91 1670 5811 UB AMSTERDAM  LES LIAISONS DANGEREUSES. TROISIEME PART1E.,   LES LIAISONS DANGEREUSES, o u LETTRES Recueillies dans urn Société, & publiiespour Üinjlruclion de quelques autres, Par M. C. .... de L..., 1 a!Lettreesm0eUrS ^ Ump$' & j'ai publié «* J. J. ROUSSEAU, Préf. dc la Nouvtlh Hiloïfa TR 01 SI E ME PART IE, A AMSTERDAM; Et fe trouve d Paris, Chez Dürand, Neveu , Libralre, a h Sageffe, rue Galande. M. DCC. L X XXIV,   LES LIAISONS DANGEREUSES. LETTRE LXXXVIII. Cécile Volanges au Vicomte de Valmon t. Mal gré tout Ie plaiGr que j'ai, Monfieur, a recevoir les Lettres de M. Ie Che. valier Danceny, & quoique je ne defire pas moins que lui, que nous puiffions nous voir encore, fans qu'on puiflè nous en empêcher, je n'ai pas ofé cependant faire ce que vous me propofez. Premiérement, c'eft trop dangereux; cette clef que vous voulez que je mette h h place de 1'autre lui reuemble bien aflez a la vérité : maïs pourlanc, il ne laifiè pas d'y avoir encore de la difFérence, & Maman regarde a tout, & s'appercoit de tour. De plus, quoiqu'on Partie III. A  2 Les Liaifons dangereufes. ne s'en foit pas encore fervi, depuis que nous fommes ici , il ne faut qu'un malheur ; & fi on s'en appercevoic, je ferois perdue pour toujours. Et puis, il me femble aulïï que ce feroit bien mal; faire comme cela une doublé clef, c'efi: bien fort! II eft vrai que c'efi: vous qui auriez la bonté de vous en charger : mais malgré cela, li on le favoit, je n'en porterois pas moins le blame & la faute, puifqne ce feroit pour moi que vous 1'auriez faite. Enfin, j'aivoulu efiayer deux fois de la prendre, & certainement cela feroit bien facile, fi c'étoit toute autre chofe : mais je ne fais pas pourquoi je me fuis toujours mife a trembler, & n'en ai jamais eu le courage. Je crois donc qu'il vaut mieux refter comme nous fommes. Si vous avez toujours la bonté d'être aufli compiaifant que jufqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une Lettre. Même pour la derniere, fans Ie malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de fuite dans un certain moment, nous aurions eu bien aifé. Je fens bien que vous ne pouvez pas, comme moi, ne fonger qu'a 9a; mais j'aime mieux avoir plus de patience , & ne pas tant rifquer. Je fuis füre que M. Danceny diroit comme moi: car toutes les fois qu'il vouloit quelque chofe qui me faifoit trop de peine, il confentoic toujours que cela ne fut pas,,  Les Liaifons dangereufes. 3 Je vous remettrai, Monfieur, en mêmetemps que cette Lettre , la vötre , celle de M. Danceny & votre clef. Je n'en fuis pas moins reconnoiflante de touces vos bontés, & je vous prie bien de me les continuer. II eft bien vrai que je fuis bien malheureufe , & que fans vous je le ferois encore bien davantage : mais , après tout, c'eft ma mere; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m'aime toujours, & que vous ne m'abandonniez pas , il viendra peut - être un temps plus heureux. J'ai 1'honneur d'être , Monfieur, avec bien de Ia reconnoiflance, votre très-humble & très-obéiftante fervante. De... ce 26 Septembre 1?... LETTRE LXXXIX. Lt Vicomte de Valmont au Chevalier Danceny. S 1 vos affaires ne vont pas toujours aufll vïte que vous Je voudriez, mon ami, ce n'eft pas tout-a-fait a moi qu'il faut vous en prendre. J'ai ici plus d'un obftacle k vaiHcre. La vigilance & Ia févérité de MaA ij  a Les Lialfons (langereufes. dame de Volanges ne font pas les feuls i votre jeune amie m'en oppofe auffï quelques-uns. Soit froideur, ou timidicé, elle ne fait pas toujours ce que je lui confeille; & je crois cependant favoir mieux qu'elle ce qu'il faut faire. J'avois trouvé un moyen fimple, commode & für, de lui remettre vos Lettres, & même de faciliter, par la fuite, les entrevues que vous delirez : mais je n'ai pu la décider a s'en fervir. J'en fuis d'autanc plus affligé, que je n'en vois pas d'amre pour vous rapprocher d'elle; & que même pour votre correfpondance , je crains fans cefie de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je ne veux ni courir ce rifque-la , ni vous y expofer 1'un & 1'autre. - Je ferois pourtant vraiment peiné que le peu de confiance de votre petite amie , m'empêchat de vous être utile; peut-être feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c'eft a vous feul a décider; car ce n'eft pas aflez de fervir fes amis, il faut encore les fervir a leur maniere. Ce pourroit être aufïï une facon de plus, de vous aflurer de fes fentiments pour vous ; car la femme qui garde uné volonté a elle, n'aime pas aucant qu'elle le dit. Ce n'eft pas que je foupconne votre Maitrellè d'inconftance : mais elle eft bien jeu-  Les Liaifons dangereufes. § ne ; elle a grand'peur de fa Maman, qui, comme vous le favez, ne cherche qu'k vous nuire; & peut-être feroit-il dangereux de refter trop long-temps fans 1'occuper de vous. N'allez pas cependanc vous inquiécer a un certain poinc, de ce "que je vous dis la. Je n'ai dans le fond nulle raifon de méfiance; c'eft uniquemenc la follicitude de 1'amicié. Je ne vous écris pas plus longuement, paree que j'ai bien auflï quelques affaires pour mon compce. Je ne fuis pas auffï avancé que vous : mais j'airae autant, & cela confole; & quand je ne réuffirois pas pour moi, fi je parviens a vous être udle, je trouverai que j'ai bien employé mon temps. Adieu, mon ami. Au chdteau de...^ce iSSeptembre if..; L E T T R E X C. La Préfidente deTourvelö« Vkomtt de valmont. j"e defire beaucoup , Monfieur, que cette Lettre ne vous faffè aucune peine ; ou, fi elle doit vous en caufer, qu'au moins elle puiffè être adoucie par celle que j'éprouve A iii  6 Les Liaifons dangereufes. en vous 1'écrivanc. Vous devez me connoïtre affèz a préfent, pour être bien für que ma volonté n'eft pas de vous afïïiger; mais vous , fans doute , vous ne voudriez pas non plus me plonger dans un défefpoir éternel. Je vous conjure donc, au nom de 1'amitié tendre que je vous ai promife, au nom même des fentiments peut-être plus vifs, mais a coup für pas plus finceres, que vous avez pour moi, ne nous voyons plus; partez; & jufques-la, fuyons fur-tout ces entretiens dangereux, oü, par une inconcevable puiffance % fans jamais parvenir a vousdire ce que je veux, je paffe mon temps a écouter ce que je ne devrois pas entendre. Hier encore, quand vous vïntes me joindre dans le pare, j'avois bien pour unique objet de vous dire ce que je vous écris aujourd'hui; & cependant qu'ai-je fait ? que m'occuper de votre amour;.... de votre amour, auquel jamais je ne dois répondre 2 Ah! de grace, éloignez-vous de moi. Ne craignez pas que mon abfence altere jamais mes fentiments pour vous : comment parviendrois-je a les vaincre, quand je n'ai plus le courage de les combattre? Vous le voyez, je vous dis tout; je crains moins d'avouer ma foiblelTe que d'y fuccomber : mais eet empire que j'ai perdu fur mes fentiments, je le conferverai fur mes attions \ oui, je le conferverai, j'y  Les Liaifons dangereufes. ? fuis réfolue; füt-ce aux dépens de ma vie. Hélas! le temps n'eft pas loin oü je me croyois bien füre de n'avoir jamais de pareils combats a foutenir. Je m'en félicitois ; je m'en glorifiois peut-être trop. Le Ciel a puni, cruellemenc puni eet orgueil: mais plein de miféricorde au moment même qu'il nous frappe, il m'avertit encore avant ma chute; & je ferois doublement coupable, fi je continuois a manquer de prudence , déja prévenue que je n'ai plus de force. Vous m'avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d'un bonheur acheté par mes larmes. Ah! ne parions plus de bonheur, mais laifiez-moi reprendre quelque tranquillité. En accordant ma demande, quels nouveaux droits n'acquerrez-vous pas fur mon coeur ? & ceux-la, fondés fur la vertu, je n'aurai point a m'en défendre. Combien je me plairai dans ma reconnoiflance! Je vous devrai la douceur de goucer fans remords un fentiment délicieux. A préfent, au contraire , eftrayée de mes fentiments, de mes penfées, je crains également de m'occuper de vous Sc de moi; votre idéé même m'épouvante : quand je ne peux la fuir, je la combats; je ne 1'éloigne pas, mais je la repouffè. Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire ceiTer eet état de trouble & d'anxiété? O A iv  8 Les Liaifons dangereufes. vous, dont Pame toujours fenfible, même au milieu de fes erreurs, eft reftée amie de Ja vertu, vous aurez égard a ma ficuation douloureufe, vous ne rejetterez pas ma priexe! Un intérêt plus doux, mais non moins lendre, fuccédera a ces agitations violentes: alors, refpirant par vos bienfaits, je chérirai mon exiftence, & je dirai dans la joie de mon coeur : ce calme que je reiïèns, je le dois a mon ami. En vous foumettant a quelques privations légeres, que je ne vous impofe point, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tourments? Ah! fi, pour vous rendre heureux, il ne falloit que confentir a être malheureufe , vous pouvez m'en croire, je n'héfiterois pas un moment.... Mais devenir coupable!... non, mon ami, non, plutöt mourir mille fois. Déja aflaillie par la honte, a la veille des remords, je redoute & les autres & moimême; je rougis dans le cercle, & frémis dans la folitude; je n'ai plus qu'une vie de douleurs; je n'aurai de tranquillité que par votre confentement. Mes réfolutions les plus louables ne fuffifent pas pour me raffurer; j'ai formé celle-ci dès hier, & cependant j'ai pafle cette nuit dans les larmes. Voyez votre amie , celle que vous aimez, confufe & fuppliante, vous demander  Les Liaifons dangereufes. 9 le repos & 1'innocence. Ah, Dieu ! fans vous, eüt-elle jamais été réduite a cecte humiliante demande ? Je ne vous reproche rien; je fens trop par moi-même combien il eft difficile de réfifter a un fentiment impérieux. Une plainte n'eft pas un murmure. Faites par générofité ce que je fais par devoir; & a tous les fentiments que vous m'avez infpirés, jejoindrai celui d'uneéternelle reconnoiflance. Adieu, adieu, Monfieur. De... ce 27 Septembre 17... L E T T R E XCI. Le Vicomte de Valmont a la Préfidente de Tourvel. Oj onsterné par votreLettre,j'ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans doute s'il faut choifir entre votre malheur & le mien, c'eft a moi h me facrifier, & je ne balance pas : mais de fi grands intéréts méritent bien, ce me femble, d'être avant tout difcutés & éclairés; & comment y parvenir, fi nous ne devons plus nous parler ni nous voir. Quoi! tandis que les fentiments les plus doux nous unillent, une vaine terreur fufA v  io Les Liaifons dangereufes. fira pour nous féparer, peut-être fans retour ! En vain 1'amitié tendre , 1'ardenc amour, réclameront leursdroits; leurs voix ne feront point entendues : & pourquoi? quel eft donc ce danger preflant qui vous menace ? Ah! croyez-moi, de pareilles craintes, & fi légérement congues, font déja, ce me femble, d'aiïèz puiffants motifs de fécurité. Permettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la tracé des impreffions défavorables qu'on vous a données fur moi. On ne tremble point auprès de 1'homme qu'on eftime; on n'éloigne pas , fur-tout celui qu'on a jugédigne de quelque amitié:c'eft 1'homme dangereux qu'on redoute & qu'on fuir. Cependant, qui fut jamais plus refpectueux & plus foumis que moi? Déja , vous le voyez , je m'obferve dans mon langage; je ne me permets plus ces noms fi doux, fi chers a mon cceur, & qu'il ne ceffè de vous donner en fecret. Ce n'eft plus 1'amant fidele & malheureux , recevant les confeils & les confolations d'une amie tendre & fenfible, c'eft 1'accufé devant fon juge, 1'efclave devant fon maitre. Ces nouveaux titres impofent fans doute de nouveaux devoirs; je m'engage a les remplir tous. Ecoutez-moi, & fi vous me condammz .) j'y foufcris, & je pars. Je promets  Les Liaifons dangereufes. n davantage; préférez-vous ce defpotifine qui juge fans entendre? vous fentez-vous le courage d'être injufte? ordonnez & j'obéis encore. Mais ce jugetnent, ou eet ordre, que je Tentende de votre bouche. Et pourquoi? m'allez-vous dire a votre tour. Ah! que fi vous faites cette quefiion, vous connoiffez peu 1'amour & mon coeur! N'eft-ce donc rien que de vous voir encore une fois ? Eh! quand vous porterez le défefpoir dans mon ame, peut-être un regard confolateur 1'empêchera d'y fuccomber. Enfin, s'il me fauc renoncer h 1'amour, a 1'amidé, pour qui feuls j'exifte, au moins vous verrez votre ouvrage, & votre pitié me reftera : cette faveur légere, quand même je ne la mériterois pas, je me foumets, ce me femble, a la payer aflèz cher, pour efpérer de 1'obtenir. Quoi! vous allez m'éloigner de vous ! Vous cönfentez donc a ce que nous devenions étrangers 1'un a 1'autre! que dis-je? vous le defirez; & tandis que vous m'afiiirez que mon abfence n'altérera point vos fentiments, vous ne preflez mon départ que pour travailler plus facilement a les détruire. Déja , vous me parlez de les remplacer par de la reconnoifiance. Ainfi le fentiment qu'obtiendroit de vous un inconnu pour le plus léger fervice, votre ennemi A vj  it Les Liaifons dangereufes. même en ceffanc de vous nuire, voila ce que vous m'offrcz ! & vous voulezquemon coeur s'en contente ! Interrogez le vö:re : fi votre amant, fi votre ami, venoiem un jour vous parler de leur reconnoifiance , ne leur diriez-vous pas avec indignation : Retirez-vous, vous êces des ingrats? Je m'arrête & réclame votre indulgence. Pardonnez 1'expreffion d'une douleur que vous faites naicre; elle ne nuira point a ma foumiffion parfaice. Mais je vous en conjure a mon tour, au nom de ces fentiments fi doux, que vous-même vous réclamez, ne refufez pas de m'entendre; & par pitié du moins pour le trouble mortel oü vous m'avez plongé, n'en éloignez pas le moment. Adieu, Madame. De... ce 27 Septembre 17**, au foir. L E T T R E .XCII. Le Chevalier Danceny au Vicomte de Valmont. O mon ami! votre Lettre m'a glacé d'efiroi.Cécile.... O Dieu ! eft-il poflible? Cécile ne m'aime plus. Oui, je vois cette affreufe véricé a travers le voile donc votre  Les Liaifons dangereufes. 13 amitié 1'encoure. Vousavez voulu me préparer a recevoir ce coup mortel; je vous remercie de vos foins, mais peuc-on en impofera 1'amour? II court au-devant de ce qui 1'intéreflè; il n'apprend pas fon fort, il le devine. Je ne douce plus du mien : parlezmoi fans décour, vous le pouvez , & je vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui a fait naitre vos foupgons, ce qui les a confirmés. Les moindres détails font précieux. TMiez, fur-tout, de vous rappeller fes paroles. Un mot pour 1'autre peut changer toute une phrafe, le même a quelquefois deux fens... Vous pouvez être trompé : hélas! je cherche a me flatter encore. Que vous a-t-elle die? me fait-elle quelque reproche ? au moins ne fe défend-elle pas de fes torts ? j'aurois dü prévoir ce changement , par les difficultés que, depuis un temps, elle trouve a tout. L'amour ne connoic pas tant d'obftacles. Quel parti dois-je prendre ? que me confeillez-vous ? Si je tentois de la voir? cela eft-il donc impoflible? L'abfence eft fi cruelle, fi funefte.... & elle a reful'é un moyen de me voir! Vous ne me dites pas quel il étoic; s'il y avoit en efFet trop de danger,elle fait biVn que je ne veux pas qu'elle fe rifqüe trop. Mais auflï je connois votre prudecce, &, pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire.  14 Les Liaifons dangereufes. Que vais-je faire a préfent ? comment lui écrire ? fi je lui laiffë voir mes foup^ons, ils la chagrineronc peut-être; & s'ils font injuftes, me pardonnerois-je de I'avoir affligée ? Si je les lui cache, c'efi; la tromper, & je ne fais point diflimuler avec elle. Oh! fi elle pouvoit favoir ce que je fouffre , ma peine la toucheroit. Je la connois fenfible; elle a le cceur excellent, & j'ai mille preuves de fon amour. Trop de timidité , quelqu'embarras , elle eft fi jeune! & fa mere la traite avec tant de févérité! Je vais lui écrire; je me contiendrai; je lui demanderai feulement de s'en remettre entiérement a vous. Quand même elle refuferoit encore, elle ne pourra pas au moins fe facher de ma priere; & peut-être elle ' confentira. Vous, mon ami, je vous fait mille excufes, & pour elle & pour moi. Je vous aflure qu'elle fenc le prix de vos foins, qu'elle en eft reconnoiffante. Ce n'eft pas méfiance, c'eft timidité. Ayez de 1'indulgence; c'eft le plus beau caraclere de 1'amitié. La votre m'eft bien précieufe , & je ne fais comment reconnoitre tout ce que vous fakes pour moi. Adieu, je vais écrire tout de fuite. Je fens toutes mes craintes revenir; qui m'eüt die que jamais il m'en coüteroit de  Les Liaifons dangereufes.. 15 lui écrire! Hélas, hier encore, c'étoic mon plaifir le plus doux. Adieu , mon ami; conrinuez-moi vos foins, & plaignez-moi beaucoup. Paris, ce 27 Septembre 17... LETTRE XCIIL Le Chevalier Danceny a Cecile volanges. ( Joint'e a laprècidente"). «j e ne puis vous diflimuler combien j'ai été affligé en apprenanc de Valmonc le peu de confiance que vous continuez a avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il eft mon ami, qu'il eft la feule perfonne qui puifle nous rapprocher 1'un de 1'autre : j'avois cru que ces ticres feroient fuffifants auprès de vous: je vois avec peine que je me fuis trompé. Puis-je efpérer qu'au moins vous m'inftruirez de vos raifons ? Ne trouverez vous pas encore quelques diffkultés qui vous enempêcheronc? Je ne puis cependanc deviner, fans vous, le myftere de cette conduite. Je n'ofe (bupconner votre amour, fans doute aufli vous n'oferiez trahir le mien. Ah! Cécile!...  16" Les Liaifons dangereufes. II eft donc vrai que vous avez refufé un moyen de me voir? un moyen/ïmple, commode & für Et c'eft ainfi que vous m'aimez ! Une fi courte abfence a bien changé vos fentiments. Mais pourquoi me tromper? pourquoi me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez davantage ? Votre Maman , en détruifant votre amour, a-t-elle auffi détruit votre candeur? Si au moins elle vousa laiffe quelquepitié, vous n'apprendrez pas fans peine les tourments afFreux que vous me eau fez. Ah! je foufFrirois moins pour mourir. Dites-moi donc, votre cceur m'eft-il fermé fans retour? m'avez-vous entiéremenc oublié ? Grace a vos refus, je ne fais, ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand vousy répondrez. L'amitié de Valmont avoit afiuré notre correfpondance : mais vous, vous n'avez pas voulu, vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu'elle fut rare. Non, jenecroiraiplus a 1'amour, a labonne foi. Eh! qui peut-on croire, fi Cécile m'a trompé? Répondez-moi donc? eft-il vrai que vous ne m'aimez plus? Non, cela n'eft paspoffible; vous vous faites illufion; vous calomniez votre coeur. Une crainte paiïagere, un (i) Danceny ne fait pas ^uel étoit ce moyen; il répew feulement 1'exprelTion d.> Yalmoat.  Les Liaifons dangereufes. \~> moment de découragement, mais que 1'amour a bientöt fait difparoïtre, n'eft-il pas vrai, ma Cécile, ah! fans douce, & j'ai tort de vous accufer. Que je ferois heureux d'avoir tort! que j'aimerois a vous faire de tendres excufes, a réparer ce moment d'injuftice par une éternité d'amour! Cécile, Cécile, ayez pitiéde moüConfentez a me voir; prenez-en tous les moyens! Voyez ce que produit 1'abfence! des craintes, des foupcons, peut-être de lafroideur! un feul regard, un feul mot, & nousferons heureux. Mais quoi!- puis-je encore parler de bonheur ? peut-être eft-il perdu pour moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement preffe entre les foupgons injuftes & la vérité plus cruelle, je ne puis m'arrêter h aucune penfée; je ne conferve d'exiftence que pour fouftrir & vous aimer. Ah Cécile! vous feule avez Ie droit de me larendre chere; & j'attends du premier mot que vous prononcerez, Ie retour du bonheur ou la certitude d'un défefpoir éternel. Paris, ce 0.7 Septembre 17...  i3 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XCIV. Cécile Volanges au Chevalier D a n c e n v. Je ne concois rien a votre Lettre, finon la peine qu'elle me caufe. Qu'eft-ce que M. de Valmonc vous a donc mandé, & qu'eft-ce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimois plus? Cela feroit peutêtre bien heureux pour moi, car fürement jen ferois moins tourmentée; & il eft bien dur, quand je vous aime comme je fais, de voir que vous croyez toujours que j'ai tort, & qu'au-lieu de me confoler, ce foit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe, & que je vous dis ce qui n'eft pas! vous avez-la une jolie idéé de moi! Mais quand je ferois menteufe comme vous me Ie reprochez, quel intérêt y aurois-je ? Aflurément, fi je ne vous aimois plus, je n'aurois qu'a le dire, & tout le monde m'en loueroit: mais, par malheur, c'eft plus fort que moi; & il faut que ce foit pour quelqu'un qui ne m'en a pas d'obligation du tout! Qu'eft-ce que j'ai donc fait, pour vous  Les Liaifons dangereufes. jo. tanc facher? Je n'ai pas ofé prendre une clef, paree que je craignois que Maman ne s'en appereüt, & que cela ne me caufat encore du chagrin, & a vous aufli a caufe de moi; & puis encore, paree qu'il me femble que c'eft mal fait. Mais ce n'étoit que M. de Valmonc qui m'en avoic parlé; je ne pouvois pas favoir fi vous le vouliez ou non, puifque vous n'en faviez rien. A préfent que je fais que vous le defirez, eft-ce que je refufe de la prendre, cecte clef? je la prendrai dès demain; & puis nous verrons ce que vous aurez encore k dire. M. de Valmont a beau être votre ami; je crois que je vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le moins; & cependant c'eft toujours lui qui a raifon, & moi j'ai toujours rort. Je vous allure que je fuis bien fachée. Ca vous eft bien égal, paree que vous favez que je m'appaife tout de fuite : mais a préfent que j'aurai la clef, je pourrai vous voir quand je voudrai; & vous allure que je ne voudrai pas, quand vous agirez comme 9a. J'aime mieux avoir du chagrin qui me vienne de moi, que s'il me venoit de vous : voyez ce que vous voulez faire. Si vous vouliez , nous nous aimerions tant! & au moins n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait! Je vous  £o Les Liaifons dangereufes. aflbre bien que fi j'ét'ois maitreflè , vous n'auriez jamais a vous plaindre de moi : mais fi vous ne me croyez pas, nous ferons toujours bien malheureux, & ce ne fera pas ma faute. J'efpere que bientöt nous pourrons nous voir, & qu'alors nous n'aurons plus d'occafions de nous chagriner comme a préfenr. Si j'avois pu prévoir ca , j'aurois pris cette clef tout de fuite : mais en vérité, je croyois bien faire. Ne m'en voulez donc pas, je vous en prie. Ne foyez plus trifte, & aimez-moi toujours autant que je vous aime : alors je ferai bien contente. Adieu, mon cher ami. Du chdteau de...cez% Septembre 17... LETTRE XCV. Cécile Volanges auVicomte de Va lm o nt. Je vous prie, Monfieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m'aviez donnée pour mettre a la place de 1'autre; puifque tout le monde le veut, il faut bien que j'y confente aufli. Je ne fais pas pourquoi vous avez mandé  Les Liaifons dangereufes. 21 h M. Danceny que je ne 1'aimois plus : je ne crois vous avoir jamais donné lieu de le penfer; & cela lui a fait bien de la peine, & a moi aufli. Je fais bien que vous êtes fon ami; mais ce n'eft pas une raifon pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien plaifir de lui mander le contraire, Ia première fois que vous lui écrirez, & que vous en êtes für : car c'eft en vous qu'il a le plus de confiance, & moi, quand j'ai dit une chofe & qu'on ne la croit pas, je ne fais plus comment faire. Pour ce qui eft de la clef, vous pouvez être tranquille; j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre Lettre. Cependant, fi vous 1'avez encore, & que vous vouliez me Ia donner en même-temps, je vous promets que j'y ferai bien attention. Si ce pouvoit être demain en allant diner, je vous donnerois 1'autre clef après demain a déjeuner, & vous me Ia remettriez de Ia même facon que la première. Je voudrois bien que cela ne füt pas plus long, paree qu'il y auroit moins de temps a rifquer que Maman ne s'en appereüt. Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-la, vous aurez bien la bonté de vous en fervir aufli pour prendre mes Lettres-; & comme cela, M. Danceny aura plus fouvent de mes nouvelles. II eft vrai que ce fera bien plus commode qu'a préfent; mais  aa Les Liaifons dangereufes. c'eft que d'abord, cela m'a fait trop peur; je vous prie de m'excufer, & j'efpere que vous n'en continuerez pas moins d'être aufli complaifant que par le paffë. J'en ferai aufli toujours bien reconnoiflante. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, votre très-humble & très-obéifiante fervante. De...ce 28 Septembre 17... LETTRE XC VI. Du Ficomte de Valmont itó Marquife de Merteuil. Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments & mes éloges; je ne doute même pas que vous n'ayiez pris un peu d'humeur de mon long filence : mais que voulez-vous? j'ai toujours penfé que quand il n'y avoit plus que des louanges a donner a une femme, on pouvoit s'en repofer fur elle, & s'occuper d'autre chofe. Cependant je vous remercie pour mon compte, & vous félicite pour le vötre. Je veux bien même , pour vous rendre parfaitement heureufe, convenir que, pour cette fois, vous avez furpaffë mon attente. Après cela, voyons  Les Liaifons dangereufes. 23 fi de mon cöté j'aurai du moins rempli la votre en partie. Ce n'eft pas de Madame de Tourvel dont jeveux vous parler; fa marche trop lente vous déplait. Vous n'aimez que les affaires faites. Les fcenes filées vous ennuyent; & moi, jamais je n'avois goüté le plaifir que j'éprouve dans ces lenteurs prétendues. Oui, j'aime a voir, a confidérer cette femme prudente, engagée, fans s'en être appercue, dans un fentier qui ne permec plus de retour, & dont la pente rapide & dangereufe 1'entraine malgré elle, & la force a me fuivre. La, effrayée du péril qu'elle court, elle voudroit s'arrêter & ne peut fe retenir. Ses foins & fon adreflè peuvent bien rendre fes pas moins grands; mais il faut qu'ils fe fuccedent. Quelquefois , n'ofant fixer le danger, elle ferme les yeux, & fe laiffant aller, s'abandonne a mes foins. Plus fouvent, une nouvelle crainte ranime fes efförts: dans fon effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en-arriere; elle épuife fes forces pour gravir péniblement un court efpace; & bientöt un magique pouvoir la replace plus prés de ce danger, que vainement elle avoit voulu fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide & pour appui, fans fonger a me reprocher davantage une chute inévitable, elle m'implore pour la retarder. Les ferventes prieres, les  «4 Les Liaifons dangereufes. humbles fupplications, tout ce que les mortels, dans leur crainte, offrent h la Divinité, c'eft moi qui le recois d'elle; & vous voulez que, fourd a fes voeux, & détruifant moi-même le culte qu'elle me rend, j'employe a la précipiter, la puiffance qu'elle invoque pour la 'foutenir! Ah! laiffèz-moi du moins le cerops d'obferver ces touchants combats entre 1'amour & la vertu. Eh quoi! ce même fpeéiacle qui vous fait courir au Théatre avec empreflèment, que vous y applaudiiïèz avec fureur, le croyezvous moins attachanc dans la réalité? Ces fentiments d'une ame pure & tendre, qui redoute le bonheur qu'elle defire, & ne ceflê pas de fe défendre même alors qu'elle ceffe de réfifter, vous les écoutez avec enthoufiafme : ne feroient-ils fans prix que pour celui qui les fait naitre? Voila pourtant, voila les délicieufes jouiffances que cette femme célefte m'offre chaque jour; & vous me reprochez d'en favourer les douceurs! Ah! le temps ne viendra que trop tot, oü, dégradée par fa chüte, elle ne fera plus pour moi qu'une femme ordinaire. Mais j'oublie, en vous parlant d'elle, que je ne voulois pas vous en parler. Je ne fais quelle puiffance m'y attaché, m'y ramene fans ceffè, même alors que je 1'outrage. Ecarcons fa dangereufe idéé; que ie rede- vienne  Les Liaifons dangereufes. 25 vienne moi-même pour traiter un fujet plus gai. II s'agit de votre pupille, a préfent devenue la mienne, & j efpere qu'ici vous allez me reconnoitre. Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre dévote, & par conféquent moins occupé d'elle, j'avois remarqué que la petite Volanges étoit en effet fort jolie; & que , s'il y avoit de la fottife a en être amoureux comme Danceny, peut-être n'y en avoit-il pas moins de ma part, a ne pas chercher auprès d'elle une diflxadtion que ma folitude me rendroit néeeffaire. II me parut jufte aufli de me payer des foins que je me donnois pour elle : je me rappellois en outre que vous me 1'aviez offerte, avant que Danceny eüt rien a y prétendre; & je me trouvois fondé a réclamer quelques droits, fur un bien qu'il ne poffèdoit qu'a mon refus & par mon abandon. La jolie mine de la petite perfonne, fa bouche fi fraiche, fon air enfantin, fa gaucherie même, fortifioient ces fages réflexions; je réfolus d'agir en conféquence, & le fuccès a couronné 1'entreprife. Déja vous cherchez par quel moyen j'ai fupplanté fi-töt 1'amant chéri, quelle féduction convient a eet age, a cette inexpérience. Epargnez - vous tant de peine, je n'en ai employé aucune. Tandis que maniant avec adreflè les armes de votre fexe, Partie III. B  26 Les Liaifons dangereufes. vous triomphiez par la finefle; moi, rendanc a 1'homme fes droits iroprefcriptibles, je fubjuguois par 1'autorké. Sur de^faifir ma proie fi je pouvois lajoindre, je n'avois befoin de rufe que pour m'en approcher, & même celle donc je me fuis fervi ne mérite prefque pas ce nom. Je profirai de la première Lettre que je recus de Danceny pour fa Belle ; & après 1'en avoir averti par le fignal convenu entre nous , au-lieu de mettre mon adreiïe a la lui rendre, je la mis a n'en pas ^reuver le moyen : cette impatience que je faifois naitre, je feignois de la partngtr; & après avoir caufé le mal, j'indiquai le remede. La jeune perfonne habite une chambre dont une porte donne fur le corridor ; mais, comme de raifon, la mere en avoir. pris la clef. II ne s'agifibit que de s'en rendre maitre. Rien de plus facile dans 1'exécution; je ne demandois que d'en difpofer deux heures, & je répondois d'en avoir une femblable. Alors correfpondance, entrevues, rendez-vous noéturnes, touc devenoit commode ék für : cependant, le croiriez-vous ? L'enfant timide prie peur & refufa. Un autre s'en feroit défolé; moi je n'y vis que 1'occation d'un plaifir plus piquant. J'écrivis a Danceny pour me plaindre de ce refus, & je fis fi bien, que notre écourdi  Les Liaifons dangereufes. 27 n'eiu de cefle qu'il n'eüt obcenu, exigé même de fa craintive Maitrefiè, qu'elle accordat ma demande & fe livrat toute a ma difcrétion. J'étois bien-aife, je 1'avoue, d'avoirainlï changé de röle, & que le jeune homme fit pour moi ce qu'il comptoit que je ferois pour lui. Cecce idéé doubloic, a mes. yeux , le prix de 1'avencure : aufli dès que j'ai eu la précieufe clef, me fuis-je haté d'en faire ufage, c'étoic Ia nuic derniere. Après m'être alïuré que tout étoit tranquille dans Ie Chaceau; armé de ma lanterne fourde, & dans la toüette que comportoit 1'heure & qu'exigeoit Ia circonftance, j'ai rendu ma première vifite a votre pupille. J'avois tout fait préparer( & cela par elle-même}, pour pouvoir entrer fans bruit. Elle étoit dans fon premier fommeil, & dans celui de fon age; de facon que je fuis arrivé jufqu'a fonlit, fans qu'elle fefoic réveillée. J'ai d'abord été tenté d'aller plus avant, & d'eflayer de pafler pour un fonge : mais craignant 1'effet de la furprife & le bruit qu'elle entraïne, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie dormeufe, & fuis en effet parvenu a prévenir le cri que je redoutois. Après avoir calmé fes premières craintes, comme je n'écois pas venu la pour caufer, D ij  «8 Les Liaifons dangereufes. j'ai rifqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans fon Couvent, a combien de périls divers eft expofée 1* timide innocence, & tout ce qu'elle a a garder pour n'être pas furprife : car, portant toute fon attention, toutes fes forces, h fe défendre d'un baifer, qui n'étoit qu'une faulTe attaque, tout le refte étoit lailté fans défenfe; le moyen de n'en pas profiter! J'ai donc changé ma marche, & fur-le-champ j'ai pris pofte. Ici nous avons penfé être perdus tous deux : la petite fille, toute effarouchée , a voulu crier de bonne foi; heureufement fa voix s'eft éteinte dans les pleurs. Elle s'étoit jettée aufli au cordon de fa fonnette; mais mon adrefle a retenu fon bras a temps. „ Que voulez-vous faire, lui ai-je dit „ alors , vous perdre pour toujours? Qu'on „ vienne, & que m'importe? a qui per„ fuaderez-vous que je ne fois pas ici de „ votre aveu ? Quel autre que vous m'aura „ fourni le moyen de m'y introduire? & „ cette clef que je tiens de vous, que je „ n'ai pu avoir que par vous, vous char„ gerez-vous d'en indiquer 1'ufage "? Cette courte harangue n'a calmé ni la douleur, ni la colere,- mais elle a amené la foumiffion. Je ne fais fi j'avois le ton de 1'éloquence; au moins eft-il vrai que je n'en avois pas le gefte. Une inain occupée pour  Les Liaifons dangereufes. 29 Ia force, Pautre pourl'ainour, quelOrateur pourroit précendre a lagrace en pareille fituation? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu'au moins elle étoit favorable a Pattaque : mais moi, je n'entends rien a rien, & comme vous dices, la femme la plus fimple, une penfionnaire, me mene comme un enfant. Celle-ci, tout en fe défolant,*fentok qu'il falloit prendre un parti, & entrer en compofition. Les prieres me trouvant inexorable , il a fallu paffer aux ofFres. Vous croyez que j'ai vendu biencher ce pofte important : non, j'ai tout promis pour unbaifer. II efl vrai que, le baifer pris, je n'ai pas tenu ma promeffè : mais j'avoisde bonnes raifons. Etions-nous convenus qu'il feroit pris ou donné? A force de marchander, nous fommes tombés d'accord pour un fecond; & celui-la, il étoit dit qu'il feroit recu. Alors ayant guidé fes bras timides autour de mon corps, & la preffant de 1'un des miens plus amoureufement, le doux baifer a été recu en effet; mais bien, mais parfaitement recu : tellement enfin que 1'amour n'auroit pas pu mieux faire. Tant de bonne foi méritoit récompenfe; aufli ai-je aufïï-röt accordé la demande. La main s'eft retirée; mais je ne fais par quel hafard je me fuis trouvé moi-même a fa place. Vous me fuppofez la bien emprelTé, B iij  30 Les Liaifons dangereufes. bien acTtif, n'eft-il pas vrai ? point du tout. J'ai pris goüt aux lenreurs, vous dis-je. Une fois für d'arriver, pourquoi tant preffer le voyage? Sérieufement , j'étois bien-aife d'obferver une fois la puiffance de 1'occafion, & je la trouvois ici dénuée de tout fecours étranger. Elle avoit pourtant a combattre 1'amour ; & 1'amour foutenu par la pudeur ou la honte, & fortifié fur-tout par 1'humeur que j'avois donnée, & dont on avoit beaucoup pris. L'occafion étoit feirle; mais elle étoit la, toujours offerte, toujours préfente, & 1'amour étoit abfent. Pour aflurer mes obfervations, j'avois la malice de n'employer de force que ce qu'on en pouvoit combattre. Seulement fi ma charmante ennemie, abufant de ma facilité, fe trouvoit prête a m'échapper, je la contenois par cette même crainte, dont j'avois déja éprouvé les heureux effets. Hé bien, fans autre foin, la tendre amoureufe, oubliant fes ferments, a cédé d'abord & fini par confentir : non pas qu'après ce premier moment les reproches & les larmes ne foient revenus de concert; j'ignore s'ils étoient vrais ou feints: mais, comme il arrivé toujours, ils ont ceflè, dès que je me fuis occupé h y donner lieu de nouveau. Enfin, de foibleflè en reproche, & de reproche en foibleffe, nous ne nous fommes  Les Liaifons dangereufes. 31 féparés que fatisfaits 1'un del'autre, & également d'accord pour le rendez-vous de ce Ibir. Je neme fuis retiré chez moi qu'au point du jour, & j'étois rendu de fatigue & de fommeil : cependanc j'ai facrifié 1'un & 1'autre au defir de me trouver ce matin au déjeuner •, j'aime, de paffion, les mines de lendemain. Vous n'avez pas 1'idée de celleci. Cétoit un embarras dans le maintien! une diffkulté dans la marche! desyeux toujours baiflès, & fi gros, & fi battus! Cette figure fi ronde s'écoit tant alongées! rien n'étoit fi plaifaot. Et pour la première fois, fa mere, allarmée de ce changement extreme, lui témoignoit un intérêt aflèz tendre! & la Préfidente aufli, qui s'empreflbit autour d'elle! Oh! pour ces foins-la, ils ne font que prêtés; un jour viendra oü on pourra les lui rendre, & ce jour n'elt pas loin. Adieu, ma belle amie. DuChdteau de... ce V. Qftobre Ifrïi B iv  32 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XC VII. Cécile Volanges, ci la Marquifede Mekteuil. .A.h! mon Dieu, Madame, que je fuis affligée! que je fuis malheureufe! Qui me confolera dans mes peines? qui me confeillera dans 1'embarras oü je me trouve? Ce M. de Valmonc... & Danceny! non, 1'idée de Danceny me met au défefpoir... Cdmment vous raconcer ? comment vous dire?... Je ne fais comment faire. Cependant mon cceur eft plein... II faut que je parle a quelqu'un, & vous êtes la feule a qui je puiiïè, a qui j'ofe me confier. Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en ayez pas dans ce moment-ci; je n'en fuis pas digne : que vous dirai-je? je ne ie defire point. Tout le monde ici m'a témoigné de 1'intérêt aujourd'hui...; ils ont tous augmenté ma peine. Je fentois tant que je ne le méritois pas! Grondez-moi au contraire; grondez-moi bien, car je fuis bien coupable : mais après, fauvcz-moi; fi vous n'avez pas la bonté de me confeiller, je mourrai de chagrin. Apprenez donc.... ma main tremble,  Les Liaifons dangereufes. 35 «omme vous voyez, je ne peux prelque pas écrire , je me fens le vifage tout en feu... Ah! c'eft bien le rouge de la honte. Hé bien, je la fouffrirai; ce fera la première punicion de ma faute. Oui, je vous dirai tout. Vous faurez donc que M. de Valmonc, qui m'a remis jufqu'ici les Lettres de M. Danceny, a trouvé tout-d'un-coup que c'étoit trop difficile; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous alïürer que je ne voulois pas : mais il a été en écrire a Danceny, & Danceny 1'a voulu aufli ; & moi , 9a me fait tant de peine quand je lui refufe quelque chofe , furtout depuis mon abfence qui le rend (i malheureux, que j'ai fini par y confentir. Je ne prévoyois pas le malheur qui en arriveroit. Hier, M. de Valmont s'eft fervi de cette clef pour venir dans ma chambre, comme j'étois endormie ; je m'y attendois fi peu , qu'il m'a fait bien peur en me réveillant: mais comme il m'a parlé tout de fuke, je 1'ai reconnu, & je n'ai pas crié; & puis 1'idée m'eft venue d'abord, qu'il venoit peutêtre m'apporter une Lettre de Danceny. C'en étoit bien loin. Un petit moment après, il a voulu m'embrafler; & pendant que je me défendois, comme c'eft naturel, il a li bien fait, que je n'aurois pas voulu pour B v  34 Les Liaifons dangereufes. toute chofe au monde.... mais lui vouJoie un baifer auparavant. II a bien fallu; car comment faire? d'autant que j'avois efTayé d'appeller; mais outre que je n'ai pas pu , il a bien fu me dire que s'il venoit quelqu'un, il fauroit bien rejetter toute la faute fur moi; & en effet, c'étoit bien faciie, a caufe de cette clef. Enfuite il ne s'eft pas retiré davantage. II en a voulu un fecond; & celui-la, je ne favois pas ce qui en étoit, mais il m'a toute troublée; & après, c'étoit encore pis qu'auparavant. Oh 1 par exemple, c'eft bien mal 9a. Enfin, après... vous m'exempterez bien de dire le refte; mais je fuis malheureufe autant qu'on peut ï'être. Ce que je me reproche le plus, & dont pourtant il faut que je vous parle, c'eft que j'ai peur de ne pas m'être défendue autant que je le pouvois. Je ne fais pas comment cela fe faifoit : fürement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; & il y avoit des moments oü j'étois comme fi je Paimois... Vous jugez bien que 9a ne in'empêchoit pas de lui dire toujours que non : mais je fentois bien que jenefaifoispas comme je difois ; & 9a , c'étoit comme malgré moi; 65c puis aufli, j'étois bien troublée ! S'il eft toujours aufli difficile que 9a de fe défendre, il faut y être bien accoutumée ! II eft vrai que M. de Valmont a  Les Liaifons dangereufes. 35 des facons de dire, qu'on ne fait pas comment faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous que quand il s'en eft allé, j'en étois comme fachée; & que j'ai eu la foibleflê de confentir qu'il revint ce foir : ca me défole encore plus que tout le refte. Oh! malgré ca, je vous promets bien que je Fempêcherai d'y venir. 11 n'a pas été forti, que j'ai bien fenti que j'avois eu bien tort de lui promettre. Aufli j'ai pleuré tout le refte du temps. C'eft fur tout Danceny qui me faifoit de la peine! toutes les fois que je fongeois a lui, mes pleurs redoubloient que j'en étois fuffoquée, & j'y fongeois toujours,... & a préfent encore, vous en voyez 1'effet ; voila mon papier tout trempé. Non , je ne me confolerai jamais, ne füt-ce qu'a caufe de lui... Enfin, je n'en pouvois plus, & pourtant je n'ai pas pu dormir une minute. Et ce matin en me levant, quand je me fuis regardée au miroir, je faifois peur, tant j'étois changée. Maman s'en eft appercue dès qu'elle m'a vue, & elle m'a demandé ce que j'avois. Moi , je me fuis mife a pleurer tout de fuite. Je croyois qu'elle m'alloit gronder, & peut-être ca m'auroit fait moins de peine : mais au contraire, elle m'a parlé avec douceur! Je ne le méritois guere. Elle m'a dit de ne pas m'affiiger comme ca ! Elle ne favoit pas le fujetde mon affl ftion. Que B vj  36 Les Liaifons dangereufes. je me rendrois malade! II y a des momenrs oü je voudrois être morte. Je n'ai pas pu y tenir. Je me fuis jettée dans fes bras en langlottant, & en lui difant : „ Ah, Ma„ man! votre fille eft bien malheureufe! Maman n'a pas pu s'empêcher de pleurer un peu; & tout cela n'a fait qu'augmenter mon chagrin : heureufement elle ne m'a pas demandé pourquoi j'étois fi malheureufe, car je n'aurois fu que lui dire. Je vous en fupplie, Madame, écrivezmoi le plutöt que vous pourrez, & ditesmoi ce que je dois faire : car je n'ai Ie courage de fonger a rien, & je ne fais que m'affliger. Vous voudrez bien m'adrefier votre Lettre par M. de Valmont; mais je vous en prie, fi vous lui écrivez en même-temps, ne lui parlez pas que je vous aie rien dit. J'ai 1'honneur d'être, Madame, avec toujours bien de Pamitié, votre très-humble & très-obéifiante fervante... Je n'ofe pas figner cette Lettre. Du Chat eau 4s.,. ce 1". Qclobre 17...  Les Liaifons dangereufes. 37 LETTRE XCVIII. Madame deVolanges a la Mar qui fe de Mertf.uil. I l y a bien peu de jours, ma charmante amie , que c'étoit vous qui me demandiez des confolations & des confeils : aujourd'hui c'efi: mon tour; & je vous fais pour moi, la même demande que vous me faifiez pour vous. Je fuis bien réellement affligée, & je crains de n'avoir pas pris les meilleurs moyens pour éviter les chagrins que j'éprouve. C'eft m'a fille qui caufe mon inquiétude. Depuis mon départ, je 1'avois bien vue toujours trifte & chagrine, mais je m'y attendois, & j'avois armé mon cceur d'une févérité que je jugeois néceflaire. J'efpérois que 1'abfence , les diftraétions détruiroienc bientöt un amour que je regardois plutöt comme une erreur de 1'enfance, que comme une véritable paffion. Cependant, loin d'avoir rien gagné depuis mon féjour, je m'appercois que cette enfant fe livre de plus en plus a une mélancolie dangereufe; & je crains, tout de bon, que fa fanté ne s'altere. Particuliérement depuis quelques  38 Les Liaifons dangereufes. jours, elle change a vue d'oeil. Hier, furtout, elle me frappa, & cour Ie monde ici en fut vraiment allarmé. Ce qui me prouve encore combien elle eft affectée vivement, c'eft que je la vois prête a furmonter la timidité qu'elle a toujours eue avec moi. Hier le matin, fur la fimple demande que je lui fis fi elle étoit malade, elle fe précipita dans mes bras en me difant qu'elle étoic bien malheureufe; & elle pleura aux fanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu'elle m'a faite; les larmes me font venues aux yeux tout de fuite; & je n'ai eu que le temps de me détourner, pour empêcher qu'elle ne me vit. Heureufement j'ai eu la prudence de ne lui faire aucune quefiion , & elle n'a pas ofé m'en dire davantage : mais il n'en eft pas moins clair que c'eft cette malheureufe paffion qui la tourmente. Quel parti prendre pourtant, fi cela dure? ferai-je le malheur de ma fille ? tourneraije contre elle les qualités les plus précieufes de 1'ame, la fenfibilité & la conftance? Eft-ce pour cela que je fuis fa mere ? & quand j'écoufferois ce fenciment fi naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants; quand je regarderois comme une foibleffe, ce que je crois , au contraire, le premier, le plus facré de nos devoirs; fi je force fon choix, n'aurai-je pas a répon-  Les Liaifons dangereufes. 