LES VEILLÉES DU CHATE A U. T O M E PREMIE R.   LES VEILLÊES DU CHATEAU, o u COURS DE MORALE A ÜUSAGE DES ENFANTS, PAR L'AUTEUR D'ADELE et THÉODORE. " ^on?e f.accende il gufto il mutare eica, „ Cosj mi par che Ia mia Iftoria quanto „ Ur qua , or la pui variata fia „ Meno a chi 1'udira nojofa fia. Orlando Furiefo , Canto ter^o dtcimo. TRADUCTION LITTÉRALt. Comme le changement de nourriture ranime Ie gout, amfi il me femble que plus mes récits feronf varies, & moins i\s paroitront ennuyeux a ceux qui les entendront. T O M E PREMIER. d MAESTRICHT, Chez J. E. Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires affociés. M. DCC, L XX XIV,   ( v) É P I T R E A Cés ar D*** , mon Neveit. V o u s avez defïré - mon Enfant , que eet Ouvrage vous fut dédié, & que le Héros des Veillees du Chateau portat votre nom j il eft un peu plus agé que vous, mais vous annoncez fon cara&ere , fa lènfibilité j & comme lui, vous ferez ie bonheur du plus tendre Pere. II m'étoit bien facile de repréfenter des Enrants aimables $ pour les peindre appliqués, foumis, reconnoiffants, je n'avois qu'a regarder autour de moi. Relifez quelquefois eet Ouvrage , il contient une Hiftoire qui doit fur-tout vous faire une profonde impreffion ; je fuis bien eer- a ii)  ( vj) taine qu'elle fera plus d'une fois arrofée de vos larmes , & qu'elle ne s'effacera jamais de votre fouvenir & de votre cceur.  V-ij PREF ACE. C V>< e t Ouvrage confacré aux Enfants; fteft fait que pour ceux qui font agés de dix , onze ou douze ans (a). j'avois d'abord eu le projet de lecrire pour les Enfants de fix ou fept ; mais j'ai reconnu 1'inutilité de cette entreprife. Cependant on a fait beaucoup de Livres pour la première enfance. On a cru trayailler pour des Enfants de cinq ans, & il n'exifte pas un Enfant de fept qui puifle comprendre quatre pages de ces Ouvrages. Au refle, le travail n'en eft pas moins eftimable, & fera très-utile, ii, au-heu de lire ces Ouvrages a des Enfants de cinq ans, on ne les donne qua ceux qui font agés de dix ou douze. Un Enfant de cinq ou fix ans ne fait pas le quart des mots qui doivent néceffai- (a) Ceft-a-dire, pour les Enfants de dix ans , .nteJigents , ipiritueis , & élevés avec iQin; & pour les Enfants ordinaires de douie, a iv  VÜj P R É F A C E. rement entrer dans un volume de 3 oü 400 pages; & pour Peu que ce volume foil intéreffant, 1'Enfant n'y trouvera pas une idee qui lui 1'oit familiere. Si 1'on veut qu'il y comprenne quelque chofe, il faudra s'arrêter h chaque ligne, & fui donner la doublé explication d'un mot inconnu,& d'une idéetrès-abftraife pour lui. II eft impoffible qu'une tellë leöure puifle 1'amuier : il ne 1'eft pas moins qu'on puifle parvenir h finftruire, en lui caufant autant d'ennui. Avant de préfenter a un Enfant des idees fines & neuves , il faut lui faire connoitre une infinité de lieux communs que tout le monde peut dire & que perfonne ne doit écrire. Ces lieux communs vaknt fouvent beaucoup mieux que les penfées qui nous paroiffent les p'us ingénieufes. Ils ne font fi généralement connus que paree qu'ils font juftes & frappants; comme les bons vers qui paflent en proverbes, les penfées morales , remarquables par leur folidité, font retenues, répétées, & parviennent jufqu'au peuple, qui les confacre en les acloptant. Si, d'après ces réflexions, je n'offre  P R É F j) C E'. IX eet Ouvrage qu'aux Enfants de dix ou douze ans, j'ofe cependant me flatter, q«e ü on le compare aux Livres faits pour lage de cinq ans , on trouvera que les converfations & les hiftoires contenues dans ces deux Volumes, font infiniment plus a la portée de 1'enfance que les dialogues (d'ailleurs très-intéreflants) qu'on nous a donnés jufqu'ici, en nous répétantqu'ils étoient faits pour V époque de cinq ou fix ans, & pour V époque de fix^ a fept: non des Livres, mais les entretiens réels d'une bonne mere &d' une honnête gouvernante. Voila les feuls dialogues qui puiflent être utiles k un Enfant dans les époques de cinq a fix, & de fix a fept ans. Au refie , avant de faire imprimer eet Ouvrage, j'ai defiré favoir pofitivement fi mes Lecleurs pourroient comprendre, fans effbrt, ce que j'ai voulu dire. J'ai raflemblé chez moi une fociété aflez nombreufe : j'ai fait des Lee tures. Ce n'eft pas la perfonne la plus judicieufe de ces aflemblées que j'ai confultée; elle avoit onze ans : mais j'ai vu, avec plaifir, que celles qui n'étoient agées que de huit 6c de neuf, m'écoua v  X P R Ê F A C E. toient de maniere a me prouver que rien ne leur échappoit, & qu'elles recevoient 1'impreffion que j'ai voulu produire. Puifque je regarde tous les Livres modernes deftinés a la première enfance, comme ne pouvant convenir qu'a 1'age pour' lequel j'ai fait celui-ci, je ne prétends pas offrir un Ouvrage d'un genre nouveau; & même la forme que j'ai choifie a été fouvent employee dans des Ouvrages de pur agrément, & toujours par des femmes Elle m'a paru plus (a) Tout le monde connoit les VeilUes de Theffalie, de Mademoifelle de Lltffan. C'eft urt Recueil de Contes fondés fur le fortilege Sc la magie. Madame de Murat a fait le Voyage de Campagne. Ce font des perfonnes raffemblées a Ia campagne , & qui content des hiftoires : les Joumèes amufantes de Madame de Gome^ , & les Peths-Soupers d'Eté de Madame Durand, offrent le même fonds ; cette Madame Durand fut 1'inventrice d'un nouveau genre de pieces : elle créa les Proverbes Dramatïques. Elle a mis dix proverbes en comédies; ce qui fait par conféquent dix comédies , qui font toutes en vers. Madame Durand eft morte foit vieille en 1736. Un des plus jolis romans de Madame de  P R Ê F A C E: XJ intéreffante qu'une autre. Des entretiens fans événements & fans Hijloires ont trop de féchereffes; des Hiftoires' détachées, fans interruption , fans converfations , n'auroient point affez de clarté pour des Enfants. Je n'ai point placé au hafard, a Ia fuite les unes des autres, les Hiftoires qui forment ce Recueil. Avant de fonger au plan romanefque, c'eft-a-dire, aux fituations, j'avois préparé le plan des idees , 1'ordre dans lequel je devois les préfenter pour éclairer graduellement 1'efprit, & élever 1'ame ( du moins autant que mon intelligence me Ie per- Vilkdieu , eft celui qui a pour titre les Exiles; c'eft Ovide, relégué a Tomes, avec d'autres exdés. Chacun conté fes aventures. On trouve dans ce roman un entretien fort agréaL!e, entre Ovide & un certain Volumnius, qui a donné a M. de Voltaire , 1'idée de la piece de vers , intitulée U Mondain. Mademoifelle VHèrithr, amie de Mademoiielle de Scudery, a fait la Tour ténêbreufe : Richard Cceur-de-Lion, pour fe défennuyer dans fa pnfon , qui eft une tour ténêbreufe , récite des hiftoires & des contes de Fées. Les Jeux, roman de Mademoifelle de Scudery , eft un ouvrage du même genre. a vj  Xlj P R Ê F A C E. menoit). Certe chaïne de raifonnemen's ainfi difpofée, il ne me reftoit plus qu'a faire une combinaifon auffi facite qu'amufante; il s'agiffoit de trouver les cara&eres, les petits incidents, & les fituations qui pouvoient fervir a démontrer de la maniere la plus frappante, les vérités que je voulöis établir.' Par exemple , il entroit dans mon plan d'idées de ne rien négliger pour infpirer aux Enfants les goüts fimples & vertueux qui rapprochent de la nature, & qui font aimer la vie cbampêtre. Pour parvenir a ce but, il falloit plus d'une Hiftoire, plus d'un entretien; auffi yy reviens fans cefTe. Le goüt de 1 Hiftoire naturelle fuffiroit feul pour rendre agréable le féjour de la campagne. Cette idee m'a fait imaginer le Conté intitulé : Alphonfc & Dalinde , ou la Fêerie de CArt & de la Nature, ainfi des autres. Enfin v au-iieu de chercher & d'ajujler un réfultat moral k un joli fujet, j'ai arrangé & compofé chaque fujet d'après une vérité morale. C'eft auffi de cette maniere que j'ai fait toutes les Pieces du Thédtrc a"Education , & Adels & Théodore. Je ne m'a-  P R Ê F A C E. XÜj bufe point for la foibleffe Sc Ia médiocnté de Vexécudon ; mais je crois que la méthode eft bonne : lorfqu'on ne la fuivra pas, la morale paroïtra fouvent forcée, déphaeée, Sc ne fera-plus qu'un acceflbire. II n'y a point de fujet moral qu'on ne puiffe traiter avec agrément, Sc il n'y a point de Livre de morale qui puiffe être utile s'il eft ennuyeux. Cette vérité n'eft pas affez généralement fentie; c'eft pourquoi les Moraliftes ont produit tant de Traités, tant de Penfées , tant de Réfiexions , Dijfertations , Difcours, Effais, &c. On peut admirer un Ouvrage de ce genre; mais s'il a plus de cent pages, il eft impoffible de 1'aimer & de le lire avec plaifir. Vouloir perfuader, entraïner, exiger des facrifices pénibles, douloureux, fans tacher de plaire & d'intéreffer , fans chercher & faifir tous les moyens qui peuvent fixer 1'attention de ceux qu'on defire gagner & convaincre, voila fans doute d'étranges inconféquences! Lorfqu'on parle au cceur, on eft für d'être écouté. Pourquoi donc profcrire des Ouvrages de morale, le fentiment Sc 1'ima-  XIV P R k F A C E. gination? Ce ne font point de froids raifonnements qui rendront les hommes meilleurs, ce font des exemples frappants , des tableaux faits pour toucher & s'imprimer fortement dans 1'imagination : c'eft enfin Ia morale mife en aclion. Les Ouvrages qui ont le plus influé fur les mceurs, ont tous une forme agréable & intéreffante , & c'eft particuliérement a cette forme qu'on doit attribuer le bien qu'ils ont produit. Nonfeulement on lira dans tous les temps, mais on faura toujours par cceur Télemaqtu , les Romans de Richardfon , le Speclateur Anglois. Celui même qui ne veut ni fe corriger, ni s'inftruire , lit ces Ouvrages pour s'amufer, & en les lifant il fe corrige & s'inftruit malgré lui : voila les Livres véritablement utiles. Les autres Moraliftes reflemblent a ces gens qui donnent de bons confeils uniquement pour montrer la folidité de leur raifon, & qui d'ailleurs favent bien qu'ils ne perfuaderont ni ne toucheront, & qu'on les écoutera avec autant de diftraftion que d'ennui. D'ailleurs , beaucoup de perfonnes font naturellement portées a croire que  P R Ê F A C El XV tont Ouvrage agréable doit être frivole; malheur a celui qui les intérene.' Quelque moral qu'il puiffe être, il ne fera a leurs yeux qu'une jolie bagatelle. Ces perfonnes n'accordent leur eftime qu'au Livre qui les ennuie, & le titre de Philofophe qu'a 1'Auteur qu'elles n'entendent pas. ; Moralifte prétend a la confidération. Pour obtenir celle dont nous parions, il n'efï pas néceffaire d'avoir (même a un degré médiocre) de la fenfibilité, de 1'imagination; de favoir peiiidre ,^ émouvoir, tracer des caracferes, les développer, les foutenir; en un mot, de faire un plan. Au contraire, il n'efl pas quefiion de plaire & de toucher, il faut être obfcur, pefant & dogmatique. Une des chofes qui a le plus contribué a décréditer les Livres de morale, préfentés fous une forme intéreffante, c'eft la multitude d'Ouvrages dangereux fous le titre de Romans moraux & de Contes moraux que nous avons vu paroitre depuis vingt ans. On pourroit comparer ces Ouvrages a ces poifons déguifés, a ces drogues de Charlatans, Offertes comme des'remedes falutaires,  XVj P R £ F A C E'. & qui font d'autant plus pernicieufesjj qu'elles portent des noms impofants, &C qu'on les prend avec confiance. Ces Livres ont infpiré du mépris pour le genre; il falloit ne méprifer que les Ouvrages, ils étoient décörés d'un titre qui ne leur convenoit pas; c'eft au genre qu'ils annoncoient que Fénelon, Richardfon, Adiflbn , &c. ont dü leurs fuccès Sc leur gloire. Si je croyois qu'il fallüt avoir les talents de ces grands hommes pour adopter, avec quelque efpérance de fuccès , le genre qu'ils ont créé, je n'aurois cèrtainement jamais eu la plus lé« gere tentation d'écrire ; car nul autre genre n'avoit d'attrait pour moi. J'ai cru qu'avec un cceur fenfible & de la raifon , on pouvoit préfenter des tableaux inftrucfifs & touchants. Je n'ai point eu la prétention & 1'efpoir de faire un Ouvrage d'un mérite fupérieur, mais j'ai cédé au defir d'offrir aux bonnes Meres mes réflexions, &c aux Enfants quelques le$ons utiles (a). ( & je termine cette Préface en  XX P R Ê F A C I. iïfant: Puijfe ce Folum*. être lu feulemeni par les Citoyens efiimabits pour lefquels il fut fait; puijft-t-il occtiper les moments dt loifir des bonnes Meres qui chériff~nt leurs Enfants; quil foit trouvé, n»n dans une vafle bibliotheque, m us fur un compto r ; voila le fort & les fucch quetAmeu, lui defire, & le feid but qu'elle fe fonïpropofL Ce volume contient : La Rofien de- SaJency , la Marchandt de Modes, la Lin^gere, &c. Ce Volume, grand in-S°. a paru au commencementde 1'année 1780 ; ainfi le volume in-n., annoncé fe 15 Février 1784, eft un Ouvrage eftimable , intéreffant, plus utile que le mien , mais ce n'eft pas un ouvrage tout nenf, dans le fens que I'Auteur de 1'Extrait donne a cette expreflion (a). Je Tuis le premier Auteur qui fe foit occupé de tEducation du Pmple ; cette gloire eft chere a mon cceur; & fi je ne Ia réclamois pas, je ne ferois pas digne des (a) Car d'ailleurs il n'a aucun rapport avec le mien : eet Ouvrage mérite a tous égards cVêtre lu , & fait autant d'honneur au caractere bienfaifant qu'a 1'efprit de fon eftimable Auteur.  P J? £ F A C £. XXj tcmoignages honorables de reconnoifiance qu'elle m'a procurés. Après avoir repris ce qui m'appartient, je veux encore profiter de cette Préface pour défa vouver un proj et qu'on m'a prêté affez généralemenf, & qui fuppoferoir une vanité que je luis très-éloignée d'avoir. Dans une des Critiques dont on a bien voulu honorer mes Lettres fur t'Education, on a dit qu'il étoir clair que j'avois eu le projet de me peindre moimême, fous Ie nom de Madame iij f nts) Je leur parle de tout, afin de leur donnerdesnotionsgénérales, qu'on na pomt communément dans 1'enfance fcfur-toutdans 1'intention de tourner' leur cunofité vers des objets digne de fexdter & de Ia fatisfaire. & Je n'exagérerai pas , en difant oue pour compofer Ie feul Conté les notes qui en dépendent , j'ai éré obhgee de lire ou de relire ,!ls de «nt volumes; comme on peut s4n af! W par Ie nombre des Auteurs ct tes Lamour-propre ne peut attacher I Jl " trfVai1 n'exi'ge "i infmiöion ,m talent, tel que cel«i qui *a ire'.& k compofer de petits Extram bien courts, & bien fuperficiels, pour des Enfants de dZ ou douze ans; mais du moins ce travail prouve de la patience & du zef ' , e,? Permis de fe vanter & de * applaus dWoït eule courage de s'y mPn^n' rÜ ?WraZe eii P^tkuliére. ment confacré aux Enfants deflinés è I campagne. PuitTe-t-il obte- mr Ie fuffrage des Mefes dg f  XXIV P R É f A € E. qui, retirées dans Leurs chateaux, me« nent' ce genre de vie fi doux, fi ver» tueux , dont je n'ai lu peindre' qu'imparfaitement le charme & la tranquillité ! 'Les  LES VEILLEES DU CHATEAU, o u COURS DE MORALE A UUSA GE DES ENFANTS. ■' u B—s-at Le Marq(tis de Clémire, au moment de panir pour 1'armée, recevoit les triltes adieux de la femme , de fa bellemere & de fes trois enfants. II tenoit fur fes genoux le petit Céfar fon fils, qui fe plaignoit avec amertuine de n'être point aflez grand pour le poüvoir fuivre. Le Marquis, le ferrant toujours dans les bras, le leva; fes tlsux filles embrafl'erent les genoux en pleurant, & fa femme, baignée de larmes, fe précipita vers la porte afin de rcccvoir fon dernier adieu!.... Oh. T&me L A.  n Les FetUées papa, dit tout bas CeTar, en fe penchant vers 1'oreille de fon pere, emportez-moi avec vous... Le Marquis pofa doucement 1'enfant fur le fein de fa mere. Celar fit quclque réfifiance, il fallut ouvrir cle force fa petite main qui s'étoit faifie du collet de 1'habit de fon pere... Alors le Marqms, embraffant encore fes enfants & la icmme s'arracha de leurs bras, & fortit précipitamment. Madame de Clémire , accablée de douleur, fe renferma dans fon cabinet avec fa mere; & comme il étoit huit heures du foir, elle envoya fes enfants le coucher. , ^ II y avoit dans la maifon autant tle turnsite & de mouvement que de conffernation paree que Madame de Clémire devoit partir le lendemain pour une terre fituée dans le fond de la Bourgogne. Elle n emmenoit qu'une partie de fes geus, laiflojt fautre a Paris; & les domeftiques qui la fuivoient étoient auffi mécontents que ceux qui reftoient. Ouelle folie a"aller fe claqttp murer dans un vieux Chdteau quon n'a janais tiabtié, & de partir dans k caur de rhyver, au-lieu de re/Ier a Paris ou du motns Madame trouveroit ae la dijjipalion! Conment trois enfants, dont l alnè a neuf ans & demi, Jupporteront-ils la fatigue ffunpareil voyage? f0'xan'eff£ dix lieues au mois de Janrur !... Lft-on donc oblizée de fe faire Hermtte^, &> de fuir au bout du monde, paree qu un mart part pour Parmée?  3'u Chdteau. ^ T^'^tofent les réfiexions de MademoüelleViaoire, une des Femmes de mI dame de Clémire; en faifant triftement fes paquets elleadreiroit cedifcours a M Dorel, le Maïtre-d'hótel, qui s'affligeóitégjlement de ne point aller en Bourgogne, & de quitter Mademoifelle Vicfoire D'un autre cóté, les deux filles de Madame de Clémire, Caroline & Pulchérie Swte" iÊS p,aintes- Mademoi'. felle Julienne qui les déshabilloit, ne pouvoit cacber Fexcès de fon humeur Se n étoit jamais lorrie de Paris , & elle avoit une horreur invmcible pour Ia Province Caroline & Pulchérie écoutoient avec «tenoon les déclamations de Mademoï elle Julienne, fur-tout Pulchérie, nature lement très-curieufe, défaut que fonTe rendoit excidable, car elle n'avoit que fen? ans; du refte, elle annoncoit de boi mis quahtés ; & quoiqu'eüe füt plus étourdie que ia feur plus A?ée qu'elle de dix" ui? jpois , elle méritoit auffi d'inréreflbr p£ foft Sr nChifÊ & Ia fenfibilitéPle Céfar étoit Ie plus raifonnable des trois enfants de Madame de Clémire; il eff"?ai qu ii touchoit a fa dixieme anuée, & «ft eet age on commence a fortir de la premier* enfance;. auffi Céfar avoit-il déia de empire fur lui-même : on „'eft pasJtouf jours également appliqué; mais quand Céfar ne fe fentoit pas en bonne difpofition «J iavoit ie vaincre & furmonter «s & A ij  4 Les VeilUes eoüts paffagers. Naturellement il aimoit 1'étude , & il éprouvoit un vif deur de s'inftruire. D'ailleurs, il étoit fenfible, docile, fincere & courageux. II chénfloit Ion pere & fa mere, il étoit rempli de tendrelle pour fes fceurs, & de reconnoiffance pour les maltres, particuliérement pour M. 1 Abbé Frémont, fon Précepteur, quoique ce dernier füt févere, & qu'il eüt quelquetois un peu d'humeur, fur-tout depuis qu il étoit queftion du voyage de Bourgogne; car il regrettoit beaucoup Paris, lesjournaux, cc^ine certaine partie d'échecs, fon principal amufement depuis dix ans. Enfin , tout le monde fe couche triltement dans la mailbn de Madame de Clémire ; la nuit s'écoule, le jour paroit. A fept heures cc demie, on éveille les enfants, on s'habille , on déjeüne a la Mte, & a huit heures la grand'mere, la mere, M. 1'Abbé Frémont, Céfar, Caroline & Pulchérie montent enfemble dans une berline Angloife, & Pon part pour la Bourgogne. „ A, A midi, Pon s'arrêta pour diner. Madame de Clémire, qui n'avoit pas fermé 1'ceil la nuit précédente , fe jetta fur un Ut & le refte des vovageurs s'étabht dans la chambre voifine. Pendant que les fervantes s'agitent dans Pauberge, qu'on met le couvert, & qu'on prépare des cAtelettes & des pigeons a la crapaudine, la tamiUe feraffembleautourd'une cheminée; 1 Abbe fouffle le feu & garde un morne fdence, Cx  du Chdteau. g fes enfants fe rangent auprès de la Baronne Delby leur grand'mere. Alors on caufe, on queftionne labonne maman; car en voiture 1'abattement &la triflefle profonde de Madame de Clémire avoient fufpendu toute cunofité. Pourquoi donc allons-nons en Bourgogne, dit Pulchérie? Mon enfant, reprit'la Baronne, quand un militaire part pour 1'ar. mée il eft obligé de faire beaucoup de dépenfe; alors, fffa femme eft raifonnable, elle: don, par une fage économie, prévenir Je dérangement que ces dépenfes extraordinaires pourroient caufer dans fa fortune, & voila pourquoi votre mere quitte Paris. . Ah , i entends, inrerrompit Pulchérie; mais pn dit que le Chateau oü nous allons eft bien vilain, bien tiifte? maman s'v cnnuyera, voila ce que je crains... Eh bien, répondit la Baronne, fi vous n'avez pas dautre crainte, foyez tranquille; votre mere trouve un fi grand plaifir a remphr fes devoirs, que fürement il n'eft poinï d habitation qui puiffe, dans ce moment, lui paroitre plus agréable que Champcery! Je comprends cela , afouta Céfar ; moi, quelquefois quand j'étudie, au fond da coeur, j aimerois mieux joüer; mais pourtant en fongeant que je fais mon devoir, cc qu on fera content de moi fi la Jecorï va bien , je reprends du courage & de 1 apphcation. D'ailleurs, demanda la Baronne, quand vous avez bien foué, bien iauté, vous refte-t-ii des penfées trésA iij  6 Les Veillits agréables ? Oh, non, ma bonne maman, rèpondit Céfar , je fuis fatigué , & voili tout. — Et quand vous avez bien étuciieJ Ah, je fuis enchanté ! Je penfe que M. 1'Abbé le dira a maman, que je ferai bien careffé , bien aimé, que tout le monde fera mon éloge... N'oubliez jamais cela, mon enfant, interrompit la Baronne;on fe fouvient froidement des plaifirs qu'on a soüté; on fe rappelle avec tranfport les bonnes actions qu'on a faites A ces mots, la Baronne fe leva pour fe mettre a table. Sur la fin du diner, Madame de Clémire vint retrouver fa mere & fes enfants, & un quart-d'heure après, on quitta 1'auberge , & 1'on fe remit en route. Au bout de quelques jours, on arnva i Champcery , vieux chateau très-délabré, entouré d'étangs, & dont les rigueurs de la faifon , la neige & les frimats rendoient encore l'afpedt plus agrefte & plus lauva«re. Lafimplicité groffiere des meublesfrappa fur-tout les enfants; comment, dit Caroline, les chaifes & les fauteuils du fallon font de cuir noir?... Quelles grandes cheminées!... Quelles petites vltres!... Mes enfants, reprit la Baronne, dans ma jeuneffe on paffoit buit mois de 1'année dans de« chateanx femblables a celui-ci, on s'y plaifoit, on y avoit beaucoup plus de véritable gaieté que dans ces petites maifons que vous avez vues aux environs de Paris : ces habitaüons brillantcs, oü 1'on ne trouve ni le plaifir, ni la liberté, & ou 1 on  du Chateau. 7 dérange également fa fanté & fa fortune. Malgré ces fages réflexions de la Baronne, Caroline & Pulchérie regrettoient un peil Paris; 1'Abbé, naturellement frileux, le plaignoit avec aigreur du froid exceffif qu'on fouffroit dans tous les appartements dont en effet les fenêtres & les porres fermoienttrès-mal; auffi 1'Abbé s'enrhuma-t-il dès le premier jour, ce qui porta au comble Ta trifteffe & fa mauvaife humeur. Mais rien n'égaloitladéfolationdes deuxfemmesde-chambre, Vicloire & Julienne; Viftoire éclata la première, elle n'ofoit détailler, fur-tout devant Caroline & Pulchérie les vénrables motifs de fes regrets & de fon chagrin ;cependant elle vouloit fe plaindre. Ainli pour entrer en converfation, dès lelendemain matin,elle commenca par dire que la peur des voleurs 1'avoit empéchée de dormir toute Ia nuit. Comment, des voleurs! s'écria Pulchérie. Êh vraiment, Mademoifelle, penfez-vous que nous foyons ici fort en füreté? Dans un chateau ifolé, au milieu des eaux & des bois, & avec auffi pen de monde ! Encore fi Madame avoit amené les gens qu'elle a lailTés a Paris; & puis, interrompitJulienne, ajoutez acela qu'ilyadans ce pavs autant de loups que de voleurs... — Des loups! Oui Mademoifelle, & des loups affamés!... -I Ah, mon Dieu!... — Oh! cela fait trembler... on en conté des hiftoires.... Tous ces étangs que vous voyez, font glacés... — Ehbien?... — Ehbie'n, ces loups vienA iv  $ Les Veillêes nent-la en bandes toutes lesnuits,..— Ah, jutte cid! fi prés de nous?... — Jugez, fi par mégarde, ceux qui font au rez-dechauffée laiffoient une fenêtre ouverte; jugez un peu... — Mais on ne laiffe pas la fenêtre ouverte la nuit dans ce temps-ci... — Enfin, on peut avoir une diftraétimi... — Oh , quel vilain pays que la Bourgogne!... Cet entretien ne fit que trop d'impreffion fur Caroline & Pulchérie: faifies de crainte & pénétrées de trifhrffe, elles regrettoient amerement Paris; & lorfqu'elles entrerent dans la chambre de Madame de Clémire, cette derniere remarqua facilement qu'elles u'étoient pas dans leur état ordinaire. Caroline , vivement queftionnée par fa mere, avoua tout, & rendit un compte détaillé de la converfation de Julienne & de Victoire. Madame de Clémire n'eut pas de peijie a lui faire comprendre combien la peur des voleurs & des loups eft extravagante &peu fondée; mais, ajouta-t-elle, ne vous avois-ïe pas interdit toute efpece de converfation avec des femmes de-chambre?... Autrefois, maman, nous ne caufions jamais avec elles; mais depuis que ma bonne a la fievre tiercé, & que Mademoifelle julienne nous habille... — Eh bien, paree que Mademoifelle Julienne vous habille , faut-il que vous imitiez fon bavardage ?... — Souvent ce n'eft pas a moi qu'elle adreffe la parole, c'eft a Mademoifelle Vicbure... — Si vous ne preniez point part a ces entretiens, ü vous ne les écoutiez  du Chateau. g qu'avec un air indifférent &froid, elles ne cauferoientpas devant vous; & fi, au contraire, vous prenez du goüt pour cette efpece de fociété, vous vous gftterez & Pefprit & le coeur. - Mais , maman, vous m avez fouvent dit que tous les hommes font freres, _ Sans doute; nous de. vons les aimer tous, les fecourir, les fervir autant qu'Ü „ous eft poffible. Une grande naiflance n'eft qu'un avantage d'opimon ; mais Péducation établit ëntre les hommes une véritable inégalité; une perfonne raifonnable, infiruite, éclairée n'admettra point dans fa fociété intime, une perfonne ignorante, groffiere, impruden- n^ J?m>Phe de PJéi»8é*. C'eft pourquoi elle n aura pas de converfation particuliere avec fafemme-de-chambre, ümoins que cette derniere ne voulut lui demander quelque fervice; car nous devons écouter nos gens avec un vif mtéret quand lis ont oeloin de nous, & qu'ils nous confultent ou nous confient leurs affaires... — Mais «pendant fi une femme-de-chambre étoit hen bonne , bien bonne, ne pourroit-on f Ja£g?rder comme fo" «mie, & peut-ötre même en aurois-je encore de Plus grands!- Mais, mamin , Ï oui di e que ma tante qui eft fi bonne & fi raiionnable regarde véritablemem Rofane une de fes femmes, comme fon amie' — Cela eft vrai, & c'eft que Rofalie n'eft pas une femme-de-chambre ordinaire , elle a éte parfaitement bien dlevde pour une perfonne de fon état; fes parents ne pu ent lu. donner des lumieres étendues, maisils lui donnerent d'excellents exemples & de JrMinCipeS : "fti".ito?fqM^Rofalie, riff V7Am> fP Placée chez™ belle! I %' e e d,L;manda des «Vres a fa mai£' f i fC ^le avoit de f'ef- pnt & des fentimenrs nobles, & bientót elle obtint & mérita 1'eftime & la confiance de fa ma.treue, par fa raifon , fon attachement, fa piété & fon goüt pour le traTail & la ledure. - Morel, ie laquais de p°c\-frerrtté de talents, elle pourra faire un „ bon mariage... Ainfi il me paroit inu,, tile de la tourmenter a eet égard '\ Dans eet endroit du récit de Madame de Clémire, Céfar haufia les épaules , &interrompant famere : Affurément, dit-il, cette Madame Mélite avoit bien peu d'efprit. Eftce qu'on eft difpenfé d'être aimable paree qu'on a une grande fortune? D'ailleurs , reprit Madame de Clémire, 1'homme même affez peu délicat pour n'époufer une jeune perfonne que paree qu'elle eft ricbe, ne lui donne fon eftime & fa confiance, & par conféquent ne la rend véritablement heureufe , que lorfqu'elle eft digne d'être aimée. Enfin, les fruits d'une  46 Les Veittip b jnne édpcation , un caraclere égal & doux , de 1'inftruction, des talent»', rendent notre fociété charmante , & nous procurent a. nous-mêmes une fource inépuifable d'amufements&de bonheur : tandis que les perlonnes mal clevées, toujours a charge aux autres, éprouvent tous les dégoüts & tout 1'ennuiquedoiventcaufer Pignorance, 1'oiiïveté, les travers de 1'efprit & les défauts du-cceur. Aulïï Delphine careflee, flattée, gatée, étoit-elle la plus malheureufe enfant de Paris. Chaque jour on voyoit vifiblement fa bonté naturelle s'attérer, & fon caractere fe corrompre. Elle devint capricieufe, vaine ,indocile; elle ne pouvoit fupporter l'ombre de la contrariéié. Bientót elle ne fe contenta pas de fe fouftraire a 1'obéiffance, elle voulut commander; elle donnoit des ordres dans la maifon , traïtoit les domeftiques avec empire; les faifoit gronder fouvent, &quelquefois fe plaifoit a s'entretenir avec eux. Tour-a-tour dédaigneufe &familiere, conlbndant 1'arrogance avec 1'élévation, & la b'affeffe avec 1'indulgence & la bonté; blafée fur la flatterie, & ne pouvant s'ere paffer; remplie de fantaifies,&n'ayant pas un feul goüt véritable; excédée de fes poupées, de fes joujoux; tn méme-temps enviant tout ce que les autres poffédorent, paree qu'elle manquoit également de juftice&dernodération.... Oh, quelportrait, s'écria Pulchérie! C'eft celui d'un enfant gftté, reprit Madame de Clémire, & plus d'une femme de vingt ans rellémble a ce  du Chdteau. iy portrait.... — Une femme de vingt ans!.... — Oui, mafille. Qi.andon a reen une mauwde education, on garde, en grandifl'ant, «même en vieilliflant, tous les défauts de j'enfance. Vous rencontrerez une jour dans Je monde beaucoup de ces grands enfants que 1'age n'a pu rendre raifonnables, & qui font alternaiivement les jouets & les fléaux de la fociété. Pqur revenir a Delphine, elle étoit auffi a plaindre que mal élevée. N'ayant aucun empire fur elle-mêive, elle avoit a la fois beaucoup d'humeur & de violence, défauts rarement réunis. Elle fe mettoit en colere pour le plus léger fujet, & boudoit fans rajfon. Enfuite elle s'affligeoit d'avoir été injulle & foible. Elle pleur.it, elle fentoit fes torts, & n'avoit pas la force de fe corriger. Pour furcrolt de peines, elle ne jouiffoit pas d'une bonne fanté. Elle étoit gonrmande; elle fe nourriffoit, non de bons aliments, mais de confitures , debifcuits & de bonbons, & elle avoit contiuuellement mal au cceur & a 1'eftomac. II efl vrai que Mélite fa mere vouloit qu'elle fut exceffivement gênée dans fon corps. Delphine elle-même étoit charraée de s'entendre citer comme la jeune perfonne de fon :lge la plus mince&lamieux faite, &cette ridicule vanité lui faifoit fupporter fans murmure le fuppüce d'être ferrée de maniere a pouvoir a peine refpirer. Delphine, qui fouffroit un lemblable tourment fans fe plaindre, étoit pounant délicate a l'e&cès. Elle ne fe pro-  i3 Les VeilUes menoit que très-rarement a pied, & jamais en hyver. Elle craignoit le vent, le froid, le foieil, la poulïiere. Enfin, pour vous rendre compte de toutes les foiblefi'es, elle avoit peur en voiture, & elle fe trouvoit mal en voyant une arraignê» ou une fouris. Cependant loin de fe fortifier en grandiffant, fa fanté s'affoibliHbit chaque jour; & bientót Mélite en fut alfez inquiete pour apneller un Médecin , qui dit que 1'état de Delphine n'avoit rien de dangereux; mais qu'il falloit lui procurer beaucoup d'amufements & de diflipations. Alors Delphine fut accablée de joujoux, de préfents; On prévenoit tous fes defirs; on la menoit au fpeclacle, & elle y portoit une indolence & un ennui que rien ne pouvoit diifiper. Comme on lui paffoit toutes fes fantaifies, elle en avoit réguliérement dix ou douze par jour, toutes plus étrangesles unesque les autres. Par exemple, un foir qu'il y avoit appartement a Verfailles, elle voulut avoir Léonard pour coëffer fa poupée. On lui fit a ce fujet quelques repréfentations. Elle s'emporta, brifa fa poupde , pleura derage , & eut une attaque de nerfs très-effrayante. Son caraétere fe gatant de plus en "plus, elle devint véritablement odieufe par 1'excès de fa violence, fa mauvaife humeur & fes caprices : tout 1'irritoit ou la défefpéroit, & elle éprouva que 1'on fouffre davantage encore de fes propres défauts , qu'on ne peut en faire fouffrir les autres. Enfin, lafflalheareufe Delphineinfupperta-  du Chdteau. 19 ble h tout ce qui 1'entouroit, tomba dans une efpece de confomption qui fit toutcraindre pour fa vie. Elle avoit alors dix ans. Plufieurs Médecins font confultés, & ils déclarent tous que 1'état de Delphine eft mortel. Mélite, au défefpoir, eut recours a un fameux Médecin Allemand, nommé le Docteur Steinhaull'e; ce dernier examina Delphine avec la plus grande attention, & la fuivit quelque temps : enfuite il dit qu'il répondroit de fa vie, fi 011 vouloit la lui laifler conduireafon gré. Mélite n'héfitapas, &réponditauDoc1eur, qu'elle remettoitfa fillecntrefes mains. Mais, Madame, reprit leDocleur, il faut que celöitentiérement, ou bien je ne m'en chargerois pas. II faut mepermettre de remmener a ma maifon de campagne... — Comment?... Ma fille?... ~ O ui Madame, fa poitrine commence a s'attaquer, & le premier remede que je lui prefcrirois, feroit de paffer huit mo'is dans une étable a vaches (a). — Mais je puis avoir une étable chez moi. — Non, Madame; je ne laconduirai qu'a condition qu'elle fera dans ma maifon, & fous la direclion de ma femme... — Mais, Monfieur, vous permettrez que fa gouvernante & fa femme-de chambre la fuivent?... — Non Madame; & même fi vous melacon- (a) Ce remede pour Ia poitrine eft très-connUj & a été fouvent employé avec fuccès.  ao Les Veillées fiez pendant hult mois, il faut encore vous décidera paffertoutce temps fans la vuir; car ;e veux être le maltre ablblu de Penfant, & la gouverner fans éprouver de contradiclions. A ces mots Mélite s'écria que ce facrifice feroit au-deffus de fes forces; elle acctifa le Dofteur de cruauté & de bizarrerie ; & ce dernier, inébranlable dans fa réfolution, la quitte fans pamltre ému de fes reproches. Cependant laréflexion calma bientót Mélite, en fongeant que tous les Médecins condamnoient Delphine, & que le Dofteur Allemand répondoit de fa vie. Elle le renvoya chercher avec empreffement. Le Dofteur revint, & Mélite, non fans verfer beaucoup de larrnes, confentit a remettre fa fille entre fes mains. II m'eft impollible de vous dépeindre la douleur & la colerede Delphine quand on lui déclara qu'elle alloit partir tête-a-tête avec Madame Steinbauffe, la femme du Docteur, qui vint exprès la chercher pour la conduire a fa maifon de campagne. On n'ufa dans le premier moment ni lui annoncer qu'elle quittoit Paris pour hnit mois, ni lui parler de Pétable qu'elle alloit habiter; mais malgré ces ménagements, elle fit éclater le défefpoir le plus violent, & il falUit la porter de force dans la voiture de Madame Steinhauffe, qui la prit dans fes bras, & Paffeyant fur fes genoux , donna ordre au cocher de partir; ce qu'il exécuta fur le champ. O pauvre Delphine! interrompit Pulché-  du Chdteau. £I tje les larmes aux yeux, qu'elle eftaplaindre,elle quitte fa mere pour huk mois!... ■— Sa douleur étoit naturelle, reprit Madame de Clémire, ccpendant Texcès en tout eft condamnable, & la religion & la raifon doiyent toujours préferver du défefpoir. D ailleurs, ce qui achevoit de rendre Delphine ïnexcufable, c'étoit fon emportement, & fur-tout fon dédain pour Madame Steinhauiï'e, qu'elle traitoit avec le plus grand mépris; car elle ne daignoit pas même lui répondre. Enfin , fur les fix heures du foir , on arnva dans la vallée de Montmorenci, a cinq lieues de Paris, & 1'on entra dans la petite maifon du Docleur Steinhauffe. Figurezvous, mes enfants, 1'indignation de r'impéneuie & fiere Delphine, quand on la conduifit dans rappartement qui lui étoit deftiné. Oü me menez-vous, s'écria-t elle! quoi, dans une étable! fidonc, 1'horreur! quelle odeuraffreufe; fortons d'ici.... Mademoifelle, reprit doucement Madame Steinhauffe , cette odeur eft très-faine,.. Surtoutpour vous... — Quelle idéé; fortons vous dis-je... Conduifez-moidans lachambre ou je dois coucher... Vous y éres Mademoifelle... — Comment, j'y fuis!..! — Mais oui, voila votre lit, & voici le mien , car ie ne vous quitterai point... — Qui, moi!... je couchcrois ici, dans une étable! dans un lit femblable!... — Un très-bon lit de fangle Vous plaifantez lans doute... — Non, Mademoifelle, je  na Les VellUes vous dis la vérité ; cette odeur, qui, malheureufement, vous déplait, elt très-falutaire dans la fituation ou vous êtes, elle vous rendra la fanté, & c'eft pourquoi mon mari a décidé que vous refteriez dans cette étable une grande partie du temps que vous paffercz ici. Madame Steinhauffe auroit pu parler plus long-temps, Delphine n'étoit pas en état de 1'interrompre. La malheureufe enfant, fuffoquée de colere, tomba fur fon lit fans pouvoir proférer une parole. Madame Steinhauffe connut a la rougeur de fon vifage, & au gonflement de fon col, qu'elle étouffoit. Elle lui óta fon collier, & la délaca. Delphine reprit la faculté de refpirer, & s'en fervit pour jetter des cris faits pour effrayer une perfonne qui auroit eu moins de fang-froid que n'en poffédoit MadameSteinhaulfe, qui, dans cette occafion, garda le plus profond filence. Mais enfin, au bout d'un quart-d'heure, voyant que Delphine ne s'appaifoit pas : Mademoifelle, dit-elle, je me fuis chargée de ^arder une enfant malade, mais non pas une folie ; ainfi bon foir , je reviendrai quand eet accés fera paffé totalement... — Quoi vous m'abandonnez?... —- Non , une de mes fervantes reftera avec vous... —. Une fervante!... — Oui, une excellente fille, trés-patiënte, trés - douce... Catau!.. • Catau !... A la voix de fa maitreffe, Catau accourt, Madame Steinhauffe fort de 1'étable, & voila Delphine tête-a-  du Chdteatt, £j fête avec Catau , une groflè & grande fervaute Allemande, bien robufte, & qui ne fait pas un mot de francois. Auffi-tót que Delphine'l'appercut elle fe précipita vers la porte dans 1'intention de fortir; Catau s'oppol'a a ce de/Fein en fermant la porte, & mettant la clef dans fa poche. Delphine outrée dit a la fervante qu'elle vouloit avoir cette clef. Catau ne pouvoit répondre puifqu'elle n'entendoit pas le francois, mais elle fourit de fair mutin de Delphine; & après avoir regardé un moment cette petite figure aufii ridicule que comique, elle s'affir tranquillement, & fe mit atricotter. Ce fang-froid augmenta la colere de Delphine; Ie vifage enflammé, les yeux étincelants, elle s'approcha de lafervante , & lui dit mille injures. Catau étonnée leve la tête, la regardé, hauffe les épaules. & continue fon ouvrage. Cet air de mépris acbeve de poufler a bout 1'orgueilleufe Delphine. Furieufe, hors d'elle-même, elle ne trouve plus d'expreffions qui puiffent peindre ce qu'elle éprouve ; elle étoit debout a cóté de la fervante affife , qui , la tcte penchée fur fon ouvrage, ne Ia voyoit pas. Delphine, ayant abfolument perdu 1'ufage de la raifon, fe recule d'un pas, leve le bras, & donne un foufflet bien appliqué fur la fraïche & groffe joue de Catau. A cette attaque imprévue , Catau s'émeut un peu, mais elle prend fur le champ fon parti, elle détachc fa jarretiere, enfuite elle faifit  24. Les Veillêes Delphine, & avec Ia jarretiere elle lui attaché bien folidement les mains derrière le dos. Delphine eut beau crier & fe débattre, elle fut garottée de maniere a ne pouvoir faire aucun ufage de fes mains. - lors elle commenca a comprendre qu'il eft abfurde de fe révolter contre la nécelhté ; la rage dans le cceur, elle ceffa de crier, & s'affit fur une chaife attendant avec impatiencele retour de Madame SteinhaulTe, dans 1'efpoir que cette derniere confentiroit a chaffer la filencieufe & flegmatiqus Catau. Madame de Clémire en étoit la de fon récit, lorfque la Baronne Pavertit qu'il étoit neuf heures & demie; les enfants furent bien fichés d'aller fe coucher fans favoir le refte de 1'hiftoire de Delphine. Le lendemain ils en parierent entre eux toute la journée, & le foir, en fortant de table, Madame de Clémire reprit la parole en ces termes: Nous avons laiffé Delphine les mains Hées, feule avec Catau, & attendant Madame Steinhauffe, qui arriva enfin en tenant par la nrain la plus aimable enfant du monde; c'étoit Henriette,fa fille, ftgée de douze ans. Delphine, en voyant entrer Madame Steinhauffe, fut & elle, & lui montrant fes mains, elle fe plaignit amérement de ce qu'elle appelloit 1'infolence de Catau ; mais elle oublia de parler du foufflet. Madame Steinhauffe fe retourua vers la fervante, & 1'interrogea. Cateau, au grand étonnement-  (Ju Chdteau. mg étonnement de Delphine, répondit en Allemand, & fe juftifia en deux mots. Alors Madame Steinhauffe, adreffant la parole a Delphine, lui reprocha fon emportement. Enfin, Mademoifelle, continua-t-elle, voyez è quoi nous expofent la hauteur & la violence. Vous avez indignement abufé de 1'efpece de fupériorité que votre ran* vous donne fur cette fille , & vous 1'avez forcée de manquer a tous les égards qu'elle vous doit. Si vous voulez que vos inférieurs ne s'écartent jamais du refpeét que vous êtes en droit d'attendre d'eux, traïtez-les toujours avec douceur & avec humanité. En difant ces mots s Madame Steinhauffe déhoit les mains de Delphine, qui écoutoit avec furprife un langage fi nouveau'pour elle. Plus humiliée quetouchée par cette fage lecon, elle en fentit cependantla jufteffe; mais gatée par 1'adulation & la flattene, elle n'étoit pas encore en état de goüter & d'aimer la raifon & la vénté. Madame Steinhauffe préfenta fa fille a Delphine, qui la re?ut affez froidement Un moment après on fervit le fouper A dix heures, Cateau déshabilla Ja trifte Delphine. Elle 1'aida a fc coucher fur fon petit ht de fangle, & Delphine, bien fatiguée, appnt qu'il eft poffible de dormir tl un très-bon fommeil dans un mauvais ht, & dans une étable. Le lendemain le Doéteur vint voir De'phine a fon réveil, & lui ordonna d'aller fe promener une heure & demie avant de lome I, J3  2(5 Les Veillèes déjeuner. Delphine trouva cette ordoftnaiice très-dure, elle oppoia quelque réfiftance; maïs a la fin il fallut obéir. On la conduifit dans un trés-vatte verger. Delphine, quoiqu'ilfit le plus beau temps du monde , ( on étoit au mois d'Avnl i ie plaicnit du froid, du vent, attura qu elle avoit mal au pied, & pleura pendant toute la promenade; mais elle fe promena. On la ramuna dans ion étable, mourantde faimj & elle mangea avec appétit, pour la première fois , depuis un au. Après ie déjeürer elle ouvrit la caffette qui renfermoit fes bijoux, croyant qu'en étalant toutes fes richeffes aux yeux de Madame Steinhauffe' & d'Henriette, elle obtiendroit de leur part beaucoup plus de confidération. Rempliede cette idéé, Delphine, avec orcueil, tire de fon écrln un beau collier de perles fines , & 1'attache a fon col. Elle met l fes oreilles des Mirzas d émeraudes, & place dans fa tèteune étóile & un papilion de diamants. Enfuite elle va s afferir gravement vis-a-vis d'Henriette, qui brodoit a cóté de fa mere. Henriette, au mouvement que fit Delphine en sapprochant d'elle, leva les yeux, la regarda froidement & au moment même continna ton ouvrage. Delphine , étonnée du peu d effet Sueprodnifoit fa parure, & voulant att.rer 1'atteution d'Henriette, lui offnt dn bonbon en lui préfentant une fuperbe botte de cryttal-de-roche, ornée d'une charniere de brillants. Henriette prit une dragée , m»n  ïïu Chdteau. »7 fcüsloner * bonbonniere. Alors Delphine lm demanda comment elle trouvoh fabotte* Mms, dn Henriette, je la erois bien leurde : une holte de pailie feroit plus agréa- blea porter, De paille!.. Öui■ comme la miemie, par exemples tenez' regardez qu'elle eft folie.... - Mafs fa vez-voas4e prix de celle-ci?.., — Ou'im" K3%le priv fe?dc 'W«BS r»V ~~ F1 '!a beau£é dc I'ouVraffe ?... — üh la vótre eft plus belle : elle orne- •Poch"liehXnine ^"^^'^ispoui uïe poene, la mienne vaut mieux. — Ainfi ch^fes^"8 Sf fakeS aUCU" Cas d's chofes? - Non, quand elles font gênan- mants < Je trouve , quand on eft ieu- ne, qu une guirlande de fieurs fied mieux. ' qu une a,grette de diamants. Et iorfqu'ofe 11 eft plus jeune , ajouta Madame Stein«auile, nulle parure ne peut embellir. A ces mots , Delphine tomba dans la rêverie ■Llie éprouvoit une certaine triftefle qu'elle ft avoit jamais reffeiuie. Cependant Madame Steinhauffe lui en impoïoit pZ la forcer a fe contraindre ; & n'ofam témoigner ftfti depit, elle prit le parti du filence. Au bout de quelques minwes VL dame Steinhauffe reprenant la parol'e,& s adrefiant a Delphine : Puifque vous a? mez les holtes, Mademoifelle, lui dit el? je vous en montrerai d'affo blies. Ah * om , reprit Henriette , Maman en a dé cliarmantes , & eutr'autres , des dendS B ïi  ng Les VeUUes tos... — Des dendrites , interrompit Delphine , qu'eft-ce que cela ?... — On donne ce nom, reprit Henriette, a des pierres, qui, par un hafard & un jeu de la nature, portent 1'empreinte des végétaux & des animaux (i). Après cette petite explication, Henriette ceffa deparler, & Delphine retomba dans la trifteffe. Pour la première fois de fa vie, elle fit quelques réflexions. Henriette, difoit-elle en elle-même, Henriette n'eft que la fille d'un Médecin, elle n'a pas de bijoux, de diamants, je ne lui vois point de joujoux, elle eft toujours occupée, elle travaille fans relache; pourquoi donc a-t-elle 1'airgai, fatisfait? Pourquoi paroit-elle heureufe ? Tandis que moi, depuis que j'exifte, je m'ennuie !_... Ces réflexions faifoient foupirer Delphine. Elle fe trouvoit fort a plaindre; cependant elle s'ennuyoit beaucoup moins qü'a Paris. L'entretien de Madame Steinhauffe_& d'Henriette 1'intéreffoit & piquoit fa curiofité, Elle ne pouvoit s'empêcher de refpecter la première, & elle fentoit déja au fond de fon cceur un penchant très-riécidé pour la jeune Henriette. Sur le foir, elle s'avifa de demander fa poupée & fes joujoux. Madame Steinhauffe lui dit qu'on les avoit oubliés a Paris, mais qu'elle les auroit dans quatre ou cinq jours. Delphine, malgré 1'efpece de crainte que lui infpiroit Madame Steinhauffe, alloit témoigncr fon mécontentcmeut, lorfqu'Henjdètte lui propofa d'aller lui chercher de  du Chateau. 29 quoi Paraufer pour toute la foirée. Henriette fortit de Pétable & revint avec Catau, qui apportoit deux grands livres d'eftampes, Pun renferraant la collection de tous les coftumes Turcs , & Pautre, celle de tous les coftumes Ruffes («). Henriette avoit une maniere fi intéreffante de montrer ces eftampes , elle les expliquoit fi bien, que Delphine s'amufa véritablement. Avant de fe couchcr, elle embraffa Madame Steinhauffe & fa fille, en difant a la derniere , j'eipere que vous m'apprendrez eucore demain quelque chofe de nouveau. Delphine fe mit au lit fans humeur; elle dormit parfaitement bien , &, a fon réveil, elle appella Henriette. Cette derniere, déja toute habillée , accourut, & voyant que Delphine lui tendoit les bras , elle fauta légérement fur fon lit , & fe jetta a fon cou. Delphine fe leva en diligence. Elle ne fe fit point preffer pour aller a la promenade. Elle prit Henriette fous le bras , & fortit gaiement de Pétable. Arrivée dans le jardifi , elle vit courir Henriette, elleadmira la grace & fa légéreté, & elle confentit a courir auffi. Enfuite Henriette appercevant un charmant papillon couleur de rofe & noir, propofe a fa compagne d'effayer de le prendre. Aufli-tót la chaffe commence. Les deux jeunes iilles fe féparent. tlenriette , comme la plus légere, gagne (a) Par M. le 1'rince. B üj  3® Let Fe'illees les devants, & fe charge de couper les chemins au papillen , fi Delphine le masqué en approchant de l'arbufte fur lei]nel il efï pofé. Deiphine en erfet s'avance trop brufquement, le papilion s'échappe & èft vi■vement pourfuivr. Après mille détours, il s'arrête fur une branche d'aubépine. Delphine, pour cette fois, approche avec précaution, les bras en l'adr, la tète en-avant, elle avance doucement un picd , & puis 1'autre... enfin , elle touche prefque au bui!'ion d'aubépine ; fon cceur palpite, elle retient fa refpiration, dans la crainte d'agiter les feuilles; elle étend une main tremblante, elle croit qu'elle va faifir fa proie; mais, hélas, le papilfon s'envole, il paffe a travers les doigts de Delphine, & rncme il y laiffe des traces de fon paffage. Delphine foupire en voyant fur fa main une partie de la pouffiere qui coloroit les ailcs du joli papiikm. Fatiguée , & non rebutée, elle vent le fuivre encore; il 1°. conduit, ainfi qu'Henriette, fufqu'au bord d'un foffé affez large qui fénaroit le jardiu d'un immenfe verger. II paffe dans le verger. Henriette , au même inftant , franchit le foffé. Delphine, qui ne fait pas fauter , ne peut la fuivre; & tandis qu'elle s'en affiige, Henriette atteint le papillon. Delphine 1'entend crier vicloire, ellelavoit revenir en fautant, & en tenant délicatement par le bout des ailes, fon captif, qui s'agite & fe débat en vain pour s'échapf er.,.  