CONSIDÉRATIONS SUR LES RICHESSES E T L E LUXE.   CONSIDÉRATIONS SUR LES RICHESSES E T L E LUXE. Aurea nunc vere funt f&cula. O VI DE. A AMSTERDAM, Et fe trouve, A P A R I s, Chez la Veuve VA LADE, rue des Noyers. I787.   T A B L E DES CHAPITRES. ha pit re Iei. Des Ric heffes en gênéral. Page u Chap. II. De la Populadon. 2.3 Chap. III. Des Monnoies. 35 Chap. IV. De la muluplication des jouif- fances. ^ Chap. V. Des richeffes de quelques Peu- ples anciens. ^ 1 Chap. VI. Des armèes des anciens comparèes aux armées modernes , reladyement a la populadon & a la dépenfe. 66 Chap. VII. Du commerce des anciens. 72. Chap. VIII. Les Richeffes , principes de tout changement dans la conftitudon des États. Chap. IX. Du Fa/ie. 88 Chap. X. Delaeonverjiondes feryices. 103  vj T A B L E Chapitre XI. Des Gentilshommes entretenus par de grands Seigneurs. Page 106' Chap. XII. Du Luxe. jI% Chap. XIII. Des principes du Luxe. iz<$ Chap. XIV. Réfultat de ce qui vient d'être expofé fur le Luxe. 131 Chap. XV. Du caraclere des Nations dans fon rapport avec le Luxe. j 32 Chap. XVI. Des circonjlances qui ont hdté les pro gres du Luxe. 141 Chap. XVII. Sentiment d'un Auteur célebre fur le Luxe & fes progrès. 1-54 Chap. XVIII. De l'augmentation du numéraire. 2 jij Chap. XIX. De la richejfefans travail. 19^ Chap. XX. Des fortunes particulieres en divers tems. 197 Chap. XXI. Des d'epenfs de Louis X1K. 217 Chap. XXII. Sully , Colbert. 245 Chap. XXIII. De lavénaliiédescharges. 254 Chap. XXIV. De l'intérêt de Var gent. 258 Chap. XXV. Du rapport de l'intérêt de l'argent avec la liberté. 2.68  DES CHAPITRES. vij Chapitre XXVI. De la proportion du prix du bied, avec la quantité du numéraire. Page 273 Chap. XXVII. Du prix des terres. 280 Chap. XXVIII. Des biens poffédés par les Religieux. 284 Chap. XXIX. Du commerce des bleds. 288 Chap. XXX. Du rapport de la li bené & de l'impöt. 302 Suite du Chapitre précédent. 312 Chap. XXXI. D'un Chapitre de Montefquieu fur U defpotifme. 31^ Chap. XXXII. Des Loix fomptuaires. 319 Chap. XXXIII. De l'économie dans les Monatchies. 32^ Chap. XXXIV. Des révolutions dans les fortunes. 330 Chap. XXXV. Des Fermes & des Régies. 33% Chap. XXXVI. Des Financiers. 345 Chap. XXXVII. Des profits de la finance. 349 Chap. XXXVIII. Dialogue entre M. de Semblancay , furintendant des finances  viij TABLE DES CHAPITRES. de Francois Ier, & l'abbè Terray , controleur géneral. Page 3^ Chapitre XXXIX. Des Colonies anciennes & modernes. 411 Suite du Chapitre précédent. 416 Chap. XL. Des Colonies fur un nouveau continent. 420 Chap. XLI. De la durée du commerce acluel. 42^ Chap. XLII. Du crédit. 430 Chap. XLHI. Des banques dans une Monarchie. 440 Chap. XLIV. Des emprunts publics. 449 Suite du Chapitre précédent. 463 Chap. XLV. Du crédit du Minijlre des Finances. 473 Chap. XLVI. De la France & de V Angleterre. 482 Chap. XLVII. Convient-il a un Souverain d'avoir un tréfor ? 494 CONSIDÉRATIONS  P R JÉ F A C E. !M o n goüt, mon état & Fintérêt général qu'excitent dans ce fiecle les matieres d'adminiftration , m'ont porté a réfléchir fur la plupart des objets que cette fcience renferme. J'ai examiné la queftion du luxe li fouvent agitée; Sc n'ayant rien trouvé dans les divers auteurs qui me fati£fït complettement , j'ai eflay4 d eclaircir l'obfcurité dont eet objet me paroitenvironné.Occupéderemonter aux caufes du luxe, d'en développer les effets, entrainé a approfondir plufieurs queftions naturellement liées * A  '2 P R É F A C E. avec ce fujet, j'ai fait fans projet un ouvrage, Sc je hafarde d'en publier une partie : c'eft un elfai. L'efFet qu'il produira m'encouragera a publier le refte, ou me prefcrira de le laifïer dans l'obfcurité demon cabinet. Les impöts Sc ie commerce, le tableau des dettes progreilives des divers états de i'Europe, font les objets que j'ai traités avec le plus grand détail dans la fèconde partie ; Sc ce lont les plus intérerlans pour le fiecle oü je vis. L'amour de la patrie dans les tems anciens, le fèntiment de 1'bonneur dans les tems qui ont fuivi, le crédit public dans 1'époque acluelle, font les reiforts Sc les principes d'aclion  PRÉFACE; | &es gouvernemens dans ces divers tems. On trouvera peut-être au premier afpe& peu de liaifon entre les chapi* tres de eet ouvrage; mais avec un peu d 'attention, il fera faciie de voir que tous fe rapportent aux principes & aux effèts réfuitans de la richeiTe & du luxe, Sc aux différentes manieres d 'acquérir Sc de dépenfer reiatives aux tems Sc aux nations. J'ai queiquefois été en oppofition avec Montefquieu, & c'eft en trembiant que j'ai hafardé de combattre fbn fentiment; mais je me mis die que 1'ouvrage du génie, qui concoit vn grand enfemble, peut pécher par A 2  4 PRÉFACE. queiques parties que faifit un efprk médiocre qui en fait fon étude particuliere. 11 eft des réfuitats auxquels on ne parvient que progreffivement. Montefquieu ne devoit rien a fon fiecle; & celui, qui ofe le combattre , doit aux lumieres qu'il a répandues, Sc dont on a fuivi la direótion, la faculté de connoitre les erreurs ou il a pu tomber. J'ai profité des lumieres de ce grand homme; je me fuis queiquefois rencontré avec lui Sc avec d'autr-s ; & je n'ai pas cru devoir rnabftenir de dire des chofes a-peuprès femblables, lorfqu'un développement néceffaire & de plus grands détails pouvoient jeter plus de jour  PRÉFACE. 5- fur un objet. Ma prétention n'eft point de dire des chofes qui n'onc jamais été dites. J'ai été auffi d'un avis contraire a celui d'un auteur célebre fur le luxe & les effets de la quantité du numéraire ; la maniere dont il a traité ces divers objets, m'a forcé d'en extraire plufieurs pages afin d'éviter ie reproche de prencfre une phrafe ou une propofition ifolée , dont ie fens fè trouve fouvent affoibii par ce qui précede, ou par les exceptions qui 1'environnent. C'eft donc pour le fuivre dans fes déveioppemens, & mieux faifir fa penfée , que j'ai raffembie plufieurs palfages. Mon projet n'a A3  6 PRÉFAC E. été que d'éclaircir une queftion. Ce n'eil point i'adminirlrateur Sc fes opérations que j'ai critiqués, mais les opinions de 1'auteur que j'ai combattues ; plus il a de célébrité, & plus il eft intéreflant de ne pas laiffer accréditer Terreur par un grand nom. Condillac Sc d'autres philofopbes eftimables, fe font élevés contre queiques opinions de 1'immortel Buffon 9 qui peut fe vanter d'avoir confidéré toutes les faces d'un objet, Sc déterminé, au milieu des exceptions que préfentent les notions les plus claires, le point précis qui conftitae la vérité ? Queiquefois j'ai cru devoir m'abllenir de manifefter mon fenti-  P R É F A C E. 9 ment, Sc je me luis contenté d'expofèr ie pour Sc ie contre. C'eft ainft que, fans prendre de parti, j'ai traité ce qui concerne ie crédit pubiic. Qéi art de muitipiier les richefïès par ia multiplication des fignes, orfre bcau-i coup d'avantages Sc d'inconvéniens,, La grande habiieté confifteroit a fixer fes limites reiativement a ia conflitution d'un pays, au role qu'il veut jouer fur le théatre politique, a fès productions, a fon commerce Sc a 1'enfèmbie de fes facultés réeiies* Ce point de préciflon ne peut en queique forte être faili que par celui qui gouverne, qui compare, qui juge les circonftances* A 4  8 P R É F A C E. II me refte a parler d'un dialogue qui fait une partie de eet ouvrage. Defirant comparer les tems anciens a 1'époque acluelle ou très-récente du regne dernier, j'ai fenti qu'il faudroit faire des expofés fort longs, des divifions de matieres ennuyeufes. La forme d'un dialogue, entre un ancien miniftre Sc un adminiftrateur de nos jours, m'a paru propre a faire naitre natureliement les queftions multipliées que préfente le fujet, & a les réfoudre plus promptement. Enfin , j'ai penfé que cette forme jeteroit un plus grand intérêc lur le fujet que je traitois , paree que nous fommes plus fufceptibles d'être affeótis lorfqu'on  P R É F A C E; 9 nous préfente des objets fenfibies; & que nous aimons a appliquer une opération, un fyftême a un nom. J ai choifi i'époque du regne qui a iuivi la découverte du nouveau monde , qui a été célebre par de grands événemens & le fafte de la cour; j'y ai oppofé ie regne dernier comme ie plus pres de nous. II étoit néceflaire de faire, par conféquent, %urer dans ce dialogue i'abbé Ter«y, miniftre des finances, Je n'ai point cherché a ie préfenter fous un afpecl défavorable ; mon intention ' na pas été de me livrer a aucune cntique perfonnelie. J'ai fongé aux chofes feulement, & i'époque de  ïö p r é f a c e: fon mihiftere s'eft trouvée dansTordre que j'ai imaginé de fuivre , pour rendre fenfible & frappante la comparaifon des tems, bien plus intérek fante que celle des perfonnes.  CONSIDÉRATlüNS SUR LES RJCHESSES E T LE LUXE. CHAPITRE I. Des Richejfes en général. Richesse & puiffance font une feule & même chofe; car tous les objets qui conftituent la richeffe n'auroient aucun prix,  1% Confidérarions ü, par leur nioyen, 1'homme ne convertifloiC a fon ufage Ia force & le travail des autres. La valeur réelle eft mefurée par le tems que les chofes coütent, ou le prix du talent de celui qui les modifte. La fupériorité du talent & la rareté des chofes, par conféquent, produifent Ia cherté. On a plus de jouiflances dans un fiecle, lorfqu'un plus grand nombre d'hommes font inftruits d'une méthode qui Cmplifie Ia main-d'ceuvre & abrége la peine. Les befoins réels de l"Iiomme font prefque bornés a celui de la fubfiftance , paree qu'il peut, a Ia rigueur, fe pafier de vetejnens: des nations entieres vivent expofées a routes les injures de fair. Dans eet état rhomme efi: bien éloigné d'avoir une idee de Ia richefle. II faut que fa penfée foit exercée, pour qu'il concoive d'autres jouifiances que celles qui réfultent de la fatiffadion du premier , du plus irapérieux befoin de la nature. Aiors fes defirs font éyeillés par les fenfa-  fur les Richeffes & le Luxe'. 13 tïons nouvelles que lui préfente fon imaginaïion. Mais coniment pourra-t-il fe les procurer? Son travail efl: borné par fes forces. Si cous ont le néceffaire, nul ne voudra faire part du produit de fon travail a un autre. II faut donc qu'il y ait un pauvre , pour qu'il y ait un riche; qu'un homme foufFre de Ia faim, & qu'un autre ait une doublé portion de fubfiftance. C'eft alors qu'il exifte un riche, un defpote qui, fous peine de Ia vie , condamne a travaiiler pour lui. Les richeffes ne confiftent, chez les peupies les moins policés & chez les nations les plus éclairées, que dans Ia pofTefïion d'un nombre plus ou moins grand de portions de fubfiftances, en nature ou en repréfentation. II eft des gradations dans 1'amour des richeffes qui tiennent a Ia conftitution de 1'homme. II defire 1'argent, en échange de fon travail, pour fubfifter. II en defire enfuite  1^ 'ConfideratiotiÈ pour vivre fans travail; c'eft le fecond degrfï •enfin, il en eft avide, pour être diftingué ; voiia le troifieme degré. Ainfi 1'amour de la confervation, celui du repos & celui des diftinclions, font les principes qui font defirer les richeffes. Le premier plaifir qu'e'prouve 1'homme , eft d'avoir fa fubfiftance affurée fans travail, de fe racheter de la tache que lui a impofée la nature. Le fecond , d'être diftingué , de commander & d'être obéi. II fe eroit un être fupérieur ; il eft un véritable fouverain. A mefure que Ia .civilifation fait des progrès, la fphere des befoins s'aggrandit , & les échanges fe multiplient. L'homme borné au foin de fubftfter refteroit long-tems dans 1'état fauvage, fon induftrie n'eft vivemenf excitéeque parl'aiguillon de nquveaux befoins. Lorfqu'on fait boire de 1'eau-de-vie a un fauvage , fes fens engourdis s'éveillent , fes -efprits font en mouvement , fes forces font  fur les Richejfes & le Luxe. augmentées; une effervefcence délicieufe agite puiffamment tous fes organes, ou les plonge dans une extafe raviffante : fon exiftence, fi je puis m'exprimer ainfi, eft doublée, triplée ; & c'eft dans un fentiment vif de foi - même que réfïde Ie bonheur paffager de Hiomme fauvage ou policé. Pour fe procurer de tels plaifirs, pour boire cette liqueur enchantereffe, on demande au fauvage des objets d'échange. Dès ce moment, il a I'idée de la richeffe. II donne de Ia poudre d'or en échange d'un verre d'eau-de-vie, & 1'Européen rit de fa fimplicité : cependant Ie fauvage fe conduit, a eet égard , comme 1'homme policé ; 8 paie avec de 1'or un plaifir vif; il donne plus d'or, paree qu'il eft commun, & que 1'eaude-vie eft rare. Tout eft par 1'homme ; touc eft pour 1'homme ; il eft évident que la faculté de difpofer de fa force & de fon travail conftitué la richeffe & .la puiflance.  i5 Confidérations Les objets qui conftituent la richefle font le fruit du travail; & ils en deviennent le falaire. Une chofe n'a de prix , qu'autant qu'elle repréfente une quantité de journées de travail. Les travaux auxquels 1'homme s'eft foumis, les dangers qu'il a courus, le nombre des journées qu'il a employées pour tirer 1'or & 1'argent du fein de Ia terre , conftituent la valeur de ces métaux. Une mine ceffe d'être exploitée, quand il faut y employer un trop grand nombre de journées. On 1'abandonne paree que la quantité de métaux extraite eft le produit de dix jours de travail, par fuppofition, & ne peut en procurer que huit en échange. On pourroit employer, a ce qu'il femble, toute autre matiere que 1'or & Pargent pour figne repréfentatif; on pourroit même fe fervir de papier : mais fi 1'on fait attention qu'il eft efientiel que le métal, ou 1'objet repréfentant, ait une confiftance durable, qu'il ait un  fur les Richeffes & le Luxe: 17 un cerrain degré de rareté , on verra que 1'or & 1'argent font préférables. L'or réfifte a la rouille , & il a, ainfi que 1'argent, la rareté neceffaire pour être d'un grand prix. Ces métaux ont des qualités qui leur donnent une valeur réelle, indépendante de 1'office de figne repréfentatif. Ces qualités font 1'éclat , la duftilité , Ia pefanteur fpécifique & 1'incorruptibilité : ils auroient par leur feul éclat un grand prix. Us plaifent a la vue, font plus fufceptibles que les autres métaux d'acquérir le poli, le fini qu'on defire dans les ouvrages de 1'art: enfin, ils ferviroient a former les ornemens précieux, s'ils n'étoient pas employés arepréfenter les valeurs. C'eft avec raifon, comrae 1'on voit, que les habitans des diverfes contrées ont, depuis les tems les plus reculés, fait fervir ces métaux de fignes repréfentatifs. Le caradere diftindif de 1'homme confifte, B  sg Confidérations dans la perfedibilité ; 1'effet néceffaire de cette qualité eft la poffeffion des propriétés. ïl n'inventera pas pour un autre , il ne conftruira pas une cabane pour qu'un autre 1'habite. De la propriété nalt 1'inégalité : elïe eft dans la nature ; c'eft une fuite de 1'inégale diftribution de fes dons. La force, le génie, Faétivité, ne font pas accordés a tous dans la même mefure : le plus fort doit s'emparer d'un champ; le plus induftrieux ie défrichera; il inventera des outils; il foumettra des animaux : le plus aflif multipliera par fon travail les moyens de fa fubfiftance ; il les échangera contre des commodités , & voila 1'homme riche. Un befoin, qu'on ne peut fatisfaire que par le travail, détermine les efforts, & eft le principe primitif des opérations les plus compliquées. Si la faim pouvoit s'appaifer, comme la foif, fans travail & fans foin, au premier ruiffeau, les tyrans, les efcbves, les arts, la  fur les Richeffes & le Luxe. <ïy 'penfée mérae en quelque forte n'exifteroient pas. Plus on réunitde portions de fubfiftances, ou de fignes qui les repréfentent • & plus eft grand le nombre des hommes dont on difpofe, qu'on peut employer a s'épargner des peines, a fe procurer des plaifirs. La définition que j'ai donnée des richefTes eft applicable a I'indmdu , au fouverain, aux tas. Le plus riche particulier eft celui qui peut employer Ie plus de bras a fon fervice; car, pour qu'il en difpofe, ilfaut en échange leur ofFrir des fubfiftances. La nation la plus floriflanteeftcellequiraflembleuneplusgrande quantité de produdions; Ie monarque le plus puiflant eft celui dont le pays eft Ie mieux cultivé. II en réfulte que Ia population eft la feule & Ia plus grande richefle des états. Les gouvernemens ont, pour difpofer des hommes, d'autres moyens que les particuliers: Ia conftitution humaine leur préfente une autr© B x  2te Confidirations fource de'richeffes, pour les claffes qui font au-deffus du befoin phyfique. C'elt dans Ie defir des diftinctions qu'il faut la chercher : ce defir excite 1'avidité des richeffes ; mais les fouverains peuvent la fatisfaire par d'autres moyens. Le befoin de fubfifter & 1'amour - propre font les bafes fur lefquelles elï fondé tout 1'édifice de la fociété ; ils font les principes des grands befoins fans ceffe renaiffans que 1'homme éprouve. Un philofophe a dit autrefois : Avec du mouvement & de la matiere, je ferai le monde. Pour moi, en confidérant les befoins phyfiques & ceux de 1'amourpropre , je verrai'les hommes devenir peu-apeu tels qu'ils font. Ces deux principes fe'conds me feront parcourir rapidement les effets réfultans de la conffitution humaine. Je verrai les cabanes fe conftruire, & les palais s'élever; les boulangers, les académies, les cordons, dériyent  furies Richeffes & le Luxe'. zz de ces deux caufes. Toute aótion eft determinée par le befoin des fubfifïances, & par Ie defir d'être diftingué. L'un anime Punivers phyfique , Pautre a créé Punivers moraf. Comme les hommes n'ont recu de la nature ni les mêmes forces , ni le merrie degré de fenfibilité, les caufes agiflent plus ou moins % fuivantle climatou le gouvernement. L'homme eft elfentiellement pareffeux. II voudroit avoir de la fortune , fans travail; du pouvoir , fans peine ; de la réputation , fans étude & fans efforts. Un Chinois vit avec le quart de ce qu'il faut a un habitant du Nord ; un Francoia avec la moitié de ce qu'il faut a un Anglois; La fenfibilité de 1'amour - propre eft encore plus inégale. La maniere de dépenfer peut tarir Ia fource des richeffes ; en raffemblant les biens dans des centres éloignés , on deffeche la circonférence y & la plus fertile contrée devient incuke & déferte. L'üiégalité des biens fait for-? B3  Confidêrations tir 1'homme de 1'état fauvage, excite fon induftrie , développe fes facultés, peuple des déferts : 1'inégalité extréme anéantit la culture , change en déferts les pays les plus floriflans. C'eft ainfi que 1'amour eft le principe générateur de l'univers, & que la débauche , qui eft un excès de 1'amour; eft un principe de deftructiom  fur les Richeffes & ie Luxe. %y CHAPITRE II. De la Populadon. On trouve chez les peuples anciens beau-i coup de Ioix pour arrêter la populadon. Doit-on en inférer qu'elle étoit plus nom-i breufe que de nos jours? Voici , jecrois, comme il faut expliquer ces loix qui, en contrariant la nature, forcoient un pere a la plus grande barbarie. Les anciennes républiques & les divers gouvernemens de la Grece , n'avoient que des territoires peu étendus; il étoit nécef— faire de borner, par conféquent, Ie nombre des citoyens. Licurgue , partagea les terres en trente mille parts pour les habitans de la canpa-« gne , & neuf mille parts formerent le ter-» ritoire de Ia ville ; chacune de ces portions B 4  14 Confidéraüom de terre produifoit de quoi nourrir une familie. Lorfque le nombre augmentoit, il n'y avoit plus de moyens fuffifans pour fubfifter. On fondoit des colonies pour fe débarraflèr d'une population furabondante. Tous les citoyens étant foldats , 1'inftitution ayant pour objet la vigueur de 1'ame & du corps , il étoit effentiel de n'admettre au nombre des citoyens que ceux qui pouvoient fuporter les plus grandes fatigues, mener la vie Ia plus dure. Le tems de la guerre étoit moins rude a fupporter que la difcipline auftere des tems de paix. De-la^ les loix barbares qui facrifient les enfans infirmes , délicats, mal conftitués. Ariflote ne met pas la chofe en doute. II parle avec fang-froid de 1'expofition des enfans , de la néceflité de faire avorter les femmes. « Quant aux enfans, dit - il, qu'on dok  fur les Richeffes & le luxe. z$ h nourrir ou expofer, il faut faire une loi qui » défende d'en nourrir aucun qui foit im» parfait ou mutilé de fes membres , & » dans les lieux oü cette loi feroit con» traire aux loix du pays , il faut limiter » Ie nombre d'enfans que chacun doit avoir, » & enfuite faire bleffer les femmes avanr » que les enfans aient fentiment & vie. » Dans les premiers tems de la formation des fociérés , une nation qui ne vivoit que de la chaffe ou de Ia pêche , a dü borner Ie nombre de fes habitans. Un terrein circonfcrit ne préfentoit que de foibles reffources. II falloit par un effet de ce genre de vie facrifïer les enfans mal conftitués , qui n'étoient pas en état de fe procurer Ia fub-i fiftance , d'entreprendre de grandes courfesj C'eft ainfi, que chez les peuples de 1'Amérique on abandonnoit les vieillards , que chez les Romains on abandonnoit un efclaye vieux & infirmev  a£ Confdérations Romulus & la plupart des anciens légïflateurs ont accordé le droit de vie & de mort, celui de vendre & d'aliéner les enfans. Ces loix barbares femblent avoir été établies pour fuppléer une police imparfaite , en donnant a chaque familie un fouverain. Elles laiffoient auffi chaque chef ma'itre de déterminer fi fes facultés , fon induftrie fuffifoient a la confervation de fa familie. C'eft , a ce qu'il me femble , une queftion fuperflue a traiter que celle de la population plus nombreufe des anciens ; la plus légere réflexion fuffit pour démontrer qu'elle devoit être bien inférieure a celle des tems acluels. La population de 1'Afie eft, depuis les tems les plus reculés , fort fupérieure a celle des autres parties du monde, c'eft la patrie véritable de 1'homme. Le climat y eft plus falubre , les befoins plus aifés a fatisfaire & moins nombreux. Ceux qui  fur les 'Richeffes & le Luxe. 27 naiffent du froid n'exiftent pas dans plufieurs contrées , les vivres font a plus bas prix dans ces pays & les hommes plus fobres. ( i) Les peuples de 1'Afie ont du plus promptement, par ces caufes, arriver a 1'état de civilifation , & n'étant pas aiguiüonnés par des befoins preffans , refter1 dans un état fixe ; c'eft ce que nous apprend 1'hiftoire. L'Europe & le pays du Nord font plus cultivés qu'ils n'étoient autrefois ; Ia plupart des nations modernes étoient peu avancées dans la civilifation du tems des Grecs & des Romains. Les Germains , dit ( 1) Un Indien peut être nourri & habiJlé avec la valeur de cinquante francs de notre monnoie. La terre dans plufieurs pro vinces eft très-fertilc, & cxige peu de travaux; le travail & le tems d'un homme, par ces raifons , eft de peu de valeur; les defirs font bornés par la divifion des caftes, dans Iefquelles chaque Indien eft fixe' par fa naiffance.  i8 Conjldcrations Tacite, s'attachoient peu a 1'agriculrure, & I'on fait que les peuples ne peuvent être nombreux lorfque la culture des terres eft négligée ; des forêts immenfes couvroienc les Gaules & tous les pays du Nord : il n'y avoit prefque aucun commerce , il n'y avoit aucune induftrie. Les torrens d'hommes,qui font venus du Nord inonder la France il y a dix fiecles , ne font pas une preuve de la populadon de ces contrées. Ces hommes, poufles par la mifere, quittoient une patrie ingrate pour des pays plus favorifés des cieux. C'étoient des pirates chafles par le befoin , ou animés par 1'efpérance du butin. Le Dannemark, la Suede , Ia Norwége , le vafte empire de Ruflie ne contiennent pas dans les tems aéruels , oü la culture, 1'induftrie & le commerce font animés, un nombre d'habitans fupérieur a celui de la France; comment fuppofer que ces pays.  fur les Richeffes & le Luxe. iy étoient plus peupiés dans des fiecles de barbarie ? II ne refte aucun fouvenir de villes ce'lebres dans le pays du Nord, aucun grand monument qui attefte leur induftrie. La fubfiftance y eft plus difficile , Ia terre moins féconde , les befoins plus nombreux. U eft important d'obferver que Ia crainte d'une trop grande population n'a jamais eu lieu que dans les répubïiques, C'eft un effet de Ia liberté que Ia multiplication des hommes. Les colonies des anciennes répubïiques confinnent cette obfervation ; elles avoient pour objet de pourvoir a débarrafler Ia métropole d'une population devenue trop nombreufe par 1'heureufe influence de la liberté. Dans les grands empires , on voit au contraire les conquérans recruter fans ceffö  Confidèradons par les nations vaincues, leurs provïnces & leurs capitales dépeuplées par Ie luxe & les nombreufes armées. Lorfqu'une nation étoit vaincue , elle étoit en partie transférée captive chez les vainqueurs. Quand la république Romaine eut paffé fous le joug des empereurs, PItalie fe dépeupla , & fut a plufieurs reprifes repeuplée par des étrangers. Les hommes manquoient a la confommation du defpotifme. Les valles empires reffemblent a ces parcs qui ne s'agrandiffent qu'aux dépens de Ia population. Un magnifique chateau , demeure d'un maitre & de fes valets , remplace les habitations de cinq cents cultivateurs. Enfin, il y avoit autrefois une multitude d'efclaves , & la fervitude n'engage pas a peupler. Les terres ont été cultivées par des efclaves, Iorfque les richeffes ont été intro-»  fur les Richeffes & k luxe. 31 duites dans Rome, & les travaux de 1'efdavage produifent peu. Cette raifon & h trop grande érendue des poffeffions des gens riches furent les principales caufes de Ia dépopulation de 1'Italie. Le prix des efclaves qui n'avoient pas de talens particuüers , s'éievoit a-peu-près a celui des Negres , employés de nos jours a la culture des colonies ; & des citoyens avoient jufques a quatre mille efclaves. Les auteurs qui ont écrit 1'hiftoire ont pour la plupart manqué de difcernement fur les objets les plus intérelTans. L'amour du merveilleux les a égarés , & faute de remonter aux fources , ils n'ont fait que copier des erreurs fur les richeffes des anciens , fur leurs armées & leur population. Ils femblent fe complaire a prodiguer des millions & a créer des nations nombreufes. Comment imaginer que I'Egypte , qui ne contient fuiyant M. Danville , que deux  yi, Conjïdérations mille lieues quarrées cultivables , ait renfermé vingt-fept millions d'habitans & plus de vingt mille villes ? La population, dans les tems reculés, a du faire des progrès plus rapides en Egypte, paree que la culture y coute peu de travaux ; les débordemens du Nil épargnent & les dépenfes , & le tems, & le travail des hommes; par ces raifons TEgypte a du être civilifée plus promptement, & 1'abondance de fes moiflbns a multiplié fans doute les habitans dans un pays de médiocre étendue ; mais il eft difficile de croire que, dans les tems les plus floriffans, la population ait excédé le nombre de dix millions d'habitans. Quelle idee fe former de la Chine, d'après les voyageurs, qui different entr'eux de plus de foixante millions , pour la population de eet empire ? Quelle que foit 1'influence du climat, on ne doit pas croire que fous le defpotifme  fur les Richejfes & le Luxe: 33 defpotifme le plus violent, eet empire ait pu raflembler une population immenfe, qu'elle puifle exifter dans un pays oü le monachifme eft fi révéré , dans un pays oü tant de moyens confpirent contre 1'humanité, le luxe, Ia caftration, Pinfanticide , oü les terres font fi peu cultivées dans Pintérieur. Une réflexion fe préfente fur la population. Pourquoi defirer que le nombre des hommes s'augmente , a Ia vue de tant de miférables que le befoin confume ? On peut répondre que c'eft pour remédier a Ia mifere qu'il eft a defirer que la population s'accroifle, & en voici la raifon. Lorfque Ia pauvreté accable un grand nombre d'hommes , les moyens propres a foulager les indigens & ceux qui tendent a multiplier 1'efpece humaine, font les mémes. S'il eft un pays oü exifte aujourd'hui un million de miférables fans propriétés , fans moyens de travail, & que d'ici a vingt ans C  34 Confidkrations la population de ce pays augmente d'un million , il eft inconteftable que 1'induftrie, le commerce auront été plus animés, que ces caufes auront répandu leur influence fur Ia claffe actuelle des indigens qui auront obtenu plus de travail, & des moyens de fubfifter plus faciles & plus nombreux. Ce font ces indigens mêmes qui, jouiffant d'un fort plus heureux, ne craignant plus le mariage & la fécondité, feront les auteurs de nouvelles races. II eft évident que la population d'un pays n'augmenteroit pas, fi le principe de mifere qui afflige les races aófuelles, fubfiftoit. Le nombre des hommes ne peut s'accroirre fans que la maffe du travail foit augmentée , & que par conféquent les moyens de fubfifter foient devenus plus abondans.  fur les Richeffes & le Luxe. 3 5 ( 1 ) L'auteur a traité a fonds ce qui concerne les monnoies dans un ouvrage qui doit fuivre celui-ci; le plan qu'il s'eft propofé ne lui a pas permis de donner plus de de'veloppemens a 1'objet des monnoies dans ce moment. C x CHAPITRE III. Des Monnoies. ( 1) J"e viens de démontrer que les richeffes ne coniiftent que dans Ie pouvoir de difpofer des hommes , & par conféquent dans les moyens de leur procurer la fubfiftance ou des jouiffances. Si Pon n'avoit ces moyens qu'en nature, il feroit difficile de faire des évaluations juftes entre un objet & un autre. Obligé fouvent de s'en défaire par de prompts échanges, dans la crainte de les voir dépérir, on ne pourroit accumuler de grandes ri-  30 Confidérations cheffes, obtenir fur les autres une fupériorité conftante. La cupidité, qui vit au fond du du coeur de tous les hommes , leur a fait defirer & inventer un figne incorruptible de leurs biens, qui fut d'un tranfport facile,& dont les quantités pufient fe mefurer avec tous les objets. L'or & 1'argent, par une convention générale fondée fur leur éclat, leur pefanteur, leur incorruptibilité, leur du&ilité , font devenus les repréfentans de tous les biens. L'avarice eft née au méme inftant, & toutes les paflions ont fermenté dans le coeur de 1'homme, la vue d'un fac de blé ou d'une pelleterie ne donne que 1'idée d'être nourri, ou vêtu , ne dit rien a 1'imagination ; mais des pieces d'or ou d'argent qui raflemblent virtuellement tous les modes de jouifiance, & peuvent les procurer avec une extréme promptkude, préfentent h 1'homme tout ce qui peut flatter les fens & 1'amour-propre,  fur les Richejfes & le Luxe. 37 lui offrent des agens emprefles pour fatisfaire fes gouts. Le moment oü 1'on s'eft fervi de Por & de Pargent, corame mefure des échanges , eft celui oü Pon vit naïtre les efclaves, les tyrans , les vertus & les vices, la pauvreté & Ia richefie. Les monnoies de fer ou de cuivre n'étoient "pas propres a feduire Pimagination; ils n'ont rien qui puifle plaire aux yeux ; ils ne font propres qu'a des ouvra— ges groffiers ; Por & Pargent fe confervent fans s'altérer, font fufceptibles de prendre toutes les formes; Ie poli, le fini, le délicar de Part, ne peut fe rencontrer que dans les ouvrages formés de ces métaux ; les yeux font éblouis de leur éclat, & leur poffefllon feroit a defirer par tous les avantages , quand même ils ne feroient pas employés commefignes repréfentatifs. On échangeoit, dans les tems reeulés de Pantiquité j le bétail contre toutes les den- C3  38 Conjidérarions j-ées , & on difoit qu'une chofe valoit dix moutons ou dix bceufs, comme de nos jours, qu'elle vaut dix pieces d'or ou d'argent. Le bétail fut long-tems a Rome la feule richeffe & la mefure de toutes les valeurs, Plufieurs families célebres & illuftres ont tiré leur furnom des animaux nourris par leurs ancêtres: de la les noms de Portius , d'Afinius. La néceflité d'un figne commun des valeurs a fait recourir aux métaux. Le fer & le cuivre ont été les premiers métaux découverts, & les monnoies en ont été compofées dans les tems anciens ; la découverte du cuivre, en Grece j a devancé celle du fer, on en fabriquoit des arfnes , & il étoit connu fous Ie nom d'airain. Lacédémone n'avoit que des monnoies de fer, & Rome, pendant plus de cinq cents ans, n'a employé que des monnoies de cuivre. L'or & Pargent ont été long-tems échane;és en lingots. L'embarras de les pefer a  fur les Richeffes & le Luxe. 39 chaque fois qu'on avoit quelque échange a faire, a fait iniaginer de les divifer en petites parties , d'y mettre une empreinte pour faire connoitre leur poids. Cette empreinte n'eft qu'une indication de la quantité de métal qui conflitue une piece de monnoie, & ne lui donne point une valeur , ainfi que Locke Pa avancé. Comme Pargent & Por font des marchandifes, qu'ils peuvent fervir a d'autres ufages que celui de la monnoie, que ces métaux font les principaux inftrumens du commerce avec les étrangers, Ia dénomination qu'on donne a une piece efl plus indifférente qu'on ne croit. Si on 1'appelle vingt-quatre francs, &qu'elle n'ait dans fon rapport comparatif avec les pieces de monnoie des autres nations qu'une valeur moindre , il ne réfultera rien de cette valeur purement nominale. Les étrangers établiront la valeur réelle d'une piece, d'après ^fon poids & fon titre, dans les échanges de C 4  4° Conjldérations monnoie qu'ils feront, & éléveront le taux de leurs marchandifes, fuivant la valeur nominale. Dans Pintérieur du pays, la dénominatiort fera également indifférente , paree qu'on y proportionnera de même le prix des marchandifes. Le gouvernement pourra abufer de cette fiction envers les peuples, mais les proportions réelles, dans les marchés faits de particulier a particulier, n'en exifteront pas moins. Ce fera un abus de 1'autorité, & une véritable banqueroute. Telles ont été les révolutions de ce genre, opérées par les fouverains, dans les monnoies. L'or & Pargent font foumis par leur valeur réelle a 1'abondance & a la rareté. Si la quantité d'or & d'argent augmente dans la proportion de deux a quatre, celui qui poffede la valeur de quatre femble ne devoir pas être alors plus riche que lorfqu'il poffédoit une valeur de deux. Cela feroit exac-  fur les Richejfes & le Luxe. 41 tement vrai, fï les métaux étoient les feuls principes conftitutifs de la valeur des objets, & qu'une nation n'eüt aucun commerce avec les étrangers. Mais 1'abondance ou Ia rareté du numéraire influe beaucoup moins qu'on ne penfe dans Ia formation du prix. C'eft principalement la quantité des demandes , &: la rareté d'un objet qui fixent fa valeur. II y a neuf fois plus d'argent qu'il n'en exiftoit du tems de Louis XII., & 1'on ne paie pas le blé neuf fois plus cher. Le prix des falaires eft moindre, tout bien confidéré, que dans ce tems , & c'eft ce prix qui détermine avec aflez d'exacfitude la valeur d'un objet. L'impót contribue auffi a la fixer. Les gouvernemens, frappés des avantages que procure Ia pofteflïon des métaux , ont fait tous leurs efforts pour empêcher leur fortie , pour favorifer leur importation; mais c'eft une illufion de croire qu'on peut,  $z Conjldéradons par des régiemens, attirer les métaux ou les enchainer dans un pays. Ils font le réfultat des échanges furabondantes, & ce n'eft qu'en multipliant les produ&ions, qu'on peut attirer 1'or & 1'argent, qui les repréfentent qu'on peut empêcher leur fortie ; elle n'aura pas lieu lorfqu'on aura des productions & des ouvrages a donner en échange des objets qui manquent a un pays. Une nation qui n'a rien a échanger & qui a befoin des ouvrages ou des denrées d'un autre pays , voit toujours les métaux s'écouler, fans pouvoir s'y oppofer. Celle au contraire, qui aura un excédent de produétions, attire 1'or & l'argent des contrées avec Iefquelles elle commerce. L'abondance des métaux eft-elle néceffaire dans un état ? eft - elle le figne de fa profpérité ? voila deux queftions importantes , que préfente le fujet que je traite & qui ne font pas difficiles a réfoudre.  fur les Richeffes & le Luxe. 43 Comme les métaux font les repréfentans des denrées & des ouvrages , il eft inconteftable qu'il eft nécefiaire qu'ils foient abondans, pour que les échanges s'operent dans 1'intérieur avec plus de rapidité ; mais les avantages qu'ils procurent font plutót 1'effet de leur égale diftribution, que de leur quantité réelle. La quantité d'or ou d'argent affure aufti Ie crédit d'une nation parmi les étrangers. L'accroilfement du numéraire dans un pays, ne peut réfulter que de deux caufes ; Ia première eft la furabondance de fes produdions que les étrangers foldent en or & en argentaprès avoir épuifé les objets d'échange. La feconde eft la pofleflion des mines d'or & d'argent; 1'augmentation de la quantité du numéraire eft dans le premier cas le figne évident & infaillible de Ia profpérité d'une nation, puifqu'elle eft la preuve certaine de Ia multiplication des travaux & des productions.  44 Confidèrations II n'en eft pas de méme fi Ie numéraire, comme en Efpagne , eft Ie produit des mines: il s'écoule rapidement, & va enrichir les pays dont il folde les marchandifes & le travail.  fur les Richeffes & le Luxe. 4^' CHAPITRE IV. De la rnultiplication des jouiffancesl Ij'in vent ion de machines ingénieufes, l'induftrie perfecKonnée, ont mis a la portee d'un plus grand nombre des étoffes & des ouvrages de 1'art, qui n'étoient qu'a 1'ufage des riches, Autrefois de petites vitres entourées de plomb fervoient a éclairer les maifons, & n'y procuroient qu'une foible lueur, qui en faifoit de fombres repaires. Aujourd'hui elles font ornées pour la plupart de grands verres qui embelliflent Pextérieur, répandent la clarté dans 1'intérieur & 1'égayent. On trouve dans les appartemens un plus grand nombre de glacés; les diftributions dans Tintérieur font plus commodes , les meubles de tout  Confidérations genre font plus élégans , les tableaux précieux , les fculptures en bien plus grand nombre : les étoffes de foie font le partage de prefque toutes les claffes. Le nombre des carroffes eft doublé , depuis quarante ans, dans la capitale & les grandes villes. De la multiplication de ces jouiffances , doit-on conclure qu'il y a plus de richeffes réelles dans ce fiecle 1 On pourroit en tirer la conféquence contraire. II peut y avoir plus de riches; mais dès-lors il y a plus de pauvres. Quelques milliers d'hommes de plus portent des étoffes de foie , achetent a meilleur marché des ouvrages de luxe; mais le nombre de ceux qui manquent du néceffaire eft augmenté. S'il y a plus de carroffes, il doit y avoir moins d'hommes, paree que le terrein nécefTaire k leur fubfiftance a été envahi par des chevaux. Si des étoffes cheres autrefois font ven-  fur les Richeffes & le Luxe. 47 dues a un prix moindre, font plus communes , j'en conclurai peut - étre avec raifon , que Ie manufadurier a fait la loi a 1'artifan, que fon falaire n'a pas été payé en proportion de la valeur des denrées. Ces brillantes apparences difparoiffent a 1'examen , elles font formées par 1'accroüTement de 1'inégalité des fortunes; c'eft de fon excès que proviennent ces richeffes qui fafcinent les yeux ; elles prouvent les jouiffances d'un petit nombre & les privations d'un plus grand , elles atteftent que le numéraire eft concentré de plus-en-plus dans un petit cercle, qu'il procure une puiffance dont on abufe pour acheter les fueurs du pauvre a bas prix, pour le forcer de joindre Ie travail de la nuit a celui du jour. Si Ia main - d'ceuvre étoit proportionnée aux befoins & au travail, tant de meubles précieux n'auroient pas été fabriqués, tant de travaux n'auroient pas été achevés.  48 Confidérations Pour juger de la richefie d'un fiecle ou d'un pays, ce n'eft donc pas le nombre des riches & la multiplication de leurs jouiffances qu'il faut confidérer; mais Paifance qui regne dans les campagnes. La claffe la plus baffe eft celle qui produit ; c'eft donc en defcendant vers elle qu'il faut examiner la richefie générale : ce font les fondemens de la maifon qui tiennent a la terre, qu'il faut vifiter, pour juger de fa folidité, & non les ornemens dont le fake eft décoré. Si le prix de la main-d'ceuvre eft en raifon de celui des denrées , fi les Communications fe multiplient entre les villes & les villages, & facilkent les échanges, fi le nombre des mendians eft diminué, on peut d'après ces fymptömes infaillibles, aflurer qu'un fiecle, qu'un pays eft plus riche. Tout le refte eft vanité , eft illufion. La plupart des objets, que nous regardonscomme des richeffes, ne peuvent rien, d'après ce que j'ai  fur les Richeffes & le Luxe: 4,9 j'ai dit, pour la richefie d'un fiecle; ils ne font fouvent que le produit de la conjuration des riches contre le peuple : 1'éclat que répand au loin Ia quantité de métaux concentrés dans la capitale attire fans cefle les agriculteurs ; les campagnes fe dépeuplent, & leurs habitans viennent périr dans eer atmofphere de vices , de miferes & d'opulence. Pour mieux pröuver ce que j'avance, je fuppofe que la fervitude exifte encore de nos jours. Que feroit le propriétaire de mille efclaves ? II exigeroit d'eux un travail tel qu'iP voudroit, & leur donneroit en échange Ie plus étroit nécefiaire ; il pourroit faire batir, il pourroit appliquer fes efclaves a tous les métiers , acquérir dans peu des meubles de tout genre & d'un travail précieux. Suppofons enfuite un propriétaire qui emploie des hommes libres; chaque journée lui coutera quatre fois plus : il obtiendra donc quatre fois moins 4'ouvrage. D  $ o Confdérauons Le numéraire étant concentré dans un petit nombre d'hommes, par 1'extrême inégalité des fortunes, & toutes les caufes qui la favorifent, il en réfulte un inconvénient femblable a celui de fefelavage. La conjuration des riches produit un état de fervitude réelle pour les pauvres ; mais 1'efclave eft moins a plaindre qu'un payfan , qu'un artifan , en ce qu'il a de moins 1'inquiétude du lendemam , la crainte d'une maladie qui le privé de pain lui & fa familie. L'intérêt de fon maitre eft de lui donner une fubfiftance convenable dans 1'état de fanté, & de Ie faire foigner dans fes maladies.  fur les Richejfes & le Luxe. 51 CHAPITRE V. Des Richeffes de quelques Peuples anciens. Les richeffes, comme Ieslumieres, ont fair. le tour du monde, & 1'Afie (1) eft la patrie des unes & des autres. Les anciens peuples ont (1) Mon objet n'eft point d'entrer dans la difcuffion d'un peuple primitif, & de favoir fi les nations de 1'Afie formcnt des peuples indigenes, ou fi elles viennent de Ia Scythie, fi les fciences & les arts ont pour berceau le nord de 1'Afie. Les conjeclures fur un peuple inftituteur exigent certainement la plus profonde érudition, & un efprit de Iumiercs fupérieur ; mais il eft probable que faute de monumens & de faits qu'on puiffe lier , on fera touiours réduit a des probabilités plus ou moins fonde'es & inge'« nieufes. II me fuffit de remonter aux tems connus par 1'hiftoire ; & il eft inconteftable que la civilifation de 1'Orient eft antén'eure a cello du Nord, d'après les notions hiftoriques,  Conjidérations poffédé de grandes richeffes; & les motiumens qu'ils ont laiffés, les ouvrages qu'ils ont entrepris , ne laiffent aucun doute a eet égard. Une grande partie des richeffes en métaux eft venue de 1'Inde ou des iles voifines. La Cherfonefe d'or, ou Malaca, Tapobrane, ou Ceylan , Sumatra ont été de tout tems célebres par leur or. On en a tiré auffi une grande quantité des cótes d'Afrique. La conquête de Pinde fut la fource des richeffes d'AIexandre. Les tréfors qu'il tira de cette heureufe contrée pouvoient feuls fournir a fes exceffives dépenfes, a cette magnificence qui nous paroit fabuleufe. Alexandre trouva dans le chateau de Suze cinquante millions en argent, & , en outre , une quantité d'effets précieux, & cinq mille quintaux de Ia plus riche pourpre d'Hermion, qui y étoient raffemblés depuis un fiecle. La conquête feule pouvoit faire fortir Por de 1'Inde. Les habitans de eet heureux climat  fur les Richefes & le Luxe. 53 n'ont aucun befoin de 1'Europe. 