c c 5 S I > ■ ? ■ r |   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. T R O I S I E M £ PARTIE.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TARTARES, TROISIEME PARTIE. A AMSTERDAM. JM. DCC. LXXXIV.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. Troisieme Partie. Je n'avais vu fur ma route qu'une faible partie des défordres & des cruautés qu'avaït commife 1'armée Turque , en fortant de Conftantinople ; mais arrivé dans la capitale , j'y trouvai tout le monde encore ému dun fpe&acle horrible , dont il me fut aifé de recueillir les détails. Un ancien ufage dont on ne retrouve nj, le motif, ni 1'origine , mêle a 1'appa- A 3  t> Mémoires reil impofant de la réunion des forces dun grand Empire contre fes ennemis , les bouffonneries les plus plates ; öc les Turcs nomment ce compofé ridicule , Alay, ( c'eft-a-dire , la pompe triomphale). Elle confifte en une efpèce de mafcarade , oü tous les corps de métier préfentent fucceflivement aux fpe&ateurs 1'exercice mécanique , de leurs arts refpe&ifs. Le laboureur conduit fa charrue, le tilTerand paffe fa navette , le mehuifier rabote, & ces différens tableaux élevés fur des chars richement décorés ouvrent la marche & précédent 1'étendart de Mahomet lorfqu'on le fort du Sérail pour le porter a rarmée,afin d'afc furer la vi&oire aux troupes Ottomanes. 1 Ce drapeau d'étofFe de foie verte , eft confervé dans Ic tréfor , d'oii on ne le tire jamais que pour aller a la guerre. II a cependant été queftion de le d'ipioyer contre les rebelles qui détrönèrent Sultan Achmet. Le Vifir de ce Prince, qui fut Ia première vic^ime fur laquelle les mécontens exercèrcnt  du Baron de Tott. 7 Cet oriflamme des Turcs qu'ils nomment Sandjak - Chérif ou 1'étendart du Prophète,eft tellement révéré parmi eux, que malgré les différens échecs dont fa réputation a été ternie , il eft encore le feul objet de leur confiance , & le point facré de leur raliment. Tout annonce auffi la fainteté de ce drapeau : les feuls Emirs ont droit de le toucher; ils compofent la troupe qui 1'entoure, il eft porté parleur chef; les feuls Mufulmans leur rage, fans Paffouvir , avait donné ce confeil a fon Maïtie, & les révoltés qui n'avaient dans le principe de leur ré* nion, que le pillage pour objet, euffent été fans doute diflipés par la multitude , que la banniere fainte eut réuni contre eux. On cenferve auffi dans Ie tréfor une autre relique de Mahomet. On trempe tous les ans cclle-ci dans un volume d'eau, que le Grand-Seigneur fait enfuite diftribuer t par phioles, aux Grands de 1'Empire. Des mécréans, car il y en i meme chez les vrais croyans, prétendent que cette rcüque eft une vicille culotte du Prophéte ; maïs ce qu'il y a de certain c'eft que cette eau bénite , coüte fort cher a ceux qui en font gratifiés , & que les gens qui font porteurs de cette faveur, font également valoir les biens de ce monde , & le falut de 1'autre, pour rancoimer le favorifé. A 4.  8 Mémoires peuvent élever leurs yeux jufqu a luï; d'autres mains le fouilleraient, d'autres regards le profaneraient; le fanatifme le plus barbare 1'environne. Une longue paix avait malheureufement fait oublier, le ridicule, & furtout le danger de cette cérémonie ; les Chrétiens s'emprefsèrent imprudemment d'y accourir, & les Turcs qui par la pofition de leurs maifons pouvaient louer leurs fenêtres, commencèrent par profiter de eet avantage. Un Emir qui précédait cette bannière, cria a haute voix cette formule : Quaucun infidele nofe profaner par fa préfence la fainteté de 1'étendart du Prophéte 3 & que tout Mufuiman qui reconnaitra un infidele aït a le déclarer fouspeine de réprobatïon. Dès ce moment plus d'afyle, ceux même qui en louant leurs maifons s'ötaient rendus complices du crime en deviennent les délateurs, la fureur s'empare des efprits,  du Baron de Tott. elle arme tous les bras , les forfaits les plus atroces font les plus méritoires. Plus de diftinftion d'age ni de fexe, des femmes enceintes trainées par les cheveux, foulées aux pieds de la multitude, y périrent de la manière la plus déplorable. Rien ne fut refpe£té par ces monftres, 6c c'eft fous de tels aufpices que les Turcs commencèrent cette guerre. Le Hatty-Chérif (Diplome impérial) qui la proclamait, concu dans la forme ordinaire, invitait tous les vrais croyans en état de porter les armes, a fe réunir fous 1'étendart de la foi, pour en combattre les ennemis. Cette efpèce de convocation de i'arrière-ban promettait une nombreufe armée; mais il s'en fallait beaucoup qu'elle promit une armée compofée de bonnes troupes: 1'ignorance & 1'avarice aimèrent mieux employer cette multitude de volontaires dont on cefferait de s'occuper après la guerre, que  «o Mémoires de raflembler tous les JénifTaires dont la folde & les prétentions fe feraients accrues a perpétuité. On peut auffi prélumer que le Grand-Seigneur craignant de rendre a ce corps 1'énergie dont fon père avait été la victimc , ne voulut 1'employer que comme un acceflbire a fes forces. L'inconvén;ent le plus réel, celui dont on fé dcuta le moins, ce fut le manque abfolu de prévoyance, par rapport aux vivres. II eft dans la nature du defpotifme de fe flatter toupurs de fuppléer a la prudence par 1'emploi de 1'autorité. Le Grand-Vifir commandait 1'armée, tous les Miniftres 1'accompagnaient, les Regiftres même de la Chancellerie étaient trainés a leur fuite. On ne douta ni des fuccès , ni de 1'abondance ; la confiance fut auffi générale qu'aveugle. Tandis que ces grands Officiers en s'éloignant de Conftantinople femblent  du Baron de Tott. ii tranfporter avec eux le fiége même de FEmpire , des Subftituts nommés a chaque emploi réfident dans la Capitale, & répondent auDefpote de la prompte exécution de fes volontés \ On va voir les refforts du Gouvernement en a&ion; les détails qui fe préfenteront fuccelTivement en feront mieux juger qu'on ne pourrait le faire fur une differtation vague 6c dénuée de 1'appui des faits. J'étais arrivé depuis peu de jours a Conftantinople, 6c j'avais a peine eu le temps d'y prendre les arrangemens nécelTaires pour hater le retour de mes équipages , que j'avais laiffé en Crimée 6c en BefTarabie, lorfque le premier Mé- 1 On doit ccpendant remarquer que I'abfence des regiftres de la Chancellerie retarde néceflairement Peffet des ordres dont 1'eiécution requiert des formes; mais on obfervera égaiement que les affaires de ce genre intcreffent rarement le Dcfpote, & que fi elles 1'iiitéreffaient, on fc pafferait des formes.  12 Mémoires decin du Grand-Seigneur m'envoya demander a onze heures du foir, fi je vüulais le recevoir. Le myftère qu'il exigeait en même-temps, joint a la faveur dont je favais que eet homme jouiffait auprès du Sultan , excitait ma curiofité , fans me faire préfumer qu'une miffion dire£te fut 1'objet de cette vifite : le Médecin m'apprit cependant que Sultan Muiïapha inftruit de mon retour, 1'avait expreffément chargé de m'en demander le motif : Ci vous avez a vous plaindre de quelqu'un, il vous fera fait prompte juftice ; je viens de quitter le Sultan, il m'a beaucoup parlé de vous, il connak votre origine ', il croit qu'elle lui donne des droits fur votre zèle. Je priai le Ptlédecin d'afïurer Sa HautefTe de ma reconnailfance ; & quoique cette dé- 1 On a déja vu que mon pere était Hongrois . qu'il avait fuivi le Prince Ragorzy, & 1'on fait que la Porte a donné afyle a ce Prince , & a tout ce qui 1'accompagnait.  du Baron de Tott. 13 marche parut m'être perfonnelle, je fentis parfaitement qu'il était impoffible que je fuffe 1'unique objet des follicitudes dun Prince dont les armées étaient en campagne. En effet fon émiffaire qui avait ordre de lui porter ma réponfe, revint le lendemain a pareille heure que la veille i mais plus inftruit. Cependant comme ce Médecin Italien parlait encore difficilement leTurc, les queftions qu'il avait a me faire avaient été miles par écrit; j'écrivis auffi mes réponfes, & cette correfpondance du Grand-Seigneur avec moi, enm'attirant fa confiance , fut ignorée de fes Miniftres jufqu'au moment oü Sa Hauteffe exigeademoi, des fervices dont la publicité devint indifpenfable. Tandis qu'Emin-Pacha, fans aucun des talens néceffaires au Vifiriat & au Généralat, aveuglé par fon intérêt perfonnel, croyait pouvoir conferver 1'un  14 Mémoires avec tranquillité, & remplir 1'autre avec gloire,en faifant la paix avantdecommencerlaguerre;fon arméegroiïie journellementpar l'affluence desMufulmans fanatiques, devint bientót 1'ennemi leplus dangereux de 1'Empire. La difette des vivres, le défordre qui s'établit dans cette multitude affamée,le pillage qui accompagna les diftributions , les maffacres qui en réfultèrent,l'autorité toujours faible , 6c toujoursmépriféequand ladminiltration eft évidemment vicieufe; tout annoncait des revers. Le Grand-Seigneur , le feul qui prit un véritable intérêt au fuccès de fes armes, venait d'adreffer a fon Vifir 1'ordre d'une nouvelle difpofitiom Emin Pacha ofa prendre fur lui d'y défobéir ; fa faufle politiqüe fut trompée , fon armée fut battue, 6c difperfée , 6c bientöt un ordre plus ponttuellement exécuté, placa fa tête a la porte du Sérail , avec cette infcription:pourn'avoir  du Baron de Tott. pas fuivi le plan de campagne envoyé direüement par l'Empereur. Moldovandgi lui fuccéda; ce nouveau Villr fe montra plus entreprenant fans être plus habile ; il fut également battu; mais il fut alfez heureux, en perdant le Vifiriat ^ de ne perdre qu'une place auffi dangereufe, qu'éminente, 6c que perfonne n'était en état d'oecuper. A 1'ignorance orgueilleufe des Généraux fe joignait 1'inepte préfomption des fubalternes, & les Turcs qui traïnaient après eux un grand train d'artillerie, mais dont chaque pièce était mal montée , 6c tout auffi mal fervie ; foudroyés dans toutes les occaiions par le canon de leurs ennemis , ne fe vengeaient de leurs défaftres qu'en accufant les Ruffes de mauvaife foi. Ils fe prévalent, difaient-ils, de la fupériorité de leur feu, dont il eft effe&ivement ïmpoffible d'approcher 9 mais qu'ils  i6 Mémoires ceffent ce feu abominable , qu'ils fe préfentent en braves gens a 1'arme blanche, & nous verrons fi ces infidèles réfifteront au tranchant du fabre des vrais croyans. Cette multitude d'imbéciles fanatiques ofaient même reprocher aux RufTes quelques attaques que ceux - ci avaient fait pendant le faint tems du Ramazan. Cependant le GrandSeigneur informé que les obus avaient incommodé fa cavalerie, me demanda le dellin de ces pièces, dont 1'invention était encore nouvelle a Conftantinople , pour fatisfaire la curiofité qu'il avait de connaïtre les différentes bouches a feu dont on faifait ufage en Europe, j'envoyai a ce Prince les Mémoires de Saint-Remy, dont il ne pouvait cependant qu'examiner les planches , & lorfqu'il fortait , il les faifait porter par un des gens de fa fuite. Sultan Muftapha dont on a vu les premiers  du Baron de Tott. 17 premiers foins fe diriger fur les finances, après avoir répandu des fommes énormes fans fuccès, commencait a marchander avec fes Miniftres pour les nouvelles dépenfes qulls lui propofaient , & tandis que ceux-ci 1'accufaient d'avarice, il fe reprochait une facilité, qui ne fervait , difait-il, qu'a enrichir les fripons dont il était entouré. II était difficile en effet que ce Prince put voir dun ceil tranquille fes tréfors diminués, fon armée diffipée 3 & des ennemis qu'il avait cru pouvoir dompter dès la première campagne, vi&orieux fur le Danube, le menacer encore d'une invalion dans 1'Archipel. Son acüvité en le tranfportant par tout, lui faifait découvrir a chaque inftant de nouveaux abus, il s'en plaignait a fes Miniftres, jamais fans les faire trembler, mais toujours fans fruit pour ie bon ordre que leur volonté ƒ77. Partie. B  'i8 Mémoires même aurait eu peine a rétablir. Les nouvelles troupes qui du fond de 1'Afie fe rendaient a 1'armée s paffaient le Bofphore , öc s'arrêtaient a Conftantinople j moins pour folliciter la Porte -que pour la faire compofer. Pendant que les Chefs de ces Milices volontaires traitaient de leurs fubfides pour la campagne , ces Afiatiques répandus dans la ■Capitale, armés jufqu'aux dents, emtufqués foir & matin dans les carrefours en y détroulTant les paffans, accéléraient la négociation par la néceflité urgente fluence des troupes & des matelots deftinés aux deux armées navales, portèrent la licence a un tel excès que chaque jour était marqué par quelque nouvelle cataftrophe, & M. le Comte de Saint-Prieft, Ambaffadeur de France, que la belle faifon avait attiré dans fa maifon du canal, ne voulaat ni fe priver du plaifir de la promenade, ni s'expofe?  bu Baron de Tott. %f a 1'infulte des gens de guerre qu'il avait dé ja éprouvé en voiture, prit le parti de chemïner la baïonnette au bout du fufil, ainii que les perfonnes qui 1'accompagnaient j ce moyen de fïïreté était également le feul qui püt faire refpecïer la perfonne de i'Ambaffadeur, par les troupes de bandits qui filaient journellement par terre & par mer pour fe rendre a 1'armée. La fituation du Palais de France a la campagne était telle que tous les batteaux qui remontaient le canal, devaient paffer fous les fenêtres, qui du cóté de la marine étaient foigneufement fermées. Nous étions fortis après le diner pour notre promenade ordinaire , & nous avions dé ja gagné les hauteurs de Tarapia, lorfque nous entendimes une fufdlade affez vive en mer du cóté du Palais, & nous nous étions arrêtés pour fixer notre opinion a eet égard, quand les cris d'un homme B4  24 Mémoires qui venait a nous déterminèrent M. de Saint-Prielt a aller a fa rencontre. Nous apprimes que la Palais était alfailli par une troupe de ces coquins. Nous précipitons alors notre marche, pour réprimer leur audace ; mais nous ne pümes arriver a temps , le bateau d'oü ils ftvaient fufdlé le Palais était déja trèsloin , & quoique M. 1'Ambaffadeur en fut quitte pour des volets percés & des vitres caffées par une quinzaine de balles que nous trouvames dans le fallon, cette infulte lui parut affez grave pour en porter des plaintes a la Porte. Un Interprète envoyé a eet effet, raconte le fait au Reis -Effendi, & celui^ci après 1'avoir écouté avec toutes les démonftrations du plus grand intérêt : Quoi, dit-il, ces gueux-la ont ofé infuiter le Palais de France : ils font donc fous ! Comment peuvent - ils croire échapper a la punition? Ne favent~ils  du Baron de Tott. 25 pas que fur la première plainte on les pourfuivra. En vérité , je n'en reviens point ; c'eft une véritable démence. S'attaquer a 1'Ambaffadeur de France ? fur leur route n'avaient - ils pas alfez de maifons Grecques, Juives, Arméniennes ? que ne s'en prenaient-ils a celles-la, au lieu de nous mettre dans 1'embarras. C'eft ainfi que ce Miniftre déplorait la néceflité d'affurer la tranquilliu >i Ambaffadeur , lorfqu'il trouvait tout fimple de facrifier celle du public. Un Colonel des Jéniffaires eut ordre de venir avec fa troupe garder la maifon de campagne de M. de Saint-Prieft. Des Officiers du corps furent expédiés en même temps a 1'embouchure de la mer Noire, pour arrêter les coupables avant le départ du vaiffeau qui devait les tranfporter a Varma. On affura bientöt qu'ils avaient été pris & noyés;  %6 Mémoires mais la faibleffe du Gouvernement était* telle, que ce fait qui était faux ne parut pas même vraifemblable. Quelque tems après, une aventure du même genre, mais dont le motif quoique moins férieux pouvait amener des événemens affez funeftes fe paffa a ma porte. J'occupais a Buyukdéré la maifon de campagne que M. de Vergennes y avait fait conf7 truire pendant fon Ambaffade ; un quai qui fervait de grand chemin la féparait de la mer. Des foldats paffaient en caufant affez haut pour qu'un perroquet, dont la cage était fur une fenêtre affez éievée,put diftinguer & répéter quelques propos libres dont leur gaieté affaifonnait leur difcours. Ils s'arrêtent aulïitót en injuriant celui qui ofait fe moquer d'eux : .nouvelle répétition ; ils deviennent furieux^préparent leurs armes & fe difpofent h affaillir la maifon, pour faire main baffe fur les habitans: cepen~  du Baron de Tott. 27 dant le tumulte éveille 1'attention d'un Jéniffaire qui gardait ma maifon dans 1'intérieur, & curieux d'en connaïtre la caufe, il ouvre la porte au moment oü la rage de ces hommes allait éelater. Menacé d'abord d'être leur première viftime , il parvint cependant a un éclaircifïement , il dénonce le perroquet , on s'irrite de cette excufe, & ce ne fut qu'après leur avoir préfenté le coupable qui heureufement continua de les imker, que 1'on parvint a les ealmer & leur faire quitter prifes. Quelques talles de café qu'on leur. offrit & qu'ils acceptèrent, mirent fin a cette querelle qu'il était auffi difficile d'éviter que de prévoir. 'Tandis qu'on voyait la Capkale & fes environs infeftés par une foldatefque efFrénée qui n'avait de courage que celui des brigands, les provinces livrées aux mêmes défordres & moleftées par  Mémoires les Gouverneurs avec autant d'impunïté , éprouvaient a la fois toutes les ¥exations; Ie principal objet des Miniftres était de pourvoir conjointement a Fapprovifionnement de Conftantinople & a la fubfiftance des troupes. Cela rendit les vexations plus cruelles & en même tems plus multipliées. Les mefures avaient été fi mal prifes d'abord, que lepeuple ne pouvait manquer de fouffrir doublement & de la précipitation non moins cruelle qu'impérieufe avec laquelle on levait les impóts, & de Finjuftice des agens chargés de les lever. Le Gouvernement Turc peut fe confïdérer dans tous les tems, comme une armée campée, dont le chef ordonne du centre de fon quartier général, de fourager les environs. C'eft ainfi que le Vifir pourvoyait fon armée par la mer Noire, tandis que la Capitale ne vivant plus que des denrées répandues  du Baron de Tott. 29 fur les cótes de 1'Archipel, avait befoin d'affurer fa fubfiftance par la fupériorité des forces maritimes préparées contre les Ruffes. Mais fi la violence était parvenue a preffer la conftru&ion , a hater le gréement des vaiffeaux & a raffembler la multitude des hommes qu elle forcait d'être matelots , tout indiquait auffi que 1'ignorance & la préfomption avaient dirigé ces préparatifs. Des vaiffeaux élevés de bord, dont les batteries baffes étaient cependanc noyées au moindre vent, ne pouvaient offrir a 1'ennemi que beaucoup de bois & peu de feu. Les manoeuvres embarraffées, les cordages & les poulies quï rompaient au moindre effort , trente hommes occupés a la fainte Barbe a mouvoir la barre du gouvernail, d'après les cris du timonier placé fur le gaillard, Aucuh principe d'arimage, nulles  <5o Mémoires connaiffances nautiques, des batterieS encombrées, point d'égalité dans les calibres , tel était 1'état méchanique de eet armement dont la conduite ne pouvait - être confiée qu'a des hommes affez ignorans pour s'en contenter. Cependant les commandemens furent brigués, & le Capitan-Pacha qui tient les grandes nominations dans fon cafuel, en diftribuant les vaiffeaux de la flotte au plus offrant , donnait a chaque Capitaine le même droit devendre les emplois de fon vaiffeau', & ce petit commerce que 1'ufage avait confacré, mettait le comble aux malverfations fi capables d'anéantir la marine des Turcs fans le fecours de leurs ennemis. Accoutumés jufqu'alors a vexer annuellement PArchipel avec une petite efcadre, les Officiers de mer, n'avaient acquis aucun principe militaire, aucune vue, aucun art, aucune expérience de ce genre t  du Baron de Tott. jï & lorfque la flotte appareilla , il femblait encore qu'il ne fut queftion que d'aller percevoir un tribut qu'on ne pouvait leur difputer. Le feul Haffan 9 transfuge d'Alger & nommé Capitaine du vaiffeau Amiral, parut s'embarquer dans 1'intention de faire la guerre ; mais eet homme dont la témérité eft connue, & qui penfa toujours qu'elle fuffifait a tout, & qu'elle tenait lieu de tout, voulut alors fe fignaler par une ïnvention auffi funefle a Tchefmé qu'elle avait femblé étrange a Conftantinople. Cette invention confiftait dans un nombre de barres de fer qui fixées fur le plat-bord débordaient horizontalement en fe prolongeant par dela la perpendi* culaire de 1'eau, afin d'empêcher 1'abordage de 1'ennemi, mais fi ce détail ne donne pas une grande idee du g'énie de 1'auteur, je crois en avoir donné unc affez précife du talent des Turcs, pour  32 Mémoires qu'on ne doute pas de leur admiratlon. La durée des vents du Sud, en retardant le départ de la flotte , loin de fervir a la mettre dans un meilleur état, favorifa feulement & la défertion des matelots & quelques vexations lucratives que les Capitaines continuaient d'exercer , fous le prétexte de completter leurs équipages. Pendant ce temps 1'armée de terre, quoique deux fois détruite, était devenue plus nombreufe que jamais, & 1'Empire Ottoman attaqué vivement par terre & par mer, mais oppofant de toutes parts des forces triples a celles de fon ennemi, fe livrait a tout 1'orgueil d'une profpérité qui ne parailfait pas douteufe. L'abfence des troupes ïaiffant un peu de tranquillité dans la Capitale , & 1'efpoir préfomptueux des grands fuccès difpofant le peuple plus favorablement, M. le Comte de Saint-Prieil voulut profiter  teü Baron de Tott. 3£ profïter de cette circonftance pour donner une fête a 1'occafiön du mariage du Roi. Ce fut aufll pour y faire participer les Turcs qu'il voulut joindre aux préparatifs de bals & de feïlins dont les feuls Européens auraient joui , une illumination & un feu d'artifice que je me chargeai de pre'parer. Déja la falie du bal qu'il avait fallu conftruire était achevée, l'artrrlce était prêt, & nous n'avions plus a nous occuper que de 1'arrangement des décorations, lort que la nouvelle de la deflruaion des deux armées de terre & de mer, en répandant la confternation dans Conftantinople , fit échouer nos préparatifs. II n'était plus poffible de fonger a donner des fêtes. Le Grand - Seigneur dans la plus vive inquiétude , les Miniftres abattus, le peuple au défefpoir, & la Capitale réduite a craindre la famine & 1'envahiffement; telle était la fitua^ III. Partie. Q  34 MÉMOIRES tion aftuelle dun Empire qui un mols auparavant fe croyait fi formidable. Cependant 1'ignorance qui veut toujours natter 1'orgueil qui 1'accompagne, ne voyait dans cette doublé cataftrophe que les décrets impénétrables de la Providence a laquelle il faut aveugle'ment fe foumettre. Perfonne ne favait parmi les Turcs qu'une multitude indifciplinée contribue plus efficacement k fa propre deftruction, que les efforts de 1'ennemi qui lui eft oppofé. Mais fi le manque feul de difcipline avait fufH pour détruire 1'armée de terre a Craoul, il fallut de plus pour perdre la flotte k Tchefmé le concours de la plus fouveraine ineptie de la part de 1'Amiral & de fes Capitaines. Cette flotte fortie du canal des Dardanelles pour chercher 1'efcadre RufTe, après avoir fait route fur Chio avait mouillé fur la cóte d'Afie , entre la  du Baron de Tott. %f terre ferme & les Mes de Spalmadores en avant du Port de Tchefmé. Des frégates nouvellement conftruites & dont la marine Turque ne connaiffait pas 1'ufage avant cette guerre, mouillées fur les ailes de cette longue ligne devaient fignaler 1'ennemi , lorfqu'il paraitrait, & avaient ordre de le laiffer s'engager dans ce défilé, oü les trente vaiffeaux bien efpacés &mouillés fur quatre ancres devaient les attendre. Cette ingénieufe embufcade ainfi préparée a les vaiffeaux Ruffes difpofés plus militairement, après avoir doublé Chio & reconnu les premiers vaiffeaux Turcs a les prolongèrent effe£tivement jufqu au centre de la ligne, fans que ceux-ci fiffent aucun mouvement pour fe mettre fous voiles. Cependant les deux Amiraux fe trouvant par le travers 1'un de 1'autre, le Ruffe après avoir laché fa bordée, s'approcha du Turc, pouj lui C 2  Mémoires" jetter de l'artifice & fauta lui-même pendant cette manoeuvre. Haffan-Pacha 9 alors Capitaine de pavillon, ( & quï m'a fourni les détails que je donne ici), après avoir vu fon vaiffeau échappé a ce fracas, fe croyait hors de danger, lorfqu'il appercut fa poupe enflammée & fon batiment prêt de fubir le même fort. Déja fon équipage s'était jetté a la mer , il s'y précipita lui-même, & affez heureux pour fe faifir d'un débris de 1'Amiral ennemi, il échappa encore aux éclats du fien, dont le feu ne tarda pas a gagner les foütes aux poudres. II eft aifé d'appercevoir qu'en réduifant le calcul a 1'importance de la perte faite de part & d'autre , celle des Ruffes infinknent plus confidérable juftifierait la réfolution qu'ils prirent d'abord de ne plus attaquer les Turcs ; mais ceux - ci dont les connaiffances militaires s'étendaient a peine fur les  öu Baron d'e Tott. 37, effets du falpêtre, effrayés de celui qu'il venait de produire, ne calculèrent que le danger de fauter , fi les Ruffes les joignaient encore. Tchefiné fut auffitót 1'afyle oü toute 1'armée fe retira dans le plus grand défordre, & quelques canons débarqués a la hate & placés fur les deux caps qui ferment ce Port tranquillisèrent les fuyards. II parait que les Rulfes s'occupaient pendant ce temps a obferver les mouvemens de 1'ennemi, & 1'on peut croire que ce ne fut pas fans un grand éton-( nement qu'ils apprirent le lendemairt ce qui s'était palfé a Tchefmé. Ne pouvant auffi attribuer cette conduite étrange des Turcs qu'a une terreur panique , d'après laquelle 011 peut prefque toujours tenter avec avantage les: chofes qui femblent promettre le moins. de fuccès , ils fe préfentèrent devant le Port avec deux brülots qu'ils ^  j8 Mémoires envoyèrent. A 1'apparition des Rufles , les Turcs encore effraye's de la veille fongèrent plutót a fe fauver par terre qua défendre leurs batimens. Mais Tafped de deux petits vaiffeaux qui fe dirigeaient vers le Port, réveilla chez eux 1'idée de conquête, & les prenant pour des transfuges, loin de s'occuper a les couler bas, ils faifaient des vceux pour leur heureufe arrivée, bien déterminés cependant a mettre 1'équipage aux fers , & jouiffant déja du plaifir de les conduire en triomphe a Conftantinople Cependant ces prétendus déferteurs entrés fans difficulté, amarrèrent leurs gouvernails, hifsèrent leurs grappins, vomirent bientót des tourbillons de flammes qui embrasèrent toute la flotte; le Port de Tchefmé encombré de vaif- .* Cette anecdote m'a été garantie par le même HalTanPscha que j'ai ciré plus haut.  t>u Baron de Tott. 59 feaux , de poudre & de canofis, n'offrit alors qu'un volcan dans lequel toute la marine des Turcs fut engloutie. Si cette cataftrophe humiliait 1'orgueilOttoman, les Miniftres de eet Empire durent bientöt s'occuper d'un intérêt plus preffant; une prochaine famine menacait la Capitale. En effet la deftruaion de la flotte Turque, en abandonnant 1'Archipel aux Rufles empêchait 1'approvifionnement de Conftantinople 9 1'ennemi pouvait encore forcer le détroit, fe préfenter a la pointe du Sérail, faccager la ville, diaer la loi au Grand -- Seigneur. La confternation était générale , aucune crainte n'était mieux fondée ; 1'ignorance qui fe fait toujours juftice, quand la terreur a détruit fa préfomption , n'eut rien a objeaer a 1'ordre du Gr andSeigneur de m'abandonner aveuglément la défenfe des Dardanelles } & de me foumettre tous les moyens de garantir C4  Mémoires' la Capitale. Cette commiffion nepouvaït cependant m'être donnée fans des formes préalables, la Porte s'empreffa de les remplir, en requérant 1'AmbafTadeur de France k eet égard. Le Reis-Effendï m'invitait en même-tems & me preffait de venir concerter avec lui les mefures que je croirais néceiïaires dans une circonftance qui exigeait la plus grande célérité. J'aurai de fi fréquentes occafions de parler des Miniftres Turcs , qu'il me parait utile de donner quelques notions préliminaires fur le caraftère de ceux qui étaient alors en place, notions néceffaires k 1'intelligence des détails dans lefquels les circonftances m'entraïneront indifpenfablement. On a déja vu que le Grand-Seigneur depuis fon avénement au tróne, occupé d'économie , voyait k regret que la guerre diffipait fes tréfors fans lui pro-  du Baron de Tott. 41 curer la gloire dont il était avide. Ce Prince ne pouvait cependant accufer les Miniftres qui réfidaient auprès de fa perfonne du mauvais fuccès de fes armes, & s'il les croyaitincapables d'y remedie* ïl n'était malheureufement pas en fon pouvoir de leur fubftituer des hommes plus éclairés; c'était d'ailleurs a 1'armée que les grands talens euffent été néceffaires, & les Miniftres qui jouiffaient le plus de la faveur de leur Maitre avaient trop d'adreffe pour lui perfuader qu'il lui ferait avantageux de les éloigner de fa perfonne. Ifmaël-Bey excellait fur-tout dans eet art fi difficile de gouverner fon Souverain, de diriger toutes les affaires, fans compromettre fa tranquilité perfonnelle, Óc fans rien abandonner de fes plaifirs. Ifed-Bey Surintendant des monnoies, jouiffait plus particuiièrement de la faveur de fon Maitre} mais fans exciter,  42 Mémoires ni haine ni jaloufie , affez fage pour ne point ambitionner le Miniftère, il n'employait fon crédit qu'a modérer 1'humeur que le Grand - Seigneur prenait fouvant contre fes Miniftres, & donnait tous fes foins aux malheureux & aux indigens qu'il fecoufait journellement. Mélek-Pacha Caymakam ou Subftitut du Grand-Vifir & beau-frere du GrandSeigneur, ne fe diftinguait dans cette première place que par la fuperbe figure qui avait déterminé la Sultane a le demander a fon frere ; & le GrandTréforier moins favorifé , mais fier d'une forte de réputation acquife par fon pere dans la dernière guerre, plein de confiance dans celle qu'il allait acquérir lui-même, plus ardent qu'ambitieux, était auffi plus remarquablepar fon a&ivité que par fes lumieres. Les Miniftres du fecond ordre, le Mufti lui-même eurent trop peu de part au Gouverne-  du Baron de Tott. 43 ment, pour que j'entre dans aucun détail fur leur perfonnel. Ifmael-Bey chargé de conférer avee moi fur 1'état des Dardanelles & fur le danger qui menacait la Capitale , crut mafquer les craintes du Gouvernement en enveloppant notre conférence des voiles de la nuit. II me recut dans fa maifon particulière , oü je le trouvai occupé d'une affaire dont 1'importance faifait une puiffante diverfion a celle qui nous réuniffait. Ce Turc recherché dans fes moindres goüts , mais d'une recherche enfantine, défirait deux ferms qui chantaffent le même air. Ses gens avaient parcouru la ville fans fuccès, & le Miniftre cherchait de nouveaux moyens pour fatisfaire fa fantaifie lorfque j'arrivai pour concerter avec lui ceux d'éloigner la cataflrophe qui menacait la Capitale. L'état des Dardanelles ne lui était  44 MÉMOIRES pas mieux connu qu'a moi, mals il était évident par les lettres de MoldovangiPacha} ci-devant Grand-Vifir, öc dont la difgrace avait été bornée au Gouvernement fubalterne des Chateaux du Canal, fous le titre de Défenfeur des Dardanelles , que cette barrière crue jufqu'alors inexpugnable ne réfifterait pas a la plus faible attaque ; 1'efcadre Ruffe qui navigeait en vue des premiers Chateaux avec le vent favorable, n'avait qu'a en profiter pour pénétrer dans la mer de Marmora, 6c venir enfuite jufques fous les murs du Sérail , ditler la loi au Grand-Seigneur, Telle était la fituation de cette Cour orgueilleufe , 1'ignorance des Miniftres 6c la friponnerie des fubalternes avaient préparé cette polition , fi humiliante 3 6c fi propre a donnèr les plus vives inquiétudes. L'examen que j'étais a portée de faire journellement des Chateaux  du Baron dé Tott.. 45conftruits, auprès de Conftantinople, fur le même fyftême que ceux des Dardanelles , fuffifait pour m'indiquer le partï que je devais prendre en y arrivant. Le moyen d'emboffer des vaiffeaux de guerre , offrait peu de facilité; deux batimens qui n'ayant pu joindre la flotte avaient 'été préfervés de 1'incendie , aftuellement mouillés en dehors des premiers Chateaux, pouvaient être enlevés par 1'efcadre Ruffe avant mon arrivée , & 1'Arfenal ne contenait plus qu'un vieux vaiffeau déclaré hors d'état de fervir. J'arrêtai cependant avec le Reys-Effendi que ce batiment radoubé a la hate, garni de fon artillerie , décoré du pavillon Amiral & chargé de madrier3, de pelles, de pioches & d'autres uftenfdes dont je lui donnai 1'état, ferait voile au plutót pour venir me joindre aux Dardanelles. Le Capitaine d'un Corfaire Malthais  4$ Mémoires pris depuis plufieurs années , & quï croyant adoucir fa pofition, n'avait fait en fe difant Chevalier de Malthe , que rendre fon rachatplusdifficile, gémiffait dans les fers. M. le Comte de SaintPrieft défira profiter de cette occafion pour délivrer ce malheureux. A eet effet je prétextai la néceffité de préparer des brülots, 6c je feignis de manquer de connaiffances a eet égard , afin de mieux colorer la demande que je fis de eet efclave ; je vantai fes talens , je déclarai que eet homme feul était capable de me fuppléer. J'obtins qu'on me 1'enverrait avec le vaiffeau , 6c je recus 1'afTurance la plus pofitive de fa liberté , fi je lui trouvais les talens que j'avais annoncé; j'étais bien fur aufïi de lui donner dans ce genre tous ceux qu'il n'aurait pas , mais ce qu'il m'était difEcile de prévoir 6c ce qui arriva cependant, c'eft que eet homme pré->  du Baron de Tott. ^.j venu par les Turcs des vues que j'avais fur lui, fut affez borné pour ne rien comprendre au motif de ma démarche & pour me défavouer. On verra bientót un réfultat bizarre d'une infmuation dont la charité était le feul motif. L'empreffement que le Grand-Seigneur avait de me favoir aux Dardanelles, ne me permit d'attendre aucune des chofes dont j'avais befoin pour y commencer mon travail \ Sa Hauteffe avait donné ordre que tout m'y füt foumis. Je demandai un Commiffaire ; on nomma Muftapha-Bey petit-fils du fameux Dganum-Codga ',&je nolifai fur le champ un 1 Al'efpérancedc dommer 1'Univers fuccéda fi rapidement 1'idée de l'anéantinement qu'a la nouvelle de 1'apparition des Ruffes, tout Conftantinople perdit Ia tête, on y fit des prières publiques pour le fuccès de mes foins, & Ie Grand-Seigneur qui avait pris confiance dans mon zèle, Sc qui malheureufemcnt n'avait rien de micux a faire pour le moment ne crut pouvoir refpirer qu'après mon départ. 