du Chateau. Jï Ah , la jolie chaffe, s'écria Pulchérie ; avec quelle iinpatience j'attends.le prin*temps, afin d'en faire une femblable !.... Vous voudriez donc, demanda la Baronne , que rhyver f&t pafl'é ?... — Ah , oui, maman, nous verrions des papillons couleur de rofe... — Mais vous n'auriez plus alors le plaifir de patiner, de conduire vos chaifes, vos petits traineaux fur la glacé, de faire des boules de neiges, &c... Cela eft vrai; je regretterai beaucoup tous ces amufements... — Vous ne les rcgretterez plus quand vous en aurez joui pendant toute la faifon qui les proeure. Les chofes font bien arrangées comme elles font; fi 1'on voyoit durant 1'année entiere , des fleurs, de la verdure, & même des papillons couleur de rofe , on regarderoit tous ces objets. avec indifFérence. Souvenczvous , mes enfants , que pour être heureux, il faut s'occuper davantage des biens qu'on poflede, que de ceux qu'on efpere. Combattez donc votre impatiencc; mettez des bornes a vos defirs : li vous nlanquez de modération, vous ne jouirez jamais dc rien. L'attente du printemps vous fera trouver 1'hyver 4pre & rigoureux; les ffuits de 1'automne vous rendront infipides les fleurs & les produétions de 1'été. Ainfi nulle faifon n'aura de charmes pour vous; & dans cette abfurde difpofition d'efprït, 1'on ne fait apprécier ni les courfes des traineaux , ni les chaffes de papillons... — Ma bonne maman, je comprends cela, & je vous proB iv  3 2 Les Fe i Hé es mets qu'a 1'avenir j'attendrai chaque prin- tem'ps fans impatience. Maman, dit Céfar, j'ai vu quelquefois des papillons a Neuilly dans le jardin de mon oncle , & je ne pouvois les attraper paree qu'ils ne voloient jamais droit devant eux... Oui, reprit Madame de Clémire, ils volent d'une maniere extraordinaire, ils vont toujours par zig-zag, de haut en-bas, de bas en-haut , de droite a gauche, effet qui dépend de ce que leurs ailes ne frappent 1'air que 1'une après 1'autre, & peutêtre avec des forces alternativement inégales. Ce vol leur eft très-avantageux en ce qu'il leur fait éviter les bifeaux qui les pourfuivent; car comme le vol des oifeaux eft en ligne droite, celui des papillons eft continuellement hors de cette ligne. Maman , dit Caroline, oü trouve-t-on les plus beaux papillons? Ce n'eft pas en Europe, reprit Madame de Clémire; les papillons de la Chine, mais fur-tout ceux de 1'Amérique & de la riviere des Amazones, font très-remarquables par leur grandeur, 1'éclat brillant de leurs couleurs , & 1'élégance de leurs formes (2). A la Chine, on envoye les papillons les plus beaux a la Cour de 1'Empereur. Ils contribuent a 1'ornement du palais. On fe fert pour les attraper d'un petit réfeau de foie (a). On dit (a) Ce réfeau , dit M.de Bomart , a huit pouces ie large, il eft monté fur un fik-d'archal , & emmauché d'un baton léger,  du Chateau. 35 qu'il ya des Chinoifes affez curieufes pour étudier la vie de ces Cortes d'infecles (3). Elles prennent des chenilles parvenues au point de faire leur coque, elles les enferment plufiears enfemble dans une holte pleine de petits batons ; & quand elles les entendent battre des aïles, elles les kïchent dans un appartement vit ré, & rempü de fleurs. A ces mots les enfants prirent tous la parole pour demander la permiflion d'imiter les Dames Chinoifes , d''étudier la vie des papillons, de faire des petits réfeaux de foie , des petites chambres vitrées T &c. Deur mere s'engagea a leur procurer ce plaifir, c'eft-a-dire a leur fournir les matériaux dont ils auroient befoin, mais a condition qu'ils les emploiroient eux-mömes, & qu'on ne les aideroit dans ce travail que par des confeils feulement; ce marché fut accepté avec une vive fatisfaclion^ Enfuite, Madame de Clémire, inffamment priée de continuer riiifloire de Delphine, reprit la parole, & s'adreffant toujqurs h fes enfants : Nous avons laiffé,. dit-elle , Henriette & Delphine dans le jardin ; fur les neuf heures , Madame Steinhauffe permit aux deux ieunes amies d'alJer déieüner dans le cabinet d'Henriette. Delphine ne vit dans ce cabinet qne des objets abfoiument nouveaux pour elle; des fleurs defTéchées & mifes fous verres, dej coquilles , des papillons formant de joüs tableaux. Henriette répondoit aux queftions de Delphine avec fa complaifance or-  34 . Les WtitlU» tiinaire : elle lui montra tout avec détail^ & lui apprit qu'on divifoit les coquilles e;r trois dalles (4.), & qua ces trois dalles, forment en tout vingt-fept families , qui-' comprenner.t tous les différents genres conjius de coquilles. Delphine écoutoit Mcurietteavec autant d'étonnement que de ou-riofité. Combicn vous favez de chofel lni> difoit-elle. Moi , reprit Henriette , je.- ne: fais rien. encore, je n'ai que des notionsconfufes & fuperiicidles;- mais j'ai le plus vif defir de m'infiruirer&j'aime laleébure!. ~ — Vous aimez la leclure! cela eft dróle... — Gomment dröle ? c'eft un goüt ttsèscommun je crois.... — Je ne 1c penfois pas'. — Voulez-vous que je vous prête. dts livres?.., Vciontiers-, en. attendant-quema poupée foit arrivée.... — Eb bien , je vais vous denner les Converfetions d'Emi-' He, & PAmi des Enfants O) , un ouvrage traduit de 1'AUemand.... — De votre languc ? _ Oni... — Je ne puis me perfuaderr ■que vous foyez- Allèmnnoe,. vous parlez fii bien Francois!, Vous• n'ètes que-d'un an? plus vieülê que moi ;. a votre ;lge, comment peut-on être fi inftruite? — je vous affure que je me trouve bien ignorante; mais je iis beaucoup-feule & avec maman, Je ne fuis jamais oilive, & il y a deux ant qua je-.ne joue plus a la poupée. En ache- {«) Ouvrage utile & zgréable qoe nous ie- vcw a, M. Berquia,  üfö Chateau. 35 wint ces mots, Henriette prit dans fa petite bibliothéque, fAmi des Enfants, & k donna a Delphine, qui recut ce préfent avec affez d rndiiFérence. Madame Steinhauffe la rec'onduitit- aufli-tót dans fon étable, & 1'y laiffa feule fous la garde dc Catau , en lui difant qu'elle reviendrcit dans deux ou trois heures. Dans cct endroit de l'hiftoire de Delphine Madame de Glémire, regardant a fa montre, fe leva; & quoique les enfants, charmés defonrécit, n'euuentaucune en vie de dormir, elle les envoya coucher. Lelehdemaia Caroline & Pulchérie prierent inftamment Mademoifelle Viftoire de leur apprendre a faire du filet, afin de fe mettre en état de faire, au mois d'Avril, le réfeau qui devoit prendre tous les papillons de Champcery. Céfar, de fon cóté, s'informoit avec détail de ia maniere dont on pouvoit conftruire folidement, & a peu de fraix, une efpece de petit cabinet entiérement vjtré. Morel, fon laqnais, lui donna a ce fujet toutes les inltrirclions qu'il defirok. L'Abbë lui fit préfent du Speclacle de la Nature', & les récréations de Paprès-midi fe pafferent a lire eet ouvrage. Ces amufements n'afFoibliferft pas le defir qu'on avoit de favoir le rede de Fhiftoire de Delphine, & 3'heure de la troifieme veilige étant arrivée, Madame de Clémire la commenca de la forte : Delphine feule dans fon étable avec Cam\ir & n'ayant point de joujoux, s'avifa B vj.  jtf Lts Veilltes de cbereher dans VAmi des Enfants, une reflburce contre 1'ennui. El'e ouvrit ce Iivre avec affez de nonchalance, & elle fe niit a lire. Bientót cette occupation 1'intérefl'a, 1'attacha; elle vit avec furprifc, que la leclure pouvoit tenir lieu de beaucoup d'autres aniufèments. Comme elle réfléchiffoit fur cette découverte, elle emenditfrapper a la porte de 1'étabïe. Catau fut ouvrir, & Delphine vit paroitre une vieille payfanne , conduite par une jeune fille de 15 ou 16 ans, qui demanda a Delphine fi elle étoit Mademoifelle Steinhauffe. Non, répondit Delphine; mais elle va bientót venir ici. A ces mots la bonne femme pria qu'on lui permit d'attendreHenriette; car, ajouta-t-elle, il faut abfolument que je lui parle. Dans ce moment Delphine s'apper-cut que la vieille payfanne étoit aveugle, & elle lui demanda fi elle venoit avec 1'intention de confulterleDofteur Steinhauffe. Ah, vraiment, répondit-elle, je ne ferois pas venue de mon chef, c'eft Mademoifelle Henriette qui m'a envoyé chercher... — Comment cela?... — A cette queftion la bonne femme conta qu'elle habhoit Franconville , qu'elle étoit aveugle depuis trois ans; ce qui la chagrinoit d'autant plus que la petite-filie Agathe, (celle même qui la conduifoit) étoit aimée d'un riche vigneron du village d'Henriette, mais qu'Agathe refufoit de Fépoufer paree qu'elle difoit qu'étantmariée, &chargée du détail d'un gros ménage, elle ne pourroit plus foigner fa  du Chateau. 37 grand'mere aveugle, lui tenir compagnie, la fervir, &la conduire par-tout, & qu'elle ne vouloit pas la conh'er aux foins d'une fervante. Ici Agathe prit la parole, & dit qu'il étoit bien naturel qu'elle penfat ainfi , puifqu'ayant perdu fon pere & fa mere en faasage, fa grand'mere 1'avoit élevée. Auffi , reprit la vieille payfanne, cette chere enfant ne veut-ellc pas m'abandonner. Mademoifelle Henriette a fu toute not hiftoire, ce a maenvoyé chercher dans une cariole afin que je confulte fon eher pere qu'a déja rendu la vue a je ne fais combien de geus qui n'y voyoient goute. Comme la bonne' femme finiffoit ces paroles, Henriette arriva , elle embraffa la payfanne & la jeune fille avec la plus tendre affeclion ; elle leur fit beaucoup de queftions, mais d'un ton plein d'intérêt, & elle écoutoit leurs réponfcs avec attendriffement. Enfuite prenant la vieille femme par la main : Venez, dit-elle, je vais vous conduire chez mon pere, il arrivé dans 1'inftant de Paris; venez le confultex. En parlant ainfi, Henriette forcant la bonnefemme de s'appuyer fur-fon bras , & tenant de 1'autre main la jeune fille, fortit auffi» tót de Pétable. Cette petite fcene fit une forte impreffion fur Delphine, jamais Henriette n'avoit paru a fes yeux auffi aimable, auffi raifonnable; elle fe rappelloit avec ravifiement fes difcours aux deux payfannes , & fur-tout 1'expreffion que fa phyfionomie avoit alors. Ce  35' Les FeilMef fouvfemr, cn lui repréfentant Henriette fon* les traits les plus charmants, augmentoiï fon penchant pour elle, & lui inipiroit un defir de lui rcffembler qu'elle n'avoit point encore éprouvé. Au bout d'iMi quart-d'heure, Henriette revint tranl'portée de .oie. Que je fuis heureufe, dk-elleaDelphine, d'avoir eu 1'idée de faire venir cette bonne-femme! Mon peie eft fur de lui rendre la vue, iliai fera 1'opération des cataracr.es dans huk jours, &, a ma priere, il content h la loger ici, & a Ja gardcr jul'qu'a ce qu'elle foit entiérement guérie. ' 'onccvez-vous mon bon> heur, eontinua Henriette; quand cette femme ne fera plus aveugle, fapetite-fiile pourra" époufer le riche vigneron qui la demande , puifque la vieille femme n7aiira plusbefoin de guide; ainfi Falfection d'Agathe pour fa grand'mere ne lui coütera pas le fecrifice de l'établiffement le plus avantageux qu'elle puiffe faire.. Ah, ma chere Henriette, s'écria Delphine attendrie, je vois en effet combien vous êtes henreufe, & combien vous méritez de 1'être !... . _ Monfieur & Madame Steinhauffe qui furwnrent, Interrompirent cette converfation. Le Docleur, comme afon ordinaire, quefdonna fa petite malade fur fon état: je me trouve déja beaucoup mieux, lui dit-elie, je fuis un peu fatiguée d'avoir eouru au* jourd'hui, mais cette iaffitude ne m'attrifte pas comme celle que j'éprouvois a Paris quand je xevenois du bal ou de 1'ogéra. Je  fia Chateau. 39' ■ en mis pas furpris, dit le Docreur ca fouriant, les conrbatares q.u'on prend a Paris donnent la iievre; celles qu'on gagne it la campagne , loin d'être dangereules , procurent de 1'appétit, du fommeil& ces vives couleurs que vous voyez fur .-es joues d'Henriette. A pres ce dr&our», le Dcc'teur ta'ta le poulx de Delphine, & lui ordonna de fuivre le même régime jufqu 1 nouvel ordre. Le jour même Delphine rccut une Icttre de'fa mere r elle ia mantra a Henriette , qui, un inltant après, fortit & revint en apportant une écri.toire & du papier. Tenez, dit-elle a Delphine , voila de quoi répondre a Madame votre mere t a ces mots Delphine r.ougit & baifla les yeus en difant: Hélas, je ne fais pas écnre. Comment, reprit Henriette, point du tout?..r — Je forme bien quelques groffes lettres; mais voila tout. A eet aveu. Henriette , qui vit Delphine humiliée , fouffm de fon embarras , & lui dit : II n'eft pa3 étonnant qu'avec la mauvaife i'anté que vous avez depuis deux ans , votre édueation foit un peu retardée; mais a prélenr que vous vous portezmieux, vouspourrez réparer le temps perdu;.. — Oh que je le voudrois, interrompit Delphine! par exemple, fi quelqu'un ici pouvoit m'apprendre « écrire... — Mon écriture n'eft pas mauvaiie, repartit Henriette, & fi vouslepermettez, je ferai votre maitreffe. Pour toute ^éponfe 'Delphine jetta fes deux bras. au-  4^ Les Veilïèes tour dit col d'Henriette, & il futconvenu que la première lecon feroit donnée le lendemain. Delphine commencoita rougir de 1'excès de_ fon ignorance. Elle aimoit, elle adtniroit Henriette; celle-ci fe fervoit de tout fon afcendant fur elle pour 1'engager a s'occuper, k s'inftruire , & lui offroit da fi bons exemples, & en möme-temps paroiflbit fi parfaitement heureufe , que Delphine ne pouvoit réfifter au defir de 1'imiter. D'ailleurs , elle trouvoit dans fa converfation , & dans ceüe de Madame Steinhauffe, un agre'ment qu'elle goütoit mieux chaque jour : tantót Madame Steinhauffe 1'entretenoit de Botroique, de Minéralogie C5), tantót elle lui contoit quelque trait intérefiant d'hiftoire; d'autres fois elle lui parloit de fAllemagne, des établiffcments utiles, & des curiofités qui fe trouveut a Vienne; des fuperbes colleclions de tableaux qu'on admire k Drefde, a Duffeldorf; de plufieurs beaux jardins , entr'autres, de celui_ de Neuwaldcck , ou d'Ornback eri Autriche, celui de Swetfingue, a quatre lieues de Mauheim, qui contient une maifon de bains délicieufe , une fuperbe ruine de ch;lteau-d'eau, un beau temple d'Apollon, une magnifique mofquée, &unetrèsgrande quantité d'arbres rares. Elle lui faifoit la defcription des charmans jardins de Reinsberg en Pruffe, & du beau temple de 1'Amitié, ouvrage d'un Héros & d'un grand Roi, qui fe trouve dans les jardins  du Chateau. 41 de Sans-Souci. Ce monument intéreffant eft de marbre, il renferme le maufolée de la Margrave de Bareith, foeur du Roi, il eft foutenu par de magnifiques colonnes fur lefquelles on lit les noms révérés des Amis les plus célebres de 1'antiquité, tels que Théfée & Pirithoüs, Orefte & Pilade, Epaminondas & Pélopides , Cicéron & Atticus, &c. Héros véritablement dignes de vivre a jamais dans la mémoire des hommes, puifqu'ils furent a la fois grands & fenfibles, & qu'ils ne dürent qu'ft la vertu & qu'aux charmes de 1'amitié , leur bonheur, leur gloire & leur réputation. Delphine écoutoit tous ces récits avec une extréme attention ; infenfiblement elle prenoit un attachement véritable pour Madame Steinhauffe; elle commencoit k fentir le prix de fes confeils, elle la prioit même de lui en donner; elle lui obéiffoit fans efforts, elle avoit un vrai defir de lui plaire , & elle éprouvoit la fatisfaclion la plus vive quand elle en recevoit quelques marqués d'approbation. Cependant Henriette , & par conféquent Delphine, voyoit approcher avec un grand plaifir, le jour ou 1'on devoit faire 1'opération des cataractes a la vieille payfanne; le riche vigneron, nommé Simon , plus amoureux que jamais d'Agathe, étoit venu prier Henriette & Madame Steinhauffe de protéger fon amour. Le refus d'Agathe, qui prouvoit fi bien toute fon afrecfion pour fa grand'mere, 1'avoit rcjidue encore  ffi Les Velllées plus intéreffante & plus chere aux yeux de Siraou. Madame Steinhauffe avoit parlé a Agathe, & cette derniere avoit avoué qu'elle ejiimoit beaucoup Monfieur Simon. ... Mais pourtant j'efpere, interrnmpit Pulchérie, qu'elle ne confentira pas a Pépóuferfi fa grand'mere ne recouvre paslavue? Fous efpérez, dit Madame de Clémire; la jugez-vous d'après votre cceur?'... Oh, non, Maman,*reprit Pulchérie, car j'aurois dit : je fuis certaine. A ces mots la Baronne d'Elby tendit une main a Pulchérie , qui fe leva & courut embraffer/rz bonne maman, & enfuite fa mere. Au bout d'un moment de filence, Madame de Clémire, pourfuivant fon récit r Agathe, dit-elle, promit pofitivement d'épotffer Simon, fi le Docteur rendoit Ia vue a fa grand'mere, a condition que le Vigneron confentiroit a Ioger la vieille payfanne. Simon prit avec plailir eet engagement, &, rempli de rendreffe pour la jeune fille, flottant entre l'efpérance & la erainte , il attendoit, avec autant d'émotion & d'in» quiétude que d'impatience , le jour fixé pour 1'opératiou. Ce jour intéreffant arriva enfin ; Delphine demanda & obtint la permiffion d'être témoin de 1'opération ; a midi Henriette fut chercher la bonne-femme, & la conduifit dans le cabinet du Docteur. La vieille payfanne, pénétrée de reconnoiffance pour fa jeune protectrice , la remercioit dans les termes les plus toucliants, & lui ferrant  du Chêteaii. 4J. affeclneufement la main, elle difoit qne ü Dieu lui rendoit la vue, elle auroit prefqu'autant de plaifir a regarder Henriette , qu'elle en éprouveroit en revoyant Agathe. Le Docteur fit faire filence; la bonnefemme fe placa dans un fauteuil; elle defira que fa petite-fille & Henriette fuffent k fes cótés. Simon , le jeune vigncron, pale &tremblant, étoit debout contre une table. Agathe , fe cachant le vifage avec fon tablier, afin de ne pas voir l'opération, tenoit une des mains de fa grand'mere, qu'elle baignoit de fes larmes. Madame Steinhaufle" & Delphine, affifes a quelques pas de diftance, vis-a-vis d'elies ,. contemploicnt ce tableau avec attendridemeut. Le Docteur commence l'opération ; la bonnefemme la foutint avec courage... Tout-acoup, Je Doéteur dit : C'eft fait. Au mime moment la Payfanne s'éerie: Bon Dieu! je ne fuis plus aveugle!... Agathe! ma fille , je te revois ! & Mademoifelle Henriette oü eft-eile? Agathe, fondant en larmes, fe jette dans fes bras. Henriette, tranfportée, accourt pour 1'embraffer; le Vigneron vient tomber aux genoux d'Agathe, en difant : Elle eft a moi... A ce touchant fpeélacle, Delphine, hors d''elle-même , fe leve, fe précipite vers Henriette, & ne peut exprimer que par des pleurs, les doux fentiments de tcndrelfc qui rempliffentfon ame... Ah, je fuis für, interrompit Céfar, en pleurant, que pour le coup voila Delphine devenue tout auffi bonne qu'Heuiictte,.  44 Les Feillées Vous ne vous trompez pas, reprit Madame de Clémire, Delphine connut enfin que la naiffance, les diamants, les bijoux, ne fauroient nous rendre heureux, & que la bonté feule peut aflurer le bonheur de la vie. Témoin de la fatisfaction fi pure qu'éprouvoit Henriette, & de la vive reconnoiflance que la vieille payfanne, Agathe & Simon lui témoignoient, lifant dans les yeux du Docleur & de Madame Steinhauffe, combien ils jouifToient de la félicité d'avoir une fille fi digne de leur tendrelfe, Delphine envioit le fort d'Henriette, & en même-temps elle fentoit au fond de fon cceur, s'affcrmir & s'augmenter encore 1'amitié qu'elle avoit pour elle. Après ces premiers moments de trouble & d'attendriffement, le Docteur demanda a la vieille payfanne qu'elle fixut le jour du mariage de fa petite-fille; & il fut décklé que Simon épouferoit Agathe fous trois femaines. Le Docteur & Madame Steinhauffe ie chargerenr du trouffeau d'Agathe , & Henriette demanda la permillion de lui offrir une belle piece de Percale que fa mere lui avoit donnée la veille. Delphine tout le refte du jour n'entendit répéter que 1'éloge d'Henriette; la vieille payfanne 1'appellok fa bonne proteStrice. En remerciant'le Docteur , elle ajoutoit toujours : Mais c'eft a Mademoifelle Henriette que je dois mon bonheur ; c'eft elle qui m'a fait venir : c'eft elle qui m'a fait recevoir dans cette maifon: elle s'infirme de ceux qui ftnt dans b peine,  du Chateau. 45 elle les dècouvre, elle les envoie chercher, elle les rend heureux.... Agathe, pendant ces difcours, baifoit les mains d'Henriette. Simon n'ofoit parler , mais il levoit les yeux au ciel; fes regards exprimoient fa vive reconnoiffance : tous les domeftiques béniflbient leur jeune maitreffe , & coutoient d'elle mille autres traits de bienfaifance. Madame Steinhauffe cc le Docteur fe félicitoient mutuellement d'avoir une fille fi charmante. Henriette recevoit ces douces louanges avec autant de modeftie que d'attendriffement, & elle les rapportoit toutes a fa mere; elle lui difoit : Sans vous, fans vos tendres foins, je ne jouirois pas du bonheur que je goüte. Ah, Maman, achevez de me corriger de tous les défauts qui me reftent, afin que je fois plus digne de vous, & que je puiffe vous jrendre plus heureufe encore!... Delphine n'écoutoit point fans fruit de tels difcours, & le foir quand elle fe trouva dans fon étable tête-a-töte avec Madame Steinhauffe , elle fe mit fur fes genoux, & Ia rcgardant tendrement : Ah Madame, lui dit-elle, comment avez-vous pu me fupporter jufqu'ici, moi fi différente d'Henriette ! Que vous avez dü me trouver haïffable! C'eft beaucoup de fentir fes torts, reprit Madame Steinhauffe; d'ailleurs depuis quelque-temps vous vous couduifez infiniment mieux; chacun remarqueen vous un changement en bien trés-frappant. Hélas .! interrompit Delphine , combien je  4*5 Les Veiïlèes fuis Ioin de reffembier a 1'aimable Henriette! Hier encore ne me fuis je pasimpatientée deux ou trois fois de maniere a vous faire hauffer les épaules? Aujourd'hui même, n'ai-je pas bnifqué Marianne, &voulu faire gronder Catau. A propos de Catau, ai-je jamais penfé a lui demander pardon du foufflet que j'eus le malheur de lui donner en arrivant ici ? Pauvre Catau! Eft-il poffible que j'aie pu lui donner un foufflet! elle qui eft fi bonne!... Ah! Madame , appellez-la , je vous en prie , je veux qu'elle fache combien je me repens. A ces mots Madame Steinhauffe appella Catau qui vint fur le champ. Delphine s'approchant d'elle, les mains jointes, pria Madame Steinkaufie 03 lui fervir d'interprête, & fit les excufes les plus franches & les plus touchantes , que Madame Steinhauffe traduifoit a mefure en Allemand. Delphine finit fon difcours en difant avec une gracc raviüante : Enfin , ma bonne Cateau , fi vous me pardonnez , permettezmoi de baifer la joüe que j'ai eu 1'inriignité de frapper. Catau attendric , par refpccT: n'ofoit, s'avanccr; mais Delphine fe jetta a fon cou, & 1'embraffa de toute fon ame, & avec un grand plaifir, car elle fentoit que cette aéh'on en réparoit une bien niauvaifé. Catau fortit en s'effuyant les yeux qu'elle avoit remplis de larmes, & en difant en Allemand que Delphine ét Ai une charmantepetite Demo: felle. Après Je départ de la fervante, Delphine fut ou-  du Chdteau. 47 vrir une nrmoire, & en tira unejoh'epiece de mouffeline ; Voila, dit-elle, un préfent que je deftine a Catau. Et pourquoi, demanda Madame SteinhauJe , ne le lui avez-vous pas donné fur le champ? Ah! je n'avois garde, répondit Delphine ; elle auroit penfé que je voulois par la paycr le foufflet qu'elle a recu. Ce préfent alors» au lieu de lui faire plaifir, auroit du 1'offenfer. Ce n'efl pas , je crois , avec de 1'argent qu'on peut réparer un mauvais traitemeht ; Catau m'auroit-elle pardonné de bon cceur fi j'eufle eu 1'air de vouloir acbeter mon pardon ? Vous avez bien raifon , dit Madame Steinhauffe : voila de la délicatcffe ; confervez ces fentiments, ils feront paroltre votre générofité plus noble , & ils donneront a tous vos procédés un charme inexprimable. Comme Madame Steinhauffe achevoit ces paroles, on vint annoncer un courier de la part de Mélite. II apportoit une lettre a Delphine, dans laquelle Mélite engageoit fa fille a lui demander librement tout ce qu'elle pouvoit defirer , & a lui mander quels étoient les joujoux qui lui feroient Ie plus de plaifir. Après avoir lu cette lettre, Delphine foupira, & priant Madame Steinhauffe d'écrire pour elle £ Mélite, elle lui difta la lettre fuivante. „ Je vous remercie, ma chere Maman, ,, de toutes vos bontés; mais je n'aime ,, plus du tout les joujoux; je vais vous „ dire, puifque vous me 1'ordonnez, ce  48 Les Veillèes „ qui me feroit plaifir dans ce moment. 11 „ y a ici une vieille payfanne bien bonne „ & bien pauvre; il eft vrai que fa petite„ fille époufe un riche vigneron ; mais ,, comme c'eft le mari qui aura 1'argent, „ peut-Être qu'il n'en donnera pas a la „ grand'mere autant que la fille le vou„ droit, du moins je crainscela; & pour„ tant je defirerois que la vieille femme ,, ne manquat de rien. Je 1'aime , non- feulement paree qu'elle eft bonne, mais „ auffi paree qu'elle eft mere; je fensbien ,, que je donnerai toujours de meilleur cceur a une mere qu'ó une antre. Ma„ dame Steinhauffe dit qu'une penfion de „ cinquante écus feroit le bonheur de la „ vieille payfanne ; ainfi , ma chere ma„ man, je vous prie de m'envoyer, au„ lieu des joujoux que vous m'offrez, une penfion de cinquante écus, que je don„ nerai tout de fuitea la bonne grand'mere. ,, Je ferois bien-ailé de lui donner encore „ une piece de toile de coton, afin qu'elle ,, eüt un habit neuf pour la noce de fa ,, fille. Bon foir , ma chere maman; ma „ fanté fe fortifie tous les jours. Madame „ Steinhauffe a mille bontés pour moi, ,, & je me trouverois tout-a-fait heureufe, „ fi je n'étois pas privée du bonheur de „ voir ma chere maman ; du moins fon „ portrait ne quitte pas mon bras, cha,, que jour je le baife en lui difant bon ,, jour & bon foir, & alors, fur-tout, j'ai „ le cceur bien ferré en penfant que je fuis „ a  du Chateau. 49 „ k cinq lieues de Maman; fans cela, ie „ ferois enchantée d'être ici, d'autantplus „ que cette campagne eft charmante; & „ puis on dit qu'ii y aura bien des cerifes „ cette année. A propos, maman, vou„ lez-vous bien dire a ma Bonne que ie „ lui éleve un fanfonnet, quoiqu'elle ait „ mandé a Madame Steinhauffe qu'elle „ étoit füre que j'avois dé|'a pincé Made,, moifelle Steinhauffe plus de vingt fois. II „ y avoit cela dans fa lettre; cela m'a fait „ de la peine; car fivous faviez, maumn „ a quel point il faudroit être méchante pour pincer Henriette ! Au refte „ j'efpere que je ne pinceraiplus perfonre „ de ma vie. Adieu, ma chere & tendre „ maman, votre enfant vous embrafle de „ toute fon ame ". Delphine. Le furlendemain, Delphine recut de fa mere une réponfe charmante; c< au-lieu d une penfion de cinquante écus pour la bonne femme, Mélite envoyoit un contrat de trois cents livres, & elle n'oublioit pas i habit neuf pour le jour du mariage. Delphine , tranfportée de joie, porta fur le champ fon préfent h la vieille payfanne que ce bienfait acheva de rendre parfaite' ment heureufe. Sa reconnoiffance & celle d Agathe, les louanges de Madame Steinhaufle , les tendres careffes d'Henriette firent goüter k Delphine une fatisfaftion dont jufqu a ce moment elle n'avoit eu Tomé i, q  50 Les VeilUes qu'une imparfaite idee; car pour connoltre toute 1'étendue d'un bonheur fi pur, il faut en avoir joui. Le fóir Delphine demanda a Madame Steinhauffe combien Mélite avoit dcpenfé tfargent pour faire ce contrat de trois cents livres. Mille écus a-peu-près, répondit Madame Steinhauffe, paree que cette rente n'eft que viagere. Comment, reprit Delphine, on peut, avec mille écus, aflurer de quoi vivre a une perfonne qui n'a rien!... Mille écus! C'eft précifément ce que mon pompon de diamants a coü.té !... Eh bien , Mademoifelle, dit Madame Steinhauffe, ce pompon vous fait-il grand plaifir? Oh point du tout, repartit Delphine, j'aime cent fois mieux une rofe; & quand je fonge qu'avec mille écus, on peut tirer pour jamais de la mifere un hl» fortuné fans reffource, je ne concois plus qu'on ait la folie d'acheter des diamants; & je détefte ce vilain pompon fi ener, 11 lourd, & fi incommode ti porter. Deux jours après eet entretien, Agathe époufa Simon. Les noces fe firent dans la maifon de Madame Steinhauffe; on drefl'a des tables dans le verger, fous de beaux ombrages formés par de grands noyers difperfés fans fymmétrie fur un charmant gazon émaillé de ferpolet, de marguerites & de violettes; une trentaine de payfans des cnvirons s'établirent autour des tables, & Madame ^teinhauffe fit les honneurs de celle des houveaux mariés. Après le diner, on danfa fur la verdure jufqu'au foir; &  du Chdteau. ^ Delphine, partageant la gaieté commune, difoit a Madame SteinhaulTe : Les bals dè Paris ne m'out jamais véritablement amulée ; mais qu'd préfent ils me paroftront ennuyeux ! II eft certain, répondoit Madame Steinhauffe, que les vrais plaifirs ne fe trouvent qu'a Ia campagne; & quand on les a goütés , tous ceux que la viile peut oftnr paroiflént auffi infipides qu'ils lont fatiguants «Si tumultueux. Delphine au mois de Juillet trouva la campagne bien plus belle encore; ellefaifoit de longues promenades dans les champs, & quelquefois elle fe promenoit au clairde Ja lune avec Madame SteinhaufTe & Hennette. D ailJeurs , ayant pris le goüt de loccupation, elle n'éprouvoit pas un feul inftant d ennui; elle Jifoit, elle écrivoit, elle trayailloit, elle apprenoit d'Henriette a deffiner des fleurs, a deflécher des plantes dont elle fe faifoit dire les noms & les propnétés; elle employoit en bonnes actions 1 argent que Mélite lui envoyoit tous les mois pour fes menus plaifirs. Adorée cktout ce quil'entouroit, fatisfaite d'ellememe, chaque jour fembloit ajouter k fon bonheur; on ne voyoit plus fur fon vifa^e cette langueur & eet air d'abattement qui en avoient altéré les charme./nendant fi ong-temps ; fes yeux étoientfmimés & br.liants elle avoit toute la frakheur de fa jeuneffe; & fachant également bien marcher, courir & fauter, elle avoit, en quatre mois, acquis plus de gra<-e & de ié"éCij  g2 Les Veillèes reté que tous les maïtres de Paris n'au* roient pu lui en donner. Au commencement du mois d'Aoüt , le Docteur lui déclara qu'elle pouvoit quitter fon étable, & au même inftant on la conduifit dans une jolie petite chambre qu on avoit prëparée expres pour elle. Delphine fentit une joie très-vive en fe voyant établie dans un appartement agréable & commode; fa fenêtre donnoit fur la vallée,la beauté de la vue, la propreté du plancher & des meubles 1'enchantoient. Exphquezmoi donc , difoit-elle k Madame Steinhauffe , pourquoi ce petit logement me paroit fi charmant, & pourquoi je me déplaifois tant dans celui que j'occupois k Paris , quoiqu'il füt cependant beaucoup plus grand & beaucoup plus beau que celui-ci ? Premiérement, répondit Madame Steinhauffe, votre cbambre a Paris donnoit fur un vilain petit jardin bien trifte, & entouré de hautes murailles; d'ailleurs, quand vous êtes venue ici vous ne connoiffiez que de faux plaifirs, c'eft-a-dire, tous ceux que la vanité, la magnificence & le grand monde peuvent procurer : comme ils ne fontqu imaginaires, on s'en laffe facilement; auffi en étiez-vous déja dégoütée; & n'ayant pas d'idée-des véritables , vous périffiez d'ennui; file étoit votre fituation. Vous aviez vécu dans une trop grande abondance pour pouvoir apprécier les commodités & les agréments qu'une honnête aifance peut répandre fur la vie; vous ne  du Chateau. 53 jouiffiez de rien, paree qu'on ne vous laiffoit rien a defirer. Les chofesles plus agréables deviennent infipides, ennuyeufes même , fi Pon n'a pas la raifon d'en ufer fobrement;je vais vous en donner unexemple. Vous aimez beaucoup les fleurs, je vous ai vu trouver un grand plaifir a chercher de la violette; pourquoi ce goüt particulier pour cette derniere fleur, goüt qui vous eft commun avec toutes les jeunes perfonnes ? C'eft que la violette eft cachée fous les feuüles, c'eft qu'elle eft moins commune que Ie thim, c'eft qu'il faut Ia chercher ; fi elle étoit répandue dans les champs avec une extréme profufion , li vous en trouviez h chaque pas, vous cefferiez de Paimer, vous n'en feriez pas plus de cas que du gazon. Les produétions de Part font fans doute au-deflbus de celles de la nature, il eft donc encore plus facile de s'en laffer; cependant elles ont leur agrément, elles peuvent procurer des plaifirs, mais feulement aux perfonnes modérées. Si vous rempliffez votre appartement & votre maifon de porcelaines, vous ferez bientót dégoütée des porcelaines. Si vous allez tous les jours aux fpedtacles, vous n'y trouverez que de Pennui. Si vous reftez trop long-temps a table, fi vous mangez des ragouts trop recherchés , vous mangerez' fans appétit, & par conféquent fans plaifir. II en eft ainfi de toutes les chofes dont on abufe; dès qu'on veut fatisfaire pleinement fes goüts, on les éteint; fouvenez - vous C iij  54 Les Feillées donc que 1'excès des fuperfluités , loin de contribuer au bonheur, le détruit totalement. Songez encore que ie luxe n'éblouit que les fots , & ne produit pas une feule vraiejouilTance; rien n'eft plus incommode que la magnificence. Des girandollcs de diamants arrachent les oreilles; une robe d'or aflbmme, écorche les mains; des bijoux & des ajuftements précieux impofent mille fujétions, car on eft très-fikhé de déchirer un beau parement de point, ou de caffer une fuperbe boite : fi vous aviez eu hier un tablier garni de dentelles , vous n'euffiez point cueilli tant de rofes fauvages & travers ces buiffons d'e'pine ou vous laifllltes la moitié de votre robe, & vous ne feriez pas revenue fi gaie & fi contente de votre promenade. La magnificence n'eft pas moins gênante dans les meubles : pour moi j'aimerois mieux cent fois habitera jamais fétable que vous quittez, que ces brillants appartements oü 1'on eft obligé de marcher & de s'affeoir avec précaution , dans la crainte ou de caffer un paneau de glacé, ou d'écailler une fuperbe dorure, ou de renverfer une table a thé couverte de porcelaines : que je plaius les gens qui fe rendent ainfi les efclaves de leurs richeffes! La vanité qui les égare , pourroit, mieux entendue, leur enfeigner les vrais moyens d'obtenir la confidération qu'ils defirent; au-lieu d'étaler tout ce fafte, que ne font-ils de bonnes aetions! Sansdoute, jnterrompit Delphine, ils fe feroient efti-  du Chateau. 55 mer géndralement; mais d'ailleurs, eft-il poffible de ne pas trouver un grand plaifir a faire du bien ? exifteroit-il une ame affez cruelle pour être infenfible au bonheur des autres ? Cette inhumaine dureté , reprit Madame Steinhauffe, n'eft pas dans la nature ; mais en fe livrant a toutes fes fantaifies, en dépenfant tout fon argent en vaines fuperfluités, on fe rétrécit Pefprit, on s'endurcit 1'ame, enfin 1'on finit par fe corrompre. Ah, s'écria Delphine, quelle que foit mafortune un jour, jamais ellene me corrompra; je ferai modérée, je me fouviendrai del'ennui quej'éprouvois au milieu d'une extréme abondance; je me fouviendrai qu'il m'afallu paffer quatre mois dans une étable pour être en état de fentir le prix d'une partie des chofes dont j'étois excédée; & fur-tout je n'oublierai point qu'il exifte des infortunés, & que le bonheur de les foulager eft le plus grand qu'on puiffe goüter dans la vie. Cet entretien finit par les plus tendres remerciments de Delphine a Madame Steinhauffe ; cette derniere avoit en effet des droits éternels a la reconnoiftance de Delphine , puifqu'elle lui avoit appris a raifonner, a penfer, h fentir. Delphine refta encore deux mois chez le Doéteur, & acheva d'y perfectionner fon caraétere, & d'y fortifier fa fanté. Enfin, vers le commencement du mois d'Oétobre elle jouit du bonheur de revoir fa mere. Mélite la reent avec tranfport dans fes bras; elle pouvoit C iv  5^ Les VeilUes a peine la reconnoitre. Delphine étoit prodigieufement grandie; en même-temps elle avoit pris de 1'embonpoint, & les couleurs les plus vives. Mélite, au comble de fes vceux, la regardoit, la ferroit contre fon fein , l'embraffoit, vouloit parler, & ne pouvoit exprimer 1'excès de fa joie que par des pleurs. Madame Steinhauffe, pendant un inftant, jouit en filence d'un fi doux fpeclacle; enfin, prenant la parole : Vous me 1'avez donnée mourante, dit-elle, je vous la rends , Madame , dans toute Ia force de Ia plus brillante fanté; & ce qui vaut mieux encore, je vous la rends bonne , douce, égale, fenfible , raifonnable & digne de faire votre bonheur. Cependant elle eft fi jeune & fi peu formée, qu'ft moins de certains ménagements , on pourroit craindre encore pour elle des rechütes; fi vous voulez les prévenir, voici Ie régime qu'elle doit fuivre; il n'eft pas rigoureux, mais il eft néceffaire... Elle le fuivra, interrompit Mélite; donnez, Madame, continua-t-elle, en prenant le papier que lui préfentoitMadame Steinhauffe. Aces mots, ouvrant ce papier, elle y lut tout haut ce qui fuit: Ordonnance Au Do&eur Steinhauffe pour Mademoifelle Delphine. „ Elle paffera fix mois de 1'année h la campagne; étant ft Paris, elle ira trèsrarement aux fpectacles; elle fera beau-  du Chateau. 57 coup d'exercice a pied, même en hy„ ver; elle ne inangera jamais que du „ pain k fon déjeuner & k fon goiker, ,, excepté dans ie temps des fruits; elle ,, ne portera que des habits fimples, paree 3, que ceux-la feuls font commodes & lé» gers. „ Pour la préferver de 1'ennui, on lui „ donnera des livres infrruélifs & amu3, fants, & 1'on ne fouffrira pas qu'elle foit „ un moment oifive; & fi elle éprouvoit, „ par bafard , quelques mouvements de „ trifteffe, il faudroit lui rappeller 1'hif„ toire de la grand'mere d'Agathe, & le 3, bien qu'elle a fait k cette vieille femme; 3, en fuivant cette méthode & ce régime, „ Mademoifelle Delphine confervera füre,, ment fa fanté, fa gaieté, & le bonheur 3, dont elle jouit **. Mélite approuva fort ce régime , elle promit de le fuivre exacrement, & témoigna la plus vive reconnoiffance k Madame Steinhauffe : 1'année d'enfuite elle acheta une maifon dans la vallée de Montmorency,dans le voifinage de celle de Madame Steinhauffe, Delphine conferva toute fa vie pour cette derniere, 1'attachement qu'elle lui devoit, & la plus tendre amitié pour 1'aimable Henriette. Elle devint une perfonne charmante , elle acquit de 1'inftruftion & des talents ; bonne, raifonnable, bienfaifante, elle étoit admirée & chérie de tout ce qui Papprochoit; fa snere lui choifit un mari digne d'elle, don*C *  58 Les Veillèes elle fit le bonheur, & qui la rendit parfai- tement heureufe. A ces mots , Madame de Clémire ceffant de parler: Eh quoi, s'écria Pulchérie, 1'hiCtoire eft finie J... Ah, quel dommage!. .. Si Mélite, reprit Caroline, eüt eu autant deraifon que Madame Steinhauffe, Delphine n'auroit jamais été pareffeufe, capricieufe & méchante; ah, combien une bonne mere eft utile!. .. ^ En prononcant ces dernieres paroles , Caroline baifa tendrement la main de fa mere. Maman, dit Pulchérie, je n'ai pas youlu vous interrompre dans un endroit intéreffant de l'hiftoire; mais j'ai une queftion k vous faire, qu'eft-ce que le mal aux yeux qui s'appelle CataraStes P — C'eft une maladie qui privé de la vue quand elle fe forme fur les deux yeux (<5). En achevant ces paroles, Madame de Clémire fe leva , il étoit plus tard qu'a 1'ordinaire, mais les enfants avoient trouvé la veillée bien courte ; ils furent fe coucher ri regret,&ne rêverent toute la nuit qu'ft Delphine. Le jour fuivant, Morel dit a Céfar qu'il avoit fait le calcul de ce que coüteroit tout ce qu'il falloit acheter pour faire le cabinet vltré deftiné aux papillons, & que cette dépenfe monteroit a fept ou hnit louis. Ce feroit un plaifir bien cher, dit Céfar, on peut s'amufer a meilleur marché, &je vais tdcher de détournermes foeurs de cette fantaifie. En effet, il fut au moment même dans  dn Chdteattt 59 la chambre de fes foeurs. Jeviens,leurditSl, vous offrir une occafion de prouver ft Maman qu'elle n'a pas perdu fa peine en nous contant 1'hiftoire de Delphine... — Comment donc, mon frere ?... — Oui, que nous avons profité des difcours de Madame Steinhauffe : vous fouvenez-vous qu'elle dit qu'il ne faut pas fe livrer ft toutes fes fantaifies... — Oh oui, je m'en fouviens... -— Eh bien notre chambre vltrée coüteroit huit louis... —Huit louis!... — Tout autant... Avec cette fomme on pourroit faire quelque bonne aftion... — Peut-on faire une penfion avec huit louis... — Cette penfion ne donneroit pas de quoi vivre, mais ces huit louis pourroient foulager unepauvre familie,.. — Allons mon frere nous renoncons ft la chambre vïtrée... Sij'avoisfu cela pourtant je ne me ferois pas donné tant de peines pour apprendre ft faire du filet... — Bon , nous aurons tant d'autres amufements!... Nous ferons comme Henriette; nous deffécherons des fleurs, des plantes, nous apprendrons Ia botanique, 1'agrïculture... —Nous demanderons ft maman de 1'argent pour faire de bonnes actions .. — Maman n'eft pas auffi riche que Mélite, elle n'eft icï que par économie, elle ne peut pas faire de penfions, mais vous favez comme elle eft charitable pour les pauvres... — II faudra nous chargerde découvrir quelque vieille bonne femme bien ft plaindre : fi nous en pouvions trouyer une aveugle, quellejoje!.., nousferïons venir ün C vj  6o Les Vei Hees chirurgien d'Autun, pour lui faire l'opération des cataraétes... — Sürement, mais il faut aulfi que nous foyons bien raiibnnables, que nos amufements ne coütent rien , car maman ne feroit pas en état de nous donner en même-temps de 1'argent pour 110; fantaifies & pour des cataraétes... — Cda eft vrai, on ne peut pas tout avoir... Après ce petit confeil, les enfants furent chez Madame de Clémire, & luifirent part de la réfolutiori qu'ils avoient prife. Madame de Clémire les embrafla & loua la bonté de leurs coeurs. Confervez de tels fentiments, mes chers enfants, leur dit-elle, ils affureront votre bonheur & le mien; & pour vous récompenfer dès a préfent, je vous promets de vous procurer 1'occafion dedépenfer, comme vous le fouhaitez, les huit louis qu'auroit coüté la chambre vïtrée. Ah, Maman , reprit Pulchérie, ajoutez a cela de nous promettre encore uwe hiftoire chaque foir, au-lieu de temps-entemps, comme vous aviez dit d'abord. Eh bien je m'y engage, répondit Madame de Clémire, a condition que vousne me donnerez point de fujet de mécontentement; car 1'enfant qui, dans la journée, n'aura pas été raifonnable, fera le foir privé de la veillée. — Ah! que cela eft rigoureus, ma chere Maman. — Mais votre frere & votre fceur ne s'en plaignent pas... — Maman, j'ai plus a craindre qu'eux, je fuis la plus jeune, & par conféquent la moins raifonnable... -m Auffi, je n'exige pas autant  du Chateau. 61 de vous... Cela eft vrai, maman, reprit Pulchérie, vous êtesla juftice même, mais je n'en crains pas moins d'aller me coucher fans veillée. Ce même matin, Céfar alla fe promener dans la campagne avec 1'Abbé. Etant arrivés auprès d'une chaumiere, ils virent un petit payfan qui en battoit un auue infiniinent plus grand & plus &gé que lui. L'alné de ces enfants fe contentoit d'éviter les coups, & n'en portoit aucun; Céfar s'approcha de ce dernier : Eft-ce la votre frere, lui dit-il, qui vous bat de la forte?...Non ,Monfieur,répondit le payfan, c'eft un de nos voifins. II eft bien méehant, reprit Céfar; & pourquoi lorl'qu'il vous bat ainfi, ne le lui rendez-vous pas?....Mais, Monlieur, repartit le payfan, je ne peux pas, je fuis le plus fort («). A ces mots Céfar regarda 1'Abbé, & lui dit tout bas : Voila un généreux petit enfant; il faut nous informer'fi fa familie eft pauvre... Quelage avez-vous, demanda 1'Abbé, au paylan ? — Huit ans, Monfieur.— Comment vou-s nommez-vous? — Auguftin, pour vous fervir. — Avez-vous pere & mere?... — Oui, Dieu merci, & puis mon petit frere Colas, qui n'a que cinq ans. Tenez voila not maifon la tout proche devant vous. (a) L'Auteur de eet Ouvrage a joui du plaifir d'entendre faire cette réponfe. L'enfant avoiv alors huit ans : il en a onze aujourd'huu  6 2. Les Veillèes Ah, Monfieur 1'Abbé, dit Céfar, entrons dans cette chaumiere. L'Abbé y confentit, & le petit Auguftin conduifit Céfar dans fa cabane. L'Abbé s'entretint avec Madeleine, la mere d'Auguftin, qui lui fit le plus touchant éloge de eet enfant, qui, diibit-elle, ne lui avoit jamais caufé un moment de cbagrin, & qui étoit fi dot ile & liappliqué, queMonfieur leCuré lui donnoit des foins particuliers, & avoit pris la peine de lui apprendre lui-même ;\ lire. En effet, eet enfant parloit étonnamment bien pour le fils d'un payfan; il avoit d'ailleurs une phylionomie intéreflante, qui prévenoit en fa faveur. Madt leine contaplufieurstraits charmants de lui; elle paria beaucoup de 1'araitié qu'il avoit pour fon petit frere Colas, quoique, ajouta-t-elle, Colas ne füt fouvent qu'un efpiegle. Après cette couverfation, Céfar fit promettre a Auguftin de venir le voirau chateau; enfuite il fortit de Ia cbaumiere, «Si continua fa promenade. Quand 1'Abbé fe trouva feul avec lui : Avez-vous bien fenti, lui dit-il , toute la fublimité du mot de eet enfant au fujet du petit payfan qui le battoit. J"e ne peux pas le lui rendre, vous a-t-il répondu; je fuis le plus fort... Oui, fürement, répondit Céfar, j'ai bien compris cela; il avoit pitié de la foibleffe de ce méchant petit garecm. Juftemenr, reprit 1'Abbé, «Sc en faveur de ceru foibleffe , il excufoit 1'emportement & 1'arrogance... Auguftin, dit Céfar, eft comme Turc,  du Chateau. 63 le grand chien de baffe-cour, qui fe laifle mordre avec tant de douceur, par lapetite chienne de maman... Cettegénérofité, rcpartit 1'Abbé , eft une vertu fi naturelle, qu'on la trouve chez les nations les moins policées, & quelquefois même parmi les claffes les plus méprifables. On lit dans 1'Hiftoire générale des voyages, (a) qn'au Malabar, on eft plus en füreté fouslafimple efcorte d'un feul enfant Naïre (V), que fous celle des plus redoutables' guerriers de la même tribu, paree que les voleurs du pays n'attaquent jamais que les voyageurs qu'ils rencontrent armés; & qu'ils ont au contraire un refpecl inviolable pour la foibleffe & l'enfance. Jugez donc, d'après tous ces exeroples, combien eft vil & dégradé 1'homme privé d'une vertu fi naturelle, qu'un enfant fans éducation, des animaux, des brigands même Ia poffedent. C'eft avec raifon qu'on regarde comme un monftre celui qui abufe de fa force en opprimant le foible; car en effet, on doit le regarder comme un afiaiïïn. .. — Un affaiïin!. .. — Mais, je vous le demande; fi un homme, armé d'une épée , fe battoit contre un autre homme qui n'auroit qu'une canne pour ie défendre, ne feroitil pas un affaffin ? ... — Sans doute, il (a) Abrégé par M. de la Harpe , tojne V > page 130. (i) La Tribu dfes Naïres eft celle des Nobles.  6\ Les Feillèes faut fe battre k armesögales. — Eh bien, fi je me battois rt coups de poings avec vous, la partie feroit-elle égale? - Oh non, votre coup de poing vaudroit mieux que le mien. — Vous ne pourriez me bleffer, & moi je pourrois facilement vous tuer ; en me battant avec vous je ferois donc un affaffin , puifque j'employerois toute ma force contre un être infiniment plus foible que moi ?.. . — Oh cela eft clair. — Et que penferiez-vous d'une perfonne riche & en faveur k la Cour , & qui par fon rang eu impofant k quelques gens obfcurs, profiteroit de cette efpece de fupériorité pour opprimer ces derniers?... — Je penfe que cette perfonne feroit prefqu'auffi lache & auffi cruelle que celle qui battroit quelqu'un hors d'état de fe défendre. — Quand vous ne ferez plus un enfant, ft vous traitez durement les gens qui dépendront de vous, votre femme, vos enfants, vos domeftiques, vous ferez donc une lacheté?... — Affurément, je fens bien que dès qu'on a pour foi la force ou 1'autorité, 1'on manque de générofité, d'humanité, fi 1'on n'eft pas doux, patiënt & indulgent. — Quand on commande il faut donc n'ordonner que des chofcs juftes, il faut donc rendre heureux ceux qui nous font foumis, ou bien 1'on n'eft qu'un tyran; & rien n'eft plus méprifable & plus Mche qu'un tyran. Tout en caufant ainfi, 1'Abbé &fonéleve arriverent au chüteau au moment oü Fon alloit fe mettre k table. Ils y troure-  du Chateau. 65 rent unGentilhomme du voiiirmge qu'ils ne connoiffoient pas, & que Madame de Clémire avoit retenu a diner. Cet homme, nommé Monfieur de la Paliniere, agéd'environ cinquante-cinq ans , étoit ford laid ; il avoit d'ailleurs une groffe verrue fur le nez, des fourcils très-épais, & une perruque ronde & noireplacée de maniere qu'elle lui enveloppoit le vifage a-peu-près comme un bonnet de nuit, & lui cachoit prcfqu'eutiérement le front; en outre il bégayoit beaucoup, & il étoit exceffivement diftrait. Cette figure avoit tellement frappé Pulchérie, qu'elle ne pouvoit en détourner les yeux; M. de la Paliniere ne difoit pas un mot qu'elle n'eüt envie de rire; cependant la crainte de déplaire a fa mere la forcoit a fe contraindre, & tout le temps du 'diner elle fe conduifit affez bien. En fortant de table, 1'Abbé ayant déja découvert que M. de la Paliniere jouoit aux échecs, lui propofa de faire fa partie; 1'Abbé qui croyoit être un joueur de Ja feconde force, laiffa entendre au Provincial qu'il étoit de la première ; & en confé' quencé, M. de la Paliniere, avec beaucoup de modeftie, demanda la tour. La Baronne & Madame de Clémire s'établirent \ 1'autre extrêmité du fallon, pour travailler a de la tapiflérie, & Pulchérie s'affit h cóté de 1'Abbé, afin d'être en face de M. de la Paliniere , & de le confidérer tout a fon aife. La partie d'échecs commence, les deux joueurs paroiffoi-ent également attentifs,  66 Les VeVilèes ils gardoient I'un & l'autre 1c plus profond lllence , quand tout-a-coup M. de la Paliniere, de Pair du monde le plus tranquille, renverfe & brouille toutes les pieces. L'Abbé ié mit a rire, croyant quec'étoit une difiraction. Que faites-vous donc, s'écria-t-il? Vous vous êtes trompé, répondit M. de la Paliniere, c'eft moi qui fuis en état de vous donner la tour, recommenc^ons ; a ces mots 1'Abbé parut un peu furpris , & Pulchérie fit un grand éclat de rire. En effet, on fait une nouvelle partie; 1'Abbé eft forcé de recevoir Pavantage qu'avoit accepté M. de la Paliniere, & ce dernier le fait mat en dix coups. L'Abbé confondu répéta plulieurs fois que fon adverfaire étoit de la première force; & ïVl. de la Paliniere foutint qu'il n'étoit pas de la feconde. Pendant ce débat, Pulchérie rioit malicieufement en répétant que M. VAhbè ne jouoit donc pas auffi bien qu'il l'avoit toujours cru ; remarque qu'elle accompagna de quelques moqueries très-impertinentes. Madame de Clémire, faifant toujours de la tapiflerie, parut n'avoir pas remarqué tout ce qui s'étoit paffé; mais quand M. de Ia Paliniere fut parti, Pulchérie s'approcha du métier de fa mere , & au bout d'un moment, elle demanda k la Baronne fi elle conteroit le foir une hiftoire bien longue ? Que vous importe, dit la Baronne, puifque vous ne 1'entendrez pas ? — Com-  du Chateau. 