11 produit les richeffes qui excitent la cupidité, & toutes les fuperfluités qui contribuent au luxe & flattent Ia fenfualité. Les Romains, Ioin d'en tirer des métaux, ont reftitué par le commerce ce que les conquêtes d'Alexandre avoient fait couler d'or & d'argent en Europe. L'Inde a fourni des alimens au luxe des Rcmains; & il eft a préfumer que ces vafes murréins, fi célebres & fi chers, n'étoient autre chofe que de Ia porcelaine de la Chine, ou du Japon, qu'ils tiroient des Indes , ou de la Perfe. Pline évalue a dix millions environ 1'or & 1'argent qu'on portoit alors dans 1'Inde tous les ans. La différence, qui exifle entre les nations anciennes & les modernes , eft qu'une méme maffe de richeffes étoit tranfportée d'un peuple a 1'autre par la conquête. Quand un pays devenoit riche, il falloit qu'un autre cefsat de D 3  <54 Confidèrations 1'être: i'opulence d'une nation étoit aux dépens d'une autre. II n'en eft pas de mime de nos jours , oü le commerce , I'induftrie , Fabondance progreflive du numéraire, repartiflent les richefTes dans toutes les contrées. Le droit de la guerre n'eft plus le méme : on refpeéte dans les invafions les perfonnes & les fortunes. Chez les peuples anciens , 1'efclavage & Ie bas prix des denrées rendoient faciles des ouvrages que Ia plus grande opulence des fouverains modernes ne fauroit exécuter. C'eft ainfi qu'on peut expliquer la dépenfe des pyramides d'Egypte. Mon projet n'eft point d'étaler une faftueufe érudition. Je me bornerai donc a quelques exemples , pour démontrer qu'il exiftoit chez les anciens des fortunes fupérieures a celles de notre tems. Leurs dépenfes , qui avoient pour objet Ie plus fouvent 1'utilité publique, portent 1'empreinte d'une élévation  fur les Richeffes & le Luxe. ^ d'ame qui doit être inconnue des modernes. C'étoit 1'efFet de la conftitution des gouvernemens. L'hornme étoit plus en fpectacle. Le citoyen opulent appelloit Ie public a fes jouiffances ; il batifloit des temples, il élevoit des arcs de triomphe. ... Et nous fommes occupés d'orner des boudoirs. II en réfulte que , lorfque Ia fortune de quelque moderne furpafTe certaines proportions , il ne fait a quoi 1'employer , qu'il eft dans Ia langueur de la fatiété , qu'il s'afFaiffe fous le poids de fes richefles. Je ne puis mieirx donner I'idée de I'opulence & de la magnificence des anciens , qu'en citant ce que rapporte Diodore de Sicile du bücher d'Epheftion. Cet édifice ordonné par Alexandre avoit cent trentecoudées,c'eft-a dire, centfoixantedouze pieds de haut. On abattit pour fon emplacement dix ftades des murs de Babylone. La dépenfe de ces funérailles eft eftimée par D4  $6 Conjldérdrions eet auteur a douze mille talens, qui font plus de foixante millions , fok que fon prenne pour bafe du calcul les talens attiques , ou les babyloniens. Si un roi de nos jours dépenfoit a la mort de fa femme , d'un favori d'une makreffe, la cinquantieme partie d'une telle fomme , cela pafferoit pour une monftrueufe prodigalité. II n'eft pas indifférent d'obferver que dans le batiment dont il s'agit tout étoit dévoué aux flammes. Le méme auteur fait Ia defcription du char qui porta le corps d'Alexandre , & a foin de diftinguer les ouvrages qui étoient d'or d'avec ceux qui n'étoient que dorés. Je me contenterai d'en rapporter quelques détails. « On fit, fur la mefure du corps, un cer»» cueild'or battu au marteau, que Pon rem» plit a moitié d'aromates propres a em» baumer & a conferver le corps. Sur le » cercueil, il y avoit un dais ou une cou-  fur les Richeffes & le Luxe. 57 » verture aufll d'or, qui couvroit exade» ment toute la furface. On avoit étendu au» deffus de ce cercueil un tapis brillant bra» ché d'or, auprès duquel on avoit pofé les » armes de ce prince, car on vouloit que » cette repréfentation eut rapport a toutes » fes aétions. On fit enfuite approcher le » char qui devoit porter le corps. On avoit » conftruit fur ce char une voute d'or or» née d'écailles, formée par des pierres pré» cieufes. La Iargeur de Ja voute étoit de » huit coudées, & fa iongueur de dmjze » coudées. Au-deiToüs de ce tok ,& dans " tOUte fa Io"g»eur, il y avoit un tróne » d'or quarré qui occupoit tout 1'efpace. II » portoit des tragelaphes en reliëfs, repré» fentés a mi-corps, auxquels étoient fuf" pendus des ann«ux d'or de deux palcef» tes, & ces anneaux portoient une couronne » de pompe, refplendiffante & briljante de " toutes les couleurs »,  <8 Confidirations Le détail fuivant qu'on trouve dans Athénée fera connoïtre la magnificence de Ptolomée Philadelphe.. tc Dans 1'enceinte de la ville , le roi fit » conftruire fur un terrein élevé deux tentes w d'une vafte étendue , foutenues par des v colonnes de bois, travaillées en fatzon de jj palmiers & de thyrfes, hautes de cinquante »» coudées. Tout étoit tapifie de pourpre & »j d'étoffe en broderie , & orné de tableaux » de I'école de Sycione. Les figures de maf4 33 bre, d'or & d'argent y étoient prodiguées. »3 Cent trente lits foutenus fur des picds 33 d'or étoient drefles pour le repas dans 33 une chambre du Roi. Les convives de 33 moindre qualité étoient dans une autre 33 falie. Toute Ia vaifielle des fervices étoit ?3 d'or. 33 Sur Ie haut du toit, fuivant Athénée, »> étoient des aigles d'or de feize coudées ». Athénée fait monter a dix mille talens d'ar-  fur les Richeffes & le Luxe. 59 gent Ia valeur des vafes & coupes , fans compter Ia facon & les pierredes dont elles étoient enrichies. Les richefTes de Ia Perfe vinrent de la conquête de la Médie ; celles de Ia Grece, en grande partie , de la conquête de Ia Perfe par Alexandre. La fortune de Périclès eft une des plus remarquables de la Grecc. II fit batir des temples & d'autres édifkes dont quelquesuns coutercnt jufques a quatre millions. Lorfque les Romains eurent vaincu PhiIippe & Perfée , lorfqu'ils eurent conquis la Sicile , les richeffes & Ie luxe s'introduilïrent a Rome. Lucullus étoit le plus riche des Romains ; fa table étoit fervie en vaiffellc d'or. Ses richeffes étoient le fruit de fes campagnes contre Tigrane & Mithridate. Cneïus Lentulus , augure, fut un exemple unique de fortune, dit Séneque. II fe vit  6o Cotifidèrations quatre cents millions de fefterces,ce qui fait a peu pres quatre-vingt millions de notre monnoie. Le détail des richeffes de Verrès eft configné dans les oraifons de Cicéron. II avoit dépouïllé les villes , les temples, des ftatues & tableaux des plus grands maitres , des vafes d'or & d'argent du travail le plus recherché , des pierres précieufes , des vafes corinrhiens. On y voit 1'énumération de plus de quarante ftatues , dont 1'une étoit le Cupidon de Praxitele, un Apollon de Myron, une Sapho de bronze du plus grand prix, de Pilanion, enlevée au Prytanée de Syracufe , toutes des plus célebres Sculpteurs. Les tapifferies qui ornoient fa maifon étoient ornées de broderies en or, plufieurs manufaaures avoient été établies par Verrès, en Sicile, & elles n'étoient occupées qu'aux ouvrages qui lui étoient deftinés & dont il fourniffoit les matieres premières. Le palais des  fur les Rlchejfes & le Luxe. 61 anciens rois de Syracufe fut rempli pendant prés d'un an , d'ouvriers en orfévrerie , qui travailloient pour lui, & qui n'employoienc que de Por dans leurs divers ouvrages. Cralfus difoit qu'un homme n'étoit pas riche , quand il n'avoit pas de quoi entretenir une armée. On évalue fes richeffes a plus de cinquante millions denotre monnoie. Le fameux Apicius confomma une fortune immenfe en bonne chere, & il s'empoifonna lorfqu'il fe trouva réduit a n'avoir plus que dix millions de feiterces, environ deux millions de notre monnoie. Pline dit: il eft vrai que j'ai un bien médiocre. Mon rang exige de Ia dépenfe, & mon revenu, par Ia nature de mes terres, eft aufli cafuel que modique. Ce qui me manque de ce cóté-Ia, je le retrouve dans la frugalité, Ia reffource la plus affurée de mes libéralités. II cite dans plufieurs endroits de fes letrres les dons qu'il faifoit, & il fait Ia  6i Confidérations. defcription de fes maifons que tout le monde connok. Püne fit lever des écoles a Colme fa patrie. II y fonda une bibliotheque, des penfions annuelles pour les jeunes geris qui voudroienty étudier, des appointemens pour les makres. II conftruifit un temple dans une de fes terres. En évaluant fes dons 3 fes dépenfes , 1'entretien de fes maifons, je fuis convaincu que la médiocre fortune de Püne peut être affiinilée a un revenu de deux cents mille livres de rente dans le fiecle a&ueL Jultus Atticus donnoit des fcftins a la vilie d'Athenes. II dépenfa trois cents myriades de drachmes , pour fuppléer aux fonds accordés par 1'empereur pour Ia ville de Troas, appellée aufli Alexandrie. Hérodes Atticus, fon És,fut fait Conful. II donna , pour une déclamation, a Polémon vïngt-cinq galens & cent mille drachmes ; a Alexandre , autre fophifte, des bêtes de  fur les Richeffes & 'le Luxe. 63 charge, dix chevaux , dix échanfons, dix fecrétaires, vingt talens d'or, beaucoup d'argent. Enfin il fit faire un ftade de cinq cents quatre-vingt onze pieds , en marbre blanc ; un fuperbe théatre a Athenes , un autre a' Corinthe; des bains, des fontaines, dans diverfes provinces. Je ne m'étendrai pas davanrage fur les détails des fortunes anciennes. Ces exenrples fuffirontpour en donner une jufte idée. II eft néceffaire de fe rappeller , en fongeant aux richeffes des Romains , qu'ils avoient en outre un nombre prodigieux d'efClaves, que les maifons des citoyens op.ulens en renfermoient jufqu'a trois ou quatre mille dont une grande partie étoit attachée a Ia' glebe, & formoit pour le maïtre une véritable richeffe, ainfi que les negres de nos Jours. D'autres trafiquoient pour leurs malies , & exploitoient des mines. les maifons des Romains étoient des ëÖ  6*4 Confidérations peces de villes, oü Ton trouvoir. des temples , des théatres , des cirques. Les bains des femmes étoient pavés en argent. Des pierres précieufes & des perles étoient enchaffées dans les parquets. II y avoit dans la plupart des maifons, a Rome, d'immenfes jardins, des galeries couvertes pour fe promener dans le mauvais tems, ornées des plus belles ftatues, & foutenues de colonnes de marbre & de porphyre. Les riches avoient des tables incruftées d'or & de pierreries, & les lits étoient couverts des plus riches étoffes. On doit juger, par ces détails, du luxe des Romains. II étoit fupérieur a celui des modernes, & on fentira que cela devoit être, fi 1'on confidere la rapidité des fortunes qui eft un principe certain de luxe. Les richeffes ne s'introduifirent pas avec gradation chez les anciens en général & chez les Romains. Elles venoient en quelque foxte  fur les Richeffes & le Luxe. 65 forre inonder une nation , paree qu'dles étoient le fruit des conquêtes. L'hiftoire ancienne préfente fans ceffe des nations pauvres & courageufes qui font Ia conquête de pays riches, s'empoifonnent du fuc mortel des richeffes, & dans peu font conquifes a leur tour par d'autres peuples. L'efclavage elf encore une caufe du luxe pour les pays oü il a lieu ; la nature humaineeft flétrie, dégradée dans 1'efclave ; il ne répugne a rien, & le makre impérieux. peut en exiger les plus honteux fervices. Les tems anciens femblent avoir fixé jufqu'oü pouvoit s'élever I'humanité , jufqu'oii elle pouvoit fe dépraver & s'avilir. E  66 Conjidérations CHAPITRE VI. Des armêes des anciens comparèes aux armées modemes, relatlvement a la populadon & cl la dépenfe. Les troupes nombreufes de Séfoftris, de Cyrus, de Cambyfe , étonnent notre imagination ; mais il faut faire attention que ces prodigieux alTemblages n'étoient formés en général qu'au befoin, que dans 1'Orient les fubfiftances ont été de tout tems a bon marché ' & que , quelque chofe qu'on dife de la population du Nord , les puiffances du Midi avoient un nombre bien plus conüdérable de fujets. Des armées , qui n'étoient levées que paffagérement, ne coütoient que pendant la ouerre ; 1'efpoir du butin animoid le foldat.  Juf les Richeffes & le Lusie: 6j & la conquête étoit 1'objet de 1'ambition du chef. L'un & 1'autre dédommageoient de toutes les dépenfes de la guerre. Les guerres dans les tems anciens duroient peu en général. La diffkulté d'entretenir longtems des troupes nombreufes forcoit a en venir promptement a des acTions décifives, d'oü. dépendoit queiquefois lefort des empires, ou le fuccès d'une guerre. Si 1'on porte fes yeux fur les Romains ; on verra que Ia guerre étoit encore moins. difpendieufe pour ce peuple, qui fera Péternel entretien du monde. Dans les premiers tems chaque vicioire augmentoit fon domaine , & lorfqu'ils étendirent leurs conquêtes au de-la de PItalie , les plus grandes richeffes étoient le prix de leur courage & de leur fupériorité dans Part militaire. Les foldats , payés a la vérité, depuis Pan 340 environ, par la république, trouvoient dans le butin & la générofité des chefs , des E z  £8 Ccnfidéraüons moyens de s'enrichir. A tout ce qui excitoïc le foldat Romain , citoyen & propriétaire, fe joignoit Fefpérance d'une grande fortune. Des généraux ont fait diftribuer jufqu'a fix & fept cents livres a chaque foldat. Ces braves & avides aventuriers qui conquirent le nouveau monde , fous Cortez , n'étoient pas mieux payés de leurs travaux que les troupes Romaines. Les chefs & les foldats tiroient des pays conquis bien au-dela de ce que Cortez trouva dans le nouveau monde. La première diftribution qu'il fit au Mexique , fut de quatre cents francs a chaque foldat, & les récompenfes de Marius , de Sylla, de Pompée & de Céfar a leurs troupes étoient bien plus confidérables. Céfar rapporte un trait de bravoure du centurion Caffius - Séva , & ajoute qu'il lui donna deux cents mille feflerces , ce qui fait environ vingt-cinq mille francs de notre monnoie.  fur les Richeffes & le Luxe. 6y Les armées des Romains n'étoient pas amTi nombreufes que celles des peuples de 1'Afie, & que celles de nos jours. A la célebre journée de Pharfale , qui décida de 1'empire entre Pompée & Céfar , 1'armée du premier étoit compofée de quarante-un mille hommes , celle de Céfar de vingt - deux mille. Les multitudes immenfes qu'on appelloit armées dans la Perfe, & quelques autres contrées de 1'Afie, étoient un affemblage confus comme les armées du Mogol; mais les troupes difciplinées & aguerries ont prefque toujours été peu nombreufes. L'armée d'Alexandre n'étoit pas compofée de quarante mille hommes , Iorfqu'il entreprit fes conquêtes. Celle d'Annibrd n'étoit pas plus nombreufe y Iorfqu'il eut paiTé les Alpes. On n'étoit pas anciennement dans un état de guerre habituelïe , c'eft - a - dire , qu'on n'avoit pas en pleine paix des troupes non> E3  yo Confidèratlons breufes fur pied. Augufte , par le confeil de Mécene, établit le premier une milice permanente , qu'il diftribua dans les provinces frontieres , dont le gouvernement lui étoit particuliérement attribué. II leva des foldats dans les pays oü les troupes étoient en quartier, & ce fut un des moyens employés par eet empereur, pour confolider la monai> chie. Les recrues, n'étant point formées de citoyens Romains, n'ayant point de propriété , ne connoiffoient que 1'empereur, dont elles tiroient leur folde. Les armées dans les tems actuels, font portées a un nombre qui excede toute proportion avec celui de la population. Le nombre des foldats forme a- peu -prés la trentieme partie de la clalfe laborieufe & utile. Tandis que les bras du foldat manquent a la culture, les frais que leur folde entraine, portent fur les peuples & diminuent leur aifance.  fur les Rickejfes & le Luxe: 71 La folde eft infuffifante dans toutes les nations modernes , & les défertions fréquentes dóivent être attribuées en grande partie a la mifere du foldat. II n'a point la perfpeétive du butin , celle des rancons y comme dans les tems anciens. Cette efpérance excitoit fon ardeur , & lui offroit 1'idée du repos & de 1'aifance dans fa vieillefle.' La découverte de la poudre a augmenté les frais des armées. Les trains d'artillerie, les canons , la poudre coütent beaucoup } & les anciennes fortifications ne peuvent être comparées pour les dépenfes, a celles qu'exigent Ia conftruction & fentretien des places fortes. On doit conclure de ces obfervations que les armées anciennes étoient moins nombreufes & coütoient moins, & que le fort du foldat étoit plus heureux» E 4  7* Conjidérations CHAPITRE VIL Du commerce des anciens. L E commerce des anciens étoit moins étendu que celui des nations modernes , & il n'en étoit peut-être que plus avantageux. Ils ne pouvoient faire de longs voyages. Bornés a commercer de proche en proche , leurs fonds étoient plutöt rentrés, & devenoient le principe vivifiant d'un travail produétif, fans ceffe animé par leur prompt retour. Quand Ie commerce eft ainfï rapproché , qu'il eft fous les yeux d'un chacun en quelque forte, tous peuvent y prendre part paree qu'on revoit plutót fes capitaux. Ils peuvent être cinq ou fix fois dans 1'année replacés dans diverfes entreprifes, & les rifques font prefque nuls. La perte des hommes eft moindre,  fur les Richeffes & le Luxe. 73 que dans les voyages de long cours. Enfin un rel commerce n'entralne point de guerres ruineufes, comme celles qu'excite le commerce de nos jours, & ne peut pas être envahi d'un moment a 1'autre par une nation rivale. La Chine commerce comme les anciens, & fa population eft immenfe. En réfléchiflant aux avantages qui réfultent des échanges prompts & multipliés, & de I'aóHvité du commerce intérieur, il eft probable que la France, depuis cinquante armées , doit 1'augmentation de fa culture & de fa richefie aux canaux conftruits, & aux routes qu'on a ouvertes, & que ces caufes ont eu plus d'influence que la profpérité & 1'etendue du commerce extérieur. La richefie de l'Angleterre vient en partie de la même caufe.  74 'Confidêrations CHAPITRE VIII. Les Richeffes , principes de tout changement dans ld conjlitution des États. Les révolutions des empires & des répubïiques , leur grandeur, leur décadence , ontétécaufées de tout tems par les richeffes. Ce feul principe rend raifou de tout a 1'obfervateur attentif. C'eft la fource féconde de tous les événemens ; & qui fuivroit la diftribution des richeffes reparties fucceffivement dans diverfes contrées , pourroit in-diquer les différentes formes qu'ont dü fubir les gouvernemens, & 1'altération de leur régime primitif. Les états anciens & modernes ont été en général fondés dans des tems oü les richeffes en numéraire étoient inconnues, étoient peu  fur les Richeffes & le Luxe: 75 communes. Divers rangs ont été établis pour former la hiérarchie de chaque conftitution. Les cqnditions ont été fixées fans le concours de Pargent, fans avoir prévu les effets de fon abondance. C'eft dans les poffefiions territoriales que réfidoit la puiflance qui diftinguoit Jes nobles & les citoyens. Ces poffefiions ont plus de permanence que celle du numéraire, qui pafte fans ceffe d'une main dans une autre, qui s'acquiert & fe perd facilement (1). II eft fenfible que les divers états C 1 ) On trouvera peut-être que j'attribue au numéraire des effets qui réfultent des richeffes en généraï. L'argent monnoyé n'eft que le repréfentant de la richeffe, & n'eft pas même une richeffe : les papiers de banque , les comptes réciproques peuvent faire le même office que 1'argent. Mais il faut obferver que les richeffes n'ont une grande influence que Iorfqu'il exifte un %ne repréfentatif: c'eft le levier qui détermine leur adion. Les échanges des denrées feroient trop lents pour établir une grande circulatïon; & les denrées en nature n'offrant pas toutes les jouiffanccs a 1'imagination , comme la monnoie  Tj£ Confidérations ne peuvent plus être contenus dans leurs Kmites, lorfque quelques-uns d'entr'eux ont fa fe procurer un plus grand degré d'adion & de puiftance. Alors 1'efprit de chaque condition s'altere , ü ya déplacement dans les ordres de la fociété , & Péquüibre eft rompu. ou tout autre figne paffions n'auroient pas le même degré d'adivité. C'eft donc au figne repréfentatif quelconque que j'attribue la plus grande influence par la facilité de fa diftribution , & paree qu'il excite la cupvdité en offrant le moyen de fe procurer des jouiffances de tout genre. Les papiers de banque, plus faciles encore a tranfporter, doivent produire des effets fenfibles dans les affaires pubiiques, & même dans 1'ordre moral, par leur plus rapide circulation. Lorfque Francois ï« envoya auprès des princes de rempir* des ambafladeurs , il les fit fuivre de muiets chargés d'or. On connut auffi-t&t le moyen qu'il employoit auprès d'eux , & Charles-Quint put prendre fes mefures en conféquence. On corrompt fans tant d'appareil, & dans le plus grand fecret, depuu 1'invcntion de, lettres-de change.  fur les Richeffes & le Luxe. 77 Le premier changement qu'éprouva Ia république Romaine, doit être jfixé a i'époque 011 s'éleverent les fortunes des plébéïens. La barrière qui les féparoit de fordre patricien ne tarda pas a être détruite. Ils furent admis dans Ie fénat, honorés de tous les grands emplois de la république , a 1'exception des dignités facerdotales 6V de celle d'inter-rex. La plus puiffante magiftrature, celle qui, par les fuites, fut Ia principale dignité des empereurs, la fauve-garde de leurs perfonnes , Ie tribunat fut établi en faveur des plébéïens. Des que les richeffes furent introduites dans Rome, il fut néceffaire d'être opulent pour prétendre aux grandes charges. Les dépenfes qu'on faifoit dans Pédilité frayoienc la route a d'autres honneurs. Les fpedacles, les fêtes, les diftributions en bleds, les feftins donnés au peuple , étoient les moyens d'obtenirles fuffVages. Un citoyen ambitieux & opulent avoit attention de prêter de far-  78 'Confidérations gent aux gens pauvres ou dérangés; ils deve*> noient par la entiérement dépendans de lui i & fondoient fur fon élévation 1'efpérance de leur fortune. De-la cette foule de cliens dévoués aux volontés des riches, prêts a tout entreprendre pour eux. De-la le renverfemenc del'égalité, 1'extinaion du zele patriotique. Avec de 1'argent on acheta de la puiffance , comme on achete des dignités & des plaifirs dans les monarchies. Céfar s'étoitendetré de dix-fept cents mille livres avant d'être pontife , & de s'emparer du tréfor public, pour faire réufïir fes projets ambitieux. L'empire fut, par les fuites , plufieurs fois mis a 1'encan, & devint la proie du plus opulent. Les richeffes perdirent la république Romaine, paree qu'elles détruifent 1'égalité qui eft la bafe conftitutive des répubïiques. Le luxe , effet des richeffes , perdit l'empire Romain, paree que de fa nature il attaque  fur les Richeffes & le Luxe. 79 ïa réproducfion dans fon principe, & mine infenfiblement la puiffance des nations, Si Pon confidere les changemens de gouvernement depuis la première race, on y verra Ia puiffance monarchique fuccefiivement fe former, s'accroitre , fuivant qu'elle eft étayée par Pargent ou les poffefiions, ou décliner a mefure qu'elle s'en trouve privée. Les rois , dans les anciens tems de Ia monarchie, faifoient cultiver leurs domaines par des efclaves; & la claffe des plébéïens , appellés fifcalins, & enfuite villains, leur payoient des tributs. Dans la vue d'augmenter leurs revenus, ils multiplierent les afFranchiffemens, & une partie des efclaves paffa dans Ia claffe des tributaires. Cette avidité d'accroitre leur fortune pécuniaire leur devinc funefte dans les fuites, en affoibliffant leur puiffance réelle, qui confiftoit dans Pétendue de leurs domaines. L'argent repréfenta moins de jour en jour, & il vint un tems oü ils  80 Conjidérations fe trouverent fans domaine & fans puiffance. Les grands feigneurs virent aufli diminuer leur pouvoir par les révolutions du numéraire. La fortune de la plupart étoit en partie fondée fur des redevances en argent. Le numéraire peu-a-peu ayant diminué de valeur par 1'altération des monnoies, leurs richeffes s'évanouirent entre leurs mains. Une égale quantité de marcs ne repréfenta plus qu'un dixieme, & même un dix-huitieme de ce qu'elle repréfentoit autrefois. Quand les fiefs furent devenus héréditaires , les rois bientót n'eurent plus rien a donner. Devenus de vains fimulacres de la royauté, leurs états fe réduifoient a quelques villes, & Ia couronne fut chancelante fur leurs tétes. C'eft véritablement la mifere qui précipita du tröne la maifon Carlovingienne. Montefquieu s'exprime ainfi, fur le regne de Charles  fur les Richeffes & le Luxe. 81 Charles-Ie-Chauve. « Le fifc fe trouva fi pau» vre, que fous Charles-le-Chauve, on ne » maintenoitperfonne dans les honneurs, on » n'accordoit la füreté a perfonne, que pour « de 1'argenr. Quand on pouvoit détruire les ?> Normands, on les laiflbit échapper pour de » 1'argent 3 & le premier confeil que Hinci» mar donna a Louis-Ie-Begue, c'eft de de»j mander dans une aflemblée de quoi foui> tenir les dépenfes de fa maifon. (i) L'établiflement des communes eft 1'origine de Ia plus grande révolution dans Ia monarchie Francoife. Une multitude d'hommes opprimés par les grands, a commencé, a cette époque, a former une portion du corps politique. Le changement, dans la condition des Plébéïens, fut-il didé par fhumanité > On ne peut fe difilmuler que le fouverain n'ait eu pour objet principal de fe procurer (i) Efprit des Loix, Iiv. j'i, chap. 22. F  8z Confiderations de Pargent de ceux qui fe rachetoient, d'augmenter fon revenu par un eens percu fur les maifons, & de fe faire fournir des troupes par les villes. Déterminés également par l'intérêt, les rois ont imaginé de conférer la nobleffe, & ont ainfi changé les conditions primitives. L'homme, de poè'te, pofTeffeur de pere en nis d'un fief, fut mis au rang des nobles, a la troifieme génération , en payant une forte fomme a fon fuzerain & au roi. Enfuite les poffeffeurs de liefs qui n'étoient pas nobles, furent impofés pour cette poffeflion. Philippe-le-Hardi fixa a deux années du produit du fief cette impofition , & Philippele-Bel en exigea trois. C'eft 1'origine du franc-fief. Sammon , riche négociant du tems de Dagobert, fut choifi pour roi par les Efclavons, a caufe de fon immenfe fortune. Le même principe a déterminé 1'élévation des  fur les Richeffes & le Luxe. 83 Médicis. L'opulence de cette familie changea entiérement la conftitution de Florence. Les Médicis, fupérieurs a tous leurs concitoyens, par leurs richeffes & leur magnificence , ne pouvoient être contenus dans une condition privée. Ils ufurperent la fouveraineté , & cela étoit dans 1'ordre des chofes. Les charges ont été vénales bien avant le regne de Francois Ier. , & Pon en voit la preuve fous Ie regne de S. Louis, puifqu'on rapporte que ce prince abolit la vénalité de 1'office de prévót de Paris. L'altération de moeurs , qui dut réfulter de la vente des charges & dignités, confirme encore mes principes. Louis XI n'eft parvenu a étendre fon autorité dans fon royaume & fon influence chez les étrangers, que par les moyens que lui a procuré 1'augmentation des impöts. L'argent qu'il en a tiré , lui a fervi a cor- F z  84 Conjidérations rompre les différens ordres de 1'état. Les princes, en général, n'aggravent les charges des peuples, que pour fatisfaire a leurs plaifirs & a leur luxe : Louis XI n'a ufé de fon pouvoir a eet égard, que pour augmenter fon pouvoir. L'impót eft le plus fïïr moyen d'alfervir les peuples, en mettant entre les mains du fouverain, une plus grande puiffance. Charles-Quint auroit joué un plus grand röle, encore en Europe , s'il avoit eu des fonds pour folder fes troupes ; mais on voit a chaque inftant fes généraux embarralfés, pour les retenir fous leurs drapeaux. Ils étoient obligés de négocier avec leurs foldats ; de les prier, de leur promettre & de leur offrir Ia perfpeéHve d'un butin confidérable. Charles-Quint n'avoit que de petites armées mal payées: aujourd'hui les troupes font dix fois plus nombreufes, & un général ne court pas Ie rifque de voir fon armée  furies Richeffes & le Luxe. 8^ 1'abandonner au moment d'une bataüle. Ceft Paugmentation du numéraire & celle de 1'impót, qui ont établi ces différences effentielles. La découverte de PAmérique, a donné une nouvelle face a 1'Europe , a établi de nouveaux rapports d'intérêts entre toutes les nations. C'eft a la multiplication des métaux qu'on doit attribuer les divers changemens qui fe font opérés dans la conftitution & les moeurs des nations de 1'Europe. L'exiftence de la Hollande , la puiffance de 1'Angleterre , Ia décadence de 1'Efpagne & du Portugal; les progrès des arts en France , fon luxe & plufieurs guerres ruineufes y font des effets de la communication de Pancien monde avec un monde nouveau , qui renfermoit dans fon fein des tréfors méprifés de fes fauvages. habitans. Qui pourroit fixer le terme oü s'arrêtera la fecouffe opérée par les richeffes du nou- F3  8£ Conjldérations veau monde ? Un feul intérét anime tous les efprits. La fcience de 1'impót occupe feule tous les politiques; 1'homme d'état n'eft plus qu'un financier: tout eft réduit en chapitre de recette & dépenfe. La moralité de 1'homme n'eft plus digne d'aucune attention : On ne voit plus dans 1'homme qu'un confommateur, dont on épie les befoins pour les aflujettir a un impót, II n'y a plus de milice nationale. Les armees ne font pas en proportion du territoire & de Ia population, mais du numéraire qu'on peut raffembler. On fe procure des troupes comme des manoeuvres , & des fouverains font commerce de leurs fujets comme de bêtes de fomme. La découverte des richeffes d'un nouvel hémifphere, a été fuivie d'une autre , celle du crédit, qui ajoute des richeffes aux richeffes , qui les doublé, qui communiqué pour un tems aux états, une vigueur artifi*  fur les Richeffes & le Luxe. 87 cielle, & qui doit hater la ruine des uns , accrokre la fplendeur des autres , & les faire briller quelques inftans, qui charrge enfin tous les rapports de la puiflance réelle des états. F 4  88' Confidérations CHAPITRE IX. Du Fafie. Le fafte, dit M. de Voltaire, eft 1'étalage des dépenfes que le luxe coüte. Cette définition ne paroit pas remplir fidélement 1'idée attachée a ce mot. II eft différent da luxe avec lequel il peut fe trouver réuni. II annonce la fupériorité du rang ; il fe manifefte par la pompe, 1'éclat, Ia décoration. C'eft dans la maifon des grands, dans leur extérieur, qu'on voyoit autrefois régner le fafte, qu'on en trouve encore des veftiges. Le luxe eft plus particuliérement 1'attribut des riches, de quelque ordre qu'ils foient. L'un femble indiquer 1'amour des grandeurs, félévation de Fame, 1'autre le goüt de la moleffe & l'empire de la volupté. On dit le fafte de Richelieu & le luxe de Fouquet.  fur les Richeffes & le Luxe. 89 Le fafte convient aux monarchies, paree qu'il faut fans ceffe avertir de la fupériorite' de certains états. Par Ia même raifon , il ne faut pas que le fafte de certaines clalfes foit ufurpé par d'autres. Dans les répubïiques, Ia fimplicité extérieure eft nécefiaire , paree qu'il faut avertir Ie peuple que perfonne ne s'éleve. Le fafte doit être profcrit dans ce gouvernement. II s'allie, dans une nation, avec Ia plus grande mifere & 1'oifiveté. Lorfque les richefiesfont concentrées, comme en Pologne, • en Italië, dans un petit nombre de grands, il y a du fafte, & ne peut y avoir de luxe. En voici la raifon. Le luxe marche toujours a la fuite du commerce , de 1'induftrie & des arts, enfans du Ioifir & de 1'opulence. II doit aller en croiflant, de la plus bafte condition a Ia première ; il doit former plufieurs clalfes dans la fociété, fuivantles degrés de 1'opulence, diminuer de 1'immenfe  Confidérations intervalle qui fépare les grands, dans certains pays , des autres citoyens. II donne mille moyens de jouir, que 1'on préfere au vain éclat de la repréfentation. Dans les pays oü il n'y a ni commerce ni induftrie , 1'inégalité des fortunes eft extréme ; il n'eft nul degré entre une immenfe richeffe & la mifere. Les grands poffedent toutes les terres ; le peuple eft ferf, ou dans la plus grande pauvreté. Le fafte donc regne dans les pays oü les propriétés territoriales font en peu de mains, oü il n'y a pas de commerce & d'induftrie. Le luxe au contraire doit exifter dans cemo oü fe trouve une grande quantité de richeffes mobiliaires. Dans les premiers tems, Pub & Pautre fe trouvoientreffemblés dans les mêmes perfonnes, paree qu'il n'y avoit de riches que ceux qui étoient en même-tems puiffans par le nombre de leurs vaffaux, éminens en dignités, élevés parlanaiffance. Les nobles étoient  fur les Richeffes & le Luxe. gi poffeffeurs des biens fonds dont le produit formoit la feule richeffe de ces tems. C'eft par cette raifon que les nobles, en Efpagne, étoient autrefois appellés riccoshombres, riches hommes. Joinville, en parlant des hauts barons fe fert également de 1'expreftion de riches hommes. Nobleffe & richeffe étoient en quelque forte fynonymes. L'emploi de ces mots fert encore k le prouver. On caraótérife du nom de nobles certaines manieres de dépenfer , les dons confidérables, Ie défintéreffement, tout ce qui émane enfin d'une ame généreufe. Cette dénomination a pour principe Ia poffeflion exclufive des richeffes par les nobles, dans les tems reculés. Quand on difoit a cette époque, payer noblement, c'étoit payer comme un noble , comme un riche (i). L'habitude d'appliquer ainfi Ie mot (i) Les nobles dans les Gaules étoient les propriétaire! des terres, par conféquent les riches. On étoit d'aurant  gx Confidèrations aux dépenfes, a fmi par faire regarder comme 1'effet d'une qualité inhérente a un état, ce qui ne provenoit que des facultés dont il fe trouvoit en poffelTion. L'hérédité des fiefs, & 1'établiiTement des arriere-flefs avoient rendu les vaiTaux plus dépendans, en quelque forte, de leur fuzerain que du monarque (i). Les grands propriétaires difpofoient des fervices de leurs feudataires ; une foule de gentilshommes s'attachoit a leurs perfonnes, en recevoit des falaires ; des écuyers, des pages entroient nécelfairement dans 1'état de leur maifon. La plus éminent en nobleffe, qu'on étoit poflefieur d'un plus grand tcrritoire. (i) Le gouvernement devint purement féodal, lorfque Ia couronne fut réunie au plus gran.i nef dans la perfonne de Hugues-Capet. La royauté dans le déclin de la race Carlovingienne , n'étoit plus qu'un vain titre comme celui d'empereur de nos jours. Hugues-Capet fut appellé a la couronne par la même raifon qui feroit préférer le plus puiffant éleöeur pour chef de l'empire.  fur les Richeffes & le Luxe. 93 magnificence extérieure qui ajoutoit au refped des vaffaux, tout ce qui tient a Ia pompe, ce qui conftitue Ie fafte , caradérifent les dépenfes des grands. Depuis que les moyens de s'enrichir ont été multipliés, que Ie commerce a fait jaillir des fources d'opulence inconnues dans les tems anciens, des gens obfcurs font parvenus a la plus grande fortune par cette voie ou par des emplois Iucratifs , que Ia nobleffe dédaignoit. Les nouveaux riches, affujettis a une certaine fimplicité extérieure par leur état, modeftes en public pour échapper a 1'envie, fe diftinguoient par le luxe, dans 1'intérieur de leurs maifons. On les vit s'interdire des dépenfes qui n'étoient au fond que 1'effet des richeffes, mais qu'on étoit habitué a regarder comme 1'apanage d'une claffe plus élevée. Les rois de I'antiquité, les confuls étoient diftingués par des robes de pourpre. La ra-  94 Conjidérations reté, la cherté extréme de cette teinture , ne permettoient pas que les particuliers en puffent faire ufage ; elle fut en conféquence 1'attribut des plus éminentes dignités. Elle a celTé d'être recherchée , lorfque la découverte de la cochenille 1'a avilie en la rendant commune. Les robes de foie ont été auffi par la même raifon, & chez les Romains, & dans les commencemens des monarchies modernes 3 une décoration affeftée aux perfonnes les plus confidérables. Lorfque 1'or étoit peu commun en France, les chevaliers feuls en portoient fur leurs habits, avoient des éperons d'or ; les écuyers ne pouvoient employer que l'argent. Les progrès du commerce ont miné la puilTance & la confidération de la noblelfe. Ceux qu'elle méprifoit ont obtenu par leurs travaux une partie de cette fupériorité, de cette grandeur que les nobles devoient aux richeffes. Le peuple étoit habitué a confondre  fur les Richeffes & le Luxe. 95 dans le refpeft qu'il leur portoir, 1'idée de lanaiffance, celle du pouvoir & des richeffes. Ces attributs réunis en faifoient a fes yeux des étres diftinds, fupérieurs dans tous les rapports. Si Ton porte fes regards fur Ia fervitude du peuple, dans ce tems, on fentira que Ie malheureux ferf devoit les regarder comme des dieux. L'opulence des nouvelles families partagea bientót la confidération des peuples. Cette efpece de rivalité ne fut pas le feul défavantage que la nobleffe éprouva'. L'aboudance des métaux diminua les facultés réelles des nobles ; Ie numéraire qui exiftoit entre leurs mains repréfenta de jour en jour une moindre quantité de denrées. La nobleffe, par Ie fouvenir de fon ancienne opulence a confervé un certain fafte dans fes dépenfes, que la claffe des nouveaux riches n'a ufurpé qu'a la longue, qu'en héfitanr. Les grands avoient un nombre confidérable de valets vêtusde Iivrées éclatantes j  q6 Confidérations le riche n'avoit qu'un petit nombre de domeftiques vêtus de livrées obfcures & timides , mais dans fes appartemens 1'opulence frappoit de toutes parts, & fa table étoit couverte des mets les plus recherchés. Les grands ont été plus embarraffés de jour en jour pour marquer leur fupériorité, paree que la richeffe rompoit toutes les barrières qui les féparoient des autres claffes. Ils ontcherché queiquefois a fe diftinguer par Ia fimplicité. Buffy d'Amboife , ce fuperbe favori d'un prince méprifé , parut a une féte de la cour avec 1'habit le plus modefte, tandis que fes pages étoient vêtus d'étoffes d'or. Je laiffe , difoit-il, la magnificence aux belitres. Lorfque le nombre des riches s'eft multiplié, lorfque 1'opulence de plufieurs a furpaffé toutes les proportions connues , ils ont été humiliés des diftindions qui mettoient un intervalle entre leur etat & celui des grands. II fembie que , ne pouvant s'élever jufqu'a eux,  fur les Richeffes & le Luxe^ 97 feux , ils aient fait leurs erforts pour les rabaiffer a leur niveau en leur infpirant le goüt du luxe , surs de les furpaffer dans ce genre. Par ce moyen , ils les ont habilement fait renoncer au fafte, qui caractérifoit leur fupériorité réelle. Les grands, féduits par 1'attrait du luxe, ont abandonné tout ce qui tient a Ia repréfentation extérieure ; ils n'ont plus paru précédés de gentilshommes: ils ont cefle d'avoir des pages. L'élégance a fuccédé a la magnificence ; Ie luxe a remplacé le fafte. La nobleffe eft defcendue de fon rang pour combattre de richeffes a richeffes avec des hommes obfcurs, dont 1'argent formoit feul 1'exiftence; elle a éprouvé dans cette lutte le défavantage Ie plus marqué. Dédaignant des emplois utiles dont les profits énormes alimentent le luxe de la finance, elle s'eft ruinée pour i'égaler, &, corrompue par elle, s'eft trouvée dans peu trop heureufe de recourir a fon alliance pour pouvoir continuer a 1'imiter. Les terres les G  g8 Confidérations plus confidérables ont été polïédées par des hommes nouveaux , & la vaflalité réduite a de vaines formules. Le changement continuel des propriétés fait difparoitre le refpect profond des vafiaux , fondé fur 1'antiquité de la naiffance & de la polfeffion du fief. La dénomination de feigneur n'a plus fignifié qu'un propriétaire. C'eft ainfi que par fa nature la richefie tend a mettre tout au même niveau, fubjugue toutes les opinions. II ne peut y avoir en quelque forte ni rang ni prérogatives qui balancent fon pouvoir fouverain. Elle doit tout avilir, a commencer par la vertu , fon plus dangereux ennemi: elle triomphe d'elle par le ridicule. La fociété des ioueurs donne une image fenfible des effets de la richeffe. Les rangs fe confondent, les dignités s'oublient, lorfque 1'avarice & le befoin d'être vivement agité rafiemblent plufieurs perfonnes autour  fur les Richeffes & le Luxe. 99 d'une table. Le plus vil des hommes par fes moeurs, par fon rang, fe trouve tout d'un coup aflïs a cöté d'un prince , tranfporté auprès d'un monarque. Le puiffant attrait de 1'or fait taire 1'orgueil, & force les plus fuperbes a fouffrir une familiarité qui tient de Fégalité. Le luxe s'eft établi fur les débris du fafte, qui a cefle avec le pouvoir de la nobleffe. Si 1'on confidere attentivement les révolutions occafionnées par 1'accroilfement des richeffes , on verra qu'il a plus fervi Pautorité que le defpotifme fanglant de Richelieu. Les grands feigneurs avoient encore au moment de fa mort une grande influence fur la nobleffe : elle s'éclipfa entiérement après la paix des Pyrénées. L'adminiftration de Colbert augmenta les revenus du roi; fes opérations plus favorables au fifc qu'a la nation , le mirent en état de fe livrer a cette magnificence , qui, jointe a fon pouvoir, fembloit le devoir faire appelier, par excellence, le. G %  ïoo ConfLdérations grand roi, comme les anciens monarques Perfans. Sa paffion pour la gloire, fon gout pour les arts, la nobleffe de fa figure, la galanterie de fon efprit, tout infpiroit dans les commencemens de fon regne 1'enthoufiafme pour faperfonne. La nobleffe abandonna fes terres pour affifter a fes fêtes, & bientót féduite par 1'éclat de Ia cour, par 1'efpoir des graces, elle renonca entiérement a 1'habitation de Ia province. La politeffe, les plaiftrs de la cour fixerenteffentiellementlamode &le bon gout. On ne fut fous -ce regne confidéré a Ia ville , qu'en proportion de ce qu'on étoit accueilli a Verfailles (i). Les moindres accès étoient enviés, & les faveurs qu'ils procuroient juftifioient eet empreffement. On préféroit les petites entrées aux plus grandes dignités. II (I) Valincourt écrivoit a Madame de Maintenon : « Je ne fuis bien fervi par mes valets que depuis le jour »» qu'ils m'ont vu entrer chez vous ».  fur les Richeffes & le Luxe. toi devint groflier de vivre en province. La révolution, qui fe fit a cette époque dans les efprits, contribua a changer les moeurs, infpira le gout de la fociété , celui des lettres & des arts. Les fortunes financieres dans Ie même tems fe multiplierent dans Ia capitale, & Ia nobleffe y trouva de grandes reffources par des alliances qu'elle ceffa de dédaigner. Ce fut encore un appas qui 1'invita a s'y rendre, a y fixer fon féjour. Les armées, avant Louis XIV, montoient a quarante ou cinquante mille hommes; il les porta jufqu'a trois & quatre cents mille. Alors cette foule de nobleffe , qui n'avoit d'autre moyen d'avancement que la protection des grands feigneurs , qui formoit leur puiffance & leur confidération , trouya de 1'emploi dans les armées plus nombreufes» Elle n'attendit plus de récompenfe & d'avancement que du fouverain. Les grands feigneurs G3  io2, Confidérations fans pouvoir, fans autorité dans lesprovinces; dépendirent entiérement de la cour. II fut honteux de ne pas fervir, de vivre dans le domaine de fes peres.  fur les Richeffes & le Luxe: 103 CHAPITRE X. De la converfion des fervices. Les fervices autrefois s'acquittoient en nature : on payoit de fa perfonne. Les feudataires de la couronne menoient leurs vaffaux a Ia guerre; les peuples fourniffoient des vivres ; les abbés logeoient les rois & leur cortége. Comme chacun pouvoit , par la nature des chofes alors , fervir avec plus ou moins de zele , on avoit mille prétextes pour fe fouftraire a fes devoirs , &c le terme des fervices étant fixé , 1'exercice de 1'autorité fouveraine étoit extrêmement tempéré. II exiftoit entre le roi & fes valfaux, une efpece d'égalité. Le gouvernement féodal confiftoit dans la gradation des pouvoirs & de 1'autorité qui s'élevoit de chefs en chefs „ G4  104 Conjïdirations jufques au fouverain, c'eft-a-dire, au pof-» fefleur du plus grand fief. Le gouvernement étoit alors une véritable ariftocratie. L'argent a tout changé ; il a miné tous les pouvoirs, & yoici la marche des chofes. Les rois ont commencé par faire rache- ter le gite dans les abbayes: enfuite quand le numéraire eft devenu plus abondant, on a converti en argent le fervice des vaffaux & des peuples. De-la, les troupes réglées & permanentes. Les feigneurs tailloient autrefois leurs vaffaux ; les rois font reftés feuls en poffeffion de ce droit. L'affranchiffement des communes avoit porté le premier coup a la féodalité , en diminuant le pouvoir des nobles ; la fouveraineté s'eft accrue de tout ce qu'ils ont perdu. L'augmentation des richeffes a procuré de la confidération a des families obfcures , & la vénalité des charges leur ayant donné des  fur les Richeffes & le Luxe. moyens de s'élever encore plus, la confidération de la nobleffe a diminué. Le pouvoir du roi s'eft accru infenfiblement par la converfion des fervices en argent, qui mettoit entre fes mains un moyen prompt & toujours sur par la perception exclufive des impöts, par les troupes foldées qu'il a été en état d'entretenir , & par 1'élévation des nouvelles races qui ont diminué 1'éclat des anciennes. C'eft le pouvoir de l'argent qui a tout fait. II a détruit tout ce qui s'oppofoit a 1'accroiffement de la puiffance fouveraine ; les privileges des corps, les prérogatives des états, des perfonnes, ont été peu-a-peu fupprimés. La richeffe amene Ie luxe, force a Ia dépendance & par Ie befoin & par Ie gout des jouiffances. Elle favorife 1'établiffement de la monarchie , & c'eft dans les pays les plus riches que le defpotifme eft pour ainfi dire naturalifé.  Io6 Conjidêrations CHAPITRE XL Des Gentilshommes entretenus par de grands Seigneurs. On a bien de la peine a concevoir comment autrefois les grands feigneurs entretenoient a leur fuite un nombre confidérable de gentilshommes. Ils ne fervoient pas feulement au vain fafte de la repréfentation ; ils formoient la puiffance réelle des grands: c'étoit le nombre des vaffaux dont on pouvoit fe faire fuivre, qui manifeftoit la grandeur. Les vivres , dans les temps anciens , étoient a bas prix , le luxe inconnu. Par ces raifons il étoit facile aux gens puiflans d'entretenir auprès d'eux un grand nombre de chevaliers & d'écuyers. Ils leur donnoient la  fur les Richeffes & le Luxe. I07 rable & des gages; ( 1 ) & comme les rois avoient moins d'autorité, fouvent le fervice des grands étoit préféré a celui du monarque. On jugera de la puiffance , de 1'éclat des barons, qui étoient les premiers d'entre les grands, fi 1'on confidere qu'ils étoient en poffeflion de Ia plupart des droits de la fouveraineté. Ils faifoient battre monnoie & jouiffoient des droits d'aubaine & de batardife. Enfin, le Parlement de la Touffaint, de Tan i2.8z, s'exprime ainfi, en parlant des barons: baronnie eft feigneurïe ibuveraine après Ie roi. Un paffage de Sully nous exjmque le traitement qui étoit fait 'de fon tems aux gentilshommes. A 1'age de vingt-deux ans il fe rendit dans les Pays-Bas, a la fuite du (1) II eft dit dans Monftrelet, que le duc d'Orléans, coufin de Charles VI, avoit \ lui lix cents chevaliers & écuyers entretenus a fes dépens.  io8 Confdêrations duc d'Alencon, & avant de le joindre il fit couper pour quarante mille francs de bois, dans fa terre de Rofny, afin de paroitre avec éclat dans 1'armée de ce prince. II étoit dans ce tems très-peu avancé , & fa fortune étoit médiocre, te Avec cette fomme, dit—il', je « mis en quinze jours ma troupe fur pied. » Elle étoit compofée de quatre-vingts genjj tilshommes , dont quelques-uns me fui« voient volontairement. Les autres rece»» voient une penfion de deux cents livres au » plus. » En fuppofant que les trois quarts de cette troupe fufient a fa folde, il lui en coutoit, pour entretenir foixante gentilshommes , douze mille livres environ. Cette dépenfe n'avoit pas lieu toute Pannée ; elle ceflbit avec la circonftance. C'étoit non-feulement un fafte d'ufage dans certaines occafions; & dans celle dont il s'agit, ces gentilshommes formoient une troupe militaire, levée, entre-  fur les Richeffes & le Luxe. 109 tenue a fes dépens. La folde accordée a ces gentilshommes n'étoit pas Ie feul moyen qui leur fut donné pour fubfifter. Ils avoient ï'efpérance du butin & des rancons , qui produifoient queiquefois des fommes trésfortes. Sully avoit le méme efpoir, & celui d'une récompenfe du duc d'AIen9on. Les quarante mille francs , prix de la coupe de bois, peuvent être évalués a cent quarante mille francs de notre monnoie , compenfation faite du prix du mare & des denrées. Les deux cents livres que coutoit chaque gentilhomme a fept cents livres, ce qui fait quarante-deux mille livres pour ua nombre de foixante. Cette dépenfe eft trèsconfidérable: Sully n'étoit pas alors un grand feigneur. Le duc d'Epernon , a peine gentilhomme, mais le plus grand feigneur de fon tems en charges , en revenus , en gouvernemens , avoit queiquefois a fa fuite huk cents gen-  iio Conjidérations tilshommes. Sa fortune immenfe Ie mettoit a portée de leur donner des appointemens , & ceux qui, pouvoient s'en paffer , comptoient fur fon crédit, fur fa puiffance, pour des emplois & des graces de Ia cour. L'abbé de Retz avoit huit gentilshommes attachés a fa perfonne, dont quatre chevaliers de Malthe , pendant un voyage qu'il fit a Rome dans fa jeuneffe. Coadjuteur de Paris, il étoit fuivi d'une foule de nobleffe: pendant les troubles de la fronde, elle prenoit fes ordres, étoit prete a tout entreprendre pour lui. L'abbé de Ia Riviere, homme de néant avoit Ie même fafte dans le tems de fa faveur. II eft dit dans les mémoires du tems, que Ie jour qu'on arréta le prince de Condé & fes freres , on laiffa entrer chez la reine l'abbé de la Riviere , feul, & non la foule de fes gentilshommes. Plufieurs circonftances concouroient pour  fur les Richeffes & h Luxe. ril perpétuer, dans le fiecle dernier, 1'empreffement de Ia nobleffe, de s'attacher a des gens puiffans. Ia dépendance de la vaffalité fubfiftoit encore & vivoit dans les efprits. Les grands feigneurs avoient plus de crédit, & dans les tems de trouble , le parti qui triomphoit obtenoit les plus grands avantages. La nobleffe vivoit dans fes terres. II y avoit plus de chateaux, de manoirs nobles , que de nos jours. La nobleffe , qui n'étoit pas éclipfée par 1'éclat des fortunes financieres, étoit plus confidérée dans les provinces , plus encouragée a fe perpétuer. Les rois avoient des armées moins nombreufes ; la nobleffe avoit par conféquent moins d'emplois a efpérer. L'envie de jouer un róle , de participer aux événemens, la portoit a s'attacher aux perfonnes en faveur, élevées en dignité, ou puiffantes par leurs poffefiions.  