LES VEILLÉES DU CHATEAU. ÏOME ÏROISIEME.   LES VEILLÊES DU CHATEAU, o v COURS DE MORALE A V USA GE DES ENFANT S, PAR L'AUTEUR D'ADELE et THÉODORE. „ Come raccende il gufto il mutare efca, «n » tost nu par che la mia Iftoria quanto " tT/ qua ' or 14 Piü variata fia ,. „ Meno a chi 1' üdira no;ofa fia. Orlando Furiofo , Canto ter{o dccimol Tg. ADV CT 1 O if LITTÈRAtE. Comme Ie changement de nourriture ranime Ie " *«Ü ™e ^mbIe q-ue plus mes récits fe*r°nf quUes' enteTdront1.15 P™UT°nt * Ceu* TQME TR O IS IE M E. AMAEST RICHT, GhezJ. E. Dufour & Phil. Rovxr Imprimeurs-Libraires afibciés. M. DCC. L XX XIV.   LES VEILLÊES DU CHATEAU, o u COURS DE MORALE A VUSAGE DES ENFANTS LES ESCLATES, ou le Pouvoir des Bienfaits. •J n e l g r a ve étoit un vovageur Anslois Capitaine de yaifleau & recommandablè par Ion humanité. II voyagea long-temns en Afnque (a). II y fit cequ'on appHe Ia traite desnegres, c'eft-a-dire, qu'ilVachetabeaucoup d'efclaves; commerce ïfffcux («) Vers 1'an 171a, Tomé Hf. ^  a Les VeiiUes que 1'irTage ne fauroit autorifer, puifqu'il outrage la nature; & qu'on ne peut faire fans s'expofer aux plus grands péril.s : car l'injuftice & la tyrannie produifcnt prefque toujours le défefpoir & la révolte. Aufli les Européens font-ils obligés d'enchainer fur leurs vaifleaux pendant Ia nuit, & durant la plus grande partie du jour, les malheureux negres qu'ils achetent ; &, malgré toutes leurs précautions, les efclaves trouvent toujours les moyens de fe réunir pour f'ormer des complots, qui, fouvent, coütent la vie a leurs maltres. Snelgrave acheta beaucoup de negres fur les bords de la riviere de Kallabar. Parmi ces infortunés , il remarqua fur-tout une jeune femme qui paroiflbit accablée de douleur. Touché des larmes qu'il lui vit répandre , il la fit qrjeftionner par fon lnterprête , & il apprit qu'elle pleuroit un enfant unique qu'elle avoit perdu la veille. On la conduifit fur le vaifTeau de Snelgrave , & le jour même le Chef ou Roi du canton fit inviter Snelgrave a venir le voir. Snelgrave y confentit; mais connoiffant la férocité de cette nation , il fe fit accompagner de dix matelots bien armés , & de fon canonnier. II futconduit a quelque diftance de la cóte, oü il trouva le Roi aflis lur ua fiege élevé a 1'ombre de quelques arbres. L'aflemblée étoit nombreufe; une foulede Seigneurs negres environnoit le Roi ; & fa garde , compofée d'environ cinquante hommes, armés d'arcs & de fleches, le fa?  da Chdteau. j fere au cóté , & la zagaie a Ia main fe tenoit derrière lui a quelque diftance. Les Anglois, Ie fufil fur 1'épaule, fe rangerent vis-a-vis Ie Roi. Snelgrave prdfenta au Roi quelques bagatelles d Europe ; & comme i] acbevoit la harangue il entendit des gémiflements lourds qm Ie hrent treflaillir. U fe retourna, &il appercut un petit negre attaché par Ia jambe a un pieu enfoncé dans la terre. Sur le bord d'une folTe deux negres d un aipecl hideux , armés de haches! & vetus_ d une maniere extraordinaire , paroilfoient garder eet enfant, qui les cónfidéroit en pleurant, en joignant fes perites mainsd un air fuppliant. Le R,»i en voyant lémotion que ce fpeftacle étrange caufuit 3 Snelgrave, crut le raffurer en lui proteftant qu il n'avoit rien a craindre ) Par M. 1'Abbé Millot.  du Chat eau. gr même, maman, le livre que vous me donnerez. — Vous me promettez toujours de lire lentement & avec réflexion, & de me rendre compte tous les foirs de ce que vous aurez lu?... — Oui, maman. — Eh bien je vais vous donner un Abrégé de 1'Hiftoire d'Angleterre, en deux volumes, qui me paroit clair & fort bien fait. Deux jours après, Céfar dit a fa mere qu'il étoit choqué d'un paffage qu'il venoit de lire dans le livre qu'elle lui avoit prêté. Voyons , reprit Madame de Clémire , lifezmoi ce paffage. Le voici, dit Céfar. ,, Les Francois furent défaits a Azin„ court par Henri V; il y fit tant de pri„ fonniers , que, pour pouvoir fürement „ faire face aux ennemis qui menacoient „ encore, il fallut mettre a mort ceux que le fort avoit déja livrés (a, ". Eh bien, qu'eft-cequi vouschoque dans ce paffage ? ... — Mais . maman , l'Hiflorien reffemble a Homere ; il conté cette cruauté comme une chofe route fimple & même indifpenfable. II ne fait enfuite mille réflexion la-deffus, ainfi il femble approuver cette barbarie. A ces mots, Madame de Hémire embraffa fon fils. Vous n'avez pas la, lui dit-elle, comme un enfant; en lifant vous avez réfléchi, vous avez con- {a) Nouvel Abrégé chronologique de 1'Hiftoira d'Angleterre, * gros vol. Voyez vol. premier, Page 75. B iy  32 Les Fdllées fulté votre cceur & votre raifon, & ce n'eft qu'ainfi que ]a lecture peut ctre utile. Cette maniere de conter un trait atroce eft en effet bien révoltante. Que diriez-vous donc de 1'Oiivrage que je lis maintenant , & dans lequel on trouve ce portrait de Frédegonde? „ Frédegonde répara le défaut de fa naif„ fance par tant de qualités éminentes, „ qu'on efttenté de dire d'elle, que fi elle „ n'eft pas née dans 1'élévation des pre- miers rangs , elle méritoit d'y naitre. „ Elle eft une de ces Héroïnes quine lont pas obligées de rougir des fautes du s, fort... La grandeur de fon génie la fit regner prefque fans partage fur ce Prin„ ce (Chilpéric) &c. (//') ". Peut-on parler ainfi d'une femme abominable, qui a commis tant de crimes!... Croiroit-on que c'eft-la le portrait d'un monftre, 1'opprobre de fon fexe, & 1'exécration de la poftérité!... L'Auteur la loue beaueoup de fon adreffe. Elle favoit , dit-il , triompher de tous fes ennemis. Mais par quels moyens ? Par la trahifon & par le meurtre. Toute fon adreffe confiftoit a faire empoifonner ou affafliner ceux qu'elle craignoit. Mais demain, mon fils, je vous lirai dans 1'Hif- (a) Mémoires Hiftoriques - Critiques & Anecdotes de France, tome I, page 70. Cec Ouvrage eft intéreffant & plein de recherches curieufes.  du Chdteau. 33 toire de Charlemagne (a) le vrai portrait de Frédegonde. Nous lirons aufli dans un autre ouvrage du même Auteur, le récit de la bataille d'Azincourt (£); & vous ferez, je 1'efpere, charmé de cette lecture. — Maman, vous aimez beaucoup les Ouvrages de eet Auteur?... — Oui, paree qu'on y trouve une véritable philofbphie , du fentiment, des idéés neuves, uneimpartialité parfaite, la morale la plus pure, des jugements toujours juftes; enfin, tous les grands réfultats que doit offrir 1'hiftoire : d'utiles lecons pour les hommes, & furtout pour 'les Rois (c). — Maman , connoiflez-vous 1'Auteur?... — Je ne 1'ai pas vu quatre fbis dans ma vie. — Maman , pourquoi ne me donnez-vous pas fes ouvrages? — Je veuxque nous les lifions en- fa) Par M. Gaülard. (£) Hiftoire de la querelle de Philippe de Valois, &c. (c) Je n'ai guere èntendu dire d'un Hiftorien,1 qu'il eüt du fentiment. Cet éloge ne femble convenir qu'aux ouvrages d'imagination ; mais ceux de l'Auteur cité par Madame de Clémire juftifient cette expreffion. II me paroit impoffible de les lire fans être fouvent attendri jufqu'aux larmes. Lifez, entr'autres, toute 1'Hiftoire de la Pucelle d'Orléans. hiftoire de la Querelle de Philippe de Valois , tornt III. Le beau portrait de de Saint Louis. Hiftoire de la Rivalité, &c. Celui d'Henri IV. Tout le récit de la bataille de Pavie, Hiftoirt de Francois 1, B v  24 Les Petities femble, afin que vous n'en perdiez rien,, que rien ne vous en échappe, & que vous fentiez tout. Ainfi je vous donnerai d'autres ouvrages pour vos lectures particulieres; &, je vous le répete, lifez toujours avec la plus grande attention ; pefez bien les réfkxions & les jugements de I'Auteur. J'iniifte beaucoup fur ce point, paree qu'il eft d'une extréme importance : car en pre* ïiant cette habitude, la le&ure formera véritablement votre cceur & votre efprit; & par la fuite aucun livre, quel qu'il foit, ne pourra être dangereux pour vous. Au-lieu que fi vous lifiez fans réflexion, vous prendriez inl'enfiblement une foule d'idées fauffes, & la leélure, loin de vous éclairer & de vous inftruire, ne pourroit qu'affoiblir votre raiibn , ébranler vos principes, & peut-être même vous corrompre. L'Abbé qui vint chercher Céfar, interrompit cette converfation. Le foir on reprit les Feillèes , & Madame de Clémire conta l'hiftoire fuivante. P A M É L A, ou rkeureufe Adoption. Fdlicie, uniquement occupée de 1'éditcation de fes deux filles , vivoit dans Ie fein d'une familie aimable qu'elle chériffoit, ne voyani que fes parents & fes amis. Félicie chaque jour s'applaudiffoit de fon bonheur. Elle avoit le goüt de 1'occupa-  du Chdteau. 35 tion & de 1'étude, une ame douce & fenfible. Elle ne connut jamais la haine, elle abhorroit la vengeance, elle favoit aimer : il n'efl point de lacrifices que 1'amitié n'eüt le droit d'attendre d'elle. Enfin , perfonne ne dédaigna jamais plus fincérernent kfafie CS5 la fort une. Cependant, les filles de Félicie commencoient a fortir de 1'enfance. Camille, 1'alnée, atteignoit a peine fa quatorzieme année, lorfque Félicie, par la fituation de fes affaires, fe trouva forcée de la marier. Elle n'avoit point de furtune a lui laiffer, elle ne pouvoit 1'établir qu'en obtenant pour elle des graces & des places. Le parti le plus avantageux a tous égards s'offroit pour Camille; Félicie ne devoit pas balancer , mais elle n'en fentit pas moins vivement combien il eft facheux d'être obligée de marier fa fille dans un age fi tendre En effet, c'efl un malheur d'autant plus grand pour une jeune perfonne de quatorzeans, qu'il doit influer fur tout le refte de fa vie. Son éducation n'efl qu'ébauchée, & refte a jamais imparfaite.... Mais, Maman, interrompit Caroline, fi cette jeune perfonne eft bien née, elle fera toujours foumife & obéiffante comme avant fon mariage; ainfi fa mere pourra perfeélionner fon éducation . .. — II faudra que cette jeune perfonne ait bien de 1'efprit & de la raifon , pour conferver la même application avec fes maitres, en s'entendant appeller Madame. D'ailleurs, ne fera-t-elle pas obligée B vj  36 Les Fe'tllées de quitter ou du nioins d'interrompre fes études toutes les fois que fon mari viendra dans fa chambre? — Mais-fi ce mari aime les talents. —A quatorze ans on n'a point encore de talents qui puiffent être agréables aux autres; ainfi vous fentez combien la crainte d'ennuyer fon mari, & le plaifir de s'entretenir avec lui, doivent nuire aux études & retarder les progrès. Mais revenons a notre hiftoire. Camille, peu de temps après fon mariage, tomba dangereufement malade. Félicie éprouva desinquiétudes , qui, réuniesaux veilles & aux infomnies, cauferent une altération dans fa fanté dont elle fe reffentit long-temps après le rétabliffement de fa rille. Comme fa poitrine parut s'attaquer, les Médecins lui ordonnerent les eaux de Briftol. Elle fut obligée de laiffer fa chere Camille a Paris , entre les mains d'une belle-mere, & elle partit pour 1'Angleterre avec Natalie fa feconde fille, qui étoit alors dans fa treizieme année. Félicie n'avoit pas eu la précaution de s'alfurer d'une maifon. Auffi, en arrivant a Briftol, elle ne put trouver qu'un logement d'autant plus,défagréable qu'il n'étoit féparé que par une cloifon, d'un autre appartement occupé par une Angloife malade, & dans fon lit depuis deux mois. Félicie , qui favoit parfaitement 1'Anglois , queftionna fon hóteffe furfavoifine, & elle apprit que cette malheureufe Angloife fe mouroit de la confomption. Elle étoit veu»  du Chdteau. 3? ve : fon mari, jeune homme, d'une naiffance diftinguée , avoit été déshérité par fes parents , pour avoir fait un manage peu couvenable. En mourant , il n'avoit pu lailfer a fa femme qu'une petite penfion viagere, circonftance d'autant plus affligeante pour cette femme infortunée, qu'elle avoit une rille agée de cinq ans, qui perdroit avec fa mere tout moyen de fubfifter. L'hötefle termina ce récit par 1'éloge de Paméla ( c'étoit le nom de 1'enfant), & elle aflura Félicie qu'il n'exiftoit pas une plus charmante petite créature. Cette hiftoire intérelTa vivement Félicie, & toute la foirée elle ne s'entretint avec Natalie que de leur malheureufe voifine & de fon enfant. Félicie & fa fille habitoient la même chambre. II y avoit environ deux heures qu'elles étoient couchées. Natalie dormoit profondément, fa mere commencoit a s'affoupir , lorfqu'un mouvement extraordinaire qu'elle entendit dans la chambre de PAngloife malade , la réveilla en furfaut. Elle prête une oreille attentive, & diftingue des gémiffements. Alors fe rappellant que la malade n'avoit pour la fervir qu'une femme-de-chambre & une garde, Félicie imagine que peut-être fon fecours ne fera pas inutile. Elle fe leve précipitamment, prend fa lampe de nuit , & fort doucement , afin de ne pas réveiller Natalie; elle traverle une garde-robe oü couchoit fa femme-de-chambre ; en palfant elle lui  S8 Les VeilUes recommande de ne point quitter Natalie, enfuite elle entre dans le corridor. La porte de la malade étoit ouverte, Félicie entend des accents entrecoupés de fanglots, elle avance en tremblant.... Tout-a-coup une femme-de-chambre , en pleurs , s'élance hors de la chambre, en s'écriant : Ven efl fait! Elle n'eft plus! ...O Ciel! dit Félicie , & j'accourois pour vous offrir des fecoursl... Elle vient d'expirer, reprit la femme-de-chambre. O mon Dien! que deviendra fa malheureufe fille ? J'ai moi-meme quatre enfants , comment pourrois-je me charger de cette infortunée ?. .. Ou eft-elle, cette enfants? interrompit vivement Félicie.... Hélas ! Madame, Pinnoceute n'eft pas en age de connoitre fon malheur! Sait-elle feulement ce que c'eft que la mort?... Elle chériffoit fa pauvre mere... car jamais enfant ne fut plus fenfible... Mais elle dort paifiblement dans la même chambre on fa mere vient de rendre le dernier foupir!.... A ces mots, Félicie frémit : Jufte Dieu ! s'écria-t-elle; ah , venez, arrachons cette enfant d'un lieu fi funefie! En difant ces mots, Félicie fe précipite vers la chambre, elle entre.... Pour approcher du berceau de 1'enfant, il falloit paffer a cóté du lit de la malheureufe Angloife. Félicie treflaille & s'arrêM. Elle fixe un inftant fes yeux remplis de pleurs fur ce trifte & touchant objet. Enfuite, fe mettant a genoux : O mere infortunée ! dit-elle, quelle a dü être 1'hor-  du Chdteau. 39 reur de vos derniers moments.'... Vous laiffiez votre enfant fans appui, fans fecours!... Ah! du fein de 1'éternité, j'aime a Ie croire, vous pouvez encore, & me voir & m'entendre!... Je me charge de votre enfant , je ne lui lailferai point oublier celle qui lui donna la vie; chaque jour elle implorera pour fa mere la clémence de 1'Etre fuprême. En achevant ces paroles, Félicie fe leva; & avec uneémotion égale a fon attendriflement, elle s'approcha du berceau. Un rideau cachoit 1'enfant. Félicie, d'une main tremblante, i'écarte doucement, & découvre 1'innocente petite orpheline. Félicie contemple avec ravifiement fa beauté, fa figure angélique & touchante. L'enfant dormoit profondément; a cöté du lit funebre de fa malheureufe mere , elle goütoit paifiblement les charmes du repos! La férénité de fon front, la candeur de fa phyfionomie , qu'un doux fpurire embelliiïoit encore, la fralcheur & 1'éclat de fon teint formoient avec fa fituation un contrafte aufli frappant que pathétique. Hélas! dit Félicie, comme elle dort ! Dans quel moment & dans quel lieu!... Aimable & malheureufe enfant, en vain, en t'éveillant ? tu demanderas^ ta mere... Mais ; du moihs 1'humanité t'en donne une autre, oui, ie t'adopte, oui_, tu retrouveras dans mon cceur Ia fenfibilité, l'afFeftion d'une mere! Allons, contiuua Félicie, en s'adreffant a la femme-dechambre, aidez-moi a tranfporter chez moi  4° Les Veillèes ce berceau. La femme obéit avec joie, & 1'enfant , fans fe réveiller, fut portée doucement fur fon petit lit dans 1'appartement de Félicie. La jeune Natalie s'étoic levée ; inquiete & troublée, elle accourt au-devant de fa mere, qui lui dit en entrant dans la chambre : Approchez Natalie, je t'apporte une l'econde fceur, viens la voir, & me promettre de 1'aimer. Natalie vole auprès du berceau, elle fe met a geiioux pour mieux confidérer 1'enfant. Félicie lui conté, en peu de mots, tout ce qui lui eft arrivé. Natalie pleure en écoutant ce trifterécit, elle regarde tendrement la petite Paméla, en l'appellant fa fceur; elle vondroit être au lendemain pour 1'entendreparler, & pour l'embraffer mille fois. Enfin , il fallut fe remettre au lit. Félicie ne put fermer 1'ceil durant le refte de la nuit: mais peut-on defirer le fommeil quand c'eft le fouvenir d'une bonne adlion qui nous en privé? A fept heures du matin. on entra dans la chambre de Félicie. Auffi-tót que les fenêtres furent ouvertes, Paméla fe reveilla. Félicie courut a fon berceau. L'enfant, en 1'appercevant, parut furprife, & puis, la regardant-nxement, elle fourit & lui tendit les bras. Félicie la ferra dans les fiens avec tranfport. Elle croyoit a la fympathie C c'eft la fupei-nition de tous les cceurs fenfibles); elle fe perfuada qu'elle en voyoit les effets dans les douces careftes de la petite Paméla, qui lui infpiroit déja une af-  du Chdteau. 41 feftion fi tendre, & elle 1'en aima davantage encore. Cependant, bientót Paméla demanda fa mere. Ce nom de mere dans fabouche attendrk vivement Félicie : Votre maman, dit-elle, n'eft plus ici.. . A ces mots, Paméla fondit en larmes. Natalie voulut entreprendre de la confoler. Ah , dit Félicie, laiflez-lui cette affliélion touchante! j'avois befoin de voir couler fes pleurs; fongez a fa fituation, Natalie, & vous éprouverez le même fentiment. Quand Paméla fut habillée, elle fe mit a genoux & fit tout haut fes prieres; Félicie treffaillit en lui entendant dire : Mon Dieu, rendez la fantè d maman! Ne faites plus cette priere, dit Félicie, car votre maman ne foufFre plus... Elle ne fouffre plus , s'écria Paméla; ö mon Dieu,jevous en remercie!... Ces parolcs déchirerent l'ame de Félicie : O mon enfant, interrompit-elle,ne dites que les prieres que je vous diéterai : dites : Mon Dieu, daignez faire le bonheur de maman. Paméla répéta cette priere avec autant de ferveur que d'attendriffement. Enfuite, fe retournant du cóté de Félicie, & la regardant d'un air timide & ingénu : Permettez-moi, dit-elle, de demander encore a Dieu qu'il me faife la grace de rejoindre bientót maman ? En achevarit ces mots, elle s'appercuit que les yeux de Félicie fe remplifibient de larmes; elle fe leva & fut fe jetter a fon cou, en pleurant. Darjs ce moment, on vint avertir Félicie que fa voiture étoit prete; elle prit fa pe-  42 Les VeUlées tite Paméla dans fes bras, & fuivie de Na* talie, elle fortit, monta en voiture, &partit pour Bath («). Elle ne revint a Briftol qu'au bout de quinze jours; & ne voulant plus retourner dans fon premier logement, elle y loua une autre maifon. Chaque jour Félicie s'attachoit davantage a Paméla : la douceur angélique, la fenfibilité, la reconnoiffance de cette enfant lui faifoient goüter délicieufement le fruit de fes bienfaits. Après avoir paifé trois mois a Briftol, Félicie qnitta 1'Angleterre & retourna en France; toute fa familie, ainfi qu'elle, adopta 1'aimable petite Paméla. II étoit impoffible de la voir fans s'intéreffer a elle, & de la Connoltre fans 1'aimer. Lc.rfqu'elle eut atteint fa (eptieme année, Félicie l'iriftruifit de fon fort, & lui conta 1'hiftoire de la malheureufe Angloife quilui donna le jour. Ce trifte détail fit verfera Paméla des torrents de larmes.Quand Félicie eut celfé de parler, elle fe jetta_ k fes pieds, lui dit tout ce que la reconnoiffance & la plus vive tendreffe pourroient infpirer de touchant & de fublime a la perfonne de vingt ans la plus fenfible. Telle étoit Paméla; fon ame 1'élevoit fans ceffe au-deffus de fon age. Lorfqu'elle parloit de fes fentiments, elle n'avoit plus le langage ni les expreflions de 1'enfance. Onpouvoit citer d'elle mille traits charmants, des ré- (*) Bath eft a quatre ou cinq lieues de Briftol,'  du Chdteau. 43 ponfes fines & délicates, & une foule de mots heureux & touchants que le cceur ieul peut inrpirer : cette fenfibilité viye & profonderépandoit une grace inexpnmable lur toutes les aétions de Paméla; elle donnoit h fa douceur un charme qui pénétroit 1 ame, elle embelluToit fa figure. On voyoit mille fois Paméla avant de 1'avoir fi fes trans étoient réguliers, fi elle étoit belle oujohe. On n'étoit frappé que de fa phyfionomie intéreflante, ingénue ; on ne remarquoit que rexpreffion célefie de fon vifage. On ne pouvoit ni 1'examiner ni la louer comme une autre. Elle avoit de grands yeux bruns, de longues paupieres noires. On ne difoit rien de fes yeux; on ne parloit que de fon regard. Elle avoit toute 1 envie de plaire & d'obliger que donne un bon naturel ; elle étoit attentive, généreufe, complaifante , fincere autant que naive. Lrhn , on trouvoit en elle des qualités &desagréments dont la réunion eft bien rare. El e avoit de la fineffe, de la franchife & de l»ingénuité. Elle étoit auffi gaie que lenlible auffi vive que douce. Lesfeuls détauts qu'eut Paméla venoient même de cette ex* trême vivacité, qui jamais ne lui caufa le plus léger mouvement d'impatience contre qui que ce füt, mais qui lui donnoit une étourderie que peu d'enfants ont pouflée plus loin. En voici un trait qui montrera en même-temps fa douceur, fon re.peót, &fa tendreffe pour Félicie. Paméla, beaucoup moins par négligence que par 1 ettet  44 Les'FeiHées de fa vivacitd & de fon étourderie, perdoit fans ceffe tont ce qu'on lui donnoit. Alloitelle fe promener, elle ötoit fon chapeati pourmieuxcourir; &rentrant dans lamaifon toujours en courant, elle oublioit le chapeau qui reftoit fur le gazon. Après avoir travaillé, 1'empreffement d'aller jouer ne lui permettoit ni de raffembler fon dez, fes aiguilles, fon étui, ni de les ferrer; elle fe levoit précipitamment, le fac a ouvrage, tout ouvert, tomboit a terre, Paméla fautoit par-deflus & difparoilfoit en un clin d'ceil. On étoit charmé de la voir courir dans les champs & dans un jardin; mais on lui défendoit de courir dans la maifon. Paméla, avec le plus grand defir d'obéir, oublioit continuellement cette défenfe;elle tomboit réguliérement trois ou quatre fois par jour, & laifToit a toutes les portes des lambeaux de robes & de tablier>. Enfin, a. force de prieres, d'exhortations & de pénitences, infenfiblement elle perdit un peu de eet excès de turbulence. Félicie avoit 1'attention tous les matins de lui demander compte de tout ce qu'elle devoit avoir dans fes poches & dans fon fac a ouvrage, & eet examen journalier contribuoit a rendre Paméla moins étourdie Un matin que Félicie , fuivant cette coutume , vifitoit les poche? de Paméla, elle n'y trouva point fes cifeaux. Paméla grondée&queftionnée, réponditque du moins fes cifeaux n'étoient pas perdus puifqu'elle favoit oü ils étoient. Et 011 font-ils, demanda Félicie? Maman,  du Chdteau. 45 répondit Paméla , ils font a terre dans le cabinet de ma fceur... — Comment, a terre ? Et pourquoi les avez-vous laifiés-la ? — Maman, j'étois dans ce cabinet, je me mouchois; en tirant mon mouchoir, mes cifeaux font tombés de ma poche : dans ce moment, j'aientendu votrefonnette, aufiitót je me fuis mife a courir pour venir dans votre chambre... — Quoi, fans prendre Ie temps de ramafler vos cifeaux?... —Oui, Maman, pour vous voir plutot... — Mais, vous faviez bien que je vous demanderois compte, de vos oifeaux, & que je vous gronderoisen neles trouvant pas... — Maman... je n'ai pas penfé a cela, je n'ai penfe" qu'a vous, qu'au plaifir de vous voir. Paméla , en prononcant ces mots, avoit les larmes aux yeux/& elle rougit. Félicie Ia regarda fixement & d'un air févere, & elie rougit davantage encore. Cette vive rougeur & le peu de vraifemblance du récit de Pamela, perfuaderent a Félicie que 1'iftnocente petite Paméla venoit de mèntir. ütez-vous de mes yeux, lui dit-elle , je fuis füre qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous venez de me dire; fortez fans répliquer. A ce terrible difcours, Paméla, baignée de larmes, joint les mains, & tombe aux genoux de Félicie, lans proférer une feule parole. Félicie ne vit dans cette aclion fuppliante que 1'aveu de fa faute. Elle Ia repouffa avec indignation, & 1'accabla dereproches. Paméla, fuivant 1'ordre «lu'elle avoit recu, gardoit toujours le li-  tfi Les Veülies Jence, & n'exprimoit fa douleur que par fes fanglots & fes gémiiTements. Félicie étoit a la campagne, elle fortit pour aller a laMeflfe; & au-lieu d'y mener Paméla comme a 1'ordinaire, elle chargeafa femme-dechambre de 1'y conduire, & la quitta précipitamment. Félicie, arrivée a ia Chapelle, eut, malgréelle, bien des didraétions; elle tourna plufieurs fois la têteducóté delaporte, & vit enfin arriver Paméla, qui, les yeux rouges & remplis de pleurs, fe mit humblement a genoux fur les marches de 1'efcalier. La femme-de-chambre lui dit de ne pas refter la avec les domefiiques, & d'avancer. La trifte Paméla répondit d'une voix baffe : Cette place eft encore trop bonne pour moi. Cette humilité toucha Félicie, elle fit figne a Paméla d'approcher, qui pleura de joie en reprenant fa place a cóté de Félicie. Après la Meffe, la femme-dechambre de Félicie s'approcha d'elle. Paméla, dit-elle, n'avoit point menti... Commentinterrompit, Félicie? Non,Madame, reprit la femme-de-chambre; elle m'a prié de defcendre avec elle dans le cabinet, & nous y avons trouvé les cifeaux a terre comme elle 1'avoit dit. O ma charmante Paméla! s'écriaFélicie, en la prenantdans fes bras! Et tu te laiffoisaccufer, maltraiter fansrien dire pour ta juftification ?— Ma chere Maman , vous m'aviez défendu de parler. — Et tu tombois a mes genoux, tu paroiffois me demander pardon! — Je dois toujours demander pardon quand maman eft  du Chdteau. 47 fikhée contre moi. Quand elle me gronde i'ai fïirement tort. — Mais j'étois injufte. — Non, ma bienfaitrice, ma tendre mere ne peut jamais 1'être avec moi. — Qui pourroit ne pas adorer une enfant capable d un femblable attachement, qui prouve une foumiffion fi touchante, une douceur li enchanterefle ? Paméla fouffrit beaucoup de fes detits de fept ans. Elle eut a cette époque une maJadie de langueur qui dura plus d'un an. Félicie , pour pouvoir la mieux foigner, la fit coucher tout ce temps dans fa chambre. Paméla , voyant 1'inquiétude de Félicie, cherchoit a lui cacher fes fouffrances. Elle avoit des infomnies cruelles. Félicie fe relevoic fouvent, la prenoit dans les bras, lui donnoit a boire. Paméla ne recevoit jamais defemblables foins fans verier des larmes d'attendriflement & de reconnoiflance. Elle conjuroit Félicie de fe coucher promptement. Dormez, maman , difoit-elle, votre fommeil me fait du bien. Quand j'entends a votre refpiration que vous êtes endormie , je fouffre mille fois moins. II n'eft point de fentiment honnête qui füt étranger au cceur de Paméla, même ceux qui femblent ne devoir etre que le fruit de la réflexion & de 1'éducation. A peine fe fouvenoit-elle de 1'Angleterre; elle chérifibit trop Félicie pour ne pas aimer la France; mais elle favoit qu'elle étoit Angloife , & elle confervoit pour fa patrie un attachement d'autant plus vertueux, qu'elle  48 Les Feillèes n'auroit pu fans défefpoir envifager la ne*ceffité d'y retourner pour s'y fixer. Un jour, (elle avoit huit ans) Félicie écrivoit, & Paméla jouoit traaquillement a cóté de fa table. On étoit alors en guerre avec 1'Angleterre; tout-a-coup Félicie entend le bruit du canon : elle écoute & s'écrie : Voila peut-être rannonce d'un avantage fur les Anglois ! En difant ces mots, fes regards tombent fur Paméla, & fa furprife eft extréme en la voyant palir, rougir & baiffer les yeux. Dans ce moment plufienrs perfonnes entrerent dans la chambre , on vint avertir que le diner étoit fervi. Paméla paroiffoit toujours tremblante & troublée. p'élicie voulant abfolurnent lire au fond de fon ame: II faut, dit-elle, favoir pourquoi on a tïré le canon? Je me flatte encore que nous avons battu les Anglois... A peine Félicie achevoit-elle ces paroles, que Paméla fondant en larmes , fe précipite a fes pieds. O maman! s'écria-t-elle, pardonnez-moi de pleurer. Je n'en aime pas moins les Francois... Mais je fuis née en Angleterre!... Ce mouvement fi fingulier pour fon age, toucha profondément Félicie. Ame pure & fenfible, dit-elle , un inftincT: touchant & fublime t'infpire mieux que ne pourroit faire la raifon ! En croyant commettre unefaute, turemplisun devoir facré : conferve toujours a ton pays, a celui de tes peres eet intéröt fi teudre ! Aime les Francois, tu le dois ! Mais n'oublie jamais que 1'Angleterre eft ta patrie.. Ces pa-* roks  du Chdteaa* 49 ïoles ranimerent Paméla, & la pénétrerent cie joie, & le foir même, avant de fe coucher , elle ajouta a fes prieres celle-ci: Mon Dieu, faites que les Anglois & les Francois ne fe hdijjènt plus, cr qtPils ne fe fafjent jamais de mal. Avec autant de fenfibilité, il étoit impoffible que Paméla n'eüt pas une piété fincere & tendre. Certaine que Dieu la voyoit & 1'entendoit dans tous les inftants de fa vie, elle ne faifoit jamais de fautes fans lui en demander pardon avec les larmes touchantes du repentir le plus vrai. Mais avant d'implorer ce pardon , elle s'accufoit a Félicie : Dieu, difoit-elle „ pourroit-il me pardonner fi je manquois de ■confiance en maman ? D'ailleurs , une faute me pefe tant quand maman 1'ignore ! & puis il eft fi doux d'ouvrir fon cceur a ce qu'on aime!... Maman me donnera peutÊtre une petite pénitence; mais elle caufera, elle raifonnera avec moi, elle louera la fincérité de fa Paméla, elle rembralfera mille fois , & ce foir en me couchant, quand je lui demanderai fa bénédiétion, elle me Ia donnera avec encore plus de tendreffe qu'a 1'ordinaire... s'il eft poffible. Après ces rérlexions, Paméla voloit dans les bras de fa mere, & elle y trouvoit le prix de fa candeur & de fon affeétion. Ne pouvant fe féparer de Félicie, préférant a tout autre plaifir celui d'être avec elle, même fans lui parler; établie dans fa chambre, tandis que Félicie lifoit, écrivoit, ou faifoit de la mufique, Paméla s'amufoit en filence & Tomé lil-, C  5o Les Fei//ées fans faire le moindre bruit, dans Ia crainte de troubler Félicie. Detenips en temps cependant, elle felevoit doucement, & fur la pointe des pieds, elle s'approchoit de Félicie, elle 1'embraffoit, & puis elle retournoit a fa "place. Plus d'une fois, quittant brufquement fes joujoux, elle fut fe précipiter, en pleurant, dans les bras de Félicie. Au-lieu de jouer, difoit-elle, je penfois a vous, maman, a vos bienfaits... En parlarit ainfi, Paméla tomboit aux pieds de fa bienfaitrice, elle embraffoit fes genoux, elle les arrofoit de larmes; & avec 1'expreffion paffionnée & toute 1'énergie du fentiment & de la reconnoiffance, elle fe rappelloit tout ce qu'elle lui devoit. Une enfant fi extraordinaire & fi attachante, ne pouvoit être par la fuite une perfonne médiocre; auffi Paméla a dix-fept ans, juftifia-t-elle toutes les efpérances que fon enfance avoit fait concevoir. Elle avoit de l'inftruétion, des talents agréables, & toute 1'adreffe qui fied fi bien a une femme. II n'y avoit point d'ouvrages qu'elle n'eüt appris & qu'elle ne füt faire. Elle pouvoit également fe paffer de brodeufe, de lingere & de marchande de modes. D'ailleurs , elle deffinoit bien, elle peignoit parfaitementdes fleurs, elle jouoit fupérieurement de la harpe, talent charmant & précieux pour elle , paree qu'elle le devoit uniquement a fa mere , qui avoit été fa feule maltreffe de harpe. Paméla aimoit la lefture, l'hiftoire naturelle, la botanique.  du Chdteau. 51 Elle avoit une écriture charmante; &pour fon ftyle on n'avoit pas en de peine a le former. Avec une ame fi délicate & fi fenfible, pouvoit-elle écrire fans goüt, ou manquer de force & d'imagination ? elle avoit confervé 1'ingénuité & toutes les graces de fon enfance , des manieres careffantes , une gaieté franche & communicative, & cette douceur attrayante qui lui gagnoit tous les cceurs. Comme l'amufcment favori de fon enfance avoit été de s'exercer a courir & a fauter, elle joniffoit d'une excellente fanté; elfe avoit, avec des traits délicats & une taille mince & légere, une force étonnante. II étoit impoffible de la furpalfer a la courfe; perfonne ne marchoit mieux qu'elle & ne danfoit de meilleuve grace. Elle joignoit a tous ces agréments une bonté qui ne fe démentit jamais. Comme Sydonie elle travailloit fouvent en fecret pour les pauvres ; elle méritoit 1'éloge charmant qu'un Auteur célebre a fait d'une Reine infortunée, fur-tout des femmes en général; on pouvoit dire de Paméla qiïeïïe montroh ces vertus douces & bienfaifantes que laphilofophie enfeigne aux hommes , que la nature donne auxfemmes (tf). Natalie, plus agée que Paméla de fept ans, étoit dans le monde depuis quelques années, ainfi que fa fceur Camille; elle fai- {*) M. Gaillard, Supplément a 1'Hiftoire de la RtTalitéi C ij  52 Les VeilUes föit le bonheur de fa mere par fa tendreffe pour elle, fa conduite & fa réputation; enfin, ces trois objets fi chers" & fi dignes de 1'être, Camille, Natalie, Paméla rendoient Félicie laplus heureufe perfonne de la terre. Cette félicité fi pure fut troublée par un événement qui plongea Félicie dans la plus jufte affliction. Elle avoit une jeune belle fceur nommée Alexandrine , & qui par fes vernis, fes talents & fes charmes, faifoit les déliees de fa familie. Attaquée depuis fix mois d'une maladie de langueur, que d'abord on ne jugea pas dangereufe, Alexandrine prit la réfolution d'aller paffer un an dans les Provinces méridionales. Félicie éprouva le doublé chagrin de voir partir fa mere avec Alexandrine. Cette mere, auffi vertueufe que tendre, confentit a fe féparer de fa fille, a fupporter les fatigues d'un trifte voyage & les peines d'une longue abfence, pour fuivre une belle-fille a laquelle fes foins devenoient néceffaires. Hélas ! elle emportoit du moins des efpérances confolantes ; mais elle les perdit bientót fans retour. Le voyage ne fit qu'augmenter les maux d'Alexandrine... Enfin , les fymptómes les plus funeftes acheverent de ravir un refte d'efpoir... Félicie inftruite par fa mere de ces douloureux détails , jherchoit encore a s'abufer lorfqu'elle requt d'elle une lettre concueen ces termes: De N.... ce.. „. Septemhre 1782. „ Elle exifte' encore!.... mais peut-  du Chdteau. 53 „ étre, hélas! quand vous recevrez cette ,, lettre!... . O ma fille ! que deviendra „ votre malheureux frere.... que devien- drai-je moi-même avec fa douleur & la ,, mienne ?....& je fuis a deux cents lieues ,, de vous!. ... Cette créature angélique que nous allons perdre, nous nelacon,, noifflons qu'imparfaitement : une vie ,, tranquille & fortunée telle qu'étoit la „ fienne, ne pouvoit faire briller aux yeux „ des autres les vertus fublimes qu'elle ,, poffede.... Vous n'avez point d'idée de fon courage, de fa piété, de fa pa„ tience , de f'aparfoiteréfignation.Jevous „ ai mandé qu'elle s'abufoit fur fon état; „ j'étois dans Terreur. Elle étoit éclairée ,, merae en partant de Paris; elle le dit ,j alors en fecret a fa femme-de-chambre; je tiens ce détail de Julie elle-même !... Pour adoucir 1'horreur de notre fitua„ tion, 1'infortunée vouloit du moinsnous perfuader qu'elle conferve 1'illufion que ,, nous avons perdue : mais hier elle s'eft „ trahie avec moi. Nous étionstête-a-tête, ,, elle m'a dit qu'elle defiroit recevoir fes ,, Sacrements le furlendemain, & qu'elle me conjuroit de 1'annoncer a fon mari avec lesprécautions & les ménagements ,, néceffaires , pour qu'il n'en fut point „ allarmé. Enfuite elle eft tombée dans „ une profonde rêverie. Afin de 1'arracher ,, a fes réflexions, j'ai repris la parole : „ j'ai dit que je vous écrirois ce matin. A ces mots elle a paru vouloir me dke C iij  54 Les Peillées „ quelque chofe, & je me fuis appercue „ qu'elle balancoit. J'ai ferré fa main dans „ les miennes, en lui demandant fi elle defiroit me donner une commiffion pour vous? Oui, m'a-t-elle répondu. J'ai une ; „ inquiétude qui me tourmente, & lavoici : Vous favez, a-t-elle continué, qu'a „ treize ans j'ai eu le malheur de perdre „ ma mere; on me mit alors au Couvent : ,, peu de jours après une pauvre femme me „ fit demander au parloir; elle étoit pa„ ralytique , & m'apprit que ma mere, „ pendant les deux demieres années de fa 3, vie , l'avoit fait fubfifier. J'embrafai ■ s, cette malheureufe femme en pleurant ; ,, depuis ce temps , je prends foin d'elle. „ Daignez, Maman, pourfuivit-elle avec „ émotion , daignez recommander cette 5, femme a ma fceur, & lui dire de ma s, part que mon amitiè l'en charge, jpulie i, vous donnera fon adreffe, & , de gra5, ce , envoyez-la demain h ma fceur. Je „ n'ai pu répondre a ce difcours que par „ des larmes. Elle m'a baifé la main avec s, une expreffion déchirante.... Dans ce „ moment, cette petite chienne que vous „ lui connoiffez, & qu'elle aime tant, Zè„ mire, a voulu monter fur fon lit. Je 1'ai 5, prife fur mes genoux. Votre fceur s'eft ,, penchée pour la bailer. Pauvre Zémire! „ a-t-elle dit : Maman , vous aimez les 5, chiens, je vous la donne.... promettez„ moi de la garder toujours.... Vous faua, rez, ma nlle, apprécier de tels traits.  dit Chdteau. 55 „ Au moment de tout quitter, penfer a „ tout! n'oubh'er rien ! A vingt-qua- „ tre ans, belle, heureufe, jouiffant d'une „ réputation fans tache, prête a fe fépa„ rer pour toujours du mari le plus aimé , d'un enfant charmant, d'une tante ché„ rie qui fut a la fois pour elle une bien„ faitrice généreufe & 1'amie la plus aima- ble! Enfin , en confommantleplus „ douloureux facrifice, conferver une hu„ manité fi touchante! en s'occupant du „ foin vertueuxd'aflurer un fort a 1'infor„ tunée dont elle dtoit le feul appui^ en „ vous ldguant fa pauvre femme O) , s'oc„ cuper encore des petits détails dont une ldgere maladie fuffiroit pour diftraïre tout „ autre,ne pas même oublier fon chien!... „ Ah, commentnepas.admlrer une bontd „ fi prévoyante , un courage fi héroï- . que 1 Adieu, ma fille, je vous en- „ voye la feule confolation que je puiffe „ vous offrir dans ce moment, c'ell 1'a„ drefle de la pauvre femme, qu'il vous „ fera bien doux de voir & de foiguer ". Auffi-tót que Fdlicie eut lu cette lettrc, elle fortit fur le champ, & fuivie de Pamdla, elle monta en voiture , & fut dans la rue du Fauxbourg Saint- Jacques. Cé- (a) Ce legs honorable rappelle celui d"Eudamidas. Voyez Annales de la Vertu , tome I . page 340. C IV  $6 Les Veïlliet toit ou demeuroit la pauvre femme, nommée Madame Bufca, & qu'on n'appelloit dans fon quartier que la fainte Femme. L'étonnement de Félicie & de Paméla en la voyant & en 1'écoutantfutégal alapitiémêlée d'acimiration qu'elle leur infpira. Cette malheureufe femme paralytique avoit les jambes &lesmains entiérement defféchées. Ses doigts horriblement allongés paroiffoient difloqués, & avoient perdu toute forme humaine. Son vifage n'offroit rien de hideux, maisil étoit d'une maigreur & d'une p^leur frappantes. Elle ne pouvoit ni foulever, ni tourner la tête; elle la portoitinclinée fur fa poitrine, «Sc dans eet affreux état depuis dix-fept ans, elle avoit cependant confervé toute fa connoiffance & toute fa raifon. Elle couchoit dans une grande chambre proprement arrangée ; un Eccléfiaftique, d'une figure vénérable, étoit affisa cóté de fon lit. Félicie, en entrant, dit qu'elle étoit la belle-fceur d'Alexandrine. A ces mots, la pauvre femme leva les yeux au ciel, & dans Ie même moment fon vifage fe couvrit de larmes. Ah, Madame, s'écria-t-elle, quel Ange vous avez pour fceur!... Elle eft bien jeune, & il y a cependant onze ans qu'elle me tient lieu de tout!... Si vous faviez, Madame, quels foins j'ai recus d'elle — Elle venoit fouvent vous voir?... — Avant fon mariage , comme elle ne pouvoit fortir du convent, je me faifois porter trois fois la femaine a fon parloir : alors elle deman-  du Chat eau. 57 doit Ia permiffion de palier la grille, afin d'ctre avec moi dans la même chambre; elle m'apportoit mon déjeuner qu'elle avoic préparé elle-même. Je ne peux pas me fervir de mes mains , c'étoit elle qui me faifoit manger, & avec une bonté, une amitié!... Enfin, Madame , favez-vous la plus grande pénitence que pouvoit lui donner fa bonne ? c'étoit de lui dire : Demain vous ne ferez pas manger Madame Bufca ; ce fera moi qui la fervirai toute feule. Alors elle devenoit obéiffante comme un mouton. Elle me faifoit toujours Phonneur de m'appeller fa mere, & elle vouloit que je 1'appellaffe mafille: eh bien, quand je voyois que la bonne n'étoit pas contente d'elle, je 1'appellois Mademoifelle. Cette chere enfant ne tenoit pas a cela, les larmes lui rouloient dans les yeux, & elle alloit auffitót demander pardon a fa bonne... Vous pleurez, Mefdames, pourfuivit la bonne femme ; que feroit-ce donc fi je vous difois tout ce qu'elle a fait pour moi depuis fon manage. Une jeune & charmante Dame comme elle , venir tous les deux ou trois jours s'enfermer des heures entieres avec une pauvre paralytique comme moi!... Elle m'apportoit du linge, des fruits, des confitures , & fouvent elle me lifoit un chapitre des faints Evangiles... Vous favez, Madame, comme elle chante divinement. Un jour je la priai de chanter. Je ne fais, dit-elle, que de vilaines chanfons mondaines qui ne plairoient pas a ma meC v  58 Les Veillies re ; mais j'apprendrai pour elle quelque beau Cantique. En effet, quatre on cinq jours après, elle vint me chanter plufieurs Noëls d'une beauté!... En vérité, Madame, je croyois voir, ie croyois entendre un Ange!... Une autre fois elle apporta fa harpe , & elle en joua pour moi plus de deux heures... Mais, ce n'eft pas tout, Madame; vous voyez 1'état ou je fuis, il faut que vous fachiez encore que tous mes membres font auffi douloureux qu'ils font déformés, & que je ne paffe pas de femaine fans avoir des convulfions terribles... Si ce n'étoit, Madame , pour vous faire connoltre votre digne fceur, je n'oferois vous faire un femblable détail... Ah, parlez, interrompit vivement Félicie, en verfant un ruiffeau de larmes, parlez... Eh bien, Madame, reprit la femme, 1'humanité chrétienne de ce cher Ange eft telle, qu'il n'y a point de fervices que je n'aye été forcée d'accepter d'elle. Par exemple, puifque vous 1'ordonnez , je vous dirai qu'on ne peut me couper les ongles fans me faire éprouver une très-grande foufFrance, a moins d'une extréme adreffe; & voila le foin dont elle fe chargeoit réguliérement... Sürement, Madame, vous aurez remarqué fes petites mains fi blanches cc fi déücates; mais vous ignorez que toutes les femaines ces jolies mains lavoient les pieds d'une pauvre infirme!... Après avoir prononcé ces mots , la femme s'arréta , & fes Jannes recommencerent- a couler. Fé-  du Chdteau. 