67 ment, ma bonne-maman ?... - Unepetite fille moqueufe & impertinente n eft pas dio-ne d'être admife ft nos veillées... —Mais ma bonne-maman, qu'ai-je donc fait?... Ecoutez-moi, Pulchérie, dit Madame de Clémire : fi je cherchois a contrarier, ft piqner une perfonne mon égale , aurois-je un bon procédé ? Non fftrement, je ferois, dans ce cas, impolie & malhonnête; on auroit le droit de penfer que j'ai un mauvais caraétere , & queje manque d'efprit. Si je voulois embarrafier & fftcher une perfonne au-defius de moi, une perfonne faite pour m'infpirer du relpedl par fon -age & fon expérience, je ferois alors encore plus coupable, & ablolument inexcufable. A préfent, dites-moi, devez-vous du refpeét ft 1'ami de votre pere & de votre mere, ft l'homme qui fe conlacre entiérement ft 1'éducation de votre rrere? Non-feulement M. 1'Abbé doit vous infpirer du refpeét; mais fi vous avez un bon cceur, vous avez fürement beaucoup d'attachement pour lui... Oui, maman, reprit Pulchérie, en pleurant, je refpecire M 1'Abbé, & je 1'aime... Cependant, co'ntinua Madame de Clémire , vous venez de vous moquer de lui, & vous avez fait tout ce qui dépendoit de vous pour le lacher. Quand il feroit vrai qu'il eüt la pretention de jouer parfaitement aux échecs, & que cette prétention ne füt pas ronciée, devriez-vous chercher ft faire remarquerce petit ridicule? Avec un bon cceur peut-on  68 Les Veillées s'amufer des travers des autres ? Avec du bon fens peut-on montrer tant de malignité?... fur-tout lorfqu'elle a pour objet une perfonne que nousdevonsaimer! Oh, maman, s'écria Pulchérie, en fondant en larmes, j'ai ri mal-a-propos, je le voisapréfent, mais fans malignité... En effet, maman , ajouta Caroline attendrie, j'étois préfente, & je crois que ma fceur n'avoit pas le projet de ftcher M. 1'Abbé... Eft-il bien vrai , interrompit Madame de Clémire , en regardant fixement Caroline, eftil bien vrai, ma fille, que vous penfiez cela ? A ces mots Caroline rougit, baiffa les yeux, & ne répondit rien; & vous, Pulchérie, continua Madame de Clémire, êtesvous bien füre d'avoir ri fans malignité f L'embarras que vous fuppofiez k M. 1'Abbé ne vous a point divertie? Vous ne lui avez rien dit avec le projet de le piquer?... Examinez-vous bien, &répondez-moi... — Rlaman... je ne fuis pas capable de mentir... — J'en fuis perfuadée... —Maman!...— Eh bien... — Je ne mérite plus de refter aux veillées... — Mais vous méritez toujours ma tendreffe, reprit Madame de Clémire, en 1'embraffant, puifque vous êtes fincere... — Maman , ma chere maman, fuis-je bannie pour toujours de la veillée ?... — Non; pour huit jours feulement... — Ah, Dieu!... Mais du moins, maman me pardonnez-vous?... — Oui, car je fuis füre que le tort que vous avez eu ne venoit point de votre cceur.. Oui, maman;  du Chateau. 69 a'dtoit feulement faute de réflexion... —Je le crois; & le repentir que vous témoignez me fait efpérer que vous ne retomberez jamais dans une femblable faute. A préfent, pourfuivit Madame de Clémire , approchez, Caroline , j'ai auffi un reproche a vous faire; pour excufer votre fceur, vous venez tout-a-l'heure de parler contre votre confcience... — Maman... je 1'avoue... mais... — Le motif qui vous a fait trahir la vérité mérite fans doute de 1'indulgence; cependant rien ne peut nous autonfer_a mentir. Pour obliger votre fceur, vous leroit-il permis de ne pas exécuter un ordre que je vous aurois donné, en vous diiant: fi vous y manquez , vous m'oifenferez mortellement? — Oh, non certainement, maman. — Eh bien, vous avez fait bien pis que me défobéir, vous avez défobéi k Dieu... — O Ciel!... Mais cela eft vrai, les Commandements de Dieu défendent le menfonge!... — D'ailleurs, foyez bien füre que jamais le menfonge ne peut être véritablement utile, tót ou tard il ie découvre, & déshonore celui qui 1 employé; tandis que la vérité , en obtenant 1 eftime, en attirant la confiance, nous fert même dans les occafions ou 1'on pourroit naturellement croire qu'elle devroit être dangereufe & nuifible. Cette réflexion fi jufte, dit la Baronne, me rappelle un trait d'hiftoire très-intéreflant. Oh ma bonne maman, interrompit Pulchérie, fi vous le dites a la veillée je ne le faurai pas!...  ~o Les Veillées Allons , reprit la Baronne, je veux bien le conter dans eet inftant. A ces mots, Pulchérie fauta au col de fa grand'mere, qui la retint fur fes genoux ; Céfar & Caroline s'approcherent, & la Baronne reprenant la parole. Le trait que vous defirez favoir, dit-elle, fe trouve dans 1'Hiftoire des Arabes O). Hégiage, célebre guerrier Arabe , mais d'un caraclere crue] & féroce , avoit condamné plufieurs prifonniers de guerre a la mort; 1'un d'eux ayant obtenu d'Hégiage un moment d'audience , lui tint ce difcours : „ Vous devriez,Seigneur, m'accorderma „ grace, car un jour Abdarahman, ayant 3, prononcé desimprécations contrevous, „ je lui repréfentai qu'il avoit tort, & dès „ eet inftant , j'ai toujours été brouillé „ avec lui". Hégiage lui ayant demandé s'il avoit quelque témoin de ce fait, 1'Officier nomma un prifonnier pret a fubir la mort ainfi que lui. Le Général fit avancer ce dernier , & après 1'avoir interrogé, il accorda Ia grace que 1'autre follicitoit; enfuite il demanda a celui qui avoit fervi de témoin, s'il avoit auffi pris fa défenfe contre Abdarrahman. Celui-ci continuant de rendre hommage a la vérité, eut le courage de répondre qu'il n'avoit pas cru devoir le faire. Hégiage, malgré l» Par M, 1'Abbé de Marigny, tome 2.'  du Chateau. 71 fa férocité , fut vivement frappé de tant de franchife & de grandeur d'a'me. Eh bien , reprit-il , après un moment de filence , fi je vous accordois la vie & la liberté , feriez-vous encore mon ennemi? Non , Seigneur , répondit le prifonnier. II fuffit, dit Hégiage, je compte entié„ rement fur cette finipïe parole ; vous ,, m'avez trop prouvé 1'horretir que vous caulé le menfonge, pour que je puilfe ,, douter de vos promefies. Conlervez „ cette vie qui vous eft moins chere que „ Fhonneur & que la vérité , & recevez la liberté comme la jufte récompenfe due a tant de vertu ". Vous voyez, mes enfants, continua la Baronne , que la vérité, ainfi que Fa dit votre mere, nous fert même dans les circonfiances oü il femble qu'elle pourroit nous être funefte. N'auriez-vous pas cru que, dans cette occafion, elle eüt dü redoubler la fureur d'un homme impérieux & fanguinaire? Cependant elle eft fi belle & fi touchante, qu'au-lieu d'irriter un tyran, elle Padoucit, & le défarme. Et puis, dit Pulchérie , quand une fois on a prouvé qu'on eft bien vrai , on n'a pas befoin d'afiirmer ce qu'on dit. — Sans doute, les proteftations font inutiles ; un fimple oui perfuade mieux que tous les ferments que pourroit faire une perfonne dont la fincérité ne feroit pas bien connue. Vous vous rappellez a ce fujet, fans doute, la glorieufe preuve deftime que Xénocrate re-  72 Les Veillées cut des Athéniens Je vous ai lu ce trait. Enfin, on ne peutpofféder cette précieufe qualité fans être véritablemcnt vertueux: auffi tous les grands Hommes ont-ils été particulidrement recommandables par leur amour pour la vérité; entr'autres Xéuocrate , eet itlnftre Philofophe, & Epaminondas, ce Héros fi vertueux, & qui avoit_ pour regie conftante, de ne mentir jamais, même en riant (b~). Cette converfation fut interrompue par 1'Abbé qui entra dans le fallon , en demandant a Madame de Clémire fi elle vouloit voir le petit Auguftin qui venoit d'arriver avec fa mere. Madame de Clémire, a laquelle Céfar avoit conté 1'hiftoire de fa promenade, répondit qu'elle feroit charmée de faire connoiflance avec Auguftin; & un moment après, il parut avec Madeleine, qui offrit rt Madame de Clémire un petit panier rempli d'ceufs frais. Auguftin fut bien careffé de toute la familie. Madame de Clémire avoit déja pris des informations fur la fituation de Madeleine ; & fachant qu'elle étoit pauvre, & que fon maxi étoit a peine convalefcent d'une O) Voyez Annales de la Vertu, rome premier,' page 350. Ca ouvrage fi trouve fAej les mimes LiIraires. (i) Difcours fur 1'Hiltoire univerfelle de M. BolTuet.  du Chateau. 73 d'une grande maladie, elle lui donna, vo- lontiers a la follicitation de Céfar, quatre louis, moitié de la fomme réfervée pour une bonne aftion ; & elle engagea Auguftn a venir jouer tous les jours avec Céfar. Auguftin demanda la permiiïïon d'amener quelquefois avec lui fon petit frere Colas, paree que , di(bit-il,Colas s'ennuye' roit tout feu! d la maifon. On loua 1'araitié d'Auguftin pour fon frere, & la demande fut accordée. Cependan,t le foir approchoit, & Céfar & Caroline, voyant la peine extréme qu'éprouvoit leur fceur d'être privée de laveillée, réfolurent, 1'un & 1'autre, de fupplier leur grand'mere de ne point conter d'hiftoire durant les huit jours de la pénitence de Pulchérie; ils aimerent mieux différer ■ un plaifir qu'ils defiroient vivement, que de le gouter fans leur fceur. La Baronne les approuva , & il fut décidé que tout le monde fe paüeroit de la veillée pendant huit jours. Dans eet elpace de temps, Madame de Clémire, caufant un foir avec fes enfants, Caroline lui dit,: Maman, vous nous avez défendu toute efpece de converfation avec les domeftiques , paree qu'ils manquent d'éducation , & cependant vous nous permettez de caufer avec plufieurs payfans, & vous-même vous paroilfez prendre beaucoup de plaifir a vous entretenir avec Ie bon-homme Philippe, la vieille mere Monique, & Madeleine? Cela eft vrai, ré» Tomé L D  74 Les Veillées pondit Madame de Clémire, & je vai» vous expliquer cette apparente cbntradiction. Les domeftiques n'ont point d'éducation ; cependant 1'habitude d'entendre parler leurs maïtres , rend leur langage moins groffiérement mauvais que celui des payfans , mais dans un autre genre , ce langage n'en eft pas moins dérechieux ; car le vice principal que les gens délicats y trouvent, tient beaucoup plus h la bafléffe des exprelfions , k fa puérilité des idéés, qu'aux mots. En écoutant parler des payfans , je ne crains par- que vous preniez 1'habitude de dire : jfallions, je venions, pons, &c. Ces manieres de s'exprimer font trop différentes des vótrcs pour que vous puiffiez les adopter; tandis qu'au C"iitraire, il feroit très-poiiib!e a votre age que vous ne fuffiez pas frappés du mauvais langage des domefbques, & que , par conféquent, vous Pimitaiiiez fans vous en appeixevoir. D'ailleurs , les domeftiqües ont en général des défauts & des vices que leur donne prefqu'inévitablement 1'état fcrvüe qu'ils ont choifi. Si 1'homme qui n'a point d'éducation n'eft pas laborieux , s'il mene une vie oifive , s'il eft fainéant & défceuvré , il eft bien difficile qu'il foit vertueux. Un laquais, loin d'être occLipé toute la journée par fon fervice, paffe les trois quarts du jour a ne rien faire , n'ayant aucune reffoiirce en lui-méme, ne fachant ni lire ni caufer, il p'enivre , il joue , fes mceurs fe corrora-  du Chateau. 75 pent, & bientót il pcrd toute Fa probité; voila oü conduiiént 1'ignorance , le défceuvrement & 1'ennui. Au-lieu qu'un payfan, töujours occupé , toujours aftif, vivant loin des villes & des mauvais exémples, conferve des goüts Fimples , des mceurs pures, & les vernis naturelles dont nous avons tous le germe au Fond du cceur. Saus doute , j'aime a m'entreteuir avec des payfans; leur fimplicité, leur naturel m'intéreffe & m'attache; leurs exprellions font ibuvent comiques, mais jamais baflTes. Leur tour d'eFprit original & fingulier me rappelle les graces naïves & piquantes de nos vieux Auteurs Francois; fur-toüt nos bons payfans Bourgnignous, qui ont confervé dans leur langage une fi grande quantité de mots Gaulois : enfin, j'aime a les voir, a les contempler, paree qu'ils Font laborieux & vertueux; j'aime a les entendre paree qu'ils Font vrais, & qu'ils n'employcnt jamais la plus légere exagération. L'autre jour , quand le bon-homme Phiiippe , en voyant courir Caroline , s'écrioit : O qualle efl donc gente ! Mon amour-propre de mere étoit bien plus Fatisfait que fi j'eufie entendu dire a Paris, cette phrafe qu'on y prodigue tant : Elk eft ravifl'antê. Au refte, mes enfants, continua Madame de Clémire, fongez que je ne vous parle qu'en général, & que dans toutes ces efpeces de jugements, il faut admettre plufieurs exceptions. On peut trouver ouelque* payfans vicieux, & 1'on D ij  75 Les Veillées peut rencontrer quelques domeftiques vertueux. Vous en avez Ia preuve en Morel, le laquais de Céfar. D'ailleurs , la chere bonne maman nous contera dans quelques jours une hiftoire touchante qui vous prourera mieux encore qu'il n'eft point d'état dans lequel on ne puiffe trouver des vernis fublimes. — Maman , vous la favez donc cette touchante hiftoire ? — Oui , & même nous en tenons les détails d'un de nos amis qui en a connu particuliérement les héros. Oh, que j'ai envic de la favoir , cette hiftoire !.... — Et moi auffi!... — Et moi auffi!.., — Dans quatre jours, vous aurez cette fatisfaction. — Ah , quatre jours , c'eft bien long! Enfin, ces quatre mortels jours s'écoulerent; avec quel plaifir on vit naitre le jour de la veillée, avec quelle joie on vit arriver la nuit!... A huit heures un quart, toute la familie avoit foupé , chacun preud fes places, & la Baronne conté 1'hiftoire fuivante : Le Chaudronnier, eu la reconnoiffdnce ri~ ciproq'ue. Le Roi d'Angleterre, Jacques II, fut contrahit d'abandoner fon Royaume ; il vint fe réfugier en France , & Louis XIV lui donna un afyle a Saint-Germain. Quelques fujets fideles avoient fuivi le Roi Jacques, & s'établirent ft Saint-Germain. Ma»  du Chdteau, ?? datnë de Varonne, dont je vais vous contèr 1'hiftoire, étoit d'une de ces families Irlandoifes ; tout le temps de la vie de fon mari elle vécut dans une honnête aifance, mais devenue veuve, & fe trouvant fans proteclion, fans parents, elle n'eut pas le crédit d'obtenir de la Cour une partie de la penfion qui avoit fait fubfifter fon mari. Cependant elle écrivit aux Miniftres, elle envoya plufieurs placets, on lui répondit qiCon mettroit fa demande fous les yeux du Roi; elle prit des efpérances qu'elle conferva prés de deux ans. Enfin, ayant renouVellé fes demaudes, elle recut un rcfus pofitif & fi formel, qu'il ne lui fut plus poflible de s'aveugler fur fon fortw Sa fituation étoit déplorable; depuis deux ans, elle avoit été obligée de vendre fucceffivement pour vivre fon argenterie & une partie de fes meubles; Une lui reftoit aucune efpece de reflburces. Son goüt pour la folitude, fa piété & fa mauvaile fanté 1'avoient toujours tenue éloignée de la fociété; & particuliérement depuis la mort de fon mari, elle avoit entiérement ceffé de voirdu monde. Elle fe trouvoit donc fans appui, fans amis , fans efpérance , dénuée de tout, plongée dans la plus affreufe mifere ; & pourcorable de maux, elle avoit cinquante ans, & une fanté languiflante & délabrée. Dans cette extrêmité , elle eut recours au véritable difpenfateur des confolati'Uis & des graces , a celui qui pouvoit changer fott fort, ou lui donner.le courage d'en. D iij  78 Les Feil lies fupporter patiemmem la rigueur ; elle fe jetta a genoux , elle pria Dieu avec confiance, & bientót, fortifiée, élevée au-deffus d'elle-même, elle fentit que le calme renaiffok dans fon ame; elle envifagea d'un ceil ferme tout ce que fon état avoit d'affreux. Eh bien , dit-elle , puifqu'il faut toujours néceffairement la perdre cette exiftence fragile, qu'importe qu'elle foit anéantie par le dernier terme de la mifere , ou par une maladie ? Qu'importe de mourir fous un dais ou fur de la padie? Ma mort en fera-t-elle plus douloureufe, paree que je n'aurairien aregretterfurlaterre? Non, fans doute; au contraire, je n'auraibefoiix ni d'txhortations, ni de courage; je n'aurai point de facrifice a faire : abandonnée de 1'univers entier, je ne penferai qu'a celui qui régit 1'univers; je le verrai prêt a me recevoir, k me récompenfer, & j'attendrai la mort comme le plus précieux de fes bienfaits... Ah, quel courage! interrompit Caroline ; eft-il pollible de mourir fans regretter un peu la vie? ... Songez ma fille,'dit la Baronne, que Madame de Varonne n'avoit point d'enfants; & qu'elle n'avoit plus ni mere, ni mari, ajouta Madame de Clémire : d'ailleurs, reprit la Baronne, la Religion peut donner cette fublime réfignadon, & ie vous ai déja dit que Madame de Varonne avoit la piété la plus vraie (7) & la plus folide; mais reprenons le fil de fon hiltoire.  I du Chateau. 7§> Comme elle réfléchiffoit fur fa deftinée, Ambroife, fon laquais, entra dans fa chambre -: il eil néceffaire de vous faire connoitre eet Ambroife, ainfi je vais vous le dépeindre. Ambroife avoit alors quarante ans, ik depuis vingt années fervoit Madame de Varonne; il ne favoit ni lire, ni écrire, il étoit naturcllement brufque , taciturne , grondeur; il avoit toujours eu Fair de méprifer fes camarades, & de bouder fes mattres; fa mine conftamment refroguée, & fon ton rempli d'humeur rendoit fon fervice peu agréable. Cependant fon exaétitude , fa bonne conduite , & fa parfaite fidélité, Favoient fait regarder dans tous les temps comme un excellent fujet, & un domeftique précieux; mais on ne lui connoiflbit que des quaHtés effentielles, & il poffédoit des vertus fublimes; & fous un extérieur fi groffier, il cachoit 1'ame laplus fenfible & la plus élevée. Madame de Varonne , quelque temps après la mort de fon mari, avoit renvoyé les gens de ce dernier, & n'avoit garde qu'une cuifiniere, une fervante & Ambroife. Enfin, le temps étoit venu ou il falloic encore congédier ces trois domeftiqnes. Ambroife , comme je vous le difois, entra dans fa chambre, on étoit en hyver, il tenoit une büche, & alloit la mettre au feu , lorque Madame de Varonne lui dit : Ecoutez , Ambroife, il faut que je vous parle. Le ton ému avec lequel Madame de Varonne prouonca ces mots , t'rappa Ambroife; 'ü D iv  So Les Veillées pofe vlte fa bfiche fur ]e plancher, il fe releve, regarde fa maïtreffe en difant : Mon Dieu , Madame, qu'eft-ce qu'il y a? — Ambroife, favez-vous ce que je dois a la cuifiniere?— Vous nelui devezrien, Madame, ni a moi, ni a Marie, vous avez payé le mois hier — Ah, tant mieux, je ne m'en fouvenois pas Eh bien , Ambroife, il faut que vous difiez a la cuifiniere & h Marie que je n'ai plus befoin de leurs fervices... Et vous-même, mon cher Ambroife, il faut que vous cherchiez une autre condition. — Une autre condition!... Qu'eft-ce que c'eft que ca!... Non , je mourrai en vous fervant. Non , Madame , je ne vous quitterai point, qué- que chofe qu'y arrivé _ Ambroife , vous ne connoilfez pas ma fituation. — Madame, vous ne connoilfez pas Ambroife. .. Eh bien , fi on vous retranche tant de votre penfion que vous n'ayez pas le moyen de payer vos gens , renvoyez-Ies autres, k la bonne heure; mais moi je ne ménte pas que vous me chafliez avec eux. Je n'ai point 1'ame mercenaire, Madame.. „ — Mais, Ambroife, je fuis ruinée, totalement ruinée. J'ai vendu tout ce que je poffédois , & on m'óte ma penfion.... — On vous óte votre penfion !... . (^a n'eft pas vrai, ca ne fe peut pas. — Rien n'eft plus certain cependant. — Ah, bon Dieu!... — II faut refpccler, adorer les décrets de la Providence, & s'y foumettre fans murmure. Ambroife , j'éprouve une grandfr  du Chateau. 81 confolation dans mon malheur , c'eft de me fentir parfaitement réfignée. Hélas ! tant d'autres ctres fur la terre, tant de families vertueufes fe trouvent dans la fituation ou je fuis!... Moi, du moins , je n'ai point d'enfants , je louffrirai feule , c'eft peu fouffrir.... Non , non , s'écria Ambroife, d'une voix entrecoupée, non, vous ne fouffrirez pas. J'ai des bras, je fais travailler... Ah, mon cher Ambroife, interrompit Madame de Varonne attendrie, je n'ai jamais douté de votre attachement... Je n'en abuferai point. Voici feulement ce que feil attends. C'eft que vous alliez me louer une petite chambre a un cinquieme étage. J'ai encore quelque argent qui pourra me fuffire pour deux ou trois mois. Je travaillerai, je ferai du fdet. Cherchez-moi dans Saint-Germain quelques pratiques , voila tout ce que je vous demande, & tout ce que vous pourrez faire pour moi. Pendant ce difcours, Ambroife debout vis-ftvis fa maitreffe, la confidéroit en filence; & lorfqu'elle eut fini de parler, il tomba a fes pieds. Ah, ma refpeétable maitreffe! s'écria-t-il, rccevez le ferment du pauvre Ambroife, qui s'cngage a vous fervir jufqu'ft la fin de fa vie!... & de meilleur cceur, avec plus de refpecl & plus d'obéiffance que je n'ai jamais fait. 11 y a vingt ans que vous me nourrilfez , que vous m'habillez, que vous me faitesvivre, & que vous me rendez la vie heureufe. J'ai bien fouvent méfufé de votre bonté & de D v  te Les Veillées votre patience. Ah, Madame, pardonnes moi toutes les fautes que mon mauvais caraétere m'a fait commettre envers vous. Je les réparerai, foyez-en füre; je ne demanda au bon Dieu des jours que pour cela. Eu achevant ces mots , Ambroife , baigné (ie larmes, fe releva & fortit précipitammenr fans attendre de rép'onfe. Vous jugez facilement de quelle vïve & profonde reconnoiffance eet entretien dut pénétrer le cceur de Madame de Varonne; elle éprou voit qu'il n'eft- point de maux dont ce fentiment fi doux ne puiffe diminuerl'aJitertume. Au bout de quelques minutes, Ambroife revint; il tenoit un petit fac de peau, &le pofant fur Ia cheminée : Grace a Dieu, dit-il, grace a vous, Madame, & a défuut Monfieur, il y a la-dedans trente louis. ( et argent vient de vous, il vous appartient... — Ambroife! le fruit de vos épargnes durant vingt ans; ó Ciel!... — Quand vous aviez de Pargent tous m'ei? donniez. Quand vous n'en avez plus ie vous 3e_ rends. L'argent n'eft bon qu'a cela. Je fais bien que cette petite fomme ne peut pas tircr Madame d'embarras ; mais voici comme je compte m'arranger. II faut que Madame fe fouvienne que je fuis le fils d'un Chaudronnier, & que je n'ai pas oublié mon premier métier; car, dans mes moments perdus, & quelquefois quand Madame me donnoit la permiffion defortir, j'allnis cbez Nicault, un de mes pavs, qui eft chaudronnier, & par aminWem, je  du Chateau. 83 lui demandois de 1'puvrage. Eh bien a préfent je travaillerai férieufement , & avec quel courage!... Ah, c'en eft trop s'écria Madame de Varonne; Ambroife , vertueux Ambroife, dans quel état indigne de vous le fort vous a-t-il placé!... J'en fuis content , reprit Ambroife, fi Madame peut s'accoutumer a ton changement de fituation. — Ambroife, votre attachement doit me eonfoler de tout. Mais comment fupporterai-je de vous voir fouffrir pour moi?... — Souffrir en travaillant! & quand ce travail vous fera utile! Non, Madame, pour moi je ferai très-heureux. Dè-* demain je me mets k 1'ouvrage. Nicault, qui eft un brave homme, ne m'en laiffera pas manquer. II eft accrédité dans Saint-Germain , il a juftement befoin d'un bon compagnon, je fuis fort, je ferai bien 1'ouvrage de deux, & tout ira bien. Madame de Varonne ne trouvant plus d'exprellions capables de peindre ce qu'elle éprouvoit, levoit les yeux au Ciel, ne répondoit que par fes pleurs. Cependant le lendemain la cuifiniere & lafervante furent congédiées. Ambroife loua dans Saint-Germain une petite chambre bien propre & bien claire, a un troifieme étage, & il la meubla du peu de meubles qui reftoient k fa maltrcffe. II y conduifk Madame de Varonne. E!le y trouva un bon lit, un grand fauteuil bien commode, une petite table avec une écritoire & du papier, au-deffus de laqnelle fes livres D vj  U t Le: FetHêes. ' étofent rangés fur cinq ou fix planches, & une grande armoire qui contenoit fon linge, fes robes, & une provifion de fil pour travailler, un couvert d'argent, ( ca-r Ambroife ne vouloit pas qu'elle mangeftt dans de 1'étain,) & la boude de peau qui renfermoit les trente louis. Dans un coin de la chambre, derrière un rideau, étoit cachée la petite vailfdle de terre qui devoit faire la cuiline de Madame de Varonne. Voila, dit Ambroife, tout ce que j'ai pu trouver de mieux pour le prix que Madame vouloit metire a fon loyer. II n'y a qu'une chambre, mais la fervante couchera fur vin matelas qui eft Ia roulé fous le lit de Madame... ( omment, la fervante, interrompit Madame de Varonne. — Pardi, Madame peut-elle fe paffer d'une fervante pour faire fon pot-au-feu, fes commiffions, pour la déshabiller?... — Mais mon cher Ambroife!... — Oh, cette fervante-lft ne vouscouterapas cher, c'eft un enfant de treize ans, vous ne lui donnerez point de gages & elle vivra des reftes de Madame. Pour ce qui eft de moi, j'ai fait mon arrangement avec Nicault. Je lui ai dit que i'avoisité compris dans la réforme que Madame a été forcéé de faire; je lui ai dit que j'étois dans le befoin, & que je ne demandois pas mieux que de travailler. Nicault qui eft riche, & qui eft un brave homme & mon pays, me couchera chez lui, c'eft a deux pas d'ici, ij me nourrira &medonJiera vingt fols par jour. La vie eft a bon-  da CMteaa. 83 marché k Saint-Gertnain; ainfi avec vingt fols par jour Madame pourra vivre tout doucement, d'autant qu'elle a quelques provilions, & un peu d'argent comptant. Je n'ai pas voulu dire tout cela devant la petite Sulanne, votre nouvelle fervante. A préfent je vais vous Ia chercher. En achevant ces paroles, Ambroife fortit, & revint un moment après, en tenant par la main une jolie petite-fille , qu'il préfenta a Madame de Varonne, en difant : Voila la jeune fille, dont j'ai eu Phonneur de pariera Madame. Son pere & fa mere font pauvres, mais laborieux; ils ont fix enfants, & Madame fera une trés-bonne aétion en prenant celle-ci a fon fervice. Après ce préambuleAmbroife , d'un ton févere, exnortaSufanne a fe bien conduire; enfuite»il prit congé de Madame de Varonne, & s'en fut chez fon ami Nicault. Qui pourroit rendre compte de tout ce qui fe paffoit au fond de 1'ame de Madame de Varonne!... Non-feulement de tels procédés la pénétroient de reconnoifiance & d'admiration; mais le changement fubit qu'elle remarquoit dans les manieres&dans 1'humeur d'Ambroife , ne J'étonnoit pas moins. Cet homme qu'elle avoit toujours vu fi brufque, fi groffier, ne paroiffoitplus Être le même homme; depuis qu'il étoit dèvenu fon- bienfaiteur, il n'étoi'. pas reconnoifiable, il joignoit les égards aux procédés , la délicatefie k Phéroïfme , & fon cceur lui avoit appris en un moment tout  8 Les Veillées ce qu'on dok de öiénagement &de refpecl aux infortunés. I! fentoit combien font facrées les obligations que nous impölent nos propres bienfaks; il fentoit qu'on n'eft pas véritablement généreux fi 1'on hurailie, ou feulement fi 1'on embarraffe le malheureux que 1'on fecourt. Le lendemain du jour oiï Madame de Varonne prit poffcffion de fon nouveau domicile, elle ne vit pas Ambroife dans le cours de la iournée, paree qu'il travaillok; mais il vint Ie foir un moment. II pria Madame de Varonne de donner une commilfion a Sufanne; & quand il fe trouva feul avec fa mattrefle, il tira de fa poche vingt ibis enveloppés dans du papier, & les pofant fur la table, voilé, ditil, ma journée. Alors, fans attendre de re'ponfe , il fut rappeller Sufanne; &retourua chez Nicault. Après un femblable emploi de fa journde, que le fommeil dok être paiiible, &que Ie réveil dok etre doux! Par ce que nous éprouvons en faifant une bonne action, jugeons de la fatisfaétion inexprimable que peut procurer uneadtion hdroïque. Ambroife , fidele aux devoirs fublimes qu'il s'dtoit impofés, venoit tous les jours faire une vifite a Madame de Varonne, & dépofer chez elle le fruit des travaux de fa journde; il ne fe rdfervoit, au bout de chaque mois, que l'argent ndceffaire pour payer fon blanchiffage, & quelques bouteillcs de bierre bues les Fêtes & Dimanches; encore "e retenoit-il pas cette lejere fomme, mais il la demandoit a Ma-  du Chaieau. 87 dame de Varonne , & la recevoit comme un don. En vain , Madame de Varonne, fenfiblement affligCe de dépouillcr ainfi le généreux Ambroife , vouloit lui perfuader qu'elle pouvoit vivre en lui contant moins. Ambroife alors, ou ne l'écoutmt pas, ou paroiffoit Pentendre ayec tant de peines, qu'elle étoit bientót forcée de fe taire. Dans 1'efpoir d'engager Ambroife a fe procurer un peu plus d'aifance, Madame de Varonne, de fon cóté, travailloit prefque fans relüche, elle faifoit du filet; Sufanne 1'aidoit dans cette occupation, & alloit vendre fon ouvrage; mais quand Madame de Varonne exagéroit k Ambroife le profit qu'elle retiroit de ce petit commerce , il répondoit fimplement, tant mieux , & fur le champ il parloit d'autre chofe. Le temps n'apporta nul changement dans fa conduite, & durant quatre ans entiers on ne le vit jamais fe démentir un feul kiftant. Enfin, le moment approclioit oü Madame de Varonne devoit reffentir le chagrin le plus crucl & le plus déchirant pour fon cceur , Un foir, qu'elle attendolt Ambroife, comme a 1'ordinaire, elle vit entrer dans fa chambre la fervante de Nicault , qui vint lui dire qu'Ambroife étoit malade , & qu'il avoit été forcé de fe mettre au lit. A cette nouvelle, Madame de Varonne pria la fervante de la conduire fur le champ chez Nicault, & en même-temps elle ordonna a Sufanne d'al3er chercher un Médecin. Madame dc Va-  88 Les Veillées ronne en arrivant chez Nicault, caufa beaucoup de furprife k ce dernier, qui ne 1 avoit jamais vue. Elle lui dit qu'elle vouloit alier dans la chambre d'Ambroife. Mais Madame, reprit Nicault, c'eft impoflible... — Comment?— II faut monter uneéchelle pourarriverftcegrenier... - Uneéchelle!. . Ah.pa.uvre Ambroife! Allons, conduifezmoi...— Mais, Madame, encore unefois, vous nfquerez de vous rompre le col, & puis vous ne pourrez vous tenir debout chez Ambroife; il eft niché dans un fi vilain trou! A.ces mots, Madame de Varonne ne put retenir fes pleurs; & priant Nicault de la guider , il la mene au bas d une petite échelle qu'elle eut bien de la peine k monter, & qui la conduifitdans le com d'un trifte grenier 011 elle trouva Ambroife couché fur une paillaffe. Ah, mon cher Ambroife, s'écria-t-elle, en le voyant dans quel état je vous trouve! Et vous difiez que votre logement vous plaifoit, que vous étiez parfaitement bien !... Ambroife n'étoit pas en état de répondre a Madame de Varonne, depuis prés d'une heure, il n avoit plus fa tête, & Madame de Varonne s'en appercevant bientót , fe livra k la plus jufte douleur. Enfin , Sufanne revint avec un Médecin; ce dernier en entrant dans le galetas d'Ambroife , fut étrangcment furpris de voir auprès de la paillaffe d'un pauvre garcon chaudronnier, une Dame décemment mife, dont 1'air noble annoii9oit la naiffance , & qui pa»  du Chateau. 89 roiffoit accablée de défefpoir. II s'approcha du malade, 1'examina attentivement, & dit qu'on 1'avoit appellé trop tard : jugez de 1'état de Madame de Varonne, lorfqu'elle entendit prononcer ce funefte arret! Auffi, dit Nicault, c'eft fa faute, £ ce pauvre Ambroife ; il y a plus de huit jours qu'il eft malade , & que je voulois j'empêcher de travailler; mais il alloit ton» jours fon train. II ne s'elt alité que ce matin , encore avec bien de la peine. Pour entrer chez nous , il s'étoit chargé de plus d'ouvrage qu'il n'en pouvoit faire ; il s'eft tué ft force de travailler. Chaque mot de ce difcours étoit un trait mortel pour la malheureufe Madame de Varonne. Elle s'avanca vers le Médecin, & baignée de larmes, les mains jointes, elle le conjura de ne pas abandonner Ambroife. Le Médecin avoit de 1'hamanité; d'ailleurs, tour ce qu'il voyoit excitoit vivement fa curiofité : ainfi il s'engagea facilement ft pafier une partie de la nuit avec Ambrüfe. Madame de Varonne envoya chercher chez elle des matelas, des couvertures, du linge; elle voulut faire avec Suzanne un lit pour Ambroife, & dans lequel le Médecin & Nicault le poferent doucement, enfuite, Madamede Varonne fe jetta fur une efcabelle de bois, & donna un libre cours ft fes plenrs. Sur les quatre heures du matin , le Médecin fe retira, après avoir fait faigner le malade, en promettant de revenir ft midi. Vous  po Les VeiJUes imaginez bien que Madame de Varonne ne quitta pas Ambroife un moment; eüe paffa quarante-huit heures a fon chevet fans recevoir du Médecin la plus légere efpérance; enfin, le troifieme jour,le Médecin dit qu'il croyoit appercevoir du niieux, & le foir même, il déclara qu'il répondoit de la vie d'Ambroife. La Baronne en étoit la de fon récit lorfque Madame de Clémire, craignant qu'un plus long difcours ne la fatiguat, 1'interrompit, quoiqu'il ne fut pas" neuf heures & demie, & 1'engagea a réferver le refte de fon hiftoire pour le lendemain. Eh quoi, déja, s'écria Caroline, il eft encore de fi bonne heure !... Et vous ne remarquea pas, dit Madame de Clémire, que depuis un quart-d'heure votre bonne Maman eft anrouée, & qu'elle a touffé plufieurs fois ?... — Maman !... — Un cceur fenfible devroit rendre plus attentive; un coeur fenfible infpire toujours la crainte d'abufer de ia bonté qu'on nous témoigne... — Maman, je fens a préfent tout mon tort. — Dans ce cas je fuis füre que vous n'y retomberez plus, & qu'une autrefois vous n'héiiterez pas ;i facrifier vos plaifirs a la reeonnoiffance, ou même a de fimples égards defociété. Après Cette petite lecon, on alla (è coucher, & le lendemain la Baronne continua fon récit de cette maniere : Je ne vous peindrai point la foie, les tranfports de Madame de Varonne en voyant Ambroife hors de danger; elle defiroït k  du Chateau. tfi veiller encore la nuit fuivante; mais Ambroife , qui avoit repris fa connoiffance, ne voulut jamais y confentir. Elle retourna chez elle accablée de fatigues; Ie. Médecin fut la voir le lendemain , & il lui témoigna tant d'intérêt, il lui avoit infpiré tant de reconnoiilauce pour tous les foins qu'il avoit prodigués il Ambroife, que Madame de Varonne ne put fe défendre de répondre a fes queltions. Elle fatisfit fa curioiité, & lui conta fon hiftoire. Trois jours après cette confidence, le Médecin, qui n'habitoit pas ordinairement Saint-Germain, fut obligé de retourner a Paris; il partit précipitammtnt, laiffant Madame de Varonne en bonne fanté, & Ambroife convalefcent. Cependant Madame de Varonne fe trou> voit dans une fituation aufli pre'ffante que malheureufe; en huit jours elle avoit dépenfé pour Ambroife le peu d'argent qu'elle polfédoit; elle en avoit affez pour vivrequatre ou cinq jours, mais a cette époque Ambroife ne feroit pas encore en état de fe remettre a 1'ouvrage , & elle frémiffoit en fongeant que la néceffité le contraindroit a travailler , au rifque de retomber ma'ade. Ce fut aiors qu'elle fentit Thorrtur de fa fituation ; elle fe reprocha amérement d'avoir accepté les fecours du généreux Ambroife. Sans moi, difoit-elle, il feroit heureux, fon travail auroit pu lui procurer une honnöte fubfiftance ; fon attachement pour moi lui a ravi fa tranquil-  04 Les Veillées lité , fon bonheur.... & va peut - être ld coüter la vie !... & moi je mourrai fans m'acquitter.... m'acquitter!.... hélas! quand il me feroit poffible de difpofer a rnon gré des événements , pourrois - je m'acquitter Jamais. Dieu feul la fauroit payer cette dette facrée! Dieu feul peut récompenfer dignement une vertu fi fubiime !... Un foir que Madame de Varonne étoit profondéinent abforbée dans ces douloureufes réflexions, Sufanne , toute effoufflée, entra dans fa chambre, en lui difant qu'une belle Dame dcmandoit a la voir.. . Elle fe trompe fürement, répondit Madame de Varonne. Non, non, répondit Sufanne , je 1'ai vue la belle Dame, elle a dit comme ca : Madame de Varonne qui demeure ici chez M. Daviet, au troifieme étage fur la cour : elle difoit cela de fa voiture, une voiture avec fix beaux chevaux. Moi, j'étois fur le pas de la porte : Madame, ai-je fait, c'eft ici. La Dame m'a répondu s Voulez-vous bien aller dire d Madame de Varonne que ie lui demande en grace de m'accorder un moment d'entretien? La-deffus , j'ai pris mes jambes k mon cou..., Comme Sufanne achevoit ces mots, Madame de Varonne entendit frapper doucement a la porte; elle fe leva avec une extréme émotion , & fut ouvrir, & elle vit entrer en effet une Dame parfaitement belle , qui s'avanca d'un air timide & attendri. Madame de Varonne renvoya Sufan»  du Chdtem. 93 ne. Lorfqu'elle fe trouva feule avec 1'inconnue, cette derniere prenant la parede : Je fuis charmée, Madame, lui dit-elle, de vous annoncer que le Roi vient enfin d'être informé de votre fituation, & que fa bonté le porte ft réparer les injuftices de ia fortune envers vous.... Oh, Ambroife!.... s'écria Madame de Varonne, en joignant les mains , & les élevant vers le ciel avec toute f expreffion de la joie & de la reconnoiflance la plus vive... A cette exclamation , 1'inconnue ne put retenir fes pleurs; elle s'approcha de Madame de Varonne , & lui prenant affectueufement les mains : Venez, Madame, lui dit-elle, venez dans le nouveau logement qui vous eft préparé!.... Ah, Madame, interrompit Madame de Varonne, comment pourroisje vous exprimer... Mais fi j'ofois... je vous demanderois la permiffión... Madame, j'ai un bienfaiteur, daignez fouffrir qu'avant tout j'aille 1'initruire.... Je vais vous laiffer en liberté, reprit 1'inconnue; dans la crainte de vous gêner, je ne vous accompagnerai point ft votre ma-ifon, j'irai de mon cóté ; mais je vais vous conduire ft votre voiture qui vous attend ft la porte. .. — Ma voiture !... — Oui, Madame, ne perdons plus de temps, venez. En difant ces mots, l'inconryie, donnant le bras ft Madame de Varonne, qui pouvoit ft peine fe foutenir fur fes jambes, fortit avec elle, defcendit 1'efcalier. Arrivée prés de la porte, 1'inconnue dit ft un laquais  94 Les Veillées qui 1'attcndoit : Appellez les gens de Madame de Varonne. Cette derniere cruyoit rêver. Sofi étonnemènt s'accrut encore en voyant un laquais, vêtu de gris, faire approcher une voiture fimple & commode, & dire enfuite : Voila la voiture de Mada~ me. Alors la Dame inconnue faifant ouvrir la portiere du carrofie, y fit enrrer Madame de Varonne, & la quitta pour aller rejoindre ia voiture. Le nouveau laquais de Madame de Varonne lui demandant fes ordres, fut prié bien polimcnt, & avec une voix bien tremblante, de prendré le chemin de la maifon de M. Nicault , le Chaudronnier. Vous concevez bien, mes enfants, la vive émotion & le battement de cceur que la vue de cette maifon dut caufer a Madame de Varonne ! Elle tire le cordon; on arrête : elle ouvre ellemême Ia portiere, & s'appuyant fur Yépaule de fon laquais, elle entre dans la boutique de Nicault. Le premier objet qu'elle appercoit, c'eft Ambroife lui-mê» me dans fon habit d'ouvrier. Ambroife, a peine conyalefcent, mais qui, malgré fa foibleffe, avoit voulu ellayer de fe remettre a 1'ouvrage... Madame de Varonne, cn le voyant travailler, éprouva un attendriffement d'une douceur inexprimable. 11 travailloit pour ejle, & elle alloit 1'arracher pour jamais a ces travaux péniblts, a la mifere, a la fatigue. Elle goütoit dans toute fa pureté tout le bonheur que la reconnoiifance laplus profonde & la mieux fon-  du CMteau. 95 dée peut procurer aux belles ames. O mon cher ambroife! s'e'cria-t-elle avec tranfport, venez, fuivez-moi.... venez .... quittez eet ouvrage , vous ne le reprenclrez plus, votre fort eft cbangé. .. Venez, ne différez pas riavantage. Ambroife, frappé d'étonnemeut, demande en vain des explications; en vain il vent du moins obtenir le temps nécefiaire pour s'habiller & fe revötir de fon habit des D:manches. Madame de Varonne n'eft en état ni de 1'écouter, ni de lui répondre. Elle faifit fon bras, elle 1'entraine , fort avec lui, & le force de monter dans fa voiture. Alors fon laquais dit : Maaame veut elle aller dam fa nouvelle maifon? Madame de Varonne treffaillant a ces mots : Oui, répond-elle, eu regardant Ambroife, mencz-nous dans «0tre maifon Pendant le chemin , Madame de Varonne inftruifit Ambroife de la vifite de la Dame inconnue. Ambroife Pécoutoit avec une joie mélée de crainte & de doutes; il ofoït a peine compter fur un bpnbeur fi extraordinaire & fi inefpéré. Enfin, la voiture s'arröte a Ia porre d'une jolie petite maifon dans la forét de Saint-Germain. Madame de Varonne & Ambroife defcendent; ils entrent dans un fallon dans lequcl ils trouvent la Dame inconnue qui les attendiit. Cette derniere s'avance vers Madame de Varonne, & lui préfentant un papier: Voilft, Madame , lui dit-elle, ce que le Roi a daigué me charger de vous remet-  9Ï> Les FeiUées tre; c'eft le brevet d'une penfion de dix mille livres , & il vous laiffe encore la liberté d'affurer la moitié de cette penfion a la perfonne que vous voudrez défigner... Ah! quel bienfait, s'écria Madame de Varonne! La voila, Madame, cette perfonne ; voila i'homme vertueux & fublime, véritablement digne de votre protection & des graces de fon Souverain. A ces mots, Ambroife, qui jufques-la s'étoit tenu caché derrière fa maitreffe, fentit augmenter fon em,barras; il fit quelques pas en-arriere d'un air honteux, en ótant fon bonnet; & malgré 1'excès de fajoie, il éprouvoit une confufion pénible en s'entendant louer de la forte; d'ailleurs, il étoit aifez fAché de paroitre devant la Dame a cette première entrevue, fans perruque , avec fon tablier de cuir & fa vefte fale, & il regrettoir un peu fon habit des Dimanches. -. L'Inconnue s'approcha de lui : Arrêtez, Ambroife, lui dit-elle, arrêtez; laiffez-moi vous regarder un moment... Mon Dieu, Madame, reprit Ambroife, en baiffant fa tête & en lournant fon bonnet, je n'ai rien fait que de bien naturel, il n'y a pas la de quoi s'étonner... Ici Madame de Varonne 1'interrompit pour détailier, avec autant de chaleur que de rapidité, tout ce qu'elle devoit a Ambroife. Après ce récit, 1'inconnue, vivement attendrie, foupira, & levantles yeux au Cieli Enfin,dit-elle, après avoir vu tant d'ingrats, je goute donc le plaifir de découvrir deux cceurs vériublement  du Chateau. 97 véritablement fenfibles & reconnoiffants!... Adieu, Madame, continua-1-elle, cette, maifon & tous les meubles qu'elle contient vous appartiennent; & vous alleztoucher, dans un moment, le premier quartier de votre penfion. En achevant ces mots»1'Inconnue fit quelques pas vers la porte. Madame de Varonne couruta elle, & avecun vifage baigné de larmes, fe précipita k fes genoux. L'lnconnue la releva, 1'embraffa affeétueufcment, & fortit. A peine 1'lnconnue étoit-elle fortie, que la porte fe r'ouvrit, & Madame de Varonne appercut le Médecin auquel Ambroife dcvoit la vie... Ah! je m'en doutois, s'écria Céfar,que c'étoit ce bon Médecin qui avoit tout conté a la Dame. Précifément, reprit la Baronne, & Madame de Varonne en le voyant, le devina facilement. Après lui avoir témoigné toute la reconnoiffance dont elle étoit pénétrée, elle le queftionna ,& le Médecin lui apprit que rinconnuefenommoit Madame de P*** , qu'elle habitoit toujours Verfailles , & qu'elle avoit beaucoup de crédit. Depuis dix ans, continua-t-il, ie fuis fon médecin, je connoiffois fa bienfaifance, j'étois certain de 1'intéreffer vivement en lui contant votre hiftoire. En effet, auiïi-tót qu'elle en a fu les détails, elle a fait 1'acquifition de cette petite maifon, & elle a obtenu dn Roi la penfion dont elle vous a donné le brevet. Comme le Médecin achevoit ce récit, un laquais entra, & dit a Madame de Varonne Tome I. E  98 Les Veillées qu'elle étoit fervie. Elle retint le Médecin a fouper; & s'appuyant fur le bras d'Ambroife , elle paffa dans fa falie h manger. Alors elle invita Ambroife a s'affeoir a cóté d'elle , & ce dernier s'en défendant, en difant qu'il n'étoit pas fait pour fe mettre a table avec elle : Eh quoi, reprit-elle , mon bienfaiteur & mon ami, n'efl-il pas mon égal? Lemodefte, Ie généreux Ambroife obéit, & Madame de Varonne, placéeentre lui & le Médecin, goüta dans cette heureufe foirée, tous les plaifirs purs& délicieux que peuvent procurer a un cceur tendre, & la reconnoiffance & le bonheur inexprimable de prouver toute l'étendue d'un fentiment fi vertueux & fi doux. Vous jugez bien qu'Ambroilé le lendemain , graces a Madame de Varonne, eut des habits convenables afa nouvelle fortnne, & que fon appartement fut meublé & arrangé avec autant de recherches que de ibins ; que Madame de Varonne partagea toute fa vie avec lui tout ce qu'elle poffédoit, & qu'enfin elle ne recut & ne vit jamais d'argent fans fe rappeller, avec un profond attendriflement, ce temps oü le fidele Ambroife lui apportoit fes vingt fols, en lui difant : voila ma journée. Cette hiftoire , mes enfants , continua la Baronne, prouvé, comme nous vous le difions, qu'il n'eft point de claffes, point d'états oü 1'on ne puiffe trouver des vertus héroïques; elle prouve encore que fi nous entendions bien nos intéréts, nous ferions  du Chdteau. toujours conftamment yertueux. II eft bien rare qu'une belle aftion "refte fecrete; il eft impoffible qu'une conduite fublime demeure ignorée & n'obtienne pas une éclatante récompenfe. Ambroife, en fe facrifiant pour fa maltrelle, n'avoit confulté que fon cceur,* mais fuppofons un moment qu'il n'eüt eu que de 1'efprit & de 1'ambition, il n'auroit pu fuivre un meilleur plan de conduite pour arriver a la fortune. Voici la maniere dont il eüt raifonné dans ce cas : ,, Je „ veux m'élever au-deffus de mon état; comment m'y prendrai-je ? Je luis pau,-, vre, obfeur; comment ferai-je pour at« tirer les regards & la bienveillance de „ ceux qui pourroient changer mon fort? ,, Quels font les plusfürs moyens defixer 1'attention des hommes, & de leur inf„ pirer un vifintérêt? Les talents ? Je n'en ,, ai point. Mais quand j'en aurois même „ de fupérieurs, je ferois confondu avec „ tant d'autres; d'ailleurs, fi les talents peuvent plaire, éblouir, ilsne fauroient „ féduire qu'une très-petite claffe; peu de gens en connoiffent le prix, & la froide „ admiration qu'ils infpirent iie vient ja„ mais du cceur. Quel eft donc le mérite „ qui intéreflé univerfellement? Ce char,, me irréfiftible n'appartient qu'a la feule „ vertu; mais, pour me faire diftinguer, la probité ne me fuffira pas; elle obtient ,, Peftime & non 1'admiration... Le fort rn'offre une occafion d'atteindre le but que je me propofe. Madame de Varonne E ij  ioo Les Veillées „ eft prête a fuccomber fous le poids de la milére, qu'elle me doive fon exiften,, ce. Sa reconnoiffance tót ou tard trou,, vera bien les moyens de donner de 1'é„ clat ft cette bonne acfion : en attendant „ je la tairai; car fi elle n'étoit divulguée „ que par moi, elle perdroit tout fon 99 P"X. Ah, rien n eft plus vrai, interrompit Céiar, c'auroit été raifonner ft merveille. L'intérêt peifonnel auroit pu feul confeiller ft Ambroife tout ce que la vertu lui fit faire. Saus doute , ajouta Madame de Clémire, & ce rapport qui vous frappe exifte pour tous les hömmes & dans toutes les occalions de la vie. L'intérêt perfonnel, bien entendu, dok nous engager ft être finceres, droits, équitables, généreux. Auffi un Ecrivain céiebre a dit (a~) : C'eft par fottife qu'on eft méchant; c'eft par fottife qu'on eft fourbe; & c'eft par une fottife plus grande qu'on attaché des idéés de force & de grandeur au crime impudent, des idéés d'efprit & de talent a la fraude & & fartifice. Comment, maman, s'écria Caroline, il exifte des gens qui trouvent de la grandeur dans le crime? Malheureufement, répondit Madame de Clémire, Fhiftoire vous en fournira plus d'une preuve. Prefque (a) M. Gailtard , Hiftoire de Charlcmagne, tome i , page 170.  du Chdteau. 