39 are des fuices funeftes qu'il peuc avoir ? Quel ufage a faire de 1'autorité maternelle, que de placer fa fille entre le crime & le malheur! Mon amie , je n'imiterai pas ce que j'ai blamé fi fouvent. J'ai pu, fans douce, tenter de faire un choix pour ma fille; je ne faifois en cela que 1'aider de mon expérience : ce n'étoit pas un droit que j'exercois, je remplifibis un devoir. J'en trahirois un au contraire, en difpofant d'elle au mépris d'un penchant que je n'ai pas fu empêcher de naitre, & dont ni elle ni moi ne pouvons connoïtre ni 1'étendue, ni la durée. Non , je ne fouffrirai point qu'elle époufe celui ci pour aimer celui-la, & j'aime mieux compromettre mon autorité que fa vertu. Je crois donc que je vais prendre Je parti plus fage, de retirer la parole que j'ai donnée a M. de Gercourt. Vous venez d'en voir les raifons; elles me paroifiènr. devoir 1'emporter fur mes promefies. Je dis plus; dans 1'état oü font les chofes, remplir mon engagement, ce feroit véritablement le violer. Car enfin, fi je dois a ma fille de ne pas livrer fon fecret a M. de Gercourt, je dois au moins a celui-ci de ne pas abufer de 1'ignorance oü je le laiffe, & de faire pour lui tout ce que je crois qu'il feroit lui-même, s'il étoit inftruit. Irai-je, au con-  40 Les Liaifons dangereufes. traire, Ie trahir indignemenc, quand il fe livre a ma foi, & tandis qu'il m'honore en me choififlcmt pour fa feconde mere, le tromper dans le choix qu'il veut faire de la mere de fes enfants? Ces réflexions fi vraies & auxquelles je ne peux me refufer, m'allarmenc plus que je ne puis vous dire. Aux malheurs qu'elles me font redouter, je compare ma fille, heureufe avec 1'époux que fon cceur a choifi, ne connoiffant fes devoirs que par la douceur qu'elle trouve a les remplir; mon gendre, également fatisfaic & fe félicitant, chaque jour, de fon choix, chacun d'eux ne trouvant de bonheur que dans le bonheur de 1'autre, & celui de tous deux fe réuniiïant pour augmenter Ie mien. L'efpoir d'un avenir fi doux, doit-il être facrifié a de vaines confidérations ? Et quelles font celles qui me retiennent? uniquement des vues d'intérêr. De quel avantage fera-t-il donc pour ma fille d'être née riche, fi elle n'en doit pas moins être efclave de la fortune? Je conviens que M. de Gercourt eft un parti meilleur, peut-être, que je ne devois 1'efpérer pour ma fille; j'avoue même que j'ai été excrêmement flattée du choix qu'il a fait d'elle. Mais enfin, Danceny eft d'une aufli bonne maifon que lui; il ne lui cede en rien pour les qualités perfonnelles; il a fur M. de Gercourt 1'avantage d'aimer &  Les Liaifons dangereufes. 41 de ere airaé : il n'eft pas riche a la vérité; mais ma fille ne 1'eft-elle pas aflez pour eux deux? Ah .'pourquoi lui ravir la fatisfaction fi douce d'enricbir ce qu'elle aime! Ces mariages qu'on calcule au-lieu de les aiïbrtir, qu'on appelle de convenance, & oü tout fe convient en effet, hors les goüts & les caraéteres, ne fonc-ils pas la fource la plus féconde de ces éclats fcandaleux qui deviennent tous les jours plus fréquents ? J'aime mieux différer; au moins j'aurai le temps d'étudier ma fille que je ne connois pas. Je me fens bien le courage de lui eaufer un chagrin pafTager, fi elle en dok recueillir un bonheur plus folide : mais de iifquer de la livrer a un défefpoir éternel, cela n'eft. pas dans mon cceur. Voila, ma chere amie , les idéés qui me tourmentent, & fur quoi je réclame vos confeils. Ces objets féveres contraftent beaucoup avec votre aimable gaieté, & ne paroiiïènt guere de votre age : mais votre raifon Fa tant devancé! Votre amitié d'ailleurs aidera votre prudence; & je ne crains point que Fune ou Fautre fe refufent h la follicitude maternelle qui les implore. Adieu, ma charmante amie; ne doutcz jamais de la fincérité de mes fentiments. Du Chdteau de... cc 2 Qiïobre 17...  42 Les Liaifons dangereufes. LETTRE XCIX. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. E ncore de petics événemencs, ma belle amie ; mais des fcenes feulemenr., point d'actions. Ainfi armez-vous de patience; prenez-en même beaucoup : car tandis que ma Préfidente marche a 11 petits pas, votre pupille recule, & c'eft bien pis encore. Hé bien, j'ai le bon efprit de m'amufer de ces miferes-la. Véritablement je m'accoutume fort bien a mon féjour ici; & je puis dire que dans le trifte Chateau demavieüle tante, je n'ai pas éprouvé un moment d'ennui. Au fait, n'y ai-je pas jouiflances, privations, efpoir, incertitude? Qu'a-t-on de plus fur un plus grand théatre? des fpectareurs?^ Hé ! laitfèz faire , ils ne manqueronc pas. S'üs ne me voyent pas a 1'ouvrage, je leur montrerai ma befogne faite; ils'n'auront plus qu'a admirer & applaudir. Oui, ils applaudiront; car je puis enfin prédire, avec certitude, le moment de la chüce de mon auftere Dévote. J'ai affifté ce foir a 1'agonie de la vertu. La douce foibleflè va régner a fa place. Je n'en fixe pas 1'épo-  Les Liaifons dangereufes. 45 que plus tard qu'a notre première emrevue: mais déja je vous entends crier a 1'orgueil. Annoncer fa viétoire , fe vanrer a 1'avance! Hé, la, la, calmez-vous! Pour vous prouver ma modeftie, je vais commencer par Fhiftaire de ma défaite. Envérité, votre pupiüe eft une petite perfonne bien ridicule! C'eft bien une enfant qu'il faudroit traiter comme telle, & a qui on feroit grace en ne la mettant qu'en pénitence! Croiriez-vous qu'après ce qui s'eft pafTé avant-hier entr'elle & moi, après la facon amicale dont nous nous fommes quittés hier le matin, lorfque j'ai voulu y retournerle foir, comme elle en étoit convenue, j'ai trouvé fa porte fermée en -dedans? Qu'en dites-vous? on éprouve quelquefois de ces enfantillages-la Ia veille: mais le lendemain! cela n'eft-il pas plaifant? Je n'en ai pourtant pas ri d'abord; jamais je n'avois autant fenti Fempire de mon caraclere. Aflurément j'allois a ce rendez vous fans plaifir , & uniquement par procédé. Mon lit, dont j'avois grand befoin , me fembloit, pour le moment, préférable acelui de tout autie , & je ne m'en étois éloigné qu'a regret. Cependanc je nai pas eu plutot trouvé un obftacle, que je brulois de le franchir; j'étois humilié , furtout, qu'une enfant m'eut joué. Je me retirai donc avec beaucoup d'humeur : &  44 Les Liaifons dangereufes. dans Ie projet de ne plus me mêler de cette fotte enfant ni de fes affaires, je lui avois écrit,fur-le-champ, un billet que je comptois lui remettre aujourd'hui, & oü je 1'évaluois a fon jufle prrx. Mais, comme on dit, la nuit porte confeil; j'ai trouvé ce matin que , n'ayant pas ici le choix des diftraélions, il falloit garder celle-la : j'ai donc fupprimé le févere billet. Depuis que j'y ai réfléchi, je ne reviens pas d'avoir eu 1'idée de finir une aventure , avant d'avoir en main de quoi en perdre 1'héroïne. Oü nous mene pourtant un premier mouvement! Heureux, ma belle amie, qui a fu , comme vous, s'accoutumer a n'y jamais céder! Enfin, j'ai différé ma vengeance; j'ai faic ce facrifice a vos vues fur Gercourt. A préfent que je ne fuis plus en colere, je ne vois plus que du. ridicule dans la conduite de votre pupille. En effec, je voudrois bien favoir ce qu'elle efpere gagner par-!a ! pour mei je m'y perds : fi ce n'eft que pour fe défendre, il faut convenir qu'elle s'y pre:id un peu tard. II faudra bien qu'un jour elle me dife le mot de cette énigme! j'ai grande envie de le favoir. C'efi peut-être feulemenc qu'elle fe trouvoit fatiguée ! franchement cela fe pourroit : car fans douce elle ignore encore que les fleches de 1'amour, comme la lance  Les Liaifons dangereufes. 45 d'Achille, portent avec elle le remede aux bleflures qu'elles font. Mais non, a fa petite grimace de toute la journée, je parierois qu'il entre la-dedans du repentir... la... quelque chofe... comme de la vertu... De la vertu !... c'eft bien a elle qu'il convienc d'en avoir! Ah! qu'elle la laiflè a la femme véritablement née pour elle, la feule qui fache Fembellir, qui la feroit aimer!... Pardon , ma belle amie : mais c'eft ce foir même que s'eft pafTée, entre Madame de Tourvel & moi, la fcene dont j'ai h vous rendre compte, & j'en conferve encore quelque émotion. J'ai befoin de me faire violence pour me diftraire de 1'impreffion qu'elle m'a faite; c'eft même pour m'y aider, que je me fuis mis a vous écrire. II faut pardonner quelque chofe a ce premier moment. I! y a déja quelques jours que nous fommes d'accord, Madame de Tourvel & moi, fur nos fentiments; nous ne difputons plus que fur les mots. C'étoit toujours, a la vérité, fon amitiè qui répondoit a mon amour : mais ce langage de convention ne changeoit pas le fond des chofes; & quand nous ferions reftés ainfi, j'en aurois peutêtre été moins vite, mais non pas moins fürement. Déja même il n'étoit plus queftion de m'é'.oigner, comme elle le vouloit d'abord& pour les entretiens que nous  lS Les Liaifons dangereufes. avons journellemenc, fi je mets mes foins a lui en offrir 1'occafion, elle met les fiens a la faifir. Comme c'eft ordinairement a la promenade que fe paffènt nos petits rendez-vous, le temps affreux qu'il a faic tout aujourd'hui ne me laiftbit rien efpérer; j'en étois même vraiment contrarié ; je ne prévoyois pas combien je devois gagner a ce contretemps. Ne pouvant fe promener, on s'eft mis a jouer en fortant de table; & comme je joue peil, & que je ne fuis plus néceflaire, j'ai pris ce temps pour monter cbez moi, fans autre projet que d'y attendre, a-peuprès, la fin de la partie. Je retournois joindre le cercle, quand j'ai trouvé la charmante femme qui entroit dans fon appartement, & qui, foit imprudence ou foibleflè, m'a dit de fa douce voix: „ Oü allez-vous donc? il n'y a perfonne au „ fallon ". II ne m'en a pas fallu davantage, comme vous pouvez croire , pour efiayer d'entrer chez elle ; j'y ai trouvé moins de réfiftance que je ne m'y attendois. 11 eft vrai que j'avois eu laprécaution de commencer la converlation a la porte, & de la commencer indifférente ; mais a peine avoris-nous été établis, que j'ai ramené la véritable , & que j'ai parlé ds mon amour a mon amie, Sa première ré-  Les Liaifons dangereufes. 42 ponfe, quoique fimple, m'a paru aflèz expreflive : „ Oh! tenez, m'a-t-elle die, ne „ par'ons pas de cela ici "; & elle tremblon. 'La pauvre femme! elle fe voic mourir. Pourtanc elle avoit tort de craindre. Depuis quelque temps, afluré du fuccès un jour ou l'autre, & la voyant ufer tant de force dans d'inutiles combats, j'avois réfolu de ménager les miennes, & d'attendre fans effort qu'elle fe rendit de laffitude. Vous fentez bien qu'ici il faut un criomphe complet, & que je ne veux rien devoir a 1'occafion. C'étoit même d'après ce plan formé, & pour pouvoir être preffant, fans m'engager trop, que je fuis revenu a ce mot d'amour, fi obftinément refufé : für qu'on me croyoit affez d'ardeur, j'ai eflayé un ton plus tendre. Ce refus ne me fachoit plus, il m'affligeoit; ma fenfible amie ne me devoit-elle pas quelques confolations ? Tout en me confolant, une main étoit reftée dans la mienne; le joli corps étoit appuyé fur mon bras, & nous étions extrêmement rapprochés. Vous avez fürement remarqué combien, dans cette fituation, a mefure que la défenfe mollit, les demandes & les refus fe paflènt de plus prés; comment la tête fe détourne & les regards fe baiflent, tandis que les difcours, toujours prononcés d'une voix foible , deviennent  48 Les Liaifons dangereufes. rares & entrecoupés. Ces fymptömes précieux annoncent, d'ane maniere non équivoque, le confentement de 1'ame : mais rarement a-t-il encore pafle jufqu'aux fens; je crois même qu'il eft toujours dangereux de tenter alors quelque entreprife trop marquée; paree que eet état d'abandon n'étanc jamais fans un plaifir très-doux, on ne fauroit forcer d'en fortir, fans caufer une humeur qui tourne infailliblement au profic de la défenfe. Mais, dans le cas préfent, la prudence m'étoit d'autant plus néceffaire, que j'avois fur-tout a redouter 1'effroi que eet oubli d'elle-même ne manqueroit pas de caufer k ma tendre rêveufe. Aufli eet aveu que je demandois, je n'exigeois pas même qu'il fut prononcé; un regard pouvoit fuffire: un feul regard, & j'étois heureux. Ma belle amie, les beaux yeux fe font en effet levés fur moi; la bouche célefte a même prononcé : „ Eh bien, oui, je... " Mais tout-a-coup le regard s'eft éteint, Ia voix a manqué, & cette femme adorable eft tombée dans mes bras. A peine avois-je eu le temps de 1'y recevoir, que fe dégageant avec une force convulfive, la vue égarée, & les mains élevées vers le ciel... „ Dieu... ö mon Dieu, fauvez-moi ", s'eftelle écriée; & fur-le-champ, plus prompte que 1'éclair, elle étoit a genoux a dix pas de  Les Liaifons dangereufes. . 49 de moi. Je 1'entendois prête a fuffoquer. Je me fuis avancé pour la fecourir; mais elle, prenant mes mains qu'elle baignoit de pleurs, quelquefois même enibraffant mes genoux: „ Oui, ce fera vous, difoic-elle, ce fera „ vous qui me fauverez! Vous ne voulez „ pas ma mort, laiflèz-moi; fauvez-moi; „ laiflèz - moi, au nom de Dieu, laiffëz„ moi "! Et ces difcours pëu fuivis, s'échappoient a peine, a travers des fanglots redoublés. Cependant elle me tenoit avec une force qui ne m'auroit pas permis de m'éloigner; alors raflèmblant les miennes, je 1'ai foulevée dans mes bras. Au même inftant, les pleurs ont ceffé; elle ne parloit plus; tous fes membres fe font roidis, & de violentes convulfions ont fuccédé a eet orage. J'étois, je 1'avoue, vivement ému, & je crois que j'aurois confenti a fa demande, quand les circonftances ne m'y auroient pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'après lui avoir donné quelques fecours, je 1'ai lailTée comme elle m'en prioit, & que je m'en félicite. Déja j'en ai prefque recu le prix. Je m'attendois qu'ainfi que le jour de ma première déclaration, elle ne fe montreroit pas de la foirée. Mais vers les huit heures , elle eft defcendue au fallon , & a feulement annoncé au cercle qu'elle s'écoit Partie UI. C  ■ 5<3 Les Liaifons dangereufes. trouvée forc incommodée. Sa figure étoit abattue , fa voix foibie , & fon maintien compofé; mais fon regard étoit doux, & fouvent il s'eft flxé fur moi. Son refus de jouer tn'ayant même obligé de prendre fa place, elle a pris la fienne a mes cötés. Pendant le fouper, elle eft reftée feule dans le fallon. Quand on y revenu , j'ai cru m'appercevoir qu'elle avoit pleuré : pour m'en éclaircir, je lui ai dit qu'il me fembloit qu'elle s'étoit encore refiènti de fon incommodité; a quoi elre m'a obligeamment répondu : „ Ce mal-la ne s'en va pas fi vite „ qu'il vient " ! Enfin, quand on s'eft retiré, je lui ai donné la main; & a la porte de fon appartement, elle aferré la mienne avec force. II eft vrai que ce mouvement m'a paru avoir quelque chofe d'involontaire : mais tant mieux; c'eft une preuve de plus de mon empire. Je parierois qu'k préfent elle eft enchantée d'en être la : tous les fraix font faits! il ne refte plus qu'a jouir. Peut-être, pendant que je vous écris, s'occupe-t-elle déja de cette douce idéé! & quand même elle s'occuperoit au contraire d'un nouveau projet de défenfe, ne favons-nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-la Je vous le demande, cela peut-il aller plus loin que notre prochaine entrevue? Je m'attends bien, par exemple, qu'il y aura quelques faeons  Les Liaifons dangereufes. 51 pour 1'accorder; mais bon! le premier pas franchi, ces Prudes aufteresfavent-elless'arrêter? leur amour eft une véricable explofion; la réfiftance y donne plus de force. Ma farouche Dévote courrok après moi, fi je cefïöis de courir après elle. Enfin, ma belle amie, incefiammenc j'arriverai chez vous , pour vous fommer de votre pajole. Vous n'avez pas oublié fans doute ce que vous m'avez promïs après lefuccès; cette infidélké a votre Chevaüer? êtes - vous prête ? pour moi je le defire comme fi nous ne nous étions jamais cónnus. Au refte, vous connoitre, eft peut-être pour le defirer davantage : Je fuis jufte & ne fuis point galant (i). Aufli ce fera la première infidélké que je ferai a ma grave conquêce ; & je vous promets de profiter du premier prétexte, pour m'abfenter vingt-quatre heures d'auprès d'elle. Ce fera fapunition, de m'avoir tenu fi long-cemps éloigné de vous. Savez-vous que voila plus de deux mois que cette aventure m'occupe ? oui, deux mois & trois jours ; il eft vrai que je compte demain, puifqu'elle ne fera véritablement confommée qu'alors. Cela me rappelle que Ma- (1) VOLTAIRE, CemidU de Nanine. c ij  52 Les Liaifons dangereufes. dame de B* * * a réfifté les crois mois complets. Je fuis bien-3ife de voir que la franche coqueccerie a plus de défenfe que 1'auftere vertu. Adieu, ma belle amie; il faut vous quitter; car il eft fort tard. Cette Lettre m'a mené plus loin que je ne comptois : mais comme j'envoye demain matin a Paris, j'ai voulu en profiter, pour vous faire partager un jour plutöt la joie de votre ami. Du Chdteau de... ce 2 Oclob. 17**, au foir. LETTRE C. Le Vicomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. M on amie, je fuis joué, trahi, perdu; je fuis au défefpoir : Madame de Tourvel eft partie. Elle eft partie, & je ne 1'ai pas fu! & je n'étois pas la pour m'oppofer a fon départ, pour lui reprocher fon indigne trahilbn! Ah! ne croyez pas que je l'eufte>iiTée partir; elle feroit reftée ; oui, elle'fercitreftée, euflè-je dü employer la violence. Mais quoi! dans ma crédule fécurité, je dormois tranquillement; je dormois , & la foudre eft tombée fur moi. Non, je ne  Les Liaifons dangereufes. 53 concois rien a ce déparc; il faut renoncer a cónnoitre les femmes. Quand je me rappelle la journée d'hier ! que dis-je, la foirée même! Ce regard fi doux, cette voix fi tendre! & cette main ferrée! & pendant ce temps, elle projettoit de me fuir! O femmes, femmes! plaignezvous donc, fi 1'on vous trompe! Mais oui, touteperfidie qu'on emploie eft un vol qu'on vous fait. ■ Quel plaifir j'aurai a me venger! je la retrouverai, cette femme perfide; je reprendrai mon empire fur elle. Si 1'amour m'a furfi pour en trouver les moyens, que ne fera-t-il pas, aidé de la vengeance? Je la verrai encore a mes genoux, tremblante & baignée de pleurs, me criant merci de fa trompeufe voix; & moi je ferai fans pitié. Que fait-ellea préfent? que penfe-t-elle? Peut-être elle s'applaudit de m'avoir trompé; & fidelle aux goücs de fon fexe , ce plaifir lui paroit le plus doux. Ce que n'a pu la vertu tant vantée, 1'efprit de rufe Fa produic fans effort. Infenfé ! je redoutois fa fagefle; c'étoit fa mauvaife foi que je devois craindre. Et être obligé de dévorer mon reffëntiment! n'ofer montrer qu'une tendre douleur, quand j'ai le coeur rempli de rage ! me voir réduit a fupplier encore une femme rebelle, qui s'eft fouftraite a mon empire! C iij  54 Les Liaifons dangereufes. Devois-je donc être humilié a ce point ? & par qui? par une femme timide, & qui jamais ne s'eft exercée a combattre. A quoi me fert de m'être établi dans fon cceur, de 1'avoir embrafé de tous les feuxde 1'amour, d'avoir porté jufqu'au délire le trouble di fes fensf, fi tranquille dans fa retraite, elle peut aujourd'hui s'enorgueillir de fa fuite plus que moi de mes vicloires ? Et je le foufTrirois? mon amie, vous ne le croyez pas; vous n'avez pas de moi cette humiliante idéé! Mais quelle fatalité m'attache a cette femme? cent autres ne defirent-elles pas mes foins ?ne s'empreflèront-elles pas d'y répondre ? Quand même aucune ne vaudroitcelleci, 1'attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, 1'éclat de leur nombre , n'offrent-ils pas des plaifirs afiez doux? Pourquoi courir après celui qui fuit, & négiiger ceux qui fe préfentent ? Ah! pourquoi ?... Je 1'ignore, mais je 1'éprouve fortement. II n'eft plus pour moi de bonheur, de repos, que paria pofièffion de cette femme que je hais que j'aime avec une égale fureur. Je ne fupporterai mon fort que du moment oü je difpoferai du fien. Alors tranquille & fatisfaic, je la verrai, a fon tour, livrée aux orages que j'éprouve en ce moment; j'en exciterai mille autres encore. L'efpoir & la crainte , la méfiance & la  Les Liaifons dangereufes. 55 fécurité , tous les maux invencés par la haine, tous les biens accordéspar 1'amour, je veux qu'ils rempliflènt fon cceur, qu'ils s'y fuccedent a ma volonté. Ce temps viendra.... Mais que de travaux encore! que j'en étois prés hier! & qu'aujourd'hui, je m'en vois éloigné! Comment m'en rapprocher ? Je n'ofe tenter aucune démarche ; je fens que pour prendre un parti il faudroit être plus calme, & mon fang bout dans mes veines. Ce qui redouble montourment, c'eft le fang-froid avec lequel chacun répond ici a mes queftions fur eet événement, fur fa caufe, fur tout ce qu'il offre d'extraordinaire,... Perfonne ne fait rien , perfonne ne defire de rien favoir : h peine en auroit-on parlé , fi j'avois confenti qu'on parlat d'autre chofe. Madame de Rofemonde, chez qui j'ai couru ce matin quand j'ai appris cette nouvelle, m'a répondu avec le froid de fon age, que c'étoit la fuite naturelle de 1'indiipofition que Madame de Tourvel avoit eue hier; qu'elle avoit craint une maladie, & qu'elle avoit préféré d'être chez elle : elle trouve cela tout fimple; elle en auroit fait autant, m'a-t-elle dit: comme s'il pouvoic y avoir quelque chofe de commun entr'elles deux ! entr'elle, qui n'a plus qu'a mourir; & 1'aucre, qui fait le charme & le tourment de ma vie! C iv  56 Les Liaifons dangereufes. Madame de Volanges, que d'abord j'avois foupconnée detre complice, ne paroit affeétée que de n'avoir pas écé confultée fur cette démarche. Je fuis bien-aife, je 1'avoue , qu'elle n'ait pas eu le plaifir de me nuire. Cela me prouve encore qu'elle n'a pas, autant que je lecraignois, la confiance de cette femme; c'eft toujours une ennemie de moins. Comme elle fe féüciteroit, fi elle favoic que c'efi: moi qu'on a fui! comme elle fe feroit gonflée d'orgueil, fi c'eut été par fes confeils! comme fonimportance en auroit redoublé ! Mon Dieu ! que je la hais! Oh! je renouerai avec fa fille, je veux la travailler a ma fantaifie : aufli-bien je crois que je refterai ici quelque temps; au moins, le peu de réflexions que j'ai pu faire, me porte a ce parti. Ne croyez-vous pas, en effèt, qu'après une démarche aufli marquée, mon ingrate doit redouter ma préfence? Si donc 1'idée lui eft venue que je pourrois la fuivre, elle n'aura pas manqué de me fermer fa porte; & je ne veux pas plus 1'accoutumer a ce moyen, qu'en fouftnr 1'humiliation. J'aime mieux lui annoncer au contraire que je refte ici; je lui ferai même des inftances pour qu'elle y revienne; & quand elle fera bien perfuadée de mon abfence, j'arriverai chez elle : nous verrons comment elle fupportera cette entrevue. Mais il faut la différer  Les Liaifons dangereufes. 57 pour en augmenter 1'effet, & je ne fais encore fi j'en aurai la patience : j'ai eu, vingt fois dans lajournée,la bouche ouvertepour demander mes chevaux. Cependant je prendrai fur moi; je m'engage a recevoir votre réponfe ici; je vous demande feulement, ma belle amie, de ne pas me la faire attendre. Ce qui me contrarieroit le plus, feroit de ne pas favoir ce qui fe pafie : mais mon ChafTeur, qui eft a Paris, a des droits a quelque accès auprès de la Femme - de • chambre; il pourra me fervir. Je lui envoie une inftruétion & de 1'argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne 1'un & 1'autre a cette Lettre, & aufli d'avoir foin de les lui envoyerpar un de vos gens ,avec ordre de les lui remetcre hlui-même. Je prends cette précaution, paree que le dröle a 1'habitude de n'avoir jamais recu les Lettres que je lui écris , quand elles lui prefcrivent quelque chofe qui le gêne; & que pour le moment, il ne me paroit pas aufli épris de faconquête, que je voudrois qu'il le füt. Adieu, ma belle amie; s'il vous vient quelque idéé heureufe, quelque moyen de hater ma marche , faites-m'en part. J'ai éprouvé plus d'une fois combien votre amitié pouvoit être utile; je 1'éprouve encore en ce moment : car je me fens plus calme depuis que je vous écris; au moins, je parle a quelqu'un qui m'entend, & non C v  58 Les Liaifons dangereufes. aux automates prés de qui je végete depuis ce matin. En vérité, plus je vais, & plus je fuis tenté de croire qu'il n'y a que vous & moi dans le monde qui valions quelque chofe. Du chdteau de... ce 3 OStobre 17... LETTRE Cl. Le Vkomte de Valmont d Azolan, fon Chajfeur. ( Jointe h Ja précêdente ). Il faut que vous foyez bien imbécille, vous qui êtes parti d'ici ce matin, de n'avoir pas fu que Madame de Tourvel en partoic aufli; ou, fi vous 1'avez fu, de n'être pas venu m'en avertir. A quoi fert-il donc que vous dépenfiez mon argent a vous enivrer avec les valets; que le temps que vous devriez employer a me fervir, vous le pafliez a faire 1'agréable auprès des Femtnes-de-chambre, fije n'en fuis pas mieux informé de ce qui fe paflè ? Voila pourtant de vos négligences f Mais je vous préviens que s'il vous en arrivé une feule dans cette affaire-ci, ce fera la derniere que vous aufez a mon fervice.  Les Liaifons dangereufes. 59 II faut que vous m'inftruiliez de tout ce qui fe paffe chez Madame de Tourvel : de fa fanté; fi elle dort; fi elle eft trifte ou gaie; fi elle fort fouvent, & chez qui elle va; fi elle recoit du monde chez elle, & qui y vient; a quoi elle paffe fon temps; fi elle a de 1'humeur avec fes femmes, particuliérement avec celle qu'elle avoit amenée ici; ce qu'elle fait quand elle eft feule; fi quand elle lit, elle lit de fuite, ou fi elle interrompc fa lefture pour rêver; de même quand elle écrit. Songez aufli a vous rendre 1 ami de celui qui porte fes lettres a la Pofte. Offrez-vous fouvent a lui pour faire cette commiflion a fa place; & quand il acceptera, ne faites partir que celles qui vous parcitront indifférentes , & envoyezmoi les autres, fur-tout celles a Madame de Volanges, fi vous en rencontrez. Arrangez-vous pour être encore quelque temps 1'Amant heureux de votre Julie. Si elle en a un autre, comme vous 1'avez cru , faites-la confentir a fe partager; & n'allez pas vous piquer d'une ridicule délicateflè :vous ferez dans le cas de bien d'autres, qui valent mieux que vou?. Si pourtant votre fecond fe rendoit trop importun, fi vous vous apperceviez, par exemple, qu'il occupat trop Julie pendant la journée, qu'elle en fut moins fouvent auprès de fa Maureflè, écartez-le par quelques C vj  60 Les Liaifons dangereufes. moyens : ou cherchez-lui querelle ; n'en craignez pas les fuices, je vous foutiendrai, Sur-tout ne quittez pas cette maifon. C'eft pari'affiduité qu'on voittout, & qu'on voit bien. Si même le hafard faifoit renvoyer quelqu'un des gens, préfentez-vous pour le remplacer, comme n'étant plus a moi. Dites dans ce cas que vous m'avez quitté pour chercher une maifon plus tranquille & plus réglée. Tachez enfin de vous faire accepter. Je ne vous en garderai pas moins a mon fervice pendant ce temps : ce fera comme chez la Ducheffe de***; & par la fuite , Madame de Tourvel vous en récompenïera de même. Si vous aviez aflèz d'adreffè & de zele , cette inftruclion devroit fuffire; mais pour fuppléer a 1'un & h 1'autre , je vous envoie de 1'argent. Le billet ci-joint vous autorife, comme vous verrez, a toucher vingtcinq louis chez mon homme d'affaires; car je ne doute pas que vous ne foyez fans le fol. Vous employerez de cette fomme ce qui fera nécefiaire pour décider Julie a établir une correfpondance avec moi. Le refle fervira a faire boire les gens. Ayez foin, autant que cela fe pourra, que ce foit chez Ie Suiflè de la maifon, afin qu'il aime a vous y voir venir. Mais n'oubliez pas que ce ne font pas vosplaifirs que je veuxpayer, mais vos fervices.  Les Liaifons dangereufes. 61 Accoucumez Julie a obferver tout & a tout rapporcer, même ce qui lui paroitroit minutieux. II vauc mieux qu'elle écrive dix phrafes inutiles, que d'en omettre une intérefiante; & fouvent ce qui paroic indifférent ne 1'eft pas. Comme il faut que je puiüeêtre inftruit fur-le-champ, s'ilarrivoit quelque chofe qui vous parut mériter attention, aufli-töt cette Lettre regue, vous enverrez Philippe, fur le cheval de commiflion, s'établir a **** (i); il y reftera jufqu'a nouvel ordre; ce fera un relais en cas de befoin. Pour la correfpondance courante, la Pofte fuffira. Prenez garde de perdre cette Lettre. Relifez-la tous les jours, tant pour vous afTurer de ne rien oublier, que pour être für de 1'avoir encore. Faites enfin tout ce qu'il faut faire, quand on eft honoré de ma confiance. Vous favez que je fuis content de vous, vous le ferez de moi. Du Chdteau de.... ce 3 Octobre 17... (1) Village a moitié chemin de Paris au Chatcau de Madame de Rofemonde.  6i Les Liaifons dangereufes. LETTRE CII. v La Préfidente de Tourvel d Madame de rosemonde. "Vous ferez bien étonnée, Madame, en apprenant que je pars de chez vous aufli précipitamment. Cette démarche va vous paroitre bien extraordinaire : mais que votre furprife va redoubler encore , quand vous en Taurez lesraifbns! Peut-être trouverez-vous qu'en vous les confiant, je ne refpeéte pas afiez la tranquillité nécefTaire a votre age; que je m'écarte même des fentiments de vénération qui vous font dus a tant de titres? Ah! Madame, pardon : mais mon coeur eft opprefTé; il a befoin d'épancher fa douleur dans le fein d'une amie également douce & prudente : quelle autre que vous pouvoit-il choifir ? Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles; je lesimplore. J'y ai peut-être quelques droits par mes fentiments pour vous. Oü eft le temps oü , toute entiere a ces fentiments louables, je ne connoiflbis point ceux , qui, portant dans 1'ame le trouble mortel que j'éprouve , 6:ent la  Les Liaifons dangereufes. 6$ force de les combattre en même-temps qu'ils en impofent le devoir ? Ah! ce fatal voyage m'a perdue.... Que vous dirai-je enfin? j'aime, oui, j'aime éperdument. Hélas! ce mot que j'écris pour la première fois, ce mot fi fouvent demandé fans être obtenu, je payerois de ma vie la douceur de pouvoir une fois feulement le faire en tendre a celui qui 1'jnfpire; & pourtant il faut le refufer fans ceflê! II va douter encore de mes fentiments ; il croira avoir a s'en plaindre. Je fuis bien malheureufe! Que ne lui eft - il aufli facile de lire dans mon coeur que d'y régner? Oui, je fouffrirois moins, s'il favoic tout ce que je fouffre; mais vousmême, a qui je le dis, vous n'en aurez encore qu'une foible idée. Dans peu de moments, je vais le fuir & 1'affliger. Tandis qu'il fe croira encore prés de moi, je ferai déja loin de lui : a 1'heure oü j'avois coutume de le voir chaque jour, je ferai dans des lieux oü il n'eft jamais venu, oü je ne dois pas permettre qu'il vienne. Déja tous mes préparatifs font faits; tout eft la; fous mes yeux; je ne puis les repofer fur rien qui ne m'annonce ce cruel départ. Tout eft pret, excepté moi!.... & plus mon cceur s'y refufe , plus il me prouve la néceflité de m'y foumettre.  6*4 Les Liaifons dangereufes. Je m'y foumettrai fans doute ; il vauc mieux mourir que de vivre coupable. Déja , je le fens, je ne le fuis que trop; je n'ai fauvé que ma fageffe , la vertu s'elt évanouie. Faut-il vous 1'avouer, ce qui me refte encore, je le dois a fa générofité. Enivrée du plaifir de le voir, de 1'entendre, de la douceur de le fentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le fien, j'étois fans puiffance & fans force; a peine m'en reftoit-il pour combacrre, je n'en avois plus pour réfifter; je frémiffbis de mon danger fans pouvoir Ie fuir. Hé bien, il a vu ma peine, & il a eu pitié da moi. Comment ne le chérirois-je pas? je lui dois bien plus que la vie. Ah! fi en reftant auprès de lui je n'avois a trembler que pour elle, ne croyez pas que jamais je confentifle a m'éloigner ? Que m'eft-elle fans lui, ne ferois-je pas trop heureufe de la perdre? Condamnée a faire éternellement fon malheur & le mien; a n'ofer ni me plaindre, ni le confoler; a me défendre chaque jour contre lui, contre moimême; a mettre mes foins a caufer fa peine , quand je voudrois les confacrer tous a fon bonheur : vivre ainfi, n'eft-ce pas mourir mille fois? voila pourquoi quel va être mon fort. Je le fupporterai cependant, j'en aurai le courage. O vous! que je choifis pour ma mere, recevez-en le ferment.  Les Liaifons dangereufes. 65 Recevez aufli celui que je fais de ne vous dérober aucune de mes actions; recevezle, je vous en conjure; je vous le demande comme un fecours dont j'ai befoin : ainlT engagée a vous dire tout, je m'accoutumerai a me croire toujours en votre préfence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais fans douteje ne confentirai a rougir a vos yeux; & retenue par ce frein puiffünr, tandis que je chérirai en vous 1'indulgente amie confidente de ma foibleflê, j'y honorerai encore 1'Ange tutélaire qui me fauvera de la honte. C'eft bien en éprouver aflez que d'avoir a faire cette demande. Fatal effet d'une préfomptueufe confiance ! pourquoi n'ai-je pas redouté plutöt ce penchant que j'ai fenti naitre ? Pourquoi me fuis-je fhttée de pouvoir a mon gré le maitrifer ou le vainere? Infenfée! je connoiflbis bien peu 1'amour ! Ah! fi je 1'avois combattu avec plus de foin, peut-être eüc-il pris moins d'empire! peut-être alors ce départ n'eüt pas été néceffaire; ou même, en me foumettant a ce parti douloureux , j'aurois pu ne pas rompre entiérement une liaifon qu'il eüc fuffi de rendre moins fréquente! Mais tout perdre a la fois! & pour jamais! O mon amie!... Mais quoi! même en vous écrivant , je m'égare encore dans des vceux cviminels? Ah! parcons, partons, & que  é6 , Les Liaifons dangereufes. du moins ces torts in volontaires foyent ex- piés par mes facrifiees. Adieu, npa refpedtable amie; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi pour telle; & foyez füre que, malgré ma foibleflê, j aimerois mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix. De... ce 3 O&obre 17..., d une heure du matin. LETTRE Cl II. Madame de Rosemonde d la Préftdente de Tourvel. J'ai été, ma chere Belle, plus affligée de votre départ que furprife de fa caufe; une longue expérience, & 1'intérët que vous ïnfpirez, avoient fuffi pour m'éciairer fur I etat de votre cceur; & s'il faut tont dire, vous ne m'avez rien ou prefque rien appris par votre Lettre. Si je n'avois é-é inftririte que par elle, j'ignorerois encore quel eft celui que vous aimez; car en me parlanc de lui tout le temps, vous n'avez pas écrit Ion norn une feule fois. Je n'en avois pas beloin; je fais bien qui c'eft. Mais je Ie remarque, paree que je me fuis rappellé  Les Liaifons dangereufes. 67 que c'eft toujours la le ftyle de 1'amour. Je vois bien qu'il eft comme au temps paffe. Je ne croyois guere être jamais dans le cas de revenir fur des fouvenirs fi éloignéi de moi, & fi étrangers a mon age. Pourtant, depuis hier, je m'en fuis vraimenc beaucoup occupée, par le defir que j'avois d'y trouver quelque chofe qui put vous être utile. Mais que puis-je faire, que vous admirer & vous plaindre? Je loue le parti fage que vous avez pris : mais il m'effraye, paree que j'en conclus que vous 1'avez jugé néceffaire; & quand on en eft la, il eft bien difficile de fe tenir toujours éloignée de celui dont notre ceeur nousrappro» che fans ceffè. Cependantne vous découragez pas. Rien ne doit être impoffible a votre belle ame; & quand vous devriez un jour avoir le malheur de fuccomber, (ce qu'a Dieu ne plaife f) croyez - moi, ma chere Belle , réfervezvous au moins la confolation d'avoir combattu de toute votre puiffance. Et puis, ce que ne peut Ia fageffè humaine, la grace divine 1'opere quand il lui plait? Peut-être êtes-vous a la veille de fes fecours; & votre vertu, éprouvée dans ces combats pénibles, en fortira plus pure & plus brillante. La force que vous n'avez pas aujourd'hui, efpérez que vcus la recevrez demain. N'y  68 Les Liaifons dangereufes. comptez pas pour vous en repofer fur elle, mais pour vous encourager a ufer de toutes les vótres. En laifiant \ la Providence le foin de vous fecourir dans un danger contre lequel je ne peux rien, je me réferve de vous foutenir & vous confoler autant qu'il fera en moi. Je ne foulagerai pas vos peines, mais je les partagerai. C'efi: a ce titre que je recevrai volontiers vos confidences. Je fens que votre cceur doit avoir befoin de s'épancher. Je vous ouvre le mien; lage ne 1'a pas encore refroidi au point d'être infenfible a 1'amitié. Vous Je trouverez toujours pret a vous recevoir. Ce fera un foible foulagement a vos douleurs, mais au moins vous ne pleurerez pas feule; & quand ce malheureux amour, prenant trop d'empire fur vous, vous forcera d'en parler, il vaut mieux que ce foit avec moi qu'avec lui. Voila que je parle comme vous ; & je crois qu'a nous deux nous ne parviendrons pas ale nommer : au refte, nous nous entendons. Je ne fais fi je fais bien de vous dire qu'il m'a paru vivement affeété de votre départ; il feroit peut-être plus fage de ne vous en pas parler : mais je n'aime pas cette fageffè qui afflige fes amis. Je fuis pourtant forcée den en pas parler plus long-temps. Mavue débile, & ma main tremblante, ne me per-  Les Liaifons dangereufes. 69 mettenc pas de longues Lettres, quand il faut les écrire moi-même. Adieu donc, ma chere Belle; adieu, mon aimable enfant: oui, je vous adopte volontiers pour ma fille, vous avez bien tout ce qu'il faut pour faire 1'orgueil & le plaifir d'une mere. Du chdteau de... ce 3 Octobre 17... LETTRE CIV. La Marquife de Merteuil è Madame de Volanges. E n vérité, ma chere & bonne amie , j'ai eu peine a me défendre d'un mouvement d'orgueil, en lifant votre Lettre. Quoi! vous m'honorez de votre entiere confiance! vous ailez même jufqu'a me demander des confeils! Ah ! je fuis bien heureufe, fi je mérite cette opinion favorable de votre part; fi je ne la dois pas feulement a la prévention de 1'amitié. Au refte, quel qu'en foit le motif, elle n'en eft pas moins précieufe h mon cceur; & favoir obtenue, n'eft a mes yeux qu'une raifon de plus, pour travailler davantage a la mériter. Je vais donc (mais fans prétendre vous donnerun avis)  jo Les Liaifons dangereufes. vous dire libremenc ma fagon de pen!êr. Je m'en méfie, paree qu'elle différe de Ia vötre : mais quand je vous aurai expofé mes raifons, vous les jugerez; & fi vous les condamnez, je foufcris d'avance a votre jugement. J'aurois au moins cette fageffè , de ne pas me croire plus fage que vous. Si pourtant, & pour cette feule fois, mon avis fe trouvoit préférable, il faudroit en chercher la caufe dans les illufions de 1'amour maternel. Puifque ce fentiment eft louable, il doit fe trouver en vous. Qu'il fe reconnoït bien en effet dans le parti que vous êtes de prendre! C'eft ainfi que, s'il vous arrivé d'errer quelquefois, ce n'eft jamais que dans le choix des vertus. La prudence eft, a ce qu'il me femble^ celle qu'il faut préférer, quand on difpof» du fort des autres; & fur-tout quand il s'agic de le fixer par un lien indiflbluble & facré, tel que celui du mariage. C'eft alors qu'une mere, également fage & tendre, doit, comme vous le dites fi bien, aiderfa fille de fon expérience. Or, je vous le demande, qu'a-t-elle a faire pour yparvenir? finon de diftinguer, pour elle, entre ce qui plaic & ce qui convient. Ne feroit-ce donc pas avilir 1'autorité maternelle, ne feroit-ce pas Panéantir, que de la fubordonner a un goüt frivole, dont la  Les Liaifons dangereufes. 71 puiffance illufoire ne fe fait fentir qu'a ceux qui la redoutent, & difparoit fi-töt qu'on la méprife? Pour moi, je 1'avoue, je n'ai jamais cru a ces paffions entrainantes & irréiiftibles, dont il femble qu'on foit convenu de faire 1'excufe générale de nos déréglements. Je ne concois point comment un goüc, qu'un moment voit naitre , & qu'un autre voit mourir, peut avoir plus de forces que les principes inaltérables de pudeur, d'honnêteté & de modeffie; & je n'entends pas plus qu'une femme qui les trahit puiffè être juftifiée par fa paffion prétendue, qu'un voleur ne le feroit par la paffion de Pargent, ou un affaffin par celle de la vengeance. Eh! qui peut dire n'avoir jamais eu a combattre? Mais j'ai toujours cherché a me perfuader que, pour réfifter, il fuffiToit de le vouloir; & jufqu'alors, au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que feroit Ia vertu, fans les devoirs qu'elle impofe? fon culte eft dans nos facrifices, fa récompenfe dans nos cceurs. Ces vérités ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnoitre; & qui , déja dépravés, efperent faire un moment d'illufion , en effayant de juftifier leur mauvaife conduite par de mauvaifes raifons. Mais pourroit-on le craindre d'un eu-  Les Liaifons dangereufes. fant iimple & timide; d'un enfant né de vous, & dont 1'éducation modefte & pure n'a pu que fortifier 1'heureux naturel? C'eft, pourtant a cette crainte, que j'ofe dire humiliante pour votre fille, que vous voulez facrifier Ie mariage avantageux que votre prudence avoit ménagé pour elle! J'aime beaucoup Danceny; 6c depuis longtemps, comme vous favez, je vois peu M. de Gercourt : mais mon amitié pour 1'un, mon indifFérence pour 1'autre , ne m'empêchent point de fentir 1'énorme différence qui fe trouve entre ces deux partis. Leur naifTance eft égale, j'en conviens; mais 1'un eft fans fortune, & celle de 1'autre eft telle, que, même fans naifTance, elle auroit fufH pour le mener a tout. J'avoue bien que 1'argent ne fait pas le bonheur; mais il faut avouer aufli qu'il le facilite beaucoup. Mlle. de Volanges eft, comme vous dites, affèz riche pour deux : cependanc, foixante mille livres de rente dont elle va jouir, ne font pas déja tant quand on porte Ie nom de Danceny , quand il faut monter & foutenir une maifon qui y réponde. Nous ne fommes plus au temps de Madame de Sévigné. Le luxe abforbe tout : on Ie btème, mais il faut 1'imiter; & Ie fuperflu finic par priver du néceffaire. Quant aux qualités perfonnelles que vous compt«z  Les Liaifons dangereufes. 73 comptez pour beaucoup, & avec beaucoup de raiföns, affurément M. de Gercourt eft fans reproche de ce cöcé; & a lui, fes preuves font faices. J'aime a croire, & je crois qu'en effet Danceny ne lui cede en rien; mais en fommes-nous auffi füres? II eft vrai qu'il a paru jufqu'ici exempt des défauts de fon age, & que malgré le ton du jour, il montre un goüt pour la bonne compagnie qui fait augurer favorablement de lui: mais qui fait fi cette fageffè apparente, il ne la doit pas a la médiocrité de fa fortune? Pour peu qu'on craigne d'être frippon ou crapuleux, il faut de 1'argent pour être joueur ou libertin, & Pon peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin, il ne feroit pas le rnillieme , qui auroic vu la bonne compagnie, uniquement fauce de pouvoir mieux faire. Je ne dis pas (a Dieu ne plaife!) que je croye tout cela de lui : mais ce feroit toujours un rifque a courir; & quels reproches n'auriez-vous pas a vous faire, ft Pévénement n'étoit pas heureux! Que répondriez-vous a votre fille, qui vous diroit: „ Ma mere , j'étois jeune & fans ex„ périence; j'étois même féduite par une „ erreur pardonnable a mon age : mais le „ ciel, qui avoit prévu ma foibleflê, m'a„ voit accordé une mere fage , pour y Partie III. D  74 Les Liaifons dangereufes. ,, remëdier , & m'en garantir. Pourquoi „ donc , oubliant votre prudtnce , avez„ vous confenti a mon malheur? étoit-ce „ a moi a me choifir un époux, quand „ je ne connoifiois rien de Pétat du ma„ riage ? Quand je 1'aurois voulu, n'étoit„ ce pas a vous a vous y oppofer? Mais „ je n'ai jamais eu cette folie volonté. Dé„ cidée a vous obéir , j'ai attendu votre „ choix avec une refpeétueufe réfignation; „ jamais je ne me fuis écartée de la fou,, miflion que je vous devois, & cepen„ danc je porte aujourd'hui la peine qui „ n'eft due qu'aux enfants rebelles. Ah ! „ votre foibleflê m'a perdue ".... Peutêtre fon refpeót étoufferoit-il ces plaintes : mais Pamour maternel les devineroit; & les larmes de votre fille , pour être dérobées, n'en couleroient pas moins fur votre cceur. Oü chercherez-vous alors vos confolations? fera-ce dans ce fol amour, contre lequel vous auriez dü Farmer, & par qui au contraire vous vous ferez laiflèe fëduire? j'ignore, ma chere amie, fi j'ai contre cetre paflion une prévention trop forte : ma's je la crois redoutable, même dans le mariage. Ce n'eft pas que je défapprouve qu'un fentiment honnête & doux vienne embellir le lien conjugal, & adoucir en quelquefone les devoirs qu'il impofe; mais  Les Liaifons dangereufes. 75 se n'eft pas a lui qu'il appartient de le farmer; ce n'eft pas a 1'illufion d'un momenc a régler le choix de notre vie. En effec, pour choifir, il faut comparer;& comment le pouvoir, quand un feul objet nous occupe ; quand celui-la même on ne peut le connoitre, pi ongé que 1'on eft dansHvrefTe & 1'aveuglement? J'ai rencontré, comme vous pouvez croire, plufieurs femmes atteintes de ce mal dangereux; j'ai recu les confidences de quelques-unes. A les entendre, il n'en eft point dont 1'Amant ne foit un être parfait: mais ces perfeclions chimériques n'exiftent que dans leur imagination. Leur tête exaltée ne rêve qu'agréments & vertus; elles en parent a plaifir celui qu'elles préferent : c'eft la draperie d'un Dieu, portée fouvent par un modele abjeét: mais que! qu'il foit, a peine 1'en onc-elles revêtu, que, dupes'de leurpropre ouvrage, elles fe profternenc pour 1'adorer. Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou elle eprouve cette même illufion; elle eft commune a tous deux, fi leur amour eft reciproque. Ainfi votre raifon pour les unir h jamais, fe réduit a la certitude qu'ils ne fe connoiffènt pas, qu'ils ne peuvent fe connoitre. Mais, me direz-vous, M. de Gercourt & ma fille fe connoifTent-ils davantage? non, fans doute; mais au moins D ij  j6' Les Liaifons dangereufes. ne s'abufent-ils pas, ils s'ignorent feulement. Qu'arrive-c-il dans ce cas entre deux époux, que je fuppofe honnêtes? c'eft que chacun d'eux écudie 1'autre, s'obferve visa-vis de lui, cherche & reconnoit bientöt ce qu'il faut qu'il cede de fes goüts & de fes volontés, pour la tranquillité commune. Ces légers facrifïces fe font fans peine, paree qu'ils font réciproques, & qu'on les a prévus : bientöt ils font naïtre une bienveillance mutuelle; & 1'habitude, qui fortifie tous les penchants qu'elle ne détruit pas, amenene peu - a - peu cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes a 1'eftime, forment, ce me femble,le véritable, le folide bonheur des mariages. Les illufions de 1'amour peuvent être plus douces; mais qui ne fait aufli qu'elles font moins durables, & quels dangers n'amene pas le momenc qui les détruit! c'eft alors que les moindres défauts paroiffènt choquants & infupportables, par ls contrafte qu'ils forment avec 1'idée de perfech'on qui nous avoit féduits. Chacun des deux époux croit cependanc que 1'autre feul a changé, & que lui vauc toujours ce qu'un moment d'erreur 1'avoit fait apprécier. Le charme qu'il n'éprouve plus, il s'éconne de ne le plus faire naitre; il en eft humilié : la vanité blefTée aigrit les efprits, augmente les torts, produic 1'humeur, enfance la haine;  Les Liaifons dangereufes. 77 & de frivol.es plaifirs font payés enfin par de longues inforcunes. Voila, ma chere amie, ma fagon de penfer fur 1'objet qui nous occupe; je ne la défends pas, je 1'expofe feulemenc, c'efi: a voüs a décider. Mais fi vous perfiftez dans votre avis, je vous demande de me faire connoitre les raifons qui auront combattu les miemies : je ferai bien-aife de m'éclairer auprès de vous, & fur-tout d'être raflurée fur le fort de votre aimable enfant, dont je defire bien ardemment le bonheur, & par mon amitié pour elle, & par celle qui m'unit a vous pour la vie. Paris, ce 4 OBobre 17... LETTRE CV. La Marquife de Merteuil a Cécile Volanges. ÏÏ é bien, Petite, vous voila donc bien fdchée, bien honteufe! & ce M. de Valmont eft un méchanthomme, n'eft-ce pas? Comment ! il ofe vous traiter comme la femme qu'il aimeroit le mieux! II vous apprend ce que vous mourriez d'envie de favoir ! En vérké, ces procédés-la font imD iij  7 8 Les Liaifons dangereufes. pardonnables; Et vous, de votre cóté, vous voulez garder votre fagelTe pour votre Amanc (qui n'en abufe pasj; vous ne chériflèz de 1'amour que les peines, & non les plaifirs! Rien de mieux, & vous figurerez a merveille dans un Roman. De la paffion, de 1'infortune, de la vertu par-defTus tout, que de belles cbofes! Au milieu de ce brillant cortege, on s'ennuie quelquefois a la vérité, mais on le rend bien. Voyez donc, Ia pauvre enfant, comme elle eft a plaindre! Elle avoit les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc, quand ce feront ceux de votre Amant? Allez, mon bel Ange, vous ne les aurez pas toujours ainfi; tous les hommes ne font pas des Valmont. Et puis, ne plus ofer lever ces yeux-la! oh ! par esemple, vous avez eu bien raifon; tout le monde y auroit lu totre aventure. Croyez-moi cependant, s'il en écoit ainfi, nos Femmes & même nos Demoifelles auroient Ie regard plus modefte. Malgré les louanges que je fuis forcée de vous donner, comme vous voyez , il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef - d'oeuvre; c'étoit de tout dire a votre Maman. Vous aviez fi bien commencé! déja vous vous étiez jettée dans fes bras , vous fanglottiez , elle pleuroit aufli: quelle fcene pathétique! & quel donv  Les Liaifons dangereufes. 79 rnage de ne l'avoir pas achevée! Votre tendre mere, toute ravie d'aife, & pour aider a votre vertu , vous auroit cloïtrée pour toute votre vie ; & la vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, fans rivaux & fans pêché : vous vous feriez défolée tout a votre aife; & Valmont, a coup für, n'auroit pas été troubler votre douleur par de contrariants plaifirs. Sérieufement peut-on, a quinze ans paffés, être enfant comme vous 1'êtes? Vous avez bien raifon de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulois pourtant être votre amie : vous en avez befoin peutêtre avec la mere que vous avez , & le mari qu'elle veut vous donner! Mais fi vous ne vous formez pas davantage, que voulezvous qu'on faffè de vous? Que peut-on efpérer, fi ce qui fait venir 1'efprit aux filles, femble au contraire vous 1'öter? Si vous pouviez prendre fur vous de raifonner un moment, vous trouveriez bientöt que vous devez vous féliciter au-lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteufe, & cela vous gêne! Hé! tranquillifez-vous, la honte que caufe 1'amour, eft comme fa douleur : on ne 1'éprouve qu'une fois. On peut encore la feindre après, mais on ne Ia fent plus. Cependant le plaifir refte, & c'eft bien quelque chofe. Je crois même avoir démêlé, i travers votre petic bavarD iv  80 Les Liaifons dangereufes. dage, que vous pourriez le compcer pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. La, ce trouble qui vous empêehoit de faire comme vous difiez, qui vous faifoic trouver fi difficile de fe défendre, qui vous rendoic comme fdchée quand Valmont s'en eft allé, étoit-ce bien la honte qui le caufoit, ou li c'étoit le plaifir ? & fes fagons de dire auxquelks on ne fait comment répondre, cela ne viehdroic-il*pas de fes fagons de faire? Ah! petite fiile, vous mentez, & vous mentez a votre amie! Cela n'eft pas bien. Mais brifons la. Ce qui pour tout le monde feroit un plaifir , & pourroit n'être que cela , devient dans votre fituation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mere dont il vous importe d'être aimée, & un Amant dont vous defirez de letre toujours, comment ne voyez-vous pas que le feul moyen d'obtenir ces fuccès oppofés, eft de vous occuper d'un tiers ? Diftraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-a-vis de votre Maman vous aurez 1'air de facrifier a votre^ foumiffion pour elle un goüt qui lui déplait, vous acquerrez vis-a-vis de votre Amant 1'honneur d'une belle défenfe. En rafiurant fans ceffè de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernieres preuves. Ces refus, fi peu pénibles dans le cas oü vous ferez, il ne manquera pas de les  Les Liaifons dangereufes. 81 mettre fur le compte de votre vertu; il s'en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage; & pour avoir le doublé mérite, aux yeux de 1'un de facrifier 1'amour, a ceux de 1'autre dy réfifter, il ne vous en coutera que d'en goüter les plaifirs. O! combien de femmes onc perdu leur réputation , qui 1'eufïènt confervé avec foin, li elles avoient pu la foutenir par de pareils moyens! Ce parti que je vous propofe, ne vous paroit-il pas le plus raifonnable , comme le plus doux? Savez-vous ce que vous avez gagné h celui que vous avez pris? c'eft que votre Maman a attribué votre redoublemenc de trifteflê a un redoublement d'amour, qu'elle en eft outrée, & que pour vous en punir, elle n'attend que d'en être plus fure. Elle vient de m'en écrire; elle tentera tout pour obtenir eet aveu de vousmême. Elle ira peut-être, me dit-elle, jufqu'a vous propofer Danceny pour époux; cela, pour vous engager a parler. Et fi, vous laiffant féduire par cette trompeufe tendrefiè, vous répondiez felon votre cceur, bientöt renfermée pour long-temps, peutêtre pour toujours, vous pleureriez a loifir votre aveugle crédulité. Cette rufe qu'elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Comtnencez donc, en lui montrant moins D v  Sü Les Liaifons dangereufes. de trifteffè, a lui faire croire que vous ion» gez moins a Danceny. Elle fe le perfuadera d'autant plus facilement, que c'eft 1'effec ordinaire de 1'abfence; & elle vous ea faura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera une occafion de s'applaudir de fa prudence, qui lui a fuggéré ce moyen. Mais fi, confervant quelque doute, elle perGftoit pourtant h vous éprouver, & qu'elle vinc a vous parler de mariage, renfermezvous, en fille bien née, dans une parfaite foumiffion. Au fait, qu'y rifquez-vous? Pour ce qu'on fait d'un mari, 1'un vaut toujours bien 1'autre; & le plus ineommodeeft encore moins gênant qu'une mere. Une fois plus contente de vous, votre Maman vous mariera enfin; & alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez, a votre choix, quitter Valmont pour prendre Danceny , ou même les garder tous deux. Car , prenez-y garde, votre Danceny eft gentil : mais c'eft un de ces hommes qu'on a quand on veut, & tant qu'on x'eut; on peut donc fe rnettre a 1'aife avec lui. II n'en eft pas de même de Valmont: on le garde diffkilement; & il eft dangereux de le quitter. II faut avec lui beaucoup d'adrefiè, ou, quand on n'en a pas, beaucoup de docilité. Mais aufli, fi vous pouviez parvenir a vous 1'attacher comme ami, ce feroit la un boabeuri il vous met-  Les Liaifons dangereufes. 83 trok tout de fuite au premier rang de nos femmes a la mode. C'eil comme cela qu'on acquiert une confifhnce dans le monde, & non pas a rougir & a pleurer comme quand vos Religieufes vous faifoient diner a genoux. Vous tacherez donc, fi vous êtes fage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être trés-en colere contre vous; & comme il faut favoir réparer fes fottifes, ne craignez pas de lui faire quelques avances; aufli-bien apprendrez-vous bientöt, que fi les hommes nous font les premières, nous fommes prefque toujours obligées de faire les fecondes. Vous avez un prétexce pour celles-ci: car il ne faut pas que vous gardiez cette Lettre ; & j'exige de vous de la remettre a Valmont aufiï-töt que vous 1'aurez lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D'abord, c'efi: qu'il faut vous laiffèr le mérite de la démarche que vous ferez vis-a-vis de lui, & qu'elle n'ait pas 1'air de vous avoir été confeillée; & puis, c'eft qu'il n'y a que vous au monde, dont je fois affez 1'amie, pour vous parler comme je fais. Adieu, bel Ange; fuivez mes confeils, & vous me manderez fi vous vous en trouvez bien. P. S. A propos , j'oubliois... un mot encore. Voyez donc a foigner davantage D vj  84 Les Liaifons dangereufes. votre ftyle. Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d'oü cela vient; c'eft que vous dites tout ce que vous penfez, & rien de ce que vous ne penfez pas. Cela peut paffer ainfi de vous a moi, qui devons n'avoir rien de caché 1'une pour 1'autre : mais avec tout le monde ! avec votre Amant fur - tout! vous auriez toujours 1'air d'une petite fotte. Vous voyez bien que, quand vous écrivez a quelqu'un, c'eft pour lui & non pas pour vous : vous devez donc moins chercher a lui dire ce que vous penfez, que ce qui lui plaic davantage. Adieu, mon cceur: je vous embraftè aulieu de vousgronder; dans 1'efpérance que vous ferez plus raifonnable. Paris, ce 4 Oëïobre 17... LETTRE CVI. La Marquife de Merteuil, au Vicomte de Valmont. A merveille, Vicomte, & pour le coup, je vous aime a la fureur! Au refte, après la première de vos deux Lettres, on pouvoit s'attendre a la feconde : aufli ne m'a-t-elle point étonnée; & tandis que déja fier de vos fuccès a venir, vous en follici-  Les Liaifons dangereufes. 85 tiez la récompenfe, & que vous me demandiez fi j'écois prête, je voyois bien que je n'avois pas tant befoin de me prefier. Oui, d'honneur; en lifant le beau récit de cette fcene tendre, & qui vous avoit fi vivement ému; en voyant votre retenue, digne des plus beaux temps de nocre Chevalerie, j'ai dit vingt fois: Voila une affaire manquée! Mais c'eft que cela ne pouvoit pas être autrement. Que voulez-vous que faffe une pauvre femme qui fe rend , & qu'on ne prend pas ? Ma foi, dans ce cas-la, il faut au moins fauver 1'honneur; & c'efi: ce qu'a fait votre Préfidente. Je fais bien que pour moi, qui ai fenti que la marche qu'eile a prife n'eft vraiment pas fans quelqu'effet, je me propofe d'en faire ufage, pour mon compte , a la première occafion un peu férieufe qui fe prcfentera : mais je promets bien que fi celui pour qui j'en ferai les fraix n'en profite pas mieux que vous, il peut affurément renoncer a moi pour toujours. Vous voila donc abfolument réduit a rien! & cela entre deux femmes, dont 1'une étoit déja au lendemain, & 1'autre ne demandoit pas mieux que d'y être! Hé bien, vous allez croire que je me vante, & dire qu'il eft facile de prophétifer après 1'événement: mais je peux vous jurer que je m'y attendois. C'eft que réellement vous n'avez pas le génie de votre étai; vous n'en favez que  86 Les Liaifons dangereufes. ce que vous en avez appris, & vous n'inventez rien. Auffi dès que les circonftances ne fe prêtent plus a vos formules d'ufage, & qu'il vous faut fortir de Ia route ordinaire , vous reftez court comme un écolier. Enfin, un enfantillage d'une part, de 1'autre un retour de pruderie, paree qu'on ne les éprouve pas tous les jours, fuffifent pour vous déconcerter; & vous ne favez ni les prévenir, ni y remédier. Ah, Vicomte ! Vicomte! vous m'apprenez a ne pas juger les hommes par leurs fuccès ; & bientöt il faudradire de vous : II fut brave un tel jour. Et quand vous avez fait fotcifes fur fottifes, vous recourez a moi! II femble que je n'aie rien autre chofe a faire que de les réparer. II eft vrai que ce feroit bien aflèz d'ouvrage. Quoi qu'il en foit, de ces deux aventures, 1'une eft entreprife contre mon gré, & je ne m'en mêle point; pour 1'autre, comme vous y avez mis quelque complaifance pour moi, j'en fais mon affaire. La Let;re que je joins ici, que vous lirez d'abord, & que vous remettrez enfuite a la petite Volanges, eft plus que fufBfante pour vous la ramener : mais, je vous en prie, donnez quelques foins a cette enfant, ckfaifons-en, de concert, le défefpoir de fa mere & de Gercourt. II n'y a pas a craindre de forcer les dofes. Je vois clairement que la petite perfonne n'en fera point effrayée; &  Les Liaifons dangereufes. 8? nos vues fur elle une fois remplies, elle deviendra ce qu'elle pourra. Je me défintéreflè entiérement fur fon compce. J'avois eu quelqu'envie d'en faire au moins une intrigante l'ubalterne, & de la prendre pour jouer les feconds (bus moi: mais je vois qu'il n'y a pas d'étoffe; elle a une fotte ingénuité qui n'a pas cédé même au fpécifique que vous avez employé, lequelpourtant n'en manque guere; & c'eft, felon moi, la maladie la plus dangereufe que femme puiffe avoir. Elle dénote, furtout, une foibleflê de caractere prefque toujours incurable, & qui s'oppofe a tout; de forte que, tandis que nous nous occupe* rions a former cette petite fille pour 1'intrigue, nous n'en ferions qu'une femme facile. Or, je ne connois rien de fi plat que cette facilité de bêtife, qui fe rend fans favoir ni comment ni pourquoi, uniquement paree qu'on 1'attaque & qu'elle ne fait pas réfifter. Ces fortes de femmes ne font abfoment que des machinés a plaifir. Vous me direz qu'il n'y a qu'a n'en faire que cela, & que c'eft affèz pour nos projets. A la bonne heure; mais n'oublions pas que de ces machines-la tout le monde parvient bientöt a en connoitre les refforts & les moteurs; ainfi, que pour fe fervir de celle-ci fans danger, il faut fe dépêcher, s'arrêter de bonne heure, & la brifer en-  88 Les Liaifons dangereufes. fuice. A Ia vérité les moyens ne nous manqueront pas pour nous en défaire, & Gercourt la fera toujours bien enfermer quand nous voudrons. Au fait, quand il nepourra plus douter de fa déconvenue, quand elle fera bien publique & bien notoire , que nous importe qu'il fe venge, pourvu qu'il ne fe confole pas ? Ce que je dis du mari, vous Ie penfez fans doute de la mere; ainfi cela vaut fait. Ce parti que je crois le meilleur , & auquel je me fuis arrêtée , m'a décidée a mener la jeune perfonne un peu vite, comme vous verrez par ma Lettre; cela rend aufli important de ne rien laiffer entre fes mains qui puiffè nous compromettre, & je vous prie d'y avoir attention. Cette précaution une foisprife, je me charge dumoral; le refte vous regarde. Si pourtant nous voyons par la fuite que 1'ingénuité fe corrige, nous ferons toujours a temps de changer de projet. II n'en auroit pas moins fa!lu, un jour ou 1'autre, nous occuper de ce que nous allons faire : dans aucun cas nos foins ne feront perdus. Savez-vous que les miens ont rifqué de Pêtre, & que 1'étoile de Gercourt a penfé 1'emporter fur ma prudence? Madame de Volanges n'a-t-elle pas eu un moment de foibleflê maternelle? ne vouloit-elle pas donner fa fille a Danceny ? C'étoit-la ce qu'an-  Les Liaifons dangereufes. 89 noncok eet intérêt plus tendre que vous aviez remarqué le lendemain. C'eft encore vous qui auriez été caufe de ce beau chefd'ceuvre.'Heureufement, la tendre mere m'en a écrit, & j'efpere que ma réponfe Fen dégoütera. J'y parle tant vertu, & fur-tout je la cajole tant, qu'elle doit trouver que j'ai raifon. Je fuis fachée de n'avoir pas eu le temps de prendre copie de ma Lettre, pour vous édifier fur Faufrérité de ma moraie. Vous verriez comme je méprife les femmes affez dépravées pour avoir un Amant! II eft fi commode d'être rigorifte dans fes difcours! cela ne nuit jamais qu'aux autres, & ne nous gêne aucunement. Et puis je n'ignore pas que la bonne Dame a eu fes petites foibleffes comme une autre, dans fon jeune temps, & je n'étois pas fachée de 1'humilier au moins dans fa confeience; cela me confoloit un peu des louanges que je lui donnois contre la mienne. C'eft ainfi que dans la même Lettre, 1'idée de nuire a. Gercourt m'a donné le courage d'en dire du bien. Adieu, Vicomte; j'approuve beaucoup le parti que vous prenez de refter quelque temps oü vous êtes. Je n'ai point de moyens pour hater votre marche; mais je vous invite a vous défennuyer avecnotre commune Pupille. Pour ce qui eft de moi, malgré  $o Les Liaifons dangereufes. votre citation polie, vous voyez bien qu'il faut encore attendre; & vous conviendrez, fans doute, que ce n'eft pas ma faute. Paris, ce 4 O&obre 17.,. LETTRE CVII. Azolan au Vicomte de Valmont. Monsieur, Conformément a vos ordres, j'ai été, aufli-rót la réception de votre Lettre, chez M. Bertrand qui m'a remis les vingt-cinq louis, coiume vous lui aviez ordonné. Je lui en avois demandé deux de plus pour Philippe, a qui j'avois dit de partir fur-lechamp, comme Monfieur me 1'avoit mandé, & qui n'avoit pas d'argent; mais M. votre homme d'affaires n'a pas voulu, en difant qu'il n'avoit pas d'ordre de 9a de vous. J'ai donc été obligé de les donner de moi, & Monfieur m'en tiendra compte, fi c'eft fa bonté. Philippe eft parti hier au foir. Je lui ai bien recommandé de ne pas quitter le cabaret, enfin qu'on puiflè être für de le trouver fi on en a befoin.  Les Liaifons dangereufes. $i J'ai été cour. de fuite après chez Madame la Préfidente pour voir Mlle. Julie : mais elle étoic fortie, & je n'ai parlé qu'a La Fleur, de qui je n'ai pu rien favoir, paree que depuis fon arrivée il n'avoic été h Fhöcel qu'a 1'heure des repas. C'eft le fecond qui a fait couc le fervice, & Monfieur fait bien que je ne connoiffois pas celui-la. Mais j'ai commencé aujourd'hui. Je fuis recourné ce matin chez Mlle. Julie , & elle a paru bien-aife de me voir. Je 1'ai interrogée fur la caufe du recour de fa maitreffe; mais elle m'a dit n'en rien favoir , & je crois qu'elle a dit vrai. Je lui ai reproché de ne pas m'avoir averti de fon départ, & elle m'a alTuré qu'elle ne 1'avoic fu que le foir même en allant coucher Madame; fi bien qu'elle a paffe toute la nuk a ranger, & que la pauvre fille n'a pas dormi deux heures. Elle n'eft fortie ce foir-lh de la chambre de fa Makreflè qu'a une heure paffee, & elle Fa laiffee qui fe mettoic feulement a écrire. Le matin Madame de Tourvel, en partanc, a remis une Lettre au Conciërge du Chateau. Mlle. Julie ne fait pas pour qui : elle dit que c'étoit peut-être pour Monfieur; mais Monfieur ne m'en parle pas. Pendant tout le voyage, Madame a eu un grand capuchon fur fa figure ; ce qui faifoit qu'on ne pouvoit la voir: mais Mlle.  92 Les Liaifons dangereufes. Julie croic être füre qu'elle a pleuré fouvent. Elle n'a pas dit une parole pendant la route, ik elle n'a pas voulu s'arrêter a * ** (i), comme elle avoit fait en allant; ce qui n'a pas fait trop de plaifir a Mlle. Julie, qui n'avoit pas déjeüné. Mais, comme je lui ai dit, les maïtres font les maicres. En arrivant, Madame s'eft couchée: mais elle n'eft reftée au lit que deux heures. En fe levant, elle a fait venir fon Suiflè, & lui a donné ordre de ne laiflèr en trer perfonne. Elle n'a point fait de toilette du tout. Elle s'eft mife a table pour diner; mais elle n'a mangé qu'un peu de potage, & elle en eft fortie tout de fuite. On lui a porté fon café chez elle, &Mlle. Julie eftentrée en même temps. Elle a rjcouvé fa Maitreffe qui rangeoit des papiers dans fon fecretaire , & elle a vu que c'étoit des Lettres. Je parierois bien que ce font celles de Monfieur; (k des trois qui lui font arrivées dans 1'après-midi, il y ena une qu'elle avoit encore devant elle tout au foir! Je fuis bien für que c'eft encore une de Monfieur. Mais pourquoi donc eft-ce qu'elle s'en eft allee comme ca ? ca m'éconne , moi! au refte, f ü • rement que Monfieur le fait bien ? & ce ne font pas mes affaires. (i) Toujours le même Village a moitié chemin 'de la route.  Les Liaifons dangereufes. 93 Madame la Préfidente eft allée 1'aprèsmidi dans la bibliocheque, & elle y a pris deux livres qu'elle a emportés dans fon boudoir : mais Mlle. Julie allure qu'elle n'a pas Ju dedans un quart-d'heure dans toute la journée, & qu'elle n'a fait que lire cette Lettre, rêver & être appuyée fur fa main. Comme j ai imaginé que Monfieur feroit bien-aife de favoir quels font ces livres-la & que Mlle. Julie ne Ie favoit pas, je me luis fait mener aujourd'hui dans Ia Bibliotheque fous prétexte de Ia voir. II n'y a de vuide que pour deux livres : 1'un eft Ie fecond volume des Penfées Chrétiennes : & 1 autre le premier d'un livre qui a pour titre Clariffe. J'écris bien comme il y a : IVJonfieur faura peut-être ce que c'eft. ' Hier au foir, Madame n'a pas foupé :'elle n a pas pris que du thé. Elle a fonné de bonne heure ce matinelle a demandé fes chevaux tout de fime' & elle a été, avant neufheures, auxFeuil' Iants, 011 elle a entendu Ia MefTe. Elle a Vurlu fe5onfefrer 5 mai's Ion ConfefTeur étoit abfent, & il ne reviendra pas de huit a dix jours. J'ai cru qu'il étoit bon de mander cela a Monfieur. Elle eft rentree enfuice, elle a déjeüné « puis s'eft mife a écrire, & elle y eft reftée jufqu'h prés d'une heure. J'ai trouvé occafion de faire bientót ce que Monfieur  94 Les Liaifons dangereufes. dfcfiroit le plus : car c'eft moi qui ai porté les Lettres a la pofte. II n'y en avoit pas pour Madame de Volanges : mais j'en envoie une a Monfieur, qui étoit pour M. le Préfident; il m'a paru que 9a devoic être la plus intéreffante. II y en avoit une aufli pour Madame de Rofemonde ; mais j'ai imaginé que Monfieur la verroit toujours bien quand il voudroit, & je 1'ai laiflee partir. Au refte , Monfieur faura bien tout, puifque Madame la Préfidente lui écrit aufli. J'aurai par la fuite toutes celles qu'il voudra; car c'eft prefque toujours Mlle. Julie qui les remet aux gens, & elle m'a affuré que, par amitié pour moi, & puis aufli pour Monfieur, elle feroit volontiers ce que je voudrois. Elle n'a pas même voulu de Pargent que je lui ai offert: mais je penfe bien que Monfieur voudra lui faire quelquepetit préfent; & fi c'eft fa volonté, & qu'il veuille m'en charger, je faurai aifément ce qu'il lui fera plaifir. J'efpere que Monfieur ne trouvera pas que j'ai mis de la négligence a le fervir, & j'ai bien a coeur de me juftifier des reproches qu'il me fait. Si je n'ai pas fu le départ de Madame la Préfidente, c'eft au contraire monzele pour le fervice de Monfieur, qui en eft caufe, puifque c'eft lui qui m'a fait partir a crois heures du matin;  Les Liaifons dangereufes. 95 ce qui fait que je n'ai pas vu Mlle. Julie la veille, au foir, comme de coutume, ayanc été coucher au Tournebride, pour ne pas réveiller dans ie CMteau. Quant a ce que Monfieur me reproche d'être fouvent fans argent, d'abord c'eft que j'aime a me tenir proprement, comme Monfi ur peut voir; & puis il faut bien foutenir 1'honneur de 1'habit qu'on porte : je fais bien que je devrois peut-être un peu épargner pour la fuite; mais je me confie entiérement dans la générofité de Monfieur, qui eft fi bon Maicre. Pour ce qui eft d'entrer au fervice de Madame de Tourvel , en reftant h celui de Monfieur, j'efpere que Monfieur nel'exigera pas de moi. C'étoit bien différent chez Madame la Duchefle; mais afiurément je n'irai pas porter ia livrée , & encore une Jivrée de Robe, après avoir eu 1'honneur d'être ChafTeur de Monfieur. Pour tout ce qui eft du refte, Monfieur peut difpofer de celui qui a 1'honneur d'être, avec autant de refpecl que d'affeétion, fon treshu mble ferviteur. Rovx Azolan, Chapur. Paris, ce 5 OB, i7..,,a onze heures du foir.  j6 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CVI1I. La Préfidente deTourveló Madame de Rosemo nde. O mon indulgente mere , que j'ai de grace a vous rendre, & que j'avois befoin de votre Lettre! Je 1'ai lue & relue fans cefTe; je ne pouvois pas m'en détacher. Je lui dois les feuls moments moins pénibles que j'aie paffes depuis mon départ. Comme vous êtes bonne ! la fagefïe , la vertu, favent donc compatir a la foibleflê; vous avez pitié de mes maux! ah! fi vous les connoiffiez!... ils font affreux. Je croyois avoir éprouvé les peines de 1'amour; mais le tourment inexprimable, celui qu'il faut avoir fenti pour en avoir 1'idée, c'eft de fe féparer de ce qu'on aime, de s'en féparer pour toujours!... Oui, la peine qui m'accable aujourd'hui reviendra demain , après demain , toute ma vie! Mon Dieu, que je fuis jeune encore, qu'il me refte de temps \ fouftrir! Etre foi-même Fartifan de fon malheur; fe déchirer le coeur de fes propres mains; & tandis qu'on fouffre ces douleurs infupportables, fentir a chaqne inflant qu'on peut  Les Liaifons dangereufes. 07 peut les faire ceflèr d'un mot, & que ce mot foit un crime! ah, mon amie.'... Quand j'ai pris ce parti fi pénible de m'éloigner de lui, j'efpérois que 1'abfence augmenteroit mon courage & mes forces; combien je me fuis trompée.' il femble au contraire qu'elle ait achevé de les décruire. J'avois plus a combattre , il eft vrai : mais même en réfiflant, tout n'étoit pas privation; au moins je fe voyois quelquefois; fouvent même fans ofer porter mes regards fur lui, je fentois les fiens fixés fur moi: oui, mon,amie, je les fentois; il fembloit qu'ils réchauffaffent mon ame; & fans paffér par mes yeux , ils n'en arrivoient pas moins a mon cceur. A préfent, dans ma pénible^folitude, ifolée de tout ce qui m'eft cher, tête-a-tête avec mon infortune, tous lesmoments de ma trifte exiftence font marqués par mes larmes, & rien n'en adoucit 1'amertume; nulle confolation ne fe mêle h mes facrifices; & ceux que j'ai faits jufqu'a préfent, n'ont fervi qu'a me rendre plus douloureux ceux qui me reftent a faire. _ Hier, encore, je 1'ai bien vivement fenti. Dans les Lettres qu'on m'a remifes, il y en avoit une de lui; on étoit encore a deux pas de moi, que je 1'avois reconnue entre les autres. Je me fuis levée involontairement; je tremblois, j'avois peine a cacher mon émodon; & eet étac n'écoic Partie UI. E  o8 Les Liaifons dangereufes. pas fans plaifir. Reftée feule le moment d'après, cette trompeufe douceur s'eft bientöt éranouie, & ne m'a laiffé qu'un facrifice de plus a faire. En effet, pouvois-je ouvrir cette Lettre, que pourtant je brülois de lire? Par la fatalité qui me pourfuit, les confolations qui paroifient fe préfenter a moi, ne font au contraire que m'impofer dj nouvelles privations; & celles-ci deviennent plus cruelles encore , par 1'idée que M. de Valmont lespartage. Le voila enfin, ce nom qui m'occupe fans cefiè, ék que j'ai eu tant de peine a écrire; 1'efpece de reproche que vous m'en foites, m'a véritablement allarmée. Je vous fupplie de croire qu'une faufie honre n'a point altéré m'a confiance en vous; & pourquoi craindrois-je de le nommer ? ah! je rougis de mes fentiments, & non de 1'objet qui les caufe. Quel autre que lui eft plus digne de les infpirer! Cependant, je r,e fais pourquoi ce nom ne fe préfente point naturellement fous ma plume; & cette fois encore, j'ai eu befoin de réflexion pour le placer. Je reviens a lui. Vous me mandez qu'il vous a paru vivement affeclé de mon départ. Qu'a-t-il donc fait? qu'a-t-il dit? a-t-il parlé de revenir a Paris ? Je vous prie de Pen détourner autanc que vous pourrez. S'il m'a bien jugé, il ne doit pas m'en vouioir de cette  Les Liaifons dangereufes. 99 démarche : mais il doit fentir auffi que c'eft un parti pris fans retour. Un de mes plus grands tourments, eft de ne pas favoir ce qu'il penfe. j'ai bien encore Ia fa Lettre...; mais vous êtes fürement de mon avis ,'ie ne dois pas 1'ouvrir. Ce n'eft que par vous, mon indulgente amie, que je puis ne pas être entiéremenc leparée de lui. Je ne veux pas abufer de vos bontés ; je fens a merveille que vos Lettres ne peu vent pas être longues; mais vous ne refuferez pas deux mots a votre enfant; un pour fouremï fon courage, & 1 autre pour 1'en confoler. Adieu, ma refpeclable amie. Paris , ce 5 O&obre if. .. LETTRE CIX. Cécile Volanges, d la Marquife de Mekteuil. v-«e neft que d'aujourd'hui, Madame, que j ai remis a M. de Valmont la Lettre que vous ^m'avez fait 1'honneur de m'écnre. Je 1'ai gardée quatre jours, malgré es frayeurs que j'avois fouvent qu'on ne la trouvat, mais je la cachois avec bien E ij  ioo Les Liaifons dangereufes. du foin; & quand le chagrin me reprenoit, je m'enfermois pour la relire. Je vois bien que ce que je croyois un li grand malheur, n'en eft prefque pas un; & il faut avouer qu'il y a bien du plaifir: de facon que je ne m'afflige prefque plus. II n'y a que 1'idée de Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déja tout plein de moments oü je n'y fonge pas du tout! aufii c'eft que M. de Valmont eft bien aimable! Je me fuis raccommodée avec lui depuis deux jours : ca m'a été bien facile ; car je ne lui avois encore dit que deux paroles, qu'il m'a dit que fi j'avois quelque chofe a lui dire, il viendroit le foir dans ma chambre, & je n'ai eu qu'a répondre que je le voulois bien. Et puis, dès qu'il y a été, il n'a pas paru plus faché que fi je ne lui avois jamais rien fait. 11 ne m'a grondée qu'après , & encore bien doucement; & c'étoit d'une maniere.... Tout comme vous; ce qui m'a prouvé qu'il avoit aufli bien de 1'amitié pour moi. , Je ne faurois vous dire combien il m a raconté de dröles de chofes, & que je n'aurois jamais crues; particuuérement fur Maman. Vous me feriez bien plaifir de me 'mander fi tout ea eft vrai,. Ce qui eft bien für, c'eft que je ne. pouvois pas me re-  Les Liaifons dangereufes. 101 tenir de rire; fi bien qu'une fois j'ai ri aux éclats, ce qui nous a faic bien peur : car Maman auroic pu entendre; & fi elle étoit venue voir, qu'eft-ce que je ferois devenue ? C'eft bien pour le coup qu'elle m'auroit remife au Couvent! Comme il faut être prudent, & que , comme M. de Valmont m'a dit lui-même, pour rien au monde il ne voudroit rifquer de me compromectre, nous fommes convenus que dorénavant il viendroit feulement ouvrir la porte, & que nous irions dans fa chambre. Pour la, il n'y a rien a craindre; j'y ai déja été hier, & aéhiellement que je vous écris, j'attênds encore qu'il vienne. A préfent, Madame, j'efpere que vous ne me gronderez plus. II y a pourtant une chofe qui m'a bien furprife dans votre Lettre ; c'eft ce que vous me mandez pour quand je ferai mariée , au fujet de Danceny & de M. de Valmont. II me femble qu'un jour h i'Opéra, vous me difiez au contraire qu'une fois mariée , je ne pourrois plus aimer que mon mari, & qu'il me faudroit même oublier Danceny : au refte , peut-être que j'avois ma! entendu , & j'aime bien mieux que cela foit autrement, paree qu'a préfent, je ne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je le defire même, puifque j'aurai plus de liberté ; &; j'efpere E iij  102 Les Liaifons dangereufes. qu'alors je pourrai m'arranger de faeon a ne plus fonger qu'a Danceny. Je fens bien que je ne ferai véritablement heureufe qu'avec lui : car a préfent fon idéé me tourmente toujours, & je n'ai de bonheur que quand je peux ne pas penfer a lui; ce qui eft bien difficile; & dès que j'y penfe, je redeviens chagrine tout de fuite. Ce qui me confole un peu, c'eft que vous m'affurez que» Danceny m'en aimera davantage : mais en êtes-vous bien füre?..; Oh! oui, vous ne voudriez pas me tromper. C'eft pourtant plaifant que ce foit Danceny que j'aime, & que M. de Valmont... Mais, comme vous dites, c'eft peut-être un bonheur! Enfin, nous verrons. Je n'ai pas trop entendu ce que vous me marquez au fujet de ma facon d'écrire. II me femble que Danceny trouve mes Lettres bien comme elles font. Je fens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui fe paffe avec M. de Valmont ; ainfi vous n'avez que faire de craindre. Maman ne m'a point encore parlé de mon mariage : mais hiffez faire; quand elle m'en pariera , puifque c'eft pour m'attraper, je vous promets que je faurai mentir. Adieu, ma bien bonne amie; je vous remercies bien, & je vous promets que je n'oublierai jamais toutes vos bontés pour  Les Liaifons dangereufes. 103 mol. II faut que je finiftè, car il eft prés d'une heure; ainfi M. de Valmont ne doit pas tarder. Du CAd't'eau de... ce 10 QBobre 17... LETTRE CX. Le Ficomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. I^vissancrs du Ciel, favois une ame pour la douleur, donnez-m'en une pour la félicité Qiy! C'eft, je crois, le tendre Saint-Preux qui s'exprime ainfi. Mieux parcagé que lui, je pofiede a-la-fois les deux exiftences. Oui, mon amie, je fuis en même-temps, très-heureux & trés-malheureux ; & puifque vous avez mon entiere confiance, je vous dois le doublé récit de mes peines & de mes plaifirs. Sachez donc que mon ingrate Dévote me tient toujours rigueur. J'en fuis h ma quatrieme Lettre renvoyée. J'ai peut-être tort de dire la quatrieme; car ayant bien deviné dès le premier renvoi, qu'il feroit (0 Nouvelle Héloïfe, E ir  io4 Les Liaifons dangereufes. fuivi de beaucoup d'autres, & ne voulant pas perdre ainfi mon temps , j'ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, & de ne point dater : & depuis ie fecond Courier , c'efi: toujours la même Lettre qui va & vient; je ne fais que changer 1'enveloppe. Si ma Belle finit comme finiffent ordinairement les Belles, & s'atrendrit un jour au moins de laffitude, elle gardera enfin Ia miflive, & il fera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez qu'avec ce nouveau genre de correfpondance , je ne peux pas être parfai* tement inftruit. J'ai découvert pourtant que la légere perfonne a changé de confidente : au moins me fuis-je affuré que, depuis fon départ du Chateau , il n'eft venu aucune Lettre d'elle pour Madame de Volanges, tandis qu'il en eft venu deux pour la vieille Rofemonde; & comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme elle n'ouvre plus la bouche de fa chere Belle, dont auparavant elle parloit fans ceffe, j'en ai conclu que c'étoit elle qui avoit la confidence. Je préfume que, d'une part, le befoin de parler de moi, & de 1'autre, la petite honte de revenir vis-a-vis de Madame de Volanges fur un fentiment fi longtemps défavoué, ont produit cette grande révolution. Je crains encore d'avoir perdu au change : car plus les femmes vieiliiflènt,  Les Liaifons dangereufes. 105 & plus elles deviennent rêches & féveres. La première lui auroit bien die plus de mal de moi: mais celle-ci lui en dira plus de 1'amour; & la fenfible Prude a bien plus de frayeur du fentiment que de la perfonne. Le feul moyen de memettreau fait, eft, comme vous voyez, d'intereepter le commerce clandeftin. J'en ai déja envoyé Pordre a mon Chaflèur; & j'en attends 1'exécution de jour en jour. Jufques-la, je ne puis rien faire qu'au bafard : aufli, depuis huit jours, je repafle inutüement tous les moyens connus, tous ceux des Romans & de mes Mémoires fecrets; je n'en trouve aucun qui convienne, ni aux circonftances de Paventure, ni au caraétere de 1'héroïne. La difficulcé ne feroit pas de m'introduire chez elle, même la nuit; même encore de 1'endormir, & d'en faire une nouvelle Clariflè :mais après plus de deux mois de foins &depeines, recourir a des moyens qui mefoient étrangers! me trainer fervilement fur la tracé'des autres, & triompher fans gloire!... Non, elle n'aura pas les plaifirs du vice & les honneurs de la vertu (1). Ce n'eft pas afiez pour moi de la pofféder, je veux qu'elle fè livre.Or, il faut pour cela non-feulement pénétrer (1) Nouvelle Héloïf*. E v  106 Les Liaifons dangereufes. jufqu'aelle, mais y arriver de fon aveu; Ia trouver feu!e& dans 1'intention de m'écouter; fur-tout lui fermer lesyeux furie danger; car fi elle le voit, elle laura le furmoncer ou mourir. Mais mieux je fais ce qu'il faut faire, plus j'en trouve 1'exécution difficile; & duflïez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble a mefure que je m'en occupe davantage. La tête m'en tourneroit, je crois, fans les heureufes diftractions que me donnenotre commune pupille, c'eft a elle que je dois d'avoir encore a faire aucre chofe que des Elégies. Croiriez-vous que cette petite fille étoit telk-ment effarouchée, qu'il s'eft paffé trois grands jours avant que votre Lettre ait produit tout fon effet? voila comme une feule idéé füufiè peut gacer Ie plus heureux naturel ! Enfin , ce n'eft que Samedi qu'on eft venu toumer autour de moi, & me balbutier quelques mots, encore prononcés fi bas & tellement étouffes par la honte, qu'il étoit impotfible de les entendre. Mais la rougeur qu'ils cauferent m'en fit deviner le fens. Jufques - la je m'étois tenu fier : mais fléchi par un fi plaifant repentir, je voulusbien promettr% d'aller trouver le foir même la jolie Pénitente; & cette grace de  Les Liaifons dangereufes. 107 rna pare , fut recue avec toute Ia recon«oiffance due a uit fi grand bienfait. Comme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les rfiiéns, j'ai réfolu de profirer de cectc occafion pour connoitre au jufte ia valeur de cette enfant, & aufli pour accélérer fon éducation. Mais pour fuivre ce travail avec plus de liberté, j'avois befoin de changer le lieu de nos rendez vous; car un fimple cabinet qui fépare la chambre de votre pupiile de celle de fa mere, pe pouvoit fui infpirer aflèz de fécurité, pour la tóffer fe déployer a 1'aife. Jem'étoisdonc promis de faire innocemment quelque bruit, qui püt lui caufer aflèz de crainte pour la décider a prendre, a 1'avenir, un afyie plus lur; elle m'a encore épargné ce foin. La petite perfonne efi: rieufe; & pour favorifer fa gaieté, je m'avifai, dans nos entr'aétes, de lui raconter toutes les. aventures fcandaleufes qui me paflbient par la tête; & pour les rendre plys piquantes & fixer davantage fon attention, je les mettois toutes fur le compte de fa Maman , que je me plaifois a chamarrer ainfi de vices & de ridicules. Ce ti'étoit pas fans motif que j'avois fait ce choix; il encourageoit mieux que tout «iTtre ma timide écoliere, & je lui infpirois en mème-temps Ie plus profond mépris pour fa mere, J'ai remarqué depuis long-temps, E vj  •oS Les Liaifons dangereufes. que fi ce moyen n'eft. pas toujours néceflaire a employer pour féduire une j'eune fille, il eft indifpenfable , & fouvent même le plus efrkace, quand on veut la dépraver; car celle qui ne refpecte pas fa mere, ne fe refpeftera pas elle-même : vérité morale, que je crois fi utile , que j'ai été bienaife de fournir un exemple a 1'appui du piécepte. Cependant votre pupille, qui ne fongeoit pas a la morale, étouflbit de rire a chaque inftant; & enfin, une fois, elle penfaéchter. Je n'eus pas de peine a lui faire croire qu'elle avoit fait un bruit affreux. Je ftignis une grande frayeur, qu'elle partagea facilement. Pour qu'elle s'en reiïbuvint mieux, je ne permis plus au plaifir de reparoïtre, & la laiflai feule trois heures, plutot que de coucume : aufli convinmes-nous, en nous féparant, que dés le lendemain ce feroit dans ma chambre que nous nous raffemblerions. Je 1'y ai déja recue deux fois; & dans ce court intervalle, 1'écoliere eft devenue prefqu'aufli favante que le maitre. Oui, en vérité, je lui ai toutappris, jufqu'aux complaifances ! je n'ai excepté que les précautions. Ainfi occupé toute la nuit, j'y gagne de dormir une grande partie du jour; & comtca la fociécé cctuelle du Chlceau n'a rien  Les Liaifons dangereufes. 109 qui m'atcire, a peine parois-je une heure au fallon dans la journée. J'ai même d'aujourd'hui pris le parti de manger dans ma chambre, & je ne compce plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarreries pafïènt fur le compte de ma fanté. j'ai déclaré que j'étois perdu de vapeurs; j'ai annoncé aufli un peu de fievre. II ne m'en coüte que de parler d'une voix lente & éteinte. Quant au changement de ma figure, fiez-vous-en a votre pupille. Lamour y pour voir a (1). J'occupe mon loifir, en rêvant aux moyens de reprendre fur mon ingrate, les avantages que j'ai perdus, & aufli a compol'er une efpece de catéchifme de débauche, a 1'ufage de mon écoliere. Je m'amufe a n'y rien nommer que par le mot technique; & je ris d'avance de 1'intérefïante converfation que cela doit fournir entr'elle & Gercourt la première nuit de leur mariage. Rien n'eft plus plaifant que 1'ingénuité avec laquelle elle fe fert déja du peu qu'elle fait de cette langue! elle n'imagine pas qu'on puiffe parler autrement. Cette enfant eft réellemenc féduifante ! Ce contrafte de la candeur naïve avec le langage de Feffronterie, ne laiflè pas de faire de l'effec; &, je ne fais (1) Regjjard , Folks woureuftst  t io Les Liaifons dangereufes. pourquoi, il n'y a plus que les chofes bh zarres qui me plaifent. Peut-être je me Iivre trop a celle-ci, puifque j'y compromets mon temps & ma fanté : mais j'efpere que ma feinte maladie, outre qu'elle me fauvera Pennui du fallon , pourra m'être encore de quelqu'utilité auprès de^ Fsuffere Dévote, dont la vertu tigreffe s'allie pourtant avec Ia douce fenftbilité! Je ne doute pas qu'elle ne foit déja inffruite de ce grand événement, & fai beaucoup d'envie de favoir ce qu'elle en penfe ; d'autant plus que je parierois bien qu'elle ne manquera pas de s'en attribuer Phonneuf. Je réglerai 1'état de ma fanté fur 1'impreffion qu'il fera fur elle. Vous voila > ma belle amie, au courant de mes affaires comme moi-mSme. Je defire avoir bientöt des nouvelles plus intéreffantes a vous apprendre; & je vous prie de croire que, dans le plaifir que je m'en promets, je compte pour beaucoup la récompenfe que j'attends de vous. Du chdteau de..., ce 11 Ö&obre \j..,  Les Liaifons dangereufes. 1 i t LETTRE CXI. Le Comte de Gercourt d Madams DE VoLANGESi Tl o u t paroit, Madame, devoir être tfan« quille dans ce pays ; & nous atcendons* de jour en jour, ia permiflion de rentrer en France. J'efpere que vous ne douterez pas que je n'aie toujours le même empreffèment a m'y rendre , & h y former les noeuds qui doivent m'unir a vous & a Mlle. de Volanges. Cependant M. le Duc de... moncoufin, & a qui vous favez que j'ai tant d'obligations, vient de me faire part de fon rappel de Naples. H me mande qu'il compte pafier par Rome, & voir, dans fa route, la partie d'Italie qui lui refie a connoitre. II ni'engage a 1'accompagner dans ce voyage, qui fera environ de fix Cemarnes ou deux mois. Je ne vous cachepas qu'il me feroit agréable de profker de cette occafion; fentant bien qu'une fois marié, je prendrai difficilement le temps de faire d'autres abfences que celles que mon fervice exigera. Peut-êcre aufli feroit-il plus convenable d'attendre 1'hyver pour ce mariage; puifque ce ne peut être qu'alors,  li* Les Liaifons dangereufes. que tous mes parents feront raffemblés ft Paris, St nommément M. le Marquis de J qui je dois 1'efpoir de vous appartenir.' Malgré ces confidérations, mes projet* a eet égard feront abfolument fubordonnés aux votres; & pour peu que vous préfériez vos premiers arrangements, je fuisprêc a renoncer aux miens. Je vous prie feulement de me faire favoir le plutót poffible vos intentions a ce fujet. J'attendrai votre réponfe ici, & elle feule réglera ma conduite. ö Je fuis avec refpeét, Madame, & avec tous les fentiments qui conviennent a un lils, votre tres-humble, &c. Le Comte de Gercourt. Boft ia, ce 10 O&obre 17... LETTRE CXII. Madame de Rosemonde^ la Préfidente de Tourvel. (Dicïée feukweut). uE ,re?ois ^ rinftant "Kêrne , ma chere Belle, votre Lettre du 11 (1), & ]es (0 Cette Lettre ne s'eft point reuouvée.  