59 licie & Paméla n'étoient pas en état de parler. II y eut un moment de filence. Au bout de quelques minutes, une jeune fille entra dans la chambre , & demanda h la pauvre femme fi elle n'avoit befoin de rien. La femme la remercia; & la jeune fille fortit. Alors l'Eccléfiaftique, qui étoit toujours refté au chevet du lit de la femme, prit la parole , & s'adreffant a Félicie : Madame , dit-il, apprendra fürement avec intérêt que cette jeune perfonne qui offroit fes fervices a Madame Bufca, eft la fille d'une de fes voifines; & toutes les autres voiiïnes de Madame Bufca font auffi obligeantes. L'une vient travaillerauprès d'elle, Pautre arrangc fa chambre, une troifieme fe charge de lui apporter de la lumiere, ^ d'entreienir fon feu; enfin, Madame, 1'efprit de charité de votre refpeclable fceur femble animer toutes les perfonnes qui habitent cette maifon. II eft vrai que 1'exemple de cette jeune & vertueufe Dame n'a pas peu contribué a redoubler 1'aétivité d'un zele fi louable.... Ah, dit Félicie, quelle profonde, quelle utile admiration je remporte d'ici!.... En effet, Madame, reprit 1'Eceléfiaftique , ce que vous venez d'entendre, & 1'objet qui eft fous vos yeux, méritent bien d'infpirer de femblable--fentiments... Cette femme malheureufe! fi vous connoifiiez, Madame, fa piété & la'fublimité de fa réfignation !... Elle ne vous a pas dépeint tous fes maux; ce corns defleché & fans mouvement eft couvert de e vj  6o Les Vtillèes playes & d'ulceres.... J'épargne a votne fenlibilité des détails que vous n'entendriez pas fans frémir. •. Ah, 1'infortunée i s'écria Félicie; eh quoi , ne peut-on foulager fes fouffrances, n'eft-il point de re- medes? —Non, Madame , il n'eft point d'art humain qui puiife les a^ioucir; mais admirez-la d'autant plus qu'elle ne fe trouve point a plaindre... — Ah, fe peut-il!.... Oui, Madame , reprit la femme, non-feulement j'aecepte avec réfignation ces maux paffagers; mais je les endure avec joie... Eh, comment peut-on. s'en étonner'?.... Pour des fouffrances d'un moment, fupportées avec patience, obtenir un bonheur éternel! nos récompenfes feront proportionnées a nos mérites, Quelle reconnoiflance je dois a Dieu de in'avoir mife dans une iituation oü je puis avoir un mérite continuel a fes yeux, celui de fouffrir fans me plaindre; dans une fituation oü rien ne peut me diftraire de lui, oü tout m'invite a ne m'occuper que de 1'éternité!... Oh , que mes maux me font chers.' ils ont expié les fautes de ma jeuneffe , ils ont puririé mon cceur , ils m'ont détachée de tous les faux biens!.,» Le monde n'exifte plus pour moi; il ne peut plus ni me féduire, ni me corrompre , ni me perdre : mon ame n'habite plus cette terre étrangere, elle eft déja unie a fon créatenr... Mon Dieu , je vous vois, j'entends votre voix paternclle, elle m'é'leve , elle me fortifie, elle m'ordonne de  du Chat eau. it bien faire aimer la modeltie, ou du moins engau,er ceux qui en manquent a cacher avec foin leur orgueil, & a ne jamais iè vanter de ce qu'ils ont fait de 'louable , puifqu'une conduite différente ne fert qu'a déceler la petitell'e de leur ame, & leur peu de goür pour la vertu. Peu de jours après eet entretien, Félicie recutl'accabjante nouvelle de la mort d'une belle-fceur qu'elle avoit toujours tendrement aimée, & que les détails contés par la fainte femme lui avoient encore rendue plus chere. Quoiqu'elle füt préparée depuk trois mois a eet événement, elle en reffentit une profonde douleur. Elle alla chercher la fainte femme ; elle goüta la trifte confolation de pleurer avec elle, & d'entendre un éloge funebre digne de celle qui es étoit 1'objet. Paméla voulnt rempiacer auprès de la pauvre femme Pintéreffante & vertueufe Alexandrine. Elle lui rendoit les mêmcs foins, _& alloit réguliérement chez elle deux fois la femaine. II y avoit prés d'un an qu'elle rempliffoit les devoirs toucbants qu'elle s'étoit impofés a eet égard , lorfqu'un matin qu'elle étoit chez la fainte femme, & qu'a genoux devant fon fauteuil, elle lui lavoit les pieds, la porte de la chambre s'ouvrit tout-a-coup , & un homme de cinquante ans , d'une figure impofante &nobie, parut, & après avoir  (>4 Les Veillèes fait quelques pas, s'arrêta en regardant fixement le fpcctacle qui s'offroit a fes regards... Paméla étoit a genoux, elle tenoit les jambes delféchées de la pauvre femme , & les effuyoit. Dans cette attitude , elle avoit la tête penchée , & fes longs cheveux retombant fur fon vifage en cachoient une partie... Au bruit que fit 1'inconnu , elle leva la tête. En 1'appercevant, elle fit un mouvement de furprife; une vertueufe rougeur fe répandit fur fon vifage, & rendit plus intéreffante encore fa figure & fon aClion. Elle fe re tourna vers une femme-de-chambre Angloife qui 1'avoit accompagné, & la gronda un peu en Anglois d'avoir oublié de fermer Ie verrou de la porte. Aufli-tót que Paméla eut ceffé de parler, 1'inconnu tranfporté, s'écria en Anglois : Grace au Ciel, eet Ange eft une compatriote.. . L'étonnement de Paméla fut extréme, & fon embarras s'accrut auffi lorfqu'elle vit 1'inconnu s'approcher, prendre une chaife & s'affeoir gravement vis-a-vis d'elle. Tandis qu'elle fe preflbit d'envelopper les jambes de la bonne-femme afin de s'en aller, 1'inconnu reprit la parole : Célefte créature! dit-il, óqui n'a pas contemplé ce tableau, n'a qu'une imparfaite idéé de 1'impreflion que peuvent proSuire la jeunelfe & la beauté ! Après cette exclamation , 1'inconnu ceffade parler, regardant fixement Paméla. II étoit tellement abf>rbé dans fa rêverie, qu'il n'avoit pas Pair de s'appercevoir de  du Chat eau. 65 3'embarras & de 1'étonnement que caufoic fa préfence. Enfin, Paméla fe Jeva, elle dit adieu a la femme; enfuite, paffant devant 1'inconnu , elle lui fit une profonde révérence, & fortit précipitamment, laiffant 1'inconnu tête-a-tête avec la femme. Quelques jours après cette aventure, Paméla retourna chez la femme; & cette derniere conta que 1'inconnu étoit refté prés d'une heure avec elle, & qu'il lui avoit fait mille queftions fur Paméla; qu'il avoit voulu favoir fon nom & celui de la perfonne qui 1'avoit élevée. Le foir même, Félicie recut une lettre qu'elle montra a Paméla, & qui étoit conéue en ces termes: ,, Madame, prêt a retourner en Angle,, terre, ie ne puis me réfoudre a partir ,, fans prendre les ordres de la perfonne ,, généreufe qui a daigné adopter une or„ pheline Angloife. L'aimable Paméla fait „ trop d'houneur a fa patrie & a 1'éduca,, tion qu'elle vous doit, Madame, pour ,, ne pas infpirer le plus vif intérêt a un ,, Anglois qui n'eft pas indigne de jouir „ du bonheur de contempler de prés la „ vertu, j'ai cinquante ans;ainfi, Madame, „ j'ai le droit de vous dire fans détour, „ que le fpeétacle dont j'ai été témoin il ,, y a quelques jours, a fait fur mon cceur la plus profonde impreffion. La char,, mante Paméla a genoux, & lavant les „ pieds de cette malheureufe femme para„ lytique, ne s'effacera jamais de mon fou,, venir. On m'a dit qu'elle avoit des pa-  66 Les Feittées „ rents en Angleterre qui refufoient de la „ reconnoitre : daignez me confier le fe,, cret de fa naiffance, je vous offre pour ,, elle les fervices & le zele du pere le „ plus tendre ". Je fuis, avec refpect, &c. Charles Aresby. Ah, maman,s'écriaPaméla, après avoir lu ce billet, ne voyez point eet Anglois. Vous êtes tout pour moi; ne cherchez point a me faire reconnoitre par des parents qui m'ont abandonnée:je fuisa vous, que manque t-il a mon bonheur!... Mais, mon enfant, reprit Félicie , li vos parents vous reconnoiffoient, vous auriez un nom, un état... — Vous me donnez le doux nom de fille, vous me permettezde vous confacrer ma vie, que pourrois-je encore defirer ? — Laiffez-moi recevoir eet Anglois; j'avoue que fon admiration pour ma Paméla me donne le defir de le connoitre. II fait apprécier mon enfant; quel titre auprès de moi .' Mais je te promets de ne jamais lui confier ton nom fans ton aveu. A cette condition , Paméla donna fon confentement :\ la vifite del'Anglois, & dès lelendemain M. Aresby fut recu chez Félicie. Après les premiers compliments, M. Aresby renonvella fes offres de fervices, & conjura Félicie de lui confier le nom de familie de Paméla. Félicie lui avoua naturellement que Paméla elle-même s'oppofoit a cette  du Chdteau. 67 , confidence. M. Aresby foupira. Je perds, dit-il, avec chagrin, 1'efpoir de lui être ütile. Du moins, Monüeur, reprit Paméla, ne doutez point de ma reconnoifiance. Je ne puis envifager fans effroi le moindre changement dans mon fort, puifque je trouve dans la tendreffe de ma chere & généreufe bienfaitrice, une félicité qui remplit tous les defirs de mon cceur; mais je n'en fuis pas moins touchée de vos bontés. A ces mots M. Aresby regarda Paméla avec attendriffement, & fe retournant vers Félicie : Je pars, dit-il, fur la fin de cette femaine , oferois-je efpérer , Madame, que vous daignerez me permettre de me rappeller quelquefois a votre fouvenir?.... Félicie interrompit M. Aresby, pour lui promettre de lui écrire, & pour lui demander fon adreffe. Je n'habite plus Londres , dit M. Aresby, &je voyage fouvent: mais fi vous voulez bien, Madame, adrefier vos lettres a Londres fous 1'enveloppe de Madame Selwin, elles me parviendront fftrement. A ce nom de Selwin, Félicie s'émut, & Paméla fe troubla. M. Aresby, qui regardoit Félicie, reinarqua fa furprife, & lui demanda fi Madame Selwin avoit 1'avantage d'être connue d'elle?Je connois fon nom, répondit Félicie. Ce nom , reprit M. Aresby, eft Ie mien... — Comment?... — Oui, Madame; je 1'ai quitté en époufanr. une héritiere dont on ne pouvoit obtenir Ja main qu'en prenant le noin de fa familie 3 je fuis veuf depuis dix ans, & je n'ai  68 Les Veillèes point d'enfants... Aviez-vous un frere, demanda Félicie avec une extréme émotion ? Hélas, Madame, répondit M. Aresby, j'eu aieu deux, & je les ai perdu ! Madame Selwin eft veuve du fecond, & le troilieme... — Et bien, Monfieur?... — Ah, Madame , eet infortuné, égaré par une pafiion funefte, méconnut 1'autorité paternelle... il fut déshérité... Le repentir, le chagrin abrégerent fes jours... Notre malheureux pere le fuivit de prés dans la tombe... J'étois abfent alors... un nouvel enchalnement de malheurs me foi^a de prolonger mes voyages. Je ne revins en Angleterre qu'au bout de quatre ans. J'appris la mort de la veuve de mon fecond frere... Elle avoit laiffé une fille, je formai le projet de cher» cher cette enfant & de Padopter. La femme qui s'en étoit chargée venoit de motirir; mais le mari de cette femme m'apprit qu'il tenoit d'elle que la malheureufe petite orpheline n'avoit furvécu que de quelques mois a fa mere; eet homme ajouta qu'il n'avoit revu fa femme que fix mois après la mort de ma belle-fceur, &que déja 1'enfant, n'exiftoit plus... En prononcant ces paroles , M. Aresby s'appercut que Paméla cherchoit en vain a cacher les larmes dont fon vifage étoit baigné. Surpris de fon agitation, de fa paleur, il la confidere avec émotion. Félicie, autfi troublée que Paméla, tenoit une de fes mains dans les Hennes", & ferroit tendrement cette main tremblante!... Tout-a-coup , Paméla éper-  du Chdteau. 69 due, fe leve, & s'avancant d'un pas chancelant vers M. Aresby : Oui , dit-elle, je dois me faire connoitre au frere de mon pere... Jufte Ciel! s'écrie M. Aresby , en fe précipitant vers elle.. . Paméla, faifie d'un effroi qu'elle ne peut vaincre, recule & fe jette dans les bras de Félicie. O ma merei dit-elle, en verfant un torrent de pleurs, ma bienfaitrice! c'eft a vous feule que j'appartiens ! gardez votre enfant! ne 1'abandonnez point!.... Si vous cédez vos droitsfurmoi, vous medonnerezlamort!... En achevant ces mots Paméla laiffe tomber fa tête fur le fein de Félicie, fes yeux fe ferment, eile s'évanouit.. . Félicie, hors d'elle-même a cette vue, baigne de pleurs le vifage de Paméla; elle appelle dufecours. Paméla bientót reprend fa connoiffance , elle ouvre les yeux. M. Aresby failit une de fes mains : O Paméla! lui dit-il, bannuTez des craintes infenfées & qui m'outragent! Je n'ai ni le droit ni le defir inhumain de vous arracher des bras de votre bienfaitrice; vous devez lui confacrer tous les moments de votre vie!... Ah, s'il eft vrai que vous foyez cette enfant, cette infortunée Selwin, dont j'ai fi Jongtemps déploré la perte, vous ne trouverez en moi qu'nn ami , qu'un tendre pere, jncapable d'exiger de vous le plus léger facrifice!... A ce difcours, Paméla embrafla Félicie avec tranfport, & elle exprima fa joie & fa rcconnoiflance pour M. Aresby, avec cette grace, cette fenfibilité  7»' Les Feillies pafiionnée qui la caraclérifoient. Félicie fut chercher une caffette qui contenoit les preuves de la nailfance de Paméla. M. Aresby lut des lettres & différents papiers que la femme-de-chambre de Madanje Selwin avoit jadis remis a Félicie. Cette femme, ayant recu alors quelques préfents de Félicie, on devina facilement qu'afin de ne pas les partager avec fon mari , elle avoit fuppofé la mort de la jeune Selwin , füre d'ailleurs que cette enfant ne reparoltroit jamais en Angleterre. M. Aresby , au comble de fes vceux de retrouver fa niece dans cette même jeune perfonne dont les vertus avoient fait fur fon cceur une fi profonde impreffion, voulut qu'elle prit fon nom dèsle jour même: par Ja fuite, fon affeclion pour Paméla devint fi tendre qu'il s'établit en France. Paméla fut mériter fes bienfaits par fon^attachement & fareconnoiffance. Ellenequitta jamais Félicie , & le foin de la rendre heureufe fut toujours pour elle le premier cklc plus doux de fes devoirs. Madame de Clémire ayant cette- de parler, la Baronne donna le fignal de la retraite. Cependant, comme il n'étoit pas tard, on obtint une prolongation de FeilUe. On fit quelques réflexions fur 1'hiftoire de Paméla; on admira le caraélere de 1'héroïne, & fur-tout fa fenfibilité : on convint que la reconnoiffance eft la plus touchante de toutes les vertus. On ne pouvoit fe laffer de parler de la vertueufe Alexandrine.  Au CMteau. faire une grande armoire pour la femme. Madame de Clémire approuva ces projets. On raflembla tout le vieux linge fin de la maifon , on le livra a Caroline & a Pulchérie , qui, fur le cbamp, fe mirent a 1'ouvrage avec ardeur. D'un autre cöté, Céfar , Auguftin & Morel, fous la direétion du menuifier, travaillerent a 1'armoire; & quand tout fut prêt, les ouvriers & ouvrieres demanderent la permiffion de porter eux-mêmes leurs préfents chez la.pauvre payfanne. J'y confens, dit Madame de Clémire; mais, comment ferez-vous , il y a une demilieue d'ici chez la femme? — Maman , j'irai en charrette avec mon armoire, fi vous le permettez. —Volontiers, répondit Madame de Clémire. Ah , Maman, s'écria Pulchérie, fouffrez que nous portions notre layette fur des anes.... De tout mon cceur, reprit Madame de Clémire; & moi qui ne porterai qu'un peu d'argent, je vous fuivrai a pied, & nous partirons enfemble demain matin, après le déjeuner. Cet arrangement excita des tranfports de joie inexprimables. On con<;oit en effet combien il eft doux de pouvoir réunir au plaiD iij  7* Les Veillies fir de faire une bonne attion , celui d'aller en charrette & fur des Anes! Caroline, Pulchérie, Céfar & Auguftin pafTerent le refte de la journée dans une extréme agitation. Lespayfans quidevoient fournir les Anes & la charrette, eurent au nioins vingt meffages dans la foirée. Caroline & Pulchérie arrangeren! la layette dans deux corbeilies : on 1'avoit ainfi partagée en deux parts afin que Pouvrage de Pune ne füt i>as confondu avec celui de Pautre. On imaginebien que le foin d'attachertous les petits paquets de linge avec de la faveur couleur de rofe & bleue ne fut pas négligé, & qu'il y avoit dans les corbeilies pour le moins autant de rubans que d'ouvrage. Lelendemain matin tous les enfants étoient réveillés avant le jour. On attendit 1'heure du lever avec une vive impatience. Les toilettes ne furent pas longues. On dé/eüna k la hAte, & enfin on defcenditdans la cour, ou Pon trouva les Anes & la charrette attelée de quatre bceufs. Caroline & Pulchérie monterent fur leurs Anes, dont les paniers renfermoient la layette. Elles avoient chacune pour conductrice une jeune payfanne qui marchoit k cóté d'elles. Céfar s'établit dans fa charrette; il s'afiit fur fon armoire avec Auguftin & Morel; & jamais vainqueur dans fon char de triomphen'eut un maintien plus fier, & un vifage plus fatiffait. Madame de Clémire, k laquellePAbbé donnoit le bras, fe placa entre fes deux fillej de maniere a pouvoir caufer avec el-  du Chdteau, 79 les, & Pon partit dans eet ordre. Malgré le defir qu'on éprouvoit d'arriver a la chaumiere, le chemin ne parut pas long : la gaieté la plus franche rendoit la converfation auffi bruyante qu'aniraée. On chantoit, on crioit avec d'autant plus de Iiberté, qu'on y étoit excité par Madame de Clémire elle-inême , que 1'innocente joie de Penfance n'importuna jamais. On pouvoit entendre la marche long-temps avant de la voir : les éclats de rire, les chants & les cris 1'annoncoient au loin; & plus d'une fois dans fa c'ourfeelle attira des prés voifins fur fa route les jeunes filles qui filoient a l'ombre des faules, & les pdtres qui gardoient leurs troupeaux. Le bruit ne ceffa que lorfqu'on appercut la cabane de la pauvre femme. Cependant alors la joie redoubla, mais elle changea de caractere; une émotion douce fuccéda a la gaieté; & quand on arriva a la porte delamaifon, les enfants étoient auffi filencieux qu'ils avoient été bruyants un demi-quart-d'heure auparavant. On met pied a terre; deux hommes prennent 1'armoire, &, fuivis de Céfar, de Morel & d'Auguftin, ils entrent les premiers dans la chaumiere. Caroline & Pulchérie fe faififlent de leurs corbeilies, & avec un battement de cceur d'une force inexprimable, elles vont les offrir a la bonne femme. Madame de Clémire donna de Pargent, &promit de revenir voir la femme quand elle feroit en couches. Cette pauvre payfanne D ir  tP Les Feilïies montra une joie & une reconnoiflance qui penétrerent Madame de CJémire & fes enfants. Enrevenantauchateau, on ne paria que c elle, on s en entretint encore tout le refte «u jour ; & Madame de Clémire dit a fes enfants : Souvenez - vous du bonheur que vous avez goüté aujourd'hui. Pourquoi les paffions ont-elles tant d'attraits pour les hommes ? C'eft qu'elles arrachent a 1'ennui: c elt qu elles occupent vivement. On aime mieux s égarer, fouffrir & même fe perdre, que s ennuyer : mais les paffions ne procurent qu une agitation pénible, que des joiuffances que 1'inquiétude corrompt toujours,oii que le remords einpoifonne. La vertui feule peut nous offrir une fource inépuifable de plaifirs & de félicité, Eh, fi Ion veut être ému, agité, touché protondétyient, peut-on Pêtre plus délicieufement que par elle! Rappellez-vous, mes enfants, la douce fatisfaction que vous avez éprouvée en formant le projet de fecourir cette i,mme '• f'?arme des converfations dont elle étoit lobiet; le plaifir que vous eoütiez a travailler pour elle; l'aétivité que vous infpiroit cette intérefTante occupation; 1 agitation oü vous étiez hier, le moment charmantdudépart, la gaieté folie du voyage; rappellez-vous Pémotion que vous avez reflentie en appercevant la chaumiere , 1'attendnflement dont vous avez été pénétrés en voyant la femme , & foyez bien fürs que jamais les paffions n'ont produit des plai-  du Chat eau. Si fifs fi piquants & un femblabk bonheur. D'ailleurs, les plaifirs que les paffions peuvent faire goüter ne font que des illufions dangereufes & fragiles, qu'il faut néceflairetnent perdre, & qui, en fe diffipant, laiffent un vuide affreux dans 1'ame , des fouvenirs importants, & fouvent des regrets amers. Au-lieu decela, quelle fatisfaction intérieufe n'éprouvez-vous pas! Quels doux fouvenirs vous reftent! Quels éloges flatteurs vous avez fu mériter! A ces mots les trois enfants embrafferent leur mere, en lui proteftant qu'ils étotent pénétrés jufqu'au fond du cceur de la jufteffe de ces réflexions; & qu'ils étoient fürs de ne pouvoir trouver le bonheur que dans fa tendreffe & dans la vertu. Céfar enfuite fupplia inftamment fa mere de lui accorder une grace : il lui demandalapermifïïon de tenir fur les fonts de baptême, avec une de fes fceurs, J'enfant dont la femme accoucheroit. Vous êtes bien jeune, dit Madamede Clémire, pour êtreparfein... — Mais, maman, j'ai vu dix enfants plusjeunes que moi... —Je le fais, & je ne puis approuver eet ufage. Car enfin, devenir le parrein d'un enfant , c'eft en quelque maniere 1'adopter , & cette efpece d'adoption eft d'autant plus refpeétable, que la Religion la confacre... — Maman, apprenez-moi quelles font les obligations d'un parrein ; je vous promets de les remplir toutes. — On s'engage a protéger 1'enfant auquel on donne un de fes noms; a D v  8s Les VeiMn s'occuper de fon établiffement; a le tirer de la mifere s'il y tombe; enfin, a luidonner toujours tous les fecours dont il a befoin... — Ah , maman, a préfent, j'ai bien plus d'envie encore d'être le parrein d'un enfant, puifque ce fera m'engager a faire de il bonnes adtions!... — Eh bien, j'y confens... Et, qui de nous fera la marreine, s'écrierenta la fois Caroline & Pulchérie? Cet honneur, reprit Madame de Clémire, appartient a 1'alnée; mais je vous promets, Pulchérie, que vous ferez auffi marreine 1'été prochain. A cette affurance tout le monde fut content, & pour que rien ne manquat a la fatisfaction qu'avoit procurée cette agréable journée, le foir on reprit les Veillées, & la Baronne conta 1'hiftoire fuivante. OL1MPE et THÉOP HILEt ou les Herneutes. Sur les bords delaVézere on voit encore aujourd'hui dans le fond du Limoufin un vieux chateau, qui n'eft remarquable que par fon air antique, & la beauté de fa fituation. Environné de prairies remplies de beftiaux, il eft bfttï fur le penchant d'une colline de laquelle on découvre la riviere, & en perfpeétive la jolie ville d'Üzerche, qui forme a cette diflance un point de vue auffi fingulier qu'agréable (a). C'eft dans O) La petite ville d't^wcAt eft batie fur ur»  du Chdteau. 83 cette folitudeque le Baron deSoligny ,veuf depuis plufieurs années, s'occupoit uniquement de 1'éducation d'un fils unique& chéri. Le Baron avoit paffé dans le monde toute fa jeuneffe : né avec de 1'ambition, la néceffité, beaucoup plus que le penchant, le fixoit dans fa retraite. Ayant diffipé une partie de fafortune, & perdu les brillantes efpérances qui 1'avoient fi longtemps féduit, il s'étoit enfin déterminé a quitter le monde. II le regrettoit encore malgré lui, quoiqu'il n'en parlat qu'avec humeur. II prenoit fon dépit pour la Philofophie : il fe croyoit défabufé, il n'étoit , qu'abattu & découragé. Cependant il avoit de la fonfibilité, il chériffoit fon fils; & Théophile , (c'étoit le nom de eet enfant) eüt été digne par les vertus qu'il annoncoit de tenir lieu de tout a fon pere, & de faire le bonheur de fa vie. Le Baron avoit pour amie intime une de fes voifines, nommée Euphrafie. Théophile, voyant prefatie tous les jours la jeune Olimpe, niece d'Euphra- rocher efcarpé , au pied duquel coule la riviere de la Vézere. On remarque dans cette ville qu'il n'y.a point d'habitant qui n'ait la vue de la riviere de fa maifon ou de fon jardin . & que chaque maifon vue en perfpeöive paroit être un petit chateau a 1'antique avec des tourelles & des pavillons couverts d'ardoifes. Cette ville «ft a cent lieues de Paris. Limoges, Air la VUnne, a quatre-vingt-dix-fept lieues de Paris , eft la capitale du Limoufin, D Vj  £4 Les Feillées fje, prit pour elle des fentiments que fort pere vit naitre avec plaifir. Olimpe étoit orpheline & fans fortune; mais Euphrafie n'avoit pourhéritiers que des collatéraux, & le Baron n'ignoroit pas qu'elle étoit déciclée a laiffer tout fon bien a fa niece, Olimpe n'avoit que deux ans de moins que Théophile. Lorfqu'clle eut atteint fa feizieme année, le Baron s'exph'qua fans déguifement avec Euphrafie; & le même jour Olimpe & Théophile apprirent que leur mariage étoit arrêté. Quinze jours après, on figna les articles; Euphrafie prit avec plaifir Pengagement de laiffer toute fa fortune a une niece qu'elle avoit éievée, & qu'elle aimoit uniquement. Théophile au combiede fes vceux attendoit avec la plus vive impatience le jour fixé pour fon mariage; rien ne manquoit a fon bonheur. II étoit aimé, il le favoit: en préfence de fon pere & d'Euphrafie, il avoit obtenu d'Olimpe un aveu fi néeeflaire a fa félicité. Enfin, on touchoit a la veille du jour heureux oü Théophile & 1'aimable Olimpe devoient s'unir pour jamais , lorfqu'Euphrafietomba malade, & le cinquiemejour de fa maladie , le Baron recut une lettre de Paris, qui lui apprenoit qu'un parent très-éloigné, mais de même nom que lui, venoit de mourir, après avoir fait un teftament par lequel il iuftituoit le Baron fon légataire univerfel. Cet événement, qui rendok le Baron pofleffeur d'une fortune con-  du Chdteau. gfidérable, le fbrcoit a partirfans délai pour Paris. 11 étoit impoffiblede conclure le mariale d'Olimpe & de Théophile avant fon départ. Euphrafie, depuisdeux jours, n'ayoit plus fa tête, ainfi elle ne pouvoit fiener le contrat de mariage. Théophile, obh>é de luiyre fon pere, montra une doulcur fi vraie & fi touchante, que le Baron, pour en adoucir 1'amertume , eonjura ia tri/te Olimpe de lui écrire. c'eft un pere, ajoutat-ii , qui vous en prie , & c'eft a votre époux que vous écrirez. Olimpe promiten pleurant, de donner des nouvelle; de fa tante. Le Baron, de fon cóté, s'engagea a ne refter que fix femaines a Paris, & le jour meme il partit avec Théophile. Arrivé a Paris, le Baron prit pofleffion d un magnifique hótel, & d'un riche héritage. Sa maifon fut bientót remplie d'une fpuie clanns intimes, dont il avoit é'é ennérement oublié pendant plus de douze ans. Le Baron fe dit d'abord : Cefl ma tortune, c'eft un bon fouper qui ralTemble cette troupe de Idches déferteurs. Mafs bientót 1 amour-propre, qui fait plus de dupes qu un bon cceur n'en peut faire, fut lui perluader qu'il ne devoit qu'a fon mérite les marqués d'intérêt & les foins dont il étoit 1 objet! Théophile, ,'etté tout-a-coup dans un monde fi nouveau pour lui, 11e goutoit aucun des plaifirs qu'on s'emprefloitde hu procurer. Uniquement occupé ü Ulimpe , il attendoit avec la plus vive impauence Peffet de fes promeffes ; elle  86 Les VeilUes avoit promis de lui écrire, & cependant cette lettre fi paffionnément defirée n'arrivoit point! Enfin, le Baron recoitdes nouvelles du Limoufin; on lui mande qu'Euphrafie n'eft plus, & qu'étant morte lans avoir recouvré fa connoiffance , & fans avoir fait de teftament , la malheureufe Olimpe fe trouve réduite a une petite penfion qui fuffit a peine a fa fubfiftance, & qu'elle s'eft retitée a Tulle («) dans un couvent. A cette nouvelle , Théophile conjure fon pere de terminer promptement fes affaires , afin de partir pour le Limoufin : il ajoute que les malheurs d'Olimpe la lui rendent encore plus chere,s'il eft poffible, Le Baron parolt approjver fes fentiments, & lui promet de hater fon départ. Théophile fur le champ écrivit a Olimpe la lettre la plus touchante & la plus tendre, & il finiffoit en lui proteftant qu'il feroit a fes pieds avant qu'un mois fut écoulé. Théophiie n'avoit pas été furpris qu'Olimpe , dans les derniers moments de fa douleur, ne lui eüt point écrit; mais quinze jours après eet événement, n'ayant pas encore ree, u de nouvelles d'Olimpe, il fe livra aux plus cruelles inquiétudes. Le Baron le con- («) C'eft une ville confidérable du Bas-Limoufin, fituée en partie fur une montagne , au confluent des rivieres de Salent ?e de Coreze , dans un pays plein de monragnes & de précipices ; elle eft a cent quatorze lieues de Paris,  du Chdteau. 87 foloit un peu, en Paflurant qu'il étoit au moment de terminer toutes fes affaires. Enfin, un jour que Théophile , plus affligé que jamais, étoit feul enfermé dans fa chambre, le Baron vint le trouver, & s'affeyant auprès de lui d'un air grave : J'ai recu, dit-i), des nouvelles d'Olimpe. A ces mots, Théophile tranfporté, veut faifir une lettre que tenoit fon pere. Un moment, dit Ie Baron, modérez cette impatience; je n'ai rien d'heureux a vous annoncer... — Ciel! Olimpe efl-elle malade V.... — Non, elle jouit d'une fanté parfaite... Mais elle n'eft plus digne de vous... — Elle! Olimpe! non, il eft impoflible... -- Ecoutez ce que m'écrit un homme refpe&able, & dont 1'auftere probité vous eft connue. En difant ces paroles, le Baron montre a fon fils 1'écriture & la fignature d'un vieux Gentilhomme du Limoufin , dont le témoignage en efFet ne pouvoit ötre fufpecr. Enfuite Ie Baron Jut Partiele de la lettre qui concernoit Olimpe, & qui étoit concu en ces termes : „ Puifque vous me demandez Ia vérité „ avec tant de confiance, je dois vous la ,, dire fans déguifement. Je vous avoue „ que la jeune perfonne en queftion fe ,, conduit avec une imprudence préjudi„ ciable a fa réputation. Elle avoit pris „ d'abord a Ja mort de fa tante, un parti „ très-fage, celui de fe retirer dans un cou„ vent; mais elle en eft fortie au bout de „ quinze jours, pour aller demeurer chez  »| Les Peillèes ,, une de fes amies qu'elle voyoit autrefois „ a Uzerche, & qui, mariée depuis deux 5, ans, habite une petite terreauxenvirons deTulle. Cette amie n'a pas vingt ans, „ & malheureufement elle a été 1'objet de ,, plufieurs hifroires facheufes, qui ne la ,, font pas regarder de bon ceil dans la ,, Province. Enfin, elle a un frere, jeune ,, homme préfomptueux , dont la fociété „ ne fauroit convenir a une jeune Demoi„ felle attachée a fa réputation. Au refte, „ tout ceci ne tire point encore a conféquence. On ne doute pas que la niece de la vertueufe Euphrafie n'aitdes prin,, cipes honnêtes & folides. On n'attribue „ fa démarche inconfidérée qu'a fon in„ nocence méme, au manque d'expérien,, ce, & a 1'indifférence condamnable de fon tuteur, qui la laiffe maitreife abfolue de toutes fes actions. Mais fi vous „ écrivez a ce fujet , Monfieur & cher „ ami, je fuis certain qu'on fe rendra fuf „ le champ aux jufies repréfentations que „ vos engagements vous donnent le droit „ de faire ; & tout fera réparé fi la jeune „ Demoifelle retourne promptement dans ,, fon convent; car je puis vous affurer ,, que jufqu'ici on ne voit dans fa con„ duite que de 1'étourderie, & une impru9, dence bien excufable a fon age, &c". Cette lettre déchira le cceur de Théophile. Agité , troublé par la jaloufie , il voyoit dans le frere de 1'amie d'Olimpe un rival dangercux. Cependant , il dilfimula  du Chdteau. 89 1'inquiétude qui le dévoroit, il affecta de montrer la plus grande ('écurité. Mais ce n'eft pas tout, lui dit fon pere, la lettre que vous venez de lire eft d'un homme circonfpecT:, qui ne dit pas tout ce qu'il penfe. En voici une autre de mon intendant , qui s'explique fans aucun détour_, & qui me mande que vous avez un rival : qu'Olimpe ne peut ignorer une paffion connue de toutle monde, qu'elle 1'autorife en reftant chez fon amie, & qu'enfin le jeune homme s'eft vanté publiquement qu'Olimpe lui avoit facrifié toutes vos lettres... — C'eft un impofteur! s'écria Théophile : je ne croirai jamais qu'Olimpe fok capable d'une telle perfidie!... Elle eft inconftante, reprit froidement le Baron; mais elle n'eft point perfide, elle ne cherche pas a vous tromper : elle n'a répondu ni a vos lettres, ni aux miemies: ce filence explique aflèz fon changement... Non, interrompit Théophile , je ne me laifferai point abufer par de fauffes apparences... Olimpe eft innocente... elle eft co lomniée, je dois la venger; mon pere, laiffez-moi partir, je meurs ici: fouffrez que j'aille m'expliquer avec elle; je veux 1'entendre, je veux punir 1'audacieux.... le monftre qui ofe flétrir fa réputation!... En parlant ainfi, le malheureux Théophile veriöit un torrent de larmes : 1'excès de fa douleur ne déceloit que trop fa jaloufie. Son pere qui lifbit facilement tout ce qui fe pafibit dans fon ame , parut le  9* Let Feillècs plaiudre & s'attendrir. Envoyons , dit-il un courier a Tulle, il portera votre lettre, & il attendra la réponfe. Si cette réponfe ne vous fatisfait pas, je vous permettrai alors ae partir; mais accordez-moice délai. Théophile, quoiqu'a regret, yconfentit. Ilécrivit au moment même Ia lettre la plus détaillée: il inftruifoit Olimpe de tout ce qu'on difoit contre elle. Unfeul mot, ajoutoit-il, pourra vous juftifier. Reftez fi vous voulez chez votre amie; mais daignez me dire que vous êtesprête a remplir 1'engagement facré qui nous lie, & je ferai le plus heureux des hommes. Le Baron approuva cette lettre, & la fit partirfurie champ. Enfin, ce courier dont Théophile attendoit le retour avec tant d'impatience , ce courier, dépofitaire de la deftinée de Théophile, revint au bout de huit jours. Théophile alloit fe coucher; il entend claquer un fouet: il treffaille ; il vole chez fon pere. Un inftant après, le courier entre dans la chambre. Eh bien , s'écrie Théophile, avez-vous une réponfe? — Oui, Monfieur. — Eh, donnez! — Monfieur, elle n'eft pas pour vous... — Comment?.. . — Elle eft pour M. le Baron. En difant ces paroles , le courier remet au Baron une caffette & une lettre, &il fort. Que fignifie ceci, dit le Baron d'un air furpris ?... Que peut renfermer cette caffette? Théophile ne répondit pas; il étoit immobile & tremblant, & n'ofoit preffer fon pere d'ouvrir la lettre. Après  du Chdteau. t un moment de filence, Ie Baron brife le cachet, déploie la lettre, & lit tout bas. Théophile, les yeux fixés fur le vifage de fon pere, frémit en voyant 1'étonnement & 1'indignation qui s'y peignent. O Ciel! s'écrie-t-il d'une voix entre-coupée , que vous mande-t-elle? Ah, mon fils, reprit le Baron, armezvous de courage! Mais, que dis-je ? Vous n'en aurez pas belbin; pourriez-vous regretter un objet fi méprifable!... A ces mots, Théophile palit, il tombe dans un fauteuil; & prenant la fatale lettre que lui préfenta fon pere, fes yeux fe remplirent de larmes en reconnoiffant Pécriture & la fignature d'Olimpe. Mais que devint-il en lifant ce qui ruit ? „ Puifqu'on me laiffe maintenant Ia li,, berté de difpofer de mon fort, je dois, ,, Monfieur , vous déclarer fans détour „ que 1'obéiflance feule m'obligeoit a for,, mer des nceuds qui n'auroient pu faire mon bonheur. Cet aveu nous dégage „ 1'un &l'autre. J'ai l'honneur, Monfieur, de vous renvoyer les préfents que ma ,, chere & refpectable tante m'ordonna d'ac„ cepter! ... Recevez, Monfieur, 1'afiu„ rance de 1'attachement refpedtueux avec ,, lequel je fuis, &c. Oi.ympe". Après avoir lu cette lettre, Théophile garda un inftant le filence; enfuite regardant fon pere d'un air égaré : Je me vengerai, dit-il; oui, je me vengerai... — Et comment? — Comment! jufte Ciel! J'ai  T- Les VeHHes Un rival... il mourra!... - Sans doute vous avez un rival aimé; mais que vous importe ? ne devez-vous pas méprifer & oublier a jamais une femme indigne de vous! — Oui, je la méprife, je la hais; je 1'oubherai fans peine : je ferois, en effet, Ie plus vil des hommes, fi je confervois nour elle le moiudre fentiment. .. La perfide! fous des traits fi doux, avec eet'air d'innocence & de candeur, cacher une ame fi faufie!.... — Encore une fois, elle ne vous a point trompé; elle ne vous aime pas, elle le déclare fans déguifement... . — Elle m'aimoit, elle me Fa dit... Mon pere, j'en fuis certain , elle m'a aimé!... On Fa féduite, on Fa trompée; peut-être s abufe-t-elle encore! Ah, fi je pouvois la voir ! lui parler!... Laiffez' -moi partir! que je la voie ! que je Fentende!... — In» fenfé! reprenez cette lettre, relifez-la, & rougiffez d'une pafiion qui ne peut déformais que vous avilir. — O mon pere! je ne me connois plus! plaignez-moi, guidezmoi, je m'abandonne a vous ! Le Baron & le malheureux Théophile paflerentenl'emble le refte de la nuit. Théophile ne fe coucha qu'au jour : il ne trouya dans fon lit ni le fommeil, ni le repos, & le foir, il s'enferma dans fa chambre, &ne parut point, paree que fon pere avoit du monde a fouper. Le lendemain, Théophile fe trouva feul avec le Baron; & en lui promettant d'oublier Olimpe, il ne paria que d'elle : tantót il la dépeignoit fous les  du Chat eau. 93 traits d'un monftre dignc de toute fa haine; tantót il cherchoit a 1'excufer, &vouloit du moins lui conferver un refte d'ef- time. . . _ Mais, en effet, maman,ïnterrompit Caroline , je ne trouve pas qu'Olimpe foit méprifable. S'il eftvrai qu'elle n'eüt jamais aimé Théophile, on ne pouvoit 1'accufer d'inconftance : d'ailleurs , Olimpe étoit fans fortune, Théophile en avoit une confidérable, & cependant Olimpe ne vouloit point 1'époufer , paree qu'elle ne croyoit pas pouvoir le rendre heureux. Je trouve cela nobk. .. — En fuppofant qu'Olimpe n'eüt jamais aimé Théophile ( ce qui ne me parolt pas bien prouvé), ne lui avoitelle pas dit qu'elle 1'aimoit ? n'avoit - elle pasrecu fafoi, & promis de s'unir alui?... Cela eft vrai; mais elle dit que fa tante 1'avoit forcée de prendre eet engagement. — Dès qu'elle avoit pu fe décider a époufer Théophile par obéiffance, elle auroit dü, après la mort de fa tante, perfifter dans cette réfolution , par refpeél pour fa parole. Enfin , fi Théophile lui eüt infpiré une averfion invincible, que ne 1'avoitelle dita fa tante? Que n'avoit-elle demandé du temps, ou même déclaré qu'elle ne pouvoit confentir a cette union ? Elle n'étoit pas fous 1'autorité facrée d'une mere; ce qui eüt rendu fa réfiftance plus excufable... — Oui, je commence a comprendre qu'elle avoit tort... — Souvenez-vous fur-tout que rien ne peut jamais nous dif-  94 Les VeïUêes penfer de remplir les engagements que nous avons contractés. Cette phrafe, Vengagement que j'ai pr is fi'étoit pas volontaire , eft une excufe que la confcience défavoue, & que Ia probité n'a jamais fait valoir. Vousfavez que votre parole doit être inviolable, que vous ne pouvez la trahir fans vous déshonorer; préférez donc, s'il le faut, la mort a l'infamie d'y manquer. En un mot, fi la crainte, fi les menaces vous arrachent une promeffe, n'ajoutez pas a cette foiblefl'e la honte ineffacable qu'imprime le parjure : mais reveno'ns a Théophile. Le Baron n'épargnoit rien pour le diftraire de fa douleur. II le menoit fouvent chez la Vicomtefie de Lisbé, maifon briljante oü fe raffembloit la meilleure compagnie. La Vicomtefie avoit une fille agée de dix-fept ans, & dont le Baron vantoit avec enthoufiafme la figure & la grace. Cependant, Mademoifeile de Lisbé n'étoit point jolie; mais Ia recherche de fa parure annon^oit la prétention de le paroitre. Elle parloit beaucoup , rioit fouvent, danfoit bien : on favoit d'ailleurs qu'elle avoit des maitres de toute efpece; c'en étoit bien affez pour autorifer les amis de la maifon a dire que MademoifeHe de Lisbé étoit piquante , jolie , aimable & remplie de talents. Mais Théophile ne lui donnoit pas de femblables éloges; il la trotivoit affectée, maniérée; il étoit excédé de fes rires forcés, choqué de fa coquetterie ; & elle  du Chdteau. 