101 tous les Hiftoriens prodiguent le furnom de grand ft des hommes, ft des Souverains qui ne font célebres que par leurs injuftices & leurs ufurpations. Aux conquérants , par exemple. — L'on peut dyne devenir célebre fans être vertueux? Aiïurément; mais on fera malheureux & haï. II fuffit de faire des choiés extraordinaires pour être célebre; tandis qu'on n'obtient une célébrité defirable , c't-ft-ft-dire , glorieufe, qu'en faifant des aétions vertueufes. — J'entends & je comprends aufli, que, faute de réfléchir, on puiiTe quelquefois admirer les conquérants, paree que leur courage fait excufer leur injuftice. Mais, maman, comment peut-on regarder rartiiïce comme une preuve d'efprit? — 11 n'y a que les fots qui penfent ainfi; les fots forment une claife très-nombreufe, voilft pourquoi vous trouverez tant de gens qui ont adopté cette opinion. Ecoutez encore ft ce fujet 1'Auteur que je vous citois tout-ft-l'heure. Tout homme de mauvaife foi, dit-il («), eft ejfentiellement mal-adroit, va dire&ement contre fon hut, £5? fera tót ou tard ■> tnais infalliblement , & par la. nature des chofes , la viclime de fes artifices, paree qu'il n'en eft point qu'on puiffe dérober entiérement aux regards , ou du moins aux foupgons, qu'il n'en eft pas qui n'irrite cjf ne révolte dés qu'il eft ap- (a) Hiftoire de Charlemagne, torn. a, p. 460, E. iij  102 Les Veillées perpu. Cette citation tennina Ia cinquieme veiliée du Chateau. Madame de Clémire fe leva, & chacun fe retira, charmé de 1'hiftoire de Madame de Varonne , & de la vertu du bon Ambroife. On étoit alors au vingt-cinq de Février, le froid étoit exceiïif; cependant Madame de Clémire avoit promis a Céfar de faire avec lui une longue promenade le lendemain matin. Céfar conjura fa mere de le mener au bois de Faulin. Madame de Clémire y confentit. Et comme Caroline & Pulchérie étoient enrhumées , elle ne furent point de cette partie. A dix heures précife Madame de Clémire & fon fils fortirent ü pied, fuivis d'une voiture, car la courfe étant de trois lieues , il falloit en faire la moitié en voiture, afin de ne pas retarder le diner qu'on fervoit toujours 4 midi. Le froid n'avoit pas encore été auffi piquant de tout 1'hyver. Céfar s'en plaignitd'abord un peu, enfuite, au bout d'un qnart-d'heure, il dit qu'il Ie trouvoit fort lupportable. Cependant, reprit Madame de Clémire, il eft tout auffi rigoureux qu'au moment oü nous fommes partis ; mais vous yêtes accoutumé, & vous n'enfouffrez plus. 11 en eft ainfi de tous les maux phyfiques ; on s'accoutume a tous ceux qu'on peut fupporter fans mourir : 1'habitude familiarife avec les objets qui paroiflent les plus effrayants, les plus dangereux; elle fait plus encore, elle familiarife avee la douleur même, ou pour mieux  du Chateau. 103 dire , elle en émouffe, elle en détruit le fentiment; il eft très-falutaire de fe pénétrer de cette vérité, afin de pouvoir envifager avec courage & tranquillité toutes les peines attachées a la condition humaine. Mais, interrompit Céfar , il y a des perfonnes natureliement fi délicates, qu'elles ne pourroient s'accoutumer ft fouffrir. Je me fouviens, maman, de vous avoir entendu dire que Madame de B..., après la perte de fon procés, ne put jamais s'accoutumer ft la pauvreté, & au féjour de la campagne. Cela eft vrai, répondit Madame de Clémire, mais eet exemple eft rare, il faut ne le regarder que comme une exception, & cette exception n'a lieu que pour les perfonnes décidément lftches. Au refte, cette lacheté n'eft point dans la nature , elle n'eft jamais que 1'effet de la corruption, caufée par une mauvaife éducation. — Ainfi donc, maman, beaucoup de gens qui nous paroiffent bien malheureux, ne le font pas autant que nous le croyons. — C'eft-ft-dire, qu'ils fouffrent moins que nous Pimagiuons, mais par-li même, ils font plus dignes de notre intérêt & de nos fecours. L'infortuné qui fe foumet courageufement ft fon fort, & qui fouffre fans fe plaindre, eft, fans doute, un être auffi refpectable qu'intérelfant. Ainfi il faudroit avoir une ame bien groflïere & bien infenfible pour refufer de la pitié ft 1'homme malheureux, qui, ft force de fouffrir, s'eft endurci contre la douleur. Cette E iv  104 Les Veillées réfignation vertueufe doit exciter notre admiration, & rendre notre compafllon plus tendre & plus aclive. Enfin, il eft d'ailleurs très-naturel deplaindre vivement des maux que 1'on fupporteroit foi-même facilement. Ce fentiment, qui a quelque cbofe de füblime, eft commun a toutes les belles ames , & nous en voyons tous les jours mille preuves frappantes. Par exemple, je me regarde faigner, je tiens moiïnême la lumiere, ce qui eft fort fimple; & je ne puis . fans quelque peine , voir piquer une autre perfonne. J'ai vu votre pere fe cailer le bras, fe le faire remettre lans fe plaindre ; & je Pai vu prêt a fe trouvermal le jour ou il fut témoin du même accident arrivé a Thibaut, le valet-dechambre de votre oncle. Ah , je comprends bien cela, dit Céfar; affurément je tombe, je me bleffe, je me coupe fans aucun chagrin, & je ne puis voir couler le lang de qui que ce foit fans reffentir une vraie douleur. Vous fentez donc, reprit iYiadaine de Clémire , qu'il n'eft pas toujours naturel de fe préférer aux autres, & que 1'homme conftamment perfonnel (a) n'eft qu'un être dégradé & corrompu. Comme Madame de Clémire achevoit ces mots, elle fe trouva a Pentrée d'une vafte prairie couverte de neige, & traverfée par (a) C'eft-a-dire , qui rapporte tout a lui, qui n'eft touché que de ce qui lui eft proprea  du Chateau. ., *°5 yn ruiffeau gé'é , fur lequel Céfar eutenvie de faire quelques gliffades; il fe mit enfurte a courir vers un petit bois qui b.ordoit un des cótés de la prairie. II entra dans le taillis, & Madame de Ciémirc le perdit de vue. Au bout d'un inftant, Madame de Clémire voit reparoitre Céfar, qui s'écrie de toute fa force, en avancant vers elle : Ah, venez, venez, peut-être ne font-ils pas morts... Que voulez-vous dire, demanda Madame de Clémire, qu'avez-vous vuV... — Hélas! deux pauvres petits enfants que le froid a faifis, & qui font la couchét. fans connoifi'ance. A cei> mots Madame de Clémire doublé le pas. Céfar, pénétré d'attendriffement & de pivié, la conduit auprès d'un buiilbn oü 1'on appercoit les deux enfants couchés de maniere qu'on ne pouvoit voir leur vifage. Madame de Clémire ap^roche, elle voit alors le plus grand des ,eux enfants déshabiüé &nud en chemife, couché fur 1'autre enfant. O Ciel! s'écriat-elle, ce font fans doute deuxfreres, & 1'ainé a eu la générofité de fe dépouiller de tous fes babits pour en revêtir fon frere! ó charmant enfant!., pourvu que nous ne foyons pas arrivés trop tard.... En difant ces paroles elle s'avance, en ordonnant è fes gens de prendre les deux petits payfans & de les mettre dans fa voiture. Céfar au moment même, défait fa rédingotte & la jette fur 1'ainé des enfant-. Af>rs Morel, le laquais de Céfar, prend dans fes bras ce petit payfan, en difant : tl eft hun roide, E v  loó Les Veillées je le crois mort. En faifant ce mouvement, il découvrit le vifage de 1'enfant. Céfar le regarde & s'écrie en fondant en larmes : Dieu! c'eft notre bon petit Auguftin avec Colas fon frere! Céfar ne fe trompoit pas. Cette reconnoiffance redoubla auffi l'intérêt & 1'attendriffement de Madame de Clémire ; elle mêla fes pleurs a ceux de Céfar. Son cceur fe déchiroit en voyant lammert peinte fur le vifage du généreux Auguftin ,& fur-toiit en fe repréfentant le dé-, fefpoir que fa perte feroit éprouver a lamalheureufe mere de ce précieux enfant. Cependant Morel & un autre laquais tenoient les deux enfants dans leurs bras, en aflurant qu'ils étoient morts. N'importe, dit Madame de Ciémire, mettez-les dans ma voiture. Morel, montez-y avec eux. Effayez de les réchauffer tout doucement, & conduifez-Ies au chateau le plus promptement que vous pourrez. Labrie reftera avec mon fils & moi, & nous nous en retournerons npied. En effet, Morel obéiffant fansdélai k fa maitreffe, porta les deux enfants dans la voiture, & fur le champ y monta avec eux. Au bout de quelques minutes, Madame de Clémire & Céfar perdirent de vue la voiture. Ils hflterent leur marche autant qu'il leur fut poffible, &ils entrerent dans 1'avenue du chilteau extrêmementfatigués, & fur-tout remplis d'inquiétude fur le fort d'Auguftin & de fon petit frere. Enfin, h la moitié de 1'avenue, Madame de Clémire appercut 1'Abbé avec Caroline & Puk hé-  du Chateau, 107 rie. Ces deux dernieres, auffi-tót qu'eHes purentetre entendues de leur mere, s'écrierent qu'Auguflin & Colas vivoient... A cette nouvelle , Céfar pleura de joie, & courut embralferfes fceurs avec tranfport. On rentre au chateau précipitammcnt, & Madame de Clémire, fuivie de fes enfants , court k la chambre oü 1'on avoit établi Auguftin & Colas. Elle les trouva un peu ranïmés; mais n'ayant pas encore repris leur connoiffance. Elle envoya chercher leur mere, qui arriva au moment oü le petit Colas , qui avoit moins fouffert que fon frere, commencoit k ouvrir les yeux, & k prononcer quelques mots. Une heure après, Auguftin donna quelques fignes de connoiflance. 11 reconnut fa mere , & bégaya le nom de fon frere. Enfin, furie foir, un Médecin qu'on avoit envoyé chercher, arriva, & il déclara, que quoique les enfants fuffent encore dans un état très inquiétant, il les croyoit cependant hors de danger. Madeleine,unpeu tranquillifée , queftionnéepar Madame de Clémire fur ce trifte événement, lui conta que fes deux enfants étoient fortis de la maifon k huit heures- pour aller ramaffer des feuilles dans le bois, mais qu'ils avoient été plus loin qu'a 1'ordinaire; que fur les neuf heures &demie, ne les voyant pas revenir, elle avoit envoyé fon mari les chercher ;& que cedernier, trompé par les traces d'autres petits enfants, avoit fuivi un fentier qui aboutiffoit au cóté du E vj  10S Lés Vefllèès bois oppofé a celui oü les enfants étokn* évanouis. Céfar & fesfoeursne furent occupés toute la foirée que d'Auguftin; toute la maifon prenoit a eet aimable enfant le plus vif in» têrêt. Afin de voir 1'effet des remedes qu'on lui donnoit , perfonne dans le cMteau ne voulut fe coucheravant minuit, &pluficurs domeftiques pafferent la nuit entiere dans Ja chambre d'Auguftin. A la pointe du jour, Céfar étoit a fa porte; il apprit avec une vive fatisfaclion, que les deux petits freres étoient prelqu'entiérement guéris, qu'ils parloient & qu'ils avoient leur pafratte connoiffance. L'après-midi Auguftin fe leva. Céfar eut la permiffion d'entrer dans fa chambre. 11 ie vit & I'embraffa avec un plaifir inexprimable ; enfin, Ie jour fuivant, Auguftin fut en état de conter luimême les détails de fon aventure. La familie de Madame de Clémire forma un cercle autour d'Auguftin, qui, placé entre fa mere &fon frere, fit tous lesfraix de la veillée. II conta de la maniere la plus naïve & la plus intéreffante, que Colas, au-lieu de ramaffer des feuilles, avoit voulu s'ajfiter, & qu'un moment après le froid 1'avoit faifi au point de lui óter 1'ufage de fes fens. Auguftin dit qu'alors il effaya vainement deréchaufferfon frere avec fon haleine & en lui frottant les mains; quVnfïn , le voyanr touiours violet & fans mouvement, il fit rerentir le bdïs de fes cris, qu'il appella plufieurs Ibis fon pere  du Chateau. -Iöi) k fon fecours, & que perfonne ne répoudant, il fe mit dpleurer; que fes latthes couloient fur le vifage de Colas, iks'y geloient prefque au même moment; ce qui le fit pleurer bien plus fort; que cependant, ne perdant pas courage, il tftcha de fouleverColas puur 1'emporter fur fes épaules ; mais que déja tranfi de froid, il n'en eut pas Ia force, & tomba a cóté de fon frere; que dans cette extrêmité, ils'avifa,pour derniere rejfource, d'óter fon habit, &puis fa vefte, C5*puis tout le refte, afin d'en couvrirColas. Que dans eet inftant, Colas ouvrit les yeux, regarda fixement Auguftin, & repoujfa ï'habit, comme s'il eut voulu le rendre... Ld-dejfus, pourfuivit Auguftin, ja me fentis tout je ne fais comment, une efpecede fommeilme prit, je ne fouffrois quafi plus, & je me laiffai aller fur Colas. l'latout, not''Dame; je ne peuxpas me fouveKir d'autre chofe. A peine Auguftin avoit-il fïni fon riek. que Céfar fe leva hnpétueufement, & fut fe jetter a fon col. Auguftin fut très-furpris de ce mouvement, car il trouvoit tout ce qu'il avoit fait fi naturel & fi fimple , qu'il ne concevoit pas qu'on put 1'admirer. Un moment après, fa mere remmena coucher; & quand il fut forti : Cette hiftoire, mon fils, dit Madame de Clémire, cette aclion héroïque d'un enfant ne vous prouve-t-elle pas Ja vérité de ceque je vous difois faiftré jour : qu'il n'eft pas auffi naturel qu'on le croit commimément, de fe  iio Les Veillées préférer aux autres. Auguftin s'eft dépouillé (je tous fes habits, paree qu'il fouffroit moins de la douleur qu'il éprouvoit, que de celle qu'enduroit fon frere!... O quel fentiment fublime que la pitié, puifqu'ü peut donner de femblables vertus! loin d'amollir 1'ame, il 1'élevc, il fait oublier les dangers, braver la mort & Ia douleur!. .. Ne vous défendez donc jamais d'un mouvement fi beau. Confervez avec foin cette compaffion aftive & tendre, fi naturelle au cceur de 1'homine, & qu'il ne peut perdre qu'en fe corrompant. En achevant ces mots , Madame de Clémire fe leva pour aller fe coucher. Mais Céfar la retint encore pour lui dire qu'il éprouvoit un vrai chagrin , en penfant qu'Auguftin retourneroit fous deux jours dans fa chaumiere. Eh bien, reprit Madame de Clémire, vous ferez fatisfait ; je demanderai Auguftin & fes parents. Je me chargerai a jamais de lui, & il fera élevé avec vous. A cette promeife , Céfar fauta de joie; je lui apprendrai tout ce que je fais, s'écria-t-il. Mais, dit Pulchérie, comment fon pere & fa mere ponrront-ils confentir a fe féparer d'un fi charmant enfant ? Sürement ils n'héfiteront pas, répondit Madamede Clémire, a facrifier leur propre fatisfacfion a l'intérêt de leur enfant, & c'eft ainfi qu'il faut aimer; ou, pour mieux dire, quand on penfe autrement, on n'aime point. En effet, dès le lendemain, Madame de Clémire paria aux parents d'Auguftin, qui ac-  du Chateau. m cepterent fes offres avec autant de joie que de reconnoiffance. Auguftin pieura beaucoup en apprenant qu'il alloit quitter fon pere & fa mere, & le petit Colas. Cependant il étoit très-fenfible k 1'amitié que lui témoignoit Céfar, & il avoit un grand defir de s'inftruire, & d'apprendre, difoit-il, toutes les helles chofes que favoit M. Lèfar. Auguftin avoit tellement occupé les enfants de Madame de Clémire pendant trois ou quatre jours, qu'ils en avoicnt oublié les veillées; mais enfin, ils rappellerent a Madame de Clémire qu'elle leurdevoit une hiftoire. Vous avez , leur dit-elle , juftement admiré la délicateffe & la vertu d'Ambroife, vous imaginez fans doute qu'il n'eft pas poflible de montrer plus de générofité, d'attachement & de grandeur d'ame ; eh bien, je vais vous conter une hiftoire oü vous trouverez 1'exemple d'une conduite plus fublime encore. Je vous ai dit beaucoup de mal des femmes-de-cbambre en général, paree qu'en effet rien n'eft plus commun que d'en trouver de malhonnêtes. Cependant croyez qu'il en exifte de raifonnables & de vertueufes; & pour vous en convaincre , écoutez une hiftoire qu'on pourroit intituler : rHèro'ifme de rattachement, & qui s'eft prefque paffée fous mes yeux. Dans une des Provinces feptentrionales de la France , il exifte un petit coin de terre , oü Tbonneur & la vertu tiennent lieu de loix, & procurent aux heureux ha-  it2 Les Veillées tants de cette paifible contrée, une félicité auffi pure qu'inaltérable. — Oh, maman , quel charmant pays !... Comment s'appelle-t-il?... — Il fe nomme S***. — Y avez vous jamais été, maman? — Oui, dans ma première jeuneffe^, j'ai goüté le plaifir d'adnfrer un fpectacle li doux. J'ai vu la des cultivateurs fimples & laborieux, qui n'ont ni dans leurs manieres, ni dans leur langage, la rudeffe cc la gioffiéreté des autres payfans. La, toutes les meres font tendres, tous les enfants reconnoiffants & foumis , toutes les jeunes filles modeffes; la enfin, la cupidité, 1'envie, font des vices inconnus, & 1'on retrouve la douce égalité, 1'union, les mceurs pures, & les vertus qui faifoient le bonheur des hommes dans les premiers fieclcs du monde. Le Seigneur de cette terre avoit une femme digne a tous égards d'habiter ce fortuné féjour. Madame de S*** joignoit a une raifon fupérieure une amebienfaifante, un efprit éclairé. Elle aimoit Pe> tude, la leefture & 1'ouvrage. Ellebrodoit, elle faifoit de la tapifferie, elle cultivoit des fleurs. E!Ie avoit dans fon jaidin des ruches de mouches a miet(8), elle foignoit fes mouches, elle élevoit des vers a foie. Chargée d'ailleurs de conduire fa maifon , elle s'oecupoit avec aéïivité de ces foins domeffiques; elle n'en négligeoit aucuns, paree qu'ils font partie des devoirs d'une femme, & qu'ils font tous intérefïants par enx-mémes, fur-tout lorfqu'on vit a la cara-  du Chdteau. 113 pagne. Elle vifitoit avec grand plaifir & fa balie-cour & fa laiterie, & elle trouvoit dans ces détails économiques de I'amufement, de 1'inftrucr.iun , & les raoyens de vivre dans 1'aifance avec des revenus trèsmodiques. De 1'inltrucrion, maman! interrompit Caroline, & quelle infhuétion?. .. Une tres - reelle , reprit Madame de Clémire. Vous favez déja que 1'hiftoire naturelle eft une feience fort étendm-; ehbieu, il y a une infinité de parties de cette feience, (& ce ne font pas les moins utifcs & les moins curieufes) qu'on apprend tout naturellement & fans étude en vivant a la campagne, & en s'occupant des f'oins de fon ménage. Les faits & les objets nous inltruifent beaucoup mieux que les livres. Souvent les livres ne laiflent que des mots dans la tête; les faits y font naitre des idéés, & y gravent des fouvenirs ineffacables. J'ai connu une femme h Paris, qui, après avoir fait un cours d'hiftoire naturelle, n'auroit pas fu dillinguer les fleurs d'un pommier de celles d'un cerifier. Quand on n'a jamais habité la campagne, on eft d'une ignorance ridicule a beaucoup d'égards. Comment étudier les merveilles de la nature a Paris , on n'y voit des légumes & des fruits qu'a la Halle ou fur nos tables , & des fleurs que dans des caraffes. On ne peut s'y former une idéé des travaux ruftiques , des plaifirs champêtres, plaifirs innocents & tranquilles , qui ne font dédaignés que par ceux qui n'ont ja-  IH Les Veillées mais pu les gouter. Auffi un des plus illuftresEcrivainsdece fiecle a-t-il dit : „ Tout „ ce que nous voulon» au-dela de ce que „ la nature peut nous donner eftpeine, „ & rien n'eft plaifir que ce qu'elle nous ,, offre (a). " Mais , maman , dit Pulchérie , il y a pourtant des perfonnes qui aiinent paflionnément Paris & le grand monde , elles y trouvent donc de grands plaifirs? — Ces perfonnes font dans une agitation continuelle, dans une efpece d'enivrement qui leur óte non-feulement la faculté de penfer, mais même celle de fentir; & dans cette fituation, il n'eft pas de bonheur qu'on puiffe goüter , paree que eet état eft produit par un déréglement d'imagination qui ouvre notre cceur aux paffions violentes & aux defirs impétueux. — Maman, qu'eft-ce qu'une pafiion? — C'eft avoir pour une chofe ou un objet une préférence abfolument exclufive ; par conféquent, c'eft fe livrer a un penchant déraifonnable. — Mais, maman, il y a des paffions raifonnables & légitimes ?... — L'excès peut quelquefois n'être pas criminel, mais il eft toujours infenfé. Par exemple, «ne femme qui aime fon mari avec paffion eft dans ce cas. — Quoi, cette femme n'eft pas raifonnable? — Non , afl'urément, & elle eft très-malheureufe; car il n'y a pas de bonheur fans la raifon. — Cependant, («0 M. dc BufFon.  du Chateau. 115 maman , il faut aimer fon mari de tout fon cceur. — Certainement. — Comme vous aimez papa?... — Sans doute. — Eh bien, maman, vous préférez papa ft tout?... — Qu'appellez-vous préférer _ft tout?... Préférence exclufive, comme je difois tout-ft-fheure?... — Mais vous aimez mieux un quart-d'heure d'entretien avec Papa que de jouer du clavecin , que de lire, que de vous promener.— J'en conviens. Je préfere fa converfation, ou le feul plailir de le voir ft tous les amufements du monde; & de plus , fon bonheur m'eft beaucoup plus cher que le mien.... — Quoi, maman , ce n'eft pas Ift de la paffion?... — Point du tout. — Mais que feroit donc de plus la paffion? — Des extravagances. Pour vous en donner une idéé , vous connoilfez Madame d'Orgimont?... — Oui, maman. Cette Dame dont le mari fit pour fon plaifir un voyage en Ruffie 1'année paffee, & que vous fütes confoler, paree qu'elle étoit dans fon lit malade de chagrin ? — Précifément; & voilft la paffion. C'eft la paffion qui ravit le courage & la force, & qui fait qu'on ne peut réfifter ft fes peines. — Pourtant on ne peut pas s'empêcher d'avoir la fievre. — Non. Mais quand on n'eft pas dominé paria paffion, une abfence ne la donne pas, paree qu'on fait ufage de fa raifon , & qu'on fe réfigne ft fon fort. Madame d'Orgimont a véritablement pour fon mari une préférence exclufive; non-feulcment elle  iiu Les Veillées préfére fa fociété ft toute autre, mais il n'y a pas de fociété qui puiffe lui plaire fans M. d'Orgimont. Elle ne facrifiera pas le plaifir de le voir pour s'occuper de 1'éducation de fes enfants... — Ah, vous n'êtes pas comme cela, vous, maman, & cependant au fond, vous avez autant d'attachement pour papa que Madame d'Orgimont peut en avoir pour fon mari, puifque le bonheur de papa vous eft plus cher que le vótre. Madame d'Orgimont aimeplus fort, mais vous aimez mieux. Je vols aufi par eet exemple que même une paffion légitime nous fait faire bien des fautes, fanscompter qu'elle nous rend malades.... négliger fes enfants, & puis Ia fievre, tout cela ne vaut rien... — Toute paffion telle qu'ellè foit nous privé de la raifon, & par conféquent, nous égare plus ou moins fuivant les circonftances.—- Maman , peut-on s'empêcher d'avoir des paffions?... —Affurément, &même elles font toutes notre propre ouvrage; comme elles ne naiffent que par degrés, nous pouvons toujours en arrêter facüement les progrès. Quand nous fentons qu'une iuclination prend tropd'empire fur nous, il faut auffi-tót fe furmonter, &... —Mais ft quoi connoit-on qu'on a un petit commencement de paflion?... —- C'eft lorfque nous fommes tentés de facrifier ft un objet, ft un amufement ou ft un goüt, quelques-uns de nos devoirs... Eh mon Dieu , maman , s'écria Pulchérie, j'ai donc bien des paffions? car, fi j'en étois  du Chateau. 117 la maltreffe, je facrifierois fouvent mes études ft la promenade, au jeu de galet, a mon ferin, ft monécureuil, ft... Cela prouvé ieulement, reprit Madame de Clémire , que Pétude vous ennuie quelquefois; ce qui eft affez commun a vou'e'ftge; mais en vous procurant d'autres amufements, vous ne regretteriez ni votre ferin,ni votreécureuil; vous n'avez pas pour eux de véritable préférence; ainfi vous n'avez point de palfton ; vous êtes légere , étourdie & pareffeufe, voilft tout. —■ Ah, j'entends. 11 faut un commencement de préférence, & puis avec cela les tentations de manquer ft fes devoirs... —■ Juftement. — Maman, fi par hafard en grandiffant j'allois préférer 1'étude ft tous les autres plaifirs, faudroitil me vaincre?... — Non, car cette préférence feroit très-bien fondée..—Ehbien, maman, voila donc une paffion permife? -—• Non. Une fiinple préférence ne fuifit pas pour conftater la paffion... — Ah, c'eft vrai, j'oubliois les tentations... —Si le plaifir d'appreudre & de s'inltruire faifoit négliger les devoirs de la fociété, 1'on feroit condamnable... Le goüt lepluslégitime, le plus utile, le plus pur, ceffe d'être vertueux dès qu'il devient une paffion. La paffion nous aveugle , nous rend foibles, injuftes, extravagants... —■ Cela eft trifte ï Ainfi donc, ma chere maman, quand vous dites : yaime ma 'petite Pulchérie a la paffion, ce n'eft qu'une facon de parler?... mm Et quand je dis : Je Paimê d la folie,,  iiS Les Veillées defireriez-vous que cela fut vrai? — Oh, non, Maman, affurément je ne voudrois pas vous voir folie... — Mais, d'après tout ce que nous venons de dire, ne concevez-vous pas que la paffion & la fageffe font incompatibles, qu'il n'y a point de paffion fans un certain degré de folie ? ... Auffi faime a la folie, j'aime a la pafion , font des phrafes abfolument fynonymes; par conlcquent, ne feriez-vous pas cruelle de delïrer que je vous aimaffe avec paffion ? J'y perdrois de la raifon & des vertus, & vous n'y gagneriez aucune preuve defirable de tendrefle. S'il falloit donner ma vie pour fauver celle de 1'un de vous trois, je la facrifierois fans hdfiter, cette vie que vous rendez fi heureufe ! Je ferois pour vous tout ce que la paffion peut infpirer d'héroïque, mais je ne trahirois pour vous aucun de mes devoirs, c'eft- k- dire, que mon affectiou ne peut que m'élever, &ne (auroit m'égarer ou m'avilir... Pourriezvous , Pulchérie , me fouhaiter d'autres fentiments?... Ah, non, ma chere maman, s'écrierent a la fois tous les enfants, en fe jettant dans les bras de leur mere, qui les ïerra tendrement contre fon fein, &nepat retenir fes larmes en fentant couler fur fa main celles de Pulchérie. Après un moment de filence, caufé par 1'attendriffcment, on fe remit a caufer. Maman , dit Céfar, j'ai encore une queftion k vous faire fur les paffions. Lorfqu'on a eu le malheur de fe lrvrer k une palFipn, & que cette paffion  du Chateau. jio eft bien violente, peut-on s'en guérir? — Oui, fans doute , car il n'eft point de victoire que nous ne puiffions remporter fur nous-mêmes quand nous le voulons fincéremenr. Mais dans le cas dont vous parlez, eet effbrt eft très-pénible. II eft bien facile de ie préferver des pafiions, il en coüte beaucoup pour les vaincre. — Maman , comment s'en préferve-t-on ?...—En s'accoutumant de bonne heure ft confulter toujours la raifon , & ft fe furmonter dans toutes les petites chofes qui la bleflent; en fongeant fouvent qu'on eftéternellement fous les yeux de 1'Être fupréme, eet Être fouverainement fage, auquel toutexcèsdéplait; enfin , avec le fecours de la Religion, del'empire fur foi-même, & le goüt de 1'occupation &de 1'étude, on eft pour jamais ft 1'abri des pafiions violentes. — Maman, puifquetoutexcès, quel qu'il foit, eftcondamnable, doit-on admirer la conduite de M. de Lagaraye, eet homme extraordinaire dont nous parloit 1'autre jour M. 1'Abbé, qui renonca au monde, fit de ion chüteau un hópital pour les pauvres malades , & les Toigna toute fa vie... — Sans doute,on doit admirer cette conduite , & la regarder comme le modele de la perfection... — Cependant M. de Lagaraye pouilbit 1'humanité jufqu'), ouvrage également intéreffant & effimable par ion ütilité & les principes d'humanité qui 1'ont dicté. Madame de S***j avec ces connoiffances, n'exercoit pas abfolument la médecine; car c'eft un art qu'on nepeut pratiquer fans imprudence & fans folie, & moins d'y ötrc confommé; mais elle vifitoit les Villageois malades , elle les empêchoit de faire des remedes dangercux; elle leur en indiquoit quelquefois qui ne pouvoient être nuifibles; elle leur portoit du bouillon , du bon vin, du linge, & elle les confoloit par fa préfeuce, fes difcours & fon humanité ; elle prouvoit qu'il eft poflible d'être bienfaifante avec la fortune la plus bornée ; & lorüiu'on fait tout le bien qu'on peut faire , on jouit de tout le bonheur que la bienfaifance peut procurer. Madame de S * * * avoit une Femmede-chaqjbre nommée Marianne, qui la fervoit depuis douze ans : cette fille étoit véritablement diftinguée par fa parfaite hon- (i) Dans lequel on explique la maniere de fe fetvir de ces plantes, leur dofe, leurs propriétés & les principales compofitions d« Pharmacie dans lefquelles on les employé, ouvrage en trois volumes, trés-eftimé , & que tous ceux qui vivent a la campagne , privés du fecours des Iviiïdecins, devroient lire, (f.) De M. TifTot.  du Chateau, 123 nêteté, fon défintéreffement & fon attachement pour fa maitrefle, dont elle avoit les vertus, & dont elle imitoic la conduite exemplaire. II eft vrai qu'elle n'avoit jamais été a Paris, & que rien n'avoit pu corrompre ou même altérer fon caractere & fon heureux naturel. Madame de S*** 1'aimoit tendrement, & le foin de la rendre heureufe formoit un de fes plus doux plaifirs. Marianne, un peu plus flgëe que Madame de S***, fe flattoit bien de mourir & fon fervice ; mais la Providence en ordonna autrement. Madame de S * * * fut attaquée d'une maladie qui n'étoit rien dans fon principe, & qui, mal traitée , devint mortelle. Elle envifagea la mort, non-feulement fans eiTroi, mais avec cette douce férénité d'une ame vertueufe & péne'trée des grandes vérités de la religion ; & tandis que tout ce qui 1'environnoit s'abandonnoit a la jufte douleur qu'infpiroit Ia certitude de la perdre, elle montroit une tranquillité inébranlable. Un régime falutaire èc exaclement fuivi prolongea fa vie quelques mois; le courage lui donnoit des forces ; file ne gardoit pas fon lit, elle fe promenoit, elle lifoit; elle faifoit venir comme a 1'ordinaire, plufieurs jeunes filles du village qu'elle fe plaifoit è inftruire , a faire travailler ; elle s'entretenoit avec fa fidclle Marianne. Elle recevoit de fréquentes vifites de fon Curé, & jamais fa douceur & fon égalité ne 1'abandonnerent un inftant. F ij  IS4- Les Veillées Un matin, dans les beaux jours du mois. de Mai, elle fe leva avec 1'aurore, & fuivie de Marianne , elle fut fe promener dans les champs. Elle gagna le baut d'une coline de laquelle on découvroit une vue délicieufe; elle fe coucha fur le gazon , & Marianne s'aifit ft fes pieds. Au bout d'un inftant, Madame de S*** fe levant, & s'appuyant fur le bras de Marianne : Que ce lieu me plait, dit-elle, quel charmant payfage ! regarde, Marianne, cette belle prairie que nous avons parcourue tant de fois; c'eft-lft que nous rencontrames un jour la bonne vieille Véronique, accablée fous le faix de fa hotte, & tenant d'une main 1'anfe d'un lourd 'panier rempli de pommes : tu voulus te charger de la hotte, & moi, malgré fa réfiftance, je ia débarraifai du panier; nous la conduifimes ainfi ft fa chaumiere* Te fouviens-tu de notre gaieté durant ce trajet, & de la reconnoiffance de la bonne femme, & du déjeuner qu'elle nous donna. Tourne les yeux ft droite; tiens, voila 1'allée de faules fur le bord de 1'étang, oü, dans notrejeuneffe , nous avons ii fouvent pêché ft la ligne. C'eft auffi dans, ce même lieu, qu'avec la jeune Marthe & la petite Babet , nous avons fait tant de corbeilles dejoncs, que nous rempliffions enfuite de violettes, de muguet & de noifettes... Reconnois-tu Ift-bas cette cabane, c'eft celle de Frantjoife. Te rappelles-tu d'avoir fait en deux jours, 1'habit de noce que jeluidonnai?....  du Chdteati. 1Ü5 Un peu plus loin, vers la gauche, je dé* couvre le commencement du bois , oü , les jours de fête, je tenois ma petite école dans les belles foirées d'été. Que j'ai paffé Ik d'agréables moments, environnée d'une partie des jeunes filles du Village! Tu n'as point oublié les hiftoires fi longues & fi naïves que nous contoit Marguerite , & les Romances que chantoit Honorine avec une voix fi jeune & fi jufte!... Ici chaque objet me retrace un fouvenir intéreffant !... O combien, dans la fituation oü je fuis, de tels fouvenirs paroiffent doux!... Comme Madame de S*** prononcoit ces mots, Marianne détOïïTJïï 1* têtp nn,wf cacher k fa maitreffe des larmes qu'elle ne pouvoit plus retenir.,. Après un inftant de filence , Madame de S***, joignant les mains-, & les élevant vers le Ciel : O Dieu ! s'écria-t-elle, toi que je crois voir a travers ces nuages brillants qui parent les Cieux, toi qui m'entends & qui lis dans mon ame, je te femercié comme mon Créateur, mon Pere & mon Bienfaiteur; je te remercie de m'avoir placée dans une condition qui me mettoit A 1'abri des perfécutions de la haine , des noirceurs de 1'envie, de la contagion des mauvais exemples, & de la féduétion des confeils dangereux. Rien n'a pu altérer ma raifon & corrompre mon cceur. Je n'ai connu ni la Cour ni la ville; j'ai fu qu'il exiftoit des flatteurs , des ambitieus, de F iij  iaö Les Veillées faux philofophes , des hommes enfin avilis par la cupidité on pervertis par 1'orgueil; j'ai gémi de leurs erreurs; ce fentiment a fouvent troublé le charme de mes rêvenes; j'ai plaint les méchants, mais j'ai toujours vécu loin d'eux. Souftraite aux paiïïoiis violentes, aux plaifirs tumultueux & trompeurs, ma vie s'eft écoulde dans une beureufe obfcurité. Mon bonheur fut d'autant plus pur , qu'il ne m'attira point d'envieux ; 1'innocence & la paix, 1'amitié fidelle, les tendres fentiments de 1'humanité, ont embelli tous les inftants de ma carrière; j'ai pbffédé tous lesvraisbiens!... & dans ce moment redoutable oü la méfficire du paiTé fait ie fupplice du méchant, les plus doux fouvenirs viennent en foule s'offrir ft mon imagination... & je me rappelle avec tranfport que je n'ai dü qu'a la vertu le bonheur fi pur dont j'ai joui. O grand Dieu! quelle eft ta bonté fuprême ! Quand tu nous ordonnes de ddtefter & de fuir le vice , tu nous enfeignes les feuls moyens d'être heureux fur la terre, & tu nous promets encore au-delft de cette vie fragile , une immortelle récompenié!... En finiffant ces paroles, Madame de S***. fe laiffa aller doucement dans les bras de Marianne; la chaleur avec laquelle elle vemoit de parler avoit épuifé fes forces. Marianne la regaHa; & la voyant p-Ale, immobile & le"s yeux fermés, elle pouffa un cri douloureux. Madame de S*" r'ouvrit  da Chdfeau. 127 les yeux , & ferrant tendrement la main de Marianne qu'elle tenoit dans les Hennes : D'oü vient eet effroi, lui dit-elle avec un doux fourire ? eh quoi, ma chere Marianne , toi dont la pitié eft fi fincere, n'es-tu pas réfignée?... ton faerifice n'eftil pas déja fait?... Nous nous rejoindrons, mon enfant, & pour ne nous plus féparer!... Que ma férénité, ma tranquillité te confolèiit... je me flatte que tu trouveras touiours un afyle dans le chateau de S***. Hélas! que n'ai-je pu t'affurer un fort ! J'emporte encore un autre regret, il faut que je 1'avoue... f Ici Marianne regarda fixement fa maltreffe, & 1'attention qu'elle prêtoit a ce difcours arrêta & fufpendit fes larmes.) Tu fais, continua Madame de S***, qu'il y a ici une maltreffe d'école pour apprendre a lire aux enfants du village. La grande partie des habitants eft en état de la payer; mais il exifte beaucoup de pauvres payfans qui ne peuvent lui donner la modique rétribution qu'elle exige. Si j'euffe vécu quelques années de plus, j'aurois amaffé 1'argent néceffaire ( c'eft-a-dire , cent écus ) pour faire une petite rente a cette fceur d'école, afin qu'elle püt inftruire gratis les pauvres filles du village. Mais puifque Dieu n'a pas permis que j'euffe cette fatisfaétion , je dois me foumettre fans murmure a fa volonté. A ces mots, Marianne faifit avec tranfport une des mains de Madame de S***, en s'écriant : O ma cheF iv  128 Les Veillées re maitreffe!... Elle n'en put dire davan= tage, fes fanglots lui couperent la parole, & Madame de S***. fe levant &s'appuyant fur fon bras , reprit avec elle le chemin du Chateau. Madame de S***. ne furvécut que pen, de jours a cette converfation. Parvenue au dernier degré d'abattement & de foibleffe , elle fut obligée de garder fon lit. Marianne, au défefpoir, ne quitta plus fon chevet; tous les domeftiques fondoient en larmes dans tous les coins de la maifon. La cour du Chateau étoit remplie des habitants du village qui venoient tour-a-tour s'informer des nouvelles de leur Dame, de leur Bienfaitrice , & qui ne fortoient du Chateau que pour aller a 1'Eglife farmer les vceux les plus ardents pour la confervation d'une vie fi pure & fi précieufe. Enfin, Madame de S***, toujours auffi tranquille & auffi réfrgnée, vitapprocher fa derniere heure avec ce courage fublime que la Religion feule peut donner. Marianne recut fon dernier foupir... Ah, Dieu ! s'écria Pulchérie en pleurant; la pauvre Marianne, que va-t-elle devenir?... — Les veilles , la fatigue & le chagrin cauferent une funefie révolution dans fa fanté; elle tomba dangereufement malade ; mais a peine fut-elle en état de fe lever, qu'elle prit Ia réfolution de quitter S***; elle fit fes paquets, fe rendit h 1'Eglife oü fa maitreffe étoit enterrée, baigna de larmes fon tombeau, & partit eu-  du Chateau. 129 Tüite pour Charteville fa patrie (a), vivement regrettée du Curé & des habitants. On fut deux ans fans entendre parler d'elle. Enfin, au bout de ce temps, le Curé re■eut d'elle une boite qui contenoit cent écus, & une lettre concue en ces termesï De Charteville, ce 24 Septembre 1775. Monsieur le Curé, „ Les voila enfin, ces cent écus, que ma chere & digne maitreffe, comme vous „ le favez, defiroit a 1'article de la mort. „ Dieu foit loué , fes dernieres volontés „ feront exécutées , & la bonne ceuvre „ qu'elle projettoit aura lieu. Si j'avois -,, eu du furplus d'argent, je vous aurois 5, porté moi même les cent écus de ma „ maitreffe ; mais je n'ai pas feulement ,, de quoi payer la moitié du voyage Avec cela j'ai le cceur auffi content que jé „ peux 1'avoir, après la perte que j'ai fai> ,, te ; & je fuis foulagée d'un terrible „ poids qui m'oppreflbit jour & nuit. Je „ vous conjure , M. le Curé, de faire ^ (a) Charleville eft une vilie «harmante , a cinquante-deux Iieues de Paris, en Champagne, dans le Rhételois. Elle n'eft fujette a aucune efpece d'impofitions. Elle eft firuée fur la Meufe. Elle n'eft féparée de la jolie ville de Méïiere* que par un pont & une chauffse. F v  130 Les Veiiièes „ tout de fuite la rente ft la fceur d'éco» Ie. Ce fera pour moi une grande con„ folation d'apprendre qu'elle eft en fonc,, tion d'enfeigner ft lire gratis aux pau„ vres jeunes fillés , & que toutes les bonnes meres dn village, & même des environs, qui ne pouvoient pas la payer, „ lui envoient leurs enfants. J'efpere que tous ces petits innocents & leurs famiiles, prieront Dieu pour ma mairreffe „ leur bienfaitrice , & que vous leur di„ rez, M. le Curé, qu'ils le doivent. Maintenant, je ne demande plus qu'une graceau Seigneur, c'eltd'avoir les moyens „ de'retonrner quelque jour a S**". Quand „ j'aurai vu de mes yeux 1'école de chari,, té fondée par ma chere maitrefie , je n'aurai plus rien a defirer en ce monde". Je fuis, avec refpecï, MonfieurleCuré, Votre très-humble, &c. Marianne Rambour, Le Curé fut pénétré d'admiration en lifant cette lettre; Ion ame étoit faite pour fentir toute la fublimité d'une femblable aétion. Le lendemain au Próne , il lut ft haute voix la lettre de Marianne. Cette lecture touchaute , fit fondre en larmes tous les habirants; & le Curé lui-même, jie pouvant retenir fes pleurs , fut plufieurs fois obligé de s'interrompre,...  du Chateau. 13» je le crois , interrompit Céfar. Oh, comme j'aurois pleuré fi j'euffe été la!... Mats, maman , la fondation a-t elle eu lieu?... — Affurément. Le Curé a placé les cent écus. Cette fomme , fruit des veilles & du travail fans rehlche durant deux ans de la vertueufe Marianne, a produit une rente pour la fceur d'école , qui Pa mife en état de montrer gratis a tous les pauvres enfants de S***. A préfent, mes enfants, dites-moi fi cette adtion ne vaut pas bien celle d'Ambroife?... — Oh, Maman, elle eft encore plus belle; car la pitié faifoit agir Ambroife tout naturelletnent; & puis la reconnoiffance de Madame de Varonne le récompenfoit a mefure... — Sans doute. Au-lieu que le feul refpecl que Vlarianne ayoit pour la mémoire de fa Maitreffe Pengageoit a tous les facrifices qu'Ambroiie avoit faits pour conferver les jours de Madame de Varonne. La conduite d'Ambroife eft digue d'admiration; celle de Marianne eft au-deffus de tous les éloges. Enfin, pour en fentir le mérite, jugez d'après ce que Marianne a fait pour une maitreffe qui n'exiftoit plus, de ce qu'elle eut été capable de fa;re pour lui fauver la vie. Mais, continua Madame de Clémire, croyez-vous, mes enfants, que 1'hiftoire de Marianne foit finie? — Comment, Maman... — Ne trottvez vous pas qu'il y manque un dénouement? Ne ibmmes-nous pas convenus qu'il étoit impoflible qu'une aétion héroïqne ne fut pas F vj  132 Les 'failliet tót ou tard récompenfée?... — Ah, tant mieux, Marianne aura une récompenfe, 6e la veillée n'eft pas finie ; quelle joie!... Eh bien, Maman? Ehbien, Marianne., après avoir donné tout ce qu'elle poffédoit, ie remit k travailler fur de nouveaux frais , mais non avec autant d'ardeur; car elle ne travailloit plus que pourfe procurer fafubfiftance. Vers ce même temps , un de fes parents mourut, qui, touché de la vertu de Marianne, lui laiffa deux cents foixante livres de rente. Avec ce petit héritage, Marianne travaiflant toujours, fe trouva riche dans un pays exempt d'impofitions, & qui produit avec abondance toutes les chofes néceflaires a la vie; mais elle ne dépenfa pour elle que ce qu'il falloit indifpenfablement pour fa fubfillance , afin d'être en état de donner quelques fecours aux pauvres...—-Eh quoi, Maman, interrompi't Caroline d'un ton cbagrin , deux cents foixante livres de rente, voifó toute la récom- penfe de la vertueufe Marianne ? Mais, reprit Madame de Clémire, fongez qu'une perfonne de la condition de Marianne, avec deux cents foixante livres de rente & te goüt du travail, eft plus riche k Charïeviile, qu'une mere de familie k la Cour avec vingt-cinq mille livres de rente. En général , toute fortune qui nous tire de notre état, ne doit pas nous rendre heureux... —Mais pourquoi, dit Céfar? — Suppofez-, répondit Madame de Clémire, que Morel,, votre Laquais, gagnedemain deux milïiöns  . . dü Chateau. 133 k la ioterie. — Eh bien , maman, Morel fera parfaitement heureux, il a ün bon cceur, il fera beaucoup de bien, de bonnes actions'... — En admt-ttant que eet événement ne lui tourne pas la tête, ne le rende pas vain, orgueilleux, infenfé, il fera toujoursfort k plaindre. Morel fait lire &écrire, il a d'excellents fentiments, il eft trésdiftingué dans 1'emploi qu'il occupe; mais quelle figure fera-t-il dans le grand monde? a quelles moqueries ne fera-t-il pas expofé ? comment fera-t-il -les honneurs de fa maifon ? quelle fera fa converfation, fon maintien? 1'aura-t-il gouverner fes terres? faurat-ildémêkrli un régiffeur eft intelligent,honnêteou non ? Ilvoudra fe marier, il n'épouferacertainementniuneMarchande, ni une fermiere, il choifira une femme aimable & 'bien élevée en apparence; cette femme ne 1'aura époufé que pour fa fortune; par conféquent, elle ne fera point eftimable, &el!e fera le tourment de fa vie : ainfi vous voyez •que Morel avec cent mille livres de -rente, feroit auffi malheureux que ridicule. Aulieu de cela, fuppofez qu'il ne gagne k la loterie que douze mille francs, il achetera quelques arpents de terre, il époufera une bonne & jolie ménagere , bien honnète, bien laborieufè, & qui lui apportera en dot cinq ou fix mille francs. Aimé , refoecté de fa femme, vivant dans la plus grande aifance, confidéré des Fermiers fes voifins,, paree qu'il eft bon, charitable , & qu'il a -plus d'inftniction qu'on n'en a communé-  134 Les Veillées ment dans fon état; voila Morel le plus fortuné de tous les hommes. — Cela eft vrai, Maman; mais.fi Morel en gagnant deux millions, veut refter dans fon_ état, s'il ne va pas habiter une ville, s'il fe contente d'une petite ferme & d'une jolie ménagere pour femme, & s'il emploie tout le refte de fa fortune a faire de belles aclions, on ne fe moquera pas de lui , & il fera heureux.— Morel eft un fort honnête homme; mais dans cette fuppofition, vous en faites un philofophe un héros, & je ne le crois ni 1'un ni Pautfe. D'ailleurs, pour fuivre votre idéé, il faudroit encore que la Ménagere qu'il époufera fut auffi une héroïne, &que tous les enfants qu'il en aura fuffetit autant de philofophes; fans cela la Ménagere fera très-fichée que Morel ue fe réferve pas foixante mille livres de rente au moins; les enfants partageront ce fentiment, & le malheureux Morel n'entendra dans fa familie que des plaintes & des reproches... — Eh bien , il n'a qu'a ne fe pas marier. — Ët s'il le defire — Suppofons qu'il ne le defire pas. — 11 n'aura jamais d'enfants ; de quel bonheur vous le privez!... — Ah, chere maman!... donnonslui une bonne mere, il n'aura rien a regretter. — Aimable enfant!... Mais je le veux bien; je confens a tout ce que vous voulez. Je fuppofe avec vous que Morel ait une mere tendre & chérie, qu'il fe retire avec elle dans une petite terre, qu'il ne fe réferve que douze ou quinze cents li-  du Chateau. 135 vres de rente, & qu'il donne le refte aux infortunés, je lui vois encore bien des chagrins... — Quels font-ils? — Morel ne coniiolt ni les hommes, ni les affaires; des frippons adroits , fouples & entreprenants s'empareront de fa confiance , fous prétexte de 1'éclairer & de dirigcr fes vues bienfaifantes. Morel, trompé,dupé, volé, ruiné par eux en voulant faire le bien, ne parviendra qu'a enrichir des intrigants & des méchants. — Mais s'il ne donne fa confiance qu'a des gens éelairés & honnêtes? ... — Malheureufemcnt ceux qui ne le font pas torment la claffe la plus nombreufe. Ainfi remaruuez, je vous prie, combien il faut faire de fuppofition.s extraordinaires, & mcme extravagantes, pour admettre que Morel put être heureux fi la fortune lui donnoit demaiu cent mille livres de rentes ?... — Cela eft jufte. Je fens a préfent qu'il ne fuffit pas d'être bon pour faire le bien, qu'il faut encore être éclairé; &puis je comprends auffi que c'eft un fort grand malheur que de fortir de fon état. — C'eftft-dire , pour une perfonne de la condition de Morel & de la vertueufe Marianne, pour une perfonne enfin qui manque d'éducation ; car avec des vertus, des lumieres, de 1'inftruétion , & la connoiffance du monde & des hommes, on pent trouver le bonheur dans tous les états, & du moins on ne fera déplacé dans aucun. — C'eft une bonne chofe qu'une bonne édueation. Oui; elle rend fufceptible de tout, elle  136* 'Lts Veillées nous offre mille reiïburces dans l'adverfité, elle nous préferve du fol orgueil qu'infpirenttrop ibuvent les favears de la fortune, •ou du moins elle nous apprend ft le cacher. EHe répare 1'inégatité des conditions, elle nous donne les qualités qui font aimer, & les agréments qui préviennent & qui attirent; elle nous rend la folitude agréable, & nous fait paroitre avec éclat dans le monde; enfin,elle perfecfionnelaraifon , forme le cceur, & développe le génie, jugez donc , mes enfants 9 de la reconnoiflance qu'une perfonne bien élevée doit ft tous les gens qui ont concouru ft fon édueation».. ---Et fur-tout ft fa mere, ft fon pere... —Sans doute; & fi 1'on fent bien, comme vous% mes enfants, tout ce qu'on leur doit, on refpecle & 1'on aime véritablement les inftituteurs & les maltres auxquels ils ont remis une partie de leur autorité. En achevant ces paroles, Madame de Clémire fe leva, embraffa fes enfants, & les envoya coucber. Le jour fuivant Céfar & fes feeurs, felon leut coutume , s'entretinrent entre eux de 1'hilloire de la veille. lis ne fe laffoient pas de répéter 1'éloge de la vertüeufe Marianne Rambour; mais, malgré tont ce que Madame de Clémire leur avoit dit ft ce fujet, ils ne pouvoient s'empêcher de troaver que Marianne n'étoit pas auffi heureufe qu'elle méritoit de 1'ètre. Car enfin , difoit Pulchérie, cette bonne fille, avec ces deux cents foixante livres de rente, n'a tout  du CMteav. 137 •jufteque ce qu'il lui faut pourvivre; auffi, pour pouvoir fecourir les pauvres , elle eft obligée de travailler toujours, & de fe réduire , comme dit Maman, ft 1'abfolu néceffaire; voilft ce qui me fait de lapeine. je voudrois qu'elle eüt du moins la poiïïiilité de faire 1'aumóne fans fe mettre mal a fon aife. Le foir, ft 1'heure de la veillée, Madame de Clémire adreflant la parole ft Pulchérie : J'ai entendu tantót, lui dit-elle, toute votre converfation relativement a Marianne Rambour. Pourquoi rougiiTez-vous, Pulchérie?. ., — Maman!. .. — Si vous êtes fftchée que j'entende vos entretiens particuliers avec votre frere &votre fceur, il ne faudra pas une autre fois parler fi haut ft dix pas de mon métier. ■— Ah, maman , je n'aurai jamais rien de caché pour vous... — Pourquoi donc venez-vous de rougir? répondez ft cette queftion. — C'eft que, malgré vos réflexions d'hier, j'ai foutenu encore que l'aclion de Marianne n'étoit pas aiTez récompenfée, & je fens bien ft préfent que j'ai tort d'avoir une opinion qui n'eft pas celle de ma chere maman. — En effet, vous devez croire que votre opinion ne vaut rien quand elle ditfere de la mienne; & lorfque vous n'êtes pas frappée de la vérité des principes que je cherche ft vous donner, c'eft ft moi qu'il faut expofer vos doutes ; je fuis toujours prête a vous entendre, ft vous répondre. Ainfi quand vous n'êtes pas de mon avis , je  -138 Les Fe i!Ié es trotive trés-bon que vous m'en faflïez IV veu ; je le defire même, &]el'exige. Mais^, en le difant aux autres, vous manquez a 1'afFect.ion & au refpect que vous me devez. D'ailleurs, fi vous m'avez mal compris, je ne pourrai pas vous faire connoltre votre erreur fi je ne fuis pas prëfente a la critique que vous faites de mes opinions...— La critique!... Oh , ma chere maman, quelle expreffion !... — Elle eft peut-être un peu forte. Mais enfin, n'avez-vouspas dit que vous ne trouviezpas que Marianne füt affez récompenfée de ion aétioii, & que vous ne pouviez penfer comme moi a eet égard?... Voulez-vous a préfent écouter mes raifons ?... — Ah , maman, de tout mon cceur, & je vais tacher de vous bien comprendre, afin de penfer comme vous. — Ce qui vous fiche, c'eft que vous ne croyez pas que Marianne foit parfaitement heureufe, n'eft-ce pas?... — Oui, juftement, Maman. — Qu'eft-ce qui peut rendre parfaitement heureufe une perfonne pieufe, fimple, laborieufe , une perfonne enfin qui porte la vertu jufqu'au degré d'héroïfme le plus fublime;... de 1'argent?... vous ne le penfez pas... — Mais, maman, lorfqu'on ne le defire que pour le donner, 1'argent ajoute au bonheur. — Selon vous, la bienfaifance pourroit rendre ambitieux, & cela n'eft pas. On ne defire réellement des richeffes que par orgueil ou par cupidité. Quand ce n'eft pas la vanité qui porte aux actions vertueufes, on eft pleinemcnt  du Chateau. 