IIZ Confidêrations CHAPITRE XII. Du Luxe. Un riche propriétaire détourne des eaux qui fertilifoient une prairie ; il les porte a grands frais fur une haute niontagne, pour y former des jets d'eau, des cafcades. Voila le luxe. J'ai cherché a rendre fenfible 1'idée qu'on doit attacher a ce mot fi vague, fi abftrair. II a des rapports avec le phyfique & le moral, qu'il eft difficile de raflembler pour former une définition exacte & concife. Dans 1'ordre phyfique il détruit, dans le moral il corrompt. Le luxe eft applicable aux états & aux particuliers. Dans le premier rapport il eft pofitif, abfolu ; dans 1'autre il eft relatif, & ces différences font la fonrve d'une infinité d'erreurs. Si  fur les Richeffes & le Luxe. 113 Si un particulier confomme des denrées % s'il emploie des matieres dont le prix excede les proportions de fa fortune, c'eft de fa pare un luxe, mais il n'eft que relatif: ce n'eft qu'un exces de dépenfe ; & les perfonnes qui lui font fupérieures en richeffes , peuvent fe procurer ces jouiflances fans qu'on puiffe leur reprocher d'excès. Si ces dépenfes portent fur des objets de confommation que le pays produit, comme des vins, des légumes , des fruits d'un grand prix , il n'en réfulte aucun inconvénient pour 1'état. Si elles ont pour objet des ouvrages qui n'ont de valeur que par la main-d'oeuvre, & qui exigent 1'emploi d'un grand nombre de journées, comme des dentelles, des broderies, ces dépenfes offrent 1'idée d'un luxe relatif & abfolu. II eft relatif dans fon rapport avec celui qui a fait une dépenfe fupérieure a fes moyens ; il eft abfolu dans fon rapport avec le gouvernement, paree que des hom-? H  11^ Conjidèradons mes ont été appiiqués a des ouvrages auxquels la fantaifie feule donne un prix , & qu'il a fallu nourrir les artifans de ces ouvrages , fans qu'ils aient contribué a la produdion d'aucune valeur. Tout Peffet de leur travail aura conftfté a faire paffer de Pargent d'une main dans une autre. D'après ces obfervations, je crois qu'on doit définir le luxe relativement a un état & aux particuliers; & c'eft fous ces deux afpeéts , qui fe réunifient fouvent, que je vais le confidérer. Dans le premier de ces rapports, Ie luxe eft 1'emploi ftérile des hommes & des raatieres. Dans le fecond , il eft Pufage des chofes dont le prix excede les proportions de la fortune. Rien n'eft avantageux que ce qui a pour objet la fécondité, c'eft la tendance inva-riable de Ia nature. Modifiant fans ceffe tout ce qui exifte, elle ne détruit que pour repro-  fur les Richeffes & le Luxe: 11% duire; fes facrifices apparens ne diminuent rien de fa fécondité : tout ce qu'elle a Pair de perdre pour un ouvrage, fe trouve employé pour un autre dans fes riches & innombrables ateliers. Le luxe Pimite dans cette prodigalité qui la caraftértfe, mais il détruit fans reproduire, &, fi on Pabandonnoit a fon effor, une grande capitale repréfenteroit Pimage d'un vafte océan oü fe promeneroient quelques baleines. La reproducfion doit être Pobjet des infu-1' tutions de toute fociété. Dans ce rapport effent iel , le plus grand luxe d'un état confifte dans les célibataires. Toute alliance, toute affociation, dont le réfultat n'eft pas la fécondité , eft vicieufe, eft Pimage du luxe , & Ie luxe Iui-même. La nature femble n'avoir attaché tant de douceur a Punion des fexes , que pour établir fur la bafe inaltérable du plaifir la durée des efpeces. Celui qui veut Jes moyens, fans la fin, déroge au contrat facré H 2  Ii6 Confidêrations de la nature.; il jouit de fes bienfaks, & lui en dérobe Ie prix. L'homme a recu en naiffant des befoins & des forces : il doit appaifer les uns par 1'em— ploi des autres. Tout le monde fait ce mot d'un empereur: Si un de mes fujets ne travaille pas, il y a dans mes états quelqu'un qui fouffre de la faim & du froid. On peut réfoudre par le' développement de cette maxime tous les problêmes politiques. Les fubfiftances font les premières , les feules richeffes , & le travail en eft le moyen & la mefure; mais un travail vain & frivole, qui ne fait que modifier fans reproduire , n'eft d'aucun prix pour la fociété , & lui eft même nuifible. Celui qui cultive un parterre de fleurs manque au champ voifin, qui refte en friche. Tout eft par l'homme, tout eft pour l'homme, comme onl'a déjadit; &il feroit adefirer que tout travail eut pour objet l'homme phyfique , qui ne connok de befoins que ceux de Ia  'Jur les Richeffes & le Luxe. 117 nature, & non celui qui, vicié par la fociété , eft en proie a mille fantaifies déréglées. Pour donner une idéé du luxe, conforme a la déftnition que j'en ai faite , il faut abandonner pour un kiftant ces immenfes fociétés, dans lefqudles il eft fi difiicile de démêler, a travers mille intéréts qui fe croifent en tout fens, l'intérêt véritable d'une nation , de diftinguer les caufes d'avec les effets , la bouffifiure d'avec 1'embonpoint, de déterminer ce qui n'eft qu'en équilibre & ce qui repofe fur uue bafe folide, d'afligner a chaque objet fes limites , & de juger s'il les franchit, de con-" noitre 011 doivent s'arrêter les jouiffances de la génération actuelle, pour ne pas nuire a celle qui doit lui fuccéder, enfin d'établir un principe inconreftable au milieu de tant de généralités qui flattent Pefprit fyftématique, de tant d'exceptions qui favorifentle fcepticifme. Figurons-nous une fociété ifolée, circonfcrite? afin de mieux fuiyre fes opérationsr H3  ï 18 Conjïdérations C'eft en décompofant une machine qu'on peut en examiner plus attentivement les reflorts. Je fuppofe en conférence que mille hommes font raffemblés dans un efpace de terrein limité , que ce nombre eft formé de gens robuftes, en état de travaiïler , & qu'en réuniffant les femmes &: les enfans, la population foit en tout de quatre mille indiyidus. Ces habitans, qui font paryenus au degré de civilifation des tems actuels , s'cccupent de la culture, & queïques-uns fe livrent a la manufaéture des objets de première nécefliré. Huit cents, parmi eux , c'adonnent uniquenient aux travaux de la terre, & deux cents, réunis aux femmes, font occupés a fabriquer des étoffes groffieres, & tous les ouvrages qui n'ont pour objet que le néceffaire. Les huit cents hommes, chargés d'arracher du fein de la terre la nourriture de quatre mille individus, font certainement les plus utiles; car c'eft par leurs travaux que Ie premier des befoins eft  fur les Richeffes & le Luxe. 119 ïatisfait, & que des troupeaux nombreux trouvent en hiver une fubfiftance aflurée. lis nourriffent & vêriffent la fociété, & les autres donnent feulement une forme aux matieres que les premiers ont fait naitre. Si quelques-uns de ceux qui font livrés aux travaux de la campagne, dégoütés d'un genre de vie pénible, paffent dans la claffe des manufaduriers, n'eft-il pas évident que le produit territorial fera diminué, que , par une conféquence néceffaire, la population doit en proportion décrokre? Suppofons enfuite que , dans le nombre de ceux qui font occupés des manufadures , il fe trouve des ouvriers plus habiles qui fabriquenr des étoffes plus fines, dont le travail coüte plus de foins & plus de journées, & examinons quel fera le réfultat de cette perfedion de la main d'ceuvre. Ces étoffes, qui auroient employé plus de tems, feroient payées par une plus grande H4  Ho Conjldérations quantité de bied ou d'argent, & Ia quantité des étoffes néceffalres a Ia multitude feroit dimit nuée. Celui qui s'habilleroit de 1'étoffe qui auroit confommé plus de journées, auroitréellement du luxe relativement a 1'état, & un luxe relatif, fi cette dépenfe furpaffoit fes facultés. Ses provifions fe trouveroient épuifées dans le courant de 1'année par eet achat indifcret, & il feroit réduit a nianquer lui & fa familie idu néceffaire. 11 feroit alors comme le Ca— yaïbe , qui, ayant vendu Ie matïn fon lit pour de 1'eau-de-vie , pleure le foir Iorfqu'il ne le trouve plus pour fe coucher. Si au contraire celui qui achete 1'étoffe d'un travail recherché & plus coüteux a des portions de fubfiftances en abondance , ou une quantité fuffifante ide numéraire, il n'éprouvera aucun inconvénient pour lui; mais il en fera toujours éprouver un réel a 1'état. Je vais fuivre les effets qui refulteroient de ce luxe.  fur les Richeffes & le Luxe. izï II y auroit un nombre de demandes pour I'achat des étoffes groffieres fupérieur a leur quantité. Leur prix par conféquent augmenteroit , & excéderoit les facultés de ceux qui n'auroient que le néceffaire. Plufieurs feroient donc réduits a fe paffer de vêtemens. Que feront-ils pour s'en procurer ? Quelques-uns fe mertront au fervicc de ceux qui, ayant plus d'induftrie , un fol plus étendu , plus fertile, font a portée de leur donner de quoi fe vêtir, enféchange des travaux auxquels ils feront forcés de fe foumettre. Une autre partie , pour obtenir les mêmes avantages , vendra fes journées aux manufachiriers. Ils feront réduits a dépendre des autres ; car la perte de la liberté eft un des inconvéniens du luxe. Si le gout des étoffes cheres gagne de proche en proche les cultivateurs, plufieurs facrifieront au plaifir d'être mieux vêtus, a la confidération qu'ils croiront en retirer, les avances qu'ils confervoient auparavant pour faire face aux mau««  ïzi Conjldérations vaifes armées. Ils fe trouveront dans une année ftérile expofés aux befoins. Les manufacfuriers, par la dépenfe inconfidérée de leurs concitoyens , s'enrichiront; mais il viendra un tems oü la terre moins cultivée ne pourra nourrir qu'un très-petit nombre d'habitans. Alors le pays fe dépeuplera infenfiblement. Quelques-uns de fes habitans auront des richeffes en métaux, qu'ils emploieront a faire venir des fubfiftances des au tres pays. Ces dépenfes , dans un tems limité , abforberont bientót toutes leurs facultés. Les terres feront incultes, & la mifere de tous fera la fin d'une pareille fociété. Ces fuppofitions donnent des exemples fenfibles du luxe , applicables aux plus grands états. Ce qui eft vrai dans un petit pays , Peft en proportion dans un grand empire , avec les modifications qui naiffent de fonétendue, du genre de fes productions , de fon gouvernemenr, de fa fituation.  fur les Richeffes & le Luxe. 12.3 De même qu'un particulier riche peut facrifier a fes fantaifies fans nuire a fon néceffaire, un grand état peut avoir du luxe > c'efta-dire, peut, fans que faprofpérité foit altérée & fes forces diminuées fenfiblement, permettre qu'un grand nombre de fes habitans fe livre aux manufacf ures, qu'un autre confacre fon tems a des ouvrages d'art, de pure fantaifie, qui n'ont de prix que dans 1'imagination des riches, qu'un autre foit employé a des fervices ftériles pour 1'état, enfin , a recruter le nombre de valets qui peuplent la capitale & les grandes villes. La richeffe d'un empire étendu, fertile & peuplé, rend ce luxe fupportable ; mais c'eft fe tromper grolfiérement que de croire qu'il contribue a le rendre plus riche. Le luxe, dit-on, enrichit un grand état. Cette alfertion eft abfurde. Un corps vigoureux peut fe livrer a.des exercices violens: ils prouvent fa force, mais ne la conftituent pas.  12.4 Confidèrations Un grand état fe maintient, non en raifon de fon luxe, mais malgré fon luxe. La fcience de 1'adminiftrateur eft de bien connoitre la marche du luxe , convaincu qu'il eft nuifible dans fon effence, c'eft a lui d'en arrêter lesprogrès. Ce mal n'eft point a craindre pour lespetits états: il produiroit bientót des effets fenfibles. C'eft dans une grande maffe d'hommes qu'il peut fe cacher, revêtu des apparences de la richeffe, en impofer long-tems , & fafciner les yeux des adminiftrateurs. Mais fi 1'étendue d'un empire , fa population , la vigueur de fa conftitution , rendent les progrès du luxe moins fenfibles , il n'en eft pas moins pernicieux de fa nature. On ne peut fe diflimuler que le luxe eft un facrifice que chaque état fait d'une partie de fes forces, aux plaifirs & aux fantaifies d'un petit nombre.  fur les Richeffes & le Luxe. iz^ CHAPITRE XIII. Des principes du Luxe. J'ai défini le luxe ; il me refte a établir quelles en font les caufes. f Les richeffes font les premiers principes du luxe. II eft médiocre, fi elles font lentement acquifes ; ext ême , fi on le obtient promptement & fans peine. L'inégalité des fortunes, la vanité , le gout d - i'imitation , 1'oifiveté , font les fources du luxe & de fes déréglemens. L'étendue.& la population de la capitale, la conftitution du gouvernement , Ie genre de commence qui fe fait dans un pays, les moeurs du Prince contribuent a faire naitre le luxe , a hater fes progrès. C'eft vouloir des caufes fans effet, que de prétendre qu'un pays s'enrichiffe fans que fon  \i6 Conjidérations luxe augmente. Commentimaginer qu'on pof- fédera fans jouir? De tout tems on a déclamé contre le luxe, & ila trouvé auffides apologiftes zélés. Frappé de quelques avantages qu'il femble préfenter, on étoit embarrafle a déterminer oü il commencéÉpoü il doit s'arrêter. Pour éclaircir la matiere, ilfaut laiffer les effets & remonter aux caufes. Si elles font vicieufes, les effets doivent être nuifibles , deftrucf eurs. Si elles tiennent a la fituation , a la population d'un pays, au genre de fon commerce, a fa conftitution , & non aux mceurs de ceux qui gouvernent, fes effets ne font point dan— gereux. Le commerce eft Ie principe naturel de 1'augmentation des richeffes, de 1'accroiffement du numéraire ; mais cette augmentation ne fe fait par cette voie que lentement, qu'après avoir animé la culture & 1'induftrie. C'eft une pluie douce qui humede la  fur les Richeffes & le Luxe. iaj terre & la féconde. Les fortunes qui en font le produit, fe confomment en partie dans les provinces & ne viennent pas fe fondre rapidement dans le gouffre de Ia capitale. Ces avantages compenfent les inconvéniens du luxe , qui néceffairement entraine a fa fuite la profpérité du commerce. Le gouvernement doit favorifer le développement de ce principe qui accroit fa puiffance. Mais il eft d'autres caufes plus fécondes, plus rapides , de Finégalité des richeffes & d'un luxe dertruóteur. Ce font les fortunes foudaines qui fe repartiffent fur un petit nombre , dans la cour & la capitale , fans être le fruit du travail & de 1'induftrie (i). Elles ont pour principe : (i) Les Efpagnols qui s'emparerent du Pe'rou & du Mexique, fe livrerent a des dépenfes eff/énées. Les flibuftiers qui ravagerent de nos jours les potTtfiions Efpagnoles , dépenfoïent en un mois des tréfors acquis au prix de leur fang 6c d'un courage que rien n'efface dans  12.8 Conjidèrations i°. L'inégale & aveugle diftribution des bienfaits du prince. z°. Les profits exceflifs de la finance. 3°. L'agiotage. 4°. Les rentes viageres trop multipliées. ■50. Enfin tout moyen prompt de fortune confidérable. Voila d'oü vient Ie luxe dangereux, nuifible, celui qu'il faut arrêter. Ces fortunes reffemblent aux torrens, qui, loin de fertilifer la terre, dégradent tout ce qui fe trouve fur leur paffage , entrainent les récoltes, déracinent les arbres. l'anriquité. Enfin lors du fyftême, des adionnaires devenus opulcns en peu de jours, faifoient chaufflr des ragouts avec des billets de banque, pour avoir le plaifir de dépenfcr cinquante mille francs dans un repas. Ils renouvelloient 1'hiftoire de la perle de Cléopatre. Des richeffes confide'rables 8c rapidement amaffées cnivrent les efprits, les rempliffent de defirs déréglés. Lorfqu'onne trouve plus de nouveaux moyens de jouir, on fe plait a détruire, CQmme les conquérans. Le  fur les Richeffes & le Luxe. 12,9 Le luxe qui provient du commerce eft un figne certain de Ia richefie nationale, paree qu'il ne peut exifter qu'au moyen d'un travail utile. Celui qui vient des caufes que je viens d'expofer n'a d'autre racine que Pimpot. Ce font les peuples, qui, aux dépens de leur fubfiftance, fourniffent aux courtifans , aux financiers , a 1'oifif rentier, les moyens de fatisfaire a leurs fantaifies. Un fouverain & des miniftres éclairés peuvent être induits en erreur fur Ia nature du luxe , fur fes dangers exagérés par certains auteurs , fur fes avantages qu'on exagere encore plus. Mais s'ils remontent aux caufes, leur embarras cefie , toute incertitude eft bannie de leur efprit. Les palais qui s'élevent, les meubles précieux qu'ils renferment, font-ils paye's par les peuples? II eft inutile de lire des fophifmes ou des déclamations pour arrêter fon opi- I  ijo Confidérations nion. Le mal eft connu, & il eft inftant d'y appliquer le remede. II réfulte de ce qui vient d'être expofé, que le luxe & 1'impót font en quelque forte fynonymes.  fur les Richejfes & le Luxe. 131 CHAPITRE XIV. Réfultat de ce qui yient d'être expofé fur le Luxe. T ,E luxe eft par lui-méme toujours un vice. II eft nuifible du plus au moins& particuliérement en raifon de fa caufe. Ses inconvéniens font peu a craindre & peu fenfibles, s'il eft 1'effet d'un accroiflement de richeffe nationale. Le luxe, qui eft alimenté par 1'impöt, eft deftructeur. Dans ce cas la nation confomme fon capital ; elle ne fait que dépenfer fes revenus, Iorfqu'il dérive de la profpérité du commerce. las  Conjidêrations CHAPITRE XV. Du caraclere des Nations dans fon rapport avec le Luxe. Il eft un peuple a qui fa vivacité rend tout fenfible a 1'excès, a qui fa légéreté ne permet pas d'éprouver d'imprefiïons durables. II a plus d'amour-propre que d'orgueil; il a befoin fans celfe, par cette raifon, de 1'opinion d'autrui pour s'eftimer; il eft porté a fe communiquer, a vivre en fociété. Ce n'eft pas affez d'être grand dans cette nation, il faut être aimabie; de faire de grandes chofes, il faut dire des bons mots. Elle aime a être étonnée, elle fe laffe d'admirer. Le befoin que donne 1'amour-propre du fuffrage des autres, lui infpire une perpétuelle envie de plaire : de-la cette politeffe qui la caraclérife. Elle n'eft dominéé par aucun fentiment  fur les Richeffes & le Luxe. 133 profond: de-Ia fa douceur & Ia facilité de fes mceurs. On trouve chez elle mille gens qui donnent 1'idée d'Alcibiade. Ce peuple imite fans eefle & embellit tout ce qu'il imite. II donne a tout un tour particulier qui nait d'un gout fin & exercé. Une délicatelfe outrée regne dans la plupart des efprits. Elle eft telle qu'un ridicule fuffit pour empécher de rendre juftice au génie, aux talens, a la vertu. La gaité , cette facilité d'être intérefle , diftrait, comme les enfans , par Ia plus légere circonftance, eft un des principaux traits de fon caraclere. Elle fe foutenoit en France au milieu des horreurs de la guerre des Armagnacs, des fureurs dela ligue, des troubles de la fronde. Un peuple léger, imitateur, doit-être fenfïble a toute efpece d'éclat. Son inconftance doit empécher que les divers états de Ia fociété foient contenus dans leurs limites. II doit préférer de vivre dans les villes, & 13  3^4 C°nfidérations fur-tout dans la capitale , ou les rangs femblent fe confondre. La. mobilité des imaginations doit faire varier a 1'infini les modes. Les ouvriers doivent être inventifs; & les journées a bas prix. Beaucoup de gens doivent fe ruiner fans jouir , & uniquement pour avoir Pair d'être riches. L'influence du prince doit être extréme en France , paree que la nation eft portée fans cefle a 1'imitation. Ses moeurs font celles du prince : il femble que la nation foit jeune ou vieille , fuivant les périodes de fon age. Elle étoit tremblante, abattue, comme Louis XIII, fous l'empire de Richelieu; changeante, altiere , railleufe, pendant que Condé & Gafton dominoient; magnifique , guerriere , dans les premiers tems de Louis XIV, elle fembloit foible, dévote, fous la fin de fon regne. Elle étoit licencieufe fous la régence de Philippe. Un peuple libre, indépendant, doit-étte  fur les Richeffes & le Luxe. 135 moins porté a vivre en fociété. Les riches y doivent préférer 1'habitation des campagnes a celles des villes oü ils fe trouveroient affujettis a des formes & des ufages qui gêneroient leur liberté. Les dépenfes , chez un tel peuple, feront moins 1'effet de 1'envie de fe diflinguer, que du defïr de fe fatisfaire. Les caraóteres , au lieu de s'affoiblir par 1'imitation, feront fouvent outrés. La diffipation des fortunes y fera 1'effet des goüts les plus vifs, des paffions ardentes, & non de la fédu&ion de 1'exemple. Le gout des frivolités , l'empire de la mode , ne dominera pas les imaginations. Les revenus feront confommés d'une maniere plus utile a 1'état. Le génie républicain , qui tend toujours a 1'égalité, rapprochera le monarque de fes fujets, les grands de leurs vaffaux. Les revenus du monarque, dans cette nation, étant fixés, & fon pouvoir limité , fon influence balancée , il fera I 4  Confidéfat'wns forcé d'employer a acquérir des créatures , a maintenir féquilibre de fa puiffance , les revenus que les autres princes emploient au fafte de la repréfentation, a des jouiffances de luxe ; la fimplicité doit régner dans fa cour. Les grands, les riches ont befoin du fuffrage de leurs vaffaux pour les éledions; ils feront de grandes dépenfes, dans leurs terres, en denrées de confonimation. La magnificence fera inconnue a la cour, & n'exiftera dans aucune claffe ; mais 1'aifance fera générale. Les impöts fur les confommations feront très-forts , mais Ia maind'ceuvre fera payée très-cher. Un caradere fombre , ardent, réfléchi, eft incompatible avec une imagination vive & mobile , propre a inventer des modes. II y aura donc moins de changement & de recherche dans les ameublemens &c les habits. Les femmes feront moins en fpedacle, & paffant une partie de I'année au moins dans  fur les Richeffes & le Luxe. 137 leurs terres , elles feront plus occupées de foins domeftiques , que de leur parure. II y aura de grandes fortunes dans ce pays, paree qu'il fait un grand commerce; mais elles ne feront pas auffi rapides & fe-f ront fondées fur le travail , 1'économie , Papplication. Par toutes ces raifons Ie luxe qui nait de Penvie d'être remarqué , qui defcend des grands jufqu'au peuple, doit-être peu confidérable dans cette nation. Le fafte y doit être inconnu, paree qu'il femble attaché a 1'ariftocratie, & qu'il eft incompatible avec la liberté , avec Ia richeffe générale d'une nation. II y a peu de commerce en général & d'induftrie dans Ie Midi de 1'Europe , & il y a en conféquence plus de fafte que de luxe. Des peuples fiers, riches en métaux & pareffeux, doivent dépenfer leurs revenus en  12.8 Confidérarions fafte extérieur. Les grands dans ces pays fjnt confifter leur magnificence dans 1'entretien d'un nombre prodigieux de valets. Comme il ne s'éleve point de fortunes confidérables, qui puiflent faire ' ufurper une partie du fafte des grands par de nouvelles families , il fe conferve dans toute fon oftentation, comme un attribut effentiel de la naifiance & du rang. Le peuple , dont 1'induftrie n'eft point excitée vivement, partage la fierté des grands, & croit s'afllmiler a eux en ne faifant rien. Les Italiens , & par 1'influence du climat & pour fe ménager de quoi fatisfaire a leur vanité , dépenfent peu en denrées de confommation. Ils ont des tableaux précieux, des ftatues , des palais foutenus par des colonnes. Ils font fobres par vanité & le peuple par mifere. Dans les pays du Nord, la magnificence eft grofiiere. On a une forte de luxe 3 mais  fur les Richeffes & le Luxe. 139 il confifte comme dans les tems de barbarie , dans Pétalage de Por & de Pargent. On y fait des grandes dépenfes en feftins , paree que les peuples des pays froids confomment davantage. Le luxe ne pourroit fubfifter dans ces pays , paree qu'il y a peu de commerce & d'induftrie , que le numéraire n'y eft pas abondant. Aufli nous avons 1'expérience qu'on promulgue fouvent dans le Nord des loix fomptuaires. 1 L'amour du repos domine feul, en quelque forte dans POrient, oü la chaleur eft extréme. II y a plus de fafte dans Pinde que de luxe , paree que le gouvernement eft une efpece d'ariftocratie , qui a beaucoup de rapports avec Ie régime féodal. Le plus grand plaifir des riches eft d'éviter Ia peine, & Pefclavage favorife ce penchant a la pareffe ; il offre des agens emprefles pour les plus viles fonclions. La chaleur dans ces pays rend tout exercice pénible. Les plai-  3 4° Confidêradons firs qui exigent de Tactlon ceflent de i'érre. (i) (i) Un grand feigneur Indien, fort opulent, ayant été prïs avec fes tréfors par une armée Francwfe, on s'emprelTa de le bien traiter , d'adoucir la perte de fa liberté. Un jour on lui donna un bal. II fut étonné de voir danfer les chefs. Quoi, leur dit-il, vous vous donnez la peine de danfer ! 1'argent que vous m'avez pris ne fuffit-il pas pour que vous fafïïez danfer devant vous? Une femme riche de 1'Inde s'étoit évadée de Ia maifon de fon mari, qui avoit attenté a fa vie. Elle fe réfugia chez un européen , oü elle fe tenoit cachée. Elle étoit fouvent a la fcnêtre, d'oti elle voyoit, a travers une jaloufie, aller & venir des femmes européennes dans Ia rue. On craignoit que cette [vue ne lui fit regretter la liberté dont elle étoit privée; mais elle diflipa bientot cette erreur. Que je plains, dit-clle , toutes ces pauvres femmes qui vont Sc viennent fans ceiïè! elles fe donnent bien de la peine, & je crois qu'elles aimeroient biea micux refter chez elles.  fur les Richeffes & le Luxe. 141 CHAPITRE XVI. Des circonjlances qui ont hdtê les progrès du Luxe. On voit Ie luxe s'accrokre fous le regne des rois qui ont des makreffes reconnues. Les bienfaits du prince pour 1'objet de fa tendreffe , ou de fa fantaifie, n'ont point de bornes ; il fe plak a élever fa fortune audelfus de tout ce qui 1'approche : la maitreffe dépenfe auffi facilement qu'elle obtient ; les femmes qui 1'approchent font entrainées par Ia féducf ion de 1'exemple : on adopte fes goüts pour lui plaire. Soutenus par 1'efpoir de fes faveurs, les favoris de Ia maitreffe 1'imkent dans fon luxe ; ils font coinblés de biens, de charges,de gouvernemens accumulés fouvent fur la même tête. L'inégalité des fortunes s'accroït par cette aveugle diftri-  142 Conjidérations bution des graces; Ie gout de Ia dépenfe eft fans ceffe irrité, la vanité exaltée dans toutes les clalfes, infecties de proche en proche par la contagion de la cour. Ce n'eft point une chofe indifférente peut-être qu'un roi choififfe une maitreffe dans une claffe , ou dans une autre. Si un monarque s'attachoit a une femme de finance , il en pourroit réfulter un changement fenfible dans les mceurs. Une femme , habituée a n'entendre parler que des grands profits de Ia finance, a ne mettre de prix aux places que celui de leurs produits, ne concevra pas qu'on puiffe defirer de foibles récompenfes ; quand une de fes créatures folliciteroit une penfion, elle Ia voudroit doublé, triple. Elle éleveroit ainfi Ie taux de toutes les graces, en les comparant tou.jours aux bénéfices fupérieurs de Ia finance ; elle en introduiroit 1'efprit a Ia cour, elle multiplieroit les méfalliances , enfin elle feroit parriciper les grands aux affaires de finance;  fur les Richeffes & le Luxe. T43 les titres, les diftinctions, perdroient de leur prix. La femme eft arbitre du goüt. Elle tient dans une main le fceptre de la mode, dans 1'autre le glaive du ridicule. Tout fléchit devant Ia femme. L'opinion publique n'eft fouvent que 1'enfant de fon imagination, la renommée que 1'écho de fa voix. La célébrité eft en pure perte , fon éclat s'obfcurcit, fi la femme n'y ajoute le vernis de la mode. Foible par fa nature, vaine par conféquent, elle fonge fans ceffe a montrer les forces qu'elle tient de fa foibleffe. La Iégéreté de fon efprit fait que tout ce qui eft nouveau a des droits fur elle. La vanité la rend fenfible a tout ce qui a de 1'éclat. Le crédit, la puiffance , la célébrité , les décorations extérieures, font des moyens prompts pour obtenir fes faveurs. Ambitieux de lui plaire , l'homme s'empreffe de fuivre fes caprices, créateurs des modes. Elle aime les  144 Conjidérations fètes , paree qu'elle a 1'efpérance de triompher par fa beauté, de 1'emporter par fa magnificence. Tel eft le caracfere effentiel des femmes. Le pays oü elles regnent avec plus d'empire doit avoir un plus grand luxe que tout autre (i). ( i ) Quand on confidere , dit Miladi Montagne , impartialement le mérite qu'en certains lieux on attaché a une riche parure, fans parler du plaifir d'exciter par-la 1'envie & la jaloufie ; il faut reconnoitre qu'on a befoin d'une force d'efprit peu commune pour réfifter a la doublé tentation de plaire & de triompher de fes rivaux: on ne doit plus trouver étrange que la jeuneffe donne dans une extravagance qui la réduit a un befoin d'argent, fource malheureufe de mille bafleflTes. Combien d'hommes font entrés dans le monde avec des fentimens généreux , & devenus dans la fuite les vils inftrumens de 1'oppreffion & de la mifcre d'un peuple entier , uniquement pour avoir été engagésj par de folies dépenfes , dans des dettes qu'ils ne pouvoient acquitter qu'en facrifiant leur honneur, & qu'ils n'auroient jamais contradïées, fi le refpedl que la multitude rend a la parure , étoit reltraint par la loi a une certaine couleur, a un habit uni. Une  fur les Richeffes ó le Luxe. I/ne fociété , oü les femmes dominent > reffemble aux pieces de théatre oü elles font le principe & le but de 1'intrigue 4 & dé* terminent le dénouement. L'homme , dans Une telle fociété , doit fe rappfocher de plus en plus de leurs mceurs & de leur efprit ; fon objet principal eft de leur plaire. II faut qu'il fache fe plier a leurs fantaifies , qu'il adopre leurs goüts, leurs fentimens. Comment ne pas s'afiimiler entiérement a la perfonne dont on étudie fans cefle les penchans, dontonbrigue avec ardeur le fuffrage, a celle qui peut a la fois enivrer des plaifirs de 1'amour & comblcr des dons dc la fortune» De fon cóté , la femme croit sVlevcr en fe rapprochant de fhommc ; elle renonce aux vertus de fon fexe , qui nc font plus a fes yeux que des préjugés. Dans cette émulation réciproque , les deux fexes doivent perdre leur: caractere diftinctif. Lorfque des loix fomptuaires ont été pro-? K  146 Confiddrations mulguées , elles ont toujours été dirigées vers les femmes. C'eft leur parure que, dans divers régiemens, on a cru néceffaire d'attaquer. 11 a paru avec raifon que c'étoit dans les femmes que réfidoit le principe du luxe, & que celui des hommes n'en étoit qu'une fuite, L'amour des plaifirs, 1'envie d'être remarquées, font les caufes immédiates du luxe. II faut , pour en fixer 1'origine , remonter en France au tems oü ces caufes ont acquis le plus d'influence. Dans tous les fiecles , il y a toujours eu un luxe relatif aux différentes claffes de la fociété ; mais il eft des circonftances oü le gout des voluptés & des chofes frivoles a plus fortement dominé les efprits. La première de ces circonftances, celle qui a produit les effets les plus prompts & les plus durables, eft I'époque oü les femmes ont été appellées a la cour. La reine Anne eft la première qui ait fixé des filles de qualité auprès d'elle, qui ait formé en quelque forte une cour.  fur les Richeffes 6 le Luïx*. j4? Téconomie de Louis XII n'a pas permis que, fous fon regne, il en foit réfufté de grands inconyéniens ; mais a I'avénement de Francois ler (i) au tróne on voit les mceurs s'altérer , fe magnificence fuccéder a la fimplicité , leg bals, les tournois , provoquer les grands a la dépenfe, & chacun a 1'envi tiener de fe furpaffer en parure , en riches habillemens, en meubles fomptueux. Du regne de Francois Ier (z) ; remarquab!e pour 1'objet que je traite par les dépenfes de fes favoris & de la ducheffe d'Erampes/ (1) Francois I« attïra ks dames k u couf_ ^ l^tt avoit que des filles du tems d'Anne de Bretagr,e. (2) L'amiral de Chabot fut condamné a une amende de quinze cents mjlle livres, ce qui feroit plus de fix millions de notre monnoie , & ce, indépendamment de la connfea-" tiondefes biens. On peut juger, par cette amende, de* bienfaits qu'il avoit recus de Francois ï« Cette condamnation étoit 1'cfFct de la haine du chancelict Poyet. L'amiral fut décharge de 1'amende 5c rétabli dans fe« fonclions. K x  148 "Cdnfidèrations il faut paffee (1) , pour Ia feconde époque du luxe , a la régence de Catherine de Médicis & au regne de Henri III. Elle employa tour-a-tour au foutien de fa domination les tréfors de 1'état, le fang des peuples , les artifices de la politique , les charmes de la volupté. Pour avoir une idéé des mceurs de ce tems, & des moyens dont fe fervoit Catherine de Médicis, je me contenterai de citer ce qu'un contemporain rapporte. « La reine mere fit après fon banquet a s> Chenonchaux au duc d'Alencon , qui lui •>•> revenoita cent mille francs. Or, en ce beau n banquet, les plus belles & honnêtes de la jj cour étoient a moitié nues , & ayant les « cheveux épars, comme époufées , étoient 15 employées a faire le fervice (2). » ( 1 ) Francois II laiiTa quarante-deux millions de dettes. (i) Journal de Henri III.  fur les Riche fes & le Luxe. 149 Des Italiens, a cette époque , apporterent en France Tart deftrucleur de la finance. Les prodigalités de Henri III pour fes favoris furent extrêmes. II dépenfa aux noces du duc de Joyeufe dou^e cents mille êcus , qui font plus de huit millions de notre monnoie y en calculant le prix de fargent & la valeur cles denrées ; il donna un collier de cent mille êcus a la ducheffe d'Epernon. Ces dépenfes & les métaux qui coulerent dans ce tems du nouveau monde en Europe, les fortunes rapidcs des traitans , qui avoient pour affociés les plus grands feigneurs de la cour , provoquerent un luxe effréné. Les revenus de fétat, fous Henri IV , ne s'éleverent, jufqu'en' 1598, qu'a trente millions ; & les peuples , fuivant les calculs de M. de Sully, en payoient trois fois davantage. Dans cetems, les princes, les gouverneurs, les officiersdejuftice, tiroientdegrandsprofitsdes levées fur les peuples. C'étoitunefuite dea dé-, K3  15 o Confidérütions. fordres de la guerre civile, & des déprédations du regne foible & corrompu de Henri III. Le roi aban donnoit aux grands de fon roy aume, par forme d'aftignation pour leurs penfions (1), qui étoient excellives, & a titre de récómpenfes , diverfes branches de revenus , qu'ils affermoient a bas prix a des traitans qui faifoient des gains énormes. Le connétable de Montmorency ne tiroit d'une impofition de Languedoc que vingt-un mille francs, cV elle étoit affermée par les traitans plus de cent cinquante. La régence de Marie de Médicis eft Ia troifieme époque du luxe. Les tréfors immenfes , fruits de Ia fage économie de Henri IV & de Sully , furent diflipés en peu de mo¬ to Le duc de Bouillon avoit, dit Sully, cent-vingt mille livres de penfion, ce qui fait a-peu-près trois cent foixante mille denotre tems. Si Ponfaifoitla comparaifon du prix des denrées, il faudroit por ter cette fommc au doublé.  fur les Richeffes & le Luxe. 151 mens. Les favoris, les princes, les courtifans, dévorerent plus de cent cinquante millions de notre monnoie. L'état fut abandonné aux traitans ; les courtifans & le confeil partageoient avec eux les dépouilles des peuples. On voit, dans les mémoires de ce tems , que , dans Fefpace de fix années, M. le prince de Condé & quelques grands du royaume avoient recu de la cour, depuis la mort de Henri IV , des fommes immenfes (1). II en avoit coüté en outre a l'état plus de vingt millions pour s'oppofer a leurs diverfes entreprifes. La fortune du maréchal d'Ancre (1) M. le prince de Condé avoit rec.u trois millions fix cents foixante-quatre mille neuf cents quatre-vingt-dix Jivres ; la maifon de Soiffons, feize cents mille ; celle de Conti, quatorze cents mille; celle de Longueville , douze cents mille; celle de Mayenne , deux millions; celle de Vendome, fix cents mille livres; celle d'Épernon , fepl cents mille; celle de Bouillon, un million: le tout monnoie de ce tcms-lè, K 4  1)2. Confidèratïons n'avoit point eu de bornes ; il étoit efrrayé lui-même de fon exces & de fa rapidité. La quatrieme époque peut être fixée au commencement du regne de Louis XIV, aux tems qui fuivirent Ia paix des Pyrénées. Colbert mit un grand ordre dans les finances; mais la magnificence du roi, les fêtes de Verfailles, les dons du monarque a fes maitreffes & a fes miniftres, éleverent bientöt le luxe au plus haut degré. La févolution , opérée par le fyftême de Law , peut être confidérée comme une époque remarquable pour les progrès du luxe. Un grand nombre de propriérés changea de mains en peu de tems; beaucoup de gens, furchargés de dettes , les acquitterent dans un court efpace : beaucoup d'hommes obfcurs & de la plus baffe condition pafferent rapidement de Ia mifere a une fortune immenfe. Ces révolutions fubites produifirent des exces dans Ia dépenfe, & donnerent au luxe un prodigieux  fur les Richeffes & le Luxe. 153 & foudain accroiffement. Quelques années après (1) , on fit aux fermiers, qui fuccéderent aux régifleurs , 1'abandon des fommes a recouvrer dans les revenus du roi ; c'eft ce qu'on appelle le bail des reftes. Soixante millions environ furent concentrés dans quarante fermiers généraux. Cette abfurde opération , en élevant rapidement plufieurs families a une grande opulence , n'a pas peu contribué a ajouter un nouveau degré d'aéfivité a 1'eflor qu'avoit fait prendre au luxe le fyftème de Law. ( 1 ) En 1715.  1^4 Confdérations CHAPITRE XVII. Sentiment d'un Auteur célebre fur le Luxe & fes progrès. lorfqu'on attribue uniquenicnt les progrès « du luxe au changement de mceurs, a la » nature des gouvernemens & a 1'acquifition j> des tréfors du nouveau monde. On ne 3j fait aufïï qu'un premier pas vers Ia con» noilfance de la vérité , lorfqu'on dit en ») général, que le luxe eft 1'effet de 1'iné» galité des fortunes. Cette idéé eft jufte. 5) Mais comment cette mégalité s'eft-eile » accrue; & comment a-t-elle du néceffai- (i) Adminiftration desFinances de la France , torn. j , chap. 11, ConfidJ* acions fur le Luxe & fur fes progrès.  fur les Richeffes & le Luxe. i ^ »j rement s'accrokre ? Voila Ia première con» fidération importante, qui doit fixer fat» tentioa, quand on cherche a découvrir » Ia fource & I'origine des progrès du luxe, » Ces progrès n'euffent point exilbf, fi cha»' que jour la difproportion entre les pro» priétés ne fut pa* dcvcnuc plus confflcra» ble. Les erreurs de I'adminiftration onc » contribué fans doutc a 1'accroiflement de » 1'inégalité des partages ; mais if faut en » chercher la première caufe, ainfi que Ia plus » puiffance dans la nacure même des chofes. « On peut affurer que la nature du gouvernement , 1'acquifition des tréfors du nouveau monde ou de toute autre contrée, influent fenfiblement fur Ie luxe, & déterminent fes progrès (i) , & on a fait plus d'un pas vers la vérité , lorfqu'on a dit que VU (i) Les détails contenus dans les chapitres précédens , ne laiffent aucun dou£e a eet égard.  jij 6" Conjldèrations négalité des fortunes eft le principe du luxe. En voici la raifon. S'il y avoit égalité dans les fortunes , il n'y auroit point de riches & par conféquent point de pauvres. Comment un homme pourroit-il exiger du travail & des fervices de celui qui n'auroit aucun befoin, & qui auroit une fortune égale a la fienne ? Comment cette inégalitè s'eft-elle accrue? II auroit été néceffaire avant que de parler de 1'accroiflement du luxe, que Pauteur cherchat Ia caufe de fon exiftence. Je vais tacher d'y fuppléer. Elle dérive de Pinégalité des forces phyfiques & des facultés intellectuelles. II eft fenfible que dès qu'un homme eft doué d'une plus grande force, il peut s'emparer de la propriété d'un autre, ou accroitre la fienne par fon travail. S'il eft plus induftrieux, il peut raflembler une plus grande quantité d'objets utiles ou agréables. De Pinégalité des propriétés, réfulre une puiffance pour cqkü qui en a une plus grande  fur les Riche fes & le Luxe. ï^j étendue ou quantité , & Pafferviffement de ceux qui manquenr de ce qui eft néceffaire a leur fubfiftance. Celui qui en poffede quatre portions, fait la loi néceflairement a trois hommes qui en font privés. • Le gouvernement qui, par fa nature, favorife Pinégalité des fortunes , accroit donc le luxe en multipliant fes caufes. Telle eft la marche des chofes. « L'auteur voit, dit-il, une clalfe de Ia » fociété dont la fortune doit toujours être » a-peu-près Ia même, & une autre dont » la richefie augmente néceflairement. Ainfi, »> ajoute-t-il } le luxe, qui nait d'un rapport « & d'une comparaifon , a du fuivre le cours » de ces difproportions , & devenir plus >» apparent avec Ia fucceflion des années Le luxe ne nait point d'un rapport & d'une comparaifon : il y a du luxe dans une contrée , dans une claffe, dans une maifon, & il n'y en a pas dans une autre. C'eft ce que  15 8 Confidèratlons je crois avoir démontré en définiffant ce mot abftrait , Yemploi fiér'de des hommes & des matieres. La claffe dont il s'agit eft , ainfi que 1'explique Pauteur, celle des hommes vivans de leurs mains. « Leurs falaires n'augmentent w point, & le prix de Pinduftrie & des tra3j vaux des propriéraires augmente; & c'eft* ?j Ia , dit-il, la première & Ia plus puiffante » caufe du luxe. » La plus légere réflexion fait connoitre au contraire que la mifere & le bas prix des journées employées aux travaux utiles eft 1'effet & non le principe du luxe. Plus Pinégalité des fortunes s'accroit, plus il y a de fortunes concentrées , & plus Ie riche fait impérieufement Ia loi aux pauvrss. Autrefois il y avoit moins de luxe, & les falaires étoient plus forts; le prix des fubfiftances étoit plus foible , & la condition du peuple étoit par conféquent plus heureufe. L'auteur dit: « Qu'il n'y a d'excéption &  fur les Richeffes & le Luxe: 159 » d'adouciffement a cette efpece d'efclavage » du peuple , que dans le petit nombre d'é» tats oü la forme du gouvernement Iaiffe " entre les mains du peuple quelque droit M politique. » La raifon de cette différence n'eft pas dans Ie droit politique , mais dans Ia nature même du gouvernement , qui favorife plus ou moins le luxe. II eft inhérent en quelque forte aux monarchies ; mais le mauvais régime de Padminiftration accroit fes progrès. On fentira que ce n'eft point Ie droit politique dont puit le peuple qui adoucit fon fort, puifqu'il a été plus ou moins heureux , fuivant les qualités , talens ou vertus de ceux qui ont gouverné. Cette opinion fur les effets du droit politique applicable a 1'Angleterre , déja faite dans Péloge de Colbert , a été combattuc avec fuccès. On a fait voir que cc Péleétion des " membres du parlement n'arrive qu'une fois  j5ö Conjidèrations » tous les fept ans, que toute Mie de la grand* „ Bretagne, compofée de fept millions d'ha» bitans, ft'éMt que cinq cents cinquante-fïx » membres du parlement. On concoit diffi», cilement qu'un événement fi rare & fi circonf» crit puifie opérer pendant fept ans fur le prix », de la main-d'ceuvre. Mais , ajoute-t-on \ », il y a bien autre chofe a remarquer, c'eft „ qu'a peine y a - t- il un feul ouvrier dans •> toute 1'Angleterre qui ait une voix a don53 ner. Ce font les francs-tenanciers, c'eft„ a-dire les propriétaires de terre, & les » membres des corporations dans les villes „ qui ont feuls, avec très-peu d'exceptions , „ le droit de voter dans les éledions du 53 parlement (i) ». cc La richeffe d'un pays, continue le même 53 auteur, vue d'une maniere générale, ik (i) Réflcxions fur l'état afluel du crédit public de i'Anglcterre Sc de la France. 