95 lui paroifToit fur-tout infupportable, lorfque, malgré lui, il fe rappelloit Ja converfation remplie de charmes & les graces naturelles d'Olimpe. Sur la fin de 1'hyver, Théophile entra dans le régiment du frere de Mademoifelle de Lisbé; & au printemps, il fuivit fon Colonel a fa garnifon. Au bout de - cinq mois, il rcvint a Paris : fon pere lui : retrouva le même fond de mélancolie. Cependant il remarqua , avec plaifir, qu'il ne parloit plus d'Olimpe. Prés d'un an s'étoit écoulé depuis que Théophile avoit quitté le Limoufin. II n'y avoit que huit jours • qu'il étoit revenu de fa garnifon, lorfqu'un 'i foir le Baron 1'emmena dans fon cabinet, \> & lui fit part.de 1'intention oü il étoit de le marier inceffamment. II ajouta qu'il deI firoit lui faire époufer Mademoifelle de Lisi bé. A ces mots, Théophile avoua fans détour qu'il avoit un éloignement invincible pour le mariage; & de plus, une averfion particuliere pour Mademoifelle de Lisbé. Le Baron lui détailla avec emphafe tous les avantages brillants de 1'établiffement qu'il lui propofoit. Théophile 1'écouta froidement, & répondit qu'il n'avoit d'autre ambition que celle de fe diftinguer. Alors le Baron fe facha, & il déclara qu'il avoit donné fa parole a la familie de Mademoifelle de Lisbé. Théophile, confterné autant que furpris, demanda du temps pour fe déterminer a former un engagement fi contraire a fon inclination; & il ne put obtc-  9 6 Les Feillées iiir qu'im délai de huit jours. Retiré dans fa chambre, Théophile paffa une partie de la nuit a réfléchir fur fon fort. II fe rappella tous les éloges que le Baron donnoit depuis fi long-temps il Mademoifelle de Lifbé; fes liaifons intimes avec la familie de cette jeune perfonne; liaifons formées avant que le Baron eüt recu la lettre d'Olimpe. Beaucoup d'autres circonftances fe retracerent a fa mémoire, qui lui perfuaderent qu'il y avoit eu de 1'artifiee dans la conduite du Baron , & qu'il avoit formé le projet de lui faire époufer Mademoifelle de Lisbé, dans le temps même oü il paroiffoit vouloir remplir fes engagements avec Olimpe. Mille foupcons confus s'offrirent alors a fon efprit ; il imagina qu'il n'étoit pas impoiiible qu'on eüt fouftrait fes lettres, & peut-être celles d'Olimpe , & qu'enfin on ne füt parvenu a le perdre auprès d'Olimpe, tandis qu'on la calomnioit auprès de lui. II ne fe livra pas fans fcrupule a des foupcons fi outrageants pour fon pere; mais chaque réflexion fembloit les confirmer ; & ne pouvant fupporter une femblable incertitude , il prit la réfolution de partir fecretement la nuit fuivante, & d'aller en Limoufin s'expliquer avec Olimpe elle-même. II ignoroit abfolument la deftinée d'Olimpe; depuis fix mois il n'avoit pas même ofé prononcer fon nom. II frémiffoit en penfant qu'il la trouveroit peut-être marine. Mais cette crainte afFreufe ne put le retenir.  du Chdteau. 97 retenir. Le lendemain, il fut cacher a fon pere fon agitation & fon trouble. II confia une partie de fon fecret a un de fes amis, qui lui donna un de fes genspour 1'accompagner; & fur les deux heures après minuit, il fortit furtivement de Ia maifon de fon pere;il montaacheval, & pricia route du Limoufin. II alla droit h Tulle : il y arriva au déclin du jour. II defcendit dans une auberge, & queftionna en tremblant fon hótefie fur Olimpe. II apprit avec une joie inexprimable qu'Olimpe n'étoit point mariée : mais cette ioiefut bien troublée par tout ce que 1'hóteffe lui dit d'ailleurs. Elle lui conta que perfonne ne doutoit qu'Olimpe n'eftt aimé le frere de fon amie; qu'-elle étoit reftée huit mois chez cette derniere; & qu'enfin le jeune homme auquel elle avoit facrifié 1'établiffement le plus avantageux , n'ayant pas voulu 1'époufer, Olimpe, au défefpoir, s'étoit décidée a retourner dans fon Couvent ; mais que les Religieufes ayant refufé de la recevoir, eile étoit partie pour Uzerche; qu'elle s'étoit réfugiée chez fon tuteur, qui avoit une terre aux environs d'Uzerche; que cette derniere démarche achevoit de la perdredans 1'opinion publique, paree que (bn tuteur n'étoit point marié; qu'on le regardoit comme un homme fans principes & fans mceurs, & qu'il avoit chez lui une femme déshonorée, avec laquelle Olimpe vivoit dans la plus grande intimité, Malgré eet affreux détail-, Tsmt UL E  Les FeilUis Théophile perfifta dans la réfolution de voir Olimpe, & il partit furie champpour Uzerche. On le conduifit a la terre du tuteur d'Olimpe. II laifla fes chevaux dans le village: il s'enveloppa d'une redingote, mit fur fa tête un chapeau rabattu; & avec un trouble impoffible a dépeindre, il prit le chemin du Chateau. On lui dit a la porte que le maitre de la maifon étoit abfent depuis plus de fix femaines , qu'il n'y avoit au Chateau que Madame du Rocher, ( cette femme dont 1'hóteiïe avoit parlé ) & Mademoifelle Olimpe. II étoit huit heures du foir. Théophile traverfa une grande cour fort obfcure. II rencontra une fervante qui le conduifit a 1'appartement d'Olimpe. Son émotion étoit fi vive , qu'il pouvoit a peine fe foutenirfur fes jambes; & malgré le defir qu'il éprouvoit de revoir Olimpe, il ne fut pas fiché de ne point la trouver dans fa chambre , afin de pouvoir refpirer un moment. La fervante a laquelle il fe garda bien de dire fon nom , fortit pour aller chercher Olimpe, & Théophile refta feul. II ne put regarder fans attendriffement & Quis intérêt tous les objets qui Penvironnoient : le claveffin d'Olimpe, fon écritoire, fa toilette, & fur-tout fon ferin enfermé dans une cage. II reconnut dans 1'inftant ce petit oifeau qu'Olimpe avoit recu de lui la veille de leur féparation. Eh quoi, pauvre petit animal, s'écria Théophile, tu venois de moi, & cependant Olimpe a pu  du Chdtceiu. 93. te conferver. En difant ces mots, Théophile, attendri malgré lui, ouvrit la cage, prit l'oifeau & Ie vak dans fon fein. Le ferin fe débattant fur le cceur palpitant de Théophile , prononca difh'nctement ces mots : yaime Théophile.. .. Ces paroles retentirent jufqu'au fond del'ame de Théophile. Eperdu,hors de lui, il n'ofoit croire qu'il eüt bien entendu , lorfque l'oifeau répéta encore deux fois de fuite : J'aime Théophile Ah, je n'en puis doute'r main- tenant, s'écria Théophile! Quoi, ces mots fi chers, c'eft Olimpe qui les a diétés! Combien de fois elle adü les répéter pour les apprendrea eet oifeau! & elle penfoit, hélas, que je ne les entendrois jamais!.... Olimpe! chere Olimpe! vous êtes fidelle a vos premiers ferments ! Vous êtes innocente!.... Sans doute vous me croyez coupable , & cependant vous m'aimez encore! Vous gardez eet oifeau! vous daignez 1'écouter!.... En difant ces paroles , Théophile baifoit avec tranfport le petit ferin, & le baignoit de larmes : & l'oifeau 4 qui 1'on n'avoit appris qu'une feule phrafe, répondoit aux carelfes paflionnées de Théophile, en battant des ailes & en répétant toujours : J'aime Théophile. Tout-a-coup Théophile treifaille, il entend marcher, il ne peut méconnoitre le pas léger d'Olimpe, & croit reconnoftre encore jufqu'au bruit que fait fa robe en marchant!... II s'élance vers la porte : cette porte s'ouvre, Olimpe parott, Théophile E ij  iso Les Veillèes fe précipite k fes genoux. Le ferin s'échap» pe des mains de Théophile-, & vole dans les bras de fa maitrefTe en prononcant le nom de Théophile. Olimpe pouffe un cri percant, elle veut fuir; Théophile l'arrête. Pale & tremblante, Olimpe tombe fur une chaife, elle eft prête a s'évanouir, elle n'a pas la force de proférer une feule parole. Théophile , toujours a fes pieds, ne peut s'exprimer que par des pleurs. L'oifeau feul conferve la faculté de parler; & charmé de revoir fa maitreffe, il redit mille fois fa lecon... Olimpe troublée , confufe autant qu'irritée, rompt enfin le filence; & d'une voixentrecoupée;Ne croyez que moi, diteiie , je dois vous haïr, vous méprifer; j'ai dü vous oublier... — Olimpe ! au nom du Ciel, daignez m'entendre!... Je fuis libre, je fuis fidele : on nous a trompés 1'un & 1'autre, eet oifeau chéri vient de me faire connoitre mon erreur. Ecoutez a votre tour ma juftification! ... — Mais comment pourrezvous vous juftifier de n'avoir pas répondu a mes lettres?... — Vos lettres!... Je n'en ai pas recu une feule, & je vous en ai écrit plus de vingt!... Ces mots acheverent de difliper les doutes d'Olimpe : elle avoit trop d'innocence & de candeur pour n'être pas facile a perfuader. Elle ne put retenir fes larmes; & levant les yeux au Ciel ; Ah, Théophile, dit-elle, puifque vous êtes toujours le même, je ne me plaindrai plus des trahifons & des perfidies que j'ai éprouvées! Ces pa-  du Chateau. ïoi roles rendirent Théophile le plus heureux des hommes. Après avoir exprimé fa joie & fa reconnoiffance, il entra dans le détail de tout ce qui lui étoit arrivé. Olimpe 1'écouta avec autant de furprife que d'atten-» driffement. Enfuite reprenant la parole, elle lui dit quedénuéede guides &de confeils, elle n'avoit pas cru faire une démarche nuifible a fa réputation, en fe rendant aux inftances de fon amie qui la preffoit d'aller loger chez elle ; que d'ailleurs elle n'avoit alors aucun doute fur la parfaite honnêteté de cette jeune perfonne; que dans le Chateau de fon amie, toujours renfermée dans fa chambre avec fon ferin, elle n'y avoit recu qu'un de fes parents, qui, fous le voile de 1'intéröt & de 1'amitié, caehoit les plus noirs deffeins; qu'elle avoit pris de la confiance en eet homme, qu'elle lui avoit fait part du chagrin qu'elle éprouvoit de ne point recevoir de nouvelles de Théophile; & qu'cnfin ce perfide confident lui avoit annoncé que Théophile ne 1'aimoit plus , & qu'il étoit amoureux de Mademoifelle de Lisbé. II me montra, pourfuivit Olimpe, plufieurs lettres de M. votre pere, qui acheverent de me convaincre que 1'honneur feul pourroit vous déterminer a remplir vos engagements avec moi. Alors je n'héfitai point a rompre fans retour avec vous; & trop fiere pour vous laiffer voir les fentiments de mon cceur, j'écrivis la lettre que vous avez lue. Accablée de triftefle, & croyaut vous haïr, eet E üj  102 Les Veillèes innocent petit oifeau me devint odieux. Je ne pouvois plus écouter fans colere ce qiie j'avois eu tant de plaifir a lui apprendre. Un foir j'ouvris ma fenêtre , & je lui rendis la liberté. Après l'avoir ainfi facrifié, malgré moi, je le regrettai. J'en rougifibis ; mais cherchant a me perfuader que je 1'aimois pour lui-möme, je me levai au milieu de la nuit, je rouvris ma fenêtre , je 1'appellai mille fois; ce fut en vain , il ne revint pas; je paffai le refte de la nuit a le pleurer, & le lendemain matin je defcendis dans le pare. Je m'affis, & je pleurois, quand tout-a-coup j'entendis une petite voix plaintive prononcer doucement le nom de Théophile. .. Imaginez quel fut mon faifilïe» ment!... Voila, Théophile, le feul mouvement de joie que j'aie éprouvé dans votre abfence!... Je trouvai mon pauvre petit ferin fur un rofier : il avoit fouffert; il étoit tremblant, efïarouché, & le rofier étoit couvert des plumes qu'il avoit perdnes. Je le repris ; je le foignai, & je me décidai' a le garder jufqu'au moment oü j'apprendrois votre mariage. J'étois bien déterminée i ne jamais vous revoir; mais en même-temps Je renoncoisa tout engagement, & au fond de 1'ame je ne pouvois me perfuader que vous fufiiez capable d'en former un nouveau. Je me difois : il aura des remords, il ne pourra fe réibudre a époufer colle qu'il me préfere. Je n'accorderai point de pardon, je ferai inflexible; mais je puis bien conferver mon ferin; il ne le faura jamais,  dn ChdleaH. 103 Je cacherai mon ferin a tous les yeux, moi feule je 1'entendrai parler!... Telles furent les raifons que je me donnai a moimême pour m'autorifer a garder mon cher petit oifeau. Je reftai fix mois chez mon amie. Durant eet efpace de temps, 1'indigne confident que j'avois choifi me propofa de m'époufer. Alors il me devint juftement fufpecl:. Je lui déclarai que je ne le verrois plus. Pour fe venger, il m'apprit qu'on déchiroit ma réputation ; que la perfonne chez laquelle j'étois avoit perdu la fienne, & qu'on m'accufoit d'aimer fon frere. Je ne resardai des avertiffements li tardifs que comme des calomnies. Cependant j'examinai avec attention la conduite de mon amie, & bientót mes yeux commencerent a s'ouvrir. Je pris la réfolution de retourncr a Tulle, dans le Convent que j'avois fi imprudemment quitté. Les Religieufes, prévenues contre moi, ne voulurent pas me recevoir. Humiliée , trahie. abandonnée, & Ouitenue par ma feule innocence, je vins dans cette terre demander des confeils a mon tuteur. Mon intention n'étoit que de le prier de m'accorder un afyle, paree que la décence ne me permettoit pas de demenrer avec un homme qui n'avoit point de femme chez lui; mais je fus {flus heun-ufe que je ne 1'avois efpéré. En arrivant ici je trouvai mon tuteur prêt a partir pour un vovage de deux mois; il me préfenta a une'Dame de fes parentes, qui £ iv  104 Les Fe'iïlées a éprouvé de grands malheurs, & qui eft retirée dans ce chateau pour quelques mois. Madame du Rocher (c'eft fon nom) me paroit auffi aimable qu'elle eft vertueufe. Elle m'a conté fon hiftoire, qui feroit le fujet du Roman le plus intéreflant, & je compte demeurer ici tant qu'elle y reftera. Olimpe ceffa de parler. Théophile, attendri autant qu'ému, fut un inftant fans répondre; enfuite poufiant un profond foupir : Hélas! dit-il, nous ne devons attribuer nos malheurs qu'a cette innocence, a cette candeur touchante qui vous caractérifent!.... Ce font ces vertus angéliques qui ont fourni des prétextes pour vous noircir & pour vous calomnier : ce font elles qui vous avcuglent!.... Par exemple, vous croyez être ici dans un afyle honnête & fur? ~Eh bien? —- Eh bien , cette femme que vous eftimez eft 1'objet le plus méprifable! — Jufte Ciel! .... — Ce qu'on m'en a dit a Tulle vient encore de m'être confirmé dans la maifon même que j'habite dans ce village. O ma Tante! s'écria Olimpe, en fondant en larmes, je n'ai fenti en vous perdant que la douleur qu'infpire la plus tendre affeftion & la plus jufte reconnoifiance; mais je ne comprenois pas encore toute 1'étendue de mon malheur!.... Infenfée , je ne favois pas a quel point un guide m'étois néceffaire!.... Eh quoi, avec des intentions fi pures on peut détruire fa réputation ? on peut fe perdre ?.... II eft  du Chateau. 105 dope impofïïble que i'ainour de la vertu puiflè tenir lieu d'expérience.'... Au nom du Ciel! calmcz-vous, interrompit Théophile; fongez que tous nos maux fout finis; nous fommes défabufés 1'un & 1'autre. L'engagement le plus faGré, le plus faint nous lie.... — Mais votre pere veut le rompre, il a fouftrait mes lettres & les vótres avant même qu'on eüt eherché a me noircir. ... — N'en doutez pas, il a voulud'abordéprouver nos fentiments 1'un pour 1'autre; enfuite il a cru des rapports infideles , & cette erreur juftifiée par de fauffes apparences, eft 1'excufe de fa conduite. Mais quand il apprendra tout ce que vous m'avez dit, quand il faura feule5 ment l'hiftoire du petit ferin, vous le verrez, foyez-en füre, vous conjurer lui-même de remplir un engagement que larecon* noiffance, 1'honncur &l'amourme rendent également cher. Oncroit facilement ce qu^on defire,furtout lorfqu'on a dix-fept ans. Olimpe ne douta point que le Baron, en connoiflant fon erreur, ne brillat du defir de réparer fon injuftice. Tranquillifée fur 1'avenir,elle s occupa du préfent. Elle ne voulut plus refter chez fon tuteur ; mais quel afyle choifir en attendant que Théophile fe fut expliqué avec fon pere? Elle ne connoiffoit que deux ou trois vieux amis de fa tante, qu'elle avoit abfolument perdus de vue depuis la mort d'Euphrafie, & qui füjrement prévenus contre elle, refuferoient E v  io6 Les Veiïlies de la recevoir. II n'y avoit point de Convent a Uzerche, enfin elle fe décida a partir le lendemain pour Brives ;«), de s'y mettre dans un Convent, & d'y attendre des nouvelles de Théophile, qui, de fon cöté , retourneroit le même jour a Paris. Théophile obtint d'Olimpe qu'elle le recevroit encore le lendemain ; & qu'ils ne partiroient 1'un & l'autre qu'après avoir coricerté enfemble toutes les mefures qu'ils avoient a prendre. De retour a fon auberge , Théophile apprit de facheufes nouvelles. Son laquais lui dit qu'il avoit vu róder autour de la maifon quatre ou cinq hommes qui paroiffoient être déguifés , & qui avoient fait beaucoup de queftions a leur hóte. Comme Ie laquais achevoit ce récit, Théophile entendit du bruit. On va venir m'arrêter, s'écria-t-il. En difant ces mots, il faifit deux piftolets chargés , & il s'avance vers la porte. Dans eet inftant, il vit paroitre 1'homme d'affaires de fon pere, qu'il avoit lailfé a Paris. M. Dumond, dit Théophile , venez-vous me chercher de la part de mon pere? Oui, Monfieur, répondit VI. Dumond, un peu déconcerté a la vue des piftolets. Avez-vous le proiet de m'emmener de force, reprit Théophi- (d) Surnommée La Gaillarie , a caufe de 1'agrément de fa fituation. Cette ville eft a cent dix-huit lieues de Paris,  du Chdteau. 107 le ?..... — Monfieur... . j'efpere.... que votre foumifiiou pour M. le Baron... mais enfin.... je ne dois pas vous cacher que... je fuis porteur d'un ordre du Koi.. .. —■ Un ordre de mon pere eut fuffi. II veut que je vous fuive, je vous fuivrai; mais je vous déclare que je ne partirai point fans avoir revu la perfonne pour laquelle je fuis vt'nu ici.... — Monfieur.... — Point d'objeclions,ellesferoient inutiles... — Mon ordre porte de vous faire partir fur le champ.... — Un devoir facré me retient pour quelques heures.... II faut que je retourne au chdteau. II eft onze heures , les portes du chateau maintenantfont fermées, tout le monde eft couché; je ne veux ni faire de fcene, ni fur-tout caufer d'effroi; ainfi jene réveillerai perfonne. Par conféquent, je pafi'erai la nuit ici, dans Pattitude oü vous me voyez. A la pointe du jour, je me remirai au chdteau , j'y refterai trois quarts d'heure; enfuite ie vous fuivrai.... — M. votre pere fera fort mécontent. ... — II daignera m'entendre & m'excufer. ... Je prends tout fur moi. Vous pouvez, Monfieur Dumond, (i vous voulez, m'arrendre dans cette chambr . Je n'ai nulle envie de vous échapper, & même je vous doiine ma parole d'honneur de ne le pas tenter. M. Dumond, voyant Théophile fermement décidé a ne partir que le lendemain, & a ne pas quitter fes piftolets, confentit a l'attendre. II s'établit dans un cabinet E vj  io8 Les VeilUet vofrin; & Théophile paffa le refte de la' Huit a fe promenèr dans fa chambre, & a. réfléchir a la converfation qu'il auroit avec Olimpe. AuiL-tót que parut 1'aurore, Théophile appella M. Dumond, & lui propofa de le fuivre, s'il le deliroit, jufqu'aux portes du chflteau. M. Dumond fit encore quelques repréfentations ; mais- Théophile montra tant de fermeté, que M. Dumond fut obligé de céder. Accompagné de deux hommes , il fuivit de loin Théophile, qui promit de ne refter qu'une heure avec Olimpe.. En arrivaut au chateau, Théophile apprit qu'Olimpe venoit d'en fortir. Le chateau étoit fitué a un quart -de lieue de 1'Eglife oït repofoient les cendres d'Euphrafie. Olimpe , la veille , étoit conventie avec Théophile qu'elle le recevroit a dix beures, & qu'enfuite elle partiroit pour Brives. Elle avoit voulu, avant de s'éloigner des environs d'Uzerche, rendre un dernier hommage a la mémoire de fa tante. Malgré les murmures- de M. Dumond ,. Théophile quitta fur le champ le chateau,) & fut retrouver Olimpe. En entrant dans FEglife, ii s'arrêta a la porte pour contempler Olimpe , feule au milieu du chceur, & profternée fur Ie tombeau d'Euphrafie. Cet objet intéreffant, la fainteté du lieu,, la vue de cette Eglife , oïi, fans la mort d'Euphrafie, Théophile auroit recu la foi d'Olimpe, un fpeétacle & des fouvenirs li touchants firenr fur Ie cceur de Théophile ia plus profonde impreffion. JI s'avanea-  du Cbdteau. 109 vers Olimpe. Au bruit qu'il fit en marchant, Olimpe leva la tête & lui montra un vifage baigné de larmes. Théophile approche & tombe a genoux a cóté d'elle. Olimpe, furprife de le voir, & fur-tout frappée de 1'altération qu'elle remarque dans fes traits, le regarde avec un étonnement mêlé d'effroi. Théophile faifit une des mains d'Olimpe, & la ferrant fortement dans les fiennes : O refpectable Euphrafie ! dit-il, d'une voix étouffée, hélas ! fi vous viviez , c'eft ici que j'aurois recu cette main chérie que vous m'aviez promife ! C'eft ici qu'un ferment facré eut uni pour toujours le fort d'Olimpe a celui de Théophile!.., Ah, du moins ce ferment fi cher fera prononcé fous ces voütes !... Oui, je jure,. Olimpe, de n'être jamais qu'a vous, j'en attefte 1'Etre fuprême qui nous entend & qui lit dans mon cceur... Arrêtez, s'écris latremblante Olimpe, arrêtez, Théophile! craignez, hélas, eraignez de faire un ferment téméraire!.. . — C'eft paree qu'il eft inviolable que je le prononee avec tranfport!... — Et fi votre pere le réprouve!... — II n'en a pas le droit : peutil vou'.oir brifer des nceuds qu'il a formés lui-même?. ... Olimpe, s'il eft vrai que vous m'aimiez , daignez m'en donner la preuve la plus chere. Dans cette Egüfe oii nos parents promirent de nous conduire, de van t eet autel, oü j'ai dü recevoir votre foi , enfin, fur la tombe révérée de £el!e qui vous tint lieu de mere , & qui  iio Les Feillées vous ttrdonna de m'accepter pour époux, promettez-moi d'unir votre deftinée a la mienne!... Ah, qu'exigez-vous, dit Olimpe ? Hélas, pouvons-nous difpofer de nous- mêmes En difant ces mots, Olimpe roulut retirer fa main, cette main tremblante que Théophile retenoit dans les hennes Olimpe, s'écria Théophile, vou- lez-vous m'abandonner ? Formez-vous le projet de renoncer a moi ?.... Craignez mon défefpoir!... Le ton dont il prononca ces paroles fit treffaillir Olimpe , elle palit; & jettant fur Théophile un regard languiffant & timide : Eh bien , dit-elle d'une voix foible , je m'engage par les mêmes ferments que vous venez"de faire... A ces mots, Théophile joignit les mains, en remerciant , dans les termes les plus paffionnés, & Ie Ciel & la trifte Olimpe, qui , touiours pale , interdite & troublée par de funeftes preffentiments , les yeux fixément attachés fur la tombe, partageoit les fentiments de Théophile , mais fans pouvoir goüter la ioie qu'il éprouvnit. ^ Dans cetinftant, leSacrillain entrantdans FEglife, Théophile fupplia Olimpe de lui accorder un moment d'entretien chez le Curé, dont Ia maifon étoit a córé de 1'Eglife , & Olympe s'y laiffa conduire. La Théophile inffruifit Olimpe de 1'arrivée de M. Dumond. Cette nouvelle confterna Olimpe. Ah! Théophile, dit-elle, en verfant un déluge de pleurs , quel ferment m'avez-vous arraché ! & dans quel mo-  du Chdteau. m flient? lorfque votre pere irrité vous rappelle pour vous ordonner de m'oubHer!... Vous oublier! interrompit Théophile, vous êtes a moi, la mort feule peut nous défuriïr... Chere Olimpe, banniiTz des craintes outrageantes pour mon pere; quand il vous connoltra, quand 1'amour, 1'honneur & la vérité vous auront juftifiée par ma voix , il approuvera me? fentiments : il m'aime, il n'eft ni vil, ni barbare!... — Mais il eft ambitieux! — E'ambition peut-elle 1'emporter fur la juftice & fur la nature? ... Je fuis für d'obtenir fon confentement ; je ne crains que des délais, des retardements... Vous pourriez dilliper toutes ines inquiétudes.... — Comment? ... — En ofant me fnivre a Paris... — Que dites-vous?. .. — Cette propofition ne peut bkffer ni Ia décence, m votre délicateffe : nousne partirons point enfemble... — Et quel feroit mon afyle k Paris? ... — J'y puis difpofer de la maifon d'un de mes amis... — Quoi, loger chez un homme? & fans doute chez un homme de votre age?... Non , jamais !... Ici Théophile, pour déterminer Olimpe, fe permit un menfonge : il dépeignit Derval comme un grave perfonnage , d'un age mür ; & il aflura qu'il étoit également refpeétable par fon expérience & par fon caraétere. D'ailleurs, ajonta-t-il, vous ne le verriez point, il ne feroit pas chez lui, & vous ne refteriez dans fa maifon que vingt-quatre heures tout au plus. Du-  «* Les Peillèes rant ce temps je chercherois un appartement dans un couvent... Enfin , je ne puis me réibudre a vous quitter; il ne m'en a déja que trop coüté pour être féparé de vous. Mon pere ne peut rien oppofer a tout ce que j'ai h lui dire; mais ne nous expofons point h devenir encore les victimes de quelques nouveaux artifices. Au nom du Ciel, Olimpe, fuivez votre époux! fiuvez 1'heureux mortel auquel le plus faint des ferments vous engage, afin que, dans 1 ïnltant même ou j'aurai le confentement de ^mon pere , vous puiffiez paroitre , & qu'il foit impoffible de nous tromper, ou de trouver des prétextes pour différer de nous unir. Ah, dit Olimpe, que font devenues toutes mes réfolutions! Cette nuit, en penfanta vous, je m'affligeois que mon indifcret petit ferin vous eüt fait connoïtre des fentiments que je devrois cachër: je me repeutois de vous avoir écouté fi long-temps; je medécidois a ne plus vous revoir aujourd'hui, a partir avant 1'heure que je vous avois indiquée Hélas! dans 1'Eglife même oü vous m'avez furprife, au pied de 1'autel oü je promettois a Dieu de facrifier, s'il le falloit, un malheureux penchant, ma bouche a prononcé rimprudent ferment que vous m'avez difté !... & maintenant vous exigez que je vous fuive , que j'aille m'expofer aux mépris, aux refus de votre pere qui me rejette!... — Vous oubliez toujours qu'il eft dans J'erreur, qu'il fera délabufé,., *  du Chateau. 115 Olimpe, rendez-lui plus de juftice! Vous I le verrez a vos pieds, n'en doutez pas!... '. Enfin, vous n'êtes plus k vous-même, nous fommes engagés 1'un a 1'autre par 1 des nceuds que nul pouvoir bumain ne ; peut rompre... Ne nous féparons plus!... i Olimpe!... les moments nous font chers!... 1 On m'attend... ilfaut que je vous quitte... j Je vais partir défefpéré, fi vous refufez de i me fuivre... Eh quoi, s'écria douloureu-, I fement Olimpe , vous ne me laiflëz pas i même le temps de réfléchir fur les confé/ quences d'une démarche fi téméraire!.. .I Ah, Théophile, vous abufez de votre af:] cendant fur moi !... Olimpe n'en put dire davantage , fes larmes lui couperent la parole. Théophile plia Olimpe d'écouter fans témoins le détail de tout ce qu'il avoit éprouvé depuis fon retour a Paris. Après beaucoup de réfiftance , Olimpe confentit a renvoyer Catherine dans la chambre voifine. Alors Théophile, certain qu'il difiiperoit la colere d'Olimpe, puifqu'elle confentoit enfin a 1'entendre, commenca le trifte récit des perfécutions qu'il avoit éprouvées. II ne déguifa & ne cacha rien, pas même la promeffe formelle qu'il avoit fake d'époufer Mademoifelle de Lifbé. Olimpe, a ce détail, prLlit, & malgré elle fes yeux fe remplirent de pleurs. J?en attefte le Ciel, pourfuivit Théophile , s'il n'eüt fallu perdre que la vie, jamais on n'eüt arrachéde mabouche eet affreuxconfentement défavoué par mon cceur; mais il falloit ou tromper un moment un pere qui abufoit de fes droits, ou perdre ma liberté & la poffibilité de voter a votre fecours. Hélas! j'étois loin d'imaginer a quels indignes outrages vous expoibit ma captivité : je n'aurois pu, fans fuccomber au plus affreux défefpoir, me repréfenter un femblable tableau. Mais je vous voyois arriver dans une Ville inconnue pour vous , & demander un afyle dans une maifon oü Pon refuferoit de vous recevoir; c'en étoit affez pour me déterminer a feindre un inftant , puifqu'enfin la plus injufte violence m'y contraignoit. Non, non, interrompit Olimpe, en verF iv  128. Les VellUes fant des larmes qu'elle s'efforcoit vainement de retenir; non, vous devez remplir les engagements que vous avez pris avec votre pere !... .-—je remplirai ceux qui furent volontaires. Mon pure en effet a recu de moi une parole facrée; il m'ordonna de m'attacher a vous, ie le promis; je f'erai fidele a ce ferment, le feul qui doive être inviolable. ... — Et quel eft votre efpoir?....— Que vous tiendrez le ferment folemnel que j'ai recu de vous.... -— Et le puis-je, grand Dieu! quand vousdépendez d'un pere inflexible, quand vous avez promis d'obéir.... & dans trois jours!..,. — Ce délai fuffit pour nous affranchir a jamais d'une infupportable tyrannie....— Quel peut être votre deflein De vous facrifier ma fortune, mon état, ma patrie.... --Que dites-vous, óCiel!... — De fuir enfin.... — Qu'ofez-vous me propofer!.... — S'il eft vrai que vous m'ayez aimé, vous ne balancerez point; votre foi m'eftdue, c'eft un bien qui m'appartient... Vous ne pouvez me la donner que fous un ciel étranger; ofez me fuivre en Angleterre....Jufte Ciel! interrompitOlimpe, dans quel abyme voulez-vous m'entrainer? Qui, moi! j'enleverois un fils a fon perej je confentirois a former des nceuds illégitimes quelesloix pourroient brifer! Je fuirois avec vous! je vous facrifierois la décence, ma réputation & 1'honneur! Ah, plutót mourir!.... Eh bien, s'écria Théophile avec emportement, recevez douc un  du Chêteau. i£p éternel adieu!.... Olimpe je ne-puis vivre lans vous; en renoncant a moi, vous rompez tous les liens qui m'attachent a la vie A ces mots, Olimpe, pénétrée de terreur, retint Théophile défefpéré qui raifoit un mouvement pour fortir. Ecoutez-moi, dit-elle; ceffez de me caufer ce mortel effroi qui me glacé ! Théophile, prenez pitié de 1'état oü je fuis! Voulez-voiis que la crainte & 1'épouvante m'arrachent un funefte confentement qui nous perdroit tous deux ? Mais fon- gez-vous a ma fituation ; fongez-vous que dans trois jours , fi je fuis ici, il me faudra renoncerace quej'aime, époufer une perfonne que je détefte, ou me voir ravir ma liberté. La Lettre de cachet eft obten ue, voti* ne Pi. gnorez pas... Et vous, Olimpe, alors que deviendrez-vous ? Privée du feul ami que vous ayez fur la terre, expofée a d'affreufes perféeutions, pourfuivie par la haine, par la yengcance.... Ah, fuyons! dérobons-nous a tant d'horreur J'ai déja tout prévu. Mon plan eft formé, il eft fur.... En abandonnant notre patrie, nous ne regretterons point la fortune , & nous n'aurons point a craindre 1'indigence; je puis, fans bleller 1 honneur , vous y fouftraire Mais ne perdons plus de temps, il faut agir, & fans délai A ,ce d'fccius preffant, Olimpe levant vers le Ciel fes deux mains fortement jointesrO mon Dieu, dit-elle, daignez m'infpirer!... Hélas! en vain je defire un con • F v  I30 Les Veiïïèes feil falutaire, en vain je fens, je connois ma foibleife & mon imprudencc; ifolée, livrée a moi-même, je vois un précipice entr'ouvert fous mes pas ! Une main fecourable pourroit m'empêcher d'y tomber; mais je n'ai ni protecteur ni guide!... Ah , ma perte eft inévitable! Olimpe, fuffoquée par fes larmes , ne put continuer cette trifte plainte. Théophile fc jette encore a fes pieds, il demande fon arrêt; il jure de renoncer a la vie fi eet arrêt n'eft pas favorable. Olimpe, épouvantée, prononce avec défefpoir la promeffe fatale qui fixe a jamais fa deftinée. Mais, dit la Baronne, en interrompant fa narration, la veillée, ce foir, a été beaucoup plus longue qu'a i'ordinaire; demain vous iaurez le refte des aventures de Théophile & de Ia malheureufe Olimpe. M. de la Paliniere vint le lendemain a Champcery. Comme il devoit y paffer quelques jours, les enfants lui conterent 1'hiftoire de Théophile; il témoigna le plus grand defir d'en apprendre Ie dénouement. Jamais les veillées n'étoient fufpendues pour lui j le foir, Ja Baronne reprit ainfi fon récit. Théophile, après avoir arraché le confentement d'Olimpe, la qnitta furie champ, & la laiflaen proie a la plus profonde douleur & au repentir le plus amer. Théophile retourna chez fon pere. II eut affez d'empire furJui-même pour montrer un vifage tranquille. Un entretien qu'il eut Je foir avec le Baron , acheva de xaffurer  du Ckdteau. 131 ce dernier, qui ne douta point que Théophile n'eüt enfin pris fon parti, & que 1'ambition & la vanité ne 1'emportafTent fur 1'amour. II fut d'autant plus crédule, qu'il le jugeoit d'après lui-même. Les ames communes font fouvent dupes de ce calcul. Le lendemain , Théophile parut occupé des foins les plus frivoles. Son pere apprit avec un plaifir inexprimable, qu'il avoit paffé une partie de la matinée avec des Tailleurs & des Crodeurs, & qu'il n'étoit forti que pour aller chez un Sellier voir fes voitures neuves. Théophile fachant aquel point fes démarches étoient obfervées, eut le courage de ne point aller chez Derval de la journée, & de fe coucher fans avoir vu Olimpe. Cette conduite difTipa totalement les inquiétudes de fon pere , qui fe livra a toute la joie qu'un tel changement pouvoit lui caufer. Théophile qui, le jour de 1'arrivée d'Olimpe, avoit eu un moment de converfation avec Derval, 1'avoit revu depuis en fecret chez fon Sellier, & lui avoit fait une demi-confidence, en ne lui cachant pas le vrai nom de Madame de Forlis. II ajouta qu'elle-même 1'avoit déterminé a facrifier une pafïion malheureufe, qu'il étoit décidé a époufer Mademoifelle de Lisbé; qu'Olimpe avoit pris le parti de fe rendre dans un Couvent, a 12 lieues de Paris, dont une de fes tantes étoit Abbeffe, & qu'elle partiroic dans la nuit, la veille du jour oü Théophile devoit rece*oir la main de Mademoifelle de Lisbé, F vj  13* Les Veillèes Enfin, le jour de 1'entrevue arriva. Le Baron conduifit fon fils chez Madame de Lisbé. Théophile compofa fon vifage & fon maintien de maniere que le Baron fut parfaitement content de lui. On convint que les articles feroient fignés le lendemain. En fortant de chez la Vicomtefie, Théophile dit a fon pere qu'il éprouvoit une agitation qui ne lui permettroit pas de dormir; & que pour fe diftraire de les réflexions , il iroit paffer une partie de la nuit au bal de 1'Opéra. Le Baron trouva de la franchife & du naturel dans eet aveu, & il 1'exhorta lui-même a aller au bal. Théophile ajouta qu'il fouperoit chez Derval. En effet, a huit heures du foir, il demanda fes chevaux , & il fe renferma dans fa chambre. La , tombant dans un fauteuil , & ne pouvant plus étouffer dès fentiments & des remords qui déchiroient fon cceur, il verfa un torrent de larmes. En vain il vouloit écarter de fon imagination une foule de réflexions accablantes; en vain il cherchoit a fe déguifer 1'excès de fon repentir; fes yeux s'ouvroient malgré lui; 1'illufion commencoit a fe diffiper, le charme fatal étoit prefque rompu; mais, hélas, trop tardl L'infortuné Théophile ne connut enfin fes devoirs & fes égarements que pour fe plonger avec plus d'amertume & plus d'effroi au fond de 1'abyme affreux que fes paffions avoient creufé. Cependant neuf heures fonnent a fa pendule. II frémit!... Cette heure, dit-il, fera  s du Ckdtegu. 133 Ia derniere que j'entendrai fonner dans la maifon paterneUe!... ó, cette maifon li calmeè préfent, dans quelle horrible agitation fera-t-elle deroain!... Ses fanglots ui couperen la parole... Enfin, raffernblant toutes (es forces, il effuie fes yeux, Jl sarine de réfolution; & ne pouvant fè réioudre è partir fans embrauer fon pere, li lort brufquement de fa chambre, & fè rend a 1'appartement du Baron. Ce dernier s appercut qu'il avoit pleuré , & n'en tut pas furpris; connoiflant fa iënfibiJité, 11 voulut le confoler par fa tendreffe. Mon „s',ul d"-11» J"e ne vous ai point affez parit de la reconnoiffance que m'infpire votre ioumiffion; mais croyez que j'en fens viyement tout le prix. O mon cher Théophile ! ta piété filiale affiire Ie bonheur de mes jours; elle doit affurer encore la félicité de ta vie. Le Ciel exaucera les vceux que je fonne pour toi : fa juflice févere pouriuit & punit les enfants rebelles: mais par cette raifon même, quelles récompenfes , quelles bénédiétions un fils, tel que toi, ja a-t-il pas le droit d'attendre!... A ce difcoi,rs? qui pénétra & déchira Ie cceur T 'j^P1"1^ eet infortuné jeune homme, egaré, hors de lui, tombe aux genoux de Ion pere. Le Baron attendri 1'embraffc, le bémt.... Quoi, s'écria Théophile, d'une voix entre-coupée, je recois dans ce moment... la bénédiétion paternelle' Ah mon pere, promettez-moi de ne jamais la * retracter.'... Siparlafuitemesfentiments...  134 Les failliet ne répondoient pas a-votre attente...., mon pere... alors plaignez Théophile.. ., il fera digne de compaffion...; daignez le plaindre, hélas! & ne le maudiffez pas!... Je lis dans ton cceur, reprit le Baron; tu crains de ne pas rendre heureufe réponfe que je t'ai choifie : mais ceffe de t'abufer, mon fils ; va , ce n'eft pas 1'amour, ce n'eft pas un fentiment fi fragile qui peut rendre fortunée une union qui dok être éternelle. Je connois ta vertu , ta railon; je fuis fans inquiétude. En difant ces mots, le Baron releva Théophile, & 1'embralfant tendrement : Vous m'avez avoué tantót, pourfuivit - il , que vous aviez quelques dettes ; je vous ai fait donner vingt mille francs , j'y veux ajouter encore une fomme deftinée a vos plaifirs. J'ai dans ce bureau cinq cents louis, prenez-les & portez-les dans votre chambre; ils font a, vous : c'eft un bien foible témoignage , mon enfant, de la fatisfaótion que me caufe votre conduite. .. Ah , dit Théophile , je ne puis a ce titre accepter eet argent!... Non, mon pere ,... ce que j'ai me fuffit. Le Baron , étonné d'une délicatefle dont il ne pouvoit pas connoitre le motif, fit d'inutiles efforts pour engager Théophile a recevoir cette fomme. Enfin, Théophile éperdu s'arrache, en gémifiant, des bras de fon pere. Ce qu'il éprouva én le quittant, en traverfant les anti-chambres, & en montant en voiture, eftimpoffible a désrire ; & lorfqu'il fortit de la maifon, &  dit Chateau. 135 qu'il fbngea qu'il n'y rentreroit jamais , il kunt Ion cceur fe brifer... Regrets tardifs , d autant plus amers qu'ils étoient fuper""s ! • •« Le malheureux Théophile arriva chez Derval dans un état digne de Ditié. Cependant, en revoyant Olimpe, il oublia du moins, pour quelques inftants, cc fa douleur & fes remords. Olimpe abattue, confternée, gardoit un morne filence. On voyoit fur fon vifage la tracé des maux affreux qu'elle avoit foufferts depuis trois jours. Elle étoit dans un tel accabkment, qu elle n'avoit plus la force de fe plaindre ni même la faculté de réfléchir. Derval ne foupoit point chez lui. Théophile avoit .apporté tous fes bijoux, & de fuperbes boucles de diamants que fon pere lui avoit données la veille. II vendit le tout k un Juif. II n'avoit jamais fait de dettes. Ainfi il pofTédoit les vingt mille francs que ion pere lui avoit accordés pour payer des dettes imaginaires. Cet argent, joint a celui qu'il recut du Juif, forma une fomme de quarante mille livres, & que Théophile lepromettoit b-en d'augmenter, & de faire valoiravec avantagé dans le pays commer^ant oü il alloit s'établir. Le Juif, qui partoit le foir même pour 1'Angleterre, en demandant fon paffe-port, en avoit obtenu un fecond pour Théophile & Olimpe, fous les no'ms du Signor & de ia Srgnora Andrazzi. II remit a Théophile le paile-port, & le prix convenu pour les bijoux & ks diamants 5 enfuite il partit fur  136 Les Veillèes le champ, environ deux heures avant Théophile. Ma bonne maman, interrompit Céfar, je fuis faché que Théophile ait fait ce menfonge a fon pere; déclarer des dettes qu'il n'avoit pas, & pour avoir de 1'argent; cela eft vilain — Cette acYton eft fans doute bien blamable; cependant Théophile avoit une amenoble& délicate: vous pouvez en juger par le refus qu'il fit des cinq cents louis que vouloit lui donner fon pere... — Oh, oui, fon pere ne les donnoit qu'a titre de récompenfe, Théophile ne put fe réfoudre a les accepter : ce trait m'a fait plaifir... — L'admirez-vous ?... — Non , je le trouve tout fimple. —Vous avez raifon. Théophile avoit vingt mille francs & fes diamants , par conféquent Olimpe étoit a i'abri de la mifere; il eüt été affreux , dans le moment même oi\ il abandonnoit fon pere pour toujours, d'accepter un bienfait qu'on ne lui offroit que comme une preuve de la fatisfaction qu'infpiroit fon obéiflance. II y auroit eu dans cette action Ja baffeffe & la perfidie la plus aviliffante : mais reprenons notre hiftoire. A minuit, Théophile quitta Olimpe, & fut au bal de 1'Opéra. II s'y déguifa & renvoya fes gens , en leur difant que Derval lerameneroit du bal. Un moment après , il fortit mafqué, monta dans un fiacre & retourna chez Derval. II y trouva une voiture avec des chevaux de pofte qu'Olimpe, fuivant la convention faite entr'eux,  du Chdte/iu. 137 avoit envoyé chercher. II conduifit ou plutót il traïna la tremblante & malheureufe Olimpe dans la chaife de polie, & il partit a l'inftant même. Théophile ne fut point pourfuivi. II avoit pris plufieurs précautions qui 1'alfuroient que lorfqu'un découvriroit fon évaüon, le Baron n'héfiteroit pas a croire qu'il ne fe fut réfugié en Efpagne; & en effet, eet artifice lui réuffit. II arriva fans accident a Londres. Son premier foin fut d'y chercher un Prêtre Catholique; au milieu de la nuit, en préfence de deux domeftiques , il recut avec tranfport la main & la foi de la tri'fte Ohmpe, qui, baignée de larmes pendant toute la cérémonie, n'offroit en rien 1'image d'une jeune perfonne qui s'unit a 1'objet qu'elle aime : elle ne paroiübit être qu'une viftime de 1'obéiffance. Quelques jours après fon mariage, Théophile, ne fe croyant pas en füreté dans Une ville reraplie de Francois, quitta Londres, & partit avec Olimpe pour Edimbourg : mais laiflbns Olimpe & Théophile au fond de 1'Ecofle : qu'il vous fuffife de iavoir qu'ils pafferent les plus belles années de leur jeuneffe dans 1'obfcurité, les regrets & 1'infortune. Retournons au malheureux pere de Théophile. II fut alfez long temps fans fe douter de la fuite de fon fils. Théophile étoit parti a 1'heure oü le Baron fe couchoit; le lendemain, en fe réveillant, le Baron apprit que Théophile n'étoit pas rentré. K  135 Les Ve'dUes ne s'en inqniéta point, & il imagina que Derval, en fortant du bal, 1'avoit engagé dans quelque partie. Cependant, a dixheures, il envoya chez Derval, & on lui dit que Derval, en quittant le bal de 1'Opéra, étoit allé avec plufieurs de fes amis déjeuner a fa maifon de campagne, a une lieue de Paris. Alors le Baron n'attendit plus fon fils pour le diner : mais a trois heures, il commenca a s'inquiéter d'autant plus que Théophile, naturellement fage & réglé dans fa conduite, n'avoit jamais fait de lëmblables parties. Le Baron furpris & tioublé monte a cheval, & va lui-même k la maifon de campagne de Derval , & la il apprend que Théophile u'eft pas dans la maifon. II ne put tirer d'ailleurs aucun éclairciflement de Derval , qui , dans la crainte de faire une indifcrétion nuifible rt fon ami , répondit avec précaution aux queftion du Baron, & lui laifia même croire qu'il avoit paffé toute la nuit au bal avec Théophile. Cette circonftance raffura un peu le Baron; il revint chez lui, & s'avifa d'entrer dans 1'appartement de fon fils. II en fit ouvrir les armoires, & n'y trouvant ni fes bijoux, ni fes diamants , fe rappellant alors Pétat affreux oü il avoit vu la veille Théophile a Pinftant de leur féparation, il ne douta plus de fon malheur. Toutes les ininformations qu'il fit lui perfuaderent que fon fils étoit parti pour 1'Efpagne. Théophile , avec beaucoup d'art, avoit laiffé  du Chateau. 