y füt paffé a notre fatisfaétion; & peut-être ne nous refte-t-il a préfent qu'a en arracher Paveu, & a en recueillir les preuves. Cette befogne vous fera plus facile qua moi : car h petite pcrfonne eft plus confinnte, ou,  Les Liaifons dangereufes. 11 ce qui revient au même, plus bavarde,que fon difcrec Amoureux. Cependant j'y ferai mon poffible. Adieu, ma belle amie; je fuis fort preffé; je ne vous verrai ni ce foir, ni demain: fi de votre cöté vous avez fu quelque chofe, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai fürement coucher ft Paris. De... ce 3 Septembre au foir. LETTRE LIV. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. O h! oui! c'eft bien avec Danceny qu'il y a quelque chofe ft favoir! S'il vous 1'a dit, il s'eft vanté. Je ne connois perfonne de fi bete en amour, & je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons pour lui. Savez-vous que j'ai penfé être compromife par rapport ft lui? & que ce foit en pure perte! Oh! je m'en vengerai, je le promets. Quand j'arrivai hier pour prendre Madame de Volanges, elle ne vouloit plus fortir; eüè fe fentoit incommodée; il me fallut toate mon éloquence pour la décider, & je A vj  ii Les Liaifons dangereufes. vis le moment que Danceny feroit arrivé avant notre départ; ce qui eut été dautant plus g^uche, que Madame de Volanges lui avoit dit la veille qu'elle ne feroit pas chez elle. Sa rille & moi, nous étions fur les épines. Nous fortimes enfin ; & la petite me ferra la main fi affeclueufement en me difant adieu, que, malgré fon projet de rupture , dont elle croyoit de bonne foi s'occuper encore, j'augurai des merveilles de la foirée. Je n'étois pas au bout de mes inquiétudes. II y avoit a peine une demi-heure que nous étions chez Madame de , que Madame de Volanges fe trouva mal en effet ,' mais férieufement mal; & comme de raifon, elle vouloit rentrer chez elle : moi, je le voulois d'autant moins, que j'avois .peur, fi nous furprenions les jeunes gens, comme il y avoit tout a parier, que mes inftances auprès de la mere, pour la faire fordr, ne lui devinfient fufpecles. Je pris le parti de reffrayer fur fa fanté, ce qui heureufement n'eft pas difficile; & je la tins une heure & demie, fans confentir a la ramener chez elle, dans la crainte que je feignis d'avoir du mouvement dangereux de Ia votture. Nous ne rentnlmes enfin qu'a 1'heure convenue. A 1'air honteux que je remarquai en arrivant, j'avoue que j'efpérai qu'au moins mes peines n'auroient pas été perdue*.  Les Liaifons dangereufes. 13 Le defir que j'avois d'être inftruite, me fit refter auprès de Madame de Volanges, qui fe coucha auffi-tóc; & après avoir foupé auprès de fon lit, nous la laiffames de très-bonne heure, fous le prétexte qu'elle avoit befoin de repos, & nous paffatnes dans 1'appartement de fa fille. Celle-ci a fait, de fon cöté, tout ce que j'attendors d'elle; fcrupules évanouis, nouveaux ferments d'aimer toujours, &c. &c. elle s'eft enfin exécutée de bonne grace : mais le fot Danceny n'a pas paffé d'une lïgne le point oü il étoit auparavant. Oh ! 1 'on peut fe brouiller avec celui-lh ; les raccommodements ne font pas dangereux. La petite allure pourtant qu'il vouloit davantoge, mais qu'elle a fu fe défendre. Je parierois bien qu'elle fe vante, ou qu'elle 1'excufe; je m'en fuis même prefque affiirée. En effet, il m'a pris fantaifie de favoir a quoi m'en tenir fur la défenfe dont elle étoit capable; & moi, fimple femme, de propos en propos, j'ai monté fa tête au point.... Enfin, vous pouvez m'en croire, jamais perfonne ne fut plus fufceptible d'une furprife de fens. Elle eft vraiment aimable, cette chere petite i Elle méritoit un autre amant; elle aura au moins une bonne amie, car je m'attache fincérement a elle. Je lui ai promis de la former, & je crois que je lui tiendrai parole. Je me fuis fouvent ap-  14 Les Liaifons dangereufes. percue du befoin d'avoir une femme dans ma confidence, & j'aimerois mieux cellela qu'une autre; mais je ne puis en rien faire tant qu'elle ne fera pas... ce qu'il faut qu'elle foit; & c'eft une raifon de plus d'en vouloir a Danceny. Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi demain, a moins que ce ne foit le matin. J'ai cédé aux inftances du Chevalier, pour une foirée de petite maifon. De... ce 4 Septembre 17... LETTRE LV. Cecile Volanges a Sophie Carnay. T X u avois raifon, ma chere Sophie; tes prophéties réufiffènt mieux que tes confeils. Danceny, comme tu 1'avois prédi, a été plus fort que le confefïèur, que toi, que moi-même; & nous voilft revenues exaclement oü nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; & toi, fi tu m'en grondes, ce fera faute de favoir le plaifir qu'il y a a aimer Danceny. II t'eft bien aifé de dire comme il faut faire, rien ne t'en empêehe; mais fi tu avois éprouvé combien le chagrin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, com-  Les Liaifons dangereufes. 15 ment fa joie devient la notre, & comme il eft difficile de dire non, quand c'eft oui que 1'on veut dire, tu ne t'étonnerois plus de rien : moi-même, qui 1'ai fenti, bien vivement fenti, je ne le comprends pas encore. Croïs-tu, par exemple, que je puiffe voir pleurer Danceny fans pleurer moi-même? Je t'aiïure bien que cela m'eft impoffible ; & quand il eft content, je fuis heureufe comme lui. Tu auras beau dire; ce qu'on dit ne change pas ce qui eft, & je fuis bien füre que c'eft comme ca. Je voudrois te voir a ma place.... Non, ce n'eft pas-la ce que je veux dire, car fürement je ne voudrois céder ma place a perfonne : mais je voudrois que tu aimaffes auffi quelqu'un; ce ne feroit pas feulement pour que tu m'entendiffes mieux, & que tu me grondaffes moins; mais c'eft qu'auffi tu ferois plus heureufe, ou, pour mieux dire, tu commencerois feulement alors a le devenir. Nos amufements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne font que des jeux d'enfants; il n'en refte rien après qu'ils font paffes. Mais l'amour, ah ! l'amour !... un mot, un regard, feulement de le favoir lk, eh bien ! c'eft le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne defire plus rien ; quand je ne le vois pas, je ne defire que lui. Je ne fais comment cela fe fait : mais on diroit que  i6 Les Liaifons dangereufes. tout ce qui me plak lui reflemble. Quand il neft pas avec moi, j'y fonge; & quand je peux y fonger tout-a-fait, fans diftraction, quand je fuis toute feule par exemple, je fuis encore heureufe; je ferme les yeux, & tout de fuite je crois le voir; je me rappelle fes difcours, & je crois 1'entendre; cela me fait foupirer; & puis, je fens un feu, une agitation.... Je ne faurois tenir en place. C'eft comme un tourment, & ce tourment-la fait un plaifir inexprimable. r Je crois même que quand une fois on a de 1 amour, cela fe répand jufques fur 1'amitié. Celle que j'ai pour toi n'a pourtant pas changé; c'eft toujours comme au Couvent: mais ce que je te dis, je 1'cprouve avec Madame de Merteuil. II me femble que je 1'aime plus comme Danceny que comme toi, &quelquefois je voudroisqu'elle fut lui. Cela vient peut-être de ce que ce n eft pas une amitié d'enfant comme la nótre; ou bien de ce que je les vois fi fouvent enfemble; ce qui fait que je me trompe. tmhn , ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'a eux deux fis me rendent bien heureufe, & après tout, je ne crois pas qu'il y ait grand mal a ce que je fais. Auffi, je ne demanderois qu'a refter comme je fuis; & il n'y a que 1'idée de mon mariage qui me faffe de la peine : car fi M. de Gercourt eft  Les Liaifons dangereufes. 17 comme on me Fa die, & je n'en doute pas, je ne fais pas ce que je deviendrat. Adieu , ma Sophie , je t'aime toujours bien tendrement. De... ce 4 Septembre 17... LETTRE LVL La Trêfidente de Tourvel au Vicomte de Valmont. A quoi vous ferviroït, Monfieur, Ia réponfe que vous me demandez? Croire \ vos fentiments, ne feroit-ce pas une raifon de plus pour les craindre? & fans attaquer ni défendre leur fincérité, ne me fuffic-il pas, ne doit-il pas vous fuffire a vous-même de favoir que je ne veux ni ne dois y rêpondre? Suppofé que vous m'aimïez véritablement, (& c'eft feulement pour ne plus revenir fur eet objet, que je confens a cette fuppofition ) les obftacles qui nous féparent en feroient-ils moins infurmontables? & aurois-je autre chofe a faire, qu'a fouhaiter que vous puffiez bientót vaincre eet amour, & fur-tout a vous y aider de tout tnon pouvoir, en me hatant de vous 6t§i  i8 Les Liaifons dangereufes. toute efpérance? Vous convenez vousmèrne que ce fentiment eft pénible, quand ïobjet qui Vinfpire ne le partage point. Or, vous favez aftèz qu'il m'eft impoffible de le partager; & quand même ce malheur m'arriveroit, j'en ferois plus a plaindre , fans que vous en fuffiez plus heureux. J'efpere que vous m'eftimez affez pour n'en pas douter un inftant. Ceffez donc, je vous en conjure, ceflèz de vouloir troubler un cceur a qui la tranquillité eft fi néceftaire; ne me forcez pas a regretter de vous avoir connu. Chérie & eftimée d'un mari que j'aime & refpecle, mes devoirs & mes plaifirs fe raffemblent dans le même objet. Je fuis heureufe, je dois 1'êcre. S'il exifte des plaifirs plus vifs, je ne les defire pas; je ne veux point les connoitre. En eft-il de plus doux que d'être en paix avec foi-raême, de n'avoir que des jours fereins, de s'endormir fans trouble, & de s'éveiller fans remords? Ce que vous appellez le bonheur, n'eft qu'un tumulte des fens, un orage des paffions dont le fpeftacle eft effrayant, même a le regarder du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes? comment ofer s'embarquer fur une mer couverce des débris de mille & mille naufrages? Et avec qui? Non, Monfieur, je refte a terre; je chéris les liens qui m'y attachent. Je pour-  Les Liaifons dangereufes. 19 rois les rompre, que je ne le voudrois pas; fi je ne les avois, je me haterois de les prendre. Pourquoi vous attacher ft mes pas! pourquoi vous obftiner ft me fuivre? Vos Lettres, qui devoient être rares, fe fuccedent avec rapidité. Elles devoient être fages, & vousne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m'entourez de votre idéé, plus que vous ne le faifiez de votre perfonne. Ecarté fous une forme, vous vous reproduifez fous une autre. Les chofes qu'on vous demande de ne plus dire , vous les redites feulement d'une autre maniere. Vous vous plaifez ft m'embarraffèr par des raifonnements captieux; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous rêpondre, je ne vous répondrai plus... Comme vous traitez les femmes que vous avez féduites! avec quel mépris vous en parlez! Je veux croire que quelques-unes le méritent: mais toutes fontelles donc fi méprifables? Ah ! fans doute , puifqu'elles ont trahi leurs devoirs pour fe livrer ft un amour criminel. De ce moment, elles ont tout perdu , jufqu'ft 1'eftime de celui ft qui elles ont tout facrifié. Ce fupplice eft julte, mais 1'idée feule en fait frémir. Que m'importe, après tout, pourquoi m'occuperois-je d'elles 011 de vous? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité? Laiffez-moi, ne me voyez plus, ne m'écri-  20 Les Liaifons dangereufes. vezplus; je vous en prie; je 1'exige. Cette Lettre efi la derniere que vous recevrez de moi. De ce... 5 Septembre 17... LETTRE LVII. Le ViGomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. J'ai trouvé votre Lettre hier ft mon arrivée. Votre colere m'a tout-ft-fait réjoui. Vous ne fentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les auroit eus vis-ft-vis de vous. C'efl; fans doute par vengeance, que vous accoutumez fa maitreflè ft lui faire depetkes ïnfidélités: vous êtes un bien mauvais fujet! Oui, vous êtes charmante, & je ne m'étonne pas qu'on vous réfifte moins qu'a Danceny. Enfin, je le fais par cceur, ce beau héros de Roman! il n'a plus de fecrets pour moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête étoit le bien fuprême, qu'un fentiment valoit mieux que dix intrigues, que j'étois moi-même, dans ce moment, amoureux & timide; il m'a trouvé enfin une fagon de penfer fi conforme ft la fienne, que dans 1'enchantement oü il étoit de nsa candeur,  Les Liaifons dangereufes. 21 il m'a tout dit, & m'a juré une amitié fans réferve. Nous n'en fommes guere plus avancés pour notre projet. D'abord, il m'a paru que fon fyftême étoit qu'une Demoifelle mérite beaucoup plus de ménagements qu'une femme, comme ayant plus a perdre. II trouve, fur-tout, que rien ne peut juftifier un homme de mettre une fille dans la néceffité de 1'époufer ou de vivre déshonorée, quand la fille eft infiniment plus riche que 1'homme, comme dans le cas oü il fe trouve. La fécurité de la mere, la candeur de la fille, tout 1'intimide & 1'arrête. L'embarras ne feroit point de combattre fes raifonnements, quelque vrais qu'ils foient. Avec un peu d'adreffe & aidé par la pafiion, on les auroit bientöc détruits; d'autant qu'ils prêtent au ridicule, & qu'on auroit pour foi 1'autorité de 1'ufage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de prife fur lui, c'eft qu'il fe trouve heureux comme il eft. En effet, fi les premiers amours paroiffent, en généra!, plushonnêtes, & comme on dit, pluspurs; s'ils font au moins plus lents dans leur marche, ce n'eft pas comme on le penfe, délicateffè ou timidité : c'eft que le cceur, étonné par un fentiment inconnu, s'arrête, pour ainfi dire, a chaque pas pour jouir du charme qu'il éprouve, & que ce charme eft fi puiflant fur un cceur neuf, qu'il 1'oc-  21 Les Liaifons dangereufes. cupe au point de lui faire oublier tout autre plaifir. Cela eft fi vrai, qu'un libertin amoureux, fi un libertin peut 1'étre, devient de ce moment même moins preffé de jouir; & qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, & la mienne avec la prude Madame de Tourvel , il n'y a que la différence du plus au moins. II auroit fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d'obftacles qu'il n'en a rencontrés; fur-tout qu'il eüt eu befoin de plus de myftere, car le myftere mene a 1'audace. Je ne fuis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le fervant fi bien; votre conduite eüt été excellente avec un homme ufagé, qui n'eüt eu que des defirs: mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête & amoureux, le plus grand prix des faveurs eft d'être la preuve de l'amour; & que par conféquenr, plus il feroit fur d'être aimé, moins il feroit entreprenant. Que faire a préfent ? je n'en fais rien; mais je n'efpere pas que la petite foit prife avant le mariage, & nous en ferons pour nos fraix : j'en fuis faché, mais je n'y vois pas de remede. Pendant que je diflèrte ici , vous faites mieux avec votre Chevalier. Cela me fait fonger que vous m'avez promis une infidélité en ma faveur; j'en ai votre promeffe  Les Liaifons dangereufes. 23 par écrit, & je ne veux pas en faire un billet de la Chdtre. Je conviens que 1'échéance n'eft pas encore arrivée : mais il feroic généreux ft vous de ne pas 1'attendre; & de mon cöté , je vous tiendrois compte des intéréts. Qu'en dites-vous, ma belle amie? eft-ce que vous n'êtes pas fatiguée de votre conftance? Ce Chevalier eft donc bien merveilleux ? Oh ! laiffez-moi faire; je veux vous forcer de convenir que fi vous lui avez trouvé quelque mérite, c'eft que vous m'aviez oublié. Adieu, ma belle amie; je vous embraflè comme je vous defire; je défie tous les baifers du Chevalier d'avoir autant d'ardeur. De ce... 5 Septembre 17... LETTRE LVIII. Le Vicomte de Valmont d la Pré/idente de Tourvel. P j- ar ou ai-je donc mérité, Madame, & les reproches que vous me faites , & la colere que vous me témoignez? L'attachement le plus vif & pourtant le plus refpeétueux, la foumiffion la plus entiere ft vos moindres volontés; voila en deux mots  24 Les Liaifons dangereufes. 1'biftoire de mes fentiments & de ma corsS duite. Accablé par les peines d'un amour malheureux, je n'avois d'autre confolation que celle de vous voir : vous m'avez ordonné de m'en priver; j'ai obéi fans me permettre un murmure. Pour pnx de ce facrifice, vous m'avez permis de vous écrire, & aujourd'hui vous voulez m'öter eet unique plaifir. Me le laifferai-je ravir , fans effayer de le défendre ? non , fans doute : eh! comment ne feroit-il pas cher \ mon cceur? c'eft le feul qui me refte, & je le tiens de vous. Mes lettres, dites-vous, font trop fréquentes! Songezdonc, je vous prie , que depuis dix jours que dure mon exil , je n'ai pafte aucun moment fans m'occuper de vous , & que cependant vous n'avez recu que deux lettres de moi. Je ne vous k parle que de mon amour ! eh! que puisje dire, que ce que je penfe ? tout ce que j'ai pu faire, a été d'en affoibhr 1 expreffion ; & vous pouvez m'en croire, je ne vous en ai laiffé voir que ce qu'il m'a été impoffible d'en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me rêpondre. Ainfi, 1'homme qui vous préfere ft tout, & qui vous refpede encore plus qu'il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris! Et pourquoi ces menaces & ce courroux? qu'en avez-vous  Les Liaifons dangereufes. 25 avez-vous befoin ; n'êtes-vous pas füre d'être obéie, même dans vos ordres injuftes? m'eft-il donc poffibie de contrarier aucun de vos defirs, & ne 1'ai-je pas déja prouvé? Mais abuferez-vous de eet empire que vous avez fur moi ? Après m'avoir rendu mal heureux, après être devenue injuiïe, vous fera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquiliité que vous afïurez vous être fi néceffaire ? ne vous direz-vous jamais : II m'a laiffée maitreffe de fon fort, & j'ai fait fon malheur ? il imploroit mes fecours, & je 1'ai regardé fans pitié ? favez-vous juf> qu'oü peut aller mon défefpoir? non. Pour calculer mes maux, il faudroit favoir a quel point je vous aime, & vous ne cónnoiffez pas mon cceur. A quoi me facrifiez-vous ? a des craintes chimériques. Et qui vous les infpire? un homme qui vous adore; un homme fur qui vous ne cefferez jamais d'avoir un empire abfolu. Que craignez - vous, que pouvezvous craindre d'un fentiment que vous ferez toujours maitreffe de diriger a votre gré? Mais votre imagination fe crée des monftres, & 1'effroi qu'ils vous caufent, vous Fattribuez a l'amour. Un peu de confiance, & ces fantómes difparoitronr. Un Sage a dit que , pour diffiper fes craintes, il fuffifoit prefque toujours d'en Partie IL Ë  a8 Les Liaifons dangereufes. viens de recevoir une invitarion fort preffante de la ComtefTe de B.pour aller la voir a la campagne; &, comme elle me le mande affez plaifamment, „ fon mari a le plus beau bois du monde, qu'il conferve „ foigneufement pour les plaifirs de fes „ amis ". Or, vous favez que j'ai bien quelques droits fur ce bois-lk ; & j'irai le revoir fi je ne vous fuis pas ucile. Adieu, fongez que Danceny fera chez moi fur let quatre heures. LETTRE LX. Le Chevalier Danceny au Vicomte de Valmont. (Inclufe dans la prêcédente.) A.h! Monfieur, je fuis défefpéré, j'ai tout perdu. Je n'ofe confier au papier le fecret de mes peines : mais j'ai befoin de les répandre dans Ie fein d'un ami fidele & fur. A quel heure pourrai-je vous voir & aller chercher auprès de vous des confolations & des confeils ? J'étois fi heureux le jour oü je vous ouvris mon ame! A pré- De... ce 8 Septembre 17...  Les Liaifons dangereufes. 29 fent, quelle différencé ! tout eft changé pour moi. Ce que je fouffre pour mon compte n'eft encore que la moindre partie de mes tourments; mon inquiétude fur un objet bien plus cher, voila ce que je ne puis fupporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, & j'attends de votre amitié que vous ne refuferez pas cette démarche: mais il faut que je vous parle, que je vous inftruife. Vous me plaindrez, vous me fecourrez; je n'ai d'efpoir qu'en vous. Vous êtes fenfible, vous connoiffez l'amour, óc vous êtes le feul ft qui je puiffè me confier: ne me refufez pas vos fecours. Adieu, Monfieur; le feul foulagement que j'éprouve dans ma douleur, eft de fonger qu'il me refte un ami tel que vous. Faites-moi favoir, je vous prie, ft quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n'eft pas ce matin, je defirerois que ce füt de bonne heure dans 1'après-midi. De... ce 8 Septembre 17... B iij  3© Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXI. Cécile Volanges a Sophie Carnay. M a chere Sophie, platos ta Cécile, ta pauvre Cécile; elle eft bien malheureufe l Maman fait tout. Je ne concois pas comment elle a pu fe douter de quelque chofe, & pourtant elle a tout découvert. Hier au foir, Maman me parut bien avoir un peu d'humeur : mais je n'y fis pas grande attention; & même en attendant que fa partie füt finie, je caufai très-gaiement avec Madame de Merteuil, qui avoit foupé ici, & nous pariames beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous entendre. Elle s'en alla, & je me reiirai dans mon appartement. Je me déshabillois, quand Maman entra & fit fortir ma femme-de-chambre; elle me demanda la clef de mon fecretaire. Le ton dont elle me fit cette demandé me caufa un tremblement fi fort, que je pouvois a peine me foutenir. Je faifois femblant de ne la pas trouver : mais enfin, il fallut obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit, fut juftement celui oü étoient les Let-  Les Liaifons dangereufes. 31 tre du Chevalier Danceny. J'étois fi troublée, que quand elle me demanda ce que c'étoit, je ne fus lui rêpondre autre chofe, fi-non que ce n'étoic rien; mais quand je la vis commencer a lire celle qui fe préfentoit la première, je n'eus que le temps de gagner un fauteuil, &je me trouvai mal au point que je perdis connoifiance. Auffitöt que je revins a moi, ma mere, qui avoit appellé ma femme-de-chambre, fe retira , en me difant de me coucher. Elle a emporté toutes les Lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je fonge qu'il me faudra reparoitre devant elle. Je n'ai fait que pleurer toute la nuit. Je t'écris au point du jour dans 1'efpoi» que Joféphine viendra. Si je peux lui parler feule, je la prierai de remettre chez Madame de Merteuil un petit billet que je vas lui écrire; fi-non, je le mettrai dans ta lettre, & tu voudras bien 1'envoyer comme de toi. Ce n'eft que d'eile que je puis recevoir quelque confolation. Au moins, nous parierons de lui, car je n'efpére plus le voir. Je fuis bien malheureufel'Elle aura peut-être la bonté de fe charger d'une Lettre pour Danceny. Je n'ofe pas me confier a Joféphine pour eet objet, & encore moins a ma femme-de-chambre; car c'eft peut-être elle qui aura dit a ma mere que j'avois des Lettres dans mon fecretaire. 13 iv  32 Les Liaifons dangereufes. Je ne t'écrirai pas plus longuement, paree que je veux avoir le temps d'écrire k Madame de Merteuil , & aufli a Danceny, pour avoir ma Lettre toute prête, fi elle veut bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu'on me trouve au Jit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je fuis malade, pour me difpenfer de paffer chez Maman. Je ne mentirai pas beaucoup; fürement je fouffre plus que fi j'avois la fievre. Les yeux me brulent k force d'avoir pleuré; j'ai un poids fur 1'eftomac, qui m'empêche de refpirer. Quand je fonge que je ne verrai plus Danceny, je voudrois être morte. Adieu, ma chere Sophie. Je ne peux pas t'en dire davantage; les larmes me fuflbquent. De... ce 7 Septembre 17... Nota. On a fupprimé la Lettre de Cécile Volanges a la Marquife, paree qu'elle ne contenoit que les mêmes faits de la Lettre précédente, & avec moins de détails. Celle au Chevalier Danceny ne s'efl point retrouvée : on en verra la raifon dans la Lettre LXIII, de Madame de Verteuil au Vicomte.  