MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, PREMIÈRE PART IE.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TARTARES. PREMIÈRE PARTIE. A AMSTERDAM. M. DCC. LXXXIV.   DISCOURS PRÉLIMINAIRE. L'histoire femble au premier coup-d'oeii noffrir qu'un théatre d'horreur, ou 1'on ne préfente les viétimes que pour illuftrer les boureaux qui les immolent a ieurs paffions; mais elle ofFre en même-temps le tableau précieux des moeurs, & cette partie de 1'Hiftoire paraitra fans doute la plus intéreflante, fi 1'on confidère que les ufages d'une Nation la gouvernent, comme le caraólère perfonnel gouverne les a 3  vj Discours individus. Eft-il une fource plus féconde en moyens de connaltre les hommes, 8c de les diriger ? Sous ce point de vue, la politique des Gouvernemens doit s'en occuper. Elle appercevra que les ufages en créant 8c modifiant infenfiblement les moeurs, font par-tout le grand reffbrt des aclions des hommes; ils préparent 8c confomment les grandes révolutions desEmpires; ils étaient 1 edifice 8c le rendent durable, ou bien ils le minent par degrés 8c le conduifent a fa deftruótion totale. Une marche lente couvre les progrès du mal , 8c ces progrès funeftes ne font appercus qu'au moment , oü celui qui pourrait  PRÉLIMINAIRE. Vlj appliquer le remède , regoit luimême une atteinte qu'il ne pourrait repoufïèr qu avec des forces qui lui manquent. Si on laiflè dans 1'obfcurité des temps ces torrens de brigands qui, en ravageant la terre, ont foulé aux pieds de petites fociétés qui prenaient le titre faftueux d'Empires; ü 1'on excepte encore quelques peuplades , qui après avoir accru Rome naiflante , ont porté la feule réputation de fes forces, au point de lui foumettre plufieurs peuples, par de fimples fommations de fes héraults; nulle Nation puif fantena réellement fuccombé fous 1'efFort d une attaque ou d'une fe- a 4  viij Discours couflè étrangère; nul Empire folidement établi, n'a jamais été détruit par le fort d'une bataille malheureufe. La Gréce alfervie par les Romains, Rome elle-même anéantie par les Barbares, ont moins cédé a des forces étrangères, qu a leur affaibliflêment intérieur. Cette vérité na pas befoin d'être examinée. C'eft peut - être le feu! point quefHiftoireait parfaitement éclairci, en traitant de 1'origine & de la chüte des anciens Empires; mais i'examen des moeurs & des ufages aóhiels ne pourraient-ils pas fervir aufli a éclaircir 1'Hiftoire des Peuples qui n'auraient même confervé aucunetradition? Leurs moeurs  PRÉLIMINAIRE. IX feront pour eux ce que les marbres de Paros ont été pour les Grecs, un monument plus précieux fans doute; il ne faut qu'en favoir déchifFrer les caraótères. Le moral de chaque Nation tiendra lieu de fes infcriptions antiques; on y trouvera le type des grands événemens qu'elle a dü fubir dans les fiécles qui ontprécédé. Les peuples dont les moeurs paraitront les moins fimples auront aulfi efluyé plus de révolutions ; & celui qui ne préfentera dans les fiennes que 1'efFet de Finfluence phyfique du climat, fera cenfé n avoir point été fubjugué. Si Ton conlldère en efFet le def potifme tantöt fous la zone torride,  x Discours tantot vers le cercle polaire, croiton que le climat feul ait pu régler les moeurs de la Nation que 1'on obferve alors? Si 1'on concoitencore que 1'efprit républicain ait précédé le defpotifme, celui-ci aura-t-il effacé toutes les traces de 1'ancienne liberté? Ces révolutions cependant ont couvert la furface du globe , Sc parailTent être la véritable caufe de cette variété de moeurs qui différencie aujourd'hui les Nations au point d'avoir altéré Ü vifiblement la reflèmblance naturelle Sc primitive de toutes le fociétés humaines. Rapprochez un Tartare Manchoux d'un Tartare de BefTarabie, vous chercherez en vain eet intervalle  PRÉLIMINAIRE. xj Je ryoo lieues qui les féparait; le climat diffère peu; le gouvernement eft le même. Confidérez enfuite le Grec & le Turc dont les maifons fe touchent,vous retrouverez les 1500 lieues que vous cherchiez; ils font cependant fous le même ciel & le même régime : faites remplacer le Manchoux au nord de la Chine par 1'Arabe, qui fous le tropique va fe raffraichir aux cataractes du Nil, il offrira plus d'analogie morale avec le Tartare qu'il n en avait avec les Egyptiens fes compatriotes; mais il contraftera brufquement avec le foldat RmTe en paffant le fleuve Amur; Sc dans eet examen, on appercevra plus diftinctement L'in*  xij Discours fluence du Gouvernement fiir le caraclère des individus, que 1'influence du ciimat. On verra les forces morales dominer conftamment le phyllque, &donner 1'explication des différentes nuances qui paraiffent les moins explicables. C eft en confidérant fous ce point de vue les defcendans de Patrocle Sc d'Achille, qu on appergoit que fous les imprelfions du même climat le defpotifme qui adomptéles derniers Grecs précédemment conquis par Alexandre, en imprimant fïir eux le cara&ère de lefclavage, na pu effacer les traces de la pufillanimité religieufe , par laquelle 1'Empire Grec a péri. C'eft auffi en remon-  PRELIMINAIRE. XÜj tant a 1'époque de la gloire des anciens Grecs, qu on trouverait dans le relïbrt de ces premiers Gouvernemens les correctifs dun climat qui invite plus a jouir de la vie, qu a laméprifer. Lafaiblefle du BasEmpire devait fans doute énerver des ames que la gloire, la liberté , la vertu avaient autrefois exaltées; & c'eft fous le joug des tyrans aéluels que le phyfique devait reprendrefon empire. Ce phyfique ne peut être dominé, que par des forces morales. Ledefpotifme les anéantit. C'eftaulfidetous les Gouvernemens celui qui influe le moins fur la foule que 1'on facririe ; fon grand reflbrt n'appuie que fur les principaux  xiv Discours inftrumens du malheur des peuples. Si le climat que les Turcs habitent, relache leurs fibres , ledefpotifme auquelilsfont foumis,lesporte ala violence; ils font quelquefois fé« roces. L'opinion de la prédeftination ajoute a leur férocité,& ce préjugé qui dans un climat froid les eut rendu braves, dans un climat chaud ne les conduit qua la témérité & au fanatifme Cette fiévre chaude qui les 1 Les Turcs ont conftamment donné Ia preuve de cette aflèrtion dans leurs querelles particulière , 1'ivrefTe précéde toujours la vengeance. Laflaflïnat eftle feul moyen qu'elle emploie ; ils ne bravent aucun danger de fang-froid. Une armée Ottomane attaquée fe débande avant d erre battue;mais le premier choc des Turcs, lorfqu'ils  PRÉLIMINAIRE. XV exalte , leur fait toujours compter pour rien, tout ce qui n'eft pas Turc, & de cette manière de compter avec foi-même réfulte néceflairement 1'orgueil 8c 1'ignorance. C'efi: auffi dans le berceau des Arts, dans la patrie de Périclès, d'Euclyde & d'Homère que les Sciences n obtiennent aujourd'hui que le fourire du mépris. Cependant la célébrité a par-tout fe dérerminent a attaquer les premiers, eft toujours dangereux & difScile a foutenir. On les a vu a FafFaire de Grotska , combler de leurs morts les fofles d'une Redoute pour s'enemparer; & le fanatifme en a porté quelques-uns dans la dernière guerre contre les RufTes , a braver le feu de 1'artillerie, en allant comme des foux hacher a coups de fabre la bouche du canon de leurs ennemis.  xvj Discours de 1'attrait pour les hommes, ils font toujours mus par 1'amour-propre , mais les motifs font différens; & les Turcs font peut-être les feuls qui aient choifi le meurtre pour y parvenir, fans avoiraffez d energie pour le commettre de fang-froid. Quand le climat porte a la faibleffe en même-temps que le defpotifme entrame a la violence, il faut s enivrer pour acquérir la force nécef faire au crime , & ceft selever jufqu a la puiffance du delpote que de le confommer. En réfléchiffant fur les rapports des moeurs & des ufages de chaque Nation avec le climat &le Gouvernement acluel, en obfervant avec foin  PRELIMINAIRE. XVlj foin les nuances qui réfultent des Gouvernemens paffes, on voit avec effroilamultitude toujours entraïnée vers le coté le plus vicieux; & confervant toujours les inftrumens de fa deftruótion morale. Peut-onen méconnaitre 1'efFet fur le peuple le plus célèbre, réduit a n être plus que la dernière des Nations , quoiqu'elle foit encore la plus nombreufe & ia plus répandue ? Les Juifs, qui couvrent la terre de leur induftrie, fans y avoir confervé aucun droit iégitime de pofTeffion , cédant par-tout aux impreffions du Gouvernement oü ils fe trouvent , confervent encore au milieu même de ces divers Gouvernemens, une /. Portie. b  xviij Discours nuance de leur ancienne theocratie dans i'exercice d'une eipéce de municipalité qu'on leur permet, Sc qui peut feul entretenir eet orgueil ftupide qui les rend infenfibles a 1'outrage. Les Juifs portent cette infenfibilité jufques dans les pays froids Sc montueux, oü les hommes fortement conftitués font toujours courageux Sc fouvent vindicatifs. Le moral domine toujours le phylique, lorfque la tyrannie ou 1'abus de ia lib erté ne lui rendent pas tout fes droits. Si pour mieux pefer cette dernière aflèrtion, on entreprenait de confronterle caraclère diftindif de toutes les Nations, avec leur hiftoire,  PRÉLIMINAIRE. xix il faudrait fans doute , diftinguer dans la foule des événemens qui les ont intéreifées, ceux qui n ont été que paffagers,d avec ceux qui ont été ïuivisdefincorporation des vainqueurs & des vaincus. Les torrens dégradent feulement la furface de la terre, fans en altérer le fol. Cette diftinclion e4! efTentielle, afin de ne pas confondre un fou qui parcourt lAfie pour fubjuguer la terre après 1'avoir dévaftée; avec Alexandre batiilant Alexandrie , pour donner un centre a 1'univers, & réunir les deux hémiiphères du globe. Il n'eft pas moins utile d'obferver la nature du pays conquis, afin de ne pas confidérer fous b 2  xx Discours le même afpecl les peupies montagnards qu'on ne domine jamais, & ceux des plaines qui font toujours faciles a fubjuguer. Sous ce point de vue, il n'eft point de royaumes, il n'eft même pas de provinces qui n'offrent des peupies très-effentiellement différens, quoique confondus fous une même dénomination. On y diftinguera auffi facilement la différence des effets d'un même régime, & cette différence exiftera toujours. L'homme tend invinciblement vers fa liberté ; dès qu'il entrevoit la poffibilité d'en jouir, il fe détermine a fe la procurer. Dans un pays montueux, il y conferve une indépendance que le fite  PRÉLIMINAIRE. XXJ favorife : accoutumé a gravir les montagnes, il les franchit fans difficulté, &c'eft de leur fommet qu'il brave le pouvoir auquel 1'habitant des plaines neft pas moins foumis par 1'habitude que par la nature du terrain qu il habite, Sc dans lequel 1'abondance Sc le repos le confolent de ï'affujettifTement qu il éprouve ; tandis que le feul attrait de la liberté dédommage 1'habitant des montagnes des privations Sc des fatigues qu'elles lui caufent. Enparcourant lacöte deSyrie,on voitledefpotifmes'étendre fur toute la plage, & s'arrêter vers les montagnes au premier rocher, a la première gorge facile a défendre ; tandis que b3  xxij Discours les Curdes , les Drufes , & les Mutualis maitres du Liban Sc de 1'Anti-Liban, y confervent conftamment leur indépendance , leurs moeurs Sc le fouvenir du fameux Facardin. Les Macédoniens anciennemenc conquis n'ont pu réellement 1'être que dans leurs plaines , Sc leurs montagnes ont dü leur offrir le même afyle cóntre la tyrannie des Romains, quelles leur offrent encore aujourd'hui contre celie des Ottomans. Nulle révolution n'a donc altéré chez ces montagnards les influences du climat. Depuis le héros de la Gréce, aucune époque intermédiaire, cultivateurs infatigabies Sc non moins braves que  PRÉLIMINAIRE. XXÜj laborieux , toujours unis pour la défenfe de la caufe commune, & chacun d'eux fe fuffifant a lui-même pour venger une injure perfonnelle, ils chantent encore les viétoires d'Alexandre avec la certitude d'erï remporter fur le premier ennemi qui fe préfentera. Il neft point de Nation fur laquelle on ait plus écrit que fur les Turcs, Sc peu de préjugés plus accrédités, que ceux qu'on a adoptés fur leurs mceurs. La volupté des Orientaux , 1'ivreiTe du bonheur dont ils jouiffent au milieu de plufieurs femmes ; la beauté de celles qui peuplent de prétendus Sérails; les intrigues galantes, le b 4  xxiv Discours courage des Turcs, la nobleflè de leurs aótions, leur générofité, que d'erreurs accumulées : leur juftice même a été citée pour modèle. Mais comment fe pourrait-il (dit M. de Montefquieu) que le peuple le plus ignorant eut vu ciair dans la chofe du monde qu'il importe le plus aux hommes de favoir ? Cette objeétion ne pouvait échapper a 1'oeil du génie ; M. de Montefquieu aurait égaiement refufé aux Turcs cette volupté délicate ces principes de grandeur d'ame & de générofité qu'on leur luppofe; il aurait appercu quune Nation ignorante ne peut rien pour fon bonheur, paree que fon ignorance  PRÉLIMINAIRE. XXV tient a un principe qui détruit toujours & n édifie jamais. Qu'un particulier en France ou en Angleterre foit ignorant, mais qu'il foit riche, il y jouira toujours d'une apparence de bonheur qui pourra faire illufion. Sa maitreffê fera aimable , il parviendra même a en avoir plufieurs qui s'accorderont enfemble; le bon goüt régnera dans fes meubles , il fera bien vêtu, voituré commodément, 1'habitude d'emprunter les idees des autres fera difparaitre jufqu'a fon ignorance. C'eft un corps opaque placé dans une grande maffe de lumière. Chez une Nation éclairée, les richeflès procurent tout; elles ne font chez  xxvj Discours un peuple ignorant qu un fardeau d'autant plus a charge que ne trouvant rien a acquérir, on fe borne a conferver avec foin. On tient encore davantage a f art d'amaffer les richeifes, quand 1'impoifibilité den jouir n'orTre que la ftérile reffource de les accumuler. Il ne fuffit pas non plus d'être riche pour jouir véritablement de fon bien, dans la claffe des hommes opulens , les heureux font rares, paree qu'il eft plus aifé d'abufer que d'ufer. C'eft peut-être le feul cas, oü 1'ignorance prend le moyen le plus facile; mais on ne peut dif convenir qu'il faut des connailfances , pour jouir , comme il faut de  PRÉLIMINAIRE. XXVlj la fobriété pour fe conferver une bonne fanté. Si ces réflexions fe préfentent a qui veut & peut réfléchir, comment fe fait-il que deux fiécles de coramerce entre 1'Europe & les Turcs n'aient encore produit que des notions fauflès , & pourquoi celui qui lit pour s'inftruire devrait-ii ajouter plus de foi a celles que je vais lui préfenter ? Quels font mes titres pour en être cru ! Voila des réflexions qu'on n'a point faites lur les prétendues Lettres de Milady Montagu; elles ont plu, c'était ce que 1'Auteur defirait, & ce dont le Lecteur fe contente trop fouvent. Le tableau de la tête dun  xxviij , Discours Cadi qu'un Jéniffaire vient offrir a cette Ambaffadrice, a ia place despigeons qu'eiie demandait, & qu'onne pouvait trouver, devait en effet plaire davantage que le tableau de la mort des trois Favoris de Sultan Mahamout que Ce Prince dut facriüer a lafuite d'une infulte faite a. un autre Cadi . 1 Sultan Mahamout avait donné toute fa confiance au Kiflar Aga, celui-ci a un jeune Turc nommé Soliman , & ce dernier s'était livré a Yacoub, Banquier Arménienj ce Triumvirat n'était occupé qu'a exciter & a fervir les plaifirs du Sultan. Ce moyen qui fournhTait a 1'avidité des Favoris , afïurait auffi leur crédit. Ils gouvernaient 1'Empire , toutes les Charges étaient vendues auplusoffrant j leurs Sous-ordres difpofaient du moindre emploi; parvenus enfin a ce degré d'infolence, qui fe révolte contre Ie moindre obftacle, un de leurs gerts ofa menacer de fon fouet le Juge de Scutary ; celui-ci éleva  PRELIMINAIRE. Xxix Le ridicule du premier trait fe cache fous fa gaieté ; le fecond ne préfente que 1'abus du defpotifme, & la faibleffe du defpote; il fait frémir i'humanité. Mais il n'y a rien de fi commun quand on ne fait pas la Langue du pays oh Ion voyage , que de pren- la voix & fit parler la Juftlce. Sa maifon fut abbatue dans la nuit, & cette manière d'étouffer la plainte produifit un tel mécontentement que chaque jour il fe manifeftait par quelque nouvel incendie, moyen non moins étrange pour fe faire ccouter du Souverain j cependant il eut afTez de fuccèspour déterminerle Grand-Seigneura faire couper la tête a fes trois Favoris , & comme il était accoutumé par eux a varier fes plaifirs , il alfifta a 1'exécution du jeune Soliman & de Yacoub, celle du Kiflar Aga fe pa(Ta dans 1'intérieur de la Tour de Léandre.  xxx Discours dre Sc de donner des notions faufTes avec la meilieure foi du monde, Sc avec le plus grand defir d'être exaét. En réfléchiffant fur ce que Milady Montagu raconte de fon Jénilfaire, du Cadi Sc de fes pigeons, je retrouve dans le génie de la iangue& delanationTurque, ce quia dü la tromper,nonobftant la tradu<5tion littérale quefonlnterprête a puluifaire de la réponfe du Jénilfaire. En effet, fatigué de fes courfes pour trouver des pigeons, qui moins foignés en Turquie y font plus fauvages, peutêtre même repouffé brutalement par le Cadi, que les prétentions de la Voyageufeauront excédé,cefoldat fe fera permis de demander , ü on  PRÉLIMINAIRE. XXXJ voulaitqu il apportat latête du Cadi; & fi 1'on ajoute a cette réponfe 1'air & i'accent de 1'impatience, on fentira qu'elle annonce plus de mépris pour 1'Ambaifadrice que pour le Juge ; & voiia ce que iTnterprête n'aura pas rendu avec affez de fidélité a Milady Montagu. C'eftainfi que lesVoyageurs privés du feul moyen qui peut les faire voyager avec fruit, ont écrit & accrédité une foule d'abfurdités, fans avoir d'autres torts , que de ne s'être pas affèz méfié d'eux-mêmes. Ce jugement doit paraitre impartial & modéré. Une réflexion fe préfente cependant contre ceux qui lifent avec con-  xxxij Discours fiance ce fatras de rêveries. Jen ex~ cepte ceux qui aiment a rêver,& je ne m'adreife qu a ceux qui veulents'inf truire. Comment des contradiétions abfurdes peuvent - elles vous échapper?N'exifte-t-ilpointdes régies süres pour démêier la vérité l Croirezvous, quand on vous le dira, qu'un manchot fe foit fervi de fes deux mains, & qu'un borgne ait ferme fon oeii pour y mieux voir ? Et fi vous ne croyez pas de fembiables fottifes , comment pourrez - vous croire que ie delpotifme ne détruifè pas les facultés qui rendent i'homme heureux?Etabliifez ce monftre politique; voyez-en les réfuitats, fuivezen les détails , combinez-en les rap- ports,  PRÉLIMINAIRE. XXXÜj ports, Sc 1'on ne pourra plus vous tromper que fiir le coloris, & fiir quelques détails peu importants; neft-ce pas encore alfez pour accréditer Sc perpétuer bien des erreurs? Je tomberais moi-même dans ce défaut , ü en écrivant fur les Turcs, je me livrais aux fentimens qu'ils m'ont infpiré. li faut être de bon compte , 8c fe méfier de fon propre jugement. C'efl: en vivant au milieu d'eux pendant vingt-trois ansj&dans dirTérentes circonftances, que j'ai pu les connaitre Je n'ai 1 Les principes que j'ai établi, fur la néceflitc d'apprendre la langue d'une Nation qu'on veut ctudier, ne doivent pas laifler de doutes fur les foins que je me fuis donné pour acquérir ce premier moyen de connaïtre les Turcs. I. Partie. c  xxxiv Discours. donc pu les juger que fur la manière dont ils fe font préfentés a moi. Les préfenter de même, faire parcourir la même chaine d'événemens a ceux qui voudront s eclairer ? c'eft leur donner le même moyen. Que leur importe l'impreffion que j'ai recue d'un tableau que je puis leur offrir ! Cette réflexion m'a décidé a n'écrire que le Journal de mon féjour en Turquie, en Tartarie, & celui de mon dernier voyage dans toutes les Eclielies du Levant: je ne me permettrai que les obfervations nécelfaires pour éclaircir les faits, fans jamais hafarder des détails qui m'auraient perfonnellement écfiappé. Confentir aignorer eft un grand  PRÉLIMINAIRE. XXXV moyen dmftruétion , & convenir qu on ignore doit être fans doute pour le le&eur un grand motif de confiance. Ce n'eit pas la le fyftême qu'ont adopté ces Voyageurs fi erapreffés a faire pénétrer leurs le&eurs dans fintérieur du Sérail, intérieur abfolument impénétrable. L etude des moeurs, celle de 1'influence du climat & du gouvernement, f examen des ufages particuliers , font cependant la feule échelle qui puilfe franchir les murs de lancienne Bizance mais de tous les objets d etude que préfente une Nation telie que celle des Turcs, celui qui 1 L'enceinte de lancienne Bizance necontient aujourd'hui que le Sérail du Grand-Seigneur. C 2.  xxxvj Discours concerne les femmes eft-il dönc le plus intéreffant ? Qu'importe a 1'humanité qu'un particulier auquel la fortune & les préjugés de fon pays donnent la libre jouilfance de quarante femmes, les raifemble & les garde dans fon bercail ? Ce tableau n'invite qu a gémir fur ce grouppe de malheureufes viótimes, & 1'on peut, fans examen , garantir qu'eiles n'y font pas reünies fans éprouver quelque impatience; mais ce qu'il importe de connaitre , c'eft fans doute , 1'effet qui réfulte de eet étrange état des chofes, le plus éloigné qu'il foit poffible de 1'état de nature; la réflexion feule en donnerait la folution,  PRÉLIMINAIRE. XXXviïj ['examen des mceurs confirmerait les réfultats. Les circonftances dans lefquelles je me fuis trouvé , ne pouvant m'offrir que peu d'occafions de parler des femmes Turques, je crois devoir effayer de remédier au défordre des idees qui fe font répandues a leur égard, en faifant quelques obfervations fur la pluralité des femmes, fur leur manière d'exifter dans ce trifte genre de fociété , enfin fur les abus qui réfultent de cette affociation même. En commengant par eet objet , je fervirai également 1'impatience du public & la mienne; s'il eft empreffé de pénétrer dans 1'intérieur c 3  xxxviij Discours des haremsilpartagera bientót 1 'impatience que j'ai d'en fortir pour me livrera un examen plus digne de lui, Le Coran qui réunit le culte religieux, la morale, les loix civiles & criminelles, & qui moyennant le droit d'interprétation attribué aux Juges, pourvoit a tout, reftreint les Turcs a quatre femmes Nikiahlus, mariées; mais le mariage chez les Mahométans n'eft qu'un acfe civil, 1 Harem ne veut jamais dire que 1'appartement des femmes, 1'enclos qui les concerne ; il ne faut donc pas le confondre avec férail, qui ne veut dire que palais. Tous les Turcs ont un harem, le Vifir même na point de férail. Les AmbafTadeurs des Couronnes ont un férail & n'ont point de harem. Le Grand-Seigneur a 1'un & 1'autre.  PRÉLIMINAIRE. XXxix un contract paffé devant le tribunal du Juge, qui dans ce cas ne fait quel'ornce de Notaire. La dot ainfi que le troulfeau, i'objet le plus important, font inventoriés dans eet aéte. Voila fes reprifes dans le cas de répudiation : eet aóte fe nomme Nikiah. Il fe pratique encore une autre efpèce de mariage , qui en fixant également la fomme des reprifes, marqué 1'époque de la répudiation. Ce contrat fe nomme Kapin, & n'eft, a proprement parler, qu'un marché fait entre les parties pour vivre enfemble a tel prix pendant tel temps1. 1 Quand il eft permis a un feul homme de c 4  xl Discours Une autre loi qu'on nomme? Namekrem, défend aux fïlles nubiles aux femmes de iaiiïèr voir leur vifage a dévouvert a aucun autre homme qua leur mari. Cette loi n'eft pas fans doute favorable aux mariages d'inclination. Un Turc époufe donc la niie de fon voifin, ou fa veuve, fans la connaitre ; il s'emparer de quarante fèinmes & de les garder fous la clef, les trente-neuf hommes que ce partage inégal privé de la plus douce confolatioa accordée a Fhumanité , méritent auili quelques ménagemens. On voit par-tout qu'une loi qui contredit la nature , entraine une loi qui defavoue la première. De-la le mariage au Kapin, les aiyles en faveur des débiteurs , les établiffe»mens pour les enfans-trouvés; les Gouverne?L pluralité des femmes eft dans.  xlij Discours ce dernier cas, eiie aftreint a des dépenfes confidérabies : quel eft l'homme en état d'y fuffire ? Excepté ceux qui font dans le commerce, Sc qui riches de leur économie doivent être exclus de la claflè des gens faftueux, les Turcs ne parviennent a 1'opulence que par les emplois; ils ne les obtiennent que par la faveur des Grands qui fe font élevés de même. Leur fortune eft en capitaux que leur avidité accumule , que la terreur enterre, que ie luxe diflipe , & que le cafuel renouvelie. L'incertitude de leur polition ajoute encore a 1'empreifement dacquérir Sc de diiliper.  PRÉLIMINAIRE. xlüj Les Turcs laiflènt rarement de grandes fortunes a leurs enfans. Des fommes affez confidérabies pour fufïïre a des partages, le feraient afièz pour exciter 1'avidité du Souverain; il trouverait dans la manière dont elles font acquifes des prétextes lufiifans pour s'en emparer. Un Turc ne peut donc en général fe trouver aifez riche pour entretenir un harem un peu confidérable, que iorfqu'ii eft parvenu par la faveur de fon Patron a des emplois dont 1'autorité eft grande, & oü cette autorité devient lucrative a proportion de fabus qu'il en fait* Jufques Ja confondu dans la foule des jeunes gens qui par le même  xliv Discours motif d'ambition font attachés au même Maitre , réduit a ne vivre qu avec des hommes, entrainé par la fougue de fes paffions, féparé des femmes , animé par leur voifinage, s'il dok céder a la nature, il ne peut que s'en écarter. On voit déja que les femmes Turques, celles qu'on ne peut fe procurer fans les époufer, & qu'on ne peut connaitre avant, font également réduites a ne vivre qu'entr'elles. Quelle doit être leur éducation ? Nées dans 1'opulence, elles font, ou filles d'une femme légitime, ou hlies a une efclave favorifée un moment. Leurs frères & leurs foeurs auront eu des mères difFérentes, qui ne  PRÉLIMINAIRE. xlv dirTéreront pas des efclaves reünies dans ia même maifon. Sans aucune occupation que la jaloufie qui les anime les unes contre les autres, fachant a peine lire & écrire, & ne lifant que le Coran ; expofées dans des bains d'étuves a tous les inconvéniensdune tranfpiration forcée & trop fréquemment répétée, pour ne pas détruire la fraicheur de la peau Sc la grace des contours , avant même quelles foient nubiles; indolentes par orgueil , & Went humiliées de 1'inutilité des moyens employés fous leurs yeux pour plaire au propriétaire : deftiiées enfin au même fort, fans eipérer de plus grands fuccès : quel agré-  xlvj Discours ment de telles femmes pourrontelles répandre fur la vie de celui qui les époufera? Mais il na pas compté fur elies pour fon bonheur: voyons s'il a mieux calculé i'avantagede multiplier fes efclaves, qu'il a le droit de choifir, qu'ilpeutépouferfans formalité, qu'il a mêmele droit d'arTranchir, droit plusprécieux fans doute. C'eft ici le moment de fixer les idees fur les efclaves Géorgiennes & Circaffiennes, dont la beauté eft li céièbre. Il importe peut-être encore plus de déterminer les loix de 1'efclavageen Turquie, & les hommes font déja affez coupables, fans qu'une opinion vague & mal fondée  PRÉLIMINAIRE. xlvij ajoute encore a leur monftruolité. Non plus que les Turcs, les Grecs , les Arméniens , les Juifs même ne font foumis a aucun efclavage naturel. Le defpotifme du Sultan ne pourrait s'emparer d une fille, quelque paffion qu elle infpirat a fon Souverain; & quoique le fang Grec préfente encore les mêmes formes qui ont fervi de modéles aux Praxitelles, les annales Turques n ont encore fourni aucun exemple de cette attrocité. La Georgië & la Circalfie ne font pas plus fujettes a fefclavage, qu aucune autre province plus directement1 foumifea la domination du 1 La Georgië eft plutöt une dépendance de la  xlviij Discours Grand-Seigneur; mais le droit o!ë la guerre y liipplée au défaut dü droit naturel. Il a procuré aux Turcs prés de vingt mille efclaves enlevés par le Kam des Tartares , dans la nouvelle Servië, &rendus en partieaux Ruffesa la paix. Krim-Gueray qui commandait cette expédition avait précédemment, en fuivant le même droit, dévafté la Moldavië , fans égard pour la fouveraineté du Grand-Seigneur. Il ferait encore du droit de la guerre en Turquie , qu une Province qui fe révolterait, Perfe que de la Turquie ; mais le Prince Héraclius a profiré des troubles qui ont dévafté les Etats de fon fuzérain, pour jouir d'une forte d'indépendance. füt  PRÉLIMINAIRE. xiix Fut livrée au pillage, Sc fes habitans réduits en efclavage. Voila le droit public de toute F Afie, Sc c'eft fur des principes auffi féroces que la moitié de la terre eft encore gouvernée, Sc que la Géorgie Sc la Circaffie approvifionnent le marché des efclaves de Conftantinople1. Les incurfions desTartares Lelguis y Fournilfent conftamment. Ces Tartares font placés entre la mer Cafpienne Sc la mer Noire, entre la Géorgie Sc la Circaffie, Sc toujours 1 L'idée qu'on attaché a une belle Efclave de Géorgie ou de Circaffie fe réduit donc , a ce que toutes les Efclaves en Turquie qui ont quelque beauté* font nécelTairement Géorgiennes ou Circaffiennes, & cela ne prouve uullement qu'elles foient toutes belles. ƒ. Partie. d  1 Discours en état de guerre avec les peupies de ces deux provinces; ils transportent a la cöte Oriëntale de la mer Noire les efclaves qu'ils y ont faits, Sc les vendent aux marchands Turcs, qui s'y rendentpar mer a des époques marquées. Les habitans de cette cöte enlèvent aum" aux villages voifins, leurs compatriotes, dont ils font commerce. On allure que les pères Sc mères y vendent quelquefois leurs enfans. Un pays plus froid par fes montagnes que par fa latitude, un peuple aflez miférable pour vendre fes enfans, aflèz mal gouverné pour {è les dérober, aflèz faible pour céder a des rapines étrangères, n'annonce aucun genre de recherche ni d edu-  PRÉLIMINAIRE. Ij cation. Les enfans font donc les feuls efclaves dont on puiflè foigner la beauté & préparer les graces. L'avarice du marchand s'en occupera, il cherchera même a augmenter la valeur de fon efclave par quelques talens agréables; une danfe indécente accompagnée de caftagnettes y mettra ie plus grand prix. Milady Montagu allure que ces danfes font voluptueufes. J'ai vu dans ce genre ce qu'il y avait de plus parfait, les maitres de i'art : mais je nai point de terme pour les décrire, & je n'emploierai jamais celui de volupté pour les peindre. Je pourrais ajouter que les danfeufes en Turquie y fontméprifées, d 2  lij Discours Sc qu une efclave qui par ce talent aurait plu a fon Maitre, cefferait bientöt de 1'exercer. Aulfi n y fontelles deftinées qua réveiller Sc ranimer des autornates; la beauté ne peut y fuffire, i'indécence a plus de fuccès. Les graces, la vivacité, 1'expreffion ont feules celui de féduire, Sc peuvent fe pafier de la régularité des traits; tandis . qu une nonchalante dignité, une ignorance profonde rend la beauté même infipide. C'eft aufïi 1'effet que les femmes Turques font fur le Maitre. J'ai été a portée de me convaincre par mes amis , qu'excepté quelque nouvelle efclave, qui peutpiquer leur curiofité, le harem ne leur inlpirait que 4u dégout. Nombre de Turcs n'y  PRÉLIMINAIRE. iüj entrent que pour y rétablir la tranquillité , quand la Surintendante ne peut y fuffire ; mais ü Ton y punit févérement le défordre, on ne peut en détruire les caufes, Ce défordre né de la contrainte Sc de la réunion de plulieurs femmes, devait être le fecond réfultat de la loi qui établit la pluralité. La nature également con^ trariée dans les deux fexes , devait auffi également les égarer. La réunion des femmes fait encore queconftamment obfervées par leurs compagnes, eilesne cherchent pas même a diffimuler leur goüt, ni leur jaloufie, elles ne doivent cacher que leur querelle. Trop heureufes encore fi la nature calmée, alfoupie Sc trompée, ne les  iiv Discours pourle pas a sechapper de leur prifon, pour courir après la réalité, •excès dont elles font toujours les viélimes, &dontj'aurai occafion de parler. A quelque gêne que foient afuV jetties les femmes Turques par les ufages, on ne doit pas croire cependant qu'elles nepuiflèntenvoyer leurs efclaves en commiffion, Sc fortir elies-mêmes pour acheter ce qu'elles defirent. Je ne connais point de Turc qui les privent de cette liberté; elles fortent même fréquemment enfembie pour aller a la promenade ou en vilite dans d'autres harems; Sc dans ce dernier cas , la ftri&e règle obligerait ie Turc dont les femmes font vifitées a ne pas en-  PRÉLIMINAIRE. Iv trer dans fon harem pendant qu'il y a des femmes étrangères; mais combien de moyens n'a-t-il pas pour éluder la loi, & ü les parties font d'accord , qui réclamera en fa fa. veur ? Si les rues font remplies de femmes qui vont & viennent librement pour leurs affaires ; fi les harems les mieuxfermés s'ouvrent fouventpour en laifièr promener le troupeau , il ne faut pas en conclure avec Milady Montagu que les intrigues galantes font favorifées dans les boutiques , oüles femmes s'arrêtent quelquefois; elles y feraient facilement obfèrvées. Ce n'efl: auffi que dans la campagne, ou fur les rivages de la mer les plus écartés, que ie défordre va chercher  lvj Discours, &c„ un afyle,en s etourdiflant Fur le datt ger d'y être découvert par les gardes qui furetent les lieux les plus cachés. Le Boftandgy Baclii, dont le pouVöir s'étend toujours a plufieurs lieues autour de la réfidence du Grand-Seigneur, a effentiellement 1'infpection fur ces prétendues intrigues galantes; il Fait a eet égard , 1'Office de Lieutenant de Police. C'eft. le cafuel le plus important de fon emploi; il en réluite des abus afFreux. J'aurai occaiion denparler dans le cours de mes Obfervations , & je viens d'en faire aflèz fur les femmes Turques , pour préparer le Lecteur Fur ce qu'il me refte a en dire. MÉMOIRES  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, Première Partie. La mort de Sultan Maharriout & cellé de M. Défalleurs détef minèrent lamifïiori de M. de Vergennés a Conftantinople. J'eus ordre de 1'accompagner , pour y apprendre la Langue & m'inftruire fur les moeurs & le gouvernement des Turcs. Embarqués a Marfeille fur un batiment marchand nolifé par le Rol, nous f imes \roile dans lës premiers jours d'Avril 1755", & notre navigation traverfée par I. Partie. A .  2 Mémoires les vents contraires ne nous permit d'entrer dans le détroit des Dardanelles que vers le i8 Mai. Nous appercumes avant d'y arriver une caravelle ' du Grand-Seigneur , mouillée vis-a-vis de Ténédos , & fa félouque cinglant vers nous, nous joignit par le travers de la cöte deTroyes; elle était envoyée pour nous connaitre ; mais la crainte de la pelte nous fit defirer d'éviter toute communication. Feu mon pere, que le Roi envoyait avec M. de Vergennes a Conftantinople oü il avait déja fait plufieurs voyages, & qui parlait la langue, obtint que les Turcs ne montaffent point a bord, & jugea convenable de récompenfer par quelques bouteilles de liqueurs , 1'Officier qui commandait cette félouqne. Le Mouffe chargé d'aller chercher ce préfent apporta fix phioles d'eau de la- ' Vaiflcau de guerre Turc.  bü Baron de Tott, 3 vande, & 1'on voulait réparer cette erreur, lorfque mon pere affura que cela e'tait égal. On livre leau de lavande, 6c nous nous féparons; mais 1'impatience du Turc attira bientöt notre attention : il faifit une phiole , en fait fauter le goulot, la vuide dun feul trait, fe retourne & nous fait un figne d'approbation. Excepté mon pere, nous craignions tous de voir bientöt ce malheureux tomber a ia renverfe ; cependant nous ne tardames pas a nous raffurer : une feconde phiole ouverte, vuidée & approuvée de même nous tranquilifa fur fon compte. Peu de temps après nous fimes notre entrée dans le détroit des Dardanelles, 6c le batiment ferra fa flamme pour éviter le falut des chateaux, ainfi que celui du Capitan Pacha dont la flotte était mouillée a Gallipoli; 6c nous mouilla- 1 L'Amiral Turc. A a  4 Mémoires mes enfin dans le port de Conftantinople le 21 Mai ijSS- Cette ville fituée a Fextrémité oriëntale de 1'Europe, prés de la mer Noire, n'eft féparée de 1'Afie que par le Bofphore de Thrace. Ce canal qui fait communiquer les deux mers , verfe dans la partie du Sud 1'excédent des eaux, que ïe Nord rdpand dans la mer Noire , 6c que fa furface ne peut évaporer. Des courans violens defcendent a eet effet du canal, 6c fe portent fur la pointe du Sérail; ce cap les divife 6c en intercepte une partie , qui après avoir circulée dans le port, en reffort par la rive oppofée pour aller rentrer dans la file du premier courant. C'eft a ce méchanifme naturel que le port de Conftantinople doit 1'avantage de fe dégager de tous les décombres 6c de toutes les immondices qu'on y précipite journellement. La mer s'y défend donc d'elle-même contre  du Baron de Tott. 5* 1'ignorance qui ne prévoit rien, & les vaifleaux de 80 canons peuvent fans danger y mettre une planche a terre. Si 1'ambition de dominer 1'univers étudiait fur la carte, le fite le plus favorable pour y établir la capitale du monde, la fituation de Conftantinople ferait fans doute préférée. Placée entre deux mers, cette ville ferait auffi dans le centre des productions utiles 8c du commerce le plus floriffant, fi la preffion du defpotifme ne brifait pas a vingt lieues a la ronde, tous les inftruments de la culture 6c de 1'induftrie. Renfermée dans 1'enceinte de fes antiques murailles, Conftantinople , du cöté de la terre , n'offre au voyageur, que l'afpe£l de la deftru&ion, tandis que lesNavigateurs, dans le centre d'un immenfe amphitéatre femblent accourir de toutes parts pour apporter le tribut que 1'univers doit a fa Métropole. L'ancienne Byzance, dont les murs A 3.  6 MÉMOIRES fervent aujourd'hui d'enceinte au Sérail du Grand-Seigneur , placée fur 1'extrémité du cap qui ferme le port, préfente une forêt de cyprès, dont les cimes dominéés par une infinité de coupoles couvertes de plomb, enrichies de boules dorées, fe pyramident avec la tour du Divan qui les furmonte. Ce grouppe d'une teinte fombre, femble fe détacher du refte du tableau qui n'offre d'ailleurs d'autre variété que quelques grands édifices épars, dont les maffes font trop fortes pour les objets qui les environnent, Le port depuis la pointe du Sérail jufqu'aux eaux douces ' prolonge fur ' On appelle ainfi Ia petite riviere qui fc jette dans la mer au fond du port, elle arrofe le vallon de Kiathana. Le Grand-Seigneur y a un Kiosk, & Sultan Achmet avait en la prétention d'imiter Marly , en invitant toute fa Cour a batir fur les deux collines qui bordent la riviere ; mais ces édifices ont été détruits par les rebelles qui déposèrenc Sultan Achmet. Le préjugé toujours contraire aux imitations européennes , fut le prétexte de cette deftruétion & 1'avidité du pillage, le véritable motif..  du Baron de Tott. 7 plus de deux mille toifes un des cótés du triangle que forme 1'enceinte de Conftantinople : il eft bordé fur la rive oppofée par d'immenfes fauxbourgs qui en enveloppant la ville de Galata , préfentent un tableau dont la richeffe eft encore augmentée & variée par la continuité des villages qui fe reuniffent & fe confondent pour border le Bofphore jufqu'a fix lieues vers la mer Noire. Ces habitations continuées fur la cöte d'Afie viennent fe rejoindre a Scutary, & cette ville placée a la diftance de trois quarts de lieue vis-a-vis 1'entrée du port ofFre a Conftantinople même , le point de vue le plus intérelfant. Les bateaux qui traverfent fans cefle 1'efpace compris entre ces deux villes, femblent unir 1'Europe avec 1'Afie. D'autres batimens fervent le matin a tranfporter les habitans des villages du Bofphore, aux travaux de la Capitale qui les nourrit, A 4  £ Mémoires & le föir a les rendre a leurs foyers; un nombre inflni de batelets traverfent le port pour les befoins momentanég des habitans , & fi 1'on y joint les tranfports pour 1'approvifionnement de la Capitale , auquel la mer Noire & 1'Archipel fourniffent journellement , & l'a£tivité du commerce étranger} qui vient auffi de toutes parts fournir au luxe & aux vêtemens de cette ville ; on aura peine a concevoir le mouvement dont ce tableau eft conftamment agité. Mais fi rien n'égale la beauté du coupd'ceil que préfente Conftantinople , le charme difparaït bientöt en penetrant dans cette ville. La plupart des rues, affez étroites pour que la faillie des toits. laiffe a peine un paffage a la lumiere, un pavé de cailloux mal foigné, nulle précaution de propreté , ce font les moindres défagréments de cette Capitale. Mais je réferve le détail de fes.  du Baron de Tott. p autres inconvéniens pour les développer fucceffivement & amefureque1'occafion s'en préfentera. L'étude de la langue Turque pouvait feule me conduire a celle des moeurs & des ufages de cette Nation; ce fut auffi mon premier foin, & je crus devoir me refufer aux inftances qu'on me fit alors de commencer par la le&ure des voyageurs qui ont parlé des Orientaux ; ce qu'ils pouvaient abréger de mon travail, me parut moins utile que les erreurs qu'ils pouvaient me donner ne me parurent a craindre. Mon maitre Turc commenca par me faire apprendre a écrire, c'eft la regie. L'habitude du deffin m'y fit faire quelques progrès; je lus enfuite, & alors les difficultés fe multiplièrent; la fuppreffion des voyelles 1 fufEt pour donner 1 Les voyelles n'étant exprimées que par des fignes placés hors du corps d'écriture , les Ecrivains fe difpenfent d"un  io .Mémoires une ide'e de mes premiers embarras & du travail pénible & faftidieux qu'il me fallut fubir ; mais il y a plus encore : les Turcs en fuppléant a la pauvreté de leur langue originelle , par 1'adoption totale de 1'Arabe & du Perfan, en fe compofant cinq alphabets , dont les différens cara&ères font cependant au choix des écrivains , ont encore créé de nouveaux obftacles a linftru£hon, & quand la vie dun homme fuffit a peine pour apprendre a bien lire, que lui refte-t-il pour choifir fes lectures, pour profiter de ce qu'il aura lu ? C'eft elTentiellement a eet inconvénient qu'il faut attribuer 1'ignorance des Turcs, fur tout ce qui eft du reftort des Sciences abftraites. Uniquement occupés foin auquel le talent du ledteur doit fuppléer ; if en réfulte des difputes littéraires fur les confonnes dont la valeurpeut changer le fens; mais pour éviter le danger de ces difcuffions fur le Coran , jamais ce livre n'eft écrit fans voyelles;  du Baron de Tott. ii a bien peindre leurs cara&ères & a les déchiffrer , leur amour-propre devait fe jetter du cöté des difficultés de ce genre : un doublé fens, des tranfpofitions de lettres bornent 1'objet de leurs études & de leur littérature , & tout ce que le mauvais goüt peut inventer pour fatiguer 1'efprit, fait leurs délices 6c ravit leur admiration. Mon maitre de langue, 'Perfan d'origine, grand partifan de la poéfie , s'ennyvrait également d'opium 6c d'eaude-vie , je paffais deux heures chaque jour dans eet agréable tête-a-tête : je m'occupais fur-tout a employer tous les mots que ma mémoire accumulait, 6c je ne fus pas plutöt en état de i'entendre , qu'il me demanda d'un air emprelTé ce que c'était qu'une odeur qu'il avait remarquée en entrant chez; moi. Je lui montrai un flacon d'eau de lavande, 6c 1'exemple du Commandant  i2 Memoires de la felouque, me fit confentir fans peine a un facrifice qu'il defirait, & qu'il fupporta fans aucun inconvénient; mais je ne crus pas devoir continuer a 1'abreuver d'une boiffon aufiï dangereufe. Mon application a raffembler beaucoup de mots , & fur-tout mon empref fement a les employer, me mirent en peu de tems en état de m'expliquer paffablement; & j'étais déja parvenu au point de me paiTer d'interprête , lorfque M. de Vergennes voulant dans une fête alTembler tous les Miniftres étrangers, ainfi que tous les Européens établis a. Conltantinople, en ordonna les préparatifs. Cette annonce excita la curiofké de quelques Turcs de diftinttion qui demandèrent a y aflifter , & je me chargeai d'autant plus volontiers de leur en faire les honneurs, que je voyais une nouvelle occafion de m'exercer dans leur langue*  du Baron de Tott. 15 J'étais nouvellement marié, & la liaifon qui exiftait entre le plus confidérable de ces Turcs & mon beau-pere, ajoutait a 1'intérêt que lui infpirait mon zèle a m'inftruire. II me pria en arrivant de lui faire remarquer Madame de Tott dans le nombre des femme» qu'il appercevait, & bientöt attentif a fes moindres mouvemens, il la fuivit des yeux, & paroifTait inquiet, fi ellé lui échappait un inftant dans la foule. A cette inquiétude prés le coup d'oeil de cette fête femblait abforber mes Turcs, dont les queftions fur ce nouveau tableau n'étaient pas moins réjouhTantes qu'inftru£tives pour moi. Cependant un menuet ouvre le bal : on me demande quel eft le danfeur ? c'eft 1'Envoyé de Suéde. Quoi! me dit le Turc avec furprife .... 1'Envoyé de Suéde ;... le Miniftre d'une Cour alliée a la Sublime Porte ! .... non cela n'eft  i4 Mémoires pas polïible vous vous trompèz, voyez mieux. Je ne me trompe point, lui dis-je, c'eft lui : pui, lui-même. Le Turc alors convaincu , baiffa les yeux, réfléchit & fe tut jufqu'a la fin de ce menuet auquel un autre fuccéda : nouvelle queftion pour en connaitre le danfeur: c'eft 1'Ambaffadeur de Hollande Oh, pour celui-la 3 me dit le Turc gravement, je ne le croirai jamais. Je fais, continua-t-il, jufqu'oü peut s'éten^ dre la magnificence d'un Ambaffadeur de France ; & malgré ma furprife, j'ai pu porter cette opinion jufqu'a concevoir qu'il fut affez riche pour faire danfer un Miniftre du fecond ordre ; mais a quel prix pourrait - il obtenir ce fervice d'un Ambaffadeur ? II ne peut exifter entr'eux cette énorme différence. J'employai alors tous les mots Turcs que je favais pour lui faire entendre quecesMinifires étaient 1'objet de la  du Baron de Tott. \<* fête, qu'ils n'en étaient pas les baladins, qu'ils y danfaient pour leur plaifir, que rAmbaffadeur de France y danferait luimême. Je perfuadai difficilement. Cependant un objet que le Turc croyait fans doute plus intéreffant 1'occupa bientöt tout entier. Je ne vois plus votre femme, me dit-il Ah ! bon la voila... Mais quelqu'un lui parle ! courrez vite rompre eet entretien. Pourquoi donc , lui dis-je ? II s'expliqua alors plus clairement & j'entreprenais de le tranquillifer , lorfque Madame de Tott, continuant a caufer, entra dans le Sallon du jeu & difparut. Le Turc alors perdant toute contenance, fe leve & m'entraine; je me laiffe conduire, & le fpectacle de plufieurs tables oü des femmes & des hommes fe difputaient, n'était pas fans doute celui que fon amitié redoutait pour moi. Le fouper fut fervi , & mon ami  t6 Mémoires s'appercevant qu'on fe diftribuait aü5£ différentes tables , voulut s'en aller. Une inquiétude d'un genre plus férieuX paroiffait 1'agiter. Je le preffai de voif la fin de la fête. Tout eft fini, me dit-il vivement , ils commencent a boire. Laiffez-nous aller; & fi vous mencroyez emmenez votre femme & retirez-vous aufli. J'entends, lui dis-je; mais raffurezvous, tout fe paffera plus tranquillement que vous ne penfez. J'infiftai & je parvins a promener mes curieux autour des tables & a les faire afieoir a celle qu'on leur avait préparée. Quelques verres de liqueurs, en leur donnant du courage, achevèrent de les perfuader ; ils reftèrent jufqu'au matin, & m'apprirent en me quittant que fi pareille fête fe donnait entre-eux, elle ne finirait' pas fans trente affaffinats. Les connaiflances morales que je venais d'acquérir, m engagèrent a me former  r)ü Baron dë Tott. former des liaifons capables de les étendre. Murad Mollach de la familie de Damat Zadé, qui depuis la conquêtè de Conftantinople a dónhé dans chaque génération des Muftis a 1'Empire , deftiné lui-mêmé a cette dighité, fut une de celles que je cultivai le plus. J'aüïai fouvent occafion den pafier, & ce que j'aurai a en dirë, eh développant fon caraftère , fervira également a éclairei4 fur celui de fa Nation. Pour fuivfe k peu prés la marche deS êvénements dont j'ai été le témoin, jcttons actüellement ün coup - d'ceil fur les ineendies, qui ravagent tfop fréquemment Conftantinople pour n'en pas faire mention. Je choifis le plus Frappant des tablëaux de ce genre, je Veux dif e 1'incendie qui confuma les deux tiers de cette immenfe villé peu de tems apïès notre afrivée. Le Palais de France fitué dans U L Partie, B  iS Mémoires fauxbourg de Péra; domine le port 6c la ville de Conftantinople. Le feu prit le matin dans une maifonprès de la Marine 6c des murs du Sérail. Le vent qui foufRait du Nord , fit que 1'incendie prolongea ces murs 6c atteignit vers les fept heures le Palais du Vifir fitué a mi-cöte. Le Grand-Seigneur s'y était tranfporté ; mais ni fes ordres, ni les efforts qu'on fit pour préferver eet immenfe édifice ne purent le garantir , 6c le foyer qu'il forma donnant une nouvelle aftivité aux flammes , 1'incendie continua a s'étendre dans le lit du vent avec la plus grande rapidité. On pouvait cependant efpérer qu'en s'approchant de Sainte-Sophie la maffe de eet édifice lui donnerait des bornes; tous les fecours s'étaient portés de ce cöté} 6c 1'on fe flattait d'y arrêter le progrès des flammes quand le plomb de la coupole, fondu par la chaleur  du Baron de Tott, t| de 1'atmofphère, ruiffelant par les gouttief es de pierres fur la foule des gardes & des travailleurs , laiffa un ehamp iibre a laftivité du feu. Dès ce moment on ne penfa plus a le contenir, & Ton confentit a lui laiffer dévorer tout ce qui fe trouvait fur la direftion du vent, jufqu'aux murs de la Marine, de 1 autre cóté de la montagne. La confternation était générale, & cependant on s'eftimait heureux de voir Tincendie arrivé a ce terme, quand le vent fautant a 1'Eft avec violence, prit en travers cette ligne de feu fur plus de douze cent toifes d'étendue. Les flammes pouffées alors vers le centre de la ville formèrent treize branches de feu , dont les racines en fe réuniffant fucceffivement firent bientöt de Conftantinople une mer en> flammée. Les efforts qu'on fit alors, au Üey, d'être fecourables, ne firent qu'ajout^f au B.s  ao Mémoires défaftfe, un régiment entier de Janiffaires , occupé a abattre des maifons a la tête d'une des branches de 1'incendie , fut enveloppé par les deux branches latérales. Les cris de ces malheureux, portés dans des tourbillons de feu, avec ceux des' femmes & des enfans qui fubiffaient le même fort, le bruit des édifices qui s'écroulaient, celui des planches enflammées pouffées dans 1'atmofphère par la violence du feu, le tumulte des habitans que 1'incendie menacait de toutes parts, & qui, pour fe garantir de la plus affreufe mifere, expofaient leurs vies pour fauver une partie de leurs biens; tout concourait a former un enfemble dont 1'horreur ne peut être décrite. Ce qui fe concevra encore moins, c'eft que la reconftru&ion des ces maifons n était pas achevée, qu'un nouvel incendie les confuma de nouveau, fans  du Baron de Tott. at qu'il ait été pofïible de faire prendre aux habitans aucune précaution pour s'en préferver. Sultan Ofman alors fur le tröne voulut vainement aggrandir quelques rues, en percer de nouvelles pour la facilité des fecours; les propriétaires fe réunirent pour reclamer la jouiffance entiere du terrain de leurs peres : le Gouvernement qui n'avait feu qu'ordonner quand il falait payer , ne feut auffi que céder a une réfiftance facile a vaincre; voila le Defpotifme. On avait dü voir que les vols qui fe commettent avec facilité, fous le prétexte de porter fecours aux maifons voifines du feu, avaient fouvent été le motif des incendies, & le Gouvernement en croyant y remédier par la défenfe de travailler a les éteindre , avant 1'arrivée des principaux Officiers , n'avait fait qu'augmenter le mal. C'était en effet donner aux flammes le tems de  22 Mémoires prendre de 1'activité. Auffi cette loi fut-, elle abrogée, on augmenta même le nombre des pompes : gardées jufques la chez les Gouverneurs des quartiers, elles furent diftribuées aux différens corps-de-garde; ils eurent ordre de les tranfporter au premier befoin : mais qu'en eft-il réfulté ? Que 1'atlivité des pompiers ne les fait accourir que pour ranconner les malheureux, & arrofer la foule pour fe divertir ; que les gardes familiarifés avec ces défaftres, s'en font fait un jeu , & ajoutent a la mifere publique, en maltraitant les malheureux; que les travailleurs jettent inconfidérément fur le feu des alimens qu'ils devraient en éloigner, & que la multitude pille de tous cötés \ 1 La loi a prononcé contre ce genre de pillage, elle condamiie le voleur a êcre précipicé dans le feu ; mais 1'habitude de voir une föule de malheureux périr dans les flammes par la fréquence Sc la rapidité des incendies, foit que ce danger auquel on eft foi-même expofé journel-  du Baron de Tott. 23 Le Vifir & tous les grands Officiers de la Porte font obligés d'aller au premier avis au lieu de 1'incendie, afin d'y ordonner tout ce qui eft jugé néceffaire, Le Grand - Seigneur lui - même ne fe difpenfe jamais de s'y rendre, fi le feu fait quelques progrès, les moyens de le tranfporter font prêts au premier fignal, il a jour & nuit des chevaux fellés & des bateaux armés a eet effet. Les grands Officiers ont la même précaution; & ces corvées qui font fréquentes interrompent fouvent leur fommeil. Des gardiens de quartiers appellés PaJJèvans font deftinés a veiller fur le feu pendant la nuit. Ils parcourent leur diftritl: armés de gros batons ferrés dont ils battent le pavé, réveillent le peuple Icment, confidéré comme fupplice, fe réduit a peu pres au malheur de mourir dans fon lit; les peines les plus févères n'établiflent pas le bon ordre ; il eft le produit d'une furveillaace éclairée que le delpotifme n'emploie jamais. B4  £4 MÉMOIRES par le cri de Yangenvar ( il y a du feu ) & lui indiquent le quartier oü il s'eft déclaré. Une tour fort élevée batie dans le palais du Janiffaire Aga , domine tout Conftantinople, ainfi qu'une autre tour conftruite a Galata ; chacune de ces tours contient une garde qui veille conftamment pour le même objet. C'eft la qu'une efpece de tocfin frappé fur de gros tambours, en accélérant 1'alarme., la porte rapidement dans le canal y d'oü un grand nombre d'intéreffés accourent fouvent trop tard a leurs boutiques. qu'ils trouvent brulées ou pillées. C'eft aufli pour mettre les marchandifes, les plus précieufes a 1'abri des. flammes. & les préferver du pillage dans le cast de foulevement ou d'incendie ? que les. Befeftins ontété batis ou par des corps, de marchands , ou par des particuliers; qui en louent les magafins. Ces édifices. qui fervent en même temps de rues ? font:  du Baron de Tott. i$ iélevés en pierre de taille & voütés en brique dans toute leur longueur. Ils raffemblent chacun des marchandifes a-peu-près du même genre; mais fi celui des Orfévres eft un des plus précieux, ce n'eft ni par le gout, ni par le fini du travail. J'aurai occafion de parler ailleurs de 1'induftrie des Turcs. Après le défaftre dont je viens parler, la réfidence des Miniftres du Grand-Seigneur fut transférée ( jufqu'a ce qu'on eut reconftruit le Palais du Vifir) dans celui d'une Sultane, que le feu avaic épargné; & M. de Vergennes qui n'avait eu d'abord que le titre d'Envoyé de France, ayant obtenu celui d'Ambaffadeur, fe difpofa pour la remife de fes nouvelles lettres de crdance. Said-EfFendi , le même qui avait été Ambaffadeur en France , était alors Grand-Vifir. Nous nous rendimes a fo n gudience j nous ne comptions aller a celle  a5 Mémoires du Grand-Seigneur que le fecond mardi, le premier étant trop voifin 1; mais le Sultan, qui fe trouvait incognito a la Porte % fit dire a M. de Vergennes qu'il le recevrait le lendemain. Ce Prince d'un cara&ère emporté, mais faible , impatient & curieux a 1'excès , nous donna au retour une fcène affez fingulière. Nous le trouvames déguifé en homme de Loi & feulement accom- 1 Lc Grand-Seigneur ne donne jamais audience aux Ambafladeurs que le mardi, c'eft le jour du Divan du Sérail ; il fe tient dans le rez - de - chauflee d'une tour quarrée qui en porte le nom. Le Vifir , ainfi que les grands Juges d'Europe & d'Afie, Ie grand Tréforicr, &c. y ficgent fur des banquettes qui bordent cette falie. On y voit audeffus de la place du Vifir, en face de la porte , une petite fenêtre grillée & élevée de neuf a dix pieds, d'oii le Grand-Seigneur peut entendre ce qui fe paiTe au Divan ; mais d'ori il ne peut, ainfi qu'on a vouln Ie faire croire , pi être poignardé, ni poignarder perfonne. ' Cette exprelfion défïgne la réfidence du Vifir, ou tous les Bureaux font raffemblés, & oü tous les autres Miniftres de Ia Porte fiégent dans le jour, pour vaquer aux affaires de leur Département,  pu Baron de Tott, 27 pagné de fon Séli&ar 1 & de fon Divit> dar % tous deux déguifés Tchoadars 3; il s'était arrêté dans une rue pour nous voir paffer , & notre marche pénétrant de - la dans YAtmeydan 4, nous vimes bientöt ce Prince arriver en courant a cöté de nous , ou ralentiffant fa marche prés de M. 1'Ambaffadeur; il 1'accompagna jufqu'au bout de cette place; recommencant alors a courir, il traverfa la rue a la tête de la première file, entra par une des portes du jardin du Sérail, en reffortit vers la Marine pour nous rejoindre fur 1'échelle s, oü nous nous embarquames : il y refla jufqu'a notre départ, après quoi il rentra de nouveau 1 Porte-cpée qui fait I'office de Grand-Chambellan, & de Capitaine des Gardes. 