15 abftraction  fur les Richeffes & le Luxe. ïói n abftraction faite de 1'or & de Patgent dont » nous parierons enfuite, confifte dans 1'é» tendue des revenus territoriaux, & dans 1'é» change qu'on en fait contre divers fervices, » & les différens ouvrages des hommes. Ainfii j> la richeffe a dü s'accrokre amefureque Part " de Ia culture s'eft perfectionné, & Pufage » extérieur de cette richeffe a dü pareillemenr i» fe diverfifier & s'étendre a mefure qu'on »» a obtenu une méme quantité de produc» tions de la terre , un plus grand nombre »» d'objets de fafte ou de commodités re» cherchées ». II n'eft nul doute que la richeffe d'une nation, abftraétion faite de Por & de Pargent , s'accroit en raifon de fa culture. Mais quelle eft cette richeffe? C'eft 1'abondance des produdions de la terre qui écarté la mifere générale, & rend les fubfiftances faciles & nombreufes; & il n'en réfulte aucun luxe: il eft 1'effet des richeffes en métaux. L  k5i Conjldérations Dans un pays oü la culture feroit floriffante j & le numéraire peu abondant, il y auroit peu de mifere, & point de luxe. Portons nos yeux fur 1'hiftoire, & nous verrons dans les tems oü les richefles numéraires étoient peu confidérables, les grands propriétaires confommer le produit de leur domaine dans Pentretien d'une foule de gentilshommes , d'un nombre confidérable de valets, de chevaux & de chiens. Les moyens d'échange étant rares, le fuperflu qui forme la richeffe étoit & devoit être employé en confommation de denrées. ti C'eft donc par une confufion d'idées » qu'on fait honneur au luxe de Porigine des j> arts ; c'eft plutöt a Pavancement de Ia » fcience dans tous les genres , qu'il faut )> imputer 1'accroiflement du luxe 3>, Quelques méthodes inventées pour abréger le travail , diminuent le prix de certains objets , & par conféquent en multiplient  furies Richeffes & le Luxe. 163 1'ufage. Par exemple, l'art de faire des bas au métier confomme moins de journées, & met a portée d'ufer de bas ceux qui auroient été arrêtés pour le prix que coütent des bas faits a 1'aiguille. Mais ces méthodes ne pro— eurent que quelques commodités très-circonferites, & le luxe de fa nature fe plak dans ce qui eft rare, dans ce qui eft cher, dans ce qui eft unique (1). C'eft donc Ie luxe qui invite les ouvriers a faire des ouvrages dont l'art fait tout Ie prix. II faut pour que les ouvrages de luxe exiftent, qu'on foit afluré de les vendre. On ne peut avoir cette certitude que par Ia concurrence d'un grand nombre d'acheteurs, par conféquent de riches. Feroit-on des dentelles fans être afluré de leur débit? L'ouvrier ne s'eft-il pas dit, ( 1) Nolo habere bona nifi quibus populus inviderit, Non ufu plebeïo trita vötuptas. Petrone. L %  164 Conjidêrations avant de les entreprendre: II y a des riches qui ont un grand fuperflu, qui emploient leur argent en chofes d'un grand prix, qui annoncent leur goüt & leur opulence? C'eft alors qu'il s'évertue, qu'il cherche les defiins les plus agréables. Le manufacmrier de Lyon, le fabricateur de porcelaine, excités ainfi chaque jour par la palfton des riches, pour les ouvrages chers & rares, font concourir tous les arts pour fatisfaire a leurs fantaifies. C'eft ce goüt fans cefie irrité, fans être fatisfait pour les objets chers & nouveaux, qui fait naitre les deflinateiirs, les brodeurs, les orfévres, les graveurs, les doreurs, les marchandes de modes. Suppofer, comme 1'auteur , que tous ces arts ont provoqué le luxe, c'eft comme fi Pon difoit que les académies ont exifté dans une nation avant que les peuples eufient formé des fons & tracé des caraÖeres. La main-d'oeuvre, moins chere ou abrégée, a fait faire quelques grofileres ten-  fur les Richeffes & le Luxe. 165 tures, des boiferies fans gout, a procuré quelques commodités a la claffe peu fortunée qui n'auroit pu prétendre a en ufer ; mais ce n'eft point en quoi confifte le luxe, effet de Ia richeffe & du defir de fe diftinguer, de 1'envie d'imiter & de furpaffer les autres. Dans les villes du fecond ordre en Frauce , dans les villes de province, éloignées de la capitale, oü la main-d'oeuvre eft a bas prix, on ne voit pas régner les arts enfans du luxe. C'eft que 1'induftrie n'eft pas vivement excitée par les defirs preffans & fans bornes des riches; c'eft que les fortunes n'y font pas 1'effet de promptes & foudaines révolutions. Cependant Ia fcience généralement répandue eft également avancée pour les provinces : elle devroit donc y provoquer le luxe. Si par quelqu'événement imprévu & foudain , un grand nombre de capitaliftes , riches en numéraire, fe tranfportoient dans une ville du fecond ordre, & y fixoient leur habita-  ï66 Confidérations tion, il s'y formeroir des artiftes: leur ému- lation excitée perfectionneroit leurs talens. Le pays, qü le génie eft le plus dirigé vers les inventions utiles , devroit être , fuivant 1'auteur, celui oü régneroit le plus grand luxe. Une telle conféquence répugne également a la théorie & a 1'expérience. Le luxe eft le principe d'une plus grande dépendance , paree qu'il détruit, qu'il deffeche les fources de la fécondité , augmente la mifere & le nombre des miférables. L'impót enfuite, effet néceffaire du luxe & principe a fon tour , ajoute encore a la dépendance du peuple. Plus il a befoin de travail, & plus il eft a bas prix. L'auteur répete enfuite ce qu'il a dit dans un autre ouvrage : « Que plus on 35 fera de glacés, plus on batira de maifons, »' & plus il y aura un jour de gens qui auront »5 des glacés & des maifons a meilleur mar« ché j & qu'ainfi, les dons d'une génèraüon  fur les Richeffes & le Luxe. 167 » viennent accroitre le luxe de celle qui la, n fait. » II voit, dans cette augmentation de jouiffance dequelques objets, un accroiffement de luxe & une caufe de fes progrès. L'auteur me femble confondre la richeffe & le luxe. L'entaffement de tous ces objets peut former la richeffe fans contribuer au luxe. Les objets dont il fait 1'énumération font les maifons magnifiques, enrichies de dorures, les glacés, les tableaux , les meubles précieux & durables , & il fuppofe que le poffeffeur de ces objets portera vers d'autres fon fuperflu. Mais en fuppofant qu'il y ait en France, dans trente ans, deux mille maifons fuperbes , une quantité immenfe de diamans, des tableaux pré-, cieux en plus grand nombre , eft-il néceffaire que le luxe de la génération qui les poffédera augmenre ? Voila la queftion. Le luxe , ayant pour principe Pinégalité des fortunes , pourroit être très-foible dans la génération dont il s'agit, fi, malgré 1'accumulation de plufieurs L 4  16 8 Conjidéranons objets précïeux , la plus grande partie des caufes qui perpétuent & favorifent cette inégalité, ceffoit d'exifter. Si, a cette époque , la plus févere économie régnoit dans le gouvernement , une partie des maifons magnifiques feroit abattue , paree qu'il y aurait un plus petit nombre de gens en état de les habiter & de les entretenir. On feroit moins de glacés, & peu-a-peu leur quantité ne feroit pas plus nombreufe. Les tableaux & les diamans baifferoient de prix, ou pafferoient a 1'étranger, paree qu'il y auroit moins de gens en état de garder des objets d'une grande valeur. II n'y auroit donc pas augmentation de luxe, fi les caufes primitives & effentielles ne le déterminoient pas. II exifte un plus grand nombre de palais, de tableaux & de ftatues en Italië qu'en France, & Ie luxe de Ia France eft bien fupérieur. L'auteur dit : « II eut fallu , pour arréter » le progrès du luxe, ordonner aux difpen-  fur les Richeffes & le Luxe. 169 » fateurs des produ&ions annuelles de la » terre de n'employer leur fuperflu qu'a des " fomptuofités dont Ia durée n'auroit jamais » excédé Ie cours de la vie, & cette maniere » de contenir faugmentation du luxe reffem» bleroit aux effets d'un déluge ou d'un trem» blement de terre. »» Si Pon réfléchit attentivement a la nature du luxe , & enfuite aux phrafes que je viens de citer, il fera évident que Pauteur propofe, pour arrêter Ie luxe, une maniere de jouir , qui eft exa&ement celle dans laquelle le luxe fe complait, qui le caraéférife effentiellement & tend a 1'augmenter. II n'eft pas néceffaire de prefcrire aux perfonnes opulentes qui ont du luxe, de n'employer leur fuperflu qu'a des jomptuoftés 3 dont la durée nexcede pas le cours ordinaire de la vie. Le defir des jouiffances promptes , variées & nouvelles , la préférence de Pélégance a la folidité, de ce qui eft fingulier a ce qui eft beau , caraélé-  jyo Conjidérations rifent les dépenfes du luxe. On ne bitit point autant de palais & de maifons valles & d'une grande repréfentation. Dans les tems oü Ie luxe regne, 1'architeéture eft forcée de s'affujettir a des petite proportions, néceflitées par le goüt dominant de la commodité. Les appartemens ne font plus ornés de ftatues de marbre, mais de porcelaines ; le maitre d'un grand hotel quitte 1'appartement de repréfentation de fes peres , le lit entouré de baluftrades , pour fe réfugier dans un petit entrefol, orné dans le goüt qui domine depuis fix mois, & qui doit changer dans un an. Les chateaux & les hotels anciens étoient plus valles ; il y avoit de magnifiques galeries : les meubles étoient riches, durables, & paffoient a la quatrieme génération. II y avoit moins de luxe alors; c'eft depuis qu'il s'eft accru , que la légéreté des étoffes , le peu de folidité des meubles, forcent de les changer plufieurs fois dans une génération indépen-  fur les Richeffes & le Luxe. ijl idamment du gout pour la variété que Ie luxe fait nakre & entretient. Autrefois on faifoit des voitures magnifiques qui duroient vingtcinq ans; aujourd'hui des voitures légeres , élégantes, peu folides, font renouvellées tous les deux ou trois ans par les gens riches. Le changement des modes eft fi rapide , que , dans Tefpace de quelques années, un ameublement a 1'air antique , comparé avec les formes & les defleins qu'on imagine chaque jour. Qu'on parcoure 1'intérieur des maifons opulentes , on y verra bien peu de meubles qui aient fervis a Ia génération précédente ; le luxe remplit donc par fa nature & fa marche nécefiaire Ie vceu de 1'auteur , fans qu'il foit befoin de remedes qui aient 1'effet d'un déluge ou d'un tremblement de terre , & qui, loin de guérir le mal, ne feroient que 1'entretenir & 1'aggraver. L'auteur ajoute : II eft un obftacle moins terrible a 1'accroiflement exceflif du luxe ; c'ejl l'inconflanee du goüt  1Conjidérations & l'empire de la mode. Changez les premiers mots de ra phrafe, & mettez , il eft une caufe féconde du luxe , c'eft Pinconftance du goüt & l'empire de la mode , & la phrafe fera parfaitement jufte. L'inconftance du goüt, comme je 1'ai prouvé , eft un carattere effentiel du luxe qui fe plak dans ce qui eft nouveau , rare, fingulier. Cette inconftanee détermine 1'emploi de l'argent vers des objets peu durables, multiplie les dépenfes, occupe un grand nombre d'ouvriers a des ouvrages de fuperfluké. Or, dès qu'il y a plus grande dépenfe en ouvrages frivoles, & plus d'ouvriers qui font détournés des travaux utiles & productifs , je demande s'il n'y a point elfentiellement du luxe: l'inconftance du goüt & l'empire de la mode en font donc les principes , loin d'en étre les remedes. I/auteur obferve que : « Si le defir de la » variété n'engageoit pas a renouveller une » multitude d'ouyrages d'induftrie, les pro-  fur les Richejfes & le Luxe. 173 » priétaires fèroient entrainés a difpofer de " leur revenu d'une maniere contraire au bien »> de la fociété ; qu'ils foudoiroient uo plus " grand nombre de valets, préparés a la cor>» ruption par Poifiveté; qu'ils diminueroient » la fubfiftance des hommes pour entretenir » unplusgrandnombredechevaux; que leurs »» domaines feroient changés en des parcs » ou des jardins ftériles. j» Les nations qui ont de 1'indultrie ont des richeffes, & les richeffes entrainent Ie luxe. Ainfi c'eft a peu-près fuppofer Pimpoffible que d'imaginer que le defir de la variété ne régnera pas dans un pays oü il y aura des richeffes & du luxe. L'induftrie & Ie commerce font la fource des richeffes , & leur emploi eft plus varié, en raifon des moyens. Les grands, les riches propriétaires ont beaucoup de valets, des parcs & des jardins ftériles. Ils ont ce genre de luxe en raifon d'une grande fortune, & tous les autres genres qui  174 Conjldérarions dominent pour Ie moment. Ceux qui font moins riches ont du luxe, dans le rapport de leurs moyens, en habillemens, en meubles , & ils ont Ie nombre de valets & de chevaux que comporte leur fortune. II y a luxe dans toutes les elalTes ; mais fi 1'on fuppofoit moins de variété dans les gouts, il en réfulteroit un moindre luxe dans la partie Ia plus nombreufe. Ceux qui ne peuvent avoir ni chevaux, ni valets en grand nombre, qui n'ont pas de chateaux & de parcs, emploieroient a des dépenfes utiles les fommes qu'ils gafpillent en objets de luxe par afiervifiement a la mode , ou feroient plus économes. Ce n'eft pas un petit nombre de grands & de propriétaires qu'il faut confidérer, maïs la cla-fle générale de tous les gens aifés (i), ( i) L'immortel auteur de Télémaque a mieux connu le luxe & fait fentir fes inconvéniens, que Ia plupart de ceux qui ont traité de cette matiere. Le paflage fuivan» tn donne la preuve.  fur les Richeffes & le Luxe. 175 dans laquelle regne un luxe relatif a leurs moyens, & nuifible a l'état. L'homme d'une cc Comme la trop grande autorité empoifonne les rois, » le luxe empoifonne une nation. On dit que Ie luxe ferr » a nourrir les pauvres aux dépens des riches, comme » li les pauvres ne pouvoient gagner plus utilement » leur vie en multipliant les fruits de la terre, fans » amollir les riches par les rafinemens de la volupté. » Toute une nation s'accoutume a regarder comme des x néceflïtés de la vie des chofes fuperflues. Ce font tous » les jours de nouvelles néceflïtés qu'on invente, & on » ne peut plus fe pafler des chofes qu'on ne connoiflbït » pas trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goüt, » perfe&ion des arts & politefle de la nation. Ce vice, » qui en attire une infinité d'autres, eft loué comme une » vertu. Il répand fa contagion jufqu'aux derniers de 53 la lie du peuple. Les proches parens du roi veulent » imiter fa magnificence , les grands celle des parens du » roi; les gens médiocres veulent égaler les grands: car » qui eft-ce qui fe rend juftice ? Les petits veulent pafler » pour médiocres. Tout Ie monde fait plus qu'il ne peut, » les uns par fafte & pour fe prévaloir de leurs richefles ; » les autres par mauvaife honte 8c pour cacher leur pau» vreté. Ceux même qui fout aflez fages pour condamnar  I jé Confidérations richeffe médiocre, ou fimplement aifé, qui a Ie defir d'une parure, d'un habit, d'un bijou , d'un meuble, & qui fatisfait cette fantaifie aux dépens d'un objet utile, n'éprouveroit pas une aufïï vive tentation pour avoir un valet de plus , ce qui eft une dépenfe fixe & de tous les jours. II confomme plus en objets de luxe, au bout de fan, que ne coüte 1'entretien d'un domeftique ; mais il croit toujours pouvoir s'arrêter , & il éprouve une tentation journaliere au milieu des fuperfluités de tous genres qui 1'environnent, & dont il voit avec envie jouir les autres. » un fi grand défordre, nc le font pas aflez pour ofer » lever Ia tête des premiers, & pour donner des exem3» pies contraires. Toute une nation fe ruine; toutes les » conditions fe confondent ceux même qui n'ont 3» pas de bien veulent paroitre en avoir; ils dépenfent 3* comme s'ils en avoient. On emprunte , on trompe , on 3o ufe de mille artifices indignes 33. TÉlÉMAfiUE , üv. 12. CHAPITRE  fur les Richeffes & le Luxe. 177 CHAPITRE XVIII. De l' augmentation du numéraire. L'auteur de I'adminiftrarion des rTnance9 penfe que I'augmentation du numéraire, & 1'introduétion des tréfors du nouveau monde, ne font point des caufes principales de 1'ac— croiffement du luxe; car, dit-il: « 1'accé35 lération des travaux de 1'induftrie qui a » multiplié fur la terre les objets de fafte & n de fomptuofité, le tems qui a en grofli facm cumulation, & les loix de la propriété qut » ont raflemblé ces biens dans une feule clafle « de la fociété; toutes cesgrandes fources du 53 luxe eufl'ent également exifté, quelle qu'euc 3> été la fomme du numéraire. Un palais au53 roit été repréfenté par cent mille francs y 3ï au lieu de 1'être par un million, mais ca * M  I7g Cotiftdérations „ palais rfeut pas été moins conftruit (i); Un batiment de la plus vafte étendue a pu %re conftruit il~y a deux cents ans, lorfque le numéraire étoit bien moins abondant. 1 aura coüté cent mille francs, mais aura-t-H été la repréfentation d'un palais qui coute de nos jours un million> H fuffit de potter fes re-ards fur les tems anciens , pour voir que dans les fiecles oü le numéraire étoit peu abondant, il n'y avoit point de palais que Ton puiffe comparer a ceux des tems aftuels. Les maifons des plus importans perfonnages a Paris étoient des habitations, a peine dignes des plus médiocres bourgeois de nos jours. Xe raifonnement vient a 1'appui des faits. Quand ily apeu de numéraire, ü elt n ^ ceffairement plus également réparti , par| qtfü y a moins de fources fécondes qui diftribuent a grands flots, ck que la foib (O Page ioi, vol. 3.  fur les Richeffes & le Luxèl i^t) portion néceffaire a chacun ne permet pas que de fi grandes quantités foient concentrées en peu de mains, Enfin Ie palais bari il y a deux cents ans, ne peut repréfenter un palaia conftruit de nos jours, paree qu'il faut Ia réunion de tous les arts , pour Pélever, le décorer, paree que le goüt eft le produit d'un difcernement exercé dans Part de jouir, & des comparaifons ; paree que finduftrie & les arts , qui en font les produits, ne font pas vivemsnt ftimulés , lorfque les fignes repréfentatifs de toutes les jouiflances devenus communs ne réveiilent pas a chaque inftant le defir de jouir. ->Xa conclufion tirée des faits & du raifonriemerit, eft donc diredement contraire a $Ue qui, füivantl'auteur, réfulte de Ia com« jgfaifüfi des deux palais* .. II ajoute (i) : « On peut obferver feüle- (t) Page io25 M %  3 8 o Co nfidérations ïj ment que la découverte des tréfors de j> 1'Amérique ayant rendu 1'or & 1'argent plus 3» commun en Europe, il fut fabriqué une j> plus grande quantité d1 ouvrages compo/és 33 de ces métaux précieux ■>■>. Cette obfervation rend la comparaifon du palais encore plus défectueufe, paree que les -dorures ajoutent beaucoup a la magnificence, & excitent par conféquent le defir vif de ces ornemens. *t Si For & 1'argent, dit le même auteur, m ont irrité davantage timagination , ce 33 n'efl point a leur quantité que eet effet si doit être imputê 3 mais uniquement a leur »3 qualité de monnoie ». L'or & Pargent, fignes généralement choifis pour repréfenter les richeffes , font agréables a la vue, font fufceptibles de toutes les formes que Part peut donner aux ouvrages les plus finis, ils auroient donc été recherchés indépendamment de Ia qualité de figne repréfentatif,  fur les Richeffes & le Luxe. ïSi qui leur a été conféré; ils auroient été I'objet des defirs, comme les diamans (i). Lorfque le numéraire fe répartit lentement, il n'augmente pas fenfiblement le luxe; mais la rapidité de fon accroiffement en eft Ia caufe principale, & pour les empires & pour les particuliers. Les richeffes de Ia Sicile tranfporrées a Rome, firent nakre Ie luxe ; les financiers qui acquierent plus promptement, ont plus de luxe que les négocians. Confultons I'hiftoire : elle nous apprendra que Ie luxe a fait les plus grands progrès au moment de la découverte du nouveau (t) Avant que 1'argent füt employé aux ufages de la monnoie , il avoit une valeur indépendante des ufages auxquels il étoit alors employé. II étoit recu comme monnoie fur le pied qu'il étoit alors en matiere. Si l'argent n'avoit eu aucune valeur avant d'être employé aux ufages de la monnoie, il n'y auroit jamais été employé. LA\y, mémoire fur 1'ufage des monno * M 3  (gflj, 'Confidèratlom monde, fous Francois premier & fes fbc-* celfeurs. L'inégalité des fortunes eft inconteftablement le principe du luxe. L'introdudion fubite d'une maffe énorme de numéraire a dü accroitre cette inégahté , & par une conféquence néceffaire augmenter le luxe. , , Les richeffes du nouveau monde ont ete dans les premiers tems le partage du rot d'Efpagne, & de quelques aventuriers devenus promptement opulens. Les tréfors qui formoient la part du fouverain ont ete diftribués aux grands. Une partie a ete répandue en France, du tems de la hgue, parmi les gens puiffans. On fent que Pmégalité a dü s'accrokre par cette diftribunon qui concentroit en peu de mains un numeraire abondant. cc Je ne conviendrai point, dit 1'auteur, » avec les poëtes & les orateurs , que cette » multiplication de 1'or & de l'argent par lea  fur les Richeffes & le Luxe. 183 « tréfors du nouveau monde ait prêté de 33 nouvelles forces , dü donner un aliment 55 de plus a 1'avarice & a Ia cupidité , car 35 ce n'eft ni a la nature , ni a la quantité 53 du numéraire que ces pafïions doivent 55 leur influence & leur exaltation. 33 L'augmentation du numéraire a la découverte du nouveau monde , a été foudaine & dans une difproportion immenfe avec le numéraire exiftant alors ; en confïdérant les effets que produifent fur les efprits, les fignes repréfentatifs des biens & des jouiffances de tout genre , on fentira aifément que l'augmentation rapide du numéraire doit enflammer les imaginations, en préfentant un moyen prompt de fatisfaire tous les defirs. Lorfque dans les premiers tems , on fe procuroit les objets dont on avoit befoin par échange, les paffions étoient certainement moins vives ; un fac de bied , un tonneau de vin, ne difent rien a Pimagina- M 4  184 Conjidirations tion, ils n'offrent que 1'idée de la nourriture„ Mais, des qu'il y a un figne conventionel qui raffemble virtuellement tous les objets , 1'imagination s'enflamme a Pafpeét de la variété des jouilfances , des pieces d'or offrenc au voluptueux un moyen de féduire, a 1'objet de la fédu&ion un moyen de fe parer; la monnoie fe fubdivife dans les plus petites parties, & fatisfait par conféquent les defirs de divers genres a-la-fois & dans la pro— portion que Fon veut; elle ne dépérit point dans les mains de celui qui la poffede : de-la Favarice ; elle efl: portative, ne demande aucun foin & alfure par conféquent 1'indépendance. On voit donc dans une quantité de pieces de monnoie, une foule de jouilfances qu'on ne trouve pas dans les objets en nature. II efl fenfible, d'après ces confidéra— tions, que le numéraire doit faire naitre ou développer dans le coeur de l'homme Favarice & la cupidité,  fur les Richeffes & le Luxe* i8, eüt été plus ou moins con« fidérable, mais que les divers biens euf- (i) Page 84, vol. 3.  fur les Richeffes & le Luxe. i87 »» fent été repréfentés, par un denier, par »j une once , ou par une livre d'or ; qu'ils » 1'euffent été par du cuivre, ou par tout » autre métal, 1'efprit d'intérêt eüt été le w même. •>•> II eft facile de répondre que , lorfqu'on dit que la multiplication des métaux excite la cupidité, corrompt les mceurs, c'eft comme fi 1'on difoit : les métaux, qui, par leur nature , ont les plus rares qualités, & qui, par la convention générale , font convertis en monnoie , repréfentent toutes les jouiffances. II eft certain que, fi Ie cuivre repréfentoit univerfellement dans tous les pays tous les biens, comme 1'or & l'argent, il produiroit les mêmes effets. II y auroit cependant cette différence, c'eft que ce métal n'offriroit pas autant de moyens d'éclat& de magnificence, I/or & l'argent, par leur nature, font agréa-* bles a 1'ceil, & par le travail de l'homme fe convertiffent en ouvrages qui ont un éclat 3  188 Confidérations un fini, donf les autres métaux ne font point fufceptibles. Je vais a préfent examiner fi la qualité des métaux eft indifférente , comme le dit 1'auteur, & s'il eft égal que les divers biens foient repréfentés par une once , ou par une livre d'or. Cette queftion exige qu'on raffemble diverfes circonftances pour Féclaircir. Si une grande quantité de métaux fe répand fubitement dans un pays, cette augmentation n'eft rien moins qu'indifférente , paree que Ia fomme de puiffance qui en réfulte , & pour l'état & pour une partie des fujets , change néceflairement & Ie rapport de l'état avec les autres pays , & celui des fujets entre eux. La claffe des hommes vivans du travail de leurs mains ne vendra pas fes journées a un prix beaucoup plus cher, paree qu'il fera toujours exaótement mefuré fur le prix de Ia denree de première nécefllté, qui ne peut aug-  fur les "Richeffes & le Luxe. 189 menter en proportion précife de Ia multiplication des métaux , par Ia raifon qu'ils ne font pas également répartis dans toutes les clalfes , qu'ils fe concentrent dans la plus riche, & que la confommation des denrées de première nécelïïté n'augmente pas. Les riches, qui ont un degré de puiffance par la poffefïion d'une once d'or, devroient, fuivant 1'auteur, n'avoir avec quatre onces qu'un méme de gre ; mais , par les raifons que j'ai expliquées, leur puiffance augmentera confidérablement, & fur-tout paree que Ie pauvre ne participant que très-lentement a 1'accroiffement des richeffes numéraires , il refte dans la même dépendance, tandis que le riche acquiert un plus grand degré de puiffance , en raffemblant des moyens de difpofer d'un plus grand nombre d'hommes La paie du foldat efl: reftée Ia même qu'il y a deux cents ans, & Ie numéraire s'eft accru des neuf dixiemes; Ie prix des journées n'a pas fenfiblement  19° Confidèrations augmenté depuis vingt ans , & cependanS celui du bied a prefque doublé. II réfulte de ces obfervations que 1'accroiftement du niH litéraire n'eft pöinr indifférent; quelapuiffance des riches & leur nombre augmentent ert proportion de fa multiplication ; que le luxë fait par conféquent des progrès rapides, & la raifon en eft fenfible. La claffe, qui poffede des richeffes fuperflues , emploie a des objets de fantaifie , a des ouvrages d'art, a la fatisfaéfion des goüts de tout genre , lei facultés dont elle eft en poffefïion, L'homme , qui n'eft que dans 1'aifance , plus frappé de jour en jour de la multitude des jouilfances des riches, fait tous fes efforts pour le devenir ; fon ame eft corrompue par fes dcfirs , & nuls moyens ne lui couteront pour fe pro* curer des plaifirs , des fatisfactions , donÉ 1'afpect enflamme fon imagination : les ten-» tations font femées fur fes pas en quelque forte , & il éprouve fimpuiffance d'y réfifter4  fur les Richelfes & le Luxe. 191 S'il ne peut accroitre fa fortune, il confommera fes capitaux pour jouir quelque tems des plaifirs qui font le partage des riches , pour s'élever a leur niveau , & partager les hommages qu'on leur rend. La multiplication des richeffes perfeétionne l'art de jouir, agrandit le cercle des jouiffances, & diminué le prix de tous les biens d'opinions, qu'il eft fi important de maintenir. Tels font les effets de 1'abondance des métaux , c'eft-a-dire , de la monnoie ; &. ils ne peuvent paroïtre indifférens. La théorie & 1'expérience doivent ramener fans ceffe a un principe , en traitant de 1'abondance des métaux & de fes effets , principe qu'on n'a pas affez développé : c'eft celui de leur répartition lente, ou foudaine. II eft applicable aux états & aux particuliers. Le commerce des nations voifines de I'Ef-* pagne étoit plus animé que celui de ee  Cónjïdératiohs royaume, & leur culture plus floriffante loïi de la découverte du nouveau monde ; car , quelque chofe qu'on dife de 1'expulflon des Maures , qui peut avoir eu une grande influence dans les tèms poftérieurs , 1'Efpagne, au quatorzieme fiecle étoit bien inférieure a la France & a 1'Italie (i) en culture , en induftrie, en commerce. L'Efpagne étoit en eet état d'infériorité, lorfque des torrens de numéraire étant venus s'y répandre a grands flots , elle en a été furchargée ; & les defirs & les befoins multipliés par la richeffe en métaux , étant bien plus étendus que les produétions & les manufadures d'Efpagne, les métaux ont paffe chez les nations voifines, mais en plus petites fommes a Ia fois, & comme le prix du tra- (l) Venifc, Gcnes, Pife avoient éte' enrichies par les croifades , Sc Venife e'toit devenue 1'entrepöt du commerce de toutes les nations. yail.  fur les Richeffes & ie Luxe. 103 vail. Par une fuite de l'état de 1'Efpagne , le commerce avec 1'Amérique s'eft fait au moyen d'envois des nations étrangeres. Je ne doute nullement que li Ie numéraire, répandu par torrens en Efpagne, y eüt été verfé en petites parties fuccefllvement , il n'eüt excité peu-a-peu fon induftrie , animé fa culture n'eüt enfin produit les effets que ce puiflant agent opere dans d'autres contrées. Lorfque Ie numéraire augmente foudainement & dans une grande quantité , les demandes fe trouvent multipliées a Pinftant, & Pinduftrie, ou 1'abondance des diverfes denrées, ne peut augmenter en méme proportion & aufii fubitement. II fe fait donc un écoulement plus ou moins prompt, chez les autres nations , des métaux qui furchargent un pays. Les peuples s'habituent a tirer de Pétranger les denrées & les ouvrages qui font a plus bas prix, & négligent leur culture & leur commerce. Ce qui arrivé dans N  i Q4 Conjidêrations un état, fe rencontre également dans les diverfes clafles de la fociété. La rapidité de la fortune fait naitre le goüt d'une dépenfe déréglée, & eft un principe conftant de luxe. Je finirai par dire que la queftion du luxe, fi fouvent agitée fans fuccès, eft une des plus ïmportantes pour 1'adminiftration, paree que la maniere de dépenfer influe confidérablement fur la fortune publique.  fur les Richeffes & le Luxe. 195 CHAPITRE XIX. De la richeffe fans travail. Il exifte un pays dans lequel un fouverain a promulgué les loix les plus féveres contre le luxe , a pofledé des tréfors immenfes , régné fur les plus vaftes & les plus riches contrées; & ce même prince a fait Ia plus célebre banqueroute. Son fucceflèur a tenté d'égaler la monnoie de cuivre a celle d'argent. L'intérêt étoit fous fon regne a trente-trois pour cent. Les charges , les dignités ont été vendues, la monnoie a été altérée. On a établi un confeil d'économie, & ce qui n'eft arrivé dans aucun pays , on a été forcé de rétrograder & de revenir aux premiers degrés de la civilifation. Les denrées ont été échangées en nature, faute de figne repréfentatif. Na  IQ6 Conjidêrations Imagineroit-on que ce pays efl; celui dans lequel ont coulé par torrent les tréfors du nouveau monde ? L'Efpagne a longtems reflembléaces villes fuperbes des contes orientaux, oü tout efl: pétrifié. On y voit des princes ornés de riches colliers, endormis depuis des fiecles dans de magnifiques palais. Un magicien les touche de fa baguette, & tout revit. Qu'un homme de génie foit le miniftre des finances d'un roi d'Efpagne, & ce fuperbe pays revivra(i). (i) La fcience de 1'adminiftration a fait depuis quelque tems de grands progrès cn Efpagne. On a publié d'excellens ouvrages fur cette matiere. On ouvre de grandes routes , la culture eft plus anime'e , le commerce eft encouragé. Si cette nation, de tout tems célebre par fa bonne foi, fpirituelle , courageufe, qui poflede un fol fertile, les plus riches colonies, augmente fa population Scfoninduftrie, il n'eft point de terme oü 1'onpuiffe fixer a puiffance & fa fplendeur.  fur les Richeffes & le Luxe. 197 C HAPITRE XX. Des fortunes particulieres en divers temsi Les détails fur Ia fortune des grands, des gens puiffans & des citoyens opulens, ne font pas 1'objet d'une vaine curiofité. Ils fervent a faire connoitre les nioeurs, dans les divers tems des répubïiques & des monarchies, en montrant les fources de ces fortunes, & la maniere d'en ufer. Ils font voir fenfiblement la corruption des gouvernemens, Ia prodigalité des princes, le défordre des finances, Ia puiffance des grands, 1'avidité des courtifans , 1'impéritie ou les malverfations des miniftres, les vices du régime qu'on fuivoit; enfin on peut apprécier par le tableau de 1'opulence des grands & des particuliers , le degré de fafte ou de luxe quï régnoit de leur tems. N 3  ie; 8 Conjldèraiions Par exemple, on aura une idee de 1'a— vidité des courtifans & d'une corruption bien fupérieure a celle de notre fiecle, en fe rappellant que fous le regne de Henri II, la duchelfe de Valentinois , le connétable de Montmorency, Ie maréchal de Saint-André payoient des médecins a Paris & dans les provinces, pour être inftruits a 1'avance de la mort prochaine de ceux qui pöffédoient des charges , des emplois , des bénéfices ; queiquefois les favoris, dans ce tems, furent foupeonnés de récompenfer les médecins pour leur rendre des fervices plus marqués que celui de les inftruire. C I I S S O N, Le connétable Clilfon a laiffé par fon teftament dix-fept cents mille francs en argent comptant. II avoit marié deux filles. En fuppofant  fur les Richeffes & le Luxe. 199 leur dot chacune de deux cents mille francs, c'eft quatre cents mille francs. II avoit payé au duc de Bretagne la rancon d'un de fes gendres, cent mille francs. On ne parle pas de fes immeubles. On peut fuppofer que leur valeur étoit égale a celle de fon argent comptant, ce qui fait trois millions quatre cents mille livres, & de notre monnoie environ vingt-fept millions. Le mare étoit dans ce tems a 6 liv. ï y f. Cette fortune, dans tous les tems, feroit immenfe, mais elle eft prodigieufe pour Ie fiecle oü vivoit le connétable Cliflbn. II y avoit alors beaucoup de fafte , qui confiftoit dans 1'entretien d'une grande quantité de gentilshommes. Le prix du blé influoit beaucoup fur ce genre de repréfentation. Le blé valoit alors vingt fols huit deniers Ie fetier. On avoit fix fetiers pour un mare , tandis qu'aujourd'hui on ne peut avoir que deux fetiers & demi, a peu-près pou£ N4  ioo Conjtdérations la même quantité. Le connétable, par cette raifon, pouvoit entretenir une armée. Jacques C(hur. II avoit acquis de grands biens dans le commerce du Levant. II fut enfuire argentier du roi, & continua de commercer. Jacques Coeur fut difgracié, fes biens confifqués , & il fut condamné a une amende envers le roi de quatre cents mille écus d'or (i), faifant quatre millions de notre monnoie, & les juges partagerent fes dépouilles. II étoit feigneur de quarante parohTes, & avoit plufieurs maifons richement meublées. (i) Les écus d'or étoient de foixanfe-onze au marc^ a vingt-trois karats de fin, valant dix francs a-peu-près de Ia monnoie aduelle.  fur les Richeffes & le Luxe. aoï Fortune des Habitans de Paris, en 1549. Un paffage des mémoires du maréchal de Vieilleville fur la richeffe des habitans de Paris nous donnera une idéé des fortunes du feizieme üecle. ci II y a dans Paris , dit-il, plus de cent 39 maifons de trente mille livres de rente 35 chacune, environ deux cents de dix mille 33 livres, trois ou quatre de cinq a fix mille 33 livres, & une vingtaine pour le moins de 33 cinquante k foixante mille livres de rente , 33 tant en fonds de terre qu'en rentes confti33 tuées. 3» Ces fortunes , en comparant Ie prix du mare & des denrées , peuvent être évaluées aux quatre cinquiemes en fus de plus. Ainfi, celui qui avoit trente mille livres de rente en auroit aujourd'hui cent cinquante , & ce-  xox Confldérations lui qui jouiflbit de foixante mille livres de rente, trois eents. Paris , a I'époque dont il eft queftion , qui eft Ia feconde année qui fuivit la mort de Francois Ier, ne contenoit pas trois cents mille habitans (i). Dans I'époque actuelle , il en contient a-peu-près fept cents. II faudroit donc , pour établir une jufte comparaifon , doubler le nombre des" riches & des aifés dont le maréchal de Vieilleville fait 1'énumération ; & il n'y auroit pas, je crois, une grande difterence entre I'époque dont il parle & les tems aótuels. Mais comme une foule ( i ) « II fe trouva dans Paris, quand il fut bloqué en 53 if90, deux cents trente mille perfonnes feulement, » dont il y avoit bien prés de trente mille des payfans » d'alentour qui s'y étoient réfugiés , & il s'en étoit y> retiré prés de cent mille naturels habitans , fi bien » qu'en ce tems-la il n'y avoit que trois cents mille ames » a Paris. 33 HARDOUIN DE PEREFIXE, vie de Henri IV. ]  fur les Richeffes & le Luxe. 2.03 d'objets de luxe , devenus de première néceffité, abforbent une partie des fortunes , il refte de nos jours, toutes chofes égales d'ailleurs, beaucoup moins de revenus a la difpofition du proprie'taire. II efl important d'obferver que le nombre des habitans de Ia capitale s'étant accru dans une aufïï grande proportion, les campagnes fe trouvent privées de tous les riches, qui, du tems de Francois Ier. & de fes fucceffeurs, vivoient dans leurs domaines, & re'pandoient I'aifance autour d'eux, Maeéchai d'Ancre. Le roi Louis XIII s'exprime ainfi , en faifant part au parlement de Ia mort du maréchal d'Ancre. « II a vole' mes finances , & a baillé mes »» fermes a qui bon lui a femble' , pour tel » prix qu'il a voulu , s'eft fait engager les  2.04 Conjidirations « tailles de la Normandie , depuis Ia mort » du feu roi mon pere , a tiré de mori épar?> gne douze ou quinze millions de livres; " &, depuis fa mort, on a trouvé dans fes » pochettes pour dix - neuf cents foixante» trois mille livres de promeffes de Feydeau, »» Camus & autres , fes confidens. '» En fuppofant Ia fortune du maréchal d'Ancre de quinze millions, monnoie de fon tems, Ie mare étant a vingt-une livres, c'eft trente-huit millions cinq cents foixante-onze mille quatre cents vingt-huit livres de notre monnoie, fans compter les revenus immenfes de fes charges & de fes gouvernemens. F O U Q U E T. Colbert a cenfuré amérement le luxe & 1'ambition de Fouquet, & il eft évident que la haine & 1'envie tracerent le tableau qu'il préfenta au roi de fon adminiftration. Les manoeuvres de Colbert pour précipiter de fa  fur les Richeffes & le Luxe. place le furïntendant & s'élever fur fes ruines, fon acharnement a le perdre, font des taches dans la vie privée de ce grand homme. Colbert, homme d'affaires de Mazarin , connoiffoit a fond les déprédations de ce premier miniftre ; il favoit que le furintendanr avoit été forcé de fervir fon avidité , & que c'étoit principalement a Mazarin qu'on devoit imputer le défordre des finances: mais il n'auroit ofé s'élever contre la mémoire de fon maitre, de fon bienfaiteur, qui étoit chere au roi. En décriant le furintendant, il fecondoit le reffentiment du monarque contre un miniftre qui avoit ofé lui difputer la conquête de la Valiere , il établiffoit 1'opinion de fon mérite par la comparaifon de I'adminiftration de fon prédéceffeut avec Ia fienne. Les dépenfes du furintendant femblent dépofer invinciblement contre lui; mais fi 1'on fait attention a la prodigalité de ce tems-Ia envers les miniftres, fi 1'on confidere que Ie  io6 Confidèrations furintendant faifoit 1'orrice de banquier de la cour , & le prix que le roi payoit pour les avances, il fera fenfible que Fouquet, fans aucune malverfation , pouvoit dans peu de tems acquérir une fortune immenfe , fupérieure a toutes celles de nos jours, & fe livrer a des dépenfes de fouverain. Le cardinal de Richelieu envoyoit a M. de Bullion, tous les ans pour fes étrennes, une permiffion fecrete de prendre quatre cents mille livres fur les premiers fonds a rentrer. Fouquet n'a pas été moins bien traité pendant I'adminiftration de Mazarin , qui avoit intérêt de ménager Ie confident & 1'inftrument de fa fortune. Cette gratification annuelle fait de notre monnoie... 800,000 liv. En fuppofant les appointemens de la furintendance, & les émolumens& gages de la charge de procureur-général a trois cents mille livres, c'eft encore 600,000 liv.  fur les Richeffes & le Luxe. ioj Le furintendant avancoit au roi des fommes confidérables pour Ie fervice de 1'année. II empruntoit eet argent a cinq pour cent, & le roi lui en payoit, comme aux autres prèteurs , quinze pour cent. On peut croire que Fouquet faifoit chaque année pour dix millions d'avance , ce qui produifoit un million de benefice , & de notre monnoie deux. II paroitra étonnant que, lorfque le furintendant ou les gens d'affaires trouvoient de l'argent a cinq pour cent, ils le finent payer quinze au roi, & queiquefois dix-huit. En voici les raifons. La Ienteur des recouvremens , les révolutions fréquentes dans les finances, la crainte des chambres de juftice, le peu de bonne foi qui régnoit alors dans les affaires, dans un tems oü un furintendant ofa dire au confeil que la bonne foi n'étoit faite que pour les marchands, toutes ces circonftances rendoient les partifans inquiets. La  103 Conjidéraüons perfpe&ive des plus grands bénéfices déterminoit feule a courir de grands rifques en prêtant. Le furintendant trouvoit de l'argent plus facilement , paree qu'il fe payoit par lui-même de fes avances & des intéréts, & qu'on étoit par conféquent affuré, en traitant avec lui, d'un rerabourfement exact. II n'eft pas queftion d'examiner ft cette conduite de la part d'un furintendant n'étoit pas très-repréhenfible. C'étoit 1'ufage : le roi en étoit inftruit. Le revenu de Fouquet, d'après les dérails dans lefquels je viens d'entrer, peut s'évaluer, fans compter fon bien , a trois millions quatre cents mille livres. L'excès de fa dépenfe en tout genre doit faire préfumer qu'il profitoit des facilités qu'il avoit, par fa place, d'acheter des elfets a vil prix, & de fe faite donner des réaftignations pour les convertir en argent. II réfulte de ce que je viens d'expofer qu'un furintendant  fur les Richeffes & le Luxe. 209 furintendant , en fe conformant aux ufages vicieux , mais tolérés dans ces tems, pouvoit jouir très-légitimement, par fa place , d'un revenu, de quatre a cinq millions. Ces faits, & beaucoup d'autres détails , me portent a croire que le numéraire étoit beaucoup plus abondant alors qu'on n'imagine. Fouquet n'étoit certainement pas fans reproche ; mais eet homme éclairé , inftruit, généreux, qui infpiroit un fi grand intérêt, que tous les gens de lettres pleuroient, dont la défenfe eft un chef-d'ceuvre d'éloquence & Ie monument d'un attachement héroïque , ce miniftre , qui avoit rendu les plus grands fervices a l'état par les encouragemens donnés a Ia navigation & au commerce , pouvoit étre traité avec plus d'indulgence. Ses fautes appartenoient plus a fon tems en quelque forte qu'a lui. Le premier miniftre avoit plus abufé que lui; il étoit fon complice , & , fuivant toute apparence , il O  1 io Confidérations avoit recueilli la plus grande partie des déprédations qu'on lui attribuoit. Enfin, le roi avoit pardonné a Fouquet. La niémoire de Mazarin étoit en vénération au roi, & le furintendant bien moins coupable étoit 1'objet de fon reflèntiment. Les mefures pour 1'arrêter furent prifes dans Ie plus grand fecret entre le roi, Colbert & un autre miniftre. Colbert qui devoit lui fuccéder traca Ie plan de 1'entreprife. II fit un mémoire divifé en quatre parties , pour les précautions a prendre. La première , dit-il, concerne la fubfiftance de l'état qu'il falloit affurer ; La feconde , le lieu de 1'exécution ; La troifieme , le tems ; La quatrieme, les fuites. . Sur la première , dit-il, le roi confidéra que pendant les mois de mai, juin , juillet, & aoüt, les peuples ne paient rien dans les provinces , paree qu'ils font occupés aux récoltes, & que les fermes ne produifoient  fur les Richeffes & k Luxe. & r prefque rien par la même raifon ; qu'ü n'y avoir aueun fonds dans les épargnes, & que les gens d'affaires ne fourniroient rien voyant leur chef arrété. Le roi vouloit avoir un fonds comptoat k Vincennes, pour parer a ces inconvéniens. Ce fut Fouquet lui-même qui donna des armes contre M, il fit remettre un million provenant des deniers de fa charge de procureur général, que Colbert 1'avoit engagé a vendre pour lui óter Pappui du Parlement. Le cardinai Mazarin. Lucuüus , CralTus , Pallas , Laugure , Lentulus, ont poffedé d'immenfes richeffes ' qui provenoient de leurs conquêtes, ou des' bienfaits du prince. La fortune du cardinal Mazarin eft Ia plus confidérable, des tems modernes , & furpaffe celle des plus opulens de la Grece & de PEmpire Romain. (i) (0 II n'y a que cette exception a la fupériorité des tortuaes des anciens. O %  ilz Gonjidérations Ses revenus en abbayes , charges, poffeffions, montoient a feize millions de notre monnoie, & le détail fuivant fera connoïtre a combien s'élevoit fa fortune en capitaux. Mazarin avoit fix niéces & un neveu. Cinq ont été mariées de fon vivant , 1'une a un prince du fang , 1'autre a un prince de la maifon de Vendóme, une autre a un fouverain, les deux autres au duc de Bouillon & au connétable Colonne , la fixieme mariée au duc de Mazarin, a été fon héritiere. On a évalué , dans le tems, a plus de trois millions les dots des cinq nieces 15,000,000 1. La part du duc de Nevers étoit au moins égale 3,000,000 18,000,000 1. Ce qui fait trente-fix millions de notre monnoie.  fur les Richeffes & le Luxe. 2,13 II laiffa a fon héritiere , Ia célebre & malheureufe Hortenfe, En effets & obligations. . 6,000,000 I. En charges & gouverne- mens 1,000,000 En meubles ' 1,500,000 Quarante mille livres de rente fur Ie fel de Brouage , qu'on peut évaluer a 1,000,000 Le duché de Mayenne , acheté 950,000 Argent comptant 1,000,000 Moitié du palais Mazarin. 500,000 Moitié des ftatues .... 150,000 Cent trente mille livres de revenu en Alface , dont le fond peut être évalué a . . . 3,000,000 15,000,000 L Total a-peu-près quinze millions de ce 03  2-14 Conjzdérations tems , & de notre monnoie trente millions. (i) Cette imnienfe fortune fut raffemblée dans 1'efpace de dix ans environ, paree que lorfque le cardinal fut obligé en 165 1 de quitter la France, il avoit peu de biens. II fe trouva embarraffé avec fes niéces , & c'eft alors qu'il prit Ia réfolution de fe mettre au-deflus de tous les évenemens , d'affurer fon indépendance par la pofleffion d'une grande fortune. La dépenfe de fa maifon ne pouvoit pas coüter moins de fix millions de notre monnoie , ce qui dans dix ans feulement fait foixante millions. II vécut avec moins de fafte dans les huit premières années: en fuppofant qu'il n'ait dépenfé dans eet efpace (1) Le mare étoit de vingt-huit francs. On évalue au doublé, quoique cela ne foit pas tout-a-fait exaft, pour éyiter les fra&ions,  fur les Richeffes & k Luxe. 11 ^ de tems que deux millions par an , ce qui fait feize millions. Ces diverfes fommes re'unies forment cent' quarante-huit millions qu'un miniftre a dépenfe ou amaffé pendant dix-huit ans. Si 1'on ajoute a ces fommes, celles qu'a coüté Ia fondation du college Mazarin , Ie prix de fa bibliotheque & celui des dix-huit diamans qu'il a laifTés a Ia couronne , & qui portent le nom des dix-huit Mazarins, on ne s'éloignera pas de la vérité en portant ces divers objets a quatre millions de ce tems, qui font huit de notre monnoie. Un an environ avant fa mort, le cardinal fit tirer chez lui une loterie, compofée de pierredes , bijoux , meubles , étoffes , chandeliers de criftal, miroirs, tables, cabinets , vaiffelle d'argent , de fenteurs , gands, rubans, éventails: tout fut diflribué en lots, au roi, a la reine, aux princeffes & aux courtifans. Cette loterie fut O4  %j6 Confidérations eftimée dan? le tems cinq cents mille livres;' II n'y a point d'exemple d'une pareille magnificence dans un fujet, & même dans le plus grand monarque : mais Mazarin étoit plus que roi. Quelqu'un de fon tems a dit , en parlant de la maniere dont il traitoit le roi & la reine: « jamais on ne » fit une telle litiere de la royauté. »s  fur les Richeffes & le Luxe. 2,17 CHAPITRE XXI. Des dépenfes de Louis XLK. .A. la mort du cardinal Mazarin les finances étoient dans le plus grand défordre, les revenus du roi, a caufe des aliénations, réduits a vingt millions. Ecoutons Colbert fur l'état des affaires, a cette époque, & fur 1'adminiflration de fon prédéceffeur. «c Le fieur Fouquet s'étant rendu maitre abfolu des finances, il ne s'appliqua a autre chofe qu'a en faire une entiere diflipation pour fatisfaire a toutes fes paflïons déréglées. » II laiffa affouvir 1'avidité de tous les partifans, paree qu'il étoit leur complice, enforte qu'a la honte de la nation, pendant le tems que les armées n'étoient pas payées, 1'on a entendu publiquement une trenraine de ces gens-la fe vanter d'avoir , les uns,  ziS Conjidcrations deux, trois, quatre & cinq cents mille livres de rente; les autres , dix , douze & quatorze millions de livres de biens ; & un tréforier de 1'épargne de même fe vantoit d'avoir gagné cinq cent mille écus enuneannéed'exercice (i). » On les a vu jouer en une nuit vingt & trente mille piftoles, & par des dépenfes en batimens, en jeux , en meubles , enfin en dépenfes extraordinaires de leurs maifons , porter le luxe & le fafte a un point que tous les gens de bien en concevoient de 1'horreur. » A fon égard on a vu fa dépenfe en batimens pour fes maifons de Vaux & de S. Mandé. Mais ce qui eft furprenant eft que dès-lors que fa maifon de Vaux, qui avoit coüté des fommes effroyables, fut batie, (I) Obfervez que toutes ces fommes forment aujourd'hui Ie doublé.  fur les Richeffes & le Luxe. 219 il s'en dégoüta & commenca de faire batir dans fon ifle de Eelle-Ifle , enforte que fon infatiable avidité & fon ambition dérégle'e lui donnant toujours des penfées vaftes & plus étendues, lui faifoient méprifer ce qu'il avoit autrefois eftimé. C'eft ce dégout, & non pas autorité criminelle, qui lui fit offrir cette maifon a M. le cardinal, Iorfqu'il y coucha, en 1659, en partant pour fon voyage de la paix, & enfuite au Roi, en 1661, comme il Pa voulu dire. » Cette même dépenfe prodigieufe a paru en fes meubles, en fes acquifitions de toutes parts, en fon jeu, en fa table, & en toutes autres manieres publiques & fecretes , enforte que Pon voit, par les regiftres de fes commis, qui ont paru, des vingt & trente millions de livres qui ont paffé par leurs mains en peu d'années, pour fes dépenfes particulieres. Mais s'il fe füt contenté de tout ce qui pouvoit augmenter fa fortune, Pétat auroit pu  l%o Confidèraticns fouffrir eet excès. II a porté bien plus loin fon avidité. II a voulu remplir de biens immenfes fes freres , fes parens, fes amis, fes commis. II a voulu niettre de fes créatures dans toutes les charges de la cour & de Ia robe , & pour eet effet il a donné une partie du prix de toutes celles qui étoient a vendre, & qui n'étoient pas remplies de gens a lui. II a voulu gagner toutes les perfonnes un peu confidérables qui approchoient le roi, les reines & feu M. le Cardinal. II a voulu être averti de tout, & pour eet effet avoit des perfonnes proche de toutes ces perfonnes facrées. Pour parvenir a tous fes deffeins vaftes , étendus & fans bornes, il n'y a pas de profufions qu'il n'ait fait, & comme il falloit que les finances du roi fourniffent a tous ces défordres, il ne faut pas s'étonner fi fa majefté les a trouvées en mauvais état , lorfqu'elle en a voulu prendre elle-même la connoiffance. Mais comme il eft impofiible de  fur les Richeffes & le Luxe. zx i connoitre a quel point ce défordre étoit porté , il fera bon de le repréfenter fuccinctement ». « Les dépenfes par comptant, qui pour des raifons fecretes font cachées aux officiers de la chambre des comptes, & paffent dans ceux de 1'épargne 3 fous la certification du du roi, fcellée du grand fceau, fous lefquelles fous prétexte de ce fecret fe cachoient tous les abus & toutes les malverfations qui fe commettoient dans les finances , lefquelles en 1630 , montoient ordinairement a dix millions de livres, ou environ, fe font trouvées monter , En i6$6, a . . . . 51,19^98 liv. En 1657, a . . . . 66,922,349 En 1658, a . . . . 10^27^1^ En 16-59, a • • . . 96",74i,5o8 Total . . . 320,388,168 en forte qu'en ces quatre années feulement il  %i% Conjidérations fe trouve trois cents vingt millions de livres confommés en comptant, paffes , fous prétexte du fecret , fous la certification du roi. • 3» Cette prodigieufe fomme fait bien connoitre clairement qu'il ne faut pas chercher ailleurs la fource de tous les défordres, & comme cette prodigieufe dépenfe , outre cellè qui a été faite par les mains des comptables pendant ces mêmes années, ont attiré nonfeulement la confommation des revenus ordinaires, mais même 1'aliénation de ces mêmes revenus. 33 II fera peut-être bon de faire un parallele de l'état du Royaume fur toutes les affaires dans lefquelles les finances peuvent avoir part au mois de feptembre ï 661, avec celui du mois de décembre \66i , c'eft-adire feize mois après que le roi a commencé de prendre le foin de cette nature d'affaires.  fur les Richejjcs & le Luxe. 223 Au mois de feptembre 1661. Les finances étoient régies par Ie furintendant feul avec une autorité fouveraine, d'oü étoient provenus tous les défordres. La maniere pour la conduite des finances étoit de faire & défaire fans cefle , négliger les revenus ordinaire s &'faire des Au mois de Décembre 166 z. Le roi a fupprimi cette charge, & s'en efirefervêlafonaion. toute entiere, & s'efl chargépar ce moyen, d'un travail de trois heutes chacun jour, l'un por tant l'autre y dont il s'efl admirablement acquitté. Le roi a fupprimi toutes affaires extraordinaires , & a augmenté prodigieufement fes revenus ordmaires.  