1*0 une foule d'indices qui devoient naturellement prodmre cette erreur. Auffi Is Baron n hefita point a le croire, & il fe décda a palier en Efpague, & a fuivre luimenie: les traces de fon fils. II partit auffif5' «C,le u0^6 d'ErPagne; mais la ratigue & le chagrin le forcerent de s'arrêter a.... U y tomba 'dangereufement maJade. Sa convalefcence fut longue. On 1'afiura que les eaux de Barrege pourroient feules lui rendre la fanté, & il fe détermir»a a y pafier trois mois. Les réflexions douloureufes qu'il eut le loifir de faire dans cette fohtude aggraverent encore fes maux. Le repentir le plus amer y vint mettre le comble. II perdoit un fils unique & chén, & par la faute! II étoit Ia dupe de tous fes artifices , & la viélime de la violence qu'il avoit exercée contre Ion fils : ce fut alors qu'il connut combien il eft dangereux d'abufer de fes droits, & combien il eft abfurde de facrifier a 1 ambition Ia juftice, 1'honn.eur & la nature. Une fortune immenfe lui reftoit • mais pouyoit-il en jouir ? II n'avoit plus de fils ! II fe rappelloit les charmes , la &ffrfS Vfm,S ,d'0]imP^ il ne pouvoit fe diffimuler qu'elle eüt fait le bon- heur de fon fils & le fien; il ne pouvoit condamner dans Théophile une paffion qu'il avoit fait naïtre lui-même; & ce qui achenn'J^i6 ^H^er, c'étoit la éertitude que théophile n'auroit jamais abandonné Ion pere & fa patrie fi Pon n'eüj: voulu  140 Les VeUUes le contraindre a former d'autres nceuds. En effet , li le Baron fe füt burné a déclarer qu'il ne confentiroit point a 1'union de Théophile & d'Olimpe, s'il n'eüt pas menacé Théophile de lui ravir a jamais fa liberté s'il s'obftinoit a refufer la main de Mademoifelle de Lisbé, Théophile, en gémiffant de Pinjuftice de fon pere , fe füt foumis a fa volonté : & s'il étoit vrai qu'Olimpe füt eftimable & digne de tout 1'attachement qu'elle avoit inlpiré, elle eüt elle-même, avec le temps, engagé Théophile a facrifier une paflion malheureufe. Le Baron fit toutes ces réflexions. II n'avoit jamais formé le projet barbare de faire enfermerfon fils : il n'avoit voulu que 1'intimider par cette terrible menace; il con> prit, mais trop tard, que la crainte produit la diffimulation & non 1'obéiffance. Le malheureux Baron paffa quatre mois a Barrege, enfuite il revint a Paris, fe flattant encore de pouvoir retrouver fon fils. Quoique prés d'un an fe fut écoulé depuis fa fuite , il n'épargna rien pour découvrir le lieu de fa retraite. II envoya en Angleterre, en Suiffe, en Hollande, un homme de confiance qui fit en vain i ce fujet les plus exaftes perquifitions. Alors le Baron perdit toute efpérance. II tomba dans une mélancolie profonde. Plufieurs perfonnes 1'exhorterent a fe remarier. Madame de Lisbé, devenue fon amie intime, lui répétoit fans ceffe qu'une femme aimable pourroit feule lui "faire oublier un fils  du Chateau. ingrat. Le Baron rejetta d'abord ce confeil; mais il étoit jeune encore; il n'avoit pas quarante-cinq ans ; ifolé , ambitieux & maiheureux , il fe lailfa féduire aifément. L'offre d'une alliance brillante , le defir d'avoir des enfants , le déterminerent enfin a époufer Mademoifelle de Lisbé, cette même jeune perfonne qui avoit dü s'unir a Théophile. Le Baron fe flatta qu'elle le dédommageroit des malheurs dont elle étoit la caufe innocente : mais cette illufion dura peu. L'infortuné Baron ne put s'abufer longtemps fur le caraétere de fa femme. Elle avoit affez peu d'efprit pour fe vanter de fa coquetterie & de fon goüt pour Findépendance. Egalement ignorante & défceuvrée , fa converfation étoit auffi frivole qu'infipide. Elle avoit d'ailleitrs tous lesvices d'une coquette qui manque abfolument d'efprit, &qui ne peut fe diffimuler qu'elle n'eft pas belle. Elle étoit envieufe, médifante, inégale : elle avoit une inauvaife tête , une imagination déréglée , une ame froide : enfin, dépourvue de raifon, de principes & de fenfibüité , elle ne pouvoit ni faire le b mheur d'un mari , ni profiter des confeils d'une mere, ni même être éclairée par fes fautes & par Fexpérien^e. Auffi-tót qu'elle eut la liberté d'aller feule dans le monde, on ne la vit prefque plus chez elle. Elle faifoit des vifites, non pour remplir des devoirs, mais pour confumer  s,j.a Les Peillêes trois ou qnatre heures de la journée. Elk alloit aux fpectacles par la même raifou. Elle n'aimoit ni la cornédie ni la mufique; mais un fpeéiacle dure trois heures , & en entrant dans Ca loge elle trouvoit un grand plaifir a penfer qu'elle alloit ie débaraffer oe eet efpace de temps. Elle avoit naturellellement du gorït pour le Leto Dauphin; cependant, quelque attrayant que lui parut ce jeu, elle n'y auroit pas joué d'habitude jufqu'a trois heures après minuit, lans 1'idée agréable qu'en fe couchant auffi tard, elle fe levoit le lendemain a uneheure, & que par eonféquent elle n''auroitpoint dematinée. C'eft ainfi qu'elle calculoit toujours; & c'eft ainfi qu'on voudroit pouvoir abréger fa vie, lorfqu'on ne fait pas faire un utile emploi du temps. Le Baron au défefpoir, en gémiflant des gravers de fa femme, fe rappelloit fouvent 'malgré lui, que Théophile n'avoit pris Ja fuite qu'afin de n'être pas obligé d'époufer .cette même perfonne qui faifoit le tourment ,du pere après avoir caufé la perte du fils. O Théophile.' s'écrioit le Baron , je ne fus pour vous qu'un tyran ; je vous facrifiois a ma vanité : le Ciel m'en punit aujourd'hui de la maniere la plus fenfible & la plus équitable. Ah, je ne fens que trop maintenant, combien je m'étois abufé dans Ie choix que j'avois fait pour vous, & combien votre réfiftance étoit fondée! 1'orgueil, 1'ambition m'aveugloient; j'en fuis doubletsent la victiffle. J'ai perdu mon fiis, &  du Chateau. ^ je fouffre toutes les peines qu'il auroit éprouvées s'il m'eüt obéi! Le temps ne fit qu'accroltre ïes chagrins du Baron, & enfin fa femme fe déshonora avec taat d'éclat, que le Baron, de concert avec fa familie, la fit enfermer dans un couventoü cette infortunée mourut avant la fin de 1'année. Ainfi le Baron vit rompre au bout de cinq ans un nceud funefte &juftement détefté. II n'avoit point eu d'enfant de ce fecond mariage. II fe retrouva' plus ifolé que jamais. Accablé de triftefle & d'ennui, fatiguédefon exiftence, pourfuivi par je louvenir ineffacable du fils chéri qu'il avoit perdu , il réfolut de voyager, & de chercher dans des pays nouveaux pour lui une diffipation qui pót le diftraire de fes peines, & 1'arracher du moins pour quelque temps a des réflexions décbirantes. II partit pour Ie Dannemarck. Il vit Copenhague RofchiJd, Frederieksbourg, 1'Ifle de Fiotiie , & beaucoup d'autres lieux. Enfuite il fe rembarqua fur un petit vaiffeau marchand. Un violent coup de vent Ie jetta fur les cótes de Norwege. Le batimentfe trouva engagé au milieu d'une multitude de petites Ifles. II fut fecouru par les pilotes-cotiers. On conduifit le vaiffeau dans («) Située fur Is cóte oriëntale de 1'ifle de Zelande, a deux cents foixante-dix-neaf Jieues «Ie Pans. (£) Sa capitale eö Oden/ét.  14+ Les Veïllies un petit golphe environné d'énormes motl» tagnes qui le mettent a 1'abri des vents &. des tempêtes. Le Baron defcendit dans une maifon faifant partie d'un village dont la fingularité fixa toute fon attention. Ce village eft compofé d'une trentaine de maifons toutes pofées fur des pointes de rochers qui s'avancent dans lamer,&derrière lefquelles s'élevent jufqu'aux nues des montagnes couvertes de fapins & de genevriers. Chaque habitation eftifolée &féparée de 1'habitation voifine par un précipice, ou par ia mer. Les maifons font trèspeu diftantes les unes des autres; mais eiles manquent de communication par terre, a moins que les habitants, en faifant un détour exceffivement long, ne graviffent des rochers & des montagnes prefqu'inaeceilïbles. L'été, toutes les relations s'établiflent par le moyen des barques qui fervent a la pêche, & quitiennent lieu de voiture pour aller vifiter un voifin auquel on peut parler de fa maifon , ik qu'on ne peut aller voir chez lui fans s'embarquer. Auffi , dans cette petite Répnbli ue, les enfants même favent conduire une nacelle; on y voit les petits garcons & les jeunes filles délier hardiment la'barque attachée a leur maifon, prendre un petit aviron, & arriver ainfi chez le voifin. L'hyver, la glacé produit une communication plus prompte & plus facile. Ce peuple ne fenourrit que de poiffon, de pain de feigle, & d'une efpece de gateaux, faits avec dumiel, des raifins fecs  du Chdteau. \^ •& de Ia farine. Ik, font tous dans Ia plus •grande aifancc. Les hommes, excellents navigateurs, ne fe marient qu'après avoir voyagê. L'argent qu'ils gagnent durant cette expatnation paffagere, fert a embellir leurs maifons, qui font toutes peintes & Vernies extérieurement, & ornéesdansl'intéricur comme les plus jolies habitations des villages de Hollande. Auffi-tót qu'un jv-uuu s en fcmontrant inflexiblc, il vou, lo.t fur tout vous effrayer. Comment . , crarequ il eüt puni avec févérité une ré, filtance accompagnée de tant de foumif, don une réfiftance que tant de motifs , rendo.ent du moins excufable! Anroit-il , pu le réfoudre a priver de la liberté fon fils uuique, fa feule efpérance? Non Hij  xyi Les FeiÏÏèes non ; fftr de votre fermeté, de votre „ conftauce , il eut fini tót ou tard par „ fe rendre a nos vceux Eft-il pofli- ,, ble qu'au moment de nous perdre, cette penfée ne fe foit pas offerte a notre ima,, gination ! Hélas! vous me menaciez de „ vous óter la vie; 1'effroi me rendoitftu„ pide, & 1'amour vous aveugloit. Avec ,, plus de raifon & d'expérience, j'aurois „ pu vous éclairer; malgré mes craintes, ,, mes terreurs & mes preffentiments , j'é, tois loin de prévoir tous les tourments que j'aifoufferts. Si j'avois pu lire dans ,, 1'avenir, j'aurois fu vous prouver qu'il valoit mille fois mieux renoncer 1'un ,, a 1'autre, nous dégagerde nos ferments „ mutuels, que de nous précipiter dans „, ce gouffre de maux. Suppofons que j'euüe '„ eu le courage & la générofité de vous ,, déterminer a recevoir la main de celle ,, que vous déteftiez; fuppofons que cette „ jeune perfonne eüt juftifié par fa con„ duite votre averfion pour elle, quelles ,, confolations n'auriez-vous pas trouvées ,, en vous-même&dans le fein d'un pere! „ quelles diftraétions auroient fu vous of- frir le monde, les plaifirs, les affaires! Les fentiments de la nature, 1'amour de la gloire euffent rempli votre cceur, il, luftré votre vie : enfin , vous auriez connu 9, le bonheur d'avoir des enfants, & de „ pouvoir vnusdire ; Je leurdonnerai une " éducation brillante, je leur laiferai une „ grande fortune & un nom qu'on nejpourra  du Chat tui*. 173 „ Uur difputer!... Et .moi ,. retournant ,, dans ma province , j'emportois 1'inno„ cence & le fouvenir d'un facrifice vertueux; j'aurois pu goüter les charmes ,, de la folitude & du repos... Ah , (i dans ,, 1'inftant oü vous m'entrainiez a ma per,, te, une amie fecourable m'eüt offert ces ,, réflexions 1... Mais orpheline, infortu,, née, j'étois privée de mon feul appui; ,, ma tante n'étoit plus; je n'avois point de guide, & chériffant 1'honneur & la vertu plus que la vie, j'ai facrifié 1'un & 1'autre... Et la jeuneffe infenfée & „ préfomptueufe craint les confeils & defire ,, 1'indépendance! O Polydore! vous lirez un joureet écrit; qu'il vous apprenne a vous défier de vous-même; qu'il vous „ apprenne que 1'efprit, la pureté des in„ tentions & de 1'ame ne fauroient tenir lieu d'expérience! qu'il vous apprenne enfin ,, que les paffions ne peuvent que nous éga., rer, nous rendre malheureux , qu'on ne „ doit chercher le bonheur que dans la ver„ tu!... Adieu, Théophile!... j'ofe entrevoir pour vous dans 1'avenir un deftin plus heu„ rcux... Votre pere exifte... Ah, fi jamais ,, le Ciel vous réunit, que mon fouvenir ,, ne trouble point votre félicité... Songez ,, que votre pere en m'adoptant, en me ,, reconnoiffant pour fa fille, n'auroit pu ,, me rendre heureufe... Eh, de quel front ,, oferois-je reparoltre dans le monde,, „ après avoir trahi tous mes devoirs !... Vous pouvez foutenir les regards du pull üj  •3 74 Les Veillèes 3, blic. Vous êtes coupable fans doute, „ cependant 1'honneur vous refte!... Mais ,, 1'amour ne peut égarer une femme fans „ 1'avilir. J'ai vécu dans Fobfcurité, dé,, vorée de remords; du moins je n'ai fup„ porté ni le poids de la honte, ni 1'hor,, reur du mépris public... Je n'ai point s, vu mon époux rougir du nceud fatalqui „ nous unit... Telle eft ma deftinée... II „ n'eft point d'événement qui püt me ren9, dre le bonheur... il n'en eft plus pour 3, moi fur la terre!... Adieu, cher & mal„ heureux Théophile!... vivez pour vo„ tre fils! que cet enfant chéri vous dé„ dommage des peines que vous a caufées ,, fa mere! c'eft le dernier vceu de mon 3, cceur... Puifie la Religion qui me forti„ fie vous éclairer & vous confoler!... Le ,, Ciel réprouva notre union , il nous fépa„ re!... adorons fa juftice & foumettons„ nous ". Ah , s'écria le Baron, après avoir lu cette lettre, Olimpe! chere & touchante victime de mon injultice & de mon ambitionlvous êtes bien vengée par mes regrets & par ma douleur! En refufant de vous adopter pour ma fille, de quel bonheur je me fuis privé!... O mon fils, je te retrouve; mais je ne pourrai te rendre heureux! Hélas, puisje moi-même le devenir?... Mon pere, reprit Théophile, je vous confacrerai ma vie ; je renonce a jamais au monde : retiré, ca.ché dans la maifon paternelle, je n'exifterai que pour vous cc pour mon fils. Eh  du Chdteau. 175 bien, dit le Baron , confacrons - nous entiérement a 1'éducation de Polydore; qu'il paffe loin du monde fon enfance & fa première jeuneffe : fonnons dans la folitude fon cceur & fon efprit : qu'il connoiffe les charmes de la vie champêtre & des goüts fimples, afin qu'unjour, au milieu du tumulte fatiguant d'une vaine diffipation, il puilTe les regretter comme les feuls plaifirs purs & réels. Théophile approuva avec tranfport un projet fi conforme a fon inclination. L'exécution n'en fut point différée. Le Baron acheta une terre a cent lieues de Paris; il s'y retira avec Théophile & Polydore. Si de triftes fouvenirs 1'empêcherent d'y goüter une félicité parfaite, il y trouva dn moins tout le bonheur donc il pouvoit jouir déformais. Lesfoins, la tendreffe de Théophile , les vertus du jeune Polydore firent la confolation & le charme de fes vieux jours. Avant de mourir, ileutla fatisfaélion d'affurer le bonheur de Polydore, en lui choiliffant une compagne aimable, vertueufe, qui fit les délices & la gloire de fon époux & de fa familie. La Baronne ceffa de parler; & comme il étoit de bonne-heure, on caufa encore quelque temps. J'aime beaucoup, dit M. de la Paliniere, 'la defcription de l'AngeSund. La bonne vieille de quatre-vingtquinze ans, & le repas de familie dont le Baron fut témoin, me rappellent une des plus charmantes fêtes que j'aie vues dans II iv  176 Les Veillies ma vie... — Oh, faites-nous-en Ie détail. .. — Volontiers. C'étoit en Ruiïie. Je voyageois au mois de Juillet dans la Livonie («) avec un Rulle de mes amis; il voulut s'arrêter dans un chateau qui appartenoit a un de fes parents. Je fus frappé de 1'afpect du chateau, qui refiembloit plutót a une petite ville qu'a une grande maifon. II étoit compofé d'un gros corps de logis, environné de douze petits pavillons, tenant tous les uns aux autres par des galeries couvertes. Lorfque nous arrivames dans cette vafte habitation , il étoit neuf heures du matin. Nous trouvailles tous les domeftiques dans une grande agitation. Mon ami, demande M. de Novorgêve (b~), (c'étoit le nom du maitre de la maifon) on lui répond qu'une de fes petites - filles vient d'accoucher. Dans ce cas, reprend mon ami, allons - nous promener dans le bois. En difant ces mots, il s'éloigne du cMtenu , & je le fuis. Chemin faifant, je le queftionne. M. de Novorgêve, me dit-il, eft un vénérable vieillard de foixante & quinze ans ; il jouit («) La Livonie eft une des plus helles Provinces de la Ruffie; le terroir en eft fi fertile en grains , qu'on 1'appelle le grenier du Nord. Riga, grande & riche ville , en eft la capitale. (i) Tous les noms de familie Rufles fe terminent de 1'une de ces quatre manieres : Ore , éw, ine, oï, dont les Francois ont fait : Ojf\  du Chdteau. 1-7 d'une fortune confidérable qu'il ne doit qu'a lui feul. Ce lieu Pa vu naitre, mais il y naquit dans une chaumiere. Son pere étoit laboureur, & ne poffédoit que cette enceinte, quelques champs voifins, & le bois on nous allons entrer. Le jeune Novorgêve, a Page de quatorze ans, fit un voyage a Riga. Un négociant, parent de Ion pere , fe chargea de lui. Le jeune homme avoit de Papplication & de 1'efpric; il s'inftruifit, & fon parent concut de hu de fi grandes efpérances, qu'il Penvoya k Pétersbourg, avec quelques lettres de recommandation, certain que pour parvenir il n'avoit befoin que de fe faire connoltre. En effet, dans un pays 011 Pon peut, fans les avantages de la naiflance, prétendre aux dignités & aux places les plus bnllantes , le jeune Novorgêve ne pouvoit manquer de faire une grande fortune. II trouva bientót des protecleurs, & prit d'abord le parti des armes. Après avoir montré a la guerre autant de talent que de courage, il fut attiré & fixé a la Cour. Dans ce moment, il eut le malheur de perdre fon pere. II lui refioit deux fceurs , qui refuferent conftamment les dons que la tendreffe leur offroit. Ces deux fceurs, raodeles d une touchante amitié, & d'une modération plus rare encore , ne voulurent jamais fe marier, afin de ne point fe iéparer, & fe contenterent de 1'état oü le lort les avoit fait naltre. Novorgêve, fédiut par 1'ambition, fit un mariage brillant. H v  178 Les Veillits Sa femme fe conduifit avec décence; mai* le rendit malheureux par fon orgueil & fa hauteur. Elle mourüt, & lui laiifa fix enfants, trois garcons & trois filles; 1'ainé de tous avoit huit ans. Alors Novorgêve donna la démillion de tous fes emplois, & deinanda la permiflion de fe retirer. 11 n'avoit été qu'ébloui, qü'agité; il voulut enfin connoltre le bonheur. II quitta ia Cour, & fut rejoindre fes fceurs pour ne plus s'en féparer. En arrivant ici, il fit batir ce vafte chateau; mais il conferva l'humble chaumiere de fes peres ; elle eft au bout du bois : c'eft pour lui un tempte révéré qu'il va vifiter tous les jours. 11 fe iivra tout entier a 1'éducation de fes enfants; fes fceurs s'y confacrerent ainfi que lui. En même-temps, il renouvella conrioiflance avec les laboureurs , anciens amis de fon pere; & après avoir examiné avec foin Fintérienr de leurs families , il choifit parmi eux des femmes & des mans pour fes enfants. En conféquence de ce projet, il dirigea 1'éducation des enfants qu'il fe propofoit de prendre un jour pour gendres & pour belles-filles. Cette éducation n'étoit pas recherchée : il vouloit fetilement que ces enfants fuflent lire, écrire & compter; qu'ils euffent des manieres douces, des mceurs pures, une piété fincere, & le goüt du travail. Ses vertueux deffeins ont réufli felou. fes vceux. II a marié tous fes enfants ainfi qu'il 1'avoit projetté, & il eft devenu le plus heureux ét  du Chateau. iyg tous les peres. Sa familie nombreufe, logée chez lui, & s'accroiffant chaque anjiée, il a été forcé de batir fucceirivement les douze pavillons qui enrourent le chateau ; il vit la en patriarche , avec fes deux refpedtables fceurs, & une multitude d enfants &de petits-enfants , tous vêtus ainfi que lui, comme fes peres, c'eft-adire en payfans & payfannes, mais jouif. lant de toutes les commodités de la vie. & goütant un bonheur, qui n'eft auffi peu recherché que paree qu'il n'eft pas connu. Comme mon ami achevoit ce récit. nous entrames dans le bois. Je remarquai que chaque arbre portoit une étiquette , fur laqueüe étoit écrit une date & un nom. fe queftionnai mon compagnon de voya°e fur cette fingularité. II "faut , me dit-i!, vous inflruire d'un antique ufage de cette Province, dont Porigine m'ell inconnue. A la naiffance de chaque enfant, le pere de familie plante un arbre fur lequel il inferit Ie nom donné a 1'enfant, & I'aunëe dans laquelle il eft né (a). Ainfi chaque propriétaire d'une terre un peu étendua , poffede un de ces bois facrés oü jamnis la coignée n'abattit un arbre dans fa vigueur. Mais lors qu'enfin un arbre fe couronné W II eft tres-vrai que cet ufage exifte en Kuffie-, maïs je ne fuis pas füre que ce foit dans la Province de Livonh. II Vj  i8a Les Veiïïies & dépérit, on fe déeidé a le couper; ce qui ne fe fait pas fans un grand appareil. On affemble fa familie & fes voifins; on abat 1'arbre en leur préfence, & 1'on tranfcrit fur un regillre de familie 1'infcription qui étoit fur 1'arbre , en y ajoutant 1 année oü 1'on a été obligé de le couper, & les parents & voifins fignent cette note, comme ayant été témoins de la cérémonie. Ainli ces regiftres confervent a jamais les noms & la mémoire de nos ancêtres, avec d'autant plus de certitude, qu'on écrit fur un autre regiftre 1'année de la naifl'auce de chaque enfant, en décrivant 1'efpece d'arbre qu'on a planté dans le bois de familie , le jour oü il naquit. Mon ami parloit encore, lorfque nous entendlmes de loin le bruit d'une mufique champêtre. Avancons , me dit-il, on va planter 1'arbre de 1'enfant qui eftné ce matin. Nous allons voir le vénérable Novorgêve entouré d'un nombnaix cortege. Nous ne pouvons 1'aborder dans ce moment ; mais fürement après la cérémonie, il viendra nous joindre & nous inviter è diner. A ces mots nous précipitons nos pas; gui-. dés par la mufique, nous arrivons dans un taiilis, une efpece de pépiniere remplie de jeunes arbres, & nous y trouvons environ 'deux cents perfonnes raüëmblées, en comp» tant une quinzaine de petits enfants. Toute cette troupe étoit habillée fuivant le coftume des payfans de Livonie. La parure des hommes n'avoit rien de remarquablej  du Chdteau. i$t mais celle des femmes me parut agréable & pittorefque. Elles étoient coëffées avec des voiles de moufleline qui ne cachoient qu'une partie de leurs cheveux, & qui couvroient entiérement leurs épaules : elles avoient toutes des juftes bruns, des ceintures d'étoffes ornées de franjes, & des jupes richement brodées. Je nPavance, & je découvre au milieu de cette foule, un Vieillard d'une figure douce & majeftueufe, vêtu comme les autres payfans, mais dont 1'habit fimple & groflier formoit un contrafte fingulier avec la brillante décoration qui le dillinguoit. II avoit fur fon habit un large ruban blanc, auquel étoit attachée une magnifique Croix, enrichie de pierreries O). Voila Novorgêve, me dit mon guide; 1'ordre dont il eft décoré doit vous le faire reconnoitre. Cette diftinction eft fans doute chere a fon cceur; c'eft la reconnoiffance & non 1'orgueil qui lui fait porter avec joie ce bienfait honorable de fa Souveraine. Je vous prie, interrompisje, dites-moi quel eft le jeune homme qui eft a la droite du Vieillard? C'eft un de fes petits-flls, répondit mon ami, & le pere de 1'enfant nouveau né. A fa gauche vous voyez deux vénérables vieilles, ce font fes fceurs; & toute la foule qui 1'environne immédiatement, n'eft compofée que de fes (<•) L'ordre de Saint-Acdré, inftitué par le Cra* Pierre I.  iKi Les Feil'Jes enfants & de fes petits enfants... — Quel en eft ie nombre ?... — A-peu-près cinquatite perfonnes , en comptant les gendres & les belles-filles; & tout cela loge dans l'enceinte que vous avez vue. Le refte de 1'affemblée eft formée par les parents , les voifins & les amis de la familie: mais, taifons-nous, la cérémonie commence. A ces mots, je me rapprochai du Vieillard, autant qu'il me fut pofiible. Je le vis prendre une bêche, & d'un bras encore vigoureux ouvrir la terre pour y planter 1'arbre. Lorfque cette opération fut finie, le Vieillard , fuivant Ia coutume, prononca plufieurs béuédiétions fur 1'arbre nouvellement planté. II fouhaita que cet arbre vécüt auffi long - temps que le [apin Pierre Novorgêve , ( 1'arbre le plus antique du bois), & que 1'enfant dont il portoit le nom, püt fe repofer un jour fous fon ombrage, avec les enfants de fes petits-enfants. Après ce difcours, on apporta le regiftre fur lequel les principaux perfonnages de FafTemblée écrivirent leurs noms. Enfuite le Vieillard recut dans fes bras 1'enfant, objet de la fête, & 1'on fe mit en marche, au fon des inftruments. Nous fuivimes la troupe, qui nous conduifit a 1'autre extrémité du bois, dans une immenfe falie de verdure, environnée des plus beaux arbres que j'euffe encore vus dans ce bois. Cette falie nous offrit un coup-d'ceil charmant. Tous les arbres ea  du Chateau. 183 étoient chargés dc guirlandes de fleurs & de verdure; & une douzaine de jolis bcrceaux d enfants difperfés fans ordre , & fufpendus avec des rubans a de graflei branches, n'étoient pas, comme vous le verrez, 1'ornement le moins intéreïïant de ce lieu champêtre. Mon compagnon de voyage me montra le [apin Pierre Novorgi j'adrairai fa prodigieufe élévation, & voyant a quelque diftance deux chênes, entre lefquels étoit placée, fur un tertre de gazon, une colonne de marbre blanc, je queftionnai mon guide: Sans doute, disje, ces deux arbres font particuliérement chers au bon Vieillard ? ... — Aflurément; le plus vieux de ces chênes porte le norh de fon grand-pere, & 1'autre celui de fou pere. La colonne elf un monument de fa tendreffe pour eux. On y lit une mfcrjp* tion Ruffe, qui contient 1'éloge d'Anafta/e & d'Alexis Novorgêve; éloge dicté par'le fentiment & par la vérité, & dont voici le fens. „ Le Ciel, pour rècompenfer leurpiètè ,, fincere, leur fit coimottre le vrai bonheur » ils en jouirent & le trouverent dans leur „ familie, dans les plaifirs champêtres & „ les travaux de Vagriculture ". J'imagine , repris-je, que ce berceau, plus orné que les autres & fufpendu a ces deux chênes , eft deftiné a 1'enfant nouveau né?—Jufteinent. Tenez, le Vieillard s'approche de ces deux arbres, il va placer 1'enfant dans ce berceau. En effet le Vieillard , après avoir tendrenient embraffé fon petit-fils, le  I?4 Les VeiïUes plac;a dans le berceau. Enfuiteilformaune efpece de trophée de divers inftruments de jardinage qu'on lui préfenta, & il 1'attacha a un des arbres a cóté du berceau. II expliqua Iui-même ce que lignifioit cet ufage, en difant qu'il confacroit fon enfant aux travaux de la campagne, & il termina ce dernier difcours , en lifant a haute voix 1'infcription écrite fur la colonne de marbre. Quand le Vieillard eut ceifé de parler, une douzaine de jeunes feinmes qui portoient de petits enfants dans leurs bras, les dépoferent daus les autres berceaux , & elles s'aflirent au pied de ces arbres, en tenant de longs rubans attachés aux berceaux. De temps-en-temps elles tiroient doucement ces cordons, ce qui donnoit aux berceaux un léger mouvement de balancement qui amufoit ou endormoit les enfants Tandis que des meres de vingt ans, au milieu d'une fête netrouvoient pasdeplaifirs plus doux que celui de s'occuper de leurs enfants, les jeunes filles & les garcons de la familie & du voifinage, fe raflemblerent au centre de la falie, & danferent des rondes en chantant des couplets confacrés a la fête. On chanta aufli une O) Les Payfannes Rufles fufpendent ainfi a des arbres, durant 1'été, les berceaux de leurs enfants, 6c les bercent de cette maniere, V°Jt\ Us Coftumes Ruffes de M. le Prime,  du Chdteau. 185 longue romance qui avoit pour titre [om. Après avoir dépeint les plaifirs du prmtemps, de 1'été, de 1'automne, on célébra 1'hyver avec plus de détail encore. On nt une agréable delcription des courl'es de traineaux, & 1'on vanta d'une maniere naïve & touchante, ces longues foirées d'hyver qui s'écoulent fi délicieufement lorfqu on les paffe au fein d'une familie chéne , raffemblée au tour du foyer paternel. Les couplets finis, on danfa au fon des Balalayes (a). Pendant ce temps, plufieurs jeunes filles faifoient Ie tour de la falie,en portant des corbeilies remplies de gateaux & de clougwa (Z>), qu'elles offroient atous ceux qui regardoient danfer. A midi les voifins & les parents prirent congé du Vieillard , & fe retirerent. Le Vieillard nous retint a diner mon ami & moi : il nous mena dans la cbaumiere qu'avoit habitée fon pere : Ce lieu, nous dit-il, me retrace les plus doux fouvenirs, j'y viens méditer toüs les matins. S'il avoit pu contenir ma nombreufe familie, j'aurois fini mes jours fous ce tolt révéré : en achevant ces mots, Ie Vieillard s'allit fur une natte, & nous fit mettre a fes cótés. II parloit affez bien le francois, & il répondit a toutes mes queftions avec la politeffe d'un homme qui a (<0 Efpece de gultarre a long. manche. (5) Joh fruit, plus petit que la cerife, & feK sommun en Ruffie.  l86 Les Ve'illies paffe vingt ans a la Cour, & avec la franchife, la bonhommie & la fimplicité d'un iblitaire & d'un laboureur. II me dépcignit fon bonheur fous les traits les plus touchants : Enfin, dit-il, j'ai connu la Cour, j'ai connu tous les plaifirs que peuvent procurer les fuccès, la vanité, la faveur : j'avois alors la tête occupée &le cceur vpide &mécontent. Dévoré de craintes, d'inquiétudes, il falloit fe défier des pieges de la haine, des noirceurs de 1'envie, fupporter 1'ennui des follicitations indifcretes ; enfin, j'éprouvois chaque jour le chagrin de faire des mécontents ou des ingrats, & j'étois privé des confolations & des confeib de 1'amitié. Le ciel deffilla mes yeux. II me fit connoltre que 1'homme jetté un in (tant fur la terre , n'eft qu'un infenfi lorfqu'il accumule des biens périffables ,& qu'il facrifié fon repos a la cupidité. Je perdois la moitié de ma fortune en donnant la démillion des mes emplois; mais je recouvrois la liberté. En renoncant aux paffions faclices, en reprenant le goüt des plaifirs offerts par la nature, je retrouyai la fan té que j'avois perdue, je retrouvai le bonheur fi pur que j'avois goüté dans ma première jeuneffe; & c'eft ainfi que la fimplicité des goüts & des mceurs, prolonge , embellit notre vie, & rend lesderniersinftants de notre carrière, auffi riants, auffi fortunés que ces jours heureux de 1'enfance, dont nous ne confervons un fi doux fouvenir que paree qu'ils fe font écoulés  du Chdteau. 187 dans 1'innocence & dans le calme des paffions. Je ne me laffois point d'écouter le vertueux Novorgêve: mais le diner interrompit cette converfation. Nous nous mlmesa table dans la falie de verdureoü 1'on avoit danfé. Je contemplai avec raviffement le Vieillard au milieu de fa familie , & afiis a table entre fes deux refpeftables fceurs. Je ne pouvois entendre le langage de fes enfants ; mais je voyois 1'exprefiion de leurs phyfionomies, elle peignoit la joie & 1'infpiroit. Après ie diner, le Vieillard me conduifit dans fon chateau; il étoit auffi fimple que vafte, on n'y trouvoitaucunesdes recherches du luxe & de la mollede; des lits fans rideaux, des tables & des chaifcs de bois , des nattes de jonc , en compofoient tous les meubles : de longues branches d'arbre O), artiftement entrelacées enfemble, & chargées de feuillages, en faifoient les feuls ornements. Le fallon pouvoit contenir toute la familie; oncaufaenviron une heure; au bout de ce temps, tout le monde lbrtit. Nous reftames avec (a) C'eft 1'ufage en Ruffie pendant 1'été , & fur-tout chez Jes pa'yfans & le peuple , d'orner •ainfi de feuillages 1'intérieur des maifons. Auffi rencontre-t-on dans les villes une infinitc de gens chargés de branches d'arbres qu'ils vendent pour cet ufage. Dans les appartements, on raet ces branches dans' d^s vafes rempüs d'eau.  ;38 Les Veillèes le maltre de la maifon , qui nous propofa une promenade dans fes jardins. Lorique nous y fümes, il óta fon cordon deSaintAndré, qu'il fufpendit a une branche d'arbre. II jetta fon habit fur le gazon; & prenant une pioche, il fe mit a travailler a la terre, tout en caufant avec nous. Les jardins étoient immenfes, j'appercus une douzaine de jardiniers, & bientót je les reconnus : c'étoient les enfants de la maifon avec lefquels nous avions diné. J'appris alors que les autres étoient employés a des travaux de méme genre dans la campagne, hors de 1'enceinte du chateau, & que les femmes, pendant ce temps, s'occupoient des foins du ménage. Les unes avoient le diftriél de la cuifine, de la laiterie; les autres fïloient, travailloient en linge, faifoient leurs habits & ceux de leurs enfants. Aucune ne paffoit un moment dans 1'oifiveté jufqu'a fept heures du foir, oü, toute la familie fe raflembloit dans le fallon avant le fouper. Avec quel plaifir on fe mettoit a table , avec quel appétit on foupoit!... Avant de fe coucher, le bon Novorgêve lifoit a fes enfants une courte infiruction morale & chrétienne, enfiute raflemblée fe mettoit a genoux. Le vieillard récitoit tout haut des prieres qu'il terminoit endonnant fabénédiétion a toute fa familie. Alors on alloitfe coucher & goftter les charmes d'un fommeil auffi paifible que profond. Je partis le lendemain , & j'emportai de ce chateau &du philofophe heureux qui l.'Jia:*»  f du Chateau. 1S9 bitoit, un fouvenir qui ne s'enacera jamais de ma mémoire & de mon cceur. Comme M. de la Paliniere achevoit ces mots, ia Baronne fe leva, en le remerciant de fa complaifance, & 1'on fe retira fur Ie champ; car il étoit prés de dix heures & demie. Les veillées furent interrompucs pendant quelques jours, paree que c'étoit le tour de Madame de Clémire, de conter une hiftoire, & qu'elle étoit enrhumée; mais 011 caufa. Céfar fe reflbuvint que la Baronne dans 1'hiftoire d'Olimpe avoit dit, que Vhonneur étoit plus févere que les loix; il lui en demanda la raifon. Les loix, répondit la Baronne, font faites pour tous les hommes; on ne doit pas attendre de la multitude des fentiments généreux &délicats, par conréquent les loix ne doivent pas ordonner de belles actions. Si elles étoient plus féveres , elles ne feroient fuivies que par un petit nombre d'hommes, & elles ne procureroient pas un bien général : elles fe boment a défendre les crimes & les injuftices manifeftes , paree qu'elles font faites pour le peuple, &non pour les Sages: ainfi vous voyez que 1'homme, dont toute la probité confifteroit a obéir aux Ioix,ne feroit ni vertuei.x nivéritablement eftimable; car on peut être bien méprifable en ne faifant rien de ce qui aflujettit aux peines impofées par les loix. D'après cela vous comprendrez pourquoi la lui autorife fi fouvent ce que I'honneur jnterdit, & pourquoi il y a tant de procés qu'il eft  ir,s Les yeïUiet fi honteux d'entreprendre, quoiqu'on foit für de les gagner. II y a même plus ,ajouta M. de la Paliniere, il exifte de véritables crimes que nos loix ne puniffent pas, par exemple la calomnie, frelle n'a produit aucun événement tragique (<*> Mais, interrompit Céfar, un calomniateur eft déshonoré aux yeux de tout le monde?... — Affurément, ainfi que tous ceux quiprofitent de 1'indulgence de la loi pour faire des acrions condamnables eu elles-mêmes... II y aj quelque chofe la-dedans que je ne comprends pas, reprit Céfar; qu'eft-ce qu'un homme déshonoré?... — C'eft un homme que la voix publique accufe de manquer d'honneur... — La multitude a donc de la délicateffe, puifqu'elle juge fi bien, puifqu'elle eft plus févere que la loi : ainfi les loix faites pour la multitude auroient donc puordonner la vertu? — L'hommele moins eftimable & le plus grolfier ne peut fe dé- (a) En Pologne , on punit les calomniateurs d'une maniere auffi bizarre qu'infamante. „ Le „ calomniateur convaincu, doit en plein Sénat fe coucher a terre fous le ftalle de celui dont „ il a attaqué 1'honneur , & dire , a haute voix, „ qu'en répandant contre lui des bruits in jurieux , il en a menti comme un chien. Cette confeffion „ publique achevée , il faut, qu'a trois diverfes ,, fois, il imite la voix d'un chien qui aboye. „ Cette peine des calomniateurs eft encore en ,, ufage en Pologne". Hiftoire générale de Pologae, ftr M. le Chevalier de Soli^nac , tornt HL,  du Chateau. jcjx fendre d'aimer la vertu & de haïr Ie vice. Les paffions Ie font agircontre facohfeience; mais cette confeience en lui reprochant fes fautes, 1'éclaire d'autant mieux fur celles des autres, qu'alors il n'en repouffe pas le témoignage. Aiufi il fe conduit mal & il juge bien. Foible & corrompu, il cede a fes paffions, mais lorfqu'il eft de fang-froid, c'eft-a dire fans intérêt, il condamne dans les autres, & de premier mouvement, les mêmes excès auxquels il fe laiffe entrafner. Ce qui eft méprifable, le révolte, ce qui eft généreux, toüchant, 1'émeut & le charme. Mauvais pere, filsingrat, il ne verrolt point fans attendriffemenr la vieille grand'mere de Vdnge-Sund béniffant fes enfants, & mon bon vieillardRuffe au milieu de fa familie. II admirera ces tableaux fublimes, mais il ne fera même pas tenté d'imiter de femblables exemples; comment obéiroit-il a une loi qui le lui commanderoit ? Cet homme eft 1'image de la multitude. Voila les hommes en général. Le réfultat le plus important de ces réflexions, c'eft que toutes les voix s'élevent pour condamner de mauvaifes aclions, & pour louer la vertu. Si 1'on attaché du prix a la réputation, a 1'approbation générale, il faut donc être conftamment bon, noble, eftimable. J'ai auffi une queftion a faire, dit Caroline; il y a un mot dont [e ne fais pas bien la fignification. J'entends'fouvent pari. r les préjugés, & je ne comprends pas trop ce que c'eft — Un prèjugé eft une opi-  lOt Les Veillées nion qui n'eft pas le fruit d'une mure réflexion , & qu'on ne peut appuyer fur aucun raifonnement folide. Par exemple,Mademoifelle Viftoire , croit qu'utt morceau de la corde d'un pendu, porté dans la poche, fait gagner au jeu. Voila un préjugé. Certainement ce ne font pas fes réflexions fur la poffibilité d'un tel fait, qui ont pu lui donner cette croyance. Demandez-lui pourquoi elle a cette opinion, elle vous dira que c'étoit celle de fa tante , de fa mere, de fa grand'mere, vous n'en aurez point d'autre raifon. Tous les préjugés ne font pas auffi ftupides que celui-la; mais j'en connois beaucoup qui me le paroiffent autant, & qui font généralement •adoptés. J'ai vu des femmes fuir avec effroi , a 1'afpeft d'une perfonne qui gardoit un parent malade de la rougeole ou de la petite-vérole; & j'ai vu ces femmes s'enfermer tranquillement avec le Médecin qui foignoit ces mêmes malades. J'ai vu beaucoup de chofes de ce genre, qui valent bien la prédileftion de Mademoifelle Victoire, pour la corde de pendu. II exifte^une autre efpece de préjugés , qui loin d'être ridicules font au contraire refpeftables , paree qu'ils font produits par une fenfibilité vive & délicate. Laiflbns croire aux jumeauxqu'unitune parfaite amitié, qu'ils fouffrent réciproquement les maux phyfiques 1'un de 1'autre; laiflbns croire a une mere , ou'elle reconnoltroit au milieu de mille enfants, fon enfant qu'elle n'auroit jamais  d» Chateau. ipj jamais vn; ces douces erreurs des cceurs tendrcs font 1'ouvrage des fentiments les plus vertueux, gardons-nous de les mépnier. Ainfi toute opinion qu'on ne peut foutenir par aucune efpece de raifonnement, & dont les faits & 1'expérience démontrent manifeflement la faufTeté , eft certainement un préjugé. Mais a moins de ces conditions , nous ne devons point nffirmer qu'une chofe, quelqu'étrange qu'elle puiffe nous paroitre ? e(l ehimérique& vaine. — Sans doute l'hiftoire d'Alphonfe nous a appris qu'il exifte une infinité de phénomenes dans la nature , dont les favants mêmes ne peuvent expliquer les caufes. — Voila pourquoi nous ne devons appelIer préjugés que les chofes, qui non-feulement répugnent a la raifon, mais qui font d ailleursdémonftrativement prouvéesfauffes par les faits mêmes... — Je comprends fort bien a préfent ce que c'eft que les préjugés ; & puifque tous ceux qui ne viennent pas de la fenfibilité font ridicules , comme la croyance que le vendredi eft un Jour malheureux, ou qu'une faliere renverfée porte malheur... &c... — Vous comprenez donc auffi que tout ce qui nous eft prefcrit par la religion , par les loix & par Ihonneur, ne peut s'appeller préjugés?... — Affurément... — Le refpeét pour les morts & pour leurs tombeaux eft-il un préjugé? — Non, puifque Ja religion ordonne de les honorer, & que c'eft même une action pieufe de les enfeyelir. ~ Cela eft Tomé HL I  194 Les Veillies juite; mais ce refpeft doit-il s'étendre auffi loin qu'on le croit communément , lorlqu'on dit qu'il eft moins condamnable de mettre au jour une mauvaife aftion d une perfonne qui exifte , que d'une perfonne qui n'eft plus?... — Cette queftion m embarraffe. — Confultez a cet égard unguide toujours fiïr, la Religion : ordonne-t-elle d'avoir plus d'égards pour la mémoire de ceux qui ne font plus , que pour la réputation de ceux qui exiftent?... — Non certainement, & elle ordonne d'aimer Ion prochain comme foi-même , & de lui rendre le bien pour le mal («): ainfi fürement il eft plus condamnable de détruire la réputation d'une perfonne vivante, que de flétrir la mémoire d'une perfonne qui n eft plus... — D'ailleurs, on ne fait pas foutïrir la perfonne morte, & 1'on défefpere la perfonne vivante ; ainfi 1'opinion dont je vous parlois , n'eft donc qu'un préjugé, comme nous venons de 1'expofer : c eit-adire, demettre au jour une mauvaife atiion, par conféquent de découvrir un fait prouvé & qui n'admet aucune juftification: car («) Bênijjfei ceux qui vous perfécutent : Uniffey les , & gardc\-vous bien de leur donner des malédictiens.. . Ne vous veige\ point vous-mêmcs, mes chcrs freres; mais donne-i lieu « la colere; car il eft écrit: C'eft a moi que la vengeance eft réfervée, & c'eft moi qui la ferai, dit le Seigneur. Epltre de Saint Paul aux Romains, chap. iz.  du Chateau. 