130 fatisfait enfecourant les malheureux autant qu'on en a lc pouvoir. Le riche bienfaifant donne avec plus d'éclat : le pauvre bienfaifant donne avec plus de plaifir... — Pourquoi cela, maman? ... — Vousallez lecomprendre; plus une aftion eft vertueufe , plus elle nous procure de fatisfaftion... — Ah, cela eft certain. — Une aftion eft plus ou moins belle fuivant les facrifices qu'elle coüte. L'homme qui poffede cinquante mille livres de rente, & qui fe réduit ft vingt-cinq, afin de donner le refte aux pauvres , fait affurément une belle action , & mftlheureulément trop rare. Cependant de quoi fe privé-t-il? de quelques brillantes bagatelles; il fe retranche quelques diamants , un peu de dorures , &c. En gardant vingt-cinq mille livres de rente, il fe réferve toutes les commodités de la vie, un bon carrofle, une maifon agréable, une jolie terre, en un mot, les feuls agréments réels que puiffe procurcr lafortune; il n'a renoncé qu'a de vaines fuperfluités , & ce facrifice, auffi brillant que peu pénible, ajoute ft fa confidération, & lui obtienr Peftime générale. 11 eft heureux fans doute, il eft digne de 1'être. Mais le pauvre bienfaifant jouit d'un bonheur cent fois au-delfus du tien. Figurez-vous Marianne Rambour avec fes deux cents foixante livres de rente , figurez-vous cette fille angélique, n'agifl'ant que pour Dieu & fa confcience; repréfentez-vous-la, travaillant tout le jour afin de porter fecrete-  Sip Les Veillées ment le foir chez un malade, ou chez nne mere de familie, la petite fomme qui dnic donner du bouillon au pauvre infirme, & du pain a quatre ou cinq enfants. Après cette aclion, fuivez-la, voyez-la revenir chez elle les^yeux encore humides des douces larmes qu'elle a verfëes. Elle rentre dans fa petite chambre, elle n'aura pour fon fouper qu'une falade , peut-être, mais elle dira : Le plat dont je fuis privée aujourd'hui a donné du pain a cinq infortunés. .. Cette réflexion remplit fon cceur d'une joie délicieufe. Elie fe rappelle les remerciements de la pauvre mere de familie, elle croit 1'entendre, elle croit voir encore les petits enfants fe jettant avec avidité fur la nourriture qu'ils demandoient en vain depuis deux jours ! O combien de téls fouvenirs rendent chers a Marianne la frugalité de fon repas! En fortant de table, avec quel plaifir, avec quelle confiance elle va prier Dieu , eet Être fouverainement bon qui a dit : Pre„ nez bien garde de faire vos bonnes ceu„ vres devant les hommes, afin qu'ils vous voyent, autrement vous n'en recevrez „ point de récompenfe de votre pere qui ,, eft dans les Cieux («) ". Marianne n'a point eu le bonheur & la gloire d'arracher alamifere unemultitude d'infortunés, elle n'a point formé d'établiffement utile &duj-able, elle n'a point fondé d'hópital, mais (o) Evangile Je ue vous ai point dit qu'elle fut finie, vous m'avez; toujours interrompue, & vos queftions ne m'ont pas laiffé le temps de la reprendre. J'ai taché de vous faire comprendre , qu'en général, les perfonnes fans éducation font très-ft plaindre, lorfqn'un événement imprévu les fort de leur état. Je crois avoir: prouvé ft Pulchérie que Marianne Rambour devoit être heureufe avec deux centst; foixante livres de rente ; mais je n'ai point dit que ce petit héritage fut le feul prix: que le Ciel eut réferve ft fa vertu. Je vousai rappellé cette maxime, que jamais une aSt'ton hèröique ne refte fans récompenfe même dès ce monde. Lft-deffus vous vous êtes récriés tous fur la modicité d'une rente de deux cents foixante iivres , fans vous informer fi c'étoit en effet toute fa récompenfe. — Ah, je vois qu'il ne faut pas fe preffer de juger, & qu'avant de décider , il faut fe bien faire expliquer les chofes. Nous mériterions , pour notre punition , d'être privés du reite de 1'hiftoire de MaG ij  148 Lts Vtillits rianne; ce feroit pourtant un bien grand chagrin. — Je ne vous le donnerai pas. C'eft affez pour moi que vous preniez la réTolution de juger ft 1'avenir avec moins de précipitation & de légéretë. Mais revenons ft Marianne. Elle apprit dans fa retraite que le Curé de S ** * avoit lu fa lettre au Próne; loin d'en Être flattée, elle s'en affligea. Elle écririt au Curé a ce fujet : „ Je fuis ftchée, lui mandoit„ elle, que vous ayez rendu publique une „ aétion que j'aurois voulu qui n'eüt été connue que de Dieu & de vous ". Malgré la fincérité dece regret, tout le monde fut bientót ft Charleville 1'hiftoire de Marianne. Les perfonnes les plus diftinguées de la ville voulurent la voir , la connoitre , 1'attirer chez elles. Plufieurs möme tenterent tous les moyensimaginables pour 1'engager ft recevoir des fecours que fa fituation de voit lui rendre néceffaires. Mais Marianne les refufa conftamment, & répondit toujours qu'elle n'avoit befoin de rien, & qu'elle étoit parfaitement fatisfaite de fon fort. Enfin, le Curé de S * * * fit un voyage ft Paris , il y paria plus d'une fois de Marianne Rambour; il conta, entr'autres , cette hiftoire touchante ft une femme ft laquelle il donna quelques lettres de Marianne , & une copie de 1'aéte de fondation faite par elle. Cette femme remit ces différentes pieces 4 un homme de lettres de fes amis, afin qu'il les inférat dans un ouvrage intéreffant qu'il faU  du Chateau. 149 foit alors imprimer (V). —- Quoi, la vie de Marianne Rambour eft imprimée ? ah , que j'en fuis aife , voïln donc déja Marianne célebre.. . — Malgré toute fa modeffie, la voilft tirée de 1'obfcurité qu'elle aimoit; mais écoutez le refte. — Voici le dénouement, le cceur me bat... Eh bien, maman?... —11 exifte un jeune Prince, ftpeu-près de votre üge , Céfar; il a neuf ans , & déja fon caracfere donne 1'efpérance heureufe de le voir un jour auffi diftingué par fes vertus & fa bienfaifance, que par le rang augufte oü le fort 1'a placé ; ainfi que vous , mes enfants, un de fes plus grands plaifirs eft celui d'entendre conter des hiftoires intéreffantes; il les écoute avec avidité , elles font une profonde impreffion fur fon cceur, & fe gravent dans fon fouvenir. Un jour la perfonne chargée de préfider ft fon éducation, lui conta 1'hiftoire de Marianne Rambour. Quand ce récit fut achevé, le jeune Prince , fondant en larmes, s'écrie : Ah, que je fuis malheureux de n'être qu'un enfant 1... Pourquoi, Monfeigneur, lui demanda-t-on ? — Je ferois une penfion ft, cette vertueufe fille... — Mais vous avez le plus tendre des peres... — Croyez-vous que je puiffe lui demander?... — N'en («) Intitulé la The de la Rofe, & qui fe trouve a la fuite du charmant Roman , qui a pour titre : Les Amturs 6. Les Veillées pendant comme fon cceur étoit bon , & qu'elle aimoit fa mere, elle effayoit quelquefois de vaincre fa nonchalance naturelle; alors on étoit étonné de 1'intelligence & des difpoiitions qu'elle montroit; le cceur fenfible de Doralice fe rouvroit a 1'efpérance & a la joie, mais ce bonheur duroit peu. Au bout de cinq ou fix jours, Eglantine retomboit dans fon apathie ordinaire : elle fentoit confufément fes torts , & cette connoilfance, au-lieu de lui donner le defir de les réparer, ne lui infpiroit que dudécouragement. D'ailleurs, accoutumée a ne point penfer, c'eft-a-dire, ne réfléchiffant jamais, elle ne voyoit pas toute 1'ingratitude qu'il y avoit a répondrefimal aux (bins de la plus tendre mere; elle fe difoit feulement: II eft vrai que i'ai caufé beaucoup de dépenfes inutiles, mais cette dépenfe n'a pu déranger une fortune auffi contidérable que celle de mon pere; au refte je fuis jeune, je fuis riche, on dit que je fuis belle, je puis bien me pafferd'inftructions & de talents. C'eft comme fi elle eut dit : Je puis bien me paffer de montrer ma reconnoiffance a ma mere, je puis bien tne pajfer de faire fon bonheur, g;3 en même-temps d'être aimable cjf d'être aimée. Voila comme on raifonne quand on eft incapable de réfléchir. Églantine, n'ayant aucun defir de plaire & d'obtenir 1'approbation de ceux qui 1'entouroient, n'avoit nulle efpece de confidé- • radon dans la maifon de fa mere; les do-  du CheHeau. 167 meftiques & les amis de Doralifi&-la regardoient toujours comme un enfant; elle c'toit fi peu obligeante & fi finguliérement infipide; faute de réflexion, elle difoit fi fouvent des chofes fi déplacées, qu'elle étoit dans la fociété également importune, ennuyeufe & défagréable. Toute contrainte lui paroiffbit infupportable,&prefquetout étoit contrainte pour elle; tous les ufages recus dans le monde lui fembloienttyranniques ; elle trouvoit la politeffe gênante, & elle n'étoit a fon aife qu'avec des perfonnes fubalternes & fans éducation. Loin de rechercher les confeiis dont elle avoit befoin, elle les craignoit paree qu'elle fentoit qu'elle n'auroit pas le courage de les fuivre; auffi quand Doralice lui repréfentpit les inconvenients de fon caradtere, Églantine 1'écoutoit avec plus de dépit que de repentir. Ces conve-rfations étoient toujours fuivies d'un embarras & d'une humeur de la part d'Églantine, qu'elle ne pouvoit ni vaincre ni diffimuler; car, accoutumée a céder lachement aux impreffions qu'elle recevoit, n'ayant aucun empire fur elle-même, elle aimoit toujours mieux aggraver fes torts, que de fe donner la peine de chercher les moyens de les ,réparer. Églantine, en prenant tant de nouveaux défauts, n'avoit perdu aucun de ceux qu'on lui reprochoit dans fon enfatrce; elle avoit pour fon entretien, depuis deux ans, une penfion aufli forte que fi elle eut été ma-  1(58 Les FeilUes riée; cepenaant elk étoit toujours mal mife, & faifoit des dettes. Enfin, elle atteignit fa dix-huitieme année, époque heureufe pour elle, paree que c'étoit celle oü 1'on devoit congédier fans retour tous les maitres. Ce jour même, Doralice vint le matin dans la chambre d'Églantine; elle tenoit un livre; elle le pofa fur une tabk, & s'affeyant auprès de fa fille : Vous avez aujourd'hui dix-huit ans, lui dit-elle, c'eft j'^ge oü 1'éducationeftordinairementfinie; j'ai fait pour vous jufqu'i ce moment tout ce que je pouvois faire, je vous en apporte la preuve; voici le journal dont je vous ai parlé fouvent, il contient le détail de toutes les chofes que vous avez perdues depuis votre enfance, & de toutes les dépenfes inutiles que vous avez coütées; j'y ai joint les anciens mémoires de votre gouvernante , ceux de votre femme-de-chambre, &c. j'ai fait lerelevé de ces différentes foinmes; ce qui produit un total de cent trois mille francs... Ah, maman, s'écriaÉglantine,eftil poflible!... Et vous croyez bien que je ne fais pas entrer dans ce calcul les dépenfes néceffaires, tant pour votre entretien que pour les maitres qui ont réufll k vous apprendre quelque chofe. Par exeraple vous avez une jolie écriture, vous lifez paflablement Ia mufique; je n'ai point parlé de ces deux maitres dans mon journal, quoique j'aie été obligée de vous les conferver beaucoup plus long-temps que je n'aurois fait fi vous eufliez euplus d'appii- catton.  du Chateau, l0p cation. J'ai dü encore mettre au nombre des dépenfes perdues tout ce qu'ont coüté les maitres dinftruments, de defÏÏn, de séo. graphie d'biftoire, de blafon, d'arithmétique, ccc. fans oublier la maitreffe qui vou* a appns ft broder pendant deux ans, &l'éiionne quantité de foie , de chenille, de paillettes, de iatin, de velours, &c. que vous avez dépenfée fans avoir jamais fait un ouvrage qui put fervir... Mais, repartit Lglantine, cent trois mille francs', fe ne puis le concevoir. Votre furprife cellera, dit Doralice, fi vous voulez vous rappeller ce que je vous ai dit mille fois, qu'il neft point de petites dépenfes qui, fouvent répetées, ne deviennent exorbitantes, ecpar confequent ruineufes, un exemplè vous en ferajuger. Vous avez deux mratres j depuis 1'age de huit ans jufqu'a ce moment vous n'avez point paffe de mois fans les envoyer chez 1'Horloger ou chezle bijoutier, tantót pour y remettre des daces, ou même un cadran neuf, ou pour faire raccommoder la répétition' cc tantót pour y faire remettre des aiguilles ou des diamants , &c. II n'y a Pas de mois que ces montres n'ayent au moins coüté fept ou huit francs d'entretien. II y en a beaucoup ou elles ont coüté trois ou quatre louis! de maniere qu'au bout de dix ans, ce feuï art.cle ie monte ft cent huit louis. On doit bien regretter 1'argent qu'on a prodi ™ ainfi, en fongeant ft combien d'autres ufa°-es °S°/.PU lem^er' Cent trois mfl  170 Les VetUies francs que vous avez perdus, ma fille, au» roient pu afiurer un fort heureux ft plus de vingt families infortunées. Cette derniere réflexion de Doralice fit couler les larmes d'Églantine; elle pritune des mains de fa mere, & la ferrant dans les fiennes : O que je fuis coupable, s'écriat-eïle... Mais, ma chere maman, quoique ie ibis fans talent, quoique je n'aye pas d'inftruclion , cependant il me refte les éléments de tout ce qu'on m'a appris... Sans doute, reprit Doralice; & fi vous vouliez vous appliquer, étudier férieufement, vous pourriez encore regagner une partie de 1 argent que vous avez perdu; mais il faudroit que vous eufliez déformais autant de perfévérance & d'aclivité, que vous avez montré jufqu'ici d'inconftance & de pareife. A ces mots , Églantine foupira & tomba dans la rêverie : je fais, continuaDoralice, que votre fortune & les louanges qu'on donne ft votre figure, vous perfuadent que vous avez moins befoin de talents & de graces que beaucoup d'autres perfonnes , mais paree qu'on poffede les avantages les plus fra°iles & les moins eftimables de tous, cft-ce une raifon pour dédaigner ceux qui, feuls, peuvent procurer des fuffrages véritablement flatteurs? eft-ce la beauté qui fait aimer? Séparée des graces, elle na même pas le droit de plaire. Sont-ce les ncheifes qui rendent heureux? n'êtes-vous pas confumée d'ennui , toujours tnecontente des autres & d,e vous-même U ail-  du Chateau. 171 leurs,connoiffez vous 1'état des affaires de votre pere; & s'il fe ruinoit?... Ces derniers mots réveillerent 1'attention d'Églantine ; elle regarda fa mere avec une efpece d'effrói. Doralice ceifa de parler, leva les yeux au Ciel; & après quelques moments d un morne fdence qu'Egiantine n'ofoit rompre, elle reprit la parole, changea d'entretien, &au bout d'un demiquart-d'heure elle fe leva, fortit, & laiffa fa fille accablée de trifteffe & d'inquiétude. Les allarmes d'Églantine n'étoient que trop fondées. Mondor, fon pere, auffi infatiable que Doralice étoit modérée, n'avoit pu fe contenter de deux cents mille livres de rente; il s'étoit engagé dans des entrepnfes immenfes, & couroit ft grauds pas vers fa ruine totale. Doralice ne'connoiffoit pas toute 1'étendue de fon malheur, mais elle en foupconnoit une partie , & c'eft ce qu'elle avoit voulu faire entendre ft fa fille Mondor, mieux inftruit, dans 1'efpoir dé conferver fon crédit, tüchoit de cacher le mauvais état de fes affaires; mais bientót pluiieurs banqueroutes de fes affociés en découvrirent le défordre affreux. Mondor n avoit pas une ame faite pour fupporter ladverfité; il tomba malade, & les foins de Doralice & d'Églantine ne purent 1'arracher au trépas; il expira en déteftant 1'ambition & la cupidité, funefles caufes de fa ruine & de fa mort. Doralice alors s'occupa du foin de fatisfaire tous fes créanciers. La fortune entiere de Mondor n'y put fuffire: DoraUce H ij  i^j Les Veillées poffédoit une terre de quinze mille livres de rente, fur laquelle les créanciers n'avoient aucun droit ; mais afin de compléter la fomme néceffaire pour payer les dettes de ion mari, elle abandonna pour fix années les revenus de cette terre, le feul bien qui lui reftat. Églantine facritia au même ufage, tous les diamants qu'elle tenoit de fa m Ces arrangements faits, il ne reftoit a Doralice, pour vivre pendant fix ans, que fes bijoux & quelque argentene, elle les vendit & en eut vingt mille francs: il iaut, dit Doralice a fa fille, que nous alhonshabiter un pays oü 1'on puiffe vivre pendant fix ans avec la fomme qui nous refte; mon intention eft de m'établir en Suifle jufqu au. moment oü je recouvrerai la terre dont j ai cédé les revenus. Oma mere! s'écna douloureufement Églantine, vingt mille francs! Voilft donc tout ce qui vous refte... Quelle penfée pour moi quand je me rappelle tout ce que je vous ai coüté!... N'y penfe plus , interrompit Doralice en 1'embrafiant; fi j'euffe prévu les malheurs que le lort nous réfervoit, tu n'aurois jamais fu un detail dont le fouvenir eft une peine de plus pour toi; je 1'ai brülé ce journal, & tout ce qu'il contenoit eft pour jamais effacé de ma mémoire... Ah, reprit Églantine, en tombant aux pieds de fa mere, j éprouve un repentir trop vrai pour les oubher jamais , ces fautes que vous me pardonnez avec tant de générofité!... Le defir & 1 ef-  du Chateau. 173 poir de les réparer & de faire votre bonheur, peuvent feuls maintenant m'attacher a la vie... O Maman! je le fais, une fille digue de vous pourroit vous confoler de vos malheurs : eh bien, je me corrigerai, j'acquerrai les vertus qui me manquent; il vous faut une amie , je deviendrai la vótre; & pour obtenir un titre fi cher, je pourrai tout fur moi-même... Pendant ce difcours., Doralice contemploit avec raviffement Eglantine baignée de Jannes & ferrant fes genoux; elle la releva, la prit dans fes bras ; & la preffant contre fon fein : Tu me fais éprouver dans eet inftant, dit-elle, toute la joie que le cceur d'une mere peut reffentir; va, ne gémis plus fur mon fort... En prononcant ces paroles, Doralice ne pouvoit retenir fes pleurs; mais ces larmes étoient les plus douces qu'elle eüt jamais verfées. Le foir même qui fuivit eet entretien, Églantine fe plaignit d'un violent mal de tête. Le lendemain on lui trouva de la fievre; Doralice envoya chercher un Médecin, qui, après avoir attentivement examiné lamalade, déclara qu'elle avoit tous les fymptómes qui précédent la petite-vérole; il ne fetrompoit pas : cette maladie fe manifefta de la maniere la plus inquiétante; le Médecin ne cacha point a Doralice que la petite vérole étoit confluente & de ja plus mauvaife qualité. Doralice, accablée. de défefpoir , ne quitta plus le chevet d'Églantine, & paffa quatre jours dans cette mortelle inquiétuII üj  174 Les Veillées de. Eglantine, dans les accès d'un délire affreux, recevoit les foins de fa mere fans la reconnoltre; elle étoit dans fes bras, & 1'appelloit, en s'écriant douloureufement: Ma merem'abandonne.'... jPe l'aimérité!... jFene Fai pas rendue heureufe l... jtemeurs fans recevoirfa bénédiftion .'... O mon Dieu l pardonnez-moi... Ces difcours entrecoupés de foupirs & de fanglots, percoient 1'ame de Doralice; en vain elle répondoit ft fa fille, en vain elle la baignoit de fes larmes; Eglantine ne 1'entendoit pas, & recommencoit toujours fes triftes plaintes. La maladie, faifant de rapides progrès, fe porta fur-tout au vifage d'Églantine, & bientót couvrant fes yeux d'une croüte épaiffe , la priva totalement de la lumiere. Ce nouvel accident, affez ordinaire dans la pctite-vérole, n'inquiéta pas d'abord, mais enfuite il devint fi confidérable, que le Médecin en fut vivement allarmé, & ne put difiimuler ft Doralice qu'il craignoit qu'Eglantine ne perdit la vue pour jamais. O Ciel! s'écria la malheureufe mere, ma fille feroit aveugle!... Le mal, reprit le Médecin, ne me parolt pas encore fans remede, & je vais vous en propofer un qui m'a réufli dans une circonftance femblablc; il s'agit de donner un cours ft 1'humeur qui fe porte fur les yeux... Avec de 1'argent, il n'eft point de fecours qu'on ne puiffe obtenir, furtout ft Paris... II ne feroit pas diffïcile de trouver une perfonne dans la mifere, qui  du Chateau. 175 voulüt confentir ft rendre ft Mademoifelle votre fille, le fervice pénible & dégoutant qui pourroit lui conferver la vue; mais il feroit ft defirer que cette perfonne füt parfaitement faine (V)... Quel fervice, interrömpit vivement Doralice, & que voulezvous dire? II fiudroit, répondit le Médecin , que quelqu'un confentit ft fucer doucement le venin qui fe porte fur les yeux de Mademoifelle votre fille. O Dieu ! je vous rends graces , s'écria Doralice , en joignant les mains, je vous rends graces de m'avoir donné un fang pur & une bonne fanté... Ah , de ce moment feul je fens tout le prix de ce bienfait 1 Allons, Mon- (a) Si Ie trait qu'on va lire «toi» inventé , il h'auroit aucun prix. On n'eft pas excufable lorfque dans un fujet d'inveation, on oftre des détails faits pour répugner a 1'imagination & révolter les fens; mais ces mèmes détails ajoutent a l'intérêt, & deviennent fublimes quand on ne peut douter de leur vérité. C'eft une perfonne trèsconnue, Madame de R...; car je ne puis m'empêcher d'écrire au moins les lettres initiales du nom d'une fi bonne mere qui a été capable de cette aftion touchante. Un trait femblable auroit feul fuffi pour juftifier Ia confiance qu'une grande Princeffe a témoigné a cette perfonne eftimable, en Ia chargeant de la première education des Princes fes enfants. Comme Doralice étoit une excellente mere,_ je n'ai pu me défendre de lui attribuer cette aftion; certaine, par les détails de fon hiftoire, qu'elle eüt été capable de la faire. II iv  Les Veillées fieur, continua-t-elle , en fe retournant vers le Médecin , ne perdons point de temps, allons chez ma fille, venez... Quoi! Madame, dit le Médecin, feroit-il poffible que vous voulufiiez vous charger vous-même d'une opération femblableT... Quand vous pourriez avec de 1'argent... — Qui, moi! j'abuferois ainfi de la mifere d'un infortuné , je le forcerois a vaincre un dégout invincible pour lui, & fifacilea furmonter pour moi I Pouvant faire une action de mere , j'en ferois une inhumaine & Mche!... Pouvant rendre un fervice important k ma fille, je me difpenferois de ce devoir cher & facré!... — Mais, Madame, aurez-vous le courage?...—Je fuis mere, ma fille eft en danger, & vous doutez de mon courage !... — Mais vous expofez votre fanté. .. ■-- Venez, ne différons plus. En difant ces mots, Doralice, fans écouter davantage le Médecin, 1'entralna dans la chambre de fa fille. Madame de Clémire en étoit la de fon récit, quand la Baronne, regardant a fa montre, donna le fignal de la retraite; elle fe leva, on demanda vainement une prolongation de veillée, il fallut s'aller coucher. Le lendemain, Madame de Clémire reprit l'hiftoire d'Églantine en ces termes : Nous en étions reftés au moment oü Doralice fe difpofoit k entrer dans 1'appartement de fa fille. Cette derniere avoit repris toute fa connoiffance depuis la veille: Doralice, en 1'engageant k foulfrir le re-  du Chateau. 177 mede ordonné par le Médecin , fe garda bien de lui dire qu'elle-même fe chargeoit de l'opération. J'ai trouvé , lui dit-elle , une femme difpofée a vous rendre ce fervice , & elle en fera fi bien récompenfée, que vous ne devez pas la plaindre ! O Ciell interrompit Églantine, comment ne plaindrai-je pas une perfonne aflez infortunée pour fe décider k fe charger de cette hornble opération! Eh quoi, ne peut-on me rendre la vue qu'a ce prix?... Mon cceur fe fouleve a la feule idéé de ce que cette malheureufe femme va fouffrir Ah , 1'humanité permet-elle d'acheter un femblable fecours !... Songez a votre mere, reprit Doralice, fongez a la mortelle mquiétude qui déchire fon ame ! D'ailleurs, cette femme, ayant eu la petite-vérole, ne peut craindre lacontagion de cette maladie, & foyez füre qu'uniquement occupée de votre guérifon & de fa récompenle, elle ne trouvera rien de pénible dans 1 emploi auquel elle fe confacre. Enfin, ma fille, j exige de vous cette preuve de foumilfion... Vous obéir , repliqua Églantine , eft le premier de mes devoirs; vous lordonnez, il ne m'eft plus permis de balancer. A ces mots, ont fit entrer une femme qui s approcha du lit de la malade, & qui lallura dun ton ferme de fon zele & dIon courage. Allons, dit Doralice, commencez donc cette opération, je vous laifle , & je reviendrai quand elle fera finie. H v  i?8 Les Petities En difant ces paroles, Doralice feignit de Jbrtir de la chambre; eufuite elle fe rapprocha doucement du lit d'Églantine, elle fe mit a la place de la femme qui fe tint derrière elle, afin qu'Eglantine, de temps en tenjps, put entendre cette voix inconnue qui lui avoit parlé d'abord. Eglantine , cruyant fa mere fortie, conjura le Médecin de d fférer encore un moment l'opération : alors croyant s'adrefiér a la femme inconnue, eile faifit une des mains de fa mere, & la ferrant dans les fiennes : O ma'heureufe femme, lui dit-elle, pardonnes 1'alfreule extrèmiié oü vous réduit la fortune.... Hélas! je fens trembler votre main !... Eh quoi, vous preifez la mienne! OCiel! implorez-vous ma pitié?... Cette opération eft-elle au-deifns de vos forces V Ah , je le concois... Ah , Dieu ! po iri'uivit Eglantine , elle me ferre dans fes bras!... Je 1'entends pleurer... Vos difcours, interrompit le Médecin, & votre humanité Fattendriffent ; vous changez fon zele en affecfion. A ces mots, la voix inconnue prit la pan le, & protefta - que fa réfolution étoit inébranlable , & qu'elle lui coütoit mille fois moins qu'Eglantine ne pouvoit 1'imaginer, Quand elle eut ceifé de parler , le Médecin impofa filence a tout ce qui étoit dans la chambre, & fit commen.-er l'opération qui dura a-peu-près fix miuutes. Au bout de ce temps, le Médecin renvoya la femme, en luiiecommandantde venirle foir, ce qu'elle  du Chdteau* ijq promit, après avoir recu les plus tendres remerciments d'Églantine , & 1'aü'urance d'une reconnoiflance éternelle. Ce fecours , renouveilé plufieurs fois , produifit un mieux fenfible. Enfin , le troifiemejour, le Médecin déclara qu'on ri'employeroit plus qu'une fois ce remede fi affligeant pour Eglantine. Duvant cette derniere opération, Eglantine fe crpyant toujours dans les bras d'une femme étrangere, tout-a-coup fit un cri de joie en s'écnant: J'appercois le jour. Eu difant ces paroles , elie leve la tête pour voir celle qui lui rendoit la vue; mais au-lieu de ïa figure inconnue qu'elle cherche , quel erft Pexcès de fa furprife & de fon faififfement en reconnoiflant le vifage chén de Ia plus tendre des meres!... Jufte Dieu! s'écria t-elle, quoi, c'eft vous, c'eft ma mere!... Ses fanglots lui coupent la parole , & fe iettant fur le fein de Doralice, elie ne peut d'abord exprimer les tranfports paffiörinés de fa reconuoifiance que par des larmes... Le Médecin lui confirme qu*eHe n'a jamais du qu'a- Doralice tous les fecours qu'elle a recus. O ma mere! dit Eglantine, combien la vie me devient chere i Ah, qu'ii me feroit douloureux de la perdre avant d'avoir puyous ténioigner ma tendrene & ma reconnoiflance!.. . Je ne veux vivre que pour faire votre bonheur , & je ne uuis, être heureufe que par vous... Egfaritine parloii avec tant d'aéiïon & de fea, que le Médecin, craignant pour elle PefTet d'une H vj  ï8o Les Veillées émotion fi violente, 1'interrompit, & fit ceffer une converfation qui auroit pu redoubler fa fievre. Depuis ce jour , la maladie ne donna plus d'inquiétude; mais le Médecin déclara qu'elle laifferoit des traces facheufes fur la figure d'Églantine. En effet, Eglantine perdit fa beauté; quoiqu'elle ne fut pas exceffivement marquée de la petite-vérole, & qu'elle n'efit aucune couture fur le vifage, elle étoit a peine reconnoifl'able : elle avoit perdu les plus beaux cheveux dn monde , fes traits étoient groflis , & elle n'avoit plus eet éclat briilant que donne un teint uni, & d'une blancheur éblouiffantc. Sachant combien elle étoit changée, elle n'eut aucun empreifement de fe regarder dans un miroir; cependant, lorfqu'elle fe leva pour la première fois, elle ne put éviter de fe voir. Sa mere lui donnoit le bras; & en la conduifant vers une chaife longue, elle la fit pafier devant une glacé. Eglantine, en jettant les yeux fur la glacé , ne put s'empêcher de treffaillir, & s'arrêtant: Eftce \k , dit-elle , cette figure qu'on louoit tant il y a trois femaines! Quel feroit votre fort, reprit Doralice , fi vous aviez eu Ia folie d'attacher un prix a cette beauté fragile qu'un inftant peut enlever!... & qu'il faut néceiïairement perdre dans le court efpace de quelques années.. . Maman , interrompit Caroline , je crois que Doralice exagéroit un peu afin de confoler Eglantine; car on peut, en perdant  du Chateau. i8* lajeuneffe, conferver la beauté...— Non. La beauté ne peut exifter fans la jeunelfe. — Mais cependant Madame de Palmis, que tout le monde trouve fi jolie, n'eft: plus jeune ; elle a , dit-on , trente-fix ans. — Aufii n'eft-elle plus jolie ; on voit feulement qu'elle a du 1'être. 11 eft vrai qu'on lui répete tous les jours qu'elle n'a jamais été plus charmante, qu'elle a 1'air d'avoir dix-huit ans , &c. Lorfqu'elle avoit eet age , beaucoup de femme critiquoient fa figure ; maintenant toutes s'accordent ft la louer, précifément paree qu'ellcs ne la trouvent plus ce qu'elle étoit. Les jeunes perfonnes favent bien que les feuls agréments de la première jeunelfe font toujours préférés ft la plus parfaite régularité que puiffe offrir un vifage de trente-fix ans; & les femmes qui approchent de quarante ans, ne manquent pas de préférer la beauté de trente-fix ans , ft la beauté de vingt. Voilft pourquoi tant de perfonnes foutieunent que Madame de Palmis eft plus belle que la Comteffe Rofalie. L'une ft fon déclin, ne caufe plus d'ombrage; 1'autre, ft fon aurore, excite la baffe & ridicule envie de toutes les femmes affez bornées & affez frivoles pour rc-garder la beauté comme le plus précieux de tous les avantages. Pour moi, je n'ai jamais vu de femme, qui, paffé trente ans, füt auffi jolie qu'a dixhuit, & qui füt véritablement charmante fans le fecours de 1'art, c'eft-ft-dire, fans rouge, fans parure, ou fans 1'illufion des  182 Les Veillées lumieres. Allons, maman, dit Caroline, je vois bien ft préfent que Doralice n'exagéroit pas , & qu'elle avoit bien raifon de dire qu'il faudroit êire infenlée pour attacher quelque prix ft un avantage fi frivole, & dont on jouit fi peu de temps. IVlais ayez la bonté, chere maman, de reprendre la charmante hiftoire. Je fuis fftre qu'Eglantine eft ft préfent corrigée pour toujours, & qu'elle va faire le bonheur de fa mere. Vous ne vous trompez pas, reprit Madame de Clémire. Eglantine , éclairée par le malheur & par la reconnoiflance , fut vaincre tous fes défauts , & devint auffi raiionnable, aufii aftive , auffi digne d'être aimée, qu'elle avoit été indolente, pareffeufe, inconltante & légere. Auffi tót que fa fanté fut entiérement rétablie, Doralice partit avec elle pour la Suifi'e. Les deux voyageufes fe rendirent d'abord ft Lyon, prirent enfuite la route de Geneve; elles patl'erent par le Fort de 1'Eclufe, (entre Chfttillon ds Coulonges ) très-remarquable par lafingularité dc fa fituation. Elles s'arrêterent ft Bellegarde pour y voir ce que les gens au pays appellent la perdition du Khêne. C'eft un endroit prés du pont de Lucé (a), oü 1'on voit en effet, le Rhone fe perdre fous d'enormes rochers, danü (a) La moitié rie ce pont appartient a la France, & 1'autre moitié a la Savoye,  da CU'teau. 183 de vaftes gouffres , & reparoftre enfuite en fe précipitaut en cafcade fur d'autres rochers. Ce lieu, environné de montagnes, de pre'cipices profonds, de rochers couverts de mouffes & de verdure, fuffiroit feul pour dégoüter ft jamais de ces froids jardins ft l'Angloife, oü 1'on a voulu follement imiter de femblables effets. Après avoir paffe quelques jours a Geneve, Doralice parcuurut les rives charmantes du lac, dans 1'intention de chercher une maifon oü elle püt s'établir, & ellë prit la réfolution de fe fixer ft A lorges, jolie ville entre Geneve & Laufanne (a}, fur le bord du lac, & dans une fituation raviffante. Doralice loua une petite maifon dans eet agréableféjour, les fenêtres du fallon donnoient d'un cóté fur des campagnes riantes & fertiles, & del'autre, elles lailfoient voir le lac de Geneve , & par - delft les immenfes montagnes chargées de glacés qui le bornent. On ne peut fe faire une idéé de ces montagnes; elles ofFrent mille afpecls différents dans un jour, par 1'effet des divers accidents de lumiere qui s'y fuccedent. Au lever de 1'aurore, leurs fomniités & leurs rochers font couleur de rofe, & les monceaux de glacés qui les couvrent, reffemblent ft des nuages tranfparents. Quand le foleil devient plus vif, les (a) A dix lieues de Geneve , & a deux lieue< de Laufanne.  1S4 Les Veillées montagnes prennent des couleursplus foncées, & paroiifent fucceffivement gris de lin, violettes & bleu-brun. Au coucher du foleil, elles fe dorent; on croit voir d'énormes maffes de topafes, & les yeux font éblouis del'éclat brillantde leurs couleurs. Le lac de Geneve préfente des variétés auüi piquantes. Lorfqn'il eft tranquille , fon onde pure & litnpide réflécbit la couleur dés deux; mais lorfqu'il eft agité, il reffemble a la nier, il en produit le bruit impofant, il en a la majeité. Tour-ü-tour tumultueux & paifible, il attire, il charme , il étonne les yeux par des fpectacles toujours nouveaux. Églantine ne pouvoit fe laffer de contcmpler cette vue raviifante. Que tout ce que j'ai admiré jufqu'ici, difoit-elle, me paroitroit infipide a préfent! Avec quel indifférence ie reverrai les environs de Paris, eet plaines monotones, & ces jardins fi vantés. Me voila brouillée pour toujours avec les rivieres faétices, les petits rochers & les petites montagnes... Si vous aviez fait le voyage d'Italie, ajouta Doralice , vous n'aimeriez pas d'avantage les petites ruines... II me femble, reprit Eglantine, que les Poëtes & les Peintres ne devroient ni décrire les beautés de la nature, ni faire des payfages, fans avoir vu 1'Italie & la Suiife. Je fuis de votre avis, répondit Doralice. Auteuil & Charenton peuvent infpirer de jolis vers, mais non les grandes idéés qui produifent dans ce genre des oy«  du Chateau. 185 vrages immortels. Louis Bakhuifen, fameux Peintre Hollandois f», s'expofa mille fois fur la mer agitée par de violentes tempêtes, pour obferver le mouvement des vagues, le choc & les débris des vaiffeaux échoués contre les écueiis, le travail & le trouble des matelots épouvantés. Le célebre Rugendas (h) , peintre de batailles, vit le fiege, le bombardement, la prife & le pillage d'Ausbourg. II brava la mort plufieurs fois, afin de confidérer a loifir les effets des boulets & des bombes, & toutes les horreurs d'un affaut. On 1'a vu deffiner au milieu du carnage, & en rapporter des deffins exécutés avec le même foin que s'ils euffent été faits dans fon cabinet. Vander-Meulen (V) fuivit Louis XIV dans toutes fes conquötes, deffinant fur les lieux les villes fortifiées & leurs environs; toutes les différentes marches del'armée, les campements, les haltes, les efcarmouches, afin d'en compofer les tableaux qu'il fit de 1'hiftoire de ce Prince. Voikt l'aétivité, le courage que peut donner le (a) Mort en 1709. (*) Mort en 1741. Une maladie lui ayant öté pour un temps , la poffibilité de peindre de la main droite , il s'exerca a peindre de la gauche, & y réuffit parfaitement. Voyez Extraits des différents ouvrages publiés fur la vie des Peintre s, ouvrage eftimable en deux volumes, par M. P. D. L. F. 1 (c) Mort a Paris en 1690.  j.86* Les Veillées noble defir de fe diftinguer; mais quand on préfere a la vraie gloire les petits fuccèsdu moment, on n'a befoin ni d'inftructions, ni de grands talents. On refte chez foi, on intrigue, on cabale, on fe fait un parti, on peint ou 1'on écrit fans chaleur & fans vérité, &, par conféquent, fans génie; mais on eft loué deux jours. Au refte, il y a beaucoup de gens qui fe rendent juftice en ne pomTant pas plus loin leur ambition. Eglantine écoutoit fa mere avec un plaifir qu'elle n'avoit jamais éprouvé. Autrefois infenfible aux charmes fi doux de la converfation, fon indolence & fa diftracïion 1'empêchoient d'y prendre part; mais fes malheurs avoient produit en elle une révolution auffi fubite qu'étonnante. Son caraétere étoit abfolument changé; elle réfléchilfoit , elle fentoit vivement , & elle goütoit une fatisfacfion inexprirrrable a s'entretenir avec fa mere. D'ailleurs, voulant dédommager Doralice de tous les chagrins qu'elle lui avoit caufés par fon indolence, elle s'occupoit avec une acfivité qui la fatigua d'abord, mais qui bientót cefia de lui paroltre pénible. La lecture, la mufique & Ie delfin remplifibient tous fes moments. Comme elle s'appliquoit véritablement, fétude & le travail, loin de 1'ennuyer, 1'amufoient & 1'attachoient également. Dans les commencements, elle n'avoit été guidée que par le defir de rendre fa mere heureufe , & de lui prouver fa  da Chfiteau. 187 reconnoiffance; mais enfuite, charmée & furprife elle-même de la rapidité de fes progrès, elle étudia pour fon propre plaifir ; & k force d'ardeur , de patience & d'application, elle parvint 4 regagner tout le temps qu'elle avoit perdu. Elle acquit des connoilfances folides & des talents fupérieurs; 1'agréable féjour qu'elle habitoit lui devenoit tous les jours plus cher. Comme deux perfonnes peuvent vivre k Morges dans 1'aifance avec mille écus par an, elle ne s'appercevoit pas de la perte de fa fortune ; elle occupoit une maifon commode; elle avoit un cabinet charmant. Affife k fon bureau, elle voyoit le lac & les montagnes; elle trouvoit que cette vue valoit bien celle de la Seine & des boulevards. Elle faifoit beaucoup meilleur chere que dans le temps de fon opulence ; de bons fruits, du gibier, le délicieux laitage de la Suiffe, 1'excellent poiffon du lac de Geneve , ne lui lailfoient rien k defirer a eet égard. Morges, fes environs, & Laufanne,lui offroient de plus, toutes les reffources de fociété qu'on peut fouhaiter. Dans eet heureux pays, que le luxe n'a point encore corrompu, on trouve toute la fimplicité des mceun les plus pures; & les femmes y font également aimables, inftruites & vertueufes. Doralice &fa fille alloient fouventa Laufanne; elles yfirent connoiffance avec une jeune veuve, nomméelfabelle, quijoignoit a tous les charmes extérieurs mille talents  i88 Les Veillées agréables , un efprit fin, délicat, cultivé, un cceur fenfible, & les qualités les plus eftimables & les plus attachantes. Elle devint 1'amie de Doralice & d'Églantine, & les fuivoit fouvent ft Morges, ou dans les courfes qu'elles faifoient aux environs de Geneve. -.Tantót elles s'engageoient dans de longues promenades fur le lac; tantót on raffembloit ft Morges une fociété choifie de douze ft quinze perfonnes, & 1'on faifoit de la mufique; ou bien 1'on formoit un bal champêtre fous une feuillée décorée de guirlandes de fleurs naturelles. Eglantine étoit le principal ornement de ces petites fêtes par fes agréments, fa gaieté & fes talents. Elle n'étoit plus belle, maïs elle plaifoit mille fois davantage que dans le temps oü 1'on admiroit juftement la régularité de fes traits , & 1'éclat éblouiffant de fon teint. Elle avoit confervé la plus belle taille du monde, & elle avoit acquis les graces & le maintien fans lefquels eet avantage eft ft peine remarqué. Elle n'é? toit plus habillée avec magnificence ; mais" elle étoit mife avec goüt. On la regardoit fans étonnement; mais plus on la regardoit, & plus on aimoit fa figure. Son vifage avoit pris de 1'expreflion; enfin, elle n'avoit plus la beauté qui frappe tous les yeux, elle avoit mieux, elle poffédoit le charme qui les attire & qui les fixe. II y avoit prés de dix-huit mois que Doralice habitoit Morges , fans qu'elle eüt pu fe réfoudre a s'en éloigner & ft voyager  du Chateau. 189 dans la Suiffe comme elle en avoit toujours eu le projet. Cependant , voulant faire connoitre a fa fille un pays fi intéreffant , elle fe décida enfin a quitter, pour quelque temps , & fa petite maifon, & 1'aimable Ifabelle. Elle partit avec Eglantine fur la fin de Juin, & alla d'abord a Berne, ville charmante par fa régularité , & la beauté de fa fituation. Ses rues font extrémement larges & coupées dans le milieu par un petit ruiffeau d'une eau coulante & pure. Des deux cótés des rues, il y a de belles arcades qui forment des galeries couvertes, pavées en larges pierres de taille ; & le fond de ces arcades, fi commodes pour les gens de pied , eft rempli de jolies boutiques. Les promenades de Berne font raviffantes , & Ja terraffe, fituée fur 1'Aar , préfente de tous cótés une vue aimable Doralice paffa quelques jours k Berne ; & après avoir été k Indelbank, village ou. 1'on voit de fuperbes tombeaux (9), elle partit de Berne, & dirigea fa route vers (a) On trouve dans un coin de cette terrafle une infcription qui conferve la mémoire d'ua événement fingulier. Un écolier étant a cheval, tomba du haut de la terrafle en-bas •, il fit une chüte de cent & vingt piedsj fon cheval fut tué , mais 1'écolier en fut quitte pour deux jambes caflees. 11 a vécu quarante ans depuis; il a été Mimftre , & eft mort 1'an 1694.  ii)o Les Veillées les fameufes glacieres de Grindelwald, a vingt lieues de Berne. De toutes les glacieres qui fe trouvent dans les Alpes, la plus remarquable eft celle de Grindelwald, auprès d'un village qui porte fon nom. Le fommet de la montagne eft occupé par un immenfc réfervoir d'eau glacée. La roche qui fert de balfin ft ce lac, eft d'un marbre noir veiné deblanc; la partie qui defcend en pente eft d'un beau marbre varié. Les caux fuperflues du lac & des glacons qui font ft la furface, obligées de s'écouler & de rouler fucceflivement fur un plan incliné, forment ce qu'on appelle particuliérement les Glacieres; c'eftft-dire, eet affemblage de glacés en pyramides qui tapiflent toute la pente de la montagne. Rien n'eft comparable ft la beauté de ce britlant amphithéfore, couvert de tours ou d'obélifques qui paroifl'ent être du cryftal le plus pur, & qui s'élevent ft plus de trente ou quarante pieds de hauteur. Ce fpeftacle eft éblouiflant, fur-tout lorfqu'en été le foleil darde fes rayons fur ces grouppes de pyramides glacées. Alors toute la glaciere commence ft fumer & ft jetter un éciat que les yeux ont peine ft foutenir. Le vallon eft bordé des deux cótés par deux montagnes couvertes de verdure, & d'une forêt de fapins. Doralice & fa fille, après avoir vu Grindelwald , continuerent leur voyage dans 1'intérieur de la Suifte; & voulant connoitre 1'Auteur du Poëme d'Abel, elles alle-  du Chateau. 191 rent ft Zurich (V). Elles virent un grand Poëte, d'autant plus intéreffant, qu'il devoit une partie de fes talents ft la fenfibilité de fon ame & ft la pureté de fes mceurs. S'il n'eüt pas aimé la campagne, s'il n'eüt pas habité le plus délicieux pays du monde, enfin s'il n'eüt pas été bon pere & bon mari, il n'auroit point fait ces Idylles charmantesoü la vertu fe montre fous des traits fi touchants, & fous une forme fi féduifante. Pourquoi ces ouvrages, d'un genre fi fimple, ont-ils tant de charmes? Pourquoi font-ils traduits dans toutes les langues? C'eft que 1'Auteur a fenti tout ce qu'il exprime, c'elt qu'il a vu tout ce qu'il peint. II accompagna Doralice dans prefque toutes fes promenades. En parcourant les bords enchantés du lac de Zurich, de la SU, de laLimmat, Gefner montroit ft Doralice les lieux charmants qu'il avoit deffinés (£) ou décrits dans fes vers, & Doralice admira fur-tout le bocage de Pampres oü Gefner compofa la délicieufe Idylle de Mirtylle. Doralice & Eglantine paflerent huit jours avec Gefner. Elles le contempierent au milieu de fa familie, de fes occupations, & elles virent toujours en lui un Sage heureux , un vrai philofophe, & un digne peintre de la nature. (a) Situé fur Ia Limmat. {*) Gefner deffine auffi-bien qu'il écrit.  102 Les Veillées Après une abfence de deux mois, Doralice & fa fille fe retrouverent avec tranfport dans leur petite maifon de Morges. Ifabelle vint embellir leur retraite en paffant avec elles une partie de 1'hyver. Le printemps ramena les plaifirs , les fêtes champêtres & les longues promenades. II y avoit deux ans que Doralice avoit quitté Paris; Eglantine touchoit a fa vingtieme année; elie faifoit les délices de fa mere, & ne connoifïbit le bonheur que depuis qu'elle habitoit Morges. Un foir qu'Eglantine & Doralice fe promenoient fur les hords du lac, elles rencontrerent un jeune homme vêtu de noir, qui marchoït lentement, & paroifibit piongé dans la plus trifte rêverie. En paffant è cóté de Doralice, il leva les yeux, fit un mouvement de furprife, & s'avanca. Alors Doralice reconnut, avec étonnement, le Vicomte d'Arzelle. Après les premiers compliments, le Vicomte lui apprit qu'il avoit éprouvé le plus grand des malheurs, celui de perdre un pere chéri; &il ajouta , que depuis cette perte, le féjour de Paris lui étant devenu odieux, il avoit pris la réfolution de voyager; qu'il comptoit paffer deux mois en Suifle, & partir erifuite pour 1'Italie. Comme il finiffoit ce récit, Doralice, voyant la nuit s'approcher, reprit le chemin de fa maifon. Le Vicomte demanda la permiffion de la fuivre, & lui offrit fon bras. Dans ce moment, il fe reffouvint que Doralice avoit une fille, & ii s'appercut  du Chateau. 193 s'appercut qu'elle étoit avec elle. II lui adrefla la parole; mais ne put la voir ; elle étoit cachée par fa mere; &, d'ailleurs, 1'obfcurité ne lui auroit pas permis de diftinguer fes traits. Doralice arriva a laporte de fa petite maifon. Elle fonne; une fervante vient ouvrir. On entre dans la cour, & le Vicomte dit a Doralice avec attendriffement : Quoi, Madame, c'eft ici votre demeure! En difant ces mots, il fe rappelle 1'immenfe fortune dont juuiflbit iadis Doralice, le digne ufage qu'elle en faifoit, & qu'elle ne 1'a perdue toute entiere qu'afiu de payer toutes les dettes de fon mari. Cependant on monte 1'efcalier, on arrivé, dans un petit fallon orné de jolis deffins, & meublé avec goüt. Ce cabinet n'eft-ii pas charmant, dit Doralice; tout ce qu'il renferme eft 1'ouvrage d'Églantine : elle a brodé ce meuble, elle a deffiné tous ces payfages... A ces mots le Vicomte ne peut s'empêcher de montrer une furprife qui reffembloit a de 1'incrédulité : en mêmetemps il jette les yeux fur Eglantine; & frappé du changement de fa figure , il la. regarde fixement fans p.-'.voir la reconnoitre. Eglantine fourk en rougiffant unpeu, & ce fourire embellit tellemcnt fon vifage, que le Vicomte, qui laregardoittoujours , témoigna un nouvel étonnement. II avoir. d'abord confidéré Eglantine. avec curiolité, il commenca h la contempler avec intéïêt. II remarqua qu'elle étoit grandie; il admira la beauté de fa taille, la noblcffe Tome L I  194 Les Veillées de fon maintien, 1'expreffion de fa phyfionomie, & il trouva que les graces qu'elle avoit acquifes valoient mille fois mieux que 1'éclat & la froide régularité qu'elle avoit perdus. Sa converfation le furprit bien davantage encore : en 1'écoutant , il avoit peine a fe perfuader qu'elle füt la mème perfonne qu'il avoit trouvée autrefois fi infipide & fi peu aimable; & il ne pouvoit concevoir que trois années puflent produire un changement fi remarquable & fi extraordinaire. En quittant Doralice, il lui demanda avec empretfement la permiffion de revenir la voir; & dès le lendemain, il vint pailer une partie de la journée avec elle. On faifoit ce jour-la de la mufique chez Doralice ; le Vicomte entendit Eglantine chanter & jouer de la harpe. 11 croyoit rêver en fe rappellant que cette jeune perfonne fi charmante étoit cette même Eglantine qu'il n'avoit pas voulu époufer malgré fa fortune & fa beauté , paree qu'elle lui paroiffoit alors auffi bornée qu'ignorante. Le Vicomte habitoit Laufanne; il n'y enteudoit parler que d'Églantine : elle avoit gagné tous les ctuïrs par fes agréments, fon efprit, & fur-tout fa douceur, fa parfaite égalité, & fa vive tendreife pour fa mere. Le Vicomte écoutoit avec plaifir les éloges qu'on lui donnoit. Ifabelle louoit Eglantine avec toute la chaleur de 1'amitié; &"le Vicomte préféroit a toute autre la fociété d'Ifabelle. Cependant il y avoit plus de deux mois que le Vicomte étoit en Suifie,  du Chdteau. 