2 Dganum - Codga était Amiral ilors de Ia révolution, qui après avoir détröné Sultan Achmet menacait encore fon  4% Mémoires batiment Francais pour me conduire au# Dardanelles. Le Commiffaire de la Porte m'y avait précédé de quelques heures , & les ordres dont il était porteur en aflujettillant Moldovandgi-Pacha a tout ce que je jugerais convenable, n'avait pas difpofé ce dernier en ma faveur. Je ne crus pas non plus devoir me fier ct 1'engagement myftérieux du pain & du fel par lequel on a déja vu que eet homme avait fait avec moi le pa£te d'une amitié inviolable. Cependant la crainte oü le tenait les ordres qui lui étaient adreffés, & celle que lui infpirait la préfence d'un ennemi accoutumé a le vaincre, lui firent diflimuler fon mécontentement. Cela me donna le temps de le calmer. J'y parvins en carelfant fon amour-propre, & nous n'eümes aucune altercation appa- fuccefleur. Le chef des rebelles fut tué dans le Divan par eet Amira] dont la fermeté Sc la prudence rétablirent le bon ordre. rente  bu Baron de Toft. 4$ rente pendant mon féjour aux Dardanelles. Son humeur ne s'exhala que dans fes premiers lettres a la Porte ; & le peu de fuccès de fes plaintes en arrêta le cours. Mon premier foin fut d'examiner 1'état des Chateaux; mais il fuffifait de jetter un doup-d'ceil fur les foldats chargés de leur défenfe, pour juger qu'il n'y avait pas plus de reffource dans le moral que dans le phyfique. La terreur s'était tellement emparé des efprits qu'on s'expliquait hautement fur 1'aban-don des batteries au premier coup de canon. La permanence dés garnifons établies chez les Turcs, en faifant de chaque foldat un citoyen domicilié , lui donne trop d'objets inüéreflans a foigner, pour qu'il puiffe fe dévouer uniquement a la défenfe de la Citadelle oü il eft fixé ; fes intéréts s'étendent au dehors de 1'en- III. Partie. D  50 Mémoires ceinte. La difcipline chez les Turcs , toujours févère & jamais exaöe,ne fuffit pas pour 1'y renfermer. Un fimple coup d'ceil jetté fur la conftruction des Dardanelles fuffifait pour appercevoir les motifs de cette défertion. Des murailles féches, élevées de plus de trente pieds au-deflus des batteries a fleur d'eau, menacaient de s'écrouler fur les canons & lesCanonniers, a la première volée des Rulfes; ce genre de défenfe devenait plus dangereux pour les Turcs que 1'attaque même de leurs ennemis. Une artillerie impofante par la largeur des bouches a feu j mais peu redoutable après la première décharge, a caufe de la lenteur du fervice de ces énormes pierriers , formait les batteries principales des Chateaux d'Europe öc d'Afie,dont les feux fe croifaient aux Dardanelles , mais qui fe joignaient a peine aux deux Chateaux de 1'embouchure. Cette artille-  du Baron de Tott. 51 rie toute en bronze , fans tourillons & fans aflfuts , était feulement appuyée par la volée fur des pièces de bois échancrées, en même-temps qu'un maflif de pierres en appuyant les culaffes, empêchait le recul. Nombre d'autres piéces couchées fur le fable , ainfi que plufieurs mortiers, femblaient être plutot les débris d'un fiége, que des di£ pofitions a le foutenir. Tel était 1'état des Dardanelles, lorfque j'y arrivai, & 1'Efcadre Ruffe compofée de fept vaiffeaux de ligne (dont deux a trois ponts) & de deux frégates , n'avait fans doute qu'a profiter du vent favörable avec lequel elle fe maintenait k 1'embouchure pour tenter un fuccès que M. Elphinfton s'était promis , & contre lequel les Turcs n'avaient rien oppofé. Le canal des Dardanelles fitué a jó lieues k 1'Oueft de Confrantirtople, entrc 1'Archipel & la petite mer de Marmora, Da  $1 Mémoires s'étend dépuis la cóte deTroyes jufqua Gallipoly, vis-a-vis Lampfaque. Cette efpace d 'environ douze lieues , d'une largeur inégale, prefente différenspoints oü les terres d'Europe & d'Afie (que ce canal fépare ) fe rapprochent a la diftance de trois a quatre cent toifes. C'eft aulfi a trois lieues de fon embouchure, du cóte de 1'Archipel, au plus étroit de ce canal, qu'ont été batis les deux Chateaux appellés Dardanelles, dont les boulets traverfent facilement d'une rive a 1'autre. Ce point de défenfe a été long-temps la feule barrière établie pour garantir Conftantinople. Devenus plus inquiets; mais toujours aufli peu inflruits, les Turcs ont enfuite fait élever deux Chateaux a 1'embouchure, dont la diftance d'environ ijoo toifes, rend lo tire incertain , & la défenfe infuffifante. J'ai déja parlé de deux vaiffeaux de guerre Turcs, dont 1'armement retardé »  du Baron de Tott. Conftantinople , les avait empêché de partir, avec la flotte , & leur avait fait éviter la cataftrophe de Tchefmé. Ces vaiffeaux étaient mouillés entre les deux Chateaux; mais ils étaient mouillés li en dehors qu'ils pouvaient être facilement enlevés par 1'efcadre ennemie. Mon premier foin fut de donner ordre a ces batimens de rentrer, afin de les emboffer de manière a ce que leurs batteries foutinffent celles du Chateau, en rétréciffant 1'ouverture du canal. Cependant l'infpeöion des équipages & des Officiers me forcade fufpendre 1'exécution de eet ordre dont ils me parurent abfolument incapables. Le vent quoique favorable était même infuffifant pouf les tirer de la pofition dangereufe ou ils fe trouvaient. Cette pofition devint exceffivement critique le troifième jour de mon arrivée. Tandis que j'étais au Chateau d'Eu* Dj  $■4 Mémoires rope , fitué a rembouchurc, 1'efcadre Ruffe fortant en colonne du golfe d'Efnos ferra la cóte d'Europe en la pro-^ longeant vers la pointe du Chiteau , & femblait par cette manoeuvre vouloir .plutót retomber fur les deux vaiffeaux pour les enlever , que tenter de forcer le palfage. Tout leur était également facile a exécuter. Une frégate feule n'eut pas trouvé plus de réfiftance auprés des deux vaiffeaux de guerre , que les Chateaux n'en euffent offert a toute 1'efcadre. Le feul avantage qui nous. reftait, celui qu'il importait de conferver, c'était de n'être pas reconnus auffi faibles que nous 1'étions. La marche de 1'efeadre ennemie annoncait qu'elle craignait de fe mettre fous le feu des groffes batteries; )e n'avais cependant a lui oppofer qu'une feule coulevrine de fer; mais dont le calibre était de 6olivres de galles. Les Turcs 1'avaient abandonnée.  du Baron de Tott. 57 plutót que difpoféehorsdu Chateau,elle était appuyée fur deux madriers, & dirigée perpendiculairement a la route de 1'efcadre. Un cap avancé d'une centaine de toifes , oü 1'on avait placé quelques canons d'un petit calibre, cachait cette coulevrine, qui dans cette pofition ne pouvait être découverte par les vaiffeaux Ruffes qu'au moment de leur débouquement, & a l'inftant même oü ils fe trouveraient expofés au tire de cette pièce ; mais le cap laiffant a découvert la crête des murailles , ainfi que les habitations qui avoifinent la Fortereffê } 1'efcadre nous lacha fes bordées, & cette canonnade vive, mais infruclueufe, n'aurait fervi' qu'a accoutumer les Turcs au feu , li quelque chofe avait pu les aguerrir : ils difparurent au premier coup, & j'eus peine a conferver fept a huit hommes pour fervir la coulevrine, feul moyen de défenfe dont je pouvais difpofer. II  jtf Mémoires rne fallait encore attendre que Pennern? vint fè placer fous fa direftion , cette piéce était immobile, mais cette immobilité même affura le premier coup qui fut tiré fur la frégate d'avant-garde ; cette frégafe mit a culer auflitöt, 6c le fecond coup fut prêt pour le vaiffeau qui fuivit j cependant la canonnade des RufTes continua par-deffus le cap, 6c la flotte vira de bord après nous avoir fait palfer huit a neuf cent boulets fur la tête„ Je m'étais apperc^u que plufieurs de ces boulets éclataient en fair, öc Pon m'apporta quelques obus qui n'avaient point crevé. Gette tentative répétée trois jours de fuite dans le même ordre & a la même heure , en m'obligeant d'occuper ce pofte m'empêchait de préparer des moyens de défenfe plus folides, 6c je tentai un expédient qui me parut propre a éloigner Pennemi de la cóte. A eet effet, en arrivant le foir aux  du Baron de Tott. $7 Dardanelles , je fis fortir une perite piece de canon prife fur les Vénitiens , & après avoir fait rougir des boulets, & chargé la pièce en conféquence, je donnai aux fpedateurs, qui me fuivaient toujours en foule , un petit échantillon de boulets rouges. Le Pacha, & les Turcs témoins de cette expérience, croyait déja 1'Empire Ottoman vengé de 1'incendie de fa flotte. On difpofa dans la nuit des grils, du charbon & des fouffiets a la batterie du Cap que les Ruffes avaient jufques-la canonné de préférence; mais fi les Turcs s emprefsèrent d'exécuter les ordres que je venais de donner , quelques Grecs furent fans doute auffi foigneux den préveair les Ruffes; leur flotte n'approcha plus de la cóte, & leurs projets femblèrent iè fixer au fiége de Lemnos. Le premier ufage que je fis de la franquillité que je venais de me pro»  j8 Mémoires curer fut de m'affurer des deux vaiffeaux qui paraiffaient être la pomme de difcorde. Je me hatai d'y faire jetter prés de 400 Juifs qu'on raffembla aux deux Chateaux , & qui malgré le jour du Sabbat travaillèrent a touer ces batimens pour les mettre hors de danger. Cette opération les éloignant en même-temps de la ligne des courants , un vent frais , qui fouffla quelques jours après, fit remonter ces deux vaiffeaux jufqu'aux feconds Chateaux, oü leur artillerie était plus néceffaire. La furabondance des eaux que la Mer Noire recoit & qu'elle ne peut évaporer, verfée dans la Méditerranée par le Bofphore de Thrace & la Propontide , forme aux Dardanelles des courans fi violens, que fouvent les batimens, toutes voiles dehors, ont peine a les vaincre. Les pilotes doivent encore obferver lorfque le vent leur fuffit 3 de diriger  du Baron de Tott. 59 leur route de manière a préfenter le moins de réfiftance pofllble a Telfort des eaux. On fent que cette étude a pour bafe la dire&ion des courants , qui renvoyés d'une pointe a 1'autre forment des obftacles a la navigation, & feraient courir les plus grands rifques fi 1'on négligeait ces connaiffances hydrographiques. C'était affurément le feul genre d'inf tru&ion que les pilotes des deux vaiffeaux Turcs fuffent capables de me donner, & la marche de ces batimens me fit acquérir des lumières très-utiles pour déterminer les points de défenfe les plus avantageux du canal. Je vis en effet qu'une batterie placée fur la pointe des Barbiers,entre les premiers & les feconds Chateaux, en croifant fon feu avec celui d'une autre batterie qui ferait établie en Europe fur le cap oppofé a diftance Convenable, donnerait aux Turcs 1'avantage de canonner 1'avant & 1'arrière des  £o Mémoires batimens qui tenteraient de forcer Ie paflage ; tandis que les ennemis ne répondraient des deux bords qu'en préfentant le cóté aux courans, manoeuvre qui ne pourrait manquer de les faire céder a 1'effort des eaux. Cette difpofition donnait encore a 1'artillerie Turque, 1'avantage d'employer utilement les boulets ramés fur des voiles qui tendues fortement par un vent frais, néceffaire pour tenter le paffage , feraient bientót déchirées & hors d'état même de garantir les batimens d'un naufrage a la cóte. Un autre motif non moins puiffantme déterminait a adopter ce fyftême de défenfe. Ces batteries commandaient le mouillage des Taches blanches *, elles entretenaient le feu prefque fans interruption jufqu'aux 1 Anfe du canal fur Ia córc d'Afie entre les premiers & les feconds Chateaux. C'eft le feul mouillage du canal oii I'ennemi eüt pu tenter un établiiïement, après avoir forcé le paffage du premier goulet.  du Baron de Tott. 6t Dardanelles, & il m'était démontré que cette difpofition garantiffait Conftantinople, fi les Turcs voulaient feulement fervir paflablement 1'artillerie que j'allais difpofer. Une autre pointe plus rapprochée des Chateaux des Dardanelles .en Europe } appellée la pointe des Moulins , pouvant croifer fur les Barbiers & le Chateau d'Afie, indiquait encore la conftru&ion d'une batterie, & je me déterminai a en établir une quatrième fur le bord du Simoys pour fervir d'épaulement a la Fortereffe qui y touche, & qui par la raifon que j'ai déja dite n'était pas tenable. Tandis que je m'occupais de ces difpofitions, & que 1'on expédiait les ordres néceflaires pour raffembler les habitans des villages voifins deftinés a faire ce travail par corvée, Moldovandgy-Pacha qui voulait fans doute faire parler de lui, imagina de rétablir les murailles dé-  €z Mémoires truites dun vieux Chateau des Génois fitué fur le haut dun cap d'oü 1'on découvrait 1'Archipel, & qui placé en vue de 1'embouchure, était fi élevé & fï éloi gné que les boulets n'arrivaient a la mer que pour s'y plonger par une parabole. Moldovandgy m'avait parlé de fon projet, & quoiqu'il fut difpendieux & fans utilité pour la défenfe, je m'empreffai d'y applaudir ; je cédai auffi aux inftances que le Pacha me fit de grimper fur fon rocher pour vifiter fes travaux; j'y trouvai deux ou trois cent macons , qui élevaient fur d'anciens fondemens une muraille sèche de dix-huit pouces d'épaiffeur, en même-temps qu'un grand nombre de charpentiers fabriquaient dans cette enceinte le logement de la garnifon ; mais ce qui me parut le plus remarquable ce fut rempreffement du Pacha a faire peindre avec une eau de chaux les nouvelles murailles qu'il fai-  du Barok de Tott. fait élever. On peut juger par cette opération qu'il ne prétendait pas maf quer fa batterie. L'ennemi pouvait 1'appercevoir a dix lieues en mer ; mais il était difficile qu'il en fut effrayé. C'était cependant le feul but de Moldovandgy, & la terreur des Turcs était fï grande, que tout moyen d'éloigner l'ennemi leur paraiffait préférable a ceux de le vaincre, s'il tentait de forcer un paffage que la nature avait préparé pour le rendre inexpugnable. Ces difpofitions morales m'avaient déterminé a tracer les batteries fur vingt-deux pieds d'épaiffeur. Déja les habitans des villages voifins réunis aux travaux élevaient ces épaulemens en terre & en fafcines; mais a peine leur avait-on donné quelques tentes pour fe mettre a 1'abri des orages. Aucuns foins du Gouvernement pour la fubfrftance de ces malheureux, dont les récoltes aban-  #4- Mémoires données pendant ce temps étaient jour-» nellement détruites fous leurs yeux. M. le Baron de Pontécoulant, qui avait accompagné M. le Gomte de SaintPrieft a Conftantinople, fe propofant de retourner en France, ne voulut pas partir dans des circonftances auffi inquiétantes pour 1'Empire Ottoman fans me faire une petite vifite, & prendre fur les lieux mêmes une idéé précife des Dardanelles. II y arriva dans le temps oü mes difpofitions étaient tracées, ce qui fuffifait pour le mettre a portée den juger. II put appercevoir avec autant de facilité le découragement, le défordre & la nonchalance habituelle des Turcs. Le Pacha uniquement occupé a peindre en blanc les méchantes murailles qu il élevait hors de la portée du canon, croyait faire affez pour moi en ne me contrariant pas, & le Commiffaire de la Porte chargé de faire toutes les dé- penfes  du Baron de Tott. 6$ penfes que je jugerais convenables, négligeait celles qui auraient été utiles , & s'occupait a charger fon Regiftre de routes celles qu'il croyait pouvoir fuppofer. Le moral des Turcs était fans doute l'ennemi le plus dangereux qu'ils euffent a combattre ; c'était auffi celui qui me donnait le plus d'inquiétude. Mais comme dans les occafions les plus difficiles, c'eft toujours faire une grande faute que de négliger les petits moyens, je penfai a tirer parti de 1'arrivée du Baron de Pontécoulant, & après lui avoir fait part de mon projet. Je le préfentai au Pacha comme un Infpecleur quel'Ambairadeur de France m'avait envoyé. Je le fuppofai chargé d'examiner le tat des Dardanelles,d'en rendre compte au Grand -Seigneur, & de partir enfuite pour la France, afin d'en informer 1'Empereur, mon Maitre. M. de Pontécoulant joua parfaitemen* fon röle, il m0i> III. Partie. jr  66 Mémoires tra toute la mauvaife humeur dont nous étions convenus, & ce ftratagême donna au Pacha un peu plus d'activité. Ce Vifir crut aufli devoir marquer a M. 1'Infpecteur les plusgrands égards, & lorfque le Baron de Pontécoulant prit congé de lui, il me chargea de lui faire accepter un petit préfent en argent, ce qui chez les Turcs eft toujours le comble de 1'honnêteté. Nous ne pouvions être de eet avis; mais comme un refus aurait perfuadé au Pacha qu'on avait intention de lui nuire a la Porte, & que cette opinion lui eütdonné beaucoup d'humeur, j'engageai M. dc Pontécoulant a vaincre la répugnance qu'il avait pour les politeffes orientales, £c les bateliers qui 1'avaient amené, en profitant du préfent, fe trouvèrent fort bien de la déiicateife Francaife. Ce voyage dont la curiofité était le feul objet, & dont je venais de tirer un parti utile, devint bientót pour le  du Baron de Tott. 6j Grand-Seigneur , le motif de 1'inquiétude la plus vive. En effet, M. de Pontécoulant , contrarié dans fon retour par les vents du Nord , forcé de débarquer fur la cóte d'Europe, au-delTus de Gallipoly, & d'y prendre des chevaux, arriva par terre a Conftantinople. Les gardes de la Douane qui veilïaient a la porte d'Andrinople 1'arrêtent pour le vifiter: étonnés de voir un Européen, ils lui demandent qui il eft, d'oü il vient 5 & fur fa réponfe qu'il eft le Beyzadé de France & qu'il arrivé des Dardanelles ; les gardes perfuadés alors que c'eft moi, le lailfent paffer fans autre explication, & courent annoncer mon retour au Grand-Vifir. Celui-ci s'empreffe d'en faire part au GrandSeigneur ; la confternation s'empare des efprits, on croit les Dardanelles forcées, i Gentilhomme de France , expreffion dont Jes Turcs fe fervaient depuis long-tems pour me défigner, E2  6$ Mémoires 6c Sa Hauteffe envoie fur le champ ua homme de confiance a M. de SaintPrieft pour lui demander les détails qu'il ignore ; mais eet Ambaffadeur en expliquant Terreur, 6c en faifant part au Grand - Seigneur des obfervations de M. de Pontécoulant, tranquillifa ce Prince 6c fes Miniftres. J'étais un foir chez MoldovandgyPacha auprès duquel je logeais, 6c quï eommencait a me traiter avec affez de confiance, lorfqu'un Turc fe préfente, 6c rappelle la promeffe qu'il lui a faite 'de me parler en fa faveur. Oui vraiment, me dit le Pacha, je vous recommande eet homme , vous pouvez en tirer un grand parti, il a des difpofitions furprenantes pour le jet des bombes. La moindre de vos lecons le fera exceller : nous venons de voir de lui une épreuve qui aurait eu le plus grand fuccès fans un accident dont on ne peut  du Baron de Tott. 6$ pénétrer la caufe, mais dans lequel le mortier en crevant a mis fept hommes fur le carreau. Pendant ce difcours j'examinais 1'homme a talens, & je reconnu a Ia forme de fon turban que c'était un erieur de Mofquée. Je le complimente fur le bonheur qu'il a eu d'échapper a fon épreuve , & le queftionne fur fon procédé. J'ai, me dit-il, fait tout ce qu'il fallait faire , & quoique ce malheur foit arrivé a la première bombe que j'ai tirée, je fuis bien certain de n'avoir rien omis de ce qui pouvait affurer le fuccès. Voyons, lui dis-je , détaillez-moi vos opérations. D'abord , repliqua-t-il , le mortier difpofé fur fon afiïït, je 1'ai dirigé vers la mer, j'ai rempli la chambre de poudre, & 1'ai comprimée avec de la terre battue au maillet, après quoi j'ai rempli également de poudre une bombe de calibre. Vous-voyez; interrompit le Pacha, qu'il E 3  V> Mémoires entrès-inftruk.Pourfuivez, dis-je a fon protégé-. Je placai, continua-t-il, la bombe dans le mortier, & j'y mis le feu Quoi! fans fufée? m'écriai-je. Ah ! malheureux, vous deviez être la première des viaimes qui ont été facrifiées a votre ignorance, & comment fe peut-il qu'avec le nombre de mortiers deltinés a la défenfe des Chateaux , il n'y ait pas un Bombardier qui fache au moins qu'on ne tire pas des bombes fans fufée? Celaprouve cependant, me dit alors le Pacha, qu'il lui manque peu de chofe pour devenir un habile homme, & je vous.renouvelle la prière que je vous ai déja fake d'achever fon inftruaion. Forcé en quelque manière de céder a tant d'ineptie, j'envoyai chercher le garde - Magafin, nous examinames fes états, ócnous n'y trouvames pas même les matières premières pour la compofition desfufées : cependant le Pacha  du Baron de Tott. 71 ïnfiftait pour le Crieur, & défirait que je fifle une épreuve devane lui. J'avais fans doute fi peu d'intérêt a le fatisfaire que cela ne valait pas la peine de s'en occuper ; mais comme on perd toujours infiniment a dire non aux ignorans , je me déterminai a faire monter par mon Charpentier un méchant tour ; jë tournai quelques fufées , je me procurai du falpêtre, du foufre, jepréparai la compofition, j'en chargeai plufieurs devant mon éleve, je lui fis obferver toutes les conditions qui en aflurent le fuccès; & les bombes furent tirées le foir a la grande fatisfacHon de Moldovandgy , qui n'attendait plus qu'une femblable épreuve de fon protégé pour 1'inftaller Bombardier en chef. Cependant la maladrefie de eet homme était telle , que pendant plufieurs jours de travail, il ne put parvenir a charger une fufée de manière a pouvoir fervir, E 4  72 Mémoires & ee nouvel éleve découragé du travail, mais non moins avide de gloire, eut encore recours a fon proteaeur. II rédaiiia contre la difficulté du moyen que j'employais , follicita de nouveau fon appui , afin de m engager a lui montrer a tirer des bombes fans fufées. Ce qui paraitra encore plus abfurde , c'eft que Moldovandgy , ce Vifir qui avait fait lever le fiége de Cotchim, & commandé enfuite 1'armée Ottomane , eut encore 1'ineptie d'adopter la propofition de fon protégé. On jugerait par cette anecdote feule, combien les Turcs étaient peu en état de fe défendre , & combien il était intéreiTant de cacher leur faiblelfe aux ennemis. Ce n'était cependant pas des Grecs dont 1'efpionage était connu , qu'il fallait craindre une délation dangereufe. Accoutumés k plier fous le joug du defpotifine Ottoman, & aufli  du Baron de Tott. 75* peu inftruits que les Tures , tout ce quï appartenait a ces derniers avait droit de leur en impofer. Mais il fallait éviter que les Européens ne rendiffent compte de notre état, c'était 1'objet de 1'embargo qui fut mis auffitót après i'incendie de la flotte. Un grand nombre de batimens de toutes les nations était déja détenu aux Dardanelles, 6c depuis plus longtemps les Turcs avaient celfé de naviguer dans 1'Archipel Les fournitures que j'avais demandé a la Porte étaient arrivées, 6c je n'attendais plus aucun 1 Pendant toute Ia guerre , les batimens neutres ont feuls été chargés du tranfport des bleds pour Ie compte du Grand-Seigneur, & la Porte donna aux Francais une préférence qui fut très-utile aux Négocians établis a Conftantinople. On ne doit pas omettre de rappeller dans cette note une fpéculatior, de commerce capable d'éclairer la politiquc des nations, Uii batiment Anglais chargé de riz a la Caroline fe rendit en droiture a Conftantinople, fur Ia feule jndication des papiers publics, il n'était adrefle a perfonne, jl vendit fa cargaifon dans le port.  74 Mémoires envoi, lorfque je vis parakre une grofie Saïque 1 qui defcendait a pleines voiles. J'obferve en même-temps que ce batiment loin de fe ranger pour prendre le mouillagedes autres batimens, conferve la file du courant & fe dirige entre les Chateaux. Je fuppofe alors que chargé de munitions , il s'approche desmagafins, mais j'appercois bientót des grappins a chaque bout de vergue ; & je vis alors que la Porte en fe rappellant Ia demande que j'avais fake de 1'efclave Malthais pour la conftruaion des brülots, s'était fur fon refus , emprelfée de le remplacer. Mais je n'en fus pas moins furpris de la prévoyance de 1'inventeur qui hiffait fes grappins 1 Efpèce de batiment Turc dont Ia cohftrudtion eft paniculiërement afFeclée a Ia Mer Noire fans cependant ètrc propre a aucun genre de navigation. En effet ces navires ne pouvant tenlr fur les bords par un gros tems péri/Tent fréquemment a la cóte, lorfque forcés de faire vent arriere , ils n'ontpas affez d'eau a courir.  du Baron de Tott. 7c a 6b lieues de l'ennemi. Cependant le batiment ayant dépaffé le mouillage , un coup de canon de chaque rive 1'avertit de ployer fes voiles; rien ne 1'arrête. J'étais entré dans le Chateau d'Afie pour voir de plus prés eet incendiaire. On lui tira un fecond coup de canon a boulet; & lorfque je vis qu'un troifième coup dirigé plus prés de lui ne 1'arrêtait pas davantage , & qu'il était prêt a nous dépaffer 3 je me déterminai a faire tirer deffus, en recommandant toutefois de le ménager, 1'adreffe du canonnier ne lui emporta heureufement que fa poulène. Mais le défordre que eet événement répandit dans le batiment le fit arriver auffitót, öc un détachement de la garde que j'avais envoyé a bord pour faifir le Capitaine, après avoir fait mouiller le vaiffeau, m'amena ce zélé Mufulman. II faut fe peindre le fanatifme igno-  76 Mémoires rant qui fe dévoue & croit pouvoir Iut feul détruire la flotte ennemie, pour juger de la rage de ce forcené, lorfqu'il fe vit arrêté dans fa courfe & traduit au tribunal dun Chrétien ; nous étions tous des trakres a fes yeux , qui d'accord avec les Ruffes 1'empêchions d'aller venger les vrais Croyans de la honte de Tchefmé. II reprochait auffi aux Turcs raffemblés autour de moi, la déférence qu'ils me témoignaient. On fit de vains cfforts pour le calmer; ce ne fut que le lendemain qu'il commenca a entendre raifon , & que fa tête fut affez refroidie pour appereevoir toute la démence de la frénéfie qui 1'avait agité. Quelques foins que le Commiffaire de la Porte eut pris de raffembler les habitans des villages voifins en état de travailler a élever les épaulemens des batteries & d'y joindre quelques Juifs, cenombre d'ouvriers était encore infuffifant; & je  du Baron de Tott. 77 ne pouvais embraffer a la fois tous les travaux. Ceux de la pointe des Barbiers avancaient cependant, malgré la pefte qui m'enlevait journellement des travailleurs *. Forcé d'être conftamment au milieu d'eux, cette maladie n'était pas le moindre des inconvéniens de ma pofition; mais ne pouvant éviter une communication nécelfaire , je m'abftenais feulement de toutes celles qui n'étaient point utiles a mon travail , 6c lorfque quelque orage raffemblait les ouvriers fous les tentes difpofées a eet effet, je reftais a la pluie, Öc je crois pouvoir attribuer a cette feule précaution d'avoir échappé a 1'épidémie. J'ai dé ja obfervé que le Gouvernement ne donnait aucun foin a la fubfiftance * II y eut des jours ou Ia pefte enlevait aux feuls travaus de la pointe des Barbiers jufqu'a zo Ouvriers, dont plufieurs n'ont pas vécu trois keines après le premisr fymptome i% la nuladie.  78 Mémoires des ouvriers. Ceux-ci le maudilfaient, & je crus ne pas devoir manquer cette occafion de me faire bénir, en chargeant tous les matins le bateau qui me conduifait de meions d'eau & de pain que je faifais diltribuer aux ouvriers , avant de les mettre a 1'ouvrage. Un Turc habitant du Chateau d'Europe, & 1'un des chefs du canton, après avoir fuivi alïïduement les travaux que je faifais faire, & s'être effayé plufieurs fois lui-même a lier des fauciifons & a les placer, me pria de lui abandonner 1'exécution de la batterie que j'avais tracée a la pointe des moulins fituée dans fon voiiinage. Mes ouvriers font prêts , ajouta-t-il , je vous re'ponds qu'ils feront de bonne befogne , & je ne vous demande que de venir m'infpet>er quelquefois. Le zèle & 1'application de ce Turc m'avaient difpofé favorablement; j'acceptai volontiers fa propo-  du Baron de Tott. 79 iition. Dès le lendemain matin le rivage était couvert de chariots chargés de branchages , & j'y vis le nouvel ingénieur la harre a la main, montrant aux ouvriers 1'ufage qu'ils devaient en faire. Scrupuleufement attaché a ma méthode, mon émule ne négligea pas de régaler a fes frais les pauvres gens qui travaillaient fous fes ordres. Cette batterie fut une des mieux exécutées; cependant le Commiffaire de la Porte, étonné du zèle de ce Turc , de fon intelligence, & plus frappé fans doute de la dépenfe qu'il faifait par pure générofité , en rendit compte a la Porte & recut ordre de louer fon zèle & de lui compter 300 piaftres a titre d'indemnité. Le Turc mandé a"cet effet, après avoir recu affez froidement les complimens du Commiffaire, finit par refufer abfolument 1'indemnité qu'on lui offrait. II ajouta que ce ferait perdre tout le fruit de la bonne  gO M ï' M O 1 R t S oeuvre dont il s'occupait que den recevoir le prix, & qu'il ferait trop honteux pour 1'Empire Ottoman , de voir un Francais fe facrifier pour fa défenfe, tandis qu'aucun Turc ne daignerait y employer fes talens & fes facultés. Quelques inftances qu'on lui fit, ce bon patriote fut inébranlable, & 1'admiration du Commiffaire durait encore, lorfque j'arrivai chez lui. II ne fut pas rnoins furpris de ne pouvoir me faire partager fon étonnement: cela eft cependant incroyable, me dit-il} en fixant les quinze piles d'écus rangées par terre; & je ne concevrai jamais qu'on puifle refufer une parcille fomme. Rien de fi rare en effet que de trouver un Turc fcrupuleux & délicat fur eet article. Les troupes deftinées par le GrandSeigneur a la défenfe du Détroit arrivaient de toutes parts, elles compofaient wn corps de30,000 hommes, dont ij mille  du Baron de Tott. 81 mille Afiatiques & i; mille de Ia Turrquie Européenne. Mais cette multkude dont j'ai déja donné une idéé, plus capable d'accrokre le défordre que de fervir a la défenfe des batteries, pouvait a peine être contenue par la rigueur du Pacha , dont tous les talens pour le maintien de 1'ordre , fe réduifaient a diminuer le nombre des mutins par le nombre des exécutions. Malgré les inconvéniens & les embarras que nous caufait l'indifcipline de ces troupes , la néceffité de préfenter au moins par le nombre une apparence de forces capable d en impofer a l'ennemi, nous contraignoït d'employer tous les moyens capables d'empêcher la défertion dont nous étions conftarnment menacés. L'expédient qui me parut le plus convenable, fut de féparer toutes ces troupes de leurs habitations refpeöives, par 1'intervalle d'un bras de III. Partie, £  82 Mémoires mer , en Faifant paffer les mille Afiatiques en Europe & les ij mille Européens en Afie. Ces difpofitions faites , la difficulté d'échapper a la févéritd qui puniffait les défordres, les rendit un peu moins fréquens ; mais rien ne pouvait vaincre la lacheté de ces miférables qui n'avaient pas honte d'annoncer hautement leur répugnance a occuper les batteries. Je travaillai cependant a les perfeclionner, .& après avoir fait entourer celledesBarbiers dun chemin couvert pour la préferver d'une furprife par terre , je me rapprochaï des Chateaux oü j'avais établi mes atteliers pour la conftru&ion des aifüts dont nous manquions abfolument. II y avait long-temps qu'aucun bateau n'était entrë dans le canal, lorfque nous en vimes paraitre un rempli de Turcs armés jufqu'aux dents ; ils conduifaient fept malheureux Grecs propriétaires de  du Baron de Tott. cette petite barque. Celui des Tures qui parailïait commander aux autres, met pied a terre, annonce au peuple aflemblé une prife Ruffe, & demande a parler au Pacha. Introduit fur le champ , il affirme que ces prifonniers font des efpions Rulfes : leur mort eft déja prononcée ; mais il reclame en même-tenips contre 1'infolence dun de cesprétendus efpions qui, maitre du bateau & attaqué a force ouverte, a ofé le coucher en joue, & pour réparation de eet outrage , il demande au Pacha la permiffion d'être lui-même 1'exécuteur de ce coupable. Pendant que Pon procédait au jugement, & que cette étrange faveur fe demandait, je moccupais de fuppléer par des informations exaftes a cette même formalité que la juftice du Pacha croyait pouvoir négliger; j'appris que cesmalheureux Grecs habitans de Mételin, n'en étaient fortis que pour aller a la pêche , & F 2  §4 Mémoires n'avaïent d'autre tort que d'avoir réfülé précédemment aux vexations de ce Turc ; il avait épié leurs démarches pour aller les attaquer fous le fpécieux prétexte d'efpionnage , & 1'exécution fuivit de fi prés la fentence, que ne pouvant la prévenir, je neus enm'éclairant que 1'afFreufe certitude d'avoir vu périr des innocens. On a déja vu par la defcription des Chateaux que la nombreufe artillerie qu'ils contenaient ne pouvait être utile a la défenfe du canal, qu'en la difpofant plus avantageufement. Le Symoïs, ce fleuve fi céièbre , mais qui n'eft en effet qu'un petit ravin oü lei eaux des pluies forment un torrent , defcend de la montagne & fe jette a la mer au-deffous du Chateau d'Afie. II me parut avantageux d'établir une batterie qui fervant d'épaulement au Chateau eontiendrait une partie de fon  du Barqn de Tott. 8$ artillerie , & dont les approches feraient défendues par ce ravin. Par cette difpofition, j'embraflais le cóté du Chateau dont 1'artillerie enfilait le canal. C'eft auffi dans cette vue que les Turcs y avaient placé un énorme pierrier , dont 1c boulet en marbre pefait 1109 llVres. Cette pièce fondue en bronze fous le règne d'Amurat, était compofée de deux morceaux réunis par une vis, a 1'endroit qui fépare la chambre de la volée, comme un piftolet a 1'Anglaife. On juge bien que cette pièce dont la culafle était appuyée contre un maffif de pierre, n'était portée que par des troncons de poutres échancrées & difpofées 3. eet effet, fous une petite voute qui lui fervait d'embrafure. Je ne pouvais employer cet énorme pierrier dans les ouvrages extérieurs, & comme ils étaient difpofés de manière k en mafquer le tir, les Turcs murmuraient de F 3  86 Mémoires 1'efpèce de mépris que je paraiffais faire d'une bouche a feu, fans doute unique dans Funivers. Le Pacha me fit des repréfentations a eet égard. II convenait avec moi que la difEculté de chargef cette pièce, ne permettait, en cas d'attaqued'en tirer qu un feul coup ; mais il eroyait ce coup fi meurtrier, & la portée duboulet fi étendueque, felon 1'opinion générale , ce pierrier devait a lui feul décruire la flotte ennemie. II m'était plus aifé de céder a ce préjugé, que de le détruire, & fans changer le plan de défenfe, je pouvais, encoupant 1'épaulement fur la direcHon de cette pièce en ménager le tir ; mais je voulus avant juger 1'effet de fon boulet: 1'affenv blée frémit a cette propofition , les vieillardsaifurèrent d'après uneancienne tradition que cette pièce, qui n'ayait cependant jamais été tirée , devait produire un tel ébranlement, que 1^  du Baron de Tott. 8? Chateau & la Ville en feraient renverfés. II eut été poffible en effet qu'il tomba quelques pierres de la muraille ; mais j'affurai que le Grand-Seigneur ne regretterait pas cette dégradation, & que la dire&ion de cette pièce ne permettait pas de fuppofer que la Ville püt fouffrir de 1'explofion qu'elle produirait. Jamais canon n'avait eu fans doute une réputation plus redoutable, amis , ennemis, tout devait en fouffrir. II y avait un mois qu'on s'était déterminé a charger ce pierrier dont la chambre contenait 530 livres de poudre. J'envoyai chercher le maitre Canonnier pour en préparer 1'amorce. Ceux qui m'entendirent donner eet ordre , difparuren* auffi - tót pour fe mettre a 1'abri du danger qu'ils prévoyaient. Le Pacha lui-même fe préparait a la retraite , & ce ne fut qu'après les plus vives inflances dc la démonltration la plus précife ,  88 MÉMOIRES qu'il ne couralt aucun rifque dans ua petit Kiosk, fitué a 1'angle du Chateau, d'oü il pourrait cependant obferver 1'effet du boulet, que je parvins a lui faire occuper ce pofte; il me reftait a déterminer le maitre Canonnier, & quoiqu'il fut le feul qui neut pas fui, tout ce qu'il me dit pour intéreffer ma pitié n'annoncait pas fon courage. Ce ne fut auffi qu'en lui promettant d'être de moitié, que je parvins a 1'étourdir plutót qu a Tammer. J'étais fur le mafllf de pierre derrière la pièce lorfqu'il y mit le feu : une commotion femblable a celle d'un tremblement de terre précéda le coup. Je vis alors le boulet fe féparer en trois morceaux a la diftance de 300 toifes, & ces quartiers de rocher traverfer le canal, s'élever a ricochets fur la montagne oppofée , & laiiTer la furface de la mer écumante fur toute la largeur du canal. Cette épreuve en  du Baron de Tott, 89 diffipant les craintes chimériques du peuple, du Pacha & des Canonniers, me démontrait auffi le terrible cffet d'un femblable boulet, & je coupai 1'épaulement dans fa dire&ion. Cette batterie qui couvrait le Chateau, était deltinée a contenir une partie de la groffe artillerie, aux affüts de laquelle je faifais faire les réparations les plus urgentes depuis mon arrivée aux Dardanelles, par un Charpentier francais que j'avais débarqué a eet effet, & dont 1'intelligence m'a été conftamment de la plus grande utilité. Dans le nombre des pièces qui devaient entrer en batterie, une énorme coulevrine de foixante livres de balie, était tellement engagée fous la voute qui lui fervait d'embrafure,. que eet inconvénient joint a fon grand poids rendoit infuffifans les moyens ordinaires de tranfporter les pièces. Je demandai  90 Mémoires aux vaiffeaux de guerre les apparaux dont j'avais befoin; mais la Marine du Grand-Seigneur était fi mal outillée, que mes recherches furent vaines; je ne pus m'empêcher d'en faire quelques reproches au fameux Haffan Pacha, qui n'était alors que Capitaine de pavillon de 1'Amiral. Cet homme que 1'on a vu depuis fe diftinguer par fa témérité, m'offrit alors 1'occafion de juger qu'il croyait que la bonne volonté pouvoit remplacer les connoiffances qui exigent la plus profonde étude. Que voulez-vous faire, me dit-il, de cordages & de moufles ? A quoi bon ces moyens, quand nous avons des bras a votre difpolition; montrez-moi le poids que vous voulez mouvoir, le lieu oü il doit être tranfporté, j'en fais mon affaire. Quoi ! lui dis-je, vous voulez porter a bras une pièce de canon qui pèfe plus de fept mille livres ? combien d'hommes y mettrez-  du Baron de Tött. $tf vous ? Cinq cents'il le faut, me répliqua-t-il vivement; qu'importe le nom-i bre, pourvu que la befogne fe falfe? Je vois, dis-je au Pacha qui était préfent a cette fingulière difcuffiori, que le brave Haffan ne connait rien d'impoffible: allons voir oii fes cinq cent hommes pöurrortt placer leurs mains. Tandis que Haffan raffembkit fes moyens, & que nous nous préparions a aller juger de 1'emploi qu'il pourrait en faire , j'envoyai mon Charpentier prendre fur un batiment francais , fix matelots avec les cordages & les poulies de bronze que j'avais inutilement cherchées fur le vaiffeau Amiral. Arrivés fivee le Pacha , auprès de la coulevrine , nous ne tardames pas a voir paraïtre Haffan & fes vigoureux compagnons, également convaincus du fuccès que leur Chef m'avoit promis ; mais les trente premiers qui fe précipitèrent au travail,  Mémoires j,en entourant cette pièce qui pouvait a peine les conteair , réduifirent leurs camarades k n'être que fpedateurs des vains efforts qu'ils firent pour la mouvoir. Cette première tentative fut renouvellée par d'autres hommes dont les efforts fe trouvèrent également impuiffane. Haffan piqué des premières difficultés, s'étonne de la réfiftance qu'il éprouve, & venait d'avouer fa défaite , lorfque les fix matelots que j'avais demandé, arrivèrent avec les outils néceffaires; tout fut bientót difpofé, & en moins d'un quart.