Les Liaifons dangereufes. ng doux reproches qu'elle contient. Convenez que vous aviez bien envie de m'en faire davantage; & que fi vous ne vous étiez pas refibuvenue que vous étiez ma fille, vous m'auriez réellement grondée. Vous auriez été pourtant bien injufte! C'étoit le defir & 1'efpoir de pouvoir vous répondre moimême, qui me faifoit différer chaquejour., & vous voyez qu'encore aujourd'hui, je fuis obligée d'emprunter Ia main de ma Femme-de-chambre. Mon malheureux rhumatifme m'a pris: il s'eft niché, cette fois, fur Ie bras droit, & je fuis abfolument manchotte. Voila ce que c'elt, jeune & fraiche comme vous êtes, d'avoir une fi vieille amie! on fouffre de fes incommodités. Auffi-töt que mes douleurs me donneront un peu de relache , je me promets bien de caufer longuement avec vous. En attendant, fachez feulemenc que j'ai recu vos deux Lettres; qu'elles auroient redoublé, s'il étoit poflible, ma tendre amitié pour vous, & que je ne ceflèrai jamais de prendre part, bien vivement , a tout ce qui vous intéreiïê. Mon neveu efl aufli un peu indifpofé, mais fans aucun danger, & lans qu'il faille en prendre aucune inquiétude; c'eft une incommodité légere, qui, a ce qu'il me femble, aflette plus fon humeur que fa fanté. Nous ne le voyons prefque plus.  114 Les Liaifons dangereufes. Sa retraite & votre déparc ne rendenc pas nptre petit cercle plus gai. La petite Volanges, fur-tout, vous trouve furieufement a dire, & Mille, tant que la journée dure, a avaler fes poings. Particuliérement uepms quelques jours, elle nous fait 1'honneur de s'endormir profondément toutes les après-dinées. Adieu , ma chere Belle ; je fuis pour toujours votre bien bonne amie , votre Maman, votre feur même, fi mon grand age me permettoit ce titre. Enfin, je vous fuis attachée par tous les plus tendres fentiments. Signé Adélaïde, pour Madame de RoSEMONDE. Du Chat eau de... ce 14 QStobre 17... LETTRE CXIII. La Marquife de Merteuil au ffcomte de Valmont. -Je crois devoir vous prévenir, Vicomte, qu'on commence a s'occuper de vous a Paris; qu'on y remarque votre abfence, & que déja on en devine la caufe. J'étois  Les Liaifons dangereufes. 115 hier a un fouper forc nombreux; il y fut dit pofitivement, que vous étiez retenu au Village par un amour romanefque & maiheureux : auffi-tör la joie fe peignit fur ie vifage de tous les envieux de vos fuccès, & toutes les femmes que vous avez négügées. Si vous m'en croyez, vous ne laiffèrez pas prendre confiftance a ces bruits dangereux, & vous viendrez fur-le-champ les détruire par votre préfence. Songez que fi une fois vous laifièz perdre Fidée qu'on ne vous rélifte pas, vous éprouverez bientöt qu'on vous réfiftera en effet plus facilement; que vos rivaux vont aufli perdre leur refpeét pour vous, & ofer vous combattre : car lequel d'entr'eux ne fe croit pas plus fort que la vertu? Songez fur-tout que dans la multitude des femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous n'avez pas eues vont tenter de détromper le public, tandis que les autres s'effbrceront de s'abufer. Enfin , il faut vous actendre a être apprécié peut-être autant audeflbus de votre valeur, que vous 1'avez été au-deflus jufqu'a préfent. Revenez donc, Vicomte , & ne facrifiez pas votre réputation h un caprice puéril. .Vous avez fait tout ce que nous vouüons de la petite Volanges; & pour votre Préfidente , ce ne fera pas apparemment en reftant a dix lieues d'elle, que vous vous  ii 6" Les Liaifons dangereufes. en paflèrez la fantaifie. Croyez-vous qu'elle ira vous chercher ? Peut-être ne fönge-c-elle déja plus a vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que pour Te féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici pourrez-vous trouver quelque occafion de reparoirre avec éclat, & vous en avez befoin; & quand vous vous obftineriez a votre ridicule aventure, je ne vois pas que votre retour y puifle nuire... au contraire. En effet, fi votre Préfidente vous adore, comme vous me 1'avez tant dit & fi peu prouvé, fon unique confolation, fon feul plaifir, doivent être a préfent de parler de vous, & -de favoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous penfez, & jufqu'h la moindre des chofes qui vous intéreflenr. Ces miferes-la prennent du prix, en raifon des privations qu'on éprouve. Ce font les miettes de pain tombantes de la table du r'che : celui-pi les dédaigne; mais le pauvre les recueille avidement & s'en nourrir. Or, la pauvre Préfidente recoit a préfent toutes ces miferes-la; & plus elle en aura, moins elle fera prefiee de fe livrer a 1'appétit du refte. De plus, depuis que vous connoifTez fa confidente, vous ne doutez pas quechaque Lettre d'elle ne contienne au moins un petit fermon, & tout ce qu'elle croit propre a Qorroborer fa fageffè, & fortifïer fa  Les Liaifons dangereufes. 117 vertu (1). Pourquoi donc laiflèr a 1'une des reflburces pour fe défendre, & a 1'autre pour vous nuire? Ce n'eft pas que Je fois du tout de votre avis fur la perte que vous croyez avoir faite au changement de confidente. D'abord, Madame de Volanges vous hait, & la haine eft toujours plus clairvoyante & plus ingénieufe que 1'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne i'engagera pas a médire un feul inftant de fon cher neveu ; car la vertu a aufli fes foibleflès. Enfuite vos craintes portent fur une remarque abfolument faufle. II n'eft pas vrai que plus les femmes vieilliffent, & plus elles deviennent rêches & féveres. C'eft de quarante a cinquante ans que le défefpoir de voir leur figure fe flétrir, ia rage de fe fentir obligées d'abandonner des prétentions & des plaifirs auxquels elles tiennent encore, rendent prefque toutes les femmes bégueules & acariatres. II leur faut ce long intervalle pour faire en entier ce grand facrifice: mais dès qu'il eftconfommé, toutes fe partagent en deux claflès. La plus nombreufe, celle des femmes qui n'onc eu pour elles que leur figure & (1) On ne s'nvi/i jurjitit ie tout! Comédie,  118 Les Liaifons dangereufes. leur jeuneffe, tombe dans une imbécille apathie, & n'en fort plus que pour le jeu & pour quelques pradques de dévotion; celle-la eft toujours ennuyeufe , fouvent grondeufe, quelquefois un peu tracafliere, mais rarement méchante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes foyent ou ne foyent pas féveres : fans idéés & fans exiftences, elles répetent, fans le comprendre & indifféremment, tout ce qu'elles entendent dire, & reftent par elles-mêmes abfolument nulles. L'autre claffe beaucoup plus rare, mais véritablement précieufe, eft celie des femmes, qui, ayant eu un caraélere, & n'ayant pas négligé de nourrir leur raifon, favent fe créer une exiftence, quand celle de la nature leur manque; & prennent le parti de mettre a leur efprit, les parures qu'elles employoient avant pour leur figure. Cellesci ont pour 1'ordinaire le jugement trèsfain, & 1'efprit a-Ia-fois folide, gai & gracieux. Elles remplncent les charmes féduifants par 1'attachante bonté, & encore par 1'enjouement dont le charme augmente en proportion de lage : c'eft ainfi qu'elles parviennent en quelque forte a fe rapprocher de la jeuneffe en s'en faifant aimer, Mais alors, loin d'être comme vous le dites, rêches & féveres, 1'habitude de 1'indulgence, leurs longues réflexions fur la  Les Liaifons dangereufes.. ny foibleflê humaine, & fur-touc les fouvenirs de leur jeuneflè , par lefquels feuls elles ciennent encore a la vie, les placeroienc plutöt, peut-être, trop prés de la facilicé. Ce que je veux vous dire enfin, c'efi: qu'ayanc toujours recherché les vieilles femmes, dont j'ai reconnu de bonne heure i'utilité des fuffrages, j'ai rencontré plufieurs dentr'elles auprès de qui 1'inclination me ramenoic autanc que 1'intérêt. Je m'arrêtelh : car a préfent que vous vous ènfiammes fi vïte & fi moralement, j'aurois peur que vous ne devinffiez fubitement amoureux de votre vieille tante, & que vous ne vous enterraffiez avec elle dans le tombeau oü vous vivez déja depuis fi long-temps. Je reviens donc. Maigré 1'enchantement oü vous me paroiffez être de votre petite écoliere, je ne' peux pas croire qu'elle entre pour quelque chofe dans vos projets. Vous 1'avez trouvée fous la main, & vous 1'avez prife : a la bonne^ heure! mais ce ne peut pas être-la un goür. Ce n'eft même pas, a vrai dire, une entiere jouiflance : vous ne poffèdez abfolument que fa perfonne ! je ne parie pas de fon coeur, dont je me doute bien que vous ne vous fouciez guere : mais vous n'occupez feulement pas fa tête. Je ne fais pas fi vous vous en êtes appcrcu,  iuo Les Liaifons dangereufes. mais moi j'en ai la preuve dans la derniere Lettre qu'elle m'a écrite (i); je vous lenvoye pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous, c'eft toujours M. de Valmont; que toutes fes idéés, même celles que vous lui faites naitre, n'aboutiflent jamais qu'a Danceny; & lui, elle ne 1'appelle pas Monfieur, c'eft bien toujours Danceny feulement. Par-la, elle le diftingue de tous les autres; & même en fe livrant a vous, elle ne fe familiarife qu'avec lui. Si une telle conquête vous paroït féduifante , fi les plaifirs qu'elle donne vous attachent, aflurément vous êtes modefte & peu difficile! Que vous la gardiez, j'y confens; cela entre même dans mes projets. Mais il me femble que cela ne vaut pas de fe déranger un quart-d'heure; qu'il faudroit aufli avoir quelqu'empire, & ne lui permettre, par exemple, de fe rapprocher de Danceny, qu'après le lui avoir fait un peu plus oublier. Avant de ceffer de m'occuper de vous, pour venir a moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie que vous m'annoncez vouloir prendre, eft bien connu & bien ufé. En vérité, Vicomte, vous n'êtes (i) Voye^ U Lettre CIX,  Les Liaifons dangereufes. x%i n'êtes pas inventif! Moi, je me tépete aufli quelquefois, comme vous allez voir; mais je tache de me fauver par les détails, & fur-cout le fliccès me juftine. Je vais encore en tenter un, & courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura pas le mérite de la difficuhé; mais au moins fera-ce une diftraétion, & je m'ennuye a périr. Je ne fais pourquoi, depuis 1'aventure de Prévan , Belleroche m'eft devenu infupportable. II a tellement redoublé d'attention, de tendrefle, de vénération, que je n'y peux plus tenir. Sa colere , dans le premier moment, m'avoit paru plaifance;^ il a pourtant bien fallu la calmer, car ceut été me compromettre que de le laiffer faire : & il n'y avoit pas moyen de lui faire entendre raifon. J'ai donc pris le partï de lui moncrer plus d'amour, pour en venir a bout plus facilement : mais lui a pris cela au férieux; & depuis ce temps il m'excede par fon enchantement éternel. Je^remarque fur-tout 1'infultante confiance qu'il prend en moi, & la fécurité avec laquelle il me regarde comme a lui pour toujours. J'en fuis vraiment humiliée. II me prife donc bien peu, s'il croit valoir affez pour me fixer! Ne me difoit-il pas derniérement que je n'aurois jamais aimé un autre que lui? Oh! pour le coup, j'ai Partie UI. F  122 Les Liaifons dangereufes. eu beföiti de toute ma prudence, pour ne pas le détromper fur-le-champ, en lui difant ce qui en étoit. Voila, cerr.es, un plaifant Monfieur, pour avoir un droic exclufif! Je conviensqu'il eftbien fait Scd'une affez belle figure : mais, a tout prendre, ce n'eft, au fait, qu'un manoeuvre d'amour. Enfin, le moment eft venu, il faut nous féparer. J'eflaye déja depuis quinze jours, & j'ai employé, tour-a-tour, la froideur, le caprice, 1'humeur, les querelles; maisle tenace perfonnage ne quitte pas prife ainfi: il faut donc prendre un parti plus violent; en conféquence, je 1'emmene a ma campagne. Nous partons après demain. II n'y aura avec nous que quelques perfonnes défintéreffées & peu clairvoyantes, & nous y aurons prefque autant de liberté que fi nous y étions feuls. La, je le furchargerai a tel pbint d'amour & de careiTes , nous y vivrons fibien 1'un pour 1'autre uniquement, que je parie bien qu'il defirera plus* que moi la fin de ce voyage, dont il fe fait un fi grand bonheur; & s'il n'en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le fuis de kii , dites, j'y confens , que je n'en fais pas plus que vous. Le prétexte de cette efpece de retraite, eft de m'occuper férieulement de mon grand procés, qui, en effet, fe jugera enfin au  Les Liaifons dangereufes. commencement de 1'hyver. J'en fuis bienaife; car il eft vraiment défagréable d'avoir ainfi toute fa fortune en 1'air. Ce n'eft pas que je fois inquiete del'événement; d'abord 3 ai raifon, tous mes Avocats me 1'affurenu & quand je ne 1'aurois pas, je ferois donc bien mal-adroite, fi je ne favois pas gagner un procés, oü je n'ai pour adverfaires que des mineurs encore en bas age , & leur vieux tuteur 1 Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire fi importante, j'aurai effeclivemeiit avec moi deux Avocats. Ce voyage ne vous paroit-il pas gai? Cependants'il rne fait gagner mon proces & perdre Belleroche, je ne regrertera» pas mon temps. A préfent, Vicomte , devinez le fucceffeur; je vous le donne en cent. Mais bon! ne fais-je pas que vous ne devinez jamais rien ? hé bien, c'eft Danceny. Vous êtes étonné, n'eft-ce pas? car enfin je ne fui» : pas encore réduite a 1'éducation des enfants. ! Mais celui-ci mérite d'être excepté • il n'a { que les graces de la jeuneffe , & non Ia frivohte. Sa grande réferve dans le cercle ;| eft tres-propre a éloigner tous les foupcons, ? °n"el en crO"ve que plus aimable, quand I il fe Iivre dans le tête-h-têce. Ce n'eft pas |que j'en aye déja eu avec lui pour mon compte, je ne fuis encore que fa couffden,te; mais fous ce voile de 1'amicié, je crois F ij  124 Les Liaifons dangereufes. lui voir un goüc très-vif pour moi, & je fens que j'en prends beaucoup pour lui. Ce feroit bien dommage que tant d'efprit & de délicateffe allaflenc fe facrifier & s'abrutir auprès de cette petite imbécille de Volanges. J'efpere qu'il fe trompe en croyant 1'aimer : elle eft li loin de le mériter! Ce n'eft pas que je fois jaloufe d'elle; mais c'eft que ce feroit un meurtre, & je veux en fauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte, de mettre vos foins a ce qu'il ne puiffè fe rapprocher de fa Cécile (comme il a encore la mauvaife habitude de la nommer). Un premier goüt a toujours plus d'empire qu'on ne croit, & je ne ferois füre de rien, s'il la revoyoit a préfent, fur-tout pendant mon abfence. A mon retour, je me charge de tout, & j'en réponds. J'ai bien fongé b emmener le jeune homme avec moi : mais j'en ai fait le facrifice a ma prudence ordinaire; & puis, j'aurois craint qu'il ne s'appercüt de quelque chofe entre Belleroche & moi, & je ferois au défefpoir qu'il eut la moindre idéé de ce qui fe paffe Je veux au moins m'offrir a fon imagination, pure & fans tache ; telle enfin qu'il faudroit être pour être vraiment digne de lui. Paris, ce 15 O&obre 17...  Les Liaifons dangereufes. 125 LETTRE CXIV. La Préfidente de Tourvel a Madame de rosemonde. M a chere amie , je cede a ma vive inquiétude; & fans favoir fi vous ferez en état de me répondre, je ne puis m'empêcher de vous incerroger. L'état de M. de Valmont , que vous me dites fans danger, ne me laiftè pas autant de fécurité que vous paroiffez en avoir. II n'eft pas rare que la mélancolie & le dégout du monde foyent des fymptömes avant-coureurs de quelque maladie grave; les fouffrances du eorp3, comme celles de 1'elprit, font defirer la fi> litude; & fouvent on reproche de Phumeur a celui dont on devroit feulement plaindre les maux. II me femble qu'il devroit au moins confulter quelqu'un. Comment, étant malade vous-même, n'avez-vous pas un Médecin auprès de vous ? Le mien que j'ai vu ce matin, & que je ne vous cache pas que j'ai confulté indirectement, eft d'avis que, dans les perfonnes naturellement aéïives, cette efpece d'apathie fubite n'eft jamais a négüger; &, comme il me difoïc encore, les F iij  12 6 Les Liaifons dangereufes. maladiesne cedent plus au traitement, quand elles n'ont pas été prifes a temps. Pourquoi faire courir ce rifque a quelqu'un qui vous eft fi cher ? Ce qui redouble mon inquiétude, c'eft que , depuis quatre jours , je ne recois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu! ne me trompez-vous point fur fon état? Pourquoi auroit-il ceffé de m'écrire tout-a-coup? Si c'étoit feulement 1'effet de mon obftination a lui renvoyer fes Lettres, je crois qu'il auroit pris ce parti plutöt. Enfin, fans croire aux preflèntiments, je fuis depuis quelques jours d'une trifteflè qui m'effraye. Ah! peut-être fuis-je a la veille du plus grand des malheurs.' Vous ne fauriez croire, & j'ai honte de vous c'ire, combien je fuis peinée de ne plus recevoir ces mêmes Lettres, que pourtant je refuferois encore de lire. J'étois füre au moins qu'il s'étoit occupé de moi l & je voyois quelque chofe qui venoit de lui. Je ne les ouvrois pas, ces Lettres, mais je pleurois en les regardant : mes larmes étoient plus douces & plus faciles; & celles -la feules diffipoient en partie 1'oppreffion habituelle que j'éprouve depuis mon retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-moi vousmême, aufli-töt que vous le pourrez; & en attendant, faites-moi donner chaque  Les Liaifons dangereufes. 127 jour de vos houvelles & des Mennes. Je m'appergois qu'a peine je vous ai dit un mot pour vous : mais vous connoiflèz mes fentiments, mon attachemenc fans réferve , ma tendre reconnoiffance pour votre fenfible amitié; vous pardonnerez au trouble oü je fuis , h mes peines mortelles , au tourment affreux d'avoir a redouter des maux dont peut-être je fuis la caufe. Grand Dieu! cette idéé défefpérante me pourfuit & déchire mon coeur ; ce malheur me manquoit , & je fens que je fuis née pour les éprouver tous. Adieu, ma chere amie ; aimez - moi, plaignez-moi. Aurai-je une Lettre de vous aujourd'hui ? Paris, ce 16 O&obre 17... LETTRE CXV. Le Ficomte de Valmont a la Marquife de Merteuil. C^'est une chofe inconcevable , ma belle amie , comme aufli - tót qu'on s'éloigne, on cefle facilement de s'entendre. Tant que j'étois auprès de vous, nous n'avions jamais qu'un même fentiment, une F iv  128 Les Liaifons dangereufes. même fagon de voir; & paree que, depuis prés de trois mois, je ne vous vois plus, nous ne fommes plus de même avis fur rien. Qui de nous deux a ton ? fürement vous n'héfiteriez pas fur la réponfe : mais moi, plus fage ou plus poli, je ne décide pas. Je vais feulement répondre a votre Lettre, & continuer de vous expofer ma conduite. D'abord, je vous remercie de 1'avis que vous me donnez des bruits qui courent fur mon compte ; mais je ne m'en inquiete pas encore : je me crois für d'avoir bientöt de quoi les faire ceflèr. Soyez tranquille; je ne reparoitrai dans le monde que plus célebre que jamais, & toujours plus digne de vous. J'efpere qu'on me comptera même pour quelque chofe, Pa venture de la petite Volanges, dont vous paroiflèz faire fi peu de cas : comme fi ce n'étoit rien, que d'enlever, en une foirée, une jeune fille a fon Amant aimé; d'en ufer enfuite tant qu'on Je veut, & abfolument comme de fon bien, & fans plus d'embarras; d'en obtenir ce qu'on n'ofe pas même exiger de toutes les filles dont c'efi: le métier; & cela, fans la déranger en rien de fon tendre amour; fans la rendre inconflante, pas même infidelle : car, en effet, je n'occupe feulement pas fa tête.' en force qu'après ma fantaifie paffee,  Les Liaifons dangereufes. 129 je Ia remettrai encre les bras de fon Amant, pour ainfi dire, fans qu'elle fe foit appercue de rien. Eft-ce donc la une marche fi ordinaire? & puis, croyez-moi, une fois fortie de mes mains, les principes que je lui donnene s'en développeront pas moins, & je prédis que la timide écoliere prendra bientöt un eflbr propre a faire honneur h fon maitre. Si pourtant 011 aime mieux le genre héroïque , je montrerai la Préfidente, ce modele cité de toutes les vertus ! refpeélée même de nos plus libertins! telle enfin qu'on avoit perdu jufqu'a 1'idée de 1'attaquer! je la montrerai, dis-je, oubliant fes devoirs & fa vertu, facrifiant fa réputation & deux ans de fageffè, pour courir après le bonheur de me plaire, pour s'enivrer de celui de m'aimer; fe trouvant fuffifamment dédommagée de tant de facrifices, par un mot, par un regard, qu'encore elle n'obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai; & je ne connois pas cette femme, ou je rPaurai point de fucceffeur. Elle réfiftera au befoin de confolation, a 1'habitude du plaifir, au defir même de la vengeance. Enfin, elle n'aura exifté que pour moi; & que fa carrière foit plus ou moins longue, j'en aurai feul ouverc & fermé Ia barrière. Une fois parvenue a ce triomphe, je dirai atnes rivaux : „ Voyez mon ouvrage, & F v  ï3o Les Liaifons dangereufes. „ cherchez-en dans le fiecle un fecond „ exemple!" Vous allez me demander d'oü vient aujourd'hui eet excès de confiance ? c'efi: que depuis huit jours je fuis dans la confidence de ma Belle; elle ne me dit pas fes fecrets, mais je les furprends. Deux Lettres d'elle a Madame de Rofemonde, m'ont fufïifamment inftruit, & je ne lirai plus les autres que par curiofité. je n'ai abfolument befoin , pour réuflir, que de me rapprocher d'elle, & mes moyens font trouvés. Je vais ineeflamment les mettre en ufage. Vous êtes curieufe, je crois ?... Mais non, pour vous punir de ne pas croire a mes inventions, vous ne les faurez pas. Tout de bon, vous mériteriez que je vous refiraflè ma confiance, au moins pour cette aventure; en efiët, fans le doux prix attaché par vous a- ce fuccès je ne vous en parleroisplus. Vous voyez que je fuis faché. Cependant, dans 1'efpoirque vous vous corrigerez, je veux bien m'en tenir a cette punition légere; & revenant a 1'indulgence, j'oublie un moment mes grands projets, pour raifonner des vótres avec vous. Vous voila donc h la campagne, ennuyeufe comme le fentiment, & trifte comme la fidélité! Et ce pauvre Belleroche! vous ne vous contentez pas de lui faire boire 1'eau d'oubli, vous lui en donnez Ia  Les Liaifons dangereufes. 131 queftion! Comment s'en trouve-t-il ? fupporte-t-il bien les naufées de 1'amour ? Je voudrois pour beaucoup qu'il ne vous en devinc que plus attaché; je fuis curieux de voir quel remede plus efficace vous parviendrez a employer. Je vous plains , en venté, d'avoir été obligée de recourir a celui-la. Je n'ai fait qu'une fois, dans ma vie, 1 amour par procédé. J'avois certainemenc un grand motif, puifque c'étoit a la Comtefle de...; & vingt fois, entre fes bras, j ai été tenté de lui dire : „ Madame, je re„ nonce a la place que je follicite, & per„ mettez-moi de quitter celle que j'oc„ cupe". Aufli, de toutes les femmes que jai eues, c'eft la feule dont j'ai vraiment plaifir a dire du mal. Pour votre motif a vous, je Ie trouve, a vrai dire , d'un ridicule rare ; & vous aviez raifon de croire que je ne devinerois pas le fucceflèur. Quoi J c'eft pour Danceny que vous vous donnez toute cette peine-la .' Eh 1 ma chere amie , laiflèz-le adorer/^ vertueufe Cécile, & ne vous compromettez pas dans cesjeux d'enfants. Laiffez les écoliers fe former auprès des Bonnes, ou jouer avec les penfionnaires a ds pemsjeux innocents. Comment allez-vous vous charger d'un novice qui ne faura ni vous prendre ni vous quitter, & avec qui ü vous faudra jout faire ? Je vous le dis F vj  ïj2 Les Liaifons dangereufes. férieufement, je défapprouve ce choix; & quelque fecret qu'il reftit , il vous humilieroic au moins a mes yeux & dans votre confeience. Vous prenez, dites-vous, beaucoup de goüt pour lui : allons donc , vous vous trompez (ürement, & je crois même avoir trouvé la caufe de votre erreur. Ce beau dégout de Belleroche vous eft venu dans un temps de difette, & Paris ne vous offrant pas de choix , vos idéés , toujours trop vives, fe font portées fur le premier objet que vous avez rencontré. Mais fongez qu'a votre retour, vous pourrez choifir entre mille; & fi enfin vous redoutez 1'inaction dans laquelle vous rifquez de tomber en différant, je m'offre a .vous pour amufer vos loifirs. D'ici a votre arrivée, mes grandes affaires feront terminées de maniere ou d'autre, & fürement, ni la petite Volanges, ni la Préfidente elle-même, ne m'occuperont pas aflez alors, pour que je ne fois pas a vous autant que vous le defirerez. Peut-être même, d'ici la, aurai-je déja remis la petite fille aux mains de fon difcret Amant. Sans convenir, quoique vous en difiez, que ce ne foit pas une jouiflance «ttachante; comme j'ai le projet qu'elle garde de moi toute fa vie une idéé fupérieure a celle de tous les autres hommes,  Les Liaifons dangereufes. 133 je me fuis mis, avec elle, fur un ton que Je ne pourrois foutenir long-temps fans altérer ma fanté; & dès ce moment, je ne tient plus a elle , que par le foin qu'on doit aux affaires de familie... Voils "e m'entendez pas?... C'eft que j'attends une feconde époque pour confirmer mon efpoir, & m'affurer que j'ai pleinement réuffi dans mes projets. Oui, ma belle amie, j'ai déja un premier indice que le mari de mon écoliere ne courra pas les rifques de mourir fans poftérité ; & que le chef de la maifon de Gercourt ne fera.a 1'avenir qu'un cadet de celle de Valmont. Mais laifTez-moi finir, a ma fantaifie, cette aventure que je n'ai entreprife qu'a votre priere. Songez que fi vous rendez Danceny inconftant, vous ótez tout Ie piquanc de cette hiftoire. Confidérez enfin, que m'offrant pour le préfenter auprès de vous, j'ai, ce me femble, quelques droits a Ia préférence. J'y compte fi bien, que je n'ai pas craint de contrarier vos vues, en concourant moimême a augmenter la tendre paffion du difcret Amoureux, pour lejpremier & digne objet de fon choix. Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée a lui écrire, & 1'ayant dérangée d'abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai dcmandé, après, de voir fa Lettre;  §34 Les Liaifons dangereufes. & comme je 1'ai trouvée froide & contrainte, je lui ai fait fentir que ce n'étoic pas ainfi qu'elle confoleroit fon Amant, & je 1'ai décidée a en écrire une autre fous ma diétée ; oü , en imitant du mieux que je pus fon petit radotage, j'ai taché de nourrir 1'amour du jeune homme par un efpoir plus certain. La petice perfonne étoit toute ravie, me difoit-elle, de fe trouver parler fi bien; & dorénavant je ferai chargé de la correfpondance. Que n'aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J'aurai été a-lafois fon ami, fon confident, fon rival & fa maitreflè ! Encore, en ce moment, je lui rends le fervice de le fauver de vos liens dangereux. Oui, fans doute, dangereux: car vous pofleder & vous perdre , c'eft acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets. Adieu, ma belle amie; ayez le courage de dépêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laiiïèz la Danceny, & préparezvous a retrouver , & ame rendre les délicieux plaifirs de notre première liaifon. P. S. Je vous fais compliment fur Ie jugement prochain du grand procés. Je ferai fort aife que eet heureux événement arrivé fous mon regne. Du chdteau de... ce 19 Qclobre 17...  Les Liaifons dangereufes. 135 LETTRE CXVI. Le Chevalier Danceny cs Cécile Volanges. M adame de Merteuil eft partie ce matin pour Ia campagne; ainfi ma charmante Cécile, me voila privé du feu] plaifir qui me reftoit en votre abfence, celui de parler de vous a votre amie & a Ia mienne. Depuis quelque temps, elle m'a permis de lui donner ce titre; & j'en ai profité avec d'autant plus d'empreflèment, qu'il me fembloit, par-la, me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu, que cette femme eft aimable .' & quel charme flatteur elle fait donner a Pamitié! II femble que ce doux fentiment s'embelliflè & fe fortifie chez elle , de tout ce qu'elle refufea 1'amour. Si vous faviez comme elle vous aime , comme elle fe plak a m'entendre lui parler de vous!... C'eft la fans doute ce qui m'attache autant a elle. Quel bonbeur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de pafier fans cefTe des délicesde 1'amour aux douceurs de l'amitié, d'y confacrer toute mon exiftence , d'être en quelque force le point de réunion de vo  136 Les Liaifons dangereufes. tre attachement réciproque & de fentir toujours qu'en m'occupant du bonheur de 1'une, je travaillerois également a celui de 1'autre! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante amie, cette femme adorable. L'attachement que j'ai pour elle, donnez-y plus de prix encore, en Ie partageant. Depuis que j'ai goüté le charme de Pamitié , je defire que vous 1'éprouviez a votre tour. Les plaifirs que je ne partage pas avec vous, il me femble n'en jouir qu'a moitié. Oui, ma Cécile, je voudrois entourer votre coeur de tous les fentiments les plus doux; que chacun de fes mouvements vous fic éprouver.une fenfation de bonheur ; & je croirois encore ne pouvoir jamais vous rendre qu'une partie de la félicité que je tiendrois de vous. Pourquoi faut-il que ces projets charmants ne foient qu'une chimère de mon imagination, & que la réalité ne m'offre au contraire que des privations douloureufes & indéfinies? L'efpoir que vous m'aviez donné de vous voir a cette campagne, je ra'appercois bien qu'il faut y renoncer. Je n'ai plus de confolation que celle de me perfuader qu'en effet cela ne vous eft pas poflible. Et vous négligez de me le dire, de vous en affliger avec moi! Déja, deux fois, mes plaintes a ce fujet, font reftées fans réponfe. Ah, Cécile, Cé-  Les Liaifons dangereufes. 137 cile, je crois bien que vous m'aimez de toutes les facultés de votre ame, mais votre ame n'eft pas brülante comme la mienne! Que n'eft-ce a moi h lever les obftacles? pourquoi ne fonc-ce pas mes intéréts qu'il me faille ménager, au-lieu des vötres ? je faurois bientöt vous prouver que rien n'eft impoffible a 1'amour. Vous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette abfence cruelle : au moins, ici , peut-être vous verrois-je. Vos charmants regards ranimeroienc mon ame abattue ; leur touchante expreffion rafiureroit mon coeur, qui quelquefois en a befoin. Pardon, ma Cécile; cette crainte n'eft pas un foupcon. Je crois a votre amour, a votre conftance. Ah ! je ferois trop malheureux, fi j'en doutois. Mais tant d'obftacles, & toujours renouvellés! Mon amie, je fuis trifte, bien trifte. II femble que ce départ de Madame de Merteuil ait renouvellé en moi le fenciment de tous mes malheurs. Adieu, ma Cécile; adieu, ma bien aimée. Songez que votre amant s'afflige, & que vous pouvez feule lui rendre le bonheur. Paris, ce 17 O&obre 17...  138 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXVII. Cécile Volanges au Chevalier Danceny. ( DiSlée par Valmont.) c V-iroyez-vous donc, mon bon ami, que j'aie befoin d'être grondée pour être trifte , quand je fais que vous vous affligez? & doutez-vous que je ne fouffre autant que vous de toutes vos peines ? Je partage même celles que je vous caufe volontairement ; & j'ai de plus que vous , de voir que vous ne me rendez pas juftice. Oh ! cela n'eft pas bien. Je vois bien ce qui vous fêche; c'eft que les deux dernieres fois que vous m'avez demandé de venir ici, je ne vous ai pas répondu a cela: mais cette réponfe eft-elle donc fi aifée a faire? Croyez-vous que je ne fache pas que ce que vous voulez eft bien mal ? Et pourtant , fi j'ai déja tant de peine h vous refufer de loin, que feroit-ce donc fi vous étiezla? Et puis, pour avoir voulu vous confoler un moment, je refterois affligée toute ma vie. Tenez , je n'ai rien de caché pour vous,  Les Liaifons dangereufes. 139 moi; voila mes raifons, jugez vous-même. j'aurois peut-être fait ce que vous voulez, fans ce que je vous ai mandé, que ce M. de Gercourt , qui caufe tout notre chagrin , n'arrivera pas encore de li-tot; & comme, depuis quelque temps , Maman me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme , de mon cöté, je la careflè le plus que je peux, qui fait ce que je pourrai obtenir d'elle? Et fi nous pouvions être heureux fans quej'aie rien a me reprocher, eft-ce que cela ne vaudroit pas mieux? Si j'en crois ce qu'on m'a dit fouvent, les hommes même n'aiment plus tant leurs femmes , quand elles les ont trop aimés avant de 1'être. Cette crainte-la me retient encore plus que tout le refte. Mon ami, n'êtes-vous pas für de mon coeur, & ne fera-t-il pas toujours temps? Écoutez , je vous promets que fi je ne peux pas éviter le malheur d'épouferM. de Gercourt, que je hais déja tant avant de le connoitre, rien ne me retiendra plus pour être a vous autant que je pourrai, & même avant tout. Comme je ne me foucie d'être aimée que de vous, & que vousverrez bien que fi je fais mal, il n'y aura pas de ma faute, le refte me fera bien égal, pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours autant que vous faites. Mais, mon ami, jufques-la, laiffez-moi continuer  14® Les Liaifons dangereufes. comme je fais, & ne me demandez plus une chofe que j'ai de bonnes raifons pour ne pas faire, & que pourtant il me fache de vous refufer. Je voudrois bien aufli que M. de Valmont ne füt pas fi preffant pour vous; cela ne fert qu'a me rendre plus chagrine encore. Oh ! vous avez la un bien bon ami , je vous afTure! II fait tout comme vous feriez vous-même. Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé bien tard a vous écrire, & j'y ai paffé une partie de la nuic. Je vas me coucher & réparer le temps perdu. Je vous embraflê, mais ne me grondez plus. Du Chat eau de... ce 18 Oclobre 17... LETTRE CXVIII. Le Chevalier Danceny d la Marquife de Merteuil. Si j'en crois mon Almanach, il n'y a, mon adorable amie, que deux jours que vous êtes abfente; mais fi j'en crois mon coeur, il y a deux fiecles. Or, je le tiens de vous-même, c'eft toujours fon cceur qu'il faut croire ;il eft donc bien temps que vous  Les Liaifons dangereufes. j^i reveniez, & toutes- vos affaires doivent être plus que finies- Comment voulez-vous que jem'intéreflè a votre procés, fi, pene ou gain, j'en dois également payer les fraixpar 1'ennui de votre abfence? Oh! que j'aurois envie de quereller! & qu'il eft trifte, avec un fi beau fujet d'avoir de 1'humeur, de n'avoir pas le droic d'en montrer! N'eft-ce pas cependant une véritable infidélité, une noire trahifon, que de laifier votre ami loin de vous, après 1'avoir accoutumé a ne pouvoir plus fe paflèr de votre préfence ? Vous aurez beau confulter vos Avocats, ils ne vous trouveront pas de juftification pour ce mauvais procédé; & puis ces gens-la ne difent que des raifons , & des raifons ne fuffifent pas pour répondre a des fentiments. Pour moi, vous m'avez tant dit que c'étoit parraifonque vous faifiez ce voyage, que vous m'avez tout-a-fait brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout Pentendre, pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raifon-la eft pourtant bien raifonnable; & au fait, cela ne feroit pas fi difficile que vous pourriez le croire. II fuffiroit feulement de perdre 1'habitude de penfer toujours h vous; & rien ici, je vous aflure, ne vous rappelleroit a moi. Nos plus jolies femmes, celles qu'on dit les plus airaables, font encore fi loin  142 Les Liaifons dangereufes. de vous, qu'elles ne pourroienc en donner qu'une bien foible idée. Je crois même qu'a* vee des yeux exercés, plus on a cru d'abord qu'elles vous reflembloienc, plus on y rrouve après de différences : elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu'elles favent, il leurmanque toujours d'être vous, & c'eft pofitivement la qu'eft le charme. Malheureufement, quand les journées font Ci longues, & qu'on eft défoccupé, on rêve, on fait des chateaux en Efpagne, on fe crée fa chimère; peu-a-peu 1'imagination s'exalte : on veut embellir fon ouvrage, on raflèmble tout ce qui peut plaire, on arrivé enfin h la perfeétion; & dès qu'on en eft la, le portrait ramene au modele, & on eft tout étonné de voir qu'on n'a fait que fonger a vous. Dans ce moment même, je fuis encore la dupe d'une erreur a-peu-près femblable. Vous croyez peut-être, que c'étoit pour m'occuper de vous, que je me fuis mis a vous écrire? point du tout : c'étoit pour m'en diftraire. J'avois cent chofes a vous dire , dont vous n'étiez pas 1'objet, qui, comme vous favez, m'intéreflènt bien viyement; & ce font celles-la pourtant dont j'ai été diftrait. Et depuis, quand le charme de 1'amitié diftrait-i! donc de celui de 1'amour? Ah! fi j'y regardois de bien prés, peut-êcre aurois-je un peut reproche k me  Les Liaifons dangereufes. 143 faire ! Mais chut J oublions cette légere faute., de peur d'y retomber, & que mon amie elle-même 1'ignore. Aufli pourquoi n'êtes-vous pas la pour me répondre, pour me ramener li je m'égare pour me parler de ma Cécile, pour aug! menter, s'il eft poflible, le bonheur que fe goüte a 1'aimer, parl'idée fi douce que c'eft votre amie que j'aime? Oui, je 1'avoue, I amour qu'elle m'infpire m'eft devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J'aime tant h vous ouvrir mon coeur, a occuper le votre de mes fentiments, a les y dépofer fans réferve ] il me femble que je les chéris davantage, a mefure que vous daignez les recueilür; & puis, je vous regarde, & je me dis: C'eft en elle qu'eft renfermé tout mon bonheur. Je n'ai rien de nouveau k vous apprea» dre fur ma fituation. La derniere Lettre que j'ai recu /felle augmente & aflure mon efpoir, maisle rerarde encore. Cependantfes motifs font fi tendres & fi honnêtes, que je ne^ puis 1'en blamer ni m en plaindre. Peut-être n'entendez-vous pas trop bien ce que je vous dis-la; mais pourquoi n'êtesvous pas ici? Quoiqu'on dife tout a fon amie, on n'ofe pas tout écrire. Les fecrets de 1'amour, fur-tout, font fi délicats, qu'on ae peut les laiflèr aller ainfi fur leur bonne  144 £gs Liaifons dangereufes. foi. Si quelquefois on leur permet de foïtir, il ne faut pas au moins les perdre de vue; il faut en quelque forte les voir entrer dans leur nouvel afyle. Ah! revenez donc, mon adorable amie; vous voyez bien que votre retour eft néceffaire. Oubliez enfin les mille raifons qui vous retiennent oü vous êtes, ou apprennez-moi a vivre oü vous n'êces pas. J'ai 1'honneur d'être, &c. LETTRE CXIX. Madame de Rosemonde d la Préfidente de Tourvel. u o i q u e je fouftre encore beaucoup, ma chere Belle, j'efiaie de vous écrire moimême, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intérefie. Mon neveu garde toujours fa mifanthropie. II envoie fort réguliérement favoir de mes nouvelles tous les jours, mais il n'eft pas venu une fois s'en informer lui-même, quoique je 1'en aie faic prier : en forte que je ne le vois pas plus que s'il étoit a Paris. Je 1'ai pourtant ren«ontré ce matin, oü je ne 1'attendois gue- re. 1\ 'aris, ce 19 Oclobre 17,  Les Liaifons dangereufes. re. C'eft dans ma Chapelle, oü je fuisdefcendue pour la première fois depuis ma douloureufe incommodité.J'ai appris aujourd'hui que, depuis quatre jours, il y va réguliéremenc entendre la MelTe. Dieu veuiïie que cela dure! Quand je fuis entree, il eft venu a moi, & m'a félicitée fort affeéïueufement fur le meilleurétat de ma fanté. Comme la MelTe commencoit, j'ai abrégé la converfationque je comptois bien reprendre après; mais il a difparu avant que j'aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas que je 1'ai trouvé un peu changé. Mais, ma chere Belle, neme taitespas repentir de ma confiance en votre raifon, par des inquiétudes trop vives; & fur-tout foyez füre que j'aimerois encore mieux vous affliger que vous trompen Si mon neveucontinue a me tenirrigueur, je prendrai le parti, auffi-töt que je ferai mieux, de 1'aller voir dans fa chambre, & je rêcherai de pénétrer la caufede cette finguhere manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes pour quelque chofe. Je vous manderai ceque j'aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : & puis, fi Adélaïde favoit que j'ai écrit, elle me gronderoic toute la foirée. Adieu, ma chere Belle. Du Chdteau de... ce 20 Oclohre 17... Partie III. q  146 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXX. Le Vicomte de Valmont au Pere ans elme, (Feuillant du Couvent de la rue Saint-Honorê.') J e n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous, Monfieur : mais je fais la confiance entiere qu'a en vous Madame la Préfidente de Tourvel , & je fais de plus combien cette confiance eft dignement placée. Je crois donc pouvoir fans indifcrétion m'adreflèr a vous, pour en obtenir un fervice bien effentiel, vraiment digne de votre faint miniftere, & oü 1'intérêt de Madame de Tourvel fe trouve joint au mien. J'ai entre les mains des papiers importants qui la concernent , qui ne peuvent être confiés a perfonne, & que je ne dois ni ne veux remettre qu'entre fes mains. Je n'ai aucun moyen de 1'en inftruire, paree que des raifons, que peut-être vous aurez fues d'elle, mais dont je ne crois pas qu'il me foit permis de vous inftruire, lui ont fait prendre le parti de refufer toute correfpondance avec moi : parti que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifqu'elle ne pouvoic prévoir des événements  Les Liaifons dangereufes. 147 auxquels j 'étois moi même bien loin dem'attendre , & qui n'écoient pofiibles qu'a la force plus qu'humaine qu'on eft forcé d'y reconnoitre. Je vous prie donc, Monfieur, de von« loir bien 1'infbrmer de mes nouvelles réfolutions, & de lui demanderpour moi une entrevue particuliere, oüje puiflè au moins reparer, en partie, mes torts par mes excufes; & pour dernier facrifice , anéantir a fes yeux les feules traces exiftantes d'une erreurou d'une faute quim'avoitrendu coupable envers elle. Ce ne fera qu'-après cette expiation preliminaire, quej'oferai dépofer a vos pieds 1'faumiliant aveu de mes longs égarementr, & implorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore, & malheureufement plus difficile. Puis-je efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez pas des foins fi néceilaires & fi précieux, & que vous daignerez foutenir ma foiblefiè, & guider mes pas dans un fentier nouveau, que je defire bien ardemment de fuivre, mais que j'avoue, en rougiflant, ne pas connoitre encore ? J'attends votre réponfe avec Pimpatience du repentir qui defire de réparer, & je vous prie de me croire avec autant de reconnoiffance que de vénération, Votre très-humble, &c, G ij  146 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXX. Le Vicomte de Valmont au Pere Ans elme, (Feuillant du Convent de la rue Saint-Honorê.') J e n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous, Monfieur : mais je fais la confiance entiere qu'a en vous Madame la Préfidente de Tourvel , & je fais de plus combien cette confiance eft dignement placée. Je crois donc pouvoir fans indifcrétion m'adreftèr a vous, pour en obtenir un fervice bien effentiel, vraiment digne de votre faint miniftere, & oü 1'intérêt de Madame de Tourvel fe trouve joint au mien. J'ai entre les mains des papiers importants qui la concernent , qui ne peuverit être confiés a perfonne, & que je ne dois ni ne veux remettre qu'entre fes mains. Je n'ai aucun moyen de 1'en inftruire, paree que des raifons, que peut-être vous aurez fues d'elle, mais dont je ne crois pas qu'il me foit permis de vous inftruire, lui ont fait prendre le parti de refufer toute correfpondance avec moi : parti que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir blamer, puifqu'elle ne pouvoit prévoir des événemencs  Les Liaifons dangereufes. 147 auxquels j 'étois moi même bien loin dem'attendre , & qui n'écoient poflibles qu'a Ia force plus qu'humaine qu'on eft forcé d'y reconnoitre. Je vous prie donc, Monfieur, de vou« loir bien 1'infbrmer de mes nouvelles réfolutions,&de lui demanderpour moi une entrevue particuliere, oü je puiffè au moins réparer, en partie, mes torts par mes excufes; & pour dernier facrifice , anéantir a fes yeux les feules traces exiftantes d'une erreurou d'une faute qui m'a voit renducoupable envers elle. Ce ne fera qu'-après cette expiation preliminaire, quej'oferai dépofer a vos pieds 1'humiliant aveu de mes longs égarementf, & implorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore, & malheureufement plus difficile. Puis-je efpérer, Monfieur, que vous ne me refuferez pas des foins fi nécefïaires & fi précieux, & que vous daignerez foutenir ma foibleflê, & guider mes pas dans un fentier nouveau, que je defire bien ardemment de fuivre, mais que j'avoue, en rougiflant, ne pas connoitre encore ? J'attends votre réponfe avec Pimpatience du repentir qui defire de réparer, & je vous prie de me croire avec autant de reconnoiffance que de vénération, Votre très-humble, &c. G ij  Ï48 Les Liaifons dangereufes. P. S. Je vous aucorife, Monfieur, ais cas que vous le jugiez convenable, a communiquer cette Lettre en entier a Madame de Tourvel, que je me ferai toute ma vie un devoir de refpecïer, & en qui je neceffèrai jamais d'honorer celle dont le Ciel s'eft fervi pour ramener mon ame a la vertu, par Ie touchant fpedtacle de la fienne. Du Chat eau de.,., ce 22 O&obre ij... LETTRE tPXXl. La Marquife de M er te uil au Che. valier Danceny. J'ai recu votre Lettre, mon trop jeune ami; mais avant de vous remercier, il faut que je vous gronde, & je vous préviens que 11 vous ne vous corrigez pas, vous n'aurez plus de réponfe de moi. Quittez donc, fi vous m'en croyez ce ton de cajolerie, qui n'eft plus que du jargon, dès qu'il n'eft pas rexpreflion de 1'amour. Eft-ce donc la le ftyle de 1'amitié? non, mon ami: chaque fentiment a fon langage qui lui convient; & fe fervir d'un autre, c'eft déguifer la penfée qu'on exprime. Je fais bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on  Les Liaifons dangereufes. 