2 Secrétaire-Garde de PEcritoire Impériale. 3 Valets qui accompagnent a pied leurs Maitres, 4 Place de 1'Hyppodrome. 5 Echelle , efpcce de jettée en pierre ou en planches fur pilotis , pour faciliter l'abor8 Mémoires dans 1'enceinte de fon Palais, oü nous le perdimes de vue. Je remarquai que pendant tout le tems que ce Prince nous accompagna dans la place de 1'Hippodrome, oü nous avions également attiré plufieurs curieux, aucun d'eux ne fit le moindre mouvement qui put le déceler, il n'y en avait pas un cependant qui nele reconnüt & ne fut effrayé de fa préfence : mais le defpotifme veut maitrifer & faire diffimuler jufqu'a la crainte même qu'il infpire. Je n'entrerai dans aucun détail fur le cérémonial de 1'audience du GrandSeigneur , les voyageurs en ont affez parlé , pour que je me taife fur les différens traits d'humiliations que les Ambaffadeurs effuient dans ces occafions ; il faudrait difcuter les moyens de s'y fouftraire, & je ne décris que les mceurs des Turcs. II y eut cependant de remarquable  du Baron de Tott. 2$ dans cette audience, que le GrandSeigneur , au lieu de s'adreffer a fort Vifir pour tranfmettre fa réponfe , 1'adreffa lui-même a M. de Vergennes auquel le Drogman de la Porte la traduifit, concue en termes pleins de bonté pour eet Ambaffadeur, & nullement formée fur 1'étiquette. Cette réponfe ne pouvait avoir été préparée ; une forte d'affabilité 1'avait di&ée au Prince. Sultan Ofman d'ailleurs peu capable de cette énergie dont le defpote a fi fouvent befoin, y fuppléait par une impatience habituelle & quelques accès d'emportemens. Séliktar Pacha jeune, plein de confiance, & fier de la faveur de fon Maitre qui 1'avait élevé au Vifiriat , crut pouvoir fe livrer fans crainte comme fans mefures a des concuffions, dont les exemples multipliés excitèrent un murmure général.  3o Mémoires Ces plaintes qui arrivent toujours trop difficilement jufques au tröne , parvinrent aifément au Sultan dans les courfes qu'il faifait incognito ; & ce Prince outré contre fon favori, le fit venir au Sérail en préfence du Mufti qu'il avait mandé a eet effet. L'accès de fa colère fut fi vif, que faififfant une maffe darmes il 1'en aurait frappé lui-même , fi le Chef de la Loi ne s'y fut oppofé. C'était fans doute irriter la colère de Sultan Ofman que d'en contenir le premier mouvement; elle ne tarda pas aufïi a s'immoler fa vittirne, & le Vifir congédié de 1'appartement intérieur, mais fuivi d'un ordre, fut arrêté entre les deux portes 1; le Sélidar i LIlFuc par laquelle on pénètre de la première cour du Sérail dans la feconde , eft fermée par deux portes entre lefquelles il y a des logemens pratiqués dans les tours qui flanquent cette entrée ; les portiers en occupent une partie j mais la piéce principale s'appelle le Dgellat Odaffi la chambrc des bourreaiw)»  du Baron de Tott. 31 Asa lui retira le fceau de 1'Empire, & fa tête coupée fur le champ, fut expofée dans un plat d'argent a la porte de la feconde cour, avant qu'on eüt le moindre doute fur la faveur dont jouiffait ce premier Miniftre \ Les Ulemats , ce fameux corps de gens de Loi qui fe faifit toujours des reftes de 1'autorité quand elle faiblit, pour en opprimer 1'autorité elle-même , contenu jufques-la par la faveur du Vifir, crut pouvoir après fa mort dominer avec plus d'impunité. Les Ulemats difposèrent en effet de la faibleffe du Sultan jufqu'au degré qui ne pouvait manquer de 1'irriter contre lui; fa fureur éclata contre le Mufti. Le fanatifme qui par - tout a prononcé de sloix fanguinaires ou abfurdes, fouvent 1'une & 1'autre, a établi en 1 L'écriteau portait, c'eft ainfi que 1'on traite ceux qui abufent de la faveur de leur Maïtre.  3^ Mémoires Turquie en faveur des Ulemats, que leurs biens ne pourraient êtfe cönfïA qués, & qu'ils ne pourraient êtfe punia de mort, qu'en les faifant piler dans un mortier. On ne fent pas trop le plaifif qu'il y a d'être traité d'une manièré aufli diftinguée ; mais on appercoit aifément que les exemples d'un fupplice aufli horrible doivent avoir été d'autant plus rares, que les gens de Loi avaient plus d'intérêt a ne pas les laiffer fe multiplier. Ce fut fans doute aufli la confiance de 1'impunité qui porta le Mufti a recevoir avec hauteur les me* naces de fon Maitre, 6c cette réfiftance irrita Sultan Ofman au point qu'il ordonna de relever les mortiers que le laps du tems avait enterrés. Cet ordre feul produifit le plus grand effet. Le corps des Ulemats juftement effrayé fe foumit , 6c le fameux Racub-Pacha, appellé  du Baron de- Tott h appellé au Vifiriat, gouvernafans contradi&iön.' Racub jöignait a Fefprk le plus fédui &tit, beaucoup de force- dans le carac-" tére. Jamais Vifir n'a mieux poffédé que lui les talensdefaplace; il favait corrompre avec adreffe & intimider les plus audacieux } toujours perfide , toujours méchant, mais toujours habile & maitre de lui-mêmé, il comptait les hommes pour peu de chofe & leurvie pour rien. Ce Miniftre avait précddemment occupé le Pachalik du Caire, celui de tout 1'Empire qui lui convenait le moins; 1'indifcipliné de Beys Mamelucs, étayé par la force, ne lui avait laiffé que la reffource de la cofrüption pour fe fóutenir, fans en être moins expofé aux voies defait. II venait d'échapper a un coup de piftolet tiré fur lui dans fon propre Divan, lorfque le Grand-Seigneur 1'appella au Vifiüat. Racub joignait /• Partie, q  34 Mémoires encore a tous les talens néceffaïres au Defpotifme , des connaiffances utiles aux affaires de 1'Empire ; il les avait acquifes au Traité de Belgrade, pendant lequel il occupait la Charge de Mek- toubtchy Les différens emplois par lefquels Ce Miniftre avait fucceffivement paffe, •ne laiffant a perfonne 1'efpoir de lui être néceffaire , il trouva tout le monde difpofé a fervir fes volontés, & Ton remarqua bientót que 1'habitude de i'autorité les lui faifait exprimer duns maniere étrangement legére. L/intervalle entre la mort de Séli&ar Pacha, & 1'élévation de Racub au Vifiriat, avait été rempli par un grand nombre de Vifirs , dont quelques-uns n'étaient pas reftés quinze jours en place : nous i Mektoubtchy eft un des Miniftrcs de la Porte du fecond ordre. Cette Place ne pourrait être comparée qu'a celle de premier Cornmis du premier Miniftre, ii elle exiftair,  t>u Baron de Tott. || étlons fatigués des fréquentes audiences que ces mutations occafionnaient, mais il ne fallaic pas moins nous rendre encore a celle du nouveau Miniftre. Les cérémonies d'ufage dans ces occafions étaient terminées, & cependant Racub continuait a entretenir amicalement Mi 1'AmbafTadeur , lorfque le Muzur-aga * arrivant dans la falie, & s'approchant du Pacha, lui dit un mot a 1'oreille. Nous öbfervames bien qu'il n'en recut pout toute réponfe qu'un très-petit mouvement horifontal de la main : après quoi fon Alteffe reprenant fur le champ un fourire agréable, continua a s'entretenir avec M. 1'Ambaffadeur pendant quelques inftans encore. Nous fortimes enfuite de la falie d'audience pour regagner le pied du grand efcaliet oü nous remontames a cheval; & neuf têtes eoupées & rangées en dehors de la pre- i Lc Grand-Prévór, C z  36 M É M O I R E S mière porte, nous donnèrent en paffant, 1'explication du gefte que le Vifir venait de faire en notre préfence. L'inutilité de preffer de la forte une exécution dont on peut toujours difpofer avec une extréme facilité, pouvait faire préfumer que celle-ci avait été ménagée pour établir notre opinion fur la prompte juftice du nouveau Miniftre, mais nous ne pouvions y voir que fon atrocité ; c'eft le grand reffort du defpotifme, il écrafe toujours & ne punit jamais, c'eft aufli le moyen que Racub employa conftamment *. Mais fi tous les Grands de 1'Empire étaient contraints de céder a 1'ufage que ce Vifir faifait de fes principes politiques, il était réfervé a une femme 1 Sous un Gouvernement defpotique Pexiftence de chaque perfonne en place eft ncceflairement précaire : on ne peut s'y livrer a 1'ambition ce les ^occuper, fans méprifer fa propre vie. Quel cas pourrait-on faire de Ia vie des autres r  du Baron de Tott. 37 dupeuple de lui réfifter impunément; & 1'efpéce de fédition qu'elle occafionna ïntéreffant la fubfiftance de Conftantinople, il eft important de faire connaïtre cette partie de 1'adrainiftration Turque. Le Grand-Seigneur qui fait publiquement le monopole du bied pour Tapprovifionnement de la Capitale , recoit cette denrée des Provinces maritimes oü il a établi le droit d'Ichetirach £i II confifte dans 1'obligation de livrer au Grand-Seigneur, a un très-bas prix , une certaine quantité de bied qu'il fait tranfporter dans fes magafins par des Mtimens nolifés pour fon compte. II revend enfuite cette denrée en détail aux Boulangers, qui font obligés de la recevoir & de la confommer au prix * Le produit dc cc monopole appartient au tréTor public j Ion adm.niftration eft confiée au Tefterdar (Grand Trc. loner).  j[8 Mémoires que fa Hauteffe a fixé. Une fuite nécefr faire de cette manière d'adminiftrer, c'eft ladéfenfe de 1'exportation des bleds, la friponnerie inévitable des Officiers qui contreviennent a 1'ordre, le dépérif fement des grains emmagafinés & mal foignés , une nourriture fouvent mal faine 3 & la famine pour dernier réfultat, Conftantinople en était menacé, Ie pain diminué de poids était confidérablement augmenté de prix : on commencait même a en altérer la compofition , 1'on n'efpérait plus pour gagner le nouveau bied que fur 1'arrivée de foixantedix batimens attendus de la mer Noire : quand on apprit la perte de tous ces batimens, naufragés a la cóte pour avoir manqué dans la nuit 1'entrée du canal, Conftantinople fut confternée, 6c 1'on ne peut penfer fans horreur que eet événement était occafionné par un genre d'abus  du Baron de Tott. 3p qui ne paraitrait pas même croyable, s'il n'exiftait encore affez conftamment. Deux fanaux fort élevés & placés a rembouchure de la mer Noire fur les deux caps d'Afie & d'Europe, y font deftinés a indiquer 1'entrée du canal aux navigateurs. Le Gouvernement a pour vu Finale qui doit y être confommée, & des gardes fon payés pour les allumer & les entretenir journellement; mais ce même Gouvernement permet en même-tems, la fabrication des charbons fur toute cette cöte, quoiqu'il ait pu fe convaincre que fous ce prétexte , les habitans allumaient des feux capables de tromper & d'égarer les navigateurs dans les temps orageux; il devait favoir aufli que les gardes des deux Pharcs interceptent en même - tems la lumière des fanaux, pour fe procurer des naufrages dont les débris leur font utiles'« » l'humanité HvrcC a 1'injiiftice fe fait bientSj un jeu &9 C 4  4<3 Mémoires Deö ordres expediés dans tout 1 Empire pour enlever les femailles au Laboüreur, furent le premier moyen qu'on employa pour remédier au défaftre. Les malheurs qu'on préparait pour 1'avenir ne pouvaient être appercus par 1'intérêt du moment, feul intérêt du defpotifme. On joignit encore aux moutures , des fêves & d'autres légumes farineux , & 1'avarice qui profite de tout, s'empara des comeftibles pour en altérer la qualité, fans fuffire a la quantité. . Les fours conftamment affaillis par un peuple affamé , demandèrent des gardes, on n'y livra plus a chaque perfonne, qu'un giteau de paté mal cuite; &les Turcs en s'y préfentant, lepiftolet ou le couteau a la main, y commettaient toutes fortes de défordres. fous fes crimes. Un deTordre en produit toujours nn p!us grand; ce produit eft plus certain quand les loix en donnent rexemple. Eft-il un Légiflateur qui ne doivepas être effrayé de ce dilemme ?  du Baron de Tott. ^ Dans cette détreffe qui avait fait également refferrer le riz, la fermeté ciu Vifir entretenait cependant une forte de tranquillité dans la ville, lorfqu'une femme du peuple , vieille, mais courageufe , ameutant fes comFgnes dans fon quartier, groffit bientöt la troupe en s'achemiuant vers les magafins de riz ; elle infulte les gardes qw fur fa route demandent compte de eet attroupement. Le Jeniffaire Aga3 accourt avec une garde nombreufe ; ü eft repoulTé par les pierres qu'on lui lance ; les magafins de riz font enfoncés & le piilagecommence, quand le GrandVifir arrivé lui-méme : la vieille femme s avance alors vers lui, le menace avec infolence, défie les forces de fes foïdats le harangue avec intrépidité, le perfuade, ou plutöt lui fait fentir la néceïïïté de céder, obtient une portion de riz J ie G&étal de i'Infancerie.  £2 MÉMOIRES pour chaque combattant, & congédie fa troupe violorieufe. Cependant 1'excès des abus qui ramene momentanément a 1'ordre, rendit pour quelque temps 1'approvifionement au commerce ; la famine difparut, mais les maladies préparées par de mauvais aümens, fe mêlant aux miafmes de la pefte, ce fléau commenca fes ravages, il les étendit dans tout 1'Empire. Les recherches que 1'on a faites fur cette maladie, n'ont encore produit que quelques opinions qui fe contredifent, ou que les faits démentent. On avait penfé qu'elle était originaire de 1'Egypte; & 1'on verra que mes obfervations faites fur les lieux détruifent abfolument cette dernière conje&ure. Quoi qu'il en foit, il n'y a point d'incertitude fur le foyer qui la conferve, ni fur les caufes qui la propagent. On retrouve 1'un öc 1'autre chez les mar-  pu Baron de Tott. 43 ehands Fripïers de Conftantinople, & chez les particuliers qui confervent dans leurs coffres tous les vêtemens, les fourures même des perfonnes mortes de la 'pefte. C'eft fans doute prendre le moyen le plus efficace pour en fomenter & en perpétuer le germe; il fe dévelope infailliblement fur les individus dont les humeurs en font devenues fufceptibles. Pans la faifon oü ces humeurs fermen« tent, fes progrès font plus rapides. C'eft aufli aux approches du printems qui fuivit la difette, qu'on appercut les premiers indices de la pefte; elle emporta cette anne'e plus de cent cinquante mille ames dans la feule ville de Conftantinople, & le nombre des morts arriva au degré d'autorifer des prières publiques pour demander a Dieu la ceflation de ce fléau. II eft bon de remarquer que les Turcs le fupportent patiemment fans fe plaindre / 'jufqu'a  44 Mémoires ce que le bulletin journalier des enterremens qui fortent par la feule porte d'Andrinople foit de 999 : voila le terme de leur réfignation. On n'obferve jamais cette maladie dans fa naiffance comme dans fes différens périodes que par la fréquence des enterremens , mais ce fléau n'interrompt aucune affaire , & le mouvement qu'elles occafionnent, en entretenant la communication} augmente aufli les progrès du mal; cependant aucune remarque n'accufe 1'air d'y contribuer, & i'habitude qui familiarife avec les plus grands défaftres & les dangers les plus certains , procurent aux malades des fecours aufli faciles, que les fiévres les moins épidémiques : les Turcs trouvent encore dans une aveugle prédeftination une plus grande fécurité. Exempts de 1'excès du même préjugé,  du. Baron-de TotT. ^ les Grecs, les Arméniens, les Juifs ont étudié une forte de remède dont ils paraiffent ufer avec une efpèce de fuccès, ce n'eft toutefois qu'après que les premiers efforts de la rnaladie font appaifés; mais on remarque que chacune de ces nations s eft fait un régime différent qui ne peut convenir qu a elle feule ; il faudrait fans doute attribuer cette fmgularité aux différentes manières dont elles fe nourriffent. II eft encore plus sür de douter de ce fait, que plufieurs Médecins affurent: je ne les garantis pas. Les Européens fontles feuls qui prennent quelques précautions contre la contagion j une trop longue habitude les leur fait fouvent négliger, mais ce neft jamais fans le plus grand danger; &ceux que leurs affaires n'obligent pas a une réfidence abfolue, fe retirent d'autant plus voiontiers k la campagne, pendant la  $6 Memoires pefte, qüe cette maladie qui commence fes ravages dans ie printems, dure ordinairement jufqu'aux approches de Fhiver. JL'ïle des Princes, fituée a cinq lieues de Conftantinople , a fentrée du golphe que fait la mer de Marmora, vers 1'ancienne Nicée, était le féjour que les Francais avaient afFedHonné; ils fe font depuis répandus dans différens villages, qui bordent le canal fur la cóte d'Europe, & ceux de Tarapia & de Buyukdéré, féuniffent aujourd'hui la plus grande partie des Ambaffadeurs & des Négocians de toutes les nations; le village de Belgrade, rendu célèbre par Milady Montagu, avait joui long-temps de cette préférence, qu'un air devenu mal fain, lui a fait perdre depuis. J'avais choifi le petit village de Keffely Keuy, pour me fouftraire a toute communication pendant la pefte, dont je viens de parler: ce village eft fitué prés  du Baron de Tott. ^ de Buyukdéré, oü Murad Mollach, ha-* bitait 1'été, & prenait quelques précautions, au grand fcandale des vrais croyans; je fus le voir, fon goüt pour 1'ivrognerie que je pouvais fatisfaire, & mon zèle pour m'inftruire qu'il pouvait également favorifer, nous Herent plus intimément. Cet Effendi 1 né dans 1'opulence , fils de Mufti, & deftiné lui-même au Pontificat, ne connaiffait d'autre Loi que fa volonté. Entouré d'un nombreux domefKque , toujours prêt a exécuter fes ordres, il s'était arrogé la propriété & la Juftice Prévötale du village de Buyukdéré; il avait encore étendu fes droits fur les deux villages contigus, faveurs, vexations, tout y dépendait de lui, &le Gouvernement , loin de contrarier cette ufurpation en renvoyant les plaignans, ajoutait a leurs malheurs celui de s'être i Effendj, hommc de Loi.  4$ Mémoires plaints fans fruit, & le danger depaffer pour s'être plaint. Un moyen aufli efficace de s'approprier le bien d'autrui, a longtems fourni a Murad Mollach , des fommes proportionnées a fes dépenfes; jamais homme n'a fu mieux que lui les multiplier, & je lui ai connu depuis qu'il a été Kadilesker 1 , neuf maifons dans chacune defquelles il avait femme, enfans , valets, cuifme pour les nourrir, des ouvriers batiflants par-tout, des voifins qui le redoutaient, & des créanciers qui fuyaient fa préfence. Quoique Murad n'eut encore que le titre de Mollach de la Mecque1 lorfque 1 Kadilesker; on devrait prononCer Kadi-el-Asker : ces trois mots fignifient Juge des troupes ; il y en a deux, celui d'Europe & celui d'Afie; ce dernier a le pas fur 1'autrc: ce font les deux grands Juges, tout leur eft foumis; dans un Gouvernement militaire , il n*y a que des Soldats. 2 Mollach de la Mecque n'cft qu'un titre auquel on parvient a fon rang Sc qui prépare a être Stambol Effendifli, efpece de Gouverneur & Lieutenant de Police de Conftantinople j mais cette charge, ainfi que celle de Kadilesker Sc je  du Baron de Tott. ^9 je commencai a me lief avec lui, on peut juger qu'il jouiffait déja d'une grande confidération, elle lui attirait fouvent la vifite de gens en place, prés defquels il avait lui-mêmedes ménagemens agarder. Le Boftandgy Bachi, celui des Officiers extérieurs du Sérail, qui approche *e plus fouvent fon Maitre, celui qui par état doit lui rendre compte de tous les défordres, & qui fait fréquemment fa ronde pour les obferver 5 dans une de fes courfes maritimes, était venu jufqu'a Buyukdéré, oü voulant faire une vifite au Mollach,un des gens de celui-ci, lui dit qu'il était allé fe promener vers la prairie, le Boftandgi Bachi s'achemine pour 1'y joindre. On fe hite auffi de venir avertir 1'Effendi, qui fe trouvait alors celle de Mufti ne fuivent point 1'ordre du tableau ! parvenu au ntre de Kïabé-Molaffi , Mollach de la Mecque , il faut attendre le choix du Graad-Seigneur qui difpofe de ces places a fon gré , pourvu que le Sujet ait pzlïé Par la troifieme & la feconde avant d'arriver a la première. I. Panie,  50 Mémoires chez moi, oü quelques bouteilles de marafquin ravaienttellement occupé, qu'il me paraiffait hors d'état de s'occuper d'autres chofes. Son homme arrivé, lui annonce que le Boftandgy Bachi eft dans la prairie voifme. Je cherche un expédient pour empêcher une entrevue que fon état aduel me fait redouter pour lui. II s'appercoit de mes craintes: vous allez voir, me dit-il en fouriant, ce que le moral peut fur le phyfique : cependant il fe laifle foutenir par fes gens, pour arriver jufqu'a la porte de la rue: la il les repoufle, marche avec fermeté, entre précipitamment dans la mofquée, qui n'était qua dix pas, fait dire effrontément au Boftandgy Bachi, qu'il eft en prière, il fe rend un moment après, oü eet Officier 1'attendait, recoit fes hommages , le congédie & revient enfuite rire avec moi, de mes frayeurs. Murad Mollach, trop accoutumé aux  du Baron de Tott. ^ exces, n'était pas aifé a conduire; il cédacependant aux inftances que je lui fis , d'ufer plus modérément des liqueurs, il confentit a ne fe rendre que gai: nos con* verfations en devinrentplus intéreffantes, j en ai extrait ce que j'ai déja dit fur les femmes, & les fiennes qui faifaient de fréquentes vifites k Madame de Tott, enrichirent beaucoup mes connaiffances a eet égard. Je voulus voir par mes yeux ce troupeau, que le Berger ne prifait guère; j'entrai précipitamment dans 1'appartement oü elles étaient, le cri fut général: il n'y eut cependant que les vieilles qui s'emprefsèrent a fe cacher le vifage, mais je trouvai les jeunes bien vaines dans leur lenteur. •On peut juger que Murad Mollach, conftamment dégoüté de celles qu'il avait, n'en augmentait le nombre que pour fe procurer de nouveiles efclaves, qu'il perdait bientöt de vue. J'étais un D 2  $z Mémoires jour avec lui dans un de fes kioks : nous prenions du caffé; je travaillais a lui démontrer que puifque le fyftême de fa prédeftination n'obligeait pas un Turc a refter dans fa maifon, pendant qu'elle brülait, il pouvait également s'en éloigner quand la pefte s'y déclarait; 6c notre querelle devenait férieufe, lorfqu'un petit enfant d'environ quatre ans, nuds pieds, mal vêtu, vint lui baifer la main. Le Mollach. le carefTe, me fait remarquer eet enfant, 6c lui demande quel eft fon pere ? c'eft vous, répondit-il vivement. Quoi! je fuis ton pere ?... Et comment te nomme-tu ?... Jufuf... Mais quelle eft ta mere ?... Katidgée. Ah ! bon, Katidgée... Oui vraiment, me dit froidement 1'ErFendi; je ne le connaiffais pas. Comment, lui dis-je, vous ne connaiffez ni vos enfans, ni leurs meres ? Si tout cela vous eft étranger, a quoi vous intéreffez-vous donc?  du Baron de Tott. $3 le Mollach. A peu de chofe, j en conviens; mais convenez aufli que ce grand intérêt que vous paraiflez me reprocher, de ne pas fentir, eft un peu fantaftique. Né de Tillufion, n'eft-ce pas 1'amour-propre qui 1'alimente? Puis je défirer une pareille reflburce ? non fans doute ; mais je fuis curieux, c'eft a quoi fe réduit mon featiment. l e Baron. Je crois que c'eft aufli celui de bien des gens,& je vous le pardonneraiSj s'il n était pas exclufif; mais n'aimer rien, pas même fes enfans, c'eft vivre dans 1'abandon leplus trifte dans une follitude affreufe. le Mollach. Ce ne font-la que de grands mots, cela n'éclaircit rien, cela ne donne D3  54 Mémoires aucune idéé réelle; foyons de bonne foi. Tous les hommes ont les mêmes fenfations : leurs plaifirs ne différent pas; mais leurs préjugés, ainfi que leurs ufages, ont des variétés d'oü réfultent les fenfations morales qui modifient les fenfations phyfïques. Ne les confondons pas , voudriez-vous affimiler les petits régiemens d'une petite fociété avec les loix éternelles de 1'Éternel ? l e Baron. Penfez-vous donc que fans faire une comparaifon aufli vaine 6c aufli abfurde on ne puiffe croire au fentiment filial. le Mollach. II faut toujours croire ce que 1'on fent, öc fentir le plus que 1'on peut. Mais il faut croire aulfi, que tout ce que 1'on fent, nefl pas tellement dans,  du Baron de Tott. 55 la nature, que ce foit lui manquer que de ne pas 1'éprouver. Nous venons de convenir qu'il y a des fenfations purement morales, qui en agifTant fur le phyfique, le dominent & ne lui appartiennent pas : on s'y livre, on les chérit par habitude; elles font peut-être précieufes, tout cela eft poiïible.Vous voyez que je vous devine, devinez-nous aufli. II ne faut pas faire un grand effort pour appercevoir que la facilité de fatisfaire tous fes goüts, conduit a 1'indifFérence: c'eft la faute de nos ufages, nous ne pouvons les changer, ils nous procurent des bénéfices fans charge , & des charges fans bénéfices , tout eftcompenfé;mais tant quejeferai curieux, je ne ferai point fi malheureux que vous le penfez. On pouvait entrevoir que Murad étendait cette curiofité au-de-la des bornes prefcrites ; mais c'eft ce que D 4  $6 Mémoires fa métaphyfique n'entreprenait pas de juftifïer , il fe eontentait d'en ufer li brement. Dans le nombre des gens qui 1'environnaient, le nom de Haidout Muftapha m'avait plufieurs fois frappé : le premier mot fignifie voleur. C'était en effet 1'ancien métier de Muftapha, il s'honorait encore de ce titre, & fon maitre lui ordonna de me raconter les crimes qu'il avait commis. Le narré de cent a&ions héroïques n'aurait pas été fait avec plus de nobleffe & plus de modeftie que ce fcélérat en mit a nous faire le tableau des affafTinats & des infamies dont il s'était fouillé. Un grand nombre de valets accourus pour jouir de ce récit lui applaudiffait, & lorfqu'il eut fini: convenez, me dit le Mollach, que ce coquin a bien du courage. II y a au moins , lui répondis-je , une grandetémérité a braver les. loix en convenant  du Baron de Tott. 57 de fes crimes, & fans votre appui, je fuppofe qu'il en aurait dé ja recu le prix. Point du tout, répliqua froidement le Mollach, la loi ne peut plus rien fur lui, il n'a point été décrété pendant qu'il exercait fon métier , il ne peut être recherché après 1'avoir quitté *. Ce même homme chargé enfuite par fon maitre du foin d'une efpèce de bergerie la furveillait avec un de fes camarades , qui fut trouvé mort d'un coup de hache dans la même cabane oü ils couchaienit enfemble. HaidoutMuftapha vint effrontément annoncer eet événement. II paffa pour conltant qu'il était le meurtrier; mais le fait était fans doute trop récent pour qu'il ofa encore s'en vanter. Cependant le 1 Les Voleurs font en Turquie, comme les Chamberlands; s'ils échappent aux Jurés, & que du produit de leurs bénéfices , ils achètent une Charge , ils font libres d'exercer leurs talens, un Pachalik en Turquie vaut la maitrife.  58 MÉMOIRES Mollach qui n'en doutait pas , le gardait toujours a fon fervice, & fe faifait accompagner dans fes promenades par ce brave homme qui donnait de fi fréquentes preuves de courage. Les inconvéniens de la chaffe dans un pays oü les coquins font plus communs que les perdrix , m'avaient fait préférer la pêche oü je pouvais préfumer plus de tranquillité. Je jouiffais fréquemmet de ce plaifir, en me tranfportant en bateau dans une anfe de la cóte d'Afie, prés de 1'embouchure de la mer Noire, & en dehors des derniers Chateaux que les Turcs avaient alors. Quelques jeunes gens m'accompagnaient, nous prenions chacun nos fufils, pour tuer chemin faifant des gabians, efpéce d'oifeaux aquatiques dont le canal eft couvert. Deux bateliers Grecs conduifaient notre bateau, & fervaient a amorcer nos lignesdormantesöca jetter nos filets»  du Baron de Tott, Nous étions fix tireurs , & 1'attrait des oifeaux nous ayant fait traverfer le canal, pour gagner la cóte d'Afie que ces animaux affectionnent plus particulièrement a caufe des courans , nous la prolongeames en les fufillant de tems en tems. Cette difpofition nous forcait a paffer prés du Chateau d'Afie devant lequel j'abbatis un gabian. Un Officier des Boftandgis qui y commandait , était accroupi au pied de fon donjon, oü il refpirait gravement avec la fumée de fa pipe, tout 1'orgueil de fon autorité. II nous fit un fïgne d'aborder, que mes bateliers me firent remarquer. Je lui demandai alors ce qu'il voulait : vous parler , dit-il; & moi je n'ai rien a vous dire, ajoutai-je. Je vais a la pêche a tel endroit; fi vous aimez la promenade, venez-y, je vous écouterai. Le Turc affeaant alors queb ques égards pour moi, déclara qu'il  6o Mémoires n'en voulait qu'a mes bateliers , quï d'abord effrayés , jugèrent que c'était pour les rendre refponfables du coup de fufil que j'avais tiré prés du Chateau; mais je les raffurai bientöt par la promeffe de ne pas les abandonner. J'invitai de nouveau le Turc a venir a la pêche s'il en était curieux; & piqué fans doute de mon ton de mépris, il me répondit froidement: j'irai vous y trouver. Nous continuames notre route. Dans le nombre des jeunes gens qui m'accompagnaient, un feul paraiffait inquiet de la réponfe du Turc ; né dans le pays, il avait fucé avec le lait une crainte pufillanime dont nous nous amufions en lui difant a tout moment, voila les Boftandgis qui viennent. Aucun de nous ne croyait en effet qu'ils vinffent nous chercher, & nous n'appercevions aucun motif affez grave pour les y déterminer, Cependant nous entrions k  du Baron de Tott. 61 peine dans 1'anfe poiffonneufe oü nous comptions nous amufer, que nous appercümes réellement le bateau de garde qui venait a nous. II fallut alors nous réfoudre a guerroyer : cela pouvait avoir des fuites facheufes , mais nous étions fi éloignés de tout fecours, qu'il fallait bien nous déterminer a être battans ou battus. Tl n'y avait pas a héfiter. Je m'emparai du commandement; politique, militaire, tout me fut foumis. J'ordonnai d'abord a mes bateliers de jetter leurs lignes & leurs filets, afin que cette opération obfervée par 1'ennemi, fit preuve de bonne contenance. J'affurai aufli mes deux Grecs qu'il ne leur arriverait rien ; & nos armes étant préparées, je donnai ordre a la moufqueterie de coucher en joue les Boftandgis , lorfque je ferais cette politefle a leur Officier , mais en obfervant fur tout de ne pas tirer  62 Mémoires avant moi. Ces difpofitions faites 6c le bateau Turc déja prés de nous, je crus qu'il était de la dignité Européenne d'aller fur lui. Ce dröle avait aufli fa dignité Turque, 6c voulant interpréter ma démarche , comme une preuve de ma foumiflion, il cefla de ramer pour m'attendre. Je changeai aufli-tot de manoeuvre pour m'en éloigner, 6c fur 1'invitation qu'il me fit de continuer, de m'approcher, je lui répondis que c'était a lui a venir me chercher, s'il perfiflait a vouloir me parler : a la bonne heure, me dit-il, cependant mon bateau préfentait alors le cöté a la proue du fien, qui était d'ailleurs beaucoup plus gros. II donna ordre a fes gens de ramer de maniere a nous couler bas, en nous paffant fur le corps. C'eft aufli ce qui ferait arrivé infailliblement,fi en prenant mon parti de le coucher en joue , mouvement qui fut fuivi par mes cama-  du Baron de Tott. 63 rades , je ne lui eufle crié en même temps que s'il donnait encore un coup de rames, je le tuerais comme le gabian. Le feul afpeêt du bout de nos fufils avait fait changer le gouvernail, & abattre toutes les rames de mes braves. Nos bateaux fe prolongèrent, & tenant toujours les eanemis en refpecl: , nous ouvrimes la conférence. T'eus quelque peine d'abord a m'y procurer le principal röle, paree que le Turc auquel je venais den impofer difait aux bateliers: ce Franc ne m'entend pas, parlez vous autres. II faudrait connaitre le degré de baffeffe d'un Grec vis-a-vis d'un Turc, pour juger de 1'infolence de mes bateliers, en répondant a 1'Officier que je pariais le Turc mieux que lui. II fut enfin forcé de s'adreffer a moi. l e Turc. Conftantinople a-t-il paffé fous le joug  #4-' Mémoires des infidèles ? de quel droit ofez-vous réiifler a la garde qui veille a la süreté & au bon ordre du canal? l'Européen. Et de quel droit ofez-vous vous-même violer les engagemens de votre Maitre en moleftant fes meilleurs amis? le Turc. Je ne vous molefte point ; mais Ü eft défendu de chalTer fans permiflion : montrez-moi 1'ordre qui vous y autorife. l'Européen. Oü avez-vous vu qu'on tuat des liévres dans un bateau ? Je fuis a la pêche, elle eft libre. l e Turc. Non, rien n'eft libre ici, pas même les promenades, & j'ai un long firman1 auquel vous devez vous foumettre. 1 Ordre érnané de Ia Porte au nom du Grand-Seigneur. l'europ éen.  bu Baron dè Tott, %j l'EüROPÉEN; C»ui, quand je 1'aurai vu. l e Turc. Vous ne fcavez pas lire. l'Européen. Mieux que vous : mais je le vois, vous n'en avez point; vous êtes un dröle qui cherché de faux pretéxtes ; nous fommes en regie. l e Turc. Comment !n'avez-vous pas tiré un coup de fufil vis-a-vis la fortereffë Impériale; l' E u r o p een. Devant vous, j en conviens; mais devant la fortereffë cela eft impofïïble, a moins que vous ne donniez ce nom a un mauvais pigeonnier au pied duquel vous étiez affis,cela n était pas fans doute Men /. Partie, jr  66 Mémoires refpe&able; 6c je vous ferai repentir de votre infolence: le Boftandgi-Bachi eft de rnes amis; je le prierai de vous faire donner cent coups de baton a ma porte} c'eft un petit divertiffement que je veux me procurer. l e Turc. . Pourquoi vous fachez-vous ? vous aije donc fait quelque mal ? l' Europeen. Non, fans doute} grace a mon fufil, qui vous. a fait peur. l e Turc. Ne peut - on s'expliquer avec vous fans vous mettre en colère f Moi je ne me fache pas j je fuis de vos amis; traitezmoi de même, 6c amufez-vous. l'Européen. Oh je vous entends i une piaftre vout  du Baron de Tott. tf7 ferait grand plaifir, mais vous ne 1'aure* pas. l e T u r Ci Quoi ? rien. lE u r o p é e n. Non, rien que de la pluie qui va vous ^ouiller fi vous ne vous dépêche* de gagner votre pigeonnier. Adieu. Cette aventure terminéepar la retraite des affaillans & a la vue de plufieurs pecheurs Turcs habitués fur cette cöte nous procura de leur part, 1'accueil le plus favorable, & nous les trouvames en mettantpieda terre, beaucoup plus prévenans que de coutume. Je ne négligeai pas amon retour de porter plainte au Boftandgi-Bachi contre 1'Officier * il eut ordre de me faire des excufes, & nous devinmes les meilleurs amis. II y eut cette année a Conftantinople un de ces vents redoutés dans toute E 2  58 Mémoires 1'Afie, que les Turcs nomrnent Cham* Yely, vent de Damas : il fouffle du SudSud-Eft modérément, mais en chargeant 1'air d une brume terreufe qui 1'obfcurcit & qui contribue fans doute encore plus que fon exceffive chaleur a étouffer les voyageurs & les gens de la campagne, qui ne favent pas fe préferver en re£ pirant de tems en temps la bouche contre terre: dans les maifons même, on en eft très*incommodé,& j'étais contraint pendant les trois jours que ce vent dura, d'appuyer fouvent la bouche contre la muraille pour refpirer plus commodément. A ce vent-la prés qui fouffle trés* rarement, le climat de Conftantinople ajoute encore a la beauté du fite. On n'y connait gueres que les vents du Sud & du Nord ; ils fe fuccédent toujours & fe difputent fouvent a la pointe du Sérail. Les derniers font prefque alifés en Été ; ils fe calment. au cou-  du Baron de Tott. 69 cher du Soleil f & ne commencent a fouffler que vers les dix heures du main , & dans les grandes chaleurs beaucoup plus tard. C'eft en hiver que les vents du Sud regnent commune'ment; ils fuccèdent infailliblement aux ouragans de neige que le Nord y apporte, & qu'ils fondent avec une extréme promptitude. On obferve cependant que le premier jour du vent de Sud après la neige , apporte toujours fur Conftantinople un froid vif qui y procure les plus fortes gelees ; il s'adoucit enfuite, opére le dégel , & donne quelquefois d'affez grandes chaleurs. La fituation du mont Olympe , con£tamment couvert de neige , caufe ce phénomène, & en fournit 1'explication. Cette haute montagne au pied de laquelle eft batie lancienne ville de Brouffe, eft fituée en Afie, en vue & dans la diredion du méridien de Conf E5  7« Mémoires tantinople. Les nouvelies neiges qui y font portées par les vents duNord,y fourniffent au premier fouffle de vent du Sud, un froid exceffif que ce vent porte d'abord fur Conftantinople, & ce n'eft qu'après avoir nétoyé 1'atmofphère de eet air glacé , qu'il reparait avec le caraclère qui lui eft propre. La pofition de cette ville fait auffi que les orages qui y font affez fréquens , font toujours fuivis d'un éclairci rapide au Nord-Oueft dont le vent amoncele bientöt tous les nuages fur 1'Afie-Mineure. C'eft du moins le tableau que le Ciel de ces contrées préfente le plus communément. Les brifes du vent du Nord en rafraichiffantle canal, fe réuniffent a la beauté des diliérens fites qui le bordent fur les deux cötes d'Afie & d'Europe , pour y attirertous les Grands de 1'Empire qui fe rendent 1'été dans leurs maifons de campagne ; & fi les plus beaux emplacemens-  du Baron de Tott. 71 font occupds pour loger le Grand-Seigneur , ou le recevoir dans fes promenades , ces Palais y fervent aufli a la décoration du canal. Ils y fourniflent des points de vue d'autant plus agréables qu'on n'appercoit nulle part la nature fatiguée par des plantations alignées , des élaguemens en berceaux & des maffes de pierres deftinées a fubftituer une terraffe fablée & brülante a une peloufe naturelle & fraiche que les Turcs préférent. Ce n'eft peut-être ni au défaut d'art , ni au bon goüt qui prife la frmplicité qu'on doit attribuer le foin que les Turcs ont de conferver la nature pour en jouir telle qu'elle fe préfente ; ils chériflent fur-tout 1'ombre des grands arbres, ils facrifient pour les conferver jufqu'au plan de leurs maifons. Jen ai vu une oü un bel orme de plus ancienne date que le propriétaire } avait été E 4.  72 MÉMOIRES confervé par l'archite&e dans le milieu d'une galerie qu'il traverfait pour en ombrager le toït. Tous les arbres d'un terrein y font confervés , de quel que manière qu'ils yfoient placés, ils réglent communément le deffin des batiments, 6c cela fans doute, paree que fi dans un climat chaud , 1'ombre des grands arbres eft néceflaire, fous un Gouvernement defpotique, il faut jouir de ceux qu'on trouve, on n'a pas le temps de les voir croitre. Hanum Sultane , niéce du GrandSeigneur , habitait pendant tout 1'été Ier canal oü elle avait un joli Palais : fon oncle la vifitait fouvent, & cette Princeffe avait affez de crédit fur 1'efprit de Sultan Ofman pour autorifer la médifance. Jeune encore 6c mariée depuis long-temps, elle n'avait guères connu fon mari , il avait été nommé a un Pachalik peu de tems après fon mariage.  du Baron de Tott. 73 L'intérêt des Vifirs le tenait éloigné. Les loixne permettaient pas a la Sultane de 1'aller joindre , & le fentiment de Tonele pour la niéce n était peut-être pas propre I rapprocher les deux époux. L'abus qu'on fait en Europe du mot de Sultane, m'invite a quelques obfervations qui ferviront j'efpére, a détruire 1'erreur oü 1'on eft a eet égard. Le mot Sultan n'eft qu'un titre de naiffance réfervé aux Princes Ottomans nés fur le Tröne & a ceux de la familie Ginguiiienne. Ce mot qui fe prononce Sou/tan eft fans doute aufil la véritable étymologie de Soudan, & ce titre pouvait être en Égypte fubftitué k celui de Rot i mais en Turquie, ni en Tartarie, il n'entranie aucune idéé d'autorité fouveraine. Le titre de Kam eft particulierement affeaé au fouverain des Tar^ tares, il équivaut a celui de Ckach qui fignifie Roi chez les Perfes, & fert de  74 MÉMOIRES racine a Padi Chack , Grand Roi, dont Forgueil de la Maifon Ottomane s'eft emparé pour le difputer ou Faccorder a des PuilTances qui n'ont peut-être pas appercues qu'il y aurait eu plus d'adreffe & de dignité" a méconnaitre ce titre, qu'a y prétendre. ' Celui de Sultan rend habile a fuccéder, & Fordre de fuccefllon établi chez les Turcs, appelle toujours le plus agé de la familie; il doit, comme on Fa déja dit, être né fur le Tröne. Sultan Mahamout, mort fans enfans après un regne de vingt-ans , laiffa 1'Empire a fon frere Ofman, Fainé de quatre fils qui reftaient de Sultan Achmet leur pere, détröné par une réVolution. Muftapha qui fuccéda a Ofman , Bajazet mort dans le Sérail, öc AbduiAmid, qui regne aujourd'hui, étaient a-peu-près du même age qu'Ofman, & celui-ci en ne laiffant point de poftérité menacait fa  du Baron de Tott. 7j< familie d une entiere deftruaion , fi fon regne eut été auffi long qu'il pouvait letre. Tl ne dura que trois ans ; & Sultan Muftapha donna bientöt deux héritiers a 1'Empire, dont un feul vit aujourd'hui dans la perfonne de Sultan Sélim, eiv fermé après la mort de fon pere, mais deftiné a fuccéder a fon oncle AbdulAmid, au préjudice de fes coufins nés & a naitre. On peut efpérer que ce Prince, jeune encore, montera fur le Tröne dans un age capable d'affurer la durée de la dynaftie des Princes Ottomans , que eet ordre de fucceffion a déja plufieurs fois menacé de détruire; événement qui fuffirait pour anéantir auffi 1'Empire, a la poffeffion duquel aucune loi n'appelle les Princes Ginguifiens. Ce préjugé qui s'eft accrédité m'a invité a m'en éclaircir avec le Kam des Tartares, & ce Prince m'a garanti n'avait nul fondement. On peut  7 «r rapiiiée ennèrement Unpetit-^^coto„rcc0avei.u.UJle F3  Mémoires apportés & étendus devant la Sultane 5 fervirent a les affeoir, en même-tems que foixante jeunes filles , richement vêtues & robes détrouffées, fe partagèrent a droite & a gauche en entrant dans la falie . & vinrent de chaque cöté fe ranger en haie , les mains croifées fur la ceinture. Après les premiers complimens, les queftions de la Princeffe portèrent fur la liberté dont nos femmes jouiffent. Elle en fit la comparaifon avec les ufages du Harem. & témoigna quelquc peine a concevoir que la figure d'une jeune fille put être vue avant le mariage par celui qui devait 1'époufer; mais ces différentes queftions débattues , elle tomba d'accord de 1'avantage qui devait réfulter de nos ufages, & fe livrant au fentiment de fon exiftence perfonnelle , elle fe récria fur la barbarie qui 1'avait livréeatreizeans a un Vieülard decré-,  du Baron de Tott. 8^ pit, qui en la traitant comme un enfant, ne lui avait infpiré que du dégout. II a enfin crevé, ajouta-t-elle ; mais en fuis-je plus heureufe f Mariée depuis dix ans a un Pacha qu on dit jeune & aimable , nous ne nous fommes pas encore vus. La Princeffe dit enfuite des chofes fort honnêtes aux deux Européennes, donna ordre a fon Intendante de les bien traiter, de les promener dans le jardin, de les y fêter & de les lui ramener après pour terminer fa vifite. L'Intendante conduifit alors les étrangères dans fon appartement; elles ydïnèrent feules avec elle , tandis qu un grand nombre d'Efclaves n'étaient occupées qu a les fervir & a border en haie le tour de la table. Le diner fïni & le café diftribué, on offrit les pipes que les Européennes refusèrent, & que llntendante ne fe donna pas le tems d'achever, afin de conduire plus promptement fes F3  85 Mémoires hötes dans le jardin : de nouvelles troupes d'Efclaves avaient été difpofées prés d'un fort beau Kiosk oü la compagnie devait fe rendre. Ce pavillon richement méublé óc décoré , bati fur un grand baflin d'eau , occupait le milieu d'un jardin, oü des efpaliers de rofes élevées de toutes parts , cachaient aux yeux les hautes murailles qui formaient cette pri^ fon. De petits fentiers très-étroits 6c cailloutées en mofaïque, formaient, feIon 1'ufage, les feules allées du jardin 5 mais un grand nombre de pots 6c de corbeilles de fleurs, en offrant a 1'ceil un petit fouillis agréablement coloré , invitait a en jouir dans 1'angle d'un bon fopha , le feul but de ces promenades, On y fut a peine aflis , que les Eunuques qui avaient précédé la marche, fe rangèrent en haie a quelque diflance du Kiosk pour faire place a la mufique de la Princeffe, Elle était compofée de dix.  du Baron de Tott. 87 femmes efclaves qui exécutèjrent différents concerts,pendantlefquelsune troupe de danfeufes, non moins richement, mais plus leftement vêtues, vint exécuter différens ballets aflez agréables par les figures & la variété des pas ; ces danfeufes étaient aufli de meilleure compagnie, qu'elles ne lefont ordinairement dans les maifons particulières : bientöt une nouvelle troupe de douze femmes, vêtues en hommes, arriva pour ajouter fans doute a ce tableau 1'apparence d'un fexe qui manquait a la fête. Ces prétendus hommes commencèrent alors une efpèce de joüte, pour fe difputer & s'emparer des fruits que d'autres Efclaves venaient de jetter dans le baflin. Un petit biteau conduit par des bateliers femelles , également déguifés en hommes, donna aufli aux Étrangères le plaifir de la promenade fur 1'eau; après quoi ramenées chez la Sultane, elles en prirent  '$B Mémoires congé avec les cérémonies d'ufage, 6f furent conduites hors du Sérail par la même route & dans le même ordre qui les y avait introduites. On appercoit dans ce tableau que les Eunuques étaient plus aux ordres de la Sultane , que difpofés a la contrarier. Ces êtres ne font en Turquie qu'un objet de luxe; il n'efl même apparent qu'au Sérail du Grand-Seigneur, öc dans ceux des Sultanes. L'orgueil des Grands s'eft étendu jufques-la; mais avec fobriété » 6c les plus riches ont a peine deux ou trois Eunuques noirs, les blancs moins difformes, font réfervés au Souverain t pour former dans le Sérail la garde des premières portes ; mais ils ne peuvent ni approcher des femmes , ni parvenir a aucun emploi, tandis que les noirs ont au moins dans le crédit de la place de Kiflar-Aga un motif d'ambition qui les fou.tient 6c les anime, Le cara&ère de  du Baron de Tott. 89 Ceux-ci eft toujours féroce, & la nature offenfée chez eux, femble exprimer conftamment le reproche. Quoique les fêtes de Tchiraghan r, 'dont le Grand-Seigneur fe donne quelquefois le divertiffement, ne puiffent fervir a faire juger de 1'intérieur de fon Harem , les détails pourront en para'itre intéreiTants, en donnant une idéé de fes plaifirs *. Le jardin du Harem, plus grand fans doute que celui d'Afma Sultane, mais certainement difpofé dans le même goüt, fert de théatre a ces fêtes no£turnes: des vafes de toute efpèce, remplis de fleurs naturelles ou artificielles, font apportés pour le moment, afin d'augmenter le j. La fête des Tulipes ; elle eft ainll nommée, paree qu'elle confifte a illuminer un parterre , & que cette fleur eft celle que les Turcs afFedionnent le plus. 3 On peut même croire que ceux dont il jouit habkuelle» ment font moins vifs que ceux qu'il fe procure, en illurnifant fes tulipes.  