Confidérations Le roi a diminué les tailles de huit millions de livres en deux années 1662 & 166}. Le roi iraycdlla a enrichir les peuples par la diminution des impofitions } A s''enrichir foimême pour pouvoir enjuite faire des graces i A faire reflituer tout ce qui a été mal pris , & d conten ir les taine affaires extraordinaires. Les impofitions fur les peuples, en tailles & droits fur les fonds, étoient augmentés en toutes rencontres. Les furintendans ne penfoient qu'a apauvrir les peuples , en augmentant les impofitions ; Tenir le roi en néceffité pour en tirer les avantages; S'enrichir eux-mêmes , leurs parens & amis j & une tren-  'fur les Richeffes & k Luxe: 22.5 taine de gens d'affaires. Les batimens, les meubles , argent & autres ornemens n'étoient que pour les gens de finances & ks traitans, en quoi ils faifoient des dépenfes prodigieufes, tandis que les batimens de fa majefté étoient bien fouvent retardés par le défaut d'argent , que les maifons royales n'étoient point meublées , & qu'il ne fe trouvoit pas méme une paire gens d affaires a Vavenir dans la modefde qu'ils doivent. Le roi leur a retfanché toutes ces fuperfluités & a fait pafser , pour alnfi dlre , leur magnificence en fes maifons qui font a préfent dignes de fa majefléy non-Jeulernent par les batimens, mali même par les meubles, Vargenterie & autres ornemens. P  zi6 Confidêration$ de chenets d'argent pour la chambre du roi. Tous les biens n'étoient employés que pour les partifans qui h'avoient ni le goüt de ces belles chofes, ni affez de force pour les pouvoir foutenir par leur protecfion. Les mufes mêmes & tous les favans auroient rifqué de tomber dans Ia néceffité Le roi a retiré ces beaux arts , leur a donné fa proteclion toute entiere > & en même tems les a employés pour lui, ce qui les fera fleurir en peu de tems. Le roi les a retirés de cette difgrace > leur a donne fa proteclion. toute entiere , & par le moyen des pen/ions qull donne a tous les favans , il y a lieu d'efpérer que les lettres feront plus flo-  fur les Richeffes & le Luxe. 11? rlfsantes , fous fort regne, geiles rtont jamais été. ^Lesrevenusétoient Le roi a augmenté réduits a vingt-un fes revenus jufqu'a. müiions de livres, en- cinquante millions de core étoient-ils con- livres 3 en fei^e mois fommés pendant prés de tems. de deux années. La marine étoit en- Le roi a mis dixtiérement perdue & huitvaifseaux cnmer ruinée , foit pour les jufqu'en juin 1661 j vaiffeaux, foit pour & U refte de Vannée les galeres, n'ayant fix. Pour les galeres, été mis en mer au- fa majeflê a afsemhlé cunes galeres depuis avec un foin & une plus de dix ans, ni dépenfe incroyable '[ plus'de deux vaif- af*cK de chlourmes fcaux' pour mettre en 166z j flx galeres en mer, & P %  azS Xonfidératlons L'on n'avoit jamais penfé au commerce dans le royaume. Les dépenfes plus ïmportantes de l'état pour les troupes, maifons royales& autres n'étoient jamais faites *qu'aprèsunlongretardement, & caufoient une occupation perpétuelle a tous les gens de finance, pendant route 1'année. deux fur les cotes dé Provence. Sa majefléen a fait un de fes pnncïpaux foins , & a donné une telle proteclion qtCelle a vu un nombre confidèrable de vaiffeaux fe bdtir de nouveau. Le roi, des les premiers huit jours de Vannee commencèe, a donné ordre a toutes les dépenfes principales ,.enforte qu'il n'aplus été néceffaire dy penfer pendant le, refle de Vannée,  fur les Richeffes & le Luxe. tzq L'on confommoit tous les ans en remifes & intéréts d'avances, vingt millions de liv. Toute Ia France & 1'Europe voyoient toujours Ie roi dans une prodigieufe néceffité, ne fubfiftant que fur le crédit des partifans, & ne pouvant jamais faire une dépenfe extraordinaire. Dans I'efpace de deux ou trois ans les finances furent dans un état floriflant, la marine en quelque forte créée, & le commerce porté au plus haut degré de profpérité ^ P3 Le roin'apas donné un fol de remife ni d'intérêt, depuis qu'il a pris le fbin de fes finances. Le rois'eflmis dans une fi grande réputation d abondance dargent après l'affaire de Dunkerque, que toute 1'Europe a craint l'achat de toutes les places & de tous les états quipouvoient être a fa bietiz féance.  13a C onfidêrations au moyen des encouragemens donnés aux manufactures. Une obfervation de 1'auteur fi éclairé de 1'ouvrage le plus inftructif ( 1) en matiere d'adminiftration, fera connokre combien le commerce avoit d'a£tivité a cette époque. « Qu'il me foit permis d'interrompre ce ( 1) Recherches & confide'rations fur les finances de France, par M. de Forbonnais. Cet ouvrage oü regnent 1'efprit de lumiere & la plus profbnde érudition, préfente 1'enfemble & les détails, année par année, de toutes les opérations de finances pendant un efpace de cent trentefix ans, Ie tableau des revenus , l'état progreflif des dettes, & le caraclere des miniftres qui ont régi les finances. On y trouve la doftrine la plus faine fur le commerce, la culture, les impöts & le crédit. Le mérite de cet ouvrage eft d'autant plus grand, qu'il a précédé prefque tous ceux qui ont paru fur ces matieres importantes. On le cite fouvent d'autant moins qu'on lui doit davantage. C'eft pour moi un befoin que de lui rendre cet hommage , 5c je crois qu'on doit dire de cet ouvrage ineftimable, ce qu'on a dit de Tacite, qu'il doit ctre le bréviaire des hommes tfétau  fur les Richeffes & le Luxe. 2.31 » récit pour répéter une obfervation déja " faite. II eft fingulier que nous ayons fuivi " de meilleures maximes de commerce dans " un tems oü perfonne n'en avoit, que pen» dant Ie tems des plus grands efforts de nos » voifins dans cette partie. Ils déclinent de» puis quelques années, & notre miniftere » redouble d'activité: fon zele & fes lumières » nous promettent Ie retour des premiers » principes. Cependant il s'en faut bien enM core que nos manufadures emploient vingt " mille balles de foie du Levant ou d'Italie , » & chaque balie de foixante livres pefant » paie encore cent douze livres de droits, a » quatorze fois par livre. II eft vrai que Ia » valeur numéraire de nos efpeces eft dou" blée ; mais la concurrence des autres peu» pies eft plus que doublée dans ce genre de " fabrication. » Quelque foit 1'idée qu'on fe fait du o-P'nie de Colbert , on a peine a concevoir uné P 4  23 x Confidérations aufli prompte & furprenante révolution. II fut aidé merveilleufement par les circonftances ; & c'eft ce qu'on n'a pas fuffifamment développé jufqu'ici. La richeffe du tems donï il s'agit n'eft pas affez connue; & il eft facilc de démontrer que 1'avénement de Louis XIV au tróne, eft une époque oü 1'abondance extréme du numéraire mettoit le monarque a même de fe livrer a cette magnificence qui caraétérife ce regne a jamais célebre. L'économie & les talens de Colbert firent refluer dans un centre commun les richeffes , dont les fources fembloient fe perdre fous terre pour fe ralfembler dans les coffres des traitans. II y avoit en France , dans le dix-feptieme fiecle, un luxe, une magnificence dont nous n'avons pas d'idée de nos jours , & qui prouve que le numéraire étoit bien plus abondant qu'on n'eft porté a 1'imaginer. Le parlement, dans fes remontrances en .1617, s'exprime ainfi : « Sera fait défen-  fur les Richeffes & le Luxe. 2.33 » fes aux particuliere d'avoir vaiffelle d'or , » enfemble cuvettes, baignoires, corbeilles » & autres vaiffeaux d'argent, jufqu'aux » uftenfiles de fer & de cuifine, étant chofe » honteufe a Ia France de voir Ie peuple réduit " a une extréme pauvreté, & qu'il fe faffe » néanmoins des dépenfes fi prodigieufes » de ceux qui ont épuifé leur fubfiance. » Le prix des charges étoit énorme , ce qui prouve 1'extrême abondance du numéraire. Gourville acheta la charge de fecrétaire du confeil onze cents mille livres , qui font deux millions deux cents mille livres de notre monnoie. II rapporte que M. de Sieubet avoit offert feize cents foixante mille livres d'une charge de préfident a mortier, & M. Ie préfident Barentin dix-huit cents mille livres de eelle de procureur-général, ce qui fait trois millions fix cents mille livres de notre monnoie. Gourville ne fait aucune réflexion fur ces prix exorbitans qui, fans doute} étoient  2.34 Confidètations a-peu-près proportionnés au cours ordinaire des chofes en ce tems. II eft néceffaire d'obferver que les charges, a cette époque , étoient cafuelles , ce qui rend encore plus étonnant le prix qu'on y mettoit. (i) II faut, pour expliquer la richeffe de ce tems, fuivre la route & la marche du numéraire tranfporté du nouveau monde, paffant par 1'Efpagne, s'arrêtant d'abord dans Pita— ïie en raifon du commerce qu'elle faifoit & de fes rapports , circulant enfuite dans la Hollande , 1'Angleterre, fe perdant a grands flots dans les Pays-Bas pour le foutien de Ia dominarion Efpagnole, attiré puiffamment en France par fon commerce, & répandu avec profufion pendant les guerres civiles. (i) Lors de 1'évaluation des offices de juftice & de finance faite en 1664 , par M. Colbert, leur prix dans le loyaume fe Ievoit a huit cents quarante millions de notrs maiinoïe. ,  fur les Richeffes & le Luxe. ■ II fut fait un caleul, dit Gourville, homme éclairé & inftruit, en i663 , par lequel I'Efpagne avoit fait paffer dix huit cents foixantetreize millions dans les Pays-Bas, indépendamment des fommes provenanr des revenus du pays, également dépenfés pour Ie maintien de la puiffance Autrichienne. Cette fomme eft équivalente par l'augmentation du prix du mare, au doublé a-peu-près, c'efl-a-dire a trois milliards fept cents millions de notre monnoie. A I'époque de Ia paix des Pyrenées, 1'EfPagne étoit dans le plus grand épuifement d'hommes & d'argent; Ies Pays-Bas, le Minalez étoient fans défenfe. Au moment oü la paix fut fignée, Dom Louis de Haro dit: remercions Dieu; nous étions perdus, 1'Efpagne eft fauvée. L'état floriffant oü fe trouvoit le royaume, fembla inviter Louis XIV a tous les'genres  2,36* Confidérations de dépenfe; & la connoiflance de cette forceinférieure de la France peut fervir a juffifier, a quelques égards, ce monarque du reproche d'avoir peu ménagé fes peuples. La même abondance de numéraire peu connue de nos jours , en dérivant du même principe , avoit eu la même influence lors de la reftauration des finances par Sully. C'eft par ce moyen qu'il a pu acquitter , en fi peu de tems , des dettes immenfes, rendre le royaume flo-rif— fant, & amaffer un tréfor confidérable. Les encouragemens puiffans accordés a la culture par Sully, ont établi la profpérité du royaume fur des bafes plus folides. Je n'entreprendrai pas ici de faire 1'énumération desplaces fortes, des arfenaux, des ports , des palais que Louis XIV a fait conftruire, de fes flottes, de fes armées qui fe font élevées jufqu'a quatre cents mille hommes : 1'hiftoire apprend tous ces détails. Mais je vais jeter un coup-d'ceil fur les dépenfe^  fur les Richeffes & le Luxe. 13 j particulieres, fur la fortune de fes maltreffes & de fes miniftres. Madame de Fontanges touchoit cent mille écus par mois, ce qui fait a-peu-près fept millions de notre monnoie. On peut évaluer a fix cents mille francs la dépenfe de Madame de Fontanges, dans un voyage de VillersCotterets, d'après le détail qu'en fait Madame de Sévigné. « U fe trouva, dit-elle, dans la cour de » Saint -Germain un trés - beau carroffe » tout neuf avec des chiffres, plufieurs char» riots & fourgons, quatorze muiets, beau» coup de gens habillés de gris. Dans Ie fonds » de ce carroffe monta la plus belle perfonne » de Ia cour, avec des adrets feulement, & » des carroffes de fuite pour leurs femmes. » « On reeut, en montant dans ce carroffe, » dix mille louis & un fervice de campagne «> de vermeil doré. » ie roi faifoit, a cette époque, des dépen-*  3 Confidcradons fes conndérables pour Madame de Montefpan, & faifoit des dons a Madame de Maintenon. Lorfque le roi étoit a 1'armée , il n'y avoit pas de jour oü il ne dépensat en dons , gratifications aux troupes, préfens aux étrangers , (i) des fommes confidérables. Colbert, a qui l'on n'a jamais reproché Pavidité, a laiffé plus de trente millions de notre monnoie, après avoir bati Sceaux, & vécu avec fplendeur pendant vingt-trois ans qu'a duré fon miniftere. Cette fomme eft confidérable; mais l'on peut appliquer a Col- (i) Quand Louis XIV fit venir 1c chevalier Bcrnin en France, M. de Créqui, ambafladeur \ Rome, alla avec un nombreux cortége lui en faire Ia propofition. Le chevalier Bernin fut fur toute la route comblé d'honneur. Le roi envoya au-devant de lui un de fes maitresd'hötel. A fon de'part il re9ut trois mille louis Sc un brevet de douze mille livres de penfion, avec un de douze cents liyres pour fon filst  fur les Richeffes & le Luxe, i39 ^rt ce que Montefquieu a dit du prince Eugene : % On n'eft pas plus tenté d'envier " Iesriche^s des grands hommes, que k$ " tréf°r^uifontd^IestempIesdesDieux » Eouvois difoit en batiftant Meudon • Je fuis fur mon quatorzieme miJiion j ^ v^gt-huit millions de notre tems. II avoff d menfes pofTeffions en terres;& l'on peut «oire que fon bien montoit a une fomme Pareille, ce qui compofe une recette de cinquante-fix millions pendant fon miniftere. Leure de Colben h Louis X/^ ?663. Tous ces meffieurs les miniftres , difoit Eoms XIV, veulent faire quelque chofe qui leur faiTehonneur auprès de la poftérité & * ont trouve Ie fecret de me donner a 1'Europe-comme aimant ces vanités-la. (,) Colbert defiroit Ia gfe de fon maitre, { 1 3 Lettre de Maintenon.  g^ö ConfidératioriS Fexcitoit a de grandes dépenfes , & lui eri fourniffok les moyens , mais il vouloit qu'elles euffent pour objet des monumens propres a infpirer a la pcftérité 1'admiration pour le monarque & fon miniftre. II parok que Louis XIV fongeoit davantage a fatisfaire fes fantaifies. Verfailles en étoit une dans 1'origine , & les plus fuperbes batimens des répubïiques anciennes ou des empereurs, n'ont peut-être pas couté autant que cette fantaifie. Voici une lettre de Colbert, qui développe les fentimens & les penchans du roi. c< Votre majefté retourne a Verfailles , je la fupplie de me permettre de lui dire fur ce fujet deux mots de réflexion , que je fais fouvent & qu'elle pardonnera s'il lui plak a mon zele. » « Cette maifon regarde bien davantage le plaifir & le divertiffement de votre majefté que fa gloire, &c comme elle fait connokre  fur les Richeffes & le Luxe, a tout Ie monde combien elle préfere celleci a ceux-la, & que c'eft affurément i'intérieur de fon coeur, en forte qu'il y a toute fureté de parler librement a votre majefté fur cette matiere, fans courir rifque de lui déplaire, je croirois prévariquer a la fidelité que je lui dois, ft je ne lui difois. H « Qu'il eft bien jufte qu'après une fi grande & fi forte application qu'elle donne aux affaires de fon état, avec 1'admiration de tout Ie monde, elle donne quelque chofe a fes plaifirs & a fes divertiffemens , mais il fauC b.en prendre garde qu'ils ne préjudicient pas a fa gloire; cependant, fi votre majefté veut bien chercher dans Verfailles oü font plus de cinq cents mille écus qui y ont été dépenfés depuis deux ans, elle aura aflürément peine de les trouver, fi-elfe veut faire réflexion que l'on verra a jamais dans les comptes des tréfors de fes batimens , quependant Ie tems qu'elle a dépenfé de fi Q  2,4.x Conjïdérations grandes fommes en cette maifon , eile a négligé le Louvre, qui efl affurément le plus fuperbe palais qu'il y ait au monde, & le plus digne de la grandeur de votre majefté , & Dieu veuille que tant d'occafions qui la peuvent nécefliter d'entrer dans quelque grande guerre , en lui ótant les moyens d'achever ce fuperbe batiment, ne lui donne pour longtems le déplaifir d'en avoir perdu le tems & 1'occafion. « Votre majefté fait qu'au défaut des actions éclatantes de la guerre , rien ne marqué davantage la grandeur & 1'efprit des princes que les batimens, & toute la poftérité la mefure a 1'aune de ces fuperbes machines qu'ils ont élevées pendant leur vie. O! quelle pitié, que le plus grand roi & le plus vertueux de la véritable vertu , qui fait les plus grands princes, fut mefuré a 1'aune de Verfailles ! & toutefois il y a lieu de craindre ce malheur; & pour moi j'a-?  fur les Richeffes & le Luxe. 14.3 voue a votre majefté que nonobftant la répugnance qu'elle a d'augmenter les comptans , fi j'avois pü prévoir que cette dépenfe eut été fi grande, j'aurois été d'avis de 1'employer en des ordonnances de comptant, afin d'en óter la connoiffance. » « Votre majefté obfervera, s'il lui plait, de plus qu'elle efl entre les mains de deux hommes qui ne la connoiffent prefque qu'a Verfailles , c'eft-a-dire , dans Ie plaifir & dans le divertiffement, & qui ne connoiffent point du tout 1'amour qu'elle a pour Ia gloire de quelque part qu'elle doive venir, que Ia portée de leurs efprits fuivant leurs conditions, divers intéréts particuliers, Ia penfée qu'ils ont de faire leur cour auprès de votre majefté, joint a la patronance dont ils font en poffefllon , fera qu'ils traineront votre majefté de deffeins en deffeins, pour rendre ces ouvrages immortels, fi elle n'eft en garde contre eux. »  «44 Confidèrations « Pour concilier toutes ces chofes , c'efta-dire , pour donner a la gloire de votre majefté, ce qui lui doit appartenir & a fes divertiflemens de même; elle pourroit faire terminer promptement tous les comptes de Verfailles, fixer une fomme pour y employer tous les ans, peut-être même feroit-il bon de la féparer entiérement des autres fonds des batimens, & enfuite s'appliquer tout de bon a achever le Louvre , & fi la paix dure encore longtems , étant des monumens publics, qui portent la gloire de votre majefté plus loin que ceux que les Romains ont autrefois élevés. >»  fur les Richeffes & le Luxe. 245 CHAPITRE XXII. Sully j Colbert. Si j'ofois tenter d'apprécier le génie de Sully & celui de Colbert, je dirois que Sully, doué d'un fens jufte & éclairé , a faifi d'un coup-d'ceil sür un principe fimple & fécond, & qu'il en a fait Ia bafc inébranlable de fa conduite, que Colbert avoit une plus grande étendue dans 1'efprit, qui lui a fait embralfer un nombre infini de rapports. Mais quel eft le plus grand génie pour un état ? C'eft celui qui a le plus d'aptitude a. 1'objet qui intérefie eflentiellement la nation. Chez un peuple guerrier, le génie militaire eft le génie par excellence. Ainfi , quoique Colbert paroifle furpaffer Sully par certaines qualités dans 1'efprit, que Sully n'ait adopté qu'un fyftême fimple & a la portee de tout homme fenfé , Q 3  %a$ Conjldirations on doit, a ce que je crois, le regarder comme un génie du premier ordre, & la reconnoiffance doit joindre 1'enthoufiafme de 1'ame a cet hommage raifonné de 1'efprit. Colbert eft un grand homme qui s'eft égaré & qui a égaré fes fuccefleurs ; mais fes talens , fon génie , fes travaux, ont des droits a notre admiration. II avoit des intentions pures; il aimoit la gloire : il vouloit que le monde entier retentk de celle du roi, & il fit réfider toute la nation dans la perfonne du monarque. Réduifons a quelques idéés fimples le régime de Sully & celui de Colbert; tant d'ou? vrages ont été promulgués fur cette matiere, qu'on ne doit, pour fixer Popinion , que réunir comme dans un foyer les principaux traits & les conféquences des principes de leur ad* miniftration. Sully a regardé Pagriculture comme Ie principe fondamental & générateur de Ia puiffance d'un état agricole, comme l'inftru«  fur les Richeffes & le Luxe. 247 ment du bonheur du plus grand nombre ; il n'a point fongé uniquement a l'argent, mais a une richefie qui fe reproduit fans cefie, & qui doit toujours être néceflairement repréfentée par un figne quelconque. II a regardé l'argent comme un agent dont il falloit diriger Pact-ion vers des objets utiles, au lieu de 1'attirer dans Ia capitale pour y être 1'aliment du luxe ; il a fenti qu'il vivifioit les campagnes , & que Ie tranfport & le remuement de l'argent de la capitale ne faifoit pas venir un épi de bied. Sully a penfé que la liberté étoit le moyen efficace d'afïurer Ia profpérité de f agriculture , & que le commerce intérieur qui anime toutes les parties devoit, avant tout, fixer 1'attention. Par une fuite de ce fyftême de liberté, fi favorable a la chofe publique & aux divers membres de Ia fociété , loin d'enchainer Pinduftrie par des priviléges, il lui a Iaifle tout fon efibr ; les impöts, fous fon adminiftration , ont été diminués, le com- Q4  248 Confidèrations merce a été floriffant & les échanges de 1'lntérieur multipliés. Le cu'ltivateur s'eft trouvé dans 1'aifance par le prix convenable des denrées , conformes a fes intéréts & a ceux du confommateur ; des dettes immenfes ont été acquittées , & Ie tréfor du fouverafn s'eft trouvé rempli de plus de cent millions. Jamais plus grande , plus heureufe révolution n'a été opérée, jamais un peuple n'a été plus fortuné ; & l'on croit, en parcourant les détails de 1'adminiftration de Sully , lire dans Télémaque la defcription du gouvernement chimérique de Salente. Sully aimoit tendrement la perfonne du roi; mais le bonheur du peuple 1'occupoit encore plus que la gloire du monarque. Je vais oppofer au régime de Sully celui de Colbert. Tout eft enchainé par des régiemens, & leur multitude prouve les vices de 1'adminiftration , comme celui des loix la corruption d'une nation. L'induftrie eft entravée par' des loix prohibitives ; 1'é-  fur les Richeffes & le Luxe. 149 da* eft en tour genre préféré au folide, & 1'adminiftrateur femble avoir pour objet 1'encouragement du luxe. Ie commerce des graina eft interdit, & le cultivateur , incertain de la vente, dégouté par le bas prix, négligé Ia culture. Les falaires font infuffifans , les confommations diminuent', & les manufactures des ouvrages groffers, fi utiles , languiffent; Ia mifere devient Ie partage de la claffe Ia plus nombreufe , qui ne confomme que du pain noir , & qui eft couverte de haillons : mais on vend des glacés k 1'étranger, qui furpaffent celles de Venife ; des manufaérures d'ouvrages de luxe frappent les yeux par Ia perfection de l'art & 1'éclat des couleurs. Le nom de Louis &: de Colbert, auteur" de ces magnifiques frivolités , voient aux extrémités du globe. Les mers font couvertes de nos vaiffeaux, & les provinces de 1'intérieur manquent de chemins. Des tréfors immenfesfontprodigués dans 1'Inde pour éta~  2,50 Confidèraüons blir un commerce ruineux, & nos blés ne peuvent circuler dans le royaume; ils n'entrent point en concurrence dans le marché de 1'Europe. On pourroit ajouter que les peuples font furchargés d'impöts , qu'un nombre infini d'offices fans fon&ions , & onéreux au peuple par les privileges, eft créé. Mais ce feroit une injuftice d'attribuer a Colbert les impóts que la magnificence de Louis XIV & fon gout pour la guerre ont rendus néceffaires. Suppofons un inftant que Colbert eüt fuivi Ie régime de Sully , le commerce extérieur auroit été pendant quelque tems moins floriffant; mais celui de 1'intérieur, ft important dans tous les rapports , auroit vivifié toutes les provinces: les récoltes auroient été plus abondantes; & en admettant, pour fixer les idéés , qu'elles n'euflent furpaffé que d'un dixieme les produrs de ces tems, c'eft plus de cent millions en blé dont la richefie nationale auroit été augmentée chaque année.  fur les Rickejfes & le Luxe. 251 les falaires auroient été plus forts , & les confommations en huile , en vins, en toiles, en laines, auroient augmenté dans une immenfe proportion. II eft facile de s'en faire une idéé , en fuppofant les falaires portés au doublé , dans la proportion du prix des blés. Quelle multitude de ventes, d'échanges, quel prodigieux réfultat de richefles, préfente k 1'efprit un nombre de plufieurs millions d'hommes , qui dépenfent d'une maniere utüe & produdive le doublé, ou un tiers feulement en fus de ce qu'ils ont coutume de dépenfer > Ce n'eft point une exagération que de porter a quatre cents millions de plus par année la confommation générale (1). (1 ) II ne faut pas croire que 1'afpedt fous lequel je préfente les chofes foit nouveau; du tems de Louis XIV, & peu de tems après Colbert, 1'auteur du détail de Ia France a écrit que I'époque de la paix des Pyrenées étoit celle de la décadence de la France. Il doit paroitre bien étonaant aux admirateurs de Colbert, que les profufions  2^2, Confidérarions Je continue de fuppofer que Colbert eik été , pendant la longue durée de fon miniftere, animé de 1'efprit de Sully, qu'en feroitil réfulté > Jamais de cherté , jamais de difette, ventes a 1'étranger multipliées, balance de commerce conftamment avantageufe, aifance & bonheur pour la claffe générale, accroiflement de population , de puiffance & de richeffe pour l'état. Louis X ï V auroit moins dépenfé , paree que fon gout pour Ia magnificence n'auroit point été fi vivement ftimulé par les progrès rapides & la perfection de tous les arts. II auroit laiffé moins de dettes, paree que la richeffe générale auroit permis d'augmenter 1'impöt fans accablet les peuples. Tels foat les effets qu'auroit produit le miniftere de Colbert, animé de 1'ef- de Henri III, les guerres civiles , les défordres de la régence de Marie de Médicis, la déprédation de Mazarin , n'aient pas eu des effets auffi funeftes pour 1'état, que les erreurs d'un grand homme.  fur les Rickefes & le Luxe. 2.53 prit de Sully. La poftérité lui auroit donné en éloges durables & mérités, ce que fon fiecle s'eft Mté de lui accorder prématurément , féduit par 1'éclat menfonger de fon adminiftration. Qu'on me pardonne une comparaifon en finiftant le parallele. L'adminiftration de Sully me préfente 1'idée d'une Iumiere douce qui éclaire toutes les parties; celle de Colbert Pimage du fracas brillant d'un feu d'artifice qui laifie dans une profonde obfcurité.  »14 Confidératiotis CHAPITRE XXIII. De la vênalité des charges. Trajan ayant ordonné que ceux qui afpiroient aux dignités , auroient au moins le tiers de leurs biens en fonds de terres; tous ceux qui prétendoient aux charges acheterent a 1'envi, des terres, & leur prix augmenta confidérablement: loi judicieufe , qui veut que pour gouverner la république , on s'intérelfe a la république, qui attefte qu'il n'y a de véritables citoyens que le poffeffeur de terres; c'eft lui feul qui fouffre de tous fes maux , eft aflbcié a tous fes avantages. Les richeffes ont été de tout tems un titre pour être appellé aux honneurs, les archontes étoient choifis dans le nombre des plus riches citoyens. On exige en Angleterre que les membres du parlement  fur les Richeffes & le Luxe. 2.^ aient une propriété, & elle n'eft pas affez confidérable dans les tems aduels. La progreflion des richeffes , l'augmentation des valeurs, exigeroient que l'on fit une nouvelle fixation a la fin de chaque fiecle. Le même efprit a dicté la même loi a Rome & en Angleterre , & toutes chofes égales d'aiileurs , les terres doivent avoir par cette raifon une valeur de plus en Angleterre. La vénalité des charges a produit originairement un grand mal, il a du paroïtre fcandaleux, abfurde dans les premiers tems, qu'on achetat le droit de juger. La politique' Ia plus éclairée ne pouvoit rien diéter de plus avantageux pour les fiecles a venir, que cet ufage fuggeré par Ie befoin, & qui n'a pas été dans Ie moment fans inconvénient. (l) H ny a pIus de venaKté . ^ O) Montefquieu s'exprime d'une maniere conforme è «on fenumenr: « Or, dan, une monarchie, oü quand les  2,^5 Conjldérations fent dans le fait, car on ne peut pas h prix d'argent obtenir un emploi de préférence a celui qui en a moins. Le prix que coütent les charges , n'eft qu'un gage qui garantit, que la fortune du juge le met au-deffus du befoin & de la corruption . qu'il a recu une bonne éducation, qu'il eft affez riche pour fe foutenir avec décence dans un état honorable ; tel étoit le fentiment du cardinal de Richelieu : cette vénalité qui n'en eft donc plus une aujourd'hui, a les mêmes effets que la loi de Trajan , que celle d'Augufte qui fïxoit la fortune que devoit avoir un fénateur, que celle d'Angleterre , elle a produit » charges ne fe vendroient pas par un reglement public, » 1'indigence & 1'avidité des courtifans les vendroient » tout de même,, le hafard donnera de meilleurs fujets 55 que le choix du prince, enfin la maniere de s'avancer » par les richeffes infpire & entrctient 1'induflrie , chofe j> dont cette efpece de gouvernement a grand befoin. » Efprit des Loix, liv. S, chap. i Sous la dynaftie préfente , ce ne font » qu'impöts, que douanes & défenfes; il y » en a fur les montagnes & dans les val« léés, fur les rivieres & fur les mers , fur jj le fel & fur le fer, fur le vin & fur le thé , 95 fur les toiles & fur les foierie's, fur les mar5» chés & fur les paffages, fur les ruilfeaux 55 & fur les ponts. »5 Comme il efl de feffence du defpotifme de communiquer une grande puiffance aux repréfentans du fouverain, il y a nécelfaireanent beaucoup d'abus d'autorité, beaucoup de concuflions, Ie defpote recoit moins en proportion qu'un autre fouverain; mais les peuples payent plus tant qu ils ont de quoi payer , tant que leur nombre ne diminué pas : voila le véritable état des chofes dans un gouvernement defpotique. Comment peut-on mettre en principe,  fur les Richeffes & le Luxe. 307 que celui qui fe joue de Ia vie des hommes ménagera leurs biens ? C'eft Ia foif dévorante des richeffes qui a fait commettre aux defpotes, comme aux particuliers, les plus grandes cruautés. Dans Ie fiecle dernier, les députés du peuple vinrent trouver Ie duc d'Arcoz , viceroi de Naples, pour fe plaindre de I'excès de leurs charges. Nous n'avons plus rien , lui dirent-ils. Eh bien.' répondit le duc d'Arcoz, « vendez 1'honneur de vos femmes » & de vos filles, & apportez m'en le pro»» duit. » Les impöts étoient très-forts dans plufieurs époques du regne de Louis XIV, & ont été prefque toujours en augmentant; il n'eft point de monarque cependant qui ait été plus jaloux de fon autorité. Si de nos jours les tributs font augmentés en Ruffie , ce n'eft point 1'effet d'une plus grande liberté ; le Czar Pierre n'a point reldché les Vz ' -  308 Confidèrations les refibrts du defpotifme , & il a augmenté de plus du doublé les impöts dans fes états. Ces exemples prouvent que ce n'eft pas le plus ou le moins de liberté qui détermine la modération des impöts. La véritable raifon de leur modicité, dans un gouvernement defpotique , eft la dépopulation produite par les exces même du defpotifme; il vient un tems oü tout eft defleché jufques dans la racine, oü la mifere des peuples eft extréme. Le defpote eft alors obligé de s'arrêter ; a force d'avoir abufé , il ne peut plus abufer, fa modération n'eft qu'une impuiflance. II y a d'autres caufes pour Ia Turquie, qui bornent fa richefle , & par conféquent la faculté d'impofer ; la loi de Mahomet défend de prêter de l'argent a intérêt. II en réfulte que 1'or & l'argent fe concentrent ck deviennent ftériles entre les mams de  fur les Richeffes & le Luxe. 309 leurs poffeffeurs. Les richeffes mobüiaires conftituent la fortune des families ; Ia dépenfe eft prife fur Ie capital, ou fur les produits d'une ufure exceihVe, qui eft un principe de ruine rapide pour d'autres families. Le prince ne peut taxer un genre de richeffe inconnu , que la crainte empéche de faire circuler. Comment les fultans pourroient-ils impofer, ils font en quelque forte propriétaires de tout ? D'un autre cóté, 1'ufage eft Ie dominateur fuprême des peuples ignorans. Les eoutumes gouvernent 1'Afie , & les impóts , comme le militaire, la policé, Ia légiftation, reftent dans Ie même état pas la force d'inertie. Cet empire de Turquie , modele unique & mille fois préfenté du defpotifme , comme fi tout gouvernement arbitraire lui reffembloit, eft Ie dernier débris de l'empire Romain. La tirannie , Ia foibleffe, Ie délire des paffions, ont tour-a-tour, pendant mille y 3  31 o Conjidérations ans, travaillé a dépeupler, & arend re ftériles les pays foumis, depuis trois fiecles , a la domination Turque ; lorfque les Turcs ont enfuite envahis ces contrées dévaftées , ils les ont plongées dans 1'ignorance , ils ont fubfiitué une barbarie grofliere a la cruauté raffinée , & ont fait refluer en Europe les arts & Pinduftrie : quel pays lui peut-être comparé ? Entre tous les états defpotiques & ce pays, entre le defpotifme militaire de plufieurs états modernes, le defpotifme légal du Danemarck , le defpotifme féodal du Mogol, celui de la Chine & celui de Turquie , il exifte & doit exifter de grandes différences. L'Angleterre , dans Pefpace de cent ans, a contraóré une dette de fix milliards , qui entraine un intérêt annuel de plus de deux cents millions. Pour les acquitter & payer les dépenfes de l'état , des impöts excefiifs ont été établis & feront augmentés. Quelle  fur les Richeffes & le Luxe. 31 x efl la perfpeétive que préfente dans I'avenir l'état de cette république ? Celle d'une banqueroute , de la dépopulation & de la perte totale de fon induftrie ; Ie defpotifme quï ne connoit point de bornes dans Pabu?"tie fon pouvoir, Ie caprice d'un homme & I'emportement de la multitude , auront produit les mêmes effets. Dans ces circonftances , il fera indifpenfable de diminuer les les tributs en Angleterre; un pays libre fera dans Ia même fituation , a cet égard , que la Turquie. La modération de 1'impót y fera 1'effer des mêmes caufes. Si les impöts ont excédé en Angleterre les proportions naturelies de fon fol , de fa population , ce n'eft point dans le régime républicain qu'il faut chercher la caufe de cet exces ; mais dans fon ambition , dans 1'avidité des richeffes qui s'eft emparée de tous les cceurs. L'Angleterre s'eft ruinée pour acquérir & pour dominer. V4  31 z Conjidérations SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. JVto wtesquieu dit : cc tout ceci mene a " une réflexion. Les répubïiques finiffent par » Ie luxe, & les monarchies par la pauvreté. » II me femble plus jufte de dire : les répubïiques périffent par les richeffes, & les monarchies par le luxe. Voici mes raifons. Les richelfes détruifent 1'égalité néceflaire dans les démocraties, & doivent les amener a 1'ariftocratie par le degré de puiffance qu'elles conferent a quelques citoyens. Le même principe doit faire paffer une république de 1'ariftocratie a la monarchie : c'eft ce qui eft arrivé a Rome, Jules-Céfar a toujours faifi avec ardeur tous les moyens de s'enrichir & d'amaffer des tréfors. C'eft par leur moyen qu'il forgea  fur les Richeffes & le Luxe. 313 'des chaines a fa patrie. L'Efpagne, Ie Portugal, lui fournirent de très-grofTes fommes. II s'empara dans les Gaules des richeffes des temples. Enfin, il prit au capitole trois mille livres pefant d'or. Si Ie gouvernement d'un pays efl dans fon origine ariftocratique, les richeffes éleveront les Plébéiens, & bientót ils forceront les nobles a les Iaiffer entrer en partage des honneurs & de 1'autorité. De-Ia, Ie changement de la conftitution. La rivalité des deux ordres caufera des rroubles, des divifions. Tour-a-tour chacun triomphera, mais toujours aux dépens de ^la chofe commune. C'eft encore ce qui eft arrivé k Rome. Si Ie gouvernement eft mixte, qu'il y ait un chef, les revenus confidérables qui lui feront aflignés, Ie mettront a portée de corrompre les repréfentans de la nobleffe : il finira par être monarque. Le noyau du  314 ConjitUrations pouvoir monarchique une fois formé, doic 7 par couches multipliées, aügmenter chaque jour de volume. Les fuccès & les revers ferviront également a étendre la puiffance du chef.  fur les Richeffes & le Luxe. 315 CHAPITRE XXXI. D'un Chapitre de Montefquieu fur le defpotifme. « C^uand les Sauvages de Ia Louifiane » veulent avoir du fruit, ils coupent 1'arbre » au pied , & cueillent le fruit. Voila le » gouvernement defpotique. » (1) Cette comparaifon a paru brillante, & rendre d'une maniere fenfible les effets du defpotifme. C'eft au fond, la fable de la poule aux ceufs d'or. Montefquieu a fuppofé que Ie defpote abufoit néceflairement, & que, pour multiplier fes jouiflances , il en tariflbit Ia fource. Mais la comparaifon ne peut être jufte, que relativement a 1'impót. Un mo- (1) Efprit des Loix.  316" Conjïdérations nirque , une république ambitieufe, peuvent aggraver le poids des impöts comme un defpote. Celui-ci peut abufer de fon pouvoir, en difpofant de la vie de fes fujets, & ufer, avec une modération éclairée , du pouvoir d'impofer. Les faits viendroient a 1'appui. Montefquieu établit en principe y dans un autre chapitre, que les impöts'font modérés dans les pays defpotiques ,• & plus forts dans les répubïiques. Comment concilier cette affertion avec la définition du defpotifme ? Car on ne peut appliquer qu'a 1'excès de 1'impót la comparaifon ingénieufe , mais peu jufte, des Sauvages de la Louifiane. Qu'un defpote falfe couper mille têtes, que les prifons foient remplies d'innocens, qu'il invente des tourmens nouveaux & rafinés , qu'il trouve, comme Louis XI, de la volupté dans les cris & les gémüTemens  fur les Richeffes & le Luxe. 317 de fes victimes, la terreur régnera dans les efprits; il fera entouré de délateurs, de traitres , de flatteurs; fon nom fera en horreur , mais fon royaume ne fe dépeuplera pas : la fource de fes revenus ne tarira pas par les excès de la tirannie, s'il ne multiplie pas les impóts. Un fouverain, la gloire de fon fiecle par fes talens militaires, par fes fuccès , fon génie, fon goüt pour les arts, fes connoiflances, le plus grand homme enfin depuis Céfar, jouit, par la conftitution de fes états , d'une autorité fans bornes. La plus grande, économie regne dans 1'adminiftration de fes revenus. S'il furvient une grêle, un ouragan dans une province de fes états, fi des eaux débordées couvrent des champs cultivés, il envoie fans retard des fecours proportionnés au mal, & qui font diftribués avec examen & difcernemenr. Le gentilhomme, le propriétaire qui s'oc-  3i8 Confdérations cupe d'améliorer fon bien, veut-il défrichef un terrein inculte , détourner des eaux ftagnantes, qui couvrent des terres fertiles ? C'eft a Fréderic qu'il s'adrefle, pour obtenir les fonds néceftaires a ces travaux intéreftans. Le tréfor du prince eft fa reflburce ; & a quelque fomme que s'éleve une dépenfe utile, 1'efpoir du propriétaire, qui invoque fon fecours , n'eft point trompé. II a bati a fes frais une partie de fa capitale , & il a fourni des fonds pour 1'établiflement d'une banque qui anime le commerce dans fes états. Fréderic eft fans cefle occupé de tous les foins d'un adminiftrateur. Aucun détail n'eft indigne de lui, & on pourroit lui élever, comme a Trajan> un are de triomphe, avec 1'infcription: ProvidentiJJïmo principe ^"^»  fur les Richeffes & le Luxe. 319 CHAPITRE XXXII. Des Loix fomptuaires. c Vj E n'eft que dans un petit état, dont Ie commerce eft borné, oü la culture fait la feule richefie, que les loix fomptuaires peuvent étre utiles. On connoit dans un tel pays la fortune de chacun ; on peut évaluer fes dépenfes : on ne craint point d'enchainer rinduftrie. Le prince tire un avantage de ces loix. ii réprime 1'ambition, contient chacun dans fa clalfe, &, donnant du prix a des marqués extérieures, il fupplée les richeffes par les diftinótions. Les loix fomptuaires feroient, dans un grand empire, deftrudives du commerce & de 1'induftrie. Nul ne voudroit acquérir des richeffes, s'il n'en avoit pas Ia Iibre difpofidoh, s'il ne pouvoit multiplier fes jouif-  32ö Cofijidiratlotts fances. On ne doit mettre dans un te! pays aucune entrave a 1'emploi des fortunes. Les loix fomptuaires peuvent être utiles dans une république, pour empêcher qu'un citoyen opulent n'attire les regards du peuple par fa magnificence , ne forte de 1'égalité, qui, du plus au moins, conftitue le régime républicain. Les Gênois ont fait des loix fomptuaires; ils ont profcrit 1'ufage des étoffes d'or & des diamans, & ils excepterent la maifon Doria de cette loi. Cette diftinction lui fut accordée, par refpeft pour la mémoire du reftaurateur de la liberté. Les loix fomptuaires ont pour objet dans une république, dans un pays pauvre , d'arrêter le luxe dans fa naiffance , & elles ne font pas applicables a un royaume étendu & floriffant, dont elles géneroient 1'induftrie : mais, dans un tel pays, s'il ne convient pas de mettre des obflacles au luxe, effet  fur les Riche fes & le Luxe. 321 effet naturel des richeffes, il efl de Péquité du gouvernement, de faire fupporter des taxes confidérables aux objets du luxe. C'eft un moyen jufle d'accroitre fes revenus, & de faire fupporter aux riches & a ceux que la vanité porte a les imiter, une partie des impöts qui accableroient les campagnes. C'eft en vain qu'on croit trouver quelque juflice dans la répartition des impöts les moins arbitraires de leur nature, & proportionnés aux fortunes. Malgré tant d'écrits, dicfés par le defir du bien public, il femble qu'on n'ait pu encore fentir la différence du poids de 1'impöt fur le riche & Ie pauvre , & indiquer les moyens d'une répartition plus conforme aux facultés & aux befoins. Un dixieme, une capitation la plus juflement établie, enlevent a peu pres a l'homme , jouiffant de cinq cents livres de revenu, foixante livres : c'eft dirner fur fa fubfiflance. Que celui qui jouit de cinquante mille livres de rente paie dans une X  322 Conjidérations aufli jufte proportion ; ce qui n'eft point, a beaucoup pres : quelle extréme différence entre le facrifice de quelques jouiflances d'agrément & celui du néceflaire ! II eft néceflaire que le peuple paie en raifon de fes facultés; mais il eft également jufte que le riche paie en raifon de fon fuperflu. Une importante confldération s'offre encore a celui qui médite fur ces grands objets : c'eft que, lorfque Ie riche paiera dans une jufte proportion, la quotité & le nombre des impóts deviendront bien moins confidérables. Les cris du riche fe feront facilement entendre, tandis que les gémiflemens du peuple font étouffés par la mifere même, qui 1'opprime & qui 1'abat: fa voix languiflante ne parvient que confufément dans cet immenfe lointain oüil eft de la capitale. La fenfibilité n'eft réveillée que par les fignes qui fe.manifeftent autour de nous. Cette mouche , aufli bien organifée que 1'éléphant, qui a un inftind qui lui eft pro-  fur les Richeffes & le Luxe. 323 pre, qui eft, comme tout autre animal, fèn-i fible a la douleur, eft écrafée fans pitié par rhomme le plus humain, tandis qu'il ne pourroit, fans être taxé de cruauté , fans éprouver un fentiment pénible, faire fouffrir un oifeau, un chien, un chat. C'eft en quelque forte la mafte de 1'objet, c'eft la manifeftation des fignes de la douleur, c'eft le fang qui coule , qui excitent la compaffion. Que les pauvres ceffent d'être a nos yeux des fourmis & des mouches, dont les douleurs font muettes par la diftance & féloignement des lieux; que les riches enfin foient impofés dans une jufte proportion a ce qui excede leurs befoins réels, leurs réclamations feront plus fenfibles, plus accueillies, 1'impót fera plus juftement réparti, & deviendra moindre. Si mes intentions, fi mes feminiens confignés dans cet ouvrage, m'obtiennent une confiance qui m'enhardilfe, je publierai des réflexions fur 1'impót, fur les moyens d'une répartition équitable, qui font X 2  ixq. Conjidéradons la fuite de cet ouvrage. Peut-être que vingt années de méditation, que la pratique jointe k la théorie dans 1'adminiftration , me feront indiquer des moyens nouveaux que le génie perfeftionnera. J'aurai affez vécu , fi j'ai pu jeter quelque foible Iumiere dans une route oü 1'efprit de fyftême, Pignorance, la routine & Pintërêt perfonnel , ont égaré depuis fi long-tems.  fur les Richeffes & le Luxe. 31^ CHAPITRE XXXIII. De l'économie dans les Monarchies. L'Économie ne confifte pas dans la moindre dépenfe, mais dans Ia plus utile maniere de dépenfer. La diftribution éclairée-des titres, des dignités, des honneurs , forme la- principale économie des monarchies. Lorfque ces objets de 1'ambition humaine font prodigués , ïls perdent nécefTairement de leur prix , & il eft bien plus difHcile d'y remédier qu'a Ia diflipation des finances. Elle en eft une fuite néceflaire : la prodigalité des honneurs entraine néceflairement 1'autre. Si les titres, les honneurs , font multipliés &c peu recherchés , il faut les fuppléer par des graces pécuniaires, qui feules ont alors de la valeur. *3  3z6 Confidèrations La trop haute élévation des récompenfes en argent diminué du prix des dignités aux yeux des hommes, porté's naturellement a la pareffe, & avides des jouiflances phyfiques. Aflurés d'obtenir une confidération fuffifantc par les richeffes , ils feront peu empreffés d'acquérir des diftincfions en s'expofant a des périls & fe foumettant a des travaux pénibles. Les avantages des honneurs & des bienfaits pécuniaires doivent être balancés avec difcernement. II efl: néceflaire qu'il y ait un équilibre entre ces deux objets d'ambition. Si Ia plus févere économie s'introduifoit fubitement dans une monarchie , il feroit effentiel de ftimuler a 1'inftant même plus vivement le moral, d'attacher un plus grand prix d'opinion aux honneurs. Le fouverain feroit forcé d'être encore plus attentif au mérite , & de remplacer par des paroles , qui auront toujours une grande valeur dans les monarchies, ce qu'il épargneroit en argent» !  fur les Richeffes & le Luxe. 317 Sans cette fage précaution , il n'y auroit plus de mobile & d'impulfion déterminante; chacun attendroit lentement du tems un avancement sur, & ne fongeroit précifément qu'a n'être pas repréhenfible. L'économie eft 1'ordre & la regie. Retrancher, fupprimer , ne demande pas une grande étendue de génie ; mais déterminer le rang d'utilité oü chaque objet doit étre placé dans un grand enfemble , & la dépenfe qu'il y faut appliquer, voila ce qui exige un efprit d'ordre fupéneur & un profond difcernemenr. Trajan femble être celui de tous les fou•verains qui ait poftedé au degré le plus éminent , ces qualités jointes a Ia plus grande activité dans le gouvernement de l'empire le plus étendu qui ait exifté. L'empire fut aggrandi fous Trajan , & cependant le génie de ce prince fuffifoit j nonfeulement aux foins du gouvernement; mais encorea tous les détails de 1'adminiftration. IJ X4  328 Confidèrations n'y avoit pas un aqueduc , une fonraine, des bains , un temple a conftruire, dont on ne lui rendit compte , ainfi que de la dépenfe a laquelle devoient s'élever ces ouvrages & des moyens d'y pourvoir. Les villes s'adreffoient a lui pour avoir des arpenteurs, des nivelleurs , des architeétes , & aucun objet public n'étoit au-deffous de fon attention. On en trouve la preuve dans fes lettres a Püne. .« II efl raifonnable , mon très-cher Püne, « de couvrir d'une voute ce courant d'eau, » dont les exhalaifons font préjudiciables a » la fanté des habitans d'Amaliris. » Examinez fi ce lieu qui vous eft fufpect' »> peut porter 1'ouvrage d'un aqueduc. v On peut fe fervir, pour batir le bain , i» des prufiens de cette maifon tombée en jj ruine. « Vous pouvez , fans fcrupule , tranfpor»» ter Ie temple de Cybele de 1'endroit oü » il eft.  fur les Richeffes & le Luxe. 32.9 » La jonction de ce lac a la mer peut m me tenter , mais il faut prendre garde, jj qu'en 1'y joignant, il ne s'y écoule tout »j entier. j> Je vous enverrai d'ici un niveleur. jj Vous examinerez quel parti on doit jj prendre fur le théatre de Nicée. jj Quant aux habitans de Claudiopolis , jj vous leur ordonnerez ce que vous jugejj rez a propos, fur le bain qu'ils placent jj fi mal. jj ii vous eft venu dans 1'efprit, qu'on 55 pourroit établir une communauté d'arti55 fans a Nicomédie, a 1'exemple de plu55 fieurs autres villes. Mais n'oublions pas 55 que dans cette province les villes ont été 55 fort troublées par ces fortes de commu53 nautés. 