Les Liaifons dangereufes. 33 LETTRE LXII. Madame de Volanges au Chevalier Danceny. Après avoir abufé, Monfieur, de Ia confiance d'une mere & de i'innocence d'un enfant, vous ne ferez pas furpris, fans doute, de ne plus être recu dans une maifon oü vous n'avez répondu aux preuves de 1'amitié la plus fincere que par 1'oubli de tous les procédés. Je préfere de vous prier de ne plus venir chez moi, a donner des ordres a ma porte, qui nous compromettroient tous également, par les remarqu^s que les valets ne manqueroient pas de faire. J ai droit d'efpérer que vous ne me forcerez pas de recourir a ce moyen. Je vous previens a ffi que fi vous faites, a 1'avenir, la moin re tentative pour entretenir ma fille dans .'égarement oü vous 1'avez plongée. une retraite auftere & éternelle la foufiraira a vos pourfuites. C'eft a vous de voir, Monfieur, fi vous craindrez auffi peu de caufer fon infortune , que vous avez peu craint de tenter fon déshonneur. Quant a moi, mon choix eft fait, & je Ten a inftruite. Vous trouverez ci-joint le paquet de vos B v  34 Les Liaifons dangereufes. Lettres. Je compte que vous me renverrez, en échange , toutes celles de ma fille, & que vous vous prêterez ft ne laifler aucune tracé d'un événement dont nous ne pourrions garder le (öuvenir, moi fans indignation, elle fans honce, & vous fans remords» J'ai 1'honneur d'être, &c. LETTRE LXIII. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. "Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L'événement qui le lui a fait écrire eft mon ouvrage, & c'eft, je crois, mon chef-d'ceuvre. Je n'ai pas perdu mon temps depuis votre derniere lettre, & j'ai dit comme l'Archireéte Athénien : ,,Ce „ qu'il a dit, je le ferai ". II lui faut donc des obftacles ft ce beau Héros de Roman, & il s'endort dans la félicité ! oh ! qu'il s'en rapporté ft moi, je lui donnerai de la- befogne ; & je me trompe, ou fon fommeii ne fera plus tranquille. I! falloit bien lui apprendre Je pris du temps, & je me flatte qu'a préfent il De ce... 7 Septembre 17...  Les Liaifons dangereufes. 35 regretce celui qu'il a perdu. II falloit, dites-vous auffi, qu'il eüt befoin de plus de myftere; eh bien, ce befoin-la ne lui manquera plus. J'ai cela de bon, moi, c'eft qu'il ne faut que me faire appercevoir de mes^fauces, je ne prends point de repos que je n'aie tout réparé. Apprenez donc ce que j'ai fait. En rencrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre ; je la trouvai lumineufe. Perfuadée que vous aviez très-bien indiqué la caufe du mal, je ne m'occupai plus qu'a trouvtr le moyen de le guérir. Je commencai pourtant par me coucher; car 1'infatigable Chevalier ne m'avoit pas laiffé dormir un moment, & je croyois avoir fommeil : mais point du tout; toute entiere a Danceny, le defir de le rirer de fon indolence, ou de 1'en punir, ne me permit pas de fermer 1'ceil, & ce ne fut qu'après avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. J'allai le foir même chez Madame de Volanges, &, fuivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyois füre qu'il exiftoit, entre fa fille & Danceny, une liaifon dangereufe. Cette femme, fi clairvoyante contre vous, étoit aveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'a coup für je me trompois; que fa fille étoit un entant, ekc. &c. Je ne pouvois pas dire tout B vj  Les Liaifons dangereufes. ce que j'en favois; mais je citai des regards,. des propos, dont ma vertn & mon amitié' sallarmoient. Je parlai enfin prefque auflï bien qu'auroit pu faire une dévote;&, pour frapper le coup décifif, j'allai jufqu'a dire que je croyois avoir vu donner & recevoir une lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je, qu'un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de fon fecretaire, dans lequel je vis beaucoup de papiers, que fans doute elle conferve. Lui connoifftz-vous quelque correfpondance fréquente ? Ici la figure de Madame de Volanges changea, & je vis quelques larmes rouler dans fes yeux. Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle, en. me ferrant la main; je m'en éclaircirai. Après cette converfation , trop courte pour être fufpecte, je me rapprochai de la: jeune perfonne. Je la quittai bientöt après, pour demander a la mere de ne pas me compromettre vis-a-vis de fa fille; ce qu'elle me promic d'autant plus volontiers, que jelui fis obferver combien il feroit heureux que cette enfant prit afiez de confiance en moi pour m'ouvrir fon cceur, & me mettre 'k portée de lui donner mes fages confeiïs. Ce qui m'affure qu'elle me tiendra fa promefie, c'eft que je ne doute pas qu'elle ne /euille fe faire honneur de fa pénétration auprès de fa fille. Je me trouvois, par-la, iutorifée a garder mon ton d'amitié avec  Les Liaifons dangereufes. $7 fa petite, fans paroitre fauffè aux yeux de Madame de Volanges; ce que je voulois éviter. J'y gagnois encore d'être, par la fui te, auffi long-temps & auffi fecretementque je voudrois, avec la jeune perfonne , fans que la mere en prit jamais d'ombrage. J'en profitai dès Ie foir même; & après ma partie finie, je chambrai ia petite dans un coin, & la mis fur le chapitre de Danceny, fur lequel elle ne tarit jamais. Je m'amufois a lui monter la tête fur le plaifir qu'elle auroit a le voir le lendemain; il n'eft forte de folies que je ne lui aie fait dire. II falloit bïtn lui rendre en efpérance ce que je lui ötois en réalité; & puis touc cela devoit lui rendre le coup plus fenfible, & je fuis perfuadée que plus elle aura fouffert, plus elle fera preffée de s'en dédommager h la première occafion. II eft bon , d'ailleurs, d'accoutumer aux grands événements, quelqu'un qu'on deftine aux grandes aventures. Après rout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaifir d'avoir fon Danceny ? elle en raffole ! eh bien , je lui promets qu'elle 1'aura, & plutöt même qu'elle ne 1'auroit eu fans eet orage. C'eft un mauvais rêve dont le réveil fera délicieux; & h tout prendre, il me femble qu'elle me doit de la reconnoiffance : au fait, quand  38 Les Liaifons dangereufes. j'y aurois mis uu peu de malice, il faut bien s'amufer: Les fots fcnt ici-bas pour nos menus plaifirs (1). Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me difois-je, animé par les obftacles, va redoubler d'amour, & alors je le fervirai de tout mon pouvoir; ou fi ce n'eft qu'un fot, comme je fuis tentée quelquefois de le croire, il fera défefpéré, & fe tiendra pour battu : or, dans ce cas, au moins me ferai-je vengée de lui, autant qu'il étoit en moi; chemii>faire,, II n'y a point de doute qu'il n'accepte, & vous aurez, pour prix de vos peines, la confidence d'un coeur neuf, qui eft toujours intéreffante. La pauvre petite! comme elle rougira en vous remettant fa première Lettre ! Au vrai, ce röle da confident, contre lequel il s'eft établi des préjugés,-me paroit un très-joli délaffèment, quand on eft occupé d'ailieurs; & c'eft le cas oü vous ièrez. C'eft de vos foins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment oü il faudra réunir les aeïeurs. La campagne offre mille moyens; & Danceny, a coup fur, fera pret a s'y rendre a votre premier fignal. Une nuit, un déguilèment, une fenêtre.... quefais-je, moi? mais enfin, fi la petite fille en revient telle qu'elle y aura été, je m'en prendrai a vous. Si vous jugez qu'elle ait befoin de quelqu'encouragement de ma part, mandez-le-moi. Je crois  44 Les Liaifons dangereufes. lui avoir donné une affez bonne lecon fur le danger de garder des Lettres, pour ofer lui écrire a préfent; & je fuis toujours dans le deffein d'en faire mon éleve. Je crois avoir oublié de vous dire que fes foupcons au fujet de fa correfpondance trahie, s'étoient portés d'abord fur fa femme-de-chambre , & que je les ai détourné fur le Confeffeur. C'eft faire d'une pierre deux coups. Adieu, Vicomte; voila bien long-temps que je fuis a vous écrire, & mon diner en a été retardé : mais 1'amour-propre & 1'amitié dicloient ma Lettre, & tous deux font bavards. Au refte, elle fera chez vous a trois heures, & c'eft tout ce qu'il vous faut. Plaignez-vous de moi a préfent, fi vous 1'ofez; & allez revoir, fi vous en êtes tenté, le bois du Comte de B... Vous dites qu'i! le garde pour le plaifir de fes amis! Cet homme eft donc 1'ami de tout le monde ? Mais Adieu, j'ai faim. De... ce 9 Septembre 17,..  Les Liaifons dangereufes. 45 LETTRE LXIV. Le Chevalier Danceny d Madams de Volanges. Minute jointe a la Lettre LXFl du Vicomtt a /a Mife. e ÜANS chercher, Madame, a juuifier ma conduite, & fans me plaindre de la vöcre, je ne puis que m'cffliger d'un événement qui fait le malheur de trois perfonnes, toutes trois dignes d'un fort plus heureux. Plu* fenfible encore au chagrin d'en être la caufe, qu a celui d'en être Ia viclime, j'ai fouvent efTayé, depuis hier, d'avoir I'bonneur de vous rêpondre, fans pouvoir en trouver Ia force. J'ai cependant tarft de chofes a vous dire. qu'il faut bien faire un effort lur moi-même; & fi cette Lettre a peu dordre & de fuite, vous devez fentir affez combien ma fituadon eft douloureufe, pour m accorder quelqu'indulgence. Permettez moi d'abord de réclamer coni tre la première phrafe de votre Lettre Te n ai abufé, j'ofe le dire , ni de votre conöance „, de l'innocence de Mademoifelle de Volanges; j'ai refpedé 1'une & 1'autre  a6 Les Liaifons dangereufes. dans mes aétions. Elles feules dépendoient de moi; & quand vous me rendriez refponfable d'un fentiment involontaire, je ne crainspas d'ajouter, que» celui que m'a infpiré Mademoifelle votre fille, eft tel qu'il peut vous déplaire, mais non vous offenfer. Sur eet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, & mes Lettres pour témoins. Vous me défendez de me préfenter chez vous a 1'avenir, & fans doute je me foumettrai a tout ce qu'il vous plaira d'ordonner a ce fujet : mais cette abfence fubite & totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prife aux remarques, que vous voulez éviter, que 1'ordre que, par cette raifon même , vous n'avez point voulu donner ft votre porte? J'infifterai d'autant plus fur ce point, qu'il eft bien plus important pour Mademoifelle de Volanges que pour moi. Je vous fupplie donc de pefer attentivement toutes chofes, & de ne pas permettre que votre févérité altere votre prudence. Perfuadé que Pintérêt feule de Mademoifelle votre fillediétera vos réfolutions,j'attendrai de nouveaux ordres de votre part. Cependant dans le cas oü vous me permettriez de vous faire ma cour quelquefois, je m'engage, Madame (& vous pouvez compter fur ma promeffe,) ft ne point abufer de ces occafions pour tenter de parler  Les Liaifons dangereufes. 47 en particulier'a Mlle. de Volanges, ou de lui faire tenir aucune Lettre. La crainte de ce qui pourroit compromettre fa réputation, m'engage a ce facrifke; & le bonheur de la voir quelquefois , m'en dédommagera. Cet article de ma Lettre eft auffi la feule réponfe que je puiffe faire a ce que vous me dites, fur le fort que vous deftinez a Mademoifelle de Volanges, & que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce feroit vous tromper, que de vous promettre davantage. Un vil' féducïeur peut plierfes projets aux circonftances, & calculer avec les événements ; mais l'amour qui m'anime ne me permet que deux fentiments ; Ie courage & la conftance. Qui, moi! confentir aêtre oublié de Mademoifelle de Volanges, a I'oublier moimême? non , non, jamais. Je lui ferai fidele; elle en a recu Ie ferment, & je le renouvelle en ce jour. Pardon, Madame, je m'égare, il faut revenir. II me refte un autre objet k traiter avec vous; celui des Lettres que vous me demandez. Je fuis vraiment peiné d'ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déja : mais , je vous en fupplie, écoutez mes raifons, & daignez vous fouvenir, pour les apprécier, que la feule confolation au malheur d'avoir perdu votre amitié, eft 1'efpoir de conlèrver votre eftime.  4§ Les Liaifons dangereufes. Les Lettres de Mademoifelle de Volanges, toujours fi précieufes pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles font 1'unique bien qui me refte; elles feules me retracent encore un fentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant , vous pouvez m'en croire, je ne balancerois pas un inftant a vous en faire lefacrifice, & le regret d'en être privé céderoit au defir de vous prouver ma déférence refpeclueufe : mais des confidérations puiffantes me retiennent, & je m'affure que vous-même ne pourrez les blamer. Vous avez, il eft vrai, le fecret de Mademoifelle de Volanges; mais permettez moi de le dire, je fuis autorifé a croire que c'eft 1'effet de la furprife, & non de la confiance. Je ne prétends pas blamer une démarche qu'autorife, peut-être, la follicitude maternelle. Je refpecte vos droits, mais ils ne vont pasjufqu'a me difpenfer de mes devoirs. Le plus facré de tous, eft de ne jamais trahir la confiance qu'on nous accorde. Ce feroit y manquer, que d'expofer aux yeux d'un autre les fecrets d'un cceur qui n'a voulu les dévoiler qu'aux miens. Si MUe. votre fille confentavous lesconfier, qu'elle parle; fes Lettres vous font inutiles. Si elle veut au contraire renfërmer fon fecret en elle-même, vous n'attendez pas, fans doute, que ce foit moi qui vous en inftruife. Quant  Les Liaifons dangereufes. 49 Quant au myftere dans lequel vous defirez que eet événement refte enfeveli, foyez tranquille, Madame; fur tout ce qui intérefTe Mademoifelle de Volanges, je peux défierle coeur même d'une mere. Pour actiever de vous öter toute inquiétude, j'ai tout prévu. Ce depót précieux, qui portoit jufquici pour fufcription : Papiers a bruter; porte a préfent, papiers appartenant a Madame de Volanges. Ce parti que je prends, doit vous prouver auffi que mes refus ne portent pas fur la crainte que vous trouviez dans ces Lettres, un feul fentiment dont vous ayiez perfonnellement a vous plaindre. Voila, Madame, une bien longue Lettre. Elle ne le feroit pas encore afkz fi elle vous laiffoit le moindre doute dè 1'honnêteté de mes fentiments, du regret bien fincere de vous avoir déplu , & du profond refpeét avec lequel j'ai 1'honneur «être, &c. De... ce p Septembre 17... Partie II. C  50 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXV. Le Chevalier Danceny d Cecile Volanges. ( Envoyée ouverte a la Marquife de Merteuil dans la Lettre LXVl du Vicomte.) O ma Cecile, qu'allons-nous devenir ? quel Dieu nous fauvera des malheurs qui nous menacenc ? Que l'amour nous donne , au moins le courage de les fupporter! Comment vous peindre mon étonnement, mon défefpoir a la vue de mes Lettres, a la lecture du billet de Madame de Volanges? qui a pu nous trahir ? fur qui tombent vos foupcons? auriez-vous commis quelqu'imprudence? que faites-vous a préfent? que vous a-t-on dit? Je voudrois tout favoir, & j'ighore tout. Peut-être, vous-même, n'êtes-vous pas plus inftruke que moi. Je vous envoie le billet de votre Maman, & la copie de ma Réponfe. J'efpere que vous approuverez ce que je lui dis. J'ai bien befoin que vous approuviez auffi les démarches que j'ai faites depuis ce fatal événement ; elles ont toutes pour but d'avoir de yos nouvelles, de vous donner des mien-  Les Liaifons dangereufes. §\ «es; &, que fait-on ? peut-être de vous revoir encore, & plus librement que jamais. Concevez-vous, ma Cecile, quel plaifir de nous retrouver enfemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, & de voir dans nos yeux, de fentir dans nos ames que ce ferment ne fera pas trompeur? Quelles peines un moment fi doux ne feroit-il pas oublier? Hé bien, j'ai 1'efpoir de le voir naitre, & je le dois a ces mêmes démarches que je vous fupplie d'approuver. Que dis-je? je le dois aux foins confolateurs de 1'ami le plus tendre; & mon unique demandé, eft que vous permettiez que eet ami foit auffi le votre. Peut-être ne devois-je pas donner votre confiance fans votre aveu ? mais j'ai pour excufe le malheur & la néceffité. C'eft l'amour qui m'a conduit, c'eft lui qui réclame votre indulgence, qui vous demandé de pardonner une confidence néceffaire & fans laquelle nous reftions peut-être a jamais féparés (i). Vous connoiflez 1'ami dont je vous parle; il eft celui de la femme que vous aimez le mieux. C'eft le Vicomte de Valmont. Mon projet, en m'adrefiant alui, étoit (i) M. Danceny n'accufe pas vrai. II avoit d*ia fan fa confidence a M. de Valmont avant eet événement, Voyei l* Ltttrt LVll.  53 Les Liaifons dangereufes. d'abord de le prier d'engager Madame de Merteuil a fe charger d'une Lettre pour vous. II n'a pas cru que ce moyen put réuffir; mais au défaut de la Maitreffe, il répond de la femme-de-chambre , qui lui a des obligations. Ce fera elle qui vous remettra cette Lettre , & vous pourrez lui donner votre Réponfe. Ce fecours ne nous fera guere utile, fi, comme le croit M. de Valmont, vous partez inceffamment pour la campagne. Mais alors c'eft lui-même qui veut nous fervir. La femme chez qui vous allez eft fa parente. II profitera de ce prétexte pour s'y rendre dans le même temps que vous; & ce fera par lui que panera notre correfpondance mutuelle. II allure même que, fi vous voulez vous laiffer conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir, fans rifquer de vous compromettre en rien. A préfent, ma Cécile, fi vous m'aimez, fi vous plaignez mon malheur, fi, comme je Pefpere, vous partagez mes regrets, refuferez-vous votre confiance h un homme qui fera notre ange tutélaire ? Sans lui, je ferois réduit au défefpoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous caufe. Ils finiront, je 1'elpere : mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laifier abattre. L'idée de votre douleur m'eft un  Les Liaifons dangereufes. 53 tourment infupportable. Je donnerois ma vie pour vous rendre heureufe ! Vous Je favez bien. Puiffe la certitude d'être adorée, porter quelque confolation dans votre ame! La mienne a befoin que vous m'aiTuriez que vous pardonnez a l'amour, les maux qu'il vous fait fouffrir. Adieu , ma Cécile ; adieu , ma tendre amie. Be ce... 7 Septembre 17... LETTRE LXVI. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil, V ous verrez, ma belle amie, en lifant les deux Lettres ci-jointes, fi j'ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux foient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrites hier, chez moi, & fous mes yeux; celle a la petite fille, dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humilier devant la profondeur de vos vues, fi on en juge par le fuccès de vos démarches. Danceny eft tout de feu; & fürement a la première occafion, vous n'aurez plus de reproches a lui faire. Si fa belle ingénue veut être doeile, tout fera terminé peu de temps après C iij  54 Les Liaifons dangereufes. fonarrivée ft la campagne; j'ai cent moyenstous prêts. Graces ft vos foins, me voila bien décidément Yami de Danceny ; il ne lui manque plus que d'être Prince (i). II eft encore bien jeune, ce Danceny l Croiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il promit ft la mere de renoncer a fon amour; comme s'il étoit bien gênant, de promettre, quand on eft décidé ft ne pas tenir! Ce feroit tromper , me dit-il fans ceffe : ce fcrupule n'eft-il pas édifiant, fur-tout en voulant féduire la fille? Voila bien les hommes! tous également fcélérats dans leurs projets, ce qu'ils mettent de foibleftè dans 1'exécution, ils 1'appellent probité. C'eft* votre affaire d'empêcher que Madame de Volanges ne s'effarouche des petites échappées que notre jeune homme s'eft permifes dans fa Lettre; préfervez-nous du Couvent; tachez auffi de faire abandonner la demandé des Lettres de la petite, D'abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, & je fuis de fon avis; ici l'amour & la raifon font d'accord. Je les ai lues ces Lettres, j'en ai dévoré 1'ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m'explique. Malgré la prudenceque nous y mettrons, (i) Expreffion relative a un pafiage d'un Poëme it Yoltaire,  Les Liaifons dangereufes. 55 il peut arriver un éclat; il feroit manquer le mariage, n'eft-il pas vrai, & échouer tous nos projets fur Gercourt ? Mais comme , pour mon compte , j'ai aufli ft me venger de la mere, ie me réferve en ce cas de déshonorer la fille. En choififfant bien dans cette correfpondance, & n'en produifant qu'une partie, la petite Volanges paroïtroit avoir fait toutes les premières démarches , & s'être abfolument jettée ft la tête. Quelques-unes des Lettres pourroient même compromettre la mere , & tentacheroient au moins d'une négligence impardonnable. Je fens bien que le fcrupuleux Danceny fe révolteroit d'abord; mais comme il feroit perfonnellement attaqué , je crois qu'on en viendroit ft bout. II y a mille ft parier contre un, que la chance ne tournera pas ainfi; mais il faut tout prévoir. Adieu, ma belle amie : vous feriez bien aimable de venir fouper demain chez la Maréchale de ; je n'ai pu refufer. J'imagine que je n'ai pas befoin de vous recommander le fecret, vis-h-vis Madame de Volanges, fur mon projet de campagne ; elle auroit bientöt celui de refter a Ia Ville, au-lieu qu'une fois arrivée, elle na repartira pas le lendemain; & fi elle nous donne feulement huit jours, je réponds de tout. De... ce 9 Septembre 17... C iv  5 6 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXVII. La Pré/ïdente deTourvel#« Vicomte de Valmont. Te ne voulois plus vous rêpondre, Monfieur, & peut-être 1'embarras que j'éprouve en^ce moment, eft-il lui-même une preuve qu'en effet, je ne Ie devrois pas. Cependant je ne veux vous laiffèr aucun fujet de plainte contre moi; je veux vous convainere que j'ai fait pour vous tout ce que je pouvois faire. Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous? J'en conviens; mais quand vous me rappelJez cette permiffion, croyez-vous que joublie a quelles condidons elle vous fut donnee? Si j'y euffe été auffi fidelle que vous Favez été peu , auriez-vous recu une feule réponfe de moi ? Voila pourtant la troifieme; é^quand vous faites tout ce qu'il faut pour m'obliger a rompre cette correfpondance, c'eft moi qui m'occupe des moyens de 1'entretenir. II en eft un, mais c'eft le feul; & fi vous refufez de le prendre, ce fera, quoique vous puiffiez dire, me prouver affez combien peu vous y mettez de prix.  Les Liaifons dangereufes. 57 Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre; renoncez ft un fentiment qui m'offenfe & m'effraie, & auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en fongeant qu'il eft 1'obftacle qui nous fépare. Ce fentiment eft-il donc le feul que vous puiffiez connoitre, & l'amour aura-t-il ce tort de plus ft mes yeux, d'exclure 1'amitié? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie, celle en qui vous avez defiré des fentiments plus tendres ? Je ne veux pas le croire : cette idéé humiliante me révolteroit, m'éloigneroit de vous fans retour. En vous offrant mon amitié, Monfieur, je vous donne tout ce qui eft ft moi, tout ce dont je puis difpofer. Que pouvez-vous defirer davantage? Pour me livrer ft ce fentiment fi doux, fi bien fait pour mon cceur, je n'attends que votre aveu; & la parole que j'exige de vous, que cette amitié fuffira a votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a pu me dire ; je me repoferai fur vous du foin de juftifier mon choix. Vous voyez ma franchife, elle doit vous prouver ma confiance; il ne tiendra qu'ft vous de 1'augmenter encore : mais je vous préviens que le premier mot d'amour la détruit ft jamais, & me rend toutes mes craintes; que fur-tout il deviendra Dour moi le fignal d'un fiience éternel vis-ft-vis de vous. C v  58 Les Liaifons dangereufes. Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs , n'aimerez-vous pas mieux être 1 'objet de 1'amitié d'une femme honnête, que celui des remords d'une femme coupable ? Adieu, Monfieur; vous fentez qu'après avoir parlé ainfi, je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez répondu, De... ce 9 Septembre 17... LETTRE LXVIII. Le Vicomte de Valmont a la Préfëdente de Tourvel. o mme nt rêpondre, Madame, h votre derniere Lettre ? Comment ofer être vrai, quand ma fincérité peut me perdre auprès de vous? N'importe, il le faut; j'en aurai le courage. Je me dis, je me répete, qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir; & duffiez-vous me refufer toujours un bonheur que je defirerai fans ceffe, il faut vous prouver au moins que mon cceur en eft digne. Quel dommage que, comme vous Ie dites, je fois revenu de mes erreurs! avec quels tranfports de joie j'aurois lu cette même Lettre a laquelle je tremble de répon*  Les Liaifons dangereufes. 59 dre aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchife, vous me témoignez de la confiance, vous m'offrez enfin votre amitié : que de biens , Madame, & quels regrets de ne pouvoir en profiter! Pourquoi ne fuis-je plus le même ? Si je J'étois en effet; fi je n'avois pour vous qu'un goüt ordinaire, que ce goüc léger, enfant de la féduftion & du plaifir, qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour, je me haterois de tirer avantage de tout ce que je pourrois obtenir. Peu délicat fur les moyens, pourvu qu'ils me procurafient le fuccès, jencouragerois votre franchife par le befoin de vous deviner; je defirerois votre confiance, dans le defiein de la trahir;. jVcepterois votre amitiédans 1'efpoir de 1'égarer... Quoi! Madame, ce tableau vous effraie ?... hé bien , il feroit pourtant tracé d'après moi, fi je vous difois que je confens a n'être que votre ami.... Qui, moi! je confentirois a partager avec quelqu'un un fentiment émané de votre ame ? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. Dès ce moment, je chercherai a vous tromper; je pourrai vous defirer encore, mais a coup für, je ne vous aimerai plus. Ce n'eft pas que 1'aimable franchife, Ia douce confiance, la fenfible amitié, foient fans prix a mes yeux... Mais l'amour! l'amour Viritable, & tei que vous 1'infpirez, C vj  6o Zes Liaifons dangereufes. en réuniflanc tous ces fentiments, en leur donnanc plus d'énergie, ne fauroit fe prëter, commeeux,acette tranquillité, h cette froideur de 1'ame, qui permet des comparaifons, qui fouffre même des préférences. Non , Madame, je ne ferai point votre ami; je vous aimerai de l'amour le plus tendre, & même le plus ardent, quoique le plus refpectueux. Vous pourrez le défefpérer mais non 1'anéantir. ^ De quel droit prétendez-vous difpofer d'un cceur dont vous refufez 1'hommage? Par quel raffinement de cruauté, m'enviezvous jufqu'au bonheur de vous aimer? Celui-la eft a moi, il elt indépendant de vous; je faurai le défendre. S'il elt Ia fource de mes maux, il en eft auffi Ie remede. Non , encore une fois, non. Perfiftez dans vos refus cruels, mais laifTez-moi mon amour. Vous vous plaifez a me rendre malheureux .' eh bien ! foit; effayez de laffer mon courage, je faurai vous forcer au moins a décider de mon fort; & peut être, quelque jour, vous me rendre» plus de juftice. Ce n'eft pas que j'efpere vous rendre jamais fenfible : mais fans être perfuadée, vous ferez convaincue; vous vous direz : Je favois mal jugé. Difons mieux, c'eft a vous que vous fakes injuflice. Vous connoitre fans vous aimer, vous aimer fans être conftant, font  Les Liaifons dangereufes. 61 tous deux également impofïibles; & malgré la modeftie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner des fentiments que vous faites naïtre. Pour moi, dont le feul mérite eft d'avoir fu vous apprécier, je ne veux p3s les perdre; & loin de confentir ft vos offres infidieufes, je renouvelle ft vos pieds le ferment de vous aimer toujours. LETTRE LXIX. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. Billet écrit au crayon, & recopiépar.Danceny. ^Vous me demandez ce que je fais; ie vous aime, & je pleure. Ma mere ne me parle plus; elle m'a öté papier, plume & encre; je me fers d'un crayon, qui par bonheur m'eft refté , & je vous écris fur un morceau de votre Lettre. II faut que j'approuve tout ce que vous avez fait; & je vous aime trop, pour ne pas prendre tous les moyens d'avoir de vos nouvelles, & de vous donner des miennes. Je n'aknois pas De ce... 10 Septembre 17.  62 Les Liaifons dangereufes. M. de Valmont, & je ne le croyois pas tant votre arm; je tacherai de m'accourumer k lui, & je 1'aimerai a caufe de vous, Te ne fais pas qui eft-ce qui nous a trahis; ce ne peut-être que ma femme-de-chambre ou mon ConfefTeur. Je fuis bien malheureufe: * nous partons demain pour la campagnej ignore pour combien de temps. Mon Dieu' ne vous plus voir! Je n'ai plus de place.' Adieu; tathez de me lire. Ces mots tracés au crayon s'effaceront peut-être, mais jamais les fentiments gravés dans mon cceur. De... ce 10 Septembre 17. LETTRE LXX. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. J'ai un avis important k vous donner» nia chere amie. Je foupai hier, comme vous favez, chez la Maréchale de.., : 0n y paria de vous, & j'en dis, non pas tout le bien que j'en penfe, mais tout celui que je n'en penfe pas. Tout le monde paroiffpic être de mon avis , & la converfation languifloit, comme il arrivé toujours quand on 33e du que du bien de fon prochain, lorf-  Les Liaifons dangereufes. 63 qu'il s'éleva un contradiétcur; c'écoic Prévan. A'Dieu ne plaile, dit-il en fe levant, „ que je douce de la fageffe de Madame „ de Merteuil f. mais j'oferois croire qu'elle „ la doit plus a fa légéreté qu'a fes prin„ cipes. II eft peut-être plus diffidle de „ la fuivre que de lui plaire; & comme „ on ne manque guere en courant après „ une femme , d'en rencontrer d'autres „ fur fon chemin; comme, a tout pren„ dre, ces autres-la peuvent valoir autanc „ & plus qu'elle; les uns font diftraits „ par un goüt nouveau , les autres s'ar„ rêtent de laiïitude; & c'eft peut-être la „ femme de Paris qui a eu le moins a fe „ défendre. Pour moi, ajouta-t-il, (en„ couragé par le fburire de quelques fera„ mes,3 je ne croirai a la vertu de Ma„ dameide Merteuil, qu'après avoir crevé „ fix chevaux a lui faire ma cour ". Cette mauvaife plaifanterie réuffit, comme toutes celles qui tiennent a la médifance; & pendant le rire qu'elle excitoit, Prévan reprit fa place, & la converfation générale changea. Mais les deux Comteflès de B..., auprès de qui étoit notre incrédule, en firent avec lui une converfation particuliere, qu'heureufement je me trouvois a portée d'entendre. Le défi de vous rendre fenfible a été  64 Les Liaifons dangereufes. accepté; la parole de tout dire a été donnée; & de toutes celles qui fe donneroient dans cette aventure , ce feroit fürement la plus religieufemenc gardée. Mais vous voi a bien avertie, & vous favez le proverbe. v II me refte a vous dire que ce Prévan que vous ne connoiffez pas, eft infiniment aimable, & encore plus adroit. Que fi quelquefois vous m'avez entendu dire le contraire, c'eft feulement quejenel'aime pas que je me plais a contrarier fes fuccès & que je n'ignore pas de quel poids eft mon iurfrage auprès d'une trentaine de nos femmes Je plus a la mode. En effet, je 1'ai empêché long-temps, par ce moyen, de paroltre fur ce que nous appellons le grand théfitre; & il faifoit des prodiges , fans en avoir plus de réputation. Mais féclat de fa tripje aventure, en fixant les yeux fur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquoit jufques-la , & 1 a rendu vraiment redoutable. C'eft enfin aujourd'hui Je feul homme, peut-être que je cra.ndroisde rencontrer fur mon chemin: & votre intérêt h part, vous me rendrez un vrai fervice de lui donner quelque ridicule chemin faifanr. Je Je JaifTe en bonnes mains,' « J ai 1 efpoir qu'a mon retour, ce fera un nomme noyé. Je vous promets en revanche, de mener  Les Liaifons dangereufes. 65 ft bien 1'aventure de votre pupille, & de m'occuper d'elle au tant que de ma belle prude. Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation. Toute fa lettre annonce le defir d'être trompée. II eft impoflïble d'en offrir un moyen plus commode & auffi plus ufé. Elle veut que je fois fon ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles & difficiles , je ne prétends pas 1'en tenir quitte ft fi bon marché; & affurément je n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour terminer par une féduétion ordinaire. Mon projet , au contraire , eft qu'elle fente, qu'elle fente bien la valeur & 1'étendue de chacun des facrifices qu'elle me fera; de ne pas la conduire fi vite, que le remords ne puifie la fuivre ; de faire expirer fa vertu dans une lente agonie; de la fixer fans ceffe fur ce défolant fpectacle , & de ne lui accorder le bonheur de m'avoir dans fes bras, qu'après 1'avoir forcée ft n'en plus diffimuler le defir. Au fait, je vaux bien peu, fi je ne vaux pas la peine d'être demandé. Et puis-je me venger moins d'une femme hautaine, qui femble rougir d'avouer qu'elle adore? J'ai donc refufé la précieufe amitié, & m'en fuis tenu ft mon titre d'Amant. Comme je ne me diffimule point que ce titre, qui ne paroit d'abord qu'une difpute de  66 Les Liaifons dangereufes. mots, eft pourtant d'une importance réelle a obtenir, j'ai mis beaucoup de foin a ma lettre , & j'ai tiché d'y répandre ce délordre, qui peut feul peindre le fentiment. J ai enfin déraifonné le plus qu'il m'a été poffible : car fans déraifonnement, point de tendreflë; & c'eft , je crois, par cette raifon, que les femmes nous font fi fupérieures dans les Lettres d'amour. J'ai fini la mienne par une cajolerie, & c eft encore une fuite de mes profondes obfervations. Après que le cceur d'une femme a été exercé quelque temps, il a beloin de repos; & j'ai remarqué qu'une cajolerie étoit , pour toutes, 1'oreiller le plus doux a leur offrir. Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres a me donner pour la Comteflè de.*.., je m'arrêterai chez elle, au moins pour diner. Je fuis faché de partir fans vous voir. Faites-moi paffèr vos fubhmes inftructions, &aidez-moi de vos fages confeils dans ce moment décifif. Sur-tout, défendez-vous de Prévan- & puiffé-je un jour vous dédommager de' ce facnfice.' Adieu. - De ce... ii Septembre 17.,. SHÉ  Les Liaifons dangereufes. 67 LETTRE LXXL Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. M on écourdi de Chaffèur n'a-t-il pas laifie mon porte - feuille a Paris! Les Lettres de ma Belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout eft refté, & j'ai befoin de tout. II va partir pour réparer fa fottife; & tandis qu'il felle fon cheval, je vous raconterai mon hiftoire de cette nuit: car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps. L'aventure par elle-même eft bien peu de chofe j ce n'eft qu'un rechauffé avec Ia Vicomteffè de M... Mnis elle m'a iméreffé par les détails. Je fuis bien-aife d'ailleurs de vous faire voir que fi j'ai Ie talent de perdre les femmes, je n'ai pas moins, quand je veux, celui de les fauver. Le parti le plus difficile ou le plus gai, eft toujours celui que je prends; & je ne me reproche pas une bonne aftion , pourvu qu'elle m'exerce ou m'amufe. J'ai donc trouvé la Vicomteffè ici; & comme elle joignoit fes inftances aux per» fécudons qu'on me faifoit pour paffer Ia  68 Les Liaifons dangereufes. nuk aui CMteau : „ Eh bien, j'y confens, „ Jui dis-je, a condition que je Ja pafTerai „ avec vous. — Cela m'eft impoffible, me » répondk-elle, VrefTac eft ici ". JufquesIa je n'avois cru que Jui dire une honnêteté : mais ce mot d'impoffible me révolta comme de coutume. Je me fentis humilié d etre facrifié a VrefTac, & je réfolus de ne Ie pas foufFnr : j'infiftai donc. Les circonftances ne m'étoient pas favorables. Ce VrefTac a eu la gaucherie de donner de 1 onbrage au Vicomte; en forte que la Vicomrefle ne peut plus Je recevoir chez elle : & ce voyage chez Ja bonne Comteffe avoit été concerté entr'eux pour tacher d y dérober quelques nuits. Le Vicomte avoit même d'abord montré de {'humeur d'y rencontrer V-efTac; mais comme rteft encore plus chafTeur que jaloux il n en eft pas moins refté : & la ComtefTe toujours telle que vous la connoifiez, après' avoir Jogé la femme dans ie rrand corridor, a mis le mari d'un cóté & 1'amantde Iautre, & les a laifTes s'arranger entr'eux Le mauyaisdeftin de tous deux a voulu que' je fuffè logé vis-a-vis. Ce jour-la même, c'eft-a-dire hier, Vreflac, qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomte, chafToit avec Jui, maWé fon peu de goüt pour la chalTe, & comptoit bien fe confoler la nuit, entre les bra<= de  Les Liaifons dangereufes. 69 la femme, de 1'ennui que le mari lui caufoit tout le jour : mais moi, je jugeai qu'il auroic befoin de repos, & je m'occupai des moyens de décider fa Maitreffe a lui laiflèr le temps d'en prendre. Je réuffis, & j'obtins qu'elle lui feroit une querelle de cette même partie de chaffe, a laquelle, bien évidemment, il n'avoit confenti que pour elle. On ne pouvoit prendre un plus mauvais prétexte : mais nulle femme n'a mieux que la Vicomteffè, ce talent commun a toutes, de mettre 1'humeur a la place de Ia raifon, & de n'être jamais fi difficile a appaifer que quand elle a rort. Le moment d'ailleurs 11'étoit pas commode pour les explications; & ne voulant qu'une nuit, je confentois qu'ils fe raccommodaffent le lendemain. VrefTac fut donc boudé a fon retour. II voulut en demander Ia caufe, onle querella. II eflaya de fe juflifier : le mari qui étoit préfent, fervit de prétexte pour rompre la converfation ; il tenta enfin de profiter d'un moment oü le mari étoit abfent, pour demander qu'on voulut bien 1'entendre le foir: ce fut alors que Ia Vicomteffè devint fublime. Elle s'indigna contre Taudace des hommes, qui, paree qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme, croient avoir le droit d'en ibufer encore, même alors qu'elle a a fé  70 Les Liaifons dangereufes. plaindre d'eux; & ayanc changé de thefè par cette adrefie, elle paria fi bien déiicateflè & fentiment, que VrefTac refta muet & confus; &que moi-même je fus tentéde croire qu'elle avoit raifon : car vous faurez que, comme ami de tous deux, j'étois en tiers dans cette converfation. Enfin, elle déclara pofitivemenc qu'elle n'ajouteroit pas les fatigues de l'amour ft celles de la chaflè, & qu'elle fe reprocheroit de troubler d'auffi doux plaifirs. Le mari rentra. Le défolé Vreffac, quin'avoic plus la liberté de rêpondre, s'adreffa ft moi; & après m'avoir fort longuement conté fes raifons, que je favois aufli-bien que lui, il me pria de parler ft la Vicomteffè, & je le lui promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut pour la remercier, & convenir avec elle de 1'heure & des moyens de notre rendezvous. Elle me dit que, logée entre fon mari & fon amant, elle avoit trouvé plus prudent d'aller chez Vreffac, que de le recevoir dans fon appartement; & que puifque je logeois vis-ft-vis d'elle, elle croyoic plus fur auffi de venir chez moi; qu'elle s'y rendroit aufli-tót que fa Femme-de-chambre 1'auroit laiffée feule; que je n'avois qu'a tenir ma porte entr'ouverte, & 1'attendre. Tout s'exécuta comme nous en étions  Les Liaifons dangereufes. 71 convenus, & elle arriva chez moi vers une heure du macin, ...... Dans le limple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au fommeil (i); Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrêce pas aux détails de la nuit: mais vous me connoiflez, & j'ai été content de moi. Au point du jour, il a fallu fe féparer. C'eft ici que 1'intérêt commence. L'étourdie avoit cru lailTèr fa porte entr'ouverte, nous la trouvÉmes fermée, & la cief étoit reftée en-dedans: vous n'avez pas d'idée de Fexpreflïon de défefpoir avec laquelle la Vicomteflè me dit aufli-tot : „ Ah! je fuis „ perdue ". II faut convenir qu'il eut été plaifant de la laiffèr dans cette fituation: mais pouvois-je fouffrir qu'une femme füt perdue pour moi, fans 1'être par moi? Et devois-je, comme le commun des hommes, me laiffèr maitrifer par les circonftances ? II falloit donc trouver un moyen. Qu'euffiezvous fait, ma belle amie? Voici ma conduite, & elle a réuffi. J'eus bientöt reconnu que la porte en queftion pouvoit s'enfoncer, en fe permettant de faire beaucoup de bruit. j'obtins donc de la Vicomteffè, non fans peine, {1) Racine, Tragédie de BriunnUus.  72 Les Liaifons dangereufes. qu'elle jetteroic des crispercants & d'effroi comme au voleur, a Vajfajfin, &c. &c.' Ec nous convïnmes qu'au premier cri, j'enfoncerois la porte, & qu'elle courroita fon lit. Vous ne fauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu'elle eüt confenti. II fallut pourtant finir paria, & au premier coup depiedla porte céda. La VicomtefTe fit bien de ne pas perdre de temps; car au même inflant, le Vicomte & Vreffac furent dans le corridor; & la Femme-de-chambre accourut auffi a la chambre de fa maïtreflè. J'étois feul de fang froid, & j'en profitai pour aller éteindre une veilleufe qui bruloit encore & la renverfer par terre; car vous jugez combien il eüt été ridicule de feindre cette terreur panique, en ayant de la lumiere dans fa chambre. Je querellai enfuite le mari & 1'amant fur leur fommeil léthargique , en les amarant que les cris auxquels j'étois accourus, & mes efforts pour enfoncer la porte, avoient duré au moins cinq minutes. La VicomtefTe qui avoit retrouvé fon courage dans fon lit, me feconda aflèz bien, & jura fes grands Dieux qu'il y avoit un voleur dans fon appartement; elle protefta avec plus de fincéricé, que de la vie elle n'avoit eu tant de peur. Nous cherchions par-tout  Les Liaifons dangereufes. 73 par-tout & nous ne trouvions rien, lorfque je fis appercevoir la veilleufe renverfée, & conclus que, fans doute, un rat avoit caufé le dommage & Ia frayeur; mon avis paffit tout d'une voix; & après quelques plaifanteries rebattues fur les rats , le Vicomte s'en alla le premier regagner fa chambre & fon lit, en priant fa femme d'avoir a 1'avenir des rats plus tranquilles. Vreffac, reftéfeul avec nous, s'approchs de la Vicomteffè pour lui dire tendrement que c'étoit une vengeance de 1'Amour; k quoi elle répondit, en me regardant: „ II „ étoit donc bien en colere , car il s'eft . „ beaucoup vengé; mais, ajouta-t-elle, je „ fuis rendue de fatigue, & je veux dor- mir " J'étois dans un moment de bonté ; en conféquence , avant de nous féparer , je plaidai la caufe de Vreffac, & j'amenai le raccommodement. Les deux amants s'embrafferent, & je fus a mon tour embraffe par tous deux. Je ne me fouciois plus des baifers de la Vicomteffè : mais j'avoue que celui de Vreffac me fit plaifir. Nous fortimes enfemble; & après avoir recu fes longs remerciments, nous allames chacun nous remettre au lit. Si vous trouvez cette hiftoire plaifante, je ne vous en demandé pas le fecret. A préfent que je m'en fuis amufé, il eft jutte Partie II. D  ^4 Les Liaifons dangereufes. que le public aic fon tour. Pour le moment je ne parle que de 1'hifloire; peut-êcre bientöt en dirons-nous autant de 1'héroïne. Adieu, il y a une heure que mon Chaffeur attend; je ne prends plus que le moment de vous embraffer, & de vous recommander fur-tout de vous garder de Prévan. Du chdteau, ce 13 Septemhre 17.., LETTRE LX XII. Le Chevalier Danceny d Cêcils Volanges. ( Remife feulement Je 14.) O m a C éc 1 le ! que j'envie le fort de Valmont ! demain il vous verra. C'eft lui qui vous remettra cette Lettre; & moi, languiffant loin de vous, je trafnerai mapénible exiflence entre les regrets & le malheur. Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi de m>:s maux; fur-tout plaignezmoi des vótres; c'eft contr'eux que le courage m'abandonne. Qu'il m'eft affreux de caufer votre malheur ! fans moi vous feriez heureufe & tranquille. Me pardonnez-vous? dites! ah! di-  Les Liaifons dangereufes. 75 tes que vous me pardonnez; dices-moi auffi, que vous m'aimez , que vous m'aimerez toujours. J'ai befoin que vous me le répétiez. Ce n'eft pas que j'en dotue : mais il me femble que plus on en eft fur, &plus il eft doux de fe 1'entendre dire. Vous m'aimez, n'eft-ce pas? oui, vous m'aimez de toute votre ame. Je n'oublie pas que c'eft la derniere parole que je vous ai entendu prononcer. Comme je 1'ai recueillie dans mon cceur! comme elle s'y eft profondérient gravée! & avec quels tranfports le mien y a répondu ! Hélas! dans ce moment de bonheur, j'étois loin de prévoir le fort affreux qui nous attendoit. Occupons nous, ma Cécile, des moyens de 1'adoucir. Si j'en crois mon ami, il fuffira pour y parvenir, que vous preniez en lui une confiance qu'il mérite. J'ai été peiné, je 1'avoue, de 1'idée défavantageufe que vous paroiffez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions de votre Maman : c'étoit pour m'y foumettre que j'avois négligé, depuis quelque temps, eet homme vraiment aimable, qui aujourd'hui fait tout pour moi; qui enfin travaille a nous réunir, lorfque votre Maman nous a féparés. Je vous en conjure , ma chere amie, voyez-le d'un oeil plus favorable. Songez qu'il eft mon umi, qu'il veut être le vötre , qu'il peut Dij  76 Les Liaifons dangereufes. me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raifons ne vous ramenenc pas, ma Cécile, vous ne m'aimez pas amant que je vous aime, vous ne m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah ! fi jamais vous deviez m'aimer moins Mais non, le cceur de ma Cécile eft a moi , il y eft pour la vie ; & fi j'ai a craindre les peines d'un amour malheureux, fa conftance au moins me fauvera les tourments d'un amour trahr. Adieu, ma charmante amie; n'oubliez pas que je fouffre, & qu'il ne tient qu'Jt vous de me rendre heureux, parfaitemenc heureux. Ecoutez le vceu de mon cceur, & recevez les plus tendres baifers de l'amour. Paris, ce u Septembre 17... LETTRE LXXIII. Le Vicomte de Valmont a Cécile Volanges. ( Joint'e ó la précédent e.~) L'ami qui vous fert a fu que vous n'aviez rien de ce qu'il vous falloit pour écrire, & il y a déja pourvu. Vous trouverez  Les Liaifons dangereufes. 