195 fi par exemple, après la mort d'un ennemi , on cherchoit a flétrir la mémoire par des accufations nouvelles & vagues, on joindroit la lücheté a la méchanceté, puifque 1'ennemi mort ne peut empêcher 1'effet des préventions qu'on répand contre lui. S'il vivoit, il pourroit détruire desdoutes, éclaircir de fimples conjeétures: mais il ne pourroit fe juilifier d'un fait pofitif & prouvé; voila pourquoi il y auroit de la lacheté a 1'accufer légérement. Au refte, •vous croyez bien que dans tous les cas je défapprouve & je hais cette animofité inienfée contre ceux qui .n'exiftent plus, & qui par conféquent ne peuvent plus nous nuirerj'ai feulement voulu vous prouver, qu'il y a beaucoup moins de cruauté a flétrir la mémoire des morts qu'a détruire la réputation des vivants. Maman, dit Caroline, je me fouviendrai de cette converiation; je n'oublierai point qu'il faut fe préserver des préjugés ridicules, refpe&er ceux qui viennent de la fenjihilité & de la dèlicatejfe ; & qu'enfin, ajouta la Baronne, lorfqu'on veut connoitre fi 1'on doit adopter ou rejetter une opinion , il faut 1'examiner mürement; & fi elle n'eft pas indifférente en elle-même, fi la croyance ou Pincrédulité doit avoir quelqu'influence fur notre conduite & fur nos fentiments, il faut confulter la Religion, les Loix & 1 honneur, & fe conformer exaétement a it ce que ces guides facrés peuvent confeüler & prefcrire. En effet, dit M. de la lij  ipfj Les FeiUêes Paliniere , pour votre bonheur, pénétrezvous profondément des grandes vérités que nous enfeigne la Religion ; nourriiïez votre efprit de fes maximes faintes, elles vous traceront avec détail tous vos de- voirs- . „ j Deux jours après cet entretien , Madame de Clémire fe tronvant feule avec Caroline : Ma fille, luit dit-elle, lorfque je fuis entrée chez vous ce matin , une femme-dechambre boucloit vos fouliers; comment pouvez-vous fouffrir qu'on vous rende un pareil fervice ? Avilir fon femblable, traiter en efclave une créature humaine , c'eft s'avilirfoi-même ! N'exigez donc jamais d'une femme-de-chambre que les fervices qui vous feront véritablement néceffaires; épargneziui, autant qu'il vous fera poffible, tout ce qui pourroit lui caufer de la fatigue ou lui infpirer de la répugnance. N'ayez point labaflefle & la cruauté d'abulerde fafituation en lui refufant les égards qui lui font dus. Si vous voulez être un jour refpectée de vos gens, accoutumez-vous de bonne heure a refpeéter aufii en eux les droits facrés de 1'humanité. Je ne puis m'habiller feule , ainfi ma femme-de-chambre m'aide a me coëffer & a m'habiller; mais je puis me déshabiller fans fon fecours, & vous favez que depuis que je fuis mariée, jamais je n'ai fait veillerune femme-de-chambre , jamais je n'ai fouffert qu'elle m'attendit, & que je me fuis toujours déshabillée & couchée fans fon aide. J'ai vécu dans Ie  du Chdteau. 107 monde; j'allois au bal , je rentrois alors a quatre ou cinq heures du matin, bieu parée, avec un habit garni de fleurs, des voiles attachés avec mille épingles; il eft aflez difficile de fe débarraffer feule de tout cet attirail : mais j'aimois beaucoup mieux prendre cette peine & me coucher quelques minutes plus tard, que d'être aidée par une malheureufe créature endormie, & de mauvaife humeur, qui, en me déshabillant, eut en elle-même maudi mes plaifirs & facondition. Préfentement j'ai moins de mérite a me déshabiller feule, les parures de Champcery ne font pas gênantes... —Jamais non plus vous ne fonnez dans la nuit.... — Non, a moins que je ne fois malade. Etant couchée, fi j'ai belbin de quelque chofe,je me'releve, même dans le cceur de 1'hyver. Je fuis fi accoutumée a tout cela que je n'en fouffre nullement. C'eft une habitude qui ne me coüte rien, & qui me donne une aclivité que je crois trèsfalutairea lafanté; car rien n'affoiblit comme la pareffe & la molleffe. En fe fervant ainfi foi-même , on acquiert une adreffe, une force , une agilité furprenantes : je n'ai pas Pair d'être robufte, & cependant a mes veillées particulieres, je fais continuellement de vrais tours de force. Je porte de la meilleure grace du monde une énorme cruche pleine d'eau ; 1'hyver je pofe dans mon feu de grofles büches infiniment plus lourdesque moi. .. &c... — Maman, je veux vous imker, dorénavant je me défI iij  jpR Les Feillèes habillerai toute feule, fi vous le permettez... — Non, vous êtes encore trop jeune. Votre age ell celui de la foibleffe & des dépendances phyfiques : mais dcs-a-préfent vous pouvez vous aider vous-même beaucoup plus que vous ne faites, & quand vous aurez quinze ans, vous ferez fort bien de prendre 1'habitude de vous désha- biller, fans le fecours de perfonne.... Maman, je vous promets de ne plus manquer aux égards que nous devons a ceux qui nous fervent. —II y a une foule d'autres égards qu'on leur doit encore. Entr'autres, celui de ne jamais dire devant eux ni directement ni indire&ement une chofe qui puiffe les faire rougir de leur état. Par exemple, il y auroit une eruauté révoltante a citer en préfence d'un domeftique un proverbe qui infultdt a fa condition y comme celui-ci : mentir comme un laquais. II faut éviter avec le plus grand foin de femblables groffiéretés qui, en les humiliant, font faites póur exciter leur reffentiment & pour attirer leur haine; on doit encore avoir Pattention de ne jamais fe perBiettre devant eux la moindre légéreté qui puifle ébranler leurs principes ; car nos difcours & nos actions font fur eux laplus grande imprefïïon ; ainfi nous fommes doublement condamnables lorfque nous leur donnons de mauvais exemples.. Enfin, la religion, la juftice & l'humanité nous engagent également a les traiter avec douceur, indulgeuce; a nous occuper de leurs in-  du Chdteau. iop térêts, a les protéger dans toutes les occafions , & a les foigner avec affection lorfqu'ils font malades ou qu'ils ont vieilli a notre fervice. En prononcant ces paroles, Madame de Clémire fe levoit pour aller a la promenade; mais Caroline 1'arrêta en difant qu'elle avoit une petite confidence a lui faire; & elle lui avoua que le matin elle avoit eu un peu d'humeur avec Pulchérie. Vous aurez fans doute réparé ce tort, dit Madame de Clémire. Oui, Maman , reprit Caroline. —-Mais de quelle maniere?—Je_ me fuis fait violence, j'ai furmonté rnon humeur, & le refte de la matinée j'ai été avec ma fceur comme a 1'ordinaire.... — Et vous ne lui avez point fait d'excufes? Vous ne lui avez pas témoigné du regret d'avoir été injufte un moment? — Auffi-tót qu'elle m'a vu reprendre ma gaieté, elle a repris toute la fienne, & elle n'avoit plus Pair d'être f&chée le moins du monde.... —• Paree qu'elle n'a point de rancune , faut-il que vous paroiuiez infenfible? Si j'avois eu tort avec le dernier domeftique de la maifon , je lui en montrerois certainement du repentir, & je croirois juftement m'honorer moi-même, (car rien ne nous éleve comme 1'équité), en lui faifant des excufes proportionnées a 1'offenfe. Le défaut le plus intolérable qu'on puiffe avoir dans la fociété , eft celui de ne pas favoir reconnoltre & réparer fes torts. Nous fommes fi imparfaits, qu'il n'y a guere de I iv  zoo Les Veillèes jours oü nous ne faffions des fautes: aufli la perfonne la plus aimable & la plus attachante fera-t-elle toujours celle qui, en avouant fes torts , montrera le plus de franchife & de fenfibilité. C'eft-la le talent fublime des cceurs tendres & ge'néreux , tandis que les petites ames & les efprits bomés, dominés par une mauvaife honte aufli méprifable quepuérile, aiment mieux aggraver leurs fautes que de faire une démarche , ou de dire un feul mot qui pourroit tout expier.... — Maman, je vais aller chercher ma fceur pour lui faire des excufès d'avoir eu un moment d'humeur, & de ne lui en avoir pas témoigné, fur le champ mon regret. A ces mots, Caroline fut tendrement embraffée y enfuite elle fortit en courant pour aller retrouver fa fceur. Madame de Clémire avoit annoncé le matin qu'elle conteroit une petite hiftoire il la Veillée, & le foir elle s'acquitta de fa promelfe en ces termes : LES SOLITAIRE S de Normandie. Dans la Province de Normandie, a quelques lieues de Forges («), prés de la riche (a) A vingt-fix lieues de Paris, & célebre par fes eaux minérales.  du Chateau. 201 Abbaye de Bobec, vivoit un bon fermier nommé Anfelme, avec fa femme &fes enfants. II étoit pauvre , mais fi heureux, que depuis quinze ans il n'étoit forti de fa chaumiere que pour aller a 1'Eglife. Sa petite habiiation étoit ifolée, au milieu d'une forêt; il n'avoit point de voifins, il n'en defiroit pas. 11 ne pouvoit imaginer, qu'après avoir labouré fon champ, il füt poflible de trouver un plaifir plus doux que celui de fe repofer au fein de fa familie. Irois arpents de terre, deux vaches, quelques poules formoient toutes fes pofieffions. Sa fociété étoit compofée, outre fa femme & cinq enfants, d'une fervante & d un patre , qu'il eft néceffaire de vous faire connoitre particuliérement. La fervante fe nommoit Jacqueline. Depuis fon enfance dans la maifon d'Anfelme, elle avoit les mceurs & les goüts fédentaires de fes maitres. Elle ne s'étoit jamais éloignée de la chaumiere plus d'une demi-lieue. De tous les édifices qui font fur la terre, elle ne connoiffoit que la feule Abbaye de Bobec, & jamais Saint-Pierre de Rome &, la colonnade du Louvre n'exciterent autant d'admiration que la petite Eglife de Bobec en infpiroit a Jacqueline. Elle avoit entendu parler deForges; & fachant que ce village étoit a quatre lieues de fon habitation, elle n'avoit jamais eu la tentation d'entreprciidre un auffi long voyage. Jacqueline, comme vous le croyez bien , ne favoit pas lire, elle n'avoit méme de fa vie vu un liI v  tot Lts Vetllitt vre. Ses talents étoient bornés; ils fe réduifoient a favoir traire les vaches, faire du fromage , & aider fa maitreffe dans les petits travaux du ménage; fon efprit n'auroit pas embraffé des connoifiances plus étendues, elle n'avoit précifément que le degré d'intelligence néceifaire pour remplir paiiablement les devoirs de fon état; & fi le Ciel ne lui eüt pas donné des maitres auffi patients qu'humains, elle eüt plus d'une foiscouru lerifque de perdre fa condition; mais du moins elle ne faifoit point de fautes volontaires, elle manquoit abfolument de mémoire & de réflexion; elle avoit peu d'aétivité, en même-temps fes intentions étoient fi droites & fon cceur fi bon , que jamais Anfelme & fa femme n'avoient pu fe réfoudre a la gronder. Le patre Michel, qui gardoit les vaches, étoit encore moins actif & moins fpirituel que Jacqueline. La foiblefle de fa conftitution excufoit aux yeux de 1'indulgent Anfelme fon indolence & fon incapacité: d'ailleurs, Michel étoit d'un naturel doux & paifible; il avoit de la probité , un fang froid inaltérable, & une férénité d'ame que rien ne pouvoit troubler: II y avoit tant de conformité entre Michel & Jacqueline, qu'il étoit impoffible qu'ils fe viflent tous les jours fans s'attacher 1'un a 1'autre. La fympathie fe déclara, & les deux amants demanderent a leurs maitres la permiffion de fe marier; ce qui leur fut accordé. Jacqueline époufa Michel; & au  du Chateau. »c Les Veillèes calèche dont elle venoit de faire la defcription; elle treffaille de joie, s'élance hors de la cabane, tous les petits enfants la fuivent. Elle appercoit la calèche a trente pas d'elle, & elle diftingue dans cette voiture une figure angélique, qui jette fur elle cc fur fes enfants le plus doux regard, & qui, en même-temps, crie au cocher d'arrêter. Jacqueline, furprife & enchantée, n'ofoit s'avancer. . . La jeune & charmante Inconnue, fuivie de quatre Dames qui defcendent avec elle de la calèche, s'approcbe de Jacqueline. Ces cinq enfants , lui dit-elle ,font-ils a vous?... — Oui, Madame... — Pauvres petits! ils font prefqu'entiérement nuds... — Oh, les trois derniers ont des braffieres; mais nous les gardons pour 1'hyver... — Et vous paffez le jour dans cette cabane?... — Lejour! &la nuit aufli. — Quoi! vous n'avez pom: d'autre logement?... Non, Madame, depuis deux ans; mais nous y fommes bien pendant l'été : il n'y a que 1'hyver qui eft unpeurude,fur-tout depuis que mon man eftmalade... — Votre mari eft malade! eftil couché dans cette petite cabane?... — Oui, Madame... — O Ciel!... Ah que je fuis heureufe qu'on nous ait égarées dans cette forét, & que le hafard nous ait conduites ici! En difant ces mots, PInconnue s'avan^a vers la cabane, & y entra avec les Dames de fa fuite ; non fans peine, car lesfouliers a talons, les chapeaux& les plumes obligerent de fe courber tellemeut,  du Chateau. 213 que I'Inconnue nepbuvain fupporter Ia contrainte de cette attitude, prit le parti de fe mettre h genoux dans la cabane. Grand Dieu, dit-elle, en tournant vers Michi des yeux mouillés de pleurs, fe peut-il que depuis deux ans vous n'ayiez point eu d'autre afyle!... Comment n'avez - vous point trouvé des fecours a Forges? — Oh Madame, Forges eft fi loin!... Vous n'en êtes qu'a trois lieues Mon mari eft impotent depuis dix-huit mois, je ne pouvois le laifier la pour faire un fi grand voyage : &puis nous ne manquons pas de fecours; on nous donne du pain & des pommes de terre. A ces mots i'Inconnue tira fa bourfe de ta poche : Tenez, dit-eile, a Jacqueline, ce foir je vous enverrai chercher; & puilque vous aimez ce lieu , vous y reviendrez , je vous le promets : mais je vous demande de pafier quelque temps a Forges; car votre mari a befoin des fecours d'un médecin. Pendant ce difcours, Jacqueline confidéroit les pieces d'or que I'Inconnue venoit de lui donner; enfin, rompant le filence : Puifque vous êtes fi bonne, Madame, ditelle, je vous avoue que ces pieces-Ia ne peuvent nous fervir; on ne connoit pas ca dans le pays... — Quoii vous n'avez jamais vu d'or?... — Oh, fi fait, j'ai vu de Ia dorure dans la Chapelle de Bobec ; mais la monnoie d'or n'eft fürement pas recue dans Ie pays , car je n'en ai même pas entendu parler. L'Iuconmie, frappée  2I4 Les Feülêes d'un excès de mifere dont elle n'avoit jamais eu 1'idée, ne put retenir fes larmes : cependant elle engagea Jacqueline a garder 1'or qu'elle avoit recu; mais, pour la fatisfaire, elle lui fit donner quelques écus, qui furent acceptés avec autant de fatisfaction que de reconnoiflanee. Alors I'Inconnue, & les Dames qui 1'accompagnoient, fortirent de la cabane, elles monterent en calèche, & retournerent a Forges, laiffant Michel & Jacqueline tranfportés de joie & d'admiration. Ils ne s'entretinrent que de la belle Dame , & le foir ils en parloient encore lorfqu'on vint les chercher pour les conduire a Forges. Quatre hommes poferent doucement Michel fur un brancard, & le porterent ainfi couché fur un matelat. Jacqueline & fes enfants monterent dans une charrette couverte , & la petite troupe arriva a Forges vers les neuf heures du foir. On les conduifit dans une maifon oü ils trouverent du linge & de bons lits. Aufli-tót que Michel fut couché, Jacqueline le quitta pour aller queftionner fon hóteffe. Au bout d'un quart-d'heure, elle revint. Oh, Michel! s'écrie-t-elle, tu vas être bien émerveillé!... — Dis donc vite... — La belle Dame!... fais - tu ce que c'eft qu'une Princefle ? ... Non... — Eh bien , la belle Dame eft une Princefle. .. & puis elle s'appelle encore Duchefle.... & puis elle a encore un autre ïiom...maisje 1'ai oublié le troifieme nom...  du Chdteau. 21 g enfin par-deffus tout cela, elle eft parente du Roi... — Elle n'en eft pas plus fiere toujours... — Oh, pour cela non... Une parente du Roi avoir un regard fi humain , une fi douce parole J... Tu ne devinerois jamais pourquoi elle eft venue a Forges ? C'eft pour boire d'une certaine eau qui fait avoir des enfants; moi je n'ai pas grand foi a cette fontaine-la ; mais je ferai une neuvaine pour que Dieu donne a cette chere bonne Dame une belle familie, qui acheve de la rendre bien heureufe. L'hóteffe interrompit cet entretien, en apportant aux deux folitaires un excellent fouper. Michel & fa femme avoient bu jadis demauvais cidre; mais ils n'avoientjamais bu de vin. Ils en burent pour la première fois a la fanté de leur bienfaitrice. Enfuite Jacqueline fe coucha, en remerciant le ciel, & en béniffant mille fois fa jeune & vertueufe proteétrice. Le lendemain Jacqueline fut éveillée par une couturiere qui vint prendre fa mefure & celle des petits enfants, en difant que la Princelfe lui avoit commandé des chemifes & des habits pour toute la familie. En effet, quelques jours après, Jacqueline recut le trouffean le plus complet: bas , fouliers, coëffure, rien n'étoit oublié. Jacqueline fe livroit h une joie d'autant plus pure, que la fanté de Michel fe rétabliffoit a vue d'ceil. Les foins affidus du Médecin, un logement fain , une bonne nourriture avoient déja produit un mieux furprenant; & au bout de trois femaines,  216 Les Fe Méés il fut en état de fe lever, & de mnrcher dans fa chambre. A cette époque, Jacqueline eut une entrevue avec fa bienfaitrice, qui lui préfentant un trouffeau de clefs : Voila , lui ditelle, les clefs de votre maifon & de vos armoires; allez chez vous, ma bonne Jacqueline , j'irai vous voir demain matin, & vous demander a déjeuner. Jacqueline, éperdue a ces difcours, bégaya quelques mots, & recut les clefs d'un air ftupide, ne pouvant croire qu'elle eüt une maifon & des armoires , ni que Ja parente du Roi püt venir déjeüner chez elle. Le jour même, Michel, fa femme & fes enfants furent reconduitsau défert oü onles avoit trouvés. Mais quelle fut leur furprife en voyant a. la place de leur cabane de feuilles, une jolie petite maifon fituée au milieu d'un grand jardin ! Les enfants pouffent des cris de joie, Michel & Jacqueline les embraffenten pleurant. O mon Dieu'. dit Jacqueline, en joignant les mains, qu'avonsnous fait pour méritertant de bonheur!... La charrette s'arréte a Ia porte, on conduit les folitaires dans leur habitation, compofée de deux jolies chambres, d'un bücher & d'une petite cuifine remplie dc tous les uftenfiles néceffaires dans un ménage. La chambre des folitaires avoit une cheminée, & pour meubles deux bons Hts avec des rideaux d'indienne , deux tables de bois, quatre chaifes de paille, deux bons fauteuils, & une grande armoire. Jacqueline  ff» Chateau. ZI7 «jaeline , prenant fon trouffeau de clefs ouvre i'armoire , & y trouve deux hahits complets pour fon mari, autant pour elle & pour les enfants; des chemifes, des bas fles bonnets, & en outre des draps, des oappes & des ferviettes, & Une énorme provifion de lm pour filer. Quand Jacqueline eut fait 1'mventaire de fon armoire on la mena dans fon jardin , déja rempli de legumes, eniuite on lui fit voir «ne petite balie-cour, ou elle trouva une vingtaine de poules; enfin, on ouvrit une étabïe qui ■renfermoit deux belles vaches, & 0n ui appnt qu'elle poffédoit un petit pré, fitué * un demi-quart de lieue de fa maifon Jacqueline croyoit réver : Quoi, difoit-ellê !p i2WÖ"S fommes PJus rk'hes que ne 1 etoit défunt norre maftre Anfelme ' ba chaumiere n'étoit qu'une mnzure au prïx de cellc-ci ... Notre jardin eft deux fois plus grand que n'étoit le fien'... O Mi chell il ne faudra jamais oubüer notre feu»ke; fur-tout 1'hyver quand nous ferous avec nos enfants autour du feu , afin de remereier toujours Dieu d'auffi bon cceur qua prefent. En parlant ainfi, dedoi.ce« larmes couloient des yeux de JacquelineMichel pleuroit auffi , & 1'un & 1'ai ure embraffoientles enfants , fcrecevoiem leurs careffes avec un plaifir , une joie qSs n avoient jamais reffentis , quoiqu'ils les eullent toujours tendrement airnés Jacqueline_ ne put fermer |'«ii; de la Tme Hl™ lampefur lacheminee,  aI8 Les Veillèes & elle paffa la nuit entiere & confidérer avec admiration fa chambre & fes meubles, a prier Dieu, & a bénir fon illuftre bienfaitrice. Au point du jour, elle fe leva ainfi que fon mari. L'heureux couple va vifiter de nouveau & la cuifine & le jardin & 1'étable. Enfuite on habille les enfants , on fe pare de fes plus beaux habits , & on prépare le déjeuner. On étale fur fa table une nappe toute neuve, on y pofe deux grandes jattes pleines de crème, du bon pain bis, du beurre frais , & une corbeille de noifettes nouvellement cueillies: alors on attend/m bonne chere Dame, avec autant de trouble que d'impatience. A onze heures, le fils ainé, pofé en fentinelle du cóté du bois, quitte fon pofte & vient annoncer qu'il a vu de loin la calèche. Alors Jacqueline & Michel avec un battement de cceur d'une force inexprimable, fe preunent par le bras : Michel encore mal afi'uré fur fes jambes, s'afflige de ne pouvoir marcher plus vite : les enfants veulent courir devant & fe précipitent en tumulte vers la porte. Le pere & la mere les rappellent, & pour la première fois fe plaignent dé leur défobéifiance. Au moment oü les Solitaires arrivoient •a la porte de leur cour , Ia jeune Princefle defcendoit de fa calèche. Jacqueline & fon mari, baignés de larmes, fe jettent i. fes pieds; & Jacqueline lui montrant Michel: O Madame , dit-elle, d'une voix entrecoupée il elt guéri! II peut marcher! Voila  du Chateau. 219 nos enfants qui ne fouffriront plus du froid; voila notre maifon oii nous ferons auffi bien 1'hyver que l'été! Nous vous devons tout cela : il n'y a que Ie bon Dieu qui puifle vous récompenfer; car pour nous, hélas.' nous nepouvonsfeulement pas vous remercier! Un déluge de pleurs interrompit ce difcours. La charmante & vertueufe Princeffe mêla fes larmes a celles des Solitaires; & relevant Jacqueline , elle la prit fous le bras & entra ainfi dans la maifon. Vous croyez bien que le déjeuner fut trouvé excellent, qu'on fe promena dans le jardin, & qu'ou entra dans 1'étable. A midi & demi, la Princeffe quitta les Solitaires; & en arrivant a Foraes, elleapprit avec autant de plaifir que~d'attendrifiement, qu'il n'y a point d'états, point de clafi'es oül'on ne puifle trouver lesfentiments nobles & généreux qui la caracténfoient elle-même fi particuliérement. Les macons qui avoient bati la maifon des Solitaires , touchés d'une aéiion qui affuroit le bonheur d'une familie entiere, voulurent y participer autant qu'il étoit en eux. Ils travaillerent a la maifon jour & nuit; & lorfqu'elle fut aehevée, ils refuferent tous unanimement Pargent qu'on leur offrit en payement. II fut abfolument impoffible de leur faire accepter Ia moindre récompenfe, & on ne put les payer qu en les employant fur le champ a d'autres ouvrages pour kfquels on leur donna K ij  22o Les Veillèes le doublé de la fomme qu'ils deman- doient. t Madame de Clémire ayant ceffé de parler : Cette hiftoire eft charmante , dit M. de la Paliniere. II n'eft pas difficile de deviner Je nom de 1'augufte Bienfaitrice des Solitaires; & 1'on peut citer d'elle tant detraits de ce genre , que ce récit ne m'a caulé nulle furprife. Mais la générofité des macons m'étonne. II feroit déja bien extraordinaire qu'un feul homme de cette clafl'e eüt cette grandeur d'ame; mais que tous ces ouvners s'accordent a travailler jour & nuit uniquement pour participer a une bonne action, qu'ils refufent obttinément le falaire qui leur eft du, que d'un confentement unanimeilsfacrifient ainfi leur temps & leurs peines, & qu'eux-mêmes dans la pauvreté, ils rougiffent d'accepter un argent fi légitimement acquis, ily a dans ce procédé une noblefle, une délicatefl'e, un euthoufiafme de vertu qui me paroiflent bien peu vraifemblables dans des gens d'un état fi grolïier; & je vous avoue que je ne puis me perfuader qu'on ne vous en ait pas impofé a cet égard. — Et fi j'avois été témoin de ce fait ? — Vous me char- mez, car il ïn'elt bien doux de ne plus le regarder comme douteux.—Voila de ces traits qu'on n'oferoit inventer, paree que nous n'avons qu'une idéé imparfaite de la nature. Nous ne voudrions pas la reconpoltre dans des tableaux d'imagination qui la peindroient dans toute fa fublimité; <5c  du Chateau. 221 par une inconfêqrience bizarre, 1'héroïfme que nous admirons dans 1'hifloire, nenous paroitroit, dans un ouvrage depureinvention, qu'une fiétion extravagante, dénuée dej toute vraifemblance. Cependant , ce qu'on appelle le beau idéal n'exifte certainerneut pas en morale; car 1'imaginatiotï ne peut rien créer de beau, de fublitne, dont 1'homme ne (bit capable lorfqu'il fuit les premiers mouvements de fon cceur, ou qu'il eft entralné par de grands exemples. Pour 1'idée d'une perfecYion conftante, telle que nous pouvons Ja concevoir , ne Ja trouvons-nous pas remplie, en examinant la vie de ceux qui pratiquent exactement tous les devoirs qu'impofe la religion? Comme Madame de f lémire ^acbevoic ces mots, la Baronne fit fonner fa montre. Oh, Maman, dit Céfar, il n'eft pas dix heures! L'hifloire des Solitaires a été trop courte , & puis vous 1'avez fini fi brufquement , fans nous laiffer le temps de faire une queftion! Cela eft vrai , ajouta Pulchérie. Par exemple, je voudrois bien favoir fi la neuvaine de Jacqueline a réuffi ?.... Oui , répondit Madame de Clémire , fa Bienfaitrice dévint mere dans Pannée. Je vais vous conter un trait de fa fille. Cette charmante enfant a fix ans & demi; elle paffe tous lesétés a la campagne. L'année derniere , elle rencontra a'la promenade , dans la forêt de Montmorenci, une jolie petite payfanne que fa mere tenoit par K iij  2fta Les VeiïUes la main. La mere offrit un panier de fraifes h la jeune Princeffe, qui, voyant de prés la petite fille, s'appercut qu'elle étoit aveugle; ce qui la furprit beaucoup, paree que 1'enfant avoit les yeux ouveres & parfaitement beaux. La payfanne fut queltion»ée, elle répondit que fon enfant n'étoit pas aveugle de naifl'ance , & qu'elle n'avoit pas Ie moyen de la mener a Paris pour la faire voir a des Chirurgiens. Mais, dit la Princeffe , eft-ce que des Chirurgiens pourroient lui rendre la vue?.... — On le dit —-Eh bien, je la menerai h Paris quand j'y retoumerai; je lui ferai une petite place dans la voiture a cóté de moi. A ces mots, la payfanne attendrie verfa quelques larmes; & les perfonnes qui fuivoient la jeune Princeffe, lui dirent de venir le lendemain matin a Saint-L * *. D'après 1'idée que la Princeffe avoit eu d'elle-même, & de premier mouvement, on envoya la petite payfanne a Paris chez un Oculifte, qui la garda tout l'été & une partie de 1'hyver. Cette année, la jeune Princeffe , en arrivant a Saint-L * * , fut agréablement.furprife lorfqu'on lui amena la petite fille parfaitement guérie. Quoi, s'écria-t-elle, vous n'êtes plus aveugle?... — Non, Mademoifelle. — Etes-vous bien contente?— Sürement, paree queje pourraitravailler.— Et lire? —Oh, Mademoifelle, je ne fais pas lire. — Mais pourtant vous êtes plus grande que moi, & je fais lire. — J'ai été aveugle deux ans.... —■  du Chdteau, 223 Cela eft vrai; mais a préfent que vous voyez clair, vous apprendrez? — Ma mere n'eft pas affez riche pour m'envoyer a 1'école... — Pauvre petite!.. . Voulez-vous que je vous apprenne a lire? Si cela vous fait plaifir, je vous donnerai une Jecon tous les jours. A ces mots, la petite fille crut que la Princeffe plaifantoit, & elle femitarire. La Princeffe infifta, & une des perfonnes qui étoient avec elle parut combattre cette réfolution. Songez, Mademoifelle , lui ditelle , qu'il faut qu'une maltreffe ait une patience a toute épreuve. — Je Paurai. — Cela fera peut-être long... — Cela ne m'ennuyera pas : mais je lifois couramment au bout de quinze lecons. —J'en conviens; beaucoup d'enfants , avec la méthode qu'on a employée pour vous, ont appris i lire en aufli peu de temps (1). Cependant fi Nanette a la tête bien dure , & qu'elle n'ait pas beaucoup d'application , il lui faudra peut-être trois mois cie lecons. — Serons-nous encore ici dans trois mois? — Oui , Mademoifelle. — Eh bien , Nanette aura le temps d'apprendre, & je vais lui donner fa première le9on. En difant ces paroles, cet aimable enfant va chercher le livre & la boite de fiches; enfuite elle fait affeoir Nanette devant elle ;& avec autant de douceur que de grace & d'intelligence, elle donna a Nanette une longue lecon. En renvoyant Nanette, on convint qu'elle reviendroit chaque jour a la même heure. K iv  324 Les Veillies QuoiqneNanette, comme on 1'avoit prévu, n'eüt pas beaucoup d'application, la maltreffe ne fe rebuta point avec une patience & une perfévérance bien extraordinaire a fon üge, elle acheva ce qu'elle avoit commencé. C'étoit un fpeétacle charmant que de la voir donnant fa lecon, montrant avec fa petite main les figures & les mots, reprenant tout bas, louant tout haut, encourageant fon écoliere , lui promettant des récompenfes; jouiffant dè fes progrès; & lorfqu'elle lïfoit bien, regardant autour d'elle comme pour recueillir les fuffrages des fpeftateurs étonnés. C'étoit un de ces tableaux a la fois riants & touchants qui produifent fur 1'ame de fi douces impreflions, & qu'on ne peut fe laffer de contempler. Enfin, Nanette, avant !a fin de Pautomne, fut lire auffi-bien que fa jeune Bienfaitrice, qui lui donna des joiijoux, des livres, & un bel habit; & qui lui dit en partant: Adieu Nanette, Vètéprochain je vous apprendr-ai encore autre chofe... Oh la charmante petite Princeffe! s'écria Pulchérie; elle fera digne de fa mere ! Cette réflexion termina la Veillée. Avant de fe coucher, les enfants demanderent & obtinrent la permiffion d'aller le lendemain en vendange chez le bon-homme Benolt. On fe leva de meilleure heure qu'a 1'ordinaire, afin de voir fi le Vannier avoit envoyé tout ce qu'on lui avoit commandé depuis plus de quinze jours. A-büit heures, on apporta au Chateau quatre jo-  du Chateau. 225 lies petites hottes proportionnées aux tailles de Céfar, de fes Sceurs & d'Auguftiu; quatre pamers a anfes, & quatre paires de pos cileaux pour couper le raifin. Une heure après le diner, on partit a pied pour le rendre a la vigne de Benoit, qui étoit a une dcmi-lieue du Chateau. II fut convenu que la petite troupe travailleroit pendant deux bonnes heures pour le compte de Benoit, qu'au bout de ce temps on goüteroit avec les Vendangeurs, & qu'enfuitc on remphroit fa hotte & fon panier de raifin qu'on enverroit au Chateau fur une charrette. Toutes ces conventious furent oblervées avec autant de plaifir que d'exactitude. Benoit rendit ce glorieux témoignage, que fes pronres enfants n'avoient pas mieux travaillé que ceux du Chateau, & jamais journée ne s'écoula d'une maniere plus agréable, & ne parut plus amufante. On ne quitta la vigne qu'au déclin du jour. lin arnvant a Champcery , Céfar qui marchoit en-avant, entra le premier dans la cour. II voit tous les Domeftiques rafJemblés autour d'un homme a cheval qui vient d'arriver; il entend que tout le monde parle a la fois, & qu'on répete le nom de ion pere; il fe précipite vers le grouppe; 011 hu fait place, en criant : M. le Miirquis n'efl qu'a une demi-lieue d'ici. Céfar, hors de lui, s'avance; le Courier defcend de cheval. Céfar reconnoït le Valet-de-Chambre de fon pere ; & fon premier mouvement eft de fe jetter a fon cou, K v  e2() Les Veillies en fondant en larmes. Madame de Clémire & fes filles furviénnent; la mere & les enfants s'embrall'ent mille fois en pleurant de joie : on queftionne le Courier,on demande une voiture, on va a 1'écurie preffer le Cocher & les Poftillons : on monte dans le carroffe avant que les chevaux foient attelés : enfin, on part; & au bout d'un quart- d'heure la voiture s'arrêta. On fe précipite vers les portieres; & le pere de familie le plus chéri fe retrouve , après un an d'abfence, dans les bras de fa femme & de fes enfants. Pendant le peu de temps qu'on refia en voiture, le mari, la femme & les enfants, ne purent exprimer les tranfports de leur joie que par des larmes & les plus tendres embraffements. La nuit étoit obfcure, op n'avoit pojnt de -flambeaux, & 1'on defiroit ardemment de fe voir. L'inftant oü 1'on entra dans le fallon de Champcery, redoubla la joie & 1'attendriflement. Le Marquis ne fe laflbit point de regarder Céfar & fes fceurs. Quel pere, après une longue abfence, ne trouve pas fes enfants embellis ! Le Marquis admiroit combien les fiens étoient grandis & fortifiés. D'un autre cóté , on remarquoit, avec une fatisfaclion inexprimable, que les fatigues de la guerre n'avoient produit aucun changement dans la figure du Marquis, & qu'il paroifibit jouir de la plus parfaite fanté. On veilla jufqu'a minuit, & le lendemain -les^enfants s'éveillerent avec le jour; car  du Chdteau* 227 Pimpatience qu'ils éprouvoient dè revoir leur pere , les avoit empê'cbés de dormir toute la nuit. A déjeuner, le Marquis annonca que fes affaires le rappelloient a Paris, & que 1'on quitteroit Champcery fous deux jours. Cette nouvelle affligea Ia petite familie; & le Marquis confola fes enfants de ce prompt départ, en les affurant qu'il étoit décidé a venir paffer tous les ans fix mois a Champcery. Céfar & fes fceurs re purent abandonner la Bourgogne fans répandre quelques larmes. La douïeurd'Anguftin fut extréme en quittant fon Dere, fa mere & le petit Colas. Enfin, on partit avec tnflefle. On s'égaya durant la route; & quand on arriva a Paris, 011 avoit repris toute fa bonne humeur. Lorl'qu'on fut un peu repofé. Madame de_ Clémire mena fes enfants au Louvre voir 1'expofition des tableaux faits depuis deux ans par tous les Artiftes qui étoient de 1 Académie de Peinture. Les enfants deflinoient iinguliérement bien pour leur age. Ils avoient déja le goüt des Arts, & le Sallon du Louvre leur fit un plaifir extréme. Le foir, on ne paria que de tableaus & de peinture. Maman, dit Caroline, cette femme qui a fait ces beaux tableaux que tont Ie monde admiroit tant; cette femme iürement n'efl: plus jeune, car il n'eft pas poflible d'avoir des talents fi fupérienrs dans la jeunefle ? — Comment pouvez-votis faire cette quefh'on ? N'avez-vons pas vu fon portrait peint par clle-même? — Oui; K vj  228 Les Véillies mais j'ai cru que c'étoit un ancien ouvrage. Comment ! a préfent elle eft auffi jeune & auffi jolie que ce charmant tableau la repréfente ?..'. — Si elle n'avoit qu'un talent ordinaire, fa jeunefle. , fon fexe , fa figure, une excellente réputation ne permettroieut pas de lajuger avec févérité... — Ainfi, quelleadmirationne doit-elle pas infpirer, puifqu'elle joint a tous ces avantages un talent fupérieur!... — Le public eft jufte, rien ne peut 1'empêeher de louer & d'admirer ce qui lui plait & ce qui Je frappe. Auffi avez-vous vu les tableaux dont nous parions atttrer & fixer toutesles perfonnes qui étoient au Sallon. —Brilleracóté des plus grands maitres, cela eft bien glorieux pour une femme ! — Oui ; mais cela elt bien dangereux. — Cependant les hommes ne peuvent être jaloux d'une femme? — Ils ne dédaignent-pas de nous faire quelquefois cet honneur; & quand ils s'y décident, c'elt avec une animofité qu'ils n'auroient pas pour un rival; ils penfent qu'ils ont feuls le droit de prétendre a la gloire; ils veulent bien nous flatter, & même fe laiffergouverner par nous; mais ils ne veulent pas nous admirer; & pour revenir a Madame le B** , comme je vous le difois tout - a - Pbeure, fi elle n'avoit qu'un talent agréable, elle ne reccvroit que des hommages , elle n'entendroir que des flatteries ; mais elle s'avife de peindre des tableaux d'hilloire , elle n'eft efiacée par aucun Académicien ; il  du Chateau. 229 faut convenir que cela eft étrange & revoltant. .. — Maman, M. 1'Abbé m'a dit que les Journaliftes rendoient compte des tableaux ( expofés au Sallon; je crois qu'ils ont bien loué ceux de Madame le B**? — Ils ont trap de prudence & de circonfpe&ion pour ofer louer une femme qui fe diftingue véntablement. Génèreux & compati/ants, ils lont remplis d'égards pour les envieux; ils les confolent autant qu'ils peuvent. Le public n'admire que le mérite fupérieur ou les travaux utiles; pour eux, ils ne protegent que le folhle, ils ne vantent que les petits talents. La médiocrité eft le partage de la multitude: ainfi, par cette conduite, ils s'attachent une foule d'amis, & ils acquierent de juftes droits a la reqonnoiffauce de tous les envieux & des détracteurs des grands talents : clafie étendue & ckngereufe dont la haine eft auffi aétive qu'envenimée. _ Ainfi, maman, les Jonrrraux ne rendent pas jultice h Madame le B'**? — Un feul Journal juge fes Ouvrages avec equité. Les autres en parient d'une maniere qui a furpris toutes les perfonnes qui ne connoiffent pas les principes invariables & la. politique profonde des Journaliftes. P'ïï*antre cóté' ]es ennemis de Madame le B** ne pouvant nier qu'elle n'ait eu le plus brillant fuccès, font réduits .ï foutenir que ce fuccès n'efl pas mérité. — Mals que peuvent-ils dire pour le prouver? — Jls difeut que Madame le ü** peint dans  tr^o Les Veillées un petit genre... — Comment ! des figures grandes comme nature, & des fujets pris de 1'Iliade? — Ou les allégories les plus nobles & les plus ingénieufes ; voila ce qu'ils appellent un petit genre. Ils ajoutent qu'elle n'a peint julqu'ici que des figures de femmes. —«Ils veulent donc perfuader que pour peindre une belle femme, il n'eft pas néceffaire d'avoir un talent fupérieur?... — Précifément; ils oublient que 1'Albane n'a peint que Vénus, les Amours & les Graces O); ils oublient toutes les belles Vierges de Raphaël & du Guide, de Carle Maratte, &c.; & voila comme Penvie raifonne. Maman , dit Pulchérie, je vois avec plaifir qu'il y a dans ce moment beaucoup de femmes dignes d'être placées au rang dss (a) „ L'Albane naqu.it a Bologne. II époufa "„ en fecondes noces une très-belle femme, qui ,, devint le modele de toutes les divinités qu'il repréfentoit dans fes tableaux. II en eut douze „ enfants, fi beaux qu'ils lui fervirent non-feu„ lement pour peindre les groupes charmants „ de petits Amours dont il enrichit fes belles ,, compofitions, mais qui furent encore les ori„ ginaux d'après lefquels le Pouffin , Francois „ Flamand & 1'Algardi, ( ce dernier étoit fculp„ teur) étudierent les graces de 1'enfance. L'Al„ bane mourut en 1660 , agé de quatte-vingt,, trois ans ". Extrait des differents ouvrages publiés fur la Vie des Peintres , par M. P. D. L. F. tome L  du Chdteau. 