-d'heure la pièce fut conduite fur fa plate-forme. II reftait a la mettre fur- fon affüt, & ce fut alors que Haffan, ne croyant pas mes fix matelots fuffifans a beaucoup prés pour cette manoeuvre, m'offrit encore le fecours des fiens. A quoi bon, lui dis-je, a mon tour, quatre de mes gens fuffifent. J'envoyai auffi-töt;cher-  du Baron de Tott. 9$: cher une chèvre que j'avais fait conftruire, & dont les Turcs ne connaiffaient pas 1'ufage. Ce ne fut pas non plus fans une extréme admiration 3 qu'ils virent cette énorme pièce s'enlever avec facilité, fous les efforts de quatre hommes feulement, & cette manoeuvre très-peu remarquable par-tout ailleurs, fit un grand effet fur Haffan & fes compagnons. On a dé ja vu que 1'Efcadre Ruffe en s'éloignant des boulets rouges que j'avais fait préparer} était allée former le fiége de Lemnos ; cependant il fe paffait peu de nuits fans que la terreur qui voit toujours ce qu'elle redoute , ne nous donnat quelque alerte, & lorfque les canons des premiers Chateaux qui prodiguaient leurs boulets au premier fantóme que les gardes croyaient voir, fe faifaient entendre, ceux des Dardanelles voyaient déja l'ennemi fous  f4 Mémoires leurs batteries. Le défordre qui régnait alors, annoncait affez celui qu'aurait occafionné un danger réel. Ce fut auffi pour faire perdre aux Turcs 1'fiabitude de s'effrayer inutilement, & leur procurer le moyen de diftinguer leur ennemi, avant que d'en rien craindre, que je préparai des balles a feu pour ïes tirer a la première alerte. Cet expédientréuffit au-dela de mes fouhaits, & le moyen de porter promptement un grand foyer de lumière du cóté de l'ennemi, perfuada bientót aux Turcs , que pouvant le voir fans en être vus, la nuit même leur était devenue favorable. Les travaux étaient achevés, 1'artillerie placée, les dépots de munitions fuffifamment garnis, & il ne me reftait plus qu'a faireoccuper les batteries; mais il me fallait avant tout, établir dans 1'opinion publique^ que des  du Baron de Tott. ëpaulemens de vingt-deux pieds d'épai£ leur, garanthTaient plus sürement la vie des hommes que des murailles féches qu'on pourrak culbuter a la première volée: 1'habitude avait prévalu, il me revenait de toutes parts que les troupes deftinées aux batteries , ne s'y rendraient que pour avoir 1'air d'obéir, & dans le ferme deffein de les abandonner a la première apparition de 1'ennemï. Je me déterminai alors au choix dun expédient qui aurait été fouverainement ridicule s'il n'eut pas été le feul capable de convaincre 1'ignorance. J'indiquai pour le lendemain, a dix heures du matin, 1'épreuve des batteries. Je me rendis feul de ma perfonne a celle des Barbiers, en même-tems que mes gens furent occuper la batterie oppófée, afin d'en pointer 1'artillerie fur 1'épaulement qui me couvrait, & la fervir aufli-töt que le bateau qui m'aurait mené fe ferait  p<£ Mémoires mis a 1'écart. La foule s'était rendue avec empreffement a ce nouveau fpectacle , & tous les boulets du calibre de trente-fix, en s'enterrant dans 1'épaulement , derrière lequel je m'étais placé, fans y caufer aucun dommage, perfiiadè'rent aux Turcs qu'ils pouvaient prendre ma place fans danger; ils montrèrent cependant une préférence marquée pour la batterie éprouvée; mais on parvint a leur perfuader que toutes les autres avaient le même avantage. La dif pofition des ouvrages depuis 1'embouchure du canal, jufqu'a la pointe de Nagara, oü j'avais établi les dernière? batteries, oppofait aux ennemis des feux croifés & non interrompus pendant 1'ef pace de fept lieues; je pouvais préfumer d'ailleurs que n'ayant jamais elfayé de forcer le paffage, lorfque le canal était fans défenfe, les Ruffes avaient abandonné ce projet. Je fentis encore que ma  öu Baron de Tott. 97 ma préfence a Conftantinople ferait plus utile qu'aux Dardanelles, pour la défenfe même des Chateaux, fi je parvenais a y perfeftionner la conftruftion des affüts & 1'école de lartillerie ; deitx objets également intéreffans & également négligés. La petite rade de Nagara oü plus de foixante batimens Européens étaient détenus, mbffrait la facilité de nolifer un batimentFrancais, fur lequel je m'enbarquai, & qui me conduifit jufqu'a fix lieues de Conftantinople, oü nous trouvSmes le vent contraire; mais j'avais trop d'impatience de We mes opérations pour céder a cette dirficulté, & m'étantprocuréun bateau grec armé de quatre rameurs, je me tranfportai h Conftantinople. Mon premier foin fut de faire obferver au Gouvernement, que fi la Capitale n'avait plus a craindre 1 apparition de la flotte RuiTe, il n'était III. Partie. q  J)8 MÉMOIRES pas moins utile pour fa tranquillité , d'empêcher les petits débarquemens que l'ennemi pouvait opérer dans le Golfe d'Enos; en effet, on n'avait pris aucunes mefures pour garder cette cóte, & quoique ces incurlions n'euffent eu d'autre objet que celui de ravager quelques villages, la difpofition des efprits était telle, que la nouvelle du débarquement de deux cent hommes en grof filTant le nombre jufqu'a fon arrivée dans la Capitale, y aurait apporté ie plus grand défordre. Ces confidérations préfent'es de ma part au Grand-Seigneur, déterminèrent Sa Hautelfe a élever fon Séliftar a la dignité de Pacha a trois queues, avec le titre de Séraskier fur cette cóte ; mais j'appris bientót que eet homme rendu a fon pofte, n'avait autour de lui que quelques valets plus capables de vexer le pays que de le défendre , & fur ce que je repréfentai  bü Baron de Tott. 99 au Vifir , 1'inconvénient de fe repofer fur un Général qui manquait de troupes. Tant pis pour lui, me répondit-il froidement; il eft chargé de défendre la cóte j fi les ennemis débarquent, fa tête en répondra. Lorfqu'une femblable garantie parait fuffifante dans un Etat, rien fans doute ne peut le préferver des malheurs de la guerre , que la négligence de fes ennemis. Ce n'eft auffi qua eet avantage que la Porte dut les premiers fuccès de Haffan. Ce Turc que j'avais laiffé aux Dardanelles, oü 1'on a vu qu'il faifait peu de cas des forces méchaniques j avait concu le projet d'aller avec 4ooo volontaires, fur des petits bateaux, & fans aucune artillerie , débarquer a Lemnos, pour en faire lever te fiége, & faire partir la flotte Ruffe. Ce projet m'avait paru fou ; on ne pouvait en effet le juftifier qu'en préfumant qu'aucune Ga  ïoo Mémoires frégate garde-cöte en obfervation, ne fe trouverait a portée de noyer ces avanturiers ; que leur débarquement s'opérerait affez fecrétement pour que les troupes occupées du fiége, n'en recuffent aucun avis; que furprifes par Haffan, elles ne prendraient d'autre parti que Celui d'une fuite honteufe vers le Port S. Antoine ; que pourfuivies jufqu'au rivage, la proteöion de leur efcadre, loin de les inviter a faire tête, ne leur infpirerait que le defir de s'y réfugier ; & qu'enfin, après les avoir fait s'embarquer dans le plus grand défordre , Haffan & fes compagnons le piftolet a la main, verraient de deffus la plage une efcadre de fept vaiffeaux de ligne, lever 1'ancre avec précipitation. J'avais cru devoir combattre ce projet a Conftantinople ; mais après 1'avoir difcuté avec le Vifir, il me répondit froidement, je concois tout le  du Baron de Tott. ioi ridicule du plan que Haffan propofe, mais ce fera 4000 coquins de moins, cela vaut bien une vidoire. Ce ne fut que fous ce point de vue qu'on lui permit d'agir, & c'eft avec des moyens auffi infuffifans que 1'heureux Haffan exécuta, ou plutöt vit opérer 1'impoffible. Je m etais fervi des moyens fecrets qui me rapprochaient du Grand-Seigneur, pour faire fentir a ce Prince la néceffité depourvoir 1'artillerie des Dardanelles, d'affüts mieux conftruits, & de Canonniers plus habiles. L'armée Turque détruite, ou du moins totalement diffipée a 1'affaire de Craoul, avait déja fait penfer a Sa Hauteffe que la promp. titude du feu de 1'artillerie Ruffe, était le principal motif du découragement de fes troupes; elle me fit demander fi je pourrais former des Canonniers a ce genre d'exercice inconnu jufqu'alors aux  102 MÉMOIRES Turcs', & fur ma réponfe, elle ordonna au Vifir & a fes Miniftres de conférer avec moi fur eet objet, & de favorifer tous les moyens que je croirais utiles. Si dans le moment de la détreffe oü Conftantinople fe trouvait par 1'incendie de la flotte Ottomane, les Miniftres Turcs m'avaient vu avec plaifir accepter une commifïion qui marquait de la part du Grand - Seigneur, une confiance dont ils n'étaient pas jaloux, ils ne virent pas du même oeil cette même confiance, s'étendre fur des objets dont la manutention fervait éga-. lement leur avidité & celle de leurs. protégés ; cependant Sultan Muftapha, était trop abfolu pour qu'on osat faire valoir contre moi la loi fanatique, ou 1 Leur artillerie était fi mal fervie que dans le journaï d'un fiége, envoyé par les Turcs , ils annoncaient avec emphafe, qu'après avoir pafTé toute la nuit a charger leurs c_anons , ils avaient fait un feu d'enfer le matin.  du Baron de Tott. 103 1'ufage abfurde qui ne perm~t pas aux vraisCroyans d'accepterles fervicesdun Chrétien. D'ailleurs le premier pas était fait, & les Miniftres qui commencaient a me jaloufer, fe réduifirent a exiger feulement que je gardaffe 1'incognito. Le nom du Grand-Seigneur employé pour me faire prer.dre le vêtement d'Interprête , fous le fpécieux prétexte que la populace verrait avec peine un Européen s'occuper des détails jufqu'aiors confiés aux feuls Mufulmans, ne me perfuada , ni que le Grand-Seigneur avait eu cette ridicule prévoyance, ni que la populace, après m'avoir vu commander aux Dardanelles, me verrait, avec chagrin chargé d'opérations en apparence, bien moins importantes. Je crus cependant devoir céder un moment a la baffe jaloufie des Miniftres ; je connaiffais leur cóté faible; le Grand-Seigneur voulait m'employer, il voulait G 4,  ï©4 Mémoires tout vivement, & fes Miniftres recto* taient & fon impatience, 6c 1'opinion qu'il avait de leur incapacité. Ils craignaient fans doute auffi que je ne profitafle d@ mon crédit fur fon efprit, pour opérer quelque mutation; mais fi cette crainte juftifiait le defir qu'ils avaient de m'éloigner, elle ne pouvait leur offrir qu'un danger éventuel, 6c cette crainte devait toujours céder i un danger plus prefTant celui de mécontenter leur Maitre j ce fut auffi, muni de cette arme qu'il dépendait de moi de tourner contr'eux, que je me rendis a la Porte, en prenant d'abord le maintien grave qui convenait a mon nouveau vêtement: j'écoutai froidement les différens objets que le Vifir était chargé de traiter avec moi. L'école de promptitude était celui dont le GrandSeigneur defirait , que je m'occupalle au plutót. Je vis bien a la vivacité.  du Baron de Tott. ioy que le Vifir mettait dans les inftances qu'il me fit a eet égard, que le GrandSeigneur ne lui avait pas lailfé le choix des moyens que je devais employer; & continuant dans la feconde conférence , que j'eus le lendemain a ce fujet, d'aflèaer une nonchalance & une lenteur k me mouvoir, qui ne m'était pas habituelle, le Vifir me demanda avec empreffement, fi j'étais incommodé , ou fi j'avais quelque fujet de mécontentement capable de diminuer mon zèle. Rien de tout cela, lui dis-je, j'éprouve feulement 1'effet phyfique de la robe que vous m'avez fait prendre, elle invite au repos, une forte d'apathie qu'elle procure,fans doute, commence a me gagner, & fi vous perfiftez a vouloir que je la conferve, je ferai bientót au niveau de tout ce qui vous entoure. Vous croyez donc, me dit en riant le premier Minifire, que notre habit nuit  XOS MÉMOIRES a notre aftivité? Cela pourrait bien être, continua-t-il ! Quoi qu'il en foit, comme le Grand-Seigneur connaït la votre , défire en faire ufage, & s'en prendrait a nous , s'il la voyait diminuer, vêtiflez-vous commodément, demandez-nous ce dont vous avez befoin, & faites, je vous prie, la plus grande diligence, pour préparer 1'effai du tir de promptitude dont le Grand-Seigneur veut être témoin. La Porte m'envoya le lendernain matin un Officier d'Artillerie en habit de cérémonie, chargé de m'accompagner par-tout, de me précéder le baton a la main, & de veiller a ma süreté , aihfi qu'a ma libre entrée dans les fonderies, dans les arcenaux & autres lieux oü je pourrais avoir befoin. Je trouvai heureufement deux petites pièces \le quatre prifes fur les Ruffes, dans la guerre qui avait précédé le  du Baron de Tott. 107 traité de Belgrade, mais il fallait les faire monter & outiller ; la néceffité de former des ouvriers a ce nouveau genre de travail, me rendit ce premier eflai d'autant plus pénible, & d'autant plus facheux, que la pefte qui enleva cette année 150 mille ames a Conftantinople , était alors dans fa plus grande force. Obligé de diriger moi-même les ouvriers, dont plufieurs étaient attaqués de cette maladie, je n'avais pour m'en préferver , que 1'odeur falubre des forges, j'y ajoutais la précaution de n'employer que le bout de ma canne, pour diriger 1'ouvrage , & ce qui, peutêtre, contribua plus que tout cela a me préferver de ce fléau , ce fut de ne jamais me livrer aux funeftes idéés qu'il préfente. Les Juifs qui s'emparent toujours de 1'induftrie qu'on négligé, ou qu'on méprife, font a Conftantinople, en pof-  ioI Mémoires feflion de tous les ouvrages oü Fon emploie le poil de cochon, ils me fervirent utilement pour la fabrication des fouloirs. Je travaillais trop en public, pour que la moindre de mes opérations ne fut pas connue ; mais j'ignorais ce qu'elles pouvaient avoir de fcandaleux, On m'avait annoncé que le Grand-Seigneur devait aflifter aux premières lecons que je donnerais au détachement de jo Canonniers Turcs , deftinés a être mes élèves. Cependant le Vifir prévenu que ma petite artillerie était prête, fit drelfer fes tentes a Kiathana (lieu de 1'école), & j'appris alors qu'au lieu de la vifite du Grand-Seigneur , je n'aurais que celle de fes Miniftres. Je m'y rendis de grand matin, pour recevoir cette petite Cour. Le Chef de Fartillerie m'avait précédé, & me fit faluer en arrivant; il voulait fans doute, par des politelfes dont je ne me méfiais  du Baron de Tott. io> pas, mafquer la petite trahifon qu'il m'avait préparée, & que je ne pouvais prévoir. Lbrdre établi pour la marche des Miniftres de la Porte, devait faire arriver tous les fubalternes a la fuite du GrandVifir , & je commencai a foupconner quelque avanie , en voyant paraitrc d'abord le Grand-Tréforier. Je mavance a fa rencontre: Oü font les pièces que vous avez fait préparer, me dit-il, avec un air préoccupé ? La, lui répondis-je , au milieu de cette foule qui les entoure ; en effet , plus de dix mille ames étaient forties de la Ville pour voir cette nouvelle manière de tirer le canon; ce ne fut pas non plus fans difficulté que nous pénétrames au travers d'une populace qui ne connaït aucuns égards, & qui ne cède jamais qua la violence. La première obfervation du Grand-Tréforier, m'éclaira fur la chi-  tio Mémoires cane qu'on voulait me faire. Qu'eft-ce que c'eft que cela, me dit-il, en montrant les fouloirs garnis en broffe, pour fervir d'écouvillon ? Je feignis de ne pas appercevoir le but de cette queftion. C'eft un fouloir, lui répondis-je: Fort bien, me répliqua-t-il; mais je vous demande ce qui 1'environne ? l e Baron. C'eft 1'écouvillon. le Trésorier. Ce n'eft pas non plus cela que je vous demande. II femble que vous ayez oublié le Turc; mais je vais m'expliquer plus clairement, de quoi eft compofée cette broffe ? l e Baron. J'ai pu ne pas vous entendre; mais  du Baron de Tott. ui il me femble que vous n'avez befoin que de vos yeux pour voir que c'eft du poil. le Trésorier. C'eft auffi ce que j'appercois très-dif tintf ement, mais il refte a favoir quelle forte de poil. l e Baron. Oh ! puifque vous voulez que je vous le nomme, c'eft du poil de cochon \ le feul propre a eet ufage. le Trésorier. Et voila précifément celui dont nous ne pouvons nous fervir. l e Baron. II faudra cependant bien vous y réfoudre, & fi pour vous y autorifer , le  ïi2 Mémoires Fedfa du Mufti eft néceffaire, je me charge de 1'obtenir, lei la foule qui nous entourait & qui avait déja murmuré fourdement, éclata par le cri général de Dieu nous en pré[erve. Le grand Tréforier en palit, & me prenant par le bras, de grace, me dit-il d'une voix tremblante, ne prononcez pas le nom du Mufti. Voulez-vous nous faire mettre en pièces ? Mais j'étais fi animé contre tant d'abfurdités , que fans égard pour eet avis, je dis en élevant la voix : A quoi fert ce ridicule tintamare pour du poil de cochon, lorfque toutes vos mofquées en font pleines* Ce dernier mot que je n'avais pas laché fans motif, mit le comble a 1'agitation du peuple & a 1'effroi du grand Tréforier, qui croyait déja voir enfanglanter la fcène. Je montai auffi-tót fur 1'afïïït d'un canon, d'ou regardant la foule dont les murmures fanatiques avaient redou- blé,  bu Baron ba Tott. Dié, le mot filencc que je prononcai fortement, & dont elle fu^étonnée, me tint lieu du droit de lui en impofer. frofitant auffi-töt du calme momentané que j'avais ópéré S n'y a-t-il pas parmi vous, m'écriai-je, quelque Peintre ?qu'il paraifie, 6c nous juge. Un vleillard vén& rable éleve alors la voix, je fuis Peintre, me dit-il, que voulez-vous ? Je veux, lui repliquai-je, fi vous êtes bon Mufulman, que vous difiez la vérité, en répondant aux queftions que je vais vous faire. Pendant cette fcène, le grand Tréforier que j'avais également étonné, s'était un peu remis de fa frayeur, 6c foupconnant que j'avais envie de me fervir du Peintre pour nous tirer d'affaire, il le fit approcher , 6c lui ordonna d'être exact dans fes réponfes. l e Baron au Peintre. Avez-voKs peint 1'intérieur de quelqüe Mofquée l III. Partie. jj  H4 Mémoires le Peintre. Plufieurs, & des plus confidérables. l e B a r o n. De quels outils vous êtes-vous fervi ? le Peintre. De plufieurs couleurs. l e Baron. Souvenez - vous que vous êtes Mufulman, que vous devez hommage a la vérité. Pourquoi tergiverfez - vous; la couleur n'eft pasun outil, c'eft un moyen; vous vous ferviez de broffes ; de quoi font faits ces gros pinceaux ? le Peintre. Ils font dun poil blanc. Nous les  öu Baron de Tott. uj achetons tous faits, & nous ne lespréparons pas. l e Baron. Vous favez cependant de quel animal eft ce poil, & c'eft ce qu'il faut me dire? le Trésoriercü Peintre. Oui, tu dois dire lavérité;il eft important de la favoir. LE Peintre au Tréforier en élevant la voix. En ce cas , Seigneur, je la dirai, tous nos pinceaux font de poils de cochon. le Baron au Peintre, Fortbiert; mais ce n'eft pas tout, qu'eftdevenu le poil, après vous être fervi de vos pinceaux; & la Mofquée achevée, qu'avez-vou* rappor té au logis \  Ïl6 MÉMOIRES le Peintre. Ma foi, je n'y ai rapporté que les manches le poil eftrefté aumur/ l e Baron. Vous voyez donc que puifque le poil de cochon ne fouille pas vos Mofquées, il n'y a nul inconvénient a vous en fervir contre vos ennemis. Le cri de louange a Dieu , fut la réponfe que le peuple fit unanimement, êc le grand Tréforier faifi d'une joie d'autant plus vive qu'elle fuccédait a la crainte , fe débarrafle aufli-tót d'une fuperbe pelifle de martre de Sibérie, la jpttea terre js'empare d'un des fouloirs, le fait jouer dans 1'ame de la pièce : allons, mes amis, dit-il, fervons-nous de cette nouvelle invention pour le falut êc la gloire des vrais Croyans. Le ridicule dénouement de cette  du Baron de Tott. h7 fcène était fans doute digne de fon fujet. Le Tréforier était content,le peuple était enchanté ; mais cette preuve de leur commune ineptie m'aurait déterminé a lesy abandonner , files difficultés même n'avaient pas été pour moi une forte d'aiguillon auquel il m'était impoffible de réfifter. La fcène qui venait de fe palfer, racontée au Vifir & aux autres Miniftres, a leur arrivée, les difpofa aux applaudiffemens qu'ils donnèrent a 1'agilité des Canonniers, dont la promptitude fe réduifit cependant dans ce premier eflai a tirer cinq coups par minute. C'était fans doute beaucoup pour des Turcs, & 1 on pouvait fe flatter que des hommes plus jeunes que ceux que 1'on m'avait donné, n'auraient befoin que d'être exercés pendant quelques tems pour arriver au degréde perfeftion defiré. Plufieurs' Turcs, fpedateurs , offrirent même de s'engager ; mais tcat le monde bla» H3  118 Mémoires mait les fouloirs recourbés, & croyait qu'en fimplifiant eet inftrument 1'on ajouterait a la promptitude. Cette obfervation populaire avait déja pafle jufqu'a la tente du Vifir, lorfque je m'y rendis. Ma petite troupe m'y avait fuivi, & le grand Tréforier toujours preifé de parler , ouvrit 1'avis d'employer le fouloir droit comme le plus facile. Je combattis cette propofition en démontrant le danger auquel les Canonniers feraient expofés. Bon , reprit-il avec gaieté , quelques Canonniers de plus ou de moins , qu'importe , pourvu que le Grand - Seigneur foit bien fervi. Ce propos me parut fi indécent, & cette occafion fi favorable pour me yenger de ce Miniftre, & m'établir avanta-. geufement dans 1'efprit du peuple, qu'élevant la voix de manière a être entendu des Canonniers qui bordaient la haie devant la tente, je lui répon-.  du Baron de Tótt. n$ dis que ne pouvant féparer les intéréts du Grand-Seigneur de la confervation de fes fujets; je ne me permettrais jamais de les traiter auffi légérement, & que je renoncerais plutöt a la gloire de le fervir que d'avoir a me reprocher le moindre accident. Cette cour te harangue en exeitant un murmure fubit parmi les Canonniers & parmi le peuple amalfé en foule derrière eux, forca les applawdiffemens du Vifir ; & lorfque je fortis pour faire recommencer lexercice, la troupe des Canonniers encore échauffée de ce qu'elle venait d'entendre, m'entoura avec précipitation, m'enleva de terre, rendit graces a Dieu de ma réponfe , & dit a plufieurs reprifes, & a très-haute voix: Eh, qu'importe, quelques Tréforiers ,!e plus ou de moins, pourvu que le Grand-. Seigneur foit bien fervi. Lafeconde reprife de lexercice était a peine terminée que le Vifir me fit H4  120 Mémoires prier de venir lui parler. Votre effai a fi bien réuffi, me dit-il , que nous ne pourrons plus douter du fuccès lorfque vous aurez pris toutes les mefures néceffaires, & fur lefquelles nous demanderons les ordres du Grand-Seigneur j mais comme il eft d'ufage que les Bureaux foient fermés , lorfque nous nous abfentons de la Porte ; que nos forties font d'ailleurs une efpèee de récréation dont nous jouiffons rarement & q\ie nous prolongeons volontiers, je defirerais que vous fifliez tirer ces Canonniers au blanc, vous refterez avec nous pendant ce temps , nous cauferons, tout cela nous amufera. Une butte que j'avais fait conftruire, 6c qui fe trouvait en face de la tente du Vifir, lui avait fans doute fourni cette idée. Je lui objectai en vain que les pieces étaient trop courtes , qu'elles ferviraient mal 1'objet qu'il fe propofait, 6c qu'aucun boulet ne tpu~  du Baron de Tott. 121 cherait la butte oü il n'y avait d'ailleurs qu'ün feul piquet pour en déterminer le centre. Cela eft égal, me répliqua-t-il , ils feront du bruit, c'eft tout ce qu'il nous faut. Les pièces furent auffi-töc traïnées devant la tente du Vifir , d'oü nous nous amufames pendant quelque temps a obferver les coups, qui, comme je 1'avais prévu , donnaient tantöt k droite, tantör a gauche. Pendant cette occupation qui fuffifait a 1'amufement des Miniftres d'un grand Empire , le Tréforier toujours prêt a fe diftinguer , & qui n'avait celTé d'accufer les Canonniers de manquer d'adreffe, nous annonce qu'il va effayer la fienne. Auffitót, U fe léve, ötefa péliffe, retrouffe fes habits, s'empare d'une pièce, & fe faifant aider d'un de fes fervants, met tous fes foins a la bien pointer ; curieux de 1'examiner de plus prés , & d'épier quelque nouvelle occafion de le punir de  las Mémoires 1'aventure du matin, je m'étais levé pour me rapprocher de lui, je fis figne au maitre Canonnier de lui préfenter la mêche pour m'amufer de 1'embarras qu'il aurait a s'en fervir. La main lui tremblait fi fort, qu'il ne put jamais la diriger fur la poudre. Quoi donc , lui dis-je, vous venez donner des lecons, & vous avez peur ? Je me faifis en même-tems de fa main, que je dirigeai fur 1'amorce ; mais il avait pointé fi haut, qu'on ne put obferver la dire&ion du boulet. Vous êtes auffi mal adroit que les autres, lui dit le Vifir, lorfque nous rentrames, & je fuis certain qu'il n'y a que Tott qui puiffe nous donner des lecons; m'adreffant en même - tems la parole: vous devriez bien, continuat-il, montrer au Tréforier comment on touche la butte. Je ne ferais pas plus heureux, lui répondis-je, & tandis qu'il infifte, & que je me défends d'une  du Baron de Tott. 123 épreuve dont le réfultat pouvait leur faire penfer que je n'en favais pas plus qu'eux, le premier Interprête duRoi qui m'avait accompagné a Kiathana, me dit en Francais : pourquoi ne pas effayer? Vous toucherez peut-être. Le Vifir remarque a fes geiles qu'il m'invite a le fatisfaire. II redouble fes inftances, & me réduit enfin a la nécefïité de pointer une piece. Mais j'étais fi certain de perdre le boulet, qu'excepté de placer la pièce dans la direftion du but, je ne pris aucun foin pour en affurer le coup. Cependant on admire ma promptitude ; le Canonnier apprête fon boute-feu3 tous . les yeux font attentifs , le coup part , & je partage véritablement 1'étonnement de tout le monde , en voyant couper le piquet qui défigaait le centre de la butte. Le cri de Machalla1 retentiffait . MachalU : (ce que Dieu a fait) , exprefllon de la plus grande admirariou.  124. Mémoires de toutes parts. Le premier Interprête s'applaudiffait de fa prophétie , & le Vifir auquel je voulais perfuader que c'était un coup de hafard, me dit avec le fourire d'un homme qui croit avoir pénétré un grand myftère : foit; c'eft un hafard ; mais cette épreuve fuffit} nous n'en voulons pas d'autre , & ne doutons pas que le hafard ne vous favorife toujours. Je fis de vains efforts pour diffiper un préjugé auffi ridicule ; mais cette journée femblait deftinée a. me dévoiler 1'ignorance des Turcs. Cependant j'obtins 1'avantage d'avoir écarté les difficultés qu'elle voulait oppofer aux innovations, & celui de m'être emparé de la multitude. Le Grand-Seigneur auquel on rendit compte de ce premier effai, donna ordre auffi-tót de faire parvenir a fon armée des Canonniers inftruits, & toutes les chofes néceffaires a cette nouvelle in-  du Baron de Tott. 125" vention. L'efprit de eet ordre n'était pas douteux , mais on fe contenta d'obéir a la lettre. Plufieurs balles de chalons Anglais achetés pour faire 20000 facs a cartouches, fournirent de jolis habits d'été a ceux qui infpe&aient le travail; cinquante pièces de 4, mal fondues, mais accompagnés de nouveaux fouloirs, furent embarquées fans affüts, paree que 1'ordre n'en avait pas parlé. Les cinquante Canonniers eurent ordre de les accompagner a Varna , oü il dufent laiffer leurs canons enfablés fur le rivage, faute de moyens de les tranfporter, & ce fut la tout le fruit de la poncf ualité des Miniftres du Grand - Seigneur. Ce Prince ne tarda pas a être inftruit du peu de fuccès des foins qu'il fe donnait, & le Vifir qui commandait 1'armée , ayant repréfenté a Sa Hauteffe la néceffité de le pourvoir de pontons & de gens inftruits dans 1'art de les employer, (mé-  izS Mémoires thode jufqu'alors inconnue aux Turcs), Sultan Muftapha, me chargea de cette befogne. II voulut auffi qu'elle me fut entièrement abandonnée. Affuré par une longue expérience de la déprédation des fommes deftinées aux dépenfes utiles, ce Prince exigea fur-tout que la Tréforerie ne comptat qu'avec moi feul , des frais que mon travail pourrait occafionner. Vous pouvez, me dit le Vifir, prendre 1'argent qui vous fera néceffaire, il vous fera remis fur votre fimple quittance ; & ce témoignage de la confiance de notre Empereur doit d'autant plus vous flatter qu'il ne 1'accorde a aucun de nous. J'en prife infiniment le motif, lui repliquaije, mais je ne me permettrai jamais d'en ufer , & plein de zèle pour tout ce qui peut intéreffer le fervice de Sa Hautelfe, je ne me refufe qu'au maniement de fes deniers. Le Tefterdar & le Reis-Effendi  du Baron de Tott. 127 appellés a la conférence que j'avais avec Ie premier Miniftre, relativement a la fabrication de* pontons , fe réunirent a lui pour me prefler de m'occuper de ce trayail fans reftriélion j mais je perfiftai a demander la nomination d'un homme de confiance uniquement chargé de la comptabilité. Un homme de confiance , reprit le Vifir avec vivacité ! oü le trouver? pour moi je n'en connais point. En connaiffez-vous, continua-t-il en s'adreffant au grand Tréforier? Non, Seigneur, répondit celui-ci. Le Vifir fe tournant enfuite du cóté du ReisEffendi: & vous, pouvez - vous nous en indiquerf moins que perfonne, réponditil en riant, je ne connais que des fripons. Vous voyez, me dit alors le premier Miniftre, que vous exigez l'impoffible: yoila a quoi nous fommes réduits ; mais il y a un parti a prendre, c'eft en abattant beaueoup de têtes qu*on peut  128 Mémoires remédier au défordre. Je fus d'autant plus révolté de cette folution, que ces juges fi févèfes pour les délits des autres en étaient la véritable caufe ; & ne pouvant réfifter au défir de leur en donner la preuve, en leur citant un exemple récent : je fais, répliquai-je au Vifir, que votre Altefie eft dépofitaire de 1'autorité Souveraine ; mais par cela même que cette autorité émane de Dieu, vous ne pouvez en ufer qu'avec juftice, Croyez - vous donc, interrompit - il , qu'on s'en écarté en puniffant les voleurs ? Oui fans doute, repris-je, lorfque les vols font autorifés, ils ceffent d'être puniffables. De quel droit, par exemple, pourriez - vous févir contre les déprédations de 1'Infpetteur des frontières , que vous avez fait partir la femaine dernière, chargé d'examiner & de certifier 1'approvifionnement des Places ? Sa nomirtation lui a couté vingt bourfes, fon  du Ba ron; de ToT/T. I2p feif 'équipage & fes frais lui auronf conté autant, aucun appointement n'eft attaché a fes fonaions , n'eft ce pas donner uirconfentement tacite a 1'efpoir que eet homme a concu de do.ubler fa rnïfe l ^erait-il jufte de le rechercher fur les abus qui en réfulterontSultan .Soiiman de giorieufe mémoire, ajouta!-> je; en étahliffant des furveillans fur tous les objets de 1'adminiftration, leur avait afligné des appointemens proportionnés -a leürs emplois; il avait auffi le droit de les punir. Supprimer les émolurnens légitimes-.,. c'eft autorifer la rapine,- qui les remplace. Payez le Tréforier que je vous demande, je répondrai de fon honnêtété. Pendant cette harangue mes auditeurs fe regardaient , & le Vifir, * C'eft fur Ie rapport d'une mfpèction fake fur les mémes principes, que, pendant la négociation deBelgrade,laPórte affurait M. de Villencuve que la ForterefTe d'Oczakov était parfaitement approvifionnée; elle fut prife peu de tems apres faute de munitions nécefiaires a fa défenfe. III. Partie. j  tyo Mémoires loin de rien objeaet j dit a fes collégues: je ne croyais pas qu'il nous connüt fi bien. On décida enfuite que, puifque je perfiftais a avoir un acolyte pour la manutention des deniers , on propoferait au Grand-Seigneur de nomnier a cette place Chamlu-Huffein-Effendi. On lui donnerades appointemens,mais, ajouta le Vifir en riant, nous ne vous confeillons cependant pas d'en répondrê. Le Grand-Seigneur avait trop d'emprellement de me voir occupé de la fabrication des pontons , pour me faire attendre la nomination du nouvel Intendant, Öc Chamlu-Huffein qui avait fuivi le dernier Ambaffadeur Turc en France , me donna bientót 1'occafion de juger que le Vifir ne 1'avait pas choifi pour diminuer les dépenfes que mon travail allait occafionner. J'établis mes atteliers a 1'arfenal, 6c tandis que  t»u Baron de Tott. i5 i )J furveillais ia conftruaion des carcaA fes , le corps des chaudronniers chargé de préparer les feuilles de cuivre, rn apportaient journellement des échantillons qui prouvaient plus de mauvaife fbi que de mal-adreffe. Le talent que ces ouvriers ont de manier le cuivre eft en effet fi connu, que, ne foupconnant pas leur véritable motif, je perfiftai a exiger d'cux un travail auquel je favais qu'ils pouvaient fuffire , & ces malheureux réduits au défefpoir, & ne pouvant s'expliquer en préfence, de rintendant, fe déterminèrent a réclamer fécrètement mon humanité , pour fe mettre a 1'abri de la véxation dont ils étaient menacés. Le chef de cette communauté, député vers moi, m'avoua que la mal-adreffe de fes compagnons nétait que feinte. Vous avez déja, me dit-il, deviné une partie de notre fecret, je viens vous conüer le refte. La Porte I 2  13* Mémoires veut nous affujettir au prix du Miry *. Nous fommes ruines, fi vous nous employez ; nous ferons févérement punis, fi vous vous plaignez. Notre fort eft entre vos mains. Ces deux écueils étaient embarraffans; mais je n'héfitai cependant pas a les en garantir , & prétextant 1'avantage qui réfulterait de la légéreté des pontons , j'annoncai le lendemain a la Porte que je les ferais garnir en cuir. C'était fans doute rejetter fur le corps des Tanneurs la vexation dont je préfervais celui des Chaudronniers; mais le bon marché de ce dernier expédient la rendait moins onéreufe. Une compagnie de Jénifiaires uniquement attachée au fervice des pompes, & cafernée dans 1'enceinte de 1'arfenal, 1 Le Miry ou fifc chez les Turcs a impofé la loi barbare & jamais économique de foumettre les travaux publics a un taux fi bas, que cette vexation y produit conftamment lc doublé effet de ruiner le vendeur &; 1'acheteur.  du Baron de Tott. m'oflrait un grand nombre d'ouvriers accoutumés par le travail des tuyaux de cuirs a celui qui metait néceffaire pour coudre & préparer le doüblage des pontons. Le chef de cette compagnie eut ordre de me feconder ; 'c'était une véritable aubaine pour lui} elle me valut fa bienveillance & anima fon zèle. J;'étais occupé des différens objets que ce travail exigeait, & le Grand-Seigneur me,.prelTait. d'établir quelques pontons fur lariyière de Kiathana \ afin d'elfayer fi cette forte-de pont que 1'ignorance ne celfait de calomnier, fuffirait effeai., vement au tranfport de 1'artillerie. J'ailais journellement a 1'arfenal , & je 1 Un moulina papier, anciennement établi fur cette riviere , lui a donné fon hom ainfi qu'a la prairie qu'cUe parcourt. Cette petite tiviere qui a fon embouchure au fond du Port de Conftantinople, qu'on nomme auffi les eaux douces, eft fur-tout célébre par Ie Palais que Sultan-Achmct fit bad fur fon cours a trois' quarts de lieue dè la Capitale. II ne feit plus au Grand-Seigneur que pour quelques parties de 13.  *H Mémoires m'y rendais un matin par un verglas fi dangereux, que, malgre' toutes précautions ,* je ne pus éviter une • chute qui me foula le pied gauche. Je ne fentis d'abord qu'un grand ertgourdiffement, & je me faifais foutenir par mon Laquais pour eontinuer ma route, lorfqu'après' quelques pas, les douleurs fe développèrent fi vivement, que j'eus peine a gagner la caferne des Je'niffaires pompiers , par une porte de leur jardin que je trouvai heureufement ouverte. Le Colonel n'y était pas, mais les Officiers & les Soldats ne montrèrent pas moins d'empreffement a me "prêter tous les plaifir, ou pour affifter aux exercices d'Artfllerie qu'on y a c'tabü; mais on y voit encore les Cafcades qui décoraient ce Palais. On appereojt auffi fur les deux cótes qui bordent le yallon les débris des batimens que I'on y avait conftruit pour ioger les Grands. Cette groffiere jnuraripn du Chateau de Mariy, dont 1'idée avait été fournie par le pere du dernier Ambajfadeur Turc, a été détruite par les rebelles qui 4óerpnèrent Sultan-Achmet.»  