77 dans 1'anti-chambre de 1'appartement que vous occupez, fous la grande armoire a main gau'.he, une provifion de papier, de plumes & d'encre , qu'il renouvellera quand vous voudrez, & qu'il lui lemble que vous pouvez laiffèr a cette même place, fi vous n'en trouvez pas de plus füre. II vous demandé de ne pas vous offenfer, s'il a fair de ne faire aucune attention a vous dans le cercle, & de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paroit néceffaire pour infpirer la fécurité dont il a befoin, & pouvoir travailler^plus efficacement au bonheur de fon ami & au votre. II tachera de faire naitre les occafions de vous parler, quand il aura quelque chofe a vous apprendre ou a vous remettre; & il efpere y parvenir, fi vous mettez du zele a le feconder. II vous confeille auffi de lui rendre, a mefure, les Lettres que vous aurez recues, afin de rifquer moins de vous compromettre. II finit par vous affurer que, fi vous voulez lui donner votre confiance, il mectra tous fes foins a adoucir Ia perfécution qu'une mere trop cruelle fait éprouver a deux perfonnes, dont 1'une eft déja fon meilleur ami, & 1'autre lui paroïc mériter 1'intérêt le plus tendre. Au chdteau de... ce i^Septembre 17... D iij  ?8 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXXIV. 'La Marquife de Merteuil au Picomte de Valmont. J->h! depuis quand, mon ami, vous efJrayez-vous fi facilement ? ce Prévan eft donc bien redoutable? Mais voyez combien je fuis fimp'e & modefte! Je 1'ai rencontré fouvent, ce fuperbe vainqueur; a peine 1'avois-je regardé! II ne falloit pas moins que votre Lettre pour m'y faire faire attention. J'ai réparé mon injuftice hier. 11 étoit ft 1'Opéra, prefque vis-a-vis de moi, & je m en fuis occupée. II eft joli au moins mais très-joli; des traits fins & déiicats! il doit gagner ft être vu de prés. Et vous dites qu'il veut m'avoir! afiurément il me fera honneur & plaifir. Sérieufement, j'en ai fantaifie, & je vous confie ici que j'ai fait les premières démarches. Je ne fais pas fi elles réufliront. Voilft le fait. II étoit ft deux pas de moi, ft la fortie de 1 Opera, & j'ai donné, très-haut, rendezvous ft la Marquife de... pour fouper le vendredi chez la Maréchale. C'eft, je crois, la feule maifon ou je pevv le rencontrer. Je ne doute pas qu'il ne m'ait entendu.,, Si  Les Liaifons dangereufes. 79 1'ingrat alloit n'y pas venir? Mais, dices-moi donc, croyez-vous qu'il y vienne? Savezvous que s'il n'y vient pas, j'aurai de 1'humeur toute la foirée? Vous voyez qu'il ne trouvera pas tant de diffkulté d me fuivre; & ce qui vous étonnera davantage, c'eft qu'il en trouvera moins encore a me plaire. II veut, dit-il, creverfix chevaux a me faire fa cour! Oh! je fauverai la vie a ces chevaux-la. Je n'aiirai jamais la patience d'attendre fi long-temps. Vous favez qu'il n'eft pas dans mes principes de faire janguir , quand une fois je fuis décidée, & je le fuis pour lui. Oh! ca, convenez qu'il y a plaifir \ me parler raifon! Votre avis important n'a-t-f pas un grand fuccès ? Mais que voulez-vous? je végete depuis fi long-temps! II y a plus de fix femaines que je ne me fuis pas permis une gaieté. Celle-la fe préfente; puisje me la refufer? le fujet n'en vaut-il pas la peine? en eft-il de plus agréable, dans quelque fens que vous preniez ce mot? Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre juftice : vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien, je m'établis juge entre vous deux : mais d'abord il faut s'inftruire, & c'eft ce que je veux faire. Je ferai juge integre, & vous ferez pefés tous deux dans la même balance. Pour vous, j'ai déja vos mémoires, & votre affaire eft parfaiteD iv  J?o Les Liaifons dangereufes. ment inftruite. N'eft-il pas jufle que je in'occupe a préfent de votre adverfaire? Allons executez-vous de bonne grace; &, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle eft cette triple aventure dont il eft Ie heros. Vous m'en parlez. comme fi je ne connoiüp» autre chofe, & je n'en fais pas Ie premier mot. Apparemment elle fe fera paüee pendant mon voyage a Geneve, & votre jaloufie vous aura empêché de me 1'écnre. Réparezcette faute au plutót; fongez que rien de ce qui Vintèrejfe ne rnefl étranger. I! me femble bien qu'on en parloit encore a mon retour : mais j'étois occupée d autre chofe, & j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'eft pas du jour ou de Ja veille. Quand ce que je vous demandé vous contrarieroit un peu, n'eft-ce pas Ie moindre pnx que vous deviez aux foins que je me luis donnés pour vous? ne font-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Préfidente, quand vos fottifes vous en avoient éloigné ? n'eft-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains de quoi vous venger du zele amer de Madame de Volanges? Vous vous êtes plaint fi fouvent du temps que vous perdiez a aller chercher vos aventures! A préfent vous les avez fous la main. L amour, Ia haine, vous n'avez qu'a choiIir, tout couche fous le même toit; & vous  Les Liaifons dangereufes. 8t pouvez, doublant votre exiftence, carefièr d'une main, & frapper de 1'autre. C'eft même encore ft moi que vous devez 1'aventure de la VicomtefTe. J'en fuis affez contente : mais, comme vous dites, il faut qu'on en parle; car fi 1'occafion a pu vous engager, comme je le conc;ois, ft préférer pour le moment le myftere ft 1'éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritoit pas un procédé fi honnête. J'ai d'ailleurs ft m'en plaindre. Le Chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrois; & par beaucoup de raifons, je ferai bien-aife d'avoir un prétexte pour rompre avec elle : or il n'en eft pas de plus commode, que d'avoir ft dire : On ne peut plus voir cette femme-ift. Adieu, Vicomte; fongez que, placé ou vous êtes, le temps eft précieux : je vais employer le mien ft m'occuper du bonheur de Prévan. Paris, ce 15 Septembre 17... JD v  82 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXXV. Cecile Volanges d Sophie Carnav. (Nota.... Dans cette Lettre , Cécile Vb' langes rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui eft relatifd elle dans les événements que le Le&eur a vus d la Lettre LIX & fuiv. On a cru devoir Jupprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont, & elle s exprime ainfi i) . . . . j e t'aflïire que c'eft un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal; mais Ie Chevalier Danceny en dit beaucoup de bien , & je crois que eelt lui qui a raifon. Je n'ai jamais vu f homme auffi adroit. Quand il m'a rendu la Lettre de Danceny, c'étoit au milieu de torn le monde, & perfonne n'en a rien vu i il elt vrai que j'ai eu bien peur, paree que je n étois prévenue de rien : mais a préfent je m y attendrai. J'ai déja fort bien compris comment il vouloit que je fiffè pour lui remettre ma réponfe. II eft bien facile de s'ensendre avec lui, ear il a un regard qui dit  Les Liaifons dangereufes. 8$ Eout ce qu'il veut. Je ne fais pas commenc il faic : il me difoic dans le billet dont je t'ai parlé, qu'il n'auroit pas 1'air de s'occuper de moi devant Maman : en effet, on diroic toujours qu'il n'y fonge pas; & pourtant toutes les fois que je cherche fes yeux, je fuis füre de les rencontrer tout de fuite. II y a ici une bonne amie de Maman , que je ne connoiflbis pas, qui a aufli fair de ne guere aimer M. de Valmont, quoiqu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai peur qu'il ne s'ennuie bientdt de la vie qu'on mene ici, & qu'il ne s'en retourne a Paris; cela feroit bien facheux. II faut qu'il ait bien bon cceur d'être venu exprès pour rendre fervice a fon ami & a moi! Je voudrois bien lui en témoigner ma reconnoiffance , mais je ne fais comment faire pour lui parler; & quand j'en trouverois 1'occafion, je ferois (1 honteufe, que je ne faurois peut-être que lui dire. II n'y a que Madame de Merteuil avec qui je parle librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même qu'avec toi, a qui je dis tout, fi c'étoit en caufant, je ferois embarraffée. Avec Danceny lui-même, j'ai fouvent fenti, comme malgré moi» une certaine crainte qui m'empêchoit de lui dire tout ce que je penfois. Je me le teproche bien a préfent, & je donnerois tout: au monde pour irouver. le moment de lui D vj,  #4 Les Liaifons dangereufes. dire une fois, une feule fois, combien je 1'aime. M. de Valmont lui a premis que, fi je me laiffois conduire, il nous procureroic 1'occafion de nous revoir. Je ferai bien affez ce qu'il voudra; mais je ne peux pas concevoir que cela foit poffible. Adieu , ma bonne amie; je n'ai plus de place (i). Du chdteau de... ce 14 Septembre 17... LETTRE LXXVI. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. O u votre Lettre eff un perfifflage, que je n'ai pas compris; ou vous étiez, en me 1'écrivant, dans un délire très-dangereux. Si je vous connoiffois moins, ma belle amie, je ferois vraiment trè> - effrayé; & quoique vous en puiflïez dire, je ne ra'effrayerois pas trop facilement. (1) Mlle. de Volanges ayant peu de temps après shangé de confidente, comme on le verra par la fuite de ces Lettres, on ne trouvera plus dans ce Recueil aucime de celles qu'elle a continué d'éorire a fon amie du Couvent; elles n'apprendroient ri«n au Lefteur.  Les Liaifons dangereufes. 85 J'ai beau vous lire & vous relire , je n'en fuis pas plus avancé; car, de prendre votre Lettre dans le fens naturel qu'elle préfente, il n'y a pas moyen. Qu'avezvous donc voulu dire ? Eft - ce feulement qu'il étoit inutile de fe donner tant de foins contre un ennemi fi peu redoutable ? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan eft réellement aimable; il 1'eft plus que vous ne le croyez : il a fur-tout le talent très-utile d'occuper beaucoup de fon amour , par 1'adreffe qu'il a d'en parler dans le eerde , & devant tout le monde, en fe fervant de la première converfation qu'il trouve. II eft peu de femmes qui fe fauvent alors du piege d'y rêpondre , paree que toutes ayant des prétentions a la fineffe, aucune ne veut perdre 1'occafion d'en montrer. O, vous favez afiez que femme qui confent a parler d'amour, finit bientót par en prendre, ou au moins par fe conduire eomme fi elle en avoit. II gagne encore par cette méthode qu'il a réellement perfectionnée, d'appeller fouvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur déiaite ; & cela , je vous en parle pour 1'avoir vu. Je n'étois dans le fecret que de la feconde main; car jamais je n'ai été iié avec Prévan: mais enfin, nous y édons fix: & la  86 Les Liaifons dangereufes. ComtefTe de P...., tout en croyant fe bien fine, & ayant 1'air en effet, pour tout ce qui n'écoic pas inftruit, de tenir une converfation générale, nous raconta dans le plus grand détail, & comme quoi elle s'étoit rendue a Prévan, & tout ce qui s'étoit paffe entr'eux. Eile faifoit ce récit avec une telle fécurité, qu'elle ne fut pas même troublée par un fourire qui nous prit a tous fix en même temps; & je me fouviendrai toujours qu'un de nous ayant voulu, pour s'excufer, feindre de douter de ce qu'elle difoit, ou plutóc de ce qu'elle avoit 1'air de dire, elle répondit gravement qu'a coup fur nous n'étions aucun auffi bien infiruits qu'elle; & elle ne craignit pas même de s'adrefiera Prévan, pour lui demander fi elie s'étoit trompée d'un mor. J'ai donc pu croire eet homme dangereux pour tout ie monde : mais pour vous, Marquife , ne fuffiroit-il pas qu'il füt joli, très-joli, comme vous le dites vous-même? ou qu'il vous fit une de ces attaques, que vous vous plaifez quelquefois a récompenfer . fans autre motif que de les trouver bien^ fait es ? ou que vous euffiez trouvé plaifant de vous rendre par une raifon queleonque? ou... que fais-je? puis-je deviner les mille & mille caprices qui gouvernent la tête d'une femme, & par qui feuls vous Mmz encore a votre fexe ? A préfent que  Les Liaifons dangereufes. 87 vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en fauviezfacilement: mais pourtant fa!loit-il vous avertir. Je rcviens donc ft mon texte, qu'avez - vous voulu dire? - Si ce n'eft qu'un perfifflage fur Prévan» outre qu'il eft bien long, ce n'étoit pas visa-vis de moi qu'il étoit utile; c'eft dans le monde qu'il faut lui donner quelque bon ridicule, & je vous renouvelle ma priere k ce fujer. Ah ! je crois tenir Ie mot de 1'énigme ! votre Lettre eft une prophétie, non de ce que vous ferez , mais de ce qu'il vous croira prête ft faire au moment de la chüte que vous lui préparez. J'approuve affez ce projet;, il exige pourtant de grands ménage ments. Vous favez comme moi que, pour 1'effet public, avoir un homme ou recevoir fes foins, eft abfolument la même chofe, ft moins que eet homme ne foit un fot; & Prévan ne 1'eft pas, ft beaucoup prés. S'il peut gagner feulement une apparence, il fe vantera, & tout fera dit. Les fots y croiront, les méchants auront 1'air d'y croire ; quelles feront vos reflources? Tenez, j'ai peur. Ce n'eft pas que je doute de votre adreffe : mais ce font les bons nageurs qui fe noient. Je ne me crois pas plus bete qu'un auKe; des moyens de désbonorer une femme ?  88 Les Liaifons dangereufes. j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille: mais quand je me fuis occupé de chercher commenc elle pourroic s'en fauver, je n'en ai jamais vu la poffibilicé. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite eft un chefd'ceuvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué. Mais après tout, je cherche peut-être une raifon a ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite férieufement ce qui n'eft, a coup fur, qu'une plaifanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi! Hé bien, foit; mais dépêchez-vous, & parions d'autre chofe. D'autre chofe ! je me trompe , c'eft toujours de la même; toujours des femmes a avoir ou aperdre, & fouvent tous les deux. J'ai ici, comme vous 1'avez fort bien remarqué, de quoi m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec la même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l'amour. La petite Volanges eft rendue, j'en réponds; elle ne dépend plus que de 1'occafion, & je me charge de la faire naicte. Mais il n'en eft pas de même de Madame de Tourvel : cette femme eft défolante, je ne la concois pas; j'ai cent preuves de fon amour, mais j'en ai mille de fa réfiftance; & en vérité , je crains qu'elle ne m'échoppe. Le premier effet qu'avoit produit mon  Les Liaifons dangereufes. 89 retour, me faifoit efpérer davamage. Vous devinez que je voulois en juger par moimême; & pour m'affurer de voir les premiers mouvemencs, je ne m'étois fait précéder par perfonne, & j'avois calculé ma route pour arriver pendant qu'on feroit a table. En effet, je tombai des nues, comme une Divinité d'Opéra qui vient faire un dénouement. Ayant fait affez de bruit en entrant pour fixer les regards fur moi, je pus voir du même coup-d'ceil la joie de ma vieille tante , le dépit de Madame de Volanges, & le plaifir déconrenancé de fa fille. Ma Belle, par la place qu'elle occupoit, tournoit le dos a la porte. Occupée dans ce moment a couper quelque chofe , elle ne tourna feulement pas la tête ,• mais j'adreffai la parole a Madame de Rofemonde, & au premier mot la fenfible Dévote ayant reconnu ma voix, il lui é-happa un cri dans lequel je crus reconnoïtre plus d'amour que de furprife & d'effroi. Je m'étois alors aflèz avancé pour voir fa figure : le tumulte de fon ame , le combat de fes idéés & de fes fentiments, s'y peignirent de vingt facons différentes. Je me mis a table a cöté d'elle; elle ne (avoit exacfement rien de ce qu'elle faifoit ni de ce qu'elle difoit. Elle efiaya de continuer de manger; if n'y eut pas moyen: enfin, moins d'un quart-d'heure  00 Les Liaifons dangereufes. après, fon embarras & fon plaifir devenant, plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de mieux que de demander permiffion de fortir de cabie, & elle fe fauva dans le pare, fous le prétexte d'avoir befoin de prendre 1 air. Madame de Volanges voulut 1'accompagner; la tendre Prude ne le permit pas : trop heureufe, fans doute, de trouver un prétexte pour être feule, & fe livrer fans contrainte a la douce émotion de fon cceur! J'abrégeai le diner le plus qu'il me fut poffible. A peine avoit-on fervi le deffert, que 1'infernale Volanges, preffée apparemment du befoin de me nuire, fe leva de fa place pour aller trouver la charmante malade : mais j'avois pré vu ce projet, & je le traverfai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général; & m'étant levé en même-temps, la petite Volanges & le Curé du lieu fe laifferent entrainer par ce doublé exemple ; en forte que Madame de Rofemonde fe trouva feule a table avec le vieux Commandeur de T..., & tous deux prirent auffi le parti d'en fortir. Nous altèmes donc tous rejoindre ma Belle, que nous trouvdmes dans le bofquet prés du Chateau; & comme elle avoit befoin de folitude & non de promenade, elle aima autant revenir avec nous, que nous faire refter avec elle. Dès que je fus afiuré que Madame de  Les Liaifons dangereufes. 91 Volanges n'auroic pas 1'occafion de lui parler feule, je fongeai ft exécuter vosordres, & je m'occupai des intéréts de votre pupille. Auffi-töt après le café, je montai chez moi, & j'entrai aufli chez les autres, pour reconnoïtre le terrein; je fis mes difpofitions pour affurer la correfpondance de la petite; & après ce premier bienfaic, j'écrivis un mot pour Ten inftruire & lui demander fa confiance; je joignis mon billet ft la Lettre de Danceny. Je revins au fallon. J'y trouvai ma Belle établie fur une chaife longue, & dans un abandon délicieux. Ce fpeétacle, en éveillant mes defirs,anima mes regards; je fentis qu'ils devoient être tendres & prtffants, & je me pkcai de maniere ft pouvoir en faire ufage. Leur premier effet fut de faire baifier les grands yeux modeftes de la célefte Prude. Je confidérai quelque temps cette figure angélique; puis, parcourant toute fa perfonne, je m'amufois ft deviner les contours & les formes ft travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être defcendu de la tête aux pieds, je remontois des pieds ft Ia tête... Ma belle amie, le doux regard étoit fixé fur moi; fur le champ il fe baiffa de nouveau : mais voulant en favorifer le retour , je détournai mes yeux. Alors s'établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l'amour timide, qui, pour fatisfaire le  92 Les Liaifons dangereufes. befoin mutuel de fe voir, permec aux regards de fe fuccéder en attendant qu'ils fe confondenc. Perfuadé que ce nouveau plaifir occupoit ma Belle toute entiere, je me chargeai de veiller a norre commune füreté: mais après m'être afiuré qu'une converfation affez vive nous fauvoit des remarques du cercle, je richai d'obtenir de fes yeux qu'ils parlaffenc franchement leur langage. Pour cela, je furpris d'abord quelque* regards , mais avec tant de réferve, que la modefHe n'en pouvoit être allarmée; & pour mettre la timide perfonne plus a fon aife, je paroiffois moimême auffi embarraffé qu'elle. Peu-a-peu nos yeux, accoutumés a fe rencontrer, fe fixerent plus long-temps; enfin, ils ne fe quitrerent plus, & j'appercus dans les fiens cette douce langueur, fignal heureux de l'amour & du defir: mais ce ne fut qu'un moment; & bientöt revenue a elle-même, eilechangea, non fans quelque honte, fon main tien & fon regard. ., ^e voulant PEs qu'elle put douter que j eufTe remarqué fes divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec 1'air de 1'efTroi, fi elle fe trouvoit mal. Auffi-töt tout le monde vint 1'entourer. Je les laiflai tous paffer devant moi; & comme la petite Volanges, qui travailloit a la tap:iTene auprès d'une fenêtre, eut befoin  Les Liaifons dangereufes. 93 de quelque temps pour quitte r (on métier, je faifis ce moment pour lui remettre la Lettre de Danceny. J'étois un peu loin d'elle; je jettai 1'épitre fur ftfj genoux. Elle ne favoit en vérité qu'en faire. Vous auriez trop ri de fon air de furprife & d'embarras; pourtant je ne riois point, car je craignois que tant de gaucherie ne nous trahit. iVlais un coupd'ceil & un gefte fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu'il falloit mettre le paquet dans fa poche. Le refte de la journée n'eut rien d'intéreffant. Ce qui s'eft pafTé depuis amenera peut-être des événements dont vous ferez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille : mais il vaut mieux employer fon temps a exécuter fes projets qu'a les raconter. Voila d'ailleursla huitieme page que j'écris, & j'en- fuis fatigué; ainfi, adieu. Vous vous doutez bien, fans que je vous le dife, que la petite a répondu a Danceny (i\ J'ai eu aufli une Réponfe de ma Belle, a qui j'avois écris le lendemain de mon arrivée. Ja vous envoie les deux Lettres. Vous les lirez ou vous ne les lirez pas: car ce perpétuel rabachage, qui déja ne m'amufe pas trop, doit être bien infipide pour toute perfonne défintéreffée. (1) Cette Lettre ne s'eft pas trouvée.  94 Les Liaifons dangereufes. Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup : mais, je vous en prie, fi vous me reparlez de Prévan , faites en forte que je vous entende. Du chdteau de... ce 17 Septembre 17... LETTRE LXXVII. Le Vicomte de Valmont d (a Préfidente de Tourvel. D 0 u peut venir, Madame, Ie foin cruel que vous mettezft me fuir?Comment fe peutil que 1'empreffement le plus tendre de ma part, n'obtienne de la vötre que des procédés qu'on fe permettroit ft peine envers 1'homme dont on auroit Ie plus ft fe plaindre? Quoi! l'amour me ramene ft vos pieds; & quand un heureux hafard me place ft cöté de vous, vous aimez mieux feindre une indïpofition, allarmer vos amis, que de confentir ft refter prés de moi! Combien de fois hier n'avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d'un regard? & fi un feul inftant j'ai pu y voir moins de févérité, ce moment a été fi court, qu'il femble que vous ayez voulu moins m'en  Les Liaifons dangereufes. 05 faire jouir, que me faire fentir ce que je perdois a en être privé. Ce n'eft-la, j'ofe le dire, ni le traitement que mérite l'amour, ni celui que peut fe permettre 1'amitié; & toutefois, de ces deux fentiments, vous favez fi 1'un m'anime; & j'étois, ce me femble, autorifé a croire que vous ne vous refufiez pas a 1'autre. Cette amitié précieufe, dont fans doute vous m'avez cru digne, puifque vous avez bien voulu me roffrir, qu'ai-je donc fait pour 1'avoir perdue depuis? me feroisje nui par ma confiance, & me punirezvous de ma franchife ? ne craignez-vous pas au moins d'abufer de 1'une & de 1'autre ? En effet, n'eft-ce pas dans le fein de mon amie que j'ai dépofé le fecret de mon cceur? n'eft-ce pas vis-h-vis d'elle feule , que j'ai pu me croire obligé de refufer des conditions qu'il me fuffifoit d'accepter, pour me donner la facilité de ne les pas terir, & peut-être celle d'en abufer utilement ? Voudriez-vous enfin, par une rigueur fi peu méritée, me forcer a croire qu'il n'eut fal3u que vous tromper pour obtenir plus d'indulgence? Je ne me repens point d'une conduite que je vous devois, que je me devois a moi-même; mais par quelle fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le fignal d'un malheur nouveau ?  