231 grands peintres. — En France, qiiatre* Académiciennes, fans compter plufiears autres femmes qui ont infhnment plus de talent que certains peintres de 1'Académie... — En effet, nous avons vu au fallon de bien vilains petits tableaux, entr'autres ceux devant lefquels vous n'avez pas voulu vous arrêter; je les ai entrevus en paffant, & ils m'ont paru bien mal peints... --- lis étoient en effet, de toutes manieres, fort déplacés dans les falies du Louvre. Le bon goüt & les bonnes mceursauroient également dü leur en interdire Pentrée. Mais revenons aux femmes qui fe diftingnent dans cette briljante carrière. Parmi les étrangeres, il en eft une bien célebre, elle peint auffi dans le grandgenre. Vous avez admiré une foule de gravures faites d'après fes tableaux... — C'eft Angélique Kauffman... — Je ne fais pas comment les Journaux la traitent dans le pays qu'elle habite; mais toute 1'Europe lui reconnoit des talents fupérieurs... — Maman, vous qui vousplaifezarecueillirtout ce qui eft a la gloire des femmes, favezvous les noms de toutes celles qui ont eu de la réputation dans ce genre? — A-peuprès. --- Oh, maman , faites-nous les connoitre. Nous connoiflons déja JoannaGazzoni O), Elifabeth Cirani, Marie, fille (<») On voit en Italië, & particuliérement a Rome , plulieurs tableaux rl'elle was-eftirncï.  Les Ve'illèes du Tintoret (a), & la llofalba f». — Je vous donnerai un cahier qui contiendra les noms des femmes les plus célebres dans cc genre (2). II faudroit faire un Ouvrage pour les déligner toutes. Au refte, fi ce nombre n'égale pas celui des hommes qui fe font diftingués dans la même carrière , c'eft 1'effet du préjugé qui nous juge ineapables d'acquérir les grands talents quidemandent du génie. — Comment? — Lorfqu'on daigne (ce qui eft bien rare)s'occuper un peu de notre éducation, on neveut nous' donner que des notions vagtres, & par conféquent fouvent fauffes, des connoiffances fuperficielles, & des talents fri- (a) Elle mourut en 1590. On voit d'elle au Palait-Royal un beau tableau repréfentant un homme allis, vêtu de noir, ayant une main fur un livre ouvert pofé fur une table , oü font un Crucifix, une écritoire, une pendule 8c des papiers. (/') La Rofalba Camera fut 1'éleve du Cavalier Diamantino, & furpafla fon maitre. Elle s'accjLit une fi grande réputation , que toutes les Aca !émies de 1'Europe s'emprefferent a la receveir. Elle fut recue a 1'Acarfémie de Peinture de Par s en i7lo, fur un tableau en paftel repréfentant une Mufe. Elle aimoit paffionncment la mufique, & jouoic fupérieurcment du claveffiin. Ei;e voyagea en France & en Allemagne. Ses talents lui procurerent une fortune trés - confidérable. Elle mourut a Venife en 1757, agée de quatreviogt-cinq ar.s.  du Chateau. 2^3 voles. Un Peintre veut-il inftruire fa fille dans Ion art , il n'aura jamais le proiet d en faire un Peintre d'Hiftoire; il lui répétera bien qu'elle ne doit prétendre qu'au genre du portrait, de Ia miniature ou des rleiirs. C'eft ainfi qu'il la décourage, & qu il éteint en elle le feu de 1'imagination. ülle ne peindra que des rofes; elle étoit née peut-être pour peindre les Héros ! De uiême un Homme de Lettres a-t-il une fille qui annonce de 1'efprit & du goüt pour les vers , il cultivera ces difpofitions heureules; mais fon premier foin fera de ravir a fon éleve la confiance qui foutient le courage, & Pambition qui fait furmonter ks difficultés. On lui prefcrit le genre dans lequel elle doit s'exercer. Semblable a cet orgueilleux Romain («), qui, abufant de la puiffance & de 1'opinion, impofoit des loix extravagantes que refpeéterent les préjugés, Pinftitutéur tracé autour de fa jenne éleve un cercle étroit qu'il lui défend d oler franchir. Eüt - elle le génie de Corneille 011 de Racine, on lui répétera conftajnment : ne faites que des Romans, des luyles, des Madrigaux. Un Muficien célebre me fit entendre il y a deux ans ia niece qui jouoit fupérieuremenr du pianoforte. J'admirai fur-tout la maniere dont elle préludoit; & j'appris, avec une fuf- (<») Popilius, Voyci Annaks dt U Vertm, t. II, page 13.  134 Les Veillèes pril'e extréme, qu'elle favoit a peine les regies de 1'accompagnement. Je demandai pourquoi, avec une auffi bonne tête, elle avoit négligé d'apprendre la compofition. Je n'ai pas voulu, répondit Tonele, lui faire perdre fon temps a cela. A quoi peut fervir la compofition a une femme? 'fous les hommes railbnnent a notre égard comme cet impertinent oncle. Ils veulent bien convenir que nousjouons des inftruments , que nous danfons, & même que nous caufons auffi bien qu'eux. Ce font des faits trop prouvés pour pouvoir les nier. Cependant il exifte encore un talent auffi commun parmi les femmes que parmi les hommes; & ce talent enchanteur & fublime exige nécelfairement une fenfibilité vive & profonde, de 1'énergie, de la chaleur, & tous ces grands mouvements de 1'ame qui n'appartiennent, dit-on, qu'aux hommes... — Quel eft donc ce talent? — Celui de jouer fupérieurement la Tragédie & la Comédie. — Ah, il eft certain qu'on peut citer une foule d'A&rices eélebres... — Si tous les autres talents, ainfi que celui-ci, étoient moins les fruits de 1'éducation, de Part & de Pétude, que les dons heureux de la nature, une parfaite égalité exifteroit fans doute entre les hommes & les femmes. Quelques jours après cette converfation , les enfants ayant été voir les galeries du Luxembourg, Madame de Clémire les queftionna. Ils avouerent qu'ils n'avoient pas  du Chdteau. 235 remarquéle déluge du Pouffin (»• A votre age, dit Madame de Clémire, on n'eft frappé que de ce qui plait, de ce qui éblouit, ou de ce qui peut produire des fentiments vifs, tels que Phorreur, la pitié, &c. Ce qui eft fin, délicat ou profond, vous échappe. Mais en caufant avec vous, }e pourrai vous faire concevoir ce que vous ne feriez pas en état d'appercevoir; & plufieurs entretiens de ce genre vous donneront infenfiblement des idéés, & formeront votre goüt & votre jugement. — Maman , je me rappelle fort bien d'avoir vu ce tableau du Pouffin : mais j'avoue que je n'y ai rien trouvé de bien beau Vous avez vu tomber de la pluie? — Mille fois. — Duraut ces orages, avez-vous obfervé avec attention la couleur du ciel & des nuages; 1'obfcurciffement de Pair, & cette vapeur répandue dans 1'athmofphere, & qui, (a) Nicolas Pouffin, d'une familie noble, né en 1594 a Andéli , petite ville du Vexin Normand, fut un des plus grands Peintres de 1'Ecole Francoife. Le defir de fe perfeftionner le conduifit a Rome. Le Cardinal de Richelieu 1'attira a Paris. Louis XIII lui donna une penfion, 6: le titre de fon premier Peintre. Mais Penvie des artiftes médiocres forca le Pouffin de s'expatrier •, il retourna a Rome, après avoir fait pour le cabinet du Roi, un plafond repréfentant le Temps qui délivre la Vérité de 1'oppreffion de 1'Envie. Le Pouffin mourut a Roma 1'an 1665. On ne hü connoit d'éleve que Gaafpre, fon beau-frtre, qui prit le nom de Poujfin,  236 Les Veillies en couvrant tous les objets, détruit leur écht, affoiblit leurs couleurs , fait difparoitre les lointains, ou permet a peine de les entrevoir?... — Je n'ai rien obfervé de tout cela. — Si vous euffiez fait quelque attention a ces différents effets de la pluie, vous auriez été frappés de la vérité admirable avec laquelle le Pouffin a fu les repréfenter : mais le plus grand mérite de ce tableau fublime, eft dans la compofition. Oubliez que vous 1'avez vu; & ditesmoi , fi vous vouliez peindre le Déluge univerfel, quelle eft 1'idée qui s'offriroit d'abord a votre imagination ? — Celle de repréfenter une multitude d'hommes prêts a être enfevelis fous les eaux. — Cela eft vrai; voila 1'idée qui fe préfente naturellement : mais fon exécution u'eut produit qu'une fcene vague , & par conféquent dénuée d'intérêt. On Pauroit regardée avec auffi peu d'émotion qu'on en éprouve en voyant les tableaux qui repréfentent des batailles. Le Pouffin fit ces réflexions. D'ailleurs, il fentit qu'en peignant cette terrible cataftrophe, il devoit choifir le moment le plus frappant; & c'eft fans doute celui qui la termine. 11 imagina donc de ne préfenter que cinq figures principales («)... Quel intérêt preffant infpirent ces cinq perfonnes! Elles ne font pas dans Parche , el- («) Onze en tout , en comptant des lïgu.es dont on ne voit que le haut de la tête.  du Chat cc u. 037 fes font profcritcs , elles doivent fubir le ™t,d" genre humain qui vient de périr' fct dans quelle fituatiun offre-t-il ces info/tunés? D'un cóté, une mere uniquement occupée de fon enfant , & qui en pénuant, ne fonge qu'a le fauver ; c'eft un époux qui tend les bras a fon époule , c'eft un homme pret a fe précipiter volontairement d'une barque au fond des Hots Sans doute pour fe réunir a ce qu il aime! A 1'un des cótés de ce tableau pathétique, on découvre 1'obiet le plus frappant & le plus terrible. Sur la cime d'un rocher, paroit un ferpent : fon attitude eft menacante; il leve avec fierté fa tête orgueilleulë. On croit entendre fon iifflement hornble; on reconnolt, en frémiffant , 1'efprk tentateur qui corrompit le premier homme, & qui s'applaudit encore du nouveau défaftre dont il eft Tailleur. .. Mais Tefpérance adoucit Thorreur de cette fcene affreufe; les yeux peuvent sc repoferfur Tarcbe heureufe qu'on appercoit dans le lointain... — Je vous a'ffure , maman , qu'a préfent je comprends parfaitement le mérite de ce tableau. Je veux examiner Ja pluie avec attention , & puis je retournerai au Luxembourg pour revoir le Dêluge du Pouflin. Nous avons vu un autre tableau dont nous avons fenti la beauté, c'eft la natfJance de Louis XUI (»• 011 nous a fait O) Dc Rubens, Cet Üluftre Arrifie r né 2 Co-  238 Les Feillêes remarquer la doublé expreffion quife trouve fur le vifage de Marie deMédicis, & nous en avons été très-frappés... — La compofition & 1'expreffion; voila les deux plus importantes parties de la peintureparee qu'elles parient au cceur & a 1'efprit. Un peintre qui ne les pofledepas, quelque habile qu'il foit d'ailleurs, ne peut être regardé comme un bomme de génie. Pour revenir au tableau dont vous me parliez, cette tête de Marie de Médicis eft en effet admirable. Je n'ai retrouvé cette doublé expreffion de fentiments oppofés, fur le même vifage , que dans un morceau de fculpturequej'ai vuaGênes: c'eft le chef-d'ceuyre duPuget. II repréfente le martyre de Sait?t~ Sèbafiien : le vifage du Saint exprime a la fois 1'excès de la douleur, la réfignation & 1'amour divin. — Maman , il faut néceffairement qu'un grand Peintre ait beaucoup d'inftruftion? — Afiurément, il eft indifpenfable qu'un Peintre fache 1'anatomie; il ne peut fans les éléments de géométrie, logne, fit la plus plus brillante tottune : il joignit aux talents d'un Peintre fublime , des connoiffances étendues. 11 favoit fept langues : il a écrit plufieurs ouvrages en latin; les uns fur les regies de fon art, d'autres fur Ie coftume des anciens. 11 fut employé dans diverfes négociations. Comblé d'honneurs & de richeffes , il finit fes jours a Anvers en 1640, agé de foixante-trois ans. II a formé beaucoup d'éleves, entr'autres le , célebre VandUk,  du Chateau. ny^ apprendre les regies .de la perfpeétive; il doit avoir une connoiffance approfondie de Philtoire ancienne & moderne, &de la mythologie : enfin, s'il n'eft pas oblervateur & philofophe , s'il ne connott pas le cceur humain, il ne fera iamais fublime. — Je ne m'étonne pas qu'il y ait fi peu de grands Peintres. —Nous n'avons plus aujourd'hui 1'idée de ce qu'un homme peut apprendre avec du génie & le goüt du travail. Le fameuxRaphaël mourut a 37 ans : il avoit été bon Sculpteur, excellent Architecte & le premier Peintre du monde f» Michel-Ange étoit aufli grand Sculpteur, que Peintre fupérieur & favant Architeéte (h). L'excef- (a) On voit a Rome un Jonas de Raphaïl, qui paffe pour un chef-d'ceuvre dans fon genre. II exifte encore a Rome plufieurs palais batis fur fes deflins. II naquit a Urbin , & mourut en 1520. Son corps, après avoir été expofé trois jours dans la grande falie du Vatican, au bas de fon fameux tableau de la Transfiguration, fut porté a la Rotonde, a la fuite de ce même tableau, le monument le plus glorieux de fes travaux & de fon génie, & que Léon X fit fervir a 1 'ornement de la pompe funebre de ce grand Artifte. (i) Je trouve encore dans la vie de MichelAnge , qu'il imagina le premier les fortifications modernes qui fenirent i de'fendre la ville de Florence fa patrie, & qui forcerent fes ennemis d'^n abandonner ie fiege. Entr'autres morceaux de fculpture de cet Artifte, on admire particuliérement la ftatue qui  £40 Les VeiJlèes five angtnentation du luxe en multipliant les amufements frivoles, nous arrache a la retraite, a i'étude, & nous fait perdre le gout du travail.—Non-feulement les Peintres aujourd'hui ne font ni Sculpteurs, ni Architect-es; mais je crois qu'ils ne lifent guerc; car en général ils ne choiiïffent que des iüjets connus. — Cela elf vrai; & ce qu'il y a de pis, c'eft qu'ils traitentcesfujets ulo's d'une maniere commune. — Mais, Maman, comment traiter d'une maniere neuve un fujet rebatu? — Avec du génie rien n'eft plus facile, fur-tout en peinture. Je vais vous en citer deux exemples frappants : vous avez vu cent Charités Romaities, n'eft-il pas vrai? —Oh certainement? - - II n'exifte pas de collection de tableaux on 1'on ne trouve au moins une Charité Romaine :'eh bien, écoutez la defcription de celle-ci : une jeune femme dans une prifon allaite fon pere, tandis que fon enfant pleure & paroit demander par des cris une fubfiftauce que la nature lui deftinoit; la jeune femme le regarde avec un attendriffement douloureux («). — Ah Maman, voila repréfente Moïfe, tenant fous fon bras le livre Je la Loi. Cette ftatue eft a Rome. Michel-Ange momrut agé de quatre-vingt-dix ans, 1'an 1564. (a) On voit ce tableau dans le palais Spada i Rome. L'idée en eft belle, & 1'exécution me> diocre.  da Chdteau. 24I voila en effet un tableau tout nouveau, & c eft cependant le même üijet! — Le Peintre n a fait qu'ajouter une circonftance : il a mané la fille du Vieillard prifonnier — Maïs il y a des fujets oü Pon pourroit fe permettre d ajouter des circonftances d'invention? —Certainement. Mais alors le <*é. me trouye d'autres moyens, comme dans Ie fecond exemple que je vais vous citer, lous les Peintres, qui veulent peindre fudtth ne trouvent rien de mieux que de repréfenter une femme d'une figure dure & martiale, & dont Pair fier & menacant annonce les inclinations les plus belliqueufès. Cependant Judith n'étoit point une guerriere; elle ne fut homicide que pourfauver fon pays & paree qu'elle fe crut iufpirée par le ciel même; voila 1'hfftoire. II feroit poflible que Judith eüt naturellement la inodeftie, la douceur & la timidité qui caracténlent fon fexe, & qu'emportée par 1'amour de fa patrie & par une infpiration divine, elle ait fait une aftion ablblument contraue afon caratfere. L'enthoufiafme a fouvent produit de chofes auffi extraordinaireVA&„V,0lla,ce *ae PaulFéronere a fuppofe a 1 égard de Judith. Dans fon divin tableau ila repréfenté Judith fous lestraits ei une blonde touchante; fa figure eft délicate, fa phyfionomie d'une douceur angelique fon air ingénu, modefte & timide; elle tient d'une main tremblante Ja tête fanglante d'HoIopherne, elledétoume TmTlll C" °bjet affr£UX Lf°n Vifage  »4s Let Feillées exprhne non Phorreur des remords, mais le faififfement & la pitié : en Ja regardant on voit , on (ent combien cette action eruelle adülui coüteri Heft impoifibledela contempler fans être profondément ému. Une efclave negre tient unfac ouvert; elle eonfidere avec une curiofité féroee la tête d'Holopherne, &forme Je contraite le plus frappant avec la figure douce & raviffante de judith (a)... Cet exemple doit fuffire pour vous convaincre que les reffources du génie font inépuifables, & qu'on peut montrer de 1'itnagination, même en traitant les fujets les plus ufés. Pourriez-vous, Maman, dit Caroline, nous donner quelques regies générales, fur ce qu'on doit principalement obferver dans un tableau, pour juger de fon mérite ? — Pour fe connoitre en tableaux, il faut, comme nous Pavons déja dit, avoirobfervéles différents effets de la nature, tous les objcts matériels qu'elle préfente : les arbres vus en perfpective , les lointains, les rivie- {a) Paul Caliari Vèronefe naquit a Vérone ea ïf 37 ; fon tableau le plus parfait eft a Venife, dans le réfe&oire du Couvent de St, George, ïl reptéfente les Nocts de Cana. Paul Véronef» mourut a Venife en 1588, ïl eut pour difciples fes trois fils. L'ainé, Charles, fe diftingua particuliérement, ïl mourut k 1'age de vingt-cinq ans„ Vérone fut encore Ia patrie d'un excellent peintre. AUxandre Véroaefi, qui s'appelloit Turcki au. J'Ofr . iptp. li mourut en 1.670,  du Chateau. *%m% *«, les deux, les orages, le lever de Fauïure, le coucher du foleil, &c.„.—Aiatt pourdevenirconnoifleur, il faut avoir vera a la campagne ? — II faut même avoir voyage & vu des montagnes, des rochers, des précipices ,des cafcades naturelles , &\ous ces grands tableaux que Ja nature u'oifïe jamais réunis dans un petit efpace. Tout cela ne fuffit pas : il eft nécefiairc que 1'amateur ait encore, comme le Peintre, une •connoiffance approfondie du cceur htimain , a.in qu il puifle dire : cette fituation demandott une autre expreffonou une ordonnans* différente.... Enfin , il eft impoffible de fe connoitre en tableaux, fi on n'en a pas vu une prodigieufe quantité, & fi on ne les a pas examinés & compare's entre eux avec Ia plus grande attention : & avec tout ceJa, fi cet amateur ne fait pas deffiner & peindrebien ou mal, il y aura une infinité de beautés perducs pour lui. — Mais comment fe peuc-ïl qu'il y ait tant de connoifleursv —II eft vrai qu'on n'a jamais ferme tant de cabinets, & que tous les Journaliftes nous affurent qu'ils font eonnoiTfeurs, & que pour nous ie proüver üs employent tous les tenues fcientifiqnes ndoptes par certams amateurs : ils difeut ou'uh Artifte a un faire précieux, que k faire d un ouvrage■ eft bon ou ipanvals, qü'jjh tableau eft chaud de couleur, &c ■» - Ces expreffions font droles. -- U y en a bien ■d autres du même genre. — Ce font-la les ternes de Part?—Je veux Ie -croire; mais L ij  244 Les Frillies ce qu'il y a de certain, c'eft qu'un homme qui valoit bien nos connoi[feurs, & qui a fait un excellent Traité fur la peinture, ne les a jamais employées. — Quel eft donc cet homme?— Mengs. —Quoi, ce grand Peintre ? — Oui, ce Peintre admiré a Rome même, comme dans tout le refte de 1'Europe; il a laiffé fur la peinture 1'ouvrage le plus utile & le plus eftimable; les ignorants ainfi que les artiftes peuvent le lire avecintérêt, ils n'y trouveront ni mots barbares, ni expreffions ridicules (a~). Au («) Le Chevalier Antoinc-Raphacl Mengs naquit a Drefde en 1718. Voici 1'éloge que le célebre Winckelman a fait des talents fupérieurs de cet artifte que 1'Europe vient de perdre : ^ „ Le fommaire de toutes les beautés que les „ anciens artiftes ont répandues fur leurs figu„ res, fe trouvent dans les chefs-d'oeuvres im'„ mortels de M. Antoine-Raphaël Mengs, pre„ mier Peintre de la Cour d'Efpagne & de Po- logne, le premier artifte de fon temps , 5c „ peut - être des fiecles futurs. Semblable au „ phénix, on peut dire que c'eft Raphaël ref„ fufcité de fes cendres pour enfeigner a 1'uni„ vers la perfeftion de 1'art, & y atteindre lui„ même, autant qu'il eft poffible aux forces „ de 1'homme... II manquoit a 1'Allemagne de „ montrer au monde un reftaurateur de 1'art, J, & de voir le Raphaël Germanique reconnu & admiré pour tel a Rome même , qui eft „ le ftege des arts ", Hifioire de VArt, tome 1, page 312. Cet Eloge de Mengs fe trouve cite dans la  dit Chdteau. 245 refte, quand on a des idéés neuves, on ne cherche pas des mots nouveaux pour les exprimer : on veutêtreclair, on fentqu'on y doit gagner. Pour revenir aux regies générales que vous me demandiez, en admettant qu'un amateur ait a-peu-près les connoiflances dont je viens de vous faire le détail, voici ce qu'il doit examiner dans un tableau: premiérement, le genre : 1'hiftoire eft le premier de tous (V). — Suppofons queleconnoilfeur examine un tableau d'Hiftoire. — Donnez-moi un fujet... Cette propofitioil embarraffa un inftant les enfants; enfin, après unpeu de réflexion, Caroline donna pour fujet Bias (Jj), rachetant les jeunes filles de Mejfine. Je fuis très-contente de ce fujet, reprit Madame de Clémire, il offre une aftion intérenante; onytrouverad'ailleurs contrafte d'nge, diverfité d'expreflion, & le beau coftume Grec. Mais compofez vous-même ce tableau ; je le critiquerai. D'abord, quel eft le lieu de la fcene ? — Le bord de la mer ou 1'intérieur de la maifon de Bias. La maifon d'un fage ne doit Prcface de fon Tradudteur. Cette excellente traduftion, en un volume , eft dédiée a Madame Le Brun. (a) On comprend dans ce genre tous les fujets pris dans la Mythologie , les fujets nobles d'imagination , & les allégories. (*) Bias, un des fept Sages. Voye-i Annales de la Vertu, tome I, page 1S1. L iij  24 Let Feillèes pas être magnifique; nous n'aurons nï colonnes ni pilaftres.... — Eh bien, le bord de la mer. On voitdans lefond du tableau le vaiflëau des Corfaires; les jeunes filles amenées par les Pirates viennent de débarquer; Bias les rachete. ïl parle aux deux Corfaircs, leurdonne del'argent; pendant ce temps, les jeunes filles réunies & for* mant un joli grouppe, expriment leur joie... — Ne feroit-il pas plus intérefiTant qu'elles exprimaffent leur reconnoifianee ? ~ Ah , «ela eft vrai. — II faut que les Corfaires ayeut recu leur argent, & qu'ils s'occupent a le compter. Ces deux figures doivent être dans un coin fur un plan éloigné. Bias & les jeunes filles rempliffent le premier plan. QncPe figure doit avoir Bias ? — Celle d'un vieillard vénérable. — Quelle expreflion? — L'air fatisfait.... — Et attendri ; mais avec dignité, & fans que cette expreflion douce puifle altérer cette férénité majeftueiife qui doit être répandue fur toute la phyfionomie d'un fage. Que font les jeunes filles ? — Elles peuvent Pembraffer, puifqu'il eft fage & vieux... — Mais c'eft un homme, & vos jeunes filles font auffi modeftes que timides & fenfibles. Si vous voulez qu'elles intéreflent, e'eft ainfi qu'il faut les repréfenter. — C'eft bien mon projet. — Qud age leur donnez-vous?— Seize ou dix-fept ans. — Cela fera bien monotone : moi, je voudrois qu'il y eftt parmi elles un enfant de huit ans, une jeune fille de dix-huit, une troifieme de douze  du Chateau. 247 tns, & que les autres eulTent quatorze oa quinze ans. La petite fille, avec la naïveté de fon age, fe jetteroit dans les bras du fage pour Pembraffer; la plus Sgée des jeunes filles, comme celle qui don le mieux parler & fentir avec le plus d'énergie, feroit a genoux aux pieds de Bias, elle pourroit même tenir contre fon fein fa jeune fceur agée de douze ans, & la préfenter au Vieillard; elle auroit Pair d'exprimer fa reconnoifianee & celle de fes compagnes , qui, placées derrière elle, formeroient un grouppe intéreffant. — Pourquoi celles-la n'avancent-elles pas? — La timidité les retient : elles font dans Page oü Pon ne fait pas encore la furmonter lors même qu'elle eft le plus déplacée. — A préfent je comprends tout cela; je vois notre tableau, & je le trouve fort joli. — Oui; mais il y a deux perfonnages (les Corfaires) qui ne prennent point part a l'aétion principale, & qui ne la regardent pas; c'eft un défaut dans la compolition. — Supprimons ces deux figures. — Elles font néceffaires a 1'intelligence du fujet; fans elles on ne pourroit deviner ce que repréfente le tableau. — Pourquoi les Corfaires , en comptant leur argent , ne regarderoient - ils pas le grouppe pi-incipal?— Rien ne doit diftraire des Corfaires qui comptent leur argent. — Eh bien, il faut fuppoferque lecompte eft fait; prendre le moment oü 1'un des deux ferme la bourfe, & 011 1'autre alors regarde, & poufl'e fon camarade pour lui faire L iv  £48 Les VeilUes obferver ce qui fe paffe. — Quelle expret fion donnerez-vous a celui qui pouffe 1'autre ? — Seulement de la curiofité. — Fort bien. Le tableau eft maintenant paffablement compofé f». — Maman, faites-nous compofer ainfi tous les jours un tableau, nous donnerons tour-a-tour un fujet, cela fera charmant.—J'yconfens, fi vous pouvez me dire dans ce moment, clairement & en peu de mots, ce qu'il faut obferver en général pour juger du mérite d'un tableau relativement a la eompofition? — Cela eft fort aifé : vous venez de nous 1'apprendre. — Voyons. — II faut d'abord qua le fujet puifle être deviné facilement par tous ceux qui connoltront le trait qu'il repréfente; enfuite on doit voir ft le moment eft bien choifi , ainfi que le lieu ; fi les perfonnages ont les attitudes & Pexpreflion qui conviennent a leur fituation & a leur (a) Dans un tableau oü les figures ne font pa» de fimples acceflbires, comme dans des payfages, il ne faut pas que le fond domine; il faut, au contraire, que les figures occupent la plus grande partie de 1'efpace qu'offre la toile, furtout dans les fujets oü 1'on préfente plufieurs figures. On doit encore obferver une regie importante dans la eompofition c'eft de ne pas donner aux figures pofées fur le fecontt plan , une expreffion auffi forte qu'a celles qui font placées fur le premier plan. Cette même gradation doit être fenfible entre le fecond & le tr»» fieme plan-, & ainfi des autres-.  du Chdteau. ^ Sfie, & fi Ie cofhirne eft bien obfervé — Vous avez parfaitement1 compris tout ce que je vous ai dit.-Ainfi, maman, tous les ioirs nous compoferons un tableau d'hiftoire. — Om, je vous le promets: & ce prmtemps quand nous ferons a Champcery, nous compoferons des tableaux Flamands, des Teniers f», des Gerard Dow W; c eft-a-dire, des tableaux repréfentant des fcenes vilIageoifes.-Surement. Nous en aurons les modeles fous les yeux. — Et O) David Teniers le pere , appellé le Vieux; naqu.t a Anvers en i;8i , & fut éleve de Rul bens. II na reprefenré que des laboratoires de chyrme, des tabag.es , d*-s kermeffes ou foires Hollando.fes-, & fon fils David Teniers fe E gua davantage encore dans le même genre. Abra. ham Tenrers, frere de David le jeune, n'a égalé ni fon pere , ni fon frere. B f»?\iGérarl V°W™W" a I-eyde en 1613 , & fut eleve de Rembrant. II mourut en 1680! Ses me.Ileurs d.fciples ont été Scalken & Mieris. Les W *U^leaUX dC Gérard D°^font: e Charlatan &Cffydrafje. Le premier eft dans Ia galer.e de Duffeldorp ; le fecond eft a Turin dans la collefhon du Roi de Sardaigne. II repr£ fente une femme hydropique d'une figure intéren-ante; elle eft affife dans un fauteuil; & ta„. d.s qu un Empyrique, vêtu d'une longue robe de fatm examine une fiole qui contient une Iiqueur, la fille de J'hydropique , è genoux de! vant fa mere la confidere enVeurant, avec une •xprefuon pleine de fentiment. L v  a^o Les Veiïïiet c'eft ainfi qu'il faut peindre. — Mamtin , ctgenre de peinture eft bien inférieur au geiïre noble ? — C ertainement. Malheur a ceux qui préferent la repréfentation d'un cabar ret, ou d'une femme vendant des carottes & des choux, aux tableaux de Raphaël & du Correge («),. Le genre comique ne peut exifteren peinture, paree qu'il n'y a point de pantomime intéreffante fans quelques développements, & fur-tout fans mouvement. Qu'on offre dans un tableau tout ce qu'il fera pofiible d'imaginer de plus ridicule, de plus grotefque, le Peintre n'aura même pas le petit mérite d'un Farceur; il ne fera jamais rire perfonne aux éclats; il ne peut être que bas & groffier, il ne fauroit être plaifant. La peinture a le pouvoir d'attendrir, de plaire, en offrant des images douces & riantes; elle peut exciter encore la pitié, 3a terreur, 1'admiration; mais -elle n'infpirera jamais une véritable gaieté;. On me vante en vain la vérité parfaite des tableaux Ffamands ; je ne fais cas de ia (a) Amonio Allegri Corregio naquit a Corregi» ■dans le Modenois. 11 eft regardé comme le fondateur de 1'EcoU de Lombardie, 11 s'attacha parti■ culiérsment aux graces ; & nul peintre n'a pa. le furpaffer dans le genre gracisux. On raconte , qu'après avoir confidéré avec admlration un tableau de Raphaël, il s'écria : Anche io fon Pitten; St moi aufli je fuis peintre. Le Correge. étoit encore mathématicien & architedte. II mcu.i-ut en zj 34, agé de quarante ans,  du Chateau. 2 D'abord le bas d'armoire fut vifité, & Madame de Clémire n'y trouva pas une feule büche. Alors elle entra dans la chambre de fa fille. Pulchérie répétoit des vers, en fe promenant a grands pas pour s'échauffer. Gertrude, la payfanne de Champcery, affife dans un coin, tricottoit. Quand Pulchérie vit paroitre fa mere , elle rougit. Pourquoi donc, mon enfant, dit Madame de Clémire, etes-vous fans feu ? - Maman , 51 ne fait pas bien froid A ces mots, Madame de Clémire s'affit, & renvoyaGertrude. Enfuite , prenant Pulchérie par la main : A préfent, dit-efle, vous allez me parler avec confiance, f en fuis fure.... — Ma chere Maman , je vais tout vous avouer Mais peut-être avez-vous déja deviné ce que c'eft... —j'ai bien quelques foupcons confus.... -- Vous allez tout favoir.'II y a fept ou huit jours que j'entendis conter a ma Bonne , qu'une pauvre femme, qui demetire dans cette rue, étoit venue demander Pauuróne. Ma bonne lui donna, & puis elleaété une fois chez elle pour lui porter du pain ; & ma bonne m'a dit que cette pauvre femme ne demandoit pas jnieux que de travailler; mais qu'elle maa-  du Chateau. 263 ■tjtiolt d'ouvrage, & ce qui eft bien plus trifte, qu'elle manquoit auffi de bols. Ma bonne ajouta qu'elle lui fourniroit de 1'ou•vrage ; & moi je penfai que fi je pouvois lui donner du bois, elle ne manqueroit plus de rien. Je ne voulus pas vous en parler, maman, paree que i'avois déja mon pro jet dans la tête. Je favois que ma ieeur alloit coucher dans une autre chambre , & je me dis 1 voila une occafion de faire, comme Sydonie, une bonne action qui ne fera fue de perfonne. je n'en parlerai même pas a maman. Comme tout fè découvre avec le temps, elle le ('aura tót ou tard; mais je ne m'en ferai pas vante'e, & mon aclion n'en fera que plus de plaifir a maman ; &, en attendant , Dieu la iaura , & la pauvre femme fe chauffera. Me voila donc déeidée a me paffer de feu tous les rnatins. Cela me fajfoit trois büches. Je dis au Frotteur de ies mettre dans le bas ri'armoire; ce qu'il faifoit tous les foirs, afin de s'éviter la peine de les apporter le lendemain. Alors je fus obligée de mettre dans ma confidence Jeanneton, la femme de garde-robe. Elle a d'abord fait des diffi.cultés ; mais je 1'ai afliirée que cela ne pouvoit vousfScher, maman, au contraire. Elle m'a déclaré que fi vous la quefnonniez, elle diroit ia vérité; & elle m'a promis que fi vous ne l'inten-ogiez pas elle le tairoit. C'eft tout ce que je vouiois... _ Eh bien , elle s'eft cbargée de porter le bois chez la femme ? — Oui  2Ö4 Les Veillèes maman, tous les matins.. . — Mais comment , a la porte, la laifloit-on paffer ainfi chargée , & emportant réguliérement trois büches ? — Ah, je ne.fais pas! je n'ai jamais fongé a cela. En effet , le Suifie devoit être furpris.Cependant, il faut bien qu'il ne lui ait jamais fait de queftions, puifqu'elle ne m'en a rien dit. — II y a la-deffous quelque chofe que nous ignorons. Revenons a vous. Avez-vous bien fouffert du froid? — Un peu, les deux premiers jours. Mais je penlbis que la bonne femme fe chauffoit avec fes enfants; car elle a fix petits enfants , & fon mari étoit malade. Ils font bien a préfent, a ce que m'a dit Jeanneton. — Comment bien! avec trois büches feulement?... — Oui, Jeanneton dit que cela les a ranimès, qu'ils font parfaitement bien maintenant. En outre des büches, j'ai envoyé aux petits enfants deux boltes de fucre d'orge que mon papa m'a rapportées de Fontainebleau : & puis, ce n'eft pas tout. Avant-hier, je ne fais par quel hafard, mon papa s'eft avifé de me demander fi je ferois bien-aife d'avoirde 1'argent pouracheter quelques joujoux? D'abord, de premier mouvement, je répondis que non. Enfuite j'ai penfé * la femme, & j'ai rougi. Papa m'a embraffée, il m'a donné de 1'argent (c'étoit un louis), & il m'a fait le détail de tout ce que j'aurois avec un louis. II faut tout dire : il m'a pris envie d'employer fix francs a m'acheter des pelottes, & je fuisremon- tée  du Chdttm. 4lf,j tée pehfive dans ma chambre. J'ai fait chan» ger mon louis : j'ai eu alors quatre écus. J'en ai mis un dans ma poche ; j'ai donné les trois autres a Jeanneton, en lui difant de les porter chez la femme, & ert ajoutant que le lendemain je 1'enverrois acheter des pelottes pour moi. Elle eft fortie. J'ai tiré mon écu de ma poche; il m'a fait de la peine a regarder... Comme j'avois d'abord en moi-même deftiné tout le louis a la pauvre femme, il m'a femblé que je retenois quelque chofe qui ne m'appartenoit pas. J'ai couru fur 1'efcaJier pour rappeller jeanneton, mais elle étoit partie ; elle n'eft revenue que le lendemain matin. J étois réveillée de bonne heure : je penfois aux pelottes , a la bonne femiJlaY;-£étois bien embïi"'aflee. Enfin, en réfléchiirant que ce louis étoit la première fomme que j'eufle eu de m'a vie , je me luis dit : il fant I'employer toute entiere i une bonne aétion. Cela m'a tout-a-fait déterminée. Jeanneton eft arrivée, & je 1'ai renvoyée avec les trois büches & les fix francs. Tulchéne achevoit ce récit lorfqu'un laquais entra dans la chambre, & s'avaneaut vers Madame de Clémire, il lui rennt une lettre. Madame de Clémire regardant le deffus de la lettre : Ce billet ditelle a Pulchérie, vous eft adreffé; c'eft fans doute une invitation de bal. En difant ces mots, elle ouvre la lettre; & au grand étonnement de Pulchérie , elle v lit ce qui fuit: ' Tomé III. \a  afiö Les VeillieS Maijemoiselle, „ Venez recevoir la récompenfe de vö„ tre bonté envers nous ; venez appren- dre de quel état vous nous avez tirés. II ne manque maintenant a notre bon,, heur que d'en avoir pour témoiu celle ,, a qui nous le devons; & nous ne pou„ vons mieux prouver notre reconnoif„ fance a notre jeune & cbere bienfaitri„ ce, qu'en lui faifant voir Pintérieur de „ la familie qu'elle a rendue fi parfaite„ ment heureufe". Ah, Maman, s'écria vivement Pulchérie , maman, auriez-vous la bonté de me mener chez ces bonnes gens ? Affurément, répondit Madame de Clémire, & nous alfons partir fur le champ. Je vais demander des chevaux; venez, chere enfant. En difant ces mots, Madame de Clémire prend Pulchérie par la main, &fort avec elle. Au bas de 1'efcalier, on rencontre M. de Clémire. On allez-vous, dit-il? Si par hafard vous vouliez fortir, je rentre dans Pinftant, & mes chevaux font mis... Soyez de lapartie, reprit Madame de Clémire, venez avec nous. Volontiers, dit M. de Clémire; & fans demander Pexplication, il donne le bras a fa femme. Pulchérie les fuit avec une émotion inexprimable. On monte en voiture, on part; & au bout de cinq minutes , la voiture s'arrête. On defcend précipitainment, on traverfe une petite cour;  du Chateau. M. de Clémire ouvre une porte, & 1'on fe trouve dans une grande chambre. On voit dans le milieu de la chambre un bourreher occupé de ion métier; tandis qu'un* femme auprès d'une table, & entourée de fix petites filles dont Ia plus Agée n'avoit que dix ans, travaiüoit en linge". Aufli-tót queM. de Clémire parut, toute Ia familie fe leva. Approchez , Madame le Blanc, dit M. de Clémire, voila Pulchérie... Aces mots Ia femme, le mari, ie précipiterent vers Pulchérie, & toutes les petites lilles 1 entourerenr. O ma chereDemoifelle, s'écna la femme, que {e fuis aife de vous voir!... Quoi, a votre age & fi délicate, c eft vous qui avez voulu vous pafl'er de reu, & endurer le froid pour nous envoyer votre bois; & puis de 1'argent, & puis vos dragées, enfin tout ce que vous pouviez donner!... Maisregardezcomme nous fommes heureux a préfent 1.... Mon mari eft guéri, ils'eft remis a Pouvrage d'hier; nos dettes font payées, nns enfants bien habillés, nouspouvons travailler; nous n'av.ms plus befoin de rien; c'eft vous, c'eft v.us feule qui êtes la caufe de notre bonheur! car fans votre bonté pour nous , votre cher papa, ne nous auroit jamais connus !... Ah * papa, interrompit Pulchérie,Jeanneton vous avoit donc tout dit? Dès le premier jour reprit M. de Clémire. J'ai même plus d'une fois apporté moi-même dans ma voiture les büches a Madame le Blanc : mais j'avois xepreffémentdéfendua Jeanneton d'en parM ij  2<5[{ Les Veillèes Ier a votre mere, & de vous laiffer foup- c,onner que je fuffe inftruit. Je voulois vous ménager a 1'une & a 1'autre une furprife agréable. Après cette explication, M. de Clémire fut tendrement embrafl'é par fa femme & fa fille; enfuite on fe rcmit a caufer avec les bonnes gens. Au bout d'une demi-heure, on fe leva pour fortir. Dans ce moment les petites filles furent chercher un carton , & la plus agée le préfentant a Pulchérie, la pria de Paccepter, en difant : C'eft Ar tiotre ouvrage; ma mere, mes fceurs & moi kous y avons toutes travaillé... fjf de bien bon cceur! Pulchérie ouvre le carton, & elle le tr> ü.tfé rempli des plus folies pelottes di; &#nde. Elle rougit, &'fe tournant v j - pere: Ah, papa, dit-elle, je les avois '■ : oubliées!... Mais avec quel plaifir je , recois, puifqu'elles font 1'ouvrage de cette bonne femme, & de fes charmantes petites filles! En achevant ces paroles, Pulchérie attendrie, embrafla les enfants; & fes larmes recommencerent a couler, lorfqu'en s'en allant elle entendit les bénédic* tions que lui donnoit toute la familie... Ah, ma pauvre fceur ! s'écria Pulchérie en montant en voiture, combien je fuis fichëe que fon rhume Pat empêchée de partager la joie que je viens de goüter!... Maman, continua Pulchérie, maintenant que me voila accoutumée a me paffer de feu , me permettez-vous de donnertous les hyvers mon bois aux pauvres? Non, répondit Madame  du Chttteau. 263 de Clémire, je ne veux pas que vous prehiez un engagement qui a la longue pourroit vous paroitre trop pénible : je vous 1'ai déja dit, les réfolutions qui demandent une courageufe perfévérance, ne font pas faites pour votre age. Mais fi vous voulez chaque hyver renouveller 1'action que yous venez de faire, c'eft-a-dire, vous paffer de bois pendant huit jours , pour le donner a une pauvre familie, j'y confentirai avec grand plaifir. — Ah , mamau, voila qui eft dit, jc prends cet engagement de tout mon cceur... 11 me vient une idée... ne pourrois-je pas auffi me priver de temps en temps, pour le même objet, du vin qu'on me donne a mes repas?... — Vous en buvez fi peu, qu'il vous faudroit bien du temps pour faire feulement unedemi-bouteille —Quand je ferai grande comme vous, maman, combien en boiraije en huit jours?