ou Baron de Tott. 135* fecours dont ils croyaient que j'avais befoin ; 1'un m'offrait du café, 1'autre une pipe , celui-ci a manger : aucun deux n'imaginait ce qui pouvait m'être véritablement utile. Quoique je fuffe prefque évanoui , j'eus affez de connaiffance pour appercevoir qu'avec de tels Médecins je ne pouvais , fans le plus grand danger, céder a 1'excès de mes douleurs. Je raffemblai mes forces, je me fis déchauffer pour plonger mon pied dans 1'eau froide; & les Jéniffaires qui n'auraient pas deviné ce reméde 9 n'ayant pas d'autre vafe, m'apportèrent la marmite de la compagnie '. Ce bain a la glacé était fans doute le feul moyen 1 La confidération dont jouit !a marmite des Je'ni/Taires, ne peut être comparée qu'a celle que nous accordons aux drapeaux. Elle eft au degré de deshonorer Ia troupe qui fe lalaifferait enlever par l'ennemi. C'eft auiïi .d'après ce préjugé que le Colonel eft nommé Donneur de foupe , que Ie Major eft appellé Chef-de-Cuifoe, & que lesmarmitons & Je porteur d'eau en font les Aides-Majors. ié  ijtf • M é' m :o i r e s de me procurer un bien éventuel; mais il augmenta les douleurs du moment a tel point3 que pendant trois quarts d'heure que j'y reftai jufqu'a 1'arrivée d'une chaife a porteurs que j'avais envoyé chercher, je ne pus me préferver de 1'évanouiffement qui me menacait a chaque inftant, qu'en refpi'rant du vV ■ naigre, & en me faifant jetter de 1'eau ■ au vifage 5 les Jéniffaires ne concevaient pas que j'accordaffe une préférence a ces fecours, fur le vin & le café qu'ils ne ceffaient de m'offrir. L'accident qui venait de m'arriver avait eu trop de témoins^pour que le bruit ne s'en répandit pas promptement. A peine étaisje chez moi, que le Vifir me fit témoigner 1'intcrêt qu'il y prenait. Le Grand-Seigneur eut mème la bonté d'envoyer favoir de mes nouvelles ; mais ce Prince était trop a£tif, pour m'accorder le repos dont j'avais befoin :  du-Baron de Tott. 137 il me fit preffer de fuivre les travaux; 6c l'invitation de me faire porter 6t de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient alfurer ma guérifon, prouvait feulement qu'il était impatient de voir les pontons. Je me rendis le troifième jour de ma chüte a mes atteliers , 6c le pont ne tarda pas a être établi fur la rivière de Kiathana, vis-a-vis le Kiosk du GrandEcuyer. Sultan Muftapha voulut juger par fes propres yeux du fuccès de cette entreprife. II donna ordre a 1'ArrabadgiBachi1, de conduire au nouveau pont quatre pièces de canon, 6c fa Hauteffe me fit avertir en même-temps de m'y 1 Lc Chef des charrois : certe charge fut étabHe par Sultan-Sdiman, qm fonda en même tems 1'entretien de 4000 chevaux pour le tirage de 1'artiileric 5 mais les biens doroamaux «feftincs a cette dépenfe ayant été fucceffivement concédés a des particuliers qu'on voulait favorifer . toutc reavance fut bientöt méconnue , & les pièces de canon forent trainees \ Kiathana par les chevaux qu'on enleva des Jwoulins,  *5& Mémoires' trouver après la prière du matin, ainfi que Chamlu-Huffein-Effendi. Nous y étions a peine arrivés, que nous vimes paraitre un bateau a trois paires de rames, femblables a ceux dont le peuple fe fert journellement , mais tellement connu que nos bateliers ne s'y trompèrent pas. En effet il aborda, & nous en vimes fortir le Grand-Seigneur vêtu comme un Oda-Bachi1; il était accompagné de deux de fes gens déguifés en Jénilfaires. Ceux-ci fe mirent k 1'écart en arrivant, & s'y tinrent conftamment, pendant que Hulfein & moi accompagnions Sultan Muftapha fur le pont dont il examina la ftru&ure avec beaucoup de foins. II fit enfuite paffer 1'artilierie a plufieurs reprifes, & ne négligea aucun des détails qui pouvaienc 1 Chef de chambre'e : cette charge militaire équivaut a cellc de Capitaine , & chez les Turcs les différentes foimet ée turban y diftinguent tous les états & tous les grades,  du Baron de Tott. f§§ 1'éclairer fur la manière de tranfporter & d'établir ces ponts militaires. Ce Pnnce qui me tenait depuis long-temps debout, s'appercevant que je fouffrais, me paria avec intérêt de 1'accident qui m'était arrivé, & mon acolyte, croyant faire fa eour a fon Maitre , en faifant valoir mon aaivité , inMait fur la fatigue dont je 1'accablais , & ne dé-' montrait que fon inertie. Vous nefavex donc pas, lui dit le Grand-Seigneur,pourquoi cette différence entre vous deux : je vais vous i'expliquer. Lorfque Tott eft venu au monde, il eft tombé fur fes deux pieds, s'eft mis k courir; & vous j Huffein, vous êtes tombé fur le cul, & vous y êtes refté. Si cette apoftrophe humilia le courtifan, il en fut bientót confolé par 1'ordre de diftribuer a mes gens un fac de féquins 1 , ' Ie féquin eft une monnaie d'or; mais il y en a de diffi.  14;® .-Mémoires que fön Maitre lui donna en allant s'embarquer. La vivacité avec laquelle Sultan Muftapha s'approcha de fon bateau, ne lui ayant pas permis d'appercevoir une marche en fortant du Kiosh, le faux pas qu'elle lui fit faire , 1'aurait expöfé a une chüte dangereufe, fi nous ne nous fuflions pas empreffés de le foutenir. Tandis que ce Prince en s'embarquant , applaudiffait au fuccès du nouveau pont 9 :& m'engageait a preffer les travaux qui pouvaient affurer a fon armée 1'avantage d'avoir des pontons , je voyais Huffein uniquement occupé a crever le petit fac de féquins qu'il tenait dans fa poche afin de les meier • rentes Yaleurs. Le féquinleplus èn ufage vaut apeu-près 7 Iiv. de notre monnaie. i Les Turcs ont toujours les habits de dcflous croi'fés & £xés par une ceinture qui retient tout ce qu'ils placen'tfous ces revers, entre Ia doublure defqueis il y a des pocbes ménagées pour les montres , I'argcnt & autres efFets qu'ils foignent plus particulicrement.  du Baron.de Tott. 141 avec ceux qui lui appartenaicnt: de cette manière, confondant fa générofité avec celle du Prince, mon collégue fe contenta de diftribucr dix féquins a chacuit de mes gens, & crut.pouvoir en süreté de confcience s'en réferver au moins deux cent pour fon Compte. Le Vifir & les Miniftres 'de la. Porte ne virent pas fans jaloüfie le rendez^ vous que je venais d'avoir avec leur Maitre, & fous le fpécieux prétexte de conferver au peuple le fpeöacle d'une invention aufli utile que nouvelle pour Conftantinople ; mais en effet dans 1* feule vue de faire pourrir les pontons j ils ordonnèrënt que ce pont i demeurat jufqu'a nouvel ordre. Ceperidant le foin des ouvriers qui. le veillaienr, empêcha' 1'effet de cette bafle jaloüfie ; le peuple en profita; le pont fut pendant quarante jours le but de fes promenades, & la néceflité de rendre a la riviere fa navigatie**  *** M é m o i R Ê s contraignit les Miniftres a attendre une' autre «ccafion pour me nuire. J etais convenu avec le Grand-Seigneur que 1'on accompagneraitles cinquante pontons deftinés pour l'armée, d un nombre fuffifant d'hommes capables de s en fervir, & d'un chef affez inftruit Pour les bien commander; mais cette mftruction fi néceffaire fut précifément lartxcle négligé. On embarqua tout iaturail, tout s achemina vers l'armée, & le chef des Pontonniers s'y rendit avec fa troupe, fans avoir daigné faire connazffance ni avec moi, ni avec les pontons. Ces differens envois ne fervaient qu'a encombrer le Port de Varna , & ic Grand-Vifir Jaiffa bientót dans i'oubfi ce qu'il avait demandé a la Porte avec le plus d'inftance. L'armée Ottomane croupiffait également a Babagdag oü fon camp fut établi  du Baron de Tott. 14? pendant prés de trois ans. L'approvifionnement que 1'ignorance des Généraux n'aurait pu calculer , & que 1'arrivée imprévue d'une multitude de volontaires rendait incalculable, en préfentant fuc■ceffivement 1'abondance ou la difette, le gafpillage oules plaintes, accrurent 1'indifcipline au degré de braver i'autorité e Tott. ■pas fans doute celui que nous défirions; U fuffit cependant pour mettre nos enne^ mis en fuite, & le tems qu'il fallut aux auxdiaires pour recharger leurs armes me donna heureufement celui de rentrer ehez moi fans qu'aucun de nous fut bleffé. Quoique je n'euffe porté aucune plainte fur une attaque, qui dans le fait ne m'était pas perfonnelle, les Officiers chargés de la police de Péra, envoyèi-ent auffi-töt m'affurer de leur vigilance a punir les coupables , ü. je voulais les leur défigner. Le Grand-Vifir envoya auffi le lendemain matin favoir de mes nouvelles öcprendre des informations fur 1'attaque de la veille; le Grand-Seigneur lui-même eut la bonté de s en occuper ; mais le Gouvernement, dut bientöt fe livrera des foins plus importans dontl'objet expliquera la pétarade que je venais d'effuyer, & dont les fuites développe- L 2  IÓ4; M É M.*0 I R E ï ront les moeurs des Turcs, 1'efprit des Corps & la lacheté du Gouvernement. .11 exiftait depuis quelque temps une animofité entre les Jéniffaires de la compagnie des Laffes & les troupes de la Marine. Elle avait pris naiffance dans une des tavernes de Galata, oü un jeune enfant de treize a quatorze ans danfait habituellement pour achalander le cabaret. Après avoir plu réciproquement aux deux partis, il devint bientót 1'objet de leur . diffention : enlevé fucceflivement de Tun a 1'autre les deux Corps fe déclarèrent enfin une guerre publique dont Galata fut le théatre. L'acharnement fut au point qu'un des partis s'étant retiré dans Fenceinte. de la principale Pvlofquée , Tautrè enleva du canon a des batimens marchands qu'il traina & tira fur la porte de ce temple. Chaque coin de rue était une embufcade , la nuit, même n'interrompait pas ce feu de  bu Bardon de Tott. \6$ bilbaude, dont chaque coup réfonnait dans 1'oreille du Grand-Seigneur. Tout commercë, toute communication étaient interrompus i, cependant ïe Gouvernement qui n'avait - pas fongé a prévenir le mal dans fon principe , qui aurait dü même en appercevoir la fermentationdans 1'attaque de mes gens ; mais qui croit toujours que le meiileur moyen d'ordre eft dans la deftruction de 1'efpèce humaine , prit d'abord le parti de laifler les combattans fe détruire entre eux, en eflayant toutefois quelques démarches conciliantes qui n'eurent aucun fuccès. Ce vacarme fcandaleux durait depuis trois jours ; plus de cinquante perfonnes tuées en avaient été les vief imes. Je me trouvais chez le Vifir lorfqu'on vint lui rendre compte d'un furcroit d'acharnement dans les parties belligérentes. Tant de bravoure a Galata, & tant de lacheté fur le Danube, dit le L 3  1 afpres, 49 fpls & demi; mais qu'il faut par feftimation des monnaies réduire a 39 fols 6 deniers, en obfervaht touteföis que ce calcul qui fe 'rappróche du change étabii par le commerce , eft encore bien au-dèfTus de celui que donnerait l'examcn des raleurs intrinféques, Celle des monnaies d'argent du Graad-Seigneur offrent k pcine 7 deniers de fin.  17° Mémoires vexations quele Grand-Seigneur enfouit dans fon tréfor particulier fous le titre tégal, mais non moins tyrannique de confifcation, les revenus de 1'Empire portés fur les Regiftres a plus de ;oo milhons, n'en produifent que 74 effectifs au tréfor public. Cette fomme doit cependant fournir a la paye des troupes, a 1 entretien de la Marine & aux autres dépenfes courantes & non prévues, tandis que les 4oo millions de revenus dornaniaux aliénés par Sultan Soliman, pourl'entretien d'une nombreufe cavalerie , celui de 4ooo chevaux de trait pour lartiilerie , réparation des fortereiïes , entretien des chemins, &c. ne conftituent que la fortune particulière de ceux qui en jouiffent, & que dans le cas de guerre le, Grand-Seigneur eft obligé d'employer fes tréfors en réferve pour pourvoir inftantanément au déficit de ces objets.  du Baron de Tott. 171 Sultan Muftapha commencait a épuifer les flens, & ne trouvait pas dans 1'emploi de plus de <5oo millions qu'il venait de fournir de quoi le confoler d'un auffi grand facriiice ; il avait fentï la néceffité d'une nouvelle formation de troupes, & voulut que je donnaffe feul des régies au nouveau Corps d'Artillerie; mais il fallait avant tout , que le tréfor public pourvüt a la dépenfe annuel qu'il devait occafionner. Le GrandTréforier ne parvint a former un revenu de 100 mille écus, qu'en s'emparant d'un petit droit que les commis de fes bureaux s'étaient arrogés. La Porte s'occupa enfuite du nom qu'on donnerait au nouveau corps ; les favans furent confultés fur cet objet, & le nom de Suratchis 1, fut unanimement adopté. Le Grand-Seigneur agréa 1'Ordonnance que j'avais rédigée, & la confacra dans le Hattu- 1 Diligent,  !*T* Mémoires Humayonn1, qui émana du tróne pour la création du nouveau corps. Son uniforme fut également fïxé, & comme il fallait le rendre auffi lefte que 1'activité de fon fervice 1'exigeait , fans cependant préfenter un nouveau coftume que 1'ignorance eut tourné en ridicule, contre lequel le fanatifine fe ferait même foulevé, je parvins k tout concüier en empruntant la forme de 1'liabit Albanais, & le corps des Suratchis, porté au complet de fix cent foldats, fut caferné avec fes Officiers a" Kiathana,. oü 1'Ecole était déja établie, quoique fon exercice dut fe borner l celui du canon, 1'ufage de la baïonnette deyenue indifpenfable , ne permettait pas de- négliger cette occafion d'accoutumer les Turcs k la porter. On pouvait croire auffi que les Turcs vain- "Mi fuprême qui a force de Lo{,' & dont 1'efFk eft ©biigatoire a perpe'tuite',  du Baron de Tott. 175' cus par cette arme, dont la RulTie venait de fe fervir avec fuccès , la critique épargnerait cette nouveauté. Cependant il fallut pour la faire taire, en impofer aux préjugés, en faifant parler le Mufti. Ce chef de la Loi, accompagné du Vifir & de tous les Miniftres, fe tranfporta a FEcole, on me prévint de cette vifite extraordinaire; j'allai la recevoir, & Texercice terminé, le chef de la Loi me pria de faire ranger le corps en bataille devant le Kiosk oü il s'était placé: il me demanda alors un des nouveaux fufils, que je lui préfentai, & après être entré avec moi dans tous les détails fur 1'utilité de la baïonnette , il pronon ca a haute voix une prière pour bénir cette arme, & en appliquer 1'ufage a la défenfe de la vraie foi, 1'exclamation de louéfoit Dieu, prononcée par rout le corps, fut répétée par la foule du peuple, que la curiofité avait attiré,  *74 Mémqires & les fanatiques toujours difpofés a applaudir, foit a la bénédiaion, foit a 1'anathême , ne s'entretinrent bientót plus que des avantages qu'on venait d'affurer a 1'Empire. Le corps des Jéniffaires voyait avec plus d'intérêt 1'exaaitude du prêt qu'on diftribuait chaque femaine au Suratchis, ainfi que 1'uniforme dont ils étaient vêtus, & cette Milice difait hautement qu'elle recevrait avec plaifir la même difcipline , pourvu que ce füt au même prix; en effet, ce corps autrefois borné aux enfans de tribut & fi redoutable a fes maïtres, avili depuis long-tems par 1'abandon de fes régies, était enfin négligé au point, qu'a Fépoque de la formation des Suratchis, le Grand-Seigneur devait aux Jéniffaires la folde de neuf quartiers, ce qui faifait vingt-fept mois de paie arriérés. Cependant jamais ce corps ne donna moins d'in-  du Baron dè Tott. 175quiétude au Souverain ; mais cette tranquillité, loin d'être la preuve de fa foumillion, n'était qu'un préfage certain du fuccès des ennemis. Les troubles dans un Gouvernement defpotique, n'annoncent jamais que 1'énergie de la nation, lorfqu'elle n'en a plus contre roppreffion intérieure; que lui refte-t-il a oppofer a des forces étrangères? La févérité des peines militaires déja établie, m'offrait une occafion de me faire aimer des foldats, fans rien facrifier de la difcipline, & je m'emprelfai de fubftituer a la baftonnade & aux fers, des moyens qui moins violens en apparence, garantilfaient le bon ordre & la foumillion, en établilfant en mêmetems le fentiment d'honneur dont le militaire ne peut fe paffer, & dont le mot n'eft pas même dans la langue turque. Des doublemens de garde furent la peine des fautes légères; le collet retourné  \7& Mémoires & les paremens rabattus, faas intefruption de fervice, fut la punition réfervée a des fautes plus graves, & la défertion qui jufques-la n'avoit jamais été punie, fut condamnée aux galères, enfin, ce qui était inoui chez les Turcs, on pofa des fentinelles, & quelques Tartares anciennement au fervice de Ruflie, enrólés dans le nouveau corps, y donnèrent 1'exemple de- l'éxacfitude dans le fervice. Cette troupe elfentiellement deftinée a celui de la petite artillerie, était journellement exercée & parvint bientót a tirer quinze coups par minute 1, mais je me refufai conftamment au defir qu'elle avait de s'occuper du maniement des armes , paree que ce corps était trop faible pour réprimer 1 Moins de promptitude dans le tir & plus de foins pour ajufter le coup eullent fans doute été préférable ; mais les Turcs n'étaient encore qu'efFrayés du brui.t, ils défiraient d'en faire ; .un. meilkur calcul était au - dellus de leurs connaiuances. les  du Baron de Tott. 177 les railleries des autres corps, & j'obferverai que M. de Bonneval n'a échoué dans le projet d'en former un en Turquie, a 1'inftar des Européens 1, que paree qu'ignorant 1'efprit de la nation qu'il avait adopté , il commenca par oij il faut finif. L'exercice, proprement dita était d'ailleurs inutile a 1'objet de la nouvelle troupe, qui, pour faire fon fervice, devait toujours commencer par pofer fes armes au faifceau. Sultan Muftapha venait fréquemment a ces exercices, fe plaifait a voir la promp* 1 Les Turcs m'ont aflure'que M. de Bonneval, qui avait raffemble a Suetary un corps d'AIbanais; après 1'avoir exercé a tournet a droite & a gauchc pendant quelque tems, n'avait jamais pu obtenir d'eux la promefte de revcnir 1'année d'après pour le même objet, & qu'un Derviche, en les voyant pirouetter, s'étant retourné vers quelques Jé! niffaires que la curiofité avait raflemblé , leur avait dit: On vous prépare le même fort que Pierre-le-Grand a fait fubiraux Strelit^ Mais c'eft bien moins Ie murmure quece mot excita qui fit évanouir ce fantöme de difcipline, qua 1'intérêt même de ceux qu'on difciplinait,& qu'il fallait commencer par payer. III. Partie. ]yj  MÉMOIRES titudc du feu , & récompenlait toujours 1'agilité des canonniers; mais jamais il ne fe permettait de rien ordonner que par mon canal, & je profitais de ces occafions, pour exciter l'a&ivité des Miniftres , en animant la fienne; celle du Viftr, qui aurait dü fe borner a favorifer mes travaux de tout fon pouvoir, le porta a vouloir les mfpefter. II arrivé dans une de fes promenades a Kiathana, fans men prévenir , & demande une répétition de lexercice que je faifais tous les matins. Nous ne le pouvons fans ordre, répond 1'Omcier qui commandait; les miens ne fuffifent-ils pas , répliqua le Viftr? Nous les refpefterons fans doute, répartit 1'Ofïïcier, fur tout ce qui ne concernera pas notre difcipline; mais, fur ce point, nous ne connaiflons que notre Adgibektache *. 1 Adgibektache, Derviche Santon révéré des Turcs H «onfidéré comme le foadateur des JibilTaires, quoiqu'il n'SJ*  bu Baron de Tott. 179 Le Vifir fouriant a cette réponfe, s'en contenta, & c'eft par lui qu'elle m'eft revenue. II y avait déja quelque temps que le Grand-Seigneur m'avait confuité fur les moyens a prendre pour mettre le canal de la mer Noire hors d'infulte. J'avais propofé la conftru£tion de deux Chateaux vers fon twAouchure; mais je croyais ce projet abandonné, lorfque je fus informé des *-ravaux que la Porte faifait aux deux phares d'Europe & d'Afie. Ils étaient confiés a 1'intelligence de deux architeöes auffi peu inf foit que le Légiflateur. Il vivait fous le ïegne d'Amurat premier; & lorfque ce Prince, dc 1'avis de fes Viïïrs» forma de la ponion d'efclaves qui lui était échue en partage une nouvelle milice ( Yeni -Tchéry ) , il 1'adrelfa a Adgibektache pour lui donner des régiemens & la bénir. On raconte que, pour fanétifier ce nouveau corps, il adreiT* a Dieu fes prières , après avoir place la manche de fa robe fclanche fur la tête du chef de cette troupe , & que le feutre blanc qui pend encore au bonnet des Jéniflaires ne s'effc •oafsrvé qu'en mémoire de Ia manche d'Adgibektache. Ma  igo Mf HOJiEl truits des lignes de défenfe , que des régies de Vitruve. On vit bientót a 1'ouverturedu canal, & hors de la portée des boulets de trente-fix, s'élever de mauvaifes tours, & quelques murailles sèches qui devaient contenir 1'Artillerie; une couche d'eau de chaux, en blanchiffant le tout, mit bientót les Miniftres en état d'annoncer au GrandSeigneur la perfedf ion de cet ouvrage; mais Sultan Muftapha, qui avait fans doute prétendu que j'en furveillaiTe 1'exécution , étonné de ne point m'appercevoir dans ie compte qu'on lui rendait, en demanda la raifon. Ses Miniftres, qui ne cherchaient qu'a m'éloigner , s'excusèrent fur ce que 1'ordre ne leur avait pas enjoint de me confulter; mais Sa Hautelfe ne voulant pas s'en rapporter a eux, leur donna la mortification de foumettre leur ouvrage a mon  du Baron de Tott. iÈi Infpeaion. Le Reis Effendi1 &le GrandTréforier furent chargés de me conduire aux nouveaux Chateaux, pour y décider s'il fallait, ou les conferver, ou les détruire. La douceur avec laquelle le Grand-Vifir me fit cette invitation, me prouva que le Grand-Seigneur en avait peu mis dans 1'ordre qu'il venait de donner a fes Miniftres; mais fi cette circonftance excitait leur inquiétude, elle netait pas moins embarraffante pour moi, öc je devais} ou trahir les intéréts qui m'étaient confiés, ou facrifier des innocens. Je ne pouvais en effet me diflimuler qu'en improuvant les travaux qu'on venoit de faire, ceux qui les avaient ordonnés, en rejetteraient le blame fur les deux architedes, & que ceux-ci n'ayant pu ni mieux faire, ni refufer de s'en charger, il y aurait une grande barbarie a les ' Miniibc des Affaires Etrangères. M 3  1§2 MÉMOIRES en inculper. Nous conduisimes ces maf* heureux avec nous, & leur premier foin , lorfque nous arrivames, fut de me repréfenter le danger qu'ils couraient li je défapprouvais leur ouvrage ; mais en me bornant a les alTurer que leur ignorance devait les fauver, je ne les tranquillifai pas. Cependant les deux Miniftres me preffaient de prononcer, & blamaient déja la maconnerie, ainfi que le mauvais état des logemens qu'on avait pratiqué dans 1'intérieur de 1'enceinte. Ceft-la le moins intéreffant, leur répondis-je ; 1'effentiel eft que les boulets fe croifent ; on pou*ra aifément remédier au refte. Auiïitót un des architetfes s'empreffa de garantir que les boulets traverferaient; c'eft ce dont vous ne devez pas vous mêler, répliquai-je; vous avez conftruit fur les emplacemens qu'on vous a indiqué ; fi les diftances font trop grandes pour le tir des pièces,  du Baron de Tott. 183 il fera inutile d'examiner les principes de votre conftruclion, paree qu 'il faudra tout détruire, & prendre une meilleure pofition. Le Grec s'appercut alors de la fottife qu'il avait faite de parler artillerie, & les canonniers recurent ordre de préparer les pièces. Le GrandTréforier, celui de tous les Miniftres! qui avait eu plus directement part a ce travail, me propofa d'aller fur le rivage , juger 1'eftet des boulets ; le maitre canonnier, ajouta-t-il, m'afiure qu'il les a déja vu fe croifer, J'ai tant de confiance, lui répondis-je, dans fes obfervations, que je me garderai bien de les répéter a la même place; c'eft fur le donjon que je vous propofe d'en faire de nouvelles; fon éiévation nous mettra plusa portée de juger les coups, Nous fümes aufti-tót nous établir dans les créneaux d'une mauvaife tour , pru* demment deftinée a fervir de magafin a  Mémoires poudre. Ün pavillon déployé ayant été donné pour fignal, nous jugeames bien diftinctement que les deux boulets d'Afie & d'Europe parcoururent a peine le tiers de 1'efpace qui féparait les deux Chateaux ; & cette expérience répétée plufieurs fois, en donnant les mêmes réfultats, décidait la queftion. L'examen de la conftruaion des Chateaux était devenu fuperlïu , & 1'inutilité de ces Fortereffes démontrée. Ondrelfa le procés-verbal de manière a diffiper 1'inquiétude des deux Architectes; je dinai avec les deux Miniftres ; nous nous rembarquames enfuite pour retourner a Conflantinople , & examiner, chemin faifant, la pofition la plus convenable aux deux Forts qu'on croyait néceflaires a la défenfe du Bofphore ; nous la trouvames bientót, «Sc les deux premiers caps que nous rencontrames , placés a une diftance convenable , & fitués de ma-  du Baron de Tott. i8j nière a défendre les mouillages qui font en avant, femblaient deftinés a cet effer. On verbalifa en conféquence; les Miniftres furent rendre compte de leur commilTion, dont le réfultat fut pour moi, pendant plus, de fix mois, de n'en entendre pas parler. Les travaux de la fonderie, & 1'école journalière du nouveau régiment de canonniers , me fourniffaient affez d'occupations pour me diflraire de toute autre idéé, & je ne penfais plus au projet de fortifier le canal; je devais même croire que le Grand-Seigneur 1'avait abandonné, lorfque deux meffages , 1'un du Vifir, 1'autre du Reis - Effendi 3 arrivant en même-tems pour me preffer de me rendre a la Porte, me firent foupconner quelques ordres de rintérieur 1 Ce terme qui traduit Ie mot Turc, eft confacré par 1'ufage pour défigner Ie Palais du Grand-Seigneur, & femble cffectivemcnt mieux qu'aucun autre convenir au Dcfpotifme.  i§| donna ordre au Boftandgi-Bachi de me fburnir des bateliers du Sérail, que le tréfor public fut chargé de payer extraordmairement, & dès ce moment mon bateau fut remifé a 1'arfenal a cóté de h felouque du Grand-Seigneur. Les premiers travaux de la nouvelle fonderie devaient avoir pour objet la conftruaion d'un train d'artillerie de campagne qui manquait abfolument aux Turcs, & que le nouveau Corps était defïiné a fervir. Le Grand-Vifir dans toutes les lettres qu'il écrivait de l'armée , ne ceffait de reclamer ce fecours, & le Grand-Seigneur m'avait chargé de préparer ;o pièces de 4 aveC leurs affüts , que trois cent Suratchis formés a 1'école, devaient accompagner. Le charonage fut encore un furcroït a mes travaux , & ceux des Chateaux étaient pouffés avec la plus grande aaivité, afin de fatisfaire 1'impatience. Portie.  Mémoires que le Grand-Seigneur avait de voir les batteries baffes achevées 6c garnies de leur artillerie ; mais li 1'applaniffement du rocher placait les pierres a cóté du travail, les malles de porphire que ces pierres contenaient, en réfiftant aux outils les mieux acérés , en rendaient la coupe difficile. Cependant les bras infatigables des Macédoniens furmontèrent ces diffieultés. Nonobftant la célérité que le GrandSeigneur défirait, j'avais étabii un jour de repos 6c permis aux ouvriers d'aller le Dimanche fe récréer au village voifin. Ceux qui travaillaient au Chateau d'Europe profitaient de cette liberté, pour aller fe divertir a Fanaraki \ Vingtdeux Macédoniens, chacun le fufd fur 1'épaule s'y étaient rendus , 6c réunis ■ Village fitué en Europe fur la pointe du cap qui formc I-embouchure, & qui prend fon nom du fanal qu'ony a placé.  du Baron de Tott. dans une taverne ils y chantaient les vidoires d'Alexandre. Pendant ce temps une groffe faïque chargée de munitions pour Varna, contrariée par les vents, était venue mouiller a 1'abri d'un écueil litué en avant du village. Quatre-vingt-dix foldats Turcs ernbarqués fur cette faïque venaient demettre pied a terre, lorfqu'un de mes ouvriers ayant quitté fes compagnons , pour aller refpirer Pair, s'approche de la cóte, oü il trouve les ïiouveaux débarqués armés jufqu'aux dents. Un d'eux fier de la fupériorité que fa troupe lui affurait, s'approche du Macédonien, & lui donne un foufflet a tour de bras. Celui-ci fans armes pour venger fon affront & peu familiarifé aveclalangue Turque, fait feulement figne au champion qui 1'attaque, de 1'attendre ; qu'il va revenir, il le quitte auiïïtöt, retourne a la taverne, ne dit mot a fes compagnons, s'empare de fon fulil^ Na  l$é MÉMOIRES fans qu'ils s'en appercoivent, & retourne a la cóte oüles Turcs étaient encore. II y diftingue fon adverfaire, & lui montrant fa joue , lui fait figne de recommencer. Mais le Turc qui avait déja le piftolet a la main lui lache fon coup a bout portant, manque le Macédonien,qui dans 1'inftant lui met fa bourre dans le ventre, & périt lui-même fous le feu de plus de 80 coups de fufils que les autres Turcs lui lachent. Cependant cette décharge réveille 1'attention des vingt óc un Macédoniens; ■un de leurs compagnons manque; ils s'arment, courent a la cóte , voient en y arrivant leur camarade étendu a cóté d'un Turc, & fans autres informations chargent leurs ennemis, en couchent neuf fur la place, & culbutent les autres v. rsla mer, avec une telle précipitation, que partie dans les chaloupes , partie a la nage, ces braves gagnent leur vaiffeau, en coupent ie cable, öc n'échap-  du Baron de Tott. pöht qu en prenant le large. Cette aventure était trop férieufe pour ne pas m'eninformer fur le champ. Deux Macédoniens députés vers moi , m en rendent compte; & défirant prévenir celui qu'on en rendrait au Vifir, je partis fur le champ pour aller chez ce premier Miniftre, oü je me conftituai plaignant fur 1'infulte faite aux ouvriers des Chateaux. Le Vifir après m'avoir écouté, me dit froidement: cela eft bien; qu'il nen foit plus queftion. Comme j'ignorais qu'il fut déja informé de cette fcène, je ne trouvai pas cette réponfe fuffifante a ma demande, & je crus devoir infifter. Alors le Miniftre forcé de s'expliquer, me dit avec vivacité : Mais que prétendezvous donc ? neuf Mahométans couchés fur la place ne vous paraiffent-ils ps* un nombre fuffifant de viftimes pour vengerla mort d'un infidele. Je m'adoucis alors, & lui repréfentai qu'il fallai;  ip8 MÉMOIRES cependant pourvoir par les ordres les plus févères a la tranquillité des travaux. Bon, ajouta-t-il, en riant, avec vos 1500 Macédoniens vous feriez la conquête du pays. Vos moyens de vous garder, valent mieux que ceux que je pourrais vous fournir. Je favais cela auffi bien que le Vifir, je ne voulais obtenir que 1'impunité , & je me retirai content de ma négociation, & parfaitement tranquillc fur les fuites de cette affaire, nonobftant les menaces de la compagnie des Laffes qu'aucun de fes membres n'eut le courage d'effecluer. Le Grand - Seigneur m'avait donné la jouiffance d'une maifon de campagne louée a fes frais & fituée fur le bord de la mer dans le village de Tarapia. Je 1'occupais 1'été, & fa pofition en me placant a la même diftance de Conftantinople & des Chateaux, me mettait a portée de vaquer aux différens travaux  du Baron de Tott. ipp dont j'étais chargé. J'appris en revenant un jour de la fonderie, qu'un batiment Turc de la mer Noire, contrarié par les vents vis-a-vis Tarapia venait de chavirer a 1'entrée du Port. Le temps était fi ferein, & la brife fi maniable, qu'il était difficile de concevoir cet accident: curieux d'en connaïtre le motif je m'avance de ce cóté; & le premier objet qui me frappe eft la quille du vaiffeau qu'on voyait a découveït. Le capitaine 6c cinq ou fix matelots qui compofaient fon équipage, affis fur le rivage qu'ils avaient gagné a la nage , confidéraient douloureufement ce défaftre. Ils m'apprirent qu'une jeune fille 6c fa mere, paffagers fur le même batiment, avaient péri fans qu'il eut été poftible de leur porter aucun fecours. Mais ces détails ne m'expliquaient pas la raifon d'un événement auffi extraordinaire. Ce ne fut qu'après beaucoup de queftions que N *  20Ö MÉMOIRES je parvins a découvrir que ce batiment chargé de planches jufqu'a mi-mat était parti de Synope fans aucun lelt. Je frémis du danger que ces malheureux avaient couru, & qu'ils ne pouvaient éviter au moindre changement de vent. ïls ne durent auffi le bonheur de ne pas chavirer en pleine mer qu'a la durée du vent en pouppe qui les avait amenés dans le canal, oü un vent très-faible du Sud en les forcant d'arriver avait fait juftice de leur ignorance. Cette conduite atteftait que le Capitaine & fes matelots navigeaient pour la pre-* mière fois. J'eus pitié de ces naufragés, je leur offris des fecours pour relever leur batiment; & ma pitié augmenta , lorfqu'ils m'apprirent qu'un Turc fe difant expert dans la marine, venait de leur faire donner d'avance cent féquins pour cette opération. Je pouvais croire que cette fomme, feul débris de leur naufrage,  du Baron de Tott. 201 devenait encore pour eux une perte plus réelle, & je ne me trompai pas. En effet, quelques cordages apportés de Conftantinople dans une chaloupe qu'une douzaine de Levends 1 accompagnaient, ne fervirent, en rapprochant le batiment de la cóte, qu'a le placer fur des rochers oü la moindre agitation de la mer pouvait le brifer. Cependant ces marins officieux formant de nouvelles prétentions pour continuer leur travail, difparurent fur le refus. Le déïefpoir des naufragés était a fon comble ; j'envoyai auffitót des ordres aux Chateaux pour faire venir les'cabeftans & autres apparaux qui m'étaient nécelfaires , & avec lefquels je mis dans un après midi le batiment en état de remettre en mer pour gagner Conftantinople. C'était un un fpeftacle vraiment intéreflant que la 1 Matelots de 1'Amirauté attachés au fervice des vaifieaux de guerre.  202 Mémoires joïe de ces malheureux, & leur empreffement a raffembler le préfent qu'ils roulaient me faire, & que je refufai en exigeant feulement qu'ils ne navigeaffent plus fans left : les malheurs portent confeil, me dit le Capitaine , & je profiterai de celui que vous me donnez pour vous offrir un hommage de ma reconnaiffance, plus digne que celui-ci du fervice que vous m'avez rendu. En effet, quelques mois après, on vint m'avertir que cet homme accompagné des mêmes matelots chargés de raifins fecs , de beurre & d'autres provifions de la mer Noire , conduifait auffi plufieurs moutons : je le fis entrer, bien déterminé cependant a n'en rien recevoir. Voici, me dit-il en m'appercevant, les malheureux que vous avez fauvés. Dieu a béni votre bonne oeuvre , nous avons fait un heureux voyage j nous vous devons tout ce que nous polfédons y  du Baron de Tott. 203 & nous vous apportons le tribut de notre reconnaiffance. Je fuis fort aife de vous revoir , lui répondis-je; mais je ne veux pas perdre le mérite de vous avoir obligé en en recevant le prix. Vous ne devez pas avoir cette crainte, me repliqua-t-il& nous nous fommes impofés ce tribut annuel, afin que Dieu favorife notre commerce. Je me défendis alors plus que jamais de rien accepter, & le Turc, plus affetfé de ma réfiftance que je ne le croyais, me dit en paliffant: Vous pouvez fans doute nous refufer; mais foyez certain que nous n'emporterons votre refus que pour aller au même inftant nous replacer avec notre batiment au même lieu & dans la même pofition dont vous nous avez tirés. Le ton qui accompagnait cette phrafe me fit une telle impreffion, que ne pouvant me défendre de la crainte de pouffer ces malheureux au défefpoir , j'acceptai  2ö4 Mémoires leur préfent, mais en e^igeant d'eux qu'il ferait le dernier \ Le Grand-Vifir défirait depuis longtemps vifiter la nouvelle fonderie, & Yy étais occupé du nouveau train de campagne que 1'on ne celfait de demander de l'armée lorfqu'on m'annonca Ie premier Miniftre. L'activité qui régnait alors dans tous les atteliers me mit en état de lui faire parcourir les détails de ce travail, & parvenu dans les forges, il s'aflit fur une enclume. Nous differtions avec un grand intérêt fur les objets les plus importans , tandis qu'un des Tchoadar du Vifir m'interrompait a chaque inftant pour me demander 1 Ce trait qui peint fortement le fentimcnt de la reconnairfaiice, ne doit pas plus feivir a caradtérifer la Nation Turque qu'elle ne le ferait par un trait ifolé d'ingratitude. C'eft fur la teinte générale qu'il faut juger les hommes. On ne peut fe la procurer qu'en raffemblant les differentes couleurs qui la compofent, & ce n'eft qu'après ks avoir mélange qu'on en appercoit la véritable nuance.  