35  33 o Confidérations CHAPITRE XXXIV. Des révolutions dans les fortunes» ~l i E changement dans les fortunes eft préjudiciable a l'état; il fuppofe un vice inhérent dans les mceurs., & tel que, livré a fes penchans, fans frein de la part du gouvernement , le citoyen fe porte vers tous les déréglemens de la vanité & de la fenfualité.. Alors, aucun ne confidere fon état & fa condition, n'en conferve 1'efprit. Celui qui efl forcé par le délabrement. de fa fortune, de defcendre du rang oü il étoit, ne regrette que la fortune dont il jouiffoit; celui qui le remplace, n'eft frappé que de 1'opulencealaquelle il eft élevé: on voit perpétuellement les perfonnes fe confondre par I'aviliffement des unes , 1'élévation des autres. Pour que les divers états de la fociété foient conftdéréss  fur les Richeffes & le Luxe. 331 il faut que les families les poffedent un eertain tems , lorfque les nis fuccedent aux peres, frappés de bonne heure des avantages d'un état, ils font flattés de le pofféder, ils fe pénetrent de fes prérogatives & de fon importance : témoins des occupations de leur pere , inftruits de fes fonétions , ils ont, en quelque forte, appris a 1'exercer en naiffant; mais, lorfque le luxe domine, il corrompt tous les états; Ie defir de jouir & d'être diftingué s'empare de tous les efprits; les propriétés palfent perpétuellement de main en main, on change d'état, & chaque état perd 1'efprit qui le doit animer; une feule penfée enveloppe toutes les conditions, celle de Ia richeffe : la fociété femble devenir une affemblée de joueurs attentifs a la fortune, feul principe de leur deftinée, qui va les élever ou les précipiter, les condamner k 1'oubli, ou leur procurer une grande confidération,  33^ Conjidérations Les états doivent avoir, comme l'on voit, une Certaine permanence dans les families, pour que 1'harmonie du tout fubfifte. Par un effet de ce principe , il eft avantageux que les conditions diverfes de la fociété ne fe mêlent pas enfemble par une rrop grande fréquentation ; 1'efprit des unes & des autres s'altéreroit. La robe en France a gardé long-tems fes mceurs, a mené un genre de vie différent de celui des autres clalfes. On la taxe de pédanterie; mais elle perdroit 1'efprit de fon état, fi , par des manieres plus Iégeres, elle ceflbit d'être fufceptible de ce genre de ridicule. II fut fait un réglement du tems de Catherine de Médicis, pour défendre aux confeillers du parlement d'aller au Louvre , attendu , eftil dit, m qu'au milieu des courtifans , ils » font les magiftrats, & qu'ils reviennent » faire les courtifans au milieu des magif» trats. 35  fur les Richeffes & le Luxe. 3 33 Au-deffus de Ia robe, eft cette nobleffe illuftre, qui ne connok de naiffance que celle qui vient des conquérans des Gaules, qui ne confidere d'emplois que ceux qui Fapprochent du prince, ou de 1'ennemi de l'état. Au-deflbus eft Ia finance, dont Ie délire des richeffes s'eft plu a faire un état dans Ia fociété. Placée entre ces deux claffes, dont 1'une dédaigne tout ce qui n'eft pas elle, 1'autre ne prife que^ce qui procure de l'argent, la magiftrature ne peut fe foutenir dans la confidération que niéritent fes importantes fonéïions, qu'en faifant une claffe a part par fon genre de vie, par une certaine apreté de mceurs; enfin, qu'en fuivant les veftiges de Ia fimplicité antique. Mélée avec la haute nobleffe & la finance, le fafte de 1' une 1'humilieroit, le luxe de 1'autre lui infpireroit le dégout de fon état. Si, dans cerraines circonftances, un miniftre aveugle  334 Conjïdérations & corrompu, pour étendre ou foutenir ce qu'il appelleroit 1'autorité, pour étouffer de juftes repréfentations, employoit 1'appat de 1'or, il inrroduiröit la corruption dans 1'afile de Ia vertu & des mceurs, il porteroit un coup mortel a la conftitution; le corps politique feroit gangrené; mais de tels moyens feroient . abfurdes , même dans 1'ordre de l'intérêt; car tous les tréfors de l'état ne fuffiroient pas a 1'avidité. Une fois éveillée, les obftaclesfe multiplieroient; &, pour être' acheté, chacun fe rendroit dirEcile.  fur les Richejfes & le Luxe. 335 CHAPITRE XXXV. Des Fermes & des Régies. Il faut payer a la puiffance publique des contributions. On ne fe chargera point gratuitement du foin d'en faire le recouvrement; ÏI faut, par conféquent, qu'il y ait des prépofés, & qu'il leur foit accordé des rétributions. Si la nature de ces impóts . eft compliquée, fi elle donne lieu a une' multitude de loix, ce fera un grand mal. Une jurifprudence fifcale fera établie , & des citoyens feront foumis a des peines queiquefois capitales, fans avoir troublé 1'ordre de la fociété. Si des droits font percus fur quelques denrées dans certains 'lieux, & ne Ie font pas dans d'autres, le fecours d'une armée fera néceffaire, pour empêcher les verfemens & la fraude.  Confidêrations Ces droits feront-ils affermés > Le juge fera forcé d'être rigoureux; car il aura fans cefle a lutter contre une compagnie puiffante , qui exigera la plus grande févérité pour le maintien des droits deftinésa payer fes avances au gouvernement. Les peines contre ceux qui feront la fraude, feront-elles légeres, on les bravera ; féveres, on les bravera encore, en proportion de 1'avantage qui en reviendra, ou de la mifere qui y excitera. M. Faultrier, intendant du Hainaut, s'exprime ainfi dans un mémoire en \6%6. « On met dans le Hainaut, a deux ans, i) le pouiain a la charrue. Si ce n'eft pour ren» dre fervice, c'eft pour 1'accoutumer, & » fouvent par néceflité , le laboureur ne » pouvant attendre. Le fermier, fur cela, » a prétendu que , quand il a porté une » fois le collier, il eft revêtu du harnois „ de la fervitude ; & comme j'ai plufieurs » lettres de M. Colbert, par lefquelles il » a  fur les Richeffes & le Luxe. 337 » a Ia bonté (1 ) de m'inftruire, que mon » principal devoir étoit d'augmenter tous » les droits du roi, & de donner toute la 1» proteótion qui dépend de moi aux fer» miers, Iefquels prennent ces lettres, dont » ils font porteurs, comme urie condition » de leur bail, & une partie confidérable » du revenu de leur ferme : j'ai prononcé " en faveur de Ia taille, contre 1'age que >> j'avois réglé a trois ans. » Plus bas, en parlant des fermiers : « je » les ai donc laiffé faire, pour m'en tenir » au devoir qu'on m'avoit prefcrit d'y con» tribuer de toute ma force ; ainfi , nulle » grace pour qui que ce foit : c'eft févérité » par-tout, jufqu'aux moindres chofes (2). (I) Quelle bonté.' (i) Les détails contenus dans cette Iettre prouvent démonftrativement les principes qui dirigeoient Colbert, & le tort qu'il a fait a 1'agricukure. Ils feront fentir que ce que j'ai dit de fon adminiltration n'eft point exagéré.  338 Conjidirations r> Comment, dit-il, rétablir le commerce j» au milieu de .toutes ces fervitudes, qui font »> autant de piéges pour les marchands ? jj Dans la domination catholique, il s'en »j faut beaucoup que ces droits s'exercent i» avec autant de févérité. jj Le fermier commenca, en 1679, par ï> fupprimer le taux général. M. Colbert me j> manda qu'il ne convenoit pas au fervice du » roi de tenir ces fortes d'abonnemens avec jj des fujets, n'imprimant pas affez la fou» veraineté. j» En citant ces palfages, je ne puis m'empécher d'obferver que radminiftration , dans les tems aéfuels, a plus de douceur & de modération. C'eft un effet des lumieres du fiecle. Si les droits font régis, les juges libres de fuivreles mouvemens de leur coeur, inclineront a la clémence; les régiflèurs auront peu d'aófivité pour les recouvremens, ils emploier  fur les Richeffes & le Luxe. 339 ront peu de foins & de furveillans contre Ia fraude; les revenus du prince diminueront. Lorfque les revenus font affermés, de grandes fortunes font le prix d'un médiocre travail ; & c'eft un grand mal, en ce que Ie prince n'a qu'une partie de ce que payent les peuples. II eft obligé d'augmenter d'autant plus 1'impót, paree que les fortunes fubites & difproportionnées augmentent l'inégalité & entraïnent Ie luxe. Les befbins de chacun croiffent en proportion, & le gouvernement eft obligé de payer plus cher les hommes & tous les objets de confommation. La foif des richeffes s'empare de toutes les claffes; les diftindions s'aviliffent, & il faut alors tout folder en argent. Si les revenus de l'état font en régie, ils feront moindres; mais le peuple gagnera tout ce que Ie tréfor public aura de moins, & le prince s'accoutumant a voir fes revenus plus foibles, y proportionnera les dépenfes de fon état. Y x  Conjidirations Une régie eft eflentiellement fondée en meilleurs principes; elle eft plus favorable aux peuples, a l'état; elle a quelque chofe de paternel. Sa rigueur peut être modérée fuivant les circonftances. Des loix dures ne font pas arrachées par 1'importunité, ou furprifes avec art au fouverain. Des interprétations fubtiles n'induifent pas les juges en erreur. Tels font les avantages de la régie. Une ferme néanmoins offrira toujours de grands attraits. Des fonds d'avance , un revenu conftant, afluré, payé a des époques fixes, font des avantages réels. La parefle d'un miniftre eft encore favorifée par la ferme. Dès que le bail eft figné , il eft tranquille fur la rentrée des revenus. Sa protedion conftante aflurée au fermier leve toute difficulté. Si des befoins furviennent, il trouve des fecours, il ufe du crédit des fermiers. Ces confidérations font frappantes; cepenr  'furies Richeffes & le Luxe. 341 dant elles ne détruifent pas les avantages d'une régie. Une fage prévoyance , dira-t-on, peut ménager a 1'avance des reflburces pour les circonftances critiques; une furveillance éclairée peut empêcher Ie relaehement des légifièurs. Ces raifons en faveur des régies paroif— fent décifives, n'admettent point de réplique dans 1'ordre phyfique; mais la connoilfance du moral fait fentir qu'on donnera prefque toujours 1'exclufion a Ia régie. Les befoins d'un grand état font trop muhipliés pour qu'il n'ait pas fans cefle recours au crédit. La machine eft trop vafte pour qu'un feul homme en puifle faifir 1'enfemble, & furveiller tous les détails. Une régie demande trop de foins. C'eft ainfi que la plus utile théorie échoue devant la pratique. Ces obfervations me conduifent a croire que , dans l'état des chofes , une ferme eft préférable. C'eft a 1'admmiftrateur a borner J 3  34^ Conjldérations les bénéfïces des fermiers. On en trouvera a un prix médiocre comme a un fupérieur : fefTentiel eft de favoir a combien s'élevent ces bénéfices. Toutes les queftions importantes que préfente cette matiere ne font pas décidées : il en eft deux qui demandent a être éclaircies. Quels font les objets qui doivent eflèntiellement être mis en ferme ? Eft—il avantageux au peuple & au gouvernement de faire une ou plufieurs fermes des revenus de l'état ? La première de ces queftions eft très-fimple a décider.. Les revenus qui exigent une furverllance particuliere, qui ont befoin que l'intérêt perfonnel d'un fermier combatte l'intérêt perfonnel d'un confommateur, font eflentiellement du refibrt d'une ferme. Ceux qui ne demandent, pour être percus, que des rece— veurs ? font de nature a être régis. Si on af-  fur les Richeffes & le Luxe. 343 fermoit cette efpece de produits, ce feroit donner gratuitement des bénéfices confidérables a des agens inutiles ; ce feroit, en pure perte , priver le gouvernement d'une partie de fes revenus. Je palfe a la feconde queftion. Des fermes divifées doivent donner un plus grand produit, paree que chacune des compagnies exploitera fa partie avec une grande rigueur. Cela eft inconteftable. Tout fera dans une plus grande tenfion ; le peuple fouffrira d'une perception plus rigoureufe. Voila ce qu'on peut objecter a cette diftribution de revenus en plufieurs fermes» Une grande adminiftration opere avec plus d'indulgence , fe rapproche de Ia régie en quelque forte. Ses membres móins nombreux font plus riches , plus connus dans Ia fociété, plus diffipés , & tout cela eft au profit du peuple. Ils font, par toutes ces raifons, plus acceflibles a la compaflion, moins avides. Ils Y 4  344 Confidèrations font portés a préférer la confidération a de petits profits, achetés par une rigueur qui les rendroit odieux. Des hommes plus obfcurs , qui ont leurs fortunes a faire , qui ne connokront que le travail & les profits qui en font le falaire , qui n'auront qu'une partie a exploiter , tacheront d'en exprimer toute la valeur. La fociété ne fera pas un frein pour eux; ils y feront inconnus, & mettront plus de prix a quelques bénéfices qu'au vain fuffrage du monde. Tous les refforts entre leurs mains feront tendus a 1'excès. II faut encore obfer— ver, a 1'avantage de la réunion de plufieurs branches de revenus en une ferme , que les bénéfices d'une partie compenfent les pertes de 1'autre , & que le gouvernement eft moins expofé a des demandes en indemnités. Si une régie eft plus douce qu'une ferme , on peut affurer qu'une ferme confidérable eft moins rigoureufe que ne le feroient des fermes multipliées.  furies Richeffes & Le Luxe. 345 CHAPITRE XXXVI. Des Financiers. T 1L y a eu autrefois des traitans, des partifans; I'avidité, la dureté, caraétérifoient cette claffe d'hommes : Ie gouvernement , qui accueilloit leurs projets, qui excitoit leur induftrie oppreflive, étoit aufli vicieux qu'il étoit ignorant des véritables intéréts de l'état. Dans ces tems , on imaginoit un droit , dont Ie rapport étoit incertain, inconnu , & Ie miniftre en mettoit la perception en parti. Les bénéfices furpaffoient prefque toujours infiniment Ie prix qui en étoit donné, & de-Ia s'élevoient des fortunes immenfes , rapides, fcandaleufes. L'indignation publique en pourfuivoit les poffeffeurs; &3 de tems en tems, a 1'exemple du grand feigneur, qui confifque les biens d'un pacha, le gouvernement éta-  34^ Confidérations bliflbit des chambres de juftice, qu'il regardoit comme une reflburce. Les plus riches trouvoient a prix d'argent les moyens de fe fouftraire aux pourfuites ; ils faifoient 1'aban- don d'une partie de leurs biens a des femmes, * a des courtifans, pour conferver Ie refte. L'orage tomboit entiérement fur les moins fortunes & les moins intrigans, & le prince retiroit peu de profit de ce tribunal d'injuftice, puifqu'il étoit deftiné a anéantir les effets d'engagemens folemnellement pris. A fnefure que 1'adminiftration s'eft perfeétionnée , que les produits des diverfes branches du revenu public ont été mieux connus , que les befoins moins preflans ont permis de plus fages combinaifons; enfin , quand on a eu abufé a 1'excès des reflburces qui confiftoient dans ce qu'on appelloit des affaires, les traitans, les partifans, ont difparu. Les chofes ont changé. L'adminiftration efl: devenue une fcience . dont les principes font  fur les Rkhejfes & le Luxe. 347 plus connus. Les différentes branches du revenu public , exploitées depuis long - tems, préfentent des réfultats a peu prés certains. La quantité des fortunes difponibles en argent, en effets, met dans les mains d'un grand nombre des moyens de s'intéreffer aux affaires publiques, & forme une concurrence de capitaliftes utiles aux intéréts de l'état. Les affaires ne font plus concentrées dans un aufli petit cercle de gens, enrichis par des ufures publiques , qui faifoient la loi dans des tems difficiles. Les financiers ont fuccédé aux traitans , aux partifans, qui fortoient de lafange pour habiter des palais. Les citoyens , que 1'exemple de leur pere , leur génie, les circonftances , appellent aux emplois de la finance, les poffedent comme l'on exerce une charge dans la magiftrature , un emploi militaire. Beaucoup parmi eux font alliés a de grandes families; beaucoup auroient pu fe diftinguer dans une autre carrière: prefque tous ont recu  348 Confidérations une éducation foignée. Les objets de leur recette font connus , & peuvent être appréciés avec exaftitude. Ce n'eft donc point 1'avidité des financiers des tems actuels qui eft nuifible aux peuples , ni la rigueur de leur exploitation. On ne pourroit accufer que 1'impéritie & 1'ignorance des miniftres des gains trop confidérables que feroit la finance. Enfin, Ie crédit public, cet art utile , ingénieux , brillant & dangereux d'attirer les capitaux au tréfor public , a mis encore des bornes aux fecours , & par conféquent aux profits de la finance.  fur les Richeffes & le Luxe. 349 CHAPITRE XXXVII. Des profits de la finance. L'auteur, aufli exad qu'éclairé, des recherches fur les finances, voulant rendre fenfible 1'excès des fortunes financieres , a fait une évaluation des bénéfices & profits des fermiers -généraux, receveurs , tréforiers, & de tous ceux qui ont participéaux affaires de finances depuis 1726 jufqu'en 1754. Ils s'élevent, d'après fes calculs , a onze cents trente-deux millions, dans un efpace de vingt-huït années ; & cette fomme doit être fuppofée avoir été, fuivant cet auteur, répartie fur un nombre de huit cents individus. Plufieurs miniftres, frappés du fcandale de ces fortunes, ont diminué fucceftivement les bénéfices de la finance; &, depuis quel-  Conjldérations ques années, les baux & marchés qu'on a faits, ont été moins difpendieux pour l'état. On peut fuppofer, en conféquence, que depuis 1754 jufqu'en 1776 (1), le produit des bénéfices de tout genre n'a monté qu'aux deux tiers environ des profits antécédens ; ainfi, la totalité des bénéfices de la finance en France, pendant cinquante année?, compofe la fomme de dix-fept cents dix-neuf millions a-peu-près : comme les fous-fermes, qui comprenoient une multitude d'intéreffés , furent réunies aux fermes générales, on peut porter a quatorze cents feulement, le nombre de ceux qui ont participé, pendant un demi fiecle , aux profits des grandes places (1) On a pris I'époque de 1776, paree que c'eft a-peuprès dans ce tems que ce chapitre a été écrit. On obfervera que depuis, un feul bail a produit quarante-huit millions de bénéfice a foixante individus, fans compter dix-huit millions a-peu-près répartis dans Ie cours de fix années en émolumens öc intéréts a dix pour cent.  fur les Richeffes & le Luxe. ^ i 'de la finance j dix-fept cents dix-neuf millions étant répartis fur ce nombre , formenr, pour chacune des quatorze cents perfonnes , un capital d'un million deux cents vingt-fept mille huit cents quatre-vingt-cinq livres. Le numéraire circulant, s'eft accru confidérablement pendant Ie même tems ; on 1'évalue a deux mffiiafds a I'époque aétuelle : en divifant en cinquante années la fomme de dix-fept cents dix-neuf millions, Ie réfultat eft que chaque année, un petit nombre d'individus a partagé la cinquantieme, & enfuite la foixantieme partie de toute Ia richeffe nationale. Chaque province a contribué environ d'un million de fon numéraire a cette étonnante profufion. Qu'on juge du luxe qu'elle a dü produire dans Ia capitale, du defféchement qu'elle a caufé dans les provinces. Dans le nombre des quatorze cents perfon^  3^2, Confidérations nes appellées a ces partages, on peut établir ainfi 1'échelle de quelques fortunes. Deux de trente-trois millions (i),ci 6ó,ooo,ooo Trois de dix millions, ci. 30,000,000 Cinq de huit millions, ci. 40,000,000 Cinquante depuis trois jufqu'a fix millions, & 1'un portant 1'autre quatre millions, ci 100,000^000 336,000,000 Voila, dans un nombre de foixante perfonnes , trois cents trente-fix millions de raffemblés. Les auteurs qui ont le plus déclamé contre les profits de la finance, n'ont peut-être (1) Samuel Bernard & M. de Montmartel, en comparant ainiïque pour les autres, ce qu'ils ont confomméou laiffé a leurs héritiers. jamais  fur les Richeffes & le Luxe. 353 jamais>imaginéqu'ils puffent s'élever a la (omme immenfe que préfente ce tableau. La rapidité des fortunes financieres, acquifes fans travail, fcandalife Ie peuple, choque les grands, corrompt les moeurs, fair naitre le dégout, éteint 1'émulation. Comment peut-on s'occuper des moyens lents d'une fortune pénible , lorfque 1'imagination eft frappée du fpecfacle d'une fortune immenfe, acquife fans travail. Les Efpagnols qui arrivoient au Pérou & au Mexique , dans les premiers tems qui fuivirent la découverte de ces contrées, ne pouvoient fe réfoudre a cultiver les terreins les plus produclifs. Abattre des bois, défricher, planter, étoient des opérations fatïgantes ; le fuccès étoit certain , mais médiocre , mais éloigné : leur unique occupation étoit de découvrir des mines , d'arracher Por des mains des Péruviens, de dépouiller leurs temples. L'or feul enivroit leur imagination, Z  3^4 Conjidéraüons paree qu'il pouvoit feul, en un jour, les égaler aux plus riches de leur nation. Tel eft 1'effet qu'éprouvent les citoyens de la capitale, a 1'afpect des fortunes rapides de la finance.  fur les Richefes & le Luxe. 355 CHAPITRE XXXVIII. Dialogue entre M. de Scmblancay, furintendant des finances de Francois Ier, £ l'abbé Terray , contrólèur-gênéral. SeMBLANCA'Y". J'ai éré pendu , comme je viens de vous Ie raconter, quoique retiré depuis long-tems des affaires, & très-innocent. II n'y a dans le monde, M. l'abbé, qu'heur & malheur. L'abbé Terray. Je fins' furpris qu'il ne vous ait point été facile de démontrer votre innoCence, paree que Padminiffration de votre tems étoit fl fimple , vos revenus fi foibies , que I'emploi étoit aifé a jufiifier. De mon tems , tout étoit tellement compliqué, Ia recette & Ia dépenfe fi confidérables, que ce n'étoit pas * 1 x  Conjidérations une petite affaire de connoïtre au jufte 1'une & 1'autre. Ma place étoit enfin bien plus difficile & plus importante. Semblancay. Je crois bien , d'après ce que j'ai entendu 'dire a plufieurs miniftres des finances, que j'ai vu arriver ici depuis deux cents ans , que les refforts de la machine font plus nombreux, qu'il y a plus de confufion. Mais fi votre place étoit plus difficile, ce n'eft pas que vous euffiez de plus grands objets a connokre, de plus grandes queftions a traiter : c'eft que vous vous êtes écarté des bons principes qui font Kippies * de votre tems comme du mien. Favorifer la population & la reprodudion , établir un jufte équüibre entre la recette & la dépenfe, voila le but que doit fe propofer un fouverain & fon miniftre. L'abbé T e r r a y. Cela eft vrai. Mais croyez-vous qu'il y  fur les Richeffes & le Luxe. 357 ait une comparaifon a faire entre i'intendant d'un prince & Ie miniftre d'un roi? non certainement. Or je penfe que Ia diftance eft égale entre un furintendant de Francois Iexi & Ie controleur - général des finances de Louis XV. Le but de 1'adminiftrateur eft le même, mais Ia multiplicité des affaires, l'immenfité des détails, rendent la charge de celui - ci plus pefante. Je vais vous le prouver. Combien aviez-vous de votre tems de revenu a percevoir ? Semblancay. A-peu-près feize millions. L'abbé T e r r a y: Eh bien, pouvez-vous comparer ce revenu avec celui de Louis XV, qui s'élevoit a-peuprès a trois cents foixante-fix millions ? Semblancay. Mais comment fe fait-il qu'avec une richeffe , en apparence fi fupérieure , tous les * z 3  4^8 Conjldératlons miniftres des finances, qui, deplus un fiecle, font arrivés ici, aient afluré qu'on étoit au moment d'une banqueroute ? II faut que l'état foit perpétuellement endetté ; que , malgré fes revenus impofans, il éprouve de grandes détrefies. II femble , fuivant vos prédécelfeurs, que toute la profpérité d'un grand royaume ait réfidé dans leur intelligence & leurs expédiens. La fcience de Fadminiftration , qui a fait de fi grands progrès, dit-on, ne feroit-elle au fond que l'art de féduire & de tromper? Chaque miniftre des finances femble être un légiflateur qui fait a fon gré un code nouveau, qui change tout, qui éleve, détruït fuivant fes caprices. II démontre dans des préambules, plus ou moins éloquens , que fes prédéceffeurs fe font -trompés, que lui feul eft dans la bonne voie. Tout eft enchainé par Pun a dos régiemens féveres & multipliés; tout eft libre par la volonté de 1'autre. Tant d'incertitudes  fur les Richeffes & le Luxe. 359 & de variations prouvent que vous n'ètes pas encore aux élémens.d'une bonne adminiftration. L'abondance des récoltes, qui fait la richeffe des particuliers , devroit feule opérer celle du gouvernement; car enfin, c'eft des produóKons de la terre que fe forme le revenu des états; c'eft au moyen de ces produdions qu'il échange, que fon commerce eft floriffant. L'abbé T e r r a y. Vous n'étes pas a portée d'avoir une idéé jufte fur 1'adminiftration acmelle. Elle réfide prefque toute entiere dans 1'habileté d'un miniftre, paree que Ie crédit eft la mefure de la profpérité d'un empire. Semblancay. Le crédit! ce mot n'étoit connu de mon tems , que parmi les négocians. Je concois bien que le crédit eft néceflaire a un marchand qui achete & qui ne doit vendre que Z 4  $6o Confidérauons dans plufieurs mois , a un particulier qui fait une . entreprife, dont les dépenfes font grandes , & les profits éloignés. II n'en eft pas de même d'un état. En tems de guerre , il peut être embarrafie; mais le befoin eft paffager. II faut bien emprunter , fi Ia Charge ordinaire eft trop forte. C'eft déja un vice. Si les peuples n'étoient pas furchargés , il feroit préférable d'impofer. Un tel effort, s'il n'eft pas trop répété, & que le fouverain n'ait pas la manie de Ia guerre , ne doit pas laiffer de tracé durable. C'eft d'une adminiftration fage pendant la paix , que nait la faculté de contribuer aux charges extraordinaires. Quand il falJut payer la raneon de Francois premier ( i ) , les peuples fe cottiferent & il n'y eut bientót ( i) La rancon de Francois Ier étoit de deux millions d'écus d'or, qui font a-peu-près vingt millions de notre monnoie.  fur les Richeffes & le Luxe. 361 de fouvenir de cet effort, que dans Pame fenfible & généreufe du fouverain. Ces crifes ne font qu'accidentelles. Un état, comme un particulier, qui dépenfe annuellement fur fon crédit, doit fe ruiner. De même qu'un I négociant rufé, aótif., fait multiplier fes emprunts avec art, en impofer pendant un longtems a fes créanciers , de même un miniftre inventif, fécond en expédiens, pourra fans doute vivre d'induftrie: le vice intérieur s'accrokra fans cefle. Je vous demande pardon de mon ignorance ; je ne puis avoir d'autres idéés. Le crédit a été défini 1'ufage des moyens d'autrui. Ce n'eft point être riche , que d'y avoir fans ceffe recours, & je ne ferois pas éloigné de croire que mon maitre étoit fonciérement plus riche & plus puiflant que le votre , ce qui eft Ia même chofe. L'abbé T e r r a y. Vous avez certainement été obligé de  Confidirarions recourir a des éxpédiens, dans le cours de votre adminiftrarion , comme on fait de nos jours. On fait que Francois premier a donné 1'exemple des emprunts a rentes conftituées. Semblancay. J'ai emprunté , certainement, paree que je me fuis trouvé dans des circonftances critiques, &Ia plupart du tems fur mon propre crédit. Fai adminiffré pendanr la jeunelfe d'un roi, qui fe livroit avec emportement a fes plaifirs, qui avoit en méme tems la guerre a foutenir. Les charges des peuples augmenterent beaucoup & exciterent fouvent les fages remontrances du parlement de Paris , que le roi a toujours accueillies, malgré la haine du chancelier du Prat pour cette compagnie, oppofée a fes principes defpotiques. Jeneblame donc point un miniftre qui fait des emprunts ; mais je défapprouve que pendant un fiecle entier on emprunte.  fur les Richeffes & le Luxe. 36J L'abbé T e r a y. II ne faut pas favoir gré aux anciens , s'ils n'ont pas ufé de leur crédit ; ils n'en avoient pas : & d'ailleurs , dans les tems reculés, I'ufage du crédit auroit été deftructeur, même fous Henri IV, qui n'eft pas fort éloigné. En voici la raifon. L'argent étant rare , la circulation peu animée , l'intérêt étoit confidérable. On payóit douze pour cent, & de nos jours quatre & demi feulemenr. On peut donc emprunter trois fois davantage , paree que c'eft par l'intérêt feul que fe calcuie la dette, & non par Ie capital. Sembiancay. Je conviens avec vous, que fi l'on avoit eu ces refiburces de mon tems , on en auroit abufé ; mais je fuis bien loin de penfer que la facilité d'endetter un état foit un avantage, même lorfque l'intérêt eft a un prix  •^61% Conjldèrdtions médiocre. Cette gangrene, fi elle augmente fans cefle, ne doit - elle pas miner a la longue les forces des pays les plus flo-* riflans l Vous dites vous-méme que , dans les gouvernemens modernes , on ne doit pas faire attention au capital de la dette: on ne compte donc jamais rembourfer. La facilité d'emprunter fera accumuler fans cefle de nouveaux intéréts. II eft évident que le crédit & Pabus qui en eft fi voifin, font un principe de ruine certain, pour une nation jj dans un tems donné. L'abbé T E R R A y. Vous ne blameriez pas ainfi les reflburces du crédit, fi vous connoifliez PAngleterre. Sa dette eft immenfe & plus forte d'un tiers, que celle de la France, a ce que j'entends dire. Elle doit, a ce que m'ont afluré quelques nouveaux venus , prés de cinq milliards en ce moment. Si la France devoit, com-  fur les Richeffes tj le Luxe. 36*^ parativement a 1'Angleterre , en proportion de fon numéraire & de fa population, fa dette s'éleveroit environ a quinze milliards. Semblancay. Voudriez-vous être miniftre des finances, a I'époque oü exifteroit une pareille dette > l'abbé Te r r a y. Pourquoi pas ? je ne défefpérerois pas de trouver des reflburces. Semblancay. Les difficultés naiffent du fond des chofes , mais fouvent aufti des principes qui nous animent, & qui nous rendent plus fcrupuleux fur le choix des moyens. J'en ai fait 1'expérience, & je fais combien il m'en a coüté de peines pour foutenir le fardeau de Ia fur-intendance, dans un tems oü Francois premier prodiguoit les tréfors de l'état a fes  366 Conjldérations favoris , oü j'avois a fatisfaire 1'avidité de fa mere. L'abbé T e r r a y. Vous auriez donc été bien embarraffé a ma place. Quand je fus nommé contróleurgénéral, Ie revenu étoit au-deffous de Ia dépenfe , de plus de foixante - quinze millions ; on ne vouloit ni faire banqueroute , ni diminuer la dépenfe , ni impofer. Qu'auriez-vous fait? Semblan 9 ay. J'aurois quitté. L'abbé T e r r a y. J'ai été plus courageux; je fuis reflé : je me fuis facrifïé. J'ai ajouté des fix fois pour livre , diminué des arrérages, établi de nouveaux droits, forcé fecrettement la perception des vingtiemes. Enfin , je fuis venu a bout de rétablir peu-a-peu 1'équi-  fur les Richeffes & le Luxe. 367 libre. On ne m'a pas rendu juftice ; j'ai été odieux. SEMBLANCAY. Je vois que vous avez fait a-peu-près tout ce qui vous étoit interdit : vous avez impofé, fait banqueroute, tout, excepté de diminuer Ia dépenfe. Impofer, fupprimer, voila vos moyens. Ils font fi fimples qu'ils ont dü venïr dans 1'efprit de tous vos prédéceffeurs. S'ils s'y font refufés, ce n'a pu étre que par fcrupule. Vous n'avez donc eu que 1'audace de plus que le miniftre le moins éclairé. L'abbé T e r r a y. Vous étes , a ce que je vois, pfévenu contre moi. Sembiancay. Je rends juftice k vos talens. Vous aviez, a ce que j'ai entendu dire , une grande faga-  ^^g Confidérations cité qui vous élancoit aufli-tót vers Ie point décifif d'une affaire; beaucoup de netteté , de jufteffe dans 1'efprit, de la fermeté dans le caradere; enfin, vous aviez le génie des affaires. Mais on attaque vos principes, on bldme votre indifférence pour le bien , votre mépris pour 1'opinion publique. L'abbé T e r r a y. Je vais vous parler avec fincérité. Je fens que ce n'eft pas fans raifon que le public m'a jugé défavorablement : j'ai aggravé par mes difcours , ce que mes opérations avoient de rigoureux. Je n'ai fongé qu'au fonds des affaires , a ce que les circonftances exigeoient impérieufement. J'ai rendu de grands fervices , j'ai débrouillé un chaos effrayant, & j'ai été haï de la nation. Eh bien ! M. de Semblaneay, écoutez une'grande vérité. Pour être admiré, aimé, il ne m'a manqué qu'un vice , 1'hypocrifte. Si j'avois joué la fenfibilité,  'fur les Riche fes & le Luxe. $6<) lité , fi j'avois écrit, débité des phrafes pathétiques, fi j'avois eu toujours a la bouche les mots de bienfaifance, d'humaniré. Semblancay. Le mal que vous avez fait n'eft-il pas réel ? L'abbé T e r r a y. Celui que j'ai épargné étoit cent fois audeffus, & la plupart des avantages qu'on obtiendra par les fuites, découleront néceffairement de mes opérations fi décriées : ce font elles qui faciliteront le bien. Que feroit - il arrivé fi je n'eulfe employé que des palliatifs? Les embarras fe feroient multipliés a 1'infini, la détreffe oü l'on auroit été plongé, feroit parvenue au point de ne laiifer d'autre reffource qu'une banqueroute générale. II ne faut pas perdre de vue qu'il y avoit, a mon entrée au miniftere, un déficit annuel de foixantequinze millions. Un homme du monde , entendant dire que mon fucceflèur décrioir mon Aa  2yo Confdérations adminiftration , difoit: Si l'abbé Terray a Ji mal fait , pourquoi fon fucceffeur ne nous rend-t-ilpas ce qu'il nous a otê? Ce raifonnement étoit fort jufte ; mais, en me blamant, on profitoit des améliorations que j'avois faites, de l'augmentation des revenus qui perniettoit de fuivre un régime doux & facile. Semblancay. Je crois que vous pouvez avoir raifon a cet égard , & que les difcours nuifent plus aux hommes que leurs aclions , que c'eft a leurs manieres feules qu'ils doivent fouvent lahaine ou Ia faveur publique. Mais enfin avez-vous fuivi dans vos opérations les principes de la juftice ? L'abbé Terray. II ne s'agit pas de morale. En matiere d'état , il n'y a qu'une loi fuprême : celle de Ia néceflité. Les moyens que j'ai employés vous paroiflent fimples; mais le mérite con-  fur les Riche fes & le Luxe. 37 x Me dans Ie choix, dans 1'adreffe a s'en fervir. Faire banqueroute eft une chofe odieufe; aufli ne I'ai-je pas faite. On ne fe fert d'une telle expreflïon que pour défigner une fuppreflion générale ; mais depetites diminutions partielles dans les capitaüx ou les arrérages , quoique cela revienne au fond au même , ne font pas vues du même oeil. Tout confifte dans 1'habileté. Par exemple, je n'auroir, pas pü impofer denouvelles retenües furcertaines rentes. Qu'ai-je fait ? Jai déterminé a rendre une déclaration , par iaquelle il étoit dit qu'on ne feroit plus de fonds que pour les quatorze quinziemes. S E M B t A N 9 A Y. Les Juifs de mon tems rognoient les efpeces : peu-a-peu une piece d'or ou d'argent, qui avoit paffe dans Ia main de plufieurs^ n'avoit que la moitié de fa valeur. C'eft, il me femble, exadement ce que vous avez fait; ' * Aa 27  3 rj i Conjidtrations L'abbé T e r r a y. On a fait banqueroute de tout tems, d'une maniere ou d'une autre, depuis que les hommes vivent en fociété. Je me fouviens, lorfque j'étudiois en droit, d'avoir lu dans 1'hiftoire romaine, que les Romains avoient hauffé leur monnoie pour mettre les débiteurs en état de payer leurs dettes avec un cinquieme ou fixieme de valeur réelle; que dans plufieurs époques on avoit proniulgué de nouvelles tables pour le même objet, Semblancay. , Ces loix qu'exigeoit la dureté des riches envers le peuple, ne tomboient que fur les citoyens opulens, qui avoient déja été payés en partie par des intéréts ufuraires; & c'étoit une politique qui ramenoit vivement les chofes a 1'égalité , diminuoit du pouvoir des riches. II n'eft qu'un feul exemple que la république ait manqué a fes engagemens, ce  fur les Richeffes & le Luxe. 373 fut pendant la feconde guerre punique. Elle réduifit fes dettes a moitié pour pouvoir foutenir la guerre, & ce fut du confentement du peuple qui en fentoit Ia néceflité. C'étoit un facrifice que chacun faifoit a la chofe publique. L'abbé Terray. Les fouverains autrefois n'altéroient-il pas le titre de la monnoie? N'eft-ce pas une véritable banqueroute? Semblancay. J'en conviens; mais ces fauffes opérations ne procuroient qu'un avantage illufoire. De tels abus de 1'autorité ne peuvent pas être réduits en fyftême. N'ayant point été obligé de recourir a .des expédiens pareils a ceux que vous avez employés , je fuis tenté de croire, comme je vous 1'ai dit, que Fran- * Aa 3  374 Confidérations eois I** qui vivoit avec fplendeur de fes reve-ï nus, compofés de fes domaines & d'impoft-tions peu onéreufes, qui ne devoit rien, étoit plus riche que Louis XIV , que Louis XV, malgré 1'étalage faftueux de tous vos millions. Mon makre étoit le plus magnifique fouverain de fon tems; il a bati le Havre-de-Grace, leschateaux de Madrid, de Villers-Cotterets, de Folembray, de Chambors , embelli & augmenté le chateau, de Saint-Germain & celui de Fontainebleau ; il a trouvé l'état endetté a fon avénement au tröne de dix-huit cents mille livres, & il a éprouvé de grands défaftres , & fait Ia guerre pendant une grande partie de fon regne. Malgré fes prodigieufes dépenfes en tout genre, il ne s'eft pas trouvé dans des détrefies aufti grandes que les rois qui lui ont fuccédé. Je fais que la découverte du nouveau monde a inondé 1'Europe de métaux. En eft-elle plus riche? Les états  fur les Richeffes & le Luxe; 375 qui la compofent plus puiflans ? C'eft ce que je ne crois pas. Les métaux ne conftituent pas la richefie. L'abbé Terray, Je concois fur quoi vous vous appuyez pour avancer que Francois Ier étoit plus riche que Louis XV. Vous allez fans doure faire la comparaifon du prix du mare de vatre tems & du miem S EMBEAN9AY. Ce n'eft pas le feul moyen que j'auraï pour établir mon opinion. Mais cette comparaifon formera une des principales bafes de mes calculs; le prix commun du mare étoit de treize livres fix fois dix deniers pendant le regne de Fran9ois Ier, & de cinquante-quatre livres fous le regne de Louk XV. Les feize millions de Fran9ois Ier étoient ? Aa 4  376 Confidérations donc égaux a foixante-quatre millions & plus. L'abbé T e r r a y. J'en conviens ; mais d'après votre calcul même, il réfulte que la richeffe de Louis XV étoit a celle de Francois Ier, comme >$ Semblancay. II eft une obfervation importante a faire avant d'établir nos calculs. Louis XV avoit de plus que Francois premier, 1'Alface , la Lorraine, 'la Franche-Comté , la Flandre , le Hainaut & des Colonies. En ftjppofant que le revenu de ces diverfes poffeffions forme le fixieme des revenus aduels , Ia proportion de ceux de Louis XV avec Francois premier n'eft plus que comme 4 \ a 1; mais j'aurois un avantage confidérable a faire valoir : c'eft que de mon tems, relativement a fon étendue} le royau-  fur les Richeffes & le Luxe. 377 me devoit érre plus peuple , que 1'habitant des campagnes étoit plus aifé. Vous en conviendrez, fi vous faites réflexion , que les grands feigneurs, les riches propriétaires vivoient dans leurs terres , fous Francois premier , & quelques-uns de fes fucceffeurs. Chacun d'eux formoit autour de lui une fphcre d'acrivité & d'aifance pour fes vaffaux. Les villes étoient moins peuplées, les campagnes I'étoient davantage. Plus de gens avoient le néceflaire dans les campagnes, & il y en avoit moins qui euffent du fuperflu dans les villes. Le luxe étant moindre , prefque toutes les dépenfes retournoient de proche en proche au cultivatcur. II n'exifle pas aujourd'hui, d'après ce que j'entends dire, la centieme partie des chateaux, des manoirs nobles qui étoiënt habités de mon tems. Vos villes enfin, font rempiies de mendians. Je vais pourfuivre I'examen des rapports entre les revenus des deux fouverains, & je  378 Confidératlotis commenceraï par vous faire une queftionj A quoi fert l'argent? L'abbé Terray. APéchanger contre tout ce qui eft néceflaire óu agréable. Semblancay. Contre des produdions ou des ouvrages, Tout vient du travail des hommes. II en réfulte, que du moment qu'on a de quoi nourrir des hommes, on a tout ce qui eft néceffaire pour fe procurer ce qu'on defire % puifqu'on peut les employer a fon gré. L'Abbé Terray. Je n'ai jamais douté de cette vérité^ Semblancay. Si j'en crois plufieurs perfonnes qui font inftruites, & qui m'ont parlé de vous, vous avez plus fongé a l'argent qu'a toute autre phofe, & vous étiez content, dit-on, quand;  fur les Richeffes & le Luxe: 379 on vous préfentoit, fur des états a colonnes, des accroiïTemens de revenus, aux dépens de la production , qui ne pouvoient durer que quelques années, & qui ne rendoient gueres le fouverain plus riche, puifqu'étant celui qui dépenfe le plus de fon royaume , & Pimpót augmentant Ia denrée & le travail, il payoit tout plus cher. Ce n'eft pas le feul incon,vénient. Si les droits percus, fi les formalités gênantes du fifc augmentent le prix des chofes, vous vendrez moins a 1'étranger, & il vendra chez vous. L'abbé Terray. 1} y a un remede connu a Pinconvénient dont vous parlez ; c'eft de prohiber les denrées & ouvrages qui viennent de chez j$, tranger, SElVfBtANCAY, Je ne crois pas cette politique excellente, & je fuis perfuadé qu'il viendra un tems oü3  380 Confidcrations pour Pavantage commun, tous les ports feront ouverts ; car Pinduftrie doit être refpectivement étouffée par le régime exclufif que toutes les nations commercantes ad op tent. L'abbé T e r r a y. Vous étes pour une liberté indéftnie , a ce que je vois. Vous avez fans doute converfé avec des vifionaires , qu'on appelle économiftes , qui voudroient renvoyer tout le monde a la charrue , qui ne parient que de bied , de farïne, de propriété , de liberté. Semblancay. De mon tems , on n'étoit point gaté par Pillufion des métaux qui a enivré les efprits depuis le regne de Francois Ier. On penfoit & on fe conduifoit dans la pratique d'une maniere conforme , a - peu - pres , aux principes de ceux. que vous appellez économiiles. C'eft de ces principes que je partirai,  fur les Richeffes & le Luxe. 381 pour vous prouver la richeffe fupérieure de l'état j dans le fiecle oü j'ai vécu. Vous êtes convenu avec moi que lorfqu'on avoit de quoi nourrir une plus grande quantité d'hommes , on étoit plus riche. II faut, pour développer mon opinion, que vous me difiez combien valoit Ie bied de votre tems. L'abbé Terray. Dans les dix dernieres années, Ie prix commun étoit a vingt-trois livres, & les économiftes étoient charmés de ce haut prix. Je n'en étois pas fiché, paree que, par ce moyen , on payoit facilement les impóts qui étoient affez forts. Semblancay. De mon tems ( 1 ) , le feptier de bied valoit, prix commun , trente-un fois fix den. L'argent étoit a treize liv. fix fois dix den. (O Depuis jufqu'en i$%6.  3t% Cohfidérations' prix commun le mare. Voiïa ce que j'ai vii pendant les premières années du regne de Francois ler. On avoit, par conféquent ,huit feptiers pour un mare, & fous Louis XV,le feptier étant a vingt-trois livres, le mare a cinquante-quatre liv. vous n'aviez que deux feptiers & un tiers pour une quantité égale. D'oü je conclus que Francois ler pouvoit faire travailler environ cinq fois plus d'hommes. Je me borne a la comparaifon du prix des bleds. Je n'aurois pas un moindre avantage, fi je faifois celle du prix des autres denrées & des ouvrages. Vous devez fentir que l'augmentation du prix de toutes les chofes, a 1'exception de quelques objets du luxe, découle néceflairement de l'augmentation du prix du bied. II faut a préfent comparer les dépenfes ; car la richefie ne confifte que dans ce qui excede la dépenfe néceflaire. Un homme n'eft point riche , quand il n'a exaótement que ce qu'il lui faut pour fe nourrir, fe Yetir, If  fur les Richeffes & U Luxe. 383 eft inconreftable, d'après ces principes, que ïes dépenfes forcées des fouverains aétuels étant fort fupérieures a celles de Francois Ier, & même a leur revenu, mon maitre étoit plus riche. A combien évaluez-vous votre dette ? L'abbé Terray. A cent vingt millions a-peu-près, compris le viager. Semblancay. Francois Iern'alaifTé que trente mille liv. de rentes conftituées a fa mort. Je pourfuis ma comparaifon. Votre militaire eft plus nombreux , eft plus cher dans une proportion immenfe. Sa marine confiftoit dans quelques galeres entretenues fur Ia méditerranée, & ne lui coütoit pas la huitieme partie de ce que vous dépenfez pour cet objet, devenu, dans vos tems modernes, de première néceflité. En tems de guerre, on fouoit des  Confidêrations batimens marchands, & fans faire autant de dépenfe que de vos jours , Francois ler a eu la fupériorité, en forces maritimes, fur les Anglois. Les frais que vous coüte la marine, affurent de grands avantages au commerce ; mais ü vous calculiez ce que vous coüte 1'entretien de la marine, la perte confidérable d'hommes, caufée par les voyages de long cours, & par 1'habitation des pays mal fains, les dépenfes confidérables en hommes & en argent, dans les guerres qu'entraïne la poffefiïon de vos colonies , vous ne trouveriez pas de bénéfice au bout d'un fiecle. Autant que j'en puis juger, votre Amérique eft une courtifane chérement entretenue aux dépens de la femme légitime. Elle irrite vos defirs, épuife vos forces, après vous avoir communiqué une affreufe maladie. Un jour viendra oü elle abandonnera fon amant, qui ne trouvera plus chez lui que Ia mifere accrue de la fomme de mille nouveaux  fur les Richeffes & le Luxe. 38$ yeaux befoins. Le nouveau monde, par les fuites, doit fe fuffire a Iui-méme, comme je 1'ai déja dit. Les échanges fë multiplieronc entre le continent & les ifles. Tous les climats, tous les fois fe trouvent en Amérique. Quand la vigne & les oliviers y croitront, quel befoin auront de 1'Europe des contrées comblées par la nature des plus riches produétions , de tout ce qui efl néceffaire a l'homme, & de tout ce qui natte fa fenfualité, des contrées qui renferment dans leur fein les objets irritans de Ia cupidité , les mines d'or & de diamant? On quittera a 1'envi 1'Europe épuifée, pour des pays oü des millions d'arpens n'attendent pour produire que les plus légers travaux. D'autres motifs encore, non moins puilfans, attireront vers ces fertiles contrées , 1'exceIIence de leurs loix & la liberté. On s'empreffera de fe dérober aux loix confufes & barbares de 1'Europe, a la fubtile rapacité du fifc de Ia plupatt des états. Que Bb  ^85 Confidèrations deviendra alors Ie commerce de 1'Europe J cet éclat dont elle brille > Les gouvernemens gémiront fous le poids d'une dette immenfe ; ils fe trouveront dans cet épuifement qui fuit 1'agitation du tranfport. Vous êtes étonné, peut-être , de m'entendre raifonner fur ces objets. Je m'entretiens avec ceux que je rencontre ici , des révolutions opérées dans 1'Europe depuis deux cents ans , & ce que j'en ai pu recueillir , me conduit a penfer ce que je viens de vous dire. L'abbé Terray. Peut-être bien qu'un jour vos prophétïes s'accompliront : en attendant on eft obligé de fuivre 1'impulfion générale. Les dépenfes d'une marine , en France, font très-fortes ; mais la rivalité de 1'Angleterre & les avantages qu'on tire du commerce, pour le moment fi vous voulez , néceffitent cette dépenfe.  