*.. — Quatre bouteilles tout au plus... — Et quand ce ne feroit que trois , cela feroit grand plaifir a un pauvre malade. — Aflurément; trois bouteilles d'excellent vin feroit pour lui u» préfent auffi falutaire que précieux. — Si tous les mois on fe paffoit de vin pendant huit jours, on ne s'en porteroit que mieux. — D'aüleurs, cette privation n'auroit rien de pénible... — De cette maniere, fans être riche, on pourroit fouvent donner l'aumóne? — Saus faire de dépenfes extraordinaires , on pourroit dans le cours de Pannée fecourir une inh'nité de M iij  270 Les Veillèes malheureux, fi 1'on vouloit fenlement, de temps en temps, s'impofer de légeres privations , & fe refufer quelques fuperfluités. II faut encore obferver qu'une privation momentanée nous prépare toujours un plaifir très-vif: par exemple, vous vouspaiïiez de feu depuis fept heures du matin jufqu'a une heure après midi, n'eft-il pas vrai qu'en defcendant dans le fallon, en vous approchant de la cheminée , vous éprouviez un plaifir que vous n'auriez certainement pas fenti fi vous eufiiez eu du feu dans votre chambre? — , Oh, cela eft bien vrai! je me chauffois le relte du jour avec une joie extreme; la vue feule d'un bon feu m'infpiroit une gaieté extraordinaire. — Vous voyez donc bien qu'en ceci 1'intérêt même de nos plaifirs s'accorde avec la bienfaifance... & nous ne parions pas de ce plaifir fi doux, préférable a tous les autres , de cette fatisfaétion inexprimable que vous avez goütée , & qui fera toir'ours 1'heurenx fruit d'une adtion yertueufe!... — Comment fe peut-il qu'il y ait des perfonnes qui ne fentent pas cela? — Une petite vanité, le goüt du fafte , corrompent fans doute bien des cceurs; mais dans le féjour même oü le luxe étouffe & détruit tant de vertus, on peut trouver encore de grands exemples, & des modeles faits pour honorer notre fiecle : les feules aumónes anonymes envoyées aux différents Curés de Paris font immenfes; tous les mois une multitude de prifonniers, com-  du Chdteau. t?l pofée d'artifans malheureux, doit a des inconnus, & la liberté & Ie bonheur de revoir fes enfants. La bienfailance a fondé des prix dans toutes les Académies; elle a formé a Paris, & dans les environs, des établiflements utiles & refpectables: voyez douc combien cette vertu eft naturelle au cceur de 1'homme, puifqu'on la voit briller avec autant u'éclat dans leslieux mêmes oü elle fe trouve fans ceffe combattue par toutes les paffions faclices & puériles, produites par une vanité auffi méprifable que mal entendue; Madame de Clémire termina la cet entretien, paree qu'elle vouloit aller favoir des nou velles de fa fille ainée. Elle fe leva, & palfa avec Pulchérie dans la chambre de Caroline, dont elle trouva la touxbeaucoup plus fréquente. Caroline convint qu'elle avoit mangé un petit cornet de cerifes defféchées, ignorant abfolument qu'elle püt augmenter fa toux en mangeant d'une chofe qu'elle favoit être faine en général. Madame de Clémire faifit cette occafion de répéter a fes enfants combien il eft néceffaire de connoitre les propriétés de tout ee qui fert a notre nourriture (a); con- (a) Ce qui eft échauftant, rafratchiffant, acide , pe&oral , les aliments légers ou difficües a digérer , tkc. 11 faudroit faire connoitre auffi de bonne heure aux enfants leur conftitution ; qu'ils fuflent s'ils font bilieux ou fanguins; s'ils ont M iv  i7* Veillèes noiffance qui , jointe a de la fobriété, préferveroit d'une foule d'incommodités & de maladies graves. _ Auffi-tót que Caroline fut en état de fortir, fa mere la mena a 1'Opéra. On jouoit un Opéra nouveau qui charma Madame de Clémire &fes enfants. Le lendemain , lorfque les trois enfants eurent fint leurs études, ils vinrent chez leur mere attendre 1'heure du fouper. Ils y trouverent du monde. On parloit de 1'Opéra nouveau. Quoi, difoita Madame de Clémire , un petit homme qui parloit exceffivement haut; quoi, Madame, cette mufique vous a fait plaifir? — Le plus grand. — Mais vousétiez Clukifte il y a deux ans ? — Et comme je la poitrine délicate, les nerfs itritables; & quelles font les efpeces ö'aliments qui leur conviennent particuliérement. Enfin , on devroit leur apprendre le régime qu'il faut obferver dans una jnfinité de petits maux, qu'il eft fouvent dangereux de négliger : tels que les maux de gorge & la dyffenterie fans fievre , les rhumes , le* indigeftions , les maux de nerfs, les courbatures, les tranfpirations arrêtées. On peut ajouter a cela le traitement néceffaire pour les coups recus a la tête , les coupures un peu confidérables , les foulures légeres , &c, L'ctude de la totanique apprendra d'ailleurs les propriétés des plantes ufuelles , 8c 1'explication des termes techniques de la médecine. Je connois des enfants de dix ans qui favent tout cela : on n'en veut pas faire des Médecins; mais on veut les mettr» en état de pouvoir s'en paffer pour de pe-  du Chateau. 273 n'ai point oublié la mufique , & que je 1'aime toujours, je le fuis encore. — Dans ce cas 1'Opéra nouveau n'a pas dü vous plaire. —-Mais par quelle raifon? —Paree qu'il eft impoffible d'aimer a la fois deux genres fi dijjèmblables. — Je crois qu'il eft impoffible d'aimer a la fois lebon &!emauvais, & d'eftimer également un fot & un homme d'efprit : mais je crois & je fens qu'on peut aimer deux talents fupérieurs, quoique de genre ablblument différents, c'eft pourquoi j'aime Corneille & Racine, Gluck & Piccini. — Savez-vous ce quiréfultera de cette impartialité? Que votre fiiffrage ne fera agréable ni aux partifans de Gluck, ni a ceux de Piccini. — Cela peut tits maux que la fobriété & des remedes firnpies peuvent fi facilement guérir. Si toutes les jeunes perfonnes, en entrant dans le monde, avoient cette connoiffance , elles y conferveroient long-temps Ia fanté & la fraicheur qu'elles perdent communément avant 1'age de trente ans. II n'eft pas pofllble de leur faire lire des ouvrages fur la médecine, paree qu'ils font beaucoup trop étendus pour elles; mais on pourroit faire a leur ufage des extraits tirés des ouvrages de Af. Tiffot; du Traité des plantes par Chomel, & du Dictionnaire de matiere médicale , en quatre volumes, (qui fe vend chez M. Didot le jeune); excellent ouvrage, de 1'aveu unanime des plus grands iVIédecins. Je confeillerois encore de ne pas négliger de les inftruire avec détail de tout ce qui a rapport a 1'entretien & a la confervation des dents, M v  *7+ Les Veilïies être; mais j'y gagne le plaifir de les admïrer tous deux, & je préfere la gloire d'être équitable, a celle d'obtenir quelques éloges des partifans de 1'un ou de 1'autre. — Mais, de bonne foi, comment pouvezvous aimer Orphée, Iphigénie, Alcefte, Armide ? ... une mufique barbare !.. . une faEture déteftable!.... Dans ce moment une vifite furvint, Madame de Clémire changea de converfation ; le petit homme ne pouvant plus difputer, s'ennuya & fortit de. très-mauvaife humeur. Quand les enfants fe retrouverent feuls avec leur mere : Mon Dieu, maman, dit Caroline, comme vous avez fiché l'homme qui s'eft en allé fi brufquement!... — M. de Volny? —Celui q,ui a montré tant d'averfion pour Gluclt? —Juftement. — L'avez-vous trouvé modéré, poli, raifonnable?.... — Oh, point du tout; & il avoit un ton.... — II étoit en colere. — Vous ne lui avez cependant rien dit d'offenfant. — Voila les travers & Tinjuftice que donnera toujours Pefprit de parti: fouvenez-vous qu'on ne peut être conftamment honnête &raifonnable qu'en confervant une parfaite impartialité. — Maman, que parIoit-il de barbare & de faEture ? que vouloit-il dire ? je n'ai pas compris cela. — Ni lui non plus ; il parle de ce qu'il n'entend point. II ne fait pas la mufique. — ComKent, & il décide avec tant d'aflurance! — C'eft la mode aujourd'hui. Des perfonjses qui ne pourroient pas battre un air  du Ckdte/tu. 275 •n mefure, qui ne fauroient pas diftinguer dans un prélude un accord faux d'une diffonnance, differtent favamment fur la eompofition , & même font des ouvrages pour prouver que Piccini n'a point de talent, ou que Gluck eft un barbare. — Peuton être connoifl'eur en mufique fans la favoir ? — Cela eft abfolument impoffible. Nous fommes déja convenues qu'avec le gout naturel le plus für , une longue étude, après avoir voyagé, obfervé avec attention & la nature & toutes les colleétions des tableaux de 1'Ëurope, un Amateur, s'il ne fait pas peindre, ne pourra jamais, comme un bon Peintre, difcerner & connoitre toutes les beautés d'un tableau : cependant la peinture eft une imitation réelle de la nature ; elle repréfente fous leurs vraies formes tous les objets matériels qui exiftent : auffi a-t-elle plufieurs parties qui doivent plaire également aux ignorants & aux connoiffeurs. Toutes les fineffes de Part échappent aux premiers; mais ils peuvent faifir les détails les plus frappants d'une parfaite imitation. II n'en eft pas ainfi de la Mufique. Le Compofiteur d'un Opéra doit fans doute puifer dans la nature 1'efpece de déclamation qui convient a fon Poëme; mais cette forte d'imitation eft trop délicate & trop abftraite pour pouvoir être fentie auffi généralement que celle qui eft produite par la peinture. D'ailleurs, un morceau de mufique pourroit avoir une forte d'expreffion , & cependant n'être pas bon; M vj  276 Les Feillêes coinme par exemple, fi de certaines regies de eompofition n'y font pas obfervées : & il n'y a qu'un Muficien compoliteur qui puifle fentir un femblable défaut. Je crois bien qu'en général ceux qui ont de la fenfibilité & du gout naturel pourront, fans favoir la mufique, apprécier avec affez de juftefle les morceaux d'une expreilion trèsmarquée; ils font en état de reconnoltre & de fentir le genre de la mufique qu'ils écoutent, & de décider fi uri chant eft agréable, ou s'il eft infipide & commun; mais il eft impoffible qu'ils puiffent faifir les défauts ou les beautés d'une partition compliquée. Ils n'entendent abfolument rien a 1'harmonie, par conféquent, a tout ce qui eft accompagnement. Je foutiens (& cette épreuve eft facile a faire) qu'une perfonne qui ne fait pas parfaitement la mufique, c'efM-dire qui ne la déchiffre pas avec facilité, & qui n'a pas pafië toute fa jeunefle a en faire, ne s'y connoltra jamais : qu'on prélude devant elle, que dans une fuite a" harmonie on mêle a de bons accords quelques accords faux; fi celui qui prélude a de la réputation , il verra le connoiffeur qui parle avec tant d'emphafe defa&ure, de motifs & d'intentions, il le verra écouter avec délices les accords baroques qui feroient treffaillir un Muficien , & il 1'entendra lui prodiguerles plus pompeux éloges. Que gagne-t-on a vouloir paroitre inftruit des chofes qu'on ignore? On n'en impofe a perfonne , on parle mal , on juge #>ns  du Chdteau. 277 gout, on eft accufé de pédanterie par les ignorants, de folie par les vrais connoilfeurs; on fatigue, on ennuie & les uns & les au* tres (3). Quelques jours après cet entretien, Céfar, un matin, entra dans la chambre de fon pere; il tenoit un papier : Papa, dit-il, je viens vous faire quelques queftions fur une chofe qui me parolt extraordinaire ; voila le Journal de Paris... —Eh bien ? — Eh bien, M. 1'Abbé me le donne a lire toutes les fois qu'il y trouve un trait de bienfaifance. Vous devez le lire fouvent; car il n'y a guere de jour oü Pon n'y life, en gros caraétere, BIENFAISANCE. — Oui; c'eft ce qui me fiche. — Comment? — Ce titre annonce une belle aétion; & prefque toujours dans ce Journal, il ne tient rien de ce qu'il promet!... Tenez , Papa, regardez, après le mot BI EN FA IS ANCE. — Ah, c'eft une longue hiftoire! ... !— Oui; elle occupe ra moitié du Journal. Voulez-vous que je vous la conté?—Volontiers. —La voici :Une pauvre ouvriere avoit un réchaud plein de feu fous fes pieds, elle s'eft endormie. On êlt entré dans fa chambre, on Pa trouvée mourante : fes vétements étoient enflammès, elle n'avoit plus de forme humaine. Les Cavaliers du Guet font arrivés... Les Cavaliers & les Spectateurs étoient attendris... Les Cavaliers ont aidé a fecourir la malade. Un Chirurgien demandoit pour elle un peu d'huiie &de vin , un des Cavaliers a été en chercher. Le Chi-  27$ Les FeilléeS rurgien a panfé les playes de la pauvre ftmme, qui enfuite , a été menée a 1'HótelDieu, oü les Cavaliers du Guet 1'ont conduite. .. — Et le trait de bienfaifance? — Je vous 1'ai dit : c'eft l'huile que le Cavalier a été chercher. — Cela n'eft pas pollible! — Lifez, Papa; voila la feuille la). — Rien n'eft plus vrai; vous n'avez rien omis; il faut lire cela pour le croire ! — Comme il aurois fallu être inhumain & féroce pour ne pas fecourir cette malheureufe femme, j'ai été révolté qu'on ait loué avec emphafe une aclion fi naturelle, & qu'on ait appellé hienfaifants des hommes qui n'ont fait que remplir des devoirs indifpenfables. — Vous avez raifon; celui qui fe croit hiroique, lorfqu'il remplit un devoir, en reftera la, & ne deviendra certainement jamais vertueux; & fi tout le monde s'accordoit a appeller bienfaifance ce qui n'eft qu'humanité , bientót il n'y auroit plus de bienfaifance fur la terre... Comme le Marquis achevoit ces mots , Madame de Clémire entra avec fes filles : on déjeüna , enfuite on fortit pour aller voir des cabinets de Tableaux & d'Pliftoire naturelle : récréation que Madame de Clémire procuroit a fes enfants deux fois la femaine. Pour varier ces amufements inftruétifs , on alloit quelquefois («) Journal de Paris, N", 340, Samedi 6 Dé» •embre 1783,  du ChAtem. 27$ voir des -mamifaétures ou des monuments d'Architeéture. Mes enfants , difoit Madame de Clémire, lorfque vous habiterez les villes , voulez-vous y vivre heureux & n'y jamais connoitre 1'ennui; ne vous livrez point fans rélërve a une vaine diffipation , qui ne pourroit ni fuffire a votre cceur, ni même occuper votre efprit: ne vous laifléz jamais corrompre par le goüt frivole & méprifable du fafte & de la magnificence : confervez , nourriffez avec foin dans vos cceurs cette compaffion aclive & tendre qu'on doit aux malheureux: au feindu luxe, fongez qu'il exifte des infortunés que la mifere accable, & qu'un foible fecours pourroit arracher a la mort ! Vous avez une idéé du bonheur 11 pur qui vous attend chez eux : allez les chercher : tendez-leur une main bienfaifante», goütez la gloire délicieufe de leur offrir 1'image de la Divinité , & de faire fuccéder aux cris affreux du défefpoir, les tranfports paiïionnés d'une joie inattendue, & les douces larmes de Ia reconnoiffance. Enfin, dans le féjour brillant oü 1'émulation & ie génie, fous mille formes différentes, produifent fans ceffe des chef-d'ceuvres nouveaux; cultivez votre efprit, étendez vos connoiffances, aimez les arts, afin qne vous puifhez jouir de cette foule de chofes intéreffantes, dont 1,'ignorance ne peut fentir le prix: mais que ces occupations inflruétives & ces amufements variés , «e vonsfaüent point perdre 1'heureux gout  &So Les Veillies, &c. de Ia vie champêtrc : que votre cceur vous rappelle toujours le fouvenir des veillées de Champcery, & 1'innocence & le charme des plaifirs touchants offens paria Nature. Fin du Tome troijieme.  NOT E S DU TOME TRO ISIEME. eft très-vrai qu'il exifte une méthode avec laquelle un enfant, docile & appliqué, apprend a lire très-couramment en quinze lecons; & pour 1'enfant le plus borné, quatre mois font plus que fuffifants ; tandis qu'avec la méthode ordinaire, il faut dix-huit mois ou deux ans. L'ancienne méthode confifte, comme on fait, a faire connoitre aux enfants toutes les lettres de 1'alphabet, & h leur apprendre enfuite la formation des fyllabes; c'eft-a-dire , toutes les combinaifons de ces Iettres, deux a deux , trois a trois, &c. Et comme le nombre de ces combinaifons eft très-confidérable, puifqu'il y a vingt-deux lettres a combiner, & que d'ailleurs il n'y a le plus fouvent aucun rapport entre le fon compofé des lettres qui forment chaque fyllabe, & les fons particuliers de chacune de ces lettres, cette méthode eft néceflairement auflï longue que pénible & ennuyeufe pour les enfants. Celle de M. Berthaud, au contraire, eft trèscourte , paree qu'elle borne a quatre-vingthuit le nombre des combinaifons néceffaires des lettres fi confidérable dans la méthode ordinaire. II a découvert, en effet, que tous les mots de la Langue Francoife ne font compo-  Notes. fés que de quatre-vingt-huit confonnances différentes ; de maniere que connoiffant la formation de ces quatre-vingt-huit confonnances ( fans connoitre en détail les lettres qui les compofent) , on fait lire : & comme il a appliqué une figure a chaque de ces confonnances , 1'enfant les retient avec facilité, & ordin,iir?inent il ne lui faut pas plus de deux moi1: pour apprendre k lire couramment. Cette méthode ne peut pas être expliquée ici plus en détail, & on eft obligé de renvoyer a 1'Ouvra^i- même qui l'explique. II a pour titre: Quadrille des Enfants, ou Syfléme nouveau de Leflure. II fe vend , a Paris , che^ Couturier, Quai des Auguflins. L'Editeur de la derniere éd'fion de cet Ouvrage (dédié aux Enfants de S. A. S. VI. }c Duc de Chartres) eft M. Alexandre , la feule perfonne qui fiche enfeigner k lird de cette maniere. II deme.ire rue Montmartre, au coin de fa rue Platriere. II eft d'autant plus extraordinaire que cette méthode ne foit pas univerfellement adoptés , qu'il y a prés de quarante ans qu'elle eft 'invmée. Mais telle eft la conftance de 1'attachement aux vieilles routines, quelque peu fondée qu'elle puiffe être. , (a) Une Francoife , Elifabcth-Sophie Chêron , fe diftingua également dans la Peinture, la Poéfïe & la Mufique. Elle jouoit de plu— fieurs inftruments. Elle favoit le Latim, 1'Italien & 1'Efpagnol. Elle peignoit fupérieurement le Portrait; mais toujours d'une maniere allégorique & ingénieufe. Elle a fait d'ailleurs  Notes. 1S3 plufieurs beaux tableaux d'Hiftoire. Dans ia même année, elle fut regue , en qualité de Poëte, a 1'Académie de Ricovrati, aPadoue, & en qualité de Peintre a 1'Académie Royale de Peinture & de Sculpture, a Paris. Elle fe tnaria a 60 ans : elle époufn fon ami intime , un logénieur nommé M. Hay , qui étoit de fon age. Elle mourut a 63 ans, 1'an 1711 Catherine Duchemin , femme de Girardon , Sculpteur ; Genevïeve de Boulogne , & fa fceur Magdelaine de Boulogne, font encore trois Frangoiies qui fe font particuliérement diftinguées dans la Peinture. Paffons aux étrangeres. Anna dï Rofa, furnommée Anella de MafJina , du nom de fon Maitre. Elle peignit 1'Hiftoire avec le plus grand fuccès (i). Sopkonisbe Angofciola Lomellina, d'une familie noble de Crémone, eut une grande réputation , & la (a) Eli/abeth-Sophie Chèron eut plufieurs éleres. Ses deux nicces, Mefdemoifelles de laCroix, qui eurent beaucoup de talent. Les tableaux d'hiftoire les plus eftimés de Mademoifelle Chéron, lont une Fuite en Egypte, avec un beau fond de payfage, ou 1'on voit la Vierge endormie , & les Anges prenant foin de 1'Enfant Jefus. 2°. Caffandre inrerrogeant un Génie fur Ia deftinée de la ville de Troye. 3°. Une Annonciation. 40. Jefus-Chrift au tombeau. 50. Un Saint Thomas d'Aquin. Mademoifelle Chéron a laiffé plufieurs Poéfies très-agréibles ; entre autres un petit Poëme , qui a pour titre , les Cerifes renrerjees , dans lequel on trouve de Ia facilité , de la gaieté & de 1'imagination. (b) Anna di Rofa. périt a 36 ans, vidiime de la jaloufie. Elle fut poignardée par Auguftin Bdtrano, fon mari, abufé par d'injuftes foupcons.  2 «4 Notes. mérita. Philippe II, Roi d'Efpagne, Pattira a. Madrid. II la combla de bienfaits , & lui fit faire le mariage le plus brillant. Etant devenue veuve , elle époula en fecondes noces Oratio Lomellini, d'une des plus illuüres families de^la République de Gênes. Elle enfeigna ellemême les principes de fon art a fes trois fceurs , Europe, Anne &. Lucie, qui peignirent avec fuccès. Sophonisbe parvint a une extreme vieillefle, & mourut en 1620... Lavinia Fontana & Antonïa Pinelli, de Bologne , méritent auffi d'être placées parmi les Peintres célebres.... Maria-Elena Pan^achia , née k Bologne en 1668, peignit fupérieurement les payfages... Lucia Cajjalina, née eh 1677, peignit avec im égal fuccès le Portrait & 1'Hiftoire. Elle époufa Félice Torelli, un des meilleurs Peintres de fon temps... Catherine Taraboti, éleve d'Alexandre Varotari, mérita d'être placée au rang des plus habiles Artiftes Vénitiens... La fceur de Varotari, nommé Claire , peignoit parfaitement le Portrait.... Barbara Burini, née en 1700, eut autant de talent que toutes celles qu'on vient de nommer. Les écoles Flamandes & Hollandoifes ont produit des femmes aufli célebres. On a déja parlé de la fameufe Sybille Mérian. Une autre fille illuflre fe diftingua comme elle par une rare réunion de talents & de connoilfances. Anna Waljer naquit k Zurich. Elle aima les Lettres, fit de bons vers & de charmants tableaux. Elle peignoit agréablement a 1'huile ; mais elle excella dans la miniature. Elle mourut en 1713, a lage de 34 ans.., Mademoi-  Notcs. felle Verflt, née a Anvers en 1680. Elle favoit le Latin, parloit plufieurs langues, & peignoit le portrait & 1'Hiftoire. Tous les artiftes les plus célebres fe font accordés a louer la fraicheur de fon coloris & la pureté de fon deffein. Elle fe fixa a Londres, & y mourut... Maria Van Ooflerwkk eft, a jufte titre, placée au rang des meilleurs artiftes de laHollande. Elle ne peignoit que des flenrs & des fruits; mais elle pcrta ce genre au plus haut point de perfection. Elle mourut en 1693... Hen.' nette Vanpée Volters, éleve de fon pere, née i Amfterdam, fe diftingua dans la miniature. Elle mourut en 1741... Rachel Ruifch VanPool , naquit a Amfterdam , & fut une des femmes qui honora le plus (on pays par fes Inceurs & par fes talents. Jeune , fans maitre , fans autre fecours que fon gout pour le deflïn, on Ia vit copier tout ce qui la frappoit en peinture & eftampes. Enfin, on lui donna pour maitre Guillaume Van - Aelft , célebre pour les fruits & les fleurs. Elle fe fit, dafis ce genre, la plus grande réputation. L'Acadcmie de La Haye la recut au nombre de, fes membres, ainfi que Van-Pool, fon mari, Hjui étoit bon Peintre. L'Eleéleur Palatin envoya a Rachel Van-Pool un diplome, qui la nommoit Peintre de la Cour de Dufleldorp. Ce Prince lui écrivit une lettre qu'il accompagna d'un préfent magnifique; & il tint fon enfant fur les fonts de Baptême. Rachel peignit-aufli bien a 80 ans qu'a 30. Elle mourut- agée de 86 ans, en 1750. Le célebre Van - Hupen a excellé dans le même genre.  286 Notes. 11 n'eut pour éleve que la fille d'un nommé Haverman, qui fit des progrès étonnants, au point même d'exciter Ia jaloufie de fon maitre, Le temps n'a pu nous faire perdre les nomi de toutes les femmes de 1'antiquité qui fe font diftinguées dans la peinture. Les plus célebres font : „ Timarette, fille de Micon , & qui s » excellé dans cet art. » Irene, fille & éleve de Cratinus. »> Calipfo. » Alcifthene. » Ariftarete, éleve de fon pere Néarchu*; » Lala de Cyfiq ie. Peifonne n'eut le pin»» ceau plus léger. Elle g:ava auffi fur Vyto voire. » Olympias, dont Pline fait mention ". Ext ait des différents Ouvrages publiés fur la Vie ^ des Peintres , par M. P. D. L. F. tome I. J'ai recueilli dans I'Ouvrage que je viens de citer, quelques traits peu connus, & qui m'ont paru intéreffants & curieux. J'ai penfé qu'on les liroit avec plaifir, & qu'ds pourroient exciter Pémulation des enfants deflinés i devenir artiftes. « Polignotus, fils d'Agloophon, Peintre cé3> lebre chez les Anciens, vivoit environ 440 » ans avant J. C. II mit le premier de 1'ex» preffion dans les vifages; & après avoir » fait plufieurs ouvrages a Delphes, & fous » un portique d'Athenes, dont il ne voulut n recevoir aucun payement, il fut honoré , » par le Confeil des Amphiéiions, du remer» ciment folemnel de toute Ia Grece , qui » lui ordonna , aux dépens du public, des  Notcs. 287 » logements dans toutes fes villes , lui dé» cerna des couronnes d'or, & lui afligna des » places diftinguées au théatre. n Apollodore, Peintre d'Athenes , vivoit » 404 avant J. C. II ouvrit une nouvelle carj> riere , & donna naiflance au beau fiecle de la » Peinture chez lesGrecs. II eut le» plusgrands » talents ; mais ce qui lui fait plus d'honneur >» encore , c'eft qu'il fut exempt de la jaloufte, » foibleffe fi ordinaire aux Artiftes. Il fit des n vers a la louange de Zeuxis, fon rival, dans » lefquels il s'avouoit inférieur a ce grand » homme. » Pamphile fe fit une réputation trés - bril— » lantt- dans le fiecle même de Parrhafuis & de » Zeuxis. II avoit au-deffus des autre> Heintres » les avantages que donnent la culture des » Belles-Lettres & 1'étude des Sciences. Pour » donner plus de dignité a fon art, il obtint »> un décret public , qui défendoit aux efclaves » de s'y appliquer. » Paufias, difciple de Pamphile & d'Erigi» mus , fut le premier qui peignit les lambris » & les voütes des palais. II immortalifa la » Bouquetiere Glycere, dont il étoit amoun reux, en la repréfentant compofant une guir» lande de fieurs. » Métrodore fut en même-temps grand Phi» lofophe & grand Peintre. II éleva les enfants w de Paul Emile , & peignit fon triomphe. Ce » Héros avoit demandé deux hommes pour » ces deux objets. Métrodore fut regardé conv » me le plus capable de les remplir avec u» » égal fuccès.  288 Notes. » Quintus-Pédius, Peintre Romain, fous i> le regne d'Augufte, fe diftingua dans cet i) art, quoiqu'il füt muet de naiiiance ". Nous allons paffer maintenant aux Peintres modernes. » On avoit commencé a connoitre la peinture, a Florence, vers 1'an iooo de J. C. Des » Grecs y avoit été appellés de Conftantino» ple pour peindre en mofaïque leChceur d'une n Eglife. Cependant on ne voit point que cet » art fe foit perfe&ionné jufqu'en 1'année 1211 j) que naquit Jean Cimabue. Cet Artifte fit plu» fieurs grands ouvrages , qui furent 1'époque » de 1'extinflion du gout gothique & barbare, » qui, depuis fi long-temps, dégradoit les jj beaux-arts. Cimabue étoit aufli bon Archii) tefte. La proteétion que lui accorda Cbarn les d'Anjou, Roi de Naples , fut un des » moyens qui fervit le plus au progrès de cet » art. Cimabue mourut en 1300.... Le Giotto » fut éleve de Cimabue. Son pere, qui étoit la» boureur, lui faifoit garder fes troupeaux. » Giotto s'amufoit a les peindre. Cimabue qui » vint a paffer lorfqu'il étoit livré a cette oc)> cupation , 1'engagea a le fuivre a Florence ; « & bientót Giotto égala fon maitre. II fit eni) tr'autres portraits celui du Dante. II peignit v aufli le payfage & les animaux. Comblé i) d'honneurs & de richefles , il mourut en * 1336. » Antoine Solario, Serrurier , furnommé le -w Zingaro , devint amoureux de la fille de Col* » Antonio, qui, dédaignant fon état, lui dit u qu'il la lui donneroit lorfqu'il feroit auffi ha- » bil*  Notes. 289 * bile peintre que lui. Solario voyagea, étu» dia, & parvint par fes talents a époufer >> celle pour laquelle il s'étoit fait peintre. H s; devint encore bon architefte. II vécut 73 » ans, & mourut en 145^ II a laiffé beau31 coup de difciples, qui font devenus d'ex■» cellents artiftes. >> André Verrochio s'appliqua a la peinture & i> a la fculpture, & s'inftruifit des principes « de l'architeöure , de la perfpeftive & de la » géométrie. II réunit encore a ces talents 3) ceux de la gravure & de la mufique. Son » ecole eft celle oü fe font formés les meil» leurs artiftes de fon temps , tels, qua Pierre 3> Pérugin & Léonard de Vinei. André Ver•3) rochio eft le premier qui ait effayé & réufli 33 a mouler le vifage des perfonnes , tant vis> vantes que mortes, pour en prendre la refi> femblance. II mourut en 1488. 3> Guido Reni, connu fous le nom de Gui3> de, naquit a Bologne en 1575. fi apprit si les premiers principes de la peinture de De3) nis Calvart, bon Peintre Flamand. Il paffe » enfuite dans 1'école de Louis Carrache. L'Alw bane & Jofepin, Peintres célebres, étoient 3> fes amis. L'ceil étoit, felon Ie Guide , la » partie du vifage la plus difficile a bien're33 préfenter. C'eft celle oü i! s'eft le plus ap»j pliqué, & qu'il a rendue plus parfaitemsnt i) qu aucun autre artifte. Son école étoit com»3 pofée de prés de 200 étudiants. II mourut en 1641 (a). (?) Le P1»/ b«« tableau du Guide eft en ïtalome lil, jsj  290 Notes. » Antenne Baleflra , grand Peintre de Pé» cole Vénitienne , mourut en 1740 , agé de » 74 ans. Une fwgnlarité le diftingue , c'eft j> qu'il ne peignit parfaitement que dans ia » vieilleffe. » Giovanni-Frantefco Barbier!, furnomme t> le Guerchin , du mot Guercio , qui fignifie j? louche , naquit a Cento , en 1590 , prés de » Bologne. Aucun Peintre n'a travaillé plus r> vite que ce grand artifte. Prefle par des » Religieux de faire un Pere Eternel pour leur » maitre autel , la veille de leur fête , il le » peignit aux flambeaux , dans une nuit. II v mourut en 1666 (a). » Auguftin Meielli naquit dans la mifere , i> a Bologne. II étoit déja fi habile a 1'age de » 17 ans , qu'il fut recherché par nn riche » Architefte , qui voulut partager fa fortune lie , a Bologne, dans le Palais Sampierri •, il repréfente Saint Pierre dans la prifon, gémiflant fur fon pêché. (j) On voit en Italië a Cupodimontt , pres de Naples, lin tableau du Guerchin très-frappanr. C'eft une Magdelaine peinte a mi-corps. L'artifte a rajeuni ce fujet ufe , par la maniere dont il 1'a traité. Sa Magdelaine n'exprime point le défefpoir: elle offre 1'image d'un fentiment plus réfléchi Sc plus profond. Sa tête eft appuyée fur une de fes mains •, & dans cette attitude mélancohque, elle contemple la couronne d'épines du Sauveur, pofée fur une table. Son vifage réunit a une beauté célefte , une e-xpreffion aufli touchante que fublime, & qui repréfente avec une parfaite yérité, toutes les réflexions qu'une femblable méditation peut faire naitre.  Notes. 2Qi » avec lui, & 1'adopter pour fils. Metelli rem fufa lés offres pour ne pas abandonner fon » pere & fa mere. Par la fuite, il fut en Ef» pagne, oü Philippe IV le combla de bien» faits. Metelli joignoit plufieurs talents a foa » art. II étoit excellent Archite&e; il avoit » de la littérature , & faifoit de bons vers. » II mourut a Madrid en 1660. » Le Chevalier Stamrioni, Napolitain , fe » rendit célebre dans la Peinture & dans 1'Ar« chiteéture. II a écrit en quatre Livres, pleins » d'utiles réflexions , la Vie des Pdntres & » des Sculpteurs de fon pays. II vécut 96 ans, » & mourut 1'an 1681 ( en Italië, & paffa plufieurs années dans 1'é» cole du Titien. Ses talents furent célébrés j> par les plus fameux Poëtes Efpagnols. II » mourut en Efpagne en 1572 (b) ". (a) Jofeph Ribeira, furnommé l'E/pagnolee, Peintre Efpagnol, naquit dans la mifere. II acquit de grands talents & fut très-laborieux. Un Cardinal Je prit chez lui , 1'EfpagnoIet fe tröuvant dans 1'aifance, s'appercut qu'il devenoit parefleux. II fe fauva de chez le Cardinal, par cette feule raifon, II reprit le goüt du travail, & fit une grande for♦une. II mourut en 1746. (é) Jean Holbeen , furnommé le Jeune , Peintre Allemand, ne peignit que de la main gatiehe. II a peint 3 BaJU , ce qu'on appelle la danfc de la N ij  292 No fes. Ecoles Flamandes, Hollandoifes & Francoifesl » Louis de Deyfler, né a Bruges , fut grand » Peintre. Son gout tenoit de 1'école d'Ita» He. U s'amufa a faire des claveffins, des ort> gues , des violons & des horloges. Anne j> Deyfler, fa fille, delTmoit bien , & a fait « des copies des tableaux de fon pere, que » 1'on a fouvent prifes pour les originaux. Elle 5» réuniflbit a ce talent celui de la mufique , » jouoit de tous les inftruments , & fupé« rieurement du claveflïn. Deyfler mourut en >i 1711. » OElavius Van-Veen, bon Peintre, mousi rut a Bruxelles en 1634 , laiflant deux filj> les, Gertrude Sc Cornüie , qui ont excellé j) dans la Peinture. » Gèrard Terburg, né dans la Province d'O» verijfel, excellent Artifte, mourut en 1681. » II eut pour difciples Netjeher, Courfon, Koet^, » & fes propres fceurs. Marie Terburg, fa fille, 5) ébauchoit fes ouvrages , qui , finis enfuite » par Terburg, étoient aufli eftimés que s'ils »7 euflent été totalement de fa main. >» Jean Both , né a Utrecht, fut furnommé m Both d'ltalie, a caufe du long féjour qu'il » y fit avec André Both fon frere. II réuflït Mort C'eft la mort détruifant toutes les grandeurs humaines. J'ai vu ce tableau : il ne m'a pas ete poflible d'en fentir la beauté; mats tous les conroiffeürs 1'admirent. Holbeen mourut a Londres, en 1554.  NoteSc aoj » Ci bien a. imiter la fraicheur dés payfages » de Claude Lorrain , que la réputation de » Claude en fut diminuée, d'autant plus que » les figures qu' André Both placoit dans les t> payfages de fon frere , étoient infiniment » fupérieures a celles de Claude. Ces deux »> Artiftes furent toujours étroitement unis , »j & leurs tableaux faits par deux mains dif» férentes , ne paroiftbient 1'ouvrage que du )} même pinceau. Jean Both ayant eu le mal» heur, en 1650, de perdre fon frere qui fe » noya , mourut de chagrin la même année , j> a 1'ftge de 40 ans. » Pierre de Laar fut furnommé Bamboche, » en Italië, a caufe de la bizarre conforma» tion de fa taille, ou plutöt paree qu'il eft ») 1'auteur du genre de peinture grotefque, dans » lequel il mettoit des figures qu'on appelloit » Bambochades. II voyagea en France & en » Italië , & mourut k Harlem en 1675 , agé » de 62 ans (<»). (a) Le célebre Vidier Era/me , né a Roterdam i ït fi connu par fes ouvrages de littérature , étoit excellent Peintre. Le mérite de fes tableaux eft attefté par les Artiftes du temps. II en orna le Monaftere d'Emmaus , détruit aujourd'hui. On ne voit pas qu'aucun de fes tableaux ait été confervé. Adrun Van-der-Weff, eft le Peintre Hollandois qui a montré Ie plus de goüt & de génie : il naquit a Roterdam en 1659 : il s'attachoit a peindre 1'Hiftoire en petit. II fut comblé des bienfaits de 1'Elefteur Palatin, qui le créa Chevalier. Van-derJf^eff mourut a Amfterdam, l'an 1727. On voit 3 Dufleldarph, une nombreufe colledtion de tableaux de cet Artifte. Parmi ces tableaux, on en trouv» N lij  204 Notes. j> On peut regarder Jean Coujtn comme fe » premier Peintre Francois qui fe foit diftin- un qui eft un chef-d'ceuvre rl'expreflïon; il repréfente notre Seigneur fur la Croix, la Vierge évanouie, & une Magdelaine a genoux, pleurant Sc regardant la Vierge. Cette figure de Magdelaine eft admirable , par le pathétique & la vérité de fon expreffion. 11 exifte préfentement en Flandres plufieurs Peintres d'un mérite fupérieur , entre autres M. Lyens , a Bruxelles ; M. Heryens, a Malines -, M. Varagen, a Louvain, tous les trois Peintres d'Hiftoire. Le dernier n'a dü fon talent qu'a lui feul , 8c fa célébrité qu'a la générofité de M. Lyens. Tous les Peintres de Flandres , étonnés de voir circuler dans le commerce d'excellents tableaux, fans nom d'Auteur, 6c connoiffant a la fraicheur de la peinture, qu'ils étoient faits nouvellemem , s'informoient en vain d'oü ces tableaux pouvoient venir. M. Lyens, plus frappé qu'un autre de cette fngularité , voulut abfolument découvrir le Peintre anonyme, qui méritoit fi bien d'être connu. ii voyage dans toutes les villes de la Flsndre, & fe fait conduire chez tous les jeunes Peintres qu'on lui indique. Enfin, il arrivé a Louvain. Après avoir parcouru la ville , il étoit prêt a la quitter fans avoir trouvé ce qu'il cherchoit, lorfqu'on lui dit qu'il exifte encore dans Louvain un homme qui s'3mufe a peindre, mais qui ne travaille que pour fubfifter, dont perfonne ne connoit les ouvrages, 8c qui, fans doute, n'eft qu'unbarbouilleur, auffi mauvais qu'obfcur. M. Lyens va chez cet homme , dont la femme établie tout le jour dans une petite boutique fur la rue, vendoit des allumettes. Le mari étoit renfermé dans un grenier. M. Lyens y monte : Ie logement 8c la fiatplicité de 1'homme qu'il y trouve, ne ranime pas fes efpérances ; cependant il demande a voir un tableau. Je n'en ai qu'un de fait , dit 1'homme >  Notes. 295 » gué. II naquit prés de Sens. II vlvoit en » 1589, & fe fit une grande réputation fous » les regnes de Henri II, Francois II, Char- » les IX & Henri III. II exerca la Sculpture i> avec fuccès. II lavoit la Géométrie, 1'A- >» natomie, & étoit habile dans l'Architecture.' » II a beaucoup peint fur les vitrages, genre » très-eftimé alors. II a fait auffi des tableaux » fur toile. « Simon Houet mourut en 1641. La plupart » des Peintres qui fe font diftingués dans le ji dernier fiecle , ont été fes éleves , tels que » le Brun , le Sueur , le Valentin , Jean-Bap- » tifte Mole , Aubin , Claude Vouet, Fram- s> cois Perrier, Pierre Mignard, Nicolas Cha- rnais il y a beaucoup d'ouvrage, 8c il eft trèscher. — Le vendrez-vous ? — Oh! de celui-la , j'en veux quatre louis, je ne le donnerai pas a moins •, il y a trois mois que j'y travaille. — Voyons-le... Aces mots, le bon-homme va prendre fon tableau, 8c le préfente a M. Lyens, qui s'écrie avec tranfport: Enfin, je 1'ai trouvél Le refte de la converfation mit le comble a 1'étonnement de M. Lyens , lorfqu'il apprit que cet excellent Peintre n avoit jamais eu de maitre, qu'il étoit 1'éleve de la nature, qu'il ne fe doutoit pas de fon talent, 8c que depuis quinze ans il vendoit conftatnment fes tableaux a un brocanteur, affez mal honnête , pour abufer de fa fimplicité & de fa fituation, en lui donnant un aufli vil prix de ces mêmes tableaux qu'il revendoit exceffivement cher. M. Lyens eut la gloire d'arracher a 1'obfcurité , des talents qu'il admiroit. II fit connoitre M. Varagen , il le produifit, 8c M. Varagen ne doit qu'a ce noble 8c génereux Artifte , & fa réputation 8t la fortune confidérabte qu'il poffede aujourd'hiii, N iv  s(j6 Notes. » peron , Charles Poerfón, Dorlgny le pere,. t> Louis & Henri Teftelin , Alphonfe Dufref» noi, & plufieurs autres. v Charles-Alphonfe Dufrefnoi étoit bon Poëte » & bon Peintre; il favoit leLatin , le Grec, » la Géométrie, & il étoit habile dans 1'Ary> chitefture. Aucun Peintre n'a tant approché » duTitien que Dufrefnoi. II a laiffé un trèsï» beau Poè'me fur la Peinture, qui a été tra» duit dans toutes les langues. II mourut en » France, fa patrie, I'an 1665. » Claude Gelee, dit le Lorrain , fameux pay»> fagifte , naquit dans le Diocefe de Toul era » Lorraine , & mourut k Rome en 1682 , » agé de 82 ans. » Sébaftien Bourdon, grand Peintre Fran» gois, mourut k Paris en 1671, agé de 5 5 ans. » On trouve a Paris beaucoup d'ouvrages da » ce Peintre, entr'autres, dans 1'Eglife de Nom tre-Dame, le Cmcifièment de St.Pierre, qu'on » regarde comme fon chef-d'ceuvre. » Euflache le Sueur naquit a Paris Tan 1617 , j> & devint Peintre fublime, fans avoir jamais » été en Italië. II fut chargé de faire les ta» bleaux du cloitre des Chartreux a Paris, ouj> vrage immortel, & qui a fait comparer cet » Artifte a Raphaël. » Le célebre le Brun naquit a Paris , & » mourut en 1690. A 12 ans il fit le portrait » de fon aïëul. On voit dans la colleétion du » Palais-Royal, deux tableaux qu'il peignit» a 14 ans ; 1'un , repréfente Hercule domp» tant les chevaux de Diomede ; 1'autre, le »> même Héros offrant un facrifice. Louis XIV,  Notes. 297 h chargea le Brun de repréfenter les princi» paux événements de fon regne. Le Brun 33 fous d'ingénieufes allégories, fut réunir la » Fable a 1'Hiftoire, & par cet affemblage » heureux , formsr une forte de poëme épi» que des aétions de ce grand Monarque . dont » il a enrichi la galerie de Verfailles. Le Roi » chargea encore le Brun d'orner la galerie du v Louvre des plus beaux traits de la vie d'Aa lexandfe. Entre les plus beaux tableaux de j> cet Artifte, on diftingue , le Martyre de » Saint Etienne & celui de Saint André , k » Notre-Dame; une Magdelaine pénitente , » aux Carmélites de la rue Saint-Jacques ; la 3» Réfurreftion de Jefus-Chrift , dans 1'Eg'life s> du Saint-Sépulchre, rue Saint-Denys; une i> Préfentation au Temple , chez les Capucins j» du Fauxbourg Saint-Jacques ; la voute de j> la Chapelle du Séminaire de Saint-Sulpice, >3 repréfentant une Affomption, eft regardée 3> comme un de fes plus beaux ouvrages ; le 3» fameux tableau ou Moïle préfente aux Ifraé33 lites le ('erpent d'airain , dans le couvent des j3 Religieux de Picpus ; Samt-Charles a ge>3 noux, implorant la clémence div.ne en fa33 veur de Ia ville de Milan , a Saint-Nicolas» du-Chardonneret ; le Maffacre des Inno» cents, au Palais-Royal , &c. 33 Jean Jouvenet, grand Peintre , étant de» yenu paralytique de la main droite, parvint, 33 a force de travail, a peindr? avec un égal 3> fuccès de la main gauche. Reftout, fon ne» veu, fut fon meilleur éleve. Jouvenet mou» rat en 1717, N v  «98 Notes. r> Anto'ine Coypel fut recu a 1'Académïe de >> Peinture a 1'age de 20 ans. II mourut en » 1722. » Francois le Moine naquit a Paris. Lorf»> qu'il eut peint la coupole de la Chapelle de » la Vierge dans 1'Eglife de Saint-Sulpice, oü n il repréfenta une Affomption, Louis XIV » Ie choifit pour peindre le grand fallon de »> Verfailles, qu'on appella depuis le Sallon n d'Heicule. Le Moine y repréfenta 1'Apothéofe »> de ce Héros. Cette grande & magnifique 3» eompofition raffemble plus de 140 figures ï> foutenues d'un focle, dans Ie milieu duquel j» font placés les principauxtravaux d'Hercule, ï> repréfentés par des figures feintes en Stuc. « Tout 1'ouvrage eft diftribué en plufieurs j» grouppes. En 1736, après quatre années d'un y> travail affidu , cet ouvrage (e trouva termi3? né. II doit être regardé comme le plus grand 33 qui foit en Europe, & comme un monu» ment immortel des talents de fon Auteur. n Un violent chagrin altéra la raifon de ce >3 grand Artifte. II fe donna plufieurs coups » depée dont il mourut en 1737 , agé de j) 49 ans. Le Moine avoit fait un petit voyage 33 en Italië, mais il n'y avoit paffé en tout 3) que fix mois. Ses principaux éleves furent !> Boucher , Natoire , Nonotte ^ le Bel 6c »> Challes. 33 Jean Petitot eft regardé comme le pre3> mier qui ait porté la peinture en émail an 3) plus haut point de perfechon. II naquit k 3) Geneve en 1607 , & fut d'abord Jouaillier» » Vandick ayant vu de fes ouvrages, lui con-  Notes. if)r) » feilla de s'appliquer au portrait, & Ie re» cut au nombre de fes difciples. II acquit un » talent fupérieur. Bordier , qui devint fon » b?au-frere, le fecondoit, en peignant les 3» habillements & coëffuresde fes portraits. Pe33 titot fut très-confidéré par Charles premier, 33 Roi d'Angleterre. Après la mort tragique de 33 ce Monarque, il s'attacha k Charles II, & 3> le fuivit en France. Louis XIV retint ce 33 Peintre a fon fervice. Petitot fut recu a 1'A3> cadémie. II paffa 36 ans k Paris, oü il par3J tagea avec Bordier un million qu'ils avoient 33 amafles enfemble, fans avoir jamais eu le 33 moindre différend. A la révocation de 1'édit » de Nantes, Petitot fe retira dans fon pays. »3 II mourut dans le canton deBerne en 1691, 3> Sgé de 84 ans ". J'ai penfé que les Enfants qui liront cet Ouvrage , ne fe.roient pas fachés de trouver a la fuite de cet extrait, une lifte des principaux Sculpteurs, anciens & modernes, & un petit abrégé de l'Hiiioire de l'Architeéture._ J'ai tiré ces extraits de 1'Encyclopédie; 8c ainfi que j'ai fait dans 1'extrait précédent, j'ai ajouté quelques notes que m'ont fournies les journaux de mes voyage* , & fur l'exa&itude defquelles on peut compter. Sculpteurs anciens. 