149 peut leur dire, s'il n'eft traduit, en quelque forte , dans ce jargon d'ufage ; mais je croyois merker, je i'avoue, que vous me diftinguaffiez d'elles. Je fuis vraiment fachée , & peut-être plus que je ne devrois 1'être, que vous m'ayez fi mal jugée, Vous ne trouverez donc dans ma Lettre que ce qui manque a Ia votre, franchife & fimplefie. Je vous dirai bien, par exemple, que j'aurois grand plaifir a vous voir, & que je fuis contrariée de n'avoir auprès de moi que des gens qui m'ennuient, au-lieiï des gens qui me plaifent; mais vous, cette même phrafe, vous Ia traduifez ainfi : Apprenez-moi d vivre ok vous n'étes pasi en forte que quand vous ferez, je fuppofe, auprès de votre Maitrefïe, vous ne fauriez pas y vivre que je n'y fois en tiers. Quelle pitié J &ces femmes , d qui il manque toujours d'être moi, vous trouvezpeutêtre, auffique cela manque a votre Cécile 1 voila pourtant ou conduit un langage qui, par 1'abus qu'on en fait aujourd'hui, eft encore au-deffous du jargon des compliments, & ne devient plus qu'un fimple protocole, auquel on ne croit pas davantage qu'au très-humble ferviteur! Mon ami, quand vous m'écrivez, que ce foit pour me dire votre facon de penfes & de fentir, & non pour m'envoyer des phrafes que je trouverai, fans vous, plus G iij  i$o Les Liaifons dangereufes. ou moins bien dites dans le premier Roman du jour. J'efpere que vous ne vous f3cherez pas de ce que je vous dis-la, quand même vous y verriez un peu d'humeur; car je ne nie pas d'en avoir: mais pour éviter jufqu'a 1'air du défautqueje vous reproche » je ne vous dirai pas que cette humeur eft peut-être augmentée par 1'éloignement ou je fuis de vous. II me femble qu'a tout prendre, vous valez mieux qu'un procés & deux Avocats, & peut-être même encore que Vattentif Belleroche. Vous voyez qu'au-lieu de vous défoler de mon abfence , vous devriez vous en félicicer; car jamais je ne vous avois fait un fi beau compliment. Je crois que 1'exemple me gagne, & que je veux vous dire aulfi des cajoleries: mais non, j'aime mieux m'en tenira ma franchife; c'eft donc elle feule qui vous aflure de ma tendre amitié, & de 1'intérêt qu'elle m'infpire. II eft fort doux d'avoir un jeune ami, dont le coeur efi: occupé ailleurs. Ce n'eft pas-la le fyftême de toutes les femmes; mais c'eft le mien. II me femble qu'on fe livre , avec plus de plaifir, a un fentiment dont on nepeut rien avoir a craindre : aufli j'ai paffë pour vous, d'aflez bonne heure peut-être, au röle de confidente. Mais vous choififlèz vos Maitreflès fi jeunes, que vous m'avez fait appercevoir pour fa première fois, que je com-  Les Liaifons dangereufes. 151 mence a être vieille! C'eft bien fait a vous de vous préparer ainfi une longue carrière de conftance, & je vous fouhaite de tout mon coeur qu'elle foit réciproque. Vous avez raifon de vous rendre aux motifs tendres & honnêtes qui, a ce que vous me mandez, retardent votre bonheur. La longue défenfe eft le feul mérite qui refte a celles qui ne réfiftent pas toujours; & ce que je trouverois impardonnable a toute autre qu'a une enfant comme la petite Volanges , feroit de ne pas favoir fuir un danger , dont elle a été fuffifamment avertie par 1'aveu qu'elle a fait de fon amour. Vous autres hommes, vous n'avez pas d'idée de ce qu'eft la vertu, & de ce qu'il en coüte pour la facrifier! Mais pour peu qu'une femme raifonne, elle doit favoir qu'indépendamment, de la faute qu'elle commet, une foibleflê e&pour elle le plus grand des malheurs ; & je ne concois pas qu'aucune s'y laiflè jamais prendre, quand elle peut avoir ur* moment pour y réfléchir. N'allez pas combattre cette idéé , car c'eft elle qui m'attache principalement h vous. Vous me fauverez des dangers de 1'amour ; & quoique j'aie bien fu fans vous m'en défendre jufqu'a préfent, je confens a en avoir de la reconnoiflance, & je vous en aimerai mieux & davantage. G iv  15a Les Liasfins dangereufes. Sur ce , mon cher CnCttKér, je prie Dieu qu'il vous ait en fa faince & digne garde. Du Chdteau de... ce 22 Qftobre 17..» LETTRE CXXII. Madame de Rosemonde a la Préfidente de Tourvel. T'espérois, mon armable fille, pouvoir enfin calmer vos inquiécudes; & je vois au contraire avec chagrin que je vais les augmenter encore. Calmez-vous cependant ; mon neveu n'eft pas en danger: on ne peuc pas même dire qu'il foit réellement malade. Mais il fe pafte fürement m lui quelque chofe d'extraordinaire. Je n'y coroprends rien; mais je fuis fortie de fa chambre avec un fentiment de trifteffè , peutêtre même d'effroi, que je me reproche de vous faire partager, & dont cependant je ne puis m'empêcher de caufer avec vous. Voici Ie récit de ce qui s'eft paffe : vous pouvez êcre füre qu'il eft fidele \ car je vivrois quatre-vingts autres années, que je n'oublierois pas 1'impreffion que m'a faite cette trifte fcene.  Les Liaifons dangereufes. 153 J'ai donc été ce matin chez mon neveu; je i'ai trouvé écrivant, & entouré de différents tas de papiers, qui avoient 1'air d'être i'objet de fon travail. II s'en occupoit au point, que j'étois déja au milieu de fa chambre, qu'il n'avoit pas encore tourné la tére pour favoir qui entroit. Auffi-töt qu'il m'a appercue, j'ai trës-bien remarqué qu'en fe levant, il s'efforgoit de compofer fa figure ; & peut-être même eft-ce la ce qui m'y a fait faire plus d'attention. II étoit a la vérité fans toilette & fans poudre; mais je 1'ai trouvé paMe & défait, & ayant furtout la phyfionomie altérée. Son regard, que nous avons vu fi vif & fi gai, étoit trifte & abattu ; enfin, foit dit entre nous, je n'aurois pas voulu que vous le vifiiez ainfi : car il avoic 1'air tres - touchant, & très-propre, a ce que je crois, a infpirer cette tendre pitié, qui eft un des plus dangereux pieges de 1'amour. Quoique frappée de mes remarques , j'ai pourtant commencé la converfation comme fi je ne m'étois appergue de rien. Je lui ai d'abord parlé de fa fanté; & fans me dire qu'elle foit bonne, il ne m'a point articulé pourtant qu'elle fut mauvaife. Alors je me fuis plainte de fa retraite, qui avoir un peu 1'air d'une manie, & je tÉchcis de mêler un peu de gaieté a ma petite réprimande^ mais lui m'a répondu feulement, & v  154 Les Liaifons dangereufes. & d'un ton pénétré : „ C'eft un tort de „ plus, je 1'avoue; mais il fera réparé avee „ les autres ". Son air, plus encore que fes difcours, a un peu dérangé mon enjouement, & je me fuis hatée de lui dire qu'il mettoit trop d'importance a un fimple reproche de 1'amitié. Nous nous fommes donc remis a caufer tranquillement. II m'a dit, peu de temps après, que peut-être une affaire, la plus grande affaire de fa vie, le rappelleroit bientöt a Paris : comme j'avois peur de Ia deviner, ma chere Belle, & que ce début ne menat a une confidence dont je ne voulois pas, je ne lui ai fait aucune queftion, & je me fuis contentée de lui répondre que plus de diffipation feroit utile a fa fanté. J'ai ajouté que pour cette fois je ne lui ferois aucune inftance, aimant mes amis pour euxmêmes; c'eft a cette phrafe fi fimple, que ferrant mes mains, & parlant avec une véhémence que je ne puis vous rendre: „ Oui, „ ma tante, m'a-t-il dit, aimez, aimez ?, beaucoup un neveu qui vous refpecle & „ vous chérit; &, comme vous dites, ai„ mez-!e pour lui-même. Ne vous affligez „ pas de fon bonheur, & ne troublez, par „ aucun regret, 1'éternelle tranquillité dont „ il efpere jouir bientöt. Repétez-moi que „ vous m'aimez, que vous me pardonnez; „ oui, vous me pardonnerez, je connois  Les Liaifons dangereufes. 155 „ votre bonté : mais comment efpérer la „ même indulgence de ceux que fai tant „ offenfés? " Alors il s'eft baiffe fur moi, pour me cacher, je crois, des marqués de douleur, que le fon de fa voix me déceloic malgré lui. Emue plus que je ne puis vous dire, je me fuis levée précipitamment; & fansdoute il a remarqué mon effroi; car fur-le-champ, fe compofant davantage : „ Pardon , a-t-il „ repris , pardon, Madame; je fens que ,j je m'égare malgré moi. Je vous prie d'ou„ blier mes difcours, & de vous fouvenrr „ feulement de mon profond refpect. Je „ ne manquerai pas, a-t-il ajouté, d'aller „ vous en renouveller 1'hommage avant „ mon déparc ". II m'a femblé que cette derniere pbrafe m'engageoit a terminer mji vifite, & je me fuis en allée en effer. Mais plus j'y réfléchis, & moins je devïne ce qu'il a voulu dire. Quelle eft cette affaire, la plus grande de fa me? a quel fujet me demande-t-il pardon ? d'oü lui eft venu eet attendriffèment involontaire en me parlant? Je me fuis déja fait ces queftions mille fois, fans pouvoir y répondre. Je ne vois même rien Ih qui ait rapport a vous: cependant, comme les yeux de 1'amour font plus clairvoyants que ceux de 1'amitié, je n'ai voulu vous laiffèr rien ignorer de ce qui s'eft paffe entre mon neveu & moi.  156" Les Liaifons dangereufes. Je me fuis repriTe a quatre fois pour écrire cette longue Let.re , que je ferois plus longue encore, fans la fatigue que je reflèns. Adieu, ma chere Belle. Du chdteau de... ce 25 Oclobre 17... LETTRE CXXIII. Le Pere Anselme au Vicomte be Valmont. J'ai recu, Monfieur le Vicomte, Ia Lettre dont vous m'avez honoré \ & dés hier, je me fuis tranfporté, fuivant vos defirs, chez la perfonne en queftion. Je lui ai expofé 1'objet & les motifs de la démarche que vous demandiez de faire auprès d'elle. Quelque attachée que je 1'aie trouvée au parti fage qu'elle avoit pris d'abord, fur ce que je lui ai remontré qu'elle rifquoit peutêtre par fon refus de mettre obftacle a votre heureux retour, & de s'oppofer ainfi, en quelque forte, aux vues miféricordieufes de la Providence, elle a confenti a re«evoir votre vifite, a condition toutefois,. «pie ce fera la derniere, & m'a chargé de vous annoncer qu'elle feroit chez elle Jeudi prochain, a8. Si ce jour ne pouvoit pas  Les Liaifons dangereufes. 157 vous convenir, vous voudrez bien 1'en informer & lui en indiquer un autre. Votre Lettre fera recue. Cependant, Monfieur Ie Vicomte, permettez-moi de vous inviter a ne pas différer fans de fortes raifons, afin de pouvoir vous liyrer plutöt & plus entiérement aux difpofitions louables que vous me témoignez. Songez que celui qui tarde a profiter du moment de la grace, s'expofe a ce qu'elle lui foit reu'rée; que fi la bonté divine eft infinie, 1'ufage en eft pourtant réglé par la juftice; & qu'il peut venir un moment oü Ie Dieu de miféricorde fe change en un Dieu de vengeance. Si vous continuez a mTionorer de votre confiance, je vous prie de croire que tous mes foins vous feront acquis, auffi-tot que vous Ie defirerez : quelque grandes que foient mes occupations, mon affaire la plus importante fera toujours de remplir les devoirsdu fainc miniftere auquel je mefuisparticuliérement dévoué; & le moment le plus beau de ma vie, fera celui oü je verrai mes efforts profpérer par Ia bénédiftion duToutPuiflant. Foibles pécheurs que nous fommes, nous ne pouvons rien par nous-mêmes ! Mais le Dieu qui vous rappelle peuc tout; & nous devrons également a fa bonté , vous, le defir conflant de vous rejoindre a lui, & moi, les moyens de vous y  158 Les Liaifons dangereufes. conduire. C'eft avec fon fecours que j'efpere vous convaincre bientöt, que la Religion fainte peut donner feule, même en ce monde , le bonheur folide & durable qu'on cherche vainemenc dans 1'aveuglement des paliions humaines. J'ai 1'honneur d'être, avec une refpectueufe confidération, &c. Paris, ce 25 O&ohre \y... LETTRE CXXIV. La Préfidente deTourvel^ Madame de Rosemonde. A. u milieu de 1'étonnement oü m'a jettée, Madame, la nouvelle que j'ai apprife hier, je n'oublie pas la fatisfaébon qu'elle doit vous caufer, & je me hate de vous en faire part. M. de Valmont ne s'occupe plus ni de moi, ni de fon amour, & ne veut plus que réparer, par une vie plus édifiante, les fautes, ou plutöt les erreurs de fa jeuneffe. J'ai été informée de ce grand événement par le Pere Anfelme, auquel il s'eft adreffé pour le diriger a 1'avenir, & aufli pour lui ménager une entrevue avec moi, dont je juge que 1'objet principal eft de  Les Liaifons dangereufes. 159 me rendre mes Lettres qu'il avoit gardées jufqu'ici, malgré la demande contraire que je lui avois fake. Je ne puis, fans doute, qu'applaudir a cec heureux changement , & m'en féliciter, fi, comme il le dit, j'ai pu y concourir en quelque chofe. Mais pourquoi fallok-il que j'en fufle 1'inflxument, & qu'il m'en coutat le repos de ma vie ? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvoit-il arriver jamais que par mon infortune ? Oh! mon indulgenteamie, pardonnez-moi cette plainte. Je fais qu'il ne m'appartient pas de fonder les décrets de Dieu : mais tandis que je lui demande fans ceflè, & toujours vainement, la force de vaincre mon malheureux amour, il la prodigue a celui qui ne la lui demandoit pas, & me laiffè, fans fecours, entiérement livrée a ma foibleflê. Mais ëtouffbns ce coupable murmure. Ne fais-je pas que 1'Enfant prodigue, a fon retour, obtint plus de graces de ion pere, que le fils qui ne s'étoit jamais abfenté ? Quel compte avons-nous a demander a celui qui ne nous doit rien ? Et quand il feroit poffïble que nous euffions quelques droits auprès de lui, quels pourroient être les miens ? Me vanterois-je d'une fageflè, que déja je ne dois qu'a Valmont? ïl m'a fauvée, & j'oferois me plaindre en fouffranc pour lui! Non : mes fouffrances me feront  iCo Les Liaifons dangereufes. eheres, fi fon bonheur en eft Je prix. Sans douce, il falloit qu'il revinc a fon cour au Pere commun. Le Dieu qu'il Pa formé devoic chérir fon ouvrage. II n'avoic poinc créé cec Etre charmant, pour n'en faire qu'un réprouvé. C'eft a moi de porter la peine de mon audacieufe imprudence; ne devois-je pas fencir que, puifqu'il m'étoic défendu de 1'aimer, je ne devois pas me permectre de le voir? Ma faute ou mon malheur eft de m'être refufée trop long-temps a cette vérité. Vous m'êtes témoin, ma chere & digne amie, que Je me fuis foumife a ce facrifice, aufli-töt que j'en ai reconnu la néceffité rmais, pour qu'il füt entier, il y manquoit que M. de Valmont ne le partageat point. Vous avouerai-je que cette idéé eft a préfent ce qui me tourmente le plus ? Infupportable orgueil, qui adoucit les maux que nous éprouyons par ceux que nous faifons fouffrir! Ah! je vaincrai ce coeur rebeile; je 1'accoutumerai aux humiliations. C'eft fur - tout pour y parvenir que j'ai enfin confenti a recevoir jeudi prochain, la pénible vifite de M. de Valmont. La, je 1'entendrai me dire lui-même que je ne lui fuis plus rien, que 1'impreffion foible & paffagere que j'avois faite fur lui eft entiérement effacée! Je verrai fes regards fe porter fur moi, fans émotion, tandis que la  Les Liaifons dangereufes. 161 crainte de déceler Ia mienne me fera baiffer les yeux. Ces mêmes Lettres qu'il refufa fi long-temps a mes demandes réitérées, je les recevrai de fon indifférence ; il me les remettra comme des objets inutiles, & qui ne 1'intéreflènt plus; & mes mains tremblantes, en recevant ce depót honteux, fentiront qu'il leur eft remis d'une main ferme & tranquille ! Enfin, je le verrai s'éloigner... s'éloigner pour jamais, & mes re< gards qui le fuivront, ne verront pas les fiens fe retourner fur moi! Et j'étois réfervée a tant d'humiliations! Ah! que du moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du fentiment de ma foibleflê.... Oui, ces Lettres qu'il ne fe foucie plus de garder, je les conferverai précieufement. Je m'impoferai la honte de les relire chaque jour, jufqu'a ce que mes larmes en ayent effacé les dernieres traces; & les fiennes, je les brülerai comme infeétées du poifon dangereux qui a corrompu mon ame. Oh! qu'eft-ce donc que 1'amour, s'il nous fait regretter jufqu'aux dansers auxquels il nous expofe; fi, fur-tout, ón peut craindre de le reflèncir encore, même alors qu'on ne 1'infpire plus! Fuyons cette paflion funefte, qui ne laiflê de choix qu'entre la honte & le malheur, & fouvent même les réunit tous deux; & qu'au moins la prudence remplace la vertu.  ió"2 Les Liaifons dangereufes. Que ce jeudi eft encore loin! que ne puis-je confommer a 1'inftant ce douloureux vacrifice, & en oublier a-la-fois & la caufe & 1'objet! Cette vifite m'importune; je me repens d'avoir promis. Hé! qu'a-t-il befoin de me revoir encore ? que fommes-nous a -préfent 1'un a 1'autre? S'il m'a offenfée, je le lui pardonne. Je le félicite même de vouloir réparer fes torts; je 1'en loue. Je ferai plus , je 1'imiterai; & féduite par les mêmes erreurs, fon exemple me ramenera. Mais quand fon projet eft de me fuir, pourquoi commencer par me chercher? Le plusprefie pour chacun de nous , n'eft-ilpas d'oublier 1'autre? Ah! fans doute, & ce fera dorénavant mon unique foin. Si vous le permettez, mon aimable amie, ce fera auprès de vous que j'irai m'occuper de ce travail difHcile. Si j'ai befoin de fecours, peut-être même de confoladon, je n'en veux recevoir que de vous. Vous feule favez m'entendre & ptrler a mon cceur. Votre précieufe amitié remplira toute mon exiftence. Rien ne me paroitra difficile pour feconder les foins que vous voudrez bien vous donner. Je vous devrai ma tranquillité, mon bonheur, ma vertu, & le fruit de vos bontés pour moi fera de m'en avoir enfin rendue digne. Je me fuis, je crois, beaucoup égarée dans cetce Lettre \ je le préfume au moins  Les Liaifons dangereufes. 1Ó3 par le trouble oü je n'ai pas cefle d'être en vous écrivant. S'il s'y trouvoit quelques fentiments dont j'aye a rougir, couvrez-les de votre indulgente amitié. Je m'en remets entiérement a elle. Ce n'eft pas a vous que je veux dérober aucun des mouvements de mon coeur. Adieu, ma refpe&able amie. J'efpere, fous peu de jours, vous annoncer celui de mon arrivée. Paris, ce 25 Oïïobre 17... Fin de la troifieme Partie.   LES LIAISONS DANGEREUSES. QUATRIEME PARTIE.   LES LIAISONS DANGEREUSES, O u LETTRES Recuelllies dans une Soclétè, & publie'es pour Cinflruciion de quelques autres. Par M. C de L.... Jai vu les moeurs de mon temps, Sc j'ai publié ces Lettres. J. J. ROÏSSÏAB, Prêf. de la Nouvelle Héloïfe. Q_UATRIE ME PARTIE. A AMSTERDAM; Et fe trouve d Paris, Chez D ü r a n d , Neveu, Libraire, a la Sageffe , rue Galande. M. DCC. IX X XIV.   LES LIAISONS DANGEREUSES. LETTRE CXXV. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. La voila donc vaincue, cette femme fuperbe qui avoit ofé croire qu'elle pourroic me réfifter l Oui, mon amie, elle eft a moi, entiérement a moi; & depuis hier, elle n'a plus rien a m'accorder. Je fuis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir 1'apprécier: mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai rellend. Seroit-il donc vrai que la vertu augm 'ntac le prix d'une femme, jufques dans ie moment même de fa foibleflê? Mais reléguons cette idéé puérile avec les contes de bonnes femmes. Ne rencontre-t on pas prefque Partie IV. 4  a Les Liaijons dangereufes. par-tout une réfiftance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? & ai-je trouvé nulle part le charme dont je parle'? ce n'eft pourtant pas non plus celui de 1'amour; car enfin, fi j'ai eu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, des moments de foibleflê qui reflèmbloient a cette paflion pufillanime, j'ai toujours fu les vaincre & revenir a mes principes. Quand même la fcene d'hier m'auroit, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptois; quand j'aurois, un moment, partagé ie trouble & 1'ivreflè que je faifois naitre, cette illufion paflagere feroit diflipée a préfent: & cependant le même charme fubfifte. J'aurois même, je favoue, un plaifir aflèz doux a m'y livrer, s'il ne me caufoit quelqu'inquiécude. Serai-je donc, a mon age, maitrifé comme un écolier, par un fentiment involontaire & inconnu? Non: il faut, avant tout, le combattre & 1'approfondir. Peut-être, au refte, en ai-je déja entrevu la caufe. Je me plais au moins dans cette idéé, & je voudrois qu'elle fut vraie. Dans la foule des femmes auprès defquelles j'ai rempli jufqu'a ce jour le röle & les fonélions d'Amant, je n'en avois encore rencontré aucune qui n'eüt, au moins, autant d'envie de fe rendre, que j'en avois de i'y déterminer; je m'étois même accoutuméi appelier prudes celles qui ne faifoient  Les Liaifons dangereufes. % que Ia moicié du chemin, par oppofition a tant d'autres, dont la défenfe provocante ne couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances qu'elles onc faites. Ici, au contraire, j'ai trouvé une première prévention défavorable, & fondée depuis fur les confeiis & les rapports d'une femme haineufe, mais clairvoyante; une timidité naturelle & extréme, que fortifioic une pudeur éclairée; un actachemenc a la vertu, que Ia Reügion dirigeoit, & qui comptoit déja deux années de triomphe; enfin, des démarches éclatantes, infpirées par ces différents motifs, & qui toutes n'avoient pour but que de fe fouflraire a mes pourfuites. Ce n'eft donc pas, comme dans mes autres aventures, une fimple capitulation plus ou moins avantageufe , & dont il eft plus facüe de profiter que de s'enorgueillir; c'eft une vicloire complette , achetée par une campagne pénible, & décidée par de favantes manoeuvres. II n'eft donc pas furprenant que ce fuccès, dü a moi feul, m'en devienne plus précieux ; & le furcroit de plaifir que j'ai èprouvé dans mon triomphe, & que je reffens encore, n'eft que la douce impreffion du fentiment de la gloire. Je chéris cette facon de voir, qui me fauve Thumiliation de penfer que je puiflê dépendre en quelque roaniere de A ij  4 Les Liaifons dangereufes. 1'efclave même que je me ferois aflèrvie; que je n'ai pas en moi feul la plénitude de mon bonheur, & que Ia faculté de m'en faire jouir dans toute fon énergie, foit réfervée a telle ou telle femme, exclufivement a toute autre. Ces réflexions fenfées régleront ma conduite dans cetce importante occafion; & vous pouvez être füre que je ne me laifferai pas teilement enchainer, que je ne puiffè toujours brifer ces nouveaux liens, en me jouant & a ma volonté. Mais déja je vous parle de ma rupture, & vous ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit; lifez donc, & voyez a quoi s'expofe la^fageffe, en effayant de fecourir la folie. J'étudiois fi attentivement mes difcours, & les réponfes que j'obtenois, que j'efpere vous rendre les uns & les autres avec une exacïitude dont vous fèrez contente. Vous verrez par les deux copies des Lettres ci-jointes (i), quel médiateur j'avois choifi pour me rapprocher de ma Belle, & avec quel zele le faint perfonnage s'eft employé pour nous réunir. Ce qu'il faut dire encore, & que j'avois appris par une Lettre interceptée fuivant 1'ufage , c'eft (i) Lettres CXX & CXXIÏ,  Les Liaifons dangereufes. $ que Ia crainte & la petite humiliation d'être quittée, avoient un peu dérangé la prudence de Pauftere dévote, & avoient rempli fon coeur & fa tête de fentiments & d'idées, qui, pour n'avoir pas le fens commun, n'en étoient pas moins intéreflants. C'eft après ces préliminaires, néceffaires a favoir, qu'hierJeudi 28, jour prefix & donné par 1'ingrate, je me fuis préfenté chez elle en efclave timide & repentant, pour en fortir en vainqueur couronné. II étoit fix heures du foir quand j'arrivai chez la belle Reclufe; car, deprus fon retour, fa porte étoit reftée fermée a tout le monde. Elle elTaya de fe lever quand on m'annonca; mais fes genoux tremblants ne lui permirent pas de refter dans cette fituation : elle fe raffit fur le champ, Comme le Domeftique qui m'avoit introduit eut quelque fervice a faire dans Pappartement, elle en parut impatientée. Nous remplimes cette intervalle par les compliraents d'ufage. Mais pour ne rien perdre d'un temps donc tous les moments étoient précieux, j'examinois foigneufement le local ,• & dès-lors je marquai de 1'oeil le théatre de ma vicloire. J'aurois pu en choifir un plus commode : car, dans cette même chambre, il fe trouvoic une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle étoit un portrait du mari; & j'eus peur, je 1'avoue, qu'avec une femA iii  € Les Liaifons dangereufes. me fi finguliere, un feul regard que le bafard dirigeroit de ce cöté, ne détruifït en un moment 1'ouvrage de tant de foins. Enfin , nousrefiames feuls & j'entrai en matiere. Après avoir expofé , en peu de mots, que le Pere Anfelme avoit dü informer des motifs de ma vifite, je me fuis plaint du traitement rigoureux que j'avois éprouvé ; & j'ai parfaitement appuyé fur le mépris qu'on m'avoit témoigné. On s'en tft défendu, comme je m'y attendois ; &, comme vous vous y attendiez bien aufli, j'en ai fondé la preuve fur "la méfiance & l'effroi que j'avois infpirés; fur la fuite fcandaleufe qui s'en étoit fuivie, le refus de répondre a mes Lettres,celui mêmedelesrecevoir,&c. &c Comme on commencoit une juftification qui auroit été bien facile, j'ai cru devoir 1'interrompre; & pour me faire pardonner cette maniere brufque, je 1'ai couverte aufli-töt par une cajolerie. " — Si „ tant de charmes, ai-je donc repris, ont „ fait fur mon coeur une impreflion fi pro„ fonde, tant de vertus n'en ont pas moins „ fait fur mon ame. Séduit, fans doute, „ park defir de m'en rapprocher, j'avois „ ofé m'en croire digne. Je ne vous repro„ che point d'en avoir jugé autrement; „ mais je me punis de mon erreur. — Com„ me on gardoit le füence de 1'embarras, „ j'ai continué : — J'ai defiré, Madame.  Les Liaifons dangereufes. f „ ou de me juftifier a vos yeux, ou d'ob„ tenir de vous le pardon des torts que „ vous me fuppofez; afin de pouvoir au „ moins terminer avec quelque tranquilli„ té, des jours auxquels je n'attache plus „ de prix, depuis que vous avez refufé de „ les embellir ". — Ici on a pourtant efiayé de répondre. „ — Mon devoir ne me permettoit pas ". — Et la difficulté d'achever le menfonge que le devoir exigeoit, n'a pas permis de finir la phrafe. J'ai donc repris du ton le plus tendre : „ — II etl donc vrai que c'eft moi „ que vous avez rui? —Ce déparc étoit né„ ceflaire. — Et que vous m'éloignez de „ vous? — II le faut. — Et pour toujours? „ — Je le dois ". — Je n'ai pas befoin de vous dire que pendant ce court dialogue, la voix de la tendre prude étoit oppreffée, & que fes yeux ne s'élevoient pasjufqu'a moi. Je jugeai devoir animer un peu cette fcene languiflante; ainfi, me levant avec 1'air du dépit : „ — Votre fermeté , dis-je alors, „ me rend toute la mienne. Hé bien, oui, „ Madame, nous ferons féparés; féparés „ même plus que vous ne penfez : & vous „ vous féliciterez a loifir de votre ouvrage ". —-Un peu furprife de ce ton de reproche, elle voulut repliquer. „ — La réfolution „ que vous avez prife, dit-elle...." — N'eft „ que l'effec de mon défefpoir, repris-je A iv  8 Les Liaifons dangereufes. „ avec emportement. Vous avez voulu que „ je fois mal heureux; je vous prouverai „ que vous avez réuffi au-dela même de „ vos fouhaits— Je deöre votre bonheur, „ répondit-elle". — Et le fon de fa voix commencoit a annoncer une émotion aflèz forte. Aufli me précipitant a fes genoux, & du ton dramatique que vous me connoifllz : „ — Ah « cruelle, me fuis-je écrié, „ peut-il exifler pour moi un bonheur que „ vous ne parcagiez pas? Oü donc le trouj, ver loin de vous ? Ah! jamais! jamais"! J avoue qu'en me livrant a ce point, j'avois beaucoup compté fur le fecours des larmes : mais foit mauvaife difpofition, foit J5lU.C'êire feulemenc heffee de 1'attention pénible & continuelle que je mettois a tout, il me fut impoflible de pleurer. Par bonheur, je me reflbuvins que, pout fubjuguer une femme, tout moyen étoit également bon , & qu'il fuffifoic de 1'étonner par un grand mouvement, pour que limpTeffion en IeMt Profonde & favorable. Je fuppléai donc, par la tefreur, a Ia fenfibihté qui fe trouvoit en défaut; & pour cela, changeant feulement l'ioflexion de ma voix,&gardantla même pofture :„ — Oui, „ continuai je, j'en fais le ferment a vos „ pieds, vous pofleder ou mourir ".— En prononcant ces dernieres paroles, nos regards fe rencontrerent. Je ne fais ce que Ia  Les Liaifons dangêreufes. p timide perfonne vit ou cru voir dans les miens: mais elle fe leva d'un air effrayé, & s'échappa de mes bras dont je 1'avois entourée. II eft vrai que je ne fis rien pour la retenir : car j'avois remarqué plufieurs fois que les fcenes de défefpoir menées trop vivement, tomboient dans le ridicule dès qu'elles devenoient longues , ou ne laiffbient que des reflburces vraiment cragiques, & que j'étois fort éloigné de vouloir prendre. Cependant tandis qu'elle fe déroboit a moi, j'ajoutai d'un ton bas & finiftre, mais de fagon qu'elle put m'entendre : „ — Hé bien! la mort — "! Je me relevai alors; & gardant un moment le filence, je jettois fur elle, comme au hafard, des regards farouches, qui, pour avoir 1'air d'être égarés, n'en étoient pas moins clairvoyant & obfervateurs. Le maintien mal affuré, la refpiration haute, la contraétion de tous les mufcles, les bras tremblants & a demi-élevés, tout me prouvoit affèz que 1'efFet étoit tel que j'avois voulu le produire : mais comme en amour rien ne fe finit que de très-près, & que nous édons alors affez loin 1'un de 1'autre, il falloit avant tout fe rapprocher. Ce fut pour y parvenir, que je paffai le plutót pofïïble a une apparente tranquillité, propre a calmer les effets de eet état violent, fans en affoiblir l'impreffion. A v  io Les Liaifons dangereufes. Ma traofirion fut: „ — Je fuis bien mal„ heureux. J'ai voulu vivre pour votre bon„ heur, & je 1'ai troublé. Je me dévoue „ pour votre tranquillité, & je la trouble ,, encore—". Enfuite d'un air compofé, mais contraint: „ — Pardon, Madame; peu „ accoutumé aux orages des paffions, je „ fais mal en réprimer les mouvements. Si „ j'ai eu tort de m'y livrer, fongez au moins „ que c'eft pour la derniere fois. Ah! cal„ mez-vous, calmez-vous, je vous en con„ jure — ". Et pendant ce long difcours je me rapprochois infenfiblement. „ — Si ,, vous voulez que je me calme, répondic „ la belle effarouchée, vous-même foyez „ donc plus tranquille. — Hé bien! oui, „ je vous le promets lui dis-je — ". J'ajoutai d'une voix plus foible : „ Si 1'effort „ eft grand, au moins ne doit-il pas être „ long, Mais , repris-je auffi-töc d'un air „ égaré, je fuis venu, n'eft-il pas vrai, pour „ vous rendre vos Lettres? De grace, dai„ gnez les reprendre. Ce douloureux facri„ fice me refte a faire; ne me laiflèz rien ,, qui puiffe affoiblir mon courage " Et tirant de ma poche le précieux recueil: ,, — Le voila, dis-je, ce dépot trompeur „ des aflurances de votre amitié 1II m'atta„ choit a la vie; reprenez-Ie. Donnez ainfi „ vous-même le fignal qui doit me féparer „ de vous pour jamais —  Les Liaifons dangereufes. n Ici 1'Amante craintive céda entiérement a fa tendre inquiétude. „ — Mais,M. de „ Valmont, qu'avez-vous, & que voulez„ vous dire ? la démarche que vous faites „ aujourd'hui n'eft-elle pas volontaire ?n'eft„ ce pas Ie fruit de vos propres réflexions? „ & ne font-ce pas elles qui vous ont fait „ approuver, vous-même, le parti nécelTaire „ que j'ai fuivi par devoir? —Hé bien,ai- je repris, ce parti a décidé Ie mien. „ Et quel eft-il?—Le feul qui puifie, en „ me féparant de vous, mettre un terme a „ mes peines. — Mais répondez-moi, quel ,, eft-il? — La, je la preftai de mes bras, „ fans qu'elle fe défendit aucunement; & „ jugeant,par eet oubli des bienféances, „ combien 1'émotion étoit forte & puiflan„ te : — Femme adorable , lui dis-je en „ rifquant 1'enthoufiafme, vous n'avez pas „ d'idée de 1'amour que vous infpirez; vous „ ne faurez jamais jufqu'a quel point vous „ fütes adorée, & de combien ce fenti„ ment m'étoit plus cher que mon exiften„ ce! Puiflènt tous vos jours être fortunés „ & tranquilles! Puiflènt-i!s s'embellir de „ tout Ie bonheur donc vous m'avez privé! Payez au moins ce voeu fincere par un „ regrec, par une larme; & croyez que le „ dernier de mes facrifices ne fera pas le „ plus pénible a mon cceur. Adieu — ". Tandis que je parlois ainfi , je fentois fon A vj  32 Les Liaifons dangereufes. coeur palpiter avec violence; j'obfervois Paltération de fa figure; je voyois, fur-touc, les larmes la fuffoquer, & ne couler cependant que rares & pénibles. Ce ne fut qu'alors que je pris le parci de feindre de m'éloigner : aufli me retenantavec force : „ — „ Non, écoucez-moi , dic-elle vivemenr. „ — Laiflèz-moi, répondis-je. — Vousm'é„ couterez, je le veux.--II faut vousfuir, „ il le faut! — Non, s ecria-t-elle... , A ce dernier mot, elle fe précipita , ou plutot tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutois encore d'un li heureux fuccès, je feignis un grand effroi; mais tout en m'effrayant, je la conduifois, ou la portois verslelieujprécédemmentdéfigné pour le champ de ma gloire; & en effet elle ne revint a elle que foumife & déja livrée a fon heureux vainqueur. y Jufques-la, mabelle amie, vousmetrouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaifir, & vous verrez que je ne me fuis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons remarqué fouvent être fi femblable a 1'autre. Jugez-moi donc comme Turenne ou Fréderic. J'ai forcé a combattre, 1'ennemi qui ne vouloit que temporifer; je me fuis donné, par de favantes manoeuvres, le choix du terrein & celui des difpofitions; j'ai fu infpirer la fécurité a 1'enneroi, pour le joindre plus fa-  Les Liaifons dangereufes. 13 cHement dans fa retraite; j'ai fu y faire fuccéder la terreur, avant d'en venir au combat; je n'ai rien mis au hafard, que par la confidéracion d'un grand avantage en cas de fuccès, & la certitude des reffources en cas de défaite; enfin, je n'ai engagél'aétion qu'avec une retraite aflurée,par oüjepufiè couvriröc conferver toutce que j'avois conquis précédemment. C'eft, je crois, tout ce qu'on peut faire; mais je crains, a préfent , de m'être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. Voila ce qui s'eft pafte depuis. Je m'attendois bien qu'un fi grand événement ne fe pafferoit pas fans les larmes & le défefpoir d'ufage; & fi je remarquai d'abord un peu plus de confufion, & une forte de recueillement, j'attribuai 1'un & 1'autre a 1'étac de prude : auffi, fans m'occuper de ces légeres différences, que je croyois purement locales, je fuivois fimplement la grande route des confolations; bien perfuadé que, comme il arrivé d'ordinaire, les fenfations aideroient le fentiment, & qu'une feule adtion feroit plus que tous les difcours, que pourtant je ne négligeois pas. Mais je trouvai une réfiftance vraiment effrayante, moins encore par fon excès, que par la forme fous laquelle elle fe montroit. Figurez-vous une femme afiife, d'une roiideur immobile, & d'une figure invariable;  i# Les Liaifons dangereufes! n'ayant 1'air ni de penfer, ni d'écouter, ni d encendre; donc lesyeuxfixeslaifTentéchapper des larmes aflèz continues, mais qui coulenc fans effbrr. Telle étoit Madame de lourvel pendant mes difcours; mais fi j'eflayois de ramener fon attencion vers moi par une earefTe, par le gefte même le plus innocent, a cette apparente apathie fuccédoient auffi-cóc la terreur, la fuffocation, les convulfions, les fanglots, & quelques cris par intervalle, mais lans un motarticulé. _ Ces cnles revinrent plulïeurs fois, & toujours plus fortes; la derniere même fut fi violente, que j'en fus enciéremenc décourage, & craignis un moment d'avoir remporté une viétoire inutile. Je me rabattis fur les lieux communs d'ufage; & danslenombre fe trouva celui-ci: „ - Et vous êtes dans „ Je delefpoir, paree que vous avez fait ,, mon bonheur-"? A ce mot, 1'adorable lemme fe tourna vers moi; & fa figure, quoique encore un peu égarée, avoit pourtant deja repris fon expreffion célefte. — „ Votre bonheur, me dit-elle! — Vous de„ vinez ma réponfe. — Vous êtes donc heu" reUp~T "?Je redoublai 'es proteftations. —Et heureux par moi — "! J'ajoutailes Jouanges & les tendres propos. Tandis que je parlois, tous fes membres s'afToupirent • elle recoroba avec molleffe, appuyée fur fon rcuteuil; ot m'abandonnant une main que  Les Liaifons dangereufes. 15 j'avois ofé prendre : „—-Je fens, dit-elle, „ que cetce idéé me confole & me foula- » ge — "• Vous jugez qu'ainfi remis fur Ia voie , je ne la quittai plus; c'étoic réellemenc la bonne, & peut-être la feule. Aufli quand je voulus tenter un fecond fuccès, j'éprouvai d'abord quelque réfiflance; & ce qui s'étoit paffë auparavant me rendoit circonfpeét; mais ayant appellé a mon fecours cette même idéé de mon bonheur, j'en reflèntis bientöt les favorables effets: „—Vous avezrai„ fon, me dit la tendre perfonne; je ne puis „ plus fupporter mon exiftence, qu'autant „ qu'elle fervira a vous rendre heureux. Je „ m'y confacre toute entiere : dés ce mo„ ment je me donne a vous, & vous n'é„ prouverez de ma part ni refus, ni re„ grets — ". Ce fut avec cette candeur, naïve ou fublime, qu'elle me livra fa perfonne & fes charmes, & qu'elle augmenta mon bonheur en Ie partageant. L'ivreflè fut complette & réciproque; &, pour la première fois, la mienne furvécut au plaifir. Je ne fortis de fes bras que pour tomber a fes genoux, pour lui jurer un amour éternel; &, il faut tout avouer, je penfois ce que je difois. Enfin, même après nous être féparés, fon idéé ne me quittoit point, & j'ai eu befoin de me travailler pour m'en diftraire.  ït> Les Liaifons dangereufes. Ah ! pourquoi n'êtes-vous pas ici, pour balancer au moins le charme de l'aftion par celui de Ia récompenfe? Mais je ne perdra^ rien pour attendre, n'eft-il pas vrai? & j'efpere pouvoir regarder, comme convenu entre nous , 1'heureux arrangement que je vous ai propofé dans ma derniere Lettre. Vous voyez que je m'exécute, & que, comme je vous ai promis, mes affaires feront aflêz avancées pour pouvoir vous donner une partie de mon temps. Dépêchez-vous donc de renvoyer votre pefant Belleroche, & laiflèz-la le doucereux Danceny , pour ne vous occuper que de moi. Mais que faites-vous donc tant a cette campagne , que vous ne me répondez feulement pas ? Savez-vous que je vous gronderois volontiers? Mais le bonheur porte a 1'indulgence. Et puis , je n'oublie pas qu'en me replacant au nombre de vos foupirants, je dois me foumettre, de nouveau, a vos petites fantaifies. Souvenez-vous cependant que le nouvel Amant ne veut rien perdre des anciens droits de 1'ami. Adieu, comme autrefois... Oui, adieu, mon Angel je fenvoie tous les baifers de f amour. P. S. Savez-vous que Prévan, au bout de fon mois de prifon, a été obïigé de quitier fon corps ? C'eft aujourd'hui la nou-  Les Liaifons dangereufes. 17 veile de tout Paris. En vérité, le voila cruellement puni d'un tort qu'il n'a pas eu, & votre fuccès eft complet! Paris, ce 29 O&obre 17... LETTRE CXXVI. Madame de Rosemonde^ la Préfidente de Tourvel. Je vous aurois répondu plutót, mon aimable enfant, fi la fatigue de ma derniere Lettre ne m'avoit rendu mes douleurs; ce qui m'a encore privée tous ces jours-ci de 1'ufage de mon bras. J'étois bien prelTée de vous remercier des bonnes nouvelles que vous m'avez données de mon neveu, & je ne 1'étois pas moins de vous en faire pour votre compte, de finceres félicitations. On eft forcé de reconnoitre véritablement la un coup de la Providence, qui, en touchant Pun, a aufli fauvé 1'autre. Oui, ma chere Belle, Dieu, qui ne vouloit que vous éprouver, vous a fecourue au moment oü vos forces étoient épuifées; & malgré votre petit murmure, vous avez, je crois, quelques aclions de graces a lui rendre. Ce n'eft pas que je ne fente fort bien qu'il vous  i8 Les Liaifons dangereufes. eüt été plus agréable que cette réfolution vous fut venue Ia première, & que celle de Valmont n'en eüt été que Ia fuite: il femble meme, humainement parlant, que les droics de notre fexe en eufTent été mieux conferves, & nous ne voulons en perdre aucun ! Mais qu'eft-ce que ces conndérations légeres, auprès des objets importants qui fe trouvent remplis? Voit-on celui qui fe fauve du naufrage, fe plaindre de n'avoir pas eu Ie choix des moyens? Vous éprouverezbientöc, ma chere fille, que les peines que vous redoutez s'allégeront d elles-mêmes; & quand elles deyroient fubfifter toujours & dans leur entier, vous n'en fentiriez pas moins qu'elles leroient encore plus faciles \ fupporter que les remords du crime & le mépris de' loi-meme. Inutilement vous aurois-je parlé plutót avec cette apparente févérité : 1'amour eft un fentiment indépendant, aue la prudence peut faire éviter, mais qu'elle nefauroit vaincre; & qui, une foisné, ne meurt que de fa belle mort, ou du défaut abfolu defpoir. C'eft ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le courage & Ie droit de vous dire librement mon avis. 11 eft^cruel d'effrayer un malade défefpéré qui neft plus fufceptible que de confolations & de palliatifs : mais il eft fage d'éclairer un convalefcent fur les dangers qu'il  Les Liaifons dangereufes. 19 a courus, pour lui infpirer la prudence dont il a befoin, & la foumiflïon aux confeils qui peuvenc encore lui être nécelTaires. Puifque vous me choifitTez pour votre médecin, c'eft comme tel que je vous parle, & que je vous dis que les petites incommodités que vous relTentez a préfent, & qui peut-être exigent quelques remedes, ne font pourtant rien en comparaifon de la maladie effrayante dont voila la guérifon aflurée. Enfuite comme votre amie, comme 1'amie d'une femme raifonnable & vertueufe , je me permettrai d'ajouter que cette paffion , qui vous avoit fubjuguée , déja fi malheureufe par elle-même, le devenoit encore plus par fon objet. Si j'en crois ce qu'on m'en dit, mon neveu, que j'avoue aimer peut-être avec foibleffe, & qui réunit en effet beaucoup de qualités louables a beaucoup d'agréments, n'eft ni fans dangers pour les femmes, ni fans torts vis-a-vis d'elles, & met prefque un prix égal a les féduire & a les perdre. Je crois bien que vous 1'auriez converti. Jamais perfonne fans doute n'en fut plus digne : mais tant d'autres s'en font flattées de même, dont 1'efpoir a été décu, que j'aime bien mieux que vous n'en foyez pas réduite a cette reflburce. Confidérez a préfent, ma chere Belle, qu'au-lieu de tant de dangers que vous au-  £0 Les Liaifons dangereufes. riez eu a courir, vous aurez, outre Ie repos de votre confcience & votre propre tranquillité , la fatisfaétion d'avoir été la principale caufe de 1'heureux retour de Valmont. Pour moi, je ne doute pas que ce ne foit, en grande partie, 1'ouvrage de votre courageufe réfiftance , & qu'un moment de foibleflê de votre part n'eüt peutetre hiflë mon neveu dans un égarement éternel. J aime a penfer ainfi, &z defire vous voir penfer de même; vous y trouverez vos premières confolations, & moi de nouvelles raifons de vous aimer davantage. Je vous attends ici fous peu de jours mon aimable fille, comme vous me 1'an' noncez. Venez retrouver le calme & Ie bonheur dans les mêmes lieux oü vous 1'aviezperdu; venezfur-tout vous réjouir avec votre tendre mere, d'avoir fi heureufement tenu Ia parole que vous lui aviez donnée, de ne rien faire qui ne fut digne d'elle oc de vous! Du Chdteau de... ce 30 Ociobre 17..,  Les Liaifons dangereufes. ai LETTRE CXXVII. La Marquife de Merteuil, au Vicomte de Valmont. Si je n'ai pas répondu, Vicomte, a votre Lettre du 19, ce n'eft pas que je n'en aye eu le temps; c'eft tout fimplement qu'elle m'a donné de 1'humeur, & je ne lui ai pas trouvé le fens commun. J'avois donc cru n'avoir rien de mieux a faire que de la laiffer dans 1'oubli: mais puifque vous reyenez fur elle, que vous paroiflëz tenir aux idéés qu'elle concient, & que vous prenez mon filence pour un confentement, il faut vous dire clairement mon avis. J'ai pu avoir quelquefois laprétention de remplacer a moi feule tout un ferrail; mais il ne m'a jamais convenu d'en faire partie. Je croyois que vous faviez cela. Au moins a préfent que vous ne pouvez plus 1'ignorer, vous jugerez facilement combien votre propofition a dü me paroitre ridicule. Qui, moi! je facrifierois un goüt, & encore un goüt nouveau, pour m'occuper de vous ? Et pour m'en occuper, comment? en at«endant a mon tour, & en efclave foumife,  22 Les Liaifons dangereufes. les fublimes faveurs de votre Hauteffe. Quand, par exemple, vous voudrez vous diftraire un moment de ce charme inconiiu que Vadorable, la célefie Madame de Tourvel vous a fait feule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre , auprès de Vattachante Cécile, 1'idée fupérieure que vous êtes bien-aife qu'elle conferve de vous, alors defcendant jufqu'a moi, vous y viendrez chercher desplaiiirs, moins vifs a la vérité, mais fans conféquence; & vos précieufes bontés, quoiqu'un peu rares, fuffironc de refte a mon bonheur! Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le fuis pas en modeftie; car j'ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jufques-la. C'eft peut-être un tort que j'ai, mais je vous préviens que j'en ai beaucoup d'autres encore. J'ai fur-tout celui de croire que Vécolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de moi, me facrifiant, fans s'en faire un r lérite, une première paflion, avant même qu'elle ait été fatisfaite, & m'aimant enfin comme on aime h fon age, pourroit, malgré fes vingt ans, travailler plus efficacement que vous a mon bonheur & a mes plaifirs. Je me permettrai même d'ajouter, que, s'il me venoic en fantailie de lui don-  Les Liaifons dangereufes. 23 fier un adjoinc, ce ne feroit pas vous, au moins pour le moment. Ec par quelles raifons, m'allez-vous demander? Mais d'abord il pourroic fort bien n'y en avoir aucune : car le caprice qui vous feroit préférer, peut également vous faire exclure. Je veux pourtant bien, par policeiTe, vous motiver mon avis. 11 me femble que vous auriez trop de facrifkes a me faire; & moi, au-lieu d'en avoir la reconnoilTance que vous ne manqueriez pas d'en attendre, je ferois capable de croire que vous m'en devriez encore! Vous voyez qu'aufli ëloignés 1'un de 1'autre par notre faeon de penfer, nous ne pouvons nous rapprocher d'aucune maniere; & je crains qu'il ne me faille beaucoup de temps, mais beaucoup, avant de changer de fentiment. Quand je ferai corrigée, je vous promets de vous avertir. Jufques - la, croyez - moi , faites d'autres arrangements , & gardez vos baifers; vous avez tant a les placer mieux!... Adieu, comme autrefois, dites-vous? Mais autrefois, ce me femble, vous faifiez un peu plus de cas de moi; vous ne m'avkz pas deftinée tout-a-fait aux troifiemes röles ; & fur-tout vous vouliez bien attendre que j'euffe dit qu'oui, avant d'être für de mon confentement. Trouvez donc bon , qu'au-lieu de vous dire aufli adieu comme  «4 Les Liaifons dangereufes. autrefois, je vous dife , adieu comme a préfent. Votre fervante, M. le Vicomte. Du chdteau de..., ce 31 O&obrc 17... LETTRE CXXVIII. La Préfidente de Tourvel d Madame de Rosemonde. Je n'ai recu qu'hier, Madame, votre tardive réponfe. Elle m'auroit tué fur-lechamp, fi j'avois eu encore mon exiftence en moi : mais un autre en eft polTeffèur; & cec autre eft M. de Valmont. Vous voyez que je ne vouscache rien. Vous devez ne me plus trouver digne de votre amitié; je crains moins encore de la perdre que de la furprendre. Tout ce que je puis vous dire, c'eft que placée par M. de Valmont entre fa mort ou fon bonheur, je me fuis décidée pour ce dernier parti. Je ne m'en vante, ni ne m'en accufe : je dis fimplenient ce qui eft. Vous fentirez aifément , d'après cela, quelle impreflion a dü me faire votre Lettre , & les vérités féveres qu'elle contient. Ne croyez pas cependanc qu'elle ait pu faire  Les Liaifons dangereufes. 25 faire naitre un regret en moi, ni qu'elle puiiTe jamais me faire changer de fentimenc ni de conduice. Ce n'eft pas que je n'aie des moments cruels : mais quand mon coeur eft le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus fupporter mes tourments, je me dis : Valmont eft heureux; & tout difparoic devant cette idee , ou plutöt elle change tout en plaifirs. C'eft donc a votre neveu que je me fuis confacrée ; c'eft pour lui que je me fuis perdue. II eft devenu le centre unique de mes penfées, de mes fentiments, de mes aétions. Tant que ma vie fera néceflaire a fon bonheur , elle me fera précieufe, & je Ia trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement..., il n'entendra de ma part ni plainte ni reproche. J'ai déja ofé fixer les yeux fur ce moment fatal, & mon parti eft pris. Vous voyez a préfent combien peu doit maffeder la crainte que vous paroiftèz avoir, qu'un jour M. de Valmont ne me perde : car avant de le vouloir , il aura donc ceffé de m'aimer; & que me feront alors de vains reproches que je n'entendrai nas? Senl il te™ m™ UiJi . ' «"un jugc. ^-uiuiiie je naurai vécu que pour lui, ce fera en lui que repofera ma mémoire; & s'il eft .v.ai luuiiaiuuienc juiunee. Partie IV. B  26 Les Liaifons dangereufes. Vous venez, Madame, de lire dans mon coeur. J'ai préféré le malheur de perdre votre eftime par ma franchife, a celui de m'en rendre indigne par l'avili(Tement du menfonge. J'ai cru devoir cette entiere confiance a vos anciennes bontés pour moi. Ajouter un mot de plus , pourroit vous faire foupconner que j'ai 1'orgueil d'y compter encore , quand au contraire je me rends juftice, en ceffant d'y prétendre. Je fuis avec refpeét, Madame , votre très-humble & très-obéiffante fervante. Paris, ce ier. Novembre 17... LETTRE CTXXIX. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. D ite s-moi donc, ma belle amie, d'ou peut venir ce ton d'aigreur & de perfifflage, qui regne dans votre derniere Lettre? Quel eft donc ce crime que j'ai commis, apparemment fans m'en douter, & qui vous donne tant d'humeur?J'ai eu 1'air, me reprochez-vous, de compter fur votre confentement avant de l'avoir obtenu : mais je croyois que ce qui pourroit paroicre de  Les Liaifons dangereufes. 27 la préfomption pour tout Ie monde, ne pouvoit jamais être pris, de vous a moi, que pour de Ia confiance : & depuis quand ce fentiment nuit-il a i'amitié ou a 1'amour? En réuniflant 1'efpoir au defir, je n'ai fait que céder a 1'impulfion naturelle, qui nous fait nous placer toujours le plus prés poflible du bonheur que nous cherchons; & vous avez pris pour 1'effet de 1'orgueil ce qui ne 1'étoit que de mon empreffemenc. Je fais fort bien que 1'ufage a introduit, dans ce cas, un douce refpeétueux : mais vous favez aufli que ce n'eft qu'une forme, un fimple protocole ; & j'étois , ce me femble , autorifé a croire que ces précautions minutieufes n'étoient plus néceffaires entre nous. II me femble même que cette marche franche & libre, quand elle eft fondée fur une ancienne liaifon, eft bien préférable a Pinfipide cajolerie, qui affadit fi fouvent 1'amour. Peut-être, au refte, le prix que je trouve a cette maniere, ne vienc-il que de celui que j'attache au bonheur qu'elle me rappelle : mais par-la même, il me feroit plus pénible encore de vous voir en juger autrement. Voilh pourtant le feul tort que je me connoiffe : car je n'imagine pas que vous ayiez pu penfer férieufement, qu'il exiftat une femme dans le monde, qui me parut B ij  23 Les Liaifons dangereufes. préférable a vous; & encore moins, que j'aie pu vous apprécier aufli mal que vous feignez de le croire. Vous vous êtes regardée, me dites-vous a ce fujet, & vous ne vous êtes pas trouvée déchue a ce point. Je le crois bien, & cela prouve feulement que votre miroir eft fidele. Mais n'auriezvous pas pu en conclure avec plus de facilité & de juftice, qüa coup für je n'avois pas jugé ainfi de vous ? Je cherche vainement une eaufe & cette étrange idée. II me femble pourtant qu'elle tient, de plus ou moins prés, aux éloges que je me fuis permis de donner a d'autres femmes. Je 1'infere au moins de votre affectation a relever les épithetes d'adorable, de célefte, d'attachante, dont je me fuis fervi en vous parlant de Madame de Tourvel, ou de la petite Volanges. Mais ne favez-vous pas que ces mots, plus fouvent pris au hafard que par réflexion, expriment moins le cas que 1'on fait de la perfonne, que la fituation dans laquelle on fe trouve quand on en parle ? Et fi, dans le moment même oü j'étois fi vivement affeété ou par 1'une ou par 1'autre, je ne vous en defirois pourtant pas moins; fi je vous donnois une préférence marquée fur toutes deux , puifqu'enfin je ne pouvois renouveller notre première liaifon qu'au préjudice des deux autres , je ne crois  Les Liaifons dangereufes. 29 pas qu'il y aic la fi grand fujet de reproche. II ne me fera pas plus difficile de me juftifier fur le charme inconnu dont vous me paroiflèz aufli un peu choquée : car d'abord, de ce qu'il eft inconnu, il nes'enfuit pas qu'il foit plus fort. Hé! qui pourroit 1'emporter fur les délicieux plaifirs que vous feule favez rendre toujours nouveaux, comme toujours plus vifs? J'ai donc voulu dire feulement que celui-la étoit d'un genre que je n'avois pas encore éprouvé; mais fans prétendre lui afligner de claflè; & j'avois»ajouté, ce que je répete aujourd'hui, que, quel qu'il foit, je faurai combattre & le vaincre. J'y mettrai bien plus de zele en-* core fi je peux voir dans ce léger travail un hommage a vous offrir. Pour la petite Cécile, je crois bien inutile de vous en parler. Vous n'avez pas oublié que c'eft a votre demande que je me fuis chargé de cette enfant, & je n'attends que votre congé pour m'en défaire. J'ai pu remarquer fon ingénuité & fa fraicheur ; j'ai pu même la croire un moment attacbante, paree que, plus ou moins, on fe complait toujours un peu dans fon ouvrage : mais aflurément, elle n'a affez de confiftance en aucun genre pour fixer en rien Pattention. A préfent, ma belle amie, j'en appelle B iij  go Les Liaifons dangereufes. a votre juftice, a vos premières bontés pour moi; a la longue & parfaite amitié, a I'entiere confiance qui depuis ont reflèrré nos liens : ai-je mérité le ton rigoureux que vous prenez avec moi ? Mais qu'il vous fera facile de m'en dédommager quand vous voudrez ! Dites feulement unmot, & vous verrez fi tous les charmes & tous les attachements me retiendronc ici, non pas un jour, mais une minute. Je volerai a vos pieds & dans vos bras, & je vous prouverai, mille fois & de mille manieres, que vous êtes, que vous ferez toujours la véritable fouveraine de mon coeur. Adieu, ma belle amie ; j'attends votre réponfe avec beaucoup d'emprefièment. Paris, ce 3 Novembre 17... LETTRE CXXX. Madame de Rosemonde a la Préfidente de Tourvel. E t pourquoi, ma chere Belle, ne voulez-vous plus être ma fille? pourquoi femblez vous m'annoncer que toute correfpondance va être rompue entre nous? Eft-ce pour me punir de n'avoir pas deviné ce  Les Liaifons dangereufes. 31 qui écoit contre toute vrailemblance ? ou me foupconnez-vous de vous avoir affligée volontairement? Non, je connois trop bien votre coeur, pour croire qu'il penfe ainfi du mien. Aufli la peine que m'a Faite votre Lettre eft-elie bien moins relative h moi qu'a vous-même. O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur; mais vous êtes bien trop digne d'être aimée, pour que jamais 1'amour vous rende 'heureufe. Hé ! quelle femme vraiment délicate & fenfible, n'a pas trouvé' 1'infortune dans ce même léntiment qui lui pfomettoit tant de bonheur! Les hommes favent-ils apprécier la femme qu'ils poffedent ? Ce n'eft pas que plufieurs ne foient honnêtes dans leurs procédés, & conftants dans leur affeétion : mais, parmi ceux-ia même, combien peu favent encore fe mettre a 1'uniflbn de notre coeur! Ne croyez pas, ma chere enfant, que leur amour foit femblable au nö:re. Ils éprouventbien la même ivreflè; fouvent même ils y mettent plus d'emportement: mais ils ne connoiflent pas eet empreflèment inquiet, cette follicitude délicate , qui produit en nous ces foins tendres & continus, & dont 1'unique but eft toujours 1'objet aimé. L'homme jouit du bonheur qu'il reflènt, & la femme de celui qu'elle procure. Cette différence, fi eiïenB iv  32 Les Liaifons dangereufes. tieüe & fi peu remarquée, influe pourtant, d'une maniere bien fenfible, fur la totalité de leur conduite refpeétive. Le plaifir de 1'un eft de fatisfaire des defirs, celui de 1'autre eft fur-tout de les faire naitre. Plaire, n'eft pour lui qu'un moyen de fuccès:, tandis que pour elle, c'eft le fuccès lui-même. Et la coquetterie, fi fouvent reprochée aux femmes, n'eft autre chofe que 1'abus de cette facon de fentir, & par-la même en prouve la réalité. Enfin, ce goüt exclufif, qui caraétérife particuliérement 1'amour , n'eft dans 1'homme qu'une préférence qui fert, au plus, a augmenter un plaifir,qu'un autre objet affoibliroit peut-être, mais ne détruiroit pas; tandis que dans les femmes, c'eft un fentiment profond, qui non-feulementanéantit tout defir étranger, mais qui, plus fort que la nature, & fouftrait h fon empire, ne leur laiftè éprouver que répugnance & dégout, la même oü femble devoir naitre la volupté. Et n'aliez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreufes, & qu'on peut citer, puilTent s'oppofer avec fuccès a ces vérités générales! Elles ont pour garant la voix publique, qui, pour les hommes feulement, a diftingué 1'infidélité de 1'inconftance : diftinétion dont ils fe prévalent , quand ils devroient en être humiliés , & qui, pour notre fexe, n'a jamais été adop-  Les Liaifons dangereufes. 33 tée que par ces femmes dépravées qui en font la honte , & a qui tout moyen paroit bon , qu'elles efperent pouvoir les fauver du fentiment pénible de leur bafleflè. J'ai cru, ma chere Belle, qu'il pourroit vous être utile d'avoir ces réflexions a oppofer aux idéés chimériques d'un bonheur parfait, dont 1'amour ne manque jamais d'abufer notre imagination : efpoir trompeur, auquel on tient encore, même alors qu'on fe voit forcé de 1'abandonner, & dont la perte irrite & multiplie les chagrins déja trop réels, inféparables d'une paffion vive! Cet emploi d'adoucir vos peines, ou d'en diminuer le nombre, eft le feul que je veuille , que je puiffe remplir en ce moment. Dans les maux fans remedes, les confeils ne peuvent plus porter que^fur le régime. Ce que je vous demande feulement, c'eft de vous fouvenir que plaindre un malade, ce n'eft pas le blamer. Eh! qui fommes-nous, pour nous blamer les uns les autres ? Laiffons le droit de juger , a celui - la feul qui lit dans les cceurs ; & j'ofe même croire qu'a fes yeux paternels, une foule de vertus peut racheter une foibleflê. Mais, je vous en conjure, ma chere amie, défendez-vous fur-tout de ces réfclutions violentes, qui annoncent moins la force qu'un entier découragement: n'ouB v  34 Les Liaifons dangereufes. bliez pas qu'en rendant uh autre pofTeflèur de votre exiftence, pour me fervir de votre expreffion, vous n'avez pas pu cependant fruftrer vos amis de ce qu'ils en poffédoient a 1'avance, & qu'ils ne ceflèront jamais de réclamer. Adieu, ma chere fille; fongez quelquefois a votre tendre mere, croyez que vous ferez toujours & par-defTus tout, 1'objet de fes plus cheres. Du Chdteau de... ce 4 Novembre 17.., LETTRE CXXXI. La Marquife de Merteuil comte de Valmont. a bonne heure , Vicomte , & je fuis plus contente de vous cette fois-ci que 1'autre : mais a préfent, caufons de bonne amitié, & j'efpere vous convaincre que, pour vous comme pour moi, 1'arrangement que vous paroiflèz defirer feroit une véri» table folie. N'avez-vous pas encore remarqué que le plaifir , qui eft bien en effetl'unique mobile de la réunion des deux fcxes, ne fuffit pourtant paks pour former une liaifon enr  Les Liaifons dangereufes. 35 tr'eux? & que s'il eft précédé du defir qui rapproche, il n'eft pas moins fuivi du dégout quirepoufïè? C'eft une loi de la nature , que 1'amour feul peut changer; & de 1'amour, en a-t-on quand on veuc? II en faut pourtant toujours ; & cela feroit vraiment embarralTant, fi on ne s'étoit pas appercu qu'heureufement il fuffifoic qu'il en exiftat d'un cöté. La difficulté eft devenuepar-la de moitié moindre, & même fans qu'il y ait eu beaucoup a perdre; eneffet, 1'un jouit du bonheur d'aimer, 1'autre de celui de plaire, un peu moins vif a la vérité , mais auquel fe joint le plaifir de tromper; ce qui fait équilibre; tout s'arrange. Mais dices-moi, Vicomte, qui de nous deux fe chargera de tromper 1'autre ? Vous favez 1'hiftoire de ces deux frippons, qui fe reconnurent en jouant : Nous ne nous ferons rien, fe dirent-ils; payons les cartes par moitié; & ils quitterent la partie. Suivons, croyez-moi, ce prudent exemple, & ne perdons pasenfemble un temps que nous pouvons fi bien employer ailleurs. Pour vous prouver qu'ici votre intérêt me décide autant que le mien, & que je n'agis nipar humeur, ni par caprice, je ne vous refufe pas le prix convenu entre nous: je fens a merveille que, pour une feule foirée, nous nous fuffirons de refte; & je ne doute même pas que nousne fachionsaffëz B vj  3ö Les Liaifons dangereufes. 1'embellir pour ne la voir finir qu'a regrer. Mais n'oubüons pas que ce regret eft néceffaire au bonheur; & quelque douce que foit notre illufion, n'allons pas croire qu'elle puilTe être durable. Vous voyez que je m'exécutea mon tour, & cela fans que vous vous foyez encore mis en regie avec moi: car enfin je devois avoir la première Lettre de la célefte prude; & pourtant, foit que vous y teniezencore , foit que vous ayez oublié les conditions d'un marché, qui vous intérefiè peutêtre moins que vous ne voulez me le faire croire, je n'ai rien recu, abfolument rien. Cependant, ou je me trompe, ou la tendre devote doit beaucoup écrire : car que feroit-elle quand elle eft feule ? elle n'a iurement pas le bon efprit de fe diftraire. J aiwois donc, fi je voulois, quelques petits reprochesa vous faire; mais je les paffe fous filence, en compenfation d'un peu d'humeur que j'ai eu peut-être dans ma derniere Lettre. A préfent, Vicomte, il ne me refte plus qu'a vous faire une demande; & elle eft encore autant pour vous que pour moi: c'eft de différer un moment que je defire peutêtre autant que vous; mais dont il me femb'e que 1'époque doit être retardée jufqu'a mon retour a la Ville. D'une part, nous n'aurions pas ici la liberté nécefTaire; &,  Les Liaifons dangereufes. 37 de 1'autre, j'y aurois quelque rifque h courir : car il ne faudroit qu'un peu de jaloufie pour me rattacher de plus belle ce trifte Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu'a un ril. II en eft déja a fe battre les flancs pour m'aimer; c'eft au point, qu'a préfent je mets autant de malice que de prudence dans les careffes dont je le furcharge. Mais, en même-temps, vous voyez bien que ce ne feroit pas la un facrifke a vous faire ; une infidélké réciproque rendra le charme bien plus puiflanr. Savez-vous que je regrette quelquefois que nous en foyons réduits a ces reflburces ! Dans le temps oü nous nous aimions, car je crois que c'étoit de 1'amour, j'étois heureufe; & vous, Vicomte ?... Mais pourquoi s'occuper encore d'un bonheur qui ne peut revenir? Non, quoique vous en difiez, c'eft un retour impoflible. D'abord, j'exigerois des facrifices que fürement vous ne pourriez ou ne voudriez pas me faire, & qu'il fe peut bien que je ne mérite pas; & puis, comment vous fixer? Oh! non, non, je ne veux feulement pas m'occuper de cette idéé; & malgré le plaifir que je trouve en ce moment a vous écrire, j'aime bien mieux vous quitter brufquemenr. Adieu, Vicomte. Du Chat eau de... ce 6 Novembre 17..,  38 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXXXII. La Préfidente deTourvel d Madame de Rosemonoe. Pénétrée, Madame, de vos bontés pour moi, je m'y livrerois toute entiere, fi je n'étois retenue en quelque forte, par la crainte de les profaner en les acceptant. Pourquoi faut-il, quand je les vois fi précieufes, que je lente en même-temps que je n'en fuis plus digne ? Ah ! j'oferai du moins vous en témoigner ma reconnoiffance; j'admirerai, fur-tout, cette indulgence de la vertu , qui ne connoit nos foibleflès que pour y compatir, & dont le charme puiflant conferve fur les cceurs un empire fi doux , & fi fort, même a cöté du charme de 1'amour. Mais puis-je mériter encore une amitié qui ne fuffic plus a mon bonheur? Je dis de même de vos confeils; j'en fens le prix, & ne puis les fuivre. Et comment ne croirois-je pas a un bonheur parfait, quand je 1'éprouve en ce moment? Oui, fi les hommes font tels que vous le dites, il faut les fuir, ils font haïflables; mais qu'alors Val-  Les Liaifons dangereufes. 39 mont eft loin de leur reiïèmbler! S'il a comme eux cette violence de paffion, que vousnommez emportement, combien n'eftelle pas furpalTée en lui par 1'excès de fa délicateflè ! O mon amie! vous me parlez de partager mes peines, jouilTez donc de mon bonheur; je le dois i 1'amour, & de combien encore 1'objeten augmenteleprix! Vous aimez votre neveu, dites-vous , peutêtre avec foibleflê? ah! fi vous le connoif, fiez comme moi! je 1'aime avec idolatrie, & bien moins encore qu'il ne le mérite. II a pu fans doute être entrainé dans quelques erreurs , il en convient lui même ; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour? Que puis-je vous dire de plus? il le reflènt tel qu'il 1'infpire. Vous allez croire que c'eft la une de ces idéés chimériques dont Yamour ne manque jamais d'abufer notre imagination : mais dans ce cas, pourquoi feroit-il devenu plus tendre, plus emprefle, depuis qu'il n'a plus rien a obtenh? Je 1'avouerai, je lui trouvois auparavant un air de réflexion, de réferve , qui 1'abandonnoit rarement, & qui fouvent me ramenoit, malgré moi , aux fauflès & cruelles imprelflons qu'on m'avoit données de lui. Mais depuis qu'il peut fe livrer fans contrainte aux mouvements de fon coeur, il femble deviner tous les defirs du mien. Qui fait  40 Les Liaifons dangereufes. fi nous n'étions pas nés 1'un pour 1'autre! fi ce bonheur ne m'étoit pas réfervé, d'être nécefiaire au fien! Ah! fi c'eft une illufion, que je meure donc avant qu'elle finiffe. Mais non , je veux vivre pour le chérir, pour 1'adorer. Pourquoi ceflèroit-il de m'aimer ? Quelle autre femme rendroit-il plus heureufe que moi ? Et , je le fens par moi-même, ce bonheur qu'on fait naitre, eft le plus fort lien, le feul qui attaché véritablement. Oui, c'eft ce fentiment délicieux qui ennoblit 1'amour, qui le purifie en quelque forte , & le rend vraiment digne d'une ame tendre & généreufe, telle que celle de Valmont. Adieu, ma chere, ma refpeéhble, mon i ndulgente amie. Je voudrois en vain vous écrire plus long-temps : voici 1'heure oü il a promis de venir, & toute autre idéé m'abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur, & il eft fi grand dans ce moment, que je fuffis a peine a le fentir. Paris, ce 7 Novembre 17...  Les Liaifons dangereufes. 41 LETTRE CXXXIII. Le Vicomte de Valmont ct la Marquife de Merteuil. C^uels font donc, ma belle amie, ces facrifices que vous jugez que je ne ferois pas, & donc pourcanc le prix feroic de vous plaire? Faices-les-moi connoitre feulement; & fi je balance a vous les offrir, je vous permets d'en refufer 1'hommage. Eh! comment me jugez-vous depuis quelque temps, fi, même dans votre indulgence, vous doutez de mes fentiments ou de mon énergie ? Des facrifices que je ne voudrois ou ne pourrois pas faire! Ainfi, vous me croyez amoureux, fubjugué? & le prix que j'ai mis au fuccès, vous me foupconnez de 1'attacher a la perfonne? Ah! graces au Ciel, je n'en fuis pas encore réduit la, & je m'offre a vous le prouver. Oui, je vous le prouverai, quand même ce devroit être envers Madame de Tourvel. AfTurément, après cela , il ne doit pas vous refter de doute. J'ai pu, je crois, fans me compromettre, donner quelque temps a une femme, qui a au moins Ie mérite d'être d'un genre  4* Les Liaifons dangereufes. qu'on rencontre raremenc. Peut-être aufli la faifon morie dans laquelle eft venue cette aventure, m'a fait m'y livrer davantage; & encore a préfent, qu'a peine Ie grand courant commence a reprendre , il n'eft pas étonnant qu'elle m'occupe prefque en entier. Mais fongez donc qu'il n'y a guere que huit jours que je jouis du fruit de trois mois de foins. Je me fuis fi fouvent arrêté davantage a ce qui valoit bien moins, & ne m'avoit pas tant coüté!... & jamais vous n'en avez rien conclu con tre moi. Et puis, voülez-vous favoir Ia véritable caufe de 1'empreffëment que j'y mets? la yoici. Cette femme eft natureliement timide; dans les premiers temps, elle doutoit fans cefiè de fon bonheur, & ce doute fuffifoit pour le troubler ; en forte que je commence a peine a pouvoir remarquer jufqu oü va ma puiffance en ce genre. C'eft une chofe que j'étois pourtant curieux de favoir; & Poccafion ne s'en trouve pas fi facilement qu'on Ie croit. D'abord , pour beaucoup de femmes, Ie plaifir eft toujours le plaifir, & n'eft jamais que cela ; & auprès de celles-ia, de quelque titre qu'on nous décore, nous ne fommes jamais que des facteurs, de fimples commiffionnaires , dont Padivité fait tout le mérite, & parmi lefquels celui  Les Liaifons dangereufes.. 43 qui fait le plus, eft toujours celui qui fait , le mieux. Dans une autre claffë, peut-être la plus nombreufe aujourd'hui, la célébrité de 1'Amant, le plaifir de Pavoir enlevé a une rivale , la crainte de fe le voir enlever a fon tour, occupent les femmes prefque toutentieres: nous entrons bien, plus ou moins, pour quelque chofe dans 1'efpece de bonii heur dont elles jouiflent:, mais il tient plus aux circonftances qu'a la perfonne. II leur vient par nous, & non de nous. II falloit donc trouver, pour mon obfervation, une femme délicate & fenfible, qui fit fon unique affaire de 1'amour, & qui, dans 1'amour même, ne vit que fon Amant, dont 1'émotion, loin de fuivre la I route ordinaire, partit toujours du cceur || pour arriver aux fens; que j'ai vue, par exemple, (& je ne parle pas du premier j jourjfortir du plaifir toute éplorée, & le 1 momenc d'après retrouver la volupté dans un mot qui répondoit a fon ame. Enfin, il I falloit qu'elle réunic encore cette candeur I naturelle, devenue infurmontable par 1'habitude de s'y livrer, & qui ne lui pennec de diflimuler aucun des fentiments de fon 1 coeur. Or,vous en conviendrez, de telles 1 femmes font rares; & je puis croire que fans celle-ci, je n'en aurois peut-être jamais i rencontré.  44 Les Liaifons dangereufes. II ne feroit donc pas étonnanc qu'elle me fixac plus long-temps qu'une autre; & fi le travail que je veux faire fur elle, exige que je la rende heureufe, parfaitement heureufe, pourquoi m'y refu(èrois-je, fur-tout quand cela me fert, au-lieu de me contrarieer? Mais de ce que 1'efprit eft occupé, senfüit-il que Ie coeur foit efclave? Non, fins doute, Aufli le prix que je ne me défends pas de metcre a cefte aventure ne m'empêchera pas d'en courir d'autres, ou même de la facrifter a de plus aeréables. Je fuis tellement libre, que je n'ai feulement pas négligé Ia petite Volanges, a laquelle pourtant je tiens fi peu. Sa mere la ramene a la Ville dans trois jours ; & moi, depuis hier, j'ai fu afliirer mes Communications : quelque argent au portier, & quelques fleurettes a fa femme, en ont fait 1'affaire. Concevez-vous que Danceny n'ait pas fu trouver ce moyen fi fimple ? & puis, qu'on dife que 1'amour rend ingénieux! il abrutit au contraire ceux qu'il domine. Et je ne faurois pas m'en défendre! Ah ! foyez tranquille. Déja je vais, fous peu de jours, affbiblir, en Ia partageant, 1'impreflion peut-être trop vive que j'ai^ éprouvée; & fi un fimple partage ne fuffic pas, je les multiplierai. Je n'en ferai pas moins prêt a remettre,  Les Liaifons dangereufes. 45 la jeune penfionnaire h fon difcret Amant., dès que vous le jugerez a propos. II me femble que vous n'avez plus de raifon pour 1'en empêcher; & moi, je confens a rendre ce fervice lignalé au pauvre Danceny» C'eft, en vérité, le moins que je lui doive pour tous ceux qu'il m'a rendus. II eft actuellement dans la grande inquiétude de favoir s'il fera recu chez Madame de Volanges; je le calme le plus que je peux, en l'aflurant que de facon ou d'autre, je ferai fon bonheur au premier jour : & en attendant, je continue a me charger de la •correfpondance qu'il veut reprendre h 1'arrivée de fa Cécile. J'ai déja des Lettres de lui, & j'en aurai bien encore une ou deux avant 1'heureux jour. II faut que ce garconla foit bien defqeuvré! Mais4aifïbns ce couple enfantin, & revenons a nous; que je puiffe m'occuper uniquement de 1'efpoir fi doux que m'a donné votre Lettre. Oui, fans doute, vous me fixerez, & je ne vous pardonnerai pas d'en douter. Ai-je donc jamais cefïë d'être conftant pour vous? Nos liens ont été dénoués, & non pas rompus; notre prétendue rupture ne fut qu'une erreur de notre imagination; nos fentiments, nos intéréts , n'en font pas moins reftés unis. Semblable au voyageur qui revient déerompé , je reconnoïtrai comme lui, que  4-6 Les Liaifons dangereufes. j'avois laifïe le bonheur pour courir après 1'efpérance ; & je dirai comme d'Harcourc: Plus je vis d'étrangers, plus j'aimai ma Patrie (i). Ne combattez donc plus 1'idée ou plutöt Ie fentiment qui vous ramene a moi; & après avoir effayé de tous les plaifirs dans nos courfes différentes, jouiffons du bonheur de fentir qu'aucun d'eux n'eft comparable a celui que nous avions éprouvé, & que nous retrouverons plus délicieux encore! Adieu, ma charmante amie. Je confens a attendre votre retour : mais preiTez-le donc, & n'oubliez pas combien je le defire. Paris, ce 8 Novembre 17... (1) Du Bïuoï, Tragédie du Siege de Calais.  Les Liaifons dangereufes. 47 LETTRE CXXXIV. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont, En vérité, Vicomte, vous êtes bien comme les enfanrs, devant qui il ne faut rien dire ! & a qui on ne peut rien montrer qu'ils ne veuillent s'en emparer aufli-tót! Une fimple idéé qui me vient, a laquelle même je vous avert.is que je ne veux pas m'arrêter, paree que je vous en parle, vous en abufez pour y ramener mon attention; pour m'y fixer., quand je cherche a m'en diftraire& me faire, en quelque forte, partager malgré moi vos defirs étourdis! Eft-il donc généreux a vous de me laiflèr fupporter feule tour le fardeau de la prudence ? Je vous le redis, & me le répete plus fouvent encore, 1'arrarigemenr, que vous me propofez eft réellement impoflible. Quand vous y mettriez toute Ia générofité que vous me montrez en ce moment, croyez-vous donc que je n'aye pas aufli ma délicatefle, & que je veuille accepter des facrifices qui nuiroient a votre bonheur? Or, eft-il vrai, Vicomte, que vous vous  4ló Les Liaifons dangereufes. faites illufion fur le fentiraenc qui vous attaché a Madame de Tourvel ? C'efi de 1'amour, ou il n'en exifta jamais : vous Ie niez bien de cent facons; mais vous Ie prouvez de mille. Qu?efl-ce, par exemple, que ce fubterfuge dont vous vous fervcz vis-a-vis de vous-même , (car je vous crois fincere^avec moi) qui vous fait rapporter a 1'envie d'obferver le defir que vous ne pouvez ni'cacher ni combattre, de garder cette femme? Ne diroit-on pas que jamais vous n'en avez rendu une autre heureufe, parfaitement heureufe ? Ah, fi vous en doutez , vous avez bien peu de mémoire ! Mais non, ce n'eft pas cela. Tout fimplement votre coeur abufë votre efprir, & Je fait fe payer de mauvaifes raifons : mais moi, qui ait un grand intérêt a ne pas m'y tromper, je ne fuis pas fi facile h contenter. C'eft ainfi qu'en remarquant votre politeffe, qui vous a fait fupprimer foigneufement tous les mots que vous vous êtes imagmé rn'avoir déplu, j'ai vu cependant que, peut-être fans vous en appercevoir, vous n'en conferviez pas moins les mêmes idéés. En effet, ce n'eft plus 1'adorable, la célefte Madame de Tourvel : mais c'eft une femme étonnante, une femme délicate & fenfible, & cela a 1'exclufion de toutes ies autres; une femme rare enfin, & telle qiton  Les Liaifons dangereufes. 49 qu'on n'en rencontreroit pas une feconde. II en eft de même de ce charme inconnu, qui n'eft pas le plus fort. Hé bien, foit: mais puifque vous ne 1'aviez jamais trouvé jufques-la, il eft bien a croire que vous ne Ie trouveriez pas davantage h 1'avenir , & la perte que vous feriez n'en feroit pas moins irréparable. Ou ce fontla , Vicomte, des fymptömes afïbrés d'amour, ou il faut renoncer a en trouver aucun. Soyez afluré que, pour cette fois, je vous parle fans humeur. Je me fuis promis de n'en plus prendre; j'ai trop bien reconnu qu'elle pouvoit devenir un piege dangereux. Croyez-moi, ne foyons qu'amis, & reftons-en la. Sachez-moi gré feulement de mon courage a me défendre : oui, de mon courage; car il en faut quelquefois , même pour ne pas prendre un parti qu'on fent être mauvais. Ce n'eft donc plus que pour vous ramener a mon avis par perfuafion, que je vais répondre a Ia demande que vous me faites fur les facrifices que j'exigerois, & que vous ne pourriez pas faire. Je me fers a deffein de ce mot exiger, paree que je fuis bien füre que, dans un moment, vous m'allez en effet trouver trop exigeante : mais tant mieux. Loin de me fScher de vos refus, je vous en remer- Partie IV. C  50 Les Liaifons dangereufes. cierai. Tenez, ce n'eft pas avec vous que je veux diffimuler, j'en ai peut - être befoin. J'exigerois donc, voyez Ia cruauté ! que cette rare, cette étonnante Madame de Tourvel ne fut plus pour vous qu'une femme ordinaire, une femme telle qu'elle eft feulement: car il ne faut pas s'y tromper; ce charme qu'on croit trouver dans les autres, c'eft en nous qu'il exifte, & c'eft 1'amour feul qui embellit tant 1'objet aimé. Ce que je vous demande la, tout impoffible que cela foit, vous feriez peut-être bien 1'eiTorc de me le promettre, de me le jurer même; mais, je 1'avoue, je n'en croirois pas de vains difcours. Je ne pourrois être perfuadée que par 1'enfemble de votre conduite. Ce n'eft pas tout encore, je ferois capricieufe. Ce facrifiee de la petite Cécile, que vous m'offrez de fi bonne grace, je ne m'en foucierois pas du tout. Je vous demanderois au contraire de continuer ce pénible fervice , jufqu'a nouvel ordre de ma part; foit que j'aimafie a abufer ainfi de mon empire, foit que, plus indulgente ou plus jufte, il me fiiffit de difpofer de vos fentiments fans vouloir contrarier vos plaifirs. Quoi qu'il en foit, je voudrois être obéi>, & mes ordres feroient bien rigoureux!  Les Liaifons dangereufes. 51 II eft vrai qu'alors je me croirois obligée de vous remercier; que fait-on? peutêtre même de vousrécompenfer. Sürement, par exemple, j'abrégerois une abfence qui me deviendroit infupportable. Je vous reverrois enfin, Vicomte, & je vous reverrois... comment?... Mais vous vous fouvenez que ceci n'eft plus qu'une converfation , un fimple récit' d'un projet impoflible, & je ne veux pas i'oublier toute feule... Savez-vous que mon procés m'inquiete un peu? J'ai voulu enfin connoitre au jufte quels étoient mes moyens ; mes Avocats me citent bien quelques loix, & fur-tout beaucoup d''autorités, comme ils les appellent : mais je n'y vois pas autant de raifon & de juftice. J'en fuis prefque a regretter d'avoir refufé 1'accommodement. Cependant je me raffure , en fongeant que le Procureur eft adroit , 1'Avocac éloquent, & la Plaideufe jolie. Si ces trois moyens devoient ne plus valoir, il faudroit changer «out le train des affaires; & que deviendroit le refpecl pour les anciens ufages! Ce procés eft aétuellement la feule chofe qui me retienne ici. Celui de Belleroche eft fini : hors de Cour, dépens compenfés. II en eft a regretter le bal de ce foir; c'eft bien Ie regret d'un défceuvré! Je lui rendrai fa liberté entiere, a mon retour Cij  52 Les Liaifons dangereufes. a la Ville. Je lui fais ce douloureux facrlfice, & je m'en confole par la générofité qu'il y trouve. Adieu, Vicomte, écrivez-moi fouvent : le détail de vos plaifirs me dédommagera au moins en partie des ennuis que j'ér prouve. Du Chat eau de... ce 11 Novembre 17... LETTRE CXXXV. L.a Préfidente de Tourvel ci Madams de rosemonde. J'essave de vous écrire, fans favoir encore fi je le pourrai. Ah! Dieu, quand je fonge qu'a ma derniere Lettre, c'étoit 1'excès de mon bonheur qui m'empêchoit de la continuer! C'eft celui de mon défefpoir qui m'accable a préfent; qui ne me laifiè de force que pour fentir mes douleurs, & m'öte celle de les exprimer. Valmont... Valmont ne m'aime plus; il ne m'a jamais aimée. L'amour ne s'en va pas ainfi. II me trompe, il me trahit, il m'cutrage. Tout ce qu'on peut réunir d'infortunes, d'humiliations, je les éprouve, & c'eft de lui qu'elles me viennent!  Les Liaifons dangereufes. 53 Et ne croyez pas que ce foit un fimple foupcon : j'étois fi loin d'en avoir! Je n'ai pas le bonheur de pouvoir douter. Je 1'ai vu : que pourroit-il me dire pour fe jufti- fier? Mais que lui importe! il ne le tentera feulement pas... Malheureufe! que lui feront tes reproches & teslarmes? c'eft bien de toi qu'il s'occupe!... II eft donc vrai qu'il m'a facrifiée, livrée même... & a qui?... une vile créature... Mais que dis-je? Ah! j'ai perdu jufqu'au droit de la méprifer. Elle a trahi moins de devoirs, elle eft moins coupable que moi. Oh! que la peine eft douloureufe, quand elle s'appuye fur le remords! Je fens mes tourments qui redoublenr. Adieu, ma chere amie, quelque indigne que je me ibis rendue de votre pitié, vous en aurez cependant pour moi, fi vous pouvez vous former 1'idée de ce que je fouffre. Je viens de relire ma Lettre, & je m'appercois qu'elle ne peut vous inftruire de rien; je vais donc tacher d'avoir le courage de vous raconter ce cruel événement. C'étoit hier; je devois, pour la première fois depuis mon retour, fouper hors de chez moi. Valmont vint me voir a cinq heures; jamais il ne m'avoit paru fi tendre. II me fit connoitre que mon projet de fortir le contrarioit, & vous jugez que j'eus bientöt celui de refter chez moi. Cependant, deux C iij  54 Les Liaifons dangereufes. heures après, & tout-a-coup, fon air & fon ton changerent fenfïblement. Je ne fais s'il me fera échappé quelque chofe qui aura pu lui déplaire; quoi qu'il en foit, peu de temps après, il prétendic fe rappeller une affaire qui 1'obligeoic de me quitter, & il s'en alla: ce ne fut pourtant pas fans m'avoir témoigné des regrecs très-vifs, qui me parurent tendres, & qu'alors je crus finceres. Rendue a moi - même , je jugeai plus convenable de ne pas me difpenfer de mes premiers engagements, puifque j'étois libre de les remplir. Je finis ma toilette, & montai en voiture. Malheureufement mon cocher me fit palier devant 1'Opéra, & je me trouvai dans 1'embarras de la fortie; j'appercusa quatre pas devant moi, & dans la file a cöté de la mienne, la voiture de Valmont. Le coeur me battic aufli-töt, mais ce n'étoit pas de crainte; & la feule idéé qui m'occupoit, étoit le defir que ma voiture avancat. Au-lieu de cela , ce fut la fienne qui fut forcée de reculer , & qui fe trouva a cöté de Ia mienne. Je m'avancai fur-le-champ : quel fut mon étonnement , de trouver a fes cötés une fille, bien connue pour telle! Je me retirai, comme vous pouvez penfer, & c'en étoit déja bien affèz pour navrer mon coeur : mais ce que vous aurez  Les Liaifons dangereufes. 55 peine a croire, c'eft que cette même fille, apparemment inftruite par une odieufe confidence , n'a pas quitté la portiere de la voiture , ni ceflè de me regarder avec des éclats de rire a faire fcene. Dans i'anéantiffemenc ou j'en fus, je me laiffai pourtant conduire dans la maifon oü je devois fouper : mais il me fuc impoffible d'y refter; je me fentois, a chaque inftanc, prête a m'évanouir, & furtout je ne pouvois retenir mes larmes. En rentrant, j'écrivis a M. de Valmont, & lui envoyai ma Lettre aufii-töt; il n'étoit pas chez lui. Voulant, a quelque prix que ce füt, fortir de eet état de mort, ou le confirmer a jamais, je renvoyai avec ordre de 1'attendre : mais avant minuit mon domeftique revint , en me difant que le cocherqui étoit de retour, lui avoit dit que fon maitre ne rentreroit pas de la nuit. J'ai cru ce matin n'avoir plus autre chofe a faire qu'a lui redemander mes Lettres, & le prier de ne plus venir chez moi. J'ai en effet donné des ordres en conféquence; mais, fans doute, ils étoient inutiles. II eft prés de midi; il ne s'eft point encore préfenté, & je n'ai pas même recu un mot de lui. A préfent, ma chere amie, je n'ai plus rien i ajouter : vous voila inftruite , 65c vous connoilïèz mon cceur. Mon feul efC iv  5 6 Les Liaifons dangereufes. poir eft de n'avoir pas long-temps encore a affliger votre fenfible amitié. Paris, ce 15 Novembre 17... LETTRE CXXXVI. La Préfidente deTourvel** Vicomte i>e Valmont. S>ANSrr/°,Ute' Monfie^, après ce qui s e pafte hier, vous ne voïs attendez plus a etre recu chez moi, & fans doute auffi vous ie defirez peu! Ce billet a donc rooms pour objet de vous prier de n'y plus venir, que de vous redemander de' Lettres qui n auroient jamais dü exiften & qui, fi elles ont pu vous intéreflèr un moment, comme des preuves de 1'aveuglement que vous aviez fait naitre ne peuvent que vous être indifférentes a 'préfent quil eft diflipé, & qu'elles n'exprl cétr'uit q femimenC qUe V0US a*ez Je reconnois & j'avoue que j'ai eu tort de prendre en vous une confiance, don tant d autres avant moi avoient été les victimes ; en cela je n'accufe que moi feule : mais je croyois au moins n'avoir pas mérité  Les Liaifons dangereufes. 57 d'être livrée, par vous, au mépris & h Fin» fulte. Je croyois qu'en vous facrifiant tout, & perdant pour vous feul mes droits a 1'eftime des autres & a la mienne, je pouvois m'attendre cependant a ne pas être jugée par vous plus févérement que par le public , dont 1'opinion fépare encore , par un immenfe intervalle, la femme foible de la femme dépravée. Ces torts, qui feroient ceux de tout le monde, font les feuls dont je vous parle. Je me tais fur ceux de 1'amour; votre coeur n'entendroit pas le mien. Adieu, Monfieur. Paris, ce 15 Novembre 17... LETTRE CXXXVII. Le Vicomte de Valmontö la Préfidente de Tourvel. O n vient feulement, Madame, de me rendre votre Lettre ; j'ai frémi en Ia lifant, & elle me lailTe a peine Ia force d'y répondre. Quelle affreufe idéé avez-vous donc de moi! Ah! fans doute, j'ai des torts; & tels que je ne me les pardonnerai de ma vie, quand même vous les couvririez de votre indulgence. Mais que ceux que C v  58 Les Liaifons dangereufes. vous me reprochez, ont toujours été loin de mon ame! Qui, moi! vous humiiier! vousavilir! quand je vous refpeéte autant que je vous chéris; quand je n'ai connu 1'orgueil que du moment oü vous m'avez jugé digne de vous. Les apparences vous ont dé?ue ; & je conviens qu'elles ont pu être contre moi : mais n'aviez-vous donc pas dans votre coeur ce qu'il falloit pour les combattre? & ne s'eft-il pas révolté a la feule idéé qu'il pouvoit avoir a fe plaindre du mien ? Vous 1'avez cru cependant ! Ainfi, non-feuiement vous m'avez jugé capable de ce délire atroce, mais vous avez même craint de vous y être expofée par vos bontés pour moi. Ah ! fi vous vous trouvez dégradée a ce point par votre amour, je fuis donc moi-même bien vil a vos yeux? Opprefle par le fentiment douloureux que cette idéé me caufe, je perds a la répoufier le temps que je devrois employer a la détruire. J'avouerai tout , une autre confidération me retient encore. Faut-il donc retracer des faits que je voudrois anéantir, & fixer votre attention & la mienne fur un moment d'erreur que je voudrois racheter du reite de ma vie, dont je fuis encore a concevoir la caufe, &dont Ie fouvenir doit faire a jamais mon humiliation & mon défefpoir ? Ah! fi en m'accufanc, je  Les Liaifons dangereufes. 59 dois excicer votre colere, vous n'aurez pas au moins a chercher loin votre vengeance; il vous fuffira de me livrer a mes remords. Cependant, qui le croiroit? eet événement a pour première caufe , le charme tout-puiffant que j'éprouve auprès de vous. Ce fut lui qui me fit oublier trop longtemps une affaire importante , & qui ne pouvoit fe remettre. Je vous quittai trop tard, & ne trouvai plus la perfonne que j'allois chercher. J'efpérois la rejoindre a i'Opéra, & ma démarche fut pareillement infruélueufe. Emilie que j'y trouvai, que j'ai connue dans un temps oü j'étois bien loin de connoitre ni vous , ni 1'amour , Emilie n'avoit pas fa voiture, & me demanda de la remettre chez elle, a quatre pas de-la. Je n'y vis aucune conféquence, & j'y conlèntis. Mais ce fut alors que je vous rencontrai, & je fentis fur-le-champ que vous feriez portée a me juger coupable. La crainte de vous déplaire ou de vous affliger, eft fi puifiante fur moi, qu'elle dut être & fut en effet bientöt remarquée. J'avoue même qu'elle me fit tenter d'engager cette fille a ne pas fe montrer; cette précaution de la délicateffe a tourné comme 1'amour. Accoutumée, comme toutes celles de fon état, a n'êcre füre d'un emC vj  6o Les Liaifons dangereufes. pire toujours ufurpé, que par 1'abus qu'elles fe permettent d'en faire, Emilie fe\arda bien den a.flèr échapper une occafion fi éclatante. P us elle voyoit mon emba ras r 7;VÏÜS d,e afft(fl0ic defemon? trer; & fa folie gaieté, dont ie rougi, que vous ayiez pu un moment vou's croire 1'objet, n avoit de caufe que la peine cruelle que je refientois, qui elle-même venoit encore de mon refpeél & de mon amour. Jufques-la, fans doute, je fuis plus malheureux que coupable ; & Ces torts, qui Jeroient ceux de tout le monde, & les fe^ dom vous me parlez, ces torts n'exiftant pas , ne peuvent m'être reprochés. Mais vous vous taifez en vain fur ceux de IV mour : je ne gorderai pas fur eux ]e même rómpre ^ m'obJiSe a le ïe ^/f PaS- qUe' dans Ia conf"»on oü Lnf ? °et ,nconcerable égaremenc, je puiflè./ans une extréme douleur, prendre iur moi d en rappeller Je fouvenir. Pénétré de mes torts, je confentirois a en porter la S'"e' °iJ "«^'"non pardon du temps, de mon éternelle tendrefie & de mon repen tir. Maïs comment pouvoir me taire, quand 2—eboUsfeifflpone;Le Ne croyez pas que je cherche un dérour pour excnfer ou p3llier ma ftüte . je  Les Liaifons dangereufes. 