2© Mémoires fouillis qu'éclaire un nombre infini de lanternes , de lampes colorées & de bougies placées dans des tubes de verre qui font répétés par des miroirs difpofe's a eet effet. Des boutiques garnies de différentes marchandifes, conftruites pour la fête, font occupées par les femmes du Harem , qui y repréfentent fous des vêtemens analogues , les marchands qui doivent les débiter. Les Sultanes, fceurs, niéces ou coufines font invitées a ces fêtes par le Grand-Seigneur, & elles achetent ainfi que fa Hauteffe dans ces boutiques des bijoux & des étoffes dont elles fe font mutuellement préfent; elles étendent auffi leur générofité fur les femmes du Grand - Seigneur qui font admifes auprès de lui, ou qui occupent les boutiques. Des danfes, de la mufique, & des jeux du genre de la joüte dont j'ai parlé, font durer ces fêtes fort avant dans la nuit 5 & répandent une  du Baron de Tott. 61 forte de gaieté momentanée dans un intérieur qui femble elTentiellement voué è la trifteffe & a 1'ennui. C'eft encore d'après Madame de Tott que je donne ces détails, ils lui ont été fournis par Hanum Sultane, que fen oncle chériffait, & dont j'ai déja parlé. Mon beau - frere s'était lié d'amitié avec 1'Intendant de cette Princeffe, afin d'en diriger le crédit en faveur de fes amis ou pour fes propres affaires. Le Chef de fes Eunuques était également bien difpofé pour lui : la Sultane 1'avait appercu plufieurs fois a travers fes jaloufies; il était d'une jolie figure, & tout s'était réuni pour lui attirer fa bienveillance. Privée depuis long-tems de fon mari dont elle avait un fils & une fille, cette Princeffe paraiffait chercher a fe confoler de fon abfence, & avoir profité du degré qui la rapprochait des particuliers, pour en adopter les  p2 Mémoires mceurs. On appercevait en effet autour d'elle de vives nuances de la jaloufie qui règne entre les femmes Turques. Le foin qu'elle prit de coëffer elle - même Madame de Tott qu'elle avait défiré de voir, déplut a celle de fes femmes qu'elle affe&ionnait le plus au point de la faire évanouir, & Madame de Tott revint chez elle plus frappée des témoignages d'intérêt que la Sultane lui avait prodigués, que de la magnificence exceflive qui régnait dans fon Palais & parmi fes Efclaves. Le Patriarche Kirlo occupait alors la chaire cecuménique de Conftantinople; eet homme né dans la lie du peuple, oü par le fanatifme il avait feu fe former un parti, s'était fait craindre des premiers de fa Nation, dont 1'orgueil le méprifait ; aidé de quelques membres du Synode, il avait imaginé & foutenu la néceffité du baptême par immerfion., 1'ana-  du Baron dè Tott. time qu'il prononca a ce fujet dans fa Métropole contre le Pape, le Roi de France, & tous les Princes catholiques, acheva de déterminer fon troupeau a fe faire rebatifer ; & les femmes & les filles toujours plus particulierement dévotes accoururent a cette fainte cérémonie , dont la médifance faifait cependant un crime a 1'Apötre & a fes profélytes. Outre 1'infolence d une excommunication qui ne pouvait avoir d'autre but que 1'infulte, ce Patriarche conftamment occupé a alimenter le fanatifme de fa Nation , payait aux Turcs une récompenfe des véxations qu'ils faifaient éprouver aux Catholiques. 11 étendit encore fes avanies fur les Evêques de fon Églife qui ofaient ne pas fervir fes vues, & la barbarie la plus cruelle pourfuivait ces malheureux defpotis , après les av.oir dépouülés du temporel. De ce nombre  94 Mémoirës était Kalinico , Archevêque d'Amafié $ il s'était réfugié dans notre quartiet pour fe fouftraire a 1'arrêt qui le reléguait au Mont-Sinaï, & follicitait le crédit de mon beau-frere auprès de Hanum Sultane, pour obtenir du Grand-Seigneur le recouvrement de fon Archevêché. C'était fans doute une bonne oeuvre a faire, mais qui neut excité probablement aucun intérêt en faveur de ce Prélat, fi le défir de chaffer Kirlo ne nous avait invité a faire de fa viftime, fon compétiteur. Pendant que mon beau-frere négociait cette affaire par 1'entremife & le crédit de Hanum Sultane auprès du Grand-Seigneur, des gens apoftés par le Patriarche pour enlever Kalinico, pensèrent un foir le faifir prés de ma maifon, oü il eut h peine le temps de fe réfugier. Ce fut aufli pour le mettre également en fürpté & a portée de fes affaires, que je confentis a le garder dans un kiosk conf-  du Baron de Tott. ^ truit au-defius des toits, ou je le fis foigner & nourrir fecrétement jufqu'a fon exaltation au Patriarchat, que mon beau-frere marchanda long-tems & obtin: enfin moyennant une fomme affez confidérable fpécifiée en féquins neufs \ Le Katti-Chérif2 du Grand-Seigneur qui dépofait Kirlo & lui donnait Kalinico pour fucceffeur, parvint au Vifir fans que ce Miniftre eut eu aucun foupcon de ce qui fe tramait. Ce fut aufli pour juftifier une dépofition aufli fubite, que 1'arrêt motivé en termes trés - forts, fuppofaitau Patriarche un efprit inquiet difpofé a la révolte, finiffait par l'injono tion de prendre de bonnes mefures pour 1 Ce fut le Grand-Seigneur lui-même qui exigea cette elaufe 5 1'on fut obligé d'avoir recours a 1'Hötel des Monna.es pour la remplir , & la fomme palTa diredtement de delTous le balancier dans les mains du Sultan Ofmar, qui la partagea avec fa nièce. » Katti-Cherif, figne Impérial ou Diplome j ij a forcs dc ld & doit être exécuté fans replique,  $>'6 M É M O I R Ë S appréhender fa perfonne, & 1'empêchef de fe dérober par la fuite a 1'exil dü Mont-Sinaï oü le même arret le reléguait. Cependant les Miniftres de la Porte avisèrent aulfi-töt aux moyens de parer au danger imaginaire que leur pufillanimité leur faifait croire tréspreffant; des compagnies de JénifTaires eurent ordre d'aller de grand matin s'em< parer de toutes les avenues du quartier des Grecs : les gardes furent doublées dans les environs, & le Palais Patriarchal encore plus foigneufement entouré , livra Kirlo fans aucune réfiftance a ceux qui devaient remporter cette vi£loire; ils le conduifirent fur le champ dans un bateau de charbonnier oü ils le confignèrent. A cette circonftance prés quï n'ennoblit pas la fcène, jamais Grec ne fut moins digne des précautions dont on illuftra fa chüte, & fes compatriotes étaient ü loin de peafer a le fouftraire aux  Dtr Baron de Tott. 97 aux ordres du Grand-Seigneur, que fans la circonftance triviale du bateau de charbonnnier, leur vanité eut été &fe faite. ; 11 reftait a Ja Porte k inftailer fon fucceffeur, & elle n'aurait feu oü le trouver, fi le Grand - Seigneur'prévenu furies plus petits détails de cette affaire, n eut indiqué fa demeure. Des gens du Jffirexpédiésfur le ehamp , vinrent le demanderchez moi pour le conduire a la Porte; & ce malheureux Defpoti < plus accoutumé a la crainte qu a 1'efpé' rance, me fuppüait de ne pas le livrer a fes ennemis,lorfqueje lui annoncaf fonocaltation; je ne pus le raffurer,maisforcé d'obéir il fuivit fes guides, en croyant fuivre fes bourreaux, & fut proclamé Patriarche une heure après. ' Titre que ies evéques grccs £ fontmdh I„eLouvoir f 1dont iIsfont »*« ^ Grand-fgneur kur fait<«* l» vakur. Jrartie, q  9% M i h o i R ê s Je recusle même jour des remercimens de fa part; il vint enfuite me voir en bonne fortune , pour me prier de lui ménager toujours fa retraite dont il croyait avoir bientöt befoin. Je m'appercus alors que nous avions fait un affez pauvre choix. C'était cependant pour moi une occafion favorable d'aflifter aux cérémonies qu'elle a confervées, & je me rendis un jour de grande fête a 1'Eglife Métropolitaine; des gens du nouveau Patriarche m'y attendaient, & me firent placer par fon ordre dans une ftalle a la droite de fa chaire , oü il vint bientöt fe placer ; & tout étant difpofé pour commencer 1'Ofnce, il en defcendit & fut s'aiTeoir dans un fauteuil apporté a eet effet, & placé en face du Sacra Sandorum. La plufieurs Diacres procédèrent a le vêtir pontificalement, & lui mirent enfuite fur la tête une couronne de diamants  du Baron de* Tott. 9s> We , & furmontée d'une doublé eroix fur le globe. Le Patriarche prk alors de la main ga* ene le baton patriarchale dans la droite un petit cierge atrois branches, dont il ne tenait que deux, pourindiquer 1'union du Pere & du Fils, fans y joindre le WEfprit. II obferva la même fbrme en phantlesdeuxdoigtsdu milieu de la mam, lorfqu'il donna la bénédiftion i de cette manière le Saint-Efprit, déflW par le petit doigt, refte ifolé du Fils dont les Grecs ne croient pas procédé. Le Patriarche fut alors introduit dans le Sancluaire dont on ferma le ndeau, &le peuple, dont fEglife etait pleine , & qui jufqu'aIors ^ obfervé un füence affez refpeclueux , commenca a s'agiter aufli tumultueufement que les flots du parterre a nos Spedacles. A des ris indécens que ce mouvement occafionnait, fe mêlèrent Ga  ïoo Mémoires "bientöt les cris des malheureux qu'on étouffait. Un de ceux-ci, après avoir été foulé aux pieds pendant quelque temps, fut élevé devant moi au-deiïus des têtes tellement rapprochées & ferrées, qu'avec le fecours des mains qui le foulevaient, & le poulTaient en arriére, il parvint au fond de 1'Eglife, oü de cette étrange manière on 1'envoya refpirer. Cet événement que je confidérai fans rifque du haut de ma ftalle, en froiffant quelques oreilles, augmenta le tapage au point que le Patriarche ouvrant brufquement le rideau qui le cachait au peuple, lui adreffa un difcours aufTi peu modéré que le bruit qui en était le motif, & cette exhortation paftorale fe termina par envoyer le troupeau a tous les Diables. Mais le calme qui réfulta de cette exhortation ne dura guères , & le moment du facrifice approchant, il fallut avoir recours a un moyen plu»  du Baron de Tott. 1öï •efficace que ne 1'avait été 1'éloquence du Pontife. Ce fut a grands coups de baton que le JénifTaire attaché au Patriarche rendit a 1'alTemblée 1'attention qu'elle devait au faintMyftère qu'on allait lui préfenter. Les portes latérales du Soera Sanaorum s'ouvrirent alors . & les Diacres en fortirent avec tous les inftrumens de la Liturgie grecque pour venir les offrir fucceffivement a la porte du milieu, oü ils annoncaient 1'un après 1'autre & a haute voix chacun des inftruments quils portaient. La Couronne patriarchale qui terminait la marche fut feule refufée, & ce témoignage du mépris dea richeffes, rapproché de 1'adoration des laints Evangiles & des vafes facrés, ajoutait fans doute aux marqués de refpeet que le Patriarche venait de donner. ; Les dernieres cérémonies de 1'Officeneurent rien de remarquable : j'accom, G3  102 MÉMOIRES pagnai le Patriarche chez lui; il me retint a diner. Je profitai aufli de ma courfe au fanal1 pour y rendre vifite au Drogman de la Porte dont la familie particulièrement attachée a Madame de Tott, lui avait fait promettre d'aller pafler quelques jours dans la maifon de campagne qu'elle occupait fur le canal. Dans le nombre des Archohtes * que je rencontrai chez eet Interprete du GrandSeigneur , le nommé Manoly Serdar 3, fidélement attaché au fort de Racovitza Prince de Valachie deftitué , me parut avoir plus d'efprit & de connaiflances que fes compatriotes. II me féduifit furtout par le zèle défintéreffé qui lui faifait préférer la médiocrité prés de fon ancien Bienfaiteur,aux avantages que fon ingratitude aurait trouvé au fervice des nou-. i Quartiers des Grecs. a Titres que les Grecs aifes s'arrogent encore. 3 Serdar, mot Turc ( Gouverneur ).  du Baron de Tott. 103 reaux Princes.LappStd'aucun bien n'avait pu l'ébranler,& toutes fes démarches n'avaient que le rétabliiTement de Racovitza pour objet. C'eft fans doute auffi dans cette vue & d'après 1'opinion que 1'élévation de Kafmus avait pu lui donner du crédit demon beau-frere, que Manoly Serdar. defirant de s'en rapprocher, fut aufli empreffé de fe lier avec moi, que je 1'étais de connakre un homme quipouvaitm'éclairer fur ie caratïère & les moeurs de fa nation. Nos liaifons fe fortifièrent a la campagne oü ce Grec vint fe loger prés de moi. Nous ne nous fëparions plus, & je me plaifais a lui entendre dire fréquemment que dei'ancien Empire des Grecs, fa nation ne confervait que 1'orgueil & le fanatifme qui avait caufé fa ruine. Cependant Manoly Serdar ne vivait plus que fur le capital qu'il avait amaffé pendant le tems que fon Prince Racovitza avait G ^  104 MÉMOIRES' pofledé la principauté de Valachie, & je voyais avec regret que le luxe de fa fem -i me, joint a un affez grand nombre d'efclaves fe réuniffaient pour expofer fa vertu aux confeils de la néceflité, tandis que fa vanité éloignait ceux de 1'économie. La familiarité dans laquelle nous vivions me mettait a portée de bien apprécier fon intérieur, & j'y découvrais journellement le mélange des mceurs Grecques & Turques. Une petite lampe conftamment allumée devant le tableau de la Panaghia1 éclairait en même-temps les jeunes efclaves qui habillaient & deshabillaient le Serdar: ce Grec, ainfi que tous ceux affez aifés pour introduire chez eux le fervice Turc, avait aufli l'habitude de s'endormir après diner fur fon fopha, tandis qu'une femme, en écartant les mouches avec un grand éventail de plumes, rafraïchiffait 1'air qu'il refpirait^ * La Vierge.  du Baron de Tott. ïof D'autres efclaves agenouillés a fes pieds, les frottaient doucement a nud avec leurs mains. Cette moleffe afiatique permet fans doute de foupconner plus d'étendue a ces détails, & les mauvais traitemens que ce Grec faifait éprouver a fes efclaves pour les moindres fautes , font feulement connaïtre qu'oü la facilité eft fans mefure, toute délicateffe eft dé-, truite. II fallut enfin me réfoudre a acquïtter la promeffe que Madame de Tott avait faite a. Madame la première Drogmane , de paffer quelques jours chez elle. Nous nous rendimes a fa campagne; la familie était compofée du vieux Drogman, dont les connaiffances routinières fuppléaient un efprit lourd, fort ignorant, & dont 1'étude des langues étrangères s'était bornée a un mauvais Italien. Sa femme d'un age moins avancé, & dont la beauté avait été remplacée par un air  'io6 Mémoires majeftueux, gouvernaic 1'intérieur de fa maifon & en faifait les honneurs avec une forte de bonhommie qui cachait faiblement 1'orgueil d'être , par la place de fon mari, la première perfonne de fa nation. L'ainé de fes fils qu'on verra fuccéder a fon pere dans la principauté de Moldavië pour y finir malheureufement, était d'un cara&ère naturellement doux, mais faible 6c vain; le cadet plus orgueilleux annoncait déja eet efprit d'intrigues 6c d'ambition qui a coüté la vie a fon frere; une fille aïnée, veuve a dix-neuf ans, plus fraiche que la rofe du matin, d'une taille fvelte fans être grande, réuniffait aux graces les plus piquantes une modeftie , une douceur 6c un air de langueur dont 1'attrait était irréfiftible; la cadette moins jolie, mais vive 6c intérelfante venait d'être fiancée a un jeune Grec du voifinage. Ce futur époux fut fans doute curieux de faire  du Baron de Tott. 107 eonnaiflance avec nous, & nous étions a peine arrivés, que deux ou trois efclaves vinrent lannoncer, en entrant précipitamment dans le fallon oü la familie était réunie, elles fe jettent fur la fiancée, la couvrent de leurs robes & 1'enlevènt en criant comme des forcenées,fauvei-voits3 levoila. Nousvimes en effet entrer ce jeune homme qui, careffé par toute la familie, ne pouvait jetter les yeux fur 1'objet de fes voeux que par furprife. C'eft aufli ce qu'il avait fouvent tenté, mais toujours fans fuccès. On le retint a fouper, & la jeune fille fut reléguée jufqu'a fon départ. L'heure de fe retirer étant venue, nous ffimes conduits dans une grande piéce voifine au milieu de laquelle on avait établi un coucher fans bois de lit & fans rideaux; mais dont la couverture & les oreillers effacaient en magnificence la richeffe du fopha dont eet appartement  Wc. Mémoires était décoré. Je prévoyais peu de repos fur ce lit, & je fus curieux d'en examiner les détails. Quinze matelas de coton, piqués, d'environ trois pouces d'épaiffeur, pofés 1'un fur 1'autre, formaient une bafe très-molle que recouvrait un drap de toile des Indes coufu fur le dernier matelas. Une couverture de fatin verd, chargée d'une broderie d'or trait, relevée en boffe, était également réunie au drap de delfus, dont les bords retrouffés étaient fauxfilés tour-a-tour. Deux grands oreillers de fatin cramoifi couverts d'une pareille broderie oü 1'on avait prodigué les lames & la canetille, s'appuyaient fur deux couffins du fopha rapprochés pour fervir de doffier, & étaient deftinés a foutenir les têtes. Une petite tour o&ogone en marqueterie d'ébène & de nacre de perle formait une table placée a cóté de ce lit; elle fupportait un grand flambeau dargent garni d'un cierge de cire  du Baron de Tott. lap jaune épais de deux pouces, haut de trois pieds, & dont la méche groiïe comme le doigt répandait une epaiffe fumée. Trois foucoupes de porcelaine, remplies de conferve, de rofes, de fleurs-d'orange & de zeftes de cédra, une petite fpatule d'or a manche d'e'caille, ainfi qu un vafe de cryftal plein d'eau, environnaient eet obfeur luminaire qui devait nous fervir de bougie de veille : précaution dont on ne peut fe paffer par-tout oi les maifons rapprochées peuvent faire craindre les funeftes ravages des ineendies. La maifon du Drogman était dans ce cas, & tout m'y préparait une mauvaife nuit. La fuppreffion des oreillers aurait été une reffource, fi nous avions eu un traverfin, & lexpédient de les retourner n'ayant fervi qu a nous découvrir la broderie de deflfous, il fallut enfin fe réfoudre a y étendre des mouchoirs qui ne nous garaatilTaient pas de l'in>  ito Mémoires prefllon des fleurs. Notre réveil ne poü* vait être pareffeux, & nous vimes aveö joie 1'aube du jour que nous deftinions a nous procurer des oreillers plus commodes pour la nuit fuivante. Une partie de pêche projettée la veille précéda le déjeuner qu'on fit tranfporter en Afie, oü une petite prairie, un café Turc , & quelques chariots couverts & trainés par de petits bufles, promettaient aux Dames tout ce que le pays offre de plus agréable. La pêche fut médiocre t les Dames furent bien cahotées; des femmes Turques qui fe pormenaient aufli nous furent très-incommodes par leurs queftions, «5c fe montrèrent fort infolentes dans leurs réponfes. On rapporta de cette promenade quelques vafes? de lait caillé, du creffon recueilli danS une fontaine, & il n'y eut qu'une voix fur les délices dont on venait de jouir. Nous trouvames ï notre retour chez;  du Baron de Tott. m le Drogman, plufieurs femmes Grecques du voifinage,invitées a diner & qui s'y étaient déja réunies. Une grande parure dans laquelle il était aifé de juger que la vanité avait été plus confulté que la faifon, étalait fur un grand fopha des robes de velours noir ou cramoifi, chargées de grands galons d'or fur toutes les coutures. Le poids de ces vêtemens joint a la chaleur qu'il faifait, rendit ces Dames comme immobiles & prefque muettes. On fe dit cependant quelques lieux communs, on les répéta & 1'on fe mit a table. Le diner était fervi a la Francaife, table ronde, chaifes autour , cuilleres & fourchettes , rien n'y manquait que 1'habitude de s'en fervir. On voulait cependant ne rien négliger de nos ufages, ils commencaient a prendre chez les Grecs, autant de faveur que nous en accordons a ceux des Anglais, & j'ai vu une femme pendant notre diner pren-  iis. Mémoires dre des olives avec fes doigts, & les piquer enfuite avec fa fourchette pour les manger a laFrancaife. Si les farités ne font plus a la mode chez nous, il n'en eft pas moins agréable de retrouver eet ancien ufage dans d'autres pays. Nos Grecs n'y manquèrent pas ; les hommes s'acquittèrent même de cette cérémonie debout & tête nue, & ce qui paraïtra moins recherché # c'eft que le même verre de vin fournit a toute la ronde. Après le diner oü la profufion régna plus que 1'élégance & la proprété , la compagnie fe rangea fur le fopha de la même falie oü on avait fervi le repas : les pipes fuccédèrent au café. On paria modes, on fout par médire, «Sc c'eft ce que j'ai vu de plus parfaitement imité d'après nos moeurs. Les jeunes filles s'amufaient pendant ce temps d'une efcarpolette fufpendue a i'autre bout de la falie oü des efclaves la faifoient mouvoir. Les femmes  bu Baron de Tott. tïj mes voulureht aufli jouir du même plaifir^ elles. -y furent remplacées par des hommes' a longue barbe, & le tout-de-table , les échecs, le panguelo 1 terminèrent les divertiffemens de la journée. Vers lê foir toute la compagnie defcendit pour prendre 1'air fur 1'échelle , efpece de jettée qui s'avance dans la mer, pour faciliter 1'abord des bateaux. La Lune commencait a paraitre , &c le calme invitait a fe promener fur 1'eau, quand les cris confondus des battans & des battus avertirent de 1'arrivée du Boftandgi - Bachi. Les fouris font moins promptes a difparaitre a 1'approche du chat, que toutes ces femmes ne le furent a fe cacher. Madame la première Drogmane & Madame de Tott qui n'avaient rien a en craindre , foutinrent feules 1'afpecl: de ce grand Officier qui parut " Efpèce de jeu qui reflemble au Beilan. /. Partie* H  f *4 Mémoires. dans un bateau armé de vingt-quatfc* rameurs. II venait de faire chatier quelques yvrognes, & de faire faifir quelques femmes un peu trop gaies qui étaient tombées fous fa main. II continua fa route en rafant féchelle oü nous nous faluames réciproquement. L'orgueil des Grecs fugitifs cherchait déja une excufe a leur crainte, quand un pêcheur interrogé en palïant, fur la route que le Boftandgi-Bachi tenait, répandit une allarme bien plus vive , en annoncant , qu'après avoir abordé fans bruit le Kiosk d'une Dame Grecque , & avoir écouté quelques minutes la converfation qui s'y tenait, eet Officier avait efcaladé les fenêtres avec plufieurs de fes gens, «3c que c'était tout ce qu'il en favait; mais c'était en apprendre affez pour que 1'effroi fut général, ainfi que l'attendrifTement fur le fort de la Dame du Kiosk, & 1'on fe perdait en réflexions  du Baron de Tott. j$i iur fon fujet , quand le futur époux dé la flile cadette du logis arriva pour faire fuir de nouveau fa fiancée , & fatisfaire iimpatiente curiofité qui défolait la compagnie. Raffurez-vous, ólt-il a une de nos étrangères ; votre coufine & fon ami en font quittes pour tous les diamants, tous les bijoux & tout 1'argerit qu'ils avaient fur eux; il n'y avait pas a héfiter : le Boftandgi-Bachi les a furpris, les a fait faifir pour les mettre dans fon bateau & les conduire dans fes prifons j fon avarice 1'a enfin rendu traitable, mais *1 les a laiffé beaucoup moins contents de leur foirée qu'ils ne s'en étaient flattési La fureur des femmes Grecques ne' connut plus de bornes après ce récit, & les difcuffions fur le droit & fur le fait ne furent interrompues que par le bruit de quelques autres petits bateaux que la crainte du Boftandgi - Bachi fa£ H2  i K5 Mémoires faient paraïtre d'une grandeur énornie. Cependant dès qu'on était raffuré fur fon compte, on ouvrait tous les avis propres a fe fouftraire a fes vexations, & 1'on ne ceffa de s'occuper de lui qu'après qu'on 1'eüt vu redefcendre par le milieu du canal pour retourner a Conftantinople. Alors la liberté de fe promener en réveilla le deur. En très-peu de temps, la mer fe trouva couverte d'un nombre prodigieux de petits bateaux oü les Dames fe promenaient au fon des inftrumens. Notre compagnie fe joignit bientöt a la flotille', on prolongeait les maifons, on critiquait les propriétaires, qui de leurs kiosks critiquaient z leur tour, 6c je prenais a chemin faifant , des notions dont le Boftandgi - Bachi aurait pu faire un grand profit. Je m'étais mis de préférence dans un petit bateau avec le futur époux dont la figure 6c la gaieté m'avaient intérelTé ;  du Baron de Tott. 117 le jeune homme s'appercut bientöt qu'il me plaifait,&me paria confidemment du chagrin qu'il avait de ne pouvoir contempler fa Belle. Je fus touché de fa peine, & je lui donnai 1'heure a laquelle je la lui ferais voir le lendemain. II fut auffi exafl: au rendez-vous que je 1'avais été moi-même alui en ménager le moyen; mais une maudite efclave qui le guettait penfa déconcerter tous mes projets, en jettant le cri d'allarme. La Demoifelle appercoit en même - temps mon ürotéeé & fe fauve du coté d'un corridor 1 o a 1'entrée duquel je courus la faifir, en appellant le jeune Grec , qui me joignit auiTi-töt. Cependant un renfort de deux harpies accourt du fond du corridor, en criant comrae les oyes du Capitole; mais elles ne purent arriver affez promptement. pour empêcher un baifer du futur, par lequel je fus bien aife de francifer mes jeunes gens, après quoi nous lachames,  *lS Mémoïr£s notxe proie aux ennemis qui venaient» en faifir. Cependant le pere & la mere approuvèrent ma petite facétie, & nos Hancés obtinrent dans le même jour le droit de fe voir librement. LeDiako, efpece dePrécepteur eccléfiaftique, auquel 1'inftruaion de la Demoifelle était confiée (c'eft 1'ufage dans toutes les maifons Grecques ) fut le feul qui blama ma conduite a il en paria même avec affez d'emportement pour me faire ;uger qu'il regrettait de ne pouvoir achever 1 education de fa pupiJJe. r Nous reftames encore quelques jours chez le Drogman, dans le même cercle damufemens, d'ennui ou d'impatience. Je revins enfuite chez moi, pour me repofer, J'y retrouvai Manoly Serdar, qui m'apprit en arrivant qu'un Grec attaché comme lui k Racovitza venait de labandonner pour paffer au fervice  du Baron de Tott. Up du nouveau Prince que la Porte venait de nommer. Manoly me parut exagérer ce crime avec une affedation qui me devint fulpe&e. J effayai de lui perfuader que, pouvant lui-même être contraint par la néceffité a prendre un parti femblabie, il devait par prudence ménager les termes, & ne point juger fi févérement un homme, qu'il était peut-être a la veille d'imiter. Regardez-moi, dit-il, comme le dernier des hommes, fi je varie jamais, & continuez a m'eftimer, fi je ne me rends pas coupable d'une auffi noire trahifon : je lui promis 1'un & 1'autre , & je ne tardai pas a être dans le cas de lui tenir parole. En efFet il partit quelques jours après, pour aller, difait-il, effayer encore quelques démarches en faveur de fon bienfaiteur; mais j'appris qu'il venait de 1'abandonner, en s'attachant également H 4  12© Mémoires au fervice du nouveau Vayvode \ II m'écrivit lui-même pour me faire part de fa démarche & pour me demandei? fort humblement ce que j'en penfais. Je fentis que les circonftances auraient pu le rendre excufable , s'il neut pas aggravé lui-même fa faute, par fes proteftations d'honneur 6c de fidélité. Je lui répondis qu'il m'avait lui-même ditié 1'opinion que je devais avoir de fa conduite, 6c que j'y tiendrais plus conftamment qu'il n'avait fu tenir a fes principes, Cet homme eft devenu lui - même Prince de Valachie, pendant la derniere guerre des Turcs; mais cette place a plus fervi a fes intrigues , qu'elle n'a montré fes talens, 6c je 1'ai perdu de vue dans 1'obfcurité oü rentrent tous ces i C'eft le titre que les Turcs donnent aux Princes de Valachie & de Moldavië. On les nomme auflï Bcy,  du Baron de Tott. 121 êtres éphémeres que 1'avarice du defpote fait briller un moment, en vendant a. leur orgueil une lueur paffagère de fon autorité. On va voir Sultan Ofman obligé d'employer celle d'un Bas-Officier dans un fait peu important, mais fingulier & digne de remarque. Un Jéniffaire ivre & pourfuivi par la Garde qui n'a ordinairement pour toute arme, que de gros batons, profitait de la fupériorité que lui procurait fon Yata" gan 1, pour fe défendre comme un lion; il avait déja mis plufieurs de fes ennemis hors de combat, & fatigué de fes propres efforts il fe ménageait de nouveaux fuccès en fè repofant fur les marches d'un Khan 1 tandis que la garde réduifait 1'attaque en blocus. Le Grand-Seigneur i Efpèce de couteau large fort long & recourbé fur lc ^tanchant, il ticnt lieu de fabre. \ Lieu^publics od logent les Maruhands & les Ypyagcurs.-  . Mémoires qui parcourait fréquemment Ia Ville fous un incognito qui ne trompait perfonne , fe trouvant a portée, s'approche ju coupable, fe nomme, lui ordonne de dépofer fon arme & de fe rendre k la garde ; mais rien n'émeut le héros, qui non-chalammentcouché,flxe fon Souverain & menace le premier qui ofera 8 approcher. Sultan Ofman lui demande alors de quel Orta - il eft. Sur fa réponfe li envoie chercher fon Caracoulouctchi \ On court le chercher; il arrivé. Défarmez eet homme, lui dit le GrandSeigneur, & conduifez-le au ChSteau ''Gompie de JénirTairesqui n'om d'autres „oms que fe numerc,du rangquelles tiennententr elles,&danslefqllles fc nombre des Soldars n'eft pas fi* On compre pres de Uente mrlle JénilTaires dans la trenre-ciuquièrne Lp^ * Le Chateau d'Europe fur le canal; c'eft-Ia qu'on e«voie les JenLTaires qu'on veut étrangler , & s'ils échappent ^ceheudecétention^kenomeuau raoinsla peu,.  Pu Baron de Tott. 123 L'Officier défait alors fa ceinture 1 qü'il tient de la main droite, s'avance auprès du rebelle, lui tend la main gauche, en lui difant : compagnon, donne-moi ton couteau & fuis-moi : ce qui fut exécuté fans réplique & avec 1'air de la plus grande foumiffion. m Le Pré)uEé aura toujours plus d'empire que la crainte, plus de force que le defpotifme. Sultan Ofman fut bientöt lui-même obligé de payer k 1'opinion , un tribut dont il fut la viöime. En vain 1'art des Médecins s'efforcait de rétablir la fanté de ce Prince, en même-temps que la Politique en cachait le dépériffement; il dut enfin , cédant au mal, fe renfermer dans fon intérieur , öc réferver fes forces pour fe rendre chaque vendredi 1 Ceinture de cuivre qui pefe qui„ze Uvrcs & avec ,a_ queJe ces Officiers peuvent aiTommer un Jéniflaire. Les foldatsrefpeclentinfinimentcefigned-un grade qui, qUoi$u "ireneur , a beaucoup d'autorité,  J14 Mémoires a la mofquée. Cette cérémonie publique & que 1'ufage a confacré, ne pouvaif être négligée fans exciter les clameurs des corps militaires & du peuple. La contradiftion que préfente au premier afpeel une loi qui contraint le defpote, difparait quand ön réfléchit qu'elle eft: néceffairement diiStée par le defpotifme de la multitude; 1'objet de la crainte perpétuelle du defpote, Ifolé dans 1'impénétrabilité de fon Sérail , fa vue feule peut prouver légalement fon exiftence. On fent encore que fans cette précaution , un Vifir affez craint, ou aflez adroit pour dominer ou corrompre deux ou trois perfonnes après la mort de fon maitre , pourroit la céler affez long-temps pour tout entreprendre impunément. Ce ne fut pas non plus fans occafionner des murmures très-vifs , que Sultan Ofman fe difpenfa de paraitce en public  Du Baron de Tott. \if ün vendredi, & ce fut pour les calmef qu'il fe détermina le vendredi fuivant & fe rendre en cérémonie a Sainte Sophie, la mofquée la plus voifiné du Sérail; malgré 1'état de faibleffe & de langueuf extréme , oü 1'avait réduit fa maladie. Ge Prince a fon retour déja chancelant fur fon cheval, & foutenu par les gens de pied qui 1'environnaient } perdit connaiffance entre les deux portes qui féparent les cours du Sérail, on lui jetta un chal1 fur la tête, & il mourut quelques inftans après avoir été tranfporté dans fes appartemens. Le Vifir , le Mufti & les grands Offi- 1 Etoffe de laine fine fabriquée en Perfe & aux Indes, dont les Turcs fe fervent pour s'envelopper la tête, lorfqu'Üs fortent, foit pour fe préferver du froid, ou pour n'être pas reconnus ; ils ont aulll des manteaux qui les garantiifent; mais les Princes d'Orient ne peuvent, Ioifqu'ils paraiffent au public, ufer de cette reflburce , contre 1'intempérie de 1'air , 1'ufage les alTujettit a s'en priver. Le motif qui les force a paraitre , les oblige également a ne rien vêtir qui puifle empêcher de les reconnaitre,  Mémoires ciers de 1'Empire fe rendirent auffitöt au Sérail, pourvérifier la mort de Sultan Ofman & y faluer Muftapha III, 1'ainé des Princes qui reftaient de Sultan Achmet. Dans le même jour le canon du Sérail annonca cette mort au peuple & les Muezzins 1 joints aux Crieurs publics proclamèrent le nouvel Empereur. Le deuil connu chez les Tartares , n eft point d'ufage chez les Turcs. Mais fi cette manière d'honorer fes parents eft indifférente, ce qui ne 1'eft certainement pas , c'eft la promptitude avec laquelle ils enterrent les morts. II femble que cette nation naturellement fi grave & fi nonchalante , n'ait d'aöivité que pour ce feul objet. Ils attendent a peine 1 MUCZfS' CrieuK Mofquées qui appellent les vrais croyans alapnere,e« difant ayec une efpéce de chant , D,eu eft grand Dieu eft Dieu f ^ ^ ^ ^ accourez aux bonnes auvres, accourez a Ja prière. Dieu eft D.eu & Mahomet eft fon Prophéte. Cette dernièr, Phrafe eft aufli Ia profcffion de foi,  bü Baron de Tott. iif chiq ou f« heures , pour rendre a leurs parcns ce dernier devoir ; & la crainte denterrerun homme en léthargie ne les arrete pas \ A cette abominabïe promptitude, les lurcs ajoutent une extréme célérité dans la marche de ceux qui portent la ™ l6S M^métans croient lame du défunt en fouffrance jufqu'a la fin de cette cérémonie. Celle delenterrement du Grand-Seigneurne diffère des autres que par 1^ portance des Grands Officiers qui 1'accompagnent k fa mofquée. ChaqueEmPereur eft dans fufage d en faire bStir une3 & dans la cour de cette mofquée > Les malheurs qui réfultent de eet ufage, „e font prefque ,ama1Sco„nus. Pai cependant vu déterrer un Turc qui «va.t recouvré aflez de force en revenant de fa Iétharl Pour ener fous terre a fe faire entendre; mais peu'er! fallut qu ,1 „e fut encore la vidHme des formes ou plutöt de a^ramte que Ie Juge * llmaa déja payés, ^  Ï28 MÉMOIRES 1'on conftruit lacoupole fous laquelle fon corps doit être dépofé. Au refte, on obfervera que les Empereurs Turcs font en" terrés aulTi promptement que leurs fujets» Plus de trente ans qui s'étaient écoulés depuis la mort de Sultan Achmet, pere du nouvel Empereur, n'avaient pas préparé a celui-ci des lumières fort étendues. Renfermé pendant ce long intervalle dans 1'intérieur de fes appartemens avec quelques Eunuques pour le fervir, & quelques femmes pour le défennuyer, la conformité de fon age avec celui des Princes qui devaient le précéder, lui laiffaient peu d'efpoir de régner a fon tour. Une inquiétude plus réelle devait encore 1'agiter. Ses deux frères n'avaient point donné d'héritiers a 1'Empire. Le peuple en avait murmuré fous le dernier règne; & de nouvelles craintes ou de nouveaux murmures de ce genre pouvaient lui coüter la vie. Anciennement 1'on  du Baron de Tott. i on avait attente a fes jours par le moyen qu'une politique barbare emploie fans fcrupule dans ce pays envers les Princes voifins du tröne. Sa méfiance & 1'étude de la Médecine 1'avaient préfervé. Ainfi que fes frères, ce Prince avait les jambes très-courtes, & ne paraiffait grand qu'a cheval. Une paieur qu'on attribuait aux effets du poifon , de gros yeux a fleur de tête qui voyaient mal, le nez un peu applati n'annoncaient aucune vivacité , promettaient peu d'efprit. Cependant le goüt du changement décida la multitude en fa faveur. Les Grands le croyaient faible , & fe flattaient de le göuverner. Le peuple efpéra qu'il ferait prodigue, öc tout le rrtonde fe trompa. On verra eet Empereur dans des circonftances qui le feront connaitre; & les bontés dont il m'a honoré , me fourniront 1'occafion de développer les nuances de fon caratbère. ƒ. Partie, I  130 Mémoires Le premier foin d'un Prince Ottomait qui parvient au tróne eft de fe laiffer croitre la barbe Sultan Muftapha y ajouta celui de la teindre en noir, afin qu'elle fut plus apparente le jour de fa première fortie publique dont 1'objet eft d'aller ceindre le fabre. C'eft la prife de poffeffion^le couronnement des Empereurs Turcs. Cette cérémonie fe fait toujours dans la mofquée de Youb, petit village renommé auffi par fes poteries & fon laitage, & qui fert de fauxbourg a la ville, vers le fond du port. Tout fut difpofé pour cette fonaion, le neuvième jour, & dès le matin, toutes les mes depuis le Sérail jufqu'a Youb, furent bordées des deux cötés par les Jéniffaires en habit & bonnet de cérémonie ; mais , Les Princes refferrés dans le Sérail „e portent que h rnouftache , ainfi que les jeunes gens qui ne laiuent croitre leur barbe , que pour prendre un état. C'eft ce qu'ils appellent communément devenir fagcs.  bb Baron de Tott. |U armes & les mains croifées fur la ceinture \ Les Miniftres, les grands Officiers, les Gens de Loi f & généraïement toutes lesperfonnes qui par état font attachées au Gouvernement, fe rendent de bonne heure au Sérail, afin de précéder le Grand-Seigneur dans fa marche. Cette marche commence, ainfi que nos proceffions par les gens les moins importans qui défilent fans ordre. Ils font tous I cheval, & chacundeux eft entouré d'un grouppede valets a pied, proportiormé a 1'état & aux facultés du maitre. Les Gens de Loi font remarquables par la groffeur de leurs turbans & la fimplicité des houffes de leurs chevaux. Mais le grouppe du Jénilfaire Aga pré- ! ELXCCptd la cIiauiIure . de grandes culotres bleües & le bonnet auxquels ils font afiujettis, les Jémfliires fc vetent de la couleur qui leur pkft, & ce n'eft que dans la coupe de l-habit qu'on retrouve fcinifonne. Ia  Ï32 Mémoires fente le tableau le plus riche dans la claffe des grands Officiers. Outre le nombre de valets qui environnent fon cheval, il eft précédé par deux files de Tchorbadgi1, qui a droite a gauche marchent a pied devant leur Général. Ces premiers Officiers en bottes jaunes, les coins de leur robe retrouffés dans leur ceinture, chacun un baton blanc a la main & coëffés d'un cafque brodé en or, furmonté d'un grand pannache a la Romaine , forment une longue allée de plumes, au fond de laquelle on appercoit le Jénilfaire Aga qui domine au milieu de la foule de fes gens; mais un objet vraiment curieux, c'eft le vêtement de l'Achetchy-Bachy 1 qui marche a pied i Colonel des Jénifiaires, dont le mot traduit littéralement fignifie donneur de foupe. 1 Chef de cuifine : chaque compagnie a le fien qui fait rofficede Major , il veille a la fubfiftance & a la grande police ; celui du Jénilfaire Aga fait 1'office de MajorGénéral.  du Baron de Tott. 135 au milieu des deux files de Colonels , dont je viens de parler, & feulement quelques pas en avant de fon Général. Une énorme dalmatique de cuir noir chargéede gros clous dargent, recouvre un corfet également de cuir, öc non moins bizarrement décoré. Ce petit gillet eft fixé fur fa perfonne par une large ceinture a gros crochets & a charnière qui foutient deux énormes couteaux dont les manches couvrent prefqu'entièrement le vifage du Major; tandis que des cuillers, des taffes & d autres uftenciles d'argent fufpendus a des chaines du mêmemétal, lui laiffent a peine 1'ufage de fes pieds. II eft en effet tellement chargé , que dans toutes les occafions publiques qui obligent eet Officier a fe vêtir ainfi , deux Jéniffaires doivent lui fervir d'accolites pour foutenir fon habit. Le Tchaouche-Bachi, Fun des Mi- I 3  134 Mémoires niftres de la Porte, dont rOffice a effen-, tiellement rapport aux affaires civiles, eft précédé par les Huïffiers dont il eft le chef, chacun d eux porte une plume d'autruche fur le cóté de leur turban. Le Boftandgy Bachi eft également précédé par deux files de Boftandgys, le baton a la main, & dont les habits & les coëffures de drap rouge préfentent au coup-d'oeiluneuniformité affez agréable. Ces différens Officiers de 1'Empire faluent a droite & k gauche, les Jéniffaires qui bqrdent la haie & qui y répondent en s'inclinant; mais ils rendent eet honneur avec bien plus de refpea, aux feuls turbans du Grand-Seigneur qui précédent fa Hauteffe, & qu'on porte en cérémonie. Deux de ces coëffures chargécs de leurs aigrettes n'étaientd'abord deftinées qua changer celle que rEmpereur porte lui-même au cas oü il le jugeroit k propos ■; mais eet ufage de pure commoditc  du Baron de Tott. ^ devint dans la fuite un objet de pompe & d'oftentation. Ces turbans placés fur des efpèces de trépiedsde vermei!, font portés de la main droite par deux hommes a cheval, entourés d'un grand nombre de Tchoadars, & ces Officiers doivent feulement faire incliner un peu les turbans a droite & a gauche ,a mefure que les Jéniffaires au nombre de fept ou huit a la fois fe courbent profondément pour faluer les aigrettes Impériales. Dans cette marche auffi curieufe a voir que pénible a décrire , le Vifir & le Mufti, tous deux vêtus de blancs, le premier en fatin, le fecond en drap, marchent a cóté 1'un de 1'autre, entourés de leurs gens, & précédés des chevaux de main & des Chatirs 1 du Vifir. A cóté de ce Miniftre marchent les Alay- 1 Ce font des efpèces de valets-de-pied diftinguds par des ceintures de vermeil.  'ïjS, Mémoires tchaouchesqui font conftamment mouvüir leurs batons d'argent garnis de pe~ tites chaines affez femblables a des hochets , & dont le bruit 1'accompagne jufques dans fon propre Palais. Un charriot couvert, groffièrement conffruit, mal fculpté, mais richement doré , contient un petit fopha , 6c fuit ordinairement le Mufti pour le recevoir quand il eft fatigué. Viennent enfuite les Capitaines des Gardes de 1'intérieur &c le grand 6c le petit Ecuyers qui précédent les chevaux de main du Grand-Seigneur. Ces chevaux font couverts de houffes très-riches qui trainent jufqu'a terre 6c qui ne laiffent appercevoir que la tête de ces animaux,dont le front eft orné d'une aigrette de héron : ils portent aufli chacun une queue de cheval fufpendue a. la fous- 1 Efpèct d'Huifficr a Y.erge appartenant a. la. dignité dsi pacha.,  du Baron de Tott. 137 gorge , & fur la felle un fabre , & une maffe d'armes paffés dans le furfait, font recouverts d'un bouclier. Chaque cheval eft conduit par deux hommes a pied qui tiennent chacun une longe fixée a la tête de ces animaux. Immédiatement aprèsfuiventdeux files d'Affékis1 le fabre pendu en fautoir & le baton blanc a la main , une troupe de Zuluftchis 1 coéftés d'un cafque de vermeil & la lance haute marche également fur deux files & précéde les Peisk. Ceux-ci vêtus a la Romaine portent des faifceaux que furmonte une hache d'argent; & marchent avant les Solacks %qui chauffés ' Les Aftékis font un corps d'Elite tirc de celui des Boftandgis. ; Les Zukiftchis font une autre forte de troupe del'intérïeur, ils font vêtus richement & portent deux longue* boucles. de cheveux , qui attachées au bonnet vers les; tempes, defcendent aufli bas que les épaules. 5 Solacks veut dire gauchés deftinés a défendre la perfpnne du Souverain, Ceux qui occupent fa droite doivenc tirer leurs flêches de la main gauche , c'eft fans doute 1'Qiigine de leur nom.  138 Mémoires d'une efpèce de cothurne, armés d'arcs & de flèches, font coëffés d'un riche cafque, furmonté d'un panache en éventail dont les extrémités en fe réunilTant forment deux haies au milieu defquelles le Grand-Seigneur marche feul a cheval. L'aigrette du Prince dominc au-deffus de ce fuperbe grouppe. Son approche infpire un filence morne , les JénilTaires s'inclinent profondément avant que la haie de plumes ait dérobé 1'Empereur a leurs regards ; de fon cóté Sa Hauteffe a 1'attention de répqndre a ce falut par un petit mouvement de tête a droite & a gauche. Un nombre infini de Tckoadars environnentêc fuivent le Grand-Seigneur. Ils entourent en même-temps le Séliktar-Aga qui porte le fabre Impériai fur Pépaule, & eft vêtu d'un habit d etofte d'or, & eet habit eft le feul des habits Turcs quijoigne a la taille.  du Baron de Tott. i39 Le Kifiar-Aga parait enfuite fuivi du Kafnadar-Aga 1 qui ferme la marche, & m diftribue del'argent au peuple dont ia Me 1'accompagne. Le Capidgilar Kiayafly», & le Boftandgy Bachy qui précède Je Grand-Seigneur dans toutes les forties publiques , doivent a fon retour au Sérail, mettre pied a terre au fond de la première cour pour venir au-devant de Sa Hauteffe: ils doublent leurs pas lorfqu'ils s'en approchent, fe profternent aux pieds de fon cheval, & 1'introduifent dans la feconde cour en marchant devant lui jufqu'au lieu oü le Prince met pied a terre , & oü les Officiers de 1'intérieur le recoivent. Le fameux Racub Pacha qui venait 1 On fait qi!e le Kiflar Aga eft le chef des Eu.—s t' P°Lir feC°nd k K^-dar Aga , au/li „oir , & pas mok^ Eunuqae , dont 1'emploi eft celui de garde du tréïor-parti-' cuher ; il eft chargé dans les cérémonies de faire jetter aa peuple 1'argent deftinc a eet ufage. ' Capitaine des Gardes de la Porte,  140 Mémoires d'enterrer fon ancien maitre & d'inftaller le nouveau, s'appercut le premier que Sultan Muftapha aufli ignorant, mais plus aclif qu'on ne 1'avait préfumé, avait befoin d'être occupé. J'ai déja peint le caractèrede ce premier Miniftre. On ne fera pas furpris d'apprendre que fes premiers foins furent d'exciter inhumainement fon Maitre a renouveller les Loix fomptuaires & a les faire exécuter lui-même a toute rigueur; il voulait ainfi entretenir 1'ignorance du Prince, & rendre fon autorité odieufe au public. Les premiers coups de cette autorité furent d'une violence & d'une barbarie extréme. Les crieurs publics n'avaient pas terminé la proclamation de la Loi, que le Grand-Seigneur déguifé, ainfi que les exécuteurs de fes volontés qui 1'accompagnaient, puniflait déja ceux des Grecs, des Arméniens & des Juifs qui fe trouvaient vêtus des couleurs pro-  du Baron de Tott. 141 hibées pour ces trois nations. Un malheureux chrétien mendiant qui portait une vieille paire de maroquin jaune qu'il venait d'obtenir de la charité d'un Turc, fut arrêté par le Grand-Seigneur, & cette excufe ne lui fauva pas la vie. Chaque jour éclairait quelque nouvelle horreur. Les Turcs même furent compris dans la Loi, elle fixoit le genre des fourrures de chaque état; elle prononcait fur la forme de 1'habit & fur la hauteur de la coëffure des femmes. Les Européens n'en furent exceptés qu'en fe foumettant a porter les habits qui leurs font propres. Cela feul aurait dü en les y affujettiffant pour jamais préferver les Ambaffadeurs de 1'humiliation de voir batonner leurs protégés, & de leur voir elfuyer d'autres mauvais traitemens dont les Turcs n'au- 1 Cette couleur eft réfervée pour la chauflure des Turcs.  Ï42 Mémoires raïent pas même eu ITdéë, fi on ne leur eut jamais préfenté que des habits étrangers. Cependant deux éve'nemens malheureux vinrent rallentir cette vexation, ce n eft jamais que par de nouveaux défaftres, que 1'humanité foumife au defpotifme, recoit le foulagement de ceux qu'elle a fourferts, & je remarquerai a eet égard , que lorfqu'on interroge a Conftantinople quelqu'un fur fon age, il répond toujours en citant 1'année de la grande pefte, celle de la famine, 1'époque de telle rébellion, de tel incendie. La flotte du Grand - Seigneur était dans 1'Archipel occupée a tirer de fes malheureux habitans un tribut que cette forme deperception quadruple toujours, tandis que la Caravanne des Pélerins pour la Mecque était en route vers Damas. Conftantinople recut auffi a la fois la nouvelle que le vaiffeau Amiral ,  du Baron de Tott. 143 pendant que fes Officiers & la plus grande partie de 1'équipage était a terre, avait été enlevé & conduit a Malthe par les efclaves qui y étaient embarqués, & que la Caravanne, nonobïïant le Pacha, le canon & les troupes qui 1'efcortaient, avait été attaquée & taillée en pièces par les Arabes du défert. Les préjugés & 1'amour-propre fe trouvant bleffés en même-temps par ces deux cataftrophes, on ne garda plus de mefure, & la confternation du Sérail animant 1'infolence du peuple, on ofa murmurer hautement contre le Grand-Seigneur, & s'en prendre a lui de ces triftes événernens. Tout ce qui menacait 1 ordre établi d'une commotion trop forte ne pouvait manquer d'inquiéter Racub Pacha, & eet adroit Miniftre trouva bientót un expédient propre a diftraire 1'attention du peuple, & la porter fur un objet agréable. La famine encore récente lui  i44 Mémoires en fournit le moyen. II répandit dans le public le magnifique projet de couper 1'Afie mineure par un canal navigable & propre au tranfport des denrées, afin de ne plus les expofer au danger 6c a 1'incertitude des trajets de mer. II fallait pour cela réunir le fleuve Zacarie a la ville d'Ifnic Vancienne Nicé, en fe fervant d'un lac fitué a moitié chemin, dont les eaux auraient fervi a la dépenfe des éclufes, 6c qui abreuvé par plufieurs rivières qu'on pouvait y verfer, ferait devenu intariffable. Le Drogman de la Porte fut envoyé d'office a M. de Vergennes pour me demander a eet Ambaffadeur ; je me rendis a la Porte pour confulter le plan d'opérations: il y eut même des voyages de quelques Miniftres pour aller prendre des renfeignemens fur les lieux; mais tout ce projet qui n'avait été 1 Racub Pacha plus inftruit que les Turcs ne le font ordinairement, avait fans doute pris ce projet dans Pline. qu'un  du Baron de Tott. qu'un prétexte,difparut avec les mécontentemens qu'il avait fait oublier. Cet événement me .donna le premier appercu de 1'ignorance des Turcs que j'ai bien vérifié depuis. A peine fus-je arrivé Ha Porte, qu'on my préfenta un Grec qui devait, difait-on, nous être d'un grand fecours pour ce travail, c'était le plus habile de 1'Empire : je le queftionnai fur le nivellement, & je fus bien a portée d'évaluer les talens de cet homme, quand il me montra une petite planchette de cuivre avec laquelle il devait opérer, & que je n'avais pas appercue d'abord, paree que ce rare inflrument était entouré d'un grand nombre de fpeftateurs ravis d'admiration. Quant aux malheureux Péïerins de la caravanne , on finit par les regarder comme autant de martyrs, & la bonté quele Roi eut d'acheter aMalthè, & de rendre aux Turcs le vailfeau & le /, Partie.  14.6 MÉMOIRES pavillon amiral * , que les Efclaves avaient enlevés, acheva de rétablir pour quelques temps le calme dans Cónftantinople. Cependant l'a&ivité du Grand-Seigneur trouva heureufement un autre aliment que les loix fomptuaires. Les monnaies, la vérification des comptes du tréfor 1'occupèrent bientót tout entier. II retrancha aulTi des abus de dépenfe dans fon Harem , il y fixa 1'entretien annuel des femmes \ Le Kiflar - Aga perdit encore fous ce règne toute 1'im- 1 Ce pavillon était d'autant plus intéreflant, que donné jar la Mecque au Grand-Seigneur, les Turcs y attachenc un préjugé fuperftitieux. Les noms des Difciples du Prophéte auxquatreangles, un fabre a deuxlames pour écuflbn, & des palfages de 1'Alcoran pour bordure tiuue en argent fur une étoffe cramoifie, donnent ace pavillon un caraétère talifmanique qui rend toujours fa perte plus facheufe que fapoftMïon n'eft utile. 1 On m'aalTuré que Partiele de 1'habillement des femme* avait été porté dans le tarif a environ ïjo liv. de notie monnaie par au, ce qui ne doit pas paraitre fomptueux.  