fur les Richeffes & U Luxe. 387 Semblancay. t'Angleterre dinge fes fiennes ainfi que fon génie entiéremenc de ce cóté. Ses armées de terre font très-médiocres. La France , au contraire, fait de grands frais pouc fon mxlitaifê, en même tems qu'elle tend k acquérir ou la fupériorité ou I'égalité fur mer. C'eft, comme on dit vulgairemenr , bruler Ia chandelle par les deux boutsJrancois premier n'avoït pas a payer une dette confidérable, une marine, une armée d£ t£rre auffi nombreufe. II s'enfuit qu'il devoit lui refter une plus grande portion de fon revenu , toutes fes dépenfes acquittées Celles que j'ai citées ne font pas les feules. On a créé depuis Francois premier, une multitude de charges, auxquelles font attribués des gages , des taxations, & ce ne fera pas, Jé crois, forcer les chofes , que de les évaluer a dix millions par année. Bb z  ^83 Conjidérations Vous avez des chemins fuperbes ; ils n'étoient pas tels de mon tems : on alloit a cheval, en litiere. Ces chemins font faits par corvée ; mais il eft des ouvrages payés par Ie fouverain. A combien les évaluezvous ? L'abbé Terray. A cinq millions. Semblancay. Vous faites des frais pour la mendicité. Quelle en eft la fomme > L'Abbé Terray. A-peu-près un million. Semblancay. C'eft bien peu. L'Angleterre leve une taxe pour les pauvres qui fe monte a quarante-huit millions. Je ne crois pas qu'il y ait en France une moindre quantité de pauvres, d'indigens, d'orphelins. Dans la pro-  fur les Richeffes & h Luxe. 389 portion de fon étendue & de fa population. Ce feroit a-peu-près cent quarante millions a lever en France. L'abbé Terray. Un tel impót ne pourroit être ajouté aux autres charges. Sembzan^ay. Ce feroit un jufte facrifice & des riches & des aifés, en faveur de Ia claffe indigente, que Ia mifere pourfuit dans ces villes dont Féclat vous féduit. L'abbé Terray. Je ne vous diffimulerai pas que le nombre des indigens eft très-confidérable, car je me rappelle qu'on en compte dix mille fur la feule paroiffe de S. Sulpice. Sembian9ay. En fuivant la même proportion dans Ie refte de la ville, jugez du nombre de ceux qui ont befoin d'être fecourus; & voila les tems de - JBb3  Confidèrations profpérité & d'opulence, que vous me vantez! Je vais continuer a parcourir l'état de vos dépenfes. Votre adminiitration étant plus compliquée , les refforts font plus multipliés , & je crois qu'en adminiftrateurs de tout genre , employés, commis , ce ne fera pas exagérer, que de porter a dix millions encore de plus que fous Francois premier, les dépenfes de ce genre. En réunifTant toutes ces fommes & toutes les dépenfes qu'entraïne Ie régime aauel, 1'avantage fera entiérement pour mon fiecle. Vous convenez que vous avez a-peu-près une charge de cent vingt millions pour vos dettes; votre revenu fe trouve donc réduit a deux cents quarante-fix millions (i). En fuppofant vos dépenfes de (i) M. Dutot a comparé les revenus de Louis XII & de quelques-uns de fesfucceffcurs, avec ceux de Louis XV. Ses calculs, qui font de la plus grande précifion , donnent des réfultats a-peu-près pareils aux miens. Je dois obferVer que les diverfes queftions dont il s'agit ici, fe traitant en converfation , il eüt été contre la vraifemblance de poufler les calculs jufqu'aux fradions.  fur les Richeffes & le Luxe. 391 tout genre, celle de la guerre, de la marine, de radminillration , fupérieures a celle de mon tems de foixante millions , il n'eft plus que de cent quatre-vingt-fix millions ; cette fomme comparée aux foixantequatre millions de Francois ïfrj eft dans Ie rapport de trois a un. Mais comme on paie dans les tems aduels Ie bied, & vraifemblablement toutes les denrées & ouvrages, cinq fois plus cher, il en réfulte que Louis XV étoit moins riche de moitié. L'abbé Terray. Je fuis tenté d'être de votre avis , & de convenir que fous un certain afpeft, Francois premier pouvoit être regardé comme plus riche. Nos dépenfes font plus fortes que de fon tems. C'eft une comparaifon que je n'avois pas été a portée de faire. Je n'ai pas beaucoup étudié 1'hiftoire. Livré toute ma'Vie a 1'étude de la jurifprudence, je fuis arrivé au miniftere des finances, avec * JJb4  ggz Corifdéradons des notions générales , obligé d'opérer au même inftant. Je n'ai pas eu dans cet état de crife , le tems de faire de profondes réflexions, ni des recherches fur l'état des finances dans les tems anciens. Je vous accorde que Francois premier avoit une richeffe fupérieure a celle de notre tems , paree qu'il avoit moins a dépenfer; mais je crains que vous ne poufliez trop loin votre fiftême, en voulant prouver que les peuples payoient moins. L'abondance extréme du numéraire , met tout a cet égard de niveau. II eft aufli facile de payer dans les tems actuels, fix francs, que vingt fois de votre tems. Semblancay. Ce que vous dites eft jufte, en fuppofant que le numéraire foit également diftribué, c'eft ce qui n'eft pas. L'inégalité des fortunes étant extréme , la gravitation de 1'or trèsforte , perpétuelle vers la capitale & les  fur les Richeffes & le Luxe. 393 villes, fon retour lent & difficile , les provinces doivent être dépourvues de la quantité de numéraire qui balanceroit l'impöt. En fuppofant que le numéraire foit augmenté de votre tems des fept huitiemes, déduétion faite des ouvrages d'or & d'argent, & l'impót enlevant en grande partie cette augmentation, les chofes fe trouvent rédukes au même point, que fous Francois premier. Mais il faut payer Ie bied beaucoup plus cher. II eft encore une autre obfervation a faire. Pour percevoir les revenus du roi, ne faiton pas de grands frais, qui font a Ia charge des peuples ? L'abbé Terray. 1 Cela étoit de méme de votre temps. Semblancay. Oui & non. II y a des impöts , qui de leur nature, exigent de plus grands frais de perception, & je penfe que la plupart de  943 Conjldêrations ceux qu'on a établis font de ce genre. Pour développer mon idee, a combien évaluezvous en général les frais de perception ? L'abbé Terray. A-peu-près, 1'un portant 1'autre, a trois fois pour livre. Semblancay. II en réfulte, que plus on paye de livres & plus on paye de trois fois, qui font en pure perte pour l'état, & une charge confidérable de plus pour le peuple. Mais a cette charge, vous conviendrez qu'il eft jufte de joindre aufli celle des frais de procédures, de confifcations, d'amendes , qui réfultent de Ia jurifprudence fifcale, & tombent fur la claffe la plus pauvre qu'ils accablent. Ces frais, ïmmenfes de vos jours, n'étoientde mon tems, que dans la proportion des impöts qui étoient beaucoup moins forts. Pajouterai, que pour avoir de beaux chemins, vous aviez fait de grands facrifices a la culture, & que les peu-  fur les Rickejfes & h Luxe; 39^ pies emploient a leur conftrudion une partie du tems deftiné a leur procurer la fubfiftance; A combien évaluez-vous ces journées ? L'abbé T e r r a v. Environ a vingt millions. S emblancay, Ces frais font des moyens de rendre le commerce facile, & cela n'eft pas douteux. Mais comme vous comptez avec raifon au nombre de vos avantages Ia fupériorité du commerce fur celui de mon tems, qui met les peuples en état de fupporter des charges plus fortes, il eft jufte aufli de porter en dépenfe ces mémes frais, au moyen defquels on obtient les avantages dont on jouit. On n'en jouiflbit pas de mon tems ; mais aufli on ne payoitpas cette dépenfe. J'ai donc raifon d'en faire mention. L'abbé Terray. Vous ne me faites grace de rien.  ^qó Conjidératlons Semblancay. Je n'ai pas fini. Depuis Henri II, on a créé une multitude d'offices, auxquels on a attribué des exemptions. Ces privileges ont aggravé la charge des peuples, en diminuant le nombre de ceux fur Iefquels elle portoit. Par cette raifon , l'impót doit étre encore plus onéreux, en proportion, que de mon tems. L'abbé Terray. Entrainé par le torrent des affaires, je n'ai pas eu le tems de faire ces réfiexions. Semblancay. Ecoutez-moi encore, M. l'abbé ; votre état militaire étoit-il aufïï fort que la comparaifon des forces des puiffances prépondéxantes ou rivales fembleroient 1'exiger ? L'abbé Terray. Je ne crois pas, & j'ai entendu dire qu'il feroit conyenable de renforcer 1'armée.  fur les Richeffes & le Luxe. 397 Semblancay. Je ferois donc fondé a ajouter encore un fixieme peut-être a vos dépenfes pour 1'armée. L'abbé Terray. Cela ne feroit pas conféquent. Pour avoir un militaire d'un fixieme plus fort, il ne faut pas aügmenter d'un fixieme la totalité des frais de 1'armée: il n'y a prefque que Ia folde a ajouter. Semblancay. Vous conviendrez toujours qu'il y auroit une augmentation de dépenfe plus ou moins confidérable, pour mettre votre armée au niveau de celles des autres puiflances. Francois Ier étoit au pair des puiffances les plus redoutées, de Charles-Quint, fon heureux nval. II étoit donc dans cette partie fupérieur encore. J'ajouterai que la folde des troupes  go 8 ConfidératiorlS étoit plus forte, qu'elles n'étoient pas aufli a charge a fes peuples, paree qu'en tems de guerre, les armées étoient compofées, en grande partie , de troupes bafques ou de lanfquenets. L'abbé Terray. II eft une importante obfervation a faire.1 Les puiflances rivales de la France ont un militaire plus nombreux; mais il eft difproportionné a leur population: & ce n'eft qu'au moyen de cet excès qu'elles peuvent entrer en concurrence avec la France. Ce royaume puiffant dans tous fes rapports , trouve au moment dans fa force intrinfeque les reflburces que les autres puiflances doivent a un état forcé. Semblancay. Votre obfervation me paroit jufte; mais en laiflant Ia comparaifon des puiflances, je  fur les Richeffes & le luxe. 399 me bornerai a vous dire que Ie nombre des troupes étant conftamment plus fort que de mon tems, en France comme dans les autres états, c'eft un grand inconvénient pour les peuples. On ne peut fe diflimuler qu'ils ne payent doublement 1'armée \ en nature par les hommes qu'ils fourniffent , en argent pour les folder. L'abbé Terray. Vous blamez , avec raifon, le nombre prodigieux de troupes qu'entretiennent les puiflances; mais cependant quand la France auroit deux cents quarante mille hommes fur vingt-quarre millions d'habitans, ce ne feroit qu'un centieme, & cette proportion eft celle qu'admetrent tous les politiques. Semblancay. En y ré.'léchiflant, vous allez voir que ce nombre eft bien plus confidérable, comparé  ^o0 Conjïdêrations a votre population. Sur vingt-quatre millions d'habitans, il faut d'abord óter douze millions pour les femmes : reftent douze millions. Sur ce nombre , ótez pour les enfans , les vieillatds, les infirmes, les prêtres, les religieux, les gens riches, les privilégiés, cir.q millions, il ne vous en refte plus que fept. Votre militaire forme alors la vingtneuvieme partie, qui eft compofée de 1'élite de la nation , des gens les plus forts. Si vous ajoutez a ce nombre les matelots enlevés également a la culture, la proportion deviendra bien plus confidérable. Je vous obferverai quil ne faut pas borner a ce calcul celui des inconvéniens réfultans de la force de vos armées. En fuppofant que chaque année un huitieme des foldats foit réformé , pour être remplacé par un nombre égal, il ne faut pas croire que ce huitieme retourne a la culture , aux manufaaures , a des travaux utiles. Ils en ont contraaé le dégout. La plupart devien^ nent  fur les Richeffes & le Luxe. 40 1 nent des vagabonds, fe précipitent dans Ia débauche, 1'ivrbgnerie ; & ce font autant de bras inutiles pour Ie moment, & autant de générations perdues pour 1'avenir. L'abbé Terray. Vos argumens paroiffent fans réplique: Cependant comment croire le fiecle aéhiel moins riche, lorfque les arts font portés au plus grand degré de perfeftion, que de toutes parts on voit briller 1'or & l'argent ? Des batimens fans nombre s'élevent , les villes s'aggrandiffent, les richeffes mobiliaires s'accroiffent fans mefure; les maifons des plus fimples particuliers font des palais en comparaifon des anciennes; les mers font couvertes de vaiifeaux; des canaux multipliés , des chemins fuperbes, établiffent la plus rapide circulation des denrées ; Ia jonction de 1'Océan & de la Méditerranée apporte au milieu de Ia France les richeffes des deux hémifpheres; d'innom- Cc  ^0x Confidêrations brables ateliers de tous genres d'ouvrages rempliflent les villes ; des machines induftrieufes font inventées pour abréger le travail , épargner les frais de la main-d'ceuvre; enfin le nouveau monde femble n'avoir été créé & découvert que pour multiplier les jouiflances de Tanden. Semblancay. C'eft de ce brillant tableau que vous me faites, M. 1'Abbé, que je fuis en droit de conclure qu'on eft moins riche. Quand il y a des riches, comme vous favez, il faut néceflairement qu'il y ait des pauvres. Vous me dites que vos villes renferment un grand nombre de gens opulens : il eft clair qu'il faut qu'il y ait en proportion une grande rnifere dans le peuple. L'abbé Terray. Ceci a bien 1'air d'une fubtilité.  fur les Richeffes & le Luxe. 403 Semulancax. Je vais vous faire convenir que c'eft une grande vérité. D'oü viennent les grandes fortunes en France ? L'abbé' Terray. Une partie vient du commerce. Semblancay. Ces fortunes ne font pas celles qui ont le plus d'éclat. Eiles fe forment lentement; & ce n'eft qu'infenfiblement qu'elles refluent dans la capitale: Ie négociant eft plus occupé d'accroitre fes richéffes par Péconornie, qu'il n'eft empreffé d'en jouir. II fauc chercher ailleurs les grands principes de ' Pinégalité des fortunes & du luxe ; je les divife en trois; 1°. les emplois multipliés de la finance, les grands bénéfices qu'elle pro- Cc z  4ó!4 Confidérations cure; x°. les bienfaits du prince; 30. les emprunts multipliés qui donnent lieu a des fpéculations avantageufes , font acheter a vil prix des effets qui augmentent enfuite de valeur ; les intéréts confidérables payés en rentes viageres, qui mettent a portée de faire une grande dépenfe ou d'économifer, pour former des capitaux confidérables dépenfés par la génération fuivante. Voila véritablement les fources de la richeffe qui vous fafcine les yeux, les moyens par lefquels on efl en état de batir des palais fomptueux, de payer fi chérement des ouvrages de fantaifie, d'avoir un luxe qui impofe a 1'adminiftrateur. Mais d'oü vient toute *Cette richeffe qui s'entaffe dans la capitale 1 De Fimpót; car c'eft avec 1'impót qu'on acquitte l'intérêt des rentes, qu'on paye les penfions ; & c'eft aufti de rimpót"que viennent les bénéfices des financiers. Ce font donc les peuples qui font tous  fur les Richeffes & le Luxe. 405 les frais ; & vous vous croyez riche , paree que dans Ia capitale on dépenfe l'argent arraché aux provinces , qui n'y reflue que lentement par des vaiffeaux capillaires, tan-, dis qu'il en arrivé par torrens. Cette privation doit deffécher des branches de commerce, éteindre des générations, frapper de ftérilité les campagnes : c'eft comme fi un maitre fe croyoit riche, paree que fes gens le pilleroient & feroient une grande dépenfe. II vous fera aifé de vous en convaincre, fi vous réfléchiffez aux fources des grandes fortunes en France. Ce font en général des favoris }des maitreffes, des miniftres ou des financiers qui en font les auteurs. L'abbé Terray. Ce que vous dites me frappe d'autant plus ^ que je me rappelle avoir remarqué que les plus fuperbes batimens avoient été pref- Cc 3  406* Confidérations que tous conftruits par des gens enrichis des bienfaits du roi. Sceaux , Meudon , Louvois, Chavigny , Pont, Maifons , Vaux-le-Vicomte, ont été batis par des miniftres ; & ces édifices font de la plus grande magnificence. Semblancay. Suppofez, M. l'abbé, que Ia France vïenne a jouir d'une longue paix, & qu'on y fuive le régime d'une fage économie, qu'en réfulteroit-il ? Que la dette nationale diminueroit confidérablement , & que Ie roi feroit en état de remettre progrefiivement, a mefure de 1'extincfion ou rembourfement des rentes , une partie des impóts; ces peuples ne feroient-ils pas alors plus heureux, & Ie royaume plus riche ? Les fonds Iailfés entre les mains du peuple tourneroient au profit de la culture & de 1'indufirie.  fur les Richeffes & le Luxe. 407 L'abbé Terray. Cela n'eft pas douteux. Semblancay. Eh bien, M. l'abbé , foyez perfuadé que dans ce tems de profpérité pour les peuples , 1'éclat de la capitale s'éteindroit, que les palais de la génération précédente feroient abandonnés ou Ioués a vil prix, que les meubles précieux feroient le partage d'un très-petit nombre, que les arts feroient moins fïoriffans, enfin que tous les faux fyriiptómes de la richeffe qui vous frapptnt n'exifleroient pas. J'ai donc raifon de ne pas croire a la profpérité de votre fiecle, de préférer la fimplicité du mien. Je crois vous avoir prouvé que Francois Ier avoit plus de riche/les réelles, pouvoit accorder plus a fes fantaifies, a fes makreffes, que les fouverains qui 1'onr fuivi; que fes peuples étoient plus aifés, & Cc 4  4.08 Conjidérations payoient moins , qu'il y avoit moins d'indigens , qu'il y avoit moins de dettcs; enfin que, dans tous les rapports, il étoit plus puiffant. Je ferois tenté de croire que la force apparente des états modernes eft celle d'une fievre ardente. L'abbé Terray. Vos derniers raifonnemens fur le principe 'des richeffes, qui n'eft autre que 1'impót, font frappans, & je vous avoue qu'il eft embarraffant d'y répondre. Semblancay. Vous voila donc convaincu d'une vérité qui vous avoit d'abord révolté , que Francois premier étoit plus riche que fes fucceffeurs. Je vous ai prouvé qu'il difpofoit d'un plus grand nombre d'hommes avec le numéraire qu'il poffédoit. Si j'avois le tems, je vous découvrirois un tréfor immenfe qui exiftoit de fon tems, 1'enthoufiafme patriotique & le fana-  fur les Richeffes & le Luxe. 409 tifme chevalerefque, qui n'eft autre chofe que 1'honneur. Vous ne fongez plus qu'au numéraire ; & comme nous avons dit que la puiffance confiftoit dans 1'emploi des hommes , jugez de ce qu'on peut faire avec un pareil reffort, jugez, par conféquent, de votre infériorité. Un de ceux que vous appelIez économiftes , me citoit, il y a quelques jours, une phrafe d'un de leurs plus célebres auteurs , qui renferme un grand fens. La voici : elle eft applicable a 1'objet de notre converfation. II s'adreffe a un fouverain, & lui dit : cc Sire, vous avez vingt millions , » plus ou moins de fujets , & vous êtes » réduit au point de ne pouvoir obtenir » leurs fervices qu'a prix d'argent, & de » n'avoir point d'argent pour payer leurs is fervices. ■>■> L'abbé Terray. Nous continuerons une autre fois cette  41 o Confdêrat'io ns converfation. Je vois la M. d'Emery, avec qui je voudrois caufer un inftant. C'eft un homme de mérite, a qui on n'a pas rendu juftice.  furies Richeffes & le Luxe. 411 CHAPITRE XXXIX. Des Colonies anciennes & modernes. La nature des colonies eft conforme au gouvernement, a 1'efprit des nations, & aux tems. Les colonies grecques étoient des établiffemens néceffaires pour foulager du fardeau d'une population furabondante des pays libres, oü, par 1'effet propre de la liberté, la population faifoit des progrès rapides. Les colonies romaines étoient des établiffemens militaires, formés par un peuple conquérant, pour s'affurer des pays conquis. Les colonies de nos jours ont pour objet 1'accroiffement de la culture & de finduftrie de Ia métropole, & 1'accroiffement de fon commerce par Ia culture des colonies. Les colonies grecques & romaines déri-  412- Conjïdérations" voient de leurs inftitutions & de 1'efprit qui les animoit. La vertu , la liberté, le courage , fondoient des colonies dans ces tems anciens. La cupidité , le defir des jouilfances phyfiques, a fondé les nötres, qui ne font que des comptoirs de marchands. Plus 1'énergie nationale fe foutenoit & fe renforc^oit, & plus le nombre des colonies anciennes devoit aügmenter. L'étendue de notre commerce & de nos poffeffions, fourniront de nouveaux alimens a la cupidité, au luxe, a la mollelfe, & 1'efprit mercantile tiendra lieu de toute moralité a 1'Europe. L'objet de la poffeffion des Colonies, eft de procurer de grands débouchés aux denrées furabondantes & aux manufaétures d'un pays. Un fyftême de commerce exclufif, généralement adopté, a paru propre a favorifer cette vue. Le monopole feroit profitable a une nation , fi elle avoit, dans une proportion  furies Richeffes & le Luxé: 413 exacte, la quantité de capitaux néceflaire k Pétendue du commerce & de la culture du pays, qu'elle tient fous fa dépendance. Mais fi cette quantité eft infuffifante, il doit en réfulter un retard forcé dans Pinduftrie & Ia culture de ce pays. II femble alors qu'il n'y ait d'autre fatisfa&ion a prétendre que celle d'empêcher Ie bien de fon voifin; mais elle eft achetée par l'état de langueur ou le retard des progrès du pays foumis a la rigueur du monopole. Enfin, fi les objets de première néceflité ne pouvoient être fournis qu'a un prix infiniment plus cher par la métropole , il s'enfuivroit non - feulement un moindre gain, mais une diminution fucceflive dans la culture par le hauffement de prix de toutes les productions, qui ne permettroit plus de les faire entrer en concurrence ayec celles des' autres colonies. Le fyftême exclufif, adopté par toutes les puiflances, eft également nuifible a toutes,  414 Conjidêrauons & augmente les frais de 1'adminiftration, diminué par conféquent de Ia fomme des avantages que chacune pourroit retirer de fes colonies. D'ailleurs, 1'examen attentif de Paction & de la téaótion du commerce , fait voir qu'indépendamment de la contrebande , on ne peut jamais empêcher enriérement fes voifins de participer a fes bénéfices. Si toutes les colonies, dont Ia défenfe coüte tant de frais, dont Ie commerce excite de fi violentes jaloufies entre les nations, étoient regardées par elles comme des alliées, que de dépenfes de moins, que de guerres ruineufes cefleroient d'avoir lieu ! Dans un fiecle de commerce, la rivalité de fes produits eft le principe des guerres. Que chaque nation conté avec elle-même, qu'elle récapitule Ia grande dépenfe annuelle de fes forces navales , & 1'accroiflement de Pimpöt qui réfulte des dépenfes forcées de la guerre, elle rrouvera que la liberté auroit coüté bien moins  fur les Rïchejfes & le Luxe. 415 de fang; mais on le compte pour peu, difons donc bien moins d'argent. Chaque nation trouveroit que la maffe générale du commerce étant augmentée par 1'influence propice de la liberté, Ia part qu'elle peut y prétendre par fon induftrie & fes produétions, auroit été aufli étendue qu'elle pouvoit être, & fes frais prefque nuls. L'Angleterre a dépenfé deux milliards trois cents millions dans la derniere guerre, qui entrainent cent millions d'impóts perpétuels, répartis fur moins de huit millions d'habitans. Quels profits , quels avantages un fyflême exclufif peut-il offrir en compenfation ?  416 Conjidêrationi SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. JVIontesquieu dit: (i) « On a établi, jj que la métropole feule pouvoit négocier » dans fa colonie, & cela avec grande » raifon , paree que le but de 1'établiffe- j> ment a été 1'extenfion du commerce, jj non Ia fondation d'une ville , ou d'un jj nouvel empire. jj Ainfi, c'eft encore une loi fondamen- » tale de 1'Europe , que tout commerce jj avec une colonie étrangere , eft regardé jj comme un pur monopole puniffable par jj les loix du pays: & il ne faut pas juger jj de cela par les loix, & les exemples des jj anciens peuples, qui n'y font gueres ap- jj plicables. » (i) Efprit des Loix, liv. ii , chap. zi. Le  fur les Richeffes ■& le Luxe. 4ï ? Le fyftéme exclufif fuïvi pour les colonies , fe trouve confacré par Ie fentiment de ce grand homme , & il doit paroitre étonnant, que Montefquieu n'ait pas prévu les exceptions qui doivent y mettre des bornes, que les avantages de la liberté générale ne' 1'aient pas frappé davantage. On ne peut , comme je crois 1'avoir prouvé , fe difllmuler que le fyftéme exclufif ne diminué Ia fomme de Ia culture des colonies, lorfque Ia métropole ne peut fournir a un prix auffi favorable aux Colons, les efclaves , inftrumens de Pexploitation, & la nouriture de ces efclaves. Enfin, fi 1'on profcrit la vente d'une portion confidérable , comme d'un dixieme environ , du produit de Ia culture, Ia richeffe de Ia colonie fera diminuée en proportion. Pour donner une idéé fenfible des réfultats du régime prohibitif, fuivf pour les colonies, je vais faire, une fuppofition, Dd  ^jg Confidèrations qui je crois fera parfaitement applicable a la queftion. Un propriétaire poflede un champ , entouré de murs & de folfés, qu'il ne peut fi bien garder , que les voifins ne dérobent quelque portion de la récolre ; je fuppofe, que s'il leur en vendoit une partie , ils lui donneroient en échange des engrais néceffaires , que le propriétaire ne peut fe procurer ailleurs, qu'a un prix beaucoup plus cher. Si le propriétaire continue d'exclure fes voifins , qu'en arrivera - t - il? Que le champ privé d'engrais produira beaucoup moins , tandis qu'en cédant quelque partie des produdions , la fécondité infiniment plus grande du champ , le dédommageroit amplement; enfin, les voifins ne pilleroient plus le champ, lorfqu'ils auroient la liberté d'obtenir des fruits j par 1'échange de leur engrais. Montesquieu ne paroit pas avoir en gé-  fur les Richeffes & k Luxe. 419 néral porté 1'efprit de lumieres, qui le caraótérife, fur les objets qui tiennent au commerce & aux banques : il eft tombé même dans une erreur de fait bien finguliere, en parlant des Colonies & de leur découverte. J'ai ouï plufieurs fois , dit-il, déplorer 1'aveuglement du confeil de Francois premier, qui rebuta Chriffophe Colomb , qui ij propofoit les In des. Ia première ifle de 1'Amérique fut découverte en 1491. Chriftophe Colomb , nommé grand amiral, retourna en Amérique , avec uneflotteEfpagnole, en 1493 , & Francois premier elf né en 1494. Dd z  Conjldêrations CHAPITRE XL. Des Colonies fur un nouveau continent. Si Pon découvroit une vafte contrée, dont le fol neuf & fertile n'attendït que les plus légers travaux pour développer fes facultés productives ; fi des hommes civilifés & miférables au milieu des richeffes, quittoient leur patrie qui leur réfuferoit la fubfiftance , pour chercher un azile dans cette contrée , voici ce qui arriveroit: les terres feroient au premier occupant, & produiroient prefque fans peine des récoltes abondantes; l'homme y feroit libre &heureux, car il ne connoitroit d'autre dépendance que celle d'un travail néceflaire; la main-d'ceuvre feroit très-chere dans ce pays , paree que chacun pouvant tirer du fol fa fubfiftance, il y auroit plus d'avantage a travailler pour foi que pour un autre;  furies Richeffes & le Luxe. 4x1] les journaliers feroient pris dans la claffe de ceux qui n'auroient pas la plus légere avance; ils feroient rares , chers par conféquent, & dans peu ils obtiendroient les avances néceffaires pour s'établir, pour devenir a leur tour propriétaires ; il y auroit peu de ma~ nufacfuriers , car il feroit plus avantageux de faire venir des étoffes & des ouvrages de tout genre, des pays oü Ie riche eft oppreflèur , ou Ia main-d'oeuvre eft par conféquent a bas prix : la population feroit très-rapide, paree que Ie travail de l'homme ayant une grande valeur, ce feroit un moyen für de s'enrichir, que d'avoir beaucoup d'enfans. L'homme auroit dans ce pays un grand amour de la liberté , car il perdroit tout a être affervi „ au lieu que dans la plupart des gouvernemens, il n'y a rien a perdre dans une révolution. 11 auroit de la fierté, un fentiment de lui-même fupérieur a celui de l'homme de& Dd3  4i z Conjldérations nations commercantes, guerrieres, miférables & rampantes fous l'empire du riche. On n'y auroit pas 1'idée de cette humiliation qu'éprouve le pauvre a 1'afpeél de l'homme opulent; de cet orgueil, qui porte le riche a tout exiger ; de cette mifere , qui force a fe foumettre a tout : Ia fphere des delirs feroit bornée a 1'abondance des chofes néceffaires & a la commodité ; car les arts, enfans du luxe, n'y provoqueroient pas la cupidité. La vanité n'y feroit pas aiguillonnée par les exemples & Ia comparaifon d'un luxe extérieur , paree que la fimplicité régneroit parmi les plus aifés, & qu'il n'y auroit point de grands, par conféquent point de mödeles de fafte ni de luxe. La vertu régneroit chez ce peuple , & y feroit plus 1'effet des mceurs que des loix. Les crimes y feroient rares , paree qu'il n'y auroit pas de mifere. L'hofpiralité y feroit exercée, paree qu'on auroit beaucoup de denrées qui  fur les Richeffes & le Luxe. 4x3 dépériflent, & fort peu de métaux qui s'entafTent & repréfentent toutes les jouiffances, ceHes du moment & celles de I'avenir. On y feroit charitable, paree qu'il y auroir peu d'indigens a fecourir , qu'on ne feroit pas blazé fur le fpe&acle de la mifere , & que les plus légers fecours pourroient retirer de 1'indigence & favorifer un établifTement. Si un tel peuple étoit menacé d'être affervi, il vendroit chérement fa liberté. Tout propriétaire feroir foldat. Mal vêtue, mal difciplinée , cette armée exciteroit d'abord le mépris , elle pourroit être battue: mais bientóf fes troupes aguerries, inftruites par 1'expérience , vivement ftimulées par 1'amour de la liberté deviendroient redoutables. Un tel peuple feroit courageux, indépendant, fortuné, vertueux. Ne méditez pas profondément fur le relfort qui le feroit agir ; ne faites point honneur aux fondateurs de cette colonie , & a fa confiitution, de fes vertus, Dd 4  4X4 Confidérations de fon courage; il y a peu d'argent & tout eft expliqué par cette circonftance. Faites couler les métaux dans cette contrée , & tout ce que j'ai dit s'évanouira, comme un enchantement. II y aura des riches & une multitude de pauvres; les befoins fe multiplieront, les imaginations feront remplies de defirs déréglés ; le peuple fera vil; 1'armée fera compofée de mercenaires , on préférera d'être affervi '& de conferver une branche de commerce , & quelques jouif— fances de luxe; il n'y aura plus de patrie, Ie monde entier eft celle de l'homme riche.  fur les Richeffes & le Luxe. 415 CHAPITRE XLI. De la durée du commerce acluel. I/'europe a été guerriere , conquérante: elle eft devenue uniquement commercante. Des rapports qu'a établi la découverte du Nouveau-Monde, dérivent toutes les fpéculations politiques. Les puiflances les moins favorifées par Ia fituation de leur état pour le commerce, s'empreflent d'y prendre part; elles ont principalement pour objet d'interdire, d'accorder, d'aflurer des branches de commerce. Les bénéfices étant plus partagés , feront moindres de jour en jour pour chaque nation. L'Amérique afiervie en efclave a 1'Europe, lui prodigue les tréfors de fon fol. Le luxe de 1'Europe eft payé du fang des malheureux Africains. Deux parties du monde travaillent  Confuttrations fans cefle pour multiplier les jouiflances d'une • troifleme. Un tel état des chofes peut-il durer ? Ce commerce d'un maitre avec fon efclave peut-il fubfifler? Je ne le crois pas. Le commerce qui nous féduit par fes avantages, qui peuple la mer de flottes nombreufes, doit périr par fa nature , par fon propre excès. La culture des colonies eft fondée fur I'efclavage. C'eft par Ie travail a bas prix des negres , que la valeur du fucre, de 1'indigo , du café, fe foutient a un prix affez avantageux pour payer les frais de Ia navigation , & produire un bénéfice confidérable au propriétaire. Mais le fol de 1'Afrique n'eft pas inépuifable en negres , comme 1'Océan en morues & harengs, Le défefpoir de 1'efclavage, la dureté des maitres, la fatigue exceflive font périr des millions de negres. L'Afrique, a la longue, ne pourra en fournir la quantité néceflaire a la culture. On éprouve déja que les traites font plus difficiles, que.  fur les Richeffes & le Luxe. 417. les negres font plus chers, qu'il faut pénétrer plus avant dans les terres. Les negres peuplent difïïcilement dans les colonies. Les importations multipliées auroienr dü peupler les ifles d'un nombre prodigieux d'Africains. Ces races mfortunées difparoifTent de Ia furface de Ia terre. A mefure que les negres feront plus chers par la rareté de Pefpece en Afrique, la culture fera moins avantageufe. Lorfque leur prix fera excefllf, ou que 1'Afrique n'en fournira plus, il faudra employer les blancs. Un falaire confïdérable fera le prix de leur travail, & le bénéfice du colon très-médiocre, paree qu'il ne pourra pas hauffer en proportion le prix des denrées pour la métropole, qui n'auroit pas de quoi les payer. Le commerce fera donc languhTant & peu lucratif. On ne peut nier qu'un pays s'épuife par des émigrations fréquentes ; tout ce qui vient d'être expofé eft donc incontcftable : mais  42-8 Confidératlons ce n'eft pas le feul principe de diminution du commerce. Dans le nombre prodigieux des fois de I'Amérique, il en eft fans doute de propres a toutes les producfions de 1'Europe. On a cultivé des vignes au Pérou, ou du moins 1'Efpagne le permet, pour remédier en partie k la dépopulation des colonies efpagnoles, caufée par 1'ufage des eaux-de-vie de fucre. Le bied croit dans le continent ; les oliviers, les müriers peuvent étre plantés avec fuccès dans plufieurs parties. Quand les produélions de la métropole crokront en Amérique , il eft fenfible que le commerce doit tomber. Les ifles préféreront de faire des échanges avec le continent , qui fe peuplera infenfiblement; & cette partie du monde privilégiée qui poffede les métaux, objets de la cupidité & des producfions qui manquent a 1'Europe, n'aura prefque plus de relation avec elle, lorfqu'elle pourra s'en pafler.  fur les Richeffes & le Luxe. 429 Le principe de féparation des colonies anglaifes exifte eflentiellement dans toutes les contrées de PAmérique : leur inipuüTance feule les aflujettit a Ia métropole. Domitien fit arracher les vignes dans les Gaules ; il craignoit qu'elles he fufient un attrait qui y fit venir les barbares. Les vins font la richefie de ce méme pays, & peuvent devenir celle des colonies. Une telle révolution eft dans 1'ordre des chofes, & il viendra un tems oü l'on fera ramené aux premiers élémens. Après une illufion de quelques fiecles, on fentira que Ia feule force durable des empires confifte dans la culture & une nombreufe population.  430 Confidérations CHAPITRE XLII. Du crédit. Crédit eft dérivé de croire : cette origine indique qu'il réfide enriérement dans la confiance. II peut être défini 1'art de multiplier les richeffes par 1'opinion. La foi, la bonne foi & le mouvement font les principes du crédit. La bonne foi reconnue du gouvernement détermine Ia foi du prêteur, & 1'acf ivité de la circulation procure les moyens de fubvenir aux befoins de l'état. Les reffources financieres hauffent le prix de l'argent ; celles du crédit tendent a le faire baiffer. Plus il eft animé, plus l'intérêt eft a bas prix ; & plus il eft a bas prix, plus les moyens de crédit fe multiplient. Tout s'opere dans Ie commerce par la con-  fur les Richeffes & le Luxe. 43 j fiance , fi l'on y réfléchit attentivement; fans quoi il faudroit folder tout de moment en moment. II n'eft de différence que dans fa durée. Ie marchand achere & vend a crédit, & deux chofes fe mefurent fans cefle 1'une par 1'autre : l'argent & le tems. Si l'argent eft commun, on a plus de tems ; s'il eft rare , Ie tems des engagemens s'abrege. Si Ie tems manque, l'argent renchérit, paree qu'il faut payer plus cher pour en obtenir Ia prompte jouiflance. Ce n'eft qu'en fourniflant des valeurs réelles, que Ie crédit a une bafe folide dans Ie commerce. lorfque des négocians ont imaginé de créer entre eux des billets pour s'entr'aider, fans avoir requ de valeurs; le difcrédit & une ruin^plus ou moins prompte ont été les fuites de4et abus. II en feroit de méme dans un état qui tenteroit de créer un papiet monnoie.  43 x Conjldérations Si tout s'opere par le crédit entre les particuliers , il n'eft nul doute que, du fouverain au public, il ne puiffe y avoir la même relation de confiance, paree que 1'un & 1'autre y' trouveront leurs avantages ; le fouverain des reflburces au moment, & le public une augmentation de richeffes fidives dans leurs principes, réelles dans leurs effets. II faut, pour qu'un gouvernement jouiffe d'un crédit folide, prompt & étendu : i°. Que le public foit déterminé par la croyance ferme de la folidité de fon titre ; a°. Que le rembourfement ou les intéréts foient payés aux époques fixes avec la plus grande précifton ; 3°. Que 1'emploi des fonds foit connu, foit avantageux pour la nation ; a°. Enfin , de même que dans les corps tt animés , une infenfible tranfpiration fair évaporer une partie des alimens , il eft effentiel qu'un écoulement falutaire &non interrompu, faffe  fur les Pachejfes & le Luxe. 433 faffe rcfluer annuellemènt 'une partie des fonds dans le public, & travaille a dégager la machine d'une partie de fa dette. Tels font les élémens du crédit. II eft des nations qui empruntent par leur nature, & d'autres qui prêtent. Les premières, font les nations puiffantes qui ont de grands intéréts a foutenir, un róle confidérable a jouer dans Ie monde politique, chez lefquelles exiftent de grandes richeffes, un grand luxe & des befoins multipliés & renaiffans ; les autres font économes , frugales. Elles ont des richeffes numéraires & point de luxe. Telle eft la Holiande , telle eft Geneve, qui jouit de douze millions de revenu viager fur la France. Le crédit eft un aimant qui attire les richeffes , & en fait un inftrument de profpérité pour un état. Cela feul feroit voir la différence des fecours que fournit la finance, avec * Ee  434 Confidérations ceux d'un crédit bien combiné & établi fuf des bafes foiides. Dans le premier cas, on paye très-cher les fecours que fournilfent quelques capitaliftes, & dans 1'autre, on at- tire a peu de frais le numéraire de toutes les nations. On ne doit pas regarder les fecours fournis par des intermédiaires placés entre Ie gouvernement & le public, qui jouent Ie róle de caution, comme les effets d'un crédit particulier. C'eft. une illufion de la part du gouvernement de croire que le crédit de ces agens foit néceffaire , puifqu'il n'eft fondé que fur celui de l'état, & ne fubfifte que par les avantages confidérables qu'ils retirenr. C'eft une illufion de Ia part du public, d'imaginer plus de folidité a celui qui emprunte pour l'état , qu'a l'état lui-même , qui le mettroit a 1'abri de toute pourfuite, fi les circonftances le forcoient a manquer a fes engagemens. Lorfqu'un gouvernement fait réfider tout  fur les Richeffes & le luxe: ^» fon crédit fur un feul homme , ii devient le mairre de la place, & met a fes fervices Ie prix qu'il veut. Le miniftre des finances n'eft que 1'inftrument de fa fortune & 1'efclave de fes volontés. Les miniftres & les généraux même doivent changer fuivant fes caprices.' La crainte de perdre un crédit imaginaire , force a condefcendre a tout ce qu'il exige. II doit paroitre aufti abfurde qu'effrayant & humiliant, que Ie deftin d'un grand empire foit dépendant de la vie ou de la bonne voIonté d'un feul homme, qui vend a 1'état la richeffe de l'état. Une queftion fe préfente/après avoir expofé les élémens du crédit, & développé fes avantages. N'eft-ce point une arme trop dangereufe pour celui qui s'en fert? N'eft-ce pas une lumiere trompeufe qui éclaire un inftant, égare & fait tomber dans le précipice ? On ne peut nier que 1'abus eft intimement ïié avec 1'exercice du crédit, qu'il feroir pré- Ee z  Confidératlons férable a une nation de fuffire a fes dépenfes' par le feul emploi de fes facultés réelles. Mais fi 1'induftrie humaine faifoit découvrir un moyen plus prompt, plus funefte de deftruction que ceux qu'on emploie dans les guerres, & que plufieurs nations en adoptalfent 1'ufage ; en blamant cette déteftable invention , on feroit forcé de s'en fervir. Ce feroit le feul moyen de conferver Péquilibre avec les autres puiffances, & de s'oppofer a Pinvafion & a la conquête. Telle eft, je crois, la. néceftïté du crédit. On eft entrainé par Pexemple & les circonftances. Les armées autrefois étoient peu nombreufes , & les batailles plus décifives que de nos jours. Aujourd'hui, les armées s'élevent a deux ou trois cents mille hommes, & la «merre eft un jeu ruineux, oü il ne s'agir que d'avoir de gros fonds. L'impöt ne fuffit pas pour pourvoir aux énormes dépenfes des guerres. On a mis autrefois a contribution la va^-  'fur les Richeffes & le luxe. 437 hité humaine ; on a vendu la noblelTe, on a créé des charges, des offices, qui exemptoient le bourgeois riche ou aifé des charges publiques. Le fardeau appefanti retomboit fur le cultivateur, fur la clalfe indigente. Ces moyens épuifés, on a eu recours aux financiers, qui ont prété a gros intéréts, & queiquefois méme l'argent du fouverain au fouverain. II eft des miniftres qui fe font applaudis de cette fublime méthode, qui ont regardé avec vénération , comme Ie reftaurateur de Ia monarchie, un financier qui, dans cinq ou fix ans, raflembloit des millions, & qui, gaté par Ie fervile & aveugle devouement des miniftres, finiffoit par fe croire a Ia fois une intelligence fupérieure & le plus zélé patriote.Le fcandale de ces fortunes, le progrès des connoiffances, ont porté a ufer plus fobrement des moyens de la finance. II ne refte donc plus que 1'établiflement d'un crédit national, pour faire face aux dépenfes des guerres. Ee3  43 8 Co nfidérations Loin d'augmenter la dette a 1'excès, if préfente des moyens surs de la diminuer infenfihlement par le bas prix de l'intérêt de l'argent, & d'empêcher que la dette ultérieure & 1'impót, qui en eft la fuite néceflaire , s'accrohTent aufli rapidement. II eft évident que fi, d'ici a cinquante ans, une nation eraprunte a quatre & a trois au lieu de cinq, elle devra ou impofera de moins tout ce qu'elle épargnera fur les intéréts. L'ufage d'un crédit établi fur de bons principes, anime puiflamment les corps politiques. II reflemble aux liqueurs fpiritueufes, qui réveillent & raniment un corps, engourdi, mais dont l'ufage immmodéré finit par abattre les forces & ruiner la plus forte conftitution. Effet particulier du crédit. Le crédit réfide entiérement dans 1'opïhion, & 1'exercice arbitraire de 1'autorité  fur les Richeffes & le Luxe. 439 nuiroit a la confiance. Le prince, dans les gouvernemens modernes, a inrérêt de tenir fes engagemens, de refpeder les propriétés, de ne pas allarmer les efprits; enfin, d'établir parmi fes fujets & les étrangers 1'opinion de fa juftice (1). Le crédit eft donc un principe de modération de plus pour les gouvernemens. (1) Le roi d'Efpagne n'a pas voulu fuivre l'ufage oii l'on étoit de ne pas payer les dettes du regne précédent; il les a reügieufetnent acquittées, Ee 4  44-o Conjidèrations CHAPITRE XLIII. Des banques dans une Monarchie. J'ai fait voir combien Ie crédit & Ia circulation animée procurent d'avantages. Les banques , en augmentant Ia circulation , font propres a faciliter toutes les opérations d'un gouvernement &favorifent 1'accroiffement de fon crédit. Mais ces établiffemens de leur Iiature, doivent être diftinéts & féparés de Ia machine du gouvernement. Ils peuvent 1'aider, mais n'en doivent pas faire partie. C'eft un préjugé généralement répandu, que les banques ne peuvent s'allier avec Ie régime de la monarchie. « Mettre les banques , » dit Montefquieu , dans des pays gouvernés s> par un feul , c'eft fuppofer l'argent d'un 33 cóté , & de 1'autre la puiffance ; c'eft-a» dire, la faculté de tout avoir, fans pouvoir,  fur les Richeffes & U Luxe. 441 » & de 1'autre le pouvoir fans aucune faculté.» Cet énoncé femble établir comme certain , que I'abus , dans les monarchies, eft inféparable du pouvoir. Mais dans le cas dont il s'agit, l'intérêt bien entendue du monarque s'oppofe a Pabus du pouvoir. La banque d'Angleterre ne forme point partie des engagemens de l'état. C'eft une affociation de capitaliftes, qui rend des fervices au gouvernement; comme dans d'autres pays , des banquiers ou des financiers font le même office a un prix plus cher. Si un rel établiffement n'eft point une des roues de la machine du gouvernement, il eft fenfible qu'il n'a rien de commun avec fa conftitution , qu'il peut avoir lieu dans une monarchie , puifqu'il n'a point de rapport intime avec Ie régime républicain. Je vais démontrer la vérité de cette affertion.  44^ Confidérations II efl un degré de confiance néceflaire, de particuliers a particuliers, pour un tems plus ou moins long , & des particuliers a l'état, fans quoi tout feroit fufpendu , languiroit dans Ia ftagnation. On prête a un état monarchique de deux manieres, 1'une, Iorfqu'il fait des emprunts publics , viagers ou perpétuels , & c'eft 1'effet d'une grande confiance ; car les particuliers, nationaux ou étrangers , lui confient dans ce cas le fort de leur vie entiere & de leurs enfans, & pour un terme indéfini, lorfque la rente eft perpétuelle. Si la crainte des abus poffibles dans une monarchie , dominoit a certain point les efprits, on craindroit que dans une longue fuite d'années le gouvernement ne manquat a fes engagemens , & d'être privé de moitié ou de la totalité de fa rente; 1'expérience apprend que cette terreur n'exifte pas , & que dès qu'un nouvel attrait eft offert a la cupidité humaine^  fur les Richeffes & le Luxe» 443 I'emprefiement eft extréme pour porter fes fonds au tréfor du fouverain. L'autre maniere de prêter a un gouvernement monarchique, eft d'avancer des fonds pour trois, fix , ou neuf mois : c'eft ce qu'on appelle des anticipations. Le banquier de la cour ou plufieurs capitaliftes font ces avances & empruntent eux-mêmes dans une année, pour y fubvenir, cent & deux cents millions. Le gouvernement, dans une circonftance cririque, ne peut-il pas manquer a des engagemens preflans , pour fe procurer un fond eonfidérable, & fe débarrafier pour quelque tems d'une dette urgente ? Chacun de ceux qui prêtent au banquier de la cour , aux particuliers qui font des fervices , eft a portee de faire ces craintives combinaifons: cependant on prête au gouvernement, on lui fait des avances pour des termes plus ou jnoins éloignés. h demande quelle différence il y a entre dei  444 Conjidêrat'wns capitaliftes qui font des fervices, & une banque qui avanceroit au gouvernement fur des valeurs &des aflignations pour un terme court, les fonds dont il a befoin a un intérêt modéré > Le public court les mêmes rifques, en fuivant la méthode ufitée de prêter aux banquiers de Ia cour, & les banquiers font expofés aux mêmes hafards. Le gouvernement ne peut-il pas également fufpendre le paiement des aflignations a des banquiers particuliers, ou des financiers, comme a une aflbciation de banque ? La poflibilité de manquer a fes engagemens étant égale dans tous les cas, &, le public n'étant pas plus expofé a cet abus de pouvoir dans 1'un que dans 1'autre, il efl: naturel de conclute qu'une banque pourroit être établie dans un pays monarchique, ainfi que dans une république. On part d'un principe faux, en fuppofant que les intéréts de Ia banque en Angleterre font confondus avecceux de l'état, & fans s'en rendre compte,  fur les Richejfes & le Luxe. 445 on eft porté a croire qu'elle prête des fonds fans valeur, & qu'elle multiplie Ie figne repréfenratif. La banque d'Angleterre a queiquefois efcompté les billers de 1'échiquier, & les a recus au pair; ce qui empêchoit leur difcrédit, & animoit Ia confiance. Elle avance aufli a un bas prix, a trois ou trois & demi, les fonds a I'acquittement defquels font affectées des impofitions , & fe rembourfe fur leur perception. Les financiers ont fait a-peuprès, comme l'on voit, le même office que Ia banque d'Angleterre. S'il eft démontré qu'une banque ne compromet pas plus la fortune des particuliers dans fes rapports avec l'état, que Ia méthode aótuelle ; il refte a examiner s'il eft des avantages qui doivent aflurer la préférence a une banque. Les particuliers qui prêtent a l'état, font déterminés par le haut prix de l'intérêt quf  Conjidiratloni leur eft accordé. Ils empruntent eux-méffléi pour prêter au gouvernement a un prix plus haut. Leurs fecours font vendus fort cher, & on en trouve la preuve dans Félévation fubite des plus grandes fortunes. Une banque ne prêteroit pas au fouverain a plus haut prix qu'aux particuliers; fes profits feroient plus divifés , les richeffes moins concentrées: enfin , elle ne pourroit point faire la loi3 & tenir le miniftre des finances dans fa dépendance. Dans tous les pays oü exiftent des banques , le prix de l'argent eft moindreque dans les autres. En Angleterre, en Hollande, le gouvernement a long-tems emprunté a trois, tandis qu'en France on empruntoit a fix, en tems de guerre, & bien plus cher des financiers. En Ecofle la banque accorde des crédits jufqu'a la concurrence de fommes affez confidérables, a ceux qui préfentent deux perr  fut les Richeffes & k Luxe. 44? Ws folides , & poffédant un fonds de terre ; c'eft a peu prés I'exécution du projet que Law avoit propofé au Parlement d'Ecoffe. Un tel crédit peut procurer au commerce' de grands avantages, favorifer tout genre d'induftrie , & foutenir Ia valeur des terres ; mais il ne me paroit pas propre a un. grand pays, a une capitale comme Paris, oü Ies Plus afTurés fymptómes de richeffe font fouvent fi équivoques , oü il eft fi difficile de connoftre les fortunes & ies mceurs des hommes; oü les coutumes, les fubftitutions & mille formes empéchent de vendre les fonds, ou néceffitentde grandes difcuffions. En même tems qu'une banque procure des avances a l'état, elle fournit des fonds au commerce, a un prixmodéré, qui fait baiffcr l'intérêt, tandis que de grandes fortunes concentrées dans un petit nombre de capitalifte,, produifent la cherté de l'argent, en-  Confiderations tretiennent fa rareté. Ces détails prouvent que 1'établiffement & la profpérité d'une banque font compatibles avec le régime de la monarchie. CHAPITRE  fur les Richeffes & U Luxe. 449 CHAPITRE XLIV. Des emprunts publiés. Les métaux font Ie figne repréfentatif des denrées & de tous les objets de jouifiance, le moyen univerfel des échanges. Ils les multiplient ; ils fatisfont par conféquent aux befoins d'un plus grand nombre , lorfque Ia circulation eft: plus rapide. 