5>6 Les Liaifons dangereufes. C'eft après avoir donné lieu au feul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j'ai eu, pour la première fois, a gémir du malheur de vous avoir déplu. C'eft après vous avoir prouvé ma foumiffion parfaite, en me privant du bonheur de vous voir uniquement pour raffurer votre délicateflè, que vous avez voulu rompre toute correfpondance avec moi, m oter ce foible dédommagement d'un facrifice que vous aviez exigé, & me ravir jufqu'a l'amour qui feul avoit pu vous en donner le droit. C'eft enfin après vous avoir parlé avec une fincérité, que 1'intérêt même de eet amour n'a pu affoiblir, que vous me fuyez aujourd'hui comme un féduéteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie. Ne vous lafferez-vous donc jamais d'être injufte ? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter a tant de févérité, & ne refufez pas de me difter les ordres que vous voulez que je fuive; quand je m'engage a les exécuter, eft ce trop prétendre que de demander a les connoïtre ? De... ce 15 Septembre 17... Lettre  Les Liaifons dangereufes. 97 LETTRE LXXVIIL La Prêfidente de Tourvel au Vicomte de Va lm ont. V ous paroiflèz, Monfieur, furpris de ma conduite, & peu s'en faut même que vous ne m'en demandiez compte, comme ayant le droit de la b'amer. J'avoue que je me ferois crue plus autorifée que vous a m'étonner & a me plaindre; mais depuis le refus contenu dans votre derniere Réponfe, j'ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laiffe plus lieu aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez deséclairciffèments, & que, graces au Ciel, je ne fens rien en moi qui puiffe m'empêcber de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous. Qui liroit vos Lettres, me croiroit injufte ou bizarre. Je crois mériter que perfonne n'ait cette idéé de moi; il me femble furtout que vous étiez moins qu'un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez fenti qu'en néceifitant ma juftification, vous me forciez a rappeller tout ce qui s'eft paffé entre nous. Appareraraent vous avez cru Partie IL E  9 8 Les Liaifons dangereufes. n'avoir qu'a gagner a eet examen : comme, de mon cóté, je ne crois pas avoir a perdre, au moins a vos yeux, je ne crains pas de m'y livrer. Peut-être elt-ce, en effet, le feul moyen de connoïtre qui de nous deux a le droic de fe plaindre de 1'autre. A compter, Monfieur, du jour de votre arriyée dans ce chateau, vous avouerez, je crois, qu'au moins votre réputation m'autorifoit a ufer de quelque réferve avec vous; & que j'aurois pu, fans craindre d'être taxée d'un excès de pruderie, m'en tenir aux feulcs expreffions de Ia politeffè la plus froide. Vous-même m'euffiez traitéeavec indulgence, & vous euffiez trouvé fimple qu'une lemme auffi peu formée, n'eüt pas même le mérité néceflaire pour apprécier le votre. C'étoit fürement ia le parti de la prudence; & il m'eüt d'autant moins coüté a fuivre, que je ne vous cacherai pas que, quand Madame de Rofemonde vim me faire part de votre arrivée, j'eus befoin de roe rappeller mon amitié pour elle, & celle qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laiffèr voir combien cette nouvelle me contrarioit. Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d'abord fous un afpect plus favorable que je ne l'avois imaginé; mais vous conviendrez a votre tour qu'il a bien peu duré, & que vous vous êtes bientöt lalTé  Les Liaifons dangereufes. d'une contrainre, donc apparemment vous ne vous êtes pas cru fuffifammenc dédommagé par 1'idée avantageufe qu'elle m'avoit faic prendre de vous. C'eft alors qu'abufanc de ma bonne foi, de ma fécuricé, vous n'avez pas craint de m'enrretenir d'un fentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvaflè offenfée; & moi, tandis que vous ne vous occupiez qu'a aggraver vos torts en les multipliant, je cherchois un motif pour les oublier, en vous offrant 1'occafion de les réparer , au moins en partie. Ma demandé étoit fi jufte, que vous-même ne crütes pas devoir vous y refufer : mais vous faifant un droit de mon indulgence, vous en profitates pour me demander une permiffion, que, fans doute, je n'aurois pas dü accorder, & que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mifes, vous n'en avez tenu aucune; & votre correfpondance a été telle, que chacune de vos Lettres me faifoit un devoir de ne plus vous rêpondre. C'eft dans le moment même oü votre obftination me forgoit a vous éloigner de moi, que, par une condefcendance peut-être btèmable, j'ai tenté le feul moyen qui pouvoit me permectre de vous en rapprocher : mais de quel prix eft a vos yeux un fentiment honnête? Vous méprifez 1'amitié \ & dans votre folie ivrefE ij  ioo Les Liaifons dangereufes. fe, comptant pour rien les malheurs & Ia home, vous ne cherchez que des plaifirs & des vicïimes. Auffi léger dans vos démarches, qu'inconféquent dans vos reproches, vous oubliez vos promefies, ou plutöt vous vous faices un jeu de les violer; & après avoir confenti ft vous éloigner de moi, vous revenez ici fans y être rappellé, fans égard pour mes prieres, pour mes raifons, fans avoir même 1'attention de m'en prévenir. Vous n'avez pas craint de m'expofèr ft une furprife dont 1'effet, quoique bien fimple afiurément, auroit pu être interprété défavorablemenc pour moi, par les perfonnes qui nous emouroient. Ce moment d'embarras que vous aviez fait naitre, loin de chercher a en difiraire, ou ft le difiiper, vous avez paru mettre tous vos foins ft 1'augmenter encore. A table, vous choififfez précifément votre place ft cöté de la mienne : une légere indifpofition me force d'en fortir avant les autres; & au-lieu de refpeder ma folitude , vous engagez tout le monde ft venir la troubler. Rentrée au fallon, fi je fais un pas, je vous trouve ft cóté de moi; fi je dis une parole, c'eft toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous fert de prétexte pour ramener une converfation que je ne voulois pas entendre, qui pouvoit même me compromet-  Les Liaifons dangereufes. ioi tre; car enfin, Monfieur , quelqu'adrefie que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent auffi le comprendre. Forcée ainfi par vous ft 1'immobilité & au filence, vous n'en continuez pas moins de me pourfuivre; je ne puis lever les yeux fans rencontrer les vöcres. Je fuis fans ceffe obligée de retourner mes regards; &, par une inconféquence bien incompréhenfible, vousfixez fur moi ceux du cercle, dans un moment oü j'aurois voulu pouvoir même me dérober aux miens. Et vous vous plaignez de mes procédés! & vous vous étonnez de mon emprefiement ft vous fuir! Ah ! bldmez-moi plutöt de mon indulgence , étonnez-vous que je ne fois pas partie au moment de votre arrivée. Je 1'aurois dü peut-être, & vous me forcerez ft ce parti violent, mais néceflaire, fi vous ne ceflèz enfin des pourfuites offenfantes. Non , je n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que je me dois , ce que je dois a des nceuds que j'ai formés, que je refpecle & que je chéris; & je vous prie de croire que, fi jamais je me trouvois réduite ft ce choix malheureux, de les facrifier ou de me facrifier moi-même, je ne balancerois pas un inftanr. Adieu, Monfieur. De ce... ld Sepiembre 17... E iij  102 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXXIX. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. Je comptois aller a la chaflè ce matin: mais il fait un temps déteftable. Je n'ai pour toute leéture qu'un Roman nouveau, qui ennuyeroit même une penfionnaire. On déjeünera au phitót dans deux heures; ainfi malgré ma longue Lettre d'hier, je vais encore caufer avec vous. Je fuis bien fur de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très-joli Prévan. Comment n'avez-vous pas fu ia fameufe aventure , celle qui a féparé les inféparables? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puifque vous la defirez. Vous vous fouvenez que tout Paris s etonnoit que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents, & pouvant avoir les mêmes prétentions, reftaflent intimement liées entr'elles depuis le moment de leur entrée dans Ie monde. On crut d'abord en trouver Ia raifon dans leur extréme timidité : mais bientót, et> tourées d'une cour nombreufe dont elles partageoient les hommages, & éclairées fur leur valeur par rempreffèmenc & leg foirs  Les Liaifons dangereufes. 103 dont elles étoient 1'objet, leur union n'en devint pourtant que plus forte; & 1'on eüt dit que le triomphe de 1'une étoit toujours celui des deux autres. On efpéroit au moins que le moment de l'amour ameneroit quelque rivalité. Nos agréables fe difputoient 1'honneur d'être la pomme de difcorde; & moi-même, je me ferois mis alors fur les rangs, fi la grande faveur oü la Comteffè de.... s'éleva dans ce même temps, m'eüt permis de lui être infidele avant d'avoir obtenu 1'agrément que je demandois. Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert; & loin qu'il excitat les orages qu'on s'en étoit promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéreffante, parle charme des confidences. La foule des prétendants malheureux fe joignit alors a celle des femmes jaloufes, & la fcandaleufe confiance fut foumife a la cenfure publique. Les uns prétendoient que dans cette fociété des inféparables (ainfi la nomma-t-on alors,) la loi fondamentale étoit la communauté des biens, & que l'amour même y étoit foumis; d'autres affuroient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne 1'étoient pas de rivales: on alla même jufqu'a dire qu'ils n'avoient été admis que par décence, & n'avoient obtenu qu'un titre fans fonctions. E iv  t04 Les Liaifons dangereufes. . Ces bruits, vrais ou faux, n'eurenc pas 1'effet qu'on s'en étoit promis. Les trois couples, au contraire, fentirent qu'ils étoient perdus s'ils fe féparoient dans ce moment; ils prirent le parti de faire tête a 1'orage. Le public, qui fe laffe de tout, fe laifa bientór d'une fatyre infructueufe. Emporté par fa légéreté naturelle , il s'occupa d'autres objets : puis, revenant a celui-ci avec fon ir.« conféquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout eft ds mode, 1'enthoufiafme gagna; il devenoitun vrai délire, lorfque Prévan entrepric de vénfier ces prodiges, & de fixer fur eux Popmion publique & la lienne. II rechercha donc ces modeles de perfeaion. Admis facilement dans leur fociété, il en dra un favorable augure. 11 favoit affez que les gens heureux ne font pas d'un acces fi faciie. II vit bientót, en eifet, que ce bonheur fi vanté étoit, comme celui des Rois, plus envié que defirable. II remarqua que, parmi ces prétendus inféparables, on commencoit a rechercher les plaifirs du dehors, qu'on s'y occupoit même de diftracnon ; & il en conclut que les liens d'amour ou d amitié étoient déja réiachés ou romPus' & que ceux de 1'amour-propre & de lhabitude confervoient feuls quelque force. ^ ^ Cependant les femmes, que Ie befoin  Les Liaifons dangereufes. 105 raffembloit, confervoiem entr'elles 1'apparence de la même intimité : mais les hommes , plus libres dans leurs démarches, retrouvoient des devoirs a remplir ou des affaires a fuivre ; ils s'en plaignoienc encore , mais ne s'en difpenfoient plus, & raremenc les foirées étoient completes. Cette conduite de leur part fut profitable a 1'aflidu Prévan, qui, placé naturelle-, ment auprès de la délaiffée du jour, trouvoic a offrir alternativement, & felon les circonftances, le même hommage aux trois amies. II fentit facilement que faire un choix entr'elles, c'étoit fe perdre; que la fauflè honte de fe trouver la première infidelle, eftaroucheroit la préférée ; que la vanité bleffée des deux autres, les rendroit ennemies du nouvel Amant, & qu'elles ne manqueroient pas de déployer contre lui la févérité des grands principes; enfin, que la jaloufie rameneroit a- coup fur les foins d'un rival qui pouvoit être encore a craindre. Tout fut devenu obftacle; tout devenoit facile daris fon triple projet; chaque femme étoit indulgente, paree qu'elle y étoit intéreffée; chaque homme,paree qu'il croyoit ne pas 1'être. Prévan, qui n'avoit alors qu'une feule femme a facrifier, fut affez heureux pour qu'elle prie de la célébrité. Sa qualité d'éuangere > & 1'hommage d'un grand Prince E. v  io6 Les Liaifons dangereufes. aiïèz adroiteraent refufé, avoient fixé fur elle 1'attention de la Cour & de la Viile; fon Amant en partageoit 1'honneur, & en profita auprès de fes nouvelles Maitreffes. La feule difficuhé étoit de mener de front ces trois intrigues, dont la marcbe devoit forcément fe régler fur la plus tardive; en effet, je tiens d'un de fes confidents, que fa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui fe trouva prête a éclore prés de quinze jours avant les autres. . Enfin, le grand jour arrivé. Prévan, qui avoit obtenu les trois aveux, fe trouvoit déja maitre des démarches , & les régla comme vous allez voir. Des trois maris, 1'un étoit abfent, 1'autre partoit le lendemaio au point du jour, le troifieme étoit a la Ville. Les inféparables amis devoient fouper chez la veuve future, mais le nouveau Maitre n'avoit pas permis que les anciens Serviteursy fuffent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des Lettres de fa Belle ; il accompagne 1'un du portrak qu'il avoit recu d'elle, le fecond d'un chiffre amoureux qu'elle-même avoit peint, 1-e troifieme d'une bouclé de fescheveux; chacune recut pour complet ce tiers de facrifice, &confentk, en échange,a envoyera 1'Amant difgracié, une Lettre éclatante de rupture. C'étoit beaucoup; ce n'ctok pas affez  Les Liaifons dangereufes. 107 Celle dont le mari étoit a la Ville ne pouvoit difpofer que de la journée : il fut convenu qu'une feinte indifpofition la difpenferoit d'aller fouper chez fon amie , & que la foirée feroit toute \ Prévan : la nuit fut accordée par celle dont le mari étoit abfent : & le point du jour , moment du départ du troifieme époux, fut marqué par la derniere, pour 1'heure du Berger. Piévan, qui ne négligé rien, court enfuite chez la belle étrangere, y porte & y fait naitre 1'humeur dont il avoit befoin, & n'en fort qu'après avoir établi une querelle qui lui affure vingt-quatre heures de liberté. Ses difpofitions ainfi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos; d'autres affaires 1'y attendoient. Les Lettres de rupture avoient été un coup de lumiere pour les Amants difgraciés: chacun d'eux ne pouvoit douter qu'il n'eüt été facrifié a Prévan ; & le dépit d'avoir été joué , fe joignant a 1'humeur que donne prefque toujours la petite humiliation d'être quitté , tous trois , fans fe communiquer, mais comme de concert, avoient réfolu d'en avoir raifon, & pris le parti de la demander a leur fortuné rival. Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels; il les accepta loyalement: mais ne voulant perdre ni les plaifirs, ni 1'éclat de cette aventure, il fixa les rendez-vous au E vj  ïo8 Les Liaifons dangereufes. lendeinain matin, & les affigna tous les trois au même lieu & è la même heure. Ce fmr a une des portes du bois de Boulogne. Le foir venu, il courut fa triple carrière avec un fuccès égal; au moins s'eiï-il vantédepuis, que chacune de fes nouvelles Maitreffes avoit rec;u trois fois le gage & Ie ferment de fon amour. Ici, comme vous^ Ie jugez bien, lespreuves manquent k 1'hiftoire ; tout ce que peut faire 1'Hiftorien impartial, c'eft de faire remarquer au Lecteur incrédule, que la vanité & 1'imagination exaltées peuvent enfamer des prodiges; & de plus, que la matinée qui devoit fuivre une fi brillante nuit, paroifToit devoir difpenfer de ménagement pour 1'avenir. Quoi qu'il en foit, les faits fuivants ont plus de certitude. Prévan fe rendit exactement au rendezvous qu'il avoit indiqué , il y trouva fes trois rivaux , un peu furpris de leur rencontre, & peut-être chacun d'eux déja confolé en partie, en fe voyant des compagnons d'infortune. II les aborda d'un air affabie & cavalier, & leur tint ce difcours, qu on m'a rendu fidélement ï „ Meffieurs, leur dit-il, en vous trou» vant raffèmblés ici, vous avez deviné „ fans doute que vous aviez tous trois le „ même fujet de plainte contre moi. Je fuis „ prêt a vous rendre raifon. Que le fort  Les Liaifons dangereufes. 109 „ décide, etitre vous, qui des trois tentera „ le premier une vengeance ft laquelle vous „ avez tous un droit égal. Je n'ai amené ici „ ni fecond, ni témoins. Je n'en ai poine M prispour 1'offënfe; je n'en demandé point „ pour la réparation ". Puis cédant ft fon caractere joueur:,, Je fais, ajouta-t-il, qu'on „ gagne rarement le fept cj? le va; mais „ quel que foit le fort qui m'attend, on a „ toujours affez vécu, quand on a eu le„ temps d'acquérir l'amour dés femmes & „ l'eftime des hommes". Pendant que fes adverfaires étonnés fè regardoient en filence, & que leur délicatefle calculoit peut-être, que ce triple combat ne laiffoit pas la partie égale, Prévan reprit la parole : „ Je ne vous cache pas , „ continua-t-il donc, que la nuit que je „ viens de paflèr m'a cruellement fatigué. „ II feroit généreux ft vous de me permet„ tre de réparer mes forces. J'ai donné „ mes ordres pour qu'on tint ici un déjeü„ ner prêt; faites-moi 1'honneur de Pai.„ cepter. Déjeünons enfemble, & fur-tout „ déjeünons gaiement. On peut fe battre „ pour de femblables bagatelles; mais el„ les ne doivent pas, je crois, altérer no„ .tre humeur ". Le dejeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Pré van ne fut plus aimable. II eut 1'adreffe de n'hpmilier aucun de fes rivaux; de leur  i io Les Liaifons dangereufes. perfuader que tous eufTent eu facilement les mêmes fuccès, & fur-tout de les faire convenir qu'ils n'en euffënt pas plus que lui laiffé échapper 1'occafion. Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeoit de foi-même. Auffi le déjeuner n'étoit-il pas fini, qu'on y avoit déja répété dix fois que de pareilles femmes ne méritoient pas que d'honnêtes gens fe batciffent pour elles. Cette idéé amena la cordialité; le vin la fortifia; fi bien que peu de moments après, ce ne fut pas affez de n'avoir plus de rancune, on fe jura amitié fans réferve. Prévan, qui fans doute aimoit bien autant cedénouement que 1'autre, ne vouloit pourtant y rien perdre de fa célébrité. En conféquence, pliant adroitement fes projets aux circonftances : „ En effet, dit-il » aux trois offenfés, ce n'eft pas de moi, „ mais de vos infidelles Makreffès que vous „ avez a vous venger. Je vous en offre „ 1'occafion. Déja je refiens, comme vous„ mêmes, une injure que bientöt je parta„ gerois : car fi chacun de vous n'a pu „ parvenir a en fixer une feule, puis-je ef„ pérer de les fixer toutes trois ? Votre „ querelle devient la mienne. Acceptez pour „ ce foir, un fouper dans ma petite mai„ fon, & j'efpere ne pas différer plus „ long-temps votre vengeance ". On voulut Ie faire expüquer: mais lui, avecce ton  Les Liaifons dangereufes. in de fupériorité que Ia circonftance 1'autori* foit ft prendre : „ Meffieurs, répondic-il, je „ crois vous avoir prouvé que j'avois quei„ qu'efprit de conduite; repofez-vous fur „ moi "; Tous confentirent; & après avoir embraffé leur nouv^j ami, i!s fe féparerenc jufqu'au foir, en attendant 1'effet defespromeffes. Celui-ci, fans perdre de temps, retourne ft Paris, & va, fuivanc 1'ufage, vifiter fes nou velles conquêtes. II obtint de toutes trois, qu'elles viendroient le foir même fouper en tête-d-tête ft fa petite maifon. Deux d'entr'elles firent bien quelques difficultés; mais que refte-t-il ft refufer le lendemain ? II donna le rendez-vous ft une heure de diftance, temps néceflaire ft fes projets. Après ces préparatifs, il fe retira , fit avertir les trois autres conjurés, & tous quatre allerent gaiement attendre leurs victlmes. On entend arriver la première. Prévan fe préfente feul, la recoit avec 1'air de 1'empreffèment, la conduit jufques dans le fanctuaire dont elle fe croyoit la Divinité; puis, difparoiffant fur un léger prétexte, il fe fait remplacer auffi-töt par 1'Amant outragé. Vous jugez que Ia confufion d'une femme qui n'a point encore 1'ufage des aventures, rendoit, en ce moment, le triomphe bien facile : tout reproche qui ne fut pas  11 a Les Liaifons dangereufes. fait, fut compté pour une grace, & I'efclave fugitive, livrée de nouveau h fon ancien maitre, fur trop heureufe de pouvoir efpérer fon pardon, en reprenant fa première chaine. Le traité de paix fe ratifia dansun lieu plus folitaye; & la fcene,reftée vuide, fut alternativement remplie par les autres Acteurs, a-peu-près de la même maniere, & fur-tout avec le même dénouement. Chacune des femmes pourtant fe croyoit encore feule en jeu. Leur étonnement & leur embarras augmenterent, quand, au moment de fouper, les trois couples fe réunirent; mais la confufion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu de cous, eut Ia cruauté de faire aux trois infideles des excufes, qui, en livrant leur fecret, leur apprenoient entiérement jufqu'ft quel point elles avoient été jouées. Cependant on fe mit a table, & peu après la contenance revint; les hommes fe livrerent, les femmes fe foumirent. Tous avoient la hainedans le cceur; mais les propos n'en étoient pas moins tendres : la gaieté éveilla le defir, qui a fon tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jufqu'au matin; & quand on fe fépara, les femmes durent fe croire pardonnées : mais les hommes, qui avoient confervé leur refJentiment, firent dès le lendemain une rup-  Les Liaifons dangereufes. 113 £ure qui n'eut point de retour; & non contents de quitter leurs légeres Maitreffes, ils acheverent leur vengeance en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d'elles eft au Couvent, & les deux autres languiffènt exilées dans leurs terres. Voila 1'hiftoire de Prévan; c'èft a vous de voir fi vous voulez ajouter a fa gloire, & vous atteler a fon char de triomphe. Votre Lettre m'a vraiment donné de 1'inquiétude, &j'attends avec impatience une réponfe plus fage & plus dair-e a la derniere que je vous ai écrite. Adieu, ma belle amie; méfiez-vous des idéés plaifantes ou bizarres qui vous féduifent toujours trop facilemenr. Songez que dans la carrière oü vous courez , 1'efpric ne fuffit pas; qu'une feule imprudence y devient un mal fans remede. Souffrez enfin, que la prudente amitié foit quelquefois le guide de vos plaifirs. Adieu. Je vous aime pourtant comme § vous éciez raifonnable. De ce... 18 Septembre 17...  ii4 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXXX. Le Chevalier Danceny «Cécile Volanges. é c l L e , ma chere Cécile, quand viendra Ie temps de nous revoir?qui m'apprendra a viyre loin de vous? qui m'en donnera Ia force & Ie courage? Jamais, non jamais, je ne pourrai fupporter cette fatale abfence. Chaque jour ajoute a mon malheur : & n'y point voir de terme ! Valmont, qui m'avoit promis des fecours, des confolations, Valmont me négligé, & peut-être m'oublie. II eft auprès de ce qu'il aime; il ne fait plus ce qu'on fouffre quand on en eft éloigné. En me faifant paffer votre derniere Lettre, il ne m'a point écrit. C'eft lui pourtant qui doit m'apprendre quand je^pourrai vous voir, & par quel moyen. JN'a-t-il donc rien a me dire? Vous-même, vous ne m'en parlez pas; feroit-ce que vous n'en partagez plus le defir? Ah! Cécile, Cécile, je fuis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais : mais eet amour, qui fait Ie charme de ma vie, en devient le tourment. Non, je ne veux plus vivre ainfi ; il  Les Liaifons dangereufes. 