du Baron de Tott. 147 portance de fa charge, en perdantl'adminiftration des Vakoufs, dont le Vifir fut chargé \ mais une fpéculation toujours dangereufe powr le Souverain, & qui fut préfentée a SaHauteffe par un de fes Favoris, fit altérer les monnaies a un tel degré, que les faux monnayeurs travaillent aujourd'hui en Turquie a 1'avantage du peuple ; quelqu'alliage qu'ils emploient, le coin du Grand-Seignéur eft encore au-deffous du titre qu'ils donnent a leurs efpèces. Les revenus de 1'Empire ne furent point accrus par cette manoeuvre. Les Pachas qui gouvernent les Provinces en même-tems qu'ils en font les fermiers n'en furent pas moins avides. L'ceil du Souverain devint feulement plus attentif a les dépouiller du produit de leurs rapines'. Les vexations continuèrent & 1 Cette efpèce de confifcation eft verfée dans le tréTor particulier du Grand-Seigneur. Les plaintes des Provinc« Ka  148 Mémoires le danger de paraïtre riche, n'arrêta que la prodigalité qui reftitue. Attaqué par la circulation, le commerce éprouva bientót cette efpèce de langueur qui ne manque jamais de produire les plus grands défordres. Les artifans manquèrent d'ouvrage, & le défceuvrement joint au befoin porta le peuple aux crimes. L'efpoir du pillage, & 1'ardeur de fe venger des Richess multiplièrent les incendies. Des Coundaks, efpèce d'artifice qui ne confifte qu'a placer au milieu d'un contre leurs adminiftrateurs lui procurent la connaifTance de la fortune des vexateurs, Sc la juftice du Souverain vivement offenfée fans doute, fe dédommage en s'emparant des fommes extorquées. Les malheureux qui crient misère n'obtienncnt jamais que la tête du coupable, Sc le nouvel opprefTeur qui le remplacc , leur fait prefque toujours regretter 1'ancien. Le fyftème des finances en Turquie confifte a placer fur Ia furface de fa terre un grand nombre d'éponges qui en fe gonflant de la rofée, donnent au Souverain le moyen de s'en emparer en les exprimant dans le rjéfervoir dont il a feul la clef.  du Baron de Tott. 14$ petit faifceau d'éclats de bois de pin , un morceau d'amadoue enveloppé de mêches foufrées, font le moyen que les incendiaires emploient le plus ordinairement. Ils dépofent furtivement cette allumette derrière une porte qu'ils trouvent ouverte, ou fur une fenêtre, 6c après y avoir mis le feu , ils fe retirent. Cela fuffit fouvent pour caufer les plus terribles ravages dans un ville dont les maifons baties en bois 6c peintes a 1'huile d'afpic, offrent une extréme facilité au premier malfaiteur qui voudra les réduire en cendres. Cet expédient dont fe fervent les incendiaires, & qui échappe fouvent a la vigilance des propriétaires, joint aux caufes ordinaires des incendies, donna pendant quelque tems de fréquentes alarmes ; mais enfin cette efpèce de fiéau fut diflipé par la groffefTe d'une des fem«les du Sérail, 6c fur-tout par 1'activité K3  iyo Mém o ir és que cette nouvelle fit reprendre au commerce. On prépara les préfens d'ufage en pareille occafion, toutes les idéés fe tournèrent vers les Donanemas qui n'avaient pas eu lieu depuis deuxrègnes, & 1'occupation des individus rétablit le caime dont cet événement affurait la durée en ajoütant a 1'autorité du GrandSeigneur. En effet, de quelque fexe que fut 1'enfant qui devait naitre, cette groffeffe annoncait des héritiers k 1'Empire. Sultan Muftapha plus radieux parut en en public avec la certitude de plaire. Quel ques fommes dargent diftribuées au peuple achevèrent de captiver fon opinion & fa bienveillance. On eft toujours certain de fe la procurer,lorfqu'on daigne faire quelques frais,& lorfqu'on 1 Réjouiflances publiques a I'occafion de la naiflance des Princes Ottomans, elles n'onc ordinairement lieu que fur mer pour les Princefles; mais lJon décida que Ie premier enfant après une longue fterilité ferait fèté plus que de coutume.  du,Baron de Tott. i$i fait s'y prendre avec un peu d'adreïïe pour 1'obtenir. Murad Mollach avait eu des torts de ce genre, il n'avait pas aiïez ménagé la multitude. Ses amis 1'avertirent que dans fa pofition, il devait un peu plus compter avec elle, s'il voulait parvenir aux grands emplois; ce fut donc pour lui plaire, & en même tems pour fe procurer les bonnes graces de fon Maitre que cet Effendy, profitant du moment, donna dans la prairie de Buyukdéré , une fête relative a 1'événement qui exécitait la joie publique. On me faura gré de m'attacher a ces détails, ils offrent le vrai tableau des moeurs & des ufages d'une Nation. Deux grands poteaux diftans 1'un de 1'autre de 40 pieds fupportaient une corde tendue a leur extrémité fupérieure. On avait fufpendu a cette corde des ficelles, fur lefquelles des lampes de K 4  lys Mémoires verre étaient fixées a des diftances convenables aux objets que 1'illumination devait repréfenter '•; le chiffre du GrandSeigneur , le deffin de fon batteau, des mots tiré du Coran & applicables au fujet décorèrent cet édifice pendant les trois jours que dura la fête, tandis que des Danfeurs de corde , une troupe de Comédiens Juifs & des Danfeufes, ne cefsèrent d'amufer le fpedateur fort avant dans la nuit. C'eft fur-tout a la lurnière d'une vingtaine de rechauds de fer élevés fur des piquets, oü 1'on entretenait une flamme rouge avec des chiffons goudrom nés & du bois de pin, que ce tableau m'a paru le plus curieux. 1 Les grandes mofquées s'illuminent de la même maniére pendant le ramazan. Leurs rninarets fervent de poteaux pour attacher la corde principale a laquelle les rayons de lampes font fufpendus par des anneaux deftinés a les faire gliffer a mefure qu'on les allume par la galerie d'un des minaret* , & que de Ia galerie du minaret oppofé , on tire une pente corde qui les réunit & maintient les fils de cet eipece de haute-Iilfe a des diftances convenable*,  du Baron de Tott. 153 Ces lugubres candelabres étaient plantés en cercle pour éclairei tas baladins qui occupaient le centre, & des tentes drefïees pour Murad Mollach Sc fa compagnie formaient avec la foule des afïiftans , une grande ligne de circonvallation dont les femmes du peuple occupaient une partie. L'illumination placée en dehors de cette derniere enceinte n'était que 1'enfeigne de la fête , dont 1'article le plus précieux était la comédie. Une efpèce de cage de trois pieds quarrés fur fix de haut, enveloppée d'un rideau repréfente une maifon, & contient un des a&eurs Juifs habillé en femme. Un autre Juif habillé en jeune Turc, & réputé amoureux de la dame du logis; un valet, affez plaifamment balourd, une autre Juif vêtu en femme & jouant la complaifante, un mari que 1'on trompe, enfin les perfonnages qu'on voit par-tout  ï*4 Mémoires occupent les dehors & compofent la pièce. Mais ee qu'on ne voit point ailleurs, c'eft le dénouement; tout eft en fcène, rien n'eft abandonné a 1'imagination des fpeftateurs, & fi le cri du Muezzin 1 , fe fait entendre fur ces entrefaites, les Mufulmans fe tournent du cóté de la Mecque pendant que les a&eurs continuent chacun leur róle ; & j'en aurai aflez dit fur ce bizare affemblage de dévotion momentanée & d'indécence continuelle, fi 1'on apercoit que ce tableau, difficile a décrire „ pourrait encore moins fe defliner. Des danfeurs de corde maladroits, des lutteurs aflez gauches , quelques bouffbns grofliers & des baladines remplifient les intervalles d'une comédie a 1'autre. Parmi ces dernieres dont le mérite n'eft fürement ni dans 1'élégance de i Celui qui, du haut des minarets, appellc a la prière.  du Baron de Tott. leurs pas, ni dans 1'agrément de leurs geftes, mais qui plaifent infiniment aux Turcs par le talent qui les cara&érife, on diftinguait une jeune fïlle de dix a douze ans dont 1'agilité promettait, & lorfqu'après chaque danfe, elle faifait, fuivant 1'ufage, fa ronde avec le daïré 1 , pour recueillir en argent la valeur des idéés agréables qu'elle avait fournies a la compagnie , les Seigneurs Turcs de la fociété de Murad Mollach , la mettaient a 1'enchere a 1'envi 1'un de 1'autre, tandis qu'ils lui appliquaient des féquins fur le front2, pour lui témoigner leur bienveillance. Le prix de cette efclave, dont la figure n'avait cependant rien de diftingué , monta jufqu'a la '. Tambour de bafque qui ferta marquer !a mefure. »Le fequin eft nne monnoie d'or II légere qu'en 1'appuyant fur le front, elle y tient pendant quelque temps , & c'eft Ia manière dont les Turcs récompenfent fagilité des danfcurs.  kfi Mémoires fomme de douze bourfes 1, qu'un vieux Mollach donna au marchand pour acheter le ftérile plaifir de perpétuer des idéés qu'il avait perdu 1'efpérance de réalifer. Excepté dans les fêtes publiques , oü la licence eft toujours extréme & toujours permife, ces acleurs ne développent leurs talens que dans 1'intérieur 'des maifons, lorfqu'ils y font appellées pour les nóces & les fêtes particulieres. Ces troupes de mauvais bateleurs font -toujours compofées d'hommes ou de femmes feulement; celles de femmes repréfentent dans 1'intérieur des Harems avec autant de diftinclion & auffi peu de 1 La bourfe turque eft une valeur numérique de la  *f8 Mémoires flüte de derviche, plus douce que notre traverfiere , le tambour, efpèce de mandolin a long manche & a cordes de métal, les chalumeaux, ou la flute de Pan, & le tambour de bafque defiiné a rendre la meiure plus fenfible , compofent cet orcheftre. II s'établit au fond dun appartement ou les muficiens acroupis fur leurs talons , jouent fans mufique écrite, des airs mélodieux ou vifs mais toujours a luniffon, tandis que la compagnie dans un grand filence, s'enivre d un enthoufiafme langoureux , de la We des pipes & de quelques pilules d'opium. Ceux des Turcs qui fe font une fois abandonés a un ufage immodéré d'opium, font faciles a connaitre par une forte de rachitifme que ce poifon produit a la longue. Dévoués a n'exifter agréablement que dans une efpèce d'ivreffe, ces hommes font fur-tout curieux a voir,  du Baron de Tott. \<;$ lorfqu'ils font réunis, dans un endroit de Conftantinople qu'on nomme Tériaky TcharchiJJy ( le marché des mangeura d'opium). C'eft la que vers le foir on voit arriver par toutes les rues qui aboutiffent a la Solimanic1 ces amateurs, dont les figures pales & triftes ne pourraient infpirer que la pitié , fi des cous alongés, des têtes tournées a droite, ou a gauche, 1'épine du dos déviée, une épaule dans 1'oreille & nombre d'autres attitudes bizarres quï réfultent de leur maladie , ne préfentaient le tableau le plus ridicule & le plus plaifant. Une longue file de petites boutiques eft adoffée a un des murs qui fervent d'enceinte a la place oü eft conftruite la Mofquée, Ces boutiques font ombragées par une treille qui communiqué de 1'une 1 La plus grande mofquée de Conftantinople,  i<5b Mémoires a 1'autre , 6c fous laquelle chaque marchand a foin de placer un petit fopha, pour affeoir fon monde fans gêner le pan^ge. Les chalands arrivent 6c s'y placent fucceflivement pour recevoir la dofe qui convient au degré d'habitude 6c de befoin qu'ils ont contra&é. Bientót les pilules font diftribuées; les plus aguerris en avaient jufqu'a quatre plus grofTes que des olives, 6c chacun buvant un grand verre- d'eau fraiche par-deffus, attend dans fon attitude'particuliere une rêverie agréable qui au bout de trois quarts d'heure ou d'une heure au plus } ne manque jamais d'animer ces automates; elle les fait gefticuler de cent manières différentes, mais toujours bizarres 6c toujours gaies. C'eft le moment oü la fcène intéreffe davantage; tous les acteurs font heureux , chacun deux retourne a fon logis dans un dtat de déraifon totale; mais aufli dans la pleine 6c  du Baron de Tott. 161 & entiere jouiffance dun bonheur que la raifon ne faurait procurer. Sourds aux huées des paffans qu'ils rencontrent & qui fe plaifent a les faire déraifonner > chacun deux croit pofféder ce qui lui plait, ils en ont 1 air, ils en ont le fondment, la réalité procure fouvent beaucoup moins. On retrouve le même tableau dans les maifons particulières oü le maïtre donne 1'exemple de cette étrange débauche. Les gens de loi y font le plus fujets, & les Derviches s'enivraient tous d'opium, avant de s'être avifés de lui préférer 1'excès du vin. Ces fortes deMoines font en Turquie de deux efpèces très-différentes, mais également remarquables. La différence vient du genre de régie que leur fondateur leur a refpectivement impofé. Celle des Derviches Mewliach eft de tourner comme des totons au bruit d'une mufique affez douce, & de cherI. Partie, £  I&2 MÉMOIRES cher ufie fainte ivrefle dans les vertiges qui devraient réfulter naturellement de ce bizarre exercice, fi 1'habitude qu'ils ont de tourner ainfi, ne les préfervait pas de l'étourdiffement & de 1'ivreffe a laquelle ils vont fuppléer dans les tavernes. La regie des autres Moines nommée Tacta-Tépen 1 plus trifte , a aufli plus de barbarie. Elle confifte a fe promener gravement, & a la file les uns des autres, autour de leur Chapelle, & a prononcer le nom de Dieu a haute voix , & avec effort a chaque coup de tambour qu'on leur fait entendre : bientót les coups de baguettes prefTésgraduellement, deviennent fi vifs, que ces malheureux font contraints \ de terribles efforts de poitrine; les plus dévots ne finiffent la proceflion qu'en vomiflant le fang. Leur abord eft toujours fombre , toujours i Batteur de planches, pcut-être n'avaienc-ils pas d'autres inftrument dans 1'origine,  du Baron de Tott. 163 farouche 5 & ces Moines font fi perfuadés de la fainteté de leur pratique, & fi sürs de plaire au Ciel par leurs hurlemens , qu'ils ne jettent jamais für le* autres hommes que des regards du plus profond mépris. II y a encore en Turquie d'autres Moines, & des Santons qui courent la campagne 5 leur rencontre dans un bois n'eft pas fans inconvénient ; fous le manteau de la Religion, ils s'intraduifent chez quelques dévots; & c'eft par-tout la plus mauvaife compagnie qu'on puiffe trouver. Ceux de ces Derviches qui font affez audacieux pour profiter de 1'ignorance générale s'érigent en prophêtes & prophétifent impunément. S'il arrivé que 1'événement juftifie les prédidions qu'ils ont hafardées, alors ils ne tardent guere a paffer pour dés Saints, & a jouir de la plus haute confidération j mais ceux L a  i<5"4. Mémoires même qui, faüte de fuccès, ne parviennent qu'a pafler pour des foux, n'en ont pas moins le droit de pénétrer par-tout. Rien ne peut s'oppofer a leur effronterie; le nom de Dieu proftitué par ces coquins en impofe toujours a la multitude fuperftitieufe, & j'en ai vu venir infolemment s'afleoir a cóté du Vifir pendant que je m'entretenais fecrètement avec lui, & que les gens les plus confidérables fe tenaient a 1'écart. Le fanatifme du public impofe aux gens plus éclairés la loi de fe contraindre, & les Turcs les plus puiffans ne parviennent a fe débarraffer momentanément de cette canaille, qu'en lui donnant quelque argent, dont le véritable effet eft cependant de la rendre plus incommode & toujours infolente. Rakub Pacha plus inftruit que les Turcs ne le font ordinairement , foit pour détruire 1'ignorance, ou pour laiffer après lui un témoignage de fon goüt  du Baron de Tott. i6f pour la littérature, fit batir a fes frais une grande coupole, pour y fonder une Bibliothéque publique : il n'en exiflait pas a Conftantinople. Mille a douze cent manufcrits Arabes ou Perfans que ce Vifir avait raffemblé, & qu'il légua a ce monument, furent rangés fur des corps de tablettes difpofés en pyramides circulaires au centte de la rotonde qu'il fit batir a cet effet. Un Bibliothécaire furveille ce dépot : le public a droit d'y pénétrer a des heures marquées , & Rakub en fonda 1'entretien; mais rien ne fondera certainement 1'inftrutlion des Turcs, tant que les difficultés de la langue en fixeront les bornes au feul talent de lire & d'écrire. L'Imprimerie aurait pu les étendre ; un certain Ibrahim Effendi avait établi cet art fi utile de multiplier les copies ; il fit même imprimer plufieurs ouvrages; mais qui n'eurent qu'un faible débit, L3  \66 M É M O I R E !$ quoiqu'il eut choiii ceux qui devaient en promettre le plus : quel fuccès pouvait avoir en effet un art qui dès le premier coup d'oeil, réduifait-ftt rien , le talent de ceux que 1'on confidérait comme des favans ? Ils devinrent juges & parties ; la Typographie ne pouvait atteindre a la perfection des liaifons | on la méprifa, Ibrahim ferma boutique, Rakub lui-même n'était pas exempt de cette fauffe fcience qui s'enorgueillit des difficultés vaincues. II fe plaifait a lier les lettres d'une manière indéehifrable, & fur toutes chofes il aimait a jouer fur le mot. On cite encore de lui plufieurs traits affez plaifans dans $e mauvais genre, mais qui par cela même qu'ils apartiennent au gloffaire 3 ïie peuvent être traduits. Dégagé par la force naturelle de fon efprit de tous les préjugés qui abrutiffent les Turcs prefque généralenient ^  du Baron de Tott. 157 ce Vifir trouvait jufques dans les objets les plus' atroces } le moyen de s'égayer. On jugera bien que le Mahométifme n'était pa^s a 1'abri de fes plaifanteries. Un Européen fe préfenta un jour a la Porte & fit foupconner par fes geftes , plus que par fon langage , qu'il voulait fe faire Turc, & qu'il était Allemand; A la nécelfité d'appeler quelqu'un pour le faire expliquer, fe joignait Partiele des traités qui néceffite la préfence d'un Drogman pour qu'un Européen puiffe légalement renier fa religion. On en trouva un de 1'ambaflade d'Allemagne qui fut conduit au Vifir & lui apprit que le nouveau venu, né a Dantzick , en était parti tout exprès pour embraffer le Mahométifme a Conftantinople. Cette réfolution parut trop bizarre a Rakub pour ne pas vouloir en connaitre la véritable motif, & le candidat, interrogé de nouveau, répondit dévotement L 4  rïatten.  du Baron de Tott. 187 dait plus que 1'ordre du Gouvernement pour les commencer. Je n'ai feu avec quelque certitude, que depuis mes liaifons avec les Turcs, ce qui fe pratique dans 1'intérieur du Sérail a 1'occafion des naiffances , & je place ici ces détails pour n'y plus revenir. Aux premières douleurs, le Vifir, le Mufti, les grands Officiers & les Chefs des Corps Militaires font mandés au Sérail pour y attendre le moment de 1'accouchement dans la falie du fopha • c'eft ainfi qu'on défigne la pièce intermédiaire qui fépare la partie du Sérail qu'on nomme le Harem du refte des batimens quele Grand-Seigneur occupeavec fa maifon. Douze petites pièces de canon du ' Cette pièce fe nomme chez les particuliers Ie Mabein odafll, & ce mot traduit littéralement veut dire laCharabre intermédiaire.  188 Mémoires calibred'un quarteron , & qu'on nomme les pièces du fopha, font rangées dans cette chambre qui a vue fur la mer. II y a aufli une batterie de pièces Suédoifes fituée a mi-cóté dans le bois de Cyprès qu'on nomme fort improprement les Jardins du Sérail, & les murs de Byfance qui fervent d'enceinte au Palais font bordes en dehors d'une monflrueufe artillerie qui fe croife avec celle de Tophana, fituée vis-a-vis de 1'autre cóté du port. Auffitót après 1'accouchement , le Kiflar-Aga fortit du Harem avec 1'enfant 5 c'était une Princeffe, ilvint la préfenter aux grands Officiers qui drefsèrent aöe de fa naiffance & de fon fexe, après quoi les pièces du fopha firent leur falve qui ne pouvant guère être entendue que par la batterie a mi-'cöté fut répétée par celle-ci & fuivie de celle de la pointe du Sérail & de Tophana. A ces diffé-  du Baron de Tott. 189 rentes falves fuccédèrent celles de la Douanne , de la Marine & de la Tour de Léandre '. Les crieurs publics annoncèrent auffitót ceté vénement &la Sultane, qui ve- ' Cette tour fituée fur un rocher ifolé en face de Conftantinople & plus prés de Scutari que de la Capitale , eft appellée par les Turcs Kis-coulejfy ( la tour de la fille ). Ils prétendent qu'elle a long-tems fervideprifon a une Princefle Grecque. Le nom que les Européens lui donnent, ferait préfumer qu'autrefois on la regardait comme la demeure de Héro ; mais il faut une circonfpeétion extréme dans cesfortesdeconjechires, pour éviter le ridicule & même 1'abfurdité. DesVoyageurs ont placé une colonne de Pompée a 1'embouchure de la mer Noire , ou cet illuftre Romain n'a jamais été. Ils ont appellé du même nom, une autre colonne qui fe voit aAlexandrie,& que très-certainement Pompée n'a jamais fait élever, & pour revenir aux environs de Conftantinople , on voit fur les bords du Pont-Euxin une tour antique,reftée parmi les débris de plufieurs autres de même eonttruftion , lefquelles baties en ligne de diftance en óit tance , fervaient jadis a fignaler les batteaux cofaques dont on redoutait les pirateries fur les bords de la mer Noire. Cette tour ifolée manquaït de nom dans ce pays d'ignorance & de barbarie , & nos Européens qui ont Ia manie oppofée de vouloir tout favoir & tout expliquer, 1'ont nommé la tout d'Ovide.  *90 Mémoires naitdenakrefutproclamée^W^//^ Dieudonnée. Onordonnaen même-tems les réjouiflances dont la durée fut fixée a fept jours fur terre & trois fur mer, ce qui ne s'était encore pratiqué que pour la naiffance d'un Prince ; mais on trouva convenable d'accueillir ainfi le premier enfant qui naiflait après deux règnes ftériles. Ces fêtes fatisfaifaient fur-tout au befoin extréme qu'on avait de s'égayer, & quoiqu'elles fuflent trèsdifpendieufes & trèsa charge au peuple, les Marchands même fe confolaient d'être obligés de fermer leurs boutiques, paree que le defpotime devait également fermer la fienne. En effet, tous les inftrumens de la tyrannie qui ne fervent d'ordinaire qua opprimer 1'humanité, femblent fervir uniquement a protéger la licence dans ces tems de réjouiflances publiques. On voit renaitre a Conftantinople ce qui fe  du Baron de Tott. i^i pratiquait dans lancienne Rome au tems des Saturnales. II eft permis aux Efclaves de refpirer, de s'égayer devant le Maitre>& même de s egayer a fes dépens; de nouveaux acteurs s'emparent de la fcène, on offre aux Grands le fpedacle de leurs propres ridicules, & ces Grands confondus avec le peuple font contrahits par 1'ufage den rire eux-mêmes, ou du moins de paraitre s'en amufer. Au refte on doit concevoir qu'un Gouvernement qui femble étouffer la joie par fa nature, ne peut la forcer a paraitre qu'en difparaiffant lui-même; & la pauvre humanité toujours facile a tromper , toujours prompte a fe faire une illufion flatteufe, lorfqu'elle perd de vue fes tyrans, profite d'un inftant de reiache pour faifir cette lueur faible & paffagère de félicité. Les Grecs fur-tout naturellement gai & bruyans fe livrent dans ces occafions  lp2 Mémoires a toute rintempérance de la joie , 8c paffent rapidement' de l'oppreflion au bonheur , de Thumiliation a l'infolence. Examinons préfentement la décoration de ce nouveau théatre , 6c mettons les acleurs en fcène. Des poteaux plantés a trois ou quatte pieds de diltance devant les boutiques 6c fur le bord des trotoirs qui prolongent les deux cötés de la rue , font réunis a leur extrémitéfupérieure par des arceaux qui joignent auffi les maifons. Cette petite charpente recouverte enfuite en branches de lauriers , mêlées de papiers frifés de différentes couleurs , forme des berceaux auxquels on fufpend des feuiiles d'oripeaux , que le moindre vent agite avec bruit, leur furface brillante réfléchit 3 la lumière des lampes de verre 6c des lanternes colorées dont on garnit tout 1'édifice. Les portes des particuliers font également décorées avec une  bü Baron e>ë Tott. ime recherche proportionnéë a Vim* portancë öu a la vanité du propriétaire; mais les maifons des Grands offrent dans leur décofation le plus grand excès de magnificence. Les rues qui y aboutiffent font recouvertes, jufqu'a une certaine diftance, en berceaux affëz élevés pour que les lampes & les découpures né gênent point le paffage des gens a cheval : on conduit ces portiques ainfi décorés jufques dans les cours intérieures des Palais, & la des falies conftrüites exprès , richement meublées , éclairées par une quantité de luftres dont la lumière fe répète darts un nombre infmi de miroirs, préfentent aux curieux tin point de repos dont le maitre fait les honneurs fuivant la qualité dés përfonhes qui s'y arrêtent. D'autres fe bornertt a faire meubler le dëffous de leur pörte dont les deux battans ouverts, invitent a s'y arrêter & a prendre une taffe de café I, Partie» N  ïP4 Mémoires ou d'autres rafraichiflemens que le maitre ordonne toujours, & que fes gens s'empreflent de diftribuer. La porte du Vifir & celle du Jéniffaire Aga 1 font fur-tout remarquables par la fomptuofité des décorations & par la profufion des colifichets qui y font bifarrement mêlés aux ornemens les plus riches. On ne peut voir fans étonnement cette falie du Divan, ce Tribunalredouté & feffroi de la nature, paré pour quelques jours,ne préfenter que des Images riantes. Des lanternes tournantes fur lefquelles on a peint des figures ridicules, & fouvent obfcènes, mêlées avec des tranf- s Pacha Capoufi & Aga Capouft, ia porte du Pacha & la Porte de I'Aga, défignent 1'hotel du Vifir & celui du General des Jénifïaires. Un homme du peuple , ou même un homme inférieur a celui dont il parle , dit auffi , j'ai été, ou j'ai fervi a la porte d'un tel; mais le terme de Capou ou Capi (porte), prononcé feul, défïgne toujours le Palais du premier Miniftre, le lieu oü 1'on traite toutes les affaires,  du Baron de Tóft. i§f pafens ou font écrits le nom de Dieu , fes attributs, le chiffre du Grand-Seiheuf ou quelques jeux de mots; des morceaux de miroirs taillés en foieilj pour donner del'éclat a ces illuminations, amufent la multitude dont 1'affluence ne tarit pas. Les gens les plus graves 1 par leur age & 1'importance de leur emploi, n'en font pas moins fenfibles a ces imi^ tations triviales & puériles. J'ai vu un ' L'envie d'óbliger un Turc de mes amis, m'avait engagé aporter a fon fils un aflez joli coliiïchet, 1'enfant feplalfait fort avec moi, & je me faifais une fête du piaifir qu'il allait avoir, lorfqu'a l'afpedtde ce joujou , je le vois rallentir fa marche', entrer gravement, regarder mon préfent avec une indifterence réfléchie , s'afleoir de 1'air du monde le plus férieux & fe concentrer triftement dans fon petit orgueiL Bientöt après arrivé le grand-père, & par un contrafte fingulier, le vieillard fe récrie fur la gentillelTe de 1'ouvragc, s'établit fur le tapis pour le mieux confidérer , Ie retourne , 1'examine par tout, s'en amufe & finit par le brifer. Cette fcène me parut d'abord érrange ; mais une plus longue habitude en Turquie m'apprit depuis tout ce qu'elle avait d'inftrudtif & de piquant pour üü obfervateur. N3  i$>6 Mémoires petit Palais conftruit par un Européen avec des rognures de verre & de la colle de poiflbn, acheté mille écus par le Vifir pour figurer dans fa boutique. Tant de profufion chez les Miniftres 6c les Grands porterait fans doute a croire que dans cette circonftance, Villumination du Sérail efface toutes les autres. Un cordon de lampes décorent la première porte & quelques lanternes colorées éclairent les palfans que la curiofité dirige vers la porte qui fépare les deux cours. Cette porte eft ainfi que la première entrée fort mefquinement éclairée; mais cependant affez pour faire diftinguer de vieux drapeaux, de grandes haches, quelques boucliers ; des malles d'armes, des offemens de poiffons qui paffent pour des os de géants 6c quelques autres objets de pareille importance '; mais 1 Dans cette première réjouilTancc ou avait joint a ces  du Baron de Tott. ipy la porte de la falie d'armes qui fe trouve a gauche en entrant dans cette cour , offre dans le genre des anciennes armures des chofes vraiment curieufes a voir La monnaie plus agréablement décorée préfente un tableau tout a fait différent. Un nombre infini de lampes fe réfléchiffent dans une tapifferie de piaftres 1, d'Ifelottes 3, de paras 4, & de fequins' tout neufs, qui forment différens deffins. trophées une vieille mitre d'Evêque fufpenduc a la clefdc la voute. La pièce la plus remarquable de ce dépöt eft une catapule ; c'eft peut-être la feule qui exifte , mais les Turcs en font fi peu de cas que ce n'eft qu'enparcourant 1'intérieur de cc magafin que j'y ai découvert par hafard cette précieule antiquité enfevelie fous un tas de décombres. Ce magafin d'armes était autrefois une Eglife Grecque. i Monnaie équivaut a 5 liv. ; Piece de trente paras, 1 liv. j f: 4 Petite pièce d'argent valant 6. deniers. 5 Pièce d'or : il y en a de plus ou moins de vatcur, & les plus connus dits Zéremapouls valent aujourd'hui <» liv. ert obfervant cependant la différence de 10 pour cent, que les. monnaies du Grand-Seigneur perdent par le change du cora» merce avec 1'Europe. N3  ipZ Mémoires C'eft auffi le feul endroit du Sérail oü les curieux foient paffablement accueillis parle Zarp-hana-Eminy '. Si tout annonce dans la ville que leDefpotifme a laiiTé le champ libre aux plus grands exces d'une joie fantaftique, on fent également a lak pecl: vraiment lugubre de lapremièrecour du Sérail, que 1'intérieur de cette formidable enceinteeft encore 1'afyle impénétrable oü le Defpotifme dans un loifir inquiet, attend le moment de difliper cette ivrefle de liberté momentanée qui anime tous les individus. On ne peut en effet confidérer Ia gaieté exceffive du peuple, que eomme un accès de frénéfie, capable d'allarmer le Defpote, s'il en permettait la durée. J'ai déja dit que les Grecs fediftinguaient fur-tout par leur joie infolente & effrénée. Cependant les Juifs toujours occupés du commerce, toujours tourmentéa, 1 Intendant de la monnaie.  du Baron de Tott. i^p par la foif du gain, après avoir tiré tout le parti poffible de la fabrication & de la vente des lanternes, vont enfuite débi ter des bouffonneries a la porte des Grands oü Ton diftribue des paras a tous les baladins qui s'y arrêtent. Plufieurs gens en place établiffent devant leur hotel des comédies a demeure, dont les fujets variés, mais toujours du genre le plus indécent, font joués a la grande fatisfattion du public. Au refte fi les mceurs font peu ménagées dans ces divertilfemens j le Gouvernement ne 1'eft pas davantage. On voit a chaque inftant des troupes de Grecs & de Juifs repréfenter les différentes Charges de 1'Empire & en exercer les fonctions , de manière a les tourner en ridicule. Dans cette fête dont je fus témoin, le coftume du Prince lui-même, & celui de toute fa fuite ne fut point refpefté, Une troupe de Juifs eut 1'audace de le N *  200 Mémoires, contrefaire; il eft vrai qu'on ne tarda. pas a réprimer 1'infolence de cette imitation , elle fut interdite : mais on laiffa jouer le grand Vifir, & dès-lors aucune charge ne fut épargnée. J'ai vu entr'autres un faux Stambol EfFendiffy auquel on laiffait exercer tranquillement une juftice diftributive aflez févère. Le hafard le fit rencontrer avec le véritable, ils fe faluèrent réciproquement avec beaucoup de gravité , & continuèrent chacun leur route. Une autre troupe qui imitait le Jéniffaire Aga fut s'emparer de 1'hötel de ce Génét raliflime pendant qu'il était a faire fa ronde, & fes. gens traitèrent le mafque avec autant de diftinctron que s'il eut été leur- maitre. A ces plaifanteries fuccédè-, rent d'autres facéties encore moins ai-, mables 6t qu'on ne réprima pas davain 5 Lieutenant de Pqlke de Conitantinople,  du Baron de Tott. 201 tage. De prétendus Officiers des Ponts 6c Chauffées fuivisdepaveurs,dépavaient la porte des particuliers qui ne fe rachetaient pas a trop bon marché. D'autres mafques fous 1'accoutrement de pompiers, ranconnaient d'une autre faconj en un mot,on jouait les vexations de tout genre , 6c pour les bien jouer on les imitait au naturel. A la fin tout cela deyenait onéreux 6c très-incommode ; mais le terme expiré, le baton reparut 6c tout rentra dans 1'ordre 1, . Le Defpotime fut cependant contraint de refpe£ler encore la liberté pendant les trois foirées deftinées aux feux d'artifice fur mer. t Les Befeftins offrent dans les Donanemas le coup-d'ceil le plus riche. Celui des Jouailliers eft fur-tout éclatant en, pierreries, que les marchands y étaient, & ces marchés. couverts font ce qu'il y a de plus curieus & de plus véritablement magnifique. Les Tcharchis autres marchés, ou. toutes les drogueries font raffemblées, m'ont auflï par* ^affablement décpréj»  202 Mémoires Le corps de la Marine, celui des Dgébedgis & le corps de 1'Artillerie s'étaient préparés a fournir chacun un feu d'artifice pour trois nuits confécutives. De grands radeaux traïnés au milieu du port en face de Yalikiosk 1 , oü le Grand-Seigneur devait fe rendre, furent difpofés pour offrir le fpeclacle confolant de la prife de Malte, oü celui de quelques combats dans lefquels les Mahométans battent toujours infailliblement les Chrétiens. Beaucoup de pétards, encore plus de fumée & fi peu de feu,qu'a peine dans les beauxmomens,on diflingue les murailes du chateau de Carton qu'on attaque , ne donnent pas une grande idéé dugénie des Artificiers. Ils n'ontpas ƒ Dgébedgis, ce corps ne peut être affimilé a aucun des «otres. Son lervice eft d'avoir foin des armes,despoud-es & de tous les uftcnfiles de guerre qui fe conferventenjmagafin ' Le K.osk de Ia Marine , il eft fitué en dehors du Sérail iur Ie bord de la mer , & fert a toutes les cérémonies relaties a la flotte, ainfi qu'au débarquement & a rcmbarque* went du Grand-Seigneur,  du Baron de Tott. 203 non plus de merveilleux fuccès dans 1'art detirer des fufées d'honneur. Le plus grand nombre de ces fufées après avoir langui fur le chevalet, vonts'étein dre dans la mer, avant que la garniture ait le tems de prendrefeu, Les fufées de gerbe , plus-légères & mieux proportionnées s'élèvent un peu davantage; mais la plupart s'allument lentement, faute d'avoir bien difpofé les mêches, 8c fe dirigent d'une manière très-irrégulière ; il faut pourtant convenir que ces défauts même donnent aux bouquets d'artifice des Turcs un air de profufion & une durée qui les rend fort agréables; 1'applaudiffement n'eft cependant général qu'au moment oü les malheureux Grecs ou Juifs, loués pour porter un habit a 1'Européenne 6c défendre 1'affaut avec quelques ferpentaux dont la provifion s'épuife bien vite , font aflaillis, culbutés 6c accablés en raifon.  Mémoires de leurs vêtemens de tous les coups de poing que le droit de la guerre autorife, & que leur qualité d'infideles ne leur permet pas de rendre.- Le plaifir d'alTommer les Chrétiens eft pour les Turcs un fi grand régal, que les favoris de Sultan Mahamout, d'aitleurs gens fort aimables, n'imaginèrent rien de mieux pour amufer leur Maitre dans une. fête qu'ils lui donnèrent dans 1'intérieur du Sérail: ils trouvèrent aufli le fujet fi fimple & fi naturel qu'ils n'héfitèrent pas a faire prier les Ambafladeurs. Européens de prêter leur garde-robe. On fit endofler ces habits a des Juifs toujours deftinés a être battus & toujours prêts a felaiflfer battre quand on les paie. Tous les courtifans du Grand-Seigneur convinrent aufli que jamais cette canaille «'avait mieux gagné fon argent que ce jour4a. Paflfe pour les Juifs aflurément; mais fallait-il prêter des habits a & nos  dü Baron de Tott. 2.05 Européens n'auraient-ils pas dü fentir 1'inconvénient qu'il y a toujours a fe laiffer repréfenter d'une manière ridicule. Les réjouiffances étaient a peine terminées qu'on annonca une nouvelle groffeffe; elle donna naiffance a Sultan Séiim , & la Princeffe Eibed Oullah fon ainée fut mariée a lage de fixmois a un Pacha fixé dans fon Gouvernement, qu'on avait plus d'envie de dépouiller que de favorifer, & qui fentit auffi bien plus vivement la néceffité d'envoyer annuellement cent mille piaftres pour 1'entretien de fa jeune époufe , que 1'honneur d'une auffi belle alliance. Melek Pacha éprouva aufli dans ce genre un défagrément qui dut lui paraitre encore plus fenfible. Jeune , aimable & parvenu a la place de Capitan-Pacha 1 Capitan Pacha , en mer cette dignité eft la même que celle d'Amiral; mais elle ne peut lui être aflïmilée, lorfque la flotte eft défarmée. Cette charge ne donne que le rang chet ménagé en deffous, & que la police feint de ne pas appercevoir y conferve une entrée toujours libre & toujours publique ; il n'en coüte que de s'incliner un peu pour fe fouftraire a la loi & s'ennivrer a fon aife. Les trois jours de Bairam excitent cependant une forte de follicitude de la part du Gouvernement pour prévenir de certe partie des odtrois, & percoit les droits, foit a titr» is Ferme, foit a titre dg Régie,  ö tre, ne font ni plus hardis ni plus agréables , & j'ai feulement obfervé avec quelque intérêt que cet édifice pouvait fixer 1'époque oü le bon goüt de 1'architefture a commencé a fe dégrader chez les Grecs. Les aqueducs des Turcs font d'un genre plus déterminé j mille proportion dans le deffin, nul choix dans les maténaux, aucun talent, aucune propreté dans leur emploi j on eft étonné de 1'immenfité du travail, on eft indigné de fon imperfeöion, & tout annonce également que la force a fait agir 1'ignorance, & que 1'avarice 1'a foudoyée. Ces défauts fe prefentent d'une ma-  f#3 MÉMOIRES nièrc moins frappante dans les Mofquées que les Empereurs Turcs ont bati a Conftantinople, paree que tous ces édifices conftruits fous les yeux des Sultans & fur le modèle de Sainte Sophie font plus ou moins décorés, & toujours affez foignés par la crainte & 1'amour-propre des Grecs ou des Arméniens qui en font les entrepreneurs. II y a même des Mofquées 1 qui baties fur le plan de cette ancienne églife grecque ont furpaffé leurmodèle; mais ce modèle eft bien éloigné d'être un chef-d'ceuvre, & 1'on doit préfumer qu'un examen plus réfléchi aurait empêché les voyageurs de prodiguer des éloges a. la ftrutlure de Sainte Sophie. Si ces voyageurs euffent été plus habiles en arcliiteüure, ils auraient conclu du .1 La mofquée de Sultan Ahcmet &-celle de Chekzadéfont d'une conftruótion plus fvelte ; & la première , décorée de. fix minarets, eft fituée fur la longueur de la place de l'Hyp-. podrome.  du Baron de Tott. 263 feul déplacement des colonnes qu'après avoir économifé dans le premier plan les maffes néceffaires a la folidité , on les avait exagérées dans les contreforts dont on a enfuite appuyé cet édifice; ils auraient encore vu, en mefurant de 1'ceil 1'arc de la coupole extérieure, que la voute platte qui fert de plafond, n'offre qu'une hardieffe illufoire, öc qu'indépendante de 1'édifice , loin de s'y appuyer, elle eft fufpendue par le pleinceintre qui la recouvre; on m'a même affuré que cette coupole intérieure était conftruite en pierres - ponces liées avec une pate très-fine de ciment 6c de chaux, ce qui réduit a rien cette prétendue merveille. La décoration intérieur ne fait pas plus d'honneur au fiécle de Conftantin Une grande quantité de colonnes 1 On prétend que cet édifice bati par Conftantin , & détruit par un tremblement de terre fut réédifié par Juftinien; iïtais il femble qu'on ne doit attribuer a ce dernier Empe- R4  Mémoires efpacées fans proportion, & dont le module femble avoir été méconnu dans leur hauteur, dans leurs bafes 6e dans leurs chapiteaux, aucun ordre dans les entablemens, aucune régie, aucun goüt dans les profïls, neméritaientpastant de célébrité 5 on ne peut en effet admirer dans cet édifice que la richeffe 6c 1'abondance des matériaux , dans lefquels on ferait tenté de reconnaïtre les riches. débris qu'on ne retrouve plus a Delphes ni a Délos. Mais la beauté des Mofaïques qui décoraient le plafond de Sainte Sophie ne peut être contefbée; j'y ai encore appercu le bout des ailes des quatre Chérubins qui étaient appuyés fur la ccrniche a la naiffance de la vouffure leur que les ma/Fes de pierres en contrefort qu'il a fair élever extérieurement pour appuyer les piles que des tremblemens de terre avaient fait céder. l'efFetde ces fecouiles eft encore marqué par 1'inclinaifon des colonnes dont les,, bazes de bronze n'appuienr plus également,  du Baron de Tott. a6$ 'des quatre piles. L obftination des Turcs a barbouiller cette coupole avec une eau de chaux ne laiffe plus rien appercevoir aujourd'hui de ces Mofaïques, & 1'on acheve d'ailleurs de les détruire en continuant d'en arracher des lambeaux qu'une barbare curiofité achete de 1'avanee 6c de 1'ignorance auffi barbare qui les détruit. Quelques morceaux de ces Mofaïques quife féparent en criftaux de trois a quatre lignes cubes , envoyés a Vienne pour y être taillés , ont donné des pierres de différentes couleurs d'un beau feu 6c d'une grande dureté. Le mépris des Turcs pour 1'ouvrage le plus recherché que 1'on connaiffe , ne laiffe aucun doute fur la fimplicité des ornemens qui parent leurs autres Mofquées. Ces ornemens fe réduifent ^ quatre grands tableaux, dans lefquela fontécritsféparément les noms des qua-  n66 Mémoires tre difciples de Mahomet : plufieurs paffages du Coran font également écrits dans différens endroits 6c particulièrement vers la tribune oü ce livre révéré eft lu pendant la méditation qui précéde la priere. J'ajouterai que les femmes également admifes dans les Mofquées , ne s'y placent que dans 1'endroit qui leur eft deftiné ; 6c quand les moeurs des Turcs n'auraient pas décidé cette féparation, on pourrait leur pardonner de 1'avoir établie dans les temples, oü 1'ordre 6c le fdence devraient avertir conftamment que fi les befoins de la vie ont placé des bornes 6c fixé des intervalles dans le culte qu'on rend a 1'Eternel, une adoration refpe&ueufe ne peut avoir aucun terme dans le temple qui lui eft confacré. Un chant aérien fubftitué au bruit des cloches 3 annonce les heures de la priere dans une formule arabe qui réunit 1'unité  du Baron de Tott, $67 de Dieu, la miflion du Prophéte, les prieres & les bonnes ceuvres. Les muezzines de chaque Mofquée 1 hiontent a cet effet fur leurs minarets. Ces efpèces de clochers qui reffemblent a des colonnes , font de petites tours creufes de quatre a cinq pieds de diametres ; elles s'élèvent fur une égale épaiffeur depuis 1'angle des Mofquées jufqu'a la hauteur des coupoles, oü une galerie de vingt a trente pouces de faillie communiqué a 1'efcalier tournant qui y conduit par une petite porte toujours orientéë du cóté de la Mecque. Le minaret diminué alors d'environ un quart de fon épaiffeur, continue a s'élever dun cinquième ou d'un fixième en fus , & fe termine par un capuchon pointu revêtu de plomb & terminé par une 1 Muezzines, crieurs des Mofquées : c'eft un office que 1'Iman fait lui-même dansles petites cures ; mais dans les grandes mofquées c'eft une fonétion féparée*  226*8 Mémoires forte de croiffant, dont les deux extrémités recourbées en volutes & très-rapprochées , enferment ordinairement le nom de Dieu découpé dans le métal même. Les grandes Mofquées ont plufieurs de ces minarets, a chacun defquels on doublé & on triple les galeries; mais ceux de Sainte Sophie n'en ont qu'une; ils font auffi les moins élevés & les moins fveltes Ce ferait fans doute iei le moment de fixer les idéés fur la valeur que les Turcs attachent au croiffant; mais j'aurai occafion de traiter cet objet en parlant de 1'artillerie du Grand-Seigneur, & je me bornerai préfentement a obferver, qu'en faifant reconftruire le Palais du Vifir après 1'incendie dont j'ai parlé , ' Ces minarets qui ont fans doute étc les premiers conftruits après la prife de Conftantinople, font devenus défagréables a voir par la légéreté & la hardiefle de ceux qu'oa a bati depuis.  bu Baron de Tott. §I| 1'architecle employa des fleurs-de-lis k quatre feuilles pour ornement final de la coupole qui couvre la porte de féparation des deux cours. II fubftitua cet ornement aux croiffans qui décoraient lancienne porte ; il avait obfervé cette petite décoration au Palais de France, il en adopta 1'emploi, & perfonne nW gina que cela püt rien fignifier. Par une recherche du même genre, mais dun effet bien différent, deux colonnes de verd antique placées pour décorer la principale porte du Sérail font appuyées fur leurs chapiteaux : je menfuis plaint au Surintendant des Batimens, qui m'a judicieufement obfervé que les feuillages des chapiteaux, artiftementfculptés, méritaient bien qu'on les tint a portée d'être admirés. L'enceinte de Conftantinople du cóté de la mer fait également gémir : on y obfervé une forêt de colonnes rangées  èjv Mémoires en travers 6c fur plufieurs couches qui fervent de fondement a ces hautes murailles, 6c les plus riches débris confondus parmi les plus vils matériaux préfentent a chaque pas le tableau attriftant de 1'ignorance, 6c de labarbarie confufément mêlées avec les précieux reftes du fcavoir des anciens Grecs. Pour achever de peindre les Turcs , 6c pour donner une idee de leur orgueil ftupide , il fuffira de citer un de leur adages favori : La richeffe aux Indes , "L'Efprit en Europe Et la pompe chez les Ottomans. Le tableau de la marche du Grand* Seigneur le jour de fon couronnement a pu donner une jufte idéé de cette pompe dont ils font fi glorieux; mais je dois cependant convenir qu'il y a quelque chofe de brillant 6c d'alTez impofant  du Baron de Tott. ±*jt dans le cortége qui aecompagne le Sultan , lórfqu'il fort par mer. La grace la légéreté, la richeffe de fes bateaux ne peuvent être comparées a rien de ce que nous avons dans ce genre. Sa Hauteffe > feul le droit du Tandelet couvert d'écarlate & furmonté de trois lanternes dorées , armé de vingt - fix rameurs; un femblable bateau qui Mé a tout événement, lui fert toujours pour fon retour. Les différens Officiers de fa Cour 1'accompagnent chacun dans les bateaux qui leur font deftinés , & dont le grand nombre joint a la précifion des coups de rames & a la vïteffe des batimens, préfente Tafped le plus majeftueux joint au coup d'ceil le plus agréable. Lorfque le fils du Grand-Seigneur eft d age a fortir en public, fon bateau également armé de vingt-fix rameurs eft diftingué par le Tandelet bleu : après  27^ Mémoires quoi le Vifir eft le feul qui puiffe avöif un Tandelet, mais il doit être verd, ÖC fon bateau ne peut être armé que de vingt - quatre rameurs. Le Mufti expofé dans le fien aux intempéries de 1'air Comme le dernier particulier, n'eft diftingué que par neuff paires de rames & le droit d'avoir deux hommes fur chaque banc. Les autres bateaux des Grands, dont le nombre de rames eft également déterminé fuivant 1'importance de leurs charges, n'ont qu'un rameür a chaque banc, ainfi que les Ambaffadeurs étrangers qui n'ont également aucun droit de Tandelet. Mais les bateaux du Harem deftinés a tranfporter les femmes du GrandSeigneur , font armés de vingt-quatre rameurs , & ont des Tandelets blancs couverts & fermés tout-au-tour par des jaloufies. On prépare auffi pour les y recevoir des m-urailles de toile , dont on  du Baron de Tott. 273 011 forme une petite rue étroite qui de la porte du Sérail aboutit a ces bateaux. Lorfqu'elles fortent pour la promenade, ce qui eft très-rare , on entoure également avec des toiles le Harem champêtre qui leur a été deftiné, öcdans^lequel on les introduit avec la même précaution. Des Eunuques noirs environnent cette enceinte, & des Afféquis1 armés de carabines forment une feconde ligne de circonvallation pour défendre les approches. Malheur a celui quiignorerait ces difpofitions & femettrait aportée de laballe, le coup de la mort lui donnerait le premier avis. C'eft ainfi que les femmes de ce Prince, toujours parquées comme des moutons, jouiffent quelquefois du plaifir de refpirer le grand air. Ce divertiffement extraordinaire ne i Boftandgy-Afféquis : c'eft une troupe d'élite qui fait Tofficedela Préyöté de l'Hêt«li ce font les Grenada des Boftandgis. ƒ. Partie.  ^74 Mémoires, &a donne pas fans doute une grande idéé des plaifirs habituels qui régnent dans le Harem du Grand-Seigneur. On pourrait même croire que les femmes y exiftent d'une manière moins agréabie que dans ce petit pare, puifqu'on leur en fait une fête. Voila fans* doute de quoi réformer bien des idéés. Celles que j'avais recueillies d'abord fur le Gouvernement & le Militaire Turc étaient informes. On ne peut bien juger les hommes qu'en adion, & jen réferve les détails aux circonftances de la Guerre dernière qui me les ont mieux dévoppés. Ces détails hiftoriques me rameneront h Conftantinople, d'oü je partis en i753, pour venir en France avertirleMiniftere que je perdraismon tems&leRoifonargent,fi 1'onne m'employait pas a quelque chofe de plus utile. Fin de la première Partie.  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. SECONDE PARTIE.   MÉMOIRES £>Ü BARON DE TOTT* sur les turcs ET LES TARTARE s4 SECONDE PARTIEi A AMSTERDAM* M. DCC LXXXiV,   S e conde Pa rt 1 e, ]VI o n Pere était mort a Rodofto "> dans les bras du Comte Tczaky , au milieu de fes compatriotes. Le Miniftère qui avait eu des vues fur moi, 1 Ville fur la Propontide affignée par te Grand-Seigneur pour être la réfidence du Prince Ragotzi & de tous les réfu* giés de Hongrie. Feu mon Pere y avoit fuivi ce Prince &c en était parti Pannée 1717 , pour venir fervir en France » fes différentes commiflions qu'il eut le mirent fouvent * portée de revoir fes anciens camarades , au milieu defquels il vint mourir en 1757. Le Comte Tczaky , ne lui furvécuc que huic jours, & celTa de parler en apprenant fa mort, IL Partie. A 3 MÉMOIRES DU BARON DE TOTT»  Mémoires venait d'être changé en France. Un nom étranger , nul appui, huit ans d'abfence paffés a Conftantinople, rien de tout cela ne me promettait de grands fuccès a Verfailles. J'obtins cependant la promeffe d'être employé dans une Cour d'Allemagne, ce qui placait affez mal les connoiffances que j'avais acquifes^ & dont M. le Duc de Choifeul voulut fans doute tirer un parti plus utile , lorfqu'après avoir repris les Affaires étrangères, & m'avoir effayé dans une commiftion particulière, il me deftina pour aller réfider auprès du Kam des Tartares. Mon zèle me fit paffer pardeffus tous les défagrémens de cette miffion. Je ne 1'avais ni follicitée, ni défirée, ni prévue, mais je 1'acceptai comme une faveur : c'en était une de fervir fous les ordres de ce Miniftre* II fut décidé que je me rendrais par terre a ma deftination, & mes préparatifs  du Baron de Tott. 7 achevés, je partis de Paris le 10 Juillet 1767 , pour aller a Vienne , oü je féjournai huit jours, & de-la a Varfovie , d'oü après fix femaines de réfidence, je me rendis a Kaminiek. Tout ce que la difette de vivres , le manque de chevaux & la mauvaife volonté des gens du peuple, m'avait fait épouver de difficultés en Pologne , me préparait a fupporter patiemment celles qu'il me reftait a vaincre pour arriver au terme de mon voyage. La pofte de Pologne ne paffant pas Kaminiek , je fus affez heureux pour me procurer des chevaux Rulles pour me conduire jufqu'a la première douane Turque vis - a - vis Swanitz , de 1'autre cóté du Niefter. Le cours de ce fleuve fépare les deOx Empires, & quelques Jéniffaires qui étaient venus fe promener fur les bords de la rive polonaife, attirés par la curiofité auprès de ma voiture, A 4.  $ Mémoires m.'ayant pris en affecHon lorfque je leur eus parlé Turc, s'embarquèrent avec moi dans lë Bac qui me tranfho.rta de 1'autre cóté du fleuye, Excepté mon Secrétaire, les perfonnes qui m'acconH pagnaient, avaient cru que je les condui» fai's. a Conftantinople, Je les détrompai, pendant le trajet du Niefter \ Nous débarquames heureufement a 1'autre rive, & mes Jéniffaires empreffés d'aller prévenir le Douanier de mon arrivée % le difposèrent a tant d egards, qu'il me. fallut enfin, céder aux inffances de Ce Turc, öcpaffer une mauvaife nuit aune. lieue de Kotchim oü j'aurais pu. me: procurer plus de commodité. Le- Doua-. nier co.ntraignit auffi les RufTes qui m'avaient amené de refter avec leurs. chevaux juiqu'au lendemain. pour conrduire. ma voiture jufqu'a Kotchim. Mes, * On nomme aufli ce fleuve Kieper,  du Baron de Tott. $ repréfentations fur cec objet ne purent jamais balancer la convenance du Douanier ; il affeclait a la vérité de m'en faire hommage, & de ne chercher que ce qui m'était le plus commode; mais en effet, il ne travaillait qu'a épargner des frais qu'il aurait dü fupporter, A cela prés nous ne pümes nous appercevoir que nous étions a fa charge, que par la profufion dont il nous environna ; 6c le Pacha qu'il avait fait prévenir de mon arrivée, ajouta encore a notre abondance, par un préfent de fleurs 6c de fruits qu'il m'envoya, avec 1'affurance d'être bien recu 6c mieux traité le lendemain. L'habitude de vivre aveo les Turcs me rendit cependant ma foirée plus fupportable qu'elle n'eut été pour tout autre. J'en paffai une partie dans le Kiosk, du Douanier : c'eft - la qu'il faifait fa féfidenee ordinaire A §c que couché. non-»  io Mémoires chalamment fur la frontière du defpotifme, ce Turc jouiffait de la plénitude de fon autorité , en préfentait 1'image aux habitans de la rive oppofée , & s'ennivrait du plaifir de ne rien appercevoir d'auffi important que lui. II m'apprit que deux jeunes Francais arrivés depuis peu de jours a Kotchim y après y avoir pris le turban , en étaient repartis pour fe rendre a Conftantinople. II fatisfit auffi a mes queftions fur le revenu de fa Douane \ j'appris qu'elle était pour lui d'un auffi grand profit qu'onéreufe aux malheureux qui tombaient fous fa main : & comme c'était la tout ce qu'il pouvait m'apprendre, je le quittai pour aller jouir de quelque repos. Cependant les gens que le Pacha avait envoyés au* devant de moi pour me conduire a Kotchim & m'y reeevoir avec diftinction, commencèrent par me réveiller en furfaut a la pointe du jour. Chacun d'eux  du Baron de Tott. h s'empreffa de m'annoncer l'importance de fon emploi, afin de tirer meilleur parti de ma reconnaiffance. Les gens duDoua* nier qui guettaient mon réveil , en exigèrent auffi quelque témoignage. Jen diftribuai encore aux gardes que 1'on m'avait donnés, & que mes gens ftuv veillèrent avec affez de foin pour les empêcher de me voler : après quoi nous partimes avec un affez nombreux cortége, & je fus bientót inftallé dans une maifon Juive que 1'on m'avait préparée dans le fauxbourg de Kotchim. Un Officier & quelques Jéniffaires pour me garder en occupaient la porte; j'y fus introduit par un des gens du Gouverneur, deftiné a me faire fournir gratisy & aux frais des habitans, les denr réesquim'étaientnéceffaires; fon premier foin fut auffi de me demander 1'état des fournitures que je defirais. Je répugnais  12 MÉMOIRES a cette vexation qui m'était connue, mais je ne connaiflais ni les droits ni les reffources des vexateurs ; je répondis modeftement que rien ne me manquait> & je donnai des ordres fecrets pour faire acheter les provifions dont j'avais befoin. Pouvais-je prévoir que c'était précifément le moyen d'aggraver la vexation ? Cependant un malheureux Juif que j'avais chargé de faire mes emplettes, & que le defir de me voler fur le prix des denrées avait étourdi fur le danger de fa miffion, fut faifi, batonné & contrahit d'indiquer a mon zèlé pourvoyeur les marchands dont il avait acheté : ceux-ci en furent quittes a la vérité pour rendre 1'argent fans aucun échange ; mon commiffionnaire rendit aulTi fes bénéfices, & le Turc ne rendit rien j mais il eut grand foin d'ordonner pour le foir & pour le lendemain une  du Baron de Tott. 15 fi grande abondance de vivres, qu'il dut encore revendre pour fon compte, ce que je n'avais pas pu confommer. De pareilles fcènes ajoutaient infiniment au defir que j'avais de hater mon arrivée en Crimée ; mais il me fallait & Taveu du Pacha & des moyens que lui feul pouvait me procurer : mon premier foin fut de hater le moment de notre entrevue; car les Turcs font fi lents & fi parelfeux , que la première politeffe qu'ils font a un étranger eft toujours de 1'inviter a fe repofer : c'eft auffi le compliment que je recus en mettant pied a terre ; mais j'affurai fi pofitivement que rien ne me fatiguait tant que le repos , que j'obtins mon audience pour le lendemain. Le Pacha qui loge dans la fortereffe m'envoya pour 1'heure convenue des chevaux & plufieurs de fes Officiers chargés de m'accompagner chez lui.  *4 Mémoires La forterefle de Kotchim, fituée a h naiflance de la pente de la montagne qui borde la rive droite du Niefter, s'incline vers le fleuve & décoüvre tout 1'intérieur de la place a la rive oppofée* Le territoire de Pologne offre a la vérité a cette citadelle üne perfpeftive fi agréable qu'on ferait tenté de croire que les Ingénieurs Turcs ont facrifié a cet avantage la défenfe & la fureté de ce^ pofte important, dans lequel on ne tiendrait pas trois jours contre une attaque régulière. Le Pacha qui y commandait était un vieillard vénérable fur le compte duquel j'avais déja des notions inftructives ; je favais qu'étant d'un cara&ère timide, il redoutait dans le Vifir des difpofitions quine lui étaient pas favorables, & je de* vais craindre qu'il n'osat pas me laiffef paffer fans ordres de la Porte. C'eft aufli ce qu'il m'annonca d'abord après les pre-  dü Baron dé Tott* miers complimens, en m'afiurant cependant qu'il me rendrait ma détentiön aufli agréable qu'il dépendrait de lui; mais c'était précifément ce qui n'en dépendait pas. Je difcutai la queftion & je parvins a lui perfuader qu'il s'expoferait a bien plus de danger en me retenant a Kotchim , qu'il ne courrait de rifques en me laiffant pafler, puifqu'il déplairait auxTartares qui m'attendaient/ans faire fa cour au Vifir qui ne m'attendait pas; & la proteaion du Kam que je lui garantis acheva de le déterminer. Mon départ fut fixée au lendemain, & nous nous féparames d'autant plus amicalement, que je lui avais fait entendre que mon amitié pourrait lui être utile. Son premier Tchoadar deftiné a être mon Mikmandar vint me voir auffitót 1 Officier chargé d'aller au deTant des AmbafTadeurs »u autres perfonnes que la Porte fait voyagsr a fes frais.  tS Mémoires que je fus de retour chez moi; il exa^ mina les mefures qu'il devait prendrë & me quitta pour faire figner fes expédiditions & ordonner les chevaux de pofte dont nous avions befoin ; mais nonobftant la violence avec laquelle on travailloit a les rafTembler , nous ne pümes partir le lendemain que fort tard, & malgré les coups que mon Mikmandar diftribuait aux malheureux poftillons , nous n'en allions pas plus vite. Nous euffions cependant pouffé notre journée plus avant, fi Aly-Aga 1 ne nous eüt fait arrêter a une lieue du Pruth pour fe ménager le tems d'en préparer le paffage. II nous établit a cet effet dans un affez bon village, dont les malheureux habitans furent contraints auffitöt d'apporter des vivres. Une familie promptement * Nom de mon Mikmandar ou conducteur. délogée  du Baron de Tott. 17 délogée , nous fit place, & deux moutons égorgés, rötis , mangés & point payés j joint a quelques coups diftribués fans néceffité , commencèrent a me donner un peu d'humeur contre mon conducteur , qui partit le foir pour aller préparer les moyens de tranfporter ma voiture de 1'autre cóté du Pruth. Je profitai de fon départ pour donner a un vieux Turc , qui paraiffait chargé des intéréts de la communauté} la valeur de ce que nous venions de confommer ; mais d'autres habitans vinrent bientót fe plaindre} de ce qu'en ne faifant pas moi-même les partages, ils ne recevraient rien du dédommagement que je leur avais deftiné. Le vieux Turc, ajoutaient - ils, auquel vous avez tout donné , eft foutenu par quatre Couppejarrets qui font fes enfans, ils ne fupportent aucune charge & s'emparent de tous les bénéfices. En me contant leur II. Partie. B  ï8 Mémoires doléance,ces malheureux ne fe doutaient sürement pas qu'ils avaient le bonheur de vivre fous une ariftocratie. Cependant je doublai la fomme, afin de remplir ma première intention, & chacun de nous s'occupant de fon gite, j'élus mon domicile dans ma voiture oü je m'endormis fi profondément que nous étions déja en route quand je m'éveillai. Le Pruth n'était qu'a une lieue, & mon conducteur que nous appercümes a cheval au milieu d'un grouppe de payfans qu'il batonnait avec une grande aclivité , nous annonca la rivière au bord de laquelle nous arrivames fans 1'avoir appercue a caufe de fon encaiflement. Le Pruth fépare le Pachalik de Cotchim d'avec la Moldavië. Ali-Aga avait paffe la veille a la nage a 1'autre rive , avait raflemblé a coups de fouët prés de trois cent Moldaves des environs, les avait occupés toute la nuit a former  dü Baron de Tott. ip èvec des troncs d'arbres un mauvais radeau, & s'en était fervi pour repaffer de notre cóté ; mais tout cela n'en garantiffait pas la folidité. Cependant je me difpofai a facrifier, s'il le fallait, & ma voiture & tout ce dont elle était chargée. Je n'en retirai que mon porte-feuille & je me promis bien de ne pas m'expofer a courir perfonnellement un rifque qui paraiffait évident & den garantir aufli mes gens que je réfervai pour un fecond envoi, fi le premier réufliflait. Mon conducteur, pendant ce temps , fier & radieux d'avoir parfait un fi- bel ouvrage, m'invitait a remonter dans ma voiture ; & comment, lui dis-je avec impatience, la ferez-vous feulement defcendre, jufqu'a la rivière ? Comment la ferez-vous enfuite refter fur votre méchant radeau , qui peut 9 peine la contenir & quiplongera fous fon poids? Comment? me dit-il} avec ces deux outils, en mé Ba  3.0 MÉMOIRES montrant fon fouët öc plus de cent payfans bien nerveux qu'il avait amené de 1'autre rive: n'ayez point d'inquiétude, je leur ferais por ter 1'univers fur leurs épaules, & fi le radeau enfonce , tous ces gaillards faventnager, ils lefoutiendront: fi vous perdiez une épingle, ils feraient tous pendus. . Tant d'ignorance 6c de barbarie me révoltèrent fans me tranquillifer ; mais j'avais pris mon parti, je lui dis que je ne pafferais avec mes gens qua un fecond yoyage, qu'ainfi il eut a faire ce qu'il jugerait a propos. Je m'affis fur le bord de 1'efcarpement, pour mieux juger de cette belle manoeuvre, 6c jouir au moins d'un fpeftacle dont je comptais payer chérement les frais. Le nom de Dieu prononcé d'abord 6c fuivi de plufieurs coups de fouët, fut le fignal des travailleurs. Ils dételèrent öc ^menèrent a bras ma voiture jufques fur  du Baron de Tott. 2.1 le bord du précipice oü quelques coups de pioche donnés a la hate, montraient a peine un léger delïïn de talus. Je les vis alors öc non fans frémir au moment d'être écrafés par le poids de maberline, qu'ils defcendirent fur le radeau, elle ne put y être placée que fur la diagonale, 6c pour lacontenir dans cette affiette, on fit coucher quatre de ces malheureux fous les roues, dont le moindre mouvement eut conduit tout 1'équipage au fond de la rivière. Après cette opération qui avait envafé le radeau vers la terre , 6c fait plonger de fept a huit pouces le cóté oppofé , il fallut travailler a le mettre a flot; les cent hommes en vinrent encore a bout ; enfuite ils 1'accompagnèrent, partie en touchant terre, partie a la nage, 6c le dirigèrent avec de longues perches jufqu'a 1'autre bord oü des buffles préparés a cet effet enlevèrent ma voiture, que je vis en un clin-d'oeil fur le hauc B 3  22 MÉMOIRES de 1'efcarpement oppofé. Je refpirai alors plus librement, & le radeau qui fut bientót de retour tranfporta nos perfonnes fans ombre d'inconvéniens & de difficultés. On juge bien fans doute qu'Ali-Aga était triomphant, & que je ne partis pas fans donner une cinquantaine d'écus aux travailleurs; mais ce qu'on ne jugera pas fi aifément, ce que je n'avais pas prévu moi-même, c'eft que mon conducteur , attentif a toutes mes attions , attentif a mes moindres geftes, refta quelque tems en arriere pour compter avec les malheureux ouvriers du petit falaire que je leur avais donné. II reparut une heure après & nous devanca fur le champ pour aller préparer le déjeuner a trois lieues du Pruth, oü. nous le joignimes dans le tems qu'il raffemblait des vivres avec le même outil dont il conftruifait des radeaux. A cela prés  du Baron de Tott. 23 qu'il en faifait a mon gré un ufage trop fréquent, Ali-Aga m'avait paru un garcon fort aimable, & j'entrepris de le rendre un peu moins battant. l e Baron. Votre dextérité au paffage du Pruth, & la bonne chere que vous nous faites, ne me laifferait rien a defirer, mon cher Ali-Aga, fi vous battiez moins ces malheureux Moldaves, oü fi vous ne les battiez que lorfqu'ils vous défobéiffent. Ali-Aga. Que leur importe, que ce foit avant ou après , puifqu'il faut les battre, ne vaut-il pas mieux en finir que de perdre du tems. l e Baron. Comment perdre du tems! Eft-ce donc en faire un bon emploi, que de battre B*  24 mémoires fans raifon des malheureux dont la bonne volonté , la force 6c la foumiflion exécutent 1'impoflible. A L I-A G A. Quoi, Monfieur, vous parlez Turc, vous avez habité Conftantinople , vous connaiffez les Grecs , 6c vous ignorez que les Moldaves ne font rien qu'après qu'on les a affommé ? Vous croyez done aufli que votre voiture aurait paffe" le Pruth fans les coups que je leur ai donnd toute la nuit 6c jufqua votre arrivée au bord de la rivière? l e Baron. Oui, je crois que fans les battre, ils auraient fait tout cela par la feule crainte d'être battus; mais quoi qu'il en foit, nous n'avons plus de rivière a paffer, la pofte nous fournit des chevaux, il ne  du Baron de Tott. 25; nous faut que des vivres, & c'eft 1'article qui m'intéreffe; car je vous 1'avouerai, mon cher Ali, les morceaux que vous meprocurez a coups de batons me reftentau gofier, laiffez-les moi payer , c'eft tout ce que je défire. A l 1 - A g a. Certainement vous prenez le bon moyen pour n'avoir pas d'indigeftion; car votre argent ne vous procurera pas même du pain. t e Baron. Soyez tranquille, je payerai fi bien que j'aurai tout ce qu'il y a de meilleur &: plus sürement que vous ne pourriez-vous le procurer vous même. A l i-A g a. Vous n'aurezpas de pain, vous dis-je;  2.6 Mémoires je connais les Moldaves, il veulent être battus. D'ailleurs je fuis chargé de vous faire défrayer par-tout, 6c ces coquins d'Infidéles font affez riches pour fupporter de plus fortes charges, celle-ci leur parait légère, 6c ils feront contens, pourvu qu'on les batte. l e Baron. De grace , mon cher Ali-Aga , ne me refufez pas. Je renonce a être défrayé , 6c je garantis qu'ils renonceront a être battus pourvu qu'on les paie; je m'en charge ; laiffez-moi faire. Ali-Aga. Mais nous mourrons de faim. l e Baron. C'eft un effai dont je veux me paffer la fantaifie.  du Baron de Tott. 27 Ali-Aga. Vous le voulez, j'y confens faites une expe'rience dont il me parait que vous avez befoin pour connaitre les Moldaves; mais quand vous les aurez connus, fongez qu'il n'eft pas jufte que je me couche fans fouper ; & lorfque votre argent ou votre éloquence auront manqué de fuccès, vous trouverez bon, fans doute ; que j'ufe de ma méthode. l e Baron. Soit : & puifque nous fommes d'accord, il faut qu'en arrivant auprès du village oü nous devons coucher , je trouve feulement le Primat*,afin que je puifle traiter amicalement avec lui pour nos vivres, & qu'il y ait un bon 1 Primat : cc titre équivaut a celui de Maire , mais fes fon plimenteur le plus incommode. Un affez bon fouper nous attendait, & des Cordeliers Italiens établis aYaffi, fous la prote&ion du Roi, & fous la diretlion de la Propagande, nous avaient également préparé des gïtes affez commodes. Je recus avant de me coucher un nouveau compliment de la part du Prince fur mon heureufe arrivée , & mon réveil fut fuivi de la vifite du Gouverneur de la Ville. II était monté fur un cheval richement harnaché ; une foule de valets vêtus en Tchoadars , accompagnaient ce Grec, que j'avais connu a Conftantinople dans un état très-mince. On voit que fon premier foin fut de me faire admirer le fafte oriental dont il était préfentement environné. Je ne me plaifais pas moins a le voir fi bouffi du plus fot orgueil,  4 finiment plus de douceur & d'aménité que 1'on n'en trouve fouvent chez les Nations prétendues policées. Excepté les vêtemens du Sultan, & des Mirzas, qui fans être riches, ont une forte de recherche & d'élégance, tous les meubles chez les Tartares, n'offrent que le nécelïaire le plus ftri£t. Le luxe des vitres ne fe trouve même que dans 1'appartement du Prince ; des chaflis de papier ferment toutes les autres fenêtres pendant 1'hiver, & 1'on s'en débarralTe en été ; afin de refpirer plus librement , & jouir fans obiïacle de Ja vue de la mer Noire qu'on appercoit dans le lointain. Le Sultan me donna a fouper, & quoique j'eufle un très-grand appétit, je ne laiffai pas de m'appercevoir que les excellens poiflons du Niefter qu'on nous fervit, auraient mérité de meilleurs Cuifiniers que n'en  62 Mémoires ont les Tartares; le plaifir de la chafle du vol & des lévriers , eft auffi le feul qui m'a paru les occuper, & le Sultan faifalt fréquemment de ces parties avec une nombreufe fuite de Mirzas. On part pour ces chaffes avec armes & bagages : elles dürent plufieurs jours; le camp s'établit tous les foirs , un corps de troupes eft toujours a la fuite du Séraker, & quelquefois ces parties de plaifir ne font que le prétexte d'expéditions plus férieufes. On paffa la nuit a réparer une petite voiture que j'avais acheté a Yaffy, & dont j'avais fait une efpèce de dormeufe; un charriot portait les malles, qui jufqu'en Moldavië avaient été chargées fur ma voiture; & les ordres du Sultan étant expédiés, je partis le lendemain de Kichela, avec un Mirza chargé de me conduire a Ba(3chéferay 1 fous lefcorte 1 Badchcfcray eft la réfidence du Kam des Tartares,  du Baron de Tott. 63 de quarante Cavaliers armés d'arcs , de flèches & de fabres. Accoutumé au peu d'ordre, de difcipline & d'intelligence militaire qui regnent dans les troupes, je ne devais pas fuppofer les Tartares mieux inftruits. Cependant après avoir paffé le Nielïer qui fépare laBeffarabie du Yedfan dont on croyait les hordes dans une forte de foulevement; 1'Ofïicier qui commandaitle détachement, ordonna les difpofitions de la marche en militaire éclairé; une avant-garde de douze Cavaliers précédait de 200 pas ma voiture, que 1'Officier prit fous fa garde particulière avec huit hommes, dontil pkca quatre a chaque portière. Les deux char- Cettc ville confidérée aujourd'hui comme la Capitale de Ia Crimée n'était autrefoh qu'une maifon de plaifancenomme'e le Palais des Jardins. Les Souverains en s'y -fixant., y ont attiré nombre d'habitans, & cette ville , en confervantle même noma fucceffivement ufurpé , la primatie fur I'ancienne ville de Crimée qui n'eft plus aujourd'hui qu'un mauvais village ou les tombeaux feuls témoignent fon an- . eienne importance.  6% Mémoires riots de fuite venaient après; huit autres Cavaliers fermaient la marche; & deux; pelotons de fix hommes chacun , a plus de 600 pas de diftance, éclairaient notre droite & notre gauche. Les plaines que nous traverfions font tellement de niveau & li découvertes, que 1'horifon nous paraiffait a cent pas de tous cótés aucune inégalité^pas même le moindre arbufte, ne varie ce tableau, & nous n'appercümes pendant toute la journée que quelques Noguais a cheval, dont l'ceil percant de mes Tartares diftinguait les têtes, lorfque la convexité de la terre cachait encore le refte du corps. Chacun de ces Noguais fe promenait a cheval tout feul, & ceux que nos patrouilles interrogèrent, nous tranquillisèrent fur les prétendus troubles qu'on nous avait annoncé. Je n'étais pas moins curieux de favoir quel était le but de leurs promenades, & j'appris que ces peupies,  du Baron de Tott. 6$ peupies, crus Nomades, paree qu'ils habitent fous des efpèces de tentes, étaient cependant fixés par peuplades, dans des vallons de huit a dix toifes de profondeur qui coupent la plaine du Nord au Sud, & qui ont plus de trente lieues de long fur un demi-quart de lieue de large, des ruilfeaux bourbeux en occupent le milieu & fe terminent vers le Sud par de petits lacs qui communiquent a la mer Noire C'eft fur le bord de ces ruiffeaux que font les tentes des Noguais, ainfi que les hangars deftinés a fervir d'abri pen- 1 Nonobftant Ie tableau aride que le pays des Tartares leur offre conftammenr, & la facilité qu'ils ont de comparer leur fol avec celui des Moldaves & des Polonais pour juger des avantages dont ces derniers jouiffent; Ia force de 1'habitude a un tel empire & les befoins des hommes fonttellementrelatifsa cette habitude.qu'elle maitrife toutes les fenfations. Les Noguais , ne concoivent pas qu'on puilfe traverfer leurs plaincs fans en envier la po-ffeihon. Vous avez beaucoup voyagé, me di fait un de ces Tartares avec lequel j'étais aflez lié ; avez-vous jamais vu un pays auffi fomptueux que le notre ? Il eft aifé de voir que cette epithete établie, n'admettait aucune contradiólion. //. Portie. E  €6 MÉMOIRES dant 1'hiver aux nombreux troupeaux de ces peupies pafteurs. Chaque propriétaire a fa marqué diftin£tive, on imprime cette marqué avec un fer rouge fur la cuiffe des chevaux , des bceufs & des dromadaires, les moutons marqués en couleur fur la toifon, font gardés a vue & s'éloignent peu des habitations ; mais toutes les autres efpèces réunies en troupeaux particuliers, font conduits au printems dans les plaines oü le propriétaire les abandonne jufqu'a 1'hiver. Ce n'eft qu'aux approches de cette faifon , qu'il va les chercher pour les ramener fous fes hangars. Cette recherche était aufli le but des Noguais que nous avions rencontré ; mais ce qu'il y a de plus fingulier, c'eft qu'un Tartare occupé de ce foin dans une étendue de plaine 3 qui d'un vallon a 1'autre a toujours dix a douze lieues de large fur plus de trente lieues de longueur, ne fait pas même de  du Baron de Tott. 67 quel cóté il doit diriger fa marche , il n'y réfléchit pas, il mët dans un petit fac pour trente jours de vivres en farine de millet roti; fix livres de farine lui fuffifent pour cela. Ses provifions faites, il montea cheval, ne s'arrête qu'au foleil couché , met des entraves a fa monture, la laiffe païtre, foupe avec fa farine, s'endort, fe réveille & fe remet en route. Cependant il obfervé chemin faifant, la marqué des troupeaux qu'il rencontre , en conferve la mémoire, communiqué fes découvertes aux différents Noguais qu'il trouve occupés du même foin, leur indique ce qu'ils cherchent, & recoit a fon tour des notionsutiles qui terminent fon voyage. II eft fans doute a craindre qu'un peuple auffi patiënt ne fourniffe quelque jour un Militaire redoutable. Notre première journée devait fe terminer au vallon le plus voifin, qui n'était qu'a dix lieues. Cependant le E2  £8 Mémoires foleil commencait a baiffer , & je ne voyais devant moi qu'un trifte horifon, quand tout-a-coup je fentis defcendre ma voiture, óc j'appercus la file des obas % qui de droite & de gauche prolongeaient le vallon a perte de vue : nous traversames le ruiffeau fur un mauvais pont, auprès duquel je trouvai trois de ces obas, féparé de la ligne & dont un neuf, m'était déftiné. Mes voitures furent placées en arriere ; le détachement s'établit auprès de moi. Mon premier foin fut d'examiner 1'enfemble dun tableau dont je formais un grouppe ïfolé ; je remarquai fur-tout la folitude dans laquelle on nous laiffait, & j'en étais d'autant plus étonné que je me croyais affez curieux pour mériter un peu d'attention. Le Mirza m'avais quitté en arrivant pour aller demander des * Obas, tentes de Noguais.  du Baron de Tott. 69 vivres, & je m'occupai en attendant, a examiner la ftruaure de ma maifon Tartare. C'était une grande cage a poulet, dont la charpente conftruite en treillage, formait une enceinte circulaire, furmontée d'un dóme ouvert au fommet, un feutre de poil de chameau fixé extérieurement enveloppait le tout, & un morceau de ce même feutre recouvrait le trou fupérieur deftiné a fervir de foupirail a lafumée. J'obfervai auffi que les obas habités par les Tartares & dans lefquelles on faifait du feu, avaient chacun ce même morceau de feutre, attaché en forme de bannière, dirigé du cóté du vent, & foutenu par un long baton qui fortait de 1'intérieur de 1'obas : Ce même baton fervait auffi a rabattre cet éventail pour fermer le foupirail , lorfque le feu une fois éteint rendait 1'ouverture inutile ou incommode. Ej  70 MÉMOIRES J'admirai fur-tout la folidité jointe a la délcateiïe du treillage: des morceaux de cuir employés cruds forment tous les ligamens, 6c j'appris que mon obat, deftiné a une nouvelle mariée, faifait partie de fa dot. Nous avions grand appétit, 6c nous vimes avec fatisfaQion, le Mirza revenir avec deux moutons 6c une marmite qu'il s'était procuré. On fufpendit la marmite a trois batons écartés par le bas & réunis par les bouts fupérieurs. La cuifine ainfi établie le Mirza, l'Officier 6c quelques Tartares procédèrent a égorger 6c a dépecer les moutons; on en remplit la marmite, tandis qu'on préparait les broches pour faire rótir ce qui n'avait pu y trouver place. J'avais eu foin de faire provifion de pain a Kichela : c'eft un luxe que les Noguais ne connaiffent pas; 6c leur avarice leur interdit auffi 1'ufage habituel de la viande dont ils  du Baron de Tott. 71 font cependant très-friands. Je fus curieux de connaitre 1'efpèce de nourriture qu'ils prenaient, & d'ajouter leurs mets a la bonne chere qu'on me préparait. Le Mirza auquel je confiai ma fantaifie en fourit, & dépêcha un Tartare avec ordre de ralTembler tout ce qui pouvait la fatisfaire : cet homme revint bientót avec un vafe plein de lait de jument, un petit fac de farine de millet roti, quelques ballotes blanches de la groffeur d'un oeuf & dures comme de la craie, une marmite de fer, & un jeune Noguais médiocrement bien vêtu, mais le meilleur cuifinier de la horde. Je m'attache d'abord a bien fuivre fes procédés ; il met de 1'eau dans fa marmite jufqu'aux trois quarts, ce qui pouvait faire deux pintes; il y ajoute environ fix onces de farine de millet roti ; il met fon vafe auprès du feu, tire une fpatule de fon gouffet, 1'elTuie fur fa E 4  72 Mémoires manche, remue circulairement du même cóté , & jufqu'au premier frémiffement de la liqueur; il demande alors une des ballottes blanches ( c'était du fromage de lait de jument faturé de fel & defféché ), la fait caffer par petits morceaux, jette ces morceaux dans fon ragout , continue a tourner dans le même fens; la bouiliie s'épaiffit; il tourne toujours, mais vers la fin avec effort , jufqu'a confiftance de pain cuit fans levure; il retire alors fa fpatule, la remet dans fon gouffet, renverfe la marmite fur fa main & me préfente un cylindre de pate feuilletée en fpirale. Je m'empreffai d'en manger & je fus véritablement plus content de ce ragout que je ne 1'avais efpéré. Je goütai auffi le lait de jument, que j'aurais peut-être trouvé auffi bon, fans un peu de prévention dont je ne pus garantir mon jugement. Tandis que je m'occupais de mon  du Baron de Tott. 73 fouper avec autant de recherche on me préparait une fcène plus intérelfante. J'ai dit qu'a mon arrivée les Noguais retirés chacun dans leur hutte, ne montraient aucune curiofité de me voir, & j'avais déja fait le facrifice de mon amour-propre a cet égard, quand j'appercus une troupe affez confidérable qui s'avancait vers nous : la tranquillité , la lenteur même avec laquelle elle s'approchait, ne pouvait nous donner aucune inquiétude. Nous ne pouvions cependant foupconner les motifs qui conduifaient ces Noguais de notre cóté; lorfque nous les vimes s'arrêter a plus de 400 pas , & 1'un d'eux s'avancant feul jufqu'auprès du Mirza qui me conduifait , lui expofa le defir que les principaux de fa nation avaient de nous voir, il ajouta, que nevouianttroubler en rien notre repos-5' il avait été député pour demander fi cette curiofité ne me  74 Mémoires déplairait pas, & dans ce cas, quelle était la place, oü fes camarades me feraient le moins incommodes. Je répondis moi-même a l'Ambaffadeur , & je 1'affurai qu'ils étaient tous les maïtres de fe mêler avec nous, qu'entre amis il ne pouvait y avoir aucune place diftin&e, encore moins de ligne de démarcation. Le Noguais infifta fur 1'ordre qu'il avait ■ a cet égard, & le Mirza fe leva pour lui indiquer le fite jufqu'oü les fpeclateurs pouvaient s'avancer: la troupe des curieux vint bientót 1'occuper. Je ne tardai pas non plus a m'en approcher , pour me laiffer confidérer de plus prés óc me procurer le plaifir de faire connaiffance avec ces Meffieurs. Ils fe levèrent tous quand je fus a portée deux, & le plus remarquable auquel je m'adreffai me falua en ótant fon bonnet & en s'inclinant: j'avais obfervé ce cérémonial de la part  du Baron de Tott. 7? du député au Mirza , & j'en avais été d'autant plus furpris , que les Turcs ne découvrent jamais leur tête que pour fe mettre a leur aife , & feulement lort qu'ils font feuls ou dans la plus grande familiarité. C'eft auffi par cette raifon que les AmbalTadeurs Européens & leur fuite , vont aux audiences du GrandSeigneur le chapeau fur la tête ; fe préfenter autrement devant un Turc, ferait manquer aux bienféances, & j'aurai des remarques plus importantes a faire fur le rapport des ufages des Tartares avec les nótres. Si je tirai peu de lumière de mes Noguais, c'eft fans doute, paree que je manquai de leur faire des queftions qui auraient pu m'éclairer. Cependant la fatisfacKon attachée a toutes les chofes nouvelles me rendit la fin de cette journée affez agréable. Je m'accommodai auffi trés - bien de mon fouper} mais  7* Mémoires cette cuifme Tartare ne dut fon fuccès auprès de mes gens qu'au grand appétit qui fait trouver tout bon. Ils ne concevaient pas qu'on püt s'amufer du mal être. J'étais en apparence le feul objet de leurs plaintes : mais depuis j'ai bien appercu qu'ils ne me fouhaitaient une aifance perfonnelle, que pour acquérir le droit de gémir librement fur leurs privations; en les partageant, je fus me rendre mes gens moins incommodes, & je donne cette recette a tous les voyageurs, comme la meilleure qu'ils puiffent fuivre. Quelqu'intéreffants que fuffent les Noguais, prelTé d'abréger mon féjour parmi eux & d'aller le lendemain eoucher a la feconde vallée, je partis de grand matin , & nous vïmes le foleii paraitre fur 1'horizon de ces plaines-, commes les navigateurs 1'obfervent en mer. Nous ne découvrïmes pendant  du Baron de Tott. 77 cette matinée que quelques monticules femblables a celles qu'on voit dans beaucoup de parties de la Flandre, & fur-tout dans le Brabant, oü 1 'opinion commune eft , qu'elles ont été formées a main d'homme, & par la réunion des pelletées de terre que chaque foldat apportait anciennement fur le corps mort de fon Général pour lui élever un maufolée. On voit également un grand nombre de ces monticules dans la Thrace, oü, ainfi qu'en Tartarie, dans le Brabant & par-tout oü elles fe trouvent elles ne font jamais feules; mais cette qu anti té de Généraux morts & fouvent inhumés a des diftances a peu prés égales, &c toujours avec un rapport de pofition qui femble plutót indiquer une intention que le fimple effet du hafard , m'avait fait chercher dans les ufages aöuels , ce qui pouvait avoir donné lieu a la formation de ces prétendus  78 Mémoires maufolées. II m'a paru qu'on pouvait en démêler le motif dans 1'habitude que les Turcs ont encore aujourd'hui lorfqu'ils vont a la guerre , de marquer par des monticules de terre placées en vue Tune de 1'autre , la route que leur armée doit fuivre. Ces élévations font a la vérité moins grandes que celles dont je viens de parler & qui ont réfiltées a l'a&ion des fiécles fur la furface de la terre. Mais ne peut-on pas ajouter a mon obfervation, que dans le cas oü les monticules des anciens n'auraient eu d'autres objets que celui de jalonner leurs routes, afin d'affurer leur communication , 1'efprit de conquête qui les faifait pénétrer dans des pays inconnus , devait auffi les inviter a préferver d'une deftrucHon facile ces points de reconnaiffement. A 1'égard des oflemens qui ont été trouvés fous quelques monticules, ils font feu-  du Baron de Tott. lement la preuve qu'on les faifait auffi fervir de fépulture aux Généraux & aux foldats qui mouraient fur la route de ces armées ; mais la plupart des buttes qu'on a fait miner en Flandre, ont prouvé que tous ces amas n'étaient pas des tombeaux, & fi 1'on eft ramené a les confidérer comme des jalons , cette hypothèfe donnerait encore 1'explication des travaux dont parle Xénophon dans fa retraite des Dix-mille. Un fol inconnu devait offrir aux Grecs, a chaque inftant, des obftacles plus difficiles a vaincre , & des piéges plus redoutables , que les nations même qu'il fallait intimider ou repouffer. Je ne vis fur ma route aucune apparence de culture, paree que les Noguais évitent d'enfemencer les lieux fréquentés:près des chemins,leurs femailles n'y ferviraient que de pature aux chevaux des voyageurs ; mais fi ces mefures fau-  8o Mémoires vent les Tartares de ce genre de déprédation , rien ne peut préferver leurs champs d'un fldau plus funefte. Des nuées de fauterelles fondent fréquemment dans les plaines des Noguais , choififfent de préférence les champs de millet, & les ravagent en un inftant, Leur approche obfcurcit 1'horifon, & le nuage que produit la multitude énorme de ces animaux fait ombre au foleil. Si les Noguais cultivateurs font en affez grand nombre , par leur agitation & par leurs cris, ils parviennent quelquefois a détourner 1'orage, finon les fauterelles s'abattent fur leurs champs, & y forment une couche de 6 a 7 pouces d'épaiffeur. Au bruit de leur vol fuccéde celui de leur travail dévorant; il reffemble au cliquetis de la grêle, & fon réfultat la furpaffe en deftruaion. Le feu n'eft pas plus adlif ; & 1'on ne retrouve aucun veftige de végétation, lorfque  dü Baron de Tott. 8i lorfque le nuage a repris fon vol, pour aller produire ailleurs de nouveaux défaftres. Ce fléau s'étendrait fans doute {ut une culture abondante, & la Grèce & 1'Afie Mineure y feraient plus fréquemment expofées, fi ]a mer Noire n'engloutifikit la plupart de ces nuées de fauterelles lorfqu'elles tentent de franchir cette barrière J'ai vu fouvent les plages du PontEuxin, vers le Bofphore de Thrace , couvertes de leurs cadavres défféchés & enfi grand nombre, qu'on ne pouvait marcher fur le rivage, fans enfoncer jufqu'a mi-jambe dans cette couche de fquelettes pelliculaires. Curieux de connaïtre la véritable caufe de leur deltruction , j'ai cherché les occafions d'en obferverle moment, & j'ai été témoin de leur anéantiflement total , par un orage qui les furprit aflez prés de la //. Partie, F  82 Mémoires cöte, pour que leurs corps y fuflent apportés par les vagues avant d'avoir été délTéchés : ces cadavres y produi- firent une telle infeftion qu'il fallut plufieurs jours , avant de pouvoir en approcher. Nous arrivames avant midi a la première vallée , & pendant que le Mirza chargé du foin de me conduire, cherchait ceux qui devaient ordonner les relais que nous avions a prendre, jé* m'approchai d'un grouppe de Noguais ralfemblés autour d'un cheval mort qu'on venait de deshabiller. Un jeune homme nud, d'environ 18 ans , recut fur fes épaules la peau de cet animal. Une femme qui faifait avec beaucoup de dextérité 1'office de tailleur, commenca par couper le dos de ce nouvel habit, en fuivant avec fes cifeaux le contour du col, la chüte des épaules, le demicercle qui joint la manche & le cóté  du Baron de Tott. 83 de Fhabit, dont la longueur fut fixée au deflbus du genou. ïl ne ifut pas nécelTaire de foutenir une étoffe que fon humidité avait déja rendue adhérente a la "peau du jeune homrae. La couturière procéda aufli leftement a former les deux devants croifés & les manches; après quoi le manequin qui fervait de moule, donna en s'accroupiflant la facilité de coudre les morceaux; de manière que vêtu en moins de deux heures d'un bon habit bai brun, il ne lui refta plus qu'a tanner ce cuir par un exercice foutenu : ce fut aufli fon premier foin , & je le vis bientöt fauter leftement a poil fur un cheval pour aller joindre fes compagnons qui s'occupaient a raflembler les chevaux dont j'avais befoin, & dont le nombre n'était pas a beaucoup prés complet. On fait déja que les chevaux Tartares font répandus dans les plaines, en trou- Fa  84 Mémoires peaux parciculiers & diftingués paf la marqué du propriétaire ; mais comme il exifte un fervice public auquel chaque individu doit contribuer, il exifte auffi un troupeau de chevaux appartenant a la communauté. Ce troupeau eft gardé a vue a portée des habitations. Mais ces animaux libres dans la campagne n'y font pas faciles a faifir. On fent encore que le choix qu'il faut en faire pour fournir les différens chevaux de trait & de felle ajoute a la difficulté ; c'eft a quoi les Noguais réuffiffent par une méthode qui donne en même temps aux jeunes gens toujours deftinés a cette efpèce de chaffe , une occafion de devenir les plus intrépides & les plus adroits cavaliers qui exiftent. Ils fe muniffent a cet effet d'une longue perche au bout de laquelle eft attachée une corde dont 1'extrémité terminée en oeillet, paffé dans la perche, forme un nceud-coulant affez  du Baron de Tott. 8? ouvert pour que la tête d'un cheval puiffe y palier facilement. Munis dc cet outil, ces jeunes Noguais montés a poil, la longe du licol paflée dans la bouche du cheval, joignent a toutes jambes le troupeau , obfervent Fanimal qui leur convient, le pourfuivent avec une extréme agilité y 1'atteignent malgré fes rufes , auxquelles ils fe prêtent avec une adrelTe infinie, le gagnent a la courfe, & faififfant le moment oü le bout de la perche eft arrivé au-dela des oreilles du cheval, ils font pafler fa tête dans le nceud coulant, ralentifient leur courfe, & retiennent ainfi leur prifonnier qu'ils ramenent au dépot. Comme il me fallait prés de 80 chevaux & qu'il n'y avait a leur pourfuite qu'une demi - douzaine d'Ecuyers , leur exercice dura affez long - temps , pour m'en donner tout le plaifir ; mais le relais fut fi bien choifi que nous pümes F 3  86 Mémoires encore arriver d'affez bonne heure dans, le fauxbourg d'Oczakow oü nous logeames. Cette fortereffe , fituée fur la rive droite du Borifthène & prés de fon embouchure, occupe une petke pente qui conduit au fleuve. Un foflé & un chemin couvert font les feuls ouvrages qui défendent la place: elle a la forme dun parallélogramme incliné fur fa longueur, & 1'on y remarque ainfi qu a Bender & a Cotchim, une nombreufe artillerie dont chaque pièce mal montée eft accollée de deux énormesgabions qui fervant de merlons forment 1'embrafure. Quelques Juifs établis dans le fauxbourg d'Oczakow y tiennent auberge. Ils nous furent d'un grand fecours pour renouveller nos vivres & nous mettre en état de traverfer les plaines du Dgamboylouk , également habitées par les Noguais. Nous employames la matinée  du Baron de Tott. 87 du lendemain a traverfer le Borifthène. Ce fleuve rétreci a fon embouchure par une langue de terre qui appartient a la rive oppofeé , & qu'on nomme Kilbournou 1, forme en dedans une efpèce de lac qui fe prolonge vers le nord d'oü le fleuve defcend. Sa largeur eft de plus de deux lieues entre Oczakow & le fort fitué vis-a-vis a la naiflance de la pointe de fable; c'eft dans cette direction que nous pafsames le Borifthène. Des batimens deftinés a cet ufage font voilés pour profiter duventfavorable,& peuvent aufli fe poufler a la perche , a caufe du bas-fond qui ne leur manque que vers le milieu & pendant 1'efpace de quelques toifes feulement. Après trois heures de cette ennuyeufe navigation , pendant laquelle nous ne fumes diftraits que par les bonds de ' Le nez ou le capdu Cheveux. F t  gB Mémoires quelques dauphins, nous abordames i Kilbournou, vis-a-vis le chateau qui y eft fitue': le débarquement de mes voitures & la réunion des chevaux dont nous avions befoin , occupèrent mes conducteurs le refte de la journée que j'empioyai a vifiter le chateau. II ne m'offrit rien de remarquable que fon inutilité. En effet fon artillerie deftinée a concourir avec celle d'Oczakow a la lïireté du fleuve , ne pouvant croifer fon feu a une aufli grande diftance, laifle conftamment la liberté de pénétrer par le centre. J'ai obfervé que des batteries placées a la pointe de Kilbournou & fur un banc de rocher fitué a la rive oppofée, défendraient conftamment le paffage atoute efpèce de batiment; mais c'eft ce que les Turcs n'ont pas encore été en état de calculer; & j'aurai d'autres occafions plus importantes de déterminer les bornes de leurs connaiffances militaire^  du Baron de Tott. On était convenu de fe mettre en route une heure avant le jour, & j'avais élu mon domicile dans un charriot difpofé endormeufe, afin de prolonger le repos dont je commencais a avoir befoin. Le commandant de mon efcorte ignorait cette difpofition ; & après avoir rangé fa troupe dans 1'ordre que j'ai déjaexpliqué, il accompagnait foigneu* fement ma berline , jufqu'a ce que la pointe du jour lui permit d'appercevoir que je ne 1'occupais pas ; il fe plaignit alors trés - vivement du peu de foin qu'on avait eu de lui indiquer la voiture oü je m'étais placé, & vint fur le champ 1'environner avec la petite troupe qu'il s'était réfervée a cet effet. On fentira fans doute que je ne rapporte cette circonftance, que paree qu'elle développe le moral des Tartares 3 elle préfente conftamment le germe des plus faine idéés.  90 Mémoires Nötre route nous avait rapproché de la mer Noirè : nous fuivions de temps en temps le rivage, & le feul bruit des vagues nous offrait un objet d'intérêt que nous ne pouvions trouver dans les plaines rafes que nous avions parcouru jufqu'alors. Celles qu'il nous reftait a prolonger étaient également dépouillées ; mais 1'on m'a affuré qu'anciennement elles étaient couvertes de forêts, & que les Noguais en avaient arraché jufqu'aux moindres fouches , afin d'y être a 1'abri de toute furprife. Si cette précaution peut en effet garantir une nation tellement tranfportable , qu'en moins de deux heures elle peut déménager; ce moyen de füreté a privé les Tartares de la reflburce du chauffage néceffaire au climat. C'eft aufli pour y pourvoir que chaque familie raflemble avec foin la fiente de fes troupeaux. On pêtrit cette fiente avec un peu de.  du Baron de Tott. 91 terre fabloneufe , & il en réfulte une efpèce de tourbe qui par malheur enfume les Tartares beaucoup plus qu'elle ne les chauffe, Aucun peuple ne vit plus fobrement. Le millet & le lait de jument font fa nourriture habituelle : cependant les Tartares font très-carnivores ; un Noguais peut parier qu'il mangera tout un mouton , & gagner ce pari fans fe donner une indigeftion, Mais leur goüt a cet égard eft contenu par leur avarice, & cette avarice eft portée au point qu'ils fe retranchent généralement tous les objets de confommation qu'ils peuvent vendre. Ce n'eft aufli que lorfque quelque accident fait périr un de leurs animaux , qu'ils fe régalent de fa chair, pourvu qu'ils puiffent toutefois être a temps de faigner 1'animal mort. Ils fuivent également ce précepte. du Mahométifme fur les animaux malades,  S>2 Mémoires Les Noguais obfervent alors tous les périodes de la maladie, afin de faifir le moment oü leur avarice condammée a perdre la valeur de 1'animal, leur appétit peut encore fe ménager le droit de s'en repaïtre en tuant la bete un inflant avant fa mort naturelle. Les foires de Balta & quelques autres qui font établies fur les frontieres des Noguais, leur procurent le débit annuel des immenfes troupeaux qu'ils poffédent. Le bied qu'ils recueillent en abondance fe débite également par la mer Noire, ainfi que les laines, foit du produit de toutes, foit pelades 1; il faut encore joindre a ces objets de commerce quelques mauvais cuirs & une grande quantité de peaux de lievres, , 1 On appelle laines pelades celles qui font féparées des peaux par le fecours de la chaux. Cette opération ne peut avoir lieu fur les animaux vivans; elle procure Ia plus grande quantité de laine poffible, mais en détcriore la qualité.  ou Baron de Tott. 33 Ges différens articles réunis procurent annuellement aux Tartares des fommes confidérables , qu'ils ne recoivent qu'en ducats d'or de Hollande ou de Venife : mais 1'ufage qu'ils en font, anéantit toutes les idees de richefle que cet énorme numéraire préfente. Conftamment augmenté fans qu'aucun befoin d'échange en rende une partie a la circulation, Favarice s'en empare, elle enfouit tous ces tréfors, 6c les plaines qui les recélent , n'offrent aucune indication qui puiffe guider dans les recherches qu'on voudrait en faire. Plufieurs Noguais morts fans dire leur fecret , ont déja fouftrait des fommes confidérables. On pourrait aufli préfumer que ces peupies fe font perfuadés, que s'ils étaient forcés d'abandonner leur pays, ils pourraient y laifler leur argent fans en perdre la proprieté. En effet elle ferait pour eux la même a 500  £4 Mémoires lieues de diftance : il ne connaiftent d'autre jouiflance que 1'opinion de pofféder ; mais cette opinion a pour eux tant d'attraits qu'on voit fréquemment un Tartare s'emparer d'un objet quelconque pour le feul plaifir de le pofféder un moment. Bientöt contraint de le reftituer, il faudra qu'il paie encore une amende affez confidérable; mais il ajouiafa manière, il eft content: 1'avidité des Tartares ne calcule jamais les pertes éventuelles, elle ne jouit que des béne'fices momentanés. Nous approchions d'Orcapi, & nous n'avions plus qu'un mauvais gïte a fupporter, lorfque je recus un courier envoyé a ma rencontre. II était chargé des ordres du Kam des Tartares pour m'affurer des facilités que j'avais eu le bonheur de me procurer. Nous pafsames la nuit dans une mauvaife barraque couverte derofeaux,feule  du Baron de Tott. produtlion du marais oü elle était fituée, affez prés de la mer. Nous en fuivimes le rivage le lendemain matin & nous appercümes bientöt la cöte occidentale de la prefqu'ile qui s'étendait en mer fur notre droite. Cette terre également platte, mais plus élevée que la plaine oü nous étions 3 s'y réunit par un talus affez doux qui femble dreffé au cordeau , & dont la partie fupérieure préfente le profil des lignes d'Orcapi. Nous les prolongeames d'affez bonne heure, & nous pafsames le foffé fur un mauvais pont de bois qui joint la contrefcarpe a. une porte voütée qui traverfe le terre-plein , & dont le Portier tient tous les foirs la prefqu'ile fous la clef. Une des redoutes qui coupe ces lignes a la portée du canon revêtue en maconnerie garnie d'artillerie & de quelques foldats Turcs , jointe au commerce des Ruffes & des Tartares, a fait établir prés de cette porte un mau-  96 Mémoires vais village, oü je mis pied a terre, dans le logement qu'on m'y avait préparé. Le Commandant de la ckadellene tarda pas a me faire complimentei- fur mon arrivée en m'envoyant un plateau chargé de viande de mouton roti k la Turque, qu'on nomme Orman Kébab \ Je recus' bientöt auffi une députation des Jéniffaires de la fortereffe qui m'invitaient k m'infcrire dans leurs compagnies, & j'acceptai cet offre avec autant d'empreffement qu'ils en eurent a recevoir le préfent de ma bienvenue. Le corps des Jéniffaires compofé dans fon origine d'efclaves enlevés a la guerre par les Turcs, fur lesChrétiens,a été long-tems recruté par les enfans de tribut; mais les privileges accordés k cette nouvelle « Orman Kébab (Ie roti des bois ) , c'eft Ie roti favori des Turcs • il confifte en des morceaux de mouton coupés & enfiles fur des brochettes alternativement avec des tranches d'oignons qu'on fait rötir a un grand feu. milic e,  dü Baron de Tott. £7 milice , dëterminèrent les Turcs a y faire infcrire leurs enfans. L'abus du prpvilège & le nombre des prétendans s'ac* crurent 1'un par 1'autre, on ne vit plus de süreté que fous la proteclion de ce corps. Les Grands s'y firent infcrire. Le Grand - Seigneur lui - même voulut lui appartenir , & perfonne n'appercut que ménager fon infolence, c'était traval lier a 1'accroïtre. La regie établie foutint long-tems ce corps contre fes propres défordres ; mais ils cefferent enfin de fe maintenir dans 1'indépendance individuelle. Chaque Jéniffaire devint propriétaire, & rentrés aujourd'hui dans 1'ordre général par 1'intérêt particulier, ce corps a ceffé d'être redoutable a fes maïtres. Tandis que ces différents foins m'occupaient, je vis paraitre une troupe d'Européens conduite par des Tartares de la plaine. C'étaient des Allemands II. Partie. G  j>8 Mémoires fugitifs de Ruffie dont les Noguais s'étaient emparés. La fituation de ces malheureux me porta a les reclamer : on me les livra fur ie champ, & je leur abandonnai la pyramide de mouton roti dont ils avaient fans doute plus befoin que moi. J'examinai enfuite ma nouvelle colonie , elle était compofée de fept hommes, de cinq femmes & de quatre enfans. Le malheur les avait abattus,mais ils commencaient a fourire a 1'efpoir du bien être. Ces malheureux nés dans le Palatinat avaient été attirés en Ruffie par 1'efpéranced'une meilleure fortune, qui détermine les émigrations , trompe toujours les émigrans &leur fait bientót regretterleurs foyers. Emprifonnés dans dans une contrée étrangère, ils ne concurent d'autre projet que la fuite, & ne connurent de route que celle qui les éloignait leplus promptement. Parvenus dans des plaines défertes, a peine refpi-  du Baron de Tott. 99 raient-ils en Überté>que les Noguais s'en étaient faifis pour les vendre au premier acquéreur. Je fus fort aife d'avoir fauvé ces malheureux, & je pris les mefures nécelfaires pour les faire arrivef sürement a Battchéferay. J'employai le refte de la journée a vifiter les lignes d'Orcapi. Aucun tableau de ce genre n'eft plus impofant; mais a cela prés que cet ouvrage eft un peu gigantefque, je n'en connais point oü Tart ait mieux fecondé la nature. On peut aufli garantir la folidité de ce retranchement. II coupe 1'Ifthme fur trois quarts de lieue d'étendue ; deux mets lui fervent d'épaulement; il domine d'environ quarante pieds fur la plaine inférieure , & il réflifteralong-tems a 1'ignorance qui négligé tout. Rien n'indique 1'époque de fa conftrucHon ; mais tout affure qu'elle eft antérieure aux Tartares ou que ceux-ci étaient jadis plusinftruits G 2  iöo Mémoires qu'ils ne le font a préfent. II n'eft pas moins évident que fi ces lignes étaient palilladées en fauffe braye , ainfi que les redoutes qui les coupent, & garnies d'artillerie, & fuptout d'obus, elles affureraient la libre poffeffion de La Crimée contre une armée de cent mille hommes. En effet une pareille armée ne pouvant prendre ces lignes d'aflaut, ferait bientöt réduite par le manque d'eau a chercher fon falut dans la retraite. Ce n'eft auffi qu'en paffant un petit bras de mer marécageux, pour gagner la tête d'une langue de terre très-étroite qui prolonge parallelement la cöte oriëntale de la Crimée que les Ruffes y ont pénétré dans la dernière guerre. Cette route avait déja été tentée avec fuccès dans les campagnes de i736&c 1737 par leGénéral Munick, mais cela n'a point infpiré aux Tartares le defir & les moyens de fe garantir déformais d'un pareil malheur en défen-  du Baron de Tott. ioi dant la naiffance de cette langue de terre, oü la moindre réfiftance aurait fuffi pour arrêter leurs ennemis. En partant d'Orcapi, j'obfervai que le chemin fur lequel nous roulions était recouvert d'une croüte blanchatre occafionnée par le tranfport des fels que les Tartares vendent aux Ruffes. Les falines d'Orcapi réunies au Domaine du Souverain , font affermées a des Arméniens ou a des Juifs, & ces deux nations également commercantes & toujours en rivalité , favorifent le fifc par leurs mutuelles enchères. Ils font auffi maladroits dans 1'adminiftrationde leurs conceffions, & leur avidité eft toujours la dupe de leur ignorance. Aucun hangard n'eft deftiné a recevoir , a fécher & a conferver le fel naturel qui fe forme dans les lacs falins. II en réfulte quel'abondance d'une bonne année ne peutcompenfer le déficit d'une mauvaife, & que les pluies dé- G 3  Mémoires truifent fouvent une produdion fi riche & fi facile a emmagafiner. L'ignorance du vendeur & celle de 1'acheteur paraiffent auffi fe réunir pour dicter les conditions qui les lient réciproquement. Elles permettent a 1'acheteur de venir luimême puifer le fel dans le lac & den charger fes voitures dont le nombre des chevaux eft convenu, ainfi que le prix ; mais fous la claufe que fi la voiture caffe fous fon poids avant d'être arrivée a un point déterminé, cet événement entraine amende .