195 & il ne parloit plus de 1'Italie. Ilconfacroit a Doralice tout le temps qu'elle lui permettoit de paffer chez elle. Timide & réfervé avec Eglantine, a peine ofoit-illui parler; mais il 1'écoutoit & 1'ohfervoit avec une attention dont rien ne pouvoit le diftraire; & il témoignoit a Doralice tout le refpect & toute 1'affeétion du fils le plus aimable & le plus tendre. II paffa encore un mois a Laufanne. Enfin, connoiffant parfaitement Eglantine, & par fa réputation , & parl'étude qu'il avoit faite de fon caractere, il ceffa de diffimuler des fentiments que la raifon même approuvoit. II ouvrit fon cceur a Doralice, & lui demanda fa fille. Vous la méritez , répondit Doralice; vousl'avez refufée belle & riche , vous la choifilfez lorfqu'elle a perdu & fa beauté & fa fortune. Les graces, les talents & la vertu pouvoient feuls vous infpirer un attachement véritable. On doit compter fur la durée d'un femblable fentiment. Cependant , comme il eftpoffible de s'abuferfoi-möme, j'exige que vous faffiez encore de férieufes réflexions fur un engagement qui doitfixer votre fort & celui de ma fille. Partez,voyagez fix mois. Au bout de ce temps, fi vous êtes dans les mêmes difpofitions , revenez, Eglantine eft h vous. A ces mots, le Vicomte fe jetta aux pieds de Doralice, & la coniura de ne point retarder fon bonheur. Mais Doralice inébranlable , ne fe laiffa toucher ni par fes prieres, ni par fes proteflations; & le Vicomte au défefpoir, fut ï y  196 Les Veillées obligé de partir le lendemain. Ne pouvant s'arracher du pays qu'habitoit Eglantine, il erra dans la Suifle, & y paiïa tout le temps de fon exil. Les fix mois expirés, il vela ft Morges. Quand il arriva, Doralice étoit feule dans fon cabinet avec fa fille. Tout-ft-coup la porte s'ouvre; le Vicomte paroit : il va fe précipiter aux genoux de Doralice. Pour la première fois, il parle de fes fentiments devant Eglantine : il demande fa main. II protefte de ne jamais la féparer de fa mere. Eglantine déclare que ce n'eft qu'a cette condition qu'elle peut le réfoudre ft changer un fort qui rempliffoit tous les defirs de fon cceur; & le Vicomte aflure Eglantine qu'un fentiment fi naturel Ia rend encore plus chere ft fes yeux. Le foir même de cette converfation, Doralice , Ia plus heureufe des meres, figna le contrat de mariage de fa fille; & trois jours après, le Vicomte, au comble de fes vceux, époufa 1'aimable Eglantine. Ah, maman, dit Caroline, voilft une jolie hiftoire. Allons, je vous promets, maman , de ne plus perdre de mouchoirs, de gants, de ne plus jetter mon goüter dans le jardin; je vous promets d'être bien foigneufe, bien appliquée, afin qu'on ne me trouve pas ft dix-fept ans mauflade & imbécille, & fur-tout afin de ne pas vous cau1'er de chagrin. Et fi , par la fuite, ajouta Madame de Clémire, on vous trouve belle, rappellez-vous encore, mon enfant, 1'hifcoirc d'Églantine. Songez que Ja beauté n'ac-  du Chateau* 197 tire que de vains complimentSj & que les graces réunies aux qualités du cceur & de 1'efprit, ont feules le droit d'obtenir des luccès flaneurs, &d'infpirerdes fentiments folides. Ici finit la dixieme veillée, & Madame de Clémire, en ie féparant de fes enfants, leur dit qu'elle ksmeneröit diner le lendemain chezM.de la Paliniere. Vous verrez la, ajouta-t-elle, de belles médailles; car M. de la Paliniere, malgré fa pernique ronde 6c noire ,& fon air diilrait, eft rempli d'efprit & d'inltruétion... — Maman, qu'eft-ce que c'eft que des médailles?... -— Je vous expliquerai cela demain a déjeüncr. Le lendemain matin les enfants renouvellerent leurs queftions au fujet des médailles; car fachant qu'ils entreroient dans le cabinet de M. de la Paliniere, ils defiroient du moins avoir une idéé fuperfidelle de ce qu'ils devoient y voir. Madame de Clémire leur lut un extrait fait pour eux, tiré de 1'ouvrage qui a pour titre : Science des Médailles (10). Enfuite les enfants demanderent ii on employoit auifi ks fymboles dans les emblêmes? Affurément, répondit Madame de Clémire; & méme le fymbole eft indifpenfable dans 1'emblême, & il ne 1'eit pas dans la médaille. Savezvous ce que c'eft qu'un emblême, c'efta-dire, une devife ?... Oui, Maman , ü-peuprès. — Une devife eft une efpece d'allégone, c'ell un fymbole qui doit exprimer Ie caracfere ou la fituation de la perfonne qui la choifit. Par exemple, Madame de I iij  198 Les Feillèes M***, que vous connoiffez, eft une perfonne fimple, modelïe, aimant peu le grand monde; ne defirant plaire qu'u fes amis, & ne montrant tous les agréments de fon efprit que dans le cercle choifi d'une fociété intime. Auffi a-t-elle pris pour devife, une violette a moitié cachéefous 1'herbe; & pour ame («), ces mots : // faut me chercher. Ah, dit Céfar, elle eft fort jolie cette devife... Voyons, reprit Madame de Clémire , fi vous comprendrez auflibien celle-ci. Un grand homme a pris pour devife, un bouquet de lis &de rofes,avec ces mots: Tout pour eux &pour elles. Qu'eftce que cela fignifie? J'en comprends bien la moitié , répondit Céfar. Les lis font 1'emblême du Roi & de la patrie; mais les rofes... Eh bien les rofes, interrompit Pulchérie, font les femmes, je le parierois... Cela n'eft pas mal deviné pour votre ftge, dit Madame de Clémire, s'il eft vrai que votre mémoire ne vous ait pas aidée fans que vous le fachiez, &que je n'aye jamais parlé de cette devife devant vous. Mais enfin , puifqu'entre vous deux vous venez de 1'expliquerentiérement, vous devez fentir qu'elle eft charmante. — Ah, oui, Maman... Cependant il me femble , que tout pour les femmes, comme tout pour le Rol, (a) Dans une devife, on appelle 1'objet qu'elle repréfente, U corps, & les paroles qui entouresu $ et objet, l'ame.  du Chateau. 199 c'eft trop dire. Pour fa mere, fes fceurs, fa femme, a la bonne heure; mais pour toutes les femmes en général, je trouve celaexagéré. —Cette efpece d'exagération s'appelle de la galanterie, on ne la donne pas pour la vérité ; par conféquent, elle ne peut être ridicule, d'autant plus que 1'ufage 1'autorife. Mais, pour revenir a cette devife, elle joint au mérite de la précifion, celui d'être également fine & délicate. -—Maman , en quoi eft-elle fine? — En ce qu'elle eft claire, s'entend facilement, & cependant ne s'explique qu'ft demi. — Comment ce'a? —Elle dit feulement : Tout pour eux fe5pour elles; & fi elle s'expliquoit entiérement, elle diroit : // «'31 a rien qu'on ne puiffe faire, point de pe'rils qu'on ne puiffe braver pour fervir fon Roi <2r fa patrie, & mériter des graces & de la beauté. — Cette devife eut été un peu longue. J'aime mieux: Tout pour eux & pour elles. — Vousavez raifon ;s'expliquer avec un détail auffi fuperflu, c'eft être lourd & pefant; voila le contraire de la finefie. — Maman, ne peut-on pas, a force de fineffe, devenirobfcur... — Dès qu'on eft obfcur, on n'eft plus fin ; on devient ce qu'on appelle entortillé, alambiquê; c'eft-a-dire, qu'on eft dépourvu de raifon & de goüt. Toute penfée qui manque de juftelfe & de clarté n'a qu'un faux air de finefie, & :ie peut plaire qu'aux efprits fuperficiels. Comme Madame de Clémire achevoitces paroles, on vint i'avertir que fes chevaux I iv  Les Petities étoient mis; Céfar fit fes adieux au petit Auguftin qui s'attendrit en le voyant partir, car il commencoit ft s'attaeher fincérement ft lui, & Céfar de fon cóté aimoit tendrement Auguftin, &fe plaifoit dans fes moments de récréation ft lui répéter une partie des lecons qu'il recevoit de fon précepteur. Quand la familie fut en voiture, Céfar fit 1'éloge d'Auguftin, & vanta avec chaleur fa bonté, fon application & le defir qu'il montroit de s'inftruiie. J'efpere, dit la Baronne, que vous trouverez toujours un grand plaifir ft 1'aflbcier ft vos études, & qu'en mêine-temps fes bonnes quaJités vous donneront del'émulation, & que vous tilcherez de devenirattentif, réfléchi,. appliqué comme lui, fans cela fon hiftoire pourroit bien reffembler un jour ft celle du Cardinal d'Offat... — Ma bonne maman, voulez-vous bien me la dire cette hiftoire ? —- Volontiers. Arnaud d'Offat, né ft CaiTagnabere , petit village auprès d'Auch, de parents pauvres, fe trouva fans pere, fans mere & fans biens a 1'ftge de neuf ans; il fut élevé avec le fils du Seigneur du village, qu'il devanca ii fort dans le cours de fés études, qu'il devint par la fuite fon précepteur. — Ali, j'efpere qu'Auguftin ne deviendra pas le mien. Mais, Maman, ce même d'Offat a été Cardinal? — Oui, ayant f"'t fon droit fous Cujas, fameux jurifconfulte, il fuivitle barreau de Paris avec diftinction; les protecteurs qu'il s'acquit par fon mérite, lui pro-  du Chdtedu. 201 curerent une charge honorable dans la Magiftrature. Paul de Foix , Archevêque de Touloufe, nommé par Henri III il 1'ambaffade de Rome, choifit d'Offat pour fecretaire de fon ambaffade; après la mort de 1'Archevêque, d'Offat fut chargé en chef des affairesde Frasce. Henri-Je-Grand, dut ft fes foins fon abfolution & fa reconciliation avec la Cour de Rome; les fervices importants de d'Offat furent récompenfés par le chapeau de Cardinal : il mourut ft Rome, en 1604, agé de foixante-fept ans. Nous avons de lui un grand nombre de lettres qui font très-eftimées. Vous voyez, mes enfants, quelle fortune le mérite & les talents peuvent procurer, & quel éclat ils peuvent répandre fur la vie; mais pour faire un chemin auffi brillant, les talents ne fuffifent pas, il faut encore y joindre la vertu. — Oui, je vois bien , ma bonne-maman, que fi 1'on veut réuflir & devenir heureux, il faut prendre le parti d'être yertueux & inftruit. Cependant, maman , il y a eu de malhonnêtes gens qui ont fait de grandes fortunes? — Oui, mais ils n'en jouiffoient pas, paree qu'un bien mal acquis eft toujours poffédé avec inquiétude; on craint juftement de le perdre , & cette crainte corrompt tout; il eft poffible que les talents fans la vertu conduifent ft la fortune, mais cette fortune n'eft pas folide , & ne produit jamais de gloire. Les enfants trouverent ces réflexions très-juftes, & tout en ca;rI v  aoi Les Veillées fant ainfi, on arriva au chateau de M. de la Paliniere. Après le diner, on vit une belle fuite de médailles, quelques tableaux précieux de 1'école d'Italie, une jolie collection d'eftampes, & la journée paffa comme un fonge. M. de la Paliniere avoit beaucoup d'efprit & d'inftruétion : au premier abord, il ne frappoit que par la fingularité de fa figure & par fa diftraétion; mais il gagnoit infiniment a être connu; il avoit en même-temps de 1'originalité & du naturel, & une converfation folide & intéreffante. II coniura avec tant d'inftances la Baronne & Madame de Clémire de paffer quelques jours chez lui, qu'elles y confentirent. Durant eet efpace, il leur conta plufieurs particularités de fa vie; & comme elles y trouverent beaucoup d'intérêt, elles parurent regretter que leurs enfants n'euffent pas été préfents a ces converfations. Alors M. de 3a Paliniere, qui, d'ailleurs, avoit entendu parler des veillées , leur offrit de conter aux enfants fon hiftoire entiere, fi elles confentoient k refter deux jours de plus avec lui. Cetre propofition fut acceptée; M. de la Paliniere promit de fournir au moins deux ou trois veillées. En attendant la première , Pulchérie queftionna fa mere; elle demanda fi 1'hiftoire de M. de la Paliniere étoit gaie ou trifte. Mais, dit Madame de Clémire, M. de la Paliniere a eu des pafiions très-vives. II n'a donc pas été heureux, reprit Pulchérie, -•- Vous en jugerez. -•• Et.  da Chateau. 203 quelles pafiions a-t-il eiies? — II a été amoureux & jaloux. — Bon, cela me paroït dróle, pourtant je ne fais pas trop ce que c'eft que 1'amour?— On eft convenu d'appeller amour, tout fentiment très-vif; par exemple, la tendrefle d'une mere; on dit, amour maternel. — On doit donc auffi dire, amour filial? Cette queftion valut a Pulchérie deux tendres baifers; enfuite Madame de Clémire, reprenant le fil de la converfation : Ainfi, dit-elle, on entend par amour, une véritable & vive affection plus tendreque 1'amitiéordinaire, telle que Panwur maternel, Vamour filial. — J'entends, Maman; & quand on dit feulement r amour, fans rien ajouter après? — On veut parler de 1'affection d'un homme pour une femme; mais en même-temps, on n'employe guere cette expreffion que pour défigner une affection déraifonnable cc folie. — Comment, un homme ne peut pas aimer raifonnablement une femme? — Pardonnez-moi; inais quand on dit qu'il a de Vamour , qu'il eft amoureux , on veut dire qu'il aime trop, qu'il aime avec paffion. — Ah, ah! 1'amour tout feul exprime cela? —Oui, au-lieu qu'on n'entend par amour maternel, amour conjugal, &c., que des fentiments trés - vifs, très-tendres, mais qui laiffent toujours le libre ufage de la raifon. — II ne faut donc pas avoir d'amour? — Nous fommes déja cpnvenues, qu'il falloit fe défendre avec foin des paffious, — Oui, paree qu'elles I vj  204 Les Veillées ótent la raifon. — Et par confëquent, el- les peuvent nous faire trahir nos devoirs. — Ainfi une femme doit avoir de 1'amour conjugal & point d'amour, c'eft-ft-dire, point de paffion. — Cependant vous comprenez bien qu'on peut être vertueux , même en livrant fon cceur ft la paffion la plus extravagante, dès que cette paffion a pour objet un mari , un enfant ; on eft feulement moins heureux, moins raifonnable; mais quand les fentiments font légitimes, 1'excès n'en eft condamnable que jorfqu'il nous fait négliger quelques-uns de nós devoirs. II eft vrai qu'il eft bien difikile qu'une paffion n'ait aucune influence fur notre conduite, fur nos actions; voilft pourquoi les pafiions font li dangereufes. — Maman , eft-ce qu'il y a un amour qui puiffe ne pas être légitime? — Oui, une perfonne mal née, mal éleyée , fans principes, fans modeftie , eft aifément fufceptible de cette efpece d'égarement qui confifte ft prendre un fentiment paifionnó pour un homme, par exemple, qui n'eit pas fon mari. — Oh, fi donc! Cela eft horrible, puifqu'en fe mariant, on promet ft Dieu d'aimer fon mari de tout fon cceur. —■ On promet ft Dieu de lui refter fidelle, c'eft-ft-dire, dó ne jamais lui préférer perfonne; on promet de lui confacrer fa vie; ainfi quand ce mari deviendroit injufte , tyrannique , on n'en feroit pas moins liée; & même s'il étoit fi méchant, fi haïlfable, qu'il fut impoffiblè de  du Chdteau. 205 l'aimer , on feroit toujours engagée par fon ferment, & on ne pourroit fans crime , accorder a un autre les fentiments dont il fe feroit rendu indigne... — Cela eft jufte; car en fe mariant, on s'engage pour la vie a ne jamais aimer un autre homme. Mais , maman , comment fe peut-"* il qu'il y ait des femmes qui ne fentent pas cela ? — Je vous J'ai dit, c'eft qu'il y a des femmes qui• manquent de principes, de religion & de modeftie; elles en font affez punies par le mépris public & les remords de leur confcience; le repentir tuk de prés Pégarement, d'autant mieux que 1'amour eft la plus fragile de toutes les pafiions; & quand il n'eft pas autorifé par le devoir , & par conféquent fondé fur 1'eftime, il ne mérite même pas le nora de fentiment; il n'eft alors qu'une folie aviliffante caufée par le déréglement de 1'imagination & par la corruption du ceeur. •—Ah, la vilaine chofe!'.... Maman, qu'eft-ce qu'un mari jaloux? — C'eft un mari qui doute de 1'honnêteté, de la vertu de fa femme; c'efl-a-dire , qui craint qu'elle ne puiffe aimer un autre homme autant que lui. — Maman, il n'eft pas poflible qu'une femme vertueufe ait un mari jaloux ? — Pardonnez-moi, paree que tout homme peut être injufte. — Oh , par exemple , li j'avois un mari jaloux, je me facherois... — Vous auriez tort; fans doute, il eft affreux de fe voir méprifer par 1'objet qu'on doit aimer; mais il y a dans le.  ao6 Les Veillées malheur dont nous parions, une grande confolation; c'eft qu'une femme honnête avec de la douceur, de l'intelligence , & une prudence parfaite , eft toujours füre d'obtenir tót ou tard toute 1'eftime & toute la confiance de fon mari. Après cette explication , Pulchérie fit encore plufieurs queftions ft fa mere, &le foir même de eet entretien, après le fouper, M. de la Paliniere en préfence de toute la familie de Madame de Clémire, prit la parole, & conta 1'hiftoire fuivante : Hiftoire de M. de la Paliniere. Je n'ai pas toujours eu la perruque ronde & noire que vous me voyez, & la diftraction qu'on me reproche aujourd'hui. Dans mon enfance, j'étois fort joli, du moins fuivant ma mere, qui prétendoit même que j'étois trop beau pour un gargon : il eft vrai que jamais perfonne d'ailleurs ne m'a reproché ce défaut. Quoi qu'il en foit, j'étois fils unique , ma mere avoit peu réfléchi fur 1'éducation; elle me güta, & j'er» profitai de maniere ft devenir, avant 1'ftge de neuf ans , le plus méchant petit garcon qu'on eüt jamais vü; j'étois également volontaire , inappliqué , turbulent & importun; je faifois cent queftions de fuite fans jamais écouter une réponfe; je ne voulois rien apprendre, & je ne me plaifois qu'ft battre du tambour & ft jouer de la flüte ft l'oignon; cependant couune aucun Précep-  du Chateau. 207 teur ne pouvoit me garder plus de cinq ou fix mois, & que j'avois fait déferter trois Abbés, ma mere prit enfin le parti de me mettre au college. J'avois alors onze ans; je pleurai beaucoup en quittant la maifon paternelle; malgré ma fottife & mes travers, j'avois un bon coeur; mais enfuite je ne fus pas faché de me trouver dans une grande & belle maifon remplie d'c-nfants & de jeunes gens qui me parurent tous de la meilleure humeur; car j arrivai précifément au moment d'une récréation. Je me mis a courir & a fauter, &j'affurai que je m'accommoderois fort bien de la vie qu'on menoit au college. Je me pris fur le champ d'amitié pour un jeune écolier, nommé Sinclair, plus ftgé que moi de deux ans, qui me gagna le cceur par fon air de franchife & de gaieté, mais qui d'ailleurs étoit auffi inftruit & auffi raifonnable que j'étois ignorant & étourdi. Le lendemain jetrouvaiun étrange changement dans la maifon; ilfallut aller a la claffe, il fallut fubir un examen de mes talents, qui découvrit publiquement que je favois a peine lire; il s'éleva une huée générale, & un petit garcon de dix ans qui étoit placé auprès de moi, fit un éclat dc rire qui me parut fi impertinent , que je n'héfitai point a lui donner un coup de poingqui Je renverfade 1'autre cöté fur fon camarade. Auffi-tót on me faifit, on m'arrache ignominieufement de ma place, on me traine hors de la falie, je me d.battois, je tempêtois, mais en vain; en  aoS Les Veillées .fortant Je paffai devant Sinclair, qui jetta fur moi un regard de compafïion fi doux & fi expreffif, que, malgré ma fnreur, je me fentis attendri... On me conduifit dans une chambre bien noire, on m'y enferma en me déclarant que j'y refterois huit jours , & que durant ce temps, je n'aurois pour toute nourriture que de la föupe, du pain & de 1'eau. Après ce terrible difcours, on me laiffa feul réfléchir a mon aife fur les fuites funeftes que peut avoir un coup de poing. En me promenant ft tritons dans ma prifon, je découvris qu'elle étoit entiérement matelaffée & affez fpacieufe: alors je me promenai hardiment , & je repafiai dans mon efprit toutes les circonftances de mon malheur. Je me fentois profondément humilié, & je me repentois de n'avoir pas mieux profité des lecons des trois Abbés que j'avois forcé de m'abandonner; je m'écriois : O ma mere ! fi vous étiez ici, vous ne fouffriiiez pas qu'on me traitftt avec tant de rigueur... Mais fi vous aviez permis ft mon premier Abbé, ou même a mon fecond & mon troifieme, de m'impofer quelquefois de petites pénitences comme ils le defiroient, je faurois peut-être lire couramment, je n'aurois pas 1'habitude de donner des coups de poing fi légérement, & je ne ferois pas ici. Au milieu de ces trines réflexions, je me rappellois le regard de Sinclair; je croyois le voir encore, ce fouvenir me touchoit; ce-  du Chateau. 209 pendant, ce qui me fachoit Ie plus, c'ëToit que Sinclair eüt été témoin de mon humiliation , de mon emportement & de ma punition; je craignois qu'il ne me mépnfat, & cette idéé m'étoit infupportable. r Je finiflbis ce monologue, quand touta-coup j'entendis ouvrir la porte de ma prifon , & je vis paroitre mon ami Sinclair une lanterne a la main; je me jettai a fon col en pleurant de joie de le revoir. Venez, me dit-il, on vous accorde votre grace. Ma grace! interrompis-je, fansdoute je vous la dois , je fuis fur que vous l'avez demandée, elle m'en fait plus de plaifir... On exige feulement, reprit Sinclair , que vous faffiez des excufes a celui que vous avez offenfé... Des excufes , m'écriai-je, a eet infolent petit rica- neur! II a eu tort de fe moquer de vous, j'en conviens, il a manqué de politeife; mais vous avez manqué de raifon & d'humanité. — Bon, je ne lui ai pas fait grand mal... — Paree que vous n'en avez pas la foree ; cependant , fon bras e les joueurs réuniffent 1'extravagance a 1'inhumanité; car, jouer gros reu contre un homme qui ne peut payer, c'eft une folie : jouer gros leu contre un homme qui n'a la poffibilité de payer qu'en dérangeant fa fortune & celle de lés enfants, c'eft une barbarie. Un ioueur communément ne penfe & ne réfféchit que dans le malheur; alors, ii a quelques lueurs de raifon; il fe reproche fa palfion, il envifage fa ruine, celle de fa familie ; ce tableau le péuetre & lui infpire de juftes remords; mais fi la cupidité ne fermoit pas fon cceur aux fentiments les plus naturels, quelle foule de réflexions affligeantes fe préfenteroient a lui quand il gagne; il fe diroit alors : „ Dans quelle fituation font ,, maintenant ceux qui m'ont envoyé eet „ argent? Pour me le donner, on a peutêtre facrih'é la nature a I'honneur, vendu des terres, ruiné des enfants afin de „ payer une dette qu'il eft déshonorant de ne pas acquitter. Si cette fommeque „ je deftine a mes plaifirs, étoit tout ce  du Chateau. 229 „ que poffédoit I'homme qui me Ia donne! „ Si eet infortuné, égaré par ledëfefpoir, „ fe portoft ft quelque extrêraité f'unef,, te!. .. " Arrêtez , mon oncle , interrompis-je , vous me glacez d'horreur! ... Les trois mille louis du malheureux Ciainville, les voila fur cette table, ie n'en puis fupportcr la vue! Cependant dois-je me reprocher un malheur dont je fuis ft peine la cauië indireéte? Je n'ai point preffé Clainville de jouer, pouvois-je refufer de tenir fon argent? Non , reprit mon oncle, mais vous ne faviez pas qu'en devenant joueur, vous feriez nêcefTairement la caule de mille aventures femblables, & voiia fur-tout ce qui rend la profeffion de joueur li odieufe a tous les gens qui penfent bien. Sommes-nous la caufe innocente d'un malheur, quand ce malheur eft la fuite indifpenfable de notre conduite? Saint-Albin , toujours défceuvré , touiours affairé, citoyen inutile, coürtifan fans faveur, changeant de lieu par ennui, crevant fes chevaux par air; Saint-Albin, 1'autre jour fur la route de Verfailles , reuverfe & bleffe un homme qui mourut le lendemain. Vous favez le bruit qu'a fait eet événement, vous favcz le déchainement qu'il a excité contre Saint-Albin; pourquoi? c'eft qu'il s'eft attiré ce malheur par fon étourderie; c'eft que fes eb vaux vont toujours ventre ftterre; c'el qu'une folie femblabf; fuppofe auffi peu d'humaniréquedeprudence. C'en? eft affez, mon oncle, repris-je, vous m'ou-  23° Les PeiHées vrez les yeux ; j'ai été joueur un moment , paree que je n'avois fait aucune de ces réflexions ; je ferois maïnteuant inexcufable ft mes propres yeux, fi je confervois une paffion fi funefte. En effet, 1'aventure de Clainville, & les réflexions de mon oncle, avoient produit fur mon efprit & fur mon coeur une impreffion ineffacable. Le jour même, j'allai trouver le pere de Clainville, pour lui offrir de lui remettre les trois mille louis que j'avois eu le malheur de gagner ft fon fils, en 1'alfurant que je prendrois tous les arrangements qu'il' voudroit pour le payement de cette fomme, dont je proteftai n'avoir aucun befoin pour le moment. Cette propofition fut refufée avec dédain ; on me fit même entendre qu'on étoit perfuadé que j'affecfois une faulfe générofité; & que je n'aurois pas fait une offre femblable fi je n'euffe été certain qu'on ne 1'accepteroit pas. Outré d'une telle injuftice, je me levai brufquement en difant: Eh bien, puifque vous êtes inflexible, puifque rien ne peut vous engager ft révoquer 1'arrêt cruel qui privé votre fils de la liberté, ne croyez pas que je profite de eet argent que je détefte; je vais le porter ft la Conciergerie; il a fait un malheureux, que du moins il change le fort de quelques infortunés. En achevant ces paroles, je fortis impétueufement. Je merendis ft la Conciergerie, je me fis remettre la lifte des prifonniers, & ft 1'inftant, je don-  du Chdteau. cjr nai les trois mille louis pour la délivrance de quarante prifonniers. En renoncant au jeu, il fallut renoncer a beaucoup de liaifons nouvelles que j'avois formées depuis trois mois. J'avois négligé ma femme : je revins a elle avec tranfport; elle me recut avec une tendrefl'c & une indulgence qui me la rendirent mille fois plus chere que jamais. Dans les premiers épanchements de cette efpece de réconciliation, je lui avouai tous mes torts, toutes mes bizarreries; je ne lui cachaipas que j'avois eu la coupable injufïice d'être jaloux de Sinclair. Julie parut auffi étonnée qu'affligée de eet étrange aveu; & dans la crainte que je ne retombalfe encore dans la même foibleffe, elle me confeilla de ne point engager Sinclair a revenir chez elle aufli fouvent qu'autrefois; car, depuis trois ou quatre mois, je ne 1'avois vu que rarement; & de lui-même, il avoit fort éloigné fes vifites. Ce confeil étoit fage, mais je ne le fuivis point; je me croyois guéri, je voulois le prouver. Je fus chercher Sinclair, je fis toutes les avances : il m'aimoit, il fe perfuada facilement que j'étois enfin devenu raifonnable; d'ailleurs, s'il avoit trop d'efprit pour n'avoir pas pénétré ma jaloufie, il n'en avoit du moins aucune preuve certaine, & il étoit bien fur qu'elle n'avoit jamais été que paffagere & momentanée. Cependant, en renouantrhitimité quiexiftoit autrefois entre nous, il crut qu'il feroit  232 Les Veillées prudent de me faire une confidence qui, malheureufement, produifit un effet tout contraire ft celui qu'il en attendoit. II m'avoua qu'il avoit, depuis long-temps, une inclination fecrete. Celle que j'aime, ajoula-t-il, m'a fait donner ma parole d'honneur de ne confier ce fecret ft perfonne; des raifons de families très-importantes l'obiigent ft ce myftere. I! n'y a que trois |ours, quoique je l'aye tenté mille fois depuis un an, que j'ai pu obtenir d'elle la iimplepcrmiffion de vous faire connoitre la fituation de mon cceur; mais en même-temps elle s'obiïine toujours a vouloirquejev>uscache fon nom. Ce difcours de Sinclair, s'il eüt été prononcé avec un air ouvert & naturel , auroit peut-être rétabli pour jamais la tranquillitédans mon ame; mais Sinclair, outre le defir de me donner une preuvede confiance, avoit encore celui de m'infpirer ft fon égard une parfaite fécurité; enmêmetemps il vouloit me cacber qu'il eüt pénétré ma jaloufie, & cette efpece de diiiimulation lui donnoit un air de contrainte & d'embarras qui ne m'échappa point, & qui me rendit toute ma défi.wice. En me difant la vérité fans aucun déguïfement;_en m'avouant qu'il s'étoitappercu de mes inquiétudes oi trageantes; en ajoutant que pour en prévenir le retour , il m'apprenoit qu'il étoit lié par un engagement fecret, Sinclair m'auroit parlé fans embarras, il m'auroit perfuadé. Par une délicateffe efiimable, il voulut m'épargner  du Chdteau. 233 la honte de rougir h fes yeux; il feignit d'ignorer que j'euffe été capable delefoupconner un moment; il ne s'expliqua point franchement, il n'eut ni le ton, ni fair de la vérité. Ses regards évitoient les miens; il fembloit craindre que je ne pénétraffe fa penfée dans fes yeux; il paroiffoit troublé; je crus qu'il me trompoit; & par une précaution mal-adroitement prife, il ranima lui-möme la jaloufie qu'il vouloit détruire. C'eft ainfi que la diflimulation la plus innocente n'eft jamais fans inconvénient. Criminel ou non, 1'artifice eft toujours dangereux, & prefqu'inévitablement nuifible. La meilleure & la plus füre politique elf de n'employer iamais la rufe, les détours & les petites fineffes, & d'être, dans toutes les circonftances de la vie, également droit & fincere. Ce fyftême eft naturellement celui des belles ames; & la feule fupériorité d'efprit & de lumieres fuffiroit pour le faire adopter. Cependant je crus devoir cacher ce qui fe paffoit dans mon cceur; mais ce cceur étoit mortellement bleffé, & je me premis bien d'obferver plus attentivement que jamais la conduite & les démarches de Sinclair. En même-temps Ie chagrin & le befoin d'ouvrir mon ame, me firent commettre mille indifcrétions. Je confiai ma jaloufie a plus d'une perfonne. On croit toujours qu'un mari qui fe plaint en a le droit, & qu'il dit moins qu'il ne fait. Ainfi je faifois tort a la réputation de ma femme; je don-  iU Les Veïllies -nois ft la méchanceté un prétexte plaufible pour la noircir. J'étois injufte, inconféquent, infenfé, & je me couvrois des plus grands ridicules. Comme j'obfervois Sinclair avec des yeux prévenus, je ne fis que m'affermir dans mes foupcons. Ne pouvant plus réfifter au chagrin que j'éprouvois, & facbant que quelques affaires retenoient Sinclair ft Paris, je partis avec Julie pour une maifon de campagne que j'avoisauprès deMarly. Belfamie., fon amie, 1'y fuivit, & mon oncle fut du voyage. 'La jaloufie qui me confumoït avoit tellement changé mon caractere, que j'étois devenu prefqu'infenfible aux chofes les plus faites pour m'intérefier. J'avois defiré des enfants avec pafijon : ma femme étoit grofle de cinq mois, & eet événement me touchoit a peine, quoiqu'il fit le bonheur de Julie, qui ne parloit plus que des projets qu'elle formoit pour fon enfant, qu'elle fe promettoit bien de nourrir & d'élever elle-même. II y avoit quinze jours que nous étions ft la campagne, lorfqu'un matin je paflai dans 1'appartement de Julie, dans 1'intention d'avoirune explication avec elle. Malheureufement elle venoit de fortir avec Belfamie, & 1'on me dk qu'elle étoit dans le jardin. Réfolu de 1'attendre, j'entrai dans fon cabinet. Je m'affis fur un canapé, & je me livrai ft la plus fombre rêverie. Au bout d'un quart-d'heure, euuuyé d'attendre, je me levai. Ce mouvement fit tomber un oreiller, & j'appercus dans un coin  du Chateau. *35 du canapé un petit porte-feuille... Jen'avois jamais vu ce porte-feuille dans les mains de Julie, quoiqu'il ne parüt pas neuf. C'en fut alfez pour exciter ma curiofité , & me faire naltre mille foupcons confus. Je me faifis du porte-feuille,'je le mets dans ma poche, & au moment même je me retire, ou pour mieux dire, je me fauve dans mon appartement. Arrivé chez moi, je m'enferme, je me barricade, enfuite je mejette dans un fauteuil, &je reprends haleine. J'étouffois, une oppreffion affreufe ni'ótoit prefqu'entiérement la faculté de refpirer. Mes mains tremblantes ne pouvoient tenir le fatal porte-feuille. Je le pofai fur une table, alors je le confidérai, & je fentis que mes yeux fe rempliffoient de larmes!... Qu'ai-je fait, m'écriai-je ? ce que je ne pourrois excufer dans un autre!... Ehquoi,un fimple cachet pofé fur une lettre, eft pour tout honnête homme un fceau refpecfable & facré, & je me réfoudrois a brifer cette ferrure!... O Ciel, la violence & la fraude ne me font plus d'horreur! Voilft donc oü peuvent conduire les pafiions!... Cette réflexion me fit treffaillir. Jefustenté de reporter le porte-feuille fans 1'ouvrir; mais la paffion 1'emporta. Au défefpoir d'y céder, & trop foible pour y réfifter, je pris le porte-feuille avec une efpece de fureur, j'en fais fauter la ferrure, il s'ouvre!... Dieu , que vois-je! un portrait!... Jefriubnne, mon cceur palpite avec violence, un tremblement univerfel me faifit...  236 Les Veillées Éperdu , hors de moi-même , je fixe en frémiflant cette funefte peinture... Ah, je ne puis la méconnoitre!... Malheureux, c'eft Sinclair, c'eft lui-même!... Perfide, m'écriai-je, tu mourras... Elle eft innocente, interrompit vivement Pulchérie, j'en fuis ffire. Mais, Monfieur, fi vous 1'avez tuée , n'achevez pas votre hiftoire... Aces mots, Monfieur de la Paliniere fourit; & reprenant la parole : Raflurez-vous, dit-il, fi elle n'eft pas coupable, le Ciel la protégera, & je ferai le feul ft plaindre. Mais écoutez le dénouement de ce trifte récit. Dans le premier tranfport de ma rage, je perdis abfolument la raifon & le fouvenir de ce que je me devois ft moi-même. Julie ne fut ft mes yeux qu'un monftre qui ne me paroifibit plus avoir rien de commun avec moi. Je brülois du defir infenfé de la perdre, de la déshonorer, & de publier fa honte &mon malheur. D'abord je commence par écrire un billet; il s'adreflbit ft Sinclair, & contenoit ces mots : „ Enfin, j'en ai la cer„ titude, vous êtes le plus perfide & le „ plus vil de tous les hommes! Ne vous „ flattez pas de m'avoir jamais trompé; il „ ya plus d'un an que je fuis éclairé. Trou- vez-vous ce foir ft huit heures derrière „ les Chartreux, & muniflez-vous de deux „ piftolets. Je dois avoir le choix des ar„ mes, je vous laiffe celui des témoins ". Après,avoir écrit ce billet, je m'élance vers la porte de mon cabinet, je fors impétueufemenr. Je rencontre un valet-de-  du Chateau. 237 chambre. Etonné de ma démarche & de mon air égaré , il s'arrête. Je lui donnai le billet que je venois d'écrire, en lui ordonnant de 1'envoyer fur le champ par un homme ft cheval; enfuite, ajoutai-je d'une voix terrible, vous irez dire ft votre maitreffe que je pars dans l'initant, que je ne la reverrai jamais, & que, dans quelques jours , un couvent fera fon éternelle demeure. Au même moment , je demande des chevaux, & je vole ft 1'appartement de mon oncle. Je le trouve feul; il recule d'effroi en me voyant. Je lui conté en deux mots mon aventure, en 1'afiurant qu'avant cette affreufe découverte, j'étois fur depuis long-temps de la perfidie de Julie. Mon oncle veut douter encore; il m'exhorte ft ne point faire d'éclat, & ft ne prendre un parti qu'après une müre réflexion. Ilajoute que toutes les réfolutions formées dansles premiers mouvements de la colere font toujours imprudentes, & entrainent néceffairement les regrets & le repentir; que d'ailleurs les plus fortes apparences font fouvent trompeufes; & que plus on a vécu, plus on a d'expérience, & moins on effc précipité dans fes jugements. Mais mon oncle me parloit en vain ; livré au défefpoir, uniquement occupé des plus affreux projets de vengeance, je ne 1'écoutois pas. J'étois enfeveli dans une morne & profonde rêverie, lorfque tout-ft-coup la porte s'ouvrit. Je levai la tête, mais que devins-je, grand Dieu, en appercevant Juüe!... Au-  23* Les Veillées dacieufe créature, m'écriai-j'e, fortez ou craignez ma fureur!... A ces mots, mon oncle, rempli d'effroi, fe précipite devant moi; & me faifiifant dans fes bras, il me retmt lans peine. je ne pouvois plus me foutenir. Au même inftant Julie s'avance, & s'adreflant ft mon oncle : Lailfe-le dit-elle, je n'ai rien ft craindre... Je ne puis exprimer 1'efpece d'impreffion que produifit fur mon cceur ce peu de mots. Le fon de cette voix angélique fit entrer a la fois dans mon ame~& le doute & le remords... Toute ma fureur s'e'vanouit. Je regardai Julie en tremblant... Une certaine majeflé répandue fur toute fa perfonne, donnoit ft fa figure je ne fais quoi d'impofant & de fier qui rendoit fa beauté plus frappante qu'elle ne 1'avoit jamais été; & fon air affuré, févere & tranquille unt le comble ft ma furprife , & acheva de m'intimider. Le faififiement, 1'étonnement me rendant immobile , je la regardois fixeraent fans pouvoir proférer une feule parole. Après un moment de filence, Julie, jettant les yeux autour d'elle, appercut fur une table le porte-feuille ouvert & brifé , que j'y avois jetté en entrant chez mon oncle ; elle s'approcha froidement de la table; & prenant le porte-feuille : Voüft donc, dit-elle, la feule caufe de 1'état oü je vous vois, & de 1'outrage que j'ai recu? Ah, Julie, m'écriai-je, eft-il poffible, feriez-yous innocente,? Mais, que dis-je, votre feule préfence"vous a pref-  du Chdteau. 2J9 fluejuftifiée. — Eh, pourquoi donc, cruel, m'avez-vous condamnée lans m entendre? — Mais ce portrait eft celui de Sinclair... — Mais il ne m'appartient pas..: —'Puisje croire?... — Sinclair eft mané depuis fix mois. Ce porte-feuille eft ft fa femme, & cette femme eft Belfamie. Cette juftification fi précife & fi claire ne laifloit rien ft defirer; elle anéantiffoit fans retour ma jaloufie; mais elle me rendoit fi coupable, qu'elle me fit éprouver une contuiion ös des regrets qui corrompirent toute ma joie. Je ne pouvois gofiter le bonheur de retrouver une compagne auifi vertiieule qu'aimable, je n'étois plus digtie d elle!... Tandis que mon oncle en pleurant ierroit ma femme dans fes bras , humilié , confterné, j'étois refté debout immobile ft ma place; mon repentir n'avoit rien de tendre, je n'efpérois plus de pardon. Julie, en embrafiant mon oncle, verfa quelques larmes; enfuite, s'approchant de moi d un air froid & férieux, elle entra dans le détail de 1'hiftoire de Belfamie; elle m appnt que Belfamie aimoit Sinclair depuis deux ans ; qu'en même-temps , ayant peu de fortune, & en attendant une coniidérabie d'un grand-oncle, qui avoit eu le projet de lui faire époufer un homme de fon nom, elle s'étoit décidée ft lui cacher fon mchnation pour Sinclair; que d'ailleurs, étant fa maitreffe, & vivement preffée par Sinclair, elle avoit enfin confenti ft 1 épouler, ft condition que ce mariage refteroit fecret  «4° Les Veillées tout le temps néceffaire pour y préparer fon oncle; qu'elle étoit füre , avec un peu de patience, d'obtenir ft la fin fon agrément. En effet, continua Julie, en m'adretfant toujours la parole, depuis deux mois fur-tout, Tonele de Belfamie paroit prendre infenfiblement les difpofitions que lui defire fa niece; & cette derniere étoit décidée ft lui déclarer fon mariage dans fix femaines, temps oü 1'homme qui le gouverne, & qu'il vouloit faire époufer ft Belfamie , fera forcé de s'abfenter, & de s'éloigner de lui; mais 1'éclat que vous venezde faire rompt toutes ces mefures. Belfamie avoit laifl'é fon porte-feuille dans mon cabinet; ne Ie retrouvant plus , & facbant par mon valet-de-chambre ce que vous m'avez fait dire, elle afacilement deviné la vérité. Je connois mon oncle, m'a-t-elle dit; je fuis certaine que dans eet inftant Ia découverte de mon mariage va me brouiller avec lui; mais je n'héfite pas ft facrifier ft 1'honneur & au repos de mon amie, toute la fortune que j'étois en droit d attendre. Allez vous juftifier auprès de votre mari; je vais chercher le mien, & 1'inftruire de eet événement... Comme ma femme achevoit ces mots, je me rappellai tout-ft-coup le billet que j'avois écrit ft Sinclair. Depuis une heure, uniquement occupé de Julie, j'avois oublié 1'univers , & d'ailleurs, 1'excès de mon trouble avoit confondu & brouille toutes mes idéés; mais me rcflöuvenant enfin que j'avois  du Chateau. J'avois mortellement offenfé Sinclair : ó Ciel, m'écriai-je, Sinclair inaintenant a recu mon billet ! Cette réflexion m'accabla, toutes les expreffions injurieufes de ce billet fe retracerent a ma mémoire, & ce fouvenir mettoit le comble a ma confufion & ft mes remords. Cependant j'écrivis fur le champ ft Sinclair; j'implorois fon indulgence, fa pitié, & je le conjurois d'oublier des cgarements expiés par mon repentir & par mon défcfpoir. Je me couchai fans avoir recu de réponfe; mais le lendemain ft mo'n réved, on me donna une lettre de Sinclair; pl'ouvns en tremblant, elle étoit concue en ces termes : „ II eft vrai, je fus votre „ ami, mais vous n'avez jamais été le mien , vous qui, de votre propre aveu , m'a-„ yez foupconné pendant fi long-temps de „ la plus Mche des perfidies; vous qui „ avez psi me croire un moment Ie plus vil de tous les hommesJe 1'avoue « j'avois pénétré votre jaloufie, mais j'i» niagmois que votre cceur Ia défavouoit, „ & me confervoit fon eftime; je croyois „ que vous me fuppofiez une paffion ins, volontaire, que vouspenfiez quejem'a•s» "bnlois moi-même fur le fentiment que „ j éprouvois; enfin, jenevoyois en vous „ qu'un homme bizarre, fufceptible d'une „ prévcntion extravagante; je vous croyois „ ïncapabJe de douterun inftant de Ia prc*„ bité de votre ami. Telle étoit Popinion „ quej'avoisdevous:en me 1'ótant, vous s, avez détruit fans retour 1'amitié dont Ime I. l  242 Les Veillées ,, elle étoit la bafe. Les apparehces, di„ tes-vous , étoient fi fortes dans cette derniere occafion !... Eh quoi donc, au fond du cceur, ne m'aviez-vous pas „ déja calomnié mille fois avant eet évé„ nement? D'ailleurs, quand il s'agit de ,, 1'honneur d'une femme, de 1'honneur „ d'un ami, doit-on juger fur des appareu- 55 CeS? " . . . . ,, Décidé a ne jamais vous revoir , je ,, dois éclaircir dans cette lettre tous les „ doutes qui pourroient vous refter fur la prudence de la conduite de votre femme. „ Ce n'eft pas d'un homme de mon age „ qu'elle eüt confenti h recevoir un fecret; Belfamie la connoiffoitalfez pour en êtr* „ certainc : auffi, en lui confiant le fien, „ ralfura-t-elle avec vérité que j'ignorois s, cette confidence, & que je n'en ferois „ inftruit que lorfque ce fecret cefléroit „ d'en étre un pour vous. D'un autre có„ té, Belfamie redoutant votre indifcré„ tion, & craignant mortellement que je 3, ne vous ouvriffe mon cceur, avoit exigé „ ma parole de ne vous jamais parler d'cl5, le; & pour me lier davantage, s'il étoit „ poffiblè , elle me protefta qu'elle étoit „ irrévocablement décidée a ne confier ce „ fecret a perfonne, pas même a Julie; & „ ce n'eft qu'hier qu'elle m'a fait 1'aveu „ de eet artifice. Après cette explication , „ qui vous fait connoïtre tout 1'excès de „ votre injuftice, puiffiez-vous fentir en même-temps combien il eft affreux de  du Chateau. 443 „ n'ëtré défabufé que par fes fantes. La „ raifon & les confeils de 1'amitié n'ont „ rien pu fur votre ame; ah , que du moins „ 1'expérience vous éclaire!... Et fongez „ fur-tout que fe défier fans ceife des ob„ jets les plus chers , nourrir en fecret „ contr'eux d'afFreux & d'outrageants foup„ cons, eft un fupplice infupportable, Ie „ tourment des ames foibles, & la jufte „ punition des mécharits. „ Adieu ; vous perdez un ami fidele , & „ je ne perds qu'une illufion; mais cette ,, illufion me fut trop chere pour ne pas „ la regretter toujours!... Quelle fociété, quels nceuds vous avezrompus!... j, Malheureux ! quel bonheur vous avez „ rejetté ! Que je vous plains! .. .. Cependant, une nouvelle fource de fé„ licité vous eft offerte encore ; bientót vous aliez devenir pere, vous pouvez encore être heureux ". Comme j'achevois la leéhire de cette lettre , mon oncle entra brufquement dans ma chambre. Levez-vous, me dit-il, votre femme vous demande; elleapafië une nuit affreufe; la fcene d'hier lui a fait une révolutioii qui, dans fon état, peut être bien funefte. .. — O Ciel ! II faut cnvoyer a fans chercher des fecours J'ai donné A ce fujet les ordres néceffaires; votre femme a fon réveil, continua mon oncle, a malheureufement appris une nouvelle qui lui a caufé la plus vive peine. Elle a recu un billet de Belfamie qui ne contenoit rien Lij  244 Les Veillées d'intéreffant; mais Julie fachant que ce billet avoit été apporté par le yalet-de-chambre de Belfamie, elle a voulu lui parler, & elle en a appris que fon amie avoit vu fon oncle pour lui déclarer fon manage. & que l'oncle furieux s'étoit brouillé fans retour avec fa niece. Ce détail a mortellement affligé Julie, & eet événement 1 afTeéte d'autant plus, que vous en ctes la feule caufe. Pendant ce difcours, le cceur pénétré de douleur, je m'babillai ft la hate. Je tus chez ma femme; elle avoit la fievre & fout-, froit beaucoup. Son Médecin arriva, qm déclara qu'elle étoit bleflée. En effet, e foir méme, elle fit une fauije-couche. Julie, inconfolable, ne put diÜimuler 1 exces de fon chagrin. Voilft, me dit-elle , en fondant en larmes , voila ce que vous me coutez!... Ce cruel reproche , le premier nu'eÜe m'efit jamais fait, mit le comble ft ion malheur. J'eus horreur de moi-meme, ie me vis haï pour toujours; & loin de fonger a réparer mes torts, je les aggravai, & je tombai dans le découragement cc le déOua°nd ma femme fut rétablie, nous retourmlmes ft Paris. Julie vouloit en vain mecacher fa profonde triftefle; elle regrettoit fon enfant; elle regrettoit fon aime; car Sinclair inflexible, ne voulant plus me re voir, avoit emmené fa femme dans une verre au fond du Poitou; & bientót Julie eut encore un autre fujet de chagrin qui ne 1'affecta pas moins que tous les au-  du Chdte&u. 245 tres. Perfonne n'avoit ignoré ma jaloufie; on avoit fu & conté de mille manieres 1'hiftoire du porte-feuille, & mes derniers emportements. Le mariage de Sinclair n'avoit pu juffifier Julie aux yeux de la muititude abufée par des récits infideles , & I on concluoit de 1'éclat que j'avois fait, & de ma rupture avec Sinclair, qu'il étoit impofiible que Julie füt innocente. Elle s appercut aifément , i la maniere dont elle fut recue dans le monde, qu'elle avoit prefqu'entiérement perdu la confidération dont elle avoit joui jufqu'alors. Trop fenfible pour s'en confoler, mais trop fiere pour s'en plaindre, elle renferma au fond de fon ame un fi cruel chagrin. Je vis 1'injuftice qu'elle éprouvoit, je compris tout ce qu'elle devoit fouffrir. Je fentis mieux que jamais ü quel point elle devoit me haïr, moi, 1'unique caufe de toutes fes peines. Me croyant 1'objet de fon reifentiment & de fon averfion, je ne faifois rien pour la confoler, je n'attribuois qu'a fa vertu la douceur qu'elle me montroit. Ces réflexions, en me défefpérant, aigriffoient chaque jour davantage mon caraftere fi impétueux ; je devins fombre, farouche & véritablement infupportable. Plufieurs mois fe pafferent dans cette fituation. Enfin, voyant que la fanté de Julie s'altéroit fenfiblement, & qu'elle étoit prête a fuccomber fous le poids de fes maux , je pris touta-coup le parti de lui rendre fa liberté, & de me féparer d'elle. Je le lui annoncai,-en L iïj  e45 Les Veillées l'aflurant que cette rcfolution étoit inébranlable. Cependant, je 1'avouerai, malgré la certitude que je croyois avoir de fa hame, je m'étois flatté en fecret que cette déclaration 1'étonneroit , & tui cauferoit une yive émotion ; & il eft bien vrai qu au plus léger figne de trouble de fa part, elle m'eüt vu ft fes pieds abjurer mie réfolution qui me percoit 1'ame. Je m'étois trompé en me perfuadant que j'étois hai. Je m'étois abufé en croyant un inftant que je pouvois être aimé. Les belles ames tont incapables de haïr, mais les mauvais procédés les ramenent ft 1'indifférence : c elt ce qu'éprouvoit Julie. J'avois perdu ion cceur, & c'étoit fans retour. Elle m ecouta tranquillement fans.furprife & fan-s,émo* tion. Enfuite, prenant la parole : Ma réputation eft déja flétrie, dit-elle; le nouvel éclat que vous voulez faire va conhrmer les injuftes foup?ons du public : mais fi ma préfence dans votre maifon elt un obftacle ft votre bonheur, je fiiis prête a la quitter; 1'innocence me refte, j aurai la force de me foumettre ft ma deftinée Ah, cruelle, m'écriai-je, en yerfant un torrent de pleurs, avec quelle froideur vous parlez de me quitter!... — Mais c'eft vous qui me le propofez L..... -7; Et c'eft moi qui vous adore, & vous qui me haïffez!... — Que m'a valu votre tendrelfe, & que vous coüte ce que vous appel- lez haine? J'ai fait votre malheur, je fus injufte, bizarre, infenfé; & cepen-  du Chateau. 