115 faut que je vous voie, il ie faut, ne fütce qu'un moment. Quand je me leve, je me dis : Je ne la verrai pas. Je me couche en difanc : Je ne 1'ai point vue. Les journées fi longues n'ont pas un moment pour le bonheur. Touc eft privation, tout eft regret, tout eft défefpoir, & tous ces maux me viennent d'oü j'attendois tous mes plaifirs! Ajoutez a ces peines mortelles, mon inquiétude fur lesvötres, & vous aurez une idéé de ma fituation. Je penfe a vous fans ceffe , & n'y penfe jamais fans trouble. Si je vous vois affligée, malheureufe, je fouffre de tous vos chagrins; fi je vous vois tranquille & confolée, ce font les miens qui redoublent. Par-tout je trouve le malheur. Ah ! qu'il n'en étoit pas ainfi , quand vous habitiez les mêmes lieux que moi! Tout alors étoit plaifir. La certitude de vous voir embelliflbic même les moments de 1'abfence; le temps qu'il falloit paffèr loin de vous, m'approchoit de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en faifois, ne vous étoit jamais étranger. Si je rempliffois des devoirs , ils me rendoient plus digne de vous; fi je cultivois quelque talent, j'efpérois vous plaire davantcge. Lors même que les diftractions du monde m'emportoient loin de vous, je n'en étois point féparé. Au fpeftacle , je cherchois' a deviner ce qui  316 Les Liaifons dangereufes. vous auroic plu; un concerc me rappellok vos talents & nos fi douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je faififfois la plus légere reffèmblance. Je vous comparois a tout; par-tout vous aviez 1'avantage. Chaque moment du jour étoit marqué par un hommage nouveau , & chaque foir j'en apportois le tribut a vos pieds. A préfent, que me refte-t-il f des regrets douloureux, des privations éternelles, & un léger efpoir que le filence de Valmont diminue, que le votre change en inquiétude. Dix lieues feulement nous féparent; & eet efpace fi facile h franchir, devient pour moi feul un obftacle infurmontable! & quand pour m'aider ft le vaincre, j'implore mon ami, ma Maitreffe, tous deux refient froids & tranquilles ! Loin de me fecourir, ils ne me répondent même pas. Qu'eft donc devenue 1'amitié active de Valmont ? que font devenus , fur-tout vos fentiments fi tendres, &qui vous rendoient fi ingénieufe pour trouver les moyens de nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m'en fouviens, fans cefier d'en avoir le defir, je me trouvois forcé de le facrifier b des confidérations, a des devoirs; que ne me difiez-vous pas alors ? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raifons ? Et qu'il vous en fouvienne, ma Cé-  Les Liaifons dangereufes. ny cile, toujours mes raifons cédoient h vos defirs. Je ne m'en fais point un mérite; je n'avois pas même celui du facrifice. Ce que vous defiriez d'obtenir, je brülois de 1'accorder. Mais enfin je demandé h mon tour; & quelle eft cette demandé? de vous voir un moment, de vous renouveller & de recevoir le ferment d'un amour éternel. N'eft ce donc plus votre bonheur comme le mien! Je repouffe cette idéé défefpérante, qui mettroit le comble h mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez toujours; je le crois, j'en fuis fur, je ne veux jamais en douter : mais roa ficuation eftaffreufe, & je ne puis la foutenir plus long-temps. Adieu, Cécile. Paris, ce 18 Septembre 17... LETTRE LXXXI. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. ue vos craintes me caufent de pitiéi combien elles me prouvent ma fupériorité fur vous! & vous voulez menfeigner, me conduire?Ah! mon pauvreValmont,quelle diftance il y a encore de vous a moi! Non,  118 Les Liaifons dangereufes. tout 1'orgueil de votre fexe ne fuflïroit pas pour remplir 1'intervalle qui nous fépare. Paree que vous ne. pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impoflibles ! Etre orgueilleux & foible , il te fied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes refiources ! Au vrai, Vicomte, vos confeils m'ont donné de 1'humeur, & je ne puis vous le cacher. Que pour mafquer votre incroyablegaucherie auprès de votre Préfidente , vous m'étaliez comme un triomphe d'avoir déconcerté un moment cette femme timide & qui vous aime, j'y confens; d'en avoir obtenu un regard, un feul regard, je fouris & vous lepafie. Que fentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous efpériez la dérober ft mon attention, en me flattant de 1'efibrt fublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brülent de fe voir, & qui, foit dit en paflant, doivent ft moi feule 1'ardeur de ce defir, je le veux bien encore. Qu'enfin, vous vous autorifiez de ces aétions d'éclat, pour me dire d'un ton docloral, qu'*7 vaut mieux employer fon temps a exécuter fes projets qifii les raconter; cette vanité nè me nuit pas, & je la pardonne. IVlais que vous puifliez croire que j'aie befoin de votre prudence, que je m'égarerois en ne déférant pas ft vos avis, que je dois leur facrifier un plaifir,  Les Liaifons dangereufes. iiy une fantaifie : en vérité, Vicomte, c'eft auffi yous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous ! Et qu'avez-vous donc fait, que je n'aie furpalfé mille fois? Vous avez féduit, perdu même beaucoup de femmes: mais quelles difficultés avez-vous eues a vaincre? quels obftacles ft furmonter ? oü eft la le mérite qui foit véritablement ft vous? Une belle figure, pur effet du hafard; des graces, que 1'ufage donne prefque toujours; de 1'efprit ft la vérité, mais auquel du jargon fuppléeroit au befoin; une impudenee affez louable, mais peut-être uniquement due ft la f*cilité de vos premiers fuccès; fi je ne me trompe, voila tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avezpu acquérir, vous n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup 1'art de faire naitre ou de faifir 1'occafion d'un fcandale. Quant ft la prudence, ft la fineffe, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n'en auroit pas plus que vous? Eh! votre Préfidente vous mene comme un enfant. Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut fe paffer. t Combattant fansrifque, vous devez agir fans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne font que des fuccès de moins. Dans cette partie fi inégale, notre fortune' eft de ne pas perdre, & votre malheur de  I20 Les Liaifons dangereufes. ne pas gagner. Quand je vous accorderois autant de talents qu'a nous, de combien encore ne devrions - nous pas vous furpaffer, par la néceffité oü nous fommes d'en faire un continuel ufage! Suppofons, j'y confens, que vous mettiez autant d'adreffè a nous vaincre, que nous a nous défendre ou h céder, vous conviendrez au moins qu'elle vous devient inutile après le fuccès. Uniquement occupé de votre nouveau goüt, vous vous y livrez fans crainte, fans réferve : ce n'eft pas a vous que fa durée importe. En effet, ces liens réciproquement donnés & recus, pour parler le jargon de l'amour, vous feul pouvez, a votre choix, les reffèrrer ou les rompre : heureufes encore, fi, dans votre légéreté, préférant le myftere a 1'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, & ne faites pas de 1'idole de la veille la victime du lendemain ? Mais qu'une femme infortunée fente la première le poids de fa chaïne, quels rifques n'a-t-elle pas a courir, fi elle tente de s'y fouftraire, fi elleofe feulement la foulever? Ce n'eft qu'en tremblant qu'elle effaie d'éloigner d'elle 1'homme que fon cceur repouffè avec effort. S'obfiine-t-il ft refter, ce qu'elle accordoit ft l'amour, il faut le livrer & la crainte. Ses bras s'ouvrent encor quand fon coeur eft fermé. Sa  Les Liaifons dangereufes. iai Sa prudence doit dénouer avec adrefie, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A Ia merci de fon ennemi, elle eft fans reffource, s'il eft fans généroficé : & commenc en efpérer de lui, lorfque, fi quelquefois en le loue d'en avoir, jamais pourtanc on ne le blame d'en manquer. ^ Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendu triviales. Si cependant vous m'avez vue, difpofant des événements & des opinions, faire de ces hommes fi redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaifies; öter aux uns la volonté, aux autres la puifTance de me nuire; fi j'ai fu tour-a-tour, & fuivant mes goüts mobiles, attacher a ma fuite ou rejetter loin de moi, Ces Tyrans détrönés devenus mes efilaves(i); fi, au milieu de ces révolutions fréquentes, (0 On ne fait fi ce vers, ainfi que celui qui fe trouve plus haut, Ses tras souvrent encor quand fin. taur eft fermê : font des citatioas d'Ouvrages ppu connus, ou s'ils font partie de la profe de Madame de Merteuil. Ce qui le feroit croire, c'eft la multitude des fautes de ce genre qui fe trouvent dans toutes les Lettres de cette correfpondance. Celles du Chevalier Danceny font les feules qui en foient exemptes : peut-êtr» que comme il s'occupoit quelquefois de Poéfie, fon oreille plus exercée lui faifoit éviter plus facilement ce défaut. Partie II. F  122 Les Liaifons dangereufes. ma réputacion s'efi: pourtant confervée pure, n'avez-vous pas dü en conclure que, née pour venger mon fexe & maitrifer le votre, j'avois fu me créer des moyens inconnus jufqu'a moi? Ah! gardez vos confeils vos craintes pour ces femmes a délire, & qui fe difent d fentiments ; dont 1'imagination exaltée fcroit croire que la nature a placé leurs fens dans leur tête; qui n'ayant jamais réfléchi, confondent fans ceffe l'amour & 1'Amant; qui, dans leur folie illufion , croient que •celui-la feul avec qui elles ont cherché le plaifir, en eft 1'unique dépofnaire; & vraies ïuperftkieufes, ont pour le Prêtre, le refpeét & !a foi qui n'eft dü qu'a la Divinité. Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne favent pas au befoin confentir a fe faire quitter. Trembiez fur-tout pour ces femmes actives dans leur oiliveté que vous nommez fenfbles., & dont l'amour s'empare fi facilement & avec tant de puilïance; qui fencent le befoin de s'en occuper encore, même loriqu'elles n'en jouiffent pas , cc s'abandonnant fans réferve a la fermentarion de leurs idéés, enfantent par elles ces Lettres fi douces, mais fi dangereufes a écrire; & ne craignent pas de confier ces preuves de leur foibleffe a lobjet qui les caufe : imprudentes, qui, dans leur Amant actuel,  Les Liaifons dangereufes. 123 ne favenc pas voir leur ennemi futur ! Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces Femmes inconfidérées? quand m'avez-vous vue m'écarcer des regies que je me fuis prefcrites, & manquer ft mes principes ? Je dis mes principes, & je le dis ft deffein : car ils ne font pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hafard, recus fans examen , & fuivis par habkude; ils font le fruic de mes profondes réfbxions; je les ai créés, & je puis dire que je fuis mon ouvrage. Entrée dans le monde dans Ie temps oü, fille encore, j'étois vouée par état tru fiJence & ft 1'inaction , j'ai fu en profiter pour obferver & réfléchir. Tandis qu'on me croyoic étourdie ou difixaite, écoutam peu ft la vérité les difcours qu'on s'emprefioit a me tenir, je recueillois avec foin ceux qu'on cherchoit ft me cacher. Cette utile curiofité, en fervantft m'inftruire, m'appric encore a ■ diffimuler: forcée fouvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouroient, j'efiayai de guider les miens a mon gré; j'obtins dès-Iors de prendre h volonté ce regard difirait que vous avez loué fi fouvent. Encouragée par ce premier fuccès, je tachai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Refféntois-je quelque chagrin, je m'étudiois ft prendre 1'air de la férénité, même celui de la joie; j'ai porté F ij  124 Les Liaifons dangereufes. le zele jufqu'a me caufer des douleurs volontaires , pour chercher pendant ce temps l'exprefiion du plaifir. Je me fuis travaillée avec le même foin & plus de peine, pour réprimer les fymptömes d'une joie inattendue. C'eft: ainfi que j'ai fu prendre fur ma phyfionomie, cette puiffance dont je vous ai vu quelquefois fi étonné. J'étois bien jeune encore, & prefque fans intérêt : mais je n'avois a moi que ma penfée, & je m'indignois qu'on put me la ravir ou me la furprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en effayai 1'ufage : non contente de ne plus me laiffèr pénétrer, je m'amufois h me montrer fous des formes différentes; füre de mesgeftes, j'obfervois mes difcours; je réglois les uns &Jes autres, fuivant les circonftances, ou même feulement fuivant mes fantaifies: dès ce moment, ma facon de penfer fur pour moi feule, & je ne montrai plus que celle qu'il m'étoit utile de laiffèr voir. Ce travail fur moi-même avoit fixé mon attention fur 1'expreffion des figures & le caraétere des phyfionomies; & j'y gagnai ce coup-d'ceil pénétrant', auquel 1'expérience m'a pourtant appris h ne pas me fier entiérement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée. Je n'avois pas quirze ans, je poffédois déja les talents auxquels la plus grande par-  Les Liaifons dangereufes. 125 tie de nus Folitiques doivent leur réputation, & je ne me trouvois encore qu'aux premiers élémencs de la fcience que je voulois acquérir. Vous jugez bien que, comme toutes ies jeunes filles , je cherchois a deviner l'amour & fes plaifirs : mais n'ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie, & furveillée par une mere vigilante, je n'avois que des idéés vagues & que je ne pouvois fixer; la nature même, dont alfurément je n'ai eu qu'a me louer depuis, ne me donnoit encore aucun indice. On eüt dit qu'elle travailloit en filence a perfeétionner fon ouvrage. Ma tête feule fermentoit; je ne defirois pas dejouir, je voulois favoir; Ie defir de m'inftruire men fuggéra les moyens. Je fentis que le feul homme avec qui je pouvois parler fur eet objet fans me compromettre, étoit mon Confeffeur. Auffi-töt je pris mon parti; je furmontai ma petite honte; & me vantant d'une faute que je n'avois pas commife, je m'accufai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expreffion; mais en parlant ainfi, je ne favois, en vérité, quelle idéé j'exprimois. Mon efpoir ne fut ni tout-a-fait trompé, ni entiérement rempli; la crainte de me trahir m'empêchoit de m'éclairer : mais le bon Pere me fit le mal fi grand, que j'en F iij  126 Les Liaifons dangereufes^, eonclus que le plaifir devoir, être extréme; & au defir de le connoitre, fuccéda celui de le gouter. Je ne fais oü ce defir m'auroit conduite; Sc alors dénuée d'expérience, peut-être une feule occafion m'eüt perdue : heureufement pour moi, ma mere m'annonca peu de jours après que j'allois me marier; fur le champ la certitude de favoir éteignit ma curioficé, & j'arrirai vierge entre les bras de M. de Merteuil. J'attendois avec fécurité le moment qui devoit m'inflruire, & j'eus befoin de réflexion pour montrer de 1'embarras & de la crainte. Cette première nuit, dont on fe fait pour f ordinaire une idéé fi cruelle ou fi douce, ne me préfentoit qu'une occafion d'expérience : douleur & plaifir, j'obfervai tout exaftement, & ne voyois dans ces diverfes fenfations, que des faits a recueiilir & a méditer. Ce genre d'étude parvint bientót a me plaire : mais fidelle a mes principes, & fentant, peut-être par inttinét, que nul ne devoit être plus loin de ma confiance que mon mari, je réfolus, par cela feul que j'étois fenfible , de me montrer impaffible a fes yeux. Cette froideur apparente fut par la fuite le fondement inébranlable de fon aveugle confiance; j'y joignis , par une feconde réfiexion, fair d'étourderie qu'auto-  Les Liaifons dangereufes. 117 fifoit mon age; & jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments oü je le jouois avec plus d'audace. Cependant, je 1'avouerai, je me laifiuï d'abord encrainer par le tourbillon du monde, & je me livrai toute entiere a fes diftraclions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m'ayant menée S (a trifte campagne, la crainte de 1'ennui fit revenir le goüc de 1'étude, & ne m'y trouvant entourée que de gens dont la diftance avec moi me mettoit a l'abri de tout foupcon, j'en profirai pour donner un champ plus vafte a mes expériences. Ce fut la, fur-tout, que je m'affurai que l'amour que 1'on nous vante comme la caufe de nos plaifirs, n'en eft au plus que le prétexte. La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de fi douces occupations; il fallut le fuivre a la Ville oü il venoit chercher des fecours. I'. mourut, comme vous favez , peu de temps après ; & quoiqu'a tout prendre, je n'euffe pas a me plaindre de lui, je n'en fentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'alloit me donner mon veuvage , & je me promis bien d'en profiter. Ma mere comptoit que j'entrerois au Couvent, ou reviendrois vivre avec elle. je refufai 1'un & 1'autre parti; & tout ce F iv  128 Les Liaifons dangereufes. que j'accordai a Ja décence, fut de retourner dans cette même campagne, oü il me reitoit bien encore quelques obfervations a laire. Je les fortifïai par le fecours de Ia Iecture : mais ne croyez pas qu'elle füt toute du genre que vous la fuppofez. J'étudiai nos moeurs. dans les Romans; nos opinions dans les Philofophes ; je chercbai même dans les Moralilles les plus féveres ce qu'ils exigeoient de nous; & je m'affurai ainfi de ce qu on pouvoit faire, de ce qu'on pouvoit penfer & de ce qu'il falloic paroitre. Une fois fixée fur ces trois objets, le dernier feul préfentoit quelques difficultés dans fon execution; j'efpérai les vaincre, & j'en méditois les moyens. Je commencois a m'ennuyer demesplaifirs rufhques, trop peu variés pour ma tête aetive; Je fentois un befoin de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non pour le reffentir a Ia vérité, mais pour 1'infpirer & le feindre. En vain m'avoit-on dit, & avois-je Iu qu'on ne pouvoit feindre ce lentiment; je voyois pourtant que, pour v parvenir, il fuffifoicdejoindre a 1'efpritd'un Auteur, Ie talent d'un Comédien. Je m'exercai dans les deux genres, & peut-être avec quelques fuccès; mais au-lieu de recherche^ les vains applaudiffements du Thédtre, je réfolus d'employer ;i mon bonheur,  Les Liaifons dangereufes. 129 se que tant d'autres facrifioient a la vanité. Un an fe paffa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparoitre , je revins a la Ville avec mes grands projets; je ne m'attendois pas au premier obftacle que j'y rencontrai. Cette longue folicude, cette auftere retraite, avoient jetté fur moi un vernis de pruderie qui effrayoit nos plus agrénbles: ils fe tenoient a 1'écart, ck me laifibient livrée a une foule d'ennuyeux , qui tous prétendoient a ma main. L'embarras n'étoit pas de les refufer; mais plufieurs de ces refus déplaifoient a ma familie, & je perdois dans ces tracafleries intérieures, le temps dont je m'étois promis un fi charmant ufage. Je fus donc obligée, pour rappeller les uns & éloigner les autres, d'aiïicjier quelques inconféquences, & d'employer a nuire a ma réputation, le foin que je comptois mertre a la conferver. Je réuffii facüement, comme vous pouvez croire. Mais n'étant emportée par aucune paffion, je ne fis que ce que je jugeai nécelfaire, & mefurai avec prudeuce les dofes de mon étourderie. Dès que j'eus touché le but que je voulois atteindre, je revins fur mes pas, & fis honneur de mon amendement a quelquesunes de ces femmes, qui, dans 1'impuifiance d'avoir des prétentions a l'agrément, fe reF v  ï3° Les Liaifcns dangereufes. jet-tent fur celles du mérite & de la verte. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n'avois efpéré. Ces reconnoifTantes üuegnes sétablirent mes apologifles; & eur zele aveugle pour ce qu'elles appelloient leur ouvrage, futporté au pointqu'au moindre propos qu'on fe permettoit fur moi, tout le parti Prude crioit au fcandale & a 1'injure. Le même moyen me valut encore le fuffrage de nos femmes a prétentions, qui, perfuadées que je renoncois k counr la même carrière qu'elles, me choijirent pouH'objet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles vouloient prouver qu'elles ne médifoient pas de tout le monde. Cependant ma conduite précédente avoit ramené les Amants; & pour me ménager entr eux & mes fidelles proteétrices, je me montrai comme une femme fenfible, mais difficile, a qui 1'excès de fa délicateiTe fourniifoit des armes contre l'amour. Alors je commencai a déployer fur le grand Théatre', les talents que je m'étois donnes. Mon premier foin fut d'acquérir le renom d'invincible. Poury parvenir, les hommes qui ne me plaifoient point, furent toujours les feuls dont j'eus 1'air d'accepter les ■hommages. Je lesemployois utilementa me procurer les honneurs de la réfiftance, tanAs que je me livrois fans crainte a 1'Amant freféré. Mais, celui-Ja, ma feinte «midité  Les Liaifons dangereufes. 131 ne lui a jamais permis de me fuivre dans Ie monde ; & les regards du cercle onc été, ainfi, toujours fixés fur 1'Amant malheureux. Vous favez combien je me décide vite: c'eft pour avoir obfervé que ce font prefque toujours les foins antérieurs qui livrent le fecret des femmes. Quoi qu'on puiffe faire, le ton n'eft jamais le même, avant 011 après le fuccès. Cette différence n'échappe point a 1'obfervateur attentif; & j'ai trouvé moins dangereux de me tromper dans Ie choix, que de le laiffèr pénétrer. Je gagne encore par-la d'öter les vraifemblances, fur lefquelles feules on peut nous juger. Ces précautions & celle de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvoient paroitre exceffives,& ne m'ontjamais paru fuffifantes.Defcendue dans mon cceur, j'y ai étudié celui des autres. J'y ai vu qu'il n'eft perfonne qui n'y conferve un fecret qu'il lui importe qui ne foit point dévoilé : vérité que 1'antiquité paroit avoir mieux connue que nous, & dont 1'hiftoire de Samfon pourroit n'êrre qu'un ingénieux emblême. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle, employé ma puiflance a furprendre ce fecret important. Hé! de combien de nos Samfons moderr.es, ne tiens-je pas la chevelure fous le ciieau! Et ceux-la, j'ai ceffé de les craindre > F vj  132 Les Liaifons dangereufes. ce font les feuls que je me fois permis d'faumiher quelquefois. Plus foupleavec les autres, 1 art de Jes rendre infideles pour évicer de leur paroïcre volage , une feinte amiS/ne,^Parente conffa^e, quelques procédés génereux, I'idée flacteufe & que chacun conferve d'avoir été mon feul Amant m ont obtenue leur difcrétion. Enfin, quand ces moyens m'ont manqué, j'ai fu Dré voyant mes ruptures , étouffer d'avance fous le ridicule ou Ia calomnie, la con- p^ob^enir065 da"Sereux auroienc Ce que je vous dis-la, vous me Ie voyez pratiquer fans ceflè, & vous doutez de ma prudence.'Hébien^appellez-vousletem^ pu vous me rendites vos premiers foins • jamais hommage ne me flatta autant; jé vous defirois avant de vous avoir vu Séduite par votre réputation, ij me fembl0iE que vous manquiez ft ma gloire; je brülois de vous combattre corps ft corps.J C'eft Ie ieul de mes goürs qui ait jamais pris un moment dempire fur moi. Cependant, fi vous euffiez voulu me perdre, quels moyens eufevous trouvés? de vains difcours qui ne laiflènt aucune tracé après eux, que votre réputation même eüt aidé ft rendre fufpeéis, & une fuite de fairs fans vraiemblance dont le rédt fincere auroit eu 1 air dun Roman mal tiffu. A ia vérité, ie  Les Liaifons dangereufes. 