du Baron de Tott. zq$ fa bonne main. Ennuyé enfin de fes importunités,* plus choqué de ce que fon Maitre les fupportait, je crus les réprimer en lui difant vivement qu'il attendit au moins que notre converfation fut terminée. Bon, me dit-il, alors il s'en ira, & je n'aurai plus le temps de vous attendre. Cette réponfe infolente ne le parut qu'a moi. Je donnai deux féquins; on mallégua qu'il y avait beaucoup de monde, j'en donnai quatre; & le Vifir qui s'était tü recommenca a me queftionner comme auparavant. Enfuite il regagna fon bateau après avoir fait diftribuer par fon Tréforier une centaine de féquins aux ouvriers , & fait donner particulièrement a mes gens. Je 1'avais reconduit jufqu'a fon bateau , il y était déja placé & fes rameurs commeucaient a s'ébranler, lorfque 1'Officier d'Artillerie qui m'accompagnait par - tout faifit la pouppe du bateau, 1'arrête &  20  du Baron de Tott. $ Les huiles font la bafe de leur commerce, & la fabrication du favon leur principale induftrie. Cet art y eft cependant fi peu perfeclionné 3 que nonobftant le voifinage du confommateur } notre commerce exporte la plus grande quantité de ces huiles pour les fabriqucr dans les Savonneries de Marfeille & en débiter une partie a Conftantinople. Les oliviers fauvages que j'ai trouvé fur la pointe oriëntale & inhabitée de cette ile , atteftent leur indige'nat ; il eft également reconnu pour le laurier-rofe qui ombrage & colore tous les vallons , en y entretenant une vapeur qu'on croit funefte a ceux qui s'y laiflent furprendre par le fommeil. Les campagnes font couvertes d'orangers & de citronniers dont les fruits font -préférables a ceux de Malthe & de Portugal. Le muchemuche du genre des abricots & de la grofleur des mirabelles f mais plus dé-  io Mémoires délicat que les meilleurs fruits de fon' efpèce, femble n'appartenir qu'au fol de la Candie. II produit les plantes les plus précieufes. Cette ile long-temps poffédée par les Vénitiens ; enlevée par Sultan Soliman a cette République qu'il dépouilla fucceflivement de fes principaux domaines, conferve les forterelfes qui ne purent la défendre 6c qui ne fervent encore aujourd'hui que d'afyle aux oppreffeurs , fans pouvoir réfifter k la plus iégère attaque étrangère ; c'eft aufll dans les défilés 6c 1'arridité des montagnes que les habitans difputent en faveur de leur brigandage, une indépendance, dont le cultivateur ne jouit jamais. Les trois villes de Candie s la Canée 6c Rétimo font le* chef-lieu des trois Pachalics dans lefquels le Gouvernement Ottoman a divifé cette ile. Le premier commande aux deux autres fous  du Baron de Tott. if le titre de Séraskier, & tous trois vexent a 1'envi cette malheureufe contrée. La milice Turque avec laquelle les Grecs Candiottes fe font affilées par de fréquens mariages au capin 1 a fouvent mis des bornes a ces vexations, en fe foulevant contre les vexateurs en dignité ; mais ces mêmes Grecs profitent prefque toujours de leur parenté avec les Jénilfaires, pour devenir des vexateurs fubalternes , plus dangereux pour leur voifins & conftamment impunis. En même - temps que ce mélange d'oppreflion & d'anarchie entretien le défordrefur toute la cóte du Nord,une fociété de brigands établie dans les montagnes maintient 1'ordre entre fes membres , s'y défend contre toute oppreffion , & couvre la mer de pirates. Cette efpèce de République a pour 1 On a donné dans la première partie de ces Mémoires 1'explication de cette efpèce de mariage.  I_2 MÉMOIRES al'iés les Maniotes leur voilins; ils fe prêtent des fecours mutuels, 6c la faibleffe des Turcs ne peut en offrir a 1'humanité qui gémit fous les déprédations de ces forbans. La hauteur des montagnes qui prolongent la Candie , Faridité de quelques-unes 6c la nature des végétaux qui couvrent les autres , font les moindres indices des minéraux qu'elles contiennent. Tout y attefte également des volcans éteints , nombre de montagnes ont leur cratère, 6c j'ai trouvé prés du cap Salomon1, une petite ile de marbre blanc, couverte en partie d'une cöuche de lave. i II eft lïtué a Ia pointe Ia plus oriëntale de 1'ile , & forme avec le Cap Sidéra, 1'ile Morenne , & cinq petits Hots. Le mouillage de Paleo Caftro [ Grec ] vieux Chateau. Pendant la précédente- guerre , un Corfaire Anglais qui s'était emparé de ce pofte & qui avait placé fur les deux Caps des Védcttes qui fignalaient bos batimens au Nord & au Sud , incommoda beaucoup notre commerce.  du Baron de Tott. ij' - Après notre départ de la Canée, la frégate mouilla a 1'abri de cette ile , d'oü nous fimes voile dans les premiers jours de Juin pour nous rendre a Alexandrie. Les vents qui a cette époque font alifés de l'Oueft au Nord fans jamais agiter la mer, permettent aux navigateurs de calculer 1'inftant de leur arrivée en Egypte, J'obfervai pendant le cours de cette navigation, une vapeur que le vent prelfait devant nous, & qui réfiftant a 1'attratlion du Soleil, & s'épaiffiiTant chaque jour , ne nous parut fe former. en nuages brumeux qu a 1'approche du rivage d'Egypte , que 1'afpecl de la colonne de Pompée nous annonca avant de le découvrir. Mais nous vimes bientót paraitre le Chateau du Phare , & après avoir doublé le diamant 1 , la frégate mouilla dans le ■ 1 Ón nomme ainfi un rocher a un'C demi-encabiure d« ia pointe de terre fcrr laquelle le Phare eft b&ri , « qui fépare les deux ports d'Alexandrie,  14 Mémoires port neuf d'Alexandrie. Je dépêchai le même jour un exprès au Conful du Caire pour le prévenir de mon arrivée , & requérir du Gouvernement les moyens de remonter le Nil jufqu'a la Capitale. Le Vice-Conful du Caire , accompagné de quatre Négocians & d'un Aga des Mamelucs arrivèrent le 11 Juin au matin de Rofette, oü il avaient lailfé les bateaux qui les avaient amenés, & que le Chék-Elbélet envoyait pour me tranfporter au Caire. La méfintelligence qui commencait a fe manifefter entre les Beys 1 , & fur-tout la fortie de Murats 1 qui avec quelques troupes venait 2 " Les vingt-quatre Ptovinces qui divifent 1'Egypte, lont gouvernées par au tant de Beys; le premier d'entre eux , commande particulièrement au Caire , jouit du titre de Chékelbélet (Prince du pays); leur réunion formc le Divan, qu'un Pacha a trois queues préfide au nom du Grand-Seigneur. On trouvcra dans les détails qui fuivront un tableau de ce Gouvernement tyrannique dans fon origine, & devenu plus monftrueux en devenant plus faible. L'un des vingt - quatre Gouverneurs, Sc celui qui paraiiTait alors avoir la prépondérance.  du Baron de Tott. ij'de quitter la Capitale fous le prétexte de foumettre les Arabes de la Charkié , mais en effet pour vexer 1'Egypte, rendaient cette précaution néceffaire a ma fureté. Nous partïmes le 12 au foir pour nous rendre a Rofette, afin d'éviter la grande chaleur pendant la route de 12 lieues que nous avions a faire. Notre petite caravanne montée fur des mules, était compofée de trente perfonnes ; nous nous arrêtames a moitié chemin a la Maadié. Ce lieu de repos pour les voyageurs elf conftruit dans un terrein autrefois cultivé , mais livré depuis long-temps aux inondations de la mer . a 1'aridité qu'elle procure, & aux déprédations des Arabes. Nous en partime3 après quelques heures, & le jour nous fit bientót découvrir avec la cime des Palmiers les pointes des Minarets de Rofette , & nous jouïmes après avoir traverfé cette ville jufqu'au bord du  l6 MÉMOIRES Nil qui ia prolonge , de 1'étonnant tableau que le Delta préfente a la rive oppofée. Je m'embarquai le foir fur la félouque du Chék-Elbélet avec les perfonnes qui m'accompagnaient. Ce batiment dont la poupe était couverte d'un grand tandelet , contenait une chambre a coucher & un fallon garni de fophas. Un autre bateau deftiné pour les gens' & la cuifine nous accompagnait, s'arrêtait a cóté de nous aux heures des repas, & a 1'aide des vents qui refoulent les eaux du Nil , nous remontames ce fleuve a la voile, jufqu'au Caire, oü nous arrivames le troifième jour au foir. Un Jéniffaire du Conful placé en vedette dans un bateau au - delfous de Boulac 1 nous fit débarquer a 1'endroit * Bourg qui prolonge le Nil, fert au débarquement pour la Capitale Sc peut être coufidéré , comme un de fes fauxbourgs. OÜ  du Baron de Tott. ij ou 1'on avait difpofé nos montures qui nous tranfportèrent nuit fermée chez le Conful. Ifed-Pacha cet ancien favori du GrandSeigneur dont j'ai déja parlé, était alors Pacha du Caire. Prévenu de mon arrivée , il m'envoya complimenter le lendemain ; le Chék-Elbélet me fit la même honnêteté, en me faifant prelfer. de le venir voir au plutót: je ne prévis pas d'abord le motif de cette inftance , & lui ayant fait répondre que quelqu'inftruit que je fulfe de la réalité de fa prépondérance en Egypte, je ne pouvais cependant me difpenfer de reeonnaitre, au moins en apparence, celle du Grand-Seigneur dans la perfonne de fon Pacha. Le Bey commandant ordonna a fon Grand-Ecuyer & aux Officiers de Police de préparer toutes chofes pour hater ma vifite au Gouverneur. Le Conful m'avait dit, en mettan$ IK, Partie. B  18 Mémoires pied a terre, que le Chék-Elbélet prévenu de mon arrivée, & préfumant que je me débarquerais de jour avait difpofé un grand nombre d'Ofliciers & de Saratches pour me faire faire une entrée publique d'autant plus diftinguée que nónobftant le droit de monter a cheval, réfervé aux Beys & aux grands de 1'Empire, on avait préparé fept chevaux pour faire partager ce privilège aux perfonnes qui m'accompagnaient. Le foin que j'eus d'arriver tard, ne fit que retarder une corvée qu'il me fallut fupporter pour me rendre au Chateau du Caire , oü le Pacha toujours prifonnier des Beys repréfente cependant la perfonne de leur Souverain. La curiofité du peuple fut telle que la crainte que devaient lui infpirer les deux files dc Saratches qui me précédaient, ne put 1'empêcher de fe porter en foule fur mon paffage , 6s les coups que ces foldats diftribuaient  bu Baron de Tott. \$ fans motif, & feulement pour égayer la marche, n'empêcha pas la multitude d'attendre mon retour a la porte du Chateau. J'y trouvai le Pacha environné de toute la pompe du Vifiriat; il me recut avec les mêmes cérémonies qui fe pratiquent a Conftantinople -r mais notre ancienne liaifon nous invitant au tête - a - tête , il écarta pour quelque temps la foule qui rempliffait la falie du Divan, & ce fut en me confiant la fermentation qui exiftait entre les Beys j ( préfage d'une révolution ), qu'il me donna 1'explication de l'empreffement du Chék-Elbélet a terminer tout cérémonial avec moi. Cependant on ne donna pas le temps a celui-ci de me recevoir, car a peine fus-je rendu chez moi dans le même ordre qui m'avait conduit au Chateau , que le parti oppofé ayant éclaté , les Beys régnants ne fongèrent plus qu'a s'emparer de la fortereffe. Ce B 3  20 Mémoires moyen plus politique que militaire aflure a celui qui fait fe le procurer, la difpofition des ordres du Grand-Seigneur en les faifant émaner du Pacha, le piftolet fous la gorge. Auffi ne tardat-on pas a voir un Firman prononcer 1'exil des révoltés, tandis que ceux-ci méprifant ces vaines formalités , en fulillant leurs ennemis, les contraignirent après quelques jours d'une pétarade plus bruyante que meurtrière , a fuir vers la haute Egypte. Des Mamelucs du parti viclorieux, élevés a la dignité de Beys, remplacèrent les fuyards, & le Gouvernement parailfant tranquillifé, je me rendis a Gifa pour y paffer quelques jours , & vifiter les pyramides qui n'en font éloignées que de quatre lieues. Le fol de 1'Egypte, fon commerce, lbn Gouvernement & fes monumens qu'on doit confidérer comme les annales  Baron de Tött\ ai du monde les plus reculées, font des objets trop dignes d'être obfervés pour les confondre avec 1'hiitorique de mon voyage, & j'en réTerverai les détails afin de les réunir dans un même tableau. Les Arabes qui devaient nous conduire aux pyramides, nous firent partir a minuit ; & nous mïmes pied a terre prés de ces maffes énormes a la pointe du jour. Le premier foin des perfonnes qui m'accompagnaient fut d'y pénétrer; mais moins curieux d'un intérieur fuffifamment connu par les plans que M. Maillet, & différens voyageurs tous également d'accord , nous en ont donné , j'ai profité du peu de temps que je pouvais employer a mes obfervations , pour me livrer a des recherches qui m'avaient paru négligées jufqu'alors. En m'approchant du fphinx dont je parlerai ailleurs , les Arabes qui m'accompagnaient me firent remarquer 1'ou-  22 MÉMOIRES vérture qu'un .des Beys d'Egypte avait fait dégager, jufqu'a une certaine profondeur, des febles qui la comblaient précédemment. lis ajoutèrent que 1'impiété d'un travail dont 1'objet était de pénétrer dans 1'afyle des morts n'avaifent pas tardé a être punie, & que ce Bey ■avait perdu la vie dans la dernière révolution. Cependant, ces Arabes fi fcrupuleux, faifaient journellement coramerce de momies, 6c fe portaient trèsbien ; mais Fefttreprife du Bey aurait nui fans doute a ce trafic; tout négociant afpire a 1'exclufif. De retour a Gifa, oü je m'étais déja occupé a defliner la vue de Ijle de Rhoda , du Nillometre 6c du vieux Caire, fitué vis-a-vis ; je profitai de 1'offre que me fit un négociant Copte , 6c je me tranfportai dans fa maifon a la rive oppofée, afin d'y defliner la vue de Gifa 6c des pyramides. Tandis que je  du Baron de Tott. 23 m'occupais de ce travail, un gros de cavalerie paffe a toutes jambes fous nos fenêtres , d'autres troupes fuccèdent , les coups de piftolet fe font entendre de tous cótés, le tumulte augmente , le maitre du logis barricade fa porte, & nous apprimes bientót par le Jéniffaire qui nous accompagnait que le feu de la réyolution , cach.é pendant quelques jours, venait encore d'éclater le matin par i'affaffmat de trois Beys, & qu'un quatrième pour éviter le même fort , fayait avec les débris de fon parti, pour rejoindre fes adhérens dans la haute Egypte , oü le parti vi&orieux avait intérêt d'empêcher cette réunion. Nous vimes en même temps une grande félouque armée s'emparer du milieu du Nil, en interrompre la navigation, afin d'interdire aux fuyards, le moyen d'échapper a la profcription en fe jettant du cóté de la Lybie : jufques-la étranger a cette  24 Mémoires querelle, j'schevai mon deffein, & Ie tumulte nous paraiflant calméy je m'embarquai pour retourner a Gifa fans prévoir aucun obfïacle ; mais a peine nos bateliers eurent-ils donne' quelques coups de rames, qu'une vingtaine de cavaliers Mamelucs arrivants a toute bride, fur le rivage, nous couchent en joue & nous menacent de faire feu, fi nous n'abordons pas au plus vite. C'eft auffi ce que nous fimes. Nous apprimes alors qu'un des Beys était au vieux Caire chargé de la garde du Nil, dont il avait interdit le paffage ; j'objecfai en vain, que cette loi ne pouvait me regarder, & ne pouvant obtenir de ces MM. que le bout de leurs carabines pour toute réponfe, j'envoyai un négociant qui fe trouvait avec moi, traiter direftement cette affaire avec le Bey, qu'on nous dit être affis au coin d'une rue a peu de diflance : celui - ci parut d'abord étonné d'ap-  du Baston de Tott. 2; prendre que je fufle au vieux Caire, & quand il fut que j'y étais venu pour defliner, il obje&a fort fpirituellement que j'aurais dü mieux choifir le moment; mais mon Ambaffadeur ayant repliqué avec au moins autant de jufteffe, que je n'avais pu prévoir qu'il leur plairait de s'égorger le matin, il obtint enfin avec quelques excufes fur ce qui s'était paffé, 1'ordre de me laiffer continuer ma route. Pendant ce temps un Officier du Prince volait nos pipes , il fallut encore 1'embarquer avec nous , fous le prétexte de nous préferver des infultes de la félouque, mais en effet pour extorquer le falaire de ce prétendu fervice; & j'arrivai a Gifa oü je ne m'occupai plus que des préparatifs pour mon retour a Alexandrie. Le Nil dont j'avais obfervé |a croiffance, était parvenu au degré qui permet 1'ouverture du canal de Trajan.  a.6 Mémoires Les crieurs publiés deftinés a annoncer au peuple, la crue journalière du fleuve, venaient de proclam^r la fête de 1'Arrouflee 1; mais nonobftant ces prépaparatifs , & ceux qu'on faifait pour pourfuivre les fuyards , j'obtins du Chek-Elbélet les moyen* de retourner a Alexandrie, & je me rembarquai fur les mêmes bateaux qui m'avaient amene', pour reprendre une navigation d'autant plus agréable , que lelévation des eaux nous permettait alors de parcourir des yeux la plus peuplée comme la plus riche contrée de 1'univers, Avide de connaïtre les détails d'un enfemble auffi intérelfant, j'avais raffemblé avec foin tout ce qui pouvait m'éclairer fur le Gouvernement , la population , les mceurs , le commerce Öt les rapports qu'il néceffite. La gaieté * La fêrc de Ia nouvelle époufe,  du Baron de Tott. 27 du peuple qui bordait les rives du Nil, m'infpira le defir de m'en approcher; mais 1'afpea des Mamelucs qui voulaient m'accompagner a terre , aurait bientót mis tout en fuite, fans le foin que je pris de les faire refter a bord, & de ne m'avancer qu'avec les feuls Européens. J'ai fouvent jpui du plaifir de réunir les kabitans des villages riverains,& dem'alfurer par leurs réponfes de 1'exaaitude des notions que j'avais recueilli, & dont je vais préfenter le tableau. L'Egypte fituée dans 1'angle oriëntale de 1'Afrique , s'étend depuis la mer Méditerranée jufqu'a 1'Abyflinie , & comprend en latitude 1'efpace enfermé entre le 31 & le 23 degre , jufqu'a la ville de Suenné prés du tropique audeftous des catarades du Nil. Ce fleuve dont les fources ne font pas  28 Mémoires bien connues ■ , recoit toutes les rfi vieres dont rAbyffinie&l'Ethiopie font abondammcnt arrofées , defcend dans « i-gypte qu'il traverfe du Sud au Nord a 4 lieues au-deffous du Caire, oü fe d^fant en deux branehes , il forme Ixle fi eélebre&ficonnuefous le nom 7 Ddta,:c'eft jufqu'a la pointe Petit port fuué entre Alexandrie Sc Rpfettd  44 MÉMOIRES ploie, & du génie des hommes placés pour les employer. I/Egypte lituée pour alfocier a fon commerce , 1'Europe, 1'Afrique les Indes avait befoin d'un Port. II devait être vafte, & d'un abord facile, les bouches du Nil, n'offraient aucun de ces avantages, le feul Port qui fut fur cette cóte, placé a douze lieues du fleuve, dans un défert, ne pouvait être appercu que par un génie hardi; il fallait y batir une Ville, ce fut lui qui en def fina le plan. A quel degré de fplendeur n'a-t-il pas porté Alexandrie dans fa naiffance, il la joignit au Nil, par uh canal navigable, & utile a la culture, elle devint la Ville de toutes les Nations, la métropole du commerce; il en honore les cendres que les fiècles de barbarie ont amoncelés, & qui n'attendent qu'une main bienfaifante qui les délaie, pour cimenter la reconftru&ion  du Baron de Tott. 45; 'du plus vafte édifice que 1'elprit humain ait jamais concu. Le fond de roche qui borde la cóte d'Egypte, démontre que 1'ile du Phare n'a pu être formée que du produit des cendres d'Alexandrie, & que le bas-fond qui féparait les deux baflins, s'eft élevé par les décombres que la mer y a repouffé. Ce nouveau rivage attefte encore la vérité de cette obfervation, & les vagues y mettent journellement a découvert nombre de pierres gravées , qui ne peuvent appartenir qu'aux décombres de 1'ancienne Ville. Ses ruines offrent a chaque pas le témoignage de fon ancienne fplendeur, & le manteau Macédonien que fon enceinte repréfente, en rappellant le fondateur femble en avoir impofé aux Barbares dans les différens faccagemens de cette ville. Les mêmes murailles qui garantiflaient fon induftrie & fes richef-  4 fervent les grandes malTes, les ftatues ne peuvent échapper a 1'avarice qui les découvre; mais ce n'eft jamais qu'après avoir fatisfait au fanatifme par la mutilation de ces prétendues idoles, que les Arabes viennent les vendre aux Euro* péens. Le peu deprofit qu'ils en retirent, en n'excitant point leurs recherches , les empêche heureufement de fouiller ces décombres , & réferve k nos neveux ce précieux dépot. Les fauxbourgs d'Alexandrie, celui qui joignaient Nékropolis, 6c celui dont Da  52 MÉMOIRES on diftingue encore les rues dans la plaine qui conduit a Rofette, contiennent fans doute beaucoup de richeffes enfouies fous leurs ruines, 6c remplacement de Nékropolis % eft couvert de monticules qui invitent a confidérer dans ces amas les débris des Temples & des Monumens élevés par la piété fuperftitieufe des anciens Egyptiens. J'ai vifité avec foin les catacombes de cette ville, (le cimetiere d'Alexandrie); 6c quoiqu'il ne foit pas poflible de les comparer avec celles de 1'ancienne Memphis, que les Arabes dérobent'aux curieux, afin de leur vendre plus certainement les momies qu'ils delirent, il eft probable que la méthode des embaumemens étant la même , la forme de ces catacombes ne peut différer que dans leurs proportions. On obferve même que la nature n'ayant 1 Nékropolis, ville des Morts; ce mot grsc eft compofé Je No», mort, Sc de Tl>.>JS) ville.  du Baron de Zott. 55 pas offert dans cette partie de 1'Egypte un banc de roebes femblable a celui quï borde le Nil au-deffus du Delta, les anciens habitans d'Alexandrie n'ont pu s'en procurer 1'imitation , qu'en faifant d'abord une efpèce de chemin creux dans le plateau de roe vif qu'ils deftinaient a Nékropolis. Cette excavation de trente a quarante pieds de large fur une longueur de deux cent, & vingt-cinq de profondeur, eft terminée par des pentes douces a fes extrémités; les deux cótés, taillés perpendiculairement,contiennent plufieurs ouvertures larges & hautes de dix a douze pieds creufées horifontalement, & qui forment par leurs différens rameaux des rues fouterraines. Celle de ces couvertures que la curiofité a débarraffé des décombres & des fables qui rendent 1'entrée des autres incom-* mode ou impoflible, ne contient plus de momies ; mais on y voit encore les pla-  54 Mémoires ces qu'elles occupaient, 6c 1'ordre dansf lequel elles y étaient rangées ; des trous de vingt pouces en quarré, creufés de fix pieds horifontalement, rétrécis dans le fond, & féparés 1'un de 1'autre par des cloifons de fept a huit pouces d'épaif-* feur ménagée dans le roe, divifent en échiquiers les deux parois de ce fouterrain. II eft facile de juger, par cette difpofition, que chaque momie entrait par les pieds dans la cafe qui lui était deftinée, & qu'on ouvrait de nouvelles rues a mefure que les habitans de Nékropolis fe multipliaient. J'ai cru que cette obfervation en portant quelque lueur dans les catacombes de Memphis, pourrait expliquer 1'énormité , la multitude, ainfi que les différentes élevations des pyramides de la haute & bafle Egypte ; 6c je paffe a 1'examen de celles de Gifa, pour en tirer les indutlions  du Baron de Tott, qui m'ont parue les plus vraifemblables. J'ai déja dit qu'elles font conftruites fur le banc de rochers qui bordent la Lybie : deux de ces pyramides different peu dans leurs proportions, & la troifième feulement de trois cent pieds, n'a jamais attirée aucun regard;la plus grande dont chaque cóté du quarré de fa bafe & fa hauteur ont fix cent pieds , permet aux curieux d'examiner Tintérieur de cette énorme flrutfure. Le Conful Maillet, en en donnant la defcription, les plans, & les coupes les plus exactes , affure que cette pyramide a été violée; mais cette étrange manière de caraclérifer la prétendue dégradation des affifes de pierres qui devaient mafquer 1'entrée des galeries par lefquelles on pénétre aujourd'hui jufqu'au farcophage placé au centre de ce monument, ne démontre aucune violence, il parait au contraire certain que cette pyramide n'a jamais été  5<5 Mémoires fermée; en effet, 1'avarice ou la curiofité n'auraient pu en entreprendre la dégradation, fans faire différentes tentatives dont il n'exiffe point de traces. Cepen-, dant aucun des cótés de la pyramide voifine n'indique fon ouverture ; comment donc celle-ci aurait-elle été trou-. vée d'abord? pourquoi les affifes infé-< rieures qui ne faifaient aucun obflacle , auraient-elles été ótées ? Comment exif terait-il encore une propreté remarqua-. ble dans les pierres d'attente ? Comment enfin le bas-relief placé au - deffous de la clef de la voute, & la perfeftion de tout 1'ouvrage n' auraient-ils pas fouffertjde cette dégradation. Cependant Maillet, pour appuyer fon hypothèfe, entre dans tous pour les détails du travail qu'il fuppofe,& prête aux Egyptiens des moyens compliqués, que 1'énormité de ces maffes, & plus encore les pieufes fuperftitions de ce peuple , n'avaient pas befoin d'env  du Baron de Tott. 57 ployer pour garantir des afdes que tout invitait a refpecter. L'exa&itude de cet Ecrivain ne laifferait rien a defirer fur 1'intérieur de ce monument, fi fes recherches avaient pu pénétrer dans le puits qui plonge perpendiculairement au centre de la pyramide , & dont il ne fait qu'indiquer 1'ouverture. Différentes tentatives pour y defcendre , rendues infru&ueufes, foit par le manque de moyens ou la timidité de ceux qui les ont faites, laiffe encore un champ libre aux conjetlures; il femble cependant que ce puits ne préfentant aucun objet d'utilité ; on eft plus particulièrement invité a le confidérfsr comme un paffage myftérieux. Cette idéé, liée aux opinions des anciens Egyptiens fur la mort, acquérera plus de poids par les obfervations fuivantes. La plus intéreffante eft dans le rapport que les tombeaux fupérieurs ont avec  58 Mémoires !es inférieurs. Chaque pyramide a fes catacombes, le banc de rochers taillé au cifeau fur une longueur de cinquante toifes perpendiculairement au fommet 'de la première pyramide & parallélement a fa face horifontale , préfente plufieurs ouvertures , dont une latérale eft creufée dans une diretfion tellement inclinée, qu'on ne pourrait y defcendre fans fe faire attacher, lors même que les Arabes en permettraient 1'accès ; d'autres ilfues font encore fermées par de longues pierres chargées d'hiéroglyphes & de figures en bas-relief. Une feule de ces ouvertures par laquelle les Arabes tirent les rnomies dont ils font commerce , n'eft fermée que par une porte de bois, & 1'entrée de ce fouterrain eft confiée a la garde d'un Arabe qui y loge ; mais nonobftant le bon accueil qu'il me fit, je n'ai pu en obtenir que la permiflion de regarder par une fenêtre qu'il s'eft fans  pu Baron de Tott. $j* 'doute fabriqué lui-même ; & je n'ai vu qu'un large fouterrain oü 1'ceil fe perd dans 1'obfcurké , mais dont la direóf ion répond a la bafe de fa pyramide, en fuppofant ici les différens rameaux qu'on parcourt a Nékropolis , ainfi que 1'étendue 6c 1'élévation proportionnées a la ville de Memphis. On concevra facilement 1'énormité de 1'excavation. Une autre obfervation non moins utile, c'eft que les pyramides font inconteftablement du même roe, 6c 1'on ne craint pas d'affurer que les catacombes en ont été la carrière. Si 1'on ajoute a ces différentes remarques 1'effet néceffaire des préjugés d'un peuple dont la vie femblait confacrée a la mort, ne paraïtra-t-il pas probable , qu'a chaque nouveau regne les habitans de Memphis fermaient les dernières catacombes pour en ouvrir de nouvelles; que les pierres tirées de cette excavation étaient réferyées au mau-  f>ó Mémoires Yolée du Souverain a&uel, & que la durée de fon regne en déterminait les proportions. Ces pierres de même échantillon, tranfportées a mefure fur le plateau, n'avaient plus befoin, pour former ces monumens , que d'être placées en retraite , lorfque le calcul de leur nombre avait donné 1'étendue de la première alfife. On peut encore conje£lurer que le puits dont j'ai parlé , aboutilfant dans les tombeaux inférieurs, ménageait au Souverain le moyen de communiquer avec tous fes fujets morts fous fon regne; c'était lui infpirer ce defir fi précieux & jamais infruetueux d'en être aimé pendant fa vie. De cette manière 1'Egypte aurait en quelque forte foumis la chronologie de fes Rois a un calcul mathématique, & fi 1'on admet le terme moyen de la mortalité dans une population donnée; & le produit des pierres des catacombes  du Baron de Tott. 61 dans une égale proportion, il fuffirait d'avoir la durée du regne d'un de3 Pharaons, & la hauteur de fon monument, pour obtenir par une régie de proportion la durée de chaque regne. Sous ce point de vue, toute idéé d'opprelfion, d'efclavage, de tyrannie, difparait a l'aipe£t de ces malles énormes. On ne les voit plus que comme un dernier pafte entre le Souverain & fes Sujets; & fi 1'on fe rappelle la févérité du Tribunal oü chaque mort était traduit avant fon inhumation, on croira appercevoir le motif de 1'ouverture de la grande pyramide de Gifa, & 1'on ne pourra voir fans vénération celles qui font fermées. Si le matériel de ces objets donne cet appercu, un examen plus réfléchi vient encore le confirmer. La conftru£Hon du canal de Jofeph, les travaux de 1'Egypte fupérieure, le fameux lac Moeris, &  62 Mémoires jes canaux qui enrichilïent encore la Bafle-Egypte , font des monumens dont 1'exiftence n'elf pas plus douteufe que celle des pyramides. Comment pourrat-on croire celle-ci; 1'ouvrage de la tyrannie , les bienfaiteurs de 1'humanité, en ont-ils jamais été les oppreffeurs 9 & chez un peuple uniquement occupé de fa fépulture, qui s'était même foumis a n'y pénétrer qu'après en avoir été jugé digne, aucun genre d'opprelTion n'a pu fans doute être employé pour les conftruire \ Les proportions des pierres qui compofent les pyramides font de fept a huit pieds de long fur trois de haut & quatre de large,pofées en retraite de trois pieds & un de recouvrement, quoique le revêtement de la première foit totalement 1 On ne prétend nullement contredire ici ce que I'Ecriturc Sainte nous apprend de 1'oppreffion que les Ifraélites fouf-« ftirent en Egypte, & des travaux auxguels ils étaient con* damnés.  du Baron de Tott. 6$ éêttmtf ce qui donne la facilité de monter a fon fommet. On ne peut révoquer en doute que fon talu n'ait été au moins préparé, quand on confidère les prifmes de granit qui font encore répandus autour de ce monument. J'en ai trouvé un dont le cóté de fhypothénus était taillé pour fervir a un des angles de la pyramide. Cette découverte aurait épargné a M. Maillet les foins qu'il s'eft donné, pour rechercher par le ciment la qualité du revêtement; elle 1'aurait auftï préfervé de Terreur oü il eft tombé, en prenant quelques parties du roe calcaire, pour des fragmens de marbre blanc. On peut préfumer que les prifmes qui couvrent encore la partie fupérieure de la deuxieme pyramide, en feront détachés pour le feul plaifir de voir rouler ces mafles fur les aflifes inférieures. Ce motif a dü opérer la deftrudtion des prifmes qui nranquent; le plus léger effort y fuffit,  #4 Mémoires' & ce genre de gaieté ne fait jamais rien fe refufer. C'eft vis-a-vis cette feconde pyramide^ un peu en avant du rocher, qu'on voit encore ce fameux fphinx beaucoup plus célébre qu'il ne mérite de 1'être. Ce n'eft en effet qu'une mafte de rocher prolongé en dos d'ane jufqu'au grand banc dans la direction du centre de cette pyramide. On donna a ce rocher laforme d'un fphinx; on ouvrit fur fon dos deux puits quarrés pour fervir d'entrée a la catacombe , & dès-lors la garde de ces tombeaux fembla confiée a cette efpèce de monftre. II parait auffi qu'a chaque pyramide & fa catacombe , on avait joint un Temple dont on ne retrouve plus que les ruines, nonobftant le foin de les conf tru're avec des pierres énormes. J'en ai mefuré de vingt-deux pieds de long fur fept de haut & neuf d'épaifleur, dont les  du Baron de Tott. 6$ les joints étaient encore parfaitement unis. Si 1'on confidère que les plus anciens Ecrivains ne parient de ces édifices , que comme nous en parions nousmêmes, a quelle époque placera-t-on la conltruclion de plufieurs grandes pyramides a 1'Oueft de celles de Gifa , & dont on ne trouve plus que quelques affifes ? Je ne parlerai point des petits tombeaux qu'on appercoit a peine; mais je ne quittcrai pas ces monumens fans communiquer la fenfation que leur afpedf m'a fait éprouver , elle peut feule donner une idéé de 1'élévation de ces maffes que nous ne pouvons nous repréfenter par aucun objet de comparaifon. J'ai déja dit que j'étais parti a minuit de Gifa avec des Arabes qui me conduifaient aux pyramides , nous en .fuivions la diredtion fans perdre de vue ces maffes qui nous femblaient autant de montagnes. Parvenus a un village qui IV. Partie. E  €6 MÉMOIRES nous en avait dérobé la vue un inftant, elles me reparurent en en fortant ft prodigieufement élevées que je crus y toucher. Je voulais même mettre pied a terre , lorfque mes guides m'affurèrent qu'il y avait encore une lieue. Nous marchames en effet prés de trois quarts d'heure, au bout defquels les pyramides me femblèreuttellement diminuées, que je defcendis de cheval a cent pas de la première, aufti étonné de fon peu d'élévation que je 1'avais été de fon énormité; mais je la retrouvai bientót en m'en approchant; & ces contrariétés dans mon optique , m'engagèrent a en chercher le principe. Je m'él 'gnai a cet effet a plus de fix cent pas de la pyramide fur un plan horifontal a fa bafe. Je me retournai alors & ce point de vue me donnant fa plus grande élévation. Je remarquai qu'a cette diftance la hauteur perpendiculaire du monument  du Baron de Tott. 6y rempliffait 1'angle des rayons vifuels, de manière qu'en m'en rapprochant , ce même angle que je comparerai aux deux pointes d'un compas, ne pouvait plus en embraifer qu'une partie, & quk cent pas , j'en découvrais a peine le tiers auquel fe réduifait la fenfation que j'éprouvais. II réfulte de cette obfervation que toute élévation qui excéde la . corde des deux rayons vifuels,eft en plus, & que tout ce qui ne le remplit pas, elf en moins. Ce principe fera appliqué utilement aux édifices publics, fi la diflance du fpedlateur en détermine conftamment le module \ i La colonnade du Louvre a été aggrandie fenfiblement en abattant les maifons qui obligeaient a la voir de trop prés; elle ferait dans fa plus grande valcur 3 ü on pouvait la découvrir fur 1'aligneraent de Sainte GermainTAuxerrois ; elle perdrait, fi on la voyait de plus loin. Par cette même raifon, il aurait fallu élever celle de la Place Louis XV, ala proportion de fa diftance au chemin de Vetfailles; & 1'on éprouve en voyant Sainte Genevieve de la rue Saint Jacques, le regret qu'une fi belle copic de 1'antique , n'ait pas été mefurée avec la hardiefTe de fes modèles. E a  £8 Mémoires Quoique les affaires dont j'étais chargé ne m'aient pas permis de parcourir la plaine des Momies, j'ai pu cependant me procurer la certitude, que les fables qui la couvrent , confervent la propriété de delfécher les corps. Le roe inférieur fervait en même-tems le luxe des inhumations particulières. N'en pourraiton pas conclure que cette plaine a 1'abri de 1'inondation , & par cette raifon auffi inutile aux vivants, que favorable aux morts, fervait de cimetiere aux habitans des petites villes & des villages de 1'Egypte, qui par leur pofition pouvaient s'y faire tranfporter ? Les gens du pays affurent que les monumens funèbres de la Thébaïde font innombrables, öc furpaffent en magnificence ceux de Memphis & d'Alexandrie. Ils ajoutent qu'on y voit encore des temples dont les colonnes en granit rofe, font auffi grandes que celle de  du Baron de Tott. e$ Pompée, & que les peintures de fintérieur n'en font pas moins remarquables. On ne peut douter que la haute Egypte ne contienne auffi une infinité de tréfors enfouis fous fes ruines. II y a peu de tems qu'un Copte découvrit une urne remplie de médailles dor, dont il a fondu fecrétement le plus grand nombre; mais un Anglais a eu le bonheur de s'en procurer une centaine dont quelques -unes font au cabinet du Roi. Onne doit pas croire qu'un femblable exemple , en excitant la cupidité des babitans, devienne jamais funcfle a la confervation des monumens, la crainte des vexations qui fuivraient les découvertes, retiendra toujours ceux qui feraient tentés de s'en occuper. Dans les différens travaux qui ont illuftré 1'ancienne Egypte, le canal de communication entre la mer Rouge & E 3  70 Mémoires la Méditerranée, mériterait la première place, fi les efforts du génie en faveur de 1'utilité publique, étaient fecondés par les générations deftinées a en jouir, & fi les fondemens du bien focial pouvaient acquérir la même folidité que les préjugés qui tendent a le détruire. .Voila cependant 1'abrégé de l'hiftoire; elle n'offre que ce tableau, c'eft celui de toutes les Nations, celui de tous les fiècles. Sans ces continuelles déftruc-** tions, 1'univers n'eüt été gouverné quepar fa géographie, la pofition la plus iieureufe aurait ditté des loix immuables, öc le canal de la mer Rouge eut été conftamment la bafe du droit public des Nations. Les opinions les moins fondées , mais qui prévalent prefque toujours fur les obfervations les mieux faites, ont étabii affez généralement des doutes fur l'exiftence de ce canal; on en a nié jufqu'a  öu Baron de Tott. 71 !a poftibilité ; cependant Diodore de Sicile en attefte l'exiftence, & quoiqu'on puifle penfer de cet auteur, rien n'autorife a rejetter les faits dont il a été le témoin. Voici comme il s'explique dans fon Hiftoire univerfelle , Livre premier, fecond'e Partie. « On a fait un » canal de communication, qui va du » golphe Pélufiaque dans la mer Rouge. » Nécos, fils de Pfammeticus 1'a com» mencé; Darius, Roi de Perfe, en con» tinua le travail, mais il 1'interrompit » enfuite fur 1'avis de quelques Ingéj> nieurs qui lui dirent qu'en ouvrant les » terres, il inonderait 1'Egypte, qu'ils » avaient trouvé plus bafle que la mer » Rouge. Ptolomée fecond, ne lailfa pas » d'achever 1'entreprife , mais il fit » mettre dans 1'endroit le plus favora» ble du canal, des barrières ou des 2> éclufes trés - ingénieufement conf- E4.  72 Mémoires » truites, qu'on ouvre quand on veut » palTer, & qu'on referme enfuite très3) promptement; c'eft pour cela que le » fleuve prend le nom de Ptolomée dans » ce canal, qui fe décharge dans la » mer, a 1'endroit oü eft batie la ville » d'Arfmoé ». II eft démontré par ce paffage, que les éclufes fervaient encore du tems de Diodore de Sicile. On retrouve aujourd'hui le radier fur lequel elles étaient établies, & ce monument a été découvert prés de Suez, a 1'entrée du canal, qui exifte encore, & qu'un léger travail rendrait navigable fans y employer d'éclufes , & fans menacer PEgypte d'inondations \ Rien 1 Sultan Muftapha dont I'efprit commcncait a s'éclaiter, m'a fait faire un travail fur cet objet important, dont il réfervait 1'exécution a lapaix. C'était a cette époque qu'il voulait également attaquer les vices de fon Gouvernement; & j'ai lieu de préfumer qu'il eut facrifié jufqu'a celui de fon propre defpotiGne, fi ce Prin :e avait furvécu auxcirconftances malheureufes qui ont préparé Ia ruine de cet Empire.  