1'or & l'argent font une richeffe de convention, en .tant que monnoie. Celui qui en poffede une quantité, a une puiffance véritable qui confifte a difpofer d'un nombre d'hommes qu'il emploic a cultiver, a manufaclurer, a créer enfin des richeffes. Ies effets publics ajoutent a Ia maffe des métaux des fignes qui fes repréfentent. Le fouverain qui emprunte cent millions , en krant fur fes peuples cinq millions pour Ff  4^o Confidèrations l'intérêt, fait naitre une richelfe de cent millions, fiótive dans fon principe , réelle dans fes effets. Cette fomme a paffé en efpeces dans le crible du tréfor public, s'eft 'répandue a 1'inftant par mille canaux dans la capitale , dans les provinces , oü elle a frucfifié au profït des peuples , & elle eft doublée au moyen des effets qui ont été créés. On achete des maifons , des terres, avec ce nouveau figne, comme avec de l'argent ; on emploie des ouvriers, on s'intéreffe dans des entreprifes de commerce. D'un autre cóté, les intéréts levés fur les peuples rentrent promptement dans leurs mains. Ils ne peuvent éprouver qu'une privation paffagere par la rapidité de la circulation. Les effers publics faifant 1'office des efpeces, elles peuvent être appliquées a une plus grande quantité d'échanges au-dehors. Les fignes repréfentatifs, les métaux, les papiers de crédit, & effets publics font des  fur les Richeffes & le Luxe. 451 agens. Plus il y a d'agens, & plus les objet» de vente fe rapprochent promptement des acheteurs: plus il y a de ventes confommées & plus il y a d'emprefTement a faire naitre de nouveaux objets de commerce, par Ia certitude de vendre promptement. S'il eft reconnu que 1'acf ivité de la circulation a de fi grands avantages, 1'avarice qui porte a concentrer les efpeces, eft par conféquent très-nuifible pour un état. Les effets publics préfentent a 1'avare un moyen de placer fes fonds fans les aliéner, paree qu'il peut a chaque inftant les faire rentrer. Ils flattent fon avidité, par 1'efpoir d'heureufes révolutions. Ces attraits le forcent a rendre a Ia circulation les tréfors enfouis dans fes coffres. La crainte fuperftitieufe, qui caracférife 1'avare , ne lui permettroit pas queiquefois de confier fes fonds a des particuliers, a moins d'intéréts très-forts, & il ne pourroit pas a chaque inftant négocier leurs effets. Le nu- Ff %  4^2 Confidérations méraire qui auroit été entbui par la craintive avarice devient, ainfi utile au fouverain & au public. L'inconvénient de payer des intéréts a 1'étranger , n'elt pas aufli confidérable qu'on fe le figure. S'il prête des fonds a un intérêt modéré, c'eft une preuve de la profpérité de l'état , & le bénéfice qui réfulte pour les peuples d'une augmentation de numéraire , compenfe le défavantage d'en faire fortir tous les ans une partie pour les intéréts. Si fétranger a prêté cinquante millions , cette fomme répandue dans la nation, n'y refte pas oiftve. Elle doit vivifïer fon commerce, animer fa culture, faciliter des échanges & procurer de nouvelles richeffes , qui rendent moins fenfible la privation que fait éprouver 1'acquittement des intéréts. Les emprunts publics fourniffent des moyens de fe pafler des financiers, qui prêtent toujours a un intérêt plus fort. Ils empêchent  fur les Richeffes & le Luxe. 453 qu'un miniftre ne foit dans leur dépendance. Ils procurent dans une circonftance critique, des fecours prompts & conftdérabies , que fimpöt ne fourniroit que Ientement, & en fatfant fupporter aux peuples une charge beaucoup plus forte. II femble réfulter de ces confidérations, que les emprunts & Ia dette nationale qui en eft 1'effet , loin de produire d'auffi grands inconvéniens qu'on le penfe généraiement, préfentent plufieurs avantages. Le terme exad oü l'on doit s'arrêter, eft 1'objet important a faifir. II ne me femble pas qu'il foit impoflible de déterminer ce poinr. Pour y parvenir, il faut confondre dans fa penfée & Ia dette & Pirnpót, les regarder comme une feule & même chofe, puifque Pun eft engendré par 1'autre. En établiffant Ia proportion de Pirnpót avec les facultés d'un royaume, on connoit Ie terme oü l'on doit s'arrêter pour emprunter. Ff 3  4 ^ 4 Confidérations On a cherché a fixer quelle étoit la jufte proportion des richeffes fiótives avec le numéraire. Plufieurs ont eftimé que fans inconvénient elles pourroient être comme de 3 a I. La France, d'après ces principes, pourroit devoir fix milliards 5 mais la quantité du numéraire ne doit pas déterminer feule une telle évaluation. II eft d'autres élémens nécefiaires a ralfembler. Un des plus importans , c'eft le taux de l'intérêt de l'argent. Le capital n'eft jamais a confidérer dans les dettes dês nations; mais feulement le prix qu'il coüte. II s'élevoit a douze pour cent autrefois. S'il pouvoir être réduir a quatre de nos jours, un état pourroit aufli facilement devoir cent cinquante millions, que cinquante dans les tems reculés. Mais, a quels fimptómes connoitre que les emprunts excedent les facultés d'un état?  fur les Richeffes & le Luxe. 45 5 Seroit-ce a 1'avilifTement des effets publics > L'impéritie d'un miniftre, une mauvaife opération, une campagne malheureufe ont fouvent produit Ie difcrédit. La hauffe fubite des effets , a un changement de miniftre, ou a Ia nouvelle d'un événement profpere, a fait fentir enfuite que le crédit n'étoit q^e momentanément altéré. Le véritable, le feul thermometre , c'eft l'état de Ia culture & de 1'induftrie. S'il eft floriffant, Ia .dette , 1'impöt qui en réfulte , qui eft le gage du prêteur, ne font point en trop grande difproportion avec les facultés de la nation. II n'eft point a craindre en pareil cas , que Ia maffe des richeffes fidives foit trop confidérable. Plufieurs indications fe réuniront pour déterminer infailliblement l'état de Ia culture & de 1'induftrie. On peut hardiment aflurer qu'il n'y a point d'altération, fi les peuples paient les impofitions fans qu'on multiplie Ff 4  45^ Confidérations les contraintes, fi les villes ne fe dépeuplent pas, fi Ie même nombre de métiers fubfifte , ft la confommation des villes ne diminué pas , fi le cours du change efl: favorable. On fera fondé a conclure que les objets d'échanges ne font pas en moindre quantité; que la'culture, que Finduftrie , qui en font les fources , fe foutiennent dans une fituation floriflante.. Le prix général de l'argent fuffiroit peutêtre pour éclairer 1'adminiftrateur. Quand le numéraire & les richeffes ficfives fe concentrent dans un petit nombre, l'intérêt augmente néceflairement. Toutes les parties privées de cette feve vivifiante ïanguiffent & fe deffechent. Le centre abforbe tout, & les extrémités font frappées d'un marafme politique. De Ia prompte circulation réfulte 1'aifance générale, La circulation en eft Ie principe & 1'effet; car c'eft par ce moyen qu'on eft en état de faire des entreprifes de commerce 3  fur les Rickejfes & le Luxe. w de mariufaflurer, d'acheter, planter, femer. Plus il s'eft opéré d'échanges, & pIus ft circulation eft rapide. L'impöt, dira-t-on , eft 1'aliment néceffaire de 1'emprunt, & une nation feroit plus heureufe fi elle n>avoit pas a fupporter Ie poids des impofitions qu'entrainent les emprunts. Cette vérité eft inconteftable , mais il faut obferver, que les dépenfes de la guerre font trop confidérables, pour être acquittées par des impofitioirc. L'emprunt & le crédit font donc néceffaires dans les gouvernemens modernes. Sans cette refiource , les impöts font aPcablans & les emprunts fervent a en diminuer la charge , en ne faifant fupporter aux peuples, que l'intérêt des fommes empruntées. L'art de combiner les emprunts , eft un des plus grands talens, que puiffe avoir un adminiftrateur. Mais deux articles efientiels  458 Conjidêrations doivent accompagner les emprunts & conftituent la théorie de cette fcience. Le premier , eft 1'aflurance de l'intérêt, au moyen d'une hipotheque fpéciale fur une impofition. Le fecond , eft le rembourfement annuel d'une partie de la dette nationale, fondé fur une caiffe d'amortiflement , dont les fonds , fous aucun prétexte ou par aucune néceflité du moment, ne foient détournés de leur application. Si les emprunts, dans les rapports que je viens d'établir, préfentent des avantages pour un gouvernement, ne font-ils pas nuifibles a d'autres égards aux particuliers & au commerce ? Si Ie fouverain d'un grand état jouit d'un crédit folide & animé , il attirera vers lui le numéraire , & il n'en reftera pas dans la circulation pour les befoins des particuliers. Ceux qui ne pourront s'en procurer pour acquitter leurs engagemens, prefles  fur les Richeffes & le Luxe. 459 par le befoin, feront obligés de fe défaire a bas prix de leurs immeubles. Tandis que l'argent ira a gtands flots fe perdre dans le fifc , la détreffe régnera chez les plus riches propriétaires. Les maifons , les terres feront a vendre, & ne pourront être vendues. Enfin, tous ceux qui ont befoin de fonds appliquables a des entreprifes utiles a l'état, & a Pamélioration de leur bien, feronr forcés de renoncer a ces avantages par la difette du numéraire, uniquement verfé dans les emprunts du gouvernemenr. Ces inconvéniens font fenfibles, & les rembourfemens annuels d'une caüTe d'amortiflement y remédient en partie. On trouve facilement des fonds en Angleterre pour toutes les opérations & les combinaifons, malgré Ia multiplicité des emprunrs: ils ajoutent méme a cette facilité. La difette du numéraire pour les diverfes opérations des particuliers, n'eft point un  460 Canjldérations effet néceffaire des emprunts publics, puïfqu'elle ne fe fait point fentir en Angleterre. II faut chercher , dans quelque circonftance étrangere , la caufe qui pourroit produire un tel effet dans un autre pays. Tous les effets publics fe négoeient en Angleterre, fans 1'intervention d'aucun officier de juftice, fans que le vendeur ait aucune formalité a fubir. Le figne repréfentatif fe trouvant accru réellement de la fomme des effets qui Ie repréfentent, & ces effets ayant une aufli prompte circulation, les emprun— teurs trouvent aifément des fonds, quelque foit Ia multiplicité des emprunts du gouvernement. Pour vendre un contrat en France, il efl: néceflaire de fubir beaucoup de formalités. Ce contrat étant réputé un immeuble, & fervant d'hypotheque pour les engagemens du propriétaire, il n'eft pas fufceptible d'une vente prompte & facile.  fur les Richeffes & le Luxe. 461 Si tous les contrats étoient négociables au moment,, fans formalité , comme les lettres de change & les elfets exigibles, il n'eft aucun doute que Ia facilité de fe procurer des fonds, feroit bien plus grande pour les particuliers. Les emprunts du gouvernement, loin de nuire a leurs opérations, les facilitéroient, & cette circulation rapide d'effets repréfentatifs, feroit un moyen afluré d& faire baiflèr l'intérêt. II eft encore une aurre'caufe de la difliculté pour les particuliers de fe procurer des fonds. La forbonne &Ies tribunaux regardent comme ufuraires les prêts faits fans aliénation & a terme. Or, plus Ia circulation eft animée, & plus on doit être éloigné de placer a conftitution, paree que 1'efpoir d'emplois plus avantageux fait defirer de voir rentrer fes fonds dans un terme court. Les prêts a terme fixe étant profcrits par Ia loi, il en réfulte beaucoup de difficulté de fe procurer de l'argent  46*2. Confidérations pour un terme fixé. On élude la loi, mais les précautions entrainent des embarras. Enfin , les gens fcrupuleux ne veulent pas enfreindre la loi.  fur les Richeffes & le Luxe. 463 SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. T J-enez-vous dans la région moyenne, difoit Apollon a fon fils j emprunter ou impofer a 1'excès, font deux inconvéniens a éviter. J'ai taché de peindre Ie crédit fous fon plus brillant afpeét. Au tableau féduifant de fes avantages, oppofons celui de fes inconvéniens. Le crédit eft l'art d'emprunrer. Eh quoi ! dira-t-on, les progrès des lumieres depuis un fiecle, les plus profondes méditations , les ouvrages des écrivains les plus inftruits,' I'expérience des hommès d'état les plus célebres, n'auront trouvé de moyen d'afiurer Ia profpérité d'un empire, que celui d'attirer au  464 Confidérations fifc les fonds des capitaliftes! On a réduit en fyftéme l'art de préfenter des appats au public , d'épier fes goüts , d'irriter fon luxe. Les fonds détournés de Ia culture, du commerce , des entreprifes utiles qui devoient aügmenter la réproduétion, vivifier 1'induftrie , multiplier les travaux, arrivent en torrent pour fe perdre dans le goufre du tréfor public, & fe répandre enfuite parmi des rentiers oififs, des banquiers, des financiers, encourager les arts frivoles , provoquer 1'avidité, fubftituer enfin a tous les fentimens qui animent les hommes, le feul defir des jouiflances phyfiques. De nos jours, les armées font plus nombreufes , & les dépenfes plus confidérables; mais cette dépenfe n'eft-elle pas égale pour toutes les puiflances ? L'Empire, la Prufle, ont des troupes fupérieures en nombre ; leur numéraire n'eft pas comparable au notre , leur population.  fur les Richeffes & le Luxe. 46^ population eft très-inférieure, les revenus de ces fouverains trois fois au-deflous; i/s j'ouent un röle impofant fur le théatre politique de 1'Europe, & ne jouiffent d'aucun crédit. Ne doit-on pas en conclure , qu'il eft d'autres moyens pour les puiflances, de pourvoir a I'entretien de leurs forces müitaires > Le crédit animé Ia circulation ; eh ] qu'importe, dira-t-on, fi elle ne vivifie ni Ia culture, ni le commerce? quel profit retire la nation, du remuement des facs & du tranfport des papiers de mains en mains dans Ia . capitale, parmi les banquiers, les financiers, les agioteurs ? Quelle eft Ia circulation utile > celle qui accroit la fécondité. Mais une aftivité de circulation, qui porte des vaIeurg fouvent idéales d'un banquier chez un autre d'un tréforier chez un agioteur, de Ia placé' au tréfor royal, & du tréfor fur Ia place; eft-elle avantageufe ? lorfque le réfultat de Ia circulation eft Ia multiplication des échari- Gg '  466 C onfidèradons ges, entre le ftgne repréfentatif & les denrées ou les ouvrages, elle eft utile au public, a l'état; mais lorfqu'elle n'eft que 1'effet de la cupidité des .agioteurs, lorfqu'elle tranfforme les capitaliftes en joueurs effrénés, & ne fait que tranfmettre dans leurs mains une richeffe menfongere , qu'une nouvelle opération du gouvernement, qu'une combinaifon de quelques autres agioteurs fait évanouir entre fes mains; n'eft-elle pas dangereufe? Jettez les yeux fur Ia culture, & voyez combien de terres en friche ou mal cultivées, combien de fermes dégradées, de chateaux abandonnés, combien de terres, de maifons a vendre, combien vendues a vil prix! Ces terres, que le poffeffeur cherche depuis longtems a vendre, ne font certainement pas bien entretenues : les fermes font en mauvais état ; il feroit abfurde de fuppofer qu'un propriétaire fit des frais, dont il ne recueillera pas le fruit. II y a peu d'acheteurs & un  fur les Richeffes & le Luxe. 467 nombre infini de vendeurs : n'eft-ce pas au crédit public, c'eft-a-dire, au fyftéme d'emprunter, qu'il faut attribuer peut-étre & cette manie de vendre des propriétés territoriales , & Ie peu d'empreffement a les acheter? Les effets publics offrent cinq, fix & demi pour cent; les rentes viageres , dix j les fpéculations de 1'agiotage, des gains confidérables : dès-lors, on doit regarder comme une duperie, de confereer des biens qui produifent trois pour cent, qui font grevés de toutes les charges de l'état, & dont le revenu peut être détruit par finrempérie du ciel. II ne grêle ni ne pleut fur un contrat, fur une refcription, fur une adion, fur un bordereau de viager; on le vend a finftant en entier, on peut en vendre une partie , on Ie tranfporte en tous lieux; & des événemens qui ne font pas rares, peuvent, d'un inftant a 1'autre, doubler Ia richefie de fon heureux propriétaire. En vain, on objecteroit que 1'acrivité Gg z  ^68 Conjldirations du commerce augmente par cette actïvité de circulation, & par la repréfentation multipliée des efpeces. Je doute que le remuement des facs de la capitale, accélere Faétion du commerce; & fi 1'appat qu'offrent les emprunts publics , attiroit les capitaux deftinés au commerce, il s'en faudroit de beaucoup qu'il gagnat a cette circulation ; il y perdroit confidérablement. Le commerce en maffe ne rapporte pas peut-être plus de 7 a 8 pour 100 au négociantlaborieux,éclairé, économe. Sans foin, fans peine, fans craindre de naufrages , d'avarie , de banqueroutes de fes correfpondans, un commercant peut placer auffi avantageufement fes fonds dans les effets publics. II eft certain que, depuis quelques années, les villes de commerce participent aux mouvemens de la place de Paris, & que l'argent du négociant vient accroitre les fonds pompés par les emprunts. Que la profpérité de PAngleterre, toujours  fur les Richefes & le Luxe. dfiy citée, n'éblouifle pas nos yeux. Elle a befoin de crédit pour fe foutenir au rang oü elle s'eft élevée dans 1'ordre des puiflances. Engagée dans Ia carrière des emprunts, elle ne peut plus regarder derrière elle & s'arrêter. Sans doute, elle efpere , au moyen des reffources puiflances que favorife fa conflitution, parvenir a un état d'opulence réelle ; d'autres provinces de 1'Inde, réunies au Bengale , oü elle domine ; Ia Chine même un jour aflervie peut-être, augmenteront fes richeffes; alors, fi 1'Angleterre confulte fes véritables intéréts, elle employera Ie numéraire de ces contrées a Iiquider une partie de fes dettes , a baifler l'intérêt des autres : elle reflemblera a un joueur, qui, dans une circonflance critique , a rifqué le tout pour Ie tout, & que Ie fort a favorifé. II acquitte fes dettes, & fe forme un revenu conftant , qui le met au rang des perfonnes opulentes. Mais un grand royaume agricole a-t-il Gg 3  470 Conjidérations befoin de crédit ? convient-il a fa conflitution ? II a dans fon fol, fa population, les reffources que 1'Angleterre trouve dans le fyftéme qu'elle a été forcée d'embraffer. Les emprunts en Angletetre font plus faciles par fa conflitution, & fur-tout par 1'exemple conftant de fon exa&irude a payer a point nommé. Ils font néceflïtés par fon ambition , & n'entrainent pas les mêmes inconvéniens. Ils font déterminés par un vceu national, & d'après des difcuflions publiques, & une connoiflance approfondie de leur néceflité & de leur emploi. Ils peuvent être appliqués a des dépenfes peu mefurées, ou d'une utilité qui n'eft pas évidente; mais 1'utilité publique, bien ou mal entendue , en eft 1'objet. La nation peut faire des fautes, fe ruiner; mais enfin, c'eft la nation qui décide de fon fort, qui abufe de fes moyens, qui fe ruine ellemême par fa propre volonté, & par le déréglement de fes paflions.  fur les Richeffes & le Luxe. 471 Dans une monarchie , la néceflité des emprunts n'eft pas démontrée au moment aux yeux de la nation moins inftruite de l'état des affaires. Les compagnies fouveraines font peu initiées dans les matieres de 1'adminiftration ; elles n'ont pas en général les connoiffances néceffaires pour apprécier les circonftances, juger du fage emploi du crédit, combiner les avantages ou les inconvéniens d'un emprunt. Elles ne peuvent que fuivre a cet égard 1'impulfion de leur zele, fortifiée de quelques notions générales ou imparfaites, & acquifes au moment. Le parlement d'Angleterre eft exercé dans les matieres d'adminiftration; il eft éclairé par les débats du miniftere & des oppofans. Dans une monarchie, 1'emploi des emprunts n'eft pas aufli public , aufli connu que dans une république ; les dépenfes nationales déterminent feules les emprunts dans une répu- Gg 4  472- Conjïdérations blique , & le luxe d'une cour pourroit les provoquer dans une monarchie. Enfin, le fyftéme des emprunts , fi facile h. fuivre, peut retarder les améliorations de Pintérieur, concentrer 1'attention d'un miniftre dans Pobfervation du cours des effets, & des opérations de fa place. II le rend dépendant des plus petites circonftances, & une cabale de quelques capitaliftes, peut priver la nation d'un miniftre éclairé, qui auroit rendu de grands fervices. Son exiftence eft inftable, dès qu'elle dépend de ce grand mot de crédit; il eft forcé de condefcendre aux volontés & a 1'avidité de ceux qui makrifent la place par les capitaux qu'ils ont dans les effets publics, & par leurs manoeuvres.  fur les Richeffes & le Luxe. 473 CHAPITRE XLV. Du crédit du Minijlre des Finances. Est-ce une erreur de penfer qu'un miniftre des finances a du crédit, de croire que la nation & les étrangers préteroient avec plus d'empreffement, fous fon adminiftration , que fous celle d'un autre ? Le public ne fait-il pas que le miniftre eft mortel ? Ne fait - il pas que d'un moment a 1'autre il peut être difgracié ? Sa probité devient alors fans effet. Un nouveau fyftéme peut faire changer les plus fages difpofitions. La probité reconnue d'un monarque, fon économie ., les lumieres d'un fiecle, qui font voir que la plus grande habileté réfide dans Ia bonne foi, Ia force intrinfeque d'un  474 Confidérarions grand royaume; ne font-ce pas la les véri- tables fondemens du crédit public ? Un roi d'Anglererre, mécontent de Ia ville de Londres , menacoit de tranfporter fa cour dans une autre ville. Ce qui nous raflure , lui répondit ~ on , c'eft que votre majefté n'emportera pas la Tamife. Un miniftre , qui fort de place, n'emporte pas avec lui les richeffes d'un grand empire. Sesfucceffeurs trouvent aufli facilement des reflburces Iorfqu'ils ne font pas dénués de lumieres. II eft très-commun de voir a 1'avénement d'un miniftre, les effets publics qui avoient éprouvé quelque diminution , remonter pendant quelque rems. Cette apparence momenranée de crédit, cet éclair de confiance n'en impofe plus: on fair que les plus fimples manoeuvres de 1'agiotage peuvent produire cette augmentation qu'on s'emprefle de publier avec emphafe. Un figne plus certain de la confiance publique , un figne rare &  fur les Richeffes & le Luxe. 475 non équivqque , c'eft la baiffe des effets publics a la chute d'un miniftre. Les refcriptions, les aótions des Indes , les contrats , les billets des fermes tomberent a la retraite de M. Turgot: ces effets perdirent cinq & fix pour cent de plus au même moment. Si l'on confidere que ce miniftre eitoyen, philofophe fans charlatanerie, qui aimoit mieux, comme Caton, être vertueux que de Ie paroitre, s'étoit déclaré contre les financiers les gens qui trafiquent l'argent, on fentira que la confiance pour ce miniftre, étoit indépendante de 1'opinion de ceux qui influent Ie plus fur les ventes & achats des effets, qu'elle réfidoit dans Ie coeur de Ia nation. . Lorfqu'il s'agit d'un emprunt a court terme fait a une compagnie, 1'opinion de la probité d'un miniftre , de fa fidelité , peut avec raifon infiuer. II en étoit ainfi fous les furin-r tendans, qui empruntoient pour fix mois, un an, des compagnies de traitans. 11 étoit  4j6 Conjldérations ïntéreflant, décifif alors , que Ie furintendant füt en poffeflion de leur confiance, que les partifans fuffent perfuadés que la faveur du furintendant fubfiftoit, qu'elle fe foutiendroit au moins jufqu'a 1'échéance de fes engagemens. II pouvait alors être vrai qu'un miniftre avoit du crédit. L'dpinion de fa probité & de fa durée en étoit le fondement ; & un court efpace de tems a parcourir pour les prêteurs, rendoit cette opinion décifive. On objectera que, malgré 1'évidence du raifonnement contre le crédit perfonnel d'un miniftre , il en eft qui infpirent plus de confiance & trouvent plus aifément des fonds pour fubvenir aux néceftités de l'état. Je répondrai que Ie crédit réfide entiérement dans 1'opinion , & que les capitaliftes ne fe déterminent pas toujours fur des notions exaétes ; qu'ils reffemblent aux fuperftitieux, a tous ceux qu'un defir vif & la crainte agitcnt  fur les Riche fes & le Luxe. 477 tour- a- tour; que, lorfque l'homme dans cette fituation efl dénué de moyens naturels de conje&urer, fon efprit erre dans Ie vague, & tiche de faifir des objets qui puiffent fixer fes craintes ou fes efpérances; que telle eft par exemple la manie des joueurs qui s'imaginent que certaines gens, que certaines chofes leur portent malheur, ou leur préfagent des fuccès. L'art de I'agiotage, plus que jamais, emploie des manoeuvres fubtiles , pour opérer des viciflitudes dans Ie cours des effets publics , & ces manoeuvres empêchent de pouvoir juger fainement des principes de Ia confiance. On peut donc attribuer fans raifon au crédit, ce qui eft le produit de 1'intrigue de quelques perfonnes, ce qui eft 1'effet des circonftances.. Je fuppofe par exemple qu'un miniftre arrivé en place , dans un moment oü la balance avantageufe du commerce, a concentré des fonds confidérables dans les  478 Confidérations mains des capitaliftes, & que l'état n'ait pas emprunté depuis long-tems. II eft évident que ce miniftre , s'il n'eft pas privé de jugement, fera facilement des emprunts a un prix avantageux pour l'état. Cependant 1'aveugle muhitude, fans remonter aux caufes & apprécier les circonftances , s'extafiera fur Ie crédit du miniftre , & lui-même s'énorgueillira peut-être d'avoir trouvé de l'argent , la oü il y en avoit beaucoup. II ne faut pas confondre le crédit & 1'habileté. La combinaifon heureufe des moyens qu'un miniftre emploie , le talent qu'il a de faifir le goüt des prêteurs, afiurent fes fuccès: mais , fi après' avoir trouvé de grandes fommes , par des opérations éclairées, il fait une mauvaife combinaifon, il échouera dans fes projets , quelle que foit 1'opinion qu'on ait de fa perfonne. Ce font les circonftances qu'il faut examiner attentivement, pour juger fainemenr  fur les Richeffes & le Luxe. 479 des opérations d'un miniftre. Mais il en eft fouventdes jugemens fur les miniftres, comme de ceux qu'on porte fur les généraux. Une bataille gagnée, quoique livrée mal a propos & hafardée , fait plus de bruit qu'une campagne favante, appréciée feulement des militaires inftruits & éclairés. Enfin, le fuccès d'un emprunt ne doit pas éblouir, car c'eft fouvent paree qu'il eft combiné d'une maniere défavantageufe pour l'état , qu'il réuftit Ie plus promptement. « n'eft point de miniftre des finances qui ait plus mérité de l'état, que M. Defmaretz. II a manifefté les plus grandes lumieres ; il a montré un courage rare. Les élémens avoient conjuré la perte de Ia France ; Ie crédit étoit anéanti, une défiance malheureufement fondée étoit répandue dans les efprits; les fonds libres de 1'année étoient réduits a vingt millions, & les peuples fe trouvoient dans la plus affreufe mifere.  480 Conjidêrations Loin de pouvoir aügmenter les tributs , il étoit indifpenfable de les diminuer & de pourvoir a la fubfiftance des peuples. II falloit au milieu de tant de circonftances defaftreufes foutenir la guerre, repouffer 1'ennemi des frontieres ; & des campagnes malheureufes ajoutoient au découragement des peuples. La vieilleffe du monarque préfentoit a la nation la perfpedfive d'une Ion-, gue minorité, & jettoit 1'allarme dans 1'efprit des gens d'affaires, qui n'ofoient fe flatter, que fous un nouveau regne on refpeftat les engagemens du précédent. Enfin , Ia maffe énorme des dettes ne fembloit laiffer de moyen pour fortir d'embarras , que la funefte reffource d'une banqueroute. Les noms de Sully & de Colbert répandent un plus grand éclat; ils font confacrés dans 1'Europe. Les éloges des académies , les buftes , les médailles en perpetuent le fouvenir & les dévouent a 1'admiration. Defmaretz eft bien moins  fur les Richejfes & le Luxe. 481 moins célebre , & peut - être fes efForts , fon génie , fon courage, fes travaux , appréciés feulement des gens inftruits, ont-ils un droit égal aux éloges de la poftérité. Qu'on réimprime, qu'on life fon compte rendu , ce chef-d'ceuvre de fimpliciré de clarté , ce tableau fidele des calamités de Ia France , oü brillent 1'efprit d'ordre , la lumiere , le zele & la modeftie, on fentira qu'il y a de Pingratitude a ne pas mettre Defmaretz au rang des plus grands hommes , a ne pas décerner a fes manes les honneurs du triomphe. Hh  48 z Conjïdèratlotts CHAPITRE XLVI. De la France & de VAngleterre. L'Angleterke eft a la France comme 9 & demi a 16 , par fa populadon & fon territoire. Son numéraire eft évalué a fix cents cinquante millions , & la multitude des richeffes ficrives rend le figne repréfentatif fufftfant a tous les befoins , & anime Ia circulation. La France, pour Pentretien de fes places & fon armée de terre , en tems de paix , dépenfe quatre-vingt millions de plus que 1'Angleterre. Les forces militaires de f Angleterre confiftent dans fa marine. Les dép penfes qu'elles occafionnent tournent , en tems de paix, au profit de l'état > en étendant le commerce : un grand nombre de matelots augmente a la fois & la puiffance d'une nation & fa richeffe, puifqu'ils en font les  fur les Richeffes & U Luxe. 483 inftrumens. Des amices nombreufes de terre ne fervent qu'au maintien de Ia puiffance, & diminuent Ia richelfe nationale , en dérobant des bras a Ia culture. Plus une nation commercante a de matelots , & pIus elle eft floriffante : il s'en faut de beaucoup qu'une armée de terre ferye a la profpérité d'une, nation agricole & manufaduriere. L'Angfe* terre , dans fes guerres, n'entretient jamais un nombre confidérable de troupes de terre; & la France, indépendamment de fa marine , a eu fouvent plus de cent mille hommes en campagne. L'Inde fournit a 1'Angleterre un revenu confidérable en numéraire , & la plupart des nations achetent des Anglois j c'eft un tribut que cette puiffance leve fur le luxe de I'Europe : un commerce ruineux de fa nature devient ainfi utile a 1'Angleterre. Avant la guerre derniere , 1'Angleterre avoit arteint Ie maximum de fa profpérité Hh z  484 Conjidérations en tout genre. Sa dette paroifloit dans une proportion jufte avec fes facultés, puifque fon induftrie étoit animée , & que l'intérêt de l'argent fe foutenoit a trois & demi : les fonds de terre fe vendoient au denier trentedeux au moins. Le Bengale étoit devenu une de fes provinces.. Un numéraire abondant couloit de 1'Inde a grands flots en Angleterre , pour y folder une partie de* intéréts de leurs dettes. Les déprédations même des agens de la compagnie des Indes , tournoient a fon profit, en augmentant Ie numéraire des fommes qu'ils fe proeuroient par tous les moyens. Le commerce extérieur étoit porté au dernier degré d'aótivité , la circulation animée dans 1'intérieur, tous les genres d'amélioration encouragés, la culture, les manufaétures floriflantes. Enfin, l'empire de Ia mode fembloit lui être acquis; elle en avoit, en quelque forte, dépouiilé la France, On avoit adopté leur ma-  fur les Richejfes & le Luxe. 40^ niere de vivre, leurs habillemens, leurs ufages; Ia langue angloife étoit devenue une langue univerfelle. Telle étoit la brillante fituation de 1'Angleterre, il y a peu d'années. Cette puiffance n'avoit plus qu'a décliner, après avoir atteint le dernier degré de la fplendeur, de Ia richeffe & de la puiffance. L'ivreffe de la profpérité a précipité le cours des chofes. II eft dangereux que les lions goütent du fang; ils en deviennent avides, ils déchirent, ils dévorent. L'homme aime naturellement le pouvoir, & 1'amour de la liberté n'eft que la jaloufie, que 1'amour de la domination. Dès qu'il a en goüté , il veut Ia conferver, il veut 1'étendre. Les peuples conquis par les anciennes répubïiques, étoient defpotiquement gouvernés; les citoyens ne fembloient vouloir obéir en un lieu , que pour commander durement dans un autre. Les HoIIandois exercent a Baravia un empire Hh 3  486" Confidèrations defpotique. Les Anglois ont voulu aflervir leurs colonies. Les tréfors qu'ils ont prodigué dans une guerre , aufTi contraire a leurs intéréts qu'elle eft injufte , ont prouvé quelles étoient leurs forces óf leur crédit. L'antiquité n'offre pas 1'exemple d'une nation , qui, par fes feules forces , fans fupériorité de difcipline militaire & de tactique, ait fu réfifter fi long-tems aux efforts réunis de puiflances fupérieures en nombre , en richeffes, égales en valeur, en lumieres fur l'art de la guerre. Tel eft l'étonnant fpectacle que nous a prélénté 1'Angleterre, luttant avec fuccès contre fes propres fujets , PEfpagne & la France. L'Angleterre a découvert les loix de la circulation du fang, les loix des corps céleftes & celles du crédit. Cette derniere découverte a déterminé fes fuccès. Elle doit fix milliards environ a I'époque actuelle, & cette dette immenlé a été formée dans fefpace de moins de cent années 3 mal-  fur les Richeffes & le Luxe. 487 gré les plus grands fuccès fur mer, & les bénéfices immenfes du commerce le plus floriffanr. La dette de Ia France eft bien moindre , & fes impóts font bien au-deflbus de ceux de 1'Angleterre. Si Ia France Ievoit fur les peuples en proportion de cette république, on peut afturer que les tributs s'éleveroient a douze cents millions & beaucoup plus. La dette Angloife eft permanente: Ia dette en France diminué annuellement par I'extinction du viager; & le fonds réfultant de cette extinéfion forme une caifle d'amortiffement , qui, par la diminution progreftive de l'intérêt, procure dans un tems donné la libération d'une partie confidérable de la dette. II faut encore obferver que la dette francoife eft le produit de dépenfes antérieures a Louis XIV, de celles du regne de ce monarque, fi long, fi floriftant, fi défaftreux. Le Louvre, Verfailles, Trianon , Marly, ont Hh 4  488 'Confidérations été élevés ; des ports créés, cent places fortes conftruites, fes finances ont été long-tems mal adminiftrées. Malgré de fauffes opérations & des fautes de tout genre dans un efpace de tems plus confidérable que celui de la formation de la dette angloife , celle de la France eft bien inférieure. La contribution aux charges publiques en 'Angleterre , s'éleve environ a cinquantedeux livres par individu : la France a feize millions d'habitans de plus, & la contribution n'y excede pas vingt-deux livres. Les impofitions en France portent fur un plus grand nombre ; & fi elles étoient augmentées, elles ne produiroient pas une charge aufli confidérable qu'en Angleterre. Les falaires font fort chers en Angleterre, & c'eft une raifon de la plus grande aifance du peuple. Les grands feigneurs vivent une grande partie de 1'année dans leurs terres, & y con->  fur les RlckeJJes & le Luxe. 489 fomment d'immenfes revenus. II efl: des propriétaires qui jouiflent d'un revenu de deux cents milie livres de notre monnoie, a qui la capitale eft prefque inconnue, & qui vivent dans leurs domaines. Toutes ces caufes augmentent le bien-étre des habitans de la campagne, & tournent au pront de la culture. En France, dès qu'on a la plus petite fortune, on s'empreffe de quitter Ia province, oü il femble groflier de vivre , pour venir quelque tems briller d'un foible éclat dans la capitale. En Angleterre, Ie commerce eft plus animé dans 1'intérieur, & la capitale eft le port le plus confidérable de la nation. La multitude immenfe qui 1'habite , alimente le commerce par fes travaux, fes confommations, & en tire en partie fa fubfiftance. En France, la capitale accroit fans cefle le luxe de la nation, & renferme une multitude d'habitans oififs , & fans induftrie ni propriété.  49° Confidèrations En Angleterre, une partie des fonctions domeftiques eft exercée par des femmes , ce qui produit un doublé avantage, celui de leur procurer des moyens de fubfifter, d'aügmenter 1'aifance d'une familie, & de laifler un grand nombre d'hommes a des travaux utiles. L'Anglois confomme davantage , ce qui équivaut a quelques égards pour les revenus publics, a une plus grande quantité de confommateurs. Voila des avantages qui font propres aux moeurs & a la fituation de 1'Angleterre, & qui contribuent a rendre fes campagnes floriftantes, a faire vivre fes peuples dans 1'aifance , & a faire profpérer fon commerce, L'Angleterre ne peut fournir a 1'acquittement des intéréts de fa dette, & ne peut maintenir fon crédit que par fes pofleflions dans 1'Inde, & la profpérité de fon commerce dans cette contrée.  fur les Richeffes & le Luxe. 491 Le crédit de la France, le paiement des intéréts de fa dette, eft fondé invariablement fur fon fol, fa fituation, fa population. II n'eft poinr d'événement qui puifle y porter une atteinte fenfible ; trois ou quatre ans de paix rétabüfient le dommage de fix ans de guerre. C'eft un corps robufte que quelques jours de régime ramenent fans remedes extraordinaires a fa première vigueur. Les dépenfes confidérables du regne de Louis XIV, ne peuvent plus fe repréfenter, paree qu'il n'y a plus de fortihcations a conftruire, de palais a élever pour la demeure du fouverain; la plupart des grandes routes font ouvertes ou achevées. Les dépenfes de 1'Angleterre, au contraire, doivent croitre de jour en jour, paree qu'elle eft dans un état de tenfion qui ne lui permet pas le repos. Elle eft nécefluée en quelque forte a entreprendre pour fe foutenir, a être conquérante dans 1'Inde, dominatrice des mers, pour  49*" Confidêrations jouer un róle fupérieur a fes forces réelies. L'Anglererre a plus de crédir que de fortune , & la France, plus de fortune que de crédit; mais un crédit foutenu peut mener a une grande fortune. L'Angleterre eft une puiffance qui eft en équilibre, & la France a une bafe fixe. Quels que foient les efforts poiïibles & furnaturels de 1'Angleterre, il ne faut qu'un échec pour renverfer Ie magique édifice de fa fortune; une defcente, la perte d'une flotte confidérable , une guerre défavantageufe dans 1'Inde, feroient tomber cette puiffance du rang oü elle s'eft éle vée & foutenue; une banqueroute, dont lafecouffe ébranleroit le monde commercant, précipiteroit 1'Angleterre dans un état de détreffeincalculable. De tels événemens méme ne font pas néceffaires pour brifer tous les refforts du crédit de 1'Angleterre. Le fort de cette puiffance eft entre les mains de la Hollande. Que les Hollandois retirent leurs fonds,  fur les Rkheffes & le Luxe. 493 & le papier anglois perd fa valeur, par 1'exportation des efpeces, contre lefquelles il peut, a chaque inftant, être échangé. Certes, les efforrs de 1'Angleterre, fon génie,fesreffources, ont des droits a notre admiration; mais doit-elle nous fervir d'exemple, & le régime d'une nation fi différente par fa fituation, fon génie, fes mceurs, fa conftitution, peut-il être adopté par nous avec fuccès ? Prêter a I'Angleterre , c'eft prêter a un joueur qui ne peut payer qu'autant qu'il gagne. Celui qui fournit des capiraux a la France, prête a un grand propriétaire, dont les terres confidérables forment le gage afluré. II peut éprouver des retards; mais les revers ne peuvent 1'expofer a une banqueroute. II faudroit que le gouvernement francois, pour fe déterminer a ce parti extréme , réunit a un égal degré, la mauvaife foi, 1'ignorance & I'abfurdité.  494 Confdératiotis CHAPITRE XLVII. Convient-il a un Souverain d'avoir un tréfor? Les anciennes répubïiques avoient des fommes confidérables en réferve, pour s'en fervir en tems de guerre. Les Empereurs ont eu la même politique. Les idéés fimples en gouvernement font fouvent rejettées, & 1'erpérience y ramene, après que 1'efprit de fyftéme a fait parcourir des routes inconnues & dangereufes. Chez les nations modernes, les Empereurs de Turquie ont fuivi les anciennes idéés: ils fe font un honneur de laifter a leur fuccefleur un tréfor confidérable. II en eft de même prefque dans tout 1'Orient. Henri IV eft le dernier Roi de France  fur les Richeffes & le luxe. 495 qui ait laifle des fommes accumulées. Elles furent ia proie de 1'avidité des grands. Le Roi de Prulfe a renouvellé cet exemple : fes fuccès ont été dus en partie au numéraire qu'il avoit amalfé. L'incertitude des fonds déconcerte les plus fages projets. Leur difette , plus que les mauvais fuccès & 1'effufion du fang ] fait terminer les guerres. Au moyen d'un tréfor , on peut former en filence des projets & faifir 1'occafion favorable de les exécuter. II donne 1'avantage le plus décidé , a un prince j fur celui qui eft obligé de recourir a des moyens extraordinaires. II peut fans impöt, fans emprunts , tenter les hafards de deux ou trois campagnes. Si Ia paix fe fait a la quatrieme , les peuples n'ont éprouvé de charges que pendant une année. Les' entrepreneurs n'ont pas fait la loi. Tous les fervices font faits a un prix modéré , lorfqu'on les paie  496 Conjidéraïions en argent comptant, & c'eft un cinquieme peut-être a déduire fur les frais de la guerre. Des fortunnes confidérables, fcandaleux effets de la difette d'argent, n'augmentent pas Ie luxe pendant la paix. Le canton de Berne prête aux étrangers les fonds qui forment le tréfor de l'état. Hambourg préte a fes fujets, & en retire un •ntérêt de fix a fept cent mille livres. Toute la fcience de 1'adminiftration peut toujours être ramenée a celle de 1'économie domeftique. De même qu'il eft prudent a un particulier expofé a des maladies, des voyages, a des non-valeurs dans les produits de fes biens , d'avoir un certain fonds difponible au moment ; il eft de 1'avantage d'un fouverain d'avoir ,un tréfor pour fournir aux premières avartces d'une guerre, pour éviter la guerre par la certitude des moyens quï impofe aux puiflances rivales. Je  fur les Richeffes & le Luxe. 497 Je continue ma comparaifon. Le particulier qui fent Ia néceflité d'un fonds difponible , ne le garde pas en argent. II le place en effets , qu'il peut a chaque inftant convertir en valeur numéraire, & il retire un intérêt de ce fonds, qui augmente fa fortune. II concilie ainfi la prévifion de 1'avenir & la jouiffance du moment. Je fuppofe qu'un fouverain fuive le méme principe, qu'il ait un fonds de trois cents millions, & qu'il préte tous les ans a des compagnies de commerce , a des manufactures accréditées & folides, aux chambres de commerce & fur leur caution a des commercans , un tel arrangement produiroit de grands avantages. Les fonds du gouvernement s'accroitroient de l'intérêt annuel , & la richeffe nationale de tous les profits qui réfulteroient d'une diminution dans le prix de l'intérêt. On peut objecf er contre les motifs qui Ti  498 Confidèrations engageroient un prince a raffembler des fonds confidérables, la dilfipation que fon fucceffeur , qui ne feroit pas animé des mêmes principes, peut en faire , les abus qu'on en feroit dans une minorité, l'empire, extréme qu'ils accorderoient dans un tems orageux a un ambitieux qui s'empareroit du tréfor de Fétat. Les prodigalités d'une minorité favorifée par 1'exiftence d'un grand tréfor, feroient un inconvénient qui mériteroit une férieufe attention , li d'autres moyens auffi prompts ne pouvoient fuivant le cours aétuel des chofes procurer la même facilité de dépenfer. Les minorités font les inconvéniens des monarchies. L'hiftoire en offre peu qui ne falfe époque par le malheur des peuples , Paccroilfement du luxe , Pavidité des grands & les déprédations des finances. II faut convenir que l'art de 1'emprunt favoriferoit puilfamment de nos jours, la prodigalité  fur les Richeffes & le Luxe. 499 dans un tems de minorité. Qu'importe donc qu'il y ait un tréfor, puifqu'au moyen de I'emprunt, on aura Ia valeur de plufieurs tréfors dans 1'efpace de quelques années ? Quand a Ia feconde confidération , elle n'eft d'aucune importance dans un grand état, & dans tous les états de 1'Europe: la puiffance des grands eft entiérement détruite. Le droit d'hérédité eft trop bien établi, 1'attachement des corps , des tribunaux , des différens ordres de l'état a la conftitution de leur pays , trop affermi; pour qu'on puifle craindre les révolutions dont l'hiftoire nous préfente tant d'exemples. F I N. ïi z  Notes omifcs a l'imprefjïon. Page 99, ligne 4. Gourville, valet-de-chambre de M. de la Rochefoucaulr, évêque de Leiétour, en 1643» faifoit la partie de Louis XIV en 1661. Clisson, page 198. On a fuivi pour établir la fortune de Cliffon^ ce qui a été rapporté par divers hiftoriens , & ce qu'on a trouvé dans des manufcrits; on a évalué fes immeubles, d'après les élémens qu'on a raffemblés. Cliffon faifoit la guerre au duc de Bretagne; il ne négligea aucun moyen de s'enrichir; & il fut condamné a une amende de cent mille marcs d'argent. On peut faire des évaluations différentes des miennes; mais enfin Cliffon étoit l'homme le plus riche de fon tems.  Cardinal Mazarin, page in; On ne croit pas avoir exagéré la fortune du cardinal Mazarin, dont les revenus étoient immenfes & incalculables; paree qu'il éroit intérelTé dans toutes les affaires & dans les fournitures de la guerre. J'ai évalué a trois millions la dot de fes nieces, en confidérant 1'immenfité de fa fortune, & les perfonnes qui les ont époufées, dont 1'un étoit prince du fang, un autre fouverain, d'autres demaifon fouveraine. J'ai porté a trois millions fa dépenfe , paree que l'état de fa maifon offroit un fafte royal dans les derniers tems furtout, & qu'il avoit des gardes & des moufqueraires. Enfin , mes évaluations fur cette immenfe fortune , que je crois la feule qui foit fans exemple chez les anciens , font au-deffous de celles adoptées par plufieurs écrivains : Voltaire la porte a deux cents millions.  Page 273. Le mare a varié; il a été a douze livres quinze fois pendant quelques années; en faifant un prix commun pour tout le regne de Francois Ier, il monte & treize livres fix fois dix deniers, comme on le dit dans le dialogue de Semblancay , oü la précifion eft plus néceflaire, par les rapports qu'on cherche a y établir. Je crois devoir obferver que dans le dialogue on porte a vingt- quatre millions la population de la France, paree que du tems de l'abbé Terray, elle n'étoit' évaluée qu'a ce nombre.  ERRATA. Pai'14,Ugne rf ,ui factifientj l;f fairtBbfa* p 7' , 10 • le P^s , lifa les pays. t „■ 19'l- 4, Ie pays. tlf'i les pays. p' T' / 3 ' a,r3b™*™™ , l'fil furabondans. ■ . 17, ornees, lift, enrichies. UUt L*>C»l™>W? Cème. 11, un revenu de deux cents mil/e liv. de rente r„„~ A % 9i, d la nou , n'étoit plus qu'L,, vain tit e ürl ' x , r?nr*; P\ '°3. I- 14 , II ex.ftoit entte le «I Vrt l{ V' tlIrs£mi:'™'«. ^ «I exirtoit èSVro & tZnT T^"^*- £" ' f' 1 'fuPPriihei c'eft-a-dire ™. n' l*9,l. 10, & des miniftres éclairp. /; „ ■ ' . . , -P- '45 , 1 ? de (1 f„ik cr r V >JuPPnm'l eclairés. P taa A l ' »».? , * de la füiMefle. . £ 44. « /« „.«, M.Iadi Montagne, lifil Montage. de^uattnt'. nSC1Uarame fami"S 4 dans le nomke £' .'si' /■4'poui;le,priï >par ie p^- >*. 00' V;'/rIesdefir,s'/tt^"^ &' 109 , 4,/(/è7 trois a quatre millions. J>' ii« /' '3' 7°"^ & 'e tout * 1 ï6 millions. A "z 0' ' ' S'" r0i' ^ P'us dche <]« Ie roi. vingt-'fix.1 ' ' UD e*ace d= Cent fix ans, ifa de cem P. Hl' l \\' v'^T^V • liH &• dépenfes. ƒ>' Xt**\ nom-% (es noms. * ito' ' 1!' af, a ^ ' UM » f» Ftofpérirf.