133 vous ai depuis livré tous mes fecrets : mais vous favez quels intéréts nous uniffent, & fi de nous deux , c'eft moi qu'on doit taxer d'imprudence (1). Puifque je fuis en train de vous rendre compte , je veux le faire exactemenr. Je vous entends d'ici me dire que je fuis au moins a la merci de ma Femme-de-chambre; en effet, fi elle n'a pas le fecret de mes fentiments, elle a celui de mes aclions. Quand vous m'en parlates jadis, je vous répondis feulement que j'étois füre d'elle ; & la preuve que cette réponfe fuffic alors a votre tranquillité, c'eft que vous lui avez confié depuis, & pour votre compte , des fecrets aflèz dangereux. Mais a préfent que Prévan vous donne de 1'ombrage, & que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus fur parole. II faut donc vous édifier. Premiérement, cette fille eft ma fceur de lait, & ce lien qui ne nous en paroit pns un, n'eft pas fans force pour les gens de eet état : de plus, j'ai fon fecret, & mieux encore; victime d'une folie de l'amour, elle étoit perdue fi je ne 1'euffe fauvée. Ses pa- (1) On faura dans la fuite, Lettre CL1I, non pas le fecret de M. de Valmont, mais a-peu-près de quel genre il étoit •, & le Lefteur fentira qu'on n'a pu 1'éclairer davamage fur eet objet.  134 Les Liaifons dangereufes. rents, tout hériffés d'honneur, ne vouloient pas moins que la faire enfermer. Ils s'adref• terent ft moi. Je vis, d'un coup-d'ceil, combien leur courroux pouvoit m'être utile. Je le fecondai, & follicitai 1'ordre, que j'obtws. Puis, paffant cout-ft-couD au parti de la clémence auquel j'amenai fes parents, & profitant de mon crédit auprès du vieux Mi • niflre, je les fis tous confentir ft me laifTer dépofitaire de eet ordre, & maicreftè d'en arreter ou demander 1'exécution, fuivant que je jugerois du mérite de la conduite future de cette fille. Elle fait donc que j'ai fon lort entre les mains; & quand, par impofüb.e, ces moyens puiffants ne 1'arrêteroient point, n'eft-il pas évident que fa conduite devoilée & fa punition authentiqueöteroient bientot toute créance ft fes difcours? A ces précautions que j'appelle fondamentales, s'en joignent mille autres, ou locales, ou d'occafion, que la réflexion & ihabitude font trouver au befoin, dont le détail feroit minutieux, mais donc la pratique eft importante, & qu'il faut vous donner la peine de recueillir dans 1'enfemble de ma conduite, fi vous voulez parvenir ft les connoitre. Mais de prétendre que je me fois donné tant de foms pour n'en pas retirer de fruits • qu après m'être autant élevée au-deffus des autres femmes par mes travaux pénibles,  Les Liaifons dangereufes. 135 je confence a ramper comme elles dans ma marche, entre 1'imprudence & la timidité ; que fur-tout je puiffè redouter un homme au point de ne plus voir mon falut que dans la fuite? non, Vicomte, jamais. II faut vaincre ou périr. Quant a Prévan, je veux I'avoir, & je Faurai; il veut le dire, & il ne le dira pas; en deux mots, voila noire Roman. Adieu. De... ce 20 Septembre 17... LETTRE LXXXII. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. IVjIon Dieu, que votre Lettre m'a fait de peine! J'avois bien befoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir ! J'efpérois y trouver de la confolation, & voila que je fuis plus affligée qu'avant de I'avoir recue. J'ai bien plerré en la lifant: ce n'eft pas cela que je vous reproche; j'ai déja bien pleuré des fois a caufe de vous, fans que 9a me fafTe de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'eft pas la même chofe. Qu'eft-ce donc que vous voulez dire., que votre amour devient un tourment pour yous, que vous ne pouvez plus vivre ainfi,  Les Liaifons dangereufes. m foutenirplus long-temps'votre fkuation? Eft-ce que vous allez cefTer de m'aimer, paree que cela n'eft pas fi agréable qu'aul tref™? II rne femble que je ne fuis pas plus heureufe que vous, bien au contraire; & pourtant je -ne vous en aime que davantage. Si IVI. de Valmont ne vous a pas écrit ce n'eft pas ma faute; je n'ai paspu len prier, paree que je n'ai pas cnJt aV£C lüi ' & *ÜQ no»3 f« convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde : & C1, c'cft encore pour vous, afin qu'il puiffe faire plutöt ce que vous defirez. Je ne dis pas que je ne le defire pas auffi , & vous ^ Jen SforrJ c ma!S com,nent voufez-vous que je fafie? Si vous croyez que c'eft fi fftcile, mïuT m0ye"'je "e demand€ P2S Croyez.vous qu'il me foit bien agréable d etre grondee tous les jours par Maman, elle qu. auparavant ne me difoit jamais rien bien au contrake? A préfent, c'eft pis que tïltïï aU Cr°UVent' Je m'en e™™™ pourtan , en fongeant que c'étoit pour vous; il y ayoit même des moments oü je trouvois que j en étois bien-aife: mais quand je vois que vous êtes faché aufli, & ca fans qu ii y au du tout de ma faute, je deviens plus chagnne que pour tout ce qui vient de m arnver jufqu'ki. *  Les Liaifons dangereufes. 137 Rien que pour recevoir vos Lettres, c'eft un erabarras, que fi M. de Valmont n'étoic pas auffi complaifant & auffi adroit qu'il 1'eft, je ne faurois comment faire : & pour vous éerire, c'eft plus difficile encore. De toute la matinée, jen'ofe pas, paree que Mamaa eft tout prés de moi, & qu'elle vient a tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux 1'après-midi, fous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe : encore fautil quej'interrompe a chaque ligne pour qu'on entende que j'étudie. Heureufement ma femme-de-chambre s'endort quelquefois le foir, & je lui dis que je me coucherai bien toute feule , afin qu'elle s'en aille &, me laiffe de la lumiere. Et puis, il faut que je me mette fous mon rideau, pour qu'on ne puiiïè pas voir de clarté, & puis, que j'écoute au moindre bruit, pour pouvoir tout cacher dans mon lit, fi on venoit. Je voudrois que vous y fufliez, pour voir! Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ca. Enfin , il eft bien vrai que je fais tout ce que je peux, & que je voudrois en pouvoir faire davantage. Affurément, je ne refufe pas de vous dire que je vous aime , & que je vous aimerai toujours; jamais je ne 1'ai dit de meilleur cceur,- & vous êtes faché! Vous m'aviez pourtant bien affuré, avant que je vous reuffe dit, que cela fuffifoit pour vous rendre heu-  t38 Les Liaifons dangereufes. reux. Vous ne pouvez pas le nier : c'eft dans vos Lettres. Quoique je ne les aie plus, je m'en fouviens comme quand je les lifois tous les jours. Et paree que nous voila abfents, vous ne penfez plus de même ! Mais cette abfence ne durera pas toujours, peut-être? Mon Dieu, que je fuis malheureufe t & c'eft bien vous qui en êtes caufe S,.. A propos de vos Lettres, j'efpere que vous avez gardé celles que Maman m'a prifes, & qu'elle vous a renvoyées; ii faudra bien qu'il vienne un temps oü je nè ferai plus fi génée qu'a préfent, & vous me les rendrez toutes. Comme je ferai heureufes, quand je pourrai les garder toujours , fans que perfonne ait rien ft y voir! A préfent, je les remets ft M. de Valmont, paree qu'il y auroit trop a rifquer autrement: malgré cela je ne lui en rends jamais, que cela ne me faffe bien de la peine. Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cceur. Je vous aimerai toute ma vie. J'efpere qu'ft préfent vous n'êtes plus fiché; & fi j'en étois füre, je ne le ferois plus moi-même. Ecrivez-moi le plutöt que vous pourrez, car je fens que julques-lft'je ferai toujours trifte. Du chdteau de... ce 21 Septembre ij...  Les Liaifons dangereufes. 13$ LETTRE LXXXIII. Le Vicomte de Valmont d la Préfidente de Tourvel. D e grace, Madame, renouons eet er» treden fi malheureufement rompu! Que je puifiè achever de vous prouver combien je differe de 1'odieux portrait qu'on vous avoit fait de moi, que je puiffe, fur-tout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez a me témoigner! Que de charmes vous favez prêter a la vertu! comme vous embelliflèz & faites cbérir tous les fentiments honnêtes! Ah! c'eft-lk votre féduction; c'eft la plus forte, c'eft la feule qui foit, a-la-fois, puiffante & refpeélable, Sans doute il iuffic de vous voir, pour defirer de vous plaire; de vous entendre dans le cercle , pour que ce defir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connoitre davantage, qui peut quelquefois lire dans votre ame, cede bientöc ft un plus noble enthoufiafme; & pénétré de vénération comme d'amour, adore en vous 1'image de toutes les vertus. Plus fait qu'un autre, peut-être, pour les aimer & les fuivre , entrainé par quelques erreurs  14° Let Liaifons etangsr^^. qui «'avoient éloigné d'elles , c'eft vous qui men ave» *approché, qui m'en avez de nouveau fait fentir touc lc charme : me ferez-vous un crime de ce nouvel amour? blamerez-vous votre ouvrage? vous reprocheriez vous-même I'intérêt que vous pourriez y prendre ? Quel mal peuc-on craindre d'un fentiment fi pur, & quelles douceurs n'y auroit-il pas a le goüter ? Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné! Tempérez-le par un amour plus doux; ne refufez pas 1'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me fouftraire, & qui, j'ofe le croire, ne feroit pas entiérement perdu pour la vertu. Quel facrifice pourroit me paroitre pénible, fur que votre cceur m'en garderoit Je prix ? Quel eft donc 1'homme aflez malheureux pour ne pas favoir jouir des privations qu'il s'impofe; pour ne pas préférer un mot , un regard accordés, a toutes les jouiflances qu'il pourroit ravir ou furprendre! & vous avez cru que j'étois eet homme - la ! & vous m'avez craint! Ah! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi! comme je me vengerois de vous en vous rendant heureufe! Mais ce doux empire, la ftérile amitié ne le produit pas; il n'eft du qu'a l'amour. Ce mot vous intimide! & pourquoi? un atcachement plus tendre, une union plus  Les Liaifons dangereufes. 141 forte, une feule penfée, le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a-t il donc Ik d'étranger a votre ame? Tel eft pourtant l'amour J tel eft au moins celui que vous infpirez & que je reffèns! C'eft lui fur-tout, qui, calculant fans intérêt, fait apprécier les aétions fur leur mérite & non fur leur valeur; tréfor inépuifable des ames fenfibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui. Ces vérités fi facües a faifir, fi douces a pratiquer, qu'ont-elles donc d'effrayant? Quelles craintes peut auffi vous caufer un homme fenfible, a qui l'amour ne permec plus un autre bonheur que le votre ? C'eft aujourd'hui 1'unique vceu que je forme : je facrifierai tout pour le remplir, excepté le fentiment qui 1'infpire; & ce fentiment lui-même, confentez a le partager, & vous le réglerez a votre choix. Mais ne fouffrons plus qu'il nous divife, lorfqu'il devroit nous réunir. Si 1'amitié que vous m'avez offerte, n'eft pas un vain mot; fi, comme vous me le difiez hier, c'eft le fentiment le plus doux que votre ame connoiffe, que ce foit elle qui ftipule entre nous, je ne la récuferai point : mais juge de l'amour, qu'elle confente a 1'écouter; le refus de 1'entendre deviendroit une injuftice, & 1'amitié n'eft point injufle. Un fecond entretien n'aura pas plus d'in-  142 Les Liaifons dangereufes. convénients que le premier : le hafard pent encore en fournir 1'occafion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez - vous pas mieux me ramener que me combattre, & doutez-vous de ma docilité ? Si ce tiers importun ne füt pas venu nous interrompre, peut-être ferois-je déja entiérement revenu a votre avis; qui fait jufqu'oü peut aller votre pouvoir? Vous le dirai-je? cette puiïïance invincible, a laquelle je me livre fans ofer la calculer, ce charme irréfifiible qui vous rend fouveraine de mes penfées comme de mes aclions, il m'arrive quelquefois de les craindre. Hélas! eet entretien que je vous demandé, peut-être eft-ce a moi a le redouter! peut-être après, enchainé par mes promeffes, me verrai-je réduit a brüler d'un amour que je fens bien qui ne pourra s'éteindre , fans ofer même implorer votre fecours! Ah, Madame, de grace, n'abufez pas de votre empire ! Mais quoi! fi vous devez en être plus heureufe, fi je dois vous en paroitre plus digne de vous, quelles peines ne font pas adoucies par ces idéés confolantes.' Oui, je le fens; vous parler encore, c'eft vous donner contre moi de plus fortes armes; c'eft me foumettre plus entiérement a votre volonté. II eft plus aifé de fe défendre contre vos Lettres;  Les Liaifons dangereufes. 143 ce font bien vos mêmes difcours, mais vous n'êtes pas-la pour leur prêter des forces. Cependant le plaifir de vous entendre , m'en fait braver le danger : au moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous, même contre moi; & mes facrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manieres, comme je le fens de mille facons, que, fans m'en excepter, voos êtesvous ferez toujours 1'objet le plus cher a mon. cceur. Du c bat eau de... ce 23 Septembre 17... LETTRE LXXXIV. Le Vicomte de Valmont a Cécile. Volanges. "Vous avez vu combien nous avons été contrariés- hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre Ia Lettre que j'avois pour vous; j'ignore fi j'y trouverai plus de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre en y mettant plus de zele que d'adreffè ; & je ne me pardonnerois pas une imprudence qui vous deviendroit fi fatale , & cauferoit le défefpoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureufe.  144 Les Liaifons dangereufes. Cependant je connois les impatiences de IV mour; je fens combien il doic être péni* ble, dans votre fituation, d'éprouver quelque retard ft la feule confolation que vous puiffiez goücer dans ce moment. A force de m'occuper des moyens d'écarter les obftacles, j'en ai trouvé un dont 1'exécution fera aifée, fi vous y mettez quelque foin. Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre chambre, qui donne fur le corridor, eft toujours fur la cheminée de votre Maman. Tout deviendroit facile avec cette clef, vous devez bien le fentir; mais ft fon défaut, je vous en procurerai une femblable, & qui la fuppléera. II me fuffira, pour y parvenir, d'avoir 1'autre une heure ou deux ft ma difpofition. Vous devez trouver aifément 1'occafion de la prendre; & pour qu'on ne s'appereoive pas qu'elle manque, j'en joins ici une ft moi, qui eft affez femblable, pour qu'on n'en voiepas la différence, ft moins qu'on ne l'effaie; ce qu'on ne tentera pas. II faudra feulement que vous ayez foin d'y mettre un ruban bleu & paffé, comme celui qui eft ft la vötre. II faudroit tacher d'avoir cette clef pour demain ou après demain, ft 1'heure du déjeuner ; paree qu'il vous fera plus facile de me la donner alors, & qu'elle pourra être remife ft fa place pour le foir, temps ou  Les Liaifons dangereufes. 14.5 oü votre Maman pourroit y faire plus d'attention. Je pourrai vous la rendre au moment du diner , fi nous nous entendons bien. Vous favez que, quand on pafTe du fallon a la falie a manger, c'eft toujours Madame de Rofemonde qui marche la derniere. Je lui donnerai la main. Vous n'aurez qu'a quitter votre métier de tapifierie lentement, ou bien laiffèr toraber quelque chofe, de facon a refter en-arriere : vous faurez bien alors prendre la clef que j'aurai foin de tenir derrière moi. II ne faudra pas négliger, auffi-töt après I'avoir priTe , de rejoindre ma vieille tante , & de lui faire quelques careffes. Si par hafard vous laiffiez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter; je feindrai que c'eft moi, & je vous réponds de tout.' Le peu de confiance que vous témoigne votre Maman, & fes procédés fi durs envers vous, autorifent de refte cette petite fupercherie. C'eft au furplus le feul moyen de continuer n recevoir les Lettres de Danceny, & a lui faire pafier les vötres; tout autre eft réellement trop dangereux, & pourroit vous perdre tous deux fans reflburce : auffi ma prudente amitié fe reprocheroit-elle de les employer davantage. Une fois maitres de la clef, il nous refrera quelques précautions a prendre con^ Partie II, Q  146" Les Liaifons dangereufes. tre le bruir de la porte & de Ia ferrure: mais elles font bien fircües. Vous trouverez, fous la même armoire oü j'avois mis votre papier, de l'huile & une plume. Vous allez quelquefois chez vous 3 des heures oü vous y êtes feule; il faut en profiter pour huiler Ja ferrure & les gonds. La feuleattention a avoir, eft de prendre garde aux taches qui dépoferoient contre vous. II faudra auffi attendre que la nuit foit venue, paree que, fi cela fe fait avec 1'intelligence dont vous êtes capable,il n'y paroitra plus le lendemain matin. Si pourtant on s'en appercoit, n'héfitez pas a dire que c'eft Je Frotteur du Chateau. II faudroit., dans ce cas, fpécifier le temps, même les difcours qu'il vous aura tenus ; comme par exemple , qu'il prend ce foin contre la rouilie, pour toutes les ferrures dont on ne fait pas ufage. Car vous fentez qu'il ne feroit pas vraifemblable que vous euffiez été cémoin de ce tracas fans en demander la caufe. Ce font ces petits détails qui donnent Ia vraifemblance ; & la vraifembiance rend les menfonges fans conféquence, en ótant le defir de les vérifier. Après que vous aurez lu cette Lettre je vous prie de la relire, & même de vous en occupar : d'abord, c'eft qu'il faut bien favoir ce qu'on veut bien faire^ enfuite ,  Les Liaifons dangereufes. 147 pour vous affiirer que je n'ai rien omis. Peu accoutumé ft employer la finefle pour mon compte, je n'en ai pas grand ufage; il n'a pas même fallu moins que ma vive amitié pour Danceny, & 1'intérêt que vous infpirez, pour me déterminer ft me fervir de ces moyens , quelqu'innocents qu'ils foient. Je hais tout ce qui a 1'air de la tromperie; c'eft la mon caraétere. Mais vos malheurs m'ont touché au point, que je tenterai tout pour les adoucir. Vous penfez bien que, cette communication une fois établie entre nous, il roe fera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, 1'entretien qu'il defire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci; vous ne fetiez qu'augmenter fon impatience, & le moment de la fatisfaire n'eft pas encore tout-ft-fait venu. Vous lui devez, je crois, de le calmer plutöt que de 1'aigrir. Je m'en rapporté lft-deffus ft votre délicateffè. Adieu, ma belle pupille : car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur , & fur-tout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, & foyez füre que j'y trouverai le mien. De,., ce 24 Septemlre 17... G ij  148 Les Liaifons dangereufes. LETTRE LXXXV. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. E nfin, vous ferez tranquille, & fur-tout vous me rendrez jufiice. Ecoutez, & ne me confondez plus avec les autres femmes. J'ai mis ft fin mon aventure avec Prévan. A fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire? A préfent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra fe vanter. Le récit ne fera pas fi plaifant que 1'action : auffi ne feroit - il pas jufie que , tandis que vous n'avez fait que raifonner bien ou mal fur cette affaire, il vous en revïnt autant de plaifir qu'a moi qui y donnois mon temps & ma peine. Cependant, fi vous avez quelque grand coup ft faire, fi vous devez tenter quelqu'entreprife oü ce rival dangereux vous paroifie ft craindre, arrivez. II vous laiffe le champ libre , au moins pour quelque temps, peut-être même ne fe releverat-il jamais du coup que je lui ai porté. Que vous êtes heureux de m'avoir pour amie ! Je fuis pour vous une Fée bienfaifante. Vous languifftz loin de la Beauté  Les Liaifons dangereufes. 140 qui vous engage ; je dis un mot, & vous vous retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une femme qui vous nuit; je vous marqué 1'endroit oü vous devez frapper, & la livre a votre difcrétion. Enfin , pour écarter de la lifte un concurrent redoutable, c'eft encore moi que vous invoquez, & je vous exauce. En vérité, fi vous ne paffez pas votre vie a me remercier , c'eft que vous êtes un ingrat. Je reviens a mon aventure, & la reprends d'origine. Le rendez-vous, donné fi haut, a Ia forrde de 1'Opéra (1), fut entendu comme je 1'avois efpéré. Prévan s'y rendit ; & quand la Maréchale lui dit obligeamment qu'elle fe félicitoit de le voir deux fois de fuite a fes jours , il eut foin de rêpondre que depuis Mardi foir il avoit défaic mille arrangements , pour pouvoir difpofer ainfi de cette foirée A bon entendeur falut! Comme je voulois pourtant favoir, avec plus de certitude , fi j'étois ou non le véritable objet de eet emprefiement flatteur, je voulus forcer le foupirant nouveau de choifir entre moi & fon goüt dominant. Je déclarai que je ne jouerois point : en tffet, il trouva , de fon cóté, mille pré- (1) Voyez la Lettre LXXXIV. G iij  15® Les Liaifons dangereufks* textes pour ne pas jouer; & mon premie? triomphe fuc fur le ianfquener. Je m'emparai de 1'Evêque de... pour ma converfation; je le choifis a caufe de fa liaifon avec le héros du jour , \ qui je voulois donner toute facilité de m'aborder. J'étois bien-aife uufll d'avoir un térnoin refpeélable qui put, au befoin, dépofer de ma conduite & de mes difcours. Cet arrangement réuflit. Après les propos vagues & d'ufage, Prévan s'étant bientót rendu maitre de la converfation, prit tour-a-tour différents tons, pour effayer celui qui pourroit me plaire. Je refufai celui du fentiment, comme n'y croyant pas ; j'ariêtai par mon férieux, fa gaieté qui me parut trop légere pour un début; il fe rebattit fur la délicate amitié, & ce fut fous ce drapeau bannal que nous commencames notre attaque réciproque. Au moment du fouper , 1'Evéque ne defcendoit pas; Prévan me donna donc Ia main, & fe trouva naturellement placé \ table a.cöté de moi. II faut être jufte; il foutint avec beaucoup d'adreffe notre converfation particuliere, en ne paroiffant s'occuper que de la converfation générale, dont il eut 1'air de faire tous les fraix. Au deffert, on paria d'une Piece nouvelle qu'on devoit donner le Lundi fuivant aux Francois. Je témoignai quelques regrets de n'a-  Les Liaifons dangereufes. 