& confifcation. Le vendeur & 1'acheteur n'ont pas appercu qu'ils perdaient 1'un & 1'autre tout ce qui fe répand' fur la route , & qu'un état de guerre continuelle ne peut être la bafe d'un commerce avantageux. Après avoir dépaffé le fite des falines, nous nous trouvames au milieu d'une culture plus fertile que foignée, & nombre de villages épars dans lapiaine, nous  du Baron de Tott. 103 offrirent un coup-d'ceil d'autant plus intéreffant, qu'il y avait long-temps que nous n'en avions joui. Nous arrivames vers le foir dans une habitation fituéeau fond d'un vallon , oü quelques rochers nous annoncaient un nouveau fol. Nous appercümes en effet le lendemain, un terrain montueux , que nous parcourümes durant toute la matinée. II fallut a midi enrayer les quatre roues de ma voiture pour la defcendre par un chemin taillé dans le roe & très-étroit qui me conduifit a Ba&chéferay. J'arrivai dans cette ville d'affez bonne heure , pour appercevoir dans le plus grand détail toutes les commodités auxquelles il me fallait déformais renoncer. Le fieur Fornetty , Conful de France auprès du Kam des Tartares, me recut dans la maifon qu'il occupait depuis dix ans & qui m'était deftinée. La diftribution de cet édifice n'était pas favorable au furcroit G 4  Mémoires d'habitans <3ue je menais avec moi. Cet mconvénient fut fur-tout très-fenfible k mes gens. Fatiguds du mal-être d'une longue route ,1'afpea de cette étrange terre promife acheva de les décourager. Je dois conveniren eifet que ma nouvelle habitation ne pouvait confoler des 93o lieues que nous venions de faire pour y arriver. Un efcalier de bois découvert & dont les marchés pourries Par a pluie cédaient fous Ie podds des affaillans, conduifaient les plus lelies h un umque étage compofé d'une falie, & de deux ehambreslatérales qui fervaient de^lon&dechambreacoucher,Les murailles autrefois revêtues de blanc en bourrelaiiTaient, ainfi que leplancher, ^mguerlaeonuruaionde cet édifice. On aelibe'ra s'il pourrait f Jg poxcn de mes. malles, cependant nous mfardames cette opération avec affez de Ws^commetoutsarrangcchaau,  du Baron de Tott. ioj eut bientöt élu le gite oü il devait fe repofer de fes fatigues. Si la variété des objets qui fe fuccèdent pendant la route, ne permet de s'occuper que des obftacles qu'il faut furmonter pour arriver au but du voyage , ce terme ramène naturellement a 1'examen de la pofition durable oü 1'on eft parvenu. C'eft aufli ce que nous fimes a notre réveil. Le tems que j'avais déja paffé avec M. Conftillier qui m'accompagnait en qualité de Secrétaire fuffifait peur me garantir que la douceur de fon caracière & fa patience réfifteraient a tous les inconvéniens de fa pofition. Je ne fus pas moins heureux dans le choix que M. de Vergennes avait fait de M. Rufin, pour réfider auprès de moi en qualité de Secrétaire Interprête , & bientöt 1'intimité de ces deux jeunes gens , en animant leur gaieté me rendit leur fociété très-agréable. C'était aufli  "o* Mémoires la feule qui m'était réfervéeA je ne pouvais me flatter qu'un Moine que j'avais pns aYafli,& deuxMiflionnaires Armémens Polonais me fuffent d'un grand fecours, non plus que le fleur Fornetty qui devaztmequitter pour retourner a Conftantinople, lorfque fes lumièresf ocales me feraient devenues inutiles. Mon arrivée avait été annoncée fur le champ au Vifir du Kam , & Ce preker Miniflre en me faifant alTurer de la fatisfaclion que fon maitre aurait a me voir, lorfque je me ferais difpofé a recevoir ma première audience , m'envoya 1 état du Tayn que le Prince m'avait a«igné. Cet ufage confifte dans la fourniture des vivres jugés néceflaires k ja confommation de celui qu'on engratifie Dans tout 1'Orient, c'eft toujours en donnant qu'on honore; & forcé de me fou. mettre a cette manière d'honorer, j'apPhquai mon Tayn a la fubfiftance de  du Baron de Tott. 107 ma petite colonie Allemande ; mais fi ce feeours fuffifait pour la mettre dans 1'abondance, mes gens ne voyaient aucun moyen de pourvoir a ma fubfiftance perfonnelle. Réduits a de mauvais pain, au riz, au mouton, & a des volailles étiqucs , nous étions en effet menacés de faire bien mauvaife chcre. Je ne conce-. vais pas que le plus beau fol du monde, & le voifinage de la mer me laiffaffent manquer de beurre, de légumes & de poiffons ; mais j'appris bientöt que le céWi était cultivé dans le jardin du Kam, comme une plante rare, que les Tartares ne favaient pas battre le beurre, & que les habitans des cötes n'étaient pas plus marins que ceux des plaines ; il fallut me foumettre. Mes gens découvrirent enfuite quelques légumes fpontanés qui nous confolèrent, & je pris des mefures pour faire venir des graines de Conftantinople, afin de les cultiver.  *°* Mémoires Je louai a cet effet une maifon de campagne : j'y établis mes Allemands, je leur donnai des vaches, & ma nouvelle métairie me fournit bientót de tout en abondance. Je pris auffi le parti de faire faire mon pain. Un de mes gens devint un excellent Boulanger, & nous joignimesala bonne chere, Ie plaifir den avoir créé les moyens. J'attendais pour prendre ma première audience , quelques préfens qui n'arrivaient pas; mais Fimpatience de Mackloud-Gueray alors fur le tröne des Tartares , leva route difficulté. Le jour pris pour la remife de mes lettres de créance le Maitre des Cérémonies fe rendit chez moi avec un detachement de la garde & piqués Officiers chargés de compagner au Palais. Notre cavalcade mi-partie Européenne & Tartare, attira un grand concours de peuple. Nous ««nes pied a terre dans la dernière cour,  dü Baron de Tott. ió c'étoit a peu - prés la reconftruire. Nous Ctions au mois de Novembre, il n'y avait pas de temps a perdre. J en deffmai le plan, j'alTemblai les matériaux jefurveillai le travail, fans m'écarter de Ia méthode des Tartares, & je fus palfablement logé avant la fin de Décembre moyennant deux mille écus de dépenfe. C'eft rei le moment d'examiner la conftruaion des maifons en Crimée; & ces détails fur 1'architeaure des Tartares feront plus utiles a ceux qui ont a coeur 1'économie ruftique qu aux difciples de Vitruve. Des piliers placés fur des points qui determinent les angles & les ouvertures  dü Baron de Tott. tit fixés perpendiculairement par une architrave qui appuie les folives, prépare le plan fupérieur qu'on difpofe de même pour recevoir le toit. L'Edifice étant ainfi difpofé , d'autres piliers plus minces , efpacés a un pied de diftance , également perpendicuJaires , occupent les pleins, & font deftinés a contenir des baguettes de coudrier, pour donner a 1'édifice la facon d'un panier. On applique enfuite fur cette efpèce de claie , de la terre gachée , avec de la paille hachée ; après quoi une couche de blanc en bourre , appliquée intérieurement & extérieurement, jointe a la peinture qu'on étend fur les piliers, fur les portes , fur les plintes & fur les fenêtres, acheve de donner au batiment un afpecl; affez agréable. J'obferverai que cette manière de conftruire a infiniment plus de folidité que  1*2 Mémoires fa defcription ne le ferait peut-être préfumer. Elle eft certainement auffi plus falubre que celle des maifons de nos payfans. Je fuis encore très-convaincu que les Seigneurs qui poffédent des terres, & qui foit pour leur intérêt, foit par principe de bienfaifance, veulent y faire conftruire des habitations dans la vue d'augmenter & de favorifer la population de leurs vaffaux, gagneraient de toutes manières a adopter ce nouveau plan de conftrudion ; ils y trouveraient une grande économie, ils ménageraient d'avance aux habitans la facilité de réparer eux-mêmes leurs maifons , & ce dernier avantage paraitra le plus important. Après m'être logé paffablement, & en très-peu de temps > il ne me ref tait qua m'occuper des meubles. Mon Maitre-d'hötel était Tapiffier. Je me chargeai de la menuiferie, de la ferru- rerie }  du Baron de Tott. 113 ïerie} du tour, & ces diffe'rentes occupations, jointes a mes affaires & a mes vifites au Kam , me procurèrent un emploi fuivi & varié de tous mes momens. Makfoud-Gueray m'avait admis dans fa fociété prive'e : elle était compofée du Sultan Nouradin fon neveu, d'un Mirza des Chirins1 nommé Kaïa* Mirza, mari d'une Sultane coufine-germaine du Kam, du Kadi-Lesker & de quelques autres Mirzas que Makfoud favorifait. Ce Prince nous recevait après la priere du coucher du foleil, & nous retenait jufqu'a minuit. Plus méfiant par calcul que par caractère , Makfoud - Gueray prompt a fe prévenir, fe livrait avec la même facilité a ce qui pouvait ramener 1 Chirin eft Ie nom de la famile Ia plus diftinguée parmi celles qui compofent Ia haute noblefïe des Tartares ; on verra dans Ia fuite de ces Mémoires , que 1'Ordre établi cxclut a jamais de cette clafle toutes les families annoblies. 2 Kaya, en Tartare, veut dire rocher. II. Partie. H  "4 Mémoires le calme dans fon ame, & lui rendre agréable tout ce qui 1'environnait; avec plus de connaiiTance que les Orientaux n'en ont communément , il aïniait la littérature, s'en entretenait volontiers. Le Sultan Nouradin éleve' en Circaffie , parlait peu & ne parlait que des Circaffes : le Kadi-Lesker au contraire parlait beaucoup & parlait de tout. Peu inftruit, mais d'un efprit gai, il facrifiait fouvent la gravité de fon état au plaifir d'animer nos converfations. Kaïa Mirza les nourriffait de toutes les nouvelles du jour, tandis que je fournifïais celles de 1'Europe, & que je répondais a toutes les queftions dont on m'accablait. L'étiquette de cette Cour permet a peu de perfonnes de s'affeoir devant le Souverain ; les Sultans jouifïent de ce privile'ge par leur naiffance , a 1'exception des enfans du Prince, qui par refpeft ne s'afTeaient jamais devant leur Pere. Ce droit eft  du Baron de Tott. iij accordé auffi aux Chefs de la loi, aux Miniftres du Divan , & a ceux des Cours Étrangères ; mais excepté KaïaMirza qui s affeait en fa qualité de mari, d'une Sultane , les autres courtifans reftaient debout au bas du fopha, & fe retiraient a 1'heure du fouper. Ce repas était fervi fur deux tables rondes : 1'une dreffée devant le Kam n'était deftinée qu'a fa Majefté Tartare qui mange ordinairement feule, & ne déroge a cette étiquette qu'en faveur de quelque Sultan diftingué par fon age ou Souverain lui-même. La feconde table dreffée dans la même pièce eft deftinée aux perfonnes que le Kam admet a fon fouper. J'y mangais avec le Kadi - Lesker & Kaïa-Mirza. Makfoud-Gueray prenait toujours plaifir a animer les petits débats d'opinion qui s'élevaieni. journellement entre le juge & moi, & dans lefquels ce Magiftrat paraiflait beaucoup moins H2  n6 Mémoires occupé de la jufteffe de fes raifonnemens que du défir d'amufer fon maitre. Nos pofitions étaient li différentes que nous ne pouvions nous difputer fa faveur par les mêmes moyens; mais je ne négligeais pas ceux par lefquels je pouvais plaire au Prince. J'avais obfervé qu'il aimait les feux d'artifice, & que 1'ignorance de fes artificiers fervait très-mal fon goüt. J'apprêtai les outils, je préparai les matières, j'inftruifis mes gens, & lorfque je me crus en état de remplir mon objet, je demandai au Kam la permiffion de fêter le jour de fa naiflance : 1'habitude de ne voir que des gerbes enfumées, de mauvais pétards, 6c des petites fufées mal garnies 6c mal dirigées, me donna de grands fuccès. J'avais prévu que le Kam , après m'avoir remercié du falpêtre que je venais de brüler , fe plaindrait obligeamment du peu de durée de la fête,  du Baron de Tott. 117 & j'avais préparé pour ma réponfe quelques expériences d'éleftricité que je lui propofai de voir, comme un petit feu de chambre qui pourrait nous amufer le refte de la foirée. Les premiers effets de ce phénomène exiterent un tel étonnement que j'eus bien de la peine a détruire 1'opinion de Magie que je voyais germer dans les efprits & que chaque expérience augmentait par dégrés. Le Kam eut cependant 1'air de m'entendre. II voulut être éle&rifé en perfonne ; j'en ufai modérément avec lui , mais je traitai les courtifans de manière a mériter 1'approbation du Prince. Toute la ville retentit le lendemain du prodige que je venais d'opérer, & il fallut me foumettre les jours fuivans a fatisfaire la curiofité de ceux qui n'avaient pu affifter chez le Kam aux expériences. Plufieurs perfonnes vinrent  118 Mémoires fucceffivement me prier de les répéter fur elles & fur leurs amis : je renvoyais tout mon monde également émerveillé, & chacun d'eux vantant Téletlricité , augmentait encore fuccelTivement le nombre des curieux. Je cömmencais cependant a me laffer des inconvéniens de cette célébrité , & je m'en plaignais le foir a M. Rufin qui sen ennuyait autant que moi , lorfque nous vïmes paraitre plus de vingt lanternes dont la file dirigée fur ma maifon, s'arrêta a ma porte. J'envoyai fur le champ M. Rufin pour interroger cette troupe fur le motif qui 1'amenait. Un orateur lui tint ce difcours : Nous fommes,M. les Mirzas Circaffes enótage auprès du Kam; nous avons entendu raconter les merveilles que votre Bey 1 1 Bey eftle titre qu'on donne auxperfonnesdediftinétion; il équivaut a celui de Seigneur, & s'employe auffi pour celui de Prince , comme Bey de Valachie & Bey de Moldadavie.  du Baron de Tott. 119 opére quand il lui plait : merveilles dont on n'a jamais eu 1'idée depuis la naiffance du Prophéte jufqu'a lui , & qui ne feront plus connues des hommes après fa mort: priez-le de permettre que nous en foyons les témoins 5 afin de pouvoir un jour en rendre témoignage a notre Patrie, & que la Circaffie privée de ce phénomène, puiffe au moins en confevrer la mémoire dans fes annales. La gravité avec laquelle M. Rufin me rendit cette harangue, en conferva tout le piquant. Je fis monter mes nouveaux hötes dans mon fallon, oü après s'être rangés en demi-cercle , avec tout le refpect & tout le recueillement d'une dévotion myftique , 1'orateur Circaffe m'adreffa le même compliment qu'il avait déja fait a mon interprête. Je recus fa harangue le plus férieufement qu'il me fut polfible , & je complimentai a mon tour toute la Circaflie j H4  120 Mémoires après quoi je me difpofai a leur imprimer fortement le fouvenir de l'éleftricité, tandis que M. Rufin en leur faifant les politelTes d'ufages s'amufait a fortifier 1'opinion du merveilleux qui les avait attirés chez moi. On juge que dans cette difpofition il me fut aifé de choifir mes victimes. Chaque fpeftateur voulut 1'être a fon tour, & ces malheureux dont j'avais quelquefois pitié , riaient aux anges en fouffrant le martyre. Ce ne fut auffi qu'après les plus rudes épreuves, que j'eus le bonheur de renvoyer mes Circaffes ' pleinement fatisfaits ; mais ils furent les derniers que j'élearifai, & je tachai de me procurer des délaffemens moins brillans , mais plus utiles. Mon uniforme que je portais toujours me'nacait ruine : je travaillai a devenir mon propre tailleur, j'eus auffi la fantaifie d'équiper a la francaife un joli cheval  du Baron de Tott. 121 Arabe; je ne pouvais le dreffer avec les felles Tartares , dont la forme éloigne trop le cavalier du cheval. Ce n'était pas une petite befogne. II me fallut commencer par faire des outils : je preparai les arcons, je difpofai toutes les pièces, & je parvins a finir une felle de velours cramoifi; avec la houffe & le harnois bien alTortis : j'en fis ufage a ma première promenade avec le Kam. Ce Prince avait la bonté de m'admettre a toutes fes parties, & je fus bien aife de lui donner quelque idéé de notre manière de monter a cheval. Les Tartares ne connaiffent d'autres principes d'équitation que la fermeté de 1'affiete , & cette fermeté va jufqu'a la rudefTe ; auffi la foupleffe des mouvemens de ma béte Arabe étonna toute la Cour. Le premier Ecuyer du Prince voulut en efïayer; mais a peine eut-il enfourché une felle rafe qu'il fut réduit bien vite a chercher  122 Mémoires fon équilibre en ferrant les talons. Mon cheval peu fait aux manières d'un femblable cavalier allait s'en débarralfer, lorfque fes gens accoururent a fon fecours pour lui éviter cette cataftrophe. Le Kam m'invitait également aux parties de chaffe du vol & de lévriers qu'il faifait fréquemment. Cinq ou fix cent cavaliers 1'accompagnaient. Nous parcourions ainfi les plaines des environs oü 1'abondance du gibier jointe a 1'amour-propre des chaffeurs, rendait ces chaffes trés - vives. Le vol avait fur-tout un grand attrait pour MackfoudGueray : fes oifeaux étaïent.parfaitement bien dreffés , il ne lui manquait que de bons chiens pour faire lever le gibier. J'en avais amené un de France, dont la beauté:était remarquablè ; mais il était li caEefTé,^ fi gaté.-, fi volontaire, que je he le conduifais jamais avec moi ; par cela même onfe crut précieux. Les  du Baron de Tott. 123 courtifans en parierent au Prince : ilme témoigna le défirer, & me fit même quelques reproches avec une forted'affeclation de ce que je le lui cachais. En vain je lui objetïai que mon chien était mal difcipliné, qu'il fe jetterait infailliblement fur fes oifeaux, qu'il arriverait quelque malheur : il prit tout cela pour une défaite, & je fus contraint de céder a fa fantaifie, dont il eut bientöt lieu de fe repentir. J'envoyai fur le champ chercher mon chien; il arriva; fon début fut familier. Un baffin avec un jet d'eau occupait le milieu de 1'appartement. Diamant s'y baigne , faute enfuite fur le fopha, pour me careffer, & prenant le rire du Kam pour une invitation amicale, s'élance avec gaieté fur lui, & culbute chemin faifant tout ce qui 1'environne. Dans le premier moment de la faveur, on peut avoir tort ïmpunément : auffi Diamant recommandé a  ï24 Mémoires un Page, eut dès le même fbir bouche en Cour, & grande chaffe ordonnée pour le lendemain. On ne paria toute la foirée que des talens du nouveau favori: je parlai, moi de fa vivacité, de fa défobéilTance ; tout fut trouvé charmant; & le Kam avait une telle impatience de voir Diamant en aclion qu'il nous donna rendez - vous de meilleure heure qu'a 1'ordinaire. En arrivant j'appercus le héros de la fête, conduit par fon Page entouré de fpe&ateurs , & ne fachant ce qu'on lui voulait, on m'attendait pour le mettre en liberté. A peine en jouit-il que la cavalerie s'ébranle pour fe déployer a la droite & a la gauche du Kam auprès duquel j'étais. Diamant effrayé n'éprouva d'abord que la crainte d'en être écrafé. Cependant une caille fe leve devant lui, un des faucons du Kam eft lancé a la pourfuitte de ce gibier, il joint fa proie s'en faifit &  dü Baron de Tott. 12; pouffe fon vol a quelque diftance oü un fauconnier a toutes jambes va s'en emparer. Diamant prend également fon eiTor, une doublé capture avait animé fon ambition , & fans un marteau d'armes qu'on lui lanca pour le forcer a lacher prife , ma préditlion aurait été accomplie; mais 1'effroi s'emparant également du chien &c du faucon , chacun par des routes différentes prit celle du logis} & le Kam en fut quitte pour la la peur de perdre fon oifeau. Ma pofition vis-a-vis de MackfoudGueray & de fes Miniltres , jointe a la manière dont j'étais parvenu a arranger mon nouvel établilfement, me rendaient le féjour de Baftchéferay fupportable: j'étais lié particulièrement avec KaïaMirza de la familie des Chirins, réputée la première noblelfe des Tartares. II avait époufé une Princelfe du Sang qui occupait la charge d'Olou - Kané  Mémoires (Gouvernante de la Crimée ), & cette Sultane voulant me donner une marqué de bienveillance menvoya , par Tlntendant de fa maifon, un préfent compofé d'une chemife de nuit brodée richement, & de tout ce qui appartient au deshabillé le plus magnifique & le plus complet. Le myftère qui accompagnait cette miffion pouvait me donner une forte d'inquiétude : en effet la Princeffe avait 70 ans; mais je fus bientöt raffuré : j'appris que des préfens de ce genre ne font jamais faits par une Sultane qua un de fes parens, & il me fut permis de me livrer fans crainte a toute ma reconnaiffance. La Princeffe avait quelque crédit auprès de Mackfoud-Gueray , mais ce crédit n'aurait peut-être pas fuffi pour préferver un de fes protégés de 1'avarice de ce Prince. Yacoub-Aga, Gouverneur & GrandDouanier de Balta, allait en être la  du Baron de Tott. 127 viclime. DépolTédé de fon emploi , dépouillé de fes biens , & enchainé dans les prjfons , il courak encore le rifque de perdre la tête nonbflant le zèle de fa proteclrice : il me parut trèsimportant de travailler a fauver & a rétablir cet homme, dont la France avait toujours eu fujet de fe louer. Les Miniflres me fecondèrent , le Mufti nous fervit avec chaleur, ainfi que la Sultane ; Yacoub - Aga quitta fes chaïnes pour reprendre avec fon ancienne dignité , les moyens de recommencer 1'édifice de fa fortune, que le Kam ne lui reftitua pas. Mais fi 1'on peut reprocher a ce Prince ce trait d'avidité , il veillait foigneufement au bon ordre, fans adopter les principes fanatiques & fuperftitieux qui portent les Turcs a y déroger fi fouvent. L'efclave d'un Juif avait aflafliné fon maitre dans fa vigne; la plainte fut portée par les plus  ia8? Mémoires proches parens. On faifit le coupable, & tandis qu on inftruit le procés de ce malheureux, des zèlés Mahométans le déterminent a fe faire Turc, dansl'efpoir d'obtenir fa grace. On oppofe a la fentence de mort prononcée par le Kam, le converfion du coupable. II eft bon d'obferver que la loi Tartare fait périr le criminel par la main de 1'offenfé ou par celle de fes ayans caufe. On objefta donc, mais on objeda en vain, qu un Turc ne pouvait - être abandonné a des Juifs : je leur livrerais mon frere, répond le Kam , s'il était coupable ; je laiffe a la Providence a récompenfer fa converfion , fi elle eft pure , & je ne me dois qu'au foin de faire juftice. L'intrigue des dévots Mufulmans était cependant' parvenue a retarder ce jugement jufqu au Vendredi après midi , afin de rendre également favorable au Néophite, la loi qui oblige les offenfés d'exécuter  Dü Baron de Tott. 129 d'exécuter la fentence dans les vingtquatre heures, 6c celle qui aiTujétit les Juifs a fe renfermer pour le Sabbat, au coucher du foleil ; cependant on conduit laffaiTin chargé de chaines, fur la butte deftinée a ces fortes d'exécutions; mais un noüvel obftacle s'y oppofe. Les Juifs ne peuvent répandre le fang. Un Crieur public parcourt la ville pour offrir une fomme confidérable a celui qui voudra leur prêter fa main, 6c c'eft chez le peuple le plus miférable que cette enquête eft inutile. Ce nouvel incident fut porté au tribunal du Kam. Les dévots comptaient en tirer grand parti, mais ils furent trompés dans leur attente. Mackfoud - Guéray permit aux Juifs d'exécuter le coupable fuivant les loix de landen teftament,6c la lapidation termina cette fcène. La loi Turque dont 'je pariais précédemment, celle qui livre le coupable II. Partie. I  »3o Mémoires a 1'offenfé , eft fondé fur le Coran , qui accorde au plus prochc parent du mort, le droit de difpofer du fang de 1'alTaffin. On a vu qu'en Turquie, la partie plaignante affifte au fupplice ; la loi Tartare plus littérale, charge la partie plaignante elle-même de 1'exécution. J'obferverai encore que chez les Turcs oüle Bourreau attend pour donner le coup , que la fomme offerte par le coupable foit refufée : il n'eft pas fans exemple , qu'une femme ait vendu le fang de fon mari. En Tartarie au contraire cette femme chargée d'enfoncer le couteau de fa propre main, ne fe laiffe jamais tenter par aucune offre , & la loi qui lui laiffe le foin de fa' vengeance,larend inacceffible a tout autre fentiment. Un Officier du Prince le bras levé & armé d'une hache dargent précede le eriminel, le conduit au fupplice, & affifte a fon exécution.  du Baron de Tott. 131 11 n'eft point de pays oü les crimes foient moins communs qu'en Tartaria Les plaines oü les malfaiteurs pourraient jd'ailleurs s'échapper aifément} offfent peu d'objets a la cupidité, & la prefqu'Ifle de Crimée qui en préfente davan= tage, fermée journellement, ne laiffe aucun efpoir de fe fouftraire aü chatiment; aufli n'appercoit-t-on nulle précau» tion pour la füreté de la Capitale; elle ne contient de gardes que celles qui appartiennent a la Majefté du Souverain, Le Palais qu'il habite, autrefois entiere-^ ment bati a la Chinoife, mais réparé a la Turque , préfente encore des beautés de fon premier genre de conftruelion. II eft placé a une des extrémités de la ville & environné de rochers trèsélevés : les eaux y abondent & font diftribuées dans les Kioks & dans les jardins, de la manière la plus agréable. Cependant cette fituation qui n'oflre I a  '13* Mémoires pour point de vue que des rochers andes, oblige le Kam d'aller fréquemment fepromener fur les hauteurs pour y jouir de la beauté du fite le plus varié. On a remarqué que les plaines des Noguais, qui prolongent le continent de la Crimée, étaient prefque au niveau de la mer, & que 1'Ifthme préfentait un autre niveau plus élevé de 3o a 40 pieds. Cette plaine fupérieure occupe la moitié feptentrionale de la prefqu'Jile, après quoi le terrein hériffé de rochers' & chargé de montagnes dirigées de rOueft ï 1'Eft eft piramidé par le TchadirDague (le mont de la Tente ). Cette montagne placée trop pres de la mer Pour que fa bafe puiffe ajouter beaucoup' a fon élévation dans 1'atmofphère, ne peut être claffée que parmi les montagnes du fecond ordre ; mais fi Yon jette un coup d'ceil fur la carte de notre hémifphère, on ne pourra méconnaitre  du Baron de Tott. 133 dans le Tchadir-Dague le chainon qui lie les Alpes avec le Caucafe. On voit en effet que la branche des Apennins qui traverfe 1'Europe de 1'Oueft a 1'Eft, fépareTAllemagne de 1'Italie, la Pologne de la Hongrie, & la Valachie de 1'ancienne Thrace, après s'être plongée dans la mer Noire, reparaït dans la même direction fur la partie méridionale de la Crimée , laiffe a peine un paffage pour la communication des mers de Sabache öc du Pont - Euxin , & continue jufqu'a la mer Cafpienne fous le nom de Caucafe, pour reparaitre enfuite fous celui de Thibet, & s'étendre jufqu'au rivage oriental de 1'Afie, La férie de ces montagnes n'eft pas moins fenfible, & n'eft pas moins démontrée par les détails qui concernent leur afpe&, leur ftructure, les foffiles qu'elles offrent & les minéraux qu'elles contiennent, l3  ?34 Mémoires La première obfervation qui fe préfente en Crimée, eft 1'uniformité d'un lit de rochers, qui y couronnent toutes les morttagnes fur le même niveau, Ces rochers extérieurement a pic fur plus ou moins d'épaiffeur , offrent les traces les plus certaines du travail des eaux , 1'on y diftingue par-tout le caraclère de ceux qui font a&uellement expofés aux efforts de la mer , & ils font en-, core femés d'huitres foffiles apparentes ; mais tellement enveloppées, que 1'on ne peut s'en procurer qu'en les détachant avec le cifeau. On obfervé auffi que le vif de ces foffiles qui font de la plus grofie efpèce, n'eft pas connu dans les mers du Levant; j'ajouterai que la eöte feptentrionale de la mer Noire eft aujourd'hui dépourvue d'huitres, & qu'il n'y en a que de la petite efpèce dans la partie méridionale de cette mer. On trouve aufli parmi les fofliles adhé-.  du Baron de Tott. i3j rens aux rochers, 1'efpèce d'ourfin, dont le vif eft particulier a la mer Rouge. Les vallons qui fillonnent cette partie de la Crimée contiennent de très-grands bancs de fofliles univalves, & prefque tous du genre des bonnets Chinois. Ces foffiles différent cependant de ceux que 1'on trouve dans la Méditefranée, par une coquille plus épaiffe, moins évafée 6c couvertes de ftries circulaires; dans quelques vallons, leur abondance eft telle qu'elles y étouffent abfolument toute végétation : ces coquilles y font mêlées avec des fragmens d'un tuf follié 6c herborifé dont le principal lit fe découvre dans le fond des ravins. Le niveau des bancs de rochers que j'ai vérifié d'une montagne a 1'autre avec le niveau d'eau, annonce que toutes les couches font également horifontales. J'ai toujours porté la plus fcrupuleufe attention dans mes recherches fur un objet I*  ^ Mémoires auffi intéreffant que neuf, & je n'ai nen découvert qui altéra cette uniformi té *, La carte des terres fupérieures de la Crimée, prife fur le niveau de ces bancs de rochers, ne préfenterait qu'un Archipel, un amas d'iles plus ou moins élevées , placées a peu de diftance les unes des autres, & toujours a 1'Oueft du Caucafe ; mais fort éloignées des terres qui pouvaient a cette époque former le continent vers leNord,&ce n'eft que vers le petit Don que le fol commence h s élever jufqu'au même niveau. Ces recherches fur la Géographie pri- ; Lorfque les connaiffinces nuMatoes auront pr,n«pq des révolutions du globe, Jbbfervarion que ie «pporte fur Hmmutabilité du fol de la Crinjée acqué Ja rlusdevaleur3elle prouvera que les caufes du renverfêment ont été fans effetpour la prefqtflfle. Les trcmblemens ^ terre qU! y font a peine eonnus „ont jamais dü y être centrals , le fommet des rochers y eft encore couvertd une terre végctale, les monragnes les plus élevées tf.fi t^ent aucun md^ce de crathere, aucun veftige de laves,  du Baron de Tott. 137 mitive, en fervant aux progrès des connaiffances humaines répandraient fans doute un nouveau jour, fur un objet dont 1'efprit de fyltême s'eft emparé , depuis long-temps. LesSavans qui feront curieux de connaitre le premier afpeel du globe, le retrouveront en fuivant le même niveau dont ils appercevront partout les traces les plus diftinctes. Des montagnes plus élevées leur préfenteteront encore des niveaux plus anciennement abandonnées par les eaux ; mais borné dans ces Mémoires aux feuls détails du tableau actuel des pays que j'ai parcourus, &du moral de leurs habitans, je ne me permettrai plus fur cette matière que de rapporter la réponfe d un Tartare. Je me promenais avec cet homme, dans une des gorges qui joignent celle dans laquelle Ba&cheferay eft fitué. J'y remarquai un anneau de fer placé au haut d'un rocher inacceffible qui cou-  Mémoires ronnait & fermait cette gorge dans fon enfoncement. J'interrogeai mon Tartare fur Futilité de cet anneau. J'imagine qu'il fervait, me répondit-il froidement, a attacher les vaiffeaux , lorfque la mer, en baignant ces rochers formait un port de cette gorge. Je reftai confondu, j admirai le génie qui, n'ayant d'autre guide que la comparaifon journalière du rivage aduel de la mer avec les anciennes traces de fes eaux, imprimées & confervées fur les montagnes, s'élevait jufqu'a la folution du problême. Les anciens Grecs & les anciens Romains eurent des occafions d'admirer auffi la plus fublime philofophie moraïe dans des Scithes 3 mais 1'idée la plus vafte fur les révolutions du globe eft fans doute plus étonnante dans un Tartare, & fa fimplicité naïve ajoutait encore a mon admiration. On peut juger par lui, que fes compatriotes accordent peu d'intérêt  pu Baron de Tott. 13P aux monumens qui atteftent les différens ages de la nature , ils négligent auffi. de s'en approprier le travail par 1'exploitation des mines du Tchadir-Dague. Les Génois plus inftruits, & sürement plus avides, avaient commencé a extraire Tor que cette montagne contient en affez grande abondance. On peut même pré— fumer que le Kam n'aurait pas été infenlible a 1'acquifition de ces richeffes , fi la crainte d'exciter 1'avidité de la Porte ne lui avait fait préférer 1'inaclion a un travail dont elle fe ferait approprié le fruit. Le danger de voir paffer ces richeffes a Conftantinople n'eft pas le feul auquel le Kam des Tartares fe feroit expofé, en voulant exploiter la mine d'or qu'il pofféde, Forcé d'attirer les gens de la monnaie pour diriger ce travail, il aurait introduit en Crimée, le fléau des prohibitions; & c'eft a, la tranquillité publique que 1'humanité des Souverains  I4° Me'moires Tartares a facrifie' leur propre hnérèt. ïl y a bien quelque gloire a être pauvre a ce prix. Accoutumés a une exiftence dont les agrémens appartiennent plus a la richeiTe du fol, qu'au fafte qui s'emprifonne dans des iambris dorés, les Tartares mettent en jouiffance jufqu'a 1'air qu'ils refpirent, & Ce premier befoin de tous les êtres eft pleinement fatisfait par la beauté du climat. Les météores que le ciel de la Crimée préfente dans toutes les faifons, ainfi que la blancheur des aurores boréales qui y font affez fréquentes, atteftent la pureté de 1'atmofphère. On pourrait auffi attribuer fa qualité pour ainfi dire éthérée, aux plaines immenfes & defféchées, qui font au Nord de ce pays, auffi bien qu'au voifinage du Caucafe, dont les fommets attirent & abforbent toutes les vapeurs qui peuvent s élever k 1'Oueft.  du Baron de Tott. 141 Des faifons réglées , & qui fe fuccèdent graduellement, fe joignent a la beauté du fol pour y favorifer la plus abondante végétation ; elle fe reproduit dans une terre végétale, noire, mêlée de fable, & dont le lit s'étend depuis Léopold, dans la Ruffie rouge, jufques dans la prefqu' ile. La chaleur du foleil y fait fruelifier toutes les graines qu'on y répand , fans exiger du cultivateur qu'un léger travail. Ce travail fe borne effectivement a fillonner avec le foc le terrain qu'on veut enfemencer. Les graines de melon , d'aubergine, de pois , de fêves mêlées enfemble dans un fac font jettées par un homme qui fuit la charrue. On ne daigne pas prendre le foin de recouvrir ces graines. On compte fur les pluies pour y fuppléer,& le champ eft abandonné jufqu'au moment des différentes récoltes qu'il doit offrir , & qu'il faudra feulement tirer de 1'état de con-  H2 Mémoires fufion que cette manière de femer rend inévitable. Dans le nombre des produftions fpontanées qui couvrent la furface de la Crimée, les afperges, les noix & les noifettes fe diftinguent par leur groffeur. L'abondance des fleurs eft également remarquable,des champs entiers couverts de tulipes de la petite efpèce forment par la variété de leurs couleurs le plus agréable tableau. La manière dont on cultive la vigne en Crimée ne faurait améliorer la qualité du raifin : 1'on voit avec regret que les plus belles expofitions du monde n'ont pu déterminer les habitans a les préférer aux vallons; les ceps y font plantés dans des trous de huit a dix pieds de diametre fur quatre a cinq de profondeur. Le haut de 1'efcarpement de ces folies , fert de foutien aux branches du cep, qui en s'y appuyant cou-  du Baron de Tott. 143 vrent tout 1'orifice de feuillage au- deflbus defquels pendent les grappes , qui par ce moyen y font a 1'abri du foleil, & abondamment alimentées par un fol toujours humide & même fouvent noyé par les eaux de pluies qui s'y raffemblent. On éfeuille les vignes un mois avant les vendanges, après lefquelles on a foin de couper le cep prés de terre, & le vignoble fubmergé pendant 1'hiver par le débordement des ruifleaux, laiffe un champ libre aux oifeaux aquatiques. Dans les différentes efpèces de ce genre qui abondent en Crimée, la plus remarquable eft une forte d'oie fauvage plus haut montée que les nótres; & dont le plumage eft d'un rouge de brique affez vif. Les Tartares prétendent que la chair de cet animal eft très-dangereufe. J'ai cependant voulu la goüter, & je ne 1'ai trouvée que très-mauvaife. Aucun pays n'abonde plus en cailles  '*44 Mémoires que la Crimée, & ces animaux difperfés dans tout le pays, pendant la belle fai~ fon, fe raffemblent a 1'approche de 1'automne pour traverfer la mer Noire, & fe rendre a la cöte du Sud , d'oü ils fe tranfportent enfuite dans des climats plus chauds. L ordre qui conduit ces émigrations eft invariable. Vers la fin d'Aoüt, les cailles qui fe font réunies en Crimée choififfent un de ces jours fereins oü le vent du Nord, en foufflant au coucher du foleil, leur promet une belle nuit. Elles fe rendent au rivage, partent enfemble'a fix ou fept heures du foir, & ont fini le trajet de jo lieues a la pointe du jour, oü des filets tendus fur la cöte oppofée, & des chaffeurs qui guettent leur arrivée , déciment les émigrans. L'abondance des eaux qui eft grande en Crimée, n'y forme cependant aucune rivière remarquable, & laproximité du rivage  du Baron de Tott. 14c rivage appeiie chaque ruiffeau a la mer. Les plus fortes chaleurs n'y tariflent point les fources, & les habitans trouvent dans chaque gorge, des eaux d'autant plus belles, qu'elles coulent alternativement dans des prairies agre'ables, & a travers des rochers, dont le choc entretient leur limpidité. Le peuplier d'Italie fe plak dans leur voifmage , & fon abondance pourrait faire regarder cet arbre comme naturel a la Crimée , fi les établiffemens des Génois n'indiquaient pas ceux qui peuvent les y avoir apportés. Cette nation qui domina long-temps par fon induftrie, avait étendu fon commerce & fes conquêtes jufques dans la Cherfoneze Taurique oü les defcendans du fameux Gengiskam furent contraints de céder a loppreifion de ces Négocians jufqu'a Mahomet II, qui ne délivra les Tartares de la tyrannie des Génois, que IL Partie. K,  14.6 Mémoires pour y fubftituer un joug auflipefant peuf> être, mais moins humiliant fans doute. On voit encore en Crimée les débris des chaines qui contenaient les Tartares & les affujétiffaient aux Génois. Ces monumens de la tyrannie atteftent également la crainte & 1'inquiétude qui dévoraient les tyrans. Ce n'eft que fur les rochers les plus efcarpés que 1'on retrouve les traces de leurs anciennes habitations. Le rocher même qui fervait de bafe a des chateaux forts , eft creufé tout au tour & repréfente encore le plan de leurs demeures. On y voit des écuries dont les mangeoires font taillées dans le roe. La plupart de ces excavations fe communiquent entr'elles, & quelques - unes joignent la ville fupérieure par des fouterrains dont les avenues font encore libres. J'ai trouvé dans le centre d'une falie aflez grande, un baflin quarré, de dix pieds de diamètre ,  du Baron de Tott. 147 fur fept de profondcur,actüellement remplis d'oiTemens humains. Je ne hafarderai aucune conje&ure fur cette circonftance, & je me borne a rapportef le fait qu'on peut encore obferver, puifque ces ruines ne font qu'a deux lieues de Baétchéferay. On voit en Crimée plufieurs de ces retraites ménagées' dans le roe, & toujours fur des montagnes d'un accès difficile, & 1'on peut préfumer qu'elles fervaient d'afyle aux troupeaux que les Génois faifaientpaitre dans lesplaines pendant le jour, & qu'ils renfermaient ainfi pendant la nuit. Les lieux les plus efcarpés ont toujours été 1'afyle de la liberté ou le repaire de la tyrannie. Les rochers font en effet le fite le plus capable de diffiper les craintes qui affiégent les oppreffeurs & les opprimés. II eft probable que la ville de Cafa qui eft encore aujourd'hui le centre du K 2  148 Mémoires commerce de la Crimée, était également celui ou fe réuniffait le commerce des Génois : mais en confidérant la beauté du Port de Baiuklava & quelques ruines d'anciens édifices qu'on y appercoit, on eft porté a penfer qu'ils n'avaient pas négligé den faire ufage. Ce port eft fitué fur la pointe la plus méridionale de la Crimée; les deux caps qui en ferment 1'entrée font la première terre qui fe préfente au Nord-Eft du Bofphore de Thrace. A la proximité de ce port. a fon étendue, a fa süreté, fe joint le voifinage des forêts qui pouvaient fournir les bois de conftruaion; entièrement abandonné aujourd'hui} le port de Baiuklava ne conferve que des veftiges de fon ancienne importance, comme on a déja vu que les tombeaux qui fubftftent encore a Krim, lancienne capitale de la prefqu'ile , font les feuls indices qui reftent d'une ville jadis confidérable.  du Baron de Tott. 149 La Crimée en offre peu qui foient dignes d'être citées, on doit cependant compter Geuzlevé a caufe de fon Port fur la cöte occidentale de la prefqu'ile , & Acmedchid, réfidence du Calga Sultan Après avoir parcouru les principaux objets qui ont trait a 1'Hiftoire Naturelle de la Crimée, jettons un coupd'oeil plus réfléchi fur la fituation politique des Tartares & fur les principes de leur gouvernement. Les pays compris fous le nom de la petite Tartarie, font la prefqu'ile de Crimée, le Couban, une partie de la Circaffie, & toutes les terres qui féparent 1'Empire de Ruffie de la mer Noire. Cette zóne depuis la Moldavië jufqu'au prés de Taganrog fitué entre le 4 6c il hérite comme le Suzerain de tous les Mirzas qui meurent dans fon appanage fans héritiers au feptième degré. La charge de Nouradin, la feconde dignité du Royaume,eft également occupée par un Sultan ; il jouit auffi du droit d'avoir des Miniftres , mais ils font ainfi que leur maitre fans aucune fonctiorr. Cette petite Cour qui n'a point d'autre réfidence que Baöchéferay, fe confond avec celle du Kam : cependant fi quelque événement met en campagne des troupes dont le commandement foit confié au Nouradin, fon autorité ainfi que celle de fes Miniftres aequiert dès ce moment toute 1'aclivité du pouvoir fouverain. L 3  i66 Mémoires La troifième dignité du Royaume öccupée par un Sultan fous le titre d'Or-Bey, Prince d'Orcapy, a cependant été quelquefois conférée a des Mirzas Chirines qui avaient époufé des Princeffes du Sang Royal. Ces nobles qui dédaignent les premières places du Miniftère & n'acceptent que celles deftinées aux Sultans, ont auffi été admis aux Gouvernemens extérieurs ; mais ces Gouvernemens de frontieres font communément occupées par les fils ou neveux du Prince régnant, ils y font les Généraux particuliers des troupes de leur province, & lorfqu'on raffemble celles du Boudjak , du Yédefan & du Couban, elles font toujours commandéespar leurs Sultans Séraskiers, même après leur réunion fous les ordres du Kam, du Calga ou du Nouradin. La horde du Dgamboilouk n'eft gouvernée que par un Caïmakan ou Lieu-  du Baron de Tott. 167 tenant de Roi. II y fait les fondions de Séraskier & conduit fes troupes jufques a Tarmée; mais alors il en remet toujours le commandement au Général en chef, pour retourner dans fon Gouvernement, & y veiller a la süreté des plaines fituées devant 1'Iftme de la Crimée. Outre ces grands emplois dont les revenus font fondés fur certains droits percus dans les provinces, il y a encore deux dignités féminines. Celle d'Alabey que le Kam confere ordinairement a fa mere ou a une de fes femmes, & celle d'Ouloukani qu'il donne toujours a 1'ainée de fes fceurs ou de fes filles. Plufieurs villages font dans la dépend ance de ces Princeffes, elles y connailfent des différens qui s'élèvent entre leurs fujets & rendent la juftice par le miniftère de leurs Intendans qui fiégent a cet effet a la porte du Sérail la plus voifme du Harem. L 4  i58 Mémoires Jc n'entrerai point dans les détails qui concernent le Mufti, le Vifir & les autres Miniftres , leurs charges font analogues a celles qui y correfpöndent en Turquie, a cela prés que les principes & les ufages du Gouvernement féodal y modcrent feulement 1'exercice de leurs fonctions. Les revenus du Kam montent a peine a 6oo,coo liv. pour 1'entretien de fa maifon; cependant fi ce modique revenu gêne la libéralité du Prince, elle ne 1'empêche pas d'être généreux. Nombre de Mirzas vivent a fes dépens , jufqu'a ce que le droit d.'aubaine lui fourniffe le moyen de s'en qébarraffer en leur concédant quelques biens domaniaux. La levée de fes troupes n; lui occaficnne d'a'.lleurs aucune dépenfe. Toutes les terres font tenues a redevance militaire. Le Souverain ne fupporte non plus aücuns frais de juftice, & la rend  du Baron de Tott. 169 gratuitement dans toute 1'étendue de fes Etats, comme les jurifdiclions particulières la rendent gratuitement dans leur difrrict; on appelledecesTribunaux particuliers a celui du Suzerain. L'éducation la plus foignée chez les Tartares fe borne au talent de favoir lire & écrire ; mais fi 1'inftrudion des Mirzas eft négligée, ils font diftingués par une politeffe aifée ; elle eft le produit de 1'habitude oü ils font de vivre familiérement avec leurs Princes, fans jamais manquer au refpect qu'ils leur dcivent. Baclchéferay renferme cependant un Journal hiftorique très-précieux, entrepris par les ancêtres d'une familie qui 1'a toujours confervé & fuivi avec foin. Ce manufcrit que fon premier Auteur a commencé en recueillant d'abord les traditions les plus anciennes, contient tous les faits qui fe font fuccédés jufqu'a ce  170 Mémoires jour. L événement de ma miffion en Tartarie ayant engagé le Continuateur de ce Journal a prendre de moi quelques informations qui me 1'ont fait découvrir, j'ai voulu inutilement en faire 1'acquifition. Dix mille écus n'ont pu le tenter, & les circonftances ne m'ont pas laifTé le tems d'en obtenir des extraits. Les Gazettes ont affez parlé des troublesqui de nos jours ont agité la Pologne , & des difcuflions de la Porte & de la Ruffie. Mackfoud - Guéray fe trouvait au foyer de cet incendie, obligé d'y jouer un röle confidérable , il en redoutait les fuites pour lui-même , voyait fon fuccelTeur dans Krim-Guéray, &ne fe trompait dans aucune de ces conje&ures. Cependant 1'affaire de Balta décida le Grand-Seigneur a déployer 1'étendart de Mahomet; le Miniftre de Ruffie fut conduit aux fept Tours, & Krim- Guéray remis fur le tröne des Tartares, fut  du Baron de Tott. 171 appellé a Conftantinople, pour y concerter avec Sa HautelTe les premières opérations militaires. Cesnouvelles arrivèrent aBaftchéferay avec celle de ladépofition de Mackfoud. Le même courier apporta les ordres du nouveau Kam pour inftaller un Caïmakan 1, & ceux qui fixaient le rendez-vous général a Kaouchan en BeiTarabie. Je m'empreffai de m'y rendre, & je me difpofais a aller audevantde Krim-Guéray juïqu'au Danube lorfque je recus un courier de fa part qui me difpenfaitde cette formalité, bornait pour mon compte le cérémonial a 1'accompagner a fon entrée, m'aflurait de fa bienveillance, & m'invitait a lui faire préparer a fouper pour le jour de fon arrivée. Ce début me parut très-aimable; mais le fouper m eut embarraffé, fans les éclairciffemens que j obtins facilementdu cou- \ Cc titre 9» dire "naut place, répond ic| a celui de Régent,  172 MÉMOIRES rier. C'était 1'homme de confiance. Notre maitre aime le poiffon, me dit-iL, ïl fait que votre Cuifïnier l'accommode bien ; les fiens ne mettent que de 1'eau dans les fauces : il ne m'en fallut pas davantage pour connaitre le goüt du Prince, & je donnai des ordres pour que le meilleur poilfon du Niefter fut noyé dans d'excellent vin. Le Kam devait faire fon entrée le lendemain. Je montai a cheval, & je le rencontrai a deux lieues de la ville. Une nombreufe cavalcade 1'accompagnait , & la réception qu'il me fit répondit au témoignage de bonté qui 1'avait précédé. Krim-Guéray, agé d'environ foixante ans , joignait a une taille avantageufe un maintien noble, des manières aifées, une figure majeftueufe, un regard vif, & la faculté d'être a fon choix d'une bonté douce ou d'une févérité impofante. La ciiconftance de la guerre conduifait a fa  du Baron de Tott. i7j fuite un très-grand nombre de Sultans dont fept étaient fes enfans. On me fit fur-tout remarquer le fecond de ces Princes dont le jeune courage brülait de fe diftinguer5& qui par 1'habitude d'exercer fes forces, était parvenu a tendre facilement deux arcs a la fois. II s'était occupé de cet exercice dès fon enfance, & ce Prince avait a peine neuf ans que fon pere voulantpiquer fon amour-propre, lui dit d'un air méprifant, qu'une quenouille conviendrait mieux k unpoltron, comme lui; poltron , répond 1'enfant en paiiffant: je ne crains perfonne, pas même vous; en même - tems, il décoche une fléche , qui heureufement n'aboutit que dans un panneau de boiferie oü le fer s'enfonca de deux doigts. Lorfqu'une grande douceur & les marqués du plus grand refpeft filial précédent, & fuivent un tel emportement, on ne peut fans doute attribuer cet attentat qua une:  174 MÉMOIRES exceffive fenfibilité fur le point d'hönneur. Tout ce qüi devait fervir a 1'entrée du Kam öt a fon inftallation était préparé a la porte de la ville ; il y mit pied a terre un moment pour faire fa toilette fous une tente dreffée a cet effet; coëffé d'un bonnet chargé de deux aigrettes enrichies de diamants, 1'arc 6c le carquois paffé en fautoir, précédé de fa garde 6c de plufieurs chevaux de main dont les têtieres étaient ornées d'aigrettes , fuivi de 1'étendart du Prophéte 6c accompagné de toute fa Cour, ce Prince fe rendit a fon Palais, oü il recut dans la falie du Divan,afhs fur fon tröne, 1'hommage de tous les Grands. Cette cérémonie nous occupa jufqu'a 1'heure du fouper que j'avais fait préparer, öc que mon cuifmier eut la liberté de fervir. Ceux du Prince prévenus de cette concurrence avaient auffi tra-  ou Baron de Tott. 17; vaillé a fe diftinguer; mais ils ne purenc lutter contre les fauces au vin. Les entremets n'eurent pas moins de fuccès , & la fupériorité de la cuifine francaife me valutl'avantage de fournir journellement au Prince douze plats k chacun de fes repas. Krim-Guéray n'était pas uniquement fenfible a la bonne chere , tous les plaifirs avaient des droits fur lui. Un nombreux orcheftre, une troupe de Comédiens & des Baladines, qu'il avait également a fa folde, en variant fes amufemens, rempliffaient toutes les foirées, & délaffaient le Kam des affaires politiques & des préparatifs de guerre dont il était occupé pendant le jour. Ladivité de ce Prince'qui fuffifait a tout, le portait a en exiger auffi beaucoup des autres, & j'oferai dire qu'il paraiffait content de la mienne. J'avais part a fa confiance, j'étais admis a fes  l76 MÉMOIRES plaifirs , je m'amufais fur-tóut du tableau piquant & varié que m'offrait fa Cour. Kaoucham était devenu le centre de la Tartarie, tous les ordres en émanaient, on s'y rendait de toutes parts , & la foule des Courtifans augmentait chaque jour. Les nouveaux Miniftres que j'avais connu en Crimée, & qui s'étaient appercus des bontés particulières dont le Kam m honorait , me choifirent pour obtenir de leur maitre une grace qu'ils n'auraient ofé folliciter. L'expérience de fon premier regne leur avait fait obferver qu'il était important de le garantir d'un premier ade de cruauté qui répugnerait d'abord a fon caraftère j mais après lequel il était a craindre qu'il ne s'arrêtat plus, Un malheureux Tartare pris en contravention de quelques ordres trop févères, venait d'être condamné a mort par le Kam. On fe préparait a con- duire  du Baron de Tott. ijf duire ce malheureux au fupplice au moment oü j'arrivais au Palais. Plufieurs Sultans m'entourèrent auffitót, m'expliquèrent le fait, m engagèrent a préferver, les Tartares des fuites de cette exécution. J'entrai chez Krim-Gueray que je trouvai encore agité de 1'effort qu'il avait fait fur lui-même pour 1'ordonner; je m'approchai de lui, & m'étant meliné pour lui baifer la main, ce qui ne m'arrivait jamais; je la retins nonobftant le mouvement qu'il fit pour la retirer. Que voulez-vous , me dit-il, avec une forte de févérité ? La grace du coupable , lui répondis-je. Quel intérêt, me répliquat-il, pouvez-vous prendre a ce malheureux ? Aucun , ajoutai-je; un homme qui vous a défobéi ne peut men infpirer : ce n'eft auffi que de vous feul dont je m'occupe ; vous feriez bientöt cruel, fi vous dtiez un moment trop févère, & vous n'avez pas befoin de ceffer d'être /ƒ. Partie. ]VJ  178 Mémoires bon , pour être conftamment craint & refpe&é. II fourit, m'abandonna fa main, je la baifai, &je fus de fa part, annoncer la grace qu'il m'accordait. La joie qu'elle répandit fut entretenue par une nouvelle Comédie Turque d'un genre affez burlefque. Krim-Guéray me fit pendant la piéce beaucoup de queftions fur le théatre de Molière dont il avait entendu parler : ce que je lui dis des régies dramatiques &des bienféances qui s'obfervent fur nos théatres lui donna du dégout pour les parades auxquelles les Turcs font encore réduits. II fentit de lui-même que le Tartuffe était préférableaPourceaugnac; mais il ne put concevoir que le fujet du Bourgeois Gentilhomme exiftat dans une fociété oü les loix ont fixé les différens états d'une manière invariable, & j'aimai mieux lui laifler croire que le Poëte avait tort, que d'entreprendre de le juftifier en lui préfentant le tableau de nos  du Baron de Tott. iyp défordres ; mais fi perfonne, ajouta-t-il nepeut tromper fur fa naiflance, ii eft aiféden impoferfur fon cara&ère. Tous les pays ont leurs Tartuffes, la Tartarie a les fiens, & je defire que vous me faffiez traduire cette piéce \ Tandis que notre imagination fe livrait a des projets auffi pacifiques, un Envoyé des Confédérés de Pologne arrivait k Kaouchan pour combiner avec le Kam louverture de la campagne. Ce Prince avait promis au Grand-Seigneur de débuter par une incurfion dans la nouvelle Servië, 1'Ukraine Polonaife pouvait s'en reffentir & cette circonftance exigeait quelques négociations préliminaires auxquelleslespouvoirs del'envoyé Polonais ne parurent pas fuffifans. Cependant le i M. RufEn , Secrétaire Interprête du Roi a Verfailles , était chargé de ce travail: fon efprit eut jetté les fondemens du bon goüt chez les Tartares, fi les circonftances lui avaient permis de fe livrer a ce travail. Ma  l8o MÉMOIRES temps prefiait, & Krim-Gueray defira que je me rendiffe auprès de Cotchim, pour y traiter en fon nom avec les Chefs de la confédération qui s'y étaient réfugiés ; mais quelque flatté que je fuffe de la confiance de ce Prince , je ne crus pas devoir accepter cette commiffion fans un Collégue Tartare, qui, nommé fur le champ, fut ainfi que moi revêtu de pleins pouvoirs. Notre Ambaffade exigeait plus de promptitude que de luxe, & nous fümes le lendemain coucher fur les terres de Moldavië. Le tableau de la plus affreufe dévaftation y avait pré*cédé la guerre, & 1'effroi des habitans produit par les incurfions de quelques troupes avait feul occafionné ce défaftre. La défertion des villages & la ceffation de toute culture, ne promettaient fans doute pas a 1'armée Ottomane 1'abondance des vivres qu'elle devait naturellement efpérer de raffembler dans le voifmage  du Baron de Tott. 1S1 du Danube ; mais ces réflexions dont j'entretenais mon Coiiégue 1'intéreffaient infiniment moins que la difette aduelle qu'il nous fallut fup.porter jufqu'a notre arrivée a Dankowtza \ Les Comtes Crazinski & Potoski nous y recurent avec toute la conlidération due au Prince que nous répréfentions, mais ce qui plut davantage a 1'Ambaffadeur Tartare, ce fut le bon vin de Tockai dont on le régala. Je 1'avais amené dans ma voiture;mais 1'incommodité d'un fiége élevé lui fit defirer pour fon retour un chariot Turc , dans lequel il put être couché tout a fonaife. Jem'empreflai de procurer cette fatisfacïion a un homme dont legrand age & le caradère aimable étaient également intéreflans. Un chariot de fuite voituraitnos équipages & quelques domeftiques. Nous nous achemina- ; Village prés de Cotchim ou les Confëdcrés s'étaient rairés apres la déclaration de la guerre. M 3  182 MÉMOIRES mes ainfi par une route qu'on nous avait affuré meilleure , quoiqu'un peu plus longue. A des neiges abondantes venait de fuccéder un froid affez vif; il fallait en profiter pour paffer a Guéle-Pruth , avant la crue des eaux que le plus petit dégel eut occafionné. Conduits par un guide, nous arrivons au bord de cette rivière dont le courant chariait des glacés avec rapidité. J'ignorais la profondeur de fes eaux, j'en craignais ï'effort; mais le conducteur me ralfura en précédant ma voiture qui ouvrit la marche. Elle était attelée de fix bons chevaux & affez pefante pour réfifter au courant;elle arriva en effet très-heureufement fur le bord oppofé ; je m'emprelfai d'y mettre pied a terre pour voir les deux autres charriots dont la légéreté m'inquiétait. Ils étaient a peine au tiers du palfage que 1'eau commencait a les foulever. Je criai d'arrêter ; mais loin  du Baron de Tott. 183 de m'écouter , les pofïillons appuient leurs chevaux, les deux voitures fe renverfent, & dans 1'inftant le fleuve entraine pêle-mêle avec les glacons tous les débris de ce naufrage. Je cours au poflillon de ma voiture pour lui dire de de'teler la volée & de conduire fes chevaux au fecours de 1'Envoyé Tartare & de mes gens : je le trouve a terre expiranr de froid, je le traine prés d'un foffé voifin, oü je le précipite pour le couvrir de neige. Mon cocher avait déja fuivi le cours de la rivière jufqu'a un moulin, oü par fes cris il avait excité 1'attention des meuniers. J'y arrivé auffitöt, & je les trouve occupés a repêcher avec des crocs ceux qui avaient été fubmergés. Mais je cherche en vain mon vieux Collégue, & j'étais agité du plus violent défefpoir fur fon fort> lorfque j'entendis fa voix qui m'invitait a me calmer , tandis qu'au milieu des glacons , la tête M*  184 Mémoires feulement hors de 1'eau par la portière de fa voiture; il n'était retenu que par un bas fonds, d'oü le moindre effort pouvait 1'entrainer. Je fus enfin affez heureux pour lui porter du fecours & réunir tous mes naufragés,qu'ilme fallait encore préferver du rifque de mourir de froid. En effet la gelée avait tellement durci leurs vêtemens qu'on ne put lesdéshabiller, qu'après que la chaleur d'un grand feu eut ramolli les étoffes. Quand je me fus affuré que le foin des Meuniers pouvait leur fufTire, je courus avec mon cocher pour ramener mon poftillon : la neige 1'avait guéri. Nous le vimes en arrivant occupé a fortir du trou oü je 1'avais précipité. Le bon feu du moulin acheva de le tirer d'affaire , & je fus agréablement furpris en y rentrant de voir tous mes équipages repêchés. Je pourvus de mon mieux a tous les nouveaux fecours que la circonftance exi-  du Baron de Tott. igf geait, & bientöt je neus plus qua m'attendrir fur 1'extrême fenfibilité de mon Collégue, qui après avoir couru lui-même le plus grand rifque ne parlait jamais que demon inquiétude. Le tems qu'il fallut pour fécher les habits, pour rétablir les chariots & ravitailler la troupe ne nous permit de partir quele lendemain. Jufques-la je n'avais pas a me louer de ma nouvelle route , & les mauvais chemins que nous rencontres auraient achevé de m'en dégoüter fans 1'efpok d'arriver bientöt a Botouchan. On m'avait annonce' cette ville, 1'une des plus confidérables de la Moldavië , comme une terre de promiflion oü je' pourrais m'approvifionner pour le refte de ma route ; il était encore jour quand nous y entrames; mais nous la trouvames totalement abandonnée, & les maifons ouvertes nous permirent d'entrer dans celle qui avait le plus d'apparence,  lS6 MÉMOIRES & que mon condu&eur me dit appartenir a un Boyard \ Cette pofition nous offrait peu de reffources, j'obtins cependant de mon guide d'aller en demander de ma part au Supérieur d'un Couvent voifin : j'attendais fon retour avec impatience, lorfque je vis paraitre dans ma cour un carroffe a fix chevaux, c'était le maitre du logis : il me dit en entrant qu'informé par mon Emiffaire du domicile que j'avais élu , & de mes befoins, il était venu lui-même pour ne laiffer aperfonne la fatisfatlion d'y pourvoir. Un début auffi honnête ranima nos cfpérances, & 1'arrivée des provifions ne nous fit pas languir. Quelqu'important que fut mon höte , j'appercus dans fa converfation qu'il n'était pas 1'aigle du canton , & que , cédant par faibleffe de caraftère a toutes les impulfions qu'on ' Gentilhomme Moldave.  