du Baron de Tott. 73 ne peut en effet juftifier la crainte des Ingénieurs de Darius, lors même que leur nivellement eut été pris au moment des plus hautes marées. II n'eft pas moins important d'obferver que tou.e cette partie de 1'Ifthme offre le terrein le plus favorable aux excavations , dans le petit efpace de douze lieues qui fépare le golfe Arabique des bras du Nil qui s'en rapproche, & fe jette enfuite dans la Méditerranée, a Tineck. Après avoir jetté un coup-d'ceil fur ces monumens , qui par leur maffe & leur antiquité femblent plutót appartenir a 1'Univers qu a ï'Êgypte en particulier, examinons 1'état adluel de ce rtbyaume. Si 1'on voulait 1'envifager fous les rapports qui conftituent la puiffancc d'un Etat , la politique pourrait peut-être ne voir qu'avec une forte de mépris cette grande métropole du monde, le berceau de toutes les fciences & de tous  74 Mémoires les arts, n'être plus aujourd'hul qu'une Province de 1'Empire le moins puifïant; mais le Philofophe politique 1'envifagera fous un afpeet plus digne de fon attention, & s'il retrouve dans le climat, les produdtions & la population de 1'Egypte , les mêmes moyens qui 1'ont rendu célèbre; ces avantages, que les fiécles ne peuvent détruire, & qui ont réfifté aux plus grandes révolutions 3 leur paraïtront préférables a ces compofitions chimiques, qui difparaiffent par le procédé contraire a celui qui les a produits. Telles ont été fans doute ces Puiifances dont 1'Hirtoire nous a tranfmis la mémoire, & dont le Géographe peut a peine retrouver la Capitale. On appercoit au contraire dans 1'Egypte , les plus grands Roi, concentrer leur amour-propre dans des travaux toujours utiles a la culture; elle  du Baron de Tott. 75 leur offrait conftamment de quoi défaltérer cette foif de gloire, qui dans le refte de 1'univers, ne conduifait qu'a s'enivrer de brigandage. Si rimmenfité de 1'ouvrage permettait d'attribuer aux hommes la conftrutfion du lac Mceris, 1'utilité de ce prodigieux réfervoir en aurait fait le premier monument de la bienfaifance des Pharaons; mais fi 1'étendue de ce lac & fa profondeur laiffe quelque doute fur fon origine , on ne peut en avoir fur le canal de Jofeph, celui de Trajan, celui d'Alexandrie & ceux du Delta. Ils font vifiblement conftruits a main d'homme. La facilité qu'ils procurent pour les arrofages , ne laiffe aucune terre inculte, & la richeffe du fol en multipliant les récoltes, entretient lapopulation & 1'anime. II n'exifte point de pays oü elle foit plus remarquable qu'en Egypte; en effet le Delta, les  76 Mémoires Provinces de 1'Eft & de 1'Oueft. Ainil que toutes les terres qui bordent le Nil, jufqu'au Tropique, préfentent le tableau de la plus immenfe population; on allure qu'il y a en Egypte plus de neuf mille villages, & mille deux cent villes ou bourgs; ce qu'il y a de certain, c'eft que ces habitations font tellement rapprochées, que m'étant arrêté a Mentoubes, au-deflbus de Foua, j'en ai compté quarante-deux en parcourant 1'horifon dont la plus éloignée n'était pas a deux lieues. Par-tout oü 1'inondation peut s'étendre, ces habitations font élévees fur des tertres conftruits a cet effet, & qui font comme la fondement commun de toutes les maifons qu'on y batit, & que 1'intérêt de la culture invite a raffemble r dans le moindre efpace poflible; la précaution de les exaucer, eft furtout néceflaire pour éviter que les mai-  du Baron de Tott. 77 fons Mties en terre, ne foient détruites par 1'inondation. Les villages font toujours entourés d'une infinité de petites tourelles pointues, conftruites pour y attirer les pigeons, afin de recueillir la fiente de ces animaux. Chaque habitation a aufll un petit bois de palmief contigu, dont la propriété eft commune, & dont le produit offre aux habitans des dates pour leur confommation, 6c des feuilles pour la fabrication des paniers, des nattes 6c des autres objets de ce genre. De petites chauffées également élevées pour 1'inondation, entretiennent pendant ce tems toutes les Communications libres. C'eft fur le Nil 6c fnr les grands canaux que les villes fe font formées, on y voit toutes les mailbus conftruites en brique, a plufieurs étages, 6c dans un gout affez rapproché de celui que nous avions fous Francois premier; les palmiers qui les environw  7g Mémoires nent, & les bateaux qui bordent leurs rivages ajoutent a 1'agrément de leur fituation. C'eft ainfi que réuniflant la culture au commerce, toutes les villes de 1'Egypte rapprochent, animent & profitent de 1'induftrie qui les entoure; mais le Caire ne borne pas cet avantage au feul intérêt de 1'Egypte , fon commerce embraffe les deux hémifphères ; on y voit journellement les rues embarraflees par le concours des chameaux qui y tranfportent les marchandifes de 1'Europe & des Indes, & le choc des ballots marqués a Madras & a Marfeille, femble fixer un centre a 1'univers. Le Caire, que les Arabes nomment Miflir, eft fitué a une demi-lieue du Nil, fur la rive droite de ce fleuve ; cette ville touche aux montagnes de 1'Arabie, & c'eft a 1'angle qu'elles formentpour s'éloigner versl'Eft, qu'eftbati  du Baron de Tott. 7^ 2e Chateau du Caire ; Boulac & le vieux Caire en font les fauxbourgs: fi 1'on réunit ces deux villes a la capitale, pour en faire le dénombrement, on y trouvera dans les 700,000 confommateurs qui y font raffemblés, un fecond appercu de 1'immenfe population de 1'Egypte \ Le Caire contient quelques emplacemens alfez fpacieux pour inviter a les décorer, tels que la place de Lusbéquié, celle de la Romélie & celle de la grande Mofquée , nommée Sultan Haffan; mais toutes les rues en font étroites, mal percées & mal pavées, les palais même qui renferment le plus de richeffes , n'ont a leur extérieur rien qui annonce 1'opulence de cette 1 Le grand Douanier de 1'Egypte, qu'on doit confidérer comme le Contröleur-général de ce Royaume, m'a affuré que la feule ville du Caire contenait plus de fept cent mille tabitans , & je n'ai réuni Boulac & le vieux Caire a cc dénombrtment que pour éviter 1'exagération.  80 Mémoires ville. Uniquement occupée du riche commerce des produclions de 1'Egypte par le Nil, de celui de 1'Europe, par la Méditerranée, & de celui du Yémen & des Indes , par la mer Rouge , cette capitale engloutit encore tous les revenus domaniaux que les Grands fe diftribuent. Sa fubfiftance qui appartient également au commerce , augmente fes richeffes; le luxe qui les fuit s'y eft accru au point d'avilir jufqu'a 1'or, & les plus riches fabriques des Indes ont peine a les fatisfaire. Tout ce qui dans un autre Etat, ne pourrait être que le produit d'une adminiftration éclairée, êc conftamment mue par les principes les plus falutaires , nait en Egypte de fon propre fol: la richefle de fes produciions en fournifiant a 1'avidité des tyrans , y garantit les cultivateurs de la tyrannie , & 1'exce'dent des bleds devenu de première né- ceftité  dü Baron de Tott. Bï teflité pour 1'Arabie heureufe, en aflu« rant au commerce de nouveaux échanges, donne a fon activité la bafe la plus folide 6c layplus indépendante. Les principaux abords de 1'Egypte, font Suèz & Alexandrie; mais ce n'eft pas dans ces deux ports qu'on pourrait juger de ï'importance du commerce; oü 1'adminiftration eft nulle, il ne peut exifter ni municipalités exigeantes, rti priviléges particuliers, ni monopole fubalterne; le commerce prend naturellement fon alfiette , lë crédit réel s'en empare , le cultivateur eft fon aflbcié, fes agens font a gages. C'eft a ce principe qu'il faut fans doute rapporter la pauvreté des 'deux villes que je viens de citer, elles ne font au commerce que des agens faïariés; Suèz eft fur-tout remarquable paf la misère de fes habitans, 6c les Ara» bes fe font emparés du droit de tranf porter les marchandifejs fans renoncer IV. Parti* E  8a Mémoires a celui de les piller toutes les fois que 1'anarchie leur promet 1'impunité. Outre les bleds que 1'Egypte échange dans le Yémen, contre les cafés qui fe diftribuent en Europe , & particuiièrement parmi les Turcs; le riz, le lin, le fel de natrom qu'on emploie dans les Tanneries , le fel ammoniac pour 1'étamage, le kenna & le fafranum pour la teinture, les gommes & les drogues les plus précieufes, font des objets de commerce également importans. Le fucre eft le feul article fur lequel 1'induftrie des Egyptiens fe foit bornée è la confommation du pays, & le peu de caflbnade qu'on exporte pour Conftantinople , n'annonce pas la beauté du fucre qu'on tire de la haute Egypte, & qu'on raffine au Caire. Le Delta fournit aufli une grande quantité de cannes de fucre; mais elles n'y font cultivées que pour 1'agrément des habitans qui  dü Baron de Tott. 83 a'en rafraichifient. Une induftrie plus utile efl celle des toileries; aucun réglement ne la dirige, elle s'étend jufqu'aux cataractes, ainfi que la culture de 1'indigo , & dans ce climat brülant, le vêtement fe réduifant a une chemife de toile qu'ils teignent toujours en bleu, le commerce trouve encore un objet d'exportation dans 1'excédent de ce travail. II s'empare auffi des falines naturelles qui font dans le bas de 1'Egypte, pour approvifionner la cóte de Syrië, 6c Fintérieur des terres jufqu'a Damas. Une obfervation affez curieufe, c'eft que les plantes étrangères, tranfportées en Egypte, s'y abatardiflent au point de ne pouvoir s'y reproduire; 1'indigo eft dans ce cas; 6c ce qui n'eft pas moins remarquable, c'eft que les champs d'indigo annuellement femés de nouvelles graines qu'on tire de Syrië, donnent aux Egyptiens une très-belle couleur, F a  MÉMOIRES tandis que cette même plante manque de qualité dans fon fol originel. II réfulterait de cette obfervation, que 1'indigo de Syrië a befoin d'être tranfplanté; mais que la vigueur du terrein, & 1'ardeur du foleil nuit a la qualité des graines, en donnant au fol de 1'Egypte le réfultat des ferres chaudes. A la bonté du fol, & a la richeffe des produ£ttons de 1'Egypte , il faut encore ajouter 1'air le plus falubre: on eft fur-tout frappé de cet avantage, quand on confidère que Rofette, Damiette & Manfoura,environnées de rizières, font renommées pour leur falubrité, & 1'Egypte eft peut-être le feul pays de la terre, oü ce genre de culture qui néceflite des eaux ftagnantes , ne foit pas malfain. Les richefles n'y coütent rien a la vie des hommes. Les recherches que j'ai faites avec foin fur la pefte que j'ai cru originaire d'E~  du Baron de Tott. gj gypte, m'ont convaincu qu'elle n'y ferait pas même connue, li les miafmes de cette maladie n'y étaient tranfportées par le commerce de Conft antinopleavec Alexandrie. C'eft dans cette dernière ville qu'elle commence toujours a fe manifefter. Ce n'eft aufli que rarement, quoique fans aucune précaution pour lui en défendre 1'abord qu'elle parvient jufqu'au Caire , oh les chaleurs la font bientót ceffer, & 1'empêchent de pénétrer jufques dans le Saïde; il eft d'ait leurs reconnu que les rofées pénétrantes qui tombent fur 1'Egypte, h, 1'approche de la Saint-Jean, détruifent a Alexandrie même, jufqu'au germe de cette maladie. Ce n'eft guères que fur les cótes de la Méditerranée, & jufqu'a dix lieues dans les terres que les pluies font connues en Egypte, rarement elles s'éten* dent plus loin. A peine dans 1'année a-t-on au Caire deux heures d'une pluie  86 Mémoires douce, jamais le bruit du tonnerre ne s'y fait entendre, & les orages d'ailleurs peu fréquens , fe portent toujours dans la partie élevée des déferts de la Lybie & de 1'Arabie, oü ils n'ont rien a détruire. C'eft ainll que tout concourt a répandre fur 1'Egypte les plus précieufes faveurs de la nature , les oifeaux de tout genre, & les efpèces les plus rares , femblent s'y rendre en foule pour en jouir, & réunir leurs différens ramages a la gaieté des habitans. Le cours du Nil offre dans ce genre le tableau le plus intéreffant. Ce fleuve eft conftamment bordé, ainfi que tous, les canaux, d'une foule de peuple occupée aux travaux des arrofemens, foit en puifant eux-mêmes, foit en excitant les animaux deftinés a les foulager de ce travail, un nombre infini de feaux a bafcules, & de roues a chapelet, font difpofées a cet effet fur les rives ; les,  du Baron de Tqtt. 87 eaux qui s'élèvent & fe verfent dans une première rigole, font diftribuées enfuite dans 1'intérieur des terres, par différents rameaux quel'induftrie & 1'activité du cultivateur fait ménager & employer avec autant d'intelligence que d'économie. On voit en même-tems les femmes, livrées aux foins du ménage , tranfporter pour leur boiffon 1'eau du fleuve dans des cruches piacées en équilibre fur leurs têfes; d'autres lavent leur linge, blanchiffent leurs toiles, les étendent & fe livrent a leur gaieté naturelle , au moindre objet qui 1'émeut; elles font alors retentir 1'air d'un fon vif & roulant, le lululatus des Romains. Les coches d'eau établis d'une ville a 1'autre,, les bateaux pour le tranfport des denrées, & la navigation que le commerce entretient, ajoutent a la variété & au mouvement de ce tableau. Cette navigation eft fur-tout remar-  88 MÉMOIRES quable par 1'agilité des matelots, & la manière dont on tranfporte la poteri© qui fe fabrique dans la haute Egypte. II eft néceflaire avant d'en donner 1'explication,. d'obferver que les vafes de terre cuite, deftinés a conferver 1'eau pour la boiffon des habitans, doivent avoir d'autant plus de capacité que les maifons font plus éloïgnées du fleuve ; la bafle Egypte étant dans ce cas,les Potiers qui habitent dans la haute, en ont profité pour économifer le bateau de tranfport ; les plus grandes jarres liées par leurs anfes, forment le premier plan de leur radeau; les moyennes,, le fecond; les petites poteries viennen.t enfuite ; le propriétajre fe ménage fur fa boutique, un emplacement commode , & muni d'une perche pour diriger fon abordage; il s'abandonne alors au cours des eaux , fans redouter les échouemens fur une argile qui ne peut  du Baron de Tott. 8p rien endommager. II parvient ainfi juf. qu'au Delta, & fon batiment difparait par le débit fucceffif de tout ce qui le compofait. Les Egyptiens naturellement doux & timides, font gais & débauchés; toutes leurs adfions fe reffentent du fond de ce caraclère ; le moindre événement les effraie, le plus petit accueil les familiarife. Le goüt de ce peuple pour la danfe a introduit en Egypte des balarines ; elles n'y connaiffent aucune retenue , n'y plaifcnt que par 1'excès contraire. A cela pres, que les Egyptiens ont la peau bafannée, leur fang m'a paru beau, ils ont fur-tout le corps fVelte & difpos ; hommes & femmes nagent comme des poiffons; leur vête-, ment fe borne a une fimple chemife bleue, dont la coupe défend affez mal la pudeur des femmes ; les hommes ne la fixent par une ceinture autour du  po MÉMOIRES corps, que pour la commodité du travail ; les enfans font toujours riuds, & j'y ai vu des filles de dix-huit ans encore enfans. Le Mahométifme eft la religion dominante des Egyptiens, mais ce peuple y a ajouté une infinité de cérémonies qui tiennent plus a fon goot pour les fpeftacles , qu'aux préceptes du Prophéte : des confrairies de pénitens , des proceflions nofturnes avec des cierges, des vêtemens analogues a ce genre de dévotion, les chants qui accompagnent les enterremens , les pleurs qu'on y répand, & 1'épulum férale * font autant de pratiques qui appartiennent plus aux fuperftitions de leurs ancêtres, qu'a la nouvelle loi qu'ils ont embraffé. Ce- • Ceft Ie feftin des morts pratique chez les Romains, d'ufage chez les Grecs & rejettés par les Mahométans ; mais cette pratique s'eft confervée en Egypte , od le CalifeOmar a cru fans doute devoir céder a la fuperftition pour gouverner plus sürement les fuperftitieux.  du Baron de Tott. pi pendant les Egyptiens ont dans 1'exeiv cice de leurs préjugés, moins de férocité que les Turcs, qui ont moins de fuperftitions. C'eft que ceux-ci font ofgueilleux, & que les Egyptiens ne font que foibles. On appercoit aufll que 1'appareil qui décore leurs cérémonies, les réunit plus que le motif, & que la gaieté de ce peuple, & fon libertinage , ont plus de part aux pélerinages qu'ils favorifent, que le Saint n'a d'empire fur 1'efprit de ceux qu'il raflemble. Les plus révérés font 1'Iman Ckafi au Caire, & celui de Tinta, ville fituée dans le centre du Delta; ce dernier fe VLommt Sèid, Achmet & Bédouit. C'eft dans le mois de Juillet, que plus de 200,000 ames de la haute ótbafleEgypte accourent a ce tombeau : le commerce qui profite de tout, y a étabii une foire confidérable, les balarines, les joueurs de gobelets s'y raflemblent aufli pen-  MÉMOIRES dant le tems qu'elle dure ; Tinta réurut alors tout ce qui peut fervir a 1'agrément des pélerins, & le Chek de la Mof quée de Séid > Achmet & Bédouit, fait une ample récolte , en impofant également la dévotion de quelques-uns, & le plaifir du grand nombre. Chaque Ville d'Egypte a aufll fon Saint, fes proceflions & fes plaifirs; on y accourt au moins des environs , & le Gouvernement les maintient avec une forte de fécurité. On fent bien que dans cette difpolition, le Saint de la Capitale jouitde tous les droits de la Métropole, & que fon tombeau eft conftamment achalandé. Mais la dévotion des femmes, plus fervente dans tous les pays que celle des hommes, ne fe borne pas en Egypte a invoquer des manes; & comme les dupes encouragent toujours les fripons, on voit au Caire, plufieurs Saints bien portans, auxquels elles s'adreflent  du Baron de Tott. $3 de préférence. C'eft ordinairement a la porte ou dans la cour des Mofquées que ces prédeftinés élifent leur domicile, couchés fur une mauvaife natte; leur coftume annonce qu'ils fe croient en paradis, & cet air de bienheureux entretient la vénération. D'autres pour fe donner plus d'importance, marchentgravement dans les rues couverts feulement d'une longue tunique de laine blanche. Ils prêchent le mépris des richefles, en demandent infolemment le partage, & annoncent toujours la fin du monde. On a vu un de ces Saints donner en Egypte la preuve que 1'habitude de tromper les autres conduit a fe tromper foimême. Un de ces fripons parvenu a 1'enthoufiafme, annonca au peuple le jour & 1'heure oü en prononcant feulement le nom de Dieu, il traverferait le Nil debout fur fa natte. Une foule de cnrieux 1'accompagna au rivage.LeS^int difparut  £4 MÉMOIRES bientót dans les flots, 6c les imbéciles qui attendaient le miracle en lui laiffant le tems de s'opérer, laifsèrent au fou celui de fe noyer. L'humanité dégradée par ces pieufes abfurdités, eft honorée en Egypte par une fondation illimitée en faveur des aveugles 5 c'eft auffi en ne lui donnant point de bornes que tous les aveugles de 1'Egypte , réunis au Caire , ont accrédité 1'opinion que ce climat les multipliait. On en compte environ quatre mille entretenus par la Mofquée de Sultan Haffan, 6c comparativement a tiOè climats, ce nombre n'excéde peut-être pas la proportion des habitans. Ilfaut cependant convenir qu'en Egypte, cette maladie attaque particuliérement la claffe des individus qui couchent habituellement dans les rues ou fur les terraffes des maifons. Une rofée frakhe qui tombe pendant la nuit, attendrit infenfiblement  du Baron de Tott. les paupières & les difpofe a s'ulcérer par le contrafte de la chaleur du jour. Mais la vue de ceux qui couchent a couvert, ne paie pas même le tribut auquel 1'intempérance affujettit dans d'autres climats. Après avoir confidéré les monumens de 1'Egypte, la beauté du ciel, la population , Tadivité des habitans & la richelfe des produttions, il ne refte plus qua jetter un regard de mépris fur fon gouvernement. Des enfans Géorgiens tranfportés & vendus en Egypre, y repeuplentdix k douze mille Mamelucs; ce petit nombre fournit les Beys qui ordonnentla tyrannie,les Officiers fubalternes plus cruels que leurs maitres, & les troupes qui exécutent & ajoutent toujours a la barbarie. Par 1'examen des canons, ou code de Sultan Sélim , on doit préfumer que ce Prince capitula avec les Mamelucs ,  p6 MÉMOIRES plutót qu'il ne conquit 1'Egypte. Oö appercoit en effet qu'en laiffant fubftfter les vingt-quatre Beys qui gouvernaient ce Royaume , il ne chercha qu'a balancer leur autorité par celle d'un Pacha qu'il établit Gouverneur général & Préfident du Confeil. C'eft auffi ce qui fubfifta,tant que la Porte put elle-même prêter fecours a fes Officiers ; mais fon affaibliffement la réduifit bientót au feul moyen de divifer les Beys pour fe foutenir contr'eux,c'eft ainfi qu'en favorifant toujours le partie le plus faible, les Turcs fe créèrent de nouveaux ennemis, & ces fréquentes erreurs ont réduitlesPachas a un vain titre que les Mamelucs encenfent quelquefois; mais en retenant toujours dans une étroite prifon celui qui en eft revêtu. Le célébre Aly-Bey contribua le plus l cette anarchie j il avait concu le deffein defe rendre indépendant, & c'eft pour  du Baron de Tott. 5)7 pour y parvenir qu'après avoir chafte ou fait aflaftiner dans les premiers tems de fa prépondérance tous les Beys qui lui parurent avoir trop de pouvoir pour efpérer de les foumettre a fes volontés, il forca le Pacha a conférer les dignités vacantes a fes propre3 efclaves. II crut aulfi ne p ouvoir gouverner tranquillementl'Egypte,qu'en établilfant le CheikTaher, Maitre de la Syrië, 6c de Damas jufqu'a Gaze qu'il fe réfervait. Ii voulait en même-tems alfurer 1'indépendance aux Drufes 6c aux Mutualis, afin d'en faire fes alliés; 6c c'eft après avoir élevé cette muraille impénétrable a la puiffance Ottomane , qu'il comptait placer la couronne d'Egypte fur fa tête. Cependant un de fes Efclaves qu'il avait élevé a la dignité de Bey , ofa fe croire fon égal , 6c prenant le mafque d'une fidéiité dont la Porte ne fut pas la dupe, Mouhamet-Bey, attaqua fon IK Partie. G  $g MÉMOIRES Maitre, fut heureux & moins éclairé que lui, en voulant cependant fuivre la même carrière , il courut anéantir le Cheik-Taher, afin de réunir la Syrië a 1'Egypte. Son ingratitude avait été impunie, fa politique ne le fut pas; il perdit la vie au fiége d'Acre, & Murad-Bey qui prétendit lui fuccéder, ne fut qu'un tyran éphémère que la dernière révolution a détruit pour laiffer a Ifmaël-Bey, un Gouvernement qui a déja été contrarié, & qui n'a encore pris aucun caractére. Les querellcs qui mettent fréquemment aux Mamelucs les armes a la main, relfemblent plus au tumulte d'un affaf fmat, qu'a une guerre déclarée. La diffention des tyrans ne donne au peuple qu'une fcène qui 1'amufe , fpeftateur tranquille , indifférent fur le fuccès, fans regret, comme fans efpérance , il ' n'interrompt aucune de fes opérations.  du Baron de Tott. ^ Si 1'indifférence du peuple pour ces événemens qui fe fuccèdent fréquemment, eft étonnante, quandon confidère avec quelle facilité il fe déferait de fes tyrans, la tranquillité de ceux-ci ne Feft pas moins ; on n'appercoit aucun reflort pour contenir la multitude, & les Mamelucs femblent ne fe difputer 1'Egypte que comme des brigands fe difputeraient le partage d'un tréfor. Chaque Bey , Gouverneur d'une Province , nomme dans chaque diftricf, des Kiachefs, efpèce de fous-Gouverneurs. Ces vexateurs fubalternes revêtus de cette dignité qui les conduit a celle de Bey , s'attachent aufli des Mamelucs fans emploi, & toutes les villes & villages de 1'Egypte réfervés pour les Beys ou diftribués par eux a leurs créatures, font aflujettis a des redevances territoriales. Le cultivatèur les tient a la difpofition du Maitre que le parti dominant lui  10(5 MÉMOIRES donnera. Tous ces Mamelucs épars dand 1'Egypte font toujours attirés au Caire a chaque révolution ; mais ces querelles en rendant aux habitans leur liberté ne leur ont jamais infpiré 1'idée de la conferver, & jamais les tyrans n'ont imaginé , qu'en fe difputant a la porte de la ville, on pouvait la leur fermer. Tous les Beys habitent le Caire, & leurs efclaves compofent toutes leurs forces; c'eft-la qu'ils préparent par leurs intrigues les révolutionsdorfqu'elles font prêtes a éclater, les Kiachefs leurs cliens, accourent avec des Mamelucs pour fe réunir a leurs Maitres , ou les trahir en palTant dans le parti contraire s'ils y voient plus d'avantage. Que peut-on attendre de la réunion de ces forces , fans difcipline , comme fans intérêt a la chofe publique , 1'avidité qui les raffemble, les difperfe auffi-tót que 1'intérêt du moment fe fait entendre ?  du Baron de Tott. ïoi Le Chateau du Caire qui peut a peine mériter ce nom , eft ordinairement le point que 1'on commence a fe difputer; & c'eft pour fe 1'alfurer que les deux partis cherchent a attirer a eux les Mamelucs qui y commandent. La pofleflion 'de la ville eft auffi le feul objet de conquête; elle entraine celle de toute la bafle-Egypte , paree que perfonne ne la difpute, & que la fituation du Caire fur le Nil, gouverne le commerce de» denrées , feul intérêt du Cultivateur ; mais cette ville dépend a fon tour du Delta & de la haute-Egypte dont elle tire fa fubfiftance. Le Said eft auffi la feule reflburce des fuyards ; ils s'y retirent pour interrompre la navigation du fleuve 3 &.affamerla Capitale. Des troupes détachées par le parti vidtorieux y pourfuivent la deftrutfion des Beys vaincus, qui n'obtiennent grace qu'en fe réduifant a deux ou trois Ma- ,  102 MÉMOIRES melucs , & a une réfidence éloignée, tandis que leurs partifans négocient toujours avec fuccès leur retour au Caire , pour fe rejoindre au parti dominant. Pendant cette guerre contre les fuyards, le Cheik - Amman qui commande aux Arabes dans la haute-Egypte , devient un homme important, fon fecours eft follicité par les deux partis; mais les Arabes relégués dans la Lybie öc dans 1'Arabie Pétrée, moins utiles , moins accommodans & moins follicités, pillent de tous cótés; le Delta enveloppé du fleuve , eft feul préfervé de leur brigandage , 6c les Mamelucs fuyards fur les deux rives , échappent difEcilement a leurs recherches; le défordre eft général jufqu'a ce que le partage des Gouvernemens , des diftrids 6c des villages , en rétabliflant 1'ancienne adminiftration, rende a TEgypte de nouveaux tyrans. Le précis de la révolution dont j'ai  du Baron de Tott. 103 été témoin, confïrmera 1'idée que je viens de donner des Mamelucs. Après la mort de Mouhamet-Bey, dont on a parlé plus haut, les Beys d'Egypte partagés en deux partis préparaient en fdence les moyens de fe détruire. Murat plein de la même ambition qui avait animé fon ancien Maitre, s'était uni a Ibrahim, Chek-elbckt & a quelques Beys moins importans. Ils exercaient tranquillement leur tyrannie , tandis qu'Ifmaël, JulTuf & quelques autres Beys, épiaient eux-mêmes l'inftant de s'emparer du Gouvernement. Iimaël-Aga homme d'efprit, adroit, diflimulé & traitre, attaché en apparence a Murat-Bey, gouvernait fous fon nom, excitait & fervait. les vexations dont plufieurs négocians Turcs ou Coptes avaient été les victimes. Cependant Murat de retour de Lacharkyé oü il 1 Commandant Géncral. G 4.  104 MÉMOIRES venait de molefler les Arabes , apprit en arrivant qu'un de fes gens avait été batonné par Soliman-Kiachef attaché a Julfuf-Bey; il manda ce Kiachef chez lui, 6c lui fit rendre cette correöion avec ufure ; Juffuf fut fi bien diffimuler cette offenfe , que 1'orgueil de Murat crut pouvoir tout entreprendre impunément. On avait même affeété, a fon retour au Caire, de le recevoir avec une forte de triomphe, 6c il jouiffait ainfi qu'Ibrahim de la plus grande fécurité, lorfque le 18 Juillet 3 Ifmaël, Juffuf, tous les Beys de leur parti 6c leurs Mamelucs fortirent de la ville, pour s'emparer du Nil, en occupant le vieux Caire : ils firent en même-tems fignifier au Chek-Elbelet , 6c a Murat de fe foumettre volontairement, s'ils ne voulaient y être contraints par la famine ou par les armes. Une levée de boucliers auffi fubite ne laiffant pas au parti oppofé le tems de  du Baron de Tott. io; raffembler fes Mamelucs} la feule reffource fut de s'emparer du Chateau du Caire, dont les Commandans font toujours a la difpofition du parti dominant. Cependant Murat & Ib'rahim défiés journellement & refferrés dans le Chateau par les troupes du dehors, effayèrent en vain la force des Firmans 1 du Pacha qu'ils retenaient prifonnier; mais qui probablement ne defirait pas les tirer d'embarras. Ce qu'il y eut de plus facheux pour Murat; c'eft que cet Ifmaël Aga 3 fon bras droit} dont nous avons déja parlé , au lieu de venir au Chateau joindre fon Maitre , pafla dans le parti oppofé avec plus de huit cent mille féquins dont il était dépofitaire. Cette trahifon réduifitbientótMurat&Ibrahim a fuir vers la haute-Egypte avec peu de 1 Ordonnance en forme d'Edit, que les Pachas a trois queues, nommés Yifirs du Banc, rendent au nom du GrandSeigneur.  106 Mémoires fuite. Ils s'emparèrent de Miniés. Le transfuge Ifmaël fut revêtu de la dignité de Bey, ainfi que Soliman Kiadhef, & Ton donna a ce dernier la maifon de Murat en indemnité des coups de baton qu'il en avait recu quinze jours auparavant. La paix fut publiée en même-tems, & Juffuf-Bey trop aveuglé par fon orgueil pour appercevoir qu'il n'avait été que 1'inftrument de cette révolution, annoncait déja avec la même inconfidération le projet de dominer fes compagnons ; mais les deux Ifmaël ne tardèrent pas a le punir de les avoir mal jugés, ils l'affailinèrent dans fa propre maifon , fes partifans fubirent le même fort, le nouveau Bey-Soliman fut dépouillé de la dignité ; mais cette événement ne promettait pas une paix durable, & 1'on dut préfumer que la deftruclion des fuyards ferait le terme de 1'union des deux tyrans.  du Baron de Tott. 107 Je ne quitterai pas 1'Egypte fans offrir aux Hiftoriens & aux Géographes une obfervation fans laquelle les détails que le Sire de Joinville nous a confervé fur le débarquement de S. Louis aDamiette, ferait inintelligible. Ce témoin oculaire dit que la flotte du^S. Roi partie de Chypre, & d'abord difperfée, vint fe réunir aDamiette oü Louis débarqua ala plage d'une ile qui communiquait a la ville par un pont. Ilréfuke de cet expofé que le Nil fe jettant alors dans la mer perpendiculairement a la cóte, avait un petit bras, qui fe prolongeant vers 1'Eft, formait une ile vis-a-vis Damiette. C'eft de cette branche que le fleuve adepuis fait fon lit; & le comblement de 1'ancienne embouchure, en réunilfant 1'ile au Delta , ne préfente plus aux Géographes qu'une langue de terre qui couvre aóluellement la ville. L'Hiftorien reconnoitra auffi, que fi ce changement  ïo8 Mémoires 'defite eutprécédé 1'arrivée des Croifés, leur pofition eut été moins embarraffante, le Delta leur eut offert avec 1'abondance des vivres un afyle impénétrable a la cavalerie des Mamelucs, & la fituation la plus avantageufe pour les réduire. C'eft au contraire a la rive oppofée que Louis expofe fon armée a manquer de fubfiftance , en donnant au Soudan le moyen de réunir toutes fes forces contre lui. Le Sire de Joinville parle du Tanis, 1'un des canaux de la Charquyée, comme d'un des bras du Nil, & femble ne pas connaïtre la pointe du Delta qui les fépare. J'obferverai auffi pour les Phyficiens , que le Fort S. Louis bati a la pointe de la langue de terre, précédemment ile de débarquement, eft encore baigné par les eaux de la mer; & fi 1'on confidère que 1'époque de fa conftrucf ion doit néceffairement répondre a l'exiftence du port de Fréjus, oü le S, Roi s'efl em-  du Baron de Tott. 109 barqué pour fon expédition d'Egypte, on en conclura que des; attériflemens fucceffifs ont pu feuls combler ce port & reculer fa plage a la diftance oü elle eft aujourd'hui, puifque le FortS.Louis attefte encore que le niveau de la mer n'a point eu depuis ce tems d'altération fenfible. Après m'être rembarqué a Alexandrie la frégate prolongea la cóte d'Egypte , écarta les fonds de roches qui la rendent inabordable jufqu'a Damiette, en traverfa la rade & dirigea fa route fur Jaff dont la darfe peut a peine abriter quelques petits batimens. Nous mouillames en rade a prés de deux lieues du rivage. Cette première ftation a la cóte de Syrië avait pour objet de me tranfporter k Rames. Je me rendis a cheval dans cette ville de la Paleftine oü le Procureur de Terre-Sainte vint de Jérufalem pour «'aboucher avec moi, Ce Récollet avait  HO MÉMOIRES pour fuite & pour efcorte les quatre chefs Arabes de la montagne. Le pouvoir de fon argent avait été tel, qua la réception de mon courrier , il fit conclure a ces Princes divifés depuis long-tems , une trêve dont le feul motif était de me venir voir plus commodément. Le Gouverneur de Jérufalem qui avait arrangé cette pacification , aurait defiré que j'en profitaffe pour me rendre auprès de lui; mais plus il fe difpofait a me bien recevoir , moins j'étais tenté d'en payer les frais. La confidération du Procureur me parut d'ailleurs trop bien établie pour me flatter de pouvoir y ajouter, 6c les reliques dont le facré Direaoire me gratifia , ne me laiffait rien a defirer. L'efpace entre la mer 6c la montagne de Jérufalem, eft un pays plat d'environ fix lieues de large, de la plus grande  du Baron de Tott. un fertilité ; le fïguier d'inde 1 forme les haies & préfente des barrières impénétrables qui garantilfent les propriétés. Le commerce de cette partie eft en coton, fon induftrie enfilature, & cette portion de la Terre-Sainte eft fur-tout remarquable par les veftiges des Croifades dont elle eft couverte. Le Mahométifme en détruifant ces monumens s'eft confervé le moyen de profiter du pieux enthoufiafme qui les avait élevés, & la politique des Turcs en admettant les Grecs & les Latins au partage des faints Lieux , afin de profiter de leurs divifions, a plus compté fur leur orgueil que fur leur dévotion. Une hypothèque aufli folide a furpaffé leurs efpérances; les querelles des deux rites font intariffables, &grace a 1'argent de 1'Efpagne, le Gouvernement de Jérufalem doit être con- 1 Cette plante eft adfi nommée raquette.  