33 Les noms des Sculpteurs Egyptiens n'ont 3) pas paffé jufqu'a nous , & les Grecs ont ef33 facé tous ceux de Rome. 3> Apollonius & Taurifius, tous deux Rho» diens, firent conjointement cette antique fi N vj  3oo Notes. n célebre de Zethus & Arnphion , attachant » Dircé (a) a un taureau. Tout efi du même » bloc de marbre, jufqu'aux cordes. Ce bel » ouvrage fubfifte encore , & eft célebre fous j» le nom du Taureau Farnefe (b). y> Phidias , natif d'Athenes , florifToit vers s» Tan du monde 3 5-<;6, dans la quatre-vingt>» troifieme Olympiade. Ce fut lui qui, après * la bataille de Marathon , travailla fur un » bloc de marbre que les Perfes , dans l'efpé» rance de la viétoire , avoient apporté pour }> en ériger un trophée. i! en fit une Némefis, i> Déefle qui avoit pour fonftion d'humilier » les hommes fuperbes.. Le chef-d'oeuvre de » Phidias fut fon Jupiter olympien, qu'on crut » devoir mettre au nombre des fepr merveil~ ( les du monde. Phidias fut infpiré, dans Ia » conftru&ion de fon Jupiter, par un sfprit de ?> vengeance contre les Athéniens, defquels il » avoit lieu de fe plaindre , & par le defir j> d'öter a fon ingrate patrie la gloire d'avoir i) fon plus bel ouvrage, dont les Èléens furent y> pofleffeurs. Pour honorer la mémoire de n j'Artifte , ils créerent, en faveur de fes def» cendants , une nouvelle charge , dont toute n la fonétion confiftoit a avoir foin de cette » ftatue. Cette ftatue , d'or & d'y voire, haute s> de 60 pieds , fit le défefpoir de tous les >> grands Statuaires qui vinrent après. La Mi31 nerve d'Athenes de Phidias, dit Pline , a a6 r> coudées de hauteur (39 pieds). Elle eft d'or » & d'yvoire. Sur le bord du bouclier de Ia 33 Déefte , Phidias a repréienté en bas-reliefle j) combat des Amazones, & dans le dedans 33 celui des Dieux & des Géants; il a repré» fenté le combat des Centaures & des Lapi33 thes fur la chauffure de la DéefTe ; il a dé» coré la bafe de la ftatue par un bas-relief j> qui repréfente la naiffance de Pandore. On !3 voit dans cette eompofition la naiflance de j3 vingt autres Dieux. Les connoiffeurs admii» rent fur- tout le ferpent & le fphinx de bronze » fur lequel la Déefie appuye fa lance. Les j3 beautés de détail qu'on vient de lire n'ont >3 été décrites que par Pline. Leur travail étoit 33 en pure perte pour les fpeftateurs , paree 3> qu'en donnant même au bouclier de Miner33 ve dix pieds de diametre , on ne pouvoit j3 diftinguer ces ornements d'aflez prés pour » en juger, fur une figure d'environ quarant?  $oi Notes. » pieds (a) de proportion, & qui d'ailleurs » étoit placée fur un pied-d'eftal qui 1 elevoit » encore. Auffi n'efl;-ce pas dans ces petits » objets que confiftoit le principal mérite de j> la ftatue de Minerve. 33 Polyclete naquit a Sicyone , ville du Pe» loponefe , & florilToit* en la quatre-vingt« feptieme olympiade ; fes ouvrages étoient tt fans prix. Celui qui lui acquit Ie plus de » réputation , fut la ftatue d'un Doryphore , » c'eft-a-dire d'un Garde des Rois de Perfe. » Dans cette ftatue, toutes les proportions du 3» corps humain étoient fiheureufement obfer33 vées, qu'on venoit la confulter de tous cö3> tés comme un parfait modele ; ce qui la fit ?> appeller par les connoiffeurs la regie. 33 Zênodore floriffoit du temps de 1'Empe3> reur Néron. II fe diftingua par une prodij> gieufe ftatue de Mercure, & enfuite par le >3 colojfe de Néron (b), d'environ cent dix ou 3> cent vingt pieds de hauteur. Vefpafien fit 33 êter la tête de Néron , & mettre a fa place (a) Les boucliers des anciens n'étoient pas ronds, ils avoient une forme elliptique, & ils étoient exceflivement grands. Sur toutes les pierres gravées antiques , on voit les guerriers porter des boucliers prefqu'auffi grands qu'eux. (£) Une des plus belles ruines de Rome. Le Colifée tire , dit-on, fon nom d'une ftatue colojfale de Néron, qui y étoit jadis. C'étoit dans le Colifée que fe donnoient les combats des Gladiateurs. Le Pape Benoit XIV a gaté 1'intérieur de cet admirable monument, en le rempüijant de petites ehapelles.  Notes. 30J » celle d'Apollon , ornée de fept rayons, » dont chacun avoit vingt - deux pieds & « demi". » Callicrate. On ne fait pas dans quel temps J» il a vécu. On dit qu'il gravoit un vers d'Ho« mere fur un grain de millet; qu'il fit un cha» riot d'ivoire qu'on pouvoit cacher fous 1'aile n d'une moucbe , & des fourmis d'ivoire dont » on pouvoit diftinguer les membres. » Une réflexion finguliere de M. de Caylus » tombe fur ce qu'on ne trouve, fur les ftatues 3> Grecques qui nous font demeurées, aucun » des noms que Pline nous a rapportés; & » pour le prouver, voici la lifte des noms qui » font véritablement du temps des ouvrages, » & qui eft tirée de la Préface fur les pierres » gravées de M. Ie Baron Stock, Savant égam lement exa£t & bon connoiffeur. n La Vénus de Médicis {a) porte Ie nom >> de Clèomenes , fils d''Apollodore, Athénien. » L'Hercule Farne^e, celui de Glycon, Athén nien. n La Pallas du jardin Ludovifi (a Rome) i> d'Antïochus, fils dlllas. j» Sur le Gladiateur, au palais Borghele » (a Rome) Agafias, fils d'Ofythéc , Ephé» fien. » Le Torfe du Belvéder [b) eft d'Apollonius i » fils de Nejlor, Athénien. (a) Cette belle ftatue eft a Florence, dans Ia falerie du Grand-Duc. (i) On appelie a Rome U torft antijue, ou terft  3^4 Notes» ii Chez Ie Cardinal Albani, on lit fur nn s> bas-relief repréfentant des Bacchantes & un i) Faune, Callimaque (a). \J Apothèofe d'Hort mere porte fur un vafe, dans le palais Co» lonne, Archelaüs , fiis ÜApollonius. » L'étonnement s'étend encore fur ce que 3i Pline ne défigne aucun des ouvrages qu'on >i vient de citer. Le Laocoon (b) Sc la Dircé tVHercule, le tronc d'une figure d'homme; ce torfes a la plus grande réputation ; il fe voit au Mufeum. Le Gladiateur combattant eft au palais Borgheze ; le Gladiateur mourant, au Capitole. Le Captrole a été rebati par Michel-Ange. (a) La Vigne Albani, hors des murs de Rome , eft un des plus beaux palais de 1'Italie; il eft immenfe , d'une fuperbe architecture ; on y trouve des obélifques , des fontaines , des colonnes de marbres précieux, des bas-reliefs, & les plus belles ftatues antiques. II y a quelques tableaux & un plafond de Mengs. Ön voit aufli dans ce magnifique palais , une chofe qu'on dit être unique ; c'eft une ftatue antique de Satireffe; on prérend qu'on n'avoit jamais vu de femblables figures qu'en bas-reliefs. (i) Laocoon, fils de Priam & d'Hécube, Sc GrandPrêtre d'Apollon , s'oppola aux Troyens , lorfqu'ils Youlurent faire entrer le cheval de bois dans Ia ville; mais ils ne voulurent pas le croire : en même-temps deux énormes ferpents qui fortirent de la mer, vinrent attaquer fes enfants au pieds d'un aute!; il courut a leur fecours , & fut étouffé comme eux, dans les nceuds que ces monftres faifoient avec leurs corps. Dicl. de la Fable. Le Sculpteur Grec a repréfenré le moment oü Laocoon 8c fes enfants , ne pouvant fe débarraffer des ferpents , font prêts a expirer. Ce morceau de fculpture eft admirable : cependant on trouve «rue les enfants de Laocoon font trop petits, Li  Notes. 305 n font les feulsdont il parle. d'un autre coté, n il ne faut pas être furpris du fdence de Paun fantas fur toutes les belles ftatues de Rome; » quand il a fait le voyage de Ia Grece , il fe » pouvoit qu'elles fuffent déja tranfportées en » Italië : car depuis environ 300 ans, les Ro» mains travailloient a dépouiller la Grece de » fes tableaux Sc de fes ftatues. La Seulpture " des Romains , fans avoir été portée fi haut, » eut un regne beaucoup plus courr. Elle lan» cuiffoit déja fous Tibere , Caïus , Claude 8c » Néron. On regardé le bufte de Caracalla jj comme le dernier foupir de Ia Seulpture Ro» maine. Enfin,, elle étoit morte lors de 1* » première prife de Rome par Alaric. 8c ne » reffufcita que fous les Pontificats de Jules ii » 8c de Léon X. Ceft-la ce qu'on nomme la » Seulpture moderne "~ Sculpteurs Modernes. "» Donato, né a Florence, vivoït dans Ie »» quinzieme fiecle. Le Sénat de Venife lechoi» fit pour la ftatue équeftre de bronze, que » la République fit élever a Gatamelata , ce j> grand Capitaine , qui, de la plus balTe ex» tracüon r étoit parvenu jufqu'au grade de plus belle & la plus parfaite de toutes les ftatues antiques, celle que les ignorants mêmes ne peuvent voir fans être faifis d'admiration , c'eft 1'Apollon du Belvéder. Apollon y eft repréfenté dans ïe moment oü il vient de tuer le ferpent Pithon,,  3o6 Notes. » Général des armées des Vénitlens, & leur » avoit fait remporter plufieurs vittoires re» marquables ; mais le chef-d'ceuvre de Voit nato étoit une Judith coupant la tête d'Ho33 lopherne. » Ro(Jl Propertia florilToit a Bologne, fous » le Pontificat de Clément VII : la mufique 3) qu'elle polTédoit faifoit fon amufement, &C >i la fculpture fon occupation. D'abord elle 33 modela des figures de terre qu'elle deflinoit; 33 enfuite elle travailla fur le bois; enfin, elle 33 travailla fur la pierre , & fit pour décorer 33 la facade de 1'Eglife de St. Pétrone , plu33 fieurs ftatues de marbre qui lui mériterent 33 1'éloge dés connoifleurs ; mais une paflïon 33 malheureufe pour un jeune homme qui n'y 33 répondit point, la jetta dans une langueur 33 qui précipita la fin de fes jours. Le chef33 d'oeuvre de Propertia & fon dernier ouvra33 ge, fut un bas-relief repréfentant 1'hiftoire >i de la femme de Putiphar & de Jofeph. Jean Goujon , Parifien , florilToit fous les „ regnes de Frangois premier & de Henri II. Un Auteur moderne lenomme le Correge de „ la Seulpture , paree qu'il a toujours confulté „ les Graces. Perfonne n'a mieux entendu que „ lui les figures de demi-relief. Rien n'eft plus „ beau en ce genre que fa Fontaine des In,, nocents, rue Saint-Denis a Paris. On voyoit des ouvrages de Goujon a la porte Saint„ Antoine. II fut encore bon Architeéte. „ Nicolas Bachelier fut éleve de Michel„ Ange. Etant a Touloufe fous le regne de M Frangois premier, il y établit le bon goftt  Notes. 307 £ & en bannït la maniere Gothique qui avoit ^té en ufage jufqu'alors. „ Baccio Bandinelli, néa Florence, fut un „ Sculpteur fort eftimé. C'eft lui qui a reftauré ,, le bras droit du grouppe de Laocoon. II mourut en 1559. „ Jean de Bologne, mort a Florence vers le \y commencement du dix-feptieme fiecle, fut „ un excellent Sculpteur. II oma la place pu„ blique de Florence de ce grouppe de mar„ bre que 1'on y voit encore, &qui repréfente „ 1'enlevement d'une Sabine. Le cheval fur le,, quel on a mis depuis la ftatue d'HenrilV, „ au milieu du Pont Neuf a Paris, eft de ce „ grand maitre. Jean Gonelli, furnommé l'Aveugle de Carn* n b°Jfi > du nom de fa patrie deTofcane , mou„ rut a Rome fous le Pontificat d'Urbain VIII. Eleve de Pierre Tacca , il annoncoit du gé„ nie ; mais il perdit la vue a 1'age de 20 ans. „ Ce malheur ne Pempêcha pas d'exercer la Seulpture, en fe laiflant guider par le feul fentiment du taft. C'eft ainfi qu'il repréfenta „ Cême premier , Grand-Duc de Tofcane , & qu'il fit avec fuccès plufieurs autres ou„ vrages ". „ Pierre Puget, admirable Sculpteur, bon '„ Peintre, excellent Archite&e, naquit a Mar„ feille en 1623. II embellit Toulon, Mar„ feille & Aix , de plufieurs tableaux qui font „ encore 1'honneur des Eglifes des Capucins „ & des Jéfuites. Tels font une Annonciation , le Baptême de Conftantin, le tableau , qu'on „ appelle le Sauveur du Monde ; 1'éducation  goS Notes. „ d'AchilIe eft le dernier ouvrage qu'il alt fatl en ce genre. Milon Crotoniate eft la pre„ miere ftc la plus belle ftatue qui ait para k „ Verfailles de la main du Puget. Cet admi„ rable Artifte eft mort a Marfeille en 1694, agé de 72, ans. „ Jacques Sara^jn, né a Noyori , étoit con'n temporain du Puget. On voit de ce célebre Artifte, dans 1'Eglife des Carmélites du „ Fauxbourg Saint-Jacques, le tombeau du „ Cardinal de Bérulle, &c. Parmi fes ouvra- ges pour Verfailles, on ne doit pas oublie* it de citer Ie grouppe de Rémus & de Ro„ mulus, allaités par une chevre :, & a Marly un autre grouppe également eftimé , re„ préfentant deux enfants qui fe jouent avec ,, un bouc. „ Thcodon , né en France dans le dix-feptie- me fiecle, fut habile Sculpteur „ Algarde , Italien , florilToit vers Ie milieu) „ du dix-feptieme fiecle. Entr'autres ouvrages „ de cet Artifte fupérieur , on admire fon bas„ reliëf, qui repréfente Saint-Pierre & Saint„ Paul en fair, menacant Attila , qui venoit „ pour faccager Rome. Ce bas-relief fert de „ tableau k un des petits autels de la Bafili,, que de Saint-Pierre. „ Michel Anguier, mort en 1680, frere de '„ Francois Anguier, fe diftingua dans le même ,, art que lui. II eft-bien connu par fainphi„ ttite de marbre qu'on voit dans le pare de „ Verfailles , par les ouvrages de la porte „ Saint-Denis , par les figures du portail da f, Val-de-Grace, & par d'autres.  Notss. 309 ,\ Jean-Laurent Bernini , appellé le Cavalier Bernin, naquit aNaples en 1598: Louis XIV le fit venir a Paris en 1665. „ Francois Desjardins , natif de Bréda , & mort en 1694, a exécuté le monument de la „ place des Vi&oires a Paris. „ Francois G'rardon , né a Troye en Cham„ pagne, a prefqu'égalé 1'antiquité , par les „ bains d'Apollon , par re tombeau du Cardt- nal de Richelieu, qui eft dans 1'Eglife de la „ Sorbonne , & par la ftatue de Louis XIV , qui eft a la place Vendöme. II a fait auffi un beau bufte de Defpréaux. Girardon eft mort en 1698. Jean-Baptifle Tuby , dit le Romain, tient 't, un rang diftingué parmi les Artiftes qui ont „ paru fous le regne de Louis XIV. C'eft le „ Brun qui a tracé le plan du beau maufolée du Vicomte de Turenne , enterré a St. üe,j nis, & c'eft Tuby qui 1'a exécuté. On y voit 1'Immortalité qui tient d'une main une „ couronne de laurier , & qui foutient de 1'au„ tre ce grand homme. La Sageffe & la Vertu font a fes cötés; la première étonnée du coup „ funefte qui enleve ce héros a la France, 9) 1'autre eft plongée dans la confternation. „ Tuby mourut a Paris en 1700. „ Zumbo, né a Syracufe , devint Sculpteur „ fans autre maitre que fon génie. II ne fe 9, fervit dans tous fes ouvrages que d'une cire „ coloriée qu'il préparoit d'une maniere par„ ticuliere. Warin & le Bel avoient eu ce fe„ cret avant lui; mais les morceaux que notre „ Artifte fit avec cette matiere, excelloient  310 Notes. fur tous les autres en ce genre pour leur perfeftion. Zumbo exécuta pour le Grand„ Duc de Tofcane ce fujet renommé fous le „ nom de la Corru{ione , ouvrage curieuxpour „ la vérité, 1'intelligence & les connoiffances „ qui s'y font remarquer. Ce font cinq figures „ coloriées au naturel, dont la première repré„ fente un homme mourant, la feconde un corps mort, la troifieme un corps qui com„ mence a fe corrompre, la quatrieme un corps „ qui eft corrompu , & la cinquieme un ca„ davre plein de pourriture , que 1'on ne fau„ roit regarder fans être faifi d'une efpece „ d'horreur. Le Grand-Duc placa cet ouviage „ dans fon cabinet (a). Zumbo mourut a Paris „ en 1701. „ Jean Bahhazar Keiler, Artifte incompa„ rable dans 1'art de fondre en bronze , naquit „ a Zurich. II s'établit en France oü il réuilit, „ le dernier Décembre 1692, dans la ftatue „ équeftre de Louis XIV , qui eft haute de vingt pieds, & toute d'une piece, comme „ on la voit dans la place Vendóme. II y a „ d'autres ouvrages admirables de fa main dans „ le jardin de Verfailles & ailleurs. Louis XIV lui donna llntendance de la fonderie de 1'Ar„ fenal. II mourut en 1702. Son frere Jean„ Jacques fut aufli très-habile dans la même profeflion. „ Pierre le Gros , né a Paris en 1666 , mort „ a Rome en 1719, a eu part aux plus fuper- (4) A Florence oü on le voit- encore.  Notes. 2,11 J, bes morceaux de fculpture qui aient été faits „ dans cette capitale des beaux arts. Tel eft „ fon reliëf de Louis Gonzague, qui fut pofé „ fur 1'autel du College Romain, & qui a été „ gravé. Tel eft fon bas-relief du Mont-de„ Piété , fon tombeau du Cardinal Cajjanata , „ la ftatue mourante de Staniflas Koska, au „ noviciat des Jéfuites (a) : tel eft encore le „ grouppe du triomphe de la Religion fur 1'hé„ réfie , qui orne 1'Eglife du Giezu. On connoit „ a Pam Ie bas-relief fait paree célebre Artifte „ pour l'Eghfe de St. Jacques des Incurables. „ Antoine Coyfèvox naquit a Lyon en 1640. „ Le grand efcalier, les jardins, la galerie de „ Verfailles font ornés de fes morceaux de „ fculpture. II a fait encore des maufolées qui „ décorent plufieurs Eglifes de Paris. On con„ noit les deux grouppes prodigieux de Mer„ cure & de la Renommée, affis fur des che- (a) Le Noviciat ies Jéfuites s'appelle aujourd'hui 1'Eglife de Saint-André. Eli" eft magnifiquement décoree. Le tableau dumaitre-autel, qui repréfente le martyre de Saint André, eft de Guiflaume de Courtois, dit le Bourguignon. On voit dans 1'intérieur de la maifon, la chambre qui fut occupée par Sr. Staniflas : on en a fait une chapelle. On y trouve la ftatue de ce Saint, repréfenté mourant fur un lit, les yeux déja fermés; il tient un crucifix. Cette ftatue de Legros a beaucoup de réputation; elle ©fFre de beaux détails, mais elle manque d'expreffion, le vifage eft trop plein, les mains trop grafles, la figure paroit repréfenter le fommeil & non une agonie. Le Saint eft dans fon habit de Religieux, fa robe eft de marbre noir, la figure de marbre blanc. On a déja dit que eette bigarrure eft de mauvais gout,  5i z Notes. 5, vaux ailés, qui ont été pofés dans les jar- dins de Marly en 1702. Chaque grouppe „ foutenu d'un trophée a été taillé d'un bloc „ de marbre , & tous deux travaillés avec un feu furprenant & une correftion peu com- mune , n'ont pas coüté deux ans de travail „ a ce célebre Artifte : cependant cet ouvrage „ fouffriroit peut-être la comparaifon avec le Marais Curtius du Cavalier Bernin qui eft a „ Verfailles. Coyfevox mourut en 1720. „ Nicolas Coujlou, né a Lyon en 1658 , & „ mort a Paris en 1733 , fut éleve de Coyfe„ vox. Sans entrer dans le détail de fes ouvra,, ges, il fuffit de citer la belle ftatue de 1'Em„ pereur Commode repréfenté en Hercule , &L qui eft dans les jardins de Verfailles ; la fta„ tue pédeftre de Jules-Céfar, le grouppe des „ fieuves repréfentant la Seine &. la Marne qu'on voit aux Tuileries , & le fuperbe r> grouppe placé derrière le maitre -autel de 3, 1'Eglife de Notre-Dame a Paris , qu'on ap„ pelle le V Note-s. „ leur défenfe de quinze cents tours, dont cha- „ cune avoit cent pieds de haut. Sémiramis ne fe contenta point d'une ville aufli vafte. Elle ,, fit conftruire dans fon voifinage la fameufe „ Babylone qui formoit un quarré parfait. Chaque coté avoit cinq lieues de France , St renfermoit vingt - cinq portes de bronze. ,, L'Euphrate paflbit au milieu de la ville. On voyoit aux deux extrêmités les palais des ,, Souverains. Ces palais renfermoient des ter„ rafles foutenues par des arcades. On voyoit „ encore a Babylone le magnifiqoe temple de Jupiter Belus, qui avoit prés de deux cents douze toifes d'élévation , & autant de lar„ geur vers fa bafe. II confiftoit ert huit tours „ quarrées , placées les unes fur les autres, „ & dont la largeur diminuoit par degrés. On a cru voir dans ce vafte édifice un refte de la tour de Babel que Saint Jéro„ me croyoit être élevée de trois mille trois 5, cent foixante-dix-neuf toifes. On prétend „ que les Ninus, les Belus, les Sémiramis ,, ordonnerent non-feulement les édifices fur- prenants dont on vient de parler, mais qu'ils ,, en firent les plans , & préflderent a leur „ exécution. Trophonlus& Agamede, qui vivoient Ï40O 5, ans avant J. C., font les premiers Ar- chiteftes Grecs dont 1'hiftoire faffe men-: „ tion (<»). («) Voyez leur Hiftoire dans le Dictionnaire de la Fable.  Notes. jij „ Thêodore', qui vivoit 700 ans avant J. C, „ étoit Architeéte & Sculpteur. II paffe pour „ 1'inventeur de la regie, du niveau, du tour ,, & des ferrures ( », avoient envie de fe lever , elles courroient 3, rifque de fe caffer la tête contre les- voV fixer 1'Sge des pétrifications. II donna ordre a fon Ambaffadeur a la Cour de Conftantinople, de demander la permiffion de faire retirer du Danube, un des piliers du pont de Trajan; ce qui fut accordé. On en retira un avec beaucoup de peine, & il s'eft trouve que la pétrification ne s'y eft avancéeque de trois quarts de pouce dans 1500 ans: mais il y a certaines eaux , dans lefquelles cette tranfmutation fe fait beaucoup plus promptement. Au refte , la pétrification paroit en général fe former beaucoup plus lentement dans les terreins po*eux ge un peu humides , que dans 1'eau même. M, dc Banian*  Notes. «,•<) „ tes. Cette aitiqtte coüta, dit-on, la vie a Apollodore. „ Nicon, pere du fameux Médecin Gallien, étoit Architefte. Gallien avoit lui-même des „ connoiflances dans 1'architefture, & nous en „ a laifle de bons principes. Sennamar , Architefte Arabe , florilToit „ dans le quinzieme fiecle. II batit deux pa„ lais, dont 1'un fe nomme Sédir, & 1'autre „ Khaovarnack, que les Arabes ont mis au „ rang des merveilles du monde , & avec jufte „ raifon, fi les particularités qu'on nous en „ raconte ne font point fabuleufe. Une feule „ pierre lioit, on ne fait comment , toutes ,, les parties de ces édifices; de forte que fi on Feut ötée, tout le batiment fut tom„ bé en ruine. „ Antenius éleva, avec ljidore de Milet, le „ fameux temple de Sainte-Sophie a Conftan„ tinople, par ordre de l'Empéreuf Jufcinieri." „ Ce vafte édifice avoit d'abord été bati par Conftantin. II fut brülé plufieurs fois & ré„ tabli. Juftinien vouiut en faire un temple ,y magnifique. Ce monument occupe le fom„ met d'une petite colline qui domine la ville. „ Le plan de Sainte-Sophie eft prefqu'un quar„ ré parfait; car cette églife a 252 pieds de „ long , fur 228 de large. On compte 80 pieds „ depuis le centre de la coupole de Sainte- Sophie jufqu'au pavé. L'Eglife eft remplie ,, de colonnes de marbre , de porphire, &c. „ On entre dans 1'Eglife par neuf magnifiques „ pottes de bronze. L'albatre, le ferpentin , „ le porphire, la nacre de perle, les cornaO iv  320 .Notes. lines ne font point épargnées ~, tant en-de„ dans que dans les dehors de cet édifice. „ Antemius fut non - feulement Architecte , mais il étoit encore Sculpteur & habile Mé,, canicien. „ Bufquetto , Grec d'origine , fut chargé en 1016 de batir la Cathédrale de Pife, 1'une des plus belles de ce temps. „ Guillaume ou Williams, Allemand, ba- tit en 1174, avec Bonano Sc Thomanazo, „ Sculpteurs Pifans, le fameux clocher de Pife. Cet édifice, qui eft entiérement de marbre, „ a ?50 palmes (a) de haut. II doit fa cé,, lébrité a fon inclination, qui eft de 17 pal- mes hors de fon a-plomb ; ce qui provient d'un accident arrivé durant fa conftruétion. „ Le même accident eft arrivé a la tour de „ la Garifende a Boulogne : cette derniere eft ,, cependant moins inclinée. „ Suger, Abbé de St. Denis, pafla pour „ 1'un des hommes de fon temps le plus verfé dans l'architefture. „ Roten de Covey, mort en 1311, fut char'„ gé d'achever 1'Eglife de Saint - Nicaife de „ Rheims,qui eft eftimée pour la délicateffe „ de fes ornements, & pour ia beauté des „ proportions. 3, Guillaume Wickam, Anglois , mort en 1404 , donna le plan du palais de Wind„ for, & de la magnifique Cathédrale de Win,, chefter. (a) Dans les lieux ou la palme eft en ufage , elle contient environ huit pouces trois lignes.  Notes. 3ii £ Brunellefcht , Florentin , mott en 1440 , fut un célebre Architecte. II conftruifit a Florence le palais Pitti, réfidence aftuelle 5, du Grand-Duc de Tolcane. „ Le Bramante ,'' mort en 1514. Le joli pe„ tit temple rond que 1'on admire au milieu s, du cloitre de Saint-Pierre Montorio , eft „ Un des ouvrages les plus eftimés du Bra„ mante. Le Bramante jetta les fondements de Saint-Pierre de Rome. Les Architecr.es „ fes fucceffeurs firent tant de changements aux deftlns qu'il avoit donnés, qu'il ne refte „ plus rien dn projet du Bramante. „ Le San/ovin, mort en 1570, fut un céle- bre Architecte. Son plus bel ouvrage eft la „ bibliotheque de Saint-Marc a Venife. „ Phïlibert de l'Orme, mort en 1577, na- quit a Lyon. II s'attacha a bannir de l'ar„ chitefture le goüt gothique, pour y fubfti„ tuer celui de 1'ancienne Grece. 11 fit conf„ truire 1'efcalier en fer-a-cheval du palais de „ Fontainebleau. „ Vignole , mort en 1573 , naquit dans le „ Módénois : il a fait un Traité des cinq or„ dres d'architefture. ,, Vajari, ltalien, mort en 1^74, étoit bon „ Peintre & bon Architeöe. „ Palladio , fameux Archireéle, mort en „ 1^80, naquit a Vicence. Venile eft rem„ plie de fes ouvrages. Le célebre théatre „ olympique de Vicence eft de lui. „ Bartholomeo Ammanati, Florentin , mort „ en 1586 , fe diftingua dans la fculpture, 6t fe fit une grande réputation dans TarO v  32S Notes. „ chitecr.ure ; c'eft lui qui acheva le palais „ Pitti. „ Conflantin de Servi, Florentin , mort en 1622, fut Peintre, Ingénieur & Architecte. Le Grand-Sophi de Perfe le demanda au „ Grand-Duc Come II de Médieis. II de,, meura On an en Perfe.. On ignore ce qu'il » y fit. „ Jacques Desbrojjes , célebre Architecte i, Francois , fleurit fous Ie regne de Marie de „ Médieis. II donna le deffin du Palais di* Luxembourg. On vante beaucoup auffi le 3, deffin que cet Architecte a donné de la fa„ cade de 1'Eglife de Saint-Gervais. Elle eft „ décorée de trois ordres. Les ftatues qui 1'ac„ compagnent font lourdes & de mauvaife „ exécution. Desbrofles fit conftruire le céj, lebre aqueduc d'Arcueil. „ Inigo Jones , mort en 1652 T naquit a Lon„ dres. Ses principaux ouvrages font a While„ hall, le magnifique palais appellé Blanque„ ting-houfe, le palais de Lindfey a Londres, „ 1'églile de Saint-Paul a Covent-garden, &c. „ L'Architecle Webb fut fon éleve & fon „ gendre. „ Francois Manfard, mort en 1666,, naquit a Paris. II a fait beaucoup d'ouvrages, „ & jetta les fondements du Val-de-Grace. If „ paffe pour I'inventeur de ces appartements „ fous le tok, que les Francois appellent a „ la Manfarde. Jacques Van-Campen , Hollandois , mort ~r> en 1638; il a rebati, dans un gout très„ majeftueux , I'Hötel - de - Ville d'Amftes-  Netel. 3;3 „ damqui avöit été confumé par les flam„ mes. C'eft le plus bel édifice de toute Ia „ Hollande. Cet artifte peignoit aufli. II étoit „ riche 8c d'une familie noble, & il ne tira „ aucun falaire de fes peintures 8c de fes „ deflins. „ Francois Boromini, Italien, mort en 1667; il embellit le palais Spada. II y fit une gav lerie en colonnades , dont la perfpective 5, eft telle que la fcene paroit trois fois plus „ longue qu'elle ne 1'eft réellement. La dé„ coration de cette galerie a donné au Ca„ valier Bernin 1'idée de la fameufe Scala Re„ gia (a). ,, Le Cavalier Bernin , mort en 1680; il „ étoit fils d'un Sculpteur. II fit, a lage de „ dix ans, una tête de marbre que 1'on voit „ aujourd'hui a Sainte-Praxede, 8c qui mé„ rita les fuffrages de tous les connoifieurs. „ Le Pape Paul V voulut le voir travailler, „ 8c il acheva devant lui le modele d'une tête de Saint Paul, en une demi-heure. Le Ber,, nin avoit a peine 17 ans , qu'on voyoit déja „ dans Rome plufieurs beaux ouvrages de fa „ eompofition ; parmi lefquels on compte le „ beau grouppe d'Apollon & Daphné. Ur- bain VIII , devenu Pape , dit au Bernin : ,, Vous êtes bien heureux de voir le Cardinal „ Maffèo Barberini élevé au Pontificat; mais (a) Les connoifleurs regardent le Boromini, comme un Architecte fans génie & de mauvais goüt. O vj  324 Notes. fon bonheur ejl au-dejfus du vótre, puifque „ Bemin vit fous Jon regne. Bernin s'appliqua „ en même-temps a la peinture , a la fculpture , a 1'architecr.ure ; il exécuta en bronze ,, la coi.feflion de Saint-Pierre (a) ; la fontaine de la Place Navone; quatre figures coloffales , repréfentant les quatre principaux „ fleuves de la terre : le Nil , le Danube , 1'Euphrate, le Niger. Ces figures font affifes fur une énorme made de rochers , d'oü „ 1'eau tombe.... Le même artifte donna le „ deffin de la Fontaine dite la Barcacia, (mau„ vaife barque) qui eft a Rome dans la Place d'Efpagne. 11 luppléa en quelque maniere „ a la difficulté d'y faire jaillir les eaux a „ une certaine élévation. La Barcacia reprc„ fente une grande barque qui coule a fond au milieu d'un baflin ovale. L'effort qu'elle „ fait en enfoncant, eft fenlé faire jaillir 1'eau au-deffus de 1'endroit oü elle entre : cette idéé fuppole qu'elle ne doit pas s'élever bien haut. C'eft ainfi qu'un artifte habile tire parti des défauts même de la nature. Le „ Bernin fit beaucoup d'autres ouvrages fa-: meux : enti'auttes , ce fuperbe efcalier a cöté „ de Saint-Pierre , dont la petite galerie du s, Boromini lui donna, dit-on, 1'idée (£). La (a) C'eft-a-dire Ie baldaquin , 1'autel, &c. de Saint Pierre. (b) II fit aufli la place & la colonnade de SaintPierre , & dans 1'Eglife de Saint-Pierre, les tombeaux dUrbain VIII & d'Alexandre VII. Ce dernier tombeau eft au-deflus d'une porte qui forme  Notes. 325 ,, charmante églife du Noviciat des Jéfuites a Rome , eft encore du Bernin. Un de fes ,, plus beaux morceaux de Seulpture eft le „ grouppe de Sainte Thérefe, ravie en ex„ tafe , avec un Ange qui lui perce le cceur d'un trait enflammé. Cette ftatue eft a Ro- me , dans 1'églife de Notre - Dame de la 5) Viftoire (a). Le Bernin regardoit le fameux Tor/e antique comme le morceau de fculp„ ture le plus parfait. Le Bernin étoit aftif, „ laborieux , plein de feu, colere , mais bon, „ Chrétien, charitable & vertueux. II aimoit la Comédie , & Ia jouoit fupérieurement a ,, rimpromptu. II vint en France. Louis XIVj£ „ le combla de marqués de diftinction (b). un enfoncement obfeur, & eomrne une efpece d'ancre. Le Bernin a tiré le plus grand parti de cette pofirion. Une draperie tombe en forme de rideau fur la porte , la mort placée deflbus fouleve le ridcau, & fe montre a moitié. Le Pape eft entre la Vêrité & la Charité. L'une lui montre le fpedlre effrayant qui s'approche , 1'autre le confole & le raffure. (a) L'exprefiion du vifage de Sainte Thérefe eft fublime , la figure de 1'Ange eft raviffante : mais la draperie de la Sainte ne vaut rien ; elle eft beaucoup trop chargee de petits plis. Ce morceau de fculpture eft placé dans une niche élevée , une petite fenêtre qui fe trouve dans le haut, forme , par le jour qu'elle donne , une gloire brillante a 1'Ange; ce qui produit un effet trèsheureux. (4) On voit en France, de cette artifte célebre, le bufte de Louis XIV, & la ftatue ,dé Marcus 'Cunius; au-dela de la piece des Suiffes a Verfailles,  3i6 Notes. ■» Claude Perrault , Architecte Francois»» mort en 1688, fut a Ia fois médecin , pein3> tre , muficien , architedte , ingénieur, phy» ficien & anatomifte. Ce Savant fit un deffin 3) pour Ia facade du Louvre , qui mérita la pré3> férence fur tous ceux qui furent préfentés. 3i C'eft cette fuperbe facade qui furpritleCa3i valier Bernin, & qui eft en effet le plus beau 3) morceau d'architefture qui foit dans les dif» férents palais des Souverains de 1'Europe. 33 Perrault inventa quelques machines très-in3> génieufes pour tranfporter & pour élever 3> des pierres énormes. Perrault fit encore conf3> truire un are de triomphe fuperbe qui étoit si a la porte Saint-Antoine, & 1'Obfervatoire , '3 qui eft le plus beau de 1'Europe. Lorfque » Perrault fut admis a 1'Académie des Scien3> ces , il n'exercoit plus la médecine que pour 33 fa familie , pour fes amis & pour les pau» vres. II publia quatre volumes, fous le „ titre d'EJfais de Phyfique ; il mit encore au „ jour un Recueil de machines de fon inven5> tion. Charles Perrault , frere de I'architecte, fit un ouvrage intitulé : Parallele des An3, cierts & des Modernes , oü il donnoit Ia pré„ férence entiere k ces derniers fur les pre„ miers ; ce qui attira aux deux freres la haine „ de Boileau... Perrault s'exerga , avec une „ foule d'Artiftes Francois, a la recherche d'un „ nouvel ordre d'architeéture , & ne trouva „ rien qu'un chapiteau corinthien , dont les „ feuillages étoient ridiculementremplacéspar „ des plumes d'autruche, les colonnes repré„ fentoient des troncs d'arbres.,..  Notes. 337 M Francois Blondel, mort en 1688, a donné n les deffins des portes de Saint-Denls Sc de Saint - Antoine , a Paris. La première eft trés-belle (a) ; la feeonde n'avoit de re- „ marquable que quelques morceaux de fculp- „ ture. „ Jules-Hardouin Manfard, fils d'une foeur de Francois Manfard , prit le nom de cet „ Architecte. Le grand ouvrage d'Hardouin „ Manfard eft le chateau deVerfailles.il donna „ le plan de la place des Victoires ; il finit Ia „ fameufe Eglife des Invalides, commencée „ par Libèral Bruant, Sc éleva Ia coupole, qui eft la plus belle de Paris. II mourut en » I7°8' „ Frangois Galli Bihlena, Italien , mort en 35 I739» ^ut > ainfi que fon frere, Architecte „ & Peintre célebre. II fit le beau théatre de „ Vérone. ,, Chriflopke Wren, Anglois , mourut en ,, 1723. Cet Artifte , a fage de 16 ans, avoit „ déja fait des découvertes dans 1'Aftronomie ,, & la Mécanique; il donna le deffin de la „ fameufe Eglife de Saint-Paul de Londres y „ que 1'on cornmenca a batir en 1672, & qui „ fut achevée en 1710. Cet Architecte pofa „ la première pierre , Sc fon fils y mit Ia derniere. Jacques Gabriet, né a Paris, & mort en (a) Blondel fit toutes les infcriptions Latines de ce monument. II étoit d'ailleurs grand Mathémascien.  3:8 Notes. „ 1742, coffimenca le Pont-Royal, qui fut achevé par le Frere Romain. „ Nicolas Salvi, Italien, fut Poëte & Archi„ teéte. II mourut en 175 1. „ Boffrand, mort en 1754. II a conftruit le fameux puits de Bicêtre (a). Cette nomenclature eft beaucoup plus étendue dans le livre d'oü j'ai tiré cet extrait ; TAuteur cite plufieurs grands Seigneurs Italiens , qui fe (ont entiéxement livrés a 1'étude de l'architefture , it qui y ont excellé. II ne parle point de Vanvitdli , Architecte moderne très-célebre. C'eft lui qui a fait 1'élégant & magnifique efcalier du palais neuf de Caferte auprès de Naples , & au Roi de Naples : Vanvitelli eft mort il y a environ neuf ou dix ans. (3) La 'première mufique des Romains ,, leur vint des Etrufques, & ce n'étoit qu'une „ mufique groffiere & fans aucuns principes ; „ mais depuis ils prirent la mufique des Grecs, & la tranfporterent en Italië. Le premier (4) II fut fait en 1733 , 34 , 35 fa profondeur eft de 28 toifes & demie , qui font 171 pieds , 15 pieds de diametre dans oeuvre, & 9 pieds de hauteur d'eau intariffable , paree que tout le fond a été creufé dans le roe, oü font les fources. On a pratiqué dans le mur, a deux toifes au-defTus du niveau de 1'eau , une retraite d'une toife avec na appui de fer au niveau du mur, dans toute fa circonférence, pour les ouvriers & les materiaux néceflaires a fon entretien & a des réparations. Dia, hifi. de U Fille de Parv.  Notes. 329 ï, Romain qui écrivit fur la mufique, fut le „ fameux Architecte Vitruve.... Si la Grece „ eut fes Timothées & fes Tyrtées , qui firent „ de fi grands effets fur leurs contemporains , 1'Italie a fes Stradella & fes Palma, qui, ' „ dit-on , en ont faits d'auflï étonnants. Stra„ della, en jouant du violon , attendri 1'ame „ d'un fcélérat, qui avoit eu le projet de 1'af,, faflïner. Palma, chanteur Napolitain, fe laiffe „ furprendre par un créancier qui veut le faire ,, arrêter; Palma , pour toute réponfe a fes „ injures & a fes menaces , chante plufienrs „ ariettes , en s'accompagnant du claveflin : Ia fureur du créancier s'adoucit peu-a-peu, & fe calme fi parfaitement, que non-feule,, ment il remet la dette, mais donne a Palma j, dix pieces d'or pour 1'aider a payer d'autres „ créanciers (a).... Les dirFérentes notes que 1'on trouve dans la mufique écrite au quatorzieme fiecle & jufqu'au feizieme, étoient „ au nombre de cinq , & s'appelloient maxime , longue, breve , femi-breve , minime. La (a) » On raconte que le célebre Farinelli, jouant » le röle d'un Héros captif, imploroit dans un air n très-touchant, fa grace & celle de la maitreffe, » auprès d'un tyran farouche & cruel qui les avoit » fait fes prifonniers. L'Acteur qui repréfentoit le 5i tyran fut tellement attendri par les accents plain» tifs de Farinelli , qu'au-lieu de lui refufér ia de« mande comme le portoit la Piece, il oublia enn tiérement fon caraótere , fondit en larmes , & 1» ferra le captif dans fes bras ". Voyages en Steile & a Malthe, traduit defAngloi* de M. Brydene, fecond Volume.  33-> Notes. „ noire, la croche & la doublé-croche n'é„ toient pas encore en ufage. Mujlclens Grecs. „ Aniimaque étoit grand muficien, & com,-, pofa plufieurs Poémes Un jour qu'il en „ lifoit dans une aflemblée , voyant que tous fes auditeurs s'ennuyoient & fe retiroient 3, fucceflivement, mais que Platon feul reftoit: sj Je lirai toujours, s*écria-t-il, Platon vaut feul „ une affemblie. „ Damophile, femme de Pamphile , & amie t, de Sapho, compofa des Hymnes , qui fe chantoient en 1'honneur de Diane. A 1'exem„ ple de Sapho , Damophile tenoit des af- femblées ou les jeunes filles les plus fpi„ rituelles venoient apprendre la poéfie 8i „ la mufique. Damophile compofa plufieurs „ Poëmes. „ Lamia, la plus célebre joueufe de flöre "„ de fon temps, fut regardée comme un pro» d'ge» par fa beauté, fon efprit & fes ta„ lents. Plutarque & Athenée aflurent qu'elle „ regut par-tout les plus grands honneurs. „ Nanno , Neméade , Tèlèzilla - Neréa , ftf„ rent encore de fameufes muficiennes. (a) Chez les Grecs, tout Poête étoit Muficiék. Fmdare compofoit fes Odes, les mettoit en mulique, & les chantoit aux jeux Olympiques. Tout re monde fait que la fameufe Cotinne enleva cina *>is le pnx a Pindare,  Notes. 331 ,, Thymtle, femme célebre, inventa la danfe théatrale, &c...." Cette nomenclature eft aufli étendue qu'iniéreflante dans 1'ouvrage de M. de la Borde ; je me bornerai (dans la vue d'exciter 1'émulation des jeunes perfonnes) a extraire de cet ouvrage une courte notice fur la vie des plus célebres muficiennes modernes. „ Marguerite Archinta, d'une grande familie ',, de Milan , joignoit aux graces de la figure les talents agréables de la poéfie & de la mu- fique. Elle compofa beaucoup de chanfons „ fic de madriganx, & les mit en mufique. Elle vivoit vers le commencement du feizie„ me fiecle. „ Julie Vareze, Religieufe, fe fit admirer „ par fes talents en mufique , & par la beauté „ de fon chant. Elle faifoit aufli de bons vers. „ Marie-Marguerite Cojla , Romaine , fem- me d'une vafte érudition , s'exerca avec fuccès en différents genres de littérature, „ Elle a fait les Poëmes de plufieurs Opéra. Faufline Bordeni, Vénitienne, femme du célebre compofiteur Jean-Adolphe Hajfe , „ furnommé il Safibne , & muficienne du pre„ mier ordre , inventa un nouveau genre de „ chant, pour lequel il falloit une agilité fur„ prenante, une netteté, une ptécifion qui „ faififfoit d'admiration. Elle avoit 1'art de fou,, tenir fa voix avec force, 8c de reprendre ,, haleine fans qu'on s*en appercüt. Elle parut fur le théatre de Venife, en 1716. Dauphinc de Sartre, femme de M. le „ Marquis de Robias , poffédoit patfaiteraen;  332 Notes. „ Ia phllofophie ancienne & moderne l Palgebre & les autres parties des mathémati,5 ques. La mufique faifoit fon amufement. Elle „ compofoit facilement, chantoit fort bien, „ & jouoit du ciaveflin , du théorbe & du „ luth. Elle mourut a Arles en 1685. Elifabeth - Claude Jacquet de la Guerre , „ née a Paris, fit connoitre, dès fa plus gran„ de jeunefle , les difpofitions extraordinaires „ qu'elle avoit pour la mufique. A quinze ans elle joua du ciaveflin devant le Roi. Mada„ me de Montefpan la garda trois ou quatre „ ans auprès d'elle. Elifabeth époufa Marin de 5, la Guerre , organifte. Elle a donné au pu- blic Cèphale & Procris, paroles de Duché ; ,, trois Livres de Cantates ; un recueil de pie,, ces de ciaveflin ; un recueil de Sonates; un Te Deunt a grands chceurs . qu'elle fit exé„ cuter en 1721 , dans la Chapelle du Lou3, vre , pour la convalefcence du Roi. Elle „ mourut en 1729. ,, Madame la Marquife de la Me\angcre, „ nee en 1693, jouoit lupérieurement du cla„ veflin; elle avoit aufli du tal- nt pour la cortl„ pofition , qu'elle favoit parfaitement; mais „ elle n'a jamais voulu rendre public aucun de fes ouvrages. Madame la Marquife de Gan- ge, fa fille, morte en i-^t , jouoit du cla„ veflin aufli-bien que Madame de la Mézan„ gere , & n'avoit jamais eu d'autres lecons que celles de fa mere. En outre, Madame „ de la Mézangere éleva chez elle un enfant, „ & par les bons principes qu'elle lui enfei„ gna, lui fit faire de tels progrès, qu'il eft  Notes. 333 ,, devenu maitre de ciaveflin de la Reine & „ des Enfants de France (» Jtan-Marie le Clair, naquit a Lyon : fon « premier goüt fut celui de Ia danfe, & il fit a >i Rouen les premiers effais de fes talents. Par un »i hafard lingulier, le fameux Dupré étoit alors )> violon dans 1'orcheftre de la Comédie; mais tout » deux mécontents de leurs talents, fe rendirent » juftice, & changerent de place : Dupré devint ;» le plus grand danfeur qui ait jamais exifte, & « le Clair ouvrit bientót a 1'harmonie une nouvelle carrière. En rentrant chez lui, après avoir foupé » en ville, la nuit du 22 Oitobre 1764, il fut afk fafiiné fans qu'on ait jamais fu par qui ". Effai fur la Mufique, 'fin des Notes du Tome troifieme,