du Baron de Tott. 187 lui donnait, le dernier avait toujours raifon auprès de lui. En conféquence il me devint facile de lui démontrer le danger oü les Boyards s'expofaient, en ne s'oppofant pas a 1'abandon des maifons & même en 1'autorifant par leur exemple. II venait de m'apprendre que tous les habitans de la ville, au nombre de fept a huit mille , effrayés des mauvais traitemens & du maraudage de quelques Sipahis, s'étaient refugiés dans 1'enceinte du Couvent oü j'avais envoyé; que plufieurs Boyards aufli timides que la multitude, fomentaient ce défordre fans en prévoir les fuites : j'ai été du nombre} ajouta-t-il, vous m'avez converti, venez rendre le même fervice a mes compagnons. Le plaifir de rapprocher tous ces malheureux de leurs foy ers, qu'aucune vexation ne menacaitmi'étourdit fur le danger de tenter cette bonneceuvre, je retins mon höte a coucher,  i88 Mémoires 6c comme ma route m'obligeait de paffer devant la porte du Monaftère, les cris d" femmes, des enfans , le tumulte d'une multitude entaflée & le tableau de la misère qui 1'environnait, achevèrent de me déterminer a fuivre mon Boyard. II m'aida a percer la foule, jufqu'a un perron au haut duquel fes compagnons me recurent & m'introduifirent dans le fallon oü ils tenaient leurs afllfes. J'avais fait un tel effet fur mon hóte, qu'encore plein de mes argumens, il voulut effayer la converfion de fes camarades ; mais il fut d'abord interrompu par les injures dont on 1'accabla , & qui me confirmèrent dans 1'opinion que cet homme n'étaitpas Chef de parti. Je crus devoir alors développer mon éloquence, 6c je vis bientöt qu'elle n'aurait pas grand fuccès; mon auditoire était orageux, le tumulte laiffait peu d'accès au calme que je voulais établir.  dü Baron de Tott. Igi> J'eus recours alors k des moyens plus efficaces. Une terreur panique avait occafionné le défordre ; une terreur plus réelle pouvait feule y remédier. Je changeai de ton , je menacai de porter plainte pu Kam, & de lui faire faire une prompte juftice. J'excufai le peuple qui le laiffe toujours conduire : j'inculpai derébellion ceux qui m'écoutaient, & je ne vis plus devant moi que des gens tremblans & foumis. Parlez donc vousmême a cette foule effrayée, me dit le plus turbulent des Boyards j vous les perfuaderez mieux que nous ne les perfuaderions nous-mêmes, ils vous béniront, & lpin de nous accufer, vous rendrez témoignage de notre bonne volonté; jemedéfendis long-temps, je n'aurais même jamais accepté le dangereux róle qu'on me propofait, fi en revenant fur le perron, pour men aller , je n'avais appercu 1'impoffibilité de percer la foule  ïpO MÉMOIRES que 1'inquiétude agitait fortement depuis mon arrivée : parlez a ces malheureux , me répete encore le même Boyard, en s'avancant fur le devant du perron , pour me fervir fans doute de Collègue fur cette nouvelle tribune auxharangues. Trois Jéniffaires armés jufqu'aux dents y fiégeaient avec toute la morgue de 1'iflanifme. Leur air d'importance annoncait des protedeurs , & forcé de mettre a fin cette aventure, je crus qu'il était a propos de commencer par en impofer a ces braves pour étonner la multitude. Que faites-vous ici ? leur dis-je d'un ton ferme. Nous défendons ces infideles, me répondit un d'eux. Vous les défendez, répliquai-je , & contre qui ? Oü font leurs ennemis ? Eft-ce le GrandSeigneur , ou le Kam des Tartares ? Dans ce cas vous êtes des rébelles & les feuls moteurs du défordre qui regne ici. Comptez fur moi pour vous en faire  du Baron de Tott. ipi punir. Je n'avais pas fini cette courte apoftrophe, que 1'orgueil de mes Turcs avait fait place a la crainte , ils s'étaient levés pour m'écouter, ils defcendirent les efcaliers en fe difculpant. Ce premier avantage fur les troupes auxiliaires avait attire' 1'attention de la foule, dont le filence me parut d'un bon augure. Je m'avance alors & élevant ma voix en Grec, j'allais obtenir tous les fuccès de Démoithène ; quand un ivrogne percant la foule, & s'érigeant en champion adverfe, me tint infolemment ce difcours : Que parlez-vous de foumiffion, de tranquillité, de culture, tandis que nous mourons de faim ? Apportez-nóus du pain, s'écria ce furieux, voila ce qu'il nous faut; oui du pain, répéta le peuple en fureur, voyant alors tout mon édifice renverfé, & nulle reffource pour fortir du pas oü je m etais engagé fi imprudemment, je prends dans mes poches  i$2 Mémoires deux poignées d'argent que j'avais en différente monnaie; tenez, m'écriai-je , en le jettant fur la foule, voila du pain, mes enfans, rentrez dans vos habitations vous y trouverez 1'abondance. La fcène change auffi-tot, tout fe culbute pour ramaffer les efpèces, 1'ivrogne difparait fous le poids des affaillans, les bénédictions fuccédent auxinjures, ficmonerapreffement a me retirer fut égal au zèleindifcret qui m'avait amené. Ma retraite eut cependant tous les honneurs de la guerre, 6c je parvins a ma voiture au milieu des applaudiffemens du peuple qui m'avait ouvert un paffage, 6c qui le lendemain regagna fes foyers. Mon Collégue en attendant a la porte de ce couvent oü j'avais été pérorer, n'était pas fans inquiétude fur les fuites de mon imprudence. Nous eümes 1'un 6c 1'autre grand plaifir a nous rejoindre , 6c nous continuames notre route En ménageant journellement  du Baron de Tott. i$3 loumellement les próvifions que le Boyard nous avait donné. Les villages que nous traverfions compris dans la dévaftation qüi couvrait la Moldavië, nous offraient a peine le couvert pendant la nuit. La Valachie avait efïiryé les mêmes ravages de la Part de quelques troupes Turques deftinées a joindre le Kam, & qui nè s'étaient en erTet occupées qu a détruire leur propre pays. II n'eft point d'horreür que ces Turcs n'aient commis, & femblables aux Soldats effrénés, qui dans le fac d'une ville, non contens dé difpofer de tout a leur gré prétendent encore aux fuccès les moins défirables. Quelques Sipahis ' avaient porté leurs attentats jufques fur la perfonne du vieux Rabin de la Synagogue & celle de 1'Archevêque Grec. * Nous arrivames enfin a Kichejöw * Cavaliers Turcs. II. Portie, 2^  ip4 Mémoires après beaucoup de fatigues & après avoir triftement vêcu de régime; mais le Gouverneur nous fit tout oublier , en nous donnant bon fouper & bon gite. II ne refiait plus que douze lieues a faire, &c je me difpofais a partir de grand matin , lorfqu'a mon réveil on m'en affura 1'impofTibilité. Au froid exceffif de la veille venait de fuccéder des neiges fi abondantes , que la route par les montagnes, qu'il nous fallait traverfer, était devenue impraticable pour les voitures. Je n'étais cependant nullement difpofé a céder aux contrariétés qui femblaient fe réunir pour retarder mon retour auprès du Kam; mais mon vieux Tartare. moins aclif & plus fatigué refta pour garder les équipages. Je partis en traineau. La célérité de cette voiture , m'eut bientót tranfporté jufques dans les plaines de Kaouchan : de nouveaux obftacles m'y attendaient. Le  du Baron de Tott. i^y défaut de neiges joint au dégel le plus complet allait encore m'arrêter fans le fecours d'une charette que je rencontrai & qui était fort a ma bienféance, mais il fallut ufer d'un peu de violence pour forcer 1'homme a qui elle appartenait de me conduite. J'étais huché avec mon Secrétaire fur cette voiture & nous nous applaudiffions de ne pas arriver a pied lorfqu'une des roues faifant chapelet, nous fumes enfin contraints de prendre ce dernier parti qui ramenait avec bien peu de dignité rAmbaffadeur des Tartares. Je n'attendis pas mon Collégue, dont le retour tarda de quelques jours, pour voir le Kam. On lui avait déja rèndu compte de monentrée dans Kaouehan, & ce Prince débuta, dés qu'il m'apper-cut par me railler fur la modeftie de fon Plénipotentiaire. Tout ce que je lui racoiitai de la Moldavië lui parut fi important qu'en faifant part a la Porte de ce Na  ipó Mémoires défaftre, il expédia fur le champ des ordres pour y rémedier. L'examen des motifs qui en étaient caufe invita KrimGueray a me développer 1'opinion qu'il avait concue du Grand-Vifir Emin Pacha. Ce Turc avait commencé par être courtaut de boutique ; parvenu enfuite aune charge d'Ecrivain de la Tréforerie il s'était rapidement élevé aux premières charges par fes intrigues; fon infolente préfomption lui fit défirer le Vifiriat lors de la déclaration de la guerre, & fon ignorance donna bientöt lieu a fon Maitre de fe repentir d'avoir fait un fi mauvais choix : ces défauts du Grand Vifir ne pouvaient échapper aux lumieres du Kam, il s'en expliquait hautement & ne penfait qu'aux moyens de préferver 1'Empire Ottoman des fuites de ttnconduite & de 1'ineptie de fon premier Miniïlre. L'incurfion de la nouvelle Servië  du Baron de,Tott. i97 décidée k Conftantionple, avait été confentie dans 1'affemblée des Grands Vaflaux de Tartarie, & les ordres furent expédiés dans toutes les provinces, pour y impofer la redevance du fervice militaire, On demanda trois cavaliers par buit: families ; on eftima ce nombre fuffifant aux trois armées qui devaient attaquer en même temps; celle du Nouradin de 40,000 hommes avait ordre de fe porter fur le petit Don, celle du Calga de <5b,ooo devait prolongerla rive gauche du Borifthène, jufqu'au déla de 1'Oréle, & celle que le Kam commandait en perfonne & qui était de 100,000 hommes était deftinée a pénétrer dans la nouvelle Servië. Les troupes du Yédefan & du Boudjak, furent particulièrement affeaées a cette derniere armée dont le rendez-vous géneral fut fixé prés de Tombachar. En me faifant part de tous ces détails N5  ipS Mémoires Krim'-Gueray me demanda fi je comptais le fuivre dans cette expédition : je lui répondis que 1'honneur de réfider auprès de lui de la part de 1'Empereur de France , m'impofant le devoir de ne pas m'éloigner de fa perfonne , m'ötait le mérite du choix. Ce titre qui vous a fixé prés de moi, repliqua-t-il, m'invite z vous conferver. Nous allons effuyer de grands froids ; votre habit ne vous permettrait pas de les fupporter, vétiffezvous a la Tartare , le temps preffe, nous partirons dans huit jours. Je me levai auffitót pour aller mettre ordre a nion équipage de campagne, & je fortais de 1'appartement du Prince , lorfque le Maitre des Cérémonies fuivi de deux Pages de la Chambre me revêtit d'une fuperbe pélifle de gorge de loup blanc de Laponie , doublé de petit gris : je me retournai pour remercier le Kam de rfionneur qu'il me faifait; c'eft une  tóu Baron de Tott. ïpp maifon Tartare que je vous donne, me dit-il en riant ; j'en ai une pareille , Sc j'ai voulu que nous fuffions en uniforme. Le Grand Ecuyer m'envoya le même jour dix chevaux CircalTes, en m'invitant de la part de ion Maitre de ne pas mener en campagne mes chevaux Arabes qui ne pourraient fupporter ni le froid ni le défaut de nourriture : mais la maigreur de cette remonte n'excitait pas ma confiance, öc je ne crus pas devoir fuivre le confeil qui 1'accompagnait. Tandis qu'on travaillait a mes vêtemens Tartares, je me pourvus de trois dromadaires, & je fis préparer les tentes dont j'avais befoin. Leur méchanifme auffi fimple que facile, mérite quelques détails: habituellement campés, les-Tartares ont du fans doute perfeclionner cet art, Toutes leurs idéés fe font réunies fur un objet devenu pour eux le premier des befoins. Une nation qui n'a jamais N 4  200 Mémoires connu le luxe de 1'indolence , devait perter tous fes foins & toutes fes recherches vers celui qui concerne 1'exercice du corps, les chaffes & 1'attirail de la guerre. Les Tartares ne goütent que le repos dans leurs loifirs, ils font fédentairesfans moleffe & leur camps reflemblent ahfolument aleurs habitations ordinaires. Un treillage qui fe plie & fe développe facilement forme un petit mur circulaire de4 pieds & demi d'élévation; les deux extrémités de ce treillage,' écartées d'environ deux pieds 1'une de rautre.déterminent 1'entrée de la tente, après quoi une vingtaine de baguettes reünies par un des bouts, & dont 1'autre extrémité eft garnie d'un petit anneau de cuir. pour 1'accrocher fur les croifées du treillage forment la charpente du döme & foutiennent la toiture ï elle confifte en un coqueluchon de feutre dontle pourtpurrecouvre les muraiiles  du Baron de Tott. 20i lui font également garnies de la même étofTe j une fangle enveloppe ce reeouvj-ement, & quelques peUetées de terre ou de neige rapprochées du pied des murs, empêchent 1'air d'y pénétrer, & confolidentparfaitement ces tentes fans m^ts ni cordages. Une plus grande recherche en fait conflruire dont le cóne tronqué par un eerde qui réunit les baguettes , fert de palTage k la fumée, permet d'allumer du feu dans la tente & la rend inacceffible aux intempéries du climat le plus rigoureux. La tente du Kam était de ce genre, mais d'un fi grand volume que plus de *o perfonnes pouvaient s'y affeoir commodément autour d'un feu de bois de corde. Intérieurement décorée d'une étoffe cramoifie, elle était meublée d'un tapis circulaire & de quelques couffins. Pouze petites tentes placées autour de ceJledu Prinee, deftinées k fes Officiers  202 Mémoires & a fes Pages , étaient comprifes dans une enceinte de feutre de cinq pieds d'élévation. Tout était préparé pour entrer en campagne ; les troupes de Beflarabie raffemblées a Kichela fous les ordres du Sultan Séraskier, n'attendaient que le fignal du départ. II fut fixé au 7 Janvier 1769 que Krim-Gueray partit lui-même de Kaouchan avec les troupes de fa garde , les Sultans admis a le fuivre, fes Miniftres, fes Grands Officiers & tous les Mirzas volontaires. Cette première journée ne fut cependant employée qu'a pafler le Niefter. On avait a cet effet préparé fur ce fleuve huk radeaux dont ont s'était fervi la veille pour tranfporter les équipages. Nous trouvames auffi a 1'autre rive toutes les tentes dreffées. Le premier foin du Kam fut de demander oü les miennes étaient placées, & les trouvant trop  du Baron de Tott. 203 éloignées} il ordonna qu'a 1'avenir elles fuflent rapprochées de fon enceinte. Ce Prince avait également exigé que je ne filTe aucunes provifions, öc s'était réfervé le foin de me nourrir pendant la campagne. La joufnée du 8 nefut employée qu'a paffer les troupes de Beffarabie. J'étais le foir dans la tente du Kam, avec quelques Sultans qui lui tenaient compagnie , lorfque fon Vifir vint lui annoncer 1'arrivée d'un Prince Lefguis frere du Souverain de ces Tartares Afiatiques. II était revêtu du cara&ère d'Ambaffadeur , afin de rendre hommage a Krim-Gueray 6c de lui offrir un fecours de 30 mille hommes pour la préfente guerre. J'eus le plaifir d'affifter a fa préfentation. Une courte harangue prononcée noblement expliquait 1'objet de fa million, 6c la réponfe du Kam en agréant 1'hommage , fans accepter le fecours , ménageait a la  m M É M O I R E S fois la dignité du Suzerain & hmou*. propre du Général. L'Ambalfadeur lollicita alors & obtint la permiffion de *aire la campagne. Le cérémonial terminé , Krim-Gueray voulant traiter ce Pnnce avec diftinction le fit manger avec lui. Si 1'on pouvait jflger d'une nation par un Ambaffadeur de ce rang & par les perfonnes qui 1'accompagnaient, on devrait avoir des Lefguis, 1'opinion la plus avantageufe. Ceux-ci d'une grande taille, bien proportionnée, réunilfaient a des figures nobles, un maintien aifé un air militaire. J'obferverai que leurs armes a 1'Européenne étaient parfaitement travaillées, & j'ajouterai fur le témoignage de Krim-Gueray lui-même que cet échantillon , n'exagere point 1 enfemble des troupes Lefguis. J'ai lieu de croire auffi , qu'a portée de cette nauon, le Kam n'aurait pas refufé fon  Dü Baron de Tott. 20j offre, fi le cóté de la mer Cafpienne que ces peupies habitent, avait pu fans danger, pour le Cabarta, être dé-garnis des moyens de le défendre. Les froids qui malgré labondance des neiges , n'avaient pas encore fait geler le Borilrhène, devinrent bientöt affez vifs pour livrer paffage fur la glacé aux Tartares raffemblés a 1'autre rive. Nous fümes camper prés de Tombachar pour les y attendre. Je paffais mes foirées avec Krim-Gueray, dont les idéés fouvent neuves, étaient toujours nobles & toujours rendues de la manière la plus piquante. Ce Prince avait effentiellement befoin de donner carrière a un efprit philofophique que fes courtifans ne pouvaient alimenter. Nos entretiens étaient auffi le feul reméde capable de difliper les affeftions hypocondriaques auxquelles il était fujet. II fe plaifait fur-tout dans 1'examen des  206 Mémoires préjugés qui gouvernent les différente* nations , il s'égayait a remonter aux fources même de ces préjugés, il leur attribuait les erreurs & même la plupart des crimes, & en plaignant 1'humanité , il fe faifait ainfi un amufement philofo* phique de la juftifier. Je dois rendretémoignage aux talens & a 1'efprit de ce Prince : je 1'ai entendu plufieurs fois s'exprimer fur 1'influence des climats,fur Pabus & les avantages de la liberté, fur les principes de 1'honneur, fur les loix & fur les maximes du Gouvernement d une manière qui aurait fait honneur a Montefquieu lui-même. Une grande partie des troupes était déja raffemblée, & 1'effet des mefures prifes peur approvifionner 1'armée pendant le féjour qu'elle devait faire a Balta détermina le Kam a s'y rendre. Cette ville fituée fur la lifiere de la Pologne, & dont le fauxbourg eft enTartarie,  du Baron de Tott. 207 devenue célébre par les premières hoftilités; mais alors entièrement dénuée d'habicans , n'offrait plus que le tableau du plus affreux ravage. Les dix-mille Sipahis , deftinés par la Porte a fe joindre aux Tartares, nous y avaient précédés, ils avaient non-feulement dévafté Balta, mais brulé aufli tous les villages voifins. Krim-Gueray ne conduifait qu'a regret, des troupes fi mauvaifes & fi mal difciplinées ; il augurait mal de leur courage , & déférait feulement a Ia bonne opinion que le Grand-Seigneur en en avait concue. Cette cavalerie accoutumée aux douceurs & a 1'inaélion d'une longue paix: nullement faite a la fatigue, incapable de réfifter au froid, & d'ailleurs trop mal vêtue pour le pouvoir fupporter , n'était eftetlivement, d'aucune reflburce. Leur bravoure n'était pas moins fufpeéts au Kam des Tartares que leurs principes de religion le font  3o8 Mémoires en général. On ne fait en effet auquet du Coran ou de 1'Évangilé les Arnaouts * Timariots1 donnent la préférence. Vêtu a la Tartare, je revenais un foir de chez le Kam , & je traverfais la place de Balta pour me rendre au logement qu on m'y avait donné; deux Sipahis qui gagnaient auffi leur gïté, me précédaierit i caufaient en Gree , maudiffaient leur pofition & juraient fur la fainte Croix de fe révolter a la première occafion. Je cede auffitót au défir de me faire expliquer cette contradiction, & doublant le pas, je les joins, en leur donnant le falut mahométan, qu'iïs me rendent dévotement en Turc, parlant Grec alors, je leur dis : Adieu freres, nous ne fommes pas plus Turcs lun que 1'autre: * On comprend fous le nom d'Arnaöuts les peupies ds ia Turquie Européerme qui avoi/mcnt la Sclavonie. i Timariots font des poiTelTeurs de fiefs domaniaux £ redevance militaire , & les Timars font particuliérement affcftécs aux Sipahis qui compofcnt Ja Cavalerie Turque, Cet  du Baron de Tott. 209 Cet adieu n'était pas de nature a nous féparer fitöt. Enchantés de moi , ils étaient feulement étonnés qu'un Chrétien püt être Tartare ; mais ne voulant pas me faire connaitre, je fabriquai une hiftoire. Ils m'avouerent qu'ils n'étaient Mahométans que pour le Timar : c'était tout ce que je voulais favoir. L'armée était ralfemblée, & les froids óevinrent fi violens qu'ils donnaient aux Tartares un champ libre pour pénétrer dans la nouvelle Servië. On venait d'apprendre que l'armée du Calga s'élevait vers la Samara; que celle du Nouradin était également en marche; & KrimGueray après avoir reftifié fon plan fur de nouvelles informations , partit de Balta pour aller camper prés d'Olmar. Ce bourg dépendant de la Tartarie, avait été en partie brülé par les Sipahis, qui achevèrent de le confumer fous les yeux même du Souverain. A cet excès II. Partiz. o  aio Mémoires ils joignirent 1'infolencc de venir en troupe lui demander de 1'orge pour leurs chevaux, lorfque les fiens ainfi que tous ceux de l'armée étaient réduits k brouter fous la neige. Peu s'en fallut que 1'indignation du Kam ne fe manifeftat de la manière la plus cruelle ; mais il s'en tint aux menaces , & fe contenta de prévoir que ces infolents feraient bientót réduits par le froid & la mifere k la plus grande foumiffion. Jufques-la j'avais été nourri par le Prince, nos provifions étaient toujours fraiches , &: je n'avais pas été a portée de juger de celles qui nous étaient deftinées pendant le cours de la campagne : mais la difefte des vivres au camp d'Olmar nous y prépara le premier fouper vraiment militaire. Je 1'attendais fans inquiétude , mais non fans .appétit, lorfque les Officiers de la bouche vinrent difpofer la table de campagne ; elle  du Baron de Tott. 2ii eonfiftait en un plateau rond de cuir de rouffi', dWiron deux pieds de diamètre : deux facs accompagnaient ce plateau ; de ces facs 1'on tira dexcellent bifcuit&descötesdecheval fumées, fur le bongoüt defquelles les éloges ne taft rent point. De la poutargue, du caviar & des raifins fecs j en fuccédant a ce fervice , completèrent le feftin. Comment trouvez-vous la cuifme Tartare me dit le Kam en riant ? Effrayante pour vos ennemis, lui dis-je. Un Page auquel il venait de parler bas , me préfenta un moment après, la m^me coupe dor qui fervait a fon maïtre: goütez auffi ma boiffon, me dit KrimGueray. C'était dexcellent vin deHongrie, dont il continua de me faire part pendant toute la campagne. L'armée marclia les jours fuivans en ' ^ PO"C"gUe & Ie Caviar f™ depoiflb* wies, mais dirrercmment préparés.  212 MÉMOIRES fe rapprochant du Bog que nous traversames fur la glacé pour établir notre premier camp dans les deferts Zaporoviens. Nonobftant le confeil qu'on m'avait donné, j'avais au nombre de mes chevaux une béte Arabe , qui bientöt épuifée, cédant a la rigueur du climat, tomba mourante après le palfage du fleuve. Cet animal refpirait encore a peine, lorfque quelques Noguais vinrent me prier de leur en faire préfent-. Eh ! que ferez-vous , leur dis-je , d'un cheval mort ? Rien, me dit 1'un d'eux , mais ilme 1'efl: pas encore, nous ferons a temps de le tuer & de nous en régaler, d'autant mieux que la chair de cheval blanc eft la plus délicate. Je cedai fans difficulté a ce qui pouvait fatisfaire leur appétit; mais je ne garantirais pas qu'ils foient arrivés a temps pour fatisfaire la loi mufulmane, avec le fcrupule & Fexattitude requife.  du Baron de Tott. 213 Cependant le froid était devenu li violent , & les plaines que nous parcourions , précédemment brülées , offraient fi peu de paturages , qu'après avoir traverfé 1'Eau - Morte ' on fe détermina a cötoyer cette riviere pour aller camper au milieu des rofeaux qui venaient d'être découverts par nos patrouilles. Nous en avions befoin pour nous réchauffer & pour alimenter les chevaux; mais la cavalerie Turque qui s'était fans doute flattée de ne faire la guerre qu'aux villages Polonais, n'étant pourvue ni de tentes ni de vivres , éprouvait a la fois les rigueurs du froid & celles de la faim : a leur première imprudence , ils joignirent celle de s'approcher indifcretement du feu ; le plus grand nombre en fut eftropié, & la pitié fuccéda bientöt a 1'indignation 1 Riviere de Ia nouvelle Servië. O3  214 Mémoires que leur brigandage avait infpiré. Le Kam inflruit que ces malheureux mandiaient leur fubfiftance a la porte de toutes les tentes , ordonna que fur chaque Mirza il fe fit une perception de bifcuit qu'on leur diltribua. Une petite bute que nous trouvames le lendemain fur notre route, pendant que l'armée développée dans la plaine marchait en bataille, infpira a KrimGueray le défir d'y monter pour voir toutes fes troupes d'un coup d'ceil. II ordonna de faire halte : je le fuivis fur cette éminence, & la couleur fombre des vêtemens Tartares , jointe a la blancheur de la neige qui fervait de fond a ce tableau , n'en laiffait rien échapper. On y diftinguait par les étendards, les troupes des différentes provinces ; je remarquai que fans aucun ordre déterminé , cette armée était naturellement fur vingt files de profon-  du Baron de Tott. 215'deur & paffablement alignée. Chaque Sultan Séraskier avec une petite Cour formait un grouppe en avant de fa divifion. Le centre de la ligne occupé par le Souverain préfentait un corps avancé affez nombreux dont 1'arrangement offrait un tableau également militaire & agréable. Quarante compagnies chacune de 40 cavaliers marchaient en avant fur 4 de front, en deux colonnes, & formaient une avenue bordée de chaque cóté de 20 étendarts. Le Grand-Ecuyer fuivi de douze chevaux de main & d'un traïneau couvert, marchait immédiateraent après, & précédait le gros de cavaliers qui environnait le Kam. L'étendart du Prophéte porté par un Émir , ainfi que les deux flammes vertes qui 1'accompagnent, venaient enfuite & flottaient avec les étendarts des Inat-Cofaques, dont la troupe annexée a la Garde du Prince , fermait la marche. O 4  s.\6 Mémoires Cette Nation qui doit fes poffeflions & fon nom aux circonftances qui 1'ont fait émigrer de la Ruffie , eft établie dans le Couban. Un certain Ignace, plus jaloux fans doute de fa barbe que de fa liberté, fe réfugia auprès du Kam avec une nombreufe fuite pour fe fouftraire au rafoir de Pierre Premier. Les Tartares trouvèrent tant de rapport entre le mot d'Inat (entêté ) & celui d'Ignace, que le premier leur eft refté pour défigner le motif de [leur émigration. Ils ne paraiffent pas avoir pris le même foin de conferver la pureté du Chriftianifme, mais ils en ont fidélement gardé le figne dans leurs drapeaux font toujours fcrupuleufement attachés au privilége de manger du porc. Chacun de nos Inats en avait un quartier en guife de porte - manteau. Les Turcs devaient trouver 1'étendart du Prophéte en mauvaife compagnie , & j'en ai fouvent  du Baron de Tott. 217 entendu plufieurs qui blamaient entre leurs dents , comme une profanation facrilège, ce que les Tartares avaient le bon efprit de trouver tout fimple & tout naturel. Le refte de l'armée n'avait pas une prévoyance aufli apparente. Huit ou dix livrés de farine de millet roti, pilée & preflée dans un petit fac de cuir pendu a la felle de chaque Noguais aflurait a l'armée cinquante jours de vivres. Les chevaux feuls pour leur fubfiftance étaient abandonnés a leur propre induftrie ; mais leur pofition différait peu de celle qui leur eft habituelle. La poflibilité d'en ufer fans affujettiflement fait aufli que chaque Tartare mene avec lui deux ou trois chevaux fouvent davantage, & que notre armée en réuniflait plus de 300,000. Le Kam qui s'était plu a ce coup d'oeil, demanda aux Sultans öfc a fes  2i8 Mémoires Miniftres, fi dans 1'examen qu'ils venaient de faire, ils avaient démêlé le plus brave de l'armée. Le filence des Courtifans indiquait affez leur réponfe. Ce n'eft ni vous ni moi, reprit KrimGueray avec gaieté. Nous fommes tous armés, Tott eft le feul qui fans armes ofe venir a la guerre, il n'a pas même un couteau. Cette plaifanterie termina la revue , & l'armée reprit fa marche pour fe rendre a la fource de 1'EauMorte. Nous n'y arrivames que trèstard, & nous y établïmes notre camp dans un efpace immenfe bordé de rofeaux. Depuis plufieurs jours Krim-Gueray fe plaignait d'une douleur au pouce ! un abfcès s'y était formé , il en avait la fiévre ; aucun Chirurgien ne nous accompagnait. J'offris mes fervices, & 1'infpeclion d'un étui de lancettes que je portais fur moi pour en faire ufage  du Baron de Tott. 219 au befoin, détermina fa confiance. J'inftrumentai auffitöt; rincifion calma les douleurs, la fiévre difparut, & la plaie cicatrifée en peu de jours me fit grand honneur & fur-tout grand plaifir. Depuis notre entrée dans les plaines Zaporoviennes , je ne quittais pas la tente du Kam , nous y caufions tête a tête jufqu'a minuit. Enveloppé de fa peliffe il s'appuyait alors fur un couffin pour repofer, & m'ordonnait d'en faire autant , tandis que deux Pages entretenaient le feu dont nous avions grand befoin ; mais s'il s'occupait de mon repos, il n'était pas d'humeur a m'en laiffer jouir long-temps. Ce Prince était accoutumé a ne dormir que trois heures, & j'en obtenais a. peine cinq minutes de grace, pendant lefquelles le café fe préparait. Réveillé alors, fans changer de place, je reprenais 1'attitude de la veille.  220 MÉMOIRES On s'était bien appercu que la tente du Kam était affife fur la glacé, mais on ne découvrit qu'a la pointe du jour & au moment du départ que toute l'armée avait campé fur un lac , dont la furface, criblée par une infinité de trous faits pour fe procurer de 1'eau menacait de tout engloutir. II ne reftait plus fur pied que la tente du Kam , j'étais feul avec lui , lorfqu'un foldat Polonais attaché a ma fuite entrant comme un furieux, fe précipite auprès du feu , fe deshabille : je cours a cet homme, je le crois ivre ou fou; pour le faire fortir, je le menace de la colère du Kam; rien ne 1'emeut, & je n'obtiens qu'un figne de le laiffer tranquille. Déja fes bottes font ötées -a quand KrimGueray appercoit au craquement de fes habits qu'il était tombé dans 1'eau. Qu'exigez-vous de ce malheureux, me dit-il avec bonté ? L'homrae qui fe meurt  dü Baron de Tott. 221 n'eft-il pas indépendant ? II ne connaït que celui qui peut le fecourir, les Rois ne font plus rien pour lui ; laiüonslui le champ libre. Nous fortimes, & j'ordonnai a mes gens de pourvoir a fes befoins. L'armée dirigeant toujours fa marche vers le nord , cherchait a fe rapprocher du grand Ingul fur la pofition duquel on n'avait que des notions affez vagues. Ce fut auffi par une marche forcée de douze lieues que nous parvïmmes a affeoir notre camp fur la rive de ce fleuve : quelques habitations abandonnées & des meules de foin qui les environnaient nous furent d'un grand fecours. Nous touchions a la nouvelle Servië, nous étions arrivés au point d'oü I'incurfion devait frapper fur fes malheureux habitans, & le confeil de guerre fut convoqué pour régler la quantité de  222 MÉMOIRES troupes néceffaires a cette expédition. Tandis qu'il fe raflemblait, un courier & quelques prifonniers faits par les patrouilles , déposèrent que fur notre droite les Cofaques Zaporoviens contenus par le Calga Sultan , ayant demandé & obtenu de ce Prince la neutralité, venaient de refufer tout fecours au Gouverneur général de Sainte-Elifabeth. Les prifonniers ajoutaient que ce fort fitué fur notre gauche contenait une forte garnifon. Ces détails éclairèrent le Kam & les Généraux fur leur véritable pofition. II fut décidé que le tiers de 1'armée compofé de volontaires raffemblés fous les ordres d'un Sultan & de plufieurs Mirzas, paflerait le fleuve a minuit , fe diviferait en plufieurs colonnes , fe fubdiviferait fucceflivement, & couvrirait ainfi la furface de la nouvelle Servië, pour y brüler tous les villages , toutes les récoltes amon-  du Baron de Tott. 223 celées, enlever tous les habitans & emmener tous les troupeaux. On décida encore que chaque foldat employé pour 1'incurfion aurait deux affociés dans le refte de l'armée. Par cet arrangement, tout le monde devait avoir part au butin, fans difcuffion fur les partages, & 1'intérêt général concourait avec 1'intérêt particulier pour bien choifir les foldats deftinés a faire cette expédition. Le détachement fut également prévenu que le refte de l'armée, après avoir paffé 1'Ingul le lendemain , dirigerait fa marche a petites journées vers la frontière de Pologne , en ferrant Sainte -Elifabeth , pour protéger les fourageurs & attendre leur retour. Les talens deftrudifs dont les Sipahis avaient fait preuve femblaient annoncer tant de zèle pour la dévaftation, qu'on leur propofa d'y avoir part; mais le froid les avait fi fort abbattus, qu'aucun  Mémoires d'eux ne voulut marcher. II n'y eut que les Serdenguetchety 1 & quelques autres Turcs qui fuivirent le Sultan. Le détachement fous fes ordres était parti, & le froid déja moins rigoureux que Ja veille , s'était tellement adouci pendant la nuit qu'on devait craindre le dégel. L'eau commencait même a recouvrir la glacé du fleuve & ne laiffait d'efpoir pour le traverfer qu'en précipitant notre départ. L'armée fut bientöt prête. On la développa le long de 1'Ingul; elle s'ébranle en même temps, & les Tartares accoutumés a de femblables expéditions en s'éloignant a une certaine diltance les uns des autres traversèrent légérement au petit trot; mais nombre de Sipahis que la crainte faifait marcher péfamment & que le fracas des 1 Efpèce de troupes Turques dont le nom défigne des enfans perdus, des volontairesdéterminés a vaincre ou mouxir; mais il ne leur arrivé jamais ni 1'un ni 1'autre. glacés  du Baron de Tott. 22$ glacés rompues intimidait au point de les faire arrêter, difparurent & furent engloutis a nos yeux. Nous avions fait halte de Fautre cóté du fleuve pour donner aux troupes le temps de fe reformer. Quelques Sipahis échappés au danger de leur pufillanimité , vinrent déplorer le fort de leurs camarades, ils plaignent fur-tout un de ces malheureux qui vient d'être abimé dans le fleuve, avec une fomme affez confidérable pour faire la fortune d'un fils qu'il laiffe. Un des InatsCofaques propofe auffitót d'aller pour deux féquins repêcher la bourfe. On accepte fon offre, il fe deshabille pendant qu'on lui indique le trou parmi les glacés ; il y plonge auffitót & refte affez long-temps fous 1'eau pour inquiéter les fpectateurs, mais au bout de quelques minutes, il reparait avec le tréfor en main. Ce fuccès encourage les camarades du mort; ils regrettent II. Partie. P  zi6 Mémoires encore des piftolets garnis en argent; 1'intrépide Cofaque entreprend un fecond voyage , les fatisfait fans difputer fur une augmentation de falaire , recoit les deux féquins reprend fes vêtemens & court rejoindre fes drapeaux. Pour fuivre le plan arrêté, l'armée remonta jufqu'a ce qu'elle eut joint le chemin frayé dans la neige par les troupes de l'incurfion. Nous traversames ce chemin prés de 1'endroit oü fe divifant en fept branches, il formait une patte d'oye , dont nous tinmes conftamment la gauche, obfervant de ne jamais entamer aucune des fubdivifions que nous rencontrames fucceflivement, & dont les dernières n'étaient plus que des fentiers tracés par un ou deux cavaliers. Le temps devenu pluvieux forca l'armée de s'arrêter fur le bord de 1'Adjemka oü elle paffa la nuit. Mais au dégel qui nous avait d'abord inquiété, fuccéda  du Baron de Tott. 227 rapidement un froid fi vif, qu'on eut peine a plier les tentes. Une petite grêle violemmentpoufféecoupaitle vifage, faifait fortir le fang par les pores du nez, & la refpiration fe gelant aux mouftaches, y formait des glacons dont le poids était très-douloureux. Une grande partie des Sipahis eftropiés des marchés précédentes périt dans cette journée : les Tartares même en furent maltraités , mais perfonne n'ofait s'en plaindre. KrimGueray qui depuis fon incommodité faifait une partie de la route dans un trameau couvert, s'égayait pendant ce temps a me faire des queftions fur le Pape, comparait fi pofition a celle du Saint Pere, & regrettait de n'être pas a fa place. Je faifis ce moment pour lui repréfenter la défolation que le froid occafionnait dans fon armée, & le danger d'une trop longue marche. Je ne puis adoucir le temps, me dit-il; mais P 2  22% MÉMOIRES je puis leur infpirer le courage d'en fupporter la rigueur; auffitót il demande un cheval, & fe conformant a 1'ufage qui interdit aux Souverains Orientaux les Chales 1 dont les particuliers s'enveloppent la tête, il brave les frimats, & force par fon exemple , les Sultans , fes Miniftres, & tout ce qui 1'environne, l fe découvrir. Cet ade de vigueur, en arrêtant les murmures, placait fous les yeux du Prince le tableau des défaftres qui les occafionnaient. En effet chaque inftant nous enlevait des hommes & des chevaux. Nous ne rencontrions que des troupeaux gelés dans la plaine, öc vingt colonnes de fumée qui sëlevaient déja dans 1'horifon , complettaient 1'horreur du tableau, en nous annoncant les feux qui devaftaient la nouvelle Servië , Les Chales font une étoffc de laine fabriquée au. Indes , & de la plus grande finefle. TCc«e journée eo&ta a l'armée plus de 30=0 hommes Sc 30000 chevaux qui périrent de froid.  du Baron de Tott. 229 La rencontre de quelques brouflailles öt d'un peu de fourage détermina enfin le Kam a s'arrêter. On établit fa tente prés d'une meule de foin qu'il fit diftribuer , 6c qui malgré fon énormité difparut en un inftant. Nous nous amusames de ce coup-d'ceil, il préfentait a la fois 1'avidité du pillage 6c la févérité du bon ordre; un courier du Sultan qui commandait 1'incurfion, nous apporta le foir des nouvelles de cc Prince. II mandait que les habitans d'un gros village s'étant retirés au nombre de douze cents dans un monaftère, Tavaient contrahit par leur réfiltance, de faire attacher des mêches fouffrées a quelques fléches , dans 1'efpérance de voir céder leur opiniatreté a la crainte du feu; mais que 1'incendie en enveloppant trop rapidement ces malheureux, les avait tous confumés. Le Sultan ajoutait au regret qu'il témoignait de cet événement quel- P3  zjo Mémoires ques plaintes fur la cruauté des Turcs qui 1'avaient accompagné ; dont le feul courage, difait-iL était defe baigner dans le fang de leurs prifonniers. Krim-Gueray ne fut pas moins fenlible que le Sultan au trifte effet de 1'incendie ; la cruauté des Turcs 1'indigna : lafpeél des têtes coupées le révoltait d'avance '. Je ferais pendre, ajouta-t-il, un Tartare qui oferait fe préfenter devant moi, dans 1'attitude d'un bourreau. Comment peut-il exifter une nation affez féroce pour entretenir la barbarie en la payant, & pour fe plaire z des objets auffi dégoütans ? L'arrivée fucceffive des Tartares qui revenaient déja chargés de butin en apportant de nouveaux détails, nous avait fait veiller jufqu'a trois heures du 1 Les Tl"-c5 font dans 1'ufage d'apporter les tere* des ennemis tués au Gcnéïal qui les cornmandenc, ks Tartares au contraire rcpugnent a cet ufage.  