ii2 Mémoires fidéré comme un des meilleurs bdnéfrees de vexations. Celle que les Grecs venaient d'efluyer a mon arrivée a Rames couvrait de gloire les Catholiques, 6c 1'efcorte du Procureur était une fuite de ce triomphe. II voulut me conduire a Jaff, êc je fus vraiment charmé de voir 1'uniforme des Récollets affourchée fur un beau cheval Arabc richement harnaché & caparaconné. On me fit remarquer , en approchant de la cóte, 1'horrible Pyramide que Méhémet-Bey fit élever. Ce barbare la compofa de quinze cent têtes qu'il fit couper après la prife de cette ville. Jaff forme un Gouvernement particulier appanagé a une Sultane qui en afferme la Douane; mais la dépopulation de cette ville a dü néceffairement diminuer fon commerce. II ne confifle plus qu'en toile 6c en riz que Damiette expédie pour la confommation de Napou- loufe  ou Baron de Tott. 113 loufe , de Rames , de Jérufalem, & des nombreufes hordes d'Arabes quicampent dans les plaines de Gaze : Damiette re^ coit en échange des verreries groflières 9 fabriquées a Ebrom, des cotons en laine, du cumin 6c fur-tout du favon de Jaffe. Cet article jouit par une conceffion immémoriale du droit de ne payer en Egypte que demi-Douane. Après avoir vifité, avecle Procureur, 1'Hofpice de fon Ordre, 6t fait toutes les démarches qu'il croyait nécelfaires a fes vues, ce Moine qui n'était pas Prêtre , voulut mettre le comble a fa confidéra* tion , en me donnant fa bénédiction a la face d'Ifraël; mais peu s'en fallut que la foule qui nous avait accompagnée fur le rivage, ne me vit en même-tems fub* mergé par les brifans de la barre que la témérité des matelots ofa affronter, 6c que leur adrelfe eut affez de peine a furmonter. IV. Partie. H  114 MÉMOIRES De retour a la frégatte, elle fit voile pour S. Jean-d Acre oü nous mouillames le' lendemain matin. Dgézar , Pacha de Seide s'y trouvait alors , il me fit prier en débarquant, de fatisfaire Fempreffement qu'il avait de me voir; mais il s'en fallait bien que je le partageafie: les cruautés qui Font rendues célébre & les vexations qui le faifaient craindrc ne m'invitaient qu'a le mortifier. II me fut aifé de découvrir par le langage de 1'Officier qu'il avait envoyé pour me compiimenter} que mon crédit a la Porte était le principal motif de fes inftances} & je ne négligeai pas cette occafion d'animer les inquiétudes qu'il avait depuis long-tems fur le reffentiment du Grand - Seigneur. Je lui fis répondre qu'étant tous deux voyageurs nos liaifons me paraiflaient inutiles. L'Officier crut que cette réponfe n'excluait pas la vifite que je ferais a fon Maitre dans le chef-  du Baron de Tott. nf lieu de fa réfidence; mais le Pacha en fentit toute lamertume, & le mot de* vogageur dont le fens littéral ne pouvait lui convenir dans fon Gouverne^ ment , ne s'offrit plus a fes yeux, que dans le fens figuré de la mort, que les Turcs lui donnent. II ne pouvait fe diflimuler en effet, que fans la faibleffe de la Porte, qui ne réprimait plus aucun défordre, il aurait depuis long-tems payé de fa tête 1'horrib'e tyrannie qu il exer-' cait. II 1'avait portée a ce degré qui 1'affocie a lorgueil, & ce monftre avait pris lenomde Dgézar (Boucher) dont il fe glorifiait; il avait fans doute mérité ce titre en faifant murer vivantes, quantité deperfonnes du ritGrec, lorfque pour défendre Barut de 1'invafion des Ruffes, il en fit reconftruire 1'enceinte. On voit encore les têtes de ces malheureufes viaimes, que le Boucher avait laiffées a découvert, afin de mieux jouir de leurs Ha  I 15 MÉMOIRES tourmens. C'eft dans des principes aufli féroces que Dgézar puifait les régies de fa conduite. Sa propre süreté 1'invitant a foudoyer quelques bandits, il en avait armé une petite flotille avec laquelle il parcouraitla cóte, tandis qu'une troupe de cavaliers fe rendait par terre , au lieu de fon débarquement. Dgézar Pacha était a Acre dans cette pofition, & voyant qu'il ne pouvait rien obtenir de moi, il voulut au moins recevoir le falut de la frégate ; mais aufli ignorant qu'orgueilleux, il crut qu'il lui fuffifaift de fe montrer fur la plage avec une brillante cavalcade, pour jouir d'une politefle a laquelle il ne pouvait avoir des droits, qu'en fe mettant en bateau. II ne douta pas que le filence de la frégate ne fut une fuite de 1'éloignement que je lui avais témoigné. C'eft aufli pour fe venger qu'il expédia a Seide 1'ordre de ne point faluer la. frégate  du Baron de Tott. 117 lorfqu'elle y arriverait; il fe fit même un plaifir de me faire favoir cette dif pofition, mais cette petite marqué de relfentiment n'eut pas plus de fuccès que fes premières avances. Je lui fis répondre que je le remerciais de m'avoir prévenu, mon intention étant de fupprimer aufli tous les préfens qu'un ufage abufif avait étabii. La ville d'Acre eft fituée dans une baie affez fpacieufe, & défendue des vents du Sud, par le Mont-Carmel \ On voit encore les murs principaux de 1'Eglife que les Chevaliers Hofpitaliers y firent batir. Ils la dédièrent a S. Jean , leur patron, & ce nom joint k celui de la ville, la fit connaitre fous la dénomination de S. Jean-d'Acre. Les 1 Les Religieus Catlioliqucs qui deffetvent la grotte du Prophete Elie, hébergent les Pélerins qui la vifitent, diftribuent, ala place des reliques qui leur manquent, des géodas de toutes fottes de formes dont le foj abonde, & qu'ils font pafTer pour des fruits pétrifics.  ii 8 Mémoires fpéculations du commerce ne purent fe porter fur cette ville, que long-tems après la retraite des Croifés; ces enthoufiaftes ne favoriftient pas plus la culture que les Turcs, qui, pour dominer la Syrië, en ont toujours été les déprédateurs. Ce ne fut auffi que fous le regne tranquille & bienfaifant du Cheik-Taër que Fabondance des récoltes multiplia nos établilfemens, & c'eft depuis la fin tragique de ce Prince que le commerce Commence a y décheoir. II confifle principalement en coton, dont la qualité était fupérieure avant que le cultivateur eut abandonné le foin d'en féparerlui-même la graine. Je partis d'Acre pour me rendre a Seide oü réfide le Conful général du Roi. Cette ville eft en quelque manière le chef-lieu de notre commerce en Syrië: nous y mouillames k cóté d'un vaiffeau de guerre du Grand - Seigneur dont le  du Baron de Tott. iiq Capitaine n'avait pas fait de grands frais de politeffe avec nous. On a déja vu que la fortereffe en était difpenfée par les ordres du Pacha; mais ce que Dgézar n'avait pas prévu, c'eft que pendant mon féjour a Conftantinople j'avais furveillé la conftrutfion de la Caravelle Turque, que j'avais fait fondre toute fon artillerie, & que le Capitaine me devait fon avancement; c'était aufli le premier vaiffeau du Grand-Seigneur qui me montrait le pavillon verd que j'avais déterminé la Porte a adopter ; le Capitaine qui le commandait n'eut pas plutót appris que j'étais a bord de la frégate qu'il me fit faire des complimens, & je crus convenable de lui faire fentir que la conduite indépendante du Pacha de Seide, aurait dü 1'inviter a d'autant plus d'égards pour le pavillon du Roi, que celui du Grand-Seigneur était encore moins confidéré en Syrië  120 Mémoires que par-tout ailleurs ; il répondit auflitót a cette remontrance par un falut de neuf coups de canon que nous lui rendïmes, II vint enfuite chez le Conful pour me voir, s'excufer de fa négligence & m'inviter d'aller a fon bord ou. je fus falué en entrant & en fortant. Cette canonade devenait un nouveau fujet de dépit pour le Pacha que le Commandant Turc ne traitait pas fi bien. C'eft aufll pour éviter quelque nouvel affront qu'il fe détermina a n'entrer que la nuk dans le port; mais M. le Baron de Durfort, lit faluer la petite flotiile au lever du foleil, & cette politefte fur laquelle Dgézar ne comptait pas, lui perfuada que je le traiterais mieux a Seide qu'a Acre. II me fit inviter de nouveau a le venir voir ; on me prévint en même-» tems qu'il me deftinait une fuperbe pe-^ lifie; mais je reftai inébranlable dans ma première réfolution>bien convaincuque  du Baron de Tott. 121 j'acquerrais plus pour ma confidération en méprifant Dgézar qifen en recevant quelque frivole diftinöion. C'eft aufll pour remplir le but que je me fuis propofé en écrivant ces Mémoires , qu'il m'a paru néceflaire de décrire le caratf ère de Dgézar 6c ma conduite avec lui. Ce lion déchainé contre 1'humanité, qui tyrannifait fa province 6c retenait impunément depuis deux ans lesrevenus du Grand-Seigneur, humilié par un étranger , & contenu dans fon refientiment par la crainte d'une feule frégate dont il ignorait les ordres, en peignant la faiblefle du defpote, & la lacheté des fubalternes qui dans 1'éloignement lui enimpofent, offre d'un feul trait le tableau de 1'Empire Ottoman. La ville de Seide, 1'ancienne Sidon eft fituée dans le milieu de la cóte de Syrië au pied du Liban 6c de FAnti-Liban. Les Mutualis dans la partie du Sud, 6c  122 MÉMOIRES les Drufes dans celle du Nord, habitent la chaine des montagnes qui prolongent la cóte,& confervent leur indépendance, nonobftant les différentes tentatives que la Porte a faites pour les aflujettir plus particulièrement. II eft vrai que les Drufes ne font pas toujours exacfs a payer le tribut convenu. Le Pacha de Seide eft même obligé pour la süreté de fesdomaines de les affermer aux Puiflances de la montagne; mais ce moyen d'éviter les ravages n'aflure pas toujours la rentrée des revenus, & ces locations forcées entretiennent des querelles dont les acceffoires changent fouvent le fond du procés: les Mutualis qui habitent 1'AntiLiban, depuis Seide jufqu'a Acre , font moins nombreux que les Drufes ; mais les Chateaux qu'ils habitent les rendent aufli prompts a fe foulever & aufli difficiles a foumettre , chaque eime de montagne eft une forterefle 3 cha-  du Baron de Tott. 123, que propriétaire un grand vafial; & ce peuple fanatique des préceptes d'Ali abhorre fur-tout les Mahométans Sunnites qu'ils maffacrent impitoyablement lorfqu'ils en trouventl'occafion.Les Mutualis font convenus de payer la redevance annuelle de 200 bourfes pour jouir de leurs montagnes & de leurs feigneuries ; mais ils confervent plus foigneufement le bénéfïce, qu'ils ne font exacts a acquitter la charge; de forte que les Drufes ainfi que les Mutualis e'galement difficiles a contraindre, en refferrant 1'autorité du Pacha dans un trop petit efpace, en ont rendu le poids plus fenfible aux habitans de Seide. On voit encore, entre cette ville & celle d'Acre, la ville de Sour , la fameufe Tyr , elle obéit au chef des Mutualis, & ce berceau de la navigation jouit encore de 1'avantage d'avoir le meilleur port de la Syrië; niais quelques chargemens de tabac ou  124 Mémoires de bied dont le commerce de Seide s'eft emparé , font les feuls objets que Sour peut lui offrir & qu'il réunit aux filatures que les habitans de la campagne apportent au marché, & dont 1'achat eft exclufivement réfervé aux Francais Si nos Négocians n'ont pas été exempts des vexations du Pacha, c'eft qu'ils n'ont pas encore fu montrer affez de fermeté pour lui en impofer ; & ce Gouverneur ne pourrait fe diflimuler le danger auquel la fureur dupeuple 1'expoferait, s'il for- ' Cette circonftance peint le Gouvernement Turc qui ne fait jamais ni donnner ni retenir avec difcernemcnt. Un des Négociants Francais étabii a Seide , ptélide le marché public, les Jéniffaires attachés au fervice de Ia Nation y exercent la police, les cenfeaux ou Courtiers de notre commerce mettent le prixaux filatures, 1'achat en eft défendu aux gens du pays , a plus forte raifon aux étrangers , aucun monopole n'eft plus manifefte ; mais il eft fi bien étabii dans 1'opinion, que le peuple même fe révolterait fi le Gouvernement voulait travailler a le détruire , & les fileufcs preferent la certitude d'une vente prompte a 1'avantage incertain d'un haut prix qu'il faudiait attendre.  du Baron de Tott. laj cait par de mauvais procédés rtos Négocians a fe retirer. En quittant Seide, la frégate continua a prolonger la cóte & mouilla a 1'abri de quelques écueils au fond de la rade de Barut. Cette ville eft b&tie fur une langue de terre qui s'avance en prefqu'ile, & dont le plateau eft décoré par une forêt de pins plantés au cordeau. L'agrément & la variété des jardins qui environnent la ville, ainfi que Fair pur qu'on y refpire y avait attiré un grand nombre d'habitans, & pendant tout le tems que la Porte a aliéné la Seigneurie de Barut a FEmir des Drufes qui habite les montagne voifines, la douceur du Gouvernement , & fur-tout Fefprit de tolérance qui y traitait également le Drufe, le Mahométan & le Chrétien, avait déterminé une foule de Négocians a s'y établir; mais depuis que Dgézar s'eft emparé de cette ville, afin d'en dé-  iz6 MÉMOIRES truire le commerce pour le forcer a fe concentrer dans Seide, les Négocians de Barut 1'ont abandonné pour fe retirer dans la montagne & y attendre la def truclion du tyran. Son but était d'accroitre la Douane de Séide dont le Pacha eft le fermier, mais fon ignorance ne lui a pas permis d'appercevoir que les fpéculations du fifc, en portant coup a 1'induftrie, ne peuvent jamais, par cette raifon être calculés fur aucuns principes de commerce. Les montagnes du Caftervan prolongent la mer depuis Barut, jufqu'a fix lieues au Nord; elles font appuyées fur celles du Liban, en forment la bafe, & font peuplées de Catholiques qui vivent dans une parfaite union avec les Drufes leurs voifins , dont je parlerai bientót plus particulièrement. Tripoli de Syrië oü nous nous rendimes après avoir quitté Barut, eft  du Baron de Tott. 127 fituée a peu de diftance de la rade, & la quantité de jardins qui 1'environnent en rendrait le féjour fort agréable, fi 1 air y était moins mal-fain en été. Son terroir s'étend & s'éleve jufqu'au mont Liban \ il abonde en vignoble. Chaque colline produit une liqueur différente % & le vin d'or eft fur-tout diftingué dans ce nombre. L'abondance des foies qui fe cultivent dans tout le Liban • & que le commerce ralfemble aTripoli, eft l'objet principal de fes fpéculations. II en pafte annuellement en France fept a huit cent quintaux, dont la plus grande partie eft commife par les autres échelles qui manquent de retraits, & c'eft toujours avecle 1 C'eft dans Ia partie des montagnes qui avoifinent Tripoli , qu'on peut encore voir ces fameux cèdres du Liban fi vantés. On m'a alTuré que leur antiquité était ce qu'ils offraient de plus remarquable & je rnc ftis difpenfé d'alkx leuj rendre kommage.  ^28 MÉMOIRES Pacha qu'on négocie les lettres-de-changc que Conftantinople envoie a cet effet* Le Pacha qui y commandait était fiis de celui de Damas : j'avais befoin de fon fecours pour me faciliter les moyens de me rendre par terre a Alep; il était abfent de Tripoli , & je fus fort aife d'apprendre que je le trouverais a Lattaquée ; mais la frégate ne pouvant mouib Ier dans ce port, a caufe de la néglï* gence des Turcs a le laifler encombrer par le left que les batimens y ont jetté, elle mit en panne & y refta jufqu'au retour de fon canot qui me tranfporta au port de Lattaquée. Son entrée eft défendue par un Chateau tellement délabré, que fans le bruit de fon artillerie qui me falua, je 1'aurais dépaffé fans appercevoir aucune fortification. Le Douanier me recut au débarquement avec tous les égards dus a ma miflion } & le ton de fes  du Baron de Tott. i2$> fes politefles, me fit bien augurer du caractère de fon Maitre 'j 1 C'eft une des chofes les plus remarquables dans les Hiceurs des Turcs, qne 1'influence des difpofitions du maitrè fur tous les individus qui en dcpendent, il femble que le defpotifme ferait imparfait, s'il ne foumettait auffi les fentimens. Les valets d'un Türc font aux aguets de 1'accueil que le patron fait a quelqu'un pour le traiter de même lorfqu'il fortira ; malheur a celui qui en aurait recu un coup de pied, ils fe permcttent auffi d'interprcter fes difpofitions. Un Pacha avait pris en grande amitié un Négo_ ciant Europan , il ne pouvait s'en paffer , & toute fa Courfêtait 1'étranger. Celui-ci était fujet a la goutte, le Pacha qui avait malheureufement étudié un peu de Médecine, voulut guérir fon ami, Sc le fachant dans de violentes douleurs , il chargea deux de fes gens d'aller le trouver pour lui donner cinquante coups de baton fur la plante des pieds. Ceux-ci qui n'étaient pas fi favans que leur maitre, ctonnés d'abord d'un traitement qui n'avait pas Pair amical, crurent enfin que 1'infidele avait déplu , & furent exécuter 1'ordre avec une rigueur dont ils fc glorifièrent en Yenant rendre compte au Pacha de leur exaétitude. Comment malheureux, leur dit-il , vous avez ofé maltraker mon ami , les cinquante coups de baton étaient un remède. Jes infultes que vous y avez ajoutées font une offenfe , & furie champ il leur fit appliquer cent coups a chacun , il fut enfuite faire des excufcs a fon ami fur Pinfolence dé fes gens qui avaient ofé ajouter au remede. L'Europécn s'en ferait bien pafle ; mais il eut bientót a s'en louer éc fut parfaitement guéri. IK. Partie. I  ijö Mé moirés Après m'être arrêté quelque tems dans un Kiosk, oü 1'on me fervit des rafraichif femens, je me rendis a Lattaquée. Cette ville, Fancienne Laodicée eft batie fur un plateau qui domine le port: elle offre encore des veftiges de fon ancienne fplendeur, & le commerce y entretient aujourd'hui plufieurs maifons affez belles. Je ne tardai pas a recevoir du Pacha de Tripoli des complimens fur mon arrivée, & Faflurance du defir qu'il avait de me voir & de m'être utile. J'avais befoin de ces difpofitions pour faire mon voyage par terre jufqu'a Alep , & j'obtins de ce Pacha plus de moyens qu'il ne m'en fallait; il infifta fur 1'honorifique, il eut même Fair de craindre le blame de la Porte, fi fa négligence a me faire refpeöer, m'expofait a quelques infultes , dans les montagnes que j'avais a traverfer. De retour de ma vifite, fon premier Ecuyer m'amena un cheval que fon Maï-  du Baron de Tott. 131 tre m'envoyait, en m'affurant qu'il avait éprouvé la süreté de fes jarrets dans les roes les plus efcarpés. Comme je m'étais procuré a Tripoli de Syrië, les tentes & les uilenfiles nécelfaires, tout fut bientót difpofé pour le départ. Nous nous mimes en route avec les Gardes que le Pacha avait deftinés a m'accompagner, &nous établimes notre premier campement fur le bord d'une rivière au pied du mont Liban. Je n'avais pas encore mis a terre qu'un Drufe de la montagne , vint me préfenter requête contre un Négocianc Francais, fon débiteur, dont on m'avait déja porté plufieurs plaintes. Tandis que 1'on expédiait les ordres nécelfaires a la vérification & a 1'acquittement de cette créance, je fus bien aife de caufer avec un homme qui m'avait frappé par la noble fierté avec laquelle il était venu réclamer ma juilice, & 1'expédi- I 2  132 Mémoires tion des lettres , me donna le tems d'en tirer quelques détails fur les mceurs & les ufages des Drufes, que je joindrai avec des notions ultérieures. Ces peuples compris fous la même dénomination, font divifés en plufieurs feftes qui fe déteftent mutuellement, mais qui fe réunilfent toujours pour la défenfe commune de leur liberté, & par un préjugé uniforme , contre les Mahométans. C'eft cependant celui de leurs fentiments qu'ils manifeftent le moins ; ils fréquentent les Mofquées, lorfque leurs affaires les conduifent dans les villes Turques; mais ils préfèrent nos Eglifes j lorfqu'ils peuvent y venir fans danger , & paraiffent cependant aufli loin des dogmes évangéliques , que des préceptes du Coran. II eft évident par ce qu'on a pu recueillir de la religion du plus grand nombre des Drufes , que ces montagnards font les fe&aires de  du Baron de Tott. 133 Hakem-Bamr-Illah 1, Calife d'Egypte, de la familie des Phatimites. Les Drufes en le divinifant Font appellé Hakenv» Bamri % & n'ont confervé que le nom de fon Apótre Dourfu Cette étymologie prife de leurs livres facrés, fuffirait pour détruire celle que M. Pujet de SaintPierre leur donne; il fait defcendre les Drufes du Comte de Dreux ; mais cette origine eft trop abfurde pour être difcutée. Le Calife Hakem & fon Apötre paraiftent avoir renchéri fur le mépris que les fettaires ont toujours montré pour Fhumanité , ils ont divifé leurs feflateurs en trois clafles , les Prêtres , les initiés & le peuple. Cette derniere qui connait a peine quelques préceptes focials fans lefquels les hommes ne dormiraient pas tranquilles, eft réduite a fe repofer pour fon falut fur le crédit des * Mot Arabe qui fignifie Gouvernant d'ordre de Dicu. 2 Gouvernant de fon Ordre.  134 Mémoires deux premières. C'eft cependant fur ce point d'appui que les Drufes fe croient les élus de Dieu, & qu'ils méprifent toutes les opinions contraires. Hakem leur a promis qu'ils feraient les héritiers des Turcs dont les Chrétiens feraient les deftrucf eurs; ils ont dü croire fans doute qu'ils touchaient au moment de l'accompliflement de cette prophétie lors de la guerre des Ruftes, & cette opinion a toujours décidé la préférence qu'ils accordent aux Chrétiens; mais il eft probable que leur Prophéte a mal calculé 1'ordre de fucceftion. Par la hiérarchie établie dans cette feête , toutes les pratiques font impénétrables aux yeux des profanes, leurs livres 1 mêmes' font gardés avec foin, fur-tout celui des Prêtres , (le livre par 1 II eft défendu aux Drufes de manger ehez aucune perfonne ayant autorité, dans la crainte de participer a un bien mal acquis.  du Baron de Tott. 13$ excellence ) il parait impoflible de fe le procurer. On croit cependant affez généralement que les Drufes adorent une efpèce d'idóle, qu'ils confervent dans un fouterrain oü les feuls initiés peuvent cntrer. Quelques femmes Drufes converties a la foi chrétienne ont auffi dévoilé d'autres pratiques non moins abfurdes; mais comme elles n'étaient pas du fecret, leur délation n'eft pas un titre fuffifant a 1'exaetitude que je me fuis propofé. Des Drufes de différentes fecfes habitent la partie des montagnes que j'ai traverfé ; les Turcs les nomment Nuféris ou Anféris; mais ces peuples rejettent 1'un & 1'autre de ces dénominations, pour conferver celle des Drufes , fans prétendre a la gloire des myftères impénétrables. On voit en effet le plus grand nombre adorer par-  jjtf Mémoires ticuliérement le Soleil : a fon lever } ilé font trois génuflexions, & femblent vouloir prendre avec la main les premiers rayons de cet aftre , pour fe purifier en §'en frottant le corps. On croit que leur vénération ne dure que jufqu'au foir ; on aifure qu'ils fe dédommagent pendant la nuit de cette continence du jour. Une autre fecte adore , dit-on , la Lune} & réferve le jour a fes plaifirs. On trouve auffi dans ces montagnes des Gynécolatres dont le culte moins myftérieux que celui que les Chinois rendent au Lingam, parait avoir le même principe. Des Drufes adorateurs du foleil ont un rapport plus direft 2vee les anpiens habitans de Palmire. C'eft a peude diftance de cette ville, & pour ainfi dire \ Gynécolatres , ce mot fignifie adorateur des femmes ; mais comme pris dans le fens de la bonne compagnie , il ne peut cpnvenir aux Drufes , 1'Auteur a fait ce compofé; Grec par refpect pour les Dames.  du Baron de Tott. 137 a la vue des ruines du fameux temple du Soleil que 1'on voit encore lesadorateurs de cet aftre. Le Liban recoit fes premiers rayons, fon culte devait s'y réfugier & s'y conferver. Nous mimes deux jours a traverfer ces montagnes : on en obferve trois chaines dont les deux latérales font en quelque maniere la bafe qui fupporte celle du centre. Gette conftruttion préfente alternativement , 1'horreur des abimes les plus profonds, les défilés les plus dangereux ; les fites les plus pittorefques & les vallons les plus agréablesV On y remarque fur-tout une culture de müriers, la mieux foignée. Ces arbres dont le produit alimente les vers a foie, y font plantés en quinconce avec une perfecfion d'alignement dont 1'inutilité annonce une recherche d'autant plus éton, nante, que cette manière de planter n'eft eonnue en Levant que chez les Drufes.  138 Mémoires Leurs villages m'ont paru affez bien bitis, ils font toujours appuyés au pied des efcarpemens qui les abritent, & les cimes des montagnes couronnées de pins forment les tableaux les plus intéreffans. Nous arrivames après trois jours d'une marche pénible a la petite ville deTchou< kour, fituée fur le bord de 1'Oronte. Les Pélerins -de Conftantinople & de 1'Afie réunis pour aller a Damas, rendez - vous général de la Caravannede la Mecque, nous avaient précédés a Tchoukour, 6c iwus trouvames leur camp étabii fur la *ve du fleuve. J'établis le mien a peu de diftance, 6c leur chef, car toute fociété s'élit un maitre ou quelque chofe qui y reffemble, m'envoya bientót après un préfent de fruits, en me faifant complimenter fur mon arrivée. Mais nonobftant cette honnêteté , le Commandant de la ville jugea que le voiftnage d'une nombreufe troupe qui partait le lende-  du Baron de Tott. 13^ main, & dont chaque individu avait déja fon abfolution affurée, ne garantiffait pas ma tranquillité. II fit renforcer mon efcorte d'une troupe d'infanterie qui fut difpofée en ligne de circonvallation; mais je connailfais affez les Turcs pour avoir meilleure opinion des Pélerins, & pas affez ma nouvelle efcorte pour n'en rien redouter. Cependant j'en fus quitte pour un feu de bilbaude qui dura toute la nuit, & qu'on m'affura être le feul moyen d'écarter les voleurs; c'était auffi celui de tuer de fort honnêtes gens s'il s'en était préfenté qui fuffent venus de mon cóté, & je dus encore payer les poltrons qui m'avaient empêché de dormir. Rhia oü nous couchames.le lendemain eft fituée a 1'entrée des plaines de Syrië, on y voit des ruines , qui n'indiquent aucun objet déterminé, mais qui paraiflent de la plus grande antiquité. La  140 MÉMOIRES plus riche culture environne cette petite ville , & s'étend fur tout 1'efpace qui la fépare d'Alep. Nous mïmes deux jours & demi a traverfer cette plaine, dont le labour eft fur-tout remarquable, chaque fillon femble tracé' au cordeau & ne préfente fur plus d'un quart de lieue de longuexir aucune finuoftté. On récolte fur ces terres du bied, du coton , & une efpèce de graine dont les habitans font de 1'huile. Cette induftrie femble jetter un voile fur les dévaftations que ces plaines ont éprouvé ; mais on en retrouve le témoignage dans quelques fragmens d'antiquité. J'ai vu prés d'une fontaine, une cuve de marbre blanc, d'un feul bloc de fept pieds de long fur trois de haut & quatre de large , ornée de guirlandes &c de maflacres de béliers du meilleur gout & du cifeau le plus pur , elle fervait d'abreuvoir ; & on ne peut fuppofer qu'elle ait été tranfportée  du Baron de Tott. 141 ni de Palmire, ni de Balbec ; elle indique donc le fite de quelque ville plus voifine & plus complétement anéantie que ces dernières. J'étais encore menacé d'une entrée publique, ce qui me détermina a m'arrêter a Kantouman, lieu de repos deftiné aux voyageurs, & qu'on a bati a trois lieues d'Alep fur la lifiere du défert qui environne cette ville. J'y arrivai de nuit après avoir traverfé le fol le plus agrelte & refpiré un air abfolument phofphorique. Les précautions que j'avais prifes pour éviter la pompe qu'on m'avait deftinée, ne fervirent qu'a la rendre funèbre, '& les flambeaux qui m'attendaient a la porte de la ville, me conduifirent chez le Conful, en donnant a notre marche tout 1'appareil d'un convoi. La ville d'Alep célebre par le nombre ide fes habitans la beauté de fes édi- 1 On compte a Alep cent cinquante mille ames, dont 1c  142 Mémoires ces , Pétendue de fon commerce, & les richelfes qu'il lui procure , eft lituée dans un enfoncement & touche a une petite riviere; mais cette eau qui abreuve les habitans d'Alep, parait 'auffi étrangère au fol qu'elle parcourt, que la ville 1'eft elle-même au défert dans lequel elle eft placée. Ce n'eft aufli que par les indices de la dévaftation du pays qui 1'environne qu'on peut trouver la folution de ce problême politique; mais on voit aifément les motifs de fa confervation, de fon accroiflement & de fon opulence dans le befoin que le commerce avait d'un entrepot entre la Méditerranée & le golphe Perftque. Son emplacement devait aufli être déterminé par 1'avantage d'une eau courante. Le fol en eft ft avare dans ces plaines, que cette riviere dont plus grand nombre eft Mabométan. Quelques Juifs & beau* coup d'Arméniens compofent le refte de la population ; les Francs que le commerce y attirent, font en trop-petit nombre pour mériter d'entrer dans ce calcul.  du Baron de Tott. 14,3 la fource n'eft pas éloignée, fe perd fous la terre a quelques lieues au-deflbus de la ville , & femble ne fe montrer dans cette contrée aride, que pour fixer les hommes dans le petit vallon qu'elle arrofe. Alep eft entouré de jardins ou plutöt de petits bois de piftachiers, dont les feuilles d'un verd tendre & les fruits couleur de rofe forment le coup-d'ceil le plus charmant, en même-tems que cette production devient pour les habitans une branche de commerce dont le dé bit eft aufli afluré qu'avantageux. Un aflez grand chateau défend cette ville des déprédations des Arabes qui 1'environnent, & cette forterefle placée dans le centre de 1'efpace circulaire que la ville occupe eft conftruite fur une butte qui parait avoir été faite a main d'homme, & 1'on appercoit qu'elle eft comme cerclée par des aflifes de pierres.  I44 MÉMOIRES Le fort qu'on y a bati fur les principes de l'ancien art militaire, contient aüjöurd'hui quelques pièces d'artillerie dont le feu peut rafer la fommité de toütes les collines vo'.fmes, fans être gêné par les maifons; celles-ci font toutes terraffées, & d'une hauteur fi égale qu'on a rarement quelques marches a monter ou a defcendre pour aller d'une maifon a 1'autre, & plufieurs grandes rues voütées, ajoutent a la facilité de fe communiquer , endonnant cèllede traverferd'unquartier a 1'autre, fans éprouver 1'embarras des rues. Celles d'Alep font pavées avec recherche , des dales de pierres bien unies forment les deux trotoirs, & le centre de la rue eft maconnée en briques pofées de champ pour la commodité des chevaux. On doit fur-tout remarquer a Alep des foins de propreté inconnus dans les autres villes de Turquie, même dans la Capitale. Cet objet de police n'y caufe pas  du Baron dë Tott. i^j pas l'embarras de nos tombereaux, cé font des aniers qui parcourerit la ville & chargent les balayeurs que chaque particulier eft obligé de raftembler. Si la chaleur du climat rend ce travail plug facile, cette même chaleur exige aufli une plus grande propreté pour conferver la falubrité de l'air, fur-tout fous les rues voütées dont je viens de parler. Cellesei font particuiiérement deftinées aux marchands. Elles contiennent lés eftets les plus précieux; c'eft-la que le commerce aftif Stpaffifdéploie fon attivitéj mais la protecfion des différentes caravannes , ainfi que les efcortes particülières dont les yoyageurs ont befoin j font un moyen dont le Pacha & fes Officiers profitent toujours pour vexer le commerce & les particuliers. A cela prés le peupie joint a Alep de plus de tranquillité que dans les autres villes , & les Européens n'y ont jamais éprouvé IF, Portie, K.  1^6 MÉMOIRES aucune avanie capable d'intimider leurs fpéculations. On peut juger aufll par les progrès de 1'induftrie des Alepins quele defpotifme 1'a ménagée. Elle s'eft perfe&ionnée au point d'entrer en concurrence avec les Indes. J'ai viftté avec foin les fabriques d'étoffes que nous nommons herbages , dont nous défendons 1'entrée dans le Royaume fans que 1'imitation puifle feulement juftifier la prohibition , & que notre genre de filature , ainft que les entraves qu'on met a la perfetlionner, ne nous permettra jamais d'imiter. C'eft en effet bien moins dans 1'art du fabriquant, dont le métier eft abfolument femblable a celui que 1'on emploie pour les étoffes brochées, que dans 1'adreffe de la fileufe qu'il faut chercher fon imitation. C'eft ce premier talent, qui fait employer les foies du Liban, de manière a furpaffer 1'organfin d'Italie. C'eft encore du coton d'Alep  du Baron de Tott. 147 dont nous faifons a peine des bburres de Rouen , que les fileufes de Syrië compofent la trame des herbages; mais le fufeau néceflite la patience, & la ^patience vient a bout de tout Lorfque j'arrivai a Alep, Ifed-Achmet Pacha qui avait gouverné cette ville venait d'être remplacé, & était deftiné a aller réparer le Temple de la Mecque; les habitans regrettaient cette mutation qui faifait d'un bon Adminiflrateur, un mauvais Archite&e. II partit pour fa deftination le même jour que moi pour Alexandrette, oü je devais me rembar- 1 Cette manière de filer ne peut fans doute convenir aux Fabtiques qui prennent des fileufes a gages. Cette réum'on d'individus convient encore moins a une adminiftration fage dont le premier foin doit être de conferver le phyfique & le moral. On avait ptopofé au Gouvernement un moyen de perfedtionner Sc de multiplier les filatures fans déplacer les habitans Sc la deftruclion de la mendicité en aurait été le dernier réfultat. Onne demandait pour cela que la liberté d'agir ; mais le bien ne fe fait qu'au fufeau, il faut de la patience pour 1'opérer.  i48 Mémoires quer. Le nouveau Gouverneur m'avait deftiné une efcorte de cent chevaux, il y joignit un Alay-Tchaouche & un timballier. A cette marqué diftinaive & particuliere aux Pachas, il ajouta deux de fes chevaux de main, & j'acceptai d'autant plus volontiers cette honnêteté qu'elle était la preuve que la fuppreffion des préfens que j'avais prononcé, & que les Confuls des autres Puiflances avaient fuivie, n'était pas auffi dangereufe pour la confidération des Européens que 1'on avait voulu le faire croire. Cette fuppreffion avait privé Ifed-Achmet Pacha du préfent d'ufage qui lui revenait a fon départ; je devais camper a cóté de lui z Kanthouman , & 1'on jugeait qu'il s'y croirait difpenfé de toute politeffe avec moi, ce qui dans le fait m'aurait été peu fenfible , quoique d'ailleurs j'eftimalfe fa perfonne; cependant mes tentes n'étaient pas encore dreffées k cóté  du Baron de Tott. 149 des fiennes qu'il m'envoya complimenter, & me prier de le dédommager de ne m'avoir pas vu a Alep. Je me rendis auflitót a fa tente oü, contre tous les ufages, il fe leva pour me recevoir ; je reftai deux heures a caufer avec cet homme, pendant lefquelles j'eus occafion de remarquer plus de bon fens & de lumières qu'il n'en fallait pour juftifier 1'efpèce d'exil dans lequel on 1'envoyait, & c'eft après lui avoir fait part de cette obfervation que nous nous féparames pour repofer chacun de notre cóté, & prendre le lendemain des routes différentes. Notre petite troupe fut coucher le jour fuivant a Martavan. La fingularité des moeurs des habitans de ce village eft ft remarquable, que je ne puis me me difpenfer d'étertdre la célébrité dont Martavan jouit en Syrië. On m'a affuré que le village qui lui eft contigu fe K j  « Mémoires gouvernait d'après les mêmes principes, mais il eft privé de 1'avantage d'être fur la route, & fon nom eft a peine connu. Ces deux villages appartiennent a un riche propriétaire d'Alep , qui en percoit les eens , & jouit en même-tems du droit de nommer a la charge municipale de cette communauté. On ne voit a Martavan nulle indication d'une religion quelconque. Les hommes n'y paraiflent occupés que de la culture, & les femmes qui y font généralement jolies, ne femblent deftinées qu'a accueillir les voyageurs. Le jour oü il en arrivé, eft aufli pour elles un jour de fête , ainfi que pour le Pefeving - Bachi, dont 1'autorité eft celle d'un'Baillif, dont les fonctions font plus conciliantes & dont la qualification ne peut fe traduire. Son office eft de prendre les ordres des nouveaux venus, de fervir chacun felon fon goüt & de compter de fes droits  I du Baron de Tott. iji avec fa communauté. On m'a afluré que ce cafuel avait été vendu dix bourfes avec le titre qui en autorife la perception. II ferait difficile de trouver forigine d'une fociété fondée fur des principes aufli étranges, & c'eft au milieu des loix rigoureufes de la jaloüfie que Martavan conferve légalement une licence tellement réduite en principe, qu'elle parait être le feul préjugé de cette petite fociété. La coëffure des femmes de Martavan leur eft particulière ; c'eft une efpèce de cafque dargent cizelé & orné de pièces d'or enfilées. Ce bonnet reffemble a celui des Ccuchoifes. Les foins ofEcieux de M. le Baillif de Martavan n'eurent pas autant de fuccès pour raffembler mon efcorte qu'ils en avaient eu pour la diflribuer convenablement, & nous ne pümes partir d'aufli bonne heure que je 1'avais deftré, Cette jcurnée ne nous conduiftt aulft qu'a un K4  ïya Mémoires village auprès duquel nous campames a 1'entrée des montagnes, & d'oü nous partimes avant le jour pour aller paffer a gué une petite rivière , afin d'éviter le pont de fer dont on nous dit que les Turcmen s'étaient emparés. Ces peuples , qui habitent 1'hiver le centre de 1'Afie, & qui pendant 1'été viennent jufqu'en Syrië , faire paitre leurs troupeaux avec armes & bagages , font crus Nomades, & ne le font pas davantage que les bergers Efpagnols, qui a la fuite de leurs moutons parcou? rent pendant huit mois les montagnes de rAndaloufie. Ils font feulement ré uni$ en troupe plus nombreufe, afin de con^ quérir les paturages qui leur conviennent, fi 1'on veut leur en difputer la jouiffance. Jamais ils n'entreprennent aucune attaque, jamais ils ne guerrqi.enf. fans y être provoqué ; mais mon efcorte avait a craindre leur reffentiment; les  du Baron de Tott. 1^3 troupes d'Alep venaient d'avoir avec eux une efcarmouche, dans laquelle un petit nombre de Turcmen qui s'étaient imprudemment féparés des leurs , avait été maltraité par la cavalerie du Paeha ; & c'eft pour les éviter que le détachement qui m'accompagnait me fit prolonger les montagnes jufqu'a Antioche , oü nous campames , fur le bord de l'Oronte, après avoir traverfé les ruines de cette ville célèbre. On voit encore fon ancienne enceinte, elle forme un parallélogramme , qui s'appuie fur le penchant d'une cóte très-roide, & s'éleve jufqu'au fommet pour la défendre d'être prife a revers; les murs qui bordent 1'Oronte} offrent la maconnerie la plus foignée & la mieux confervée. On voit fur-tout des tours, (feul moyen de défenfe dans ces tems reculés) conftruites avec une grande recherche. Le penchant deda montagne préfente aufli les débris.  