61 voue coupable. Mais je n'avoue point, je n'avouerai jamais que cette erreur humiliante puiiTe être regardée comme un tort de Pamour. Eh ! que peut-il y avoir de commun entre une furprife des fens, entre un moment d'oubli de foi-même, que fuivent bientöt Ia honte & Ie regret, & un fentiment pur, qui ne peut naitre que dans une ame délicate, s'y foutenir que par 1'eftime, & dont enfin le bonheur efi le fruit! Ah! ne profanez pas ainfi Pamour. Craignez fur-tout de vous profaner vous-même , en réuniffant fous un même point de vue, ce qui jamais ne peut fe confondre. Laiffez les femmes viles & dégradées redouter une rivalité qu'elles fentent malgré elles pouvoir s'établir, & éprouver les tourments d'une jaloufie également cruelle & humiliante: mais vous, détournez vos yeux de ces objets qui fouilleroient vos regards; & pure comme la Divinité, comme elle aufli puniflez 1'oftenfe fans la reflêntir. Mais quelle peine m'impoferez-vous, qui me foit plus douloureufe que celle que je redens ? qui puifle être comparée au regret de vous avoir déplu, au défefpoir de vous avoir affligée, h 1'idée accablante de m'être rendu moins digne de vous ? Vous vous occupez de punir! & moi, je vous demande des confoladons : non que je les mérite, mais paree qu'elles me font nécef-  6a Les Liaifons dangereufes. faires, & qu'elles ne peuvent me venir que de vous. Si tout-a-coup , oubliant mon amour & le votre, & ne mettant plus de prix h mon bonheur, vous voulez au contraire me livnr a une douleur éternelle, vous en avez le droit; frappez : mais fi, plus indulgente ou plus fenfible, vous vous rappellez encore ces fentiments fi tendres qui uniffoienc nos casurs; cette volupté de 1'ame, toujours renaifiante & toujours plus vivement fentie; ces jours fi doux, fi fortunés, que chacun de nous devoit a 1'autre; tous ces biens de 1'amour & que lui feul procure, peut-être préférerez-vous le pouvoir de les faire renaïtre h celui de les détruire. Que vous dirois-je enfin ? j'ai tout perdu, «Sc tout perdu par ma faute; mais je puis tout recouvrer par vos bienfaits. C'efi h vous a décider maintenant. Je n'ajoute plus qu'un mot. Hier encore, vous me juriez que mon bonheur étoit bien für tant qu'il dépendroit de vous! Ah! Madame, me livrez-vousaujourd'hui a un défefpoir éternel? Paris, ce 15 Novembre 17...  Les Liaifons dangereufes. 63 LETTRE CXXXVIII. Le Vicomte de Valmont i te Marquife DE MeRTEUIL. Je perfifte, ma belle amie : non, je ne fuis point amoureux; & ce n'eft pas ma faute fl les circonftances me forcent d'en jouer le röle. Confentez feulement, & revenez; vous verrez bien-töt par vous-même, combien je fuis iincere. J'ai fait mes preuves hier, & elles ne peuvent être détruites par ce qui fe pafte aujourd'hui. J'étois donc chez la tendre Prude; & j'y étois bien fans aucune autre affaire : car la petite Volanges, malgré fon état, devoic palier toute la nuit au bal précoce de Madame V Le défoeuvrement m'avoit fait defirer d'abord de prolonger cette foirée ; & j'avois même, a ce fujet, exigé un petit facrifice : mais a peine fut-il accordé, que le plaifir que je me promettois fut troublé par 1'idée de eet amour que vous vous obftinez a me croire, ou au moins a me reprocher; en forte que je n'éprouverai plusd'autre defir, que celui de pouvoir a-la-fois m'affurer & vous convaincre, que c'étoit de votre part, pure calomnie.  H Les Liaifons dangereufes. Je pris donc un parti violent; & fous un prétexte aftèz léger, je laiftai la ma Belle , toute furprife, & fans doute encore plus aimgée. Mais moi, j'allai tranquillement joindre Emilie a 1'Opéra ; & elle pourroit vous rendre compte, que jufqu'a ce matin que nous nous fommes féparés, aucun regret n a ttoublé nos plaiiirs. J'avois pourtant un affez beau fujet d'inquiétude, fi ma parfaite indiiférence ne m'en avoit fauvé : car vous faurez que j'étois a peine a quatre maifons del'Opéra, & ayant Emilie dans ma voiture, quecellede 1'auftere dévote vint exaciement ranger la mienne, & qu'un embams furvenu nous laifTa pres d un demi-quart d'heure a cöté 1'un de 1 autre. On fe voyoit comme a midi & il n y avoit pas moyen d'échapper. Mais ce n'eft pas tout; je m'avifai de confier a Emilie que c'étoit Ia femme a Ia Lettre. ( Vous vous rappellerez peut-être cette folie-la, & qu'Emilie étoit le pupïtreCO > Elle qui ne 1'avoit pas oubliée, & qui eftrieufe, n'eut de cefiè qu'ellen'eüt confidéré tout a fon aife cette vertu, difoit-elle, «5c cela, avec des éclats de rire d un fcandale a en donner de 1'humeur. Ce n'eft pas tout encore; la jaloufefem- (!) Lettres XLVI & XLVII,  Les Liaifons dangereufes. 65 me n'envoya-t-elle pas chez moi des le foir même? Je n'y étois pas : mais, dans fon obftination, elle y envoya une feconde fois, avec ordre de m'attendre. Moi, dès que j'avois été décidé a refter chez Emilie,j'avois renvoyé ma voiture, fans autre ordre au Cocher que de venir me reprendre ce matin; & comme en arrivant chez moi, il y trouva 1'amoureux meiTager, il crut tout fimple de lui dire que je ne rentrerois pas de la nuit. Vous devinez bien l'effet de cette nouvelle, & qu'a mon retour j'ai trouvé mon congé fignifié avec toute la dignité que comportoit la circonftance. Ainfi cette aventure, interminable felon vous, auroit pu, comme-vous voyez, être finie de ce matin; fi même elle ne 1'eftpas, ce n'eft point, comme vous 1'allez croire, que je mette du prix a Ia continuer : c'eft que, d'une part, je n'ai pas trouvé décent de_ me laiftèr quitter; &, de 1'autre, que j'ai voulu vous réferver 1'honneur de ce facrifice. J'ai doncrépondu au févere billet par une grande épitre de fentiments ; j'ai donné de longues raifons, & je me fuis repofé fur 1'amour, du foin de les faire trouver bonnes. J'ai déja réufli. Je viens de recevoir un fecond billet, toujours bien rigoureux, & qui confirme 1'éternelle rupture, comme cela devoit être; mais dont le ton n'eft pour-  66 Les Liaifons dangereufes. tant plus le même. Sur-tout, on ne veut plus me voir : ce parti pris y eft annoncé quatre fois de la maniere la plus irrévocable. J'en ai conclu qu'il n'y avoit pas un moment a perdre pour me préfenter. J'ai déja envoyé mon ChalTeur, pour s'emparer du Suiffe; & dans un moment, j'irai moimême faire figner mon pardon : car dans les torts de cette efpece, il n'y a qu'une feule formule qui porte abfolucion générale , & celle-la ne s'expédie qu'en préfence. Adieu, ma charmante amie; je cours center ce grand événement. Paris, ce 15 Novembre 17... LETTRE CXXXIX. La Préfidente de Tourvel a Madame de rosemonde. C^)ue je me reproche, ma fenfible amie, de vous avoir parlé trop & trop tot, de mes peines paiTageres ! Je fuis caufe que vous vous affligez a préfent; ces chagrins qui vous viennent de moi durenc encore, & moi, je fuis heureufe. Oui , tout eft oublié, pardonné; difons mieux, tout eft réparé. A eet étac de douleur & d'angoiffè,  Les Liaifons dangereufes. 6? ont iuccédé le calme & les délices. O joie de mon coeur, comment vous exprimer! Valmont eft innocent; on n'eft point coupable avec autant d'amour. Ces torts graves, offenfants, que je lui reprochois avec tant d'amertume, il ne les avoit pas; & fi, fur un feul point, j'ai eu befoin d'indulgence, n'avois-je donc pas aufli mes injuftices a réparer? Je ne vous ferai point le détail des faits ou des raifons qui le juftifient; peut-être même 1'efprit les apprécieroic mal : c'eft au coeur feul qu'il appartient de les fentir. Si pourtant vous deviez me foupconner de foibleflê, j'appellerois votre jugement a 1'appui du mien. Pour les hommes, ditesvous vous-même, 1'infidélité n'eft pas 1'inconftance. Ce n'eft pas que je ne fente que cette diftinction, qu'en vain 1'opinion autorife, n'en bleflè pas moins la délicateflè; mais de quoi fe plaindroit la mienne, quand celle de Valmont en fouffre plus encore? Ce même tort que j'oublie, ne croyez pas qu'il fe le pardonne ou s'en confole; & pourtant, combien n'a-t-il pas réparé cette légere faute par 1'excès de fon amour & celui de mon bonheur! Ou ma félicité eft plus grande, ou j'en fens mieux le prix depuis que je crains de Favoir perdu : mais ce que je puis vous  68 Les Liaifons dangereufes. dire, c'eft que, fi je me fentois Ja force de fupporter encore des chagrins aufli cruels que ceux que je viens d'éprouver, je ne croirois pas en acheter trop cher Ie furcroit de bonheur que j'ai goüté depuis. O ma tendre mere! grondez votre fille inconfidérée, de vous avoir aftligée par trop de précipitation ; grondez-la d'avoir jugé témérairement & calomnié celui qu'elle ne devoit pas ceflèr d'adorer : mais en la reconnoiffant imprudenre , voyez-la heureufe , & augmentez fa joie en la partageant. Paris, ce 16 Novembre 17..., au foir. LETTRE CXL. Le Vicomte de Valmont d la Marquife de Merteuil. c Comment donc fe fait-il, ma belle amie, que je ne recoive point de réponfe de vous ? Ma derniere Lettre pourtant me paroiflbit en mériter une; & depuis trois jours que je devrois 1'avoir recue, je 1'attends encore! Je fuis faché au moins; aufli ne vous parlerai-je pas du tout de mes grandes affaires. Que Ie raccommodement ait eu fon plein  Les Liaifons dangereufes. 69 eiTec; qu'au - lieu de reproches & de méfiance , il n'aic produit que de nouvelles tendreffës ; que ce foit moi aciuellement qui recoive les excufes & les réparations dues a'ma candeur foupconnée, jene vous en dirai mot : & fans 1'événement imprévu de la nuit derniere, je ne vous écrirois pas du tout. Mais comme celui-la regarde votre pupille, & que vraifemblablement elle ne fera pas dans le cas de vous en informer elle-méme, au mofns de quelque temps, je me charge de ce foin. Par des raifons que vous devinerez, ou que vous ne devinerez pas, Madame de Tourvel ne m'occupoic plus depuis quelques jours; & comme ces raifons-tè ne pouvoient exifter chez la petite Volanges, j'en étois devenu plus affidu auprès d'elle. Grace a Pobligeant Portier, je n'avois aucun obftacle a vaincre, & nous menions, votre pupille & moi, une vie commode & réglée. Mais 1'habitude amene la négligence : les premiers jours, nous n'avions jamais pris affez de précautions pour notre füreté; nous tremblions encore derrière les verrous. Hier, une incroyable diftraction a caufé 1'accident dont j'ai a vous inftruire; & fi, pour mon compte, j'en ai été quitte pour Ia peur, il en eoüte plus cher a Ia petite fille. Nous ne dormions pas, mais nous étions  70 Les Liaifons dangereufes. dans le repos & 1'abandon qui fuive-nt Ia volupté , quand nous avons entendu la porte de la chambre s'ouvrir tout-a-coup. Aufli-töt je faute a mon épée, tant pour ma défenfe que pour celle de notre commune pupille; je m'avance & ne vois perfonne : mais en effet la porte étoit ouverte. Comme nous avions de la lumiere, j'ai été a la recherche , & n'ai trouvé ame qui vive. Alors je me fuis rappellé que nous avions oublié nos précautions ordinaires, & fans doute Ia porte poulTée feulement, ou mal fermée, s'étoit rouverte d'ellemême. En allant rejoindre ma timide compagne pour Ia tranquillifer, je ne 1'ai plus trouvée dans fon lit; elle étoit tombée, ou s'étoit fauvée dans fa ruelle : enfin, elle y étoit étendue fans connoifiance, & fans autre mouvement que d'aflèz fortes convulfions. Jugez de mon embarras! Je parvins pourtant a la remettre dans fon lit, & même a la faire revenir; mais elle s'étoit blefTée dans fa chüte, & elle ne tarda pas a en reffentir les effets. Des maux de reins, de violentes coliques, des fymptömes moins équivoques encore , m'ont eu bientöt éclairé fur fon état: mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d'abord celui oü elle étoit auparavant; car elle ne s'en doutoit pas. Jamais peut-  Les Liaifons dangereufes. jx être, jufqu'a elle, on n'avoit confervé tant d'innocence, en faifanc fi bien tout ce qu'il falloit pour s'en défaire! Oh! celle-la ne perd pas fon temps a réfléchir. Mais elle en perdoit beaucoup a fe défoler, & je fentois qu'il falloit prendre un parti. Je fuis donc convenu avec elle que j'irois fur-le-champ chez le Médecin & le Chirurgien de la maifon, & qu'en les prévenant qu'on alloit venir les chercher, je leur confierois le tout , fous Ie fecret; qu'elle, de fon cöté, fonneroit fa Femmede-chambre; qu'elle lui feroic ou ne lui feroit pas fa confidence, comme elle voudroit; mais qu'elle enverroit chercher du fecours, & défendroit fur-tout qu'on réveillat Madame de Volanges : attention délicate & naturelle d'une fille qui crainc d'inquiéter fa mere. J'ai fait mes deux courfes & mes deux confeflions le plus lefiemenc que j'ai pu , & de-la je fuis rentré chez moi, d'oü je ne fuis pas encore forti : mais le Chirurgien, que je connoiflbis d'ailleurs, efi; venu 5 midi me rendre compte de 1'état de la malade. Je ne m'étois pas trompé ; mais il efpere que s'il ne furvient pas d'accident, on ne s'appercevra de rien dans la maifon. La Femme-de-chambre eft du fecret ; le Médecin a donné un nom a la maladie ; & cette affaire s'arrangera comme  7a Les Liaifons dangereufes. mille autres , a moins que par la fuite il ne nous foit utile qu'on en parle. Mais y a-t-il encore quelque intérêt commun entre vous & moi ? Votre filence m'en feroit douter; je n'y croirois même plus du tout, fi le defir que j'en ai ne me faifoit chercher tous les moyens d'en conferver 1'efpoir. Adieu, ma belle amie; je vous embraflê, rancune tenante. Paris, ce si Novembre ij... LETTRE CXLI. La Marquife de Merteul au Vicomte de Valmont. M on Dieu! Vicomte, que vous me gênez par votre obftination! Que vous importe mon filence? croyez-vous, fi je Ie garde, que ce foit faute de raifons pour me défendre. Ah! p!üc a Dieu! Mais non, c'eft feulement qu'il m'en coüte de vous les dire. Parlez-moi vrai; vous faites-vous illufion a vous-même, ou cherchez-vous a me tromper? la différence entre vos difcours & vos ach'ons, ne me laifiè de choix qu'en- tre  Les Liaifons dangereufes. 73 kq ces deux fentiments: Jequel eft le véritable? Que voulez-vous donc que je vous dife, quand moi-même je ne fais que penfer? Vous paroiffez vous faire un grand mérite de votre derniere fcene avec la Préfidente; mais qu'eft-ce donc qu'elle prouve pour votre fyftême, ou contre le mien? Affurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez aflez cette femme pour ne la pas tromper, pour n'en pas faifir toutes les occafions qui vous paroïtroient agréables ou faciles : je ne doutois même pas qu'il ne vous fut a-peu-près égal de fatiffaire avec une autre, avec la première venue , jufqu'aux defirs que celle-ci feu'e auroit fait naitre; & je ne fuis pas furprife que, par un libertinage d'efprit qu'on auroic tort de vous difputer, vous ayez fait une fois par projet, ce que vous aviez fait mille autres par occnfion. Qui ne fait que c'eft la le fimple courant du monde, & votre ufage a tous tant que vous êtes, depuis le fcélérat jufqu'aux efpeces? Celui qui s'en .abftient aujourd'hui, paffe pour romanefque; & ce n'eft pas-la, je crois, le défauc que je vous reproche. Mais ce que j'ai dit, ce que j'ai penfé, ce que je penfe encore , c'eft que vous n'en avez pas moins de Pamour pour votre Préfidente; non pas, a la vérité, de Partie IF. D  74 Les Liaifons dangereufes. 1'amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez avoir; de celui, par exemple, qui fait trouver a une femme les agrémencs ou les qualités qu'elle n'a pas; qui la place dans une clafïè a part, & met toutes les autres en fecond ordre; qui vous tient encore attaché a elle, mê« me alors que vous 1'outragez; tel enfin que je concois qu'un Sultan peut le reffentir pour fa Sultane favorice; ce qui ne 1'empêche pas de lui préférer fouvent une fimple Odalifque. Ma comparaifon me paroit d'autant plus julie, que, comme lui, jamais vous n'êtes ni 1'Amant ni 1'ami d'une femme, mais toujours fon tyran ou fon cfclave. Auffï fuis-je bien füre que vous vous êtes bien humilié, bien avili, pour rentrer en grace avec ce bel objet! & trop heureux d'y être parvenu , dés que vous croyez le moment arrivé d'obtenir votre pardon , vous me quittez pour ce grand événement. Encore dans votre derniere Lettre , fi vous ne m'y parlez pas de cette femme uniquement, c'eft que vous ne voulez m'y rien dire de vos grandes affaires ; elles vous femblent fi importantes, que le filence que vous gardez a ce fujet, vous femble une punition pour moi. Et c'eft après ces milles preuves de votre préférence décidée pour une autre, que vous  Les Liaifons dangereufes, 75 ine demandez tranquillement s'il y a encore quelqu'intérêt commun entre vous & moi! Prenez-y garde, Vicomte ; fi une fois je réponds, ma réponfe fera irrévocable; & craindre de la faire en ce momenc , c'eft peuc-être déja en dire trop. Aufli je n'en veux abfolumenc plus parler. Touc ce que je peux faire, c'efi: de vous raconter une hiftoire. Peut-être n'aurezvous pas le temps de la lire, ou celui d'y faire aflèz attention pour la bien entendre? libre a vous. Ce ne fera, au pis-aller, qu'une hiftoire de perdue. Un homme de ma connoifllnce s'étoit empétré, comme vous, d'une femme qui lui faifoit peu d'honneur. II avoit bien, par intervalle, le bon efprit de fentir que, tot ou tard, cette aventure lui feroit torc : mais quoiqu'il en rougic, il n'avoit pas le courage de rompre. Son embarras étoit d'autant plus grand, qu'il s'étoit vanté a fes amis d'être entiérement libre, & qu'il n'ignoroit pas que le ridicule qu'on a, augmente toujours en proportion qu'on s'en défend. II paflbit ainfi fa vie, ne ceffanc de faire des fottifes, & ne ceflant de dire après : Ce n'eft pas ma faute. Cet homme avoit une amie qui fut tentée un moment de le livrer au Public en cet étac d'ivreflè , & de rendre ainfi fon ridicule ineffacable : mais pourtant plus généreufe D ij  /6 Les Liaifons dangereufes. que maligne, ou peut-être encore par quelque autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen, pour être a tout événement, dans le cas de dire, comme fon ami: Ce n'eft pas ma faute. Elle lui fit donc parvenir fans aucun avis, la Lettre qui füie, comme un remede dont 1'ufage pourroit être utile a fon mal. „ On s'ennuie de tout, mon Ange , „ c'eft une loi de la Nature; ce n'eft pas „ ma faute. „ Si donc je m'ennuie aujonrd'hui d'une „ aventure qui m'a occupée entiérement „ depuis quatre mortels mois, ce n'eft pas ,, ma faute. „ Si, par exemple, j'ai eu jufte autant „ d'amour que toi de vertu, & c'eft fü„ rement beaucoup dire, il n'eft pas éton„ nant que 1'un ait fini en même-temps „ que 1'autre. Ce n'eft pas ma faute. „ II fuit de-la que, depuis quelque temps, „ je t'ai trompée : mais aufli, ton impi„ toyable tendrefle m'y forcoit en quelque „ forte. Ce n'eft pas ma faute. „ Aujourd'hui, une femme que j'aime „ éperduement, exige que je te facrifie. Ce n'eft pas ma faute. „ Je fens bien que voila une belle occa„ fion de crier au parjure : mais fi la Na-  Les Liaifons dangereufes. 77 ture n'a accordé aux hommes que Ia „ confiance , tandis qu'elle donnoit aux „ femmes 1'obflination , ce n'eft pas ma ,, faute. „ Crois-moi, choifis un autre Amant, ,, comme j'ai fait une autre Maitreflè. Ce „ confeil eft bon, très-bon; fi tu le troH„ ves mauvais, ce n'eft pas ma faute. „ Adieu, mon Ange, je t'ai prife avec „ ^plaifir , je te quitte fans regret : je te „ reviendrai peut-être. Ainfi va le monde. „ Ce n'eft pas ma faute ". De vous dire, Vicomte 1'efFet de cette derniere tentative, & ce qui s'en eft fuivi, ce n'eft pas le moment : mais je vous promets de vous le dire dans ma première Lettre. Vous y trouverez aufli mon ultimatum fur le renouvellement du traité que vous me propofez. Jufques-la, adieu tout fimplement.. .. A propos, je vous remercie de vos détails fur la petite Volanges; c'eft un article a réferver jufqu'au lendemain du mariage, pour la gazette de médifance. En attendanc, je vous fais mon compliment de condoléance fur la perte de votre poftérité. Bon foir, Vicomte. Du chdieau de... ce 24 Novembre 17...  7 8 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXLII. Le Vicomte de Valmont d Ia Marquife de Merteuil. M a foi, ma belle amie, je ne (ais fi j'ai mal lu ou mal entendu, & votre Lettre , & 1'hiftoire que vous m'y faites, & le petit modele épiftolaire qui y étoit compris. Ce que je puis vous dire, c'efi que ce dernier m'a paru original, & propre a faire de 1'effet : aufli je 1'ai copié tout fimplement, & tout fimplement encore je 1'ai envoyé a la célefle Préfidente. Je n'ai pas perdu un moment; car la tendre miflive a été expédiée dés hier au foir. Je 1'ai préféré ainfi, paree que d'abord je lui avois promis de lui écrire hier; & puis aufli, paree que j'ai penfé qu'elle n'auroic pas trop de toute la nuit, pour fe recueillir & méditer fur ce grand événement, duffiez-vous une feconde fois me reprocher Pexpreflion. t J'efpérois pouvoir vous renvoyer ce matin la réponfe de ma bien-aimée : mais il eft prés de midi, & je n'ai encore rien recu. J'attendrai jufqu'è cinq heures; & fi alors je n'ai pas eu de nouvelles, j'irai en  Les Liaifons dangereufes. 79 chercher moi-même; car fur-tout en procédés , il n'y a que le premier pas qui coüte. A préfent, comme vous pouvez croire, je fuis fort emprelTé d'apprendre la fin de l'hiftoire de cet homme de votre connoiiTance , fi véhémentement foupconné de ne favoir pas, au befoin, facrifier une femme. Ne fera-t il pas corrigé ? & fa généreufe amie ne lui aura-t-elle pas fait grace ? Je ne defire pas moins de recevoir votre ultimatum : comme vous dices fi politiquement! Je fuis curieux, fur-tout, de Gwoir fi , dans cette derniere démarche, vous trouverez encore de 1'amour. Ah! fans doute, il y en a , & beaucoup! Mais pour qui? Cependant, je ne pretends rien faire valoir, & j'attends tout de vos bontés. Adieu, ma charmante amie; je ne fermerai cette Lettre qu'a deux heures, dans 1'efpoir de pouvoir y joindre la réponfe defirée. A deux heures après midi. Toujours rien, 1'heure me prefle beaucoup ; je n'ai pas le temps d'ajourer un mot : mais cette fois, refuièrez - vous encore les plus tendres baifers de 1'amour ? Paris, ce 27 Novembre 17... D iv  8« Les Liaifons dangereufis. LETTRE CXLIII. La Préfidente deTourveU Madame de RoSE monde. Le voile eft déchiré, Madame, fur lequel étoit peinte 1'illufion de mon bonheur. La funefte vérité m'éclaire, & ne me laiffe voir qu'une mort affurée & proehaine, dont Ia route m'eft tracée entre la home & le remords. Je la fuivrai , je chérirai mes tourments s'ils abregent mon exiftence. Je vous envoie la Lettre que j'ai recue hier; je n'y joindrai aucune réflexion, elle les porte avec elle. Ce n'eft plus le temps de fe plaindre, il n'y a plus qu'a fouilrir. Ce n'eft pas de pidé que j'ai befoin, c'eft de force. Recevez, Madame, le feul adieu que je ferai, & exaucez ma derniere priere; c'eft de me laifitr a mon fort, de m'oubüer entiérement, de ne pPus me compter fur la terre. II eft un terme dans le malheur oü 1'amitié même augmente nos fouffrances & ue peut les guérir. Quand les bleffbres font mortelles, tout fecours devienc inhumain. Tout autre fentiment m'eft étranger, que celui du défefpoir. Rien ne peut plus me  Les Liaifons dangereufes. §i convenir, que la nuk profonde oü je vais enfevelir ma honte. J'y pleurerai mes'fautes, fi je puis pleurer encore! car depuis hier , je n'ai pas verfé une larme. Mon coeur flétri n'en fournic plus. Adieu, Madame. Ne me répondez point. J'ai fait le ferment fur cette Lettre cruelle de n'en plus recevoir aucune. Paris, ce 15 Novembre 17... LETTRE CXLIV. Le Vicomte de Valmont d la Marquife db Merteuil. Hier, a trois heures du foir, ma belle amie, impatienté de n'avoir pas de nouvelvelles, je me fuis préfenté chez la belle délaiflëe; on m'a dit qu'elle étoit fortie. Je n'ai vu, dans cette phrafe, qu'un refus de me recevoir, qui ne m'a ni faché ni furpris; & je me fuis retiré, dans 1'efpérance que cette démarche engageroit au moins une femme fipolie, a m'honorer d'un mot de réponfe. L'envie que j'avois de la recevoir, m'a fait paflèr exprès chez moi vers les neuf heures, & je n'y ai rien trouvé. Etonné de ee filence, auquel je ne m'atrendois pas, D v  $2 Les Liaifons dangereufes. j'ai chargé mon Chaflèur d'aller aux informations, & de favoir fi la fenfible perfonne étoit morte ou mourante. Enfin, quand je fuis rentré, il m'a appris que IVIadame de Tourvel étoit fortie en effet a onze heures du matin, avec fa Femme - de - chambre ; qu'elle s'étoit fait conduire au Couvenc de..., & qu'a fepc heures du foir, elle avoit renvoyé fa voiture & fes gens, en faifant dire qu'on ne 1'attendit pas chez elie. Afliirément, c'eft fe mettre en regie. Le Couvent eft le véritabie afyle d'une veuve; & fi elle perfifte dans une réfolution fi louable, je joindrai a toutes les obligadons que je lui ai déja, celle de la célébrité que va prendre cette aventure. Je vous le difois bien, il y a quelque temps, que, malgré vos inquiécudes, je ne reparoïtrois fur la fcene du monde que brillant d'un nouvel éclat. Qu'ils fe montrent donc, ces Critiques féveres, qui m'accufoient d'un amour romanefque & malheureux ; qu'ils faflènt des ruptures plus promptes & plus brillantes : mais non , qu'ils faffent mieux; qu'ils fe préfentenc comme confolateurs, la route leur eft tracée. Hé bien, qu'ils ofent feulement tenter cette carrière que j'ai parcourue en entier; & fi 1'un d'eux obtient le moindre fuccès, je lui cede la première place. Mais ils éprouveront tous, que quand j'y mets du foin, 1'imprefiion  Les Liaifons dangereufes. 83 que je laiffë eft ineffacable. Ah! fans douce, celle-ci le fera; & je compterois pour rien tous mes autres triomphes, fi jamais je devois avoir auprès de cette femme un rival préféré. Ce parti qu'elle a pris flatte mon amourpropre, j'en conviens : mais je fuis féehé qu'elle ait trouvé en elle une force fuffifante pour fe féparer autant de moi. II y aura donc entre nous deux d'autres obïtacles que ceux que j'aurois mis moi-même! Quoi! fi je voulois me rapprocher d'elle, elle pourroit ne le plus vouloir; que dis-je? ne le pas defirer, n'en plus faire fon fuprême bonheur! Elt-ce donc ainfi qu'on aime? & croyez-vous, ma belle amie, que je doive le ibuffrir? Ne pourrois-je pas, par exemple, & ne vaudroit-il pas mieux, tenter de ramener cette femme au point de prévoir la poiïibilicé d'un raccommodement, qu'on defire toujours tant qu'on l'efpere?Jepourrois effayer cette démarche fans y mettre d'importance , & par conféquenc , fans qu'elle vous donnfit d'ombrage. Au contraire , ce feroit un fimple eflai que nous ferions de concert; & quand même je réuflirois, ce ne feroit qu'un moyen de plus, de renouveller, a votre volonté, un facrifice qui a paru vous ê:re agréable. A pré fent, ma belle amie, il me refte a en recevoir le prix, & tous mes vceux font pour D vj  84 Les Liaifons dangereufes. vorre retour. Venez donc vite retrouver votre Amant, vos plaifir?, vos amis, & le courant des aventures. Celle de la petite Volanges a tourné a merveille. Hier, que moninquiétude ne me permettoit pas de refter en place, j'ai été, dans mes courfes differentes, jufques chez Madame de Volanges. J'ai trouvé votre pupille déja dans le fallon, encore dans Ie eoftume de malade, mais en pleine convalefcence, & n'en étant que plus fraïche & plus intéreffante. Vous autres femmes, en pareil cas, vous feriez reftées un mois fur votre chaife-longue : ma foi, vive les demoifelles! Celle-ci m'a en vérité donné envie de favoir fi la guérifon étoit parfaite ! J'ai encore a vous dire que cet accident de la pente fiile a penfé rendre fou votre fentirnemaire Danceny. D'ahord , c'étoit de chagrin; aujourd'hui c'eft de joie. Sa Cécile étoit malade ! Vous jugez que la tête tourne dans un tel malheur. Trois fois par jour il envoyoit favoir des nouvelles, & n'en paflbit aucun fans s'y préfenter luimême; enfin, il a demandé, par une belle épkre a la Maman , ia permiffion d'aller Ia féliciter fur la conva'e'cence d'un objet fi cher; & Madame de Volanges y a confenti : fi bien que j'ai trouvé le jeune homme établi comme par le palTé, % un peu de familiarité prés qu'il n'ofoit encore fe permettre.  Les Liaifons dangereufes. 85 C'eft de lui-même que j'ai fu ces détails ; car je fuis forti en même-temps que lui, & je 1'ai faic jafer. Vous n'avez pas d'idée de 1'effec que cecte vifice lui a caufé. C'eft une joie, ce font des defirs, des tranfports impoffibles a rendre. Moi quiaimelesgrands mouvements, j'ai achevé de lui faire perdre la tête, enl'affurant que, fous très-peu de jours, je Ie mettrois a même de voir fa belle de plus prés encore. En effet, je fuis décidé a la lui remettre, aufli 10; après mon expérience faite. Je veux me confacrer a vous tout entier; & puis, vaudroic-il la peine que votre pupille fut aufli mon éleve, 13 elle ne devoit tromper que fon mari? Le chef doeiivreeftde tromper fon Amant! & fur-tout fon premier Amant! car, pour moi, jè n'ai pas a me reprocher d'avoir prononcé le mot d'amour. Adieu, ma belle amie ; revenez donc au plutöt jouir de votre empire fur moi , en recevoir 1'hommage, & m'en payer le prix.. Paris, ce 2% Novembre 17...  $6 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXLV. La Marquife de Merteuil au Vicomte de Valmont. c «Jerieusement, Vicomte, vous avez quitté laiPréfidente? vous lui avez envoyé la Lettre que je vous avois faite pour elle ? En vérité, vous êtes charmant; & vous avez furpafie mon attente! J'avoue de bonne foi que ce triomphe me flat re plus que tous ceux que j'ai pu obtenir julqu'a préfent. Vous allez trouver peut-être que j'évalue bien haut cette femme, que naguere j'appréciois fi peu; point du tout : mais c'efi: que ce n'eft pas fur elle que j'ai remporté cet avantage; c'eft fur vous : voila le plaifant, &.ce qui eft vraiment déiicieux! Oui, Vicomte, vous aimiez beaucoub Mada me de Tourvel, & même vous 1'aimez encore; vous 1'aimez comme un fou : mais paree que je m'amufois a vous en faire honte, vous 1'avez bravement facrifiée. Vous en auriez facrifié mille, plutöt que de fouffrir une plaifanterie. Ou nous conduit pourtant la vanité ! Le fage a bien raifon , quand il dit qu'elle eft I'ennemie du bon.heur.  Les Liaifons dangereufes. 87 Oü en feriez-vous a préfent, fi je n'avoisvoulu que vous faire une malice? Mais je fuis incapable de tromper, vous le favez bien; dufliez-vous, h mon tour,meréduire au défefpoir & au Couvent, j'en court les rifques, & je me rends a mon vainqueur. Cependant fi je capitule, c'efi en vérité pure foibleflê : car fi je voulois, que de chicanes n'aurois-je pas encore a faire! & peutêtre le mériteriez-vous? J'admire, par exemple, avecquelle firiefiè ou quelle gaucherie vous me propofez en douceur de vous laiffer renouer avec la Préfidente. II vous conviendroit beaucoup, n'eft-ce pas, de vous donner le mérite de cette rupture fans y perdre les plaifirs de la jouiflance ? Ec comme alors cet apparent facrifice n'en feroit plus un pour vous, vous m'offrez de le renouveller a ma volonté! Par cet arrangement , la célefte dévote fe croiroit toujours 1'unique choix de votre cceur, tandis que je m'en orgueillirois d'être la rivale préférée; nous ferions trompée toutes deux, mais vous feriez content, & qu'importe le refie ? C'efi dommage qu'avec tant de talent pour les projets, vous en avez fi peu pour Pexécution; & que par une feule démarche inconfidérée, vous ayez mis vous-même un obflacle invincible a ce que vous defirez le plus.  88 Les Liaifons dangereufes. Quoi! vous aviez 1'idée de renouer, & vous avez pu écrire ma Lettre! Vous m'avez donc cru bien gauche a mon tour' Ah » croyez-moi , Vicomte, quand une femme Irappe dans le coeur d'une autre, elle manque rarement de trouver 1'endroit fenfible, & la blellure eft incurable. Tandis que ie trappois celle-ci, ou plutöc que je dirigeois vos coups , je n'ai pas oublié que cette remme étoit ma rivale , que vous 1'aviez trouvé* un moment préférable a moi, & qu enfin , vous m'aviez placée au-deflbus d elle. Si je me fuis trompée dans ma vengeance , je confens a en porcer Ia faute. Amfi je trouve bon que vous tentiez tous les moyens : je vous y invite même , & vous promets de ne pas me facher de vos fuccès , 11 vous parvenez a en avoir. Je fuis 11 tranquille fur cet objet, que je ne veux plus m'en occuper. Parions d'autre chofe. Par exemple, de la fanté de la petite Volanges. Vous m'en direz des nouvelles pofinves a mon retour, n'elt-il pas vrai? Je ferai bien-aife d'en avoir. Après cela, ce fera a vous de juger s'il vous conviendra mieux de remettre la petite fille a fon Amant, ou de tenter de devenir une feconde fois le fondateur d'une nouvelle branche de Valmont, fous le nom de Gercourt. Cette idéé m'avoic paru afièz plailance; &  Les Liaifons dangereufes. 89 en vous laiffant le choix, je vous demande pourtant de ne pas prendre de parti indéfinitif, fans que nous en ayons caufé enfemb!e. Ce n'eft pas vous remettre a un temps éloigoé, car je ferai a Paris inceftamment. Je ne peux pas vous dire pofitivement Ie jour; mais vous ne doutez pas que, dès que je ferai arrivée, vous n'en foyez le premier informé. Adieu, Vicomte; malgré mes querelles, mes malices & mes reproches , je vous aime toujours beaucoup, & je me prépare a vous le prouver. Au revoir, mon ami. Du Chat eau de... ce 29 Novembre 17... LETTRE CXLVI. La Marquife de Merteuil au Chevalier Danceny. Enfin , je pars, mon jeune ami, & demain au foir, je ferai de retour a Paris. Au milieu de tous les embarras qu'entraine un déplacement, je ne recevrai perfonne. Cependant, fi vous avez quelque confïdence bien preftee a me faire, je veux bien vous excepter de la regie générale; mais je n'excepterai que vous: ainfi, je vous demande  i)o Les Liaifons dangereufes. le fecret fur mon arrivée. Valmont rnernc n en fera pas inftruir. Qui m'auroit dit, il y a quelque temps, que bientöc vous auriez ma confiance exclufive, je ne 1'aurois pas cru. Mais la votre a entrainé la mienne. Je ferois tentée de croire que vous y avez mis de 1'adrefre peut-être même de la féduétion. Cela feroit bien mal au moins.' Au refte, eile ne feroit pas dangereufe a préfent; vous avez vraiment DI'en autre chofe a faire! Quand THéroïne eft en fcene, on ne s'occupe guere de la Confidente. Aufli n'avez-vous feulement pas eu Ie temps de me faire part de vos nouveaux fuccès. Quand votre Cécile étoit abfente', les jours n'étoient pas aflèz longs pour écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux échos, fi je n'avois pas été la pour les entendre. Quand depuis elle a été malade, vous m'avez même encore honorée du récit de vos inquiétudes ; vous aviez befoin de quelqu'un a qui les dire. Mais h préfent, que celle que vous aimez eft a Paris, qu'elle fe porte bien, & furtout que vous Ia voyez quelquefois, elle fuffic a tout, & vos amis ne vous font plus rien. Je ne vous en bklme pas; c'eft Ia faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jufqu'a vous, ne fait-on pas que les jeunes gens  Les Liaifons dangereufes. 01 n'ont jamais connu 1'amitié que dans leurs chagrins ? Le bonheur les rend quelquefois indifcrets , mais jamais confiants. Je dirai bien comme Socrate: J'aime que mes amis viennent d moi quand ils font malheur eux CO : mais en fa qualicé de Philofophe, il fe paflbit bien d'eux quand ils ne venoienc pas. En cela, je ne fuis pas touts>-fait fi fage que lui j 6c j'ai fenti votre filence avec toute la foibleflê d'une femme. JN'allez pourtant pas me croire exigeante : il s'en faut bien que je le fois! Le même fentiment qui me fait remarquer ces privations, me les fait fupporter avec courage, quand elles font la preuve ou la caufe du bonheur de mes amis. Je ne compce donc fur vous pour demain au foir, qu'autant que 1'amour vous laiflèra libre & défoccupé, & je vous défends de me faire le moindre facrifice. Adieu, Chevalier; je me fais une vraie fête de vous revoir : viendrez-vous ? Du chdteau de... ce 29 Novembre 17... (1) MARMONTEL , Conté moral d'Acibiadé.  9* Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXLVII. Madame de Volanges d Madame de rosemonde. ~y,°y$. ferez dement aufli affligée que je le fuis ma digne amie, en apprenlnc letat ou fe trouve Madame de tourvel: elle eft malade depuis hier : fa maladie a pris fi^ vivement, & fe montre avec des lympromes figraves, que j'en fuis vraiment aliarmee. Une fievre ardente, un tranfport violent & prefque continuel, une foif qu'on ne peut appaifer, voila tout ce qu'on remarque. Les Médecins difent ne pouvoir rien pronoftiquer encore, & le traitemenc iera d autant plus difficile, que la malade retule avec obftination toute efpece de reraedes: c'eft au point qu'il a fallu la tenfr de force pour la faigner; & il a fallu depuis en ufer de même deux autres fois pour lui remettre fa bande, que, dans fon tranfport, elle veut toujours arracher. Vous qui 1'avez vue , comme moi, li peu forte, 0 timide & fi douce, concevezvous donc que quatre perfonnes puiflènt a peine Ia contenir, & que pour peu qu'on  Les Liaifons dangereufes. 93 veuille lui repréfenter quelque chofe, elle entre dans des fureurs inexprimables? Pour moi, je crains qu'il n'y ait plus que du délire , & que ce ne foic une vraie aliénacion d'efpric. ; Ce qui augmente ma crainte a ce fujet, c'eft ce qui s'eft paffé avant-hier. Ce jour-la, elle arriva vers les onze heures du matin, avec fa Femme-de-chambre, au Couvent de ... Comme elle a été élevée dans cette maifon, & qu'elle a confervé 1'habitude d'yentrer quelquefois, elle y fut recue comme a 1'ordinaire, & elle parut a tout le monde tranquille & bien portante. Environ deux heures après, elle s'informa fi ld chambre qu'elle occupoit étant penlionnaire, étoit vacante ;& fur ce qu'on lui répondit qu'oui , elle demanda d'aller la revoir : la Prieure 1'y accompagna avec quelques autres Religieufes. Ce fut alors qu'elle déclara qu'elle revenoic s'étabür dans cette chambre, que, difoicelle , elle n'auroit jamais dü quitter; & qu'elle ajouta qu'elle n'en fortiroit qu'd la mort: ce fut fon expreflion. D'abord on ne fut que dire : mais le premier étonnement palTé, on lui repréfenta que fa qualiré de femme mariée ne permettoit pas de la recevoir fans une pcrmiffion particuliere. Cette raifon ni mille autres n'y firent rien; & dès ce moment,  94 Les Liaifons dangereufes. elle s'obftina, non-feulement a ne pas fortir du Couvenc, mais même de fa chambre. Enfin, de guerre küTe, a fept heures du foir, on confentit qu'elle y paffat la nuit. On renvoya fa voiture & fes g^ns, & on remic au lendemain a prendre un parti. On afiure que pendant toute Ia foirée, loin que fon air ou fon maintien euffent rien d'égaré, 1'un & 1'autre étoient compotes & réfléchis ; que feulement elle tomba quatre ou cinq fois dans une rêverie fi profonde, qu'on ne parvenoic pas h 1'en tirer en lui parlant; & que, chaque fois, avant d'en fortir , elle porcoit les deux mains a fon front qu'elle avoit 1'air de ferrer avec force : fur quoi une des Religieuss qui étoient préfentes, lui ayant demandé fi elle fouffroit de la tête, elle la fixa long-temps avant de répondre, & lui dits enfin : „ Ce n'eft pas-la qu'eft le ,, mal "1 Un moment après, elle demanda qu'on la laiflat feule, & pria qu'a 1'avenir on ne lui fit plus de queftion. Tout le monde fe retira, hors Ia Femmede-chambre, qui devoit heureufement coucher dans Ia même chambre qu'elle, faute d'autre place. Suivant Ie rapport de cette fille, fa Maicreffe a été aflèz tranquille jufqu'a onze heures du foir. Elle a dit alors vouloir  Les Liaifons dangereufes. 95 fe coucher : mais , avant d'être entiéremenc déshabillée, elle fe mie a marcher dans fa chambre, avec beaucoup d'actions & des geftes fréquents. Julie , qui avoit été témoin de ce qui s'étoit palTé dans la journce, n'ofa lui rien dire, & attendit en filence pendant prés d'une heure. Enfin, Madame de Tourvel 1'appella deux fois coup-fur-coup , elle n'eut que le temps d'accourir, & fa Maitrefie tomba dans fes bras, en difant: „ Je n'en peux plus". Elle fe laiffa conduire a fon lit, & ne voulue rien prendre, ni qu'on allat chercher aucun fecours. Elle fe fit mettre feulement de 1'eau auprès d'elle, & elle ordonna a Julie de fe coucher. Celle-ci afiure être reftée jufqu'a deux heures du matin fans dormir, & n'avoir entendu , pendant ce temps, ni mouvement, ni plaintes. Mais elle dit avoir été réveillée i cinq heures par les difcours de fa Maitrefie, qui parloit d'une voix forte & élevée; & qu'alors lui ayant demandé fi elle n'avoit befoin de rien, & n'obtenant point de réponfe, elle prit de Ia lumiere, & alla' au lit de Madame de Tourvel, qui ne la reconnut point, mais qui, interrompant tout-a-coup les propos fans fuite qu'elle tenoit , s'écria vivement : „ Qu'on me laifle feule, qu'on me laifiè „ dans les téuebres; ce font les ténebres  5)6 Les Liaifons dangereufes. ,, qui me conviennent ". J'ai remarqué hiejr par moi-même que cette phrafe lui revient fouvent. Enfin, Julie profita de cette efpece d'ordre, pour fortir & aller chercher du monde & des fecours; mais Madame de Tourvel a refufé 1'un & 1'autre, avec les fureurs & les tranfports qui font revenus fi' fouvent: depuis. L'embarras oü cela a mis tout le Couvent, a décidé la Prieure a m'envoyer chercher hier a fept heures du matin... II ne faifoit pas jour. Je fuis accourue fur-lechamp. Quand on m'a annoncée a Mada,me de Tourvel, elle a paru reprendre fa connoiflance, & a répondu : „ Ah! oui, „ qu'elle entre ". Mais quand j'ai é:é pres de fon lit, elle m'a regardée fixement, a pris yivement ma main qu'elle a ferrée, & m'a dit d'une voix forte, mais fombre: „ Je meurs pour ne vous avoir pas crue ". Aufli-tót après fe cachant les yeux, elle eft revenue a fon difcours le plus fréquent : „ Qu'on me laiffe feule, &c. "; & toute connoiflance s'eft perdue. Ce propos qu'elle m'a tenu, & quelques autres échappés dans fon délire, me font craindre que cette cruelle maladie n'ait une caufe plus cruelle encore. Mais refpeélons les fecrets de notre amie, & contentons-nous de plaindre fon malheur. Toute  Les Liaifons dangereufes. 97' Toute la journée d'hier a été également orageufe, & partagée entre des accès de tranfports efFrayants, & des moments d'un abattement léthargique, les feuls oü elle prend & donne quelque repos. Je n'ai quitté le chevet de fon lit qu'a neuf heures du foir, & je vais y retourner ce matin pour toute la journée. Sürement je n'abandonnerai pas ma malheureufe amie : mais ce qui efi: défolant , c'eft fon obftination il refulèr tous les foins & tous les fecours. Je vous envoye le bulletin de cette nuit que je viens de recevoir, & qui, comme vous le verrez, n'eft rien moins que confolant. J'aurai foin de vous les faire palier tous exactement. Adieu, ma digee amie; je vais retrouver la malade. Ma fille, qui, heureufement eft prefque rétablie, vous préfente fon refpeéL Paris, ce 29 Novembre 17.. „ Partie IV. E  9 8 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CXLVIII. Le Chevalier Danceny d Madame de merteuil. O vous que j'aime! ö toi que j'adore ! ö vous qui avez commencé mon fconheur ! ó toi qui 1'as comblé! Amie fenfible, tendre Amante, pourquoi le fouvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j'éprouve! Ah! Madame, calmez-vous, c'eft l'amitié qui vous le demande, 0 mon amie! fois heureufe, c'eft la priere de 1'amour. Hé! quels reproches avez-vous donc h vous faire ? croyez - moi, votre délicatefle vous abufe. Les regrets qu'elle vous caufe, les torts dont elle m'accufe , font également illufoires; & je fens dans mon coeur qu'il n'y a eu, entre nous deux, d'autre féduéteur que 1'amour. Ne crains donc plus de te livrer aux fentiments que tu infpires, de te laiffer pénétrer de tous les feux que tu fais naitre. Quoi! pour avoir été éclairés plus tard, nos coeurs en feroient - ils moins purs? non, fans doute. C'eft au contraire la féduétion, qui, n'agiftant jamais que par projets, peut combiner fa marche  Les Liaifons dangereufes. 99 Sr fes moyens, & prévoir au loin les événements. Mais 1'amour véritable ne permec pas ainfi de méditer & de réfléchir: il nous diftrait de nos penfées par nos fentiments ; fon empire n'eft jamais plus fort que quand il eft inconnu; & c'eft dans 1'ombre & le filence, qu'il nous entoure de liens qu'il efi: égalemenc impoffible d'appercevoir & de rompre. C'eft ainfi qu'hier même, malgré la vive émotion que me caufoit 1'idée de votre retour , malgré le plaifir extréme que je fentis en vous voyant, je croyois pourtant n'être encore appellé ni conduit que par la paifible amitié : ou plutöt, entiérement livré aux doux fentiments de mon coeur, je m'occupois bien peu d'en démêler l'origirie ou la caufe. Ainfi que moi, ma tendre amie, tu éprouvois, fans le connoitre , ce charme impérieux qui livroïc nos ames aux douces impreffions de la tendrefiè; & tous deux nous n'avons reconnu 1'amour, qu'en fortant de rivreffè oü ce Dieu nous avoit piongés. Mais cela même nous juftifie au-lieu de nous condamner. Non, tu n'as pas trahi 1'amitié, & je n'ai pas davantage abufé de ta confiance. Tous deux, il eft vrai, nous ignorions nos fentiments; mais cette illufion , nous 1'éprouvions feulement fans chercher a la faire naitre. Ah! loin de nous E ij  ioo Les Liaifons dangereufes. en plaindre, ne fongeons qu'au bonheur qu'elle nous a procuré; & fans le troubler par d'injuftes reproches, ne nous occupons qu'a 1'augmenter encore par le charme de la confiance & de la fécurité. O mon amie! que cet efpoir eft cher a mon coeur! Oui; déformais délivrée de toute crainte , & toute entiere a 1'amour, tu partageras mes defirs, mes tranfports , le délire de mes fens, 1'ivreflè de mon ame, & cbaque inftant de nos jours fortunés fera marqué par une volupté nouvelle. Adieu, toi que j'adore ! Je te verrai ce foir, mais te trouverai-je feule? Je n'ofe i'efpérer. Ahi tu ne le defires pas autant que moi. Paris, ce ier- Décembre 17... LETTRE CXLIX. Madame de Volanges d Madame de rosemonde. J'ai efpéré hier, prefque toute Ia journée, ma digne amie, pouvoir vous donner ce matin des nouvelles plus favorables de la fanté de notre chere malade : mais, depuis hier au foir, cet efpoir eft détruit, & il ne me refte que le regret de 1'avoir  Les Liaifons dangereufes. 