du Baron de Tott. 231 matin. L'entrée de la tente du Kam ne pouvait être interdite dans cette circonftance, & j'obtins la liberté d'aller prendre quelques heures de repos dans la mienne. MM. Ruffin & Couftillier 1'occupaient, étaient gelés, dormaient peu , mouraient de faim. Une neige ferme formait le lit que je venais partager avec eux & fur lequel enveloppé de ma peliiTe, je pris place & m'endormis; bientót après un page du Kam entr'ouvre la porte, annonce un préfent que fon Maitre envoie, le place aux pieds de M. Ruflin, & fe retire. M. Coultillier que la faim tenait plus éveillé , ne doute pas un moment que le préfent ne foit mangeable ; il fcait auffi que je ne n'ai rien de caché pour fon appétit : mais trop éloigné pour faire 1'examen du paquet, il prie fon camarade de le vifiter : celui-ci que le grand froid retient, fe défend long-temps, & forcé P4  232 MÉMOIRES de céder, il avance fon bras fans fortir fa tête de fa peliffe, faifit quelque chofe de velu, le fouleve a la lueur d'une lanterne fufpendue au döme de la tente, & ne préfente a 1'ceil avide de M. Couftillier qu'une figure humaine. Frappé de cet objet horrible , il s'écrie, mon ami, c'eft une tête, & 1'éclair n'eft pas plus prompt que M. Ruffin ne le fut a la jetter hors de la tente , en maudiffant tous deux le froid , la faim, & les plaifanteries Tartares. Le froid augmenta fi fort le lendemain , qu'au moment du départ nonobftant des gants doublés de peau de lievre , mes mains en furent faifies dans le feul inftant de me mettre en felle, & j'eus beaucoup de peine a y rétablir la circulation. Les colonnes de fumée qui bordaient 1'horifon a droite, & le Fort Sainte-Elizabeth que nous appercevions a gauche ne laiffaient plus  du Baron de Tott. 233 d'incertitude fur la route que nous devions tenir. Nous la dirigeames vers des efpèces de jalons placés devant nous & que nous reconnümes bientót pour une préparation de feux de fignaux. Des char pentes triangulaires a huk étages , reniplies de paille & de fagots, n'étaient fans doute deftinés qu'a répandre 1'alarme a la première apparition desTartares, elles ne fervirent cependant que de guides a leur armée jufqu'a Adjemka; ce bourg préfervé des ravages de i'incurfion par fa pofition dans le voifinage de Sainte-Elizabeth 3 ne nous préfenta qu'un petit nombre d'habitans, 6c 1'on foupconna que la plus grande partie s'était réfugié fous le canon de cette forterefle. L'armée était en fi mauvais état, qu'elle avait tout a craindre elle-même d'une fortie : en effet deux ou trois mille •hommes , en 1'attaquant dans la nuit  234 Mémoires n'auraient eu que la peine de nous tailler en pieces. Ce danger n'était pas moins prouvé querimpoffibilité de s'y fouftraire en continu ant une marche dont les troupes ne pouvaient plus fupporter la fatigue. Dans cette extrémité Krim-Guéray ordonna aux Sultans & aux Mirzas de formerun détachement de 300 cavaliers pour aller au coucher du foleil, infulter Sainte-Elizabeth, afin d'en tenir la garnifon fur la défenfive. Cette troupe d'élite , la feule dont le reffort moral put encore furmonter 1'abattement phyfique , en allant faire des prifonniers jufques dans lefauxbourg, affura tellement le fuccès de cette rufe militaire , que l'armée püt féjourner & réparer fes fatigues au milieu de la plus grande abondance. Le bourg d'Adgernka, de huk a neuf cent feux, fitué fur une petite rivière du même nom , annoncait par 1'abondance des récoltes en tout genre,  du Baron de Tott. 235 2a fertilité du fol. On défendit cependant aux troupes d'occuper les maifons dans la crainte d'une incendie prématurée. II fut feulement permis d'enlever le bois & les vivres qu'on pourrait confommer. Le Kam lui-même donna 1'exemple en logeant fous la tente. Le repos du lendemain, en réparant les forces & en donnant a une partie des troupes de 1'incurfion le temps de rejoindre avec une iHSmté d'efclaves & de troupeaux, achevaderépandrelagaieté dans l'armée. J'obfervai que les Tartares de chaque horde & de chaque troupe avaient un mot de ralliement auquel leurs camarades répondaient pour les diriger. Celui d'Ak-sérai (lePalais blanc) étaitaffeöé a la maifon du Kam ; mais s'il eft aifé de concevoir 1'utilité de cet expédient, ce que 1'on comprendrait a peine en le voyant j ce font les foins, la oatienrp a- 1'extrême agilité que les Tartares met-  fl3<5 Mémoires tent a conferver ce qu'ils ont pris. Cinq ou fix efclaves de tout ige , foixante moutons & vingt beeufs, la capture d'un feul homme ne 1'embarraffent pas. Les enfans la tête hors d'un fac fufpendu au pommeaude la felle, une jeune fille affife fur le devant foutenue par le bras gauche, la mere en croupe, le pere fur un des chevaux de main , le fils fur un autre , moutons & boeufs en avant, tout marche & rien ne s'égare fous 1'oeil vigilant du berger de ce troupeau. Le raifembler, le conduire, pourvoir a fa fubfiftance , aller a pied lui-même pour foubger fes efclaves ; rien ne lui coute, & ce tableau ferait vraiment intéreffant fi 1 avarice & 1'injuftice la plus cruelle n'en était pas le fujet. J'étais forti avec le Kam pour jouir de ce fpedacle ; un Officier de la garde qui formait autour de fa tente une ligne de circonvallation, vint i'avertir qu'un Noguais demanda*  du Baron de Tott. 237 a lui porter plainte. Krim-Gueray y confentit, 6c fuivi du même Officier , le Noguais s'avance vers nous; mais incertain par la conformité de nos peliffes ne fachant auquel des deux s'adreffer, il femble me deliiner la préférence. Cei pendant j'allais me reculer pour terminer fon embarras , lorfque le Kam qui s'en était appercu faifant figne a 1'Offieier de le laiffer dans Terreur fe recula lui-même öc m'ordonna d'écouter. II s'agiffait d'un cheval perdu & d'un autre qu'il avait volé en échange , fans pouvoir juftifier le droit de repréfailles qu'il s'était attribué. Que dois-je répondre dis-je au Kam ? Jugez comme vous pourrez, me répondit-il en riant. Je prononcai alors la reftitution du vol > 6c j'allals mettre les parties hors de Cour, lorfque Krim-Gueray qui s'amufait de cette plaifanterie me dit a 1'oreille de ne pas oublier la baftonade. J'ajoutai auffitót:  238 Mémoires je te fais grace des coups de baton que tuas mérité. Un figne a 1'Officier d'exécuter ma fentence me prouva que le Kam ne me favait pas mauvais gré d'avoir adouci la fienne. Quelque foin qu'on eut mis en arrivant a la recherche des habitans d'Adgemka , ce ne fut que le fur-lendemain, au moment du départ, lorfqu'on mit le feu a toutes les meules de bied & de fourage qui recelaient ces maiheureux, qu'ils vinrent fe jetter dans les bras de leurs ennemis pour échapper aux Hammes qui dévoraient leurs récoltes & leurs foyers. L'ordre de brüler Adjemka fut exécuté fi précipitamment, & le feu prit a toutes ces maifons couvertes de chaume avec une telle violence & une teile rapidité, que nous ne pümes en fortir nous-mêmes qu'a travers les flammes. L'atmofphère chargé de cendres & de la vapeur des neiges fondues, après avoir obfcurci le  du Baron de Tott. 23^ foleil pendant quelque temps forma dc la réunion de ces matières une neige grisatre qui craquait fous la dent. Cent cinquante villages également incendiés en produifant le même effet, étendirent ce nuage cendré jufqu'a vingt lieues en Pologne , oü notre arrivée put feule donner 1'explication de ce phénomène. L'armée marcha long-temps dans cetee obfcurité , & ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'on découvrit la défertion d'une grande partie des Noguais du Yédefan dont les fourageurs nous avaient déja rejoint, & qui dans 1'efpérance de fouftraire leurs prifes au droit de dix pour cent dü au Souverain s'en retournaient a tout rifque par le défert. ' La route dirigée vers la frontière de 1'Ukraine Polonaife conduifit Varm^ a Crafnikow. Ce village fitué derrière un iravin marécageux contenait une efn^ We redoute dans laquelle les habitans  240 MÉMOIRES réunis a une centaine de Soldats opposèrent d'abord quelque réfiftancc ; mais lacrainte des flammes les forca bientöt de fuir dans un bois voifin d'oü ils pouvaient fufdler jufques dans le village. Pour les en déloger Krim-Guéray qui s'était portéa la tête du bois, ordonna de raffembler le refte des Sipahisquil voulait faire attaquer. Mais ces braves que le féjour d'Adgemka & la ceffation du grand froid rendait déja infolens, s'étaient diflipés au premier coup de fufil. Leslgnats-Cofaques rangés derrière nous animéspar la préfence du Souverain , demandèrent & obtinrent la permiffion d'attaquer. Pied a terre auffitót, ils pénètrent dansles bois, enveloppent, iegrouPPequis'ydéfend, en tuentune quarantaine & ramènent prifonniers ceux qui n'ont pu échapper par la fuite. Pendant cette expédition qui ne coüta aux Cofaques que huit ou dix des leurs  du Baron de Tott. 241' 6c quelques légéres bleffures aux Tartares qui environnaient le Kam s ce Prince indigné de la lacheté des Turcs m'en entretenait 6c préfageait 1'humiliation qu'elle préparait a 1'Empire Ottoman. Occupé de cette idéé , il était encore a cheval a 1'entrée du village, lorfqu'il appercut un Turc de la race des Emirs, qui venait a pied, du bois , en tenant une tête a la main. Voyezvous , me dit-il, ce coquin ? il vient m'empêcher de fouper: mais remarquezle bien, a peine ofe-t-il toucher la tête qu'il a coupée. L'Emir arrivé, jette fon trophée aux pieds du cheval du Prince , 6c prononce avec emphafe les vceux qu'il fait pour que tous les ennemis de 1'Empereur des Tartares éprouvent le même fort que celui qu'il vient d'exterminer. Cependant Krim - Gueray avait déja reconnu dans cette tête coupée la figure d'un de fes propres Cofaques. Partie. Q  242 MÉMOIRES Malheureux, dit-il a 1'Emir, comment 1'aurais-tu tué ? mort, il te fait peur; vivant, il t'aurait mangé : c'eft un de mes Inat tué a 1'attaque du bois : quelqu'autre pour t'aider a me tromper , aura féparé fa tête, tu n'aurais pas même eu ce courage. Le Turc déconcerté cherche a fe défendre, il infifte, il ofe affurer qu'il a tué cet homme lui-même, & que c'était un ennemi. Vifitez fes armes, dit alors le Prince : couteau , fabre, piftolets, tout fut vifité fur le champ , & rien n'annoncait le meurtre. Aflbmmez ce faux brave, s'écria KrimGueray. Auffi-töt un Officier de fa garde le frappant légérement avec fon fouet, veut, en fatisfaifant la colère de fon maitre, préferver ce malheureux; mais celui-ci fier de fa qualité d'Emir, dont le feul privilège en Turquie n'eft toutesfois que d'óter refpeclueufement la coëfïure de celui qu'on veut rofler,  dü Baron de Tott. 243 reclame infolemment contre 1'attentat commis en fa pcrfonne. La fureur du Kam éclate alors : coupez le turban verd a coups de fouet fur la tête de ce coquin. Get ordre prononcé dun ton ferme qui n 'admettait plus de ménagement fut exécuté avec une rigueur plus cruelle que la mort. Cette exécution en impofa auffi aux Sipahis, qui après avoir refufé de partager avec les Tartares la fatigue de 1'incurfion , guettaient leur retour, leur enlevaient le piftolet fur la gorge les efclaves qu ils amenaient, trainaient ces malheureux pendant quelque temps, & fatigués de ce foin , les coupaient en pièces pour s'en débarraffer. Le Kam s'était propofé de faire attaquer le lendemain matin la petite ville de SibUoff, fituée derrière lebois, a une lieue & demie de nous; mais fur le rapport des prifonniers, la garnifon Q2  244 MÉMOIR ES lui paraiiTant trop forte, pour efpèrer de 1'enlever fans artillerie s il permit feulement a quelques volontaires d'y aller , tandis qu'a la tête de fon armée il fe porta fur Bourky en Pologne. Le canon de Sibiloffdont nous entendimes le bruit pendant notre route , ne put. empêcher le détachement Tartare qui s'y était porté de brüler les fauxbourgs ■fit d'y faire un grand nombre d'efclaves. Tous les villages qui étaient fur notre 'direaion éprouvèrent le même^ fort ; fit les Tartares plus difpofés a s'appro* prier la perfonne des habitans , qu'a s'étudier a diftinguer les limites de la Pologne, continuèrent leurs brigandages bien au-dela des bornes qui leur étaient prefcrites : mais fi la févériré des ordres du Kam ne put d'abord empêcher les rufes de 1'avidité Tartare qui ne s'occupait qua confondre les habitans de la nouvelle Servië avec ceux de 1'Ukraine  du Baron de Tot*. m%f Polonaife , les mefures que ce Prince avait prifes , eurent a la fin le fuccès. qu'il defirait, & d'ailleurs la punitiort fuivit toujours le délit de très-près. Pour garder plus fürement les ménagemens dus a la République de Pologne, le gros de l'armée campait toujours dans les environs des villages, fe nourriffant de fes propres vivres , & les Turcs qu'on ne pouvait fe difpenfer de loger, ayant'ofé mettre le feu . a quelques maifons, furent rigoureufement punis. Un premier appercu portait a vingt mille le nombre des efclaves que l'armée conduifait; les troupeaux étaient innombrables. Nous ne pouvions plus aller qua petites journées, & la 'nécefiité de furveiller la conduite des Tartares détermina Krim - Gueray a marcher fur fept colonnes. Dans chaque village ou nous nous arrêtions, nos logemens marqués a la craie , laiiTaient aux Sipahis Qi.  246 Mémoires la jouiffance des maifons que la fuite du Kam n'occupait pas. Ce Prince avait ordonné que la mienne fut toujours a portée de lui. Je jouiffais tranquillement de cet avantage depuis plufieurs jours, lorfqu'un Alay - Bey 1 qui n'avait pas trouvé fans doute dans le village une habitation digne de lui, entre grave- . ment chez moi, fuivi de deux Sipahis, qui portaient fon équipage. Je lui demande ce qu'il veut : ne vous défangez pas, me dit-il froidement. En même temps il s'établit fur une efpèce d'eftrade entre deux couffins qui ne le quittaient pas, & demande fa pipe. En vain lui faisje obferver que ce logement m'eft deftiné , que nous ne pouvions 1'occuper enfemble, que je ne puis m éloigner du Souverain, ni lui de fa troupe. Aucun argument ne le perfuade; fon établif-. fement eft fait, il eft inébranlable. Je 1 Coloncl des Arnaouts Sipahis,  du Baron de Tott. 247 prends alors le parti de faire prier le Sélidtar de me débarraffer de cet hötc incommode. Le Sélidar vient auffi-tot fous le prétexte de me vifiter , & demande en entrant au colonel , depuis quand il me connaït ? Celuici , fans fe déconcerter, répond qu'il eft venu pour faire connaiflance en logeant avec moi. C'eft a 1'attaque du bois , lui répond avec ironie le Capitaine des gardes, qu'il fallait chcrcher a nous connaitre , nous vous aurions tous bien recus alors j mais il faut aujourd'hui vous retirer & ne pas attendre fur-tout que le Kam informé de votre démarche ne faififfe ce prétéxte pour faire éclater fon mécontentement. Je connais , répond 1'Officier , tout fon pouvoir } pour difpofer de ma tête, un mot lui fuffit ; il peut le prononcer ; mais vivant, je ne fortirai d'ici que lorfque l'armée partira. C'était fon dernier  248 MÉMOIRES mot; rien ne put 1'émouvoir. Furieux contre ce fou , le Séliftar me quitta pour aller informer Krim - Gueray de ce qui fe paffait. Je recus bientót 1'irivitation de me rendre chez lui. Ce Prince était occupé a donner des ordres dont la févérité me fit trembler. Animé depuis long-temps contre 1'indifcipline & la lacheté des Turcs, 1'infolence de mon Alay - Bey venait de le pouffer a bout. On ne m'appellait en effet que pour laiffer le champ libre au coup qu'on allait lui porter. Le Kam voulaic étendre fa rigueur fur tous les Sipahis, êc ne pouvait être retenu que par la crainte du foupcon de partialité. S'il héfitait a cet égard, j'étais bien décidé a mettre tout en ufage pour laiffer en paix le colonel, dont la devife n'était pas vaincre ou mourir , mais dormir ou mourir. Je prétendis que ma plainte pouvait avoir été mal rendue , que  du Baron de Tott. 249 c'était moi qu'il fallait entendre; & parvenu a égayer le Kam fur le ridicule entêtement des Arnaoutes, je fis difparaitre le mien dans la foule. L'ordre fut révoqué fous la claufe obligeante que je ne quitterais plus fa tente. L'armée chargée des dépouilles de la nouvelle Servië, réglant fa marche fur celle des troupeaux, s'approchait lentement de la frontière & les Tartares toujours infatiables n'étaient occupés qu'a tromper la furveillance du Kam, pour ajouter a leur butin, par une maraude prohibée fous les peines les plus févères ; mais la couleur brune des vêtemens Tartares s'appercevait de trop loin fur la neige pour favorifer les rufes des pillards. Quelques Noguais s'étaient cependant détachés pour tourner un village Polonais derrière lequel ils étaient prêts a fe cacher, lorfque le Kam qui prolongeait la lifiere d'un bois f  2JO MÉMOIRES fur un plateau d'oü 1'on dominait la plaine , appercut ces maraudeurs : il ordonna auflitöt de faire halte, & chargea fon Séli&ar d'aller en perfonne avec quatres Seimens nétoyer le village, & lui amener celui des Noguais, qu'il trouverait en flagrant délit. L'air fombre dont Krim-Gueray donna cet ordre, annoncait un exemple. Déja le Séliélar qui s'était tranfporté a toutes jambes pour 1'exécuter , reparait & ramene un Noguais avec une piece de toile & deux pelotons de laine qu'il avait pris. Interrogé par fon Souverain, ce niaraudeur avoue fa faute, convient qu'il eft inftruit de la rigueur des défenfes , n'obje&e rien en fa faveur, ne follicite aucune grace, ne cherche a intérefler perfonne, & attend froidement fon arrêt, fans montrer ni orgueil ni faibleffe. Qu'il mette pied a terre, qu'on 1'attache a la queue d'un cheval, qu'on le traine juf-  du Baron de Tott. 251 qu a ce qu'il expire, & qu'un crieur , enl'accompagnant, inftruife l'armée du motif de la punition. A cette fentence prononcée par le Kam, le Noguais ne répond qu'en defcendant de cheval, & en s'approchant des Seimens qui doivent le lier ; mais on ne trouve ni corde ni courroie. Tandis qu'on fe difpofe a en chercher , j effaie un mot en fa faveur; & pour toute réponfe, 1'impatience de Krim-Gueray prefcrit d'en finir, en fe fervant de la corde d'un are: on objeae qu'elle efttrop courte : ch bien,dit-il, qu'il paffe fa tête dans 1'arc tendu : le Noguais obéit,fuitle cavalier qui 1'entraine; mais ne pouvanc fuffire au trot du cheval, il tombe & échappe ainfi au joug qui le retenait. Cependant un nouvel ordre du Prince remédié encore k cet incident. 0„',M tienne 1'arc avec fes mains ajouta-t-il. Le coupable paffe auffi-töt fes bras en croix,  2^2. MÉMOIRES & 1'exécution de cet arrêt qui condamnait le coupable a être fon propre bourreau eft fans doute Fexemple de la foumiflion la plus extraordinaire , elle furpaffe ce qu'on a raconté de plus étrange fur 1'aveugle dévouement aux ordres du vieux de la Montagne \ Les foins de Krim-Gueray pour le maintien du bon ordre en Pologne setendirent jufqu'au culte religieux des habitans , & quelques Noguais convaincus d'avoir mutilé un tableau repréfentant le Chrift , recurent cent coups de baton a la porte de 1'églife : il faut, difait-il, apprendre aux Tartares a refpefter les beaux arts & les prophêtes. Savran2 était le point défiré , celui oü 1'on devait faire les partages, con- i M. Ruffin qui m'accompagiiait, & qui eft aujourd'mii Profcflcur au College Royal a été ainfi que moi rémoia d'un fait aufli incroyable. * Ville' de Pologne dans le PaUtinat de Bruklaw.  dü Baron de Tott. 25-3' gédier les différentes hordes, ne réferver que les troupes de BeiTarabie & débarraffer de la cohue qui nous environnait. 11 fut décidé qu'on y féjournarait , & 1'on procéda le lendemain de notre arrivée aux -partages ; mais 1'exaétitude des enquêtes n empêcha pas quelques frippons de fouftraireune partie de leur butin au droit de 1 o pour £ qui fe prélevait pour le Souverain. Cependant, malgré la fraude, ce Prince eut encore pour fa part prés de deux mille efclaves qu'il diftribuait a tous venans. J'affiftais néceffairement a ces détails; & témoin des libéralités du Kam, dans ce genre , je lui repréfentai que s'il continuait il en tarirait bientöt la fource. Krim-Gueray. II m'en reftera toujours affez, mon ami; lage de la foif eft paffé; mais je ne vous ai pas oublié : éloigné de votre  Mémoires Harem, courant les deferts , bravant les frimats avec nous, il eft jufte que vous ayez votre part ; je vous deftine fix jeunes garcons d'une jolie figure, & tels enfin que je les choifirais pour moi. l e Baron. Je fuis comblé de vos bontés ; mais eft-on digne d'une faveur, fi Ton n'en fent pas tout le prix ; je craindrais , Seigneur, de ne pas attacher a ce préfent celui que vous paraiiTez y mettre. Krim-Gueray. Je ne prétends pas non plus marchander votre reconnaiffance. Je vous donne des efclaves; ils vous plairont j c'eft tout ce qu'il me faut. l e Baron. Mais votre Sérénité n'obferve donc  du Baron de Tott. 2^ pas que ma pofition eft uri obftacle mvincibie ? Vos efclaves font tous Rulfes : comment pourrais-je accepter a ce titre les fujets d'une PuilTance amie de 1'Empereur mon maitre ? Krim-Gueray. Cette raifon ne pouvait manquer de m'échapper, je n'en concois pas même encore le principe. L'hoftilitd fait les efclaves, ramitié les donne & les rècoit; voila ce qui vous concerne : au refte )l ne veux pas difcuter vos devoirs, c'eft avousdelesremplir; & pour nous ao corder , je fubftituerai fix jeunes Géorgiens aux fix Rulfes : tout s'arrange. l e Baron. Pas auffi aifément que vous le croyez, Seigneur; j'ai encore un r^n.u ! aimcile a attaquer.  2S6 Mémoires Krim-Gueray. Lequel? le Baron. Ma religion ? Krim-Gueray. Pour celui-ci je me garderai bien d'y toucher : c'eft fans doute bien fait de s y conformer ; mais convenez au moins que cela eft pénible. l e Baron. Je ferai plus, j'avouerai que la faibleffe humaine s'en éearte affez fouvent; parexemPle,U eft poffible aujourd'hui que je neme montre fi fcrupuleux & fi attaché a mes devoirs, que paree que votre offre ne me tente nullement dy manquer,peut-êtrequefix jolles Alles m'auraientfait oubüertbus mes princi- pes,  du Baron de Tott. 2.$j pes j & fi 1'on recherchait bien, ön 'verrait fouvent que les plus fublimes efforts de vertu ne tiennent gueres qu'au genre de la tentation. Krim-GueraYi J'entends cela parfaitement, & ce moyen de fédudHon ne m'aurait pas échappé fi j'avais pu Femployer ; mais mon ami, j'ai ma religion auffi, elle me permet de donner aüx Chrétiens des efclaves males, & me prefcritde garder les femelles , afin d'en faire des profé; lites» L e B a r o n; Les hommes vous paraiffent-ils donc moins pre'cieux a convertir que les femmes? Krim-Gueray* Non fans doute , la fageffe de notre //, Partie. R  2$% Mémoires grand Prophéte a tout prévu. Cette dif- tinction en eft la preuve. l e Baron. J'avoue, Seigneur, que je n'en pénètrepas le motif, ötvous me permettrez de croire fimplement que les jolies filles vous plaifent davantage. Krim-Gueray. Point du tout, je vous jure, mais j'obéis a la loi la plus raifonnable. En effet, 1'hómme étant paf fa nature indépendant, dans 1'efclavage même, il conferve un reffort que la crainte contient a peine. II a le fentiment de fes forces , le moral le domine , Dieu feul peut agir fur ce moral. Chez vous, chez moi il peut être également éclairé: la converfion d'un homme eft toujours un miracle; celle des femmes au contraire eft la chofe du monde la plus naturelle  DL" Baron de Tott. & la plus fimple : elles font toujours de la religion de leurs amants : oui, mon ami, 1'amour eft le grand miffionnaire lorfqu'il parait, jamais elles ne difputent. Je ne difputai pas non plus fur cette' étrange affertion qui, fans doute , n eft apphcable qu'aux femmes dans 1'efclavage. Après avoir diftribué la plus grande partie des Efclaves qui lui étaient échus e« partage, & congédié les Noguais, le Kam dirigea fa marche fur Eender \ mais fi la diminution de l'armée lui promettait plus delégéreté dans fa marche la générofité du Prince venait de mettrj un nouvel obftacle au defir qu'il avait de preffer fon retour. En effet, les Sultans & les Miniftres réduits jufques-la au feul équipage de campagne, tenaient de leur Maitre un fuperflu qui ne leur permettait plus de marcher avec autant de célérité. Le Cadi-Lesker le plus infa- R 2  %6o Memoires tiable comme le plus habile a fuccédef était auffi le mieux partagé. Curieux de 1'examincr au milieu de fon abondance, )e fus le voir un foir. Ce grand Juge, vénérable par fon age Sc fa barbe blanche,nonchalamment couché furie tapis deftiné aux cinq prières, rceil avide 6c avec un fourire malin, n'y contemplait alors qu'une quarantaine 'd'efclaves de tout age , qui rarfemblés auprès d'un poële formaient un grouppe de figures des deux fexes dont tous les regards étaient également fixés fur lui. Je vous fais mon compliment, lui-dis-je, enentrant,fur le fuccès d'une guerre dont ïl me parait que vous avez tiré bon parti. le Cadi-Lesker. Vous voyez en effet que le Kam ma très-bien traité ; mais vous favez auffi qu'il faut employer fes richeffes pour en jouir ,6c celam'eft difficile,  du Baron de Tott. z£i l e Baron. Si j'en crois cependant les principes du Kam fur la converfion des femmes , il a compté fur vous, pour des profélites, le Cadi-Lesker. Je cherchais quand vous êtesvenu^ laquelle de ces figures eft la plus agréable. Examinez de votre cóté, & voyons fi nous ferons le même choix, le Baron. Jefuis déja décidé: cette jolie fille élevée fur ce banc, dont la taille eft fwelte, le maintien modefte, le regard doux, emporte mon fuffrage. le Cadi-Lesker. Moi je donne le mien a ce vifage rond, bien coloré , & je réponds que ce  Z6% mémoires petit dróle vêtu en Page fera charmant. Je vous avouerai même que cette taille fwelte qui vous a féduit ne me parait a moi qu'un défaut d'embonpoint. l e Baron, En ce cas je ceffe de vous plaindre , car elle eft la feule a qui 1'on puifïe reprocher ce défaut; mais j'en vois-la de bien jeunes : pourriez - vous me dire a quel ageon s'occupede leur converfion, & fi les Noguais, dont je connais la diligence a enlever les filles, n'ont pas trop de promptitude a les époufer, le Cadi-Lesker. Non , les Tartares font au contraire très-fcrupuleux a cet égard, l e Baron. Mais, Monfieur , fcrupuleux tant que  du Baron de Tott. 263 vous voudrez, ils ne peuvent interroger leurs efclaves fur leur age, & cette connaiffance même ne fuffirait pas. le Cadi-Lesker. Ils ont auffi un meilleur moyen pour tranquillifer leur confcience. Le voici, la force d'une jeune fille leur parak-elle douteufe, ils ont 1'air de fe facher, 1'effraient, 1'obligent a fe fauver; & c'eft lorfqu'elle fe met en courfe, qu'ils dui lancent un de leurs bonnets, dont le choc, fans être dangereux, fuffit cependant pour la faire tomber, fi elle eft faible. Dans ce cas ils refpeaent fa grande jeuneffe, la confolent de fachüte, & attendent patiemment qu'elle foit affez forte pour réfifter a cette épreuve. l e Baron. Je ne fais fi elle fuffit, mais dans cc R %  264 Mémoires cas même , répondriez-vous de la bonne foi de ceux qui 1'emploient. On peut toujours garantir, me répondit le CadL lesker, que les ufages font plus fidélement obfervés chez une nation fimple que les loix les plus féveres ne le font parmi les nations policées. Une forte de mal-être que j'éprouvais dans ce moment, & que j'attribuai a la chaieur étouffante de la chambre au CadiLesker , me déternf na a le quitter pour me rendre chez moi ; mals le paffage fubit d'une pareille atmofphère au froid le plus vif me fit une telle révolution x que je tombai fans connaiffance fur la neige. J'y étais depuis quelque temps y lorfqu'un des gens du Juge s'en appercut & en ayertit fon maitre. Cependant les fecours qu'il s'empreffa de me donner auraient eu peu de fuccès , fi KrimGueray inftruit de mon accident n'avait envoyé par un de fes. Pages de 1'eau de  du Baron de Tott. 2 nifefter , n'en était qu'un ennemi plus dangereux. - Au milieu de ces occupations , Krim* Gueray éprouvait plus fréquemment les affe&ions hypocondriaques auxquelles il était fuj et.Seul avec lui pendant une de ces attaques qu'il fupportait avec impatience, je cherchais a 1'éloigner de tout remède empyrique, lorfque le nommé Siropolo, qui lui en avait déja propofé , entra dans 1'appartement. Cet homme né a Corfou, Grec de Religion , grand Chymifte, Médecin du Prince de Valachie, & fon Agent en Tartarie , avait a ce titre fes entrées , il ne manqua pas cette occafion d'offrir les fecours de fon art, en anurant qu'une feule potion, nullement défagréable au goüt, fuffirait pour le guérir radicalement. A cette condition j'y conlens, répondit le Prince ; &le Médecin fortit pour la remplir. Je frémis d'une manière  dü Baron de Tott. 26$ Ti marquée, que Krim-Gueray s'en appercevant, me dit en fouriant : quoi t mon ami, vous avez peur ; fans doute, lui répliquai-je vivement; examinez la pofition de eet homme , examinez la votre , & jugez fi j'ai tort. Quelle folie dit-il, a quoi bon cet examen ? Un coupd'ceil fuffit, regardez-le, regardez-moi,& voyez fi cet infidele oferait. J'employai vainement les inftances les plus vives , jufqu'a 1'arrivée du remède, & la promptitude avec laquelle il diflipa 1'indifpofition du Kam, ne fit qu'ajouter a mes craintes. La journée du lendemain accrut aufli mes foupcons. A peine fa faibleffe lui permit-elle de paraitre en public; mais 1'adrefle du Médecin, en annoncant une crife falutaire en faifait agréer le fymptóme & garantiffait la guérifon. Cependant Krim-Guéray ne fortait plus du Harem, & juftement effrayé de fon état & de lafécurité de fes Miniftres, en leur  270 Mémoires faifant partager ma terreur , je les détefminai a faire comparaitre Siropolo pouf lui fignifier que fa vie dépendait de celle de leur Maitre. Mais ce Chimifte connaiffait affez le moral de fes Juges pouf Croire que leur ambition s'occuperait moins du mort que du fucceffeur. Aucunes menaces ne purent le troubler. Nous étions fans efpérance, & je ne comptais plus revoir le Kam , lorfqu'il me fit dire de venir lui parler. Introduit dans fon Harem , j'y trouvai plufieurs de fes femmes a qui leur douleur & la confternation générale avait fait oublier de fe retirer. J'entrai dans 1'appartement oü Krim-Gueray était couché. II venait de terminer différentes expéditions avec fonDivan-EffendiEn me montrant les papiers qui 1'environnaient, voila, dit-il, mon dernier travail, & je vous ai deftiné mon dernier moment. Mais s'apperce- Secrétaire du ConfeiL  du Baron de Tott. 2jt vant bientöt que les plus grands efforts ne pouvaient vaincrela douleur qui m'accablait; féparons-nous, ajouïa-t-il, votre fenfibilité m'attendrirait, & je veux tiener de m'endormir plus gaiement : il fait figne alors a fix Muficiens rangés au fond de la chambre de commencer leur concert, & j'appris une heure après que ce malheureux Prince venait d'expirer au fon des inftrumens. Je n'ai pas befoin de dire combien fa perte caufa de regrets & a quel point elle m'affligea moi-même. La défolation fut générale , & 1'effroi même s'empara tellement des efprits que ceux qui la veille dormaient dans une parfaite fécurité croyaient déja 1'ennemi a leur porte. : Tandis que le Divan affemblé expédiait des couriers, décernait 1'autorité de 1'interregne a un Sultan, & fe difpofait a faire inhumer Krim-Gueray , Siropolo obtint fans nulle difficulté le  272 MÉMOIRES paffeport & le billet de pofte dont il avait befoin pour fe rendre tranquillement en Valachie. Cependant les fymptömes dü poifon fe manifeftèrent fenfiblement lorfqu'ori embauma le corps; mais 1'interêt préfent de cette Cour étouffa toute idéé de vengeance & de punition du coupable. Le corps du Prince fut tranfporté en Crimée dans un carrolfe drapé , attelé de fix chevaux caparaconné de drap noir. Cinquante cavaliers, nombre de Mirzas &un Sultan qui commandait Pefcorte étaient également en deuil, & 1'on remarquera que dans tout 1'Orient cet ufage n'eft connu que des Tartares. La grande fatigue que j'avais fup^ portéefi long - temps, jointe a 1'incertitude que cet événement jettait fuf ma pofition, me fit céder facilement au défir de me rendre a Conftantinople pour y attendre les ordres qu'on jugerait a  du Baron de Tott. 273 a propos de m'y adreffer. Une partie de ma maifon était encore a Baöchéferay, je laiffai 1'autre a Caouchan oü M. Ruffin reftait chargé des affaires, & je partis avec mon Secrétaire, un Chirurgien,unLaquais,& le Eachetchoadar du Kam chargé de me conduire & muni des ordres néceffaires. Nous étions vêtus a la Tartare, & notre équipage y était analogüe; il chargeait a peine' un cheval que le poftillon conduifait en main, & que nous fuivions a franc étrier ; mais nonobftant le grand trot de la pofte Tartare, la diftance des relais réduifit a quinze lieues notre première journée ; il était encore jour lorfque nous arrivSmes au village de Beffarabie que mon conduöeur avait élu pour notre domicile : il me fit arrêter au milieu d'une place enceinte de maifons. J'y remarquai que chaque habitant fe tenait fur fa porte le regard fixé (ut nous , //. Partie, S  274 Mémoires tandis que le Tchoadar , faifant des yeux fa ronde les examinait 1'un après 1'autre. Eh bien,'lui dis-je,oii logeonsnous ? Je ne vois perfonne s'en occuper : au contraire , me répondit-il, tout le monde attend & defire la préférence: en choififfant la maifon qui vous plaira le plus, vous ferez un heureux. J'obfervai pendant ce difcours un Vieillard feul devant fa porte. Son air vénérable m'intéreffait, je me décidai pour lui, & ce choix ne fut pas plutöt manifefté, que tous les habitans rentrèrent chez eux. L'empreffement de mon nouvel höte exprimait fa fatisfaction. A peine m'eut-il introduit dans une chambre balfe aflez proprement rangée, qu'il amena fa femme & fa fille , toutes deux a vifage découvert1; la première portait 1 On voit que la loi du Namekrem dont j'ai patlé dans le Difcours Préliminaire , n'eft pas obfervée fcrupuleufement pai les femmes Tartares. On a dü remarquer auffi chez ce  ou Baron de Tott. 275> un baffin & une aiguière , la feconde une ferviette qu'elle étendit fur mes mains après que je les eus lavées : prévenu par mon conducteur je me foumis fans difficultéi tout ce que 1'hofpitaiité diöoit a ces bonnes gens. Après s'être occupé peuple un grand nombre d'ufage qui femblent indiener long,nede ceux des „ótres qui leur font analogues, ne pouron-o„ pas auffi Ktro«verle motifde Ia courenne nupt.ale &des dragées quifont untées auxmariages des peupies Wens dans la manière dont les Tartares dotaien leurs filles Ils les couvroienr de mille, Dans i'origine prem.eres fociétés, les femailles ont du être le figne repréfentatif de toutes les richeffies. On placait a cet ent un ,a; teau d environ un pied de diamètre fur la tête de la mariée on y etenda.t un voile qui lui recouvrait Ia figure & def- Z 7 'PaU!eS' après qUOi °n Verfait & le pla¬ teau du rm let qm, en fe répandant autour d'elle, formak un cone dont abafe feproportionnait a la taille de ,a no vel e e fc. Sa dot n'était complettée que lorfque la Pyram,de demdlet arnva,t jufqu'au plateau dont Ie voile mla- «dies & 1 on fe contente aujourd'hui d'eftimer la quantité de mefuresdemilletque vaut une fille ; mais les Les & es Armcmens qui font leurs calcüls en argent en confervant l ufage du plateau & du voile , jettent des pièces de mon-es furlamanée, ce qu'ils appellent répandrele n-iller S3  27<* MÉMOIRES du fouper, & avoir laiffé aux femmes le foin de le préparer, le Vieillard, qui jufques-la m'avait cru Mirza, détrompé par le Tchoardar, vint auffitót me prier d'excufer fon peu de moyens pour me recevoir convenablement: ma réponfe le tranquillifa ; & comme je voulais le queftionner fur les objets qui m'environnaient, je 1'obligeai de s'affeoir , de fumer & de prendre avec moi le café que mon Laquais m'apporta. Cette petite honnêteté qu'un Mirza n'aurait sürement pas faite a mon höte, acheva de le difpofer a la converfation. Je le priai alors de me dire pourquoï dans la feule vue d'exercer 1'hofpitalité , Üs s'étaient affujettis a un ufage dont il éprouvait en ce moment 1'inconvénient, & qui ferait capable de ruiner le particulier le plus riche, fi le choix des voyageurs tombait fréquemment fur lui par 1'effet du hafard.  du Baron de Tott. 277 i. E VlEILLARD. La préférence que vous m'avez donnée, ne m'a fait fentir que le plaifir de 1'obtenir. Nous ne confidérons 1'hofpitalité que comme un bénéfice ; celui d'entre nous qui jouirait conftamment de cet avantage ne ferait que des jaloux, mais nous ne nous permettons aucune démarche capable de déterminer les choix des Voyageurs : notre empreffement a nous rendre fur la porte de nos maifons n'a pour objet que de prouver qu'elles font habitées ; leur uniformité maintient la balance, & ma bonne étoile a pu feule me procurer le bonheur de vous pofféder. l e Baron. Dites-moi, je vous prie, traitez-vous le premier venu avec la même humanité ? S 3  278 MÉMOIRES LE VlEILLARD. La feule différence que nous y mets tons eft d'aller au - devant du malheureux que la mifer-e rend toujours timide. Dans ce cas, le plaifir de le fecourir appartient de droit a celui qui peut le premier s'en emparer, l e Barok. Qn ne peut remplir avec plus d'exac-. titude la loi de Mahomet; mais les Turcs ne font pas fi fidéles obfervateurs du Coran, LE VlEILLARD, Nous ne croyons pas non plus en exercant 1'hofpitalité obéir a ce livre divin. ,On eft homme avant d'être Mufulman, 1'humanité a di6té nos ufages % |ls font plus anciens que la loi,  du Baron de Tott, 279 l e Baron. Je remarque cependant que vous en avez daffez modernes. Par exemple ce lit a quatre colonnes , 1'impériale *, le coucher, cette table , ces chaifes , font-ce des meubles Tartares, ou bien ne les trouve-t-on que chez vous ? LE VlEILLARD. Nous n'en connaifïbns point d'autres. 1 La forme des lits Tartares que je vicns de citer , ainfi que celle du tröne du Grand-Seigneur qui préfente également un lit a quatre colonnes invitent a un rapprochement qui peut paraitre intéreflant. Si 1'on confidere que les premiers Gouvernemens ont dü être paternels, & que les Tartares offrent dans ce genre, comme dans beaucoup d'autres, les annales les plus anciennes, on ne fera pas étonné que Ia forme du lit furlequel leurs vieillards devaicnt naturellement rendre les jugemens ait été adoptée pour fetvir de modele aux trönes de I'Orient, & fi 1'on ajoute 2 cette remarque 1'envahiflement de toute 1'Europc par des peupies originairement Tartares , on aura 1'explication du terme, Lit de juftice, toujours employé lorfque Ia Majeftd Souveraine fe déploie. ' V £ - S <|  2S0 MÉMOIRES l e Baron. J'en fuis d'autant plus étonné , que les Moldaves & les Turcs n'en ont point de femblables, & j'ai peine a concevoir par quelle route cet ufage Européen a pu vous parvenir ; comment n'avez-vous pas adopté , ainfi que vos freres de Crimée , les meubles Turcs ? LE VlEILLARD. Vous voyez aufli quelques couflins que nos peres ne connaiflaient pas : mais la corruption a dü faire ici moins de progrès qu'en Crimée oü nos Sultans donnent 1'exemple de la mollefle Turque , dans laquelle ils font élevés en Romélie. l e Baron. Je fens parfaitement cette diftinction,  du Baron de Tott. 281 mais elle ne m'éclaire pas fur 1'origine des meubles Européens que je retrouve ici. iE VlEILLARD. Rien ne marqué cependant mieux cette origine que vous defirez connaurc; ces meubles de familie ne peuvent être européens : nous fommes la tige aïnée ; ce font vos meubles qui font Tartares. Cette réponfe ne pouvait qu'exciter ma curiofité , je multipliai mes queftions, j'eus le plaifir d'entendre répéter a mon höte tout ce que javaiVdéja conjeóruré moi - même a ce fujet. II m'apprit auffi que les Tartares de la mer Cafpienne, & ceux qui font au-deïk de cette mer confervaient les mêmes ufages. Le defir d'aller coucher fur le bord du Danube nous forcait-a partir de trés  282 Mémoires bonne heure. Au moment du départ,mon hóte fe montra fidele a fes principes, il me fut impoffible de le déterminer a recevoir le préfent dont je voulais reconnakre le bon accueil qu'il m'avait fait. Nous arrivames a Ifmahël 1 , & je ne pus jetter les yeux fur 1'autre rive du Danube fans fonger a la morgue infolente des Turcs , avec lefquels je devais avoir a traiter le lendemain. J'appercevais déja 1'influence de leur voifinage, & 1'entrepót du commerce entre les Tartares & les Turcs n'offrait déja plus cette bonhommie , & cette franche fimplicité qui caradèrife les premiers. Loin d'y retrouver des hótes obligeans öc fecourables , on n'y eft livré pour toute relfource, qua 1'avide aaivité des Juifs toujours appellés par 1'appas du gain, oü 1'on veut les fouftrir. ' Ville de Bcffarabie furlarivegauch.edu Danube prés fon embouchure.  du Baron de Tott. 283 A 1'avantage que la ville d ffmahël a de fervir d'entrepöt pour la traite des grams par le Danube , fe joint une mduftrie qui Jui eft ^ fabncation des peaux de chagrins que nous nommons chagrins de Turquie On voit autour de la ville de grands Sfpaces deftinés * ia preparation de ces peaux : travaillées dabord comme -eparchemin , elles font foutenues en 1 air par quatres batons qui les tendent Wontalement, & les difpofcnt arecevoir Fimpreffion d'une petite graine fort aftringente dont on les couvre. Au bout d un certain temps les chagrins le trouvent faits & parfaitement préparés. r Nous avions deux bras du fleuve a pafier pour arriver a 1'autre rive • ie jour parailfait a peine lorfque le'bac nous tranfporta dans file intermédiaire Nous la traversames fur une diagonale  2S4 Mémoires de 4 lieues pour joindre le fecond bras vis-a-vis Tultcha , fortereffe Turque fïtuée un peu au deffous du confluent: après y avoir pris le relais nous continuames notre route a travers une forêt dans laquelle le poftillon nous prévint d'être fur nos gardes ; mais il me femblait que cinq Tartares ne pouvaient exciter 1'avidité du fils du Gouverneur & de quelques Seigneurs de fon age, qui, au dire de notre guide s'amufaient a détrouffer les paffans. Nous nous croyons a 1'abri de ces efpiégleries, lorfqu'au fortir du bois nous rencontrames un Cavalier proprement vêtu, bien monté & fuivi d'un coupe-jarret, tous deux armés avec une profufion vraiment ridicule ; deux carabines, trois paires de piftolets , deux fabres & trois ou quatre grands couteaux perfuadaient a chacun de ces hommes qu'ils étaient redoutables. A cet étrange  du Baron de Tott. 28; attirail de guerre, fe joignait un ton d'infolence deftiné fans doute a en impofer aux gens timides, & faire juger fi ion devait attaquer ou non. Nous leur donnames civilement le falut lorfqu ils furent a portée de nous, & leur première hoftilité fut de n'y pas répondre. Jugeant alors par notre douceur a recevoir cette efpèce d'infulte que quelques bravades nous rendraient tout h fait traitables, celui de ces coquins qui parailfait être le xnaitre, prend un piftolet dans fon arfenal, anime fon cheval, caracole a cóté de nous ; mais enfin fatigué de voir que ce dróle voulait nous en impofer , & refléchiffant d'ailleurs que 1'opinion de notre timidité pouvait le conduire a quelques démarches qui nous aurait forcé nous mêmealetuer, je crus qu'il dtait plus prudent de s'en débarraffer en réformant fes idéés. Je me détachai alors de notre  i.S6 Mémoires troupe 3 & le piftolet a la main, j'entre en lice avec le caracoleur : étonné de cette fortie , il rallentit fes évolutions. Votre cheval me parait bien dreffé , luidis-je en riant; mais s'il eft de bonne race , il ne doit pas crainde le feu; voyons : aufli-töt je tire prés de fes oreilles ; 1'animal fe cabre , le cavalier jette fon arme pour fe tenir aux crins, fon bonnet tombe , & je 1'abandonne dans ce petit défordre qui le corrige furBfamment pour nous laiffer continuer notre route. Après avoir traverfé les plaines du Dobrodgan 1, j'obfervai que lefoi qui s'élevait infenfiblement vers le pied des montagnes qui nous féparaient de la Thrace offrait par-to.ut des couches de marbres qui femblent fervir de bafe * Province dc Ia Turquie Européer.r.c entre le Danube & les montagnes de Thrace, elle eft, célébre par une petite race de chevaux , dont les Turcs' font fur-tout grand cas a caufe qu'ils font tous ambleurs.  Baron de Tott. 287 au Balkan'. Nous pénétnimes dans ces montagnes par une gorge d oü fort le Kamtchikfouy ( la riviere du Fouet Ce torrent conftamment alimenté par desfources d'eau vive , renvoyé dans ion cours d'un rocher k i'autre, ferPente de manière qu'il faut k traverfer dix-fept fois pour arriver au fond de la g^ge, oü nous commencames a nous élever fur les montagnes par des che~ mms très-difficiles. Nous nous arrêtSmes pour palfer la nuit dans un vilhge fltué vers la moyenne région , & nous commenaons a y prendrc quelque repos" lorfque le bruit d'une nombreufe cavalcade vint 1'interrompre. C'était le nouveau Calga Sultan , frere deDewletGueray que la Porte venait de nommer pour fuccéder a Krim-Gueray fur ]e* tw ft Tm quc ks,Turcs do~« « dc  288 Mémoires tröne des Tartares. Ce Prince qui me croyait encore a Caouchan, n'eut pas plutöt appris que j'étais dans le même village , qu'il me fit prier de l'aiier voir. II me dit que l'armée Ottomane était en marche ; & après m'avoir témoigné quelques regrets fur la différence de nos routes, il finit par m'engager a me détourner un peu de la mienne pour aller a Serai 1 voir le nouveau Kam fon frere. II fe prépare a en partir , ajouta-t-il, & j'efpère qu'en vous déterminant a revenir avec nous, ïl vous fera oublier une perte que vous avez cru irréparable. Je ne croyais pas en effet que Krim - Gueray fut aifé a remplacer : mais je me déterminai fans peine a parcourir les appanages des Sultans Tartares, afin d'achever par le tableau de la manière dont ils exiftent i Séray, ville de la Romélie dans 1'appanage des Sultans Tartares. dans  du Baron de Tott. 289 dans la Romélie 1'examen de tout ce qui concerne cette nation. Nous avions encore a traverfer la plus haute chaine des montagnes du Balkan; 1'afpett de leurs différentes couches & la variété des roches que la nature femble n'avoir rompu avec effort que pour laiffer échapper les indices des tréfors qu'elle renferment, préfentent a chaque pas ces grands cqraclères qui en étendant nos idéés fur 1'origine de la nature, nous ramenent a contempler fon ouvrage avec plus d'ardeur & plus d'intérêt. Je vis dans cet endroit des montagnes des ruines d'anciens chateaux, j'y obfervai de nombreufes excavations femblables a celles que j'avais remarqué en Crimée, & q$ fans doute ne font auffi dans le Balkan1 qu'autant de monumens de la tyrannie. Parvenus jufqu'a la haute région de 6es montagnes, nous y trouvames des ƒƒ. Partie. ^  '£$Ö Mümoires violettes en abondance dont la tige &ü les feuilles cachées fous la neige formaient un tapis aufli étonnant qu'agréa* ble. En continuant notre route, nous joignimes celle qu'on venait de tracer pour l'armée Ottomane. Elle était dirigée fur Yflakché. Cette route feulement indiquée par quelques abbatis d'arbres dont les troncs étaient coupés a deux pieds de terre pour la commodité des travailleurs promettaient peu de facilité a 1'artillerie qui devait y pafler. Deux monticules de terre , élevées h droite & a gauche du chemin , répétées de diftance en diftance & toujours en vue les unes des autres, étaient dan* les plaines les feuls jallons de cette ^oute. Je la quittai a Kirk-Kiliflié (les quarante Eglifes ). Pendant qu'on s'occupait a me chercher des chevaux dont la pofte manquait, le Turc chargé de la dire&ioa de cette pofte voulut me  bü Baron de Tott. tonfoler de ce retard, il m'invita poliment a monter chez lui; & après avoir ördonné de faire ün café lourd 1 , il me fit donner une pipe en attertdarit, & pour comble de régal, il y placa galammént un petit morceau de bois d'aloës : cela fait, mon höte rejettant fur lë Gouvernement le défaut de fervice dont je pouvais me plaindre, fe rrlit a politiquer : mais fatigué de fort bavardage, je lmvitai a fumer avec moi, dans 1'efpérance que cette occupation rallentirait fes difcours. II regarde auffitót fa montre, compte avec fesdoigts,& me dit, je ferai a vous tout a 1'hèure. Une tête panchée fur un col allongé, 1'enfemble de fa perfonne un tan^ ' Expreffion dont les Turcs fe fervent pour avertir qu'on a'épargne pas le café. G'effi un préjugé tres-faux , que celui de croire que les Turcs aiment le café faible , & s'ils en onc fait prendre a quelques Européens , cela prouve fculemenc qu'on ne s'était pas occupé de ks bien trairer. T »  i$2 MÉMOIRES foit pew excentrique m'avait déja fait foupconner qu'il était amateur d'opium. Efiè&ivement il tira de fa poche une petite boëte avec un grand air de myftère; il frappe alors des mains pour appelier un de fes gens, lui montre la boëte, 6c ce figne fit arriver tout de fuite & lecafé pour nous & la pipe du maitre, que précédait un grand verre d'eau fraiche. L'amateur fourit a ce tableau , ouvre fa boëte, en tire trois pillules d un volume égal a de grofles olives t les roule dans fa main 1'une après 1'autre, m'en offre autant, & fur mon refus avale avec une gravité merveilleufe la dofede bonheur qu'il s'était préparée 6^ cette dofe aurait fans doute fuffi parmi nous pour tuer vingtperfonnes. Le temps qu'il fallut pour avoir les relais, me donna celui d'examiner le jeu des mufcles & les écarts d'imagination qui préludérent a 1'ivrelfe dans laquelle  ou Baron de Tott. apjje laiflai ce bienheureux Thériaki *. Nous étions entrés en Romélie, & nous n'eümes pas plutót pénétré dans 1'appanage des Princes Ginguifiens , que je fus frappé d'un afpeft auffi riche qu'étranger au refte de 1'Empire Ottoman. Des produdions variées, abondantes 6c foignées , des maifons de campagnes , des jardins agréablement fitués , nombres de villages a chacun defquels on diftinguait le chateau du Seigneur 6c fes plantations, tapiffaient le fol^s'élevaient jufques fur les collines, 6c formaient un enfemble dans le goüt Européen, dont les détails redoublaient mon étonnement. La ville de Séray fe préfentait devant nous , ainfi que le Palais du Kam. Nous y arrivames par une grande avenue qui prolongeait la facade des batimens, 6c conduifait de-la fur 1'efplanade qui {&- Ci" aprcllc ainfi les amateurs d'opiupi. T3  *9* Mémoires pare la ville du chateau. Plufieurs rue* aboutiffantes dans la diredion des rayons d'un cercle étaient prolongées dans Ia plaine par des plantations, & formaient «ne étoile dont la première cour occupait le centre. Nous la traversames pour arriver a la feconde ou nous minies pied a terre. Je fus d'abord introduit chez Ie Sélidar dans un des. batimens latéraux. Cet Officier après m'avoir laiffé quelques momens de repos que le café accompagne toujours , fut avertir fon maitre de mon arrivée, & revint un inftant après pour me conduire a fon audience. Une Cour d'honneur précédait le corps-deïogis ifolé que Dewlet-Gueray habitait, Envirpnné d'un grand nombre de Courtilans, il paraiflait plus occupé d'une barbe naiffante que fon élévation au trónei'obligeait de laiffer croitre, que de la tache difficile qu'il avait a remplir, lV été a portée de me convain.cre dans  du Baron de Tott. 2pe un long entretien avec ce Prince , que trop jeune encore, & peut-être même d'un caractère trop faible, pour ofer fuivre les traces de Krim-Gueray fon oncle, il n'avait eu pour toute ambition que celle de fe dévouer au Grand Vifir. II était trop tard lorfque je quittai le nouveau Kam pour que je cherehaffe a continuer ma route. J'acceptai 1'offre qui me fut faite de paffer la nuit dans le Palais , 6c cela d'autant plus volontiers, que le Sélidar chargé de m'héberger m'avait paru aimable,& affez inftruit pour répondre aux queftions que j'avais a lui faire fur tout ce que je venais d'obferver. II m'apprit que cette province donnée en appanage a la familie de Gengiskam, divifée en territoires particuliers affurait a chacun de fes membres des poffeftlons hét CJitaii.,.?, indépendantes de la Porte, 6c dans lefquelies le droit d'afyle eft inviolable. Cet objet acceffoire eft devenu T 4  3p6 Mémoires Ie principal, il n'y a point de coquin dans 1'Empire Ottoman qui ne trouve lieam? nité , s'il a de quoi payer le Sult&s qui la lui procure. A ces aubaines qui font fréquentes, öt dont le cafuel fe percoit comptant, fe joignentles dimes en nature , la capitation, 6c les autres droits domaniaux. La fortune de ces Princes s'accroit encore par le produit des emplois qu'ils exercent fucceffivement en Crimée; mais cet avantage dont la Porte ïaifait jouir les feuls defcendans de SélimGueray les diftinguait par leur opulence,, des autres branches dont les Sultans réduits a leurs feuls appanages ont végété jufqu'a ce jour dans une grande médiocrité *, * Sélim Gueray qui régnait a Ia fin du dernier fiécle & au commencement de celui-ci, après avoir par fon courage fauvé l'armée Turque ptète a fuccombcr fous les 'forces réunies des Aücmans, des Polonais &z 4es Mofcovites refufa le tróne Ottoman fur lequel r.envhouüafme des milices ycalait l;éisver, & Ie Grand-Seigneur pour récompenfer la  du Baron de Tott. 237 Je partis de Séray, & le détour que j'avais fait pour m y rendre, ayant donné valeur & 1c défintcrenemcnt de fon Iibérateur, aflura a fes defcendans le tröne. des Tartares au préjudice des autres Princes Ginguiuens: Sélim Gueray obtint auffi la liberté dc faire 1c pélerinage de la Mecque, qu'aucun Prince de cette Maifon n'avait encore obtcna. La Porte pouvait craindre en effet que dans 1'éloignement ils ne cherchanent & ne parvinflcnt a foulever les peupies en leur faveur. Mais Sélim ne pouvait infpirerde méfiance , il fit ce pieux voyage, & fes defcendans ont fubftitué le furnom dc Hadgi ( Pélerin ) a celui dc Tchoban (berger ) commun a toute Ia familie; & que les autres branclies ont confervé. On fera curieux de connaïtre auffi 1'origine du furnom de Gueray que portent les Princes régnans en Tartarie, La tradition porte qu'un des grands Vaffiaux dont le nom ne s'eft pas plus confervé que 1'époque de fon crime , après avoir formé le projet d'ufurper le tröne de fes maitres & en avoir préparé les moyens, ordonna le maflacre des Princes Ginguifiens; mais qu'un fujet fidéle profitant du tumulte eut 1'adrefle de fouftrairc a la connaifiance des aflaffins, un dc ces Princes encore au berceau, & qu'il confia ce tréfor & fon fecret a un berger nomme Gueray dont la probitc était univerfellement reconnue. Le jeune Ginguis élevé fous le nom de Gueray, voyait fans le connaiïtre fon héritage en proie a la tyrannie, tandis qu'occupé d'une vie champêtre fon prétendupere attendait Ie moment od la haine publique ferait parvenue au point de foulever les Tartares contre i'ufurpateur. Le Prince avait atteint lage dc zo ans  spS Mémoires le temps a l'armée Turque de dépaflef Pazardgik , je n'en rencontrai plus que les traineurs , lorfque j'eus rejoint la lorfque cet événement airiva. Le vieux Berger toujours plus confidéré , vit naïtre Ia conjuration, anima les conjurés préfenta fon Souverain & le rétablit fur le tröne dc fes peres après la mort du tyram Jufques - la Ie nouveau Kam n'avait aux yeux de fon peuple d'autre tirre pour Ie gouverner , que Ie témoignage d'un vieillards refpedtable a Ia vérité, mais qui pouvait toujours être foupconné d'avoir agi par des vues d'ambition, Son défintérefiement diffipa bientöt les fdupcons. Appellé au pied du tröne, pour recevoir le prix du fervice le plus fignalé, il refufe tous les honneurs qui lui font ofFerts , & ne veut recevoir d'autre grace que celle d'immortalifer fon zèle en immortalifant fon nom. Dès ce moment il retourna garder Ion troupeau ; le Kam gouverna fous le nom de TchobanGueray, Sc le furnom de Guéray s'eft confervé jufqu'a ce jour dans toute la fucceffion des Souverains Tartares , ainli que celui de berger Tchoban. Les Hiftoriens Turcs différent fur ce point, & leurs cempilations répandraient du doute fur Ia tradition Tartare, fi Ie faux qui s'appercoit dans les hiftoires Ottomanes les plus récentes ne forcait i fejetter 1'opinion des Annaliftes Turcs. Ils prétendent que le nom de Gueray fut porté par une des branches cadettes de Gingis-Kam ; mais c'eft moins I'origine d'un nom propre que celle de 1'épithéte Berger qu'il faut chercher. Or cn ne la trouve que dans la tradition que je viens de lapporter..  ou Baron de Tott. route de Conftantinople ; mais les cadavres dont elle était jonchée} le faccagement des villages & la défolation de tout le pays annoncait d'ailleurs le défordre horriblequi 1'accompagnait dans fa marche. Des pelotons de cavalerie & d'infanterierejoignaient cette armée a Ia file les uns des autres fans Officiers & fans apparence de difcipline. Les petites trou* pes que nousrencontrions,neparaiffaient réunies que pour fe chamailler entr'elles, tirer a tort & a travers, s'amufer des' -accidens qui en réfultaient , affaffiner ,'cruelques malheureux Chrétiens, croire déja leurs ennemis exterminés , & chemin faifant, glaner pour ainfi dire après la récolte; mais elle était fi bien faite par le gros de l'armée que les débris de cette horrible moiffon touchait les murs même de Conftantinople; le feu avait tout ravagé. Nous changions nos. relais fur les cendres des maifons de  50O MÉMOIRES pofte, 6c nous ne pümes trouver aucun afyle fur cette route jufqu'aux Sept-Tours oü je mis pied a4erre pour me rendre par mer au fauxbourg de Péra. Tandis qu'on me cherchait un bateau & que 1'on préparait 1'embarquement de notre petit équipage, un Turc, le nouvellifte du quartier, m'obferve, demande è mon cortdufteur qui je fuls : c'eft un Mirza , répond-il , auffitót le curieux m'aborde, me falue 6c m'invite a me rafraichir : j'accepte , nous entrons dans un café voifin dont il était le coryphée. Sur un figne de fa part, la.place d'honneur m'eft cédée , la compagnie fe leve, je paffe gravement par-deffus vingt tuyaux de pipes prolongées, je m'affeois, 6c conftamment fêté 6c queftionné jufqu'au moment demon départ, je payai mon écot avec quelques monofyllabes dont les politiques tirerent grand parti, 6c dont la compagnie fut très-fatisfaite <  du Baron de Tott. 30Ü je ne le fus pas moins de me féparer deux pour me rendre a Péra oü je ne tardai pas a quitte* 1'accoütremenC Tartare. Fin de la feconde Partieè