247 dant, Julie, fi vous me haïffez, ah, c'eft trop vous vengcr! II n'eft point de fupplice pour moi comparable a celui d'être haï de vous. .. — Non, je ne vous hais pas. Ces mots qui difoient fi pofitivement : Je ne vsus aime plus, me tranfportcrent dc fureur; je me livrai au plus terrible emportement.Jecrus voir quelque elFroi dans les yeux de Julie, je tombai a fes genoux. Dans eet inftant , une larme , un foupir Cuffent changé mon fort. Julie conferva fa froideur & fa traiiquillité. Je me levai impétueufement, je fis quelques pas; & m'arrêtant : Adieu pour toujours, dis-je d'une voix étouffée. Julie pfüit, elle fit un mouvement pour venir a moi je m'avancai vers elle; elle retomba dans fon fauteuil; elle étoit prête a s'évanouir. Je pris cette violente émotion pour de 1'épouvante. Je vous fais horreur, m'écriai-je, il faut vous délivrer d'un. objet odieux. En difant ces paroles, je m'élancai vers Ia porte, & je fortis défefpéré & la mort dans le cceur. iMon oncle étoit ablént, je n'avois plus d'ami, nen ne pouvoit plus m'empêcher de luivre mon premier mouvement. Egaré, hors de moi-même, je fus trouver fur le champ les parents de Julie. Je leur déclarai ma rélolution ; j'ajoutai que Julie elle-même defiroit cette iéparation , & que j'étois décidé ti lui rendre tout fon bien. On voulut me faire des repréfentations; je n'écoutai rien. J'annoncai que j'allois partir pour Ia campagne, que j'y refterois deux jours, L iv  348 Lts Veillées & que je defirois a mon retour me trouver feul dans ma maifon. Après cette dé«laration, j'écrivis ft Jutie pour 1'inftruire de tout ce que j'avois fait, & je partis le foir même pour la campagne. J'étois dans \me trop violente agitation pour fentir toute 1'étendue du malheur auquel je me condamnois moi-même; & ce qui paroit introncevable, c'eft qu'aimant Julie plus que jamais, & perfuadé au fond de 1'ame qu'it aie me feroit pas impoilible de regagner fa tendreffe , je trouvois une forte de fatiffaction dans 1'éclat extravagant que je donnois ft notre rupture. Je n'aurois pu me Téfoudre ft me féparer d'elle avec les égards -& les ménagements qu'exigeoient la prudence & 1'honnêteté. Je voulois abfoluinent étonner Julie, 1'émouvoir, 1'affliger, la fortir de eet état d'indiffêrence plus affreux pour moi que fa haine; je me flattois qu'en m'écoutant, elle avoit douté de ma fmcérité , qu'elle me croyoit incapable de perlifter dans le deffein de la quitter pour toujours. Je me flattois encore que eet événement ranimeroit peut-être dans fon cceur l'affection qu'elle avoit eue pour moi; & la feule efpérance d'exciter dans fon ame un mouvement de regret , eüt fuffi pour m'affermir dans le parti que j'avois pris. J'aimois ft me la repréfenter dans le trouble, 1'incertitude , 1'étonnement. Je la voyois lire mon billet; je la voyois emmenée par fes parents; je la voyois, pale & tremblante, defcendre 1'efcalieri j'ofois  du Chateau. z^q efpérer qu'elle ne pafferoit pas fans émotion devant ma chambre , & qu'elle nepourroit retenir les pleurs en montant en voiture J'avois laiffé ft Paris un homme de confiance, avec ordre d'obferver Tulie autant qu'il lui feroit poffible, de 1'épier, de la fuivre , de queftionner fes femmes! arm de me rendre- compte de tout ce qu elle auroit fait ou dit dans ces premiers moments; mais ce détail ne fut pas long. Julie refta toujours enfermée dans fon cabinet, y recut fes parents fans aucun témoin, & fortit avec eux par un petit efcaher dérobé , fans être vue de perionne. r * M. de la Paliniere en étoit la de fon récit Jorfqu on entendit fonner dix heures. iV JA jour fuivant on aPP™ M fA dv 'h-a0m- -f'en écois refié , dit M. de la Paliniere, au moment de ma fé- fSZ v L60 Jülie' Le même oü fes parents lemmenerent, je recus d'elle ivn billet qui contenoit ces mots: „ J'ai fuivi vos ordres, j'ai quitté votre 5, maiion, touiours prête ft y rentrer fi vo„ tre cceur m'y rappelle. Quant ft 1'offre " 1 ?!LrMdre 1,11 bien beaucoup trop „ confidérable pour ma fituation préfen„ te, j ofe attendre de votre eftime one „ vous ne la réitérerez pas ; & ]e S " cmaXnif1nln,H0l,S- rdte maillte"ant de me " ra j un chaSrin nouveau, eft de per„ fiiier dans cette réfolution. Daignezdonc „ garder la moitié d'une fortune qui n'aiL v  250 Les Petities „ roit aucun prix ft mes yeux fi je ne la partageois pas avec vous ". Ce billet que j'arrofai de larmes, me fit faire une foule de réflexions. Le contrafte de Ia conduite de Julie & de la mienne, me frappa vivement. Je compris enfin combien, par les réfultats & les effets, un fentiment fondé fur le feul devoir eft préférable ft la paffion. J'adore Julie, me difoisje, & j'ai fait le tourment de fa vie, & j'ai pu me réfoudre ft la quitter pour toujours ! Elle m'aimoit fans emportement; mais elle n'étoit occupée que du defir & du foin de me rendre heureux. Toujours prête ft me facrifier fes goüts , fes penchants, fa volonté, je lui cherchois des torts imaginaires. Elle me pardonnoit fans ceffe des torts réels; & lorfqu'enBu 1'excès de mon injuftice & de ma folie m'a fait perdre fon cceur, fon indulgence & fa générolité furvivent ft fa tendreffe. Elle croit devoir encore ft 1'objet qu'elle aimoit, les procédés les plus nobles & les plus touchants. Ah! je le vois, Ia véritable affection eft celle que la raifon approuve & que la vertu fortifie. Ces réflexions m'accabloient; le repentir le plus amer rouvroit toutes les bleffures de mon cceur. Je ne penfois plus qu'en frémiffant, au dernier éciat que je venois de faire; &, fans doute , dans cette afiteufe fituation, je n'euffe point héfité ft m'aller jetter. aux pieds de Julie, ft lui déclarer que je ne pouvois vivre fans elle, fi je n'euffe été retenu par  du Chateau. 251 üne délicateffe très-fondée. J'avois été prodigue & joueur, & , ce qu'il y a de pis encore, j avois un Intendant qui poffédoit au iupréme degré l'art d'embrouiller lés comptes; ce qui, dans fa profeinon, prouve inconteftablement ou le manqué de capacité , ou celui de probité. Au-lieu de le renvoyer, je le gardai, & je le priai feulement de ne plus me parler d'affaires : ordre qu d ne fe fit pas répéter; car ce n'étoit pas fans raifon & faus deffein qu'il avoit été aufii obfcur & auffi diffus avec moi. Cependant, depuis fix mois , il m'avoit demandé plufieurs audiences pour me déclarer que mes afFaires fe dérangeoient. Ces difcours me firent alors peu d?imprefljou; mais après avoir lu le billet de Julie ils me revinrent h 1'efprit; & avant de ionger a obtenir mon pardon, je voulus connoltre la fituation de mes affairesmalheureufement je m'étois conduit de mal mere a ne pouvoir compter fur 1'eftime de ma femme; & fi j'étois miné, comment lui demander d'oublier le paffé & de revenir avec moi? Ne pourroit-elle pas attribuer au plus vü intérêt , une démarche inlpirée par la feule tendreffe ? Cette idéé m étoit infupportabie ; & j'aurois mieux aimé mille fois ne jamais revoir Julie, que de m expofer a faire naltre en elle un femblable foupcon. Je retournai précipitamment ü Paris. Que n'éprouvai - ie pas en rentrant dans ma maifon , dans cette maifon que Julie n'habitoit plus, & dont j'aL vj  «52 Les Veillées vois eu moi-même 1'inconféqHente folie cTe la bannir. Afliégé par une foule de réflexions affligeanr.es , accablé de douleur & de regrets , je n'avois plus qu'une efpérance, celle que ie pourrois, avec de 1'économie & des ïbins, rétablir mes affaires, & enfuite obtenir mon pardon de Julie. J'envoyai chercher mon Intendant, & je commencai par lui déclarer qu'avant tout je voulois rendre ft ma femme tout fon b'ien. II parut fort étonné de cette réfolution, & crut m'en détourner en m'annoncant qu'il ne croyoit pas que je puffe faire'une iemblable reftitutïbn fans me ruiner prefqu'entiérement. Je vis clairement alors que mes affaires étoient dans un déïbrdre beaucoup. plus, grand que je ne 1'avois imaginé. Cette-découverte me défefpéra; car perdre ma fortune, c'étoit, d'après mes principes, perdre Julie ft jamais. Avant d'approfondir davaniage ma fituation, je rendis ft Julie tout le bien que j'avois recu d'elle; enfuite je payai mes dettes; &*, tous ces arrangements terminés, je me trouvai fi complétement ruiné, que je fus obl'gé, pour pouvoir vivre avec décence, de placer ft fonds perdu les minces débris de ma fortune. Mon oncle étoit peu riche, & ne poffédoit guere que des bienfaits du Roi; cependant, il m'offrit des fccours. Je les refufai. je vendis mes chevaux, ma maifon, mes terres, & je louai un petit appartement auprès du Luxemfrourg, environ trois mois après rnafépg,-  du Chateau. 235 ration d'avec ma femme. Durarit eet elpace de temps , Julie s'étoit retirée dans un Couvent le jour même oü je quittai ma maifon. On m'apporta d'elle une lettre concue en ces termes : „ Puifque vous m'avez forcée & recevoir ce que vous appellez mon bien; puifque vous me traitez comme une étran„ gere, je crois qu'il m'eft permis d'ufer ,, de repréfailles en cette occafion. Quand „ je quittai votre maifon, la crainte de „ vous offenfer en paroifi'ant dédaignervos „ dons, me fit emporter les diamants, les ,, bijoux que vous m'avez donnés. Vous „ m'écnvltes que vous'l'exigiez; ilmefem„ bla que je devois vous obéir. Mais de„ puis vous m'avez prouvé que vous ne „ iaviez pas apprécier une femblable déli„ catelle; ainfi je me fuis décidée a me „ défaire de ces parures qui me font inu„ tiles, & que je n'avois gardées que p.nr „ égard pour vous. J'ai faifi une occafion „ favorable de les vendre avantageufemenr. „ On m'en a donné quatre-vingts miile „ francs, que je viensd'envoyer chez vo„ trè Notaire, comme une fomme que je vous devois, & que vous ne pouvez moWiger, a reprendre puifqu'elle vous appartient. „ Je fuis depuis deux mois dans leCou„ vent de * * *. Je compte d'y refter plu», iieurs années, & moins que vous ne veniez ,', men retirer;.. Nous avons'une belle )> terre eu Flandres, 1'habitation en eft,  254 Les Veillées „ dit-on, charmante : dites un mot, & je ,, fuis prête h vous y fuivre & ix m'y fixer „ avec vous "• Comment dépeindre tout ce qui fe paffa dans mon ame, après avoir lu cette lettre! O Julie! m'écriai-je, 6 femme adorable! Eft-il pofïïble, grand Dieu, que j'aie pu jamais vous accufer de perfidie, vous outrager, vous abandonner ! Quoi, ce cceur fi délicat, fi noble, je 1'ai poifédé, & je 1'ai perdu! Je pouvois être le plus heureux de tous les hommes, & j'en fuis le plus infortuné. Puis-je dans 1'état oü je fuis, accepter ce généreux pardon qui m'eft offert? Non , non; il vaut mieux celfer de vivre que de s'avilir a fes propres yeux. Ah, Julie! vous avez pu m'accufer d'extravagance &d'injuftice; mais jamais vous n'aurez lieu de me foupconner d'une baffeffe. En difant ces paroles, des ruiffeaux de larmes inondoient mon vifage. J'écrivis a Julie vingt lettres , que je déchirai toutes. Enfin, je m'arrêtai a celle-ci. ,, J'admire la nobleffe de vos procédés, „ &'l'élévation de votre ame; maiscepen„ dant eet excès de générofité ne peut me „ paroltre incompréhenfible. Oui, je con„ cois a quel point il eft doux deponvoir „ fe dire : Tout ce que la tendrejfe fait inf,, pirer de touchant aux emirs les plus paf„ ponnés, la feule vertu me Pa fait faire! Non, je n'abuferai point de 1'empire, qu'elle a fur vous... Vivez libre, foyez „ heureufe, oubliez-moü... Adieu, Ju-  du Chateau. 255 „ lie... Sans doute vous avez fur moi toute „ la fupériorité que donne la raifon... Mais „ mon cceur peut-être n'étoit pas indigne „ du vótre ". Avec cette lettre je renvoyaï ft julie fes quatre-vingts mille francs, en luifaii'ant dire que fes diamants lui ayant été donnés ft fon mariage, ne m'appartenoient pas davantage que le refte de fon bien; & qu'après les avoir acceptés, elle n'avoit pas le droit de me forcer a les reprendre. Je venois de faire le facrifice le plus douloureux : Julie m'offroit encore de meconfacrer fa vie; je venois de renoncer ft un bonheur fans iequel il n'en pouvoit plus exifter pour moi. Cependant ma douleur étoit plus profonde qu'amere. Dans cette derniere occafion, c'étoit a 1'honneur que j'avois facrifié toute ma félicité; cette idéé foutenoit mon courage. D'ailleurs, je ne doutois pas que ma lettre n'eüt fait connoitre a Julie que, du moins, malgré tous mes égarements, je n'étois pas indigne de foneftime. Enfin, l'efpoird'exciter fa compaffion , & fur-tout fes regrets , s'étoit ranimé dans mon cceur. Je la fuppofois attendrie, affligée, & je me trouvois moins a plaindre. i 11 y avoit ü-peu-près quinze jours que j'étois retiré au Luxembourg, & que j'y vivois en folitaire, lorfque je recus de la Cour ordre de partir fur le champ pour mon régiment. La paix étoit faite depuis un an. Magarnifon étoit ft deux cents lieues de Pa-  256 Les Veillées ris. J'étois un des plus ignorants Colonels de PEurope. D'ailleurs, malgré moi r je confervois encore au fond dc 1'ame la folie efpérance que Julie n'étoit pas perdue pour moi fans retour. Je fentois bien que je ne pouvois me démentir, & qu'elle n'avoit plus de démarches & faire; mais je me ilattois en fecret qu'un événement imprévti me rendroit un bonheur auquel je n'avois jamais renoncé fincérement. Enfin, je ne pouvois me rélbudre a quitter Paris, & a mettre entrefJulie & moi un efpace de deux cents lieues. J'écrivis auMiniftre pour folliciter un congé; on me le refufa, & au moment même j'envoyai ma démiffion. C'eft ainfi que je quittai le fervice a vingt-cinq ans, & c'eft ainfi que la violence & 1'humcur déciderent de toutes mes réfolutions dans les circonftances les plus importantes dé ma vie. Cette derniere extravagance me caufa un chagrin très-fenfible; elle acheva de me brouiller avec mon oncle , déja fort mécontent que je me fuffe féparé de ma femme fans le confulter; de maniere que je me trouvai enfin abfolument abandonné de toutes les perfonnes que j'avois le plus aimées. Je ne fentis pas dans ce moment toute 1'horreur de ma fituation; j'étois uniquement occupé d'une idéé qui m'ótoit abiblument la faculté de réfléchir. Je voulois revoir Julie; j'imaginois que fi je pouvois tróuver le moyeu de m'offrir fubitement A fa vue, je retrouverois une partie des  du Chateau. 257 iroits que j'avois jadis fur fon cceur. Mais je ne pouvois Ia faire demander au parloir : quel prétexte prendre ; d'ailleurs , que lui dire? Comment donc la revoir? Elle ne fortoit jamais, & logeoit dans 1'intérieur du couvent. J'avois un nouveau valet-de-chambre, qui connoiifoit un coufin d'une des tourrieres du couvent de Julie. Je parlai ,a ce coufin, & je 1'engageai & me donner une lettre pour fa couline , dans laquel'e il m'annoncoit comme un de fes amis, intendant d'une Dame de Province, qui vouloit envoyer fa fdle au couvent. Je m'enveloppai dans une redingotte, je mis un grand chapeau rabattu, & au déclin du jour, je me rendis au couvent. Je trouvai dans la tourriere tout ce que je pouvois defirer de mieux , c'eftft-dire, lti perfonne la plus bavwde & la plus confiante que j'euife encore vue. Je lui fiid'abord quelques queftions vagues. EUmite je lui dis que ma martreiTe n étoit pas abfohunent décidée a mettre fa fdle en claffe; & la-deffus je lui demandai s'il y avoit dans le couvent beaucoup de peufionnaires en chambre. Mais oui, répondit la tourriere, nous avons même desfem. mes mariées. Ici le cceur me battit avec une extréme violence; & la tourriere, fe penchant vers mon oreille, quoique nous fuilïons feuls , me dit d'un air de confidence, & en fouriant : Cefl ici gu'efi ren~ fermie cette belle Madame de la Paliniere , dont vous avez fürement entenduparler.—  15' Les Veillées Mais en effet... Je fais... qu'elle eft charmante.... — Ah, charmante , cela eft vrai ; quel dommage!.. . Enfin, il faut efpérer que Dieu lui fera la grace de fe repentir!... — Se rcpentir!... Et de quoi?.., — On voit bien que Monfieur arrivé de Province... Comment, vous ne favez pas?... — J'ai oui dire qu'elle avoit un mari bizarre, iniufte... — Ah, oui, un vrai brutal, un imbécille, a ce qu'on dit; mais tout cela n'excufe pas la mauvaife conduite d'une femme. Celle-ci, k ce qu'on prétend, eft au couvent malgré elle, & ne s'y eft mife que paree qu'elle craignoit une lettre de cachet... — Une lettre de cachet, ó ciel!... — Ecoutez donc, il y avoit de quoi 1'obtenir... Et ce qu'il y a de für, c'eft qu'elle n'ofe ni fortir , ni recevoir qui que ce foit , excepté fes plus proches parents. Elle mene une vie bien défagréable. Vous fentez bien que nos meres & nos fceurs ne veulent pas la voir; les peniionnaires ne la regardent feulement pas; elle eft ici comme une peftiférée; chacun 1'évite & la fuit... A tout pêché miféricorde; mais au moins faut-il faire pénitence. Au-lieu de cela, elle joue du clavecin toute la journée; elle eft fraiche comme une rofe, & elle engraiffe a vue d'ceil. II y a Ik bien de 1'endurciffement. — Et elle n'a pas l'air trifte?... — Ah, point du tout; & fa femme-de-chambre dit qu'elle ne 1'a jamais vue fi tranquille & fi contente ; pour moi, malgré  du Chateau. 259 tout cela , j'efpere toujours qu'elle rentrera en elle-même, car le cceur n'eft pas mauvais. Elle eft charitable , généreufe. Pourtant elle s'eft fait rendre tout fon bien, & elie laifle fon mari dans la mifere. Vous nie direz que c'eft un fou, un mauvais fujet, qui s'eft miné on nefait comment, & qui vient d'effuyer 1'affront d'être chaffé du fervice. II eft für qu'on lui a óté fon régiment; mais enfin, un mari eft toujours un mari. Le pauvre homme a écrit k fa femme il y a un mois, pour lui demander quelques fecours; elle 1'a refufé net, cela eft bien dur... Ces détails-la je les fais de bonne part; je ne dis pas les chofes en 1'air. II y a quinze ans que je fuis ici, & je n'ai jamais paifé pour mauvaife langue, Dieu merci. La tourriere eut la liberté de fe louer tout k fon aife. Enfeveli dans la plus fombre rêverie, je ne fongeois pas k 1'interrompre : elle parloit toujours, lorfqu'on vint 1'appeller. Elle fortit, & rentra au bout d'un moment. C'étoit , difoit-elle , une parente de notre jeune novice qui fera profeffion demain. Oh, c'eft-lrl une ame touchée!... Une vocation!... Elle donne cinquante mille francs au Couvent... Vous devriez vénir voir demain cette cérémonie , cela fera fuperbe, toutes nos penfionnaires y feront , vous en auriez le coupd'ceil de 1'Eglife du dehors... — A quelle heure fe fera cette cérémonie? — Sur les trois heures après-midi; Ja novice eft bejje  Sóo Les Veillées comme un Ange; elle n'a que vingt ans... Si elle n'avoit pas perdu dans la même année & fon pere & un jeune homme qu'elle aimctft, elle n'auroit peut-être jamais écouté les mouvements de la grace!... La belle chofe que la Providence!... Le pere mourutle premier, il y a dix-huit mois; cinq mois après, le jeune homme, qui étoit enfcrmé k Saumur, mourut auffi de chagrin, a ce qu'on croit... Et quel étoit le nom du jeune homme, interrompis-je avec un trouble impoffible & dépeindre? Le Marquis de Clainville, reprit la tourriere, & la novice s'appelle Mademoifelle Delbene. A ces mots, j'éprouvai un déchirement de cceur inexprimable ; je me levai tout-ftcoup en faifant une exclamation qui remplit la tourriere d'étonnement & de frayeur, & je fortis précipitamment. Arrivé chez moi, je m» *ttai dans un fauteuil , conflerné , pénétré de tout ce que je venois d'entendre. Le voile étoit tombé; je ne me faifois plus illufion; je connoiifbis enfin tout 1'excès de mes malheurs. Je voyois a quel poirib*mon extravagante conduite^ avoit ffétri Ia réputation de ma femme. Je fentois que cette innocente victime de ma folie, ne pouvoit, au fond du cceur , me pardonuer de lui avoir enlevé le bien le plus précieux que puiffe pofféder une femme , & que 1'injufte mépris qu'on lui témoignoit, devojj fans cefle ranimer fon reffentiment contre moi; je ne pouvois plus attribuer qu'a la  ilu Chdteau. «fa feule fublimité de fa vertu fes généreux procédés. Enfin, il étoit évident, d'après le récit de la tourriere, que Julie, confolée par le témoignage de fa confcience, avoit pris fon parti, qu'elle étoit paifible , réfignée k fon fort; & elle ne pouvoit l'être qu'en m'oubliant eutiérement. O Dieu, rn'écriai-je, dans quel affreux abymeui'ont précipité les pafiions!... Si j'euffe furmonté 1'amour & la jaloufie , fi j'euffe eu le courage de vaincre mon impétuofité naturelle , ma parefle & mon goüt pour le jeu , je jouirois d'une fortune confidérable, je n'aurois pas a me reprocher la mort d'un jeune homme intéreffant, & je ne ferois pas la première caufe du facrifice que famalheureufe maitreffe va confommer demain. Je charmerois la vieilleffe d'un oncle , d'un bienfaiteur, qui , trop juftement , ne voit en moi qu'un ingrat & qu'un infenfé. Je n'aurois pas lachement renoncé, a vingt-cinq ans, il fervir mon Roi & ma patrie. Loin d'être 1'objet du mépris & de la cenfure publique, je ferois univerfellement eftimé , je pofiederois la tendreffe de la plus charmante & de la plus vertueufe de toutes les femmes ; j'aurois un ami aufii fidele qu'aimable; enfin, je goüterois le bonheur d'être pere!.. . Ah, malheureux , de qucls biens ineftimables je me fuis dépouillé moi-même !.... Eh quoi , je fuis donc pour jamais un être ifoléfur la terre! En achevant ces paroles, j« jettai les yeux autour de moi avec une  z6i Les Veillées efpece de terreur, effrayé de ma folitude profonde, & de l'abandon oü je me trouvois.... Dans ce moment, j'entendsmarcherprécipitamment; ma porte s'ouvre avec bruit... Un homme paroit & s'élance vers moi.... Eperdu, je me leve, je m'avance , & je me trouve dans les bras de Sinclair; il me ferroit contre fa poitrine , je ne pouvois retenir mes larmes , je voyois couler les fiennes; mille fentiments contraires m'agitoient ft la fois; mais la confufion la plus douloureufe dominoit tous les autres, & me forcoit ft garder le filence. Mon ami, dit Sinclair, j'étois au fond du Poitou, je n'ai appris que bien tard ft quel point les confoiations de 1'amitié vous étoient deven ues nécefi'aircs ; d'ailleurs , je voulois m'aifnrer de fix mois de liberté pour vous les confacrer. J'arrive de Fontainebleau , j'ai un congé, difpofez de moi. O Sinclair! m'écriai-je, ces confoiations fi précieufes que vous m'offrcz, je ne fuis plus digne de les goüter; j'ai mérité de perdre fans retour le titre de votre ami.... Vous ne pouvez plus rien pour moi. Va, reprit-il en m'embraffant, je connois ton ame, elle eft noble autant que fenfible. Si je n'avois que dc la compafiion a t'offrir , eertain alors de ne pouvoir te confoler, je te plaindrois, je te fervirois en fecret, & tu ne meverrois point; mais 1'amitiém'infpiroit, elle feule me rapproche de toi, & je fuis fur d'adoucir tcs peines.  du Chateau. 263 Ce difcours me fit éprouver le mouvement le plus pailionné de reconnoiffancc. Tant de générofité , loin de m'humilier, m'élevoit au-delfus de moi-même. Sinclair, en me rendant fon amitié, me rendoit ma propre eftime; mon cceur au même inftant s'ouvrit tout enticr ;\ eet ami fidele; je goutai une confolation dont j'étois privé depuis long-temps, celle de parler fans déguifement de mes fautes & de mes peines. Ce trifte récit fut fouvent interrompu par mes pleurs; & Sinclair, après m'avoir écouté avec autant d'attention que d'attendriffement, leva les yeux au Ciel en pouifant un profond foupir. A quoi fervent, dit-il, Pefprit, les vertus naturelles & la fenfibilité, fans des principes invariables, 1'éducation ou 1'expérience peuvent feuks les donner. Si 1'on n'a pas profité des lecons de fes infh'tuteurs, on ne peut plus s'inftruire qu'a fes dépens. On n'eft éclairé que par fes fautes & par le malheur. Sinclair ajouta qu'il me conjuroit de m'éloigner de Paris pour quelque temps, & de vovager. Je vous fuivrai, continua-t-il, partons pour 1'ItalLe ; mais partons fans délai. Je m'abandonne a vous, répondis je, difpofezdu fort d'un infortuné, o/ui, fans vous, fuccomberoit fous le poids dc fes maux. Alors Sinclair, profitant de cette difpofition, me fit donner ma parole que nous partirions fous deux jours. La veille de mon départ, je voulus revoir k lieu oü j'avois appercu Julie pour  204 Les Veillées la première fois. C'étoit dans le jardin du Palais-Royal; mais n'ofant paroitre en public, j'y allai la nuit, après fouper. II y avoit de la mufique & beaucoup de monde. Je m'enfoncai dans Pendroit le plus obfcur de la grande allée, &jem'aiïïsaupiedd'un gros arbre. Au bout d'un moment, deux hommes vinrent s'affeoir de 1'autre cóté de 1'arbre. L'un deux, que je reconnus au fon de fa voix, s'appelloit Dainval , jeune fat, fans efprit, fans mceurs & fans principes; joignant au mauvais ton d'une ironie perpétuelle, la prétention As penfer philofophiquement: fe moquant de tout, décidant avec fuffifance; a la fois pédant & fuperficiel; regardant comme des préjugés ou des fables, les fentiments les plus facrés ou les acYtons honnêtes; fe croyant profond en calomniant la vertu. Tel étoit ce Dainval, eet homme méprifablc que j'avois cru mon ami jufqu'a 1'époqüe de ma ruine, & dont je n'avois que trop fouvent fuivi les confeils pernicieux & les mauvais exemples. J'allois me lever & m'éloigner, lorfque mon nora, que j'entendis prononcer a Dainval, me fit prêter 1'oreilie, & j'écoutai le dialogue fuivant. Cela eft fur, difoit Dainval, il eftparti ce foir avec Sinclair pour 1'Italie. — Comment! Sinclair & lui font raccommodés ?... — Ils s'adorent... Générofité d'un cóté, repentir de 1'autre , attendriflement mutuel, pleurs , pardon... La fcene a été du plus grand pathétique... — Mais il n'y a donc pas un  da Chateau. 4Ö5 un mot de vrai dans tout ce qu'on a dit? — Quoi ? de leur rivaüté ?... — Comment, Sinclair prendroit-il tant d'intérêt ft un homme qui 1'auroit trahi?... — Je ne me piqué pas de raifonner, mais je me piqué de voir les chofes dans le vrai... Sinclair, toujours amoureux de Julie, veut raccommoder le mari avec la femme, afin d'arracher la derniere de fa trifte prifon... —Et ft quoi bon le voyage d'Italie?... —II faut bien donner au public le temps d'oublier un peu 1'hiftoire du porte-feuille... — II y a encore des gens très-fenfés qui foutieunent que ce porte-feuille dtoit ft Belfamie... — C'eft une fable inventé après coup. Le fait eft que le pauvre la Paliniere favoit parfaitement, avant cette découverte, aquoi s'en tenir; car, depuis un an, il le difoit ft qui vouloit 1'entendre... — Eft-il aimable la Paliniere? quel homme eft-ce?... —. Un homme excefiivement bomé, fans reffort, fans cara&ere. En entrant dans le monde, il fe jetta ft ma tete, &fe mitfous ma direction. Je vis bientót qu'il n'iroit jamais au grand... Une tête mal faite, des préjugés gothiques, de petites vues, pas le fens commun... Prodigue, diffipateur, & confterné ft la vue d'un créancier; joueur, & fe piquant au jeu de générofité & de grandeur d'ame, perdant fonargent en dupe ; il s'eft ruiné fans éclat, & comme un fot. — L'as-tu revu depuis fa déroute?... — Non; mais j'ai jetté au feu tous snos comptes, il n'en entendra jamais par; Tomé I. M  q66 Les FeilUes Ier... — Te devoit-il beaucoup d'argent du jeu? — Oui, beaucoup. J'ai brülé fes billets, je ne m'en vante point, je n'en conviendrois même pas avec un autre. Ce procédé me paroit tout fimple, & je te prie de n'en point parler. Cette derniere faufleté de Dainval acheva de me pouffer a bout. Importeur, m'écriai-je, me voila prêt k vous payer tout ce quejevousdois; fortez d'ici, je vais m'acquitter. Ma foi, reprit Dainval, avec un rire forcé, je ne tous attendois pas Ik , il faut en convenir... Quant a la propofition de nous couper la gorge, je la concois de votre part; vous n'avez plus rien a perdre: pour moi, il me faut encore prés d'un an pour achever de me ruiner; ainfi, pour que la partie foit égale, remettons-la k votre retour d'Italie. En achevant ces mots, il s'éloigna précipitamment fans atteudre de réponfe , «& il me laiffa trop indigné de fa lacheté pour que je fongeaffe a le fuivre. Voila. donc, me difois-je, 1'homme qui m'a paru aimable, 1'homme dont les confeils m'ont fouvent entrainéi... Quel fond de perverfité l Quelle ame vile & corrompue!... Ah, que le vice eft affreux, lorfqu'on le voit fans illufion!... 11 ne féduit qu'en fe déguifant, & toujours plus imprudent qu'artificieux, tót ou tard il brife lui-même le jnafque fragile dont il fe couvre. Cette derniere aventure me fournit plus d'un fujet de réflexions; elle me fit connoltre ii quel point on doit éviter: pour Vin*  du ChAttau. 267 térêt de fa rëputation, de donner des feenes au public. Quand on eft devenu 1'objet de 1'entretien général, on eft expofé a, tous les traits de lacalomnie. Lesméchants ajoutent, inventent; les fots & lesdéfceuvrés écoutent & répetent; la vérité s'obfcurcit, & le public fe prévient & condamnefans retour. Au milieu de ces réflexions , une penfée fur-tout m'accabloit : j'étois parvenu a ce comble d'infortune, que le plus grand de mes maux n'étoit pas de me voir pour toujours féparé de Julie, J'éprouvois une peine plus infupportable encore; la plus innocente , la plus vertueufe de toutes les femmes, 1'ornement & la gloire de fon fexe, Julie enfin, gémiffoit fous le poids affreux du mépris public; & j'étois ia feule caufe de cette cruelle injuffice!... Cette idéé me déchiroit le cceur, elle me rendit prefqu'infenfible aux confoiations de Pamitié. Oui, difois-je & Sinclair , Q je fouffrois feul de mes fautes , je fupiporterois mon fort avec courage. Je le fais, le temps détruit & les regrets & les pafiions; mais il ne peut affoiblir les remords d'un cceur fenfinle & né pour lx vertu!..- Un jour, peut-étre, Juïienes'offriraplus t mon imagination fous les traits féduifants qui me charmenf'; mais je la verrai toujours comme la viétime innocente de ma folie & de mes égarements, & toujours fon fouvenir fera le tourment de ma vie. En effet, ni lestendres foins de Sinclair,, M ij  2Ö8 Les Veillées ni la difïïpation d'un longvoyage nepurent affoiblir mes chagrins. De retour ft Paris, Sinclair fut obligé de me quitter pour aller rejoindre fon régiment, & je partis prefqu'aufii-tót pour la Hollande. Au bout de fix mois, Sinclair vint m'y retrouver. II me donna 1'idée de m'affocier ft quelques entreprifes de commerce; il me prêta les premiers fonds qui m'étoient néceffaires. La fortune feconda ce nouveau projet, & j'entrevis enfin la poiïibilité de retrouver le bonheur que j'avois perdu. Le defir de porter aux pieds de Julie le fruit de mes travaux, me donnoit autant d'aótivité que de perfévérance. Je fus vaincre ma pareffe naturelle, & le dégoüt & 1'ennui que m'infpira d'abord le genre de vie auquel je me confacrois; je donnois ft la leclure-, a la méditation, les heures que je dérobois aux affaires. Bientöt 1'étude cefla de me paroitre pénible, cc je pris le goüt leplus paffionné pour la leéture. Infenfiblement mon efprit s'éclairoit, mes idéés s'étendoient, le calme renaiflbit dans mon cceur; 1'occupation , la leéture & la réflexicm me retiroient par degré de lWoupiflanteivrefie oü j'avois vécu jufqu'alors. La Religion acheva de fortifier ma raifon, d'élever mon ame, & de me fouftraire ft 1'empire tyrannique des pafiions. Cette révolution dans mon caradlere & dans mes fentiments, ne changea rien ft mes projets. Je n'avois plus pour Julie ce penchant impétueux dont 1'excès infenfé nous avoit rendu fimalheu-  du Chateau. zC<) reux 1'un & 1'autre; je 1'aimois avec moins de violence, mais avec plus de iblidité & de délintéreffement. La pallion eft toujours aveugle, perfonnelle, & n'envifage que fa propre fatisfaétion ; 1'amitié n'eft fondée que fur 1'eflime, elle doit toute fa force ii la feule vertu ; & plus elle eft tendre , plus elle eft équitable & généreufe. Je paffai cinq ans en Hollande; durant eet eipace de temps, je fus conftamment heureux dans toutes les affaires oüjem'engageai, & je parvins, par mon extréme économie & mon travail alfidu, a rétablir entiérement ma fortune. Alors je ne fongeai plus qu'a retourner dans ma patrie; je me repréfentois avec. un attendriffement délicieux, le bonheur que j'allois y retrouver, 1'inftant oü, tombant aux genoux de Julie, je pourrois lui dire : je reviens digne de vous, & je reviens vous confacrer ma vie. Occupé des plus douces idéés, rempli des plus cheres efpérances, je partis de Hollande... Hélas! j'étois loin de preffentir le coup mortel que j'allois recevoir!... J'avois écrit a Sinclair pour le charger de prévenir Julie fur mon retour. Je recus a Bruxelles une lettre, qui m'apprenoit que Julie avoit eu la fievre quarte ; mais en même-temps on m'affuroit qu'elle n'avoit jamais été dangereufement malade, & qu'elle étoit prefque guérie. Les détails qui accompagnoient cette lettre, prévenoieiit M iij  ■270 Les Ve'ilUes toute inquiétude, & je continuai ma route, fans autre erainte que celle de voir Julie plusfurprife que touchée demon retour & de mes réfolutions. J'approchois de Païis, je n'en étois plus qu'ü vingt lieues, Jorfque je rencontrai Sinclair , qui fit arrêter ma voiture : il defcend de la fienne , j'ouvre ma portiere, je vole i\ fa rencontre ; mais en jettant les yeux fur lui, je m'arrête en treffaillant : Pétonnement & 1'effroi me rendent immobile. Sinclair me tend les bras, fon vifage eft baigné de larmes, je n'ofe le queftionner... II n'a pas la force de m'inftruire... Mais je m'attends a tout; la joie fragile & trompeufe a pour jamais abandonné mon cceur. Sans proféxer une feule parole, Sinclair m'entraine vers ma voiture, il y monte avec moi, & dans le même inftant les poftillons quittent la route de Paris. Oü me conduifezvous, m'écriai-je d'un air égaré? Je veux la voir. — Ah, malheureux!... — Eh bien, pourfuis, acbeve de me percer le cceur! A ces mots, Sinclair, pour toute réponfe, m'embraffe en gémiffant... Enfin, repris-je , quel eft mon fort! Eft-ce fa haine ou fa perte que tu m'annonces ?... Comme j'achevois ces paroles, Sinclair ouvroit la bouche pour me répondre; je frémis, je n'eus pas le courage d'entendre prononcer mon arrêt. O mon ami! ajoutai-je, ma vie dans eet inftant eft dans tes mains!... Le ton fuppliant dont j'accompagnai ces mots , Expliquoit aflez ma penfée; Sinclair me re*  du ChattAU. 371 farda avec des yeux remplis de Iaplustendre compaffion : Je puis me taire, dit-il, mais non te tromper... Sinclair s'arrêta; je n'en demandai pas davantage, &le refte de ia route, nous garditmes 1'un & 1'autre un filence qui ne fut interrompu que par mes foupirs & mes fanglots. Sinclair me conduifit dans une maifon de campagne, oüje recus enfin la confirmation de mon malheur. Hélas, j'avois tout perdu ! Julie n'exiftoit plus; non-feulement fa mort me raviffoit toute Ia félicité de ma vie, mais elle m'enlevoit encore le moyen de réparer mes fautes; je ne pouvois plus expier meségarements paffés que par mes regrets, mon repentir & ma douleur. Le rede de mon hiftoire offre peu de détails intérelfants. Confolé par le temps & laReligion, je confacrai le refte de ma carrière A 1'amitié, A 1'étude, A 1'humanité. J'avois obtenu mon pardon de mon oncle; le foin de Je rendre heureux devint une de mes plus précieufes confoiations, & je remplis fans effort, & dans toute leur étendue , les devoirs facrés que la nature & la reconnoiffance m'impofoient A eet égard. Quoique mon oncle füt avancé en Ige, le Ciel permitque je le confervaife encore dix ans. Lorfque j'eus le malheur de le perdre, j'achetai cette terre ,& je m'yretirai; Sinclair me promit de venir m'y voir tous les ans ; & depuis quinze ans que j'habite cette Province, nous n'avons jamais paffé dix-huit mois fans nous voir. M iv  2? 2 Sinclair, agé aujourd'hui de cinquantehuit ans, a parcouru la carrière laplus briljante & la plus fortunée. Heureux époux, heureux pere, heureux guerrier, couvert de gloire, comblé des faveurs de la fortune, ïljouit de la félicité & du fort éclatant que peut procurerla vertu réunie aux grands talents & au génie. Pour moi, dans mon obfcure médiocrité, je pourrois trouver auffi le bonheur, fans le fouvenir amer & douloureux des maux affreux que j'ai foufferts par ma faute, & des égarements de ma jeunelfe. En finiffant ces paroles, M. de Ja Paliniere fit un profond foupir, & il ceffa de parler. II y eut un moment de filence. Enfuite, la Baronne & fa fille, après avoir remercié M. de la Paliniere de fa complaifance, fe leverent, emmenerent leurs enfants, & chacun fe retira. Aufli-tót que Madame de Clémire fe trouva feule avec fes enfants, elle leur demanda quel fruit ils avoient retiré des dernieres veillées. L'hiftoire de M. de la Paliniere ne vous a-t-elle pas prouvé, ajouta-t-elle, combien les pafiions font dangereufes? Oh oui, Maman , dit Céfar; &, comme .vous nous 1'avez dit fouvent, il ne faut avoir de paffion que pour la gloire. Oui, reprit Madame de Clémire , c'eft-a-dire, pour tout ce qui eft vertueux, grand, héroïque. — Maman, qu'eft-ce qu'un acfion héroïque? — C'eft une aclion utile & généreufe, & que cependant le devoir n'èxige pas. Comme les devoirs d'un honnete-  du Chateau. 273 homme font très-étendus, il eft peu d'actions, pour une belle ame, qu'on piffle véritablement appeller héroigues; mais dès qu'une action nous coüte un grand facrifice, & que nous aurions pu ne la pas faire fans devenir méprifables, cette aftion eft héroïque : par exemple, une perfonne dans Paifance , qui donne Famnóne , ne fait qu'une bonne action, paree qu'elle feroit méprifable fi elle dépenfoit tout fon argent en fuperfluités. Un homme qui montre a la guerre du fang froid & du courage , n'eft point un héros; s'il fe conduifoit autrement, il feroit deshonoré; ainfi , pour bien juger d'une action, voyez d'abord fi elle ne bleffe ni 1'humanité, ni 1'équité (car la vraie grandeur eft inféparable de la juftice ); fongez enfuite ft ce qu'elle a dü coüter; enfin, examinez s'il étoit poflible de ne la pas faire fans nuire ft fa réputation... — Ah, j'entends, Maman; fi une action s'accorde avec la juftice, fi elle coüte un grand facrifice, li 1'on pouvoit ne la pas faire fans fe rendre mèprifable, alors elle elt fürement héroïque. — Voilft une définition trés jutte, ne 1 oubliez pas, & rappellez-vous-la, fur-tout, quand vous lirez l'hiftoire; car vous trouverez une foule de faux jugements. Beaucoup d'Hiftoriens , faute de réflexions, placent fouvent leur admiration aufli mal que leur critique. Un lecteur judicieux ne doit jamais juger aveuglément d'après eux, il faut examiner mürement fi c'efl: avec raifon qu'ils approuM T  s?4 Les Veillées vent ou qu'ils Condamnent. — Maman, trouve-t-on beaucoup de véritables action* héroïques dans 1'hiftoire?.. . — Oui, mais fouvent ce ne font pas celles que les Hiftoriens louent le plus.— Maman, voudriezvous nous compter un trait héroïque? — Volontiers, & je le prendrai dans l'hiftoire des Turcs. L'Empereur Achmet f fuccéda & Mahomet III. II monta fur le Tróne 1'an 1602 O). II n'avoit alors que quinze ans, & ce fut la première fois qu'on vit un Prince aulfi jeune régner en Turquie. II n'y avoit que peu de mois qu'il étoit parvenu 11'Empire, lorfque le Grand-Vifir mourut. Achmet ne ehoifit aucun de ceux qui 1'environnoient pour remplir cette importante dignité. Murad, Pacha du Caire, étoit un yieillard fage & plein d'expérience. Au milieu des tröubles du dernier regne, il avoit maintenu tous les Etats d'Afrique dans la plus profonde paix, & fait paffer exactejnent tous les impóts au tréfor public, fans yexer les peuples & fans s'enrichir. N'ayant jamais vu fon nouveau maitre, il étoit loin de prévoir fon élévation, & n'imaginoit pas qu'avec un Monarque auffi jeune, les foins d'un fujet fidele duifent 1'emporter fur les intrigues de la Cour. Cependant,. au fond de 1'Egypte, il reent les fceaux & 1'ordre de fe rendre a Conftantinople. Ce («) De 1'Hégire iojo.  du Chateau. 275 choix d'Achmet annoncoit ft 1'Empire uu Prince qui defiroir. le bien, & qui fauroit aimer fes peuples. Quelques années après, la guerrecontre la Perfe fut réfolue, malgré 1'avis de Murad, qui fut charge du commandement des armées, &quichoifit pour Lieutenant Nafuf, jeune homme actif, entreprenant, qui avoit acquis de grandes richeffes dans différents Gouvernements Ca). Le Grand-Vilir partit ft la tête de fes troupes; & loin de preffer fa marche, il mit la plus grande lenteur dans toutes fes opérations. Ce défaut d'aétivité fit naitre au perfide Nafuf 1'idée de fupplanter fon bienfaiteur & fon ami. II écrivit fecretement ft la Porte, & il offrit ft 1'Empereur foixante mille fequins pour les fraix des approvifionnements, li fa Hautefle vouloit le faire Grand-Vifir k la place de Murad. Le Sultan, plein d'eftime & de reconnouTance pour fon Miniftre, fut indigné de 1'ingratitude de Nafuf; il envoya fa lettre ft Murad, en lui mandant qu'il le laiflbit le maitre abfolu du fort de fon Lieutenant, & qu'il lui permettoit également de le conferver, de Ie dégrader (ZO, ou enfin, de le faire étran- (a) On appelle en Turquie un Gouverneur de Province , Sangiac, & le Gouvernement, Sanfiacat. (i) Lorfqu'un Pacha , ou Officier lupérieur eft «lépouillé de tous fes ewplois, & réduit a 1'état M vj  97^ Les Veillées gier. Murad, fur le champ, fit ordonner a Nafuf de fe rendre dans fa teute, & lui niontra la lettre de l'Empereur. Nafuf crut lire 1'arrèt irrévocable de fa mort. Cependant il voulut entreprendre de fe juftifier, ou plutót defcendre a des prieres; lorlque Murad 1'interrompant : „ Vous avez fait „ une perfidie, lui dit-il, mais vous avez „ de grands talents; ,e vous crois en effet „ capable de commander 1'armée ; ainfi „ je vous en remets la charge, & les fceaux ,, de 1'Empire, devenus trop pefants pour „ mon age. Soyez fidele a l'Empereur : „ puiflent vos armes être viétorieufes! " Auffi-tót Murad affembla les troupes, & le proclama lui-même fon fucceffeur. Murad finit tranquillement fes jours dans une retraite agréable. La Providence ne permit pas que Nafuf jouit long remps du fruit de fa trahifon. Devenu Grand-Vifir, ilépoufa une fille de l'Empereur; mais ayant indignement abufé de fa faveur, il fut étranglé par les ordres d'Achmet O). Ah, maman, dit Céfar, que j'aime ce Murad! C'eft bien-la une aclion héroïque. de fimple bourgeois, cela s'appelle en Turquie être fait Mayil. 11 arrivé fouvent qu'on fait defcendre un Officier a un emploi inférieur , & pour lors on n'eft pas fait Ma-iul. (a) On a pris ce trait dans l'hiftoire de 1'Empire Ottoman, par M, Miguot, tom. a> pag. 344 & fuivant«s,  du Chateau. 277 — Examinez-la fuivant les regies que je vous ai données. D'abord, elle ne blejfe ni Vhumanité, ni la jufiice. — Non , Nafuf méritoit d'être puni; mais il n'avoit offenfé que Murad; ainfi ce dernier étoit le maitre de lui pardonner... — 11 en a dü coüttr beaucoup k Murad, de vaincre un reflentiment qui étoit fi fondé; il auroit pu , fans fe rendre méprtfable, ne point céder fa place, & même priver Nafuf de fon emploi. — Au-lieu de cela, connoiffant que Nafuf étoit, par fes talents & par fon age, plus en état que lui de commander les armées, il facrifie fans balancerfon reflentiment au bien public; il fe dépouille en faveur d'un ingrat: ainfi ce trait, comme vous voyez, eft véritablement héroïque. — Je fins charmé, maman, que vous m'ayiez donné des regies füres pour juger des actions; il eft joli de pouvoir dire tout feul, après un moment de réflexion : Cela eft héroïque, ou cela ne l'eft pas. Maman, dit Caroline, permettez-moi de vous faire une queftiou au fujet de l'hiftoire de M. de la Paliniere. II y a une chofe qui m'a fait bien de la peine. J'ai trouvé tout fimple que M. de la Paliniere, avec un caractere fi violent & tant d'extravagance, s'attirüt d'aufli grands malheurs; mais cette charmante Julie, qui étoit fi douce,fi prudente , elle auroit dü être heureufe. — Vous penfez, n'eft-ce pas, que la vertu réunie a une prudence parfaite, devroit préferver de toutes les peines qu'elle aéprouvées?,.,  2?S Les Veillées — Oh, oui, maman, cela feroit bien jufte. — Et cela eft en effet. — Cependant, maman, Julie eft la preuve du contraire. — Point du tout. Premiérement , vous croyez bien qu'elle n'a jamais été auffi a plaindre que fon mari? — Oh fürement, elle n'avoit point de remords. — L'innocence infpire facilement la réfignation. Auffi Julie trouva-t-elle dans la pureté de fon ame toutes les confoiations dont elle avoit befoin. Voila ce qu'elle dut h la vertu , & c'eft beaucoup. Mais elle éprouva de grands chagrins , & fon manque d'expérience en fut la feule caufe. — Mais pourtant, maman , fa conduite a été irréprochable ?... — Oui, mais elle a fait des fautes, des imprudences... — Julie a fait des imprudences ? ... — Vous favez qu'elle avoit été parfaitement élevée par une mere tendre; elle eut le malheur de perdre cette mere a feize ans; elle fe maria a dix-fept: les principes qu'elle avoit recus étoient fortementgravés dans fon cceur; elle avoit le plus heureux naturel; elle fuivit toujours fes devoirs, elle fut toujours vertueufe; mais elle manquoit d'expérience; elle n'avoit plus de guide, elle fit des fautes; ce malheur étoit prefque inévitable. — Mon Dieu, maman, que vous m'étonnez; quelles fautes a.donc fait Julie?... — D'abord étant auffi jeune, ayant un mari foupconneux, violent & jaloux, elle n'auroit pas dü recevoir une confidence dont on vouloit faire un fecret a fon mari. Mais ce  du Chdteatt. 279 n'eft pas-la fa plus grande faute; elle en a fait deux autres bien plus confidérables. Lorfqu'elle fut convaincue que M. de la Paliniere avoit pris Belfamie en averfion , Julie auroit dü ceffer de la voir jufqu'au moment de la déclaration du mariage. Ce n'étoit pas facrifier fon amie, c'étoit feulement fe priver du plaifir de la voir pendant quelques mois ; & ce procédé , en pénétrant M. de la Paliniere de la plus vive reconnoiffance, auroit détruit toutes les craintes qu'il éprouvoit de n'étre point aimé. — II eft vrai que fi Julie eüt pris ce parti, l'hiftoire du porte-feuille ne feroit pas arrivée, & que Julie auroit confervé fa réputation & fon bonheur. Cependant, maman , il me femble qu'elle offrit ft M. de la Paliniere de ne plus revoir Belfamie?... — Oui, elle offrit; mais cé n'étoit pas affez : une offre dans ce cas n'étoit qu'une politeffe ; elle favoit bien qu'on ne 1'accepteroitpas.Il falloit annoncer une réfolution ferme & pofitive , & la tenir exactement; d'autant mieux, qu'au fond, le facrifice n'étoit pas pénible : il s'agiffoit d'une courte abfence , & non d'une rupture. — Oui, voiift une faute; & même ft préfent je ne concois plus comment Julie a pu la faire. Et'la feconde faute, maman ? — Elle eft dans le même genre , mais beaucoup plus inexeufable encore ; ce fut de ne pas faire fermer fa porte a Sinclair, après I'aveu formel que fit M. de la Paliniere de fa jaloufie. II eff vrai qu'il  aSo Les Veillées fe prétendoit guéri; mais Julie ne connoiffoit-elle pas 1'on caraétere inconféquent, léger, bizarre & foupconneux? D'ailleurs, quelle confiance pouvoit lui infpirer une guérifon fi fubite & fi nouvelle? Comment igm .roit-elle qu'une femme bleffe la décence & fon devoir, en admettant dans fa fociété intime 1'homme dont fon mari a été jaloux , fur-tout quand cette jaloufie n'eft difiipée que depuis fi peu de temps ? Julie fans doute ne fe décida a revoir Sinclair que par la certitude qu'elle avoit que tous les foupcons de M. de la Paliniere feroient a jamais détruits lorfqu'il apprendroit le mariage de fon ami. Mais pourquoi ne pas attendre la déclaration de ce mariage? Eu différant de revoir Sinclair jufqu'a cette époque, elle redoubloit 1'eftime & la tendrefie de Ton mari; tandis qu'au contraire, elle rifquoit de troubler encore fon repos; elle s'expofoit a des feenes ridicules & filcheufes en recevant Sinclair avant que tout füt éclairci. — Oh, cela eft certain. Dans cetre occafion elle a fait une bien grande imprudence. — Et voyez, je vous piïe, quelles conféquences, quelles fuites affreufes peuvent dériver d'une imprudence!... — Cela fait frémir. — D'autant plus qu'il eft impoffible qu'une jeune perfonne de dix-huit ou dix-neuf ans , puifle avoir plus de raifon que n'en avoit Julie. — Mais, maman, il eft donc impoiïible qu'une jeune perfonne ne faffe pas d'imprudences? — Oui, fi elle n'a pas un guide éelairé,  du Chdteau. 281 une amie dont 1'expérience puifle lui ofltir des confeils falutaires, & la préferver des inconvénients qui réiuitent prefque toujours des faufles démarches & du peu de connoiffance du monde. Ah, fi la pauvre Julie avoit eu la mere, s'éccia Pulchérie, elle n'auroit jamais fait d'imprudences. Son véritable malheur fut de la perdre; celtiila entraina tous les autres. Vous avez raifon, reprit Madame de Clémire; car Julie , avec une fi belle ame , avec tant de raifon , eüt toujours confulté fa mere, & toujours elle eüt fuivi fes confeils ; & quels confeils peuvent jamais être infpirés par plus d'intérêt, donnés avec plus de réflexion que ceux d'une bonne mere!... —• Oh, maman , nous ne ferons jamais d'imprudences, nous ferons toujours heureux ! En difant ces paroles Jes trois enfants fe jetterent au cou de leur mere; 6c c'étoit prefque toujours ainfi,"que fe terminoient toutes leurs converfations. Madame de Clémire paffa encore deux jours chez M. de Ia Paliniere ; enfuite elle retourna a Champcery. Comme 1'Abbé n'avoit pas été content de Céfar dans la matinée, il n'y eut point de veillée le foir. Céfar, vivement affligé de cette punition , prit de 1'humeur, & fe coucha fans faire d'excufes a 1'Abbé; il fe contenta de lui fouhaiter une bonne nuit. II y avoit une demi-heure qu'il étoit dans fon lit, lorfque Madame de Clémire entra dans fa chambre. Donnez-vous, mon fils, lui dit-  282 Les Veillées elle a voix bafle ? Non , maman, pas encore , répondit Céfar d'un ton trifte. Jé n'en fuis pas furprife, reprit Madame de Clémire; & s'il eft vrai, comme je n'en doute pas, que vous ayez un bon cceur, il eft impoffible que vous puiffiez paffer une nuit tranquille. Comment! mon fils, vous vous êtes couché avec de la rancune, avec de 1'humeur, contre un homme que vous devez autant aimer! Vous 1'avez laiffé fortir de votre chambre fans effayer de vous raccommoder avec lui, & il vous quittoit pour douze heures ! Ah, Céfar! écoutez un trait que j'ai lu ce matin. M. le Duc de Bourgogne , pere du feu Roi, dans fa première enfance , s'emporta un jour contre un de fes Valets-de-chambre; mais lorfqu'il fut dans fon lit, il dit a eet homme, qui couchoit auprès de lui : ,, Par„ donnez-moi ce que je vous ai dit ce „ foir, afin que je m'endorme f» ". Jugez, mon fils, s'il eüt été capable de fe coucher fans fe raccommoder avec fon Gouverneur. Cependant ce jeune Prince n'avoit alors que fept ans, & vous étes dans vptre dixieme année! Ah, maman, je favois bien auffi que je ne dormirois pas.... Maman , permettez - moi de me lever, & d'aller fur le champ demander pardon a M. 1'Abbé. — J'y confens. Vc- 0) Vie du Dauphin , pere de Louis XV, par M. 1'Abbé Proyart, tome I.  du Chdteau. 