151 voir pas ma loge, il m'offric la fienne que je refufai d'abord, comme cela fepratique: a quoi il répondic alTez plaifamment que je ne 1'entendois pas: qu'a coup fur il ne feroit pas le facrifice de fa loge a quelqu'un qu'il ne connoifToit pas, mais qu'il m'avertiffoit feulement que Madame la Maréchale en difpoferoit. Elle fe prêta a cette plaifanterie, & j'acceptai. Remonté au fallon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place dans cette loge ; & comme la Maréchale , qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit, s'il étoit fage, il en prie 1'occafion d'une de ces converfations a doublé entente * pour lefquelles vous~m'avez vanté fon talent. En effet, s'étant mis a fes genoux, comme un enfant foumis, difoit-il, fous prétexte de lui demander fes avis, & d'implorer fa raifon, il dit beaucoup de chofeflatteufes & affez tendres, dont il m'étoit facile de me faire 1'application. Plufieurs perfonnes ne s'étant pas remifes au jeu 1'après-fouper, la converfation fut plus générale & moins intéreffante : mais nos yeux parierent beaucoup. Je dis nos yeux; je devrois dire les fiens; car les miens n'eurent qu'un langage, celui de la furprife. II dut penfer que je m'étonnois & m'occupois exceffivement de i'effet prodigieux qu'il faifoit fur moi. Je crois que je le G iv  152- Les Liaifons dangereufes. laiffai fort fatisfait; je n'étois pas moins contente. Le Lundi fuivant, je fus aux Francois, comme nous en étions convenus. Malgté votre curiofité littéraire, je ne puis vous rien dire du Speftacle, fi-non que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, & que Ia Piece eft tombée : voila tout ce que j'y ai appris. Je voyois avec peine finir cette foirée , qui réellement me plaifoit beaucoup ; & pour la prolonger, j'offris \ la Maréchale de venir fouper chez moi : ce qui me fournit le prétexte de le propofer a 1'aimable Cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour fe dégager, jufques chez les Comtefies de P... (i). Ce nom me rendit toute ma colere; je vis clairement qu'il alloit commencer les confidences : je me rappellai vos fages confeils, & me promis bien.... de pourfuivre 1'aventure, füre que je le guérirois de cette dangereufe indifcrétion. Etranger dans ma fociété, qui, ce foirla, étoit peu nombreufe, il me devoit les foins d'ufage ; auffi , quand on alla fouper , m'offrit-il la main. J'eus la malice , en 1'acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémiffement, & d'avoir pendant (i) Voyez la Lettre LXX.  Les Liaifons dangereufes. 153 ma marche , les yeux baifles & la refpiration haute. J'avois 1'air de preflèntir ma défaite , & de redouter mon vainqueur. II le remarqua a merveille; auffi le traïtre changea-t-il fur le champ de ton & de maintien. II étoit galant, il devint tendre. Ce n'eft pas que les propos ne fuffènt apeu-près les mêmes ; la circonftance y forcoit : mais fon regard, devenu moins vif, étoit plus careffant; 1'inflexion de fa voix plus douce; fon fourire n'étoit plus celui de la fineffè, mais du contentement. Enfin, dans fes difcours, éteignant peu-apeu le feu de Ia faillie, 1'efprit fit place a la délicateffè. Je vous le demandé, qu'euffiez-vous fait de mieux? De mon cöté, je devins rêveufe, a tel point, qu'on fut forcé de s'en appercevoir; & quand on m'en fit le reproche, j'eus 1'adreffe de m'en défendre mal-adroitement, & de jetter fur Prévan un coup-d'ceil prompt, mais timide & déconcerté , & propre h lui faire croire que toute ma crainte étoit qu'il ne devMc la caufe de mon trouble. Après fouper, je profitai du temps oü la bonne Maréchale contoit une de ces hiftoires qu'elle conté toujours , pour me placer fur mon Ottomanne, dans eet abandon que donne une tendre rêverie. Je n'étois pas fachée que Prévan me vit ainfi; il m'honora, en effet, d'une attention toute G v  154 Les Liaifons dangereufes. particuliere Vous jugez bien que mes tflindes regards n'ofoient chercher les veux de mon vainqueur : mais dirigés vers lui dune maniere plus humble, ijs m'apprirent bientót que j'obtenois 1'effet que ie voulois produire. II fiHoit encore lui permader que je le partageois : auffi, quand la Maréchale annonca quelle alloit fe retirer, je m'écriai d une voix molle & tendre : Ah Dien? jetois fi bien-la! Je me Jevai pourtantmais avam de me féparer d'elle, ie luidemandai fes projets, pour avoir un prétexte de dire les miens, & de faire favoir que je reftero.s chez moi le fur-lendemain. La-defTus tout Ie monde fe fépara Alors je me mis a réfléchir. Je ne doutois pa, que Prévan ne profijt deJ 1'efpece de rendez-vous que je venois de lui donnerqu il n y vmt d'affez bonne heure pour mè trouver feule, & que pattaque neP f ™ ve :: mais j etois bien fure auffi, d'après ma cette légéreté que, pour peu qu'on ait d£ lage, on nemploie qu'avec les femmes a aventuces, ou celles qui n'ont aucune expénence; & je voyois mon fuccès certain sil prononcoit le mot d'amour, s'il avoit Wrétenuon, fur-rout, de 1'obtenir de Qu'il eft commode d'avoir affaire a vous autres gens d principes! quelquefois un  Les Liaifons dangereufes. 155 brouillon d'Araoureux vous déconcerte par fa timidité, ou vous embarraffè par fes fougueux tranfports ; c'eft une fievre qui, comme 1'autre , ft fes friffons & fon ardeur, & quelquefois varie dans fes fymptömes. Mais votre marche réglée fe devine fi facilement! L'arrivée, le maintien, le ton, les difcours, je favois tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre converlation que vous fuppléerez aifémenr. Obfervez feulement que, dans ma feinte défenfe, je 1'aidois de tout mon pouvoir: embarras , pour lui donner le temps de parler; mauvaifes raifons, pour être combattues; crainte & méfiance, pour ramener les proteftations; & ce refrain perpétuel de fa part, je ne vous demandé qu'un mot; & ce filence de la mienne, qui femble ne le laiffèr attendre que pour le faire defiier davantage; au travers de tout cela, une main cent fois prife, qui fe retire toujours & ne fe refufe jamais. On pafieroit ainfi tout un jour ; nous y paffames une mortelle heure : nous y ferions peut-être encore, fi nous n'avions entendu entrer un carroffe dans ma cour. Cet heureux contretemps rendit, comme de raifon, fes inftances plus vives; & moi, voyant le moment arrivé, oü j'étois ft 1'abri de teute furprife, après m'être préparée par un long foupir, j'accordai le mot précieux. On annon^a, & G vj  156" Les Liaifons dangereufes. peu de temps après j'eus un cercle aflè-z nombreux. Prévan me demanda de venïr Ie Iendemain matin, & j'y confentis : mais, foigneufe de me défendre, j'ordonnai a ma Femme-de-chambre de refter tout le temps de cette vifite dans ma chambre a coucher, d'oü vous favez qu'on voit tout ce qui fe paffe dans mon cabinet de toilette, & ce fut-Ia que je le recus. Libres dans notre converfation, & ayant tous deux le même defir, nous fümes bientöt d'accord: mais il falloit fe défaire de ce fpeéhteurimportun; c'étoit oü je 1'attendois. Alors, lui faifant a mon gré le tableau de ma vie inférieure, je lui perfuadai aifément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté, & qu'il falloit regarder comme une efpece de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laifferoit encore des dangers trop grands pour m'y expofer, puifqu'ft touc moment on pouvoit entrer dans mon fallon. Je ne manquai pas d'ajouter que tous ces ufages s'étoieht établis, paree que jufqu'a ce jour ils ne m'avoient jamais contrariés; & j'infïfiai en même-temps fur rimpoflibilité de les changer, fans me compromettre aux yeux de mes gens. II effaya de s'attrifter, de prendre de 1'humeur, de me dire que J'avois peu d'amour, & vous devinez com-  Les Liaifons dangereufes. 157 bien touc cela me touchoit! Mais voulant frapper le coup décifif, j'appellai les larmes ft mon fecours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez. Cet empire qu'il fe crut fur moi, & 1'efpoir qu'il en concut de me perdre ft fon gré, lui tinrent lieu de touc l'amour d'Orofmane. Ce coup de théatre pafTé, nous revinmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupames de la nuit: mais mon Suifïe devenoit un obfiacle infurmontable, & je ne permettois pas qu'on effayat de le gagner. II me propofa la petite porte de mon jardin : mais je l'avois prévu, & j'y créai un chien qui , tranquille & filencieux le jour, étoit un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j'entrai dans tous ces détails étoit bien propre ft 1'enhardir; auffi vinc-il ft me propofer 1'expédient le plus ridicule, & ce fut celui que j'acceptai. D'abord, fon domeftique étoit fur comme lui-même : en cela il ne trompoic guere, 1'un 1'étoit bien autant que 1'autre. J'aurois un grand fouper chez moi; il y feroit, il prendroit fon temps pour fortir feul. L'adroit confident appelleroit la voiture, ouvriroit la portiere; & lui Prévan, au-lieu de monter, s'efquiveroit adroitement. Son cocher ne pouvoit s'en appercevoir en aucune facon, ainfi forti pour touc le monde , & cependant refté chez  158 Les Liaifons dangereufes. moi, il s'agiffbic de favoir s'il pourroit parvenir a mon appartement. J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre ce^projec, d'affez mauvaifes raifons pour qu'il put avoir 1'air de les détruire : il y réppndit par des exemples. A 1'entendre, rien n'étoit plus ordinaire que ce moyen; luimême s'en étoit beaucoup fervi; c'étoit même celui dont il faifoit le plus d'ufage, comme le moins dangereux. Subjuguée par ces autorités irrécufables, je convins, avec candeur, que j'avois bien un efcalier dérobé qui conduifoit très-près de mon boudoir; que je pouvois y laiffèr la clef, & qu'il lui feroit poffible de s'y enfermer & d'attendre, fans beaucoup de rifques, que mes femmes fufient retirées; & puis, pour donner plus de vraifemblance h mon confentement, Ie moment d'après je ne voulois plus, je ne revenois a confentir qu'a condition d'une foumiffion parfaite, d'une fagefie.... Ahl quelle fagefie ! Enfin , je voulois bien lui prouver mon amour, mais non pas fatisfaire le fien. La fortie, dont j'oubliois de vous parler, devoit fe faire par la petite porte du jardin : il ne s'agiflöit que d'attendre Ie point du jour; le Cerbere ne diroit plus mor. Pas une ame ne pafie a cette heurelk, & les gens font dans le plus fort du fommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de  Les Liaifons dangereufes. 15$ mauvais raifonnements, c'eft que vous oubliez notre fituation réciproque. Qu'avionsnous befoin d'en faire de meilleurs? il ne demandoit pas mieux que tout cela fe fut, & moi j'étois bien füre qu'on ne le fauroit pas. Le jour fut fixé au fur-lendemain. Remarquez que voila une affaire arrangée, & que perfonne n'a encore vu Prévan dans ma fociété. Je Ie rencontre a fouper chez une de mes amies ; il lui offre fa loge pour une Piece nouvelle , & j'y accepte une place. J'invite cette femme a fouper ^ pendant le Spectacle & devant Prévan; je ne puis prefque pas me difpenfer de lui propofer d'en être-Il accepte, & me fait, deux jours après, une vifite que 1'ufage exige. II vient a la vérité me voir le lendemain matin : mais outre que les vifites du matin ne marquent plus, il ne tient qu'a moi de trouver celle-ci trop lefte, & je le remets en effet dans la clafle des gens moins liés avec moi, par une invitacion écrite, pour un fouper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette : Mais voila tout, pourtant. Le jour fatal arrivé, ce jour oü je devois perdre ma vertu & ma réputation, je donnai mes inftructions a ma fidelle Viétoire, & elle les exécuta comme vous le verrez biemöc»  i6o Les Liaijons dangereufes. Cependant le foir vint. J'avois déja beaucoup de monde chez moi, quand on y annonca Prévan. Je le recus avec une politeffe marquée , qui conflatoit mon peu de liaifon avec ; & je le mis a la partie de la Maréchale , comme étant celle par qui j'avois fait cette connoiffance. La foirée ne produifit rien qu'un trés-petit billet , que le difcrec Amoureux trouva moyen de me remettre, & que j'ai brülé fuivant ma coutume. II m'y annoncoit que je pouvois compter fur lui ; & ce mot effentiel étoit entouré de tous les mots parafites, d'amour, de bonheur, &c. qui ne manquent jamais de fe trouver a pareille fête. A minuit, lesparties étant finies, je propofai une courte macédoine (O- J'avois le doublé projet de favorifer 1'évafion de Prévan , & en même-temps de la faire remarquer; ce qui ne pouvoit pas manquer d'arriver, vu fa réputation de Joueur. J'étois bien-aife auffi qu'on put fe rappeller au befoin , que je n'avois pas été prelfée de refter feule. (i) Quelques perfonnes ignorenc peut-être qu'une macédoine eft un affemblage de plufieurs jeux de hafard, parmi lefquels chaque Coupeur a le drolt de cho.fir , lorfque c'eft k lui a tenir la main. C'eft «ne des inver.tions du fiecle.  Les Liaifons dangereufes. 161 Le jeu dura plus que je n'avois penfé. Le Diable me tentoic, & je fuccombai au defir d'aller confoler 1'impatient prifonnier. Je m'acheminois ainfi a ma pene, quand je réfléchis qu'une fois rendue tout-a-fait, je n'aurois plus, fur lui, 1'empire de le tenir dans le coftume de décence néceffaire a mes projets. J'eus la force de réfifier. Je rebroufiai chemin, & revins, non fans humeur, reprendre place a ce jeu éternel. II finic pourtant, & chacun s'en alla. Pour moi, je fonnai mes femmes, je me défhabillai fort vite, & les renvoyai de même. Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toïlette légere, marchant d'un pas timide & circonfpect, & d'une main mal aflurée, ouvrir la porte a mon vainqueur? II m'appercuc, 1'éclair n'eft pas plus prompt. Que vous dirai-je? je fus vaincue, tout-a-fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot pour 1'arrêter ou me défendre. II voulut enfuite prendre une fituation plus commode & plus convenable aux circonftances. II maudiflbit fa parure, qui, difoit-il, 1'éloignoit de moi : il vouloit me combattre a armes égales ; mais mon extreme timidité s'oppofa a ce projet, & mes tendres careffes ne lui en laifferent pas le temps. II s'occupa d'autre chofe. Ses droits étoient doublés, & fes prétentions revinrent : mais alors : „ Ecou-  tSz Les Liaifons dangereufes. " te5;;moi. Jui dis-je , vous aurez juf. „ qu ici un affèz agréable récit a faire aux „ deux Comteffes de P..., & a mille au. „ tres : maïs je fuis curieufe de favoir com„ ment^ vous raconterez ia fin de 1'aven„ ture . En pariant ainfi, je fonnois de toutes mes forces. Pour le coup, j'eus rnon tour, & mon action fut plus vive que Ia parole. II n avoit encore que balbutié quand j| entendis Viétoire accourir, & appeller les Gens qu'elle avoit gardé chez elle, comme je le Jui avois ordonné. La prenant mon ton de Reine, & élevant Ja voix: „ Sortez, Monfieur, continuai-je, ,, & ne reparoiffèz jamais devant moi". Ladellus, Ja foule de mes gens entra Le pauvre Prévan perdit la tête- & croyant voir un guec-a-pens dans ce'qui n étoit au fond qu'une piaifanterie, il fe jetta fur fon épée. Mal lui en prit: car mon Valet-de-chambre, brave & vigoureux, ie fiufit au corps & Je terraffa. J'eus }e V voue une frayeur morteJJe. Je criai qu'on arretat, & ordonnai qu'on laiffac fa relraite hbre en safTurant feulement qu'il fortït de chez moi. Mes gens m'obéirenc: maiS la rumeur étoit grande parmi eux, ils s'in- gTe"r eöc ofé m™We* » leur vertueufe Maitreffe. Tous accompagneer le ma encontreux Chevalier, avec bruit öc teandaie , comme je le fouhaitois. La  Les Liaifons dangereufes. 16% feule Victoire refta, & nous nous occupa> mes pendant ce temps a réparer le défordre de mon lit. Mes gens remonterent toujours en tumulte; moi, encore toute émue, je leur demandai par quel bonheur ils s'écoient encore trouvés levés; & Victoire roe raconta qu'elle avoit donné a fouper a deux de fes amies, qu'on avoit veillé chez elle, & enfin tout ce dont nous étions convenues enfemble. Je les remerciai tous, & les fis retirer, en ordonnant pourtant a 1'un d'eux d'aller fur-le-champ chercher mon Médecin. II me parut que j'étois autorifée a craindre 1'effet de mon faififfement mortel; & c'étoit un moyen fur de donner du cours & de la célébrité a cette nouvelle. II vint en effet, me plaignit beaucoup , & ne m'ordonna que du repos. Moi, j'ordonnai de plus a Viétoire , d'aller le matin de bonne heure bavarder dans le voifinage. Tout a fi bien réuffi, qu'avant midi, & auffi-töt qu'il a été jour chez moi, ma dévote voifine étoit déja au chevet de mon lit, pour favoir la vérité & les détails de cette horrible aventure. J'ai été obligée de me défoler avec elle, pendant une heure, fur la corruption du fiecle. Un moment après, j'ai recu de la Maréchale le billet  iö4 Les Liaifons dangereufes. que je joins ici. Enfin, avant cinq heures ja, vu arnver, a mon grand étoSnementl cl"" CP' llJveamt* In'a-c-il die, me faire fesexcufes, de ce qu'un Officier de fon Corps avoit pu me manquer h ce point II ne 1 avoit appris qu'a diner chez Ja Maréchale, & avoit fur Ie champ envoyé ordre a Prévan de fe rendre en prifon. fai demandé grace, & il me 1'a refufée Alors jai penfe que, comme complice, il ft! loit m exécuter de mon cóté , & garder au moins de rigides arrêts. T'ai fait fermer ma Porte, & dire que j'itoismcom. C'eft h ma folitude que vous devez cette longue Lettre J'en écrirai une a Madame de Volanges, dont fürement elle fera leclure pubhque , & oü vous verrez cette hiftoire telle qu'il faut la raconter. J'oubliois de vous dire que Belleroche eft outre, & veut abfolument fe battre aVec Prevan. Le pauvre garcon ! heureufement j aurai le temps decalmer fa tête. Enauendant je vais repofer Ia mienne, qui eft fatiguee d'écrire. Adieu, Vicomte. Du chdteaude ce 25 Septembre 17- • •, au foir.  Les Liaifons dangereufes. i6< LETTRE LXXXVL La Maréchale de a la Marquife de Merteuil. (Billet inclu dans la précèdente.} M on Dieu! qu'eft-ce donc que j'apprends, ma chere Madame ? Eft-il poffible que ce peric Prévan fafle de pareilles abominations ? & encore vis-a-vis de vous! A quoi on eft expofé ! on ne fera donc plus en füreté chez foi! En vérité, ces événements-la confolent d'être vieille. Mais de quoi je ne me confolerai jamais, c'eft d'avoir été en partie caufe de ce que vous avez recu un pareil monftre chez vous. Je vous promets bien que fi ce qu'on m'en a dit eft vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi; c'eft le parti que tous les honnêtes gens prendront avec lui, s'ils fontce qu'ils doivent. On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, & je fuis inquiete de votre fanté. Donnez-moi, je vous prie, de vos cheres nouvelles, ou faices-m'en donner par une de vos femmes, fi vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demandé qu'un  166 Les Liaifons dangereufes. mot pour me tranquillifer. Je ferois accotsrue chez vous ce matin , fans mes bains que mon Doctenr ne me permet pas d'interrompre; & il faut que j'aille eet aprèsmidi a Verfailles, toujours pour 1'affaire de mon neveu. Adieu, ma chere Madame; comptez pour la vie fur ma fincere amitié. Paris, ce 25 Septembre 17... LETTRE LXXXVII. La Marquife de Merteuil a Madame de Volanges. Je vous écris de mon lit, ma chere bonnea mie. L'événement le plus défagréable & le plus impoffible a prévoir, m'a rendu malade de faififfëment & de chagrin. Ce n'eft pas qu'affurémenc j'aie rien a me reprocher: mais il eft toujours fi péniblepour une femme honnête & qui conferve la modeflte convenable a fon fexe, de fixer fur elle 1'attention publique, que je donnerois tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureufe aventure; & que jene fais encore fi je ne prendrai pas le parti d'aller al la campagne attendre qu'elle foit oubliée. Voici ce dont il s'agit. J'ai rencontré chez la Maréchale de....  Les Liaifons dangereufes. 167 un M. de Prévan que vous connoifTez furement de nom, & que je ne connoiflbis pas autrement. Mais en ie trouvanc dans cette maifon, j'érois bien autorifée, ce me femble, a Ie croire bonne compagnie. II eft affèz bien fait de fa perfonne, & m'a paru ne pas manquer d'efprir. Le hafard & 1 ennui du jeu me Jaiflèrenc feule de femme entre lui & 1'Evêque de...., tandis _que tout le monde étoic occupé au lanfquenet. Nous caufames tous trois jufqu'au moment du fouper. A table, une nouveauté dont on paria, lui donna 1'occafion doffrirfa loge a la Maréchale, quil'accepta, & il fut convenu que j'y aurois une place.C étoit pourLundi dernier, aux Francois. Comme la Maréchale venoit fouper chez moi au fortir du fpeöacle, je propofai a ce Monfieur de 1'y accompagner, & il vint. Le fur-lendemain il me fit une vifite qui fe paffa en propos d'ufage, & fans qu il y eüt du toi:t rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, cequime parut bien un peu lelie: mais je crus qu'auheu de Je lui faire fentir par ma facon de le recevoir, il valoit mieux 1'avertir par une politefïe, que nous n'étions pas encore auffi mtimement liés qu'il paroiffoic le croire Pour cela je lui envoyai, le jour même, une mvitation bien feche & bien cérémonieufe, pour un fouper que je donnois  i6'6 Les Liaifons dangereufes. avant-hier. Je ne lui adreflai pas la parole quatre fois dans toute la foirée; & lui, de fon cöté , fe retira auffi tot fa partie finie. Vous conviendrez que jufques-la rien n'a moins 1'air de conduire a une aventure : on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jufqu'a prés de deux heures; & enfin je me mis au lit. II y avoit au moins une mortelle demiheure que mes femmes étoient retirées, quand j'encendis du bruic dans mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur , & vis un homme entrer par la porte qui conduit a mon boudoir. Je jettai un cri percant ; & je reconnus, a la clarté de ma veilleufe , ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable , me dit de ne pas m'allarmer; qu'il alloit m'éclaircir le myftere de fa conduite , & qu'il me fupplioit de ne faire aucun bruit. En parlant ainfi, il allumoit une bougie; j'étois faifie au point que je ne pouvois parler. Son air aifé & tranquille me pétrifioit, je crois, encore davantage. Mais il n'eut pas dit deux mots, que je vis quel étoit ce prétendu myftere; & ma feule réponfe fut, comme vous pouvez croire, de me pendre a ma fonnette. Par un bonheur incroyable , tous les Gens de 1'office avoient veillé chez une de mes  Les Liaifons dangereufes. 169 mes Femmes, & n'étoient pas encore cou« chés. Ma Femme-de-chambre, qui, en venant chez moi, m'entendir parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, & appella tout ce monde-la. Vous jugez quel fcandale.' Mes Gens éroient furieux; je vis le moment oü mon Valet-de-chambre tuoit Prévan. J'avoue que, pour 1'inffant, ie fus forc aife de me voir en force : en y'réfléchiffant aujourd'hui, j'aimerois mieux qu'il nê) füt venu que ma Femme-de-chambre; elle auroic fuffi, & j'aurois peut-être évité eee éclat qui m'afflige. Au-lieu de cela, le tumulte a réveille" les voifins, les Gens ont parlé, & c'eft depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan eft en prifon par ordre du Commandant de fon Corps, qui a eu l'honnêteté de palier chez moi pour me faire des excufes, m'a-t-il dit. Cette prifon va encore augmenter le bruit: mais je n'ai jamais pu obtenir que cela füt autrement. La Ville & la Cour fe font fait écrire a ma porte, que j ai fermée a tout Ie monde. Le peu de perfonnes que j'ai vues, m'ont dit qu'on'me rendoit juflice, & que 1'indignation publique étoit au comble contre M. de Prévan: affurément il le mérite bien ; mais cela n óte pas le défagrémenc de cette aventure. De plus, eet homme a fürement quelques amis, & fes amis doivent être mé. Partie LI. H  iyo Les Liaifons dangereufes. chants : qui fait, qui peuc favoir ce qu'ils inventeront pour me nuire? Mon Dieu, qu'une jeune femme eft roalheureufe! elle n'a^ rien fait encore, quand elle s'eft mife a 1'abri de la médifance ; il faut qu'elle en impofe même a la calomnie. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait & cë que vous feriez a ma place ; enfin , tout ce que vous pen fez. C'eft toujours de vous que j'ai rc§u les confolations les plus douces & les avis les plus fages; c'eft de vous auffi que j'aime le mieux a en recevoir. Adieu, ma chere & bonne amie; vous connoiffez 'les fentiments qui m'attachent a vous pour jamais. J'embraffè votre aimable fille. Paris, ce 26 Septembre 17... Fin de la fecondt Partie.  A. KROESE I boekbinderij j AMSTERDAM j