101 perdu. Un événement, bien indifférent en apparence, mais bien eruel par les fuites qu'il a eu, a rendu 1'état de la malade au moins aufli facheux qu'il étoit auparavant, fi même il n'a pas empiré. Je n'aurois rien compris a cette révolution fubice, fi je n'avois recu hier 1'entiere confidence de notre malheureufe amie. Comme elle ne m'a pas laifle ignorer que vous étiez inftruite aufli de toutes fes infortunes, je puis vous parler fans réferve fur fa trifte fituation. Hier matin , quand je fuis arrivée au Couvent, on me dit que la malade dormoit depuis plus de trois heures; & font ïbmmeil étoit fi profond & fi tranquille, que j'eus peur un moment qu'il ne füc Iéthargique. Quelque temps après, elle fe réveilla, & ouvrit elle-même les rideaux de fon lit. Elle nous regarda tous avec 1'air de la furprife; & comme je me levois pour aller a elle, elle me reconnut, me nomma, & me pria d'approcher. Elle ne me laifla le temps de lui faire aucune queftion, & me demanda oü elle étoit, ce que nous faifions la, fi elle étoit malade, & pourquoi elle n'étoit pas chez elle? Je crus d'abord que c'étoit un nouveau délire , feulement plus tranquille que le précédent : mais je m'appercus qu'elle entendoit fort bien mes réponfes. Elle avoit en E üj  ïo2 Les Liaifons dangereufes. effet retrouvé fa tête, mais non pas fa mé- moiré. r Elle me quefiionna, avec beaucoup de détail, fur tout ce qui lui étoit arrivé depuis qu elle étoit au Couvent, ou elle ne le fouvenoic pas d'être venue. Je lui répondis exaclement, en fupprimant feulement ce qui auroit pu la trop effrayer : & lorfqua mon tour je lui demandai comment elle fe trouvoit, elle me répondit qu elle ne fouffroit pas dans ce momenc; mais qu elle avoit été bien tourraentée pendant fon fommeil, & qu'elle fe fentoic fatiguee. Je 1'engageai a fe tranquillifer & a parler peu; après quoi, je refermai en partie fes noeaux, que je lailTai entr'ouverts, & je m affis auprès de fon lit. Dans le même temps on lui propofa un bouillon qu e le pnt & qu'elle trouva bon. EUe refia ainfi environ une demi-heure duranc laquelle elle ne paria que pour me remercier des foins que je lui avois donnés; & elle mie dans fes remerciments 1'agrément & la grace que vous lui connoiffez. Enfuite elle garda pendant quelque temps un filence abfolu, qu'elle ne rompic que pour dire : „ Ah! oui, je me refiou„ viens detre venue ici; " & Un moment apres, elle s écria douloureufement: „ Mon amie, mon amie, plaignez-moi; je re„ trouve tous mes malheurs ". Comme  Les Liaifons dangereufes. 103 alors je m'avancai vers elle, elle faific ma main , & s'y appuyanc la tête : „ Grand „ Dieu, continua-t-el!e, ne puis-je donc „ mourir? " Son expreflion, plus encore que fes difcours, m'atcendric jufqu'aux larmes \ elle s'en appercut a ma voix, & me dit: „ Vous me plaignez! Ah! fi vous con- „ noiffiez " Et puis s'interrompant : „ Faites qu'on nous laifle feules, & je vous „ dirai tout ". Ainfi que je crois vous Pavoir marqué, j'avois déja des foupcons fur ce qui devoit faire le fujet de cette confidence; &€raignant que cette converfation, que, je prévoyois devoir être longue & trifte, ne nuific peut-être h 1'état de notre malheureufe arcie, je m'y refufai d'abord, fous prétexte q[u'elle avoit befoin de repos: mais elle infilta, &c je me rendis a fes inftances. Dés que nous fümes feules, elle m'appric tout ce que déja vous avez fu d'elle, & que par cette raifon , je ne vous répéterai point. Enfin, en me parlant de la facon cruelle dont elle avoit été facrifiée, elle ajouta: „ Je me croyois bien füre d'en mourir, & „ j'en avois le courage; mais de furvivre a „ mon malheur & a ma honte, c'eft ce qui „ m'eft impoffible ". Je tentai de combattre ce découragement, ou plutöt ce défefpoir, avec les armes de la Religion, jufqu'alors fi puifianres fur elle : mais je fenE iv  lo/f Les Liaifons dangereufes. tis bientór que je n'avois pas alTez de force pour ces fondtions auguftes , & % S nns a lui propofer d'appeller le Pere An fe me, que je fais avoir toute fa confiance II étoit environ trois heures après-midi, Sc uLqnk anq notre amie fut affèz S' quille : en forte que n0uS avions tous repris de 1'efpoir. Par malheur, on appo ta alors une Lettre pour elle. Quand onS 1i lui remettre, elle répondit d'abo?d n'en fifta. Mais des ce moment, elle parut plus flgitée. Bientöt après, elle demanda ffi venoic cette Lettre? elle n'étoit pas ümbrée : qui I'avo.t apportée? on Pignoroiide quel part on Pa voit remife? on ne fa voit pas dit aux Tourieres. Enfuite elle garda quelque temps Ie filence; aprè quo el e recommenca a parler : mah fes prVZl fans fu.te nous apprirent feulement que Ie dehre étoit revenu. 4 tranquille, jufqua ce qu'enfin elle deman-  Les Liaifons dangereufes. 105 da qu'on lui rerait la Lettre qu'on avoit apportée pour elle. Dés qu'elle eut jet té les yeux deflus , elle s'écria : „ De lui ! „ grand Dieu! " & puis d'une voix forte, mais opprelfée : „ Reprenez-Ia, reprenez„ la ". Elle fit fur-le-champ fermer les rideaux de fon lit, & défendit que perfonne approcMc: mais prefqu'auffi-töt nous fumes bien obligés de revenir auprès d'elle. Le tranfport avoit repris plus violent que jamais , & il s'y étoit joinc des convulfions vraiment effrayantes. Ces accidents n'onc plus cefle de la foirée; & le bulletin de ce matin m'apprend que la nuic n'a pas été moins orageufe. Enfin , fon état eft tel, que je m'étonne qu'elle n'y ait pas déja fuccombé; & je ne vous cache point qu'il ne refte que bien peu d'efpoir. Je fuppofe que cette malheureufe Lettre eft de M. de Valmont: mais que peut-il encore ofer lui dire? Pardon, ma chere amie; je m'interdis toute réflexion : mais il eft bien cruel de voir périr fi malheureufement une femme , jufqu'alors fi heureufe & fi digne de 1'être. Paris, ce 2. Décembre 17... E v  ïo6 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CL. Le Chevalier Danceny d la Marquije de Meuteuil. E n attendant Ie bonheur de te voir je me livre ma tendre amie, au plaifir'da t écrire; & c eft en m'occupant de toi, que je charme le regret d'en être éloiené Te retracer mes fentiments, me rappeller les tiens, eft pour mon coeur une vraie jouiffance ; & c'eft par elie que Ie temps même des pr.vations m'offre encore mille biens précieux a mon amour. Cependant, s'il fauc t en croire, je n'obtiendrai point de réponfe de toi : cette Lettre même fera la derniere; & nous nous priverons d'un commerce qui , felon toi , eft dangereux , & dont nous navonspas befoin. Surement ie t'en croirai , fi tu perfides : car que peux-tu vouloir que par cette raifon même je ne le veuille aufli ? Mais avant de te décider entierement, ne permettras-tu pas que nous en caufions enfemble? Sur Partiele des dangers, tu dois juffer ieule : je ne puis rien calculer, & je m'en tiens a te prier de veiller a ca füreté ■ car je ne puis êcre tranquille quand tu feras ia-  Les Liafons dangereufes. 107 qniete. Pour cet objec, ce n'tft pas nous deux qui ne fommes qu'un, c'efi toi qui es nous deux. II n'en eft pas de même fur le befoin: ici nous ne pouvons avoir qu'une même penfée; & fi nous différons d'avis, ce ne peut être que faute de nous expliquer ou de nous entendre. Voici donc ce que je crois fentir. Sans doute une Lettre paroit bien peu néceiTaire, quand onpeutfe voir librement. Que diroit-elle, qu'un mot, un regard, ou même Ie filence, n'exprimafiènt cenc fois mieux encore ? Cela me paroit fi vrai, que dans le moment oü tu me parlas de ne plus nous écrire, cette idéé gliflafacilemenc fur mon ame; elle la gêna peut-être, mais ne FafFecla point. Tel h- peu -prés quand voulant donner un baifer fur ton coeur, je rencontre un ruban ou une gaze, je 1'écarte feulement, & n'ai cependant pas le fentiment d'un obftacle. Mais depuis, nous nous fommes fépa-j rés; & dés que tu n'a plus été la , cette idéé de Lettre eft revenue me tourmenter. Pourquoi, me fuis-je dit, cette privation de plus? Quoi! pour être éloigné, n'a-t-on plus rien h fe dire? Je fuppofe que favorifé par les circonftances, onpafie enfembleune journée entiere; faudra-t-il prendre le temps de caufer fur celui de jouir? Oui de jouir, E vj  io8 Les Liaifons dangereufes. ma tendre amie; car auprès de toi, les momentsmemes du repos fourniflènt encore une puiflance délicieufe. Enfin, quel que foit ie temps, on finit par fe réparer: & pms on eft fi feul! C'eft alors qu'une Le7tre eft précieufe! fi 0n ne la lit pas du moins onla regarde... AM fans doSte | on peut regarder une Lettre fans ia lire comme il me femble que la nuit j'aurois encorequelqueplaifiratoucher tonportrait.... ionportrait, ai-je dit? Mais une Lettre eft le ponraitde 1'ame. Elle n'a pas, comme 21 F1?? Image' cecte %nance fi éloignée del amour; elle fe prête a tous nos Z^T? : t0ur;a-tour eliesanime, elle jou t, elle fe repofe.... Tes fentiment me fom tous f, précieux! me priveras-tu d'un moyen de les recueillir? Es-tu donc füre que Ie befoin de m'écnre ne te tourmentera jamais ? Si dans Ia fohtude ton coeur fe diJate ou s'opprefTe, fi un mouvement de joie paffè jufqu'a ton ame, fi une tnfteflè involontaire vient la troub er un moment, ce ne fera donc pas ™le ein de t0" *™ que tu répandras ton bonheur ou ca peine? tu auras donc un Sentiment quil ne partagera pas? tu le laif- dïmi S' rêV6Ur & f0,,'taire' s'ég"erloin de toi?Mon amie... ma tendre amie!Mais ceft a toi quil appartient de prononcer. Jai voulu difcuter feulement, & non pas  Les Liaifons dangereufes. 109 teféduire; je ne t'ai dit que des raifons, j'ofe croire que j'euffe été plus fort par des prieres. Je tacherai donc, fi tu perfides, de ne pas m'affliger; je ferai mes efforts pour me dire ce que tu m'aurois écrit : mais tiens, tu le dirois mieux que moi, & j'aurois fur-tout plus de plaifir a Pen tendre. Adieu, ma charmante amie; 1'heure approche enfin oü je pourrai te voir: je te quitte bien vïte, pour t'aller retrouver plutöt. Paris, ce 3 Décembre 17... LETTRE CLI. Le Vicomte de Valmont è la Mar- quife de M/êrteuil. S ans doute, Marquife, que vous ne me croyez pas aflez peu d'ufage, pour penfer que j'aie pu prendre le change fur le tête-atête oü je vous ai trouvée ce foir, & fur fétonnant hafard qui avoic conduit Danceny chez vous. Ce n'eft pas que votre phyfionomie exercée n'ait fu prendre a merveille i'expreflion du calme & de la férénité, ni que vous vous foyez trahie par aucune de ces phrafes, qui quelquefois échappent au trouble ou au repentir. Je conviens mê«  ii o Les Liaifons dangereufes. me encore que vos regards dociles vous ont parfauement fervi^ & que s'ils avoient fu fe faire croire auffi-bien que fe faire enten" !nJ0mrqUejeuire P"s 011 ^"fervé le moindre foupcon, je n'aurois pas douté un moment du chagrin extréme que vous eau foit ce tiers importun. Mais , pour ne pas déployer en vain d auffigrands talents, pour en obtemr le fuccès que vous vous en pro. Puifque vous commenceza faire des éducations apprenez a vos éleves a ne pas roug,r & (e déconcerter a la moindre pia ZTl % "e Pas,nier fi viveme™> Pour Js fe défendent avec tant de mollefie pour toutes les autres. Apprenez-leur encore a favoir• entendre Péioge de leur Maitreflè, neurs • ST ^ d'en faire les ho«! neurs, & fi vous leur permettez de vous regarder dans le cercle, qu'Hs fachenï a™ pofleffic-n fi facileareconnoitre, & qu'j|s confondent fi mal-adroitement avec celui vVoZ°f Alors voas pourrez ,es «« paroitre dans vos exercices publics, fan3 que eur conduite fafle tort a leur fage inf. «««ce; & moi-même, trop heunfux de  Les Liaifons dangereufes. m concourir a votre célébrité, je vous promets de faire & de publier les programmes de ce nouveau college. Mais jufques-la je m'étonne, je Pavoue, que ce foit moi que vous ayiez entrepris de traiter comme un écolier. Oh ! qu'avec toute autre femme, je ferois bientöt vengé! que je m'en ferois de plaifir! & qu'il furpalferoit aifément celui qu'elle auroic cru me faire perdre! Oui, c'eft bien pour vous feule que je peux préférer la réparation a la vengeance ; & ne croyez pas que je fois retenu par le moindre doute , par la moindre incertitude ; je fais tout. Vous êtes a Paris depuis quatre jours; & chaque jour vous avez vu Danceny, & vous n'avez vu que lui feul. Aujourd'hui même votre porte étoit encore fermée, & il n'a manqué a votre Suifte, pour m'empêcher d'arriver jufqu'a vous, qu'une afturance égale a la vötre. Cependant je ne devois pas donter, me mandiez-vous, d'être le premier informé de votre arrivée; de cette arrivée dont vous ne pouviez pas encore me dire le jour, tandis que vous m'écriviez la veille de votre départ. Nierez-vous ces faits, ou tenterez-vous de vous en excufer? L'un & 1'autre font également impoffibles, & pourtant je me contiens encore ! ReconnoUTez Ik votre empire; mais croyez-moi*  Hts Les Liaifons dangereufes. contente de 1'avoir éprouvé, n'en abufez pas plus long-temps. Nous nous connoiffons tous deux, Marquife; cemot doit vous lurhre. ^Vous fortez demain toute Ia journée m avez -vous dit ? A la bonne heure , fi vous fortez en effet ; & vous jugez que je Ie faurai. Mais enfin, vous rentrerez le loir; & pour notre difficile réconciliation, nous n aurons pas trop de temps jufqu'au lendemain. Faites-moi donc favoir fi ce fera chez vous, ou la-bas, que fe feront nos expiations nombreufes & réciproques. i>ur-tout, plus de Danceny. Votre mauyaife tête ^s'étoit remplie de fon idéé, & je peux n'être pas jaloux de ce délire de votre imagination ; mais fongez que de ce moment, ce qui n'étoic qu'une fantaifie, deviendroit une préférence marquée. Je nê me crois pas fait pour cette humiliation, & je ne m attends pas a Ia recevoir de vous. J'efpere méme que ce facrifice ne vous en paroitra pas un. Mais quand il vous coüteroit quelque chofe, il me femble que ie vous ai donné un afTez bel exemple: qu'une femme fenfible & belle, qui n'exilioit que pour moi, qui dans ce moment même meurt peut-etre d'amour & de regret, peut bien valoir un jeune écolier, qui, fi vous vouiez, ne manque ni de figure ni d'efpric,  Les Liaifons dangereufes. 113 mais qui n'a encore ni ufage ni confiftance. Adieu, Marquife; je ne vous dis rien de mes fentiments pour vous. Tout ce que je puis faire en ce moment, c'eft de ne pas fcruter mon coeur. J'attends votre réponfe. Songez en la faifant, fongez bien que plus il vous eft facile de me faire oublier 1'offenfe que vous m'avez faite, plus un refus de votre part, un fimple délai, la graveroic dans mon coeur en traits ineffaeables. Paris, ce 3 Décembre 17..., au foir. LETTRE CLÏt La Marquife deMerteuil au Vicomte de Valmont. Prenez donc garde, Vicomte, & ménagez davantage mon extréme timidité ! Comment voulez-vous que je fupporte 1'idée accablante d'encourir votre indignation, & fur-tout que je ne fuccombe pas a la crainte de votre vengeance? d'autant que, comme vous favez, fi vous me faifiez une noirceur, il me feroit impoflible de vous la rendre. J'aurois beau parler, votre exiftence n'en feroit ni moins brillante ni moins paifible. Au fait, qu'auriez-vous a redou-  H4 Les Liaifons dangereufes. ter? d'être obligé de partir, fi on vous en Jaifföit le temps. Mais ne vit-on pas chez 1'étranger comme ici? & a tout prendre, pourvu que la Cour de France vous laiftac tranquille a celle oü vous vous fixeriez, ce ne feroit pour vous que changer Ie lieu de vos triomphes. Après avoir tenté de vous rendre votre fang-froid par ces confidérations morales, revenons k nos affaires. Savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me fuis jamais remariée ? Ce n'eft aflürément pas faute d'avoir trouvé afïèz de partis avantageux; c'eft uniquement pour que perfonne n'ait le droit de trouver a redire a mes aclions. Ce n'eft même pas que j'aie craint de ne pouvoir plus faire mes volontés, car j'aurois bien toujours fini par-la : mais c'eft qu'il m'auroit gêné que quelqu'un eüt eu feul Je droit de s'en plaindre; c'eft qu'enfin je ne voulois tromper que pour mon plaifir, & non par néceffité. Et voila que vous m'écrivez la Lettre la plus martiale qu'il foit poffible de voir! Vous ne m'y parlez que de torts de mon cóté, & de graces du vötre! Mais comment donc peut - on manquer a celui a qui on ne doit rien ? je ne faurois le concevoir. Voyons ; de quoi s'agit-il tant? Vous avez trouvé Danceny chez moi , & cela vous a déplu? a la bonne heure : maisqu'avez-vous pu en conclure? ou que c'étoii  Les Liaifons dangereufes. 115 1'effet du hafard, comme je vous Ie difois, ou celui de] ma volonté, comme je ne vous le difois pas*. Dans le premier cas, votre Lettre eft injufte ; dans le fecond , elle eft ridicule : c'étoit bien la peine d'écrire! Mais vous êtes jaloux , & Ia jaloufie ne raifonne pas. Hé bien , je vais raifonner pour vous. Ou vous avez un rival, ou vous n'en ' avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour lui être préféré; fi vous n'en avez pas, il faut plaire encore pour éviter d'en avoir. Dans tous les cas, c'eft la même conduite a tenir : ainfi , pourquoi vous tourmenter ? pourquoi fur-tout me tourmenter moi-même! Ne favez-vous donc plus être le plus aimable, & n'êtes-vous plus für de vos fuccès? Allons donc, Vicomte, vous vous faites tort. Mais ce n'eft pas cela; c'eft qu'a vos yeux, je ne vaux pas que vous vous donniez tant de peine. Vous defirez moins mes bontés, que vous ne voulez abufer de votre empire. Allez, vous êtes un ingrat. Voila bien, je crois, du fentiment! & pour peu que je continuatie, cette Lettre pourroit devenir fort tendre : mais vous ne le mérnez pas. Vous ne méritez pas davantage que je me juftifie. Pour vous punir de vos foupcons, vous les garderez : ainfi, fur 1'époque de mon retour, comme fur les vifices  u6 Les Liaifons dangereufes. de Danceny, je ne vous dirai rien. Vousvous etes donné bien de Ia peine pour vous en inftruire, n'eft-ii pas vrai ? Hé bien en eces-vous plus avancé ? Je fouhake 'que vous y ayiez trouvé beaucoup de plaifir: quant a moi, cela n'a pas nui au mien. i out ce que je peux donc répondre a votre menacante Lettre , c'eft qu'elle n'a eu ni le don de me plaire, ni le pouvoir de mintimider; & que pour le moment je luis on ne peut pas mieux difpofée a vous accorder vos demandes. Au vrai, vous accepter tel que voos vous montrez aujourdTiui, ce feroit vous faire une infidélité réelle. Ce ne feroit pasla renouer avec mon ancien Amanc; ce feroic en prendre un nouveau, & qui ne vaut pas 1'autre a beaucoup prés. Je n'ai pas afïèz oublié le premier pour m'y tromper ainfi. Le Valmont que j'aimois étoit charmanr. Je veux bien convenir même que je n'ai pas rencontré d'homme plus aimable. Ah.' je vous en prie, Vicomte, fi vous le retrouvez, amenez-le-moi; celuila fera toujours bien recu. Prévenez-le cependanc, que, dans aucun cas, ce ne feroic ni pour aujourd'hui ni pour demain. Son Menechme lui a faic un peu tort; & en me preftanc erop, je craindrois de m'y cromper. Ou bien, peuc-être ai-je donné parole a Danceny pour ces  Les Liaifons dangereufes. 117 deux jours-la? Et votre Lettre m'a appris que vous ne plaifantiez pas, quand on manquoit a fa parole. Vous voyez donc qu'il faut attendre. Mais que vous importe ? vous vous vengerez toujours bien de votre rival. II ne fera pas pis a votre MaitrelTe que vous ferez a la fienne; & après tout une femme n'en vaut-elle pas une autre? ce font vos principes. Celle même qui feroit tendre & fenfible, qui nexifleroit que pour vous, qui mourroit enfin d'amour & de regret, n'en feroit pas moins facrifiée a la première fantaifie, a la crainte d'être plaifanté un moment; & vous voulez qu'on fe gêne? Ah! cela n'eft pasjufte! Adieu, Vicomte ; redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas mieux que de vous trouver charmant; & dès que j'en ferai füre , je m'engage a vous le prouver. En vérité, je fuis trop bonnes Paris, ce 4 Décembre 17..,  ii8 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CLIII. Le Vicomte de Valmont a la Marquife DE MeRTEUIL. Te réponds fur le champ a votre Lettre, & je tacherai d'être clair ; ce qui n'eft pas iacile avec vous, quand une fois vous avez pris le parti de ne pas entendre. De longs difcours n'étoient pas néceftiires pour étabür que chacun de nous ayant en main tout ce qu'il faut pour perdre 1'autre, nous avons un égal intérêt a nous ménager mutuellement : auffi, ce n'eft pas de cela dont il s'agit. Mais entre le parti violent de fe perdre , & celui, fans doute meilleur, de refter unis comme nous 1'avons été, de le devenir davantage encore en reprenant notre première liaifon; entre ces deux partis, dis-je, il y en a mille autres è prendre. II n'étoit donc pas ridicule de vous dire, & il ne 1'eft pas de vous répéter que, dès ce jour même, je ferai ou votre Amant, ou votre ennemi. Je fens a merveilles que ce choix vous gêne; qu'il vous conviendroic mieux de tergiverfer ; & je n'ignore pas que vous n avez jamais aimé a être placée ainfi en-  Les Liaifons dangereufes. 119 tre le oui & le non ; mais vous devez fentir aufli que je ne puis vous laiflèr fortir de ce cercle étroic , fans rifquer d'être joué; & vous avez dü pré voir que je ne le fouffrirois pas. C'eft maintenant a vous a décider : je peux vous laiflèr le choix, mais non pas refter dans 1'incertitude. Je vous préviens feulement que vous ne m'abuferez pas par vos raifonnements, bons ou mauvais; que vous ne me féduirez pas davantage par quelques cajoleries dont vous chercheriez a parer vos refus; & qu'enfin le momenc de la franchife eft arrivé. Je ne demande pas mieux que de vous donner Fexemple ; & je vous déclare avec plaifir, que je préfere la paix & 1'union : mais s'il faut rompre 1'une ou 1'autre, je crois en avoir le droit & les moyens. J'ajoute donc que le moindre obftacle mis de votre part, fera pris de la mienne pour une véritable déclarauon de guerre : vous voyez que la réponfe que je vous demande, n'exige ni longues ni belles phrafes. Deux mots fuffifent. Paris, ce 4 Décembre 17... Réponfe de la Marquife de Me r t e ui 5, écrite au bas de la même Lettre. Hé bien, la guerre;  120 Les Liaifons dangereufes. LETTRE CL IV. Madame de Volanges. d Madame de Rosemonde. Les bulletins vous inftruifent mieux que je ne pourrois le faire, ma chere amie, du facheux état de notre malade. Toute entiere aux foins que je lui donne, je ne prends fur eux le temps de vous écrire, qu'autant qu'il y a d'autres événements que ceux de la maladie. En voici un auquel certainement je ne m'attendois pas. C'eft une Lettre que j'ai recue de M de Valmont, a qui il a plu de me choifir pour fa confidente, & même pour fa médiatrice auprès de Madame de Tourvel, pour qui il avoit aufli joint une Lettre a la mienne. J'ai renvoyé 1'nne en répondant a 1'autre. Je vous fais palier cette derniere, & je crois que vous jugerez comme moi, que je ne pouvois ni devois rien faire de ce qu'il me demande. Quand je 1'aurois voulu, notre malheureufe amie n'auroit pas été en état de m'entendre. Son délire eft continuel. Mais que direz-vous de ce défefpoir de M. de Valmont? D'abord faut-il y croire, ou veucil feulement tromper tout le monde, & juf- qu'a  Les Liaifons dangereufes. 121 qu'a la fin (1)? Si pour cette fois il efi: fincere, il peut bien dire qu'il a lui-même fait fon malheur. Je crois qu'il fera peu content de ma réponfe : mais j'avoue que tout ce qui me fixe fur cette malheureufe aventure, me fouleve de plus en plus contre fon auteur. Adieu , ma chere amie, je retourne a mes trifles foins , qui le deviennent bien davantage encore par le peu d'efpoir que j'ai de les voir réufïïr. Vous connoiflez mes fentiments pour vous. Paris, ce 5 Décembre 17... LETTRE CLV. Le Vicomte de Valmont au Chemlier Danceny. J'ai paffë deux fois chez vous, mon cher Chevaüer; mais depuis que vous avez quitté le röle d'Amant pour celui d'homme a bonne fortunes, vous êtes, comme de raifon, devenu introuvable. Votre Valet-de- (1) C'eft paree qu'on n'a rien trouvé dans Ia fuite, 4e cette Correfpondance qui püt réfoudre ce doute, qu'on a pris Ie parti de fupprimer Ia Lettre de M. de Valmont. Partie IV. F  122 Les Liaifons dangereufes. chambre m'a afluré cependant que vous rentreriez chez vous ce foir; qu'il avoic ordre de vous attendre : mais moi, qui fuis inftruit de vos projets, j'ai très-bien compns que vous ne rentreriez chez vous que pour un moment, pour prendre le coftume de la chofe , & que fur-le-champ, vous recommenceriez vos courfes viétorieufes. A la bonne heure, & je ne puis qu'y applaudir : mais peut-être, pour ce foir, allez-vous être tenté de changer leur direcbon. Vous ne favez encore que la moitié de vos affaires; il faut vous mettre au courant de 1'autre , & puis, vous vous déciderez. Prenez donc le temps de lire ma Lettre. Ce ne fera pas vous diftraire de vos piaifirs, puifqu'au contraire elle n'a d'autre objet que de vous donner le choix entr'eux. ^ Si j'avois eu votre confiance entiere, fi j avois fu par vous la partie de vos fecrets que vous m'avez laiflee è deviner, j'aurois été inftruit a temps; & mon zele, moins gauche, ne gêneroit pas aujourd'hui votre marche. Mais partons du point oü nous fommes. Quel parti que vous preniez, votre pis-aller feroit toujours bien le bonheur d'un autre. Vous avez un rendez-vous pour tette nuic, n'eft-il pas vrai? avec une femme charmante & que vous adorez? car a vo-  Les Liaifons dangereufes. 123 ,fre age , quelle femme n'adore-r-on pas, au moins les huic premiers jours! Le lieus de la fcene doit encore ajouter a vos plaifirs. Une petite maifon délicieufe, & qu'on n'a prife que pour vous, doit embellir la volupté, des charmes de la liberté, & de ceux du myftere. Tout eft convenu, on vous attend : & vous brülez de vous y rendre ! voila ce que nous favons tous deux , quoique vous ne m'en ayez rien dit. Maintenant, voici ce que vous ne fa-, vez pas, & qu'il faut que je vous dife. Depuis mon retour a Paris, je m'oc-: cupois du moyen de vous rapprocher de Mlle. de Volanges, je vousl'avois promis; & encore la derniere fois que je vous ent parlai, j'eus ïieu de juger par vos réponfes, je pourrois dire par vos tranfports , que c'étoit m'occuper de votre bonheur. Je ne pouvois pas réuflir a moi feul dans cette entreprife aftèz difficile : mais après avoir préparé les moyens, j'ai remis le refte au zele de votre jeune Maitrefie. Elle a trouvé , dans fon amour, des refiburces qui avoient manqué a mon expérience : enfin, votre malheur veuc qu'elle ait réuffi. Depuis deux jours, m'a-t-elle ditce foir, tous les obftacles font furmontés, & votre bonheur ne dépend plus que de vous. Depuis deux jours aufli, elle fe flattoit de vous apprendre cette nouvelle elle-mê« F ij "  126 Les Liaifons dangereufes. prudence de ne point vous faire excufer au rendez-vous manqué; Jaiffez-vous attendre touc fimplement : fi vous rifquez de donner une raifon, on fera peut-être renté de la vérifier. Les femmes font curieufes & obftinées; tout peut fe découyrir : je viens , comme vous favez, d'en etre moi-même un exemple. Mais fi vons laiflèz 1'efpoir, comme il fera foutenu par la vanké, il ne fera perdu que long-temps après 1'heure propre aux informations: alors demain vous aurez a choifir 1'obfiacle infurmontable qui vous aura retenu; vous aurez été malade, mort, s'il le faut, toute autre chofe dont vous ferez également défefpéré, & tout fe raccommodera. Au refte, pour quelque cöté que vous vous décidiez, je vous prie feulement de ïrj en inftruire ; & comme je n'y ai pas d'intérêt , je trouverai toujours que vous avez bien fait. Adieu, mon cher ami. Ce que j'ajoute encore, c'eft que ie regrette Madame de Tourvel •, c'eft que je fuis au défefpoir detre féparé d'elle; c'eft que je payerois de la moitié de ma vie, le bonheur de lui confacrer 1'autre. Ah ? croyez-moi, on n'eft heureux que par 1'amour. Paris, ce 5 Décembre 17.., tl  Les Liaifons dangereufes. \ driflement. Le Pere Anfelme arriva vers les quatre heures, & refta prés d'une heure feul avec elle. Quand nousrentrdmes, la figure de la, malade étoit calme & fereine; mais il étoie facile de voir que le Pere Anfelme avoit beaucoup pleuré. II refta pour aflifter aux dernieres cérémonies de 1'Eglife. Ce fpeétecle, toujours fi impofant & fi douloureux, le devenoit encore plus par le contrafle que formoit la tranquille réfignation de la malade , avec la douleur profonde de fon vé- (1) Cette caffette contenoit toutes les Lettres telatiy&s i-forr aventure avec M. de Valmont, t - - , G iij  150 Les Liaifons dangereufes. nérable Confeflèur, qui fondoit en larmes a cöté d'elle. L'attendrifiêment devint général ; & celle que tout Ie monde pleuroit, fut Ia feule qui ne fe pleura point. Le refte de Ia journée fe pafla dans les prieres ufitées , qui ne furent interrompues que par les fréquentes foibleflèsde la malade. Enfin, vers les onze heures du foir, elle me parut plus opprefiee & plus fouffrante. J'avancaima main pour chercher fon bras; elle eut encore la force de la prendre, & la pofij fur fon coeur. Je n'en fentis plus Je battement; & en effet, notre malheureufe amie expira dans le moment même. Vous rappellez-vous , ma chere amie, qu'a votre dernier voyage ici, il y a moins d'un an, caufant enfemble de quelques perfonnes dont Ie bonheur nous paroiflbit plus ou moins afliiré, nous nous arrêtames avec complaifance fur le fort de cette même femme, dont anjourd'hui nous pleurons a-lafois les malheurs & la mort! Tant de verrus, de qualités louables & d'agréments; un caraftere fi doux & fi facile; un mari qu'elle aimoic, & dont elle étoit adorée; une l'ociété ou elle fe plaifoit, & dont elle faifoit les délices; de la figure, de la jeunefie , de la fortune; tantd'avantages réunis ont donc été perdus par une feule imprudence! O' Providence! fans doute il faut adorer tes dé» crets; mais combien ils font incompréhen-  Les Liaifons dangereufes. 151 fibles! Je m'arrête; je crains d'augmenter votre triftefle, en me livrant a la mienne. Je voüs quitte & vais paflèr chez ma fille qui eft un peu indifpofée. En apprenant de moi, ce matin, cette mort fi prompte de deux perfonnes de fa connoiflance, elle s'eft trouvée mal, & je 1'ai faic mettre au lit. J'efpere cependant que cette légere incommodicé n'aura pas de fuite. A cet age-la on n'a pas encore 1'habitude des chagrins, & leur iropreflion en devient plus vive & plus forte. Cette fenfibilité fi aftive eft, fans doute, une qualité louable ; mais combien tout ce qu'on voit chaque jour nous apprend a la craindre! Adieu, ma chere & digne amie. Paris, ce 9 Dêcembre 17... LETTRE CLXVI. M.'Bertrand h Madame deRose.' monde. M a d a si e , En conféquence des ordres que vous m'avez fair 1'honneur de m'adrefler, j'ai eu celui de voir M. le Préfident de..., & je lui ai communiqué votre Lettre, en le préQ iv  *5* Les Liaifons dangereufes. venant que, fuivant vos defirs, je ne ferois rien que par fes confeils. Ce refpeftable Magiftrat m'a chargé de vous obferver que la plamte que vous êtes dans 1'intention de rendre contre M. le Chevalier Danceny, compromettroit également Ia mémoire de M. votre neveu , & que fon honneur fe trouveroit nécefTairement entaché par 1'Arrêt de Ia Cour; ce qui feroit fans doute un grand malheur. Son avis efi: donc qu'il faut bien fegarder de faire aucune démarche; & que s'il y en avoit a faire, ce feroit au contraire pour tacher de prévenir que le Miniftere public ne prit connoiflance de cette malheureufe aventure, qui n'a déia que trop éclaté. Ces obfervations m'onc paru pleines de fagefle, & je prends le parti d'attendrede nouveaux ordres de votre part. Permettez-moi de vous prier, Madame, de vouloir bien, en me les faifant paflêr, y joindre un mot fur 1'état de votre chere fanté, pour laquelle je redoute extremement le trifte effet de tant de chagrins. J'efpere que vous pardonnerez cette liberté a mon attachement & a mon zele. Je fuis avec refpeét, Madame, votre, &e. Paris, ce 10 Dêcembre 17...  Les Liaifons dangereufes. 153 LETTRE CLXVII. Anonyme a M. le Chevalier Danceny. M onsieur, J'ai 1'honneur de vous prévenir que ce matin , au parquet de la Cour, il a été queftion parmi MM. les Gens du Roi de 1'affaire que vous avez eue ces jours derniers avec M. le Vicomte de Valmont, & qu'il efi: a craindre que le Miniftere public n'en rende plainte. J'ai cru que cet avertiffement pourroit vous être utile; foit pour que vous faflïez agir vos proteétions, pour arrêterces fuites facheufes, foit, au cas que vous n'y puiffiez parvenir, pour vous mettre dans le cas de prendre vos füretés perfonnelles. Si même vous me permettez un ,confeil, je crois que vous feriez bien, pendant quelque temps, devoüs montrer moins que vous ne 1'avez fait depuis quelques jours. Quoiqu'ordinairement on ait de 1'indulgence pour ces fortes d'affaires , on doit néanmoins toujours ce refpect a la Loi. Cette précaution devient d'autant plus néceflaire, qu'il m'eft revenu qu'une MaG v  154 Les Liaifons dangereufes. dame de Rofemonde, qu'on m'a dit tante de iVJ. de Valmont, vouloit rendre plainte contre vous, & qu'alors la partie publique ne pourroit pas fe refufer h fa réquifition.. II feroit peut-être a propos que vous puifiiez faire parler a cette Dame. Des raifons particulieres m'empêchent de figner cette Lettre. Mais je compte que, pour ne pas favoir de qui elle vous vient, vous n'en rendrez pas moins juftice au fentiment qui 1'a diéiée. J'ai 1'honneur d'être, &c. Paris, ce 10 Dêcembre ij... LETTRE CLXVIII. Madame de Volanges^ Madame de rose monde. I l fe répand ici, ma chere & digne amie r fur le compte de Madame de Merteuil ,des bruits bien étonnants & bien facheux. Affurément je fuis loin d'y croire, & je parierois bien que ce n'eft qu'une affreufe calomnie : mais je fais trop combien les méchancetés, même les moins vraifemblables, prennent aifément confiftance, & combien Hmpreffion qu'elles laiffént s'effice difficile-  Les Liaifons dangereufes. 155 ment , pour ne pas être très-allarmée de celles-ci, toutes faciles que je les crois a détruire. Je defirerois , fur-tout , qu'elles puiïènt être arrêtées de bonne heure, & avant d'être plus répandues. Mais je n'ai fu qu'hier, fort tard, ces horreurs qu'on commence feulement a débiter; & quand j'ai envoyé ce matin chez Madame de Merteuil, elle venoit de partir pour la campagne oü elle doit paffer deux jours. On n'a pas pu me dire chez qui elle étoit allée. Sa feconde femme, que j'ai fait venir me parler, m'a dit que fa Maitrefie lui avoit feulement donné ordre de 1'attendre Jeudi prochain ; & aucun des gens qu'elle a laiffés ici , n'en fait davantage. Moi-même, je ne préfume pas oü elle peut être: je ne me rappelle perfonne de fa connoiffance qui refte aufli tard a la campagne. Quoi qu'il en foit, vous pourrez, a ce que j'efpere, me procurer, d'ici a fon retour, des éclairciiïèments qui peuvent lui être utiles : car on fonde ces odieufes hiftoires fur des circonftances de la mort de M. de Valmont, dont apparemment vous aurez été inftruite fi elles font vraies, ou dont au moins il vous fera facrle de vous faire informer; ce que je vous demande en grace. Voici ce qu'on publie, ou, pour mieux dire, ce qu'on murmure encore, G vj  156 Les Liaifons dangereufes. mais qui ne tardera füremtnt pas a éclater davantage. On dit donc que Ia querelle furvenue entre M. de Valmont & Ie Chevaüer Danceny, eft 1'ouvrage de Madame de Merteuil qui les trompoit également tous deux; que, comme il arrivé prefque toujours, les deux rivaux ont cornmencépar fe battre, & ne fonc venus qu'après aux éclairciffements; que ceux ci ont produit une réconciliation fincere; & que pour achever de faire connoitre Madame de Merteuil au Chevalier Danceny, & aufli pour fèjuftifier entiérement, M. de Vaitnont a joint a fesdifcours une foule de Lettres, formant une correfpondance réguliere qu'il entretenoit avec elle, & oü cel!e-ci raconte fur elle-même & dans le ftyle le plus libre, les anecdotes les plus fcandaleufes. On ajoute que Danceny, dans fa première indignation, a livré ces Lettres a qui a voulu les voir, & qu'a préfent elles courent Paris. On en cite particuiiérement deux (1) : Pune oü elle fait 1'hiftoire entiére de fa vie & de fes principes, & qu'on dit Ie comble de 1'horreur ; 1'autre, qui juftifie entiérement M. de Prévan dont vous vous rappellez 1'biftoire, par la preuve qui <0 Lettres LXXXl & LXXXV ie « Recueil,  Les Liaifons dangereufes. 157 s'y trouve qu'il n'a fait au contraire que céder aux avances les plus marquées de Madame de Merteuil, & que le rendezvous étoit convenu avec elle. J'ai heureufement les plus fortes raifons de croire que ces imputations font aufli fauflès qu'odieufes. D'abord, nous favons toutes deux que M. de Valmont n'étoit fürement pas occupé de Madame de Merteuil, & j'ai tout lieu de croire que Danceny ne s'en occupoit pas davantage : ainfi, il me paroit démontré qu'elle n'a pu être ni le fujet, ni 1'auteur de la querelle. Je ne comprends pas non plus quel intérêt auroic eu Madame de Merteuil, que 1'on fuppofe d'accord avec M. de Prévan, a faire une fcene qui ne pouvoit jamais être que défagréable par fon éclat; & qui pouvoit devenir trés-dangereufe pour elle, puifqu'elle fe faifoit par-la un ennemi irréconciliable, d'un homme qui fe trouvoit maitre d'une partie de fon fecret, & qui avoit alors beaucoup de partifans. Cependant, il eft a remarquer que, depuis cette aventure, il ne s'eft pas élevé une feule voix en faveur de Prévan, & que, même de fa part, il n'y a aucune réclamation. Ces réflexions me porteroient ale foupconner 1'auteur des bruits qui courent aujourd'hui, & a regarderces noirceurs comme 1'ouvrage de ia haine & de la vengeance  158 Les Liaifons dangereufes. d'un homme qui, fe voyant perdu, efpere par ce moyen répandre au moins des doutes, & caufer peut-être une diveriion utile. Mais de quelque part que viennent ces méchancetés, le plus preffë eft de les détruire. Elles tomberoient d'elles-mêmes, s'il fe trouvoit, comme il eft vraifemblable, que MM. de Valmonc & Danceny ne fe fufient point parlés depuis leur malheureufe affaire, & qu'il n'y eik pas eu de papiers re mis. Dans mon impatience de vérifTer ces fairs ,j'ai envoyé ce matin chez M. Danceny; il n'eft pas non plus a Paris. Ses gens ont dit a mon Valec-de-chambre qu'il étoit parti cette nuit fur un avis qu'il avoit recu hier, & que le lieu de fon féjour étoit un fecret. Apparemment il cramt les fuites de fon affaire. Ce n'eft donc que par vous, ma chere & digne amie, que je puis avoir les détails qui m'intéreffènt, & qui peuvent devenir fi nécefiaires h Madame de Merteuil. Je vous renouvelle ma priere, de me les faire parvenir le plutöt poffible. P. 5. L'indifpofition de ma fille n'a en aucune fuite; elle vous préfente fon refpeét. Paris, ce 11 Décembre 17...  Les Liaifons dangereufes. i$9 LETTRE CLXIX. Le Chevalier Danceny h Madame de rosemonde. Madame, Peut-ètre trouverez-vous la démarche que je fais aujourd'hui, bien étrange ? mais, je vous en fupplie, écoutez - moi avant de me juger, & ne voyez ni audace ni témérité, oü il n'y a que refpeft & confiance. Je ne me diflimule pas les torts que j'ai vis-a-vis de vous; & je ne me les pardonnerois de ma vie, fi je pouvois penfer un moment qu'il m'eüt été poflible d'éviter de les avoir. Soyez même bien perfuadée, Madame, que, pour me trouver exempt de reproches, je ne le fuis pas de regrets \ & je peux ajouter encore avec fincérité, que ceux que je vous caufe entrent pour beaucoup dans ceux que je redens. Pour croire a ces fentiments dont j'ofe vous aflurer, il doit vous fuffire de vous rendre juftice, & de favoir que, fans avoir 1'honneur d'être connu de vous, j'ai pourtant celui de vous connoitre. Cependant, quand je gémis de la fatalité  ióo Let Liaifons dangereufes. qui a caufé a-Ia-fois vos chagrins & mes malheurs, on veuc me faire craindre que, toute entiere a votre vengeance, vous ne cherchiezles moyens de Ja fatisfaire jufques dans la févérité des loix. Permettez-moi d'abord de vous obferver a ce fujet, qu'ici votre douleur vous abufe, puifque mon intérêt fur ce point eft effentiellement lié a celui de M. de Valmont, & qu'il fe trouveroit enveloppé lui-même' dans la condamnation que vous auriez provoqué contre moi. Je croirois donc, Madame, pouvoir au contraire compter plutöt de votre part, fur des fecours que fur des obftacles, dans les foins que je pourrois être obligé de prendre pour que ce malheureux événement reftat enfeveli dans le filence. Mais cette refiburce de complicité, qui convient également au coupable & a 1'innocent, ne peut fuffire a ma délicateflê : en deiirant de vous écarter comme partie, je vous réclame comme mon juge. L'eftime des perfonnes qu'on refpeéte eft trop précieufe, pour que je me laiffè ravir la yocre fans la défendre, & je crois en avoir ies moyens. En effet, fi vous convenez que la vengeance eft permife, difons mieux, qu'on le la doit, quand on a été trahi dans fon amour, dans Ion amitié, & fur-tout dans  Les Liaifons dangereufes. ï6i fa confiance; fi vous en convenez, mes torts vont difparoïtre a vos yeux. N'en croyez pas mes difcours; mais lifez , fi vous en avez le courage, la correfpondance que je dépofe entre vos mains (i). La quantité óe Lettres qui s'y trouvent en original, paroit rendre authentiques celles dont \l n'exifte que des copies. Au refte, j'ai recu ces papiers tels que j'ai 1'honneur de vous les adreffer, de M. de Valmont luimême. Je n'y ai rien ajouté , & je n en aï diftrait que deux Lettres que je me fuis permis de publier. L'une étoit néceflaire & la vengeance commune de M. de Valmont & de moi, a laquelle nous avions droit tous deux, & dont il m'avoit expreffément chargé. J'ai cru de plus, que c'étoit rendre fervice a la fociété, que de démafquer une femme aufli réellement dangereufe que 1'eft Madame de Merteuil, & qui, comme vous pouvez le voir, efi; la feule, la véritable caufe de tout ce qui s'eft paffe entre M. de Valmont & moi. (i) C'eft de cette correfpondance, de celle remife pareillement a la mort de Madame de Tourvel , & des Lettres confiées aufli a Madame de Rofèmonde par Madame de Volanges, qu'on a formé le préfent Recueil , dont les onginaux fubfiftent entre les mains des hsritiers de Madame de Rofèmonde.  IÖ2 Les Liaifons dangereufes. Un feminiene de juftice m'a porté aüfÏÏ ö publier la feconde, pour la juftification de M. Prévan, que je connois a peine, mais qui n'avoit aucunemenc mérité le traitement rigoureux qu'il vient d'éprouver ni la féyérité des jugements du public,plus redoutable encore, & fous laquelle il gémit depuis ce temps, fans avoir rien pour sen défendre. Vous ne trouverez donc que la copie de ces deux Lettres, dont je me dois de garder les originaux. Pour tout Ie refte, je ne crois pas pouvoir remettre en de plus füres mains un dépót qu'il m'importe peutêtre qui ne foit pas détruit, mais dont je rougirois d'abufer. Je crois, Madame, en vous confiant ces papiers, fervir aufli-bien les perfonnes qu'ils intérelTent, qu'en les leur remettant a elles-mêmes; & je leur fauve Pembarras de les recevoir de moi, & de me favoir inflruit d'aventures, que fans doute elles defirent que tout Ie monde ignore. Je crois devoir vous prévenir a ce fujet, que cette correfpondance ci - jointe, n'eft qu'une partie d'une colleétion bien plus volumineufe, dont M. de Valmont 1'a tirée en ma préfence, & que vous devez retrouver frla levée des fcellés, fous le titre, que j'ai vu, de Compte ouvert entre la Marquife de Merteuil & le Vicomte de  Les Liaifons dangereufes. 163, Valmont. Vous prendrez , fur cet objet, le parti que vous fuggérera votre prudence. Je fuis avec refpect, Madame, «Sec. P. S. Quelques avis que j'ai recus, & les confeils de mes amis m'ont décidé a m'abfenter de Paris pour quelque temps; mais le lieu de ma retraite , tenu fecret pour tout le monde, ne le fera pas pour vous. Si vous m'honorez d'une réponfe, je vous prie de 1'adreffer a la Commanderie de par P..., & fous le couvert de M. le Commandeur de.... C'eft de chez lui que j'ai 1'honneur de vous écrire. Paris, ce 12. Décemhre 17... LETTRE CLXX. Madame d e Volanges d Madame DE RoSEMONDE. Je marche, ma chere amie, de furprïïe en furprife, & de chagrin en chagrin. II faut être mere pour avoir 1'idée de ce que j ai fouffert hier toute la matinée ; & fi mes plus cruelies inquiétudes ont été calmées depuis, il me refte encore une vive afflic-tion, & dont je ne prévois pas la fin-  164 Les Liaifons dangereufes. Hier, vers dix heures du matin, étoiv nee de ne pas avoir encore vu ma fille j envoyai ma Femme-de-chambre pour favoir ce qui pouvoit occafionner ce retard. Wie revint le moment d'après fort effrayée,