283 nez, mon fils. En difant ces mots, Madame de Clémire donne une robe-de-chambre a fon fils, qui la paffe .i la hitte, faute de fon lit, &, conduit par fa mere, fe rend & 1'appartement de 1'Abbé. On frappe doucement a la porte ; 1'Abbé , déja en bonnet de nuit , vicnt ouvrir , & parolt très-furpris en voyant Céfar. Ce dernier s'avance, & avec les yeux remplis de larmes, il fait & 1'Abbé les excufes les plus humbles & les plus touchantes. Quand il eut celfé de parler, 1'Abbé, au-lieu de lui répondre, fe retourne froidement vers Madame de Clémire, en difant : ,, Madame, ,, vous êtes bien bonne; & dès que vous le defirez, je tucherai d'oublier ce qui „ s'efl: palfé ". A ces mots, Céfar montra de 1'étonnement de ce que 1'Abbé ne s'adreflbit pas & lui. Mais, Monfieur, reprit 1'Abbé , je n'ai point de réponfe a vous faire. C'eft uniquement k Madame que je dois votre vifite, & tout ce que vous m'avez dit.. .. — Ah, M. 1'Abbé, je vous affure que maman ne m'a point confeillé de me lever & de venir ici.. . — Mais, Monfieur, lériez-vous a préfent dans ma chambre, fi Madame votre mere ne vous avoit pas fait fentir toute la dureté de votre procédé & mon égard? A cette queftion, Céfar baifia les yeux & fe mit a pleurer. Soyez fur, Monfieur, continu! 1'Abbé, que fi de votre propre mouvement, & fans être ni confeillé ni excité, vous étiez venu metrouver, foyezfür que  i84 Les Veillées je vous aurois recu avec amitid, quoique vous eufïïez toujours eu. un bien grand tort , celui de me laifler fortir de votre chambre fans me témoigner du regret de votre faute. Au refte, Monfieur, je vous le répete , en faveur de Madame votre mere , je vous pardonne très-volontiers, c'eft-ü dire, je ne vous impoferai point de pénitence pour fhumeur que vous avez montrée. Eh bien, s'écria Céfar, je m'en impofe une moi-même. Je donne ma parole d'honneur de me priver pendant quinze jours du plaifir de refter aux veillées, c'eft le plus grand facrifice que je puifle faire; mais du moins, M. 1'Abbé, ne me traitez plus avec une froideur fi cruelle, & je fupporterai de bon cceur ma pénitence. Comme il achevoit ces paroles , 1'Abbé, d'un air attendri, lui tendit les bras, & Céfar s'y jetta en pleurant de joie d'avoir obtenu fon pardon, & fur-tout fait une aétion qui le raccommodoit avec luimême. Vous voyez, mon fils, lui dit Madame de Clémire, ce qu'il en coüte lorfqu'on differe a réparer fes torts; on les aggrave, on ne trouve plus d'indulgence , & 1'on eft obligé de faire des démarches extraordinaires & des facrifices pénibles. Si en vous couchant vous aviez fait les excufes convenables, M. 1'Abbé vous auroit pardonné, & vous ne feriez pas privé des veillées pour quinze jours. Comme les trois enfants de Madame de Clémire s'étoient fait la loi dc renoncer  du Chateau. 285 aux veillées lorfque 1'un en feroit exclu, Caroline & Pulchérie trouverent que Céfar s'étoit impofé une pénitence bien longue; elles lui firent beaucoup de lecons fur les inconvénients de 1'humeur, & lui donnerent d'excellents confeils k eet égard, dont Céfar promit bien de profiter a 1'avenir. Le printemps approchoit, on étoit fur la fin du mois de Mars, les promenades devenoient plus intéreffantes : la violette & le muguet commencerent bientót k paroïtre. Auguftin, qui connoiffoit parfaitement tous les environs de Champcery, conduifoit tous les jours dans de petits fentiers, oü 1'on trouvoit avec abondance de quoi faire les bouquets les plus charmants. Les bois n'offroient point encore d'ombrages; ou y jouiffoit, comme dans les prairies, de la douce chaleur des premiers jours d'Avril; & tandis que les arbres, dépouillés de verdure, rappelloient les rigueurs de 1'hyver , un ciel pur & fans nuages, une terre couverte de fleurs annoncoient le retour du printemps & des plaifirs. Céfar & fes fceurs poifédoient. en commun un petit jardin qui faifoit leurs délices. II étoit partagé en deux parties; 1'une contenoit des légumes, & 1'autre des fleurs. Dans 1'un des cótés du jardin il y avoit un puits , c'eft a-dire , un tonneau enfoncé dans la terre; mais ayant, comme un vrai puits, une baluftrade pour préferver des chütes, & une poulie pour tirer. de Peau  Les Feillées qu'on y apportoit tous les jours. Les enfants, aidés d'Auguftin, tiroient 1'eau, & cultivoient eux-mêmes leur jardin. Ils avoient des féaux, des brouettes & des outils de jardinage proportionnés k leur force. Maitre Etienne, le jardinier du chüteau, dirigeoit leurs travaux, & leur fourniffoit des plantes & des graines. Ah, difoit Caroline, en arrofant une jacinthe , que je voudrois la voir épanouie ! Quel plaifir j'aurois a la cueillir pour la porter a Maman!... — AU, ma fceur, vous attendrez que je puiffe lui donner en mêmetemps un petit bouquet de prime-veres... — Et moi une falade. Le 12 Avril fut un beau jour. La pénitence de Céfar étoit finie. On fe leva, en difant: N*s veillées recommenceront ce foir; & 1'on trouva dans le jardin de quoi remplir une corbeille de falade, de jacinthes & de prime-veres, de perce-neiges & de violettes. La corbeille, ornée de jolis rubans, fut portée en pompe, & partagée entre Madame de Clémire & la bonne-maman. Les fleurs furentmifes avec foin dans des caraffes, afin qu'on put en jouir plus iong-temps. On mangea la falade k diner, ■& jamais falade ne recut tant d'éloges, & ne fut trouvée meilleure. Le foir, la Baronne annonca qu'elle avoit une hiftoire toute prête, & le fouper fini, elle la conu de cette maniefe.  du Chdteau, 287 Eugé'nie & Lèonce, ou Fhahit de Bal. Madame de Palmene, jeune encore, & veuve depuis plufieurs années, fe confacroit entiérement a 1'éducation d'une fille unique, objet de toute fa tendrefle comme de tous fes foins. Son mari en mourant, avoit laifiTé beaucoup de dettes, & Madame de Palmene n'avoit pu les acquitter qu'en quittant Paris, & fe retirant dans une Terre qu'elle poffédoit en Touraine, A une petite lieue de Loches (a). Le chateau étoit autique & vafte. Son pont-levis, fes foffés & fes tours rappelloient les fiecles mémorables des Duguefclin & des Bayard, ces beaux jours de Ia Chevalerie, qu'on devroit regretter fans doute, fi la loyauté & la vaillance de quelques preux Chevaliers pouvoient tenir lieu de police & de luix. L'intérieur du cMteau répondoit aux dehors. Tout y retracoit la noble fimplicité de nos ancêtres. On n'y trouvoit ni dorures, ni cette ridicule profufion de porcelaine, dc (a) La ville de Loches eft fituce fur I'Indre, auprès d'une grande forêt. On y voit un chateau fort oü fut enfermé Ie Cardinal de la Balue. On trouve dans 1'Eglife Collégiale, batie dans 1'enceinte du chateau, le tombeau d'Agnès Sorel. Loches eft a cinq lieues d'Amboife, autre petite rille célebre par fes Hianufafiures & la conjuration qui porte fon noin. Cette derniere ville .eft fituce Air la Laire,  a88 Les Peillies magots, de petits vafes qui rempliflent nos maifons inodernes; mais on y voyoit de belles tapifferies repréfentant des traits intéreflants d'hiftoire. On s'y promenoit dans de longues galeries ornées de portraits de familie, & 1'on y découvroit, des fenêtres du fallon, d'un cóté, une fuperbe forêt, & de 1'autre, les bords agréables de I'Indre. C'etl-la qu'Eugénie (c'étoit le nom de la fille de Madame de Palmene) paffa fon enfance, & les premières années de fa jeuneffe. C'efl-lit qu'elle prit le goiit des amufements champêtres & de Ia vie paifible & retirée. Durant les beaux jours du printemps & de 1'été, elle faifoit avec fa mere de longues promenades; dans le haut du jour on alloit chercher dans la forêt 1'ombre & la fralcheur. Tantót Eugénie s'y exercoit a Ia courfe; tantót elle y cueilloit des plantes dont fa mere lui apprenoit les noms & les propriétés. Souvent elle y prenoit fes lecons, elle y écoutoit des lectures intéreffantes; & fur le déclin dit jour on quittoit la forêt pour aller fur les bords riants de la riviere. Lorfqu'Eugénie fut dans fa huitieme année, elle devint plus fédentaire. Mille occupations différentes la retenoient au chdteau; mais elle fe levoit avec le jour, elle alloit dejeuner dans le pare ou dans les champs; & le foir elle faifoit encore une ou deux lieues avec fa mere. Elle avoit pour compagne de fes jeux la fille de fa Gouvernante. Cette jeune perfonne, appellée Valentine, étoit de quatre ans plus agée  du Chdteau. 289 ftgée qu'Eugénie. Elle avoit un heureux naturel, un bon cceur & de 1'application. Elle fe tronvoit A toutes les lecons que recevoit Eugénie, & elle en prófita de maniere que fa jeune maitreffe la regarda toujours avec raifon comme fon amie. Cependant Eugénie atteignit fa feizieme année; fon caraétere étoit auffi formé que fon ame étoit fenfible. Elle joignoita la gaieté , aux .graces naïves de fon age, un efprit cültiyé, de la difcrétion, une douceur inaltérable, & la plus parfaite égalité d'liumeur. Sa tendreffe & fa reconnoiffance pour Madame de Palmene étoient fans bornes. Dans tous les moments de fa vie, occupée de fa mere, & failiffant tous les moyens de lui plaire, il n'étoit point d'occupation qui ai'eüt un attrait fenfible pour elle. Apprenoit-elle des vers par cceur, elle fe difoit: Maman me les entendra répéter avec plaifir. Ce foir, en nous promênant, je les lui dirai. Elle louera ma mémoire-, mon appli■cation. Etudioit-elle 1'Anglois ou 1'ltalien : Quelle fera, difoit-elle, la furprife, la joie de maman, lorfqu'elle verra qu'au-lieu de la page prefcrite, j'en ai traduit deux. En •écrivant, en deffinant, en jouantdela barpe, du claveffin ou de la guittarre, elle faifoit les Hiêmes réflexions Ce tableau ortiera le cabinet de maman. Toutes les fois qu'elle le regardera, elle penfera a fon Eugénie. Cette fonnate , que je barbouille ct préfent, quand je la faurai bien, enc/mntera maman l Qfc. Cette idéé, qu'elle ap« Tomé /. n r  20o Les Veillées piiquoit ft tout, lui faifoit trouver un charme inexprimable dans 1'étude; elle lui applaniffoit les difficultés les plus fatigantes, & changeoit en plaifirs délicieux tous fes devoirs. Afin d'achever de perfectionner 1'éducation d'Eugénie, Madame de Palmene prit la réfolution d'aller paffer deux ans ft Paris. Elle s'arracha de fon agréablc folitude fur la fin de Septembre; &, arrivée ft Paris , elle loua une petite maifon dans laquelle Eugénie regrctta plus d'une fois les bords enchantés de 1'Indre & de la Loire. Madame de Palmene retrouva avec plaifir plufieurs perfonnes qu'elle avoit connues autrefois. Dans ce nombre, elle diftingua fur-tout un ancien ami de fon mari, nommé le Comte d'Amilly, digne en effet de cette préférence par fon mérite & fes vertus. Veuf depuis plufieurs années, il n'avoit qu'un fils unique, tigé alors de dixhuit ans, & dont il venoit de fe féparer pour deux ans. Ce jeune homme, appellé Léonce, étoit en Italië, & devoit enfuite aller voyager dans le Nord. Le Comte d'Amilly venoit tous les foirs fouper chez Madame de Palmene ; ft dix heures & demie, Eugénie alloit fe coucher. Auffi-tót qu'elle étoit fortie, le Comte parloit d'elle, & c'étoit toujours pour faire fon éloge.Il admiroit également fes talents , fa modeffie, fa réferve, & un certain air de douceur & de franchife qui répandoit uu charme inexprimable fur fes moindres  du Chateau. 20» aftions. Enfuite il parloit de fon fils , il vantoit fon efprit, fon caraftere, fon cceur. Madame de Palmene écoutoit avec tranfport 1'éloge d'Eugénie. Elle n'entendoit pas fans quelque émotion prononcer ii fouvent le nom de Lêonce , & dans ces doux entretiens 1'heure fut oubliée plus d'une fois. On s'écria plus d'une fois avec furprlfe : comment donc il eft trois heures! Le Comte d'Amilly continua toujours fes affiduités, mais fans s'expliquer davantage. Seulement il dit un jour : Mon fils aura une fortune confidérable , puifque je la poflede; mais avant delapartageraveclui,. je veux lui apprendre a en jou'ir. A fon retour il aura vingt ans. Je le marierai, je lui donnerai une femme aimable, dont les graces, 1'exemple & la douceur puiifent lui rendre tous fes devoirs agréables & lui faire chérir la vertu. Madame de Palmene reconnoifibit bien dans le portrait de cette femme celui d'Eugénie; mais en réfléchiffant a 1'extrême difproportion qui fe trouvoit entre fa fortune & celle du Comte d'Amilly, elle avoit peine a fe perfuader que ce dernier eüt réellement des vues fur fa fille. 11 y avoit déja prés de deux ans que Madame de Palmene étoit a Paris. Eugénie touchoitafa dix-huitieme année, Iorfqu'un foir le Comte d'Amilly entrant cbcz Madame de Palmene, lui demanda la permiffion de lui préfenter fon fils qui venoit d'arriver. Au moment même ou vit pa* N ij  AQ2 Let Veillées roitre un jeune homme dc la figure laplus intéreffante, & qui s'avanca vers Madame de Palmene avec un air ti la ibis empreffé & timide, qui ajoutoit encore a fes agréments naturels. Le Comte & ion fils reiterent a fouper. Léonce paria peu, mais il xegarda beaucoup Eugénie; & il ne dit pas un mot qui ne montrdt qu'il éprouvoit le plus vif defir de plaire a Madame de Palmene. Le lendemain le Comte revint avec fon fils, & Madame de Palmene déclara fans détour au Comte qu'elle s'étoit fait une loi irrévocable de ne point recevoir chez elle de jeunes gens de 1'age de Léonce. Mais, Madame, reprit le Comte , il Jaut pourtant bien que vous examiniez s'il peut vous convenir... — Comment, que voulez-vous dire?... — Ehquoi, nevoyezvous pas que fon bonheur & le mien en dépendent? Donnez-vous donc le temps de le connoltre; & s'il eft aflez heureux pour vous plaire, tous mes vceux & les fiens feront exaucés. C'étoit enfin parler clairement. Madame de Palmene témoigna au Comte la reconnoiffance que ce difcours lui infpiroit. Cependant elle ne prit point d'engagement pofitif, voulant auparavanc confulter Eugénie, & prendre quelques informations particulieres fur le caraétere de Léonce. Tout ce qu'elle en apprit ne .fit que redoubler le defir qu'elle éprouvoit de 1'adopter pour fils; & le Comte la preffant de nouveau de lui donner une réponfe décifive, elle ne balanea plus. Tout étant  du Ckdteau. 293 d'accord, on figna le contrat de mariage. Le lendemain Léonce reent avec tranfport la main de 1'aimable Eugénie, & 1'on conduifit auffi-tót les nouveaux époux dans une terre charmante que pofl'édoit Ie Comte a dix lieues de Paris. II fut décidé qu'on ne retourneroit a Paris que fur la fin de 1'automne. Madame de Palmene paffa trois mois avec eux. Au bout de ce temps, elle fut obligée de les quitter. Voulant s'établir pour jamais a Paris, I'arrangement de fes affaires exigeoit qu'elle fit un voyage en Touraine. Quoiqu'elle düt arriver avant 1'hyver, Eugénie eut befoin de toute fa raifon pour fupporter une féparation fi douloureufe. Son chagrin & fa mélancolie, après Ie départ de fa mere, la rendirent plus intéreffante encore aux yeux de Léonce. II trouvoit une douceur fecrete a la contempler dans eet état d'abattement & de trilleffe. En voyant couler fes larmes, il fe difoit : Quelsferont un jour mes droits fur un cceur fi fenfible & fi reconnoiffant ! Eugénie, cependant dans la crainte d'affliger Léonce, ne lui montroit pas tout fon chagrin ; mais elle fe dédommageoit de cette contrainte avec Valentine , cette jeune fille dont j'ai déja parlé , & qui avoit été la compagne de fon enfance. Les plus douces confoiations d'Eugénie étoient de parler de fa mere, & de lui écrire tous les jours de longues lettres, qui contenoient le détail le plus circonftancié de fes fentiN iij  204 Les FeilHes ments, de fes oceupations & de fes plaifirs. Déja prés de deux mois s'étoient écoulés depuis le départ de Madame de Palmene; Eugénie, dans eet efpace de temps, n'avoit pas fait une feule courfe h Paris ; avec fon beau-pere & fon mari, elle n'avoit h defirer que le retour de fa mere. Elle tenoit lieu de tout a Léonce, &Léonee cbaque jour lui devenoit plus cher. Souvent ils alloient fe promener tête-ft-tete dans les bois & dans les champs. Eugénie queftionnoit Léonce fur lés voyages, & goutoit le plaifir de s'inftruire en 1'écoutant. D'autres fois, aflis 1'un & 1'autre fur le bord des ruifleaux, Eugénie chantoit de jolies Romances. Sa voix douce & mélodieufe attiroit les bergers & les moiffonneurs. Les uns quittoient leur ouvrage, les autres abandonnoie-nt leurs troupeaux, & tous accouroient pour 1'entendre. Elle fufpendoit les travaux & faifoit oublier la fatigue. Un foir Eugénie remarqua dans eet auditoire champêtre, un vieillard qu'elle n'avoit point encore vu. II avoit une figure fi vénérable , de fi beaux cheveux blancs , qu'Eugénie voulut favoir fon nom. Elle apprit qu'il fe nommoit Jéróme, qu'il étoit agé de foixante-quinze ans; qu'il avoit une fceur paralytique è fa charge , & qu'il étoit grand-pere de cinq petits enfants orphelins qui ne vivoient que de fon travail. Eugénie n'avoit qu'une très-petite penfion. Son beau-pere poflédoit une fortune confidéra-  du Chdteaiit 295 b!e; ii étoit noble & bienfaifant; mais voulant donner ft 1'on fils & ft fa belle-fille de 1'ordre & de Péconomie, il a^oitla fiigeife & le courage de ne point partager encore fa fortune avec eux. Quand vous m'aurez prouvé, leur difoit-il, que vous favez faire un digne emploi de 1'argent, nous ferons bourfe commune dans cinq ans , par exemple; fi d'ici la je fuis fatisfait de votre conduite, je me dépouillerai avec tranfport en faveur d'un fils économe & raiionnable; mais je n'abandonnerai point ft un infenfé & ft un dilüpateur une fortune que je ne dois qu'ft moi feul, & dont je puis difpofer ft mon gré. Ah, mon pere, répondit Léonce, en me donnant Eugénie, nem'avez-vous pas tout donné! Eugénie, de fon cóté, ne defiroit pas une penfion plus confidérable que lafienne. Avec de la raifon & de l'économie, la fortune la plus médiocre eft toujours fuffifante. Auffi Eugénie étoit-elle affez riche pour pou voir étre généreulé & bienfaifante. Toute occupée du*bon vieiilard Jéróme , le foir, en fe couchant, elle dit ft Valentine qu'elle 1'enverroit lui porter quelques fecours. Le lendemain matin, le Comte d'Amilly vint, comme ft 1'ordinaire , déjeuner avec fa bellefille. Voici, dit-il, un billet de bal paré pour vous. On donne ft Paris dans quinze jours, une fuperbe féte, vous en êtes priée. Je veux, ma fille, que vous y alliez. II vous faut un habit de bal, & je vous 1'apporte. En difant ces mots, le Comte pofa fur uuc taN iv  296 Les Veillées ble une bourfe qnicontenoit foixante louis» Quand Eugénie fut feule, elle appella Valentine, & lui montra le préfent qu'elle venoit de recevoir. Avec cinquante louis, dit-elle, j'aurai un habit aflez beau. Ainfi, je vais prendre dix louis fur cette fomme pour les donner au pauvre Jéröme; & toi, Valentine, vas t'informer dans le village fi. tout ce qu'on m'a dit de ce vieillard eft bien conforme ft la vérité; & s'il n'y a pasd'exagération dans ie récit qu'on m'a fait, je lui porterai moi-même 1'argent que je lui deftine. L'après-midi, Valentine revint du village , & dit ft fa jeune maitreffe, que nonfeulement elle avoit pris des informations chez ie Curé & chez plufieurs villageois, mais qu'elle avoit été dans la cabane du vieillard, qu'elle avoit vu la pauvre fceur paralytique, gardée par 1'alnée des petits enfants de Jéróme, jeune fille agée de douze ans; que la malade étoit dans une chambre bien propre , avec un aflez bon lit, tandis que le vieillard coucheiit dans une efpece de petite grange, fur de la paille, & qu'enfin Jéróme étoit le payfan du village le plus honnöte homme, le plus malheureux, ainfi que Ie meilleur frere, & le meilleur grand'pere. Allons, dit Eugénie, j'ai fur moi la bourfe que m'a donnée mon beau-pere, portons-lui fur le champ dix louis. En achevant ces paroles, Eugénie prit Ie bras de Valentine , & fortit avec elle, en faifant dire ft Léonce, qui ache-  du Chateau. 297 voit une partie de Wi.sk, qu'elle alloit du cóté de la petite allée de faules voir travailler les moiflbnneurs. Eugénie arrivé dans le champ oü Jéróme travailloit ordinairement Jufqu'au déclin du jour. Elle le cherche des yeux ; & ne le voyant pas, elle demande oü il eft; on lui répond, qu'accablé de chaud & de fatigue, il eft allé fe reppofer un moment a 1'ombre, & qu'il s'ell endormi fur le bord du ruiffeau, auprès de la grande haie d'églantiers. Eugénie & Valentine tournerent leurs pas de ce cóté ; au bout d'un inftant , elles appercoivent de loin le vieillard endormi, & entouré de fes petits enfants. Elles approchent avec précaution, dans la crainte de le réveiller , & s'arrêtent k quelques pas pour contempler le tableau le plus intéreffant &le plus touchant. Lebon vieillard dormoit profondément. Une jolie petite fille de huit ou neuf ans , attachoit doucement fon tablier a la haie de rofiers fauvages, au-deffus de la tête de fon grandpere, afin de former un abri qui put le garantir de I'ardeur du foleil; un de fes frercs lui aidoit dans ce travail, tandis que les deux autres, armés de branches de faule , & a genoux aux cótés du vieillard , s'occupoient a chaffer les mouches & les coufins qui s'approchoient de fon vifage. La petite fille, en voyant Eugénie, lui fit figne de la main de ne pas faire de bruit. Eugénie. fourit; & s'avancant fur la pointe des pieds, elle embrafla la petite fille, & N v  298 Les Veillées lui dit tout bas : li faut que je parle k votre grand-pere, lorfqu'il fe réveillera. Allez-vous-en la-bas jouer avec vos freres, vous reviendrez quand je vous appellerai. La jeune fdle fit quelques difficultés de s'éloigner, ainfi que les petits garcons, qui ne confentirent ü s'en aller qu'a condition qu'Eugénie & Valentine promettroient cle bien chafler les mouches a leur place. Cet accórd fait, Eugc'nie prit les branches de faule , & s'afiit avec Valentine auprès de la haie d'églantiers, & la petite familie s'éloigna & difparut. Alors Eugénie , tirant fa bourfe de ia poche , la mit fur fes genoux pour y prendre les dix louis. Enfuite, craignant de faire trop de bruit en comptant 1'argent , elle s'arrêta , & jettant les yeux fur le vieillard, elle le regarda avec attendriifement. Comme il dort paifiblement, dit-elle; pauvre & refpeétable vieillard!... Que fa figure eft touchante & vénérable! Soixante-quinze ans, quel ;lge!... Durant une fi longue carrière, combien de fatigues il a fupportéesl & maintenant, que fes forces 1'abandonnent, il eft encore obligé de travailler fans relftche! En achevant ces mots, Eugénie laiffacouler quelques larmes. Songez, Madame, dit Valentine, fongez ;\ la joie que vous allez lui procurer en lui donnant dix louis... Ce préfent, reprit Eugénie, cette légere fomme nepeut faire le bonheur de fa vie!... O qu'il feroit doux d'affurer la tranquillité de fes vieux jours! Quel réveil ii au-  chl Chateau. 299 rok! Dix louis ne feront qu'un foulagemenc ft ia raifere, mais cinquante le mettroient dans 1'aifance. Cinquante louis!... Ce que mon habit coütera! Et quel plaifir me fera eet habit? II nefera feulerncnt pas remarqué ;j'en verrai cent de plus magnifiques!... Quand j'aurai un habit garni de franges d'or& de paillons, crois-tu, Valentine, que Léonce m'en trouve plus jolie ? Aujourd'hui, il a tantloué ma figure; je n'aipourtant qu'une robe blanche, & des bleuets qu'il a ceuillis ce matin dans les champs. Valentine, avec dix louis , je pourrois avoir un habit ueuf, iimple ft la vérité, mais il me fiéroit mieux qu'un habit riche : des fleurs, de la gaze, iront mieux ft mon üge; qu'en penfes-tu ? — Moi , Madame, je vous avoue que je ferois charmée de vous voir bien parée. — Ah, Valentine, regarde ce vieillard, & tu ne feras plus occupée d'une fi vaine idee. Songe donc ft la fatisfaclion que j'éprouverois ft tirer de la mifcre ce bon pere de familie !... Valentine , avec quelle gaieté ce foir il fouperoit, entouré de fes petits enfants! avec quellejoie pure il les embrafleroit & recevroit leurs careffes!... Et moi, demain matin, je pourrois écrire tout ce détail ft ma mere!... ü ma mere! combien elle feroit heureufe en lifant cette lettre!.... —■ Mais, Madame , vous ferez la feule ft cette ftt'e mife auffi fimplement ; cela peut déplaire ft M. votre beau-pere... — Et peut-être a Léonce... Cependant, ils font 1'un & N vj  S°° Les Veillées 1'autre 'fi bons, fi bienfaifants!... Allons , Valentine , je confulterai Léonce. Je ne dois rien faire fans fon aveu. Mais éloignons-nous d'ici, car la vue de ce vieillard me caufe une tentation a laquelle je ne pourrois réfiller. Viens , allons chercher Léonce ; nous reviendrons après. Viens. En difant ces paroles , Eugénie alloit fe lever, lorfqu'elle entendit derrière elle un bruit de feuilles qui lui fit tourner la tête , & au méme inftant elle appercoit Léonce, qui, franchiffant la haie, vmt fe jetter a fes pieds. Un inftant après le départ d'Eugénie, il étoit forti du chateau pour 1'aller rejoindre : fachant qu'Eugénie cherchoit Jéróme, & ne doutant pas que ce ne füt pour lui porter des fecours, Léonce étoit venu fe cacher derrière la haie d'églantiers , afin d'éeouter la converfation d'Eugénie & du vieillard ; & la , quoiqu'Eugénie ne parhlt qu'a demi-voix, comme il n'étoit féparé d'elle que par un léger feuillage , il n'avoit pas perdu un feul mot de tout ce qu'elle avoit dit. O ma charmante Eugénie! s'écria • t - il, en tombant h fes genoux, j'ai tout entendu. En vous occupant des moyens d'affurer le bonbeur de ce vieillard, vous avez mis le comble au mien, puifque eet entretien m'a fait connoitre h quel point vous méritez d'être aimée. Léonce parloit encore, lorfque Jéróme fe réveilla. Auffi-tót Eugénie fe dégage des bras de Léonce , & s'approche du vieii-  du Chateau. 301 lard. Ce dernier la regarde avee étonnement^ & par refpect pour elle, veut fe le* ver. Eugénie 1'invite a reiter affis. II s'en excufe , en ajoutant : II faut que j'aille travailler. Non , dit Eugénie, repofez-vous aujourd'hui.. . — Et ma journée? ... — Je vous la payerai. Tenez, acccptez cette bourfe. Puillè-t-elle vous faire autant de plaifir que j'en éprouve k vous 1'offnr! A ces mots , Eugénie, d'un air aitendri & refpeélueux, fe penche, & remet dans les mains tremblantes du vieillard, la bourfe qui contenoit cinquante louis. Léonce, debout vis-ft-vis d'Eugénie, la contemple avec raviffement. Jamais elle ne parut fi charmante a fes yeux ; jamais elle ne fit fur fon cceur une impreffion fi douce & li profonde. Cependant le vieillard confidere avec une efpece de faililfement la bourfe ouverte pofée fur fes genoux. II n'a vu de fa vie une fomme auffi confidérable. II fe frotte les yeux, il craint de dormir & de rêver encore. Eugénie en filence jouit délicieufement de Fexeès de fa furprife. Enfin, Jéróme joignant fortement fes deux main's : Mais, mon Dieu, dit-il d'une voix entrecoupée , qu'ai-je fait pour mériter un fi grand don 1 En achevant ces paroles, il leva la tête , & regardant Eugénie avec des yeux remplis de larmes: O Madame, pourluivit-il, que le Seigneur, pour vous réeompenfer, vous accorde des enfants qui vous reffemblent! II n'en put dire davan-  3o2 Les Feillées tagc. Ses pleurs lui couperent la parole. Dans ce moment, toute la petite familie de Jéróme revint en courant. Eugénie pria le vieillard de ferrer fa bourfe, & de cacher ft tout le monde cette aventure, jufqu'ft ce qu'elle lui permit d'en parler. Enfuite Eugénie embraffa encore la jolie petite Simonette; & après avoir dit adieu au bon vieillard , elle reprit avec' Léonce le chemin du chateau. Eugénie, par une délicateife très-naturelle, ne vouloit pas qu'avant la fête oü elle devoit aller, fon beaupere püt apprendre cette aventure, dans la crainte que le Comte ne lui donndt un autre habit de bal. Le jour de cette fête arriva enfin. Le Comte refta ft la campagne, & confia Eugénie ft une de fes parentes, & Léonce la fuivitft Paris. Eugénie au bal attira & fixa tous les yeux, non-feulement par les charmes de fa figure, mais par 1'élégante limplicité de fon habit, qui la diftinguoit de toutes les autres femmes. L'or, les diamants & les perles ne furchargeoient point fa parure; rien ne nuifoit ft fa légéreté naturelle, & elle remporta le prix de la danfe comme celui de la beauté. Le doux fouvenir du vieillard vint plus d'une fois s'offïir ft fon imagination, ckredoubler fa gaieté; & fouvent, en confidérant 1'exceflïve & folie magnificence des jeunes perfonnes de fon üge, elle fe dit ft elle-même : que je les plains ! elles ne connoiffent pas les vrais plaifirs. Au point du jour, Léonce ramena Eugénie ft la campagne : il w  du Chateau. 303 loit que fon pere la vit avec fon habit de bal; car il brüloit d'impatience de lui conter l'hiftoire du vieillard. Léonce connoiffoit fon pere, & jouiffoit d'avance du plaifir qu'il alloit lui procurer. En effet, le Comte écouta ce récit avec autant d'attendriffement que de joie; il ferra mille fois dans fes bras 1'aimable Eugénie, & de eet inftant il prit véritablement pour elle tous les fentiments du pere Ie plus tendre. Le lendemain, Eugénie & Léonce allerent voir le vieillard. Léonce lui annonca qu'il fe chargeroit du fort de deux de fes enfants, la jolie petite Simonette & 1'on fecond frere. La première fut envoyée a Paris chez une Lingere, 1'autre placé en apprentifi'age chez un Menuifier; & le Comte d'Amilly mit le comble au bonheur du vieillard, en lui donnant une vache & un arpent de terre, voifin de fa chaumiere. L'heureufe mere d'Eugénie, Madame de Palmene, qui revenoit de la Touraine, recut en route la lettre qui contenoit tous ces détails. Mes enfants, ce n'eft pas encore a votre age qu'il eil poffible d'imaginer 1'impreiïïon qu'une feinblable lettre peut produire fur le cceur d'une mere !.. . Enfin, la fenfible & charmante Eugénie fe retronva dans les bras de Madame de Palmene, qui pafia le refte de fes jours avec une fille fi digne de toute fa tendreife. Eugénie fit toujours les délices de fa mere, de fon époux, de fa familie; elle trouva dans fon cceur & dans 1'eftime publique, la j u fi e récompenfe de  S®4 Les Veillées, cjfc. fes vertus & de fa conduite; &, pour mettre le comble a fa félicité, le Ciel exauca les vceux du vieillard; elle eut des enfants dignes d'elle, & qui lui firent goilter tout le bonheur qu'elle procuroit a fa mere. Fin du Tome premier*  305 NO TE S DU T O ME PREMIER. N appelte pierre herborifées les dendrites , qui repréfentent des végétaux; & ^oomorphues, celles qui portent 1'image des animauz. (a) Tous les papillons ont été originairement des chenilies qui ont fubi les métainorphofes qui les ont amenés a 1'état de chryïaiide ou de nymphe, & enfin a celui de papillon. On confond fouvent le mot Chryfalide oh Feve avec celui de nymphe, quoique différent a certains égards. On appelle nymphe proprement 1'état des infe&es qui s'enveloppent d'une membrane tranfparente très-fine, flexible, & qui laifle voir la figure du futur infefte toute formée.^ Toutes les mouches paflent par eet état, oü elles ne laiffent pas d'aller & venir quelquefois, & de prendre de la nourriture. Les chryfalides ont des coques plus épaiffes, elles n'ont point de mouvement progreflif; celles-la font les véritables aurilies, ou chryfalides , ou feves. Les Naturaliftes défignent par le nom de larves les infeftes a métamorphofes , lorfqu'ils font dans leur premier état au fortir de 1'ceuf. Dans la Mythologie, les larves étoient, fui-  3^0 Notes. vant la croyance fuperftitieufe des Payens, les ames des méchants qui erroient par-tout fous des figures hideufes ; ils nommoient auffi ces prétendus fantómes nocturnes , Umures. (3) En général, on appelle infeéles les antmaux dont les corps font compofés d'anneaux ou de fegtmnts. Les infeéles font diftingués par beaucoup d'autres caraéteres. Un des principaux, c'eft qu'ils n'ont ni offernents ni arrêtes. (4) On divife les coquilles en trois clafles; en untvalves ou coquilles d'une feule piece, telles que les Lépas, les Nantilles , les Limacons, les Buccins, ckc. La feconde claffe en bivalves , ou coquilles de deux pieces ; comme les Huitres , les Cames, ckc. &c. La troifieme claffe , en multivalves ou coquilles de plufieurs pieces, telles que les Ourfins, le.s Glands , &c. (5) La Botanique eft une partie de 1'Hiftoire naturelle, qui a pour objet la connoiffance du regne végétal en entier. Auffi cette fcience traite de tous les végétaux 8c de tout ce qui a un rapport immédiat avec les corps organifés. Le détail de la Botanique eft divifé en trois parties principales , qui font la nomenclature des plantes, leur culture & leur propriété. Quelques obfervateurs ont diftingué environ dix-huit a vingt mille efpeces de plantes , en comptant toutes celles qui ont été obfervées tant dans le nouveau que dans  Notts. 307 l'ancien continent. On fuppofe qu'il en exifte a-peu-près vingt-cinq mille qu'on ne connoit pas (a). A 1'égard de X'Hifloirc naturelle, ces mots expriment la connoiiïance des êtres qui compofent 1'univers entier : l'hiftoire des cieux, de 1'athmofphere , de la terre , de tous les phénomenes qui fe paffent dans le monde, & celle de 1'homme même, appartient a \'Hiftoire naturelle. Le mot minéral exprime & comprend ordinairement tout ce qui fe tire de ia terre. On divife 1'étude de l'Hiftoire naturelle en trois parties , qu'on appeile regnes , qui font : Le regne minéral, le regne végétal & le regne animal. On appeile Zoölogie la fcience qui traite de tous les animaux de la nature. On divife cette fcience en autant de parties féparées qu'il y a de dalles d'animaux. Savoir: 1''Anthropologie, ou l'Hiftoire de 1'Homme; la Tctrapodologie, ou l'Hiftoire des Quadrupedes; ^Ornithologie , cetie des Oifeaux ; Amphibiologie, celle des Amphibies; Ichthyologie , celle des Poiflbns ; Entomologie , celle des Infeéles, Zoophylologie, celle des Zoophytes. On donne le nom de Zoophytes a des corps marins dont la nature tient de 1'animal , & la figure du végétal j ce qui les fait nommer Plantes anï~ («) On appeile plantes indigines les plantes naturelles au pays , & plantes exotiques , les plantes étrangeres. Si on ven: prendre en peu de temps des notions elaires fur la Botanique, il faut lire les Démonftrations élémentaire! de Botaniqtits i /'»» fage de l'Ecalt Royale Vétérinaire, z vol.  3^8 Notes. males ou Anïmaux-plantes. M. DE BctMARE. Si 1'on veut lire des Ouvrages d'Hiftoire naturelle , il eft néceiTaire de lavoir Ia fignification de ces différents noms ; mais il y auroit beaucoup de pédanterie a les employer dans ia converfation. Par exemple , il feroit très-ridicule de dire qu'on s'occupe particuliérement de la Tétrapodologie ou de Vlchthyologie , au-lieu de dire de l'Hiftoire des Quadrupeies , de VHiftoire des Poijfons ; car on ne doit parler que pour être entendu de tout le monde; fans quoi on prouve inconteftablement qu'on manque de politefle & d'efprit. (6) La catarafic eft 1'opacité du cryjlallin. Le cryftallin , dans fon ét»t naturel, eft tranfparent. C'eft a travers fa fubftance que les rayons pafTent pour arriver a la rétine (a). Quand il s'épaiflit jufqu'a un certain point , on ne voit plus clair. II s'agit donc d'enlever ce cryftallin qui forme alors dans 1'oeil un voile épais qui dérobe la clarté du jour.'Autrefois on fe contentoit d'abattre le cryftallin avec un éguille. Le cryftallin reftoit dans 1'ceil, ce qui expofoit le malade a des rechütes; maintenant on enleve le cryftallin. C'eft a M. Daviel, fameux Oculifte, que 1'on doit cette découverte, il y a environ quarante ans. Le cryftallin empoité eft remplacé par 1'humeur vi- (a) La rétine eft une partie de 1'ceil fur laquelle fe fait 1'impreffion des images des objets , par le moyen des rayons de lumiere-qui partent de chatpie point de 1'ob.jet,  Notes. 309 tree dans laquelle il eft enchatonné, & qui, dans la fuite, en fait a-peu-près les fonétions. Cette opération n'eft point douloureufe ; on peut la faire en moins d'une minute. Le malade communément voit dans le moment même de l'extracfion du cryftallin ; enfuite on lui bande les yeux , on le met a un régime doux & rafraichiffant : s'il n'arrive point d'accidents, on lui rend la lumiere par degrés ; & au bout de trois femaines , a-peu-près, il eft en pleine convalefcence. On employé aufli ce mot cataraftts dans la Géographie. Cataratie a"eau eft la chüte des eaux d'un fleuve ou d'une riviere, occafionnée foit par une pente exceffivement brufque, ou par des rochers qui ariêtent le courant ordinaire des eaux. Les anciens donnoient a ces chütes d'eau le nom de catadupes. Le Rhin a deux cataraftes, 1'une a Bilefeld, 1'autre a Lauffen prés Schaffoufe. Le Nil en a plufieurs, & entre autres deux qui font très-violentes & qui tombent entre deux montagnes. La riviere Vologda, en Mofcovie, a aufli deux catara&c-s auprès de Zadoga. Le Zaire , fleuve du Congo, commence par une forte cataradle. II y en a une a trois lieues d'Albanie, dans la Nouvelle-Yorck , qui a environ cinquante pieds de hauteur. La cafcade de Terni, en Italië , eft une des plus hautes que 1'on connoifle; car les habitants du pays prétendent qu'elle a quatre cents pieds de hauteur; & la fameufe cataraéle de la riviere de Niagara , en Canada, ne tombe que de cent cinquante-fix pieds; mais elle a plus d'un quart de lieue de largeur.  jio Notes. (7) On fait le mot d'une grande Princeffe ("Son Altefle Royale, époufe de M. le Régent ) , diftinguée par tant de vertus, & une piété fi éminente. Elle mourut avec une tranquillité qui fut admirée de tout ce qui 1'entouroit. Après avoir recu tous les Sacrements, ck après une aflez longue agonie , elle s'écria tout-a-coup : Ah ! que la mort efl délicieufe ! Ce furent fes dernieres paroles. Une ame forte peut donner le courage néceffaire pour fuppotter la mort fans montrer de foibleflè; mais le courage ne fuffit pas pour faire trouver la mort délicieufe; on n'éprouve un femblable fentiment qu'avec une confcienct irréprochab!e, & la foi la plus vive. (8) L'efpece de 1'abeille commune ou moudie a miel, eft du nombre de celles qui vivent en fociété & travaillent en commun. Autcefois elles étoient toutes fauvages, habitant les forêts de Ia Pologne , de la Mofcovie & des autres contrées du Nord, oü elles fe logeoient dans des creux d'arbres ou de rochers. Lorfque les mouches s'établiffent dans une ruc'ie , leur première occupation eft de boucher tous les petits trous ou fentes qui s'y trouvent, avec une matiere gluante , molle d'abord, mais qui durcit enfuite : cette matiere eft abfolument différente de la cire & du miel ; on 1'appelle propalis, c'eft une efpece de réfme dont on fait ufage en médecine. Outre 1'abeille commune , il y en a une infinité d'auties efpeces , 1'abeille villageoife , 1'abeille maconne, &c. Une des plus curieufes eft 1'abeille  Notes. 311 tapiflïere; elle eft d'une fort petite efpece, plus velue que les mouches k miel ordinaires, d'une couleur a-peu-près femblable. Le premier travail d'une abeille tapifliere qui veut faire fon nid , eft de creufer dans la terre un trou perpendiculaire , auquel elle donne trois pouces de profondeur, & un diametre égal depuis 1'entrée du trou jufqu'a fept ou huit lignes de profondeur , & elle 1'évafe enfuite comme nos cafetieres. Quand ce trou eft creufé , 1'abeille fe tranfporte fur une fleur de coquelkot, oü elle taille avec adreffe dans ime des pétales (a), une piece qui a la figure d'une moitié d'ovale. La tapiflïere entre dans fon trou avec la piece qu'elle a enlevée, elle la tient pliée en deux entre ces pattes, mais la piece ne peut manquer de fe chiffonner en entrant dans une cavité fi étroite; la mouche ne Fa pas plutöt conduite a la profondeur oü elle la veut, qu'elle la déplie & 1'étend le plus uniment poilïble ; elle applique fur le fond & fur fes cotés plufieurs feuilles qu'elle unit avec art; les dernieres pieces qui terminent 1'entrée du trou débordent toujours de quelques lignes , & forment autour de Pouverture un petit liferé couleur de feu. En fe promenant au milieu d'un champ de bied, on peut obferver quelquefois a fes pieds , dans les fentiers , de petits trous décorés dans leur circuit d'un beau ruban couleur de feu. Ce font des nids d'abeilles tapiflleres. (<0 Une des fjuilles de Ia fleur.  312 Notes. Les abeiües de la Guadeloupe donnent une cire d'un violet foncé , a laquelle on ne peut faire perdre cette couleur; elle eft trop rnolle pour qu'on en puifle faire des bougies. (9) Entr'autres celui de Madame Lagnans. Ce monument, dont je n'ai vu la defcription dans aucun Ouvrage , eft cependant également intéreflant par la beauté de Ia compofition & la maniere dont il eft exécuté. M. Lagnans, Miniftre de Berne (qui vivoit encore en 1775) , avoit une femme parfaitement belle qui mourut en couches a 1'age de vingt-huit ans : fon enfant ne lui furvécut que quelques minutes. M. Naai, célebre Sculpteur Allemand, fut chargé de faire le tombeau qui devoit renfermer la mere & 1'enfant. II imagina de repréfenter Madame Lagnans au moment de la réfurreébon. Après avoir creufé dans le Temple une efpece de fbfle affez profonde pour contenir une ftatue, il pofa fur eet enfoncement une grande pierre fendue inégalement d'un bout a 1'autre, & formant un vuide qui laiffe voir la jeune femme couchée dans fon cercueil; elle paroit fe réveiller; elle tient fon enfant d'une main,& de, 1'autre elle fouleve une pierre détachée qui touche encore fur fa tête. La nobleffe de fa figure , la candeur 8c 1'innocence qui la caractérifent, la joie pure 8c célefte qui brille fur fon vifage , donnent a fa phyfionomie une expreflion auflï touchaste que fublime : il ne manqué a ce tombeau que d'être exécuté en marbre. L'épitaphe eft digne du monument, elie eft écrite fur la pierre ; & malgré les larges fen- res  Notes. 313 tes qui coupent 1'écriture , on peut la lire aifément. Elle eft écrite en Allemand; ony fait parler Madame Lagnans. En voici la traduction littérale. » J'entends la trompette ; elle penetre juf» qu'au fond des tombeaux. Réveille-toi, enn tant de douleur ! Le Sauveur du Monde j, nous appeile : 1'eropire de la mort eft dé» truit, une palme immortelle va couronner « Tinnocence & la vertu. » Seigneur, me voila avec 1'Enfant que tu » m'as donné ". Le tombeau de la mere de Le Brun, a SaintNicolas-du-Chardonneret , a Paris, offre la même idéé ; mais la compofttion en eft moins frappante. Ici 1'Artifte (Colignon) a pofé fur un autel affez élevé une grande urne de couleur rougeatre, dont le couvercle eft renverfé. On voit fortir de cette urne une vieille femme d'une figure vénérable ; elle joint les mains ; elle leve les yeux au Ciel ; elle eft enveloppée de fes linceuls qui retombent en draperie fur les bords de 1'urne; on voit tout le bufte de fa figure qui eft en marbre blanc, ainfi que fa draperie; derrière elle, contre la niche de 1'autel , eft 1'Ange du jugement, la trompette a la main. (10) La Science des médailles , ou YArt numifmatique , confifte a ne pas fe laiffer trom■ per par 1 'ïmiiation des vraies médailles ; a diftinguer , comme le font les connoiffeurs en peinture , les copies des originaux ; enfin , a favoir les noms des différents attributs qui conTtme I. O  S1* Notes. viennent aux Déités, aux Princes, aux Souyerauis, aux VilJes, Provinces, ckc. Auffi fautil qu'un antiquaire factie parfaitement la Chronologie , l'Hiftoire & la Mythologie. L'étude de cette fcience eft également amufante ck cuneufe ; cette fcience eft d'ailleurs très-utile , en ce que les médailles font les plus folides monuments de l'hiftoire, êk fervent k conftaler avec certitude ck les dates ck les événements. On partage les médailles en deux efpeces; en antiques ck en modernes. Les anïiques font toutes celles qui ont été frappées jufqufau ou IX«. fiecle de J. C. II faut s'exprimer ainfi , pour fe .conformer aux différents goüts des curieux, dont les uns font finir les médailles antiques avec le Haut-Empire, les autres feulement au temps de Conftantin. il y en a qui les conduifent jufqu'a Charlemagne. Les médailles modernes font toutes celles qui ont été faites depuis environ 300 ans. Parmi les antiques, les Grecques font les plus feejles & les plus anciennes. L'ufage des médailles d'argent ne commenca a Rome que 1'an 484 de Rome, ck les Romains ne commencerent a fe fervir de monnoies d'or qu» vers 1'an 546 de Rome. 7 Termes O*ufage dans l'Art numifmatiaut'. {Tete, Cóté de la médaille oppofé au revers.' Revers. Cèté de Ia médaille oppofé a la tête. Ame de la médaille. Les Antiquaires regafdent la légende comme Parae de la mé-  Notes. 3,5 daille, & les flgures comme ie corps , ainfi que dans 1'emblême. Exergue. C'eft un mot, une date , des iettres, des chiffres marqués dans les médailles au-deffus des figures qui y font repréfentées. iNscRiPTtoN. Ce font les paroles qui tien«ent lieu de revers , & qui chargent le champ de la médaille au-lieu de figures. Légende. Elle confifte dans les iettres qui font autour de la médaille, & qui fervent a expliquer les figures gravées dans le champ. Module. Grandeur déterminée des médailles , d'après laquelle on compofe les différentes fuites. Monogramme. Lettres, caraéleres ou chiffres compofés de lettres entrelacées. fis dénotent quelquefois le prix de la monnoie, d'autres fois une époque, quelquefois le nom de Ja Ville, du Prince, de la Déité repréfentéa fur !a médaille, (a). Nimbe. Cercle rayonnant qu'on remaraue fur certaines médailles. Panthées. Ce font des têtesornées de fymboles de plufieurs Divinités. Paragonium. Sorte de poignard, de baton , de fceptre , tantót attaché a la ceintu- de l^l^ronoSramme, dit Adiffon , eft „ne efpece dailles %q 3 {°rXeM emP'°y« dans les méerinrion l^nqi" ?nfiftf 3 reP^ftnter dans 1'inffrïnnt " dans la1uelle Ia ™ qui fe trouve entre la maniere de travail)> Ier des anciens , & 1'idée que le mot de » gravure préfente affez généralement aujour3} d'hui. On la fait rapporter parmi nous prin» cipalement, aux planches que 1'on grave , » dans le deffein de les imprimer : cette exn tenfion de 1'art n'eft connue que depuis en» viron trois fiecles.... II ne faut point, a » 1'égard de la définition de cette partie de ï> 1'art, s'écarter du terme générique de gra» ver, qui veut dire emporter d'un corps fo» lide les parties qui s'oppofent au defiein j) qu'on a concru d'y former en craux, ou mê3> me en reliëf, une figure, un caraétere, un » trait, un ornement, &c. " _ Voye^ Memoires de Littèrature , t'irés des Re~ giftres de l''Académie Royale des Infcriptions & Belles-Lettres , torn, 3 2. Les gravures antiques ont toutes un Iuifant très-éclatant, un poli que le temps leur donne, & qui les diftingue; d'ailleurs , la perfeétion du deffin, la délicateffe & 1'exactitude des détails , les font auffi reconnoitre. On doit voir aux têtes les fourcils, les cils des paupieresj il faut que les têtes en reliëf des camés foient bien exaétement couchées a plat fur le fond. Les modernes font un peu détachées; toutes les gravures qui font fur turquoifes {a) ne valent rien , paree que cette pierre, qui n'eft (a) Les pierres appellées Turquoifes ne font autre chofe que des dents d'anirnaux marins ou tcricftres, devenues fofli'es & comme pétrifises.  Notes. 321 qu'une oflïncatlon , eft trop tendre pour qu'on y puifle bien graver. Paimi les Graveurs modernes, on diftingue Coldorè, qui vivoit du temps d'Henri le-Grand. Coldoré gravoit en creux & en reliëf; en outre , il avoit une maniere qui lui étoit particuliere : c'eft une efpece de demi-relief mêlé de creux. On voit de lui, dans le cabinet de M. le Duc d'Orléans, une tête de cette forte. Le profil eft un peu en reliëf, les oreilles de la tête font en creux. (11) Les curiofités naturelles les plus inréreflantes de la Franche-Comté , font: le faut du Doux, cafcade naturelle d'une grande beauté , la Grotte de Quingey. L'eau tombant & dégouttant des voütes de cette caveme s'épaiflit fous diverfes figures, & forme des colonnes , des feftons, des trophées, des tombeaux. La fameufe Grotte de Befancon , ou la Glaciere, autre grande caveme ; elle eft creufée dans une «montagne a cinq lieues de Befancon ; elle a 135 pieds dans fa plus grande largeur , & 168 de longueur. On y voit plufieurs pyramides de glacé; la variation duthermometre (a) , pendant 1'hyver ck 1'été , y eft O) Un thermometre eft un inftrument qui fert a faire connofcre, ou plutöt a mefurer les degrés de chaleur & de froid. Un payfan Hollandois, nomme Drebbel, paffe pour avoir eu , au commencement du XVIIe. fiecle, la première idee de eet inftrument. — Le barometre eft un autre inftrument qui fert a mefurer la pefanteur de I'athmofphere & fes variatioas, & qui marqué les chanjrements  32a Notes. t-ès-peu confidérable; ainfi cette grotte préfente , dit M. de Bomare, un phénomene unique dans ia nature. La glacé qui s'y forme dans les chaleurs de 1'été, prouve que le froid qui y regne eft toujours conftant, & n'eft point relatif comme dans les autres fouterreins. > Les autres grottes célebres font: la Grotte d Arcy en Bourgogne, dans 1'Auxerrois , remarquables par fes falies qui fe fuccedent les nnes aux autres , & dans lefquelles on obferve différents jeux de la nature ; la Grotte de la Balme, k fept lieues de Lyon; elle offre des congellations de diverfes couleurs & de différentes formes ; la Grotte de Bauman , dans ie Duché de Brunfwick ; la Grotte du Chïen , en Italië. Les Grottes des Fées, a deux lieues de Ripaille en Chablais. Ce font trois grottes 1'une fur 1'autre; on n'y peut monter que par une echelle : dans chaque grotte , on trouve in? baffin, dont 1'eau , fuivant les idéés populaires, a des vertus merveilleufes ; les Grottes d'Antiparos , dans 1'Archipel , les plus belles & les plus extraordinaires de toutes les cavernes connues. du temps. Le barometre & fes ufages font fondé» fur 1 expenence de ToricMi; expérience ainfi nomJnee de Toricelli fon inventeur. Fin des Notes du Tome premier.