MÉMOIRES des édifices que cette ville renfermait; mais dont aucun ne m'a paru très-remarquable. Mon efcorte, toujours occupée des Turcmen & toujours prudente, me fit encore prolonger les montagnes pardela Antioche , afin de tourner le lac qui porte le même nom, & qui devait enfin nous féparer de ces redoutables ennemis. Nous cheminions tranquillement, & nos braves cavaliers faifaient autour de nous des évolutions, lorfque je les vis tout-a-coup fe replier fur moi. Le Commandant de la troupe me fit alors obferver les tentes des Turcmen établies fur la rive du lac que nous devions prolonger, il paraiffait incertain fur le parti qu'il fallait prendre; mais le mien ne pouvait être douteux, je devais continuer ma route, & je parvins a perfuader a mon efcorte qu'elle n'avait rien a craindre avec moi, pourvu qu'elle ne fit aucune fanfaronnade infuk  pu Baron de Tott. ijj tante pour les Turcmen. J'étais bien certain, en donnant ce confeil, que mes gardes n'étoient pas difpofés a y manquer, & c'était bien affez de tenir cette troupe dans une bonne contenance a la vue de fix ou fept mille Afiatiques dont les difpofitions pacifiques étaient au moins douteufes. Je pris le foin de couvrir mon efcorte avec ma petite troupe d'Européens, & nous marchions dans cette difpofition. qui n'avait rien d'hoftile , lorfque nous appercümes un mouvement dans le camp ennemi, il fe détacha de plufieurs endroits quelques hommes qui s'avancèrent a notre rencontre , & j'eus bientót a la tête de mon cheval la mufique des différentes hordes. Ces Muficiens Turc-. men me précédaient en jouant & en danfant, ce qu'ils firent pendant tout le temps que nous mimes a prolonger leur camp. Après quoi je les congédiai avèc  Ij-f* MÉMOIRES la gratification qu'ils étaient vernis chercher, & dont ces Meffieurs étaient fans doute bien bons de fe contenter. Nous fümes coucher le même jour a Mahamout-Kan, efpèce de Chateau a 1'entrée des gorges du Beilan \ Ces montagnes que nous traversames le len» demain, font habitées par les Curdes, Le gouvernement Turc a étabii en faveur du commerce & des voyageurs des gardes chargés de veiller a leur sureté , & qui pour fe rendre plus nécelfaires, ont foin de piller ceux qui refufent de les employer ; mais la maniere dont je voyageais , ne pouvait leur promettre aucune rétribution foreée , & ces gardes prirent avec moi le parti de fe faire valoir par leur exacfitude. J'en trouvaï une troupe établie dans le haut des mon» tagnes. Elle voulut a mon approche s'em- 1 Suite du Liban: Ces montagnes habitées pat les Curdes, joignent celles de Caramanie.  du Baron de Tott. 157 parer de ma perfonne, fans égards pour le détachement de cavalerie qui m'avait fi bien gardé jufques-la ; mais j'alfuraï fi pofitivementle Commandant de cette infanterie , qu'avec trente Européens j'étais plus en état de le fecourir, que lui de me défendre; qu'il renonca a cette prétention. Je ne pus cependant lui refufer la liberté qu'il me demanda, de fort bonne grace, dem'accompagner au moins pendant quelque tems; je n'étais pas faché d'ailleurs, d'avoir un habitant du pays capable de tépondre aux queftions qu'il me prendrait envie de lui faire pendant la route, & cet homme fuivi, feulement de deux de fes foldats, fe mit en marche a pied a cóté de mon cheval. II m'apprit que les Curdes fes compatriotes fe révoltaient fouvent & n'obéifA faient jamais; que 1'efprit de rapine rendait fes fon£tions pénibles, 6c que je devais recommander aux Francais qu'il  ij-8 Mémoires affectionnait de préférence a toute autre race d'infideles, de s'adreffer toujours a lui, & de lë bien traiten Je tachai a mon tour de lui perfuader qu'il ferait pendu s'il arrivait quelques cataftrophes a nos Négocians, & nous ne nous perfuadames ni 1'un ni 1'autre. Tandis que nous difcourions ainfi, j'appercus a peu de diftanceun pic horrible, & qui me parailfait devoir être un repaire de bêtes féroces. Avez - vous , lui dis-je, dans ce canton des tigres? Des tigres, me dit-il, en bailfant la voix , en voulez-vous} mettez pied a terre, je vais vous en faire voir a trente pas d'ici. Un Garde-chaffe qui annoncerait une compagnie de perdreaux, ne s'exprimer ait pas différemment pour fixer 1'attention d'un chaffeur; mais on juge bien que cette chaffe ne me tenta pas ; & je congédiai le tentateur auquel je donnai quelques écus pour la peine qu'il avait pris.  du Baron de Tott. Cette journée qui fut employée., a traverfer des défilés & a franchir des rochers, nous conduifit au village du Beylan a trois lieues de la mer, & nous campames dans le peu d'efpace que nous offrait 1'efcarpement de la gorge oü ce village eft fitué. Nous étions en vue de la rade oü la frégate s'était rendue pour me rembarquer, nous euflions même eu encore affez de jour pour gagner la ville d'Alexandrette, fituée fur le rivage; mais 1'air y eft fi peftilentiel que 1'on m'avait engagé a n'y pas coucher. Le Beylan , eft auffi le refuge des fafteurs que le commerce entretient a Alexandrette pour 1'expédition des marchandifes ; cependant nonobftant le foin qu'ils ont d'y féjourner le moins qu'ils peuvent, & de venir au Beylan refpirer un air falubre , il eft rare que ces malheureux puiffent réfifter long-temps a cet air méphytique. II a fans doute pour principe  l6o MÉMOIRES les maréeages qui bordent la plage; maij ïa corruptiort de ces vapeurs appartient a des caufes plus éloignées. On voit en effet que les montagnes qui entourent Alexandrette, trop élevées pour laiffer échapper ces vapeurs , en les réuniffant, & les condenfant fous un ciel brülant, font le véritable motif de la corruption .de 1'air d'Alexandrette. Je n'ai jamais obfervé d'air mal fain, fans en retrouver la caufe dans une difpofition topographique abfolument femblable\ Alexandrette était le terme des campemens journaliers dont je commen^ais a être fatigué, nous y arrivames d'affez bonne heure pour terminer avant la nuit les affaires qui m'y conduifaient,& après avoir contenté 1'avidité des gens qui m'avaient accompagné, je me rendis vers 1 Les vapeurs des rizières de 1'Egyptc ne rencontrent aucun obftacle qui les reriennent, elles filent librement, Sc font pat cette raifon exemptes de corruptioiv le  du Baron de Tott. 161 le foir a bord de 1'Attalante , le vent favorable nous fit lever 1'ancre aulTi-tót, & nous eümes encore le temps de relever le Cap Saint-André. C'eft au Sud de cette terre, la plus avancée vers 1'Eft de 1'ile de Chypre oü nous devions nous rendre, qu'eft fituée la ville de Fagamoufte , célébre par la réfiftance qu'elle a oppofée aux Turcs, lorfqu'ils 1'ont enlevée aux Vénitiens , & par leur trahifon envers le Commandant qui leur a rendu cette ville. Nous nous fommes trouvés le lendemain matin fur le Cap de la Grecque, & nous avons mouillé avant midi dans la rade de 1'Arnaca, oü les Négocians Francais & le Conful du Roi en Chypre font établis : cette ville que la conve. nance du commerce a fait préférer a Nicofie eft fituée a un quart de lieue de la marine. Les maifons des différens ' Capitale de 1'ile de Chypre, IV. Parus. L  i6z Mémoires Confuls , celles des Négocians & 1'ai* fance que le commerce procure toujours aux habitans du lieu oü il s'établit, donne a cette petite ville un afpect agréable. L'ile de Chypre eft un appanage de Sultane, & ce Royaume démembré des Etats Vénitiens , eft gouverné aujourd'hui par un Muflellim, qui demeure a Nicofie, ainfi que le Métropolite grec. L'adminiftration de ces deux chefs, 1'un temporel, Fautre fpirituel, a eu des fuccès fi rapides , que les avantages du climat & des produtfions n'ont pu leur réfifter, 6c que cette belle contrée n'offre plus que le tableau de la folitude 6c de la mifere. Fontaine amoureufe, Amathonte 6c Paphos contiennent a peine quelque malheureux habitans couverts de haillons. Les taxes auxquels les Chypriotes font impofés, établies anciennement fur une plus grande population, devant être fupportées aujourd'hui par une  du Baron de Tott. moindre quantitéd'individus, en les invitanta la fuite, aggrave annuellement Ia misère deceux quinepeuvent échappera cettehorrible tyrannie; mais les moyens' quelanéceffitéeftforcded'employerpour acquitter cette furchage d'impofition , en épuifant les véritables fources de la richeffe, fera bientótjuftice des tyrans , & leur fera partager la misère des efclaves. En effet les vins de Chypre, dont le débit dépendait de la qualité , & qui ne peuvent en acquérir que fur lesmeres ont déja perdu de leur valeur par 1'extradition de ces vieiiles futailles qu'on n'aurait pu fe procurer autrefois, & que la misère eft depuis long-tems forcée de vendre. Les Vénitiens ont acquis les plus anciennes ; mais 1'intérêt particulier qui s'eft livré a cette fpéculation n'a pas fenti qu'en intervertiffant 1'ordre, il fe nuirait alui-même, & qu'une opération, qui óte au cultivateur le moyen de L 2  MÉMOIRES cultiver avec le plus grand fruit , en détruifant le cep rend la futaille inutile L'abondance êc la variété des productions dont le fol inculte de Chypre fe recouvre fpontanément , font regretter que Tournefort , ce célèbre Botanifte, ait négligé de vifiter cette ile. Les recherches qu'on pourrait faciiement y faire , difpenferaient de les étendre fur la cóte de Caramanie oül'on ne pourrait herborifer fans danger. Levoifinage ainfi que les rapports du fol de Chypre avec le continent de 1'Afie, femblent garantir que leurs produdions y font femblables, & j'ai regretté que la faifon n'ait pas été favorable au zèle d'un jeune Naturalifte . Les vins de Chypre qui ont affez généralement une faveur de gaudron affez forte , en recoivent 1'impremon des öutres gaudronnés dans lefquels on les enferme au fornr du pteffoir , & jufqu'a ce qu'on les mette en futa.lle fur les inères; ces vins perdent ce goüt en vieilliffant, & ont 1'avantage , lorfqu'üs font naturels, de ne jamais s'aignr.  du Baron de Tott. \6% que M. Poiflbnnier avait placé fur la frégate en qualité de Chirurgien Major. Nous partimes de Chypre en cötoyant cette ile jufqu'a la pointe occidentale , d'oü la frégate fit route fur Rhodes, & nous mouillames en face de cette fameufetour, oü la valeur de lanobleffe Européenne difputant des lauriers au grand Soliman, ne lui céda que le champ de bataille. On voit encore dans la ville de Rhodes , plufieurs armoiries des Chevaliers Hofpitaliers, & cette ile originairement la terreur des Turcs eft encore redoutable a tout 1'Archipel, par 1'entretien de deux galères deftinées a la défendre des Corfaires Malthais, & qui ne fervent en effet qu'a vexer les habitans des iles voifmes. Le gouvernement de Rhodes eft donné a un Pacha a deux queues qui  166 MÉMOIRES s'abfente fouvent. Le Nafir 1 eft après lui 1'hoinme le plus dangereux, & 1'abus qu'il peut faire de fon autorité porte plus particuliérement fur les Européens. Celui qui polfédait cet emploi a mon arrivée a Rhodes s'était rendu redoutatable par fes extorfions ; mais avide d'unc'main, & libéral de 1'autre, c'était toujours du produit de fes vexations qu'il achctait 1'impunité. Tel eft le fyftême qui gouverne 1'Empire Ottoman. II fournit au cafuel des Miniftres de la Porte , le Grand-Seigneur y trouve luimême la fource qui remplit fon tréfor particulier ; mais dans aucun des cas, rien ne retourne aux malheureux qui ont été vexés, & le Raya qui fait que les plaintes, en n'ayant jamais d'autre effet que celui de faire partager le gateau, ne font aufli qu'exciter un nouvel appétit, eft toujours affez prudent pour fe taire. ' L'IntendaiH de la Douane.  du Baron de Tott. 167 Je ne parlerai pas des mceurs particulières des habitans de Rhodes, ni de ce que cette ile peut avoir eu de remarquable. Ces détails ont été décrits par M. le Comte de Choifeul-Gouffier, & fon voyage comprenant ce qu'il me refte k parcourir de la Grèce, je me bornerai au feul examen du Gouvernement Turc hors de la Capitale ; mais je dois pour remplir le but que je me fuispropofé, en écrivant ces Mémoires, rendre ici témoignage a 1'exaöitude de M. le Comte de Choifeul. Elle n'a négligé aucuns détails, & 1'on doit fans doute lui favoir gré de nous avoir retracé 1 ancienne Grèce fans jamais la confondre avec les traits qui carattèrifent les Grecs actuels. La mauvaife faifon fe joignant aux affaires de mon infpetfion. Je me déterminai a paffer une partie de 1'hiver a Smyme, & nous partimes de Rhodes L 4  158 MÉMOIRES pour nous y rendre en cótoyant 1'Afie \ Cette navigation qui nous aurait offert dans tout autre tems le coup-d'oeil le plus varié , fut extrêmement fatigante fur-tout vis-a-vis le golphe de Stanchio. Nous y efluyames un très-gros tems, qui après nous avoir tenu^a la cape toute la mat,nous forca a relacher le lendemain aux écueils du Pacha. Peu de tems après que nous eumes gagné cet abri, nous y vimes arriver un batiment Vénitien qui prenait auffi ce mouib lage , & nous apprimes du Capitaine, qu'ayant été affaUU au loin par le gros tems, & ne fachant, faute de relevement, oü diriger fa route , il avait pris le parti d'attacher a la proue de fon batiment une image de la Vierge en lui abandonnant la conduite du vaiffeau. C'eft ainfi que ces bienheureux avaient t C'eft dans ces parages qu'on pêche les plus belles éponges.  du Baron ds Tott. 169 travcrfés une mer pleine d'écueils; mais on eft encore plus effrayé , quand on réfléchit qu'il ne faut qu'un femblable fuccès pour noyer un batiment a la première occafton. Notre route nous ayant conduit entre les iles de Spalmadors & le port de Tchefmé , j'eus occafion de voir ce théatre oü 1'ignorance a joué le grand róle. On y était encore occupé a repêchér le refte des canons de bronze engloutis dans cegoufre, & les gens commis a cette recherche s'appropriaient les troncons qu'ils pouvaient fouftraire & les vendaient au plus offrant \ A peu de diftance de Tchefmé , nous doublames le Cap Cara Bournou qui 1 Cette manière d'adminiftrer pour le compte du GrandSeigneur , eft a un tel degté d'indécence, que 1'on a vu un Pacha de Morée faire fcier la volée des canons dc Coron pour en vcndre le mctal. Ce moyen ingénieux de voler 1'artilleric , fans diminuer le nombre des pieces peut avoir été blamé i mais n'a certainement jamais été puni.  i7o Mémoires ferme la rade fpacieufe & profonde au 'fond de laquelle eft fitué la ville de Smyrne. Cette échelle doit être' confideré comme le chef-lieu du commerce du Levant, il y eft également adif & pafllf, & c'eft 1'entrepöt de toute 1'Afie. La richefte de plufieurs grands Propriétaires entretient dans les environs de Smyrne un fyftême d'indépendance dont les progrès augmentent chaque jour. Ils tiennent effentiellement au pouvoir de 1'argent, & ce pouvoir eft irréfiftible. On a pu remarquer aufli que les efforts que la Porte a fake il y a quelques années pour détruire 1'un de ces Agas % ont moins T Le mot d'écuelle qu'on emploie pour défigner les Places de commerce en Levant, eft pris du mot Turc Iskelé, efpèce de jettée fur pilotis, faire pour débarquer les marchandifes, eiles font conftruites avec une ou deux matches pour la facilité du fervice. Lc mor Iskeié veut proprement dire échelle, & cela prouve que les tradudions littérales ne font pas toujours dans le fens le plus vrai. C'eft le titre qu'on donne a tous les gens riches fans charges, & fur-tout aux grands propriétaires.  du Baron de Tott. 171 effrayé les autres qu'ils n'ont démontré la faiblefle duDefpote ; ils fe font même enorgueillis de voir le Capitan Pacha chargé d'aller en perfonne inveftir la maifon de leur compagnon} & les cruautés que ce grand Amiral a exercées après fa vi£toire contre des gens fans défenfe qu'il a maffacré impitoyablement, ne peut avoir préparé pour 1'avenir qu'une plus grande réfiftance. C'eft avec les Agas que le commerce traite de fes retours , il en achette les récoltes de coton, il fournit en échange a la confommation de ces Agas, & folde fon compte en efpèces ; il en effuie aufli par fois quelques petites avanies ; mais 1'intérêt de la denrée fait toujours la loi aux deux parties, & ce mal eft rarement au degré de les défunir. Le commerce de Smyrne étend fes branches dans toute 1'Afie mineure, par le moyen des caravannes qui tranfportent nos draps de  172 Mé moirés Languedoc, que les Négociants du pays achètent en gros pour les répandre dans Fintérieur de cette vafte contrée. II me reftait pour terminer ma longue tournée , a parcourir la cóte d'Europe, & je traverfai 1'Archipel pour me rendre a Salonique 1'un des grands Pachaliks de la Turquie Européenne. On voit a Fentrée du golphe qui y conduit ce fameux Mont Atos, aujourd'hui MontéSanto, & feulement habité par des Moines Grecs. Quelques relations ont fait croire qu'ils polfédaient une colle&ion de manufcrits précieux; mais il eft plus certain qu'ils ne les lifent pas. II eft également vrai que les livres de 1'ancienne Theflalonique, ainft que ceux de Conftantinople ont été, lors de la conquête, mis fous clef, & que les Barbares ont enfuite fondudu plomb dans les ferrures^ de manière que les reftes de la littérature des Grecs livrés ou a la fuperftitiou  du Baron de Tott. 173 ou a 1'ignorance , eft ft bien défendu par ces ennemis des lettres, qu'on peut a peine fe flatter de leur en arracher quelques débris. Le Gouvernement Turc fe fait eflentiellement remarquer a Salonique par 1'oppofition quele defpotifmey éprouve de la part des milices; 1'efprit de corps qui s'accroit toujours par les ménagemens , & s'approprie les lambeaux qu'il arrache a 1'autorité, s'eft emparé du gouvernement de Salonique. Plufieurs Pachas en ont été fucceflivement les vicfimes; mais cette oppofition au defpotifme, loin d'en détruire l'effet,ne fertqu'a multiplier la tyrannie, & le Jéniffaire Aga , les chefs qui commandent fous lui,& chaque Jéniffaire en particulier, fontautant de tyrans que la Porte ménage, que le Pacha craint, que tout le pays redoute. L'ufage des garnifons permanentes chez les Turcs, joint a 1'indifcipline des  174 Mémoires troupes, leur donne en quelque forto la propriété du lieu oü elles font domiciliées; elles y exercent des droits que 1'ufage confacre^que leur union conferve, & qui contrarient conftamment 1'ordre qu'on voudrait établir. C'eft d'après ce principe, que les Galiondgis qui font en poffeftion de vendre les agneaux a Conftantinople , forcent les particuliers a les acheter. Les troupes Turques jouiffent dans chaque ville du privilège de quelques accaparemens de cette nature ; leur union anime 1'efprit de fraude qui attaque le fifc. Cette infidélité eft remarquable fur toutes les cótes de 1'Archipel, oü l'extradtion des bleds eft devenue la bafe d'un commerce interloppe. Les défenfes du Grand - Seigneur, d'autant plus févères, qu'il eft lui-même le monopoleur de cette denre'e, n'y font oeuvre , & les Commandans des galiotes chargés d'empêcher cette ex-  du Baron de Tott. 17; portation, font les premiers ala favorifer, au moyen d'une rétribution convenue 6c payée d'avance. On regie alors le lieu de la fiation de la galiote, celui oü le batiment interloppe fera fon chargement , 6c le tems qu'il devra y employer. Les bateaux du pays tranfportent alors la denrée de la cóte, des navires Grecs 6c Turcs font employés a ce travail , la galiote n'appercoit rien , 6c 1'avidité profitant de 1'abandon, fe livre a toute efpèce de fraude. La coupe des bois fur les cótes elf également livrée au pillage. Le particulier le plus puiffant du pays, s'arroge le droit de dilpofer de ces propriétés domaniales , 6c le navigateur qui achète en fraude, öc cherche toujours a améliorer fon marché, anime néceffairement cet efprit de maraude qui anéantit toute difcipline, 6c ne laiffe a 1'Etat qui lui a  176 MÉMOIRES fourni fes matelots, que des pertes incalculables. En partant de Salonique, j'ai été vifiter les ïles de Saint-George de Squire , de Paros, de Naxie & de Sira ; ces iles ainfi que celles qui rempliflent 1'Archipel, font, ou des appanages particuliers dont les appanagifces difpofent, ou des dépendances direct es du Capitan Pacha ; mais dans tous les cas, les habitans , dont 1'intérêt commun eft d'éloigner la préfence d'un Officier Turc, follicitent la ferme de leurs ïles; cependant comme le defpotifme a aufli fes prétentions & qu'il lui faut toujours une^tête a couper, ou un homme a pendre, la forme républicaine, celle des communautés, ne peut lui convenir; il lui faut un Primat, un Defpote fubalterne, & le Grec qui obtient cette dignité ne trompe pas fon efpérance. En  du Baron de Tott. 177 En partant de Syra, nous fimes voile pour Naples de Romanie. Cette ville fituée au fond du Golphe qui porte fon nom , 6c qui, avec celui de Lépante , forme la prefqü'üe de Morée, était alors la réfidence du Pacha qui gouverne cette partie de la Turquie Européenne. II venait d'être obligé de s'y réfugier pour fe mettre a 1'abri des excès qui dévaf taient la Morée , depuis que les Albanais étaient venus la défendre contre 1'invafion des Ruffes. Ces troupes dont la Porte voulait fe débarralfer, prétendaient n'être congédiés qu'avec le folde des arrérages qui leur étaient dus, 6c qu'on leur refufait : le Grand-Seigneur voulait avant tout être obéi, les Albanais prétendaient être payés, leurs prétentions augmentaient ainfi que leur infolence, 6c le Pacha chargé de cette négociation n'avait ni argent, ni bras pour la bien conduire, Les ordres de IK. Partie. M,  178 Mémoires Conftantinople le preflaient cependant d'en finir , & quelques aefes de rigueur toujours déplacés quand on ne peut les foutenir, ne fervirent qu'a réunir les révoltés , dont le premier exploit fut de s'emparer de Tripolitza, capitale de ce Royaume. La retraite du Pacha avait été di£lée par la prudence du moment; mais il n'avait pas moins de craintes du cóté de la Porte que du cóté des Albanais. Sa pofition était embarraflante, je 1'avais connu a Conftantinople pendant qu'il y poffédait la charge de Grand-Ecuyer, & je le trouvai occupé des préparatifs du fiége de Tripolitza. CeTurc accoutumé a voir le Grand-Seigneur difpofer de mon acfivité, & m'accorder fa confiance dans tout ce qui avait eu du rapport au militaire , ne mit pas en doute mon empreflement a me charger de la réducf iön des rebelles de Morée. L'armée qu'il avait raffemblée  du Baron de Tott. 179 Sc dont il me deftinait le commandement n'était compoféee que de volontaires, fa maifon était du nombre, 6c cette troupe paraiffait plus animée par 1'ardeur du butin , que par 1'amour de la gloire. JPobfervai auffi que le Pacha certain de s'approprier 1'un & 1'autre après le fuccès, faifait bon marché de fon autorité pour ne pas compromettre fon individu. Je m'amufai quelque tems de fon embarras & de fes inftances, 6c je conclus enfin par lui dire que je ne devais ni ne pouvais me charger d'une commiffion auffi étrangère a celle qui m'était confié ; cependant je ne parvins a le convaincre que de ma mauvaife volonté , 6c je n'eus pas plus de fuccès en voulant lui démontter qu'il ne convenait qu'a lui de conduire cette affaire, dans laquelle fa préfence aurait plus de pouvoir que les forces militaires , dont il difpofait. Son parti de refter a Naples M 2  ï8o Mémoires de Romanie était inébranlable, je le laiffai en proie aux défordres de fes idéés & de fes difpofitions & je partis pour me rendre a Tunis oü je devais finir mon inlpecfion. Après avoir touché a Malthe, & relaché a la Lampedoufe, nous doublames le cap Bon , & fümes mouiller vis-a-vis le nouveau Chateau de la Goulette, d'oü je me rendis a Tunis. Cette ville fituée fur le bord d'un lac ou plutót d'un bas-fond qui en a la forme & qui communiqué au golphe par un canal, eft aflez grande, aflez bien batie & paflablement défendue par le Fort de la mer & par quelques fortins répandus fur les éminences qui 1'environnent. II eft probable que cette fitua- 1 II mc fallut cependant montrer au Commandant de f Artillerie , 1'ufage des mortiers a grenades, & la manière d'en préparer les fufées. La Porte n'eft parvenue que longtemps après a faire cefler les troubles de Morée.  du Baron de Tott» 181 tlon adoptée d'abord par les pêcheurs qui ont déterminé celles de prefque toutes les villes maritimes, a paru aux Tuniiiens préférable a celle de Carthage, lorfqu'enrichis par leurs rapines, ils osèrent attaquer ouvertement le commerce. On doit préfumer que leurs pirateries les ont invités a fe préferver du bombardement. Le plateau fur lequel on voit encore les ruines de 1'ancienne rivale de Rome s'avance au contraire a mi-golphe, & par cette raifon aurait expofé les Tunifiens a un coup de main; feule attaque qu ils aient a redouter, tant que la politique de 1'Europe , le télefcope a la main, pour porter. fes vues dans les contrées les plus éloignées, ne pourra appercevoir ce qui ferait véritablement a fa convenance. On voit encore prés de Tunis les aqueducs de Carthage ; on retrouve également a fix lieues dans les terres , le Chateau- M %  iSz M È M O R E S d'Eau qui ftrvait de réfervoir , öc c'eil fans doute le feul monument de ce tems qui annonce quelque magnificence ; les débrisentalfés fur le plateau n'en préfentent aucune, ce n'eft qu'en les fouillant qu'on en découvre quelques traces dans les médailles dor que le tems n'a pu détruire : j'en ai vu a.Tunis une collection qui m'a parü précieufe. La dignité de Bey eft héréditaire, fon autorité eft abfolué , & elle s'étend dans fintérieur de 1'Afrique fur unc grande étendue de pays dont il percoit le tribut avec une petite armée qu'il fait promener annuellement a cet effet. Ce revenu Xe joint a celui des dimes , dc Ja capitation , de la part aux prifes & des douanes que le Souverain percoit; mais le commerce & Finduftrie des Tunifiens font-la.véritable bafe de leurs richefles & d'une forte d'affabilité qui les diftingue. des autres Nations Barbarefques. Le  du Baron de Tott. 18$. Bey habite a quelque diftance de la ville. Sa réfidence fe nomme le Barde , & ce Palais entouré de murs & fianqué de tours , préfente dans fon intérieur une magnificence que 1'extérieur-ne promet pas ; ce qui m'en a paru le plus remarquable , eft unè cour affez fpacieufe entourée de batimens élevés fur une colonade de marbre blanc : il y a auffi quelques appartemens dans 1'intérieur qui m'ont paru aflez bien décorés pour le pays ; mais ceux qui ne jugeraient le Barde que fur la falie du Divan oü le Bey recoit en cérémonie, ne concevrait pas une haute idéé de fa'magnificence. C'eft peut-être aufli pour ajouter a celle que j'en avais recu que le premier Miniftre me donna une audience particulière dans la falie du Tréfor. J'ignore fi le coffre qui nous y fervit de fiége était plein d'or, ainfi que ceux dont cette falie était remplie, je n'ai M 4  184 Mémoires vu qu'un garde-meuble, ou plutót 1'arriere-boutique d'un Frippier, oü les marchandifes étaient amoncelées ; mais je »'en ai pas moins été charmé de la douceur, de 1'intelligence & de la fineffe d'efprit du Barbarefque avec lequel j'avais a traiter de mes affaires. J'eus auffi une audience particulière du fils du Bey qui régnait alors, & qui vient de fuccéder a fon père; on m'avait prévenu de la timidité de ce jeune Prince, & mon premier foin fut de le mettre a fon aife. J'ai vu au Barde un grand nombre d'efclaves de toutes les Nations ; mais ils ne m'ont préfenté aucunes des idees recues a leur égard. Je les ai vu bien vêtus, bien nourris, bien traités , & je doute que le plus grand nombre, même ceux qui font attaqués de la maladie du pays, euffent long-tems a fe louer de leur rachat. II eft poflible a la vérité que les efclaves vendus dans 1'intérieur du  du Baron de Tott. i8j pays , ou a des particuliers qui ne les achètent que par fpéculations ne foient pas aufli heureux que ceux qui tombent en partage aux Souverains ou aux Grands. On doit cependant préfumer que 1'avarice de leurs maitres milite en leur faveur. II faut 1'avouer , les Européens font les feuls qui traitent mal leurs ef claves , & cela vient fans doute, de ce que les Orientaux amaflent pour les acheter, 6c que nous les achetons pour amafler. Ils font en Oriënt la jouiflance 'de 1'avare, & chez nous feulement 1'inftrument de 1'avarice. Qu'on tranfporte en pays neutre un Nègre de nos Colonies avec un Européen efclave a Tunis; c'eft a ce Tribunal que je vous cite. Le caractère des Tunifiens , leurs paflions 6c tout ce qui conftitue leurs mceurs , participe du climat brülant de 1'Afrique j mais fi 1'imagination de ces  l85 MÉMOIRES peuples, ainfi que celle desTurcs s'égare nécelfairement par les privations qui réfultent pour le grand nombre de la pluralité des femmes , toujours réfervée aux Riches , la confHtution des Africains ne leur permettant pas de fe livrer aux mêmes erreurs} rien n'arrête leur fougue impétueufe, elle franchit jufqu'aux bornes de la nature humaine. Ceux qui penfent que les négligences de propreté font les premières caufes de 1'infalubrité des villes, feraient tonnés de voir que les habitans deTunis exiftent dans 1'atmofphère infeft qu'ils refpirent. II eft occafionné par les émanations putrides d'un canal qui conduit les immondices de cette ville au lac qui en eft voifin; ce lac lui-même donne des exhalaifons qui ne paraiftent pas moins dangereufes, & 1'on ne peut attribuer la falubrité de Tunis qu'a la profondeur du vallon qui aboutit au golphe, & qui  du Baron de Tott. 187 en attirant les vapeurs du canal & du lac ne leur donne pas le tems d'aequérir ce degré de corruption qui les rendrait nuilibles a la vie des hommes. En quittant Tunis pour me rembarquer, j'eus occafion d'obferver les débris du Fort que Charles-Quint y fit batir. Des attérilïemens, 1'ont un peu éloigné de la mer, & c'eft fans doute pour cette raifon que les Tuniftens lui ont fubftitué celui de la Goulette. Nous quittames cette rade pour nous rendre a Toulon, & je termine ici des Me'moires que je n'aurais jamais écrit fi je ne les avais cru utiles. F I N.  T A B L E DES MATIÈRES Contenues dans les quatre Parties de cet Ouvrage. Les lettres A, B, C, D, indiquent les Parties. Le chiffre Ara.be indique les pages. A. y4. -B D I-Mus TAP HA j Pacha 3 le faifeur de puits. C. 143. SondébutdansleVifiriat j lecon qu'il recoit. C. 234 Sc fuiv. Abdul-Hamid, 1'efFet qu'il éprouve en montant fur le trone. C. 225 Sc 226'j fa première vifite a 1'école, fon opinion fur une fentinelle. C. 227 & fuiv. Adgemka, pofition critique de 1'Armée Tartare. B. 233 Sc 234; 1'incendie de ce bourg en découvre les habitans. B. 2 3 8 Sc 239. Alay. C.6 Sc fuiv.  DES MATIÈRES. 189 Aiep , D. 141. Alexandrette, D. 159 Sc fuiv. Alexandrie, fa fituation, fes ruines, D. 41 & fuiv. Antioche , D. 15 3. Acqueducs, batis par les Grecs & les Turcs i A. 20 & 261. Archipel, D. 176". Architeclure , ignorance des Turcs dans cet art. A. lÊp; des Tartares , B. 110 & fuiv. Armée Ottomane, la dévaftation qu'elle opère a fon départ de Conftantinople , B. 299; le Gouvernement en ignore la force, C. 224. Armée Tartare,B. 214 & fuiv. fes vivres. idem, 217 , campée fur un lac. idem, 220 ; ordre d'attaque. idem,izx &fuiv.j ce qu'elle fouffre du froid. idem, 227 & fuiv. Anifice , feu (d') le talent des Turcs dans ce rapport, A. 202 &203. Artillerie 3 première épreuve, a Kiathana, C. 107'. Sc fuiv.; train de campagne.idem, 19$. Afirologie judiciaire , confiance que les Turcs accordent a cette fcience. C. 190. Afféquis j C. 157. note.  t9o TABLE Aveugles , fondation illimitée pour les , en Egypte, D. 94 & 95. Audience, du Kam des Tartares, B. 108 Sc 109. B. Bacichéferay. B. 61, note. Bains Turcs, leur conftruction , leur effet. A. 179 & fuiv. Balkan, B. 289. Barde, D. 18 3 & fuiv. Barut, D. 125. Bateaux, perfeftion des Turcs dans ce genre; diftinótions qu'on y attaché \ couverts en blanc Sc grilles pour les femmes du Sérail, A. 271, 272 Sc 273. Bayonnette ufage de cette arme adoptée en préfence du Mufti, C. 173. Bayram, A. 258 & 259. Befefiins 3 leur ftrudure, leur ufage, leur motif. A. 24. Bombes , trait d'ignorance a cet égard , C. 6% Sc fuiv.; a ricochet, idem , 15 2 & fuiv. Borifthène, largeur de ce fleuve , manière dont on le palfe, B. 87.  DES MATIÈRES. i9i Bojlandgy-Bachi, fa furveillance fur les défordres occafionnés par les femmes; étendue de fa jurifdi&ion a cet égard , A. Difcours Préliminaire, lvj. Exemple de la juftice qu'il exerce, Sc de la terreur qu'il infpire, A. 113 & fuiv. Bourreau, il fait 1'ofHce d'Avocat du criminel, A. 250. Boyards , B. 51. leurs intrigues Sc leurs vexa- tions , idem. 52 & 53. Brülots, C. 74 & fuiv. C. Campagne des Tartares pour 1'incurfion dans la nouvelle Servië , B. 209 & fuiv. Canal de la Mer Rouge. D. 70 Sc fuiv. Candie , defcription de cette ïle, D. 7. Capidgi-Bachi, ce que c'eft, leurs différens emplois, A. 109 , note. Capitan Pacha , ce que c'eft que cette dignité, A. 205. Catapule , arme des Anciens, il en exifte une dans la falie des armes du Sérail, A. 197 , nore.  i92 TABLE Chagrins de Turquie, B. 283. Charüé envers les animaux , A. 237 & fuiv* Ckajfes des Tarrares, fervent de prétexte au* incurlions de ces peuples , B, 61. Cherbet, B. 49 & 50. , Chek , leur infolence , C. 215 & fuiv. Chypres, D. 161 & fuiv. Chirin , B. 113, note , leur fierté, idem , CircaJJienne 3 voyez Géorgienne. Climat de Conftantinople, A. 6% Sc fuiv. Colonne de Pompée, D. 46 Sc fuiv. Comédie Turque, A. 15 3 & 154. Elles font un acceffoire aux réjouiffances publiques, id. 199. Comédiens (troupes de ) comment elles font compofées, A. 156. Conftantinople , fa lituation, fon port, fes en- virons, lactivité qui y regne, fes différens afpects , A. 4 Sc fuiv. Converjion , opinion des Turcs a cet égard. Dia- logue entre Crim-Guéray & le Baron de Tott, B. 2 5 3 & fuiv. Crimée , defcription topographique de la pref- qulle , B. 132 & fuiv. fa culture B. 141 Sc fuiv. \ monumens de la tyrannie des Génois en Crimée , idem 1 46 Sc fuiv. Croiffant  DES M A T I È R E S. i95 Croiffant, ie peu de valeur que les Turcs atta- chent k ce figne , A. 2.68 8c 169. Cuifmc des Tartares a la guerre, B. 210 & 211. D Dan/es, leur indécence, A. Difcours Préliminaire, Ij; mépris qu'on a pour les danfeufes, idem; opinion des Turcs fur cet amufement des Européens, A. 13 & fuiv. Dardanelles, mauvais état des, C. 44 & 50 j fituation, idem. 51 & 52 ; attaque des RufTes, idem. 54 & fuiv. difpofition des travaux pour la défenfe, idem 58 & fuiv. ; zèle d'un Turc, & fon défmtéreflement, idem 78 8c fuiv.; Exemple remarquable de barbarie, 85 ; lacheté des troupes, idem. 95. Delta, D. 28 ; Qbfervation fur la formation de cette ile, idem. 41. Defpotifme , il domine jufqu'a la crainte, A. 2 8il a moins de pouvoir que le préjugé de 1'obéifTance, idem. 122; il en impofe même auDefpote, idem. 124. Deuil, n'eft point d'ufage chez les Turcs ,A. 126, Dgefar-Pacha,D. 114 & fuiv. IV. Partie, ^  i94 T A B L E Difcipline, moyen que les Turcs emploient pour 1'établir & la maintenir , C. 143 & 144. Difcipline des Tartares, B. 245 ; exemple remarquable de foumiffiori, idem. 249 & fuiv. Douanes, perception des, A. 219. Dromadaires, B. 56, note. Drufes, D. 122 j obfervarions fur ce peuple, idem. 13 2 & fuiv. E. Ecole de Mathématiques, ce qui a rapport a fon établiifement, C. 112 & fuiv.; adieux touchants des Écoliers , idem 251 & 2 5 2. Egypte, tout ce qui y a rapport, D. 13 & fuiv. fa popularion, idem 76 & 79 ; fon commerce, idem. 82 ; végétation , z (Sultan), fon a.cnement au tróne, A. 126"; fa pofition antérieure, id. 128 ; fon portrait, idem. 129; fon inftallation, id. 13 o & fuiv. Mujiapha Sultan, fa première demarche avec le Baron de Tott, C. 12 & 13 , il vient voir les pontons, idem. 138; fon pro jet fur le canal de jondion entre la mer Rouge & la Méditerranée , D. 72, note.  Jol T A B L E N. Naijfance (ce qui fe pratique a la) des Princes ou PrincelTes Ottomanes, A. 187 & fuiv. Navigation, ignorance des Turcs fur cet objet, C. 199 & fuiv. Nékropolis, D. 5 2 & fuiv. Nil, D. 27; fon limon,idem. 39. Nilometre, D. 32. Noguais, B. 64; 1'opinion qu'ils ont de leur pays, idem. 6$ , note; la patience qu'ils mettent dans la recherche de leurs troupeaux, idem. 66 8c 67; leur nourriture, idem. 71 8c 72 ; la circonfpeétion de ces peuples envers les Étrangers, idem. 7 ■ ; obfervations fur leurs ufages , idem. 7 5 ; leurs vêtemens , idem. 8 2 & 8 3 ; manière de faifir les chevaux , idem. 85; leur avance, idem. 91 & 94; leur commerce, idem. 9 3. O. Obas, ce que c'eft, leur conftruftion , B. 69. Oc\akow, fituation de cette Place, B. 86. Opium (ufage immodérée de 1') chez les Turcs, ce qui en réfulte, A. 15 8 8c fuiv. B. 291.  DES MATIÈRES. 103 Orcapi, (defcription des lignes d'), B. 95 > 96 , 99 & fuiv. Orgueil des Turcs défini par eux-mêmes, A. 170. P. Patriarche des Grecs, fa dépofition ; inftallation de fon fuccelfeur; moyens employés a cet effet , A. 91 & fuiv. Pêche , aventure a ce fujet, A. 58 & fuiv. Pe'récop, voye\ Orcapi. Pefie, fon origine, caufe qui la perpétue, facilité des fecours pour ceux qui en font attaqués ; remède , obfervations fingulières a cet égard , A. 41. & fuiv. ; elle n'eft pas originaire d'Egypte^. 85. Pierrier(groffeur remarquable d'un), C. 85 & fuiv. Pyramides, voyage aux, D. zi ; obfervations fur leur conftru&ion, idem. 54; fur leur élévat'ton , idem. 67. Pontons demandés a l'armée, C. 1 z 5, doublés en cuir, idem. 13 z; épreuve faite en préfence du Grand-Seignev.r , idem. 13 8 & fuiv. Porte , la Porte ; définition de cette expreffion  '* Fin , 1'ufage défendu par la loi, Sc protégé par le Gouvernement, A. 2 5 2 Sc z 5 3. Vifir, définirion de ce mot; différence entre Vifir & Grand-Vifir, A. 206-,note. Ulemats, (corps des) fon privilège, A. 3 1 & 3 2. Ufages des Tartares, leurs rappcrts avec les ufages Européens, B. z76 &fuiv. y. Yaff^m^, t XB.42&f.i